HISTOIRE D U VMLLAUT CHEVALJER TIRAN LE BLANC, TOME PREMIER.     Nouvelles 3 &c. Les Soirées du Bois de Boulogne. Recueil de ces Meffieurs. Hiftoires, Nouvelles & Mémoires ramafies. Les Manreaux. Le Pot-pourri: ouvrage nouveau de ces Dames cV de ces Meffieurs. istoire du Vaiflant Chevalier Tiran le Blanc 3  xviij Troisièms partie. Contes Or'untaux & Féerïcs. Contes Orientaux. Féeries nouvelles. Cinq Contes de Fées. Gadichon & Jeannette, ou töut vient a point qui peut attendre. Quatrième partie. Facéties. Hiftoire de Guillaume, coche* flacre. Aventures des Bals de bois. Les Fêtes roulantes, & les Regrets des petites nies. Mémoires de 1'Académie des Colporteurs. Etrennes de la Saint-Jean. Les Ecofleufes, oitles ÖEufs de Pacjues. ;.' " .-Sngolifofl-i ■. i uh EOÖlio? - T ' ^3Ü^tï!S2 iWOtqb'ul 'JL Jsliv .'U'j/I t ZSMcf-iti  (EUVRES BADINES C O M P L E T T E S du comYe de caylus. PREMIÈRE PARTIE. *'9.   XX] AVERTISSEMENT DE L' È D I T E U R. Xje premier roman de Chevalerie, traduit par le comte de Caylus, eft YHiJloire da vaillant Chevalier Tiran le Blanc; un avertiffement du Tradu£teur nous donne tous les renfeignemens que 1'on peut defirer fur 1'auteur Efpagnol & fur 1'époque a laquelle le roman original a été écrit (a). Quoique le *comte de Caylus faffe remonter ce roman jufqu'en 1436', on n'en connoit plus néanmoins d'édition auffi ancienne. L'abbé Langlet Dufrefnoy , dans fa Bibliothèque des Romans, en indique une première édition faite en 1711a Valladolid , & c'eft la plus ancienne que fes recherches lui aient fait connoitre. II parle enfuite de trois autres faites toutes a Venife, 1'une in-40. en 15-38; & les deux autres in-8°. en 1 $66 & en \ 6\ 1. (a) Voyez ci-après l'avertiffement de TAutevir qui précède le roman de Tiran le Blanc. b iij  *xi; AvERTISSEMENT Le Tiran le Blanc eft un des romans de chevalerie Efpagnols les plus eftimés. L/auteur, fans avoir eu befoin du fecours des enchantemens & des charmes de la féerie , reflburce fi ufitée des romanciers de ce genre , a rendu fon héros très-intéreffant. On prétend que 1'ouvrage Efpagnol eft écrit fans enflure 6c avec un naturel rare aux romans de cette nation. S'il eft ainfi, fon ftyle a été parfaitement imité par le traducteur : on le trouvera noble avec fimplicité , 6c bien éloigné de cette boufiffure qui dégrade 6c rend ridicules les'héros que 1'on entreprend aufll mal-adroitement d'exalter. A la fuite du Tiran le Blanc , nous donnons le Caloandre fidèh. Le comte de Caylus a fait précéder cette tradudion d'une préface qui ne nous laiffe rien a dire fur 1 auteur peu connu du roman Itaiien. Nous nous contenterons feulement d'appuyer fur le ferv;ce que le nouveau tradu&eur a rendu a la littérature , en faifant pafier dans notre langua un roman intéreiTant , & qui ne nous étoit connu que d'une mauière déravorable. L'ennuyeufe 6c trop fécando  de L'Éditeur. xxiij plume de Scudéri avoit rendu eet ouvraga l'effroi des le&eurs les plus intrépides; le comte de Caylus lui a reftitué tous fes agrémens; il feroit donc injufte d'appliquer a fa tradu&ion la critique de Defpréaux (b), qui a porté le dernier coup a la traduöion de Scudéri. On trouvera peut-être les évènemens du Caloandre trop multipliés: on a voulu, par cette multitude d'aventures 6c de perfonnages, rendre 1'ouvrage intéreffant, 6c 1'on y a réufli; mais^d'un autre cóté on en a rendu la leclure un peu fatigante, 6c ceux qui defirent ne trouver dans eet ouvrage qu'un objet d'amufement,fe plaïgnent de la peine qu'on leur donne a débrouiller une intrigue trop compliquée. Cependant cette obfervation ne doit point nuire a la traduction que nous imprimons; la multitude des faits rend la marche du roman plus rapide : au refte , ils nous ónt paru tracés avec clarté 6c facilité, 6c 1'attention que nous (a) Voye7. ravertiffement de 1'auteur , qui précède le Caloandre fidele , ci-après tome III. b iy  Xxiv AvERT.ISSEMENT &c. avons été obligés de prêter po'ur fuivre le fil de 1'intrigue, a été bien récompenfée par 1'intérêt qu'elle a fu nous infpirer. Nous croyons inutile de donner ici les notices ou tables des principaux perfonnages qui figurent dans ce roman. Ces notices ont été données dans la Bibliothèque des Romans & y étoient néceflaires : elles précédent 1'extrait de 1'ouvrage & la néceffité oü 1'on a été, dans eet extrait, de refferrer des fairs qui ne font déja pas troP étendus dans le roman, ,y a répandu une obfeunté que 1'on ne trouvera pas dans 1 ouvrage entier.  AVERTISSEMENT DU TRADUCTEUR, Impriméentêtederéditian de 1740. Le roman de Tiran le Blanc n'avoit guère été connu jufques ici anx Francois, que par ce qui en eft dit dans la fameufe hiftoire de don Quichotte. Voici de quelle «nanière en parle Miguel de Cervantes Saavedra au chap. 6 de la première partie de eet excellent ouvrage : « Le Curé , fans fe fati„ guer davantage a examiner le refte des livres, « dit a la gouvernante de prendre tous les grands * & de les jetter dans la cour. Elle qui auroit brülé „ tous les livres du monde pour une chemife neuve, „ ne fe le fit pas dire deux fois, & en prit pour „ le moins fept ou huit qu'elle fit voler par la » fenêtre; mais elle en avoit embrafle tant, qu'il „ en tomba un anx pieds du barbier, qui lui donna „ de la curiofité , & en 1'ouvrant il vit au titre: • hiftoire du fameux Tiran k Blanc. Comment!  \* Avertissement* 16 Bla»C?D-ne2-Je moi, maJtre Nico, . -eftlecomrepoifonduchagnn, c^-tt^»^ - verren, Ie vaillant chevalier don Kvrié- Eleyfon •de M^,^^^^ Mon[auban ^ -frere avecIechévalierFonfegue(l). Jecombat - du valeureux Z^„W (z) ^ Jfi ^ »^s(5}de Ja demoifeile^^^^. " am0lUS * Jes «Pmperies de la veuve Tran" 1***/e (4), & Hmpératnce amoureufe de fon -cuyer. Je ne vous mens pas,, mon co ère> «WW lemeilleur livre du monde pour le ftvle ?t & Je plus naturel.. Ici Jes chevaJlers m & » donnent, ils meurent fa Jeurs Jits \ & font ^ " t£ftamem avant de , & mille autres chofes " U"IeS * nécelfaires dont les autres livres ne dfe "Pas le moindremor. Mais avec cela , il n'y eüt (O II faut que Cervantes fe fok trompé efi cet endro;t «Ie chevalier Fonfi^ü trouve pas dans ce roman, (i) Lifez Tiran. (3) Lifez les hons mo^ !(4) Llfe h V6UVe ****** ce mot pris dans fon an, «enne figmfication repend nüeux au fens de l'EfpagnoL  duTradücteur. 17 5? pas eu grand mal d'envoyer 1'auteur palier' Ie s> refte de fes jours aux galères, pour avoir dit taiit » de fottifes (i) de propos délibéré. Emportez-le » chez vous, compcre , & le lifez, & vous verrez » fi tout ce que je vous en dis n'eft pas vrai». On me permettra de mettre ici le texte mème de Cervantes, a la fuire de la tradu&ion Francoife, paree que les auteurs de cette traduétion fi eftimée & fi eftimable , n'ont pas rendu par-tout le fens de Cervantes; une plus fcrupuleule exaótitude étoit peut-être inutile pour leur vue, qui n a été que deprocurer aux lecjjeurs un objet de délalTement; mais elle n'eft pas indifférente lorfqu'il s'agit de conftater le jugement qu'a porté de i'hiftoire de Tiran le Blanc , un écrivain aufli fenfé & auifi fpirituel que Cervantes. Y fin querer canfar fe mas en leer lihros de cavallerias 3 mundo al ama 3 de tomajfe todes les grandes 3 y dïejfe con ellos en el coral. No fe dixo a tonta ni a forda fino a quien tenia mas gana de quemallos que de echar una tela por grande y delgada que fuera 3 y affendo cafi echo de una vei ; (j) L'efpagnol dit feulement, necedades, niaiferies.  AVERTISSEMENT losarrojo Por la ventana. Por tomar muchos jmt0* Je le cajo cl uno d los pies del barbero 3 que k tomo g«n« de ver quten era 3 y vio qae de Fa[a^ Vlos dlxo elcura ^ dando una gran ^ 3 que aqui eje Tirante el Blanco ! Dadme le aca compadre ^ ha§° CU£nta V" h' haUado en el un teforo le contento y una Mna de paffa üempos. A qui efta don Quine Elejfin de Montalvan yallerofo cavallero3j,fu hermam Tomas ^ Mmtalvan i y d cavallero Fonfeca3 c0n la batalla qUe el vaücnte (l) dc Ttrante h^o con el a/ano^ las agude^s de la don^lla Plaler de mi vida 3 con los amores y em— hufies de la vuida Repofada3y lafegnora emperatrir enamorada de Ipolito fu efcuredo. Digo os verdad fegnor compadre 3 que por fur ejlüo es ejle el mejor hbro de mondo. A qui commen los cavalleros 3 y duermen 3 y muefen en fus y ^ ^ mento antes de fu muerte 3 con otras cofas de que todos losdemas Rbros d'efie genero carecen. Contodo (i) Toutes les éditions ont Detriante, c'efl une faute qm a paffe auffi dans toutes les traducW Cervantes parle du combat de Tiran contre le dogue, a Ia cour du roi d'Angleterre.  d u T r a d u c t e ü r." 19 tjfo os digo que merecia el que lo compu^O 3 pues nohbp tantas necedades de induflria 3 que (no) le echaran a galeras por todos los dias de fu vida. Lïeva de a cafa y leelde y vereys que es verdad quanto de los he dicho. Ceux qui entendent le Caftillan s'appercevronc aïfémenc qu'il y a dans cette dernière phrafe quelques fautes d'impreffion qui la rendent prefqu'inïntelligible. Cervantes ne peut avoir^dit que 1'auteur de ce livre a mérité les galères perpétuelles, paree qu'il n'a pas écrit de deflein prémédité toutes ces niaiferies , necedades. Le traduófceur Francois a fupprimé la négation , & fait dire a Cervantes que {'auteur auroït mérité les galères pour avoir dit tantdefottifes de propos délibéré • ce qui eft précifément contre le fens de Cervantes, qui loue formellement eet auteur d'avoir fu éviter les inepties ou niaiferies, dont les autres ouvrages du même genre font remplis. Le cerme Efpagnol necedades a un fens beaucoup plus reftreint que le mo: Francois,/ctftifes ; il fignifie feulement puérilité , ineptie, nialferie, & ne peut.tomber que fur les abfurdités des autres livres de chevalerie , abfurdités évitées par ' auteur de Tiran, a ce que die Cervaateï,  '3° 'AVEKTISSEMENT Les termes Ffpagnok, contodo èfo'u. mcrecia..?. quehecharana galeras 3 Sec. fignifient: «par cette * raifon , il avoit bien mérité detre envoyé §r& » galères pour n'avoir pas écric de propos délibéré » rant de niaiferies „. Cervantes n'étoit pas capable de ra.fonner ainfi. Pour moi Je foupconnerois qVil y a eu une feconde négation oubliée, & qire Cerv-ues avoit cent, contodo efo.... merecia el aue lo compu^pues no h*o tantas necedades de indufirïa> aue (no) le echaran i galeras por todos los m de fu nda : ft Er par-ld eet écrivain auroit » bien mérité qu'on lui fit grace des galères per» péruelles, pour a-ir fu éviter ram de niaiferies * que les autres ont dites de propos délibéré» J'ai xdéte d'avoir lu quelque part, que 1'auteur du roman de Tiran fe Blanc étoit mort aux galères, je ne Pi| me rappelfer dans quel livré. Le mérite de Cervantes , & fa jufte cé\éhmé de fon ouvrage, rendent nécelTairé' cette correétion «n raifonneinent que lui faifoient faire tónres les-éditions & routes les rraducVions de fonlivre. Le l^urpardbmiefë«»e4tette corjudérarion rme fdiolie grammaticale , pou« reftitutbn-mr'^te d'un moderne. M'igcrel de  düTradücteur: 31 Cervantes mérire quelque diftinóbion. S'il avoit 1'hönnèur d'être un ancien , & que fon ouvrage eüt été écrit en grec ou feulement en latin , il y a déja long-temps qu'il auroit des fcholiaftes & même des commentateurs en forme. Qüói qu'il en foit du fens de ce paflage de Cervantes , on éfp'ère que les le&eurs du roman de Tiran lc Blanc ne feront pas plus difficiles que le lïcèniïè Pedro Pere^, curé du village de don Quichotte, & qu'ils ne fe fcandaliferont pas d'une efpèce de mélange de dévotion&de libertinage qui fembïe régner dans quelquts endroits de ce livre. Onappercoit ce melange dans tous les romans, Sc même dans prefquë tous les ouvrages compofés dans ce £ia . lemens .■. 1 wp. ei*mfiHneb temps-la. Les hommes d'alors étoient en général plus dévots que ceux d'aujourd'hui, mais fans en être pour cela plus gens de bien. On fe perfuadoit que 1'exactitude a remplir certaines pratiques extérieures pouvoit tenir lieu dé Fobfervation des préceptes , Sc difpenfer mêrrré des régies de la morale. La même idéé parolt fubfifter encore dans certains pays oü FinftrucFion eft moins commune. Dans les pays oü les efprits font plus éclairés, le fyftême a changc  3* AvERTISSEMENf fur eet article dans la fpéculation, fans que le* chofes aient celTé dalier le même train dans la pratique, & fans que Fempire des paffions fur le cceur humain ait rien perdu, ni de fa force, ni de fon étendue. Le nom , le pays & le uècle de 1'auteur de ce livre , font abfolument inconnus. On voit qu'il étoit Efpagnol, & on peut feulement foupconner qu'il étoit de Valence , a caufe de la digreiTion dans laquelle il fait 1'éloge de cette ville, cemme Ie traducFeur 1'a remarqué dans une note. II parle dans cette*digrelhon de trois malheurs qui doivent arriver a cette ville , fuivant une ancienne prophétie. Les Drédi&ions des poëtes & des romanciers ne regardent'jamais que des évènemens déja arrivés ; ainfi on peut alTurer que 1'auteur a fait aliufion a des fairs antérieurs. Les Mauf.es qui doivent caufe-r le fecond des malheurs dont Valence til menacée, furent abfolument éxpuÜes de la ville & du royaume de ce nom en 1276. Le troifième de ces malheurs arrivera , dir-on , par la faute des habitans chfetiens de Valence , mais ces habitans ne feront pas chrétiens de riaiflance. L'auteur avoit probablemerit eu vue les troubles excités  du TaADUCTEUR; jj excités a Valence 1'an 13 69 lorfque les habitans fe révoltèrent contre le roi d'Arragon, Pierre IV du nom , celui qui abolit les libertés accordées aux Arragonois & aux Valenciens. Le prétexte de défendre ces libertés, avoit occafionnédiverfes révoltes; mais celle-ci fut la plus confïdérable , elle caufa de très-grands défordres j les révoltés alfaflinèrenc un très-grand nombre de ceux dont le zèle leur parohToit trop modéré, 8c le roi d'Arragon ayanc dilïipé la ligue, fit périr par les plus cruels fupplices ceux qui en avoient été les chefs. Les fuites de cette révolte d?vinrent très-funeftes a ceux de Valence, non-feulement a. caufe de tous les meurtres dont elle fut roccalion, mais encore paree qu'elle donna un prétexte de les dépouiller de leurs anciens privilèges. Cette révolution eft de 1'an 1369. L'ouvrage eft nécelfairement poftérieur a cette année-ü. Ce que 1'auteur dit de YArbre des Batddles ^ ouvrage compofé vers 1'an 1390, nous montre qu'il a vécu vers 1'an 1400. La manière dont il parle de 1'Afrique dans fon roman, ne nous permet pas de fuppofer qu'il ait écrit depuis 1'an 1480 ou 148 5 \ II paroït aflez bien inftruit du détail géographique Tome L C  34 AvERTlSSEMENT de l'inténeur de ce pays; les noms des peuples, des villes & des royaumes font en général aflez exacts; il parle même de celui de Bornou, dans le pays des noirs au-dela du grand défert; mais il ignoroit abfolument la fituation de Ia partie oriëntale de 1'Afrique. Selon lui les états d'Efcaiïano, roi d'Ethiopie, qui joue un trés - grand röle dans la feconde partie du roman , s'étendoient depuis le royaume de Tremecen jufques au Tigre. Ils étoient voiiins , de ce cöté de 1'Inde , & des pays du PrêteJan, ils faifoient un même continent avec 1'Arabie, Sc 1'on pouvoit aller par terre' de 1'Ethiopie dans la Perfe & dans 1'Ahe-Mineure, fans pafter par 1'Egypte & par la Syrië. Tout cela étoit conforme au fyftême fuivi avant les navigations des Portugais autour de 1'Afrique en 148 5 ; mais alors on ceiTa de mettre les Etats du Prête-Jan dans la haute Afie, Sc on fe perfuada qu'il étoit le même que le Negafch, ou que le roi d'Abyffinie. Ce fur auflï alors qu'on commenca a connoïtre les Indes, Sc la mer qui fépare ce pays d'avec 1'Afrique. Si 1'auteur eüt écrit depuis les navigations des Portugais, il n'eft guère probable qu'il eüt voulu conferver un fyftême géographique abfolument décrié, qui  DuTrADUCTEUR. ctoit indifférent a 1 economie de fon roman , & qui n'étoit propre qu a le faire paroure abfurde. On peut encore déterminer avec plus de prccifion le temps auquel ce roman doit avoir été e'crir par quelques endroits du livre qui font une allufion affez fenfible a des circonftances que nous apprend 1'hiftoire du quinzième fiècle. i°. L'Auteur décrivant la guerre que le foudan d'Egypte & le Grand-Turc faifoient | 1'empereur deConftantinople, fuppofe que plufieurs feigneurs Italiens & Napoliêains étoient ligués avec les infidèles, & fervoient dans leur armée. II les nomme; & ces noms font ceux de plufieurs feigneuries confidérables dans le royaume de Naples «Sc ailleurs. Quelques - uns d'entre eux font faits prifonniers dans un combat. Tiran les envoie a Conftantinople; la , ils font dégradés folemnellement de 1'ordre de chevalerie, déclarés traitres & obligés de/foyer la cérémonie Ia plus infamanre que 1'on puifle imaginer. 2°. L'auteur parle des Génois en différens endroits de fon livre ; & fon efprit paroit avoir été dans deux difFérentes difpofitions a leur égard. Dans la première partie de fon roman, il les maltraité dj  }6 AVERTISSEMENT >" beaucoup ; ils font tous, dit-il, de mauvais chrétiens , des gens fans foi, les amis & les alliés des infldèles , & qui pour un médiocre profit ne craignent point de procurer la deftruótion du chriflianifme. Ils veulent enlever 1'ifle de Rhodes aux chevaliers de Saint - Jean , par la plus horrible trahifon, Sc la livrer au foudan d'Egypte. Dans la feconde partie, ce n'eft plus la même chofe. Les Génois ont oublié le mal que leur a fait Tiran , Sc ils lui louent leurs vaifleaux pour tranfponer a Conftantinople 1'armcf; qu'il conduit au fecours des Grecs. 11 faut donc chercher un temps dans lequel les Arragonois puiffent avoir eu des motifs. i°. De chercher a déshonorer quelques feigneurs Napolitains. 2°. De déclamer contre les Génois , & d'en parler avec emportement. II faut encore que dans ce même temps les chofes aient changé par rapport aux Génois , & que dans eet intervalle les mêmes raifons d'en dire du mal n'aient plus fubfifté. Le règne d'Alphonfe V , roi d'Arragon, nous fournit ce temps. Ce prince fuccéda a fon père le 2 Avril 1416 & mourutle 27 Juin 145 8. En 1420 il fut adopté par la reine Jeanne de Naples, Sc  duTraducteur: 57 déclaré fon hérnier. Ayant déplu dans la fuite i cette princelTe, elle caffa cette adoption en 143 3 3 Sc adopta a fa place Louis, duc d'Anjou. Ce prince étant mort peu après fans enfans, elle lui fubftitua René de Lorraine , & mourut en 1434. Ces différentes adoptions causèrent de longues Sc cruelles divifions parmi les Napolitains, Sc donnèrent lieu aux deux faótions différentes des Angevins Sc des Arragonois. La guerre commena entre les deux partis en 1434 a la mort de Jeanne. Ceux que 1'auteur du roman traite fi mal, étoient des feigneurs du narti d'Anjou. On trouve les noms de quelques-uns dans 1'hiftoire générale, & peutêtre découvriroit - on les autres dans les hiftoires particulières de ce temps-la, fi la chofe valoit la peine que donneioit une telle recherche. On doit donc fuppofer que 1'ouvrage a été écrit entre les années 1434 & 1458. Mais ce que 1'auteur dit des Génois peut nous fervir a déterminer un temps plus précis Sc un intervalle encore plus courr. Les Génois ont été longtemps en guerre avec les Arragonois j ils fe difputoientlapoflellion des illesde laMéditerranée, dont les. Maures avoienc été chalTés j mais ces guerres C iij  5 S AvERTISSEAfENT n'avoient donné lieu a aucun événement qui puc occafionner la manière emportée avec laquelle 1'Auteur les traite. En U}6 ces peuples s'étant ligués avec le duc de Mdan, & avec quelqlie3 autres pnnces de la faclion Angevme, rairent en mer une puilTante flotte pour aller fecourir Game affiégée par le roi d'Arragon. Alphonfe s'avanca au - devant deux, Sc leur préfenta Ie combat. Les Génois étoient alors les meilJeurs hommes de mer de la Méditerranée. La notte Arragonoife fur battue , & 1'armée détruite: Alphonfe, fait prifonnier avec fes fr.ères & la fleur de fa noble/Te, fut remis entre les mains du duc de Milan ï mais peu de jours après celui-ci mit ce prince en liberté, fans autre condition que celle d'une ligue offenfive Sc défenfive. C'eft fans doute a caufe de la prife du roi d'Arragon que 1'on voit tant de rois prifonniers dans. 1'hiftoire de Tiran, & que ce chevalier confolant un de ces rois dans fa captivité, lui dit qu'eüe n'eft point un malheur dont un prince doive rougir ; que les rois braves & courageux y font expofés,' & qnil ny a que ceux qui fe tiennent toujours loiu des dangers qui foiem a 1'abri d'un pareii fort.  duTraducteur." 39 Alphonfe fe trouva par fon alliance avec le duc de Milan, & par les puiiTans fecours que les Arragonois , les Valenciens & les Catalans lui envoyèrent d'eux-mêmes, plus fort qu'il n'étoit avanc fa défaite. II foumit eritièrement le royaume de Naples ; & le 2 Juin de 1'an 144.2 il entra dans cette ville, en renouvellant les cérémonies des anciens triomphes romains; circonftance qui peut avoir donné lieu a 1'auteur du roman , de faire accorder de femblables honneurs a Tiran , après avoir déliv.ré la ville de Conftantinople. On trouve dan/ la chronique Caralane de Miguel Carbonell une relation originale & très-détaillée des fêtes données a Saragofte 1'an 1399 pour le couronnement du roi d'Arragon Martin I, & de la reine Marie de Luna fa femme. Ces fères font le modèle de toutes celles que 1'auteur décrit dans fon roman , & qu'il fuppofe données tant en Anglererre qu'a. Conftantinople. Alphonfe, maitre du royaume de Naples, tourna toutes fes forces contreTes Génois. Ils furent cbligés de fe foumettre , & de demander la paix , que ce roi ne leur accorda, qu'a la charge d'un.préfent ou redevance VJfmft" ^s ^ payoient avec C Lv  4° Avertissement des circonftances qui donnoient a ce paiement I'aff d'un véritable tribut. II eft, ce me femble, a/Tez probable que Ia première partie du roman ait été écrite depuis la prifon du roi Alphonfe , & pendant la plus grande iriitarfón des efprits contre les Génois \ mais que la feconde le fut après 1'an i44z , & lorfque ces peuples s'étant foumis a payer une redevance annuelle, Ia haine des Arragonois fut modérée par I'humiliation de leurs ennemis. Les Grecs de Conftantinople étoient alors extrcmement preffés par les fultan* des Turcs, Amurat I, mort en 1451 & par fon fils Mahomet II, qui prit cette ville le z9 de Mai i455 | & qui détrmfit fans retour lempire des Grecs. Dans la feconde partie , 1'empereur de Conftantinople fe trouve récluit a une femblable extrèmité< Sc il en eft tiré par la feule valeur de Tiran. La délivrance de Tempire Grec étoit alors 1'objet des vceux de tous les chrériens, quoique des intéréts parriculiers empêchaiTent les princes de fe réunir pour y rrayailler. C'écoir pröbablemenr pour flatter ce defir iiniverfel , & pour faire allulion a la fituation actuelle' des chofes, que fauteur du roman a fmi  duTraducteur. 41 par fuppofer 1'empire de Conftantinople dans le plus grand péril , & par 1'en retirer contre toute apparence. On peut, ce me femble , conclure de tout cela; qu'il eft aflez probable que ce roman a été commencé entre les années 1436 8c 1443 , ou entre la prife d'Alphonfe par les Génois, & le tribut qu'il impofa a ces peuples, & qu'il a été achevé entre la même année 1443 8c la prife de Conftantinople en 1453. Si 1'auteur, dans fon argument , avoit daigne. nous dire un mot fe trouvent feuls, ce feroit fottife qUe de perdre' Ie temps en paroles; & il pouvoit fuppofer les femmes Grecques étoient encore plus vives fur eet article que les Efpagnoles. Ce livre eft maintenant alTez rare en Efpa^neÜ n'j eft plus guère connu que par 1'ouvraoe de' Cervantes. Meelas Antonïo n en dit rien da&ns fa bibhothèque Efpagnole en deux volumes in -frl quoiqu'il j foit entré dans un trés-grand détail fur les romans de chevalerie, & fingulièrement fur ceux dont parle Cervantes' dans Ie dénombrement de la bibhothèque de don Quiehotte. On n'en connoit qu'une feuleédition Efpa*noIe i Valladolid en t ƒ<,/. fous ce ^ ; ^ ^ héros delefforcadoyinvencible cavallero Tirante *l Blanco de RocaSalaz>aj cavallero de Garrotera, el aual por fu aha cavallena alcanco a fepnapey Cefar del Impeno de Grecia. fol. Le'ttre gotfnque a deux colonnes , feuillet zSb>. A la fin on ltt ces mots fi„guliers . Al loor y ^ ^ nuefiro Sennor y de la benedka Firgen Maria fu madre y Senora nueftra s fue impreffo el prefente  duTraducteur." 47 libro del famofo & invencible cavallero Tirante el Blanco , en la muy noble villa de Villadolid per Diego de Gumiel accabofe a xxvni de Mayo del anno u. d. xi. Cette date eft antérieure a la mort du roi Ferdinand , & a celle du cardinal Ximenès, le reftaurateur des lettres en Efpagne \ mais d'un temps bien poftérieur a 1'établilTement du fameux tribunal de Finquifition , & de la police a laquelle les livres font aftujettis en Efpagne. Ce roman avoit déja été traduit en Italien; mais d d'une facon très-littérale , & pat un homme qui entendoit fi mal fon original, qu'en plufieurs endroits la traducFion eft pleine de contre-fens. Le TraducFeur étoit Lêlio di Manfredi. II y a trois éditions de cette traducFion. L'une in-^°. a Venife en 1530' chez Nicolini di Sabbio (1). La feconde en 3 vol. in-12. a Venife en 1556" chez Dominico Sarri. Latroifième en 1611 3 vol. i«-8°. Les trois éditions font faites avec toutes les marqués pof- (1) M. Federico Torregiano en a été 1'éditeur.  ^8 AVERTISSIMENT, & fibles de publieke, & les deux dernières fonr d'un temps oü 1'on obfervoit depuis plufieurs années en Italien , pour la publicacion des livres, les régies févères prefcrites par Ie concile de Trence» HISTOIRE  HISTOIRE D U VAILLANT CHEVALIER TIRAN LE BLANC. PREMIÈRE PARTIE. L'Angleterre joiülFoit d'une profonde paix, lorfque le grand prince, par qui elle étoit gouvernée, voulant célébrer avec éclac 1'alliance qu'il venoir de contracFer avec le roi de France , fit publier dans fon royaume un combat a Ia barrière a tout venanr. Le bruit des feces & des magnificences dont ces nóces devoient être accompagnées , fe répandit bientöt j & tous les braves des cours écrangères ne cardèrenc pas a s'y rendre. Un gentilhomme d'une des plus anciennes maifons de Bretagne s'étoit joint a plufieurs autres , qui, comme lui, alloient a Londres dans le deiTein fome L D  5» HlSl. du ChEVAIIER de prendre part a la fête. Accabié de JalTkude, il s'endormit fur fon cheval, qui marcliant a 1'aventure , s'écarta du relle de la tioupe & du grand chemin. Un fentier pen fréquente qu'il fuivit, h conduifit dans un lieu folitaire, planté des plus beaux arbres du monde , & ou fur 1'herbe rendre &r fleurie couloir une fontaine déiLieufe, a laquelle les animaux fauvages & domeftiques venoient chaque jour fe défaltérer. C'étoit dans ce lieu que le fameux comte Guillaume de Varwick avoit choifi fa retraite. Ce chevalier recommandab'e par fa naiifance & par fes vertus , avoit long-temps porté les armes fur rerre & fur mer. II avoit remporté Ja viótoire dans cinq combats particuliers, s'étoit trouvé a fept batailks générales, dont il étoit forti vainqueur, fon nom étoit célèbre dans tous les pays. A lage de cinquante-cinq ans un fentiment de religion lui avoit fait quitter le métier de la guerre pour faire le voyage de Jérufiilem. Ni les larmes de la comcelfe fon époufe qu'il chériiïbit, ni les pleurs d'un fils unique qu'il lailToic encore au berceau, ne purenc 1'arrêcer. II fit une donation de toutes fes terres a lacomtetfe fa femme, & ayantdiftribué desfommes confidérables a fes vaaaux , & aux chevaliers qui s'étoient attachés a lui, il partit fuivi d'un feul écuyer; & après avoir vifité les faints lieux , il fe rendit a Venife. La , il donna tout ce qui lui  Tiran le Blanc. jt reftoic rl'argent a ce fidéle domeftique qui favoit fuiviy 8c il exigea de lui, qua fon retour en Anglererre il répandroit le bruit de fa mort. Pour rendre cette nouvelle plus vraifemblable, le comte engagea quelques négocians Anglois établis a Venife , a la mander dans leur pays. La comtefle 1'apprit avec la douleur la plus vive , & fit faire a ce mari qu'elle avoit aimé tendrement, des obsècjues dignes de la nailTance & de la valeur d'uu auflï bon chevalier. Cependant le comte après avoir laifle croitre fes cheveux & fa barbe, prit un habit d'hermice, 8c vivant d'aumónes, retourna en Angleterre, ou il choifit pour fa-dem%ure une folitude ficuée fur une haute montagne , peu éloignée de fa ville de Varwick. II y vivoir inconnu a tout le monde , 8c , fous fon habit d:hermite,il alloit une fois lafemaine a la vilie pour y recevoir les aumones de fes anciens fujecs. II s'adreffoit plus fouvent a fa vertueufe cpoufe qua tout autre , paree qu'il ne pouvoit fe refufer le plaifir de jouir de la triftefle dans laquelle elle étoit plongée, & de voir combien elle éroit attachée a fes devoirs. De fon cöté la comtefle, par un fentiment fecret dont elle ignoroit la caufe , lui donnoit plus fouvent, & plus abondamment qu'aux autres pauvres. Le comte avoit déja pafle quelque temps dans fa folitude, lorfque la fortune I'en retira , pour D ij  5* Hist. di) Chevai'iu rendre encore unefois a fa patrie un fervice fignalé. Le grand roi des Canaries, pour fe veneer des infulres de quelques corfaires chrétiens, qui avoient fait une defcente dans fes illes , avoit débarqué fur les cótes d'Angleterre a la tête d'une armée formidable. II s'étoit même déja rendu maitre d'une partie conlidérable de 1'ifle , oü fes troupes commettoient les plus grands défordres. En vain le roi Anglois avoit cru pouvoir s'oppofer aux progrès du prince infidèle. Vaincu dans deux combats, & chaiïé fucceiïïvement de Cantorbéri,de Londres, & de plufieurs autres de fes meilleures places, il avoit enfin été obligé d'aller chercher un afvle dans la ville de Vanvick. La, inveftj de -tous cótés par I'armée des Maures qui 1'avoit fuivi, ce malheureux prince n'efpéroit plus aucun fecours, lorfque le ciel lui en orfrit un dans le courage cv' dans 1'habileté du comte hermite. Le lendemain de 1'anivée du roi a Varwick, le comte étant monté dès le matin fur le haur de la montagne qu'il 'habitoit , dans le deilein d'y ramalTer quelques herbes, qui faifoieut une partie de fa nourriture, il appercut l'armce des inhdèles campée dans la plaine. II courut a Ia ville, qu'il trouva dans la confternaüon, & fe rendit d'abord au chateau. A peine y étok-il eutré, qu'il rencontra le roi qui revenoic d'entendre la melle. '1 fe jetta a fes genoux .<3c.iui demanda Taumone j mais  Tiran ie Blanc. 53 cc prince neut pas pintor arrêté les yeux fur lui , que fa vue lui rappella le fouvenir d'un fonge qu'il avoit eu la nuir précédente. II avoit cru voir une grande & belle femme vêtue de blanc, tenant un enfant entre fes bras. Elle éroit fuivie de plufieurs demoifelles, qui routes enfemble chantcient le Magnificat. Des qu'elles eurent ceffé de chanter, celle qui paroiffoir commander aux autres s'approchant de lui, & lui mettant la main fur la tête, lui avoit dit; ne crains rien, roi d'Angleterre , comute fur le fecours du hls & de la mère. Remarque bien !e premier homme, portam une grande barbe, que tu vearas te demander 1'aumóne; baifele fur la bouche , conjure-le de quitter 1'habir qu'il porre , & d'accepter le commandement de ton armée ; je ferai le refte. A ces mots le fonge s cvanouir, & le roi s'étoit réveille. A la vue de 1'hermite humilié devant lui, ce prince ne douta point qu'il ne fut eet homme deftiné du ciel pour être 1'appui de fa couronne. 11 le baifa fur la bouche, fuivant 1'avertiflement qu'on lui avoit donné; le releva ; & le prenant par la main, il le conduifit dans une des charnbres du chateau. La, après lui avoir repréfenté, dans les termes les plus touchans , les malheurs de fon royaume; après 1'avoir conjuré de 1'aider de fes confeils & de fa perfonne ; Ü fe jetta a fes Diij  H Hi st. Dit Chevalier. pieds, Sc le fupplia de ne point lui refufer la grace qu'il lui demandoit. Les larmes du maiheureux roi touchèrent le comte. II fe rendit aux prières de fon prince, &: A la trifte fituation de fa patrie. Bientöt, par fes confeils , les chrétiens remportèrent un avantage confidérable fur les infidèles , dont ils brülèrenr & pillèrent le camp. Quelques jours après le roi Maure envoya défier fe roi d'Anglcrsrre a un combat particulier qui décideroit la guerre. Le roi Anglois accepta le défi ; mais fes forces ne répondoient pas a fon courage, & le confeil ne vouloit pas coufentir qu'il s'exposac lui & fon royaume a une perte certaine. Le roi des Canaries étoit un des hommes les plus forts & les plus adroits de fa nariom Le roi d'Angleterre fe confiant a la proinefle qui lui avoit été faire, crut ne devoir choifir d'autre que rhermite même , pour fe démettre en fa faveur de la royauté , Sc le charger d'un combat, qui ne pouvoit fe faire sque de roi a roi. II ne fe trouva point darmes qui pulfent convenir a 1'hermite dans toute la ville; il falhu avoir recours a celles qu'il avoit lai/Tées a la comtelfe de Varwick en partant pour Jérufalem, & dont il indiqua la forme & les couleurs. Le roi hermite défit & tua le roi Maure dans le combat, Cette mort ne termina cependant pas la  Tiran ie Blanc. 55' guerre. Le nouveau roi que 1'on élut a fa place refufa d'éxécuter le traité. Le comte de Var-wiek donna dans Ia fuite de cette guerre ce nouvelles preuves de fa valeur & de fon habileté. Il fit prendre les atmes a tout le monde , même aux enfans agés de onze ans. Le fils qu'il avoit laiffé en partant fe trouva dans ce cas, & les larmes ni les prières de la comtefle ne purent le faire exceptcr. Le roi vit avec plaifit que eet enfanr témoignoit un courage au-deflus de fon age. II 1'arma chevalier a la première bataille. Enfin , après plufieurs combars , il vint a bout de ces barbal-es i tout fut palje au fil de 1'épée, ou réduit en efclavage. Après avoir ainfi rendu la liberté a fa patne, il ne reftoit plus au comte de Varwick que de fe faire connoitre a fa rendre & vertueufe époufe. Depuis qu'il étoit monté fur le tröne, 1'aventure des armes & quelques autres de même efpèce avoienc déja donné de grands foupcons. Elle ne pouvoic comprendre comment, fans être forcier ou négromant, le nouveau roi éroit inftruir, comme ellemême, de rout ce qu'elle avoit de plus caché dans fa maifon. A fon retour , il crur ne devoir pas différer a la rirer d'inquiétude. II lui fit remettre la moitié dvun anneau chargé de fes armes, qu'il avoit partagé avec elle a fon départ pour la TerreSainte, avec ordrê de lui dire qu'il venoit d'un D iv  Hist: du Chevuiir homme qui 1'avoit aimé tendrement, & qui 1'aimoit encore plus que fa propre vie. A ce difcours & a la vue de lanneau que la comrege reconnuc' dabord, elle tomba évaqouie; & „e revint de fa foibleire que lorfqu'elle fe trouva entre les bras de fon mari, qui étoit account d la nouvelle de eet accident. Cette reconnoifiance fut accotnpagnée de toute la joie Sc de toute la tendrefle que peuvent éprouver, après une longue abience ,deux perfonnes qui s'aiment véritablement. Au bruit de eet événement, 1'ancien roi , Sc tous les barons, charmés de devoir la iiberré de 1'Angleterre a un chevalier de fi haute reputatien, vinrent faire compliment au comte & a la comteiTe! qui leur donnèrent une fête magnifique. Mais au milieu des feftins & des réjouiflances dont elle fut accotnpagnée, le nouveau roi foupiroit après fa retraite, Sc fongeoit d y retourner. H commenra dpne par quitter les habits royaux, & remit d 1'an, cien roi toute 1'autorité dont il s'étoit dépouillé en fa faveur. Enfuite il reeommanda fit femme Sc fon fils d ce pnnce, qui lui promit den avoir foin, & fit fur le champ ie jeune comte grand connérable dAngleterre , en lui donnant qutre cela une partie du royaume de Cornouailles. Enfin , après les plus tendres adieux , le comte reprit le chemin de fon défert, ou il s'enferma, uniquement occupé du %vi,ce de Dieu , Sc du. foin de pleurer fes péchés.    Tiran le Blanc. 57 Ce faint homme s'occupóit a. lire 1'arbre des batailles , & cette ledure i'engageoit de plus en plus a remercier Dieu des graces qu'il lui avoit fakes pendant qu'il avoit fuivi Fordre de chevalerie , lorfque le gentilhomme étranger arriva a la fontaine. La vue d'un homme endormi fur fon cheval attira l'attention de rhermite. II doutoit s'il devoit le réveiller, mais le cheval preue de la foif, le tira d'embarras. Comme fa bride étoit attachée a 1'arcon , les mouvemens qu'il fe donna pour s'en débarrafler réveillèrenr le cavalier. Tiran demeura furpris a. cette vue. L'hermite étoit d'une taille haute & majeftueufe; il portok une longue bnrbe blanche , & rnalgré fon habit déchiré, fon vifage pale & décharné, & fes yeux prefque éteints, un air de dignké répandu fur toute fa perfonne, annoncoit ce qu'il avoit été auttefois. Le cavalier mettant auiïï-tót pied a terre, s'avanca pour le faluer, L'hermite, de fon cóté, le recut d'un air doux & civil \ & lui ayant propofé de s'afleoir dans 1'agréable prairie qui bordoit la fontaine, il le conjura , par la polkefle qu'il remarquoit en lui, de lui apprendre fon nom , & quel hafard 1'avoit conduit dans ce défert. Alors l'étranger preuant la parole : il m'eft aifé , hii dit-il, mon père, de fatisfaire votre curiofité. Je m'appelle T iran le Blanc, paree que mon père eft feigneur de la Matche Ti-  58 Hist. du Chevalier. rannie, qui n'eft féparée de 1'Angleterré que par «n pene trajet de mer. Ma mère , rille du duc de Breragne , le nomme Blanche. Ainfi pour conlerver les deux noms , on m'a donné celui de Tiran le Blanc. Les fêtes que le rei d'Angleterre prépare peur fon mariage avec la princelTe de France , m'ont attiré en ce pays. Cette princelTe eft la plus belle de toute la chrétiente'. Elle pofsède tous les charmes & toutes les graces qui font parragées éntre les autres femmes; rien n'approche de Ia blancheur & de la fineiTe de fon reinr. Je vous en pms donner une idéé , mon révérend père, par un fair dont j ai été témoin. Ja'étois a la cour de France Ie jour de la fète de faint Michel; ce jour auquel fe faifoit la déclaration du mariage, il y eut beaucoup de réjouiïfances. Le roi, Ia reine , & la princelTe leur fiüe, mangeoienr a une table féparée- 5 & je puis aiTurer, pour I'avoir vu, que la blancheur & la fineiTe de Ia peau de cette princelTe laifloient voir au palTage le vin rouge qu'elle buvoit. Ce fut-la que j'appris que le roi d'Angleterre, qui s y éroit rendu , devoit ctre a Londres le jour de la faint Jean ; & qua fon arrivée il f auroit de grandes fêtes dans cette ville pendant un an & un jour. Sur cetre affurance , nous fommes partis trenre gentilshommes & moi pour nous y trouver, & pour recevoir 1'ordre de chevalerie*  T IRAN 17 El A c. 55 La'laflitude de mon cheval, ajouta 1'étranger, m'a fait demeurer derrière. Je me fuis endormi, Sc le hafard m'a conduit ici. L'hermite entendant patier de 1'ordre de chevalerie , Sc du delTein que ce gentilhomme avoir formé de le recevoir, poufla un grand foupir. Son imagination lui rerraca en eet inftant toute 1'excellence de eet ordre, Sc la gloire qu'il s'étoit acquife pendant tout le terhps qu'il 1'avoic profefle. Tiran ne put s'empccher de lui demander le motif des réflexions auxquelles il s'étoit abandonné. Et l'hermite reprenanr la parole , avec une douceur exttême -f je penfe 9 lui dit-il, mon cher enfant , aux devoirs auxquels un chevalier s'engage en re cevant eer ordre. Malgré l'hnbit dont je fuis revètu , j'ai 1'honneur d'être chevalier. II y a enviroa cinquante ans que je fus armé en Afrique , dans une grande baraille que nous foutinmes contry les Maures. Puifque cela eft ainfi, répliqua Tiran, je fouhairerois, mon révérend père, que vous euffiez la bonté de m'inftruire d fonds d'un état auquel je veux m'attacher route ma vie , & dont je defire remplir les obligations. Mon fils , dit l'hermite , en lui montranc le livre qu'il lifoit , toutes les régies que vous demandez font écrites dans ce volume. Je le lis fouvent, pour ne point oublier les^bontés dont le Seigneur m'a comblé.  Hist. du Chevahu _ Alors il ouvrir le livre, & \m i Tiran un efetpitre qui conrenoit 1'origine de Tordre de la chevalerie , & par quelle raifon U fut >tMl T, cQn_ nnua fon difcours , & lui apprit quelles étoient les verens dun bon chevalier, & quelles obligations on cantraéboir en entranr dans eer ordre. II lui «phqua enfuite ce que fignifioienr les armes offen«ves&défenfives du chevalier; le cafque, la cuiralTe, I'épée, Ia lance , & jufqu'aux éperons dorés. II lm paria enfin des anciens chevaiiers, & de ceux qui fe diflingüoient encore alors par les armes ; de Lancelot du Lac , de Galuan , de Boort, dl Perceval, dit Galas, qui fUCfJe meilleur de rous; & qui par fa verru & fa chafteté (cat il mourut visrge) mérira de faire la conquête du Saint Graal (i) du bon chevalier de Ia montagne Noire, du duc (0 Le Saint Graal, dont il eft tant parlé dans le roman de Lancelot du Lac , & dans les hiftoires de la table ronde , étoit le baffin dans lequel Jefus-Chrift avoit fait la céne , apporté en Aagleterre par Jofeph d'Arimathie, difent ces romans. Ils en racontent beaucoup de merveilles , & mème plufieurs miracles; car la fimplicité de ces fiècles groffiers allioit la dévotion avec les intrigues libertines, dont ces livres, fur-tout celui de Lancelot, font templis. Graal , dans la bafle latinité gradale , un bafïin : o» emploie encore dans quelques provinces de France le mot de graile au même fens; & en vieil Anglois, graal ou craile eft la roéme chofe, Sc nous appercumes avec furprife que le chateau étoit cornpofé de quatre grands batimens féparés. Le roi logea dans un avec toute fa cour. La reine occupa le fecond avec tous les Francois qui 1'avoient fuivie. Le troificme & le quatrième éroient deftinés pour les ckevaliers étrangers , d'AUemagne , d'Italie, de Lombardie , de Caftille „ d'Arragon , de Portugal & de Navarre. Chacun de ces quarre grands corps de batimens renfermoit un fi grand nombre de falies & de chambres fuperbement meublées , que tout le monde y étoit commodément logé. Les chevaliers qui avoient vifité toutes les cours des plus grands rois, convenoient qu'ils n'avoient rien vu de fi magnifique que cette fête. On voyoit dans 1'apparrement du roi une ftatue d'argenr, qui repréfenroit une femme nue ; fon vcntre paroiftbit un peu enflé, ainfi que fa gorge , quelle fembloit fourenir , Sc même prelTer avec fes deux mains. II forroit de cette gorge deux filets d'une eau extrê-  Tiran le Blanc, 79 mement claire> qui tomboit dans un vafe de criftal. Dans Ie logement de Ia reine étoit la ftatue d'une jeune fille faicc d'or émaillé ; elle étoit nue, & tenoit fes mains baiiTéës & ferrées contre fon corps, comme pour s'en couvrir. De deflous fes mains il fortoit une fontaine de vin délicieux, qui étoit recu dans un vafe tranfparenr. D'un autre cóté paroilfoir une ftarue d'évêque aufti d'argenr. II étoit repréfenré les mains joinres, les yeux élevés vers le ciel, & la mirre en tête 5 de cette mïcre couloir uue fontaine d'huile qui tomboit dans un vafe de jafpe. Enfin , dans le dernier corps de batin^nt on voyoit un lion d'or , portant une couronne ornée de pierreries, jertant continuellement par la gueule un miel blanc 8c délicieux , qui étoit recu dans un vafe de calcédoine. Au milieu d'une cour qui féparoit ces quatre logemens, éroit un nain , le plus diftormeque 1'on puilTe imaginer. Une de fes mains pofoitfur fa tête; 1'autre fourenoit fon ventte , dont il fortoit un ruifleau d'un excellent vin rouge, qui tomboit dans un vafe d'argenc. Ce nain étoit moitié d'or & moitié d'acier, 8c paroifïoir couvert d'un demi manteau. Un peu au-delfus, il y avoir une ftatue d'argenr, repréfentant un homme ci'une grande vieillefie, avec une bolle d'une grandeur énorme, & couvert-  8o Hist. du Chevalier d'une barbe trés - blanche. II avoit un baron a k main , & cette boffe étoit crenfe, & elle éroit toujours remplie d'un pain le plus blanc Sc le meilleur que 1'on put manger. Toutes ces merveilles , qui tenoient de 1'enchantement, étoient 1'ouvrage de 1'arr. Tant que les fêtes ont duré, le boulanger de la cour a fourni par jour plus de rrente mille pains. Jamais on ne dérangeoit les tables que pour en changer le linge, Sc elles étoient fervies avec profufïon. Tous les appartemens oü 1'on mangeoit étoient acconapagnés d'un buffet richement paré des plus beaux vafes d'argenr , fans que jamais perfonne ait été fervi qu'avec de la vaiffelle de ce:/ métal. Ce chateau étoit accompagné d'un jardin parfaitement bien planté, Sc rrès-agréable , oü le roi alloit fouvent fe promener. De-la on entroit par une très-belle porte dans un grand pare, rempli de gibier & des animaux les plus rares. C'étoit-la que ce prince, fuivi de tous les feigneurs de fa cour, alloit chaffer Ie vendredi, comme il avoir été réglé. Quelquefois auffi il fe promenoit fur la rivière, accompagné d'un nombreux corrège de barques, toutes magnifiquement parées. Dans le cours de la fête il y a eu plus de foixante jeunes gentilshommes qui ont recu I'ordre de chevalerie; Sc plus de cent cinquante chevaliers ont perdu la vie dans les difFérens combats de barrière. II  Tiran le Bukc.' Sil I! s'y eft trouvé des rois, des ducs, des comtes , des marquis, & un nombre infini de gentüshommes des plus anciennes & des plus illuftres maifons de FEurope , qui tous s'y font diftingués. C'eft fans doute un grand honneur pour un chevalier , reprit l'hermite , d'entendre proclamer fon nom, & de fe voir déclarer vainqueur dans une telle aflemblce. Mais dites-moi, je vous prie, continua-t-il, quel eft celui qui s'eft le plus diftingué , &c auquel on a décerné 1'honneur des tournois & des joütes ? La chofe n'étoit pas facile a décider, répondit Tiran. Il pouvoir fe faire que eet honneur eüt été mérité par un fnnple genrilhomme; & il n'et?! pas été naturel c!e faire eet affront au grand nombre de princes & de feigneurs qui étoient a la fete; car pour peu que ces derniers montrent de valeur dans de femblables affemblées, leur gloire efface celle des fimples chevaliers. Cela peur arriver , dir l'hermite , mais ce n'eft pas la 1'ufage de ce pays-ci; car dans les joütes & dans les rournois les hérauts & les rois d'armes fonr obligés de proclamer a haute wol:; quel eft celui qui a remporté 1'honneur du combat pardeffus rous les aurres vainqueurs. On n'aura pas fans doute manqué a cette coutume , dans une fête comme celle-ci : c'eft le nom du chevalier que je vous demande. Tiran rougit a ces mots, bailfa les yeux , & Tome I, F  ïfr HrsT. du Chevaiier" tut. Pourquoi donc ce filence , mon fils, reprit' 1'hermice ? Alors un chevalier , nommé Diofébo, fe leva; & prenahr Ia parole : fon filence, dir-il, mon père, vous inftruir aflez. Mais je jure , par I'ordre que j'ai recu Ie jour de i'afcenfion , de vous dire avec vérité tour ce que vous defirez favoir. Tiran, qui ne vouloit pas être préfent a cette converfation, le quitta pour aller donner quelques ordres ; Sc Diofébo conrinuant fon difcours : ce chevalier qui a difparu eft celui-la même qui a remporcé le prix fur tous les vainqueurs. C'eft ainfi qu'en ont décidé le roi, les juges du camp, Sc tous les feigneurs de la chrétienté , qui fe font trouvés préfens aux combats. A ces mots Diofébo fe remit fur le gazon, Sc continua en ces termes; Tiran Ie Blanc fut le premier auquel Ie roi conféra I'ordre de chevalerie. Après les queftions Sc les réponfes ordinaires, & après le ferment accoutumé de rempür les engagemens de eet ordre, deux des plus grands feigneurs prirent notre chevalier fous les bras , Sc le conduifirenr aux pieds du roi, qui lui rc.it 1'épée fur la tête, en difant : Dieu Sc monfeigneur faint George re fafTent bon chevalier ; après quoi il le baifa a la bouche. En même temps fepc demoifelles, vêtues de blanc, représentant les fept aüégrelTes de la Vierge Marie , inrent lui ceindre i'épée. Enfuite quatre chevaüers, qui repréfentoient les quatre évangéliftes t  Tiran le Blanc." '8$' lui chaufsèrent 1 eperon. Alors Ia reine s'avanca, & le prenant par un bras, tandis qu'une duchefle le tenoic par 1'aurre , elle le conduifit fur une belle eflrade , oü elle le fit alTeoir lur un rróne. Le roi &c Ja reine fe placèrent a fes cótés; & tous les chevaliers & les demoifelles fe rangèrent au bas de 1'eiFrade. Enfin on, fervir une fuperbe collation , après laquelle chacun fe retira. On obferva les mêmes cérémonies pour rous les autres chevaliers.' La promotion de Tiran fut fuivie de deux victoires, qu'il remporra fucceiïïvemenr contre deux des chevaliers tenans. Le premier combat étoit a cheval & i k laijpe; le fecond fut un combat a pied 8c i outrance, avec la hache, 1'épée 8c le poignard. Dans 1'un & 1'autte, Tiran fitégalemenc admirer fon adreife & fon courage, 8c laiiTa fes deux adverfaires morts fur la place. Peu de jours après, Ie roi & la reine danfant dans la prairie , Tiran jetta les yeux fur une parente de la reine, nommée la belle Agnès , fille du duc de Berri. Sa beauté le cédoit a peine a celle de la reine ; mais elle 1'égaloit en graces , en genril pariet, & en politeiTe. Elle étoit affable 8c prévenante , n'ayant rien de ces facons altières, fi communes aux belles perfonnes. Cette belle portoit ce jour-la au col un nceud de diamans. Après Jes danfes , Tiran s'approcha d'eile , 8c lui faifanc une profonde révérence : la Yertu, lui dit il, la F ij  ^4 Hist. dü Chevalier.' haute naiflance , Ia beauté , les graces & Ie favoir' qui font en vous, belle Agnès , me font defirer de vous fervir. Si vous me donniez ce nceud que je vois fur votre fein , je le porterois toute ma vie ; & je fais ferment, par I'ordre de chevalerie que j'ai recu, de combattre en votre honneur un chevalier a. toute outrance , foit a pied , foit a cheval , armé ou défarmé. Sainte Marie, s'écria la belle Agnès ! comment pour une chofe auffi médiocre , vous voulez vous expofer, & vous batcre en champ clos? Mais afin de ne poinr efluyer les reproches des dames, des demoifelles, & des bons chevaliers; & pour que vous ne perdiez point le fruir du mérite de la chevalerie , je confens qu'en préfence de tout le monde vous preniez vous-même ce joyau que vous defirez. Tiran fur charmé de la réponfe de la belle Agnès; & ayant détaché le bijou , ce qu'il ne pouvoit faire fans lui rouchec fa gorge , il le porta a fa bouche. Enfuite fe mettant aux genoux de celle qui venoir de lui accorder une faveur fi fingulière : je ne puis aflez vous remercier, madame, lui dit-il, du préfent que vous venez de me faire. Je l'eftime plus que je ne ferois le royaume de France; & je promets a Dieu de le conferver jufqu'a la morr. En même remps il 1'attacha a la barrette qu'il portoit ce jour-la. Cette aventure lui occafionn'a un démêlé avec IWi chevalier francois qui étoit alors a la cour. II  Tiran ie B t K n"cï fe nommoir le feigneur de Villermes. Sa valeur & fon expérience aux armes éroient connues. Le lendemain, pendant que le roi entendoit la meffe il vint trouver Tiran , & lui dir : chevalier, comment avezvous eu 1'audace de porter des mains profanes fur un corps facré comme celui de la belle Agnès ? Jamais chevalier a-t-il fait une demande pareille a la vótre ? II faur que ce gré ou de force vous me donniez ce précieux bijou , je le mérite mieux que vous. Dès mon enfance j'ai aimé , fervi & refpedé cette rare beauré ; c'eft un prix qui eft du a mes longs fervices. Remettez-le a celui qui en eft le plus digne. Ne me forcez point a vous 1'anracher avec la vie. Je ferois regardé comme le plus infame & le plus lache des chevaliers, répondit Tiran, fi j'abandonnois ce joyau qui m'a été accordé , que j'ai détache moi-même , & que j'ai juré de conferver. Mais, chevalier , vos difcours font trop fiers; je vois qu'il fuut que je rabaifie- vorre orgueil. Le chevalier francois voulut alors fe faifir du joyau ; Tiran mit fur le champ 1'épée a la main, & rous ceux qui fe trouvèrent préfens en firent de même. Chacun prit parti; de forte qu'il y eut une douzaine de chevaliers ou de gentilshommes tués, avant qu'il füt pofiible de les fépater. Je puis en dire des nouvelles certaines, ajouta Diofébo , puifqu'en cette occafion je fus blefle de quatre coups d'épée. Ce- 1? üj  8r. ! ïon cchafaud de branches d'arbres , & cria a haute voix : allons, chevaliers, gouvernez-vous en bons & braves combattans, tels que vous êtes. Alors ils coururenc 1'un a 1'aurre avec une fu reur égale; le chevalier francois portant le couI teau auffi haut que fa tête, & Tiran, drok devant fa poitrine. Viilermes porta d'abord un coup a fon adverfaire; mais celui-ci le rabattit, & d'un revers lui emporra 1'oreille , qui tomba fur fon épaule. La blelfure étoit fi grande , qu'on lui voyoic prefque la cervelle. Tiran recut enfuite fur la cuifle | un coup fi terrible, que 1'os en éroit découvert; I mais il ne 1'empêcha pas d'en rendre un a fon I ennemi fur le bras gTiuche. Fnfin notre chevalier I fe fentant affoibiir par la quantité de fang qu'il perdoir, ferra de prés fon adverfaire , & lui porta I a la mammelle gauche un coup de pointe, dont il lui perca le cceur; 1'autre lui donna en même [ temps un fi grand coup fur la rête, qu'il en fut | ébloui & renverfc. II efl certain que fans le coup I qu'il avoit porté au Francois, Tiran eüt infailliI blement perdu la vie > car il demeura évanoui & I baigné dans fon fang. Mais Villermes n'eut pas le I temps de redoubler , & tomba morr. Le juge voyant les deux chevaliers par terre I & fans mouvement, defcendir de 1'échafaud, fuivi 1 de Jérufalem. Ils s'approchèrent d'eux, & les troui verent fans connoifiknce. Ils firent donc deux croix  Hist. du Chevaiier" qu'ils posèrent fur leurs corps; mais s appercevant enfuite que Tiran refpiroit encore , Claros ordonna a Jérufalem de demeurer 3 la garde des corps pendant qu'il iroir rendre compte au roi & aux juges du camp de ce qui s'étoir pafle. Le roi d'armes rencontra ce prince revenanr d'entendre la meffei Sc 1'abordant d'un air emprelTé, feigneur , lui dit-il, il y a deux chevaliers qui fe fonr battus a trois milles d'ici, Sc qui expirenr fur le champ de bataille. Eh ! qui font-ils ? reprir vivement le roi* Claros les lui nomma, 1'afTurant que Pun d'eux étoit cerrainement mort, & que 1'autre donnoit peu d'efpérance. Cette nouvelle fit monter a cheval rous les pareus Sc les amis de ces chevaliers. Nous arrivames des premiers; nous rrouvames Tiran fi défiguré, qu'a peine pouvoit-on le reconnoitre. I! avoit cependant encore les yeux ouverts. Les amis de Villermes le voyant expiré , voulurent fe jetter fur notre chevalier, pour lui enlever le peu de vie qui lui refloir , mais nous nous rinmes en devoir de le défendre; Sc le placant au milieu de nous, nous fitnes face de tous cêtés. Nous étions dans cette ftuation, lorfque le connétable , armé de blanc, parut a la tête de beaucoup de troupes , qu'il pofta en différens endroits. Le roi fuivit de prés, accompagné des juges du camp. Lorfqu'ils appercurent Fétat oü étoient les deux chevaliers, ils dérendirene.  TlRANI.EBl.ANC. qu'on les enlevat, fufqua ce qu'ils eulTent tenu confeil; ce qu'ils firenr. Cependant la reine arriva , fuivie de tous les états. Les dames & les demoifelles ne purent voir ces braves chevaliers fans verfer des rorrens de larmes. Mais on ne peut exprimer la douleur de la belle Agnès, qui fe tournant vers la reine: voyez, madame , lui dit-elle a. haure voix, voyea quel fpectacle affligeant, & quelles preuves des fentimens les plus généreux ! Enfuire s'adrelTant aux parens & aux amis de Tiran, elle leur reprocha le peu d'inrérêt qu'üs prenoient a fa vie. II va mourir, continua-t-elle , & vous lui laiflez perdre rour fon fang. Que voulez-vous que nous faflions, madame? lui répondit un de nous. Le roi a défendu , fbus peine de la vie , de l'enlever fans fa permiiïion. Ah malheureux ! s'écria la belle Agnès. Comment fe peut-il que ie roi ait donné un ordre aulli févère? Cependanr s'étant appercue que le chevalier s'affoiblifloit, & que fes blelfures fe réfroidiifoient: qu'on en dife tout ce que 1'on voudra , s'écria-t-elle; je ne le fais qu'a une fainte intention. A ces mors elle déracha fa robe de velours blanc , doublée de marrre zibeline, & la fit mettre fous Tiran. Elle pria aulli plufieurs demoifelles de lui donner leurs robes pour le couvrir. Enfin le roi, parfairement inftruit , fortit da confeil, & appellant les archevêques & lesévèques,  '94 Hist, du Chevaiier' il leur ordonna une proceflion folemnelle de tout1 le clergé; pour rendre au chevalier mort les honneurs qui lui étoient dus. Les parens de Tiran firenr venir en même temps des chirurgiens, une ten te, un lit, en un mot, tout ce qui lui étoir nécefiaire. On vifita fes bleiTures, & d'onze qu'il avoit recues, on trouva qu'il y en avoit quatre qui .pouvoient être mortelles. On en compra cinq fur le corps de Pautre chevalier , qui routes avoient caufé fa mort. On mit enfuite le premier appareil ; & rour le clergé étant en ordre , le roi & les ju"es ordonnèrenr que le mort feroit couvert d'un drap d'or magnifiqiie, préparé p0 u Chevalier elle propofa d'aller fe promener dans la ville. Le prince eur beau lui repréfencer que le temps n'étoit pas forr allure , & qu'elle couroir rifque de fe mouiller , l'infante qui s'appercur avec chagrin que Tiran avoir preflenti fon delTein, & qu'il faifoit tous fes efforts pour engager Philippe au filence , demanda avec impatience qu'on lui amenat fa haquenée. Le prince lui donna le bras, & lui fervit d'écuyer. Mais dès qu'elle fut a cheval, elle lui tourna le dos, prètant cependant roujours 1'oreille a ce qu'il diroir. Alors s'adrelTanr a Tiran: vous auriez bien fair , lui dit-il, de m'envoyer chercher uii aurre habit \ celui-ei fera tour gaté. Eh bien, repondir le chevalier avec imparience , s'il eft gaté vous en aurez un autre. Au moins, reprit Philippe, voyez, je vous prie , s'il n'y auroir pas la, deux pages pour me porrer la queue, & 1'empêcher de trainer a terre.Comment fepeur-il, répliqua Tiran , qu'avec auranr d'avarice & de vilenie , vous foyez fils d'un grand roi ? Marehez ; l'infante vous attend. Le prince, quoique aftligé, joignir l'infante fort embarraflé de fi queue. Quoique cette princelTe prêtat 1'oreille a leurs difcours , elle éroir cependant trop éloignée pour y rien comprendre. On fe promena dans la ville pendant quelque temps. Enfuite 1'infanre s'appercevant que Philippe étoit forr occupé de fa robe, céfolut de fe divertir. de fa -peine , Sd fit apporter.  Tiran le Blanc. i7j des éperviers, pour voler quelques cailles. Mais ne voyez-vous pas , madame, lui dit alors le prince, qui n'y pouvoit plus tenir , qu'il ne fait pas un temps convenable pour la chafle, & que nous fommes dans la boue jufqu'au cou ? L'infante trouva peu de galanterie dans un difcours qui s'oppofoit a une fantaifie qu'elle rémoignoir. Cependant elle fortit de la ville, Sc demanda tout bas a un payfan qu'elle rencontra, s'il ne pourroit pas lui enfeigner quelque ruiifeau , ou quelque canal. II lui en indiqua un , dans lequel un cheval en avoit jufqu'aux fangles. La princelfe marcha de ce cöté-Ja, Sc dès qu'elle y fur arrivée, elle enrra dedans, & le traverfa. A 1'égafd de Philippe, lorfqu'il fe vit fur le bord du ruiifeau, il ne manqua pas de s'arrêrer , Sc de demander encore une fois a Tiran , s'd n'avoir perfonne pour lui porter la queue. Le chevalier lui fir de nouveaux reproches, &l'obli Hist. du Chevalier. point, je crois que les yeux font les interprètes du cceur. Mais fur tout ce que je vois je me perfuade de plus en plus que Famoüt véritable que le prince a pour vous , Fcccupe tellement, qu'il ne lui permer pas de penfer a toute autre chofe. Cependant, la robe étoit fi mouillée > que Philippe avoit pris fon parti. Au rerour, l'infante donr les doutes n'étoient pas abfolument levés, ïépéta de nouveau a Tiran la réfolurion qu'elle avoir prife. II lui répondit, qu'il étoir éronné qu'une princelTe auffi accomplie concamnat le prince fans aucun fondement: qu'il étoit beau, bien fait & très-fage. Et fi votre alteffe, continua-t-il, veut pouffer plus loi'n fa curiofité, je me charge de la farisfaire. Quoi qu'il en foit, il ne tiênt qu'a vous de 1'avoir a vos cótés dans un lit bien parfumé 5 & fi le lendemain votre altetfe n'en eft pas contente, je me foumets. a tout ce qu'elle ordonnerade moi. Certe converfation les conduifit jufqu'au palais, oü ils trouvèrenr le roi quis'enrretenoit avec les ambaffadeurs. On fervit le fouper, & chacun fe retira. Ce jour-la même le philofophe que la pKiiceffe artendoit avec impatience , & qu'elle avoit envoyé chercher en Calabre, arriva a Palerme, Comme il avoit réfolu de parler le lendemain a Finfanre, qui lui avoir donné rendez-vous dans une églife de la ville, il fe logea a 1'auberge. II étoit occupé d'un morceau  ' Tiran li Bianc, - 177 rnörceau de viande qu' il avoit mis a la broche pour • fon fouper , lorfqu'un payfan qui portoit un laobj lui dit de fe ranger , paree qu'il vouloir fake.rótk fon lapin. Mon ami, répondit le philofophe, ne fais-tu pas que chacun eft maitre dans cette maifon, Sc que celui qui arrivé le premier dok être le premier fervi ? Je ne m'embarralfe point de tout cela, reprit le payfan; ne voyez-vouspas qu'un lapin eft plus noble qu'un morceau de mouton ? par conféquenc vous devez faire honneur a ce que j'appcrte. .Ces paroles en amenèrenrde fivives de part &d'autre, que le mananr donna un grand fouffiet au philofophe. Celui-ci repartit par un coup de la broche, qu'il lui porta fur hftêre; & ce coup fut fi malheu- > que ie payian tomba morr iur Ja place. Auflïtöt le philofophe fut arrêté & mis en prifon, out on ne lui donnoit que quatre onces de pain par jour. Quelques jours après cette aventure on mir dans ia meme pnion un chevalier de la cour, qui avoit été arrêré pour une querelle parriculière. II vit le philofophe; & touché de compaifion , il lui fit part des vivres qu'on lui apportoit. Au bout de quelques jours ce favant homme lui dit: chevalier, je vous prie, lorfque vous ferez a la cour , d'avoir la bonté de dire a l'infante que j'ai obéi a fes ordres Comment voulez - vous, répondit le chevalier , que je m'acquittede votre commiffion ? Je demeul Tomé I. jyj ,  tyS Hist. duChevaiier. rerai peut être ici pendanr plus d'un an ; que faï je quand j'en fortirai ? Avant qu'il fe pafte une demiheure, répliqua le philofophe, vous ferez en liberté ; & fi vous ne forrez pas dans ce moment, vous refterez ici toute votte vie. Le chevalier, furpris & inquiet tout a la fois de ce difcours , ne favoit trop qu'en penfer , lorfqu'il vit entrer le geolier, qui lui annonca fa fortie. Dans ce remps - la , un gentilhomme , ayant fu que le roi faifoit chercher par - tout des chevaux de prix pour envoyer a. 1'empereur de Conftantinople, lui en préfenta un fi beau , qu'il en fut frappé d'admiration , fans pouvoir lui trouver d'autre défaut que celui de gorter les oreilles un peu bas. Le prince avoua que, fans cela, il vaudroit mille ducats d'or; mais perfonne ne pouvoir découvrir qu'elle étoit la caufe de cette imperfeétion. Le chevalier, nouvellement forti de prifon, fe fouvenant alors du philofophe qu'il y avoit laifie: fi votre alrelfe , dir-il au roi, faifoit venir un favant que j'ai vu dans les prifons , & qui m'a prédit les chofes du monde les plus extraordinaires, je ne doure point qu'il ne fatisfït votte curiofité. Le roi 1'envoya chercher , & lui demanda pourquoi ce cheval porroit lts oreilles fi balfes. Seigneur , lui répondit le philofophe, la raifon en eft fort naturelle. C'eft paree que ce cheval a éré nourri par une aneife , dont il a retenu cette mauvaife  Tiran ie Blanc. l79 habituele. Sainte-Marie ! s'écria le foi, cela pourroit-il être? On remonta a la fource, & 1'on trouva qu'en effer il n'y avoit rien de plus vraj, Le prince admira le favoir de eer homme, & ayant appris qu'on ne lui donnoit que quatre onces de pain par jour, il ordonna qu'il füt reconduir en prifon , Sc qu'on augmentat fa nourriture du doublé. Peu de jours après un lapidaire arriva a la cour. II venoit de Damas & du Caire, & portoit beaucoup de pierredes, entre autres un rubis balais , plus grand & plus beau que ceux que 1'on voit l faint Mare de Venife Sc l faint Thomas de Cantorberi. II vouloit en avoir foixante mille ducats j & le roi lui en offrit rrenre mille. Le chevalier dont on a parlé, & qui s'étoit trouvé en prifon avec le philofophe, ne put s'empêcher de témoigner au prince la furprife que lui caufoir 1'offre confldérable qu'il faifoit de ce rubis , paree qu'il y remarquoit rrois petits rrous dans ie fond. Mais le roi répondit, que les lapidaires 1'avoienr aiTuré qu'ils difparoirroient dès que le rubis feroit monté Quoi qu'il en foit, dit Ie chevalier, je confeille a votre altelfe de le faire voir au philofophe. On 1'amena devanr le roi ; Sc lorfqu'il eur examiné les trois trous, il mit le rubis dans fa main, 1'approcha de fon oreille, en fermant les yeux, Sc alfura qu'il y avoic un corps yivant dan$ ^ M ij  i8o Hist. du Chevauu' pierre. La chofe parut fi exrraordinaire au mat^ chand , qu'il confentit a la perre de fon rubis pour voir lepreuve de cette merveille. On le calTa,& en eftet on trouva dedans un petit ver plein de vie. Tous les fpecTateurs admirèrent la fineiTe & le profond favoir du philofophe. A Tégard du prince, il ordonna fimplement qu'il füt reconduir en prifon, qu'on lui donnat huit onces de pain par jour , ourre 1'ordinaire. Le philofophe, outré de ce traitemenr, ne pur s'empêcher de dire , en préfence de ceux qui le conduifoient, que le roi n'étoi.t pas fils de ce grand & magnifique roi Roberr, qui avoit fi heureufement gouverné la (Sicile. Ses a&ions. démontrenr aifémenr, ajouta-t-il, qu'il eft fils d'un Tioulanger. Quand il me plaira je le prouverai, Sc que c'eft a rorr qu'il pofsède un royaume qui appartienr de droit au duc de Meffine. On rendit compte au roi de ce difcours, Sc il ordonna que dès que la nuit feroir venue , on lui amenat fecrèrement le philofophe. Alors Tayant pris en particulier , il lui demanda fi tout ce qu'on lui avoit rapporté étoit véritable. Le philofophe lui ayant réponciu d'un air tranquille, que c'étoit Ia vérité pure: mais comment fais-tu, lui dit le prince, que je ne fuis pas le fils du roi Roberr ? Seigneur, répartit le philolphe, ü fuffit de confulrer la nature pours'en aflurer. Lorfque je vous expliquai 1'énigme  Tiran li Blanc' i8ï que votre alrefle me propofa au fujer des oreilles de ce cheval dont on lui avoit fait préfent, vous ordonnates qu'on augmentat ma nourriture de quarre onces de pain. Quand je vous ai découvert depuis le fecret du rubis, vous vous êres encore contenté de me faire donner un peu plus de pain. De-la, par une connoilTance fimple & narurelle , j'ai conclu que vous étiez fils d'un boulanger, & & non pas d'un roi de glorieufe mémoire, tel que le roi Roberr (i). Si ru veux refter a mon ferviee^dit alors le roi, j'oublierai le mal que je t'ai fait, & je te donnerai place dans mon confeil; mais je veux abfolumenr êrr» plus éclairci de ma naiftance. N'en faites rien , feigneur, reprit le philofophe; car enfin 1'on dit en Calabre , que trop grater cuit > & trop parler nuit. Le prince, convaincu du profond favoir de eet homme , le crut, lui donna fur le champ la liberré , & le retint a fa cour. Aulfi-röt que 1'infanre.en fut inftruite, elle 1'envoya chercheE pour favoir ce qu'il penfoit de Philippe. II faut auparavant que je le voie , répondit le philofophe. Vous allez être fatisfair, dir la princelTe. En même temps elle fit propofer au prince (i) On chercheroit inutilement un roi du nom de Robert parmi les princes qui ont régné en Sicile. Robert Guifcard mourut avant la conquête en io8j , & Robert, roi deNaples , qui mourut en 1345 , ne régna point fur la Sicile.. M iij  ïSa Hist. du Chevalier de venir danfer avec elle. Pendant la danfe le philofophe 1'examina foigneufement, & dit enfuite a l'infante : le galant que vous m'avez fait voir eft ignorant Sc avare, Sc vous fera beaucoüp de mal. II eft brave & courageux, & mourra roi. Ce difcours affligea véritablement la princefle, elle dit que 1'on ne mouroit jamais d'antre mal que de celui - qu'on appréhendoit , 8c qu'elle airneroit mieux fe faire religieufe que d'époufer Philippe, quand même il feroir roi de France. Le roi de Sicile avoit fait faire pour les nóces de l'infante un lit fuperbe de brocard d'or; 8c afin que les mefures fulfent plus jcftes, il en avoit fait drefler un autre tout blanc, qui devoit fervir de rnodèle. Ces deux lits fe trouvoient a cóté l'un de 1'autre dans le mème apparremenr. La princefle profita de cette occafion pour éprouver encore Philippe. Elle fit en forre que la danfe ne finit que fort avant dans la nuit. Le roi voyant minuit paflé, fe retira pour ne pas inrerrompre le plaifir de fa fille, qui, quelque temps après, lui envoya demander s'il vouloit permettre que Philippe couchat cette nuit au palais avec 1'infant fon frère, paree qu'il faifoit alors une forr grande pluie. Le roi y conT fentit; 8c les danfes étant finies , 1'infanre dit a Philippe qu'il coucheroit cette nuitaupalais , qu'elle étoit trop avancée- pour qu'il put penfer a retourner cnez hu. Le pnnce la remercia , lui témoignar.t  Tiran le Blanc. i8j une grande envie de fe rerirer; mais elle le pric par la robe, & lui dit : ma foi vous coucherez ici certe nuit, puifque mon frère vous en prie. Demeurez , lui dir Tiran , puifqu'on a ranr d'envie de vous retenir, je refterai ici pour vous fervir. Non, Tiran ; cela n'eft pas néceflaite, reprir la princelTe; il y a alfez de domeftiques dans le palais de mon père , qui prendronr volonriers cette peine. Le chevalier voyant que fa préfence éroir importune, leur donna le bon foir & fe retira. Un moment après, deux pages, avec des flambeaux, conduilirent Philippe dans la chambre même oü 1'on avoir tendu les deux lits. II fut étonné de la magniricence de l'un , & choifit 1'autre pour fe coucher. Mais comme, en danfant, il avoir fait un trou a un de fes bas , & qu'il imagina que fes gens ne viendroient pas auffi matin qu'il avoit envie de fe lever, il pria un des pages , que l'infante avoit bien inftruir, d'aller lui chercher une éguille a coudre & du hl blanc. Le page s'adrelfa. d'abord a. 1'infanre , qui s'étoit placée de facon a pouvoir examiner roures les a&ions du prince, mais qui n'avoit pu diftinguer ce qu'il demandoit. Le page porta donc a Philippe ce qu'il fouhaitoit, Sc le trouva qui fe promenoit en long Sc en large dans la chambre. II prit 1'éguille Sc la piqua dans le lit qu'il avoit choifi. Enfuite il fe déshabilla, & s'étant fair déchaufler, il renvoya les deux pages, M iv  1S4 Hist. du Chevalier. en leur difant de lailfer un flambeau dans ia chambre. Ils abéirent & fermèrenr la porte en fe retirant. Alors le prince fe leva,chercha leguille pour coudre fon bas, & renverfa rout le lit fans pouvoir jamais la rrouver. II enrreprir de le racommoder, mais il éroit fi prodigieufemenr bouleverfé , que ne pouvanr en venir a bour, il prir le parti de coucher dans 1'autre. Ce hafard décida des réfolurions de la princelTe. Comme elle avoir obfervé rout ce qui s'étoit palfe , elle dit a fes demoifelles, n'êtes-vous pas étonnées du favoir des étrangers , fur-tout de Philippe? J'ai voulu leprouver au fujer de ces deux Jirs, perfuadée que s'il étoit avare il choifiroit le plus commun. Qu'a-r-il fait ? II 1'a jetté par rerre, & s'efl: couché dans le plus beau , pour montrer qu'il convient feul au fils d'un roi de la nation la plus noble & la plus ancienne. Je fuis a préfent perfuadée de tout ce que Tiran m'a dit. II ne m'a jamais parjé que pour mon bien & pour mon honneur; & je fuis perfuadée que le philofophe n'en fait pas autant qu'il le croit. Occupée de ces agréables idéés, elle fe mit au lit cc dormit jufqu'au lendemain. Dès le matin , Ténébreux arriva au palais fuivi de quelques dolnL-firiques de Philippe, qui lui apportoient d'autrcv habits. La priiuelfe de fon córé ne fut pas plntöt éveilléc quVtlc cnvoya chercher Tiran, & lui dcclara qn'elïe avoit enfin reconni\  Tiran ie Bianc.' 185 tout ce que Philippe valoit, Sc qu'elle étoit déterminée a conclure le mariage. Puifque vous avez commencé, c'eft a vous de finir, conrinua-t-elle. Afliirez le bonheur de deux perfonnes, qui vous en auront une érernelle obligarion. Tiran lui prorefta qu'il n'avoit jamais eu d'autre deftein. Sans perdre de remps, il pafla. chez le roi, & le pria de rerminer le mariage qu'il avoir arrêté , 1'aflurant que les ambaiTadeurs de France n'artendoient que cette cérémonie pour retourner auprès de leur mairre, & ajoutant que fi Ton altefle le fouhaitoit, il en parleroit a l'infante. Le roi agréa la propofition , Sc pria Tiran pour cela d'agir en fon nom Sc comme lui-même. Le chevalier rerourna de la chez Ia princefle ; a qui il rendit compte des difpofitions dans Iefquelles il avoit lailTé le roi fon père. Elle en fur charmée, & 1'aftura de nouveau qu'elle le laiftbit le mairre de rour. Alors il lui demanda la permiflion de faire enrrer Philippe, qui artendoit a la porte de fon apparrement pour la mener a la meiTe. La princefle la lui accorda ; mais il' la pria de faire rerirer fes demoifelles, afin qu'il lui parlat un moment fans témoins. Elle y confentit encore; Sc Tiran faifant entrer le prince : voyez, madame , lui dit-il, le prince du monde qui vous aime le plus. II eft a vos genoux , je vous conjure de Ie baifer pour témoigner que vous acceptez la fidéliré  iZ6 Hist. du Chevalier. qu'il vous jure. L'infante fe facha , & jura trésfort qu'elle n'en feroit rien que par le commandernent de fon père ; mais a un fignal que le chevalier fir au prince , celui-ci l'embraffa , & la portant fur un petit lit de repos, la baifa cinq ou fix fois. L'infante dit a Tiran qu'elle n'auroit jamais de confiance en lui; qu'elle 1'avoit toujours regardé comme fon frère , & qu'il venoit de la livrer entre les mains d'un homme , qu'elle ne favoit fi elle devoit regarder comme ami, ou comme ennemi. Que vous êtes injufte ! lui répondit le chevalier. Comment pouvez-vous regarder Philippe comme ennemi, lui qui vous aime plus^que fa propre vie, & qui meurt d'envie de vous tenir dans ce lir de parade, oü vous 1'avez fait coucher certe nuit ? Mais , madame, continua-t-il, ne penfez plus a tout ce qu'on doit a votre rang, & répondez de bonne grace aux fenrimens de 1'amoureux Philippe. Dieu m'en garde ! reprit la princefle, je n'y confenrirai jamais. Madame, lui dit le chevalier, nous ne fommes ici, Philippe & moi, que pour rendre fervice a votre alrelfe. Ayez feulement la bonté de prendre un peu de patience. En même temps il lui prir les mains, & le prince voulut profiter de 1'occafion; mais les demoifelles accoururent aux cris de l'infante. Cependant la paix fe fit entre eux ; & la princefle ayant achevé de s'habiller, Philippe 6c Tiran  Tiran le Blanc. 187 la conduilirent a 1'églife, oü ils furentmariés. Auflitot après la cérémonie , les fêtes commencèrent 8c durèrent huit jours. Elle furent mêlées de joütes, de tournois , de danfes 8c de farces ; 8c l'infante fur fi bien fêtée qu'elle fe trouva fort contente de Tiran , plus encore de Philippe, qui fe gouverna de facon qu'elle n'en perdit jamais la mémoires Après les folemnirés de ce mariage, le roi de Sicile , qui avoit réfolu de donner du fecours au roi de France, fit armer deux galères 8c quarre gros vaifleaux, & paya les équipages pour fix mois. A 1'égard de Tiran , comme dans cetre expédition il ne vouloit prendrj I'ordre que de lui feul, il acheta une galère qu'il fir merrre en érat de partir. A peine eet armemenr éroit achevé , qu'on eut nouvelle que le roi de France étoit a Aiguemortes avec les vaiffeaux des rois de Caftille , d'Arragon , de Navarre & de Portugal. Philippe fut déclaré généralilfime de cerre armée. L'infant de Sicile voulut 1'accompagner. Ils rrouvèrent a Savone les vaifleaux du pape, de 1'empereur, & de rous ceux qui avoient promis du fecours. Ils en partirent tous enfemble 8c joignirenr le roi de France a 1'ifle de Corfe, oü éroir le reudez-vous général. De la ils arrivèrent un marin devant Tripoli de Syrië. On ne peut exprimer la gloire que Tiran s'acquit devant cette place. Mais il lui arriva fur-rout Une aventure qui mérite d'être rapportée. Dès que  i88 Hist. du Chevaiïer la flotte chrécienne eut mouillé dans Ie port, ce chevalier avoit fait voeu entre les mains du roi, & en préfence de toute 1 'armée , d'être Ie premier qui débarqueroir, & le dernier qui renrreroir dans les vaifleaux. Après la retraite, oü malgré les attentions & les précautions du roi, les chrétiens perdirent beaucoup de monde , Tiran reftoit encore a terre pour accomplir fon voeu ; cependant pour lever 1 'échelle on attendoit auffi un chevalier qui vouloit acquérir de I'honneur , & dont le courage éroir infini. II fe nommoit Richard le Téméraire. Celui-ci s'approcha de Tiran, & le prenant par la main : chevalier, lu^ die-il, de tout ce qui eft a préfent a tetre, il ne refte de vivant que vous & moi. Mais puifque vous avez eu I'honneur d'aborder le premier cerre terre de gens maudirs, il eft jufte que je vous fafle honneur , & que vous renrriez aufli avant moi dans la galère, afin que nous foyons égaux , & que nous n'ayons rien a nous reprocher. Songez qu'on perd fouvenr la gloire de ce monde, pour la defirer en entier. Soyez raifonnable, & faites-moi part de ce qui m'apparrient légitimemenr. Chevalier, répondit Tiran, je fuis sur de ma gloire & de mon falut, en mourant de la main des infidèles, & lorfque j'ai fait jnon vceu j'étois plus occupé des idéés de la mort que de celles de la vie. Je n'eftime rien autant que I'honneur; mais quand je ne me ferois pas engagc  TiranieBlanc; iSp entre 'es mains d'un prince rel que le roi de France, il me fuffiroit d'avoir promis, pour ne pas remettre le pied dans mon bord , tant qu'il refteroir a terre une feule ame vivante. Ainli Richard, ne perdons point Ie temps en difcours inutiles ; fuivez-moi , & allons mourir en bons chevaliers. Richard y confentitj 8c ils marchèrent aux infidèles; mais lorfque celui - ci vir Tiran fur le rivage, pret a attaquer les Maures, il le retint, 8c lui dit : je ne connois que toi , chevalier, qui fois fans peur 8c fans reproche. Mers un pied fur 1'échelle en même temps que moi. Tiran en voulut bien partager I'honneur avec lui. II mit le pied droit fur 1'échelle, Richarcf monra enfuite , & de cette forte le vceu de Tiran fur accompli. On paria beaucoup de certe aventure dans toute 1'armée; & il n'y eur perfonne qui ne convint de I'honneur que Tiran s'y éroir acquis. Richard voyant que dans le récir que 1'on faifoit il n'étoit mention que de ce chevalier, dit en préfence du roi, que tous ceux qui raifonnoient ainfi monrroient leur ignorance , & 1'oubli qu'ils faifoient des anciennes décifions, mifes en prarique.par le fameux Arrus, roi de la grande & de la petite Bretagne , qui établit cette tameule table ronde, oü tant de braves chevaliers furent affis pour juger du point d'honneur. Cir enfin , conrinua-t-il, fi cetre arfaire étoit décidée par les loix de la chevalerie , a qui  tpo Hist; du Chevalier en pourroit-on attribuer 1'honneur qu'a moï feul? Je fuis déchaufle dans ce moment, & je jure de demeurer dans eet étar jufqu'a ce que le roi & les braves chevaliers qui Paccompagnent en aient porcé leur jugement. S'ils me le refufenr , je déclare ici, en préfence de route 1'armée, que je fuis meilleur chevalier que Tiran ; ce que je lui foutiendrai les armes a la main. Ce difcours ayant été rapporté a Tiran, il fit approcher fa galère du vaiffeau du roi, oü il apprit que ce prince repofoit. Richard qui étoit fur ce vaiffeau, averti de 1'arrivée de fon rival, alla au devanr de lui 3 & lui dir : Tiran, il n'imporre quelle eft la raifon qui me le^perfuade; mais fi vous avez le front d'avancer que vous êtes meilleur chevalier que moi, je vous offre le combat a ourrance, & voila mon gage,' ajouta-t-il, en lui jettant fon gand. Tiran qui vir que ce chevalier vouloit le combattre avec fi peu de raifon, lui donna un foufflet, Sc fe retira fur le champ dans fa galêre. Auffi eet événement caufa-t-il une fi grande rumeur fur le vaiffeau , que le roi fortit de fa chambre l'épée a la main. Et il eft certain que s'il eüt eu Tiran en fon pouvoir, il lui eüt fair un mauvais parri, après 1'affront fanglant qu'il venoit d'en recevoir. Cependant comme I'honneur a toujouts beaucoup de force fur les cceurs nobles Sc généreux.  Tiran ie Bi anc: i5, ces deux chevaliers ne furent pas long-temps ennemis. De Tripoli on fir voile a Tunis oü 1'armée chrétienne débarqua. Dans un des'combats qui fe donnèrent devant cette ville , Tiran , qui avec fes troupes attaquoit une des tours, eur le malheur de tomber dans le foffè. Richard, qui ne penfoit qua fe venger de lui, s'appercut de 1'accident qui lui étoir arrivé. Tout armé qu'il étoit t il fe précipita après lui, & 1'ayant retiré de ce danger : Tiran, lui dir-il, tu dois la vie a ron ennemi; mais £ Dieu ne plaife que je te laiffe périr par les mains des Maures. A préfenr que je t'ai mis en liberté, prens garde a toi, défens ta vie, car je ne vais rien négliger pour»re 1'enlever. Valeureux chevalier , répondir Tiran , tu m'as donné Ia vie avec tant de générofité, que je me mets a tes genoux & te prie de me pardonner. Voiü mon épée : prens de moi telle vengeance qu'il te plaira ; mais je jure de ne la tirer jamais contre toi, Le chevalier rou^ ché de ce difcours, lui pardonna Sc devint fon ami, au point qu'il n'y eut depuis que la mort qui fut capable de les féparer. Après le fac de la ville de Tunis, Richard quitta les vaifleaux du roi, & s'embarqua fur la gaière de Tiran, Tour le monde admira le procédé de l'un Sc de 1'autre , Sc 1'approuva. Au rerour de cette expédition, leroi de France quifouhaitoit voir fabru,alia débarquer a Palerme.  If)2, Hl ST. DU ChE V ALIÉR Le roi de Sicile, inftruit de fon arrivée , lui prc^ para de grandes feres, & alla le recevoir jufques fur fon vailTeau. Après s'êrre témoigné la joie réciproque qu'ils avoienr de fe voir, ils defcendirenr a. rerre, & trouvèrenr l'infante Ricomana fur le rivage, oü les carelTes recommencèrenr de parr & d'autre. Le roi fon beau-père lui fir de magnifiques préfens. Tous les jours a fon lever elle rrouvoit fur fa toilette des pièces de brocard, des colliers d'or , des agrarTes de diamans , & plufieurs autres rarerés plus belles les unes que les autres. Le roi de Sicile eur de fon cóté routes les attentions poffibles pour celui de France. II lui fit préfenr de cenr beaux chevaux, & ordonf.a a fa fille de faire embarquer fur les vaifleaux toutes les provifions dont ils auroient befoin. Après quelques jours de repos dans cette ville , le roi de France prit congé de celui de Sicile, de la reine & de l'infante, &r mit a la voile , emmenant avec lui 1'infant, auquel il vouloit faire époufer une de fes filles. De la fon armee aborda a Marfeille, oü il débarqua, renvoyant tous les vaifleaux qui 1'avoienr fuivi, a la réferve de celui de Philippe, qui vouloit voir la reine Tv mère. Tiran accompagna fon fouverain , & alla faire un rour en Bretagne , pour embrafler fon père, fa mère 8c fes parens. Cependanr, aufli-tót après le mariage de 1'infant de Sicile, le roi de France ayant  Ti ran le Blanc; ayant apprïs que le fecond infant fon cadet étoit entré dans un monaftère , crut qu'il étoit a propos de renvoyer Philippe dans ce pays. Mais ce prince le pria fi inftamment d'obtenir de Tiran griffe le voyage avec lui, qu'il ne put le refufer. Le rad écrivit en conféquence des lettres fort prelfantes £ Tiran, auffi bien qu'au duc de Bretagne. Le chevalier fut touché de 1'empreifement qu'on lui té moignoir. II fe rendit a la cour de France, oü il fut bien recu 8c carrelfé du roi & de la reine qui Ie remercièrent mille fois de fa complaifance II partk enfuite avec Ie prince , & ils atrivèrent av Marfeille. Ils trouvèrent dans ce port plufieurs galères très-bien armfes, qui les attendoient, 8c qui les portèrenc promptement & heureufem'ent e» Sicile, oü 1'on fut charmé de les recevoir. Fin de la première partie. Tome ï. N  a 94 Hist. du Chevalier. SECONDE PARTIE. ^N"ous avons vu dans la première partie de cerre hiftoire de quelle manière le fulran du Caire leva le fiège de Rhodes , &c comment a fon retour dans fes états, il fut trairé par fes fujers. Après fa mort on élur un autre fulran, qui pour fe monrrer amateur du bien public, leva un plus grand nombre de troupes que n'avoir fait fon prédécefieur, dans le deflein de les employer contre les Grecs. II s'allia, pour 1'exécurion de ce projer, avec le grand-Turc, qui joignit a fon armee une nombreufe infanterie,& beaucoup de cavalerie. Leurs rroupes réunies fe mom toient a cent dix-fept mille hommes. Chaque prince avoit fon enfeigne parriculière. L'une étoit rouge, avec un calice Sc une hoftie en broderie. Ils portoient cette devife depuis que les Génois & les Vénitiens leur avoient donné en gage un cahce Sc une hoftie confacrée. L'autre bannière éroit de gros taffetas verd , avec une wifcriprion en lertres d'or , qui difoir, qu'ils éroient les vainqueurs du brave chevalier Heótor le Troyen. A-leur arrivée dans la Grèce ils prirent beaucoup de villes Sc de chareaux, & feize mille enfans, qu'ils envoyèrent en Turquie , & fur les terres du fukaa , pour les  Tiran le Blanê, faire élever dans la fecTe de Mahomet. Ils fe té* pandirent enfuite dans 1'empire qu'ils ravagèrent, portant par-tout le dégat & la défolation. Huk jours après 1'arrivée de Tiran en Sicile j le roi lur & communiqua a fon confeil une lertre que 1'empereur de ConlTantinopie lui avoit écrite depuis peu, pour 1'informer de fes malheurs. Sur le champ il manda le chevalier, & fit faire la lecture de cette lettre en fa prcfence. Elle éroit concue en ces rermes. Frédéric , par la grande bonté du Dieu éternel 3 empereur de Conftantinople : A^ vous , roi de la grande & féconde ijle de Sicile, falut & honneur. En confidération de l'union établie entre nos ancêtres, & de celle que nous avons jurée & confirmée nous-mêmes par nos ambaffadeurs , nous faifons favoir que le fultan Maure-renégat eft entrèdans notre empire avec le grand Turc ; qu'ils fe font emparés de la plus grande partie de nos états, cv qu'ils ont fait un horribk maffacre du peuple chrétien ; ce que nous n avons pu empecher, d caufe de la vieilkffc qui nous met hors d'état de porter ks armes. La pene que nous avons fake de tant de villes & de chdteaux a été fuivie d'une autre encore plus grande ■ je veux dire de celle de notre fils auié', k plus grand bien que nous euffwns au monde, notre confolation , k bouclier & k rempart de la fainte foi cathoiique. II N i;  ItjS Hist. du Chhvaiieb. ■eft mort avec un courage infini, en combattant contre les 'mjïdèles. Ce trifte jour nous a ravi I'honneur & la réputation de notre familie impériale. Cependant ayant fu que vous ave\ d votre cour un chevalier célèbre par fes grandes aclions , nommé Tiran le Blanc y de I'ordre de la jarretière ; inftruit d'ailleurs ■de fes grands faits d'armes , & du fecours qu'il a ■donné au grand-maitre de Rhodes , nous vous demandons, par la foi & l'amour que vous ave^ pour Dieu & la chevalerie, de. le prier en votre nom& au notre, de venir d notre fervice. Nous lui ferons telle part de nos biens qu'il fouhaitera. Que s'il refufe de nous feceurir} nous fugplions la juftice divine de lui faire éprouver les maux que nous reffentons. O bienheureux roi de Sicile , prene% pitié de notre malheur, afin que la div'me bonté vouspréferve d'un femblable! Après la leóhire de cette lettre , le roi s'adreffantau chevalier : valeureux Tiran, lui dit-il, vous devez rendre graces a Dieu des talens qu'il vous a donnés, & de la gloire que vous vous êtes acquife dans le monde. Je fai que vous n'êtes point obligé de rien faire a ma prière ; au conrraire , c'eft a moi a vous remercier de rour ce que je vous dois. Cependanr la confiance que j'ai en la générofiré de vorre cceur , me porre a ofer vous prier de la part de Fempereur de Conftantinople & de la  Tiran le Blanc. 197; fnïenne; Sc ce qui dok vous toucher encore plus, je vous demande au nom de Dieu même , & de fa bienheureufe mère, d'avok pkié de ce malheureux empereur , qui vous prie de le fecourir dans fa vieillelTe, & de ne pas permetrre que fon empire fok la proie des infidèles. Le roi fe tut après ce difcours; Sc Tiran prenant la parole : feigneur, lui répondk-il, 011 ne peut avoir un plus grand délir que j'en ai de vous fervir. Les prières de vorre alreife font des ordres pour moi; Sc puifqu'elle le délire , j'irai fecourir 1'empereur de la Grèce. Mais je ne puis faire 1'impohTble, quelque heureufe que foit pour moi 1'étoile de Mars , fous laquelle je fuis né ; & je vous avoue que je ne comprends pas comment dans un li grand nombre de rois, de ducs , de marquis Sc de comtes, qui tous font meilleurs chevaliers que moi ce grand empereur penfe a moi préférablement a tout autre. Le roi reparrk qu'il y avoir, £ la vériré, beaucoup de bons chevaliers dans Ie monde ; qu'il croyok cependanr qu'il 1'emportok fur tous; que c'étoit pour cette raifon qu'il le conjuroit encore une fois d'aller au fecours de eer empereur , Sc de délivrer par fon courage & fon habileté un li grand nombre de chrétiens , qui n'attendoient que la mort ou 1'efclavage. Mes galères font prêtes Sc bien armées, continua le roi; & je vous fupplie de hater votre déparr. N iij  ic;8 Hist. du Chevalier. Tiran fe rendit aux prières du roi de Sicile ; Sc les ambaiTadeurs Grecs qui avoient apporté la letrre de 1'empereur , en remercièrenr ce prince dans les rermes les plus forts. Depuis qu'ils éroient dans cette cour, ils avoient déja levé quelques gens de guerre; mais 1'ifle n'étoit pas état de leur fournir la quantité des troupes dont ils avoient befoin ; ils envoyèrent a Rome & a Naples, ou ils trouvèrent beaucoup de gens de bonne volonré. Ils acherèrent auffi grand nombre de chevaux. Tiran n'éroit occupé que du foin de faite préparer les armes, & de remplir cinq grandes cailTes de rrompettes pour la cavalerie. 1 Tout érant difpofé pour le départ, le chevalier prit congé du roi , de la reine , de l'infante Sc de Philippe. II mit enfuite a la voile j Sc après quelques jours d'une heureufe navigarion , il arriva un marin a la vue de Conftantinople. Cette nouvelle caufa un plaifir extréme a 1'empereur) il difoit fans cefte , que fon fils éroit reffufcité. Les galères entrèrent dans le port au fon d'un fi grand nombre d'inftrumens, que tout le peuple de cette capitale, un moment auparavanr trifte & abattu , pouvoit a peine contenir fa joie. L'empereur lui - même fortir de fon palais, & alla fe p'acer fur un grand cchafaud, pour voir aborder les galères. Tiran , averri qu'il étoit en eet endroir , fir porrer deux grandes bannières du roi de Sicile, & une des  Tiran ü Blanc. 109 Hennes, par trois chevaliers armés de blanc; Sc chaque fois qu'il palTa devant 1'empereur , il les fir bairTer jufqu'a Teau; mais pour marquer fon refpeófc; il fit entrer la fienne dans la mer. L'empereur fut charmé de certe nouveauté, & de cette politeffe. Enfin après plufieurs mouvemens , les vaiffeaux donnèrenr a rerre, & Tiran defcendit revctu d'une cotte de mailles, dont les manches étoient garnies de franges d'or. II porroir par-delTus une foubrevefte a la francoife, avec un ceinturon d'ou pendoit fon épée; & fa tête étoit couverte d'une toque écarlare, ornée d'une fuperbe agrafFe de diamans & de pierredes. Diofébo , qui Taccompagnoit, étoit vêtu a-peu-ptès de la même facon. Richard, Sc tous les autres chevaliers & gentilshommes de fa fuite étoient auffi fort magnifiques. Le comte d'Afrique s'étoit rendu fur le bord de la mer avec un nombreux cortège pour recevoir Tiran , & 1'accompagna jufqu'a Téchafaud de 1'empereur. Tiran ayant appercu ce prince , fir de fuire deux profondes révérences; & lorfqu'il fut auprès de lui, il fe mit a genoux en devöir de lui baifer les pieds; ce que 1'empereur ne voulut pas permettre. Au contraire, il le baifa fur la bouche , après n'avoir pu 1'empêcher de lui baifer les mains. En même temps Tiran lui remit Ja lettre du roi de Sicile, dont il fit la lecTure ; après quoi il dit au chevalier qu'il n'oublieroit jamais Tobligation Niv  ioo HrsT. du Chevalier' qu'il avoit a ce prince, de 1'avoir déterminé a venir le rirer de 1'érat malheureux auquel il éroit réduir. £r afin que perfonne n'ignore , continua-r-il, le cas que je faisde vous, & combien je vous aime, je vous donne le commandement général & impérial fur les gens de guerre, & fur la juftice. A ces mots il lui préfenra un baron d'or , fur lequel les armes de 1'empire éroient émaillées; mais Tiran s'excufa de 1'acceprer; & fe mettanr a fes genoux, ïl lm dit, qu'il fupplioit fa majefté impériale de ne point trouver mauvais qu'il refusat un commandement qu'il n'avoit point mérité; que trois raifons entre autres 1'y engageoient ; la première, qu'il ignoroit les mouvemens & 1'état des ennemis; la feconde , qu'il avoit avec lui trop peu de troupes ; & la rroifième enfin, que certe dignitê convenoit beaucoup mieux au duc' de Macédoine , qua tout autre. Mais 1'empereurfans avoir égard a fes excufes : perfonne ne peut commander ici , lépondit-il, que ceux a qui jen donnerai I'ordre. Je veux donc que vous commandiez toutes mes troupes ; & je me démers en votre faveur de route mon autorité , puifque j'ai perdu toute la confolation de ma vie, & que mon age & toutes mes anfirmités m'empêchent de porter les armes. Tiran conrraint d'obéir a 1'empereur, recut le baton en lui baifant la main. En même temps toutes les troupes publièrent dans la ville , au fon des trom-  Tiran li Blanc.' zoi' ■jpef'tes ; que Tiran, le Blanc commandoit Ia guerre & la juftice. Après cette cérémonie , 1'empercur quitta r échafaud pour retourner au palais, oü Tiran 1'accompagna. Lorfqu'ils y furent arrivés , 'e chevalier demanda permiiTion a 1'empcreur d'ai'er faire la révérence a Timpérarrice , & a l'infante fa fille. Ce prince y confentit; & le prenant par la main , il le conduifit dans une chambie qu'ils trouvèrent fermée & fans lumière. En enrrant , 1'empereuf s'écria : madame, voici vorre capiraine général , qui vient vous faire la révérence. Une voix foible & prefque éteinte^ répondit : qu'il foit le bien venu. Seigneur, dit alors Tiran a 1'empereur, il faur de la foi pour croire que Timpérarrice foit ici. Capitaine, reprir ce prince , puifque vous commandez abfolument dans 1'empire grec , vous avez le pouvoir d'ouvrir les fenêrres. Aucun deuil de mari, de père, de fils, ou de frère, ne peur vous empêcher de voir ces dames. Ufez de vos droits. Tiran ayanr donc fair apporter des lumières n'appercut d'abord qu'un pavillon. II s'en approcha , Poimit, & trouva deffous une femme vêtue de gros drap , & couverre depuis la tête jufqu'aux pieds d'un grand voile noir. Lorfqu'il 1'eut levé, il fe mit a genoux & baifa la main de 1'impératrice, après avoir baifé le bas de fa robe. Elle renoit un chapelet d'or émaillé, qu'cTle baifa, &  zei Hist. du Chevalibr. qu'elle donna enfuite a baifer au capitaine. Un moment après il appercut ua lir, dont les rideaux étoient également noirs, & fur lequel l'infante é^toit couchée. Elle avoit une vette de farin noir , & une robe de velours de la même couleur. La veuve Repofée , qui lui avoit fervi de nourrice, & la fille du duc de Macédoine , étoient aflifes fur le pied de fon lir. II y avoit dans le fond de la chambre cenr foixante & dix dames ou demoifelles , qui n'abandonnoient jamais l'impératrice Sc l'infante Carméfine fa fille. Tiran s'approcha de certe prinr cefle , lui fir une profonde révérence ; Sc après lui avoir baifé la main , il ouvrir les fenêtres ; ce qui réjouit beaucoup toutes les dames; car elles vivoient depuis long-temps dans cerre obfcuriré, a caufe de la mort du prince, fils de 1'empereur. Après ces premières civilirés, Tiran dir fon avis a 1'empereur & aux princelfes fur 1'état ou il les trouvoir. Il leur remontra, que par cerre vie rrifte Sc retirée qu'ils menoient ,'ils contribuoient, fans le vouloir, a augmenter la confternarion ou la mort du prince , & les progrès des infidèles avoient jerté leurs meilleurs fujets. De la il conclut, qu'il jugeoit a propos que leurs majeftés prilTent des manières plus gaies & plus ouvertes, afin de confoler le peuple, & de lui infpirer de la confiance Sc du courage. Cet avis fut généralement applaudi, Sc I'empe-  Tiran le Blanc. ao5 tenr voulant montrer qu'il 1'approuvoir: Ie capitaine nous donne un bon confeil, dit- il; je veux donc, 6c j'ordonne que dès ce moment tout le monde quitte le deuil. Tiran écoutoit le difcours de 1'empereur ; mais fes yeux éroient arrachés fut Carméfine , que la grande chaleur avoit obiigée de fe délacer, en forre qu'elle lailfoir voir une gorge admirable , & d'une blancheur éblouilfante, qui donna au chevalier des idéés qu'il n'oublia jamais. AuiTi éprouva-r-il dans ce moment ce quil n'avoit jamais relfenti. Cependant 1'empereur prit fa fille par la main , & Tiran donna le bras a 1'impératrice. On fortit de cerre chambre lugubre, & on palfa dans une aurre magnifique, oü fe voyoienr repréfentées les hiftoires de Florés 6c de Blanche-Fleur, de Pyrame & de Thisbé , d'Enée & de Didon , de Triftan & d'Yfeult, de Lancelot 6c de la reine Geniévre, & de plufieurs aurres ; ce qui fervit de prérexte a Tiran , pour dire X Richard , que jamais il n'eüt cru trouver dans ce pays d'aufli belles chofes. Mais Richard n'entendoit pas le véritable fens de ces paroles. L'empereur avoir fait préparer dans la ville une belle maifon , deftinée X loger Tiran & route fa fuire. Dès que le chevalier s'y fut retiré, il entra feul dans fa chambre, 6c s'appuyant la tête fur le pied d'un lit, il refta dans cette fituation , uniquement occupé de fes penfées. Un moment après  204 Hist. du Chevalier, on vint lui demander s'il vouloit diner; mais if répondit qu'il avoit mal a la tête. II étoit frappe de cette paffion enchantereffe , dont le poifon délicat attaque en même temps 1'efprit &c le cceur. Diofébo , inquiet de cette retraire imprévue, vint lui-même s'informer de 1'érar de fa fanté & lui offrit fes fervices. Mon coufin , lui répondir Tiran , d'un air embarraffé , je ne puis a préfent vous expliquer ce que je fouffre ; je me crois incommodé de 1'air de la mer. O mon cher capiraine, reprir Diofébo, pourquoi chercher du myftère avec moi, pour qui vous n'avez jamais eu aucun fecret? Ne m'importunez pas davantage ^ répliqua Tiran; je reffens ce que jamais je n'ai éprouvé; & fans ofer lever les yeux fur lui, il ajoura : que voulez-vous? J'aime. A ce mot il ne contraignit plus fes foupirs, & donna un libre cours a fes larmes. Diofébo comprit d'abord que 1'embarrasde Tiran procédoir principalemenr de la facon dont il avoit toujours parlé de 1'amour a fes parens & a fes amis ; rrairant d'infenfés ceux qui foumettoient leur liberté a leurs plus cruelles ennemies. Mais voyant enfin qu'il étoit tombé lui-même dans un inconvénient, auquel toutes les forces humaines ne fonr pas capables de parer, & ne doutant point que cette paffion ne füt un effet des charmes de l'infanre : rien n'eft auffi naturel que d'aimer, dir-il i Tiran. Ariftote nous allure qu'on doit toujours  Tiran i-i Blanc. 205 chercher fon femblable. Vous êtes amotireux: Sc quelque dure que cette foumilfion vous paroiiTe, vous ne pouvez éviter de fuccomber. Ne vous affligez poinr; & puifque nous avons placé notre cceur en fi haut lieu , vous d'un coté Sc moi de 1'autre , efpérez que nous apporterons quelque remède a norre nouveau mal. Ce difcours confola le chevalier ; il fe leva quoiqu'avec une efpèce de honte, Sc alla fe mertre a rable. Le diner que 1'empereur avoir fait fervir éroir de la dernière magnificence; mais Tiran ne mangea pas beaucoup. On arrribua fon peu d'appétit a la fatigue de la mer. Enfin, tourmenré de fon amour , il quitta la table, Sc fe rerira dans fa chambre , oü il alla cacher fes foupirs. Après le diner tous les autres chevaliers forrirent pour fe promener , & donner a Tiran le temps de prendre quelque repos. Diofébo , accompagné d'un aurre, prit le chemin du palais , Sc fut appercu de 1'empereur, qui les fit appeller. On les conduifit dans la chambre de 1'impératrice, oü roures les dames éroienr aflemblées. La, après leur avoir appris des nouvelles de Tiran, donr il les alfura que 1'incommodiré n'auroit point de fuites ; Diofébo , a la prière de 1'empereur , fir le récir de rout ce qui s'étoit palfé en Angleterre aux nóces du roi Sc de la princeffe de France. 11 raconta enfuire Ie mariage de 1'üifame de Sicile, Si n'oublia pas le  10S Hist. du Chevalier. fecours que Tiran avoit donné au grand-maitre ds Rhodes. Toutes les dames écoutèrenr avec admiration de fi beaux acïes de chevalerie; mais il n'y cn eut aucune a qui ce récit fit plus de plaifir qu'i l'infante. L'empereur fe rendit enfuire au confeil, ou Diofébo fe mir en devoir de l'accompagner; mais ce prince ne voulur jamais le permertre j & lui dit, que les jeunes chevaliers ne doivent point abandonner les dames. Après quelques momens de converfation , la princelTe demanda a 1'impérarrice la permilfion de palier dans une aurre falie pour fe promener; ce qu'elle n'avoir poinr fair depuis long-remps, a. caufe dudeuil*de fon frère. L'impératrice y confentit;& l'infante, fuivie de fa compagnie , entra dans une grande falie dont les murs éroient revêrus de jafpe & de porphire de différentes couleurs. Les fenêrres étoient de criftal, & le pavé femé d'étoiles rendoient un éclat merveilleux. Les tableaux placés dans les compartimens repréfentoient différentes hiftoires de Bores, de Perceval & de Galas. On y voy®ir 1'avenrure du tróne périlleux, & la quête du faint Graal. Le plafond étoit tout en or& azur; & les ftatues de tous les princes chrétiens, que 1'on avoit placées autour de la falie, étoient d'or, avec la couronne fur la rêre, & le fceprre a la main. Le nom de chaque prince fe voyoit éctit en lettres latines dans un écu pofé fur  Ti kan le Blanc. 20j te piédeftal, oü 1'on avoit aulTi gravé fes armes. En arrivant dans cette falie, l'infante s'éloiana* un peu de fes demoifelles, pour s'entreteni^en particulier avec Diofébo. leurs difcours roulèrent prefque tous fur Tiran, & le chevalier s'appercuc aifément combien cette converfation étoit agréable a Ia princelTe. Auffi, lui dit-il, qa'fls fe trouvoient paffaitement heureux d'être dans un lieu oü depuis fi long-temps ils déliroient d'arriver. Nous fommes enfin parvenus, conrinua-r-il, a voir ce qu'il y a jamais eu de plus beau, de plus aimable, & de plus vertueux dans le monde. Tout ce que nous avons foufferr pour nous rendre ici, & tout ce que nous fouffrirons dans la Tuire, ne nous afflige point. Le bonheur de vous voir nous en a déja confolés. II ajouta que Tiran n'éroit venu en Grèce que fur les merveilles qu'il avoit entendu racontet de fa beauté, que ni les prières du roi de Sicile, ni la lertre dé 1'empereui fon père, ne 1'avoient déterminé i ce voyage, qu'il ne l'avoit enrrepris que dans 1'efnéranee de la voir & de ia fervir, quelle feroir 1'unique objer de rour ce qu'il enrreprendroit dans cerre guerre , & de rous ies combats qu'il donnero,r dans la fuite. On croir aifément ce que 1'on fouhaite. La piinceffe commencoir a n'êrre pas infenlible au mérite de Tiran , elle ne doura point que ce difcours ne fur véritable. Cetre penfée Ja plongea dans une profonde rêverie, fon cceur étoic  ioS Hist. du Chevalier.' parcagé entre la joie & le dépit; il y avoit des* momcns oü elle fe reprochoir d'être trop fenfible a ce qu'elle apprenoir; &, malgré fon filence, on lifoit dans les changemens de fon vifage les mouvemens de fon cceur. Elle éroir dans eet érat lorfque 1'empereur forrit du confeil. II appella Diofébo , dont la converfation lui plaifoit , & s'enrretint avec lui jufqu'a 1'heure du fouper. En partanr , le chevalier s'approcha de l'infante, & lui demanda fi elle n'avoit rien a lui commander. La princefle le prenant par le bras : recevez certe embrafTade , lui dit-elle, & faites-en part a Tiran. Diofébo rendit compte au chevalier de rour ce qui s'érofï' pailé , après 1'avoir embraffè d'abord de la parr de la princelTe. Ce qu'il lui apprir le rendir le plus content des hommes. II reprir route fa gaietè, foupa de bon appétit, arrendant avec impatience le moment de pouvoir contempler a fon aife. celle qui renoit fon cceur en captivité. La princelTe de fon cöré n'étoit pas rranquille. Après le déparr de Diofébo, elle éroit fi agitée & fi ïnqiuette, qu'elle ne put demeurer a rable avec Tempereur. Elle forrit, & palTa dans fon apparremenr fuivie de la fille du duc de Macédoine, fon amie & fa confidenre. Elle fe nommoir Stéphanie, & étoit de même age que l'infante, qu'elle n'avoit point quittée depuis fa tendre enfance. La princelTe  Tiran h Blakc; zotj princelTe fe voyant feule avec elle , lui conta touc' ce que Diofébo lui avoit dit, & ne lui cacha point le penchant qu'elle fe fentoit pour Tiran. Elle rappelloit fa bonne mine, & fa politelfe , fon courage ' fes grandes acTions. Elle fe difoit que c'étoit pour' elle feule qu'il étoit venu au fecours dc 1 empire elle trouvoit mille raiforfs d'être fenfible i fon amour, elle fe promerroit que eet amour feroitle bonheur de fa vie. Stéphanie la confirma dans cette idee. Leur converfation fut interrompue par 1'arnvée des aurres demoifelles , & de Ia veuve Repofée , qui, en qualité de nourrice de la princelTe : confervoit un graad crédit fur fon efprir. On fè retira, mais l'infante ne ferma pas Tceil de toute i* mm, «Sc la palfa k s'entretenir de Tiran avec utephanie. Le lendemain matin Tiran fortit de chez lui vetu d'un fuperbe habit brodé. Une broderie de perles deffinoit fur fon manteau cette devife une en vaut mille, & mille n'en valentpas une. II 'por toit k la main le baton d'or de commandement que Tempereur lui avoit remis. Tous ceux qu'il avoit amenés avec lui, parens ou amis, habillés magnifiquement d'un brocard , foie & argent Ie fuivirent & prirent avec lui le chemin du pallis. Lorfqu'ils furenr arrivés a la grande porre, ils remarquèrent deux grands vafes d'or placés en dedans & en dehors, plus hauts que le pl„s grand Tomé I, 6  -aio Hist. du Chevalier; homme , 8c d'un poids ii confidérable , que cent perfonnes n'auroient pu les ébranler. L'empereur avoit fait faire cette magnificence dans le temps de fes profpérirés. Ils enrrèrent dans le palais , & appercurenr des ours & des lions attachés avec des chaines d'argenr. De la ils fe rendirent dans une grande falie revêtue d'albatre. Quoique l'empereur ne füt pas encore habillé, dès qu'il fut inftruit de leur arrivée, il ordonna qu'on fir entrer fon général. L'infante le peignoit alors, 8c lui donna enfuire a laver , comme elle faifoit tous les matins. Cette princelTe n'éroir couvert» que d'une fimple robe brodée d'une herbe qu'on appelle ïamour-vaut, jfVec des lerrres > qui formoient certe divife, mais non pour moi. Lorfque l'empereur fur habillé , il demanda a Tiran ce qu'il avoir fenti la veille. Mon mal ne vient que d'un changement d'air , dit le chevalier , celui de ce pays me femble un peu vif pour nous autres occidentaux. La princelTe prenant la parole, & regardant Tiran avec un fourire qui lui mölitroit qu'il avoit été entendu, lui dit: chevalier , ce mal n'eft dangereux que pour les étrangers qui ne favent pas fe gouverner. En mème remps 1'empereur fortit de fon appartement, en s'entretenant avec Ie général. L'infante de fon coré prit Diofébo par la main , & lui dir : je n'ai pas dormi de roure la nuir; ce que vous m'apprites hier ne m'a pas permis de  Tiran t e Br. anc. ay* fermer I'ceil. Nous n'avons pas plus dormi de notre coré, reprir Diofébo; mais je fuis charmé que vous ayez enrendu ce qu'a dir Tiran. Comment ' répondit la princelTe , croyez-vous donc les Grecques moins intelligenres que les Franeoifes ? parlez fi obfcurément qu'il vous plaira , Sc comprez que nous vous enrendrons parfaitemenr. Tant mieux reprit le chevalier, nous aurons plus de gloire a vivre avec des perfonnes auffi habiles. Vous 1'éprouverez par la fuite , continua l'infante , Sc vous verrez fi nous faurons juger de vos démarches. Dans ce moment la princefle appella Stéphanie & plufieurs aurres demoifelles pout renir compagnie a Diofébo, Sc rentra dans fa chambre, ou elle acheva de s'habiller : Tiran de fon cöré accompagna l'empereur a fainte Sophie , oü il le lailTa • & revint au palais pour mener les princefles a la mefle. II trouva fon coufin dans la grande falie au milieu de routes les demoifelles de Tinfanre d'un air auffi libre avec elles, que s'il eüt pafle toute fa vie dans cette cour, Sc leur raconrant les amours de Philippe avec la princelTe de Sicile. LorTqu'elles appercurenr Tiran, elles le firent afleoir, & 1'environnèrenr jufqu'a 1'arrivée de Timpérarrice. Elle parur couverte d'un habit de velours, & s'avanca d'abord pour demander a Tiran des nouvelles de fa fanté. Un momenr après , l'infanre forut de fon appartement vêtue d'une robe cra- O il  ■%i£ HisT. du Cue vAtiEfc moifie , doublée de martres zibelines, avec les* manches ouverces. Elle avoit fur la tête une petke couronne & beaucoup de pierreries dans fes cheveux. Dans eet état, elle étoiroelle comme le plus beau jour. Tiran donna le bras a Timpérarrice; car en qualité de capitaine-général, il avoit le pas fur tous les feigneurs de la cour , qui préfenrèrent le bras a l'infante; mais au défaut de celui de Tiran , elle n'en voulut point d'autre que celui de Diofébo. En allanr a 1'églife, ce chevalier dit a la princelTe , qu'il étoit frappé du rapport qui fe rrouvoit enrre leurs habirs. Eneffet, Tiran étoit vêtu ce jour-la de couleur cramoifie comme l'infante. Que je ferois content, ajouta-t-il , fi je placois ce manteau fur votre robe. En même temps il arrêta le général, & mir en effet leurs habits l'un fur 1'autre. La princelTe lui demanda s'il avoit perdu Tefprit, de dire & de faire de femblables folies en préfence de rout le monde ; mais il afliira que perfonne ne 1'avoir ni vu , ni enrendu, & qu'il étoit homme a dire le pater a rebours fans «que Ton s'en appereür. De la on arriva a 1'églife, oü l'infante ne voulut pas entrer dans la tribune avec Timpérarrice, fous prérexte qu'il y faifoit trop chaud; mais en effet, pour pouvoir regarder Tiran avec plus de faciliré. Les ducs, les comres & les marquis 1'avoient placé au-deflus d'eux tous, & forr proche de 1'autel. La  Tiran ü Blanc. 213; princelTe le voyant toujours a genoux (car c'étoic ainfi qu'il enrendoit la melTe ) lui envoya, par une demoifelle , un des carreaux de brocard dont elle fe fervoir. L'empereur lui fut très-bon. gré de cetre attention. Tiran de fon cótc fe leva pouc recevoir le carreau, & fir une profoude révérence a l'infante-, qui ne put jamais achever fes heures, tanr elle étoit occupée a examiner le chevalier, dont la parure a la francoife lui revenoit infinimenr. D'un autre coté, Tiran vivement occupé des beautés de l'infante , Sc fe rappellant toutes les. femmes qu'il avcgt vues , convenoit que jamais il ne pouvoit s'en trouver de plus belle & de plus accomplie. Ses beaux cheveux blonds rattachés en partie fur fa tête , flottoient a grofles boucles fur un cou dont la blancheur faifoit honte a la neige. Ses fourcils un peu arqués, ni trop épais ni rrop noirs , paroiflbient tracés au pinceau. Ses yeux reffembloient a deux étoiles plus brillantes qu'aucune pierre précieufe. Leur. éclat fe trouvoit mêlé de tant de grace & de douceur , qu'il étoit impoflible de ne pas leur rendre les armes. Son nez fin n'étoit ni trop grand, ni trop petit , dans la plus jufle proportion pour un vifage formé de lys 8c de rofes. Elle avoit les lèvres auffi rouges que le plus beau corail, Sc les dents de la plus grande blancheur Ses mains petites & potelées, fes doigts longs Sc. O rij  214 Hist. du Chevalier. menus étoient accompagnés d'ongles fi fort incarnars, qu'on les eüt foupconnés d'êrre peints. Sa taille étoit grande 8c légère. En un mor, la nature 1'avoit douée de toutes les perfeélions capables de charmer les yeux & de capriver les cceurs. Après la mefle on rétouma au palais , oü l'empereur donna un grand repas en I'honneur de Tiran. Tous les feigneurs qui fe rrouvoient alors a la cour y furent invités. Le diner fijt fuivi du bal, 8c d'une grande collarion, après laquelle l'empereur voulut monter a cheval,' pour montrer la ville au capitaine. Tiran fut émerveillé des grands édifkes 8c de la magnificence de certe cagitaie de 1'empire. Au rerour de la promenade, l'empereur retint le général a fouper ; 8c ayant ordonné qu'on avertit l'infante de venir fe mettre a rable , feigneur , lui dir Tiran , il me femble que ce ritre d'infanre n'eft pas jufte, puifque la princefle vorre fille eft héritière préfomptive de 1'empire. Je fais que V. M. a une rille ainée qui a époufé le roi de Hongrie ; mais comme par fon mariage elle a renoncé a rous fes droirs, & qu'on ne donne le titre d'infante qu'aux filles de rois , il me paroir que celui de princefle conviendroit mieux a la belle Carméfine. L'empereur rrouva 1'avis fort fage , "& ordonna que dorénavanr on n'appelleroir plus fa fille que princefle. On rint le lendemain un grand confeil fur les opérations de la guerre. On y examina. 1'état des  Tiran ie Blanc. 21ctroupes, celui des finances & des provifions, & on prit fur chacun de ces arricles les arrangemens •que le général jugea nécelTaires. Au fortir du confeil , il fe rendir au tribunal de Zafiro, ou fe te-: noir la juftice, Sc y préfida pendant tour le jour; écoutant les plaintes, & jugeant les conteftations des parriculiers ; ce qui n'éroit point encore arrivé, depuis que le fultan & le grand Turc étoient entrés dans 1'empire. II fit enfuite plufieurs régiemens, tanr pour ce qui regardoitla maifon de l'empereur, Sc le fervice de fa perfonne Sc des princeffes, que pour la sureré de la ville. En très-peu de remps 1'abondance Sc la |ranquilliré régnèrenr dans Conftantinople ; & le peuple donna des louanges infinies a Tiran pour le bon ordre qu'il avoir établi. Son amour augmentoit chaque jour ; mais fa paffion éroir fi refpecTueufe , qu'il n'avoir pas eu la hardieife de rémoigner a la princefle ce qu'il reflenroir pour elle. Cependant fon déparr n'éroit dirféré que pour laifler aux chevaux que fes vaiffeaux avoient apporrés, le temps de fe remerrre des farigues de la mer , Sc pour débarquer les grains & les aurres provifions donr ils éroient chargés. La princefle 1'airnoit trop elle-même , pour ne pas s'appercevoir de ce qu'il penfoit. Elle lui manda donc un jour, par un page, de fe rendre chez' elle trés-peu accompagné, fur 1'heure de midi, paree que tout le monde donnoit alors dans le Oiv  xi6 Hist. du Chevalier. palais. A cette nouvelle Tiran fe crnt le plus heureux des hommes, Sc déclara a Diofébo qu'il ne vouloit être accompagné que de lui feul. L'heure du rendez-vous arriva, Sc les deux chevaliers ayanr pris le chemin du palais, fe rendirenc fecréremenr a 1'appartement de la princelTe , qui. charmée de leur exactitude, fe leva pour les recevoir. Eu même temps elle prir Tiran par la main «Sc Ie fir afleoir a fes cbtés , tandis que Diofébo donnoit un bras a Stéphanie , & 1'autre a la veuve Repofée, Sc les emmenoit d'un autre cbté , afin qu'elles ne pulTent entendre leur converfation. Alors la princelTe fe rrouvant tête a tête avec le chevalier : votre générofité , hu'dit-elle, avec 1'air du monde le plus gracieux , m'engage a vous parler librement, fans craindre que vous m'en fachiez mauvais gré, paree que mes inrenrions fonr rrop pures & rrop droires pour vous orTenfer. Auffi neme confolerois-je jamais, fi vorre courage vous conduifoit a des malheurs que vous ne pouvez prévoir, étant étranger dans ce pays. Vous êtes venu a la prière du roi de Sicile ; mais il n'aura pu vous dire les dangers auxquels vous allez être expofé, paree qu'il les ignore. Pour moi je m'intéiefle trop a ce qui vous regarde, pour ne pas vous donner des confeils falutaires qui pourronr fervir a vous acquerir une gloire immortelle jufques dans votre propre pays.  Tiran le Blanc.' 217 Tiran interrompit la princefle en eet endroir, I'afliirant qu'il étoit pénétré de reconnoiflance pour I'inrérêt qu'elle daignoit prendre a ce qui le touchoit, & qu'il s'eftimeroit rrop heurenx de pouvoir obéir a fes ordres. II la fupplia enfuire de lui donner fa main a baifer , mais elle n'y voulur jamais confentir, en forte qu'il fut obligé d'appeller Stéphanie & laveuve Repofée, qui pour faire plaifir au général , dérerminèrent la princefle a lui accorder cette faveur. Cependant elle ne petmit point qu'il baifat fa mainpar-deflus, ce qui marqué quelque autorité ; mais elle Pouvrit, Sc Tiran la baifa en dedans en figne d'amour. Alors la princefle conrinuant la converfation ; lui donna les confeils qu'elle crur convenables a fa fituation préfente. Elle 1'afliira qu'elle s'eftimeroit très-heureufe de lui devoir fes érars, mais qu'elle feroir au défefpoir, s'il lui en falloir acheter la pofleflion au prix du fang d'un chevalier fi fameux par toute la terre. Elle 1'avertit enfuite, lorfqu'il feroit arrivé a 1'armée, de fe défier du duc de Macédoine, ajoutant que c'étoit un homme cruel & jaloux , accourumé a la trahifon Sc a la perfdie , & qui même avoir la répuration d'avoir contribué a la perte du prince fon frère, Sc lui confeillant de fe conduire avec prudence , mais de ne rien négliger pour éviter les pièges qu'il ne •manqueroir pas de lui tendre. L'arrivée de 1'im-  4iS Hist. du Chevalier. pératrice interrompir la converfation , & ernpêcha Tiran de répondre a la princelTe. On fe leva, «5c Timpérarrice ayant propofé de faire voir au général le tréfor de l'empereur, la princelTe qui en avoit toutes les clefs, Ty conduifir. Le chevalier vit avec admiration les richelfès immenfes qui y étoient entalTées, en argent, en or & en pierredes ; mais on peur aflurer qu'il n'y trouva rien de fi beau que Carméfine. Toure la nuir fuivante il ne fut occupé que de ce que cette princelfe lui avoit dit; & dès que le jour parur, il fe leva , 8c commanda deux bannières, Tune éroit verte, femre de cadenats (i) d'or , Sc ces mots au-deiTbus: Ea leitra qu'efta primera En el nombre d'efta pintura La Have es con que ventura Cerreda tienne la prolïrera. L'autre éroit a fond rouge , avec un corbeau en broderie , 8c cette devife latine : Avis mea 3 fequere me 3 quia de carne med 3 vel aliena 3 fatiabo te. (i) La première lettre du mot de cadenats, eft la même que celle qui commence le nom de la princefle Carméfine. Les rebus étoient j'adis fort a la mode dans les joütes Sc dans les toumois.  Tiran ie Blanc. 219 Ces paroles furent trouvées forr bonnes par 1'empereur, les dames, Sc tous les bons chevaliers. Tiran fe rendir enfuire au palais, réfolu de voir la princelTe & 1'impératrice. Il entra dans la falie pendanr leur diner, & óra le feirvice au grand fénéchal, fuivant le droir de fa charge. Enfuire adreffant la parole a 1'impératrice, il la fupplia de décider une queftion qui 1'embarraiToir; favoir lequel croit Ie plus honorable a un chevalier, de bien mourir, ou de mal mourir , lorfque c'éroir une néceflité qu'il devoit fubir , Sc que de plus, il ne pouvoit parler. Quelle demande faites-vous a ma mère , reprit Ia prijaceftè ? Perfonne n'ignore qu'il vaut mieux bien mourir. A ces mors Tiran frappa de fes mains fur la rable, & dir entre fes dents, de facon qua peine il pouvoit êrre enrendu : cela arrivera ainfi. En même temps il forrit de la falie. Tout le monde fut fort étonné du procédé de Tiran; & les princelTés en inftruifirenr auffi-töt l'empereur , qui leur dir, qu'il appréhendoit beaucoup que le chevalier n'eüt quelque grande pallïon , ou qu'il ne fur faché de fe voir fi éioigné de fon pays, de fes parens, & de fes amis, 011 bien qu'enfin il ne redoutat la puiffance des Turcs, & les dangers auxquels il alloit être expofé. Quoi qu'il en foit, continua-t-il, qu'on ne parle a perfonne de ce qui eft arrivé; avant Ia nuit je faurai m'en cclaircir. En effet 3 ayant mis la tête a une fenêcre  210 Hl st. du ChïVAI ier. qui regardoic fur la grande place, & appercevanC Richard , il 1'appella, & le pria d'avercir le général, qu'il 1'atrendoit pour aller a la promenade. A 1'arrivée de ce meflager, Tiran ne doura point que 1'impératrice & fa fille n'euflent parlé. II fe rendit au palais , monté fur une haquenée, & fuivi d'un grand nombre de chevaliers parés magmfiquemenr. L'empereur monta auffi-tót a cheval avec un grand cortège j & 1'on prit le chemin de Pera, qui n'étoit éloigné de la capitale que de trois milles. Dans cette promenade, l'empereur pria Tiran de lui confier le fujet de fon chagrin , 1'aiïuranr que fi la chofe étoit en fqa pouvoir , il feroit bienrót confolé. Mon attachement pour V. M. eft fi grand, lui répondit le chevalier, quejen'aurai jamais rien de caché pour elle. Je vais donc lui obéir, en découvranr a votre alrefte une chofe qui m'aftlige fenfiblement. J'ai vu 1'impératrice & la princelTe a rable ; & j'ai remarqué que la première poulfoir un grand foupir, que j'ai attribué au regret qu'elle a de la perte du prince. J'en ai été vérirablemenr rouché ; & dès le moment j'ai fait vceu de n'avoir aucun repos ,- que je n'eufle tiré vengeance de ceux qui ont méchamment répandu le fang du glorieux prince votre fils. Le bon empereur prit cette défaite en payement. L'attachement que le chevalier lui témoignoit, lui tira des larmes, & il ne manqua pas de le remercier de fon amitié.  Tiran li Blanc ui Pour chalTër les idéés triiTes dont il étoit occupé, Tiran fit tomber enfuite la converfarion fur des fujets amufans. Ils arrivèrent enfin a Pera, qu'ils trouvèrent ornée de fuperbes palais, «Scd'agréables jardins. C'éroit une ville d'un fort grand commerce.' Tandis que le chevalier s'occupoit a 1'examiner, l'empereur lui dit : capitaine, je veux vous apprendre combien cerre ville eft ancienne. On lit dans 1'hiftoire , qu'elle fut d'abord fondée par des peuples payens & idolarres, qui, très-long-temps après la prife de Troie , furent enfin converris a. la foi chrérienne, par un brave 8c valeureux chevalier mon ayeul , nommé Conftantin. I.e père de Conftanrin avóft été élu empereur de Rome, 8c poftédoir la Grèce entière avec plufieurs aurres pays, comme 1'hiftoire le rapporte amplemenr. Sainr Sylveftre le guérit d'une grande maladie, eSc le fit chrétien ; 6c en revanche , ce prince le fit pape, 8c lui donna 1'empire de Rome , pour lui & pour 1'églife. Certe converfarion les mena fi loin, qu'ils ne renrrèrent au palais qu'a la nuir. Tiran accompagna 1'empereur jufqu'a la chambre de 1'impérarrice , 6c après avoir pris congé de leurs rnajeftés, il fe retira a fon logemenr. La princelTe éroit toujours frappée de ce qu'elle lui avoir entendu dire pendant le diner; & quoique l'empereur lui eüt rendu compte de la converfation qu'il avoit eue avec lui, elle n'en étoit pas  211 Hist. dw Chevalier. plus tranquille. Le lendemain matin ayant apperctï Diofébo a la mefle, elle 1'appella, & le chargea de prier fon coufin de fe rendre chez elle après le diner, 1'aflurant qu'elle avoit plufieurs chofes imporranres, fur lefquelles elle fouhaitoit de 1'en- trerenir. Tiran comprenant d'abord le deifein de la princefle , fir acheter Ie plus beau miroir que 1'on put trouver, & le cacha dans fa manche. II courut enfuire au palais avec fon coufin, & rrouva l'empereur qui s'entretenoit avec fa fille , &, qui a 1'arrivée des deux chevaliers, fir venir les inlïrumens. On danfa long-remps; enfuite l'empereur s'érant retiré, la princefle prit Tiran'par la main , & le' conduifant dans 1'embrafure d'une feiiêrre: "énéreux chevalier , lui dit-elle, vorre mal me touche; confiez-le moi , & foyez perfuadé que je le parragerai. Madame , lui répondit Tiran , parions , s'il vous plait de chofes plus amufanres que ne le peuvent être les paflions d'un fimple chevalier rel que moi. Cependanr, reprir la princefle, il n'y a rien dans le monde dont je ne vous fifle parr, fi vous me rémoigniez la moindre curiofité. Se peut-il que vous me refufiez , moi qui vous en prie au nom de ce que vous aimez le plus ? Madame , ( répliqua le chevalier, vous me parlez de facon , que je ne puis me difpenfer de vous obéir. Je fuis cependant très-afluré que vous ne me faites des  Tiran le Blanc. i2j «queftions que pour inftruire l'empereur de mes fentimens ; mais de quelque manière que la chofe tourne , je prévois que eer enrrerien fera la caufe de ma mort. Quoi! penfez-vous, lui dir la princefle , que je voulufle, pour quoi que ce füt, révéler vorre fecret ? Vous me faites tort ; parlez hardimenr. Vous m'y forcez , madame , répartit le général; mais fongez que vous 1'ordonnez; & puifque vous voulez favoir ce que je fens, j'aime. Puis baiflant les yeux, il fe tut. Apprenez-moi donc, ajoura la princelTe, donr cerre confidence acheva de piquer la curiofiré, quel eft Tobjet de votre paffion; & croyez que je vous Tervirai en tout ce qui dépendra de ïftoi. Alors le chevalier tira le miroir de fa manche , & le préfenra a la princefle : le portrait que vous verrez, lui dit-il,peut feul me donner la vie ou la morr. Que votre altefle lui recommande de me trairer favorablement. La princefle prir le miroir , & palfa dans la chambre avec empreflement, dans la crainte & Timpatience de trouver le portrait de quelque femme dans cette boïte mais lorfqu'elle n'y appercut que fes propres rraits, il ne lui fut plus permis de dourer des fenrimens que Tiran avoit pour elle. Ceux qu'elle avoit concus elle-même pour ce chevalier, fe réveillèrent a cette vue. Elle admira la manière ingénieufe dont il s'étoit déclaré; & cette furprife agréable lui caufa une émotion dont elle ne fut pas la maitrefle.  224 Hist. du Chevalier. La veuve Repofée & Stéphanie la furprirent erf eet étar, & la tremvant ce miroir a la main , lui demandèrenr qui lui avoit fait ce beau préfent. La princelTe leur raconta ce qui venoit de fe pafler, ajourant qu'elle n'avoir jamais lu , ni entendu rien d'auffi galant. Elle fe récria fur les graces des érrangers, & avoua qu'elle n'avoit jamais douté jufqu'alors, que tous les talens ne fuffent réunis dans la Grèce \ mais qu'elle étoit enfin obligée de convenir que les autres nations Temporroienr fur fon pays. Commenr , dit la veuve Repofée , quel rrain vous allcz! Un pied n'atrend pas 1'aurre. Vous voila déja route émue; & vos regards brillans m'annoncenr qu'il ne faudroir pas vdSus prier long-temps. Eft-ce ainfi qu'il vous eft permis de regarder un homme que l'empereur votre père a recu a fon fervice , prefque pour 1'amour de Dieu , & pour en débarralfer le roi de Sicile ? Voulez-vous pour un femblable aventurier expofer vorre gloire &c votre répurarion , devenir la fable de Tunivers , & Tobjer du mépris de tant de rois & de princes qui recherchent votre alliance ? La veuve Repofée étoit en train de prêcher ; elle dit encore beaucoup de chofes dures pour la princefle , & ©ffencantes pour Tiran. La princefle ne pouvanr fupporter fes reproches, la quirta pénétrée de dépit. Elle pafla dans fa garde-robe les larmes aux yeux, & fut fuivie de Stéphanie, qui lui dit qu'elle avoit torc  .Tiran ie Blanc; ii| torc de s'affliger. Quoi ! lui répondit la princefle, n'eft-ce douc pas afTez que je fois fotimife a 1'aurorité d'un père & d'une mère ? Faut - il encore effiiyer les duretés de ma nourrice ? Eh , que vous fera-t-elle , reprir Sréphanie ? Vous empêcherat-elle de danfer , 8c vous interdira-t-elle les amufemens des perfonnes de vorre age, de votre rang & de votre fexe? Allez , continua-t-elie, il n'y a point de dame qui ne faffe vanité d'être aimée , 8c roures fuivent les loix de 1'amour. II n'y a de différence que dans la nature de eer amour. Car il y en a de trois efpèces : l'un eft 1'amour honorable. Lorfqu'un infant, unduc, un marquis, un comte fort en faveftr, ou bien un chevalier célèbre aime une fille, elle tienr a honneur que rout le monde foit informé que c'eft pour elle qu'il danfe, qu'il joute, ou qu'il livre un combat r, les belles acFions de fon chevalier tournent h fa gloire. Si un genrilhomme très-brave 8c de bonne maifon, aime une demoifelle , & fe fait aimer d'elle X force' de préfens , c'eft 1'amour profitable : mais il ne me plait pas; auffi n'eft-il pas de plus longue dure'e que le profit. Mais il y a une troifième forte d'amour. Lorfqu'une fille, fenfible au mérite d'un chevalier , écoute fes difcours paffionnés, de quelle douceur fon cceur n'eft-il pas rempli ? Que s'ils peuvent aller plus avant , & qu'ils puiifent pafler une grande nuit d'hiver dans ua bon lit bien parTome I, p  %\6 Hist. du Chevalier. fumé , & entre deux draps bien blancs ; c'eft-la ce que Ton peut nommer 1'amour déle&able, & celui que je préférerois aux deux autres. Ce difcours fit fourire la princefle, & diflipa une partie de fon chagrin. Mais , madame , ce n'eft pas encore la tout, ajouta Stéphanie , il y a encore trois arricles de foi, dont je vois qu'on n'a pas eu foin de vous inftruire. Nous fommes heureufes que les hommes les ignorenr auffi , fans cela il leur feroit bien plus aifé de venir a bout de nous. Sachez , madame, que nous fommes toutes envieufes & avares, que nous aimons la bonne chère, & que nous avons du tempéramment. Je crois que toutes les autres font faires fur eet article comnSe moi. Un homme doit s'attacher & connoïtre celle de ces inclinations, qui domine dans fa mairrefle. Sréphanie éroit en beau train , & la princefle ne fe laflbit point d'écouter; mais 1'impératrice la fit appelier, ce qui rompit cette converfation. Le lendemain, Tiran pria fon coufin de fe rendre chez la princefle , afin de favoir ce qu'elle penfoit du miroir. Le chevalier la rrouva qui enrendoit la mefle. Lorfqu'elle fut finie, il s'approcha d'elle; & fur ce qu'elle lui demanda ce que faifoit fon coufin , il lui répondit fimplement , qu'il étoit allé donner les audiences. St vous faviez , ajoura la princefle, la belle plaifanterie qu'il me fir hier, mais je compte bien la lui rendre. Ah! madame,  Tiran le Blanc' hj lui dit Diofébo , ce n'eft point ici un jeu; Tiran vous adore , & fon cceur eft embrafé de Ia flamme la plus ardenre. Ce feu la , dit la princelTe , a plus de fumée que de chaleur. Lorfque nous brülons nous autres , c'eft d'un feu qui a bien plus d'ardeur, quoiqu'il faffe moins de fracas. Ils continuèrent encore quelque remps cette converfarion, dans laquelle Diofébo crut voir que la princelTe craignoit feulement que 1'on ne s'appercut de la paffion de Tiran. Diofébo alla fur le champ en rendre compte a fon coufin, & dès qu'ils eurent diné, ils montèrent enfemble au palais. Stéphanie les vit arriver, & jourat en avertir la princefle, qui paffa dans fa chambre pour les recevoir. Tiran, la falua en enrranr, avec le plus pro fond refpeóï. Elle le recut avec beaucoup de froideur , 8c a peine répondit-elle a. fon falut. Le chevalier furpris d'un accueil fi froid, s'approchant d'elle avec précipitarion : eh ! madame , lui dir-il d'une voix baflè 8c érouffée par la douleur, quelle peur-être la caufe du chagrin que je vois fur votre vifage? Tiran, lui dir la princefle, il n'y en a point d'autre que votre conduire avec moi. Sans refpeófc pour mon rang , ni pour la dignité de l'empereur mon père, fans reconnoilfance pour les bontés dont il vous accable , fans égard pour ma répuration, vous ofez me parler d'amour , & me témoigner ouverrement votre folie paffion ! fi on vient a la foupconner, que Pi/  zi§ Hist. du Chevaiiu dira-t-on de moi; queile idee en aura-t-on ? II faut,' pour prévenir un rel malheur , que je me hare d'aller moi-même déeouvrir vorre crime a l'empereur mon père ", & que je prouve par-la a tout 1'empire , que fi par mes bonrés j'ai eu le malheur de vous infpirer une audace criminelle , du moins je «'ai pas eu la foibleffe de vous la pardonner. A ces mots, la princefle fe leva pour pafler dans «ne autre chambre : Tiran la fuivant avec précipitarion, 1'arrêta par fa robe, en la fuppliant de ■1 ecourer. Stéphanie & Diofébo joignirent leurs prières aux fiennes , & la forcèrent de fe rafleoir. Ah ! madame, dit le chevalier en fe jerrant a fes pieds , vous ignorez quelle eft la force de 1'amour ", votre vertu ne vous a pas permis de connoïtre quels font les effets de certe paffion qui eft le lien de toute la nature, qui égale tout, & a qui tout obéit. Non , madame , je n'ai point oublié ce que je vous dois, mon efprit & mon amour vonr pour vous jufqu'a Padorarion. Si la violence de eer amour m'a porré a quelque aóHon qui vous ait déplu, pardonnez-la a ce même amour. Mais je vois que vous êtes inexorable. Eh bien ! madame , il faut vous fatisfaire j il faut cefler de vous offenfer. II faut éteindre dans mon fang un amour qui vous irrite , & qui ne peut finir qu'avec ma vie. Ce jour fera le dernier oü je vous importunerai. Votre beauté vous fera mille adorateurs % dont le rang,  Tiran le Blanc.' h) dont le pouvoir , dont les exploirs furpafleronr les niiens ; mais il n'en fera poinr qui vous aime, qui vous adore avec une paffion auffi violente , Sc auffi refpect-tieufe. Adieu, madame, fongez quelquefois a un homme donr vorre feule rigueur aura caufé la mort. Je veux que mon tombeau en in£truife Puriivers. Je veux que 1'on grave delTus : Ci git Tiran le Blanc , qui mourut vak trop aimer. En achevant ces paroles Tiran fe leva avec précipitation , & fe retira fuivi de Diofébo. La prince Ae, frappée de 1'érar oü elle 1'avoir vu fortir, demeura plongée d*ns la douleur. Elle craignir les fuites du défefpoir qu'elle avoit vu dans fes yeux. Ah ! ma chère Stéphanie, secria-t-elle, le vifage couvert de larmes, je ne le verrai plus ! il va mourir. Je connois fon courage & la violence de fon amour. Ne m'abandonnez pas dans eer état cruel, prévenez ce malheur. Vous feule pouvez me fecourir. AUez le trouver, découvrez-lui mes fentimens, inftruifez-le de ma douleur; fakes ceffier fon défefpoir; qu'il vive , ma chère Stéphanie , qu'il efpère, mon forr & le fien font entre vos mains; je m'abandonne a vous. Stéphanie, touchée des larmes de la princelTe, prit avec elle une fille , & palTa chez Tiran , dont le logement étoit voifin du palais. En y arrivanr, elle le vit dans un défordre qui annoncok le plus. P üj  230 Hist. du Chevalier. violent défefpoir. Diofébo rachoit en vain de le modérer; elle ne doura poinr qu'il ne fe préparat a mourir. Elle fe mit donc a genoux, & lui dir: Ah ! qu'allez-vous faire, Tiran ? Hé quoi! voulezvous perdre ce que vous avez acquis d'honneur & de répuration , pour quelques paroles que ma maitrefle vous a dites ? Ignorez-vous le caraétère des femmes ? Croyez - vous qu'il leur foit permis de lailfer paroirre leurs vrais feminiens ? Taut-il vous abandonner aïnli a la fureur ? Oubliez ce que la princelfe vous a dir , elle-même vous en conjurer, c'eft par fes ordres que je viens vous en alfurer. Dès que le chevalier appercut^ Stéphanie dans eet état, il s'alla mettte a fes pieds. II la refpedtoit comme demoifelle de la princelfe , & elle étoit digne des plus grands égards par fon mérite & par fa nailfance. Elle étoit nièce de l'empereur & fille du feu duc de Macédoine , le premier de tout 1'empire grec. Non , lui dir-il, ma chère Stéphanie, non, n'efpérez pas me tromper; mes maux font a leur comble ", mon cceur ne peur plus en fupporter le poids; la mort n'a rien de rerrible pour moi j elle va les ritiir. Je meurs pour la plus belle & la plus refpeólable princefle de l'tanivers. Cerre mort me couvrira de gloire. Ceflez de me flarter d'une efpérance qui ne ferviroit qu'a prolonger ma vie 9 pour la rendre plus malheureufe. A peine la princelfe avoit-eüe vu partir Stéphanie»  Tiran le Blak c; 251 que fa douleur & fon inquiétude redoublèrenr: Bientót elle ne fut plus makrelTe d'elle - même, Sc fe couvrant d'un voile qui la cachoit toute entière, elle prit avec elle Plaifir de ma vie , une de fes filles , en qui elle pouvoit fe fier, & defcendant par un efcalier dérobé au jardin du palais , elle le traverfa fans être reconnue, en fortit par une porte fecrette, & fe rendit chez Tiran. A peine 1'appercut-il, qu'il courut fe proftemer a fes pieds le vifage couvert de larmes, Sc fans pouvoir prononcer une parole. La princefle ne pur réfifter a ce fpecracle; elle tomba aufli a terre , en lui difanr : chevalier , fi mes difcours vous onr blefle , pardonnez-les moi*, je vous le demande ; perdez-en le fouvenir , que mon repenrir les efface de vorre mémoire. Ces paroles pénétrèrent Tiran de la joie la plus vive , a peine pur il la fupporrer. II protefta a l'infante qu'elle feroir toujours la mairrelfe de fon forr, Sc qu'il la regarderoir comme fa fouveraine. Alors Stéphanie prenant la parole , dir a la princefle : madame , il faut que vous accordiez un gage a ce chevalier , pour fceller la paix que vous venez de faire; je lui ai promis que s'il obéiffoir a vos" ordres, vous lui permerrriez de baifer vos cheveux. Non - feulemenr les cheveux , reprit la princefle ; mais les yeux Sc le front, s'il me promet foi de «hevalier, de ne rien entreprendre fur lui-mêmes P iv  t$i Hist. du Chevalier Tiran le promir; & rout ce qu'il fouffroit fut converti en joie & en félicité. Alors la princelfe rerourna promptement au palais; & repalfanr par Ie jardin, elle rentra dans fon appartemenr, fans que perfonne eür eu aucune connoilfance de fa forrie. Tiran n'éroit cependant pas tellemenr occupé de fon amour, qu'il ne pensat aulli au fujet pour lequel il étoit venu en Grèce, & aux moyens de déhvrer 1'empire du joug des infidèles. Ce jourla même l'empereur recur des nouvelles , qui engagèrent encore le général a prelfer fes prépararifs. Un homme envoyé de 1'armée lui avoit rapporré, que depuis peu de jours le duc de Macédoine, qui commandoir les rroupes impériales, s'éroir lailfé engager mal a-propos dans une embufcade , qui lui avoit été drelfée par les ennemis ; que toute farmée avoit été défaite, & qu'on avoit perdu dcuze mille hommes dans ce combat; que cependant le duc voyant la bataille perdue, avoir pris la finte, fuivi de tous ceux qui avoient pu 1'imiter, & s'étoit jetté dans la ville de Pellidas; que les Maures 1'y avoient fuivi, & avoient mis le.fiège devant la place; qua cette nouvelle le fultan avoit pris le titre d'empereur de Grèce , & qu'il s'étoit rendu au fiège avec le grand Turc , & tous les rois venus a leur fecours ; qu'au rede il n'y avoit des vivres dans la ville que pour fix femaines au plus, & que ce terme  Tiran le Blanc. 233 arrivé , le duc & tous ceux qui 1'avoient fuivi feroient obligés de fe rendre aux infidèles. L'empereurcommuniquaces mauvaifes nouvelles au général,qüi fur le champ fir publier que toutes les troupes fe tinlfentprêres a partir dans fix jours. Pour lui, dès que la nuit fut venue, il fortit de la ville accompagnéfeulementdedeuxguidesquicomioilTbientparfaitement le pays, & arriva le lendemain a midi dans une grande plaine, que 1'on appelloir la bonne Vallée. Elle étoit remplie de belfiaux que 1'on y avoit ralTemblés de routes parts dans la crainte des ennemis. Tiran fir prendre routes les jumens qui s'y trouvèrenr, Sc les ayant fair attacher 1'une a 1'autre ,il en confia la conduite a deux cents hommes, a qui il ordonna de fuivre le chemin du camp des Maures. Pour lui il revint a Conftantinople, ou il arriva le cinquième jour de fon déparr. Le lendemain il fir faire la revue des rroupes, les proceffions & la bénédicTion des bannières;après quoi rout le monde monta a cheval, & fe mit en marche. La bannière de l'empereur fortit la première Sc fur fuivie de celle qui portoit la devife de ce prince. C'éroit la tour de Babylone en broderie d'argenr, d'ou forroit une épée portée par un bras armé fur un champ d'azur , avec ces mors écrirs en lettres d'or , la fortune est mIenne. Toute la maifon de l'empereur accompagnoir cerre bannière. Le duc de Pera marchoit après eet efca-  234 Hist. duChivalier dron avec fa troupe. II étoit fuivi des ducs de Babylone & de Sinopoli , des marquis de faint Mare , de Pefcaire & de celui de Montferrat, des comtes deMalatefta & de Vintimille, Siciliens, «Sc de plufieurs autres comres, vicomtes «Se capiraines, qui parurent a la tcte de leurs compagnies roures bien armées. II y eut quarre-vingt-trois mille combattans, divifés en quaranre - huir efcadrons, qui pafsèrenten revue ce jour-la devant l'empereur «Sc devanr les dames. Tiran merroit tour en ordre, n'ayanr que les jambes «Sc les bras d'armés, «Sc portant une fimple cotre de mailles, & par-delfus un manreau impérial. Sa troupe parur la dernière avec les deux bannières, desccadenars «Sc du corbeau. Lorfque routes les troupes eurent défilé, l'empereur appella le capitaine, «Sc lui dit de ne point partir fans lui parler. II monta donc au palais; mais ayant trouvé ce prince occupé dans fon cabiner avec fon fecréraire, il ne jugea pas a propos de 1'interrompre. La princelfe qui 1'appercut, 1'appella, & lui dir: je vois bien que vorre départ eft certain ; je prie Dieu de tout mon cceur qu'il me falfe la grace de vous revoir victorieux «Sc plus grand qu'Alexandre. Tiran fe mit a fes genoux, «Sc lui baifa la main ; & la princelfe conrinuant a lui parler : demandez-moi, Tiran, avant votre départ , tout ce que vous voudrez, lui dit-elle, &  Tiran le Blanc. 2.3f comptez que vous ne ferez point refafé. Votre altefle eft unique en rout genre comme le phénix , lui répondit le chevalier. Je fais bien ce que je demanderois; mais vous ne voudriez pas me 1'accorder. Cette chofe-la feule que je defire en ce monde , & qui me raviroir au ciel, me fera certainement refufée , ainfi je n'en parlerai point. Capitaine , reprir la princelfe, quoique je n'aie pas été en France, j'enrends bien vorre langage, mais je ne fais fi vous enrendez le mien; je ne prérends pas aller fi vite r, j'ai voulu vous dire feulement que fi vous avez befoin des tréfors de mon père , j'en fuis ha maitreflè, comme vous favez > &c j'en puis difpofer fans qu'il le fache. Non madame , dir Tiran , c'eft une aurre faveur que je voudrois obtenir. Voyons donc ce que c'eft , dir la princefle, & fi je puis vous 1'accorder , mon honneur fauf, je ne vous refuferai rien. Je ne vous demande rien autre chofe, répondit Tiran, que la chemife que vous avez acFuellemenr, & la faveur de 1'óter moi-même de delfus le corps divin qu'elle couvre. Sainte Marie, s'écria la princelfe ! eh que demandez - vous la ? La chemife, les habirs , les diamans & rour ce ce que je pofsède , je veux bien vous les donner; mais pour la permiflion de 1'orer, c'eft aurre chofe, vos mains n'ironr point en lieu oü jamais main d'homme n'a été ; en même temps elle pafla dans fa chambre, óta fa chemife & en  i}6 HrsT. du Chevauir reniit une autre. Enfuire elle revinr dans la grande falie , oü prenant Tiran en particulier, elle lui donna la chemife , qu'elle baifa plufieurs fois auparavant. Le chevalier la reent avec une extréme joie, & pria les demoifelles de la princelfe , au cas que l'empereur le fir appelier, de dire qu'il éroit allé prendre fes armes afin d'être plutót en état de partir. En effet, il acheva de s'armer tandis que fon coufin Diofébo & Richard mettoient les foubreveïfes brodées qu'ils avoienr fair faire. Tiran mit par-deffus fes armes la chemife qu'il venoir de recevoir. Elle éroir de foie avec de grandes raies couleur de feu , fur lefquelles il' y avoir des ancres brodées, Sc ces mors, qui est bien , qu'il s'y tienne. Du refte, elle étoit brodce par compartiment , les manches en étoient fort grandes Sc pendoienr jufqu'a terre. Tiran releva la droire fur fon épaule , & la gauche jufqu'au milieu du bras , 1'atrachanr avec une cordelière d'or : au-deffus étoit un faint Chriftophe portant 1'enfanr-Jefus, d'un ouvrage très-riche. Dans eer érar les rrois chevaliers allèrent prendre congé de l'empereur & des dames. Ils le rrouvèreut qui attendoit fon général a diner. Dès qu'il 1'appercur en eer équipage : eh ! mon dieu , général, luidir-il, quelle foubrevefte avez-vous la ? Si vorre majefté en favoit toutes les propriécés, répondk  Tiran le Blanc. "V 237 Tiran, fon étonnement cefferoir. La demoifelle qui me Fa donnée en parranr de mon pays, eft la plus belle & la plus accomplie de 1'univers; la princelfe 8c les demoifelles de la cour me le pardonneront. II eft vrai,dit l'empereur, que jamais chevalier n'acheveroit de grandes enrreprifes fi 1'amour ne le fourenoit. Je jure a vorre majefté, ajouta Tiran , qu'au premier combar nos amis 8c nos eunemis la remarqueront bien. Aprcs quelques difcours femblables, l'empereur fe mir a rable, & fir placer le capiraine a fes corés , avec 1'impératrice & la princelfe. Les deux chevaliers qui 1'accompagnoient mangèrenr avec les dames & les demoifelles. Après le diner 1'empereur palfa dans une chambre ou route la cour le fuivir. La , après avoir recommandé au général fa gloire, fon repos , 8c le falur de 1'empire, il lui remir fes ordres pour le duc de Macédoine, le grand connétable & tous les autres grands officiers de 1'armée. Tiran les recut a genoux , & baifa la main de l'empereur, pour prendre congé de lui. II rendir enfuite le même devoir a Timpérarrice 8c a la princelTe. II fortir enfin fuivi de Diofébo & de Richard, & monranr a cheval , après avoir fair la révérence a l'empereur 8c aux dames qui s'étoienr mis aux fenêtres pour les voir parrir, ils prirent le chemin de 1'armée accompagnés de tous les regards & des vceux qu'on faifoit au feigueur  238 Hist. uu Chevalier pour qu'il leur accordar Ia victoire. La princelTe eut toujours fes beaux yeux attachés fur Tiran , jufqu'a ce qu'elle 1'eüt perdu de vue. Alors elle fe mitapleurer, & routes fes demoifelles 1'imitèrenr. Peu de jours après , Ie général arriva avec toute fon armée a une lieue du camp des Maures & de la ville de Pellidas dont ils faifoienr Ie fiège. Ceux qui défendoient cetre place, prelfés par les efforrs des infidèles, & fe voyant hors d'étar de leur réfifter , étoient alors fur le poinr de fe rendre ■ mais lorfqu'ils apprirent 1'arrivée du fecours , ils changèrent bientbt de penfée , & ouvrirenr avec joie leurs porres a leurs libérareurs. Le capitaine entra de nuit & fans bruit dans la ville , afin que les ennemis ne fuflenr poinr averris de fa venue. Cependanr elle ne pur êrre fi fecrette qu'ils n'en euffent le vent. Ils furent en général qu'il étoit atrivé du fecours aux alïiégés, fans pouvoir deviner s'il éroir nombreux ou médiocre. Le grand Turc en donna avis au fultan , lui confeillant de prendre en cette occafion les mefures les plus convenables : mais ce prince vain, enflé de fes profpérités, & comprant déja fes ennemis vaincus 8c défairs, méprifa ces fages confeils , & ne prit aucunes précautions contre la furprife. Tiran profita de cette fécuriré des infidèles, dont il fut informé par fes efpions. Après avoir donné a fes troupes un jour de repos, qu'il employa lui-  Tiran le Blanc. z$ même a reconnokre le camp des Maures, il ordonna que tout le monde foupat de jour, & que les chevaux fuflenr fcellés , & les chevaliers armés prêrs a parrir a 1'entrée de la nuir. Lorfqu'elle fut venue , le général fit forrir de la ville roures fes troupes qu'il rangea en baraille , laiflTant trois mille hommes de pied pour 1'arrière-garde, avee les jumens qu'il avoir raflemblées, comme nous 1'avons dir , avanr fon départ de Conftantinople , 8c qu'il deftinoit a. 1'ufage qu'il en fit en cette occafion. Enfuite il marcha aux ennemis. Lorfqu'il fur a portée de leur camp, il fit ouvrir les gendarmes par la droire & par la gauche, afin de laiffer un paifage libre aux jumens, qu'il avoit parragées en deux troupes, & les fit conduire en même remps par les gens de pied, 1'une vers le quarrier du fulran 3 1'autre du cóté qu'occupoit le grand Turc. Dès que les chevaux du camp les fentirenr, l'un fe déracha, 1'aurre arracha fon Hcolj tous emporrèrent les piquets pour courir de ce cöté-la. En un inftant le défordre fe mir dans toute cette grande armée. Alors Tiran jugeant qu'il étoit temps de donner, vint attaquer le camp d'un cöté,tandis que le duc de Pera marchoir de 1'autre. Ils invoquèrent le grand chevalier monfeigneur faint George ; & dans le moment les Maures furent chargés de routes parrs. On en fit un carnage épouvantable. Aux cris des mourans le grand Turc  14° Hist. du Chevalier fortit de fa tente, & monranr fur le plus vif de fes chevaux, abandonna fon camp aux chrétiens. Le fulran en fit de même Sc s'enfuit fuivi des débris de route 1'armée. Certe bataille fut une des plus fanglantes qui jamais fe fur donnée en Grèce. Tiran pourfuivit les ennemis pendanr trois lieues fans faire d'abord aucun quarrier , jufqu'a une rivière fur laquelle il y avoit un pont de bois. Le fultan le palfa avec fa troupe, & le fit rompre après lui , pour órer aux chrétiens le moyen d'aller plus avanr. Ainfi tout ce qui fe trouva en deca de la rivière, demeura a la merci du vainqueur. Plufieurs furent tués , d'autres fe noyèrent en voulanf tenter le paifage a la nage. Le refte fut fait prifonnier. Quatre mille Turcs s'éroienr retirés fur une haute montagne , déterminés a fe défendre. Tiran les y fir inveftir par les gens de pied , Sc dès la nuit fuivante ces troupes, qui fe voyoient fans vivres & fans efpérance de fecours, fe rendirenr a difcrétion. Tiran de fon cbté , après avoir parragé a toute 1'armée les richelfes immenfes qui fe trouvèrent dans le camp des Maures , parrir a la rête de feize cents chevaux, Sc alla reprendre plufieurs villes Sc chareaux donr les infidèles s'éroient emparés. Le jour même qui fuivir le combar, Tiran avoit fait parrir Diofébo a la tête d'un gros dérachement de cavalerie Sc d'infanterie pour aller conduire les prifonniers  ' Tiran if Bi an«; [ 24* ^rifonnïers a Conftantinople. Lorfqu'il approcha de cerre ville , tout le monde en fortit &: vint au-devant de lui. L'empereur lui-même fe mit aux fenêtres avec roures les dames, pour voir arriver les prifonniers. Ils éroient au nombre de huit mille trois cents , 8c marchoient deux a deux , trainans les bannières du fultan & des autres princes vaincus. Ils fe rendirent ainfi a la grande place , oü Diofébo les quitta, après avoir donné les ordres nécelTaires pour qu'ils fuffenr mis fous bonne garde. 11 monra enfuite au palais, & fit la révérence a l'empereur & aux princeftes qui 1'accablèrenr de careftes & de complimens. L'empereur le fit défarmer en fa préfence ,* & de peur qu'il ne s'enrhumat, lui donna une de fes propres robes brodées de perles. Enfuite il le fir alfeoir, & voulur qu'il lui raconrar en préfence de routes les dames , ce qui s'étoit pafte depuis le' jour de leur déparr. Il eft aifé de s'imaginer que Diofébo n'oublia rien dece qui pouvoit faire honneur a Tiran & fervir at" rehaufter fa gloire. La joie de l'empereur' fut ex-' trême , & fi 1'impératrice parut fatisfaire , la princefle le fut encore plus. Diofébo fut fervi ce foir-; la par les demoifelles mêmes des deux princeflesJ Après le fouper l'empereur donna la main A fa fille ; 1'impératrice de fon cóté donna Ie bras au chevalier, 8c il fut conduit de la forte a Tappartement qu'on lui avoit préparé. Alors U Te mit a genoux Tme I, Q  2.4* Hist. du Chevalier: pour remercier leurs mijeftés de I'honneur qu'elies lui faifoient, & toure la cour fe retira pour lui laifler prendre quelque repos. Le.lendemain l'empereur compra les prifonniers , & tira de fon rréfor quinzeducars pour chacun , qu'il remit a Diofébo, avec ordre de les donnet au général. Lorfque la princefTe s'imagina que rien ne 1'arrêcoir plus a Conftantinople , elle lui fit dire de veair la rrouver dans fa chambre; ce qu'il fouhaitolt avec panton , fur-tout de parler a Stéphanie, aux charmes de laqueile fon cceur n'avoir pu réfifter. Dès que la princefle le vir enrrer : mon frère, lui dit-elle-avec vivacité, quelles,, nouvelles m'apporrez-vous de ce bon chevalier fans peur, que j'ai plus envie de voir que routes les chofes du monde ? Je fuis süre qu'il penfe fouvenr a moi, mon amour me le.perfuade. Ah ! madame , répondir Diofébo, fi ce chevalier entendoit ces paroles, il fe croiroit tranfporré au neuvième ciel. Qu'il fe riendroir bien payé de tout ce qu'il fouftre pour vos inrérêrs, car vous êtes le feul objet de toutes fes actions; le jour, la nuit, au milieu des plus grands périls, dans les plus grandes farigues, il ne penfe qu'a vous, il n'invoque que vous, vous occupez fans cefle fon cceur &fonefprir. La princefle écótftoit ■ Diofébo avee Un extréme plaifir, lorfque Stéphanie interrompant le cheva-  Tiran le Blanc. 24$ lier : vous avez affèz parlé, lui dit-elle; écourezmoi donc a mon tour. Enfuite adreflant la parole a la princeffe : dites-moi, je vous prie , madame , cjui mérire mieux d'être empereur que Tiran? Quel aurre eft: plus digne de I'honneur de vous époufer > Vous avez vorre bonheur fous la main , & vous refufez de le prendre ! Un temps viendra que vous vous en repentirez. Ce n'eft ni pour vos biens, ni pour vorre nailTance , ni pour votre rang que Tiranvous aime , c'eft vorre feule perfonne , Sc ce font vos feules perfecHons qui le touchent. L'emoereur votre père n'a d'aurre defir que de vous yoir bien mariée ; oü pourriez-vous trouver dans tout l'univers quelqu'un quiTégale ? Aimable, jeune , brave, entre les plus braves , prudenr , libéral, amoureus; il pofsède roures les verrus. Si.Dieu m'avoirTait Carméfine , fille de l'empereur, Sc vous Sréphanie, je vous jure que je ne lui refuferois rien. Si vous cpoufez quelque érranger, il vous traitera peutêtre plus en efclave qu'en époufe. Si vous prenez un mari parmi vos fujers , fur qui jetterez-vous les yeux ? Sur le duc de Macédoine mon beau-père? II eft le premier de 1'empire; il faut que je vous parle conrre lui. Vous connoiflez fon humeur, il aura envie de dormir lorfque vous voudrez caufer , il ronflera lorfque vous voudrez rire.. Prendrez-, vous.le duc de Pera? .Son age .s'accorde rrop peu avec le votre. Croyez-moi, madame, il n'y a que  144 Hist. du Chsvaiiir Tiran qui foit votre fair. II faura gouverner, dé-" fendre & augmenter votre empire. Il ne dormira pas lui, & fi roures les nuits il ne vous fait chercher tous. les coins de la chambre, vous vous en prendrez a moi. La princelTe inrerrompit ce difcours par un grand éclat de tire. Diofébo adrelTant la parole al Stéphanie : &vous , luidir-il, fi Tiran éroit aifez heureux pour époufer la princelTe, de qui voudriez-vous faire le bonheur ? Moi, dir Stéphanie , en ce cas-la je prendrois le plus proche parent de Tiran. Adorable Stéphanie , s'écria Diofébo avec précipitation, c'eft donc moi que ce bonheur regarde, & món amour m'y donne encore plus de droir que la parenté ; mes fentimens pour vous ne le cèdent point a ceux de Tiran pour vorre divine princelfe ; daignez m'accepter pour vorre efclave,& accordez-moi un baifer pour arrhes de mon engagement. Ce que vous demandez-Ia , répondit Stéphanie , ne fe peut faire que par I'ordre de la princelfe de laquelle je dépends depuis mon enfance , & furtotit en fa préfence. Alors Diofébo fe mit aux genoux de la princelTe , & la pria plus dévotement qu'iln'auroit fair a aucune fainre du paradis: mais il avoir beau prier, Carméfine étoit inexorabJe : ó cceur endurci, ó cceur de rocher , s'écria Stéphanie , que rien n'a jamais pu roucher ! je te verrai quelque jour adodci-, le brave Tiran men fera. raifon.  Tiran ie Blanc. Z45' Mon frère Diofébo, dit alors la princelTe, demandez-moi des chofes raifonnables ymais n'efpérez pas que je me prêre jamais a de pareilles demandes. Ils s'entretenoient de la forre , lorfque l'empereur fir appeller Diofébo , & lui donna fes derniers ordres, pour fe rendre inceflamment au camp. Cependant ceux qui faifoient la garde du coté de la mer , donnèrent avis i l'empereur qu'il paroilToir cinq gros vaifleaux du cöré du levant, Sur cerre nouvelle ce prince retint Diofébo; & appréhendant quelque furprife de la part de la flotte Génoife , il fit embarquer beaucoup de troupes fur tous les batimens qui fe trouvèrent dans le port. Mais cette précaution n'étoit pas néceffaire ; car un moment après on fut que ces cinq vaifleaux étoient envoyés par le grand - maitre de Rhodes. Le bon prieur de faint Jean débarqua en effet, fuivi de plufieurs chevaliers de la Croix - Blanche. Diofébo éroit fur le bord de la mer, a la rête des troupes rangées en baraille. Ils fe reconnurent avec plailir , & montèrent enfemble au palais , ou l'empereur les recut fur fon tróne. Le prieur le falua, 8c mettant un genou en terre, lui dir : que ïe grand - maitre ayant appris que Tiran éroit fon général, il lui envoyoit deux mille hommes payés pour quinze mois, pour fervir l'empereur fous fes ordres. L'empereur, charmé de ce fecours, embrafla le prieur, 8c donna ordre de le loger & de  34<3 Hist. ru Chevalier le défrayer. On leur laifla quatre jours de repos; après quoi ils parrirenr accompagnés de Diofébo , pnrent le chemin de 1'armée. Ils n'en étoient éloignés que de cinq lieues , lorfqu'ils apprirenr que Tiran faifoit le fiège d'une place très-forte. Cette nouvelle leur fit hater leur marche, & ils arrivèrent au moment que le général jugeanr la brêche en érat, fir donner l'affaur. Tiran courut un grand danger en cette, occafion : car s'étant approché trop prés des murailles, une pourre lui romba fur la tête, & le renverfa. Ses gens animés par Richard , le rerirèrent du foffé avec beaucoup de peine; majs eet accident ne 1'empêcha point de rerourner un moment après a 1'attaque. Les Maures réduits au défefpoir , vendirenr leur vie bien cher a plufieurs chrériens ; mais ils fuccombèrent enfin. Les chevaliers de Rhodes, arrivés fi i propos , fe diftinguèrenr en cette rencontre. La place fut emportée d'afTaur, & toute Ia gamifon paffée au fil de l'épée. Après cette victoire , le prieur de fainr Jean, «Sc rous les chevaliers de fa fuire vinrenr faire la révérence a Tiran, qui les afïïira qu'il éroit infiniment fenfible aux attentions du grand-maitre. On laifla la place a la garde des habirans mêmes, que les Turcs avoienr fi fort maltrairés, qu'on n'appréhendoit pas qu'ils euflent envie de retourner fous leur domination. On reprit enfuite le che-  Tiran le Blanc. 147 min du camp , oü 1'on donna aux troupes quelques jours de repos. Tiran fir diftribuer aux troupes Yztgenr que l'empereur lui avoit envoyé pour fa part de la rancon des prifonniers. Cependant quoique dans la dernière rencontte les ennemis euflènt perdu plus de cinquante mille hommes, tués ou faits prifonniers, ils réfolurent de teurer encore une fois le hafard d'une baraille. Dans ce delfein , ils fe rapprochèrent du pont que le fulran avoir fait rompre lorfqu'il prit la fuire; en forre que les deux armées n'éroient féparées que par le fleuve Tranfimène. Celle des Maures étoic compofée , non-feulement des troupes du fulran & du grand Turc ,*mais encore de celles qu'avoient amenées a leur fecours les rois d'Afie, d'Afrique, de Cappadoce , d'Arménie & d'Egypte. Ce dender étoit regardé comme un des plus braves , & des plus adroits chevaliers de fon temps. Ils avoient auffi i leur folde plufieurs grands feigneurs chrétiens , reis qne les ducs de Cahtbre & de Melfi , les comtesde Saleme & de Caferte,& plufieurs aurres. Ces troupes réunies monroienr a deux cents foixante mille combattans , qui vinrent camper visa-vis de 1'armée chrérienne. Le premier foin du fultan fut enfuite de faire travailier a raccommoder le pont, dans la réfolurion de pafler la rivière , & d'aller attaquer 1'armée impériale. Tiran reconnut fon delfein ; & prenant  i4* Hist. du Chevaliek' quatre hommes avec lui, il remonta le Tranfimèné une lieue au deflus, jufqüa un endroit oü 1'on avoit conftruir un grand pont de pierres entre deux collines, fur chacune defquelles s elevoit un petit chateau, dont le fultan n'avoit jamais pu s'emparer. Celui a qui on en avoit confié la garde, quelques offres que lui euffent fait les Turcs, avoit été fidéle a fon Dieu , & a l'empereur fon maitre. II s'appelloit Malvoifin, & s'étoit réfervé la garde d'un des deux chateaux. Son fils, nommé Hyppolite, commandoit dans 1'autre. Tiran fit parler a ces chevaliers , qui connoilfanr la réputation que le général s'étoit acquife , 1'aflu.rèrent de leur fidélité , 8c d'une prompte obéilfance a tous fes ordres. Sur cette aflurance il fir couper dans les bois voilins une grande quanriré d'arbres les plus fecs que 1'on put trouver, il les fit lier enfemble avec de grolfes poutres en rravers; il fir clouer des planches fur les pourres , & le tout fut endüit de poix 8c de goudron. Certe machine occupoit toute la largeur de la rivière. II la fit attacher au pont de pierres avec de grofles chaïnes de fer ; & la fit couvrir de ramée, pour que 1'on ne püt recoirnoirre ce que c'étoit. Les Turcs , de leur cóté , ayant raccommodé leur ponr , commencèrenr a faire filer leur infanterie avec toutes leurs machines chargées, en cas d'artaque de la part des chrétiens. Tiran, qui étoit  Tiran ie Blanc. 2/(9 ievenu a fon camp , fut aufli-töt averti de ce mouvement ; & dès qu'ils virent toute 1'armée des Turcs prefque palfée , il fit monter rour le monde a cheval, 8c vinr camper proche le ponr de pierres. Les Turcs le voyant décamper, crurent que ce mouvement venoit de la peur qu'ils lui infpiroienr. Ils achevèrent de pafler la rivière avec plus de courage , & fe mirenr en devoir de le pourfuivre; mais a une certaine diftance , Tiran fit pafler Ie pont de pierres a fes troupes , & les attendit a la tête. Lorfque les Maures les virent de 1'autre córé de la rivière, ils coururent a leur ponr pour le repafler , & vgnir Pattaquer par 1'autre cöté. Alors Tiran repalfa le ponr encore une fois, 8c rendir par-Ia leurs efforrs inuriles. Cette manceuvre dura rrois jours de parr & d'autre, jufqu'a ce qu'enfin, par 1'avis du roi d'Egypte , les Turcs prirent le parti de féparer leur armée. Les rois demeurèrenr avec une parrie dans le camp qu'ils occupoient; 8c le fultan repafla le pont avec le refte. On convint que ceux que Ie forr favoriferoit attaqueroienr les premiers, 8c que dès que le combat feroit engagé, les autres iroient a leur fecours. Lorfque Tiran vit que les ennemis s'étoient parragés, 8c qu'ils étoient féparés par la rivière : les voila. comme je demande, s'écria-r-il. En même temps il marcha du cöté qu'occupoient les rois.  ajc Hist. du Chevalier. & vint pofter fon infanterie au pied d'une montagne , qui dominoir Ia droite du ponr. II fit*monter enfuite toute la cavalerie fur certe montagne , »■ la réferve de quarre efcadrons. Le fulran marcha contre eux , & lesobligeade regagner la monragne. Il y eut environ foixante chrétiens de tués. Cette efcarmouche dura jufqu'a la nuit, pendant laquelle les Turcs fe rinrent toujours fous les armes, perfuadés que Ie lendemain ils prendroient tous les chrétiens, fans coup férir, & qu'ils les feroient efclaves. Telle étoit la fituationdes chofes, lorfque le duc de Macédoine, jaloux de la gloire de Tiran, fir partir pour Conftantinople un de fes écuyers , nommé Albin, après 1'avoir inftruit de tout ce qu'il devoit dire a l'empereur. Lorfqu'il fut arrivé aux porres de cette capitale, il mir pied a. rerre , & enrra hors d'haleine, couverr de pouflière, & les larmes aux yeux. Le p*uple qui 1'appercut en eet état, le ftrivit en foule jufqu'aupalais. Lorfqu'il fut arrivé, il s'écria : oü eft le malheureux prince qui prend le titre d'empereur. II monta enfuite dans la grande fille. En même remps onavertir l'empereur, qu'Albin, 1'écuyer du duc de Macédoine , arrivoit, en faifant de grandes lamentations. Sur cette nouvelle ce ptince fortir de fon appartemenr, fuivi de 1'impératrice, & de la princelfe fa fille. Dès qu'Albin les vit paroitre, il fe laifla tomber par terre, s'ar-  Tiran le Blanc. 251 racha les cheveux , fe frappa le vifage , & donna enfin toutes les marqués de k plus vive douleur. L'empereur le voyanr fi défolé : certainement, dit-il, eet écuyer m'apporte de mauvaifes nouvelles. Je te prie , continua-t-il, de ne pas me laiffer plus long temps dans 1'inquiétude. Alors Albin levant les mains vers le ciel : nous n'avons fouvenr, dit-il, que ce que nous nous fommes attirés. Vous avez voulu priver vorre général Sc vorre fujer d'un honneur qu'il mériroir, pour en revêtir des étrangers de peu de nauTance , & qui vous étoient inconnus ; ainfi donc vous en porrerez la peine, Sc vous ferez maudir f|e tous vos fujers, pour avoir privé le brave duc de Macédoine d'un commandement, que vous avez donné a un miférable qui eft a préfenr perdu , & qui fuir avec roure fon armée, fans que nous fachions le lieu de fa retraite. II y a eu tant de chrétiens de tués , que je ne puis en rapporter le nombre. Les Maures ont enfermé le refte fur une perite montagne. Je me fuis fauvé dans la plus vive douleur; Sc je crois que vous , autrefois empereur, je vous laifie dans le même état. O malheureux que je fuis ! s'écria l'empereur; fe peut-il que la forrune me perfécute avec tant de rigueur ? En même remps il rentra dans fa chambre Sc fe jertant fur un lir, il s'abandonna aux plaintes & aux regrets. En vain la princelfe mit tout en-oeuvre pour le confoler; il ne lui fut pas  251 Hist. »v Chevalier. poftible d'en venir a bour. Cependant Ie bruit dé cette mauvaife nouvelle fe répandit par roure Ia ville ; & la douleur fur générale. Chacun recrettoir fes parens ou fes amis ; & les cris s'élevoient jufqu'au ciel, comme fi les ennemis eulTent déja été maittes de la capitale. Pendant que cela fe pafióit a Conftantinople; d'un autre cóté Tiran , après avoir fortifié fon camp fur le haut de la monragne , fortit par les derrières, & fe rendit au chateau du feigneur de Malvoifin, oü il trouva fa machine dans 1'état qu'il 1'avoit ordonné. On 1'avoit chargée de plufieurs grands auges de bois remolisde poix liquide, d'huile & de foufre préparé, & on avoit jeté pardeflus beaucoup de bois fee , & d'autres matières combuftibles. Le général fir alors attacher deux chaines a la proue de cette efpèce de batiment; & il en confia la conduite a deux hommes placés dans une barque de pêcheurs, & deftinés a diriger la machine, fuivant les tours & les détours de la rivière, avec ordre de n'y poinr merrre le feu, qu'ils ne fuffent proche le pont de bois. Mais fes intentions ne furenr poinr exécutées; en forre que par 1'ignorance & la précipirarion de ces deux hommes , le feu commenca beaucoup plutót qu'il ne 1'avoit ordonné. Sans ce conrre-temps de toute 1'armée infidèle, il ne fe feroit pas fauvé un feul homme.  Tiran ie Blanc; 253 En effet, lorfque les Turcs virent toute Ia rivière enflammée , ils fe crurenr perdus. Le fulran décampa promptement; & toute fon armee couruc en défprdre, pour gagner le ponr. La vireffe de fon cheval 1'y fir arnver un peu avgnr qu'il füc embrafé, & il le paffa , mais plus de la moirié de fes rroupes fenoya après lui, en voulant 1'imiter. Enfin le ponr fur] confumé ; Sc plus de vingr-deux mille Turcs, foit cavaliers ou infanrerie , furent obligés de refter en deca. De ce nombre furent le fils du duc de Calabre, les ducs d'Andria Sc de Melfi, les comtes de Bourgiefe & de Montoxio, & plufieurs aurres généraux qui n'abandonnèrenr point leur camp , les uns par la crainte du feu, les aurres par 1'envie de faire face du cöté des chrériens, au cas qu'ils fe miflent en devoir de les pourfuivre. Tiran de fon cöré, dès qu'il appercut que Ie feu cheminoir fur la rivière, comme il le fouhairoit, remonta a fon camp , qu'il trouva dans une grande joie. Prefque tout Ie monde étoit monté a cheval, dans le delfein d'aller piller le camp ennemi; mais le général ne voulur jamais Ie permerrre. A certe heure, dit-il, nous ne pouvons acquérirque de I'honneur; demain nous aurons de I'honneur Sc du profir. En effet, dès que le foleil fut levé, il fic fonner lestromperres. Toute 1'armée marcha, armes •Sc bagages, Sc alla reprendre le camp qu'elle avoit '<  z<4 Hist. du Chevalier: occupé d'abord. De-la les chrétiens découvrirent ceux des Maures , qui n'avoient pu pafler la rivière. Quelques chevaliers proposèrenr a Tiran de defcendre dans la plaine , pour les attaquer ; mais il leur répondit, qu'il avoit exécuré fon projet , Sc qu'il ne leur reftoit plus que de ie conduire avec fagelfe, paree qu'un homme leur étoit plus important , que cent ne le pouvoient être aux ennemis. Cependant Diofébo voyant les Turcs réduirs a. cette extrêmirc , fongea a en inftruire l'empereur Sc la princefle ; il envoya donc a Conftanrinople le même Pyrame, qui avoir été porter Ia nouvelle de la première vicFoire, & luf donna le fceau du général, pour lui fervir de lettres de croyance. L'écuyer obéir , mais a fon arrivée a la ville, il fur forr furpris de rrouver rout le monde en pleurs., Lorfqu'il fut au palais, il vir des témoignages de douleur encore plus fenfibles. Tous les domeftiques Sc les officiers de l'empereur avoient déehiré leurs habirs , & ceux auxquels il s'adrelfa , n'eurenr pa* la force de lui répondre ; ce qui lui fit imaginer que l'empereur , 1'impératrice , ou la princefle étoient morts. II monra dans la falie, oü il trouva ceux qu'il connoifloit le plus} non-feulement dans une aftlidion extréme y mais priant Dieu a deux genoux ^ en pleurant amèremenr, Sc maudiifant tous les Francais. II s'approcha de l'un d'eux , Sc  Tiran le Blanc. 255 lui demanda tout bas, fi l'empereur éroit mort, ou enfin qu'elle étoit la caufe de la douleur dans laquelle il le voyoir plongé. Mais celui-ci redoublant fes fanglots : depuis Judas, s'écria -1 - il, aucun foi-difant chevalier, n'a été aufii traitre que vous 1'êres rous. Si la religion ne me rerenoir, je t'étranglerois de mes propres mains. Ote-toi de devant moi, continua- t - il ; autrement, je jure par rous les fainrs du paradis , qu'après t'avoir jeté par les fenêtres, j'irai en bas pour te couper la tête. De-la Pyrame palFa dans un autre appartsment, oü appercevant un valet de chambre de l'empereur , qu'il connoflToit, il fut a lui. Mais il lui demanda comment il ofoit approcher de la chambre de l'empereur. Mon ami, répondir Pyrame , je veux mourir, fi je fais le fujet de la défolation générale oü je vous vois ; mak je te conjure de me faire parler au férénifiime empereur ; & au cas qu'il ait quelque chagrin , je puis vous alTurer que ce que je dois lui apprendre le confolera. Le valet de chambre , fans lui répondre, entra dans 1'apparrement oü l'empereur éroir avec Timpérarrice, la princelTe, «Sc roures les demoifelles. Les fenêtres en étoient fermées j «Sc chacun y pleuroit amère-s menr. Seigneur, dit le valet de chambre, il y a a la porte un de ces rrairres , qui éroienr a la fuite du chevalier Tiran le Blanc. II fe nomme Pyrame ,  t<$6 Hist. »u Chevalier & demande a parler a votre majefté. Dis-lui, rc-3 pondit l'empereur, qu'il forte promprement de mes états; & que fi je le trouve, lui ou aucun de ceux qui onr fuivi fon maitre, je le ferai préci- piter du haut de la tour de mon palais la plus élevée. Ces paroles pénétrèrenr le cceur de la princelTe," qui malgré ce dont on accufoit Tiran, ne pouvoit encore fe réfoudre a le haïr. Le valet de chambre rendir la réponfe de l'empereur a 1'écuyer , qui jura qu'il ne fortiroir point, proreftant que fon maitre n'éroir pas capable d'une trahifon., & ajoutant, que fi l'empereur ne vouloir pas qu'il eüt I'honneur de lui faire la révérence , il le prioit d'envoyer Ja princefle a la porte de la chambre , avec promefle de lui apprendre des chofes dont elle auroit lieu d'être farisfaite. Le domeftique fut encore obligé de rendre compte a l'empereur du difcours de Pyrame, & fur fes inftances réitérées, ce prince ordonna a Carméfine d'aller favoir de quoi il s'agiffoit, lui défendant en même temps de faire entrer 1'écuyer. , Dès que Pyrame appercut la princelTe , il fe jetta a fes genoux ; & lui baifant la main : je fuis , dit-il, dans un étonnement extréme de 1'érat oü je vois ici tout le monde. Perfonne n'a daigné fatisfairemacuriofiré; mais ce qui me furprend encore davanrage, eft la réponfe que l'empereur m'a fait faire.  Tiran le Blanc, 257 faire. Daignez , madame , m'éclaircir ce myftère } fi vorre alrelTe ne juge plus a propos que le- fameux Tiran le Blanc foit général de fes armées, ni qu'il continue a s'acquérir une immortelle gloire , un feul mor de fa bouche fuffir pour nous chalfer de fes érats. Lorfque la trifte princelfe entendit Ie difcours de 1'écuyer, elle lui apprit les nouvelles que celui du duc de Macédoine leur avoit apportées. Au récit d'une fi grande méchanceté, Pyrame fe battant la tére: faites-le prendre, madame, s'écria-r-iljalfurezvous auffi de ma perfonne. Je confens qu'on me coupe en quarriersj, fi Tiran n'eft pas vainqueur, s'il n'a pas fait fuir le fulran , fi le ponr des ennemis n'eft pas brülé, & fi le général ne tient pas acruellementenfermé plus de vingr mille hommes, qui ne peuvent tui échapper. Et pour preuve de ce que j'avance, ajoura-r-il, voici la bague de Tiran qu'il m'a confiée. La princelTe , charmce de ces bonnes nouvelles , courut en faire part a. l'empereur. Elles lui causèrenr une fi grande furprife, qu'on fur obligé d'appeller les médecins, qui purent a peine le faire revenir. Alors Pyrame enrra , & fit le récir dont il étoit chargé. Sur le champ on fonna toutes les cloches de la ville, & la cour fe rendit a la cathédrale, en acVion de graces de la grande victoire qu'on avoit remportée. Au rerour Técuyer du duc de Macédoine fut arrêté, & mis Tomé I, R  I58 Hist. duChevaiier. au cachot; & Pyrame, chargé de complimens Sc d'éloges pour Tiran , reprit le chemin de 1'armée. Le jour même que eet écuyer partie du camp pour Conftantinople , les Turcs , auxquels il ne reftoit aucun efpoir de fecours , fe voyant fans vivres Sc hors d'état de hafatdei un combat, crurent que de deux parris ils devoient choifir le plus doux. Ils fe déterminèrent donc a fe rendre prifonniers de guerre. Ils avoient parmi eux un homme fort favant, & d'un li bon confeil, que le grand Turc le regardoit comme fon père , & ne faifoit rien fans le confulrer. C'étoit le plus fage & le plus éloquent de tous les payens. II s'appelloit Adaglia , Sc avoit mériré par fes verrus le furnom de Salomon. Ce fur lui qu'on chargea de fignifier au général de l'empereur la réfolution de 1'armée. Sur le foir il s'approcha du camp des chrétiens, & mit un mouchoir au bour d'une lance. Tiran fit auditor répondre a ce fignal; & Adaglia ayant été conduit devant lui, après lui avoir rendu le refpeét dü a fa dignké , il lui paria en ces rermes. Je fuis étonné , grand capitaine , qu'étant auffi habile dans 1'art de la guerre, ru n'aie pas fair le fultan prifonnier avec tous ceux qui 1'avoient fuivi, car jufqu'ici tu nous as piouvé que tu réulfiifois dans rour ce que ru voulois enrreprendre. La fortune fe joint a tes vertus , que 1'on doit redourer. Tu fais te conferver toi Sc les tiens, Sc ta gloire  Tiran le Blanc. 15P augmente chaque jour. Tu viens d'en acquérir une nouvelle conrre cette malheureufe troupe qui implore aujourd'hui ra clémence, & qui re repréfente par ma bouche le rrifte état oü elle eft réduire. Je fuis ici en ta préfence pour toucher ra pirié , & pour re demander la vie. En nous 1'accordanr, tu forceras tes ennemis de convenir de ton mérite , & tu profiteras de ra victoire avec la générofité que tu fais fi bien pratiquer. Après ce difcours, le général fit conduire 1'ambaftadeur dans une renre avec tous ceux qui 1'accompagnoient , & on leur fervir un repas dont ils avoient grand befoin. Cependanr Tiran prit 1'avis de tous les officiers de fon armée; & ayant fait appeller 1'ambaffadeur : Adaglia, lui dir - il , nous ne cherchons que la gloire , & non la deftruótion de nos ennemis. Puifque j'ai la juftice de mon coré, j'efpère punir moi-même avant qu'il foit peu le fultan & les autres d'une facon proporrionnée a ce qu'ils méritenr. Cependant pour faire connoitre a ceux qui fonr a ma puiffance , que je fais ufer généreufemenr de mes avanrages, je leur ordonné d'apporrer eux- mêmes leurs armes dans la prairie, non pas tous enfemble, mais au nombre de cenr a la fois. La cavalerie fuivra 1'infanterie dans le même ordre. A cette condition je leur donne la vie. L'ambaffadeur prit congé du général 8c fit exé- R i;  xCo Hist. du Cheval is r. curer fes ordres. Lorfque toutes les armes furent' au milieu de la ptairie , Tiran fit marcher du cöté de fon camp tous les prifonniers charmés de ne pas perdre la vie. On les placa au bas de la montagne , enfuire on leur donna des vivres, & 1'on pofta aux environs diffcrens corps d'infanterie , a qui on en confia la garde. Alors Tiran defcendit de la montagne, & ayanr fait aflembler rous les ducs, les comtes & les chevaliers de cette armée , qui éroient chrériens , il les fit monter dans fon camp , oü il leur donna des tentes , & tout ce dont ils avoient befoin. Tiran ne perdoir prefque poinr de vue Adaglia Salomon dont la converfation lage & fpirituelle lui plaifoit infiniment. Un jour, après le diner , tous les feigneurs de 1'armée proposèrenr au général de faire venir ce grand philofophe. Lorfqu'il fut arrivé, Tiran le pria de leur dire quelque chofe qui pür leur être utile. Adaglia fur d'abord rroublé de cette propofirion, &c demanda jufqu'au lendemain pour y penfer. Mais le duc de Pera 1 alfura que ce qu'il propofoir n'étoit pas poffible, & qu'après le diner ils avoient befoin de récréarion. Tiran fit donc étendre un tapis fur 1'herbe. Le philofophe de fon cöré voyant qu'il n'étoir pas poifible de s'en défendre , monta fur un banc, & prenant la parole : puifque le général 1'ordonne , je vais, leur dit-il, vous donner des confeüs que chacun pourra  Tiran ie Bianc.' idt, prendre pour foi. Dieu eft grand, Dieu préfide a routes chofes , & il n'y a point de doute qu'on doic 1'aimer & le craindre. Ne foyez point furpris, bon, général & chevalier invincible , de m'entendre parler de la forte. Je fuis a demi chrétien. Mon pére éroir Turc , mais ma mère éroir de vorre pays? aulïi ai-je roujours eu de 1'amirié pour vous. Adaglia continua fur le même ron, & paria fort au long des devoirs des princes & des généraux qui comtnandent de grandes armées , joignant a tout cela des éloges pour Tiran & des avis rrèsfalutaires pour tous les autres. Après fon difcours . tous les feigneu'js rrouvèrent qu'il avoit li bien parlé, qu'ils prièrent le général d'accorder la liberté a ce fage Maure avec celle d'un de fes enfans qui (partageoit fon efclavage. Tiran y confentit avec plaifir , & après lui en avoir fait fes remercimens, Adaglia prit congé de lui, & fe retira au camp des Turcs. Deux jours après Ie général tint un grand confeil , oü il fut réfolu d'embarquer rous les prifonniers dans les vailfeaux qui étoient venus apporrer des vivres, & de les envoyera l'empereur. Le grand connétable & Diofébo furent chargés de les conduire. Ils mi rent a la voile, & arrivèrent en peu de temps a Conftantinople. L'empereur & les dames étoient aux fenêtres pour voir entrer les vailfeaux dans le port. Le connétable fit débarquer tous lesr Kii}  at?2 Hist. du Chevalier. prifonniers, & Diofébo les ayant préfenrés a 1'empereur de la part du général : je fupplie vorre majefté, ajouta t il,de me mettre en liberré, car celui qui a des prifonniers a fa garde , eft prifonnier luimême. J'efpère donc que vousaurez la bonté de me donner acte , comme quoi je me fuis acquirté de ma eommifliön, & je prie votre majefté que la bienheureiüe impérarrice, la charmante princelfe de 1'empire grec , la belle Stéphanie de Macédoine, Ja fage veuve Repofée , & 1'éloquente Plaifir de ma vie , veuillenr bien le figner , ce qui fur exécuté. L'empereur recur les prifonniers par compte, & les fit conduire dans les pLs fortes tours du palais. Diofébo fe rendit enfuite chez la princelfe, il la rrouva avec les dames. Elle alla au-devant de lui; il fe mit a genoux, & lui baifant la main: ce baifer , lui dir-il , vienr de celui que vous tenez plus captif que ceux que j'amène. II ne put en dire davanrage, paree que roures les demoifelles 1'environnèrenr. La princelfe le prir par la main, & le faifant alfeoir auprès d'elle , elle appella Stéphanie. Madame, lui dit-il, je n'ai point d'expreffons pour vous dépeindre tout ce que reflènt votre brave chevalier , & les maux que votre abfence lui fait fouffrir, ne ferez-vous rien pour les foulager ? Ses exploirs, fes fervices, fon amour n'obriendrom-ils rien de votre altefte ? Chevalier, rér  Tiran ie Blanc." pondit la princefle d'un air enjoué , croyez- vous que nous n'ayons pas au fond les mêmes defirs que vous autres hommes, mais nos loix font différentes; la bonne intention ne fuffit pas pout nous excufer , c'eft par nos acYions que 1'on nous juge, & le monde ne nous fait aucune grace , vous devez connoitre mes fentimens. L'empereur entra dans ce moment , & voyant le chevalier caufer avec fa fille. Les chofes vont a merveille , dir-il. Lorfque les dames s'enrreriennent de chevalerie , les chevaliers en valent mieux. En même remps il dir a Carméfine de le fuivre a la grande place. Elle s'y rendit avec 1'impératrice, & Diofébo les accompagna. En yarrivant, ils ap^ercurenr un échafaud très-élevé, que l'empereur avoit fait drefler & couvrir de rapis de foie, & de brocard d'or. Lorfque les dames furent placées , & que les plus confidérables de la ville furent aflis, on amena tous les prifonniers qu'on fit alfeoir a terre , les Maures, comme les chrériens. Tous obéirent, a la réferve du duc d'Andria , qui dit qu'il étoit accoutumé d'être aflis fur le tröne, & qu'il ne prétendoit pas êrre rraité comme les autres efclaves. Sur fon refus 1'empereur ordonna aux miniftres de la juftice de lui her les pieds & les mains , & de 1'obliger de s'afleoir y ce qui fut exécuté. Alors il parut douze chevaliers vêrus de longues robes de deuil avec leurs chaperons, L'empereur s'habilla de la même facon» R iv  2CT4 HlST. DU CilEVAtlER Sc 1'on fit monter fur 1'échafaud ceux des prifonniers cjui éroienr chrériens. La on leur lur la fentence, par laquelle ils éroient déclarés impies Sc maudits pour s'être mis a la folde des infidèles, Sc avoir porré les armes contre la chrétienté, & comme tels , condamnés a être dégrade's de I'ordre de chevalerie, Sc de roure nobleffe. Enfuite on procéda a 1'exécution qui fe fit avec toutes les cérémonies qui font en ufage dans cette rencontre. Voici ce qui fe pratique alors. On revêr d'abord le chevalier qui dok être dégradé de roures fes armes, comme s'il allok a une bataille , ou i une fête. On Ie fait monter enfuire fur une grande eftrade, éleyée^de facon que rout le^monde puifTe le voir. Sur eet éehafaud rreize prêtres réckenr fur lui 1'office des morts , Sc a chaque pfeaume ils ötent au chevalier une pièce de fon armure, en commencant par farmer, paree qu'il garantk la partie qui a le plus pêché contre I'ordre de chevalerie. On lui óte enfuite le gantelet de la main droire , paree que c'eft elle qui attaque; puis celui de la gauche, paree que c'eft elle qui défend. Enfin on le défarme indifféremment de toures fes autres armes , en les jerrant a terre du haur de 1'échafaud. Les rois d'armes, les héraurs Sc les pourfuivans doivent nommer chaque pièce par fon nom , en criant a haute voix: ceci eft: 1'armet, ceci eft le gantelet. de ce déloyal,de  Tiran le Blanc. a^S ce faux chevalier , & ainfi des aurres pièces. Après qu'on lui a óré fon armer, on apporte de Peau chaude dans un baflin d'or ou d'argenr, & les héraurs demandent a haute voix comment fe ncmme le chevalier. Les pourfuivans prononcent fon nom; mais les rois d'armes s'écrieur qu'il ne s'appelle pas ainfi, & que c'eft un lache chevalier qui a déshonoré I'ordre. Donnons lui donc un nom, reprennent les chapelains , & le roi ou l'empereur prenant alors la parole : que ce faux chevalier , dir-ilj foit chaflè & banni de mes états, puifqu'il a voulu déshonorer la chevalerie. Auiii-tót les rois d'armes lui jettent au vifage de 1'eau chaude qu'ils tiennent dans le ba'flin , en lui difanr: tu ne porreras dorénavanr d'aurre nom que celui de rrairre. Cependanr le prince & douze chevaliers témoignent un grand deuil; les hérauts continuent de lui jetter de 1'eau chaude fur la tête , a chaque pièce du harnois qu'ils lui ötent; lorfqu'ils ont finj de le défarmer, ils le defcendent de 1'échafaud, non par PefcaJier par oü il étoit monté, lorfqu'il étoit encore chevalier ; mais on Patrache fous les bras pour le lailfer couler jufqu'a rerre. On le conduit en 1'accablanrd'injures, a Pégiife de fainr George. La, profterné devant Pautel, on récite fur lui le pleaume des malédiótions; après quoi le prince & les douze chevaliers qui repréfentenr J. C. & les douze apótres, lui prononcent ou fa fentence de mort,  i66 Hist. du Chevalier ou fa condamnation a une prifon perpétuelle , 8c récirent fur lui a haute voix le pfeaume des ma- lédiétions. Après qu'on eut obfervé ces mêmes cérémonies a 1'égard des chevaliers chrétiens qui s'étoient mis au fervice des Maures , tout le monde reprir le chemin du palais, & Diofébo fe rendit a 1'appartement de la princelfe. II chercha d'abord Stéphanie, & la faluant avec le plus piofond refpeét : c'eft a vous-même que je m'adrelfe, lui dit-il, pour obtenir la faveur d'être recu a votre fervice, 8c les arrhes de mon engagement que la princelTe n'a pas voulu vous permettre de m'accorder. Maintenant qu'elle n'y eft point, vous ne dépendez que de vous, vous êres perfuadée de mon amour, craignez d'êrre condamnée comme faulle &c déloyale envers 1'amour, comme dépoutvue de teute gentillelfe , & comme digne d'êtie reléguée dans 1'ifle cruelle des penfées, ou les regrets inutiles 8c le vain repentir ne laiffent aucun repos. Chevalier , lui répondit Stéphanie fur le même ron, je crains peu vos menaces, tous les juges feroient pour moi, votre difcours eft celui d'un homme qui fe lalfe de fa chaine, & vous ne demandez le prix de votre fervice que pour chercher enfuite un autre maitre. Diofébo fe préparoit a répondre 8c a ravir le gage que Stéphanie ne lui refufoit que malgré elle,  Tiran le Blanc. 26*7 lorfque la princelfe enrra dans fa chambre fans robe, avec une fimple jupe de damas blanc , & même un peu courre; elle avcir la tête découverte, & fes cheveux, que rien ne retenoir, inondoient fa gorge & fesépaulesilachaleur étoit trés-grande; & elle arrivoit du tréfor avec Plaifir de ma vie. Lorfqu'elle appercur Diofébo, elle voulut fe retirer ; mais le chevalier 1'arrêcant : eh bien, lui ditelle, je vous regarde comme un frère, vous êres fans conféquence avec moi. Madame , dit Plaiiit de ma vie a la princelfe , voyez un peu la rougeur de Sréphanie, elle eft comme la rofe du mois de mai : je jurerois qjie Diofébo ne s'eft pas renu a rien faire tandis que nous érions a la tour , nous pouvions arrendre Stéphanie , elle avoir ici d'aurres affaires ; elle a ma foi raifon, & fi j'avois un amant, je faurois employer mon temps tout auffi bien que vous autres; mais je fuis une pauvre délaiffée a qui perfonne ne dir un mor. A propos , cominua-telle , favez - vous , feigneur Diofébo, a qui j'ai donné mon amour ? C'eft i Hyppolite , au page de Tiran ; mais je 1'aimerois encore bien plus, s'il étoit armé chevalier. Eh bien, je vous promets j répondit Diofébo , qu'a la première bataille il le fera. Ils badinèrent encore quelque temps de cette forte. Enfuite la princelfe changeant de difcours, dit a Diofébo : il faut que je vous 1'avoue, je me  26-8 Hist. nu Chevahir. fens pénétrée de douleur lorfque je parcours ce palais fans y rencontrer Tiran ; que fa vue me donneroir de joie ! mais ce bouheur m'eft inrerdir, il faur me conrenrer de penfer , que tandis qu'il eft abfent il fe couvre de gloire , & juftifie 1'amour que jai pour lui. On ne parle que de fa magnificence, & de fa libéraliré; mais comme j'ai penfé que ne polfédanr rien en ce pays, il pouvoit ne fe pas trouver toujours en état de fuivre la noblefle de fes fentimens, je veux lui tenir lieu de père , de mère , de fceur & de fille, en même remps que de maitrelfe & d'époufe; j'ai cru que c'étoit a moi d'y pourvoir. Vous lui fcoorrerez de ma part une demi-charge d'or. Nous venons, Plaifir de ma vie & moi, de la rour, pour mettre cette fomme dans des facs. Envoyez-la chercher pendanr le fouper , une de nous rrois vous la remettra. Dires a Tiran qu'il ne 1'épargne pas , qu'il fonge que ma gloire eft attachée a la fienne. Quand eet argent fera dépenfé , je lui en enverrai d'aurre. Si je n'avois d'autre moyen pour le fecourir lui ou les flens t que de travailler de mes mains, je m'y réduirois* avec joie, je lui donnerois jufqu'a mon fang. Diofébo furpris & rouché d'enrendre parier la princefle avec rant d'amour, 1'affura qu'il n'avoit point de termes affez forrs pour exprimer la joie que ces paroles lui caufoienr. Si quelqu'un peut méruer ces fentimens, continua-t-il, c'eft l'amou-  Tiran ie Bianc. 269 reux Tiran; mais permerrez, au nom de eet amant, comme fon parent, comme fon ami, comme celui qui vous parle en fon nom & au nom de tous les fiens , permettez qu'en figne de dépendance je baife vos mains & vos pieds. Alors Sréphanie emporrée par fon amour : ah ! madame, dir-elle, en adrefifanr la parole a la princelfe, que je fuis jaloufe de ce que vous faires pour votre chevalier, que ne m'eft - il permis du moins de fuivre le mien ! Si vorre altelfe 1'approchoir , tout ce que 1'on en pourroit dire me roucheroir peu, du moins je ferai tout ce que je puis faire pour lui. En même temps elle fe leva & alla écrire dans 1'autre chambre un billet qu'elle fourra dans fon fein; après quoi elle revint trouver la princelfe. Pendant 1'abfence de Stéphanie , Diofébo conjura Carméfine de lui permettre de la baifer a fon retour; mais la princelfe ne voulur jamais y confentir. Le chevalier, au défefpoir de fes refus, lui dit, qu'elle ne le traitoit pas en frère, ni en homme qui lui éroir alfez artaché pour facrifier mille vies au moindre de fes defirs ; que jamais il ne s'acquitteroir d'aucune de fes commilfions pour Tiran , 8c que dès qu'il feroit arrivé au camp , il prendroit congé de lui & rerourneroir dans fes terres. Dans ce moment l'empereur enrra fuivi du connérable, 8c prenanr Diofébo par la main , il les promena pendant quelque temps dans le palaisj en les priant  27° Hist. du Chevalier de partir inceflammenr, & leur donna les ordres qu'il crur convenables. Lorfqu'ils furenr forris de chez la princefle, elle refta forr inquierte. Que je fuis malheureufe, s'écriat-elle,d: avoir mis Diofébo dans une furieufe colère ! II ne voudra jamais me rendre fervice, & j'aurai faché tous les Francois. Ma chère Stéphanie, ajouta-t-elle , il faudra 1'adoucir en ma faveur. Sréphanie lui répondit qu'elle y confenroit. Plaifir de ma vie prenant la parole : mais aufli, madame, vous êtes bien étrange , lui dir elle : comment! en temps de guerre vous ne favez pas mieux ménager 1'amirié des chevaliers ? Ils facrifient leurs biens & leurs vies pour Ie fervice de votre altefle , 8c de 1'empire, & pour un fimple baifer , vous faires rant de facons ? Après rout, qu'eft - ce qu'un baifer ? En France,c'eft comme fe toucher dans Ia main. Etquand ce feroit vous qu'il voudroit baifer, quand même il voudroir aller plus loin , il faudroir bien en pafler par ia. Madame, madame , en remps de guerre on a befoin des chevaliers , il ne faur pas les effaroucher; après la paix, nous ferons les diflïciies. La princefle preflant roujours Sréphanie d'aller trouver Diofébo qui étoit dans la chambre de l'empereur : Madame , lui dit Plaifir de ma vie , il feroit plus sur d'y aller vous-même fous prétexte de dire quelque chofe a l'empereur. La princefle fuivit ce confeil, 8c aptès s'être  Tiran le Blanc. 171 enrretenue quelque temps avec l'empereur , elle prir Diofébo par la main , & le piia de n'être plus faché contre elle. Le chevalier la ramenant dans fa chambre , lui répondit, qu'il avoit toujours été fenfible a ce qui pouvoit l'intérelfer y mais qu'enfifi il fiiloir un baifer de Sréphanie ou fon congé. Eh. bien, lui dir la princelfe, il faut donc vous permertre de le prendre ce baifer fi defiré ; fi pourtant vous aviez voulu attendre le retour de celui que j'aime, il me femble que rour auroit été dans les régies. Diofébo, fans lui répondre, fe jerra a fes genoux & lui baifa la main : fe relevant enfuire légèremenr, il s'aporocha de Sréphanie, & la baifa trois fois fur la bouche en mémoire de la rrèsfainre triniré. Alors Stéphanie prenant la parole: puifque je fuis aurorifée par la permilfion de ma maitrelfe , vous mérirez quelque chofe de plus qu'un fimple baifer : chevalier, je vous rends maitre de ma perfonne, mais de la ceinture en haut. Diofébo fur prompt a fe fervir de fes droirs ; après avoir baifé & touché fa gorge , il voulut porter fes mains jufqu'oü il leur éroir permis d'aller, le papier qu'il y trouva & qu'il crur une lertre d'un rival, éreignit toute fon ardeur; il demeura glacé en le retirant: lifez , lifez , feigneur Diofébo , dit Stéphanie , lifez & voyez le fondement de vos foupcons. La princelfe prenant le billet des mains du chevalier, y lut ce qui fuit.  272: Hist. du Chevalier Me trouvant abfolument mattreffe de ma perfonne s fans être foumife d d'autres loix que celles de I'honneur , je déclare, moi Stéphanie de Macédoine 3 fille du grand prince Robert 3 duc de ce pays, que de ma pleine volonté, fans être contrainte , ni gênée par qui que ce foit 3 en préfence de Dieu , & fur les faints évangiles : je vous promets , a vous Diofébo de Montalto , de vous prendre d feigneur & mart 3 vous abandonnant mon corps fans aucune réferve. En conféquence de ce mariage , je vous donne dès-dpréfent le duché de Macédoine & toutes fes dépendances , avec cent mille ducats vénitiens , trois mille marcs d'argent travaillé, des meubles & des pierreries : le tout efiimé par l'empereur & fon confeil facré, quatre-vingt-trois mille ducats, & moi, que j'efiime encore davantage. Si jamais je revenois contre eet écrit 3 je veux être regardée comme fauffaire, & ne pouvoir jouir d'aucune des loix de 1'empire. Je renonce d tout droit de chevalerie , & je confens que jamais chevalier ne puiffe prendre les armes pour moi. Et pour plus grande süreté, je figne de mon propre fanë' Stéphanie n'étoit point fille de ce duc de Macédoine , qui étoit alors a 1'armée. Son père éroir un grand prince & rrès-brave chevalier , fort riche & coufin-germain de l'empereur. II n'avoit laiiTé en mouranr que certe fille , a laquelle il avoit ordonné par fon teftament, qu'on remit fon duché de Ma- sédoine  Tiran ie Blanc. z75 cédoine a lage de quarorze ans. Sa mère avoit été nommée fa tutrice avec l'empereur; & pour avoir des enfans,elle avoit épouféle comte d'Albi, qui prir depuis le tirre de duc de Macédoine. Sréphanie avoit alors quinze ans accomplis. La nuit étant venue , & tout étant difpofé pour ledépart, Diofébo, le plus content des hommes, envoya a 1'heure du fouper chercher largent dont la ptincelfe lui avoit parlé. Cependant tandis que ceux de fa fuite étoient occupés a s'armer, il retourna au palais pour prendre congé de l'empereur & de routes les dames, fur-tout de Stéphanie, qu'il pria de fe fouvenir de lui pendanr fon abfence! Mon cher Diofébo, lui dit - elle 3 le, bien de ce' monde ne confifte que dans la foi. Ne favez-vous pas qu'on lit dans 1 evangile : bienheureux ceux qui ne me verrontpas, Sc quicroironr. Vous me voyez, Si vous ne me croyez pas. Soyez perfuadé que ie vous aime plus que rout ce qui efi au monde. En même temps elle le baifa plufieurs fois en préfence de la princelfe Sc de Plaifir de ma vie. Leurs larmes fe mêlèrent, & leurs adieux furent touchans. Lorfqu'il fut fur 1'efcalier, Stéphanie courut après \m; Sc lui dit : je vous donne cerre chaine d'or que je porte au cou, pour vous faire fouvenir de moi. Pour moi, s'il y avoit mille heures dans la journée j je penferois continuellement a vous. A ces mots* elle le baifa encore une fois, Sc ils fe féparèrent; Terne I. ^  274 Hist. du Chevalier. De la Diofébo fe rendit a fon logement, fit charger fes bagages , & parrir a deux heures de nuir, accompagné du connérable. Tiran fur charmé de les revoir. Diofébo lui rendit compre de tout ce qui lui étoit arrivé, & lui remit 1'argent que la princelfe lui envoyoir. Ils le pesèrenr, & rrouvèrent en ducars deux-cenrs quaranre livres d'or. Cependanr depuis le déparr du connérable & de Diofébo , les Turcs, fort fichés des deux pertes qu'ils avoient faites, & qui fe montoient X cent mille hommes, tués ou faits prifonniers, tinrent confeil fur les moyens de faire périr Tiran , Sc réfolurent que le roi d'EgypteTattaqueroit, paree que c'éroir un trés-bon chevalier, & le meilleur qu'il y eür dans 1'armée des Maures. Ce prince ouvrit lui-même eet avis. Si ce général vit encore long-temps, dit-il, nous fommes perdus fans reffource , Sc nous n'avons d'aurre moyen de nous en défaire, que celui que je vous propofe. Permettez-moi de lui offrir le combat X toute outrance. Ne doutez point qu'il ne 1'accepte; car il eft brave chevalier. Alors, au cas que j'aie 1'avantage, je le tuerai; mais s'il arrivoir qu'il fur le plus forr, accablez-le de rrairs & faites-le périr, lui & rous ceux qui 1'accompagneronr. Le confeil approuva la propofition du roi. II entre dans fa rente pour médirer la lettre qu'il vouloir écrire, & la fir enfuire tenir X Tiran par un trompette. Elle étoit concue en ces termes.  Tiran ie Blanc. 275rAgémanar , par la permijjion de Dieu , roi d'Egypte , & vainqueur de trois rois en combat fingulier ; favoir , des rois de S&fia 3 de Brugia 3 & du furieux roi de Tremifce. A toi, Tiran le Blanc, général des Grecs. Sache que pour la gloire & I'honneur de la chevalerie , j'ai rèfolu d'éprouver lequel de nous deux aura 1'avantage fur 1'autre. J'ai vu que par-dejfus tes armes tu portes un habillement de femme 3 & je juge fans peine que tu es amoüreux. J'ai fait, en préfence de ma dame, un voeu que je compte. accomplir en ta perfonne. J'ai promis d la fainte maifon de la Mecque 3 ou repofe le corps de notre grand prophèt^ Mahomet 3 de me battre d ou- , trance contre un roi, ou fis de roi 3 ou le meilleur général des chrétiens , le tout pour I'honneur de ma dame. Je te propofe donc le combat, pour accomplir mon voeu. Si tu as la hardiejfe de l'accepter, je te' tuerai; après t'avoir obligé-de convenir que la dame que je fers fur paffe la tienne en beauté & en mérite, ainfi qu'en naijfance 3 & je lui ferai préfent de ta tête. Je fouhaite que tu aie le courage d'accepter ce défi, & que tu ejfaie par-ld de te laver du reproche honteux que 1'on peut faire d ton honneur 3 & que tout bon chevalier doit éviter • c'ejl d'avoir attaqué deux fois notre camp par trahifon. Je te combattrai foutenant notre bon droit, corps d 'corps, d pied' & d cheval, felon que tu choifiras pour ton avantage, & en préfence des juges, dont nous conviendrons. Le Sij  ij6 Hist. dï Chevalier. combat ne Jinira qu'avec la vie de l'un ou de 1'autre. Fait d notre camp de la rive oriëntale le premier jour de la lune ; & jé Jïgne. Lorfque Tiran eut lu cette lettre, il affembla tous les chevaliers du camp, Sc leur demanda confeil fur le parti qu'il devoit prendre. Le duc de Macédoine paria ie premier, & dit qu'il devoit répondre fur le même ton qu'on lui écrivoit; que cette lettre conrenoit deux chefs; l'un celui de la dame; & 1'autre la rrahifon, dont on le taxoit. Il eft amoureux, ajouta-t-il, de la fille du grand^ Turc , qu'on dit être fort bejle , & doir même 1'époufer après la fin de cette guerre. C'eft a vous de voir fi la dame que vous aimez en votre pays eft: confidérable; car vous ne devez point accepter le combat ,fi la juftice n'eft pas de votre cöté. Seigneur, dit Tiran , j'aime dans mon pays une veuve; ainfi je ne puis pas dite qu'elle foit fille. Je 1'aime pour 1'époufer; & je crois qu'elle a de 1'amour pour moi. Elle m'a donné cette chemife; & depuis que je fuis féparé d'elle, je 1'ai toujours portée dans les affaires ou je me fuis trouvé. Le duc de Pera prenant alors fa parole , dit que tout ce que Tiran alléguoit n'étoit pas fuffifanc pour mettre la juftice de fon cöré ; mais. voici, continua-t-il, ce que je vous confeille : c'eft de vous imaginer que vous êtes amoureux de notre. prin-  Tiran le Blanc. 277 ceffë. Par ce moyen vous ferez en rout fupérieur a votre ennemi; car je ne crois pas qu'elle ait fa pareille au monde. Je craindrois, repartit Tiran, que l'empereur ne fut offenfé d'une pareille hardieife. Comment voudtiez-vous , dit le duc de Sinopoli, qu'il s'offensat d'une chofe qui fe fair pour la juftice , & fans aucune mauvaife inrention? Je fuis au contraire forr perfuadé , qu'il en fera trèscontent. Je veux, reprit le général, qu'il ait la bonté d'y confentir ■ mais que penfera la princefle ? Croyez-vous qu'elle me pardonne cette témérité ? C'eft une princefle d'un fi grand mérite, ajouta Ie duc de Caffandri», que, conrente d'être aimée des grands & des petits, elle faura diftinguer le motif qui vous aura déterminé ; & je ne doure pas même qu'elle ne s'en glorifie. Tous les aurres feigneurs furent du même avis \ & Tiran les ayant priés de le figner, dépêcha fon fecrétaire a l'empereur, pour 1'informer de ce qui fe pafloit. Enfuite il pafladans fa tente,& fit au roi d'Egypte la réponfe fuivante. La vérhéfe découvre 3 malgré les foins qu'on prend pour établïr le menfonge. C'eft pour quoi moi, Tiran le Blanc, général de l'empereur de Conftantinople , le vainqueur & le deftrucleur des troupes du grand fultan de Babylone , & de celles du grand Turc. A toi, roi d'Egypte. Je te mande que j'ai recu la S iij  27§ Hist. du Chevalier lettre qu'un trompette m'a remïfe de ta part, dans laquelle tu dis avoir vu une parure de demoifellepardeffus mes armes , & que pour accomplir un voeu que. tu as fait, tu me propofes le combat d toute outrance , & foutiens que la dame que tu fers 3 eft plus belle que la mienne. Premièremtnt je dirai 3 que ce Voeu fera tort d ton honneur, & que tu aurois beaucoup mieux fait de t'engager d pafter dix ans d la Mecque pour faire pénitence de tes péche's , qui font e'normes devant Dieu, & devant les hommes ; paree que rien n'eft plus vrai , que la dame dont je me déclare le ferviteur, eft la plus belle 3 la plus vertueufe 3 & du plus haut rang qu± foit dans le monde. Je fais que tu aimes la fille du grand Turc; & moi j'adore celle du grand empereur que je fers. Elle a tous les avantages pofftbles fur la tienne , qui ne feroit pas capablé de la déchaujfer. Tu me reproches encore d'avoir eu deux avantages fur vos troupes par trahifon. A cela je réponds, que l'empereur de Rome a ordonné, que lorfquon étoit qualifié de traitre, on devoit en donner le démenti. Je te le donne donc, d'autant mieux que tu nas pas dit un feul mot de vérité 3 & que tout ce que j'ai fait ne peut être bldmé par les chevaliers inftruits., & par les dames d'honneur 3 ó> que je nai fuivi que ce que la chevalerie permet en de femblables occafions. Si je me conduis mieux que vous 3 quel reproche pouve^-vous me faire ? je te jure par eet écrit, & je te donne parole, moi  Tiran le Blanc. 279 Tiran k Blanc 3 au nom de Dieu & de fa très-fainte mère, pour défendre la vérité, mon honneur & ma réputation y d'accepter le combat que tu me propofes. Mais d'accord fur ce point 3 comment convenir entre nous du juge que nous choifirons ? Ce ne peut être ton roi 3 ni mon empereur 3 auxquels nous avons promis fidélité. Pour remédier d eet inconvénient ^ voici ce que j'imagine. Tout le monde fait que je fuis venu attaquer votre armee 3 pendant que vous lenie^ ajfiégé k grand duc de Macédoine, & que je vous ai battus. Vous êtes venus me trouver enfuite 3 &fai acquis le même honneur. Ainfi d préfent c'eft a vous d retourner d vous. Je promets donc a Dieu.3 & d la dame que je fers, auffi bien qua I'honneur de la chevalerie, que k vingt du mois j'irai vous attaquer avec kplus de troupes qu'il me fera pqffibk. Je déclare même , que ce fira d la tête de votre camp de la plage oriëntale. Pour lors tu pourras te fatisfaire, & tu ne m'accuferas d'aucune trahifon. J'ai remis cette lettre au trompette que tu mas envoyé. Elle eft écrite de ma main 3 & cachetée de mon cachet. Fait au camp de Trafimene k cinq aoüt. Tiran memtra certe lertre aux généraux, qui l'approuvèrent; après quoi il Ia remit au trompette du roi d'Egypte, qui lui fir préfent d'une jacquette garnie de plaques d'argenr , en le priant de conduire avec lui un roi d'armes , qu'il en- Siv  aSo Hist. du Chevalier voyoit au fultan. Us parrirent, & arrivèrent art camp des Turcs, oü le roi d'armes fit enrendre au prince infidèle , qu'il fouhairoir lui parler en préfence de tous les rois, & des autres feigneurs de fon armee. Ce prince les fit affembler fur le champ; & le röi d'armes adreffant la parole au fultan : Le général de 1'empire grec, qui repréfente la perfonne de l'empereur, lui dit-il, vous fait favoir par ma bouche, que , fuivant la pratique des armes, vous ne devez porter aucune bannière, puifque vous les avez perdues, ayant été vaincu deux fois , & que vous ne pouvez garder qu'un érendard. Je viens donc vous averrir des règdes de Ia chevalerie. Si vous y manquez, notre général ufera du droit qu'elles lui donnent. II vous. fera peindre fur un écu , avec toute Ia nobleffe dont vous êtes environné , & non-feulemenr dans fon camp , mais dans toutes les villes, il vous fera trainer a la queue d'un cheval. Avant que vous receviez un tel affront, je viens vous donner eet avis, afin qu'en ma préfence vous ótiez toutes vos bannières. Que maudir foit celui qui a fait une femblable loi, s'écria le fultan ! Mais puifque les loix des armes 1'ordonnent ainfi, ajoura-t-if, il faut s'y foumettre. Alors il fit plier routes les bannières, & ne conferva que les étendards. Le roi d'armes s'adreffant enfuire au roi d'Egypte: Mon général, lui dit-il, a fait réponfe a lalettre r <  Tiran le Bunc. 181 que vous avez écrite ; mais il vous prie de vou— loir bien lui mander , quelle foubrevefte vous porterez le jour de la baraille, afin que dans la mêlee il puilTe vous reconnoïrre. Mon ami, répondir le roi d'Egypte, tu lui diras de ma part, que j'aurois forr fouhairé que nous nous fuflions battus feul a feul; mais quoiqu'il refufe d'accepter ce que je lui- ai propofé , je veux bien répondre a fa demande. Le jour du combar, j'aurai une jupe cramoifie, que ma belle dame a portee ; fur la tete une aigle d'or , «Sc certe aigle fera furmontée d'une petite banderole , fur laquelle cerre beauté fera peinte. Si je puis 1$ reconnoitre, je lui ferai confefler tout ce que j'ai avancé dans ma lettre; après quoi je le tuerai. Après cette réponfe le roi d'armes revint au camp des chrétiens; «Sc ayant rendu compte a Tiran de rout ce qui s'étoir palTé de part «Sc d'autre > on fe prépara a la bataille. L'empereur attendoit avec impatience des nouvelles de fon armée , lorfqu'on découvrit en mer fix vailfeaux, qui arrivoient a pleine voile vers Conftantinople. Ce prince apprit avec plaifir , qu'ils venoient de Sicile, & qu'ils porroient fepr mille hommes, «3c beaucoup de chevaux , quele nouveau roi de Sicile lui envoyoir. Voici quelle fur Ia raifon de ce fecours. On a vu que le vieux roi de Sicile avoir un fils aïné, qui avoit époufc une princelTe du fang de  iSi Hist. bb Chevalier. France. Ce jeune prince éroir fort aimable, auflï fon beau-père 1'aimoit infinitnent, & n'avoit jamais voulu permetrre qu'il s'éloignat de la cour. II en romba malade de chagrin, Sc mourut. Le roi de Sicile fon père fentit d'autant plus vivement cette perre , que fon fecond fils qui éroir entré dans un monaftère, ne put jamais fe réfoudre a quitter i'habit religieux, pour hénter de fes états. II en concut une douleur fi vive, qu'il fe donna de la tête contre le bois de fon lit, & fe blefla fi confidérablement, qu'il en mourut, laiffant fon royaume a fa fille, que Philippe avoit époufée. Dès que ce prince fe vit fur le tröne, il fe fouvint desobligationsqu'il avoitaTiran, & réfolut d'aller a fon fecours, avec le plus de troupes qu'il lui feroit poiTible. La reine fon époufe étoit alors enceinte , ék mit inutilement tout en oeuvre pour le détourner de ce delfein. Elle obtint feulement, qu'il ne feroit point le voyage cette année. II fe contenta donc de faire parrir le duc de Melfine , a la tête de cinq mille hommes de cavalerie Sc d'infanterie. Par amitié pour Tiran , la reine joignit encore a ces troupes deux mille hommes , dont elle donna le commandement au feigneur de Ia Pantelerie. Le premier homme qu'ils rencontrèrent , en mettant pied a terre, fut le fecrétaire que Tiran avoit dépêche vets l'empereur. Le duc de Melfine le reconnut d'abord, pour Favoir vu au fervice du  Tiran le Blanc. z8j Hist. du Chevalier avoit preparé, & l'empereur s'adreflant a ceux qui étoient préfens ; avez-vous jamais lu dans aucunes chroniques , leur dir-il, avez-vous jamais oui-dire que le général d'un prince ait recu de fes parens, ou de fes amis des fecours de troupes, qui vinflènt fervir le prince fans folde ? C'eft pourrant ce qui m'arrive aujourd'hui. Voila plus de dix mille hommes qui me viennent fervir a leurs propres frais, uniquement pour 1'amour de mon général. Je dois lui en marquer ma reconnoiflance, & je veux aller moi-même au camp être rémoin de fes exploits , 8c prévenir les complots des ennemis de fa gloire, & fur le champ il donna ordre de préparer tout pour le lendemain. Lh quoi, feigneur ? dit 1'impératrice ; vous irez ainfi fans efcorre avec votre feule maifon? Madame, répondit 1'empereur., j'aurai avec moi les rroupes de Sicile. La nuit fuivante Stéphanie alla éveiller la princefle , &: lui dir : madame, j'ai vu Diofébo en fonge , qui me difoir : ó ma chère Stéphanie, qué nous fommes heureux Tiran 8c moi, de ce que vous êres venues nous voir ! vorre préfence nous aflure la vi&oire. Cette idéé m'a réveillée, &je viens vous dire, que fi vous m'en croyez nous profiterons de certe occafion, pour donner une preuve de horre amour a nos amans , 8c pour faire cefler 1'abfence qui nous privé de leur vue; propofez a 1'erripereur de vous mener avec lui. Donne - moi  Tiran li Blanc. 287 ma chemife, lui dit vivement la princelfe, Sc laiflemoi faire. Elle fur habillée & coëffée en un inftant; Sc palfant dans la chambre de l'empereur, qui n'étoit pas encore levé : Mon père, lui dit-elle, vous favez que les filles ont toujours peur lorfqu'elles entendeht parler de guerre. Cependant je vous fipplie de me permertre de vous fuivre; je vous demande cette grace pour deux raifons. La première , eft le defir que j'ai de ne point vous abandonner , non-feule* mentparce que je vous aime plus que qui que ce foit au monde , mais encore a caufe de vorre age. Car enfin , fi par malheur vous rombiez malade, je vous garderois d'auranr mieux, que je connois votre tempéramenr. La feconde raifon eft, que fuivant I'ordre de la narure , quoique les chofes arrivent quelquefois autrement, ceux qui nailfent les premiers doivent mourir de même ; en forte que fi j'accompagné votre majefté, je verrai & j'appren* drai quelque chofe de la guerre, ce qui pourroit me fervir a Pavenir , & m'empêcher de la redouter. L'empereur fut d'abord furpris du difcours de Ia princefle. Ma chère fille , lui dit-il, je fuis trèsconvaincu de 1'amirié & de 1'artachement que vous avez pour moi; mais il n'eft point ordinaire de voir; aller les filles a la guerre. Cette démarche eft roujours dangereufe, & vous êtes fi jeune , que la vue des ennemis vous cauferoit peut - être de facheufes impreflions. Ne craignez rien, reprit la princefle,  2.8S Hist. du Chevalier la douleur de me féparerde vous me feroit beaucoup' plus fenfible , que tout ce que j'aurois a redouter en votre compagnie ; Sc puifque je ne vous ai point abandonné dans vos malheurs , trouvez bon que je vous accompagné dans la profpériré, jufquau dernier momenr de vorre vie. Eh bien , ma fille , j'y confens , dir l'empereur, puifque vous le fouhairez fi fort. Voyez votre mète , pour favoir d elle ce qu elle aimera le mieux , ou de refter ici, ou de me fuivre, & tenez-vous pretes l partir , car je compte me mettre en chemin incelfamment. La princelfe courur chez 1'impérarrice , qui lui dit que pour rien au monde elle n'iroit a i'arméé • que la feule vue du duc de Macédoine, Sc op 11e des lieux oir fon fils avoir été tué, la feroir mourir de douleur. Auffi-tót que cerre réfolution fur prife, la princelfe envoya chercher les plus habiles orfèvres de la ville , Sc fe fit faire une cuiralfe légère , avec les bralfards Sc les ganrelets mi - parris d'or Sc d'argenr. Le cafque étoit un fimple morion dargent pur , il étoit furmonté de la couronne qu'elle portoit ordinairemenr. Elle demanda d fon père le commandemenr des troupes que Ia reine de Sicile envoyoit a Tiran. Le jour du départ elle fe mit a la rêre de cerre rroupe, couverre de fa riche armure par-delfus unecafaque, mi-partie demêmeargent & or. Elle monroit un grand cheval blanc comme la neige, Sc tenoit a la main un baton de comman- dant,  Tiran le Bianc: ' 289 Hè'rtté Elle étoir accotnpagnée de foixante demoifelles les plus belles de la cour. Elle donna a Stéphanie la charge de connétable, celle de maréchal de camp a Salandro , fille du duc de Pera; Contefina eut celle de grand prévór; Plaifir de ma vie porroic Tétendard , fur lequel éroit peinte Therbe nommée Vamour vaut, avec cette devife, mais non pour moi. Elifeo portoit la grande bannière; la veuve Repofée étoit Ie capitaine des portes de la chambre: elles marchèrenr en bon ordre jufqu'a la vue des tentes de Tiran ; mais en y arrivanr, elles n'y rrouvèrent que des malades, des valers & d'aurres gens inutiles que le général y avoir lailfés. II en éroit forti dès le dix-neuvième dfi mois, au milieu de la nuit , Sc l'empereur n'y arriva que le lendemain marin fur les neuf heures. Sur le champ il en fit donner avis au feigneur de Malvoilin , qui fe rendir auffitór au camp, 1'inftruiiit des mouvemens du général, Sc lui propofa de venir au chateau oü il feroir plus commodémenr, & plus suremenr. L'empereur fuivit ce confeil, Sc les rroupes Sicilieniies fe campèrenc Ie long du fleuve. En même temps Maïvoifin détacha un de fes gens pour apprendre a Tiran 1'arrivée de l'empereur , de la princelfe Sc des troupes de Sicile. Le général s'éroit campé a la tête du vallon nommé Efpinofa. Cette nouvelle le remplir de joie, mais il ne la dit qu'au feul Diofébo; il craignoit que s'il la répandoit dans 1'armée, une parrie des Tomc I. 1"  190 Hist. du Chevalier officiers ne quirraflent leurs poftes pour aller faire leur cour. II avoir rout difpofé pour marcher aux ennemis. Un peu avant Ie jour 1'armée fe mit en marche. Diofébo conduifoit Pinfanterie , accompagné de quatre cenrs lances avec les chevaux bardés. Tiran ne lui donna pour tout ordre , que celui de demeurer derrière une colline hérilTée de roches a une lieue du camp des Turcs, Sc de ne faire aucun mouvement, quoiqu'il put arriver, quand même la baraille feroit perdue, qu'il n'en recüt I'ordre; il prit même fon ferment pour s'affiirer davantage de fon obéiffance. Le général continua fa marche avec le refte de 1'armée, fans avoir a fa fuite uf; feul homme d'infanterie, pas même un page; car il avoit donné I'ordre de chevalerie a Hyppolite. Enfin au point du jour il arriva a une porrée du rrait du camp ennemi, non du cöté des retranchemens, mais par le flanc, dans une plaine abfolument rafe. Le duc de Sinopoli conduifoir un aile de fon armée; le duc de Pera avoit le ccmmandement de 1'autre, Sc les bannières de l'empereur occupoient le centre. Les Turcs, de leur cöté , qui avoient paffé la nuit fous les armes, parurent en baraille. Au premier rang étoienr les lanciers, dont tout le frcnr éroit couvert de pavois, & de chevaux de Frife; derrière eux étoient les archers Sc les gens de rrait; a quelque diftance d'eux marchoient les chrétiens a la folde  Tiran l e Blanc. 291 du grand Turc, armés de routes pièces, avec de grands panaches fur leurs oafques , & leurs chevaux bardés. Les Turcs faifoient 1 arrière-garde avec plus de quarre cenrs machines de guerre. Telle éroit la difpolition des deux armées, lorfque le roi d'Egypte manda a Tiran par un rrompette , qu'il le remercioit de lui avoir renu parole , 6c qu'en rémoignage de fa victoire, il feroir faire une ftarue d'or, qu'il placeroir fur une des principales porres de Conitantinople. Tiran lui fit réponfe qu'il ne 1 eviteroir pas , mais qu'il pourroit bien arriver qu'il eür du regret de cette baraille. Cependaur il donnoit fes ordres aux principaux chefs, & les inftAifoit du mouvement qu'ils devoient faire pour obliger 1'armée infidelle a rompre fesrangs, & i fe débander. Enfin les Turcs donnèrent le fignal, & toutes leurs troupes s'ébranlèrent. Le général portoit ce jour-la une petite hache attachée i fon bras avec un cordon de foie, 8c a fa main une petite bannière , avec laquelle il donna le lignal de fon cöté. Dans le moment le duc de Pera, qui commandoir 1'aile droire , faifant un quart de converfion, fe replia avec route fa troupe fur le cenrre oü éroit la bannière de l'empereur , tournanr le dos aux ennemis, mais marchant ferré au petit pas, & en bon ordre. Le duc de Sinopoli fit le même mouvement a 1'aile gauche ; lorf-. Tij  102.' HlST. DU ChEVAIIES. qu'ils furent tout-a-fait replies le long du corps de bataille , alors ils fe mirent au galop , mais fans perdre leurs rangs, & poufsèrenr vers la colline oü éroit embufqué Diofébo avec toute 1'infanrerie. A la vue de ce dernier mouvement les Turcs s'écrièrent: les voila qui prennent la fuite, ils font a nous. En même temps 1'infanrerie abandonna fes rangs, jertant fes lances , fes piqués, fes boucliers Sc fes arbalêtes , pour fe mertre a la pourfuite des chrétiens. La cavalerie de fon cöté fe débanda après eux , & ceux qui avoienr des chevaux bardés, fe défaifoienr de leurs bardes pour courir après ceux qu'ils regardoient déja comme vaincus. L'empereur, qui du haut de la tour du chateau de Malvoifin, étoit témoin de tout ce qui fe palfoit, ne douta pas un moment que fon armée ne für en fuite , Sc la bataille perdue. Le général fe rerournoir cependanr de temps en temps pour examiner la conrenance des infidèles. II les vit tous épars dans la campagne , courant fans armes & uniquemenr occupés du defir de joindre les chrétiens. Lorfque Tiran vit que les ennemis s'étoient avancés au-dela de 1'embufcade oü Diofébo éroit pofté, alors il leva la bannière qu'il portoit a la main, Sc dans le moment toute 1'armée s'arrêta. Chaque efcadron fe fépara a la longueur d'un jet de pierre, & en un inftanr Tiran préfenta un front large & étendu a 1'ennemi. Ce mouve-  Tiran l « Blanc; tjfó ment fubit étonna les Turcs, qui commencèrent a s'appercevoir de leur erreur. Cependant le général ordonna au duc de Pera d'arraquer le premier J ce qu'il fir, en fe jertanr avec une exrrême valeur au milieu des infidèles , fuivi du marquis de SaintGeorge fon frère. L'efeadron du duc de Sinopolï donna enfuire. Enfin les deux armées fe mêlèrent, & le carnage devinr épouvantable. Tiran , armé de fa petite hache , ne donnoit aucun coup qui ne fut morrel. II éroit par-rout, Sc toujours expofé aux plus grands dangers. Le roï d'Egypte le reconnut, moins a fes armes qu'aux grands coups qu'iVporroir , Sc fe reriranr un moment de la bataille avec les rois de Cappadoce Sc d'Afrique , il les pria de ne penfer qu'a fe défaire de Tiran. En même remps ils choifirent chacun une forte lance ; après quoi ils renrrèrenr dans la mêlee , Sc ayanr joint-le général, ils coururent fur lui rous trois enfemble. Mais les rois d'Egypre & de Cappadoce furent les feuls qui le touchèrenr. Le choc fur fi violent, qu'ils renversèrent homme Sc cheval. A 1'égard du roi d'Afrique , fon coup porra fur le duc de Macédoine, qui fe trouva aux córés du général, Sc le perca d'ourre en ourre. Tiran fe trouvoit dans un grand beril-, il avoit la cuiife engagée fous fon cheval , la foule étoit grande aurour de lui , & fes armes éroient faulfées en plufieurs endroits j il vint pourtanr a bout de fe-  294 Hist. du Chevalier relever : mais le roi d'Egypre ayanc pris une nouvelle lance, il courur fur lui, & lui en porta un coup, qui ayant été mal adrefle , lui emporta feulement une partie de fon cafque : la foule les fe* para, 8c Hyppolyte voyant fon maitre dans eet état fit de fi grands efforrs pour fendre la preffe, qu'il le joignir, 8c faurant a terre : monfeigneur , lui dir-il, au nom de Dieu , monrez. Mais toi, que deviendras-ru ? Pourvu que je vous fauve, répondit Hyppolite , qu'imporre que je meure ? La chüte du général, & le grand nombre des infidèles qui combartoient en eet endroir, avoient mis quelque défordre parmi les chrétiens. Tiran jugeant que fa préfence étoit néceiTaire , fauta fur le cheval d'Hvppolite , & rentrant dans la mêlée , il chercha a rejoindre le roi d'Egypte , mais ce fut inutilement. Ce prince avoir été blelfé par les feigneurs d'Agramonr, d'un coup de lance qui lui avoir percé la cuilfe, 8c l'avoir mis hors de combar. L'heure de vêpres approchoir , 8c le combat duroit encore. Diofébo juroir cependanr conrre Tiran de 1'inaction oü il le tenoit. II veut avoir tout I'honneur pour lui, difoit-il en lui-même, & il m'a laiffé ici, comme fi je n'étois bon a rien. Par dieu, j'en veux acquérir a mon tour. Allons, dir-il alors a fes troupes , ne craignons rien , &c donnons droir au milieu. En même remps il fortit de fon embufcade, 8c vint charger en flanc les ennemis,  Tiran ie Bianc: 295 quï furent découragés a la vue d'un fi grand nombre de troupes, auxquels il ne s'attendoient pas. Le fultan .éranr blefle légèrement, s'étoit éloigné de la mélée ; & voyant le nouveau renforr qui arrivoit aux chrériens , il dir a fes gens que la fuite valoit mieux que la morr. Tiran s'appercut que le fultan & les fiens fe reriroient du combat avec leurs étendards déployés. II courur de re cöré, & leur donna la chaffe, metrant a mort tout ce qui fe trouvoit fur fa route. Cette bataille dura depuis le lever du foleil jufqu'a trois heures après midi ; & jamais fur cetre plage orienrale, il ne s'en étoit donné une auffi fanglante. La viStoire fut complette pour les chrétiens, qui pendant trois lieues pourfuivirenr les Turcs avec une extreme vivaciré. Tiran pouvoit alors a jufte titre êrre nommé le roi des barailles, & le chevalier invincible. La forrune avoit toujours été favorable aux Turcs jufqu'a fon1 arrivée, & fa feule préfence 1'avoit fait changei de parri. Enfin las de ruer , les vainqueurs arrivèrenr fort tard devant une ville qui apparrenoit au marquis de Sainr-George, & qui portoit le nom de fon marquifar. Les infidèles s'en étoient emparés & en avoienr fait préfent au roi d'Egypte, qui dans la crainre de ce qui lui arriva dans la fuite, 1'avoit abondamment pourvue de rout ce qui étoit néceiTaire a fa défenfe. Ce prince voyant la bataille T iv  Hist. du Chevalier' perdue, avoit pris la fuite comme les autres; mais fa blelTure lui caufoit des douleurs fi vives, qu'il fut obligé d'abandonner Ie fulran & de s'arrêret dans cerre ville; cerafyle ne Ie mir pas long-remps a couvert. Tiranayant donné fes ordres pour prendre foin des blelfés, mit d'abord le fiège devanr la place. Dès le lendemain elle foutint quatre aifaurs , mais les habirans ayanr livré une des porres au marquisde Saint-George leur feigneur , lagarnifon fur paffee au fil de l'épée. Le roi d'Egypte y fut forcé lui-même & égorgé par le marquis de SaintGeorge qui favoir fait prifonnier. Malgré un fuccès fi éclatant, Tiran n'étoit cependanr pas conrenr. II déclara haurement que fi Diofébo eür exécuté fes ordres, il éroir sur de tuer le fultan lui-même & de faire tous les feigneurs de fon armée prifonniers, & de regagner rout ce que les infidèies avoient conquis fur l'empereur. ; D'un aurre cóté , l'empereur paffa de la douleur oü 1'avoit réduit 1'idée de la bataille perdue , d la joie la plus vive, lorfque Ie feigneur de Malvoifin lui dir , qu'un homme qu'il avoit détaché pour favoir des nouvelles du combat , venoit de lui apprendre que Tiran éroit a la pourfuire des ennemis. A certe nouvelle ce prince fe mit a genoux pour rendre graces a Dieu de Ia vicroire ; &c. monrant a cheval fuivi de la princelfe, & des barons de Sicile , il fe rendit au camo des Maures  Tiran le Blanc. 197 qu'on trouva tendu dans le meilleur ordre & rempli de richelfes infinies. L'empereur empêcha qu'il ne füt pdlé, & en confia la garde aux feigneurs de la Pantelerie & de Malvoifin, avec défenfes d'en rien dérourner jufqu'au rerour de ceux a qui il apparrenoir légitimement par leur vicToire. La princelfe qui avoir accompagné l'empereur ayant appercu dans une rente un petit efclave noir quï cherchoir a s'y cacher , elle y courut , & fautant promptement a terre , elle le prit par les cheveux, Sc le conduifant a l'empereur : je pourrai auffi me vanter a. norre général , lui dir-elle, de m'êrre comportée en brave chevalière , Sc d'avoir pris un Turc jufques dans Ion camp. La grace avec laquelle la princelfe fit cette plaifantcrie, réjouit beaucoup l'empereur. Cependant Diofébo , inftruit de la colère de Tiran , n'ofoir paroïrre en fa préfence. L'empereur n ayant recu aucun menage de fa parr, comme dans les victoires précédentes, dit a la princefle qu'il craignoit forr que Diofébo n'eüt été tué , puifqu'on ne 1'avoit point vu en cette occafion. A ce difcours Stéphanie ne put retenir fes larmes. L'amour lui fir imaginer alors tout cc qu'il y avoit de plus funefte , Sc pour fortir de cette cruelle incertitude, elie chargea un homme de confiance d'aller favoir des nouvelles du chevalier , Sc de lui remettre une lettre de fa paru  ip8 Hist. du Chevalier; L'homme auquel Stéphanie avoit confié cette lettre , arriva au camp, & la remit a Diofébo , qui oublia , en la voyant, la colère oü Tiran éroit contre lui, & courur la lui porter. A la faveur de ce pafleport, il fut bien recu. Le général fit venir le melfager , de qui il apprit tout ce qui s'étoit palfé dans le camp • que la princelfe étoit armée, & qu'elle avoit fait un prifonnier, qu'elle gardoir avec foin , pour le lui préfenrer. Tiran ordonna a Diofébo d'aller a la cour. II obéit, & fe rendit fur le champ auprès de l'empereur. Le bruit de fon arrivée fe répandit en un inftant dans le chateau. Toutes les demoifelles fe parèrenr pour aller le recevoir. L'inquiétude de Stéphanie fe lifoit encore fur fon vifage. Elles le trouvèrent dans la chambre de l'empereur, faifant a ce prince le récir de la bataille , fans oublier la mort des deux rois, & les blelfures que Tiran avoir recues. A ces mors de blelfures la princelfe changea de couleur, 8c demanda avec précipiration a Diofébo , fi elles étoient dangereufes. Nullemenr, madame , lui répondit-il, les médecins ont affuré qu'elles n'auroient aucune fuire. L'empereur demanda enfuite au chevalier quelle pouvoit être la perre de 1'une 8c de 1'aurre part. Seigneur , répondir Diofébo , je ne puis dire au jufte qu'elle eft celle des Turcs. Ce que je fais , eft que le grand chemin qui conduit d'ici a la ville  Tiran le Blanc: riu Chevalier & la converfarion étanr tombée enfuire fur les conquêres que faifoit 1'empereur, Tiran & le duc réfolurenr de fe rendre le lendemain devanc une place , que ce prince attaquoit depuis trois jours, & dont il n'avoir pu fe rendre le maitre. La princelTe protefta, que s'ils parroienr, elle les accompagneroit. Elle fir venir enfuite fon prifonnier, & le lenr préfenrant: croyez - vous donc, dir - elle, que vous foyez les feuls qui fachiez faire des Caprifs ? Après cela ils fe mirenr a table , oü la princelTe mangea peu. La vue de Tiran lui fiiiflfoir. Après le fouper, le duc lia converfarion avec la dame du chateau , & la veuve Repofée, qui écoutoit avec un grand plaifir f récit des exploits de Tiran ; car la bonne mine de ce chevalier 1'avoit touchée. La princelfe n'ayant que Stéphanie auprès d'elle: chevalier, dit-elle a Tiran, j'ai rourrifqué pour avoir la confolarion de vous voir; c'eft 1'amour feul, non la curiofité de voir des combats qui m'a conduite ici. J'ai trompé l'empereur , peut-être ne rromperai-je pas nos jaloux; mais je m'expofe a tour, je ne pouvois fupporter plus long - remps votre abfence. Ah ! madame, dit Tiran , vos bontés ne fervent qua redoubler les maux cruels que je relfens. Je n'en puis fupporter 1'excès. La vue de vos beaurés me tranfporte hors de moi - même j elle me ravit 1'ufage de ma raifon. Non, madame, votre amour n'approche pas du mien : il eft tel eet    Tiran ie Blanc. 305 amour , que fi j'en avois aurant pour Dieu ; fi je le fervois avec la même ardeur , je ferois depuis longtemps un faint a miracles. Quelles marqués me donnez-vous du votre ? Des difcours, des paroles que la bouche prononce, & que le cceur peut démenrir. Eft-ce la ce que vous prométtiez a mon départ ? Reviens vainqueur , difiez-vous en préfence de Sréphanie, & tu obtiendras le prix de ron amour. Dieu eft jufte , ajouriez-vous; il eft préfenr par-tout; il eft témoin de ma promelfe, il en fera le garant. Dans ce moment Plaifir de ma vie s'approchant d'eux , interrompir leur entretien, 8c fe mettant aux genoux de Tiran : chevalier, lui dit-elle, je fuis la •feule qui m'intérefte a vous. Comment perfonne n'a encore penfé a vous faire quitter vos armes , 8c fi pourrant vous avez la une chemife qui mérite bien d'être changce ? O bienheureufe chemife ! continua-t-elle, que je r'ai vue dans un état bien dirférenr ! Tu étois parfumée alors, tu couvrois ce que la nature a formé de plus beau ! La princelfe prenanr la parole, dir a Tiran : chevalier, donnez-moi cerre main qui a vaincu des rois. Stéphanie lui prit la main , & la pofa fur les genoux de la princelfe , qui fe bailfa, 8c la baifa. Ah! madame, dit Tiran, que ne m'eftil permis de me jetter a vos pieds adorables! La princelfe lui prenanr alors les deux mains: eh bien! répondit-elle , je leur donne tout pouvoir fur moi.  304 Hist. oü Cöe Val i é r. En même temps elle fe leva , car la nuit étoit déja fort avancée , & elle craignoit de donner quelque foupcon en reftant plus long-temps. Tiran, le duc «Sc route la cour, 1'accompagnèrenr jufques dans fa chambre, «Sc lui donnèrenr le bon foir. Le lendemain dès le grand matin , le duc «Sc Tiran s'armèrenr, «Sc montèrent a cheval, faifant emporrer avec eux les échelles qu'ils trouvèrent dans le chareau. La princelfe les accompagnoir, couverte de fes armes. Ils arrivèrent vers le midi devant une place très-forre, que l'empereur faifojt artaquer , «Sc qui étoir vivemenr défendue par les troupes du fultan. L'arrivée du général décida de fon forr. Après avoir lailfé Ia^princeffe hors de Ia porree des machines, fous la garde de Diofébo & de quelques troupes , il courur a 1'attaque des Siciliens j «Se faifant drelfer les échelles contre le mur, il monta lui - même le premier a 1'aflaut. II fut renverfé; mais ayant fair venir d'autres échelles, il attaqua de nouveau, & chargea fi vigoureufemenr les ennemis, qu'il emporta la place, ruant ou faifant prifonniers rous ceux qui la défendoient. Après certè expédition , les barons de Sicile préfentèrent a Tiran les lerrres de leur 'roi & de leur reine. Le général les re'cur avec tout le refpecl «Sc toute la joie poffible , témoignant cependant aux commandans de ces troupes la reconnoilfance qu'il avoit de leurs fervices. Enfuire ils fortirent enfemble de  Tiran lb Blanc. j^V «ie Ia place 8c fe rendirent auprès de l'empereur, qui ayant été témoin de 1'accident arrivé a Tiran, &c s'étanr informé du nom de celui qui étoit tombé du haut de 1'échelle , avoit appris avec chagrin que c'éroir fon général lui-même. Auflï , lorfque Tiran lui eut fait la révérence, ce bon prince ne put s'empêcher de lui dire : ce n'eft poinr a vous , gé. néral, de monter ainfi a un affaur; & malgré le bon droir de la caufe pour laquelle vous combattez, il ne faur point renrer la bonté divine. Oü en ferions- nous, s'il nous arrivoir quelque malheur? Seigneur, lui répondir Tiran , le premier foin ü'un général doit être de donner i'exemple. L'empereur rinr enfuire un'grand confeil fur Ie parti qu'il devoit prendre ; 8c les avis furenr fort partagés, les uns propofanr une expédition, &c les autres ulie aurre. Enfin le général prenant la parole : pour moi, feigneur , je fuis d'avis, dir-ilque vorre majefté reprenne, avec ks barons de Sicile , le chemin de Conftantinople ,' & emmene avec elle tous les prifonniers , qui nous confumenr beaucoup de vivres, & nous occupent ld un gra,;d nombre de rroupes employées nécelfairement a les garder. Le duc & moi, nous aurons foin de ccuferver les villes & les cliareaux que nous avons pris, & d'érendre plus loin vos conqüètes. Nous prioiu feulement vorre majefté de nous envoyer des vivres, pendanr que la guerre durera; car c'eft uniquement Tome I. Y  jo£ Hist. du Chevalier par la mer que nous pouvons tirer notre fubfiftance: L'empereur rrouva 1'avis forr bon , & Tiran ayant donné fes ordres , pour que 1'on amenat au chateau de Malvoifm tous les prifonniers qui éroienr dans la ville 8c dans le camp de Sainr- George , il s'y rendit lui-même avec rous les barons de Sicile. En arrivanr, l'empereur appella le général & la princelfe fa fille avec les demoifelles qui 1'accompagnoienr; puis adrelfanr la parole a Tiran, il lui dir: nous avons perdu le brave comre de Bithinie notre grand connérable , a qui me confeiliezvous de donner cerre charge ? Tiran fe mettant a genoux: feigneur , répondir - il, je vous aurois beaucoup .d'obligarion , fi votre majefté* avoir la bonré d'en faire préfenr a Diofébo. Je fuivrai toujours en rout vos defirs, reprir l'empereur; 8c puifque vous le fouhaitez , je fais Diofébo grand connérable. Pour vous, général , je vous donne le comré de SainrAnge, qui apparrient a ma fille Carméfine , 8c dont elle voudra bien que je difpofe en votre faveur; il rapporte 7 5 000 ducats : mais j'efpère qu'avanr qu'il foit peu , Dieu me fera la grace de pouvoir vous faire des préfens de plus grande conféquence. - Tiran rémoigna vivement fa reconnoilfance a l'empereur; mais il ajoura que deux raifons 1'empêchoienr de profiter de fes bontés: la première, dir-il, paree qu'il y a fi peu de remps que je fuis att fervice de votre majefté , que je n'ai pas mérité  Tiran le Blanc. 307 cant de grace \ la feconde eft, que iï mon père 8c ma mère apprenoienr que j'eufle accepcé aucun tirre, ils perdroienr 1'efpérance de me revoir jamais „ & en mourroienr peur-êrre de douleur. Rien ne peut empècher , reprir l'empereur , que le comré que je vous ai offerr ne foit a vous. Si vous ne voulez pas en prendre le tirre , acceptez-en du moins le revenu & la polTeftion. Je ne veux point óter a la princefle, répliqua Tiran, un bien qui lui appartient. Ce qui m'apparrient, interrompit la princefle , eft a la difpofition de mon père; 8c au cas qu'on air encore befoin de mon confenremenr, je confirme volonriejs la donation. L'empereur fir de nouvelles inftances, en affurant le général , qu'il ne regardoir point ce préfenr comme une récompenfe , & que s'il perfiftoir dans fon refus, il perfuaderoir i rour le monde qu'il avoir deflein de le quirrer. Tiran 1'aflura qu'il n'en éroit pas capable, pendant qu'il pouvoit lui être urile , ajoutant qne puifqu'il le vouloir abfolument, il lui rendroit fa foi & hommage pour ce comré; mais qu'il le donneroir, avec fa permiflïon , a Diofébo fon parenr. Pourvu que vous 1'acceptiez , répondit le prince, je fuis conrenr; vous pourrez en faire enfuire ce qu'il vous plaira. Alors Tiran fe jerra aux pieds de l'empereur, 8c lui baifa la main, pour le remercier de la grace qu'il lui accordoit. En même remps on convint que la cour refteroit encore au V ij  joS Hist. duChevaèier chateau de Malvoifin tout le jour fuivant, 6c qu'on célébreroit une grande fete , pour recevoir Diofébo comre de Saint -Ange, 6c grand connétable de 1'empire. Ce chevalier ignotoit ce qui fe palToir. Cependanr Tiran ordonna au feigneur de Malvoifin , de faire cuire beaucoup de pain pour le lendemain, & de préparer rour ce qiii étoit néceiTaire pour h fête. Diofébo rentranr au chateau fur ces entrefaites , & trouvanr fon coufin occupé a donner beaucoup d'ordres, lui en demanda la raifon , 6c s'il avoit eu-quelques nouvelles des ennemis. Non répondit le général; mais alleztremercier l'empereur du comté de Saint-Ange, qu'il vous a donné avec la charge cle grand connérable. Diofébo fe rendit d'abord a la chambre de la princeiTe , oü il ne rrouva que Sréphanie avec les aurres demoifelles. La princeiTe enrra peu de temps après; 6c le chevalier fe mertant a fes genoux , la remercia de la grace que l'empereur venoir de lui accorder. Elle le releva, & lui donna un mouchoir: j'exige votre parole, mon frère , lui dit-elle , que voils ne regarderez poinr ce que renferme ce mouchoir , que vous ne foyez forti de certe chambre. Diofébo le lui promir; & après avoir remercié l'empereur , ?! revinr auprès de Tiran. II eft bien jufte, lui dit-il alors, en fe mertant a fes genoux, que je vous remereie'auüT, puifque vous vous êtes  Tiran le Blanc. jc? privé de ce comré pour me le donner. En même temps il fe mir en devoir de lui baifer la main \ mais Tiran n'y voulur jamais confenrir , & 1'embrafTa. Diofébo lui remit enfuite le mouchoir que la princefle lui avoir donné. En 1'ouvranr, la première chofe qu'ils rrouvèrenr fut un billet concu en ces termes : je vous prie mon frère } grand connétable & comte de Saint-Ange , de me faire le plaifir d'accepter ce petit préfent pour la fête de demain. La fituation ou je fuis , doit vous faire excuferfa médiocrité. Ce billet étoit accompagné d'une fomme de 2.000 ducats. Le même jour Ia princefle ayant trouvé moyen de joindre Tiran en particulier , lui demanda pourquoi il avoir refufé le préfenr que fon père lui avoit ofterr, & pourquoi elle 1'en avoir prié inutilement. Mais il i'aiiura qu'il étoit réfolu de n'accepter jamais aucun rirre au-deflbus de celui d'emperenr. Le lendemain Diofébo fur proclamé , en cérémonie , comre de Sainr-Ange , & grand connétable de 1'empire grec ; l'empereur le fit mettre a table avec lui, pendant que Tiran faifoit l'ofHce de maitre d'horel , paree que c'étoit lui qui donnoir la fête. Après le diner le bal commenca, & fut fuivi d'une magnifique collatiou de confitures. On s'arma enfuite , & il y eut plufieurs lances rompues en I'honneur du nouveau connétable. Le fouper qui fuivit, fut parfaitemenr bien fervij. V üj  319 Hist. du Chevalier mais Tiran ayant pam forr rrifte pendanr toute cette fête , la princeiTe le fit aifeoir a fes corés, & lui dir a 1'oreille : vous êtes changé : fouffrez - vous ? Parlez-moi narurellemenr. Je fouffre tellement, répondir-il, d'imaginer que vous partez demain , & que je ne vous verrai plus, que j'en fuis au défefpoir. Qui fair le mal , lui dir la princeiTe, doit en porrer la peine. N eft-ce pas vous - même qui avez confeillé a l'empereur de rerourner a Conftantinople avec les prifonniers? Quel eft i'homme amoureux qui air jama's donné un femblable confeil ? Tout ce que je puis faire pour vous, ajourat-elte, eft de feindre une incommodité. Je puis obrenir par ce moyen un délai de qninze ou vingt jours; car l'empereur m'aime trop pour m'obliger a me mettre en chemin, tant qu'il pourra penfer que je fuis malade. Mais que ferons-nous de ces prifonniers, dit Tiran ? Je ne vois aucun remède a la douleur que j'éprouve; & je vous avoue que je ne fuis occupé que de fer ou de poifon, pout fortir du funefte état oü je fuis réduir. Allez trouver Sréphanie , dit la princefle, voyez avec elle quelles mefures on peur prendre. Sur le champ le général paifa chez Stéphanie : & ils convinrenr avec le connétable, que dès que tout le monde feroit retiré Sc les demoifelles endormies , ils fe ren-, droienr 1'ttn & Tautre a la chambre de leurs dames, £c que la ils verroient ce qu'il y auroit a faire.  Tiran le Bianc. ju Le filence régnoit déja dans tout le palais, lorfque la princeiTe , qui pendant la nuit ne gardoit que Stéphanie dans fa chambre, dir & Plaifir de ma vie qu'elle n'étoit pas encore en humeur de fe coucher , & qu'elle pouvoir cependant fe rerirer. Elle obéir; mais ayant cru fentir bruler des parfums en fe retirant, elle ne doura pas que ce ne fulfenr les apprêts d'un mariage que Ton vouloir célébrer 1 perir bruit; & elle alla fe mettre au lit, réfolue de s'en éclaircir. L'heure du rendez-vous arrivée , Sréphanie forrit avec une bougie, pour s'alfurer fi toutes les demoifelles qui couchoient dans Tanti-chambre de la veuve Repofée , éroient bien endormies. Plaifir de ma vie artentive a tout, faifoit la dormeufe ; Stéphanie y fut trompée : elle alla ouvrir aux deux chevaliers qui Tartendoient avec plus d'impatience que les juifs n'en onr de la venue de leur Meflie. lis éteignirenr la lumière , & fuivirenr fans bruit Sréphanie , qui les conduifir dans la chambre de la princelfe. Ils la trouvèrent vêtue d'une robe brochée d'or avec une broderie de perlcs. Elle avoit au cou un carcan de feuilles d'or , émaillées de verr Sc enrremêlées de diamans Sc de rubis. Sa tére étoit couverre d'une guirlande de pierreries, donr Tceil avoir peine a fourenir Téclat. Tiran fléchilfant le genou devant elle ,' lui baifa les mains plufieurs fois. Ils pafsèrenr la nuit a fe donner des alfurances r V iv  312 HlST. DU CüE VAtliR de leur rendrefle murueïle, & lorfque le jour fuc pret a paroure , les deux chevaliers fe retirèrent avec le même fecrer. Lorfqu'il fut jour , rout le monde fe leva au chateau , paree que l'empereur avoir donné ordre que tout füt pret pour partir de bonne heure. Plaifir de ma vie , que la curiohté avoir tenue éveillée , entra dans la chambre de la princelTe, randis que fes compagnes dormoient encore. Elle la rrouva qui s'habilloir. Sréphanie étoit habillée , cx elle achevoit de fe cocifer , mais avec un air d'abarremenr & de nonchalance li grand , qua peine pouvoir-elle porter fes mains a fa rête. Ses yeux bamis & chargés , avoienr perclu leur éclat ordinaire. Ses regards languilTaus fembloient difcerner a peine les objets. Sainte vierge ! s'écria Plaifir de ma vie : eh, ma chère Stéphanie, comme vous voili ! vous êtes malade alfurémenr, & même forr maiade. Ditesmoi ce que vous fenrez. II faur appelier les médeeins. Non , répondit Stéphanie, ce ne fera rien. C'eft une migraine violente, Ie ferein qu'il fir hier en eft caufe. Croyez-moi, dir Plaifir de ma vie ï ne négligeons poinr ce mal, il peur devenir dangereux. Dites, n'avez-vous rien fenti aux talons? Prenez-y garde ; j'ai ouï-dire a d'habiles médecins, qua nous autres femmes, nos maladiescommencent par des inquiétudes aux ongles des pieds, que de  TihanlbBlAnc: 515 la elles montent dans les jambes, palTent aux genoux & gagnent bientbt les cuiifes , d oü elles montent un peu plus haut j que c'eft % oü elles font les plus vives, que de la elles portent droit a la rète & caufent des érourdiffemens qui nous font fouvent perdre connoiffauce & romber a la renverfe. Ils ajoutent que fuivant Galien, ce mal ne nous prend qu'une fois dans la vie , & quoiqu il foit incurable, on n'en meurt pourtanr jamais. Mais voyons un peu votre langue , j'en fais affez pour vous donner confeil. Stéphanie embarraffée du difcours de Plaifir de ma vie, & ne fachant comment elle le devoit prendre, lui monfra fa langue. Ou rous mes principes fonr faux, lui dir alors cette fille, ou vous avez perdu du fang cette nuit. Il eft vrai, répondit Stéphanie, j'ai faigné du néz. Ou du nez, ou d'ailleurs, c'eft ce que je ne puis diftinguer, dit Plaifir de ma vie; mais roujours je fuis bien füre que vous avez faigné. Cependanr foyez tranquille, votre mal ne fera rien. Comme elle s'appercut que la princeffe fourioir, en 1'écouranr.., elle lui dit: madame , votre alteife me permerrra-t-e!le de lui rendre compre d'un rêve que j'ai fait cette nuit ? Mais il fuit auffi qu'elle me promette de ne fe poinr facher fi elle fe rrouve mêlée dans mon rêve. Parle, lui dit la princeffe, je t'accorde route permiflion , tu peux dire tout  314' Hist. du Chevalier ce que tu voudras, je ten donne d'avance 1'abfolurion. Alors Plaifir de ma vie prenant la parole: il m'a femblé , madame, dir-elle a la princefle, que j'étois couchée dans une même chambre avec mes quatre compagnes, & que Sréphanie eft venue avec une bougie examiner fi nous dormions. Elle a été enfuite a la porte, & elle Ta ouverte a Tiran & au connétable. Ils étoient légèrement vêtus, leur épée fous le bras & avec des fouliers de feurre pour n'être point entendus. Stéphanie a foufflé fa bougie , ils 1'ont fuivie , & il me fembloit qu'elle les conduifoir a vorre chambre. Vous ériez habillée & parée avec foin pour les recevó'ir. Un moment après la porre s'eft fermée , & j'ai cru enrendre votre voix qui difoit : laifle-moi, Tiran, laiflemoi. Je fuis fortie de mon lit toute en chemife, & j'ai couru a la porte. Alors j'ai cru voir Tiran, qui vous portant entre fes bras par la chambre , malgré votre réfiftance, vous accabloit de fes baifers. II vous a mis enfuite fur ce petit lit de repos. Ah ! lir, s'écria Plaifir de ma vie, en fe tournant du córé oü il étoit; que tu es différent de ce que tu étois alors ! Eh bien , lui dit la princefle, n'as-ru rien rêvé de plus? Pardonnez -moi, madame, continua cette fille, mon rêve n'a pas fini la. Vous avez pris en livre d'heures, & le préfentant au chevalier,  Tiran le Blanc. 315 Votre alteife lui a dit : Tiran , je t'ai fait venir pour donner un peu du foulagement a. ton amour & au mien, mais promets-moi de ne point patTer les bornes cpe je r'ai prefcrites, jure - le moi fur ce livre. Le chevalier, les yeux arrachés fur vous, paroilfoir peu artentif a vos paroles. Vous avez ajouré : fi tu m'aimes, conrente-toi de ce que je t'ai permis, n'exige point de mon amour des chofes dont les fuites feroient funeftes a l'un & a 1'autre , tu me perdrois & me perdrois pour toujours. Hélas! avez-vous ajouré, a quoi m'expofe ma complaifance pour Stéphanie ! En ce moment quelques larmes ont coulé de vos yeux, elles ont touché le chevalier. II vous a répondu: madame, vous eres mon unique fouveraine , c'eft a vous de prefcrire des loix; quelques dures qu'elles foient, je les refpecterai roujours, mais fongez que c'eft conrre vous-méme & conrre 1'amour que vous employez le pouvoir abfolu qu'il vous a donné fur moi. Ne t'afflige point , Tiran, avez-vous dir alors; je te riendrai compre du facrifice que tu me fais. Je ne re refufes qu'une feule chofe , je t'abandonne rout le refte. II vous a prêté le ferment que vous demandiez , après quoi il m'a femblé que vous cmbraffanr & vous accablant de fesbaifers, il vous renverfoit fur ce lit Sc détachoit les agraffes de votre robe , alors vorre gorge s'éranr découverre £ fes yeux, il s'eft précipité dcflus. Mais bientöt  $$6 Hist; du Chevalier' n'étant plus maitre de lui-même, il a voulu porter ailleurs une main hardie. Vous vous y êres oppofée, & vous avez eu ma foi raifon • fi vous 1'euiïiez foufferr, le ferment éroir en grand danger. Après une perire querelle, il m'a femblé que vous ériez réconciliés. Vos vifages éroienr collés l'un conrre 1'autre ; vos bras étoient entrelacés. La vigne eft moins unie a 1'ormeau que vous ne 1'étiez l'un a 1'autre. Vous vous parliez, mais je ne pouvois entendre vos difcours, vos baifers mutuels les interrompoienr a rout momenr. Cependant mon fonge continuant toujours, je crus appercevoir quelque chofe fur eer autre lit. II me fembla que j'y voyois Stéphanie avec le connétable ; ejje fe débattoit; fes jambes étant dans un mouvement très-vif, elle paroitfoit fe vouloir dérober d'enrre fes bras : un moment après, je crus Pentendre qui difoïr d'une voix rremblante & interrompue : ah ! feigneur, que vous me faires de mal! voulez-vous me ruer? Arrêtez un peu ; au nom de Dieu, épargnez-moi. II me fembla enfuire que Tiran lui difoit: ma chère fceur , rerenez vos cris. A quoi penfez-vous? voulez-vous vous perdre? On peut vous entendre. Je la vis qui prenoir la manche de fa chemife , & qui la mettoit dans fa bouche, la ferroit avec fes dents; mais un moment après, elle ne put fe  Tiran n Bianc; 317 retenir, elle pouffa un cri & tomba pamée , en difanr -y ah cruel ! vous me tuez, je me meurs. Je ne puis vous exptimer , madame, ce que eet endroit de mon fonge me fit relTentir. Je defirois en ce moment de me trouver avec mon Hyppolire , dans le même état oü je vous voyois Tune & 1'autre. Je ne connois point encore quelles font les douceurs de 1'amour , mais il me fembloit que eet état étoit le dernier rerme de la féliciré. L'agiration que j'éprouvois éroir extréme , un feu dévoranr fe répandoit par-tout mon corps. Je me levai, du moins il me le fembla dans mon fonge, j'allai chercher de 1'eau, èc je m'en fervis pour diminuer Tardeur du feu que je reffentois. A mon retour , je crus voir Stéphanie , qui revenue de fon évanouilfemenr, repouffoit languiffamment le connétable , & lui difoit d'une voix foible:laiife-moi cruel, lailTe-moi. Neft - ra pas contenr ? que veux-ru de plus ? n'auras - tu poine de pitié d'une fille qui seft confiée a toi ? Sont-ce li les fermens que tu me fis hier fur tous les faints du paradis, de ne me point faire de mal ? Veux-ru les violer encore ? Voyez , ar-eile ajouté , en vous appellant, voyez comme ce barbare m'a rraitée. Mais hélas ! malheureufe, a-t-elle continué , en verfant quelques larmes! de qui dois-je me plaindre que de moi feule? N'étoit - ce'pas a moi a me garder?  31S HrsT. du Chevalie r Un moment après, il m'a pam que fe confolant un peu, Sc embralfant le connétable , elle lui difoit: va , je te pardonne rout ce que tu m'as fait fouffrir. N'eft-tu pas mon époux ? Ne t'ai-je pas donné ma foi ? N'es-tu pas devenu mon maitre Sc mon feigneur ? Ai-je quelque chofe qui ne foir pas a roi? Que te pouvois - je re fufer ? L'amour ne r'a-r-il pas tout donné ? C'eft eet amour qui nous a liés l'un a 1'autre. Que manque-r-il a norre engagement? Un écrit, une cérémonie , des joütes, des danfes , des concerts ? L'amour fuppléera a tout. Ma mère ni mes parenres ne fonr point venues me donner Ja chemife de nóces. Elles n'ont point eu befoin de me porrer a force fur le lit nuptial. Je m'y fuis mife de moi-même. Mon époux en fera plus sür de ma rendrefte. Pendant que Stéphanie parloit, il me fembloir; madame, que Tiran vous exhortoit & vous fupplioit de lui rendre fon ferment. Le connétable , que votre voifinage ennuyoit, vous en preifoir aufti, mais les coqs chanrèrent pour la feconde fois, le jour éroit pret de poindre. Vous les prefsates de fe retirer, de crainre d'être découverts. Ils ne purent vous refufer, Sc ils fortirent l'un Sc 1'autre. Je me réveillai la-deifus fort étonnée de me trouver dans mon lit; j'étois encore toute remplie.  TlXAN IE BtANfi. jij, ■Je mon rêve, j'aurois voulu qu'il eüt dure érernellement; je penfois a mon cher Hyppolire , je fouhairois d'être expofée aux mêmes peines que Sréphanie , mon inquiérude & mon agiration furenr extrêmes le refte de la nuit, je ne pus fermer 1'ceil. Plaifir de ma vie finiffoit ainfi le récir de fon rêve , lorfque les autres demoifelles de la princelTe arrivèrenr pour lui aider a s'habiller. L'empereur partit le matin même avec tous les barons de Sicile, le duc de Pera & les prifonniers. Tiran Sc le connérable 1'accompagnèrent pendant une lieue. Alors ce prince les pria de ne pas aller plus loin. Ils obéirenr, mais cerre féparation fut infiniment fenfible au général. Après avoir pris congé de 1'empereur , & avoir dit adieu aux barons de Sicile, il s'approcha de la princelfe, & lui demanda fi elle n'avoit aucun ordre a lui donner. Elle leva le voile donr elle éroit couverre , & fes beaux yeux ne purenr le regarder fans fe remplir de larmes. Ce fur ainfi qu'elle lui fir fes adieux. Sa douleur ne lui avoit point lailfé 1'ufage de la parole, elle ne pur que foupirer. Tiran de fon cöré, après avoir pris congé d'elle , fur fi rroublé, qu'il fe lailfa tomber de cheval. II fe releva prornpremenr. L'empereur & plufieurs feigneurs vinrent a lui, mais ijs le trouvèrent faifanr femblant de regarder le  3zo Hist. dv Chevalier." pied de fon cheval, après quoi il fe remit en felle; &c chacun continua fon chemin. La princelTe qui étoit alors roure en larmes , apprit de Sréphanie ce qui étoit arrivé a Tiran , & n' arrribua eet accident qu'a la douleur qu'il relTenroit de fon déparr. Tiran de rerour au chareau de Malvoifin , ordonna au connétable de refter i la garde du camp avec Ia moitié de la cavalerie & de Finfanterie. Pour moi, dit-il, j'irai au porr faire débarquer les vivres qui nous fonr venus. En y arrivanr, il anprir qu'il étoit entré lept navires Génois dans le port de Beaumont. Cette ville^n'étóit éloignée de Saint-George que de quatre heues, & le fultan s'y étoit reriré avec les débris de fon armée, croyant y ètre en sureré. Le général eur avis en même temps, que lë grand kan de Caramanie arrivoit par mer au fecours des Turcs avec le roi de lTnde fupérieure, & qu'ils étoient fuivis d'iine armée de plus de cinquante mille hommes. A cette nouvelle Tiran fir parrir un briganrin, avec ordre d'aller reconnoitre le nombre des vailfeaux arrivés i Beaumont, celui des troupes qui étoient delfu's, & de s'informer du remps auquel ils comproienr débarquer leurs vivres. Lé brigantin revint le lendemain, & lui apprit qu'il y avoit fept' gros navires dans le porr, que les chevaux étoient déja débarqués, Sc  Tiran ie Blanc? ^iif & qu'on commencoit a mettre les vivres a terre: Oh, par dieu , dit le général a fes troupes , je vous ferai manger de leur bied. En effer, il fit préparer fur le champ cinq vaiffeaux, fur lefquels il embarqua beaucoup de troupes, fur-tout des atbalêtriers , & mertant a la voile le foir même , il fe trouva au point du jour devant le port de Beaumonr. Ceux qui étoient a terre découvrant les cinq vaifleaux de Tiran , & s'imaginant qu'ils étoient du nombre de ceux que le roi de Caramanie conduifoir , n'en prirent aucun ombrage. Ainfi les vaifleaux grecs entrèrent dans le porr fans aucun c^bltacle , Sc chacun s'attachanc a un des ennemis , ils s'en emparèrent fans peine ; après quoi ils inveftirenr les deux autres qui firent aufli peu de réfiftance. Cette aótion ne coüta pac un feul homme a Tiran. Ils fortirent enfuire dn porr avec leurs prifes. Les vivres dont elles étoient chargées furent d'un grand fecours pour le camp des chrétiens , qui ne tiroient leur fubfiftance que par Ia mer. Au retour de cette expédition Ie général interrogea les prifonniers qu'il avoit fairs fur les vaifleaux , Sc tous lui confirmèrent Parrivée des rois de ITnde & de Caramanie avec une puilfanre armée. Ils ajoutèrent que ce dernier conduifoie avec lui la princefle fa fille qui étoit d'une extréme beauté, & qu'il deftinoit , difoit- on, au fils dit Tome I. X  ïïisK ïiü Chevaiier' i;rand Turc ; quelle étoit accompagnée de yingtcinq autres femmes, qui venoient époufer les plus grands feigneurs de 1'armée, 8c que leurs vaiffeaux étoientchargés de richelTës immenfes. Lorfque nous fommes arrivés a Beaumonr , continua un matelot Génois , on nous apprir que l'empereur Grec a fait général de fes rroupes, un diable de Francois qui gagne toutes les batailles. Ils le nomment Tiran. 11 peur avoir du courage , comme on le dir; mais ïna foi il porte la un vilain nom ; car Tiran fignifie ufurpateur, ou pour parler plus jufte, voleur, 8c je crois pour moi, que fes aétions répondronr roujours a fon nom. Auffi , dir-on ,t ^que dans une lertre qu'il écrivoit au roi d'Egypte , contre lequel il n'a jamais ofé fe battre feul a feul, il fe difoit amoureux de la fille de l'empereur ; vous verrez qu'il la féduira, il en fera auranr de Timpérarrice, 8c puis il fera mourir l'empereur pour prendre fa place ; car c'eft ainfi qu'en ufent ces maudits Francois; vous le verrez un jour empereur, fi les Turcs <& les chrériens le laiftent vivre. Ma foi, répondit Tiran , tu as raifon, tous les Francois ne valent rien , & celui - la. fera encore pis que tu ne dis. Puifque vous le connoilfez fi bien, & que vous lui reftemblez fi peu, reprit le marinier, je prie Dieu qu'il vous fafle obtenir tout ce que vous defirez des demoifelles. Mais enfin, vous connoilfez jm grand traitre. Je jure par le baptême que j'ai  Tiran lï Blanc. jij feca, que fi je pouvois le prendre, comme fouvent j'en ai pris plufieurs autres , je te pendrois moi-même au grand mar du vaiifeau. Dès qu'on fut a. terre , Tiran lui donna un habir de foie, avec trenre ducats & la liberré. On peut juger de 1'érac oü il fe rrouva lorfqu'il fut que c'étoit a Tiran lui-même qu'il avoir parlé ainfi; il alla fe jetter a fes pieds, mais Tiran lui pardonna & le renvoya, en difant qu'il falloit donner aux méchans , afin qu'ils diifent du bien de nous; & aux bons, poar qu'ils n'en diifent point de mal. La ptéfence de Tiran étoit néceiTaire au camp J fes ordrës n'avoictit pas été fuivis, 8c les Turcs avoient remporté un léger avanrage par la £aure du marquis de Sainr-George. Tiran remédia a tout ëc donna de nouvelles inftru&ions. II rinr enfuite un grand confeil, dans lequel il propofa d'attaquer la flotte du Caraman. Elle étoit compofée de vingt'trois gros vailfeaux, les meilleurs qu'euifent les Génois, 8c de quelques batimens légers. La flotte des Grecs n'éroit que de douze vaifleaux de guerre, 8c de quarre galères. L'entreprife paroilloir téméraire ; Tiran s'y dérermina cependant, malgré la répugnance des autres chefs. Ce pilore Génois auquel il avoir donné la liberré, & qui touché de reconnoiflance , s'étoit donné a lui, 1'avoit inltruit du moyen qu'il devoit fuivre pour difliper certe flotte. Xij  fyté H i s € Vv ChevalierI A la fortie du confeil, Tiran donna ordre a Diofébo de lui choifir les deux mille plus braves gendarmes de 1'armée , & deux mille arbalètriers des plus hardis. Des plus braves, feigneur , répondit Diofébo , & comment les diftinguer ? Ne le font-ils pas tous également avant le combat ? Vous n'en favez guères , dit Tiran , faites fonner Ie boutefelle, comme li les ennemis s'approchoient, & lorfque vos rronpes auront pris les armes, examixrez les éperons des gendarmes, & regardez comme des laches tous ceux dont les éperons feront mal attachés; comptez que tous ceux - la. ne fe font armés qu'en rremblant. Le prieur de faint-Jean , avec fes chevaliers, vint dans ce moment joindre Tiran, & lui demanda d'êrre de la partie. Ils fe rendirenr au porr de Tranfimène , avec les troupes deftinées a 1'expédirion. De la. il envoya deux galères au large, avec ordre , 1'une de s'attacher au vaiffeau du roi de Caramanie fans jamais 1'abandonjier ; 1'autre de lui donner des nouvelles de la florte infidelle. II étoit environ 1'heure de vêpres , lorfqu'une des galères revinr a rames & a voiles pour 1'avertir de 1'arrivée des ennemis , & un moment après leur flotte parur i la vue du porr. Elle éroir d'une grande magnificence, fur-tout le vaifleau du roi de Caramanie; fes voiles étoient couleur de feu avec fes armes en broderie. Les cordages étoient de foie,  Tiran le Blanc? ^afT Sc fa poupe étoit toute couverte dé brocard d'or^ Le vailfeau du général forrit du port le premier. Les Turcs Ie virent paroitre avec beaucoup de joie en criant que celui-la étoit déja a eux. Le roi de Caramanie fit monter fa fille & les aurres dames fur le pont, pont leur montrer le vaifleau qu'ils alloienr prendre. Peu de temps après celui du feigneur de la Panrelerie parut, fuivi d'un autre que commandoir le duc de Mefline. La joie des Turos Sc des Génois redoubla a eer afpeét. Le roi de Caramanie dir a fa fille : choifis de ces vaifleaux celut que tu aimeras le mieux, je te le donne. Elle de-, manda celui qu'e^e avoit vu paroitre le premier^, «Sc il Ie lui promit. Le navire du feigneur d'Agramonr précéda celui d'Hyppolite. Enfin le bon prieur de faint-Jean qui faifoit 1'arrière-garde, fortit pre£que a la nuit fermée. Les Génois furent fort étonnés dé voir douze gros vaifleaux. Cependanron fit fortir du port toutes. iiès pinafles , les chaloupes des vaifleaux «Sc les bar* ques des pêcheurs, auxquelles on avoir artaché une rame , qui porroir un fanal qu'elles allumèrent dès que celui du général parut. Tous ces feux réunis repréfenroient une armée de foixanre «Sc quatorze> navires. Les ennemis s'imaginanr que la flotte des Grecs éroir en effet aufli nombreufe qu'elle leur paroifloir, ne dourèrenr poinr que 1'armée de Rhodes, 4k celle de Sicile ne fuffent venues au. fecours d<^ X ü i,  '3 zt? Hi s t. du Chevalier.' l'empereur. Ils réfolurent donc de prendre le parui fle la fuite, Sc de rerouner en Turquie , plutöt que de rifquer un combac fi inégal. Un des vaiffeaux Génois leva rrois fois un fanal. A ce fignal. toure la flotte des infidèles vira de bord , faifant force de voile^, elle fe difperfa t mais jamais la galère de Tiran ne perdir de vue le vaiffeau du roi de Caramanie, qui fir roure du cóté de Chypre , pour tacher de gagner de la Alexandrie. La galère avoir un fanal a fa poupe, Sc Tiran fuivit certe galère avec fon vaifleau. Le lendemain air point du jour le général n'appercur en mer aucun de fes vaifleaux; mais il fe trouva en vue de celui que monroir le roi de Caramanie. II le joignir fur le midi : Sc les deux navires s'accrochèrenr de facon , que quand même ils l'auroienr voulu, il ne leur eut pas été poflible de fe féparer. Alors le combar devint fi terrible, qu'a peine pouvoir-on manceuvrer de parr & d'aurre. II dura i plufieurs reprifes pendanr Ie refte du jour, toure la nuit fuivante , Sc le lendemain, jufqu'ati foleil couchant. Dans eet intervalle il fe donna vingr-fept combats entre ces deux vaifleaux. Enfin le roi de Caramanie voyanr les chrétiens déja fur fon bord, Sc le nombre de fes gens infiniment diminué , fir apporrer fur le pont le coffre , ou 1'argenr & les pierreries étoient renfermées. En. jnême temps il fit habiller fa fille de brocard d'or j  i Tiran le Blancï '527 Sc Pattachanr par le cou avec une corde d'or *> ce même cofFre,. !! la précipita dans la mer, avec toutes les autres dames qui 1'avoient fuivie. Apiès, cette funefte exécution il abandonna le combat , Sc fe retira avec le roi de 1'Inde fupérieure, dans la chambre que fa fille avoit occupée. La ils fe jertèrenr fur un lir , Sc fe couvrirent la tête, pour attendre la mort. Tiran , maitre du vaiffeau, leur envoya un gentilhomme , pour les prier de monrer fur le pont. Ils obéirenr a regret, lur-tout le roi de Caramanie ,. & parurent devant le général, qui leur rendit les refpecls dus a leur rang , & fe leva pour les recevok , quoiqu'il füt fort incommodé d'une ble'fure qu'il avoit recue a la cuiffe. II les obligea enfuire apaffer fur fon vaiffeau; ce qu'ils firenr avec un exrrême chagrin. Dès que Tiran eur raffemblé le peu de gens qui refloienr, il mit a la voile. De mémoire d'homme il ne s'éroit jamais donné un auffi terrible combat fur mer. A 1'exception des deux rois , tout avoit péri du cóté des Turcs. A Pégard des chrériens, de cinq cents hommes qu'ils éroient fur le vaiffeau, il n'en refta que cinquante - quatre , donc. feize étoient bleffés. Enfin Tiran fe fignala également fur mer , comme il avoit. fait fur terre. A la nouvelle de eer accidenr , la douleur du fulran Sc la confternation des Turcs furenr extrêmes. Mais. leur. adnfirajiion ne fut pas moindre, en penfan?; X iv(  ffi'ï Hist. HP Chev-aii-e« qu'un feul chevalier étranger pouvoit remportet de fi grands avantages. Après cette viétoire le général rentra dans le porr, ou tous fes gens fe lendirent l'un après 1'autre avec leurs prifes, au nombre de dix-huit .vailfeaux chargés de richelfes immenfes. Hyppolire ft diftingua forr en cerre occalion ; & a 1'exemple de fon mairre , il devint dans la fuite un des chevaliers les plus accomplis de, fon hecle. Cependant le feigneur de Malvoifin, inftruir de ce dernier fuccès, monra a cheval, pour venir en félicirer Tiran, après avoir envoyé porter ces heuxeufes. nouvelles a Conftantinople & au camp. Dans cette entrevue il confeilla au général de préfenrer lui-même les prifonniers qu'il avoit faits. Tiran le defiroir avec ardeur , afin d'avoir une occafion de jouir de la vue de fa belle princelfe. II mir a la voile dès que le vent lui permit de parrir, accompagné de rous ceux qui Tavoient fuivi dans cette dernière expédirion, & arriva enrrès-peu de temps a la vue de Conftantinople. On avertit auffi - tót l'empereur que le général paroiflöir avec Tarmée navale. Ce prince ne fachanr quels honneurs lui rendre , ordonna que 1'on conftruisït un pont de quarre -vingr-dix pas de longueur , & qu'on le couvrit de fuperbes rapis. En même remps il fit drelfer dans la grande place un échafaud rrès-élevé , couvert de brocard d'or & d'ét-Qffes de foie, fm;  T I R A N t E B t A N 6; 3 ïequel il fe placa avec 1'impératrice, la princefle, 6c toutes les dames de la cour & de la ville. Enfin il fir étendre depuis le pont jufqu'a 1'échafaud des pièces de velours cramoifi, afin que le général ne marchar point a terre. Tiran débarqua au milieu des eris de joie, 82 des applaudiflemens de la eapitale. II avoit a fa droite le roi de Caramanie , 6c celui de ITnde fupérieure a fa gauche. Les barons de 1'empire Ie précédoient; 6c tout Ie peuple 1'environnoit, en lui donnant mille bénédiótions, comme a un homme envoyé du ciel, pour êrre fon libérateur. Le cierge vinr auffi le recev^r en proceflion. Avec ce corrége il arriva a 1'échafaud, ou il monta. La il fe mit a genoux devant l'empereur , 6c lui baifa la main. 11 dit enfuite au roi de Caramanie d'en faire de même; mais celui - ci répondit fièrement , qu'il n'en feroir rien. Chien, fis de Chien, reprit Tiran, en le frappant de fon gantelet fur la tête , ru la baifers; 6c non-feulement la main , mais encore les pieds. Je le ferai par force, répliqua le prince infidèle , mais je jure par Mahomer notre faint prophère, & par la barbe que je porre , que fi jamais je fuis en liberré, je te ferai baifer les pieds de mes efclaves noirs. L'empereur, irriré de fa réfiftance, le fit prendre fur le champ , & ordonna qu'on 1'enfermat dans une cage de fer. A 1'égard du roi de ITnde fon compagnon, comme il vit  'f}0 HlST. DU CHEVAtlÉR: qu'il n'y avoic d'autre parti a prendre que celui de Ia foumiffion , il fe mit a genoux de bonne grace, & baifa la main & les pieds de l'empereur. Auffi ne lui fit-ott aucune peine. L'empereur defcendit enfuire de 1'échafaud , fttiyi de rous ceux donr il étoir accompagné, pour aller a fainte Sophie rendre graces a Dieu de la vicFoire qu'il avoit remporrée,. Le général donnoit le bras a 1'impérarrice , qui cbarmée de rout ce qui lui arrivoit d'heureux , lui dit: vous êtes 1'homme du monde qui jouiifez de la plus grande répuranon y car indépendamment de ce que vous avez fair auparavant, vous venez de vaincre deux grands. rois, & vous avez donné de nouvelles preuves devorre yaleur Sc de votre efprit. Quels éloges ne méritent poinr de fi belles aétions ! Je voudrois qu'un chevalier tel que. vous füt venu dans 1'empire d'AUemagne , lorfque mon père éroir empereur de Rome. J'érois alors demandée par mille amans; & fi je vous avois vu , je vous aurois préféré a rous les mille. Mais a préfent je fuis vieille Sc je n'ai plus d'efpérance a former. Cette converfation les conduifit jufqu'au palais , oü la princefle , qui n'en avoit pas perdu une feule parole,. rit de bon cceur avec Tiran des douceurs que la bonne femme lui avoir dires. Au rerour l'empereur demanda au général con>. Bi.ent il fe trouvoit de fes blelfures. Tiran lui té-  Tiras ie Bia"n«Ü. 35£ pondit qu'il avoit un peu de fièvre. En même temps il fe retira a 1'appartement qui lui avoit été préparé , oü les médecins de l'empereur le vifirèrenr.. Ik lui défendirent de fortir du lit , s'il ne vouloit demeurer eftropié d'un bras. Le général fuivit leur confeil. Tous les jours il étoit vifité fok & matin de l'empereur , de l'impérarrice & de la princelTe. La veuve Repofée ne 1'abandonna pas non plus. d'un inftant pendant toute fa maladie, plus par amour que par aucun aurre motif. Cette paffion eut de grandes fuites, & fut la fource de beaucoup de traverfes , que Tiran & la princelTe Carméfine cffiiyèrenr dans leurs amours; comme on le vert* jkns la fuite de cette hiftoire. Fin de la feconde partie*  '532.' Hrs t; du Che vAixtn TROISIÈME PARTIE. V X ENDANTque Tiran fe rétablilToiE de fes bleffures; 1'empereur recut une lerrre concue en ces termes , & que 1'armée des chrétiens écrivoit a Tiran. « O la meilleure épée qui foir au monde, ron » courage eft connu de Dieu & de toute la rerre. » Nous craignons qu'il ne nous arrivé quelque dé» faftre dans notre camp, nous te conjurons de s> venir prompremenr l notre fetjours. Après Dieu » c'eft toi que nous invoquons ; notre fakir dé» pend de ton retour. Norre arrachement pour ta « perfonne eft extreme ; fi tu te kiftes fléchir l » nos prières, puifte ce que tu aimes avoir pirié de » roi, & ne re rien refufer de rout ce que tu lui » demanderas II en falloir moins a. l'empereur pour lui faire comprendre 1'affreux érar oü fon armée éroir réduire. Cependant il demeura rrois jours fans remettre la lertre a, Tiran , ne fachant s'il ne feroit pas mieux d'arrendre qu'il für rérabli. II k remit a la princefle Carméfine , afin qu'elle 1'engageat a harer fon déparr. La princefle s'étant rendue chez Tiran, lui dit en 1'abordant.: fleur qui brillez parmi les plus.  Tiran ls Blanc; $33? belles, voyez combien tous nos foldats vous defirent, & comment ils s'écrient, oü eft: ce biave chevalier ? oü eft le vainqueur des bacailles ? nous n'avons d'efpérance que dans fon rerour. Voici la lettre qu'ils vous écrivent; elle eft adreflee au. meilleur de tous les chevaliers , ce ne peut être qu'a vous. Tiran prit la lettre , la lut, & la mon tra a Timpérarrice, & a tous ceux qui la fuivoienr. Si vous vouliez, brave chevalier, lui dit alors la princelTe , fi vous vouliez vous rendre au camp, vorre afpecT feul feroit trembler nos ennemis, Sc leur défaire feroir alfurée. Si vous refufez de partir pour Tamour de nous , faires-le du moins pour la TarisfacTion de votre courage. Tiran lui répondit: madame, les prières de vorre alrefle & celles de l'empereur font des ordres précis. Commandez feulemenr, & je fuis prêt, s'il le faur, a donnet ma vie. Ayez donc la bonré de dire a l'empereur, que pour fon fervice Sc pour le votre , je ferai tout ce qui dépeudra de moi rant que je refpirerai. II prit alors une des mains de la princefle, & lui fit une efpèce de violence pour la baifer. L'impérarrice, après cerre converfarion, fe leva," ayant fon pfautier a la main, & fut dans un coin de la chambre dire fon office avec une demoifelle, qui lui répondoir. La princelTe demeura avec Tiran, Stéphanie , la veuve Repofée , & Plaifir de ma vie. Tirau lui prenoit a tout moment la main &c la  ^34 "Hist. bü Chevalier Baifoir. La princefle ne pur s'empêcher de lui dire? je vois que plus je mets d'obftacles a vos defïrs ,; plus ils augmenrenr. Je ne vous accorderai poinr ce que vous voulez. L'on méprife aifément ce que Ton obcient fans peine. Je vois , par la facon dont vous me prenez les mains, que vous me défobéiriez volonriers ; avez - vous oublié que 1'impératrice eft ici, & qu'elle nous peur voir ? Voulezvous qu'elle vous ordonné de laifler fa fille en repos , & qu'elle nous óte pour toujours la liberré de nous parler ? Je vois que la prière que je vous fais de la parr de mon père déplaïr a votre amour, mais fongez que eet amour même demande que vous facrifiez votre conrentement a votre gloire & au falut de l'empereur. Faut-il que je me jette a vos pieds pour vous conjurer d'accorder a l'empereur ce qu'il vous demande ? Ah ! madame, répondit Tiran , croiroit-on que ce foit le moyen de hater ma guérifon , que de me priver de votre vue ? C'eft - elle feule qui peur me faire vivre. Votre abfence eft pour moi le plus cruel de rous les maux. Je ne connois de gloire & de devoirs que ceux de mon amour. Je ne prétends pas que vous renonciez a eer amour, répondir la princelfe y mais il faut qu'il fe foumette aux loix de I'honneur. Croyez - vous que votre abfence ne me foir pas fenfible , & que la feule idéé des périls oü la guerre va vous expofer ne me fafle pas frémir ? Hélas J  Tiran tE Blanc; ^yi *jne deviendrois-je fi je vous perdois ? Vous feul fakes mon bonheur ; vous êtes fans celfe préfent a* mon efprir ; mes fonges mêmes vous offrent fans cefie a mon fouvenir. Je rrouve tour en vous. Vous poffédez feul tout ce qui peut me plaire , Sc il me femble que quand Dieu vous fir, j'étois-la, Sc je lui difois : feigneur , faires-le moi ainfi; cac c'eft ainfi que je le veux. Dans ce moment les médecins entrèrenr, 1'impératrice qui venoir de finir fon office s'approchanr de Tiran, leur demanda quand il pourroir venir au palais. Ils lui répondirenr que ce feroir dans trois ou quatre jours. Alors 1'impératrice & les dames étant forties pour le laiffer en liberté, quelle fut fon affliélion ! Pour la princelfe , lorfqu'elle fut; arrivée dans fa chambre , la converfation qu'elle venok d'avoir lui caufa un ferremenr de cceur li violenr, qu'elle romba évanouie. Toutes les dames jettèrent de grands cris. L'empereur accourut promptemenr; il fut extrêmemenr affligé de voir fa fille dans un érar fi trifte j il fe jerta fur un lit, pendant que 1'impérarrice renoit la tête de fa fille dans fon giron , Sc pouftok des cris qui furenr entendus dans tout le palais; fon vifage & fes habits étoient mouillés de fes larmes. Un chevalier courut promptemenr a. la maifon de Tiran pour averrk les médecins ; il leur dit rout bas de fe hater , qu'a peine ils retrouveroient la princelfe en vie. Les méde-  Hist; du Chevaiier1' eins coururent au fecours de la belle Carméfine; L'amour avoit d'abord fair imaginer a Tiran que les grands cris qu'il enrendoit venoienc de quelque accident arrivé a la princeffe. A 1'inftant il fe léve Sc fe tranfporre chez elle , il la rrouva dans fon lit Sc revenue de fon évanouiffemenr. L'empereur éroit déja. forti avec Timpérarrice, & les médecins qui craignoienr les fuites de Tinquiétude qu'il avoit eue, 1'avoient fuivi. Tiran , femblable a un homme qui fort d'un profond fommeil, s'approcha de la princelTe, Sc lui dir: J'ai cru vous avoir perdue, ma princefle, vous, le feul bien qui puiffe me flatter, je n'ai jamais éprouvé une relle douleur : dires-moi, je vous fupplie, quel mal a fouffert vorre alrefle; fi je pouvois le combattre, j'en jure par le baprême que j'ai recu, il n'oferoit jamais vous attaquer. La bonré divine a pris pirié de moi, tout pécheur que je fuis, elle a exaucé mes prières , elle vous réferve pour être ma récompenfe. Aux cris que j'ai entendus , j'ai d'abord penfé a votre alrefle ; mais je me flarrois que vous auriez foin de me faire avertir. Vous ne Tavez pas daigné. Qu'eft devenue cette bonté que vous me témoigniez ? Vous fuis-je devenu odieux ? Ah! fi un pareil malheur me doit arriver, je prie Dieu & fa trés - fainre mère de m'örer la vie avant que j'en puifle être le rémoin , pour me délivrer du péril de perdre Tame avec le corps  Tiran ie Blanc; $ff Ëorps. Au nom de Dieu , inftruifez-moi de mon fort. Mon cher Tiran , lui répondir la princefle , c'eft roi feul, c'eft la penfée de ron amour qui a caufé tour mon mal. Cet amour agit fur moi plus que je ne le voudrois, pourquoi fautil que nous ne le puiffions renir fecrer jufques a des remps plus heureux ? Mais hélas ! puis-je r'impofer des loix que je ne puis obferver moi-même ? Eh quel eft celui qui peut renfermer du feu dans fon fein ? Tour ce que je re dis , mon ame &C\ mon cceur le penfenr. Va donc , je te prie, rrouver 1'empereur, afin qu'il ne fache poinr que ru mas vue avant lui. Enfiaire elle mit fa tére fous la couverrure de fon lit, & ordonnant a Tiran d'y mettre la fienne, elle lui dit : baife ma gorge pour ma confolarion & pour ron repos -y ce qu'il fir de grand cceur. Après qu'il lui eur encore baifé les yeux «Sc le vifage ; 1'on aime mieux, lui dit - elle, donner ces chofes-ü que de les pofleder. Tiran fe retira pénétré de fes faveurs. Lorfqu'il parut dans la chambre de l'empereur, les médeeins le blamèrent de s'êrre levé fans leur permilfion. II répondit , qu'ayant appris avec quelle précipitation & quelle inquiétude l'empereur éroir forti,' il fe feroir levé quand il auroit du lui en coüter la vie. J'érois inquiet de ma fille Carméfine , dit l'empereur y mais heureufemenr elle eft rérablie. Jugez quel a dü être mon état, n'ayant plus d'autre Tome I. Y  $ 3 5 H i s t; bv ChïvaiiïK fille qu'elle ; car la reine de Hongrie eft comme perdue pour moi. Le ciel m'a confervé la vie en fauvanc ma chère fille du rrépas. AUez la voir , vous ne fauriez dourer du plaifir que vous lui ferez. L'entretien roula enfuite fur différentes chofes, & les médecins oidonnant a Tiran de s'en retoumer , il répondir qu'il ne pouvoit avoir de plus grand plaifir que d'être auprès de l'empereur , quand il fe flartoit de lui êrre utile. .L'empereur le remercia de la bonne volonté qu'il lui témoignoit, & en le congédiant , il lui dit encore de paffèr chei Carméfine. Tiran fur charmé des confeils de l'empereur, il fouhaitoit bien plus d'être oü on 1'envoyoit qu'au lieu oü il étoit. Par malheur il trouva chez la princeffe 1'impératrice, qui le vit arriver avec grand plaifir, & lui paria beaucoup de fes bleffures. Tiran voyanr bien qu'il ne pourroit parler en liberté a la princeffe, forrit , dans la crainre que les médecins ne diifent a l'empereur qu'il y avoit demeuré trop long-temps. L'aimable Stéphanie le conduifit jufques fur 1'efealier, & lui dit en le quittant : feigneur , fecourez-moi, oudonnez-moi la morr; rien n'approche des maux que je fouffre ; mais rien ne me tourmente comme la crainte de me voir couverte de honre par les fuites d'une a&ion qui n'a rien de criminel. Je ne me repens pas de ce que j'ai fait, mais je n'ai plus d'autre bien que mon  Tiran li Blanc.' 35^ amour & le bonheur donr les fonges ou mon imaginarion me font jouir; dites-moi, je vous prie,' général , fi je ferai confolée de la douleur que j'éprouve. Le chevalier lui répondir : la bravoure & 1'habileré du connérable rendent a préfent fa préfence abfolumenr néceiTaire au camp; mais puifque la princeiTe m'ordonne de joindre Tarmée comme vous Tavez enrendu , je vous promers que dès que j'y ferai arrivé, je ferai tout ce qui fera podible pour vous le renvoyer. Sréphanie fut trèsconreste de certe réponfe. Tiran s'en alla chez lui, oü il rrouva les médecins qui Tattendoienr. Ils vilitcrenr fes bicifuref, qu'ils trouvèrenr en forr mauvais érar, car l'amour qu'il reifentoit, Tavoit prodigieufement échauffé. Tandis que les chrétiens étoient au défefpoir des bleiTures de Tiran j &c qu'ils ne comproient fur aucun avantage pendant fon abfence, le foudan envoya des ambaiTadeurs au camp pour roaiter avec Tiran de la paix ou de la guerre. On donna avis a 1'empereur de leur arrivée , il leur manda de venir auprès de lui ,en leur promertant toute la süreté due a leur caraétère. Tiran commencoir a fe mieux porrer, tous les jours il alloit au palais , & Ton ne parloit que de fon départ, lorfque les ambaiTadeurs arrivèrenr a Conftantinople. Certe nouvelle le fufpendit. L'empereur envoya les principaux de la ville Sc de fa '  §4°" H i s tJ d tr ChevaliÜ cour une lieue au-devant d'eux pour les recevoïr? Le général alla jufqu'a la porte de la ville. Quand Abdalla Salomon 1'appercur, quoiqu'il fut ambaffadeur du foudan, il mit pied'a. terre, & fe mertant i genoux devant lui, il lui donna les plus grandes marqués de refpecT, le remerciant de la liberté qu'il lui avoit rendue. Le général le pria de remonrer a cheval; ils furent enfemble trouver l'empereur , qui les recut avec d'autant plus de cérémonie, que le roi d'Arménie , frère de celui de Caramanie , étoit du nombre des ambaiTadeurs. Abdalla Salomon, comme le plus favant d'entre eux , fut chargé de porter la parole , ce qu'il fit en ces termes: « Seigneur, nous fommes envoyés a votre ma9> jefté de la part du terrible mairre du monde , i> le feigneur des feigneurs qui profelfent la loi de s> Mahomer, le grand foudan de Babylone 3 Sc 3) de la part du grand Turc, des fouverains de » Tlnde, & des aurres rois qui fe rrouvenr dans » leur camp, pour vous propofer trois chofes. Mais 33 auparavant ils m'ont chargé de favoir de vos □> nouvelles, Sc de vous préfenrer leurs falurs. Le sj premier fujer de notre ambafTade, c'eft: que Ton j> fafle une trève de rrois mois par mer & par ai terre. La feconde , c'eft que Ie brave général a s> qui vous avez cohfié vos troupes , ayant par la force de fon bras yaincu le roi de Caramanie}  TiR'An ie Bi Art«r? '3411 y Sc celui de 1'Inde; nous venons favoir fi vou* >j voulez, pour la rancon du premier, que Ton s> vous donne trois fois fon pefant d'or , & quand oj les balances feront égales , nous les ferons pan33 cher a force de pierreries r pour le roi de ITnde » 33 nous offrons fon poids du même métal Sc la 33 moitié au-dela. Le rroifième article, c'eft' que 33 fi votre majefté veur faire une paix fincère, le 53 foudan lui demande fa fille Carméfine , a con33 dirion que les males qui nairronr de leur ma33 riage feronr élevés dans la loi de Mahomet, Sc 33 les filles dans celle de J. C. en laiftant a ia mère 3» le libre exercite de fa religion. Par ce moyen j> nous pouvons terminer nos malheurs. Le foudan 33 en faveur de ce mariage, rendra toutes les villes 33 & les chateaux de 1'empire donr il s'eft em33 paré, & fera non-feulement la paix avec votre 3j majefté; mais encore il vous défëndra contre 33 tous ceux qui voudront vous attaquer 33. L'empereur , après avoir entendu les propofitions, fe leva, & paffa dans une autre chambre avec le général Sc tous ceux qui compofoient fon. confeil. Ils convinrent unanimement qu'a caufe des. incommodités de Tiran , on accept-oit une trève de rrois mois. On fir enrrer les ambaftadeurs pour leur dire qu'en confidérarion du foudan & du grand Turc on acceptoit la trève de rrois mois , Sc que foa réfléchiroit fur les autres articles. Y iijj  34? Hist. du Chivahik La trève fut publiéede part & d'aurre. L'empereur conféroit fouvent avec fes confeillers, dont le plus grand nombre étoit d'avis de faire le mariage de la princeffe , pour avoir une paix durabie. On juge facilemenr quelles devoientêtre les alarmes de Tiran. Un jour qu'il étoit dans la chambre de Carméfine, il ne put s'empêcher de dire devant plufieurs demoifelles : que je fuis malheureux d'être venu ici ! Pourquoi ne pas mourir, puifque l'empereur & fon confeil confpirenr égalemenr contre une princeffe fi accomplie, & qu'ils veulent la livres a un maure ennemi de Dieu & de norre fainre religion? Le ciell'a-r-ilforméeavictanrde charmes. & tant de verrus, pour êrre la proie d'un barbare ? O cruel ambaifadeur ! fi j'avois prévu tous les maux que tu me caufes , je ne t'aurois alfurémenr pas donné la liberré. O cruel Abdalla ! je veux que ru faches par roi-même quels fonr les maux que l'amour fair fouffrir. Tu fais le malheur de la princelfe & le ruien. Puis s'adrelfanr aux demoifelles: dires-moi, je vous conjure , leur dir il, fi on fouffre plus dans 1'abfence de ce que 1'on aime , qu'en fa préfence. Les defirs me brütent ik m'enflamment a la vue de la princelfe; mais ce feu me conduit aux larmes ; & fi je vois parrir votre alrelfe , conrinua-r-il en s'adrelfanr d elle , 1'état auquel je ferai réduit ne fe peut concevoir. Que pourrois-je faire autre chofe que de mourir ? La princefle lui ré-  Tiran li Blanc. ponrllt : Tiran , fi tu peux difpofer de roi, n'ai-je pas la même autorité fur moi-même ? Er comment peux-ru croire que je me foumerre i un maure ni que je le puiffe aimer , lui qui a arttanr de femmes qu'il lui plait, fans en époufer aucune , & que rien n'empêche de les abandonner au premier caprice; moi qui ai refufé rant de grands rois, qui m'onr demandée? Si le roi & fon confeil prennent cerre réfolurion, ne crains pas de me voir balancer, je faurai leur réfifter avec fermeré. Que ron amour eft foible , s'il a une aurre idéé de mon courage. Compres fur ra Carméfine , elle faura fe conferver pour toi; elle faiyadéfendreles droirsde ron amour s comme ru as défendu fes érats. Je te fais mon feigneur , commande , &c j'exécurerai res ordres. L'empereur vinr rroubler leur converfarion ; fon arrivée les embarraffa fi forr, qu'ils ne purent lui dire de quoi ils s'entretenoient. Tiran s'étant un peu remis,. lui dir cependant qu'ils parloienr des ambafladeurs, & de la folie hardieife avec laquelle ils avoient demandé la princefle en mariage pour un chien, fils de chien , qui reniant le vérirable Dieu tous les jours , n'auroit que de mauvais procédés pour elle. Mais fi par hafard il 1 obrienr, conrinua Tiran J, Sc qu'il la rraire mal, qui pourra la défendre ? A. qui demandera-r-elle du fecours ? Pour moi, lorfque j'y penfe je répands des larmes de fang j ü me ■prend des fueurs froides j & je vpus avoue que  '^44 Hist. du ChevaiieS faime mieux mourir que de voir préférer un maure. a tous les chevaliers de la chrérienré. L'impératrice approuva le difcours de Tiran ; & ajoura ces mors avec vivacité : ces ambaiTadeurs viennent ici pour nous infulrer ; laiffez-les faire , laiffez renir a l'empereur rous les confeils qu'il tienr, nous favons bien , ma fille & moi, le parri que nous devons prendre, 8c puifque vous êres de norre fennmenr, généreux chevalier , rapporrez-vous-en a moi. Si 1'on poulTe ma patience a bour, je vous jure que ceux qui auront donné de mauvais confeils s'en repentiront d'une facon i épouvanter tous les autres. Mais fi ce malheur arrivoit, il y a cent facons de mourir que je choïfirois plurör que d'en «êrre témoin. De plus, qui m'empêcheroit d'aller avec ma fille en pays érranger , oü nous pleurerions jour & nuit, puifque nous ne pourrions apporter de remèdes a nos maux ? LailTons tous ces difcours, pourfuivit - elle, ils m'afïligent fi forr, que je ne puis parler. Mais enfin, brave général, vos fenrimens font dignes de la bonne chevalerie, «5c j'aimerois mieux donner ma fille a un chevalier donr je connoirrois les fenrimens , quel que pauvre qu'il füt, qu'au maitre du monde qui auroit le cceur mal placé. Ne croyez donc pas que rien puilTe me féparer d elle, que je naie trouvé un chevalier d'une extreme valeur , occupé de fon honneur 8c de celui des fieus. La princeffe lui dit: mais ma-  Tiran le Blanc: kj4$1 'dame; que fert la hardiefle que vous fouhaitez I un bon chevalier, fi elle n'eft pas accompagne'e de prudence ? Il eft bien vrai que 1'une & 1'autre fonr forr eftimées dans le monde ; mais la prudence eft plus utile aux grands feigneurs que la. hardiefle. L'empereur arriva dans eet endroit de leur converfarion ] il en demanda le fujer. Le général lui dit : feigneur, nous agirons une queftion qui mérire bien d'être examinée. L'impératrice dir, que fi elle avoit un fils, elle aimeroit mieux qu'il eut la hardiefle en parrage que toute autre qualité. La princefle convienr que, c'eft en effer une grande verru Sc fort a defirer ; mais qu'elle eftime plus la prudence. C'eft a vorre majefté a décider. L'empereur leur répondit qu'il ne le pouvoit faire fans entendre les parries , & dir a. la princefle de commencer. Elle s'en défendit long-temps, ne voulant pas parler devant l'impératrice fa mère ; mais enfin elle obéir. L'impérarrice paria enfuite en faveur du courage, &c ne manqua pas de cirer 1'exemple des grandes chofes donr Tiran éroit venu a bout par fon courage. Le prince répliqua en faveur de la prudence. Le bon empereur fur charmé de l'avoir entendue raifonuer fi bien. L'impératrice répondit encore quelque chofe a. 1'avanrage du courage , & cira tout ce que 1'on dit fur le cceur & la facon dont il eft placé, pour preuve de fon autorité. Enfuite elle  34<£ Hist. du Chevalier pria l'empereur d'avoir la bonté de juger. II fut répondit qu'on ne pouvoit pas mieux parler qu'elles avoienr fait Tune & 1'aurre, fans rien oublier de tour ce qui pouvoir être a I'avanrage de leurs fenrimens ; que le lendemain il leur rendroit réponfe après avoir entendu les chevaliers & les docFeurs. Alors il forrir de la chambre , 8c palTant dans une autre, il alTembla un confeil de chevaliers & de gens de loi, qui difputèrent Iong-remps entre eux fur le courage & fur la prudence, fans pouvoir Saccorder. Enfin après avoir fait compter les voix, Sc éerire P-arret, l'empereur parut le lendemain dans Ia grande falie a 1'heure qu'il avr.it indiquée. Toutes les dames s'y trouvcrenr. Il fe placa fur Ia chaife impériale, l'impératrice a fes cötés , Ia princelTe devant lui, & rous les barons & les chevaliers fe placèrent pour entendre le jugement que 1'on alloit prononcer. Quand on eut fait filence, l'empereur ordonna a fon chancelier de publier la décifion. Alors Ie chancelier fe leva , mir un genou en rerre, Sc lur :au nom du Père , du fils , & du fainr Ffprir. Nous, Henri, par la grace de Dieu , empereur de Conftantinople. Ayant entendu les raifons de parr & d'autre, fur Ia difpute qui s'eft élevée entre rimpératrice 8c la princelfe ma fille. Ayant la grandeur de Dieu préfente a 1'efprit, dans le defir de juger avec -équiré. De I'avis de la plus grande partie de notre confeil, fans avoir aucun  Tiran leBbanc.' 54^ égard a l'amour que nous avons pour cnacunè d'elles j mais dans la feule vue de 1'équiré Sc de rendre la juftice a qui elle appartienr. Sur ce confidérant que la prudence eft le plus grand préfent que Dieu ait fair aux hommes, & qu'elle eft comme le foleil, de qui rous les autres corps empruntent leur éclar mais que cependanr il eft néceiTaire d'avoir du courage , fans quoi la prudence ne feroit d'aucune confidération. Nous avons eftimé qu'un chevalier qui joint la prudence a la valeur eft accompli , & digne de la royaiué. C'eft pourquoi nous ordonnons a l'impératrice , qui a pris le parti diï courage, de nomnrer la prudence auparavanr quand elle en pariera , & que ce foit fans aucune aigreur, afin que la mère & la fille ne foient point défunies. Quand la fentence fut lue, les parties lui donnèrenr des louanges , & prefque rous ceux qui étoient préfens direnr a l'empereur que d'un bon arbre il en venoir de bon fruir, Sc d'un bon chevalier un bon confeil. Les ambaiTadeurs du foudan, les rois de Caramanie Sc de ITnde fupérieure fe trouvèrent a cette leóhire. L'empereur tint un confeil avec fon général & les autres chevaliers, dans lequel il fur réfolu que 1'on feroit une grande fête, après laquelle on donneroit réponfe au» ambafladeurs. L'empereur donna le foin a Tiran d'ordonner des armes, des danfes, & de rout ce qui pouvoit  §4$ H i s t. » u Chevalisk' être néceiTaire. Tiran fit publier la fête pour Ié quinzième jour fuivanr. Mais Stéphanie voyant que tous les grands feigneurs étoient revenus a caufe de la trève, & que le connérable demeuroit au camp, lui écrivir une lettre infiniment tendre, par laquelle elle le conjuroir de venir la voir au plurór. Le connérable lui répondir fur le champ, en lui donnant toutes les alfurances de fon amour & de fa reconnoilfance; mais que fon devoir le rerenoit au camp , qu'il ne pouvoir quirter fans congé > & qu'auffi-tót après la fête que l'empereur avoit fait publier, il feroit tout fon polïible pour fe rendre auprès d'elle. L'écuyer qui lui avoit porré la lerrre fe chargea de la réponfe. A fon retour a Conftantinople, il trouva Sréphanie qui s'entretenoit avec la princelfe. D'abord qu'elle 1'appercut elle fe leva & lui dit: comment fe porre ce que j'aime ? L'écuyer, fans lm répondre, fut baifer la main a la princelfe j enfuite lui en fit autaut, & lui donna la lettre , qu'elle leva vers le ciel, comme pour la lui offruv Après en avoir fait la leéture, elles s'entretinrent fur le chagrin qu'elle avoit de ce que le connétable ne feroit point a la fête. La veille du jour marqué pour la célébrer, Ie connérable vinr a une lieue de la ville, & fe tint. caché très-foigneufement. Sréphanie ne vouloir pas.  Tiran ie Blanc: 345?' 'abfolument s'y trouver, puifque celui qu'elle airnoit ne devoit point y être. La princefle la pria fi. fort de 1'accompagner, en 1'aflurant que fi elle ne venoit pas, elle n'y iroit pas non plus, qu'elle fut obligée de la fuivre. Quand les mefles furent dites avec beaucoup d'appareil, on fut a la place da marché,que 1'on rrouva couverre par le haur de draps rayés de blanc , de vert & detanné. Les cótés étoient cachés pardeséroffes d'une granderichefle.il y avoit des tables dreflees rout autour de la place. Le cóté deftiné pour l'empereur étoit beaucoup plus riche; il étoit tendu de brocard d'or. L'empereur fe mir au milieu de la rable, & fir placer les ambafladeurs d'un córé, & de 1'autre l'impératrice & fa fille Carméfine. Les rois de Caramanie Sc de ITnde fupérieure mangèrenr z rerre , paree qu'ils étoient prifonniers : toutes les demoifelles & les dames d'honneur occupoient des tables a la droire de l'empereur. Les dames de la ville les fervoient. Stéphanie étoit aflife Ia première a cette table, a la gauche de l'empereur , Sc vis-a-vis d'elle rous les ducs Sc les grands feigneurs. On avoir dreffé vingr-quarre buffers. Sur le premier on avoit placé toutes les reliques de la ville j fur le fecond , tout 1'or des églifes. II y en avoit dix autres remplis de routes forres de corbeilles & de paniers d'argenr, que 1'on avoit tirés du tréfor, & qui rous étoient remplis de raonnoie d'or. Dans les autres il y avoit des  Cf5° Hist. du Cbevahei' coupes dor & des pierres précieufes, des plats & des fahères de vermeil; car rout ce qui étoit blanc fervoit fur les tables. Tout 1'argent monnoié étoit dans des vafes au pied des buffets, chacun defquels éroir gardé par rrois chevaliers, auxquels Tiran en avoir confié le foin. Les chevaliers étoient vêtus de robes de brocard trainantes jufqu'a terre avec une baguerre dargent d la main. En un mot lempereur montra ce jour-La de très-grandes richeffes. Dans 1'efpace renfermé pour les rables etoit une lice préparée pour les joütes. Le général duc de Pera & le duc de Sinopoli étoient ce jourIa les tenans. On commenca les joütes pendant le repas. Le duc de Pera parut le-premier avec des paremens de brocard d'or d'Alexandne. Le duc de Sinopoh les porroir égalemenr de brocard; mais ils étoient verds Sc gris; Tiran les avoit fimplement de velours verd • mais couverts de ducats pendans chaque ducat en valoit plus de trenre, de facon que les paremens étoient d'un grand prix Undesjours.de la fête , Tiran vint a la porte de la princeffe, il y rrouva Plaifir de ma vfe, i Quelle il demanda ce que faifoit fa mairrelfe > Llle répondit: Pourquoi voulez-vous le favoir > Si vous etiez venu plutót vous 1'auriez trouvée dans ^ lit & vous Taviez vue comme moi, vous eulïïez gouté la gloire de paradis. Si vous roulez, continua-t-elle, vous la rrouverez qui vieut  Tiran n Busii 551; de prendre fa robe , & qui va fe peigner •, car nous autres nous nous grarons la rête quand les talons nous démangent. Mais a propos, pour quoi n'avez-vous pas mon Hyppolite avec vous ? Je le vois fouvent ttifte, Sc cela m'afflige La princelfe eft-elle feule , dit Tiran? N'y a-t-il ni efpions ni ennemis ? Puis-je entrer fans péril ? demoifelle, je vous demande aide & confeil. Enrrez fans rien craindre, répondit Plaifir de ma vie. Fiez-vous 1 moi, je courrois auranr de rifque que vous , s'il y avoir quelque chofe a craindre, je connois les fenrimens de la princeiTe ; elle ne veur pas que vorre amour demeure roujours fans récompenfe j & pour moi j'ai ranr de pitte de ce que vous fouffrez, que je ferai roujours prête a vous alfifter. Tiran entra dans la chambre , Sc trouva la princelfe qui ratachoit fes beaux cheveux. Elle lui dit en le voyant: qui t'a donné permilfion d'enrrer ici fans mon confentement ? Si l'empereur vienr a le favoir, il ne re pardonnera pas ra témériré. Va-t-en , je r'en conjure. Tiran ne s'embarralfant pas de ces paroles, s'approcha d'elle , Sc la prenant dans fes bras , lui baifa mille fois les yeux, la bouche Sc la gorge. Les demoifelles voyant que Tiran jouoit ainfi avec la princelfe , étoient attentives autour d'eux lans remuer; mais quand il vouloit fe fervir de fes mains , elles venoient routes au fecours de leur maitrelfe , elles entendirenc venir 1'impératrice ;  55a Hist. du Chevalier' mais Tiran ék la princefle nétoient occupés que d'eux feuls dans le monde. Quand Timpérarrice fut précifément a la porre , Tiran fe jetta par rerre Sc les filles mirent fur lui tous les habits qu'elles rrouvèrenr. La princefle s'aflir fur lui en fe peignanr, fans faire femblanr de rien. L'impérarrice fe mit a cóté d'elle , & peu s'en fallur qu'elle ne s'afsit fur la rète de Tiran. Elles s'entrerinrent des fêtes, & demeurèrènt en eet état jufques a ce qu'une demoifelle apporra les heures de Timpérarrice-, qui s'en alla les dire dans un coin de la chambre. La princefle ne fe remua poinr, dans la crainte que fa mère ne s'appercüt de quelque chofe ; mais quand elle eut achevé de fe peigner, elle pafla la main fous la robe qui le couvroit, Sc carreflbit fon cher Tiran, qui lui baifoir la main. Enfin pour forrir de eer embarras, toutes les demoifelles fe mirent devant Timpérarrice , & fans faire le moindre bruir, Tiran fe leva Sc s'en alla avec Ie peigne de la princefle qu'il lui avoit pris. Quand il fut hors de fa chambre , il fe crut en sureté ; mais a Tinftant il appercur l'empereur qui venoir chez la princefle avec un feul valet de chambre. II retourna prempremenr fur fes pas, Sc dir a la princefle : que ferez-vous de moi ? Voici l'empereur qui vienr. Que je fuis malheureufe ! lui repondir-elle, nous évirons un inconvénient pour lomber dans un autre. Je vous le difois bien que vous  Tiran leBian si 353 vous preniez mal votre temps. Auflï-tot elle fit remettre les demoifelles devant l'impératrice , & fic pafler Tiran derrière elles pour gagner une autre chambre. La il fe mir par rerre, & on le couvrit de plufieurs marelats, afin de le cacher aux yeux de l'empereur, qui fouvent entroit dans cette pièce. L'empereur demeura chez fa fille jué|ues a ce qu'elle fur coe'ffée 5 après quoi 1'impéfllrice ayant fini fon office , il forrir avec elle , fuivi de routes les demoifelles, pour aller a la mefle, Quand elles furent toutes forries, la princefle demanda fes gands, &; dir qu'elle les avoir mis dans un endroir oü nulle autre qu'elle ne les pourroit rrouver. Par ce moyen elle entra dans la chambre oü étoit Tiran & le dégagea. Tiran fe leva , prit la belle Carméfine dans fes bras, la porra par la chambre, & la baifant mille fois, il fe récrioit fur les charmes de fon corps & de fon efprir , & qu'il ne s'étonnoir pas que le fulran eür tant d'envie de la pofleder. Elle lui répondir que l'amour lui faifoir illufion fur fa beauté ; que lorfqu'on aimoit bien , on vouloit encore plus aimer y & que 1'amant généreux fe contenroit de la vue. Mérites donc toujours de conferver ra répuration, ajouta-t-elle •, autrement tu fera plus cruel que Néron. Baife-moi, & laiflemoi aller trouver l'empereur qui m'arrend. Tiran n'eur pas le temps de lui répondre ni de rien faire Tome I, Z  '354 Hist. du Chevalier de plus, car les demoifelles défendoienr leur maitreffe , dans la crainre qu'elle ne fur décoëffée j mais voyant que la princelfe s'éloignoit & qu'il ne la pouvoit plus toucher avec les mains, il étendit la jambe , la giilfa fous les jupes, & porra le pied jufques au lieu donr on lui avoit défendu 1'approche; alors la princelfe fortit & fut trouver 1'em-' pereur, la veuve Repofée rit fortir Tiran par la porte*^fej|jardin, fans que perfonne 1'apperair. A peine Tiran fur arrivé dans fa chambre , qu'il quirra le bas & le foulier qui avoienr eu le bonheur de toucher la princelfe, il les fir richement broder avec des perles Sc des rubis qui valoient plus de vingt-cinq mille ducats' tSe les mit le jour indiqué pour les joüres, mais fans aucune armure a cette jambe j il avoit pour cimier , au-delfus de fon armer, quarre perires colonnes d'or qui portoient un faint Graal pareil a celui que conquk Galalfe le bon chevalier y au-delfus étoit le peigne que la princelfe lui avoir donné , avec ce met écrit, que tout le monde ne pouvoit pas lire, point de vertu qui ne foit en elle. Au milieu de la lice étoit un fuperbe échafaud couvert de brocard ; & au milieu de eer échafaud un fauteuil plus fuperbe encore, pofé fur un pivot, la fage Sybile y étoit allife magniliquement parée , elle rournoit conrinuellement, de facon que tout le monde pouvoit la voir j les déeifes étoient aflifes  Tiran le Blanc. 355» a fes pieds, le vifage couvert, paree qu au fentiment des payens elles avoient des corps céleftes. Autour des déelfes on avoir placé les femmes qui avoient bien aimé , comme la reine Geniévre qui avoit aimé Lancelor; la reine Yfeult, maïcreife deTriftan de Leonois , Pénélope , Hélene, Briféis , Médée e Didon , Déjanire, Ariane , Phédre , & plufieurs aurres qui finirent par être trompées dans leurs amours ; elles avoient toutes un' fouet a la main. Les chevaliers qui étoient renverfés par rerre du premier coup , on les conduifoir fur 1'échafaud, &• la fage Sybile les condamnoit a la morr, en leur difant qu'ils avoient été des amans perfides. Mais les autres aéelfes fe mettant a fes genoux , obtenoient que cette peine fut changée en celle du fouet. Alors on défarmoir publiquemenr le chevalier , après quoi elles le frappoient de roures leurs forces, en le faifanr defcendre de 1'échafaud. Ceux qui devoient joüter enrrèrenr dans la lice avant le jour. On ne laifioit joüter que ceux qui avoient des paremens de foie ou de brocard , brodés de brillans d'or & d'argenr. Le connétable , averti de la fêre , avoit préparé rout ce qui lui étoit néceiTaire pour y venir fans être connu. Au milieu du diner de l'empereur , il entra dans la grande falie, vêtu de la forre. Ses paremens étoient de deux couleurs, une partie de brocard & lefond cramoifi, Tautre de damas violet brodé d'épics, qui étoient Zij  $56 rMisT. dg Chevalier. formés par de grofles perles , & donc les riges étoient d'or. Son armer éroit couverr de la même étoffe. II marchoit a la tête de rrente gentilshommes qui portoient un manteau cramoifi doublé moitié de marrres zibelines, & moitié d'hermines. Les deux chevaliers qui 1'accompagnoient avoient des robes de brocard. Toute la fuite avoit le vifage couvert de chaperons que 1'on porre a cheval. II avoir avec lui frx rrompettes, & il fuivoir une demoifelle magnifiquement parée , qui portoit une chaïne d'argenr qu'elle renoir d'un bour, & qui de 1'autre étoit attachée au cou du grand connétable. II menoit avec lui douze muiets , dont le/ bats étoient cramoifis, & lesfangles recouvertes de foie de la même couleur : l'un porroir fon lir, un aurre étoit chargé d'une groffe lance couverre de brocard \ il y en avoit fix porrées avec la même cérémonie. Enfin , avec fes mulers chargés de fon équipage, il fit le tour de la lice. II falua profondémenr l'empereur, auffi bien que tous ceux devant lefquels il palfa. L'empereur leur voyanr a tous le vifage couverr, envoya demander le nom de ce chevalier fameux. On lui répondit que c'étoit un chevalier qui cherchoir les avenrures, fans vouloir dire aurre chofe. Puifqu'il ne veur pas fe nommer, dit l'empereur i celui qu'il avoir chargé de la commiilion, c'eft un bon prilonnier d'amour. Va demander , continua t-il , a la demóifelle qui le tient enchainé, quel eft l'amour  T I R A N L E B t A N C.' 557 qui Pa foumis. Si elle ne te répond rien 3 lis ce que lei chevalier porte fur fon bouclier. Le valet de chambre ayant apporté pour toute réponfe , que le forr du chevalier venoir d'une demoifelle qui 1'avoit réduit a ce point en confentant a fa volonté. Mais as tu lu , lui demanda l'empereur, ce qu'il y a d'écrir fur fon bouclier ? Seigneur, lui réponditil, il y a en efpagnol & en francois: maudit foit l'amour qui me 1'a fait fi belle, s'il ne 1'a rend fenfible a mes peines. Le connétable étoit déja dans la lice avec la lance fur la cuifle, demandant avec qui il jouteroit ? On lui répondit que^ce feroir avec le duc de Sinopoli. Ils firenr plufieurs belles courfes; a la quatrième le connérable le rencontra fi vigoureufement, qu'il le fit fauter de la felle par rerre , d'oü il fur conduit fur 1'échafaud , condamné par la Sybile , & fouetté par les dames comme trompeur en amour. Cette cérémonie étant achevée , le connétable recom-S mcnca a courir contre le duc de Pera , qu'il rencontra dans la vifière a la dixième courfe, &: le renverfa lui & fon chevah Quel chercheur d'aventures, dit Tiran! il a déja abatcu mes deux meilleurs amis. II monta fir le champ a cheval , prir fon, armer 8c viur dans la lice avec une groile lance. Pendanr ce remps on porta le duc , qui avoir repris fes efprits, a 1'échafaud de la fage Sybile; il lui arriva la même chofe qu'au duc de Sinopoh. Ziij  ♦55^ Hist. »u Chevaiiir, Quand le connétable fut que Tiran s'étoit mis fur Is Tice,il dit qu'il nevouloir plus joürer. Les juges déclarèrent qu'il devoit faire les douze carrières , comme on éroit convenu. Les dames & rous'les fpe&ateurs rioient de ce que le chevalier inconnu avoit renverfé les deux ducs. Arrendez , leur dir l'empereur , il fe pourroit bien faire qu'il renversat auffi notre général. C'eft ce qu'il ne fera pas, reprit la princelfe, la fainre Trinité le garantira de ce mal-1 heur, & s'il le fait tomber de cheval, il pourra bien fe dire un chevalier de bonne avencure. Sur mon Dieu, répondit l'empereur , je n'ai point vu de mon temps abattre deux ducs en deux carrières & fe trouver en auffi bonne difpolition que ce chevalier ; car enfin aucun des miens n'en peut faire autant; il faut que ce foit quelque roi ou fils de roi. Je meurs d'envie de favoir fon nom ; car je crains qu'il ne s'en aille fans nous le dire, pour ne pas faire de peine aux deux ducs. II ordonna donc a deux demoifelles des plus belles & des mieux parées, d'aller trouver le chevalier de la part de la princelfe , & de lui demander fon nom , qu'elle defiroit fort favoir. Les deux demoifelles furent lui faire le compliment. Vous pourrez dire , leur répondit-il, a la princelfe , que je fuis de 1'extrèmité du couchant. Les demoifelles rapportèrent cetre réponfe. ■ Le connétable fut enfuite obligé de courir contre  Tiran le Elanc' 3 59 le général Tiran ; mais après avoir mis la lance en arrêc , il la porta roujours haute. Tiran le voyant venir i lui en eet état, leva fa lance auffi pour ne le pas renconrrer , ce qui 1'affligea beaucoup : U s'en expliqua même en termes piquans, que le héraut rapporra au connérable. Celui-ei le chargea de dire a Tiran qu'il n'en avoir ufé de la forte que par honnêteté ; mais qu'il prïr garde a lui, qu'il alloit a préfent lui faire le même patri qu'aux autres. 11 demanda pour lors la plus grotfe de fes lances, qu'il leva encore comme la première feis. Tiran „ furieux de ne pouvoir venger fes amis , jetta de colère fa lance ptf terre. Ceux que l'empereur avoit envoyés faifirenr promptement les rennes du cheval du connétable pour 1'empêcher de s'en aller. Les juges vinrenr a lui , & le conduifirenr, en lui rendant toute forre d'honneurs, a 1'échafaud de la Sybile , devant laquelle ils lui ótèrenr fon armer. Les déelfes le recurenr a merveille. Quand elles le reconnurenr pour le grand connécable, elles le firenr affeoir dans le beau fauteuil de la fage Sybile , ou elles le fervirent i 1'envie. L'ime le peigna , une autre lui effuyoic le vifage. Eafin chacune d'elles étoit emprefiee autour de fa perfonne. Ces attentions devoient durer jufques a ce qu'un aurre eür mieux fait que hu. L'empereur fut charmé d'apprendre que c'étoit le connétable. Le bnur qui fe répandic de fon nom caufa une fi grande joie Z iv  "jöo HlST. du Chitauer a Stéphanie, qu'elle s'en trouva trés - mal. Aufïl Ariftore dit que la joie qui vient d'un gIand amour eft aulïi dangereufe aux filles que Ia plus grande douleur. Les médecins, qui n'éroient pas loin, la fecoururenrpromprement. L'empereur lui demanda ce qui lui .avoir fait mal : elle répondit que fon habit étoit trop ferré. Le connétable demeura rout le jour dans Ie faureuil; car il ne fe rrouva perfonne qui püt 1'en faire fortir. Quand la nuit fut venue, on joüta aux flambeaux. Les danfes , les farces , & les intermèdes qui fuccédèrenr au fouper , rendirenr la fêre fuperbe, & la firenr durer jufqu'a trois heures après minuit. L'empereur & fa maifon furent alors fe coucher. II avoit fait accommoder un bel appartement dans le marché, oü il fe retira avec roures les dames, afin de ne poinr quitter un momenr les fêtes. Elles durèrenr pendant huit jours. Le lendemain il y eur plufieurs chevaliers qui firenr des efforts inutiles pour avoir le fauteuil du connétable. II fe préfenta un chevalier bien armé, parent de l'empereur , qui fe nommoir Ie Grand-noble : il portoit fur la croupe de fon cheval une demoifelle debout, qui avoit les bras fur fes épaules, & dont la tête excédoit fon armer. II avoit écrir fur fon boucher en lertres d'or : que tous ceux qui font amoureux, la regardent bien, ils n'en fauroient trouver de meilleure. II en éroit venu un autre au-  Tiran ie Blan®. 361 paravant, qui portoit une demoifelle comme faint Chriftophe porte J. C. fur 1'épaule. II avoir écrit fur les paremens & fur la tête de fon cheval: je I'aime & je 1'honote , rendez-lui rous honneurs; car elle eft la meilleure de routes. Titan jotita avec le Grand-noble. Ils firent enfemble les plus belles ccurfes, & ils fe rencontrêrenr enfin d'une facon qui penfa leur coüter la vie ; car Tiran ayant touché le haut du bouclier, le coup gliffa & frappa fi fort dans 1'armer , qu'il le renverfa par delfus la croupe de fon cheval. Comme fa taille étoit pefiinre, il fir une chure fi violente, qu'il fe caffa deux cótes ; pourttlui, il rencontra Tiran au fort de 1'écu \ & comme la lance étoit forr grolfe, elle ne put fe rompre; le cheval de Tiran recula trois pas , & donna des genoux en terre. Tiran fe fentanr tomber, défir promptement fes érriers; mais il fut obligé de porter la main droire a terre : le cheval mourur fur le champ. Le Grand-noble fut conduit a 1'échafaud , malgré la douleur qu'il teffenroir, & fut fouetté comme les aurres , moins fort cependant, a. caufe de 1'érat oü il étoir. Pour Tiran, paree qu'il étoit tombé avec fon cheval, qu'il avoit perdu les étriers , & qu'il avoir mis une main a rerre, les juges le condamnèrenr a joürer dans la fuirs fans paremens, fans éperons & lans ganrelet du cöté dtoit. Tiran voyant qu'il avoit recu eet affront pat Ia faute de fon cheval, fit vceu  3t3z Hist. du Chevalier de ne joüter jamais que contre un roi ou contre un fils de roi. Le connétable fortit de fon fauteuil , Sc tint les joütes a la place de fon coufin. Les fêtes furent auffi belles le huitième jour qu'elles 1'avoient été le premier. L'on fur fervi avec la même abondance, & rous les plaifirs fe répérèrent avec un égal fuccès. Le lendemain du jour que Tiran eut abandonné les joütes, il parut avec un riche manteau de velours noir , brodé & couvert de brillans en forme de feuilles de ficomore, avec la même chevelure dont on a parlé. Mais avanr que de fortir de chez lui, il envoya le plus^beau & le meilleur de fes chevaux avec les paremens & tout ce dont il s'étoit fervi dans les joütes, en pre'fenr, au Grandnoble, ce qui fur eftimé quarante mille ducats. Tiran s'entrerenoir Sc fe diverrilfoit continuellement avec Timpérarrice Sc les feigneurs de la cour ; mais il éroit encore plus fouvent avec les dames. II changeoit tous les jouts d'habit, fans quitterfon bas & fon foulier favori. La princelfe lui dir le jour que les fêtes furent terminées , en allant a la ville de Pera, devant Stéphanie Sc la veuve Repofée: qu'eft-ce donc que cette mode ? de quel pays vientelle ? Tapporrez-vous de France ? II lui conra la venré Sc le bonheur qu'avoit eu fon pied, bonheur qu'il croyoir que fes péchés 1'empêchoient d'obrenir. La princefle lui répondit qu'elle s'en fou-  Tiran le Blanc. 365 venoit a merveille. Mais il viendra un temps, continua-t-elle, ou les deux jambes auront le même droit. Tiran pénétré de cerre promelfe , fauta au bas de fon cheval , fous prétexte que fes gands étoient tombés & baifa la jambe de la princelfe a travers fa robe. Lorfqu'ils furent arrivés a. la ville de Pera, Sc qu'ils prenoient leurs armes, on dir a l'empereur qu'il paroilfoir neuf galères. Il ordonna que 1'on ne corpmencat point le tournois, fans favoir ce que c'éroir. On ne fur pas long-remps dans 1'incertitude : on apprir avec beaucoup de joie que ces batimens étoient firancois, Sc commandés par un coufin de Tiran, a qui le roi de France, dont il avoit éré page, avoit donné la vicomté de Branches. Sur Ie bruir des exploirs de fon coufin , ii avoit defiré de le voir & de fervir fous lui. Plufieurs chevaliers & gentilshommes ayant eu le même deffein, le roi leur avoir donné cinq mille archers , pour monrrer a Tiran le cas qu'il faifoit de fes belles acFions. Ces francs-archers avoienr un écuyer & un page. lis avoienr recu leur paie pour fixmois. Le coufin de Tiran vint d'abord en Sicile, ou le roi , qui le connoiffoir , le recut bien, & lui fit préfent de plufieurs chevaux. Tiran étant infcrmé de i'arrivée de fon coufin , monta dans une petite barque avec le connétable , Sc plufieurs autves Francois , pour aller au-devant deux. Ilss'embrafsèrent  3"t5"4 Hist. du Chevalier tendrement, & furenr enfemble faluer 1'emperêür; Les dames & route la cour, & jufques aux ambaffadeurs, qui n'étoienr poinr encore partis, s'emprefserenr, par rapporr a Tiran , a bien recevoir ces nouveaux venus. L'empereur remit le rournois au lendemain. Dès le matin ils s'armèrenr rous, auffi bien que •Tiran; car l'empereur lui demanda cerre grace, en 1'afluranr qu'il le pouvoir fans aller contre fora vceu, paree que ce n'éroir pas une joute. Le vicomre de Branches parut fuperbement armé : il demanda un cheval a fon coufin pour le rournois, danslequel il vouloir abfolum^rr paroitre, malgrc tour ce qu'on lui put alléguer des farigues du voyage. Tiran le voyant ainfi déterminé, lui envoya dix de fes meilleurs chevaux. L'empereur lui en fit préfenr de quinze magnifiques. L'impérarrice lui en donna un pareil nombre, & la princefle , par ordre de fon père , lui en envoya auffi dix. Le connétable en joignir fept a tous ceux-la. Enfin tant de comtes & de ducs lui en envoyèrenr, qu'en un nomenr il s'en rrouva quarre-vingt-trois des meilleurs de la ville. II parur avec un parement que le roi de France lui avoir donné ; il éroir brodé par-rour de üons qui avoient de fort grofles chaines au con ; ces lions étoient terrafles par des amours qui porroienr des fonnerres d'argenr, ce qui formoit aux moindres mouvemens du cheval une  Tiran le Bianc. 3<5"5 tfpèce de carillon rout-a-fait lïngulier. 11 entra dans le camp hair cents chevaliers a 1'éperon d'or. Ils convinrenr que 1'on ne recevroir que ceux qui auroienr recu Tordre de chevalerie , & qui auroient des paremens de foie , de brocard , ou de broderie d'or & d'argenr; ce qui fur caufe qu'un grand nombre, pour être du rournois, fe firenr recevoir chevaliers. Le vicomte fachant le réglemenr, & n'étant pas chevalier , pour ne pas contrevemr aux ordres de l'empereur , nut pied a terre , quand tous les autres furent dans le camp ; & montant fur 1'échafaud de 1'impérarrice , il ia fupplia de lui donner I'ordre de#chevalerie. La princelle prit la parole, & lui dir , qu'il feroit plus convenable que l'empereur lui accordat cette grace. Madame, lui répondit-il , j'ai fait voeu de ne le recevoir jamais de la main d'aucun homme. J'aime une femme tnariée , c'eft pour elle que je fuis venu ici ] j'ai trouvé rant d'honneur en elle, qu'il faur abfolumenr que ce foir une dame qui m'arme chevaher. L'impérarrice fit favoir a l'empereur cette propofition ; il vint avec les ambaiTadeurs, &z lui dit d'accorder la demande , ce qu'elle exécura. Elie envoya chercher une épée d'or de l'empereur, qu'elle lui ceignit. L'empereuf fir apporrer enfuire des ■éperons d'or, ou dans chaque pointe il y avoit un diamant, un rubis, ou un faphir; il les remir enrre les mains de deux filles du cluc, avec ordre de  $66 Hist. du Cheyaiier. n'en chaulfer qu'un , paree que celui qui veut être armé par les dames, écanr obligé de porter 'moirié or & moitié argenr, ne pouvoir porrer qu'un éperon de ce métal. L'épée peut être d'or , & la robe brodée; mais les bas & les paremens doivenr être or & argenr. C'eft 1'ufage que la dame baife le chevalier qu'elle a recu, auffi l'impératrice le baifat-elle. Enfuite le vicomte defcendir de 1'échafaud Sc enrra dans le camp. Le duc de Pera commandoit la moitié de ceux qui s'y trouvoient, & Tiran étoit a la tête de 1'autre moitié. Pour fe reconnoitre ils porroient fur leurs rêres des banderoles blanches & des banderoles vertes. Tiran fit d'abord marcher deux chevaliers ; le duc envoya conrre eux un pareil nombre, qui commencèrent a fe charger vigoureufemenr. Ceux-Ia furent fuivis de vingt, &• ceux-cide trenre; de facon, que peu apeu les rroupes fe mêlèrenr, Sc chacun combarroit de fon mieux. Tiran regardoit combattre fa troupe. Quand il s'appercut qu'elle avoit du deffous, il fe jetta dans Ie fort de la mêlée , & rencontra un chevalier qu'il renverfa avec fa lance. Alors il mit l'épée a la main, Sc frappanr de rous cörés , tout le monde étoit dans 1'admiration des grands coups qu'il portoit, Sc du grand courage qu'il témoignoit. L'empereur étoit charmé de voir ces beaux faits d'armes. Quand ils eurent duré 1'efpace de rrois heures , l'empereur monta a cheval, Sc fe mit au milieu des combat-  Tiran ie Blanc. 367 rans, que la colère emportoit, & dont il y avoir, plufieurs de blelfés. Après que rous les chevaliers furent défarmés, ils fe ralfemblèrent pour fe diverrir, & s'entretinrenr de leur combar. Tous les étrangers convinrenr qu'il éroir le plus beau que 1'on eüt vu, foit par la magnificence, foir par la facon donr les chevaux éroient conduits. L'empereur fe mit a table avec tous les chevaliers qui avoient été au tournoi. Après le diner 011 vint dire a l'empereur qu'il étoit arrivé dans le porr un vailTeau rour couvert de noir. Dans le temps qu'on en parloir, quatre demoifelles enrrèrenr dans la falie , elles parurent de la plus grand? beauté , quoique dans le plus grand deuil. Leurs noms étoient admirables. La première fe nommoit Honneur, & fon maintien répondoir a. un fi beau nom ; la feconde, Chafteté; la troifième , Efpérance, paree qu'elle avoit été baptifée dans le jourdain ; & la quarrième fe nommoit Beauté. Elles vinrent toutes faluer l'empereur; 1'Efpérance éroit a leur rète , qui lui parloit ainfi: La grandeur & la réputation de votre majefté, nous ont engagées a. venir implorer fes bontés. La fortune ennemie qui nous a condamnées a un éternel exil, nous a impofé des loix cruelles & barbares , qui ne nous permettent de jouir d'aucun repos, Nous arrivons ici avec notre maitrelfe a 1'ombre de votre grandeur, dans 1'efpérance d'y tiouver ce  368 Hist. du Chevalier roi fameux , qui fe fait nommer dans le monde le grand Artus, rot de 1'ifle d'Anglererre, pour demander a vorre majefté li elle n'a point entendu dire en quel lieu il peut être. II y a déja quarre ans que nous voyageons avec fa fceur Urgande la déconnue. Nous avons couru roure la mer uoire, «Sc vous voyez devanr vous des demoifelles de fa cour qui le pleurenr fans cefte. L'empereur ne lui donna pas le remps d'en dire davanrage. Dès qu'il fut que la fage Urgande , fceur du roi Artus, étoit arrivée , il fe leva de table, & prit le chemin du porr avec rous les chevaliers. Ils monrèrent dans le vailTeau, oü ils trouvèrenr Urgande fur un lit noir 3c vêrue de velours noir, la tenture de tout le batirrienr étoit de la même couleur. Elle avoir auprès d'elle cent trenre demoifelles routes d'une grande beauté öc qui n'avoient que feize ou dixfept ans. L'empereur fur recu avec tout le refpecT qui lui étoit dü. Quand il fut aflis, il dit: confolez-vous généreufe reine, dans peu vous reverrez ce que vous cherchez avec tant d'inquiétude. Je fuis charmé de votre arrivée, je pourrai vous rendre rous l8t honneurs que vous méritez. II eft venu chez moi quacre demoifelles de votre part , qui m'ont demandé des nouvelles du roi des Anglois. Tour ce que je puis vous dire, c'eft que j'ai en ma puifTance un chevalier de haut état que perfonne ne connoir, Si  Tiran le Blanc. 365) 3c dont jamais je n'ai pu favoir le' nom. II a une épée trés - particuliere , qu'il appelle Scalibor, Sc qui me paroit très-bonne, il eft accompagné d'un vieux chevalier qui fe fair appeller Foi-fans-pitié. Quand la reine Urgande eur enrendu ces paroles , elle fe leva promprement, 6c fe jettant a fes genoux , elle le conjura de lui permerrre de voir ce chevalier. L'empereur le lui promir, & 1'ayant relevée , il lui donna la main pour aller au palais. Lorfqu'ils y furent arrivés , il la mena dans une chambre ou il y avoit une trés-belle cage d'arëent. Dans ce momerg le roi Artus qui y étoit enfermé renoit fon épée nue fur fes genoux , Sc la tête* baiflée , il la regardoir avec une extréme attention. La reine Urgande le reconnur d'abord •, mais quelque chofe qu'elle lui put dire , il ne voulut pas lui répondre. Foi-fans-pitié' le reconnur aifément, il courur aux bords de la cage pour lui faire la révérence, Sc lui baifa la main. Le roi Artus, rou-jours dans la même fituation, dit : Le devoir des rois eft d'infpirer la vertu , les biens de 1'autre vie font les feuls delirables. Les fainrs docteurs & les philofophes conviennent également que qui pofsède une vertu, les a toutes, Sc que c'eft n'en pofTéder aucune , que de manquer d'une feule. Je vois donc ce malheureux monde tourner & aller de mal en pis, Je vois des hommes • Teme 1. Aa  77° Hist. du Chevalier. pervers qui trompent en amour, & qui font dans la profpérité ; des dames 8c des demoifelles qui aimoient autrefois avec loyauté , 8c qui fe rendent a Tor 8c a l'argenr. Mais, lui dit le chevalier Foifans-pitié, a 1'inftigation de la princelfe, n'y at-il perfonne au monde qui aime vérirablemenr? & puifque vorre majefté voit tout dans fon épée, que doit aimer une demoifelle ? Je vais le voir, répondit le roi, puis je le dirai. Et s'étant tü quelque temps, il reprir ainfi: Amour , haine , defir, efpérance , défefpoir, crainre ,honre , hardiefle , colère, plaifir 8c triftefle, voila rour ce que doir penfer une noble & chafte demoifelle. Foi-fans-pirié lui demanda enfuire quels étoient les défauts des hommes. Lorfqu'il eut regardé dans fon épée, il dit : Sage fans bonnes osuvres , vieux fa'ns honneur, jeune fans obéiflance , riche fans miféricorde , évêque fans foin, roi fans bonré, pauvre fans humiliré , chevalier fans vérité , fourbe fans remords, peuple fans loix. L'empereur lui demanda quels étoient les biens de nature ? Le roi répondir qu'il y en avoit huit ; grande poftérité, grandeur 8c beauté de corps, grande force, grande légèreté, fanté , bonne vue , jeunefle 8c gaieté. L'empereur voulut favoir enfuite quels font les devoirs d'un fouverain. Le roi répondir; il doir conferver la paix 8c 1'union dans fes érats; avoir roujours la juftice pour 1'objet de toutes fes acFions; éviter  Tiran iï Biasc; 37X1 toute efpèce de tyrannie; ne rien faire que dans la vue de Dieu; aimer fon peuple comme fon propre fils 5 avouer qu'il eft fils de 1'églife, la défendre de toutes fes forces, 8c travailler a Taugmentation de la foi; il doit être bon, fidéle 8c véritable envers fes fujets , punir les méchans , protéger les malheureux, & tous ceux qui aiment la vertu. Aptès diverfes queftions auxquelles il répondit avec la même fagefte, on ouvrir les porres de la cage, oü entra quiconque le voulut. On óta au roi fon épée , & dans le moment il ne fe fouvint plus de tout ce (fu'il avoit dit. L'empereur la lui fit rendre pour lui demander ce que c'étoit que I'honneur , chofe que jamais ne lui avoit pu dire , ni chevalier , ni doóteur. Le roi Artus regarda fon épée , 8c dit : rien de plus néceiTaire dans une haute naiftance que de connoitre I'honneur. Ceux qui ont des fentimens nobles 1'aiment & le rechercheur fans cefle. Commenr pourroienr-ils Tacquérir, s'ils ne le connoiftbienr pas? L'empereur pria enfuite T'oi-fans-pitié de lui demander ce qui éroit néceffaire a 1'homme d'armes? 11 doit, dit-il, pouvoir foutenir le harnois, fupporrer la faim , la foif ,* les veilles, les infomnies, 8c toutes forres de maux 8c de farigues; il doit expofer conrinuellemenr fa vie pour la juftice & pour le bonheur des hommes; par ce moyen il ira en paradis, tout autant que s'i Aa ij  $72 Hist. du Chevaiieü étoit vierge ou qu'il eüt été religieux ; qu'il vo* Hist. du Chevalier' lors il lui mit ce même pied fur Ia main droite & lui dir: ru m'as fair un affront, mais je ne m'en offenfe poinr , paree que c'eft en préfence de l'impératrice. Le vicomte de Branches arriva dans ce moment , & mettant le pied fur le corps du maure : ce que ru as fair, lui dir-il, ne mérite pas d'être puni, paree que ru as fuivi les ordres qui t'ont été donnés; mais je promets a Dieu de ne retourner jamais dans ma parrie qu'après m'êtte trouvé dans une bataille oü il y ait plus de quarante mille maures , que je n'en fois vainqueur, foir en commandant les chrétiens, foit en combattant fous les bannières de Tiran, Le connétable s'approcha enfuite , & mettant le pied fur la tête' du maure , il dir; 1'attachement & 1'extrême amitic que j'ai pour Tiran me donnent envie de plus en plus de fignaler mon courage, je fais vceu a Dieu & a la belle dame dont je fuis 1'efclave de porrer ma barbe & de ne point manger de viande aflis que je n'aie pris la bannière rouge du grand foudan fur laquelle 1'hoftie & le calice fonr repréfenrés. Hyppolite vinr après, qui mit fon pied fur le cou du maure, & dir : j'ai réfifté aux efforts des turcs pour augmenrer ma répuration & pour me rendre digne d'un mairre tel que Tiran & de la dame que je fers; je jure donc de ne manger nt pain ni fel & de prendre rous mes repas a genoux & fans jamais dormir dans un lit, que je n'aie, de  Tiran le Blanc: j7y Smes propres mains & fans le fecours de perfonne, tué trente maures; & prenant le maure par les cheveux, il lui fauta fur les épaules, & dit: j'efpère vivre long-remps, 8c monrrant fon épée, elle farisfera bientót mon defir. Quand Tiran eur vu que fes pareus s'engageoient pour l'amour de lui, il öta tous les diamans , les perles & les rubis qu'il porroic a fon foulier 8c a fon bas , 8c les donna au maure avec un riche manreau 8c tout ce qu'il avoit fur lui, a la réferve de .la chemife, du bas <& du foulier. Le maure fe rachera. Les ambaiTadeurs du foudan furent éronnés de la magnificence de ces fêtes ; mais quand ils entendirenr les vceux que Tiran 8c fes pareus venoient de faire , ils ne comprèrent plus fur la paix. En conféquence de cerre idéé , Abdalla-Salomon dit a l'empereur que s'il y avoit siïreré pour eux furie chemin, ils partiroient fans atrendre aucune réponfe. L'empereur, fans lui rien dire, retourna avec les dames 8c les chevaliers qui Taccompagnoient a Conftantinople. Le lendemain après la melfe, la même compagnie fe rendit au marché qui fe rrouva paré comme les jours précédens, 8c l'empereur répondit aux ambaiTadeurs du foudan en préfence de tout le peuple : c'eft avec bien du regret que j'ai entendu des paroles qui ont autant offenfé Dieu que les vótres , & pour rien au monde je «e voudrois les répéter, je me contente d'avoir Tome h Bb  57<5 H i s t. du Chevalier, 8cct prouvé ma patience en les écourant. Mais comme je ne veux rien faire qui puifle déplaire a Dieu» ni qui foit oppofé a la fainte foi catholique , je ne puis donner ma fille a un homme qui n'eft pas de notre religion. Pour répondre a une de vos propofitions , je vous dirai que je ne puis donner la liberré au roi de Caramanie & a celui de linde fupérieure, quelque fomme d'argent que vous me propofiez , a moins que par une paix fincère ils ne me rendent tous mes états. Les ambafladeurs, après cette réponfe, fe levèrent &ptirent leur congé,. 8c retournèrent vers le foudan. Fin du premier vcfiume*  TABLE DU TOME PREMIER. PrÉFACE de Védiuuf. page v Avertijfement de l'e'diteur. xxj Avertijfement du traduüeur. 2$ Mijloire de Tiran le Blanc. Première partie. 4? Seconde partie. 194 Troijième partie. 331  p