LES VEILLÉES D U CHA TEA U. TOME QUATRIEME.   LES VEILLÈES DU CHATEAU, o u COURS DEMORALE. i'AR L'AUTEUR D'ADELE et THÉODORE. i> Come raccende il gufto il mutare efca, » Cosi mi par che Ia mia Iftoria quanto » Or qua, or la piü variata fia , » Meno a chi 1' udira nojofa fia. Orlando Furiofo, Canto ter^o dccime. Tradvction l i t t é k a le. Comme le changement de nourrimre ranime le goüt, ainfi il me femble que plus mes récits feront vanés, 8t moins ils paroitront ennuyeux a ceux qui les entendront. TOME QUATRIEME. A MAEST RICHT, Chez }. E. Dufoür & Ph. Roux, Imprimeurs-Libraires aflbciés. M. DCC. L X X X I V.   SUITE DES VEILLÊES D U CHA TEA U. CONTES MORAUX A L' U S A G E DES JEUNES PERSONNES. Madame de Clémire, a une des Veillees du chateau, dit un foir a fes enlants, qu elle avoit fait des ContesMoraux, pour 1 inflxuftion de leur jeunelTe. En efl tet lorfque Ja plus jeune de fes lilles eut atteint la feizieme année , Madame de Clémire leur donna les trois Contes que contient ce Volume, en leur difant: vous pourfez lire, dans Ia fuite, beaucoup de Contes infinimenylos agréabks que les miens-  2 Les deux Réputations, mais du moins vous trouverez dans ceuxci, de la morale & de la vérité; & s'ils vous plaifent, j'en ai encore trois autres , que je vous donnerai un jour. LES DEUX RÉPUTATIONS, CONTÉ M O RA L. Luzincour, fatisfait d'une modique fortune & d'une exiftence obfcure, maïs heureufe & paifible, vivoit en lage au fond de la Champagne, dans une petite maifon a deux lieues de Rheims; il étoit veuf depuis plufieurs années, & il trouvoit dans 1'étude des fciences & dans fa tendrefle pour un fils unique , des amufements & un bonheur qui fuffifoient a fes delirs. Quand le jeune Luzincour eflt atteint ia dix-neuvieme année, fon pere lui déclara le delTein qu'il avoit de 1'envoyer a Stralbourg. Mon fils, lui dit-il , vous n êtes point Gentilhomme , & vous n'avez pomt de fortune : je vous ai donné une éducation qui vous procurera les moyens de vous diftinguer, fi vous avez de l'aélivité & une noble ambition. Quoique vous annonciez de la raifon & de 1'efprit, je ne vous demanderai point encore quel eft 1'état que vous voulez choifir, & je ne ferai pas ce choix pour vous. Mes parents, fans con-  Conté Mor al. 3 fulter mon goüt, me firent entrer dans la robe. La probité m'a préfervé du malheur affreux d'avoir été un mauvais Magiftrat; mais je n'aimois point mon état, & mon inclination pour les fciences me 1'a fait quitter a quarante ans. J'ai rempli pendant vingt anne'es desdevoirs qui meparoillbient pénibles'; & quand je me fuislivréau genre d'étude qui me convenoit, je n'étois plus affez jeune pour pouvoir me diftinguer dans une nouvelle carrière. D'après cette expérience & mes réflexions, je me garderai bien de vous prelfer de choifir uneprofeffion, tant que vous ferez dans 1'ftge 00. les talents & les goüts ne peuvent être développés; mais je veux vous envoyer a Strasbourg, je defire que vous y paffiez deux ans, & que, durant ce temps, vous iuiviez avec exaclitude les écoles oü 1'on enfeigne le droit; paree qu'rl n'eft point d'état dans lequel la connoiffance des loix ne foit utile & même néceffaire a un bon citoyen. Le jeune Luzincour affura fon pere de fon obéilfance, & trois jours après eet entretien, il partit pour Strasbourg. Arrivé en Alface, il fe üvra a 1'étude avecardeur; il écrivoit réguliérement a fon pere , & dans le compte qu'il lui rendoit de fes occupations & de fes amufements, il lui parloit fans ceffe du charme inexprimabïe qu'il trouvoit dans la leclure des Auteurs Dtamatiques & des Ouvrages de Morale. Luzincour entretenoit encore une autre Aii  4 Les deux Réputations, correfpondance; il avoit un ami de fon age, qui demeuroit a Rheims. Ce jeune homme, nommé Damoville, étoit fils de 1'amt intime du pere de Luzincour, & ce dernier , élevé avec Damoville, avoit pris pour lui la plus tendre amitié. Cependant, jamais la convenance & i'habitude ueformerent une liaifon moins faite pour être durable. Luzincour, naturellement timide & réfléchi, parloit peu, il fe défioit de luimême; & joignant a beaucoup de modefhe un extréme defir de s'inftruire, il fe taifoit fans peine, & il écoutoit avec avidité; il devoit a cette réferve & a 1'attention qu il donnoit aux difcours des autres une pénétration au-deflus de fon age; il poilédoit déja 1'art utile de lire fur les vifages, & d y reconnoltre aifément 1'expreffion la plus légere du dépit, du dédain & de 1'humeur: il avoit recu de la nature un efpnt juite , un eoftt dèïicat, une imagination yive, & 1'ame la plus noble & la plus fenfible. Damoville, au contraire, remph de confiance & d'orgueil, parloit avec affurance, écoutoit avec diftraétion ; il avoit la tête yiye & le cosur froid. Ses idees, fouvent brillantes , manquoient prefque toujours de iufteffe & de folidité; n'ayant nulle fenlibilité , aucune élévation dans 1'ame, également incapable de réfléchir &deméditer , il ne regardoit 1'héroïfme, en tout genre, que comme 1'effet d'un calcul intérelfé, ou comme le fruit d'une folie plus faite pour exciter la pitié d'un Phtlojophe, que  Conté Moral. 5 pour mériter fon admiration. Quoiqu'ileüt un amour-propre exceiïif, fa fociété n'étoit pas dépourvue d'agréments; il avoit une fouplefle extréme, & favoit prendre fans peine mille formes difFérentes. Sans principes & fans caraclere , il changeoit facilement d'opinion; fon exceffive légéreté le préfervoit de 1'entêtement qu'infpire ordinairement 1'orgueil. Inconféquent autant qu'indifcret , ces défauts donnoient fouvent a fes difcours & a fa conduite une apparence piquante de franchife & d'originalité. Enfin, 011 pouvoit prendre en lui, pour de la gaicté, une certaine malignité uaturelle qui ne fe manifeftoit jamais que fous les traits de la plaifanterie. Luzincour, malgré fa pénétration , ne connoiflbit point encore Damoville. Accoutumé dès fa plus tendre enfance a le regarder comme un frere , il n'avoit pu le juger fans prévention, & il s'aveugloit également fur fon caraftere & fur les fentiments qu'il lui fuppofoit. II lui écrivoit avec autant de plaifir que d'exaétitude, il lui faifoit le détail de fes occupations; & Damoville, de fon cóté , lui mandoit qu'il avoit auffi un gotit pajponni pour la lecture, & de plus il lui confioit qu'il s'exer?oit déja a compofer. Luzincour, dans fes réponfes, 1'exhortoit a ne pas fe prefier; mais malgré ces fages confeils, Damoville entralné , difoit - il , par le feu bouillant de fon imagination, écrivoit, compofoit toujours , & chaque mois enrichifloit le A iij  6 Les deux Réputations, Mercure de quelque produétion nouvelle. Enfin, au bout du tempsprefcritparfon pere, Luzincour, dgé devingt ans, quitte 1'AUace & retourne en Champagne. Sajoie fut extréme en fe retrouvant dans les bras de fon pere, & en revoyant Damoville. Mon ami, lui dit ce dernier, mon fort eft décidé : je confacre ma vie entiere aux Mufes : mon pere y confent. Le fuccès de ma derniere Ode & de mon petit Conté philofophique, le détermiue a m'envoyer a Paris — A Paris! quoi, feulV — Afluré- ment; mais, j'y fuis connu des Gens de Lettres les plus diftingues; j'ai eu 1'attention de les louer adroitement dans mon Ode, & mon Conté philofophique eft plein de traits faits pour leur plaire D'ail- leurs, ils font confondus qu'un jeune homme de mon dge ait fait deux morceaux de cette force.... J'airecude trois d'entre-eux des lettres que je te' montrerai. Ils m'exhortent a quitter la Province; ils m'attendent; ils me defirent, &je pars dans deux mois. Le foir même, Damoville montra a fon ami les Lettres dont il lui avoit parlé. Cés lettres contenoient en effet 1'éloge le plus flatteur des talents de Damoville, & fur-tout de fon Conté philofophique. Luzincour eut peine a cacher fa furprife; il avoit parcouru ce Conté fi vanté ; il K rappelloit bien qu'on y louoit avec emphafe certains ouvrages & certains Académiciens; mais il fe rappelloit aufli que jamais nulle lechire ne lui avoit caufé un  Conté Mor al. 7 ennui plus profond & plus foutenu. Comme il étoit modefte & fans expérience, il crut avoir tort. Au fond de 1'ame, il avoit jugé que Damoville manquoit abfolument de talent & de génie : Je me trompois , dit-il, j'en fuis bien-aife; Damoville fe diftinguera dans la noble & brillante carrière qu'il vaparcourir, je jouiraide fes fuccès; il eft permis , il eft doux de s'enorgueillir de la gloire de fon ami. Cependant Luzincour ,interrogé parfoti pere, lui avoua fans détour qu'il avoit, ainfi que Damoville , un goüt dominant pour les Lettres; mais, ajouta-t-il, je n'ignore pas qüe 1'inclination ne peut tenir lieu de talents. Je n'ai point 1'orgueilleufe efpérance d'égaler un jour ces Auteurs fubümes que j'admire; le titre d'écrivain eftimable doit fuffire a mon ambition & peut fatisfaire mon cceur. Parlez, mon pere, daignez me guider; c'eft a vous a m'éclairer. Si vous blilmez le choix que j'ofe faire , j'y renoncerai fans effort. A ces mots, Luzincour fut tendrement embralTé par fon pere. Non, mon fils, dit ce dernier, je ne combattrai point une réfolution que j'approuve; partez avec Damoville , allez vous inftruire & vous former au fein des arts & des talents; confervez-y votre caractere, vos principes & vers mceurs. Avant d'écrire, obfervez &réfléchifiez; & fi vous voulez inltruire, confultez toujours votre cceur & la nature; furtout foyez couféquent, ne déclamez point A iv  8 Les deux Réputations, contre Vintolèrance, en déteftant, en perfécutant ceux quin'adopteront pasvosopinions; ne vantez point le charme confolateur de la Philofophie, fi la contradiélion vous irrite, fi la critique vous révolte, vous défefpere, & li la vérité vous blefle: enfin, n'yprétendez point a ce titre fublime de Philofophe, fi vous ne donnez pas le noble exemple de la juftice, de la modération, du courage, fi vous ne favez ni pardonner, ni dédaigner la cabale & 1'inttigue : mais je fuis fans inquiétude ; je connois vos fentiments, ils feront, mon fils, votre réputation & votre gloire. Sans génie, peut-être, avec un efprit ordinaire , vous faurez dignement parler de Ia vertu : lin cceur pur &__généreux efi; fait pour en tracer Fimage. Vous la peindrez Tous fs5 véritables traits; pour la montrer invariable & folide , vous lui donnerez la religion pour bafe; alors vous 1'ofFrirez fi bienfaifante, fi parfaite, fi naturelle, que 1'Athée même fera forcé de 1'admirer, & rou£ira de ravoir mécoriïïue. Le jeune Luzincour promit a fon pere de fuivre fes confeils & de juftifier fes efpérances; il pafla encore un mois avec lui. /\u bout de ce temps, il partit avec Damoville; il fut loger a Paris chez un Avocat célebre, parent de fon pere, & Damoville loua un petit appartement dans la même me. Dès le Iendemain de fon arrivée, Damoville courut avec empreffement chercher tous les Gens de Lettres dontil avoit  Conté Mor al. 9 recu des réponfes fi flatteufes; il en fat accueilli avec bienveillance, & bientót on lui propofa de travailler a un Journal. On lui fit connoitre les principes qu'il devoit adopter. On démêla facilement qu'il avoit toute Pétendue d'efprit qu'on pouvoit lui defirer , & on lui prédit qu'il feroit fon chemin & qu'il iroit loin. Tandis que Damoville , dévoué a fes nouveaux proteéleurs, s'abandunnoit aux plus brillantes efpérances, Luzincouj: menoit un genre de vie bien différent. Damay, eet Avocat, parent de fon pere, chez leqnel il logeoit, avoit époufé la foeur d'un Peintre célebre, & voyoit beaucoup d'Artiftes. Cette fociété convenoit parfaitement a Luzincour, qui naturellement aimoit les Arts, & qui fentoit combien il eft néceffaire que dans un Homme de Lettres ce goüt fi noble foit éclairé & fondé fur des connoiffances réelles. Luzincour avoit appris a deffiner, il favoit la mufique , il écoutoit, avec autant d'intérèt que d'attention, la converfation des Artiftes qui fe raffembloient tous les jours chez Damay; il fe lia particuliérement avec plufieurs d'entre eux; il alloit les voir travailler, il les fuivoit dans les cabinets de tableaux, dans les falies du Louvre. Telle étoit Pemploi de fes matinées; il paflbit une partie de 1'après midi au Spectacle, & le foir, avant de fe coucher, il ne manquoit jamais d'écrire fur un joitrnal ( qu'il contlnua toute fa vie) le détail de ce qu'il avoit entendu A v  19 Les deux Rêputatiom, ou vu de plus intérefl'ant dans le cours de. la journée. Au milieu de ces amiü'ements, il s'affiigeoit vivement de ne plus voir Damoville , entiérement perdu pour lui deptiis trois mois ; il avoit voulu vainement Pattirer chez Darnay. Damoville aimoit a parler, a diflerter, il defiroit briller & non s'inftruire, la fociété de Darnay 1'ennuya; il y parut un moment & n'y revint plus. Cependant Ia vanité Ie rendit a Luzincour : il s'étoit formé, des fentiments de ce dernier a fon égard, 1'opinion la plus faufie; il lui fuppofoit une haute idéé de fes talents & de fon mérite : 1'orgueilleux n'eft pas fait pour fentir ou pour reconnoltre la iidelle amitié. Les égards, les ménagements délicats, les foins qui viennent du cceur ne font a fes yeux que des hommages & Faveu de fa fupériorité; & dans le plus tendre ami, jamais il ne verra que fon admirateur. Enfin , Damoville éprouva le befoin d'entretenir Luzincour de fes nouveaux fuccès. II va le trouver un matin pour fe juftifier de 1'avoir négligé fi longtemps; il lui détaille avec emphafe les occupations qui raccabïent, les travaux dont il eft chargé; il lui renouvelie Paflurance d'une amitié a toute épreuve. Luzincour s'attendrit, & Damoville venant au fait : Ma confiance en toi, lui ditil, eft fans bornes, & je vais te le prouvep en t'inftruifant avec exaétitude de tout ce qui me touche. Mon ami, je t'apporte une  Conté Moral. il Epltre en vers qui n'eft point encore im- primée, & qui eft adreffée au Philofophe de Ferney; je la lui envoyai il y a trois femaines, & j'ai recu de lui, ce matin , une réponfe en vers que je te lirai tout-a-l'heure. Ecoute d'abord mon Epltre. A ces mots, Damoville tire fon manufcrit de fa poche, & lit a haute voix une ennuyeufe & longue Epltre diclée d'un bout a 1'autre par laflatterie la moins délicate. Cependant le Philofophe de Ferney, dans fa réponfe , comparoit les talents de Damoville a ceux de la Fare & de Chaulieu. Damoville avoit, difoit-il, leur grace & leur facilité, fans qu'on püt lui reprocher leur négligence & leurs défauts. Luzincour, furpris&confondu, gardoit le filence. Damoville parloit touiours : Tu juges bien, difoit-il, qu'en faifant imprimcr mon Epltre, j'y joindrai la réponfe. -— Mais je ne te le confeillerois pas... —Pourquoidonc?— II me femble qu'il n'eft pas convenable de faire imprimer föi-même fon éloge. — Raffure-toi; c'eft un ufage trèsétabli. Non - feulement un Auteur fait imprimer fans fcrupule des vers &de laprofe a fa louange; mais il peut encore citer, dans une Préface , les chofes flatteufes qu'il a recueillies dans la fociété; & même, s'il a du génie, il eft le maltre de créér & d'inventer un mot heureux qu'on attribue communément alors au protégé qui s'en charge , ou bien a 1'ami qui n'eft plus. Si ces petiies licences n'étoient pas permifes, veiA vj  12 Les deux Rêpuutions , roit-on naitre en fi peu d'années, tant de réputations brillantes?... — Je t'avoueque j'ai peine a comprendre qu'un Auteur puifle montrer eet excès d'amour-propre fans révolterle public? — Ehbien, le grand mal!... Le public eft révolté, ilblüme F Auteur qui fe vante; mais en le blamant,ille croit fur fa parole : il prend également au mot 1'Auteur modefte & celui qui ne 1'eft pas. Soyez humble, il penfera que vous vous rendez jullice. Ofez vous louer vous-même avec audace , il aura la même opinion; il dira que vous êtes orgueilleux, mais il admirera vos talents. — Avec une feinblable opinion du public, quel prix peut-on attacher a fon fuffragev... — Mais, dismoi, pourquoi travaille-t-on ? eft-ce pour éclairer les hommes? elhcepourmériterleur eftime c3f leur reconnoijfance?... Voila les motifs qu'on affiche dans une prcface. Aurois-tu la fimplicité d'y croire encore?... On écrit pour fe faire un nom, paree que la réputation & la célébrité peuvent mener a la fortune, & qu'il eft donx d'ailleurs d'obtenir les hommages de la f mie même qu'on méprife... Maisrevenons a m). Au fond , je ( poflible que le vice ofe jamais impunément fe montrcr avec effronterie. On ne peut le tolérer que lorfqu'il fe voile ou fê dég.'ife. Un homme ne féduit point toutes les femmes , en laiffant voir a découvert mie ame perverfe, &lafatuité laplus grof»  Csnte Moral. 27 fiere. Enfin , je ne crois pas qu'un ton fuffifant & familier foit le ton fait pour réuffirdans le grand monde. — Mais, comment ne reviens-tu pas de tes préventions n eet égard, en voyant que prefque tous les Auteurs qui ont peint le monde s'ao cordent fur ce point? Avec Crébillon, par exemple ? Tu fais grand cas des Contes morauxf.. . — Öui, aflürément : cepen* dantils ne me paroill'ent pas tous tnoraux* a beaucoup prés. L'Auteur convient luimème O) que Laufus & Lydie, la Bergère des Alpts, Annette ei? Lubin, let Mariages Samnites ,11e font point des Contes moraux; je ne crois pas qu'Heureufement foit plus moral; jene failis pas mieut le but moral des Contes intitulés le Scrupule, le Mart' Sylphe, Soliman lt} & VAmitté a ï''Eprcuve; il me femble qu'il n'y a rten de moïns nmral qu!'Alcibiade, Laurette, C53 les quatre Flacons. — II eft vrai qu'o 1 trouve dans ces Contes des peintures un peu vives , & beaucoup plus d'efprit que de décence : mais il 11e s'agit pas d'examiner fi le titre convient a i'ouvrage: il eft queftion de favoir fi 1'Auteur s'eft accordé ou non avec Crébillon dans le tableau qu'il a tracé du monde?... — Qui pourroit ne pas convenir que les converlatiom- générales, les fcenes du grand monde , le ton des hommes & des femmes dans t» Dans la Préface, Bij  s8 Les deux RJputations, les Egarements du cceur cis5 de l'ejprit, 0«t le rapport le plus frappant & le plus exact avec toutes les peintures de ce genre qui fe trouyent dans les Contes moraux... — Eh bien, tu ne uieras pas qu'il ne foit univerfellement reconnu que les Contes moraux préfentent le tableau le plus vrai des mceurs — Vniverfellement reconnu! Je l'ignor£;je fais bien qu'en Province perlbnne n'en doute; mais il faudroit entendre ladelfus les gens du monde... — L'Auteuj .eft fait pour vivre dans la meilleure compagnie. ,. »~ Oui, affurément; mais on fait que Crébil/on n'y fut jamais admis ; comment feroit-il poffible qu'il en eüt deviné Je ton ? Ainfi , quand 1'Auteur des Centcs s'accorde avec lui fur ce point, n'eft-il pas naturel de penfer qu'au-lieu de peindre d'après nature, il s'eft ( a eet égard ) contenté de copier.... — Enfin , tu vas quitter ta fociété bourgeoife, tu vas voir le monde , & tu changeras bieutót d'opinion... —• Si le monde eft tel que le repréfentent les onvrages dont nous parions, je n'y refterai pas ïong-temps. II ne vaut guere alors la peine d'être étudié : d'ailJeurs, s'il offre des perfönnages auffi groffiérenjenr ridicules & vicieux, 1'obfervateur n'a befoin ni de fagacité, ni de finelfe pout le 6öjj0O|ttre promptement, Le fojr même de cette entretien , Damoville coaduifit Luzincour chez Madame de Survat. ïl y avoit beaucoup de monde, Qn jouojt. La yifite fut courte. Luzincour  Conté Moral. 2) ut fit aucuneremarqueintérefiante. Lacuriofité le ramena bientót dans la même mailbn. En faveur de Damoville, Madame de Surval le prioit fouvent a fouper, & il eut tout le temps d'obferver avec détail un tableau fi nouveau pour lui. Sa furprife étoit extréme en voyant que les Auteurs qu'il avoit accufé de ne pas connottre le monde, peignoient cependant fidéle* ment, quoiqu'avec des traits un peu forCés, toutes les fcenes qui fe paflbient fous fes yeux. Parmi les femmes qui venoient chez Madame de Surval, il y en avoit troisouquatre , dont les noms étoient affez beaux pour que tout le monde put les connoitre, & elles paroifibient intimement liées avec les autres. A 1'égard des hommes, Luzincour y voyoit fouvent les gens les plus diftingués par leur naiflance, leurstitres & leurs emplois ; ainfi il ne pouvoit douter que le cercle dans lequel il fe trouvoit ne fut, en effet, formé de ce qu'on appelle bonnt compagnie. Damoville avoit les plus grands fuccèsdans cette fociété, &fur-toutauprès des femmes : il faifoit des vers, des couplets , des impromptus : il parloit avec confiance, & il éclipfoit entiérement Luzincour qui commencoit a perdre fa timidité, mais qui confervoit toute fa réferve. Cependant, au milieu de cette nombreufe fociété, Luzincour dillingua un homme qui lui parut avoir une fupériorité marquée fur tous les autres, & eet homme de foa B iij  go Les deux Réputafions, cóté fut apprécier Luzincour. II s'appeiloit le Vicomte de Valrive. II avoit ixentequatre ou trente-cinq ans, une figure intéreflante & fpirituelle, des manieres noties, une politeife froide & une converfation pleine d'agrément & de folidïté. Luzincour s'appercut facilement qu'un intérêt particulier 1'attiroit chez Madame de Surval. Le Vicomte étoit amoureux d'une femme n'ommée Madame d'Herblay. Luzincour trouvoit dans toute fa conduite, une bizarrerie qui lui fembloit inexplicable. Le Vicomte changeoit continuellement de ton & de manieres. Avec Luzincour & deux ©u trois autres hommes qui venoient rarement chez Madame de Surval, il étoit aimable & communicatif : ilmontroit alors autant de raifon que d'efprit.. Avec une jnfinité d'autres perfonnes, il étoit froid &filencieux; & lorfqu'il parloit aux femmes, fon ton deveuoit léger, famiüer, ironique, fur-tout quand il s'adrefföit a celle dont il paroiffoit le plus occupé. Malgré cette apparente bizarrerie, Luaincourfentoit fortilier chaque jour au fond de fon cceur le penchant qui 1'entrainoit vers le Vicomte. Ce fentiment étoit partagé, mais Luzincour n'avoit pu encore en» tretcnir le Vicomte afon aife, c'eft-a-dire, fanstémoins. Lehafardltii offrit enfin 1'occafion qu'il defiroit. Un foir, le Vicomte ne voulut point fe mettre a table, & pendant tout le temps du fouper, Luzincour fe trouva feul avec lui dans le fallon. J«  Conté Moral. 3,1 fuis charmé, dit le Vicomte, de pouvoir paffer une heure tête-a-tête avec vous : permettez-vous a 1'intérêt extréme que vous m'infpirez de vous faire quelques queftions. Je ne vous demanderai point a quel état vous vousdeftinez : vousaimezles lettres, vous les cultiverez avec fuccès, voila ce qu'on peut facilement pénétrer; mais, que faitcs-vous dans cette maifon?—Je voulois connoitre le monde, 1'étudier... . — Cette étude ne peut étre intéreifante que dans la hunne compagnie.... — Eh bien ?... —.-Eh bien? Affurément, vous n'yêtespas ici.... — Mais je vous y trouve.... — Les hommes de mon a"ge peuvent, fans conféquence & fans danger, fe permettre quelquefois ces petits écarts : jl n'y a que la curiofité, la paffion du jeu, un moment de défceuvrement, ou une fantaifie paffagere qui puiffent attirer ie? : voila pourquoi vous y voyez quefques hommes que vous retrouverez dans le monde — Et les femmes?—-Les femmes! il n'y en a pas une feule qui fut admife dans la bonne compagnie. ... — Mais, cependant, j'en voistrois ouquatre, qui, par leur naiffance-» font bien faites pour y être.... — Auffi elles yont été recues dans Ieurpremiere jeuneffe, mais elles en ont été bannies. Un mari jultement irrité a deux moyens de punir une femme coupable. II la "fait enfermer, ou il fe fépare avec éclat en divulguant fon déshonnenr : dans ce dernier •as, il Ja livre a la juffice de la fociété qui D iv  Lts deux Rèputatïons, ne manque jamais de la rejetter, fur-tou* fi cette femme ne trouve pas, dans une familie illuftre & confidérée, les protecïeurs les plus zélés & les plus ardents. Dans cette fmiation, fi 1'infortunée a pu conferver un refïe de pudeur, elle fuira, elk ira dans une Province éloignée caeher fa honte & fes regrets; mais fi les paffions en 1'c;garant ont avili fon ame, elle ne quittera point Paris, elle laura braver avec audace ïe mépris public, elle acbevera de fe rendre odieufe en excitant 1'indignation & la Jiaine qu'infpireront toujours 1'effronterie & Ia perverfité. Cependant il lui faut une fociété, elle la defire nombreufe. II ne lui eft plus permis d'être difficile fur le cboix r elle s'unit avec toutes les femmes qui ont été comme elle exclues de Ja bonne compagnie; elle en voit beaucoup d'autresqui n'y fin-ent jamais admifes; enfin , elle paffe fa vie dai^s trois ou quatre mailbus femblables a celle-ci, elle y prend Ie ton qu'elle y trouve établi, & elle ne s'y diftingue que par une méchanceté égale au déréglement de fes mceurs : car pour fevenger du monde qui la profcrit, les calomnies ne lui coötent rien ; elle voudroit pouvoir perfuader que les femmes qui refufent de la voir font auffi ïliéprifables qu'elle , & elle les déchire toutes fans difrinétton comme fans ménagement. Enfin, s'écria Luzincour, d'un ton plein de fatisfaclion, je fuis ici dans la plus mau▼aife compagnie!... Affurément, reprit  Conté Moral. 33 le Vicomte en riant; cette découverte ne vous attrifte pas ! — Elle m'enchante!... Ainfi donc, tous ces ouvrages, oü nous autres Provinciaux croyons trouver le tableau des mceurs , ne peignent que ce qu'on voit ici ?... — Voila tout ce qu'ils repréfente... Mais j'appercois lür la cheminée un volume des Contes moraux, lifons deux ou trois peintures de ce genre. Je fiiis für que voiis les trouverez exagérées même d'après ce que vous avez obfervé dans cette maifon. En dilant ces mots , le Vicomte prend le livre, il 1'ouvre au hafard. Bon, dit-il, voici la Bonne Mere. Ce Conté eft un de ceux oü 1'on trouve le plus de portraits & de fcenes du monde; vous en rappellez-vous le fujet ? — Bien confufément... — C'eft une mere tendre & vertueufe qui fe confacre a I'éducation de fa fille. Deux hommes prétendent a la main de la jeune EmiHe. L'un eft fpirituel & fage, 1'autre eft un fat, qui ne laiffe pas échapper une occafion de montrer fans aucun déguilemcnt des lcntiments bas & dénaturés , & le mépris des mceurs & de la décence. L'Auteur appelle eet odieux & ridicule perfounage le dangereux Verglan : en effet, fans prendre la peine de feindre une paflion qu'il n'éprouve pas, il fe fait aimer de la modefte & fenfible Emilic. La mere pénetre facilement le fecrer de fa fille; mais fure qu'Emilie finira par fe détacher de Verglan , elle recoit toujours ce derniex chez  g4 Les deux Répuiatiom, clle : h préfent, lifons. „ L'arrangement », du Marquis d'Auberive avec fa femme >, faifoit alors la nouvelle des foupers : on 9, difoit qu'après une querelle allez vive >, & des plaintes ameres de part & d'autre >, fur leur mutuelle infidélité , ils étoient », convenus qu'ils ne fe devoient rien ; », qu'ils avoient fini par rire de la fottife 9, qu'ils avoient ene d'être jaloux fans êtro amoureux; que d'Auberive confentoit ft «, voir le Chevalier de Clange,. amant de 9, fa femme, & qu'elle avoit promis de fon », cóté de recevoir le mieux du monde la t, Marquife de Talbe, a qui d'Auberive s, faifoit la cour; que la paix avoit été ra„ tifiée dans un fouper, & que jamais deux couples d'amants n'avoient été de meil. leure intelligcnce. A ce récit, Verglan s, s'écria que rien n'étoit plus fage... " II eft bon de remarquer, dit le Vicomte, en s'interrompant, qu'Emilie eft préfente, & qu'elle ne perd pas un mot de ce récit & de cette converfation; il faut que vousjachiez que la dans bonne compagnie, il n'arrivera jamais qu'une jeune perfonne qui n'eft point mariée puifTe entendre rien de femblable. II n'exifte point de mere qui fbufttlt devant fa fille un entretien auffi fcandaleux; & 1'homme le plus inconfidéré, le plus dépravé, ne fera même pas tenté de manquer aux égards qui font dus a la jeuneffe & a 1'innocence; ainfi voila un fait abfolument contre nos mceurs. L'hifloire de iïdufcrive ne les peint pas mieux. Ou  CoMe Moral. 35 verra dans le monde des tnaris infouciants, qui favent tout & ne fe fachent de rien : mais on n'y citera pas un feul exemple de ee que 1'Auteur des Contes appelle YArrangement du Marquis d'Auberive: le mari & la femme fe confiant leur mutuelle infttlêlité, finijjant par en rire... cette paix ratifiée^-sx une partie carrée, dans laquelle Jes deux couples d'amants font de fi bonnv intelligence... tous ces détails ne préfentent que des tableaux auffi chimériques que révoltants. Le monde peut quelquefois pardonner a celui qui s'égarè, il n'excufe jamais celui qui s'avilit. Une indécence faite de fang froid, I'oubli des bienféances, font a fes yeux des torts flétn'ffants que rien ne répare... Je doïs vous dire encore qu'on ne trouve point le ton du monde dans le morceau que nous venons de lire. La Marquife de ïalbe, h qui d'Auberive faifoit la cour , eft une phrafe de fi mauvais ton qu'on ne I'employeroit même pas dans la fociété de Madame de Surval (»... (a) Pourquoi cette phrafe eft-elle de mauvais ton ? Je n'en fais rien. 11 y en a une infinité d'autres que l'ufage profcrit avec auffi peu de raifon. Akifi il eft impoflible que 1'efprit le plus jufte & le plus délicat, pulffe deviner ces petites eonventtons , puifqu'elles font eommunément auffi puériles que déraifonnables : mais lorfqu'on veut pemdre le monde , il faut les cor*noitre, & ce n'eft que dans le monde que cette scumoiffance peut s'acquérir, B vj  %6 Les deux Rêputations, Mais, pourfuivons notre leéture. Ver* glan, dans une longue converfation fou~ tient toujours que d'Auberive a pris un parti excellent: il dit qu'autrefois un mari devettoit le ridicule objet du mépris public alt premier fauxpas que faifoit Madame; il approuveles meeurs acluelles, il fait 1'éloge du parjure, de 1'adultere, il ajoute que cela donne envie de fe marier : fon rival Belzorsy combat fes opinons avec autant de fentiment que d'efprit, la bonne mere mêle h eet entretien quelques réflexions : Emilie écoute, enfin on annonce le Marquis d'Auberive : ici reprenons notre leclure. — ,,'Ah, „ Marquis, tu viens fort a propos, lui „ dit Verglan; dis-notis, je teprie, fi ton „ hiftoire eft vraie ? On prétend que ta fem„ me te palfe la rhubarbe, & que tu lui „ paffe le féné ? Bon , quelle folie! dit d'Auberive avec indolence. — J'ai foutenu „ que rien n'dtoit plus raifonnable; mais ,, voila Belzors qui te condamne fans ap„ pel.—-Pourquoi donc? eft-ce qu'il n'en „ eut pas fait autant? Ma femme eft jeune „ & jolie; elle eft coquette, cela eft tout „ fimple : au fond pourtant je la crois foit „ honnête; mais quand elle le fcroit un peu „ moins,il faut bien que jufticefe faffe... „ Je n'ai jufqu'ici recu que des éloges rien n'eft plus naturel que mon procédé . „ & toutle monde m'en féficite comme de ,, quelque chofe demerveiileux r il femble „ qu'on ne me croyoit pas affez de bon fens 3, pour prendre un parti raifonnable... Au  Cottte Moral. 37 „ refte, comment fe porte la Marquife, „ demanda Madame daTro'êne pour chan„ ger de propos? — A merveille, Mada„ me... Je gage, dit Verglan, que tu la „ reprcndrasquelque jour. — Ma foi, cela ,, pourroit bien être : déja même hier au „ 1'ortir de table, je me fuis furpris lui di„ fant des douceurs "... Ah, par exemple, interrompit Luzincour, cela eft incroyable! Je vous demaude, reprit le Vicomte, fi vous avez jamais vu dans cette maifon-ci rien qui reffemble ^ Ceia? —Jamais. Une femblable effronterie eft hors de toute vraifemblance. — Et fongez toujours que cette lcene fe paffe chez la femme du monde la plus refpectable, & en préfence de fa fille qui n'eft pas mariée. Tout cela n'ouvre point les yeux d'Emilie : Son cceur excufoit'dans Verglan le tort d'avoir pris les mceurs de fon Jtecle... Sa mere la mene a la Comédie, Verglan vient dans 'la loge. On \ouo\t Inès & Nanine; Belzors s'attendrit, fond en larmes : Verglan fe moque de Si j'écrivois , je croirois le devoir; il m'en (a) D'autant plus que les étrangers nous jugent d'après ces tableaux infldeles , qui leur donnent 1'idée la plus fauffe & Ia plus injuTieufe de nos mceurs & de nos opinions. Si les Anglois nous traitent fi mal dans la plupart de leurs Ouvrages, c'eft qu'ils copient les Auteurs Francois. Voila pourquoi ils repréfentent des peiits-maitrts francais & ridicules ii de Ü jnai# vais ton.  Conté Moral. 4'i cofiteroït fans doute de critiquer uti Auteur li eftimable; mais j'oferois lui dire : J'écris pour ia jeuneffe, pouvois-je ne pas 1'éclalrer furun objet fi important; je vous reconnois des talents infiniment fupérienrs aux miens, mais fouffrez que je le dife, je dois mieux que vous connoitre le monde. Au refle , depuis que les Contes moraux ont parti, vingt années fe font écoulees; avec plus d'expérience 1'Auteur pourroit bien aiiément faire difparoitre, dans une nouvelle édition , les défauts qu'on leur reproche , & rendre entiérement digne de lui eet ouvrage charmant a tant d'égards. Comme le Vicomte achevoit ces mots, tout le monde rentra dans le fallon, & la converfation devint générale. Cependant, le Vicomte voulant former, avec Luzincour, une liaifon plus particuliere, 1'attira chez lui. La confiance fut bientót établie entre eux. Luzincour fit part au Vicomte de tous fes projets, & lui Jut quelques manufcrits; & le Vicomte avoua a Luzincour qu'il n'étoit pas heureux. A cette confidence Luzincour s'attrifta : Ne me plaignez point, reprit le Vicomte, je polTede tous lesavantages quipeuvent procurer le bonheur; mais par une bizarrerie funefte, je n'en fais pas jouir. Je fuis fouvent mécontent, ennuyé , défceuvré_; cependant mon cceur eft fenfible , j'ai des amis, une familie que j'aime, la meilleure des meres, un frere aimable & vertueux, une belle foeur charmante : enfin, un atta-  4% Les deux Riputations, ehementférieux, unepalKon véritablem'oe» cupe & remplit mon ame depuis plus de cinq ans. Quoi, s'écria Luzincour, Madame d'Herblay vous infpire une paffion véritable!... Eft-il pofïïble, dit le Vicomte , en riant, que vous imaginiez que je vous parle d'elle? — Mais comment concilier votre pajjinn avec les foins que vous rendez h Madame d'Herblay ? — Peni'ezvous qu'une paflion mette a 1'abri d'une fantaifie? — Je 1'aurois cru. — Eh bien, parexemple, voila ce qui n'exiftepas dans le monde. On n'y fait donc pas aimer ?... Une vilite interrompit eet entretien. _ Le lendemain le Vicomte conduifit Luzincour chez fa mere & chez fon frere. Luzincour fut accueilli avec autant de sracc que "de politeffe. Sa douceur, fa réfèrve , Pagrément & la fimplicité de fa converfation lui procurerent, dans cette nouvelle fociété , les fuccès que Damoville avoit dans la fienne ; il fut bientót ad mis dans 1'intérieur de la familie, & regardé comms 1'un des amis de la maifon. La feule chofe quile frappa d'abord, ce fut le changement fingulier qu'il remarqua dans les manieres du Vicomte, fur-tout avec les femmes; en voyant fes égards pour toutes celles qui venoient chez la Comteffe de Valrive, 1'aiï & le ton refpeétueux qu'il prenoit avec elles , Luzincour ne reconnoiflbit plus eet homme, qu'il avoit trouvé fi léger, fi moqueur & fi peu mefuré, chez Madame de Surval. Prefque tous les foirs, depuis fix  Conté Mor ah 43 heures jufqu'a dix , Madame de Valrive recevoit des vifites. Une fanté délicate la retenoit chez elle; mais elle aimoit le monde; elle étoit aimable & recherchée , & fa fociété étoit extrêmement étendue. Luzincour écoutoit, ohfervoit en filence , &♦ chaque matin il alloit trouver le Vicomte, & lui faire part de tout ce qu'il avoit obfervé laveille. Jufqu'ici, luidit-il, je fuis enchanté de tout ce que je vois. Quelle différence de ce tableau a celui que nous offroit la maifon de Madame de Surval! li me femble que toutes les perfonnes qut viennent chez Madame de Valrive font aimables, fpirituelles, obligeantes; les converfations générales font frivoles , mais il y regne un charme que je ne puis définir: chacun parle avec grace, avec aifance; les compliments les plus coramuns out une tournure agréable; les entretiens plus particnliers ne font pas inftruétifs, ils manquent peut-être de folidité ; mais quelle douceur, quelle décence on y remarque 1 quels égards refpeclifs! quel choix heureux d'expreffions ! Jamais la difcuffion. ne dégénéré en difpute, jamais 1'amour-propre ne parolt offenfé , il ne fe montre que par le defir de plaire & de réuffir. Ce font les graces qui le décelent; on peut le flatter, le fatisfaire, on croiroit qu'il eft impoffible dele bleffer. Ainfi donc, dit le Vicomte en fouriant, tout le monde vous paroit avoir de 1'efprit; mais citez-moi quelque trait... Ah! reprit Luzincour, j'avoue que je ne  44 Les deux Réputations , Je pourrois pas. Tout ce que j'entends m« plait; _& quand je veux me rappeller les choles qui m ont charmé, je luis très-furpris de ÏLy P'us rien trouver de remarquable. - lel eft 1 eJFet des graces; ce font elles qui produifent Jes illufions les plus féduifantes. Vous venez de faire 1'éloge, non du mérite réel des perfonnes que vous ï/avez tait qu entrevoir, mais de ce qu'on appelie avec raifon un bon ton & des manieres noties. Pour pofféder ces avantages, il faut avoir une politefTe obligeante & délicate; iavoircacher avec art tout ceque 1'amourpropre peut offrir de révoJtant, ne jamais clire un mot qui décele des fentiments bas, ou un mauvais cceur; il faut enfin montrer la décence la plus exafte, de la douceur , de la complaifance, de la réferve le goüt des plaifirs innocents & 1'amour de Ia vertu : voila fextérieur qu'on ne peut le dilpenfer d'avoir dans la bonne compagnie. II n'eft que trop fouvent trompeur; mais c eft beaucoup pour la vertu qu'on ne puiile etre aimable qu'en tachant de prendre fon langage & fes traits. Deux jours après cette converfation , Luzincour, un foir fe trouva avec Ie Vicomte chez Madame de Valrive; il y avoit une douzame de perfonnes: on annonca laMarquife de Champrofe , une jeune & folie remme que Luzincour n'avöit point encore vue. Elle s'affit a cóté du Vicomte; Luzincour étoit placé auprès de ce dernier, de maniere qu'il pouvoit entendre  Conté Moral. 45 (tout ce que difoit Madame de Champrofe. Eüe caulbit a voix bafle avec le Vicomte, jorfqu'un petit'homme extrêmement laid, nommé Dorfaiu, s'approcha d'elie; & après lui avoir parlé un moment, s'éloigna, & fut h 4'autre bout de Ia chambre. Alors Madame de Champerofe fe retournant vers le Vicomte : C'eft un homme eflimabledit-eüe, tout bas, en parlant de Dorfain, il a mfime beaucoup de mérite, mais il a des formes bien défagréables... des formes affreufesLuzincour, qui entendit cette phrafe, jetta les -yeux fur le pauvre Dorfain , & trouva qu'en efFet, il n'avoit pas des formes èlégantes,.. Dans ce moment, un jeune homme fait a peindre, & de la figure Ia plus diflinguée , s'avanca vers Madame de Champrofe ; il lui demanda de fes uouvelles , & enfuite il fortit, Le Vicomte fit tout haut Féioge de ce jeune homme, & Madame de Champrofe ajoute qu'il avoit des formes charmantes. Luzincour fut tellement furpris de cette maniere de s'exprimer, qu'il en paria Je lendemain au. Vicomte. Madame de Champrofe, lui ditil, pafle-t-elle pour avoir un bien bon ton? h- Oui; elle a de 1'efprit, de la grace & de la nobleffe... —. Cependant, elle a des expreffions bien libres... . ~. Comment done.? «- ïl me femble qu'on peut fans indécence dire d'une ftatue qu'elle a des formes eharmantes ? encore j'ignore fi une jeune perfonne pourroit avec bienféance, dcyan.t beaucoup de monde, Faire eet éluge  4t) Lés deux Réputattans, d'un Ant'muüs ou d'un Apollon?.... -* Non certainement, elle ne le ferviroit pas de cette phrafe : —Et Madame de Champrofe 1'emploie , en parlant des hommes qui font dans la chambre! N'a-t-elle pas dit que Dorl'ain avoit des formes affreufes , &le Chevalier de Mareille des formes charmantes? A ces mots, le Vicomte fe mit ft rire, & il expliqua a Luzincour, que par cette maniere de s'exprimer, on ne vouloit parler que du maintien & de la politelïe: II eft vrai, ajouta-t-il, que le hafard qui a produit votre erreur fe rencontre fouvent, & pour moi , depuis que je fins dans le monde, je n'ai jamais vu de femme ni fatisfaite des formes d'un homme de la totrrnure de Dorl'ain, ni fe plaignant des fiirmes de ceux qui reflemblent au Chevaiier de Mareille. Au refte, mon cher Luzincour, vous entendrez bien d'autres phrafes qui vous parottront auffi étranges. Par exemple, cette même Marquife de Champrofe ine parloit d'un homme de n^tri- connoiffance : „ Je Pai entendu hier matin , „ difoit-elle , & il m'a femblé qu'on ne „ pouvoit trop louer fa précifion , fa me„ fure... II eft impoffibk- d'avoir plus de „ me fure... II a véritablement une me fure „ parfaite... " Dé qui croyez-voos qu'elle parloit? .. — D'un muficien , fans doute. — Point du tout: il s'agill'oit d'un Magiftrat, qui, la veille, avoit prononcé en public un Difcours dont Madame de Champrofe faifoit ainfi 1'éloge. — J'avoue que  Conté Moral. 47 Je ne 1'aurois pas deviné... Apprenez-moi auffi pourquoi au-lieu de dire mes fentiments, elle dit toujours mon fentiment?... — Nous croyons que cette derniere exprefiion eft beaucoup plus tendre. — Aiais au contraire : qui n'auroit pour fon ami, pour fa maitreffe qtiun fentiment, n'aimeroit que bien imparfaitement. Qu'eft-ce que 1'amitié fans la confiance ? Qu'eft-ce que 1'amour fans 1'elüme ? Pour exprimer un attachement férieux, une pafïion véritable , il faut douc dire mes fentiments... — Sans doute; peut-être les femmes n'ont-ellespas fait ces réflexions, ou peut-être ne fontelles plus auffi exigeantes qu'elles 1'étoient autrefois. Quoi qu'il en foit, mainteuant 1'aflurance d'un fentiment leur fuffit; elles n'en promettent pas davantage. Cela eft moins romanefque , mais beaucoup plus commode. Tandis que Luzincour obfervoit ainfi le monde & communiquoit a fon nouvel ami & fes remarques & fes réflexions, Damoville partageoit toujours fon temps entre la fociété de Madame de Surval, & celle dei Geus-de-Lettrcs dont il étoit protégé. Cependant, Luzincour vonlant lui faire connoltre le monde, obtint de Madame de Vair ve Ia penniffion de lui préfenter Damoville, pii, par comp'aifance, fe laiffa conduire chez Madame de \*alrive. II voulut. y briller, il y paria beaucoup; on Ini trouva un mauvais ton, il fut recu froide-.  4* Les deux Réputathns, ment. II dit a Luzincour que Madame de Valrive étoit infipide & prude, que tous les gens qu'elle voyoit nianquoient d'efprit; & malgré les confeils & les exhortations de Luzincour, il déclara qu'il ne retournerok jamais dans une maifon auffi ennuyeufe. Quelques jours après, Damoville invita Luzincour a un diner qu'il donnoit a huk oudixGens de Lettres. Onreftalong-temps atable; enfuke on caufa jufqu'a cinq heures - & alors toute cette fociété prit congé de Damoville. Quand ce dernier & Luzincour fe trouverent tête-a-tête: Ekbien, dit Damoville, que penfes-tti de cette converfation? — Vous avez commencé par vous louer tous réciproquement ; vous avez déchiré vos ennemis, & puis les diflenations, les citations, les difputes ont fuivi, mais vous n'avez point caufé; ce n'eft poim-la ce qu'on peut appelier une converfation ; chacun parloit pour foi & fuivoitfes idéés, fans s'embarraffer dfj celles des autres. Vous ne favez niécouter, ni vous fake valoir mutuellement; vous ctes diflraits, impatients ou rêveurs; quand vous ne parlez pas, vous penfez a ce que vous allez dire; vous ne prêtez qu'une attention vague a ce qu'on vous dit. Si Pon conté unmitiutéreffant, pendant cetemps, vous tachez de vous en rappeller un qui puifle paroitre auffi agréable; il iëmbie que vous ne foyez la rafTemblés que pour vous défiér, vous furpafjcr, & non pour vous amufer  Conté Moral. 49 amuferouvous inftruire. Enfin, vous avez tous une plaifante manie , celle de vous creufer la tête, pour tourner la converfation de maniere que vous puiffiez citer ce que vous appellez un mot (jf). Tous ces mots font communément a la gloire des Gens de Lettres , ou des anecdotes fur les Gens de Lettres , &c. Ces petites citations , ainfi multipliées , deviennent fatigantes : ceux qui les écoutent ne partagent pas toujours la fatisfaftion qu'elles vous caufent ; elles font d'ailleurs médiocrement inftructives , & elles font reifembler votre converfation a ces livres infipides remplis d'hiftoriettes & de bons mots compilés fans exaétitude, raffemblés fans cboix, qu'on parcourt un moment, mais qu'il eft impoffible de lire de fuite , & dans lefquels on ne peut rien trouver d'agréable & de piquant, qui ne foit connu de tout le monde. Toutes ces plaifanteries de Luzincour ne fachoient point Damoville. Luzincour n'étoit pas encore dans la clafi'e des Auteurs ; Damoville le regardoit comme un homme fans conféquence; fa franchife 1'a- (a) Ceft-a-dire une hiftoire fouvent très-Iongue, ou une fentence, ou un Ion mot: les Gens cie Lettres d'aujourd'hui ont retranché de cette cxpreffion , 1'épithete de bon : il faut avouer que fouvent on eft forcé d'approuver ce retranchcment. Tornt IV, C  5& Les deux Rêputations, mufoit, & il rioit de ce qu'il appelloit fa caufticité. Luzincour aüoit toujours avec la même affiduité chez Madame de Valrive. Cette derniere ayant pris de ia confiance en Luzincour , lui laiffa entrevoir qu'eile n'étok point heureufe, quoiqu'elle eüt une fortune confidérable, un mari honnête, aimable, des parents qu'elle chériffoit, & des enfants charmants; mais elle avoit une mauvaife fauté; les Speétacles ne i'amufoient plus; les vifites la fatiguoient; elle ne fe plaifoit point chez elle, & elle n'avoit plus ni la force, ni le defir d'cn foftir. Luzincour, inquiet de 1'état delangueur oü il la voyoit , kiterrogea en fecret fon Médecin. Madame de Valrive , dit ce dernier, eft dans un état de crife; cela peut durer encore quelque-tcmps... —■ Comnient?... — je vais vous expliquer cela. Les femmes de Paris menent un genre de vie (fur-tout depuis quinze ans) qui dok leur caufer tous les maux que fouffre Madame de Valrive. Les bals, les courfes de traineaux & le thé en font périr un nombre prodigieux... — Mais la danfe eft un exercice auffi falutaire qu'agréable... •— Oui : lorfqu'on ne s'y livre qu'avec modération; en toute chofe 1'excès ne peut étreque jniifibLe & pernicieux, S'il eft fain de danfe;- 3 la campagne, en plein air, fur le gazon , il n$ J'eft certainement pas de danfer toute la nuk dans une falie ijluminée oü i'<;n étouffe.,. — Et qu'avez-vous & dire corjtre les courfes de tralnaux ? «-  Conté Moral. 51 Que c'eft encore un exercice qui ne peut être falutaire qu'aux Dames de chdteaax, qui paffent t'hyver a la campagne. — Pourquoi cela? — Paree qu'elles font accoutumées a toutes ks impreüions de Pair, qu'elles fe promenent tous les jours a pied ,aulieu qu'ici les femmes font toujours renfermées dans leurs appartements, ou dans des voitures bien elofes, ou enfin, dans des loges qui font aujourd'hui des cabraetS inacceflibles au froid, d'ailleurs , fi a la campagne -on aHok era traineaux, ces parties ne feroient jamais afléz brillantes pour ne les pas rompre, fi on ne fe fentok pas en bonne difpofition; ici au contraire, dès qu'une partie de ce genre eft arrangée, il n'y a point de jeune perfonne qui voulut y renoncer pour un commencement de rhume, ou pour un léger mal de gorges rien ne Parrête, elle part. Elle revient véritablement malade , avec un .rinime férieux , qu'elle négligera en faveur d'une nouvelle courfe ; fa poitriue s'attaquera, & la fatisfaftion d'avoir traverfé toutes les tties de Paris en mourant de froid» avec deux yeux pleins de larmes, un teint vergeté , un nez rouge , dans Pattitude d'un cul-de-jatte, & au bruit de mille fonnettes ^ dont la mélodie difcordante permet a peine de s'entendre, & de pouvoir eaufer avec fon compagnon de voyage, qu'on ne voit pas, & .auquél ©ntourne le dos* ce plaifir délicieux lui aura coüté la vie. & Pégard du thé, il eft généralementïeC ij  £3 Les deux Réputatious , connu que 1'urage coiitinuel en eft trés* dangereux. Les femmes ne vivent que de erême , de thé, de café , de beurre, de gauffres , faut - il s'étonner qu'elles ayent toutes 1'eftomac détruit, la poitrine délicate , & des maux de nerfs ? Auffi leur jeunelfe , leur beauté , ne durent qu'un moment. A vingt-cinq ou vingt-fix ans, leur conftitution commence a s'altérer fenfiblement; combien il en périt a eet age! Enfin, a-peu-près vers ce temps, on quitte la danfe, c'eft une fatigue de moins, on ne veille plus. Si les principes de la vie font épuifés, on fuccombe; s'il ne le font pas, le fommeil & le repos rétabliffent les forces. Voila pourquoi cette époque de vingt-fix ans eft fi dangereufe a Paris pour les femmes. II y a dix ans qu'elle eft pafiee pour Madame de Valrive , qui fe trouve aujourd'hui dans fa trente-fixieme année, & ce moment eft encore très- critique — Par quelle raifon ? C'eft Page oü les perfonnes les moins réfléchies font néceffairement blafées fur tous les plaifirs que le monde peut offrir ; le dégoüt, 1'ennui produifent les vapeurs, la pareffe; on refte chez foi, on s'y déplait; qu'y faire fans inftnidtion, fans goüt pour la lecture ? On fe conftitue malade, c'eft une occupation. On prend un Médecin, on ne lui parle que de foi; c?eft un plaifir qu'on fait goüter encore. Voil.i pourquoi on voit fi fouvent tant de Médecins & tant de Directeurs fuccéder aux amants qui s'é-  Conté Moral. 53 Ioignent. Enfin, ne pouvant pluS briller, fixer les yeux, ou cherchera fe rendre intérefiante, on garde fa chambre, on paffe dans la fblitudeune partiede lajournée,le défceuvrement abfolu amene les réflexions: on fe dit que cette fituation ne fauroit durer toujours; il faudra bien, tót ou tard, guérir & quitter fa chaife longue ? que ferat-on alors ? Le bal, les fpeétacles, les fétes, les foupers priés n'offrent plus rien. d'agréable; on a perdu jufqu'au goüt de la parure, on eft privée pour jamais des plumes & des fleurs, & les diamants ne font plus a la mode; que devenir?.... Cependant il faut prendre un parti : il en eft trois qui naturellement fe préfentent a Vu maginaiion; mais lechoixeftembarralTant: il s'agit de favoir fi Pon deviendra belejprit , joueufe ou raifonnable. Madame de Valrive eft dans eet état; elle héfite, elle balance , elle s'attrifte, elle fouffre moralement & beaucoup : elle fera malade jufqu'au moment qui fixera fes irrélblutions. — Mais il me femble qu'avec cette efpece de maladie, elle pourroit fort bien fe pafler de tous les remedes que vous lui faites prendre contiDiiellement.... — Que voulez-vous? Je lui ait dit qu'elle n'étoit point malade, elle s'obftine a me foutenirqu'elle eft mourante : je ne veux pas la contrarier iulqu'a un certain point.... — Et, que ne la quittez-vous? —-Ce feroit bien pis,elle iroit fe faire éle&rifer, ou bien elle feroit peut-être quelqu'autre foüe plus dangeC iij  54 Les fc"x Réputations, reufe encore : il n'en eft point dont nefote capable une femme oifive que tout ennuye, qui regrette avec amertume fa jeuneffe & fa beauté, & qui veut encore que le monde s'occupe d'elle. Les femmes jadis avoient mille petites manieres innoeentes d'attirer 1'attention : elles avoient peur des araignées, des fouris; elles frémiffoient a la vue dé deux couteaux en croix , de trois lumieres, &c. Tous cesmoyens font ufés, & d'aiHeurs la Philofophie qui les éclairs aüjourd'hui ne permet plus des foiblefles & des fuperftitions auffi puériles. Les idéés fe font étendues , on a reietté tous les petits moyens; les évanouiffements, les convulfions ont fuccédé a toutes ces miferes du temps paffé; les efprits éclairés par les fciences dédaignent les remedes fimples de la vieille Médecine : quand on connoit a fond les vertus & les propriétés de fatmant, & tous les effets que peut produire YEIeclricité , vous lentez bien qu'on ne s'amufe pas a fe mettre au régime, ou a boire de Yeau de veau. Luzincour n'eut rien arépondre aceraifonnement; il trouva que le Docleur ne manquoitpasdebon fens, &il ne s'étonna point qu'il connüt auffi bien les femmes : fa profeffion doit naturellement procurer cette connoiffance. Les hommes n'appellent un Médecin que lorfqu'ils font réellement malades. Les femmes les envoyent chercher toutes les fois qu'elles n'ont rien a-faire, ou qu'elles ont de 1'humeur: aiufi,  Conté Moral. 55 elles paffent avec eux plus de la moitié de leur vie. D'après cette converfation, Luzincour profita de la confiance que lui témoignoit Madame de Valrive pour lui donner des coni'eils falutaires; il s'appercut enfin qu'elle manquoit abfolument d'efprit. Cette grace, cette aifance que donne 1'ufage du monde avoient tellement féduit Luzincour 6 que jufqu'alors il avoit trouvé Madame de Valtive auffi fpirituelle qu'aimable. 11 connut encore , avec une égale furprife , qu'elle n'avoit aucun principe de religion. II lui en paria , & elle le lui avoua , ou pour roieux dire elle s'en vanta. II vit qu'elle croyoit lui donner par cette confidence une huite idéé de la force de fon efprit. Elle luicita les ouvrages qui avoient ful'affranchir, difoit-elle, des préjugés de fa jeunefle. Oferois-je, Madame, reprit Luzincour, vous demander fi maintenant vous en Êtes plus heureufe? — Les préjugés font incommodes. —-Mais n'êtes-vous pas affujettie a toutes les biénféances? — Affurément : il faut renoncer a la confidération , ou les obferver fcrupuleufement. — Ainfi, vous rempliffez tous les devoirs extérieurs de Ja religion. — Je ne puis m'en difpenfer fur-tout étant mere de familie. — Ne croyant a rien.... quel mortel ennui vous devez éprouver! .... — Jugez-en! — Si vous n'étiez pas un efprit-fort, vous oblervenez avec zele , avec plaifir ces mêmes pratifjes qui vous paroiffent fi pénibles....  5 Au milieu des objets nouveaux qui 1'environnoient, Luzincour, plus fenfible a 1'amitié qu'au plaifir même d'obferver &de s'inftruire, remarquoit avec chagrin que le Vicomte ne venoit plus chez fa belle-fceur.  Conté Moral. 6i En vain Luzincour alloit le chercher; depuis pius de fix ltmaines, il n'avoit pu le rencontrer ou le rejoindre. Enfin , après mille tentatives infruétueufes, il le trouva un foir chez lui. Le Vicomte le recut comme s'il reut vu la veille. Luzincour avoit 1'air trifte; &le Vicomte lui en demandant la raifon... Vous m'aviez promis de 1'amitié, de la confiance, reprit Luzincour... — Eh bien?... — Quoi,depuisdeuxmois votre porte m'eft fermée!... — Pourriezvous le penfer! toutes les fois que vous étes venu ,je dormois, ou j'étois forti... — Vous dormiez!... a onze heures, a midi?— Et le bal, le jeu? —Vous ne danfez plus, & vous n'aimez pas lejeu... — N'importe : j'aijoué, j'ai été au bal...—Je vous trouve changé. — Cela dok ötre, je fuis excédé; mais je vais vous apprendre une nouvelle qui vous fera plaifir : je fuis brouillé avec Madame d'Herblay. — N'avez-vous pas auffi quelque confidence affligeante a me faire? — Non : que voulez-vous dire... — Je ne fuis chargé d"aucun mejfage, je n'ai ofé me permettre la plus légere quefiion ; mais il étoit facile de deviner par votre conduite... — Je ne vous entends point; expliquez - vous clairement. — II y a du refroidifiément entre vous & M. votre frere ? — Pas le moins du monde, je vous jure. — Vous êtes donc brouillé avec Madame de Valrive ? — Mais point du tout : qui a pu vous faire un conté auffi dépourvu «le vraifemblance?... — Vous n'allez plus  62 Les deux Réputations, chez elle... Dans Ie commencement de 1'hyver , je vous y voyois tous les jours... —Je vous le répete, mon cher Luzincour, depuis deux mois je n'ai pu difpol'er d'un moment. — Eh! vous vous étonnez de n'être point heureux? Ah! vivez davantage dans votre familie, avec vos amis, vous connoitrez alors ce bonheur fi pur que la diffipation vous arrache, & qui feul peut fatisfaire un cceur comme le vótre. Vous avez raifon,' reprit le Vicomte , je le fens, oui je veux renoncer a cette exceffive diifipation qui me fatigue & qui m'ennuie depuis plus d'un jour. Voici le printemps; ü vous voulez nous voyagerons. Luzincour accepta cette propofition avec joie, & le Vicomte, fidele a 1'engagement qu'il venoit de prendre, partit en effet au mois d'Avril. Les deux amis parcoururent la HolJande, 1'Angleterre, laSuiffe, & ne revinrent a Paris que vers le milieu de 1'byver. Luzincour, en arrivant a Paris, apprit avec joie que Damoville venoit d'obtenir le prix de Poéfie donné par 1'Académie Francoife. Luzincour lut cette piece de vers, & alors il fut véritablement convaincu que Damoville avoit fut fe faire des amis, qui le fervoient avec plus de zele & de chaleur que dejuftice. Damoville cutune médaille, mais le Public , auquel depuis long-temps les médailles n'en impofentplus, n'en trouva pas la piece de vers moins mauvaife : au contraire, car la partialité le révolte , & celle qu'il crut appercevoir dans  Conté Moral, 63 cette occafion, lui uta toute l'indulgeiics qu'il a naturellement pour les Auteurs qui débutent. Damoville, encouragé par ce triomphe, fe confirma dans 1'opinion , qu'il eft inutils de travailler & de s'inftruire , & qu'il fuffit de faire des vifites &de cultiverdesprateéteurs. Six mois après, il fit paroïtre un Roman oü il peignoit les mceurs & Is monde : c'eft-a-dire, ce qu'il avoit vu chez Madame de Surval. II dit aLuzincour que eet ouvrage lui feroit des ennemis fans nombre. Je t'avoue, ajouta-t-il, que les portraits font faits d'après nature; j'ai un peu chargé, afin de les rendre plus piquauts ; mais il n'en feront pas moins frappants. Par exemple , mon héros eft abfolument calqué fur le Vicomte de Valrive : Je ne l'ai vu qu'un moment chez Madame de Surval ; mais je 1'étudiai particuliérement... J'ai peint avec une vérité parfaite ia maniere d'être avec les femmes, fon ton léger & perfifflenr, fon air diftrait... Mais mon ami, interrompit Luzincour, je t'ai déja dit que ce mauvais ton ne lui étoit pas naturel... — Mon cher Luzincour , nous avons une maniere toute différente d'envifager les choiés. D'ailleurs, ta prévention en faveur du Vicomte ne te permet pas de le voir tel qu'il eft : tu lui donnés des qualités folides auxquelles il ae prétend pas ; & tu lui reiüfes des agréments qui ont fait tous fe3 fuccès auprès des femmes. Je le connoi3 mk-ux que toii fi tu favois ce que Mada-  6"4 Les efeax Réputations, me d'Herblay m'en a conté!. .. Lovelace n'étoit qu'un écolier en comparaifon de lui...—Penx-tu ajouter quelque fois au témoignage d'une femme auffi méprifable que Madame d'Herblay? — Elle n'eft pas plus méprifable qu'une autre; que Madame de Valrive, par exemple, qui, depuis que le Baron de Vercenay Pa quittée, a pris un petit chanteur de 1'Opéra... — Madame de Valrive!...— Et le couplet qu'on a fait fur elle ? _ Quel couplet ? — Qu'on a tant chanté... —Je ne connois ni le couplet, ni cette abominablehifloire, qui,certainement, n'a été contée que dans la fociété de Madame de Surval. — Je ne fuis pas de la tien* ne; mais j'en connois parfaitement les perfonnages & les intrigues : Paventure de Madame de Champrofe, le doublé échauge d'amants fait entre elle & lbn amie; le Traité figné devant témoins dans lapetite maifon... Toutes ces anecdotes font dans mon ouvrage : juge du train , du tapage que cela va faire!... Cependant, j'ai taché de déguiler un peu les faits... — Tu pouvois t'en épargner Ia peine. Te t'affure que le Vicomte, Madame de Valrive, Madame de Champrofe, ont lu ton Roman le plus froidement du monde. — C'eft prendre le meilleur parti : alfez d'autres perfonnes les reconnoitront fans qu'ils fe dénoncent eux-mêmes en laiffant voir un dépit imprudent. — fe te protefte que tu paflérois ta vie a faire des tableaux de ce genre, fans pouvoir parvenir a leur eau-  Conté Moral. 65 fer le plus léger dépit. Luzincour avoit raifon. Damoville fe vantoit d'avoir fait un //belle, puifqu'il s'étoit permis de placer dans fon ouvrage les nnecdotes contées par Madame d'Herblay; mais ces prétendues anecdotes n'étoicnt que des calomnies abfurdes, dont perfonne n'avoit jamais entendu parler. Lesportraits n'étoient pas plus fideles; ainfi, on ne fe déchalna point contre Damoville; il n'y eut ni train ni tapage; on n'imagina pas même qu'il eüt eu le projet de faire une critique. Cependant prefque tous les Journaux alfurerent, que depuis les Romans de Crébillon, on n'avoit point vu d'Ouvrage oii Pon retrouvdt mieux le ton du monde cjs3 le tableau des mceurs. Le compte qu'on rendoit d'ailleajs de ce Roman, caufa plus d'étonnement encore a Luzincour, qui trouva les éloges fi outrés, qu'il ne lui fut pas poffible de les attribuer entiérement au mauvais goüt. Damoville, a>vec fon indifcrétion ordinaire , lui apprït comment on peut s'affurer les fuffrages de certains Journaliftes : on fait connoiffance avec deux ou trois, on leur donne quelques petites pieces fugitives pour leurs Journaux; on emploie auprès des autres fes amis & fes protecteurs , &c. Luzincour objeéta que c'étoit perdre bien du temps &fupporter beaucoup d'ennui, pour n'obtenir que les éloges dont perfonne n'étoit la dupe : Damoville répondit qu'il n'ignoroit pas que Vextrait le mieux inten-  66 Les deux Réputatiotts, tlonnd,,m produifoit pas un grand effet a Paris; mais qu'il n'étoit pas inutile dans les Provinces & dans les Pays ètrangers. A-peu-près vers ce temps , Luzincour fit un voyage en Champagne. II paffa deux mois avec fon pere, enfuite il partit pour 1'Italie. Defirant pouvoir un jour parler des arts, finon en connoijfeur, du moins avee goüt , il voulut voir 1'Italie. Un Artifie doit paffer plufieurs années a Rome : il n'eft utile a un Homme de Lettres que d'y féjourner quelques mois. II faut que J'un étudie , travaille , réfléchiflé profoudément. II fuffit que 1'autre foit frappé, & qu'il conferve le fentiment & 1'idée du beau, de la grandeur réunie a 1'élégance. II eft donc néceffaire qu'il ait vu SaintPierre de Rome, le Panthéon, 1'Apollon du Bclvéder, & tant d'autres fameux monuments, dont toutes les defcriptions, les defiins, les copies qui en exiftent, & les plus favantes differtations, ne pourroient lui donner 1'idée. Après un voyage de fix mois, Luzincour quitta 1'Italie. De retour a Paris, il accepta un logement chez le Vicomte , qui, ayant renoncé pour jamais au róle fatigant iïhomme a la mode, menoit enfin un genre de vie qui convenoit parfaitement a Luzincour. Dans I'abfence de ce dernier, Damoville avoit été chargé de la réduétiou d'un Journal , & Luzincour , choqué de plufieurs articles fignés par le Rédafteur, &  Conté Moral. 67 qu'on lui avoit enyoyés en Italië, ne put s'empècher d'en parler a Damoville. En vérité, lui dit-il, vous montrez- une partialité révoltante. — Comment donc? — Vous louez des Ouvrages d'une platitude!.. . — Tu veux parler de cette petite brochure de Blimont? ... Cela eft déteftable, j'en conviens : mais Blimont m'étoit vivement recommandé par une femme intrigante , que je dois ménager : c'eft Ma-, dame d'Herblay. Elle eft maintenant^ la maïtreffe d'un homme en place, elle s'eft chargée de folltciter une penüon pourmoi; elle s'intérelfe a ce petit Blimont, elle lui croit de la fineffe , du piquant & de la grace : pouvois-je me dii'penfer de répéter eet éloge ? Je fuis encore heureux d'en avoir été quitte a fi bon marché : car fi par hafard elle eut trouvé que Blimont a du génie, il auroit bien fallu le dire auffi. — Voila d'excellentes raifons!... Et ces penfées détachées, fi communes , fi _ ennuyeufes,dans lefquelles on trouve,ditesvous, tant de profondeur?... — Je les ai louées fans ménagement & fans contrainte, bien fur que perfonne ne les liroit : on ne me contredira pas, car je défie le Leéteur le plus intrépide, d'en lire plus de trois pages : alors, quand nous protégeons 1'Auteur, nous difons avec affurance qu'un tel Ouvrage eft fublime.. . Je t'ai cité jadis un exemple de ce genre?... — Oui, ce n'eft pas ta faute Ti je ne fuis pas plus inflruit. Au rede, je pourrois excufer eet  68 Les deux Riputatlons, excès de complaifance; mais comment te pafier ces critiques ameres fi remplies de fiel, & faites de fi mauvaife foi V De quel front ofes-tu louer Blimont & déchirer Terval? , Naturellement je fais grand cas des talents de Terval : je l'ai prouVé, j'ai rendu le compte le plus avantageux de fon premier Ouvrage... — Celui qu'il vient de donner eft fupérieur au premier. - D'accord : mais il n'eft pas écrit dans nos principes. - Il eft vrai qu'il prétend que la religion eft la feule bal'e folide que puiffe avoir la vertu. - Enfin,'il a révolté tous les Philofophes. - C'efl-a dire tous les ufurpateurs\\ Les deux Réputation, tateut- ne foit un excellent Ouvrage. Atitrefois les Auteurs ne fongeoient qu'è bien écrire. II n'avoient pas plus d'efprit que nous, mais ils méditoient davantage; aujourd'hui le temps nous manque : a la vie que 1'on mene , on ne peut ni réfléchir, ni travailler... — Je concois qu'en effet, il eft aftez difücile de pouvoir en même-temps intriguer & bien écrire. — Au refte , ie n'attache nulle prétention a ce petit Journal , dont je ne me fuis chargé que pour un moment. Je vais le quitter pour en faire un d'un autre genre, & qui fera beaucoup plus utile a ma fortune. — Et quel eft ce Journal? —II ne fera point public. C'eft une correfpondance particuliere qu'on me procure avec cinq ou fix Souverains étrangers Et que manderas-tu h ces Souverains étrangers ? — Ce font des Princes qui aiment notre Iittérature, & qui defirent connoitre tous les ouvrages nouveaux qui paroiffent, avant même que les Journaux en aient rendu compte. Ainfi je leur ferai pafler les ouvrages de nos amis : h 1'égard des autres, je me contenterai de leur en envoyer un extrait, &un jugement tmpartial. — Fort bien i quand tu n'aimeras pas 1'Auteur, tu perfuaderas au Princeque 1'ouvrage ne vaut pas la peine d'être Ju... — Et en parcourant mon petit extrait, Ie Prince n'en pourra douter. — Afi%rénient, fi le Prince t'accorde fa conriance, il aura des idéés bien faines fur 1'état actuel de notre Iittérature, & fur le mérite de  Conté Wforai. 73 de nos Auteurs... — Mais je ne m'engage point a être finftituteur du Prince, je ne 1'erai que fon correfpondant : ainfi qu'il ait des idees juftes ou fauffes, peu m'importe... — Et quel eft 1'avantage que tu retireras de cette correfpondance? <-» Premiément, le plaifir de fervir mes amis, d'étabiir ou de maintenir leur réputation dans Jcs Pays étrangers... — De décrier , de déchirer vos ennemis : mais après?... — Des honneurs, de la gloire... On obtient quelques penfions, des portraits, des lettres flatteufes dont on donne des copies, & qu'on fait adroitement inférer dans les Journaux, & même dans fes propres ouvrages. .. — A préfent, dites-moi, je vous prie , comment on peut tout-a-coup fe trouver en correfpondance avec Jix Souverains étrangers?... —> II faut d'abord avoir de l'efprit &; du génie... ~ Je m'en doutois bien; voila les droits. Paflons aux moyens... — II faut encore cultiver avec foin les Ambaiïadeurs des Puiffances étrangeres. Enfuite lorfqu'on fait un ouvrage, les Ambaffadeurs fe chargent d'en offrir % leurs Maitres les premiers exemplaires : 1'Auteur doit joindre a eet hommage une lettre pour le Prince; en outre, on ne négligé pas de fe faire recommander par fes amis, par quelques Gens de Lettres dont la réputation foit faite, & dont le témoignage ait du poids. Par exemple, Da/inval m'a rendu ce fervice pour VAllemagm & pour la Rufte... -1 Maiutenant je fois Tome IF. D  74 Les deux Rèputations, au fait : revenons a votre correfpondance. Eft-il poffible que vous puiffiez vous charger d'une pareille entreprife ?...—> Que veux-tu dire ? — Quoi, vous tacherez de détruire fourdement la réputation de vos ennemis, vous les attaquerez fans qu'ils puiffent ni fe défendre , ni répondre; ils ignoreront les accufations dont vous les chargerez, & les ridicules que vous leur donnerez! Vous les rencontrerez dans le monde, vous fouperez avec eux, & fouvent en les quittant, vous irez faire vos dépêches, & vous les déchirerez avec autant d'acharnement que de mauvaife foi!... Oui, Damoville, j'oferai vous le dire fans détour , il y a dans cette conduite une htcheté qui me fait horreur... —-Vous prenez tout au tragique : ainfi donc dans toutes les lettres que vous avez écrites dans le cours de votre vie, vous ne vous êtes jamais permis une critique mordante, ou un jugement hafardé?... — Pouvez-vous comparer des correfpondances de fociété ii celle dont on veut vous charger? >- Mais d'après vos principes, il eft affreux d'écrire a 1'infu d'un Auteur , que fon ouvrage eft déteftable. — Du moins je ne 1'écris qu'a mes amis. Comme je n'ai pas un grand intèrêt a leur faire adopter mon opinion a eet égard, ma critique ne fera ni détaillée, ni ■captieufe, je dirai un mot en paffant, & je n'emploierai pas toute 1'adrelfe dont je fuis capable pour tacher de le perfuader. Enfin , fi je juge mal, fi je  Conté Moral. 75 ne rends pas juftice k 1'Auteur, du moins je ne nuirai ni a fa réputation , ni k fa fortune, & je ne ferai coupable que d'une légéreté. — Dés que nous parions férieufement, je conviens que 1'efpece de correfpondance dont je vais me cliarger, exigera de ma part une parfaite équité... — Mais quand vous feriez impartial, ncpouvez-vous pas vous tromper , & juger mal fans en former le projet?... Non, non, la probité rénrouve toutes ces critiques clandeflines qu'on doit ranger dans la claffe odieufes des libeües. Si vous voulez combattre, «e préparez point d'embüches fecretes , ne portez point de coups perfides a la faveur des ombres de la nuk: attaquez au grand jour & nommez-votis. Si je faifois une critique , mes motifs feroient purs, j'aurois un hut moral, je critiquerois avec courage tout ce qui me paroltroit contrc les mceurs & contre la raifon: mais comme je fais que je puis me tromper, je voudrois qu'on pik me réfuter & m'éciairer. Si 1'on ne me répondoit que par des injures & des libelles , ce feroit me prouver qu'on n'a rien de folide a m'oppofer; & certain alors d'avoir eu raifon, la modération me coüterok peu — Et fi I'on vous démontroit que vous avez eu tort? ■—< J'en conviendrois franchement, fans aucun détour; je n'aurai jamais des torts volontaires; ainfi eet aveu n'auroit pour moi rien de pénible... — Va , mon eher Luzincour, fi jamais tu deviens AuD ij  76"' Les deux Riputations, teur, tu changeras d'opinion & de langage. En difant ces mots d'un ton ironique & piqué , Damoville fe leva & quitta brufr quement Luzincour. Ce dernier paffa plus de deux mois, depuis eet entretien, fans entendre parler de Damoville. ,11 fe crut brouillé avec lui; mais Damoville, quoiqu'il trouvat Luzincour cauftique & bizarre, nepouvoit s'empêcher de 1'eftimer, & de compter fur fon amitié. L'habitude & la confiance lui rendoient néceflaire la fociété de Luzincour. Décidé a ne point fuivre fes confeils, il éprouvoit en mêmetemps le befoin de le confulter, & de lui faire part de fes fuccès & de fes efpérances. II le quittoit quelquefois avec humeur , mais il ne pouvoit fe pafier de lui; & après 1'avoir négiigé, il revenoit tout-a-coup le ehercher, & lui confier de nouveau fes deffeins & tous fes fecrets. Cependant Luzincour fuivoit avec conftance le plan de conduite qu'il s'étoit fait en arrivant a Paris. 11 donnoit au monde cinq ou fix heures de la journée, il coufacroit le refte a 1'étude & .a remplir des devoirs chers h fon cceur. 11 n'avoit jamais négligé d'Arnay , eet Avocat chez lequel il avoit logé pendant deux ans; il conftrvoit des liaifons intimes avec plulieurs Artiftes diftingués. Naturel, fimple & modefle , fes manieres étoient douces «Sc nobles, fa converfation intéreffante: enfin a ks femmes lui trouvoient des formes agréis  Conté Moral. '?? bles, les hommes un mérite folide, & les amis les qualités les plus attachantes. Senfible, & par conféquent bienfaifant, il alloit fouvent vifiter ces réduits obfcurs oü la mifere offre des tableaux fi déchirants. En voyant de prés ces infortunés, fon ame s'ouvrit a mille fentiments nouveaux. II connut la pirié, elle eft au fond de tous les cceurs , mais elle y demeure ians acrion, fi nul objet frappant & pathétique ne 1'excite & ne la réveille. Semblable au feu qui exifie dans tous les corps, dans le marbre même, elle peut fouvent, fi rien n'aide a la développer, ne fe ma» nifefterjamais. Enfin, fedifoitLuzincour, je puis maintenant faire un ouvrage intéreffant : je puis écrire , & fans art je faurai toucher , émouvoir. J'ai vu 1'humanité fouffrante, j'ai vu tout ce que la douleur, le courage, la reconnoiffance peuvent of> frir de déchirant & de fublime.... Le cri pénétrant du défefpoir a frappé mon oreille.... L'effroi, 1'liorreur, lapitié, 1'admiratiou, j'ai tout éprouvé; je dois connoitre le cceur huraain : pour peindre avec vérité , je n'aurai befoin ni d'imagination , ni de génie, il fuffira de me rappeller fidélement ce que j'ai vu, ce que j'ai reilend. Luzincour fit enfin paroitre un ouvrage moral dont le fuccès furpafla toutes fes efpérances. On y trouva de la vérité , du fentiment. Luzincour n'ayant point encore de réputation , ne pouvoit avoir d'ennemis. 11 obtint tous les fuffrage<:. r,os Geus D iij  78 Les deux Réputations, de Lettres même 1'accablerent d'éloges. Plufieurs voulurent le voir,jle connoitre : on fonda fes difpofitions, on pénétra facilement fes principes , & fenthoufiafme fe refroidit bientór. Luzincour s'en appercut; il ne fit aucune démarche pour diffiper la petite conjuration qui commenca dès-lors a fe former contre lui. On fe repentit d'avoir loué fi indifcretement un homme qui avoit une averlion décidéepour tout ejprit de parti; mais le mal étoit fait; & tandis qu'on cherchoit les moyens d'y remédier , Luzincour jouiffoit tranquiliement de la fatisfaétion d'avoir fait un ouvrage utile, & du plaifir de le voir traduit avant la fin de Pannée dans toutes les langues de PEurope. _ Ce fut a-peu-près a cette époque que Luzincour fit connoifiance avec une jeune veuve nommée Aurélie, qui:voyoit 'beaucoup de Gens de Lettres, & chezlaquelle Damoville paffoit fa vie depuis cinq ou fix mois. Aurélie étoit veuve d'un riche négociant de Nantes; ellen'avoit point d'enfants; & fe trouvant, a vingt-quatre ans, maitreffe de fa defiinée & d'une fortune honnête, elle revint a Paris loger chez une vieille tante qui Pavoit. élevée , & dont elle étoit 1'unique héritiere. Aurélie joi- tnoit a une figure agréable un efprït jufic : cultivé, un goüt délicat, & une ame noble & fenfible. Quoiqu'elle eüt de la raifon & de lapénétration, elle avoit en mémetemps uneimagination trop vivc pour pour  Conté Moral. 79 voir juger toujours avec jufteffe. Elle fe prévenoit facilement; mais lés préventions duroient peu,.elle aimoit la vérité, elle la cherchoit de bonne foi, & elle n'avoit dans le caraclere ni cette opiniatreté qui force a lui réüfter, ni eet orgueil infenlé qiula repoufle. On la voyoit fouvent changerd'opinion & de fentiments : on Paccufoit injuflement d'inconftanceou de caprice, elle n'étoit que délabufée. Naturellement équitable & généreufe, perfonne ne favoit mieux qu'elle convenir d'un tort & le réparer. Son cceur, uniquement formé pour aimer, étoit inacceffible a la haine , a 1'envie, au reltentiment. Le premier mouvement paflé, non-feulement elle pardonnoit avec facilité un mauvais procédé , mais involontairement ellel'oublioit. En dépit des réflexions & de Pexpérience , elle étoit née pour croire jufqu'a la fin de fa vie a la fincérité des réconciliations , & qu'il n'eft point d'ennemi qui ne puifie ceffer de haïr. Eloignée de toute affeélation , incapable de diifimuler & de fe contraindre, elle n'étoit pas toujours également aimable , & elle manquoit quelquefois de prudence. Elle montroit trop d'indifférence a ceux qui ne lui infpiroient rien, & elle fe livroit trop aux perfonnes qui lui plaiföient; avec de l'efprit, des talents & de. graces, on pouvoit aifément la tromper, du moins pour un moment : elle étoit toujours difpofée i croire que les vertus doivent être réunies aux agréments. Cette idéé eft fédufD iv  ?>y Les deux Riputatlons, tante. Elle ajoute un charme inexprimable aux fentiments fi doux qu'excice 1'admiration. Une illufion fi agréable étoit néceffaire 4 Aurélie. Elle n'auroit pu goüter les plailirs oft le cceur ne fauroit prendre part. pn ne pouvoit lui plaire fans 1'intéreffer, & elle fuppofoit trop facilement des quaJités fohdes aux perfonnes qui lui paroifJoient aimables. La fociété d'Aurélie étoit 4*galement douce & füre. Elle n'attachoit mulle importance aux petites chofes. Elle étoit ni fufceptible , ni exigeante. Elle avoit des défauts & des vertus qui fe trouvent rarement réunis, & qui donnoient a ïa perfonne & a fon caraétere une fingulamé originale St piquante. Communicative a 1'excès, elle fe trahiffoit aifément : mais elle ne laiffoit pénétrer que fes propres fecrets , & jamais 1'araidé n'eut le droit de lui reprocher la plus légere indifcrétion. Elle étoit étourdie, imprudente & réfléchie. Elle avoit de la fermeté, de la force : elle favoit fe foumettre ü la nécefiité, fupporter avec réfignation les revers, & prendre & foutenirdes réfolutions courageufes : elle n'employoit que dans les grandes occafions ces facultés précieufes d'une ame élevée. Dans le cours ordinaire de la vie, elle montroitune complaifance qu'on pouvoit prendre pour de la foiblefle. Son adtivité naturelle, qui étoit extréme, ne s'exercoit que fur des objets utiles ou importants; elle n'avoit une opi-  Conté Moral. St iiion ferme & déterminée, que lorfqu'il étoit abfolument néceüaire d'en avoir une. Dans toutes les chofes indifférentes, elle fe laiflbit conduite & gouverner avec autant d'indolence que de docilité. Enfin, Aurélie avoit dans le caraftere un fond inépuifablc de douceur & de gaieté. Elle étoit fur-tout diftinguée par la délicatelfe & la noblefle de fes léntiments. Elle dédaignoit le faite, la fortune. Elle méprilbit 1'intrigue, la cabale. Avec une imagïnation moins vive, une fenfibilité plus modérée , elle auroit eu de la philofophie & une raifon fupérieure; mais elle Ié livroit trop auximprefllons qu'elle éprouvoit : plus empreffée de s'infiruire & d'apprendre a raifonner avec jufleffe, qu'occupée du foin important de travailler fur elle-même & de fe réformer, elle acquit des lumieres fans fe perfeclionner; elle refta toujours telle que la nature 1'avoit formée ; & quoiqu'elle n'eüt pas une ame commune, elleeuttous les défauts d'une femme ordinaire. Luzincour fnt recu par Aurélie avecpoliteffe, mais froidement. Cependant, elle lui paria de fon ouvrage: & du ton le plus vrai,. elle en fit 1'éloge le plus flatteur. Dans ce moment, Damoville entra, il s'empsra de la converfation. Aurélie paroiffoit 1'écouter avec intérêt. Luzincour le remarqua , & il s'appercut auffi que deux ou trois amis de Damoville , qui étoient dans la chambre , fembloient agir de concert & s'entendre pour faire valoir Damoville. D'un D v  8* Les deux Rèputatitns, autre cóté, Damoville ne parut pas fatiffait de rencontre- Luzincour chez Aurélie. Luzincour n'ofa prolonger cette première yifite autant qu'il 1'ent defiré; mais deux ou trois jours après, il revint dans la même maifon : il y retrouva Damoville. Luzincour fut traité par Aurélie beaucoup plus troidement encore que la première fois. En Ia quittant, il fut fouper chez Madame de Valrive ; il y pona de la diftraétion & de 1'humeur : i! fe retira avant minuit. Au-lieu de fe coucher,ilfepromenaplus de deux heures dans fa chambre. Itpenfoit a Aurélie, a Damoville. Heft clair, difoitil, que Damwille eft amoureuxd'Auréh'e, ou que du moins il veut Ie paroitre. II a fu déja 1'entourer de lés amis intimes. Ou perfuadera facilement a Aurélie que Damoville eft rempli d'efprit, de talents & de vertus; elle aime la Iittérature, ils parviendront aifément a lui tourner Ia tête... Cependant Damoville eft incapable d'éprouver un attachement véritable... II n'eft guidë, j'en fuis für, que par le defir de faire un mariage brillant; il trompera cette jeune perfonne , fi digne d'intéreffer... Après tout, que m'importe?... Je fuis piqué , je Ie fens, de ce que Damoville qui vient lans ceffe me confier tant de bagatelles , ne m'a rien dit d'un femblable projet. ... Mais depuis long-temps je le connois... Jene puis compter fur fon amitié... Je ne congois pas pourquoi ce tnanque de  Conté Moral. 8.3' confiance peut roe caufer autant de dépit & d'humeur. . Luzincour , peu d'accord avec lui-menie , éprouvoit une triftelTe infurmontable & un mécontentement qu'il n'avoit jamais reffenti. Le lendemain matin il recut lavifite de Damoville; il rougit en le voyant, & il éprouva une émotion défagréable , dont il lui fut impoffible de fe rendre raifon. Damoville, de fon cóté, eut d'abord rak un peu embarraffé, mais il fe remit promptemeut ; il paria beaucoup, & ne proféra pas une feule fois le nom d'AuréHe. Tu verras demain dans le Mercure, lui dk-il, une lettre de moi fur la mufique. — Sur la mufique!... Et, que pouvez-vous dire fur la mufique?... Quoi? Je partaai de Ghtck & de Piccini. .. — Mais vous n'avez jamais fu la mufique. .. — Auiourd'huiil fautnéceffairementqu'un littérateur écrive fur la mufique. — Vous ferez des differtations fur une cbofe que vous n'entendez pas ; par conféquent vous en parlerez mal; vous afficherez une prétention ridicule , & vous aigrirez 1'un contre 1'autre deux hommes de génie, faits pour s'admirer réciproquement, & qui fe rendroient juftice fans toutes vos difputes & tous ces petits écrits produits par un zele inconfidéré. Un grand mufieien. reconnu pour tel, un fameux compofiteur, qui s'aviferok de fake un ouvrage pour prouver au public qu'on a tort d'aimer a la fois Gluck & Piccini, ennuieroit tout D vj  84 Let deux Réputation!, le monde, ne perfïiaderoit perfonne : car en dépit des plus favants raifonnements, avec une ame & des oreilles, on aimera toujours Gluck & Piccini. Jugez donc de ee qu'on doitpenfer deslittérateurs qui ont la manie de vouloira eet é?ard déterminer, fixer le goütdela nation, & qui, horsd'état de décider fi un duo elf fait ou non dans les regies, nous parient departition & de fafture , & nous dif'ent impérieufement : Gluck eft un barbare, ou Piccini n'a point de génie. Cette folie elt fi originale qu'elle pourroit être amufante , fi ï'aigreur , fi la haine ne s'en möloient pas ; mais votre intolérance & vos emportements la rendent auffi trifte qu'elle eft étrange. — Que veux-tu ? II faut bien céder au torrent : tous mes amis font Picciniftes...— Je ne vous demande pas d'être Gltickifie, mais foyez neutre... — Ce feroit bien pis. J'attirerois fur moi la haine des deux partis... — S'il y a dans le monde quelque chofe qu'un vrai Philofophe puifle haïr, c'eft certainemem l'efprit de parti, puifqu'il peut donner tant d'extravagance, de petitefie & d'iniufiice Enfiii, on m'a demandé cette lettre, elle eft écrite, elle paroltra demain; le fort en eft jetté, me voitö déclaré Piccinifte, & pour la vie. Si on s'avife de fe moquer de moi paree que je ne fuis point muficien, j'ai une reffource toute prête : je ferai comme un de nos antagoniftes, qui, piqué de cereproche, pnt a cinquante aas un ma3tre de mufique  Conté Moral. 85 & de violoncelle. Tu vois, mon ami, que je n'attache pas un grand prix a ma lettre fur la mufique, mais tu trouveras dans le même Journal, 1111 autre morceau de moi plus tntëreffant. C'eft une Differtation fur la Littérature Angloife — Comment donc ! & depuis quand avez-vous appris 1'Anglois?... Vous n'aviez nurlle connoiffance de cette Langue il y a trois mois... — Je l'ai appris... & je compte meperfectionner avec le temps... — En attendant vous écrivez toujours fur ce füjét... Ceci reffemble un peu au maitre de violoncelle dont vous parliez tout-a-I'heure.... Et, dans votre Differtation, faites-vous quelque citation ?... — Oui, je cite beaucoup de vers de Milton. .. — En Anglois? ... — Affurément... — Mais, mon cher Damoville , comment as-tu fait pour corriger tes épreuves ? II a fallu pour chaque mot recourir a foriginal; car tu ne me perfuaderas pas que tu fais 1'Anglois : je ne te trahirai point, je t'en donne ma parole; mais fur eet article je veux de la confiance; le fait me parolt curieux. — Curieux!... Point du tout : c'eft une chofe qui arrivé fans ceffe... — Quoi, de citer des vers Anglois, de raifonner, de differter fur leurs beautés & fur leurs défauts fans favoir un mot d'Anglois? — Rien n'eft plus commun, il ne faut pour cela que 1'ouvrage original, une traduftion & des dictionnaires. — Mais ceux qui faveut 1'Anglois verront clairement que tu ne le fais pas...  '86 Les deux Réputations, — Ceux-la cor.noiffentles Auteurs Anglois, & ne liferrt point nos Diilértations... Enfin, je ne puis me difpenfer de donner ces fragments. Jl faut abfolument, pour les I'rovinces & les Pays étrangers , qu'un Littérateur ait la réputation de favoir parfaitement une Langue fi répandue aujourdhui. Mais a propos, ajouta Damoville, je t ai déja parlé d'une petite Comédie k laquelle je travaillois le printemps dernier: elle eft finie; je la dois lire demain chez Auréhe : veux-tu venir 1'entendre? Mais... répondit Luzincour avec embarras, Aurélie permettra-t-elle ? ... Oui, oui : je m'en charge, reprit Damoville. Aces mots,Luzincour héfita un moment, & après quelque réflexion, il accepta la propolition de Damoville. Ce dernier n'avoit pu fe difpenfer de lui parler d'une lefture qui devoit fe faire devant trente perfonnes, & a laquelle il attachoit la plus grande importance. Au fond de 1 ame cependant , il ne defiroit pas que Luzincour y vint; mais ;\ tout hafard il avoit pris des précautions qui lui ótoient toute inquiétude. II formoit en effet le projet d'engager Aurélie a 1'époufer. II avoit eu l art de 1'entourer de fes partifans & de les proteéteurs, qui tous, confidents de ce de(lein,le fecondoient avec zele. Aurélie entendon tous les jours faire 1'éloge des 'talents &,des vertus de Damoville: On lui répétoit qu'il n'exiftoit point d'Homme de Lettres de ion %e, qui eüt une réputation  Conté Moraï. 87 auffi brillante. Elle favoit que depuis trois ou quatre ans il remportoit tous les Prix d'Eloqueuce & de Poéfie donnés par PAcadémie Francoife : on Paffüroit qu'il avoit la plus grande célébrité dans les Pays étrangers : elle n'ignoroit pas qu'il étoit en correfpondance avec plufieurs Souverains, & que même il en recevoit des penfions qu'elle regardoit comme des preuves honorables de la fupériorité de fes talents : enfin, on a;outoit que Damoville, admis déja dans toutes les Académies de Province, n'auroit qu'ü fe préfenter & fe mettre fur les rangs pour être regu de 1'Académie Francoife. Tant d'éclat éblouiffoit Aurélie; elle fe prévenoit facilement; elle aimoit la gloire; elle ne réflécluffoit pas qu'il ne manquoit a celle de Damoville que d'avoir fait de bons ouvrages; elle n'examinoit pas les caufes de tout ce bruit; elle n'étoit frappée que des effets, elle ne jugeoit point, elle fe laiffoit entralner. D'ailleurs , n'ayant jamais vécu dans le grand monde, elle ne pouvoit juger fainement des ouvrages dont lé plus grand mérite, difoit-on, étoit d'offrir la peinture la plus vraie des mceurs. Cette prétendue peinture avoit bien un peu bleffé fa raifon & fonjjoftt naturel :_mai$ tant de voix s'élevoient contre fon opinioil fecrete a eet égard , qu'elle étoit forcée de s'accufer elle-même d'une délicatefle malfondée. Enfin, Damoville ne manquoit ni d'efprit ni de fouplefie; il s'étoit appercu qu'Aurélie avoit des fentiments éievés,  33 Les deux Réputations, & une averfion particuliere pour Pintrigue & l'efprit de parti. II montroit des principes , de la nobleffe & .toutes les qualités raites pour féduire une perfonne du caractere d'Aurélie. En le trouvant aimable, en lui croyant un mérite fupérieur, Aurélie, cependant, n'avoit point pour lui le penchant qu'il fe flattoit de lui infpirer; mais elle 1'admiroit, & elle lui témoignoit une préférence très-marquée. Telle étoit la lituatiou oü fe trouvoit Damoville, lorfque Luzincour parut chez Aurélie. Damoville avoit fu d'avance que Luzincour devoit s'y faire préfenter, & que même Aurélie, fur la feule leéture de fon ouvrage, avoit le plus grand defir de le connoitre. Luzincour pouvoit devenir un rival dangereux. Damoville ne négligearien pour le perdre auprès d'Aurélie. II eftt été mal-adroit de direouvcrtement du mal d'un homme qui pafibit pour être fon plus ancien ami : auffi Damoville, lorfqu'Aurélie lui paria de Luzincour, fe contenta-t-il de vanter, avecchaleur, fon amitié pour lui; mais fans donner d'éloges a fon caraétere &a fon ouvrage. II fit même entendre qu'il avoit a fe plaindre de fes procédés; enfuite paroiffant craindre qu'un tel aveu ne flttort \ Luzincour, il eut Pair de fe reprocher fon indifcrétion & de vouloir fe rétracter; mais fes amis parierent plus clairement. Ils répétoient a Aurélie que Damoville avoit pour Luzincour le fentiment le plus aveugle, que Luzincour, lom de pattagerime  Conté Mom!. 3. amitié fi tendre, ne pouvoit voir, fans une baffe envie, les brillants fuccès de Damoville; qu'il avoit eu avec cedernier des tons affreux : qu'enfin , il étoit artificicux, profondément dilfimulé, & que fous des dehors agréables, il cachoit 1'ame la moins fenlible, & ie caractere le plus dangereux. Aurélie ainfi prévenue, Damoville crut n'avoir plus rien a craindre; il defiroit etre loué, fur-tout en préfence d'Aurélie; ilfavoit bien que Luzincour n'étoit pas louangeur; mais Aurélie prendroit fon filence pour le dépit caufé par 1'envie : réfiexion qui avoit achevé de déterminer Damoville 4 preffer Luzincour de fe trouver a la lecture de fa piece. Luzincour, fans deviner toutes ces noirceurs, connut bien que dans cette occafion Damoville manquoit avec lui de bonne foi; il fentit auffi qu'il feroit embarrafl'ant d'entendre la lecture d'un mauvais ouvrage dont 1'Auteur étoit fon ami; mais il penfa qu'au milieu de trente perfonnes il ne feroit ni interrogé, ni remarqué. II avoit un defir extréme d'obïerver Aurélie pendant cette lecture; & croyant ne céder qu'a un fimpie mouvement de curiofité, il fe rendit le lendemain chez Aurélie a 1'heure indiquée. II y trouva rafTemblée une nombreufi compagnie. Damoville n'étoit point encore arrivé , & en 1'attendant on parloit de lui. Quelques perfonnes qui connoiffoient fa piece, affuroient Aurélie que c'étoit un petit chef-ifmvre. Enfuite on varna avec autant  devoirs d'un véritable ami? — Vous avez daigné, Madame, me promett-re de3afranchife : j'ai le droit de vous demander ce qui peut vous infpirer un fémblable doute? — Mesfeules obfervations. — Plüt au Ciei, Madame , qu'avec un efprit auffi juffe , vous ne me jugealhez jamais qu'avec vos propres lumieres ! — Eh bien , puifque vous fouffrez que je ih'expiique fans détour, je vous avoue que j'ai été furprife de la maniere dont vous avez écouté la lecture qu'on a faite ici vendredi, sü 'eft vrat, répondit Luzincour en fourianï, que ,.1'apparence étoit contre moi : je l'ai trop fenti, & c'eft préejfément ce. qui m'arendu fi ridicule. Luzincour prononca ces mots d'un ton fi naturel & avec un air fi calme, que 1'explication la plus déraillée n'auroit pu le juftifier mieux. Aurélie, vivementfrappée, -ie confidéna avec tiEe furprife extréme, je ne puis revenu: de mon •etonnement, drt-elle 3 vous ne me dormez aucune raifon, & vous me perfuadez. Telle eft, reprit Luzincour, 3a force de Ja vérité... — Mais pourquoi donc aviez-vous ■eet air contrahit ?..-. — J'éprouvois un etortel embarras : pour mon malheur, j'aTme IF, £  oS Les deux KiptiTations, vois péfiérté que vous éticz prévenué contre moi, & que vous me foupconniez d'envier 'les fuccès de Damoville. Cette idéé me donna de l'humeur, & me fit faire toutes les gaücheriés que vous avez remarquées. — Je vous calomniois; je ne m'en confolerai jamais. A ces paroles prononcées avec une naïveté remplie de graces, Luzincour tranfporté fut tenté de ie jetter aux genoux d'Aurélie. II fut fe contenir & cacher une partie de fon émotion. Aurélie lui fit encore plufiéurs quefüons. Je vous avoue , dit-elle, que j'ai loué la 'piece de votre ami avec un peu d'exageïation ; mais , vous, que peniéz-vous de eet ouvrage ? — II me paroit au moins auffi bon que la plupart des petites pieces en un acte & en trois, qui ont été jouées depuis quinze ans, & dans lefquelles on a prétendu peindre le monde. Par exemple, j'aime mieux la Comédie de Damoville, que le Cercle ou la Feintepar amour. Ce Marquis fi recherché, fi a la mode, qui féduit toutes les femmes en faifant de la tapif/èrie, des jarretieres & des facs a ouvrage, eft un être purement imaginaire, & qui n'a jamais exifté. Si la frivulité a quelquefois ie droit de plaire aux femmes, ce ne firoit certainement pas celle d'un homme qui pafferoit fa vie a tricot ter, a hroder & a faire des nceuds. Toutes ces platitudes réuffiffent au thédtre, paree qu'un Afteür charmant fait y donner une grace qui lui eft propre; que d'ailleurs la plus grande partie des  Conté Mor ah 99 fpcctateurs ne connoiffhnt point Ie monde, croit bonuement que ce tableau grotefque luien offre 1'image; mais perfonne ne peut lire ces mêmes pieces qu'on voit jouer avec plaifir... — II eft certain qu'une piece n'eft pas bonne, lorfqu'il eft impoffible de la lire avec intérêt: cependant croyez-vous qu'urt mauvais ouvrage puifle fe foutenir li longtemps au théatre ? — Affurément , tant qu'on y verra 1'Acteur qui dans la nouveauté en affura le fuccès. — La durée de nos erreurs eft proportionnée a celle de notre vie. Nous nous trompons fans ceffe; mais du moins nous nous défabulbns promptement: fans cette neüreufe facilité, cette vie fi courte & fi fragile ne feroit qu'un fonge trompeur. Eh ! qui oferoit fe flatter d'cntrevoir quelquefois !a vérité, fi des iliufiohs pouvö.ient durer plus de quinze ans ? — Mais il n'y a guere en cecï d'illufion : on aime, on applairdit un Acteur inimitable dans fon genre; du refte , il me femble qu'en général on rond jufiice aux pieces & a leurs Auteurs, & qu'on les juge fans ayeuglement. II faut encore obferver quele public n'eft difficile fur une piece qu'en proportinn du nombre des actes. Si la piece eft très-courte, il vent bien qu'elle foit mauvaife; fi elle elt longue, il exige qu'elle foit bonne; & voila pourquoi tant de pieces médiocres & même déteftables, eu un Acte & en trois, font reftées au théatre. Revenons a Damoville, reprit Auréöe* E ii  ic-5 Les deux Riputations, je n'ai plus qu'un doute, & vous pouvez 1'éclaircir; car je fens que vous gagnerez ma confiance. Dites-moi fi vous croyez véritablement aimer Damoville autant que vous en êtes aimé? Je vois, Madame, répondit Luzincour, que vous avez 1'idée du monde la plus exagérée des fentiments de Damoville pour moi : nous nous aimonsbeaucoup, mais cette liaifon n'a rien d'intime. Nos fociétés font abfolument dif> férentes; nous nous voyons rarement... Je le fais, interrompit yivement Aurélie; mais eft-ee fa faute ou la vótre? Ce qu'il y 3 de certain, c'eft qu'il vous regarde comme J'ami le plus cher..,, «- Non , Madame, — Comment non? — Ses amis particuliers font ceux a qui il a procuré 1'avantage de vous connoitre. A peine Luzincour achevoit ces mots, que la porte s'ouvrit, & on annonea Damoville. Aurélie rougit. Luzincour, raffuré &fatisfait, ne montra pas le plus léger embarras; mais Damoville parut un peu déconcerté; cependant, il fe remit promptement, & fuivant fon fyftême, il accabla Luzincour de démcnftrations d'amitié; enfuite il lui reprocba de 1'avoir trompé, en lui difant qu'il iroit paffer quelques jours a la campagne. 11 eft vrai , reprit Luzincour en fouriant, que je n'ai pas quitté Paris. C'étoit une défaite ; je ne fuis pas fujet a 1'humeur ; mais j'avoue que j'en avois beaucoup 1'autre jour : j'en parlois touta-Pheure a Madame , ajbuta-t-il eu mon-  Ccnte Mof at. 10i trant Aurélie. Elle en étoit la feule caufe, il étoit jufte qu'elle en recüt la première confidence. . . Cette maniere tranche de s'expliquer furprit & embarrafia Aurélie. Pour Damoville, il ne fut que penfer; fon inquiétude étoit extreme, Après en avoir joui un moment, Luzincour fe leva, prit congé d'Aurélie; & fe retournant vers Damoville: A propos, lui dit-il, je fuis chargé d'une commiffion pour vous. Madame de Valrive & Madame de Champrofe ont le plus grand delir d'entendre une lecture de votre piece... Oh, reprit Damoville, je fuis excédé de demande a eet égard! je l'ai lue encore hier chez Madame la Ducheffe de ***; elle m'a demandé une feconde lecture pour demain; véritablement on abufe de ma complaifance. — Que répondrai-je a ces Dames? J'ai refnfé Madame de Clary qui m'a fait faire a ce fujet des perfécutions inouies : j'ai refufé pofitivementce matin d'allerchez Madame laPrinceffe de ***. — Enfin, refufez-vous Mefdames de Valrive & de Champrofe?... -t Oui, certainement, & je te demande en grace, mon cher Luzincour, de ne te plus charger a 1'avenir de femblables meffages. Après avoir recu cette derniere réponfe, Luzincour fortit, & laiffa fon rival tête-a-tête avec Aurélie. Luzincour , rempli d'efpérance & de joie, s'avoua enfin qu'il étoit paffionnément amoureux. II courut s'enfermer chez lui, afin de jouir k fon aife du doux fouE iij  102 Les deux Réputations, venir de la converfation intéreffante qui venoit de changer fon fort. II fe rappelloit avec détail ce qu'il avoit dit (en trouvant toujours qu'il auroit pu dire mieux), tout ce qu'Aurélie avoit répondu, & même tout qu'elle avoit penfé. Enfin, a dix heures du foir, il fe rappella qu'il devoit fouper chez Madame de Champrofe; on alloit fe mettre a table lorfqu'il y arriva. 11 s'approcha de Madame de Champrofe pour lui rendre compte du mauvais fuccèsde la commiffion dont elle 1'avoit chargd. Au premier mot, elle 1'interrompit : Je viens de recevoir, dit-elle, le plus aimable billet du monde, dans lequel Damoviite («) prend 1'engagcment de nous lire fa piecelundi prochain. Luzincour fourit, & ne répondit rien. Des traits de ce genre ne 1'étonuoient plus. II avoit facilement pénétré que Damoville, en préfence d'Aurélie , n'avoit refufé que pour fe faire valoir, & il s'étoit bien douté que Damoville finiroit par lire fa piece chez Madame de Champrofe. (a) Madame de Champrofe, dit fiïrement Monfieur Damoville : mais on eft obligé de retrancher fouvent en écrivant ces titres de Monfieur & de Madame , qui produiroient des répétitions défagréables. A eet égard, il n'eft pas poffible de fuivre dans un Roman ou dans une Comédie, l'iifage établi dans le monde : mais je ne connois que ce feul cas oü 1'on doive s'en écarter.  Conté Moral 103 Après le fouper, on demanda au Vicomte de Valrive s'il cbnnoiffoit la piece de Damoville! Comme 1'Auteur, dit-il, duit la faire jouer & imprimer, je n'ai mille en vie de la lui entendre lire. J'avois oublié, reprit Madame de Champrofe, que vous avez une averiioii particuliere pour les le&ures. — J'aime mieux lire feul , je Pavoue; je recommencc ce qui me plak, je réfléchis ;\ mon aife, ie paffe ce qui me paroït ennuyeux, je laiflé la 1'ouvrage lorfqu'il me fatigue , & je ne fuis pas obligé de m'épuifer en compliments & eu éloges. Les lecturesparticulieres ont leurs agréments... On y reviendra , j'en fuis perfuadé. — Point du tout : on aime a juger avant que le public ait prononeé... — Mais tout ouvrage nouveau peut me procurer cette iatisfaóTion. Aufli-tót qu'il elt annoncé, je Pachete, je le lis, & je le juge avant que Ie public ait prononci. .. D'ailleurs, juget on un Auteur qui vient fe livrer a vous de fi bonne grace ; qui paroit ne defirer au monde que votre fu ff rage ; qui vous montre une confiance flatteufe, une complaifance fans bornes ; qui arrivé chez vous avec la douce certkude de vous étonner, de vous charmer? Ira-t-on détruire des illufions fi agréables , eu lui difant des vérités cruelles ? Les droits de Vhofpitalité, la reconnoiffance , la politeffe, tout oblige a ne rien négliger pour le renvoyer fatisfak & heureux. Si vous avez Pair eunuyé, vous le mettrez au défefpoir, &voE iv  104 Les deux Réputatiem, tre approbation fera fon bonheur. Auriezvous Pinhumanité de la lui refufer? 11 y auroit dans ce procédé" autant d'injufiice que de barbarie : car , en lui demandant une leQure, vous avez pris tacitement 1'engagement de ïe combler d'éloges. Ce n'eft qu'a cette condition qu'il confent a venir chez vous. II n'eft point votre ami, il n'eft •niéme pas de votre fociété ; ainfi vous êtes bien für que ce n'eft pas la vérité qu'il attend de vous; & avec un peu de bonne foi, vous ne répugnerez point a lui protefter que fon ouvrage, quelque mauvais qu'il puiffe vous paroitre, elt un chef-cFceuvre , & que vous en êtes charmé. II y a bien quelques vérités dans tout cela, reprit Madame de Champrofe; mais j'y trouve beaucoup d'exagération :je vous affure que fouvent aux lectures dont nous parions, j'ai entendu faire des critiques... — Oui, & c'eft de la part des auditeurs une politeffe de plus. — Comment? — Affurément: 2'Auteur ne pent fe difpenfer de demander des avis. On fait ce qu'oin doit penfer de cette phrafe. En même-temps, comme il eft poli d'avoir Pair de ne pas douter de fa fincérité, on ne manque guere de faire en effet quelques critiques , qui , d'ailleurs, font mieux valoir les éloges; mais quelles critiques! ce ne font jamais que des objeétions bien foibles , bien .frivoles, auxquelles 1'Auteur répond toufours d'une maniere viétorieufe. A-t-on jamais dit ou fat entendre a un Auteur que le plan de fon  Conté Moral. 105 ouvrage 11e valoit rien, ou qu'il fut mal écrit , ou qu'il manqudt de goüt?... — Ainfi vous accufez donc de dilfimulatioti toutes les perfonnes qui afliftent a des lectures? —Point du tout; car fij'y affiftois, je me conduirois comme elles. II y a une foule de vérités trop révoltantes pour qu'on puiffe fe permettre de les dire , fur-tout lorfqu'onvit dansle monde, & qu'on veut y paroïtre aimable. Si une mere aveugle vous demande comment vous trouvez fa fille qui eft louche & boffue , répondrezvous qu'elle vous paroit affreufe ? Si un fot vous cite de lui une ineptïe qu'il vous donne pour un bon mot, en vous demandant ce que vous en penfez, lui apprendrez-vous qu'il n'a dit qu'une bêtife ? Toute queftion infpirée par la vanité , & faite par une perfonne indifférente, exige indifpenfablement une réponfe flatteufe: en Pao cordant, 011 n'eft point faux, on eft poli, on fe conforme a Pufage. — C'eft prouvcr afiéz folidement qu'il eft impoffible de dire la vérité a un Auteur pour lequel 011 n'a pas une amitié particuliere ; mais croyezvous, dites-moi, qu'au fond les Auteurs fachent a quoi s'en tenir fur les louanges dont on les accable? Eux! point du tout.1 Ils ont a eet égard une candeur &. une bonhommie furprenante. Parmi les eens du monde , Pexagération a fes bornes": fi on les paffoit, on cefferoit d'être obligeant; on auroit Pair d'ètre moqueur, on ofiénferoit. II faut du moins qu'une femme foit £ v  3o6 Les deux Kèputations, agréable pour qu'elle s'entende dire avec plaifir qu'elle eft fi folie, & fi elle eft laide, on fe contentera de 1'alTurer qu'elle eft piquante, ou qu'elle a de la grace; enfin, 1'amour-propre ne nous rend pas entiérement aveugles. II n'en eft pas ainfi des Gens de Lettres. Dites hardiment a celui qui n'a fait que des opéra comiques ou des éloges, qu'il adu génie, il vous croira de la meilleurefoi du monde. Dès qu'un Auteur eft 1'objet d'une louange, il n'y peut rien appercevoir d'outré. Tel rit de J'enivrement qu'infpire a 1'un de fes rivaux 1'enthoufiafme apparent de quelques fociétés , qui montre la ïnême crédulité auflitót qu'il fe trouve dans la même fituation. Au refte, quand les Auteurs feroienc éclairés fur ce point, ils ne perdroient pas le goüt des lehures; car, politiquement, c'eft une chofe trés-bien entendue.. . — Comment? — Saus doute; c'eft unmoyen fur de fe faire a peu de fraix, & en peu de temps une réputation brillante. Par exemple , Madame, permettez-moi de fuppofer , malgré le billet aimable de Damoville, que fa piece ne vaut rien. — Eli bien, après? — Cependant, touchéedu billet & de la complailance de 1'Auteur, vous êtes bien décidée a le faire valoir autant qu'il vous fera pofiible. Vous allcz inviter quinze ou vingt perfonnes a cette lefture, en leur cxagérant le bien qu'on vous a dit de 1'ouvrage : ainfi , voila déja vingt perfonnes favorablement prévenues. Pendant la 3ec~  Conté Mor al. 107 ture, vous paroltrez charmée , enchantée; vous aurez envie d'obliger 1'Autcur; ua peu d'amour-propre fe roêlera a cette intention bienfaifante; vous ne voudrez pas qu'une partie arrangée par vous foit fans intérêt ; vous n'ignorez pas combien on a de confiance en votre goftt , en vos lumicres; vous abuferez de cette connoiffance pour tromper ces vingt perfonnes décidées a ne juger que d'après vous ; vous les renverrez perfuadées qu'elles fe font amufées, & que 1'ouvrage eft un chefd'ceuvre; ou du moins vous les engagerez a louer tellement 1'Auteur, qu'elles n'oferont jamais par la fuite fe dédire; car lorfqu'on a poufi'é 1'exagération ou la flatterie jufqu'a uil certain point, 011 fe croit obligé par honneur a la foutenir. Je fais que dans votre aflémblée il y aura deux Anglois, un Polonois & un Allemand, qui, vers la fin de 1'hyver, retourneront dans leur patrie. Ils y porteront une vive admiration des talents de Damoville; ils répéteront que Damoville jouit en France de la plus grande célébrité, qu'on n'y parle que de lui; & voila les Cours d'Angleterre, de Pologne & d'Allemagne, qui retentifient des éloges de Damoville :' pendant ce terops , il donne enfin fa piece a la Comédie frangoife, elle tombe; mais il n'y a plus aujourd'hui de chütes honteufes; on a trouvé des moyens fürs pour les prévenir, & même pour faire demander 1'Auteur. Des protectcurs illuflres paroiflent en grande loge a Ü vj  108 Les deux Rêputations, la première repréfcntation qui fe palTe avec décence : des billets donnés avec une noble profufion , procureur, a la piece trois ou quatre repréfentations : alors/'indijpofition d'un aEtettr force a retirer la piece. L'Auteur la fait imprimer; & dans fa préface, il fe félicite de ce brillant fuccès, & il remercie le Public avec autant de fentiment que de modeftie, des applaudifléments qu'il prétend avoir recus. Jugez de 1'impreffion que produit cette préface en Angleterre, enPoIogne, en Allemagne,. ou 1'orj étoit déja li favorablement prévenu; on s'en moque un peu il Paris, mais les gens du monde, quoiqu'a moitié défabufés, foutiennent toujours que 1'Auteur a des talents fupérieurs, & fa réputation ne s'en étend pas moins dans les provinces & dans les pays étrangers; d'autant mieux que prefquetous les Journaliftes rendent le compte le plus avantageux de 1'ouvrage. — Mais enfin, dans ce nombre inÖrti de Jonrnaliffes, \\ sren_ trouve toujours au moins un ou deux qui jugent fainement& avec impartialité ?... —• Oui; mais lorfque ceux-la s'avifent de critiquer un Auteur qui fait employer tous les moyens que je viens de vous détailier, il efi aifé de les faire paffer pour être envieux, mal intentionnés & méchants. — Je concois a préfent que les Auteurs qui ne font pas doués d'une délicatefTe exceffive puiffent fe eontenter de cette efpece de réputation, d'autant mieux qu'elle a i'avantage de u'exciterl'envie de perfonne.  Conté Moral. loy II feroit a defirer feulement qu'elle eüt un peu plus de folidité. Dans eet endroit de la converfation , Luzincour, qui liniffoit une partie de piquet, fe leva; & s'approchant du Vicomte : II eft temps, lui dit-il, que je vienne défendre la caufe des Gens de Lettres que vous traitez avec fi peu de rnénagement. Vous n'avez, répondit le Vicomte, rien de commun avec ceux dont je prends la iiberté de memoquer. Je n'attaque que les intrigants. Malheur a celui que ma critique offenfera, ils'accufera luï-même. Sans parler de vous, mon cher Luzincour, je poui» roisnommer plufieurs Gens de Lettres que j'eftime & que j'admire. — Ils ne font donc pas de leétures ?... — II eft polfible de fuivre cette mode par foiblefi'e , ou par 1'effet d'une véritable complaifance; & voila ce que je crois toujours quand 1'Auteur d'ailleurs ne paffe pas pour fit re intrigant. Mais pourquoi, dit Madame de Champrofe, avez-vous tant d'animofké contreces pauvres intrigants? Que! mal vous fontils? ... — Un très-grand; ils m'ennuient, ils font de mauvais ouvrages. —Vous leur reprochez la un tort bien involontaire. —Point du tout : fi au-iieu de confacrer tout leur temps a 1'intrigue, ils réfléchiffoient ? ils travailloient ,ils écriroient mieux oucefferoïent d'écrire. J'en connois qui ont de l'efprit, des talents naturels; maïs fans culture & fans réflexion, a quoi peuvent fervir ces dons heureux de la nature ? D'ail-  -110 Les deux Rétnitatieii', leurs , le goüt de 1'intrigue deffeche 1'ame, éteint la fenfibilité, retrécit l'efprit. Comment uu homme, lans cefle occupé d'idées puériles, minutieufes, n'employant pour réuffir que de petits moyens, pourroit-il conferver de la uoblefl'e & de 1'élévation? Quel fervice important un Homme de Lettres impartial & raifonnable rendroit a la Iittérature, s'il prenoit la peine de dévoiler aux yeux du public tous les myfteres- & tous les petits fecrets de la ^abale ! Mais fongez-vous, interrompit Luzincour, au courage dont on auroit befoin pour ofer tenter une iémblable entreprife; quand on écrit contre la religion & contre les mceurs , on plait a la plus grande partie du public; on ne révolte véritablement que des gens eflimables, & ceux-la ne favent point haïr. Ils fe contentent de plaindre ou de méprifer 1'Auteur; mais dévoiler des intrigants ce feroit s'attirer une foule innombrable d'ennemis envenimés, & d'autant plus dangereux, que nul frein, nuls principes n'auroient le pouvoir de montreiTexcès de leurs reffentiments : ne voyez-vous pas Paudacieux Auteur, viétime de tous ces petits moyens & de ces manceuvres obfcures, dont il auroit eu 1'imprudence de fe moquer. Les connoitre, en général n'en garantit pas : réfléchiffez donc aux fuites terribles d'une telle entreprife ; les cris, les clameurs, le déchainement, lesfureurs de la haine, les Journaliftes épouvantés...  Conté Moral. ni les critiques ameres, les iatyres, les libelles... Enfin, tout ce que peuvent produire la colere , le fentiment & Pintfigue... — Convenez qu'il feroit beau de prévoir tout cela, & de n'en être point effrayé ? ... On auroit fans doute a craindre mille noirceurs fecretes; des calomnies, des libelles, tout ce que vous venez de détaiiler, a 1'exception des cris & des clameurs. Les gens dont nous parions ne font des ouvrages licencieux, & n'écrivent contre la Religion & le gouvernement que pour faire du bruit : avec un tel principe ils fe garderont bien d'ajouter, par des plaintes publiques, au bruit que doit naturellement faire par luimèmeun ouvrage retnpli de véritésa la fois hardies & utiles; au contraire, dans ce cas, ils affeétent une grande indifférence , une efpece de dédain méprifant: parlez-leur de 1'ouvrage; I'édition entiere eüt-elle été enlevée en huit jours, ils vous répondront ndgligemment qu'ils ne l'ont paslu : cependant, fi vous pafléz pour être ennemi de 1'Auteur, ils vous diront d'un ton tranchant, mais toujours froid & tranquille, que 1'ouvrage ne vaut rien, qu'il eft d'aillèurs d'une tnéchanceté rèvoltante : enfuite, fans s'appefantir d'avantage, ils changeront de difcours & parleront de toute autre chofe. Eh bien, s'écria Madame de Champrofe , je trouve cela fublime; 1'cmportement, la colere ne perfuaderoient perfonne. Cet air de fang-froid en impofe, & donne a la  H2 Les deux Réputations, calomnie (du moins aux yeux des fots'3 1 apparence de la raifon. Mais comment accorder avec un plan fi fage ces fatyres mordantes & ces libelles dont vous oarliez tout-a-l'heure ? Des libelles font du bruit ; on n'ignore pas qu'ils donnent plus cle célébnté qu'ils ne peuvent faire de tort. . ...... Sans doute, mais les paffions rendent inconféquent; le plailir de déchirer (ans ménagement une perfonne qu'on detefte , 1 efpoir de la noircir, de la défoler, fait poffer par-deffus toute autre conlidération; enfin, dans la fociété on n'a oré cntiquer qu'avec une certaine mefure on a même été fouvent forcé, pour paroltre équitable, de mêler quelques éloges a lacenfure : on fe dédommage dansunécrit anonyme de toutes ces contraintes impoiées par les bienféances & par lapolitique. —J admire comment un homme du monde peut .li bien favoir tout cela!.... — Quand nous prenons la peine d'obferver , nous nous y entendons mieux que tous les Phllojophes. Ceux qui palfent leur vie dans la loaeté la plus étendue , font bien bornés s ils ne prennent pas facilement un tact fin cx déhcat, & s'ils n'acquierent pas la connoillancedu cceur humain. Aucun écrivain n a olé peindre avec détaij les travers, les véntables ridicules & le petit manege des Gens de Lettres O). Prefque tous les Au- {') On ne parle qu'en général. On reconnoit  Conté Moral. 113 teurs ont eu le projet de les natter : plufieurs enfin ont voulti les mettre en parallde avec les gens du monde qu'ils ne connoiflbient pas , & ils n'ont pas manqué ( pour i'honneur du corps dont iis faifbient partie ) d'établir fur chaque point de la comparaifon tout le deTavantage de notre cóté. Combien de fois en voyant ces tableaux infideles , j'ai été tenté de répondre aux Gens de Lettres comme le lion de la fable: » Avec plus de raifon nous aurions le deffus, » Si mes confrères favoienr peindre (a). Voila, reprit Luzincour, ce que vous ne pouvez plus dire maintenant. Car aujourd'hui prefque tous vos confrères écrivent.... —- Oui, mais ils ne font point J encore familiarifés avec rimprefjton; & en Iittérature , les manu/crits n'ont pas une grande autorité.—II me femble qu'un illuftre Ecrivain a traité fans aucun ménagément, dans les Lettres Perfannes, les H-pris rle Lettres, les Tournaliftes,&même 1'Académie Francoife.... —II a dit fur ce fujet, comme fur tant d'autres, d'excellentes chofes; mais, felon moi, il a plutót fait une fatyre qu'une critique judicieufe : avec plaifir que la juftice & la vérité doivent faire admettre beaucoup d'exceptions. (a) Le Lion abattu par 1'Homme. Fable de Le Fontaine.  i *4 Les deux Réputations, des injures groffieres ne prouvent jamais tien. „ La plupart des Auteurs, dit M. de „ Montefquieu , rélTemblent aux Poëtes ,, qui fouffriront une volée de coups de „ baton fans fe plaindre , mais qui peu „ jaloux de leurs épaules, le font fi fort „ de leurs ouvrages, qu'ils ne fauroient fou„ tenir la moindre critique, &c. (a) ". D'ailleurs, les critiques de M. de Aiontefquieu font trop abfolues ; ilfemble ne point admettre d'exceptions , & ranger , fans diflinction, tous les Gens de Lettres dans (a) La maniere dont il parle de 1'Académie Franfoifc, n'eft pas p!us mefurée. ,, J'ai «ui parii Ier, dit Rica, d'une efpece de tribunal qu'on ,i appelle VAcadémie francoife; il n'y en a point de ,, moins refpeété dans Ie moncie : car on dit ,, qu'auffi-töt qu'il a décidé, le peuple caffe fes „ arrêts... Ceux qui le comooftnt (ce tribunal), „ n'ont d'autres fonctions que de jafer fans ceffe ; „ 1'éloge va fe placer de lui-même dans leur „ babi! éternel; & fi tót qu'üs font initiés dans „ fes myfteres, la fureur Ju panégyrique vient „ les faifir, & ne les quitte plus. Ce corps a „ quarante têtes .. Pour les yeux, il n'en eft „ pas queftion. II fembfe qu'il foit fait pour par„ Ier & non pas pour voir. 11 n'eft point ferme „ fur fes pieds; car le temps qui eft fon fléau, „ 1'ébranle a tous les inftants , & detruit tout „ ce qu'il a fait. On a dit autrefois que fes mains „ étoient avides : je ne t'en dirai rien , & je „ laiffe décider cela a ceux qui le fevent mieux que moi ".  ' Conté Moral. uj la même claffe. II parolt croire qu'ils font tous intrigants & méprifables; il ne convient jamais qu'il en exifte plulkurs dignes d'ètre propofés pour modeles , & véritablement diftingués par leurs vertus & par leurs talents : tel feroit cependant le laugage de la raifon & de 1'impartiaHté. Je fuis de votre avis, repartif Luzincour, je trouve que lorfqu'on s'eft avifé de critiquer les Gens de Lettres, on s'eft trop écarté des bienféances & de la juftice, & en même-temps bn n'a point encore peint avec vérité leurs ridicules les plus frappants (a~). (a) J'ai cependant trouve de Ia vérité dan» Ia eritique fuivante. L'Auteur parle des faux Ph.ilofophts & s'exprime ainfi :. .. „ Si les beaux efprits ie contentoient d'en „ impofer au vulgaire fur les bagatelles impor„ tantes qui les occupent, & que leur orgueil „ fut fatisfait d'ètre les arbirres du goüt•, ils ne ,, feroient au moins qu'inutiles; mais ils pre„ tendent au defpotifme fur les objets les plus „ graves. Le gouvernement, les moeurs , la re,, ligion même eft de leur reflbrt. II n'eft per„ mis de croire que ce qu'ils jugent digne d'ètre cru. Ils s'annoncent comme tolérants, & font ,, les plus grands perfécuteurs de ceux qui ofent penfer autrement qu'eux : ils fe difent citoyens „ du monde , & ne le font pas de leur patrie, „ qu'ils ne craignent pas de troubler par les fyftêmes les plus dangereux •, ils fe décorent „ enfin du titre impofant de Philofophes. Ce nom , qui, dans fon origine , ne préfentoit a l'efprit j, que 1'idée d'un amateur de la Sageffe , s'eft ac- 1  ntf Les deux Réputatïons , . Peu de temps après cette converlatibrr, Luzincour ent occafion de connoitre que 3e Vicomte, en effet, dans tout ce qu'il avoit dit, ne s'étoit pas permis la plus légere exagération, Cependant Aurélie avoit perdu fans retour fes préventions contre Luzincour, Mais elle n'étoit pas encore éclairée fur Ie caracrere de Damoville. Elle lui fuppofoit toujours la plus vive amitié pour Luzincour, & elle imaginoit feulement qu'une délicateffe exceffive & déraifonnable Ie rendoit fouvent fufceptible, trop exigeant, & même injulle. Aurélie , en relifant 1'ouvrage de Luzincour, ne pouvoit s'empê- „ quis par eux une fignifïcation bien plus no„ ble. Les Philofophes de 1'antiquité n'étoient „ que les difciples de la Sageffe : les nötres „ font eux - mêmes les vrais Sages. En cette „ qualité ils fe font érigés en légiflateurs, non„ feulement de la Iittérature , mais encore de „ 1'adminiftration politique & de la foi. Ils font ,, fondateurs , inftituteurs, ils font apötres; que „ ne font-ils point " ? Traité de VAmitié. Ce morceau écrit fans prétention, fans humeur , & avec une franchife courageufe. eft d'une femme, Madame de * * * , Auteur de plufieurs Ouvrages très-eftimés & dignes de 1'être Madame de *** a fait un Traité de ïAmitié, Traité des Patfwns , des Penfées & Réflexions morales, des Romans : enfin, elle a traduit de 1'Anglois des Ouvrages de Chymie & de Phyfique , auxquels elle a ajoutc des Notes fort inftructives.  Conté Mor at* Ï17 idiet de trouver en fecret que Damoville n'avoit ni la juftefle d'efprit, ni le goüt, ui 1'élévation d'ame de l'on ami ; mais perfonne ne lui vantoit les talents de Luzincour; on le lifoit, on ne le prónoit point j au contraire, beaucoup de gens en difoient du mal. Aurélie, d'un autrecóté, étoit vivement frappée de la réputation dontparoiffoit jouir Damoville. Cette célébrité flattoit Ca vanité & balancoit le témoignage de fon cceur. A 1'égard des Gens de Lettres que Damoville avoit introduits chez elle, fes yeux commencoient a s'ouvrir; elle leur trouvoit desprétentionsridicules, un orgueil auffi mal-adroit qu'exceffif, beaucoup plus de pédanterie que d'inftrudlion; .& elle fe difoit fouvent a elle-même ; A quoi donc fert l'efprit s'il ne fauroit enfeigner 1'art de plaire, s'il ne donne ni la fineffe, ni le bon goüt, ni les graces, qui font tout le charme de la fociété! ■Surlafin del'hyver, Damoville annonca eonfidemment a Aurélie qu'il alloit paroltre de lui un ouvrage philofophique qui feroit le plus grand bruit. Son Roman contre fon attente n'avoit produit aucune fenfation.; mais pour cette fois il étoit fik de fon fait. L'oiwrage attaquoit ouvertement la Religion. II fut cenfuré, défendu, & par coriiéquent vendu jnfqu'au dernier exemplaire en moins de quinze jours. Luzincour craignant pour 1'Auteur les fuites d'un femblable'éclat, ie fuppofa affligé, ou du moins effrayé. II revint exprès de la campagne  li8 Les deux Réputations, pour lui offrir tous les fervices qui pouvoient dépendre de lui. II arrivé a cinq heures du lbir, & .trouve Damoville prêta fortir. II paffe avec lui dans fon cabinet; &lorfqu'ils furent feuls: Je vois avec plaifir, mon cher Damoville, dit Luzincour, que vous avez du courage... A ces mots, Damoville éclata de rire. Comment donc, s'écria-t-il, me croyois-tu confterné, terrade" ? ... Tu ne ('ais donc pas, mon ami, que 1'ouvrage a été enlevé auffi-tót qu'il a paru ? II n'y eut jamais de fuccès pareil. II ne. m'en reïle pas un feul exemplaire : je travaille préfentement a la feconde édition ; car j'y ajoute deux ou trois morceaux dont on pariera... Ils vaudront peut-étre a 1'ouvrage les honneurs dubücher; fi trop iVambition ne m'abufe, je crois pouvoir raifbnnablement m'en flatter. — Mais fi on t'exilóit? — Plüt au Ciellquel poids! quel importance ou donneroit a mon ouvrage! Pirois dans les pays étrangers, j'y ferois reen comme un homme de génie, comme un héros perfècuté ; & de la j'inoifdérois la France d'une tnultitude d'écrits qui ne fortiront jamais de ma plume, fi on me lailfe ici; car'la difficulté de les faire imprimer en France eft un obffacle qui me feia déformais tourner mes talents d'un aiitré cöté. i'ai fait mespreüves; il fuffit; me voila placé parmi les Phllofophes (a); ils m'ont (*) On ne doit pas oublier que c'»ft Bamovillc  Conté Moral. lij» protégé, fotitenu : je viens de m'acquitter en vers eux; en adoptant tous leurs principes, je fuis devenu leur égal, & je puis compter a jamais fur leur conftante & fidelle amitié. C'cn eft affez. Je dois être fatisfait... — Et li 1'on vous privoit de votre liberté.... — Bon , ils ne font pas fi noirs ni fi méchants que nous les dépeiguons... Quel Philofophe parmi nous a é:é la viétime de fon audace? Nous parions toujours de perfécutiou, paree que nous ne nous foucions guere de Va-propos , pourvu que nous puiffions diflèrter & furtout déclamer; mais depuis long temps, on ne perfécute plus; on en avoit reconnu Pabus & la révoltante abfurdité, avant que les écrits de Voltaire euffent parti. A-t ori perfécuté un des fondateurs de la philofophie moderne, 1'Auteur de VHiftoire des Oracles (a) ? II n'exifte cependant point d'ouvrage de ce genre , dont le but foit moins dégüifé & plus facile fi pénétrèr fZ>). Denuis Fontenelle, quel Homme de Lettres, pour la même catifè , a perdu fon état & fa liberté? Je n'en connois point. Non, non; on fait paffaitement qu'on ne & non 1'Auteur qui parle. Je ne confonHrai certainement jamais ks Phitofophcs avec les gens dont il eft ici queftion. (a) Fontenelle. (b) Auffi a-t-on beaucoup loué eet ouvrage, quoiqu'il foit auffi ennuyeux que mal écri,t«  i-o Les deux Rêputat'wns, pcmroit porter a la Religion un coup plus funefte , qu'en perfécutant en fon nom. Va, mon ami', raffure-toi. Tes craintes font abfolument chimériques.,.. Mais , pourfuiyit Damoville, il eft cinq heures & demie; veux-tu venir avec moi a la Comédie Francoife ? Luzincour accepta cette propofirion , ■& fortit fur k champavec Damoville. Arrivés a la Comédie, les deux Auteurs feplacerent dans Je parquet. Après la première piece, Damoville appercut a quelque diftance un Homme de Lettres de fes amis. N'eft-ce pas la Blinval, s'écria-t-il ? J'ignorois qu'il fut de retour. II a fait un petit voyage en F1andr.es. Quelques jours avant fon départ, il a donné au public une efpece de Po'éme en profe, dont Ie fuccès n'a pas été heureux : on y trouve cependant de la philofophie... Oui, reprit Luzincour en riant, mais il n'a pas été défendu, & il eft refté chez Ie Libraire. Comme il achevoit ces mots, Damoviile fè leva pour s'approcher de Blinval qui s'avaucoit vers lui. Blinval félicita Damoville fur fa gloire & même fur fon bonheur; enfuite Damoville, a fon tour, fit 1'éloge du Poëme de Blinval. Ce dernier foupira : Mais concevez-vous, reprit-il, qu'on ne l'ait ni cenfuré ni défendu? — En effet, cela eft inconcevable. — Ma tirade fur la tolérance? — Oh, elle eft d'une hardieffe!... — j'ofe dire qu'on n'a rien écrit de plus fort «lans aucun ouvrage : affurément Pinten- tfan  Ceate Moral. Jat 'tion étoit affez vifible!.... Eh bien, ils •ent laijfépaffèr cela!... Mais j'acheve dans ce moment un morceau fux la perfécution , qui les tirera de leur afioupifiément, ou je fois fort trompé; ma foi, fi cela n'eft pas, il faut renoncer au métier; il ne vaat plus rien. Luzincour écoutoit avec attention ce curieux dialoguc. En rentrant chez lui , il 1'écrivit fans y rien changer. Si jamais , dit-il, je préche Ia tolérance, je ne répéterai point des lieux communs auffi enHtiyeux qu'ufés; je mecoutenterai de trantcrire fidélement cette petite converfation entre Blinval & Damoville. Des vérités fi tiaïvement exprimées doivent faire une imprefiion profonde... Pauvres Auteurs, qui n'abandonnez Ia bonne caufe que pour affurer le débit de vos ouvrages , que deviendriez-vous, fi au-lieu de réveiller 1'indignation dont les effets vous paroiffent fi utiles, vous n'excitiez que la compaffion vertueufè, & ce mépris froid & tranquille que dort iufpirer la folie unie a la. perverfité ! „ .. Lorfque Luzincour etrt écrit cette réflexion fur fon Journal, il fortit , & fut fouper chez Aurélie; il ne l'avait point encore vue depuis que Damoville avoit fait paroftre fon Ouvrage. Malgré tout ce qu'on difoiï fur le prétendu mérite de eet Ouvrage, malgré 1'éclat nouveau que ce fuccès ajoutoit a la réputation de Damaville, Aurélie ne pouvoit admirer des dé- Terne IV. F  12» Les deux Réputations, clamations vaines qui ne tendoient qu'a détruire la Religion. Damoville favoit fein. dre ; mais fa légéreté & fon indifcrétion naturelles ne lui permettoient pas 1'ufage d'une habituelle & longue difimmlation: Enivré de fa gloirc & des éloges "que lui prodiguoient tous ceux qu'il appelloit des Philofophes , il ne lui fut pas poffible de modérer ou de cacher Fexcès de fa joie.' Aurélie n'eut pas de peine a lire au fond de fon cceur. Elle y découvrit aifément fes intentions , fes motifs, fa politique, en an mot, tout fon fyftéme. Elle auroit pu excufer des erreurs, mais elle concutle plus profond mépris pour un homme fans principes , fans caraétere, livré a l'efprit de par-; ti, guidé par la vanité la plus frivole; dangereux par calcul , moins aveuglé qu'en* trainé ; facrifiant tout enfin a 1'intérêt & au defir effréué de faire parler de lui. Au-, rélic, ainfi éclairée, fe plait a comparer Ia conduite de Damoville avec celle de Luzincour. Elle ne peut avoir dévoilé le premier fans rendre en möme-.temps une juftice entiere au fecond. Elle reconnoit h. quel point Ia réputation de Luzincour eft préférable a celle de Damoville : ce dernier, il eft vrai, eft vivement próné; mais par qui? Par des gens qui ne louent fes talents que paree qu'il leur eft dévoué; qui n'eftiment fes écrits que paree qu'ils y retrouveut toutes leurs opinions. On lui a dit : Pénétrez - vous de nos maximes,, copiez, répéiez ce que nous répétons depuis  Conté Moral. i*« irente ans, & nous foutiendrons que vous êtes un homme de génie. . . Voila lur quoi toute la réputation eft fóndéé. .. Luzincour n'a point depróneurs; c'eft qu'il dédaigne Fintrigue, la cabale & l'efprit de parti. II a des ennemis : c'eft qu'il eft impartial, qu'il ofe dire toutes les vérités qu'il croit utiles; il n'-a point de partifans enthoufiaftes : c'eft que loin de flatter les paflions , il les combat , qu'il refpecte la Religion & les mceurs, qu'il eft plus occupé du defir d'inftruiré, que du foin de plaire. Sous quelque formeféduifante qu'on puiffe préfenter la morale , on y trouvera toujours un fond d'auftérité. II eft potlible d'écouter avec plaifir une lecon falutaire, d'en fentir Putilité; mais'jamais on ne la recoit avec tranfport: ainfi, de femblables ouvrages , plus folides qu'attrayants, ne fauroient exciter Ptnthoufiafme de ceux mêmes qui les goütent: on les loue avec plus d'eftime que de chaleur. Enfin, quels font les admirateurs de Luzincour? Les bons citoyens, tous ceux qui conl'ervent le goüt de la vertu. Quels font fes ennemis? Les athées, les impies, les intrigants , & tous les gens fans principes & fans mceurs. Le nombre pourroit effrayer; mais après tout, fes détrafteurs les plus ardents n'oferont jamais dire qu'un Auteur dont la morale eft d'une irreprochable pureté, foit un Auteur méprijable: tandis que la raifm équitable & févere, regardera comme tel , malgré les talents F ij  124 Les deux RéputatitHs , mêmes, 1'Ecrivain malheureux qui rifque de corrompre fes lecteurs. Telles étoient les réflexions d'Aurélie; elle ne les communiqua point encorea Luzincour. Avant de lui accorder une confiance fans réferve, elle vouloit connoitre avec plus de détail fon caraétere , & fur-tout fes fentiinents. Un jour, fe trouvant feule avec Luzincour : J'airne, lui dir-elle, la fimplicité de votre conduite. Cependant, je trouve quelquefois que vous pouifez trop loin le mépris de la fortune & des honneurs litté» raires auxquels vous pouvez prétendre.,, Je vous affure, Madame, répondit Luzincour, que loin de méprifer les honneurs dont vous parlez, f'en fais grand cas.... — Cependant , vous n'aVez jamais con«couru pour obtenir un prix d'èloquence.., — Mais, Madame, fongez donc a la difficulté de cette entreprife! L'Académie vous donne un fm'et; vous prefcrit l'étendue de Touvrage, & puis vous ordonne de louer & d'ètre éloquent : avec la meilleure volonté du monde, il faut, pour que je puiffe lui obéir autant qu'ij efi en moi, que le fujet me plaife, que le perfonnage , objet de 1'éloge , foit précifément celui que j'aiir rois ehoifi entre tous les grands Hommes qui ont exifté, fi j'avois voulu en célébrer un particuliérement ; il faut encore que la tnefure de 1'ouvrage fixé par 1'Académie, s'accorde exaétem^nt avec mon plan. Si tous ces hafards ne fe rencontrent pas, je vou* avoue que je n'aurai ni fentiment,  Conté Moral. Ifi5 ni vérité , ni chaleur : je ferai froid, emphatique, incorrect; enfin, je ferai un dïfcours déteftable... — Faites toujours, on vous tiendra compte de la bonne volonté; il me femble que depuis long-temps c'eftla tont ce qu'on exige. — Pardonnez-moi, Madame; on eft fans doute, comme vous le dites, d'une indulgence remarquable k. beaucoup d'égards; mais on exige pofitivement une chofe a laquelle il me feroit impoffible de me foumettre. — Qu'eft-ce donc ? — II eft établi (& 1'ufage univerfel a fait une loi de ce principe ) qu'on doit traiter tous les fujets du même ton; employer les mêmes expreffions , les mêroes figures pour louer un artifte ou Turenne, un bel-efprit ou Henri IV; de maniere qu'on pourroit, avant de connoitre celui qu'on doit louer, préparer toujours fon difcours , laiffer le nom en blanc, & faire ainfi, d'avance , fon éloge, en attendant le choix de 1'Académie. On ajouteroit enfuite, quand le grand Homme feroit nommé, quelques pethes anecdotes, quelques mots choifis ; car ce font des ornements indifpenfables. — Vous m'éclairez. Je fuis perfuadée a préfent que prefque tous les éloges que j'ai lus ont été compofés de cette maniere; mais a propos, pourfuivit Aurélie, favez-vous que demain on doit jouer, a la comédie Fran^oife, la piece de Damoville ? J'ai une loge , & je veux abfolument que vous veniez avec moi. Luzincour n'ofa refufer cette propofition , & F iij  Ii6 Les deux Réputations, le lendemain il fe rendit dans la loge d'Aurélie. La piece , en dépit de la cabale & des plus fages prècautions prifes par Damoville, eut exaétement le fort prédit par 1c Vicomte de Valrive. Dés le premier vers, des applaudifléments redoublés firent connoitre la bonne volonté d'une partie de ceux «jui compofoient le parterre : on voyoit d'ailleurs dans quelques loges plufieurs femmes, qui, confervant le fouvenir des lec*ures, applaudiflbient avec tranfport: plus d'un éventail en fut caOé. Cet enthoufiafme fe foutint pendant toute la moitié du premier aóte; il s'affoiblit fenfiblement au iecond, car on commencoit a écouter. Au tröifieme acte Pennui parut glacer jufqu'aux plus zélés parti fans. Cependant, quand la loile fut baiffée, quelques voix timides & mal-affurées , s'éleverent pour demander PAuteur ; mais nul écho ne répondit, & Aurélie, en fortant de fa loge, dit a Luzincour : On aura beau faire, la piece ne fe relevcra jamais: pauvre Damoville! Comme il fera trifte ce foir!... Que lui dironsnous? Car il n'y aura pas moyen de lui foutenir que ce n'eft pas-la une cbüte; & quelles confolations peut-on offrir a PAuteur qui vient de tomber? Toutes ces réflexions d'Aurélie prouvoient fon peu d'expérience. Elle le connut bientót. Damoville, fuivant fa promeffe, vint fouper chez elle. On Pannonce. Aurélie fepréparoit A lui dire quelque cliofe  Conté Moral. 12? de confolant fur Yinjufiice du public, lorfque Damoville, s'approchant d'elle d'un air triomphant : J'arrive un peu tard, ditil ; en fortant de la comédie, j'ai rencontré plufieurs perfonnes de ma connoiffance, ila bien fallu recevoirlescompliments, les félicitations d'ufagè... Au vrai, je dois être fatisfait. J'étois prévenü qu'il y auroit une cabale formidable : elle fera peut-être plus heureufe une autre fois, mais pour aujourd'hui elle n'a pas ofé fe manifefter. Elle a feriti qu'elle n'entraineroit pas le public. Mais dites-moi, Madame, avez-vous été uil peu contente ? A cette queftion très-imprévue, Aurélie confondue rougit, balbutia , ne répondit rien; & Damoville fe tournant vers le refte de la compagnie, obligea toutes les perfonnes qui la compofoient de lui dire , de lui répéter que fa piece avoit eu le plus grand fuccès. Ênfuite , revenant a Aurélie : Avez-vous remarqué , Madame , dit-il, comme le Public a fenti la tirade qui termine la feconde fcene du tröifieme acte? — Oui, il a écouté avec une grande attention; il étoit fort calme.... — Le premier acte a été couvert d'applaudijj'ements, paree qu'il n'eft que brillant; mais au moment 011 Pintérêt commence, il y a eu, comme vous 1'avez trés - bien obfervé , un redoublement d'attention trés-frappant. Plus de bruit.... C'eft alors que j'ai été véritablement fatisfait, d'autant mieux que la piece n'eft pas faite pour plaire au parF iv  ïaS Les deux Réputatims, terre; elle eft remplie de traits fins, dé- licats... Dans ce moment on vint annoncer que le fouper étoit fervi. On fut fe mettre a table. Damoville affeita la plus grande gaieté. Cependant, avec un peu de pénétration , on pouvoit aifément s'appercevoir qu'il n'étoit pas au fond auffi gai, auffi content qu'il s'efFor<;oit de le paroltre. Après Ie fouper, Damoville reparla encore de fa piece; il n'oublia pas dlntéreffer 1'amourpropre de tous ceux qui avoient affifté aux LeStures, è foutenir qu'elle étoit excellente : Vous aviez, leur difoit-il, prévu fon fuccès. Vous Paviez prédit : avec de l'efprit & du goüt il eft impoffible de s'abufer fur le mérite ou les défauts d'un ouvrage d'imagination; enfin, Damoville,1, dans cette occafion, fe montra fupérieur 'a la fortune; on ne fupporta jamais un revers avec moins d'abattement; jamais on ne connut mieux fes reffources, & on ne fut les employer avec plus de préfence d'efprit. En affichant cette feinte fatisfaétion , Damoville en impofa a beaucoup de gens. Puifqu'il eft content, difoit-on, il faut bien qf'il ait fujet de Pêtre. Cependant, il ne foutint pas jufqu'au bout cette prudente diliimulation. Dans fes préfaces, il s'applaudiffoit de fes fuccès; mais en même-temps ' il foutenoit dans des difiértations générales , qu'il n'y avoit plus ni goüt ni lutqieres, & que nous retombions dans la barbarie : & c'eft ainfi que le dépit indifcret iinit toujours par fe trahir.  Conté Mor ai. , lig Luzincour, fans pénétrer entiéremem les fentiments d'Aurélie, n'eut pas de peine a s'appercevoir qu'elle avoit beaucoup perduj de ion admiration pour Damoville; mais ce dernier poffedoit fi parfaitement 1'art de fe faire valoir, que Luzincour n'ofoit fe flatter qu'Aurélie füt véritablement éclairée fur fon mérite réel. Damoville favoit fe faire louer devant Aurélie avec une adreffe qui pouvoit en impofer : en outre il citoit continuellement les chofes obligeantes qu'on lui avoit dites en 1'abfence d'Aurélie , mais avec une finelfe qui ótoit a cette fatuité tout ce qu'elle pouvoit avoir de trop choquant; tantót il preuoit un air de fentiment, & connoiflant, difoit-il, 1'intérêt qu'Aurélie daignoit prendre k lui, il 1'inftruifoit d'un fuccès flatteur; cette confidence venoit du cceur & non de Vamour* propre. II auroit même été faché que tout autre qu'Aurélie en eüt connoiffance; il ne fe vantoit que pour procurer a 1'amitié une fatisfaftion qu'elle fait fi bien goüter! D'ailleurs, il craignoit de redoubler 1'envie acharnée a le noircir, a le perfécuter. Tantót Damoville prenant un autre ton, répétoit en riant, & avec 1'air de n'y pas croi* ie, un éloge un peu trop fort pour êtrp cité férieufement. Dans ce cas, il en parloit comme d'une exagération , d'une folie plaifante : cette formeingénieufe& modefte fait tout paffer; il eft feulement ficheux qu'elle foit auffi connue. Ce petit manege Ji'échappoit point a Luzincour; mais il ne F y  130 Les deux Réputations, pouvoit démêler encore Fimpreifion qu'il produifoit fur l'efprit d'Aurélie. Un foir que Luzincour s'entretenoit avec Aurélie, on vint le chercher de la part du Vicomte de Valrive, qui le prioit de fe xendre fur le champ chez fa belle-fceur. Luzincour partit auffi-tót. En entrant dans la chambre de Madame de Valrive, ii fut effrayé de la conffernation qu'il vit fur tous les vifages. Mon cher Luzincour, lui dit le Vicomte, comme je vaispartir d'icipour Verfailles, & que je ne reviendrai pas demain diner a Paris, j'ai voulu vous enprévenir.... Mais qu'eft-il donc arrivé ? interrompit Luzincour.... — Un malheurdéplorable. Cet infortuné Baron de Verzenay s'eft tué ce loir a huit henres, & avec un éclat qui óte toute efpérance de pouvoir cacher cet affreux événement.... — Le Baron de Verzenay s'eft tué! —Ses affaires étoient très-dérangées; mais comme il avoit beaucoup de bienfaits du Roi , il auroit pu , en faifant plufieurs réformes & le facrifice d'une terre, payer fes dettes & rétablir fa fortune en quatre ou cinq ans. II étoit magnifique, il aimoit le fafte, il n'a pu fe réfoudre a faire les facrifices qu'exigeoit fa fituation. Importuné par fes créanciers, voyant qu'il falloit enfin prendre un parti, n'étant retenu par aucun principe de religion, il s'eft débarraffé d'une exiftence qui luidevenoit a charge. II laiffe une femme vertueufe & trois enfants a Patimóne; puifque fa mort privé fa familie des bien-  Conté Moral. 134 faits dü Roi , & de toutes les penfions dont il jouiffoit. Voila oü peut conduire 1'athéifme! Et les Auteurs qui cher- chent a détrüirè la Religion, ofent parler de bienfaifance & d'humanité !.... A ces mots, Madame de Valrive foupira. II eft vrai, dit-elle , que le malbeureux 'Baron n'a jamais lu dans toute fa vie que des ouvrages de ce genre. Une circonftance affez .frappante, dit tout bas le Vicomte a Luzincour , c'eft qu'il étoit perfuadé'que 1'ouvrage de Damoville elt un chef-d'ceuvre. II n'a pas manqué d'acheter & d'admirer un Livre cenfuré ö5 défendu, & on a trouvé ce même ouvrage entr'ouvert & pofé fur une table auprès de laquelle il s'eft tué. Luzincour frémit. Ceux qui font de femblables ouvrages, reprit-il , n'ont jamais fongé a ces affreufes conféquences. Si le plus hardi, le plus endurci d'entre eux pouvoit les prévoir, pouvoit y réfléc'iir un moment, il e°n feroit épouvanté. Enfin, dit le Vicomte, jamais le Sutvide n'a été plus commun en Angleterre qu'il 1'eft en France depuis vingt-cinq ans. II n'exifte perfonne dans la fociété qui n'ait connu un Suicide. Tel eft le fruit des ouvrages pernieiciix produits par 1'impiété. II eft certain , répliqua Luzincour , que plufieurs de fes ouvrages refpirent le matérialifme; mais il me ïemble qu'en général on ofe rarement nier 1'exiftence de Dieu, & que le déifme eft beaucoup plus commun que fMthèifme. — C'eft qu'on a rêF vj  ~*32 Les deux RJputations , connu que naturellement les Déiftes de~ voient faire plus de profélytes que les Athées. Tout ce qui nous environne attefte 1'exiftence de 1'Etre éternel. Créateur de 1'univers; en admettant une vérité fi profondément gravée dans le ceeur de 1'homme, les détraéteurs delalteligion révoltenE moins les amas fenfibles, & féduifent plus facilement les efprits fuperficiels. Ils parient fans celfe de Dicu; mais ils s'accordent tous a nier que les fcélérats puiflént trouver dans une autre vie des chatiments éterncls. Cependant, fi 1'on vient a bout de corrompre affez mon cceur pour me perfuaderque Louis IX & Cartouchejouilfent maintenant du même fort, quipourra m'empêcher de commettre un crime utile, quand je ferai convaincu qu'on ne pourra jamais le découvrir ? Si la vie m'eft infuppórtable, qui jn'empêchera de m'en délivrer? Enfin, cominent réfifterai-je a mes paiïïons ex è 1'occaiion fans ceflé renalffante de faire le mal en fecret, & avec impunité, fi fe puis penfer que Dieuregarde avec indifférence toutes les actions de ma vie, & que jamais fa juftice ne m'en demandera compte? Telles font les conféquences horribles de ces extravagants fyftêmes ! Ah, fi ces prétendus Philofophes pouvoient entendre les gémiffements de la veuve infortunée du Baron de Verzenay I s'ils la voyoient échevelée, pale, faifie d'horreur, baignant de larmes fes malheureux enfants , & s'écriant d'une voix eutrecc-upée de fanglots»,,. O mes ca-  Cente Moral. 155 fants! refpeélez toujours la Religion !.. „ Cri déchirant d'un cceur défefpéré , qui n^fccuie de fes maux que les Ecrivains corrupteurs dont les ècrits funeltes attaquent la Religion avec tant de eonftance & d'acharnement!. .. Ce qui m'étonne , interrompit Luzincour, c'elt qu'on ait pu croire qu'ils ne répandoient des erreurs fi pernicieufes que par amour de Phumanité Etoit-ce pour réprimer le fanatifme? Mais il n'exiftoit plus lorfque tous ces ouvrages ont commencé a paroitre; &d'ailleurs, on trouvoit dans 1'Evangile les meillcurs armes avec lefquelles on püt le combattre. Prdtendoit-on ofFrir une morale plus purer plus fublime que celle de 1'Evangile? Non, fans doute : en ne pouvoit fe diilimuler 1'impoflïbilité de cette entreprife, & que celui qui fuivroit exaétement les préceptes de 1'Evangile, feroit le plus fage & le plus parfait de tous les hommes. Pourquoi donc vouloir la détruire, cette Religion qui prefcrit comme des devotrs indifpenfables la chafteté, l'obérjpmee & le refpeft dus aux Souverains & aux loix; qui nous ordonne d'ètre bons, patients, moddrés, bienfaifants, indulgents, équitables; qui nous défend la haine & la vengeance; qui nous commande non-feulement de pardonner, mais encore de rendre le bien pour le mal? Pourquoi vouloir arracher aux hommes une eroyance qui peut les rendre fi héroïquement vertueux? Ceft. en même-temps débarrafier les méchants d'un frein lacré j  134 Les deux TLèputations, c'eft óter a la vertu un but raifonnable, & la douceur de prétendre a un prix d'gne tl'exciter fon courage & d'augmenter fa frrce; c'eft enfin ravir aux infortunés la plus fure de toutes les confolations, & la feule qui puilfe faire fupporter les pcrfécutions de la haine & de 1'envie, la perte des objets que nous chériffons, les maux phyffqucs & 1'excès de la mifére... Grace au ciel, reprit le Vicomte, les motifs qui ont fait écrire les détracteurs de la Religion ne peu vent être équivoques, & font aujourd'hui affez généralement reconnus. En achevant ces mots, le Vicomte fe leva, & partit pour Verfailles. Luzincour prit congé de Madame de Valrive, qui lui dit tout bas : Ce terrible événement frappe également mon cceur & mon efprit, & il me rend les principes que des écrits & des entretiens dangereux avoient prefque entiérement détruits. Luzincour quitta Madame de Valrive; & trop pénétré de trifleffe pour aller rejoindre Aurélie, il rentra chez lui: il y trouva une Lettre; il 1'ouvrit; il vit une écriture & une fignature qui lui étoient inconnues. II Jut ce qui fuit : Du Chdteau de ***, ce 30 Avrll if.... „ Je n'at point 1'avantage d'ètre connu 5, de vous, Monfieur, & cependant je vous „ dois la plus vive & la plus tendre re„ connoifïance: je ne puis m'acquitteren- vers vous, autant qu'il eft en moi, qu'en  Conté Moral*. 135 vous contant mon hiftoire. La voici en peu de mots : „ J'atteignois a peine ma dixieme année lorfqne je perdis mon pere. Je fus élevé par une mere auffi vertuèule qu'éclairée. Je n'ai qu'une fceur; & toute ma tendreffe fe partageoit entre elle & ma mere. L'age & la raifon ne firent que rendre plus folides des fentiments li naturels. J'entrai au fervice. Ma mere & ma fceur refterent dansle Cbftteau oü je fuis né; & pendant dix ans, je n'ai jamais manqué de leur confacrer la plus grande partie du temps dont je pouvois dilpofer. Je faifois le bonheur de la mere la plus chérie. Je trouvois dans ma fceur 1'amie la plus aimable, pouvois-je n'être pas heureux ! Un orgueil infenfé, une vanité pnérile détruifit toute cette félicité. „ Mon nom n'eft point illuftre; mais ma familie eft une des plus anciennes de la Franche-Comté. J'attachois beaucoup de prix a cet avantage : foibleffe d'autant plus dangereufe que les conféquences n'en font pas affez frappantes pour infpirer un vif defir de la furmonter ! Mais j'éprouvai bientót combien elle peut être funefte au bonheur de la vie. Je voulus procurer un dtabliffement brillant a ma fceur; elle s'y refufa, & m'avoua, que fon cceur n'étoit plus libre , & ma mere autorifoit fes fentiments. Le choix qu'elle avoit fait porta aii comble le dépit que fon refus me cauia. Elk  136" Les deux Rêputatkns, „ aimoit un homme de mérite, qui poffé„ doit une fortune honnéte; mais cet hom„ me n'étoit point Gentilhomme ! Je mis „ tout en ufage pour rompre un mariaga ,, dont mon orgueil ne pouvoit fupporter „ la feule idée. Mes tentatives & mes prieres furent inutiles. Ma fceur époufa fon ,, Amant. Je quittai la Province; & ou,, bliant tout ce que je devois a ma mere, „ je jurai de n'y retourner jamais, afin de „ ne plus revoir une fceur qui étoit pref,, que devenue Pobjet de ma haine , & „ dont ma mere ne vouloit pas fe féparer. „ Je vins a Paris; je me livrai h tout ce ,, qui pouvoit me difliper & me diftraire ,, d'un fouvenir qui me déchiroit le cceur. ,, Je forinai des liaifons agréables; mais ,, qu'elles me paroiffoient froides, quand „ je me rappellois malgré moi cette inti„ mité fi douce, formde pnr la nature & ,, par 1'habitude, & dont j'avois goüté tous „ les charmes!... J'ai paffé fix ans dans „ cette fituation; mécontent, malheureux, „ cherchant a m'étourdir, a me perfuader „ que ma mere auroit dit facriiier a ma ,, vanité le bonheur de ma fceur, & par conféquent le fien. N'ayant jamais eu de confiance véritable qu'en ma mere & „ ma fceur, n'ayant jamais fongé a rem„ placer deux amies fi cheres, je renfer„ mois au fond de moh ame ces chragrin» „ cruels. J'étois privé des confeils que IV „ mitié ou la raifon auroient pu m'offrir; 5, mais enfin, ces confeils faliuaires, c'eft  Conté Moral. 137 vous, Monfieur, qui me les avez donnés. Quand votre ouvrage parut, je n'étois point ft Paris ; différentes occupa„ tions m'ont toujours empêché de le 1;„ re, jufqu'au mois de Mars deruier. C'elt ,, ft cette époque que je commencai pour ,, la première fois, une ledture qui devoit ,, produire fur mon cceur une impreffion „ fi proronde & fi finguliere, qu'il me fe„ roit impoffible de dire, fi 1'ouvrage eft ,, bien écrit, fi les idéés en font neuves, fi le plan en eft bon. Je n'étois pas en „ état de juger; je ne pouvois que fentir, „ m'attendrir, verfer des larmes; ce n'étoit point un livre pour moi : c'étoit un ,, tendre ami qui aie parloit, qui m'inter„ rogeoit, qui me connoiffoit mieux que „ moi-même, qui, en me dévoilant mes „ foibleflés, m'en faifoit rougir, m'offroit „ les moyens de m'en affranchir & de les „ expier; quimêloitaux reprochcsdedou„ ces confolations, enfin , qui me décou„ vroit les vraies fources du bonheur. .. ,, O vous qui n'avez écrit que pour 1'in„ térêt de la Religion & des mceurs, re,, cevez le prix le plus doux de vos nobles travaux! Apprenez qu'il exiftoit un cceur „ égaré par un orgueil farouche, & que „ vos feuls écrits 1'ont rendu pour tou„ jours ft la raifon, a la nature &ftla ver,, tu... Om , c'eft entre ma mere & ma fceur ,, que j'écris cette Lettre! c'eft vous qui ,, m'avez conduit aux pieds de ma inere! „ J'ai refti mon pardon. J'ai ferré dan3  138 Les deux Réputations, mes bras les enfants de ma fceur: c'eft ,, a vous que je dois leurs innocentes careffes, leslarmes dclicieufes que j'ai verfées, celles que j'ai fait répandre, Je ,, bonheur üiëxprimable dont je jours !.., ,, L'union & la paix rétablies dans cette j, maifon , la joie qu'on y voit régner, voila votre ouvrage & vos bienfaits! cette gloire ,, pure & fublime doit toucher un cceur comme le vótre. Si la haine vous ca,, lomnie. vous perfécute, qu'il vous fera ,, facile de braver fa fnreur! Songez que j, les families vertueufes vous re'verent & 0, vous béniffent , & relifez quelquefois cette Lettre. — Le Comte de F*** ". II feroit impoffible de décrire tout ce que cette Lettre fit eprouver a Lirzincour; de douces larmes inotidoient fon vifage. O combien , s'écrioit-il, 1'état que j'ai choifi eft horiorable, quand on en remplit les devoirs! c'efi le vice feul qui a pu 1'avilir. Luzin1 cour avoit raifon. Qui pourroit méprifer les Lettres , fi les Ecrivains n'étoient guidés que par des motifs vertueux! Les Lettres fur'ent honorées dans le fiecle de Louis XIV; elles méritoient de 1'être. Tous les Auteurs célebres de ce fiecle brillant refpeclerent la Religion. Plufieurs confacre. rent leurs talents a fa gloire {ajt & pro^ (a) Pafcal, Bo2iiet, Nicole , les deux Arnauld, Fléchier, Bourdaloue, Maffillon , &c.  Conté Moral. 139 duifirent ces ouvrages immoreels qui dureront toujours, & qui font aimer, admirer également leurs Auteurs & la vertu. Cependant Luzincour, ne pouvant plus fupporter Pincertitudé oü il étoit fur' les véritables fentiments d'Aurélie, forma enfin le projet de lui déclarer les fiens, imaginant de lameiileure foi du monde qu'une femme aimée depuis trois ans pourroitb:en n'avoir pas encore pénétré ce fecret. Luzincour , rempli de craintes & d'inquiétude, fe rend chez Aurélie. Elle revenoit d'une féance publique de 1'Académie Francoife, Elle avoit Fair fort agité. Je fuis outrée, dit-elle a Luzincour; il n'y a plus ni ju!Hce, ni raifon , ni galanterie; tout eft perdu ! — Eh mon Dien, Madame, qu'eft-il donc arrivé?... — Un grand Homme a dit que la nation la plus civilifée fera toujours celle oü les femmes léront le mieux traitées... — Je me flatte que ce grand Homme qui parle fi bien , eft Francois ? — Point du tout, c'eft un Anglois (V) : on ne nous traite pas fi bien en France! Jugez-en : voici ce que je.viens d'entendre. Un Pbir lofophe, voulant faire 1'éloge d'une Princeffe, morte il y a cinquante ans, n'a pu venir a bout de la louer qu'aux dépens d*e toutes les Princeffes & de toutes les femmes qui ont exifté & qui exiftent, & cela dans une feule phrafe... Voila une précifion re- fa) Ceek, voyage d'Ocahiti.  14.0 Les deux Rêputations, marquable. —Ecoutez la phrafe : Quoiquefemme CjfPrince (fe , elle aima les Lettres - — Ncpouvoit-on pas répondre, que VOrateur, quoique Philofophe & Académicien, n'a pas monr.ré dans cette occafion beaucoup de politeffe&d'équité? — D'autant mieux qu'une grande Princeffe honoroit de fa préfence cette même fcene académique. Quoique femme & Princeffe elle prouvoit cependant, en s'y trouvant, qu'elle aimoit les Lettres. — Mais le public a-t-il paru approuver le trait fatyrique lancé contre les femmes?... — II s'eft contenté de huer, & voila tout. — II me femble que c'ell a-peu-près tout ce qu'il y avoit a faire. — Quoi! parmi tant d'auditeurs, il ne s'eft pas trouvé un feul Chevalier affez courageux pour répondre , pour nous défendre?... — Mais comment voulez-vous qu'on foit tenté de répondre a une femblable folie? Si on vous attaquoit avec quelque apparence de raifon , vous trouveriez fans doute des défenfeurs. Par exemple , fi le Philofophe, au-lieu d'accufer les femmes de ne pas aimer affez les Lettres , leur eüt précifément reproché le contraire , qu'eufin il eüt taché de tourner en ridicule cette paffion excefüve qu'elles montrent pour la Iittérature , alors les Chevaliers auroient pu vous être de quelque utilité.... — Mais rien n'eft plus vrai : en effet, jamais les femmes n'ont autant écrit, n'ont autant cult'vé les Lettres... A quoi donc penfoit le Philofophe, en difant une chofe fi peu  Conté Moral. 141 mifonnable ?... II étoit apparemment en dillraclion. Les Géometres y font fujets : c'eft pourquoi on pourroit leur confeiller de calculer davantage & d'écrire moins. Revenons aux femmes, je vous avoue que je prends un intérêt paifionné a la gloire de mon fexe. — Ce fentiment eft digne de vous. II eft noble & naturel. — On a dit que ce beau fiecle de Louis XIV, qui a produit tant de grands Homme> fut auffi le fiecle des femmes : je crains qu'on n'en puifiedire autant de celui-ci. —Cette crainte ne me paroit pas fondée ; il eft vrai que je ne connois point de femme qui ait été nommée Ambaffudeur , ni de fceur d'un foldat qui ait époufé un Emp&reur (a); mais d'ailleurs, je vois tous les autres points de la comparaifon a Favantaae des femmes de ce fiecle-ci. ,. — Ambaffadeur & Impératricel Cela nous manquera toujours , & je ne m'en confolerai jamais,., — Pour vous óter ce regret, que n'ai-je un tróne a vous offrir!.., — Ce n'eft pas de la galanterie qu'il me faut; ce font des preuves de ce que vous venez d'ayancer a la gloire des femmes de ce fieble. — Eh bien, Madame, comment votre ambition a cet égard n'eft-elle pas fatisfaite! On a vu dans ce fiecle des femmes offrir fur Je tróne Pexemple & le mo> O) Catheiine, femme du Czar Pierw-Je» Prand.  I4'2 Les deux Rèputations, dele des vernis douces & bienfaifhntes qui honorent 1'humanité, & des qualités brillantes qui font les heros; dans ce fiecle, les femmes ont écrit en tout genre avec leplus grand fuccès. Les meilleurs romans modernes font faits par des femmes. Les Lettres Péruviennes, les Lettres de Mylady Catesby, &c. valent bien la Prince fe de Cleves & Zaïde (a) : les femmes ne'fe font pas moins diftinguées dans des ouvrages de Poélie. On en pourroit citer plufieurs qui ont égalé Madame Deshoulieres, & quelques-unes même qui ont développé de grands talents dans un genre beaucoup plus élevé (£, ; elles ont fait des Cantates, des Poëmes (c) & des Tra- fa) Madame de Tenein & MHe. de Luffan, appartiennent auffi a ce fiecle. (b) II me femble, par exemple, qu'après les Cantates de Rouffeau , on ne pourroit en citer de meilleures que celle de Mlle. de Louvenecur. C'eft elle qui a fait toutes les charmantes Cantates mifes en mufique par Clèrambaut & par Bourgeois 5 Ariane , Ce'phale & VAurore, Zéphire & Flore ,• Pfyché , VAmour piqué par une abeille , Médée, Alphéè & Aréthufe, Léandre & Héro , la Mufette , Pigmalion , Pyrame & Thisbé Mlle. de Louvencour avoit encore beaucoup d'autres talents. Elle étoit excellente Muficienne, & 1'une des plus belles & des plus vertueufes perfonnes de fon temps. Elle eft morte en 1712. (c) Ent'autres deux Poëmes en vers faits par la même femme , qui ont été couronnés aux  Conté Moral. 143 gédies O). Les femmes du fiecle de Louis XIV n'ont guere compofé que des ouvra- jeux Floraux : 1'un intitulé : VAmour & la Fortune; & 1'autre , fur la findation d'Aihents. Une Ode fur Ylmagination, du même Auteur, obtint auffi le prix clonné par cette Académie. II n'y a eu dans le fiecle dernier , que! Madame Deshoulieres qui ait fait des Tragédies. Elle en a fait deux , Genferic & Antoine. Madame Deshoulieres eft morte en 1694. Mlle. Barbier, morte en 1745 , a fait un Théatre entiérement compofé de Tragédies , qui ont eu de la réputation. Madame de Gomc\, morte en 1770, a fait auffi plufieurs Tragédies, qui ont été jouées avec beaucoup de fuccès, particuliérement celle qui a pour titre : Habis. On y trouve en effet du fentiment Sc de beaux vers. .. Mlle. Bernard, morte dans ce fiecle-ci, otitre plufieurs Pieces de Vers trés - agréables, & quelques joïis Romans , a fait deux Tragédies, Brutus & Laodamie. La première, fur-tout, eut le plus brülant fuccès. M. de Voltaire n'a pas dédaigné d'en prendre un trait qui eft toujours particuliérement ap. plaudi dans fa Tragédie de Brutus. Dans la Tragédie de Mlle. Bernard , Brutus feul avec foo fils , lui dit : .. . N'acheve pas! dans I'horreur qui m'accable: Ah, laiffc encore douter a mon efprit confus, S'il me demeure un fils, ou fi je n'en ai plus. T I T u s. Non , vous n'en avez point... Dans la Piece de M. de Voltaire , Brutus fe»l avec fon fils, lui dit :  144 Les deux Rèputatiam, gesdepur agrément {a); mais depuis vingt ans, les nótres ont produit une multitude d'ouvrage utiles & véritablement moraux. Enfin, je vois dans le moment actuel plufieurs femmes en France qui cultivent les Lettres av^c gloire & dans différents genres. En Angleterre, elles ont les mêmes fuccès (b). En Rufiïe, c'eft une femme qui dirige les travaux d'une célebre Académie, & qui en elt le Direcleurperpétucl... En vérité , Madame, fi tout cela ne vous fatisfait pas , vous êtes difficile... — Oui; mais ces femmes favantes du fiecle paffé \... — Vous enviez Madame Dacier, je le vois?... —«. Nous ne favons plus leGree, convenezen?.— S'il faut ne vous rien cacher, les De deux fils que j'aimois, les Dieux ra'avoient fait pere. J'ai petdu 1'un! que iisje! ah, malheureux Titus, l'arle, ai-je encor un fils? Illïi, Non, vousn'ea avez plus... {») A rexeeptio-n He Madame la Marquife it Lambtrt; encore pourroit - on la placer daas ce fiecle, puifqu^elle n'eft morte qu'en 1711, a la vérité agée de S6 ans. (Z>) Entr'autres 1'Auteur A'Evelina fc de CécUiti & 1'Auteur (Mlle. Hannah More), de plufieurs Ouvrages de Morale auffi intéreffants qn'eftiroahles, & de deux Tragédies qui ont été jouées a Londres avec le plus brillant fuccès il y a dixhiiit mois, & qui font reftées au ThéatrC.  Conté Moral. 145 ks hommes ne le favent pas mieux. Nous apprenonsa connoitre les caracteresgrecs , enfuite nous travaillons d'après les traductions, & puis nous difons que nous fav ons le grec z voila tout le myftere. A 1'égard des autres Langues , on rencontre beaucoup de femmes dans la fociété qui favent 1'Anglois , Fltalien, l'Efpagnol & même le Latin,.. — Le Latin!... — Oui, affurément. Vous en eonnoiffez trois... —• Je connois trois femmes qui favent le Latin?.,. — Certainement : Madame N¥** & Mademoifelle N*** fa fille, & Madame la Marquife de L*** le favent auffi parfaitement que 1'homme qui a fait les meilleures études....- — Comment donc! je ne m'en doutois pas, & je les connois depris trois ans, & je les vois fans ceffe; ainfi donc, une femme peut réunir la modeftie a l'inftructipn , elle peut être favante , non-feulemeut fans pedanterie , mais fans defirer le moins du monde qu'on le fache!... Mais fuivons la comparaifon des femmes célebres du fiecle dernier avec les nó-tres. II me femble qu'il n'y a point eu de femme Francoife Géometre dans le fiecle de Louis XIV, & nous pouvons citer Madame du Chatelet : eh connoiffez-vous d'étrangercs? — L'Angïeterre, la Suiffe, la Holkndc-, 1'Allemagne, ï'Italie, nous offrent dans"ce-ffiecle une ftmle dc femmes véritabkfficrit- diltinguées pa; ia profondeur & 1'étcndue de kurs connoiflances. Une femme a mème recu dans ce iïeck uulionTtme IV. G  I"4<5 Les deux Réputations, neur qui prouvoit inconteftableraent qu'elle avoit des talents très-fupérieurs a ceux de tous les Savants defanation qui exiftoient alors. UnPape,quifutégalement diftingué par fon efprit & par fes lumieres , Benuit XIV, donna a Marie Jgnezi, célebre Géometre , la place de ProfejJ'eur apoftolique dans 1'Univerfité de Bologne, en 175S.... — Une femme ProfejJ'eur apoftolique ! Cela m'enchante! Quel mérite devoit avoir une femme , qui pouvoit prétendre a cette place! — Et Benoit XIV7, qui, en faveur d'un mérite fupérieur, fit une chofe fi extraordinaire, n'obtiendra-t-il pas auffi quelque éloge de vous ? — Oui; quoiqii'homme & Pape, il fut s'élever au-deffus des préjugés établis contre les femmes.— On reviendra de ces préjugés, fi 1'éducation fe perfe&ionne , li les femmes veulent bien fe perfuader qu'il n'eft point de talents , fioint de connoilfances, qu'elles ne puifènt acquérir tout auffi bien que les hommes.---Nous ne croyons point cela: voila pourquoi nous ne nous inltruifons pas. Toute étude férieufe nous paroït au-deffus de notre intelligence. C'eft un exces d'bumilité qui nous rend fi frivoles ; je fuis charmé que vous ayez découvert cela. Mais il ya encore une chofe qui m'inquiete. On ne peut nier qu'il n'y ait eu des: femmes de génie : la fameufe Reine d'Angleterre Elifabeth, & tant d'autres héroïnes , ont fait nos preuves a cet égard. Cependant on s'obftine a foutenir qu'il ya certains  Conté Moral. 147 ouvrages d'imagination qui exigeut une furce, une énergie, que les femmes ne peuvent avoir. Parexemple, on répeteque jamais une femme ne pourra faire une excellente Tragédie. II eft vrai que les Tragédies de Mefdemoifelles Barbier & Bernard, & de Madame de Gomez, ont eudu fuccès dans la nouveauté; mais enfin elles ne font pas reftées au théïltre.... — Mais fongezdonc, Madame, que depuisla Cléopatre de jfodelle («), on ne citera pas plus de cinq femmes , Auteurs de Tragédies* qui ayent été jouées a la Comédie Francoife. Vous conviendrez que ce feroit une efpece de miracle , fi , dans ce petit nombre, il fe trouvoit un talent comparable a celui de Racine. Ces cinq Auteurs, loin d'avoir fait des ouvrages méprifables, ont eu du fuccès; que pouvoit-on raifonnablement efpérer de mieux V D'un autre cóté, fongez a la foule innombrable de Poëtes tragiques qui ont précédé & fuivi Corneille; que de chütes pour un fuccès!... que d'Auteurs oubliés!.combien d'autres le feront! Je ne vois donc pas fur quel fondement on peut avancer, que cette efpece de talent eft le partage naturel des hommes, & que les femmes n'y doivent pas préteudre. Tant que ce goüt ne fera pas plus général parmi elles, on ne fauroit les (a) La première Tragédie Fran^oife qui ait paru, G ij  f48 Les deux Réputattons, juger a cet égard. Au refte, on convient qu'elles peuvent faire de beaux vers; on ne niera pas qu'elles ne puilfent avoir de l'efprit, de la raifon, de 1'élévation d'ame, de la fenfibilité : que faut-il de plus pour faire une bonne Tragédie ? Souvent même, dans ce genre, on charme le public a beaucoup moins de fraix ( cour, je fais bien qu'il n'appartient qu'a vous de décider & de juger. Ainfi je vous protelte que mon intention n'a été ni de juger, ni de décider , comme vous 1'entcndez, c'eft-a-dire, de prétendre m'ériger en réformateur , & de déclarer la guerre a quiconque ne penfera pas comme moi. Je ne prétends même pas que les opinions dont je vous ai fait part foient nouvelles : je vous les ai communiquées avec confiance & fans orgueil, paree qu'elles fontadoptées depuis plus d'un jour par un grand nombre de perfonnes très-fenfées, je vous allure ; enfin, permettez-moi de  Conté Moral. 161 vous repréfenter , Meiïieurs, qu'il n'eft pas néceffaire d'avoir du génie, & même beaucoup d'efprit, pour faire une critique judicieufe ; qu'il ne faut pour cela que du bon fens & de 1'équité. Luzincour répondoit en vain. On ne 1'écoutoit point, & 1'on foutenoit toujours qu'il étoit également orgueilleux & méchant. Toutes ces injuftices n'empêchoient pas le public de goftter , d'aimer fes ouvrages : on le déchiroit dans quelques fociétés particulieres; mais on le lifoit, on 1'eftimoit , & on le traduifoit. Enfin, Luzincour fe décide a déclarer fes fentiments ft Aurélie. II lui écrit. 11 envoie fa lettre, & il attend chez lui la réponfe qui doit décider du bonheur de fa vie. Agité de mille penfées différentes, il ie promenoit ft grands pas dans fa chambre. II y avoit plus d'une heure qn'il étoit dans cette fltuation, lorfque Damoville entra chez lui. Cette vifite le furprit ; car depuis long-temps toute liaifon entre eux étoit prefque entiérement rompue; mais la vanité & la malignité ramenoient Damoville , & préparoient ft Luzincour une cruelle épreuve. Je viens, lui dit Damoville, vous faire part, mon cher Luzincour, d'un bonheur auquel je n'ofois prétendre, ou du moins dont je ne me fiattois que foiblement. — Que vous eft-il donc arrivé ? — Premiérement, il y a une place vacante ft 1'Académie; Dorfenne eft mort hier au foir. — Je ne doute pas  IÖ2 Lei: deux Rêpütatiom, que vous ne 1'emportiez fur tous vos concurrents. — En effet, je crois pouvoir 1'efpérer. — Sans vous faire des compliments , on peut le prédire. — Ce n'eft pas dans cet inftant ce qui me touche le plus. J'aime Aurélie, vous avez dü vous en douter , car votre pénétration m'eft connue. — Eh bien, interrompit Luzincour avec un trouble inexprimable ! Eh bien, reprit Damoville, depuis long-temps elle connoit mes fentiments. — Depuis long-temps!... — Enfin , ce matin, je lui ai écrit pour la preffer de s'expliquer, & voici fa réponfe. En difant ces paroles, Damoville tire de fa poche le billet d'Aurélie , & lit tout haut ce qui fuit : ,, Vous ,, avez un rival. C'eft nn Homme de Let,, tres. Je vous eftime tous les deux ; „ mais je n'aime que la gloire. II y a une „ place vacante a 1'Académie. Celui qui „ mérite de 1'obtem'r eft a mes yeux feul digne de mon choix ; ainfi je ne vous ,, répondrai que lorfque 1'Académie aura ,, prononcé". Luzincour, après avoir lu ce billet, éprouva un mouvement de fureur & d'iiKlignation nu'il lui fut impoffible de diffimuler. Voila les femmes , s'écria-t-il! ce n'eft pas la gloire qu'elles aiment, elles la méconnoiflent. Une vanité puérile & méprifable les féduit & les guide... Cet emportement me furprend, reprit Damoville avec un fourire amer : eh quoi! Luzincour, feriez-vous ce rival redoutable qu'on ©.'annonce?... A ces mots,  Conté Moral. 103 Luzincour, pouffé a bout, dit toutes les extravagances que la colere & 1'amour au défefpoir peuvent fuggérer. Damoville triomphoit : il fe contint fans peine dans les hornes d'une modération qui coüte fi peu aux gens heureux; enfin, ilfortit, & lailfa 1'infortuné Luzincour accablé de douleur. Chaque réflexion nouvelle ne fervit qu'a 1'aggraver. Je n'en puis douter, difoit Luzincour, Aurélie préfere Damoville. Son billet exprime clairement que le choix de 1'Académie deviendra le fien , & elle eft certaine que ce choix tombera fur Damoville. Je fais bien qu'elle ne connoit pas entiérement fon caractcre. Hélas ! j'ai eu la générofité de ne jamais lui dire un mot qui püt lui faire foupconner h quel point il me paroit méprifable. Cependant elle n'aime point fes ouvrages; elle eftime les miens, j'en fuis für; elle me témoignoit de la confiance, de 1'amitié!... Une firoide eftime , voila tout ce que j'ai pu obtenir, & le cceur étoit pour mon rival!... II a ftiplaire, tout eft expliqué. Elle s'aveugle, elle vent s'abufer... Avec tant d'efprit, tant de fineffe & de pénétration naturelle , comment a-t-elle pu fe laiffer féduire par un hommage fi peu digne d'elle 1.... Ah ! fans doute, elle fe condamne elle-méme; mais le penchant triomphe de la raifon. Telles étoient les trifixs réflexions qui déchiroient le cceur de Luzincour. II fe promettoit, en verfant un déluge de larmes, de ne jamais revoir 1'iugrate Aurélie. Un  if>4 Les deux Riputations, moment après, il formoit le projet d'aller 1'accablerde reproches; enfin, un mefiage inattendu vint fixer toutes fes irréfolutions. II recoit un billet d'Aurélie qui lui mandoit qu'elle vouloit lui parler fur-le-champ. Auffi-tót il part, il vole , il arrivé chez Aurélie , il la trouve feule, & s'étonne de ne pas remarquer fur fon vifage la plus légere altération. II avoit préparé en chemin un dil'cours très-touchant, très-généreux, & fait pour dilliper 1'embarras extréme qu'il fuppofoit qu'Aurélie devoit éprouver; mais quand il lui vit un air li calme & fi ferein , il fentit que fon difcours devenoit d'autant plus inutile, qu'il avoit befoin lui-même d'ètre raffuré. II lui fut impoffible de proférer une parole; & Aurélie le regardant avec douceur: Vous avez vu ce matin Damoville, lui dit-elle? Luzincour, confondu de ce début, ne répondit rien. Je trouve fon procédé fort noble, pourfuivit négligemment Aurélie; il vous a montré mon billet, & il foupconnoit que vousétiezfon rival. II y a de la franchife & de la noblelfe dans cette conduite. Aurélie s'arrêta comme fi elle eütattendu une réponfe; elle ne 1'obtiut pas. Luzincour fut au moment d'éclater, mais il fe contint; & ce premier mouvement pafTé, il fe promit intérieurement de diffimuler fonchagrin &fondépit. II ne s'étoit jamais permis de confiera Aurélie fes véritables fentiments pour Damoville. II imagina que s'il avoit la foibklfe de démentir fa générofité a cet égard, Au-  Conté Moral. .165 rélie n'atcribueroit qu'è la jaloufie tout ce qu'il pourroit dire; ainfi il prit la ferme réfolution de fe taire. Après un moment de lilence... Eh bien, dit Aurélie, quand ferez-vous vos vifites? — Quelles vifites, Madame ? — Vos vifites de follicitations aux Académiciens?.... Ah! c'en eft trop,Madame , s'écria Luzincour hors de lui, de Joindre la raillerie a tant de cruauté ! •... Ecoutez-moi , Luzincour , reprit doucement Aurélie, écoutez-moi, & calmez-vous. Réfléchifièz a ma fituation; la voici. J'aime la Iittérature , & j'ai pour la gloire une pallion extraordinaire. Je fuis décidée a deux chol'es, a me remarier & a n'époufer qu'un Iiomme de Lettres. Mais je veux encore n'époufer que celui qui aurale plus de mérite. De tous les Gens de Lettres a marier que je connois, iln'y a que vous & Damoville qui ayez une réputation qui puiflé fatiffaire ma vanité. Vous m'aimezl'un &l'autre, il s'agit donc de choifir entre vous. La pafiion ne m'aveugle point; j'ai le libre ul'age de ma raifon. Cependant, je vous Uavouerai fans détour, je fens bien au fond de mon cceur quelques mouvements de préférence:& fi j'écoutois le penchant, il parleroit pour vous.... Qu'entends-je! s'écria Luzincour, Aurélie, fepourroit-il?... Rien n'eft plus vrai, reprit Aurélie; mais, ajouta-t-elle, en fouriant, vous n'en êtes pas plus avancé : au contraire, je me méfie de mon cceur, je crains de ne pouvoir vous juger lans préveiukm, je me récufe.  i66 Les deux Réputations, Ce ne fera point moi qui vous jugerai; je m'en rapporte aux quarante perfonnes les plus fpirituelles de la natron , a un Confeil de Sciges, qui va s'affembler & délibérer tout exprès pour me titer de peine , & pour lixer mon opinion & mes irréfolutions. Enfin, je vous le répete, je fuis irrévocablement décidée a ne donner ma main qu'a celui qui mérite d'ètre choili par 1'Académie.... Mais, reprit Luzincour, eft-il polfible que vous parliez férieufement ? — je vous le protefte....—Quoi, jepourrois être aimé, & vous refufez d'écouter votre cceur qui vous parloit pour moi.'.... Ah, ne me trompez-vous point? Ne vous jouez-vous pas de ma crédulité ? .... — Ne parions plus de mes fentiments. Attendons que 1'Academie ait prononcé. „f'exige pofitivement que vous vous mettiez 'fur les rangs.... ---Mais êtes-vous de bonne-foi en me donnant cet ordre ? Quel eft votre defléin?....— Mon deffein.... que vous importe ? Je vous ai dit que je vous aime; fi vous c'royez cet aveu trompeur, vous ne m'eftimezpas , & alors je n'aurois pas befoin d'un arrêt de V'Académie pour vous oublier.... Vous me faites frémir, interrompit Luzincour en tombant aux pieds d'Auréiie : pardonnez a mon trouble, a 1'étonnement que me caufe la bizarrerie de vos difcours & de vos fentiments.... Non je ne doute point de votre fincérité; mais cet aveu fi doux fait a la fois mon bonheur & jnon fupplice. Vous  Conté Moral. 167 m'aimez, je dois être heureux, je le luis: cependant, vous m'ótez toute efpérance. Vous promettez votre main a mon rival; car il fera choifi par 1'Académie, tout le monde s'y attend & le fait, cc vous ne 1'ignorez pas.... Non, reprit Aurélie, je ne puis le croire. Si vous follicitez la place vous 1'obtiendrez. — Songez donc Madame que je n'ai pas un ami parmi les Académiciens. Au contraire.... — II me femble que dans tous vos ouvrages , vous n'avez jamais parlé de 1'Académie qu'avec refpecl. — Affurément, & tel fera mon langage : mais quelques épigrammes fur un corps en général ne font jamais bien piquantes : c'eft une légéreté quife pardonhe aifément. II y a un tort plus grave dont je ne fuis pas fur de n'être point coupable. II feroit très-poffible qu'il y eüt dans mes ouvrages quelques principes & quelques opinions que les Chefs actuels de 1'Académie n'approuvalfent pas. — De quoi allezvous vous embarraffer? Si votre morale eft pure,fi vos principes ne peuvent êtredangereux , il faut bien que 1'Académie les approuve. Je fais que Damoville eft plus aimé que vous; mais qu'importe. 11 n'eft pas queftion ici de fentiment & d" amitié; il s'agit d'ètre jufte. — Oui; mais remarquez donc, Madame, que ce tribunal eft le feul oü les amis & les ennemis ne foient pas obligés de ferécufer : jugez del'équité de fes arrêts. — II a pourtant donné des preuves d'une grande impartialité. M. de  i()8 Les deux Réputations, Montefquieu s'en moqua fans ménagements dans les Lettres Perfannes : de plus , il déchira fans exception, tous les Gens de Lettres; & cependant c'eft ce même ouvrage qui le fit recevoir a 1'Académie Francoife (a). — Cette partialité fut d':.utant plus remarquahle que 1'Académie avoit un excellent prétexte pour fe difpenfer de recevoir 1'Auteur des Lettres Perfannes, malgré la fupériorité de fes talents , puifque cet ouvrage eft rempli de principes dangereux & de traits contre la religion...— Quoi qu'il en foit, je veux que vous faffiez vos vifites, & que vous les commenciez dès aujourd'hui. — Je vous obéirai; mais je ne vous comprends pas. Je le crois bien, reprit Aurélie en riant ;& votre obéiffance en aura plus de prix a mes yeux. II eft tard, féparons-nous, allez faire vos vifites ; enfuite vous reviendrez fouper avec moi. Luzincour voulut hafarder encore quelques repréfentations; Aurélie ne 1'écoflta pas. II la quitta fans pouvoir ni démêler le motif qui la faifoit agir, ni douter de fa fincérité. Luzincour revint Ie foir plus trifte que jamais. L'accueil qu'il avoit re^u dans fes vifites ne lui permettoit pas de conferver la plus foible lueur d'efpérance. II fe plaignit a Aurélie, qui lui tint toujours le même («) Ce fut fon premier euvrage.  Co ft te Moral. 169 me langage. II ne favoit que penfer, & il étoit agité de la plus mortelle inquiétude. Cependant quelque bizarrerie que püt affecter Aurélie, il ne pouvoit renoncer au bonheur, puifqu'il étoit certain d'ètre préféré en fecret. Enfin, il voit arriver le jour qui devoit décider de fon fort. Ce jour même Aurélie veut que fes deux Amants viennent diner chez elle , & qu'ils apprennent en fa préfence la décifion de 1'Académie. Après le diner, Aurélie leur fit promettre qu'ils fe foumettroient fans murmure a 1'arrêtqui feroit prononcé. Damoville, affuré des fuffrages de 1'Académie, fit un pompeux étalage des plus beaux fentiments. Luzincour ne pouvoit ni parler ni penfer. Au moment de voir fon fort éclairci, la défiance & le découragement fuccédoicnt dans fon cceur a tous les autres fentiments qui Pavoient occupé & flatté iufqu'alors. II lui paroiflbit clair dans cet inftant qu'Aurélie s'entendoit avec fon rival, qu'elle n'avoit'eu d'autre proiet que celui d'ajouter a Ia gloire de Damoville, en lui donnant un concurrent qui püt rendre fon triomphe plus éclatant aux yeux du public. Le malheureux Luzincour fe voyoit indignement trompé, joué, trahi; il gardoit un morne filence. Aurélie le confidéroit-avec malignité, & paroiflbit jouir du troub'e aftïeux qu'il ne pouvoit diffimuler. A cinq heures, Aurélie recoit un billet. Elle palfe dans un cabinet voifin. Un mo- Towe IF. H  170 Les deux Riputations, ment après, elle fait dire a Damoville & a Luzincour de venir la trouver. Auffi-tót qu'ilsparurent, elle s'avanca vers eux:J'ai voulu, leur dit-elle, vous annoncer moimême la décifion de 1'Académie. A ces mots Luzincour palit 6c rougit. Damoville favoit trop bien quelle étoit cette décifion pour éprouver la plus légere inquiétude. Cependant il prefla Aurélie de s'expliquer. J'y confens, reprit-elle, ècje crois nevous étonner ni 1'un ni 1'autre, en vous difant, Damoville , que vous avez eu toutes les voix pour vous... Maintenant je dois enfin remplir un engagement cher a mon cceur : j'ai promis ma main a celui qui mériteroit d'obtenir la place qui vous eft donnée; il n'a fu que s'en rendre digne!... Comment! interrompit Damoville, que voulez-vous dire? —- Que 1'Académie vous choifit, & que j'époulè Luzincour. A ces paroles, Luzincour éperdu fe précipite aux genoux d'Aurélie. Et penfez-vous, interrompit Damoville tranfporté de fureur, penfez-vous, Madame, n'avoir rienacraindre du reffentiment d'un homme que vous avez trompé avec tant de perfidie? Je ne vous ai point trompé, répondit froidement Aurélie: rappellez-vous les expreffions de mon billet; les voici: Jl y a une place vacante a PAcadémie, celui qui mérite de Pobtenir eft a, mes yeux feul digne de mon choix. La modeftie de Luzincour & votre vanité out leUles produit Terreur oü vous avez été tous deux : fi vous aviez fu 1'un & 1'autre  Conté Moral. i?t vous rendre juffice a vous-mêmes, ce billet n'auroit pu vous abufer. Au refte, pourfuivit Aurélie, je vais calmer aifément Ia colere qui vous agite : depuis long-temps je vous connois, Damonloville; un intrigant n'eft pas auffi diffi. cile a pénétrer que vous 1'imaginez. Mais d ailleurs voici des lettres qui ne peuvent laiffer de doutes fur votre caraétere. En difant ces paroles , Aurélie tire de fa poche un porte-feuille, elle 1'ouvre, & montrant ft Damoville les papiers qu'il contient: Conuoiffez-vous cette écriture, reprit-elle 2 c'eft la vótre. O ciel ! s'écria Damoville 1 par quelle trahifon ces lettres fe trouventelles eutre vos mains ? Vous parliez de relfentiment, répondit Aurélie, jugez fi celui d'une femme eft ft craindre!... Je fuis déchirée dans ces lettres adreffées a Madame d'Herblay. Beaucoup d'autres perfonnes y font traitées avec auffi peu de ménagement. Madame d'Herblay, votre confidente alors, eut par la fuite ft fe plaindre de vous : elle ne fe brouilla point, mais elle fe vengea. Croyant que mon proiet étoit de vous époufer, elle me fit remettre *;e recueil de lettres quinze jours avant fa mort : Vous voyez, ajouta Aurélie que vous ne connoiffiez pas toutes les raifons que fe pouvois avoir de ne pas pleurer en vous entendant lire fon éloge. Je me fiatte qu'ft préfent cette infenfibilité vous paroit moins étrange. Après ce difcoja« , Aurélie s'affit&ceffa  "172 Les deux Réputations , de parler. Damoville confondu, anéanti, reftoit debout immobile a fa place. II y eut un moment de filence. Enfin, Damoville prenant la parole : Achevez, Madame , ditil , achevez de me prouver a quel point le reffentiment & la haine d'une femme peuvent être funeftes. Montrcz ces lettres a mes ennemis , rendez-les publiques , perdez-moi, vous le pouvez... J'ofe aflurer, interrompit Luzincour, qu'Aurélie eft incapable d'éprouver de femblables fentiments... Raffurez - vous, Damoville, reprit Aurélie; Madame d'Herblay alors vous étoit néceffaire. Elle me haïffoit fans me connoitre, & pour lui plaire vous n'avez pas héfité a lui dire du mal de moi : vous m'avez noircie, calomniée; mais je ne vous iiais point, & je n'ai point de reffentiment. Vous manquez de principes. Vous croyez que la droiture & la vertu nuifent a la fortune, vous êtes par calcul intrigant & méchant : j'ai voulu non me venger, mais vous donner une lecon qui peut profiter a tout age. J'ai voulu vous démontrer la révoltante abfurdité du fyftême affreux qu» vous avez fuivi: quel fruit retirez-vous de tous vos artifices ? Croyez - vous maintenant que par l'intrigue& paria cabale, on puifl'e a la fois engager le public a lire fes ouvrages, déterminer les étrangers a les traduire, & 1'emporter fur un rival qui ne doit fa réputation qu'a fes talents? Adieu. Voïci toutes vos lettres, je les remets entre vos inains; je ne les ai gardées que pour  Conté Moral. 173 vous les rendre. A ces inots Damoville faint le porte-feuille que lui préfente Aurélie, & au même inftant il s'échappe précipitamment & difparoit. Alors Luzincour fe livra a tous les trant ports que 1'amour , la reconnoiffance & 1'excès de la joie peuvent infpirer. Je vous ai trompé, lui dit Aurélie, mais je voulois vous éprouver ; j'avois tant d'intérêt \ vous connoitre ! Depuis long-temps, j'étudie votre caraclere, & je fuis füre enfin qu'en faifant votre bonheur j'afiure auffi le mien. Le foir même de ce jour heureux, Luzincour, en s'arracbant d'auprès d'Aurélie, fut chercher le Vicomte. II paffa une partie de la nuk a s'entretenir avec lui de fon bonheur. II avoit écrit fur le champ a fon pere. Ce dernier, au comble de fes vceux, vinta Paris. II vouloit conduire luimême a Pautel un fils fi chéri & fi digne de Pêtre. Luzincour recut la main d'Aurélie. En fortant de l'Eglife,fon perele pritdans fes bras, & le ferrant contre fon fein : O mon fils ! s'écria-t-il, je te Pavoïs dit, la droiture, le mépris de i'intrigue, Ie refpecc pour la Religion & les mceurs diftinguent les Auteurs, eftimables, & forment les réputations folides : 1'amour de la vérkable gloire produit feul les fuccès defirables, & tót ou tard le bonheur doit être le prixdcj vertus cc des talents. H ïfj   DAPHNIS ET PANDROSE, 0 u LES ORÉADES, CONTÉ MORAL. H iv   17? AVERTISSEMENT. «Je voulois prouver que FAmour n'eft qu'une illufion, qu'il promet le bonheur, & ne peut que le trcübler ou le détruire. II m'a femblé que les allégories de la Mythologie rendroienc ces vérités mofaie3 plus frappantes: alors j'ai cherché un fujet dans la Fable, & j'en ai trouvé un qui convenok parfaitemenc a mon plan d'idées. Le voici ; „ Daphnis, jeune Berger de Skile, & „ fils de Mercure, aima une Nymphe,. „ avec laquelle il obtinc du Cie!, que celui des deux qui violeroit le premier la fot „ conjugale deviendroit aveugle. Daphnis,. „ ayant oublié fon ferment, & s'étanc at„ taché h un autre Nymphe, fut privé „ de la vue fur-le-champ ". Dift. de la Fable, par Cbompré. Comme ie favois depuis long-temps que la Fable offroit encore une foule de train? qui ne font point connus, & beaucoup de Perfonnages intéreflants; d'Héro'ines, de Nymphes, & même de Divinités qui ne le font pas davantage, j'étoïs bien füre de pouvoir du moins préfenter des tableaus il y  i?3 dFERT ISSEM ENT, nouveaux; ck dans ce genre, c'eft un mérite affez rare. je ne puis cependant me vanter d'avoir fait, pour compofer ce petie Conté, des recherches bien profondes. Urs volume in-i2. m'a fuffi; c'eft le Diclionnaire de la Fable qui eft entre les mains de toutes les jeunes perfonnes, que tout le monde eftime avec raifon, pour la prodigieufe quantité de faits gu'il contient, & qui feul donneroit une connoifiance aflèz étendue de la Mythologie, fi on prenoic la peine de le lire; mais on Ie lit fi peu, que je crois néceflaire, pour 1'intelligence de ce Conté, de placer ici, comme a la tête d'une Comédie, une lifte oü 1'on trouvera les noms de mes principaux Perfonnages; au refie, c'eft un nfage fuivi paï plufieurs Auteurs Anglois O).. (a) Richardfon, au commencemenc de Clariffev ionne la lifte de tous fes perfonnages, &c. Je ne vois pas pourquoi nous n'adoptons pas cet ufage qui ajoute a la clarté, comme nous avons prisde ces mêmes Romans, celui de retranchcr dans< les nêtres les rtpondit-il, rcpliqua-t-il, &c»  AFERTISS E MENT. 179 P E R S O N NA GES. VÉNUS. L'AMOUR, MERCURE, fils de Tupker &■ de Maya. DRYAS, fille de Faunus (a), & Déeffe de la Pudeur & de la Modeflie. II n'étoit pas permis aux hommes de fe trouver aux facrifices qu'on lui offroit. Elle étoit au rang des Divinités ehampétres ; on l'honoroit dans les villes , mais elle n'habitoit que les prairies , les bois , les montagnes. DAPHNIS, Berger de Sieile, fils deMercurc, & Amant de Pandrofe. PANDROSE, l'une des Oréades , c'efi-i-dire , Nymphes des Montagnes. C Y N I S C A , fille d' Arehidamas. Elle remporta la première le prix de lm courfe des chars aux jeux Olympiques ; ce qui lui fit décerner de grands honneurs. Voyez Dift. de Ia Fable (i). La plus grande partie de VaHion fe paffe en Sicile , & j'ai placé la Scène fur le Mont Ethna , dont jefuppofe que Pandrofe étoit une des Oréades. (a) Faunus, fils de Picus, établit un culte public pour Saturne , fon aïeul, & mit au nombre des Dieux Picus fon pere, & Fauna, fa femme & fa foeur. 11 fut lui-méme honoré comme un Dieu. Sa femme fut regardée comme la première des Déefles Fanes, efpece de Divinités que 1'on Confultoit particuliérement fur 1'avenir. Les Fées ont été fubftituées aux Fanes. ma. de la Fable. (£) Cette Cynifca etoit fille d'Archidamas , Rel de Sparte; le Diaionnaire de la Fable n'en die rien •, mais tous les anciens Auteurs qui paflent de Cynifca le difenc. H vj  iSo JFERTISSE MENT. Defcription de F Ethna. Ce fut fur le Mont Ethna que Plutcn enleva Proferpine, qui cueilloit des fleurs & en formoit des couronnes. Cyane, qui voulut s'oppofer a 1'enlevernent, fut changée en fontaine. On peut découvrir de 1'Erhna le fleuve Acis, qui porte encore aujourd'hui ce même nom. Les gouffres deCarybde & de Scylla font auffi en Sicile, ainfi que la fontaine Aréthufe. Lelac des Palifques fe trouvoit fur i'Echna; en voici 1'origine. La Mufe Thalie , aimée de Jupiter, & craignant la colere de Junon, pria la terre de 1'engloutir. Sa priere fut exaucée : dans cette fituation, elle devint mere de deux enfants jumeaux, qui furent appellés Paliques ou Palifques, paree qu'ils naquirent deux fois; la première en recevant la vie, la feconde, en fortant de la terre & recevant le jour. II fe forma deux lacs, formidables aux parjures & aux criminels, dans 1'endroit oü ils naquirent fur le fommet de 1'Ethna. Les Siciliens facrifioient aux Palifques comme a des Divinités. Les Poëtes ont feinr. que les Forges de Vulcain étoient établies dansle Mont Ethna, & que les Cyclopcs y travailloient continuellementauxfoudres de Jupicer. Biel, de la Fable.  AFERTISSEMENT. tfi Je ne donne ici que lesexplications abfolument nécefftires pour l'intelligence du Conté: celles qui ne 1'étoient pas font renvoyées dans des notes h ia fin del'Ouvrage. Je n'ai pas employé a beaucoup prés tous les traits intéreffants & peu connus que j'ai trouvés dans le Diétionnaire de la Fable, comme on peut s'en convaincre, en lifanr. dans ce Diétionnaire 1'Hiftoire óeLybas, qui m'auroit fourni un épifode fi brillant (fi j'avois voulu donner plus d'étendue a cette bagatelle), & qui feroit certainement un très-beau fojet d'Opéra; les métamorphofes fi agréables de Fhyllis, Périjlere , Phaloë, &c. & une infinité d'autres traits. Combien de chofes neuves aurois-je donc préfentées, fi au-lieu de m'en tenir fcrupuleufement a mon petit Diétionnaire, j'avois voulu puifer dans les dix-fepc ou dixhuit volumes qui contiennent toute la Mythologie f» ? Mais fi j'étois Peintre ou Poëte, je relirois avec attention ces dixfept ou dix-huit volumes, afin de n'être pas obligé de copier des defcriptions ufées & des tableaux connus de tout le monde. (a) L'Iliade , 1'Odyflee, 1'Enéïde avec les Notes. Les Métamorphofes d'Ovide. Hérodote & les deux premiers volumes de Diodore de Skile, Mceurs des Grecs par Ménard, &c,  iSz Daphnh & Pandrofe, Pafce 1' agna 1' erbette , i! lupo 1' agne Ma il crudo amor di lagrime fi paf?e Ne' fene moftra mai fatello. Aminta di torquato Tajfo. La nuit fombre & tranquille régnoit fur 1'uniyers, le Dieu du jour, dans le fein de Thétis, oublioit Olympe & lesmortels; il laiflbit a t'a foeur le foin d'éclairer le monde ; 1'infenlible Déelfe lui donne a regret fa lumiere, elle méprife, elle hait 1'amour, & fa clarté douce & tendre le favorife. Déja brille au ciel le malheureux Orion , victime d'un amour témdraire; il attend 1'inltant oüDiane, dans fa courfe lente &mefurde, doit fe rapprocher de lui : déja 1'on voit la Nymphe aimée de Jupiter, & fon fils le (s) Nymphes des mcmtagnes, DAPHNIS ET PANDROSE, o u LES ORÉADES CONTÉ MORAL.  Conté Moral. 183 jeune Arcas; la fenfible Andromede parolt auprès de fon amant; on diftingue 1'étoile brillante de Vénus : tout parle de 1'amour, aux cieux & fur la terre, tout retrace & peint fa puiffance. La fiere Diane en foupire; mais jettant fes regards fur la délicieufe Ifie de Paphos, ce qu'elle y découvre la confole pour quelques inftants; c'eft fon ennemi, c'eft 1'Amour baignédepleurs fur les genoux de fa mere; il fait retentir les bocages d'alentour de fes gémiffemcnts & de fes cris; fa colere eft celle d'un enfant capricieux : en cherchant a 1'adoucir, on la rend plus impétueufe & plus obftinée. Vénus en vain pour appaifer 1'Amour, lecareffe & le preffe dans fes bras; il fe débat & s'agite, fa douleur paroit s'accroitre encore , & fon dépit devient de la fureur. Vénus irritée a fon tour, le repouffe, & lui reproche fes emportements : Enfant indomptable & cruel, dit la Déelfe, ladouce &facile indulgence terendra-t-elle toujours plus terrible & plus intraitable? .. . Mais je ne pénetre que trop la caufe d'une douJeur fi vive; tu n'auras pu fans doute eaufer tout le défordre, tout !e trouble que tu te plais a répandre... Divifer les Dieux & les hommes, voila tes j'eux & tes plaifirs ; tes larmes perfides ne coulent jamais que par le regret inhumain de n'avoir pa faire tout le mal que tu méditois! A ces mots, 1'Amour s'appaife, & d'un air foumis & tendre , il fe rapproche de Vénus, qui déja lui tend les bras 5 laDéefie efiuie dou-  l34 Daphnis c}f Pandrofe , cement les pleurs de 1'Amour avec le voile divin qui fl'otte fur fes beaux cheveux. In* grat, lui dit-elle, je devrois ne vous plus aimer; mais quel reffentiment peut tenir contre les larmes de 1'Amour? Tu te plains , tu gémis, & j'oublie ma colere. Ah! fans doute le bonheur de te pardonner dédommage affez de ton ingratitude. Parle, confie-moi tes peines, mon cceur va les partager. Eh bien, reprit 1'Amour, écontez donc ce trifte récit : vous le favez, j'ai tout fait pour Daphnis, ce fils chéri de Mercure. Quel autre berger de la Sicüe pourroit-on comparer aDaphnis? Apollon lui-möme & les Mufes oferoient a peiue lui difputer le prix du chant; le Dieu de Péloquence lui donna fes talents brillants &fub!iraes , mais Daphnis ne doit qu'a moi 1'heureux don de charmer. Hélas , inutile bienfait! Daphnis , il eft vrai , voit toutes les bergères de la Sicile fe difputer la gloire de lui plaire, & mille Nymphes charmantes prétendre a fon cceur; mais une feule fut attirer &fixer fes vceux, & mes traits ne peuvent rien fur elle! Parmi les Nymphes agiles, habitantes du mont redoutable oü 1'on entend nuit & jour le bruit des forgesde Vulcain, la plus belle des Oréades , Pandrofe, femblable aux Déeffes, eft aimée de Daphnis , & conferve fa liberté ! Daphnis en vain languit & fe confume. La Nympfte altiere dédaigne fon hommage, & refufe d'écoutcr fes chants; elle luit Daphnis &  Conté Moral. 185 méprife 1'Amour! ... Ah ! fi la beauté doit m'élever des autels, puifqu'elle regne par moi, puirque fa gloire eft mon ouvrage , que n'étois-je pas en droit d'attendre'de Pandrofe! Cependant 1'ingrate méconnok mes bienfaits, & brave ma puiffance! L'orgueilleufe Diane &la fauvage Dryas, voila: les divinités qu'elle me préfere! La fille de Faunus 1'emporte fur moi; elle fait Part d'attirer & de retenir Pandrofe dans fa grotte champêtre; Pandrofe révere & confulte Dryas, elle écoute avec plaifir les triftes lecons d'une raifon farouche, & fon cceur eft infenfible a tous les charmes de 1'Amour! O Vénus, ó ma mere! dois-je fupporter taut d'outrages , & cet excès de honte? ... En achevant cette plainte amere, le Dieu fe précipite dans les bras de Vénus, fon vifage divin eft inondé de larmes, Vénus y mêle les fiennes; tclle au lever de 1'aurore on voit la Reine brillante des fleurs, baignée d'une douce rofée, Ia répandre en perles liquides fur le bonton naiflhnt qui crolt au-deffous d'elle. Ainfi Vénus attendri'e , laiffe couler fes pleurs fur le front charmant de PAmour. Confole-toi, mon fils, lui dit-elle tendrement; va, ne crains rien, n'es-tu pas certain de féduire, fi tu parviens A te faire écouter; toi qui fais fi bien prendre mille formes différentes, pourquoi t'offrir aux timides regards de Pandrofe fous des traits qu'elle redoute? Tu n'es jamais plus dangercux que lorfque tu te déguifes; com-  186 Daphnis Pandrofe, bien de fois ainfi n'as-tu pas abufé les irnmortels fiijupiter lui-même? II te fera plus facile encore de tromper Dryas & Pandrofe : cache tes fleches meurtrieres, ton are & ton carquois , cache fur-tout tes alles... & ton triomphe eft affuré. Aces mots, 1'Amour fourit & fe ranime; il embraffe Vénus ; & s'élancant dans les airs avec rapidité, il dirige fon vol audacieux vers les bords fortunés de 1'Aréthufe. ^ Déja 1'aurore vermeille s'éleve & dore 1'horifon. Aux premiers rayons de fa douce lumiere, la nature femble fe réveiller, les fleurs ouvrent leur fein & parfument les airs, le volage amant de Flore agite les feuillages, & fe joue dans les rofeaux; la tendre Philomele fait retentir les bois du fon fcarmonieux de fa voix plaintive & touchante. Echo répond .ï fes triftes accents, & malheureufe comme elle, fe plait a les répéter. Tout enfin fe ranime , tout reprend le fentiment & la vie. L'Amour du haut des airs jette les yeux fur la Sicile; il appercoit fur les fommets de 1'Ethna, les Oréades difperfées; i] diftingue aifémentPandrofe; 1'Amours'arrête un moment pour contempler la nvmphe. Ainfi 1'aigle redoutable, planant au-deffus des nuages, jette un regard avide & percant fur la colombe innocente, prête a devenir fa proie; ainfi le Dieu de Paphos triomphe en admirantl'air ingénu, la grace de Pandrofe & fa beauté célefte... Lanymphe appelle fes compagnes, toutes fe raf-  Conté Bloral. 1S7 femblent a fa voix, & Ia troupe brillante & légere defcend la montagne, & tourne fes pas vers la grotte de Dryas. L'Amour alors fuit les confeils de Vénus, il change de forme, il prend la taille & les traits de la jeune & naïve Coronis, la compagne chérie de Pandrofe, & h la faveur de ce déguifement , le Dieu téméraire pénetre dans la grotte facrée , dont jufqu'a cejour 1'entrée lui fut interdite. Tout bleffe les regards de 1'Amour dans ce paifible lieu, afyle révéré de 1'innocence & du bonheur: la grotte, ouvrage d'une DéefTe , offre aux yeux étonnés 1'afpect. d'un temple augufte, a la fois magnifique & champêtre; des colonnes d'albatre, décorées de guirlandes de lauriers & d'immortelles, foutiennent 1'édifice; les murs font revêtus de marbre de Paros d'une blancheur éblouiffante; une main divine a tracé fur ces lambris des bas-reliefs oü Pon voit Phiftoire des femmes vertueufes qui furent 1'ornement de leur fexe, & 1'honneur de leur patrie. Ici le marbre repréfente ces Héroïnes généreufes qui fe dévouerent au falut public; on voit les filles d'Antipcenus s'immoler pour la profpérité de Thebes, & les courageufes Hyacinthides offrir le même exemple; du bücher fatal oü furent confumées les filles d'Echion, on voit naitre de leurs cendres, & s'élever deux jeunes hommes couronnés. Prodige éclatant & glorieux fait pour honorer une vertu fublime , & pour confoler un pere infortuné Cr).  i88 Daphnis cj? Pandrofe, A cóté de ces Héroïnes, Tont placées toutes les victiines intéreffantes de 1'amour filial; les fept filles d'Alcyou ne pouvant furvivre aleur pere , & fe précipitant dans les flots, la charmante Erigone s'immolant auprèsdu tombeau d'Icare, la belle Hypfipyle s'expofant ft perdre, & fon tróne & la vie pour dérober Thoas a la fureur des femmes de Lemnos. On voit encore la vaillante Harpalice; femblable ft Pallas, au milieu d'un combat fanglant, elle brave tous les dangers & la mort qui s'offre ft fes regards fous mille formes différentes; elle ne voit que fon pere, elle fe jette audevant de lui, & cherche ft recevoir tous les coups qu'on vent lui porter; elle Parrache enfin des mains des ennemis, & le reconduit victorieux dans la Thrace. On trouve auffi, parmi cette troupe héroïque, les tendres fceurs du jeune Hyas, celles de Pimprudent Phaéton, & les Méléagrides(2) : 1'aimable Décfié de la pudeur s'eft plu fur-tout ft retracer 1'image des Nymphes vertueufes qui furent éviter tous les piegesde 1'Amour. Panope, Aréthufe, Syrinx & la belle Daphné, Tucia & Claudie , fi cheres ft Vefta, Anaxabie protégée de Diane,Bolina qui fut infenfible ft 1'amour du plus charmant de tous les Dieux; elle eft repréfentée dans Pinftant on pour fe dérober aux pourfuites d'Apollon, elles'élance dans la mer; elle croit y trouver une mort certaine ; mais fon amant lui-même, en gémiffant de fa vertu, eft contrahit ft  Ceute- Moral. _ 189 Tacimirer; il implore Jupiter, auffi-tót la Nmphe eft rendue a la vie; & digne d'habiter 1'Olympe, elle recoit 1'immortalité (3). Dryas n'a pas oublié de placer dans fon temple les meres tendres & les époufes fidelles. Ici paroiffent, dans les moments les plus intéreffants de leur vie, Pénélope, Artémife, Andromaque , Alcyone & la généreufe Alceffe, la malheureufe Argie rendant les derniers devoirs a fon époux, Laodamie expirante a la vue de 1'ombre de Protélilas, & fuivant, chez les morts, cette onibre adorée; plus loin, on appercoit Arganthone & Canens confumées par ïa douleur, 1'infortunée Clytie renoncant au jour qu'elle détefte, & la courageulé & fidelle Evadné fe précipitant fur le bücher de fon époux (4). Dans la foule des femmes , que la tendreffe maternelle a rendu célebres, on diftingue fur-tout la fenfible Pyrene & la Nymphe qui donna le jour a Cycnus ;... Fatal voyage des Argonautes, vous coütez la vie a la plus tendre mere! Ampbionome ne peut fupporter 1'abfence de Jafon , elle fe plonge unpoignard dans le fein !... Callipatira, mere auffi tendre & plus heureufe, fait braver mille dangers pour fuivre fon fils aux jeux olympiques, & jouir du bonheur de le voir couronner C5). Dans le fond du Temple de Dryas, la Déeffe a placé des Statues qui repréfentent les déïtés cheres a fon cceur : la fidelle Amitié, 1'augufte Vefta, & les deux fceurs immortelles qui préfident a la  r.Qo Daphnis £f Pandrofe, pureté des mceurs f»; 1'Amour foupire, & s'indigne qu'on puiffe lui préférer ces paifibles Divinités. II voit, avec plus de dépit encore, la belle & chafte Dryas entourée de toutes les Nymphes des eaux, des montagnes, des bois & des prairies (6). La Déeffe eft affife fur un tróne de verdure & de fleurs; le lys majeftueux, & 1'humble violette naiffent & croiffent autour d'elle & fous fes pas; un voile d'une blancheur éclatante cache une partie de fon vifage, & retombe en plis ondoyants fur fes épaules & fur fa taille; 1'Amour luiméme eft forcé d'admirer 1'éclat de fa fraicheur, fa grace touchante & Ja douce majefté qui brille fur fon front; il brüle du defir d'approcher de Dryas, de la contempler de plus prés; mais un fentiment nouveau pour lui le retient, 1'arrête; &, par un charme que 1'Amour ne peut concevoir , la Déeffe 1'attire & lui en impofe. Cependant les Nymphes fe difperfent dans la grotte; Pandrofe revient s'affeoir aux pieds de la Déeffe; 1'Amour inféparable de Pandrofe , & toujours fous la formc de Coronis , refte auprès d'elle ; alors Dryas donne a la Nymphe d'utiles lecons, & d'une voix pleine de douceur : Ma diere Pandrofe, ajouta-t-elle, défiez-vous toujours des pieges del'Amotir ; ce n'eft "pas en fe montrant qu'il eft le plus a craindre, c'eft fur- (*) Callianaffe &. Callianire. Dicl, dt U FM,  Conté Moral. 19 x tout lorfqu'il fe cache!... c'eft ainfi qu'il lurpnt Mélantho, Leucothoë, 1'innocente Cahfto & la belle Pomone (7). II ne triomphe qu'en trompant, qu'en produifant de yaines illufions; il promet le bonheur, mais il ne peut que le troubler ou le détruire. Ainfi paria Dryas; Pandrofe promit de fuivre fes confeils, 1'Amour fourit. La nymphe ingénue rappelle fes compagnes ; & s'appuyant avec fécurité- fur le bras de la dangereufe-Coronis, elle quitte la grotte de Dryas. A peine eft-elle fortie de cet augufte afyle, qu'un trouble nouveau s'éleve dans fon cceur! Interdite & rêveufe, elle fuit 1'Amour qui la guide, & 1'entraine loin de fes compagnes; il lui fait parcourir des chemins femés de fleurs ; mais a travers ces routes inconnues, Pandrofe entrevoit avec effroi des précipices efcarpés & de profonds abymes! O Coronis, dit-elle enfin d'une voix foible & tremblante, Coronis , oü me conduifez-vous ? Nous fommes fur 1'Ethna, répond 1'Amour; voyez cette fumc:e qui s'éleve en épais tourbillons, nous approchons du fommet ; raffurezvous, Nymphe charmante. Eh quoi donc! que pouvez-vous craindre? Je ne fais, dit Pandrofe; cependant jamais je n'ai reffenti 1'émotionque j'éprouve! Oü font nos compagnes? Allons les retrouver.... Pandrofe veut appeller Polixo , Dymas, Phaloë, fes amies les plus chc-res; mais fatiguée d'une courfe rapide & pénible, elle manque de force & de voix: 1'Amour Pinvite a fe re-  102 Daphnis & Pandrofe, pofer dans un bocage de myrtes & de rofes , non loin du gouffre épouvantable , au fond duquel les noirs Cyclopes forgent les foudres de Jupiter. Pandrofe s'arröte, & s'alfied fur un fiege de gazon ; elle ne peut concevoir ee qui fe palfe dans fon ame; en vain elle veut écarter de fon imagination le fouvenir de Daphnis, elle croit le-voir & Pentendre, elle fe rappelle tous les vers que Daphnis a faits pour elle; les fons touchants de la voix & de la lyre dn berger retentiffent a fon oreille; chants fi doux, fi mélodieux, & que jamais laNymphe n'écouta qu'en fuyant, comme la biche, craintive cc légere, qui n'entend que de loin le bruit du cor & les cris redoublés du chaflèur ardent qui la pourfuit & qu'elle évite. Plongéedans uneprofonde rêverie, Pandrofe garde le filence; 1'Amour la confidere avec malignité; enfin, prenant la parole : O Pandrofe , dit-il , que ces lieux font charmants! quels fouvenirs ils retracent!.... C'efl: ici, c'eft prés de ce bocage que Paimable fille de Cérès cueilloit des fleurs & formoit des couronnes de rofes , lorfque le redoutable Souverain des enfers s'offrit a fes regards. C'eltici que 1'Amour fut attendrir ce Dieu farouche, inflexible & cruel.... En vain Pimprudente Cyane veut s'oppofer a des tranfports infpiréspar 1'Amour; elle perd a la fois & fa forme' & la vie, elle n'eft plus qu'une onde fugitive. Vous la' voyez errer a travers ces gazons  Cottte Bloral. rg-; zons fleuris! Qu'il eft doux de rêver fur fes bords!.... Je crois entendre la voix plaintive deCyane, fon murmure femble nous dire : O Nymphes, craignez de réüT- ter a 1'Amour! Plus loin vous décou- vrez la fontaine Aréthufe : en métaphorfant la Nymphe, Diane crut la foultraire aux pourfuites d'Alphée ; mais Alphée , protégé par 1'Amour, fut bientót fe réunir a ce qu'il aime. Voyez la fontaine réjaiilir, retomber & fe précipiter en écumant dans la vafte & profonde mer. C'eft 1'Amour qui donne ft fes flots ce mouvement impétueux;il entraine Aréthufe, &Jaconduit vers fon amant. Jettez les yeux du cóté de ce rocher, c'elt au pied du Cedre majeftueux qui 1'ombrage , que la fenfible Galathée s'entretenoit avec Acis.... Voili le fleuve , monument éternel des regrets de la Néréïde cv du pouvoir de 1'Amour (V). Mais quel bruit frappe nos oreilles ? Au déclin du jour, les bergers, en ramenant leurs troupeaux, chantent gaiement leurs amours, chacun va retrouver au hameau la bergère qu'il aime : que ce moment doit être doux, fi nous en jugeons par la joie qu'il infpire ! Entendez-vous ces charmants concerts , le fon des fiüies & des lyres («) On fait que Polypheme écrafa Acis fous un rocher, & que Galathée changea en fleuv* Ie fang de fon amant. On trouve encore autourd'hui en Sicile le fleuve Aeis. Tom: IF. I  104 Daphnis & Pandrofe, champêtres uni a ces voix mélodieufes ? Les bois, les vallons & les rochers , retenr^fiènt du nom de 1'Amour!.... Ah! fi ce Dien caufoit tant de peines, s'il étoit vrai qu'il füt tel que le dépeint Dryas, le célébreroit-on avec ces tranfports éclatants?.... Mais qu'avez-vous, Pandrofe, pourfuivit 1'Amour, vous paroiffez agitée ? Ah, dit Pandrofe, je crois reconnoitre la voix!.... Coronis, écoutez.... Eh bien , reprit 1'Amour en fouriant , quelle voix croyez-vous reconnoitre ?.... Celle d'un berger , répondit Pandrofe en rougiffant. Mais quel berger , demande encore 1'Amour? O Coronis, dit Pandrofe, ma chere Coronis! hier, je vous parlois de lui fans crainte & fans embarras.... & maintenant je ne fais pourquoi je n'ofe prononcer fon nom. . .. mais , grands Dieux , cette voix fe rapproche! Ah! fuyons Coronis II n'eft plus temps,... . s'écria 1'Amour. Comme il difoit ces mots, toutS-coup Daphnis paroit, il s'élance vers Pandrofe éperdue, & tombe k fes genoux. Pandrofe veut en vain 1'éviter, 1'Amour la retient & 1'arrête. La Nymphe fe plaint de cette vio)ence5 mais elley cede, & nes'en irrite pas. Cependant après avoir écouté Daphnis pendant quelques inftants, Pandrofe s'arrache enfin des bras de 1'Amour. O Pandrofe! arrêtez, s'écrie Daphnis, arrêtez ; vous voulez ma mort, vous me haïffez, je rends graces aux Dieux de n'être pas iramortel!... .Oui, fi vous refufez  Conté Moral. de m'entendre , je vais me précipitcr dans ce gouffre profond, je vais terminer une vie qu'il ne m'eft plus poffible de 'fupporter. II dit, & Pandrofe vaincue parl'effroi, fe rapproche en tremblant, & fe laiffe guider par 1'Amour, qui, triomphant, Ia ramene dans le bocage. EHe écoute les plaintes^ de Daphnis, elle lui répete mille fois qu'elle ne reffent pour lui qu'une tendre amitié , qu'elle fera toujours infenfible a 1'Amour; cependant le Berger eft fatisfait, & Pandrofe, en le quittant, lui promet de revenir le lendemain dans ce bocage oii ia riüit les furprit. Auffi-tót que parut Paurore, Pandrofe , remplie detrouble, d'inquiétude, accablée par un trifte preffentiment, fut cherchet Dryas, & lui ouvrit fon cceur. La Déeffe foupira , elle plaignk Pandrofe. Aimable Nymphe, lui dit-elle, c'en eft donc fait , 1 amour a féduit votre cceur! Puiffe le dangereux fils de Mercure , puiffe Daphnis lentir tout le prix de fa viéloire; puifle enfin le flambeau de i'Hymen s'allumep pour votre bonheur; ce Dieu fage & paiiible s'accorde mal avec 1'Amour, il veut des fentiments durables, & PAmour n'ert peut infpirer que de fragiles (8;: les obftacles , les cranites , Pinquiétudc , nourriffent Pamour, c'eft un feu léger qui s'éremt, s'il n'eft fans ceffe agité... Mais ne cherchons point a lire dans Pavenir. Recevez, ó ma chere Pandrofe ! ce gage de Ia tendreife de Dryas; ce voile que mes I ij  iycï Daphnis & Pandrofe, mains ont tiffu; portez-le toujours, ne le quittez jamais, il ne peut fixer 1'Amour, mais il vous rendra plus belle aux yeux de votre époux. A ces mots, Pandrofe attendrie recoit a genoux le voile divin que lui donne la charmante Déeffe de la Pudeur; elle s'en couvre avec refpect. Le voile attaché fur fa tête, cache fes beaux cheveux & fa taille élégante & majeftueufe; mais il lui donne une grace nouvelle & touchante; & quoiqu'il dérobe aux yeux une partie de fes charmes, il ajoute encore a fa beauté. Pandrofe, malgré fa promeffe, ne peut fe décidera retourner au bocage; mais elle fuit fes compagnes, leur joie pure & naïve Pimportune , elle cherehela folitude, & parcourt triftement la montagne; fa rêverie la conduit prés du gouffre de Scylla; Pandrofe frémit en entendant les cris effrayants de la malheureufe fille de Phorcus. O Nymphe infortunée ! s'écrie-t-elle, quelle eft la fituation horrible ou t'a réduite VAmour ! Hélas, de quels maux affreux 1'indifférence t'eut preTervée ! Si jamais ton cceur n'eut connu 1'Amour, nous te verrions encore fur ce rivage briller parmi les Néréïdes, & les effacer toutes par Péclat de ta beauté !... Tes gémiffements retentiffent jufqu'au fond de mon ame, jamais ils n'ont produit fur moi une impreffion fi. douloureufe... O fatal & terrible exemple!... Ah, fuyons ce funefte lieu ! En prononcant ces paroles, la Nymphe préci-  Conté Moral. 197 pite fes pas; elle arrivé bien tót prés du lac révéré, fi redoutable aux parjures; 1'amant infidele, 1'ami perfide n'ofent approcher de fes bords facrés. La rive eft déferte ck folitaire, 1'aimable innocence cela vertu peuvent feules la parcourir fans crainte & fans danger (a). La Nymphe s'arrête & fe repofe au pied d'un faule; dans cet inftant Daphnis, guidépar 1'Amour, s'offre aux regards de Pandrofe; il s'approche, il eft ft fes genoux, il lui jure une conftance éternelle. Pandrofe, attendrie, troublée, fent tout le prix d'un ferment prononcé fur le bord du lac des Palifques : ne pouvant plus douter du cceur de fon amant, la pudeur feule l'empêche d'avouer les fentiments qu'elle éprouye. Cependant, Daphnis veut connoitre ion fort, il prelfe laNymphe de s'expliquer. Parlez , ó Pandrofe ! lui dit-il , parlez; Daphnis doit-il renoncer au bonheur, ft la vie, ou daignez-vous autoriferfes efpérances? Pandrofe ne répond rien, mais fes joues fe colorent du plus vif incarnat; & baiffantles yeux, elleprend doucementfon voile & s'en couvre le vifage. L'heureux Daphnis comprit cette réponfe : O Nymphe adorable, s'écria-t-il , aveu charmant qui comble tous mes defirs !... Oui, Pandrofe , dans ce lieu témoin de ma félicité, mes mains éléveront un autel ft la Pudeur, & O) Li lat des Palifques, Voyez 1'Avertiffement. I iij  198 Daphnis & Pandrofe, fur cet autel divin je placerai la ftatlie de 1'Amour (9)!... O vous, freres immortels &généreux, implacables ennemis du crime & du parjure, vous, terribles Divinités que Ja Sicile adore, écoutez mes ferments. Par cette onde pure & redoutable, je jure a Pandrofe une éternelle fidélité; fi jamais je trahis un ferment fi facré, je ne ferai plirs digne de voir & Pandrofe & le jour. O Dieux puiifants , privez-moi de la lumiere, qu'au même inftant la clarté des Cieux me foit ravie : ce cMtiment, plus affreux que la mort, feroit encore pour un tel crime un fupplice trop doux. A ces mots, des larmes délicieufes inonderentle beau vifage de Pandrofe; elle fe leve, s'approche des bords du lac, & tombant a genoux i cóté de Daphnis : Dieux immortels, s'écria-t-elle, je m'engage par les mêmes ferments que Daphnis vient de faire!... Dans cet inftant, 1'Amour , quittant la forme de Coronis , vint s'offrir a Pandrofe fous fes véritables traits, il lui promit un bonheur pur & durable, & voulut préfider lui-même au doux hymen qui bièntót unit les deux amants. Pandrofe ne fut pas long-temps fans regretter les charmes de la tranquillité per* due pour elle .: plus fenfible que jamais, elle connut cependant qu'elle n'étoit point heureufe. Daphnis l'afTuroit toujours de fa tendrefle; il avoit encore le même langage, mais il n'avoit plus 1'expreflion qui perfuade; Pandrofe n'ofoit feplaindre, Daphnis la croyoit fatisfaite , & c'étoit fans.  Conté Moral. 199 doute un tort de plus. L'aimable Nymphe ne confioit qu'a Dryas fes peines fecretes; 'elle rdpandoit dans fon fein des larmes ameres que la Déeffe elle-même lui confeilloit de cacher toujours a Daphnis. Cependant, 1'indifcretemeflageredu Souverain des Dieux, 1'agile & prompte Renommée, après avoir parcouru la Grece, dirige fon vol rapide vers la Sicile, elle s'arrête fur les fommets de 1'Ethna (aj. Alors elle publie que de nouveaux jeux feront célébrés en Elide, & que la fille d'Archidamas , la belle & fiere Cynifca, doit difputer aux jeux Olympiques, le prix de ces courfes de chars que les Grecs viennent d'infh'tuer. Cette nouvelle infpire h Dnphnis une curiofité qu'il ne peut furmonter; la timide Pandrofe n'a pas la force de combattreuneréfolutionquil'accable.Daphnis part & laiffe Pandrofe accablée de trifteffe. Eu vain elle cherche a fe diftraire; 1'inquiétude la dévore, la cruelle & fombre jaloufie déchire &flétrit fon cceur. Enfin , elle fe décide a fuivre les traces de Daphnis : n'ofant s'adreffer a 1'auteur des maux qu'elle endure, n'ofantimplorer 1'Amour , elle invoque Jupiter : Souverain maitre des hommes & des Dieux, dit-elle, (a) » La Renommee , meffagere de Jupiter; » elle fe pla^oit fur les plus hauts lieux pour » publier toutes fortes de nouvelles. Elle ne n pouvoit fe taire. ZJiff, Je le Fable. I iv  200 Daphnis & Pandrofe, daignez me tranfporterauxlieux que Daphnis habite, & daignez encore me rendre invifible a tous les yeux, pendant tout le temps que je defirerai 1'être. Sa priere fut exaucée. Au même inftant, elle fe trouve en Elide, & dans la vafte & brillante arêne d'Olympie. La courfe des chars alloit commencer. Pandrofe invifible, ccdans la foule des fpeétateurs, ne voit que Daphnis & s'élance vers lui; elle ne fentit d'abord que la joie de fe retrou ver a cóté de 1'aimable Daphnis , & paya cher cet inftant de bonheur. Tout-a-coup on voit s'avancer fiérement dans la lice la belliqueufe fille d'Archidanias,- elle eft fur un char élégant, en forme de coquille & recouvert de lames d'or, dont 1'éclat éblouit les yeux; une robe de pourpre, une ceinture d'or, un diadême de perles forment fa parure, a la fois fimple & magnifique. Sa beauté impofante & majeftueufe attire & fixe tous les regards; elle conduit avec affurance fes quatre chevaux attelés de front, & s'arrête a la barrière; alors elle jette un coup-dceil fier & dédaigneux fur les Princes & les Héros Grecs qui ofent cntrer avec elle dans la lice; ou voit qu'elle eft füre de la viétoire, tous les cceurs la lui defireut, & fes rivaux mêmes s'étonnent d'avoir pris 1'engagement de la lui difputer. Au milieu de la vafte enceinte que doivent parcourir les chars, s'éleve un autel majeftueux fur lequel eft placé un aigle de brónze aux alles éployées; on fait mou-  Conté Moral. 201 voir un reflbrt caché, Paigle s'agite & bat des ailes; au même inftant les trompettes éclatantes donnent le fignal du départ, & les chars s'élancent dans 1'arene. La belle Cynifca les devance rous, elle eft animée par le bruit des fanfares, les acclamations & les vceux des fpeétateurs : en vain fes rivauxhumiliés paffant fubitement de 1'admiration a la jaloufie, veulent 1'intimider par leurs cris; & ne pouvantl'atteindre, cherchent du moins a 1'effrayer, a la décourager. Cynifca montre toujours un front ferein, elle eft infenfible aux clameurs de 1'envie; elle pourfuit fa courfe giorieufe, & ne voit que les lauriers immortels dont la patrie va la couronner. Enfin, elle arrivé au bui, elle fe précipite de fon char, elle embraiï'e le chöne antique, 1'arbre facré qui termine la carrière, & que jufqu'a ce jour mémorable la main d'une femme n'avoit jamais touché. Mille cris de joie s'élevent dans les airs. Au bruit des inftruments & des voix qui célebrent fon nom, Cynifca eft portée dans un char de triomphe a 1'autre extrêmité de la lice, auprès du tombeau d'Endymion; on la place fur un tróne fomptueux, brillant d'or, d'argent , & décoré de la pourpre de Tyr la plus éclatante, & de feftons de panipre & de lauriers. Cynifca recjm le prix qu'elle vient de remporter; alors de nouveaux jeux commencent. On va difputer le prix du chant, Daphnis cntre d«us la lice; Pandrofe, toujours I v  aoa Daphnis & Pandrofe , invifible, luit ('es pas. La Nymphe, agjtée d'une mortelie inquiétude , voit en tremblant Daphnis fe rapprocher de la belle & dangereufe Cynifca : elle n'a que trop fu lire au fond du cceur de fon volage époux!... Mais elle cherche a s'abufer, eile veut douter encore de fon malheur, elle craint de calomnier ce qu'elle aime, en fe livrant a la jaloufie qui Péclaire. Cependant Daphnis prend la lyre qu'on lui préfente ; il chante, & Ie premier mot qui fort de fa bouche, c'eft le nom de Cynifca : la malheureufe Pandrofe frémit, elle entend Daphnis a cóté d'elle célébre fa rivale ; elleretrouve cette expreffion pafiionnéeque Daphnis avoit autrefois , en fe plaignant de fa rigueur. Hélas ! dit-elle, c'eft ainfi qu'il a chanté Pandrofe!... LesGrecscharmés applaudifient avec tranfports; Daphnis, inlénfible a la gloire, n'eft oecupéque de Cynifca, on lui donne Ie prix, il recoit la couronne de myrte ; & s'avancant 'impétueufement vers Cynifca , il d'épofe a fes pieds & fa lyre & fa couronne (n)... Dans ce moment fatal un voile épais coüvre fes yeux & dérobe a fes regards la brillante clarté du jour ; il pouflè un cri pereant : Dieux vengeurs! s'écrie-t-il.... La parole expire fur fes levres tremblantes, Pandrofe s'élance vers lui, Pinfidele & malheureux Daphnis. tombe évanoui dans les bras de la Nymphe qu'il vient de trahir. Mercure, touché du deftin de fon fils, enveloppe les deux époux dan>s un nuagej il  Conté Moral. 203 les enleve aux yeux des fpeéhteurs étonnés, & Jes tranfporte ainfi prés du mont Olympe, en Theffalie, dans la délicieufe vallée de Tempé; Mercure pofe doucement fon fils fur un lit de gazon; Daphnis eft toujours plongé dans un profond évanouifiément; Pandrofe, è genoux prés de lui, inonde fon vifage de larmes, la Nymphe n'eft plus invifible. Mercure la contemple avec étonnement, il admire fa beauté, fa grace plus touchante encore : Amour,dit* il, cruel Amour, quels font tes caprices ! ó Pandrofe! fi vous n'avez pu fixer Daphnis , quelle Nymphe olèra jamais comptef fur la fidélité de fon amant!... Mon (ils eft auffi coupable qu'il eft infortuné : hélas ! il ne m'eft pas poffible de changer fon fort, je ne puis rien fur fon cceur, je ne pms même lui rendre la lumiere, il faut qu'il expie fon crime, tel eft 1'arrêt prononcé par les Dieux vengeurs qui le pourfuivent. Mais vous, ó Nymphe charmante! il n'eft pas jufte que vous gémiffiez lous le poids de la chaine qu'un ingrat a brifée; & je vais vous propofer un moyen qui pourra vous rendre & le repos & la tranquillité. Non loin de cette vallée au pied du Mont Olympe, on trouve la fontaine Argyre : fes frqides eaux ont la vertu de faire perdre jufqu'au fouvenir d'une tendreffe malheureufe O); mais on ne peut approcher.de {<•) J'ai déja parlé de cette fontaine dans Ut l vj  204 Daphnis £5? Pandrofe, fes bords qn'en s'armarit d'un courage iriébranlable , 1'Amour lui-même en de'fend 1'entrée; il ne s'offrira point a vous accompagné des plaifirs & des jeux, plein d'innocence & de charmes, tel enfin qu'il fe montre lorfqu'il veut féduire; vous le verrez menacant , impérieux & terrible, armé de fes traits cruels, vous repoufiér avec violence ; la fombre & funefte Jaloufie, un poignard a la main, fecondera fes cfforts, tandis que 1'aimable & trompeufe Efpérance , en vous tendant les bras-, ne cherchera qu'a vous éloigner de la rive heureufe ovi vous devez trouver le terme de vos peines. Mais ne vous laiffez point intimider ; tous ces objets effrayants ou féduéteurs , ne font que des illufions fantaftiques , de vains fantómes, qui s'éloigneront a mefure que vous avancerez, & qui s'évanouiiont comme les fonges légers, li vous avez le courage de pourfuivre votre route. II ne m'eft pas permis de vous guider vers cette fontaine falutaire , on ne peut qu'en indiquer le chemin. Ah! dit Pandrofe, en pouffant un profond foupir , j'aurois fans doute le courage d'entreprendre & d'achever ce pénible voyage ! Cependant , ó fils dejupi- Veillies ia Chattau. La fontaine Argyre , qui , fuivant la Fable, avoit cette propriété , fe trouvoit en Theffalie. Je n'ai ajouté a la Fable , que 1'allégorie du chtmin j«< eonduit a la for.taine.  Conté Moral. . 205 téf! jettez les yeux fur cet infortuné , voyez 1'état affreux oü 1'a réduit le fort impitoyable! Que deviendroit - il fi je ceflbis de 1'aimer!... Oui, Daphnis, oui, cher & malheureux époux, je veux conferver des fentiments qui déchirent mon cceur, mais qui du moins adouciront Thorreur de ta fituation!... Hélas! la trifte Pandrofe ne pourra te confoler qu'en te trompant;... pour te préferver du défefpoir, tout me fera poffible ! . .. O Mere 11re ! écoutez ma priere : lorfqu'après la courfe des chars, la belle Cynifca fut portée en triomphe , fa voix fe fit entendre, elle adreffa fes remercicmenrs a Jupiter Olympien , je vis, hélas ! Daphnis s'émouvoir a fes accents!... O! donnez - moi ce fon de voix qui Ie charma, qu'en reprenant T11 fa ge de fes fens, Daphnis puiffe croire qu'il eft aüprès de ce qu'il aime, & que c'eft une main adorée qui vient effuyer fes larmes & qui le guide !... Ma préfence ne feroit pour lui, dans ces premiers moments, qu'un reproche accablant& crnel; je n'aurai point Ia barbarie d'ajouter a fes maux en paroiffant vouloir Ie fecourir; qu'il attribue a ma rivale les foins auxquels \e me confacre, j'y confens; fi je puis lui rendre le bonheur , que m'importe a quel prix... Nymphe généreufe , dit Mercure . vos fouhaits font exaucés ; vous aurez déformais le fon de voix de cette rivale qui n'auroit jamais dü vous être préférée ; mais a quels tourments va vous liyrer Terreur de  2o6 Daphnis f35 Pandrofe, votre amant? O Pandrofe! puiffiez-vous recueillir le fruit d'un amour fi tendre & fi fidele? En achevant cesparoles, le Dieu étend le bras vers Daphnis, & le touche légérementavec fon caducée: aufii-tót Daphnis revient a la vie, il fe fouleve, il ouvre les yeux; & fe trouvant toujours environné d'épaifiès ténebres , il fait retentirla vallée de fes gémifléments douloureux: Confolez-vous, mon fils, dit Mercure, 1'Amour, caufe de votre malheur , vous en offre le dédommagement. A ces mots, le Dièu quitte fon fils , il s'éleve dans les airs, & difparoit aux yeux de Pandrofe. Daphnis fe croit feul, abandonné , il exprime fon défefpoir par les plaintes les plus touchantes: Pandrofe, en 1'écoutant, répand un déluge de larmes; elle pouvoit, en paiiant, calmer fa douleur, & cependant elle ne peut fe réfoudre h rompre le filence, elle redoute mörtellement lestranfports qu'infpireront a Daphnis les premiers mots qu'elle prononcera; fa douleur la pénetre & 1'accable, & fa joie lui déchirera le cceur. Mais bientót la pitié Pemporte fur la jaloufie. Daphnis , dit - elle enfin , vous n'êtes point abandonné, 1'amour le plus tendre veille fur vos jours!.... Dieux, interrompt Daphnis, Dieux, qu'entendsje?.... N'eft-ce point une illufion', efl-cela voix de Cynifca qui vient de frapper mon oreille?.... Vous vous taifez !.... Ah ! parlez , qui que vous foyez, parlez, que j'entende encore cette voix ravifiante ; vous  Conté Moral. 207 ne répondez point.... Hélas! me ferois-je abufé ? .... Non , Daphnis , reprit la jnatheureufe Pandrofe,.... je fuis avec vous , & je ne vous quitterai plus. C'eft elle, s'é- cria Daphnis trani'porté , c'eft Cynifca O vous que j'adore, divine Cynifca, vous changez madeftinée; dansl'état oü je fuis, vous pouviez feule m'attacher ;\ la vie!... Cependant concevez-vous 1'horreur de ma fituation?.... Je fuis prés de vous, & je ne puis vous voir!... Mais vous m'aimez, je vous entends, je dois bénir mon fort. Cynifca, oü êtes-vous? Daignez-vous rapprocher de moi; fouffrez que je me profterne ti vos pieds Grands Dieux, vous me tendez la main ! Je preffe contre mon cceur, j'arrofe de mes larmes cette main bienfaifante & chérie qui doit guider un malheureux privé de la lumiere!... Cynifca, vous foupirez! Ah, ne me plaignez point, je n'ai jamais connule bonheur que dans cet inftant ! Daphnis, dit Pandrofe, je vous avoue qu'une fecrete inquiétude me trouble éVme tourmente!.... Je n'ofe compter fur votre fidélité, je fais qu'une Nymphe fut aimée de vous... . Non , interrompit vivement Daphnis , non, je ne 1'aimois point, je m'abufois fur le fentiment qu'elle m'infpiroit, & je n'ai connu 1'Amour qu'en vous voyant. Etes-vous raffurée, charmante Cynifca?... Mais quoi, vous pleurez!... Hélas , dit Pandrofe , je m'attendris fur le fort de cette Nymphe infortunée!,,., &  so8 Dapfmh & Pandrofe, vous , Daphnis , du moins la plaignezvous?Elle me fera toujours chere, répondit Daphnis en foupirant; mais en rompant les nceuds qui nous uniffoient, je lui rends fa liberté , un nouvel engagement pourra la confoler.... Qu'ofez-vous dire? s'écria Pandrofe; non,jamais. Ahcrnel!... pouvez-vous croire qu'il foit poffible de vous oublier? Adorable Cynifca, dit Daphnis , de quelle reconnoiffance vous me péuétrez! Mais nejugez point du cceur de Pandrofe par le vótre, ne comparez h vos fentiments que ceux que vous m'infpirez. C'eft ainfi que Daphnis ne pouvoit dire un feul mot qui ne füt, pour Ia trop fenfible Pandrofe, un trait déchirant. . Auffi-tót que la nuiteut déployé fes voiles fombres, le bras invifible de Jupiter tranfporte au pied de 1'Ethna Pandrofe & Daphnis endormis. Le Berger, a fon réveil, fe croit touiours prés du Mont Olympe , & la Nymphe 1'entretient dans cette erreur. Pandrofe, fidelle au devoirqu'elles'étoit impofé , fervoit tous les jours de guide h Daphnis, depuis le lever de 1'aurore jufqu'a la nuit. Elle nele conduifoit que dans les lieux oü tout lui retracoit I'image de fon bonheur paffé. Tantót 'le Berger s'affeyoit au pied d'un arbre fur lequelfamain avoit jadis tracé le nom de Pandrofe; tantót il fe repofoit dans le bocage oü la Nymphe recut fes premiers ferments. Cependant le Berger infidele ne parloit que de  Conté Moral. 200 Ja fille d'Archidamas; & dans les bras de Pandrofe, ilprornettoit a Cynifca unamour éternel. Mille fois Ia malheureufe Nymphe penfa trahir fon fecret, & toujours elle fut retentie par la crainte affreufe de réduire Daphnis au défefpoir. Au fond du cceur, elle étoit décidée a fe faire connoitre un jour , mais ellefentoit qu'elle ne pourroit que gagner a différer; la reconnoifiance de Daphnis en feroit plus vive. Cette idéé ranimoit &foutenoit le courage de Pandrofe; enfin, elle fe flattoit encore que le temps affoibliroit 1'amour de Daphnis pour Cynifca, elle fe trompoit. Pandrofe, fouvent irritée, toujours mécontente & malheureufe, ne paroiflbit jamais paffionnée; Daphnis n'avoit pas la certitude d'ètre aimé comme il aimoit, il étoit agité, troublé; la fécurité endort 1'Amour, 1'inquiétude le réveille & le nourrit. O Cynifca! difoit-il, je vous dois tout, & cependant vous ne partagez point les fentiments que vous m'infpirez; fouvent votre froideur me défefpere , vous écoutez avec indifférence tous les airs que fe fais pour vous; je ne puis chanter que Cynifca, fon nom fi chcr eft toujours dans ma bouche, & tant d'amour ne fauroit vous toucher!... Eh quoi donc, Cynifca, ne dois-je qu'a la pitié les foins généreux que vous daignez me confacrer?... Ah, s'il eft vrai, abandonnez 1'infortuné Daphnis; fi vous ne 1'aimez pas, gardez-vous de  2io Daphnis & Pandrofe, croire que vous puiffiez le confoler!... Ingrat! répondit Pandrofe, oui, Daphnis, vous iïe pouvez concevoir 1'excès de votre ingratitude... O reproche plein de charmes, s'écria Daphnis, divine & chere Cynifca, d'un feul mot vous diffipez toutes mes allarmes! Hélas, pourquoi faut-il que vous n'ayez jamais 1'exprellion de 1'araour que pour vous plaindre de votre amant! Tels étoient les entretiens de la Nymphe & du Berger. Pandrofe, dans cette fituation cruellc, vit naitre deux fois le printemps ; enfin , après avoir fouffert avec tant deconftance, elle prend tout-a-coup la réfolution de révéler fon fecret a Daphnis. Elle fe rend fur les bords du lac des Palifques ; elle s'approche de 1'autel de gazon, que jadis Daphnis éleva prés du fleuve; & tombant a genoux aux pieds de la ftatue de 1'Amour, elle invoque le Dieu cruel, auteur de tous fes maux. Amour, dit-elle, daigne tarir la fource de mes larmes, rendsmoi le cceur de Daphnis, daigne revenir encore pour moi fur ce rivage, c'eft la fidélité qui t'implore ; viens, réponds a fa voix qui t'appelle. Aces mots, 1'Amour paroit au haut des airs; il eft porté fur un nuage, il s'arrête au-delfus de 1'autel , & il adreffe ce difcours a la Nymphe : Toi, 1'ornement & la gloire de mon empire, ó Pandrofe! que ne m'eft-il poffible d'exaucer ta priere!,... IVlais je puis rendre infidele, & jamais je n'ai pu jufqu'a ce jour rallumer des feux  Conté Moral. 211 éteints... Cependant fi 1'Amour peut opérer ce prodige, la fidelle Pandrofe doit en être robjet. Je le fouhaite, ö Nymphe gdnéreufe! & je n'ofe vous le promettre. AUez chercher votre amant, Jupiter vous donne le pouvoir de lui rendre la lumiere; auffitót que vous en formerezledefir, Daphnis reverra le jour. 5 En prononcant ces paroles , 1 Amour s'éloigne, & ie plongeant dans le nuage qui le foutient , il difparoït aux yeux de Ja Nymphe. Quoi, s'dcria Pandrofe tranfportée , Daphnis va revoir la clarté des cieux ; il ne devra qu'a moi ce bonheur inattendu, & il apprendra en même-temps tout ce que j'ai fait pour lui! Ah, puis-je conferver de 1'inquiétude! cher Daphnis, ce'feroit t'outrager! Je vais reprendre tous mes droits fur ton cceur; je ne ferois pas digne de ton amour, fi j'en pouvois dotteer. Elle dit, & au même inftant elle vole au bocage de myrtes & de rofes; elle y trouve Daphnis, & d'une main tremblante, faififfant la main de fon amant , elle le conduit, ou plutót 1'entraine vers les bords du lac des Palifques; elle 1'amene auxpieds de la ftatue de 1'Amour. Alors prenant la parole : Daphnis, dit-elle, revoyez la lumiere, & reconnoiffez la main, qui, jufqu'a ce jour , vous fervit de guide. A ces mots, Daphnis treflaille; Pandrofe a repris fa voix naturelle , & cette voix fi douce & fi tendre , jette 1'épouvante au fond de 1'ame du coupable Daphnis. En-  ai2 Daphnis Pandrofe, fin, il voit le jour, & frémit en fe retrotrvant fur Ie rivage du fleuve redoutable aux parjures!... A Ia vue de Pandrofe, 1'étonnement & la confufion la plus douloureufe fe peignent fur fon front; fa paleur mortelle ne décele que trop le trouble affreux qui le furmonte, & le remords cruel quidéchire fon cceur : il refte immobile a fa placé, & baiffe fes yeux mouillés de pleurs. O Daphnis ! dit Pandrofe, quittez cet embarras qui m'offenfe; en vous conduïfant fur ces bords redoutés, je n'ai voulu que retracer a votre fouvenir la fainteté des liens facrés qui nous uniffent. Va, je ne demande point de nouveaux ferments, je fuis füre déformais de ton cceur, &je regarderois comme un ou trage une promefle inutile a ma tranquillité, & qui ne pourroit que nous avilir tous deux ; je trouve dans ma feule tendreffe toute Ia confiance que mon époux peut me defirer pour mon bonheur & pour le fien. En parlant ainfi, Pandrofe s'approche de Daphnis, & lui tend les bras; leberger leve les yeux au ciel avec 1'exprefiion de la plus vive douleur : un déluge de pleurs inonde fon vifage, il garde un morne filence pendant quelques" inftants; enfin , fe précipitant aux genoux de Pandrofe: Non, dit-il, je n'aurai point la lücheté de profiter de tant de générofité pour vous tromper. O vertuewfe libératrice du malneureux Daphnis! connoifl't^ votre I'ort &  Conté Moral. 213 le mien! je vous confacre ma vie, je la donnerois mille fois pour vous, s'il étoit poffible. Tout ce que la reconnoilfance & 1'admiration peuvent infpirer, je le redens pour vous. Mais... Daphnis s'arréte :... Pourfuis, barbare, s'écria Pandrofe, pourfuis , acheve de m'arracher le cceur;.. . je dois renoncer a ton amour... Daphnis ne répondit rien. Eft-il poffible, s'écria la Nymphe !... Quoi, Daphnis pourroit encore me préférer Cynifca ? Arrêtez , dit Daphnis, n'accablez point un infortuné qui n'eft déja que trop a plaindre; je n'ai pour Cynifca que le fentiment que j'ai eu pour vous avant 1'époque de mes malheurs; celui que vous m'infpirez maintenant , moins vif, moins paffionné fans doute, eft cependant plus profond, & durera toute ma vie. Cynifca, malgré moi, occupemonimagination; mais vous régnez a jamais fur mon ame. A ce difcours, Pandrofe pdlit & friffonne; un froid mortel fe gliffe dans fes veines, & pénetre jufqu'ft fon cceur que 1'efpérance abandonné fans retour... Qu'entends-je, dit-elle, quel nouveau jour vient m'éclairer? La raifon diffipe enfin de vai- nes illufions Eh quoi, j'ai pu faire dépendre ma félicité d'un fentiment aveugle & fragile , que la feule imagination peut produire, qui fe détruit fans caufe, & que la plus jufte rcconnoiffance ne fauroit ranimer! Daphnis, abjurons pour jamais de funeftes erreurs, que la tendre  214 Daphnis g? Pandrofe, gfc. & fidelle amitié nous confole & nous dédommage des maux affreux que nous avons foufferts. Viens, fuis-moi, viens brifer la ftatue de 1'Amour ; & fur les débris de fon autel renverfé, n-nis pourrons, a la face des Dieux, fans éprouver la crainte de devenir parjures, prendre le doux engagement de nous aimer jufqu'au toiubeau.  NOTES DE DAPHNIS ET PANDROSE. (i) Les filles d'Antipcenus fe facrifïerent pour le falut des Thébains, fuivant la réponfe de 1'Oracle, qui avoit dit que la ville ne feroit jamais délivrée des mains d'HercuIe, s'il ne fe trouvoit quelqu'un d'une des plus illuftres families qui voulüt fe facrifier. Toutes les filles d'Antipcenus fe tuerenu Les couragcufes Hyacïnthïdrs. „ Ce font les '„ filles d'JErefthée, Roi d'Athenes. S'étant dévouées pour le falut de leur patrie, elles furent furnommées Hyacinthides , a caufe du „ lieu oü elles furent immolées, cet endroit „ étant appellé Hyacinthe. Elles font auffi nom„ méés les Vierges. Les filles que cette maffe revint d'elle-même fur les flots. La peine de mort Sc d'infamie étoit établie contre ceux qui violoient leurs ferments; mais on exceptoit de cette loi les Orateurs, les Poëtes & les Amants. La forme du ferment pour les Rots étoit de lever te fceptre. Les Divinités que les Grecs atteftoient dans leurs ferments étoient infinies; fouvent ils prenoient le Soleil a témoin , tantöt le Styx, Sec Py. thagore juroit par te nombre de quatre', oui étoit, ielon lui, le fymbole de la Divinité. Socrate prenoit a témoin U Dieu véritable, le Dieu qui préfide i l'amitié. Maturs des Grtcs, par Ménard. (' 0 La courfe des chars étoit Ia plus nobie, II y avoit dans les chars deux fortes rPattelages, qui étoient de deux ou de quatre chevaux ; ces derniers étoient appelles des qu.idriges. Les anciens ne rangeoient pas comme nous ces quatre chevaux deux a deux , maii  226" Notes tous de front. Les chars étoient faits en forme de coquille , montés fur deux roues, avec ua timon très-court. Au milieu de la place, il y avoit un autel fur lequel étoit placé un aigle de bronze aux alles éployées, Sc qui s'élevoit tout-a-coup par le moyen d'unreüort; c'étoit le fiznal du départ des chars. A ia barrière du ftade d'Olympie étoit placé le tombeau d'Endymion. La lice d'Olympie étoit fuperbe: c'étoit une vafte enceinte de 600 pieds de long, cjui repréfentoit une proue de vaifleau , environnée de loges ou remifes pour les chevaux & pour les chars. La borne faifoit la fin de ia carrière & le terme de la courfe. C'étoit un gros tronc de chêne ou de pin , élevé fur la terre d'une coudée ou environ , & foutenti aux deux cötés par deux pierres blanches & polies. Le prix du chant & de la poéfie étoit une couronne de myrthe. Tous les cinq ans a Olympie les femmes & les filles célébroient une fête particuliere en Thonneur de Junon r ou 1'on faifoit courir dans le ftade les filles diftribuées en trois clalfes. Les plus jeunes couroient les premières; celles d'un age moins tendre les fecondes , & enfuite les plus agées, En confidération du fexe , on ne donnoit que 500 pieds a 1'étendue du ftade, qui en avoit 600 dans fa longueur ordinaire. Ceux qui remportoient la viétoire dans les quatre anciens jeux de la Grece , quelque forte de combat que ce fut, étoient appellés périodoniques; ;ce nom leur fut donné du mot de période , qui eft comme la révolution de quatre jeux. Aloeürs des Grecs , par Ménard,  LE PALAIS DE LA VÉRITÉ, CONTÉ MORAL. K vj   LE PALAIS DE LA VÉRITÉ, CONTÉ MORAL» La charmante Reine Altémire époufa te plus beau des Génies , 1'aimable & tendre Phanor. Le foir même de cet heureux jour, la Reine parut defirer vivement que le Génie la conduiflc dans fes Etats. Phanor foupira; & regardant tendrement Altémire : Je les abandonné pour vous, lui dit-il; vous régnez fur des fujets fideles & fur mon cceur; que cet Empire vous fuffife. II ne m'eft pas poffible de vous recevoir dans mon palais; mais je n'y retournerai plus, puifque vous ne pouvez 1'habiter : n'en demandez pas davantage... Comment, Seigneur, interrompit Altémire, je ne verrai jamais votre palais? ... J'ofe me ftatter, répondit Phanor en fouriant, que vous pourrez le voir un jour. Mais dans quel temps ? reprit vivement la Reine. — Dans feize ans, fi vous confervez alors ce defir. — Dans feize ans, jufte ciell — D'ici-la, n'en parions plus,  230 Le Palais de la Fèritê, Pourvotre repos cc pour le mien , je dois vous cacher ce fecret; vous tenteriez en vain de me Parracher. La Reine étoit exceffivement curieufe; elle fe plaignit , s'affligea, verfa des larmes; mais Phanor fut inflexible. Le chagrin d'avoir un mari aulTi difcret, fut le feul qu'éprouva jamais Altémire : les deux époux s'aimoient inriquement; & fans la curiofité cc les éternelles queftions de la Reine fur le palais myftérieux du Génie, ils auroient été parfaitement heureux. Altémire donna le jour h une Princeffe , que Ie Génie, comme on 1'imagine bien, doua de toutes les graces & de toutes les perfeétions. A peine Zéolide (c'étoit le nom de la jeune Princeffe) eüt-elle atteint fa quatorzieme année , que la Reine & le Génie s'occuperent du foin de lui chercher un époux digne d'elle : leur choix tomba fur le Prince Philamir, qui adoroit Zéolide. La jeune Princeffe fut confultée, & elle avoua, en rougiffant, qu'elle préféroit Philamir a tous ceux qui prétendoient a fa main. ■ La Reine qui vóyoit approcher , avec une fatisfaction inexprimable, le moment oü, fuivant la promeffedu Génie, elle pourroit fatisfaire fa curiofité, fe détermina a ne marier fa fille que lorfqu'elle auroit vu le palais du Génie, & qu'elle feroit revenue dans. fes Etats. Cet inftant fi ardemment fouhaité arriva enfin. II y avoit feize ans que la Reine étoit  Conté Moral. 23* mariée ; elle preffa Phanor de la conduire fans délai dans fon palais. Demain, dit-il, vous y ferez tranfportée fi vous perfiftezdans cette réfolution après avoir entendu tout ce que je dois vous révéler, ce foir vous faurez mon fecret. La Reine demanda que Zéolide füt préiènte a cet entret'ien ; Phanor n'y confentit qu'avec peine; mais il céda aux vives inftances de la Reine. Sur la fin du jour, il fe rendit chez Altémire; il s'affit entre les deux Princelfes, & leur conta fon hiftoire en ces termes: Hifloire du Génie Phanor. Je fuis né avec les paffions les plus vives : notre art, qui nous rcnd fi fupérieurs aux mortels, ne peut cependant rien furie cceur; & le Génie, mon pere, vit avec chagrin qu'il me faudroit plufieurs centaines d'années pour me rendre heureux & fage. En attendant, je devins éperduement amoureux d'une Fée beaucoup moins jeune que moi, & plus diflinguée par fon efprit que par fa beauté. Ce premier choix me fit honneur. Prudine (c'étoit le nom de la Fée) jouiffoit d'une grande confidération, & on la citoit comme un modele de circonfpeélion, de prudence & de fageffe. Elle étoic fi pénétraute, qu'elle déméla mes fentiments avant que je les connuflè moi-même : elle m'apprit que j'étois amoureux d'elle; d'abord je fu$ tenté de Paflürer de la meilleure foi du  2J2 Le Pa/ais de la Vèritè monde qu'elle fe trompoit : cependant, comme elle m'infpiroit de la confiance, je voulus m'examiner de nouveau. Tout én me grondant fur une paffion qu'elle appelloit une folie d1 enfant, Prudine me montroit tant de douceur & d'amitié, que tout Je fruit que je retirai de fes fermons, fut d entrevoir qu'il ne me feroit pas imnofiible de parvenir a lui plaire. L'elpérance fit nattre cet amour qu'elle avoit plutót prévu que deviné. J'ofai enfin preffer Prudine de sexpliquer; elle m'avoua qu'elle partageoit mes fentiments. Enchanté demon bonheur, je ^parlai d'hymen. Prudine me déclara qu'elle ne m'épouferoit qu'après avoir éprouvé ma confiance; en même-temps elle me fit promettre de ne confier a perfonne les efpérances qu'elle me donnoit; elle mevanta les charmes du myfiere. Comme la fatuité n'étoit pas mon défaut, elle obtmt fans peine ce qu'elle exigeoit de moi, & notre tendre intelligence fut ignorée de Punivers entier. Un foir qu'enveloppé d'un nuage, je traverfois les airs pour me rendre au palais de Prudine, j'entendisdes cris fi douloureux, que Ia pitié me forca de m'arrêter : je vis un cortege nombreux de chevaux, de voitures, éclairé par un nombre infini deflambeaux queportoient desefclaves; je difHnguai au milieu de cette multitude un jeune homme d'une beauté raviffante qui me patut être le maftre des autres; il fe défefpéroit, toute fa fuite pleuroit en répétam fes  Conté Moral. 233 plaintes : ce qui formoit le fpeétacle le plus touchant. Je me fis connoitre; & m'adrelfant au beau jeune homme , je lui demaudai le fujet d'une douleur fi vive. Je luis, me répondit-il , Ie Prince Zimis; j'adore depuis mon enfance la Princeffe Eïianne; nos parents étoient d'accord, lorfque le cruel Génie Phormidas la vit pour mon malheur & devint mon rival. Elianne lui fit éprouver tant de rigueurs , qu'il eut Pair de fe rebuter : je faifis cet inftant de dépit; & fuivi de 1'efcorte que vous voyez, je fus chercher ma Princeffe pourl'époufer & pour Pamener dans mes Etats. Mais en traverfant une fombre forêt, tout-a-coup le barbare Phormidas s'eft offert a nos yeux; & malgré ma réfiftance & mon courage, ma chere Elianne fut arrachée de mes bras... J'ai fuivi pendant trois jours les traces du raviffeur; mais enfin la fatigue nous a forcés de nous arréter ici, & je fens que mon défefpoir y terminera ma vie & mes malheurs. Ce récit me toucha vivement; je confolai 1'infortuné Zimis, en Paffurant que fa Princeffe lui feroit rendue. Retournez, lui dis-je, dans vos Etats; avant Ia naiffance du jour, vous reverrez Elianne; mon art eft fupérieur a celui de Phormidas. Adieu, rcpofez-vous fur moi du foin de votre vengeance. Enachevant ces mots, je m'élevai dans les airs, & je perdis bientót de vue le Prince Zimis & fa fuite. Je donnai a la bienfaifance cette foirée  234 Le Palais de la Vérité, deftinée a 1'amour, au-lieu d'aller au pa» ïais de Prudine, je me rendis a celui du Roi des Génies: je lui contai Phiftoire iméreffante d'Elianne & de fon amant, & je le conjurai de fouftraire la jeune PrincelTe a la tyrannie de Phormidas. Notre augufte Monarque me prit par la main, & me dit : Suivez-moi, je vais vous donner quelques lumier.es fur le fort de la Princeflé, & je vous laifferai la gloire de terminer cette aventure. En difant ces paroles, il me conduifit dans un magnifique fallon, orné d'une multitude de glacés; le Génie toucha avec une baguette d'or une des glacés. Nous allons favoir d'abord, me dit-il, ce que fait Elianne dans cet inliant, afin de proportionner nos fecours & notre aétivité au danger de fa fituation. Comme il achevoit de parler, je vis la glacé fe colorer , & bientót repréfenter une jeune perfonne parfaitement belle, C'eft Elianne que vous voyez, me dit le Génie; mais regardez a quoi elle s'occupe. Dans ce moment., le tableau magique étoit fini, & je vis, non fans une furprife extréme , Elianne feule dans un jardin , affife fur une efcarpolette , fe balancant jufques aux nues, & pleurant d'une maniere fi touqhante, que j'en fus attendri. Mon étonnement fit fourire le Génie; & fecouant la tête d'un air myftérieux : Vous découvrirez bientót, me dit-il, des chofes beaucoup plus extraorcnnaires; recevez ce  Conté Moral. *35 tahTman que je vous donne, il vous trant portera quand vous le defirerez au féjour oü 1'on retient Elianne; mais armez-vous de courage & de fang-froid, vous en aurez befoin : au refte, fi vous venez a bout de terminer glorieufement cette linguhere & périlleufe aventure, je vous promets de vous accorder la récompenfe que vous me demanderez. : • En achevant ces mots , le Génie me qnitta ; & moi, poffeffeur du tal.fman, ie fouhaitai de me trouver fur-le - champ dans la prifon d'Elianne. Au moment même, je me vis tou.t-a-coup au milieu dun fupcrbe jardin; j'entendis parler; je m arrêtai ie regardai autour de moi; öc a ia faveur du plus beau clair de lune j apper?us a quelque diftance la belle Elianne que.j'avois vue dans la glacé : elle étoit préciïément dans la même fituation, fur une efcarpolette, fe balancant de toutes fes forces : cette fureur d'efcarpolette me paroiffoit inconcevable. La Princeffe s entretenoit avec un petit Sylphe fort joh, qiu parloit dans ce moment : Je fais bien, lui difoit-il, qu'il eft bon de balancer quelauefois; mais balancer toujours, fur toutes les propofitions qu'on pourravous faire balancer éternellement & dans les plus belles années de votre vie , cela eft cruel, i'en conviens... Ah , Zumio, reprit ia Pnncelle, que vous Ptes heureux de conferver votre gaieté; vous êtes. il eft vrai, privé comme moi de la liber-  236 Le Pa/ais de la Fèritè, té, mais du moins vous n'êtes pas traité avec autant de barbarie!... Si vous étiez a ma place!... O Génie cruel! OFéeplus inhumaine encore, a quel fupplice étrange m'avez-vous condamnée!... La Princeffe ne put continuer cette plainte touchante; car dans cet inftant fon efcarpolette prit un mouvement fi rapide & fi impétueux, que la refpiration & la parole lui manquerent. Je compris alors que la malheureufe Elianne étou enchantée fur cette fatale efcarpolette; je m'approchai d'elle, je lui donnai des nouvelles de fon amant; je m'engageai a hu rendre la liberté, & je ln priai de m'inftruire de tout ce que j'ignorois. Hélas, Seigneur, me dit-elle, je crains bien que vousne puiffiez détruire cet enchantement que la vengeance & lajaloulie ontimaginé , & que vous ne foyez rebuté par les condnions qu'il faut rcmplir pour le rompre. Voici mon hiftoire en peu de mots : le cruel Pharmidas, après m'avoir arrachée des bras demon époux, m'a conduite dans fon palais; je voulois me tuer, & j'allois, fans doute, me porter a quelque extrémité funefte, quand tout-a-coup, le plafond du lallon oii nous étions s'eft entr'ouvert; j'ai levé les yeux, & j'ai vu une femme, ou plutót une furie, dans un char d'ébene, tralné par deux chauves-fouris monftrueufes; Phormidas étoit a mes pieds, il s eft levé d'un air affez confus, & la terrible Fée, d'une voix ménacante, a pronon-  Conté Moral. z$7 cé ces paroles : Perfide Phormidas, c'eft donc ainfi que tu me trabis! moi quitrompe pour toï le plus beau des Génies! Une fimple mortelle eft 1'objet que tu me préferes! apprends, ingrat, qu'il eft impoffible de m'abufer; mais fi tu veux obtenir tagrace, livre-moi cette Princeffe , je te promets de refpefter fa vie ; fonge qu'elle te détefte, que je t'adore, & que je fuis capable de tout pour me venger (i'un infidele. Phormidas effrayé confentit a reprendre fa première chaine. II me remit dans les mains de la Fée; auffi-tót le char s'envola dans les airs, nous arrivilmes ici en moins de trois minutes, & nous defcendlmes dans ce jardin : alors je voulus effayer de fléchir la Fée; je me jettai a fes genoux, & je la conjurai de me rendre amon amant. Après un moment de filence, la Fée me releva : Princeffe, me dit-elle, je ne fuis point vindicative , mais je fuis capricieufe; &fi vous voulez i'atisfaire une fantaifie qui me prend dans Pinfl-ant, j'oublierai facilement le paffé. J'aime 1'efcarpolette a la folie. En voici une, affeyez-vous-y , voilü tout ce que j'exige de votre complaifance. Quoique cette idéé me parut ridicule, je me trouvai fort heureufe d'en être quitte a fi bon marché , & j'obéis fans béfiter. Mais \ peine étois-je affife fur la fatale efcarpolette, que la Fée, d'une voix terrible, prononca ces mots : Je te condamne a balancer trente ans fur cette efcarpolette ,? h moins qu'un de mes amants ne ceffe de m'ai-  238 Le Palais de la Vérité, mer, ou ne parvienne a me tromper fans que je le fache. Dans cet inftant i'efcarpolette s'agita d'elle-même d'une maniere fi violente, que lafecoufï'emefitévanouir. Je fus alors fecourue par Zumio, cet aimable Sylphe que vous voyez auprès de moi... En regrenant 1'ufage de mes fens, je m'abandonnai d'abord au plus violent défefpoir, enfuite je me rappellai les dernieres paroles de la Fée, &je fentis mon courage fe ranimer un peu. Puifqu'elle a plus d'un amant, difois-je, elle doit être fouvent trompée. Affurément, me répondit Zumio; mais lachez qu'elle pofléde une bague de turquoife qui devient jaune comme de 1'or a, la moindre infidélité d'un de fes amants , ou lorique 1'un d'eux cefle d'ètre amoureux d'elle. La Fée porte réguliérement cette bague tous les jours; & craignant qu'on nelalui ravillè la nuit durant ion fommeil, chaque foir avant de fecoucher elle 1'enferme dans une caffette d'airain; elle met la caflette au fond d'une grotte fouterreine qu'elle a pratiquée dans le jardin, & Pentrée de cette caverne eft défendue par douze monftrueux crocodiles, quatre bafilics &fix dragons , dont les gueules épouvantables, femblables aux volcans les plus terribles, vomillènt des feux dévorants, & lancent an loin des pierres brftlantes. Comme la Princeffe achevoit ce récit,Ie petit Sylphe prit la parule: Oui, Seigneur, ajouta-t-il, tels font les périls qui vous attendent; mais auiïi quelle gloire pourroit-  Conté Moral. 239 on comparer a la votre! ces jardins enchantés font remplis des plus belles Princeffes de l'univers , que la jaloufe Fée y retient & y condamne a différents fupplices. Si Ia Fée n'avoit fouftrait au monde que fes rivales , plus d'une femme peut-être, pourroit concevoir fa barbarie, mais elle a enlevé toutes les perfonnes qui lui eaufoient de 1'ombrage dans quelque genre que ce püt être. Euvieufe de l'efprit, des talents, de la beauté, & même des vertus, il ne faut, pour attirer fa haine, qu'une réputation brillante &des fuccès éclatants. Pour moi, pourfuivit Zumio, je fuis auffi un de fes prifonniers; j'étois jadis fon page favori, je portois fes billets les plus intéreflants; elle eut par malheur quelques doutes fur ma difcrétion, & elle me relégua dans ce trifte féjour. Ici, j'interrompis Zumio : De grace, lui dis-je, fatisfaites ma curiofité, apprenez-moi le nom de ce monflre, de cette Fée abominable... Ah, Seigneur, répondit Zumio , vous allez être bien furpris, car elle eft auffi artificieufe que méchante; & quand j'étois dans le monde, je la voyois accueillie & recherchée par les plus grands génies, qui avoient la fimplicité de croire, fur fa parole, qu'elle poffédoit toutes les vertus! Enfin, Seigneur, notre perfécutrice efi la célebre & décente Prudine.., A ces mots je demeurai pétrifié! je ne trouvai point d'expreffion qui püt rendre 1'excès de ma furprife cx de mon indignation. Mais bien-  24-0 Le Palais de la Vérité, tót la fureur fuccédant a cet état d'anéantifiement , je m'écriai avec impétuofitd : Oui, je vous promets une prompte vengeance , votre caufe devient la miemie. Adieu, Princeffe , adieu , Zumio, dans deux heures vous ferez libres. Au même mflanrje m'éloigne; & par la vertu de mon talifman, je me trouvai a 1'entrée de la caverne redoutable qui recéloit le tréfor de ma perfide maitreffe. Je ne vous ferai point le détail des combats que j'eus a foutenir; j'étois animé par la vengeance , la colere & la haine : pour tnompher, je n'avois pas befoin d'ètre immortel & Génie. J'exterminai les monfires, je mis en poudre les portes de la grotte, jem'emparai de la caffette, j'en brifai la lerrure, je me faifis de laprécieufe bague, que je trouvai effectivement du plus beau citron du monde, & je la mis a mondoigt, en me promettant bien de ne jamais m'en féparer. Au moment même, les jardins retentiflent de mille cris de joie; j'entendis 'répéter de toutes parts: liberté, liberté ,grace au Génie Phanor, liberté, liberté. Je fortis de la caverne, & je vis le jardin rempli de femmes habillées différemment, & prefque toutes jeunes & jolies ; elles couroient, elles s'embraffoient, pleuroient, & feremettoient a crier de toutes leurs forces : liberté, liberté, gr ace au Génie Phanor. Le jour commencoit a parottre; au milieu de cette foule, je difiinguai la belle Elianne appuyée fur les bras de Zumio; elle m'ap- percut,  Conté Moral. 841 percut, vint fe jetter a mes pieds, en s'écriant , voila notre libérateur. Dans 1'inf. tant je me trouvai entouré de fes compagnes ; les unes me ferroient les mains, les autres m'embraffoient, une d'elle montée fur mes épaules , ne ceflbit de crier dans mon oreille d'une voix claire & percante, liberté, liberté. Toutes répétoient ce refrein avec '1111 acliarnement & des tranfports inexprimables ; malgré toute ma gloire, j'en étois étourdi au dernier point, lorfque tout-acoup nous vimes paroitre le pniifant Roi des Génies , monté fur un éléphant blanc. II impofa filence a la bruyante aflémblée; & fe tonrnant vers moi : Phanor, me ditil , je vous laiffe 1'arbitre du fort de Prudine , prononcez vous-même fon arrêt. Seigneur, répondis-je, elle eft dévoilée, je ne defire point d autre vengeance; mais daignez vous occuper de ces malheureufes viétimes de fa jaloufie, rendez-les a leur patrie , a leurs amants ; ordonnez que chacune d'elle fe trouve tranfportée en un moment dans le féjour oè fon cceur la rappelle. A peine avois-je prononcé ces paroles , que le Génie éleva fonfceptre vers 1'affemblée: auffitót toutes ces femmes difparurent; & le Génie reprenant la parole : Je vous ai promis une récompenfe, me dit-il, je fuis prét k remplir cet engagement; mais penfez bien a ce que vous voulez me demander; & quand toutes vos réflexions feront faites, venez me retroyver dans mon palais. Terne IV, L  ■24* Le Palais de la Vérité, Après m'avoir donné ce confeil fi renipli de fageffe, le Génie me quitta. Je me difpofois a m'éloigner pour toujours d'un lieu funefte oü tout me rappelloit des fouvenirs accablants, lorfque j'appcrcus derrière un arbre Zumio , qui s'entrerenoit avec la plus jolie petite perfonne qnej'eulfe jamais vue ; ma furprife fut extréme, & Zumio s'approchant de moi : Seigneur, me dit-il, vous me voyez encore ici, paree que je fuis décidé a m'attacher a vous, & a ne vous plus quitter; a Pégard de cette jeune beauté , elle vous contera elle-même fon bifloire , fi vous le defirez. Affurément, m'écriai-je. A ces mots, 1'aimable inconnue fourit , 'je m'affis a cóté d'elle , & je la preffai de me parler avec confiance , & de m'apprendre pourquoi elle s'obftinoit a refter dans ce jardin. Toutes mes compagnes, répondit-elle, avoient des maris ou des amants qu'elles bruloient de revoir : j'admirc leur confiance , & je ne me piqué pas dc 1'imiter. Puifque vous voulez ,Seigneur, me connoitre , voici le récit de mes aventures. J'ai l'imagtnatipn très-vive, 1'ame fcnfible & une dèlicateffe exceffive; il eft aifé de me plaire k même dc toucher mon cceur; mais il eft difficile de me fixer. Quand je commence a m'attacher, je vois tout en beau, je fais une efpece de divinité de ce que j'aime; & lorfque les circonftances & les événements me raviffent cette ülufion, je vois que je n'aimois qu'une chimère, &  Cbnie Moral. 243 je me dérsene, ou pour mieux dire, je me réveille, je quitte un fon ge agréable, que la vérité fait évanouir, & 1'on a Pinjuftice d'appeller inconltance cet effort de raifon! Je ne change point par caprice , par lallitude , je me troinpe& je me défabufe. Enfin, il y a deux ans que je me trouvai pour mon malheur cn rivalité avec Prudine , un nouvel attachement m'occupoit uniquement depuis plus de trois mois, la Fée prit pour mon amant une fantaifie qui me couta la liberté; elle m'enleva & me conduifit ici, nous traverfihnes ce jardin, elle me tenoit par la main, je pleurois, je me défefpérois. Raffurez-vous, Agélie, me ditelle, ma vengeance ne fera point barbare; vous êtes piquante, aimable; fi vousaviez un peu moins de légéreté, vous ferieztres* attacnante; auffi, comme malgré moi vous m'intérefléz , je veux plutót chercher a, vous corriger qu'a vous punir. Ce perfifflage de la Fée ne me rafluroic pas, nous marchions toujours; enfin, les bofquets, les arbres, le jardin , tout difparut a nos yeux, & nous nous trouvftines dans une plaine immenfe, qui n'étoit bornée de tous les cótés que par 1'horizon. Tel eft a-peu-près le coup d'ceil que Pon peut avoir fur un vaiffeau , Iorfqu'on eft en pleine mer; mais le mouvement & le bruit des flots, lesaccidentsde lumiere produits par Ie foleil qui fe réfléchit fur la furface des ondes, donnent une fbrte de vie a ce tableau , au -lieu que dans la plaine ois L ij  244 Le Palais de la Vérité, nous étions, rien ne rompoit 1'étonnante & parfaite uniformité du fpectacle impofant '& monotone qui s'ofFroit a nos regards. On ne voyoit dans cette plaine ni arbres, ni buiflbns, ni fleurs; elle étoit couverte dans toute fon étendue d'un gazon trés-fin, du plus beau verd, & compofé d'une feule efpece d'herbe; un calme profond, un filence éternel régnoientdans cette vafte folitude; on n'y voyoit pas un infecre, pas un oifeau, & le ciel d'un azur éclatant étoit pur & fans nuages. L'afpec"t de ce défert immenfe produifit d'abord fur moi la fenfation la plus agréable. Frappée, faifie d'admiration, j'étois immobile & plongée dans une efpece de raviffement. Je fuis charmée , me dit la Fée, que ce lieu vous plaife; il doit naturellement calmer la vivacité d'une imagination trop ardente; mais c'eft un effet qu'on ne peut efpérer que du temps & des réflexions. Ainfi je veux que vous reftiez ici, vous n'y remarquerez jamais le moindre changement, ce ciel fera pour vous toujours également ferein, jamais le plus léger nuage n'en troublera la pureté, vous ne verrez plus ni la nuit, ni 1'aurore, vous ne fouffrirez plus de 1'inconftance des faifons, cette verdure eft immortelle, & ce jour qui vous éclaire fera toujours auffi brillant. En aehevant ces mots, Ia Fée m« condamna a me promener d'un pas égal & majeftueux pendant 1'efpace de trente ans fur cette peloufe enchantée: A moins,  Conté Moral. 245 ajouta-t-elfe, füivant fa formule ordinaire, qu'un de mes amants ne celTe de m'aimer fans que je le puiffe foupconner. Elle difparut , & dans' 1'inftant je me trouvai forcée de marcher avec une extréme lenteur, fans avoir la poffibilité de me détourner ni a droite, ni u ganche, & fans pouvoir prefl'er , ralentir ma marcbe, ou m'arréter & m'affeoir. Cette obligation de tracer continuellement une ligne droite en marchant toujours d'un pas égal &lent,me parut très-pénible dés le premier moment; mais j'étois bien éloignée de fentir toute 1'horreur de ma fituation. Je contemplois encore avec raviffement cet immenfe & riche tapis verd, couronné a 1'horizon par un ceintre d'azur d'un éclat éblouiffant. Eft il poffible, me difois-je, que du bleu & du verd, un ciel & de 1'herbe puiffent former un fpeftacle fi extraordinaire , fi magnifique! Grandeur & fimplicité, voila ce qui produit le fublime. Ces réflexions philofophiques, Ie fouvenir de mon amant, 1'efpérance que la Fée ne pouvoit manquer d'ètre trompée, ces différentes idéés me firent fupporter ma folitude avec beaucoup de patience pendant quelques heures ; mais mon admiration pour le lieu oü j'étois, fe refroidit bientót, le dégoüt fuccéda a 1'enthouflafme, 1'immenfité majefhieufe de ce gazon éternel qui m'avoit caofé tant de furprife au^ premier coup d'ceil, ne m'offrok plus qu'un fpeftacle auffi ennuyeux qu'infipideSc L üj  24*5 Le Palais de la Vèriti, monotone; je n'avois pour toute diftraction qu'une paffion malheureufe; mais ce fouvenir s'effacoit infenfiblement, mon imagination refroidie ne me peignoit plus les objets qu'avec des couleurs foibles, je n'avois que des penfées vagues, des rêveries languiffantes, toutes les illufions m'abandonnoient, 1'Amour difparut de ma folitude , & je me trouvai feule dans 1'univers. Quand la raifon difïïpe des erreurs dangereufes, on jouit de fa viftoire, on eft heureux, fans doute. Mais s'il eft glorieux & faiisfaifant de vaincre fes paffions, il eft affreux de fentir qu'elles nous quittent, qu'elles s'anéantiffent , paree que le feu de notre imagination s'éteint, & que notre cceur fe deffeche. Eh! comment éviter cette fituation horrible, fi 1'on manque de courage! quelles paffions peuvent être durables? II faut que la raifon nous affranchilfe, ou que le temps les confume. Dans cet état cruel, je pourfuivois triftcment ma droite ligne; je ne pleurois plus, je baiilois, je n'avois plus la force de m'affliger, j'étois accablée , anéantie fous le poids infupportable de 1'ennui. L'unique defir véritablement vif que j'euffe confervé, étoit celui de revoir des êtres animés, & des arbres, des maifons, des montagnes. La feule vue d'un nuage m'eüt charmée, un orage, du tonnere, de la plnie, m'auroient tranfportée de joie; combien je regrettois la nuit, le clair de lune cxlesétoi-  Conté Moral. 247 les! Enfin, le moindre changement eüt été pour moi 1'événement le plus heureux; & je fentois que 1'ingénieufe & jaloufe Prudine, en me condamnant a cet étrange fupplice, avoit trouvé la maniere la plus cruelle de me punir de l'iiiconftance qu'elle me reprochoit. Jugez de ma joie, Seigneur, pourfuivit Agélie, lorfque, grace a votre valeur, j'ai repris tout-a-coup la faculté de courir & de m'arrêter , & que je me fuis retrouvée dans ce jardin! Vous devez concevoir a préfent pourquoi j'y fuis reftée, je n'avois nulle impatience d'aller rejoindre un amant qui a ceffé de me plaire , & dont je fuis fans doute oubliée , puifque nous fommes féparés depuis dix-huit mois. Si par hafard il me confervoit fa foi, je ne pourrois fupporter fes plaintes, fes reproches ; il m'eft donc impoffible de retourner dans ma patrie; tout autre pays m'eft indifférent, pourvu quejene voyeniplainne, ni tapis de gazon, je me fixerai fans répugnance en quelque lieu que ce puiffe être. Comme Agélie achevoit ce récit, je me levai ; & décrivant avec ma baguette un cercle dans les airs, je changeai les jardins & le palais de Prudine en un chdteau magnifique fitué fur le fommet d'une montagne. Nous nous trouvailles fur une terraffe de laquelle 011 découvroit la vue la plus agréable & la plus variée. Agélie parut tranfportée, en revoyaut des cafcades, L iv  248 Le Palais de la Vérité, des rochers, des précipices , des ruines, des chaumieres, des troupeaux & la mer; car j'avois réuni dans cet elpace tous les objets les plus majeftueux & les plus riants que la nature peut offrir. Agélie étoit dans un enchantement inexprimable: Régnez ici, lui dis-je ; fi ma pré* fence vous importune, parlez, belle Agélie; quoi qu'il puiffe m'en coüter, je m'éloignerai de vous, votre repos m'eft plus cher que mon bonheur. Agélie répondic d'abord a cette efpece de déclaration avec autant d'attendrifïèment que d'embarras; enfuite elle reprit le ton de plaifanterie, elle conferva fa gaieté une partie de la journée , & fur le foir elle tomba dans une mélancolie douce qui lui donnoit de nouveaux charmes, & qui la rendoit fi intéreflante, qu'elle acheva de me tourner la tête. Après le fouper, je la conduifis fur Ia terrafl'e. En appercevant Je ciel parfemé d'étoiles, Agélie treffaille, elle s'arrête, & contemple les cieux avec raviffement. O fpectacle enchanteur ! s'écria-t-elle. Dans ce moment, je tombai a fes genoux, & j'ofai lui peindre tous les fentiments qu'elle m'infpiroit. Agélie m'écouta fans m'interrompre; je la vis s'émouvoir, je vis fes pleurs couler! Je la preffai de me répondre, elle garda un moment Ie filence. Enfin , efluyaïit fes larmes, Phanor, me dit-elle, je ne fuis point infenfiblc a vos bienfaits , & furtout a votre tendrelTe ; mais lniiu.z-moi  Conté Moral. 249 Ie temps de vous connoitre & d'examiner mon cceur. En difant ces mots , Agélie me quitta. Je confultai ma précïeufe bague de turquoife, & je connus avec tranfport que déja j'étois aimé. Le lendemain , je conjurai Agélie de s'expiiquer : Ln vérité, me ditelle , je crains de m'abufer & de vous tromper... Non , charmante- Agélie , m'éeriai» je, en me précipitant h fes pieds : non, vous m'aimez, je ne puis douter de mon bonheur... Je m'arrêtai; car je m'appercus qu'Agélietrouvoit ma fécurité extrêmement ridicule. En effet, cette confiance reflembloit affez u de la fatuité; Agélie bouda, me traita avec féehereffe, avec dédain; je réparai mon hnprudence, je feignis d'avoir percfu tout efnoir. Agélie s'adoucit, elle m'avoua enfin qu'elle partageoit mes fentiments, & elle daigna fixer le jour oü 1'Hymen devoit engager pour jamais deux cceurs que 1'Amour avoit unis fi promptement. La veille de ce jour heureux , j'étois fur la terralfe avec Agélie; elle avoit les yeux fixés fur la mer qui baignok les muvs de la terrafié; ellerêvoit, & j'avois remarqué avec inquiétude que depuis deux jours elle paroiflbit diftraite, & moins tendre qu'a 1'ordinaire : cependant je ne pouvois être véritablement allarmé ; cap ma bague étoit toujours du plus beau bleu du monde. Agélie , après tin moment de filence, prenant Ia parole : Vous devriez, dit-elle, puifqtie L v-  25° Le Palais de la Vèritè', tout eft poffible a votre art, applanir d'un coup de baguette ces deux montagnes, & faire difparüftre ces rochers ; ce payfage eft trop chargé, 1'ceil n'y rencontre aucun objet fur lequel il puiffe fe repofer agréablement, vous y avez trop multiplié les cafcades, ces précipices effrayent 1'imagination, & le bruit de ces torrents & de la mer eft d'une trifteffe qui ferre le cceur. Eh quoi donc, Agélie, repriï-je en foupirant, ces Heux ont déja ceffé de vous plaire! Vous les avez trouvé fi charmants !... Ils vont difparoitre a vos yeux, fi vous 1'ordonnez; mais ils me font chers. C'eft ici qu'Agélie a daigné me promettre d'unir fa deltinée a la mienne. Agélie ne répondit rien , elle jetta fur moi le plus tendre regard , & elle me tendit la main. Je baifai cette main avec tranfport. Dans cette inftant, les yeux d'Agélie fe fixerent fur ma bague; d'un air diftrait & négligent, elle Ja tira de mon doigt; ce qui me caufa un peu d'émotion; mais ne voulant pas exciter fes foupcons, je n'ofai m'oppofer au defir qu'eUe témoignoit de 1'examiner de prés. Je ne puis fouffrir les turquoifes, dit Agélie, celle-ci eft d'un beau bleu; mais la bague eff affreufe .& montée a faire horreur! En achevant ces paroles, Agélie leve le bras; & fans qu'il me fut poffible de 1'empêcher, ou pour mieux dire de le prévoir , elle lance dans la mer ce trélbr ineftimable a mes yeux, cette bague précieufe dont Ia poffeffion m'étoit fi chere!  Conté Moral. 251 _ L'excès de ma fuprife me rendit immobile; Agélie me confidéroit avec malignité; enfin , j'éclatai, j'accablai Agélie de reproehes , je 1'accufai de perfidie , & je débitai lans ménagement toutes les extravagances que la plus violente colere peut luggérer. Agélie m'écouta tranquillement; lorfque j'eus ceffé de parler : J'avoue, dit elle, que les propriétés de cette vilaine bague ne m'étoient pasinconnues; depuis quelques jours j'avois a cet égard des foupcons confus, & j'ai fu avec affez d'adreffé arracher ce fecret a Zumio... Ah! perfide Zumio, m'écriai-je! II n'a pas cru vous trahir, reprit Agélie, je lui ai perfuadé que j'étois inftruite; il n'a pas manqué de difcrétion , il n'a eu que le tort de fe laiffer tromper par une femme. Celt un malheur dont la prndence humaine & 1'art merveilleux de la Féerie n'ont pu jufqu'a ce jour préferver les Philofophes mémes , & les Génies les plus fublimes. Au reffe, Seigneur, pourfuivit Agélie, fi c'eft en ma faveur que vous regrettez avec tant d'amertume votre Turquoifc , cette douleur n'eft pas fondée, car je vous allure que je n'ai nulle envie de vous abufer. Et pourquoi donc, cruelle, interrompis-je, m'avez-vous ravi ce précieux talifman qui prévenoit tous les doutes, qui rendoit fuperflues toutes les affurances de fidélité... Oui, Seigneur, reprit Agélie , je le fais, cette bague ne me laiffoit rien a dire; mais j'aime a parler, & d'aüleurs, vous coaviendrez que la fecurité L vj  252 Le Palais de la Vérité, qu'elle vous eüt infpirée, n'auroit pas été faite pour me flatter beaucoup. Enfin , trouvez-vous qu'il fflt bien généreux & bien flélicat de confulter en fecret cette bague a_chaque inftant, pour favoir fi vous deviez ajouter foi aux proteftations de ma tendrefle? Moi , je n'avois point de talifman, & je vous croyois! Vouiez-vous favoir comme on aime? Dans 1'inftant oü vous ni'arrachiltes 1'aveu de mes fentiments, ilfalloitme facrifiercepréteudu tréfor, jetter dans la mer cette bague odieulè, & me dire : tJamour c5* la confiance qu'il infpire, me la rendent inutile. A ces mots je reftai confondu, je .tombaiaux genoux d'Agélie, j'implorai fon indulgence & mon pardon. De 1'indulgence, reprit-elle, vous n'en connoiffez pas le prix! Tous ces torts que je viens de vous reprocher, n'avois-je pas eu la générofité de les excufer? Lorfque j'ai jetté votre bague dans la mer, vous dcvez vous le rappeller, elle n'avoit point encore changé de couleur; mais la fureur, 1'indigne emportement que vous m'avez montré... — N'achevez .point, Agélie, vous me percez le cceur. — Non , Seigneur, je n'abuferai point de rimpoffibilité oü vous êtes maintenant de lire dans mon ame, ma parole eft aufli füre que tous les talifmans du monde. J'ai ceffé de vous aimer , & c'eft fans retour. Le fang-froid avec lequel Agélie pronon^a ces terribles paroles, ne me permit pas de douter de mon malheur; je 1'aimois éper-  Conté Moral. 253 duement, & je me livrai au plus affreux défefpoir; j'étois a fes pieds , je les baignois de larmes. Par pitié , lui difois- je, daignez me iaiflér quelque elpérance. Voyez donc , répondoit-elle, li vous devez regretter votre bague! La vérité vous paroit fi cruelle , que vous ne 1'auriez la fupporter, & que vous me coniurez de vous tromper !. .. Nous devons fans doute cherchcr a nous affranchir des illulions qui peuvent nous égarer ; mais pourquoi vouloir détruire celles qui nousconfolenti... Croyezmoi, Seigneur, n'employez point délbrmais votre art a former un talifman femblable a celui dont je vous ai délivré,vous ne feriez que vous préparer dc nouveaux malheurs. Etudiez les hommes, connoiffez-les, défkz-vous d'eux en général: mais livrez-vous aveuglément a la foi de votre maïtreffe & de votre ami. Ce confeil étoit fage, & malheureufement je n'en profitai pas. Agélie fut inflexible, rien ne put me rendre fon cceur. Accablé, défefpéré, je m'éloignai d'elle, je me retirai dans une folitude oü je paffai plufieurs mois uniquement occupé de ma douleur. Zumio m'avoit fuivi; quoiqu'il fftt la caufe innocente de mes malheurs, fon attachement pour moi, fa gaieté & fa douceur naturelle , me rendoient fa fociété agréable; d'ailleurs, il eonno-iffoit Agéüe, je pouvois lui parler d'elle. Zumio avoit beaucoup voyagé, il contoit avec plaifir & avec grace; & pour me dillraire , il m'entretenoit  254 Le Palais de la Vérité, chaque foir des différentes chofes inféreffantes qu'il avoit vues dans fes voyages. II me parloit fouvent d'une Princeffe Arpalice, dont il faifoit defipompeux éloges, qu'il piqua enfin ma curiofité. Je lui demandai fi elle étoit auffi aimable qu'Agélie. Bon, répondit Zumio, fi vous aviez vu ladivine Arpalice, vous n'auriez jamais été amoureux de cette petite Agélie, affez piquante j'en conviens, & raifonnant paffablement quelquefois , mais n'étant au fond qu'une étourdie remplie de caprices & de légéreté; au-lieu que la Princeffe Arpalice eft le modele le plus accompli de toutes les perfeclions. Vous feriez ébloui de fa beauté , encbanté de la profondeur de fon efprit, de fes vertus, de fes talents, de 1'étendue de fes connoiffances; ... & une ame! ... une fenfibilité !... Si vous 1'entendiez parler fur 1'amitié!... Zumio ne tariffbit point fur cefujet; ces louanges répétées tous les jours, m'infpircrent a la fin le plus vif defir de connoitre cette merveilleulé Princeffe. Cependant malgré les confeils d'Agélie, je regrettois toujours avec amertume ma bague de turquoife. f'avois une grace a demander au Roi des Génies; après beaucoup d'incertitudes & de réflexions, je fus le trouver, &_je le conjurai de me conflruire un palais, èk d'y répandre un charme qui obligeüt tous ceux qui y entreroient, de dire, fans aucun déguifement, leurs plus fecretes penfées, auffi-tót qu'ils voudroient par-  Conté Moral. 255 lcr. Je demandai, en qualité de poiTefleur du palais, a être feul exempt de cette loi générale; car, ajoutai-je, un amant doit être difcret, & je ne veux pas m'expofer k faire la plus légere indifcrétiön de ce genre. Enfin, pourfuivis je, que je puilfe voir dans ce palais les objets tels qu'ils font, & que je n'y entende que des difcours finceres; que ceux qui parleront foient invinciblement forcés d'exprimer leurs vrais fentiments, & en même-temps que celui qui aura le projet de trabir ou de déguifer la vérité, ne s'appercoive pas qu'il dit le contraire de ce qu'il veut dire, qu'il ne puiffe s'entendre lui-même, & qu'il reftc perfuadé qu'il a proféré les difcours trompeurs avec lefquels il fe feraflatté d'en impofer. Sans ce doublé charme, chacun prendroit le parti de garder le filence; je n'erttendrois que quelques phrafes interrompues, & jamais de converfations. Le Génie foupira. Imprudent Phanor, dit-il, que me demandez-vous?... Mais mon ferment ne me permet pas de vous refuiér. Allez, retournez dans vos Etats; k la place du palais que vous avez occupé jufqu'ici, vous trouverez celui que vous avez la folie de defirer. Voici, continua le Génie, une bofte qui vous préfervera du charme attaché a ce dangereux palais; toutes les fois que vous la porterez, vous ne direz que ce que vous aurez le delfein de dire; fi vous voulez prèter cette botte, elle produira fur un autre le même effetj  &56" Le Palais de la Vérité, mais je ne puis faire qu'un feul talifman de cette efpece , il ne m'eft: pas poffible de vous en donner un fecond femblable. A ces mots je recus des mains du Génie la boite qu'il m'offroit ; & après avoir témoigné toute ma reconnoiffance , je me, rendis fur le champ dans ma nouvelle habitation. ' Je trouvai un palais dont 1'afpecl m'éblouit & m'encbanta : il eft formé d'une matieie qui a 1'éclat, la dureté & la tranfparence du diamant le plus pur & le plus brillant; 1'archireéture en elt a la fois majeftueufe & légere, tous les ornements en font enrichis d'opales, de rubis & de perles , & fur les portes d'or de ce magnifique édifice , on lifoit alors cette infcription t Palais de la Vérité. En y entrant, je touchai les portes avec ma baguette, en prof noncant ces mots : Quiconque entrera déformais dans ce palais augufte, n'en pourra fortir qu'après y avoir palfé trois mois; & je jure par mon art, ferment irrévocable , de ne jamais abolir cette loi. Enfuite je fis ouvrir les portes du palais, & j'ordonnai qu'on y laiffat entrer tous ceux qui vou~ droient y féjourner. Dès le premier jour, j'eus occafion de connoitre combien il étoit dangereux d'habiter le Palais de la Vérité; je quellionnaï mes efclaves; & forcés de me répondre avec une entiere fincérité, leurs aveux me cauferent tant d'indignation, que je les renvoyai tous, & je dois convenir que 'Je-  Conté Mor ah 257 puis je n'en ai pas trouvé de plus fideles & de plus attachés. D'un autre cóté, je perdis beaucoup de mon amitié pour Zumio , je le vis tel qu'il étoit, je connus qu'il manquoit également de goüt & de folidité; il fe permettoit fouvent dans la converfation des pointes & des jeux de mots qui cefferent alors de m'amufer, & je m'étonnai möme que ce genre d'efprit eüt pu me plaire; je découvris en Zumio mille petits défauts que je n'avois pas remarqués jufqu'a ce moment, & d'ailleurs je le trouvai d'une impertinence extréme; il me contrarioit continuellement; il n'étoit prefque jamais de mon avis, & me parloit avec une liberté & une impoliteffe révoltantes. Cependant , comme il me difoit encore qu'il avoit de 1'amitié pour moi, je ne mebrouillai point avec lui; mais je le grondois ou je le brufquois fans ceflé, il me répondoit infolemment que j'avois un orgueil infupportable; je lui impofoisfüence, ilhaulToit les épaules, fe moquoit de moi, montroit alternativement de la colere & de 1'humeur, & nous paffions toutes nos journées a nous bouder ou a nous quereller. Excédé de ce tête-a-tête, j'efpérois toujours que quelques voyageurs, féduits par 1'afpeét brillant de mon palais , éprouveroient le defir d'y entrer; mais lespaffants fe contentoient de 1'admirer, ils en approchoient avec empreffement , & a peine avoient-ils jetté les yeux fur 1'infcription, qu'ils s'éloignoient & pourfuivoient leur  158 Le Palais de la Vérité, route. Un jour que j'étois avec Zumio fur un balcon, nous appercümes de loin un char magnifique qui s'avancoit vers le palais ; mon art me fit connoitre qne ce char étoit conduit par un Roi, accompagné de fept ou huit Courtifans. Le char s'appro» che & Zumio me dit : Pour le coup je me flatte que nous allons avoir une vifite; j'en lérai charmé , car je m'ennuie cruellement depuis que nous fommes ici. . .. Comma Zumio achevoit ces mots, le char s'arrête devant les portes , le Roi lit 1'infcription , & fon premier mouvement eft d'avancer & d'entrer dans Ie palais; mais les Courtifans pnliflént cc le retiennent en frémilfant : le Roi leur réfifte pendant quelques minutes; enfin , il fe Iaiffe perfuader, il recule; les Courtifans refpirent, ils détournent précipitamment le char, & bientót nous les perdons de vue. Les voila partis ! s'écria Zumio avec chagrin; tant que vous vous obftinerez a laiflér fur la porte cette maudite infcriptiqn, nous n'aurons pas une feule vifite, vous êtes d'un entêtement!.... Je n'ai jamais vu un Génie plus borné & plus opiniütre.... — Mais, Zumio, votre inlblence n'a plus de bornes.... — Ah , vous voulez de la vérité & des compliments!.... Réellement vous extravaguez tout-a-fait. Vous êtes dans de certains moments auffi inconféquent & auffi fot qu'orgueilleux. Choqué a 1'excès de 1'impertinence de Zumio , j'allois le chaffer, lorfque j'appercus une li-  Conté Moral. 250 gure qui fixa toute mon attention , & me fit oublier ma colere. C'étoit un vieillard vénerable , la majefié répandue 1'ur toute fa perfonne imprimoit le refpecl, & la douceur de fa phyfionomie infpiroit un intérêt dont il étoit impoffible de fe défendre. Ce vieillard tenoit un livre & JMbit en fe promenant. Lorfqu'il fut auprès des portes du palais, il leva les yeux, & lut l'infcription : O toi que je cherche depuis quarante ans, s'écria-t-il , ó vérité célelte, avant ma derniere heure je vais donc te voir fans nuage !.... En pronon?ant ces paroles, le vieillard fe précipite vers les portes , & il entre dans le palais. En voici donc un! s'écria Zumio. En difant ces mots, Zumio me quitte brufquement pour allerau-devant de 1'étranger. je fuivis mon étourdi petit Sylphe , & nous rencontdmes bientót le vieillard. Zumio vole a fa rencontre : Approchez, bon-homme, lui dit-il, foyez le bien venu, furtout fi vous pouvez nous délennuyer; vous êtes vieux, vous devez avoir vu beaucoup de cholés, vous nous conterez des hiftoires; dites-nous d'abord comment on vous appelle?.... Gélanor eit mon nom, répondit le vieillard; j'ai pafle toute majeuneffe dans le monde, j'ai prodigieufementvoyagé, & depuis vingt ans je vis dans la folitude.... Ah! j'entends, interrompit Zumio , vous êtes un Philofophe, cela ne nous égayera pas. ... Et vous, de votre cóté , vous ne vous amuferez guere, car  £Öo Le Palais de la Vérité^ les Philofophes font curieux. Vous imaginez fans doute que vous pourrez étudier iciles hommes, & vous ne trouverez dans ce palais que le Génie mon mattre & moi: Phanor , comme vous voyez , n'eft: pas communicatif, & d'ailleurs il n'a aucune originalité dans le caraétere; pour moi je luis h la vérité rempli d'efprit, de vertus & d'agréments , mais il vous faudra peu tie temps pour m'approfondir.... En effet, reprit Gélanor en fouriant, puifque dès-a-préfent je vous connois beaucoup mieux que vous ne vous connoiffez vousmême. Ici je pris la parole a mon tour, & je demandai au Philofophe quelle opinion il avoit de lui-même. Je fuis bon, me dit-il , mais imparfait; jene concois pas qu'après avoir paffe" ma vie a réfléchir, a travailler fur moi-même,je puiffe avoir encore autant de défauts & de foibleffes, du moins cette idéé toujours préfente a mon efprit, me préferve de 1'orgueil & me rend indulgent. Mes aétions pubfiques & fecretes font irréprochables; mais j'éprouve fouvent des mouvements intérieurs qui m'humilient. Si je rendois un compte exaét & détaillé de toutes les idéés qui s'offrent a mon imagination, on ne me trouveroit pas plus fage qu'un homme ordinaire. A ces mots je m'approchai de Gélanor, & 1'embrafl'ant avec une refpeétueufe tendreffe : O mon pere, lui dis-je, vous me pénétrez d'admiration, vous êtes un vrai Philofophe j  Ctnte Moral. 261 j'honorerai & je cbérirai éterneHement tous ceux qui vous reflèmbleront. Quelques jours après cet entretien, je me décidaï a faire óter rinfcription qui étoit gravée fur les portes de mon palais: alors je quittai Gélanor & Zumio; & fans leur faire part de mon delfein , je partis; & guidé par la curiofité que les récits de Zumio m'avoient infpirée , je me rendis dans les Etats de la Princeffe Arpalice. Craignant Pindifcrétion de Zumio, je n'avois pas voulu le mener avec moi, ni lui confier mon projet. Enfin, je vis cette célebre Princeffe , elle ne me recut que le foir ; on me fit entrer dans un fuperbe fallon , éclairé de la maniere la plus agréable ; toutes les bougies étoient fous des cryfiaux recouverts de gaze blanche, ou pofées dans des vafes d'alMtre, artifice qui produifoit une lumiere douce a-peu-près femblable k celle d'un beau clair de lune. La Princeffe étoit affife fur un tróne d'or , furmonté d'un pavillon décoré d'une draperie de gaze d'argent; des guirlandes de rofes formoient des feitons élégants & des couronnes audeffus de la tête d'Arpalice. Cette Princeffe, vêtue d'une robe magnifique garnie de pierreries', me parut d'un éclat éblouiffant & d'une beauté majeftueufe & réguliere, quoiqu'elle 11e fut pas de la première jeuneffe. J'admirai fa taille , ia nobleffe , la blancheur furprenante de fon teint, & je fus charmé de fa converlation. Le lendemain mon admira-  z6z Le Palais de la Vérité, tion s'accrut encore; la Princeffe me fit conduire dans une galerie rémplie de tableaux, & ('appris que tous ces tableaux avoient été peints par Arpalice; ils repréfentoient les fujets les plus intéreffants, des temples a PAmitié , des facrifices a PAmitié, PAmitié triomphantde 1'Amour, le Temps couronnant& embelliffantPAmitié , ou des autels a la Bienfaifance, la Bienfaifance éclairée par la vertu, la Pitié entrainant la Bienfaifance, &c. Enfin , on ne pouvoit fortir de cette galerie qu'avec la perfuafion qu'Arpalice étoit la Princeffe de PUnivers la plus fenfible & ,1a plus vertueufe. On me conduifit encore dans le laboratoire de la Princeffe, & en revenant de toutes ces courfes, mon condufteurme dit en confidence, que la Princeffe s'occupoit avec autant de fuccès del'Aftronomie & des Mathématiques. Comme j'ai un goüt particulier pour ces deux fciences, cette découverte m'enchanta , & mit le comble a la haute opinion que j'avois déja concue dc la Princeffe. Le foir, on fit de la mufique; des Muficiens exécuterent une fymphonie charmante de la compofition d'Arpalice. La Princeffe s'éta'olit enfuite a un claveffin , & chanta : fa voix ne me parut pas très-remarquable, d'autant mieux que tous les inftruments qui 1'accompagnoient , la couvroient prefqu'entiérement; mais un excellent Muficien qui étoit h cóté de moi, m'affura qu'elle avoit un talent fupérieur;  Conté Moral. 263 & en effet, je vis bien qu'il avoit raifon, ear tout le monde, en écoutant Arpalice, étoit daris le raviflément. Après le fouper, on fit des bouts rimés & des charades; ce qui fournit a la Princeffe 1'occafion demontrer tout fon efprit; je ne pouvois revenir de mon étonnement, j'étois flupéfait, & je fentois qu'il ne me feroit pas poffible de conferver long-temps ma liberté auprès d'une Princeffe auffi accomplie. A minuit, tout le monde fe retira, & je reflai feul avec Arpalice, & Télaïre fon amie intime; les deux amies étoient prefque couchées fur un canapé, & tendrement pencbées dans les bras 1'une de 1'autre ; ce qui formoit un tableau raviffant. Je les contemplai en filence ; elles fe diibient tout ce que Pamitié peut infpirer de plus fublime , & Arpalice me fit une peinture fi vive & fi touchante de fon fentiment pour Télaïre, que j'en fus attendri jufqu'aux larmes. Je ne pus m'empêcher de lui témoigner une partie de Padmiration qu'elle m'infpiroir; je louai fes talents, fon inftruclion, & j'amenai la converfation fur la géométrie & 1'nftronomie; mais Arpalice prenant le ton le plus modefte : Je fuis très-fiichée, Seigneur, me dit-elle, qu'on vous ai perfuadé que je m'occupois d'une étude fi peu convenable a une femme ; s'il étoit vrai que j'euffe le gout & les connoifïances que vous me fuppofez, je me ferois  264 Le Palais de fa P'éritè, fait la loi de n'en jamais convenir. La pédanterie & I'affectation font fi étrangeres è ma maniere d'ètre !... J'ai fi peu de prétentions!.... Cette rare modeftie acheva de me charmer. Séduit, trarcfporté, je ne rentrai dans mon appartement que pour m'occuper encore d'Arpalice. Je paffai une partie de la mut a lui écrire, & a faire des vers pour elle. Je lui donnai les fêtes les plus ingémeufes & les plus brillantes; elle parut fenfible a mes foius ; je déclarai ma paffion, & elle m'avoua que fans mon rang & ma puiffance, elle partageroit mes fentiments; mais que par une délicateffe inlurmontable , elle ne pouvoit fe réfoudre a époufer un Génie. Vous pourriez par la fuite, ajouta-t-elle, attribner a 1'ambilïon ce que 1'amour feul fauroit obtenir de moi. Ah.' que n'êtes-vous né dans un rang moinsélevé!... Ces fentiments m'enchantoient, & en même-temps me défefpéroient. ■Dans d'autres moments , Arpalice me vantoit les douceurs de fa fituation actuelle : Je n'ai point d'ambkion, me difoitelle, 1'amitié fait le charme de ma vie , je n'ai jamais connu 1'Amour , je crains de m'y livrer :: j'ai une ame fi paffionnée ! une fenfibilité fi délicate!... Je fuis heureufe & paifible, ne vous fiattez pas que je puilfe me réfoudre a vous facrifier un bonheur fi pur cc fi parfait. Non , Seigneur, incapable de feindre & d'éprouver le  Curte Moral. sr5^ ïe plus léger mouvement de coquetterie je ne vous iaiflerai point des efpérances trompeufes. Quittez ces lieux, fuyez-moi pour votre^ repos... & pour le mien. Enfin, 1'Amour triompha, Arpalice fe lailTa toucher, & confentit a recevoir ma main. Elle me montroit une tendreffe qui me pénétroit; cependant Prudine m'avoic rendu fi défiant, que je pris la réfolution de ne m'unir a la divine Arpalice , qu'après Pavoir écoutée dans le palais de la vérité. Je ne doutois pas de fa fincérité ; mais il m'étoit impoffible de lui faire le iacnfice de Pépreuve du palais. Je lui déclarai que je ne pouvois 1'époufer que dans mes Etats. Je me gardai bien de lui parler du charme inquiétant attaché a mon palais; elle confentit avec joie de me fuivre; elle exïgea feulement que Télaïre fut du voyage , ne pouvant, difoit-elle, fe féparer fans défefpoir d'une amie fi chere. Nous partïmes tous les trois, & en peu d'heures nous nous trouvames tranl'portés dans Pavenue dc mon palais. Al'afpeélde ce lieuredoutable, j'éprouvai la plus vive émotion, en penfant que j'allois voir a découvert le cceur de ce que j'aimcris. Ilelas ! me difüis-je , fi elle elt telle que je l'ai jugée, combien je me reprocherai d'avoir cru Pépreuve du palais néceffaire! Si je m'abufois, quelle douce ïllufion je vais perdrel... Enfin , nous entrons dans le palais: alors je jettai en tremblant les yeux fur la Princefie; quelle fut Terne IF. j\l  2,66 Le Palais de la Vérité, ma furprife, en découvrant que la divine Arpalice avoit quarante-huit ans, un pied de blanc , des fourcils peints , des cheveux poftiches, & un corps gami; enfin, je la vis chauve, rouffe, vieille & boffue. Zumio, qui étoit accouru au-devant de moi, ne pouvant Ia reconnoitre dans un fi trifte état , fe mit a éclater de rire en appercevant cette figure ridicule qui s'appuyoit fur mon bras d'un air triomphant; je fits tellement déconcerté, que je quittai-brufquement la Princeffe, fans m'embarrafièr de ce qu'elle pourroit penfer. Zumio me fuivit : Seigneur, me dit-il, je vous félicite de votre bonne fortune; vous nous ramenez-la une rare beauté; la conquête eft brillante, ce choix du moins prouve la folidité de votre goüt, & vous met a fabri des inquiétudes que les rivaux & la jaloufie peuvent caufer. Un feul mot fitperdre a Zumio toute fa gaieté; jenommai Arpalice, &il refta confondu, anéanti. Après un moment de filence : Seigneur, reprit-il, je concois votre dépit & votre chagrin; mais enfin, fi cette Princeffe n'avoit qu'une beauté d'emprunt, fi elle ne devoit qu'a Part cet éclat, ces cheveux_ & cette taille qui nous féduifoient, du moins j'ofe me flatter encore qu'elle ne nous a point trompés fur fon ame, fon efprit & fes talents; &puifqu'elle vous a dit qu'elle vous aime, je fuis perfuadé que vous ferez fatisfait de fes fentiments. Maïsy penfez-vous , Zumio, m'écriai-je, que vouiez»  Conté Moral. vous que je devienne, fi j'ai eu le malheur d infpirer une paffion a une femblable figu. re? L'efpérance de Ia trouver perfide, eft la leule confolation qui me refle. Dans ce moment, on vint me dire que l a Princeüe me demandoit, & la bienféance m'obhgea a 1'aller rejoindre. Je la_ trouvai feule dans un cabinet, e e étoit couchée fur une chaife longue, elle tenoit un mouchoir & un flacon Auffi' tót qu'elle m'appercut, elle fit les contorfions les plus étranges, & elle mit fon mouchoir fur fes yeux. Qu'avez-vous donc , Madame; lui dis-je, elle ne réponditrien; & comme les contorfions continuoient je réite'rai ma queftion. Alors me regardant Janguiflamment : Je fais femblant, me ditelle, d avoir une attaque de nerfs.. je le vois parfaitement, repris-je. Eh bien, cruel interrompit-elle, vous n'en êtes pas touché ^ — Pardonnez-moi. Mais pourquoi avez-vous une attaque de nerfs ? Paree que vous m'avez quitté froidement en entram dans ce palais, & je veux vous perluader que j'ai une fenfibilité exceffive & que je vous aime paffionnément... — M'aimez-vous en effet?... — Pas le moins du monde. Je 11'aime rien. En prononcant ces mots, la Princefle qui croyoit me'dire Ia chofe du monde la plus tendre, fit fem. blant de pleurer, & s'efluva les yeux fe refpirois; débarraffé de toute inquiétude je voulus prolonger un entretien qui mè djvenüToit; & prenant la main d'ArpaiiM ij  • 6§ Le Palais de la Vérité, ce : Vous in'attendrilTez, lui dis-je; qui pourroit être infenfible a tant de charmes & a tant d'amour!... Mais comme votre main trefiaille ! Oui, répondit-elle, je le fais cxprès pour vous faire croire que ce font des petits mouvements convulfifs... — Cela doit vous fatiguer beaucoup?... Point du tout, j'en ai une fi grande habitude... Mais tout-a-l'heure vous vcrrez bien autre chofe , je jouerai tout mon jeu ; a la fin de la converlation, je m'évanouirai. Dites-moi, je vous prie, qu'eft devenue Télaïre? —Nous fommes brouillées... — Quoi! déja?... — Oui, & mon intention eft de vous perfuader que Télaïre eftcaufe cn partie de Pétat oü vous me voyez. — Que s'eft-il donc paffé entre vous?... Elle m'a dit des chofes inouies ; que je fuis faufle, perfonnelle, envieufe, infenfible; que i'ai un orgueil démefuré, uneambition infatiable ; de mon cótéj'ai répondu que je n'avois jamais paru 1'aimer que par air; que fi elle eüt été plus jolie & plus aimable, elle m'acroit caufé de 1'ombrage; j'ai ajouté que je n'avois pas le moindre fentiment pour elle, que je ne lui ferois pas le plus léger facrifice. • • — Et elle s'eft fachée : cela eft inconcevable... — Elle eft fortie furieufe. — Aviez-vous de la confiance en elle ?... — Je n'en ai jamais eu en perfonne. Je ne defire pas des amis , il ne me faut que des dupes & des efclaves. Cependant j'ai fait dans ma vie beaucoup de confidences , mais uniqne-  Contt Moral. 269 ment par vanité, & toujours en déguifant ou changeant les faits, en ajoutant des circonfrances, car pour me faire valoir, les menfongesne me coütent rien. — .Vous êtes véritablement adorable! & avec tout cefa d'une bienfaifance. — Oui, j'aime a 1'excès la magnificence & le falie. — Quand nous ferons unis, vous pourrez difpofer de tous mes tréfors. Que d'infortunés feront fe- courus par vous! Oh, certainement je garderai tout pour moi!. .. — Célefte Arpalice, vous m'enchantez ! Quelle étonnante réunion de vertus, de talents, d'inftruftion ! car vous le niez en vain , vous êtes auffi favante que belle , vos courtifans yous^trahiffent. La vcille de notre dépaft, ils m'ont encore afluré qu'il n'y avoit point dans vos Etats d'Aftronomes & de Géometres auffi habiles que vous. — Ils font payés pour dire cela. — Comment ? — Ils feroient difgraciés, s'ils paiioient autrement. Je fuis très-ignorante, & je veux avoir la réputation de tout favoir. — Quelle modefiie!... — Et vos tableaux!... — C'efi: Zolphir qui les a faits. — Et ces fymphonies charmantes que vous tn'avez fait entendre!... — Elles font de la compofition de Gérafie. — Vous êtes unique dans le monde. — II eft vrai que perfonne n'a jamais eu autant d'efprit, de finefle de génie, & n'a pouffé auffi loin Ia diffimulariori & 1'art d'en irnpofer aux gens les plus inftruits & les plus clairvoyants. Arpalice, en prononcant cette phrafe, M iij  2po Le Palais de la Vérité, avoit certainemetit 1'intention de faire une réponfe remplie d'humilité; car elleprit un air modefte, baifla les yeux, & fit des mines fi comiques & fi ridicules, que j'eus beaucoup de peine a m'empêchcr de rire. Ses minauderies & le ton qu'elle s'effor^oit de prendre , s'accordoient fi mal avec les chofes qu'elle dilbit, & formoient avec fes difcours un contrafte fi fingulier & fi plaifant, que je fentis qu'il me feroit impoffible de foutenir plus long-temps cette converfation. Je me levai pour la quitter, elle me rappella d'une voix foible, en me prévenant qu'elle alloit fermer les yeux, s'évanouir, & retomber dans des convulfions affreufes. Je fortis au moment même , & j'allai retrouvcr Gélanor & Zumio pour leur conter cette aventure. Enfin, dis-je au Philofophe , vous prétendiez, Gélanor, que ce palais ne pouvoit que me caulér des peines , & qu'il ne me feroit jamais bon a rien tant que je vivrois dans le monde; qu'en un mot, il ne convenoit qu'a 1'homme défabufé déja par la raifon, & affranchi fans retour, de toutes les paffions humaines. Cependant vous voyez combien il vient de m'être utile : fi je n'y eufie pas amené Arpalice , j'époufois une femme vieille & laide, artificieufe, ambitieufe, fauffe & méchante. Mais, Seigneur, répondit Gélanor, fans mettre le pied dans ce palais, vous auriez facilement pu voir cette femme a-peu-près telle qu'elle eft, fi vous étiez moins fujet a  Conté Moral. 271 vous laiiTer prévenir, & fi vous aviez un peu moins d'amour-propre. Apprenez a voir par vos yeux, a juger par vous-même, & non d'après 1'opinion des autres; ne croyez pas fi aifément qu'il eft impolfible dei'edéfendre de vous aimer, quand vous avez /air d'ètre amoureux; & je vous aflure qu'en aucun lieu du monde, vous ne ferez h dupe du manege &des artifices des femmes qui relfemblent a votre Arpalice, Comptez - vous pour rien, répondis-je avec un peu de dépit, 1'avantage de pouvoir entendre un Philofophe me parler avec autant de liberté? Quand vous ne repoufferez point la vérité, reprit Gélanor, elle parviendra toujours jufqu'a vous. Elle n'eft point renfennée dans la feule enceinte de ce palais, elle eft répandue fur toute la furface de la terre; elle s'y montre plus ou moins déguifée, fuivant la foibleffe & Porgueil qu'elle y rencontre. Nul mortel ne pourroit la fupporter, fi elle s'offroit, fans aucun voile, dans tous les inftants de !a vie. C'eft ainfi qu'on la voit dans ce palais; elle y détruit fans diftinction les illufions innocentes & douces, &leserreurs dangereufes; elle y paroit fous une forme fi fauvage; elle y eft fi impitoyable, fi dure, fi groiliere, qu'elle blefle & révolte lors même qu'elle pourroit être utile. Ces réflexions ne me firent point changer d'opinion. L'expérience feule pouvoit me rendre fage. Je queftionnai Zumio fur ce qui srétok M iv  i'/z Le Palais de la Vérité', pafl'é dans le palais durant mon abfenc*. Depuis que 1'infcription eft ötée, répondjt Zumio, tout le monde y veut entrer, &h foule y abonde. La fociété eft nombreufe , mais 1'union n'en fait pas le charme; on n'y entend que des dilputes, desquerelles, des injures fouvent très-groffieres; la pol.'telfe en eft abfolument bannie; on fe moque les mis des autres fans fineffe & fans ménagement; on ne peut pas calomnkr, mais ia médifance la plus mordante endédommage; on fe haitadécouvert,oncrie, on fe déchire, on fe brouille, c'eft un train-, un vacarme dont vous ne pouvez vousformer d'idée. — Et les femmes, comment s'y conduifent-elles?... — Elles y font en général encore plus ridicules que les hommes. Elles haïffent mortellement pour des fujets fi légers ! Elles découvrent une fauffeté fi réfléchie, & fouvent des artifïces fi puériles!... L'une dit qu'elle veut nous faire croire qu'elle fe trouve malen voyant desjonquilles; 1'autre nous apprend qu'elle fait femblant d'ètre effrayée a la vue d'un chat; enfin, quand elles n'ont point d'intérêt a nous tromper, elles trompent encore (du moins telle eft leur intention) pour s'exercer & pour fe divertir. Mais, pourfuivit Zumio , ce qu'il y a de plus révoltant a voir ici, ce font les coquettes; elles montrent une eflronterie& des fentiments d'une perverfité... — Quoi donc, il n'eft pas encore entré dans ce palais une feule femme vertueufe?  Conté Moral. 273 — Oh! pardonnez-moi... II en eftunefurtout... Ici Zumio s'arrêta, & parut embarraffé. Qu'avez-vous, Zumio, repris je, pourquoi vous troublez-vous? ... Parlez, je le veux. C'eft, répondit Zumio en foupirant, que je fuis amoureux, & je meurs de peur que vous 11e deveniez mon rival... ■— Ëh bien, Zumio, vous ne me facrifieriez pas votre amour? ... — Non certainement. — Vous qui m'affuriez autrefois qu'il n'y avoit point de facrifice qui püt vous coüter, fij'en étois l'objet... —J'exagérois beaucoup ; je vous fuis très-attaché , mais fi je le pouvois, je n'héfiterois pas \ vous tromper pour Rofamire... — L'aveu eft doux & tendre. .. Elle eft donc bien charmante cette Rofamire?... — La plus charmante perfonne dc- Punivers. Son ame eft honnête & pure, digne enfin de 1'attachemeut d'un Sylphe. — Et vous aimet-e!le?... — La pureté de mes fentiments lui plait, & elle m'a dit qu'elle avoit dn penchant pour moi. — Si vous êtes aimö, que pouvez-vous craindrc? Quand !'ambition la féduiroit en ma faveur, fórcée de dire la vérité, il ne lui feroit pas poffible de me perf nader qu'elle me préfere. — Oh! je fins fur de fon cceur; jecrains feulement qu'elle ne vous tourne la tête, &qu'alör3 vous ne troubliez notre bonheur... —Raffurez-vous, Zumio, je ne luis point un tyran. D'aïlleurs , je n'ai nulle envie de dcvenir votre rival; éc je vous protefle que je verrai fans troublc & fans danger cette M v  2.74 Le Palais de la Vérité, jeune perfonne, quelque charmante qu'elle puiffe être, puifque fon cceur eft engagé. — Dès que vous voulez abfolument la voir, permettez que j'aille la chercher , & lui parler d'abord... — Pourquoi?... — C'eft que Eh bien? Répondez donc ?... — C'eft que je voudrois la prévénir un peu contre vous, en lui faifant le détail de tous vos défauts. —Le foin eft obligeant; mais je vous en difpenfe. Dites-motfeulement fi elle connoit ce palais? — Affurément. Elle Phabite depuis fix femaines, & il n'eft guere poflible d'en ignorer la vertu plus de deux ou trois jours. A ces mots, fuivi du trifte& jalouxZumio, j'allois chercher Rofamire, lorfque nous vimes paroitre Arpalice. Auffi-tót qu'elle m'appercut : Seigneur , s'écriat-efle, dans quel lieu m'avez-vous conduite ! Quelle fociété vous avez raffemblée daus ce palais ! J'ai été dans le fallon un moment, j'y ai trouvé la plus mauvaife compagnie!... Des femmes d'une ftupidité , des hommes d'une fatuité!. .. d'une groffiéreté! ... Quelles manieres! Quel ton, jufte Ciel!... Si vous faviez les outrages que j'ai recus!.. . J'étois au défefpoir de voir tous les hommes admirer une jeune perfonne qu'on appelle Rofamire; & cherchant a diffimuler mon dépit : Je fuis outrée, ai-je dit , Meffieurs, occupez-vous de moi, regardez-moi, venez ici, quittez cette jeune beauté que je détcfte, puifqu'elle vous plait & vous ettire... Acedif-  Conté Moral. 275 cours, on a fait des éclats de rire , des huées, des moqueries, comme fi j'avois dit la chofe du monde la plus extraordinaire & la plus ridicule... Alors j'ai déclaré que j'étois la Souverakie de ce palais, & que demain j'y recevrois votre foi. Les huées ont recommeneé, on a potiffé I'infoience jufqu'a m'appeller vieille folie l... Seigneur, vengez-moi, chaffez Rofamire de ce palais... — Vous avez donc a vous plaindre d'elle particuliérement?..., — Elle eft la feule qui ne m'ait pas infultée; maia ma haine pour elle n'en eft que plusforte; elle s'attiroit de nouveaux éloges par fa douceur & par fa modeftie, & elle elt fi belle!... Je cherche a la noircir auprès de vous autant que je le puis... Seigneur, répondez-moi; mes difcours font-ils quelque impreffion fur vous? ... — La plus grande... Et vous me montrez tant de juftice &de modération, que je vais de ce pas chercher Rofamire pour lui dire tout ce que ie penfe de fon procédé... — Ah, Seigneur, ne la voyez pas, elle vous féduiroit... — Calmez-vous, de grace. Zumio, conduifez la Princeffe dans fon appartement. En difant ces paroles, je m'éloignai fans attendre une réponfe. Je volai vers Rofamire, je la trouvai telle en effet que Pamour & 1'envie venoient de la dépeindre: elle étoit d'une beauté raviffante, éc elle avoit autant d'efprit & de modeftie que de charmes. Eu la voyant, en 1'écoutant', j'enM yj  a?ö Le Palals de la Vèritè, viai lc bonheur de Zumio; mais, comme, grace a ia boite que le Roi des Génies m'a voit donnée, j'étois le inaitre de diffimuler mes fentiments, je ne déclarai point a Rofamire 1'impreffioii trop vive qu'elle faifoit fur mon cceur ; je me contentai dc lire dans le fien. Je la queftionnai, & elle m'apprit qu'eHe n'étoit ni coquette, ni inconltante, que Zumio étoit le premier objet qu'elle eüt aimé, qu'elle n'avoit pas encore pour lui unepaffion véritable, mais qu'elle fentoit qu'elle partagcroit bientót tout 1'amour qu'il éprouvoit pour elle. Je quittaiRofamire, enchanté de fa beauté , de fon efprit, de fon caraétere; le foir j'eus de 1'humeur, & fur-tout contre Zumio ; il s'en plaignit, je me fuchai, je le chafiai de ma préiénce ; un inftant après je le rappellai, non pour me raccommoder avec lui, mais pour 1'empècher d'ètre avec Rofamire. Je fentis que je devenois injufte & tyrannique ; 1'amour feul n'auroit pu produire cet effet; mais Zumio mepouffoit ii bout par la dureté de fes exprefïïons & de fes reproches. Le fage Gélanor chercboit en vain h nous adoucir & a rétablir la paix entre nous. Hélas! difoit-il, fi vous n'étiez pas dans ce palais, & que vous vous trouvaffiez dans la mème fituation, Zumio déguiferoit fes craintes injurieufes & 1'excès de fon Teffentiment, il paroitroit doux & modéré;&vous, Seigneur, alors vous feriez éqm'tabk & généreux. Songez, Seigneur,  Conté Moral. 277 qu'il eft forcé de vous déclarer tout ce qui fe paffe dans fon ame ; fongez qu'il eft dominé par la. paffion, par la colere, & qu'il ne penfera pas demain ce qu'il penfe aujourd'hui; du moins ne le queftionnez point... Ne voyez-vous pas, s'écria Zumio, que Phanor ne cherche qu'un prétexte pour me bannir de ce palais, afin de m'éloigiur de Rofamire... car ne ernyez pas qu'il foit, ainfi que nous, contrahit de dire tout cc qu'il penfe. Son art le préferve de cette néceffité ; il n'en veut pas convenir par une fuite de fa défiance naturelle. Mais je l'ai déja furpris plus de vingt fois en raenfonges. Tandis, que, malgré nous, il lit au fond de nos cceurs , le iien nous eft ferme!... Quelle lacheté! quelle indigne baffeffe!... Ce reproche, qui n'étoit que trop mérité, me caufa un fi violent tranfport de colere, que, fans Gélanor, je me ferois porté a quelque extrémité funefte. Arrctez, infenfé , s'écria le Philofophe, arrctez, n'achevez point de vous déshonorer, en vous vengcant d'un rival fans déferfe. .. La voix impofante de la vertu me fit rentrer en moi-même; mais Gélanor n'rvoit pu m'éclairer fans m'irriter. Je le quittai brufquement, & je fus me renferuur feul dans mon appartement , afin de me livrer, fans contrainte, a mon chagrin, & a toute ma mauvaife humeur. Cependant, devenu fombre, impatient,  278 Le Palais de la Férité, farouche, je fuyois la fociété, j'errois triftement dans mon palais, &, malgré moi, je cherchois Rofamire. 'Elle m'évitoit; &' lorfque je voulois m'approcher d'elle , je voyois fur fon vifage tant de dédain & d'embarras, que je n'ofois lui parler. LJn foir je la trouvai feule dans un des bofqu^ts du jardin , elte étoit affife & plongée dans la plus profonde rêverie. J'avancai; & m'appercevant qu'elle venoit de pïeurer, je lui demandai le fujet de fon chagrin. Elle foupira. Zumio me quitte dans 1'inftant, répondit-elle , je l'ai vu mécontent de moi, & je m'en afflige... II efl mécontent, repris-je avec une extreme fatisfaétion , & pourquoi?... A cette quefiion, Rofamire me regarda avec indignation, & ne répondit rien. J'eus beau la preffer, la queftionner, elle s'obftina a garder le filence. L'efpérance venoit d'entrer dans mon cceur, Zumio étoit mécontent, Rofamire n'ofoit me parler; j'imaginai qu'elle avoit pénétréjues fentiments, & qu'elle en étoit touchée. J'oubliai toujours mes réfolutions, & ce que je devois a 1'attachement de Zumio; je me précipitai aux genoux de Rofamire , & je lui déclarai mon amour dans les termes les plus paffionnés. II me fut impoffible d'obtenir une réponfe. Mais je ne vis point 1'expreffion de la colere fur le beau vifage de Rofamire, & je démêlai dans fes yeux quelques mouvements de joie. Dans ce moment, je follicitai une réponfe avec une nouvelle ardeur. Rofanü-  Conté Moral. 279 re, toujours muette , fit un mouvement pour fe lever, & pour me fuir; craignant de lui déplaire , je ne voulus pas la contraindre davantage, & je la quittai. Rempli d'efpérance, ou pour mieux dire, ne doutant point de mon bonheur, j'allai chercher la folitude pour rêver a Rofamire. Je me promenois depuis deux heures, lorfque tout-a-coup Zumio s'offrit a roes yeux; il étoit animé de la plus violente colere. Eh bien, perfide, s'écria-t-il, vous avez donc féduit Rofamire ? Depuis quelques jours je la trouvois rêveufe , filentieufe; mais enfin, mon fort eft décidé, elle vient de me déclarer qu'elle ne m'aime plus, & qu'elle vous adore.... Ah , Zumio, que m'apprenez-vous!... Mon cher Zumio . que je vous plains!... Ah! foyez affez généreux pour me facrifier votre amour... — II faut bien le facrifier ; mais je perds en même-temps toute 1'amitié que j'avois pour vous... — Cher Zumio !... — Vous ne méritez pas qu'on s'artache a vous; & pour moi, je n'oublierai jamais une trahifon fi noire.... — Zumio, je ne vous ai point trahi; vous êtes-vous fié a moi; non, fans doute. Vous m'avez ibupconné avant que fongeaffe a Rofamire; fans votre injufte jaloufie, vos injures & vos emportements, jamais Phanor n'eüt été votre rival. Vous 'm'avez outragé, aigri, poulfé a bout; en un mot, tant d'offenfes m'ont fait perdre un moment le fouvenir de notre amitié. J'ai été  2%ó Le Palais de la Vérité, foible & non perfide. D'ailleurs, cn vous enlevant le cceur de Rofamire, je ne romps point des engagement^ facrés. Rofamire n'avoit point encore promis de vous donner fa foi ; vousn'aviez recu d'elle que des efpëranees. Triomphez dónc , mon cher Zumio , de votre reffentiment , ne vous exagérez point mes torts; Rofamire change, oubüez-la, & ne troublez pas ma féhcité par des plaintes qui m'affligeroienf. En achevant ces mots, je m'approchai de Zumio pour 1'embraffer ; mais il me repoufia avec horreur , en me difant : Je vous abhorre, & auffi-tót i! difparut. >5 Mafurprife fut extréme. J'étois heureux-, j'excufai cet emportement ; & faus m'en occuper davantage, je volai aux pieds de la charmante Rofamire. Elle me re? ut d'abord avec beaucoup d'embarras ; mais quel futcnfuite k'excès de ma joie, lorfque Rofamire, en rougiffant, me dit qu'elle m'aimoit uniquement, qu'elle n'avoit eu pour Zumio qu'un fimple mouvement de préférence, qu'elle avoit pour moi une pafnon véritable Eh quoi, m'écriai-je, vous m'aimez pour moi-même! Etes-vous bien füre que 1'ambition.... Qu'ofez-vous penfer, interrompit Rofamire? Ah! Seigneur, banniffez a jamais un foupcon outrageant. Je n'ai d'autre ambition que celle de vous plaire; & quand vous n'auriez, au-lieu de cebrillant palais, qu"unechaumieream'offrir , je vous préférerois a tous les Rois & a tous les Génies de 1'univers,  Ctnte Moral. 2S1 Jugez des tranlports que dut me caufer une i'emblable réponfe faite dans le palais de la vérité! Combien je me félicitois de le pofféder , ce palais qui me procuroit un bonheur fi pur! Car enfin, difois-je , fi nous n'étions point ici, pourrois-je me perfuader qu'il n'y a point d'exagératiou dans un tel difcours!.. . .Je ne m'arrachai d'auprès de Rofamire, que pour aller ordonner les préparatifs de 1'hymen qui dcvoit nous unir le lendemain. Le palais rctentit bieutót de cette nouvelle. Arpalice, depuis plus de quatorze jours , connoiffoit enfin la vertu du palais magique ou je 1'avois conduite. Soufbraite a tous les yeux, & renfermée dans fon appartement, elle y cachoit fa honte & fes fureurs, &_elle attendoit avec une impatience inexprimable 1'êxpiration des trois mois de féjour qu'on étoit forcé de faire dans ce palais. Zumio, devenu mon ennemi, s'étoit enfermé avec elle. Pour moi, uniquement occupé de Rofamire , je n'étois en état ni de me repentir d'un tort, ni de fentir le malheur d'ètre haï juftement. Combien la nuit me parut longue! Le flambeau de 1'hymen ne devoit s'allumcr pour moi qu'avec le jour!.... J'époufois la plus belle & la plus aimable perfonne de 1'univers ; j'étois certain de fa vertu, de 1'honnêteté de fon caraclere, de la pureté de fon ame; j'étois fur d'ètre paffionnément aimé; je retrouvois cette félicité que la charmante Agélie m'avoit fait goü-  282 Le Palais de la Vérité, ter un moment; & Rofamire moins vive moins piquante qu'Agélie, n'avoit ni fes caprices, ni fa fingularité, & fembloit me P^mettre un bonheur plus folide & plus Auffi-tót que parurent les premiers ravons de 1 aurore, ne pouvant plus commanderi mon impatience , je me rendis invifible, . Je volai ^ 1'appartement de Rofamire; je voulois lui porter nne corbeille rempüe cleneurs _& de pierreries, & dans laquelle J avois mis un billet que je defirois qu'elle recüt a fon réveil: je pénétrai dans fa chambre lans pouvoir être ni vu, ni entendu. Koiamire étoit encore endormie. Après avoir pofé la corbeille a fes pieds, je m'arrêtai un inftant pour contempler Rofamire. j allois enfin me retirer, lorfque par halard mes yeux fe porterent fur une table qui étoit acóté de Rofamire; mais quedevins-je en appercevant fur cette table la bmte , le talifman que Ie Roi des Génies m avoit donné pour me préferver du charme attaché au palais de la vérité! D'abord je crois être abufé par une reffemblance trompeufe; je cherche dans ma poche, & jI y trouve ma boite; je refpire, je me rafuire, je 1 examine avec foin, & je crois la reconnoitre : cependant je prends 1'autre boite pofée fur la table de Rofamire; alors Jj! "e Plus douter de mon malheur : ie diltingue parfaitement, en confrontant les deux boltes , que celle de Rofamire efi: la nuenne, & que 1'autre que j'avois dans  Conté Moral. 283 ma poche n'en efl: qu'une imitation. Confondu, défefpéré, neconcevant rienacette aventure , je m'empare du vrai talifman , je mets 1'autre boite fur la table de Rofamire , ie remporte ma corbeille , afin qu'on ne puiffe foupconner cet échange, &je me retire doucement. Je ne vous peindrai point ma douleur, ma colere ; j'ignorois comment , & dans quel temps Rofamire avoit pu s'emparer de mon talifman; mais il étoit clair qu'elle ne mel'avoit ravi que pour faire une trahifon. Tout 1'art de la féerie , m'écriai-je , ne fauroit donc mettre a 1'abri de la perfidie des femmes i Dans ce palais même, une femme trouve encore le fecret de tromper!. Auffi-tót que Rofamire fut éveillée, je me rendis chez elle. Mon agitation étoit extréme. Rofamire, frappée de 1'altération qu'elle remarqua fur ma phyfionomie , me queftionna avec inquiétude. J'ai fait des triftes réflexions, lui dis-ie , & je vous Pa- voue, je fuis jaloux de Zumio Vous avez tort, reprit Rofamire , & vous neme rendez pas juftice. Ces mots me tranfporterent, & me rendirent prefque tout mon bonheur. Lorfque Rofamire reprenant la parole : Vous pouvez , pourfuivit - elle, comptcr ft jamais fur ma fidélité; ma vertu eft folide , inébranlable, vous allez recevoir ma foi; je préférerois la mort a 1'infamie de vous trahir. Je n'avois rien promis a Zumio; j'ai pu renoncer a lui fans crime; j'ai facrifié 1'amour i\ 1'ambition,,..  284 Le Palais de la Vérité, Que dites-vóus, ó ciel! m'écriai-je. LVoii vient ce tranfport, reprit Rofamire étonnee; Nêtes-vous pas perfuadé que je vous aimepaffioiinément ?.... — Dois-je le croire en efret ?.... —Hélas! je n'ai point d'amour pour vous, & j'aime encore Zumio; mais ma vertu faura triompher aifément de cette inclination. Je ne reverrai jamais Zumio je m attacherai a vous. La reconnoifiance & le devoir peuvent tout fur mon cceur; vous avez beaucoup d'orgueil, je tuis vertueufe, je vous perfuaderai facilement que je vous adore. A ces mots, il me fut impoffible de me contcnir davantage; j'éclatai, & je découvns a kolamire que j'avois repris le talifman qu'elle m'avoit enlevé. Ali ! s'écriat-elle , Zumio eft vengé d'une maltreffe ampitieufe & d'un ami perfide ! Le Ciel eli jufte!... Oui, Seigneur, 1'ambition avoit léduit mon ame. Inftruite de votre amour par Zumio, je ne pus diffimuler que je regrettois le rang & ia puiffance que'l'hymen aflureroit a votre époufe. Zumio indigné, m'accabla de reproches, il m'irrita. Je lui ordonnai de me Iaiffer feule; un inftant après vous parütes. Ne voulant pas vous faire connoitre mes fentiments , je m obfhnai a garder le filence. A peine m'eÜtes-vous quittée, que je vis brilier fur le gazon ce fatal talifman, qui s'étoit vraifcmblablement échappé de votre poche, dans le moment ou. vous tombdtes a mes pieds. I ar un hafard fingulier, je poifédois une  Conté Moral. 285 petite boite de cryftal de roche abfolument femblable a votre talifman ; je crus d'abord ramaffer ma boite; mais rn 1'examinant, je découvris les lettres myftérieufes qui font gravées fur le coüvercle: alors je ne doutai point que cette boite ne fut un talifman. Zumio m'avoit appris que la vertu du palais n'agiffoit point fur vous. J'imaginai. que cette boite étoit peut-être le prelérvatif qui vous garantiflbit de ce charme dangereux. Auffi-tót je vole chez moi: je cherche, & je trouve la boite qui reffembloit a la vótre. Avec la pointe d'un diamant , je tracé & j'imite parfaitement les chiffres magiques. Cette opératiou finie , Zumio furvient, j'efl'aye fur lui la vertu de votre talifman. Je peux dire a Zumio que je ne 1'aime plus; & je vois enfin que cette boite me rend la faculté de déguifer mes fentiments. Je renvoye Zumio défefpéré : je vous cherche, je vous rencontre; je n'avois qu'une crainte, celle de vous trouver inftruit de mon larcin, quoiqu'a peine deux heures fe fuflent écoulées depuis. Enfin, vous me rafiurez ; tandis que vous me parlez, je gliffe adroitement dans votre poche ma boite de cryfial, & je garde la vótre. Je fentois bien qu'avec le 'temps, en reftant ici, vous ne pourriez mauquer de découvrir cette fupercherie; mais je me fiattois de pouvoir vous engager aifément a quitter promptement ce palais. D'ailleurs, 1'occafion m'avoit tentée , 1'ambition mc preflbit, (Sc je n'avois pas eu  286" Le Palais de la Vérité, le temps de faire toutes les réflexions qui auroient pu me détourner de cette entreprife. Maintenant vous favez tout, Seigneur, je me reproche de vous avoir trompé; je me reproche fur-tout, d'avoir facrifié Zumio. Mais enfin, je n'ai point montré de perverfité, je ne fuis point méprifable; privée du talifman que je vous avois dérobé, je puis dire encore que la vertu m'eft chere, & que je ne me ferois jamais écartée des devoirs facrés qu'elle iihpofe, fi mon artifice eut réuffi, & fi j'euffe recu votre foi. A ces mots, forcé d'eftimerVambitieufe Rofamire, pénétré de regrets, accablé de défefpoir, & plus amoureux que jamais, je me jette a fes pieds : O Rofamire, m'écriai-je, il ne m'eft pas poffible de furmonter cet amour que vous ne pouvéz partager!Je ne fuis point aimé... Mais du moins daignez me donner le droit de vous aimer toujours, daignez confentir encore a régner dans ce palais; que 1'hymen uniffe a jamais mon deftin & le votre, je fuis prêt 4 vous conduire a 1'autel, venez... Seigneur, répondit Rofamire, je n'ai point un caractere héroïque, mais je n'ai pas une ame baffe. En vous époufant par ambition, j'aurois voulu m'acquitteren faifant votre bonheur. Je n'ai plus cet efpoir, & je renonce a vous. J'admirai cette délicatefie eftimable de Rofamire, & j'eflayai vainement de la combattre. Rofamire perfifta dans foa refus j  Conté Moral. 2*7 elle revit Zumio, & 1'inftruifit de tout; elle prit la réfolution de quitter le jour même le palais de la Vérité, & Zumio me déclara qu'il étoit décidé ft la fuivre. Je me flatte,_ajouta-t-il, qu'auffi-tót que nousferons fortis de ce maudit palais, Rofamire pourra me perfuader qu'elle n'a eu avec moi qu'un tort léger dont je dois perdre le fouvenir. Adieu, Seigneur, & pour toujours, fi vous vous fixez ici; car je fais ferment de n'y revenir jamais; — Eh quoi, Zumio, vous m'abandonnez!—Je ne vous hais plus, puifque Rofamire ne vous aime pas, mais je conferve encore un vif reffentiment; fi je pouvois vous le cacher, comme j'ai encore au fond de 1'ame de 1'attachement pour vous , & que vous me faites_ pitié , je ferois capable , pour vous_ confoler & pour exciter votre reconnoiffance & votre admiration , de vous facrifier une femme , qui après tout m'a facrifié moi-même. Mais vous lifez dans mon cceur; je ne puis vous rien déguifer; il ne m'eft pas poffible de me montrer plus généreux, moins vindicatif que je ne le fuis en effet : d'ailleurs, fi, par la fuite, je me repentois d'avoir fait un femblable facrifice, vous le fauriez dans 1'inftant, & j'en perdrois tout le fruit. Ainfi, adieu, Seigneur; fi vous voulez conferver des amis, choififfez, croyez-moi, un autre domicile. Zumio me quitta. J'eus la douleur amere de le voir partir avec Rofamire, & je per-  253 Le Palais de la Vérité, dis a la fois dans ce jour funeftc ma mnitreffe & mon ami. Gélanor me reftoii; car ia curiofité le reterioit dans un lieu qui fourniflbit a un Philofophe tant de fujets de réflexions. Touché de ma triftefié profonde, il me preflbit d'abandonner mon palais. Non, Gélanor, lui difois-je, non, j'y veux refter jufqu'a ce que j'aie trouvé une femme aimable, vertueufe & fenfible, qui puifle me dédömmager de tous les maux que 1'Amour m'a caufés jufqu'ici. Un jour que je me promenois feul dans up bois de myrtes & d'orangers, Gélanor yiut me trouver.Je vous annonce, me ditil , deux nouveaux hötes , un homme & une femme d'une figure charmante, qui viennent d'entrer étourdiment dans ce palais, & qui ont été enfuite trés - affligés, en apprenant qu'ils étoient obligés d'y paffer trois mois. Ils tiennent confeil enfemble, & je crois qu'ils veulent vousdemander la permiflion de fe marier ici. Mais il eft vraifemblable, qu'au bout d'un quartd'heure de converfation, ils perdront cette envie; car il ne faut pas plus de temps pour brouiller dans ce palais les amants les plus tendres. Comme Gélanor achevoit ces paroles, nous appereümes le jeune homme qui venoit a nous ; je m'approchai de lui, & ie lui demandai s'il perliftoit encore dans la réfolution d'époufer fa maitreffe. Oui, Seigneur, répondit-il, & cette réfolution fera d'autant plus folide, que ce n'eft point PAmour  Conté Moral. 289 1'Amour qui 1'infpire. — Comment! vous n'êtes point amoureux?... — Non, Seigneur. J'aimois paffionnément autrefois cette même perfonne, elle partageoit mes fentiments ; un événement extraordinaire nous fépara, ma maitreffe fut enlevée; on ne me 1'arrachoit que pour la perfécuter. Je le favois, & en même-temps j'ignorois dans quel lieu du monde on Ia conduifoit; mais 1'Amour m'impofoit 1'obligation de la chercher, &je quittai mapatrie, en faifant Ie ferment de n'y revenir que lorfque j'aurois retrouvé celle que j'adorois. Mon voyage dura plus de trois ans. L'Amour me fuivit, ou plutót me guida, m'entralna dans la route que ie parcourus pendant la première année ; mais enfin , la courfe fe prolongea trop pour lui, il m'abandonna , je m'en paiïai ; & quoiqu'il m'eüt quitté , je continuai mon chemin; cependant j'allai moins vlte, je m'arrétai plus fouvent, je m'arrétai trop, & je deyins infidele. L'honneur & 1'amitié me rappellerent mes ferments ; je repris mon voyage, je retrouvai celle que j'avois fi paffionnément aimée; & qui n'étoit plus a mes yeux qu'une amie intérelfante & chere. Elle fut profondémenttouchée de ce que j'avois fait pour elle; mais incapable de tromper , elle m'avoua qu'il n'étoit plus en fon pouvoir de partager 1'amour qu'elle croyoit m'infpirer encore, & que durant une filongue abfen>ce , un autre objet avoit fu toucher fon Tomé 1F. N  29® Ls Palais de la Vérité, cceur. Maintenant, aiouta-t-clle , j'ai recouvert ma liberté, je fens que je luis pour jamais a 1'abri des féductions de 1'amour; que mafincérité, ó Nadir! vous prouve ma reconnoiffance; fi après cet aveu vous m'aimez encore, je fuis prête a vous confacrer ma vie. Vous avez perdu une maitrelfe palïïonnée; mais vous pouvez trouver en moi une époufe fidelle , & 1'amie la plus tendre. Ce difcours m'enchanta, je ceffai a mon tour de diffimuler, j'ouvris mon ame a cette amie généreufe autant qu'aimable , je la preflai d'uhir fon fort au mien , & elle me promit de me donner fa foi auffi-tót que nous ferions arrivés dans notre patrie. Nous partïmes fur le champ. Au bout d'un mois nous approchions des lieux chéris oü nous avons recu le jour, lorfque ce palais brillant s'eft offert a nos regards. Êntrainés par la curiofité, nous y lbmmes entrés : mais puifque nous devons y paffer trois mois, je vous conjure , Seigneur, de permettre que 1'hymen nous y uniffe. J'y confens, répondis-je, fi votre maitreflè Ie defire. Tenez, Seigneur , Ia voici , reprit Nadir , elle s'avance vers nous, daignez 1'interroger. A ces mois je tourne la tête, j'appercois en effet cette jeune perfonne... Je treffaille, mon cceur patpite avec violence; je m'élance au-devant de fes pas... Ciel! m'écriai-je, c'eft Agélie... Je ne me trompois pas, c'étoit elle-même. La 1'urprife,  Cmte Moral. gg i ie faififfement, un fentiment inexprimable mêlé de douleur, de dépit & de joie, tant d'émotions diverfes & violenres me rendent immobiies. Agélie garde un inftant Ie fdence; enfin , éclatant de rire : Eh bien», Seigneur , me dit-elle, vous êtes donc incorrigiblc!... car maintenant je connois Ia vertu de ce palais. .. Quoi, voila tout le fruit que vous avez retiré de mes lecons & de mes confeils!... Je ne pus fup'porter cette plaifanterie, & fur-tout Fair, gai & le ton dégagé avec lefquels Agélie me parloit. Outré, défefpéré, je ne répondis rien, & je me retirai précipiramment pour lui cacher un trouble qu'il m'étoit impoffible de diffimuler. Je n'avois jufqu'alors aimé véritablement qu'Agélie; cette paffion qui avoit été fi vraie, fi violente, fe ralluma : je revis encore Agélie, je la trouvai plusaimable & plus charmante que jamais; elle avoit tant de naturel, de franchife & d'efprit, qu'il n'étoit pas poffible que le palais ,de Ia Vérité lui fit rien perdre de lés agréments & de fa grace. Nadir n'étoit plus" amoureux d'elle ; Agélie n'avoit pour Nadir que de 1'amitié, 1'efpérance vint me féduire, je parlai, je conjurai Agélie de préférer a 1'indifférent Nadir un amant paffionné. Sougez, lui disje, que Nadir n'a plus d'amour, & que je vous adore. Seigneur, répondit Agélie, 1'amour paffe; mais le fouvenir des procédés refte; & voila ce qui forme les attaehements durables. J'ai pu oublier Ia pal» Nij  292 Le Palais de la Vériïi, fion de Nadir, & je n'oublierai jamais qu'il s'eft exilé de fa patrie, & qu'il a parcouru Punivers pendant trois ans pour me chercher, pour venir a mon fecours. ... — Quoi , vous auriez la barbarie d'époufer Nadir a mes yeux!... Vous me réduirez au défefpoir!... — Ce défefpoir ne feroit qu'un caprice. Pouvez-vous me demander férieufement de vous facrifier un ami fi fidele & fi généreux, vous qui n'avez même pas eu le petit mérite (car ce mérite eft toujours involontaire) de regretter , du moins pendant un efpace de temps raifonnable, la maltreffe que vous aviez perdue par votre faute. Les habitants de ce palais ne font pas difcrets; je les ai queftionnés, ainfi vous imaginez bien que je connois de réputation Arpalice & Rofamire. Ne me parlez donc plus d'un fentiment qui ne peut me toucher; ouvrez les yeux, Seigneur : vous êtes né vertueux, vous êtes aimable; mais tant que vous conferverez la défiance injurieufe, & 1'imprudente curiofité qui vous caractérifent, vous ne connoltrez ni le repos, ni le bonheur. Voyez, Seigneur, ce que vous a déja coüté cette manie funefte qui vous porte a vouloir pénétrer les repfis les plus fecrets du cceur de ceux que vous aimez. Sans parler de moi, fongez k cette charmante Rofamire, elle eft honnête , vertueufe, fenfible aux bienfaits , capable de reconnoiffance ; en tout autre lieu que dans ce palais , elle auroit pu en vous époufant vous rendre  Conté Morat. 203 parfaitement heureux. Et cet aimable petit Zumio, qui vous aimoit tant! vous 1 avez forcé de vous quitter!... Ah , Seigneur, ceffez de vouloir détruire des illufions néceffaires ; abandonnez ce palais fatal, ou renoncez pour jamais a 1'amitié , a 1'amour, a la fociété; enfin , a tous les fentiments, & a tous les plaifirs qui font la douceur & le charme de la vie. Ce difcours fit fur mon cceur une imprefiion d'autant plus profonde, qu'Agélie, avecuneinébranlablefermeté,perfifta dans la réfolution d'époufer Nadir. Ne pouvaut fupporter un fpectacle fi cruel, je pris enfin mon parti; & voulant du moins emporter 1'eftime d'Agélie, je comblai Nadir de bienfaits , & je promis a Agélie que la défiance, 1'inquiétude & la jaloufie ne me rameneroient plus dans le palais de la Vérité. II feroit plus fage encore , dit Agélie , de former le projet de n'y revenu jamais. Je ne puis prendre cet engagement, répondis-jc; mais afin de vous prouver que du moins mon in tention eft d'y venir rarement & d'y féjourner peu, je vous donne , 6 ma chere Agélie! ce talifman que Pambitieufe Rofamire m'avoit dérobé : cette boite, vous le favez , eft un préfervatif certain contre Ia vertu de ce palais ; vous devez refter icï prés dc trois mois encore; dans cet efpace de temps , ce talifman pourra vous être de quelque utilité : il eft a vous, gardez-k, j'y renonce a jamais. Je 1'accepterai, réN iij  294 Le Palais de la Vérité, pondit Agélie , fi vous me pcrmettez de le donner a Nadir. II eft toujours pénible de tromper, il eft fouvent fi doux de fouffrir qu'on nous abufe!... Si je fuis fatisfaite de Nadir, je ne craindrai poinc alors qu'il puiffe lire dans mon cceur... permettez que je lui confie ce talifman... — Vous en êtes la maitrcffè , c'eft pour votre bonheur que je vous le facrifie. Maintenant qu'il eft entre vos mains, daignez écouter , pour la dernicre fois , Pexpreffipn fidelle des fentiments que vous m'infpirez. Agélie , hélas 1 je n'ai rien aimé comme je vous aime... Je ne vous ou~ blierai jamais. .. Adieu , plaignez le malheureux Phanor.... Votre compaffion & votre eftime font les feules confolations qui puiffent adoucir fa douleur. A ces mots , je vis couler les pleurs de 1'aimable & fenfible Agélie. Trop attendrie pour pouvoir me répondre, elle me tendit une main que je baignai de larmes. ... Enfin , je m'arrachai d'auprès d'elle , je la quittai pour toujours, & je fortis du palais de la Vérité, dans lequel je ne fuis jamais rentré depuis cet inftant. Telle eft mon hiftoire, ajouta Ie Génie, tel eft cet important fecret que j'ai eu Ie courage de vous cacher pendant plus de feize ans. Je n'ai jamais douté, ma chere Altémire, de votre vertu , de votre tendreffe; Ie palais de la Vérité ne peut rien ajouter a mon eftime pour vous , & il pourroit nffoiblir , ou du moins auérer  Conté Moral. 295 pendant quelques inftants , cet attachement fi vrai qui nous unit; fi vous m'en croyez , nous ne ferons point ce dangereux voyage. Non, Phanor, répondit la Reine; je veux jouir du bonheur de vous répéter dans le palais de la Vérité , que je n'ai jamais aimé que vous. Le Génie , au fond de 1'ame , n'étoit pas fikhé que la Reine montrüt une obftination .qui prouvoit fi bien fa vertu : cependant il exigea qu'elle réfléchit mürement h ce deffein pendant fix mois. Si au bout de ce temps, ajouta -1 - il, vous n'avez point changé d'opinion, nous partirons fur le champ. Les fix mois écoulés, la Reine voulut partir, & emmener avec elle fa fille & Philamir , ce jeune Prince qui 'devoit époufer Zéolide. Ma fille, dit la Reine, eft fure du cceur de Philamir; mais elle defire qu'il puiffe lire dans fon ame, & qu'avant de recevoir fa main, il connoifle fes fentiments. Le Prince eft prévenu du charme attaché au palais, & il brille de nous y fuivre. Zéolide veut encore que j'emmene fon amie, Paimable Pairnis , qui nous elt fi chere, & je compte Finftruire ce foir de Ia vertu du palais. Mon projet eft aufii , reprit Ie Génie, d'emmener trois ou quatre Courtifans , que je ne ferai pas faché de connoitre ; je veux leur laiffer ignorer dans quel lieu redoutable pour eux je vais les conduire; car fi je les en prévenois, j'imagine qu'ils trouveroieut quelque prétexte pour fe difN iv  ï9 Le Palair de la Fêriti, penfer du voyage. Ainfi recommandez bien le fecret a Zéolide, Philamir & Palmis. Le foir même la Reine & la jeune Princeffe confierent ce fecret a leur amie. Palmis d'abord montra plus de furprife que ö empreffement de faire le voyage : cependant, après un moment de réfiexion : Au ïefte, dit-elle, je n'ai rien d'effentiel a me reprocher, j'ai pour vous un attachement iincere; ainfi je fuis prête a vous fuivre. Palmis joignit a cette promefle une confidence; elle aimoit un jeune homme de la Cour nommé Chrifal, elle craignok fa légéreté naturelle; Chrifal étoit a la mode, cet avantage en amour n'kifpkepaslaconnance; Palmis defira que fon amant fütdu voyage, & Ie Génie y confentit. m Enfin, on partit; le Génie, la Reine, la jeune Princefiè, Philamir & Palmis connoiffoient feuls le palais de la Vérité, & a mefure qu'ils en approchoient, leur gaieté fe diffipok, la trifieire &l'inquiétudes'emparoient de leurs cceurs. Zéolide étoit la plus tranquille; mais le jeune Prince devenoit diftrait & rêveur; Palmis s'attriftoit vifiblement, & la Reine s'allarmoit en remarquantietroublede Phanor. Les courtifans, qui n'étoient point inflruits de ce myftere, s'efforcoient en vain de ranimer la gaieté éteinte du Génie, de la Reine, & de Zéolide. L'amant de Palmis, Paimable & brillant CHrifal, n'avoit jamais montré plus de defir de plaire &plus de grace ; & lorfqu'il entretenoit Palmis en fecret, il  Conté MorrtL 297. lui peignoit fa paffion avec tant de fentiment & tant de feu , que Palmis étoit forcée de fe reprc.her fes doutes- & fes craintes. Dans le nombre des courtifans quf fuivoient le Génie, il y avoit un homme d'un caraélere bizarre, & qu'on rencontre rarement dans les Cours. Ariftée ( c'étoit le nom de cet homme) avoit rendu degrandsfervices a 1'Etat. Parvenu- aux honneurs les plus éclatants par fon feul mérite T il n'étoit déja plus jeune lorfqu'il parut a laCour pour la première fois;. il y apporta des manieres fauvages & une rudeffe, qui lui donnoient un air d'originalité d'autant pluspiquant, que cette tournure contraftoit davantage avec celle de tous les gens qu'on y voyoit. Un courtifan cauftique & frondeur ne devoit pas devenir un favori ; par cette raifon mémeril réuffit d'abord affez généralement. On s'amufa de fa fingularité, enfuite on reconnut qu'il avoit autant d'efprit que de mauvaife humeur : alors onchercha a 1'éloigner, mais il étoit établi; le Génie & la Reine 1'efHmoient , il refta a la Cour, & ce qu'il y eut de plus extraordinaire, il n'y démentit point fon caraélere; non-feulement jamais il ne ié permit une ffatterie, mais jamais un éloge ne fortit de fa bouche : enfin , quoiqu'il fut capable de fervir fes amis avec zele, il ne dit de fa vie une chofe agréable ou tendre, & ne fit une protefiation d'amitié. Cependant on approchoit du palais de N v  298 Le Pal ais de la Vérité, la Vérité; le Génie eut un entretien particulier avec la Reine : Je vous avoue, lui dit-il, que je n'entrerai point fans chagriri dans ce palais qui m'a été fi funefte, & je ne puis me diffimuler que j'aurai grand befoin de votre indulgence. Dans 1'efpace de dix-fcpt ans, quel mari n'a pas eu quelques torts a fe reprocher; vous m'affligerez beaucoup fi vous m'interrogez avec détail fur ma conduite paffée.. .. Eh bien, Seigneur, reprit Altémire avec humeur, je vous promets de ne vous point faire de quefiions.... Je prends le même engagement , interrompit le Génie. Non, Seigneur , repliqua la Reine , je n'ai rien a me reprocher, & je ne crains point votre curiofité. Et moi, reprit Ie Génie, j'en conviens, je redoute la vótre; je ferai forcé de répoudre avec Ia plus exacte fincérité.... Avouez, dit la Reine, que vous vous repentez vivement a préfent d'avoir facriiié a cette charmante Agélie, que vous avez tant aimée, ce talifman précieux qui vous donnoit Pheureufe poffibilitë de déguifer vos fentiments dans le palais de la Vérité?' Phanor foupira, & ne répondit rien, & Ia Reine tomba dans une profonde & fombre rêverie. Enfin, on appercoit les murs brillants du palais magique ; plus d'un cceur fut emir, mais on fentoit trop tard toutes les conféquences de ce dangereux voyage. On defcend des chars, on s'avance, ój 1'on paffe les portes fatales. En entrant dan»  Conté Moral. üOO le palais, le premier objet qui frappa les regards du Génie, ce fut le vénérableGélanor, ce vertueux Philofophe qu'il avoit laiffé plus de dix-hüit ans auparavant dans Ie palais de la Vérité. Phanor quitte précipitamment la Reine; & charmé d'avoir un prétexte de s'éloigner d'elle, il court embrafier Gélanor, & Pemmene dans les jardins. Ah! Seigneur, dit le vieillard, avec qui venez-vous dans ce palais?.... — Avec ma femme....— Votre femme, ö ciel! y penfèz-vous, Seigneur? .. —Je fuis fur de fa vertu....—Eh , Seigneur, depuis dixneuf ans que j'habite ces lieux, j'y ai vu tant de maris arriver avec féeurité & partir détrompés pour jamais!.... —Je ne puis avoir cette crainte, puifque Altémire corinoilfoit la vertu de ce palais, & qu'elle a voulu 1'habiter; je n'ai gueres d'inquiétude fur ce qu'elle m'apprendra , je ne crains que ce qu'elle me forcera de lui dire. Mais de grace, fage vieillard, fatisfaites ma curiofité; le temps n'a pu effacer encore Agélie de mon fouvenir , & tout en ces lieux me Ia rappelle!... Dites-moi fi après mon départ elle époufa Nadir? ... — Oui, Seigneur, & le jour méme elle remit a Nadir le talifman qu'elle tenoit de vous. Nadir, profondément touché d'un procédé fi délicat & fi généreux, s'impofa la loi de ne jamais queftionner fon époufe ; de cette maniere ils pafferent ici leurs trois mois dans la plus parfaite intelligence : hniN vj  300 Le Palais de la Vèriti, tez cet exemple, Seigneur. — J'y fuis dif- pofé, pourvu que la Reine y confente. Tandis que Phanor s'entretenoit avec Ie Philofophe, Zéolide fe promenoit de fon cóté avec fa mere &Ierelte des voyageurs. La jeune Princeffe marchoit en avant, & Philamir étoit a cóté d'elle. Après un moment de filence, Philamir prenant la parele : Depuis que nous fommes ici , dit-il, j'éprouve un embarras infurmontable... Je n'ofe vous parler demes fentiments, je crains que mes expreffions ne vous paroiflent moins tendres... — Vous exagériez donc, avant que nous fuffions dans ce palais?...—J'en ai peur... — Ingrat!... Et moi jufqu'a ce moment je ne vous ai montré qu'a demi Ia tendreffeque vous m'infpirez... — Ah, Zéolide!... Quel aveu charmant!... —Dïtesmoi donc que vous m'aimez... — Oui, je ri'ai jamais aimé que vous, & vous feule pouvez aflurer le bonheur de ma vie. Ah! s'écria Zéolide, je fuis &tisfafte.!... Nous prouverons, cher Philamir, que ce palais ne peut être fatal aux vrais amants, & que loin de détruire 1'amour, il 1'accrolt encore en diffipant tout les doutes que produit fouvent une tendrefle vive & délicate. Comme Zéolide prononcoit ces paroles, la Reine & Palmis fe rapprocherent d'elle, Philamir s'éloigna, les Princelfes fe fépareren't du gróuppe des Courtifans qui fe difperferent dans les jardins, Philamir & Chrifal prirent lechemin d'un petit bois, al'en-  Conté Moral. 301 trée duquel ils trouverent une jeune perfonne affifefiirun bancde gazon. Elle étoit jolie; Chrifal voulut abfolument la voir de près&lui parler. Le Prince, au bout d'un moment d'entretien, s'appercut facilement que cette jeune perfonne venbit d'arriver , & qu'elle ne connoiffoit pas mieux que Chrifal 1'impoffibilité oü elle fe trouvoit de déguifer fes fentiments; il lui demanda fon 'nom; elle répondit qu'elle s'appelloit Azéma. Vous avez, lui dit Chrifal, une petite mine de fantaifie très-agréable. Chrifal qui croyoit donner une louange fort exagérée fut très-furpris de 1'air dédaigneux avec lequel Azéma recut ce compliment. Quoi donc, reprit-il, vous êtes femme, & la flatterie ne vous féduit pas?... — Vousappellez cela de la flatterie! vous me tronvez donc laide?... — Laide! mais je viens de vous faire entendre que je n'ai jamais rien vu de fi diarmant que vous... — Eu vérité , vous extravaguez; au refie, peu m'importe ; malgré toute ma coquetterie, je n#prouve nulle envie de vous plaire... —■ Voila de la franchife Cp-, je ne forme certainement pas un femblable deffein... Mais j'avoue que ce rendezvous piqué ma curiofité... Palmis qui parut tout-ft-coup au détour d'une allée, interrompit cette converfation ; elle n'avoit pu trouver encore 1'occafion de s'entretenirfans témoins avec Chrifal. Auffitót qu'elle Pappereut, elle s'approcha de lui, & le Prince les laiffa tête-ft-tête. Palmis étoit émue, elle craignoit de queftionner fon amant; & Chrifal diftrait 6c préoccnpé j ne rem.arquoit ni fon trouble , ni fon embarras. Enfin, Palmis poulïaiit un profond foupir : Chrifal, dit-elle, vous vous taifez; mais du moins penfez-vous ft moi ? A cette quefiion , Chrifal prenant Pair du monde le plus pafiiouné , & baifant tendrement Ja main de Palmis: Non , dit-i!, point du tout, & jamais je ne m'occupe de vous. Je yous le protefle... Quoi, fe peut-il, s'écria Palmis! Ingrate, en doutezvous, interrompit vivement Crjnfal. Ah! Palmis, que vous êtes injufie! Oui, continua-t-if, en fe jettant ft fes pieds, je n'ai  304 Le Palais de la Vérité, jamais fongé qu'a vous tromper. L'ambition & ia vanité feules m'attachent a vous. Palmis rendez juftice a votre amant, il eft incapable d'aimer. RafTurez-vous donc, S: que ces proteftations fi vraies ramenent la paix dans votre ame. Mais quelle vive colere fe peint fur votre vifage, qu'avez-vous ? Par quel caprice refufez-vous aujourd'hui de me croire? Vous faut-rl des ferments? Ils ne me coütent rien. Perfide ! s'écria Palmis; elle n'en put dire davantage, fes pleurs lui couperent laparole. Accabléede douleur, elle tomba fur un banc. Chrifal, toujours a fes genoux, feignit de verfer des larmes : Vous le voyez, dit-il, je fais femblant de pleurer! Belle Palmis, vous m'excédez; & quoique vous foyez naturellement auffi déraifonnable qu'infipide, vous ne m'avez jamais paru aufii mortellement eunuyeufê. A ces mots, Palmis, repouffant Chrifal avec indignation : Eloignez-vous, lui ditelle, vous me faites horreur... Certainement, reprit Chrifal, il y a quelque chofe la-deffous; ceci n'eft pas naturel. Ah 9a, pourfuivit-il d'un air dégagé, expliquonsnous : Avez-vous envie de rompre?Voulez-vous me quitter?... II n'eft point du tout néceffaire pour cela de prendre ce ton tragique. Reftons amis, du moins. Je le defire; car par votre crédit & par votre faveur, vous pouvez étre encore utile a ma fortune. Pour toute réponfe, Palmis fe leva avec impétuofité; & lancant un regard  Conté Moral. 305 terrible fur Chrifal, elle s'éloigna précipitamment. Chrifal refta confondu. Comme il réiléchiffoit a cette aventure , il entendit un grand tumulte de voix. II marcha vers le lieti d'oü partoit le bruit, & il entra dans une falie de verdure qu'il trouva remplie de voyageurs nouvellement arrivés dans le palais. II y avoit environ trente perfonnes aflifes fur des fieges de gazon, & formant un cercle autour du fage Gélanor. Chrifal en entrant, demanda pourquoi tous ces étrangers étoient raffemblés. Seigneur, répondit Gélanor, je fuis chargé depuisdixneuf ans de faire les honneurs de ce palais; je ne négligé rien pour en rendre le féjour agréable aux étrangers, cVjen'exige d'eux qu'une chofe : c'eft le jour même de leur arrivée, de me fuivre dans cette falie, & de répondre a une feule queftion que je fais a chaque perfonne... —Quelle eft cette queftion ? — Je defire favoir s'ils fe trouvent heureux. — Eh bien, avezvous rencontré beaucoup de gens fatisfaits de leur fort? —J'infcrislesnomsdeceux14 fur un livre, & j'en fuis encore a la première page. Hélas! on ne doit pas s'en étonner, puifque les vertus & la raifon produifent feules le bonheur. — Avez-vous déja commencé votre interrogatoire aujourd'hui?... — Oui, j'ai queftionné la moitié de cette affemblée a-peu-près. Mais vous, Seigneur, voulez-vous me répondre? — Volontiers. J'ai eu les plus bril-  306 I.e Palais de la Vérité, jams fuccès dans le monde & a la Cour, j'ai fait une grande fortune, & j'ai perdu plus de dix femmes ,. qui, avant de me connoitre, jouiffoient d'une excellente réputation ; cependant je ne fuis point heureux, je m'ennuye, je nefaisjouirderien , & je defire ce que je ne poffede pas avec une ardeur qui me confume. A préfent, dit Gélanor, paffons a un autre. _Et vous, grave étranger, pourfmvit le vieillard, en s'adreffant a un petit homme dont la mine étoit auffi dédaigneufe que rembrunie, quel eft votre état ?'On m'appelle Philofophe, répondit 1'étranger d'un ton impérieux & dogmatique. Eh bien, camarade , reprit Gélanor en fouriant , vous ètes donc heureux? Moi! point du tout. — Qui vous empêche de 1'étre? — L'orgueil. Je m'étois aflbcié avec quelques perfonnes de mon caractere , nous avions formé un projet vafte &hardi, nous voulions dominer, régner fur les efprits, nous avions pour chef un célebreMagicien qui nous donna un talifman, fur lequel étoient gravés ces trois mots : JJienfai- san ce , tolérancb , Pililosopii1e. Mes amis, nous dit le Magicien , la vertu de ces trois mots eft telle, que, pour parvenir ii votre but, il vous fuffira de les répéter fans ceffe, & de refter fidélement attachés & foumis a votre chef. Avec ce talifman & ma proteétion, vous n'aurez befoi n ni de talents, ni dc génie; vous pouvez hardiment dire & écrire toutes les ex-  Conté Moral. 307 travagances qui s'offriront a votre efprit; vousaurez ledroit exclufif de déraifonner, d'ètre inconféquents, de troubler 1'ordre dtabli , de renverfer les principes de la morale , de corrompre les mceurs , fans rien perdre de votre confidération. Si on vous attaque, ne répondez a aucunc objeétion; gardez-vous d'entrer en difcuflion avec vos ennemis. Je vous permets les injures, des déclamations vuides de fens; mais point de raifonnement; répétez conftammentlamème chofe: Bienfaisance , Tolérance , Philosopiiie. Si on vous prouve que vous n'êtes ni Bienfalfants, ni Tolérants, ni Philofophes, ne vous effrayez pas; feulement redites &criezavec plus de force & plus d'opinhitrcté que jamais, les trois mots facrés & magiques : Bien f ai san ce , Tolékance , Philo&ophie , & vous triompherez de tous vos adverfaires, du moins tant que je vivrai. Ainfi paria cet habile enchanteur. Scs promefies eurent un plein effet. Mais hélas ! nous avons eu le malheur de perdre ce chef fi digne de nos regrets , & depuis fa mort le talifman n'a plus de vertu, notre empire eft détruit. Ufurpateurs détrónés, nous n'avons plus de partifans , nous ne pouvons plus excitcr de troubles , nous tombons dans 1'obfcurité!... En prononcant ces mots, le prétendu Philofophe fit un profond foupir. Dans ce moment, Zoram, un des cour^ tifans du Génie, entroit dans la falie. Te-  308 Le Palais de la Vérité, nez, s'écria Chrifal, en s'adrefiant a Gélanor, fi vous voulez connoitre un homme heureux, interrogez celui-ci, il eft d'une gaieté, d'une folie!... s'amufant de tout, paffionné, enthoufiafte... N'eft-ce pas Zoram ? Oui, répondit Zoram , voila mes prétentions — Quoi, tu n'aimes pas avec fureur la mufique, la chaffe, les tableaux?... — La chaffe me fatigue, la meilleure mufique n'eft pour moi que du bruit, je n'ai pas plus de goüt pour la peinture. .. Mais j'ai un équipage de chaffe, des Muficiens, un cabinet de tableaux; je me ruine, afin de perfuaderquejem'amufe & que je fuis heureux. —Allons, allons, ceffe deplaifanter, & réponds férieufement. II fuffit, reprit Gélanor, laiffez-moi maintenant queflionner cette femme qui eft affife vis-a-vis de nous, au milieu de ce joli grouppe de jeunes perfonnes & d'enfants. Madame, pourfuivit le Philofophe, vous êtes mere de familie? — Vous me voyez entourée de tous mes enfants. — Vous trouvez-vous heureufe? Mes enfants, dit 1'étrangere, cette queftion s'adreffe a vous, répondez-y. A ces mots, les deux jeunes perfonnes attendries , fe jettent dans les bras de leur mere, avec 1'exprefïïon de la plus tendre reconnoiffance, & tous les enfants s'écrient a la fois : Oui, oui, elle eft heureufe, elle eft contente de nous, &nous 1'aimons de tout notre cceur. .. Béni foit le Ciel, s'écria Gélanor ; mes yeux auront vu aujourd'hui une perfonne  Cottte Moral. 309 fatisfaite de fa deffcïnde ! De grace, Madame , dites-moi votre non? — Je m'appelle Eudémonie. — Je defirerois encore quelques détails fur votre fituation. Depuis combien de temps jouilfez vous de ce bonheur fi pur & fi touchant dont vous offrez 3'image ? — Depuis que je fuis mere. — Quel genre de vie menez-vous? —Je vis dans la retraite, je confacre a mes enfants la moitié du jour, & je donne Ie refte a 1'étude & a 1'amitié. — Avez-vous beaucoup d'amis ? — Non, j'en ai peu; mais je puis compter fur eux. — Etes-vous riche ? — Je ne Ie fuis, ni ne puis 1'être. — Pourquoi?—Je hais le falie; &l'argent ne fauroit me procurer qu'un plaifir , celui de donner. — Avez-vous de Pambition? — Je n'en ai möme pas pour mes enfants , puifque 1'expérience & la raifon m'ont appris que les honneurs & les richeffes ne peuvent rien pour le bonheur. Comme cetjct bonne mere prononcoit ces paroles, Gélanor tira de fa poche fon porte-feuille, & il infcrivit fur fon livre le nom A'Eudê■motiie. Chrifal & Zoram fortirent du bofquet, & prirent le chemin du palais. Toute la petite Cour du Génie fe raiïemhla dans le fallon. Ariftée , ce courtifan caullique & frondeur, dont on a déja parlé, s'entretenoit avec la Reine, quis'étonnoit de lui trouver un ton beaucoup moins brufque, des manieres plus douces, & de lui entendre dire des chofes obligeantes. Lorfque 2o£am & Chrifal entrerent dans  3io Le Palais de la Vèritê, le fallon, la Princeffe alloit faire de la mufique , elle accordoit fa harpe; Philamir étoit a cóté d'elle; la trifte & malheureufe Palmis ; appuyée languiffammenr fur une colonne, penfoit au perfide Chrifal, &gardoit un morne lilence. Chrifal s'approche du Génie qui fe promenoiten rêvant; voulant donner a la Reine une louange flatteufe, lorfqu'en fuivant le Génie, il fut affez prés d'Altémire pour en être entendu , il s'arrêta, Ia regarda avec complaifance; & s'adreflant au Génie : Comme la Reine, dit-il, a bien Pair aujourd'hui d'avoir fon age!... II feroit impoffible de lui donner moins de trente-huit ans. Altémire, quoique belle encore, n'attachoit aucun prix a fa figure, elle fourit : Vous me flattez, dit-elle. Oui, Madame , répondit vivement Chrifal, c'eft bien mon'projet. — Comment trouvez-vous mon habit?... — Du plus mauvais goüt, & beaucoup trop jeune pour votre Majefté ? Après avoir fait cette réponfe d'un ton obligeant & doux, Chrifal, très-content de lui, & de ce qu'il croyoit avoir répondü, s'éloigna & rejoignit Phanor. D'un autre cóté, Zoram s'avance vers Palmis; & defirant la tirer de fa rêverie en s'öccupant d'elle d'une maniere agréabïe : Eh , mon Dieu, Madame, lui dit-il, comme vous avez les yeux battus & le nee rouge, vous n'êtes pas jolie ce foir le moins du monde. N'affeétez point cet air dédnigncux, ne prcnez pas ce que je viens de  Conté Morajl. 311 vous dire pour une fadeur, je vous aflure que c'eft 1'exacte vérité. Dans ce moment, la Princeffe s'affit, & corrimenca a préluder. Zoram, pour foutènir fa réputation de connoiffeur & d'homme paffionné pour Ia mufique, fe rapprocha précipitamment de Zéolide, avec toutes les démonftrations de la joie la plus vive; la Princeffe chanta en s'accompagnant, Zoram i'écoutoit en battant la mefure a. faux; de temps en temps il applaudiflbit, comme s'il eüt été hors de lui. A la moitié de Pair, tout-a-coup H s'écria, en redoublant fes applaudiffements : Ah , que cela eft ennuyeux! que cela eft ennuyeux! Zéolide, un peu déconcertée, s'arrêta. je fuis charmé , dit-il, que Madame foit 'la dupe de ce tranfport affecté , c'eft pour jouer Penthoufiafme que je me fuis permis cette bruyante exclamation. Ce difcours caufaune furprifc inexprimable aux autres courtifans. On crut que Ie pauvre Zoram perdoit la tête, qu'il devenoit fou; & Chrifal, qui étoit particuliérement lié avec lui, voulant paroitre affligé de fon malheur , prit un air attendri & confterné. Pauvre Zoram, dit-il, cet événement me fait grand plaifir, j'en tirerai parti; je demanderai ce foir fa place a Phanor. En difant ces paroles , il s'approche de Zoram, 1'entraine de force hors du fallon, & difbaroit avec lui. Zéolide alors demanda en riant a Philajnir, s'il penfoit comme Zoram, s'il trou-  312.' Le Palais de la Vérité, voit ennuyeux 1'air qu'elle venoit de chanter? Moi, point du tout, répondit Philamir, je ne l'ai point écouté, j'étois en diftraclion. La Princeffe rougit de dépit; & Ariftée prenant la parole : Pour moi, ditil , je n'en ai rien perdu , 1'air eft trèsagréable, & la voix de Madame eft fi charmante !... Comment donc, Ariftée, interrompit le Génie, vous devenez prefque galant! Ce n'eft affurément point mon intention , reprit Ariftée; je ne fuis pas fi cauftKjue & fi froid que je parois 1'être. Mais j'ai de 1'humeur, & Ie defir de me fingularifer; je paffe ma vie a fronder, a criti«per, uniquement par efprit de contradiction; en outre, je me fuis fait la loi de ne jamais rien louer ouvertement, & de ne flatter qu'indireétement, & dans les gran- des occafions —Ah, ah! j'entends. Dites-moi, je vous prie, m'avez-vous jamais flatté? — Vous m'eftimez, paree que vous croyez que je ne vous flatte pas, & vous m'aimez, paree que je vous flatte. Vous penfez bonnement qu'un homme, avec un ton brufque & des manieres groffieres, ne fauroit être flatteur; vous vous défiez des autres courtifans , & vous êtes en pleine fécurité avec moi. Mais la flatterie fait prendre tant de formes! il n'y a qu'un feul moyen d'échapper a fes féduétions, c'eft d'y êtrevéritablement infenfible; vous 1'aimez, & je 1'employe avec vous; naturellement je la hais; fi vous la méprifiez , je n'aurois jamais eu cette baflafle & me re- procher;  Coule Mor at. '0t% procher; je ne pouvois qu'a ce prix obtenir votre confiance ; fi je vous abufe quelquefois, c'eft vous qui m'y forcez, c'eft paree que vous m'avez corrompu que je vous trompe. Je fens mon aviliffement , j'en gémis, il m'irrite contre vous, & je vous fers fans vous aimer. Infolent, s'écria le Génie avec des yeux enfiammés de fureur, fortez, & ne vous préfeinez jamais de van t moi. A ces terribles paroles, la jeune Princeffe effrayée fe leva, & fuivie de Palmis, elle fortit précipitamment, & defcendit dans les jardins. Hélas ! dit Zéolide, je commence a connoitre combien ce palais eft funefte; ce malheureux Ariftée, qui a rendu de fi grands fervices a 1'Etat, le voila perdu!... Et moi-même, ai-je lieu d'ètre fatisfaite de Philamir!.... Comme il m'a répondu!... C'étoit pour lui feul que je chantois , & il ne daignoit pas m'écouter!... A quoi donc penfoit-il ?... Ah, fi j'avois ofé Ie lui demandcr.1... Palmis, partagez-vous mes peines? Je ne vous trouve point du tout a plaindre, répondit froidement Palmis. — Quoi, cette indifférence, ce dédain cruel de Philamir.... — Vous êtes d'une fufceptibilité ridicule. — Cette expreffion eft étrange!... Hélas! je n'ai plus la poffibilité de les choifir!... Pardonnez , Madame. - Mes chagrins ne vous touchent point, je le vois, vous ne m'aimcz pas!... Ah, fans doute, il eft impoffible dans le rang oü je fuis d'ètre aiTome Ir. O  314 Le Palais de la Vérité, mée pour foi-même; que je fuis malheureufe !.. • En prononcant ces paroles , Ia Princeffe ne put retenir fes larmes. Vous êtes injufte, reprit Palmis, ne calomniez point ainfi ia nature humaine. Un Prince veut-il favoir files hommages qu'on lui rend font finceres, & s'il eft. véritablement aimé, qu'il defcende au fond de fon cceur, qu'il fe juge lui-même. S'il dédaigne la flatterie, s'il eft capable de s'attacher, il peut être für qu'il a des amis tendres & fideles... — Eh bien , Palmis, je détefte la flatterie , je vous aime... — Eh bien, Madame, je n'ai point d'amie qui me foit auffi chere que vous. Pour toute réponfe , Zéolide embrafla Palmis avec tranfport. Soyez donc bien füre déformais, ajouta Palmis, que votre rang ne peut nuire aux fentiments que vous Êtes faite pour infpirer. Dans nos entretiens fecrets, votre amitié, votre confiance établiffent entre nous la plus parfaite égalité; vous êtes aimable & fenfible, je fuis comblée de vos bienfaits , le pcnchant & la reconnoiffance, voila les liens chers & facrés qui m'uniflènt a vous pour toujours. O ma chere Palmis! s'écria Zéolide, que vous me rendez heureufe ! Vous ne pouvez maintenant douter de mon attachement, reprit Palmis; cependant je crains encore ce palais; fongez, Madame, que fans la condefcendance , les égards délicats & les ménagements qui viennent du cceur, l'araitié ne fauroit fubfifter. Zéolide  Conté Moral. 315 afTura Palmis 'que rien ne pouvoit déformais altérer fa tendrelfe pour elle. _ Tandis que les deux amies s'entretenoient ainfi, Philamir n'oublioit pas que la coquette Azéma lui avoit donnd rendez-vous dans le bois d'orangers; il lui parut fi cuneux & fi amufant de pouvoir lire dans 'e cceur d'une femme de cc cararftere, qu'il 11 eut pas le courage de réfifter a cette occafion. D'ailleurs, je fuis bien certain , diioit-il, qu'Azéma ne me féduira pas; Zéolide ne iaura point cette aventure, & par conféquent ne me fera point de quefiions: cette derniere réflexion détermina le Prince, & fur le champ il prit la route du bois. II trouva Azéma nonchalamment couchée fur un lit de gazon; elle étoit pofée de maniere a laiffer voir un pied charmant, & la moitié d'une trés jolie jambe. Elle avoit les yeux baiffés, elle paroiflbit enfevehe dans une profonde rêverie; & elle n'eut pas 1'air d'appercevoir le Prince qui s'approchoit doucement. Lorfque Philamir fut «ï cóté d'elle, Azéma fit un petit cri en fe levant précipitamment. Quoi donc , dit le Prince , je vous effraie? Je joue Ia furprife & la modeftie, ditAzéma, mais je vous attendois, & il y a une heure que je fuis dans 1'attitude oü vous m'avez trouvée; je me flatte, ajouta-t-elle, en baiflant les yeux d'un air confus, que vous avez vu mon pied & ma jambe. Philamir fourit, & affura qu'il n'avoit jamais rien vu de plus charmant. AzéO ij  Sl6 Le Palati de la Vèritè, ma fe cacba le vifage avec fon dventail.-— Que faites-vous donc, demanda le Prince? — C'eft pour vous faire croire que je róugis. — Je voudrois bien favoir quelle efpece de fentiment je vous infpire? ... — Vous me plaifez, & j'ai le plus grand defir de vous tourner la töte. — Si je n'dtois pas occupé d'une paffion auffi vraie,.. Eh bien? — Eh bien ce moment ne feroit pas fans danger pour moi.... — Banger ! elt plaifant. — Je crois qu'il V en a beaucoup a vous aimer; j'ai le cceur fenlible.... — Et moi 1'imagination vive , cela s'accorde a merveille. Je vous fdduiraij, j'en fuisfüre... —Votre confiance me fait peur... — Comment donc vous rdpondez a ma penfée. — J'ai ce talent aujourd'hui. II faut que , fans affeétation, fous prdtexte du chaud, j'óte mes gants pour vous faire voir mes mains... Elles font charmantes, dit Philamir, en faififfant une des mains d'Azéma. Je vais , reprit Azdma, paroitre offenfde de cette libertd, & vous bouder;enfuite, jereprendrail'airdu fentiment. En effet, Azdma retira fa main avec digrtité , & tourna le dos a Philamir. Me bouderez-vous long-temps, dit le Prince? Mais , rdpondit Azdma , affez de temps pour vous donner celui de remarquer mes cheveux & ma taille. Quelles belles treffes! s'dcria Philamir, tout en fe moquant & en fe dïvertiffant du manege d'Azdma. Lé Prince ne pouvoit cependant s'empêcher de trouver qu'elle avoit de beaux cheveux,  Conté Moral. 317 une taille élégante, & le plus jolï vifage du monde. Au bout d'un moment de filence, Azéma reprenant la parole : Si vous aviez le fens commun, dit-elle, vous failiriez cet inftant, vous tomberiez a mes genoux; alors je m'attendrirois.... Philamir ne pnc réfifter a la vive curiofité qu'il éprouvoit de favoir comment Azéma s'y prendroit pour jouer 1'attendriffement, & il fe jetta a fes pieds. Ah, vous y voila donc, s'écria Azéma. Charmante Azéma , reprit Philamir, dites-moi ce qui fe palfe maintenant dans votre ame? Je fuis enchantée, répondit Azéma.... J'ai vu Zéolide, je la détefte!.... Quel fera fon dépit quand elle apprendra que je lui enleve fon amant; car elle le faura bientót, je 1'en inftruirai moimême! Qu'il me fera doux de la défefpércr!.... Elle elt fi belle! & 1'on ne parle ici que de fa bonté, de fa vertu; mais je la calomnierai; je lui ravirai, fi je puis, fa réputation.... Azéma, en prononcant ces paroles, fut frappée de 1'indignation qui fe peignoitfur le vifage de Philamir. Quoi, Prince, ditelle , me foup^onnez-vous de fauffeté? Trouvez-vous de 1'exagération dr'.ns les fentiments héroïques que je m'efforce de vous montrer? Ah, s'écria Philamir, en fe levant, plüt au Ciel que tous les monftres qui vous reffemblent fuffent obligées de parler avec autant de fincérité, elles n'infpiroient que du mépris & de Phorreur! O iij  318 Le Pa Zats de la Vérité, En achevant ces mots, Philamir fortit avec précipitation; il fit quelques réflexions fur cette aventure. Dans quels égarements, fe difoit-il, la feule curiofité peut jetter un homme de mon age! En voulant voir jufqu'oü cette femme voudroit me mener, je me fuis trouvé a fes genoux; je la méprifois, je n'étois pas fa dupe , mais elfe m'amufoit, elle me paroiflbit charmante; 6c fi elle ne m'eüt pas montré une ame fi noire: & fi vile, j'allois peut-être oublier un inftant Zéolide!. ... En réfléchiffant ainfi, le Prince retournoit triftement au palais , lorfque Gélanor , fortant d'un bofquet, s'avanca vers Jui : Venez, Seigneur, lui dit Ie Philofophe , venez empécher , s'il eft poffible, Chrifal & Zoram de fè couper la gorge.*... •—Comment?—En traverfant les jardins il y a deux heures, ils s'accufoient mutuellement de folie; ils ont rencontré un voyageur qui les a informés de la vertu du palais ; alors, effrayés de ce qu'ils avoient pu dire au Génie & a la Reine, ils ont'été ferenfermer enfemble pourconcerter les mefures qu'ils avoient a prendre. Cet entretien particulier leur a fait connoitre qu'ils ne prenoient nul intéret au fort 1'un de 1'autre ; ils fe font queftionnés, ils ont éré forcés de s'avouer réciproquement plufieurs torts anciens &nouveaux, & enfin ils ont pris la réfolution de fe battre. lis font dans le parterre h deux pas d'ici. Conduifez-moi, dit Philamir,  .Conté Moral.; je vais tftcher de les raccornmoder.... Ah, 'Seigneur, interrompit le Philofophe, vous n'imaginez pas combien il eft difficile de fe réconcilier dans ce palais! Le Prince entra dans le parterre au moment oü Chrifal & Zoram mettoient 1'épée ala main.Le Prince s'élanca entr'eux, & les deux Courtifans lui déclarerent qu'ils n'avoient nulle envie de fe battre, «Si qu'ils feroient charmés fi on pouvoit les raccornmoder. Eh, dit le Prince, oubliez le paffe" , & embraffez-vous. A ces mots Chrifal s'approcha de fort bonne grace de Zoram , qui vint a lui les bras ouverts. Zoram dit le premier , d'un air riant : Je vous jure une haine éternelle. Et moi aulïï, répondit Chrifal. Que dites-vous, s'écria Philamir? Vous entendez le perfide , dit Zoram, & cependant j'allois a lui avec les mêmes fentiments !... Au nom du Ciel, interrompit Philamir, taifez-vous.... & calmez vous Seigneur, reprit Chrifal, s'il m'étoit poffible de diflimuler, je cherT cherois a tromper ce traltre ; mais nous fommes forcés de dire ce que nous penfons, nous ne pouvons nous cacher notre reffentiment mutuel ; je vois qu'il eft inutile de lutter contre 1'invincible vertu de ce palais, puifque je fuis contraint de di>e la vérité, moi, qui ai porté fi loin 1'art profond de la diffimulation! Je perds aujourd'hui tout le fruit d'une étude de dix ans! C'eft vous, Chrifal, repartit le Prince, qui avez le premier tort ; tlehez O iv  3^0 Le Palais de la Féritê, de dire un feul mot d'excufe a Zoram , qui, j'en fuis fur, aura la modération de s'en contenter. Je ne lepuis, répliqija Chrifal; fi j'effayois de lui parler, j'ajoutcrois encore aux outrages qu'il a déja recus dc moi. Allons, s'écria Zoram, il faut nous battre, 1'honneur 1'exige. Prince, daignez. Être témoin du combat; je me flatte qu'i la première blelfure , quelque légere qu'elle puiffe Être, vous vous h&terez de nousféparer. En difant ces mots, les deux ennemis reprennent leurs épées, & le combat commence. Au bout de quelques minutes, Chrifal recut une petite bleffure a la main, C'eft affez, dit le Prince, arrétez, arrêtez. Je ne demande pas mieux, répliqua Chrifal; cependant, Prince, expliquezvous ; fi vous croyez que nous foyons obligés de continuer , je fuis prét a recom* meneer; je fuis très-attaché a la vie, mais 1'honneur a beaucoup plus de prix encore a mes yeux. Tels font auffi mes fentiments, ajouta Zoram. II fuffit? interrompit le Prince , 1'honneur eft fatisfait, féparez-vous, A ces mots, Chrifal & Zoram fortirent du parterre, & le Prince retourna au palais. Le Génie & la Reine venoient d'avoir enfemble une fcene très-vive. Altémire , malgré fes promeffes, n'avoit pu s'empêcher de queftionner Phanor; les réponfes avoient caufé h la Reine autant de furprife que d'indignation, & les deux époux défunis & prefque brouillés, fe boudoient & ne fe parioient plus. D'un autre cóté, Zéo-  Conté Moral. 321 lide parut fi trifte & fi froide a Philamir, qu'il craignit qu'elle n'eüt quelque connoiflance de 1'aventure du bois. Le fouper ne fut pas gai; le malheureux Ariftée n'ofoit paroltre,& Zoram & Chrifal n'éprouvoient pas le moiudre emprelfement de faire leur cour. Palmis , toujours accablée de douleur, gardoit un morne filence; la Reine & le Génie étoient piongés dans une profonde rêverie , & Philamir , dévoré d'inquiétude , ne parloit qu'en tremblant a Zéolide, qui daignoit apeine lui répondre. Le lendemain matin, Philamir qui avoit paffe la nuit a réfléchir fur fa fituation, fe détermina enfin a demander une explication a la Princeflé; il fut la chercher; & lorfqu'il fe trouva feul avec elle & Palmis, il fe jetta a fes pieds : O Zéolide, lui dit-il, accordez-moi ma grace, je vois que vous êtes inftruite, ainfi je vais vous tout avouer... Inftruite, interrompit Zéolide, & de quoi?... — Dc mon aventure avec Azéma... —Je 1'ignore entiérement; mais je veux la favoir, & avec Ieplus grand détail. A ces mots, Philamir fe repentit vivement de fon indifcrétion ; mais il fallut fatisfaire lajaloufe curiofité de la Princeffe, il fallut dire qu'Azéma auroit pu le féduire un moment, fi elle n'eüt pas montré tant de noirceur & de perverfité. Ainfi donc, reprit Zéolide, fi vous n'euffiez pas été dans ce palais, fi cette femme eüt eu la poffibilité de vous cacher 1'atrocité de fon ame, & q,u'elle ne vous eüt Iaiffé voir O v  522 Le Palais de ta Vérité, que des mceurs corrompues , elle auroit fu vous rendre infidele!... Ah! Zéolide, s'écria Philamir, oubliez unégarement paffager; j'éprouve le repentir le plus fincere. Je vous aime , & je ne puis aimer que vous. Et moi, reprit Zéolide avec emportement, je vous mépnTe a jamais ; vous n'êtes plus digne de m;>i, & je renonce & vous pour toufours. En difant ces mots , la Princeffe s'élanca ,i 1'autre extrêmité de la chambre , & courut s'enfermer dans fon cabiuet; Palmis vint la rejoiudre. Zéolide alors donna un libre cours a fes larmes, & répéta mille fois que Philamir étoit un ingrat, un monflre, qu'elle ne le reverroit de fa vie- Palmis fe taifoit; enfin , obligée de répondrè a la Princefle ï Hélas, Madame, lui dit-elle, que vous dirai-je! Si nous n'étions point ici, j'auroïsFaird'entrerdans vos fentiments; de cette maniere je vous difpoferois a m'écouter, enfuice je vous calmerois peu-a-peu, & je vous ramenerois infenfiblement a la raifon. Comment! a la raifon, s'écria la Princeffe , vous me trouvez déraifonnable? — Oui, Madame. — II faut que vous ayiez bien neu de délicateffe.. ^ — Non, mais j'ai phis d'expérience que vous n'en avez. — Cette maniere de penfer diminue beaucoup mon eftime pour vous.—je vousirrite,je vous afgris, je Pavois prévu. Vons êtes dominéé par la paffion , & je ne puis employer les ménagemer,ts que votre état demande. — Que vous nfimpatientez!,,.  Conté Moral. 323 Mais, je vous prie, ellayez de me prouver que Philamir eil excufable... — Je n'y parviendrois point dans ce moment; permettez-moi de'me taire... Non, je veux que vous me difiez tout ce que vous penfez. ~ Eh bien, je trouve que dans cette occafion vous n'avez pas le fens commum Philamir n'a que vingt ans; une curiofité très-pardonnable, & non le projet de vous être infidele, 1'a conduitft ce rendez-vous. Cette coquette eft charmante, il s'eft oublié un inftant; il a eu tort, mais il le fent, il fe repent; cet égarement eft le premier qu'on lui peut reprocher depuis qu'il vous aime; il connott maintenant les coquettes , il les méprife fincérement; il a pour vous la paflion la plus vraie, il mérite bien fon pardon. — Cependant jamais il ne 1'obtiendra. — Auriez-vous donc la folie d'exiger de votre amant une fidélité fcrupuleufe& parfaite? — Oui, j'ai cette folie. Nul fentiment ne peut fubfifter fi le retour n'eft pas fincere. — Cela eft vrai, & voila pourquoi 1'amour dure fi peu. II eft impoffible qu'un homme puiflb avoir la délicateffe d'une femme honnête &fenfible; on fe brouille bientót avec 1'amant le plus tendre fi 1'on n'a ni indulgence ni crédtllité. —Enfin, vous me trouvez romanëfque? — A 1'excès. — Vous ne me plaignez point ? Je fuis fachée de vous voir fouffrir; mais quand je compare votre fituation a la mienne, il m'eft impoffible de vous plaindre. Quand on s'attache a un O vj  324 Le Palais de la Vérité, fat , on ne mérite que trop le malheur que vous éprouvez. — Lorfqu'on s'attache 4 un amant qui n'a pas vingt ans, on doit s'attendre a des chagrins beaucoup plus réels que ceux dont vous gémiflèz... — Quel reproche ! quelle dureté! ... — C'eft vous qui avez commencé... — Je n'avois pas le projet de vous facher ; j'ai dit fans réflexion ce que je penfois. — Et vous m'avez cruellement bleffée!.... je m'en fouviendrai plus d'un jour... — Et moi, je n'oublierai point l'infenfibilité que que vous m'avez montrée... — Vous manquez également de juftice, de raifon. C'eft affez , interrompit brufquement Zéolide , laiffez-moi; j'attendois de vous des confolations, & vous aigriffez mes peines, laiffez-moi. A ces mots Palmis fe leva aveq dépit , & fortit fur Ie champ fans répondre un feul mot. Enfin, s'écria la Princeffe , en fondant en larmes, Philamir me trahit , & Palmis ne m'aime plus ? je perds tout a la fois ! ... Mais que dis-je! il me refte une mere, allons la trouver. Alors Zéolide effuye fes pleurs, & fe rend auffitót a 1'appartement de la Reine. Altémire étoit Ia meilleure & la plus tendre mere; Zéolide lui ouvrit fon cceur, & la Reine partagea fes chagrins & même fon reffentiment. Combien Philamir fur-toutlui parut coupable! il avoit pu oublierun moment Zéolide!... Tels font les hommes, dit-elle. Hélas! fi vous faviez tous les aveux que j'ai arrachés a votre pere!... Mais  Conté Moral. 325 Philamir eft a mes yeux mille fois plus inexcufable encore! O ma fille! le plus grand tort qu'on puiïfe avoir avec moi, c'eft de vous affliger; vos peines font les feules qu'il me foit impoffible de fupporter avec courage, elles déchirent mon cceur... Ah! ma mere , s'écria Zéolide , je trouve en vous toute la tendrelfe que vous me témoigniez avant que nous fuffions dans ce palais; vous êtes la feule qui n'ayez point avec moi changé de langage ! Oui , ma chere Zéolide, reprit la Reine, nulle illufion ne peut fe mêler aux fentiments de la nature; une bonne mere ne fauroit ni s'exagérer fa tendreffe, ni la peindre plus vive & plus paffionnée qu'elle ne 1'éprouve. A ces mots, Zéolide pénétrée de reconnoiffance, fe précipita dans les bras de la Reine , fes larmes coulerent fur le fein maternel , & fes maux furent adoucis. Les deux Princeffes paflérent plufieurs jours enfermées tête- a- tête; enfin, elles confcntirent a recevoir le fage & vertueux Gélanor. Le Philofophe fut les difpofer a Pindulgence. La Reine revit Phanor, & Zéolide fut elle-même chercher Palmis; les deux amies s'embraflérent avec tendreffe. Cependant une explication faite dans le palais de la Vérité, ne put diifiper tous les nuages qui s'étoient élevés entre-elles. Gélanor conduifit Philamir aux pieds de Zéolide; la Princeflé auroit voulu pouvoir affurer Philamir qu'elle oublioit le paffé ; mais elle fut forcée de lui dire qu'elle l'ai-  3faS' Le Palais de la Vérité, moitun peu moins, & qu'elle confervoit du reffentiment & de Ia défiance. Le Prince s affligea, & ne put s'empécher de convenir qu il prenoit de riiumeur; & fans les remontrances & les confeils de Gélanor les deux amants fe feroient brouillés de nouveau. Ils ne fe brouillerent pas , mais rien ne put rétablir entre eux une parfaite intelligence. Le Génie ayant interrogé Ariftée avec détail, connut que s'il n'étoit pas fcrupuleuiement vertueux, il avoit du moins des qualités eftimables, de Ia probité & de vrais ientiments de patriotifme ; il découvrit dans Chrifal un courtifan flatteur & ambitieux, mais un fujet fidele; & il vit que Zoram avoit plutót des ridicules que des vices. Croyez-moi, dit Gélanor au Génie, traitez ces trois courtifans avec indulgence, ne leur accordez plus une confiance aveugle; qu'ils puiffent croire déformais que le feul moyen d'obtenir votre faveur, c'eft de montrer des vertus & de la droiture. & vous en ferez d'autres hommes. Quand les Souverains ont paffé Ia première jeuneffe , ils font fufqu'a la fin de leur regne les vrais inftituteurs des courtifans; ce font eux alors qui les pervertiffent , ou qui les rendent vertueux. Phanor fuivit les confeils du Philofophe, il rappella les trois courtifans confinésdans un com du palais; mais la fociété n'endevint pas plus agréable, au contraire perionne n'ofoit ouvrir la boiiche , dans Ia  Conté Morat. 327 cramtede dire une impertinence; lórfqu'on étoit forcé de rompre ce filence obftiné, on ne parloit qu'en tremblant, & 1'on ne difoit prefque rien qui ne parut ou choquant, ou déplacé. Chacun maudiffoit le palais ; & le feul plaifir qu'on y put goüter , étoit celui de s'entretenir avec les voyageurs qui le remplillbient. Un foir Philamir , plus mécontent de Zéolide, & plus trille qu'a 1'ordinaire, fut •chercher Gélanor pour lui conter ce nouveau chagrin. Le Prince n'avoit jamais été dans 1'appartement du vénérable vieillard , il fe fait conduite. Arrivé a la chambre qu'habite le Philofophe, il ouvre la porte, il entre, il voit une jeune femme parfaitement belle, vètue de longshabitsdedeuil, & qui, affife a cóté du vieillard , tenoit un livre, & lifoit tout haut. Gélanor parut embarraffé en appercevant le Prince. Philamir furpris , s'avance vers la belle perfonne, & lui demande li elle eft arrivée du jour ou de la veille. Seigneur, répondit Pinconnue, j'habite ce palais depuis fix lëmaines. — Depuis fix femaines, & perfonne encore ne m'a parlé de vous! Sans doute vous ne vous êtes point montrée, vous ne pouvez vivre ignorée qu'en vous cachant. — Ma fituation m'oblige a fuir la fociété, & mon goüt me porte a chercher la folitude. Je ne vois ici que Gélanor :je 1'écoute, je m'inftruis avec lui, & je ne defire point d'autres plaifirs... C'eft a'fléz, Mirza, interrompit le Philofophe d'un ton  328 Le Palais de la Vérité, brufque, Ie Prince veut me parler... Je n'ai rien ft vous dire de bien prefle, reprit Philamir; & moi, dit Gélanor, je ferois charmé de vous entendre fur le champ. Mirza, lailfez-nous. A ces mots, la belle Mirza pofe fon livre fur une table, & après avoir fait une profonde révérence, elle fe retira. Quelle elf charmante! s'écria Philamir, quelle modeftie! quelle grace!... Mais pourquoi eft-elle en deuil! Elle eft veuve. — Depuis combien de temps?. .. — Depuis un mois. Son mari arriva ici fort malade, il y mourut au bout de quinze jours. — Je parierois qu'elle a autant d'efprit quelle eft belle?... Vous ne répondez rien ?... — A quoi bon 'toutes ces queftions? C'eft pure curiofité. — Seigneur , vous devriez être en garde contre la curiofité trop naturelle ft votre age; fouvenez - vous qu'elle peut mener loin... — Celle-ci eft bien innocente... Répondezmoi Gélanor : Mirza a-t-elle de l'efprit? — Oui, beaucoup. — Ellepoffede donc toutes lesperfeéh'ons!... — Mais, Seigneur, êtes-vous venu me chercher pour me parler de Mirza? — Ce que j'ai ft vous dire n'eft pas fort intérelfant... Toujours la même chofe , je fuis mécontent... Zéolide n'eft plus reconnoilfable, elle a de 1'aigreur, de 1'humeur... Un rien la fllehe, Pirrite... Des reproches éternels.. . Je m'ennuie... Mirza a Pair fi doux, fi tendre!... A-t-el!e de la gaieté? ... -- Eb! Seigneur , que  Conté Moral. %-<■) vousimporte? Parions de la Princeffe. Depuis que j'habite le palais de la Vérité, je n'ai jamais lu dans une ame plus noble, plus pure & plus fenfible que la fienne.— Je voudrois bien favoir fi elle a airaé ion rnari... — Comment! De qui parlez-vous donc ? — De Mirza. — En vérité, Seigneur, vous n'êtes pas digne de pofféder le cceur de la plus charmante Princeffe de 1'Umvers. Quelle différence entre vos fentiments, & ceux que vous infpirez a Zéolide! Parmi les hommes raffemblés dans ce palais, il en eft d'aimables, & Zéolide n'y voit que vous ! Elle fixe tous les regards. Je connois deux ou trois Princes qui font éperduement amoureux d'elle ; Zéolide feule Pignore, ou du moins n'y penfe jamais.. . Auffi, reprit Philamir, j'aime Zéolide uniquement; & comme je fuis fur que j'exciterois fa jaloufie, li je revoyois Mirza, je vous promets, Gélanor, de ne plus revenir dans cet appartement. Le Philofophe loua beaucoup cette réfolution, & Philamir n'y manqtia point. En quittant le vieillard, le Prince ferendit chez Palmis; il avoit pris beaucoup d'amitié pour elle. Palmis n'avoit pas autant de délicateffe que Zéolide; par conféquent il n'étoit pas poffible, qu'au fond de 1'ame elle approuvat toujours la Princeffe; & forcée de dire ce qu'elle penfoit, lorfque Philamir fe plaignoit de Zéoljde, Palmis , quoiqu'a regret, ne pouvoit s'empêcher de convenir qu'elle trouvoit la Princeffe déraifonnablc.  33° Le Palais de la Vérité, Philamir & Palmis s'entretcnoient enfem» ble, quand tout-a-coup Zéolide furvint; le Prince & Palmis rougirent. Eh quoi! dit Zéolide, je vous embarraffé \ üni, Madame, répondit Palmis. --De quoi donc par- hez - vous ? Mais... — Répondez , je le veux. — Nous parlions de vous. Le Prince fe plaignoit de votre humeur. — Et vous, Palmis, que difiez-vous? — Qu'il avoit raifon, & que vous devenez infupportable... — Ainfi donc vous aigriffez encore Philamir contre moi!... Quand je ferois en effet capricieufe, déraifonnable, mon amie devroir-elle en convenir, & avec qui?... — Vous oubliez, Madame, que nous fommes dans le palais de la Vérité. Si je pouvois cacher ce que je penfe, je ne m'occuperois que du föin de perfuader au Prince qu'il a toujours tort, lorfqu'il eil mécontent de vous. Zéolide n'eut rien a répondre, elle prit de Fhurneur', & garda Ie filciice. Philamir & Palmis n'ofofènt prohoncer une feule parple. Enfin , la Prineefie; pduffant un profond foiipir :En vérité, dit-elle, vous êtes Pun & 1'autre d'une fociété tout-n-fait aimable !... A quoi penfez-vous, Philamir?... --- A Mirza. -- Mirza!... Qu'eft-ce que Mirza ?... —- Une jeune & charmante veuve que j'ai rencontrée aujourd'hui par hafard chez Gélanor. — Et fans doute vous êtes amoureux d'elle? ---Je n'aime que vous, Zéolide... — Mais vous reverrez cette Mirza fi charmante ? ~- Non, je vous fa-  Conté Moral. 33» ciifie'le plaifir que j'aurois a m'entretenir avec elle. •-- Quoi donc! me croyez-vous jaloufe?... — H eft vrai... — Hélas! je 'ne puis vous affurer que j'ai trop de fierté pour éprouver un femblable mouvement. II faut que malgré moi vous connoiffiez toutes mes foiblelfes!... En difant ces mots , la Princeffe ne put retenir fes larmes. Toujours des reproches & des pleurs!... s'écria Philamir. A peine eut-il prononcé ces paroles, qu'il fentit 1'effet qu'elles devoient produire fut le cceur de Zéolide, & il tomba a fes genoux. Zéolide le repouffa avec colere : Vous êtes, lui dit-elle, d'une duretérévoltante!... Non , vous ne m'aimez pas, ou du moins vous êtes incapable d'aimer , comme je vous aime... Ofez dire le contraire?.. . — Hélas, fi je le pouvois!... — Vous m'avouez donc que vous ne m'aimez pas ?.... — O Zéolide, n'achevez point de m'accabler! ... Je n'ai point une ameauffi pure, auffi délicate que la vótre; mais je reffens pour vous tout ce que je puis éprouver d'attachement.... —J'entends... Vous n'avez plus pour moi que de 1'eftime... — Si je n'ai point prononcé Ie mot d''amour, c'eft que vous m'aviez vous-même interdit cette expreflion... — Oui, avant que nous fuffions dans ce palais... En prononcantces paroles, Zéolide rougit, & fe détoürna pour cachèr fa confufion. Philamir fourit; & faififfant une des mains de la Princeffe, il la ferra tendre-  332 Le Palais de la Vérité, ment dans les Hennes. Zéolide retirant fa main : Dites-moi, je vous prie, comment il elt poffible qu'ayant vu une feule fois cette perfonne fi belle, vous defiriez fi paffionnément de la revoir? — Je ne le defire point paffionnément. — Mais vous avez dit qu'en renoncant a la voir, vous feriez un facrifice? — Cela eft vrai; fi j'avois été le maitre de me fervir d'une autre expreffion, je n'aurois point employé celle-la. — Enfin , vous ferez tm facrifice, en ne cherchant point cette étrangere. — Oui, elle eft aimable, fpirituelle; fa fociété m'auroit paru agréable; je la regrette, & je ne puis m'empêcher de trouver votre jaloufie... Ma jaloufie ! interrompit Zéolide, avec un extréme dépit, quelles expreffions ! quel langage!... Mais, hélas ! il n'eft que trop vrai, je vous ai rauntré une jaloufie ridicule, je condamne moi-mème ce mouvement; fi nous n'étions pas dans ce funefte palais, vous ne 1'eufliez jamais connue! Quelques jours après cette converfation, Philamir, fe promenant un matin, comme a fon ordinaire, dans une allée de palmiers , appercut de loin la belle Mirza qui paroiflbit fort agitée. Elle s'approcha du Prince, & d'un air inquiet & timide: Ah, Seigneur, dit-elle, pardonnez... Je fuis dans un trouble!... Je cherche depuis une heure un porte-feuille que j'ai perdu; ne 1'auriez-vous point trouvé ?... Non , répondit le Prince , & je m'en afflige, puifque je vois a quelpuint vous le regrettez,..  Conté Moral. 333 — II contient mon fecret. .. — Votre fecret !... — J'ai eu l'indifcrétion d'écrire dans'ce livre le détail de mes fentiments... Mais je n'en veux pas dire davantage. Adieu, Seigneur. Si par hafard vous trouvez mon porte-feuille, daignez me promettre de me le rendre, & fur-tout de ne pomt 1'ouvrir. — Je m'y engagc; mais fi j'ai le bonheur de le trouver, oü pourrai-je vous rencontrer pour vous le rendre? — Je reviendrai demain dans cette même allée. En difant ces mots, Mirza s'éloigne; & en s'en allant, elle retourna deux fois la tête pour regarder le Prince qui la fuivoit des yeux, & qui foupira en la perdant de vue. Cependant Philamir fe mit a chercher le porte-feuille; il parcourut tous les jardins, mais inutilement, il ne trouva rien, & a midi il reprit le chemin du palais. II rencontra les trois courtifans, Ariftée, Chrifal & Zoram, qui s'entretenoient enfemble. Surpris de les voir en auffi bonne intefiic-ence, il s'approcha d'eux, & leur en fit compliment. Ah ! Seigneur, s'écria Chrifal, c'eft notre danger commun qui nous réunit. — Comment donc? — Quand nous aurions trahi 1'Etat, nous ne ferions pas dans un plus grand péril... Rien ne peut nous fauver, nous fommes perdus fans reffource!... — Mais exphquez-vous... — Le Génie veut nous raffembler ce foir pour nous lire un Drarae de fa compofitinn;.. — La piece peut être fera bonne. — Elle eft déteftable par malheur; nous 1'avons  334 Le Palais de la Viriti, entendue, il y a fix mois, & nous perfuadames alors a Phanor qu'il avoit fait ua chef-d'ceuvre. - Maintenant je concois votre embarras. C'eft apparemment pour v°"s.éP«>uver, cllie Ie Génk veut que vous aliilhezi une nouvelle leéhire?-. Point du tout; ce qu'il y a de pis, c'eft qu'il eft a cet égard dans une parfaite fécurité; il croit que nous 1'avons flatté fur tous les points , excepté fur celui-ci. - Et pourquoi veutil vous lire un ouvrage que vous connoifj'mi ~ 11 v a fait Plufieurs changements ; d ailleurs deux Auteurs célebres viennent tl arnver, il a le projet de les étonner, de les confondre en leur lifant cette production. - Eh bien, il fera occupé de ces Auteurs, il ne vous interrogera pas. - Oui mais il faudroit pleurer & rire a cette maudite piece; il n'y a pas moyen, on voit bien, dans ce palais, fi les larmes font finceres. - Croyez-vous qu'un Auteur n'v feroit pas trompé? En effet, dit Ariftée, eit-il un charme affez puiffant pour empêcher un Auteur d'ètre la dupe des témoignages d une approbation que k politeffe ou Ja flatterie lui donnent? Mes amis, raffurons-nous, gardons le filence fi nous pouyons & j'efpexe que le Génie ne faura pas lire fur nos vifages. D'ailleurs, ajouta Philamir, toute fon attention fe portera fur les Auteurs qui viennent d'arriver, toute fa colere fe tournera contre eux; ils parleront fans défiance; car j'imagine qu'ils ne counoilfent pas encore la vertu du palais.  Conté Moral. 335 — Non, Seigneur, & afin qu'ils n'en foient pas inllruits avant la lecture, on les a conduits dans les appartements éloignés du refte des voyageurs. — Ces Auteurs fontils venus enlemble? — Non, & même on fait déja qu'ils ne s'aiment pas; auffi les a-t-on logés féparément. Comme Zoram prononcoit ces mots, le Génie parut, & 1'on changea de conyerfation. Phanor s'avanca : Je parie, dit-il, que vous parliez de ma piece? Oui, Seigneur , répondit en tremulant Zoram. Je luis bien fur , reprit Phanor , que vous n'en difiez pas de mal. Je me fouviendrai toujours de 1'état oü je vous ai vus tous les trois a la première leéhire. Vous éprouverez bien un autre raviffement aujourd'hui, j'y ai fait des changements lüblimes. Ces Auteurs, je crois, feront un peu furpris !... Comme ils ne connoiffent pas ce palais, ils parleront en toute liberté, & je vous réponds qu'ils témoigneront autant de jaloufie que d'admiration. Qu'en penfez-vous?— En vérité, Seigneur, nul Auteur ne peut être jaloux de vos talents. — A caufe de mon rang, n'eft-ce pas ? Je vous affure que cela n'y fait rien. II y a environ un an que j'ai lu cette même piece h un homme de beaucoup d'efprit, mais qui travaille aufli, qui écrit; eh bien , il lui fut impoffible de diflimuler fa jaloufie, il me loua froidement , gauchement, avec un embarras extréme; il me fit pitié, il fouffroit fi cruellemejit! Etrange chofe, que  5j6 Le Palais de la Vèriti, 1'amour-propre d'Auteur!... Pour moi je ne fais que me rendre juftice, & je ne m'abufe point; on m'a trompé fouvent dans le cours de ma vie, mais jamais a cet égard on ne m'a1 flatté ? Pourquoi, c'efl: que "cela étoit impoffible. Ces difcours & cette confiance faifoieut frémir les courtifans ; enfin , on rentra dans le palais, & après le diner, Phanor fit avertir Léarque & Tarfis, (ainfi fe nommoient les deux Auteurs) qu'il étoit pret a les recevoir. Léarque vint le premier, Phanor lui fit quelques queftions fur Tarfis : Je le détefte , répondit Léarque; cependant le principe de ma haine m'oblige a la diflimuler adroitement; je defire paroitre équitable ; je le décbire en fecret, je le loue en public, mais d'une maniere artificieufe; mon intention n'eft point de lui rendre juftice, je veux feulement perfuader que je ne la lui refufe pas entiéremeut. A ces mots , le Génie, d'un air fin , fe pencha vers Chrifal , & lui dit a Poreille : Vous Pentendez ! voila 1'effet de cette euvie dont je parlois tont-a 1'heure ; voyez fi je connois le cceur humain. Dans ce moment, Tarfis eutra; Phanor, après un moment de conwrfation, déploie fon manufcrit, les deux Auteurs fe pincent vis-a vis de lui, les courtifans & Philamir entourent Ie Génie, & Phanor prenant la parole : II faut d'abord vous prévenir , dit-il, que ce petit Ouvrage eft un chefd'ceuvre. Oui , c'eft 1'ufage reprit Léarque,  Csnte Moral. 337 *pie, on ne conimence guere «ne lecture fans dire 1'équivalent de cette phrafe. Au rede, Seigneur, vous pouvez être für que nous ne dirons pas un mot de ce que nous penfons , & que nous vous accablerons de louanges. Cette réponfe confoiidit Tarfis , qui ne concevoit pas que Léarque püt poufler auffi loin la hardieffe & Pindifcrétiön. Le Génie fuurit. Oui , ditil, je co nipte entiérement fur votre fincérité , & je fuis certain, en effet, que vous ferez forcé de louer cet Ouvrage. Vous faurez donc, Melficurs, que vous devez fondre en larmes pendant le premier & le fecond acte ; rire aux éclats au tröifieme & au quatriemé, & trouver fublime le cinquieme : d'ailleUrs le ftyle de cette Piece eft élégant & pur, les caraéteres en font naturels & bien foutenus, Pintrigue conduite avec art, & Ie dénouement admirable. Voila de Ia franchife, s'écria Tarfis; ordinairenrPtit on penfe & même on dit tout cela, mais d'une maniere ambigue, cntortillée. J'aime mieux Pefpece d'orgueil que vous montrez, Seigneur; au moins il efi: comique, & il pourroit donner le goüt de la modeftie. lied vrai, reprit Phanor, que lorfque je fuis chez moi, je ne puis m'empêcher de parler fans aucun déguifement. Je concois que mon langage puiffe étonner, mais vous allez voir qu'au moins en me vantant je n'exagere pas. Alors Ie Génie ouvre fon manufcrït & commence. Comme il falloit pleurer pendant les deux Tomé lf. P  338 Le Palais de la Vérité, premiers actes, dés la première fcene les courtifans tirerent leurs mouchoirs de leurs poches, & s'en cacherent entiérement le vifage. Le Génie s'interrompoit, & s'arrêtoit prefque a chaque vers. Remarquez , difoit-il , que ceci elt très-profond , que cette penfée eft neuve, que cette réflexion eft philofophique. Phanor, durant ces interruptions & les entr'acles, parloit toujours , & fe louoit tellement, que les auditeurs n'avoient abfolument rien a dire. Les deux Auteurs s'efforcoient de prendre un air attentif & recueilli;' & trouvant trèsingénieux 1'expédient que les courtifans avoient imaginé , ils s'en fervirent, & fe voilerent le vifage. Phanor triomphoit en voyant tous les mouchoirs en l'air. Quand il fut au tröifieme acte : Allons, allons, dit-il, féchez vos larmes, je vais maintenant vous égayer. Alors il fallut rire , Phanor en donna 1'exemple. Que cela eft plaifant-!... Que cela elt comique!... s'écrioit-il a chaque inftant; il y a des traits un peu libres & quelques pointes; mais c'eft le goüt du fiecle, on ne fait plus rire fans cela. II eft trop difficile d'allicr enfemble la décence & la gaieté; moi je ne veux que plaire & charmer; par conféquent, je ne m'embarraffe guere de la morale & des bonnes mceurs , & je les facrifie fans fcrupule, toutes les fois qu'un bon mot ou un tableau féduifant m'y invite. Cela eft tout limple, reprit Léarque, c'eft auffi notre  Conté Moral. 339 maniere de penfer : cependant pour la forme, il eft néceflaire de jetter dans fon ouvrage (quelque licencieux qu'il puiffe être) une certaine quantité de petites phrafes fententieufes & morales. A la fuite d'une peinture bien libre, bien indécente, 011 eft charmé de trouver un éloge de la vertu; on ne doit pas naturellement s'y attendre, cette difparate caufe une agréable furprifè... Sans doute, interrompit Phanor, & vous verrez que j'ai fenti cette fineffe de Part; ma piece elt terminée par quatre vers , qui apprennent aux fpeétateurs, que j'ai eu un hut moral; & je puis vous affurer, fans chercher a me faire valoir, que je n'ai eu d'autre but que celui d'affurer & de montrer un talent fupérieur. Mais reprenons mon quatrieme acte. Seigneur, demanda Tarfis , faudra t-il rire encore? Ah! je vous en réponds, dit Phanor; mais filence, écoutez. Pendant les trois fcenes qui terminoieut cet acte, Léarque & Tarfis effayerent plufieurs fois d'éclater de rire ; & le Génie fe penchant vers Zoram, lui dit tout bas: Remarquez-vous qu'ils ne peuvent rire que du bout des levres ? L'envie les rouge! Cela eft bien plus flatteur pour moi que tous les éloges qu'ils pourroient me donner , car j'ai un amour-propre auffi éclairé que délicat. Quand Ia lecture fut finie, Ie Génie fe leva en fe frottant les mains : A préfent, dit-il en riant, ces Mcflkurs vont s'expliquer , & nous allons voir a découvert ce qu'ils ont dans 1'ame. Sei-  34® Le Palais de la Vérité, gneur, dit Léarque, je fuis dans le plus mortel embarras; & moi auffi, ajouta Tarfis. Je m'en doutois, je m'en doutois, s'écria Phanor avec malignité... —• Seigneur, il eft fi difficile de vous louer.., —■ C'eft me dire que les expreffions vous mauquent ; voila dcja un éloge qui en vaut bien un autre. — Seigneur , je n'ai rien entëndu de fi extravagant, de fi fou.... — Que mon tröifieme & mon quatrieme acte V Oh, cela eft vrai; ainfi je n'exagerois pas quand je vous annoncois que vous y trouveriez une gaieté abfolument folie. Chrifal, ajouta le Génie, en fe tournant vers fes courtifans, convenez qu'il eft cependant charmant de s'entendre dire tout cela dans ce palais ! Et vous , Tarfis , pourfuivit Phanor , vous ne dites rien? Seigneur, répondit Tarfis d'un air confterné, malgré toute Penvie que j'éprouve... Eh bien , s'écria le Génie tranfporté de joie, eh bien , Zoram, ne vous 1'avois-je pas dit ! Vous 1'entendez ! II eft dévoré d'envie!... Mais je ne veux pas abufer plus long-temps de la néccffké oü fe trouvent ces pauvres gens , de nous faire lire dans leurs cceurs , je dois être fatisfait, & il ne faut pas hunulier inutilement fes femblables. Après cette réflexion , Phanor congédia les Auteurs. Lorfqu'ils furent partis, le Génie caufa encore quelque temps avec fes courtifans \ il ne leur fit pas une feule queftion, il n'avoit aucun doute; il ne les  Conté Moral. 341 entretint que de fa gloire, du fuccès éclatant qu'il venoit d'avoir; les courtifans en furent quittes pour la peur; & lorfqu'ils fe retrouverent feuls : Avois-je tort, dit Ariftée, de concevoir 1'efpérance d'échapper a ce danger ? Toutes les illufions fe détruifent ici , mais 1'orgueil eft le plus puiflant de tous les enchanteurs; &qu'eftce que 1'aveuglement de 1'amour même, en comparaifon de celui d'un Auteur qui s'eft laifEé corrompre par la flatterie & par la vanité ! Le lendemain Philamir , h la naiffance du jour, fe rendit dansl'allée depalmiers, il n'y trouva point encore Mirza, & il fe promena en 1'attendant. Au bout d'un quart-d'heure, il appercut furie gazon une feuille de papier; il voit une jolie écriture de femme; il lit : quelle eft fa furprife en lifant des vers charmants, dans lefquels Mirza parle & exprime pour Philamir la palïïon la plus violente! O malhem-eufe & trop aimable Mirza! s'écrielePrince,voila fans doute une des pages de ce portefeuille que vous cherchiez avec tant d'irrquiétudc !.... Le vent durant la nuit aura porté ce papier dans cette allée.... Hélas!.... le voila donc ce fecret que Mirza vouloit me cacher!.... Ah ! qu'il elt dangereux pour moi de favoir découvert!..., Dans ce moment, Philamir appercoit Mirza; il vole au-devant de fes pas.... Ah! Seigneur, s'écrie Mirza, je viens dans 1'inftaut de retrouver mes tablettes; mais il P iij  34* Le Patois de la Vérité, inanque une feuille.... Dieu, que vois-je, pourluivit-elie, cette feuille elf entre vos mains! Vous 1'avez lue ?.... Infor- tunée Mirza! mes maux font a leur comble!.... En difant ces paroles, Mirza tombe fur le gazon, & paroit préte a s'évanouir. Le Prince pénétré, hors de lui , mit un genou en terre : O Mirza , dit-il, d'une voix entrecoupée , dans quel trouble affreuxme plongez-vous!.... Quoi, fe peutil.... Vous m'aimez!.... Cruel, répondit Mirza, puifque vous avez lu cet écrit, le filence que je m'étois impofé, ne fauroit déformais vous cacher ma foibleffe..., Oui, je vous adore. Hélas! vous feul m'avez fait connoitre la plus violente, la plus impérieufe de toutes les pallions; je ne la furmonteraipoint, je le fens,elle mefuivra au tombeau, ou plutót elle m'y précipiteja. Je ne puis étre a vous, votre foi eft promife , & vous favez mon fecret , je n'ai plus qu'a mourir!.... Mourir! ó ciel, s'écria Philamir, qui , moi , je ferois la canfe de votre mort!.... Ah, plutót!.... O Mirza, concevez-vous 1'horreur de ma fituation !.... Pengagcment le plus faintme Jie.... Je ne le fais que trop, interrompit Mirza; cc s'il étoit poffible que vous vouluffiez le rompre, je n'y confentirois point. Zéolide eft digne de faire votre bonheur, 1'Amour ne me rend point injufte; Gélanor m'a fouvent parlé de la Princelte, cet entretien m'intérefföit; n'ofant faire votre éloge, j'écoutois avec plaifir celui d'unob-  Conté Moral. 343 fee qui vous eft fi cher : je ne puis haïr Zéolide puifqu'elle vous aime.... — Quels fentiments!..*. Quoi, vous ne haïffez pas votre rivale?.... — Sans elle vous nepourriez être heureux , je donnerois ma vie , s'il le falloit , pour fauver la fienne.... — Ah, Mirza, quelle admiration vous m'infpirez!....— Adieu, Seigneur, vous avea lu dans mon ame, je ne puis m'empêcher de vous dire encore (& fongez que c'eft dans le palais de la Vérité) que je vous aimerai jufqu'a mon dernier foupir , & que vous régnerez a jamais dans un cceur aufli vertueux, auffi pur que noble & fenlible. Incapable d'ambition , de jaloufie, j'aurois pu faire votre bonheur , fi .... Adieu, cher Prince.... Ah! c'en eft trop, interrompit Philamir, adorable Mirza!.... Eh quoi donc , avez-vous le projet de quitter aujourd'hui ce palais? Je fais que vos trois mois de féjour font expirés, & moi je fuis obligé d'y refter encore trois femaines! Seigneur, répondit Mirza, je partirois fans délai, fi Gélanor n'étoit pas malade; mes foinslui fontnéceffaires, & je refte. Mais j'exige de vous que vous ne veniez point chez Gélanor, & je vous demande encore de ne confier h perfonne le fecret que vous m'avez furpris. On ne peut ici dire un menfonge, mais on peut fe taire & ne point répondre. Adieu, Seigneur , pour la derntere fois : en difant ces paroles, 'Alirza s'éloigne avec une extréme précipitation. Le Prince veut 1'arrêter; mats P iv  344 Le Palais de la Vèriti, Mirza, d'un ton impofant & d'un air majeftueux, lui ordonne de ne point la fuivre,? & Philamir eft forcé d'obéir. L'admiration & lapitié, la beauté & l'efprit de Mirza, ne combattirent que trop dans le cceur de Philamir, la fidélité qu'il devoit a Zéolide; d'aiüeurs, fon amour-propre étoit vivement flatte. Infpirer une paffion fi violente a une perfonne fi béro'ïqucment vertueufe, paroiflbit ft Philamir un triomphe aufli doux que flatteur. Enfin, I amour alloit coflter la vie ft la belle &fubhme Mirza; le Prince n'en dontoitpas, & Zéolide pourroit fe confoler! Cette réflexion s'offroit fouvent ft l'efprit de Philamir; cependant il aimoit toujours Zéolide. II s avouoit que la Princeffe étoit fort inférieure ft fa rivale, & en même-temps il trouvoit ft Zéolide un charme indéfiniflable que Mirza ne poffédoit pas. Zéolide 1'attiroit, s'infinuoit dans fon cceur. s'y gravoit profondément ; Mirza l'éblouiffoit, frappoit fon imagination, lui tounioit la tête; mais elle étoit trop au-deflus de lui, elle 1'étonnoit trop pour le charmer. Cependant, craignant de trahirle fecret de Mirza, il évitoit Zéolide autant qu'il le pouvoit. Zéohde s'appercut bientót que Philamir redoutoit mortellement de fe trouver feul avec elle, la raifon & la fierté l'engagerent ane plus chercher un amant qui la fuyoit. Après tant de chagrins, d'inquiétudes, de tourments, de combats, Zéolide commen?oit ft iouffrir moins; elle avoitperdutrop  Conté Moral. 345 cPillufions pour que 1'amour nefiït pas pret qu'entiérement éteint dans fon cceur. Enfin, les trois femaines s'écoulerent, & Philamir vit naltre le jour oü 1'on devoit quitter le palais de la Vérité. En attendant que la Princeffe fut éveillée, Philamir, pour la derniere fois, fèrenditdans 1'allée de palmiers, il éprouvoit le plusvif defir de revoir Mirza; il lui avoit même écrit pour la conjurcr de fe trouver dans cette allée; il n'ofoit cfpérer que la féverc Mirza confentit a recevoir lés adieux. Quelle fut fa joie lorfque tout-a7coup il la vit paroitre? Mirza témoigna la plus grande furprife en appercevant le Prince; elle voulut fuir, Philamir la retint. Ah , Seigneur , dit-elle, je croyois que vous aviez déja quitté ce paters , & je revenois dans ce licu trop cher a mon cceur!... — Quoi, vous n'avez donc pas recumon billet? —Non , affurément, Seigneur. Philamirs'affligeade ne devoir qu'au hafard le bonheur de revoir Mirza; il lui dit tout ce spie la reconnoiffanee peut infpirer de plus tendre. Mirza verfa des larmes, & montrades fentiments fi héroïques, & en même-temps ft paffionnés , que le Prince tranfporté, tomba a fes genoux, & ne put exprimer fon .admiration que par fes pleurs!... Dans ce moment, le Prince entend derrière lui un léger bruit de feuilles; il tourne la tête; quel elf. fon trouble, ou plutót fon effroi, en voyant Zéolide a deux pas de lui! La Princeffe, immobile de furprife, gar-  346 Le Palais de la Vèriti, doit Ie filence; Philamir confondu n'ofbit le rompre : enfin, Mirza prit Ia parole , & s'adrefiant a la PrincefPe, elle lui conté toute fon hiftoire. Vous voyez , Madame , pourfuivit-elle, que je n'ai rien a me reprocher; je ne crains point que ma rivale même puiffe lire dans mon ame; non-feulement je ne vous hais point, maiSjC fens vivement tout ce que vousdevez éprouver dans cet inftant; je fouffre de vos maux autant que des miens. Philamir me regrette, nous ne pouvons vous le diflimuler, mais il vous aime toujours; & s'il étoit tenté de rompre pour moi Pengagement qui vous lie, je m'y oppoferois. Je vais le quitter! Je ne le verrai plus!... Cet effort me coütera la vie!... Mais mon devoir m'eft plus cher encore que mon amour!... Eh comment eft-il poffible, dit Zéolide, qu'une paflion que Ia raifon n'approuvoit pas, puiffe devenir auffi violeute dans un cceur tel que Ie vótre?... Adieu,Philamir, pourfuivit la Princeffe, je vous rends votre liberté, & je reprend's enfin Ia mienne; en renoncant a vous, je renonce pour toujours a 1'hymen!... Adieu, puifliez-vous étes heureux! Zéolide, arr'tez, s'écria Philamir éperdu. Allez, Seigneur, dit Mirza d'um:voix languiffante, allez la retrouver, abaodonnez I'infortunée Mirza; ma rivale ne vous aime plus, & vous 1'ador.z!... Hélas, que ne puis-je au prix de tout mon fang vous rendre fon cceur, puifque vous ne  Conté Moral. 347 pouvsz vivre fans elle! — O Mirza! quel fentiment fublime!... Oui, vous méritez feule!... Mais Zéolide!... Ah, je ne puis démêler moi-même ce qui fe pafl'e au fond de mon ame... Ah, cruel, s'écria Mirza, pouvez-vous balancer entre une femme qui a ceffé de vous aimer, &la tendre & malheureufe Mirza!... Maintenant que 1'efpoir s'eft glilfé dans mon cceur, fi vous m'abandonnez, je vais mourira vos yeux!... Mais que dis-je, ö ciel! pourfuivit Mirza, je m'égare. Hélas! je ne puis vous cacher mes plus fecrets fentiments, laiffez-moi vous fuir... Non, non, interrompit le Prince, je n'aurai point la barbarie de livrer a la mort Pobjet le plus aimable & le plus vertueux. Grand üieu, que dites-vous, reprit Mirza , ü vous voulez que ie vive, vous me promettez donc votre foi... Le Prince ne put répondre, fes pleurs lui couperent la parole. Eh bien, cher Philamir, ajouta vivunent Mirza , fortons de ce palais, hiitons-nous, ne différons plus. En parlant ainfi, Mirza tranfportée, précipitefes pas, ccentraine le Prince quiverfoit un torrent de larmes. Ils approchoient des portes fatales du palais, P.rfque touta-coup le vénérable Gélanor s'offre a leurs regards. Mirzafrémit: Ah\Prince,dit-elle, fuyons , n'écoutez point ce vieillard... Arrêtez, s'écria le Philofophe , arrêtez,lafuite eft inutile, les portes font fermées. A ces terribles paroles, Mirza palit, fes jambes tremblantes fe dérobent fous elle; Gélanor approche , & la faififlant par le bras: Perfide!  348 Le Palais de la Peritè, lui dit-il, rendez - moi le talifman que je vous ai confié , ou je vous dénonce, & je vous livre a la vengeance de Phanor. A ces mots, Mirza n'héfite plus, elle tire de fa poche une boite de cryftal, & la donne a Ge'lanor: alors le Philofophe fe tournant vers Philamir :Ecoutez maintenant, lui ditil, cette femme a laquelle vous avez facrifié Zéolide ! Parlez, Mirza, pourfuivit le vieillard, parlez , je vous Pordonne. Eh bien, dit Mirza, je n'avois que le mafque de la vertu; & 1'ambition , la vanité, feules , m'ont infpiré le defir de féduire ce Prince foible & crédule. C'eft affez, reprit Gélanor. Mirza, vous fites libre. Mirza difparoit, & le Prince levant les yeux au Ciel: O Zéolide! s'écria-t-il, malheureux ! qu'ai-je fait!... Mais pouvoisje me défendre d'une pitiéfi naturelle...— Savez-vous ce qui rendoit cette pitié fi vive? C'étoit Porgueil. Avec un peu moins de va'nité, vous auriez penfé que fi i'amour eft un mal dangereux, du moins on n'en meurt pas. Enfin, vous vousferiezdit que la compaffion ne doit pas faire trahir im engagement facré... — Ah ! Gélanor, quel parti dois-je prendre, confeilkz-moi, foyez mon protecteur, mon guide... — Tou* n'eft pas défefpéré. Phanor eftinftrtiit; dans cet inftant il tikhe d'adoucir la Princeffe, & de la difpofer a vous accorder un généreux pardon. Quand vous pourrez paroltre, il vous enverra chercher... En attendant, reprit Philamir, apprenez-moi comment ce talifman, que Phanor donna jadis  Conté Moral. 340 A la belle Agélie, a pu paffer entré les mains de l'artificieufe Mirza. Je vais, répondit le vieillard, vous en inftruire en peu de mots. Lorfqu'Agélie qnitta ces lieux, & qu'elle fut a la porte du palais , elle reprit a Nadir cette précieufe boite, & me la préfentant : Gélanor, me dit-elle , je vous don11e ce talifman, mais a condition que vous re le rendrcz jamais a Phanor, & que vous le prëterez a des femmes toutes les fois que vous pourrez, en le leur confiant, les préferver d'un grand péril. Soyez déformais , dans ce dangereux palais, le proteéteur du fexe le plus foible. En méprifant celles qui feront coupables, plaiguezles fur-tout, & fauvez-les , s'il elt polïible. Ainfi paria 1'aimable Agélie. Je recus le talifman , & je me conformai aux intentions bienfailantes d'Agélie. Depuis dix-huit ans, combien de femmes ont été préfervées par inoide la colere & du reffentiment de leurs maris ! Je leur prêtois le talifman ; elles avoient trop d'intérêt a garder le fecret pour que j'euflè a craindre de leur part la plus légere uidifcrétion. a cet égard ; cha