HISTOIRE D U SAILLANT CEEVALIER TIRAN LE BLANC- TOME SECOND.   (EUVRES BADÏNES, CO MP LETTES, DU COMTE DE CAYLÜS, avec figures, PREMIÈRE PART IE. TOME SECOND. A AMSTERDAM, Et fe trouve A PARIS, Chez Visse, Libraire, rue de la Harpe, prés de la rue Serpente. M. DCC. LXXXVII.   lli fy,>f$ -^ïï,^ '(f^ï\ vf^w m HISTOIRE X>£? VAlLlAm CmVAUER TIRAN LE BLANC. Suite te la troisieme Partie, li Empereur ne penfa plus qu'a tenir des eonfeils fur les moyens de foutenir la guerre. Tiran, qui voyolt que la treve étoit au moment d'expirer, ne fongeoit de fon cóté, qu'aux moyens d'obtenir de la princeife, ce qu'il ert defiroit. L'empereur defiroit avec paffion qu'il fe rendït au camp; & Tiran ne cefloit de dire qu'il difpofoit de tout ce qui lui étoit néceffaire, pour donner bataille aux Turcs. Cspendant il repréfentoit a la princefTe- 1'excès de fon amour, & 1'injuftice- de fon refus. Je ne crain& point, lui difoit-il, de vous exprimer de-vant Stéphaaie & fes campagnes, que je regarda Aii}  $ H i s t. du ChevaeieI comme mes fceurs, quelle eft la violence dè mon amour, & le cruel état oü vous me rédui^ fez; état plus affreux que la mort a laquelle vos rigueurs me condamnent. La princeffe qui reconnut tout 1'amour dont le difcours de Tiran éto:t rempli, lui répondit eri fouriant avec tendrefie : Tiran, je vois bien ce que tu demandes ; mais j'ai vécu jufques ici fans reproche, & je veux conferver ma réputation. Dismoi,je te prie, qui t'a donné les efpérances que tu congois? Si je confens a ton defir, comment pourrai-je cacher une pareille faute ? Je ,vois ton amour avec plaifir; mais fonges a ce que je me dois amoi-même & a l'empereur mon pere : fe crainte de m'en féparer m'a fait jufqua préfent refufer la recherche de plufieurs rois; fon grand age m'a fait redoubler mes foins9 quoiqu'il m'ait fouvent affuré qu'il feroit charmé de me voir contente & mariée a mon gré avant fa mort. L'amitié & la tendreffe qu'il me témoignoit en me tenant ces difcours, m'atten'drifToient jufqu'aux larmes ; il croyoit que je pleurois dans la crainte d'un combat que les filles font femblant de redouter, & que 1'on alfure être plus agréable que dangereux. Tromperois-je la confiance qu'il a en moi ? Sans ton amour, rien ne manqueroit a. mon bonheur ; le mien eft timide, que veux-tu ? Je  Tiran CïBlanc. % Stte fouviens toujours de cette nuit du chateau, de Malvoifin, Qui napoint de pitié, n'en doit point efpérer. Tiran, piqué d'un difcours oü il croyoit voit peu d'amour, dans le temps qu'il fe croyoitprès de fon bonheur , lui répondit avec une douleur mêlée d'un peu de colere ; j'avoue qua Je me fuis trompé fur le peu d'amour que vous avez pourmoi, §c je ne me fuis confèrvé jufqu'ici que pour la gloire &; 1'avantage de V, M, mais puifque vous m'ötez toute efpérance, je ne veux plus vivre, dans la crainte que 1'excès de mon amour ne m'engage a fervir une ingrate, Pourquoi la deftinée a-t elle confervé mes jours contre le brave chevalier Yillermes, puifque la ,mort m'étoit réfervée par les cruautés de V. A,3 vous m'aviez donné des efpérances; & puifque dans le rang qae vous occupez, vous avez pu me manquer de parole, jamais je ne me fierai a votre fexe, Mais, reprit la princeffe, dites-moi, qu'appellez vous une parole ? Je ferois ravie de le favoir. Fort bien, lui répondit Tiran , vous faites ici 1'ignorante pour vous excufer. Mais. enfin il me femble que la foi & h vérité font ïnféparables; & comme ces deux vertus font néceffaires dans notre fainte religion, V. M. 3 manqué par conféquent 3 ce qu'elle devoit a Pieu, II eft encore établi par la même religie^  8 H ï S T. TJ TT C H E V A L I É R.' que qui manque a fa foi, va direftement contre les facremens, &devient ennemi de Dieu; mais fi, pour vous excufer, vous voulez me renvoyer a Tefpérance, qui fouvent défefpere, je prendrai toutes ces demoifelles, la vcuve Repofée & Stéphanie a témoin de votre manque de parole, & des maux que vous me caufez, & je jure par 1'ordre de chevalerie, que jufques au moment oü je vous ai vue, je n'ai point connu 1'amour, & que je fuis venu aujourd'hui pour avoir recours a vous, comme a mon Dieu, & dans Tefpérance de trouver du foulagement a ma peine. L'empereur entra, qui les voyant arrangés en cercle, demanda de quoi ils s'entretenoient. La princeife lui répondit, que comme Tiran favoit fort bien piécher, elles lui avoient demandé ce que c'étoit que la foi. Tiran fans attendre que l'empereur le queftionnat, dit: J. C. noqs commande dans fon faint évangile de croire tout ce qu'il contient, fans aucune réferve, & c'eft le principal devoir du chrétien. Les dames doivent ' fance. La peur & la pitié ne vont point avec de grandes entreprifes, & je trguve qye Dieu  Tiran ie B l a ir d p vous récompenfe fuivant vos mérites. Souve* nez-vous du fonge que j'ai fait dans le chateaa de Malvoifin. Le proverbe dit: Qui fait le bien & s'en répent, en perd le mérite. Tout ce que je puis vous dire, c'eft que nous travaillons toutes pour vous rendre content. Quant a moi, je fais quel fera le dernier reméde : il faut employer un peu de violence, & diminuer la peur que vous en avez j car enfin, faut-il attendre que lesfilles, quand on les preffe, vous difent: Je le veux bien, j'y confens; ce feroit une honte a elles. Je jure foi de demoifelle, & par tout ce que j'aime le mieux au monde, de vous aider a tout ce que je pourrai. Mais en récompenfe, je vous prie, feigneur, de faire que mon Hyppolite m'aime toujours; car je ne fuis pas trop contente de lui; il me femble qu'il porte fes vues bien haut. Tiran un peu confolé par les plaifanteries de Plaifir de ma vie, fe leva, & lui dit ; Il me paroit que vous n'aimez pas Hyppolite en fecret, & que vous voulez que tout monde en fok inftruit. Eh ! que m'importe k moi, répondit-eMe, que 1'on fache que j'aime! Quoi I paree que nous fommes femmes, nous n'avouerons pas un amour honnête? L'empereur revint, & prenant le général par la main, il le mena dans fa chambre, oü ils eurent une  il HlST. DU C H È V A £ ï E R" grande conférence fur la guerre. Tiran fe retlri chez lui a 1'heure du foupé. La veuve Repoféö dit k la princefle, quand elle fe coucha : Si vous faviez, madame, tout ce que Tiran nous adit de famour qull relfent pour vous, vous en feriez étonnée. Cependant les difcours qu'il m'a tenus en particulier font bien différens. Je n'ofe vous les rapporter; mais la providence permet que les chofes feintes ne foient pas long-temps fans être découvertes. Ce difcours caufa une grande inquiétude k la princeife. Pour favoir tout ce qui avoit été dit, & n'être entendue de perfonne, elle emmena la veuve Repofée dans une petite garderobe. La veuve Repofée aprés lui avoir raconté tout ce que Tiran leur avoit promis k toutes pour leur établi'lfement, ajouta enfuite avec beaucoup de méchanceté: II m'a dit qu'il n'étoit pas venu dans ce pays pour fe battre, comme il fait, ni pour y être fi fouvent bleffé; que c'étoit un grand malheur pour lui d'avoir connu votre altelfe & l'empereur votre pere; qu'il ne demeuroit que pour venir k bout de palfer fa fantaifie avec votre altelfe; que Stéphanie & Plaifir de ma vie font dans fes intéréts; qu'ainfi de force ou de gré il en vïendra k bout; & que fi vous faifiez la moindre réfiftance, il vous coupera la gorge; après quoi il en feroit autant k l'empereur &  Tiran ik Blanc, i$ $ 1'impératrice , & qu'avec les bijoux & l«s tréfors dont il s'empareroit, il retourneroit dans fon pays; que pour lui il n'aime que fon plaifir, & qu'il le prend par-tout ou il le trouve. Que fi jamais il peut trouver une nuit comme celle du chateau de Malvoifin, il n'y aura ni fermens, ni priéres qui puifient Larreter; qu'il ne penfera qu'a fe fittisfaire, pour fe guérir d'une palTion, qu'au fond, dit-il, vous ne méritez pas trop de faire naïtre: ajoutant que quoiqu'il dife le contraire, votre beauté n'eft que médiocre; que vous avez 1'air bas & les manieres effrontées; que vous femblez le porter a la main, & dire a tout propos, qui le veut fe le prenne. Vous voyez ce que le méchant penfe & dit.de V. A. C'eft a. vous a régler votre conduite la-deflus. A qui dois-je étre plus attachée qua V. A., elle que j'ai nourrie & élevée avec tant de foins & de tendrefle? Cependant V. M. m'a préféré Stéphanie & Plaifir de ma vie. Qu'en eft-il arrivé ? Elles vous ont ïrahie toutes deux. Malheureufe que vous étes ! Elles vous ont perdue de réputation, èc ce fera encore pis par la fuite. Stéphanie a fes raifons pour cela. Ne voyez-vous pas dans quel état eft déja fa taille ? Plaifir de ma vie fera bïentöt dans le meme cas. Elles voudroient Pouvoir s'autorifer de votre exemplej méfiez-  Ï4 HlST. DU CHEVA^IEa' ' vous d'elles & de leurs confeils. Cependant, madame, il eft a propos que vous ne témoigniez rien de tout ceci a Tiran jufques a ce qu'il ait mis fin a la guerre. S'il venoit a être inftruit que fes- projets contre votre altelfe font de'couverts, il quitteroit le fervice del'empire, & emmeneroit les meilleures troupes de 1'arme'e. Nous nous trouverions dans le même danger oü nous étions a fon arrivée. Je ne vous parle pas du péril auquel vous m'expoferiez s'il venoit a foupconner que je vous ai rendu compte de ce qu'il m'a dit. Je connois la tendrefle que vous avez pour moi, & la vie ne m'eft rien lorfqu'il s'agit de votre intérêt. La princefie a ce difcours fut pénétrée de douleur & de dépit. Son vifage fe couvrit de pleurs. Jufte ciel, s'écria-t-elle, oü font tes foudres! que n'e'crafe-tu ce perfide, eet ïndigne chevalier qui eft venu furprendre mon cceur par fes faufles vertus & par fa feinte paffion ! Hclas ! Je croyois qu'il étoit digne de ma tendrefle. II eft le premier & le feul qui m'en ait infpiré. II m'en paroifloit fi digne, je cro-' yois qu'il feroit mon bonheur, & que je feroïs le fien. J'efpérois le rendre maitre de 1'empire. Je le'regardois comme un frere & comme un époux; pourquoi faut-il que mes efpérances foient décues? Ah ! tous mes fens (e troublent;  TiRAN £e B LANCê ï ƒ %■ cette penfée. Je devrois le détefter, & je fens que je ne puis vivre fans lui. Barbare , que t'aVions nous fait pour confpirer notre mort? Paf öü ai-je pu me'riter tes me'pris & tes difcours outrageans ? N'efpére plus me fédui'fe, j'en jure par ce qu'il y a de plus févere. Elle n'en dit pas davantage; mais entendant fonner matines, ellè dit a la veuve: allons-nous coucher, quoique je fois bien certaine de he pas dormir. Quand elle fut de retour dans la chambre, Stéphanie lui dit, qu'il falloit qu'elle eüt troüvé de grands plaifirs dans la converfation de la veuve. Je voudrois bien favoir, ajouta-t-elle, ce que vous avez pu dire. La princeife ne lui répondit rien, & fe coucha. Quand la veuve fe fut retirée, elle mit la tête fous les draps, '& s'abandonna £ 1'excès de la douleur. Stéphanie qui s'ert ap» pergut, lui en demanda le fujet. La princeife lui dit: Stéphanie, ne vous en embarralfez point, prenez garde que le tout ne tombe fur vousj vous en étes plus prés que vous ne penfez. Có difcours donna beaucoup d'inquiétude a Stéphanie ; mais fans la queftionner davantage elle fe coucha * cóté d'elle fuivant fa coutume. La princefTe ne ferma pas les yeux, elle ne fit qua pleurer; & toute abbatue qu'elle étoit d'une aufïï mauvaife nuit, elle voulut- abfolumenÈ küer a la meffe, Tiran informé par Stéphanie  de fon mal, & des pleurs qu'elle avoit répandus , fut très-inquiet. II s'approcha d'elle pour iui en demander le fujet, & lui dire que l'empereur venoit de lui donner 1'ordre du départ. La froideur avec laquelle la princeife 1'écouta, le pénétra de douleur , il ne put retenir fes larmes. La princeife lui répondit d'un ton de voix bas : Je ne te parlerai pas long-temps: & comment pourrois-je proférer fans rougir les chofes infames que j'aurois a te reprocher, & qui caufent ma douleur ! je ne puis même y chercher du foulagement en la confiant a quelqu'un, il faudra, quoiqu'il m'en coüte, la reufermer dans mon fein. II ne lui fut pas poffible d'en dire davantage, paree que 1'impératrice arriva avec les médecins. Tiran fe retira, 8C dans fa douleur il ne voulut prendre aucune nourriture. Le connétable vint au palais, & s'entretenant avec Stéphanie & Plaifir de ma vie, il leur dit 1'état auquel le difcours de la princeife 1'avoit réduit. Quel remede pourronsnous apporter a fon mal, difoit Stéphanie I Tout ce que je puis faire, la veuve le détruit. La princeife ne vouloit s'entretenir d'autre chofe .que de Tiran & des projets de fon amourpréfent elle n'en dit plus rien. Les amans font aveugles; & la veuve qui connoït Vamour par expérience, change abfolument fa conduite,  Tiran leBlanc. 17 conduite. Si elle n'étoit pas continuellement dans fa chambre, je ferois entrer Tiran la nuit, malgré qu'elle en eut, comme j'ai fait au chateau de Malvoifin ; mais au moins je lui parlerai de lui, & je verrai ce qu'elle me répondra. Elle coupa court a leur converfation, & fut auprès de la princeife pour exécuter fon deflein; mais elle ne lui put parler, paree qu'elle s'entretenoit avec la veuve Repofée. L'empereur fut que Ie connétable étoit chez fa nlle ; il ne douta pas que Tiran n'y fut aufli, il les fit avertir; mais avant de tenir confeil: Allons, dit-il, favoir des nouvelles de ma fille, qui ne fe porte pas trop bien. Le connétable marcha le premier, l'empereur le fuivoit, & précédoit Tiran : après Tiran, marchoient tous ceux du confeil. Ils trouvèrent la princeife qui jouoit aux cartes dans un coin de la chambre avec la veuve. L'empereur s'affit auprès d'elle, & lui demanda des nouvelles de fa fanté. Elle lui répondit que dès qu'elle le voyoit, elle ne fouffroit plus; & jettant les yeux fur Tiran, elle lui ht ■ un feurlre. L'empereur fut très-content de ia trouver aufïibien. Ils parlèrent de plufieurs chofes, auxquelles la princeife répondit avec beaucoup de liberté d'efprit, & fur-tout a celles que Tiran lui difoit. C'étoit une fuite du confeil que la veuve lui avoit donné de le bien traiter, non Jomt IL B  i8 Hist. eu Chevalier: comme elle faifoit auparavant, mais comme elle faifoit a tous les autres. La veuve avoit fes raifons pour lui infpirer cette conduite; elle ne vouloit pas que Tiran retournat dans fon pays, elle defiroit feulement qu'il cefsat d'aimer la princeife, en perdant 1'efpérance de lui plaire, & qu'après cela il s'attachat a elle. C'étoit dans ce deffein qu'elle avoit fait toutes ces noirceurs, qui causèrent de fi violens chagrins. Le lendemain l'empereur prelfa tout le monde de partir pour fe rendre au camp. Tiran auflibien que les autres, ne négligea rien pour hater Ion départ. Cette nuit Stéphanie ayant elfayé de parler de Tiran, la princeife lui impofa filence, & lui dit: vous ne connoilfez pas toute la faulfeté des hommes : mais je ne dirai rien julqu'au temps oü je pourrai m'expliquer , & que par rapport a toi tu verras mes jours en péril: il vaut mieux dormir. Stéphanie voulut répondre, mais inutilement. Elle ignoroit ce qui s'étoit palfé. Deux ou trois jours s'écoulèrent de la forte, pendant lefquels la princeife faifoit un accueil égal a tout le monde, & a Tiran, qu'elle favoit devoir partir incelfamment. Elle dit en préfence de l'empereur : Voici votre grand général, qui dans peu traitera le foudan comme il a fait le$ rois de Caramanie»  Tiran le Blanc. ip & de l'Inde fupérieure, ou du moïns ü 1'obligera a prendre la fuite comme le roi d'Egypte. Ses exploits font dignes des plus grandes récompenfes. II ne doit fes victoires qu'a fa valeur, & il ne les a remportées que pour les intéréts de V. M. L'empereur dit au général: Je ne puis trop vous remercier de tous les avantages que vous m'avez procurés. Tout ce que je vous demande, c'eft de continuer comme vous avez commencé; & tout ce que je demande a. Dieu, c'eft de pouvoir vous récompenfer felon vos mérites. Tiran excédé d'une converfation fi indifférente, & que la princeife elle-même avoit entamée k delfein, ne putrepondre autre chofe, finon: cela fera; & pour fe rendre chez lui, y paffa par un efcalier qui le conduifit dans.une chambre, oü il trouya le eonnétable, Stéphanie & Plaifir de ma vie qui s'entretenoient. II approcha d'eux, & leur dit: Eh bien, mes fceurs, de quoi parliez-vous ? Seigneur, lui répondit Stéphanie, du peu d'amour que vous témoigrae la princeife au moment de votre départ, tandis qu'elle devroit au contraire redoubler de caref fes & d'attentions, quand il devroit lui coüter un peu de fon honneur. Nous avons auffi parlé, continua-t-elle, de ce que je deviendraï dans votre abfence; car 1'impératrice me dit hi«r au foir, que j'étois amoureufe; & fans lui Bij  20 H i s t. du ChEVAIIER pouvoir rien répondre, je rougis, & je bahTaï les yeux. C'étoit bien en convenir, car je ne favois ce que c'étoit avant Ia nuit du chateau de Malvorfin. Je prévois qu'après votre départ je vals me trouver dans une facheufe fituation, & quil faudra que je fois punie de vos fautes. Ne vous ai-je pas promis, ma chere fceur, lui dit Tiran, que le jour de notre départ je prierai l'empereur, en préfence de la reine & de toute la cour, de confentir a votre mariage avec le connétable : il demeurera ici, & le vicomte de Branches fera fa charge pendant que les nóces fe feront. Et comment les ferai-je, lui dit Stéphanie, puifque vous ferez abfent, & qu'il ne peut y avoir de joie, ni plaifir fans vous ? Qu'avez-vous befoin de tant 'de joie a des nöces, lui répondit Tiran? Gardez-la pour le lit, oü vous ferez fans crainte & fans ïnquiétudes. En eet eridroit de leur converfation, l'empereur arriva, donnant. Ia main a Carméfine. Tiran trouvant le moment favorable pour lui faire la demande dont il venoit de parler, fe mit a genoux , & lui dit : Votre bonté infinie, & le temps que vors avez régné , a éclairé le monde chrétien; mais enfin, feigneur, la vie eft courte, il ne refte a 1'homme en mourant que le bien qu'il a fait .j*ai donc une grace a vous demander, aufH-biea  Tiran r. e Beanc. 21 qu'a rimpératrice & a la princeife; c'eft de vouloir peraiettre le marïage de la belle Stéphanie avec mon frere & mon ami le comte de St. Ange, connétable de V. M. j'efpère qu'il naltra d'euxr des valFaux a 1'empire, & des ferviteurs fidèles. L'empereur lui répondit, que cc manage lui étoit infiniment agréable, & qu'il permettroic a fa fille de le conclure avec le confentemenC de fa mere, & il les quitta pour lors. Quand Stéphanie vit que l'empereur les avoit quittés fi promptement, elle ne douta pas que fon marïage ne lui déplüt, elle fe rctira dans une chambre, oü elle s'abandonna aux pieurs & a Ia douleur. Tiran donna le bras a la princeife , & fuivi du connétable & de Plaifir de ma vie, ils furent a la chambre de 1'impératrice, qu ils fuppiièrent de vouloir confentir a ce manage , dont l'empereur étoit content. Elle répondit, qu'elle 1'approuvoit infiniment. On fit auffi-tóê aflembler toute Ia cour dans Ia grande falie, pour alfifter aux fiancaiHes. Le cardinal que ï'on avoit envoyé chercher pour Ia cérémonie, étoit venu quand on fut chercher la mariée, On la trouva qui pleuroit encore. EHe ignorort tout ce qui s'étoit paffé. Les fiangailles fc firent avec magnificence. L'empereur voulut que Fori fit les nöces le lendemain, pour ne point retarder B iif  22 H t S T. DU ClïEVALIER' Ie départ de Tiran. Elles furent accompagnées de joütes, de danfes & de comédies; tout le monde étoit content, excepté le malheureux Tiran. La première nuit des nóces, Plaifir de ma vie prit cinq petits chats,& les mit en dehors fur la fenétre de la chambre oü Stéphanie couchoit, & toute la nuit ils ne ceflerent de miauler. Quand elle les y eut placés, elle fut dire a l'empereur : feigneur, courez promptement a la chambre de la mariée, ie connétable lui aura fait plus de mal que 1'on ne croyoit, car elle fait des cris épouvantables. Pour moi, je crains qu'il ne la tue, ou qu'il ne l'ait blelfée. Eile eft votre proche parente, feigneur, venez donc a fon fecours. Ce difcours de Plaifir de ma vie divertit fi fort l'empereur, qu'il fe leva & fe rhabilla; ils furent enfemble a la porte de Ia mariée, oü ils écouterent quelques momens. Plaifir de ma vie voyant qu'elle ne difoit mot, lui dit: Comment donc, mariée, vous ne criez plus? Eft-ce que le combat eft déja celfé ? Ne pouvez-vous pas dire encore eet ah ! qui fait tant de plaifir dans Ia bouche des filles: c'eft figne que 1'épine ne vous piqué plus, puifque vous ne dites mot. Croyez-moi; fi vous ne recommencez, cela vous fera mal. L'empereur eft ici pour vous écouter fivousne criez pas, car il a peur que cela ne vous fafle ma!. L'empereur lui difoit tout bas  Tiran le Blank. 9% de ne pas dire qu'il fut la. En bonne foi, je n'en ferai rien, lui répondit Plaifir de ma vie; ja veux au contraire qu'ils fachent que vous les écoutez. Pour lors la mariée cria qu'on lui faifoit mal. Plaifir de ma vie lui difoit que fes cris n'étoient pas naturels, que c'étoit une comédie qu'elle jouoit. L'empereur rioit beaucoup des plaifanteries de Plaifir de ma vie. La mariée qui les entendoit rire, leur dit; qui a mis ces maudits chats fur la fenétre ? Je vous prie de les faire öter, ils m'empêchent de dormir. L'empereur étoit fi charmé de la gaieté de Plaifir de ma vie, qu'il lui jura que s'il étoit veuf, il n'auroit point d'autre femme qu'elle. L'impératrice fut dans la chambre de l'empereur, & n'y trouva qu'un page, qui lui dit qu'il étoit a la porte de la mariée. Elle y vint donc aulfi, & le trouva avec quatre demoifelles. Quand Plaifir de ma vie 1'appercut, elle lui dit: Madame, dépêchez-vous de mourir au plutöt, je vous prie, car l'empereur vient de me dire que s'il n'avoit point de femme, il n'en prendroit point d'autre que moi. Comment, coquine, vous me dites ces chofes la a moi-même ! & fe retournant vers l'empereur: II vous faut donc une autre femme? Dites-moi un peu ce que vous en feriez ? En badinant ainfi, ils s'en retournèrent chacun dans leur chambre. Le lendemain on fe divertit en^ Biv  24 Hist. du 'Ca eva li Erf core beaucoup, & 1'on rendit tous les honneurs au connétable & è fa femme; on les conduifit a la cathédrale, pour entendre une magniHque mefle. Après 1 evangile, un moïne monta en chaire, & leur fit un beau fermon. Après la mefle, l'empereur fit apporter a la mariée les cent mille ducats, les bijoux & les meubles que fon pere lui avoit laiflés. Enfuite on fit habiller le connétable avec la foubrevefte de fes armes. On le laifla quelque temps dans eet équipage : après cela, on lui fit prendre les habits du duc de Macédoine ; on déploya les bannières de ce duché; on lui mit fur la tête une couronne dargent, car dans ce temps on couronnoittous ceux qui avoient un titre. Les comtes en portoient une de cuivre; les marquis, d'acier; les ducs, d'argent ; & les rois, d'or; celles des empereurs étoient compofées de fept couronnes. Diofebo, grand connétable, en eut donc une d'argent, garnie magnifïquement de pierres précieufes. Stéphanie fut aufll couronnée. Après toutes ces cérémonies, les dames & les grands feigneurs montèrent a cheval avec les bannières déployées, & fuivis d'une grande quantité d'hommes a cheval. Ils la promencrent dans tous !es quartiers de la ville. Ils vinrent enfuite dans un prairie magnifique, arrofée  T i *: i # II BI a's (?. af d'une belle fontaine, nomméla fontaine-fainte , oü tous ceux que 1'on couronnoit & qui prennoient un titre, venoient faire bénir leurs bannières. Après cette bénédicVion , ils prirent le nom de duc & de ducheffe de Macédoine; on les baptifa avec de 1'eau parfumée. Si le duc veut faire des hérauts & des rois d'armes, il le peut, avec i'eau qui fe trouve de trop, mais il eft obligé de porter le nom du duché. Au refte , Ton fait bien que Ton ne peut faire roi ou héraut d'armes, que le fits dun gentilhomme, paree que c'eft un homme dans lequel on a plus de conliance que dans tous les autres, & auquel tout le monde s'en rapporte. Après qu'il en eut fait un, le duc revint a la fontaine-fainte, dont l'empereur prit de 1'eau & le baptifa encore une fois, en lui donnant le titre de duc de Macédoine. Auffi-töt les trompettes fonnèrent, & les hérauts & les rois d'armes crièrent: Voici le grand prince duc de Macédoine, de la bonne race de Roche-Salée. Après cela, il vint trois cents chevaliers deleperon d'or, tous armés de blanc, qui faluèrent l'empereur & le nouveau duc, qui ne fut plus connétable. Sa charge fut donnée a un brave chevalier, nommé meffn-e Adedoro. Les trois cents chevaliers fe divisèrent en deux troupes; & chacun prit la plus belle dame, ou celle qui lui plaifoit le  26 HrsT. eu Chevalier' plus, par les rénes de fa haquenée. Ils marchèrent fuivant leur rang, & leur ancienneté; ils fe promenoient avec leurs dames dans les petits bois,& quand ils fe rencontroient, 1'un difoit a l'.utre, de lui laifler la dame qu'il menoit; & fur lerefus qu'il en faifoit, on fe propofoit de rompre deux lances, & celui qui les avoit plu. tót lompues, emmenoit la dame de 1'autre. Pendant qu'ils fe divertiffoient ainfi, l'empereur & 1'impératrice prirent le chemin de la ville de Pera. La princeife & la duchelfe de Macédoine demeurèrent dans la prairie avec Tiran, qui ne pouvoit joüter a caufe du vceu qu'il avoit fait. Le vicomte de Branches fut toujours un des premiers. L'empereur fe rendit donc a la ville de Pera, oü la féte étoit préparée. II étoit plus de midi que tous les chevaliers n'étoient pas encore revenus. L'empereur monta fur une tour pour voir tout ce qui fe pauoit. Les chevaliers en revenant rompoient des lances devant lui; mais il fit a la fin fonner un grand cor que 1'on entendoit d'une lieue. Au fon de ce cor, i!s prirent le chemin de Pera. I!s trouvèrent trois cents chevaliers vétus d'une même couleur qui défendoient Ie pas. II fe paiTa en eet endroit les plus beaux faits d'armes , qui firent un grand plaifir k l'empereur. Toutes les dames & les d u Chevaliek même temps, il lui envoya des troupes & des vivres, & tout ce qui lui e'toit néceffaire pour foutenir un fiege. En effet le roi affiégea cette place, devant laquelie il fut un an & deux mois, & quelques afTauts qu'il put donner, jamais il ne lui fut pas pofüble de 1'emporter. Le duc de Bretagne e'toit toujours avec le roi, le priant de vouloir pardonner a fon frere. Enfin voyant qu'il ne pouvoit venir a bout de fon delfein, il conclut le mariage d'une autre de fes filles avec le duc, qui confentit, pour faire la paix de fon frere, a prendre une batarde & fans dof. «obiiaoo'-f .'•:;rT... Tous ceux qui étoient avec Tiran étoient de cette ancienne maifon , d'oü il étoit forti de tous les temps d'aufli braves chevaliers que de belles & figes demoifel'es. Tiran & tous ceux qui delcendoient de la Roche - Salée, furent baifer les pieds & la main de l'empereur, pour le remercier de la grace qu'il leur avoit faite en donnant fa niéce a un homme de leur mai-fon. Après qu'ils eurent fait leur compliment, Tempereurleur dit: Le mérite & les vertus jointes a vos belles actions & a toute votre conduite , brave général , font que je vous aime de tout mon cceur, .& que je fuis charmé de me voir allié a la jnaifon de Rpche-Salée, que je préfere a toutes  Tiran ii Blauc. jt fes autres. Mais j'aurois voulu pour être plus lié avec vous , que c'eüt été vous qui eufliez époufé ma nièce Stéphanie avec Ie duché de M.;cédoine & beaucoup d'autres chofes que je vous aurois données. Vous n'avcz rien voulu accepter de tout ce que je vous ai offert, vous avez donné a Diofebo le comté de S. Ange & le duché de Macédoine, je vous avoue quejene fais plus ce que vous attendez, a moins que vous ne comptiez que je vous donne mon empire. Vous vous trompez fi cela eft; car ma foï j'en ai befoin, & je veux le garder pour moi, Pour vous, je ne fai c. mment je pourrois vous faire riche, vous donnez tout, & vous viendriez aifément a bout de me ruiner. Cependant il me femble que 1'on ne doit, fur-tout quand on eft dans les pays étrangers, penfer aux autres qu'après fon établiffement. Tous les exces font a blamer, les vices fe cachent fouvent fous les apparences de la vertu. Tiran lui répondit en •ces termes : Grand & illuftre empereur, les richeffes ne peuvent jamais fatisfaire pleinement, c'eft pourquoi je ne defire aucuns biens de la fortune; je ne veux que fervir V. M. de facon que je puilfe rétablir & augmenter 1'empiregrec. Les tréfors de 1'honneur & de la gloire me fuffifent , fi j'en puis amaffer. Tout ce que ie defire, c'eft d'étabür mes pareus & mes amis.  52 HI S T. DU CHEVALlElt Pour moi je ne veux d'autres biens que morf cheval & mes armes. Je prie donc V. M. de ■ne plus penfer a me faire riche, ni a me donner rien qui puifie lui être nécefTaire. Je fers Dieu pour 1'augmentation de la foi catholique. Jufques ici fes graces ne m ont point abandonné. Je n'ai donc qu'a vous remercier de ce que vous avez fait en faveur de mon coufin Diofebo. Le vieil empereur charmé de la noblefTe des réponfes de Tiran, fe tourna du cóté de fa chere Carméfine, & lui dit: Jamais je n'ai .vu de chevalier" aulli accompli; toutes les fois ;que je lui parle, j'en fuis dans 1'admiration ; mais fi Dieu me laiffe vivre, affurément je le ferai roi. Quand les fêtes furent terminées, le nou.veau duc de Macédoine logea dans le palais. II donna le lendemain un grand diné a tous fes parens de la maifon de Roche-Salée. L'empereur dit a fa fille d'aller -trouver la ducheife ;pendant qu'ils dinoient, afin d'honorer la fete. La' princeife, fuivie de toutes fes dames & fes demoifeiles, fe mit en chemin pour s'y rendre ; mais avant que d'arriver, la veuve Repofée s'ap.procha d'elle, & lui dit : Pourquoi V. A. veutelle aller trouver ces étrangers ? Elle ne peut que les embarralfer, & troubler le plaifir qu'ils peuvent goüter. Comptez qu'ils preferent une aïle  Tiran le Blano. 33; alle de perdrix a toutes les demoifelles du monde» De plus V. A. étant fille de l'empereur, ne doit point aller fi facilement par-tout; foyez plus réfervée , fi vous voulez que 1'on vous rende ce qui vous eft dü ; mais je fuis toujours étonnée de voir 1'enyie que vous avez d'ètre fans Geffe auprès de ce traitre de Tiran. L'attachement que j'ai pour vous m'obüge a vous parler comme je fais , a vous dire que votre bon-homms de père n'y regarde pas d'affez prés, de vous envoycr a une telle heure rendre vifite a des chevaliers. Li princeife, déja prévenue par les difcours précédens de la veuve, fuivit Ion confeil, quoique malgré elle , & alla s'affliger dans fa chambre. Plaifir de ma vie curieufe de voir ce que faifoit Tiran, fut rendre vifite a la ducheife après le diner : elle le trouva qui rêvoit dans 1'embrafure d'une fenétre elle s'approcha de lui, & lui dit, pour le confoler: Je fouffre de vous voir dans 1'état oü vous étes. En quoi puis-je vous être utile ? Je vous jure qu'il n'y a rien que je ne fafle pour y parvenir. Tiran la remercia beaucoup. La ducheife s'étant approchée d'eux, demanda a Plaifir de ma vie, pourquoi la princefle n'^toit pas ver.ue ? Elle lui répondit que la veuve Repofée 1'en avoit empéchée, Mais dans la crainte que la colère  34 H i s t. du Chevalier fie tranfportat Tiran , elle ne voulut pas leur apprendre tout ce qu'elle leur avoit dit de lui. La ducheife prit alors la parole : Puifque je fuis a préfent maïtrelfe de mes actions , je jure par notre dame que j'aurai une explication avec ïa princeife, & qu'entre-ci & demain je faurai ce qu'il en eft. Ce n'eft pdint cela qu'il faut faire , repliqua Plaifir de ma vie, elle ne voudra jamais nous écouter, fur-tout la veuve Repofée étarit toujours auprès d'eïle ; je n'ofe vous dire tout le mal qu'elle dit de Tiran. Ah ! fi je m'y trouvois, répondit-il, je le ferois bien retomber fur elle. Laiffons tout cela, interrompit Plaifir de ma vie , ne penföns qu'aux remèdes que nous y pouvons apporter. Pour moi, voici mon avis. La princeife m'a dit de lui préparer un bain pour demain au foir: pendant que 1'on foupera , je pourrai vous cacher dans la garderobe oü elle doit fe baigner. Perfonnene nous verra;& quand après être fortie du bain, elle fera endormie dans fon lit, vous pourrez vous mettre a fes cötés. II ne s'agira plus que d'étre aulfi hardi que vous 1'êtes dans les batailles. Si vous favez un meilleur moyen que celui-ci, continua -t-elle, faites-nous en part. La duchefle lui dit qu'elle propofoit le dernier remède qu'ils puiffent employer; & Tiran ajouta, qu'il ne' vouloit point d'un bonheur qu'il  Tiran l e B e a n c 55* fie devroit qu 'a la fortune. D'ailleurs, ajouta-til, feroit-ce un bonheur que de me fatisfaire , & de de'plaire a !a princefle ? Plutöt mourir de la mort la plus cruelle, que de la voir irritée contre moi ? Par ma foi, lui re'pondit Plaifir de ma vie, je n'augure pas bien de vous. Et fi vous aimiez autant que vous le dites , vous ne refuferiez pas ce que je vous propofe. Du moins vous voyez 1'envie que j'ai de vous fervir. Vous aimez mieux prendre un chemin par lequel vous n'arriverez jamais. Pour moi je ne veux plus m'en méler; cherchez qui pourra vous fecourir dans vos malheurs. Au nom de Dieu, demoifelle , lui re'pondit Tiran, ne m'abandonnez pas. Voyons enfemble quel eft le meilleur parti. La duchefle ne peut plus être auprès de la belle Carme'fine aufli fouvent que je le voudrois; je n'ai donc plus que vous, & fi vous n'avez pitié de moi, comptez que je perdrai 1'efprit. Les anges eux-mémes, lui dit Plaifir de ma vie, ne peuvent vous donner un meilleur confeil que le mien. Nous vivons dans la loi de grace & non dans la loi de juftice; mais le courage vous manque, quand il ne s'agit que d'ofer vous rendre heureux. Enfin , ils réfolurent que la duchefle iroit voir fi elle ne pourroit pas parler a la princefle. C ij  Hist, du Chevalier' Quand elles furent arrivées chez elle, elles la trouvèrent fur la toilette dans fa garderobe. La ducheife réfolut de lui faire une malice de femme dans la chambre par oü la princefle devoit nécelfairement palfer: elle fe mit au pied du lit, la tête baffe, appuyée dans les mains. La princeife fachant qu'elle étoit la, lui fit dire d'entrer dans la garderobe. La ducheife n'en voulut rien faire , & Plaifir de ma vie, qui avoit imaginé ce ftratagême, lui dit qu'elle ne pouvoit venir, tant elle lui parolffoit affligée. La princeife fortit de fa garderobe, & voyant la ducheife fi trifte, vint a elle, en lui difant: Ma chere fceur, qu'avez vous donc qui vous afHige? Apprenez-le-moi, & foyez füre que je ferai tout ce qui dépendra de moi pour vous confoler. Madame, lui répondit la ducheife, c'eft vous qui me mettez au défefpoir, & qui me faites defirer de fuir le monde : vous m'avez chargée de porter des paroles a Tiran quand nous étions au chateau de Malvoifin; vous les avez renouvellées quand nous fommes revenues ici, & vous les démentcz toutes. Je vous conjure, madame, de ne me point rendre parjure,, & de n'être point caufe de ma perte, en me mettant mal pour toute ma vie, avec le duc & avec Tiran. Que vous reviendra-t-il de me rendre malheureufe ? Toutes ces paroles  Tiran le Blanc. 37 étoient accompagnées de larmes qui émurent la princefle, & diminuèrent un peu !a colère qu'on lui avoit infpirée contre Tiran. Elle lui dit donc avec beaucoup de douceur : Je t'aime, Stéphanie, tu es ma fceur & ma «Jfefirië ; je fuis fachée de te voir dans Tafdidion, moi qui t'aime, qui t'ai almee, qui t'aimerai toujours. Puifque tu le defires , je parlerai a Tiran , quoique j'aie toutes les raifons du monde pour n'en rien faire; car fi tu favois comment il en ufe avec moi,& tout qu'il a dit de moi, tu ferois dans 1'étonnement. Mais le temps de fouffrir fuccède a celui de rire & de fe divertir. Je le verrai, puifque c'eft une chofe qui t'cft néceffaire ; fans cela je te jure , que je ne le verrois jamais. Car on ne peut comprendre qu'un chevalier aufli brave, foit aufli ingrat. Comment? madame, lui répondit la duchefle , vous croyez qu'un chevalicr aufli fage & aufli vertueux que Tiran , a pu dire quelque chofe qui vous puifle offenfer ; lui qui s'expoferoit contre un monde entier, pour punir la moindre parole dite contre votre altefle ? Ne croyez pas qu'il foit tel o.u'on vous 1'a dépeint. Quelque faux coquin de flat* teur vous aura perfuadé des faufletés , pour faire tort au meilleur chevalier qui foit au monde. Plaifir de ma vie fe mêla de la converfation, Sc dit que Tiran raffemblait toutes C üj  3% Hist. du Chevaeie"r les vertus, & qu'eUe auroit grande enviedefavoir quelle étoit Ia malheureufe qui avoit pu accuferun chevalier auffi accompli. Croye2-moi, laiflez parler les méchans & aimez ce que vous devez aimer; vous en aurez plus de gloire. C eft a un chevalier aufli généreux que la poffeffion de V. A. eft due, elle que ni ,y£ ni largent ne peuvent acheter. Aimez, madame, ce ui qui vous aime; n'écoutez point cette veuve enuiaolée, qui feule fait notre mal k tous. j'efpere que Dieu tout puiffant Ie fera retomber lur elle. Quand eft-ce que je la verrai fouetter toute nue par toutes les rues de la ville ? Taistoi, lui dit la princeife, tu crois que la veuve ivepofée me parle : elle ne fut rien de tout cela : c'eft moi qui fens tout le mal, & qui p.révois tout ce qu'il en peut arriver. Mais enfin , je ferai ce que vous me confeilierez. Si vous voulez vous en rapporter * moi, reprit Plaifir de ma vie, je ne vous confeillerai rien que pour votre profit, & pour vofre honneur. Alors elles fe féparèrent, & la ducheife revint chez elle dire k Tiran tout ce qui s'étoit paifé. L'efpérance d'entretenir la princeife , modéra fon défefpoir. II paffa dans la grande falie, oü l'empereur , 1'impératrice & la princeiTe' étoient avec toutes ® dames. Ils danfèrent  Tiran l e Blanc. 39 pendant long-ternps. La princefle eut beaucoup d'attention pour Tiran. Après les danfes, elle fe retira chez elle pour fouper. La veuve Repofée ne pouvant étre entendue de perfonne, lui dit :La facon honnête dont j'ai toujours penfé, caufe le chagrin que j'éprouve, en voyant que V. A. veut fe perdre, & me faire maudire le jour oü je fuis née ; car je trouve des gens qui ont les yeux- fans cefie attachés fur vous, & qui me regardant , s'écrient: O veuve Repofée! comment peux-tu fouffrir qu'un étranger emporte ainfi les premières faveyrs de Carméfine ? Ces paroles me mettent au défefpoir. Je préférerois la mort a un tel reproche , s'il étoit mérité. Songez, madame^ qu'avant que cela arrivé a une princefle comme vous, ilfaut que les évêques & les archevêques en foient ayertis. V.ous avez dit devant tout le monde, que vous ne vouliez époufer ni roi, ni ü)s de roi étranger, paree que vous ne le pourriez jamais connoitre parfaitercent ; que vous n'aviez befoin d'aucun des avantages de la fortune avec la fucceflion de 1'ernpereur, & que vous ne vouliez étre foumife a aucun roi, ni a aucun empereur du monde : ainfi vous prendrez Tiran lorfque vous aurez envie de vous marier? Ce que je vous dis, madame, ce n'efc point pour vous rappeller ce que je vous ai cé]i dit; feu- C iv  4° HlST. du Chevalxe* lement penfez que quand il fera votre man', les foibleffes que Vous aurez eues pour lui lui parom-ont des crimes. Au premier chagrin , il vous les. reprochera, & il fe perfuadera qu'il "aura pas été le feu! pour qui vous en ayez eu depareilles.Que pourrez-vous répondrea fes reproches? Comment vous garantirez-vous des elfets de fa jaloufie ? Si vous fuccombiez comptez que je ne furvivrois pas a ce malheur. ■Wfe le tut après cela pour attendre la réponfe oe la princeife, dont le trouble & 1'agitation étoient extrêmes. Mais elle n'eut pas le temps de lui nen dire, car l'empereur étoit a table, & 1'avoit plufieurs fois envoyé chercher. Elle' fortit donc de fa garderobe, en lui difant quelle étoit flchée de ne pouvoir lui répondre. La ducheife qui attendoit, pour favoir d'elle fi Tiran viendroit ou non cette nuit, la voyant agitée, trifte, & le vifage fort rouge, n'ofa lui rien dire; mais Plaifir de ma vie , lui dit, en la fuivant : quand le ciel eft rouge, c'eft une marqué affurée de tempete. Tais-toi * folie, lui dit la princeife. Eüe étoit fi animée,? que l'empereur s'en appercut. II lui demanda la raifon du chagrin qu'eile paroilfoit avoir. La pnncefTe lui répondit, qu'elle n'en avoit aucun , qu'un mal de cceur 1'avoit obligée de  Tiran le Blanc. 41 fe jetter fur fon lit; mais qu'elle fe trouvoit mieux. L'empereur o'rdonna a fes médecins de prendre garde a ce qu'elle mangeroit. Ils lui permirent de manger un faifan , paree que c'eft une viande cordiale, & la ducheife fe mit a cöté d'elle , non pour fouper, mais pour avoir une réponfe a porter a Tiran, qui fat-* tendoit dans fa chambre. Après le fouper, la ducheife dit tous bas a la princeife: V. A. fe fouvient- elle de ce qu'elle m'a promis? Mais en même temps je lui dirai , qu'un valïal ne peut nuire k fon feigneur , & que la veuve Repofée eft nee dans mes états ; qu'ainfi elle doit prendre garde k elle; car elle a deffervi la mort par tout cc qu'elle fait. Je vous aime, lui répondit la princeife , & je ferai pour vous tout ce qu'une tendre fceur peut & doit faire, & d'avantage s'il faut; mais je vous prie de ne me point parler de la veuve Repofée, & quoiqu'cüe fort votre vaffale, je vous alfure qu'elle n'a point de tort avec vous. Ne foyez point fachée contre elle, elle n'a aucune part a ce que j'ai dans 1'efprit. Mais, lui dit la ducheife , répondez- moi fur le compte de Tiran ? Voulez-vous qu'il vienne vous parler cette nuit ? II eft dans une impatience que je ne puis vous repréfenter. Ne me refufez pas cette grace, continua-t-elle, je vous en con-  42 Hist. du Chevalier jure par ce que vous avez de plus cher. Je veux bien qu'il vienne ce foir, lui répondit la princefle, je 1'attendrai ici, nous danferons; & s'ilveut meparler, je 1'écouterai volontiers. Vous vous vantez de frauchife & de loyauté, dit Ia duchefle, & cependant vous voulez me tromper. Répondez-moi précifement, voulezvous que Tiran vienne vous parler, comme il a fait au chateau de Malvoifin? fans cela, vous ne fatisfaites point a vos engagemens. Quand vousm'avez parlé de Tiran, reprit la princeife, je n'ai jamais compris qu'il defirat autre chofe que de vouloir m'entretenir de ce qu'il fouffre; j'y penfe a toute heure avec une douleur & un chagrin que je ne puis exprimer. Dites-lui que je Ie prie, comme chevalier loyal, de ne me plus tourmenter, & de ne plus penfer a moi; que je pleure des larmes de fang par le cruel état auquel je fuis réduite. Mais, reprit la duchefle, pourquoi vous arfliger comme vous le faites? Souvenez-vous des paroles que vous lui avez données & des fecmens que vous lui avez faits Ianuit du chateau de Malvoifin. Vous pourrez vous entretenir avec lui, & lui dire tout ce qui vous afflige; mais croyez qu'une princefle comme vous, ne doit pas manquer a fa parole. Enfin ma chère fceur, lui dit la princefle, je confer*  Tiran le Beanc. 43 verai mon honneur tant que je vivrai : vous me trouverez toujours .dans cette réfolution. La duchefle la laifla fort fachée de tout ce qu'elle venoit d'entendre. Elle en rendit compte a Tiran ; ce qui redoubla infiniment fon chagrin. Quand l'empereur eut foupé, il envoya chercher le général, chez le duc de Macédoine, ou il favoit qu'il étoit. II dit en même temps a la princefle de mander les muficiens , pour amufer les chevaliers, dont le départ étoit ft proche. Mais elle lui dit, qu'elle avoit plus befoih de s'aller coucher que de danfer. Elle prit congé de lui, & fe retira dans fa chambre pour ne point parler a Tiran. La veuve Repofée approuva fa conduite. Plaifir de ma vie alla chez la duchefle parler a Tiran ; elle lui dit, feigneur, n'attendez rien de la princefle,, tant que la veuve fera auprès d'eüe: elles s'entretienneut a préfent toutes d^ux , & parient de vous. Jamais vous n'obtiendrez rien, fi vous ne faites ce que je vous ai confeillé. C'eft demain le jour de fon bain, & je vous promets de vous faire paffer la nuit dans fon lit. Je couche avec elle depuis que la duchefle eft mariée; -c-omptez qu'ellen'en pariera jamais : repofez-vous fur moi. Ti-, ran la remercia de tout fon cceur de 1'intérér qu'elle prenoit a ce qui le regardoit. Mais il 1'aflura que pour 1'empire du monde, i! ne vou-  44 Hist. du Chevalier droit pas faire la moindre violence a une femme quelle qu'elle püt être. Eh quoi ! voudrois-je déplaire, continua-t-il, è celie que j'aime plus que moi-méme! Je fouffrirai toute ma vie, en la fervant a pied■ k cheval, armé ou défarmé. Je me mettrai k fes genoux pour en obtenir pardon , fi je 1'ai offenfée; mais je ne mériterai point le nom de traitre. Plailïr de ma vie mécontente de fa réponfe,lui dit: Seigneur chevaher, par ma foi, je commence k croire que vous n'êtes pas tout ce que 1'on dit. Comment, vous craignez d'employer une petite violence pour être heureux, & encore auprès d'une femme dont vous favez que vous êtes aimé, & qui n'eft retenue que par fes fcrupules ? vous aimez une brave & belle demoifelle , croyezmoi, allez dans fa chambre; jettez-vous dans le lit, oü elle eft; nue, en chemife, habillée , poulfez toujours votre pointe; entre amis,on n'y regarde pas de lï prés. Si vous faites autrement, je ne me mêle plus de vos affaires. Allez , j'ai vu maints chevaliers, qui pour avoir fu mener les mains , & faifiï 1'occafion qui Ce préfentoit, font venus k bout de leurs belles. Ah, mon dieu , quel plaifir que celui de tenir entre fes bras une fille de quatorze ans , toute nue, belle, fille d'un empereur, que 1'on aime, & de iaquelle on eft aimé ! Croyez-moi,  Tiran le Blanc. 45; fuivez mes confeils. Tiran fut obligé de fortir, paree que la nuit s'avancoit, & que 1'on vouloit fermer les portes du palais. Quand il eut pris congé de la ducheife , Plaifir de ma vie lui dit: Général, je ne trouverois perfonne qui en fit autant pour moi. Allez vous coucher, & ne quittez pas votre lit. Tiran lui dit qu'elle étoit adorable, & qu'elle donnoit toujours des bon confeils. Ils fe feparèrent. Tiran penfa toute la nuit a ce qu'elle lui avoit dit. Le lendemain matin l'empereur envoya chercher le général; il fe rendit a fes ordres. II le trouva qui s'habilloit: la princeife le fervoit. Elle étoit vêtue d'une robe volante, & fort courte; fa gorge étoit découverte , & fes cheveux flottans fur fon dos, touchoient prefque la terre. Lorfque Tiran fut devant l'empereur, il refta frappé de 1'extrême beauté de la princeife. L'empereur lui dit: Notre général, au nom de Dieu, partez incelfamment, & faites partir les troupes qui font encore ici. Tiran tout occupé, & tout ébloui de la beauté de celle qu'il adoroit, fut quelque temps fans lui répondre. II dit, pour s'excufer , qu'il étoit occupé des Turcs, & qu'il fupplioit fa majefté de vouloir bien lui répéter 1'ordre qu'elle venoit de lui doneer. L'empereur, fort étonné de 1'embarras dans  f4<5 Hist. Du Chevaeieklequel üfc voyoit & de fon peu d'attention a ecouter voulut bien répéter ce qu'il avoit dit. Alors Tiran lui répondit: V. M. doit favoir qu on a crié par toute la ville, que le départ etoitfixé nundi. Nous fommes aujour_ dhrna vendredi^abfi^eigne,^^ ^ tout auffi-töt qu'il fera poffible Tiran femit derrière l'empereur, en face de Ia princeife, avec les mains fur le vifite Elle & toutes les demoifelles ne purent s'empecher de nre. Pendant que Tiran étoit dans cette attitude Plaifir de ma vie, prenant l'empereur par le bras, pour 1'obliget a la regarder, lui <üt : Seigneur, ave2-vous fait quelque chofe qui puilTe recompenfer Tiran? Jui qui a vaincuJ& defait le grand Soudan, & qui lui a fait abanbonner le nuicule projet qu'il avoit formé de fe rendre maïtre de 1'empire grec; & quoiqu'iI ait tache de vous féduire par fes belles patoles, ,1 eft encore a Beaumont, oü il cherche la lurete , en abandonnant les rois turcs Si jetois maïtreffe de l'empereur grec, & que Carméfine ffit ma fille, je fais bien a qui je a donnerois pour femme. Mais nous autres fil~ les, nous ne cherchons que des honneurs, un etat & de la cjignité; aufli cela réuflit comme ü plaït a Dieu. Que m'importeroit a moi d'étre aülêe a Ia race de David, & que faute d'un  T i r a- iï n B l a n 47 bon chevalier, je perdiffe mes états ? Comment fe peut-il, feigneur, que vous n'ayez pas fait le projet de donner la princeife en mariage; a qui? le dirai-je ? Oui, je fuis obligée de le dire, a Tiran. Ayez cette confolation de votre vivant, & n'attendez pas que la chofe fe fafle quand vous n'y ferez plus. Confêntez a ce que Dieu femble avoir déterminé. Vous en aurez de 1'honneur en ce monde & le paradis en 1'autre. Craignez de faire comme ce comte de Provence , qui avoit une belle fille. Le grand roi d'Efpagne la demanda en mariage. Mais le rol fon pere 1'aimoit fi fort, qu'il ne voulut jamais la marier. Enfin, elle vieillit dans fon palais, Quand le roi fut mort, elle ne trouva perfonne qui la voulut e'poufer. On s'empara de fes états; elle en- fut chalfée ; & alla mourir dans 1'höpital d'Avignon, pour s'être trop livrée a 1'amitié que le roi fon pere avoit pour elle. Alors elle fe tourna du cöté de la princeife, & lui dit: Vous êtes du fang royal; prenez promptement un mari ; mais très-promptement; & fi votre pere ne veut pas vous le donner, je vous le donnerai moi-même, & ce ne fera pas un autre que Tiran. C'eft une grande chofe qu'un mari; car enfin , fouvent pour un chevalier , il s'eft donné de terribles combats. Votre majefté ne fe fouvient- elle pas de la fituation oü  48 Hist. du Chevalier' étoit 1'empire avant 1'arrivée de Tiran ? Au nonf de Dieu, demoifelie, interrompit Tiran nedites point des chofes aufli déraifonnabli de moi. Allez-vous battre , répondit Plaifir de ma ' vie, & laiffiez-nous dire ce que nous voulons dans nos chambres. L'empereur s'écria : Par les os de l'empereur Afbert mon pere, tu feras la plus fingulière fille du monde: plus tu vas en avant, & plus je t'aime, je te donne yoooo ducats fur mon tréfor. Elle lui baifa la main. La princeife pendant cette converfation étoit fort troublée, & Tiran ne favoit qu'dle contenance tenir. QQand l'empereur eut achevé de shabiller, il alla è la meffe. Tiran accompagna 1'impératrice & Ia princefle. Au retour il eut occafion de lui parler, & lui dit: Qui proniet, ƒ engage. Elle lui répondit oui; mais je nai nen fait en préfence de notaiie. Plaifir de ma vie qui les entendoit, lui dit: Non, madame, les promeffes d'amour & leur accompliffement n'ont pas befoin de témoins. Nous fenons bien i plaindre s'il nous falloit un acte pardevant notaire a chaque fois ; tout Ie papier du monde n'y fuffiroit pas, ces promefles s'accompliflent a tatons auffi bien qu'au grand jour. O quelle folie, dit Ia princefle ! Parlerat-elle toujours de ces chofes-Ia ? Tiran n'ofa ieuiement pas la prier de lui rien accorder. Quand  Tiran l e B l a n c; 49 Quand ils furent de retour dans fa chambre, l'empereur demanda avec bonté a Carméfine dequelle part venoient les difcours que Plaifir de ma vie lui avoit tenus. Je vous jure que je n'enfais rien, lui répondit la princeife, -jamais je n'ai penfc a rien de femblable; mais elle eft folie, & rien ne la peut empêcher de dire ce qui lui vient en penfée. Elle n'eft pas folie, reprit l'empereur, c'eft peut-être la fille de ma cour qui eft du meilleur confeil. Ne vois-tu pas que je ia fais parler fouvent? Et n'eatends-tu pas les bonnes chofes qu'elle me dit ? Tu voudrois , n'cft-il pas vrai, époufer notre général. La princeife a ces paroles rougit fanspouvoir répondre; mais enfin elle fe remit un peu, & dit: je ferai tout ce que V. M. ordonnera, quand le général aura terminé la guerre des Maures, & foumis 1'empire. Pendant ce temps-la, Tiran étoit allé dans la chambre de la ducheife; il .fit conjurer Plaifir de ma vie de s'y rendre, &.lui dit: je fuis dans le plus cruel état oü 1'on puilfe fe trouver. Je ne fais lequel je defire le plus, ou de la vie, ou de la mort; Daignez trouver un remède a mes maux* Ne vous afHigez pas , dit-elle, général, je vous promets de vous fou> lager cette nuit, fi vous voulez vous en rapporter a moi. Dites - moi, je vous conjure, Toms IL D.  ƒ0 HlST. du Chevaeiek pourfuivit Tiran, pourquoi avez-vous parlc tantót devant l'empereur, 1'impératrice & la princefle, comme vous 1'avez fait? L'empereur & la princefle m'ont fait la même queftion, lui répondit Plaifir de ma vie; mais je leur en ai dit encore davantage pour leur prouver qu'ils ne pouvoient donner la princefle a perfonne qua vous. Ils ont très-bien recu ce que je leur ai dit, & fur-tout l'empereur; car je n'ai tenu tous ces propos, que paree qu'il eft amoureux de moi. Gardez - moi le fecret fur cette confidence, ajouta-t-elle, de plus il m'a juré fur les faints évangiles que fi 1'impératrice mouroit, il m'épouferoit, & pour gage de fa foi, il a voulu me baifer. Je lui ai dit quej'étois étonnée, qu'ayant été fi moderé dans fa jeunefle , il s'avifat de devenir libertin dans fa vieillefle. Quelques heures après cette converfation , il m'a fait préfent de ce collier de grofles perles. II eft maintenant avec la princefle , qui lui demande fi el!e a envie de vous époufer ; je n'ai voulu 1'engager a lui faire cette queftion, qu'afin de pouvoir dire , fi malheureufement vous étiez furpris cette nuit avec elle , que l'empereur m'avojt déclaré fes intentions , & qu'elle m'avoit ordonné de vous faire entrer; ce qui fermeroit la bouche a tout le  Tiran l e Blanc $t monde. Dites-moi, je vous prie, ajouta Tiran, ce qu'il faudra que je fafle ? Plaifir de ma Vie lui dit: L'envie que j'ai de Vous obliger, 1'emporte fur toutes les réflexions que je puis faire. TrouVez-vous ici pendant le fouper de l'empereur ; n'ayez aucune inquiétude, je vous cacherai dans la garde-robe de la princeife , & vous y paflerez la nuit; ce tems eft favorable aux amans. Leur converfation fut inteirrompue par un melfager de l'empereur , qui fachant que Tiran étoit chez la ducheife 1'envoya prier de venir. Tiran tint un confeil avec lui fur la guerre & fur tous les préparatifs nécelfaires. Ils étoient même déjavêtus en habit de la guerre. Tiran revint chez la ducheife; & pendant que l'empereur foupoit avec 1'impératrice & Ia princeife , Plaifir de ma vie entra gaiement dans la chambre oü ils étoient 5 & prit Tiran par la main: il étoit vêtu de fatin cramoifï, fon manteau étoit brodé , il avoit fon épée dans la main; elle le conduifit dans la garde-robö de la princeife, & le plaea dans un grand coffre auquel elle avoit fait un trou pour le lailfer refpirer.. Le bain qu'elle avoit préparé étoit précifément vis-a-vis. Après le fouper de l'empereur j les dames dansèrent avec les chevaliers' Dij  $1 ïïist. du ChÊVALIES les plus galans; mais quand elles virent quë Tiran n'étoit pas de ce nombre, on s'en alla coucher; l'empereur de fon cöté & les demoifelles du leur, lailfant la princeife dans fa garde-robe avec celles qui la devoient fervir. Plai • fir de ma vie, fous prétexte de prendre du linge fin dont elle avoit befoin pour le bain, ouvrit le coffre dans lequel Tiran étoit renfermé, & le lailfa un peu ouvert; mais elle le couvrit de plufieurs chofes pour 1'empêcher d'être vu. Pendant ce temps, la princeife fe déshabilloit, 8c Plaifir de ma vie difpofa fi bieft toutes les places, que Tiran pouvoit tout voir. Quand elle fut toute nue, Plaifir de ma vie approcha une lumière a la princeife, pour obliger Tiran. Elle en regardoit & en touchoit elle-méme toutes' les beautés, faifant 1'élogedes obligations qu'elle avoit a la nature. Elle lui dit après cela: Je crois , madame, que fi Tiran étoit a ma place, & qu'il vous touchat comme je fais, il ne chan» geroit pas fon bonheur contre le royaume de France. Ne crois point cela, lui répondit Ia princeife, Tiran feroit plus fiatté d'être roi. Enfuite Plaifir de ma vie s'écria: Oü es-tu a préfent, Tiran ! Pourquoi n'es-tu pas dans un lieu oü tu puilfes voir & toucher ce que tu aimes le plus au monde? Regarde Tiran, vois les beaux che^/eux de la princeife, je les baife    Tiran e e B l a n c. 5-5 a ton intention, toi qui es le meilleur de tous les chevaliers ; vois fes yeux & fa bouche, que je baife en penfant a toi; vois fa belle gorge que je tiens dans mes mains, vois comme elle eft bientaille'e, petite , ferme & blanche ; regarde, Tiran , les belles cuilfes; Que ne vienstu ici, Tiran, puifque je t'appelle ! Tiran eft le feul dans le monde qui foit digne de tour cher ce que je touche. Tiran de fon cöté voyoit tout. Les difcours de Plaifir de ma vie le mettoient hors de luimême, & il avoit de ternbles envies de fortir de fon coffre. Après qu'elles eurent badiné quelque tems de cette facon, la princefle entra dans le bain, & dit a Plaifir de ma vie de fe déshabiller & de fe baigner avec elle. Je n'en ferai rien, madame, lui rcpondit-elle, qu'a une condition; c'eft que vous me permettieznque Tiran paffe une heure avec vous dans votre lit. Tais-toi, folie, lui répondit la princeffe. Mais, madame, continua Plaifir de ma vie, dites-moi je vous prie, ce que vous feriez fi Tiran venoit une nuit fans que perfonne 1'eüt appercu, & qu'il fe trouvat dans votre lit a vos cötés ? Je lui parlerois, reprit la princefle, comme il me conviendroit, & je le prierois de s'en aller. Mais s'il ne vouloit point, pourfuivit-elle? Je prendrois alorsle parti du filence, répondit Carméfine, D iij  S4 Hist. du Chevalier* plutót que de faire du bruit, & que de mé déshonnorer. Pour moi, dit la bonne demoifelle, je n'agirois pas non plus autrement en cas pareil. Pendant qu'elles s'entretenoient ainfi, la veuve Repofée entra, & la princeife la pria de fe baigner avec elle. Elle y confentit, & fe déshabilla: elle demeura toute nue avec des chauflesrouges, & un bonnet de toille fur la tete. Quoiqu'elle eut encore beaucoup de beauté, eet équipage la faifoit paroitre plus laide qu'un diable. Quand la princeffe fut fortie du bain, on lui fervit deux perdrix avec de la malvoifie de Candie, & une douzained'ceufs accom, modés avec dü fucre & de la canelle. Après qu'elle eut rnangé, elle fe mit au lit. Pour lors la veuve Repofée & les autres demoifelles pafsèrentdans leurs chambres ; il ne demeura que les deux qui couchoient dans la garde-robe, Quand elles furent bien endormies, Plaifir de ma vie fe leva en chemife, & fit fortir Tiran de 1'armoire ; elle lui dit de fe déshabiller fans que perfonne 1'entendit. II trcmbloit cernme la feuLV Je, & Ie coeur lui battoit d'une étrange forte, Comment donc, dit Plaifir de ma vie, il n'y a point d'homme brave dans les combats, qui ne foit timide avec les femmes ! Raffurez-vous 3 eontinua-t-elle, je ne vous quitterai pas. Je vous jure3 mon Pieu, lui répondit Tiran, que  Tiran l e Blanc. <; j'entrerois en champ clos pour me battre k outrance contre dix chevaliers, plus hardiment que je ne fais ce que vous me faites faire. Mais elle le ralfuroit tout autant qu'elle le pouvoit. Enfin elle le prit par la main, il la fuivit en tremblant, & lui dit, que 1'amour extréme qu'il avoit pour la princeife, le reduifoit en eet état de trouble & d'embarras, & que lorfqu'il penfoit k la colère oü elle feroit de 1'offenfe qu'il lui faifoit, il aimoit mieux retourner que d'aller plus avant. Je voudrois, continua t-il, la pofféder par mon amour & point du tout par de femblables moyens. Au nom de Dieu, laiflezmoi retourner, j'aime mieux perdre la chofe du monde que j'aime avec le plus d'ardeur, que de rien faire qui la pulffe offenfer : je me reproche feulement d'être venu ici fans fon aveu, & j'en fuis fi pénétré de douleur, que je crois que je m'en punirai en me privant du jour. Croyez, ajouta-t-il, que c'eft 1'amour & non la crainte qui me fait parler; & fi jamais elle fait que j'ai été fi prés d'elle fans 1'avoir offenfée, j'efpère qu'eüe fera touchée de ce bon procédé , & qu'elle m'en aimera davantage. Plaifir de ma vie trouva toutes ces raifons fort mauvaifes, & lui dit fort en colère: Vous êtes le plus méchant homme que je connoiffe. Nous ne fommes pas en fituation d'avoir une longue converfauon: D iv  JT<5 Hist. du Chevalier mais fi vous ne profitez pas de cette occafion, vous me rendrez malheureufe pour toute ma vie, & vous ferez caufe de ma mort. Je raconterai Ia fauflèté de vos paroles & celle de vos Procédés; je toucherai de pltié ceux que j'en inftrmrai. Vous me prierez un jour avec inftance de vous faire retrouver ce que vous refufez aujourd'hui.' Vous faites Ie malheur de h ducheife. Vous voyez de quelle fagon je vous ai conduit dans cette chambre oü vous pouvez trouver les plaifirs fans aucun d'anger, & je vois par votre refus, & par le tremblement que je fens en vous tenant la main, que vous n'ofez obtenir ce que tout amant defirë; Mais enfin je veux voir la fin de tout ceci; je fuis lafTe d'attendre plus long-temps ce que vous m'avez demande' avec tant d'inftance, & je vous déclare que puifque vous avez fi peu d'égard a ce que je vous dis, que je vais crier de toute ma force pour faire croire k l'empereur & a toute la cour que vous étes entré ici par force. O chevalier de peu de courage, vous n'ofez approcher d'une fille ! O miferable général, qui mourez de peur ! Quelle raifon donnerez-vous k l'empereur quand il vous trouvera dans cette fituation ? Je vous ferai connoitre, & Dieu aufli bien que le monde feront témoins de votre peu d'efprit; on calculera votre amour & votre peur. Faites ce  •Ti k a n l 'e B x a n c. f+ que je vous dis, & je vous réponds d'un fort. heureux; comptez fur la couronne impériale. Nous fommes au moment oü je ne puis vous dire autre chofe, finon que vous alliez auprès de la princeife fans vous embarraffer de rien. Tiran lui répondit: Je ne penfe plus qua prouveï mon amour, & je facrifie tous les plaifüs a ce defir. Je veux mourir, & mourir fidéle pour celle que j'adore. Eh bien, lui dit Plaifir de ma. vie en quittant la main de Tiran, demeurez avec votre refped & vos' fcrupules. Tiran ne fachant oü il étoit, paree qu'il n'y avoit point de lumière. dans la chambre, 1'appelloit le plus doucement qu'il lui étoit poffible. Elle feignit par malice. de ne le point entendre. Cependant après l'avoir laiffé une demi-heuie en chemife & nuds pieds, lorfqu'elle imagina l'avoir fuffifamment refroidi,. elle en eut pitié, s'approcha de lui, & lui dit: C'eft ainfi que 1'on corrige ceux qui font foiblement amoureux. Pouvez-vous penfer qu'il y aitaucune femme dans le monde qui ne defire d'être aimée, & qui ne trouve très-bon qu'on entre chez elle le jour ou la nuit, par le toït &par les fenêtres? Je ferois bien fachée qu'Hyppolite. n'en usat pas ainfi, je 1'aimerois mille fois davan-. tage,&£iije ne voulois pas répondre a fon defir, je ne trouverois pas mauvais qu'il me prit par les cheveux, & qu'il me trainat par la chambre pout  ï& Hist. t> v Chevalier' mecontraindre a ce qu'il defireroit; je 1'aimerois d autant plus qu il me paroitroit un homme. Car enfin on doit fervir, honorer & refpecter une femme par tout ailleurs, mais quand on eft tête • tete, il ne feut plus avoir ni égard ni politefTe. Ne favez-vous pas que le Pfalmifte dit: Mams & que la glofe dit pofitivement: Si vous voulez etre bien avec les femmes, ne foyez ni honteux, ni timide. comptez que nous vous en eftimons davantage. Par ma foi, demoifelle, dit liran, vous m'avez mieux faIt connoïtre mes torts que jamais aucun confeifeur n'eüt pu faire quelque bon théologien qu'il eut été:Menez«ïoi, je vous prie, au lit de madame. Plaifir de ma vie 1'y eonduifit, & fc fit piacer k fes cotes. Le chevet du lit ne touchoit point au nrnr. Elle dit è Tiran de ne point remuer, qu'elle ne Ie lui dit. Elle fe pla?a donc debout au chevet, & msttant fa tête entre celles de Tiran & de Ia princeffe, après avoir öté fa chemife, paree que fes manches 1'embaraffoient; & pre' nant la main de Tiran, elle Ia mit fur la gorge de la pnnceffe, & Ia promena partout a fon gré Elle s'éveilla, & dit: O Dieu que tu es incommode, Plaifir de ma vie! Comment, tu ne veux pas me laifTer dormir ! Elle qui avoit la tête fur Ie chevet, lui dit: Que vous êtes de mauvaife numeur! vous fortez du bain & vous ctes fi  Tiran ie B l a n c. 59 bonne a toucher ! Que j'ai de plaifir a vous careffer ! Touche donc, dit la princefle; mais ne defcends pas fi bas. Dormez toujours, lui dit Plaifir de ma vie, & lahTez-moi toucher votre beau corps ; je fuis ici a la place de Tiran: Oü eft-il a préfent! Qu'il s'eftimeroit heureux d'avoir la main oü j'ai la mienne! Pendant ce tems Tiran avoit fa main fur le fein de la princefle , & Plaifir de ma vie qui tenoit fa main fur la tête de Tiran, 1'ouvroit quand elle voyoit la princeife endormie; pour lors il touchoit par tout a fon gré; quand elle fe réveilloit, elle ferroit la tête de Tiran; alors il s'arrêtoit. Ils jouerent ce petit jeu pendant plus d'une heure. Mais enfin Plaifir de ma vie voyant que la princefle étoit abfolument endormie, öta la mam de deflus la tête de Tiran, qui ne mit plus de bornes a fes entreprifes. Pour lors la princefle commenga a s'éveiller, & moitié endormie, elle dit: Tu ne veux donc pas me laifler dormir! mais que fais-tu la, as^tu perdu 1'efprit? Elle ne fut pas long-tems fans s'appercevair de ce que c'étoit. Plaifir de ma vie lui ferma la bouche avec la main, & lui dit al'oreille, de peur que les autres demoifelles ne 1'entendilfent: Talfez-vous, madame, gardez de vous perdre; craignez que 1'impératrice ne vous entende; c'eft notre chevalier qui mouroit pour vous. O  €o Hist. du Chevalier malheureufe que tu es, lui dit la princefle U Comment as-tu la hafdielTe de m'expofer a une telle infamie ! Le mal eft fait, madame, lui ré pondit Plaifir de ma vie, ne nous expolez point toutes deux, il me paroit que le plus sur & Ie meilleur eft de fe taire. Tiran la conjuroit tout bas le mieux qu'il lui étoit poflible. La princeife fe voyant réduite dans une telle fituation, vaincue d'un cöté par fon amour, &de 1'autre tourmentéeparlapeur, qui dans.ce moment étoit la plus forte, prit le parti du filence. La veuve Repofée, qui avoit entendu le cri qu'elle avoit pouffé d'abord, fe douta que Plaifir de ma vie y avoit donné lieu, & que Tiran étoit avec ia princeife; & fur le champ, elle imagina que s'il avoit couché avec elle, elle ne pourroit jamais l'amener i fon but. Tout le monde fe taifoit, & h princeife conjuroit Tiran tout bas de ne pas poufler plus loin fon entreprife. Mais la veuve Repofée fe levant fur fon lit; cria fi haut: Qu'avezvous donc, ma fille ? que toutes les demoifelles s'éveillèrent avec beaucoup de bruit & de rumeur, de fagon que 1'impératrice en fut elleréveillée. Elles fe levèrent en grande hate,'foit nues, foit en chemife, & coururent è la chambre de la princefle qu'elletrouvèrentbien fermée. Elles demandèrent de la lumière. Pendant qu'on en cherchoit, & que 1'on frappoit a la porte,  Tiran iï Blanc. 6ï Plaifir de ma vie prit Tiran par les cheveux, & le tira d'un lieu oü il auroit voulu finir fa vie; elle le conduifit dans la garderobe, le fit pafler fur un toït, & lui donna une corde, afin qu'il put fe laifler defcendre dans le jardin, oü il trouveroit une porte pour fortir, qu'elle avoit eu la précaution de tenir ouverte, au cas qu'il eut été furpris par.le jour. Mais les cris de la veuve Repoféè & des autres demoifelles 1'empêchoient de le faire fortir autrement. Dès qu'elle lui eut donné la corde, elle ferma la fenétre & revint auprès de fa maltrelfe. Tiran de fon cöté attaclia la corde, & dans la crainte qu'il avoit d'être découvert, il fe lailfa couler en bas fans favoir fi elle étoit alfez longue. II s'en falloit plus de quatre toifes qu'elle ne touchat a terre, fes mains ne pouvant plus le foutenir, il fut obligé de fe laifler tomber; ce qu'il fit fi malheureufement; qu'il fe calfa la jambe, & qu'il demeura fur la place, n'ayant pas la force de marcher. Quand Plaifir de ma vie fut retournée a fon lit, on apporta des lumières, & toutes les demoifelles entrèrent avec 1'impératrice en deman. dant a la princeife ce qui i'avoit ainfi fait crier. Madame , lui répondit-elle, il a fauté un gros rat fur mon lit qui m'a paflé fur le vifage, & qui m'a fait tant de peur, que j'ai c.rié fans  &2 HtST. Dtr.CftEVAT.tEtf favoir. ce que je faifois: il m'a même e'gratign^ le vifage, je fuis bien heureufe qu'il ne m'ait point attrapé 1'ceil. Effeótivement elle avoit une petite égratignure que Plaifir de ma vie lui avoit faite en 1'empêchant de crier. L'empereur fe leVa de fon cöté, & vint dans la chambre de la princeife avec fon épée; & croyant que c'étoit tin rat, il fe mit a le chercher par toute la chambre. Mais Plaifir de ma vie fut alerte. Tandis que 1'impératrice parloit a la princeife, elle alla dans la garderobe, & montant fur le toït, elle détacha la corde. Elle diftingua les plaintes de Tiran.^ Elle fe douta qu'il e'toit tombé, & fans Hen dire, elle rentra dans fa chambre. Le bruit étoit fi grand dans le palais parmi les gens de la garde, & les officiers de la maifon de l'empereur, que cetoit une chofe terrible a entendre, il n'auroit pas été plus confidérable fi les Turcs étoient entrés dans la ville. L'empereur qui foupgonnoit que ce ne fut autre chofe qu'un rat, remua tous les meubles & les coffres, il fit même ouvrir les fenêtres; & fi Plaifir de ma Vie n'avoit pas eu la précaution de détacher la corde au moment qu'elle le fit, l'empereur 1'au4-oit appergue. Le duc & la ducheife qui étoient au fait de ce qui fe palfoit, ne doutèrent pas en entendant un aulfi grand bruit, que Tiran n'eüt été découvert. Leur inquie'tude fut ex-  Tiran n Blanj. 63 trême, en imaginant qu'il étoit pris, oupeutétre tué. Le duc s'arma promptement dans la deflein de le fecourir. La duchefle ne favoit que devenir n'ayant feulement pas la force de remettre fa chemife. Le duc fortit donc tout armé de fa chambre pour favoir la caufe de ce bruit, & ce qu'étoit devenu Tiran. Urencon* tra l'empereur qui lui dit que tout cela n'étoit venu que de la folie des demoifelles qui ont peut d'une bagatelle. Un rat qui a fauté fur le vifage de ma fille & qui 1'a un peu égratignée a la joue, a caufé tout ce vacarme; retournez vous coucher, continua-t-il, vous n'avez pas befoin d'aller plus loin. Le duc fuivit fon confeil, & rendit compte a la duchefle de ce qu'il avoit appris, dont ils furent 1'un & 1'autre infiniment foulagés. Le duc aflura fa femme qu'il auroit tué l'empereur & tous ceux de fon partï, fi 1'on eut fait le moindre mal a Tiran, & j'auroïs mis notre ami fur le tröne; mais il vaut mieux que les chofes fe ' foient paflées comme elles ont fait. La duchefle fe leva & courut a la chambre de la princefle. Plaifir de ma vie k conjurad'y demeurer, & de prendre'garde que 1'on ne parlatmal de Tiran, pendant qu'elle iroit favoir de fes nouvelles. Elle fut dans la garderobe, raonta fur le toït, & n'ofant rien dire, elle 1'entendit fe plaindre,  HlST. DU CHE V'Al l ! Ë Cependant Hyppolite qui ne favoit poinf c«S qu'étoit devenu Tiran au milieu du bruit & de 1'alarme qui fe re'pandoient dans la ville; mais qui n'ignoroit pas qu'il e'toit au palais, dit a tous fes camarades qu'il étoit chez le duc; & comme il favoit, auffi bien que le comte de Branches, fes amours avec la princeife, il fit armer tous les Francais. Le feigneur d'Agramont perfuadé que ce bruit ne pouvoit regarder que Tiran, leur dit: II peut lui être arrivé quelque accident, allons promptement le fecourir, au cas qu'il en ait befoin; car lorfqu'il a couché ici, tout a été tranquille. Pendant que vous acheverez de vous 'armer & de vous mettre en ordre, leur dit Hyppolite, je vais a la porte du palais examiner ce qui fe paffe. II fortit avec le vicomte de Branches. Celui-ci courut a la grande porte, & Hyppolite a celle du jardin, en convenant que celui qui feroit plutöt inftruit, reviendroit promptement avertir 1'autre. Quand Hyppolite :fut a la porte du jardin, qu'il croyoit fermée, il prêta 1'oreille a des plaintes qu'il crut être celles d'une femme. II dit: j'aimerois bien mieux entendrela voix de Tiran ; puifque ce n'efè pas .la fienne, que m'importe. II examina pour voir s'il ne pourroit pas. monter fur le mur; mais voyant que la chofe étoit impolfible, & ne doutant pas que la femme qu'il croyoit entendre ne  Tiran ie Beanc 65 rie fut le fujet de la rumeur du palais, il retourna a la grande porte. II y trouva le vicomte avec plufieurs autres qui n'avoient pu entrer, ni rien découvrir. Cependant les cris étoient un peu diminués, & le calme commencoit a fuccéder. Hyppolite dit au comte ce qu'il avoit entendu a la porte du jardin, & qu'il ne doutoit pas que les plaintes de cette femme n'euflent du rapport avec ce qui s'étoit paffe. Allons-y, reprit le vicomte; fi c'eft une femme, & que nous puiffions la fécourir, notre profeffion nous y oblige. Ils y furent en effet. Ces plaintes frappèrent leurs oreilles; mais fans pouvoir diftinguer aucune parole, ni reconnoitre le fon de la voix, paree que la douleur y apportoit un grand changement. Le vicomte de Branches dita Hyppolite : enfongons la porte; il eft nuit, perfonne ne faura que c'eft nous qui 1'aurons fait; mais ils la trouverent ouverte. Le vicomte palfa le premier, & marcha droit a la voix. Comme elle lui parut fort extraordinaire, il dit: je te commande de la part de Dieu, de me dire fi tu es un efprit, ou un corps qui ait befoin de fecours. Tiran, croyant qu'ils étoient des gens de l'empereur,.afin de n'être pas reconnu, contrefit encore plus fa voix, quoiqu'elle le fut déja fuffifamment, & dit: j'ai été autrefois chrétien baptifé; mais je fouffre bsaucoup a préfent Tome II, E  66 Hist. du Chevalier a caufe de mes péchés. Je fuis un efprit invifible, & quoique vous me voyez, je fuis fous cette forme, afin que les mauvais efprits puiffent me calfer les os & me déchirer la chair» O que je fouffre, continua-t-il! fi vous r~ffentiez la milliême partie de mes douleurs , tout ce qu'on vous a dit vous feroit une grande imprellion. Ils firent alors le figne de la croix, & dirent févangile de faint Jean. Le vicomte dit affez haut pour que Tiran 1'entendit: Hyppo^ lite, allons aulogis, & amenons tous nos gendarmes avec de 1'eau bénite & un crucifix, Sc venons examiner ce que peut être tout ceci qui me paroït un événement confidérable, Hyppolite lui répondit qu'il n'étoit pas néceffaire de retourner chez eux: n'avons-nous pas nos épées, dit-il, fur lefquelles il y a des croix? Je vais approcher. Tiran, qui entendit les noms d'Hyppolite & de vicomte, dit: fi c'eft toi, Hyppolite de France, approche fans avoir peur. Hyppolite tira fon épée, la mit devant lui, & faifant le figne de la croix, prononca ces paroles : Je crois, comme tout bon chrétien, tous les articles de la foi catholique & romaine, & je veux vivre & mourir dans ces fentimens. Enfuite il s'approcha avec grande peur. Mais cependant le vicomte de Branches en avoit encore plus que lui; car il fe tenoit éloigné, Tiran lui dit  T t R A K L E B L A N C. 67 ■è voix baflè 1 Viens,je fuis Tiran. Mais fe doutarit bien qu'il auroit plus de peur encore, il él-eva la voix & lui dit: O chevalier, que vous étes poltron ! Quand je ferois mort, qui pourroit vous empécher d'approcher ? Hyppolite reconnoilfant fa voix, vint. Quel malheur vous a réduit, lui dit-il, dans la fituation oü vous étes? vous étes apparemment blelfé. Ne fais point de bruit, & ne t'embarraffe point, lui répondit le général; mais appelle le vicomte de Branches. II vint, & lui demanda pardon de tout ce qu'ils avoient dit. Nous n'aVons pas le temps d'écouter tout cela, dit Tiran, mais emportez-moi d'ici. Ils le prirent fur leurs bras, & le portèrent hors du jardin, doht ils fermèrent h porte ; &dela fous un portique auprès de fon logement. Je fens, leur dit-il, une douleur plus grande que je n'en ai jamais fenti dans les plus grandés bleffures. Je voudrois avoir des médecins; mais il faudroit que ce fut a 1'infu de l'empereur. Seigneur, lui dit Hyppolite , voulez-vous que je vous donne un bon confeil ? Votre bielfure ne peut fe cacher, furtout avec le bruit qui s'effc fait au palais. Si vous pouvez monter a cheval, & vous rendre au palais de Beaulieu, oü font vos écuries, nous dirons qu'en montant vos chevaux, il y en a eu un qui s'eft laiffé tomber fur vous, & qui vous a caifé la jambe. Kypnoüte E ij  68 Hist. du Chevalier nous donne un bon confeil, reprit le vicomte de Branches; autrement l'empereur ne pourra ignorer la vérité. Qui fe livre a 1'amour, doit s'attendre a toutes les peines, a tous les malheurs, & a tous les chagrins; pour un plaifir il éprouve cent douleurs. Ainfi je voudrois que lorfque vous ferez guéri, & que vous aurez rempli le vceu que vous avez fait, nous priffions le chemin de notre pays. Vicomte, reprit Tiran, il n'eft pas fi aifé de recouvrer fa liberté. Mais cette converfation n'eft pas de faifon. Va, mon cher Hyppolite, chercher mes chevaux le plus fecrètement que tu le pourras. Amène* moi la haquenée la plus douce. D'un autre cöté, Plaifir de ma vie avoit vu de deffus le toit, que 1'on emportoit Tiran. Elle revint dans la chambre de la princefle oü fe trouvoit la duchefle avec toutes les demoifelles. L'impératrice fort étonnée de ce qu'un rat avoit fait un fi grand bruit dans le palais, fe mit fur le lit de fa fille, & lui dit: puifque le palais eft a. préfent tranquille, nous ferons bien d'aller dormir. La princefle appella Plaifir de ma vie, & lui demanda tout. bas oü étoit Tiran. Elle lui répondit qu'il s'en étoit allé avec beaucoup de chagrin, mais elle n'eut pas le courage de lui dire qu'il s'étoit caflé la jambe , ni de lui rendre compte de tout ce qu'elle  Tiran leBlanc. 69 lui avóit entendu dire. La princefle apprit avec un grand foulagement, que perfonne ne 1'avoit ni vu , ni rencontré. Quand 1'impératrice fe fut levée, au moment que toutes les dames en chemife alloient fe féparer, la veuve Repofée, lui dit: Madame, vous feriez bien de mener coucher avec vous la princefle votre fille, de crainte que fi le rat revenoit, il ne lui fit plus de peur que la première fois. Vous avezraifon, lui dit 1'impératrice ; venez ma fille, vous dormirez mieux avec moi que toute feule. La princefle la remerciaj 1'aflurant qu'elle ne vouloit pas 1'incommoder, & qu'elle garderoit la duchefle avec elle; mais la veuve infifta encore fur le rat, & fit fi bien que 1'impératrice dit a la princefle: Allons, venez, je me gele ici. La princefle lui dit: Puifque vous le voulez abfolument, madame, je vais vous fuivre. L'impératrice s'en alla, & la princefle tres en colère, dit a la veuve Repofée : Je commencc a vous connoïtre, & je vois que vous n'êtes occupée qu'a. me tromper par toutes fortes de voies, & par les difcours du monde les plus faux. Pourquoi, par exemple, êtes-vous alfez hardie pour engager ma mere a m'emmener coucher avec elle, pour me faire pafier une mauvaife nuit! vous êtes envieufe & méchante. La veuve Repofée lui répondit, qu'elle n'avoit d'autres E iij  7° II is t. du Chevalier' peines que celles qui lui venoient de fan attachement pour elle, & dont elle ne lui donnoit que des preuves honnêtes, & point de celles que les autres cherchoient a lui donner. Madame ,^ continua-t-elle, vous ne devez pas me favoir mauvais gré, fi je fuis plus attentive que les autres a votre honneur, qui m'eft plus cher que ma propre vie; & pour vous prouver que je vois tout ce qui fe paffe, croyez-vous que je n'aie pas pitie' de Petst de Tiran , que je ne Pais pas vu defcendre par une eerde, qui s'eft rompue, de facon que je crois qu'il a' les jambes caffées, & le corps fracaffé. Alors elle fe mit a pleurer. La princeife a ce difcours, cria trois foïs, Jefus, & tomba évanouie fur le plancher. Elle fit un fi grand cri, que 1'impe'ratrice, qui étoit déja endormie, fe re'veilla, fe levapromptement, & courut a la chambre de fa fille, qu'elle trouva fans connoiffance. L'empereur fe leva encore de fon cöté, & manda les me'decins, qui furent plus de trois heures k la faire reve. nir. II demanda comment ia fille étoit tombée dans eet accident. On lui répondit, qu'elle avoit vu un autre rat beaucoup plus petit que le premier, mais qu'a caufe de l'impreffion que J autre lui avoit faite, elle avoit perdu connoiffance. O malheureux que je fuis; s'écria l'empereur I pourquoi faut - il que dans ma vieil-  Tiuk n Blanc. 71 lefie i'éprouve de 6 grandcs peines! Pourquoi la mort me ménage-t-elle ! II tomba hu* méme évanoui. Les cris dont le palais retentit ne fe peuvent concevoir. Tiran qui attendoit fous le portique, les entendit au moment qu'on lui amena fes chevaux. II fembloit que le del alloit tomber; & 1'inquiétude oü il étoit pour fa princeife, redoubla la douleur qu'il refientoit. Hyppolite lui enveloppa la jambe avec des martres zibelines pour la garantir du froid, & le mieux qu'il leur fut poflible, ils arrivèrent a la porte de la ville. Les gardes reconnurent Tiran, & lui demahdèrent oü il alloit a cette heure.'ll leur répondit, qu'il alloit voir fes chevaux a Beaulieu; parcequ'il devoit incelfimment retourner au camp. On ouvrit auffitöt les portes. Tiran fuivit le grand chemin ; mais quand il eut fait une demi-lieue, il dit qu'il craignoit que l'empereur n'eüt maltraité la princefle par rapport a lui, & qu'il vouloit retourner pour la défendre. Le vicomte lui dit: Oh ! par ma foi, vous êtes joliment accommodé pour cela. Mais en vérité, répondit Tiran, je ne fens aucun mal, le plus fort emporte le plus foible. C'eft pourquoi je vous prie de me laifler retourner & la ville, pour voir fi nous pourrions étre de quelque utilité a la princefle. En vérité, vous avez perdu le fens, continua le vicomte; vous E iv  72 Hist. vu Chevalier' ne pouve* vous tenir k cheval, encore moins a pied, & vous voulez retourner a Conftantinople. C'eft donc afin que l'empereur & tous les autres f,chent ce qui vous eft arrivé. De plus ioyez sur que, fi vous ne vous faites pas panfer inceflamment, vous mourrez, ou du moins vous lerea eftropié. Que m'importe, dit Tiran ! C'eft mo' ai fait ^ mal, c'eft a moi de le réparer. Par ma foi, vous ne retournerez pas, dit e vicomte; quand je devrois employer la violence. Le duc n'eft-il pas au palais, pour fecoumh princeife; li elle en a befoin? Vous voyez ce que produit votre amour. Mais ne reftons pas iei plus long-temps: marchons; car chaque moment vous met en danger. Puifque vous ne voulez pas me laifler aller, lui dit Tiran, faitesmoi du moins le plaifir de vous y tranfporter, & fi quelqu'un veut attaquer, ou faire la moindre chofe a la princefle, mourez tous, fans recevoir aucun quartier. Enfin, il !es pria fi fort, que le vicomte fut obligé de retourner £ la ville; ce qu'il fit en difant tout bas, & fans être entendu que par Hyppolite : Je veuxmouxir, fi je m'embarrafle de dame, ou de demoifelle. Je ne penferai qu'a lui envoyer des médecins, Quand le vicomte fut k Ia porte, Ies gardes ne vouloient pas Ia lui ouvrir; ce qu'ils firent cependant, quand il dit que le cheval de  Tiran l e Blanc. 73 Tiran s'étoit abattu, & qu'il venoit promptement chercher des médecins. II fut trés longtemps fans pouvoir les emmener; ils étoient occupés auprès de l'empereur & de fa fille. Quand ils les eurent foulagés 1'un & 1'autre, ils emportèrént tout ce qui étoit néceffaire pour Tiran, fans ofer apprendre a l'empereur que le général avoit befoin de leur fecours. Le vicomte fit tout fon pofïible pour voir la princeife, afin de pouvoir donner de fes nouvelles a Tiran. Quand elle revint a elle, & qu'elle ouvrit fes beaux yeux, elle dit: il eft mort, celui qui tient mon ame captive ! Dites-le moi, je vous conjure; car je ne veux pas lui furvivre. L'impératrice étoit fi troublée, qu'elle ne cornprenoit rien a ce difcours. Elle en demanda 1'explication. La duchefle , qui tenoit la princeife fur elle, lui répondit qu'elle demandoit fi le roi étoit mort. Mais elle 1'interrompit, en difant: Je ne demande point cela, je veux favoir fi celui en qui j'avois mis toute mon efpérance, ne vit plus. La duchefle lui répondit: Non, il n'eft pas mort, jamais nous ne 1'avons pu trouver : & fe tournant vers 1'impératrice, elle lui dit: Cette maladie fait dire les chofes les plus folies aux gens les plus fenfés. Quand elle fut abiolument revenue, le vicomte & le duc emmenèrent les deux médecins. La princefle a cette nouvelle  74 Hist. du Chevalierrépandit des torrens de Iarmes, & dit: O Tiran , mon feigneur, pere de toute la chevalerie I Voila donc lamaifon de Roche-Salée détruite & Ia Bretagne, qui fait Ia plus grande perte' quelle puifle faire; car vous étes mort, vous «es perdu fans relfource ! On ne tombe point d aufli haut que vous avez fait fans perdre Ia vie. Pourquoi ce malheur ne m'eft-il pas arrivé a moi qui fuis caufe de votre infortune ! La duchefle étoit aufli très-afflige'e de fon cöté & de Ia maladie de Tiran, & de 1'état dans lequel elle voyoit la princefle. Les médecins partirent fans en rien dire k lempereur; ils craignoient, comme il étoit fort delicat, que cette nouvelle ne lui causilt quelque altération. Ils trouvèrent Tiran dans un ™' 1UI fouffi"oit terriblement; car fa jambe étoit fi fort caflée, que 1'os percoit la peau. Ils lui firent de fi grandes douleurs pour la remettre, qu'il s'évanouit trois fois. Après avoir pofé leur premier appareil, ils lui de'fendirent expreffément de fortir de fon lit, & revinrent k Ia ville. L'empereur leur demanda k leur retour oü ils avoient été, puifqu'il ne les avoit pas vus a fon dineri Ils lui dirent, qu'ils avoient été k Beauheu donner des remèdes au général. Quel mal a-t-il, reprit l'empereur? Seigneur, lui répondirerrt-ils, en effayant un cheval üdlien  Tiran le Blanc. 7; qu'il montoit, il eft tombé dans un canal, & s'eft fait un peu de mal a la jambe. Ah ! fainte Marie, s'écria fempereur, il lui arrivé tous les jours quelque nouveau malheur. Je veux 1'aller voir tout-a-l'heure, pour lui témoigner combien je 1'eftime. Les médecins obtinrent du pxince qu'il ne feroit ce petit voyage que le lendemain, afin qu'il eut le temps de reprendre fes forces. L'empereur palfa dans la chambre de la princefle pour 1'entretenir du mal qu'elle avoit eu, & de celui de Tiran. La princeffe fouff'oit tout ce que 1'on peut föuffrir, mais elle n'ofoit le témoigner devant fon pere. Elle n'étoit occupée que du mal du chevalier, pour lequel elle avoit tant d'amour. L'empereur demeura avec fa fille jufqu'a 1'heure du fouper. Le lendemain matin, il fit figne par la fenétre aux médecins qui alloient voir Tiran de 1'attendre. II monta a cheval, & fut avec eux. II vit mettre le fecond appareil, & jugea par fétat de Ia plaie, que Tiran feroit très-long-temps fans pouvoir aller au camp. Après qu'on 1'eut panfé, il lui paria en ces termes. Nous ne devons point nous afiliger de tout ca que la providence permet qu'il nous arrivé. La prudence humaine ne peut le prévoir. Ai'nfL les hommes courageux s'arment de patience.  7* Hrsr. d v Chevalier' «uff^ 5crois que mes péchés font '* caufe du malheur qui vous eft arrivé. Le ciel veut me punir, & faire triompher les Turcs. Je compto.s vous voir incelTamment marcher contre mes ennemis, qui viennent, en plus grand nombre que jamais, attaquer mon empire. Puifque I etat oü vous étes m'öte cette efpérance, e prends le parti, malgré mes infirmités, d'aljer leur hvrer bataille, & de flair ainfi mes tnftes ;ours. Je fle puis yous expr.mer quelle douleur j'ai appris votre accident. Je fondo» toute ma reifource fur votre valeur. yuand les Turcs ne vous verront plus a la tête , meS trouPes, ils ne craindront plus rien. Ils * empareront de tout mon empire, Voyez donc par combien de raifons je m'intéreffe k votre' lante. Je vous conjure de prendre patience, fi vous aimez votre vie & la mienne. J'efpère que Dieu aura pitié de vous, & de fon peuple chrénen, qui, fans vous, fera réduit en captivité. r Tiran, que la grande douleur empêchoit de parler, lui répondit d'une voix foible : me voici k la fin de ma vie. Mais ce qui me touche le plus c'eft la part que V. M. prend k ce qui meft arrivé & je fouhaite la mort, puifque je perds 1 efpérance de vous fervir. En même temps il lui baifa la main, & continua de la  Tiran leBlanc. 77 fortë: feigneur, vous pouvez choifïr dans le grand nombre des bons chevaliers qui font a. votre fervice, un général qui s'oppofe a vos ennsmis. Pour moi, je me rendrai toujours au camp le jour marqué, pour y faire ce quï dépendra de moi. L'empereur fut charmé de 1'entendre ainfi'parler, il lui dit adieu, & revint a la ville. Quand 1'impératrice le vit, elle lui dit: feigneur, que Dieu vous donne longue vie, & le paradis après la mort. Comment avez-vous laiffé notre général? L'empereur lui répondit en préfence de la princeife & de toutes les demoifelles : il n'y a aucun danger de mort, mais il eft fort mal, & fa jambe eft prodigieufement calfée, cependant il compte partir lundi. Sainte Marie, s'écria la princefTe ! quel eft le deffein de V. M. Vous voulez faire aller au camp un homme en eet état! C'eft donc pour qu'il meure en chemin? De quel fecours peut-il être a 1'armée ? Songez que vous perdez tout en le perdant, & s'il demeure eftropié, il n'aura plus d'autre parti a prendre, que celui de fe faire moine. L'empereur, fans répondre a la princeife, paffa dans la chambre du confeil, pour déliberer fur le parti que 1'oa devoit prendre. II fut réfolu que Tiran demeureroit a JJeaulieu.  7§ Hist. du Chevalier Dès que l'empereur fe fut retiré, le général ordonna qu'on lui fit une caiffe grande & forte dans laqueüe Ü püt fe faire porter Ia nuit du dimanche fuivant. II ne confia ce fecret qu'k ceux qu'il avoit chargés de fa commiffion, & fit dire au duc & a tous les autres, par le vicomte de Branches & le feigneur d'Agramont, de partir comme fi de rien n'étoit, & de tout mettre en ordre : aucun d'eux n'imaginoit une femblable folie. II engagea, par de grandes fommes , un de fes médecins k le fuivre 5 pour 1'autre, il refufa de laccompagner, & lui défendit même de fe donner aucun mouvement. A minuit il fe mit dans la litière, & prit Ie chemin de la ville de St. George, après avoir donné ordre que 1'on dit k ceux qui viendroient de la ville, qu'il repofoit. Quand il fut midi, le duc de Macédoine, & le vicomte, étant fes proches parens, forcèrent la porte , difant qu'il n'étoit pas naturel qu'un homme bleffé dormït fi Iongtemps. Alors ils apprirent fon départ, montèrent k cheval, & le fuivirent en grande diligence. Ils mandèrent a l'empereur que Tiran avoit exécuté fes ordres, & pourfuivirent leur route en le maudiffant lui, & toute fa race. É'empeteur en apprenant cette nouvelle, fe récria fur fon exactitude a tenir fa parole.  Tiran le Blanc. *ftf Le duc & le vicomte joignirent Tiran en peu de temps: ils apprirent qu'il s'étoit évanoui cinq fois dans le chemin. Furieux contre Hyppolite & le médecin, ils leur dirent qu'ils n'avoient aucun. attachement pour leur général: •& vous, Hyppolite, lui dit le duc, qui étes de notre maifon, comment pouvez - vous laifler partir notre parent en eet-état? II va mourir, & nous fommes tous perdus : vous avez un fi grand tort, que fans la crainte de Dieu, je vous pafferois tout-a-l'heure mon épée au travers du corps. Ote-toi de devant moi, car je fens que la patience commence a m'échapper, en voyant la hardielfe de ce malheureux médecin, qui expofe les jours du flambeau de la maifon de Roche-Salée. Alors la fureur le tranfporta fi fort, qu'il mit 1'épée a la main, & courut fur le médecin, qui prit inutilement la fuite; il le joignit, & lui fendit la tête en deux. Quand l'empereur apprit la mort de ce médecin, il monta a cheval, & vint trouver Tiran dans 1'hermitage oü le duc favoit fait tranfporter. L'empereur touché de l'état dans lequel il trouva Tiran, fit venir tous les médecins, & voulut être préfent a la vifite que 1'on fit de fa jambe. Ils la trouvèrent beaucoup plus mal, & déclarèrent que s'il avoit Fait encore urrf lieue, il feroit tombé évanoui, & qu'il en feroit mort. Tous  8o Hist. du Chêvahér les grands barons de 1'empire vinrent rendre vifite a Tiran. L'empereur tint fon confeil devant lui. On re'folut que tous ceux qui avoient pris la folde partiroient Ie lendemain. Mon avis, dit le général, feroit que quoiqu'il n'y ait qu'un mois & demi, V. M. en fit payer deux. Cette générofité contentera vos troupes, & les engagera a combatre de meilleur cceur. L'empereur approuva eet avis. II leur dit qu'il avoit recu pendant la nuit des lettres du marquis de St. George, qu'il lui donnoit avis, qu'il étoit venu un fi grand nombre de maures, que la terre en étoit couverte; & qu'en attendant la fin de la trève, ils étoient allés faire !a conqüête du royaume de Lybie, voifin de 1'empire Grec, & qu'ils avoient pris ce parti a caufe de la captivité du grand Caraman, & du roi de I'Inde fupérieure. On dit encore, ajoutoit-il, que le roi de Jérufalem eft venu joindre leur armée; il eft coufin germain du grand Caraman, il eft fuivi de fa femme, de fes en fans & de foixante mille hommes au moins, qui font du pays de Endafi, le plus fertïe & le plus abondant qui foit au monde. D'abord qu'il y naït un enf int male, on en donne avis au prince, qui le fait élever avec grand foin. Quand il eft parvenu a lage de douzè*ans, on Ie fait monter a cheval, & on lui enfeigne a efcrimer. Quand il fait bi. . ces  Tiran ie B la' vr & 8r deux exercices, on le met chez un forgeron afin de lui rendre les bras forts & nerveux, & qu'il puifle dans la fuite frapper de plus grands coups. Après cela on 1'exerce a la lutte, a la joüte & alancerle javelot. Enfin le dernier me'tierqu'on lui fait apprendre, eft celui de boucher. Afin de les acceutumer au carnage; deux fois Fannée on leur fait boire du fang de bceuf & de mouton. Aufli font-ils les plus braves des payens. Dix de ceux-la valent mieux que quarante des autres. II mandoit encore que le roi de 1'IndeMineure j que 1'on dit frère de celui qui fe trouve prifonnier, eft venu avec quarante-cinqj mille combattans ; qu'un autre roi qu'on appelle Monadon, les avoit joints avec trente-fept mille hommes; celui de Damas, avec cinquante-cinq mille, & beaucoup d'autres qui font h la fuite de toutes ces troupes. Tiran dit au roi: laiflezles venir, feigneur, j'efpère qu'avec 1'aide de Dieu & de fa fainte mère, & avec les braves chevaliers qui font au fervice de V. M. elle en fera vidorieufe, quand ils feroieht en plus grand nombre. Après le confeil, l'empereur recommanda Tiran a Dieu, & ordonna a fes médecins de ne le point quitter, & de ne le point laifler fortir. La princefle fouffroit beaucoup de la maladie de Tiran. Tornt IIt jt  82 Hist. du Chevalier' Le lundi fuivant toutes les troupes furent prêtes a partir. L'empereur & toutes les dames virent partir les ducs & les feigneurs. Les ducs de Pera & de Macédoine les commandoient. Le marquis de St. George & les autres furent ravis de leur arrivée, quoiqu'il y eut encore un mois de trève. Tiran demeura dans 1'hermitage jufqu'a ce que les médecins lui permirent d'aller dans la ville. Mais n'ayant pu marcher avec les autres, il aima mieux demeurer dans cette retraite. Le feigneur d'Agramont n'avoit jamais voulu s'en féparer, difant qu'il n'avoit quitté fon pays que pour 1'amour de lui, & qu'il ne 1'abandonneroit pas dans fa maladie. Hyppolite ne l'avoit pas quitté non plus, pour avoir foin de ce qui lui étoit néceflaire, & fur-tout pour aller a la ville favoir des nouvelles de la princefle, dont il avoit grand befoin; & quand les médecins vouloient lui faire prendre quelque remède, ou faire quelque opération, c'étoit toujours au nom de la princefle, qui reprochoit fouvent a Plaifir de ma vie ce qu'elle avoit fait, & qui la vouloit mettre en pénitence dans une chambre noire; mais elle fe défendoit toujours en badinant, & en lui difant: que dira votre père, s'il fait que vous me puniflez? II voudra favoir pour quelle raifon. Je lui dirai que je n'ai rien fait que par  Tiran le Blanc. 8$ Votre ordre, & que Tiran a tout obtenu de vous. L'empereur veut me faire votre bellemère, vous Ie favez: alors j'aurai mon tour. Comptez que quand Tiran viendra vous trouver une autre fois, vous ne vous aviferez plus de crier comme vous avez fait. La princeife fe facha, & lui ordonna abfolument de finir fes mauvais propos. Puifque vous me traitez fi mal, lui répondit-elle, & que je vous fuis fi fort a ch .rge, je ne veux plus vous fervir, & je veux m'en aller chez le comte mort père. Sur le champ elle fut a fa chambre, fit un paquet de fes habits & de fes bijoux, qu'elle mit entre les mains de la veuve de MonteSanto, qui étoit a la cour, & montant fur une haquenée , elle partit accompagnée de cinq écuyefs, & prit le chemin du lieu oü. étoit Tiran. La princefle fut très-fachée d'apprendre fon départ: elle envoya de tous cótés pour la faire revenir de force ou de gré; mais elle avoit pris des chemins détournés pour fe rendre a 1'hermitage qu'habitoit Tiran. Quand il la vit, il ne fentit pas la moitié de fes maux. Mais Plaifir de ma vie ne put retenir fes larmes en le voyant aufli pale & aufli défiguré: vous n'imaginez pas, feigneur, la triftefle que j'éprouve en penfant au danger que vous avez couru, puifque je fuis caufe en partie de la F ij  &f Hut. nu Chevaeiï^ trifte fituation oü fe trouve le meilleur che-* valier qui jamais ait vécu; mais, vous connoiffez mon attachement pour vous; il fait mon excufe, & vous favez fi j'ai pu faire autrement. J'ai voulu m'oppofer aux mauvais confeils de la veuve Repofée, & je ne fai comment j'ai pu fouffrir fi long-temps fes difcours. Mais a la fin je fuis partie, & je viens me livrer a vous pour me foumettre ï tout ce que vous ordonnerez; Tiran, laiffant échapper un foupir du plus profond du cceur, lui dit: demoifelle, vous n'avez aucun pardón a me demander, car vous ne m'avez point offenfé; & quand cela feroit arrivé, 1'amitié que vous m'avez toujours témoignée, m'engageroit aflurément a vous pardonner: mais priez Dieu que je guériffe, & vous ferez plus maitrefïe de moi & de tout ce qui m'appartient, que moi même. Cependant fatisfaites ma curiofité, & dites-moi des nouvelles de la princeife, & de ce qu'elle a fait depuis que je ne 1'ai vue; je fuis bien perfuadé qu'elle ne veut plus me voir, & c'eft cette idéé qui me réduit dans 1'état oü je fuis. Plaifir de ma vie lui fit le récit de tout ce qui s'étoit pafte dans le palais , & qu'il n'avoit pu favoir, aufli-bien que de ce qui la regardoit; elle finit par lui dire que la grande envie que la princeife avoit de le voir ne fe pouvoit expri-  Tiran ei B l a n c. 8^ iner, & que fi 1'amour n'eüt pas été combattu par la honte, elle feroit venue lui rendre vifite. Tiran lui répondit: fi la princeife ne veut plus me voir, elle m'ötera la vie. Qu'elle m'accorde le plaifir de lui parler encore une fois de mon amour, mais qu'elle ne tarde pas, car je fuccomberai: je n'ai pas d'autre tort que celui d'avoir aimé, & je vous le répète encore, je m'eftimerai trop heureux de la voir encore une fois. Plaifir de ma vie le pria de lui écrire une lettre, en 1'affurant qu'elle 1'engageroit a lui faire réponfe, ce qui feroit un moyen de favoir fa dernière volonté. Dans ce moment les gentilshommes que la princeife avoit envoyés après elle, entrèrent, & lui firent part des ordres dont ils étoient chargés. Plaifir de ma vie leur dit de répondre a. la princeife, qu'elle ne pouvoitla contraindre a la fervir par force, & qu'elle vouloit retourner chez fon père. Si je vous avois trouvée ailleurs, lui répondit le chevalier, j'aurois exécuté mes ordres; mais je ne dis rien ici, paree que je m'imagine aifément que le général ne voudroit pas que 1'on défobéit a la princeife; ainfi je compte qu'il en ufera comme il doit. Soyez certain, répondit Tiran, que les ordres de la princefle feront exécutés, & j'obtiendrai par mes prières,que cette demoifelle retourne avec vous. II demanda F iij  86* H I S T. DU C H E V A I I Elf ce qu'il falloit pour écrire, & malgre' les dou-' leurs qu'il fouffroit, il écrivit ces mots: « La crainte de de'plaire a V. A. m'a feule33 ment empêché de vous écrire jufqu'ici ; elle w redouble les maux que je fouffre. Si je perds » V. A. je perds tout dans ce monde. La feule » confolation que j'ai eue, a été celle d'appren« dre que lorfqu'on vous annonca mon acci« dent, vous criates trois fois Jefus, & que « vous perdïtes connoifTance. Jugez combien 33 je dois être flatté, moi qui connois 1'éten» due de vos perfections, & qui vous fuis tou« jours attaché. Je ne me lafTerois point de « vous écrire, il me femble que c'eft vous en33 tretenir; je finis en vous aflurant que j'o33 béirai éternellement a tous les ordres de 33 V. A. 3, Quand la princefle fut que Plaifir de ma vie arrivoit, elle courut au devant d'elle fur fefcalier, & lui dit: que vous êtes cruelle, ma chere fccur, de m'abandonner comme vous avez fait! C'eft cependant vous même, madame, lui répondit-elle , qui m'avez dit que vou4, ne me vouliez plus voir. La princefle la mena dans fa chambre pour I'entretenir, après avoir remercié celui qui favoit été chercher. Quand elles furent feules, elle lui dit I ne fais-tu pas, Plaifir de ma vie, qu'il arrivé des quefelles en'-  Tiran leBlanc. 87 tre les plus proches parens; & quand il me feroit échappé quelques paroles, devois-tu te fkher contre moi, qui t'aime plus qu'aucune autre, & qui n'ai jamais rien eu de caché pour toi? V. A. parle fort bien, lui répondit Plaifir de ma vie, mais el'e ne fe conduit pas de même, elle ne donne fa confiance qu'a la veuve Repofée, dont elle connoitra tot ou tard les mauvaifes intentions. C'eft elle qui a caufé tout le mal que nous éprouvons, & je crains bien qu'elle ne s'en tienne pas la, & qu'elle ne^ me falfe de la peine auffi bien qu'a vous. Je noublie point cette cruelle nuit oü Tiran fe calfa la jambe, & oü vous perdites connoilfance. Nous étions toutes en pleurs, elle feule étoit dans la joie. Lailfons-la tous ces propos, dit la princeife, apprends-moi des nouvelles de Tiran, & quand je pourrai le voir ; car 1'attachement que j'ai pour lui m'y fait penfer plus que Je ne voudrois ; fon mal me met au défefpoir, je 1'aime plus que jamais. Parle-moi donc de lui, ma chere fceur ; dis-moi s'il eft en danger. Tout ce que je demanderois a Dieu, ce feroit de le voir entrer en bonne fanté, dans ma chambre. Plaifir de ma vie 1'affura qu'il falloit efpérer cette grace du ciel; mais qu'elle avoit une chofe a faire qui le guériroit promptement. II Coupure fans ceffe, continua-t-elle, après les r Fiv  88 Hist. bttChevaeijT* faveurs & les bontés de V. A. croyez que per. fonne n'eft plus digne de vous pofféder. Voici une lettre qu'il vous écrit. La princefle la prit avec joie, la Uit, & lui fit fur le champ cette réponfe. » Croyez que j'ai éprouvé les peines les * Plus fenfibles depuis votre malheur, j'ai par, * tage' vos douleurs, Jamais aucune paflion n'a * été fi mêlée de peines & de tendrefle que * la mienne. Tu fais combien je t'avois prié * de ménager & conferver mon honneur; ce- * pendant tu en as ufé avec moi comme un * Iion frneux. Et quel mal ne m'as tu point * faït ? Mes Pointes éveillèrent la veuve Re- * Pofée- L'impératrice accourut, & je mourois M de honte en lui parlant, car elle eft ennemie ** de ï'amour. Mes foupirs auroient enfin dé» couvert ce que je voulois cacher. Mais fuc» combant a la peine que tu m'avois faite, je * tombai dans les bras de la duchefle, & puik * que tu n'as pas eu plus d'attention pour moi, =» en dois-je avoir pour toi! » Elle donna cette réponfe a Hyppolite, & }e chargea de mille complimens. Tiran recut la lettre avec un extréme plaifir, mais la fin lui en déplut, & fur le champ il lui répondit. « Je fouffre moi feul dans la nature, & ^ 6 fin de votre lettre me met au défefpoir. Sou.,  T I K ï H £E B L A N G. 8£ i» venez-vous de la fagon & du temps qu'il y 3» a que je vous aime. Malgré toutes vos ri>» gueurs, je ne demande a Dieu que le bon33 heur de vous voir; je le remercie cependant 33 tous les jours d'avoir bien voulu que je con* »3 nufle la dame la plus parfaite que le foleü 33 ait éclairé. L'excès de votre beauté & celui 33 de votre mérite me perfuadent que vous ne 3> méritez d'être pofledée que par l'excès de 33 mon amour, Daignez me mander fi vous 3» voulez que je meure ou que je vive, j'obéi33 rai en tout a votre excellence. 33 Tiran remit cette lettre entre les mains d'Hyppolïte, en le priant de ne la donner a la princeife, qu'en préfence de Plaifir de ma vie, & de lui rapporter la réponfe le plutöt qu'il lui feroit polïible. Hyppolite exécuta fes ordres. La princefle ne put lire la lettre d'abord, a caufe de 1'arrivée de l'empereur; mais pendant qu'il demandoit a Hyppolite des nouvelles de Tiran, elle palfa dans fa chambre avec Plaifir de ma vie pour fatisfaire fa curiofité. L'impératrice demanda aulfi beaucoup des nouvelles de Tiran, & trouvant Hyppolite pale & défait, ce qu'il étoit véritablement a caufe de la maladie de fon parent, qu'il veilloit avec un foin extréme, elle lui en demanda la raifon. II lui répondit qu'il s'ennuyoit de couchex feul &c que  co HTst. r»u ChevaeieiI quelque dormeur qu'il put être naturellement, il ne laifTeroit pas dormir une femme, fur-tout fi elle lui reffembloit, car, ajouta-t-il, nous n'avons de maux en ce monde que ceux que nous caufe 1'amour, & je prie Dieu tous les jours de m'óter ces triftes idees. L'impératrice ne douta point a cette réponfe que 1'état d'abattement oü elle le voyoit, ne fut caufé pat 1'amour, & voulant favoir fi Plaifir de ma vie, qui difoit qu'elle aimoit Hyppolite, avoit quelque lieu de s'en flatter, elle lui dit: je voudrois que Dieu t'accordat tes fouhaits. Mais dis-moi ce qui te fait tant fouffrir. Mon malheur, répondit Hyppolite, qui me rend ingrat envers Dieu & fes Saints. V. M. croit-elle que la vie que je mene, foit moins pleine de hafards, que celle de Tiran ? L'impératrice lui dit: parlemoi avec franchife de tes aöions, & compte que j'aurai foin de ton honneur, comme de toimême. Qui pourroit rien déguifer, s'écria Hyppolite , a quelqu'un d'aulïi grand dans le monde que vous 1'êtes ? Vous a qui il ne manque que d'être canonifée, & dont toutes les églifes devroient célébrer la fête avec douze lecons* Car enfin vous méritez d'être déeffe de toute Ia terre. On eft obligé d'entendre le bien & le mal qu'on nous veut dire, reprit 1'impératrice.; Madame, lui répondit-il, je n'ai aucune raifanr  Tiran le Be anc. $ï qui puiife m'engager a parler. L'amoür feul me me détermine. Je le crois, dit 1'impératrice, mais tu dis que tu aimes; pourquoi ne me confies-tu pas le fujet de ton chagrin ? II y a quatre chofes , pourfuivit-il, qui font plus confidérables que les autres; mais il y en a une cinquieme plus vraie, c'eft que le ciel m'ordonne d'aimer V. M. & de la fervir toute ma vie. Après eet aveu, il n'ofa la regarder; il fortit fans lui rien dire davantage. L'empereur cependant 1'appella; mais il étoit fi honteux, qu'il fit femblant de ne l'avoir pas entendu. II ' arriva chez lui, fe repentant très-fort de ce qu'il avoit dit. L'impératrice de fon cóté en étoit fort occupée, & craignant que 1'on ne s'appercut de 1'agitation de fon ame, elle paffa dans fa chambre. Hyppolite qui n'ofoit paroitre devant elle , & qui cependant vouloit avoir une réponfe de la princefle, fut averti que 1'impératrice s'étoit renfermée. II fut donc a. la chambre de Carméfine, qu'il trouva aflife & renverfée fur les'genoux de Plaifir de ma vie & entourée des autres demoifslles qui aimoient Tiran; il lui demanda une réponfe. Mais elle le chargea de lui dire qu'elle étoit cbarmée de ce qu'il lui mandoit de tendre, qu'elle lui feroit réponfe de tout fon cceur, & que leurs ames étoient d'intelligence, malgré leur féparation:  Hist. utr Chevalier' je n'ai pas le temps de lui écrire; mais le mef fager eft fi fidéle qu'on peut lui tout dire, ajouta-t-elle; tu lui diras donc que je ferai fi bien que j'irai Ie voir avec l'empereur un des jours de cette femaine, & que je prie Dieu fans celfe de le guérir promptement, & de nous tirer 1'un & fautre de la peine oü nous fommes. Pars, & dis-lui que je me fuis renfermée pour lire fa lettre, & que je préfere Ia folitude k toutes les compagnies du monde. Ah madame ! lui répondit Hyppolite, fe peut-il que votre cceur foit infenfible aux maux que fouffre Tiran, & dbnt fon amour & vos rigueurs font Ia feule caufe ? V. A. lui refufe une légère confolation, qui eft la feule qui puifle le foulager: fa vie & fa mort font entre vos mains, un feul mot fuffit pour le rappeller a la vie. Je ne puis lui écrire, repliqua la princeife; mais pour te fatisfaire, & lui tenir lieu de ma réponfe, Plaifir de ma vie, dit-elle, coupe-moi trois cheveux, & qu'Hyppolite les porte a Tiran. Mais du moins, madame, lui dit-il, pourquoi trois plutöt que quatre ? Madame, nous ne fommes plus au temps paffe'; alors un amant fe contentoit pour preuve de 1'amour de fa dame, d'un bouquet de fleurs ou de deux de fes cheveux: ce temps-la n'eft plus. Madame, 1'amour de Tiran demande quelque chofe de  plus réel pour fon foulagement, c'eft V. A. qu'il voudroit tenir entre fes bras nue ou eri, chemife. II lui importeroit même péu que le lit fut parfumé. Mais pour vos trois cheveux, fi vous voulez que je m'en charge, que du möins V. A. m'apprenne le myftère qu'ils fignifient. Pourquoi trois? Pourquoi les faites-vous prendre fur votre tête? j'y confens, reprit la princeife : 1'un -repréfente 1'amour que j'ai pour lui, qui ne peut être comparé a rien dans le monde, & qui me rendroit s'il en étoit nécelTaire, ingrate envers mon père & ma mère, & fi je 1'ofe dire, envers Dieu même, pour me donner a lui avec tout ce que je polféde. Le fecond témoigne 1'extrême douleur que je relfens a caufe de lui , Sc le chagrin de 1'offenfe que j'en ai regue. Le troifième marqué fon peu d'amour pour moi, & fon peu de refpect pour mes défenfes. Alors 1'idée du peril que fon honneur avoit couru dans cette fatale nuit, fe préfentant a fon eP prit, fes yeux fe remplirent de larmes, le dépit la tranfporta, elle arracha les trois cheveux des mains d'Hyppolite, & les jeta pat terre. Eh quoi, madame, lui dit Hyppolite, voyant la colère qui la tranfportoit! V. A. yeut-elle donner la mort a Tiran, en raccufant  £4 Hïst. du Chevalierde manquer d'amour & de refpect poür vos ordres ? N'ont-ils pas été plus forts que fon amour? fhonneur de V. A. n'eft-il pas encore tout entier? La violence de eet amour les fuites funeftes qu'il a eu pour Tiran, letatdéplorable auquel il l'a réduit, rien de tout cela ne vous touchera-t-il? Voulez-vous ne rien pardonner au meilleur de tous les chevaliers du monde? voulez-vous caufer fa mort, pour en être punie en ce monde & en 1'autre? Vous mettrez toute la maifon de Bretagne au défefpoir, & vous perdrez plus de dix mille combattans, qui vous feront nécelfaires pour terminer la guerre. Voyez tous les fecours qui font venus, & que vous ne devez qu a lui feu!. La veuve Repofée fera-t-elle la guerre pour vous, & pour l'empereur? Mais je vois que !e malheureux Tiran ne peut efpérer de vous ni joie, m fanté; tant vous avez eu peu de bonne volonté pour lui. Plaifir de ma vie, pour appuyer le difcours d'Kyppolite en faveur de Tiran , lui dit: je voudrois n'avoir jamais connu ce brave chevalier, dont vous êtes fi peu touchée, & qui fe trouve le plus malheureux en amour, & ]e plus heureux aux armes. V. A me fera mourir de chagrin ; car elle ne connoït pas eet amour. Pour moi je ne puis comprenare qu'étant douée d'autant de vertus, vous  Tiran le Blanc. $5 foyez privée de la plus grande des faveurs du ciel, puifqu'enfln vous n'aimez point de la facon dont mérite d'être aimé celui qui vous a :fialoyalement fervie. Comment fe peut-il que je vous ferve avec au tant de zele? Tout ce que je demande a Dieu, c'eft de vous faire connoitre quelle eft la fatisfaction de ceux qui font amoureux. Quant a moi, je l'éprouve,& j'en puis parler favamment. Si elle vous étoit connue, V. A. mériteroit tous les éloges poffibles, & connoïtroit des plaifirs qu'elle ignore. Et je conclus très-aifément que, puifque vous n'aimez pas Tiran, vous n'aimez aucun de ceux qui lui font attachés. Le temps viendra cependant que vous les aimerez tous , & que vous gémirez. Car enfin, pourquoi le jour qu'il pourra monter a cheval, ne retournera-t-il pas dans fon pays ? Ses parens & fes amis le fuivront, & 1'empire fera perdu. Quand vous ferez morte, le Seigneur vous demandera au jour du jugement compte de votre vie. II vous dira qu'il a créé 1'homme a fon image &Z relfemblance, que de fa cöte il en a tiré fa cempagne, & qu'il leur a dit: croiffez & multipliez, peuplez 1'univers. Réponds, Carmélïne, vous dira-t-il, je t'ai öté ton frère,pour te faire impératrice de Conftantinople. Qu'as-tu fait pour répondre a mes vues, T'es-tu mariée?  £0 Hist. du Chevalii^ As-tu laifie des enfans qui puiüent défendre fa foi catholique, & augmenter la chrétienté ? Que repondrez-vous ? Mais je vous vois embarxaflee fans favoir qué lui dire. Je vais, pourfuivit-elle, répondre comme vous ferez. O mon Dieu, plein de bonté, pardonnez-mdi, je vous prie. Votre ange gardien vous fera répondre: il eft bien vrai que j'ai aimé un chevalier trèsbrave que votre divine bonté m'avoit envoyé pour délivrer fon peuple des .infidèles. Je 1'aimois & je le fouhaitois pour mon mari; j'avois même pour lui toutes les complaifances que 1'honnêteté peut exiger. J'avois a mon fervice une* demoifelle qui s'appelloit Plaifir de ma vie, qui me donnoit toujours de bons confeils, que je ne voulois pas fuivre. Elle le fit venir un jour dans mon lit. Quand je 1'appergus., je fis ün cri, & lorfque je fus revenue a moi, je gardai le fïlence. Mais une veuve Repofée, que j'avois auffi a mon fervice, fit de fi grands cris, que tout le palais fut en rumeur, & j'éprouvai toutes les craintes, & tous les chagriris poffibles. Enfuite on me pria de répondre aux defirs du chevalier, & je n'en voulus rien faire. Alors faint Pierre, qui tient les clefis du paradis, lui dira: Seigneur, celle-ci n'eft pas digne de votre gloire; car elle n'a point obfervé vos commandemens. Alors on vous enverra en enfer avec la  Tiran l ê B l a n c. 97 la veuve Repofée, & moi, j'éprouverai tout le contraire. Quand j'arriverai en paradis, on m'y fera fête; on m'y mettra dans la plus haute hiérarchie; & comme une fille obéiffante, ofr me placera parmi les plus grands faints. L'empereur entra lorfqu'on s'y attendoit le moins, & quand il eut été quelque temps avec fa fille, il prit Hyppolite par la main-, & s'erttretenant avec lui de la guerre & de la fanté du général, ils palïerent fans s'en appercevoir dans la chambre de l'impératrice, dans laquelle Hyppolite n'avoit affurément aucune envie de fe trouver. Mais pour elle, quand elle 1'appercut, elle lui fit un accueil gracieux, & le regarda avec beaucoup de bonne vólonté. Elle fe leva, & fut auprès de l'empereur. Ils parlèrent de plufieurs chofes, & fur-tout du malheur qui leur avoit enlevé le prince leur fils, ce qui fit pleurer 1'impératrice-. Alors il vint, dans la chambre oü ils étoient, plufieurs chevaliers qui la confolèrent, & qui racontèrent a Hyppolite le grand courage que l'empereur témoigna quand il apprit unefitrifte nouvelle. L'empereur, difoient-ils , apprenant ce malheur, répondit au eardinal & aux autres qui le lui annoncèrent: vous tis m'apprenez rien de nouveau, , je ne 1'avois mis au monde que pour mourir. C'eft une loi de la nature a laquelle on ne peut s'oppofer. Mais Tome Il„ Q  S>8 Hist. du Chevalier* quand 11 fut qu'il avoit été tué dansune bataille contre les infidèles; c'étoit un premier jour de fan, jour auquel il étoit dans 1'habitude de donner une grande fête, & de porter une couronne; il ne fit autre chofe que de 1'öter pour écouter le détail de la mort de fon fils, & quand il eut appris les belles actions qu'il avoit faites en mouxant, il remit fa couronne, en affurant qu'il avoit appris avec plus de plaifir les actes de chevalerie qu'il avoit faits, cue fa mort ne lui caufoit de chagrin. L'empereur prit alors quelques perfonnes de fon confeil, pour caufer dans un coin de la chambre. L'impératrice demeura pendant ce temps avec Hyppolite; mais comme elle vit qu'il ne lui difoit rien, & qu'il étoit honteux avec elle , elle 1'attaqua de converfation, & lui fit cette queftion. Quoique je ne te dife pas abfolument tout ce je penfe fur ton compte, j'efpère que tu pourras le comprendre. Le peu d'expérience que j'ai, me fait douter de ce que tu m'as dit. Je te prie donc de m'expliquer pourquoi tu m'as tenu un femblable propos. Hyppolite lui répondit tout bas: ofe-t-on parler a V. M. fans trembler ! Un feul regard lier ou mécontent qu'elle jettera fur un malheureux , peut le faire rentrer vingt pieds fous terre. Mais cependant je vous dirai avec la plus grande vérité, qu'en  Tiran l e B l a n e, pp entrant dans cette chambre, & vous appercevant, mon prenlier mouvement a été de me rnettre & genoux devant vous. J'ai craint même que l'empereur ne reconnüt Ie trouble & 1'embarras oü j'étois. Après cela j'ai foupiré, & je n'ai que trop remarqué que V. AL fe moquoit de mon foupir. Je vous conjure donc de vouloir m'ordonner comme dame & maïtreffe, & V. AL vcrra quelle eft 1'autorité qu'elle a fur moi, & quelle fera la patience avec laquelle je foutiendrai tout ce qu'elle me voudra faire fouffrir. Je vous jure, par tout ce qu'il y a de facré* que Tiran, ni méme mon confeffeur, ce qui eft bien plus fort-, ne faura jamais rien de ce qui nous regarde. Qui donc pourra jamais foupconner 1'amour que j'ai pour vous ? Alais je n'ai pas la force de vous en dire davantage* L'impératrice lui répondit : je voudrois que tu fatisfiffe ici ma curiofité. Rien ne doit t'en empécher; cair 1'amour rend tout égal. Il n'y a que les irtdlfcrets & les inconftans, qui méritent punition. Ceux qui aiment bien, doivent, au contraire, être confidérés. Car enfin , Hyppolite , quand une dame aime un chevalier, il eft fansdoute qu'elle le préfère a tous les autres. ,Vois donc qu elle eft la conftance qu'un homme doit avoir; car la dame qui 1'aime n'a plus' d'égards, ni pour mari, ni pour eftfans. Elle • G ij  ÏIÖO HïST. 6 1' CHfVAtlÈR' "abandonne fon honneur a 1'objet de fes vceujf, auffi-bien que fa perfonne; & fi elle a quelques défauts cachés, c'eft a fon amant a les fupporter. Ce que j'en dis au moins, n'eft pas que j'en aie le moindre fur ma perfonne, mais feulement pour te prouver combien une femme fe foumet a un homme. Je te dirai donc que tout ce que tu m'as dit m'auroit, fait grand plaifir, fi tu étois moins timide, & fi tu me ï'avois répété. Tout ce que tu me diras me fera •agréable, & quelque criminel qu'il puilfe être, je ne le dirai rii a l'empereur, ni a perfonne au monde. Mais, je te le redis encore, ün amour honteux ne me plait pas. Ces mots ayant ralfuré Hyppolite, il répondit': vos rares qualités tn'ont mis cent fois a même de vous déclarer 1'amour que vous m'avez infpiré; mais le refpeét dü\ au rang augufte que vous occupez, m'a toujours retenu. L'éclat de votre beauté m'a charmé; & fi Dieu me fait la grace de vous poftéder, quel eft le chevalier qui pourra m'être compaïé ? Votre excellence doit me pardonner en faveur de ma jeunelfe. Si je lui explique mal ce que je fens , vous venez de me confoler, & je ne vis que dans 1'efpérance de vous plaire. Si vous ne m'aimez pas, je ne furvivrai point a. un fi grand malheur. C'eft de vous que dépend ma deftinée, j'attends aux pieds de V. M.  Tiran le Blanc. toi' un arrct qui reglera Ie fort de mon amour.. Jugez de fa violence, il me fait oublier eer que je fuis, Tout ce que tu me dis d'agréable, repliqua lïmpératrice, mérite que jè te réponde. Ce ne fera cependant pas de la facon que tu le defires ; car tu as mis mon efprit dans une grande agitation. Je ne comprends pas pourquoi tu veux me plaire, ton age étant fi différent du mien ; & fi 1'on favoit que je t'aimaffe, que diroit-onr en me voyant amoureufe d'un homme qui pouroit étre mon petit-fils ?= Je fais, d'Un autrecöté, que 1'amour des étrangers n'eft point conftant, & que celles qui n'ont point de marisa font plus en liberté ds bien aimer. J'en ai una & je ne fai point encore comment m'y prendre pour le tromper. Ton amour saccoramoderoit-il de Voir un autre polféder ce que tudefire ? Peut-étre qu'a ma place tout autrefemme chercheroit les moyens de fe rendre Jaeureufe, en t'accordant ce que tu demande; car, je te 1'avoue , tu me femble fait de facort a porter avec toi 1'excufe des fautes que tu ferois faire. Mais je veux t'aimer fans avoir; rien a me reprocher-, & m'expofep au péril d'a*». mer un étranger. L'impératrice ne put en'diro davantage, paree que l'empereur fe leva-, Sa mnt lui donnsi la main poux aller.- foupen Hyp..^  jo2 Hist. du Chevalier' ' polite de fon cöté effaya inutilement de lui parler. Plaifir de ma vie s'en étant appergue , lui demanda ce qu'il avoit de fi fecret & de fi important a dire a l'impératrice, Ce n'eft rien autre chofe, lui répóndit-il, que des nouvelles qu'elle demande de Tiran. Elle voudroit bien qu'il put être au camp, d'oü on écrit tous les jours qu'il y eft infiniment defiré. Le lendemain matin Hyppolite partit fans avoir de réponfe. Tiran lui demanda pourquoi il avoit été cinq jours abfent. Seigneur, lui répondit-il, l'empereur & la princefle m'ontretenu, pour me parler de vous. Ils veulent inceffamment venir vous rendre vifite. C'eft pourquoi la princefle ne vous a point fait de réponfe. Je fuis bien aife, répondit Tiran, d'imaginer que je la verrai bientöt. II fit fur le champ appelier les médecins, & les pria de le faire porter a la ville, paree qu'il fe trouvoit beaucoup mieux, & les aflurant qu'il s'y rétabliroit plus en un jour, qu'en dix oü il étoit, paree que fair de la met, auprès de laquelle étoit la ville, lui étoit fort fain, & que c'étoit une expérience qu'il avoit fake plufieurs fois, lorfqu'il avoit été blefle. Les médecins_ approuvèrent fa réfolution. II en partit deux pour en inftruire l'empereur, qui monta a cheval avec une nombreufe fuite, & yintau devant du géne'ral, qui fit le chemin  T I R A N L E B L A N.. du Chevalier en ce monde, car Elifée m'a reveillée cruellement; & tout ce que je defirerois, feroit de me retrouver dans la fituation oü j'étois, & d'avoir encore dans mes bras ce que j'aime avec le plus d'ardeur; pour lors je ferois guérie de tous les maux. Qu'aviez-vous donc dans vos bras, reprit l'empereur? Tout ce que j'aime le plus, vous dis-je, pourfuivit 1'impératrice, car dans le peu de temps que j'ai dormi, il m'a paru que j'étois en chemife avec une robe de velours vert, doublée de martres, & que je difois la prière que je dis ordinairement aux trois rois d'Orient. Après l'avoir prononcée, j'ai entendu une voix qui m'a dit: attends, tu vas avoir le plaifir que tu demandes. Un moment après, j'ai vu paroïtre mon rils, que j'aimerai toute ma vie, fuivi de plufieurs autres chevaliers: ils étoient tous vêtus de blanc, il tenoit Hyppolite par la main; 1'un & 1'autre fe font approchés de moi, ils m'ont baifé les mains, & je n'ai pas voulu leur permettre de me baifer les pieds, ils fe font aüis par terre, & m'ont dit des chofes que j'ai entendues avec un grand plaifir, & qui ne fortiront jamais de mon cceur. Nous fommes entrés après cela dans cette chambre, & mon fils s'eft couché auprès de moi, j'ai palfé mon bras fur fes épaules, pendant qu'il-me baifoit la gorge. Jamais je  Tiran e e Blanc. nc n'ai dormi avec un fi grand plaifir. Mon Hls me difoit: puifque vous ne pouvez plus m'avoir dans ce monde, regardez mon frère Hyppolite comme votre nis, je 1'aime autant que ma fceur Carméfine. Hyppolite pendant ce temps étoit a genoux au milieu de la chambre, & je demandois a mon hls quel étoit le beau lieu qu'il habitoit. II m'a fort allure qu'il étoit en paradis avec les chevaliers martyrs, paree qu'il avoitpéri faifant la guerre aux infidèles. Dans ce moment Elifée m'a réveillée. Ne vous le difoisje pas, interrompit l'empereur ? Elle ne parle que de fon rils. Ah! Seigneur, pourfuivit l'impératrice , fongez-vous bien que je le tenois fur ce bras, pendant qu'avec fon agréable bouche il me baifoit la gorge ? Vous favez que les fonges du matin font vrais. Je crois même qu'il n'eft pas encore parti; & je voudrois éprouver en dormant encore, s'il ne viendroit pas me parler, & fi je n'aurois pas autant de plaifir que j'en viens d'avoir. L'empereur la pria de ne fe point mettre ces folies en tête, & lui confeilla de fe lever, puifqu'elle fe trouvoit mieux, en 1'aflurant que plus 1'on s'occupoit de femblables idéés, plus elles fe préfentoient a 1'efprit. L'impératrice le conjura encore de la laiffer un peu repofer: & les médecins confeillèrent a l'empereur de fortir, qu'il pourroit arriver que fa Hij  n6 Hist. r>u Chïvalier4 maladie devint plus confidérable, fi on ne lui donnoit pas ce foible foulagement. II fortit donc aufli-bien que toutes les demoifelles, a la réferve d'EUlee. Quand les portes furent ferrnées, elle fit revenir Hyppofite a la place qu'il occupoit, & dit a Elifée: Puifque ton bonheur a voulu que tu fuffe inftruite de tout ceci, je te recommande d'avoir plus de foin d'Hyppolite que de moimëme ; demeure dans ce cabinet jufqu'a ce que nous ayons un peu dormi, tu feras mieux avec moi que toutes tes compagnes, je te marieraï plus avantageufement; je te promets de plus qu'Hyppolite te fera tant de bien que tu feras contente. Je jure Dieu, madame, répondit Elifée, que je ne ferai ce que vous m'ordonnez que pour obéir a V. M. car pour Hyppolite, je ne lui rendrois pas le moindre fervice. Je ne 1'aime ni ne 1'honore, & depuis que je 1'ai vu aux cötés de V. M. je le détefte, & lui veux un mal infini. Je voudrois qu'un lion le dévorat. Hyppolite lui fit quelques honnêtetés auxquelles elle répondit fort mal. Elle palfa dans le cabinet oü elle fondit en larmes. Les deux amants demeurèrent fi long-temps au lit, qu'il étoit prefque 1'heure de vêpres quand ils en fortirent: Ils trouvèrent Eüfée qui pleuroit encore, l'impératrice la confola, & la pria de ne point penfer a 1'aven-  Tiran r, e Btïsc. irj ture d'Hyppolite, car elle craignoit qu'elle ne la découvrït. Elife'e lui répondit qu'on lui feroit foufFrir autant de maux qu'a aucun des faints Apötres, qu'elle ne diroit rien que par fon ordre ; & que, par rapport a elle, elle rendroit a Hyppolite tous les fervices imaginables. L'impératrice fut très-contente, & laiiTant Hyppolite dans le cabinet, elle fe remit au lit. Elle fit ouvrir les portes de fa chambre oü Pempereur, Carméfine & toutes les dames accoururent avec les médecins; elle leur fit encore part du fonge qu'elle avo"t eu. On fervit le diner. L'impsratrice mangea comme une perfonne fatiguée du grand chemin qu'elle avoit fait. Elifée eut beaucoup de foin d'Hyppolite, elle lui porta deux faifans, & tout ce qui pouvoit lui être néceffaire, fans oublier le deffert; & quand il ne vouloit plus manger , elle Pen prioit au nom de famaïtrefle. Hyppolite, pour n'en être pas haï, lui difoit les chofes les plus agréables; mais elle ne lui répondit jamais rien que fut celles qui étoient néceffaires a fon fervice. L'impératrice demeura au lit jufqu'au lendemain après le diner de l'empereur. Pour lors elle fe para, & fut a la chapelle pour entendre la meffe. II y eut même une grande difpute parmi les chapelains pour favoir fi 1 on diroit la meffe „ paree qu'il étoit plus de midi. Hyppolite de~ H iij  n8 Hist. du Chevalier meura une femaine entière au milieu des plaifirs. Enfuite l'impératrice lui donna congé, en 1'afTurant qu'il pourroit revenir quand il feroit repofé, & qu'il la trouveroit toujours prête a le recevoir. Elle tira de la caflette oü elle mettoitfes diamans, un collier compofé de croifTans d'or ayant une belle perle a chaque pointe & un gros diamant au milieu, d'oü pendoit une petite chaine d'acier qui foutenoit une pomme de pin d'or émaillé, une partie des écailles étoient en« tre-ouvertes, & laiifoient voir de gros rubis qui repréfentoient les grains ; les autres écailles étoient formées par des émeraudes, des faphirs, & pat d'autres pierres de couleur du plus grand prix. Ce bijou valoit plus de cent mille ducats. Elle le lui mit elle-même au cou, en lui difant: demande a Dieu, mon rils Hyppolite, que je vive, & fans miracle je pourrai dans peu d'années te faire roi; porte ce collier pour 1'amour de moi, & fouviens-toi que celle qui te 1'a donné t'aime plus que fa propre vie. Hyppolite fe mit a genoux, lui baifa la main, & lui demanda pourquoi elle vouloit lui faire préfent d une chofe aufli magnifique; qu'il la fupplieroit d'accepter fi elle lui appartenoit. L'impératrice lui répondit: II eft jufte, Hyppolite, que ta maïtrefle te donne, & tu ne dois pas la refufer; car la première fois que 1'on fe voit, le plus  Tiran ii B n s e. n« rïche & le plus élevé doit donner a celui qui 1'efr, moins. Vous êtes maïtrefle de ma vie & de mon fort, lui répondit Hyppolite, que voulezvous que je fafle? Je veux, dit l'impératrice, que tu t'en ailles. Je crains que l'empereur n'entre demain dans ce cabinet, & qu'il ne t'y furprenne. Va-t-en, nous trouverons bien le moyen d'y revenir, quand 1'inquiétude que j'ai pour demain fera paflée. Hyppolite lui dit alors : j'ai remarqué que V. M. ne m'aime pas autant que je 1'aime; ma paflion pour vous eft extreme, mais je me tiens perdu dans votre cceur au peu d'amour que vous me témoignez. Comment! c'eft ainfi que vous me dites adieu, a moi qui fuis au défefpoir de meféparer de vous,&depenfer que je ne vous verrai plus. Vous en ufez avec moi comme on fit avec un homme qui, mourant de faim, s'écarta de fon chemin, & fut obligé de paffer la nuit fans fecours dans la campagne. Le lendemain matin il appercut un chateau fur une montagne, il marcha de ce cöté, & trouvant une vigne auprès, il y entra pour fatisfaire fa faim qui étoit extreme; cette vigne étoit pleine de raifins. Le feigneur, qui favoit remarqué, envoya un de fes valets pour examiner ce qu'il faifoit, avec défenfes de lui rien dire. Le valet revint, & rapporta qu'il étoit couché par terre mangeant tout ce qu'il trou- H iv  '120 HlST. dtj ChEVALISr' voit fans diftindion & jufqu'aux feuilles : c'eft qu'il les trouve bons, répondit le cheva'lier, mais va encore voir comment il fe gouverne. Le valet rapporta qu'il ne mangeoit plus avec la même avidité, mais qu'il prenoit les grains quatreaquatre, cinq a cinq: ne lui dis mot, il y trouve encore du goüt. Quelque temps après le valet renvoyé encore, 1'alfura qu'il choififToit les grains les plus mürs, & qu'il n'en prenoit que le jus. Le maïtre lui dit alors: va, cours & fais fortir ce coquin de ma vigne. V. M. me traite de la même manière, cependant je lui obéirai toujours. L'hiftoire d'Hyppolite fit un fi grand plaifir a Elifée, qu'elle ne put s'empêcher d en rire. Ce qui furprit beaucoup les deux amans, & s'adreffant a Hyppolite, elle lui dit qu'elle voyoit bien qu'elle lui avöit fait injuftice, & qu'il étoit homme de bon efprit, qu'elle lui promettoit de 1'aimer & de lui rendre fervice autant qu'elle le pourroit; fe tournant enfuite vers 1'impératrice , elle Ia pria de le laiffer tout autant qu'il le voudroit, ce que l'impératrice accorda. Hyppolite courut 1'embraffer pour la remercier de Ia grace qu'elle avoit obtenue pour lui: par ce moyen la paix fut faite entr'eux. Un jour qu'Hyppolite étoit dans le cabinet, Elifée qui s'entretenoit avec 1'impératrice, lui dit; Mais ,  Tiran £ï B£ï» d. ïaiï madame, comment fouffrez-vous qu'un chevalier que vous aimez demeure dans la maifon de Tiran? V. M. ne peut-elle pas le mettre en état d'avoir la lienne, & de n'être aux gages de perfonne ? Pour moi, qui ne fuis qu'une pauvre demoifelle, je voudrois donner a mon amant tout ce que j'aurois. J'y confens, lui dit l'impératrice, puifque tu me le confeilles, quoique pour 1'ordinaire les étrangers, quand ils font riches, ou retournent dans leur pays, ou deviennent indifcrets. Madame, reprit Elifée, celui-la n'eft pas de ce caractère, vous 1'avez vu fi jeune dans votre cour. Eh bien, reprit l'impératrice, je vous accorde cette grace, afin qu'il vous en aime encore plus. Hyppolite étoit demeuré quinze jours dans le cabinet. La veille qu'il en devoit fortir, il pria l'impératrice, qui étoit appuyée fur fes genoux, de vouloir bien lui chanter une chanfon tendre, car elle chantoit a merveilles. Pour lui faire plaifir, elle chanta le Lay de Triftan, lorfqu'il fe plaignoit du coup de lance qu'il avoit regu du roi Mare; après quoi elle dit. Que feras-tu malheureufe, fans ton Hyppolite ? Pour lors elle fe mit a pleurer. Elifée, pour empêcher qu'ils ne s'affligeaffent, les fit pafler dans le cabinet, & prenant les clefs de la caffette, oü étoient les diamans, elle commencoit a, 1'ouvrir: Mais  1*2 HlST. du Chevaeier l'impératrice 1'empêcha de continuer jufqu'a ce qu'elle eut dit a Hyppolite : II ne te convient point de demeurer avec perfonne, penfe que je t'adore comme Dieu, que j'efpère tout de toi, & que je veux de'penfer pour toi tout ce que j'aurai pendant le cours d'une vie que je confacre a ton amour. Je veux donc que tu prennes une maifon fur le pied de trois cents bouches. Crois que je fuis alfez riche pour toi & pour moi. Hyppolite fe mit a genoux pour la remercier, & la pria de ne le point faire fortir avec tant de précipitation de la maifon de Tiran, de peur que 1'on en parlat, mais que dans quelques jours il feroit tout ce qu'elle ordonneroit. Elifée ouvrit la caffette, & tira par ordre de l'impératrice un gros fac de ducats qu'Hyppolyte avoit peine a porter. Enfuite elle lui donna quatre cents très-belles perles, & lui dit d'en faire broder des grappes de raifins fur un habit, puifqu'elles avoient été la caufe de leur réconciliation. Pendant le fouper de l'empereur, Hyppolite fortit du palais, il fut chez un marchand choifir du brocard verd, dont il fit faire une robe trainante, doublée de martre zibeline avec les chauffes brodées fur le defTein que la demoifelle Elifée lui avoit donné. Quand il eut donné ordre a toutes fes affaires, il partit fecrettement  Tisan ri Beanc. 125' 'de Ia ville & -s'en fut a Beaulieu, fous le prétexte de voir fes chevaux. II écrivit dela a Tiran, & lui manda qu'il y étoit demeuré quelques jours, paree qu'il s'étoit trouvé incommodé. Le meffager s'acquitta fi bien de fa commiflion, que Tiran & tous les autres ne foupgonnèrent rien. Lorfqu'Hyppolite fut que fes habits étoient prêts, il partit de Beauféjour fur un cheval trèsléger. Quand il fut a la ville, il mit fes nouveaux habits qui étoient aufli magnifiques que de bon goüt. L'impératrice & la princefle étoient aux fenêtres chez Tiran, quand elles le virent venir. II les appergut de fon cöté, & fit faire quelques voltes a fon cheval: après quoi il mit pied a terre. Quand il eut fait la révérence aux dames, il s'informa de la fanté de fon maitre, qui lui répondit qu'il fe trouvoit très-bien, & que depuis deux jours il alloit a la meffe. On ne peut exprimer le plaifir que l'impératrice eut de le revoir, Elle lui dit: ö mon fils, je veux favoir de tes nouvelles & oü tu étois lorfque je t'ai vu en fonge avec mon fils. Elle ne put prononcer ces paroles fans pleurer. Tiran & tous les autres s'emprefsèrent de la confoler. L'empereur arriva fuivi de beaucoup de chevaliers , & la voyant dans eet état, il lui dit: eft-ce ainfi, madame, que vous tenez compagnie a notre général? II me femble que vous devriez l'amufer  *H HrsT. du Chevalie* autrement que par des larmes. Seigneur, répondit l'impératrice, vous connoifTez tous'mes chagnns, dans ce moment la vue d'Hyppolite a rappellé toutes les idéés du fonge que fe fis Ie jour que vous arrivates avec les médecins, & que vous interrompites le plaifir dont je jouiffois; car en peut-on imaginer un plus fenfiblè que de mourir dans les bras de ce que 1'on alme? & puifque je fuis privée de ceque j'avois de plus cher, je t'adopte pour mon fils, continua-t-elle , en s'adrelfant a Hyppolite; & le prenant par Ia mam, regarde-moi comme ta mere, rien dans le monde ne pourra changer mes fentimens, tu le mérites, & je t'aimerai pour 1'amour de ce que j'aime le plus ; elle avoit en vue Hyppolite , & tout le monde penfoit que c'étoit le prince qu'elle avoit perdu: elle raconta encore Ie fonge qu'elle avoit eu. Après quoi l'empereur fe retira avec toutes les dames. L'impératrice ne voulut point qu'aucun autre qu'Hyppolite lui donn&t la main ; elle avoit toutes les attentions imaginables pour lui; elle lui faifoit mille préfens devant l'empereur; elle ne vouloit ni diner , ni fouper, qu'il ne fut a fes cótés. Tiran profitoit de tous les inftans pour avancer fes amours. II avoit encore Ie feeours des lettres, graces aux foins de Plaifir de ma viej & quand il fe trouvoit bien de fa jambe, il  Tiran le Blanc. 125*, s'en alloit tout feul au palais, quoique les médecins le contraignifTert encore. L'empereur leur demandoit fouvent quand il feroit pleinement rétabli. Ils lui répondoient qu'il feroit inceffamment en état de monter a cheval. Tiran inftruit de 1'inquiétude que l'empereur avoit pour fon départ, étoit très-affligé de ne pouvoir accomplir fon deffein. L'amourque la veuve Repofée avoit pour lui étoit toujours demeuré dans le filence; mais frappée de ce que i'em-< pereur avoit dit, elle ne douta pas que fon départ ne fut proche; elle ne fongea plus qu'a engager Tiran a la mener avec lui pour avoir foin de fa fanté; & fuppofé qu'elle ne réufsït pas dans ce deffein, fon efprit diabolique lui fuggéra les moyens de brouiller toute la cour. Elle fut donc trouver la princeife, & lui dit: Tiran, en revenant de la meffe, m'a demande un moment d'entretien. Je lui ai répondu que j'y confentois, fi vous m'en donniez la permiffion. Je ne doute pas, comme il fe voit prés de fon départ, que ce ne foit pour me parler mal de V. A. car a peine fera-t-il parti, qu'il ne fe fouviendra pas de vous avoir vue; & c'eft ce qu'il me difoit encore 1'autre jour avec autant de plaifir & deconfiance, que s'il m'eüt raconté quelques - unes de fes prouefTes. II ajouta qu'un homme ne devoit ni prendre, ni  126 Hisr. du Chevalier quitter les armes pour une femme, quelque belle quelque put être. En verite' il parle comme un homme du monde, & nullement comme un chevaher amoureux. Eh bien, lui répondit la princeife, voyez ce qu'il veut vous dire j examinons s'il a quelque mauvais deffein. En tout cas, ajouta-t-elle, vous me donnez toujours un bon Confe.1, c'eft de bien prendre garde k lui. Mais, pourfuivit la veuve Repofée, pour que je puifie découvnr toutes fes faufTetés, je crois qu'il ne feut pas que vous fortiez de cette chambre qu'après mon retour. Alors elle vint dans la falie, & chargea un page d'aller dire k Tiran que la princeife étoit dans Ia chambre de parade, qu'elle avoit k lui parler, & qu'elle le prioit d'y venir. Le page exécuta promptement la commiffion. Tiran accourut auffi-tót avec le plus grand empreffement pour voir fa belle princefle. La veuve qui faifoit fentinelle, ne le vit pas plutót entrer dans la chambre qu'on lui avoit indiquée, qu'elle feignit de fortir de celle de la princeife, vint k lui avec toute la politeffe imaginable & fair le plus affedueux, & lui dit: notre malheur a fait venir 1'impératrice dans la chambre de la princeife dans le moment que nous lui parlions de vous, & que nous la fupplions de vous faire venir; car vous nous éclairez toutes quand nous  Tiran le Blanc. 127 entrons dans le palais, comme J. C. éclairoit les Apótres; & quand vous nous quittez, nous fommes triftes & affiigées. Pour moi, continuat-elle, toutes les fois que je vous vois, je fuis contente, quelque chagrin que je puiffe avoir dans 1'efprit. Je confens a ne voir jamais Dieu, fi je vous en impofe. Mais comme la princefle m'a chargée de vous tenir compagnie pendant que l'impératrice fera chez elle, nous devrions nous afleoir, d'autant que vous pourriez vous faire mal a la jambe. Tiran fe mit fur un petit lit, Sc lui dit: je fuis bien fenfible au difcours que vous me tenez, & aux fentimens que vous avez pour moi; j'attends tout de vous. La paflïört dont je fuis agité, bien loin de diminuer, né fait qu'augmenter. Pour vous donner une forte preuve de tout ce que je pourrois faire pour vous, recevez, ajouta t-il, après lui avoir dit mille autres chofes pour fe la rendre favorable, recevez cette chaïne, & portez-la pour 1'amour de moi. La veuve lui répondit. Je fens très-bien a quoi tend tout ce que vous venez de me dire; mais je ne puis parler différemment de ce que j'ai fait; & pour répondre a votre propos, je vous dirai que fi vous aimez 1'honneur & la vie, je vous confeille de vous retirer du précipice oü vous vous étes engagé, Si de 1'abyme de douleur que vous vous pré-?-  128 H I S T. DU C H E V A£1Ê R* parez; car perfonne n'ignore de quelle fagori vous vous êtes calfé la jambe. On dilfimule a caufe de la guerre, & du befoin que 1'on a de vous. Mais quand la paix fera faite, Carméfine fera la première a vous caufer les plus violens chagrins. Comment fe peut-il que vous ne vous apperceviez pas de tout ce qui fe paffe de honteux & d'abominable dans ce palais ? Paree que je les contraints toutes, autant qu'il m'eft poflible , perfonne n'a d'amitié pour moi. Ce que je fai plus fürement encore, c'eft que vous n'êtes point aimé, comme vous méritez de 1'être. Cherchez une maïtrefle qui foit fincère, franche & loyale. Ne vaudroit-il pas mieux pour vous que vous aimafliez une honnête femme, qui fut ce que c'eft que 1'amour, fans vous embarralfer qu'elle foit fille ? Elle vous fuivroit par tout oü vous voudriez aller, foit en guerre, foit en paix, elle ne quitteroit pas votre tente, & le jour & la nuit elle ne penferoit qu'a vous plaire. Dites-moi, je vous prie, lui demanda Tiran, quelle eft la dame qui me rendra de fi grands fervices ? Malheureufe que je fuis, s'écria la veuve ! n'en ai-je pas dit aflez? Pourquoi voulez-vous feindre de n'cntendre pas ce que vous avez fi bien entendu ? J'ai faili ce moment, que j'ai cru le plus favorable pour vous déclarer ce que vous me faites fouifrir depuis que vous  Tiran l' s ö e a n TJ C H E V A E i E aifément que 1'on n'avoit point diné. Cette leéture du vieux chevalier dura cependant plus de trois heures. Après le diner de Tiran, Tempereur fe mit a table avec tous les autres, place's fuivant leur rang. Le repas fini, on fut au grand marché, que 1'on trouva tendu des plus belles tapilferies, & la on courut des buffles qui étoient Infiniment courageux; ce qui produifit un magnifique fpe&acle, qui fut fuivi des danfes & des intermèdes convenables a la fête. Ces amufemens durèrent toute la nuit; l'empereur ne voulut partir qu'au point du jour. Pour la princeffe, elle demeuroit avec grand plaifir; car elle étoit avec Tiran, qui n'ofoit pas trop lui parler, de peur que l'empereur ne 1'entendït. II lui dit cependant a baffe voix: la nuit dernière valoit mieux que celle-ci. Plaifir de ma vie, qui 1'entendit, lui répondit: vous étes plus fort en paroles qu'en actions. L'empereur voyant que le jour paroiffoit, voulut que tout le monde vint avec lui reconduire le général. Tiran, comblé de 1'honneur qu'il lui faifoit, vouloit 1'accompagner a fon tour; mais le noble empereur s'y oppofa. Quand Tiran fut dans fa chambre, il ne douta pas que Plaifir de ma vie ne lui eut écrit une lettre dans le goüt du difcours qu'elle lui avoit tenu. Mais il ne trouva qu'une charge d'or, qui lui fit  Tiran le Blanc. iy^ admirer la générofité de la princefle. Plus touché de 1'attention que du préfent, il fit appeller Hyppolite, & le lui donna pour en avoir foin. Le lendemain, a 1'heure de la mefle, tout le peuple accourut a la fiete. Tiran ne put trouver un moment pour remercier la princefle de ce qu'elle lui avoit envoyé, qu'après le diner. Les fêtes feroient trop longues a raconter. Elles étoient plus belles de jour en jour. Après le diner on confeilla a l'empereur d'aller dormir, paree qu'il s'étoit couché fort tard. II y confentit; & 1'on convint que tout le monde fe raffembleroit a 1'heure de vêpres. Les dames s'en allant au palais, Tiran s'approcha de la princefle , & lui dit: je n'ai point de termes affez forts pour exprimer ma reconnoiffance & mon amour. Malgré tous ceux dont elle étoit environnée, elle lui répondit: tu es mon feigneur & mon maitre , difpofe abfolument de moi. Ce que je t'ai envoyé eft peu de chofe ; mais tu n'as qu'a parler, le tréfor n'eft ouvert que pour toi. Tiran la remercia encore. Quand ils arrivèrent a la porte de la chambre de l'empereur, qui s'enferma, aufli-bien que toutes les dames, a la réferve de la veuve Repofée, qui fe tint fur 1'efcalier pour attendre Tiran, & qui avoit préparé tout ce que la méchanceté d'une femme peut inventer de plus noir; elle fut a lui en le  i5"4 H i s t. du Chevalier' regardant tendrement, dans le deifein de Penflammer, & lui dit: Seigneur, 1'amour que je vous porte m'oblige a vous dire, que c'eft avec chagrin que je vous vois courir a votre perte, & que moi feule je vous avertis des malheurs oü vous vous précipitez. Mes avis font plus clairs que les prédictions de 1'apocalypfe, & je fuis füre que vous m'aurez obligation tout le temps de votre vie. Ainli je pourrai vous faire voir ce foir même, d'un lieu oü je vous placerai, trüit ce que je vous ai dit. Tiran 1'alfura qu'il feroit prêt a 1'heure qu'elle 1'ordonneroit. Elle avoit fait accommoder la maifon d'une vieille dame, qui voyoit fur le jardin du palais. Elle avoit eu foin d'y faire drelfer un lit. La méchante veuve voyant 1'heure convenable afon deifein, alla trouver Tiran, lui fit faire de nouveaux fermens, & le fit déguifer. Ils arrivèrent tous deux dans la chambre qu'elle avoit fait pre'parer. Cette chambre avoit une fenétre très-haute, & oü 1'on ne pouvoit atteindre fans échelle. Cette fenétre découvroit tout Ie jardin. La veuve avoit fait placer un miroir vis-a-vis, & un autre a 1'oppofite, au-deflus de Ia fenétre; mais difpofé de manière que, par Ia réflexion du premier, on voyoit dans Ie fecond tout ce qui fe palfoit dans le jardin. La veuve enferma Tiran dans cette chambre, &  TlÊAN le BlANC. IfS courut au Palais. Elle reveilla la princefle, en lui difant: Levez-vous , madame, l'empereur vous mande qu'il ne faut pas trop dormir après le dïner, quahd il fait chaud. Vous êtes délicate, & vous pourriez vous en trouver ma!. Pour la mieux réveiller, elle ouvrit les fenêtres de fa chambre. La princefle ne doutant pas que ce meffage ne fut une attention de l'empereur, fe leva, mit une robe de brocard, & demeura la gorge nue & les cheveux épars. Alors la veuve lui dit, que les médecins penfoient qu'elle feroit bien de prendre l'air, & de defcendre au jardin. Nous nous y divertirons ajouta-t-elle, j'ai un habit de la Fête-Dieu, & un mafque qui reffemble au jardinier ; Plaifir de ma vie le mettra, & certainement elle vous amufera. La princefle defcendit avec fes demoifelles. Tiran la voyoit dans le miroir s'affeoir auprès d'un baffin. La veuve avoit li bien arrangé toute fa méchanceté , qu'elle avoit envoyé le jardinier a la ville de Pera, afin qu'il ne parut point dans le jardin. Elle habilla Plaifir de ma vie de 1'habit qu'elle avoit fait faire. Pour elle, elle parut avec fes habits ordinaires. Tiran crut aifément voir le jardinier; elle avoit une béche fur 1'épaule , dont elle fit femblant de travailler. Fort peu de temps après, il la vit qui s'approchoit de la belle prin-  ïj6 Hist. du Chevaliij' ceffe, & qui s'afleyant a fes cötés, lui prit les mains, les baifa enfuite, lui manioit la gorge, & lui tenoit des propofitions d'amour, quï faifoient mourir de rire la princeife, & qui la réveillerent k merveille. Plaifir de ma vie contrefaifoit Ie jargon des efclaves noirs, & diloit toutes les folies qu'elle étoit capable d'imaginer. La veuve Repofée tournoit Ia tête du cótéde Ia chambre oü étoit Tiran, comme fi elle eut été indignée de ce qui fe pafToit. On ne peut concevoir dans quelle affreufe fituation il fe trouvoit alors. II crut d'abord que les miroirs étoient charmés; il les examina, & n'y trouvant rien d'extraordinaire, il voulut s'afTurer fi leur rapport étoit véritable. La veuve n'avoit rien lailfé pour monter k la fenétre. JJ en vint pourtant a la fin a bout, en drefiant un banc le long du mur, & attachant au barreau un cordon qui retenoit les rideaux du lit. Alors il vit Ia princefle, qui donnant la main au nègre, felaifioit conduire dans une petite cahutte, oü Lauzette reflerroit en effet fes outils, & oü il couchoit en été. Pendant que la princefle & Plaifir de ma vie s'amufoient a déranger tout dans la cahutte du nègre, la veuve Repofée donnant un voile k une des filles de la princefle, lui dit, que pour continuer Ie jeu, il falloit que  Tiran £ e Blanc. 157 quand elle fortiroit, elle allat au devant d'elle pour 1'elTuyer. La princefle, qui ne pouvoitfoupgonner la malice diabolique dela veuve, fe laifla faire, & confirmoit par-la dans 1'efprit de Tiran, tout ce qu'on avoit voulu lui faire croire. Tiran ne put foutenir plus long-temps 1'infamie apparente de ce qu'il voyoit, il tomba dans le plus violent défefpoir. II s'étoit cru la veille élevé au plus haut degré de gloire & de bonheur, & il fe voyoit précipité aux fonds des abymes les plus profonds. Sa douleur étoit trop forte pour fe plaindre. Il ne fortoit de fon accablement, que pour poufler de temps en temps des cris percans. La veuve qui étoit revenue a fa chambre, ne douta point, lorfqu'elle entendit fes gémiffemens, que fon artifice n'eüt réufli. Elle lui voulut parler, mais il la pria de le laifler a fa douleur. Elle ne fe rebuta pas, & lui dit: quand je penfe a I'affront que 1'on vient de vous faire, je vous avoue que je ne puis me confoler. Car enfin, quoi de plus infultant pour un chevalier tel que vous, d'avoir fi mal placé fon affection ! Pour moi, je ne comprendspas comment j'ai pu faire une pareille nourriture. Seigneur, croyez-moi, confolez-vous, comme ceux qui éprouvent les plus grands malheurs. Le feigneur tout-puiffant, la véritable trinité font  ïj-8 Hist. du Chevali témoins des chagrins que j'ai éprouvés, & de 1'arHiaion que fa conduite m'a donnée. C'eft urt grand bonheur dans les adverfités, lui répondit Tiran , que d'avoir des compagnons d'infortune; mais s'eft une confolation qui n'eft point faite pour moi; car mon malheur n'a point d'exemple. Votre amour ne peut fe comparer au mien. J'ai éprouvé toutes les révolutions pof fibles dans un même jour; j'ai vu offrir & donner a un nègre, ce que je n'ai pu obtenir par les plus imporrans fervices, & par le plus violent amour. Je fuis 1'homme le plus malheureux en amour qui refpire; je ne furvivrai pas a ma douleur. Alors il fe leva pour fortir, & la veuve lui dit, de fe repofer encore quelque temps; qu'il y avoit beaucoup de monde dans la rue, & que pour rien elle ne voudroit qu'on le vit fortir. Je vais, continua-t-elle, regarder a la fenétre, & je vous avertirai quand vous pourrez fortir, fans m'expofer. Tiran fe laifla tomber fur le lit T accablé de la plus vive douleur. La veuve paffa dans un autre chambre; & croyant ne devoir plus rien ménager pour fatisfaire fa paffion, & pour profiter s'il étoit poffible, du dépit qui tranfportoitle chevalier, elle fe déshabilla promptement, & mit une chemife parfumée, avec une fimple robe de velours noir par-delfus. En eet etat, & ayant fa gorge toute découverte, elle  Tiran l e Blanc. 15-9 s'approcha du lit, fur lequel étoit Tiran, & fans aucune pudeur, elle lui dit: Vous feriez touché de pitié, fi vous faviez tout ce que 1'amour me fait fentir, ö brave chevalier ! Combien ai-je adrelfé de prières aux faints pour votre fanté & pour votre confervation ! Combien ai-je fait d'aumönes, de macérations & de jeünes a cette intention ! J'ai fouffert toute la peine, & la princeife a été au moment d'en avoir le plaifir. Qui trouverez-vous qui vous aime plus que moi ? Moi, qui ai toujours été fage & fidéle a mon mari. Je fuis emportée pour vous d'un amour effréné; & je trouve que vous n'avez pas de comparaifon a faire entre une femme comme moi, qui vous fuivra partout pour vous fervir, & une fille pleine de fauffeté, qui aime un vil efclave, & qui ne peut étre fidéle a fon mari, puifqu'elle a trompé fon père & fa mère. On ne dira point que la veuve Repofée fe foit abandonnée a nul autre qu'a un chevalier, digne de porter une couronne. Quel tort ne vous feriez-vous pas dans le monde, fi 1'on favoit que vous eufliez époufé une fille telle que la princefle! Aimez, feigneur, mais aimez qui vous aime, & ne penfez plus a qui vous méprife. Quoique cela ne foit pas trop bien a dire, prenez-moi pour vous fervir, moi qui tfQUJ aime plus que tout au monde. Sans regarder ia naifiance & les biens, ne penfez  i6o Hïst. dü Chevalier qua 1'amour, 1'hcnneur, Ia fidélité & la conftance. Madame, lui répondit Tiran, faites-moi la grace de ne me plus tourmenter. Je ne penfe qu'a mourir, & je n'ai rien entendu de tout ce que vous m'avez dit. Puifque vous ne voulez pas m'aimer, reprit la veuve, trouvez bon qu'au moins je me mctte toute nue a vos cötés; & fur le champ elle jeta fa robe. Tiran qui la vit en chemife, fauta promptement du lit en bas, ouvrit la porte , & s'en alla plongé dans la plus profonde douleur, lailfant la veuve dans un pareil état. II ne favoit quel parti prendre; il fe promenoit a grands pas. Ses yeux étoient baignés de larmes; tantöt il marchoit, tantöt il fe jetoit fur fon lit. Il fut plus de trois heures dans cette agitation, mais enfin il fortit feul de chez lui, fans que perfonne s'en appergut. Quand il fut a la porte du cruel jardin, il vit le nègre, qui, fur la porte de fa chambre, mettoit des chauffes rouges. Tiran regarda fi perfonne ne 1'appergevoit; & le prenant par les cheveux, il le traina dans la chambre, & lui coupa la tête. Après quoi il retourna chez lui, fans avoir rencontré perfonne. Tout le monde étoit fur la grande place oü la fête fe faifoit. Tiran fit alors cette prière. Dieu jufte, qui puniffez nos fautes, c'eft a vous a me venger de cette criminelle princefTe: ce n'eft pas a moi a la punir.  flKAN ié BeanC, ÏSï jpurirr. Dis, fille Ingrate, étois-je moins propre a ïatisfaire tes defirs, que ce miferable nègre? Non , ce n'eft point des feux de 1'amour que tu as brule', jamais tu rie ies a reflentis. Ses feux n'ont jamais pu infpirer une pafiïon aufli infame* Pendant que Tiran s'épuifoit en regrets, & que l'empereur fe pre'paroit avec toutes les dames pour fe rendre a la fête, il arriva un courier qui lui apporta de mauvaifes nouvelles du camp. Le duc de Mace'doine & le duc de Pera, qui commandoient 1'armée, étoient plufieurs fois fortis du camp pour former des entrepnfes; mais rien n mcommodoit autant les Turcs que les éclufes, par le moyen defquelles les chrétiens inondoient la plaine oü ils étoient campés. La tete des digues avoit fouvent été attaquée, & 1'on avoit perdu beaucoup de monde de part & d'autre ; mais pour deux chrétiens, il y përiifoit trois cents Turcs. Il arriva malheureufement un jour que les Turcs marchèrent avec qüatre mille fantaffins, portant ies outils' néceflaires pour rompre les digues & les éclufes. A une li.eue du camp des Turcs étoit un village dépeuplé & ruiné, oü ii y avoit une vieille muraille. Toute 1'infanterie du foudan y vint pendant la huk, & la cavalerie fe cacha dans un bois , qui n'en étoit éloigné que d'une demie lieue. Les gardes vinrent avertir les généraux das To;nz II,  ï62. Hist. du Chevalier* pofles que les ennemis avoient occupés. On tint un confeil, dans lequel il fut réfolu d'une voix unanime, que 1'on prendroit les armes, & que 1'on iroit au-devant des Turcs. Les coureurs rapportèrent que les ennemis vouloient couper Ia montagne. Les chrétiens marchèrent de ce cóté. L'infanterie de part & d'autre commenca 1'efcarmouche, fï long-temps & fi vivement, qu'il y eut bien du monde de tué des deux cótés. Enfin fur le midi, les Turcs jettèrent les outils qu'ils avoient apportés, & prirent la fuite. Les chrétiens les fuivirent pendant une demie lieue , jufqu'a un défilé dont 1'inondation avoit rendu le paffage dangereux. Les Turcs fe rallièrent de 1'autre cöté. Leur cavalerie avoit pris les devants , & l'infanterie, qui faifoit 1'arrièregarde, au nombre de cinq mille, fe jetta dans le village ruiné , qui ne fe trouva que trop peuplé dans ce moment; ils fe poftèrent derrière le grand mur. Le duc de Macédoine dit alors, qu'il ne lui paroiifoit pas que 1'on dut aller plus avant, & qu'il falloit être en garde contre les embufcades des ennemis. Mais le duc de Pera, piqué de jaloufie fur le commandement, lui répondit: qu'il étoit novice a la guerre; que la propofition qu'il faifoit étoit infame & déshonorante; & que s'il avoit peur, il pouvoit prendre la fuite, & s'en aller trouver les dames, avec  Tiran l ë Beanct, SefqueUes il feroit plus a fon aife, & plus convenablement qu'a la tête des troupes. Le duc de Macédoine réfolut de fupporter patiemment ces reproches, afin de ne pas mettre de divifion dans les troupes. II ne put cependant s'empêcher de lui répondre. Duc de Pera, vous feriez mieux de ne rien dire, que de parler comme vous faites. Nous fommes connus 1'un & 1'autre des troupes que nous commandons, & cela même n'eft pas k votre avantage. Les chevaliers & les feigneurs les empêchèrent de porter les chofes plus loin. Ils étoient d'avis contraire fur 1'attaque t ce qui arrivé toujours quand il y a plufieurs commandans. Ala fin il fallut marcher aux ennemis j car le duc de Pera dit, que ceux qui voudroient s'en retourner étoient les maitres. Ainfi tout le monde le fuivit. Ils trouvèrent les Turcs derrière ce mur, devant lequel il y avoit un petic folfé, qui obligea tous les chevaliers de mettre pied k terre, & de les venir attaquer avec leurs lances; car ils n'avoient point d'autres armes. Dans cette fituation, le fultan d'un cöté, & Ie grand Turc de 1'autre , débouchèrent par la droite & par la gauche, & fondirent fur eux, dont ils tuèrent un grand nombre, & firent beaucoup de prifonniers; car aucun de ceux qui avoient mis pied a terre, ne fe put fauver. Après eet avantages les Turcs s'en retournèrent k leur Lij  Hist. du Chevalier' ville de Beaumont, & mirent leurs prifonniérS dans de fortes prifons. Voila quelle fut la nouvelle que regut l'empereur, en fe difpofant d'aller a la place pour les fêtes. La confternation fut générale, & l'empereur dit, que puifque la fleur de chevalerie étoit prife, on devoit s'abandonner a la douleur. Malheureufe Grece, s'écria-t-il, après avoir été ravagée par la guerre , tu vas changer de maitre. Ainfi les fêtes fe convertirent dans la plus grande douleur. L'empereur envoya chercher Tiran, pour 1'entretenir fur ces triftes nouvelles, & pour lui faire part des lettres qu'il avoit regues. Quand le valet de chambre fut a la porte, il entendit qu'il fe plaignoit ainfi: O fortune ! pourquoi m'as-tu rendu témoin de mon malheur ? Que ne m'as-tu plutöt fait mourir? Ah! princefle de 1'empire Grec, deviez-vous être la proie d'un maure , d'un infame ennemi de notre fainte foi catholique ? O malheureufe veuve ! Pourquoi t'ai-je connue, toi qui es la caufe de mon malheur, & de ma perte? Le valet de chambre de l'empereur ne comprit rien a ces paroles; & pour éxécuter les ordres qu'il avoit regus, il cria a travers la porte, car elle étoit fermée: feigneur , il ne faut pas fe défefpérer, un chevalier ne doit point s'affliger, comme vous le faites., des chofes que Dieu a permifes; il faut foutenir  Tira'-j l e B e a n c. I'adverfité comme Ie bonheur. Ne favez-vous pas qu'ils fe fuccèdent les uns aux autres ? Vous defirez la mort, c'eft une douleur aveugle qui vous donne ce confeil. Tiran demanda quel étoit celui qui vouloit le confoler. II fe nomma, & lui dit tout de fuite-, que l'empereur le prioit de le venir trouver. Tiran- ouvrit fa porte, & lui dit les yeux baignés de larmes : mon ami, je te prie de ne point parler de 1'état oü tu m'as trouvé : va, dis a fa majefté que je.te fuis. Le valet de chambre qui croyoit que la douleur de Tiran venoit des mauvaifes nouvelles rendit compte a l'empereur de 1'état oü il favoit trouvé. Tiran prit un manteau fans aucun ornement, avec les chaulfes de même couleur & f»n épée dans. la main; il palfa dans le jardin &c monta au palais,. II entra. dans la grande falie, oü il trouva tout le monde extrêmement affligé,. au point que perfonne ne lui pouvoit parler.. Le trifte général pafla dans une chambre oü, 51 vit la princeife évanouie, entourée de médecins; fon cceur en fut. attendri,.ij ne put s'em-, pêcher de s'écrier: grand Dieu. eft-ce paree, qu'elle ne peut plus conferver la dignité de fon, rang, que tu veux lui öter la vie? La laiflërezvouspérir ainfi, vous autres? Pourquoi faut-il. que cette horrible image foit fans ceile préfente. a mon fouvenir! Les médecins croyoient qu'iÊ L iij  l66 HlST. EU CffEVAEÏBl? ne parloit ainfi, qu'a caufe de la mauvaife nou** veile, pendant que lui n'attribuoit la douleur: de tout le monde qu'a la maladie de la princeife. En fe retournant, il appergut l'impératrice qui avoit arraché tous les voiles de fa tête, & déchiré fes habits, de fagon qu'on lui voyoit toute la gorge; elle étoit environnée de fes demoifelles toutes dans le plus cruel état, & difoit en jetant des hauts cris ; nous voici donc efclaves fans relfource ! Qui pourroit a préfent nous délivrer ? D'un autre cöté il appergut l'empereur par terre, & fans aucun mouvement, fa douleur le fuffoquoit, fans qu'il eut la force de parler, II fit figne a Tiran d'approcher, 3e lui donna les lettres a lire. Tiran après les avoir lues, dit que les affaires alloient plus mal qu'il ne 1'avoit penfé, Cependant, continua-t-il, en s'adreffant a l'empereur , V. Al. devroit moins s'afHiger. II eft d'une grande ame de foutenir les revers ; la fortune n'eft pas toujours contraire; le ciel nous donnera une autre fois la viftoire. Dans ce moment la princefle ouvrit les yeux, & la connoiffance lui étant revenue, elle pria Tiran de s'ar> procher; ce qu'il fit, après en avoir obtenu la permiflion de l'empereur. Alors la princefle fit aflloir Tiran a cöté d'elle, & lui dit: tu es ma feule efpérance, s'il eft vrai que tu m'aimes, comme tu me 1'as prouvé; puiflions-nous voir  Tiran es Blanc. 167 Ia perte de tant de ducs & de feigneurs reparée, & la liberté rendue a ceux qui font dans les fers 1 Sans 1'amour que j'ai pour toi je ferois morte de douleur. La princeife n'eut pas le temps d'en dire davantage. II arriva deux hommes qui fuyoient du camp. Ils racontèrent fort au long la perte qu'ils avoient fake, & la méfintelligence du duc de Macédoine, & du duc de Pera; qu'il y avoit cinq mille chevaliers a 1'éperon d'or de tués ou de pris, fans compter ceux qui n*étoient pas connus. A ce nouveau récit, les pleurs & les cris recommencèrent plus fort qu'auparavant. L'empereur dans un état difficile a décrire, dit: ce n'eft point la mort que je crains, c'eft la manière de finir. O infortunés chevaliers ! Ies maux que vous foulfrez me percent le cceur: mais j'en ferois encore plus affligé, fi je ne vous les avoïs point annoncés; vous avez été plus braves que fages, & vous n'avez pas fuivi les avis que je vous ai donnés; vous avez caufé votre malheur & le mien , attendez-vous donc a ne jamais me revoir, & foutenez votre captivité avec courage, puifque c'eft votre mauvaife conduite qui vous 1'a attirée. L'empereur fe leva enfuite, Sc tenant fes mains fur fa tête, il paffa dans une autre chambre. Quand la princeife le vit en eet état, elle fut fi touchée, qu'elle tomba encore L iv  16$ HïST, Dü, C H E VA ETE R' évanouie. Le premier médecin dit, pour moi-, je la crois morte; voici la tr^ifième ibis qu'elle perd connoilfance, & je ne lui trouve point de pouls. Tiran qui entendit ces paroles, s'écriaj ó mort , que tu es cruelle, d'enlever ceux qui ne te défïrent point, & de refufer ton fecours a ceux qui t'invoquent! A ces mots, il tomba de fa hauteur fans connoilfance, de fagon qu'il fe bleffa cruellement a la même jambe qu'il avoit déja eu caffée. Les médecins le crurent mort, On courut-promptement apprendre cette nouvelle a l'empereur, qui dit: tous. ceux de fa familie font tués ou pris; du moins celui-ci me reftoit, je comptois fur lui pour délivrer, par fes belles aétions, (es proches & fes amis. A ces .mots, il vint auprès de Tiran, & trouvant fa fille prefque morte: Dieu, dit-il, auquel irai-je ! II fit porter la princeife dans fon lit, & Tiran dans une belle chambre, on le déshabilla promptement , les médecins lui racommodérent la jambe, & tout cela fe paffa fans qu'il donnat figne de vie; il fut trente-fix heures en eet état, Après quoi il demanda comment il fe trouvoit, oü il étoit, Hyppolite lui répondit, qu'il y avoit deux jours qu'il lui caufolt une inquiétude affreufe, qu'il étoit fans connoilfance, &c qu'il n'avoit rien pris de ce que les médecins avoient ordonné, Je ne veux rien prendre, répondit Tiran, je n«f  Tiran Ei Beanc?. ï6# iöuhaite que la mort. II demanda des nouvelles de la princelïè. Hyppolite lui dit, qu'elle fe trou« voit mieux. Je le crois bien, répondit-il, fon mal ne devoit pas être confidérable, elle a eu tant de plaifir il n'y a pas long-temps; cependant je crois qu'a préfent, elle n'eft pas trop contente. Après tout, elle n'eft pas la première, & ne fera pas la dernière. Non le malheureux Ixion fur fa roue, n'eft pas plus. a plaindre que moi. Quelle douleur de ne pouvoir fe plaindre de fes maux ! L'empereur, l'impératrice & leur fuite vinrent alors dans fa chambre lui demander de fes nouvelles. Mais il ne répondit rien. Tout le monde fut très-étonné de ce qu'il ne faluapas même l'empereur, ni les dames,, Tou,jours en proie a fa douleur, il dit; ' Je fuis le plus infortuné des hommes, j'éprouve les plus cruelles. difgraces. de 1'amour, fans. aucune efpérance de foulagement, mes procédés ne méritoient pas une pareille récompenfe. Tout ce qui m'affiige, eft de favoir la viftoire entre les mains des Turcs. Je prévois la deftrucfion des Grecs, ils font punis. des maux qu'ils n'ont point commis. C'eft un grand malheur de ne pas favoir mourir. Puis s'étanf: fait donner un crucifix, il lui adreffa ces paroles avec des foupi.rs & des larmes: ö feigneur, je feis que vous connoifïez mes péchés, daign^z me les pardonner, O Dieu ét^rnel! placez-m»  Hut. © tr Chevalie* au nombre des élus. Enfuite joignant les mains & baifant la croix, il dit: ö Jefus-Chrift, fils de Dieu tout-puifiant! je meurs par amour; & toi, Seigneur, tu as bien voulu fouffrir & mourir pour nous: & moi, j'ai fouffert par la vue d'un maure noir. Toi feul peux comparer tes douleurs aux miennes; ta fainte mere e'toit au pied de Ia croix, fouffrant une extréme douleur & moi, j'étois une corde a la main, avec deux miroirs qui me repréfentoient le plus cruel objet que j'aie jamais vu & que jamais aucun chrétien ait rencontré. Quel eft donc celui qui peut comparer fes peines avec les miennes ? Sois touché, Seigneur, de tout ce que je fouffre, & ne me punis pas davantage: pardonnes-moi, comme au faint larron, & a la glorieufe Madelaine. L'empereur étoit dans la chambre avec le cardinal & beaucoup d'autres gens d'églife. Tous étoient dans 1'admiration des chofes pathétiques que Tiran difoit, & tous le regardoient comme un bon chrétien. II fe confelfa au patriarche, qui lui donna 1'abfolution. Après quoi il fe leva un peu fur fon lit, & continua ainfi: bons & pieux auditeurs, écoutez-moi, regardez quel eft l'excès de ma trifteffe; voyez quelle eft la fource de ma douleur. Confolez-vous, mes parens & mes amis, je touche a la fin de ma trifte & malheureufe vie. Tournant alors les yeux du  Ti s1 a's I E BtAHtf, i;y Goté de la "princefle, il lui dit: je meurs, je vous laifle mon cceur, & je recommande mon ame a Dieu. Jamais aucun autre chevalier n'eft mort de douleur; aufli jamais on n'a pu comparer leur déplaifir au mien. L'empereur & tous les fpectateurs pleuroient & s'affligeoient de fa mort, è. caufe de fon mérite & de fes vertus; mais plus encore par le befoin que 1'on avoit de lui. Enfuite il tourna la tête du cöté de l'empereur, & lui dit: feigneur, recois mon ame, elle veut quitter ce miférable corps. O malheureux que je fuis! la lumière m'abandonne. Rends-moi témoin, feigneur, de ta brillante gloire. Le moment approche que je vais vous quitter. Vous voulez me confoler; mais une dame m'a tué, car mon mal n'eft rien. Seigneur, s'adreflant a l'empereur, qui combattra pour vous, apréfent que vos meilleurs chevaliers font tués ou pris, &c que Tiran, qui vous étoit attaché, va mourir; lui qui vous aimoit plus que tous les princes de la terre? Une feule chofe m?afflige, c'eft de n'avoir pas fini la guerre : je n'ai jamais penfé qu'a vous fervir, & a étendre les bornes de 1'empire Grec; cependant fi j'ai pu vous oflenfer, je vous en demande pardon. Et vous princefle, a qui tout le monde doit être foumis, j'ai toujours été pret a vous défendre contre tous ceux qui vous auroient offenfé: mais je ne puis dire autre chofe, finon que jamais il  jjz Hist. du Chevalibs ne fut de douleur égale a la mienne. Après cela s'adrelfant a toutes les dames , il leur dit: quoique je n'ai» point eu occafion de vous prouver mon zele, je vous prie de conjurer le feigneur tout-puiifant de me pardonner. Après quoi il bailfa la tête & fe mit a pleurer amérement, en attendant la mort, Pour Hyppolite, il lui dit: vois mon fils, oü aboutilfent toutes les chofes de ce monde ! vois en quel état je fuis; & remarquant que la douleur d'Hyppolite 1'empêchoit de répondre, il ajouta : ne pleures pas , je te vais recommander a'l'empereur; & fe toyrnant vers lui; il lui dit: feigneur, vous favez quel a été mon zèle pour vous fervir, trouyez bon que je vous demande pour toute. grace, de prendre fous votre proteétion, mes parens, mes amis , Sc tous ceux qui m'ont fervi. L'empereur 1'aiTura, malgré le ferrement de coeur qui le fuffoquoit, que fa volonté feroit exécutée. Alors la tête de .Tiran tomba de deflus le chevet, il ferma les yeux, Sc parut dans un profond fommeil, que 1'on prit pour celui de la mort, Hyppolite s'écria ; Ah ! mort, en quel état me laiffe - tu! Tous fes gens étant accourus, Hyppolite s'écria de nouveau : fi ce chevalier meurt, toute la chrétienté eft perdue; & pouffant de grands cris, il dit: feigneur Tiran, pourquoi ne voulez-vous pas entendre les pleurs Sc les regreta de tous geux qui vous font attachés ï Tiran lui.  T t R A' N t E B L A N C. tfjf fêpondit: qui m'appelle? C'eft le malheureux Hyppolite, repliqua-t-il, que vous mettez au défefpoir. Quelque malheureux que vous croyez être, ne cherchez point la mort, c'eft la der. nière des chofes terribles: voyez le feigneur d'Agramont qui veut vous parler. A ce nom , Tiran ouvrit les yeuxavec beaucoup de peine, & lui dit: qu'il étoit venu pour le voir expirer, & que cette peine fe joignoit a celle de n'avoir pas obtenu ce qu'il méritoit, & qu'il les prioit de partager entr'eux ce qu'il lailfoit. 1 Alors avec bien de la peine, iltenditla main, main a fes parens & a fes domeftiques. Sa voix étant déja fort altérée, il dit, en baifant encore le crucifix: feigneur, je te remercie de me laiffer mourir devant mes parens & mes domeftiques, l'empereur, fimpératrice & la princefle leur fille : je te prie de me pardonner, de te contenter des peines de mon corps, & de placet mon ame parmi tes faints dans la gloire du paradis. Se tournant enfuite du cöté de fes parens, il leur dit: qu'eft devenue la fleur de la maifon de Bretagne & de la Roche-Salée? Je vous quitte, la cruelle mort ne me permet plus de remuer la tête. O Diofébo, duc de Macédoine, & toi, vicomte de Branches! je vous dis un trifte adieu ; vous êtes prifonniers pour 1'amour de moi; vous êtes au pouvoir des inftdéles, &  H i s t. cu ChetalieI fans moi, vous feriez dans votre pays. Quï pourra vous tirer de captivité ? Mon malheur m'a féparé de vous. O Diofébo ! Quelle fera ta douleur, quand tu fauras que je meurs pour avoir été trompé par celle qui n'a point eu pitié de moi. L'empereur m'a promis d'avoir foin de vous. Je demande que mon corps foit embaumé, porté en Bretagne, & remis aux bons chevaliers. Je veux que mes armes &lachemife que j'aiportées dans les combats, foient mifes fur mon tombeau dans 1'églife cathédrale, avec les quatre écus que j'ai gagnés dans un combat corps a corps contre ies rois de Frife & d'Apotlonie, les ducs de Bourgogne & de Bavière, Si on peut 1'évitcr, je prie que 1'on ne montre mon corps ni a mon père, ni a ma mère. Je veux encore que 1'on mette fur mon tombeau une tête de nègre avec ces mots : Elle donna la mort a Tiran le Blanc. Après quoi il pria tout le monde de ne lui plus rien dire. Sa douleur étoit fi forte, que les médecins ne pouvoient la foulager. L'empereur & toute la cour étoient au défefpoir. Perfonne ne penfoit a prendre aucune nourriture. On n'envifageoit qu'une prochaine captivité, car on n'avoit d'efpérance qu'en Dieu & en Tiran. Le voyant dans eet état, le défefpoir s'emparoit des efprits. Ils fortirent tous de la chambre du malade. Les médecins lui ordon-  Tiran le Blanc. ij; nèrent plufieurs chofes, qui toutes ne fervirent a rien. II vint une juive fur le bruit de fon mal, qui fe préfenta devant l'empereur, & lui dit avec hardieffe: 1'attachement que j'ai pour V. M. m'oblige a paroitre devant elle. Votre fituation me touche, & je crains de vous voir perdre vos états fur la fin de vos jours. Je n'ignore pas que toute votre reffource eft dans la vie du brave chevalier Tiran le Blanc. Tous les médecins font abandonné. Moi feule j'entreprends de le guérir, me foumettant a la mort & a toutes les peines qu'il vous plaira de m'impofer, fi je ne lui rends pas la fanté. II a du courage, & certainement il prendra le deffus. Voici ce qu'il faut faire, continua-t-elle: faites affembler beaucoup de gens armés, qu'ils faffent femblant de fe.porter des coups d'épées & de lances qu'ils pareront avec des écus. Quand il fe reveillera au bruit des armes &. des combattans, il faut lui dire que ce font les Turcs qui font dans la ville, & qu'il n'a point d'autre parti a prendre que celui de la fuite. La honte qu'il aura de fuir le fera lever fur le champ. L'empereur confulta les médecins fur cette idéé, & tous 1'approuvèrent. Les cris furent fi forts avant que d'arriver a la chambre de Tiran, qu'il les entendit; il demanda a la juive, qui  tjS Hist. r3u Chevalier étoit au chevet de fon lit, ce qui les pouvoit caufer. Elle lui re'pondit: levez-vous, feigneur, te font les Turcs qui fe fónt emparés de la ville, & qui viennent poür fe venger de vous. Comment, répondit-il, les Turcs font li pres de moi! Levéz-voüs, repliqua-t-elle, regardez paria fenétre, vous verrez combien le danger eft prochain. Tiran fe fit donner des habits, & mettre plufieurs bandes autóur dè fa jambe, il s'arma le mieux qu'il put. II rtionta a cheval, & fuivï de plufieurs, il marcha avec une fi grande valeur, que prefque tout fon mal fe diffipa. L'empereur & les médecins lui confeillèrent de prendre quelque chofe pouf réparer fes forces; il confentit a tout. Après quoi ori ne lui fit point myftère de ce qui s'étoit paffé, rii du rhotif que 1'on avoit eu. Dieu foit loué, dit alors Tiran, de m'avoir rendu la vie, après me l'avoir ötée. Avant que Tiran fe levat, la princefTe qui n'étoit point avertie de ce qu'on alloit faire, s'étoit mife a genoux dans fon cabinet devant une image dé la Ste. Vierge, & avoit dit en baifant la terre : 6 reine, mere des anges , fouveraine, pleine de bontés, exaucez-moi, & me prenez en pitié! Toutes mes efpérances fe font évanouies : j'invoque la mort, c'eft le feul remède qui me refte: fi je perds mon feigneur que j'aime plus que ma vie, je veux que tout le monde fache qu'au même inftant  Tiran leBeanc iff Inftant je mourrai moi-méme. Alors elle prit un couteau qu'elle cacha dans les plis de fa robe, en entendant cette cruelle nouvelle, & dit: ij vaut mieux que je me tue, que d'être a la merci des Turcs. j'ai recours k toi, avocate des pécheurs, pour conferver mon ame & mon corpsi Quand Hyppolite vit que Tiran e'toit habillé, & qu'il demandoit fes armes, il courut promptement a. la chambre de la princeife, & lui dit: Madame, confolez-vous, Üvrez-vous k la joie» Ce changement fubit faifit tellement la princeife , qu'elle fe laifla tomber par terre. Hyppolite lui raconta tout ce qui venoit de fe palfer. Elle en eut tant de plaifir, qu'elle le baifa au front, & verfa des larmes de joie. HyppoÜtë entendant le bruit qui fe faifoit, quitta la princefle, pendant qu'elle paffa dans la chambre de fa mere. Toutes les dames fe mirent aux fenêtres, & virent Tiran qui revenoit avec l'empereur. Tout le monde n'étoit occupé que de Ia fanté du général. En paffant fous la fenétre de ia princefle, il bailfa la vilière de fon cafque, & mit fes deux mains devant fon vifage. L'impératrice demanda a Carméfine pourquoi il avoit fait urie telle adion, qui ne fe pratiquoif! que pour marquer le mécontentement d'amour. La princeife lui répondit qu'elle 1'ignoroit. Lorf- Tome IL M  178 HI s T. DU C H E VA E I ER' qu'ils furent a la porte du palais, L'empereüf mit pied a terre, & voulut, mais inutilement, empêcher Tiran de s'en aller chez lui. Ce fut en vain qu'il lui dit, qu'il feroit beaucoup mieux fervi au palais. La princeife ne put comprendre pourquoi il avoit refufé une chofe qu'il avoit autant defirée, & le gefte qu'il avoit fait en paffant devant elle, lui faifoit aulïi faire beaucoup de réflexions. Tiran, de retour chez lui, fit venir Hyppolite & le feigneur d'Agramont. II les pria de faire promptement armer dix galères, ce qu'ils firent. Après fon diner, il mit tout en ordre pour fon départ. II fit partir tout ce qu'il avoit de troupes pour fe rendre par mer au chateau de Malvoifin. Sur le foir, les médecins 1'ayant quitté & rendu compte a l'empereur de fa fanté, la princefle qui bruloit d'envie de 1'aller voir, conjuraPlaifir de ma vie & la demoï* felle de Montblanc de 1'aller trouver, & de lui peindre 1'état affreux ou fon inquiétude la réduifoit, en 1'aflurant qu'elle avoit une fi grande envie de le voir, qu'elle obtiendroit de l'empereur d'aller avec lui dans fa maifon. Un page qui vit arriver ces demoifelles, courut avec beaucoup de joie & d'empreffement avertir fon maitre, qui lui dit de fe tenir a la porte, & de leur dire qu'il fe portoit bien, mais qu'il dormoit, & qu'il avoit grand befoin de fommeil, Le page exécuta fes ordres»  Tiran r, i B t a H c. ij0 Les demoifelles ayant rendu compte de leur commiflion a la princefle, elle fit fi bien qu'elle engagea l'empereur & l'impératrice a lui aller rendre vifite. Tiran qui en fut averti, chargea deux pages de ce qu'ils avoient a faire. Quand l'empereur fut a fa porte, un des deux pages lui dit; qu'il croyoit que fa majefté ne voudroit pas entrer, paree que Tiran dormoit, ce qu'il y avoit long-temps qui ne lui étoit arrivé; que même il avoit une grande fueur, & qu'il faudroit feulement laifler entrer un médecin, qui ne 1'éveillit point. Tiran fe mit dans fon lit, après avoir fait mouiller un drap, & s>étre rougi le vifage, il fit femblant de dormir. Le médecin entra, & vint dire a l'empereur, qu'il feroit mal de 1'éveiller, que le lendemafft il feroit en état de recevoir 1'honneur de fa vifite. La princefle étoit au défefpoir de ne point voir Tiran. Mais elle fut obligée de fuivre l'empereur. Dès que Tiran fe vit feul, il fit promptement embarquer fon équipage, & Iui-même feroit parti a minuit; mais tout le monde n'étoit pas embarqué. Au' lever du foleil, l'empereur entendit les trompettes qui fönnoient le départ des galères, & Ie feigneur d'Agramont vint de la part de Tiran^ pour lui dire qu'il s'embarquoit pour fe rendre au port de Traméfine, & que dela il iroit a Malvoifin, oü les troupes devoient arriver par Mij  i8o Hist. du Chevalier terre. L'empereur lui répondit, qu'il remerciók le ciel d'avoir rendu la fanté a Tiran, puifqu'il étoit en état de partir; ce qu'il defiroit le plus au monde, après le falut de (on ame, & que 1'efpérance qu'il avoit en lui, lui faifoit oublier tous fes maux paffés. Et comme je crois, continuat-il, qu'il fera le repos de ma vieilleffe, je le veux regarder comme mon fils. Dites-lui que je lui garde une récompenfe proportionnée k fes fervices. Le feigneur d'Agramont prit congé de l'empereur, après lui avoir baifé la main; & paffant dans la chambre de l'impératrice, oü étoit la princeife, il regut leurs ordres. L'impératrice ne put voir partir Hyppolite fans verfer des larmes. Elle ne fut pas moins affligée que la princefle. Elles reflentoient chacune leur mal. Mais la princefle. étoit inconfolable, en penfant que Tiran étoit parti fans lui rien dire. Pour favoir fi cette nouvelle étoit véritable, elle courut chez l'empereur, qui la lui confirma. Et comme elle n'avoit d'autre moyen de revoir fon amant, elle conjura l'empereur d'aller fur fes galères. L'impératrice n'eut pas de peine a fe joindre a la princefle. L'empereur étoit arrivé avant elles. II recommanda a Tiran les intéréts de 1'empire, & le combla d'éloges & de promeffes. Cependant les matelots le prièrent de;  T i r a' n l E Bia'n c. lSl retourner promptement a terre, paree qu'ils voyoient un orage qui s'approchoit. La princefle étoit au défefpoir de n'avoir pas été fur la galère avec l'empereur. Elle auroit vu fon amant, & lui auroit parlé. La mer devenoit trop grofle, pour qu'on lui permit de s'embarquer & l'empereur n'y auroit jamais confenti. Elle ne fut donc que pleurer & foupirer, en conjurant Plaifir de ma vie d'allej- favoir pourquoi Tiran partoit ainfi, fans lui rien dire, pourquoi il avoit mis les mains fur fon vifage, en la voyant, & pour quelle raifon il n'avoit pas voulu demeurer au palais. Plaifir de ma vie comprenant 1'intention de fa maïtrefle, fe mit dans une chalouppe avec Hyppolite, qui laifla l'impératrice dans la douleur la plus amère. Tiran regut aflez froidement Plaifir de ma vie; mais elle lui paria de fagon , qu'il confentit a 1'écouter; & elle lui dit: vous êtes trop généreux pour me traiter comme vous faites. Je vous avertis que vos procédés me mettent au défefpoir. Malgré les traverfes que vous avez efluyées, la fortune vous a donné les moyens de fatisfaire votre amour. Mais vous avez mieux aimé fouffrir & pleurer. O cruel chevalier \ oü font a préfent les prières que tu m'as faites fi fouvent pour être heureux,. en me difant, que ta vie & ta mort étoient en M iij  i8a Hist, du Chevalier' ma difpofition ? Oü font les larmes que tu as Ci fouvent répandues ? Se peut-il qu'un brave chevalier réduife a une telle extémité une aulft grande princeife ! Le crime du pêché de Caïn eft moins punifiable que 1'indignité avec laquelle tu abandonnes ton époufe. Donnez-lui la vie pu la mort; 1'un & 1'autre dépendent de vous 5 mais au moins, daignez la voir. Ces dernières paroles furent entrecoupées de fanglots ; Plaifirde ma vie ne put en dire davantage. Tiran lui répondit tout bas; dans la crainte d'être entendu: quel eft celui qui me peut confoler dans le trifte Ctat oü je fuis ? la mort feule eft mon unique xemède; puifque feule elle peut m'öter les idéés du jardinier nègre. Je fouffre, & je n'ofe en dire la raifon, fur-tout a vous , fille ingrate, qui avez confenti a tout ce quf me tue, & qui me prouvez, que les étrangers ne doivent le fier a perfonne. Je ne defire que la mort, & mon amour n'eft pas pour cela diminué. Mes fentimens font purs. II n'en eft pas de même des fiens; rien n'égale leur noirceur. Mais pourquoi feignoit-elle d'agréer mon attachement? Pourquoi me parloit-elle fi bien ? Etoit-ce pour me rendre le cruel témoin d'un baifer donné par 1'infame a Lauzette, a ce monftre, avec toute la tendreiTe que 1'amour peut infpirer ? Etoit-ce pour augmenter rhorreur que j'éprouyois par le fpeétacle.  Tiran eb B e a n c. 183 Hes carefles qu'elle lui faifoit au fortir de fa cabane ? Etoit-ce pour y mettre le comble qu'elle fe fit éfTuyer au fortir des bras de ce digne amant, avec le voile de la veuve Repofée ? Tu n'eft point complice de toutes ces horreurs. Sï je t'avois vue dans le jardin avec elle, ma fureur n'auroit pu fupporter ta préfence. Je t'aurois déja précipitée dans la mer. Va-t-en, au nom de Dieu, laiffe-moi; abandonne-moi a ma rage & a ma jaloufie. Je pars, paree que j'en crains la violence. L'infame nègre en a déja relfenti les effets. Peut-être ne ferois-je pas toujours le maitre de lui donner des bornes. Car enfin, je fens que je 1'aime, que je 1'adore toujours , cette ingrate princeife, toute indigne qu'elle en eft. Puiffe une mort prompte terminer mes peines l Puiffe la mer jetter mon corps k fes pieds : ce corps d'un chevalier qu'elle a fait fon époux & quil'a tenue dans fes bras, puiffe-t-il recevoir par fes foins les derniers devoirs 1 A ces mots, la douleur lui étouffa la voix. Plaifir de ma vie inftruite par ce détail, de ce qui caufoit fon défefpoir, ayant eu le temps de feremettre de fa furprife, prit la parole, & lui dit : feigneur, comment eft-il poffible que vous foyez refté un feul moment dans Terreur oü vous. «tes & que vous ayez pu faire une telle oftenfe£ la vertu. la plus pure, & a 1'amour le plus tca- M iv  184 HlST. DU CHEVAEIERJ dre ? "Votre cceur ne dèvoit-il pas démentir les apparences trompeufes, par lefquelles 1'mfarQ.e veuve Repofée vous a fans doute fait illufion ? C'eft moi que vous avez vue fous les habits & fous un mafque femblable a ce malheureux nègre. C'étoit cette abominable veuve' qui 1'avoit fait faire. Elle avoit imaginé ce fata'1 déguifement, & elle nousapropofé elle-même ce badinage, qui a pour vous & pour nous des fuites fi funeftes. Tiran refufoit d'ajouter foi gux paroles de Plaifir de ma vie, il vouloit avoir des preuves qu'elles étoient véritables. La demoifelle lui répondit, en riant: Seigneur, je confens de demeurer ici, & qu'Hyppolite ail'e voir s'il ne trouvera pas fous mon lit les habits & Ie mafque du jardinier. Si par hafafd ils n'y font pas, faites-rnoi jeter a la mer. Tiran frappé de ce difcours, envoya Hyppolite pour s'affurer de ce fait, & lui recommanda de faire diligence , & de revenir promptement, paree que la mer groifilfoit a chaque inftant. Hyppolite partit fur le champ, mais a fon retour, iï trouva le temps fi gros, qu'il ne put jamais aborder la galère, ni Plaifir de ma vie en defcendre pour retourner a terre. Cependant avec une corde, on tira a bord le paquet que fon avoit fait des habits & du mafque. Tiran reconnut Ste h^ rnéchanceté de la veuve Repofée, & il  Tiran e e B e X n d. iSjf, jura publiquement que d'abord qu'il feroit dé* barqué, il la feroit brüler vive devant l'empereur, ou qu'il la traiteroit du moins comme il avoit traité le nègre. Enfuite il conjura Plaifir de ma vie d'obtenir de la princefle fon pardon. Elle le lui promit. Cependant le gros temps augmentoit toujours. Ceux qui voyoient Hyppolite dans fon petit batiment, le recommandoient a Dieu. Mais enfin il lui fit la grace de regagner la terre. Le vent devint fi fort, que les cables des galères fe rompirent, & qu'elles prirent le large. Deux échoucrent. Tout le monde fe fauva; mais les batimens fe brisèrent. Des trois autres galères, il y en eut une qui alla échouer auprès d'une petite ifle; mais la galère de Tiran & celle qui Faccompagnoit, furent emportéesenpleinemer; la violence du vent ne permettoit de faire aucune manoeuvre, ni de fe fervir des rames; & bientöt il leur eut été impolfible de 1'entreprendre. Leurs voiles furent déchirées, les mats brifés, & les gouvernails emportés par un furieux coup de mer. Tiran vit périr a fes yeux 1'autre galère fans la pouvoir fécourir, & fans en pouvoir fauver un feul homme. La fienne réfifta un peu plus long-temps, cependant elle commengoit a faire eau. Tout 3'équipage étoit en pleurs, & chantoit le Salva Regina, non fans s'être confeftes 1'un a 1'autre, &i fans avoir  iSc? Hist. »u Chevaihk demande pardon a Dieu. Plaifir de ma vie étoit fur fon lit plus morte que vive : Tiran la confoloit du mieux qu'il pouvoit. Mais a la fin il fe mit a genoux, & demandant pardon de fes péchés, il prononga ces triftes plaintes; ö mon Dieu tout-puiflanfc, voyez en quel état je fuis réduit; je vais pe'rir dans la mer, moi que les Turcs n'ont pu faire fuccomber. Pourquoi m'avez-vous fait éviter la mort dans le cruel combat que j'ai eu contre le feigneur de Villermes ? Mais enfin je vous loue, ö mon Dieu, de me punir ainfi de mes péchés. Je fuis moins alarmé pour moi, que pour cette demoifelle qui ne fouffre que par rapport a moi. O Tiran, la mort va trancher tes jours, toi qui croyois que perfonne ne pouvoit te vaincre ! O Princefle, le phénix du monde; plüt a Dieu que tu fufles. ïci, non pour partager le péril, mais pour rece- voir mes derniers foupirs, & m'accorder le pardon de mes injuftes foupgons, quoiqu'ils m'ayent été fuggérés par la plus noire des méchancetés 1, Je voudrois encore vivre alfez de temps pour te punir, malheureufe veuve, de toutes. les noirceurs que tu as commifes fans craindre ni Dieu, ni les hommes; elles font la caufe de notre perte & de la deftruction de 1'empire grec. O grand empereur, en quel état vous ïéduira ma mort! Et vous * braves chevaliers  ' TriïK eb BtïHfl. 187 de ma maifon , qui pourra vous fecourit & rompre vos fers ! La tempête dura deux jours & une nuit; a la fin du troifième jour, on appergut une cóte que les matelots reconnurent avec étonnement pour être celle d'Afrique. Ils ne pouvoient concevoir comment ils avoient traverfé 1'Archipel fans aller fe brifer contre les ifles & les rochers dont cette mer eft remplie, Cependant la violence du vent continuoït toujours, il les pouffoit vers une cöte efcarpée dont la vue redoubloit encore leurs craintes. Un nouvel accident augmenta leur péril, le pilote fut tué par la chute d'une poulie qui lui tomba fur la tête. L'équipage fans chef, & ne recevant plus d'ordre, ceffa de faire aucune manoeuvre. Alors un des matelots dit a Tiran: feigneur, ordonnez a tout l'équipage de jetter 1'eau dont la galère eft remplie: prenez le baton, allez partout, puifque le comité eft mort, faitesles travailler maigré le découragement oü ils font, car fi nous venons a bout de doubler le cap, nous pourrons nous fauver. Tout efclaves que nous ferons, 1'efclavage vaut encore mieux que la mort. Tiran lui demandant oü ils étoient, il lui dit: de ce cöté eft la Sicile, & de 1'autre Tunis. Ce qui me fache, c'eft de voir un brave chevalier périr fur une cöte de barbares qui le feront efelave, Tiran, fe, leva maigré  HOS HlST. fSt' CHEVA'ElBrf fon incommodité, & fit des eiforts incroyables. Mais voyant que la poupe étoit déja remplie d'eau, il fe fit donner fes plus beaux habits, & prit une bourfe dans laquelle il mit mille ducats , & un petit billet qui contenoit ces mots : je prie celui entre les mains de qui mon corps tombera, de lui donner une fépulture honorable : je fuis Tiran le Blanc de Bretagne, de la maifon de Roche-Salée, & général de 1'empire grec. La galère cependant fe remplifioit de plus en plus. Les Maures qui étoient a terre voyoient qu'elle alloit échouer , & les chrétiens étoient fürs de ne pouvoir éviter la mort ou 1'efclavage. Dans une fi cruelle extrêmité, Tiran fit cette prière a la mère de Dieu. O fainte mère, qui faites obtenir le pardon des péchés , vous qui fütes vierge avant, pendant & après 1'enfantement, pardonnez a mon ame, comme je crois ce miracle. Dans ce moment la galère fe trouva prés de terre, &c tout le monde fe jettoit a la mer pour fe fauver. il commengoit a faire nuit. Tiran ne voulut jamais abandonner le batiment-j & comme il n'y avoit plus ni chaloupe, ni cable , ni manoeuvre il engagea par fes promeffes deux matelots, qui lui étoient attachés, & qui 1'avoient fujvi de Bretagne, d'avoir foin de la demoifelle, Ils commencèrent par la faire mettre;.  Tiran l e Blahc, 18$ toute nue. La galère étoit alors prefque entièrement fous 1'eau. L'un d'eux prit un morceau de liége , & fe 1'étant attaché autour du corps , il mit la demoifelle fur fon dos, & 1'autre 1'aidoit a la porter; il vint un coup de mer qui fépara les deux matelots, celui qui avoit le liége fe nova $ 1'autre après avoir fait fes efforts pour aider a Plaifir de ma vie, fut obligé de 1'abandonner: fon bonheur voulut qu'ils fuflentprès de terre, il faifoit extrémement nuit; mais elle entendoit le bruit que les Maures faifoient pour prendre les chrétiens; elle avoit trouvé pied ,• mais lorfqu'elle voulut fortir de 1'eau , le fiot la couvroit abfolument; cependant en fuivant le bord de la mer toujours dans 1'eau, elle s'éloigna des Maures qui s'égorgoient entr'eux pour s'enlever leurs prifonniers; elle voyoit a la lueur des éclairs briller leurs épées , èc quand elle appercevoit quelqu'un venir de fon cöté, elle rentroit dans la mer. Elle ne ceffoit, dans une fituation fi cruelle, de prier la Vierge, puifqu'elle avoit voulu qu'elle vint fur les terres des Maures, de la faire tomber entre les mains de quelqu'un qui la traitat avec bonté; elle trouva enfin, après avoir fait prefque une demilieue, une cabane de pécheur dans laquelle elle appergut deux peaux de mouton, qu'elle s'attacha autour du corps, ce qui diminua un peu le  Hist. dit Chevaliïk froid dont elle étoit fciue. Comme elle étoit excédée de fatigues, elle s'endormit; mais lorf* qu'a fon reveil elle fe trouva feule elle s'abandonna a la douleur. Que je fuis malheureufe, difoit-elle, den avoir pas péri fur mer, plutöt que de me trouver ici! Mais puifque tous les faints me font contraires, je crains de ne pas trouver la mort que je préfére a la perte de mon honneur. O prineéffe, que mon abfence vous afflige ! vous qui attendiez avec tant d'inquiétude la réponfe que je vous portois; ne penfez plus a moi, vous ne me reverrez plus. Elle entendit alors un Maure qui venoit k elle en chantant^ elle fe cacha, & voyant qu'il avoit la Barbe blanche, elle efpéra qu'il pourroit lui donner quelque fecours ; & s'approchant de lui, elle lui raconta fes malheurs; Le maure fut touché de compaffion k la vue d'une jeune perfonne réduite en cét état; il lui dit.- fachez, demoifelle, que j'ai été long-teirips efclave en Efpagne dans un village nommé Calèfe, dont la dame me donna la liberté, pour avoir fauvé la vie a fon fils que 1'on alTaffinoit: il étoit déja par terre, je mis 1'épée k la main, & je 1'arrachai k fes afTaffins que j'obligeai de prendre la fuite; elle me donna des habits & de 1'argent; &me fit conduirea Grenade; vous pouvez en revanche vpus attendre a tous les bons traitemens  Tiran ru Èt t » & ipti que je pourrai vous faire; j'ai une fille veuve qui voudra bien me faire le plaifir de vous regarder comme fa fceur. Plaifir de ma vie fe mit a fes genoux pour le remercier. Le maure lui donna une capote qu'il portoit, & la conduifit prés de Tunis dans un lieu nommé Rafa!* Quand la fille dont il lui avoit parlé, vit dans quel état Plaifir de ma vie étoit réduite, elle en fut infiniment touchée. Le père la pria d'en avoir tous les foins poflibles, & lui dit: cette demoifelle eft fille de la dame qui m'a fi bien traité, je veux reconnoitre les obligations que je lui ai. La fille qui aimoit beaucoup fon père, lui donna une chemife avec une robe & un voile a la morefque, de fagon qu'on 1'eüt prifo pour une femme du pays. Cependant Tiran qui étoit refté dans Ia galère avec un feul matelot, après en avoir fait fortir Plaifir de ma vie, voyant le batiment pret a couler bas, fe jetta a la mer dans 1'efpérance de gagner la cöte a la nage. La terre étoit peut-être encore plus a craindre pour lui qüe la mer. II avoit fait tant de mal aux Turcs dans la guerre de Conftantinople, que fi par hafard il venoit a être reconnu des Maures, les horreurs d'un éternel efelavage n'étoient pas ce qu'il avoit le plus a redouter. L'obfcurité le favorifoit, & affifté du fecours de fon fidéle  ipa HlST. du CheVALIES matelot, il gagna, fans étre appercu, un endroi* écarté de la cöte. Ils fe trainèrent 1'un & 1'autre fans bruit jufqü'a un endroit, qui leur parut propre a les cacher. Le matelot s'appercut qu'ils étoient proche d'une vigne chargée de fruits , il propofa de palfer la nuit en eet endroit. Le confeil parut bon a Tiran, & après qu'ils eurent repris un peu leurs forces, le matelot n'entendant plus rien, alla k la découverte, & ayant trouvé une caverne, ils s'y retirèrent. Tiran fouffroit beeucoup de fa jambe, il étoit nud, la nuit étoit froide, a caufe de 1'orage du jour précédent, & les réflexions les plus chagrinantes fe joignant k la douleur qu'il relfentoit, il pafla une nuit cruelle. On verra dans la quatrième partie,par quel enchainement de circonftances il échapa au malheureux fort qui le menagoit. Fin de la troijième Partks  Tiran ie Blanc. tpsj QUATRIEME PARTIE. Tandis que Tiran, occupé de fa douloureufe fituation, s'abandonnoit a fon défefpoir , la fortune préparoit les moyens par lefquels elle avoit réfo'.u de 1'en tirer. Le roi de Tremecen avoit envoyé depuis quelques mois un ambaffadeur a celui de Tunis; eet ambaffadeur , le meilleur chevalier de tout le royaume, avoit la confiance de fon maitre , & commandoit fes armées. Ce matin-!a même , il étoit forti pour chaffer. Ses chiens ayant fait partit un lièvre , eet animal fe fauva dans la caverne oü Tiran s'étoit retiré. Sa vue, & celle du ma» telot, arrêtèrent les chiens qui fe contentèrent, d'aboyer. Un des chalieurs y étant entré, fut touché de 1'étatoü il vit Tiran érendu par terre & fans mouvement, mais fur-tout il lut frappé de la blancheur de Ion corps, qui lui parut un phénomène fmgulier dans un pays oü tous les hommes étoient bafanés. II courut rendre compte a fon maitre de ce qu'il avoit vu, & le récit qu'il en fit a 1'ambaffadeur, lui donna la curiolïté de s'inftruire par lui même. Le $natelot, qui le vit venir , avec une fuite de Terne IL 1$  ipf Hïst. r>tr Chevalier' gens armés, oublia Tiran & ne fongea qu'a prendre la fuite , croyant qu'on 1'alloit faire efclave. L'ambafTadeur fut touché d'admiration & de compaflion a la vue de Tiran , il lui témoigna 1'une & 1'autre en ces termes: II arrivé fouvent que les plus grands feigneurs font prifonniers fur terre & fur mer, ou qu'ils font naufrage, comme il me paroit que tu Pas fait; fi tu es aufli brave que ton air le promet, ne t'afHige point de ce que la fortune t'a conduit ici, prends confiance dans le grand Dieu qui gouverne le monde. Je te le jure par le faint prophéte Mahomet, qui t'a délivré d'un fi grand danger; c'eft pour te rendre heureux qu'il t'a fait tomber entre mes mains, je ne doute point qu'il ne t'ait donné des vertus qui répondent aux perfections dont il a orné ton •corps; j'ai trois fils, tu feras le quatrième. Et s'adreffant a fon fecond fils, il lui dit: je veux en relIens  T i -r 1 sr tl B t aj e. aof «noins tout le prix de la liberté que vous me rendez. Mes malheurs paflés me font relfentir tout le poids de ceux qui vous accablent maintenant; j'efpère qu'ils finiront. La fortune des armes eft journafère. Le feigneur Dieu qui m'a créé, ne m'a point procuré la liberté, par votre moyen, pour ne me pas mettre en état d'en faire ufage en faveur de 'a vertu & de la juftice. C'eftlale feul bien qui me peut toucher; dans 1'état déplorable oü je fuis, la vie n'a plus de charmes pour moi; je ne penferai a la conferver, que pour être utile a vous & a votre roi. J'ai porté les armes en Efpagne, & 1'expérience que j'y ai acquife pourra peut-être me mettre en état de vous donner quelques avis. Du moins me verrezvous combattre aux premiers rangs, de fi:con a ne point démentir la bonne opinion que vous avez de moi. Pardonnez fi je me rends ainfi témoignage a moi-méme ; mais les effets feront foi, fi je fai mérité. Vous ne devez point être étonné de voir votre roi affiégé, les rois le font fouvent. Si vous craignez que les coups de canon ne détruifent le chateau, ne vous inquiétez pas. Quand nous ferons dedans, je faurai bien en romp re la force. Le général fut trèscontent de ce que lui dit Tiran; il le pria de fe préparer au départ, & fur-tout d'emporter ce qu'il falloit pour rompre les coups de canon.  Ï202 HlST. B TT CHE VAIIEÈ Seigneur, lui répondit Tiran, quoiqu'en dife Salomon, la pauvreté & la richeffe font un inconvénient égal pour réuflir. Le général lui fit donner un de fes meilleurs chevaux, des armes & une fomme dVgent. Tiran acheta un fiel de baleine, du vif-argent, du nitre, du vitriol romain, & plufieurs autres drogues dont il fit un onguent, qu'il mk dans une boite pour le donner en temps & lieu a fon maitre. Ils partirent très-fecrètement, pafsèrent la rivière, & fe rendirent pendant la nuit a. 1'autre chateau, qui n'étoit éloigné de celui oü étoit le roi que d'un quart de lieue. Quand Tiran eut bien examiné la tour, il vit le pont de pierre, & que les ennemis étoient campés dans de grands jardins , de fagon que perfonne ne pouvoit paffer le pont fans tomber entre leurs mains. II pria Ie général de lui donner un Maure, qui ne fut pas connu, & auquel il put fe fier. II demanda auffi deux cents moutons, que fon amena fur le champ. II prit une capbtte de berger, 8: parut comme le valet de ce Maure. Le roi Efcariano, qu£ favoit qu'il n'avoit point d'ennemis en campagne , qui ne craignoit rien a caufe du nombre de fes troupes, & qui de plus méprifoit celles de Tremecen, qu'il avoit battues, faifoit faire trois fois par jour trois décharges de fon artillerie, qui confiftoit en trente-fept pièces de  Tiran le Beanc. 205* canon groffes & petites. II avoit déja ruiné plus de la moitié du chateau. L'on avoit publié par fon ordre que tous ceux qui apporteroient des vivres au camp, feroient en toute füreté. Le Maure & Tiran remontèrent la rivière plus d'une lieue au-delfus du pont, & vinrent après cela droit au camp. Ils demandèrent de leurs moutons plus qu'ils ne valoient, de fagon que perfonne ne les achetoit, & qu'ils y demeurèrent trois jours: pendant lefquels ils s'approchèrent des canons avec leurs moutons; & Tiran faifant femblant de les regarder, frotta toutes les pièces avec 1'onguent qu'il avoit compofé. II avoit la vertu de faire calfer tous les métaux; mais 1'onguent perdoit fa force au bout de trois heures. Tiran avoit pris fes mefures ainfi. Quand les Maures voulurent tirer comme a leur ordinaire, toutes les pièces crevèrent. Le roi Efcariano fut très-étonné, & trouva eet événement d'un mauvais augure. Pendant ce temps-la Tiran rentra dans le chateau avec le Maure; ils y trouvèrent le général, auquel Tiran confeilla de faire rompre une arche du pont, & de mettre a la place un pont-levis. Après que cela fut fait, il fit conftruire promptement a 1'autre bout du pont un retranchement avec de groffes poutres de bois. Tiran mosita fur un bon cheval, & marcha avec une lance droit  £©4" Hut. cïï 'CHEvAriB* au camp des ennemis. II trouva cinq Maures quï fe promenoient au foleil, fans aucune me'fiance, en voyant un feul homme qu'ils croyoient de leur camp ; avec fa lance il les tua tous cinq. Cette acfion donna 1'alarme au camp: tout le monde courut aux armes, & monta a cheval. Tiran ne s'en embarraffa pas, & tua tous ceux qui fe préfentèrent; mais quand il vit que 1'armée approchoit, il fe retira toujours en combattant, dans le retranchement qu'il avoit fait faire; il mit promptement pied a terre. Ceux du chateau vinrent a fon fecours, & 1'efcarmouche commenga de fagon, qu'il y périt beaucoup de monde de part & d'autre; mais le nombre des ennemis augmentoit toujours. Tiran fut obligé de fe retirer, ce qu'il fit en levant le pont qu'il avoit fait conlfruire. Les Maures de'truiiirent tout le retranchement. Tiran le fit refaire de nouveau pendant la nuit, & tous les jours la mëme manoeuvre fe re'péta. II y avoit deux canons dans le chateau, que Tiran fit porter a la téte du pont, avec lefquels il tiroit fur le camp, & 1'incommodoit beaucoup. II étoit toujours armé dans le retranchement, & combattoit avec les ennemis. Une nuit il dit au général: feriez-vous bien aïfe que je fiffe fortir votre roi du chateau oü il eft, & que je le me«affe dans quelqu'autre fortereffe, oü il fut plus  T,I R A N L E B L A N O, 20% en füreté ? Le général lui répondit : fï tu me fais le plaifir de me mettre en état de difpofer a ma volonté de ma bru & de fon époux, je te fais le maitre de tous mes biens ; & fuppofé que le roi ne récompensat pas un pareil fervice, je n'en ferai pas ingrat. Faites préparec tout-a-l'heure deux chevaux, lui dit Tiran; envoyez-les avec un homme sur fous eet arbre, en lui montrant un pin ; envoyez-en un autre qui les puiffe conduire a une demie lieue d'ici. Tout cela fut fait. Tiran monta a cheval quand le jour fut venu, & prit avec lui cent hommes armés qu'il fit fortir du retranchement, pendant que fes deux canons tiroient fans difcontinuer. Quand ceux du camp virent les cent hommes qu'il avoit fait marcher en avant, ils eurent peur qu'ils ne les vinffent attaquer, comme Tiran avoit déja fait. Ils prirent tous les armes , & marchèrent a eux. L'on combattit vivement de part & d'autre. Enfin, les troupes de Tiran furent obligées de rentrer dans le retranchement que les ennemis réfolurent d'attaquer. Ils le firent affez vivement pour les fuivre jufques fur le pont, perfuadés avec raifon que s'ils en étoient les maitres, le chateau feroit a eux. Dans ce deffein ils laifsèrent fort peu de monde dans leur camp. Tiran voyant toute lVïP-ée raflemblée pour 1'attaque  206" Hi s r. du Chevalier du retranchement, dit au général: tenez ferme ( ici, tant que vous le pourrez, pendant que j'irai oü je dois aller. Alors il piqua des deux, & fut comme un éclair oü le page 1'attendoit avec les deux chevaux. Quand il arriva, celui qu'il montoit étoit déja las, il le donna au Maure, & partit avec Ie page. Ils traversèrent les jardins fans être vus de perfonne, & pafsèrent le long du camp; le page marchant le premier, parceque ceux du chateau ne connoilfoient pas Tiran. Ils approchèrent fi prés, que le fils du général reconnut le page pour fon frère cadet, & défendit qu'on tirat fur eux. Quand ils furent dans Ie chateau, ils trouvèrent le roi dans la falie qui venoit au devant de lui. Seigneur, lui dit Tiran, montez avec la princefle votre fille touta-l'heure a cheval; venez avec moi, je vous menerai en lieu sur. Le roi prit le cheval du page, mettant la mariée en croupe. Tiran prit la princefle de la même facon; & dans eet état ils fortirent promptement du chateau, allant a toutes jambes jufques a ce qu'ils füflent a une lieue du camp, oü la nuit les prit. Alors ils allèrent au pas. Le roi, qui favoit parfaitement les chemins, alla droit a Tremecen, la plus forte place de fes états. Volant la bonne grace de Tiran, il voulut favoir par quel hafard il lui rendoit fervice, & lui dit: je te prie, brave  Tiran le Blanc. 207 gentilhomme, de me dire quelle eft la raifon qui t'a pu engager a t'expofer, comme tu fais, pour fauver un malheureux roi , & me tirer d'un lieu oü je comptois finir mes triftes jours? O fortune, quelle adverfité tu me fais éprouver dans ma vieillefle ! Mais pourquoi me plaindre ! Mahomet a voulu que ta valeur me délivrat de ce danger. Compte que je reconnoïtrai magnifiquement tes foins. Tiran lui répondit, qu'il avoit été touché des larmes de fon peuple; qu'elles avoient renouvellé en lui le fouvenir de fes propres malheurs; qu'il étoit venu dans un de fes chateaux par 1'ordre de fon capitaine général, dont il étoit prifonnier. Voila , feigneur , ajouta-t-il, quelle eft ma fortune. Je fuis affez heureux d'avoir rendu fervice a V. M. j'oublie ce que j'ai fouffert. Regardezinoi comme un de vos fujets. Sachant le mérite & les graces de la princeife votre fille, je me fuis expofé pour elle. Le roi foupira, & lui répondit: 1'on doit faire cas d'un homme dont les acfions répondent a 1'extérieur. Je te crois doué de toutes les vertus. Je te regarde comme un chrétien fage & brave, qui ne craint point tous les Maures enfemble. C'eft pourquoi je te prie d'avoir pitié de ma fille, & de conferver tes jours, fans t'expofer inutilement. O Mahomet! Pourquoi ta fainteté m'a-t-elle öté  '2o§ H r s t. r> v C h etalie r4 toute efpérance ! Tiran lui dit tout ce qu'il crut capable de le confoler. Ils arrivèrent enfin a la ville de Tremecen , oü la joie de revoir leur roi fut extreme. On donna une maifon a Tiran, dans laquelle il fut magnifiquement fervi. Le roi lui envoya des préfens confidérables. Tous les chevaliers Maures lui rendirent de grands honneurs. II vint un jour au paiais du roi pour lui demander la permiffion de retourner auprès de fon maitre, auquel il devoit fidélité. Le roi lui répondit: généreux chrétien, je te prie de ne me point quitter. J'ai mandé au capitaine général de fe rendre ici, & je t'aflüre qu'il y fera avant dix jours. Mettons cette ville en état de défenfe, comme tu le jügeras a propos; & je te promets, fur ma couronne, de te donner la liberté. Tiran fe mit a genoux Sc lui baifa les mains pour le remercier. La fille du roi frappée de la bonne mine de Tiran, touchée des fervices qu'il avoit rendus au roi fon père & a a elle, & fenfible aux applaudiffemens qu'il recevoit de tous cötés, deliroit beaucoup que Dieu lui fit la grace de faire mourir fon mari, afin de le pouvoir époufer. Elle lui dit donc un jour: je te prie par Mahomet, heureux chrétien , de vouloir bien me dire quel eft ton pays ? Tiran lui répondit: vous méritez les honneurs que 1'on vous rend, puifque vous daigne^  • T I R ï N L E B t k N C. Ü0§ Üaignez vous intéreffer a mpn malheureux fort; je fuis un chevalier qui ai perdu tout ce que j'avois fur une galère; mes parens exercent le métier des armes. Plufieurs rois font morts fous leurs bannières. J'étois feigneur, & je fuis efclave;. j'avois des ferviteurs & c'eft a moi a fervir. Ces paroles la touchèrent; fes veux furent préts 3 fe remplir de larmes, elle lui dit: confie-mot ta fortune & ta naiffancé. Si la fin de tes malheurs ne dépendoit que de moi, comptes qu'ils ne dureroient pas long-temps. Tiran répondit: j'obéis; que pourroit-on refufer a la plus belle perfonne du monde, a celle dont les charmes & les perfeclions pourroient mettre non-feulementles Maures & les Chrétiens en guerre, mais encore !e monde entier. Je fuis né dans la Bafle-Efpagne, fils d'un brave chevalier, d'une ancienne maifon, & d'une mère belle & fuffifamment riche, qui n'ont eu que moi d'enfant, & qui comptent n'en plus avoir, puifq'u'ils ignorent fi je fuis mort o.u vif. Leut converfation fut interrompue. La princefle Ie quitta; mais fes manières polies & fes difcours flatteurs ne lui fortoient point de 1'efprit & elle en faifoit la comparaifon avec la rudefle des hommes de fa nation, qui' ne regardoient les perfonnes de fon fexe que comme des efclaves deftinées a fatisfaire des defirs paflagers. Quelquq Tome II. Q  aio Hist, dit Chevalier1 jours après, le capitaine général arriva, charmé de voir le roi, la princefle & fon fils échappés du danger auquel ils avoient été expofés. Après qu'il les eut falués, il accabla Tiran de careffes. Le roi qui 1'aimoit beaucoup, demanda fa liberté au capitaine général, le priant d'y mettre un prix. Le général, en reconnoiflance de 1'obligation qu'il lui avoit, & touché des prières du roi, la lui donna, & le délia de la parole qu'il lui avoit donnée, dj ne point le quitter ni lui, ni le pays, qu'il ne lui eut dit par trois fois: Va-t-en. II lui prit les cheveux & lui dit trois fois, en effet: Va-t-en, tu es en liberté. Après cela Tiran baifa les pieds & les mains au roi pour le remercier, & lui dit: feigneur, je vous jure foi de chrétien, de ne vous point quitter que je n'aie tué ou fait prifonnier le roi Efcariano, ou du moins que je ne 1'aie obligé a quitter vos états. Le roi & tous les autres furent trés contens de cette parole. D'un autre cöté, le roi Efcariano apprenant la fagon dont celui de Tremecen & fa fille s'étoient fauvés du chateau, fut aufli furpris que faché. Voyant qu'il ne pouvoit s'emparer de fa perfonne, il réfolut de faire la conquête de fes états; & comme il avoit beaucoup de troupes, les villes & les chateaux ne faifoient aucune ïéfiftance. Toutes ces nouvelles engageoient 1»  Tiran e e B l a n c. aïf roi de Tremecen a tenir fouvent confeil pour. voir le parti qu'il auroit a prendre. Chaque jour il augmentoit les fortifications de la ville, qui par elle-méme étoit trés forte. On la fournit de vivres pour cinq ans. Mais tous les frabitans fe regardoient comme perdus, paree que leur nombre n'étoit pas fuffifant pour fe défendre. Tiran propofa un jour au roi dans fon confeil de 1'envoyer comme ambalfadeur aü roi Efcariano, afin qu'il put examiner en quel état étoient fes troupes, comment il les difci— plinoit, & juger de quelle fagon on pourroit les attaquer. Tout le confeil approuva cette réfolution, quoiqu'il y en eut quelques-uns qui craigniffent qu'il ne demeurat avec les vainqueurs. Tiran fe prépara & partit, fuivi de beaucoup de monde. II fut droit au lieu oü étoit le roi Efcariano. Quand il fut devant lui, il lui dit, avec un maintien fier & d'un ton ferme : roi Efcariano, ne fois point étonné ft je ne t'ai pas falué, car 1'homme ne doit rien a fon ennemi capital. Le roi de Tremecen m'envoie ici, paree qu'il a fouvent entendu dire du bien de toi, & qu'il te regarde comme un des plus fages rois du monde. II eft étonné de ce que tu as pris les armes contre lui. II croyoit ne devoir attendre que des actes de juftice d'un auffi grand prince que toi; il penfe donc, que S O ij  "Uil Hist. du Chevali^ tu confultes le fond de ton cceur, tu au ras honte de ta conduite & du tort qu'elle a fait è. ta réputation. Car enfin un roi fans foi, & qui fans fujet en veut détröner un autre, eft un tyran. Si tu veux, je t'offre le combat corps a. corps, ou bien a quelqu'un de tes chevaliers, pour te prouver 1'injuftic'e de ta caufe. Si perfonne ne ie veut accepter, ne crois pas qu'aucune crainte faffe parler le roi de Tremecen , ni qu'il redoute le moins du monde, ni toi, ni ta puiffance : ton entreprife ne fe terminera pas fans une jufte récompenfe. Sache que lui & toutes fes troupes font difpofés a te bien recevoir, moyennant la grace de Dieu, qui protégé ordinairement ceux qui ont la juftice de leur cöté. Je ne doute pas que ton aétion ne caufe la ruine de ton état, & que tes veuves ne pleurent incelfamment ta mort. Le roi qui m'envoie te demande donc le fujet de ta venue dans fes -états, afin qu'il puiffe le faire écrire, & que 1'avenir foit au fait de ton injuftice. Le roi lui répondit: tu es bien hardi, chevalier, tel que tu fois, de venir devant moi fans en avoir la permiffion, & de me tenir des propos fi infolens. Sans la fureté que 1'on doit aux ambaffadeurs, je te ferois payer cher la hardieffe de tes difcours. Mais je veux que ton ©xaitre fache que c'eft avec raifon que je fuis,  Tiran e e Beanc. venu 1'attaquer, II n'ignore pas que j'ai traité il n'y a pas long-temps, par le moyen dë per.fonnes nobles du mariage de fa fille avee moi» qu'il me l'avoit promife., & qu'il avoit même pris jour pour terminer, II a violé lui-même. fa parole, & m'a fait le plus cruel outrage, Comment peux-tu donc dire que ma conduite, eft injufte, moi qui ne dois pas avoir un moment de repos que je ne 1'aie fait périr? Je fais que la fortune difpole. fouvent autrement qu'on ne 1'efpéroit: mais la crainte des hafardst doit - elle m'empêcher de foutenir une caufe jufte; Sc puis-je périr pour une plus belle caufe, que pour la poffeflion d'une princeife auffi accomplie que Smaragdina ? Je fais que tu es chrétien, je fuis donc charmé de te pariet d'elle, j'en parlerois un an de, fuite fans m'ennuyer; & fi tu as aimé dans le cours de ta vie, tu peux t'imaginer ce que je fouffre. Pendant que j'étois jeune, j'avois auprès de moi trois moines de faint Francois, doóteurs en théologie , qui me propofoient fouvent de me faire chrétien. Je fais bien que cette loi eft plus noble 8; meilleure que Ia notre; aufli ie 1'aurois fuivie, mais ma mère qui pleurbit tous les jours, devant moi, obtint enfin que je renvoyaffe les moines. Je puis t'affurer que j'aime cette ver^ tueufe demoifelle avec tant d'ardeur, que j'eis 9 üi  214 Hist. du Chevalier deviendrai poffefieur, ou que j'y périrai. Toi qui la connois, comment peux-tu penfer que je me laifle enleyer une perfonne auffi accomplie ? II lui rapporta enfuite beaucoup d'exemples me'morables de ce que 1'amour avoit fait entreprendre pour les plus célebres beautés dont il eft parlé dans 1'hiftoire, la fable & les romans; il avoit appris ces faits dans fes tonverfations avec les trois moines de faint Francois. II fluit en lui difant: celle que j'adore leur eft infiniment fupérieure, j'ai commencé la guerre pour l'avoir, je ne la finirai point que je ne 1'aie. Voila toute la réponfe que j'ai a te faire. II lui tourna enfuite le dos fans vouloir 1'écouter plus long-temps. Le foir, ayant appris que Tiran avoit été efclave, il voulut s'éclaircir s'il étoit homme de naiffance , & s'il avoit tenu un rang confidérable, comme on le difoit. Pour cela, il le fit inviter a diner pour le lendemain. La table fut couverte de mets de toute efpece, depuis les plus délicats jufques aux plus grofiiers ; & il avoit donné ordre que 1'on obfervat la même différence dans la fagon de les apprêter, afin de juger par le choix que feroit Tiran s'il étoit accoutumé de fe trouver a de bonnes tables. II s'appergut d'abord du deffein d'Efcariano, & par le choix des plats auxquels il toucha, il ne lui lailfa plus  Tiran r e Bianc, 2ijf. aucun doute fur la noblelfe de fa naiffance. Après le repas, Efcariano le conduifit dans une tente, oü il y avoit un grand monceau de ducats d'or, un autre de monnoie blanche, & un autre de vafes dargent & de pierres précieufes ; il y avoit auffi beaucoup de harnois, & dix chevaux fuperbement enharnachés. On voyoit devant ce pavillon une barrière, fur laquelle étoient trois éperviers. Quand ils furent dans cette tente, le roi lui dit: je fuis dans 1'habitude de donner a ceux qui viennent en ambaffade auprès de moi, la permiffion de prendre ce qu'ils aiment le mieux, & en auffi grande quantité qu'ils en ont envie. Prends donc ce qu'il te plaira & plus tu prendras, plus je te ferai obligé. Tiran , pour obéir au roi, choillt celui des trois éperviers, qui lui parut le meilleur. Le roi fut très-étonné de ce procédé, & ne douta plus que la nöblelfe de fes fentimens & de fa naiffance ne répondit a celle de fa figure, il auroit "fort defiré le retcnir a fa cour, mais il ne lui en témoigna rien, paree qu'Ü le crut inca-* pable de manquer a fa parole. Tiran retournaL auprès du roi de Tremecen , auquel il raconta fidèlement tout ce qui s'étoit paffe. Le roi lui demanda fi larmée de fon ennemi étoit forte. Seigneur, lui répondit-il , je ne puis vous le dire pofitivement, car je ne les ai pas vu enfenv* Oiv  feiS Hist. du Che va li,e5' ble, mais il leur eft venu du fecours, je peux bien avoir vu quatre-vingt mille hommes. On tint confeil, il fut réfolu que le général & Tiran nrendroient les dix mille combattans qui reftoient, les autres ayant déferté , ou ayant ete tués, & qu'ils fe jetteroient avec cette troupe dans Alïnaque, place fi importante, que tout le royaume eut été perdu, fi les ennemis s en étoient emparés. En effet ils marchoient Pour la prendre. Tiran fit ufage de tout fon favoir- pour fortifier la place; il fit faire des barrières, & du cöté le plus foible, des chemms fouterrains pour fortir de la ville fans en ouvnr les portes. Ces chemins répondoient k un jardin voifin de la ville. Quand le général Vit toutes les rufes & les fineffes que Tiran em-' p'loyoit, il fut dans 1'admiration, & difoit qu'il n'avoit jamais vu d'homme auffi expérimenté dans la guerre. Pendant qu'ils attendoient les ennemis, le roi de Tremecen étoit dans la ville oü il ne manquoit de rien. Efcariano foumettoit tout ce qui fe préfentoit devant lui. Un jüif, le plus riche qui fut dans la ville de Tremecen, en fortit alors fans qu'on s'en appergut, & fut trouver le roi Efcariano, auquel il propo fa de lui livrer fon ennemi, & par conféquent de le rendre maitre de fes états, tout ce qu'il pourroit faire fans cela étant inutile. Nous?  Tiran le Blanc. 217 ferons: continua-t-il, un traité enfemble, & fans courir aucun rifque, je remettrai le roi & fa rille en ta difpofition. Efcariano regarda ce difcours comme une fable, & lui répondit, qu'il ne croyoit pas qu'il put lui tenir fa parole; mais que s'il le faifoit, il lui promettoit, foi de roi, de 1'élever en un lieu plus haut qu'aucun autre homme de fon royaume; mais ajoutat-il, tu ne pourras en venir a bout, & tu feras mieux de t'en retourner, que de me donner la honte d'échouer dans une pareille entreprife, comme je ferois en me conflant a la parole d'un juif. II lui répondit: tu fais bien, feigneur, qu'il y a beaucoup d'événemens qu'il faut abandonner a la fortune, & furtout dans les entreprifes de guerre, oü 1'on ne peut tout prévoir; auffi tout chevalier qui ne voudra rien donner au hafard, n'augmentera jamais fa réputation; & fi tu veux penfer a ma propofition, tu verras qu'elle eft aUffi fimple qu'aifée. Pour ta füreté je te donne mes trois enfans en ötage, & je donnerai ma fille en mariage, a un juif qui vend de 1'huile dans fon camp, il eft jeune & bien fait, il loge avec le grand prévöt, donnelui cette charge, je te fais entrer dans la ville. J'ai une porte dans ma maifon qui donne fur les murs de la ville, perfonne ne la garde que moi, je puis faire entrer par-la deux cent mille  2>i8 Hist. du Chevalier' combattans. Le roi frappé de ces dernières paroles, dit au juif: comment pourras - tu me livrer le roi & fa fille ? Car j'ai entendu dire qu'ils étoient enfermés dans un chateau trèsfort & bien muni. Si tu as fait attention a ce que je t'ai dit, lui repliqua le juif, tu auras vu que je ne t'ai point parlé du chateau, je n'ai promis de te livrer que ia ville, le roi & tous ceux qui font avec lui; car il habite au palais dans la ville, & ne compte fe retirer dans le chateau que Iorfqu'il y fera contraint. Ce font toutes chofes dont je réponds, & que je fuis très-certain de faire réuffir. Ils convinrent de tous leurs faits. Après quoi le roi lui promit de le combler de biens, s'il faifoit réuffir fon mariage. Sur le champ il fit venir Ie prévót, c'étoit un chevalier chargé de faire venir les vivres au camp. Le roi lui demanda s'il connoiffoit un juif qui vendoit de 1'huile. Le prévót lui répondit, qu'il y en avoit un qui autrefois avoit été favetier. Va promptement le chercher, lui dit le roi. Quand iffut en fa préfence, il le prit en particulier, & lui demanda de quel pays il étoit. II lui répondit, que fuivant ce qu'il en avoit entendu dire a fon père, il y avoit long-temps qu'ils étoient fes fujets. Eh bien, dit le roi, puifque tu es mon vaflal, je veux récompenfer ceux qui me fervent, je te  TiKAS LH BlAKC. 219 marie avec Jamille, la fille du juif Jacob, le plus riche marchand dè Barbarie ; elle aura douze mille ducats d'or en dot, & deux mille qui me feront donnés pour mes éperons; tu dois m'être très-öbligé. Le juif lui répondit, comme ne trouvant pas la plaifantene bonne; il 1'afTura de plus qu'il ne pouvoit fe déterminer a faire une telle faute. Comment donc, lui dit le roi! Vous devez favoir, feigneur, lui repliqua-t-il, pour excufer mon refus, qu'il n'y a que trois races defquelles defcendent ce que nous fommes aujourd'hui de juifs, depuis que nous avons crucifié le faint homme appellé Jéfus. L'une eft celle de ceux qui décidèrent de fa mort, & que 1'on reconnoit au mouvements continuels qu'ils fe donnent, car ils ne peuvent gouter le repos ni du corps, ni de 1'efprit; ils joignent a cette inquiétude une grande effronterie. L'autre race vient de ceux qui 1'exécutèrent; on reconnoit ceux-ci a leur vue égarée, qu'ils ne peuvent fixer , fans ofer regarder en face, encore moins lever les yeuxau ciel, comme eft celui que vous voulez me donner pour beaupère. La troifième, eft celle qui defcend de David; il eft vrai que ceux-ci étoient alors a Jérufalem, mais ils n'y donnèrent point leur confentement, & fe retirèrent émus de pitié dans le temple de Salomon, pour ne pas voi*  220 HlST. du ChE VAliER' une fi grande injuftice; ils font afïables & doux ' ils peuvent regarder de tous cötés. Je defcends* de ceux-ci; par conféquent il me paroit que je ne dois point me méfalier en époufant fa fille. Le roi ne voulut pas le contraindre, mais il le p«a de répondre du moins avec politelfe a Dom Jacob II les fit venir enfuite 1'un & 1'autre en la prefence, & dit au marchand, que celui-ci confentoit au mariage ; mais le plus jeune ne dit pas un mot. Le marchand voyant que le roï lüi-méme le difoit, ne douta pas que la chofe ne fut faite. Après cela le roi convint avec le marchand juif, que le feize du mois a minuit, il fe.trouveroit auprès de la ville de Tremecen pour s'en emparer. Efcariano s'y rendit, comme ïl en étoit convenu avec fes généraux, & le juif, dans 1'efpérance de marier fa fille, ne favoit pas oublié; il ouvrit promptement la porte de la fynagogue, & toutes les troupes entrèrent en foule. Le roi marcha droit au palais, ils trouvèrent une grande réfiftance, cependant ils pafsèrent tout le monde au fil de 1'épée. Le roi, fes fils & le marié eurent le même fort, il n'y eut que la fille a laquelle on fit grace. Ils attaquèrent enfuite le chateau, mais ils ne purent le forcer. Efcariano ne fe trouvant pas trop bien dans la ville, réfolut d'y laÜTer la moitié de fon armee pour la garder, & partit avec  TlRiCN tl BtANC, QlI* ïa demoifelle qu'il conduifit, maigré la douleur qu'elle éprouvoit de la perte de toute fa familie, dans un fort imprennble, il y mit une bonne garnifon, & revint a Tremecen avec le refte de fes troupes. Cette terrible nouvelle vint aux oreilles du général & de Tiran, toutes leurs troupes tombèrent dans le défefpoir, & dïfoient tout haut, que puifque leur roi étoit mort, il valoit mieux fe rendre a Efcariano, que de foutenir la guerre; que c'étoit un moyen pour obtenir bon quartier. Tiran dit au général qu'il ne lui confeilloit pas d'en agir ainfi, qu'il avoit encore dix mille combattans, la ville oü ils étoient, & quelques chateaux, qu'ainfi il pouvoit fe 'défendre, après quoi il obtiendroit plus aifément qu'on lui rendit fon propre chateau, & quelques autres encore pour faire fi'nir la guerre. Le général trouva fon confeil très-bon. Mais il ne pouvoit fe confoler de fon fils, ni de fon roi. Tiran ne pouvoit comprendre comment cette ville avoit été prife avec les1 troupes & les commandans qu'il y avoit lailfés. II vint un homme qui s'étoit fauvé du maffacre, qui leur apprit la trahifon du juif, ajoutant qu'Efcariano favoit fait arrêter, & avoit faifi tous fes biens, difant que puifqu'il avoit trahï fon feigneur, dans la crainte qu'ifne lui en fit autant, U voulut que tout nud & frotté de  222 Hist. du Chevalier mie!, on 1'attachat a une très-haute potencé,& que le lendemain il füt écartelé, & donné 1 manger aux chiens, ce qui fut exécuté. Tiran ayant fu que les troupes étoient dans la ville & dans les lieux voifins, & qu'Efcariano avoit emmené Ia fille du roi dans le chateau fort du mont de Tuber, prit avec lui deux hommes qui connoifioient parfaitement bien Ie pays; il les fit monter fur de bons chevaux, & les mit en embufcade dans une maifon que 1'on appelloit la vieille mofquée, fur le chemin du mont de Tuber. Quand il fut grand jour, il leur ordonna de prendre deux Maures, afin de favoir ce que faifoit le roi, ou il étoit, & comment il vivoit. II apprit qu'il étoit avec la nouvelle reine dans le chateau, avec foixante cavaliers de garde; mais qui ne Ia faifoient ni le jour, ni la nuit; & qu'en bas, dans le bourg, il y avoit mille hommes d'armes. Tiran, inftruit de ces détails , retourna au chateau'pour voir en quel état il étoit : après quoi il fut a la ville, & prit avec lui cent hommes, qui portoient des outils, & les plaga fur un pont, avec ordre de le rompre au cas qu'ils viflent venir les ennemis, ^fin de les empêcher de paffer la rivière, ou du moins de les arrêter, & de les obliger d'aller chercher un paffage éloigné d'une grande jour-  Tiran le B l a n c. 225 née. II y avoit trois jours de marche du chateau oü étoit le roi, a la ville de Tremecen, & de ce même chateau a celui oü étoit Tiran, il n'y avoit que neuf lieues. Après cette difpofition, Tiran marcha avec tout ce qu'il avoit de. troupes droit au mont de Tuber. On prit les armes quand on les vit paroïtre, & 1'on fortit pour les combattre. Mais Tiran & le général ne voulant pas rifquer un combat, ils firent couler leurs troupes autour du chateau; de facon qu'ils prirent beaucoup de bétail, après quoi ils revinrent a la ville. Tiran venoit très-fouvent a ce chateau, il y demeuroit deux ou trois jours; & quand il n'avoit plus de vivres, il s'en retournoit. II fortit un jour de la ville enveloppé dans fes triftes penfées, occupé de la princefle qu'il avoit quittée, des dangers de Plaifir de ma vie, de fon efclavage & de celui de fous fes parens. Dans eet état il vit fortir un efclave chrétien d'Albanie, qui s'affligeoit beaucoup, paree que fon maitre favoit cruellement battu en 1'envoyant travaiiler au jardin, qu'il avoit auprès de la ville. Tiran qui le connoiflbit pour lui avoir parlé plufieurs fois, en eut pitié, & le trouvant afltz fage & alfez difcret, il 1'appella, & lui dit, n'ayant perfonne a qui pouvoir fe confier: la fortune fe plait encore plus a tourrnenter ceux qui  '224 Hist. du CirfVAi;iERJ n'ont pas du courage, que les autres. Le fou-J venir de mes malheurs me reri'd fenfible aux tiens. Tu peirx m'etre utile, faire ton bonheur, & me'riter mon eftime; car je te crois brave, ou je ferois trompé. Je te demande de faire ce que je te dirai, & de m'obéir en tout. Pourvu que tu aie la réfolution de te laifler battre de verges dans le camp, & de te laifler couper les oreiües, je fuis für de prendre par ton moven le chateau du mont Tuber, oü eft le roi Efcariano. Si la chofe réuflit, tu feras riche a jamais1. Au cas que mon deffein ne re'uffiffe pas, tu feras libre, & tu vivras avec moi, fans que je te laiffe manquer de rien. L'efclave chrétien lui re'pondit promptement: Dieu feul connoit mon cceur. Vous m'avez confolé par ce que vous venez de me dire, & je vous fuis fi obligé, qu'il n'y a rien que je n'entreprenne de tout ce que vous me commanderez, indépendamment même de 1'efpe'rance que j'ai de recouvrer la liberté, car la vie que je mène eft d'autant plus affreufe, que c'eft 1'amour qui eft la caufe de ma captivité, & qu'elle me fépare de tout ce que j'aime. Ordonnez donc, aucun danger ne me peut arrêter. Tiran touché de fa bonne volonté, lui dit: fe te promets, foi de chevalier, de ne point manger que je ne t'aie mis en liberté. Sur le champ il fut,parler au général, & fe pria de lui  Tiran i ï B u n c. 2.2$ lui permettre dc racheter 1'Albanois pour cent ducats. Le lendemain ils partirent avec leurs troupes, pour aller, comme ils avoient fait les autres fois, au mont de Tuber. Mais les ennemis étoient fi accoutumés a les voir, qu'ils n'y faifoient prefque aucune attention , d'autant que n'ayant aucune forte d'artillerie, ils nS pouvoient leur faire aucun mal, & qu'ils favoient bien qu'ils ne pouvoient pas demeurer long-temps dans cette place; car 1'armée qui étoit dans Tremecen, les auroit chalfés. Auffi , avec la permilïion de leurs chefs, leurs foldats fe parloient fouvent. Un jour le roi envoya deux chevaliers, qui promirent au général & a Tiran, tout ce qu'ils voudroient, s'ils traitoient avec lui. Ils rëpondirent, qu'ils vouloient venger la mort du roi, & de fes en fans. Quand le pour-parler fut fini, on apporta la collation, comme ils avoient eoutume de faire. C'étoit le jour même qu'il avoit pris avec 1'Albanois pour faire ce qui fuit. Après la collation, i! s'approcha du lieu oü étoit 1'argenterie, & il prit un grand gobeiet de vermeil. Celui qui avoit le foin de la vaifïclle, fit de fi grahds cris, que Tiran, qui s'entretenoit avec des gens du chateau , demanda ce que c'étoit. lis appercurent alors 1'Albanois qui fuyoit, & plufieurs per-, Tome II. P  22c> Hist. r>u Chevalier .fonnes qui couroient après lui. Ils le virent prendre, & conduire au général. Celui qui avoit foin de la vailfelle le tenant aux cheveux, lui dit: feigneur, je vous demande juftice de ce voleur, qui m'a dérobé ce vafe d'argent. Tiran lailfa parler le premier le général, qui dit: j'ordonne qu'il foit pendu. Tiran dit, mais , général, nous fommes dans un temps oü nous ne devons faire mourir perfonne, qu'en batailie. Je vous prie de changer la peine, & d'ordonner qu'il foit fouetté par le camp, & qu'on lui coupe les oreilles. Ce qui fut fait en préfence des chevaliers du chateau, qui s'entretenoient avec lui. Après cela on lui attacha le gobelet au col, en le fouettant autour du camp; la troifième fois qu'il paffa devant le chateau, il fit un fi grand effort, qu'il fe détacha les mains, & s'enfuit dans la fortereffe. Le prévót du camp courut après lui, comme pour le raffurer; mais il fe lailfa tomber, & lui donna le temps de fe retirer fous le feu de la place, qui le défendit fi bien qu'on ne put le reprendre. On mena au roi 1'Albanois : il fut touché de le voir ainfi nud, fouetté, & les oreilles coupées. Comme il étoit tout en fang, la reine fut émue de fon état, lui fit donner de quoi s'habiller, & le roi le prit a fon fervice. Tiran fit femblant d'être tres-fiché de fa fuite, il dit aux  Tiran eie B e a n g. 2271 chevaliers qui étoient avec lui, de le redemander au roi, & que s'il ne vouloit pas le luï rendre, il ne feroit aucun quartier aux prifonniers, qu'il leur feroit couper les pieds, les mains, le nez & les oreilles, Le roi lui fit ré^ pondre, qu'il prit garde de ne point commencer une guerre fans quartier, paree qu'il poixroit lui-même être traité plus mal que les autres. Tiran après cela rompit la conférence, & re-, tourna a la ville avec fes troupes. L'Albanois, pour expliquer fon hiftoire, dit au roi: je fuis au défefpoir, & j'aimerois miei^x mourir, que de vivre dans 1'état honteux oü 1'on vient de me réduire. II n'y a rien que je ne fiffe pour me venger de ce traitre de général, qui m'a obligé, en me faifant mourir de faim, a devenir coupable. Et fi votre excellence me permet d'aller & de venir, je l'inftruirai de tous les projets des ennemis, afin que leur malheur leur fafie éprouver le même traitement que le roi de Tremecen. J'y confens de bon cceur, répondit Efcariano; & fur le champ il ordonna a toutes les gardes de le lailfer entrer & fortir quand il le jugeroit a propos. Cependant il demanda confeil a plufieurs chevaliers, qui lui dirent3 que eet homme avoit été fi fort offenfé, qü'il ne négligeroit rien pour la ruine des ennemis; mais que cependant il falloit prendre garde 3 fa Pij  ?22.e HlST. du Chsvaiier conduite. L'Albanois fortit par une fauife porte du chateau, & fans être vu de perfonne, il fe rendit auprès de Tiran, & lui rendit compte de tout ce qui fe paffoit. Tiran lui donna fept ducats d'or, & trois réales & demie, avec de la petite monnoie, une épée & un petit panier de pêches; car il n'y en avoit point dans tout le pays, puifqu'il avoit fait couper les arbres, & gater les jardins autour du chateau. II lui dit, afin de mériter la confiance du roi, de lui apprendre en fecret qu'il faifoit faire beaucoup de pain, paree qu'il devoit être trois ou quatre jours devant le chateau. L'Albanois s'en retourna. Le roi le recut bien. II préfenta les pêches a la reine, elles lui firent plaifir, & il en fut plus de gré a 1'Albanois, que s'il lui avoit donné une ville; car il ne l'avoit pasvuerire, ni prendre plaifir a rien depuis qu'elle étoit en fa puiffance. Quoiqu'il pafsat la journée a lui dire les chofes les plus tendres, elle lui répondoit avec une trifteffe qui témoignoit combien elle étoit affiigée de fa fituation. Quand la reine fe fut retirée dans fa chambre, 1'Albanois montra au roi 1'argent qu'il avoit, Sc lui dit: voila ce que j'ai gagné fur un des ennemis de V. M. & fi je fors fouvent, je fuis für den rapporter encore davantage ; car j'ai un parent très-proche qui fert ce maudit général»  T I fc'A # L E BtANC. 22£ & qui m'apprend tout ce qui fe pafle. II m'a. dit, que 1'on fait cuire du pain, & que 1'on, pre'pare des vivres pour venir Lei. Vous avez du temps pour rompre, & pour déranger leurs projets; & fi vous joignez la rufe aux forces que vous avez, que ne ferez-vous point ? Ce fera le moyen de faire la conquête du monde» Le roi fut très-content des difcours de 1'Albanois , & lui dit: je verrai bientöt fi ton parent ne t'a pas trompé. Trois jours après Tiran arriva, & vint fe pofler ou il étoit ordinairement. Le roi eut dès-lors une très-grande confiance en 1'Albanois. U lui remit une des principale^ gardes du chateau, qu'il lui donna avec fept hommes d'une fidélité reconnue. Quand 1'Albanois étoit de garde, ce qui lui arrivoit tous. les cinq jours, il avoit toujours quelque chofe a manger & boire , dont il faifoit part a fes camarades. Tiran demeura trois jours devant le chateau , après lefquels il s'en alla. Cela dura fefpaee de deux mois, toujours allant & venant fans prefque jamais faire de mal & perfonne. Le roi envoyoit fouvent 1'Albanois au camp de Tiran, pour qu'il lui apportat des fruits & sed confitures pour la reine. Un jour il lui apporta une charge de vin, & une épée téinte de fang« & lui dit: j'ai uf que le- général faifoit portef beaucoup de vin dans la ville, j'ai été fur le  chemin & J'ai donné un fi grand coup de pierre a un mulder, qui s'eft amufé derrière les autres, que je.fai jetté par terre: après quoi je 1««donne tant de coups de batou^ue Lr rur rrt-Je iui ai phs ce»eépée, & cette charge d'excellent vin. Je vous demande Ia pernnmon.continua-t-il, de tenir un petit -baret & quand j'aurai vendu cette marchan.?k> ,£ ku" en prend^ Autres. Enfin je leur Sg TUC°UP, ^ M'mreS —-nt'boire chez lu, Toutes les nuits qu'il montoit la garde d porton- un flacon de ce vin, qu'il donnoit a les camarades, charmés d'être avec lui. Lorfque Tiran eut vu qu'elle étoit la conWe que Ion avoit a 1'Albanois, il penfa k executer fon entreprife. Ce fidéle chrétien p-tfutfan-e une boite ce fer percée de plulïeurs trous,&lanuit qu'il avoit choifie pour jexpeduton, dans laquelle il étoit de garde il mit des charbons allumés dans la boite • le vent qu, fouffloit par les trous ]es ^ de seteindre. U envelpppa la boite dans du cmr, & la „m fur fon eftomach. Ceux qui fai- Wlagardefurlatourdel'Eperonbuvoient. Pendant ce temps-la, il pofa Ja boke ^ * roude lamuraille,&battoit le tambour 3 lordmaire. Comme il avoit mis dans le vin de  TllAS ES BtA'SC. 25I quol les faire dormir, ils s'endormirent bientót, & ne fe reveillèrent jamais. L'Albanois les voyant en eet état, prit la bofte oü étoit le feu, il en cacha trois fois la lumière fous une capotte, & trois fois il alluma une paille pa? le trou qui regardoit du cöté du camp. A ce fignal, dont il étoit convenu avec Tiran, il avanga avec un peu de troupes; mais foutenu du refte en cas de befoin. Tiran approcha feul du pied de la tour de 1'Eperon, il trouva une petite corde que 1'Albanois avoit laiffé pendre, & dont il avoit attaché 1'autre bout a fa jambe, afin de pouvoir être réveille, fi par malheur rl s'endormoit. Cependant il battoit toujours fur la cailfe. II ne fentit pas plutöt que 1'on tiroit la corde, qu'il vint aux crenaux de la tour, Sc tira la corde a laquelle le chevalier avoit attaché une échelle de corde. Par ce moyen il en lia fortement deux aux crenaux. Tiran monta le premier. Quand il vit ceux qui dormoient, il dit a 1'Albai-ois : que ferons - nous de ces hommes-ci? Lailfez-les, lui répondit-il, ils ne nous feront aucun mal. Maigré cela Tiran les voulut voir, & s'appercut qu'ils avoient la tête coupée. Pour lors ils firent monter leur troupe, & donnèrent le tambour a un de ceux qu'il avoit amenés. Ils laifsèrent futfifamment de quoi garder la tour, car ils étoient montés au nombre P iy  '232 Hisï.dwChkvui^ de cent foixante. L'Albanois marcha le premier & defcendit k ia chambre du commandant, nud en chemife avec 1'épée k la main. Il fit peu dedefenfe; car Tiran lui fendit Ia tête avec une hache darmes qu'il portoit. La femme du commandant fit de grands cris; mais 1'Albanois qui fe trouva auprès d'elle, la traita comme fon man venoit de 1'êtrè. Ils allèrent enfuite par tout le chateau, dont ils fermèrent toutes les portos. Le bruit du tambour étoit fi grand, qu'il empecho. d'entendre ce qui fe'pafio't- i «omerent fur les tours. Ceux qui S&ï gar.e, les la.ifo.ent approcher, les croyant de £ garnifon;&quand iIs étaignt Ï,S ks P^defTus les crenaux. Il y en eut un qui tomba dans le foffi. Soit le bonheur foit 1 eau qui le garantit, il en fut quitte pour' lapeur , &courut en porter 1'alarme dans Ie bourg. Tout Ie monde fe leva. On ignoroit dans. Ie chateau ce qui s'y paiToit, qu'on le iavoxt aux environs. Un homme qui logeoit dans les chambres balfes, entendit cependant la chute de celui qui étoit tombé dans 1'eau ce qui joint au bruit que les troupes de Tiran ne pouvoient s'empêcher de faire, 1'engagea k iaire de fi grands cris, que tout le chateau fut  Tiran e e B e a n c. 233 averti; mais ils trouvèrent les portes de leurs chambres fermées. Le roi qui étoit couché avec la reine, fe renierma dans la principale tour, quoiqu'il neut qu'une chambrière ,avec lui. Quand le jour fut venu, Tiran lit fnettré des bannières, & lit faire des feux fur les tours en figne de réjoulffance. Tous ceux qui étoient dans les villages voifins prirent la fuite. Le général voyant la prife du chateau aifurée, leS chargea dans leur fuite; il en prit un grand nombre. II plaga fes troupes dans les mémes quartiers que les ennemis occupoient. Enfuite il vint au chateau , & vit avec étonnement qu'il n'avoit aucun des flens ni tué, ni bleffé. Car Tiran conduifoit fi bien fes entreprifes, quelques difficiles qu'elles puffent être, que rien ne lui étoit impoflible. Le général ne put s'empêcher de lui dire: comment pourrai-je jamais faire ton éloge, brave chevalier, que le ciel a mis au monde? L'obligation que j'ai a ton mérite ne fe peut concevoir. Tu me mets en état de venger mon fils 81 n;o:i roi. j'efpère que tu voudras m'aider jufqu'a la fin. Faifons fourfrir au roi Efcariano les fupplices que mérite fa barbarie,& que catte indigne princeife, jadis ma bru, qui a rccu dans fes bras le meurtrier de fon mari & de fon beau-père, 1'accompagne a la mort. Ce fort eft du k leurs crimes, &  2^4 Hist. nu Chevalier leur perte m'eft néceffaire pour m'affurer un tróne que je devrai a ta valeur, & que je veux partager avec toi. Tiran lui répondit: les loix de la chevalerie défendent de rendre de fangfroid le mal pour le mal, encore moins lorfque 1'on a pour ennemi un brave chevalier, qui n'a rien fait, qu'en foutenant une jufte quereüe. La guerre qu'a faite a votre maitre le roi Efcariano étoit bien fondée. J'en fus inftruit lorfque j'allai en ambaflade auprès de lui. Si la fortune i'a fait tomber entre nos mains par le fort des armes, ne devons-nous pas avoir quelque pitié de fa jeuneffe & du courage qu'il nous a fait voir? Songez que nous fommes environnés de fes troupes; qu'elles font maitreffes de tout le royaume; que fes troupes fe feront un devoir de venger fa mort, & que les rois fes alliés fe croiront obügés a les foutenir. Quant a la princeife qu'il a contrainte de 1'époufer, fes malheurs font-ils des crimes? Et d'ailleurs, n'eft-elle pas le fang de vos rois? N'eft-elle pas votre reine? Faut-il nous déshonorer a jamais 1'un & 1'autre par un crime qui ne fervira qua nous rendre odieux a toute la terre. Enfin Tiran paria fi bien au général, qu'il lui fit fentir que le projet qu'il avoit formé, étoit indigne d'un chevalier. Le meilleur confeil  Tiran ê e B e a n c. 23^ que je vous puiffe donner, reprit-il, c'eft de garder avec foin le roi & la reine, qui font en notre pouvoir avec tous les chevaliers de fa cour. Alors ils allèrent a la principale tour. Lé roi ne vouloit pas fe rendre, qu'on ne lui donnat füreté de la vie & de fes membres. II fe regardoit comme mort, paree qu'il avoit fait périr le roi de Tremecen. Eh bien, dit Tiran, laiffons-le faire, la faimle rendra bientót raifonnable. Mettons toujours ces chevaliers fous bonne garde. Aprés cela, ils vifitèrent le chateau, qu'ils trouvèrent muni de toutes fortes de vivres pour fept ans, avec une belle fontaine qui fortoit du fable. La nuit approchoit. Le roi Efcariano touché de pitié pour la reine, appella par une petite fenétre, & dit: puifque vous ne voulez point me donner de quartier, lequel de vous eft chevalier, afin que je puiffe me rendre a lui ? Seigneur, lui répondit Tiran , voila le général qui eft brave chevalier. Je ne veux pas avoir a faire a lui, réponditil; mais que je te faffe chevalier, & je me ferai ton prifonnier. Je ne puis 1'être deux fois, dit Tiran; j'ai été armé par le généreux roi d'Angleterre, qui brille au-deffus des autres rois de la chrétienté, comme la lune au-deffus des étoiles. Le roi le reconnut alors pour 1'ambaffadeur avec lequel il s'étoit entretenu. II lui dit:  ia ƒ6" H i s t. du Chïvae'ies promets-mol Ia vie, afin que je puiffe faifé acte de chevalier & de roi. Tiran lui re'pondit „ qu'il pouvoit la lui promettre pour un mois , du jour qu'il fe rendoit k lui : il en jura fa foi. Le roi lui en fut aufli obligé, que s'il lui avoit donné la liberté. II vint au bas de la tour, il ouvrit Ia porte, & 1'épée a la main, il demeura fur le feuil, & dit: je ne me plains point de la mauvaife fortune qui me réduit en 1'état ou je fuis ; je ne m'en prends qu'a la faute que j'ai commife de m'être fié a un inconnu. Ma jeunelfe & mon imprudence m'ont réduife dans 1'état oü je firs. Puifrue tu ne veux pas que je te faffe chevalier, fais - moi venir ce petit enfant qui me paroii n'avoir pas plus de cinq ans, & dont le père eft boulanger. Quand on le lui eut amené, il le fic chevalier, le baifa fur la bouche, & fe rendit a lui. Après cela il dit: vous pouvez a préfent recevoir 1'ordre de eet enfant, 3c faire de moi ce que vous voudrez. Le général dit: prenez-le, capitaine chrétien, faites le porter dan? une forte prifon. A Dieu ne plaife, répondit Tiran, que je touche un roi pour lui faire de la peine, je m'attirerois trop de reproches des chevaliers. Je veux bien les fecourir; mais je ne veux ni les mettre en prifon, ni les faire périr. Le général lui dit, qu'il ne lui faifoit cette propolition que pour  Tiran l e B l a n Cf. 237 lui faire honneur. Tiran lui dit, qu'il pouvoit accorder cette faveur a fon fils. Le général ne s'embarralTa pas d'en dire davantage, il prit le roi, le conduiht dans une chambre, & le fit enfermer. Tiran en fut très-faché ; mais il ne dit rien, dans Ia crainte de 1'irriter encore davantage. Quand le roi fut dans les fers , ils cntrèrent dans la principale tour, ils trouvèrent la trifte reine qui pleuroit continuellement. Elle fut quelque temps fans avoir la force de parler. Elle leur dit a la fin. Ainfi que le vent augmente le feu, ainfi votre vue a redoublé mes douleurs, elle rappelle a mon efprit plus vivement encore la perte de mon père, de mes frères & de mon mari. Je ne defire que la mort, & depuis mes malheurs je ne connois que les larmes. Voyez 1'état oü la douleur m'a réduite. Mes cheveux font épars, mes habits font inondés de mes pleurs. Je ne vous demande aucune grace que celle de me faire mourir, afin que j'aille retrouver mon père, car jamais femme ne fut plus malheureufe que moi. Tous les affiftans la confoloient de leur mieux. I!s furent enfuite viiiter le tréfor du roi, dans lequel ils trouvèrent cent cinquantedeux mille marcs d'or, ce qui n'eft point étonnant, car il étoit fort riche, & il avoit beaucoup augmente fon tréfor dans la ville & dans  238 Hist. d ix 'Cheval is* le royaume de Tremecen. Tiran fit choix des femmes les plus qualifie'es parmi les Maures, & les donna a la reine pour la fervir. Le roi pour lors voulut parler aux ge'ne'raux, & faifant venir le petit enfant qu'il avoit fait chevalier, il leur dit: puifque la fortune a voulu me rédu'ire en1 1'état oü je fuis, il ne me refte qu'une chofe a fture. Celui k qui je me fuis rendu prifonnier n'a pas de bien, il n'en peut efpérer de fon père ni de fa mère, je veux lui en donner avec votre permiffion. Je lui aflure donc fur mes biens vingt mille doublés ducats d'or de revenu pour tout le temps de fa vie. II en fit écrire un afte public avec la fignature de deux alcades comme témoins;ily ajouta une donation de toutes fes terres &de fon royaume k la reine Smaragdina fa femme. Faites k préfent, pourluivitil, tout ce que vous voudrez de moi, je recevrai patiemment la mort, d'autant que je crois que vous ne me priverez pas de fépulture. Mais je vous demande en grace de me faire venir ce méchant homme qui m'a fi bien trornpé, quoique je luipardonne de bon cceur. Quand 1'Albanois fut en fa préfence, il lui dit : qu'eft devenue la parole de mauvais chrétien que tu m'as donnée d'être fidéle? Ton général doit bien s'attendre, fi jamais il a de la confiance en toi k recevoir un traitement pareil au mien. Par oü  Tiran l e Blanc. 239 avois-je mérité de toi la trahifon que tu m'as faite ? Je vais mourir ; j'ignore fi ce fera aujourd'hui ou demain. Je te pardonne, mais j'efpère que Mahomet ne lailfera pas tes crimes impunis, & qu'il t'en donnera la récompenfe. Tiran ne put en lailfer dire davantage au roi, & lui répondit: feigneur, ne défefperez pas de votre vie, vos malheurs font dépendans des événemens de la guerre, qui arrivent encore plus aux grands feigneurs qu'aux autres, paree que fouvent ils font des guerres injuftes. Le Seigneur rend la juftice par le fuccès des batailles & des guerres. S'il vous a réduit en 1'état oü vous étes, croyez que vous n'êtes ni le premier ni ne ferez le dernier. L'Albanois dit: feigneur, laiffez le roi me charger de tout ce qu'il voudra, d'autres feront mon éloge. Et s'adreffant au roi captif, il lui dit: comment pouvez-vous vanter votre innocence ? Ces tréfors que vous avez amaffez ici, & que vos pères ne vous avoient point laiffés, font le fruit des ravages , des incendies, & du pillage des provinces. Vous ne les avez pas méme partagés avec ceux dont les crimes vous les ont acquis ; par-la vous avez voulu vous charger feul de 1'iniquité. Si les généraux vous donnent la vie , & que vous n'en faiTiez pas un meilleur ufage, comptez qu'elle ne fera pas de longue  2>40 HlST. DU CheVAETER durée ; Dieu ne manquera pas de moyens de vous faire rendre compte de la manière dont vous avez traité vos fujets, de la dureté des irapóts dont vous les avez accablés, fous le prétexte des befoins de la guerre, & de la licence que vous avez accordée k vos troupes pour vous difpenfer de les payer, & p0Ur groffir vos tréfors du plus pur fang de vos peuples. liran eut pitié de Ia patience avec laquelle le roi écoutoit les reproches que lui faifoit 1'Albanois, & voyant que Ie général ne lui difoit pas de fe taire, il lui impofa filence, ne voulant pas augmenter les peines de ce malheureux pnnce. Comment ! lui répondit 1'Albanois, vous ne voulez pas que je lui dife fes vérités? Car enfin il eft coupable de trois péchés mortels, pour lefquels il mérite Ia mort. De luxure puifqu'il a pris la reine par force; de 1'avarice' dontjeviens de le convaincre; enfin de 1'envie qui 1 a porté a ufurper des états fur lefquels H n a aucun droit. Tiran voulut encore lui ordonner de fe taire, mais 1'Albanois continua de lui dire : toute la gloire & 1'avantage de ce monde ne confrfte que dans la chevalerie; par elle on tot la conquéte des royaumes, & 1'on imite Alexandre; c'eft pourquoi je vous prie de me faire chevalier; quoique je fois indigne de eet honneur; mais je ferai de telles actions, que je fauraj  Tiran £ te B e a n d. ïaurai réparer ce qui peut me manquer. Le proverbe dit, que le chevalier qui n'aide point, le laboureur qui ne travaille point, le juif quï ne prête point, & le prêtre qui ne donne point en ce monde, ne fervent point. Tiran lui répondit, qu'il ne pouvoit lui accorder fa demande; qu'il le recompenferoit de fon bien, que fa fortune étoit faite, mais qu'il ne pouvoit farmer chevalier, que ce grand ordre n'étoit pas fait pour tout le monde, qu'il y avoit bien des chofes qui lui donnoient 1'exclufion, & furtout la fagon dont il venoit de parler au roi. Crois-moi, continua-t-il, il vaut mieux être un bon écuyer qu'un mauvais chevalier, & pour faire plus de peine a ceux qui font jaloux de notre profpérité, voila cinquante mille ducats que je te donne pour m'avoir fi bien fervi. L'Albanois prit 1'argent & retourna dans fon pays. Tiran après cela ordonna que 1'on envoyat cent mille doublés ducats a Tunis a un coufingermain du général, qui gouvernoit ce royaume au nom du roi, pour déüvrer le feigneur d'Agramont, & tous les autres qui s'étoient trouvés fur la galère. Le gouverneur, pour faire plaifir au général, les fit acheter par differens marchands. Après quoi il les envoya a Tiran. Ils avoient perdu 1'efpérance de recouvrer leut liberté, puifqu'ils n'entendoient plus parler de, Tome II Q  242 HlST. DU CHEVAIIE5 leur général. La joie qu'ils eurent de le revoïr ne fe peut exprimer. Tiran demanda avec erapre'ffement a fon coufin Agramont des nouvelles de Plaifir de ma vie, mais il lui répondit, que depuis leur naufrage, il n'en avoit pas entendu parler, & qu'il ne doutoit pas qu'elle n'eüt pén, II fut très-affligé de cette réponfe, & jura par la Vierge qu'il donneroit deux pintes de fon fang pour lui rendre la vie. II leur donna des armes & des chevaux, & tout 1'argent qu'ils voulurent; de fagon qu'ils fe regardèrent comme des gens qui palfoient de la mort a la vie. II fit acheter aulfi par des marchands fur les terres de la chrétienté, des harnois & des chevaux, paree qu'il eut nouvelle que toutes les troupes qui étoient dans Tremecen & dans la campagne, marchoient au mont de Tuber, oü il étoit, & qu'elles n'avoient plus que fix lieues a faire pour s'y rendre. II fut encore informé que les Maures avoient envoyé chercher des. chevaliers dans toute la Barbarie, & avertir des parens du roi de venir a fon fecours. Sur ces nouvelles, Tiran fit augmenter les provifions du chateau. L'armée du roi Efcariano y arriva avant le jour, & attaqua vivement les fauxbourgs. Tiran lailfa Ia garde du fort & celle du roi au général, & au feigneur d'Agramont. Pour lui, il fit ouvrir les portes, fans vouloir que ni le jour ni la  Tiran le Blanc. 243 nuit elles fuffent ferrnées; a la vérité il avoit fait faire un baftion pour les défendre. Les Maures voyant la porte ouverte, y coururent avec vivacité. Mais il les recut fi bien dans le baftion, que ceux qui venoient derrière ne pouvoient paffer, tant il y avoit de corps entafles» Les ennemis perdirent beaucoup a cette atta-* que, & les affiégés eurent un grand nombre de bleffeSü Les Maures firent enfuite leurs difpofitions» A une heure de jour i!s attaquoient, & quand une tro; pe étoit fatiguce on la relevoit par un autre; ce qui fe faifoit fuccellivement jufqu'a Ia nuit, pendant laquelle Tiran faifoit réparer les ouvrages. Quand les Maures furent cOnvaincuS qu'ils ne pouvoient emportec la place de cette facon , ils raffcmblèrent tous . les canons qu'ils purent trouver, même hors du royaume. Tiran fut bleffé a la jambe dont , il avoit déja t int fouffert; & regut un coup de feu dans fon armet. Les attaques furent un peu rallenties pendant un mois, jufqüa ce que l'.trtiüerie eut été raffemblée, ce qui donna le temps a, Tiran de monter au chateau a caufe de fes bleifures, lailfant la garde du bourg au feigneur d'Agramont. Quand 1'artillerie des alfiégear.s fut venue, elle lit beaucoup de mal a la place; le feu continuel ne pexmettoit plus •e faire de forties, Voici le pi.rti que prit  244 Öist. er Chevaeier' .Tiran pour faire ceifer le feu des affiégeans. II attacha le roi & les autres prifonniers fur de longues planches, & les defcendit avec des cordes le long des murailles a 1'endrok oü les boulets faifoient brêche. Quand les affiégeans appercurent non feulement leur roi, mais encore leurs amis & leurs parens les plus proches, Ils n'osèrent plus tirer; car le roi, lorfqu'il étoit fur cette table, leur crioit avec une voix lamentable : au nom de Mahomet, ne tirez pas. Les Maures levèrent une bannière pour 1'en alfurer. Alors les alfie'geans, pour ne plus expofer la perfonne du roi, réfolurent d'attendre 1'arrive'e du roi de Bougie, frère d'Efcariano & coufin-germain du roi de Tunis. Ils avoient appris qu'il fe préparoit a venir avec tout ce qu'il pouvoit raffembler de troupes. Cette nouvelle leur fit prendre le parti de faire une trève de deux mois. Plufieurs parens du roi, fes chevaliers & fes domeftiques demandèrent au général la permiffion d'entrer dans le chateau pour voir leur maitre. II y confentit, & permit qu'il put y avoir avec le roi jufques a cinq chevaliers feuls avec lui. Quand la nuit venoit ïls retournoient a. leur camp. Enfin les M'mres eurent des nouvelles certaines du fecours qui leur arrivoit. Le roi de Bougie celui de Fez, ceux de Menadoro, de  Tiran ie Blanc 24.5» Perfe, de Tana, de la petite Inde, de Damas , de Giber, de Grenade & d'Africa. Hs étoient prefque tous parens d'Efcariano. Ceux qui avoient le moins de troupes conduifoient quarante-cinq mille combattans. Les rois de Beimarine & de Tunis les joignirent auffi avec quatre-vingt mille hommes. Toutes ces armées arrivèrent au fiège. La reine envoya prier un jour Tiran de lui venir parler. Quoiqu'il ne fut pas encore guéri de fes bleffures, il fe rendit dans fa chambre. A fa vue la joie éclata dans les yeux de la reine, elle le fit affeoir a fes cötés, & après avoir gardé quelque temps le filelice, elle lui dit en rougiffant, & d'une voix mal affurée.. Je revois la lumière en te voyant, toi a qui tout eft foumis, & qui commandes a tout ce que le grand Dieu a créé. Tu furpaffes tous les chevaliers du monde; dis-moi, brave chevalier , quelle eft la caufe du changement & de la maigreur que je remarqué en toi. Tu n'étois point dans eet état quand tu fis la merveilleufe conquéte de ce chateau. Avec quel plaifir te vis-je alors arriver dans cette aéplorable prifon, moi qui ne pouvois foulfrir mon mari & qui n'ai d'amour que pour toi, le meilleur des. meilleurs chevaliers du monde. Je fais que je ne pourrai jamais xeconnoitre les fervices Qiij  '246 . H i s t. d u Chevalier que tu m'as rendus. Je prie Mahomet de faire ce qui n'eft pas en mon pouvoir; mais comme je n'ai que ma perfonne, telle quelle eft, je te prie d'accepier le préfent que je t'en fais avec les états qui m'apparticnent; j'aimerois mieux être ton cfc'ave que la fouveraine du monde entier. Ou trouverois-je, même parmi les plus grands rois, un homme qui t'égalat ? Peut-il y avoir un bonheur pareil a celui d'être ton époufe ? puis-je former d'autres vceux ? Si tu refufes ma demande, il ne me reftera d'cfpérance qu'en la mort, elle feule pourra finir les maux que me caufe la violence de mon amour. Elle eft telle, que fans la crainte de 1'infamie, je te fuivrois jufques au bout du monde, fütce comme ton efclave. Tiran furpris d'un difcours auquel il ne s'attendoit pas, lui répondit: madame, fi j'étois libre j'aurois grand tort de refufer les offres que vous avez la bonté de me faire. Les fentimens que vous .me témoignez m'obligent a vous fervir & a vous fecourir comme fi vous étiez ma fille, & me forcent a vous avouer qu'il y a très-long-temps que j'aime & que je fuis aimé d'une dame telle que je lerois le plus indigne des hommes fi je manquois a ce que je lui dois. J'aimerois mieux mourir que de mériter le Oioindre reproche de fa part. Vous favez, ma-  Tiran ie Elan er. 247 3ame, quels font les fentimens de 1'amour. Ne defïrez donc point aux autres ce que vous ne voudriez pas que 1'on vous fit. Pardonnez-moi la faeoti dont je vous parle. Mais vous avez tant de mérite, qu'il n'y a point de princeife quï vous égale, ni de prince ou de chevalier quï ne fut heureux de pofféder une aulfi grande beauté. Soyez füre que je facrifierai ma vie pour votre fervice. L'aveu que je vous ai fait mérite que vous me pardonniez. Vous pouvez croire que Dieu a voulu que je ne pülfe dranger de cceur ni de volonté pour celle que j'aime, que je languirai toujours jufques au moment auquel je pourrai la revoir. Après toutes ces bonnes raifons, je pourrois, continua-t-il, alléguer encore a V. M. qu'elle eft Maure, & que je fuis chrétien; ce qui nous empécheroit de nous marier. Mals rien ne peut mettre obftacle aux fervices que je fuis réfolu de vous rendre. La reine lui répondit, les yeux baignés dc larmes : qui croiroit qu'un chevalier fort accompli eüt la cruauté de refufer un aulli grand amour que le mien ! II eft au point que je ne puis te 1'exprimer. Et li tu n'ajoutes pas de foi a mes paroles, je fuis réfolue de mourir. Tu dis que ta religion s'oppofe a notre mariage. Eh bien, fais-toi Maure, & nous n'aurons plus Qiv  &48 Hist. du Chevalier' d'obftacles. Si tu me refufes eet article, & que tu me dife que ta religion eft meilleure que la mienne, je te croirai Ia-deflus, comme fur tout Ie refte. Tu connoitras par-la quel eft mon amour pour toi. Ce que tu me dis d'une autre pafTion & d'un autre engagement, n'eft qu'une défaite pour couvrir le peu de fenlibilité que tu as pour pour moi. Tu ne veux pas m'avouer que ma perfonne n'a pu trouver grace k tes yeux. Les fervices que tu m'as rendus, je ne les dois peutctre qu'è ta pure générofité; & qu'aux loix de la chevalerie. Tu m'offres les fentimens d'un père & d'un frère; me pourrois-je réduire pour toi k ceux d'une fille & d'une fceur? Quelque pouvoir que tu aies fur mon cceur, pourra-t-il obéir aux loix que tu lui impofes ? ^ Tiran fut quelque temps dans une profonde rêverie. Voyant les bonnes difpolitions que la reine avoit pour fe faire chrétienne, il en eut une grande joie. Et frappé de la voie que la grace employoit pour étendre la chrétienté il réfolut de lui témoigner plus de tendrelfe ' pour augmenter en elle le defir d'abjurer, mais' pourtant fans offenfer fon amour pour Ia princeife Carméfine. Pour lors il la regarda tendrement, & lui dit avec un air content, qu'il 1'aimoit, & qu'il defiroit de Ia fervir, non comme elle en avoit envie, mais d'un amour pur Ss  Tiran le Blanc. 249 dégagé de toute idéé groffière, d'un amour qui ne s'arretoit pas a ce corps mortel & terreftre. Que les engagemens oü il étoit ne lui permettoient plus d'en prendre d'autres fans la trom-, per, &fans trahir en méme-temps fon honneur, fon amour & fa religion. Je ne puis, ajouta-t-il, vous donner ma perfonne, mais vous ferez fouveraine de mes biens & de ma volonté. Je rcndrai votre nom fameux dans le monde. Cependant je vous demande en grace de recevoir le faint baptcme de la véritable loi, vous irez indubitablement avec Dieu, par le fecours duquel, fi je vis, vous ferez reine de votre royaume, & je vous donnerai un jeune & brave mari; car pour moi je ne puis me marier, puifque je le fuis déja. Vous fentez aifément quel feroit le röle que vous joueriez avec moi. Vous méritez mieux que je ne vaux. Je jure devant Dieu, que li je ne me livre point a vous, ce n'eft pas aifurément que je ne vous trouve plus belle qu'aucune dame que j'aie vue. Mais je penfe que fi je périlfois dans cette guerre, vous feriez fans fecours. II vous eft donc plus avantageux de prendre un mari qui ne foit pas expofé aux mêmes dangers. Et quoique vos beaux yeux répandent a préfent des larmes d'amour pour moi, vous ne ferez pas long-temps, fans que la vue de quelqu'autre chevalier ne vous con-  2jo Hist. du Chevalier fole. La reine en effet cefTa de pleurer, & lui' dit. La gloire que tu as acquife dans le monde maigré ta grande jeunefie, me fait defirer d'être' ton efclave, afin de n'étre jamais privée de ta ^e, toi qui dans les grands dangers ne penfes qua la gloire, fans te foucier des richeflès Ce que tu viens de me dire de fage & de prudent a fait une telle impreffion fur moi, que je te prie de me faire donner le faint baptême , puifque tu es la fleur de tout le monde baptifé. Tiran qui vit la bonne volante de la reine pour être chrétienne, fe fit apporter un balfin «lor & un vafe. II fit découvrir la tête de la reine, qui demeura avec fes beaux cheveux, & qui n'en parut encore que plus belle; il la fit enfuite mettre k genoux, & lui jettant de 1'eau fur la tête, il dit, Smaragdina, au nom du Pere cu Fils & du St. Efprit, je te baptife ; & dèslors elle fe regarda comme bonne chrétienne. Les quatre femmes qui ia fervoienr furent aufli baptifées pubüquement, & vécurent très-fain tement par Ia fuite. Quand le roi Efcariano apprit que la reine s'étoit fait chrétienne il fit venir Tiran, & lui dit: je crois que Dieu m'a fait éprouver tous mes malheurs pour exercer ma patience. Je vois que tu es le foutien de Ia rehgion chrétienne; & puifque la reine ma dame  Tiran le Blanc. 2Ci 5 embrafle ta religiön, je la veux imiter. Baptife-moi donc aufli, je te prie, & fois mon frère d'armes pou- tout le temps que je vivrai; tu ne peux me faire un plus grand plaifir que de m'accepter pour tel. Mais avant que de recevoir le baptéme, je \eux étre infcruit de Ia fainte foi chrétienne , & favoir ce que c'eft que la trinité; je crois cependant que tu es plus habi'e a la guerre, que favant dans 1'explication de 1'écnture. Tiran convint qu'il n'en favoit pas beaucoup fur ce point, mais qu'il lui diroit avec plaifir ce qu'il en avoit appris dans fon enfance. II lui expüqua de fon mieux tout ce qu'un chrétien & un chevalier dévot doit lavoir, de facon que le roi en fut très-content, & qu'il entendit tout ce qu'il lui dit, comme s'il avoit été chrétien toute fa vie, foit par la dévotion qu'il avoit pour le baptéme, foit par la grace du St. Efprit. Aufli, dit-il avec une extréme joie: je n'aurois jamais cru qu'un aufli brave chevalier eut aufli bien fu la trinité. Tu m'en as plus appris tout feul, que les trois moines que j'ai eus autrefois avec moi. Donne-moi le baptéme & fais-moi chrétien. II faut avant toutes chofes, lui dit Tiran, que vous me fafliez le ferment de fraternité fur I'alcoran 3 comme Maure, & quand vous ferez chrétien , que vous m'en fafliez un femblable fur 1'évangile. Le roi  Hrsx. du Chevalier' y confentit. Tiran pour 1'éprouver, lui den»* da sil vouloit être baptifé en public, ou en particuher. Comment ! lui répondit le roi crois tu que je veuille tromper Dieu? Je veux me faire chrétien, & être baptifé devant mes troupes. Mon exemple les encouragera peutetre aen fiure autant. Je te prie, continuat-il, de les faire alfembler. Tiran s'acquitta promptement de cette commiflion, prévoyant laugmentation de la foi, que cette aétion devoit produire. II envoya un Maure aux généraux du roi, par lequel il leur lit favoir que fous peine de défobéilfance, il leur ordonnoit de venir avec leurs troupes. Les Maures obéirent fans peine a eet ordre. II les avoit avertis de venir fans armes & de ne commettre aucun défordre; ce qu'ils firent en effet. Cependant Tiran avoit fait fortir le roi de fa prifon. Lorfque fes officiers & fes troupes furent arrivés, il les fit defcendre dans une grande place de la ville, oü 1'on avoit drefïé un magnifique échaffaut, orné de brocard & de tapifferies, au haut duquel on le placa dans une belle chaife couverte de brocard, è cöté de laquelle il y avoit un grand vafe d'argent plein d'eau. Tiran avoit difpofé 1'échaffaut, de fagon qu'il y avoit a chacun des cötés 'des gradins, par lefquels on pouvoit defcendre Sc  T i b a k E s B r. a n cr. 25-5 monter, afin que ceux qui voudroient fe faire baptifer, en eüffent la commodité. Les généraux d'Efcariano, fans armes, le faluèrent, & lui demandèrent ce qu'il avoit a leur ordonner. Le roi dit, avec beaucoup de fermeté: mes fidèles fujets, & vous mes parens, il a plu a la divine bonté d'éclairer mon efprit, & d'avoir pitié de moi d'une facon, dont vous pouvez également profiter. J'ai les plus grandes obligations a ce chevalier chrétien : je lui dois ma liberté; & ce qui eft encore un plus grand fervice, je lui dois la lumière qui m'éclaire, II m'a fait connoïtre la vérité de la foi des chrétiens, & de la faulfeté de celle de Maho-. met. Je vous prie donc, je vous ordonne de me tenir compagnie, & de vous faire baptifer avec moi. Je vous donne ma parole que vous ferez votre falut. Que ceux qui voudront fe faire baptifer, demeurent dans la place ; & que les autres en fortent pour laiffer approcher ceux qui n'ont pu y arriver. Après ce difcours le roi fe mit en chemife, & Tiran le conduilit auprès du vafe d'argent, prit de 1'eau, & le baptifa. Prefque tous les prifonniers imitèrent le roi, paree qu'ils étoient fes proches parens. Tiran baptifa ce jour-la plus de fix mille Maures. Les jours fuivans il baptifa le refte; car prefque tous fe firent chre%  %$4 Hist. du Chevalier' tiens. Après cela Tiran dit au roi: quand vous étiez Maure, vous m'avez fait un ferment; a préfent que vous êtes chrétien, je vous prie de le renouveller. Le roi y confentit. avec joie. Tiran avoit écrit de fa main fur un papier les premiers mots de chacun des quatre évangiles, il les lui préfenta, & il jura en ces termes. Moi, Efcariano, par la grace de Dieu, roi de la grande Ethiopië ; comme fidéle chrétien & bon catholique, je mets la main fur les quatres évangiles, & je promets a Tiran le Blanc d'être toute ma vie fon bon & loyal frère d'armes, d'être 1'ami de fes amis, & 1'ennemi de fes ennemis, de partager avec lui la moitié de mes biens préfens & a venir; & fi par hafard il lui arrivoit d'être pris, d'employcr mon bien & ma vie pour le déüvrer. Tiran'de fon cóté renouvella le ferment qu'il avoit fait pendant que le roi étoit Maure. Après cela ils s'embrafsèrent, . Tiran continua de baptifer ceux qui fe préfentèfent. Le nombre étoit' fi grand,.qu'a peine y pouvoit-il fuffire-; i! y paifo.it les jours & les nujts. II lui yint heureufement du fecours. Un moine Efpagnol de la ville de Valence, (O qui (i> L'suteur fait iel une longue' di<»rdn>n au fujet de Valence , de la bonts- de fon terreur , de la bravoure de fes habitans, de la gentüleffe de fes fcmmes, qui fcns être d'une "grande beauté, font cependant propres  TtKAN ~L E Br-ANC. 2yy étoit | Tunis pour racheter des efclaves, avant appris les grandes fommes qu'avoit fait remettre dans cette ville un chevalier chrétien, qui étoit dans le royaume de Tremecen, réfolut d'aller implorer fon affiftance pour les efclaves de fa riation. II arriva a propos pour foulager Tiran , & pour prendre fa place. II y eut quarantequatre mille trois cent vingt-fept hommes ou femmes de baptifés. Tous ceux qui ne voulurent pas fuivre 1'exemple du roi fe retirèrent. II ne refta avec lui que les feuls chrétiens; mais ils étoient les plus braves, & les plus confidérables de fon armée. Le bruit de eet événement fe répandit bientöt dans toute Ia Barbarie. Les rois aliiés, qui venoient au fecours d'Efcariano, fe déclarèrent fes ennemis, & allèrent s'emparer de fes états, qui fe foumiient fans réfiftance, a la réferve de trois chateaux qui ne pouvoient pas tenir a infpirer les plus fortes pafïions. Des trois grands malli urs qui doivent arriver a cette ville, ïuivant la prophótie d'Elïe: le premier par les Juifs ; le fecond par les Maures; le troifième par des chrétiens, qni ne le feront pas d'origine. II ajouté, que la caufe de la fertilité de ce pays, vient de ce qu'elle eft a 1'oppofite du Paradis terreftre, & qu't.lle recoit les mêmes influeuces. Cette digreffion peut faire foupconner que 1'au* teur étoit Valencien,  2j6" Hl5T. DU C HE VA HIER- long-temps. Cette nouvelle affligeante ne put empêcher Efcariano de fonger £ fon amour pour la reine de Tremecen. Són premier mariage avoit e'te' fait fans beaucoup de cérémonies. Efcariano s'étoit fervi avec elle des droits que lui donnoit Ia vicïoire, & une force a laquelle elle n'avoit pu réfifcer. Son changement de religion la mettoit en liberté. II s'adrelfa a Tiran , qu'il fupplia de faffifter, comme un bon & loyal frére d'armes. Par fon confeil, il commenca par rendre a Ia reine de Tremecen tout ce' qu'il avoit conquis fur le roi fon pere. La-paffion de cette princeife pour Tiran contïnuoit toujours, & elle avoit même pris de nouvelles forces. A mefure que la fanté du chevalier fe rétablifioit, il recouvroit fes premiers agrémens. Elle ne pouvoit fe réduire aux feuls fentimens de cette affecïion épurée qu'il lui avoit promis, elle fit encore de nouvelles tentatives pour 1'engager a 1'époufer, & a fe mettre la couronne de Tremecen fur la tête ; mais il fut la ménager avec tant d'adrelfe, qu'il' Ia fit enfin confentir a donner folemnellement Ia main a Efcariano. Elle étoit d'un humeur douce. Les refus de Tiran étoient accompagnés de tous les témoignages poffibles d'eftime & d'affecrion. Le roi Efcariano étoit jeune & aimabte, quoique de la couleur des autres Ethiopiens. U  Tiran le Blanc. 257 II avoit pour elle la paffion la plus violente: la poffeffion même n'en avoit pu rallentir 1'ardeur. Tiran ne pouvoit être fon époux, & le parti qu'il lui propofoit étoit le feul que Ia raifon lui permit de prendre. On célébra fon mariage avec toute la magnificence que permettoit Ia fituation des affaires. Elles devenoient tous les jours plus facheufes, On apprit bientöt que les rois ligués s'étoient emparés des trois chateaux, & qu'ils marchoient dans le deifein de venir attaquer les nouveaux chrétiens. Tiran propofa de faire la revue des troupes, & de fe préparer a une défenfe vigoureufe. L'ancien général du roi de Tremecen, qui avoit obtenu la permiffion de refter dans fa religion, & d'attendre le temps de fa converfion, étoit jaloux du crédit & de 1'autorité de Tiran. I! le regardoit comme celui qui l'avoit empéché de monter fur le tróne. Il lui paria avec hauteur, & propofa a Efcariano de retourner au Mahométifme avec fes fujets. C'étoit, felon lui, le feul moven d'appaifer les rois ligués, & de conjurer 1'orage qui les menacoit. La propofition, & quelques expreffions dont elle étoit accompagnée, portèrent la colère du roi Efcariano au plus haut point. II mit 1'épée a la main, & abattit la tête du général, en difant : chien, fils de chien, élevé dans une fauffe Tome II. R  feyS Hist. » u ChevjCCii^ loi, & qui veut nous y faire rentrer, voila le paiement de tes confeils. Tiran fut très-fenfible a la mort d'un homme auquel il avoit obligation; mais connohTant le caraetère violent d'Efcariano, il crut devoir lui donner le temps de revenir de lui-même. On fit la revue: il'fe trouva 18230 hommes de cavalerie , & ^yooo fantaffins. Le roi, qui s'appercut que fon action avoit déplu a Tiran, 8c qui avoit pour lui la plus tendre amitié, fut le premier a lui en parler. II lui en demanda pardon, & eet événement, qui d'ailleurs fit grande impreffion fur ceux des nouveaux convertis, dont ia foi étoit chancelante, ne fervit qu'a refferrer Punion qui étoit entre les deux frères d'armes. On recut alors de Tunis les armures & les chevaux bardés que 1'on avoit fait venir de Sicile. II y avoit de qüoi former un corps de 440 hommes d'armes , avec lefquels Tiran n'auroit pas craint d'attaquer trois mille cavaliers maures armés a la légere, comme ils étoient. Le roi quitta la ville de Tremecen, & marcha avec Tiran vers la frontière, pour défendre 1'entrée du royaume aux ennemis. Les deux camps n'étoient qu'a trois lieues. Les rois ligués firent propofer a Efcariano de ren&rer dans la reiigion de fes pères. II renvoya  • T i £ X ts B £ a' n d '2^ ïes ambalfadeurs fans réponfe, & Tiran lui propofa de refter avec la moitié de 1'armée dans la ville oü ils étoient camp és, tandis qu'avec 1'autre il iroit examiner la difpofition des ennemis. O mon frère, dit le roi, j'aimerois mieux être avec toi. Laillons le feigneur d'Agramont dans la ville. Donne-lui tes ordres; je veux vivre & mourir avec toi. Tiran fe rendit aux inftances du roi, & donna le commandement au feigneur d'Agramont, en lui difant: demeurez toujours armé, & les chevaux fellés, & quand vous verrez fur cette hauteur qui commande la rivière une bannière rouge avec mes armes, fortez avec toutes vos troupes, chargez fur la droite oü le fleuve eft profond, & nous en ferons périr un grand nombre; mais fur toutes chofes, ne fortez pas de la ville, que vous ne veyiez la bannière. Les Maures étoient obligés de traverfer une montagne pour venir attaquer les chrétiens. Tiran prit un détour pour aller fe pofter de 1'autre cöté de la montagne, dans un lieu d'oü il pouvoit découvrir leur marche. II s'embufca dans un bois fort épais, & fit mettre pied a terre a fes troupes pour fe repofer, pendant qu'il monta fur un grand pin. II découvrit dela qu'il* s'étoient engagés au palfage de la montagne; «ru'ils avoient mis une journée entière a faire Rij  z6o Hist. bü Chevalier deux lieues; que la tête de leur armee s'étoit arrêtée fur le fommet a une lieue de la ville,& que 1'arrière-garde avoit pris le parti de camper au pied de la montagne, fans précaution, & fans avoir confervé de communication avec le refte de 1'armée. Cette arrière-garde étoit compofée de 40 mille chevaux. Lorfque Tiran vit que prefque toute la troupe avoit mis pied a terre, il vint les attaquer avec le roi. Le carnage fut prodigieux. Sans la nuit qui furvint, il n'en feroit pas réchappé un feul. Ceux qui étoient fur la montagne entendirent bien les cris des combattans; mais ils ne s'imaginèrent jamais que les chrétiens euffent la hardielfe de venir li prés de leur camp. Le lendemain, au lever du foleil, le roi Ménadoro defcendit de la montagne, fans penfer a Efcariano, non plus qu'a Tiran; il croyoit feulement que quelques coureurs avoient caufé ce défordre. Ne doutant point qu'ils ne fulfent pris , il envoya un tompette, pour leur dire de venir promptement fe faire Maures, ou de s'attendre a être pendus. Tiran chargea le trompette de dire a fon maitre, que s'il vouloit defcendre dans la plaine avec fon armee, il lui feroit connoïtre quel étoit celui qu'il menacoit ainfi. Cette réponfe mit le roi dans une C grande colère, qu'il pouffa fon cheval  Tiran e e Beanc. 261 fans rien dire; toute fon armée le fuivit, & le combat recommenca: il fut très-fanglant. Quand il eut duré quelque temps , & qu'il y eut eu beaucoup de monde de tué des deux cötés, le roi Ménadoro fe retira avec ce qui lui reftoit de troupes, du cöté de la montagne, & mandaa fon frère le roi de la petite Inde, de venir a fon fecours. Quand il fut arrivé, il lui dit: mon frere , voila ces chrétiens baptifés, avec lefquels je viens de me battre , comme je ne me fuis jamais battu de ma vie je ne me regarderai plus comme chevalier, fi je ne tue de ma main un grand traitre qu'ils ont parmi eux, qui donne des ordres partout , dont la foubrevefte eft de damas verd, avec des étoiles d'or& d'argent. II porte a fon cou fon Mahomet d'or • qui a une grande barbe , (i) & un petit enfant fur fon épaule , avec lequel il paffe une rivière. Pour moi, je crois que eet enfant eft fils de fon Mahomet, qui lui donne fecours dans la bataille. Le roi da la petite Inde s'écria: Montre-le moi; je te promets de te venger, quand même il auroit le dieu Mahomet dans le ventre. Il'fe tourna du cöté de fes troupes, & leur dit fuivez- (1) On a vu plus haut que Tiran portoic uue figure de faint Chriftophe en or, attachée fur les armes ; c'eft la ce que le roi Ménadoro nomme le Mahomet de Tiran. 1 R nj  20*2 H i s T. c tr Chïv Al'lïi moi, mes amis, vengeons la honte que ces chiens de chrétiens ont faite a mon frère. Prenez tous ceux que je renverferai; vous aurez aflez a faire a garder les prifonniers que je ferai. Ils montèrent auffi-töt a cheval, Scfondirent fur les chrétiens avec de grands cris. En peu de temps il y eut beaucoup de chevaux qui n'avoient plus de maïtres. Quand Tiran eut rompu fa lance, il prit fa petite hache ; il n'en donnoit pas un coup qui portat a faux. Les deux rois 1'approchèrent, & lui portèrent chacun un coup de pointe avec leurs épées. II fe fentit bleffé, & fe retournant vers 1'un d'eux, il lui fendit la tête d'un coup de hache. Les JMaures eurent beaucoup de peine a retirer fon corps. C'étoit cependant le roi de la petite Inde , qui l'avoit tant bravé. L'autre roi, voyant fon frère mort, fe battit en défefpéré. La blelfure de Tiran ayant un peu rallenti le combat, ils eurent le temps d'envoyer dire aux autres le malheur de leur maitre; fur tout a celui de Bougie , qu'ils regardoient comme leur chef. Ces rois vinrenta leur fecours; mais comme il étoit nuit, ils s'arrétèrent au pied de la montagne. Les chrétiens voyant venir a eux un fi grand nombre de troupes, & jugeant par la blelfure de Tiran, qu'il n'étoit plus en état de les conduire,iIs décampèrent pendant  Tiran iï B l a n c. 26J la nuit, fans que les Maures s'en appercuflent. Le lendemain matin les ennemis, qui s'attendoient a donner bataille , ne trouvèrent perfonne devant eux. Ils fuivirent les chrétiens jufques a la ville , ou ils s'étoient retirés, Tiranfit alors fortir le feigneur d'Agramont avec fes troupes. II chargea les Maures de facon „. qu'il demeura beaucoup de monde de part & d'autre fur la place. Mais les Maures fe rallièrent, & les chrétiens toujours en combattant „ furent obligés de fe retirer dans la ville. Ils. fermèrent les portes fur eux, & firent bien % car les ennemis les fuivirent de C prés, qu'ils touchèrent ces portes de leurs lances.. Le rot. commandoit dans la ville , & pourvut a fa défenfe. II fit une fortie avec beaucoup de fuccès; mais a la fin il fut repouffé. Tiran étoit au, défefpoir de n'être point en état de combattre.. Enfin voyant que tous les jours ifc perdoient beaucoup de monde, il dit au. roi Efcariano, qu'il devoit ménager des forties , qui lui coütoient trop de monde, & qui n'aboutiffoient a rien. On fuivit fon avis jufqu'a ce qu'il fut. guéri 3 mais il ne l'étoit pas tout-a-fait encore ,. qu'il voulut marcher. Le roi lui repréfenta vainement qu'il y avoit de la témérité a s'expoCer dans 1'état ou il étoit. Tiran, fans 1'écouter, fefit donner promptement fes.armes,monta.. R iv,  264. Hist. du Chevaliïr- k cheval avec une grande partie des troupes & attaqua un des cötés du camp. Les Maures' fe mirent en dëfenfe, & repoufsèrent Tiran comme ils avoient fait les jours précédens.' Les troupes chrétiennes étoient extrêmement decouragées. Lorfque Tiran vit qu'il ne les pouvoit rallier, il fe retira fur le bor£j du fleuve; &le défefpoir le tranfportoit tellement qu il ne voyoit plus rien. Le roi d'Afrique étoit de 1 autre cöté du fleuve. Il portoit fur fon armet une couronne d'or, enrichie de pierres precieufes. La felle de fon cheval étoit dargent, & feS étriers étoient d'or; fa foubrevefte «oit cramoifie, brodée de très-grolfes perles ü Onent. r Ce prince s'approcha de Tiran, & lui demanda , s'il n'étoit pas le général des chrétiens. iiran ne daigna pas lui répondre. Plongé dans la plus amère douleur, il regardoit le défordre de fes troupes, & leur faifoit les reproches les plus piquans. r Le roi d'Afrique le voyant en eet état, dit aux fiens : je vais paifer la rivière, pour tuer, ou faire prifonnierce chien de chrétien. Si j'ai befoin de fecours, ne manquez pas de m'en donner. Quand il fut paflé, il courut vers Tiran & le rencontra fi vigoureufement avec fa lance ' qu'il fit mettre les genoux de fon cheval a terré  Tiran le Blanc. a.6f & lui fit entrer un morceau de fer au-deffus de la mamelle. Tiran étoit fi affligé de 1'état oü il voyoit les chrétiens, & penfoit alors fi vivement a la princeife, qu'il n'avoit pas même vu approcher le roi d'Afrique. Sa bleffure le fit revenir a lui, il mit 1'épée a la main, fa lance étant rompue. Le combat fut très-vif. Le roi étoit un prince vaillant : mais ayant fait faire un mouvement a fon cheval, pour éviter un revers que Tiran lui portoit; le coup porta fur la tête du cheval, qui tomba mort. Le roi refta engagé deffous; mais les Maures qui venoient a fon fecours, eurent le temps de le dégager. Ils le relevèrent,& lui donnèrent un cheval. Tiran voyant qu'il ne pouvoit faire autre chofe, faifit un Maure au corps, lui arracha fa lance , & tout de fuite il en renverfa trois avant qu'elle rompit ; il en envoya encore trois autres par terre avec fon troncon ; après quoi avec fa petite hache, il fcndit en deux la tête d'un autre. Ceux qui reftoient fe récrièrent: 6 Mahomet! quel eft ce chien qui nous détruit tous? Malheureux celui qui lattend. Le feigneur d'Agramon'c regardant par une fenétre du chateau, reconnut Tiran a fa foubrevefte; &.voyant qu'il combattoit feul, il cria: fecourez promptement le général; il eft feul, & fur le point de périr. Alors !e roi  h66 HlST. Dü CHETAtlEli fortit avec un peu de troupes qu'il avoit, maïs avant qu'il put arriver au lieu du combat, Tiran avoit regu trois blefïures, & fon cheval plufieurs coups de lances. II fut donc obligé de fe retirer, & de gae;ner la porte de la ville le plus promtement qu'il lui fut poflïble, jufques a laquelle les Maures le pourfuivirent. Les Maures voyant les chrétiens renfermés, affiégèrent la ville dans les formes , ils pafsèrent de 1'autre cóté de la rivière , & la ferrèrent de fi prés, que perfonne ne pouvoit plus entrer ni fortir. Tiran, que fes blelfures n'empêchoient point de penfer a tout, craignit même les mines qu'ils pouvoient faire fous le chateau, il ordonna que 1'on mit dans les fouterrains des baffins de cuivre, pour indiquer par leur fon le travail de la mine, & la diftance des travailleurs. Peu de jours après que Tiran fut guéri, & qu'il fut en état de porter les armes, une jeune fille qui faifoit du pain dans le chateau entendit que les baffins de cuivre faifoient beaucoup de bruit, elle courut en avertir fa maitreffe, femme du gouverneur; fur Ie champ le roi & Tiran en furent inftruits, ils s'armèrent promptement, & fe placèrent dans le fouterain, fans faire aucun bruit; ils n'y furent pas une heure que les ennemis commencèrent a fortir de la mine. A peine furent-ils au nombre de foixante, que  Tiran le Blanc. ceux du chateau les égorgèrent. Comme les autres fuivoient avec beaucoup d'empreflement, il fit jetter des grenades u Chevalier' remarquer. Le roi de Tunis , dit; feigneur, je ne crois pas que ces gens-ci foient des chrétiens , je crois plutót que ce font des diables baptifés , ou que notre Mahomet s'eft fait chrétien ; car nous n'avcns pu les entamer, maigré la fupériorité du nombre. Voyez de plus toutes ces troupes qui n'ont point encore donné, Sc qui attendent que nous foyons fatigués, pour nous charger par derrière & nous mettre en pièces. Pour moi, je crois que nous devons nous retirer, non dans 1'endroit oü eft notre camp, mais fur. cette autre montagne qui eft par-dela, car je crains ces maudites gens vétus de blanc, voyez comme ils font grands a cheval, je n'en ai jamais vu de pareils. Le roi d'Afrique lui répondit: quant a moi, je ne defire que vengeance, puifque j'ai perdu mon frère, & j'efpére toujours que je pourrai tuer ce faux chevalier. Suivez-moi avec courage; dans la douleur que j'éprouve, je ne cherche que Ia mort oü le plaifir de me venger. Après avoir dit ces mots; il piqua des deux, & fe jetta dans le fort de la rnêlée. Le hafird voulut qu'il rencontrat le marquis de Luzanne, il fut a lui d'une telle violence, qu'il 1c renverfa lui & fon cheval; fans le feigneur d'Agramont qui vint a fon fecours, il alloit périr. La bataille dura jufqua deux heures après midi, fans que  Tisa'k ii Biisc, 277 1'on eut pu dire de quel cöté étoit 1'avantage. Les chofes étoient en eet état, lorfque le roi de Tunis, qui portoit un Mahomet d'or fur fur fon armet, reconnut Tiran a la foubrevefte femée d'étoiles qu'il portoit. II dit aux autres reis : fi vous voulez être vainqueurs, allons tous fur celui qui vous fait tant de mal; quand nouï 1'aurons tué, tous les chrétiens feront prifonniers. Sur le champ tous les rois coururent contre Tiran. Quand ils furent a une certaine diftance, il fe jetta au milieu d'eux comme un lion; fa. lance n'étant pas encore rompue, il en frappa le roi de Tana fi vigoureufement, que maigré les armes, il lui perca la poitrine, & le renverfa mort. Après cela il rencontra le roi de Tunis, lui perca le bras, 8c le fit tomber de fon cheval. Le roi Efcariano, fuivi du marquis & d'Almédifer, qui combattoient vaillamment, arrivèrent en eet endroit, 8c ils emportèrent le roi de Tunis dans la ville. Alors Tiran jetta fa lance, 8c prenant fa petite hache, qu'il avoit toujours a 1'arcon de la felle, il en donna un fi grand coup a un Maure, qu'il lui fendit la tête & la poitrine. Je ne crois pas que jamais aucun héros de 1'antiquité ait donné un fi grand coup. Les Maures eux-mêmes en demeurèrent étonnés; mais voyant que toutes leurs lances étoient rompues, ils fonnèrent d'un cornet,  *7« Hut. du ChivJeie* tournèrentle dos, abandonnèrent la bataille? & fe retirèrent fur une montagne. Les chrétiens qui avoient befoin de repos, les laifsèrent aller volontiers. Cependant, maigré leur laffitude, Ü les fuivirent jufques a la montagne, alTez contens d'être demeurés les maitres du champ de bataille. De retour dans la ville, ils crioient, hommes & femmes, vive le bienheureux chevalier : béni foit le jour de fa naiffance: heureux celui dans lequel i! nous a baptifés; que celui oü il eft venu dans ce pays eft fortuné! Plüt a Dieu qu'il fut roi de tous les Maures! Avec de pareilles acclamations, on conduifit Tiran au chateau, oü il trouva le roi de Tunis, que 1'on avoit déja panfé de fa bleffure. La reine e'toit encore avec toutes les femmes, a cheval fur toutes fortes de montures, & les citrouilles fur la tête, couvertes de linge blanc, Quand le roi de Tunis fut la rufe dont s'étoit fervi Tiran, il fut au défefpoir, arracha 1'appareil que 1'on avoit mis fur fa plaie. Tiran inftruit de fon défefpoir, le vint trouver pour le confoler, & 1'engager k fe laiffer panfer. II le trouva dans une rage qui ne lui laiffoit rien écouter; maigré tous les efforts que 1'on avoit fait pour 1c retenir, il avoit déchiré fa plaie. II perdoit tout fon fang, & il n'étoit pas poffible de 1 etancher, II mourut Ie foir même.  Tiran i e B t k n c. 27P Auffitöt après fa mort, Almédifer demanda fon corps a Tiran, qui le luLaccorda. II fit favoir au camp des Maures qu'ils pouvoient le venir chercher. Cette nouvelle augmenta leur confternation. 'Ils choifirent cinquante des meilleurs chevaliers, qu'ils envoyerent a la ville chercher le corps du roi. Quand ils furent en préfence du général, ils le fupplièrent de vouloir leur permettre de le voir. Tiran ordonna k Almédifer de le faire mettre dans la falie, de le couvrir d'un magnifique drap d'or, &^de placer autour de lui cent chevaliers 1'épée k la main. Quand fes ordres furent exécutés, Tiran fit entrer les Maures dans la falie. Ils levèrent le drap d'or; & quand ils eurent reconnu le roi, le plus confidérable dit: général, le meilleur de tous les bons; écoute-moi: tu es la lumière qui a éclairé les chrétiens. Ton nom ne peut être oublié dans toute la Barbarie. Plus tu as rendu d'honneurs a ce grand prince, qui étoit fi digne de les recevoir, plus tu t'es honoré toi-même. La fortune a voulu que ce malheureux prince fut ton efclave ; il n'a pu foutenir ce malheur, lui, qui par fon courage étoit digne de foumettre toute la chrétienté, de donner un pape a Rome, un calife a Babylone, & de voir a fes pieds 1'Europe, 1'Afie & 1'Afrique entières. O mort! Tu 1'as enlevé ce S iv  '*® HlST' D<* C H Ê V X L r E R Maures. Mes frcres & mes compagnons, nous ne pouvonstrop dorurer de larmes au fon d notre roz Ils pleurèrent tous en effet, & pIaig-ent leur malheur en'bairant les pieds" du Quand ils eurent rempli pendant quelque temps ce tnfte devoir, le vieux chevalierMaure fe eva,& du :ö Dieu, grand & tout-puiiTant cre9teurduc1el &de la terre, comment as-tu' P-mrs la mort d'un fi bon roi, & d'un fi brave la7a Vt0h jCUne' & «P^ * ^ire a conquete du monde, II défendoit la fainte lontitT °nnée ^ P-P^e, & que Ion (m dans toutes les parties du monde. «1 dreile d.abohque de convertir tout un peuple ala & chrétienne, & de caufer Ia p rte de tant de rois, & de tant de muiiers nos malheurs; donne2-moi de triftes «pref, fions; partagez avec moi la douleur de notre P-te, & de celle de la chevalerie Maure. O famr prophéte Mahomet, s'écria-t-il d'une voix «-ódéfenfeur de "°tre ^erté, prends Fnedenou, Ne permets pas que les chrétien nou»-altrattent plus long-temps. N'étoit-c pasafTezde perdre une grande bataille? Falloit-Ü  Tiran l e Blanc. 281 être privé du foutien de la Barbarie ? O roi de Tunis, puiiTe le feigneur te pardonner, &conduire ton ame oü doivent être celles de tous ceux de ta religion. Tu occuperas parmi eux le premier rang. Se tournant enfuite du cöté de Tiran , il lui dit: général des chrétiens, 1'état oü tu nous vois t'apprend 1'horrible fituation oü tu nous as réduits : notre camp eft inondé du fang que tu as répandu. L'air que nous refpirons eft infecté par les cadavres de ceux de nos foldats que tu as mis a mort. Les plus puiftans & les plus braves de nos rois ont péri fous tes coups. Nos malheurs redoublent a chaque inftant. Chaque inftant offre a nos yeux de nouveaux fujets d'horreur & de défefpoir. O général, né pour le malheur de la fainte loi & du monde entier, c'eft toi qui as verfé le fang refpedtable de nos rois. Ennemi de Dieu & des hommes, chrétien déteftable, que maudit foit le jour abominable qui te vit arriver dans ce pays. Que maudite foit la galère qui t'apporta fur nos bords; que n'a-t-e!le été engloutie avec toi dans les gouffres les plus profonds. Tiran fourioit en écoutant les difcours du chevalier Maure cependant il prit la parole & lui dit : Je pardonne tes emportemens a l'excès de ..ta douleur; mais crains de mettre  282 H i s t. t> v Ghevaêier' ma patience a une nouvelle épreuve. Le Maure lui obéit. Les autres de'putés demandèrent le corps de leur roi. J'en fuis le maïtre, leur dit Almédifer, & vous ne 1'aurez qu'en payant une rangon de vingt-mille doublés ducats d'or. C'eft la moindre fatisfadion que je puiffe exiger de vos difcours. Sur votre refus , je livrerai fon cadavre aux chiens & aux corbeaux. Les députés confentirent a tout, & emportèrent le corps. Quand ils furent au camp, fa vue mit les Maures en fureur. Ils coururent aux armes, •montèrent a cheval, & fe précipitèrent vers :1a ville, en criant: meure ce traitre, ce faux général des mauvais chrétiens, eet ennemi de notre loi & de notre empire. Le roi de Damas fe préfentaa eux, & leur dit: feigneurs, quel eft votre projet ? J'ai toujours oui dire que Ia -colère eft le plus mauvais de tous les confeillers. Songez quel eft 1'ennemi que vous allez at-taquer; fongez a fon habileté, qui nous a fait perdre plus de ■quatre-vingt mille foldats dans -des bataillesrangées. Croyez-vous que le défordre avec lequel vous marchez vous mettra en état de réparer nos pertes ? Qui marche ainfi au combat, courr grand rifque de n'en revenir qu'en déroute. Ses confeils ne furent point exécutés; ils continuèrent de courir vers Ia ville.  Tiran n Blanc. *8$ ' Tiran, qui ne pouvoit être furpris avoit découvert leurs mouvemens. II fortit ft leur rencontre avec fes troupes, a-yant mis ordre a la défenfe de la ville, & ayant placé derrière le foffé ce corps de femmes couvertes de voiles blancs. Le combat fut long & opinifttre. Les Maures fe battoient en défefpérés. Le roi Efcariano fut plufieurs fois fur le point de perdre la vie, ou la liberté. Tiran & le feigneur d'Agramont le tirèrent plufieurs fois des périls oü fa valeur favoit précipité. Le combat dura jufqu'a la nuit. Tiran ne permit pas ft fes troupes de pourfuivre les vaincus: ils fe retirèrent- dans leur camp, & le lendemain on trouva que les Maures avoient laiifé trente-cinq mille vingfept hommes fur le champ de bataille. Les Maures voyant que leurs pertes augmentolent chaque jour, les rois tinrent confeil , & réfolurent de demander une trève pour trente jours. Ils envoyèrent pour eet effet une ambaffade a la ville. Tiran ne jugea pas a propos de 1'accorder: mais le roi Efcariano, le feigneur d'Agramont, Almédifer & le chevalier Melchifedech y' confentirent , paree qu'ils avoient beucoup de bleffés. Quand la trève fut faite, les femmes chrétiennes allèrent fur le champ de bataille , prendre les corps des chré-  2% Hist. du Chevalier tiens pour les enterrer avec pompe. Les Maures réfolurent de partir la nuit qui précéda la fin de la trève, & de fe retirer dans les grandes montagnes de Fez , oü les chrétiens ne pouvoient les fuivre. Ils raffemblèrent leurs troupes, & fe mirent en marche environ fur le minuit, fans faire le moindre bruit. Le lendemain au point du jour, les gardes avancees vmrent frapper k la porte de la ville , pour apprendre au général que les Maures partoient avec beaucoup de précipitation. Tiran fit fur le champ prendre les armes k toutes fes troupes. Au grand jour les chrétiens fe mirent ala pourfuite des Maures & joignirent les traïneurs. Les rois envoyèrent redemander k Ti«n,non-feuIement ce qu'on leur avoit pris, mais encore juftice de ceux qu'on leur avoi' tues, paree que ia trève n'étoit pas expiree, affurant que s'il leur refufoit cette fatiffactton, Üs feroient favoir dans toutes les cours la mauvaife foi du roi Efcariano , & celle Ce Tiran le Blanc , général des chrétiens , après er, avoir (ait leurs plaintes k Mahomet. Quoique Tiran put oppofer leur départ précipité pour autonfer ce qu'il avoit fait; comme de part & d autre on pouvoit alléguerde bonnes raifons ü crut devoir exécuter le traité, pour ne pas expoter fa réputanon. II fit rendre toutce qui  Ttnn ie Blanc, 28? avoit été pris ; &pour chaque Maure qui avöit été tué ..il donna la liberté a deux de ceux qu'il avoit fait prifonniers. Les Maures furent trescontents de ce procédé , & difoient hautement que Tiran étoit le meilleur , & le plus franc chrétien qui fut au monde. Les Maures faifoient des marches forcées, & eurent bientót gagné les hautes montagnes de Fez, & dela1, par des défilés 'prefqu'impraticables , ils fe' rendirent dans les plaines fertiles de ce royaume. Cependant Tiran marcha après le départ des Maures du cóté des défilés , & foumit toutes les villes & tous les chateaux qui étoient en deca. Le feigneur d'Agramont voyant que ces défilés n'étoient point gardés , propofa a Tiran de 1'envoyer tenter le paffage , afin de fe mettre en état de conferver les conquêtes que fon faifoit. Tiran approuva eet avis , & de concert avec le roi Efcariano , il donna au feigneur d'Agramont un corps de quarante-mille chevaux & de huit mille fantalfms , avec lequel il traverfales montagnes. Quand il fut de 1'autre cóté il ne trouva point de troupes ennemies. Les rois Maures s'étoient féparés pour fe retirer dans leurs états. Alors le feigneur d'A^ gramont fe mit a faire la conquête du pays. Prefque toutes les places fe foumirent; celles  ^26 Hist. du Cheval ie* qui voulurent réfifter furent forcées & pillées. Ce chevalier étoit brave & habile , & fes troupes av01ent confiance en lui-. Ils arrivèrent a Montagata ; elle appartenoit a la fille du roi de Bellemarin: fon père & fon mari ayant péri dèsle commencement de Ia guerre. A la vue des chrétiens , ceux de la ville tinrent un confeil, dans lequel il fut arrêté que 1'on porteroit les clefs au feigneur d'Agramont. II les recut avec bonté, & leur accorda tout ce qu'ils lui demandèrent. Mais quand les chrétiens furent prêts d'entrer dans la ville, ceux qui la gouvernoient fe repentirent de ce qu'ils avoient fait, & réfolurent de mourir piutöt que de fe rendre. Le feigneur d'Agramont voyant que 1'on fe moquoit de lui, attaqua Ia ville de tous les cötés, & fit donner un ailaut. II y fut blelfé d'une balie d'arbalête. Toutes les troupes le voyant tomber, le crurent mort. On le mit fur un bouclier, & on le porta a fa tente. Cet accident fit cefier le combat. Alors Ie feigneur d'Agramont promit a Dieu & aux faints Apötres, qu'il fe vengeroit de Ia tromperie qui lui avoit été faite J & furieux de la douleur que lui faifoit fa bleffure, il jura qu'il ne partiroit point fans avoif pris la ville, & fait palier tous les habitans par 1 epée. Sur le champ il envoya demander Ia  Tiran le Blanc*. 287 groffe artillerie. Tiran la conduifit lui-même avec toutes fes troupes , & fit donner 1'aflaut a la ville en arrivant. II fut fi terrible, qu'il s'empara d'une grande Tour qui fervoit de Mofquée , & qui tenoit a la ffiuraille; mais la nuit fit ceffer 1'affaut. Le lendemain matin les Maures envoyèrent dire qu'ils fe rendroient, a condition qu'on les laiffat vivre dans leur religion ; qu'ils donneroient par an trente mille pièces d'or, & rendroient tous les prifonniers qu'ils avoient. Tiran les renvoya a fon coufin , leur difant qu'il ne feroit que ce qu'il ordonneroit. Quand ils furent devant lui, quelques prières qu'ils lui fiffent, il ne voulut jamais les e'couter. Alors le peuple réfolut de lui envoyer leur fouveraine avec plufieurs autres demoifelles, pour tacher de le fléchir. (Ici 1'auteuc interrompt fon récit pour parler de Plaifir de ma vie.) Quand la bonté de Dieu eut délivré Plaifir de ma vie du naufrage, elle fut conduite a Tunis chez la fille d'un pêcheur, comme il a été rapporté. Cette fille fe maria deux ans après avec un homme qui demeurdit auprès de Montagata; elle fut toujours regardée comme ef* clave , mais elle rnenoit une vie aflez douce, travaillant a des ouvrages de broderie en or & en foie, dont fa maïtrefle faifoit un débit avan-  5S8 HiST. ©uCHËVAtiÉ* tageux. Cette femme ayant cru s'apperccvoir que fon mari Ja regardoit avec complaifancé; elle en devint jaloufe , & réfolut de s'en défaire. Ainfi étant allée k la ville, fous prétexte de faire quelques emplettes, elle fut trouver la fille du roi, & lui dit, qu'ayant appris qu'elle vouloit fe marier, & qu'elle cherchoit des chejnifes travaillées en or & en foie, elle' venoit lui offnr une efclave jeune & bien faite, è laquelle elle avoit montré dans fon enfance k faire toutes fortes de beaux ouvrages de femme. Alors elle lui préfenta des morceaux de fon ouvrage, en 1'affurant que fi elle vouloit lui en donner cent piéces d'or, elle lui feroit volontiers le facrifice de tout ce qu'elle lui avoit couté, & des foins qu'elle avoit pris pour la rendre aufli adroite. La reine ayant examiné 1 ouvrage, accepta le marché. La Maurifque ajouta qu'elle ne la lui vendoit qu'è condition qu elle ne lui diroit point qu'elle favoit vendue, paree qu'elle 1'aimoit fi fort, que Ia féparation lui feroit trop fenfible ; mais qu'elle auroit la bonté de dire qu'elle la lui avoit prêtee pour deux mois. Car, ajouta-t-elle ; elle mourroit de chagrin, fi elle favoit que je 1'eufle vendue. Peu de temps après cela Ia ville fut afliége'e. Les Maures firent beaucoup de prifonrtiers chrétiens, parmi lefquels il fe trouva un homme* d'armes«  Tiran le Blanc» a.2$> d'armes, qui étoit fur la galère de Tiran, quand elle fit naufrage. Plaifir de ma vie lereconnut, & lui demanda s'il n'étoit pas du nombre dé ces chrétiens qui périrent fur une galère a la cöte de Tunis? oui, madame, lui répondit-il, j'eus beaucoup de peine a me fauver a terre» Après cela je regus mille baftonnades ; & par la fuite je fus vendu, non fans avoir beaucoup a foufrir. Que me diras-tu , continua-t-elle, de Tiran ? Sainte Marie, repliqua le prifonnier ! it eft plein de vie , & général des chrétiens ; il travaille a la couquête de ce pays. Enfuite il lui paria de la blelfure du feigneur d'Agramont* Elle lui demanda des nouvelles de Plaifir de ma vie. On croit qu'elle s'eft noyée , répondit' il, notre général a été bien fenfible a fa perte. La joie qu'elle reffentit en apprenant ces nouvelles fufpendit le fouvenir de fes malheurs ? & elle ne fut plus occupée que des moyens de travailler a fa délivrance & a celle des autres prifonniers chrétiens. Le jour que fa maitreffe devoit aller trouver les généraux chrétiens, elle fe déguifa , & fe mit a. fa fuite. La reine fortit a la tête de cinquante demoifelles, & accompagnée de plufieurs efclaves. Elle alla d'abord fe préfenter k Tiran, qui, fans vouloir 1'écouter, la renvOya au feigneur d'Agramont. II la recut encore Tornt Jlt X  Êpo Hist. du ChïvIliek plus mal qu'il n'avoit fait les premiers députél Elle retourna donc a la viile, n'attendant plus que la ruine de fon royaume. Elle paffa la nuit dans les cris & dans les larmes. La confternation étoit univerfelle. Le lendemain matin Plaifir de ma vie dit a la reine & aux principaux de la ville, ques'ils vouloient lui permettre de fortir , elle parleroit au général , & lui diroit des chofes qui 1'engageroient a leur pardonner. Dans le défefpoir oü ils étoient, ils ne pouvoient refufer la permiffion qu'elle demandoit, il falloit tout effuyer. Plaifir de ma vie s'habilla proprement a la morefque, & s'étant noirci le tour desyeux a la manlere des femmes du pays, pour fe déguifer , elle marcha , fuivie des femmes de la ville. Elles arrivèrent a 1'heure de midi a la tente de Tiran , qui leur manda d'aller trouver le feigneur d'Agramont, paree qu'il ne pouvoit rien faire en leur faveur. Plaifir de ma vie lui fit dire qu'il pafferoit pour un faux chevalier , s'il refufoit de voir & d'entendre des demoifelles , lui, que 1'ordre de chevalerie qu'il avoit recu engageoit a prendre leur défenfe contre tout le monde ; qu'elks lui demandoient aide & confeil. On vint rendre cette réponfe au général. Celui qui la lui fit, ajouta qu'i! avoit parlé a. une demoifelle très-bien faite , qui par-  Tiran le Blanc. 19Ï lok le mor.fque a merveille, & qu'il lui feroit bien obligé j quand on prendroit la ville ^ de la faire chrétienne , & de la lui donner pouC femme. Va, dit le général, amene-les ici. Après les faluts , Plaifir de ma vie lui dit: Seigneur général, ton noble & généreux cceuf. veut-il fe démentir en cette occafion des fentimens qu'il a toujours montrés ? fera-t-il fans pitiépour les malheureux habitans de cette ville é qui te parient par ma bouche, qui conféffent leur faute , & qui implorent ta miféricorde ? As-tu oublié que ta loi, que 1'exemple de ton Dieu, que les régies de ta chevalerie t'obligent de pardonner a un ennemi foumis, & qui reconnoit fa faute. Pardorine la liberté avec laquelle je te parle. Nous fommes inftruits de tes grands exploits , les victoires que tu as remportées dans la Grèce fur les Turcs nous font connues comme celles qui ont accompagné tes armes dans ce pays. Tu ne feras pas moins généreux pour nous que tu 1'as été pour le roi Efcariano, pour eet ennemi qui te doit la gloire & le bonheur de fa vie. Ayes quelque compaffion d'une reine infortunée , je t'en conjure au nom de la demoifelle a qui tu as donné ton cceur. Tiran étoit trop irrité contre la perfidie de ceux de la ville, & trop affligé du danger ou, Tij  2q2 Hist. do Chevalier' étoit fon coufin d'Agramont, pour fe laifTer toucher a ce difcours. II lui répondit: que la clémence confiftoit a pardonner fes propres injures, mais que la juftice obligeoit a pourfuivre la vengeance de celles qu'avoient recues les fiens. II renouvella fes fermens de faire paiTer tous les habitans au ril de 1'épée , & ordonna en même temps qu'on la fit fortir. Alors Plaifir dé ma vie , prenant la parole , dit avec un efpèce d'emportement: jufte cie!! eft-ce la ce Tiran le Blanc de la Roche-Salée dont on vantoit les vertus par toute la terre ! fonges aux engagemens que tu pris lorfque tu recus 1'ordre de chevalerie dans cette brillante cour d'Angleterre, oü tu te couvtis de gloire par la défaite du redoutable feigneur de Villermes, par la mort de deux rois & de deux ducs, par la viétoire que tu remportas fur les deux freres Thomas & Kyrie-EIeïfon de Montauban. Fautil,pour te ramener a la vertu, te rappeller le nombre infini de tes autres exploits; le fecours que tu donnas a la religion de Rhodes, la prudence avec laquelle tu vins a bout de conclure le mariage du prince de France & de 1'infante de Sicile ; ce que tu as exécuté en faveur de l'empereur de Conftantinople ? fonges a 1'état cruel oü 1'a laifle ton abfence; fonges a la douleur dans laquelle cette abfence plonge  Tiran le Blanc 255 ene grande princefle , dont les charmes ne peuvent être furpaffés que par fes vertus. Songes aux malheurs auxquels la fortune , en t'éloignant des terres de Conftantinople , expofe peut-être ton malheureux coufin Diofébo & Stéphanie la duchefle de Macédonie, que tu lui as donnée pour époufe ; i!s font fortis de ton fouvenir. O malheureufe maifon de la RocheSalée , la meilfeure qui foit au monde 1 O chevaliers de Bretagne, qui gémilfez peutctre dans les fers, n'attendez plus de fecours, celui duquel vous en deviez efpérer, n'eft plus fenfible au fort des malheureux. Plaifir de ma vie avoit pris 1'accent de la langue du pays, & eet aceent déguifoit fa voix.. Tiran e'toit dans le plus grand étonnement, Ü ne pouvoit concevoir comment toute fa vie lui étoit fi bien connue-, les derniéres idees qu'elle lui avoit rappellées avoient renouvellé toutes fes douleurs ; il la pria de lui dire qui elle étoit, & qui lui avoit révélé toutes ces chofes; étoitelle un diable , ou un efprit familier, revêtu d'un corps féminin ? Non , Tiran, lui répondit Plaifir de ma vie, je fuis une femme ordinaire, femblable a toutes les autres, & fi le peu de chofes que je t'ai dit t'a étonné , il m'en refteroit bien d'autres a. te découvrir, qui te jetteroient dans. la plus. T nj  *$é Mist. t>v Chevaihr' grande furprife. Mais k quoi cela pourroit - ïf fervir! Te rappellerois-je cette nuit délicieufe du chiteau de Malvoifin, dans laquelle la princefle Carméfine s'abandonna k ta difcrétion [ te parlerois-je de cette autre nuit, dans laquelle par le confeil & par le fecours d'une malheureufe fille, que 1'on nommoit, fi je ne me trompe , Plaifir de ma vie ; elle te mit fur la tete la couronne de Conftantinople, & te recut dans fon lit, comme fon feigneur & fon époux ! Mais k quoi me ferviroit de te rappeller des chofes qui ne font plus préfentes k ta mémoire ! tu les a oubliées. Infortunée princefle de Conftantinople , ton empire eft en proie aux infideles ; ta ville , ton pere, tes parens , ta perfonne même font pretes de tomber entre leurs mains j mais tu ignores encore le plus grand de tes malheurs, ton chevalier t'apandonne. La douleur & le faififfement de Tiran étoient devenus fi grands , qu'il ne put entendre les dernières paroles de Piaifir de ma vie, fans tomber évanoui : il refta fans connoilfance. Le caêaftère impétueux du roi Efcariano penfa rendre «et accident fatal k Plaifir de ma vie. II croyoit qu'elle avoit jetté quelque charme fur le chevalier, il donna ordre qu'on la faisit, & qu'oa U gardatavec foin, jufques k ce que 1'on eut  T.iKiH tï Blanc. 29; vu quelles feroient les faites de eet accident. Plaifir de ma vie en étoit elle-meme trop touchée, pour faire quelque attention a autre chofe y elle fe jetta a terre en déchirant fes habits, & foulevant le chevalier , elle pofa fa tête fur fon fein, difant a ceux qui vouloient 1'en empeeher : lailfez, c'eft a moi a réparer le mal que j'ai fait , je connois ce chevalier avant tous ceux qui font ici, & ce n'eft pas le premier fervice que je lui ai rendu. Elle arrofoit fon vifage de fes larmes , & faifoit les plus grands regrets ; mais alors elle fe relfouvint d'une bleffure qu'il avoit recue a 1'oreille dans fon combat contre le feigneur de Villermes , & dont la cicatrice étoit demeurée fi douloureufe, qu il fuffifoit de la toucher pour le retirer du plus profond évanouiffement. Tiran revint en effet, pouffant un grand foupir , & furpris de fe trouver entre fes bras, il la regardoit fixement & fans parler. Au nom du Dieu que tu adores , lui dit-il, après avoir repris fes efprits ; apprends - moi d'oü tu fais les chofes que tu m'as dites ; j'en jure par le nom facré que tu as prononcé} je t'accorderai tout ce que tu me demandes. Plaifir de ma vie qui craignoit qu'en fe découvrant tout d'un coup ,1a furprife ne fit retomber le chevalier dans un fecond évanouiffement T iv  apo- Hist. dit Cn-EVkitijl plus dangereux que le premier, lui dit: prornettez-nous la grace que nous vous demandons, Ie ciel vous en récompenfera par 1'interceffion de notre grand prophete. Enfuite elle enfila un long difcours pendant lequel Tiran demeurant toujours la tête fur fes genoux, tomba dans une profonde rêverie ; les périls de la princeife & de fes parens en étoient i'objet. Cependant le feigneur d'Agramont inftruit de 1 accident de Tiran, & croyant qu'il avoit perdu la vie, s'étoit levé tout furieux. Il accourut 1'épée a la main a la tente du général, &le voyant étendu parterre auprès d'une femmevetue a la morefque, i\ s'écria en entrant: que lait ici cette forcière ? attendez-vous qu'après avorr donné la mort a votre ami, a votre feir.eur , elle vous enlève encore fon corps ? C'eft a mor a la punir de fes crimes , puifque vous navez pas daigné le faire. En même temps il a faifit par les cheveux qu'elle avoit épars,& kvant 1'épée il fe préparoit è lui couper la tete Au erf que la frayeur fit pouifer è Plaifir de ma vie, Tiran fortit de fa rêverie, il feJttta fur le feigneur d'Agramont, & lui faifit lepee; mais celui-ci étoit tellement tranfporté de colère, qu'il ne voyoit plus rien, il retira J epee, & par ce mouvement il fit è Tiran une £ dangereufe blelfure, que fon crut ,  Tiran i, ï Beanc. «5>7 temps qu'il en demeureroit eftropié. On fe jetta fur le feigneur d'Agramont, & on 1'entraïna hors de la tente. Efcariano le vouloit tuer. Tiran étoit dans la plus furieufe colère contre lui, pour avoir voulu frapper a fes yeux une femme, & une femme a laquelle il avoit accordé fa proteftion. La confufion & la douleur dans laquelle le feigneur d'Agramont fe trouva, lorfqu'il fut revenu a lui, touchèrent Tiran , & il réfolut de lui pardonner; mais comme rien ne le pouvoit diftraire de ce qui regardoit fon amour, il demanda avant toutes chofes a Plaifir de ma vie, fi elle avoit été efclave a Conftantinople. Alors fe levant & fe jettant a fes pieds : eh quoi, feigneur, lui dit-elle, en langage grec, ne connoiffez-vous plus la malheureufe Plaifir de ma vie? En avez-vous perdu le fouvenir ? Elle fe préparoit a lui conter le détail de fon hiftoire, mais il ne lui en donna pas le loifir. II la releva en 1'embraffant plufieurs fois. II ordonna auffitöt que 1'on drefsat un tróne magnifique a la porte de fa tente, & que 1'on mandat la reine & toutes les dames de la ville. Ce tróne étoit couvert de drap d'or, on y montoit par plufieurs degrés; il y plaga Plaifir de ma vie, & comme elle avoit déchiré tous fes habits, il lui fit donner un de fes manteaux  2$>8 HlST. öUCïïEVAEïEït de brocard cramoifi doublé d'hermines; il fit mettre la reine de Ia ville fur le dernier gradin, & les demoifelles prirent leurs places a fes cótés par terre, de fagon que Plaifir de ma vie étoit traitée en reine. Il lui avoit öté fon voile, & fa tête n'étoit ornée que de beaux cheveux. Tout le monde voyant que Tiran lui rendoit tant d'honneurs, croyoit qu'il la vouloit époufer. II fit ordonner dans le camp, que fous peine de mort, on vint baifer la main a Plaifir de ma vie. II fit auffi publier le pardon général qu'il accordoit aux habitans de la ville, leur permettant de vivre dans Ia religion qu'il leur plairoit, avec une expreffe défenfe a tous les foldats de faire le moindre tort a aucun habitant. II fit préparer des viandes, & donna un grand repas a tous ceux qui voulurent manger. Tous les inftrumens & les trompettes de la ville jouèrent pendant le repas. Cette fête dura huit jours, & fut la plus finguüère que 1'on eut jamais donnée dans un camp. Quand le feigneur d'Agramont fut que celle qu'il avoit voulu tuer étoit Plaifir de ma vie, il fut encore plus afHigé de ce qui lui étoit arrivé; il alla donc trouver le roi Efcariano & b reine, qui ne quittoient pas Plaifir de ma vie, .& les pria de faire fa paix avec Tiran. Ils y confentixent, & 1'un & 1'autre  Tiran l e Blanc. 290 1'accompagnèrent. Quand ils furent devant le général, il lui dit d'un air fort affligé, qu'il étoit au défefpoir de 1'aótion qu'il avoit commife , qu'il n'avoit point reconnu Plaifir de ma vie, & convint qu'il n'y avoit point de punition qu'il ne méritat; il ajouta, que s'il ne vouloit pas lui pardonner, il étoit réfolu de retourner en Ponant, pour y finir fa trifte vie, & que plus 1'amitié & les Hens du fang 1'attachoient a lui, plus il fentoit combien fa faute étoit grande. Tiran fut touché en 1'entendant parler ainfi, il 1'embraiTa, en lui difant : oublie, mon cher coufin , la colère oü j'ai été contre toi, comme j'oublierai ce qui favoit caufée. Crois qu'elle n'a point altéré mon amitié : dans peu je t'en donnerai des marqués convaincantes. Le roi & la reine furent charmés de voir la paix faite entr'eux. Tous enfemble furent au tribunal, fur lequel Plaifir de ma vie étoit charmée d'être affife. Le feigneur d'Agramont Tui demanda beaucoup de pardons : 1'affurant qu'il les méritoit, paree qu'il ne favoit pas reconune, & que fi elle le refufoit, il s?en iroit dans le monde errant &: vagabond, cherchant la mort; & qu'au refte, elle n'auroit jamais de chevalier qui lui fut plus attaché que lui, & que des ce moment il ceffoit de defirer la ruine de cette ville, pu?ifqu'elle étoit fi fort  3oo Hist. nu Chevae'iei? attachée a fa converfatlon. Plaifir de ma vï<* ,ui répondit: la cruauté & la haïne ne font point lespaffions des femmes bien nées; a Dieu ne plaife que je déshonore la nation grecque, par de femblables fentimens ; quand bien même vous m'eufliez offenfée, j'aurois d'autant moins lieu de m'en plaindre, que je- ne vous étois pas connue. Vous n'avez offenfé que le général, fous la protection duquel étoit ma vie. Je me ferois confolée de la perdre de la main d'un aufli brave chevalier; j'aurois obtenu la couronne du martyre, puifque je n'étois occupée que du foin d'augmenter la fainte foi cathoJique„ comme vous en ferez convaincu par la fuite. Ne me demandez point de pardons, paree que je ne fuis point offenfée , & quand je le ferois, je 1'oublierois aifément, puifque vous voulez bien pardonner a cette reine & a fes fujets. Ce qui me refte a vous demander, c'eft qu'oubliant le paflé, vous repreniez votre ancienne gaieté. Je prie le feigneur qu'il vous, faflë obtenir 1'amour de 1'objet que vous aimez.. Le roi Efcariano & Tiran interrompirent leur converfation ; & quand les fêtes furent finies, ceux de la ville, précédés de leur reine, apportèrent leurs clefs a Tiran, il les prit & les donna a Phifir de ma vie, qu'il revêtit en même temps de la fouveraineté. Plaifir de ma  Tiran l é Blanc. $ot) vie partit aufii-töt, accompagnée de Tiran & d'un nombreux cortège. On la placa fur le tróne, & on lui prêta ferment; 1'ancienne reine lui abandonna fon palais. Plaifir de ma vie avoit une nombreufe maifon, que lui avoit formée le général. Elle gouverna pendant huit jours, prit connoilfance des affaires, & fit quelques régiemens. Les Maures étoient charmés de la prudence de leur nouvelle reine; ils étoient furpris de voir dans une fille de fon age, le bon fens joint a la jeunelfe & a la beauté. Au bout de huit jours, elle envoya chercher 1'ancienne reine, & lui dit: ne croyez pas que le changement arrivé a ma condition m'ait fait perdré le fouvenir de vos vertus , & des bontés avec lefquelles vous m'avez traitée pendant mon efclavage. La révolution qui m'a fait pa£ fer de la captivité fur le tróne, & qui m'a donné votre place, eft un des jeux ordinaires de la fortune; je ne fuis point éblouie de reelat de fes préfens; fans avoir été fouveraine, je me fuis trouvée dans une fituation peut-être encore plus élevée. Comme je ne rougis point d'avoir été votre efclave, vous ne devez point rougir d'être ma fujette, vous ne la ferez pas encore long-temps, je vous rends votre tróne & vos fujets. En même-temps elle fe leva & falua la reine d'une manière refpectueufe, en  302 Hiït. dtj Chevalier voulant 1'obliger de reprendre les clefs de la ville. L'aricienne reine les refufa, & fe jettant a les pjeds: non, madame, lui dit-elle, c'eft a vous d'être la fouveraine d'un peuple dont vous avez fauvé les jours, & dont vous faites deja le bonheur par votre prudehce & par vos vertus; je ferai contente fi vous me gardez auprès de vous. Plaifir de ma vie ne l'avoit pu fouffrir oans cette fituation, elle l'avoit relevée en 1'embrafiant. La reine la ferroit dans fes bras en pleurant de joie. Enfin elle ceda aux vives inftances de Plaifir de ma vie, & confentit a remonter fur le tróne. La reine exaltoit la genérofité & la noblefie de cette action. Non, madame, lui dit Plaifir de ma vie, ce que je fais ne mérite point de louanges, mon action n'a rien que d'ordinaire dans les principes de la rehg.cn que je profeiTe; ne me louez point, louez ma religion, comprenez quelle en eft la perfeéiion. Que j'en fuis encore éloignée ! La reine frappée de ce difcours, & de tout ce qu'avoit fait Plaifir de ma vie, garda un moment le filence, & reprenant la parole, elle lui dit: oui, madame, car vous ferez toujours mon égale, puifque vous ne voulez pas être ma fouveraine, je reconnois la perfection de votre loi, & la fauifeté de la nótre; je fuis dn* tienne, faites-moi donner le baptéme,  Tiran l k B e a n c. 303 Plaifir de ma vie fe fentit pénétrée d'entendre ces paroles: ah! ma chère fceur, s'écria-telle en 1'embraiTant! ma joie eft plus grande que fi vous me faifiez fouveraine de toute la Barbarie. En même temps, elle fit alfembler les habitans, elle abdiqua la fouveraineté en leur préfence, declarant qu'elle tranfportoit a leur ancienne reine, tous les droits qu'ils lui avoient donnés par leurs fermens; on prêta de nouveau ferment a 1'ancienne reine. Plaifir de ma vie la quitta pour retourner au camp, en 1'aiTurant qu'elle alloit travailler pour elle. Tiran la recut avec de grands honneurs ; mais quand elle eut rendu compte de ce qui venoit d'arriver, on lui donna les plus grands éloges. Tiran approuva tout ce qu'elle avoit fait. Mais, dit le feigneur d'Agramont, fi vous ceffez d'être la fouveraine de cette ville, fi fes habitans ne font plus vos fujets, que deviendra le ferment par lequel je fuis lié? Qui me relèvera de mon vceu ? Chevalier, dit Plaifir de ma vie , ne leur astu pas accordé le pardon ? Voudrois-tu déshonorer ton nom & ta race par une vengeance prife de fang froid ? Mais fi ton vccu t'embarraffe, il eft facile de lever ton fcrupule. Tu as juré de faire paffer * par Vépée tous les habitans * L'Efpagnol dit: Has hecho voto que to dos los de la Ciudad han di pajfir fo tu efpada. Ces derniers mots  3<*t Hist. du Chevalier de cette ville. Eh bien, ils y paiTeront. Le rol tiendra une épe'e par la garde, & Tiran par la pointe, tous les habitans de la ville paiferont par-deflbus, alors tu feras abfous de ton maudit ferment, & moi je te donnerai la bénédiction, quand je chanterai meffe. Tout le monde fe mit a rire. L'expédient de Plaifir de ma vie fut accepte'. Après cette cérémonie, elle pria la reine de fe faire baptifer, comme elle le lui avoit promis. Elle y confentit, & für le champ elle recut le faint baptéme avec une grande dévotion, & treize cents perfonnes avec elle. Après cela tous les habitans de ce royaume furent convertis, & Tiran obtint du pape, que le moine qui étoit venu pour racheter les efclaves chrétiens, feroit fon légat dans ce pays, & les Maures comme les nouveaux chrétiens, ne lui donnoient plus d'autre nom que le père des chrétiens. Avant de quitter cette ville , Tiran propofa a la reine d'époufer Melchifedec, brave chevalier du royaume de Tremecen ; il pria Plaifir de ma vie de joindre fes inffances aux fiennes, elle le fit, & la reine confentit a ce mariage. Le chevalier ordonna des fêtes que 1'on a coutume de faire en ces occafions. Cette reine Vêcut par- /ignifient également paffer au fil de 1'épée, & faire paffer par delTous fou épée. faitement  Tiran le Blanc. 305° faitement bien, avec une grande dévotion pour la fainte mère de Dieu, & fit batir dans fa ville beaucoup de couvens d'hommes & de femmes, & fit beaucoup d'aumönes. Quand les nöces eurent été célébrées avec toute la pompe imaginable,le roi Efcariano & Tiran décampèrent en conduifant avec eux Plaifir de ma vie. Ils allèrent conquérir une province, que 1'on mit fous la dépendance du royaume de Tremecen. Titaa donna ce commandement a un brave chevalier, qui fe nommoit le feigneur d'Antioche, qui s'étoit très-bien conduit dans la guerre, & qui étoit imime ami de Melchifedech, roi de Ia ville dont nous venons de parler. Quoique Tiran eut été fans ceffe occupé de 1'abfence de fa princefle, & du déplorable état oü. devoit être 1'empire grec, les circonftances dans lefquelles il s'étoit trouvé jufqu'alors ne lui avoient pas permis de forrner aucun projet pour le fecourir. II ne dépendoit pas même de lui de quitter 1'Afrique. Mais il fe trouvoit alors dans une autre fituation; il pouvoit conduire une nombreufe armée contre les Turcs, & il ne penfoit plus qu'aux mefures qu'il devoit prendre pour aflurer 1'exécution de cette entreprife. Ces mefures demandoient quelque temps ; il falloit achever de détruire les rois ligués Tomé II. V  306 Hist. du Chevaiikr' qui s'étoient retirés dans les montagnes, fans quoi les nouveaux chrétiens n'auroient pu envoyer leurs troupes hors de 1'Afrique ; il falloit avoir des vailfeaux de tranfport pour conduire par mer une armée a Conitantinople, & il n'y en avoit point dans les ports qui dépendoient des royaumes conquis. Efcariano offrit a Tiran les tréfors qu'il lui avoit rendus en le remettant fur le tróne, & que fa portion du butin fait fur les Maures conquis , avoient encore beaucoup augmentés. Tiran les accepta, fit faire de groffes remifes en Italië & dans les places maritimes de la chrétienté ; il chargea Efpertius, un jeune chevalier de Tremecen , auffi intelligent que courageux, de paffer en Italië, & d'employer les fonds qu'il y devoit trouver a faire préparer tout ce qui étoit nécelfaire pour 1'entreprife ; il lui ordonna d'acheter des armes & des chevaux, de foudoyer les plus braves gens qu'il pourroit rencontrer,.& les plus capables de fervir de chefs a fes foldats. II devoit acheter quelques vailfeaux de guerre, & arrêter le plus grand nombre de batimens de tranfport qu'il lui feroit pollible ; il avoit aufli ordre de faire des provifions de vin en Italië, car pour des bleds, 1'Afrique en pouvoit fournir en trés - grande abondance.  Tiran le Blanc. 307 En attendant que le fecours fut pret, Tiran réfolut d'envoyer un ambaffadeur a l'empereur de Grece, afin de lui en donner avis, pour favoir aü vrai 1'état des chofes, & pour ctre en état de prendre de juftes mefures. Son choix tomba fur le nouveau roi Melchifedech. II comptoit fur fa prudence & fur fon courage. II étoit Maure de nation, & s'il tomboit entre les mains des Turcs, il lui auroit été facile de ne leur donner aucuns foupcons. II donna fes ordres pour faire armer un vailfeau, & pour le faire charger de bleds. Pendant que 1'on y travailloit, un jour qu'il s'entretenoit avec Plaifir de ma vie, & qu'elle lui racontoit le détail de quelques circonftances de fa captivité, cette converfation rappei'ant a cette fille le fouvenir de fes malheurs, & de 1'état ou fe trouvoient l'empereur, la princefle, fa propre familie , elle ne put retenir fes larmes, ni modérer fa douleur. Tiran, qui avoit pour elle 1'amitié la plus tendre, en fut touché, & lui dit en 1'embraffant: féchez vos larmes , ma chère fceur, Dieu qui a voulu que je fufle la caufe de vos malheurs, ne fa voulu que pour vous élever a un rang oü, fans ces malheurs, je n'aurois pu vous porter. Il y a déja quelque temps que j'y ai penfé, & je ne dois plus reculer 1'exécution de mon projct. Vous ferez V ij  308 Hist. du Chêvaiim fouveraine de deux royaumes puiffans, & je vous donnerai pour époux un de mes plus chers parens, un brave chevalier de la maifon de la Roche-Sallée de Bretagne. Vous ferez le bonheur & le repos de fa vie ; il fera la gloire & le foutien de la votre. Plaifir de ma vie, fenfible a 1'amitié & k la générofité du chevalier, voulut fe jetter a fes pieds, & lui baifer la main. II ne le lui permit pas; mais 1'embraffant de nouveau : non, ma chère fceur, lui dit-il, ne me remerciez point, je ne puis rien vous donner qui ne foit au-deffous de ce que vous méritez , & des obligations que je vous ai. Soyez la fouveraine des royaumes de Fez & de Bougie. Vous mériteriez d'être celle de 1'Afrique entière. Ces deux royaumes font ma conquête, j'ai le droit d'en difpofer; & fi j'avois befoin du confentement du roï Efcariano, mon frère, il ne me le refuferoit pas. Ce prince entra alors dans la chambre ou ils étoient. II apprit avec joie le projet de Tiran. II avoit concu beaucoup d'amitié pour Plaifir de ma vie, & la reine fa femme ne pouvoit s'en féparer. L'humeur linre & enjouée de cette fille étoit accompagnée de beaucoup d'efprit, & même de plus de raifon qu'on auroit du en attendre. La vue d'un engagement férieux avec un homme  Tiran l e Blanc. 309 pour lequel elle n'avoit aucune inclination, & qui peut-être ne 1'épouferoit que pour partager fa nouvelle grandeur, la rendit perifive. Elle avoua le fujet de fes réflexions a Tiran. Non, lui dit-il, reine de Fez & de Bougie, ne craignez rien de pareil; 1'époux que je vous deftine vous rendra heureufe. L'amour a été jufqu'a préfent une paffion inconnue pour lui,-vous lui en ferez éprouver les premières douceurs ; votre perfonne & votre humeur lui infpireront une tendreffe que 1'nabileté de votre efprit faura rendre éternelle. En même temps, il öta de fon col une magnifique chaïne d'or, qu'il mit a celui de Plaifir de ma vie, en lui difant: c'eft au nom d'Agramont, roi de Fez & de Bougie, que je vous époufe, n'y confentez-vous pas? Oui, feigneur, répondit-elle en fe jettant a fes pieds , & les embraffant maigré lui, le brave Tiran n'eft-il pas le fouverain de ma volonté ? Pourrois-je refufer 1'honneur d'entrer dans fon illuftre maifon ? Tiran la releva en ordonnant qu'on appellat le feigneur d'Agramont. Mon coufin, lui ditil, lorfqu'il le vit entrer, je vous ai marié avec la reine de Fez, avec l'aimabie fille que vous voyez ici. Vous connoiffez fon mérite; vous favez les obligations que je lui ai, & ce qu'elle Vüj  3i° Hrsx. du Chevalier a fouffert pour moi, dégagerez-vous ma parole > Accepterez-vous fa main & le tróne que je yf hs ©ffre avec elle ? Seigneur, répondit Agramont, vous favez combien j'avois toujours été éloigné d'une paffion que je ne croyois propre qua infpirer des foiblelfes. Celle dont vous m'olTrez la main étoit feule capable de me donner dJautres penfées. Depuis ce malheureux jour qu'elle m'a fi généreufemerit pardonné, fes graces & fon mérite m'ont fait féntïr que 1'amour de la glöire n'étoit pas capable de remplir tous les befoms de notre cceur; qu'il étoit formé pour de plus tendres fentimens. C'eft la perfonne feule de la charmante reine de Fez, qui peut me toucher. Je vous la demande donc avec ardeur. Je la prie de m'accepter pour fon époux, & de croire que les fceptres de Fez & de Bougie , que vous m'offrez avec elle, tirent leur plus grand éclat, k mes yeux, de la main a qui vous les avez remis. En même temps, il s'approcha de Plaifir de ma vie, & voulut , fléchir le genoux devant elle pour lui baifer la main. Elle fe baiffa pour le relever. En même temps Tiran les ferrant 1'un & 1'autre entre fes bras, les fit s'embralïer & fe baifer. Le feigneur d'Agramont, peu fait aux facons de 1'amour, étoit un peu timide.  Tiran i-eBeanc 3" Tiran ordonna que 1'on préparat tout pour la cérémonie de leurs fiancaifles, & de leur couronnement. Plaifir de ma vie voulut que la célébration du mariage fut remile au temps de fon arrivée a Conftantinople, & des nöces de Carméfine avec Tiran. Le feigneur d'Agramont auroit bien voulu être quitte de la peine de foutenir le róle d'amant, dont il fe trouvoit plus embarralfé qu'il ne 1'eüt été d'un combat en champ clos avec un chevalier; mais comme fa paffion pour la nouvelle reine étoit plus folide qu'impétueufe, il confentit a ce qu'elle demandoit. Plaifir de ma vie lui pardonna fon peu d'impatience;elle le regardoit moins comme un amant que comme un mari. ' Les fêtes qui accompagnèrent les fiancailies durèrent huit jours. Plaifir de ma vie y parut avec un air de grandeur, aufli libre & auffi aifc que fi elle eut paffé fa vie fur le tróne. Tiran ne négligeoit point cependant les préparatifs de la guerre contre les rois ligués, ni ceux du départ de fambafladeur Melchifedech pour Conftantinople. Le lendemain des fêtes le vaiffeau fe trouva en état de mettre a la voile, & 1'ambaffadeur s'embarqua avec fes lettres & fes inftructions. Le jour même Tiran fe mit en marche vers le pays des hautes montagnes. Son armée étoit très-forte; fa cavalerie nombreule V iv  3*2 Hist. du Chevalier' & bien armée, & il menoit avec lui tout ce qui étoit nécelfaire pour entreprendre un fiége Les rois hgués s'étoient retirés dans la ville de' Caramen, place très-forte .fur les frontières de la Barbane & du pays des nègres de Borno. I iranmarcha droit a eux; ils vinrent k fa rencontre, quoique plus foibles que lui; mais ils crurent que la fituation avantageufe du pofte quils occupoient, les mettok en état de fe defendre long-temps. Tiran, qui bruloit d'impatience de terminer la guerre, les attaqua fi vivement, que maigré leur courage & leur rennance, qui fut extréme f y Jes f donner ce pofte , pour fe retirer dans la ville. 1 iran y alla mettre le fiége aulfi-töt; mais il reconnut bien-tót qu'elle étoit trop forte pour etre ernportée d'emblée. Les rois, qui s'attenooient depuis long-temps k être affiégés favoient pourvue de provifions pour plufieurs annees. La garnifon étoit nombrcufe, & compofee de troupes aguerries. Tiran ayant formé un fiege régulier, & fachant que les ennemis ne pouvoient avoir une armée en campagne, détacna une partie de fes troupes, fous la conduite des rois Efcariano & Agramont, pour aller foumettre les chateaux & les places qui étoient dans Ie pays. Ils furent recus prefque partout, & trouvèrent peu de réfiftance, On redoutoit  Tiran l e Blanc. 313 {'extréme valeur de Tiran, mais fon nom étoit encore plus aimé. Son humanité, fon exact attachement aux principes de féquïté, & la difcipüne dans laquelle il tenoit fes troupes, faifoient defirer aux peuples de vivre fous fa domination. Cependant l'ambafTadeur Melchifedech avoit fait une heureufe navigation. II étoit arrivé a Conftantinople fans obftacle. A fon entrée dans le port, il fit dire aux officiers qu'il étoit envoyé par Tiran le Blanc vers l'empereur, & qu'il defiroit de lui être préfenté. On alla porter cette nouvelle au palais. L'empereur envoya recevoir l'ambafTadeur par un chevalier, remerciant Dieu de ce qu'il avoit enfin pris pitié de 1'empire grec, & de ce qu'il vouloit bien finir fes malheurs. On mena 1'ambalfadeur au palais avec un nombreux cortège de chevaliers & de courtifans qui 1'accompagnèrent. II étoit vétu a la morefque d'une robe doublée des plus précieufes fourrures : fon manteau étoit rattaché fur 1'épaule par une magnifique agraffe. II portoit fur la tête les fymboles de fa royauté. L'empereur & l'impératrice 1'attendoient fur un tróne. II ne confidéra dans les honneurs qu'il leur rendit, que la qualité d'ambalfadeur de Tiran, dont il étoit revétu, II fe profterna devant eux, &  314- H i s t. du Chevalier leur baifa les pieds & les malns. Enfuite il préfenta a l'empereur la lettre de Tiran. Elle fut lue par un fecrétaire : elle n'étoit que de croyance. L'empereur remit 1'audience au lendemain. La nuit étoit proche, & l'ambafTadeur devoit avoir befoin de repos. On le conduifit dans une maifon, oü lui & fa fuite furent fervis avec beaucoup de foin. Les magiftrats & les principaux bourgeois de la ville furent invités a 1'audience du lendemain , avec les feigneurs & les officiers du palais. L'empereur croyoit ne pouvoir faire trop d'honneur a Tiran , & il étoit' pérfuadé que 1'éclat même de cette cérémonie ferviroit a ranimer le courage abattu de fes peuples. L'ambafTadeur, admis a 1'audience, paria atfis, par ordre de l'empereur. II fit le récit de tout ce qui étoit arrivé a Tiran , alTura l'empereur que, lors de fon départ, il avoit pris toutes les précautions nécelfaires pour être en état de lui iimener un fecours prompt & confidérable, dès qu'il auroit terminé une guerre, avant la fin de laquelle il me pouvoit tirer aucunes troupes dé 1'Afrique. Qu'il efpéroit de s'embarquer avec une armée de cent cinquante mille hommes, & que la flotte néceffaire pour le tfanfporrt d'une fi nombreufe armée, étoit en grande partie raffemblée lors de fon départ.  Tiran le Blanc. 315* En finiflarit 1'audience, l'ambafTadeur demanda la permiflion d'aller rendre fes devoirs a la princeife. L'empereur la lui accorda, & donna ordre qu'on le conduisït dans le couvent oü elle avoit choili fa retraite. Elle y vivoit parmi des filles de fainte Claire, vêtue comme elles, & obfervant une paftie de leur règle. Elle étoit plongée dans la plus amère douleur. La manière dont Tiran l'avoit quittée ; fon départ précipité avec Plaifir de ma vie; 1'ignorance oü 1'un & 1'autre 1'avoient laiffée de leur fort; les raifons qu'elle avoit de fcupconner leur mort, ou fon inconftance; les malheurs de 1'empire, dont les Turcs avoient conquis la plus grande partie; tout préfentoit fans celfe a fon efprit les idéés les plus accablantes, Dès qu'on lui annonca un ambaffadeur de Tiran, elle courut a la porte, & öta fon voile pour le recevoir. II fe profterna a fes pieds, & lui baifa la main. Elle le releva en 1'embraffant. II lui préfenta la lettre de Tiran. A ce nom, & a la vue des caracfères tracés par la main de fon chevalier, elle relta immobile; des larmes de joie remplirent fes yeux, la parole mourut dans fa bouche. Après quelques momens de faififfement, elle lut la lettre qui la pénétra de la joie la plus vive. Elle retrouvoit fon amant vivant, fidéle, & plus paflionné que  '3i6* Hist. du Chevalier jamais. Elle fit plufieurs queftions a l'ambafTadeur; il lui apprit quelle avoit été la fortune de Tiran. II !ui rendit compte de tout ce qu'il avoit fait pour Efcariano. II n'oublia pas les aventures de Plaifir de ma vie, le rang auquel Tiran l'avoit élevée , enfin fes fiancailles avec Ie feigneur d'Agramont, auquel elle avoit porté cn dot les royaumes de Fez & de Bougie. II ajouta, qu'elle fe préparoit a fuivre Tiran lorfqu'il viendroit amener le fecours , & qu'elle n'avoit pas voulu achever fon mariage avant que d'avoir vu terminer les malheurs de fa chère maitreffe. L'ambaffadeur prit congé d'elle après ce récit. Ce jour-la même, on avoit débarqué les provifions envoyées par Tiran, & l'empereur réfolut de donner dès le lendemain une réponfe a fon ambaffadeur. II prit donc fon audience de congé. L'empereur lui donna des lettres pour fon général. II alla faluer la princefle, qui le chargea aufli d'une lettre & 1'embrafla, en le priant de marquer a Tiran combien fa préfence étoit néceflaire, & avec quelle ardeur elle étoit defirée. L'ambaffadeur mit a la voile, & partit avec quelque inquiétude. Les Turcs n'avoient point encore de flotte; mais on difoit qu'ils en faifoient venir une de Syrië & d'Egypte. II craignoit d'en être rencontré.  Tiran l e Blanc. 317 Pendant le voyage de l'ambaffadeur, le liége de Garamen duroit toujours; mais il avancoit peu a caufe de la force de la place, & de celle de la garnifon. Enfin, Tiran prit le parti de faire creufer une mine. La ville, quoique dans une plaine, étoit batie fur le roe, ce qui rendit 1'ouvrage plus long, & plus difficile. Mais cela même en afluroit le fuccès. L'entreprife paroifToit fi peu poffible, que les ennemis ns prenoient aucunes précautions pour s'en garantir. Cette mine devoit aboutir a une grofle tour, qui commandoit une des portes de la ville. Lorfqu'elle fut prête a s'ouvrir, Tiran choifit mille hommes des plus braves de 1'armée. II mit a leur tête Mojjen de Rocaforte, gentilhomme Catalan, qui après avoir fervi dans les armées des chrétiens, avoit été fait efclave par les Maures. Son efclavage avoit été long, & il connoilToit la ville de Caramen pour y avoir demeuré avec un de fes maïtres. II étoit un des efclaves délivrés par Tiran. Tandis qu'il marchoit par le fouterrain, Tiran fit attaquer la ville par dix cötés différens; fes foldats poufloient des cris continuels; les inftrumens de guerre faifoient un très-grand bruit. Rocaforte ouvrit la mine fans obftacle, & même fans être entendu, On n'étoit occupé  3i8 Hist. du Chevalier qu'a défendre les remparts. II courut ouvnf la porte de la ville la plus proche aux troupes de Tiran. Après celle-la il en ouvrit un autre; le combat devint affreux. Les rois titulaires de Fez & de Tremecen, qui étoient renfermés dans la ville, fe battoient en défefpérés a la tête de leurs troupes. Leur mort fit perdre le courage a fes troupes. Elles mirent bas les armes, & fe rendirent a Tiran. Après cette vicToire, tout reconnut les armes vicTorieufes de Tiran; on venoit de toutes parts fe mettre fous fon obéiffance. Il fe mit en marche vers le port de Conftantine, oü étoit lo rendez-vous donné a Efpertius. Quelques places du royaume de Fez, qui avoient tenu pour leur ancien roi, envoyèrent des députés offrir leurs clefs, & demander les ordres de la reine Plaifir de ma vie, & du roi Agramont, qui fe trouvèrent alors poffeffeurs tranquilles & abfolus de leur nouveau royaume. Pendant la marche, l'ambafTadeur Melchifedech, qui avoit évité a fon retour la flotte des Turcs, & qui étoit heureufement débarqué au port d'Aftoura, vint rendre compte a Tiran de fa négociation. II le trouva dans une ville oü il faifoit prendre quelques jours de repos a fes troupes. La reine de Tremecen & celle de Fez étoient avec lui; elles n'avoient point quitté  Tiran l e Blanc. 319 1'armée, & avoient afritte au fiége. Melchifedech préfent.; fes lettres a Tiran. Celle de l'empereur étoit concue en ces termes. Je ne puis vous exprimer 1'inquiétude & les craintes que nous avons éprouvées dans notre malheur jufqu'a 1'arrivée de votre ambatfadeur; & quoique nous ayons beaucoup fouifert, nous avons été plus inquiets de vous , que de nos' peines. Ce n'eft pas fans raifon, puifque nous n'efpérons de nous voir délivrés que par vous, Nos ennemis ont profité de votre abfence. Ils font maïtres de tout 1'empire. Je me trouve réduit aux feules villes de Conftantinople & de Pera, & a quelques chateaux qui me font demeurés, paree qu'i's font fur la rivière en deca du pont de pierre. Les ennemis nous attaquent fi vivement, & nous avons fi peu de vivres, que nous fommes au moment de périr, a moins que Dieu n'ait la bonté de vous envoyer ici, vous qui étes notre feule efpérance. Je vous regarde comme mon fils. Nous vous regrettons tous les jours, vous priant au nom de Jefus crucifié, d'avoir pitié de nos malheurs, & de ceux de notre chère fille, qui vous nomme fans ceffë, auffi-bien que tout le peuple : elle n'a d'autre efpérance après Dieu qu'en vous. Soyez touché de notre lituation , & de celle de vos parens & amis qui languifient dans 1'efclavage, & qui  32ö HisT. du Chevalier fie foupi'rent qu'après vous. L'Afrique que vous avez conquife, vous permettra de faire la conquête de mon empire. Car enfin, Tiran, la conquête du monde ne feroit rien pour vous. Le grand Turc & le fultan tremblent 1'un & 1'autre, en penfant que vous êtes fur Ia terre. La ledure de cette lettre attendrit beaucoup Tiran. La fituation de l'empereur lui fit répandre des larmes. A cette idéé fe joignit le trifte fouvenir du duc de Macédoine, & de fes autres parens , qui n'étoient efclaves qu'a caufe de lui, & qui ne pouvoient être délivrés que par lui. II fut étonné d'apprendre que l'empereur eut perdu, en aufli peu de temps, tout le pays qu'il lui avoit conquis; car il fit beaucoup de queftions a fon ambaffadeur. II s'informa, comme 1'on peut croire, des nouvelles de la princeife; il lui apprlt que la douleur de fon abfence l'avoit engagée a fe retirer dans le couvent de fainte Claire, pour y fervir Dieu; ce qu'elle faifoit avec une grande dévotion. Elle vous conjure , ajouta-t-il, d'eropécher qu'elle ne tombe entre les mains des Turcs, & vous demande pardon, fi jamais elle a pu vous offenfer. Elle efpère que, par les liaifons qu'elle a avec vous, vous ne 1'abandonnerez pas: vous affurant que tout ce qui lui appartient, vous fera aufli foumis qu'elle-même. Après  Tiran l e Bl"anc 324 Après cela rambaffadeur lui remit fa lettre. Tiran la lut. Voici ce qu'elle lui mandoit. La douleur oü j'étois, & le chagrin qui ne m'a point quitté depuis votre départ, ont été fufpendus par votre lettre, qui m'a rendu la vie, quoiqu'en la voyant, la joie ait penfé me donner la mort. Mon premier foin eft celui de vous écrire, ce que je fais dans une celluie de ce couvent, oü je fais pénitence de mes péchés. La lecture de votre lettre eft le feul moment, de plaifir que j'aie éprouvé depuis votre départ; votre retour eft mon unique efpérance. Je vous fuis acquife pour ma vie. Tout ce que vous avez fouffert pour moi eft préfent a mon efprit. Je n'ofe attribuer vos fuccès a mes prières. Ils étoient dus a votre valeur. & a vos vertus. Si vous ne m'avez point oubliée,quittez 1'Afrique au plutót, & venez vous mon» trer a moi, auffi-bien qu'a ce peuple dont les cris douloureux vous appellent fans ceffe. Souvenez-vpus que 1'empire des Grecs vous attend, Ce que vous avez tant defiré de moi, feroit-if la proie d'un barbare? I^e fouffrez pas que votre époufe tombe entre leurs mains. Je ne fais ce que je dis, ni ce que je fais. Je ne fuis occupée qu'a baifer , & qu'a regarder quelques bijoux que vous m'avez donnés; ils font toute ma confolation, Je parcours les. lieux que j'habite^ Tomé 1% ;X  %22 Hist. r> tr Cheva'Eie^ en difant: ici, mon Tiran s'eft aflis. La, il m'a embraffée, en eet endroit il m'a baifée, & dans celui-cij'ai été toute nue dans fes bras. Voila quelles font mes occupations le jour & la nuit; mais toutes ces idéés s'évanouiront, '& je les perdrai fans regret en vous voyant. Viens, mon cher Tiran, viens promptement foulager tous mes maux, & foulager le peuple chrétien. Tiran fut C touché de cette lettre, les malheurs de la princeife, ceux de l'empereur, du duc de Macédoine & de fes parens fe préfentèrent a fon efprit fous une image fi vive , qu'il tomba évanoui. Cet accident fit grand bruit «lans le palais. Plaifir de ma vie y accourut, & le trouva fur un petit lit, fur lequel on l'avoit porté; elle lui jetta de 1'eau rofe fur Ie vifage , & lui mit enfuite le doigt dans 1'oreille fur fon ancienne blelfure. Tiran reprit fes efprits; ïl étoit fi troublé, qu'il fut quelque temps fans pouvoir parler. Enfin, il s'écria : ö vous tous, qui aimez, reffentez-vous des peines quï puiffent fe comparer a celles que je fens ? N'étoitce point affez d'être féparé de ce que'j'adore ? Talloit-il craindre encore pour fes jours ? Erhpereuf que j'aime, que j'honore, & que j'adore comme Dieu; impératrice, qui as porté dans ton fein, la feule efpérance de ma vie; prinpslfe, qui nous repréfente la vive image de Ia  T t e a w t■ e Bi a n c. 323* divinité, beauté plus brillante que celle des anges , beauté qui captive ma liberté : ó toi, mon feul bien & mon feul repos, dans quel abïme de maux te plonge mon abfence ! O qui me prêtera des ailes pour me tranfportec en des lieux toujours préfens a mon efprit, en des lieux ou ma préfence eft li néceffaire 1 Dieu tout-puiffant, Dieu créateur & rédempteur du monde , c'eft a toi que je m'adrelfë. Profterné aux pieds de ta bonté, les veux & les mains élevés vers toi, j'implore ton affiftance, daigne fufpendre les progrès des ennemis de la fainte loi , jufqu'a ce que ton fjrviteur puilfe, par ta protedion , achever 1'ouvragè de leur deftruction, que tu as voulu qu'il ait commencé. Après que Tiran eut exprimé ainfi fes regrets , il dit au roi Efcariano qu'il failoit partir a 1'inftant, & prendre le chemin de Tunis pour s'en rendre les maitres ; il mit fes troupes en bataille, & marcha droit a Tunis. Quand les habitans de ce royaume furent inftruks de fon approche, ils envoyèrent des ambaffadeurs offrir de fe foumettre , & de recevoir le roi que Tiran roudroit leur donner. L'armée entra paifiblement dans la ville, Tiran fit reconnoitre le roi Efcariano, les habitans prêtèrent ferment entre fes mains» X ij  5*4 HïST. DU CHHVAlIf* Toütes les villes & chateaux qui en dépendoient fe foumirent. On vint alors avertlr Tiran , que fïx gros vailfeaux génois étoier^t arrivés au port de Conftantine; fur le champ il envoya Melchifedech avec beaucoup d'argent pour naulifer ces batimens, les charger de bleds, & les envoyer a Conftantinople. Melchifedech partit & exécuta les ordres qu'il avoit recus. Peu de jours après les vailfeaux furent chargés & mirent a la voile. Après leur départ Tiran tint confeil avec Efcariano & 'Agramont fur les différens moyens qu'ils pouvoient prendre pour attaquer les Turcs, & pour fecourir l'empereur. Ils convinrent que les troupes de Tremecen , de Tunis & de Fez s'embarqueroient avec Tiran, & feroient voile vers Conftantinople, tandis que le roi Efcariano retourneroit en Ethiopië , & qu'a la tête d'une armée qu'il leveroit dans le pays, il marcheroit par terre contre les Turcs, afin de leur -couper toute communication avec leurs états, & de les prendre en queue, tandis que Tiran les attaqueroit de front. On convint encore qu'il étoit a propos de faire part de ce projet au roi de Sicile. Ce roi étoit le prince Philippe de France, 1'ami de Tiran, que la mort du père & des frères de fa femme avoit placé fur ce trone. On ne doutoit pas qu'il  Tiras l e Blanc. 32>r He joignit fa flotte, & une partie de fes troupes k 1'armée de Tiran. Les rois Efcariano & Agramont expédièrent les ordres néceffaires pour faire avancer les troupes de leurs nouveaux royaumes, qu'ils deftinoient a cette expédition. II vint quarantequatre mille chevaux, & cent mille fantaflins ,des feuls royaumes de Tremecen & de Tunis, les royaumes de Fez & de Bougie fournirent vingt-quatre mille hommes de cavalerie, & einquante mille d'infanterie. Le chevalier Efpertius avoit mandé qu'il alloit fe mettre en mer avec les batimens de tranfport. II arriva en effet, quelques jours après, avec une partie de la flotte, le refte ne tarda pas k le joindre. Elle étoit compofée de cent galères, de trois cents vaifleaux de. haut bord, & d'un grand nombre de moindres batimens. Efpertius fe remit en- mer; chargé des lettres de Tiran pour Je roi de Sicile. II devoit le prier de faire dilb gence, & de tenir fes vailfeaux prêts pour les joindre a la flotte, qui le devoit aller prendre k Mefline.. Tiran fongea a 1'embarquement. Quelque nombréufe que fut fon armée, il fe trouva plus de vaifleaux qu'il ne M en falloit. II fit charger, de bleds & de vivres de toute efpèee* X. üj  $26 Hist. du Chevalier' trente batimens. II cralgnoit que fon armée ne fut expofée a la difette dans un pays ruiné par plufieurs anné-s de guerre, il fit enfuite aiïembler fes troupes , & après étre monté fur un cchaffaut, ayant a fes cötés les rois de Tunis & de Fez, & les principaux barons & chevaliers des nouveaux chrétiens de Tremecen, & des pays conquis, il paria fur les devoirs'de 1'honneur & de ia chevaie:ïe : il étoit trop rempli de fon amour pour ne rien dire de la force de cette paffion, & il termina fon difcours par ce qu'il leur dit fur la perfeótion de la loi chrétienne ; mais il ajouta, que le moine qui les alloit précherleur en parleroit bien mieux que lui; alors il fit monter dans une chaire préparée fur 1'échaffaut un moine de la Mercy, nommé frère Jean Ferrier, grand théologien, & fort habile dans la langue arabe. II paria fort au long des avantages du chriftianifme, fur la loi de Mahomet, fit beaucoup d'invectives contre ce dernier, attaqua vivement fes mceurs, & le relachement de fa morale, lui reprochant fa gourmandife & fa luxure. Il leur montra enfuite la juftice de la caufe pour laquelle ils alloient combattre , & finit en promettant a ceux qui auroient embraffé le chriftianifme, la vi&oire, ou du moins le paradis, s'ils périfioient dans cette guerre.  Tiran tï B l a n e. 327 'Ceux des Maures qui n'avoient pas été baptifés, furent fi touchés de ce fermon, qu'ils demandèrent fur le champ le baptéme avec de grands cris. Dans 1'efpace de trois jours, on baptifa quatre cents quatre mille perfonnes, tant de ceux qui devoient s'embarquer, que de ceux qui devoient refter dans le pays. Lorfque les troupes furent embarquées , le roi Efcariano & fa femme prirent congé de Tiran, de Plaifir de ma vie & du roi Agramont, & fe mirent en marche vers 1'Ethiopie. Les états du roi Efcariano étoient fort étendus , ils confinoient d'un cöté avec le pays de Tremecen , & s'étendoient de 1'autre jufqu'aux Indes, & jufques aux pays du Prête-Jan. Le fleuve du Tigre coule fur les terres d'Efcariano, & 1'on donne le nom de Jam Jam a, fon royaume. Après fon départ, Tiran mit a la voile, il ■ arriva en peu de jours fur les cötes de Sicile. Sur la nouvelle qui s'étoit répandue de 1'armement confidérable que les Sarrafins avoient fait en Syrië, le roi avoit levé des troupes, & mis une flotte en mer, pour être en état de défenfe, au cas que les Maures vinflènt 1'attaquer. Le roi de Sicile apprit avec joie tout ce qui.' étoit arrivé a Tiran, & promit de fe joindre a lui pour fecourir l'empereur, Xiy  9-** Hisr. db Chevaeibs Les fix vaifleaux chargés de bied envovés par Tiran k Conftantinople , firent une traverfée heureufe; mais lorfqu'ils furent è Ia Valone, ils apprirent que le grand Turc & le Soudan ' après 1'arrivée de leur flotre, avoient fait pafler le bras de Saint-George k leur armée, & que cette flotte bioquoit le port, tandis qu'ils afliégeoient la ville par terre. Ils firent paff/er un courier par terre pour avertir l'empereur que le fecours étoit en mer, & en même temps ils lui mandèrent que la ville étoit. extrêmement preflée, que fans la valeur d'Hyppolite, que l'empereur avoit fait général, les infidèles auroient déja pris la ville. Ce brigantin joignit ja flotte , lorfqu'elle étoit prête d'entrer dans le port de Mefline. Ces nouvelles firent fentir a Tiran, combien il lui étoit néceffaire de faire diligence. II defcendit feul k terre avec Plaifir de ma vie & un petit nombre de chevaliers; le roi & Ia reine de Sicile vin rent k fa rencontre, & le conduifirent au palais; on fervit un magnifique repas, après lequel, tandis que Ie roi de Sicile s'entretenoit en particulier avec Tiran , on commenca un grand bal. La reine de Sicile tira k part celle de Fez, & 1'entretint de la princefle Carméfine. La reine de Fez connoiflbit la pénétration de celle de Sicile, ainfi elle fe tint en garde contre les queiW.  Tiran ie B e ji n e. 52^ qu'elle lui fit au fujet des amours de Tiran, 8c par les éloges qu'elle donna a cette reine fur fon efprit & fur fa beauté, elle fit changer d'objet a la converfation. Tiran & le roi de Sicile convinrent de mettre a la voile dès le lendemain, a la pointe du jour. Les troupes Siciliennes avoient leurs ordres, elles furent embarquées avant le coucher du foleil. Le roi de Sicile, qui attendoit Tiran de jour en jour, avoit réglé la forme du gouvernementpendant fon abfence; ainfi, ayant pris congé de la reine fon époufe, il s'embarqua dès le foir même avec Tiran & Plaifir de ma vie. On fortit du port a Ia faveur de la lune, & on mit a la voile dès la nuit même, pour profiter d'un vent favorable. La flotte arriva en peu de jours au port de Ia Valone, oü étoient encore les fix"vailfeaux chargés. Tiran leur ordonna de le fuivre, & il fit voile vers le canal de Romanie. Après que le roi Efcariano eut quitté Tiran, il fit tant, par fes journées, qu'il arriva dans fon royaume d'Ethiopie avec la reine fa femme; fes fujets les recurent 1'un & 1'autre avec les démonftrations de la plus grande joie, & leur firent de grands préfens, charmés de revoir leurs maïtres après les grandes conquêtes qu'il avoit faites. Après quelques jours de repos, il  33° HrsT. du Chevalier' fit aflembler tous les barons & les chevaliers de fon royaume dans la ville de Troglodite, capitale de 1'Ethiopie, & leur tint ce difcours: je vousaffemble ici, barons & chevaliers, pour vous conter ce qui m'eft arrivé, car je fuis fur que mon bonheur vous donnera de la joie: vous avez fu que j'ai eu le malheur d'être pris par un grand général chrétien, nommé Tiran le Blanc, le plus brave & le plus généreux qui foit au monde, il m'a recu frère d'armes, après m avoir donné la liberté. C'eft lui qui m'a fait époufer la fille du roi de Tremecen, en me donnant ce royaume; mais je lui fuis plus obligé du préfent de cette princefle, que s'il m'avoit donné Ie monde entier. II ne s'en eft pas tenu Ia, ü m'a fait préfent du royaume de Tunisil veut faire la conquête de 1'empire' grec, pour le rendre a l'empereur de Conftantinople; que 1e Soudan & le grand Turc en ont prefque dépouillé; il m'a prié, comme fon frère & fon ami, de 1'aider de toutes mes forces. Je prie donc tous ceux qui voudront me fuivre , de venir a Conftantinople a ma folde & a mes dépens. Ses fujets lui étoient tellement attachés, a caufe de fes vertus, qu'ils lui dirent d'une voix unanime, qu'ils vouloient vivre & niourir avec lui, & lui jurèrent qu'ils iroient noa-feulement a Conftantinople, mais au bout  Tir an le Blanc. 331 du monde. Le roi les remefcia de leur bonne volonté, & leur ordonna de retourner dans urs terres, pour fe pre'parer au départ; il leur marqua un jour pour fe rendre dans cette même ville , & recevoir leur folde. II envoya en même-temps des cheva'iers dans toutes les villes de fon royaume, pour faire publier que tous ceux qui voudroient prendre parti avec lui, étrangers ou gens du pays , n'avoient qua le venir trouver a Troglodite. Pendant que tout le monde s'y rendoit de tous les cöte's, la reine, qui étoit très-bonne chrétienne, & qui polTédoit toutes les vertus., réfolut d'augmenter la foi chrétienne. A fon départ de Conftantine, elle avoit emmené avec elle plufieurs moines, des chapelains & deux évêques, dans Ie deifein de faire batir des éghfes & des couvens. Auffi-töt qu'elle fut a Troglodite, elle les fit prêcher. Un grand nombre d'Ethiopiens fe firent chrétiens, paree que le roi & la reine étoient de cette religion, mais beaucoup d'autres fe firent baptifer par dévotion. Après quoi la reine fit batir des églifes & des couvens, auxquels le roi donna beaucoup de revenus. Les évêchés furent bien établis, & 1'on éleva plufieurs églifes dans 1'étendue du royaume, oü la reine envoya en miffion ceux qui étoient ,en état den foutenir la fatigue. On ne favoit  33* Hist. nv ChïtaliIi point alors dans 1'Ethiopie ce que c'étoit que le manage, les femmes étoient communes, ils ne connoifibient que leurs mères, par conféquent ils étoient tous batards: mais comme ils devinrent chrétiens a 1'arrivée de la reine, on établit les mariages, & les enfans devinrent légitimes. II y a dans ce pays une grande montagne fur le bord de la mer, qui fur le midi jette une graude quantité de feu; de ce cöté il y a de grands déferts qui joignent 1'Arabie, a laquelle la mer Océane fert de bornes. Quand tout le monde fut affemblé, le roi donna la folde a tous ceux qui Ia voulurent; il y en eut un grand nombre qui ne la voulurent point recevoir. Ce roi étoit fort riche, car il avoit beaucoup de mines; fa cavalerie étoit fort bonne; enfin c'étoit un des plus grands rois , après le grand Kan. Après qu'il eut donné ordre a toutes fes affaires, & qu'il eut entretenu ceux qu'il chargeoit du foin de gouverner fes états pendant fon abfence, car c'étoit un homme très-prudent, il afligna un jour pour le départ de fes nombreufes troupes; il avoit en foin d'avoir beaucoup de chariots, de chevaux & d'éléphans pour porter les vivres & le bagage , pour conduire 1'artillerie , enfin pour tout ce qui étoit néceffaire a la guerre, fans oublier de faire fuivre farmée par le bétail nécelfaire  Tiran e e Bi a s c, 33$ £ fa nourriture. La reine, que Tiran avoit invitée de fe trouver a fes noces avec Carméfine , & a celles de Plaifir de ma vie avec le feigneur d'Agramont, ne négligea rien pour y paroitre avec éclat. Elle fit conduire avec elle les plus riches étoffes de 1'Inde, & les toiles les plus fines ; les états de fon mari fourniffoient les pierreries les plus recherchées; elle joignit aux femmes blanches de fa fuite un pareil nombre de lilles Ethiopiennes ; la noirceur de leur teint donnoit un nouvel éclat a celui de la reine. Le roi Efcariano partit de Troglodite avec toute fon armée, & arriva fur la frontière de fon royaume, a une ville qui fe nommoit Serac , & qui touchoit aux états de Prête-Jan; il s'y repofa quelques jours. Jamais on ne l'avoit vu dans cette ville, qui étoit éloignée de cinq cents journées de fa capitale. (lei 1'auteur abandonne le roi Efcariano & fa grande armée, qui prenoit le chemin de Conftantinople, & parle du chevalier Efpertius. ) Après avoir recu fon audience de congé du roi de Sicile, il avoit été chercher Tiran a Conftantine ; mais il l'avoit trouvé parti. II prit donc la route de Conftantinople, & arriva promptement en vue de Valone; 1'arméq en étoit encore partie pour aller dans le canal de Romanie. II fit voile pour la joindre, la tempcte  Hist. du Chevalier 1'écarta de fa route, fon vailfeau fe brifa contre des roebes a la cóte de 1'ifle de Lango , l'équipage fe noya, Efpertius échappa feul, avec dix hommes, qui furent a la découverte dans 1'ifle , pour voir s'ils né trouveroient point quelque habitation; ils rencontrèrent un vieillard qui gardoit un petit troupeau, ils lui firent plufieurs queftions, auxquels il répondit, qu'il n'y avoit dans toute 1'ifle qu'un hameau, dans lequel habitoient quatre families exilées de Rhodes pour leur malheur, paree que 1'ifle étoit enchantée, & que la terre ne pouvoit rien produire. Le chevalier le conjura de leur donner quelque chofe a manger, 1'affurant qu'en reconnoiflance ils 1'aideroient de tout leur pouvoir. Le vieux patre, touché de leur état, leur dit qu'il partageroit volontiers fa misère avec eux. Alors il toucha fon troupeau, & les conduifit dans fa pauvre habition , & leur donna de quoi manger. Le chevalier lui ciemanda quel étoit celui qui avoit enchanté une ifle dont Ie terrein paroiflbit fi bon. Seigneur, lui répondit le vieillard, Hypocrate étoit autrefois fouverain de cette ifle de Lango, (*) aufli'* (*) Lango, eft le nom que Ton donne a 1'ifle dé Cos, patrie d'Hypocrate , le père de toute la médecine. La fable que va conter 1'auteur du roman, eft fondée fur une tradition qui eft encore recue parmi ceux de. 1'ifle. Voye^Bofchini Arcipelag. pag. 69,  Tiran e e B e a n d. ||| bien que de celle de Crete ; il avoit une fille admirablement belle, que 1'on voit encore aujourd'hui dans cette ifle, fous !a forme d'un dragon de fept coudées de longueur, car moi qui vous parle, je 1'ai vu plufieurs fois ; elle fe dit maïtrefle de 1'ifle, fon habitation eft dans les vofites d'un vieux chateau bati fur cette hautcur que vous pouvez voir d'ici; elle ne paroït que deux ou trois fois dans 1'année, fans faire de mal a perfonne, a moins que 1'on n'ait commencé par lui en faire. Une déelfe nommée Diane, lui a donné cette forme de dragon, & fon enchantement ne peut finir, q.je lorfqu'il fe trouvera quelqu'un affez courageux pour la baifer fur la bouche. Un chevalier de i'höpital de Rhodes, dont la valeur étoit très-grande, vint ici une fois pour tenter 1'aventure, ii monta a cheval & fe rendit au chateau' il entra dans la grotte, le dragon leva la tête, le chevalier la voyant fi terrible; prit aufli-tót la fuite, & fon cheval qui 1'emporta fur une montagne , fe précipita avec lui dans la mer oü ils fe noyèrent. Un autre fois un jeune homme qui ne favoit rien de cette aventure, aborda un jour dans cette ifle, & vint en fe promenant a la porte de ce chateau. II entra dans la grotte, & fe trouva, après avoir marché quelque temps, dans une chambre remplie  Hist. r>v ChbvalïIs de tréfors, oü il vit une demoifelle qui fe peignoit devant un miroir. Le jeune homme ne douta point que ce ne fut une folie, ou quelque femme de bonne compofition qui n'attendoit que 1'occafion ; il demeura li long-temps dans la grotte, que la demoifelle 1'appercut, & lui demanda ce qu'il vouloit. Je voudroïs bien, lui répondit-il, que vous vouluffiez m'accepter pour votre ferviteur. Elle lui demanda s'il étoit chevalier, il lui repliqua qu'il ne 1'étoit pas. Si cela eft, continua-t-elle, vous ne pouvez me pofféder; mais retournez a votre vaiffeau, faites-vous armer chevalier, & j'irai demain matin au-devant de vous a 1'entrée de Ia grotte, vous me baiferez fur la bouche fans être épouvanté de 1'état oü vous me trouverez, car je ne vous ferai aucun mal, quelque terrible que je paroiffe alors a vos yeux; un enchantement me force de paroitre fous la forme d'un dragon, fi vous pouvez vous réfoudre a me baifer, vous polléderez tous ces tréfors, vous jn'époulcrez, & vous ferez maitre de cette ifle. Le jeune hornme la quitta, fe fit recevoir chevalier & le lendemain il partit pour achever 1'aventure ; mais quand il vit fortir la demoifelle fous une figure auffi épouvantable, il prit la fuite pour retourner a fon vaiffeau. Elle le fuivit jufques au rivage; & voyant qu'elle ne pouvoit  Tiran l e Blanc. 35^ pouvoit 1'arrêter , elle jetta de grands cris, pout exprimer fa douleur, & retourna dans fa g-otte, mais le chevalier mourut de la frayeur qu'il avoit eue; depuis ce, temps il n'en eft venu aucun qui n'ait eu un pareil fort. Cependant il eft certain, que s'il en venoit un qui eut le courage de la baifer, bien loin de mourir, il feroit fouverain de cette ifle, Efpertius demeura quelque temps a penfer au difcours de ce vieillard s après quoi il lui dit: bon homme, ce que vous venez de m'apprendre, eft-il bien vrai? II 1'affura qu'il ne lui en avoit point impofé, & que pour rien au monde il ne voudroit avoir menti. Le chevalier devint alors plus occupé de fes idees qu'il ne l'avoit encore été, il fe difoit a lui-méme , qu'il vouloit tenter cette aventure ; Dieu ne 1'ayant point jetté fans fujet dans cette ifle. D'un autre cöté, il étoit au défefpoir de s'y trouver fans efpérance de rejoindre Tiran. II réfolut donc d'aller tout feul a la grotte, fans en rien dire a fes compagnons, dans la crainte que n'ofant y venir eux-mêmes, ils ne voululfent 1'en empêcher. II s'informa avec foin du vieillard, en quel endroit le chateau étoit fitué. Ils pafsèrent toute la nuit dans cettg mauvaife maifon. Le chevalier, rempli de fon projet, ne dor*lit guère; il fe leva devant le jour. Quand il Tomé IL X  33^ Hist. du Chevalier' fut deliors du village, il prit un baton a fa main, car il n'avoit aucune forte d'armes, & marcha promptement au chateau : il y arriva au lever du folcil. Quand il appercut 1'entrée de la grotte, il fe mit a genoux, & demanda a Dieu, avec la plus grande dévotion, de le préferver de tous maux, & de lui donner le courage fuffifant pour ne pas craindre le dra■gon, afin de pouvoir tirer cette ame de peine , & la conduire a la fainte foi catholique. Après qu'il eut fait fa prière, il fe recommanda encore a Dieu, fit un figne de croix, & entra •dans la grotte. Quand il fut dans 1'obfcurité , il lit un grand cri, pour avertir le dragon, quï -fortit en faifant beaucoup de brult. Le chevalier commenca pour lors a trembler, & fe mettant a genoux, il fit plufieurs bonnes prières; mais quand il découvrit cette horrible figure, fon courage faillit a 1'abandonner; il ferma les yeux, & tout ce qu'il put faire, fut •de ne pas prendre la fuite. Le dragon 1'appercevant dans eet état, s'approcha de lui d'un •air flatteur & carreffant, comme pour le raffurer; mais le chevalier ne voyoit rien & demeuroit immobile; alors le dragon 1'embraffa & le baifa a la bouche; ce fut alors que le peu de courage qu'il avoit confervé 1'abandonna touts-faitj il tomba fans cennoiifance, Cependant  Tiran le Blanc. 335» !e charme étoit rompu, la fille d'Hypocrate reprit fa figure naturelle & devint une belle demoifelle. Elle fe jetta a terre, elle le mit fur fes genoux, & par fes difcours & fes careffes, elle cherchoit- a le faire revenir. II fut plus d'une heure en eet état: enfin il fortit de fon évanouiffement, & fe trouva entre les bras d'une belle fille, qui 1'accabloit de baifers; il fut éblouï de fa beauté, & concut pour elle la plus vive paffion; il la lui déclara en lui racontant ce qu'il avoit fait pour la délivrer de 1'enchantement. II lui demanda s'il lui reftoit encore quelque chofe a faire pour achever 1'aventure ; que depuis qu'il l'avoit vue, il s'expoferoit avec joie aux plus grands périls pour la fervir. La demoifelle lui dit, en le prenant par la main pour le faire lever: non, chevalier, i! ne vous refte plus rien a faire qu'a prendre poffeffion des tréfors qui vous appartiennent fi légitimement; en même-temps elle le mena dans une chambre dont la richeffe 1'éblouit: elle étoit parée des plus fuperbes ameublemens, des piles de riches étoffes, des monceaux d'or & de pierreries la rempliffoient. Chevalier, lui dit la demoifelle , tous ces tréfors font a vous, & fi! ma perfonne peut ajouter quelque chofe a votre bonheur, comptez fur 1'amour le plus tendre Sc le plus confVant, Le chevalier ne lui répondit  34° Hist. du Chevalier' qu'en i'embraffant avec tranfport. II la prit dans fes bras, & la porta fur un lit oü ils pafsèrent le refte de cette journée & toute la nuit fuivante. Le lendemain matin le chevalier fongea a 1'inquiétude oü devoient étre fes compagnons, il en paria a la fille d'Hypocrate: ils fortirent enfemble de la grotte, & prirent le chemin de la cabane. Ses compagnons furent étonnés de le voir revenir en fi bonne compagnie ; 1'inquiétude qu'il leur avoit caufée, fe convertit en une joie extréme. Ils vinrent faluer la belle dame, dont le port majeftueux & le maintien prouvoient combien elle étoit confidérable, & remercièrent Dieu d'un fi grand bonheur. La dame les embraffa, & leur témoigna beaucoup de bontés; après quoi ils entrèrent dans la maifon du vieux patre, auquel elle promit, aufli bien qu'a fa femme, de leur faire beaucoup de bien. Efpertius fit apporter dans eet endroit tous les meubles & 1'argent monnoyé qui fe trouvoient dans le chateau; ils firent venir beaucoup de monde pour habiter 1'ifle, qui dans peu devint trèspeuplée : ils y firent batir une ville, qui fut nommée Efpenina, du nom du chevalier Efpertius , fans oublier des chateaux, des bourgs & des villages ; mais tous ces batimens ne furent pas fi recommandables, que les églifes &  Tiran l e Blanc. 341* les couvens., oü 1'on chantoit fans cefle les louanges de Dieu & de fa fainte mère.. On alïigna de grands revenus a ces maifons: ils vécurent heureux & tranquilles; ils laifsèrent plufieurs enfans, qui leur fuccédèrent dans cette fouveraineté. Lorfque Tiran fe trouva avec fön armée dans le canal de Romanie, il fit route vers le port de Sigée, autrefois 1'ancienne Troye. La ïl attendit que fes vaifleaux fuflerit raffemblés, Pour lors- il tint confeil avec les rois de Sicilo & de Fez, tous les barons & les chevaliers quï. fe trouvoient fous fes ordres, pour déliberer fur le parti qu'ils auroient a prendre; car ïi avoit appris que 1'armée des Turcs , forte de plus de trois cents batimens de toute grandeur, étoit dans le port de Conftantinople. On- réfolut de débarquer un homme a terre, qui favoit bien la langue turque, & de 1'envoyer a Conftantinople pour avertir l'empereur que Tirart étoit arrivé avec fon armée, & qu'il n'étoit éloigné de la ville que de cent mille. On convint de ne lui point donner de lettre, de. crainte qu'il ne fut découvert & arrêté; maïs: on 1'inftruifit de vive voix de tout ce qu'if avoit a dire. Tiran chargea de cette commif-fion un chevalier de Tunis, de fang royaL, Sc qui avoit été Maure. ïl s'appelloit Sinegerus.? ¥ tij  HïST. DU ChEVAEïSK il avoit autant d'efprit que de valeur, & comme ïl avoit été autrefois efclave a Conftantinople , il en connoiffbit tous les chemins. Pour que 1'on ajoutat foi a ce qu'il diroit, il lui remit fon cachet. Sinegerus s'habilla comme un fimple foldat; un brigantin le débarqua pendant la nuit a une lieue de 1'armée des Maures, quï faifoient le fiége. II prit le chemin de la ville, mais il ne put éviter d'être pris par les gardes du camp. Comme il parloit leur langue, & qu'il leur dit qu'il étoit de leurs troupes, ils le laifsèrent palfer. Quand il fut arrivé a une des portes de la ville, ceux qui faifoient la garde 1'arrêtèrent, le prenant pour un Maure. II leur dit, qu'il venoit parler a l'empereur de la part de Tiran. On le conduifit fous une bonne efcorte : il arriva comme l'empereur finiffoit fon fouper. Sinegerus fe mit a genoux devant lui, & lui remit le cachet de Tiran a'près lui avoir baifé les pieds & les mains. A la vue du cachet, dont il reconnut les armes , l'empereur Tembraffa , lui fit toutes les careffes imaginables, en lui marquant la joie que lui caufoit fon arrivée. Le chevalier Sinegerus lui dit: feigneur, je fuis envoyé auprès de V. M. de la part du grand Tiran le Blanc, qui fe recommande a. vous, & qui vous prie de prendre courage $  Tiran ie Blanc. 34 j car il efpère, avec 1'aide de Dieu, de vous délivrer inceffamment de vos ennemis. II vous demande de tenir votre cavalerie prête, & de redoubler la garde de la vüle, paree que dimanche matin il attaquera 1'armée des Maures. II craint qu'ils n'attaquent la ville avec plus de vigueur, li leur flotte eft battue; c'eft une précaution qu'il eft toujours bon de prendre. Tiran commande une armée puifiante , &" s'il peut détruire leur flotte, il y a grande apparence qu'aucun de vos ennemis ne pourra fe fauver. Mon ami, lui répondit l'empereur, ce que vous me dites me fait un grand plaifir, il faut efpérer que le feigneur nous accordera la viétoire que vous m'annoncez. Nous avons eu toujours une grande efpérance dans le courage & les talens de Tiran. II envoya fur le champ chercher Hyppolite fon général : il lui apprit les bonnes nouvelles qu'il venoit de recevoir, & lui donna les ordres en conféquence. Hyppolite 1'aflura qu'avec le fecours de Tiran, ü pouvoit fe croire délivré de fes ennemis, & partit pour tout difpofer. II courut a la grande place, affembla tous les officiers, & leur dit qu'il leur répondoit de leur liberté, puifque Dieu avoit bien voulu permettre que Tiran fut arrivé avec une grande armée, & que le lendemain il attaqueroit les Y U  344 Hist. du Chevaliek Turcs. Soyez donc tous * vos poftes, mals fans faire de bruit, afin de ne donner aucun ioupgon aux ennemis. Charmés de cette heureufe nouvelle , ik rendirent des graces innnies aDieu, & pafsèrent la nuit dans la plus grande joie du monde, fans cependant ofer la faire eclater. Sinegerus demanda k l'empereur Ia permifton d'aller faluer l'impératrice & la princeife. f Iui fut accordée. II trouva toutes les dames dans le même lieu. Le chevalier leur baifa Ia main, & leur dit, le genou a terre : mon géneral, Tiran le Blanc, fe recommande k vous, dans peu il viendra vous fecourir. La princefle entendant cette nouvelle, fut prête as'évanouir; la joie qu'elle reflèntit ne fe peut exprimer. L'impératrice Sc elle 1'embrafsèrent, & lui firent autant de carefles que de queftions. Elles voulurent favoir quels étoient ceux qui compofoient fon armée. II fatisfit leur curiofité, en leur „ommant tous les rois & les chevaliers qui venoient de France, d'Efpagne, de Barbarie & d'Italie, fe foumettre k fes ordres, a caufe de fa grande reputation. II leur apprit aufli 1'arrivée de Plaifir de ma vie, qui venoit céiébrer fes noces auprès d elles. Ces nouvelles remplirent toutes les dames d admiration, & leurs y eux répandirent des larmes de joie, en penfant que Dieu permettoit  Tiran tï Blanc, 34^ ïjue Tiran mit fin aux malheurs du peuple & de fempire grec. Elles pafsèrent une grande partie de la nuit a s'entretenir de cette facon. Enfin la princeife fortit pour palier dans fa chambre ; le chevalier lui donna le bras. Alors elle lui demanda pourquoi il lui avoit baifé la main trois fois. II lui répondit, que Tiran lui en avoit donné 1'ordre, & qu'il la fupplioit de lui pardonner ; qu'autrement il n'oferoit jamais paroitre devant elle. La princeife lui répondit, qu'il ne l'avoit point offenfée , qu'ainfi elle n'avoit point de pardon a lui accorder; & qu'au cas que la chofe fut ainfi, il pouvoit en être certain, fi elle le voyoit bientöt, ce qu'elle defiroit plus qu'elle ne le pouvoit dire. Après cela l'ambaffadeur fe retira au logement que l'empereur lui avoit fait préparer. Le général Hyppolite paffa la nuit fous les armes. La veuve Repofée ayant appris ces nouvelles, fut dans une agitation & dans une inquiétude qui ne fe peuvent imaginer; elle feignit de fe trouver incommodée, & paffa dans fa chambre. Ce fut-la qu'elle fe livra aux plaintes & aux regrets : car elle fe voyoit perdue fans reffource, n'ignorant pas que fes méchancetés alloient être découvertes. Cependant 1'amour qu'elle avoit pour Tiran la tourmentoit encore. Elle paffa toute la nuit dans eet état, ne fachant k quï  Hist. du Chevalier' •pouvoir demander confeil. Enfin, pour e'viter, le fupplice qu'elle méritoit, elle avala du poifon, ouvrit la porte de fa chambre, & s'étant lemiie au lit, elle poufifa de grands cris, en difant qu'elle alloit mourir. Toutes les dames, accoururent è elle. L'empereur ne douta pas a ce bruit, ou que les Maures n'euifent pris la ville, ou qu'il ne fut arrivé' quelque malheur a la princeife; il tomba évanoui. L'on envoya chercher les médecins. L'impératrice & la princeife quittèrent la veuve pour accourir a lui, Ils le trouvèrent fans connoilfance. Ce fpeftacle devint très-affligeant. Enfin les médecins le firent revenir. II demanda le fujet du bruit qu'il avoit entendu; on lui dit qu'il avoit été caufé par les cris de la veuve Repofée qui fe mouroit. II envoya fes médecins pour la fecourir; mais ils arrivèrent au moment qu'elle expiroit dans des convulfions horribles. La princeife en fut très-affligée; elle 1'aimoit tendrement, elle avoit été fa nourrice. Elle ordonna qu'on 1'enterrat honorablement. Le lendemain l'empereur avec toute fa cour, l'impératrice , la princeife & tous les magiftr'ats de la ville accompagnèrent fon corps a la grande églife de fainte Sophie, oü on lui fit un magnifique enterrement, après lequel l'empereur reSfiftt au palais.  Tiran l e Blanc. 347 Lorfque Tiran eut fait mettre a terre le chevalier Sinegerus, il difpofa toute fon armée, & donna les ordres aux vailfeaux qu'il deftinoit contre ceux des ennemis, & a ceux qu'il vouloit envoyer contre les galères. II ordonna aux commandans de chaque vailfeau de faire un grand bruit de trompettes, de clairons & d'autres inftrumens, il en avoit fait une ample provilïon; ce qui, joint aux cris & au bruit du canon, devoit épouvanter les Turcs, II fit enfuite mettre a la voile. Tous les vailfeaux partirent fans faire de bruit, & marchèrent tout le jour & toute la nuit fuivante. Pendant tout ce temps-la le ciel fut couvert & il fit un brouillard très-épais ; en forte que ni les Turcs, ni ceux de la ville, ne purent appercevoir la flotte. Elle arriva auprès de celle des Turcs deux heures avant le jour, fans qu'ils en euffent eu la moindre nouvelle. Ils fe trouvèrent attaqués avec le bruit que Tiran avoit ordonné. Chacun de fes vailfeaux alluma , par fes ordres, deux fanaux qui fervoient a fe reconnoïtre. Les Maures furpris & fans armes, ne firent pas une grande défenfe. Tous leurs vailfeaux furent pris, mais le carnage fut affreux: car on coupa la tête a tous ceux que 1'on prit. Ceux qui fe jettèrent a la mer & qui purent gagner la terre, portèrent au Turc & au Soudan  Hist. dtj Chevalier' la nouvelle du combat. Tout le camp en fut bientöt informé; mais Ie bruit qu'ils entendoient, les lumières qu'ils voyoient & 1'ignorance oü ils étoient de ceux qui les attaquoient, les épouvantèrent tellement, qu'ils s'armèrent, montèrent a cheval, & fe mirent en bataille, pour garder le rivage, afin d'empécher Ie débarquement. Lorfque Tiran eut pris tous les vailfeaux ennemis , dans le tranfport de fa joie, ïl fe mit a genoux, & fit une prière a Dieu avec Ia plus grande dévotion. Cette vicToire fut fi prompte, que tout étoit pris avant le grand jour. Ceux de la ville entendant le bruit du combat, & voyant ces lumières, ne doutèrent point que Tiran n'attaquat alors la flotte des Infidèles , comme il les en avoit avertïs ; & quoique cette diverfion dut occuper les Turcs, ils prirent les armes, & fe préparèrent a la défenfe. A ce bruit l'empereur fe leva de fon lit, & fuivi de ceux quï fe trouvèrent au palais, il monta a cheval, & fe promena dans la ville , recommandant a tout le monde de veiller a fon pofte, & de bien le défendre. En même temps il rafluroit les habitans de la ville, en leur difant qu'ils alloient étre délivrés , & recouvrer leurs biens. Mais les Maures ne penfoient a rien moins qu'a les attaquer. Ils étoient fi fort épouvantés de la  Tiran le Blanc. 343* perte de leurs vaifleaux, qu'ils ne fongeoient qu'a empêcher la defcente. Lorfqu'il fut touta-fait jour, Tiran emmenant avec lui tous les vaifleaux Maures qu'il avoit pris, fit mettre a. la voile, & fortit du port de Conftantinople avec toute fon armée, & palfant par le bras de Saint-George , il prit la route de la mer majeure, perfuadé que s'il s'emparoit du paflage de la terre ferme avant les ennemis , ils feroient abfolument foumis a lui. Aufli les Maures le voyant partir avec leurs vaifleaux, fe crurentils perdus. Tiran continua la route de la grande mer jufques a ce que la nuit empêchat les Maures de le fuivre de vue ; ce qu'il faifoit pour leur perfuader qu'il partoit, & afin qu'ils ne rmflent point d'oppofition a fon débarquement; mais quand la nuit fut venue, il fit tourner 1'armée du cóté de terre. II faut favoir que Ia ville de Conftantinople eft très-belle, environnée de bennes murailles, & qu'elle eft batie en triangle fur le bras de mer nommé Saint-George, qui renferme deux des parties de la ville, & qüe le cöté qui demeure a découvert regarde la Thrace. Tira'n marcha de ce cöté, & débarqua a quatre lieues du camp des Maures avec toute fon armée, fon artillerie, fes vivres & fes munitions, fans que les Maures en fuflent inftruits. II laifla les vaifleaux  3yo Hist. du Chevalier avec une bonne garde, & tout ce qui leut étoit néceffaire. Après qu'il eut donné tous fes ordres, il marcha environ une demi-lieue, en remontant une grande rivière jufqu'a un grand pont de pierre. Tiran fit faire alte a fes troupes , en eet endroit, laiffant la rivière entre lui & les ennemis; & pour que les Maures ne vinffent pas le furprendre , & 1'inquiéter pendant la Muit, il fit mettre fes tentes fur le pont, afin que perfonne ne le pafsat fans fon confentement; mais en même temps il placa fur ce même pont beaucoup d'artillerie, afin de recevoir les ennemis, au cas qu'ils paruffent de ce cöté-la. II envoya fes gardes avancées fur le camp des Maures, pour être avertis de leurs mouvemens. Après cela il fit partir a pied un des .fiens vêtu en Maure, pour aller a la ville de Conftantinople porter une lettre qui contenoit : Je puis témoigner a préfent ma joie a V. M. puifque Dieu a permis que nous euffions mie vicToire complette fur les ennemis , en prenant plus de trois cents vaifleaux chargés de vivres & de butin, auxquels nous n'avons pas encore touché. Nous n'avons fait aucun quartier a ceux que nous avons pris. J'attends les ordres de V. M. pour favoir ce que je ferai de ces batimens. Mais fi elle me le permettoit,  Tiran ie Beanc. 3;* je renverrois ceux du roi de Sicile, & des autres amis qui ont bien voulu me fecourir, aulli-bien que ceux que j'ai naulifés pour cette entreprife, & je me fervirois de ceux des Maures; car il me femble qu'avec prés de quatre cents vaifleaux, pendant qu'ils n'en ont aucun, nous fommes en état de leur empêcher d'avoir des vivres & des fecours. Je mande encore a V. M. que j'ai débarqué a Tembouchure de Ia rivière, & que je fuis campé fur le pont de pierre , afin que perfonne ne paffe , & que je puiffe tenir les Turcs enfermés de tous les cötés; & je fuis certairt qu'avant leur départ, j'aurai affaire a eux. Je conjure V. M. de doubler la garde de la ville, & de prendre plus de précautions que jamais; car je crains le défefpoir dans lequel ils fe trouvent. Ils font fans vivres, & fans efpérance d'en avoir ; par conféquent ils feront bientöt obligés de fe rendre prifonniers. Je voudrois bien favoir 1'état de vos vivres , car j'en ai apporté pour plus de deux ans ; & d'abord que j'aurai recu vos ordres, je vous enverrai des vaifleaux chargés. J'attends les ordres de V. M. fur tou» ces articles. Si vous avez befoin de troupes pour défendre la ville, ayez la bonté de m'en donner avis. Au refte, je compte envoyer des vaifleaux le long de la cóte pouz  3ya Hist. t>u Chbvaher' incommoder les ennemis , & leur öter toute efpérance de fecours. Après cela, j'efpère que nous réuflirons, & que Dieu nous aidera. Je demande une prompte réponfe. II remit cette lettre a celui qu'il avoit choifï pour la porter. C'étoit un Grec nommé Cha~ rille, qui connoilfoit parfaitement le pays. II arriva fans rencontrer aucun Maure. On le conduifit devant l'empereur,.auquel il remit la lettre. II la regut, & Ia lut avec grand plaifir. Charmé de ce qu'elle contenoit, il remercia Dieu; après quoi il en fit part a l'impératrice , a la princefTe ,auffi-bien qu'au général Hyppo. lite, qui lui dit qu'il l'avoit toujours afluré, que tant que Tiran feroit au monde, il ne devoit pas perdre 1'efpérance. L'empereur lui répondit qu'il étoit dans 1'admiration de fes grandes acTions, & jura par fa couronne qu'il le récompenferoit, de facon que lui & tous les fiens auroient fujet d'en être contens. Enfuite il le chargea d'examiner ce qu'il y avoit de vivres dans la ville & dans le palais, afin de pouvoir en rendre compte a Tiran. Hyppolite trouva qu'il y en, iavoit encore pour trois mois. II revint affurer l'empereur que les ennemis auroient levé Ie liége avant que leurs vivres fuffent confommés, cru'il pouvoit s'en repofer fur Tiran, L'empereur,  Tiran l e Blanc. 3ƒ3 reut' fit venir fon fecre'taire auquel il fit écrire une lettre a Tiran, dans laquelle il lui rendit ün compte exact de tout ce qu'il lui avoit dej mandé. II fit enfuite appelier Sinegerus, & le pria de porter cette lettre. Le chevalier lui baifa le pied & la main, prit la lettre & fut prendre congé de 1'impératrice & de la princefle , qu'il trouva encore dans fa chambre. Elle le chargea de faire toutes les amitiés poffibles a Tiran fon feigneur, en le priant de ne la point oublier, & de penfer a tout ce qu'elle avoit fouffert depuis fon abfence ; enfin, de ne rien négliger pour la voir le plutót qu'il lui feroit poflible. Le chevalier lui promit de s'acquitter de fa commifiïon, il voulut, en s'en allant,lui baifer la main, mais elle 1'embrafla. II s'habilla en Maure, Sc prenant avec lui Charille, qui avoit apporté la lettre de Tiran, il partit de la ville a minuit. Ils ne rencontrèrent aucun Maure. Les gardes du camp qui les connóiflbient lei laifsèrent pafTer, ainfi ils furent droit a la tente de Tiran qu'ils trouvèrent levé. II fut charmé de les Voir, il fit mille queftions a Sinegerus fur 1'état ou étoient la ville, l'empereur, l'impératrice, & fur-tout fa chère princefle; il lui fit un récit fidéle de tout ce qu'il avoit vu & de tout ce qu'on l'avoit chargé de lui dire. Tiran fut quelque Tomé IL Zt  35"4 Hist. du Chevalier temps fans parler, & fes yeux fe remplirent de larmes au récit de ce que lui mandoit Carméfine. II lui remit enfuite la lettre de l'empereur qui lu: marquoit: Le plaiiir que nous fait votre arrivée eft extréme, Tiran, mon cher fi-s; & nous rendons fans ceffe des graces a Dieu, de ce qu'il nous fecoure dans la grande adverfité oü nous étions réduits. Nous efpérons que J. C. vous permettra 1'exécution de vos bons defirs. Quant a moi, je ne defire que de pouvoir vous donner des marqués de ma reconnoiffance. Au refte , je vous dirai que les foins & la valeur d'Hyppolite , que j'ai fait mon général, m'ont prouvé qu'il étoit un des bons chevaliers qui foient au monde ; fans lui la ville eut été prife il y a plufieurs jours, & par conféquent il ne feroit rien demeuré de 1'empire grec ; on ne peut compter la quantité de Maures qu'il a tués. De plus, nous vous donnons avis que nous avons au moins pour trois mois de vivres & dés chofes nécetfaires pour nous défendre; notre cavalerie eft en bon état. Ne vous expofez donc point inutilement, faites la guerre a votre aife , & donnez la bataille, fans vous preffer , quand 1'occafion vous paroitra favorable. Faites débarquer les vivres des vailfeaux, mettez-en une partie dans le fort chateau de  Tiran le Blanc. gcj Sinople, vous les emplcierez pour votre armée, & pour les places dont vous ferez la conquête > & 1'autre, vous la mettrez dans la ville de Pera , afin que nous en puiflions prendre quand nous en aurons befoin ; vous y laiflerez cinq cents hommes d'armes de garnifon. Vous pourrez renvoyer les vaifleaux que vous voudrez a votre difcrétion. J'approuve le deffein quó 'vous avez d'envoyer les quatre cents vaifleaux a Conftantinople, & de les mettre en état; ils nous ferviront a incommoder les ennemis que nous fommes fürs d'enfermer de tous cotés* Si vous avez befoin d'argent pour les vaifleaux que vous avez naulifés, notre tréfor eft ouvert; envoyez ici une galère Ou deux, & nous vous enverrons tout ce que vous demanderez. Quand le Soudan & le Turc apprirent que Tiran avoit débarqué, & qu'il s'étoit campé au pont de pierre , ils furent confternés, & fe crurent perdus fans reflburce, ne voyant aucun moyen d'échapper ni par terre ni par mer, fans tomber entre les mains de Tiran. De plus , ils fe vcyoient a la veille de mourir de faim, car ils n'avoient pas des vivres pour deux mois ; mais, fans témoigner leur inquiétude, ils aflemblèrent un confeil pour voir le parti qu'ils avoient a prendre. II étoit conti pofé des rois d'Alep , de Sourie, de Trato f \ Z ij  3jo" Hist. du Chevalier d'Affyrie, d'Hyrcanie & de Kaften, du fils du grand Caraman, du prince de Sis Sc de plufieurs grands feigneurs, dont les noms feroient trop longs a rapporter. Les avis furent très-partagés, les uns vouloient que 1'on fit fes efforts pour emporter la ville, dilant qu'après cette expédition, ils auroient le temps de fe mettre en déienfe, & d'attendre du fecours, d'autant qu'elle ne devoit pas étre trop bien munie; les autres vouloient que 1'on naarchat a Tiran, alfurant qu'il étoit fi brave qu'il ne fefuferoit pas le combat, qu'il étoit vrai qu'il avoit une très-bonne cavalerie, mais qu'elle n'enfonceroit pas leur prödigieufë armée , & que quand il leur arrivcroit d'être battus , il valoif mieux mourir en braves gens & en chevaliers, que de fe laiffer prendre comme des moutons ; & que fi la fortune leur envoyoit la viéoire, ils feroient les maitres ou de s'en aller ou de continuer le liége. II y en eut qui préférèrent a eet avis, celui d'envoyer unq ambaflade a Tiran , pour lui propofer une paix ou une trève, en lui demandant paifage pour s'en retourner dans leur pays après avoir abandonné tout 1'empire grec, évacué toutes les places & rendu tous les efclaves & les prifonniers. Cet avis 1'emporta. On réfolut d'envoyer une ambaffade a Tiran, ajoutant que  Tiran le Blanc. 357 s'il leur refufoit le paifage, ils pourroient alors attaquer la ville de toutes leurs forces, & que s'ils ne la pouvoient prendre, il feroit toujours en leur pouvoir de mourir les armes a la main en vendant chèrement leur vie. On nomma pour ambalfadeurs le fils du grand Caraman, & le prince de Sis , tous deux fort fages & fort éloquens, & de plus expérimentés dans la guerre. Ils promirent d'examiner le nombre des troupes que Tiran pouvoit avoir. On leur donna leurs inftructions, & ils partirent fuivis de deux cents cavaliers , ils étoient magnifiquement vêt'us & fans armes. Ils envoyèrent devant eux un trompette a Tiran , pour lui demander le fauf-conduit qui leur fut accordé. Aulfi-töt après que Tiran eut lu la lettre de l'empereur, il avoit appellé le marquis deLouzanne fon amiial, & lui avoit ordonné d'alfembler tous les patrons des vailfeaux, de leur payer tout ce qui leur étoit dü, & de faire exécuter tout ce que l'empereur lui avoit mandé fur les vivres, après quoi il pourroit renvoyer les batimens. Il lui dit encore de faire équiper pour la guerre ceux qu'ils avoient pris fur les Turcs , avec ordre de croifer fur la cóte, &de harceler les ennemis. L'amiral exécuta fes ordres , paya tous les patrons & leur donna a. chacun mille ducats de plus qu'il ne leur étoit Z ii]  3j8 Hist. du Chevalier dü, fans compter le butin qu'ils avoient fait fur les vailfeaux turcs. Quand ils eurent tranfporté les vivres a leur deftination, ils retournèrent chacun chez eux. Les batimens que 1'amiral fit équiper, fe trouvèrent au nombre de quatre cent trentecinq. Tiran ne garda que deux galères bien armées, qui demeurèrent dans la rivière auprès du camp, pour les envoyer oii il feroit néceffaire. Quand tous lés autres furent en état de tenir la mer, 1'amiral fut au camp , & dit a Tiran que tout ce qu'il lui. avoit ordonné étoit exécuté. Pour lors Tiran fut a la tente de la reine de Fez, & la pria de s'en aller fur cette flotte a Conftantinople, pour confoler & tenir compagnie a fa princefle; car, ajouta-t-il, en quel état ferois-je, s'il lui arrivoit le moindre malheur ! Je ne puis quitter le camp pour 1'aller voir, vous ferez plus a votre aife auprès d'elle, vous pourrez lui parler & 1'entretenir de moi, avec cette facon agréable que vous polfédez fi bien. Aflurez-la que je la verrai bientót, que c'eft la chofe que je defire le plus, que je compte tous les momens, & qu'après Dieu il n'y a qu'elle au monde que je defire de voir & de fervir. La reine lui répondit, qu'elle n'oublieroit jamais les grandes obligations qu'elle lui avoit, Sc que, puifqu'elle  Tiran l e Blanc. SS9 avoit eu aufrefois tant d'envie de le fervir, a moins que d'être ingrate, elle ne pouvoit alors s'en difpenfer. Une créature auffi belle & auili parfaite que la princefle, ajouta -1 - elle , ne peut être pofledée que par le plus brave & le plus généreux des chevaliers. Elle lui demanda s'il n'avoit point d'autres ordres a lui donner, 1'aflurant qu'elle lui facrifleroit mille vies , fi elle les avoit. Alors Tiran 1'embrafla, & la baifa a la joue, 1'aflurant qu'il voudroit avoir plus fait pour elle, tant il étoit reconnoiflant de fon amitié; il lui confeilla de fe préparer au départ. Tiran prit congé d'elle, & retourna a fa tente; il envoya chercher 1'amiral, Sc lui ordonna de s'embarquer, d'cxécuter tout ce dont ils étoient convenus, & de mettre a la voile auffi-töt que la reine feroit fur fon bord. L'amiral prit congé de lui, & monta dans fon raiffeau. La reine s'embarqua le lendemain; le roi de Sicile & Tiran 1'accompagnèrent jufqu'a fon vailfeau avec cinq cents hommes d'armes, & retournèrent au camp pendant que 1'amiral mit a la voile, Sc fit route a Conftantinople. Quand les ambalfadeurs des Turcs furent auprès du pont de pierre , Tiran fit fortir un capitaine , fuivi de cinq cents hommes-d'armes, armés d'une facon très-brillante , & montés furde grands chevaux de Sicile bien bardés, pour Z iv  3 ü Chêvauer les recevoir & leur faire honneur. Cette troupe les accompagna jufques a lendroit oü e'toit Tiran. II avoit fait tcndre un pavillon fuperbe de brocard cramoifi, Ie plus riche qui fut au mende ; on l'avoit fait a Paris. Les ambafladeurs mirent pied a terre, & trouvèrent Tiran avec les rois de Sicile & de Fez, & beaucoup d'autres barons & chevaliers qui leur rendirent ce qu'ils devoient a leur rang. Tiran ne voulut pas qu'ils s'expliquaflent fï-tót fur tout ce qu'ils avoient a dire; mais il les fit entrer fous des tentes magnifiques qu'il leur avoit fait préparer, il leur fit fervir un grand repas avec toutes fortes de diffe'rens vins. Les ambafiadeurs furent dans 1'admiration a Ia vue de la grandeur des chevaux qui les avoient efcorte's, & des. panaches a la mode d'Italie, que portoient les hommes-d'armes. D'un autre cóté, ils virent quatre mille chevaux aufli bardés, qui voltigeoient & manceuvroient comme ils auroient fait dans un combat. La grande quantité de cavalerie qu'ils appercurent dans le camp de Tiran, les étonna. Ils fe dirent entr'eux, que tous les MauresT^aflemblés ne pourroient réfifter a d'auffi belles troupes que celles des chrétiens , non - feulement a caufe de leur belle cavalerie, mais encore par Ia bonne difcipline qu'ils obfervoient. Ils comptoient avoir fait un  Tiran le Blanc. 361 voyage inutile, & que Tiran ne leur voudroit accorder ni trève, ni leur faire aucun quartier, & confidérant la pofition du camp, ils convenoient qu'il leur étoit impoflïble d'éviter la mort oü i'efclavage ; ils pafsèrent le refte du jour & la nuit fuivante a faire ces triftes réflexions. Le lendemain Tiran fit affembler les rois & tous les chevaliers confidérables du camp, pour entendre la mefle dans Ion fuperbe pavillon. Quand elle fut dite, il envoya demander aux ambafiadeurs, s'ils vouloient avoir audience. Ils vinrent fur le champ avec beaucoup de gravité. Tiran les recut comme il convenoit a leur naiflance. Quand ils fe furent aflis, il leur demanda ce qu'ils avoient a lui dire. Le fils du grand Caraman , comme étant le plus confidérable, fe leva, & dit, après avoir fait la révérence au général : que fans doute fa grande fagefle lui avoit fouvent fait penfer combien 1'on devoit éviter de faire périr des hommes quand on le pouvoit empêcher, & que le cas préfent exigeoit cette réflexion, que 1'on étoit a la veille de voir couler tant de fang, que les eaux du fleuve en changeroient de couleur; qu'il devoit fe laiffer toucher en imaginant 1'horreur & la cruauté d'un tel combat; que les grands courages comme le fien, étoient capables de pitié. Pour éviter, continua-t-il,  362 Hist. nu Chevalier' une aufli grande barbarie, le Soudan & le grand Turc nous envoient pour favoir fi vous voulez faire Ia paix, ou leur accorder une trève, au moins de trois mois; fi vous voulez faire une paix de cent & un an, ils feront charmés d'être de vos amis,ils abandonneront 1'empire grec, vous remettront toutes les places de fon étendue, & qui plus eft, tous les prifonniers chrétiens qui font en leur puiffance, & fe foumettront enfin, tout autant qu'ils le pourront, fans bleffer leur honneur: mais fi, n'acceptant point ces propofitions, vous venez les attaquer, vous éprouverez malheureufement pour vous, qu'elle eft la force de leurs armes. Alors il fe tut. Tiran charmé de fe voir au moment qu'il avoit tant defiré, fut très-content de ce difcours, mais il leur dit qu'il leur donneroit inceflament fa réponfe. Les ambafiadeurs, toujours bien accompagnés, retournèrent dans leurs tentes. Le lendemain Tiran fit favoir a tous ceux qui s'étoient trouvés au premier confeil, qu'après la mefle ils délibéreroient fur la propofition des ambaffadeurs. Comme ils avoient tous beaucoup d'attachement pour lui, ils fe rendirent a fon pavillon après la mefle. Tout le monde fe plaga fuivant fon rang , & Tiran dit: vous avez entendu , mes frères & mes amis, ce que vous  Tiran le Blanc 355 ont fait propofer le Soudan & le grand Turc. Nous pouvons juger de la fituation oü ils fe trouvent; mais nous devons faire attention a la gloire que cette victoire nous donnera, & k la récompenfe que nous mériterons dans le ciel, en délivrant une fi grande étendue de pays chrétien de 1'efclavage, & du danger de changer de religion. Nous avons encore une confidération a faire, c'eft le grand étonnement oü fera tout le pays des Maures , en apprenant qu'ils font tous tués ou pris , & quelle eft la vengeance que 1'empire grec en a tiré par notre moyen. Nous vengerons auffi tous les chevaliers qui ont péri dans cette guerre. Quand ceux-ci feront détruits, la paix fera plusaffurée, & la terreur que nous cauferons aux autres, procurera une paix foÜde a 1'empire grec: il me paroit donc que le plus grand fervice que nous puiflions rendre a l'empereur, c'eft de n'accorder ni paix , ni trève, & de confentit a les recevoir a notre difcrétion, fans leur répondre ni de leurs vies , ni de leurs biens. S'ils ne veulent pas accepter ces conditions , que nous ïmporte ? Ne fommes - nous pas fürs de les faire mourir de faim , pendant que d'un autre cöté nous fommes les maitres de leur livrer bataille? Et quoique nous foyons plus forts qu'eux , ce feroit une grande folie a nous de nous battre  364 Hist. du Chevalier contre des gens au défefpoir, & de rifquer nos troupes, pendant que nous n'avons qu'un pofte a garder. De plus, en les prenant a difcrétion, quel butin ne ferez-vous pas , au lieu qu'il eft perdu fi vous les laiffez aller ? Je crois donc que nous devons les renvoyer, ne pouvant leur faire aucune réponfe fans confulter l'empereur, qui nous rendroit garants de 1'événement: donnezmoi donc votre avis, mes frères & mes amis , comme a un homme qui fe confie abfolument a vous , dans une chofe qui vous regarde comme moi, fi vous la faites fans 1'avis de l'empereur. Après le difcours de Tiran, le roi de Sicile fe tourna du cöté de celui de Fez , pour 1'engager a parler ; mais celui-ci 1'ayant alfuré qu'il ne le feroit pas avant lui, de plus , preffé par tous les barons de dire fon avis, il dit, en faluant raffemblée : avons-nous befoin de donner des confeils au miroir de la fagelfe divine, a ce nouveau Salomon , a cette étoile qui éclaire tous les autres , a ce brave général auquel nous obéiffons ? Mais enfin, pour donner mon avis , puifqu'on le veut favoir, je crois qu'il faut confulter l'empereur, afin que 1'on ne puiffe nous rien reprocher; eet événement rintérelfe encore plus qu'aucun de nous ; mais je fuis perfuadé qu'il prendra le parti que vous propofez; car il eft non - feulement le plus honorable ,  Tiran le Blanc. 365 mais le plus avantageux pöur le repos de 1'empire grec ; de plus , tous vos avis étant fondés fur la raifon, & fur toutes les régies de la guerre, il n'eft pas poffible de n'être pas de votre fentiment. Je n'ai plus rien a dire, fmon que je foumets mon fentiment a celui du confeil. Après ce difcours , tout le monde pria le roi de Fez de donner fon avis. Après un peu de temps , il dit : la connoilfance du monde nous apprend a éviter les chofes qui peuvent nous nuire , & jamais on ne fe repent des chofes faites, après y avoir bien penfé; mais comme toute i'affemblée me charge de répondre en fon nom, & que nous avons trop peu de temps pour répondre aux ambaffideurs , je fuis de 1'avis du roi de Sicile , & je crois que 1'on doit confulter l'empereur. Envoyez donc promptement 1'informer de ce qui fe paffe , afin de pouvoir rendre réponfe au Soudan & au grand Turc. Tiran fe chargea de 1'en informer, & chacun retourna a fa tente. Les vailfeaux qui partirent du camp de Tiran eurent le vent fi favorabls, qu'avant le coucher du foleil, ils arrivèrent a Conftantinople, en donnant toutes les marqués de joie que donnent ordinairement ceux qui apportent du fecours a ceux qui en ont befoin , après avoir triomphé de leurs ennemis. Le canon tira, les  ' 3on les laifsfc aller en gardant feulement le Soudan, Ie grand Turc, les autres Rois & les grands Seigneurs en étages, jufqu'a ce qu'ils euflent remis toutes les places & les prifonniers; qu«  Tiran l e Blanc. 383; eet avis étoit préférable aux autres, paree que s'ils périffbient au combat, dans leurs pays on élève.oit d'autres princes fur le tróne, qui fa croiroient obligés de venger ceux-ci , & de faire une guerre qui feroit encore plus cruelle, &: dont on ne verroit jamais la fin. Après tous ces différens avis, on réfolut enfin pour alfuret une,vieilleffe tranquille a l'empereur, pour réparer les maux que fes fujets avoient fouffertSj, auili-bien que pour recouvrer 1'empire, de faire la paix aux conditions que le grand Turc & le Soudan fe rendiffent prifonniers, fans efpérance d'obtenir jamais la liberté , & que tous les Turcs s'en allaifent a pied & fans armes. L'empereur approuva eet avis. Le confeil fe fépara, Ce prince pafla chez l'impératrice, oü il trouva Tiran qu'il fit affeoir auprès de lui pour lui faire favoir fes intentions; il lui dit le réfultat du confeil, 1'afiura qu'il s'en rapportoït 3 lui pour 1'exécution, & convint cependant de ne faire que ce qu'il lui confeilleroit. Tiran 1'inftruifit alors du confeil qu'il avoit tenu dans fon camp, & ■ que 1'avis qu'il préféroit étoit celui qui l'avoit emporté fur les autres. Je crois donc , ajouta-t-il, que Dieu veut que nous fuivions la pluralité des voix. L'empereur le pria de retourner promptement au camp pour donner la réponfe aux ambaffadeurs, Ce quï  '5H HlST. DU C HË VA t i ER' lui fit prendre fur le champ congé de lui, & des princefics qui le prièrent de travailler lé plutöt qu'il' ie pourroit a délivrer 1'empire de fes ennemis. La reine de Fez le fuivit jufqu'a la porte de Ia chambre, pour lui dire de venir chez elle par la porte du jardin d'abord que la nuit feroit venue, & qu'il s'entretiendroit avec la princeife. Tiran 1'alfura qu'il obéiroit a un ordre aulfi agréable. Il attendit chez Hyppolite & fe déguifa ; il paffa par le jardin, & arriva dans la chambre de 1'aimable reine, qu'il trouva avec la princefTe qui 1'attendoit, & qui lui fit toutes les careifes imaginables. Ils pafsèrent tous les trois dans Ia garderobe de la reine, oü ces amans fe dirent les chofes les plus tendres, jufqu'a ce que 1'heure de fe coucher fut venue. La reine fe mit au lit, & dit a fes femmes de fe retirer. Après cela elle fe releva, & donna fa place au brave Tiran, qui fut recu de la princefTe avec plus d'amour que la précédente. Tiran ne lui laifla par fermer 1'ceil de toute la nuit. Quand le jour approcha, il dit a la princefTe : mon bien, ma vie, il faut que je vous quitte ; car j'ai promis a l'empereur d'être au lever du fo'eil dans mon camp. Je voudrois, lui dit la princeife, que jamais vous ne fuiliez féparé de moi; pour une peine que je fentois, j'en vais éprouver mille; il m'eft  Tiran li Blanc, 385* hfeft impoffible de vivre fans vous : fi vous* voulez m'empêcher de mourir, revenez promptement , nion cher Tiran ; le falut de 1'empire & la liberté me peuvent feuls faire confentit a votre départ. Tiran fe leva, s'habilla promptement , & partit après le plus tendre des baifers mêlé des larmes de la princeife. Paffant par le jardin, il fe rendit chez Hyppolite qui fe leva fur le champ, & le conduifit a la porte de la ville pour la lui faire ouvrir. Tiran s'embarqua, fortit du port fans faire de bruit, & fe trouva dans fon [camp une heure après le lever du foleil. Les rois de Sicile & de Fez^ fachant fon arrivée, furent au-devant de lui avec beaucoup de troupes, & le conduififent en grande pompe a fon fuperbe pavillon. Ils pafsèrent le jour dans la joie & dans les plaifirs. Tout ce qu'il leur apprit de la réfolutiori de l'empereur ne les diminua point. Le lendemain matin le généreux Tiran, les rois & les grands feigneurs de fon armée s'étant alfemblés dans fon pavillon , entendirent la meffe, après laquelle on fit avertir les ambaffadeurs de venir recevoir leur réponfe. Lorfqu'ils furent entrés dans le confeil avec les honneurs dus at leur rang: feigneurs, leur dit Tiran* Vous favez que la lenteur a réfoudre & la promptitude a exécuter, font deux qualités égalsTome lit Bb  %86 HlST. EU C HÈVALIËïC ment requifes dans ceux qui commandent *, ainfi vous ne ferez point furpris du temps que rious avons pris pour délibérer fur vos propofitions : je n'ai pas cru que dans une affaire quï ïntérelfe l'empereur que nous fervons, il nous fut permis de rien conclure fans avoir pris fes ordres. II eft touché de 1'état oü vous êtes réduits ; car vous n'ignorez pas que votre vie eft en fes mains , & que nous fommes les maitres de faire tout ce que nous voudrons de vous. II eft très-affuré de la cruauté que vous auriez exercée fur lui & fur fes fujets, fi la fortune eüt fecondé vos projets ; mais afin que vous ayez des preuves de fa douceur & de fa bonté, il confent a vous donner la vie, a condition que le Soudan & le grand Turc, les autres Rois & les grands Seigneurs de votre camp feront fes prifonniers, jufqu'a ce qu'on lui ait remis toutes les places de fon empire , comme vous 1'avez offert, & qu'on lui ait amené généralement tous les chrétiens que vous avez dans vos pays. L'empereur veut donc bien donner la liberté aux Maures, mais ils s'en iront a pied & fans armes; en ce cas, il accorde la paix au Soudan & au grand Turc pour cent & un ans , & promet de lesfecourir contre les Maures, mais non contre les chrétiens. Si vous n'acceptez pas la grace qu'il vous accorde, n'attendez que la  Tiran l e B c a n e. 38? iriört; & je jure par 1'ordre de chevalerie qué j'ai regu , de ne faire grace a aucun de vous. Les ambafiadeurs remercièrent beaucoup Tiran de la réponfe qü'il leur faifoit, & lui demandèrent trois jours pour lui rendre une réponfe dont il feroit content. Tiran confentit a leur; demande ; ils prirent congé de lui, & montèrent a cheval fort contens de ce qu'ils avoient obtenu ; car ils s'attendoient a n'avoir point de quartier. Ils arrivèrent a leur camp , & rendirent compte au grand Turc & au Soudan de la favorable réponfe que leur avoit rendue Tiran : ils en furent très-contens; ils leur firent aulïi le détail de la magnificence & de la riombreufe armée des chrétiens, & de la belle cavalerie qu'il avoit a fes ordres , & des honneurs qu'on leur avoit rendus. Tous les Maures, qui trembloient au récit qu'on leur avoit fait de Tiran „ furent confolés en apprenant le bon parti qu'il vouloit leur faire. Le lendemain matin ils tinrent confeil. II y fut réfolu d'accepter les propofitioiis de Tiran, & de lui faire favoir que l'on feroit tout ce qu'il ordonneroit. Les ambafiadeurs revinrent donc encore une fois a fon camp. Ils y furent d'autant mieux recus, qua les vainqueurs comme les vairtcus defiroient la paix. Lorfque Tiran eut appris qu'ils fe fouBiettoient a lui 3 il leur répondit : quand Ie Bb ij  grand Turc, le Soudan, les autres Rois , & les grands feigneurs de votre armée fe feront rendus a moi, je donnerai paifage a vos troupes, vous promettant de ne leur faire aucun mal, & de les laifTer en pleine liberté. Les ambaffadeurs retournèrent encore porter cette réponfe, & tous ceux qui devoient demeurer pour ótages montèrent a cheval au nombre de vingt-deux , dont les noms feroient trop longs a rapporter. La faim dont ils commengoient a reffentir les horreurs dans leur camp, leur fit hater leur marche vers un lieu oü régnoit 1'abondance. Tiran les fit recevoir avec tous les honneurs qu'ils auroient pu attendre de leurs propres fujets, & les conduifit en arrivant a un grand repas qui fut fervi avec autant de magnificence que s'il eut été dans une ville. Après le repas it s'embarqua avec eux fur des galères, & fe rendit a Conftantinople. Lorfque l'empereur apprit que fon général arrivoit avec les prifonniers, il fut au comble de fa joie, & manda a l'impératrice & a la princefle de fe préparer pour recevoir Tiran, qui leur amenoit le Soudan, le grand Turc, & vingt autres prifonniers confidérables. La princefle fut tranfportée en apprenant le degré de la gloire de fon amant, peu s'en fallut qu'elle ne perdit connoilfance s elle fe para de ce qu'elle  Tiran tï Bïakc. 38$ avoit de plus magnifique , en imaginant qu'elle alloit paroïtre devant une aufli fuperbe aflemblée. L'empereur ordonna a Hyppolite de faire tendre la grande place qui étoit devant le palus , des plus belles tapifferies, de la couvnr de draps de couleur, 8c de faire drefler a 1 une des extrémités de cette même place un echafaud très-élevé, orné des draps d'or les plus magnifiques, auprès duquel il en feroit éleyer un autre plus bas & couvert feulement detoffes de foie. Au pied de ces échafauds, il voulut qu'on en élevat un troifième , fur lequel devoit être placé un buffet garni de vafes d'or & d arSent en grand nombre. Tout cela fut promptement exécuté. Au bruit de 1'arrivée de Tiran , tout le peuple fortit en foule fur le port & dans les rues ; tout retentiflbit des louanges de Tiran, & des aftions de graces que l'on rendoit au ciel. Tiran ne voulut point fortir de fa galere que l'empereur ne lui eut envoyé Hyppolite accompagné de plufieurs chevaliers, qui lui dit : monfeigneur , l'empereur vous prie de vouloir bien débarquer. Tiran lui répondit qu il étoit difpofé a exécuter fes ordres, & les galères s'étant approchées de terre , il fortit avec tous fes prifonniers. II fut reeu fur le bord de la mer par tous les magiftrats de la ville : ils allerent enfemble au P.üais, fuivis d'une ^ »nom-  3£q Hist. du Chevalier brable. Quand ils furent dans la grande place s ils appercurent l'empereur . fur le plus haut de fon e'chafaud , affis dans la chaire impe'riale , l'impératrice a fa gauche , & la princeife a fa droite, mais un peu plus bas , pour montrerqu'elle devoit fuccéder a 1'empire. Son habit étoit de damasjaune, dont les fleurs étoient tracées délicatement avec des rubis, des diamans, des faphirs, & des émeraudes, qui jettoient un éclat prodigieux ; au bas de fa juppe il y avoit un grand bordé rempli des plus groffes perles d'Orient, avec des fleurs & des feuilles formées par des pierres de couleur, difpofées avec un art admirable. Sa tête n'étoit ornée que par fes beaux cheveux épars & bien. frifés , qui couvroient fes épaules ; ils étoient féparés par une agraffe forrnée d'un feul diamant en table , fi. grand, & qui jettoit un fi grand feu , que les yeux ne pouvoient en foutenir i'éclat: elle avoit un collier de très-groffes perles, duquel pen-r doit un rubis de la plus belle & de la plus vive couleur. Sa robe étoit ouverte, & laiffoit voir un corfet de velours no.ir brcdé de perles , qui marquoit la fineffe de fa taille, & laiffoit imaginer Ja forme de fk gorge. Tiran & tous les prifonniers mirent le genou a terre d'aborcf qu'ils appercurent l'empereur; après quoi ils marchèrent a lui. Q^uand ils furent au haut d$  Tiran le Blanc. 39* 1'échafaud, ils lui firent une profonde révérenceTiran voulut lui baifer les pieds, mais il ne put nue lui baifer la main, car l'empereur le releva , Ilüi donna un baifer fur la bouche. Tous les autres lui baisèrent les pieds ; il les; recut avec douceur & politefTe , 8c les envoya fe placet fu* 1'autre échafaud. Aufli-tót après les tables furent dr-flées , 8c chacun fe placa fuivant fon rang. L'empereur fit mettre Tiran k fa table 8c vis-a-vis la princeife avec la reine de Fez; ils étoient cinq, 8c chacun avoit fon plat 8c fon écuyer tranchant. Hyppolite leur fervoit de maitre d'hótel. Les prifonniers, quoiqu'infideles furent fervis avec honneur 8c diftincïion. La magmhcence du repas les étonna, & ils convinrent que les chrétiens étoient plus habiles que les Maures dans 1'art des repas. Après le dïner, Tiran demanda a l'empereur la permiiuon d'aller au camp des Maures, afin de les renvoyer en Turquie. Après avoir falué les princefles , il monta fur les Jères , 8c vogua vers la flotte qui étoit mouil?ée vis-a-vis le camp des Maures. L'amiral le recut avec de grands cris & au fon des trompettes 8c des clairons. II vint recevoir fes ordres. Tiran lui ordonna de mettre tous fes vailfeaux le plus prés de terre qu'il le pourroit, afin dem* barquer les Maures, 8c de les paffer en Turquie. Après cela il envoya un chevalier du Soudan.,. v Bb iv  ■39% Hi s t, dtj Cheval ie* qu'il avoit amené avec lui, pour dire a toutes. les troupes, qu'elles pouvoient s'embarquer fans rien craindre. Les Maures, qui n'avoient point de plus grands defirs, & qui mourorent de faim , «béirent très-promptement, & laifsèrent leurs armes, leurs chevaux, & leur camp tendu, Quand les vailfeaux furent chargés, ils les mirent de 1'autre cöré du bras de S, Georges, ce quï fut bientöt fait, car le paifage eft étroit. L'on peut juger de leur nombre , en difant que plus de quatre cents batimens de toute efpèce furent obligés de faire trois voyages pour les tranfporter. Les troupes du camp de Tiran apprenant le départ des Maures, acco.ururent pour avoir part au butin, & ceux de la flotte n'ayant plus perfonne a tranfporter, y coururent aufli de leur cóté. fis arrivèrent en même temps, & Ion peut dire que c'étoit le camp le plus riche qui eut jamais été; car les Maures avoient eux-, mêmes pillé tout 1'empire grec, & tous fes tréfors s'y trouvoient raflèmblés , de facon que les troupes devinrent riches a jamais, Après ce pillage , Tiran ordonna a fes troupes de retourner. | leur camp. Les rois de Sicile & de Fez furent les feuls qui vinrent a la ville pour faluer l'empereur. Les vaifleaux rentrèrent dans le port. Apres le diner, l'empereur ordonna a Hyppolite de mener ies prifonniers dans les hau^s  Tiran l e Blanc. 393' tours du palais , préparées pour les recevoir: il alla fur leur échafaud leur dire de le fuivre ; ils lui obéirent après avoir falué l'empereur. Le Soudan & le grand Turc furent placés dans une chambre très-ornée. Hyppolite ajouta a ce bon traitement des excufes de la part de l'empereur, de ce qu'ils n'étoient pas encore mieux traités. Ils répondirent qu'ils étoient touchés des attentions que l'on avoit pour eux , & qu'ils le prioient de l'affurer qu'ils n'en feroient point ingrats , quand ils auroient recouvré leur liberté, que pour lors ils lui donneroient des preuves d'attachement & de reconnoiffance. On eut les mêmes attentions pour les autres prifonniers ; aucun ne manqua de rien. L'on pofa de bonnes gardes aux tours. L'empereur revint au palais avec les dames , après avoir ordonné qu'on laifsat les choles dans la place telles qu'elles étoient; car Tiran lui avoit mandé que les rois de Sicile & de Fez venoient pour le voir. II ordonna a fon fénéchal d'avoir beaucoup de différens oiféaux, & tout ce qu'il falJoit pour leur faire bonne chère. II chargea en même-temps Hyppolite de pourvoir a leurs logemens, ce dont il s'acquitta a merveille. Fort peu de jours après on vint dire a l'empereur que Tiran & les rois étoient arrêtés a une lieue de la ville, II envoya Hyppolite pour  '394 Hïst. t> v Chevalier les recevoir avec tous les magiftrats, & les chevaliers qui fe trouvoient alors dans la ville. Pour lui, fuivi de quelques perfonnes, il fut les attendre a la porte, pendant que l'impératrice & la princeife, avec la reine de Fez, fuivies de toutes leurs dames parées magnifiquement, defcendirent dans la place pour leur faire plus d'honneur, & leur témoigner le plaifir qu'elles avoient de les voir. L'empereur prit avec fes nouveaux hötes le chemin de fon palais; mais quand il fut prés d'y arriver, il tourna fon cheval, & monta fur fon échafaud impénal. Tiran & les rois mirent pied a terre, & trouvèrent les dames qui les faluèrent, & les embrafsèrent. Après cela le roi de Sicile oonnarit la main a l'impératrice, celui de Fez a la princeife, & Tiran a ia reine de Fez, ils marchèrent doucement, fuivis de tous les chevaliers qui menoient chacun une dame, & montèrent fur 1'échafaud , fur lequel le vieil empereur étoit affis ; ils les fit placer chacune fuivant fon rang. Ils demeurèrent quelque temps a s entretenir. Les nouveaux hötes étoient dans 1'admiration de la beauté des dames, & furtout de celle de la princefTe. On avertit l'empereur que le diner étoit fervi. II fit placetIe roi de Sicile entre l'impératrice & la princeife, & la reine de Fez entre lui & le roi fon  Tiran e e B l a n c. S9S mari. Jamais , quelques prières qu'on lui en fit, Tiran ne voulut fe mettre a table; mais il leur fervit de maitre-d'hötel. Les barons & les chevaliers furent placés fur un autre échaffaut; on les fervit magnifiquement. Les concerts d'inftrumens rendirent le diner charmant. Après que l'on eut óté les tables , on commenca de très-belles danfes. Le roi de Sicile prit l'impératrice, & quoiqu'elle eüt été bien long-temps fans danfer, elle s'en acquitta ü merveille ; car dans fon temps elle avoit été très-bonne danfeufe. Tout le peuple étoit témoin de cette fête. Les plailirs & les danfes régnoient aulfi dans la ville. La joie que donnoit la paix, avoit fait exécuter fans peine les ordres que l'empereur avoit donnés. Les fêtes durèrent huit jours. On alloit le matin a 1'églife , ou. l'on faifoit des proceffions & des offices folemnels. Après le diner on danfoit; après la danfe on foupoit dans le même ordre aux lumières ; après quoi on fe retiroit pour s'aller repofer. Tiran ne quitta pas un moment le roi de Sicile, il en étoit convenu avec la princeife ; cependant il s'entretenoit fouvent avec elle , & la preffoit de terminer fon mariage , afin de pouvoir fans crainte fatisfaire leurs defirs. Elle 1'aifura qu'elle en avoit plus d'envie que lui par amour &  3§ HlST. E> V C H E V A t I E S a fon ordinaire, fur un petit lit, qui cherchoifT avec fes dames a amufer le roi de Sicile. II s'aflit a fes cótés , la mettant a fa droite, & Tiran a fa gauche, ayant le roi de Sicile en face ; & fetournant vers la princeife , il lui dit: vous favez, ma fille, quels font les importans fervices que nous avons recus de Tiran, & les malheurs dont il nous a préfervés. Je n'ai rien au monde de plus cher que vous. J'ai réfolu de vous donner a lui, acceptez-le pour époux, foyez le prix des fervices qu'il nous a rendus. Ma fille, il fera votre bonheur, & celui d'un père qui vous aime par-delfus toutes chofes. La princefle cachant avec peine la joie qui brilloit dans fes yeux, lui répondit qu'elle étoit pénétrée des grandes obligations que tout 1'empire avoit a Tiran; qu'elle ne fe flattoit point d'en pouvoir être un digne prix; mais que s'il vouloit s'en contenter, & la recevoir , non pour fon époufe, mais pour fon efclave, elle étoit préte d'obéir. L'empereur fit appeller fur le champ le patriarche pour les fiancer. On peut juger de la joie dont ils étoient remplis j a peine pouvoient-ils parler. Le patriarche arriva, la cérémonie fe fit en préfence de tout le monde. Aufli-töt les fêtes commencèrent dans le palais & dans toute la ville. On ne peut décrire ni leur magnificence, ni les tranfports  Tiran l e Blak c. 399 Üe 'joie qui éclatoient de toutes parts. Les fêtes durèrent huit jours. L'empereur fit publier par toute la ville, que tout le monde eüt a reconnoitre Tiran pour fon fils , & pour empereur. II lui fit prêter le ferment en cette qualité par tous les ordres de la ville. Pour lors Tiran prit le nom de Céfar, & le peuple applaudit par mille cris de joie a tout ce que l'empereur fit en fa faveur. Tiran ayant été reconnu pour Céfar, l'empereur fe retira dans fon palais, fuivi de toutes les dames, des rois, des chevaliers & du nouveau Céfar, qui voyoit avec chagrin les circonftances qui 1'obligeoient a fe féparer de ce qu'il aimoit, & qui retardoient la fin d'un mariage qu'il defiroit avec tant d'ardeur. II auroit voulu partir promptement, afin de mettre l'empereur en poffeflion de 1'empire grec. D'un autre cöté, il ne pouvoit fe réfoudre a quitter la princefTe. L'incertitude des événemens de la guerre , qui fouvent ne permet pas d'exécuter tout ce que l'on fe propofe, le tourrnentoit encore; il avoit eu nouvelle que le roi Efcariano avec fon armée innombrable, étoit déja fur les (*) frontières de la Grèce, & qu'il (*) L'Efpagnol dit le pays Pinchenays, on ne peut trop deviner ce qu'il entend par-la ; mais la giögra-  4<50 Hist. du Chevalier n'étoit plus qu'a dix journées de Conftantinople. Toutes ces circonftances 1'engagèrent a aller au-devant de lui , pour l'empécher de venir faluer l'empereur; ce qui lui feroit perdre un temps confidérable, par la facon dont il voudroit le recevoir, aimant mieux employet ce temps a foumettre 1'empire. II prit donc congé de l'empereur , des princeffës & des dames, avec les rois & les chevaliers. Tiran fit écrire pendant la nuit des lettres de créance au grand Turc & au Soudan, qui ordonnoienfi a tous les commandans de mettre les places entre les mains de Tiran, nouveau Céfar de 1'empire de Grece, & de faire tout ce que leur diroit le prince de Sis, chevalier maure qu'il emmenoit avec lui. Après avoir pris ces précautions il partit pour fe rendre a. fon camp, fuivi des rois & d'un grand nombre de chevaliers. D'abord qu'il y fut arrivé, il fit fonner les trompettes pour décamper le lendemain; Toutes les troupes fe préparèrent, & marchèrent k la rencontre du roi Efcariano, auquel le nouveau Céfar écrivit en méme-temps, pour le prier de 1'attendre, ou fa lettre fe trouveroité [Voici ce qu'il lui mandoit. phie de 1'auteur eft fouvent de la même nature que fa chronologie, Au  Tiran ie Blanc; ^Att gmnd roi, & notre chsr frère d'armes le roi de Tunis, prince de Tremecen, & foiiverain de toute VEtkiopie, Tiran le Blanc de la Roche-Salée, Céfar, général & fucceifeur de 1'empire grec. A notre cher frère & compagnon d'armes le roi Efca* riano, falut. Remplis de la joie de vous revoit tout autant que fi nous vous devioris la vicloire , & defirant de vous recevoir comme il convient £ un prince tel que vous, nous vous prions de vouloir bien arréter votre armée, & fixer votre cour dans le liéu oü cette lettre vous trouvera ; puifque nous avons eu tout 1'avantage que nous pouvions efpérer fur les infidèles , -remettant au plaifir de vous voir un détail plus exaét-. Le roi Efcariano fut charmé des nouvelles qu'il apprit par cette lettre , non fans admirer le bonheur & la conduite de Tiran, qui l'avoit rendu vainqueur de ces peuples fi puiifans. Se trouvant auprès de la grande ville d'Eftrena, il y établit fes troupes. Cette ville étoit trèsbelle, fituée fur une grande rivière. Elle n'étoit éloignée que de cinq journées de Conftantinople. Le coürier revint promptement appren•dre a Tiran que 1'armée avoit fait alte. Pendant •ce temps il étoit arrivé avec la fienne devant Tome II Cc  «pi HtsT. do Chevaliïs Sinople, a laquelle il envoya les chevalier* Maures & les ordres du grand Turc & du Soudan. Celui qui comrnandoit, après avoir baifé & lu la lettre, fe foumit aux ordres de fon maitre. Tiran en prit polfefTion, & recut les hommages de tous les chrétiens. II fit rentrer a la foi catholique ceux qui 1'avoient ab~ jurée. Pendant qu'il étoit dans cette ville, on lui apporta les clefs de dix chateaux voifins. Les Maures fortirent des places, dans lefquelles 'il établit des gouverneurs chrétiens. Le Céfar ne fut pas long - temps dans cette ville, il marcha a Andrinople, qui fe foumit de la même facon, auffi-bien que tous les forts qui en dépendoient. Quand il fut a une demi-lieue de la ville d'Eftrena, ou le roi Efcariano avoit campé, il le rencontra qui venoit au-devant de lui, fuivi des plus grands feigneurs de fon armée. Ils s'embrafsèrent. Efcariano voulut aller voir les rois de Sicile & de Fez, que Tiran avoit avec lui. Après toutes ces démonftrations d'amitié, ils remontèrent a cheval, & prirent le chemin de la ville. Ils allèrent defcendre a la tente de la belle reine d'Ethiopie. Pendant ce temps on envoya fommer la ville, qui fe rendit , comme avoient fait toutes les autres. Les rois & les princes y furent loger, après y avoir  Tiran lè Blanc. 403 'fait une magnitique entree. Tiran fit camper fon armée devant celle du roi Efcariano; 1'une & fautre furent abondamment pourvues de toutes les chofes néceffaires pendant les huit jours de repos que Tiran voulut faire prendre au roi & a la reine d'Ethiopie. I!s avoient fait plus de cent journées de marche avec une extréme diligence, pour fe trouver a la bataife contre les Maures. Tiran leur raconta ce qui lui étoit arrivé depuis leur féparation , & les bontés dont l'empereur l'avoit honoré: il finit par le prier de 1'accompagner dans la conquête de 1'empire qu'il vouloit achever, & par lui cönfeiller d'envoyer la reine a Conftantinople, paree qu'elle y feroit plus commódément avec fa chère princeife , qui céfiroit ardemment de la voir. Le roi Efcariano aifura Tiran qu'il le fuivroit jufqu'aux enferss Tiran cömmanda yoo hommesd'armes fuperbement parés , pour efcorter la belle reine jufqu'a Conftantinople. Les rois & les feigneurs 1'accompagnèrent pendant une lieue , après cela ils revinrent a la ville. Tiran dit au roi Efcariano que le defir de revoir ce qu'il aimoit 1'engageoit a ne point perdre de temps. Ainfi il lui propofa de partir quand les troupes fe'feroient repofées. Ils prirent la route de Thrace. La forte & belle ville Cc ij  404 Hist. dü Chevalier d'Eftranges fe foumit; mais celui qui en étoit gouverneur , le pria d'agréer fes fervices, & de le faire baptifer avec fa femme & fes enfans. Tiran lui laiffa fon gouvernement, & lui promit d'avoir foin de fa fortune. Les armées fe campèrent auprès de la ville, dans laquelle Tiran & les rois vinrent loger. Le lendemain le gouverneur lui demanda le baptéme. Le Céfar ordonna a un évêque qu'il avoit avec lui de confacrer de nouveau 1'ancienne églife des chrétiens , dont les Maures avoient fait une mofquée. Ses ordres furent exécutés, & l'on fit un bel autel, fur lequel on plaea 1'image de la très-fainte Vierge. Tiran y fut entendre la meffe, fuivi de tout le monde; elle fut dite par 1'évêque, & chantée par les chantres de la chapelle qui fuivoient le nouveau Céfar ; la mufique étoit fi bonne, que les Maures étoient dans 1'étonnement, & admiroient lareligion chrétienne. Après 1'ofiTce on baptifa le gouverneur, que le roi Efcariano tint fur les fonds; il fut nommé Jean Efcariano. Tiran rendit le même fervice a. fa femme , a laquelle on donna le nom d'Angèle. Après cela on baptifa fes cinq fils, dont le plus jeune avoit vingt ans; il les recut chevaliers, & leur donna des armes & des chevaux; par la fuite ils devinrent de très-bons chevaliers. L'exemple du gouverneur , qui étoit fort aimé, engagea deux  T i r: A" N £ e B t A N c. ^y mille Maures a fe faire baptifer ce même jour. Après cela Tiran fit réconcilier tous les Grecs qui avoient abjuré, & leur fit prêter ferment comme empereur. On chalfa tous les Maures qui ne voulurent pas fe faire chrétiens. C'eft dans cette ville que prit naiffance le grand philofophe (a) Ariftote , que les Grecs regardent comme un faint. Pendant le féjour que Tiran fit a Eftranges , il envoya les ambafiadeurs Maures pour faire évacuer toutes les places ; on lui envoya les clefs , il y fit palfer des garnifons & des gouverneurs. Ils partirent de cette ville, & prirent le chemin de la Macédoine pour fe rendre a Olimpe , qui prend fon nom d'une montagne voifine fort élevée. Ils y furent mieux regus que dans aucune autre, paree que les gens qui 1'habitoient, favoient qu'il étoit coufin germain de leur duc Diofébo ; ils fe rendirent donc fans attendre qu'on les fommat. En peu de jours tout le duché de Macédoine fe trouva fous la dominatioa de l'empereur. Ils en partirent pour fe rendre a Trébifonde, qui fe foumit a leur approche, tant le feul nom de Tiran infpiroit de terreur aux Maures ; car il y avoit dans cette ville plus (*) La patrie d'Ariftote fe nommoic Stagira, 1'auteuy CC a fait Eftranges. Cc üj  qc6 Hist. du Chïvaiiïs' de quatre cents mille combattans. Tout ce royaume fut foumis en moins d'un mois. Le grand Turc & le Soudan avoient envoyé leurs prifonniers dans la ville d'AJexandrie; mais ils. avoient ordonné qu'on les amenat a Tiran ; ce fut a Trébifonde qu'il les rencontra au nombre de cent quatre-vingt-trois chevaliers. Tous les autres avoient péri les armes a la main, ou dans la prifon. Le prince Tiran demanda en les voyant, lequel étoit le duc de Macédoine. On 3'amena devant lui, car il étcit fi défiguré, que jamais il n'auroit pu le reconnoitre; il étoit couvert , auffi-bien que les autres, de fa barbe & de fes cheveux. Diofébo fe jetta aux genoux de Tiran pour lui baifer les pieds ; mais il le ïeleva, & tout attendri, lui dit en le baifant; que rien n'égaloit la joie qu'il avoit de le revoir, que la peine & les chagrins que lui avoit caufé tout ce qu'il avoft fouffert; qu'il lui demandoit pardon de n'être pas venu plutöt a fon fecours; qu'enfin Dieu lui avoit fait la grace d'y parvenir, auffi-bien qu'a la conquête de 1'empire grec, & jui donnant une lettre de la ducheife, il l'exhorta a ne penfer qu'au bonheur de fa fituation préfente. Le duc de Macédoine lut Ia lettre de la ducheife fa femme, dont il fut touché vivement. Le marquis de S. George les interrbmpit , pour remercier Tiran de la liberté qu'il venoit  rT i rj a n ti Be a n c 407 de lui rendre. Le duc de Pera, fon frere, & le prieur de S. George , chacun felon fon rang, lui témoignèrent leur reconnoiffance. Le Céfar leur fit toutes les amitiés pofiibles. Diofébo fut après cela faluer le roi Efcariano , & le roi de Sicile & de Fez, qui lui firent d'autant plus d'honneur, qu'il étoit coufin de Tiran. Le nouveau Céfar fe donna les foins néceflaires pour faire habiller & armer tous les chevaliers qui fortoient d'efclavage. Tandis qu'il apportoit fes foins pour leur faire oublier tous les maux qu'ils avoient foufferts, il envoya un courier a la duchefle de Macédoine, pour lui mander des nouvelles de fon mari. Elle avoit befoin de cette confolation la vue du bonheur deftiné a la princefle & celle des fétes célébrées avec tant d'éclat, n'avoient fervi qua aigrir fes douleurs par la confidération de fes malheurs particuliers. La reine d'Ethiopie étant arrivée £ Conftantinople , l'empereur envoya la princefle Carméfine au-devant d'elle, fuivie de 1'aimable reine de Fez , de la duchefle de Macédoine, de cent dames d'état, de cent filles magnifiquement parées , & d'un grand nombre de gentils-hommes & de chevaliers. Avant de fortir de la ville, elle envoya un riche pavillon de brocard cramoifi magnifiquement. brode de figures d oifeaux Cc fa  408 Hist. d u Che vaeier' & d'animaux, avec ordre de Ie drelfer fur Ü chemin de la reine. Ce qu'elle avoit appris de fa beauté par la reine de Fez lui infpiroit une Gunofité -fi vive, qu'elle alla k fa rencontre jufqu a une üeue de Ia ville. L'amitié que Tiran avoit pour elle , la lui rendoit chère avantmêmeque de l'avoir vue. AlFarée du cceur de fon amant, elle ne regardoit les charmes de la reine d Ethiopië & 1'amour qu'elle avoit fenti autrefois pour le chevalier, que comme un triomphe qui flattoit fa vanité. Quand Ia princeife futarrivee au pavillon, elle y mit pied k terre. Les chevaliers marchèrent jufqu'a ce qu'ils euf-'fent_rencontré la reine, ils la faluèrent, & 1* luivirent jufques au pavillon. La reine avertie que la. princeife i'attendoit en eet endroit, defcendit promptement de cheval. La princeife 1? leva & vint au-devant d'elle. La reine mites genoux k terre, mais la princeife la reïeya; & 1'ayant baifée. trois fois fur Ia bouche elle la conduifit pour s'alTeoir i fes cótés, ehelui paria dans fa propre langue. La reinelui répondit en langue grecque. Du moment aYOl£ formé ^- Projet d'aller k Conftantinople, elle avoit appris ce langage. Maigré tout ce qu elles avoient oui dire 1'une de 1'autre ellesne purent fe défendre de la furprife qu'elles H causerent mutuellemeni, ni peut-être même.  Tiran le Blanc. 409^ d'un léger fentiment de jaloulïe & de dépit; elles eurent honte, & s'embrafsèrent de nouveau comme pour s'en demander mutuellement pardon. Elles remontèrent a cheval & prirent le chemin de la ville, fuivies de leurs dames. La princefle ne put jamais engager la reine d'Ethiopie a prendre la droite. Elles trouvèrent l'empereur & l'impératrice qui les attendoient a cheval a la porte de la ville. La reine s'approcha de l'empereur pour lui baifer la main ; mais fans le vouloir permettre, il fembraffa. Elle fut après cela a l'impératrice pour lui rendre les mêmes devoirs, elle ne lui en donna pas le temps, elle 1'embrafla & Ia baifa trois fois fur la bouche. Ils arrivèrent au palais fuivis d'une foule de peuple. La reine fut conduite dans une chambre meublée d'étoffes d'or & de foie. On lui laifla prendre quelque repos. Ce jour-lè elle fut magnifiquement férvie chez elle. Tous ceux de fa fuite furent très-bien logés. Le lendemain l'empereur voulut qu'elle vint diner avec lui dans la grande falie, oü fur d'autres tables, les chevaliers & les dames de la eourf de Grece & d'Ethiopie furent magnifiquement fèrv-is. Un grand nombre de muficiens placés fur des gradins , förmoient une fym~ phonie d'autant plus agréable pour la reine, qu'elle lui étoit abfolument nouvelle, Les prir?-  ïj.io Hist. du Chevalier ceffes furent fervies par des chevaliers. Hyp-* poüte fervoit de maitre d'hótel. Le repas fut fuivi d'un bal. La reine d'Ethiopie portoit une vefte étroite de damas vert en broderie d'or a grands ramages, femée avec art des pierres les plus fines & les plus brillantes. Elle avoit par delfus un doliman de velours noir enrichi a toutes les extrêmités d'un ouvrage d or émaillé, garni de gros diamans; une chaine d'or émaillée de même & couverte de rubis, ornoit fon cou; un fil de perles rattaché fur le front par un gros nceud de diamans, formoit un diadéme dont 1'éclat étoit rehaulfé par la couleur de fes cheveux bruns & naturellement frifés. Les cent dames de fa fuite, magnifrquement parées fe fervoient mutuellement de luftre par 1'oppofition de leur teint, & dès que 1'ceil étoit revenu de fa première furprife , la noirceur des Ethiopiennes ne fervoit qu'a faire regarder avec plus d'admiration la finefie de leur peau & la jufte proportion de leurs traits. La beauté de la reine d'Ethiopie étoit a peine effacée par celle de la princeife, & quelque prévenue que fut la reine de Fez en faveur de cette dernière, elle ne put s'empêcher de s'approcher de fon oreille pour lui demander fi elle ne fentoit pas combien fon chevalier avoit eu de mérite a lui demeurer fidéle.  Tiras e e Beasc. '$it Au milieu du bal, il arriva un courier avec beaucoup d'empreflement qui demanda la duchefle de Macédoine. II fut a elle, & fe mettant a genoux en lui donnant la lettre dont il étoit chargé , il lui dit qu il venoit lui apprendre que le duc fon mari étoit en liberté, & qu'il l'avoit laifle a Trébifonde avec le Céfar & les autres prifonniers. La joie de la duchefle fut fi grande qu'elle ne put rien répondre, & torn ba évanouie; on quitta la danfe pour la fecourirj. on apporta de 1'eau de rofe qu'on lui jetta fur fur le vifage 5 mais elle fut plus d'une heure fans connoilfance , ayant toujours la lettre dans les mains. Quand elle fut revenue a elle,, elle y lut avec tranfport les témoignages de fon amour & de 1'impatience oü il étoit de la revoir; elle fit apporter mille ducats qu'elle donna au courier | après quoi elle fe leva, fut fe mettre aux genoux de l'empereur, & lui remit fa lettre qu'il lut avec l'impératrice. II ordonna que l'on fonnat toutes les cloches de la ville, & que l'on fit de grandes réjouiflances, mêlant enfemble la délivrance des prifonniers , & 1'arrivée de la reine d'Ethiopie. Le peuple touché des idees de bonheur & de repos qu'il pouvoit envifager, fe livroit avec plaifir a ces fêtes. Leurs péchés ne permirent pas qu'elles fuffent de longue durée.  4-12 Hist. b0 Chevalier Quand le Céfar crut avoir donné aflez de repos au duc de Macédoine & aux autres prifonniers , il leur permit de s'en aller a Conftantinople ; ils y furent regus avec la plus grande joie. Leur retour fit recommencer les fêtes. Mais fans en entreprendre le détail, retournons a ce que faifoient Tiran & le roi Efcariano. Après le départ des prifonniers, le nouveau Céfar fit décamper les deux armées pour marcher au pays de Bendin diftant de dix journées de Trébifonde. D'abord que l'on eut fignifié a ce royaume les ordres du grand Turc & du Soudan, il fe rendit. Tiran regut les hommages du pays , laifla des garnifons dans les places, & fut, continuant toujours fon chemin , prendre poflefllon des provinces entières (*) de Blagay, de Foxa & de Bocine, qui toutes étoient dépendantes de 1'empire grec, & qui rentroient volontiers dans 1'obéiflance, étant mécontens du gouvernement des Maures. Après s'étre afluré de ce pays, il mit garnifon dans les villes d'Arcadie, de Mégéa & de Turine; il fut s'emparer du royaume de Perfe, qui (*) Blagay eft fans doute le pays des Ulaques ou Valaques. Boclne eft la Bofnie, mais il ne faut pas chercher une géographie bien exafte dans tout ceci. Le pays des Romans fait parfle du pays de tapijjciki, décrit dans Rabelais.  Tiran le Blanc. 415 n'étoit de la dépendance du Turc ni du Soudan, mais qui avoit fon roi particulier; il foumit la ville de Tauris, que fa beauté & fon commerce rendoient recommandable; eille de Boterva & celle de Segnoregante que traverfe le grand fleuve Phrifon, avec plufieurs autres, dont 1'auteur n'a pas fait mention, non plus que de toutes les autres conquêtes que fit Tiran avant que de revenuen triomphe fur les terres de 1'empire. En un mot il foumit par fes grandes acfions la Grece, l?Afie-Mineure, la Perfe & les états de Salonich qui renferment Galipoli, la Morée, le Cap de 1'Art & la Vallona. Pendant le temps qu'il étendoit par terre les bornes de 1'empire, il envoya ordre a fa flotte qu'il avoit laiflée dans le port de Conftantinople, d'aüer s'emparer de plufieurs ifles. Le marquis de Louzane, fon amiral, exécuta fes ordres & foumit toutes celles qui dépendoient autrefois de 1'empire, celles de Callift.ro, de Colcos, d'Ortigie, de Nimoche, de Flafen, de Tisbrie, de Méclota , de Pace & de plufieurs autres. L'amiral, après avoir foumis toutes ces ifles, rentra triomphant dans le port de Conftantinople. Le peuple accourut fur les muraiiles pour voir entrer la flotte. L'amiral débarqua, & avec fes chevaliers alla faluer & baifer la main & le pied de  Hist. du Chevalieê l'empereur. Ce prince donna a 1'arniral le gouvernement de toutes les ifles qu'il venoit de foumettre, & le déclara fon grand amiral avec cent mille ducats de rente pour lui & pour les (iens, en lui faifant épouferune demoifelle quï fe nommoit Elyfée, fille unique du duc de Pera, qui lui-même étoit veuf, & avoit fait avant 1'arrivée de Tiran, tout ce qu'il avoit pu pour époufer la princeife. Le brave amiral remercia beaucoup l'empereur, lui baifa encore une fois le pied & la main, en 1'affurant qu'il préféroit la belle dame qu'il lui donnoit aux cent mille ducats de rente. Sur le champ l'empereur les fit époufer, & ordonna de grandes fêtes, dans lefquelles la princefle ne négligea rien de ce qui pouvoit amufer les deux reincs. L'empereur, pour récompenfer les chevaliers qui avoient été prifonniers, leur fit époufer des filks de l'impératrice & de la princefle, avec de grands revenus qu'il leur afligna. On fufpendit la célébration de ces mariages jufqu'a celui de Tiran avec la princefle. Mais fon bonheur auroit été trop grand , la fortune ne permit pas qu'il en jouit. Dieu n'a pas voulu que les hommes puffent goüter fur la terre des plaifirs parfaits, ils ne font déja que trop difpofés a perdre de vue la fin vers laquelle ils doivent tendre, Tiran, comblé de gloire par  Tiran le Blanc. 41J fes exploits, élevé a la première dignité de 1'univers, deftiné a régir un grand empire qui étoit 1'ouvrage de fa valeur, auroit-il eu quelque chofe encore a defirer, fi la polfelfion de fa princeife eut mis le comble a fon bonheur. II revenoit a Conftantinople, plein d'ardeur & d'impatience; on préparoit tout pour fon triomphe, on avoit fait abattre vingt toifes de murailles de la ville, afin qu'il put entrer a la tête de fon armée. II n'étoit plus qu'a une journée de la ville. L'empereur lui envoya dire de féjourner oü il étoit pour donner le temps d'achever les préparatifs. Les rois d'Ethiopie, de Fez & de Sicile étant avec lui, il les entretenoit de fon bonheur fur le bord d'un fleuve oü ils étoient campés, lorfqu il fut frappé d'une violente douleur de cöté, fes forces 1'abandonnèrent, fes amis le portèrent dans fa tente; les médecins de 1'armée accoururent. Les fecrets de leur art furent bientöt épuifés ; le mal redoublant a chaque inftant, ils perdirent toute efpérance. Tiran avoit vu fouvent la mort de prés, mais jamais elle ne s'étoit préfentée a. lui dans un temps oü il eut tant de motifs de defirer la vie. Son courage n'en fut point ébrar.lé. La religion qui avoit été le motif de toutes fes entreprifes, ne 1'abandonna pas dans ces in{tans; il envoya chercher un moine de faint  4i5 Hist. du Chevalier Francois qu'il avoit amené avec lui; il fe confefTa & remplit tous fes autres devoirs, avec les fentimens de la piété la plus édifiante, après quoi il diéta fon teftament. II y chargeoit la princefle Carméfine & le duc de Macédoine de le faire exécuter; il ordonnoit que fon corps fut pocté en Bretagne dans le fépulchre de fes pères. U priolt l'empereur de partager entre fes parens, fes amis & fes ferviteurs, ce qui jreyenoit pour fa part du butin immenfe fait fur les Maures. Il nommoit le brave Hyppolite fon parent pour fon héritier. II dicta enfu:t une lettre pour la princefle, il la fupplioit de vivre Sc de combattre fa douleur; il laprioit de protéger fes parens Sc fes amis, de les regar der comme les reftes d'un homme qui n'avoit vécu que pour elle, & que par elle. Dès le commencement du 'mal de Tiran, le roi de Fez avoit dépèché un courier avec une lettre a l'empereur, pour lui demander fes médecins, lui marquant qu'il craiguoit qu'ils n'arrivaflent trop tard. L'empereur les rit partir fecrètement, & cacha Ia douleur que lui caufa cette nouvelle; il craignoit qu'elle ne donnat la mort a la princefle. II fit feulement partir le duc de Macédoine & Hyppolite, auxquels il en fit part. Tiran  Tiran t è Blasc. 417 Tiran fentoit cependant fon mal redoublet a chaque inftant; fes forces s'éteignoient, Sc fabfence de fa princeife pénétroit fon ame de la douleur la plus amère; il auroit voulu mou* rir du moins entre les bras de ce qu'il aimoit, qu'elle eut pu recevoir fes derniers regards , & recueillir fes derniers foupirs. Ü demanda a ceux qui 1'entouroient d'être porté è Conftantinople; &, pour 1'obtenir d'eux, il les alTura que la vue de fon époufe étoit le feul remède dorit il put attendre du fecours. Maigré fa foiblelfe exceffive, on ne crUt pas devoir lui refufer une chofe qui ne pouvoit hater que de quelques inftans une mort inévitable; on le mit fur un brancard, Sc des hommes le portèrent. Diofébo & Hyppolite, avec les médecins de l'empereur, le rencontrèrent a quelques lieues du camp, accompagné des rois & des prineipaux officiers ; le refte étoit demeuré pour contenir i'armée qui étoit dans le plus violent défefpoir. Tiran fit arrêter fon brancard a la vue de deux hommes qu'il chériffoit tendrement: il les embraffa en leur difant que ce moment feroit le dernier oü ils fe verroient. Ils fondoient en larmes & pouffoient les cris les plus douloureux. Tiran les exhortoit a rappeller leur courage, les conjuroit de vivre pour fervir, Tome IL D  tj-i8 Hist. du Chevalier honorer & défendre celle qu'il avoit adörée pendant fa vie, & pour laquelle il auroit facrifié mille vies. Le duc de Macédoine voulut lui dire que fon mal n'étoit pas fans efpérance: non, mon coufin, répondit Tiran d'une voix foible, je meurs, je ne la verrai plus. En ce moment la violence de la douleur lui arracka un cri aigu; il voulut parler encore pour implorerle fecours de Dieu, & lui recommandet fa chère princeife; mais fes forces 1'abandonnèrent, la parole mourut dans fa bouche, U tomba fur fon lit en poulTant un foupir, & fes yeux fe fermèrent pour jamais. La douleur que reiTentirent en ce moment ceux qui 1'accompagnoient ne fe pourroit exprimer. Après les premiers tranfports il fallut fonger aux mefures que l'on devoit prendre ,pour annoncer cette fatale nouvelle a l'empereur, & pour y préparer la princefle, on conduifit lentement le brancard pour n'arriver a la ville qu'a la nuit fermée. On dépofa le corps dans une maifon oü les médecins & les domeftiques demeurèrent pour le garder & pour fe préparer a 1'embaumer. Efcariano n'ofant fe préfenter a l'empereur & a la princefle dans une femblable circonftance, & pénétré luimême de la douleur Ia plus amère, xetourn» au camp,  Tiran z ts B e a' n c; 410 Hyppolite, Diofébo, & le roi de Fez allè«» 'rent au palais. L'empereur étoit feul. Dès qu'il les vit, il lut fur leur vifage la nouvelle qu'ils apportoient; il fe jetta a terre, déchirant fes habits, & fondant eri larmes, il paffa la nuit entière dans eet état, & dès le matin il voulut aller voir le corps de fon général. On l'avoit porté avant le jour dans 1'églife de fainte Sophie. Maigré les ordres précis que l'on avoit donnés, de cacher tout ce qui s'étoit paffe a la princeife, la trifteffe qu'elle appergut fur le vifage de fes femmes, 1'agitation & le mouvement qu'elle entendit dans le palais, lui fit craindre pour les jours de fon père , ou pour ceux de l'impératrice. Un lilence morne régnoit autour d'elle 3 on ne répondoit point a fes queftions. Elle entendit pouifer des cris pergans dans la place fur laquelle donnoient fes fenêtres; elle y cou'rut, elle appergut Diofébo dans les tranfports d'une douleur furieufe, il revenoit de 1'églife oü l'on avoit placé Tiran fur un lit de parade. Alors une de fes femmes voyant qu'on ne lui pouvoit plus rien cacher, lui apprit la perte qu'elle avoit faite. A ce récit elle refta immobile dans un faififfement qui ne lui permettoit ni de fe plaindre, ni de verfer des pleurs. Après quelques momens de filènce, Ddij  420 Hist. du Chevalier' elle ordonna a fes femmes de lui apporter le; habits préparés pour la cérémonie de fon mariage : elle s'en fit revêtir fans prononcer une parole. Pendant que l'on y fut occupé, la plus ancienne de fes femmes voulut lui demander raifon de ce qu'elle faifoit; mais fans lui répondre , fans même l'avoir entendue , elle lui dit: ne 1'a-t-on pas porté dans fainte Sophie ? Et fans attendre la réponfe, elle fortit de fa chambre & du palais fuivie de fes femmes ; elle marcha vers 1'églife d'un pas précipité,. courut a 1'échafaud ou étoit le corps de fon époux, & fe jetta deffus : elle le -tenoit embraffé , le mouilloit de fes larmes, & rempliffoit 1'églife de fes gémiffemens & de fes cris. On courut annoncer a l'empereur ce qui fe pafToit; il ordonna qu'on 1'arrachat de ce lieu funefte, & qu'on la ramenat au palais; on la porta fur un lit; dès qu'elle y fut, elle demanda l'empereur & l'impératrice: ils voulurent la confoler. Non, leur dit-elle , je vais rejoindre mon époux; ma douleur va me réunir a lui pour toujours ; je ferts approcher ce moment heureux, rien ne peut le retarder; en même-temp's elle demanda fon confeffeur, trèsfavant homme, & gardien d'un couvent de St, Francois. Lorfqu'il fut arrivé, on voulut fe retirer. Non 3 dit-elle , que tout le monde  Tiran l e B e a n c. 421 demeure. Votre préfence ne m'empêchera pas. de découvrir des chofes que la préfence de Dieu, que j 'adore, ne m'a pas empêché de commettre. Alors elle fit a haute voix une confeflion publique de toutes fes fautes, fans rien cacher de ce qui s'étoit paffe de plus fecret entr'elle & Tiran. Après avoir regu 1'abfolution, elle demanda a fon pere la permiffion de faire fon teftament; il la lui accorda; elle nomma Diofébo & Stéphanie pour fes exécuteurs, elle leur demanda que fon corps ne fut point féparé de celui de Tiran, & qu'on le portat avec lui en Bretagne : elle ordonna qu'un grand comté, qui lui appartenoit en propré , fut vendu avec tous fes meubles & toutes fes pierreries, pour être partagé entre les demoifelles qui 1'avoient fervie. Elle inftitua l'impératrice fa mère héritière des droits qu'elle avoit a 1'empire après la mort de l'empereur. Elle leur demanda enfuite leur bénédiétion d'une voix qui s'affoibliffoit a chaque inftant. L'empereur voulut fe lever pour s'approcher d'elle, mais dans ce cruel moment fa douleur dont il avoit voulu cacher une partie, devint plus forte; il tomba fans fentiment, on le porta fur un lit voifin oü il expira de faifiiffement. Ce nouveau malheur fit pouffer de grands cris a ceux qui 1'entouroient. L'impératrice y cou,- Dd iij  422 Hist. du Chevalier rut, mais il ne vivoit déja plus. La princefle,, dont Ia douleur ne pouvoit avoir d'accroilfement, ordonna aux chevaliers , par 1'autorit-é dont elle étoit revêtue en ce moment, d'apporter a fes cótés le corps de fon père & celui de fon amant; elle leur recommanda d'obéir a l'impératrice; elle baifa fes demoifelles Jes unes après les autres. Ses ordres furent exécutés. Elle goüta encore une fois la crue!re douceur de voir ce qui reftoit de fon amant; fon amour ne lui fit point oublier ce que la xeligion demandoit d'eile : elle expira fur le corps de fon époux, tenant le crucifix entre fes bras. A 1'inftant de fa mort on vit une grande cfarté qui remplit toute la chambre; c'étoit les Anges qui emportoient fon ame & celle de Tiran en paradis. Ainfi fut éteinte 1'ancienne race des empereurs de Grece , au moment qu'elle fembloit devoir être plus briHante que jamais. Tel eft le fonds que l'on doit faire fur les grandeurs temporelles, & fur les faveurs de ia fortune. L'impératrice, touchée de tant de malheurs, demeura long-temps évanouie. Hyppolite étoit auprès d'eile dans le dernier défefpoir , la croyant fans efpérance ; a la fin elle revint a elk; on 1'emporta fur fon lit. Hyppolite qui n'avoit plus de raifons de fe contraindre, "ne  Tiran le Blanc. 425 la quittoit point, lui témoignant, par fes embraifemens & par 1'ardeur de fes baifers, fin» térêt qu'il prenoit a elle. Les malheurs publics & les foins de la guerre , n'avoient point interrompu leurs amours: ils n'avoient pas raéma été troublés par le moindre nuage. Maigré la douleur qu'avoit reffentie Hyppolite de la mort de fon maitre , il avoit penfé que eet événement pourroit lui être favorable 3 la mort de la princefTe & celle de l'empereur le mettoient en état de tout efpérer de la tendreffe de l'impératrice. Lorfque la première douleur fut paffée , elle fe trouva fenfible aux carefTes d'Hyppolite j elle lui promit de partager fa dignité & fon pouvoir avec celui qui Faifoit tout le bonheur de fa vie. En même-temps elle le chargea de prendre tous les foins néceffaifes pour les triples funérailles. II fortit de fon appartement & fit fur le champ porter le corps de Tiran fur foa échafaud. Par fes ordres, on en conftruifit ua autre plus riche & plus élevé pour l'empereur. II fit placer la princeife aux cötés de Tiran. Après cela il fit publier dans la ville que 1'oa délivreroit, dans une maifon qu'il indiqua, le deuil a tous ceux de 1'un & de 1'autre fexe qui voudroient le porter; il fit avertir tous les moines & les prêtres, a deux journées au:; environs, pour fe rendre aux obsèques,  424 Hist. du Chevalier Après avoir ainfi donné tous les ordres né~ ceffaires, Hyppolite retourna chez l'impératrice; il ne la quitta point; il paffa la nuit avec elle? & cette nuit redoubla 1'impatience oü elle étoit de partager fon tróne avec lui. II la quitta dès le matin pour ordonner la pompe funèbre. Tous les barons & les chevaliers qui avoient été avertis , s'y trouvèrent. Le premier jour on rendit les derniers devoirs a l'empereur avec une quantité prodigieufe de lumières. Le lendemain on fatïsfit a ce que l'on devoit a la princeife, & le jour fuivant fut employé pour Tiran. On pleura tant, pendant les trois jours, que perfonne n'eut envie de pleurer de plus d'un an» On mit l'empereur dans un tombeau de jafpe enrichi d'or & de pierres de couleur qui repréfentoient fes armes & celles de 1'empire. Pour Tiran & la princeife , on les mit dans un cercueil de bois de cèdre , paree qu'on devoit les tranfporter en Bretagne. Après ces cérémonies, les rois de Sicile & de Fez allèrent avec le duc de Macédoine trouver le roi Efcariano pour lui dire qu'ils avoient réfolu d'élever Hyppolite a 1'empire. II en fut très-content, le connoiffant pour un bon & brave chevalier ; il fe chargea d'en faire la propofition a l'impératrice : elle recut a merveille cette fuperbe ambaffade : cepen-  Tiran l e Blanc. ^ dant elle fit d'abord quelques diflïcultés pour la forme; elle allégua plufieurs raifons qu'elle' favoit bien qui feroient détruites. Mais enfin elle fe rendit a leurs prières. Ils la quittèrent fort contens pour aller rendre compte a Hyppolite de la converfation qu'ils venoient d'avoir* Hyppolite , charmé de fon bonheur, les rernercia ; ils le menèrent fur le ehafnp chez l'impératrice avec un évêque de la ville qui les fianca en préfence de la ducheife de Macédoine, de la reine de Fez & de toutes les dames de la ville qui virent cette cérémonie avec quelque plaifir. Le deuil les ennuyoit, & elles craignoient qu'il ne durat encore long-temps. On célébra enfuite les noces de la reine de Fez & du roi Agramont, mais ces noces ne furent accompagnées d'aucune réjouiffmce. La fortune favorifa le brave empereur Hyppolite; il étendit confidérablement les bornes de 1'empire grec , & amaffa de grands tréfors, il fut aimé & craint de fes fujets, auffi-bien que des princes voifins de fes états. Peu de jours après fon élévation a 1'empire, il donna la liberté au grand Turc & au Soudan, il conclut une trève pour cent & un ans. Ilaccompagna leur liberté de tant de politeffes, qu'ils lui firent, en le quittant, toutes les offres de fervice imaginables. Hyppolite vécut long-  426 Hist. r>u Chevalier temps, mais l'impératrice ne furvécut que trens1 ans a la princefle fa fille. Devenu veuf, il époufa la fille du roi d'Angleterre, princefle belle, fage & très-bonne chrétienne; il en eut deux filles & trois fils, qui devinrent excellens chevaliers. L'ainé porta le nom de fon père; 1'hiftoire rapporte fes hauts faits d'armes. L'empereur, avant fa mort, récompenfa magnifiquement tous fes parens & ceux qui lui avoient été attachés, il mourut fort vieux, & le même jour que fa dernière femme. Ils furent mis dans le même tombeau, que l'empereur avoit fait préparer. II fe conduifit fi bien, que nous devons croire qu'il eft en paradis. Fin du Jecond Volume*,  T A B L E Du Tome fècond. Htstoire de Tiran le Blanc, Continua-1 tion de la troifième portie» page yv Quatrième paftie, p, ipj^  AVIS* Pour placer les figures des Tomes I & Il des (Euvrts du Conus de Caylus. Tiran le Blanc. II m'eft aifé, mon père, de fatisfaire votre curiofité, je m'appelle Tiran le Blanc. Tome I. page 5j. Idem. O bienheureufe chemife ! que je t'ai vue dans un état bien différent, pag. 303* Idem. Oü es-tu a préfent Tiran? Pourquoi n'es-tu pas dans un lieu oü tu puiffes voir & toucher ce que tu aimes le plus au monde. Tome II. pag. 5z* Idem. Souverain de 1'empire grec, il eft temps de vous lever , voila le jour qui paroït* W 377*