01 2123 7259 UB AMSTERDAM  MÉMOIRES SECRETS SUR LA RUSSIE. T O M E PREMIER.     MÉMOIRES SECRETS SUR LA RUSSIE, ET PARTICULIEREMENT SUR LA FIN DU RÈGNE DE GATHERINE II ET LE COMMENCEMENT DE CELUI DE PAUL I. Formant un tableau des mceurs de St. Pe'tersbourg d la fin du XVHIfi siècle. Et contenant nombre d'anecdotes recueillies pendant un séjour de dix années, Sur les projets de Catherine a 1'égard de son fils, les bizarreries de ce dernier , le mariage manqué de la grande - duchesse Alexandra avec le roi de Suède, et le caractère des principaux personnages de cette cour, et nommément dc Souvorow. Suivies de remarques sur 1'éducation des grands seigneurs, les moeurs des f'emmes, et la religion du peuple. TOME PREMIER. AMSTERDAM. 7 8 O o.   MÉMOIRES SEGRETS sur LA RÜSSIE. P R É F A G E. Ce n'est point un voyage que j'écris, mais le résultat d'un long séjour en Russie. Qu'on ne cherche donc point , dans cetouvi'age, des descriptions géographiques plus ou moins exactes et déja mille fois répétées, ni des aventures de route et d'hötellerie. Mon but est de j. a  ij P B. É F A C E. livrer au public des remarques et des anecdotes plus intéressantes sur un pays et. sur une nation qui méritent d'ètre bien connus^ et qui sont dignes d'un meilleur gouvernement. Jeveux communiquer au philosophe et au moraliste mes observations sur eet empire immense, enprenant pour centre la cour oir je me trouvois, et pour époque principale la mort de Catherine et l'avènement de son üls. J'espère laisser a Phistorien quelques matériaux sur le règee le plus brillant des derniers siècles, et sur le caractère de la femme la plus puissante et la plus célèbre, qui ait occupé un tróne depuis Sémiramis. Ce que je dirai de 1'homme bizarre qui lui a succédé, et des personnages qui ont figuré ou figureut encore sur les  P R É F A C E, iij marches de ce mème tróne , ne sera süremenl pas la partie la moins piquaute de ces Mémoires. Je n'écris que ce que j'ai vu , entendu, senti ou éprouvé moimême : et, si la vérité porte un caractère inimitable , j'ose croire qu'on la reconnoitra dans mon ouvrage (a). Annoncant un lel projet, il est Lien juste de déterminer la confiance que 1'on doit m'accorder : je ne puis mieux y parvenir, qu'en mettant le lecteur a méme de juger si j'ai été dans le cas de recueillir des faits, et de consigner des observations qui la méritent. En faisant la connoissance de Pauteur, il pourra mieux apprécier 1'ouvrage : il verra si j'ai pu savoir (a) Ce que je rapporterai de postérieur a mon expulsion de Russie, ne peut avoir la mème authenticité j mais j'ai lieu de le croire tout aussi vrai.  iv P R. É F A C E. assez pour dire autant, et quelquefois si peu. J'ai déja publié quelques petits ouvrages, oü je ne me suis pas nommé, paree qu'ils étoient purement littéraires , et n'intéressoient que ma vanité. Maïs aujourd'hui que j'ose parler, avec hardiesse et franchise, d'une grande nation, d'une cour pompeuse , d'une souveraine presque déitiée , et sur-tout d'un tyran aussi vindicatif que puissant, je me ferai connoitre. Je prétends écrire des mémoires utiles, et non une satire ou un panégyrique (i) : je dois compte des cboses que je dis et des jugemens que je porte , aussi bien que de 1'iufluence que (i) En sollicitant 1'indulgence pour les inégalite's et les incorrections d'un style, qu'on trouvera peut-être hérissé de germanismes et de slavicismes, mais bien  P R É F A C E. ▼ eek peut avoir. N'en lisez pas davantage, ó vous qui ne voulez voir autour du tróne des tzars que des esclaves et des adorateurs ! baissez votre front servile , et fermez ce livre : il y a des vérités. La proscription , dont j'ai été victime en Russie , ne nra point inspiré ces mémoires ; mais c'est peut-être 1'indignation qui me donne le courage de les publier: on verra d'ailleurs que mes pareus et mes amis de Russie m'ont sommé de le faire , au nom de Phonneur et pour ma justification. Eh! n'est-ce point a 1'indignation a révéler ce qu'une coupable reconnois- pardonnables a un Frangais expatrié des 1'enfance , je n'en demande point pour plusieurs particularités qui semblent indifférentes. On sentira bientöt qu'en ambitionnant d'intéresser mes compatriotes , mon but est aussi d'écrire pour les Russes qui me liront un jour t a ce que j'espère , et qui me comprendront.  VJ P B. É F A C E. sance peut engager a taire ? II ne faut pas moins que le plus juste ressentiment pour m'enhardir a parler, comme je le ferai, des derniers évènemens qu'a vus la Russie , tandis que j'erre encore sans palrie et sans asile. Les despotes ont les oreilles aussi longues que les bras : je sais et j'éprouve qu'ils entendent etatteignent de loin; n'imporie! j'aurai dit. lis peuvent enchainer et faire mourir: moi, je puis penser et écrire. Je lacherai d'user de ee droit innocent; avec plus de modération qu'ils exercent leur puissance. J'avois , dès long-tems, commencé ces notes dans le palais des tzars, et a une époque ou des sentimens moins exaspérés m'animoient. Je rassemblois en silence des matériaux informes, que j'espérois emporter un jour ; mais la catastrophe  P R É ï A C E, vij qui m'attendoit, m'a, comme onleyerra, contraiat de les jeter au feu; il ne m'en reste que quelques fragmens que j'avois eu occasion de laisser en Ailemague. La vérité ne souffrira point de eet inconvénient; mais le nombre des faits et des anecdotes en sera de beaucoup climinué , eti'ouvrage en deviendra peut-être moins piquant : je ne pourrai mème plus lui donner la forme réguliere de mon premier plan ■ il s'y trouveroit des lacunes que je ne suis plus a portée de remplir , car ma foible mémoire est en ce moment la seule ressource qui me reste a eet égard. On a, dans ces derniers tems, beaucoup écrit sur la Russie : les Francais Pont fait très-superficiellement : les Anglais,en voyageurs qui notent tout ce qui se trouve sur leur chemhi; • et les  VÜj P E. É F A C E. Allemands, en flagorneurs (i). Je me sens moi-méme, je 1'avoue, une grande prévention en faveur des Russes; elle m'est inspirée par leurs bonnes qualités , par 1'hospitalité, 1'estime et 1'amitié, qu'ils m'ont accordées pendant dix ans : mais celle que j'ai contre leur gouvernement me servira a la balancer; elle est fondée sur les horreurs que j'ai vues ou éprouvées. J'espèredonc garderun juste équilibre entre la reconnoissance que je dois a la nation, et 1'indignation que je dois a son gouvernement; entre 1'admiration qu'imposent des faits éclatans, et le mépris qu'inspirent ceux qui pretendent en re- (0 II faut en excepter les observalions du comte Sternberg , et quelques bons ouvrages postérieurs „ qui Yieniient d'cclairer 1'Aliemagne.  P R É F A C E. ix cueillir la gloire. Au reste, la différence de ces sentimens n'lnfluera jamais sur le fond des choses : on la reconuoitra , tout au plus, a une épithète plus douce ou plus amère échappée a mon cceur. Je n imilerai point ces écrivaius, qui, sous prélexte de livrer des mémoires et des anecdotes sur un pays qu'ils ont parcouru, s'immiscent dans les affaires particulières, et dévoilent des scènes de familie peu inléressantes pour 1'étranger. C'est bien mal reconnoitre 1'hospitalité dont on a joui dans un empire, que d'en dénigrer les habitans. D'après ces principes, je m'absliendrai de toucher aux détails quelquefois bien piquans de 1'intérieur de plusieurs maisons, oü 1'on retrouve des mceurs et des praliques d'un autie monde et d'un aulre siècle3 maisr  x Préface. je déclare que je regarde les mceurs, les actions, la réputation de tout homme public, comme appartenans au public. A quel autre tribuual peut-on les traduire , ces hommes en place, qui ne respectent rien que leur tyran, qui croient pouvoir impunément afficher les vices et braver leurs contemporains: ces hommes puissans qu'on n'ose nommer qu'au milieu des circonlocutions les plus fades et les plus adulatrices? Ils ressemblent k ces drogues d'apothicaire qui font horreur a nu, et qu'on ne peut présenter qu'enveloppées dans 1'or ou 1'argent. Loin de moi donc cette lache circonspection qui m'empècheroit de parler des tyraus pendant leur vie! cette vie est tout pour eux; en est-il une seconde pour les méchans ? est-il une postérité pour les  P B. É E A C E. Xj laches? Après moi ledéluge, disent-ils: que la haine et Pdécration marchent au moins a coié d'enx! Vuila les personnages que je m'efforceraï de trainer et d'immoler sur Pantel de la raison. Puissent les traite, don#bse les peindre dans mon asüe, les atteindre et les confondre ! Je croirai d'ailleurs bien mériter de la nation russe, en usant de ma liberté pour la venger autant que je puis; en ayant le courage de publier ce que les honnetes gens pensent, et en livrant a Pindignation de PEurope, ceux qui sont les fléaux et la honte de Phurnanité. Au surplus , ce n'est point par mon nom seul que je prétends me faire connoitre, mais par la partie de mon histoire relative a ces mémoires. Qu'apprendroit mon nom a ceux qui ne me  xij P R É E A C E. connoissent point ? Les autres sauront bien me deviner a mon récit j et ce sont eux que je prends a témoins de sa veracilé.  xiij AVIS DE L'ÉDITEUR. Nous sommes fdchês que des considérations de la dernière importance et des circonstances extraordinaires nous forcent a renvoyer a une autre place le rédt intéressant qui suwoit cette introduction. En le Usant on se seroit conyaincu que les diférenspostes que Vauteur de ces mémoires a occupés en Russie, ses relations intimes avec tout ce qu'ilj a de grand et d'injluant a la cour de Saint-Pétersbourg, le tems enfin de son séjour au milieu de cette cour, donnent a son owrage toute Tauthenticité que le juge le plus sépère pourroit désirer. Le lecteur auroit appris a cojinoitre le carac'tère, les principes et la vie de Técrwain; et cette connoissance lui auroit garanti sa véracité. Au reste, il nous semble que la lecture seule de ces mémoires  xiv suffit pour se convaincre de leur exactitude : nous crojons , comme Tauteur, que dans chaque ligne qdil a tracée, on reconnoitra les traits inimitables de la vérité. Le public ne sera pouriant pas privé dune partie aussi essentieïle de eet ouyrage : nous la lui donnerons dans un troisième volume, apec la suite de ces mémoires , qui sera dautantpluspiquante, qi/un ami quijouit de la réputation dun homme très-probe, fburnirapour ce supplément, des matériaux quicontiennsnt un grand nombre de faits historiques, politiques et militaires, en partie trèsrécents, et dont Yauteur ne poiwoitpas avoir connoissance , ayant quitté la Russie en 1797. JSous espérons que les circonstances nous perniettront bientót de satisfaire a la fuste impatience du public, par la publication de ce supplément. Paris, 1799.  SÉJOUR DU HOI DE SUÈDE A PÉTERSBOURG. Détails et anecdbtes concernant son mariageprojeté avec la grande-duchesse Alexandrine. Son porlrait i celui de cette jeune princesse. Remarques sur ce mariage manqué. Les princesses d'AUemagne mandées en Russie. Mariages des grands-ducs ; et détails sur leurs épouses , et la pompe de la cour a cette époque. JjK paix cle Véréla ayant réconcilié CaiherineelGustave, onvitbienlötrégner entre eux des procédés et des attentions qui contrastoient singulièrement avec la baine, 1'acbaruement et les invectives , qu'ils s'étoient prodigués pendant la guerre. Les officiers des deux naüons s'empressèrent également de se témoi-  ( 16 ) gner Pestime qu'ils s'étoient mutuellement inspirée ; car , a i'exception des Cosaqueriesóe Denisow (i), cette guerre différa, daus sa couduite, de celles que les Russes out coutume de faire. Ils ti ouverent dans les Suedois des eunernis doni l'urfianité egaioit la valeur ; et le Russe bien elevé, se piquant de ces qualites lui-mème, les distingue dans les autres. Le comte Stackelberg, célèbre par sou ambassade ou plutót par son règne en Pologne, fut envoyé en Suèdej et Catbei ine, qui ne put vivre en paix avec ses voisins qu'autant qu'ils lui furent soumis ou devoués, chercha de nouveaux moyens pour y rétablir une (i) Général cosaque , qui se distingua par sa barbarie tt ses dévastations dans la guerre de Finlan.de : c'est lui, oa snn neveu , qui commande aujourd'hui le corp» des Crx-aqvies du Don qui marche en Allemagne; ii est ignorant, mais guerrier et joueur de'termine'.  ( i7 ) mfluence , que les talens et la fermeté de Gustave avoient détruite. Marier une des jeunes grandes-duchesses au pnnce royal, devint dès-lors son projet favori: on prétend mème que cette alliance faisoit une clause secrèle des arücles de paix. Ce qu'il y a de certain, c'est que la grande - duchesse Alexandrine étoit élevée et grandissoit dans 1'espérance d'être un jour reine de Suède : tout ce qui 1'environnoit la confirmoit dans cette idee , et 1'entretenoit des agrémens et des qualités précoces du jeune Gustave. L'impératrice mème lui en parloit souvent en riant. Un jour , elle ouvrit un porte-feuille oü se trouvoient les portraits de plusieurs princes a marier , et la pressa de designer celui qu'elle choisiroit pour mari : la petite, en rougissant, montra celui dont on lui avait raconté tant de jolies choses , -et qui étoit déjè 1'amant de son imagination naissante. La bonne grand'mère , ne faisant pas attention que sa petite-fille  C 18 ) savait lire , et avoit reconnu le prince de Suède a son nom mis au bas du portrait, se persuada que c'étoit un coup de sympathie qui avait décidé en sa faveur , et suivit son projet avec un nouveau plaisir. II est certain que plusieurs personnes, qui approchoient le jeune Gustave, cherchoient a faire naitre les mêmes sentimens dans son cceur ; mais je ne sais si le roi son père, si entier et si despole lui - même , eüt enfin consenti a cette alliance, aussi sortable entre les deux jeunes amans, qu'elle Pest peu entre les deux états. Quoi qu'il en soit, la mort funeste et subite de Gustave renversa les plans de Catherine. lis n'étoient rien moins que de Penvoyer , k la tète de ses Suéclois, jouer en France le röle qu'avoient jadis joué en Allemagne et en P^logne Gustave Adolphe et Charles XII, dans Pespérance qu'il y trouveroit la même fin • tandis qu'elle se prépareroit a jouer en Suède celui de régente d'un  ( i9 ) roi mineur et orphelin , qu'elle auroit pris avec son royaume sous sa garde maternelle. Mais le duc de Sudermanie , ayant saisi les rènes de 1'élat pendant la minorité de son neveu, se montra directement opposé au systême russe. Moins galant chevalier que son frère , il ne se trouvoit pas disposé a sacrifier son pays pour les dames: il rendoit a Catherine la haine qu'elle avait concue pour lui pendant la guerre , lorsque le bruit de ses canonnades avoit retenti jusqu'au milieu du palais des tzars. Cette guerre maritime, qu'il avoit d'ailleurs assez malheureusement faite, 1'avoit aigri contre les Russes • et il n'ignoroit pas les invectives etle ridicule dont on s'efforcoit de le couvrir a la cour de Pétersbourg : on joua même a PHermitage des comédies oü il était bafoué. La corruption la plus vile, les intrigues les plus laches et les plus indignes, furent alors employees contre lui. JL'Europe vit  ■ encore, avec une nouvelle horreur, celle qui prétendoit ëtre une image de Dieu adoréesurun tróne, fomenter elle-meme la révolte dans un royaume , acheter des traiïres, et.... payer des assassins. Perdre le régent, lui substituer un conseil de ses créatures, attacher a son char la Suède a cóté de la Pologne, voila le hut qu'elle se proposoit et qu'elle s'efforcoit d'atteindre par tous les moyens imaginables. Stackelherg, dont l'esprit et 1'urhanité avoient charmé leroi(i), et qui, selonses expressions , trouvoit dans ce prince un vrai • (O De.tous les ministres employe's par Catherine , le conite Stackelberg est celui qui a le plus d'esprit et le plus de hauteur j il la déploya sur-tout en Pologne. M. de Thugut y ayant été envoyé par 1'empereur , fut , le jour de son audience chez ie lache Poniatowski , introduit dans un sallon oü , voyant un homme gravement assis , entouré de seigneurs polonais respectueusement debout devant lui , il le ] rit pour le roi , et commenca son compliment : c etoit ötackelberg , qui ne s'empressa pas de le tirer d'erreur. Thugut , instruit de la me'prise , en fut lionteux et piqué. Le soir , faisant sa partie avec le  (21) et digne chepalier de son immortelle soweraine , clemandoit son rappel. Sa hauteur ne pouvoit s'ahaisser a jouer un röle assez insignifiant chez le régent d'un jeune roi de Suède , après avoir été luimème si long-tems régent d'un vieux roi de Pologne. M. de Romanzow , frère de celui qu'on a connu et ésiimé en Alleraagne , lui succéda ; mais , malgré tout son esprit, ses inslructious roi et Stackelberg , il joue une carle en disant : rot de trèfle ! vous vous trompez , lui dit-on , c'est le valet. L'autrichien , feignant de s'être mépris , s'écria en se frappant le front: Ah , sire , pardon ! c'est la seconde fois qu'il ni'arrive aujourd'hui de prendre un valet pour un roi. Stackelberg , quelque prompt qu'il soit a la saillie , ne put que se niordre les lèvres. A son retour de Suède , il traina sa vie dans les antichambres de Zoubow 5 mais il fut toujours des petites sociétés de Catherine , et réduit k 1'amuser après Tavoir servie. Sa plus grande humiliation fut sans doute de se voir nommé par Paul chambellan de service auprès de ce même roi de Pologne qui avoit souvent fait antichambre dans son hotel a Varsovie ; et cette malice de 1'empereur a quclquc chose de fin et de nolde qui lui fait honneur.  (22) étoient trop perfides et trop épineuses pour qu'il put s'acquérir en Suède la mème considération : les complots , les trames , dont se plaignit le régent, exigèrent bientöt son rappel. Qui n'a pas été scandalisé de 1'impudeur avec laquelle Armfeld fut suscité , protégé , dé-, fendu par la Russie , malgré les preuves authentiques de ses attentats, malgré les réclamations les plus fortes? Dans le tems mème que tous les rois de 1'Europe sembloient s'ëtre entendus pour faire en commun la chasse , et poursuivre de concert tout homme atteint d'un seul soupcon de rébellion , un régent de Suède réclamoit vainement, de cour en cour, un homme qui avoit conspiré contre sa vie , et contre le gouvernement de son pays , qu'il vouloit vendre et livrer k une puissance étrangère. De cour en cour, ses réclamations étoient éludées d'une manière dérisoire; et Armfeld vint enfin les braver en Russie, oü il fut recu, pensionné , et  oü il se trouvoit en même-lemps que le roi et le régent (i). Je ne suivrai point, clans toutes ses ramifications, ce complot qui a si longtems travaillé la cour de Suède ; je ne nommerai pas tous les agens chargés de le continuer ; mais Catherine ne renoncoit point k y dominer, a. y jouer la protectrice du jeune roi , et a faire envisager le régent comme un tyran qui abusoit de la minorité de son neven , ou comme un jacobin qui vouloit imiter le duc d'Orléans. Elle faisoit même inviter le roi a venir se mettre sous sa protection , ou au moins a faire un voyage auprès d'elle : tout fut mis en usage pour 1'attirer k Pétersbourg sans son oncle. II est surprenant que le régent n'ait pas été poussé a bout: on avoit trouvé dans les papiers.des complices d'Armfeld, plusieurs pièces qui auroient avili Cathe- (i) II se trouvoit en 1798 a Carlsbad , accabfé d'infirmitës et da mépris de tout ce qui le connoissoit.  ( *4 ) rine aux yeux cle 1'Europe entière : ii ne les fit point publier : fut-ce par crainte, foiblesse, ou modération ? C'est sur quoi il est difficile de prononcer. Cependant il étoit sur le point de s'allier avec la Erance , qui restera la plus utile alliée de la Saède, aussi long-lems qu'une politique atroce*, une ambition démesurée , et des gouvernemens sans principes , ne permettront pas a une puissance de voir ses meilleurs anus dans ses plus procbes voisins. Avant cette époque beureuse et reculée , les passions personnelles , ou les intéréts-passagers qui pourront unir la Suède a la Russie , seront toujours funestes a la première: sous la main usurpatrice de sa puissante ennemie, rien ne peut garantir son existence que la Erance , la Prusse et la Turquie. Pour anéantir dans leur source les espérances de Catherine , le régent fit une autre démarche plus sensible encore. II demanda en manage pour son jeune  ( 25 ) pupille une princesse de Mecklenbourg, qui lui fut fiancée solemnelleraent, et il fit notifier cette alliance a toutes les cours. Le corate Sêhwérin, qui avoit déja été en Russie, ou. sa li gure lui avoit fait beaucoup d'amies , fut dépêcbé a Pétersbourg avec la même commission; mais il trouva a Wibourg un ordre de 1'impératrice qui lui défendoit de se présenter devant elle : conduite certes bien étrange, et ou se montre plutöt le dépit d'une femme piquée que la réserve d'une souveraine. Quoi ! paree que le roi de Suède se décide a épouser une autre princesse que sa petite-ülle , elle n'en veut pas recevoir la notiücation, selon 1'usage établi! c'est tout ce qu'auroit pu se permettre une amante trabie qui n'auroit eu ni décence , ni véritable fierté. Le respect qu'elle se devoit a elle-même, a son sexe, et surtout k sa charmante petite-ülle, auroit bien du lui sauver au moins 1'éclat de ce dépit humiliant. Elle cessoit de jouer  ( 26 ) en ce moment le róle de la grande Catherine (i). Pour motiver cette démarche aussi offensante que peu délicate, elle fit remeltre au régent, par son chargé d'affaii es ou plutót d'intrigues a Stokholm, cette note étonnante qu'on a lue dans quelques papiers puhlics , oü elle fait au duc de Sudermanie non-seulement un crime de Uze-majesté tzarienne des relations qu'il entrelient avec la France, mais oü elle semble encore insinuer qu'il a été d'intelligence avec les assassins du roi son frère , dont elle s'attribue la vengeance. Le dépit de Catherine , et la déraison de ses ministres, allèrent plus loin. Tout annoncoit qu'on alloit traiterle roi de Suède en Sganarelle , et le forcer, a coups de canon , de rompre ses engagemens avec la princesse de Mecklenbourg, etd'épou- (1) Les Russes ont agrandi jusqu'a son nom : its disent en leur langue , Yékatarina ; ce qu'on ne pent traduire que par Archi-Catherine.  ( 27 ) ser la grande-duchesse Alexandrine (i). Cette aimable princesse méritoit bien plutot qu'un jeune prince se battit pour 1'obtenir que pour la refuser. Aussi répandoit-on que le roi en étoit déja épris ; que son oncle lui faisoit violence ; et qu'il n'aspiroit qu'a éluder son mariage avec la princesse de Mecklenbourg , aün de se déclarer, a sa majorité, en faveur de son autre prétendanle. II n'est pas douteux que plusieurs Suédois, gagnés par les promesses de Catherine , et par celles qu'ils se faisoient (i) On fit alors , avec beaucoup de bruit et d'apparat, mettre quelques planches sur la glacé de la Néva , (assez forte en ce moment pour supporter des tours) , afin , disoit-on , de faciliter le passage de 1'artillene qu'on alloit envoyer en Finlande. Les ministres et les généraux parloient bautement de cette prochame guerre ; preuve que ce n'étoit qu'un jeu ; et je ne sais si M. de Stéding fut la dupe de ce manége. Le pvince George Dolgorouki , général trop honnete et trop peu courtisan pour êlre employé par les favoris , fut même envoyé aux fronlibres comme un épouvantail.  ( 28 ) eux-mémes de la muniflcence de cette magnifique princesse , ne cherchassent a inspirer ces résolutions au jeune roi , et a exciter dans son cceur la mème passion qu'on avoit fait naitre dans celui de 1'ainiable Alexandrine. II y avoit mème une correspondance assez suivie entre Schwérin , Steinbock , et des personnes qui approchoient les grandes-duchesses : quelques-unes de ces lettres étoient montrées a Pimpératrice , par 1'entremise de madamede Liewen , grande gouvernante des princesses. Après des démarches aussi violentes contre le régent, qui pouvoit s'attendre a le voir céder et fléchir ? c'est pourtant ce qu'il fit : du moins se laissa-t-il effrayer ou gagner (i). M. de Budberg, (1) Un Genevois, nommé Christin , ci-devant secrétaire et faiseur de Calonne , étant a Stockholm , s'insinua chez le duc régent par une fable qu'il composa a sa louange. Comme il avoit été a Pétersbourg , il lui paria beaucoup de Catherine , des jeunes princesses , de 1'estime que 1'on avoit pour lui, des avan-  ( *9 ) qui venoit de parcourir 1'Allemagne pour trouver une femme au grand-duc Constantin, ayant ramené la princesse de Cobourg avec ses trois filles , fut jugé capable de vaincre les difficultés qu'on éprouvoit a trouver un mari a la jeune grande-ducbesse. II fut d'abord a Mecklenbourg pour y négocier une renonciation, et de-la envoyé comme ambassadeur a Stockholm. L'argent , les menaces , les promesses, triomphèrent enfin. Catherine obtint que le roi ne seroit marié qu'a sa majoritéj et le régent, voulant sans doute montrer que son pupdie étoit libre dans son choix et dans sa conduite , consentit enfin a son voyage a tages de s'allier k la Russie, en mariant le roi a une grande duchesse. Les réponses du duc 1'ayant persuadé qu'il n'étoit pas si éloigné de se réconcilier avec Catherine , il en fit avertir la Hus , maitresse de Markow ; et sur ces données , on renoua des négociations déja rompues. Christin revint a Pétersbourg recueillir les fruits de son adresse ; mais Ia mort de l'impératrice lui rayit la récompense qu'il attendoit.  (3o ) Pétersbourg, oü il étoit si affectueusemeut invité. L'article du mariage , véritable motif de cette invitation , ne fut touché que légèrement, sentimentalement. ■— Si, comme on le disoit, ces deux ezifans saimoient déja • s'ils se convenoient encore , en se voyant, on aviseroit aux moyens de faire leur bonkeur mutuel: tel étoit le langage de 1'impératrice. Posséder le roi dans sa cour, étoit partie gagnée pour elle. Catherine comptoit sur les charmes de la princesse, et sur les graces qu'elle se chargeoit de prodiguer eHe-méme au roi, au régent, et a leur suite. Elle ne doutoit pas que le jeune Gustave , après avoir vu celle qu'il avoit osé refuser par des raisons d'état , ne dounat le royaume et la gloire de Charles XII pour la posséder. II arriva avec son oncle et une suite assez nombreuse, le quatorze aoüt 1796, ( vieux. - style ) , a Pétersbourg , et alla descendre chez M. de Sléding , son ambassadeur. Toute la yille étoit en  ( 3i ) mouvement pour voir le jeune monarque. L'impératrice, qui se trouvoit a son palais Taurique (i), vint a celui de 1'Hermitage pour le recevoir et lui donner des fètes. Des sa première entrevue avec lui, elle en parut enchantée , et presque amoureuse elle-même (a): il vouloit lui baiserla main j elle s'y opposoit. — Non, dit-elle , je noublierai pas que M. le cojnte de Haga est un roi. — 5» votre majesté, répondit-il, ne veut pas me le permettre comme impératrice, quélle me le permette au moüis comme une dame a qui je dois tant de respect et d'admiration. L'entrevue avec la jeune prift- (i) L'impératrice avoit acheté le palais principal «le Potemkim le Taurique , et , pour honorer la mémoire de ce superbe favori qu'elle regretta long-tems , elle donna son surnom a ce palais qu'elle habitoit en automne et au printemps : il est a Pétersbourg, a une petite lieue du palais d'hiver, et aussi sur les bords de la Néva. C'est dans cette superbe maison que Potemkira avoit , en 1791 , donné a sa souveraine , cette fête magnifique et tant célébrée. (a) Ce furent ses propres termes.  ( 32 ) cesse fut plus intéressante encore : tous deux furent extrèmement embarrassés,et les yeux de toute la cour , qui se portoient avidement sur eux, augmentoient encore leur confusion. Ils se trouvèrent sans doute , 1'un et 1'autre , dignes des sentimens qu'ils éprouvoient dés leur enfance ; et il est a croire que, si la raison d'état du roi de Suède, ou les bizarreries de 1'empereur actuel, empècbent cette alliance de se conclure , la plus charmante princesse deviendra aussi la plus malheureuse. Aucune pourtant n'a plus de droits au bonheur qu'Alexandra - Pavdowna. A quatorze ans , elle étoit déja grande et formée : elle avoit un port noble et majestueux , adouci par loutes les graces de son age et de son sexe ; des traits réguliers , ün teint éblouissant; un. front oir la sérénité , la candeur et 1'innocence avoient une empreinte divine : des cheveux blonds cendrés , qui sembloient toujours arrangés par la rnain des fées.  ( 33 ) ©mbrageoient cette belle téte. D'ailleurs son esprit, ses talens et son cceur, répondoient k eet extérieur séduisant. Mademoiselle Willamow , sa gouvernante particuliere, avoit cultivé dans son ame les sentimens les plus nobles et les plus purs. Une raison , un jugeraent, une sensibilité exquise , 1'avoient caractérisée dès son enfance , et captivoient 1'admiration de ceux qui 1'approchoient. II étoit bien difficile de voir , je ne dirai pas un roi 7 mais un jeune homme plus intéressant , mieux élevé , et qui donnat d'aussi flatteuses espérances que le roi de Suède. II avoit dix-sept ans, une taille haute et fine , un air de noblesse , de raison et de douceur ; quelque chose pourtant de grand et de fier qui le faisoit respecter, malgré son age f et toute la grace de 1'adolescence, sans en avoir la gaucherie ordinaire. II étoit d'une politesse simple, obligeante; tout ce qu'il disoit étoit pensé: il donnoit aux choses sérieuses une attention qu'on i. . c  ( 34 ) n'attend point de la jeunesse; il montroit des connoissances qui annoncoient une éducation très-soignée; et une certaine gravité , qui rappeloit son rang , ne le quittoit pas. Toute la pompe de 1'empire de Russie , qu'on affectoit d'étaler a ses yeux, ne parut pas 1'éblouir. Dans cette cour brillante et nombreuse, il se montra bientót moins gêné que les grands-ducs eux-mémes , qui ne savoient entretenir personne : aussi la cour et la ville faisoient des comparaisons bien flatteuses en faveur du prince étranger. L'impératrice elle-méme laissa voir qu'elle s'appercevoit avec douleur de la différence qu'il y avoit entre lui et le second de ses petits-fils, dont les brutalités et les polissonneries 1'aigrirent au point qu'elle le fit une ou deux fois mettre aux arrêts, pendant le séjour du roi de Suède (i). (i) En plusieurs occasions oü le roi se montra avec les jeunes grands-ducs , le public fut enorme et les bons  ( 35) Tous les grands de 1'empire s'empressèreut a 1'envi de partager la joie de Catherine, qui désigna ceux qui devoient en particulier donner des fëtes a son jeune höte, et en fixa les jours. Les comtes Strogonoff, Ostermann, Besborodko ,Samoïïow, se distinguèrent par les dépenses qu'ils firent, et la magnificence qu'ils déployèrent. Les courtisans cherchoient a. se surpasser par ia richesse de leurs habits, et les généraux par les spectacles militaires qu'ils s'efforcoient de donner au roi: le vieux Général Mélissino se distingua sur-tout par les manoeuvres et par les feux d'artifice Russes humiliés de cette différence. A des évc-Iutic-ns du corps des cadets de 1'artillerie , oü le jeune Gustave paroissoit attentif a ce qu'il y avoit de plus digne d'observation , et s'entretenoit avec les généraux qui 1'environnoient et le grand - duc Alexandre qui se trouvoit cüargé de faire les honneurs de 1'empire , on voyoit le grand-duc Constantin courir et crier derrière les soldats, les imiter grotesquement , les menacer et même les battre. II est certain que le roi de Suède a quitté Pétersbourg , connoissant aussi-bien sette ville que «eux. qui doivent y régner un jour.  C 36 ) qu'il fit exécuter. Gustave étoit dans un enchantement continuel; cependant ilemployoit sagement ses matinées a parcourir la ville a pied, et a voir avec le régent ce qu'il y avoit dlntéressant et d'instructif pour lui: partout il faisoit des questions, ou des réponses, qui annoncoient a-la-fois son esprit et son éducation. Le régent, qui paroissoit jouir de son ouvrage , en voyant les suffrages qu'obtenoit son pupille, est un homme de fort petite taille j ses manières sont aisées et polies : il a un air observateur et fin; ses yeux hrillent de beaucoup de feu : tout ce qu'il dit montre 1'homme d'esprit, et fait réfléchir. ceux qui 1'entendent. On s'imagine bien que, pendant les fètes qui se succédoient, les deux jeunes amans eurent souvent 1'occasion de se voir , de danser, de parler ensemble; ils se familiarisoient, et paroissoient enchantés Pun de 1'autre. La vieille Catherine étoit rajeunie: depuis long-tems elle ne s'étoit donnée tant de mouvement et  ( 37 ) de plaisir. Le mariage prochain n'étoit plus un mystère ; c^étoit 1'entretien da jour. L'impératrice parloil déja au jeune roi et a sa petite-fille , comme a des fiancés, et les encourageoit a s'aimer. Un jour même , elle les fit, en sa présence, se donner le premier baiser (Pamour; le premier sans doute qu'eussent recus les lèvres virginales de la jeune princesse, et qui ait pu y laisser cette impression si douce et si chère , qui la rendra longtems malheureuse. On travailloit cependant a. conclure enfin cette alliance désirée. Le seul article qui présentat quelques difficultés , étoit celui de la religion. Catherine avoit ladessus pressenti 1'esprit de sa cour, et même consulté 1'archevêque pour savoir si sa petite-fille pourroit abjurer 1'orthodoxie : au lieu de lui répondre , comme elle s'en flattoit, il se contenta de lui dire : Votre majesté est toute-puissante. La grande patriarche de Russie , ne se yoyant pas soutenue par 1'opinion de son  ( 38 ) clergé qu'elle avoit cru plus facile, voulut alors paroitre plus Russe que les Russes mëmes; et pour caresser la fierté nationale , bien plus que par respect pour la religion grecque , elle résolut de faire une reine de Suède de cette religion. Autant la chose lui paroissoit nouvelle et humiliante pour la nation et le gouvernement suédois , autant elle flaltoit sa vanité et celle de ses ministres : d'ailleurs , les popes, les chapelains et les autres personnes qu'elle donneroit a la jeune reine, seroient des personnages sürs et propres a entretenir cette princesse dans les intéréts de la Russie. Le roi étoit amoureux ? ébloui ; le régent paroissoit toul-a-fait gagné : quelle apparence donc qu'après des démarches aussi décidées, ils pourroient se refuser a eet arrangement ? Dans les conversations particulières, on n'avoit touché que légèrement le point délicat : on ne s'étoit guère attendu a trouver Catherine scrupuleuse, etle roi avoit fait entendre que?  • ( 39 ) pour respecter les préjugés et la natiou russes, la princesse ne seroit point obligée de faire abjuraüon formelle. L'impératrice , persuadée que les choses ne pouvoient plus reculer , laissa a ses ministres favoris Zoubow et Markow le soin d'arranger le contrat selon ses vues. D'un autre cöté, 1'ambassadeur de Suède demanda la princesse en mariage , dans une audience qu'on lui donna pour faire cette demande en forme : et le jour et 1'heure des üancailles furent fixés pour le 10 septembre (vieuxstyle) au soir. Ce jour fut celui du plus grand chagrin, mème de la plus grande humiliation ou'eüt jamais éprouvée 1'heureuse , Pint périeuse Catherine. Toute la cour recut ordre de s'assembler en gala dans la chambre du tröne : la jeune princesse , paree en bancée , suivie de ses jeunes sceurs; les grands-ducs et leurs épouses, toutes les dames , tous les cavaliers , et le grand-duc, père, avec la grandeduchesse , arrivés de Gatschina pour les  C 4° ) fiancailles de leur fille , s'assemblèrent dès les sept heures du soir. L'impératrice elle-même arriva dans toute sa pompe: il ne manquoit plus que le jeune fiancé, dont le peu d'empressement surprit d'abord. Piusieurs entrees et sorties du prince Zoubow, et l'impatience oü Pon voyoit l'impératrice, excilèrentbientot la curiosité et les chucboteries des dames, Qu'est-il-arrivé ? le roi seroit-il tombé malade ? il n'est au moins pas galant.... comnlent ose-t-il faire attendre ainsi la souveraine , dans la cbambre de son tröne , et la cour assemblée ! Gependant ce i'oi attendu, comme Pépoux des onze mille vierges, ne paroissoit point. Voici ce qui occasionnoit eet étrange retard. Le roi devoit se rendre a la cour a sept heures du soir: a six , le diplomate Markow lui apporta le contrat et les articles de Falliance, qu^il venoit de l édiger avec Zoubow. Gustave, en ayant fait la lecture, parut fort étonué d'y trouver des choses dont il n'étoit pas convenu avec  ( 4i ) l'impératrice , et demanda si c'étoit de sa part qu'on les lui présentoit a signer (i). Sur la réponse affirmative de Markow, il répliqua que la chose étoit impossible. II observa qu'il ne vouloit pas gêner la conscience de la princesse ; qu'elle pouvoit, en particulier, professer sa religion; mais qu'il ne pouvoit lui accorder ni chapelle, ni clergé , dans le palais royalj et qu'en public, et dans toules les cérémonies extérieures , elle devoit au contraire professer la religion du pays. Qu'on s'imagine la surprise et 1'embarras du fade Markow : il fut obligé de reprendre ses papiers , et de rapporter a Zoubow que le roi refusoit de les signer. H revient bientöt , dans la plus grande agitation , dire que l'impératrice étoit déja dans la chambre du tröne, environnée detoute la cour ; qu'il n etoit plus possible de lui I (i) Ces articles étoient' que la princesse auroit sa chapelle et son clergé particulier dans le palais royal, et certains engagemens de la Suède eontre la France que 1'on a tenus très-secrets.  C 42 ) parler; qu'elle attendoit le prince ; et qu'on se flattoit qu'il ne voudroit pas faire un éclat, qui seroit un affront inoui a sa souveraine , a la jeune princesse, et a 1'empire entier. Besborodko et plusieurs autres arrivèrent successivement, exhortant, pressant, priant le roi de se rendre: tous les suédois qu'on interpelloit, penchoienta céder. Le régent secontentoit de dire que cela dépendoit du roi; il le prit a part, fit un tour de chambre avec lui, paroissant aussi le presser lui-même en lui parlant bas. Le roi lui répondit a haute voix: Non, non ,je ne le veuxpas ! je ne le peuxpas ! je ne signer'aipoint.' il résista a toutes les remontrances, a toutes les importunités des ministres russes ; et, dépité enfin de ces obsessions, il se retira dans sa chambre et en ferma la porie, après avoir reuouvelé un ï^efus net et bien prononcé de signer rien de contraire aux lois de son pays. Les ministres russes demeurèrent stupéfaits de ïaudace d'un roi enfant, qui osoit ainsi résister a  ( 43 ) leur soiweraine, et se ccmcertèrent sur la manière dont on pourroit lui annoncer cette catastrophe. Si la fermeté que montra le jeune Gustave dans cette occasion, a été sienne', si les instances que paroissoient lui faire ses conseillers, n'étoient pas feintes, elle promet a sanation le plus grand caractère, et 1'on ne peut trop 1'admirer dans un jeune prince de dix-sept ans, que 1'amour seul auroit dü séduire. II est cependant a croire , pour 1'honneur du régent, que les instances qu'il parut faire a son neveu étoient simulées, et qu'il vouloit seulement rejeter sur 1'opiniatreté du roi une résistance qui lui auroit peut-être attiré la vengeance directe de Catherine. La plupart des Suédois qui suivoient Gustave, étoient vraiment gagnés ou séduits: c'étoient de jeunes courtisans qui avoient compté pour beaucoup, dans leur voyage, les cadeaux de noce , et qui étoient mortifiés qu'elle ne se fit pas. L'ambassadeur Stédiug joua un röle assez difficile ; mais  ( 44 ) M.deFlemming se prononcahautement, en disant qu'il ne conseilleroit jamais au roi d'agir contre les lois du royaume. Ces débats entre les ministres de l'impératrice et le roi avoient duré jusqu'a prés de dix heures. Catherine et sa cour attendoient encore: enfin il fallut lui annoncer que tout étoit rompu. Le prince Zoubow s'approcha d'elle mystérieusement, et lui paria a 1'oreille : elle se leva , bégaya , se trouva mal, et ressentit mème une légere atteinte , avant-coureur de celle qui la mit au tombeau quelques semaines après. L'impératrice se retira, et la cour fut congédiée , sous prétexte d'une indisposition subite du roi. Cependant, les véritables motifs se répandirent bientöt. Les uns étoient indignés de 1'audace d'un petit roi de Suède ; les autres, de 1'imprudence de la sage Catherine, qui s'étoit exposée si légèremen t a une pareille scène: on 1'éloit sur-tout de Ia présomption de Zoubow et de Markow, qui avoient prétendu en imposer aux Suédois par leur  ( 45 ) astuce, et qui s'étoient imaginé leur faire signer un contrat de manage a l'impromptu. La plus intéressante victime de cette sotte finesse, et de ce cruel orgueil, fut la charmante Alexandrine. A peine eut-elle la force de rentrer dans son appartement, et la, ne pouvant plus retenir ses larmes, elle s'abandonna , devant ses gouvernantes et ses demoiselles , a. une douleur. qui attendrissoit ceux qui 1'approchoient, et qui la rendit vraiment malade. Le surlendemain de ce dénoument imprévu étoit la fète de la grande-duchesse Anne ïeodorowna (i): 1'étiquette de la cour ordonnoit un bal ; personne n'y vouloit danser. Le roi s'y rendit pourtant: l'impératrice y parut un instant aussi, et ne lui dit rien. Zoubow même bouda visiblement le roi de Suède : 1'embarras étoit lisible sur tous les visages. Alexandrine (i) L'épouse du grand-duc Constantin, née princesse de Saxe-Cobour-g.  C 46 ) malacle n'y étoit pas. Le roi dansa avec les autres princesses , s'entretint un moment avec le grand-duc Alexandre , et se retira bientöt en saluant tout le monde plus poliment encore qu'a 1'ordinaire : ce fut la dernière fois qu'il parut a la cour. Ces jours de gala, de pompe et de fètes, se changèrent soudain en jours de retraite et d'ennui; et jamais roi, dans une cour étrangère, n'en a passé d'aussi tristes et d'aussi désagréables. Tout le monde étoit malade ou feiguoit de 1'ëtre. L'intérêt qu'avoit mérité Gustave , celui qu'inspiroit Alexandrine , attendrissoient en leur faveur. On la plaignoit comme une victime de la vanité et de la sottise: on le plaignoit d'ètre obligé de faire un sacrifice qui devoit tant coüter a son cceur (1). (1) II a épousé depuis la jeune princesse Fréde'rique de Baden , sceur de la grande -duchesse Elisabeth. Malgré les charmes de sa jeune épouse , on sait qüil est malheureux avec elle ; et il est a craindre qu'Alexandrine , qui.doit, dit-on , épouser un archiduc d'AutriGhe , ne soit pas plus heureuse.  C 47 ) On maudissoit touthaut Zoubow et Markow ; on ne concevoit rien a la conduite de l'impératrice: elle-même étoit livrée au plus horrible dépit. On prétend que ses favoris humiliés osèrent lui insinuer de faire violence au jeune prince qui étoit en sa puissance. Elle alla s'enfermer, un jour entier et presque seule, dans son palais de Tauride, sous prétexle d'y célébrer la fondation de sa cbapelle , mais en efFet pour cacher aux yeux de la cour la peine qui la dévoroit , et pour s'y entretenir encore avec son clergé et ses favoris sur le cas embarrassant oü elle croyoit se trouver. On tacha de ramener un peu les choses. Le roi la vit encore en particulier, et les ministres tinrent plusieurs conférences. Gustave éluda enfin, en déclarant que ne pouvant, selonleslois de Suède, accorder ce que désiroit 1'impératrice, il consulteroit la-dessus les états qui s'assembleroient a sa majorité ; et que, si les états consentoient a avoir une i^eine grecque, il enverroit alors chercher la princesse. Le  ( 48 ) despotisme russe , indigné d'entendre un roi tenir ce langage , voulut en vain 1'exciter a braver les états, et lui offrit les forces nécessaires pour les punir, au cas de leur révolte : mais on ne put obtenir d'autre accommodement du roi. Tel fut le résultat de ce voyage , dont les papiers publics osèrent a peine parler. Xe roi partit le jour même oü 1'on célébroit la naissance dugrand-duc Paul(i), huit jours après la rupture. II laissa beaucoup d'humeur et de dépit a. l'impératrice, beaucoup de douleur et d'amour dans le cceur de la jeune princesse qui en resta malade et mélancolique, et des regrets et une estime générale après lui. Malgré la catastrophe imprévue, pour ne pas trop scandaliser le public, on se fit des cadeaux réciproques; et les Russes furent d'autant plus surpris de la richesse et du bon goüt de ceux du roi de Suède, qu'on avoit (i) Aujourd'hui empereur ; c'est le 20 septembre , yieux, style , ou 1 octobre , nouveau style.  (49) affecté de le traiter enpaiwrepetit garcon. Si, dans toute cette affaire , 1'on a si peu parlé du grand-duc Paul, c'est qu'il n 'étoit pas plus question de lui, pour ce qui regardoit ses enfans , que pour ce qui concernoit 1'état. II étoit a son cha.teau de Gastchina , et , pendant tout le séjour du roi, qui fut d'environ six semarnes , on ne le vit qu'une ou deux fois a Pétersbourg. La grande-duchesse sa femme, au contraire , faisoit , trois ou quatre fois la semaine , ce voyage ennuyeux et fatigant, pour se trouver aux fètes , et revendiquer , au moins en apparence , ses droits et ses devoirs de mère. Cette bonne princesse disoit: Si toutes mes fdles me coütent autant de peine a marier que celle-ci, je mourrai par les chemins. Le roi avoit été, pour la forme , a Gasischina et a Pawlowsky. Paul et le régent parurent des êtres trop hétérogènes pour se convenir • et, en cette occasion , ont le vit, pour la première fois , être de 1'avis de sa mère , et la i d  ( 5o ) surpasser même dans ses scrupules et sa dévotion a la religion grecque orthodoxe. II. est daülëurs probable que les bizarreries de Paul apporteront autant d'obstacles au bonheur de sa fille , que la vanité de Catherine et Pimpéritie de ses ministres (i) : le costume des Suédois , (,) Quelque teras après son avènement au tröne , Paul, entrant dans 1'appartement de ses filles , se mit a plaisanter une de leurs demoiselles sur son manage prochain. Pour ma fille Alexandrine , ajouta-t-il , on. ne peut la marier, aar son prétendu ne sait pas encore écrire. _ II venoit de recevoir une lcttre du roi de Sutde , dont le secrétaire avoit omis sur 1'adresse cmeloues titres de 1'autocrate , entre autres celui tout nouveau de duc de Courlande , etc. Pour qu'a 1'avenir personne ne fut dans le cas de commettre cette omission criminelle Paul donna un oukas particulier ; dans lequel il ordouna tout au long de quelle manièrs il vouloit être nonimé : et, comme si 1'immense empire de Russie avoit besoin des amplifications espagnoles pour paroilre grand et puissant , il prend les titres de toutes les anciennes principautés 5 ceux qu'il veut qu'on lui donne , mème dans les suppliques , contiennent une bonne page. En vérité , ce tzar paroit digne de 1'un de ses prédécesseurs , qui déclara la guerre a la Po gne , sans alléguer d'atrtfe motif,  ( 5i , leurs habits courts, leurs manteaux, leurs rubans et leurs chapeaux ronds , suffirent pour lui inspirer une aversion incurable. Ce mariage forcé-manqué a vraiment couvert de ridicule les diplomates russes; et il düt être bien humiliant pour la vieille impératrice d'avoir laissé employer des moyens aussi misérables. Ne paroit-il pas aussi bien au-dessous de Fempire de Russie, de se montrer si embarrassé de Fétablissement de ses aimables princesses , et de mettre en usage tant de grandes et petites surpercheries pour les marier ? II est vrai que Pambition démesurée de Catherine semble avoir pris a tache de rendre leurs mariages difficiles : elle a , comme jadis mademoiselle de Montpensier, tué leurs que celui de n'avoir pas été nc-mmé selon tous ses titres. Au reste, on sait que Paul a été sur le point de renouveler la guerre avec 'la Suède , et qu'il a décidé du malheur de la vie de son intéressante fille , cn forgant , par ses procédés , le roi de Suède a y renoncer pour toujours.  ( 5a ) maris a coups de canon. Un roi de Pologne , un duc de Courlande , même un hospodar de Moldavië , voila les époux sortables qu'elle auroit pu leur laisser. Au reste, quelque destinée qui soit réservée aux grandes-duchesses, elles seront sans doute plus heureuses que les princesses allemandes mariées en Russie , qui toutes ont eu le sort le plus misérable. On sait la destinée affreuse qu'eut Sophie de Brunswick , épouse du déplorable tzarwilsch Alexis : celle de la régente Anne, mère infortunée du non moins déplorable Iwan III, fut plus triste encore. La grande-duchesse Natalie de Darmstadt, première épouse de Paul, n'at-elle pas fait une funeste fin ? Qui n'a pas été attendri des chagrins qu'a essuyés Marie de Wurtemberg , impéralrice aujourd'hui ? et qui ne plaint pas maintenant cette jeune princesse de SaxeCobourg , devenue la proie du grandduc Constantin ? On n'osera pas , j'espère 3 m'objecter Catherine, la grande  ( 53 ) Catherine : avoir été Ia meurtrière de son époux , n'est-ce pas avoir été la plus malheureuse des épouses ? La seule exception que je voie a faire jusqu'ici, dans cette série d'épouses infortunées , c'est Élisabelh de Baden-Dourlach, a qui son caraccère, et sur-tout celui de son mari Je grand-duc Alexandre, semblent assurer une vie plus heureuse ( i ). Jeunes et touchanles victimes , que la Germanie semble envoyer en tribut a la Russie , comme jadis la Grèce envoyoit ses blies pour ètre dévorées par le minotaure , combien de fois arrosezvous de larmes secrètes les appartemens (i) Malheureusement cette exception n'a de'ja plus lieu. Paul, qui n'a jamais pu souffrir cette princesse , se tronve aujourd'hui son persécuteur. La fureur ou 1'a mis le mariage du roi de Suède avec sa steur, parolt avoir augmenté sa haine contre elle et ses parens, avec qui elle n'ose plus ouvertement correspondre. Le tyran de son empire 1'est aussi de sa familie ; il y défend les premiers et les plus justes sentimens de la nature.  ( H ) bronzés qui vous renferment ? combien de fois reportez-vous vos regards et vos regrets vers les demeures chéries oü, vous avez passé les jours de votre enfance ? Ceux que vous eussiez coulés dans les bras d'un époux de votre nation > sous un climat chéri du ciel, au sein d'un peuple plus heureux et plus policé 7 au milieu d'une cour moins fastueuse e' moins corrompue , n'eussent-t-ils pas été bien préférables ? Ces chaines que vous portez , pour être d'or , n'en sont que plus pesantes pour vous: cette pompe qui vous environne, ces richesses qui vous couvrent, ne sont pas les vötres; vous n'en jouissez pas. Si 1'amour ne vous embellit? par ses prestiges, le séjour de gêne et d'ennuis que vous habilez, il n'est bientöt pour vous qu'une affreuse prison. Certes votre sort est digne des larmes de celles qui vous 1'envient: le titre si brillant et si brigué de grande-duchesse de toutes les Russies, a été jusqu'ici un titre d'exclusion au bonheur.  Que n'auroit-on pas a dire du peu de fierlé de ces princes allemands qui envoient leurs filles en Russie , pour y être ehoisies comme les Géorgiennes conduites au sérail du grand-seigneur ? Celle qui est agréée est malheureuse 5 et celles qu on rènvoie , insultées : car la dot qu'on leur donne,le ruban dont on les chamarre, ne font qu'attester qu'elles ont éte offertes, examinées et rebutées. C'est ordinairement la mère de ces princesses qui lait ce lointain voyage , pour trafiquer amsi de 1'une de ses filles , en les exposant toutes a un cboix bonteux. Certes les tems ont bien cbangé : lorsque le tyran Iwan Wasiliéwitsch (Basilide) , aussi cruel et moins bizarre que Paul, voulant s'allier aux princes de 1'Europe , envoya demander en mariage la speur d'AugusteSigismond, roi de Pologne; celui-ci, par une raillerie grossière, digne de son siècle el sans doute aussi de 1'idée qu'on se faisoit alors d'un Wélild-Kniaiss ou grandprince de Russie, lui envoya une jument  ( 56) blanche habillée en femme. Aujourd'bui, au premier signe d'un autocrate russe, les princes allemands se hatent d'envoyer leurs mères, pour que les TVéliM-Kniaiss puissent choisir celles qui leur conviennent, et renvoyer les autres avec une confusion que les rubans , les bijoux et les roubles , ne peuvent assez couvrir. Les autocrates agissent aujourd'hui avec les princesses allemandes , précisément comme ils en usoient jadis avec les filles de leurs esclaves qu'ils convoquoient dans leur palais pour se choisir la plus jolie. Comment, je le répète, des princes allemands ont-ils pu se soumêttre k ce lache tribut, et respecter aussi peu la décence el la délicatesse de leurs filles ? De toutes ces victimes amenées ainsi en Russie (i), les deux jeunes princesses (2) Catherine a fait venir onze princesses allemandes , pour pourvoir ses fils ou petits-fils : trois princesses de Darmstadt , amenées par leur mère j trois princesses de Wurtemberg ( celles-ci ne vinrent que jusqu'en Prusse : Frédéric 1'unique exigea que le grand-duc fut assez gclant pour faire la moitié du  ( 57 ) de Baden-Dourlach parurent les plus intéressantes et les plus jolles. Leur mère , nee princesse de Darmstadt, y avoit déja été amenée dans sa jeunesse avec ses soeurs , dont Tune eut le malheur d'être la première femme de Paul. Cette princesse , femme aimable et digne mère d'une familie charmante, ne voulut point reparoïtre avec ses lilles sur un théatre oix elle avoit été exposée elle-mème: elle les confia a la comtesse Schouwalow, veuve de 1'auteur de 1'épitre a Ninon, qui étoit chargée de cette négociation, ainsi qu'un certain Strékalow qui se conduisit comme un Cosaque, que 1'on auroit envoyé enlever des filles en Géorgie pour le sérail d'un sultan. Ces princesses , après un long et pémble voyage , arrivèrent, a la fin de 1 au- chemin ) • deux princesses de Baden , et trois princesses de Cobourg , amenées encore par leur mère. Le jeune roi de Suède a fait trois voyages hors de ses états , pour se choisir une femme j et, pour un grand-duc de Russie cadet , 1'on a fait venir trois princesses du fond de 1'AUemagne.  ( 58 ) tomne de 1792 , la nuit, et par un tems affreux qui sembloit leur donner les plus tristes iiupressions. On les fit descendre dans le palais qu'avoit occupé Potemkin , et oü l'impératrice les recut, accompagnée de madame de Branicka, sa favorite. Les jeunes princesses' prirent d'abord cette dernière pour Calherine; mais Ia comtesse SchouwaloW les ayant détrompées , elles se jetèrent aux pieds de l'impératrice, et lui baisèrent en pleurant la robe et les mains , jusqu'a ce qu'elle les eüt relevées pour les embrasser : on les laissa ensuite souper en liberté. Le lendemain , Catherine vint les voir, comme elles étoient encore a leur toilette , et leur apporta le cordon de Ste.-Catherine , des bijoux et des étoffes. Elle se fit montrer leur garde-robe; et> en la voyant, elle leur dit: Mes amies 3 je nétois pas si riclie que vous , quand farrwai en Russie. (1) (1) Catherine disoit souvent , sur Ia fin de sa vie : Je suis arrivée pauyre en Russie 7 mais je m'acquitte  ( 59 ) Les jeunes grands-ducs les virent le même jour cliez leur grand'mère. L'aïné, qui soupconnoit déja le motif de leur arrivée , eut 1'air pensif et embarrassé: il ne paria point. Catherine dit que , connoissant la mère de ces princesses , et les Francais ayant pris leur pays (i) , elle les avoit fait venir pour les élever a sa cour. A leur retour , les jeunes princes parlèrent beaucoup d'elles,et Alexandre dit qu'il trouvoit 1'ainée bien jolie (2). Ah ! point du tout , s'écria le cadet; elles ne le sont ni Tune ni Tautre : il fuut les envöyer d Riga pour les princes de Courlande; elles ne sont bonnes que pour eux (3). envers 1'empire : la Tauride et Ia Pologne sont la dot que je lui laisse. (1) C'étoit 1'époque de 1'expédilion de Custine en Allemagne. (2) Elle étoit en effet charmante : la grande duchesse Alexandrine est la seule beauté qui puisse lui être comparée a la cour de Russie. Sa sceur, agée de i3 ans, n'étoit pas encore formée , mais avoit quelque chose de plus piquant et de plus spirituel encore. (5) Ces princes y étoient alors éleyés , comme de-  ( 6o ) Cependant le mot d'Alexandre fut rapporté a la grand'mère ; elle fut charmée qu'.l trouvat belle celle qu'elle lui destinoit, et dont elle paroissoit elle-mème euchantée. Catherine prétendoit avoir ressemblé a Louise de Bade en arrivant en Russie: elle se fit apporter le portrait qu'on avoit tiré d'elle a cette époque, le confroula ; et 1'on pense bien que chacun trouva que deux gouttes d'eau ne se ressembloient pas davantage. Elle s'attacha dès-lors singulièrement a la jeune princesse, redoubla de tendressepour Alexandre , et s'occupa avec plus de plaisir du projet de leur laisser immédiatement son tróne. Les jeunes étrangères parurent pour la première fois a la cour , le jour oü les députés de Pologne furent admis a vant régner un jour en succédant a leur oncle. On destinoit 1'alné a la seconde grande-ducliesse HélénaPawlowna. Tout a bien changé pour eux. Ils sont officiers subalternes dans les armées de Paul j et 1'alné vient mème d'ètre relégué dans une garnison d'inYalides.  ( 6i ) remercier la grande Catherine , de 1'bonneur qu'elle venoit de faire a la république, d'en garder les trois quarts pour' elle (i). Les princesses furent autant éMouies de la magnificence qui les environnoit, qu'on parut 1'ètre dè leurs graces uaissantes ; mais il arriva a 1'ainée un accident qui fit dire aux Russes supersti- (!) A cette époque , on avoit encore laissé une partie du royaume ou république de Pologne! Les députés ne furent pourtant recus que comme ceux d'une province soumise : il? restèrent découverts , et l'impératrice assise ; elle ne les salua que d'un simple sigue de tête , après qu'ils se furent prosternés devant elle. Le comte Branicli , mari de la favorite , fut 1'orateur de cette bonteuse ambassade , qui voulut pourtant haranguer en polonais. II dit , entre autres sottises : La grande Catherine a daigné dire un mot et faire un signe ; et le despotisme , pret a s'emparer du tröne de Pologne , est tombé comme une idole. Ce mot de Catherine étoit une impertinente brochure rédigée par Altesti , oü 1'on traitoit tous les magnats de Pologne de jacobins , et le roi de factieux : ce signe , c'étoit 1'envoi de deux armées qui av01ent inassacré et brülé tout ce qu'elles n'avoient pu piüer ; cette idole du despotisme, c'étoit la constitutioa du 5 mai: o impudence !  ( 62 ) tieux qu'elle seroit malheureuse en Russie. En s'approchant du tröne de Cathe•rine , elle se heurta contre 1'angle du degré, et tomba tout de son long devant ce tröne. Puisse un si triste présage ne pas se réaliser! Pendant que sa jeune sceur passoit douloureusement ses jours a pleurer son pays et ses pareus, dont toute la pompe de la cour n'avoit pu la distraire , et qu'on la renvoyoit enfin comblée de dons qui la touchoient moins que le plaisir de re voir bientöt les bords du Rhin (i) , la (1) Avec plusieurs brillans qu'elle recut , on lui assura une pension qui seroit remplacée par une dotComme elle est devenue reine de Suède , j'ignore si la Russie Fa dotée. Parmi les dons qu'on lui fit, étoit un cordon de St.-André pour son père : eet ordre étoit le premier de la Russie , et Catherine ne savoit pas même Ie nombre des chevaliers : il se trouva que le prince de Baden 1'étoit déja. L'impératrice ne voulut point qu'on renvoyat 1'ordre ; elle permit au prince de le donner a son fils encore enfant. II arriva souvent que Fon envoya a des officiers des ordres qu'ils avoient déja: Fun d'eux ayant sollicité en vain une autre récompense ? il porta les deux mêiaes croix  ( 63 ) princesse Louise senibloit sourire au destin qui 1'attetidoit. Un consolateur inconnu étoit né dans son cceur et avoit essuyé ses larmes. Elle avoit senti 1'amour , en voyant le jeune prince qui devoit ètre son époux , et qui 1'égaloit en beauté et en douceur. Elle se prêta de bonne grace a tout ce que 1'on exigea d'elle , apprit le russe , s'instruisit dans la religion grecque , et fut bientöt en état de faire confession publique de sa nouvelle foi, et de recevoir sur ses bras nuds et sur ses pieds délicats et nuds aussi, les onctions que lui administra un Au reste Catherine , si magnifique quelquefois ^ montra une le'sine ridicule , en accordant a la gouvernante qui avoit élevé et aceompagné en Russie les princesses de Baden,une misérable pension de 200 rouj bles ; ce qui indigna la cour de Carlsrouhe même. Ces traits de lésine se retrouvent souvent parmi les générosités de Catherine. Elle ne donnoit volontiers qu'a ceux qui avoient déja trop i elle aimoit mieux gratifier que récompenser. Sur la fin de sa vie , elle devint avare , sur-tout envers la familie impériale qui manquoit quelquefois du nécessaire , tandis que le favori et ses cvéatures nageoient dans la profusion.  ( 64 ) évèque barbu, en la proclamant grandeduchesse sous le nom, tfElisabeth Alexiéwna. Catherine aima mieux lui donner son propre sur-nom que de lui laisser celui de son père ? comme il est d'usage (i). Les fiancailles se célébrèrent au mois de mai suivant, avec une pompe et des fètes extraordinaires. La Russie venoit de fiuir trois guerres presqu'égalenient Iriomphantes. Une foule de généraux et d'officiers , couverts des lauriers qu'ils avoient cueillis dans ces guerres, gros- (1) Les noms patronimiques des Russes ont quelque chose d'antique et de respectable'. Un Russe pouvoit nommer 1'impératrice , même en lui parlant , Ekatarina Alexiéwha, Catherine, fille d'Alexis. La princesse de Baden auroit donc du se' nommer ElisabethaCarlowna , puisqu'elle est fille d'un prince Charles. Les Grecs avoient aussi eet usage ; et nous pourrions dire , en traduisant heureusement les terminaisons vusses par le grec , Ywan Basilide, Alexandre Nicolaïde , etc. comme 1'on dit Alcide , Séleucide , Héraclide , d'autant que la prononciation et 1'orthographe de Basilïéwitsch , Nicolaïe'witsh, etc. sont toujours embarrassantes pour un Francais.  ( 65 ) sissoient la cour. Une quantité de Suédois , admirateurs de Catherine, presque tous les magnats polonois dévoués et soumis , des khans tartares, des envoyés de la grande Bukarie, des pachas turcs, des députés grecs et moldaves, des sophis de Perse , et des émigrés francais, qui demandoient également vengeance et protection (i), augmentoient en ce moment lenombre des courtisans de 1'orgueilleuse autocratrice du Nord : jamais cour n'offrit un spectacle si brillant ni si varié. Ce furent les derniers beaux jours de Catherine. Elle dina sur un tröne élevé au milieu des autres tables : couverte et couronnée d'or et de diamans , elle prome- (i) On présenta nu jour en même-tems a Catherine Se jeune Richelieu , un envoyé persan, des députés Ralmoucks, et un vieux fou russe qu'elle créoit chevalier, a la recommandation de N. Soltykow, pour avoir prié pour elle. Richelieu lui baisa la main avec toute 1'aisance francaise; le Persan , avec des gestes orientaux 5 les Kalmoucks , en se jetant a terre ; et le Tieux Russe , en s'agenouillant et leyant les yeux au r. e  ( 66 ) noit un ceil serein sur cette assemblee immense composée de toutes les nations, et sembloit les voir toutes a ses pieds. Entourée de sa familie brillante et norabreuse, un poëte Feut prise pour Junon assise parmi les dieux (i). L'arrivée de la princesse de SaxeCobourg avec ses trois filles , dont Fune devint 1'épouse du grand-duc Gonstantin , fut moins marquante. Les Russes se perin irent même des remarques piquanles sur ces princesses , sur Fantiquilé et le mauvais goüt de leur habillement. On ne les présenta qu'après avoir renouvelé leur garde-robe. Constantin n'en vouloit aucune ; il disoit qu'elles avoient Pair (1) C'est ce qui ne manqua pas d'avoir lieu , sur-tout uans cette strophe de l'épithalame : Ni la reine de Thèbe au milieu de ses filles , IS'i Louis de ses fils assemblant les families, ]Ne formèrent jamais un cercle si pompeux. '1'rois géne'ralions vont flcurir devant elle , Et c'est elle toujours qui charmera nos yeux: Fiére d'èlre leur mère , et non d'ètre ininjortelle, Telle est Junon parmi les dieux.  C 67 ) allemand , tant il avoit lui-même le goüt russe. On fut obligé de lui échauffer 1'imagination, pour 1'engager a faire un choix : il tomba , malheureusement pour elle, sur la plus jeune , petite brune qui montroit de Pesprit , inspiroit de Pintérêt, et qui méritoit plus de bonheur que ne lui en promettoit le caractère de sou mari, dont on aura occasion de parler encore.  CATHERINE II. Détails sur sa maladie et sa mort. Son portrait. Son caractère. Observations sur sa cour, ses courtisans, ses ministres. hvfluence de la révolution jrancaise sur son esprit. Si Catherine proiégea les lettres. Ses owrages. Moeurs et monumens de son règne. XjE séjour du roi de Suède a Pétersbourg, les réjouissances qu'il occasionna, les rnortifications qui en furent la suite , hatèrent sürement la mort.de Catherine. Elle s'étoit livrée, pendant six semaines, a des fètes, a des fatigues continuelles ; car depuis long-tems monter et descendre 1'escalier du palais , s'habiller et paroitre un instant, étoit un travail pour elle d'autant plus grand , qu'elle s'efforcoit toujours de paroitre jeune et bien portante , et qu'elle ne vouloit point se  ( 69 ) servir de chaises a porteurs. Quelques courtisans , connoissant celle difficulté qu'elle éprouvoit a monter , avoient a grands frais transfo'rmé leurs esealiers en rampes douces et tapissées , pour la recevoir les jours des festins et des bals qu'ils donnoient au roi : une pareille galanterie avoit mème coüté quatre a cinqmille roubles a Besborodko > uniquement pour faciliter dans sa naaison la réception de Catherine (i). Sur la fin de sa vie , Catherine étoit devenue d'une grosse ur presque difforme: ses jambes toujours enflées, et souvent ouvertes, étoient toutes d'une venue avec ce joli pied qu'on (i) Que les altesses ou excellences russes, qui pourront lire ceci, ne se formalisent pas de se voir lou* Simplement nommer por leurs noras : je voulois les cnvelopper dans leurs titres comme une pillule dans son oripeau 5 mais souvent, a 1'instant oü j'écrivois , le monsieur devenoit comte, le comte prince, et le prince kniaiss ; le conseiller, général, et le valet-de chambre , excellence. Tout cbangeoit avec une tellc rapidité sous la main créatrice de Paul , que j'ai dü m'en tcnir au nom seul des personnages.  ( jo ) avoit admiré jadis. Le fameus pirate Lambro-Cazzioni , que 1'amiral Hibas avoit introduit chez elle par la faveur de Zoubow, et qui lui servoit de bouffon après lui avoir servi de corsaire dans 1'Archipel, voulut aussi ètre son médecin. II lui persuada qu'il avoit un remède infaillible pour lui guérir les jambes, et il alloit lui-même chercher de 1'eau de la mer pour lui faire prendre chaque jour des bains de pied froids. Elle s'en étoit d'abord bien trouvée , et se moquoit avec Lambro des conseils de ses médecins ; mais ses jambes s'enflèrent bientöt davantage; les veilles et le mouvement qu'elle se donna empirèrent le mal. Au moment ou elle apprit le refus du roi, et oü elle fut obligée de congédier sa cour après 1'avoir assemblée pour célébrer les fiancailles de sa petite-fille, elle ressentit déja une légere atteinte d'apoplexie. La conirainte qu'elle s'imposa les jours suivans pour se monlrer avec son visage ordinaire , et pour ne pasavoirl'air  ( 7* ) de succomber au dépit que lui donnoit la mutinerie dun petst roi (i) , fit remonter de plus en plus le sang et les humeurs a la tète. A cette époque, son teint, déja très-enluminé, devint plus rouge et plus livide , et ses indispositions plus fréquentes. Je ne devrois pas faire ici mention des signes et des pronostics de sa mort; mais comme les miracles sont encore de mode en Russie , ainsi qu'on le verra, il est bien juste de remarquer que le soir cii elle se rendit chez Samoïlow avec le roi , une étoile lumineuse se détacba du ciel au-dessus de sa tète , et alla tomber dans la Néva. Je dois même assurer, pour 1'honneur de la vérité et (i) C'est 1'épithète dérisoire qu'elle lui donnoit. Ce ieune prince étoit très-jaloux , des son enfance, du UUe d'hommefait, qu'il s'efïorcoit de ménter. Se promenant uu ]our dans un pare , deux femmes s'écnerent : Courons sur le chemin pour voir notre pent roi . Gustave piqué, leur cria Eh, mesdames! enavez-yous donc un plus grand !  f 7* ) des signes funèbres, que c'est un fait dom toute la ville paria : les uns prétendoient que cette belle étoile signifioit le passage de la jeune reine en Suède; les autres, remarquant que la citadelle et les tombeaux des souverains se trouvoient vers les lieux oü 1'étoile avoit paru tomber, disoient en secret et en tremblant, que cela annoncoit la mort prochaine de l'impératrice. Je dis en tremblant et tout bas, paree que mort et impératrice sont deux mots qu'on ne peut prononcer ensemble en Russie sans blasphème et sans danger. Ce qu'il y a de certain, c'est que le 4 novembre 1796 ( vieux style ) Catherine ayant ce qu'on appeloit petit hermitage ( petite société) parut d'une gaité extraordinaire. Elle avoit recu par un vaisseau de Lubek la nouvelle que le général Moreau avoit été forcé de repasser le Rhin, et elle avoit a cette occasion écrit au ministre d'Autriche Cobentzel un billet  ( 73 ) fortbadin (a) Elle s'amusa beaucoup avec Léon Narischkain , son grand écuyer et son premier bouffon, en marchandau* et achetant de lui toutes sortes de babloles qu'il apportoit ordinairement dans ses poches pour les lui vendre , comme le feroit un mercier ambulant dont il jouoit le röle. Elle lui fit agréablement la guerre sur la peur qu'il avoit des nouvelles de mort , en lui annoncant celle du roi de Sardaigne qu'elle venoit aussi de recevoir, et paria beaucoup de eet événement d'un air libre et badin. Gependant elle se retira quelques instans plus tot qu'a 1'ordinaire, se sentant, disoit-elle, de légères coliques pour avoir trop ri. Le lendemain elle se leva a son heure accoutumée, et fit monter le favori qui resta' un instant chez elle. Elle expédia ensuite quelques affaires avec ses secré- (a)Voici ce billet qui courut les sociétés: « Je m'empresse d'annoncer a rexcellente Excellence que les excr;llentcs troupe» de 1'excellente cour ont complètement battu les Francais.»  C 74 ) taires , et renvoya le dernier qui se présenta , en lui disant de Pattendre dans Pantichambre ; qu'elle le rappelleroit pour finir le travail. II attendit quelque tems ; mais le valet de chambre Zacharie Constantmowitsch, s'impatientant de n'être point appelé et de n'entendre aucun bruit dans la chambre , ouvrit enüu la porce ; il vit avec effroi l'impératrice' renversée entre deux portes qui conduisoient de son alcove a sa garde-robe. Elle étoit déja sans connoissance et sans mouvement. On court chez le favori qui logeoit au-dessous ; on appelle les médecins : le tumulte et la consternation se répandent autour d'elle. On étendit un matelas pres de la fenètre ; on la coucha dessus ; on lui administra des saignées, des lavemens et tous les secours usités en pareils cas , qui firent leur effet orpinaire. Elle vivoit encore : le coaur palpitoit; 'mais aucun autre signe de mouvement. Le favori, voyant eet élat désesdêré , fit avertir les comtes Soltykow et  ( ?5 ) Besborodko , et quelques autres. Chacun en particulier s'empressa d'expédier un courier a Ga tschirja, oii se trouvoit le gr andduc Paul: celui de Zoubow fut son propre frère. Cependant la familie impériale et le reste du palais iguoroient Pétat de l'impératrice qu'on tenoit secret. Ge ne fut qu a onze heures, terns ou elle avoit coutume de faire appeler les grands-ducs, qu'on sut qu'elle étoit indisposée; et le bruit que l'impératrice étoit malade, ne transpira qu'a uneheure après-midi; mais on ne se disoit cette nouvelle qu'avec une circonspectionmystérieuse et timide, dans la crainte de se compromettre. On voyoit deux courtisans se rencontrer, tous deux parfaitement instruits du coup d'apoplexie, tous deux s'interrogeant, se répondant, s'observant et s'approchant pieda-pied, et toujours de front, pour n'arriver qu'ensemble au point terrible etpouvoir parler de ce qu'ils savoient déja : il faut avor hanté une cour , etsurtout celle de Russie, pour juger de Pimporlance de  ( 76 ) ces choses-la, et ne pas trouver ces détails ridicules. Cependant ceux que le hasard, ou leur poste , avoit mis a même d'ëtre instruits les premiers, se hatoient d'aller annoncer eet événement a. leurs families et a leurs amis • car on regardoit la mort de l'impératrice comme 1'époque d'une révolution extraordinaire dans 1'élat, a cause du caractère du grand-duc Paul, et des projets ou des disposilions qu'on supposoit a Catherine. II étoit donc très-important de pouvoir prendre ses précautions d'avance: aussi la cour et bientöt la ville furent-elles dans une agitation et dans une attente très-alarmantes. Cinq ou six couriers qui arriveren t presqu'a-la-fois a Gatschina n'y trouvèrent point le grand-duc : il étoit allé avec sa cour, a quelques verstes de la , voir un moulin qu'il faisoit construire. II fut frappé a cette nouvelle d'une grande joie ou d'une grande douleur , car les extrêmes se touchent et se ressemblent;  C 77 ) 1'on n'en peut quelquefois bien distinguer les effets. II se remit bienlot de son trouble, adressa plusieurs questions aux couriers, donna des ordres pour son voyage , et le fit avec une telle diligence, qu'il franchit en moins de- trois heures l'espace de douze lieues qu'il y a entre Gatschina et Pétersbourg: il y arriva a huit heures du soir avec son épouse , et trouva le palais dans la plus grande confusion. Sa présence rallia quelques ministres et quelques courtisans autour de lui: les autres avoient disparu. Le favori, livré a la crainte el a la douleur , avoit laché les rênes de 1'empire ; les grands , occupés des suites qu'auroit cel événement subit, arrangeoient leurs affaires en particulier ; toutes les intrigues de la cour se trouvoient déconcertées en un moment , et sans point de réunion, comme les rais d'une roue dont le moyeu est rompu. Paul se transporta , suivie de toute sa familie, auprès de sa mère qui ne donna  C 78 ) aucun signe de connoisance a 1'aspect de ses enfans rassemblés. Elle étoit hnmobile sur le matelat, sans mouvement de vie apparent. Le gi:and-duc Alexandre, son épouse, les jeunes princesses, fondoient en larmes et formoient autour d'elle le plus touchant tableau. Les grandesduchesses , les cavaliers et les dames de la cour, restèrent habillés et levés toute la nuit, attendant le dernier soupir de l'impératrice : le grand-duc, avec ses fils, se transportoit a tout moment-vers elle pour en être le témoin; et la journée suivante se passa dans la mème agitation et la même attente. Paul, que la douleur de perdre une mère qui 1'avoit si peuaimé, n'affectoit pas extrêmement, s'occupoit a distribuer des ordres de détail et a tout préparer pour son avènement : il donnoit a ce grand acte de sa vie , les mêmes soins qu'un directeur de spectacle donne a ses coulisses et a ses machines avant de faire lever la toile. En vérité, il semble aussi  ( 79 ) que la mort d'un souveraln ne soit qu'un entr'acte de comédie , tant sa personae occupe peu ceux qui 1'envirounent et même ses enfans. Catherine respiroit encore , et 1'on ne pensoit déja plus qu'aux chaugemens qui alloient se faire et a celui qui alloit la remplacer. Cependant les appartemens du palais se remplissoient peu-a-peu des officiers qui accouroient de Gatschina , dans un coslume si grotesque et si nouveau, qu'ils paroissoient des revenans d'un autre siècle , ou des arrivés d'un autre monde. Le chagrin , la crainte ou la douleur, se peiguoient sur le visage des anciens courtisans, qu'on rencoutroit pales et défaits, et qui se retiroient successivement pour faire place aux nouveaux venus. Une foule innombrable de voitures environnoit le palais et obstruoit les rues qui y conduisoient : tous ceux qui y avoient quelques connoissances y passoient la journée , en attendant ce qui alloit arriver. La sortie de la ville étoit d'ailleurs  ( 8o ) interdite , et Pon ne laissoit passer aucun courier. On croyoit généralement que Catherine étoit expirée dès la veille, mais que des raisons politiques faisoient encore cacher sa mort. II est cependant vrai qu'elle étoit toujours dans une espèce de léthargie : les remèdes qu'on lui avoit administrés avoient produit 1'effet naturel; elle avoit même encore remué un pied et serré la main d'une femme de chambre; mais heureusementpour Paul elle avoit pour toujours per-du la parole. Vers les dix heures du soir, elle parut se ranimer tout-a-coup, et commenca a raler horriblement. La familie impériale accourut auprès d'elle • mais Pon fut obligé d'éloigner les princesses de ce spectacle affreux et nouveau. Enfin Catherine poussa un cri lamentable qui fut entendu dans les appartemens yoisins , et expira après une agonie de trente-sept heures. Pendant ce tems, elle ne donna aucun signe de souffrance qu'un instant avant d'expirer; et  ( 8i ) sa mort parut aussiheureuseque son règne Pavoit été. Si Pon pense quelquefois juger de Pamourqu'ont mérité lesmonarques, par les impressions que fait leur mort, ce n'est guères en Russie qu'on peut faire cette observation, a moins qu'on ne voulüt prendre la cour pour Pempire entier. L'homme qui perdoit le plus a Ia mort de l'impératrice, celui qu'elle précipita du faite des grandeurs et du pouvoir dans la foule dont la faveur Pavoit tiré, fut aussi le plus affligé: sa douleur eut même une expression touchante. Les jeunes grandes-duchesses qui aimoient lendrement leur grand'mèi'e, et avec qui elles étoient plus familières qu'avec leurs propres parens, lui payèrent aussi un tributde larmes bien sincères: elles la regardoient comme leur pi-ovidence etlasourcedeleur bonheur et de leurs plaisirs. Les dames et les courtisans qui jouissoient des bontés et de la société intime de Catherine , ou elle étoit d'une aménité charmante, i. f  ( 82 ) pleuroient également cette princesse. Les demoiselles mème et les jeunes gens de la cour r egrettoient les heureuses soirees de 1'Hermitage, et cette liberté de mceurs et de plaisirs qu'elle savoit inspirer , et a laquelle ils opposoient la gêne soldatesque et 1'étiquette bizarre qui alloient y succéder. Les Russes spirituels et railleurs frémissoient d etre obligés désormais de respecter des personnes qu'ils avoient raillées et méprisées , et de se soumettre a un train , de vie qui avoit été le sujet perpétuel et inépuisable de leurs sarcasmes et de leurs bons mots. Lesfemmes, les domestiques de Catherine, pleuroient sincèrement une maitresse bonne etgénéreuse, dont 1'humeur égale et douce, le caraclère noble et fier, étoient au-dessus de tous ces petits emportemens journaliers qui empoisonnent la vie domestique. Réellement si Fon pouvoit juger de Catherine comme d'une mère de familie, de son palais comme de sa maison, de ses courtisans comme  ( 83 ) cle ses enfans., elle méritoit des regrets et des larmes. Plusieurs autres personnages avoient aussi l'air pale et désespéré; mais ceuxla étoient incapables de pleurer • ils avoient plutöt Fair coupable que triste , et leur douleur ne pouvoit s'expliquer en faveur de Catherine : c'étoit cette foule de créatures du favori, de ministres prévaricateurs , de courtisans laches, et de misérables de tous les états et de toutes les conditions , dont la fortune et les espérances reposoient sur les abus de son règne et la facilité de son caractère. II faut comprendre dans cette tourbe gémissante ceux qui avoient eu part a la révolution de 1762, et y avoient joué les röles odieux de séducteurs ou de bourreaux : ils sembloient se réveiller du long rêve qui avoit suspendu leurs réflexions, pour se livrer aux terreurs et peut-ètre même aux remords. Quant au peuple, cette prétendue pier re de touche du mérite des souverains,  ( 84 ) et qui n'est en Russie qu'une pierre brute et foulée aux pieds comrne le pavé des rues, rien n'égala son indifférence sur ce qui se passoit au palais. Le bruit se répandit que les vivres alloient baisser , et que Ie pouvoir des maitres sur leurs esclaves seroit restreint et fixé; mais on verra bientöt comme ce bruit populaire fut démenti par Paul. Les principaux habitans de la ville étoient dans un muet effi-oi. La crainte, et la haine générale qu'avoitinspirée le grand-duc ,sembloient réveiller en ce moment l'amonr et les regrets qu'on devoit a Catherine. Aussi quels changemens subits dans une capitale si brillante, et sur-tout dans une cour si heureuse et si polie ! eet air de liberlé , d'aisance et de galanterie qui y régnoit, fit place a une gêne insupportable. Les cris de commandement , le bruit du fer et des soldats, le tracas des grosses bottes et des éperons, retentissoieiat déja dans les appartemens oü Catherine venoit de s'endormir pour  ( 85 ) toujours. Le deuil dont se couvroient les dames, les habits burlesques qu'endossoient les hommes, le langage qu'on s'empressoit d'adopter, et les chaugemens qui se succédoient,faisoient qu'on se rencontroit sans se reconnoitre, qu'on s'interrogeoit sans se répondre et qu'on se parloit sans s'entendre. Le jourdeSte.Catherine qui arriva dans ces entreFaites, et jusque-la si pompeusement célébré , fit sentir avec plus d'horreur la désoïation et le vide de ce palais désenchanté, qui, théatre de tant de fêtes et de tant de plaisirs, alloit devenir celui de tant de ridicules. A soixante-sept ans, Catherine avoit encore des restes de beauté. Ses eheveux étoient toujours arrangés avec une simplicité antique et un gout particulier : jamais couronne ne coiffa mieux une tète que la sienne. Elle étoit d'une taille moyenne, mais épaisse ; et toute autre femme de sa corpulence n'auroit pu se mettre d'une inanière si séante et si gracieuse. Dans son  C 86 ) particulier, la gaité, la confiance qu'elle inspiroit, sembloient éterniser auprès d'elle la jeunesse, le badinage et les jeux. Ses propos eugageans et sa familiarité metioient a 1'aise tous ceux qui avoient les entrees chez elle, et qui assistoient a sa toilette; mais aussitöt qu'elle avoit mis ses gants pour sortir et se présenter dans les appartemens voisins , elle se composoit une démarche et un visage tout-a-fait différens. De femme aimable et badine , elle paroissoit tout-a-coup impératrice majestueuse et réservée. Celui qui la voyoit alors pour la première fois, ne la trouvoit point au-dessous de 1'idée qu'il s'en étoit faite , et disoit: C'est bien elle, c'est bien la Sémiramis du nord! On ne pouvoit, non plus qu'a Frédéric le Grand, lui appliquer cette maxime : Prcesentia minuit jamam. Je 1'ai vue pendant dix ans, une ou deux fois la semaine, et toujours avec un nouvelintérêt. L'attention que j'avois k 1'examiner, me faisoit négliger de me prosterner avec la  ( 87 ) foule devant elle : 1'hommage que je lui rendois en la regardant étoit sans doute plus flatteur. Elle marchoit lentement et a petits passie front baut et serein, le regard tranquille et souvent baissé. Elle saluoit d'une petite inclination qui n'étoit pas sans grace, mais avec un sourire de commande qui venoit et s'en alloit avec sa révérence. Si c'étoit un étranger k qui elle présentat sa main a baiser , elle le faisoit très-poliment,et lui disoit ordinairement quelques mots sur son voyage et son arrivée :.mais c'étoit alors que 1'on voyoit se décomposer 1'harmonie de son visage , et qu'on oublioit un instant la grande Catherine , pour ne plus voir que la vieille femme $ car, en ouvrant ia beuche, elle ne montroit plus de dents, et sa voix étoit cassée et mal articulée. Le bas de son visage avoit quelque chose de rude et de grossier 5 ses y eux gris clair, quelque chose de faux, etuncertain pli a la raciue du nez, lui donnoit un air un peu S)ni3tre. Le célèbre Lampi 1'avoit peinte clepuis  C 88 ) peu assez ressemblante, quoiqu'extrèmementflattée: cependant Catherine remarquant qu'il n'avoit pas tout-a-fait oublié ce malheureux pli qui caractérise sa physionomie, elleeu fut très-mécontente, et dit que Lampi lui avoit donné 1'air trop sérieux et trop méchant. II fallut retoucher et gater le portrait, qui paroit maintenant ëtre celui d'une jeune nymphe : le tröne, lesceptre, la couronne et quelques autres attributs , le font pourtant reconnoitre pour celui d'une impératrice. Au reste c'est un morceau qui mérite les regards des amateurs, aussi bien que celui de l'impératrice actuelle, par le mème maitre (i). Pour ce qui est du caractère de Catherine, je pense que c'est dans ses actions (i) La célèbre le Brun qui se trouvoit a Pétersbourg et qui ne put obtenir 1'honneur de la peiudre vivante, 1'envisagea morte, et la peignit de souvenir et d'imagination : ce portrait, dont je vis 1'ébauche , est tresressemblant. Voici un conseil badin qu'on donnoit a Mme. le Brun, pour le rendre parfait : Prenez pouz  ( 89 ) qu'il faut le chercher. Son règne a été heureux et brillant pour elle et sa cour; mais la fin en fut surtout désastreuse pour les peuples et 1'empire. Tous les ressorts du gouvernement étoient détraqués: chaque général, chaque gouverneur, cliaque chef de département étoit devenu un despote particulier. Les rangs , la justice, 1'impunilé, se vendoient a 1'enchère: une vingtaine d'oligarques , sous les auspices d'un favori , se partageoient la Russie , pilloient ou laissoient piller les finances, et se disputoient les dépouilles des malheureux. On voyoit leurs plus bas valets, leurs esclaves mème, parvenir en peu de tems a des emplois et a. des richesses considérables. Tel avoit trois ou quatre cents roubles d'appointemens, qu'il ne toile la carte de 1'empire des Russies; les ténèbres de 1'ignorance , pour le fond; les dépouilles de la Pologne, pour draperie ; le sang humain , pour colons; pour croquis , les monumens de son règne ; et pour ombre , six mois du règne de sou fils, etc.  ( 90 ) pouvoit augmenter sans raalversation, et batissoit autour du palais, des maisons de cinquante mille écus. Catherine, loin de rechercher la source impure de ces richesses éphémères, se glorifioit de voir la capitale s'embellir sous ses yeux , et applaudissoit au luxe désordonné des coquins, qu'elle prenoit pour une preuve de la prospérité de son règne. Jamais, même en France, le pillage ne fut si gënëral ni si facile. Quiconque voyoit passer par ses mains une somme de la couronne pour quelque entreprise, en retenoit effrontément la moitié, et faisoit ensuite des représentations pour obtenir davantage, sous prëtexte que la somme étoit insuffisante: on lui accordoit ce qu'il demandoit , ou Tentreprise demeuroit abandonnée. Les grands voleurs partageoient même les vols des petits, et en étoient les complices. Un ministre savoit a-peu-près ce que chacune de ses signatures rapportoit a son secrétaire, et un  ( 9* ) colonel n'hésitoit pas de s'entretenir avec un général, des profits qu'il faisoit sur ses soldats (i). A commencer par le favori eu titre, et a finir par le deruier employé, tous regardoient le bien de 1'état comme une cocagne a conquérir, et se jetoient dessus avec la même impudeur que la populace sur le bceuf qu'on lui abandonne. Les Orlow, Potemkin et Panin, ont rempli seuls leurs places avec quelque dignité : les premiers ont montré des talens et (O Le colonel étoit le despote de son régiment : it en avoit toutes les compagnies , tous les détails, et toute 1'économie. L'arméerusse vivant toujours comme a discrétion dans 'les pays oü elle se trouve, soit soumis , soit amis , soit ennemis, les colonels emboursent presque toutes les sommes destinées a son entretien. Ils lèchent les chevaux dans les prairies, et les soldats chez les paysans pour s'y dédommager. Leurs appointemens sont 7 ou 8 cents roubles , mais leurs profits sur un régiment montent jusqu'a i5 et 2o mille. L'impératrice répondit une fois a un ministre qui lasofficitoit pour un pauvre officier : S'il est pauvre, c'est de safaute, il a eulong-tems un régiment. Le vol étoit donc permis, et la probité une sottise.  C 92 ) une ambition vaste; Panin avoit davantage, des lumières, du palriotisme et des vertus (1). En général, rien n7a été si petit que les grands, durant les dernières années du règne de Catherine : sans connoissances, sans vues, sans élévation, sans probité, ils n'avoient pas mème eet honneur vaniteux qui est a la loyauté ce que 1'hypocrisie est a la vertu; durs comme des bachas, exacteurs comme des péagers, (1) II fit surtout un acte de générosité qui n'a point trouvé d'imitateurs. Après 1'éducation du grand-duc Paul, dont il étoit grand gouverneur, l'impératrice , entre autres récompenses, lui donna sept mille paysans , et ne donna rien aux aides-de-camp , aux secrétaires, etc. qui avoient été les1 collaborateurs employés par le comte Panin. Celui-ci leur distribua aussi-töt les sept mille paysans qu'il avoit recus , et j'ai vu plusieurs officiers qui sont encore riches de ce bienfait. Cette belle action ne fait pourtant pas oublier que les trois principales opérations de son ministère ont été désastreuses : 1'échange du Holstein contre six vaisseaux que le Danemarck n'a jamais pu donner j le premier partage de la Pologne , qui a fait naitre 1'envie du reste -y et 1'éducation de Paul, dont le caractère fait aujourd'liui le lléau de sa patrie, sont les tristes monumens qu'il a laissés.  ( 93 ) pillards comme des laquais, et vénaux comme des soubrettes de comédie; on peut dire qu'ils étoient la canaille de 1'empire, Leurs complaisans , leurs créatures , leurs valets , leurs parens mème , ne s'enrichissoient pas de leur générosité, mais desvexations qu'ils commettoient en leur nom et dutraficde leur crédit: d'ailleurs on les voloit eux-mêmes, comme ils voloientla couronne. Les services qu'on leurrendoit, même les plus vils, étoient payés par 1'état: souvent leurs domestiques, leurs bouffons, leurs musiciens, leurs secrétaires particuliers , et même le gouverneur de leurs enfans, étoient salariés par quelque caisse de la couronne dont ils avoient le maniement. Quelquesuns recherchoient 1'homme a talens, et estimoient 1'homme de mérite; mais ni 1'un ni 1'autre ne faisoient fortune auprès d'eux : ils ne leur donnoient rien, moins encore par avarice que par défaut de bienfaisance. Le seul chemin pour parvenir a leur faveur étoit de se faire leur bouffon,  ( 94 ) et 1'unique moyen d'en tirer parti étoit de devenir coquin. Aussi presque tous les gens en place et en crédit sous ce règne, étoient-ils des gens parvenus. Des princes et des comtes nouveaux naissoient par essaims aux fètes de Catherine, et a la même époque oü Pon s'efforcoit de les abolir en France. Si Pon excepte les Soltikow, on n'a vu aucune grande familie en faveur. Partout ailleurs qu'en Russie, ce ne seroit pas un mal j mais c'étoit une vraie calamité pour eet empire, oü la riche noblesse est la seule classe qui ait de 1'éducation, et quelquefois de 1'honneur. D'ailleurs tous ces hommes nouveaux furent autant de sangsues affamées, qu'il fallut remplir du plus pur sang de Pétat et de la sueur des peuples. Changer souvent de rois n'est pas onéreux pour un état qui reste leur héritier; mais changer a tout instant de favoris et de ministres qui s'enrichissentet emportent leurs trésors, c'est assez pour épuiser tout autre pays que la  ( 95 ) Russie. Gombien n'en a-t-il pascoülé de miilions pour gorger successivement de biens douze favoris en titre? combien n'en a-t-il pas fallu pour rendre richeset grands seigneurs des Bezboradko , des Zawadowshy, des Marcow, et tant d'autres en trop grand nombre pour qu'on puisse les nommer ? Les Orlow, les Potemkin, les Zoubow, n'ont-ilspas seuls accumulé plus de richesses que des rois ? Les agioteurs de leurs signatures , et les directeurs de leurs menus plaisirs , ne sont-ils pas eux-mêmes devenus plus riches que les plus heureux négocians de l'Europe(i)? . Autant le gouvernement de Catherine étoit douxetmodéréautour d'eüe, autantil (l) II me tombe sous la maiu un livre intitulé : FJe de Catherine seconde, ok 1'auteur fait le deal de. sommes qu'ont tirées ses favoris. Mais que ce calcul Itfautif etau-dessous de la vérité ! et comment appvéeier les sommes immenses qui ont enncb les Orlow ïès Potemkin et les Zoubow, puisque ces trois favons puisoient dans les dsses de 1'état comme dans leur propre bourse ?  ( 96 ) étoit au loin affreux et arbitraire. L'homme qui avoitdirectement ou indireclementla protection dufavori, exercoitoüilse trouvoit une tyrannie pubiique: il bravoit ses supérieurs, écrasoit ses subordonnés, et violoit impunément la justice, la discipline et les oukas (a). C'est d'abord a la politique de Catherine, etensuitea sa foiblesse, qu'il fautaW tribuer ce relachementet cette désorganisation intérieure de son gouvernement • mais la cause première en est dans les mceurs et le caractère corrompus de la nation, et surtout de sa cour. Comment une femme eüt-elle pu effectuerce que le baton actif et la hache homicide de Pierre I ne purent exécuter ? Usurpatrice d'un tróne qu'elle vouloit conserver, elle fut obligée de caresser ses complices : ils avoient par leur crime acheté 1'impunilé. Etrangère dans 1'empire oü elle régnoit, (a) Pour 1'oreille et le sens , je voulois dire les lols ■ — mais je parle de la Russie ou il y a des ordonnances (bukas), et non des lois.  ( 97 ) elle chercha a s'identifier avec la nation, en adoptant, en flattant même ses gc-üts et ses préjugés. Catherine sut quelquefois récompenser, elle ne sut jamais punir ; et ce ne fut qu'en laissant abuser de son pouvoir qu'elle parvint a le conserver. Elle eut deux passions qui ne moururent qu avec elle : son amour pour 1'hoimne , qui dégénéra en libertinage, et son amour pour la gloire, qui dégénéra en vanité. La première de ces passions ne la domina jamais au point d'en faire une Messaline; mais elle prostitua souvent sa grandeur et son sexe : elle resta par habitude ce qu'elle avoit été par tempérament. La seconde lui fit entreprendre des choses louables qui furent rarement achevées,et des guerres injustes qui lui laissent au moins cette espècede gloire qu'on ne peut refuser au succès. La générosité de Catherine , 1'éclat de son règne, la magnificence de sa courbes instituts , ses monumens , ses guerres, sont pour la Russie ce que le siècle de i. g  C 98 ) Louis XIV fut pour PEurope; mais Catherine fut personnellement plus grande que ce prince. Les Francais firent la gloire de Louis, Catherine fit celle des Russes : elle n'eut pas comme lui 1'avantage de régnersurunpeupleperfectionné, etdenaitre envlronnéede grandshommes. Ellefeut quelques diplomates rusés, et quelques généraux heureux; mais, si Pon excepte Romanzow, Panin et Polemkin, pas un homme de génie : Pesprit et la dextérité astucieusede quelques ministres, la valeur et la férocité d'un Souvarow , le talent et la souplesse d'un Repnin, la faveur d'un Zoubow, Paptitude d'unBezborodko, et 1'assiduité d'un Nicolas Soltykow, ne méritent pas de faire exception. Ce n'estpas que la Russie ne soit fertile en hommes de mérite; mais Catherine les craignoit: ils restèrent toujours loind'elle. II en résulte que tout ce qu'elle a fait est a elle, sur-tout lebien. Quele tableau des abuset des malheurs de son règne ne jette donc pas une ombre trop odieuse sur le  ( 99 ) earactère particulier de cette princesse. Elle paroissoit foncièrement humaine et généreuse : tous ceux qui Font approchée réprouvèrent j tous ceux qui Font connue de prés étoient enchanlés des charmes de son esprit j tous ceux qui Fenvironnoient étoient heureux. Ses mceurs étoient galantes et libertines , mais elles conservèrent toujours une certaine décence extérieure ( i ): ses favoris mêmes la respectèrent toujours. Son amour n'inspira jamais le dégout, sa familiarité jamais le mépris: on la trompa, on la séduisit,- mais elle ne fut jamais dominéé. Son activité, la régularité de son genre de vie, sa modération,son courage, sa constance, sa sobriété même, sont des qualités morales qu'il seroit trop injuste d'attribuer a Fhypocrisie. Oh! qu'elle eüt été grande, si elle eüt eu le cceur aussi juste que Fesprit! Eile (i) Ce qu'on a répandu en Europe de ses débauehes, Ju vin de Champagne et de 1'eau-de-vie dont elle s'enivroit, des grenadiers qu'elle faisoit monter chez elle , «t-cent autres contes, sont de pures calornnies;  régnoit sur les Russes moins despotiquement que sur elle-même: jamais on ne la vit ni s'emporter a la colère,-ni s'abandonner a la tristesse, ni se livrer a une joie immodérée. Les caprices, 1'humeur , les pelitesses, n'entroient pour rien dans son caractère, et moins encore dans ses actions. Je ne déciderai point si elle fut véritablement grande, mais elle fut aimée( i ). (i) On a fait différens quatrains, tant pour servir d'épitaphe a Catherine , que pour mettre sous son portrait ; mais aucuns ne sont si bien frappés et ne la caractérisent si bien que les suivans : ils sont de deux jeune Russes , qui relèvent encore les qualite's aimables de leur esprit, par celles d'un grand caractère et d'un cceur généreux. Elle fit oublier , par un esprit sublime , D'un pouvoir odieux les énorm es abus , Et se maintinl par ses vertus Sur un tröne acquis par le crime. Celui- ci est très-flatteur, et u'en a pas moins de mérite : Dans Ie sein de la paix, au milieu de la guerre, A tous ses ennemis elle dicta la loi : Par ses talens divers elle élonna la terre, Ecrivit comme un sage , et régna comme un roi.  "( ioi ) Imbue, dèssa jeunesse, des maximes corruptrices qui infectent les cours, énvironnée sur le tröne d'un nuage d'encens a travers lequel il fut impossible de bien voir , il seroit trop sévère de porter soudain sur elle le flambeau de la raison , et de la juger d'après ses austères principes. Jugeons-la comme nous 1'aurions jugée il y a vingt ans, et pensons que la Russie en est au siècle de Gharlemagne pour le peuple. Les amis de la iiberté doivent rendre a Catherine Fau moins la même justice que les théologiens raisonnables rendoient a ces hommes grands et sages qui n'avoient pas eu les lumièresde larévélation. Les crimes de Catherine furent ceux de son état, et non ceux de son cceur: celle dont le génie sembloit présider aux boucheriesd'Ismaïl et de Prague, paroissoit dans sa cour 1'humanité même. II ne lui manquapeut-ètre qued'avoirété malbeureuse, pour avoir eu des vertus plus pures; mais la prospérité constante de ses armes la gata. La vanité, eet écued  C 102 ) funeste des femmes, fut aussi celui de Catherine j et son règne portera a jamais le caractère de son sexe. Mais de quelque point de vue qu'on voulutl'envisager, elle sera toujours mise en première ligne parmi ceux qui ont captivé 1'admiration du monde par leur génie, leur puissance, et surtout leurs succès. Son sexe, donnant un nouveau reliëf aux grandes qualités qu'elle a déployées sur le tröne, la mettra mêmeau-dessus de toute comparaison dans 1'histoire, et 1'on sera obligé de recourir aux siècles fabuleux des Isis et des Sémiramis, pour trouver une femme quiait exécutéou plutot entrepris d'aussi grandes choses. Les dix dernières années de son règne mirent le comble a sa puissance, a sa gloire, et peut-ètre a'ses crimes politiques. Frédéric, ce grand homme, dictateur des rois del'Europe, venoit enmourantde la laisser doyenne des têtes couronnées. Si 1'onexcepte Joseph et Gustave, toutes ces tétes ensemble ne valoient pas la sienne:  ( io3 ) car elle surpassoit autantles autres rols par 1'étendue de son génie que par celle de ses états; etsiFrédéric fut le dictateur de ces rois, elle en devint le despote. Ce fut alors que le bout de ce fil politique qui faisoit mouvoir la pauvre Europe comme un pantin, et qui avoit échappé a laFrance pour voltiger de Berlin a Vienne et a Londres, se trouva lixé dans les mains d'une femme qui le tiroit a son gré. Cet empire immense et romanesque qui lui étoit asservi, les ressources inépuisables qu'elle tiroit d'une terre et d'un peuple neufs encore, le luxe excessif de sa cour , la pompe barbare de ses grands, les nchesses et la grandeur royale de ses favoris, les exploits glorieux de ses armées, et les vues gigantesques de son ambition , imposoient une espèce d'admiration a 1'Europe stupide. Des princes, qui eussent répugné a se montrer 1'un a 1'autre quelques déférences, ne se trouvoient point humiliés de rendre une dame 1 arbitre de leurs intéréts et la régulatrice de leurs actions.  ( 104 3 Mais Ia révolution franeaise, celte révolution si funeste aux rois, le fut surtout a Catherine. Les lueurs qui s'élancèrentsoudainduseindela France, comme d'un cratère dévorant , jetèrent sur la Russie un jour livide comme celui de l'é~ clair : on y vit 1'injustice, le crime et le sang, ou 1'on avoit vu la grandeur, la gloire et la vertu. Catherine en frémit d'horreur etd'indignation : ces Francais, ces trompettes de la renommee, ces historiens flatteurs et brillans qui devoient un jour transmettre les merveilles de son règne a la postérité, devinrent soudain pour elle des jugesinexorables qui 1'épou■vantoient: elle vit alors s'éclipser les fantömes de son imagination : eet empire de la Grèce qu'elle vouloit relever, ces lois qu'elle vouloit établir, cette philosophie qu'elle vouloit inspirer, ces arts qu'elle avoit protégés, lui devinrent odieux. Caherine, comme bien d'autres philosophes couronnés, n'aima les sciences qu'autant qu'elles lui parurent propres a répandre  ( io5 ) sa gloire : elle "voulut les tenir dans sa main comme une lanterne sourde, se servir de leurs lumières pour les distribuer a son gré, et voir sans être vue; mais tout a coup blessée de leur éclat, elle voulut les étouffer. L'amie de Vollaire ( i), 1'admiratrice de BufFon , la disciple de Diderot, cbercha dès-lorskse replonger dans la barbarie ; mais elle voulut en vain se refuser au jour : elle s'étoit endormie sur des lauriers, elle se jréveilla sur des cadavres: la Gloire qu elle avoit crut embrasser se métamorpbosa dans ses bras en Furie ; et la législatrice du Nord, oubliant ses propres maximes (i) A la révotution, Catherine fit óter le buste de Voltaire de sa galerie, et le jeta dans un coin. Elle avoit demandé' celui de Fox, a 1'époque oh eet homme éloquent, a la tète de 1'opposition , empêcha son gouvernement de déclarer la guerre a la Russie. Lorsque ce mème Fox s'opposa également a la guerre contre la France , elle fit aussi enlever et jeter ce buste, qu'elle avoit tant honoré un an auparavaut.  C 106 ) et sa philosophie, ne fut plus elle-même qu'une vieille Sibylle. Ses laches favoris ne lui montrant partout que des Brutus , des jacobins et des empoisonneurs, parvinrent a 1'environner de terreurs et de soupcons. Son delire alla si loin, que dans ses manifestes elle donnoit les titres de factieux et de rebelles a un roi qui augmentoit ses prérogatives royales ,et a une noblesse qui amélioroit son gouvernement: les Polonais furent traités en jacobins, paree qu'ils n'avoient pas le malheur d'ètre B.usses( i ). Qu'eüt-elle répondu, si, dans un moment de calme, on lui eüt démontré qu'elle avoit elle-même beaucoup avancé (i) Les Américains mêmes devinrent a cette époque odieux a Catherine : elle condamna une révolution qu'elle avoit jadis feint d'admirer, titra Washington de rébelle , et disoit publiquement- qu'un homme d'honneur ne pouvoit porter 1'ordre de Cincinnatus. Lageron et quelques autres émigrés ,■ qui avoient eet ordre , se hatèrent d'y renoncer et ne le portèrent plus.  ( i°7 ) et affermi cette révolution francaise si odieuse a ses yeux? c'est cependaut un fait. Si sa déraencene 1'eüt point empo-rtée a se jeter ainsi sur la malheureuse Pologne, et a fomenter ensuite des factions en Prusse et en Suède, elle n'eüt point révolté 1'Europe contre elle et le parti des rois; elle n'eüt point engagé celui de Prusse a faire subitement sa paix pour se tenir en mesure vis-a-vis d'elle ; elle n'eüt point indigné 1'Espagne, en em- ployant contre un roi et une noblesse catholiques, les mêmes armes et les mèmes injures qu'on employoit contre les Francais. Sous ce rapport, la France lui doit unestatue: elle a rendu le système de ses ennemis odieuxet absurde aux monarques mèmes; elle a rendu a la république le même service, que les démagogues par leurs excès, et Pitt par ses intrigues. Catherine n'a point protégé efficacement les lettres dans ses états : c'est le règne heureux d'Eüsabelh qui les avoit  ( io8 ) encouragées, et qui fut illustré par plusieurs productions dignes de prouver a FEurope que les Russes peuvent prétendre a tous les genres de gloire ( i ). Catherine fit, par oslentation, acheter des bibliothèques et des collections de tableaus • elle pensionna des flatteurs, et flatta les hommes célèbres qui pouvoient lui servir de trompettes; elle envoya volontiers une médaille, ou une tabatièrer a. Fécrivain allemand qui lui dédioit quelque ouvrage flagorneur ; mais il falloit I venir de loin pour lui plaire, et avoir déja une grande réputation pour mériter ses sufFrages el surtout ses récompenses; le génie seroit né a sescötés, qu'elle ne (1) Peut-être qu'un jour 1'auteur de ces mémoires aura les matériaux et Ja tranquillité nécessaires , pour faire connoitre aux Francais la littérature russe. Jls. seront surpris de voir combien elle se rapproche de la leur , par la finesse , le sentiment, la gailé et le goüt. Le tliéatre russe est sur-tout calque sur le théatre francais. Le gouvernement , la Jangue et les mccurs, ont seuls imprimé quelque différence au caractère des deux nations.  ( i09 ) Peut pointjappercu ( i ) , et moins encore eacouragé. Cependant, jalouse de toute espèce de gloire, et surtout de celle que Frédéric 1'Unique s'étoit faite par ses écrits, elle voulut aussi 1'obtenir : elle écrivit sa célèbre Instruction pour le Code, plusieurs contes moraux et allégoriques pour 1'éducation de ses petitsfils, et une quantité de pièces dramatiques et de proverbes qu'elle faisoit jouer et admirer al'Hermitage. Sa grande et vaine entreprise de rassembler quelques mots de trois cents langues différentes dans un dictionnaire n'a pas étéachevée. De tout ce qu'elle a écrit, ses lettres a Voltaire sont certainement ce qui l'est le mieux : elles sont -même bien plus in- (I) Plusieurs architectes, peintres, sculpteurs , mecaniciens et autres artistes remplis de talens, vivoient et mouroient inconnus et dans la misère, seulement paree qu'ils étoient Russes. On trouve tout au plus leurs noms dans quelques topographes, ou quelques voyageurs étrangers, qui leur ont rendu plus de justice que leur patrie.  ( "O ) téressantes que celles du vieux philosophe courtisan, qui lui vendoit des montres et lui tricotoit des bas ( a ), eu lui retournant de cent manières les mêmes idees et les mêmes complimens3 et lui répétant cent fois de cbasser les Turcs de 1'Europe, au lieu de lui conseiller de rendre libres les Russes. Si le code de Catherine prouve des vues grandes et sages, dignes d'une souveraine, ses lettres annoncent 1'esprit, les graces et les talens d'une femme du plus grand mérite , et font regretter qu'elle ait été autocrate et sposicide. Toute 1'Europe retentit d'applaudissemens, lorsqu'elle publia cette Instruction pour 'le Code ( i ) 3 et lui donna d'avance le nom de Législatrice du Nord. Catherine fit convoquer les députés des différentes nations de son vaste empire; (a) C'est ce qu'il lui dit dans une de ses lettres. (1) On sait que son Instruction pour le code fut mise al'Index et défendue en France : Catherine et Voltaire en railloient ensemble. Eh bien ! qui auroit pu croire que, vingt ans après, tous les livres francais seroient pros-  ( 111 ) et ce ne fut que pour leur en faire entendre la lecture et recevoir leur compliment : car aussitöt qu'ils eurent rendu eet hommage, onlesrenvoya chacun chez euxles uns disgraciés a cause de leur fermeté, et les autres décorés de médailles a cause de leur hassesse. Le manuscrit de Catherine fut enfermé dans une cassette précieuse, pour être moutré aux curieux étrangers. On laissa une espèce de comité pour s'occuper de la rédaction des lois,- et lorsque les favoris ou les ministres eurent quelques protégés dont ils ne savoient que faire, ou un bouffon qu'ils vouloient entretenir sans qu'il leur en coutat rien, ils le faisoient nommer membre de ce comité pour lui en faire tirer les appointemens( ï J. Et cependantl'Europe crits en Russie, et qu'un lieutenant de police de cette même Catherine confisqueroit a Pétersbourg , chez le iibraire Gay , VAvis aupeuplepar Tissot, en dfsant que le peuple n'avoit pas besoin d'avis, et que c'étoit un livre dangereux i (i) L'auteur de ces mémoires a connu , entre autres, un certain Mitrophane Popow , bouffon , bigot,et expli-  (112) répétoit que la Russie avoit des lois, paree que Catherine avoit compilé la préface d'un code, et soumis cent peuples différensaumême régime d'esclavage ( i ). Parmi les pièces de sa composition qu'elle faisoit jouer sur les théatres de la viile (2), Tune est d'un genre nouveau; quateur des songes d'une dame de la cour, qui e'toit membre de cette commission : il n'avoit jamais entendu parler de Finstruction pour le code, et n'étoit pas en ckat de la lire ! (1) L'instructionpourle code est si fidèlementtirée de Montesquieu et de Beccaria, que M. F.... de B....,qui s'étoit chargé de la traduire,ne crutpou voir mieux faire , qu'en copiant le texte de ces fameux écrivains. Onpeut s'en convaincre par sa traduction imprimée a Lausanne , chez Grasset. C'est decet homme respectable que l'suteur lient ce fait. (2) Elles sont écrites en russe. M. Derjawin , secrétaire de Catherine , et connu par d'autres ouvrages , passé pour avoir été le faiseur, ou du moins le correcteur. Mais ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle n'a jamais eu autour d'elle un homme en état de lui écrire ses Lettres d Voltaire en francais. Odart et Auhri, ses secrétaires a cette époque , n'écrivoient pas aussi bien qu'elle j elle eu'est incontestablement 1'auteur.  C "3 ) ■ce n'est, ni une tragédie, ni une comédie, ni un drame, ni un opéra, mais un assemblage de scènes de tous les genres, intitulé : Oleg- , représentation historique. Elle fut jouée aux fètes de la dernière paix avec les Turcs , avec une pompe extraordinaire et des décorations magnifiques : plus de sept cents personnes paroissoient sur le théatre. Le sujet est entièrement tiré de 1'histoise russe, et en représente toute une époque. Dans le premier acte , Oleg jetle les fondemens de Moscou: dans le second il est a Kiew oü il marie et établit sur le tröne son pupille Ygor. Les anciennes cérémonies usitées auxmariages des tzars, offrent des scènes très-piquanles , et des tableaux charmans formés par les jeux et les danses nationales qu'on exécute. Oleg part ensuite pour une expédition contre les Grecs: on le voit détiler avec son armee et s'embarquer. Au troisième acte, il se trouve a Constantinople. L'empereur Léon , forcé de signer une trêve, recoit i. b  C JI4 ) ce héros barbare avec la plus grande magnificence: on le voit manger a sa table, tandis que de jeunes Grecs, filles et garcons, chantent ses louanges en chceurs , et exécutent devant lui les anciennes danses de la Grèce. La dernière décoration représente 1'hippodrome ou 1'on donne a Oleg le spectacle des jeux olympiques : un second théatre s'élève ensuite dans le fond , et 1'on joue devant la cour des scènes d'Euripide a la grecque. Enfin Oleg prend congé de 1'empereur , et append son bouclier a une colonne, pour attester son voyage a Constantinople , et inviter ses successeurs a y revenir un jour. Cette pièce étoit absolument dans le caractère russe, et surtout dans celui de Catherine: elle y représentoit ses projets chéris, et le dessein de subjuguer enfin la Turquie tout en célébrant la paix. Ce n'est proprement qu'une magnifique lanterne magique, ou 1'on ne fait que passer en revue des objets différens: mais cette idéé de mettre sur la scène les grands événemens  ( "5 ) de Phistoire, comme entableaux, me paroit plus intéressante que les efforts de gosier de nos chanteurs , et les intrigues amoureuses de nos tragédies. Catherine n'aimoit ni les vers ni la musique, et le disoit souvent * dans les entr'actes même elle ne pouvoit souffrir Forchestre, qu'elle faisoit la'ire ordinairement. Ce défaut de sensibilité dans une femme, d'ailleurs si bien organisée, paroit une chose étonnante: il explique comment Catherine, avec tant d'esprit et de génie, pouvoit être si impassible et si sanguinaire (i). Dans son palais de Tauride, elle dinoit ayant devant les yeux les deux horribles tableaux des deux horrihles mas- (i) Parmi les estampes sat riques que 1'on fabriqua en Pologne sur l'impératrice de Russie , 1'une, intitulée Repas de Catherine, est sur-tout remarquable. On y voit l'impératrice seule a table. D'un cöté, quelques cosaques lui présentent les membres sanglans des Suédois , des Polonais et des Turcs, qu'ils viennent d'égorger. De 1'autre, de jeunes hommes nuds sont rangés, comme 'des tonneaux sur un cellier. Une vieille matrone , par une  ( »6 ) sacres d'Otschakow et d'Ismail, oü Cazajzopa a rendu, avec une vérité hideuse, le sang qui ruisselle , les membres déchirés et palpitans , la fureur des massacrans , et 1'agonie convulsive des massacrés : c'étoit sur cos scènes d'horreur que ses yeux et son imagination s'arrèloient , tandis que la Gasparini et Mandini chantoieat 5 ou que Sarti faisoit exécuter un concert. Cette mème impératrice qui écrivoit des comédies, quichérissoitSégur a cause de son esprit, et écoutoit même quelquefois ses vers; qui faisoit jouer devant elle des farces ridicules par ses vieux courtisans, et surtout par le comte Stackelberg opération onanique, fait jaillir dansles airs les liquides humains, tirede ces futailles vivantesune liqueur qu'elle recoit dans une coupe , et 1'offre a boire a Catherine. Ou lit au bas de cette caricature atroce, des vers qui en sont dignes , et qu'on ne peut traduire un peu décemment que de cette facon : Puisque tu aimes tant les hommes, mange leur chair , et bois le plus pur tle leur sang.  ( "7 ) (i)etle minislred'Autriche (2); rappeloit et disgracioit J?uq de ses propres ministres, (1) Dans les petites sociétés de Catherine , 1'on jouoit atoule sorle de jeux de gages, d'esprit et de raam. On y voyoit les vieux courtisans goutleux s'efforcer de faire des gambades , et le grand-duc Constantin y cassa un jour le bras au vieux comte de Stackelberg , en le lutinant grossièrement et le renversant a terre. Se'gur y avoit auparavant joué un róle indigne de son rang et de son esprit. Parmi les vers qu'il fit en l'houneur de l'impératrice , les suivans , qui sont 1'épitaphe d'une chienne , ont été souvent cités et mentent d'être conservés ; ils respirent la galanterie francaise : Pour prix de sa fidélité , Le ciel, témoin de sa tendresse , ■ Lui devoit 1'immortalité , Pour qu'elle füt toujours auprès de sa mailresse. (2) Jamais 1'on n'a vu peut-être un ambassadeur être aussi long-tems et aussi bien a une cour que le comte de Cobentzel 1'a été en Russie : il y avoit déja été envoyé par Marie-Thérèse, et confirmé depuis par tous ses-successeurs, C'est un homme d'une figure ignoble et lourde : mais il est plein d'esprit , et sor-tout de celui qui amuse les femmes. II fut dix ans 1'adorateur assidu de la belle princesse Dolgorouita, et Catherine aimoit sa société. Sa pasion étoit'de faire jouer et de jouer lui-même la comédie , et il s'en acquilte fort bien :  ( u8 ) paree qu'il écrivoit ses dépêches avec esprit , qu'il faisoit de jolis vers francais 9 qu'il avoit composé une tragédie, et qu'il vouloit illustrer son pays en faisant les éloges historiques des grands hommes de Russie : c'étoit le prince Béloselshy, envoyé a Turin , homme de mérite et de goüt, qui emploie une grande fortune a protéger les arts, et beaucoup d'esprit a les cultiver lui-même (i). mais, agé de pres de soixante ans, il se donnoit Ie ridicule de prendre régulièrement des lecons de cliant ; el souvent un courier de Vienne , lui apportant la nouvelle de quelque événement ou dequelques défaites, le trouvoit devant son miroir , répétant un röle , déguisé en comtesse d'Escarbagnas oude Croupillac, etc. Les mauvaises dépêches qu'il recevoit sans cesse pendant la guerre , ne 1'empèchoient pas de donner régulièrement des fêtes, des bals et des spectacles chez lui. On disoit même en apprenant quelque victoire de Bonaparte : Bon , nous aurons nn bal samedi chez 1''ambassadeur, Catherine , choquée de cette fureur dramatique , dit un jour : Vous verrez qu'il nous garde sa meilleure pièce pourle jour de l'entree des Francais a Vienne. (i) II s'cst fait connoitre par plusieurs poésies, et aurtout par une Epitre aux Francais, oii il semble étre  ( "9 ) Si 1'on excepte les voyages du célèbre Pallas, les recherches historiques du laborieux Müller (i), et quelques autres ouvrages sur 1'histoire naturelle , aucun livre digne d'ëtre connu ailleurs n'a honoré la Russie sous le règne de Catherine 0). francais lui-même , et ou il leur jette des lauriers qui retombent stir lui. Voltaire lui écrivit une lettre flat? teuse , et lui renouvela le même compliment qu'il avoit fait auparavant au célèbre auteur de 1'Epitre a 3\inon. (1) C'est ce même Muller qui fit une si judicieuse critique de la prétendue bistoire de Pierre I, et de qui Voltaire écrivoit: C'estun Allemand: jeluisouhaiteplue d'esprit et moins de consonnes. Voltaire s'étonnoit fort que les Russes prétendissent mieux savoir leurs noms , et ceux de leurs provinces et de leurs villes , que le dictionnaire de la Martinière, et qu'ils se plaignissent de les voir estropiés. II s'obstinoit a écrire Roumanou , Schouvalou, elc. au lieu de Romanow et Schouvalow , comme si la termiuaison de pliilosophe étoit plus barbare que celle de Chanteloup. II «e voulut point écrire les noms russes comme on les prononr.ait; et cependant, pour montrer qu'il savoit un nom chinois , il affectoit d'écrire souvent Confutzés , que nous nommons Confucius. (2) Plusieurs hommes de lettres célèbres en Allemagne , comme Klinger, penseur hardi et caustique  ( 120 ) L'hisioire naturelle et les mathématiques sont les seules sciences que les Russes aient un peu avancées, a 1'aide des Allemands. Cependant aucune nation ne se trouve dans le cas de rendre des services plus essentiels aux sciences. L'histoire naturelle et l'histoire ancienne devoient en attendre les découvertes les plus étonnantes. Les ruines de vingt villes détruites attestent que la Tartarie et la Mongolië furent jadis habitées par des peuples policés • et les monumens qu'on y découvre encore réalisent les sublimes conceptions de Buffon et de Bailli. On a retrouvé des Inbliolhèques entières sous les ruines et Kotsebue , écrivain dramatique , dont les plagiats déshonorent quelquefois les taiens , écrivoient en Russie ; mais ils se gardoient bien , sur-tout le premier , d'y faire imprimer leurs ouvrages. Kotzebue pourtant étoit digne qu'on lui pardonnat ses bons ouvrages , en faveur de son Langhans, mauvaise imitation de Candide , et de sa traduction des ceuvres de Derjawin et de sa fuite a Paris. Les ouvrages topographiques et statisliques de Pe'légant Storch, ménteroient encore une exception ? s'il avoit osé imprimer comme il écrivoit.  ( tn ) d'Ablai-Kitt , et dans les masures immenses qui bordent lTrtiscb. Des müliers de manuscrits e# langues inconnues , et beaucoup d'autres en chinois, en kalmouk et en mantchoux, pourrissent dans les cabinets déserts de 1'académie: ils se seroient mieux conservés , s'ils fussent demeurés ensevelis sous les ruines, jusqu'a ce qu'un gouvernement, ou un peuple moins barbare , les eüt déterrés. La meilleure bistoire que 1'on ait de Russie est, sans contredit, celle de Lévêque. Catherine haïssoit eet ouvrage , autant que celui de 1'abbé Chappe , et elle se donna une grande peine pour compulser les anciennes chroniques , aïin de rele ver quelques fautes et quelques erreurs de eet estimable historiën: c'est qu'il avoit eu le courage , il y a déja vingt ans, de laisser entrevoir que Catherine étoit la meurtrière de Pierre III et d'Yvan. Au reste il a bien mérité de la nation russe, paree qu'il est le seul qui, a force de travaux, de patience et de talens , soit par-  ( 122 ) verm a rendre un peu intéressante aux étrangers une histoire aussi dégoutante , aussi isolée que Pest celle de Russie jusqu'au règne de Pierre I (i). Mais qui pourra écrire un jour dignement celle de Catherine (2) ? Jusqu'a nos jours (1) Ceux qui prétendront mieux faire que lui, au lieu de le mal critiquer, comme Pa fait Le Clerc, doivent passer dix ans en Russie, apprendre la langue, étudier les mceurs , consulter les anciennes annales du pays , lei histoires de Talisc-hefF, du prince Scherbalow, et sur-toutles immenses matériaux qu'ont laissés Muller, Baclimeister, etc. (2) Ce ne sera que quelque Russe, comme j'en con— nois un ou deux; mais il faudra qu'il vienne 1'e'crire hors de son pays. En attendant, un e'tranger qui ne counoit ni les personnagcs , ni les mceurs , ni le local, aura beau assembier quelques faits historiques dans un cadre maladroitement fabuleux , et intituler ce livre : Histoire de Catherine II, ce ne sera,pas son histoire. On pourroit se contenter de semblables relations, s'it s'agissoit d'un empereur de la Chine. Au reste, on voit 'que 1'auteur anonyme, dont je parle , a eu de bons mémoires pour cerlaines époques; mais si ceux qui lui ont fourni ces matériaux avoient pu écrire le livre, on y trouveroit moins d'erreurs pour les lieux , les per— sonnes et les tems.  ( i2"3 ) l'histoire n'a été qu'un recueil d'événemens choisis, artistement encadrés pour faire ressortir quelques personnages et former un tableau piquant. Les faits avérés sont comme des perles et des grenats que 1'historien prend a sa fantaisie , pour les enfiler a un cordon noir ou blanc qui est son systême : la yëritë n'y paroit que lorsqu'elle convient. L'auteur immortel de l'histoire de Charles XII, de Pierre I et du siècle de Louis XIV, dit même qu'il s'agit plus encore de dire des choses utiles que des choses vraies : comme si le faux pouvoit jamais être utile ! il écrit aü coMe Schowalow : En attendant que je puisse arrangerle terrible événement de lamort ,du tzaréwitsch, j'ai commencé un autre ouvrage. Est-ce la le langage d'un historiën philosophe? Eh! si vous n'avez pas le courage de dire la vérité, que n'abandonnez-vous la plume de l'histoire ? SM est permis d'arranger un terrible événement , ce n'est que dans une tragédie  V C I24 ) ou dans un poërne épique. Lebut de l'histoire n'est pas de célèbrer un homme , mais d'instruire lepeupleetd'endoctriner les gouvernemens. Avant la mort de Catherine , la plupart des monumens de sou règne ressembioient déja a des débris : législation , colonies, éducalion , institut, fabriques , balimens, höpitaux (i), canaux, villes, forieresses, tout avoit été cornmencé et abandonnéa van td'ètreachevé.Sitót qu'un nouveau projet naissoit dans sa tète, elle quiltoit tout le reste pour s'en occuper uniquement, jusqu'a ce qu'une autre idéé Aépt 1'en distraire encore. Elle abandonna son code pour chasser les Turcs d'Europe: (i) Un hópital de Ia fondation de Catherine mérite pourtant d'être cité comme un établissement caractéristique ; il est destiné a recevoir 5o dames attaquées du mal vénérien. On ne demande ni le nom , ni les qualités de celles qui se présentent, et elles sont traitées avec autant de soins que d'égards et de discrétion. Ce dernier mot est mème brodé sur le linge qu'on leur donne pour leur usage.  ( 125 ) après la paix glorieuse de Kainard'd , elle parut s'occuper de 1'administration intérieure ; mais tout fut oublié pour se faire reine de Tauride. Le projet de rétablir le tröne de Constantin renaquit: celui d'humilier et de punir le roi de Suède y succéda. Envabir la Pologne fut ensuile sa plus forte passion, et alors un autre Pougatchef auroit pu arriver jusqu'a Pélersbourg , sans lui faire lacher prise. Elle est morte, méditant de nouveau la destruction de la Suède, et la ruine de la Prusse, et dévorée de rage de voir la France et le républicanisme triomphans. C'est ainsi qu'elle étoit sans cesse emportée par une passion nouvelle et plus forte que la précédente; ce qui lui faisoit oublier 1'ensemble et les détails de son gouvernement. L'on a des médailles frappées en 1'honneur de plusieurs batimens qui ne sont pas encoreconstruits, entre autres 1'égbse de marbre, qui, depuis vingt ans, est sur lechantier: plusieurs autres constructions  ( «6 ) tombent en ruines et n'ont jamais été finies. Pétersbourg est encombré des masures de plusieurs vastes batimens qui s'écroulent avant d'avoir été habités. Les entrepreneurs et les architectes voloient 1'argent; et Catherine, ayant le plan ou la médaille dans son cabinet, croyoit que 1'entreprise été linie et ne s'en occupoit plus. L'almanach de Pétersbourg nomme deux cent quarante et quelques villes fondées par Catherine : c'en seroit peutêtre davantage que ses armées en ont détruites ; mais ces villes ne sont que de misérables hameaux dont elle changeoit le nom et la qualité par un immennoï onkas, un ordre suprème de sa majesté impériale,- a-peu-près comme Paul ordonna depuis qu'un yacht seroit nommé frégate (i). Plusieurs de ces villes mème se sont qu'un poteau , ou Pon a écrit leur nom et marqué leur emplacement (i) C'est efFectivement ce gu'il a fait.  ( 1*7 } futur : en attendant qu'elles soient balies, et sur-tout peuplées, elles figurent sulles cartes de Russie , comme des métropoles(i). II est vrai que le prince Potemkin a fait batir en effet des villes et construire des ports en Crimée : ce sont de trèsbelles cages, mais il n'y a point encore d'oiseaux; et ceux qu'on lacbe d'y attirer y meurent bientöt de regrets s'ils ne peu- (!) Catherine fit, a grands frais, batir prés de Tzars-hoé-Célo la vüle de Sophie , dont 1'enceinte est immense : les maisons tombent déja , et n'ont jamais été habitées. Si c'est la le sort d'une ville élevée sous ses yeux , quel doit être celui des cités qu'elle fondoit dans les déserts cloigués ? Mais la ville la plus ridicule qui existe , est sans doute celle de GatscUna , dont Paul est fondateur. Ces gens-la prennent les hommes pour des cicognes, qu'on attire en posant une roue sur un toit , ou sur un clocher. Depuis le superbe Postdam jusqu'au ridicule Gatschina, toutes ces constructions forcées prouvent que la culture, le commerce et la Hberté , sont les vrais fondatem-s des villes , les despotes n'en sont que les destructeurs ; ils ne savent batir que des prisons et des casernes.  ( "8 ) vent s'envoler. Le gouvernement russe est oppresseur et conquérant j le Russe, guerrier et dévastateur : depuis que la Taurideest conquise, elle est déserte (i). Cette manie de Catherine de tout éhaucher sans rien finir , fit dire a Joseph II (i) Un savant, de mes amis, voyageoit en Tauride sous la protection du gouvernement , pour y faire des recherches. II arrivé un jour a Ia demeure d'un Tartare qui menoit une vie patriarchale , et qui lui donna 1'hospitalité. Mon ami , s'appercevant que son höte étoit triste, il lui en demanda la raison. Ah! j'ai un grand chagrin ! — Ne pourrois - je donc le savoir?—Les soldats russes qui sont dans mon voisinage, viennent tous les jours me couper les arbres fruitiers qui me nourrissent et qui m'ombragent, pour lesbruler; et je verrai bientót ma tète chauye exposée a 1'ardeur du soleil. — Mais il faut vous plaindre a leur chef. Je Fai fait. — Eh bien ? — II m'a répondu qu'il me paieroit deux roubles par pied d'arbres fruitiers qu'on m'a coupés , et autant pour chacun de ceux qu'on me couperoit encore d Vavenir. Ah ! je ue demande point d'argent : qu'on me laisse au moins mourir en paix a 1'ombre des arbres que mes pères ont plantés j ou il faudrabien que je suive mes malheureux frères qui ont été cbligés de fuir leur patrie : et le vieillard laissoit tomber des larmes le long de sa barbe blanche et touffue.  ( 1^9 ) un mot plein de sel. Pendant son voyage en Tauride, elle l'invitaaposer la seconde pierre de la ville iïEcatherinoslaw dont elle venoit de poser la première en grande cérémonie. Joseph,de retour, disoit: J'ai fini une grande affaire en un jour avec l'impératrice de 'Russie; elle a posé la première pierre d'une ville, et moi la dernière. Les monumens qui subsisteront d'elle a. Pétersbourg, aussi long-tems que les marais ne les engloutiront pas, c'est le superbe quai de la Néva , et la statue équestre de Pierre I. Mais quelque beau que soit ce dernier monument, il s'en faut de beaucoup qu'il remplisse 1'idée que 1'on s'en fait d'après des relations exagérées. On peut lui appliquer ces vers de Delille: Du haut d'un vrai rocher , sa demeure sauvage, La nature se rit de ces roes contrefaits. L'idée de placer le grand tzar sur un rocher scabreux qu'il afranchi,au lieude ï. i  C i3o ) piëdestal ordinaire, étoit sans douleneuve et grande; mais elle a été bien mal exéeutéei Le rocher qu'on transpor ta de Finlande jusqu'au bord de la Néva, avec des travaux infinis, étoit haut de 20 pieds et long de 40, et recouvert d'une mousse antique de quelques pouces d'épaisseur. Onlui öta sesformes bruteset libres pour lui en donner de régulières; on le tailla, on le polit, on le réduisit a moins de la moitié de sa graudeur: a présent c'est un petit rocher écrasé sous un grand cheval; etletzar, qui devoitde-la contemplerson empire plus vaste encore qiïil ne Vavoit concu, peuta peine voir dans le premier étage des maisons du voisinage ( 1 ). Par une nouvelle contradiction, on a donné a Pierre Ile même habit russe qu'il faisoit (1) D'Orbeil avoit adressé a Catherine des vers oü se trouvoit ce joli quatrain : C'est par tes soins que le bronze respire Sur ce rocher de Thétis appercu, Et que le tzar de'couvre son empire , Plus Yaste encor qu'il ne 1'avoit concu.  C i3i ) quitter par force et couper h ses sujets. Si cette statue avoit un piëdestal proportionné a sa grandeur, ce seroit un chefd'ceuvre admirable. II seroit bien intéressant de voir un tableau de Pétersbourg et de ses mceurs sous le règne de Catherine, dans le goüt du tableau de Paris par le penseur Mercier. Mais, comme tous les ouvrages de génie, celui-ci n'a produit que de mauvaises imitations, a commencer par la description faite el parfaite de Eerlin par ïsicolai, et a finir par celle qu'un professeur Georgi a donnée de Pétersbourg : tous ces ouvrages sont aussi pauvres eu idéés et en utilité que riches en détails minutieux. Lecomted'Anhaltavoitdonné dans ce goüt une description de ia maison impériale des Cadets, dont il étoit directeur général: on y trouve combien d'escaliers , de degrés, de croisées, de portes et decheminées, a eet immense batiment; cela peut servir au ramonneur qui est  ( i3a ) chargé de les entrelenir, mals qu'est-ce que cela apprendau public ( i )? M. Storch, jeime Livonien laborieux et savant, afait un ouvrage intitulé : Tableau de Pétersbourg, qui ne mérite pas d'être conlbndu avec ceux dont je viens de parler; mais ce tableau ressemble a Pétersbourg, comme le portrait qu'a fait Lampi ressemble a Catherine ; il est a la chiuoise, et sans ombres, comme Tauteur 1'a pressen li lui-méme. II n'a manqué pourtant qu'une chose a Storch pour le rendre parfait; c'est de n'avoir pu le faire aiileurs qu'en Russie. II le dédia h Catherine, qui récompensal'auteur de sespeintures flatteuses, mais qui lui témoigna (1) Cetle description de Pétersbourg n'est pas même exacte dans ses détails. II fait 1'honneur a 1'auteur de ces mémoires de le nommer parmi les gens de lettres qui s'y trouvenlj mais, confondant les noms, les qualités etles ouvrages , il ne fait qu'un pèrsonnage du général Mélissino, du major M. et de son frère. Et il étoit pourtant a Pétersbourg! et il les connoissoit! Fiez-vous après cela aux descriplions.  (#) eusuite son mécontentement de ce qu'il adoptoit lescaractères francais pour écrire en allemand ses Tableaux statistiques, autre ouvrage qui donne des renseignemens très-exacts surl'état de la Russie. Pétersbourg, qui a des parties d'une magnificence et d'une beauté uniques, ne ressemble pas mal a 1'ébauche d'un grand tableau, oir 1'on voit déja un front semhlablea celui de l'Apollon du Belvédère, et un ceil lel que 1'on rendroit celui du Génie; tandis que le reste esta peine indiqué par des traits confus ou des lignes pointillées. Pétersbourg étantbabité par descolonies de différentes nations, rien n'est plus composé que les mceurs et les usages de ses habitans. Onne sait eu général quei ton ni quelle mode y dominenf. Lalangue francaise est celle qui sert de liaison entre les différens peuples, mais ony en parleégalement bien plusieurs. Pour peu qu'une société soit nombreuse, on se sert tour a tour de trois langues, la russe, la fran-  C *34 ) caise et 1'allemande; mais il n'est pas rare d'entendre, dans cette mème société, des Gr-ecs , des Italiens , des Anglais, des Holïandais, des Asiatiques, s'entretenir dans leur idiöme. A Pétersbourg, les Allemands sont artistes et artisans, sur-tout tailleurs et cordonniers \ les Anglais, selliers et négocians j les Italiens, architectes, chanteurs et imagers, etc.; mais on ne sait ce que sont les Francais : la plupart changent d'état tous les ans ; tel est venu laquais , s'est fait outschitcl, et devient conseiller; on en a vu êtrè tour-a-tour comédien, gouverneur,, marchaud, musicien et officier: onnepeut nulle part mieux remarquer combien le Francais est inconstant , entreprenant , ingénieux et propre a tout. Pour y retrouver les mceurs et le caractère de chaque nation , il faut pénétrer dans 1'interieur des maisons j car ce n'est que dans les rues que 1'on vit a la russe. Chez les Francais, on s'amuse a. des jeux d'esprit, on soupe gaiement, on chante  ( i35 ) encore quelques vaudevilles qu'on n'a pas oubliés : chez les Anglais, on dine a cinq heures, on boit du punch, on parle commerce: les Italiens font de la musique, dansent, rient, gestic ulent; leur conversation roule sur les spectacles et les arts: chez les Allemands , on s'entretient de sciences, on fume, on discute, on mange beaucoup, 1'on se fait force complimens: chez les Russes, on trouve tout péle-mêle, * et le jeu par dessus tout; il est i'ame de leurs sociétés et de leurs plaisirs, mais il n'en exclut aucun des autres divertissemens. L'étranger , le Francais sur-tout , étoit surpris, enchanté après avoir longe les cötes inhospitalières de la Prusse, et traversé les champs sauvages de la Livonie, de retrouver au sein d'un vaste désert une ville immense et superbe, des sociélés, des plaisirs, des arts et des goüts , qu'il croyoit n'exister qu'a Paris. Sous un climat comme celui de Pétersbourg , oii 1'on peut apeine jouir de quelques semaines de beaux jours ; sous un  ( *36 ) gouvernement comme celui de Russie, oü 1'on ne peut s'occuper ni de politique, ni de morale, ni de littérature, les plaisirs de la société doivent étre restreints et les jouissances doinesliques perfectionnées-. Le luxe et les commodités recherchées, la somptuosité et le bon goüt des appartemens, la profusion et la délicatesse des tables, la gaitéet la frivolité des conversaiions, y dédommagent 1'homme deplaisir de la géne oü la nature et le gouvernement tiennent soname et son corps. Les danses, les feslins se succèdent: chaque jour peut être pour lui un jour de fëte; et il trouve réunis dans une grande maison les chefd'ceuvres de tous les arts et lesproductions de tous les pays, et souvent mème, au milieu des frimals, les jardins et les fleurs du printems. Tzarskce-Sélo est un immense et triste chateau, commencé par Anne , achevé par Elisabeth, usé par Catherine, et abandonné par Paul. La situation en est marécageuse, les environs déserts, et les  ( i37 ) jardins ennuyeux : les monumens doat Catherine les a ornés sont, ainsi que les batimens de Pétersbourg , un emblème de son caractère. A cöté des obélisques , des colonnes rostrales, et des arcs de triomphe élevés aux Orlow, a Romanzow, et aux guerriers russes qui ont subjugué 1'Archipel et reconquis momenlanéinent Lacédémone, ou voit des tornbeaux consacrés a quelques chiens chéris : non loin de la est aussi celui qu'elle éleva a 1'ainiable Lanskoï, le plus aimé de ses favoris, et le seul que la mort arracha de ses bras. Voila cerïes des monumens cle trois genres de services différensbien rapprochés! c'est qu'un chien, un amant et un heros, sont apparemment la même chose pour une autocratrice. Au reste, tous ces monumens de la gloire et des amours de Catherine vont bienlöt disparoltre dans les marais fangeux qui leur servent de fondement. Les Egyptiens qui faisaient travailler les peuples vaincus, et les Piomains qui  ( i38 ) dépouilioient toules les nations pour embeüir Rome , ont exécuté des travaux immenses. Les Grecs libres se sont distingués par le goüt et Pélégance de leurs balimens plutöt que par leur grandeur. Et la Russie étoit naguères le seul état qui put entreprendre et exécuter ces construclions étonnantes que nous admirons dans Pantiquité, paree que les hommes y sont esclaves, et n'y coulent que des oignons , comme en Egypte : aussi voit-on dans Moscou et dans Pétersbourg des édifices gigantesques. Cependant il n'y a pas mème une chaussée pour unir ces deux capitales de 1'empire, dans la médiocre disiance de 200 lieues : c'est encore un de ces projets mort - nés de Catherine; et ce qu'on a commencé a faire, ne sert qu'a encombrer et a rendre ce chemin ennuyeux plus impraticable encore. Catherine aimoit mieux employer deux ou trois millions de roubles a batir un triste palais de marbre pour son favori, qu'a cons-  ( i39 ) Jririre une chemin utile a son peuple : un chemin étoit une chose trop commune pour elle (t). O Catherine! ébloui par ta grandeur que j'ai vue de prés, charmé de ta bienfaisance qui fit tant d'heureux, séduit par mille belles qualités qu'on admire en toi, j'ai vouluélever un monument a ta gloire ; mais les torrens de sang que tu as versés accourent et le renversent. Le bruit des fers de tes trente millions d'esclaves m'etourdit : 1'injustice et le crime qui ont régné en ton nom m'indignent; je brise ma plume, et je m'écrie: Désormais plus (i) Paul, bicnloin d'achever les travaux les plus utile» commencés par sa mère , comme les qua1S , les canaux et les chemins, élève a son tour des églises et des palais : il y en a déja plus qu'il n'en faut pour loger toutes les altesses impériales du monde , et tous les saints du paradis. Mais les monumens les plus nombreux qu'il érige sont des maisons d'exercice, des casernes, des corps-de-garde , et sur-tout des guérites. Heureusement que toutes ces constructions sont de bois , et ne dureront guère plus que leur fondateur.  ( Ho ) de gloire sans vertu ! et que le crime et 1'injustice sur le tröne n'arrivent plus a la postérité, que couronnés des couleuvres de Némésis!  DES FAVORIS. Catherine érige leursfonctions en charge de cour. Son tempérament et sa générosité en amour.Son impudeur. Installation de Zoubow. Suite des douzefavoris en titre. Dernières débauches de Catherine. Petit hermitage :petite sociétê. Réticence. ElisABETH d'Angleterre , Marie d'Ecosse, Ghristine de Suède, toutes les impératrices de Russie, et la plupart des femmes qui ont été maitresses d'ellesmêmes, ont eu des favoris ou des amans. Leur en faire un crime, seroit d'un ngoriste pen galant. Mais Catherine II seule , réalisant les fables de la reine d'Achem, et subordonnant 1'amour , le sentiment et la pudeur de son sexe, a des besoinsphysiques impérieux, a profité de sa puissance pour donner au monde un  C 142 ) exemple unique et scandaleus. Pour saiisfaire son tempérament, elle eut 1'impudence d'ériger une charge de cour avec un logement, des appoinlemens , des honneurs, des prérogatives, et sur-tout des fonctions déterminées; et de toutes les charges, cette charge fut la plus scrupuleusement remplie : une courte absence , une maladie passagère de celui qui 1'occupoit, suffisoient quelquefois pour le faire remplacer: c'étoit d'ailleurs 1'emploi pour lequel l'auguste soiweraine montroit le plus de choix et de discernement. Je crois qu'il est sans exemple qu'elle y ait élevé un sujet incapablc ; et, excepté 1'inlerrègne entre Lanskoï et Yermolow, elle ne 1'a pas une seule fois laissé vingt-quatre heures vacant. Douze favoris en titre et en fonction se sont succédés dans cette place, devenue la première de 1'état. Plusieurs de ces favoris, se hornant au principal devoir qu'elle prescrivoit , et n'ayant guère d'aulre mérite que celui de le bien faire, eurent  ( MS ) pcu d'influence hors la chambre a coucher , les bains et le boudoir. D'autres déployèrent de Fambition, de Faudace , et sur-toutde la suffisance, obtinrent un crédit immense, ou conservèrent de 1'ascendant sur Fesprit de Catherine, après avoir perdu son cceur ou renonce a ses faveurs intimes. D'autres encore ayant lassé leur amante, ou usé leur jeunesse et leur santé en Faimant, conservèrent sa réconnoissance et son amitié , et, jugés incapablesde servir la souveraine en particulier, furent encore réputés dignes de servir 1'empire en public. C'est un trait bien remarquable du caractère de Catherine, qu'aucun de ses favoris n'encourut sa haine ou sa vengeance: cependantplusieurs 1'offensèrent, et ce ne fut pas toujours elle qui les quitta. On n'en vit aucun de puni, aucun de persécuté : ceux qu'elle disgracioit alloient dans les pays étrangers étaler ses faveurs et dissiper ses trésors, puis revenoient encore jouir tranquiliement de ses bien-  C 144 ) faits au sein de leur patrie; cependant leur terrible amante eüt pu les anéantir. Certes Catherine paroit ici au-dessus de toutes les femmes galantes et lascives qui ont exislé. Est-ce grandeur d'ame, ou manque de passion ? Peut-être eut-elle des besoins et jamais d'amour: peut-être respecta-t-elle encore dans ses amans les faveurs dont elle les avoit honorés. 11 semble pourtant qu'un amant ne fut souvent pour elle qu'un instrument de voluplé, qui lui parut plus commode que ces phalus dont se servoient jadis les prêtresses deCérès, de Cybèle, d'Isis, et même celles de la divine Marie. Loin de les briser après s'en ètre servie, elle aima mieux les ériger en trophées de ses exploits et de ses plaisirs. Soltykow, Orlow et Lanskoï, furent les seuls que la mort lui ravit: les autres, survivant a ses amours , et pouvant par dépit révéler ses foiblesses ou ses turpitudes, possédoient en paix des places ou des richesses qui les rendoient encore un  ( MS ) sujet d'envie pour 1'empire entier. Elle se contenta de congédier un Korsalww, qu'elle surprit sur son lit mème dans les bras de sa dame d'honneur, et de céder Momonow'k une jeune rivale. Certes voila des traits bien extraordinaires, bien rares dans une femme, dans une amante, dans une impératrice. II y a loin de cette conduite grande et généreuse a celle d'une Elisabelh d'Angleterre, qui faisoit décapiter ses favoris et ses rivales , et a celle d'une Christinede Suède, quifitassassiner 1'un de ses amans en sa présence. Mais Catherine, avec tout le génie et 1'esprit qu'elle a montré , avec toute la décence qu'elle affectoit extérieurement, doit avoir bien connu et bien méprisé les Russes , pour avoir osé élever si souvent a cöté d'elle tant de jeunes gens tirés de la foule , et les offrir aux respecls et aux hommages de toute la nation , sans autres titres que ceux dont elle avoit a rougir. Comment püt-elle s'imaginer que savoir lui plaire, c'étoit savoir gouverner ? H i- k  ( ïtf ) sufBsoit a son amant d'avoir coüchë aVec elle une nuit, pour s'asseoir le jour suivant sur sou tröne a ses cötés. II suffira de détailler comment Zoubow , dernier favori, fut installé , pour faire connoitre a mes lecteurs indignés comment la chose^arrivoit, et comment Catherine proslituoit son age, son sexe et son rang. Plalon (i) Zoubow étoit un jeune heutenant aux gardes a cheval, protégé par ]NTicolas Soltykow dont il étoit un peu parent , et de qui i'ami qui me fournit une partie de ces mémoires étoit alors aide-decamp. En cette qualité , il se trouvoit souvent placé a cöté de Zoubow , et il recbercboit mème eet avantage a table. Zoubow parloit fort bien francais: il avoit eu quelque éducation , et montroit un esprit liant et poli, parloit un peu littérature , el faisoit de la musique, II étoit (i) Ce nom fit dire aux courtisans que' Cathenne finissoit par 1'amour plalonique.  ( 147 ) m d'une taille moyenne, mais souple , nerveuse et bien prise : il avoit le front haut et spirituel, les yeux.beaux, et son visage n'avoit point encore eet air allongé, froid et vaniteux, qu'on lui a vu depuis. Lorsqu'au printems de 1789 , l'impératrice alla a Tzarskoé-Célo , il sollicita de son protecteur la faveur d'ètre nommé pour commander le detachement qui la suivit, et, 1'ayant obtenue, il dina avec Catherine. A peine la cour fut-elle arrivée, que la ruptnre avec Momonowéclata: ce favori fut marié et renvoyé. Zouhow se trouva le seul jeune officier en vue ; et il paroit que ce fut a cette circonslance heureuse pour lui, plutöt qu'a un choix médité de Catherine, qu'ildut la préférence. Potemkin absent, Nicolas Soltykow, alors en grand crédit, introduisit et servit le jeune Zoubow avec d'autant plus de zèle qu'il espéroit s'en faire un appui contre 1'altier Potemkin, dont il étoit le seul contempteur a la cour. Après quelques entretiens  C H8 ) secrets en présence du mentor (1), Zoubow fut goüté, et adressé pour plus ample infomiék Mlle. Protasow et au médecin du corps. (2) Le compte qu'ils rendirent dut ëtre avantageux : il fut nommé aidede-camp de l'impératrice, recut un cadeau de cent mille roubles pour se faire des chemises , et fut installé dans i'appartement des favoris . avec tous les avantages accoutumés. Le lendemain, on vit ce jeune homme donnant familièrement le bras asa souveraine, un grand cbapeau a plumet sur la tête , chamarré de son nouvel uniforme, suivi de son protecteur et des autres grands de 1'empire, qui marchoient derrière lui chapeau bas. — II avoit fait la veilie anti-cbambre chez eux. Le soir, après le jeu, on voyoit Catherine congédier sa cour et rentrer dans sa (1) II étoit gouverneur des grands-ducs, et ministre de Ia guerre. (2) On nommoit Jfl'.e. Protasow Fcprouïeuse , d'après ses fonctions. Le médecin du corps étoit INI. Rogerson.  ( i49 ) chambre k coucher , suivie de son favori seul : quelquefois son hls et ses peütsfiifi étoient présens- Voila comme elle scandalisoit impunément sa cour , et se rendoit méprisable a ceux qui devoient la respecter. Le iendemain , les vieux généraux, les anciens ministres , remplissoient les antichambres de la nouvelle idole , et tout se prosternoit devant elle. C'étoit un génie que 1'ceil percant de Catherine avoit appercu : les trésors de 1'empire lui étoient prodigués; et rien ne peut ètre comparé a 1'impudeur de Catherine , que la bassesse et les empressemens honteux de ses courtisans (i). Peut-être sera-t-on curieux de lire ici (i) Zoubow, chassant un jour , s'arrêta avec sa suite sur le chemin qui mène de Pétersbourj; a TzarskoéCélo. Les courtisans qui venoient a la cour , les couriers, la poste , toutes les voilures , et tous les paysans, furent arrêtés : personne n'osa passer, que lorsque le jeune homme trouva a propos de quitter e chemin; et il s'y arrêta plus d'une heure , pour y attentrj le lièvre.  ( i5o ) la suite des favoris en titre qu'a eus Catherine , et qui ont plus ou moins régné sur la Russie au nom de leur au- guste amante. i. Serge Soltykow fut le premier ; et 1'on prétend mème qu'il eut les premières faveurs de Catherine encore grande-duchesse, paree qu'un obstacle physique empêchoit Pierre III de ïeseueillir. II passé en Russie pour être le véritable père de Paul. Soltykow aimé et heureux devint indiscret, et fit des jaloux. Elizabelh le bannit honnêtement de la cour, et il niourut dans 1'exil (i). 2. Stanislas Poniatowski le fit bientót oublier. II étoit alors envoyé de Pologne a Pétersbourg : beau, galant et spirituel , il plut a la jeune (1) Soltykow avoit tout 1'esprit , tous les agre'mens et tout la vanité d'un jeune seigneur russe. II est Ie seul favori que Catherine ait choisi dans une familie puissante. Sa politique alors ne régloit poiiit encore son cceur.  ( i5i ) Catherine , qui lui donna bientót des rendez-vousouilfutheureux. Pierre Hl les troubla quelquefois , quoiqu d fut peu jaloux, etqu'ilprétëratsapipe, sa bouteiüe , ses soldats et sa maitresse , a son airaable femme. On sait comment Catherine , devenue impératrice, fit donner la couronne de Pologne a son amant. Son règne désastreux prouva que, lorsque Pamour donne une couronne , d est aussi aveugle que la faveur en distnbuant les emplois et le crédit. Stanislas fut le plus aimable des hommes et le plus lache. des rois. Comment un homme aussi pusillanime a-t-il pu captiver un instant Pestime de PEurope ? et cependant qux „e Pa pas admiré ? Quelle contradiction entre ses sentimens , ses discours et sa conduite ! A la dernière diète , le genereux nonce Kamar lui dit pubhquement en le voyant vaciller: « Quoi! slre, n'ëtesvous donc plus le mème, qui, en ugna.pt la constitution du 3 mai, nous disoit: Que ma mam sèche plutót que de souscnre a  ( i5a ) tout acte contraire ? Toute 1'Europe vous accuse de n'ëtre que le roi de Catherine : justihez-Ia du moins de vous avoir couronne , en lui montrant que vous savez régner (i) ». Et cependant 1'indigne Stamslas signa , quelques jours après, 1'accord qui démembroit pour la seconde Ibis la Pologne, et par lequel il avouoit formellement qu'jl n'avoit été qu'un factieux et un rebeiie, en établissant une constitution raisonnable, qui lui donnoit, a lui roi, plus d'autorité, et promettoit a sa nation plus de iiberté et de bonheur f». CO Ce brave Polonais fut inlerrompu au milieu de ce discours véhément , et enleve' par les satellrtes russes Rothenfeld et Pistor , dignes pendaus des barbares Kretschetniko* et KaköVsky. Dieu , quels noms ! ceux qur ]es portoient étoient plus baroques encore ; et ce sont ces deux hommes-la qui ont conqms la Pologne en une campagne, et renversé la constnutmn du 5 mai q„e toute Ja nation semb]oit delendre ! Kosciuszko ! oü étois-tu alors > (2) II ne signa pourtant pas sans répugnanoe. II répondu a Sievers qui le sommoit de se rendre a Grodno pour se mettre lui-même k la tète de la confédération '  ( i53 ) Si, a cette époque, ii eüt au moins abdiqué une dignité qu'il déshonoroit, il eüt excité de 1'intérêt; mais il n'inspira que du mépris. II ne sut ni ètre roi, ni cesser de 1'ètre : il n'eut pas mème le bon esprit et la fierté d'Arlequin , qui, lorsqu'on veut lui arracher de force sa baretle , et qu'il ne peut plus la défendre, lajcüe a terre, en disant: Tenez, la voila! II aima mieux trainer sa vieiliesse dans 1'oppro- t< Je ne ferai jamais cette bassesse. Que l'impéralrice reprenne sa couronne , qu'elle m'envoie en Siberië , ou me laisse sortir de mon royaume a pied et un baton a la main; mais je ne me déshonorerai pas ». On 1'enferma, on le laissa jeüner, on le menaca , et il se mit a la. tète de la confédéralion. Ce fut le colonel Stackelberg , ncveu d'Igelstrom , qui lui porta iinaleinent le traité de parlage. Stanislas se mit a pleurer en le lisant : Monsieur, monsieur, ayez pi/ie' de moi • qu'on ne me force point d signer ma honte ! Stackelberg1 lui dit qu'après ce sacrifice il pourroit jouir d'une vieiliesse heureuse et tranquille : il essuya ses larmes , etrépondit : Eh bien l je veux l'cspérer; mais sa nièce étant entree , il se remit a pleurer a chaudes larmes avec elle.  C i54 ) bre , et venir mourir a Pétersbourg dans 1'bumiliation (i). De tous les favoris de Catherine , Slanislas fut le seul qu'elle se plut a humilier, après 1'avoir élevé. La loyauté et le patriotisme , qui parurent un instant combattre dans le cceur du roi, sa reconnoissance et son assujettissement, furent un crime aux yeux de la fiére tzarine. Elle étoit indulgente en amour , mais implacable en politique , paree que 1'orgueil fut sa plus forte passion, et que 1'amante fut toujours en elle maitrisée par l'impératrice. (i) A une de ces cérémonies de cour , oü. Paul se plait a se pavaner , sceptre en main , couronne en tète , et manteau i^mpérial sur le dos , comme on représente les rois juifs dans les vieux tableaux , Stanislas qui le suivoit, accablé de vieiliesse et de lassitude, fut forcé de s'asseoir dans un coin , tandis que Paul se faisoit baiser la main par 5 ou 400 esclaves de cour. II s'appercut que le vieux roi étoit assis pendant cette auguste cérémonie , et lui envoya un aide-de-camp pour lui ordonner de se tenir debout.  r i55 ) 3. Grégoire Orlow , dont la faveur fut si longue et sibrillanle, et dont l'histoire est si essentiellement liée a celle de Catherine, sembla partager avec elle le tröne oü il 1'avoit placée (i). 11 réunit tous les pouvoirs et tous les honneurs qu'on a vu depuis décorer Potemkin et surcharger Zoubow. II avoit beaucoup de la hauteur et du caractère que déploya le premier. Quoiqu'il fut jeune et robuste, son frère Alexis , d'une force d'Hercule et d'une taille de Goliath (2) , (!) Si, dans ces mémoires, on ne parle plus de la révolnlion de .762 , c'est que 1'Europe en est snffisamment instruite , par l'histoire qu'en a la.ssee Rhulières , et qui est en tout conforme a ce que tout le monde sait et croit maintenant. Plusieurs fois j'en ai entendu raconter les détails en Russie par des gens qui furent du nombre des acteurs ; et ce sont a peu pres les mêmes que ceux que j'ai lus depuis dans Rhulières. W C'est eet Alexis Orlow, qui fut, avec Passèk et JBariatinsky, 1'un des étrangleurs de Pierre III. I ^ se rendit célèbre depuis par ses expéditions dans 1 Archipel, et surtout Par la balaille de Tchesme , dont  C i56 ) lui fut associé dans ses fonctions particulières auprès de 1'insatiable Catherine , alors dans toute la vigueur de 1'age. Elle eut de Grégoire un fils avoué , qu'on nornma Basile Grégoréwitsch Bobrinshy, qu'elle fit élever au corps des cadets , dont 1'aniiral Eihas , alors instituteur dans ce corps , devint le gouverneur (i). Deux jolies demoiselles d'honneur , que il recut le surnom de Tcheminsky. L'infame enlèvement qu'il fit en Italië d'une fille de 1'impe'ratrice Elisabeth, que Catherine a sans doute sacrifiée comme Iwan, achève de le rendre odieux et exécrable , en dépit de ses lauriers usurpés. On verra queüe vengeance Paul tira du meurtrier de son père. II est a présent banni en Allemague, ou il cherche en vain , par son luxe et ses dépenses , a s'acquérir de la considération. On le fuit, on 1'évite, comme un de ces monstres qui inspirent 1'horreur. (i) Ce Bobrinsky ressemble beaucoup a sa mère par la figure; et qui voit 1'efïigie de Catherine sur un rouble, voit le visage de son fils. II s'est distingué par des désordres et des débauches de toute espèce , quoiqu'il ait de 1'esprit et de 1'instruction. II s'étoit fait reléguer en Eslhonie ; mais son frère Paul le rappela a son avènement, et le fit major aux gardes a cheval; il le disgracia quelque tems après,  ( i57 ) la Protasow, première femme-de-chambre, élevoit comme ses nièces , passent pour ètre nftes de Gatberine et d'Orlow. C'est pour ce célèbre favori qu'elle fit construire le triste palais de marbre , ou elle eut 1'imprudence de faire sculpter cette inscription : Par Tanutié reconnoissante. Elle fit aussi frapper en son bonneur une grande médaille , lx 1'occasion du voyage qu'il fit a Moscou pour y rétablir 1'ordre et en chasser la peste : il y est représenté en Curtius qui se précipite dans le gouffre, avec cette inscription : Et la Russie aussi produït de tels enfans ; mais ce n'est pas en se précipitant dans ce gouffre-la (i) , qu'il mérita le mieux tt) J'ai vu un dessin fort plaisant. Catherine la <*rande , un pied sur Yarsovie , et 1'autre sur Consiantïnople , couvroit tous les princes de 1'Europe de ses vastes jupons , comme d'un pavülon; et ces prmces , les yeux levés, la bouche béante , admiroxent 1 astre radié qui en formoit le centre. Chacun d'eux fiumt une exclamation analogue a sa posUiou et a ses se«timens. Le P.pc s'écrioit : ah, Jésus ! quel abxme de  C i58 ) 'de Catherine. Le chateau de Gatschiaa ? qu'habite aujourd'hui Paul, est encore un monument du prince Orlow. Douze ans de jouissance, el les hauteurs da eet amant lassèrent enfin sa souveraine affermie sur le tróne ; et après une longue lutte, Potemkin 1'emporta. Le triomphe de son rival, et 1'iuconstance de Catherine, qu'il nommoit hautement ingrate , firent un tel effet sur lui, qu'il en perdit enfin la santé et la raison. L'orgueilleux , le puissant, le brillant Orlow, mourut dans une horrible démence, se harbouillant le visage de ses excrémens, dont il se nourrissoit comme un autre Ezéchiel (i). 4. Wasiltschikow, que Panin produisit pendant une absence perdition ! le roi de Pc: gne : c'est moi , c'est moi quï ai contribué a 1'ag'andir ! etc. etc. (1) Plusieurs prétendent que Potemkin 1'avoit empoisonné avec une lierbe , dont la vertu est de rendre fou , et que les Russes nomment piannaïa trawa, er be a 1'ivrogne.  f i5q 1 d'Orlow, remplit les intervalles qu'il y eut entre les deux fiers rivaux. II ne fut que 1'instrument des plaisirs de Catherine. 5. Potemkin. II vint un jour hardiment s'emparer des appartemens de son prédécesseur, et attesta sa victoire en se rendant ainsi mattra du champ de bataille qu on lui avoit disputé long-tems. Sa passion, sa hardiesse et sa taille colossale, avoient charmé Catherine. II fut le seul de ses favoris qui j**»»;,. amnureux , et qui lui UScl Gil ut*»*"" » - . épargna des avances qu'elle étoit toujours obligée de faire • il parut mème vraiment et romanesquement épris (i). H adora (O On a de lui une chanson russe qui commence par ces mots i Kak skoro ia tébé „idot, etc , et qu A Lposa pendant sa première passion : e le^ P ,. sentiment, et meriterort dêtre trad^Vo. c dont je me souviens.-AussUÓt-que je tej^ n. pensa plus qu'a tor seule = te. yen* charmans me capüvèrent, et je tremblai de dire que fauna*. L ld soU indrneremment tous les eceurs . * c'est avec les mêmes fleurs qua les enctaw. Ma,,  ( i6o ) d'abord sa souveraine comme une amante, et la chérit ensuite comme sa gloire. Ces deux grands caractères semblèrent créés Pun pour Pautre : ils s'aimèrent, ils s'estimèrent encore en cessant d'ètre amoureux; et la politique et Pambition les enchainèrent, quand 1'amour les eut dégagés. Je laisserai aux voyageurs le soin de détailier la pompe de ses fètes, le luxe barbare de sa maison, et Ia valeur de ses brillans • et aux écrivailleurs allemands, celui de raconter combien il y avoit de billets de banque reliés en guise de livres dans sa bibliolhèque, et combien il payoit les cerises dont il avoit coutume d'offrir tous les premiers jours de Pan, un plat a ó dieu ! quel tourment d'aimer celle a qui je u'ose le dire ! celle qui ne peut jamais être a moi.' Ciel barbare ! pourquoi la fis-tu si belle ? ou pourquoi la fistu si grande ? Pourquoi vouloir que ce füt elle , elle seulo que je pusse aimer ? elle dont le nom sac'ré ne sortira jamais de ma boucfce , ni 1'image charmante «e mon cceur! etc. etc.  ( i6i ) son auguste souveraine; ou ce que coutoit la soupe de steriet, qui étoit son mets favori ; ou comment il envoyoit un courier a quelques cents lieues, pour chercher un melon ou un bouquet a ses maitresses (i). Ceux qui voudront voir son portrait caractéristique, le trouveront tracé supérieurement dans le livre intitulé : Histoire de Catherine II; et des détails sur la vie politique de Pontemkin me conduiroient trop loin. L'un de mes amis, qui Ta suivi dans ses campagnes , s'en occupe d'ailleurs en ce moment, et est plus a même que moi de satisfaire (i) Potemkin avoit a sa suite un officier supe'rieur , nornmé Bauer, qu'il envoyoit tantöt a Paris chercher un danseur, tantöt a Astrakhan chercher des meions d'eau , tantót en Pologne porter des ordres a ses fermiers, ou a Pétersbourg des relations a Catherine , ou en Crimée cueillir du raisïn, etc. etc. Cet officier, qui passoit sa vie a courir ainsi la p'oste , demandoit une épitaphe , au cas qu'il secassat le cou: un de ses amis lui fit celle-ci : Cv git Bauer sous ce rocher : Fouette, cocher I i. I  ( i6z ) la curiosité sur eet homme extraordinaire. II créoit, ou détruisoit, ou brouilloit toutj mais il vivifioit tout. Absent, on ne parloit que de lui: présent, c'étoit lui seul qu'on voyoit. Les Grands, qui le haïssoient, et qui jouoient quelque röle tandis qu'il étoit a larmée , sembloient a sou aspect rentrer en terre et s'anéantir devant lui. Le prince de Ligne, qui lui écrivoit des flagorneries (i), disoit: il y a du gigantesque , du romanesque et du barbaresque dans ce caractère - la ; et c'étoit vrai. Sa mort laissa un vide im- (i) II lui dit dans une de ses lettres que le prince faisoit counr par vanité : Vousfaites plus degalanteries d votre auguste et aimable souveraine, que tous les courtisans de LouisXIV ensemble n'en purent faire d leur roi. Parbleu ! je le crois bien. Quoique Louis XIV se soit rendu coupable de bien des foiblesses , on ne lui a jamais reproché le crime de sodomie.En prenant cette phrase dansun autre sens, le prince auroit encore eu tort. On sait que le duc de la Feuillade érigea a ses frais une suye:be statue a son maitre : Potemkin n'a jamais rien fait pour Catherine , qui approchat de cette galanterie la.  ( i63 ) mense dans 1'empire, et cette mort fut aussi extraordinaire que sa vie. II avoit passé prés d'un an a Pétersbourg, se livrant a toutes sortes de plaisirs, mème de débauches, oubliant sa gloire, et étalant ses richesses et son crédit avec un faste insultant. IL recevoit les plus grands de 1'empire comme ses valets, daiguoit a peine appercevoir lepetit Peul, et passoit quelquefois dans les appartemens de Catherine, les jambes nues, les cheveux épars et en robe-de-chambre. Le vieux Repnin proüta de son absence a 1'armée pour baltre les Turcs, et les forcer a demander la paix, et fit plus en deuxmois que Potemkin n'avoit fait en Irois ans. Celui-ci, qui vouloit encore trainer la guerre, se réveille a ces nouvelles, et part (i); mais il emportoit la mort dans (i) Son entrevue avec Repnin fut une scène. Comment, lui dit—il, petit prêtre Martin que tu es (i) , oses-tu , pendaat mon absence , entreprendre tant de choses'? qui t'en a donné les ordres'? Repnin , indigné (a) Repnin est un apötre zélé du Martinisme.  ( i64 ) son sein. Arrivé a Jassy, qui étoit depuis loug-leius son quartier-général ou plutót sa capitale et sa cour, il est sombre, mélancolique, dévoré d'inquiétude, impatient de sa maïadie. 11 veut lutter avec elle et la vaincre par son tempérament de fer : ilse rit de ses médecins, se nourrit de viandes salées et de raves crues. Sou mal empire; il veut se faire transporter a Otschakow, sa chère conquète : a peine a-t-il fait quelques verstes, que Pair de sa voiture semble 1'étouffer. On étend son rnanteau sur le bord du chemin; on le couche dessus, et il expire dans les bras de sa nièce JBranistka qui 1'accompagnoit. Catherine, a la nouvelle de sa mort, tomba trois fois en foiblesse; il fallut la enfin de cette aposlrophe , et enhardi par ses succes , osa une fois montrer de la fermeté avec lui. J'ai servi ma patrie , dit-il: ma tête n'est point en ton pouvoir ; et tu es un diable que je ne crains plus. Eu disant ces mots, il sortit eu fureur, fermant la porte sur Potemkin , qui le suivoit Je poing levé. Peu s'en fallut que les deux héros de la itussie ne se prissent aux cheveux.  ( ito ) saigner: on la crut mourante ; elle montra presquela mème douleur qu'a la mort de Lanskoï. Mais ce n'étoit plus un amant qu'elle perdoit; c'étoit un ami, dont le génie s'étoit identifié avec le sien, qu'elle regardoit comme 1'appui de son tröne et 1'exécuteur de ses vastes projets. Catherine, assise sur un tröne usurpé, haïe de son fils, étoit femme et timide: elle s'étoit accoutumée a voir un prolecteur dans Potemkin^ dont la fortune et la gloire étoient si hien liées a la sienne. Elle parut se retrouver étrangère, elle commenca a craindre son fils, et ce fut alors qu'elle s'étaya de son petit-fils Alexandre qui sortoit de 1'enfance, et commenca a 1'opposer a son père. Quel contraste, quelle lecon offre la mort des trois plus grands personnages de la Russie! Orlow qui régna douze ans a cöté de Catherine, partageant son tröne et son lit, finit par se nourrir de ses excrémens, et meurt dans une démence piloyable. Potemkin, le puissant, le magnifique  ( i66 ) Potemkin, le fondateur de tant de villes et de palais, le conquérantd'unroyaume, expire sur un grand chemin. Et Catherine elle-méme tombe de sa chaise percéeet rend 1'esprit sur le plancher en poussant un cri lamentable ! Les richesses de Potemkin ont été exagérées. Elles n'approchèrent point de celles de Mentschikow, etsurtoutde celles qu'avoit amassées 1'indigne Biïon : le dernier favori même en possède de plus considérables. Potemkin puisoit a lavérité directement dansles caissesde 1'état; mais aussi il dépensa beaucoup pour l'état, et se montra grand-prince de Russie autant que favori de Catherine. Zoubow a puisé comme lui dans le trésor public, et n'a jamais dépensé un rouble pour le public. Ce qui distingue Potemkin de tous ses collègues, c'est qu'en perdant le cceur de l'impératrice, il ne perdit point sa confiance. Lorsque 1'ambition eut remplacé chez lui i'amour , il conserva tout son crédit; etce fut lui qui donna de nouveaux  ( ^7 ) amans a son ancienne maitresse.Tous les favoris qui luisuccédèrent lui demeurèrent subordonnés. 6. Zawadowsky fut celui qu'il présenta a Catherine pour remplir les fonctions physiques, lorsqu'ils furent fatigués de les exercer ensemble. 11 étoit jeune, vigoureux, bien fait; mais le goüt qu'on avoit pour lui passa bientöt. II avoit été secrétaire : sa disgrace n'eut point d'éclat; il resta dans les affaires du cabinet, el fut fait conseiller privé. II vit encore, riche des premiers bienfaits de sonamante. 7. zoritsch, sur qui 1'inconstante Catherine jeta ensuite ses regards, est le seul élranger qu'elle ait osé créer son favori pendant son règne. C'étoit un Servien échappé du bagne de Constantinople oü il étoit prisonnier: il parut, pour la première fois, en habit de hussarda la cour. II éblouit tout le monde par sa beauté, et les vieilles dames en  ( i68 ) parient encore comme d'un Adonis. D'abord protégé par Potemkin, il voulut en secouer le joug, se brouilla avec lui, et 1'appela en duel. II n'avoit pas 1'esprit assez cultivé encore pour captiver celui de Catherine; elle le renvoya, au bout d'un an , en le comblant de biens. II obtint la ville de Schklow, qu'on érigea pour lui en espèce de souveraineté, exemple unique en Russie. II y vit en prince, tenant une cour, et accueillant les étrangers. S'il s'est enrichi des dépouilles de 1'état, il lui en rend une partie assez noblement : il a fondé a Schklow un corps de cadets, oir il fait élever a ses frais deux cents jeunes officiers. Malgré ces occupations , et les jeux, les spectacles et les plaisirs, oü il se ruine, il s'ennuie dans sa principauté. II sollicitoit en vain, depuis plusieurs années, la permission de paroitre a Pétersbourg; elle ne lui fut point accordée : mais Paul vient de 1'appeler a sa cour.  ( 169 ) 8. KORSAKOW, espèce de petit-maitre russe, élevé du corps-de-garde du palais, oü il faisoit le service de sergent et oü Catherine le remaf qua, jusqu'au lit de sa 'souveraine. II fut ingrat ou inüdèle. Catherine le surprit elle-même sur son propre lit, tenant dans ses bras la belle comtesse Bruce , sa dame d'honneur et sa confidente. Stupéfaite, elle se retira, et ne voulut re voir ni son amant, ni son amiej elle n'en tira point d'autre vengeance. 9. Lasskoï, chevalier-garde, s'étoit déja fait remarquer (1). II fut bientöt 1'amant le plus aimé et parut le plus digne de 1'être. II étoit beau, remplide douceur et de graces, (1) Tous les officiers qui avoient, ou croyoient avoir une belle figure , s'eflorcoient, en toute occasion , de se produire Sur le passage de Catherine. A la cour même, les grands cédoient quelquefois la place a un bel homme , bien certains que rien ne plaisoit tant a leur auguste souveraine que de traverser ses apparte-  C 17° ) amateur des arts, ami de talens, humain, bienfaisant: tout le monde sembloit partager, en sa faveur, la prédilection de la souveraine. II eüt peut-ètre acquis, par les quaiites de son esprit, autant de crédit que celles de son cceur lui faisoient de partisans. Potemkin le craignit, et 1'empoisonna, dit-on, il expira dans des coliques affreuses. Catherine lui prodigua en vain les soins les plus tendres : ses baisers recueillirent son dernier soupir. Elles'enferma pendant plusieurs jours qu'elle passa dans le désespoir. Elle accusa le ciel , voulut mourir, cesser derégner, et juroit de ne plus aimer. Elle aimoit vraiment Lanskoï: sa douleur se tourna en colère contre le médecin qui n'avoitpu lesauver; il fut obligé de se jeter aux pieds de sa souveraine, etdeluidemandergrace pour mens entre deux files de beau* garcons. C'étoitune place qu'on pqstuloit, en se montrant, en étalant des cuisses bien faites ; et plusieurs families fondoient leurs espérances sur quelque jeune parent qu'elles s'efforcoient de produire ainsi.  ( W ) 1'impuissance de son art. Veuve décente et affligée, elle porlale deuil de son amant; et, nouvelle Artémise, elle lui érigea un mausolée superbe auprès de TzarskoéCélo. Elle laissa passer plus d'un an avant de le remplacer: mais, comme une autre matrone d'Ephèse, elle lui donna un indigne successeur; ce fut 10. Yermolow, le moins aimable et le moins bien fait de tous ceux qu'elle avoit cboisis,qui la consola enfin du beau, du tendre Lanskoï. II déplut cependarit a Potemkin avant de cesser de plaire a Catherine; et le fier favori exigea et obtintle renvoi de Pamantqui ne resta point deux ans en fonctions. ii. Mom on ow, qui lui avoit disputé sa faveur, le remplaca. Momonow étoit aimable, avoit un buste parfait, mais étoit mal bati par le bas. II fut goütéet aimé, et leüt été longtems; mais il se rebutades charmes flétris de son amante sexagénaire, dont 1'age  ( I72 ) sembloit accroitre encore les fureurs utérines. Voyant, dans 1'état d'innocence , Sa graisse , son poids, sa rondeur, Son ventre enflé , sa cuisse immense, II lui lira sa révérence : Princesse, votre serviteurl Hélas ! il me faut trop d'avance Pour aller jusqu'a votre cceur. II clevint amoureux d'une jeune princesse Scherbatow, et eut le courage de 1'avouer en demandant la permission de 1'épouser. Catherine fut assez générpuse et assez fiére pour luiaccorder sa demande, sans lui faire de reproches. Elle le maria a sa cour avec sa demoiselle d'honneur, et les envoya a Moscou comblés de biens (i). 12. Zoubo w. Nous avons vu, au comniencement de ce chapitre, comment il devint le dernier CO Ce que plusieurs racontent du fouet qu'elle fit donner aux nouveaux mariés, est unefable, dont je n'ai point entendu parler en Russie.  ( i.73 ) favori de Catherine. II avoit moins de vingt-cinq ans; elle, plus de soixante (i). Elle finit par le trailer en hls autant qu'en amant, s'occupa elle-même de son éducation, et s'attacha de plus en plus a son ouvrage qui devint son idole. Cependant ses desirs lubriques n'étoient pas encore éteints, et on la vit tout-a-coup renouveler les orgies et les lupercales qu'elle avoit célébrées autrefois avec les frères Orlow. Valérien, 1'un de ceux de Zoubow, plus jeune et plus robuste que lui, et le vigoureux Pierre Soltykow leur ami, lui furent associés pour le relayer dans une carrière si vaste et si difficile a remplir. C'est avec ces trois jeunes libertins (2), que (1) Catherine avoit deux ans de plus que 1'almanach ne 1'annoncoit. Comrne elle se füt trouvée plus agée que Pierre III, l'impératrice Elisabeth les lui effaca gratuitement en Ia faisant venir en Russie ; et 1'ona de vieux calendriersallemandsquiprouventqu'ellenaquiten 1727: ceci n'est qu'une opinion que plusieurs réfutent, et que je ne puis vérifier. (2) Le titre de libertin convient sur-tout a Valérien Zoubow, eta Pierre Soltykow, qui se livrèrent bientöt  C 174 ) Catherine, la vieille Catherine, passoitles journées; tandis que ses armées battoient les Turcs, s'égorgeoient avec les Suédois, et dévastoient la malheureuse Pologne; tandis que son peuple crioit misère et famine, et étoit dévoré par les exacteurs et les tyrans. Ce fut alors qu'elle se forma une société plus intime, composée de ses favoris et des courtisans et des dames les plus affidés. Cette société se rassembloit deux ou trois fois la semaine , sous le nom de petit Hermitage. On y étoit souvent masqué , et il y régnoit la plus grande privauté: bn impunémenta toutes sortes d'excès. Ils faisoient enlever des filles dans les rues , en abusoient s'ils les trouroient jolies, ou sinon les abandonnoient a leurs valets qui devoient enjouir en leur présence. L'un des passe-tems du jeune Zoubow, que 1'on avoit vu quelques moisauparavant modeste et timide, e'toit de payer de jeunes garcons pour qu'ils commissent en sa présence le pêché d'Onan. On voit comme il profitoit des Jecons de la vieille Catherine. Soltikow succomba a ce genre de vie, et mourut regretté de ceux qui 1'avoient connu avaut sa fortune.  ( *.75 ) y dansoit, ony représentoitdes proverbes composés par Catherine, on y jouoit k des jeux d'esprit, a desjeux de gages, et a des jeux de mains : il n'y avoit sorte de gaité qui n'y fut permise. Léon Narischkin y faisoit le même róle que Roquelaure a la cour de Louis XIV, et une folie en titre, nommée Matrona Danilowna, le secondoit; c'étoit une vieille radoteuse, dont tout 1'esprit consistoit a dire les polissonneries les plus saugrenues : comme elle avoit le droit qu'ont toujours les fous , celui de tout dire, elle étoit accablée de cadeaux par les bas courtisans. Les ministres étrangers en faveur étoient quelquefois admis au petit hermitage: Ségur , Cobenzel, Stédiug et Nassau , obtinrent principalement cette distinction; mais ensuite Catherine forma une autre assemblée plus restreinle et plus mystérieuse, qu'on nommoit lapetite société. Les trois favoris dont nous venoqs de parler, laBranitska, la Protasow, et quelques femmes et valetsde-chambre de confiance, en étoient seuls  C 176 ) membres: c'étoit la que la Cybèle duNord célébroit ses mystères secrets. Les détails de cesjouissances appartiennent aunlivre plus licencieux que celui-ci; et Fauteur a étéobligé de brüler des notesquiauroient pu lui fournir ou lui rappeler ce qui en a transpiré de plus piquant. Au reste , le public n'y perd rien : il est assez de livres obscènes; ceux qui les ont lus croiront faciiement que Catherine étoit aussi philosophe que Thérèse. J'aurois pu également grossir ce chapitre des surnoms, des titres et des dignitésde chaque favori, mais cela ne vautpas Timpression, et ne mérite pas même d'être prononcé. On sait assez que Catherine , après avoir entassé sur ses mignons tous les emplois, tous les titres et tous les ordresdeson empire, écrivoit a Vienne pour leur obtenir successivement des patentes de comte et de prince du saint-empire romain. Les ordresde Pologne et de Prusse barioloient encore les favoris des favoris. Potemkin et Zoubow ressembloient a des  ( 177 ) marchands de rubans et de quiuquailïeries , lorsqu'ils étaloient toutes leurs décoralions. Paul est plus russe que sa mèrejil prétend qu'un conile ou prince du saint-empire grec, vaut mieux qu'un comte ou un prince du saint-empire romain. Sous Catherine, de Kjiiaiss russe on étoit fait prince allemand: sous Paul, de prince allemandon est élevé a la dignité de Kniaiss russe. Je u'ose décider la question. Je ne détajllerai pas non plus les bienfaits et les cadeaux qu'ont recus les favoris : je ne pourrois citer que ce qu'ils ont recu publiquement, a titre de récompense. Quelque énorme que la somme eu parut ( i ), elle n'équivaudroit pas aux dons secrets dont ils furent comblés. Qui Calculeroit ce que les Orlow, Potemkin et les Zoubow, ont accumuié ? ne puisoient-ils pas dans le trésor impérial, (i) J'en ai une liste assez exacte : cette somme os-' du tiers plus forte que celle qu'en donne le livre intitulé i Histoire de Catherine II. i. m  ( 178) sans en rendre co-mpte; et n'achetoit-on pas d'eux, et de leurs créatures , les emplois, les rangs, la j ustice et 1'impunite; mème les alliances , et la guerre et la paix (i)? (1) Valérien Zoubow , quelques rnois apres qu'il eut partagé avec son frère lespénibles faveurs de Catherine, mettoit trente mille roubles sur une carte, en jouant au pharaon; et ce jeune homme possède , comme on 1'a noté , une partie des immenses domaines des ducs de Courlande.  AVÈNEMENT DE PAUL. Conduite et projets de Catherine d V égard de sonjils. 11 est proclainé. Ses premières démarches comme empéreur. Honneurs Jiaièbres rendus d sonpère et d sa mère. Mesures rigoureuses envers les gardes. La Wachtparade. Graces et disgraces. Ses occupations. Proscription des chapeaux ronds et des atteiagcs russes. Etiquette rétablie : ses suites ridicules ou barbares. Changement dans le militaire , dans Ze cwit. Les paysans. Soldatomanie. Bureau pour les suppliques. Einances. ■ Valet-de-chambrejdvori. Après le meurtre de son mari, lemassacre d'Iwan et 1'usurpation du tröne, le plus grand crime de Catherine fut peutètre sa conduite envers son fils. L'épouse  C 180 ) assassine ne pouvoit saus doute ètre bonne mère; mais elle devoit plus d'égards au jeune prince , au nom duquel elle a , trente-cinq ans , gouverné la Russie. II annoncoit, dans son enfance, des qualités qu'elle a étouffées par ses mauvais traitemens ; il avoit de 1'esprit, de Pactivite , des dispositions pour les sciences, des sentimens d'ordre et de justice : tout a péri faute de développement. Elle a moralement tué son fils, après avoir longtems balancé si elle devoit effectivement s'en défaire. Sa haine contre lui est la seule preuve qu'il est fils de Pierre III (i)j et cette preuve est de grand poids. Elle ne pouvoit le souffrir, le tenoit loin d'elle , Penvironnoit d'espions , le gènoit, Phumilioit en tout; et pendant CO C'est une opinion très-accréditée, a la cour de Russie, que Paul est fils de Soltykow , 1'un des premiers favoris de Catlierine. Physiquement, il n'a aucun trait de ressemblance avec Pierre III, mais encore moins avec sa mère : il eut le malheur d'être renié par 1'un et déteste' par 1'autre.  ( i8i ) que ses favoris, plus jeunes que son fils , gouvernoient la Russie et nageoient clans les richesses, il vivoit retiré, insignifiant et manquant du nécessaire. Elle parvint a 1'aigi ir, a le reridre méfiant, farouche, bizarre , soupconneux et cruel. Certes il faut qu'une mère soit biencoupable et bien infame, lorsqu'elleinspire enfin delahaine et du mépris a son propre enfant. Mais quel autre sentiment pouvoit lui inspirer la meurtrière de son père et Pusurpatrice de sesdroits, qu'il voyoit se prostituersous ses yeux a une série de favoris qui devenoient successivement ses oppresseurs ? Non contente de le priver de la tendresse et des prérogatives dont il devoit jouir comme fils, elle a voulu encore lui ravir tous les droits et tous les plaisirs de père. Son épouse venoit, presque tous les ans , accoucheraTzarkoé-Célo, et y laissoitses enfans en des mains étrangères. Ils étoient élevés auprès de Catherine, sans que le père et la mère pussent avoir la moindre influence sur leur éducation , ni la plus  pelite autorité sur leur couduite: dansles derniers tems même, ils étoient des mois eutiers sans les voir une fois. Voila comme ou cherchoit a aliéner le cceur de ces enfans , qui connoissoient a peine leurs parens. C'est ici pourtant que Paul cessed'inspirer de 1'intérét, pour réveiller 1'indignalion et le mépris: c'est ici qu'il cesse de paroitre filslimide et respectueux, pour n'élre plus qu'un père lache et imbécille. Quel liomme sera assez vil pour n'oser revendiquer les droits sacrés de la paternité ? Comment n'a-t-il pas eu le courage de dire a sa mère : Vous avez ma couronne; gardez-la, mais rendez-moi mes enfans, laissez-nioi du moins une jouissance, que vous nenviez pas d vos derniers esclaves. Ah! celui qui ne trouva pas dans son cceur des motifs suffisans pour tenir un pareil langage , et pour agir en conséquence, n'est pas un fils respectueux • c'est un père insensible ou lache ; c'est un esclave , et, devenant  ( i83 ) maltre, il ne peut être qu'un tyran (i). La mort a surpris Catherine. II est évident pour ceux qui ont connu sa cour, et la haine malheureusement si bien fondée entre la mère et le fils, qu'elle nourrisoit le desir de se donner un autre successeur. L'horreur de peuser a sa fin et a celle de son règne qu'elle craignoitdavantage, et la mort de Potemkin (2),i'empêchèrent d'accomplir ce projet lorsqu'il en étoit encore tems, ou de le confirmer par un testament. La jeuuesse du grand-duc Alexandre , et plus encore la bonté de son esprit et de son cceur , avoit été ensuite un obslacle a 1'exécution de son plan. Cependantsaprédilection pour ce jeune prince, digne sans (1) Ce ne fut pas avec cettelaeheté qu'en agitleducde Wurtemberg , frère de l'impératrice actuelle. Catherine ayant vpulu s'emparer de ses enfans , il déclara qu'il mourroit avant de les livrer : on n'osa le réduire au désespoir , et il partit avec eux. (2) Plusieurs ont cru qu'il existoit un projet de s'appuyer de Potemkin pour deshériter Paul. Alexandre eüt été proclamé tzaréwitsch, en même-tems que Potemkin roi de Tauride.  ( iS4 ) tioule d'une source plus pure , étoit trés* prononcée; et ses entretiens particuliers avec lui commencoientadevenir fréquens et mystérieux.On seroit peut-élre parvenu a étouffer en lui la nature, a corrompresa morale et sa raison, et a le forcer insensiMement a jouer un röle odieux contre son père. Depuis que la Harpe 1'avoit quitté; depuis qu'on lui avoit donné une cour particulière, et éloigné quelques personnes de mérite, il étoit le plus mal entouré et le plus désceuvré des princes. II passoit ses journées dans des tète-a-tête avec sa jeune épouse, avec ses valets, ou dans la société de sa grand'mère : il vivoit plus mollement et plus obscurément que 1'héritier d'un sultan dans l'intérieur des harems du sérail; ce genre de vie eiit a la longue étouiTé ses excellentes qualilés. S'il l'eüt voulu, si mème Catherine eut pu direun mot avant de mourir, Paul n'eüt probablement pas régné. Haï et redouté de tous ceux qui le connoissoient, qui se fut déclaré pour lui, et quels droits eüt-il  ( i85 ) invoqués (i) ? Si les Russes n'ont aucun droit assuré, leurs autocrates en ont moins encore: depuis Pierre I, qui s'arrogea (i) Je sais bien que Paul a été proclamé tzaréwitsch, ou béritier du tröne. Mais quel droit invoquer dans un état qui n'en reeonnoit aucun ? celui de 'a naissance ? celle de Paul est équivoque ; et, selon le droit de primogéniture, c'est un fiére d'Iwan III qui seroit appele au tröne. Si la nation ? il faut 1'interroger. Si le ciel ? il faut le faire parler; et celui-la ne paroit guères s'explicjuer qu'après 1'événeuient. Paula entrepris d'óter la confusion qui règne dans la succession des tzars, par un acte qu'ij a proruulgué a son couronnement, et qu'il avoit fait avec sa femme en forme de testament dès 1'année 1788, par conséquent lorsqu'il n'étoit que grand-duc , et qu'il ne pouvoit disposcr de rien. L'an 1788 est 1'époque de Ia plus grande puissance de Potemkin. On voit que Paul s'attendoit alorsa quelque mallieureusn catastroplie, puisqu'il faisoit ces dispositions: il étoit alors question de le deshériter, et de partager 1'empire entre son fils ainé et Potemkin. Dans eet acte, Paul, n'étant que grand-duc , s'arropie le même droit qne Pierre I s'étoit attribué , celui de nommer son successeur. II lègue donc 1'empire a son fils ainé et a ses descendans males; puis , a leur extinction, a ses fils cadets et a leurs descendans males : a leur défaut, les descendans femelles doivent succéder, selon  C 186 ) celui de nommer son successeur, le tróne des tzars n'a presque été occupé que par des usurpateurs, qui se sont précipités 1'un Pautre avec plus de barbarie et de confusion que les successeurs d'Oltomau. un ordre que Paul établit, en s'efforcant de prévenir et de régler tous les inconvéniens jusqu'a la fin des sïécles. II est du droit naturel que le fils bérite de son père : mais il n'est d'aucun droit qu'un empereur puisse nommer son successeur et léguer un empire comme uft cbamp. Supposons pourtant que ce pouvoir a été, par la grace de Dien, conféré aux autocrates russes ; comment 1'un d'eux peut-il le leur öter ou le restreindre, en nommant le successeur de son successeur ? Alexandre ou Constantin n'auront-ils plus le mème pouvoir que Paul ? n'esl-ce pas un crime de lèze-majesté que de le supposer ? Voila les inconvéniens oü se pc rdent ceux qui se fondent sur des erreurs et des préjugés , et méprisent les droits imprescriptibles des nations et de la nature. Les lois qu'ils font émaner de leurs têtes n'ayant aucun appui que la force qui les promulgue , elles cessent avec elle. Dans cent ans , un aülocrate de Russie n'ira pas fouiller dans les paperasses de Paul, pour savoir ce qu'il doit faire. Mais il arrivera peut-être avant ce tems des événemeus qui rappelleront aux Russes des idéés plus simples et plus claires.  ( i87 ) Catherine I est impératrice, paree que Mentschikow a laudace de la proclamer (i): Pier re II règne par un testament: Anne est élue par un conseü, par le sénat et par 1'armée : Iwan est empereur, en vertu d'un oukas : Elisaheth dit dans son manifeste qu'elle monte sur le tröne de son père, paree que le peuple le veut, et que les gardes se révoltent ,• sur cela elle condamne un empereur au berceau a une prison élernelle, ei sa familie, aussi innocente que lui, éprouve le mème sort (2) : Pierre III règne par la grace d'Elisabeth; il est détröné et élouffé par son épouse (1) C'étoit, comme on 1'a dit plaisamment , un garcon patissier qui proclamoit une servante impératrice de toutes les Russies. Et voila ceux qui sont si fiers de leur nalssance! et Marie ne trouvant pas les masons de Holstein et de Wurtemberg assez bonnes , veut que ses filles signent Romano-w ! (2) Si 1'on peut avec justice hériter d'un tröne , les * frères du maliieureux Iwan III, dont 1'un vit encore dans quelque tour de Jutland , sont les vrais béritiers de celui de Russie. II est bien bonteux que le roi de Danemarct s'établisse ainsi le géolier des usurpateurs russes.  ( i88 ) CatherineII, qui, ayant hesoin d'une plus grande autorité pour commettre de plus grands crimes , en montant sur le tröne de Russie, déclare que c'est Dieu mème qui 1'y appelle (i); meurtrière de son époux , elle fait encore massacrer 1'empereur Iwan, et une fille d'Elisabeth sa bienfaitrice. Maroc seul peut offrir des annales aussi dégoutautes de sang et de barbarie, avec cette différence que ce ne sont pas des dames qui y jouent un si horrihle röle (i). Un fils qui eüt supplanté (1) O Dieu ! que tes ceuvres sont belles ! que la voie oü tu conduis le jusle est agréable et süre ! Au reste , c'est une généalogie de la familie de Pierre I a la main , qu'on peut juger de 1'ordre et des droits de cette absurde série d'autocrates. Et tout cela en moins d'un siècle ! et dans ce siècle ! (2) Et c'est dans une cour témoin de tant de forfaits encore récens; dans une cour qui venoit de voir un père esécuter son fils, et une épouse étouffer son mari , sans compter les empereurs massacrés et les grandes-duchesses empoisonnées; c'est dans cette cour, dis-je, qu'on affectoit une horreur si grande pour les scènes sanglantes de la révolution frangaise • C'est cette impératrice, souillée du sang de deus  C 189 ) son père n'eüt pas beaucoup ajouté a 1'horreur qu'inspirent ces fastes du despotisme ; mais la mort subite de Caürerine a heureusement prévenu ces nouvelles atrocités. Le cri horrible qu'elle poussa enexpirant, fut celui qui proclama Paul empereur et autocrate de toutes les Russies. Sou épouse fut la première qui tomba a ses pieds et lui rendit hommage avec tous ses enfans: il la releva, en 1'embrassant avec eux , et les assurant tous de ses bontés impériales et paternelles. La cour, les chefs des départemens et de 1'armée, tout ce qui se trouva présent vint ensuite se prosterner et lui préter serment, chacun selon son rang et son ancienneté. Un detachement des gardes empereurs , dont 1'un étoit son époux et l'autre un enfant , qui avoit des convulsions de colère et les transports d'une sainte indignation, quand elle apprit que les Francais avoient fait niourir un roi , et retenoient encore sa familie enfermée au Temple ! Au moins observa-t-on quelques formes envers ce mallieureux roi : mais Pierre ! mais Iwan, 1'innocent Iwan!  ( i9° ) conduit sous le palais , et les officiers et soldats arrivant en hate de Pawlowsky et de Gatschiua, jurèrent fidéiité. Les chefs des differens colléges s'y transportèrent pour y faire prêter le mème serment: 1'empereur se rendit lui-même au sénat pour le recevoir; et cettenuitmémorable se passa sans désordre et sans confusion. Lelendemain, Paul fut partout proclamé empereur, et son fils Aiexandre tzaréyitsch, ou héritier présomptif du tröne. Ce fut ainsi qu'après trente-cinq ans de gêne , de privations, d'offenses et de mépris , le üls de Catherine, agé de quarantetrois ans, se trouva enfin son propre maitre et celui de toutes les Russies. Ses premières démarches, qu'on avoit sur-tout redoutées^ semblèrent démentir d'abord ce caractère dur et bizarre qu'on lui connoissoit, 11 avoit dès long-tems souffert des abus et des désordres de la cour • il avoit eu 1'école du malheur, creuset oü s'épurent les grandes ames et oü s'évaporeut les petites : spectateur éloigné des  ( i9i ) affaires, scrutateur des plans et de la conduite de sa mère, il avoit eu t ren te ans de loisir pour régler la sienne. Aussi parutil avoir dans sa poche, une foule de régiemens tout rédigés, qu'il ne fit que dérouler et mettre en exécution avec une rapidité étonnante (i). Bien loin d'imiter la conduite que sa mère avoit tenue a son égard, il s'environna d'abord de ses fils, leur confia a chacun 1'un des régimens des gardes, et fit 1'ainé gouverneur militaire de Pétersbourg , place importante qui encbainoit le jeune prince a cöté de son père- Ses premiers procédés avec l'impératrice , dont on plaignoit le sort et la position , surprirentel enchantèreut tout le monde: il changea subitement de tnanières avec elle; il lui assigna des revenus considérables , augmenta ceux de ses enfans k (i) Ses familiers avoient depuis lontj-tems son régiement militaire , qu'il mettpit en exécution a Gatschïna et a Powlowsky , et qui devint en un moment celui de toutes les armées russes.  C i92 ) propor don, et combla sa familie de caresses et de bienfaits (i). Sa conduite avec le favori eut aussi tout Fair de la générosité. II parut touché de son désespoir et reconnoissant de 1'attachement qu'il montroit pour sa mère, le conlirma dans ses emplois en termes flatteurs, et lui dit, en lui remettant la canue de commandement que porte 1'aidede-camp général de jour : Continuez a faire ces Jbnctions auprès du corps de ma mère: fespère que vous me servirez aussifidèlement que vous Vavez servie. Les ministres, les chefs des départemens furent aussi confirmes dans leurs emplois eu termes obligeans; et les plus puissans, encore avancés et comblés de nouvelles graces. Le premier oukas qu'il donna annon- (i) Bobrinsky, fils de Catherine et d'Orlow, relégué a Rével pour des débauches de toutes espèces, fut même appelé a la cour , fait major aux gardes a cheval , et traité en frère par le tzar Paul ; qui vient de lg disgracier.  ( ) colt des idees pacifiques, et lui devoit surtout gagner la noblesse : une levée de recrues récemment ordonnée par Catherine, et qui devoit enlever le centième paysan, fut suspendue et annullée par eet oukas (i). Chaqueheure, chaque moment annoncoit un changement sage, une punition juste, une grace méritée : la cour et la ville étoient stupéfaites d'étonnement. Si la politique, la crainle et la joie, n'avoient pasdicté les premières démarches de Paul, il eut paru, deux ou trois heures, digue de réprimer les abusetde ramenerl'ordre. On commeucoit a croire que 1'on avoit méconnu son caractère, et que sa longue et triste tutelle ne i'avoit pas entièrement aliéné. Tout le monde se voyoit heureusement trompé dans son attente, et la conduite de 1'empereur fit en ce moment oublier celle du grand-duc : il devoit (1) Ce ne fut que pour flatter la noblesse , qui possède les hommes^ car il rendit le raême oukas, quelques mois après. i. n  ( i94 ) bientót en fafre ressouvenir; mais arrêtons-nous encore un instant aux trop courtes espérances de bonheur qu'il donna a son empire. Les deux premiers pas politiques de Paul inspirèrent la confiance, gagnèrent la noblesse, et suspendirent deux borribles fléaux que Catherine, en mourant, sembloit avoir légués a la Russie, la guerre et la banqueroute de 1'état. Elle s'étoit enfin délerminée aagir directement contre la France, en secourant 1'empereur et en attaquant la Prusse (i) : elle avoit en conséquence donné des ordres pour la levée de prés de cent mille hommes de recrues. Les caissesde 1'état étant épuisées, les assignats multipliés a un point qu'ils menacoient d'avoir le sort de ceux de France, elle (2) voulut toul-a-coup dou- (i)Ce projet de Catherine est indubitable : elle vouloit, a coups de canon , rechasser le roi de Prusse aux hords du Rhin. Pour lui faire sentir la ne'cessité absolue de retDurner a la coalition , elle fomentoit des révoltes en Prusse , a Dantzig et en Silésie. (?) Ils perdoient, a cette époque , 60 pour cent.  C ip5 ) bier son numéraire en donnant a chaque pièce de rnpiinoie Ie duuble de sa valeur actuellc. Paul anéantit ces deux mesures désastreuses que Pon mettoit déja en exécution. il rqmpit également le traité de subsides enlainé avec PAngleterre , non qu'il voulut, ainsi qu'on le répandit dans Pétranger , reconnoltre Yodieuse république francaise , mais paree que son orgueil impérial se trouvoit assez justement indigné de se uiettre, comme une petile puissance , aux gages de Pitt , en lui vendant ie sang desRusses. Paul seroit süremenx très-encün a le faire répandre pourreleverla monarchie francaise; mais il aura la générosité de le donner pour rien , quand il le jugera convenabie (i). (1) On dit cependant qu'il tire aujourd'hui de gïands subsides de Pitt; mais c'est en raarchandises anglaises , et Paul a établi des magasins oü il les fait vendre pour son compte. Ce tralie de la couronne n'est pas nouveau : plusieurs peuplades de la Siberië paient leurs impóls en nature ; et le commerce de la Cliine se faisoit pour le gouvernement , sous le règne d'EIisabetb, II arrivamème quelquefois que, lenumérairc manquant,  ( 196) Ce brave Kosciuszko, qui est le dernier des Polonais, comme Philopémen fut le dernier des Grecs, avoit, comme chacun sait, été fait prisonnier de guerre en défendant sa patrie et ses droits naturels contre des étrangers oppresseurs: cependant, au mépris de toutes les lois et du sens commun, il étoit retenu comme un criminei d'état, quoiqu'il fut toujours mieux traité (i) qu'Ignace Pototski et ses autres les officiers de 1'armée furent payés en marchandises des magasins de la couronne , comme thé , étoffes et pelleteries. Les mesures de Paul sont -infaillibles pour faire passer bientót en Angleterre le peu de numéraire qui reste dans ses états; et il sera bientót obligé de payer aus.-i son armée en quincaillerie anglaise. (1) II étoit dans 1'hötel de feu le comte d'Anhalt: il avoit, pour sa garde, un major qui mangeoit avec lui. On pouvoit le voir; il avoit plusieurs chambres a sa disposition , et s'óccupoit a lire, a dessiner et a tourner. Le colonel, a qui les chasseurs qui le trouvèrent blessé dans un marais, 1'amenèrent prisonnier, est un jeune homme de mes amis plein de valeur et d'humanité. II conserva un portefeuille de Kosciuszko , que nous fmilletanics ensemble. Nous y trouvames plusieursnotes cn italien et en francais faites pendant un voyage en  ( i97 ) compagnons de gloire et d'infortune, qui étoient enfermés plus rigoureusement a la forteresse et k Scblusselbourg. Paul fut assez raisonnable pour les faire meltre tous en liberlé, et assez généreux pour aller lui-même délivrer Kosciuszko. On vit avec intérét ce brave homme, toujours malade de ses blessures et de ses chagrins, se faire apporter au palais oü il fut introduit chez 1'empereur et l'impératrice pour leur témoigner sa reconnoissance. 11 est petit, maigre, pale et défait : il avoit la Italië, des remarques philosophiques , des exlraits d'ouvrages , des tirades de vers francais, des brouillons de diflérentes jdiles compositions : tont prouvoit que ce portefeuille avoit appartenu a un homme de mérite , de savoir, de goüt et de sentiment. 11 y avoit aussi plusieurs lettres écrites et cachetées , adressées a des femmes de "Varsovie en francais et en polonais , et les brouillons de quelques-uns des manifestes qu'il y avoit pnbliés : le tout de sa main. Mon atni gardoit ce portefeuille , comme la relique d'un homme célèbre , qu'il avoit admiré en étant forcé de le combattre. Lorsqu'il fut mis en liberté , je fis naitre 1 idee k mon ami de rendre ces papiers a leur maitre : il me semble qu'il Ie fit,  ( 198 ) tète encore enveloppée de bandages, et 1 on ne pon voit voir son front; mais son air, ses yeux, faisoient encore ressouvemr de ce qu'il avoit osé entreprendre avec d'aussi foibles moyens. II refusa les paysans que Paul voulut lui donner en -ttussie, et accepta une somme d'argent pour aller vivre indépendant ailleurs. Ce trait fit la plus grande et la plus favorable sensation. II fait sans doute honneur a Paul, el 1'on est réduit a admirer dansun empereur ce qui n'est autre chose qu'un acte ordinaire de justice : mais , pour bien apprécier sa conduite en cette occasion, il faut se souvenir que ce n'est pas lui que Kosciuszko avoit offensé personnellement, mais bien l'impératrice Catherine. Son fils pardonne aussi difficilement qu'elle a quiconque a 1'audace de s'attaquer a lui. Kosciuszko ne doit sa liberté qu'a la hainedePaul pour sa mère, et a son affectation d'agir en tout dans un" Sens contraire au sien. Les honneurs funèbres k rendre k  ( i99 ) l'impératrice fureat encore une beureuse distraction qui suspendit ou entrecoupa du moins ce torrent de régiemens nouyeaux et d'ordonnauces bizarresque 1'on vit jaillir de la tète de Paul. Mais ce qu'on n'attendoit pas, et ce qu'il regarda comme un devoir filiai, ce fut de lui ■voir remuerles cendres de son malheureux père. Le nom de Pierre III , qu on n'avoit osé prononcer depuis trente-cinq ans, parut soudain a la tète du céremonial de deuil et d'enterrement, ou 1'on prescrivoit a-la-fois les services et les honneurs funèbres a reudre a Pierre et a Catherine. On auroit pu croire , en lisant \eprikas, que ces deux époux veuoient d'expirer ensemble. Paul se rendit au couvent d'Alexandre N ewsky, ou le corps de son père avoit été déposé. II se fit montrer-par les vieux moines cette tombe ignorée, et ouvnr le cercueil en sa présence: il paya aux tristes restes qui s'offrireut encore a ses yeux, un tribut de larmes respec tables et  ( 20O ) touchantes (i). Le cercueil fut élevé au milieu de Péglise, et on y célébra les mèmes services qu'auprès de celui de Catherine, qui étoit exposé sur un lit de parade au palais. Paul fit alors rechercher les officiers qui s'étoient trouvés attachés k son père , au moment de sa mafheureuse catasliophe, qui avoient dès-Iors vieilli disgraciés ou ignorés de la cour. Le baron UngernSternherg, vieillard respectable, qui , depuis long-tems , vivoit en philosophe retiré dans un petit cercle d'amis, et qui ne desiroit pas mème d'ètre rappelé sur le grand théatre, fut tout-a-coup créé général en chef et demandé chez Pempereur, qui le fit introduire dans son cabinet. Après i'avoir accueilli le plus gracieusement : Avez-vous entendu , lui (i) II prit 1'un des gants qui couvroient encore les ossemensdeson père, et le baisa plusieurs fois en pleurant. O Paul! tu as donc le cceur d'un fils, tu as même paru quelquefois bon père , il ne t'edt fallu qu'une autre mère et une autre éducation.  ( 201 ) dit-il, ce que je Jais pour mon père ? Oui, sire, répond le vieux général,ye ïai appris avec étonnement. — Comment, avec étonnement! nest-cepas un devoir que j'avois a remplir ? — Tenez , continua-t-il enselournant vers un portrait de Fierre III, qui étoit déja placé dans le cabinet (1) ,je veux qu'il soit témoin de ma recomioissance envers ses fidèles amis. En disant ces mots , il embrassa le général Ungern , et lui passa le cordon de Saint-Alexandre. Ce digne vieillard , si fort au-dessus de cette vanité, ne put résister a ce procédé toucbant : il sorlit en versant des larmes. Paul le chargea ensuite de faire le service auprès du corps de son père , en (1) Toutes les images de Pierre III avoient été proscrites des maisons impériales et de celles des particuliers: 1'on ne sait oü Paul avoit pu cacher celle-ci. Heureux a cette épocme celui quidéterroit dans un grenierquelqu'un de ces portraiis qu'on y avoit relégués : il devenoit bien vlte le plus bel ornement de sa chambre. Les peintres de Pétersbourg ne pouvoient sulïïre aux copies qu'on leur en demandoit.  ( 202 ) lui enjoignant de se préparer, pour la cérémonie, le même uniforme qu'il avoit porté comme aide-de-camp de Pierre III. Ungern eut le bonheur d'en retrouver un semblable chez une de ses vieilles connoissances. Paul voulut voir et garder luiméme cette relique de garderobe, qui fit aussi la fortune de celui qui l'avoit si bien conservée (i). Plusieurs autres officiers, (i) Le général Ungern-Sternberg est Livonien , ancien ami et compagnon darmes du général Mélissmo. L'auteur de ces mémoires a été de sa société intime, et c'est ce qu'on avance ici pour donner plus de poids a ce qu'on va rapporter. Ungern étoit un des officiers allemands que Pierre III estimoit le plus, et son aide-de-camp. Ce fut lui qu'il ckoisit pour 1'accompagner dans une visite secrète qu'il fit a Schlusselbourg au malheureux Iwan, détróné et enfermé par Elisabeth. Ils trouvèrent ce déplorable jeune homme dans un cachot, dont la fenêtre , cachée par des tas de bois élevés dans Ia cour , Iaissoit a peine entrer un demi-jour. II étoit en veste blanche trèssale , et n'avoit que des savates aux pieds. II avoit les cheveux très-blonds et coupés en rond , comme ceux d'un esclave russe. II étoit d'ailleurs assez bien fait; et son teint avoit une blancheur qui prouvoit que jamais rayon de soleil n'avoit luit sur son front.  C 203 .) et entre autres leseul qui,a Ia révolution de 1762, avoit voulu faire quelque résistauce en faveur de Pierre III, furent retrouvés dans leurs retraites, et rappelés a la cour pour y èlre comblés de graces. II avoit alors vingt et quelques anne'es , et étoit renfermé dès 1'age de quatorze mois ; mais il avoit recu des impressions et des idéés qu'il conservoit encore. Pieire III , touché de son état , lui fit plusieurs questions, et entre autres celles-ci : — Qui es-tu ? — Je suis empereur. — Qui t'a doue mis en prisón ! — Ce sont de méehantes gens. — Youdrois-lu redevemr empereur? — Oh oui ! pourquoi pas 'i j'aurois de beaux habits , et des domestiques pour me servir.— Mais que IV.ois-tu , si tu étois empereur? — Je couperois la tète a tous ceux qui m'ont fait du mal. — Pierre III lui ayant ensuite demandé d'oü il savoit tout ce qu'il disoit , il répondit que c'étoit la vierge avec les anges qui le lui racontoient, et il commenca a bat'rc la campagne en racontant ces prétendues visions. Quoique seul et renfermé dès l'enfance , il ne parut point efirayé a 1'aspect de 1'empereur et de ses officiers. II considéroit leurs babi's et leurs armes avec beaucoup de curiositéet de plaisir, comme auroit fait un enfant hardi. L'empereur lui demanda encore ce qu'il desiroit : il répondit, en son russe grossier, d'avoir plus d'air. Ungern fut laissé quelque tems h Schlusseibourg , pour gagner sa confiance et observer  ( 204 ) Ces Irails sont attendrissans ethonorent Ie cceur de Paul; mais on voit par la réponse d'Ungern , qu'ils étonnèrent tout le monde. On les attribua autant a lahaine de Paul pour sa mère, qu'a son amour pour son père : plusieurs même n'atlribuoient cette conduite qua Penvie politique d'avouer si solemnellement pour son père celui qui n'avoit pas voulu le reconnoitre pour son fils. On blama surtout Pêclat, Postenlation qu'il mitafair-e exbumer si son inibécillité apparente n'étoit point simulée , et il se persuada bientót qu'elle étoit la suite naturelle de son genre de vie. II lui donna , de la part de 1'empereur , une robe-de-chambre de soie : Iwan s'en rcvêtit avec des transports de joie , courant par la chambre et s'admirant , comme un sauvage qu'on habille pour Ia première fois. Tous ses vceux se bornant a demander plus d'air, Pierre III envoya le plan d'un petit palais rond , au milieu duquel devoit être un jardin, avec ordre de batir aussitót cette demeure pour Iwan dans la cour de Ia forteresse. II est atroce que cette humanilé envers un innocent, ait servi de prétexte contre ce malheureux Pierre. On 1'accusa de faire conslruire une prison pour y enfermer son épouse et son fils, et on 1'étrangla.  ( 205 ) ses tristes cendres, pour les offrir ensuite a 1'adoration publique. Le cercueil qui les i contenoit fut couronne (i) et transporté : en grande pompe au palais, pour y être ! exposé dans un temple construit a eet effet, a cöté du corps de Catherine, et conduits ensuite ensemble a la citadelle. C'est alors seulement que les époux demeur èrent en paix. On venoit avec beaucoup de respect baiser le cercueil de 1'un et la main froide et livide de 1'autre : 1'on faisoit une génuflexion, et 1'on n'osoit se retirer qu'en descendant 1'estrade a reculons. L'impératrice, qui avoit été mal embaumée, parut bientót toute défigurée: ; les mains, les yeux, le bas du visage, ! étoient jaunes, noirs et bleus. Elle étoit i méconnoissable pour ceux qui ne 1'avoient vue qu'avec son visage composé; et toute ! la pompe dont elle étoit encore environnée, toutes les richesses qui couvroient (1) Pierre III n'avoit pas été couronné; et c'est sous ce prétexte qu'il n'avoit pas non plus été inhumé a 1* citadelle avec les autres empereurs russes.  ( 206 ) son cadavre, ne faisoient qu'augmenter 1'horreur qu'il inspiroit. Si Paul, en réhabilitant Ia mémoire de son père, sembloit couvrir d'opprobre celle de sa mère en rappelant des scènes atroces, que trente-cinq ans de silence avoient presque fait oublier, au moins la vengeance qu'il tira de quelquesuns des assassins de Pierre III avoit quelque chose de sublime. Le célèbre Alexis Orlow, le vainqueur de Tchesmé, jadis si puissant, remarquable par sa taille gigantesque et ses habils a 1'antique, respectable, s'il est possible, par sa gloire et sa vieiliesse, fut obligé de suivre les tristes restes de Pierre : il attiroit tous les yeux. Cette corvée juste et cruelle dut réveiller en lui des remords, que sa longue prospérité avoit sans doute assoupis. Pour le prince Bariatinsky, bourreau exécuteur en second, il n'osa se présenter devant Paul, qui n'avoit jamais pu supporter son aspect: il s'étoit enfui de Pétersbourg. Passek, dont la fortune  ( 207 ) n'avoit eu d'autre cause que le mème crime, et dont la physionomie aussi atroce que celle de Bariatinsky sembloit le rappeler, se trouvoit heureusement absent de la cour , et mourut quelques jours après. Voila le bien qu'a fait Paul, dans les premiers jours de son règne : je 1'ai rassemblé, pour 1'offrir en masse; car ces lueurs de raison, de justice et de sentiment, se seroient perdues dans le fatras des violences, des bizarreries et des petitesses de tout genre, dont elles furent toujours offusquées, et que je vais aussi raconter. Les gardes, ce corps dangereux, qui avoit renversé le père, et qui regardoit dès long-tems 1'avènement du fils comme le terme de son exislence militaire , fut, dès le premier jour, par une démarche hardie et vigoureuse, hors d'état de lui nuire, et traité sans le moindre ménagement. Paul incorpora dans les différens régimens des gardes ses bataillons arrivés  ( 20S ) de Gatschina ( i ) , dont il distribua les officiers dans toutes les compagnies , en les avancant de deux ou trois grades • de manière que de simples lieutenans ou capitaines d'ar'mee, se trouvèrent tout-acoup capilaines aux gardes , place si importante et si honorée jusqu'alors, et qui donne le rang de colonel et méme de brigadier. Quelques-uns même de ces anciens capitaines, et des premières families de 1'empire, se trouvèrent sous les ordres d'officiersparvenus, quiétoient, quelques années auparavant, sortis caporaux ou sergensde leurs compagnies pour enü-er dans les bataillons du grand-duc. Un changement si brusque et si hardi, qui, dans (i) Paul attendoit ces bataillons avec une impatience et une inquiétude marquées : ils inarchèrent toute la nuit, et arrivèrent le matin. Le petit officier Ratikow, qui, pour tout mérite , eut le bonheur de lui annoncer cette arrivéesi désirée,fut sur-le-champ créé chevalier de Ste.-Anne , et fait aide-de-camp du grand-duc. Ce ne fut que lorsque Paul se vit environné de sa petite armee , qu'il commenca a agir comme il 1'avoit fait a Gatschina.  (' 209 ) lont autre tems, eutété fatala son auteur, n'eut point d'autre effet que d'engager quelques centaines d'officiers et bas officiers a prendre congé: ce fut presque tous ceux qui avoient de quoi vivre sans servir, qui ne purent digérer les passé - droits qu'on leur avoit faits , ni supporter discipline harassante et pédantesque qu* alloit ètre introduite par les intrus ( i). (i) Parmi ces officiers intrus, aucun ne fit une fortune si rapide qu'Araktscheicf. II y a sept ans que le grand-duc , desirant avoir une compagnie d'artillerie a son Pawlowsky , demanda au général Mélissino un officier en état de la former. Arahtscheief, qui avoit été élevé au corps des Cadets , et qui s'étoit rendu recommandable par ses progrès et surtout par 1'ardeur et le zèle passionné qu'il avoit pour les détails de Ia discipline, lui fut donné. Malgré son infatigabilité , sa dureté et son exactitude dans le service, il fut du tems a pouvoir bien s'établir dans 1'esprit de Paul. Plusieurs jolis feux d'artifice, qu'il composa , avec 1'aide de son ancien maitre , pour les fêtes de Pawlowsky, et surtout cette fureur qui le töurmentoit pour 1'exercice et 1'engageoit a vexer le soldat jour et nuit, meritèrent enfin les bonnes graces du grand-duc. A son avènement au tróne , Araktsclieief fut fait major aux gardes avec rang de général, et nommé gouverneur I. O  ( 210 ) Piusieurs de ces jeunes officiers ne sentirent cependant d'autre affront que celui d'ètre obligés de quitter leurs brillans | militaire de Pétersbourg. II recut 1'ordre de Ste-Anne, avec quelques milliers de paysans , el devint le bras droit de 1'empereur. Araktscheief, avec qui le major M... a servi au corps des Cadets oü il étoit sergent, étoit vraiment recommandable par les talens, les connoissences et le zèle qu'il montroit alors ,: mais il est d'une brutalité révoltante , qu'il exercoit déja sur les cadets. Jamais poète pindarique ne fut plus impérieusement tourmenté de son Apollon, que eet homme n'est obsédé de son démon martial. Ses fureurs et ses coups de baton ont déja couté la vie a plus d'un malheureux soldat , sous les. yeux même de Paul. Ce bourreau a même ramené dans le service russe , une barbarie qu'on n'y connoissoit plus : il outrage et frappe les officiers a 'l'exercice. Cependant , a 1'époque de sa faveur , pour se donner fair d'un homme reconnoissant, il recommanda le général Mélissino , son ancien maitre , avec lequel il s'étoit brouille auparavanr. II vient d'être disgracié , puis rappelé et baronisé : c'est lui qui a passé en revue le corps de troupes envoyé en Allemagne. L'histoire d'un autre de ces officiers mérite d'être rapportée par sa singularité. On verra par quelle voie on fait quelquefois son chemin. Ün des amis du major M..., en se promenantsur le port, y trouva un jeune homme de seize ans , qui avoit  («O uniformes , pour se faire faire des babi Is sur les modèles grotesques et bizarres de ces mèmes bataillons qui avoient si longiems excité leurs risées. l'air d'être nouvellement débarqué , et qui erroit en désespéré le long du rivage, comme tenté de se jeter dans 1'eau. II 1'aborde et 1'interroge : le jeune étranger lui dit qu'il est Francais , mais qu'il est né en Russie , et que le grand-duc a été son parrain ; que son père J'avoit envoj'é , dès son enfance , pour être élevé dans un sémiuaire en France , d'oii il s'étoit écliappé pour revenir en Russie , mais que personne ne pouvoit lui donner des nouvelles de son père ; qu'il étoit sans argent, sans connoissance, et qu'il ne lui resloife qu'a se précipiter. L'ami du major le console, l'emmèue chez lui, el fait des recherches. II apprend que son père , nommé le baron de Bilistein , a été effectivement précepteur du grand-duc, mais qu'il s'esl marié depuis en Moldavië, ou il est mort. Le major M... et ses protections s'intéressent pour faire entrer le jeune homme dans les gardes, comme bas-officier. A la guerre des Suède , il suit son régiment, et est fait prisonnier a la défaite des galéres russes. II arrivé un an après, dans un état plus déplorabie que ja mais et, pour comble de malheurs, l'ami du major et ses autres protecteurs ne se trouvant plus a Pétersbourg, il ne lui restoit que Ie major M.,.: tous les jours il venoit lui conter sa misère. Un matin, il le trouve  ( 212 ) Paul, alarméet furieus de cette défection générale, se transporta dans les casernes, flatta les soldals , appaisa les officiers et chercha a les retenir, en excluant de tout emploi civil et militaire ceux qui prendroient a 1'avenir leur congé , qui d'ailleurs n'oseroient plus occupé a lire la vie de Jamerai Duval et sa correspon— dance avec Mlle. Sacalow, depuis madame RJbas. M...' 6avoit cette dame amie de Mlle. Nélidow, maitresse du grand-duc, et il lui vint une idee. II dicte a Bilistein une lettre a madame Pamirale Ribas, oü il lui dit , qu'ayant par hasard lu une de ses charmantes lettres a Duval, cette lecture avoit suspendu son désespoir , paree qu'il avoit pense' qu'une dame qui exprirnoit si bien des sentimens de bienfaisance et d'humanité les avoit dans son cceur : en conséquence , il lui dépeignoit sa triste situation , et lui demandoit son appui , pour être recommandé au grand-duc. Madame Ribas le fait venir, 1'envoie chez la Nelidow qui le présente au grand-duc. II recoit quelques cents roubles pour son équipage, et, par le moyen du comte Soltykow, il passé dans les bataillons de Pawlowky , comme lieutenant. II a vécu depuis un peu moins misérable, et a toujours monlré beaucoup de reconnoissance. A 1'avènement du grand-duc, il entra dans les gardes , comme lieutenant-colonel.  ( i3a ) porter Funiforme. II donna ensuite Por-dre ridicule et cruel d tout officier ou bas-officier, qui avoit donné ou donneroit sa démission , de quitter la capitale dans vingt-quatre heures, pour se rendre chez lui. II ne vint pas dans la têle de Paul, ni dans celle du rédacteur de 1'oukas, que cette phrase étoit une absurdité; car plusieurs de ces officiers étoient de Pétersbourg et y avoient leurs families : ils se rendoientdonc chez eux , sans quitter la capitale , et n'obéissoient qu'a la seconde partie de 1'ordre , de peur de désobéirala première. Le grand exécuteur Arkarow ayant informé 1'ernpereur de cette contradiction , il vóulut qu'on n'eüt égard qua 1'injonction de quitter Pétersbourg. Une foule de jeunes gens furent enlevés , comme des criminels', de leurs maisons , transportés hors de la ville avec défense d'y rentrer , et laissés sur le chemin sans fourrures , sans asyle, et par un froid des plus rigoureux. Ceux qui étoient des pro Yinces éloignées, man-  C 2I4 ) quand pour la plupart d'argent pour s'y rendre, erroient également dans les environs de Pétersbourg, oü plusieurs périrent de froidet de misère. Ces mesures barbares s'étendirent sur tous les officiers de Parmée et sur ceux de 1'état des généraux , qui eurent également ajoindre leurs régimensou a prendre leur congé, paree que ces états furent abolis; et c'est par ce début impolitique qu'il prétendit commencer la réforme et gagner 1'armée. Mais ce qui persuada bientót que Paul, en devenant empereur, ne renoncoit point aux puérilités militaires qui 1'avoient seules occupé comme grandduc, ce fut de le voir , dès le matin de son avènement, mettre tous ses soins aux petits changemens de détails qu'il vouloit introduire dans 1'habillement et 1'exercice du soldat. Le palais eut en un moment 1'apparence d'une place enlevée d'assaut par destroupes étrangères, tant celles qui commencèreut:a y faire la garde, différoient, par le ton et le costume, de celles  C «5 ) qu'on y avoit vues la veille. II descendit dans la cour, Ou. il fut trois ou quatre heures a faire manceuvrer ses soldats , pour leur apprendre a monter la garde a sa manière, et établir sa Wachtparade, qui devint 1'institution la plus importante etle point centralde son eouvernement.Ilya depuis, r: o - tous les j ours, consacré le même tems, queï- C «5 ) qu'on y avoit vues la veille. II descendit dans la cour, Ou. il fut trois ou quatre heures a faire manceuvrer ses soldats , pour leur apprendre a monter la garde a sa manière, et établir sa Wachtparade, qui devint 1'institution la plus importante et le point centralde son gouvernement. Ilya depuis, tous les j ours, consacré le même tems, quelque froid qu'il ait pu faire. C'est la qu'en simple uniforme vert foncé , en grosses bottes, en grand chapeau, il passé les matinees a exercer la garde : c'est la qu'il donnesesordres, qu'il recoit les rapports, qu'il publie lesgraces, les récompenses et les punitions , et que tout officier doit lui être présenté. Entouré de ses fils (i) et de - Ci) Un Hogarth , qui verroit 1'empereur autocrate et son fds cadet entourer une pauvre recrue , la tourner a droite , a gauche , Ia faire marcher en arrière et en avant, lui relever le menton, lui serrer Ia ceinture et lui remettré Ie cliapeau, le tout en lui donnant quelques bourrades, auroit le plus beau sujet pour une carricature. Un émigré, nommé Lami, a eu la plaisante idee de dédier a Paul une mauvaise traduction qu'il a faite de 1'explicatión des estampes  C 216 ) ses aides-de-camp , trépignant pour se réchaufFer, la téte nue et chauve, le nez au vent, une main derrière le dos, et de 1'autre levant et baissant sa canne en me-« sure, et criant raz,dwa; raz> dwa; un , deux; un, deux; il met sa gloire a braver sans fourrure quinze ou vingt degrés de froid. Bientót le militaire n'osa plus se montrer en pelisses; et les vieux généraux, tourinentés par la toux, la goutle et les rhumatismes , furent obligés de faire cercle autour de Paul, habillés comme lui. Les premières impressions de crainte et dejoie s'étant amorties dans le cceur de Paul, il fit succéder les punitiohs et les disgracesavec autant de rapidité etde'profusion qu'il avoit répandu les bienfaits. Plusieurs personneséprouvèrent ces deux d'Hogarth : je ne sais si c'est naïvete' ou malice ; mais le nom de Paul est parfaitement bien placé a la tète de eet ouvrage, dont la ridicule dédicace fait le complément. Paul n'ya pas vu plaisanterie, car il a enyoyé une tabatière a M. 1'abbé Lami.  C ) extrémesen peu de jours. II est vrai que la plupart de ces punitionsparurent d'abord justes: mais il faut convenir aussi que Paul ne pouvoit frapperque sur des coupables, tant ceux qui avoient obsédé le tröne étoient corrompus. Malgré les assurances qu'il venoit de donner a Zoubow, un des premiers ordres qui suivirent fut de faire mettre le scellé sur sa chancellerie et sur celle de Marcow, et de chasser avec scandale de la cour leurs officiers et leurs secrétaires. Un certain Tersky, maitre des requêtes et rapporteur du sénat, qui v#ndoit publiquement la justice au plus offrant, et avec une effronterie criante , fut d'abord r^evêtu d'un ordre , et obtint des terres que la défunte lui avoit, disoit-il , promises quelques jours avant samort: il fut cassé un instant après. On admira stupidement ce respect de Paul pour les prétendues voloutés de sa mère, etsonattentiond'enrichir davantage un coquin avant de le chasser. II auroit dü au contraire faire faire le procés  ( 2l8 ) a ce spolialeur des biens de la veuve et de Forphelin , et safcisfaire la vindicte publique. Samoïlow, procureur - général, qu'il avoit aussi conürmé bonorablement dans son poste , en lui donnant en cadeau quatre mille paysans, ce qui fait plus de vingt mille roubles de rente , fut, quelques joursaprès, déposé, mis auxarrêts , et son secrétaire a la forteresse. Enfin tout fut renouveléde celle facon,a 1'exception de Besborodko, Nicolas Soltykow et Arkarow(i). Cette conduite vacillante et incertaine, qui caractérisa les premières démarches de Paul, prouve clairement que c'est a sa politique qu'il t'aut attribuer ses faveui-s, et a sa passion plutót qu'a sa justice, les disgraces qui les ont suivies. Mais ce qui confondit tous ceux qui 1'avoient admiré, ce fut de le voir, au moment oir il entroit dans un labyrinthe d'affaires ét d'abus si (i) Voyez le chapitre suivant.  ( 219 ) embrouillés, et dont 1'importance pour 1'état devoit au moins 1'occuper quelques jours; ce fut, dis-je, de le voir, dès le matin de son avènement, se remettre avec la mème fureur aux plus petits détads du service militaire. Laforme d'un chapeau, la couleur d'un plumet, la hauteur d'un bonnet de grenadier, les bottes, les guètres, i les cocardes, les queues et les ceinturons, 'devinrent les affairesd'état qui absorbèrent son élonnante activité. II étoit entouré de modèles d'armes et d'uniformes de toutes les espèces. Si Louis XVI fut le prince qui sut le mieux faire une serrure, certes Paul I est celui qui sait le mieux écurer un bouton, etils''enoccupeavec la même assiduité que mettoit jadis Potemkin a vergeter ses diamans. Laplus grande marqué de mérite et de zèle qu'on pouvoit lui donner, dans ces premiers jours, c'étoit de paroitre devant lui dans le nouvel accoütrement qu'il introduisoit. L'officier qui pouvoit donner cent roubles a un tailleur, pour avoir dans quelques heures  ( 220 ) tin babit de la nouvelle forme et se présenter k la TVachtparade le lendemam matin, étoit presque sur dobtenir un poste ou une croix. Plusieurs n'ont point eu d'autre mérite, ni employé d'autres moyens pour gagner les bonnes graces de leur nouvel empereur (i). Une autre bizarrerie, qu'on vit avec surprise, fut la défense impériale de porter des chapeaux ronds, ou plutötl'ordresubit de les enlever ou de les déchirer sur la tète de ceux qui en auroient: cela donna beuades scènesscandaleuses dansles rues et surtout autour du palais. Les Cosaques et les soldats de police se jetoieut sur les' passans pour les décoïffer , et battoient ceux qui, ignorant de quoi il étoit question, vouloient se défendre. Un marchand (i) On lui avoit parlé du général Meyendorf, comme d'un bop officier de cavalerie. II lui envoie un courier; et Meyendorf, pressé d'obéir , se présente a la parade avec son ancien uniforme. Paul , furieux , fait de sanglans reproches a ceux qui lui ont recommandé eet homme; 1'appelle soldat de Potemkin , et 1'exile dans ses terres.  C 221 ) anglais , passant en trauieau, fut ainsi arrêté, et on lui arracha son chapeau. Croyantque c'étoit un vol qu'on lui faisoit, ilsaute de son traineau ,terrasse le soldat, ! et appelle la garde. Au lieu dé la garde, i arrivé un officier qui frappe 1'Anglais; il • se défend et succombe : on le garotte, on ) le conduit a la police. 11 a le bonheur de rencontrer le carrosse du ministre d'Angleterre qui alloit a la cour, et réclame protection(i). M. WUtfort^èXsoal plaint, 1'empereur conjecturant que le chapeau rond, qui est le chapeau national des Suédois, pourroit bien être aussi celui des Anglais (2), dit qu'on avoit mal compris (i) Un autre Anglais fut rencontré par un officier i de police , qui leur prit son chapeau rond. L'Anglais : croisant les bras et le regardant du haut en bas , lui dit, I d'un air de compassion : Mon ami, que je te plains \ d'être Russe ! Cet Anglais-la étoit, sans doute , depuis dix ans a Pétersbourg, et n'avoit point de nouvelles da | son pays. . (2) C'est aussi le chapeau national russe,a unepetite i difFérence pres de la forme , qu'il falloit reconnoitre , puisqu'elle empêchoit d'être insulté. Les boutiques d«  ( 222 ) ses ordreSj et qu'il s'expliqueroit mieux avec Arkarow. Le lendemain, ou publia dans les rues et dans les maisons, que les étrangers qui n'étoient point au service, ou naluralisés, ne seroient plus compris dans la défense. On n'arracha plus les chapeaux ronds ; mais ceux qui étoient rencontrés avec cette malhêureuse coiffure, étoient conduits a la police , pour constater qui ils étoient :s'ils se trouvoient ètre Russes, on les faisoit soldats : et malheur a un Francais qui auroit été ainsi rencontré, il eüt été condamné comme Jacobin (i). O n rappor ta a Paul que le chapeliers ayant bientót été épuisées de chapeaux a cornes , ceux qui n'avoient ni le tems , ni le moyen de s'en procurer, relevoient leurs petils chapeaux ronds avec des épingles, pour pouvoir traverser la rue en sürete. (i)Ons'imaginera peut-être que ces chapeaux ronds étoient regardés comme le signe de quelque ralliement: point du tout; c'est une aversion singuliere que Paul avoit pour eux. II leur avoit déja déclaré la guerre a . Pawlowsky , quatre ans auparavant. On verra dans Ie troisième volume, qu'ils ont aussi joué un róle dans ma. disgrace.  ( 223 ) chargé d'affaires du roi de Sardaigne avoit dit, en radiant sur cette proscriptionsingulière des chapeaux rouds,que de pareilles bagatelles avoient manqué de causer souvent des séditions en Italië. Le chargé d'affaires recut ordre, par Arkarow, de quitter la capitale en vingt-quatre heures. Grace a 1'éloignement et a la position du roi de Sardaigne, qu'il ne peut demander raison d'une pareille insulte; sans quoi les chapeaux ronds auroient pu devenir le motif d'uneguerreentre deux monarques: les droits du tröne et de 1'autel , la dignité \de la couronne et le bonheur du peuple, auroient sürement figuré dans les manifestes (i). (i) C'est un bonheur que la chose ne soit pas arrivée aux ministres de Suède ou de Prusse : le dernier paroit disgracié de Paul, par un motif tout aussi noble. Le chapeau , la queue , le sac , les guêtres , et 1'épée derrière le dos, qu'il fait porter pour uniforme , sont, dit-il, a la prussienne. M. de Tauenziehn paroit protester contre 1'infidélité de la traduction , en se présentant a la cour dans un uniforme plus moderne et plus élégant : c'est-la le crime pourquoi Paul a exigé son rappel.  ( 224 ) Une ordonnance toute aussi incompréhensible fut la défense soudaine d'atteler les chevaux, et de les enharnacher a la manière russe. On accordoit quinze jours pour se procurer des harnois a Pallemande; après quoi il étoit enjoint a la police de couper les traits de tous les équipages qui se trouveroient attelés a la vieille méthode. Dès les premiers jours de cette publication , plusieurs personnes , craignant d'être insultées, n'osèrent plus sortir, et moins encore se montrer dans leurs voitures du cöte du palais. Les selliers, proütant de 1'occasion, faisoient payer jusqu'a trois cents roubles un simple harnois pour deux chevaux. Habiller les Ischwoschtschiki, ou cochers russes, a 1'allemande, avoit un autre inconvénient. La plupart ne vouloient pas se défaire ni de la longue barbe ? ni du kqfftan, ni du chapeau rond , et moins encore attacher une fausse queue a leurs cheveux coupés, ce qui produisoit les scènes et les figures du monde les plus ridicules.  ( 225 ) L'empereur eut encore le dépit d'être obligé a la fin de changer eet ordre de rigueur en une simple invitation de se metlre peu-a-péü a l'allemande, si 1'on Vouloit mériter ses bonnes graces. Une autre réforme concerna les voitures. Le grand nombre d'équipages brillans, qui fourrailloit dans les rues immenses de Pétersbourg , disparut dans un instant. Les officiers , les généraux mêmés , vinrent a la parade en petits traineaux, ou a pied; ce qui ne laissoit pas d'avoir aussi ses dangers(i). Un ancienne étiquette est que, lor£qu'on rencontre un autocrate de Russie, sa femme, ou son fils, on doit faire arrêtersa voiture ouson cheval, en descendre, (1) Un officier , traversant les rues en grande pelisse , avoitremis ason domestique son épée qui 1'embarrassoit pour mareber, dans Pintention de reprendre 1'epée et cVoter la pelisse quand il approcheroit du palais. II a le malheur d'être auparavant rencontré par 1'empereur. L'officier fut fait soldat, et le domeslique du soldat, officier en sa place. I. p  ( 226 ) et se proslerner dans la neige ou dans la Loue (i). Cet hommage barbare et difficile a rendre dans une grande ville , oü les équipages passent en grand nombre et toujours au galop, avoit été absolument aboli sous le règne poli de Catherine. Un des premiers soins de Paul fut de le rétablir dans toute sa rigueur. Un officier général qui passoit, sans que le cocher de sa voiture eütreconnule cocher de 1'état, qui passoit a cheval, fut arrêté et envoyé sur-le-champ aux arrèts (2). Le mème désagrémeut arriva a plusieurs autres personues; de facon que la ren- (1) Pierre I faisoit donner, ou donnoit lui-même des coups de baton a ceux qui se prosternoient ainsi devant lui. (2) Lorsqu'on lui rapporta son épée , il ne voulut pas la reprendre , disant que c'étoit une épée d'or , recue de l'impératrice , avec le privilége de ne pouvoir lui être ótée. Paul le fit venir , lui remit lui-même l é ée , en lui disant qu'il avoit voulu donner un exemple , et n'avoit d'ailleurs aucune colère contre lui ; mais il lui donna 1'ordre de partir aussilót pour 1'armée.  t S27 ) contre de Paul étoit ce qu'on redouloit le plus, soit k pied, soit en voiture. Mais ce qui arriva a une dame Likarow mérite d'être consigne , pour inspirer 1'horreur que 1'himianiié doit aux tyrans. Cette dame étoit k la campagne aux environs de Pétersbourg. Le brigadier Likarow , son mari, tombe malade , et son épouse ne veut s'en fier qu'a eileméme pOur venir en ville chercher le médecin et les secours nécessaires. Elle arrivé au moment du bouleversement général. Les geus de la campagne ne connoissent point le nouvel empereur , et encore moins ses nouveaux régiemens. Occupée du danger de son mari, elle les pressoit de la conduire au plus vite chez le médecin. Malheureusement son carrosse passé, sans s'arréter, k quelque distance de Paul qui se promenoit a cheva/. Furieux, il détache aussitót un aide-dtcamp , fait arrèter 1'équipage , ordonne qu'on fasse les quatre domestiques soldats, et qu'on envqiela dame impertinente  ( 228 ) en prison a la maison de police. Ges ordres sont exécutés sur-le-champ. La malheureuse est quatre jours enfermée. Ce traitement affreux , 1'état oü elle a laissé son mari, lui déchirent le cceur et lui to.urnent la tète. Elle tombe dans une lièvre chaude. On la transporte enfin dans une auberge, pour y être soignée; mais Tinfortunée a pour toujours perdu la raison. Son mari abandonné, sans secours, privé de sa femme et de ses domestiques , expira dans le désespoir , sans 1'avoir revue. L'étiquette devint tout aussi rigoureuse et tout aussi effrayante dans 1'intérieur du palais. Malheur a celui qui , étant admis a baiser la main rèche de Paul, iie faisoit pas résonner le plancher , en le frappant du geuou avec la mème force qu'un soldat en le frappant de la crosse de son fusil. II falloit aussi que le sucon des lèvres sur la main se fit entendre, pour certifier ie baiser comme la génuilexion. Le prince Georges Galitzin,  ( 229 ) chambellan , fut envuyé aux arréts par SaMajesté Moscovite elle-même, etsurle-champ, pour avoir fait la révérence et baisé la main trop nêgUgemmeni (i). Un des premiers régiemens de Paul fut encore d'enjoindre rigoureusement aux marchands d'effacer de leurs écriteaux le mot francais inagasin, etd'y substituer le mot russe lawka (boutique), en disant pour raison que l'empereur seul pouvoit avoir des magasins de bois , de farine, de bied, etc. ; mais qu'un marcband ne devoit pas s'élever au-dessus de son état, mais en rester a sa boutique. II faudroit descendre a des détails trop fastidieux, si 1'on vouloit rapporter toutes les ordonnances de cette force et de cette (f) Déja, comme grand-duc, Paul avoit du penchant pourl'étiquette. Etant a Montbelliard , il scandalisa une fois tout le monde , en prenant tout-a-coup par le bras un jeune officier de sa suite , qui jouoit aux cartes , et le mettant a la porte. II dit a ceux qui jouoient avec 1'officier : Messieurs , ce jeune fat n'est pas d'un rang assez haut pour faire cette partie-ci. Dans les bals de la  ( *3o ) ïmportance , qui se succédèrent pendant huit jours (i). Que dire , qu'espérer d'un homme qui , succédant a Catherine , regarde ces choses-la comme les pluspressantes a régler? Souvent ces régiemens nouveaux et importans se contredisoient ou se détruisoient 1'un i'autre , et il étoit obligé de modifier ou de retirer le lendemaiu ce qu'il avoit fait publier la veille. En un mot, on peut dire que Paul, en s'euveloppantdu manteauimpérial, laissa d'abord passer 1'oreille du grand-duc , et cour , il fulloit que les danseurs fissent toutes sortes de contorsions pour ne pas cesser en dansant de lui faire front, de quelle manière qu'il füt placé. II n'y a que les ennemis de Paul qui ayent le droit de lui tourner le dos; mais je ne sais s'ils voudront en profiter dans 1'occasion. (i) II a défendu depuis , par des oukas particuliers , de porter des fracs , des gilets et des pantalons. II a défendu a 1'académie de se servir du terme de révolution en parlant du cours des astres , et enjoint aux comédiens d'employer le mot de peruiission au lieu de celui de Liberté qu'ils mettoient dans leur afKcue. II a défendu aux fabricans de faire aucuns rubans et aucunes. étDffes tricdores quelconques.  ( 2 .31 ) qu'il crut gouverner un vaste empire , comme il avoit gouverné son Pawlowsky; sa capitale, comme sa maison ; et trente millions d'hommes de tous les états et de toutes les nations 3 comme une douzaine de laquais. De tous les changemens imprévus et non préparés qu'il a faits, ceux qu'il opéra dans les armées sont les plus impoliliques et les plus considérables. II est certain qu'il y avoit de grandes réformes , de grandes améliorations a faire dans le déparlement militaire. Adoucir le sort du brave soldat russe, hxer celui de 1'officier plus misérable encore , diminuer peu-apeu le nombre des surnuméraires , et ramener 1'ordre et la discipline , que le règne de tant de femmes et de tant de favoris avoit détruils, c'étoit un assez beau champ ouvèrt au génie militaire de Paul. Multiplier les passe-droits, augmenter un élat-major déja trop nombreux , changer les uniforjnes., les raugs, les termes et les noms, c'est tout ce qu'il a su faire. L'armée  ( ) russe, par la beauté, la simplicilé et la commodité de son babillement, adapté au climat et au génie du pays, offroit un modèle a suivre (i). Un grand charvari, ou pantalon de drap rouge, dont les bouts se terminoieut en bottes de cuir mou, et qui se serroit avec une ceinture sur uue veste rouge el verte; un petit casque coiffaut militairenient bien ; des cheveux coupés autour ou cou, qui cacboieut les oreilles et étoient faciles a teuir propres ; tel étoit 1'unifurme du sóldat: il etoit vetu en un clin d'ceil; car il n'avoit que deux pièces d'habillement, et leur ampleur lui permettoit de se garnir par dessous contre le froid, sans déroger a i'uuiformité. jMaintenant on lui fait changer cel equi- (i) Aussi le soldat se croyoit-il, non sans quelque fondement, bien supérieur a ses voisins, Paul a eu la sottise de lui óter eet orgueil national, en lui faisant imiter servilement les Allemands du siècle passé , que les Russes croyoient avoir laissés bien loin derrière eux. Paul en a agi comme un pédant, qui, pour punir un écolierprésomptueux d'avoir appris trop'vitea lire , Ie remet a 1 'a b c.  ' ( ^33 ) page leste etguerrier contre 1'antique habit allemand que le Russe a en horreur : il faut qu'il couvre de farine et de suif ses cheveux blonds qu'il aimoit a laver chaque matin; il faut qu'il consacré une heure a boutonner de maudites guêlres noires qui luiserrent Ie gras de jambe. Le soldat russe murmure hautement: il est probable que les fausses queues, qu'on lui suspend par force au chignon , occasionneront autant de désertions que les catogans de St.-Germain (i). Ge vieil original de maréchal Souvarow dit, en recevantlesordrespour établir toutes ces nouveautés, et de petits batons pour mesure et modèle des queues et des boucles de cheveux : La poitdre de perruguier n* est pas de la poitdre d canon ,* (1) Avant le règne de Paul, la de'serlion étoitpresque inconnue aux Russes. lis désertent aujourd'hui par pelotons, arrivent en Prusse, oü 1'on en forme des régimens entiers. Je demaudois a quelques-uns pourquoi ils désertoient. Comment, monsieur ! dirent-ils : on nous fait exercer du matin au soir , sans nous donner a manger; 1'on nous a pris nos habils, et 1'on nous roue ' de coups.  i 234 ) Jes baucles ne sont pas des canons; et les queues ne sont pas des baïonnettes : ces bons mots assez sensés qui, en russe, sont une espèce cle proverbe rimé, passèrent de bouche en boucbe dans les régimens, et furent la véritabie raison qui engagea Paul a rappeler Souvarow eta lui donner sa démission. Ce vieux guerrier est 1'idole du soldat russe. II en est de mème des cbangemens qu'il fait dans le civil: il ne vent pas améliorer, mais changer. II suffit qu'une chose ait été sous le règne de sa mère, pour qu'elle ne puisse subsister sous le sieu. Tous les tri— bunaux, tous les gouvernemens de 1'empire, ont élé refondus et transférés: celui qui avoit été, par son nom , consacré a la gloire de Catherine ( Ekaihérinoslaw ) , a été aboli; et eet alïront public a la mémoire de sa mère en est un pour le cceur de Paul (i). Qu'on juge de ia confusion, (i) II n'y a point de détails oü eet empereur microphile ne soit descendu , pour montrer son envie contre la inémoire de sa mère. Les personnes qui avoient éta  ( 235 ) des ruines, des injustices, des malheurs qu'entrainent en Russie de pareils déplacemens : la révolution francaise n'en a pas autaut causés pour tout régénérer, que 1'avènement de Paul pour tout empirer. Plus de vingt mille gentilshommes se sont trouvés sans emplois. Si ce nouveau règne est funeste aux armées et aux pauvres gentilshommes , il se montre jusqu'ici plus funeste encore aux inalheureux paysans dont il s'efforce atlachées a cette princesse , portoient des bagues , ou la date de sa mort étoit émaillée. Son rils eut 1'irapudence d'en témoigner son mécontentement: il voulut qu'on portat des anneaux, avec ces mots : Paul me console ; ils consolèrent si bien , qu'ils firent rire tout le monde. II a poussé cette impudeur filiale jusqu'a frapper de son improbation une société de Russes opulcus qui s'étoient réunis a Hambourg , sous les auspices de la légation russe , pour ériger un monument poétique a la mémoire de Catherine. Les relations oü le major M se trouvoit encore alors , et surtout ce qu'il devoit a deux amis, 1'engagèrent a y contribuer. Les juges du lycée de Hambourg eurent le courage d'adjuger le second prix a la pièce qu'il envoya, malgré les senti-  C 236 ) cé river les chaihes. Si Paul avoit un exemple a prendre de la Prusse, c'étoit sans do ure celui du traitement qu'elle fait mens proscrits qui percoient dans la manière dont il eélébroit Catherine , et son silence ou ses allusions sur Ie consolateur qu'elle a laissé (a). Le secrétaire de lét^ation , en lui annoncant le succès qu'avoit eu sa pièce, lui apprit qu'on alloit Penvoycr a 1'empereur, et faire lonimage d S. M. de ce monument, qui seroit magnijtqïie, ct coüteroit des sommes immenses. II le prioit en nièmc-lems de faire , a Phonneur de Paul, une ode pour mettre a la tète des pièces couronnées. M refusa nettement ce nouveau tribut,qui eut été une lacheté de sa part , puisqu'il venort d'être enlevé a sa familie et injustement proscrit par 1'empereur ; mais , ne recevant pas la médaille qui lui avoit été adjugée , il somma le (a) La devise de la pièce étoit : Fuit Ma ct ingcns gloria Russorum; et 1'on y trouvoit ces vers : Mais j'entends retentir une voix gémissante ;.. Je vois 1'humanité plaintive ct menacante. — Bavbares ! avrètez : et pour qui eet autel ! Voyez ces combattans , ces f'ers, ces f'eux , ces armes; Ah! mon sang et mes larmes Vont étcindre a vos yeux eet encens crtminel ! Et ceux-ci: L'aigle puissant du nord, frappé dans sa cauièie , Se rabat sur la terre : II erre dans la nnit; son astre s'est éteint,  C #7 ) éprouver aux Polonais , que Ia pcrfid-ie a soumis a sa domiuatiou (i). On peut dire que le gouvernement prussien donue aux secrétaire un esprit juste et pénétrant, et une discrétion rare 5 mais une retenue, une circonspection qui n'est point de son age, et qui seroit de la dissimulation , si 1'on ne devoit point 1'attribuer a la position gênée oü il s'est trouvé entre son père ét sa grand'mère , plutót qu'a son cceur naturellement franc et ingénu. II a de sa mère la taille, la beauté, la douceur et la bienfaisance • mais aucun trait extérieur ne le rapproche de son père, et il doit d'ailleurs le craindre plus que 1'aimer. Paul, devinant les intentions de Catherine en faveur de ce fils , a toujours eu de Péloignement pour lui: il ne lui trouve ni son caractère , ni ses goüts; car Alexandre paroit se prèter par obéis-  C 272 ) sance, plus que par inclination, a ce que sou père exige de lui. II est adoré du soldat a cause de 'sa boute, admiré de 1'officier a cause de sa raison : il est le médiateur entre 1'autocrate et les malheureux, qui, pour quelques riens, ont provoqué la colère et la vengeance impériales. Cet élève de la Harpe ne seroit pas grand-duc de Russie , qu'il inspireroit de Famour et de 1'inlérêt. La nature Fa doué très-richement des plus * aimables qualités ; et celle d'héritier du plus vaste empire du monde, ne doit pas les rendre indifférentes a Fhumanité. Le ciel le destine peut-être k rendre trente millions d'esclaves plus libres , plus dignes de 1'être. Au reste , il est d'un caractère heureux, mais passif. II manque de hardiesse et de confiance pour rechercher 1'homme de mérite, toujours modeste et retenu : il est a craindre que le plus importun ou le plus effronté, qui est ordinairement le plus iguare ou le plus méchant, ne par-  ( 273 ) vienne a 1'obséder. Se laissant trop aller aux impulsions étrangères , il ne s'abandonne pas assez a celles de sa raison et de son cceur. II sembla perdre 1'envie de s'instruire , en perdant ses maitres et surtout le colonel Ia Harpe, son premier precepteur , a qui il doit ses connoissances. Un mariage trop précoce a pa amortir son énergie; et, malgré ses heureuses dispositions, il est menacé de devenir un jour la proie de ses «*W„c^ et menie de ses valets. Avec ce caractère, jamais il ne pensera lui-méme au projet odieux que Catherine ne put lui inspirer. Cependant, durant 1 agonie de cette princesse et les jours suivans, le grand-duc fut retenu auprès ; *uu pere avec des marqués de ten: dresse qui ressembloient a de la défiauce. a peme avoit-il une heure par jour pour voir sa jeune épouse. L'empereur Pentoura ^'officiers dont il se croyoit sur, et éloigna de lui tous ceux qui n'avoient pas été ses espions : il lui öta son regiI. %  ( 274 ) ment, pour lui en donner un autre, et le nomma gouverneur militaire de Pétersbourg, en lui donnant toutefois pour adjoint ou pour gardien le féroce Araktscheief. L'apanage du jeune prince, qui n'avoit été que de trente mille roubles (i), futporté a deux cent mille; et son père , en le chargeant de plusieurs détails qui le retenoient auprès de lui toute la journée, voulut le surveiller lui-méme. On ne peut que louer Paul de détourner , par des movens aussi doux et aussi naturels, 1'objet de ses injustes soupcons , et 1'on admire ces témoignages subits de tendresse pour ses enfans, après avoir été (0 La grande , la généreuse Catherine , dont Ia mLificence étonnoit 1'umvers , qui donnoit le. ronb es pa mülions a ses favoris, laissoit son hls et ses petrisfi,s manquer du néeessaire. Trente mdle roubles en •Pr Ir un grand-duc de toutes les Russres! cela quelquefois en or ou en argent, mais ceux qu. avo.ent Tcalsse des jeunes princes avoient soin se réduisoit dans leurs mains a envnon la moiUe de la touime»  ( 275 ) quinze ans sans se sentir le courage de leuren donner la moindTe preuve (r). Le vulgaire, qui juge toujours d'après les plus fausses apparences, voyant dans le grand-duc Alexandre une rctenue et une circonspection qu'il prenoit pour de 1'orgueil, s'étoit d'abord engoué de son frère cadet Constantin. Ce jeune prince n'a point Pextérieur aimable et prévenant de son frère ; mais 1'ètourderie lui tenoit lieu d'esprit, et la polissonnerie, de popularité. Ce fut ainsi que, par affinité, la prêtraille s'attacha jadis au malheureux tzaréwitsch Alexis, avec qui Constantin a plus d'un trait de ressemblance, surtout par son dégout pour les sciences et par sa brutalité. II avoit pourtant des germes de bonté, d'esprit et de cceur, (i) J'apprends que Paul vient de placer le grand-duc 'Alexandre dans Ia chancellerie de Besborodko , comme Frédéric-Ie-grand fut autrefois placé par son pére dans celle d'un ministre , pour y travailier en qualité de simple écrivain. Que ce soit pour 1'instruire ou pour 1'humdier et Ie punir, le jeune prince en vaudra Un jour mieux.  ( *76 ) „ue ses premiers instituteurs ont négligés, et qne le colonel ia Harpe s'efforca vamenrent de faire eclore , en extirpant les ronces qni les étonffuient : il seroit bien benrenx pour Constantin de les faire revivre, et de les cnltiv er lui-même, quand il sera dans un age plus sensé. Au reste ,ü est le fils, le digne fils de son père : mêmes bizarreries , memes emportemens, mème dureté, mème turbulence. II n'aura jamais autant d instruction et autant d'esprit; mais il promet de 1'éealer et mème de le surpasser nu )0ur dans 1'art de faire monvoir une douzame de pauvres automates.-Qui pourra jamais s'imaginer qu'un jeune prince de dix-sept ans, >if et vigoureux , qui vient • d'épouser une jeune et jolie femme , se relevera a cinq heures du matin, la première nuit de ses noces, pour descendre dans la cour de son palais , et faire manceuvrer , k coups de baton , une couple de soldats qu'on lui a donnés pour sa garde ? C'est ce qu'a fait le grand-duc  C 277 ) Constantin. Je ne sais si cette fureur guerrière annonce un bon général; mais elle est,a coup sur, la preuve d'un trèsmauvais époux (i). Paul , qui ne trouvoit dans^sa familie aucun motif de redouter le sort de son père, ou tout autre parli dangereux, (i) Quelque tems avant son mariage , on lui avoit donné un detachement de soldats pour 1'amuser. Après avoir, pendant quelques mois , tourmenté ces malheureux, il semporta jusqu'a donner d s coups de canne au major qui les commandoit: celui-ci eut le courage de s'en plaihdre au comte Soltykow, et le favori le rapporta al'imp ratrice. Elle fit mellre aux airèts son pelit-fils r et lui fit öter ses soldats, qu'on ne lui rendit qu'a son mariage. On pourroit rapporter plusieurs autres traits de ce jeune prince, mais ce ne ser-iit que copier les polissonneries les plus extraordinaires d'un enfant sans éducation.. Sa grand'mère s'en appercut trop tard poury remédier. Dans son enfance , il mordoit et battoit ses maitres t aujourd'hui il frappe les officiers a J'exercice , et casse les dents aux pauvres soldats. Le roi de Suède étant avec toute la cour au bal chez Samoïlow , il lui dit: Savez-vous chez qui vous|êtes ? chez la plus grande P Qe la ville. La grand'mère le fit mettre aux arrêts.  ( 278 ) n'avoit également rien a. craindre des grands. II est vrai que chacun d'eux le haïssoit cordialement, et le tournoit depuis dix ans en ridicule a la cour de sa mère; mais Potemkin n'èloit plus. La petitesse, dans le bien comme dans le mal, étoit le partage de tous ceux qui approchoient du tröne : aucun n'avoit ni le génie qu'il faut pour faire une révolution , ni 1'énergie que demandent les grands crimes. Catherine pouvoit , avec beaucoup plus de raison que la comlesse de Muralt, donner a ses ministres 1'épithète qu'elle donnoit k ses beaux esprits (i). Un léger croquis de chacun de ces messieurs sufïira pour prouver ce que je dis. Monsieur le comte et prince Zoubow, dernier favori en titre et en fonctions de la vieille Catherine, étoit un homme de trente et quelques années. II étoit lom d'avoir le génie et 1'ambilion d'Orlow et de Potemkin , quoiqu'il ait a la tin réuni (1) On sail qu'elle les nonimoit Mes hêtes.  ( 279 ) sur sa tète plus de puissance et de crédit que ces deux célèbres favoris. Potemkin dut presque toute sa grandeur k lui-méme: Zoubow ne dut la sieune qu'a la décrépitude de Catherine. On le vit gagner en pouvoir , en richesses et en crédit , en raison de ce que Catherine perdoit en activité , en vigueur et en génie. Les dernières années de sa vie , ce jeune homme se trouvoit, a la lettre , empereur autoera te de toutes les Russies. II avoit Ia manie de vouloir, ou de paroitre tout faire; mais, n'ayant aucune routine des affaires, il répondoit a ceux qui lui demandoient des instructions: SdélaïteTcah prégedé, faites comme auparavant. Rien n'égaloit sa hauteur que la bassesse de ceux qui s'empressoient a se prosterner devant lui; et, il faut Tavouer, la bassesse des courtisansrusses a toujours devancé et surpassé li input! ence des favoris de Catherine. Tout rampoit aux pieds de Zoubow : il resta debout, et se crut grand. Chaque matin, une cour nombreuse assiégeoit ses portes,  ( 280 ) remplissoit ses antichambres. Les vieux généraux, les grands de 1'empire, ne rougissoient pas de caresser ses moindres valets (i).Etendu dans un fauteud, dans le plus indécent négligé, le petit doigt dans le nez , les yeux vaguement tournés vers le plafond, ce jeune homme, d'une physionomie froide et vaine , daignoit a peine faire atlention a ceux qui 1'envn onnoient. II s'amusait des sottises de son singe, qui sautoit sur la tète de ses plats courtisans, ou il s'entretenoit avec un bouffon , tandis que des vieillards, sous lesquels il avoit etésergent,desDolgorouky, des Galitziu, des Soltykow, et tout ce qu'il y avoit de grands et de laches, debout, dans un profond silence, attendoient qu'il rabaissatlesyeuxpourse prosterner encore devant lui. Le nom de Catherine figuroit dans ses paroles , comme les noms de tröne et d'autel dans les manifestes des (i) On a vu souvent ces valets repousser par des bourrades les officiers et les &énéraux, dont la foule assiégeoitles portes et ernpèchoit de les fermer.  ( *8i ) rois. II témoignoit a peine a 1'héritier de 1'empire ce respect extérieur, qu'il ne pouvoit lui refuser dansles cérémonies de cour; et Paul, le roide Paul, fut contraint de s'assouplir devant un petit officier aux gardes qui, naguère, lui avoit demandé grace pour avoir offensé 1'un de ses chiens (i). Le grand-duc Constantin lui faisoit une cour très-assidue pour en obtenir de 1'argent ou des faveurs pour ses protégés : tant il est constant que les ames les plus enclines a la tyrannie , sont aussi les mieux formées pour Ia servitude. (0 Paul avoit un chien qu'il aimoit. Ce chien rödant dans les corridors du palais, voulut enlevér un morceau de viande que tenoit un trompette de la garde. Le soldat lui donne sur les oreilles avec son instrument. Le chien arrivé sanglant, hurlant, dans les appartemens de Paul, qui , apprenant l'avenlure en est funeux. Aki s'écrie-t-il, tout ce qui m'appart§nt, tout ce que j'aime, est en butte k la persécutionjje n'ai qu'un chien, on veut le tuer: qu'on me fasse venir 1'officier de garde , et qu',1 soit puni ! Cet officier de garde étoit alors Zoubow, qui, apprenant les fureurs du grande.duc ; flU se prostenjer aux pieds de JXlcolas Soltykow, son protecteur, pour qu'il yint  ( 282 ) 'Au resie, aucun des douze favoris ne fut si petit de corps et d'ame que Zoubow. li put avoir des qualitésoccultes appréciées par Catherine; mais il ne montra ni génie , ni verttis, ni passions , a moins qu'on ne veuille compter la vanité et 1'avarice qui Ie caractérisoient; aussi ne laissa-t-ü pas de vide, en disparoissant de la place qu'il occupoit. Les monumens de son règne seront les trésors de sa familie, et les terres extorquées par son père aux possesseurs de sa province (i). La mort de l'impératrice le replougea, en un moment, dans avec lui chez le grand-duc solliciter sa grace ; ce que Soltykow eut de la peine a ohtenir : car Paul étoit persuadé que 1'on n'avoit battu son chien que par haine contre lui, et paree qu'il étoit déteslédes gardes. Le trompette soutenoit qu'il n avoit pas connu I'animal , et cela parut une nouvelle insulle a Paul , qui eut sürement puni sévèrement , s'il en avoit eu Ie pouvoir. (i) Le père de Zoubow fut fait sénateur ; et, pour s'enrichir, il achetoit, ou se faisoit céder tous les vieux proces , et venoit les faire juger, ou les juger lui-même en sa faveur au sénat.  C s83 ) le néant dont 1'amour 1'avoit tiré : tel un papillon éphémère nait et brille a un rayon de soleil, et meurt et se décolore au premier soufflé de vent. II pleura Catherine, comme un fils pleure sa mère, et ce fut le seul moment oü il parut intéressant. II faut aussi lui rendre la justice qu'il reprit plutót dans la foule la place qui lui coavenoit, que les courtisans n'osèrent reprendre la leur a ses cótés. Ils se montrèrent encore plus avijis , que lui humilié ; et quoique, dès le premier jour, ses antichambres aient été désertes, on vit encore long-tems après , lorsqu'il paroissoit a Ia cour, Ia tourbe des badauts s'ouvrir et se prosterner devant lui comme devant un souverain: tant il est difficile a des esclaves de se relever ! II faut encore lui rendre cette justice qu'il ne peupla point, comme un Mentschikow et un Biren, les déserts de Sibérie; mais il fit des actes d'injustice et de violence inquisitoriale, a 1'insligation d'Eslerhazy et des autres émigrés francais:  ( 284 ) et les malheurs de Ia Pologne sont en partie son ouvrage. L'empereur qui, au premier moment de son avènement, 1'avoit traité avec une considératiou élonnante; qui 1'avoit confirméen termes flalteurs dans ses emplois; qui avoit donné a son frère le premier cordon de la Russie,seulemeut pour avoir fait un voyage a Gatschina; qui lui avoit a lui-méme fait cadeau d'un de ses habits d'uniforme ; l'empereur, dis-je, ayant mesuré son homme, vit qu'd u'en avoit rien a craindre. Le scellé fut subitement mis sur sa chaucellerie;et ce fut le grandduc Constantin, naguère son courtisan , quiexécuta cette commissiou d'officierde police avec toute la brulalité qui lui est - naturelle (i). Ses secretaires furent scan- (iN II est a remarquer que Zoubotf, qui avoit tous les emplois, et les secr'laires toutes les affaires entre les niain>, furent é.oignés en vingt-quatre heures , sans leur faire rendre aucun compte ,ni leur demander aucune information. On verra plus bas la confusion que eek occasionna.  ( 285 ) daleusement bannis, ou chassés de Ia cour (i); ses complaisans, exilés ou en- (0 Les deux plus fameux sont Altesti et Gribowsky. Le premier est un Ragusain , que le ministre russe Bolkounow avoit prik a Constantinople dans un comptoir de marchand, pour 1'employer dans sa chancellerie Quand la guerre fut déclare'e, il vint solliciler de* 1'emploi a Pétersbourg, et entra chez Zoubow dont la faveur s'augmentoir. II savoit plusi-urs langues , et avoit de 1'esprit. II fut bientèt le faiseur de Zoubow et même de l'impératrice. Une brochure qu'il écrivit en francais contre le roi et les révolutionnaires de Pologne, oü il traite le premier de factieux et les autres de jacobins , oü il entasse les épithètes , les mensonges , les sottises et les flatteries , acheva de faire sa réputation et sa forlune. Ce libelle fut répandu comme un manifeste. Bientót les rangs , les ordres et les esclaves , furent prodigués a Altesti. Non content de ces dons, il s'enrichissoit prodigieusement. Les confédérés polonais , les gouvernemens , les Cosaques , etc. s'empressoient d'acheter, a beaux ducals, ses services et sa protection. C'est lui qui avoit toutes les affaires de Pologne entre les mainsj et c'est de lui que dépendoient la fortune , la liberté et Ia vie , puisqu'il dressoit les lisles de proscriptian. II devint d'une hauteur et d'une impudence rares. üne impertinence qu'il fit a un comte Colowin, qui eut le courage de s'en plaindre , le perdit enfin. II eut 1'ordre d'aller dans ses terres; mais Zoubow 1'avoit fait  ( 286 ) fermés (i); et tous les officiers de sonétat, ou de sa suite, qui étoient au nombre de revenir, et, quelques jours avant la mort de Catherine, il étoit sur le point de rentrer en emploi. Un des premiers ordres de Paul fut de lui enjoindre de partir dans vingt-quatre heures. Altesti a des talens ; mais c'est un ingrat. Ce fut lui qui fit ensuite disgracier Bolkounow , son premier bienfaiteur. L'autre secrétaire étoit un Russe, nommé Gribowsky. II n'avoit point 1'esprit de sou confrère , mais peutêtre un meilleur cceur. II parvint a presque autant de crédit. II étoit fils d'un pope, et avoit commencé par ètre copiste dans la chancellerie de Potemkin. En moins de deux ans, il parvint chez Zoubow au grade de colonel, et son luxe et ses dépenses étonnèrent et scandalisèrent toute la ville. Les plus belles dames le trouvoient charmant, et les plus grands seigneurs le cajoloient. II entretenoit un orchestre et des bouffons, des maitresses et des chevaux. II donnoit, au printems , des soupers , ou il y avoit des desserts en fruits qu'on n'eüt point vus sur la table de l'impératrice ; et je me trouvai a un pique-nique , oü. Ie dessert qu'il fournit étoit , vu la saison, estimé 5oo roubles. (1) Entre autres , Kapiew, jeune homme qui mériteroit un meilleur sort , si son cceur valoit son esprit. On 1'accusa d'avoir dit al'un de ses amis qu'il rencontra affublé du nouvel uniforme de Paul: Bonjour, beau masqué.  ( s37 > plus de deux cents, furent obligés de rejoindre a Pinstant leurs corps, ou de donner leur démission. Pour le chasser plus poliment du palais, on lui fit cadeau d'une grande maison , et tous ses commandemens lui furent retirés. II ne donna lui-même sa démission d'une trentaine d'emplois différens, que lorsqu'il ne les avoit déja plus. L'empereur créa Nicolas Soltykow Feld-mareehal, et fit refluer dans ses chancelleries toutes les affaires militaires que Zoubow en avoit détournées. Ce fut alors que 1'on vit les abus et les désordres qui régnoient dans les expéditious. Le favori qui faisoit faire, pour sou compte, une guerre en Perse par son frère (i) , n'avoit pas daigné envoyer au collége de guerre les rapports ordinaires: (i) A un diner chez i'impéralrice , pendant le séjour du roi de Suède , on parloit des nouvelles que venoit d'apporter un couricr. Ce n'est rien , dit Zoubow a un ■Suédois, mon frère nous marqué qu'il a gagné une bataille et fait la. conquête d'une province: il n'y a rieu de nouveau.  ( 283 ) il en avoit été de mème pour les troupes qu'on faisoit marcher vers la Gallicie; de manière qu'au moment ou 1'on dut faire une nouvelle répartition de 1'armée, on ne savoit oü étoient la plupart des régimens, et moins encore 1'état oü ils se trouvoient. Les officiers, qui devoient rejoindre leurs corps, ne savoient de quel cóté du monde prendre la poste pour les rencontrer, et assiégeoient en vain les bureaux pour s'en informer (i). Quelques semaines après, Zoubow ebtint la permission, ou plutöt recut (i) C'étoit souvent le cas en Russie ; mais voici qui ïurprendra davantage. Un Francais , nommé le che- valier Roger, ayant, par le moyen du major M «ollicité le comte Soltykow de lui donner le poste de «ommandant de quelque place éloignée oii il vouloit «e retirer pour vivre a meilleur merché avec sa femme , le ministre douna ordre de voir s'il y avoit une pareille vacance. On lui dit que le fort Pierre et Paul, dansle gouvernement d'Orembourg, étoit dans ce cas, et Roger en fut nommé commandant. II partit. Quelques mois après, le major M recut une lettre oü. Roger lui disoit: Je suis arrivé dans la contrée oü deToit être ma forteresse; mais jugez de ma consteraation;  ( 289 ) 1'ordre de quitter la Russie. II vint, comme tous ses prédécesseurs, étaler en Allemagne les brillans, les rubans et les portraits de Catherine; mais, de toutes les faveurs de sa vieille amante, les roubles sont celles dont il use avec le plus de discrétion. Après avoir trainé avec lui une fille déguisée en valet-de-chambre, il s'amouracha, a Toeplitz, d'une belle émigrée, nommée la Roche-Aimon ; mais il y fit bientót la connoissance des jeunes princesses de Courlande, qui, avec les graces et la beauté dont les a pourvues leur mère, et les trésors que leur laissera leur père, se trouvent les plus riches partis de 1'Europe. II chercha alors a faire sa cour au vieux duc qu'il venoit de dépouiller de sa souveraineté, et avec lequel j'ai appris que, depuis vingt ans, elle avoit été détruite par Pougatschew, et n'existoit plus : je me suis trouvé dans un désert avec ma familie , sans asyle et sans ressources, et j'ai été obligé de revenir a Orembourg. Cette lettre fut montrée au ministre, qui fit donner « Koger un autre poste. t  < 290 ) il avoit affecté tant de hauteur a Pétersbourg. Le duc lui témoigna son ressentiment et son mépris ; mais Zoubow, accoutumé a ne plus trouver d'obstacles, voulut enlever la princesse ainée de vive force. Soit que le duc s'en soit plaint k 1'empereur, soit que Paul ait eu d'autres motifs, il expédia a Zoubow 1'ordre de rentrer en Russie, et il est probable que le dernier favori de Catherine a joué son der nier röle. Le comte Nicolas Soltykow, feldmaréchal, ministre de la guerre et grand maitre des jeunes grands-ducs . . , Le vieux vice-chancelier Ostermann, que Paul se hata de faire chancelier pour s'en débarrasser , accablé de vieiliesse et d'infirmités , ne paroissoit plus a la cour que comme un souvenir du tems passé. II étoit loin de jouer, sous Catherine, le röle qu'avoit joué son père sous le règne  ( ) d'A nne, et de mériter Ia disgrace de Paul, comme 1'autre s'étoit attiré celle d'Elisabeth. II n'avoit plus que le nom de vicechancelier , et 1'expédition de quelques passe-ports qu'on lui faisoit signer. Les affaires diplomatiques et étrangères se distribuoient chez Zoubow entre Besborodko et Marcow, qui étoient les vrais rédacteurs despièces ministérielles.etdontle premier surtout jouissoit d'un crédit immense qui avoit méine balancé celui du favori. Besborodko et Marcow étoient deux parfaits contrastes. L'un gauche , lourd, négligé, mal en ordre, les bas sur les talons) avec la démarche d'un éléphant: couvert d'un habit riche, il semblcjt toujours 1'avoir endossé au sortir d une orgie, qui lui laissoit encore Pengourdissement du sommeil. L'autre , recherché en tout, jusqu'a pouvoir servir d'original ou de marquis ridicule dans quelque comédie, affecté jusqu'a la fadeur, n'entroit dans un sallon el ne saluoit que d'après les régies d'un maitre a danser. II ne marchoit que  ( ) sur le bout du pied, ne prenoit du tabac que du bout des doigts, que pour metlre en évidence les brillans dont il avoit toujours les mains rayonnantes. II ne parloit qu'a 1'oreille, ne disoit que des bons mots, ne répondoit que par des pointes , et mettoit dans Fesprit , qu'il attrapoit, la mème recherche et la mème afféterie que dans ses habits. Besborodko, malgré ses mceurs dépravées , est actif et travailleur par boutade. Parvenu, du grade de scribe de chancellerie, aceluidepremierministre d'état (i) , il a beaucoup de routine dans les affaires et de faciUté a écrire; mais la négligence et (0 D'abord écrivain dans la chancellerie de Roumanzow, il devint secrétaire de Catherine ; et voici comment on raconte sa fortune. Ayant recu ordre , un jour, de rédiger un certain oukas, il 1'oublia, et reparut chez l'impératrice, sansl'avoirécrit. Elle le lui demanda : Besborodko, sans se déconcerter, tira de sa poche une feuiile de papier blanc, oh il se mit a lire, comme si Toukas en questiony eut été rédigé. Catherine , contente de la rédaction , demanda la feuiile pour la signer, et .Jut fort étonnée de ne voir que le papier blanc.  C 293 ) le désordre de son extérieur se retrouvent dans toutes lesadminislrations qui lui sont confiées, et notamment dans celle des postes de 1'empire dont il est directeur général, et que tout le monde a la facilité d'inspecter (i). C'étoit avant lui 1'institution la mieux organisée de la Russie : elle enserabientötlapIusdélabrée.Sonbureau et un gouffre dévorant, d'oü rien ne reparoit; et 1'une des commodités de sa maison, qui le caractérise le mieux, c'est qu'il y a une quantité d'issues et d'escaliers dérobés, par oü il s'esquive en sortant ou se glisse en rentrant, pour éviter les malheureux qui 1'attendent des jours entiers Cette facilité a composer sur-le-champ Ia frappa; et, loin de reprocher au secrétaire sa négligence ou sa supercherie, elle le fit ministre d'état, pour avoir su par cceur la formule d'un oukas, et pour avoir eu le front de lui en imposer. (i) C'étoit précisément en traversant les terre» du directeur-général des postes, qu'on ne pouvoit jamais avoir de chevaux, et que les yoyageurs étoient rangonnés.  ( 294 ) dans i'anüchambre (i). II faudroit avoir lefil d'Ariadne pour parvenir jusqu'a ce Minotanre : ou le trouveroit saus doute , dans le fond de sou labyrinthe, occupé a faire sa proie de quelque jeuue fille. Les mceurs de Marcow ne sont pasédifiaules,mais ii ne court pas les MétschansJ:y(z), comme Besborodko. II s'est attaché a ia tragédienne Hus, qui a beaucoup d'empiresur lui, et qui tache au moins de rendre respectable la qualité de mère que sou ami lui a souvent donnée (3). Au ■ 1 ' (1) On conté qu'un solliciteur , ne pouvant 1'aborder , s'avisa enfin de se glisserdans savoiture etdel'y attendre. Besborodko , étonné de la hardiesse et de 1'invention, écouia eet homme et lui promit de parler pour son affaire a l'impératrice j mais 1'homme ne voulut pomt quitter son poste , et atttndit dans la voiture que Besborodko redescendit du palais, pour avoir une réponse. On dit qu'elle fut favorable. (2) Nom du quai tier ou les filles publiques de Pétersbourg sont en plus grand nombre. (5) L'empereur, par un raffinement de vengeauce > défendit a la Hus de suivre Markow dans son exil , disant qu'elle appartenoit a la cour et non pas a lui  C *9& ) reste, je neregarde pas comme un grand mérite le talent qu'on attribue a ces deux diplomates de rédiger a l'iuipromptu,l'un en russe, et 1'autre en francais, les pièces ministérielles. Tout ce que j'ai lu de 1'un et 1'autre, surtout de Marcow, n'avoit ni style ni clarté: je ne parlerai pas de logique, ce qu'ils avoient a dire étoit ordinairement trop absurde pour en comporter. D'ailleurs, la diplomatie russe, sous Catherine II, n'exigeoit pas de grands talens, Elle n'employoit quedeux moyens, plus efficaces que la raison et 1'éloquence, la menace et 1'argent, dont les effets sont toujours la crainte et la corruption. II y a de quoi s'étonner de laprévention dont une partie de 1'Europe, et surtout 1'AUemagne, est imbue en faveur de laRussie. On s'imagine que le cabinetde Pétersbourg est composé d'hommes supérieurs: celui de Vienne fléchit sous son influence, et celui de Berlin Cette tragédienne, qui a beaucoup de talens, étoit yarvenue a faire du théatre francais une aristocratie oiv elle présidojt.  ( 296 ) n'a pu secouer encore Ia crainte et le respect. Certes, si les sa vans publicistes d'Allemagne voyoient de prés ces hommes qui les éblouissent, ils seroient confus d'a voir puprendresilong-temsl'éclat d'un tröne pourri pour le flambeau du génie, du papier pour des trésors, des jactauces pour de la grandeur, et de la présomption pour de la force. Besborodko, qui avoit toujours porlé des souliers et des boucles semblables a ceux de Paul, et qui étoit d'ailleurs trèsriehe et très-puissant, fut d'abord ménagé ( i ). Marcow, qui n'avoit pas ces avantages au mêmedegré, fut traité durem ent et disgraciéavec éclat. C'est ce même homme qui fut envoyé de Hollande a Paris, oii 1'on s'en souvient encore, sous le nom dajade Marcow. (i)Il a été fait prince et mérite de 1'ètre. II est encore premier ministre de Paul, et c'est lui qui déclare, au nom de son maitre , la guerre a la république francaise , en citant , pour la motiver , des décrets qui ne sont, je crois, connus que de lui. II vient de mourir.  ( 297 ) Le comte moderne Samodow, procureur général de 1'empire, n'avoit d'autre mérite que d'être neven de Potemkin, et d'en avoir quelques faux airs dans la figure. II étoit, par sa capacité , au dessous des devoirs de sa charge , qui le rendoit grand trésorier et chef du sénat et de tous les trihunaux de 1'empire. On 1'avoit rappelé malgré lui de 1'armée, pour remplir tous ces emplois civils : il avouoit qu'il n'avoit pas les talens nécessaires , mais c'est pour cela même qu'on 1'avoit choisi; car on vouloit un homme passif, hors d'état de contrarier les vues de Catherine ou de son favori. C'étoit chez lui que se rassembloit cette inquisition infame, qu'Anne avoit créée sous le nom de chancellerie secrète, que PierrelII se fit un de voir d'aholir , que Catherine rétablit sous une autre forme, et dont Paul semble propager aujourd'hui les dignes membres dans les antichambres des maisons particulières. Celle de Samodow, qui est un des plus beaux palais de Péters-  ( s98 ) bourg, avoit des prisons secrètes pour détenir les dénoncés, en attendant qu'on en disposat a la sourdine. C'est apparemment pour cela seulement que plusieurs la reo-ardoient comme une maisonpublique(i). Au reste, Samoïlow étoit insigmfiant, et pareil a 1'aue portant les reliques. Paul , pour le récompenser de sa promptitude a lui faire préter serment par le sénat, lux donna quatre mille paysans, sousprétexte que sa mère les lui avoitdéja promis. Quelques jours après , il fut brusquement déposé , et le prince Konrakin nommé a sa place. Mais 1'homme contre lequel le sang et les pleurs de mille victimes crioient vengeance, celui qui devoit tomber le premier sous le glaive de la justice, si Catherine avoit eu un successeur juste , ferme ethumain, c'étoit Arkarow, gouverneur général de Pétersbourg. Cet homme, ou (i) Voyez la note concernant le grand-duc Constantin.  ( *99 ) plutöt cette béte féroce, s'étoit fait connoïtre dès long-tems par une brutalité digne d'un bourreau d'Attila. II étoit gouverneur de Twer, oü il exercoit un brigandage dont les détails feroient horreur et sembleroient incroyables, lorsque Catherine, sur la fin de sa vie, 1'appela auprèsd'elle. C'est 1'homme qu'elle jugea digne d'être le gardien de sa couronne, lorsque la révolution francaise , les Zoubow, les Esterhazy, et peut-être ses remords , parvinrent a 1'environner de défiance et de terreurs. 11 déploya bientót, dans un plus vaste champ , les horrihles qualités qui avoient été le fléau des gouvernemens de Moscou et de Twer. A la mort de Catherine , a la chute de Zoubow , a 1'avènement de Paul, on ne douta point de la punition de ce monstre. Plusieurs victimes de ses tyrannies se jelèrent aux pieds de l'empereur, et lui demandérent justice et vengeance. II ne répondit point aiix plaintes d'abus de pouvoir et d'oppression, mais il ordonna a Arkarow de  ( 3oo ) payer quelques dettes. Ce vice-tyran étoit trop uiile au régime que Paul alloit introduire, pour avoir autre chose a craindre. De tous ceux qui avoient eu la confiance de la mère, il fut, par une horrible exception en faveur de ses talens (i), le seul qui obtint celle du fils. II fut confirmé, et mème élevé a de nouveaux emplois. Cependant les plaintes des honnêtes gens et les cris du peuple se soutinrent contre lui. On disoit que Paul, en adant se faire couronner a Moscou, trouveroit la route pavée des suppliques que les peuples présenteroient contre ce nouveau Séjan. Malheureux habitans de Twer et de Moscou, c'est bien en vain que vous (i) Si 1'on emploie le nom de talens pour un Arkarow, il ne faut pas se figurer pourtant qu'on veuille designer un le Noir, un Sartines, ou quelqu'un qui ait de 1'aptitude a maintenir 1'ordre et la police établis. Le talent de 1'inquisiteur russe n'est autre que celui d'un bourreau pour abattre ou frapper la tète que le soupcon lui désigne. Digne ministre de son mailre, son caprice lui sert de loi , et sa méchanceté naturelle de raisons sufiisantes.  C 3oi ) accourez au-devant de votre Gospoudar pour lui demander justice ! ces requétes que vous jetterez a ses pieds, et ces fronts avilis que vous prosternerez dans la boue devant lui, ne pourront parvenir a émouvoir son cceur (i) ! A ces tableaux des quatre ou cinq personnages qui avoient la puissance en main, a la mort de Catherine, on voit que Paul n'avoit rien h craindre d'eux: tous étoient riches ; aucuns n'éloient jeunes , et leur fortune étoit faite. Cependant on ne peut trop remarquer avec quel empressement Paul se hata de gorger encore de biens les vampires de 1'état, avant de les écarter. Ses motifs sont évidens • il les disgracia i aussitöt qu'il crut ne les avoir point a crain~ ! dre. La mort subite de sa mère empècha tout autre parti de se formera Ia cour; et d n'y avoit, a la téte des armées, aucun homme en mesure d'entreprendre quelque chose. Les trois généraux en chef, qui (') II est disgracie', non pour ses crimes, mais pour ! une ba itelle.  ( 302 ) commandoientalorslesprincipales armées de 1'empire, étoient aussi éloignés 1'uu de 1'autre , par leurs mceurs, leurs vues et leur caractère, que par 1'immense distance qui les séparoit. Le plus recommandable étoit le prince Nicolas Repnin , dont le nom a retenti si souvent dans 1'Europe, a la suite de celui du célèbre Roumanzow (i). II étoit, avec (i) Je ne fais plusmention de ce vieux guerrier, que 1'ingratitude de Catherine, qui lui dut ses premiers triomphes , rendra a jamais célèbre autant que ses propres exploits. II étoit lui-même mourant a la mort zo ) congédia a son avènement. Les murmures des soldatsl'ont forcé depuis a le rappeler. II va , dit-on, s'en servir comme d'un fléau pour chatier les Francais. Valérien Zoubow, frère du favori , commandoit 1'armée qui faisoit la guerre en Perse (i). J'ai parlé ailleursde ce jeune hommelibertinet gatéparsa faveur, mais bon, franc et eourageux. II avoit perdu un pied en Pologne, et c'est en béquilles qu'il alloit conquérir 1'Asie (2). L'uu de ses couriers arriva au moment de la mort de Catherine, avec la relation d'une bataille. Paul lui envoya des cordons de Sle.-Anne pour distribuer a ses officiers, et a chacun des colonels de 1'armée en particulier, 1'ordre de ramener son régi- (1) Mon ami traite de cette expédition singuliere , et vraiment aussi intéressante que lointaine , dont il sera question dans la troisième partie de ces mémoires. (2) A la nouvelle' de sa blessure , Catherine lui avoit envoyé son proi re chirurgien, le cordon de St.-André , le rang de général en chef, et 100 mille roubles pour les frais du pansement, II en demanda encore 5oo mille pour payer ses dettes.  ( 32i ) ment sur les frontières. Le général demeura seul dans son camp, sans savoir que devenir. II suivit enfin son armée • et arrivé a Pétersbourg , il donna sa démission. II vit maintenant en Courlande, oü il possède presque tous les domaines des anciens ducs. Des généraux de ce caractère , et des armées éloignées et étrangères a ce qui se passoit a la cour , n'y pouvoient rien entreprendre. Le seul corps' dont Paul avoit vraiment è craindre , c'étoit les gardes. Dès long-tems, ces quatre nombreux régimens, commandés par la première noblesse de 1'empire, nourrissoient une appréhension de voir régner legraud- duc,etregardoientsonavènementcomme le terme de leur existence. Paul meme ne cachoitpas son aversion pour eux,- et la plus grande injure qu'il croyoit dire a ses officiers, et mème a ses soldats, pendant ses manoeuvres de Gatschina et de Pawlowsky , c'étoit ces mots : Tu ne vaux rien que pour servir dans les gardes. Les *• x  ( 3*2 ) gardes lui rendoient le mépris qu'il affectoit pour elles, et donnoient par dérisiou a ses soldats 1'épithète de Prassaki, les Prussiens. II est certain qu'il eut moins fallu a cessuccesseurs des Strélitsis que les larmes d'une Elisabeth et les caresses d'une Catherine pour les émouvoir; et Paulne se crut en sureté qu'après avoir, comme nous 1'avons vu,- distribué se* bataillons dans ces régimens redoutables, dont il s'effbrca de chasser les anciens officiers et de caresser les soldats; mais, c'est en vain qu'il leur distribué de 1'eaude-vie et des roubles: ces générosités ne gagnent que ceux qui 1'approchent, et 1'armée se plaint et murmure (i). Paul, comme grand-duc, haï et méprisé ( j ) Pierre I avoit délruit les Strélitzy (archers); mais leur esprit revivoit dans les quatre régimens de gardes qui les remplacèrent. Les gardes , composés d'liommes choisis, dont les officiers étoient tirés des plus riches families (a) , formoient une armée de (a) Ponr être officier aux gardes , il falloit prouyer que 1'on possédoit au moins cent paysans, ou esclaves.  ( 3a3 ) desa mère, humilié par les favoris, ridiculisé par les courtisans, vivant solitaire et oublié sous un règne brilla n t et fastueux, conservant des mceurs réguïières et austères au milieu de la corruption et des désordres de Ia cour de sa mère (2), avoit besoin de bien peu de vertu et d'amabilité pour se faire plaindre par les gens sensés et desirer par le peuple. On auroit dü 1'allendre comme un libérateur; cependant il étoit généralement craint et détesté comme un fléau : ses domesliques , ses officiers, ses courtisans, ses favoris, ses enfans mème,cbose horrible a dire, parlageoient plus ou moins ces sentimens affreux, Le soupcon qu'il avoit de les pres de dix mille hommes qui environnoit le tróne. L'influence de ce corps suffisoit pour ope'rer une re'volution: aussi est-ce lui seul qui effectua celles qui ont eu lieu depuis Pierre I. ( 1) C'est une justice qu'il faut lui rendre. Et si sa passion pour la Nélidowlui fait manquer k sa femme , elle ne lui a du moins pas encore fait manquer publiquement au décorum, ni a la décence. Au reste, la Ne'" lidow est disgraciée. . .  ( 324 ) inspirer, 1'aigrissoit et le rendoit peut-être incapable de les changer ; mais, avec ce caractère , les traits de justice et de bonté qu'il laisse encore échapper sont plus frappans , el font regretter davantage les qualités qu'on auroit pu en atténdre. Avant son avènement, on redouloit sa faveur: outre qu'elle attiroitsouvent 1'indignation de l'impératrice et du favori, cette faveur étoit a sa disgrace ce qu'est proverbialement le beau tems a la pluie, c'est-a-dire , qu'elle en étoit 1'annonce infaillible. Jamais homme n'a montré tant de bizarreries et d'inconstance dans le choix de ses amis. II se livroit d'abord avec une confiance et une familiarité sans réserve a celui qui paroissoit entrer dans ses idéés: puis, se repentant de eet abandon, il regardoit bientót eet homme comme dangereux, ou comme une créature desa mère ou du favori, qui 1'avoit flatté pour le trahir. Outre ceux sur qui les moindres bontés de sa femme , ou les amitiés de la Benkendorf, faisoient tomber les orages de  ( 325 ) sa colère, 1'empire étoit plein de ses domesliques chassés, de ses favoris disgraciés, et de ses officiers renvoyés : c'éloiï toujours celui qui avoit étéle plus prés de lui, qui avoit le plus a. s'en plaindre; toujours celui qui avoit recu le plus de graces, qui se trouvoit ensuite le plus malheureux. Après avoir parlé des ministres de sa mère, il ne sera pas hors de propos de dire un mot des courtisans qui se trouvoient en grace chez lui lorsqu'ii devint empereur, et qui seront surement quelque tems en crédit. On peut dire a sa louange, et a la leur, que la plupart de ces ministres valent mieux que ceux de la vieille cour. Les deux princes Kourakin , qui tour-a-tour avoient été hien et mal avec Paul (i), sont les deux hommes qui ont ( i ) Alexis Kourakin avoit souvent encouru Ia disgrace de Paul , a cause des attentions et des égards qu'il avoit toujours pour la grande-duchesse ; rnais il faut bien se garder de donner le titre de jalousie a 1'humeur que cela inspiroit a Paul; son caiactève  C ^26 ) le plus d'influence, après le valel-dechambre dont j'ai parlé , et peut-ètre ceux qui méritent le mieux d'en avoir. Avant la mort de Catherine, quoique riches et puissans, ils n'avoient que des emplois de cour insignifians: 1'un surtout menoit une vie retirée et philosophique, et celui de sa femme ne pouvoient donner lieu a la jalousie. L'humeur de Paul prenoit sa source dans ses soupcons politiques, et non dans son amour. Un jour , voyant sa femme parler bas prés d'une cheminée au prince Kourakin, il entra en fureur. Vous voulez madame , lui dit-il, vous faire des amis, et vous préparer a jouer le röle de Catherine; mais sachez que vous ne trouverez pas en moi un Pierre III. Ces paroles inconsidérées, échappées a sa colère consternferent tout le monde, et Kourakin se retira de la cour. Depuis ce tems, la grande-duchesse fut. plus malheureuse et plus gênée encore. II falloit, pour le moindre message qu'on avoit a lui faire, s'adresser chez son maxi. C'étoit lui qui nommoit ceux qui devoient lui donner le bras pour la promenade , faire sa partie le soir, ou même 1'entretenir pendant la soirée. A la fin , il trouva plus commode de lui donner une espèce de sigisbé qui „e la quitte pas : c'est le prince Neswitsky, qui a été jugé assez insigninaut pour cela.  ( 327 ) s'occupant des sciences et des arts, ou de 1'éducation de ses enfans; il étoit généralement respecté et estimé. Ses mceurs et sa manière d'être étoient bien différentes de celles de la plupart des seigneurs russes, dont les désordres, le jeu, le luxe et les folies, se disputent le tems et la fortune. En un mot, il paroissoit digne d'être a la tète des affaires : il s'y trouve avec son frère; 1'un est vice-cbancelier de 1'empire , et 1'autre procureur général : c'est a eux qu'on doit attribuer ce qui se fera de bien. Deux jeunes chambellans, qui étoient heureusement de service chez lui, lorsqu'y arrivèrent les couriers annoncant la mort de Catherine , furent soudain métamorphosés en généraux d'armée , et devinrent ses premiers aides-de-camp. L'un est M. Rastaptschin, qui doit sa faveur a une lettre fort adroite, et qui aura besoin de renoncer aux trois quarts de son esprit et a la moitié de lui-même pour se la con-  ( 328 ) server (i). L'autre est un jeune comte Schouwalow, que Paul venoit justement de repreudre en grace, après 1'avoir longtems méconnu, et a qui il fit présent d'un de ses propres habits pour servir de modele aux gardes a cheval, dont il le nomma major : ce jeune homme y paroissoit comme dans un sac, au milieu de la cour, ets'y trouvoit surement trèsai'aise. Rien n'est si contrastan! que la faveur égale de ces jeunes geus, puisque la cause de celle de 1'un sembloit motiver la disgrace de l'autre. M. de Rastaptschin , i\ y a quelques années, étoit gentilhomme de service auprès du grand-duc a Pawlowsky. Ses jeunes confrères , et entre autres le comte de Schouwalow et le prince Barialiasky, regardant ce service comme une corvee difficiie, paree qu'un mot dit a la grande-duchesse, ou un costume trop a la mode pouvoient les perdre, ( i) Ha déja été une couple de fois disgracié et rappelé.  C 3a9 ) s'en dispensoient autant que possible , en se disant malades, ou alléguant quelque autre raison. Rastaptschin, ennuyé a son tour de n'élre point relevé , écrivit une lettre piquante au maréchal de la cour, oü il railloit ses confrères sur les vrais motifs qui les empèchoient de venir k Pawlowski: Pour moi, disoit-il en finissant , qui n'ai ni maladie v a trailer,, ni chanteuse italienne a enlretenir , je continuerai avec plaisir a faire leur service auprès du grand-duc. Ces traits sanglans portoient sur Schouwalow, et sur Barialinski , que Paul ne pouvoit souffrir , quoiqu'il fut son parent. Le maréchal montra cette lettre a l'impératrice qui en ril d'abord ; mais. Sehouwalow et Rariatinski s'en trouvèrent offensés, et en demandèrent raison k Rastaptschin. L'affaire fit du bruit : Barialinski fut envoyé a 1'armée , et Rastaptschin exilé de la cour pour un an. Le grandduc le regardant dès-lors comme son champion , s'obstina a ne point recevoir  ( 33o ) le service des autres gentilshommes de la chambre qu'il ne fut rappelé. Ainsi, pendant plus d'un au , ils faisoient toujours le voyage de Pawlowsky ou de Gatschina pour se présenter a la porte, et étoient aussitöt renvoyés. Parmi les favoris de l'empereur , M. Pleschtscheieff est un vrai phénoméne : il est le seul qui se soit toujours soutenu a la même distance : il est vrai qu'il n'a jamais été en première ligne , mais aussi il n'a point essuyé d'orages. C'est un homme inslruit et respectable, autant que peut 1'ètre un courtisan. II parle plusieurs langues, possède des connoissances géographiques et stastistiques , et cultive la littérature. II seroit a mème de rendre des services a la-Russie, si parnii ses bonnes qualités il comptoit celle d'oser dire la vérité ; mais sa constante faveur semble malheureusement une preuve morale du contraire (a). (a) II vient enfin d'être aussi disgracié > et crueilement.  (33i) M. Niéledinski, qui a été compagnon d'étude et menin de Paul , étoit connu dans Pétersbourg par beaucoup d'esprit, et par des poésies érotiques oü 1'on trouve de la grace et du sentiment. L'empereur 1'a nommé son secrétaire particulier, mais sans doute a condition qu'il tordroit le cou a sa muse j elle Ta trop bien servi pour mériler une mort si dure. II est au moins a souhaiter que Niéledinski mette aujourd'hui en évidence et en pratique la sensibilité qu'il a montrée dans ses vers. C'est lui qui doit rendre compte des lettres et des placets : le sort de plusieurs opprimés est dans ses mains. . M. Nicolaï étoit venu eu Russie comme gouverneur des jeunes comtes Rosoumowsky , qui le protégèrent ensuite. Recommandé depuis par madame Prétorius, sa parente, femme de chambre de la duchesse de AVurtemberg, il fut placé au prés de la grande-duchesse en qualité de secrétaire : il fut baronisé en Alle-  ( 332 ) magne , pendant le voyage du grandduc; et, a son avènement , il devint conseiller d'état, directeur du cabinet de l'empereur (i), chevalier de Sainte•Anne, et recut quelques centaines d ames pour achever de corrompre la sienne (2). Ii est de S trasbourg , et connu en Allemagne par quelques imi- ( 1) Ce qu'on nomme en Russie le Cabinet n'est pas le Conseü politiqae : c'est Ia chambre oh sont les tresors, les bijou* , et les curiosités particuliêres du souverain. (2) II avoit déja une terre en Finlande, province cédée par la Suède, oü les paysans ne sont pas tout-afait réduits au même mode d'esclavage que les Russes • et Nicolaï s'en plaignoit souvent, disant: que ces guenxld ne lui rapportoientpresquerien, etprétendoient avoir des franchise*. Ceux qu il vient de recevoir sont en Pologne : il pourra, a son gré, les séparer, les vendre , ou les faire travailler, comme ses animaux domestiques, a 1'embellissement de ses jardins. Qu'on juge par ce trait questdevenu en Russie ce Strasbourgeois \ qui passé en Allemagne pour un philosophe, que tant d'écrivaüleurs flagornent comme nn Mécène. S'il vient a lire ceci, il admirera sans doute la modération avec taquelle on j parle de lui.  ( 333 ) tations de PArioste et quelques poésies assez jolies , quolque très-verbeuses. ïl a été aussi obligé de sacrifier sa muse sur Pautel de la fortuue oü ellemême avoit conduit Pingrat. Je ne sais si la morgue politique qu'il s'est cru obligé de prendre le rend plus beureux; mais elle ne lui en donne pas Papparence. M. Danaurow, ci-devantbibliothécaire du prince de Wurtemberg, et depuis aidede-camp de Paul , devint aussi un personnage important; mais je m'abstiens de parler plus en détail de ceux que je ne connois point assez pour asseoir un jugement quelconque sur leur mérite. Je rqmarquerai seulement que , dans les listes des graces ou des avancemens que l'empereur a faits depuis, je trouve grand nombre de personnes dont le mépris et la vengeance publique devroient être le partage. On voit cependant que les alentours  ( 334 ) de Paul sont moralement medleurs que ceux de sa mère (i). II est envi- (i) Voici une plaisanterie qm' marqué 1'opinion qu'on avoit de ia plupart des gens en faveur et en place a la cour de Catherine. Elle fut faite dans une société oü 1'on célébroit 1'Epiphanie a la francaise, et oü 1'on proposa au roi de la feve de remplacer les courtisans selon leurs talens et capacité. « Zoubow n'a jamais servi de rien a 1'état, et ne sert plus de rien a l'impératrice , depuis que les tribades Eranicka et Pratasow remplissent les fonctions. On lui donnera quelques doses d'émétique pour lui faire rendre gorge , et" on 1'enverra aux bains de Baldone rétablir sa santé. Le comte N. Soltykow, président du collége de guerre et gouverneur des grands-ducs, est nommé président du college de medecine et diacre de la chapelle du palais. On lui laissera même la garde-robe des jeunes princes , acondition qu'il enfermera sa femme dans un couvent ou 1'enverra aux petites maisons. Le comte Besborodko, premier conseiller d'état, etc. sera nommé cuisinier de la cour, a moins qu'il n'aime mieux devenir directeur de 1'hópital des femmes env.... oü se trouvent toutes ses amies. Le vice-chancelier Ostermann est envoyé a SaintDenis, poury remplacer 1'épée de Charlemagne qui étoit longue et plate comme lui. Le prince Bariatinsky , maréckal de la cour, sera nommé grand-maitre des hautes ceuvres. On veut  ( 335 ) ronné d'hommes instruits et mème de mérite. Je dis il est, et peut-être fau- êlablir un genre de mort plus doux que celui duknout, et il aura le droit d'étoufi'er et élrangler en secret ceux dont on voudra se défaire, soit un empereur ou son fils j a charge pourtant de ne pas les laisser crier, comme il fit ily a environ trente ans. Le maréchal Souvorow sera e'tabli boucker privilégié de chair humaine. On permettra a 1'armée d'en manger en Pologne , oh il n'y a plus que des cadavres. s II sera nommé une commission d' Outschiteli(précepteurs) pour examiner si le prince Youssoupow sait un peu lire; et, en ce cas, on le fera souffleur des spectacles dont il est directeur. Markow sera envoyé ministre a Paris, oü il a déja eu tant de succes. On espère qu'il sera propre a réconcilier la Piussie avec la République francaise, paree qu'il a été Ie fléau des jacobins russes ou polonais contre lesquels il se déclare aussi. * Samoïlow, procureur-général , sera fait chevaliergarde , paree qu'enfin il est assez bel homme 5 et qu'il ne faut pas davantage pour celi. Koutousow, directeur du corps des Cadets, au lieu du bon comte d'Auhalt, sera obligé d'élever un monumenta son prédécesseur, qu'il s'efforce de ridiculiser, et qu'il fait regretter tous les jours. Au reste , sa conduite est le meilleur panégyrique de la mémoire du bon Anhalt. On laissera le corps d'artillerie au vieux général  ( 336 ) droit-il dire ïljut, car sa mohilité influe sur tout ce qui 1'environne , et il ne Mélissino , paree qu'il est le seul général d'artillerie quisacheson métier; mais a condition qu'il n'aura pas la disposition des sommes, et qu'il n'ira pas trainer ses cheveux blancs dans les antichambres des valeU de cour. On lui recommande aussi de mettre moins d'artifices dans sa conduite, et moins de fumée dans ses artifices. Madame de Liewen, gouvernante des princesses,"^» gardera son poste, quoiqu'elle ait un peu Pair d'amazone ; mais il viendra un tems oü il sera bon de donner, même aux jeunes princesses , 1'air un peu soldatesque (a). La comtesse Schouwalow, grande maitresse de Ja grande-duchesse Elisabeth , sera aussi confirmée ; mais on lui enjoindra de ne pas permettre qu'a la table de cette jeune princesse les bêfes seules aientle droit de parler, a moins qu'elles ne le fassent avec bon sens, comme du tems d'Esope. Le prince Repnin, pour avoir , un jour que le prince Potemkin demandoit un verre d'eau , ouvert la porte pour répéter lui-même aux laquais eet ordre important, recevra le diplome de premier valet-dechambre des favoris ; et cette charge équivaudra pour lui a celle de feld-maréchal. Cependant on lui arrachera la couronne de lauriers qu'il portoit sur ses cheveux blancs , paree qu'il a souffert, sans mot dire , qu'un bouffon lui passat dessus le corps, et que le (a) Ce tems est yenu.  ( 337 ) laisse pas au mérite, le tems de se corrompre a sa cour (i). Le prince que Paul semble avoir choisi pour le prototype de son règne et de ses actions, est Frédéric-Guillaume , père du grand roi de Prusse (2). La mème dureté, la mème inüexibililé, la mème austérité de mceurs , la mème passiou pour les soldats, se trouvent dans 1'autocrate russe. Au reste, je crois avoir tracé le caractère de Paul en racontant ce qu'il don d'une petite tnaison a paru lui convenir et le consoler de eet affront. On donnera a M. Zawadowsky, directeur et spoliateur de la banque , 1'ordre d'aller en Siberië prendre des martres zibelines, pour réparer les fourrures de Sa Majesté, qu'elle n'aura bientót plus le moven d'entrete'nir autrement. Elle ne peut déja plus en fournir a sa familie; et I'onsait que Zawadowskyestrueilleur chasseur que financier. » etc. etc. (1) C'est ce qui est arrivé. Les princes Kourakin , et la plupart de ceux que j'ai nommés , sont disgraciés au moment oü j'écris. (2) C'est de quoi il ne convient pas, caril dit un jour: Je veux être Frédéric IIle matin, et Louis XIV'le soir. Bien, bien ! ce vous sera une bagatelle. l. ■ y  ( 338 ) a fait; sinon j'avoue 1'ouvrage au-dessus de mes forces. Oa sait que rien n'est si difficile a peindre qu'un enfant dont la physionomie n'est point fixe : il en est de mème d'un homme bizarre. Ce qu'on peut dire de plus indulgent, c'est que la révolution francaise, semblable a cette lumière céleste qui renversa jadis son patron Saul ou Paul, lui a frappé le cerveau et dérangé 1'esprit. Elle avoit déja troublé la tète de sa mère, bien plus forte que la sienne. Pour sa figure, ce n'est pas lui qui se 1'est faite: on prétend mème que ce n'est pas son père; ainsi il seroit injuste de la lui reprocher. On se souvient que le peuple de Paris, s'assemblant autour de Paul, jeune encore, crioit : Mon Dieu, qu'il est laid! et qu'il avoit le bon esprit d'en rire (i). II n'a pas embelli, depuis (1) II a bien cliange', ou plutöt il ose se montrer jnaintenant ce qu'il étoit peut-être déja. Un malheureux soldat, dans 1'horreur des tourmens qu'il enduroit sous le baton par 1'ordre de Paul pour une petite faute de service , s'écrioit dans son déscspoir : Ali I niaudite tète  ( 339 ) qu'il est vieux, chauve et ridé. L'impératrice paroit a cóté de lui comme une de ces dames qui font peindre auprès d'elles un vilain petit nègre pour relever leur taille et leur beauté. La singularilé qu'il affecte dans ses babits , la durelé qu'il a dans ses manières, rehaussent de beaucoup sa taideur. Sans en excepler les Kalmouks etlesKitguis, Paul est 1'homme le plus laid de sou empire; et il trouve lui-méme sa figure si choquante, qu'il n'a osé la faire empreindre sur la monnoie ([). chauve ! ah ! maudite tète chauve ! I/autocrate indigné ordonna qu'on le fit expirer sous le knout, et rendit une ordonnance , par laquelle il défend, sous la même peine , de se servir de Pépithète de chauve , en parlant de tête , et celie de camard, en parlant de nez, II a apparemment lu qu'un saint prophéte fit dévorer quarante-deux enfans par les ours, pour en avoir été aussi injurié : et la tête d'un Paul vautsans doute celle d'un Elisée. (1) Les nouvelles monnoies ne portent point son effigie , mais seulement son chiffre , avec ces mots de l'écriture sainte qui n'offrent la aucun sens: Pas pour  ( 34o ) Voici quelques traits qui achèveront •de peindre Paul par ses pro-pres actions, et qui prouveront qu'il s'annoncoit, étant grand-duc, ce qu'on le voit ètre étant empereur. Prés de son cbateau de Pawlowsky, il avoit une terrasse d'oii il pouvoit voir toutes les sentinelles qu'il se plaisoit a poster partout oü il y avoit place pour une guérite. C'est sur cette terrasse couverte qu'il passoit une partie de ses journées : 1'ceil armé d'une lunette, il observoil tout ce qui se passoit autour de lui. Souvent il envoyoit un laquais a telle ou telle sentinelle lui ordonner deboutonner ou déboutonner un bouton de plus ou de moins; de porter 1'arme plus haut ou nous, pas pour nous, mais en ton nom. Apparemment que c'est quelque devise du Martinisme ou de l'Obscurantisme , dont Paul est protecteur. II paroïtmême qu'il Va fondre eet ordre avec celui de Malthe , dont il vient, a llétonnement de l'Europe, de se de'ciarer grand-inaitre , au même instant oiiil s'allieavec les Turcs. Omesamis ! retenez-vous de rire ! Mais , hélas ! Quidquid delirant reges } plectuntur Acliivi.  C 34r ) plus bas; de se promener plus ou moiris de pas autour de sa guérile. Quelquefois il alloit lui-même a un quart de lieue porter ces ordres importans , batonnoit le soldat, ou lui mettoit un rouble dans la pocbe, selon qu'il étoit content de lui. Ce Pawlowsky étoit un village ouvert: il y avoit des gardes qui inscrivoient tous les allans et venans. II falloit dire oü 1'on alloit , d'oü 1'on venoit, et ce qu'on vouloit. Chaque soir, on faisoit une visite dans chaque maison, pour s'informer s'il n'y avoit point d'étrangers. On arrêtoit tout homme qui avoit un chapeau rond, ou qui menoit un chien. Pawlowsky , qu'on aimoit a fréquenter a cause de sa belle situation , devint bientót désert: ou se détournoit pour n'y pas passer , et 1'on fuyoit Paul du plus loin qu'on 1'apercüt,ce qui redoubloit son dépit et ses soupcons. II faisoit souvent poursuivre et interroger ceux qui cherchoient a 1'éviter ainsi. II fit metlre un jour tous les officiers de son jbataillon aux arrêts, paree qu'ils  C 342 ) I'avoient mal salué de 1'esponlon en défilant après 1'esercice , et les lit sortir et défiler devant lui pendant huit jours , les renvoyant chaque jour au corps-de-garde, après cette ceremonie , jusqu'a ce qu'il se fut fait saluer a sa faulaisie. Taisant un jour e.\ercer son régiment de cuirassiers, le chevald'un officier s'abattit. Paulaccourt furieus. —Relève-toi, misérable. — Monseigneur, je ne le puis; j'ai la jambe cassée.—Paul lui crache dessus, et se re lire en jurant. Passant une Ibis inopinément et furtivement devant 1'un de ses corps-de-garde, 1'officier, ne le conuoissant point , ne üt point sortir ses gens : il revient sur ses pas, soufflé te 1'officier, le fait désarmer et mettre au.v arrets. 11 alloit un jour de Tsarskoé-Célo a Gatschina: le chemin passé au milieu d'une forét marécageuse. Tout a coup se rappeiant quelque chose, Paul ordonne au cocher de retourner sur ses pas. Le cocher: Dans 1'instaut, monseigneur ; le chemin  ( 343 ) esticitropétroit.PW: Comment, coquin; ne veux-tu pas tourner sur-le-chanip ? Le cocher,'au lieu de répondre, se bate d'arriver en uu lieu ou ia chose fut possibie; cependant Paul s'élauce a la portière , appelle sou écuyer, lui ordonne d'arrèter et de punir le cocher rébelle. L'écuyer 1'assure qu'on va tourner dans le moment. Paul, écumant de rage, s'emportecontre l'écuyer : Tu es un gueux comme lui, ditll'. qu'il verse, qu'il me casse le cou; mais qu'il obéisse, et qu'il tourne , aussitöt que je le lui ordonne. Pendant eet accès , le cocher trouva le moyen de tourner; mais Paul le fit rosser sur-le-champ. Dans une promenade, son cheval broncha : il ordonna a Markow, son écuyer , de le laisser mourir de faim. Le huitième jour, Markow üt le rapport qu'il avoit expiré, et Paul dit: C'est bon! Depuis son avènement, 1'un de ses chevaux broucha encore sous lui, dans une rue de Péiersbourg : il descendit aussilól, lit tenir une espèce de conseil par ses écuyers, et le  ( 344 ) cheval fut condamnéa recevoir cinquante coups de gaule. Paul les lui fit donner en présence de tout le peuple, et les compta lm-mème, en disant: C'est pour avoir rnanqué d l'empereur. Paul étoit déja, comme grand duc, si scrupuleux observateur de Puniformité dans les exercices, que, remarquant un jour deprinlems que Pare de Cupidon tendoit et soulevoit les chausses étroites de quelques«ns de ses soldats, il leur enjoigu.it a tous de Ie ranger sur la mème cuisse , comme ils portoient le fusil sur Ia même épaule. On prendra süremenfeeci pour une plaisanterie polissonne; mais Pun des officiers présens m'a assuré la chose; et quiconque connoit un peu Paul, la croira aussi facilement que moi. Un jour, il rencontra dans les jardins un homme en chapeau rond, qui voulut 1 eviter: il se le fit amener, et il se trouva que c'étoitPhorloger qui venoit remonter ses pendules. Après lui avoir fait un longsermon sur 1'indéeence des chapeaux  ( 345 ) ronds, il demanda quelques épinglesa son épouse, et releva lui-même les ailes du petitchapeau, dontilfitune coiffure ridicule qu'il replaca sur la tête de son possesseur. A travers cette foule de bizarreries, il laissoit éclater des. traits d'humanité: des pensions qu'il donnoit aux malheureux, deshöpitauxqu'il fondoit pour ses soldats, •des distrihutions de viande qu'il faisoit a ses pauvres officiers, et plusieurs traits de bienfaisance et de justice, attestoient qu'd étoit encore plus capricieux que méchaut. fin du tome premier.  TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE I". VOLUME. Préface. SÉ jour DU ROI DE SüÈDE A PÉTERSBOURG. Détails et anecdotes concernant son mariage projeté avec la grandeduchesse Alexandrine. Son portrait : celui de cette jeune princesse. Remarques sur ce mariage manqué. Les princesses dAllemagne mandées en Russie. Mariage des grands-ducs; et détails sur leurs épouses, et la pompe de la cour d cette époque. Catherine II. Détails sur sa maladie et sa mort. Son portrait. Son caractèi^e. Observations sur sa cour, ses courtisans, ses ministres. Injluence de la révolution  table des matières. Jrancaise sur son esprit. Si Catherine protégea les lettres. Ses ouvrages. Mceurs et monumens de son règne. Des eavoris. Catherine érige leurs Jbnctions en charge de cour. Son tempérament et sa générosité en amour. Son impudeur. Installation de Zoubow. Suite des douze Javoris en titre. Dernières débauches de Catherine. Petit hermitage : petite société. FLéticence. avènement de paul. Conduite et projet de Catherine d Végard de sonjils. II est proclamé. Ses premières démarches comme empereur. Honneursjunèbres rendus d son père et d sa mère. Mesures rigoureuses envers les gardes. La Wachtparade. Graces et disgraces. Ses occupations. Proscription des chapeaux ronds et des attelages russes. Etiquette rétablie: ses suites ridicules ou barbares.  table des matières. Changemens dans le militaire, dans le cwil. Les paysans. Soldatomanie. Bureau pour les suppliques. Finances. Valet-de-chambre favori. Paul devoit-il craindre le sort de pierre iii ? Parallèle entre Paul et son père. Portrait de l'impéi^atrice actuelle, du grandduc Alexandre, du grand-duc Constantin, de Zoubow, de N. Soltykow, d' Osterjnami, de Samoilow, de Markow, d^Arkarow, de Repnin. deSouvarow, de Valérien Zoubow. Traits du caractère de Paul et de ceux de ses principaux courtisans ou ministres. Son portrait. Anecdotes sur sa conduite , étant grand-duc\