CEUVRES BADINES COMPLETTES DU COMTE DE CAYLUS. AVEC F I G V R E S. TOME TROISIÈME.   (EU VRES B ABINE COMPLET TE S, DU COMTE DE CAYLUS. A V E C F I G U R E S. Première partie. TOME TROISIEMÊ. A AMSTERDAM, Et ft trouve a PARIS Chez Visse , Libraire , rue de la Harpe , pris de la rue Serpente. M. DCC. LXXXVIL   L Z CALOANDRE FIDELEj TOME PREMIER.  i  AVERTISSEMENT D U TRADUCTEUR, Imprimé en tête de VEditwn de iy6o. Les Italiens n'ont pas écrit beaucoup de romans en profe ; mais celui que Giovanni Ambrofio Marini a publié fous le titre de Caioandro Sconofciuto , de Caloandre inconnu., peut être mis au rang des meilleurs ouvrages de ce genre , compofés par les Efpagnols & par les Francois. Dans la première édition de ce roman, de Tan 1641 , 1'auteur avoic fait violer a fon héros les régies de cette exade fidélité prefcrites par les loix des romans d'alors. En vain alk'gua-t-il que dans la fituation oü il avoit mis fon héros, il n'étoit guères poffible qu'il püt sempêcher de fuccomber. Pour faire ceffer A iv  't AvERTISSEMENT Ie fcandale , il fallut, dans les éditions fuivantes , changer quelque chofe a eet endroit du roman. Caloandre, fans avoir été infidelle, paroiffoit feulement 1'avoir; été ; & cela, paree qu'il n'étoit pas trop probable qu'il eüt pu réfifter a 1'épreuve a laquelle 1'auteur 1'avoit expofé. En conféquence, Marini changea le titre de fon roman, & 1'appella Caioandro fidéle, le Caloandre fidéle , & c'eft fous ce titre qu'ont été données toutes les éditions poftérieures. C'eft la dernière de toutes ces éditions (i) que Fauteur de cette tradu&ion a fuivie comme la plus exa&e. Peut - être auroit-il pu fuivre la première Edition fans crainte de fcandaïifer notre fiècle, dans lequel on difpenfe les amans de cette exafte fïdélité prefcrite dans les romans du fiècle paffé. Peut-être , au furplus, que le traducteur a eu fes raifons, & qu'il a trouvd Xi) 8°, Venife 1716, 1 volumes.  DU TRADUCTEUR. 5? nous nous embarquames Ia nuit fur tm  t i b h i; ij vaifleau qui devoit mettre a la voile le lendemain pour fe rendre en Syrië, & nous laifsames entre les mains d'un homme fidéle deux lettres adrelfées 1'une I Encedalan , & 1'autre a Poliarte, avec ordre de ne les rendre que quelques jours après notre départ. Poliarte fera fans doute inquiet de fes deux fils , & fur-tout dans un temps oü prefque tout 1'orient n'eft occupé que des moyens de ruiner fon empire. Prince , interrompit Arfilée , je vois avec douleur que les plus grands princes de 1'Afie prennent les armes pour dérruire Conftantinople. II y a plufieurs années que Poliarte doit s'attendre a cette guerre : perfonne n'iguore qu'elle n'a été différée qua caufe de la jeuneffe de la princeffe Léonide, qui ne peut encore en fupporter les fatigues; tous les devins ayant prédit a 1'impératrice Tigrinde , lorfque cette incomparable fille vint au monde , que la conquête de 1'empire grec lui étoit réfervée. Ces prédi&ions , ajouta-t-il, ont alfez de vraifemblance; car on dit que fon adrefle & fa force font parvenuesa un tel point, que quoiqu'elle ait a peine leize ans, elle ne trouve plus de chevalier qui lui puilfe réfifter. Sachez de plus, Seigneur , continua-t-il , que tous les princes de 1'Afie s'empreffent a fervir cette aimable héroïne , dans 1'efpérance d'obtenir fa main , & 1'empire de Trébifonde , dont elle eft 1'unique héritière. B iv  Z4 Le Caloandre Ainfï Ie prince Poliarte n'a pas trop de toutes fes forces, & de celles de fes amis, pour réfifter aux grandes armées qui le doivent artaquer. Le roi mon père eft allié de tous les temps de 1'empire -^rec , & ne 1'abandonnera pas dans cette occafion , oü vraifemblablement, vous & les princes vos coufins , ne manquerez pas de vous trouver. JSTous y ferons fans donte , lui répondit Polémon 5, mais nous avons du temps , & malgré les préparatifs que 1'on fait a- Conftantinople , nous pouyons en être éloignés plus d'un an, fans avoir tien a nous reprocher. Quand Polémon eut remercié le prince d'Arméme de 1'intérêt qu'il prenoit a 1'empereur Enceladan & a Poliarte , Arfilée , qui étoit occupé 'des motifs de cette guerre , pourfuivit ainfi la converfation, On imagine fans peine que 1'impératrice Tigrinde & 1'empereur Orcan , fon mari, doivent avoir beaucoup a fe plaindre du prince Poliarte 5 car enfin la haine qu'ils ont pour lui augmente •tous les jours. On nous a fait de grands éloges Je la valeur dont le prince Poliarre a donné des preuves dans Trébifonde : on nous a conté fes amours avec Tigrinde ; mais je compte pen fur la fidélité de ces récirs, & fi vous êces inftruit de tous ces faits, vous m'obugerez fenfiblernent, fi ,vous voulez me les apprendre. Grand prince, luj.  ¥ I D E X E» Z$ ïépondit Polémon, je ne pourrois vous fatisfaire que très-imparfaitement, & fort en général; mais u* vous voulez entendre conter cette hiftoire avec tous fes détails , petfonne ne peut mieux contenter votre curiofité que 1'écuyer d'Altobel j il a eu le même emploi auprès de Poliarte , & a été témoin de toutes lés aventures de ce prince. Arfilée recut avec plaifir la propofition de Polémon ; & quand ils eurent dlné , ils defcendirent promptement dans les jardins. Les dames & les chevaliers fe répandirent auui-tot dans les allées 8c dans les agréables bofquets dont ce beau lieu étoit orné. Altobel profita d'une occafion .fi favorable pour entretenir fa chère Arméline j il lui découvrit fa nailfance, 8c fe livra d'autant plus aux charmes 'de 1'efpérance, qu'il comptoit fur les fervices d'une de fes filles, nommée Syrène, dont le cceur fe déclaroit pour Polémon. Arfilée & Polémon fe rendirent fans afFeótation 'dans un endroit écarté , auprès d'une belle fontaine : l'art & la nature unifloient leurs beautés dans cette délicieufe retraite. Les orangers & les citronniers y formoient une ombre impénétrable aux rayons du foleil, 8c les zéphirs badinoient autour des fleurs, qui répandoient un parfum dont 1'air étoit embaumé. Les deux princes fe placèrent fur des bancs de gazon, & pour lors le fage Arifte, 1'ccuyer d'Altobel, commenca fon récit en ces termes.  Le Caloandrb Poliarte mon maïtre étoit agé de vingt ans ; fans efpérance de parvenir a 1'empire, Périandre ctant fon frère ainé. Dans le deffein qu'il avoit de fignaler fon courage , il préféra , fans balancer , 1'envie de parcourir les pays étrangers au repos de la cour j & ne voulant point être connu,; il ne confia fon deffein qu'a moi feul , & m'honora de 1'emploi de fon écuyer. Norre départ de Conftantinople fut fecret ; nous parcourumes prefque tous les pays du nord , oü Poliarte acquit une grande réputation , fous le nom du chevalier de la fortune, qu'il portoit fur fon écu. II voulut palTer enfuite dans les royaumes les plus floriffans de 1'Afie , 8c nous nous embarquames dans ce deflèin fur un vaüTeau quf faifait voile pour Trébifonde. Poharte s'entretenoit fouvent pendant la route avec le capitaine du vaÜTeau, qui faifoit les plus grands éloges de la beauté de Tigrinde , fille de Tigranor, empereur de Trébifonde. II nous apprie auffi que la cour de ce prince étoit la plus floriffante de toute 1'Afie, les charmes de la princefie y attirant les plus fameux chevaliers de 1'univers.Ces récits donnèrent auffi-tót a Poliarte 1'envie de voir une fi belle 8c une fiaimable princeife. Mais ilfutencore plus occupé d'un projet digne de fon courage: il réfolut de délivrer eet empire d'un malheur dont le capitaine lui dit que les peuples étoient affligés»  ï I D E L E. I7 H y avoit quelques mois que 1'empereur, en faifant faire une grande chaffe a deux journées de Trébifonde , avoit trouvé un dragon d'une grandeur démefurée, qui s'étoit emparé de la forêt. Ce monftre épouvanta les chaffeurs, & les fit retourner promptement dans la ville; & depuis ce temps on apprenoit tous les jours a la cour quelques nouveaux détails dn dégat & des ravages que faifoit ce terrible animal. Ce malheur fit bientöt évanouir les plaifirs qui y régnoient auparavant, on fit marcher des troupes contre lui; mais leurs efforts furent inutiles. Ce monftre étoit armé d'écailles fi dures , que Ie fer ni le feu ne le pouvoient bleffer : ainfi la mort étoit inévitable a tous -ceux qui 1'ofoient approcher. Les campagnes devinrent défertes en peu de temps, & le dragon ne trouvant plus de quoi fe repaitre , s'approcha des portes de Trébifonde. L'empereur ayant été témoin pendant deux mois d'un auffi grand malheur , & ne fachant aucun moyen pour y mettre ordre , fut obligé de pro-mettre la belle Tigrinde au vainqueur du dragon. Tous les princes & les chevaliers, continua le capitaine , defiroient avec ardeur de la pofleder ; mais le moyen d'y parvenir diminuoit les defirs des plus déterminés. II s'en étoit cependant trouvé deux , dont I'amour avoit augmenté la valeur naïurelle j mais tout 1'avantage qu'ils titèrent de leur  i8 Le Caloandre bonne volonté, fut d'être plaints de Tigrinde aprèfi leur mort. Le capitaine ajouta que tout le monde étoit au défefpoir , & que perfonnene voulant plus hafarder le combat , on ne penfoit alors qüa. fléchir le ciel par des larmes & par des voeux qui paroifloienc inutiles. Ce récit fit naïtre, dans Ie cceur du générefix Poliarte, le defir de foulager ces peuples, Sc tout ce que le capitaine du vaifleau put lui dire pour le détourner de ce projet, fut inutile. Nous avions déj i palfé la mer de Zabaque, & le Pont-Euxin J nous étions même entrés dans la mer Majeure, quand nous eflliyames une tempête effroyable qui dura plus de trois jours. Enfin lorfque nous n'attendions que le moment de couler a fond, notre vahfeau échoua fur un banc de fable, & demeura fans aucun mouvement, malgré la fureur des vents Sc des flots. Bientót après le cal me fuccéda , & Poliarte ; qui fe fentoit fatigué de la mer, ayant appris qu'il n'étoit pas éloigné de Trébifonde , voulut débarquer, prit fes armes , & monta a cheval. Un ha» bitant du pays nous confeilla de fuivre un pent fentier qui traverfoit une forêt, & qui devoit nous rendre au grand chemin de la capirale. La gaieté Sc l'air conrent de mon maure ne venoient pas tant d'avoir évité les dangers de la mer, que  } I ï I l !i ï ? ffimaginer qu'il étoit auprès de Trébifonde; car il efpéroit que la cour de 1'empereur Tigranor feroit un théatre proportionné a fa valeur. Nous traversames une grande partie de Ia forêt fans rencontrer perfonne, & non fans entendre des voix, & un bruit confus de cors & de chiens, qui nous firent juger que 1'on faifoit une chalfe confidérable ; nous apperc,ümes en fortant du bois un chevalier richement armé } fa vifière étoit Ievée, ainfi 1'on pouvoit juger de la triftelfe qui régnoit dans fon ame j & comme il parloit feul, nous nous arrêtames pour 1'écouter, & nous entendimes qu'il s'exptimoit ainfi. Ah! prince lache, prince indigue de porter une épée ! Tu n'as pas eu le courage d'attaquer le dragon, auras-tu celui de voir Tigrinde au pouvoir d'un rival ? Eh quel rival! Un monftre de la nature! Jufteciel, fouffriras-tu qu'on unifle la plus parfaite beauté a la plus affreufe laideur ? O ciel! écrafe-moi, je te pardonne de me punir. J'ai trop ofé en aimant Tigrinde, & trop peu pour la polféder. Mais pourquoi cette princeife infortunée va-t-elle fubir un fort fi déplorable? Son père 1'ordonne. Ah! fon père ne mérite plus un nom fi doux, puifqu'il a banni de fon cceur les fentimens de la nature. O mon cceur ! ( continna-t-il en foupirant, & laiftant couler quelques krmes) a quoi te réfous-tu ? Mourons j le plus  $o' LeCaloandr.2 cruel trépas n'a rien de comparable aux tourmens? que je ïoufïre. En difant ces mots, il s'abandonna fur un épieu qu'il avoit a la main, & fans doute il alloit fe percer ; mais heureufement mon prince s'approcha de lui, & lui retint le bras. Cet infortuné ne s'ap* percut pas du fecours que nous lui donnions , & tomba en foibleife. Poliarte m'ordonna de lui öter fes armes , & de ne rien négliger pour le faire revenir. Pendant que j'étois occupé a fuivre fes ordres, mon maitre confidéroit ce chevalier, dont la paleur égaloit celle de la mott, 8c lui trouvant un air noble 8c plein de majefté, il s'attendrit, voyant un prince , qui d'ailleurs paroiffoit intrépide, que I'amour réduifoit dans un'fi cruel état, & concluoit que le capitaine du vailfeau ne lui avoit point exagéré la beauté de Tigrinde. Nos foins ne furent pas inutiles; le chevalier revint a la vie.' Courage, prince, lui dit Pollarte; une ame généreufe ne doit pas s'abandonner au défefpoir. Plüt au ciel qu'il ne dépendit que de moi de rendre votre fort plus doux ! Vous n'auriez pas fujet de vous en plaindre. Le prince remercia Poliarte , & lui dit: chevalier , vos attentions pour moi font d'autant plus obligeantes, que je ne les ai jamais méritées; je  ï I D I I I! jt (ais faché que vous les ayez employees pour urt malheureux, qui n'aura pas le temps de les reconnoïtre : je ne doute ni de votre générofité, ni de votre valeur; mais la mort peut feule mettre fin a mes maux. Un juge paffionné n'eft pas un bon juge , lui répondit Poliarte ; permettez-moi donc de douter que votre mal foir fans remède, jufqu'a ce que vous m'en ayez fait confidence; découvrez-moi vos peines, je vous en conjure, & peut-être que le ciel me donnera les moyens de les adoucir. Hélas! reprit Finconnu, mon malheur eft trop certain pour me laifïer la plus fcible efpérance , vous en ferez bientót convaincu. Si le foleil éclaire votre patrie, on y connoït la réputation de Tigrinde , toute 1'Afie n'a qu'une voix pour louer fa beauté , & tout ce qui la voit 1'adore; vous favez peut-être qu'un terrible dragon qui défoloit cette contrée depuis quelques mois, vient d être rué par un monftre plus horrible & plus dirforme que lui. Poliarte interrompir 1'inconnu, pour lui dire qu'il étoit informé de la grande beauté de Tigrinde , & des défordres que caufoit la fureur du dragon; mais qu il ignoroit que le pays en füc délivré. Hé bien , rcpliqua le prince , plus vous connoilfez la bea.t: de Tigfinde , & les maux que le monftre caufoit dans le pays, & plus vous  3 i Le Caloandre fentirez combien ce dernier événement rend mort fort déplorable. En efFet, ce dragon , tout mort cju'il eft, déchire mon cceur plus cruellement qu'il n'a déchiré pendant fa vie celui de tant d'autres malheureux. Qu'il eut mieux valu qu'il m'eüt dévoré moi-même! Sachez donc qu'il y a quelques jours que 1'on vit arriver dans cette cour un Tartare d'une difformité prodigieufe : fa taille eft gigantefque; il a tous les traits d'un ours , & fa voix relfemble au mugiflement d'un taureau. II devint amoureux de la princeife en la voyant, & fachant les conditions que 1'empereur avoit fait publier, il lui promit de combattre le dragon. La férocité qui régnoit dans fes difcours épouvanta Tigrinde; elle prit la fuite, & 1'empereur lui dit j plutöt pour celfer de le voir , que dans 1'efpérance de le voir vainqueur: fi vous terminez heureufement votre entreprife, je tiendrai ma parole. Alors le fon d'une cloche annonca que le dragon étoit auprès des murailles. Toure la cour & le peuple occupèrent les remparts , pour voir le combat de ces deux monftres. Orgolion ( c'eft le nom du Tartare ) porta une fi grande quantité de coups fur la rcre & fur le dos du dragon avec une grolfe maflue de fer dont il étoit armé, & ces coups furenr fi terribles, qu'au grand étonnement des fpectateurs , il 1'abattit a fes pieds aptès une demi-lieure de combat Orgolion fut blelTc  tïlefte très-Iégèrement , & j'eus la douleur. de le voir rentrer dans la ville en triomphant. Ses bleffures font fi peu confidérables, qu'il fe leva dès hier. L'infanre eft venue fe promener dans cetre forêt pour éviter fa vifite, & vous entendez les apprêts d'une grande chaffe ordonnée pour fon amufement. Cependant Orgolion prelfe fon manage, & vante fa valeur & la grandeur de fa naiffance; car il eft coufin du grand cam des tartares. Enfin malgré les murmures du peuple, qui condamne abfolument un mariage qu'il trouvé trop inégal, & trop dangereux pour Tigrinde, 1'empereur veut tenir fa parole , non - feulement paree qu'il y croit fon honneur engagé , mais peut-être encore paree qu'il redoute un homme aulli terrible. Tigrinde a juré de fe donner la mort plutóc que de confentir a ce manage : l'impératrice fa mère fond en larmes ; tous les rivaux du Tartare font des efforts inutües auprès de Tigranor pour 1'engager a retirer fa parole ; pour moi j'adore cette malheureufe princefle , fa générofité m'apprend bien , hélas ! que la mort eft le feul remède qui refte aux malheureux.- Cet infortuné fê plaignit encore quelque temps de la rigueur de fa deftinée , & nous apprit qu'il s'appelloit Orcan j & qu'il étoit fils du roi de Cirpffie. 11 nous parloit encore . lorfqu'un écuyej; Tom 11h C  34 LeCaloandrö courant a bride abattue , lui vint apprendre qu'une troupe de corfaires commandée par deux géans ,' enlevoit la princefle , & qu'après avoir tué tous ceux qui avoient voulu leur réfïfter, ils prenoienc le chemin de la mer. Vous êtes a. préfent le feul , ajouta 1 écuyer,1 qui puiffe donner du fecours a Tigrinde ; les autres chevaliers font épars dans la forêt : hatez-vous, ne donnez pas le temps aux corfaires de s'embarquer. Cette nouvelle étourdit d'abord le prince Orcan; mais un moment après il reprit fes efprits , &£ fans rien dire • k Poliarte , il remonta fur fon cheval , & s'écria : voici l'occafion de périr. En même-temps il difparut. Mon maitre ne confultant que fa valeur & fa générofité , le fuivit avec le même empreflemenc pour fecourir la princeife, & je le fuivis. Nous primes un chemin différent de celui d'Orcan, mais qui nous conduifoit également au bord de la mer , dans 1'efpérance de rencontrer plus aifémenc les corfaires. Poliarte ne fut point trompé ; nous avions a peine fait un quart de lieue, que nous appercümes un des géans a la tête de huk chevaliers , qui trainoient la princefle , & deux de fes filles du cóté de la mer, pendant que 1'autre géant étok demeuré derrière pour s'oppofer au prince de Ckcaffie , qui * arrivoit au gtand galop. Poliarte;  T I D E ï E." £ f pénétré des cris que pouffoit Tigrinde, en im» plorant la bonté du ciel, s 'écria: trakres, arrètez; tien ne peut vous dérober a ma jufte fureur. Cette menace fit tourner la tête au géant; il poulfa fon cheval contre Poliarte , qui venoit a lui la lance bailfée. Poliarte fut blefle au coté gauche, & peu s'en fallut qu'il ne füt renverfé -y mais le coup qu'il porta fut fi heureux, que le fer de fa lance perca la tête du géant, malgré 1'épaifleur de fon cafque, & le fit tomber mort. La princeife & fes demoifelles poufsèrent un cri de joie a. la vue d'un coup fi redoutable, &c furent convaincues que leur défenfeur étoit un des meilleurs chevaliers de 1'univers. Ellei fe jettèrent a genoux pour conjurer le ciel de le rendre vainqueurdes huit autres chevaliers, quifondirent tous enfemble fur le jeune prince, quoiqu'ils fuffent épouvantés de la mort de leur chef; mais ils rec^urent bientót le jufte chatiment de leur crime & de leur témérité. Le premier fuccès de Poliarte fembloit lui donner de nou^elles forces; car en moins d'une demi-heure il en fit tomber quatre, & les autres prirent la fuite, après avoir été prefque tous blelïés. II ne fongea point a les fuivre, & s'étant approché des trois dames, il connut aifénient celle qui devoit être la princefle. II mit aulfi-tot pied a terre, & frappé de 1'éclat d'une fi grande- beauté ? il fe jetta aux pieds de C ij  3 ^ LeCaloandrh Tigrinde, pour lui rendre un hommage proportionné a ce qu'il voyoit , & malgré fon trouble , il lui dit : c'eft aujourd'hui que je puisme nommer chevalier de la Fortune, puifqu'elle m'a procuré le bonheur de fervir une princeife adorable , & de punir des' infolens qui ofoient attenter a fa liberté. Ah ! madame , quelque grand que foit leur crime, £ votre beauté en eft Ja caufe , je fens qu'il devient excufable. Qu'elle eft fatale cette beauté ! qu'elle eft capable de féduire les cceurs les plus fauvages ! Brave chevalier, lui répondit Tigrinde, fi ces traïtres avoient formé la réfolution de m'öter la vie, votre valeur ne m'auroit fecouru que pour prolonger mes peines j je fuis dans un état qui me fait defirer la mort avec emprelfement: mais dans 1'incertitude ou je fuis du deflein qu'ils avoient formé, je fens que je ne pourrai jamais vous remercier comme vous le méritez. Pour lors elle lui préfenta la main , & lui dit de fe lever. La jeune Arlande , une des demoilelles de la princeife, fit en même-tempsremarquer a Poliarte que le combat d'Orcan & de 1'autre géant n'étoit pas encore terminé, que les quatre chevaliers qu'il venoit de mettre en fuite s'étoient joints a leur makre, & prelfoient vivement ce prince. Poliarte remontapromptcmentfurioncheval, & courut ou la gloue 1'appelloit.  F i r> e t s.' 5,7 örcan, malgré route fa valeur, étoit réduit a 1'extrémité. L'arrivée de Poliarte fit changer la face du combat. Traitres , s'écria-t-il vous ne pouvez m'échapper> En difant ces mors, il porta un fi grand coup au géant, qu'il le fit tomber blefle a mort. Enfuite il tourna fon bras viétorieux contre les autres chevaliers, & dans un inftanc ils mordirent la pouffière a fes pieds. Cependant mon maltre s'appercut qu'Orcan perdoit beaucoup de fang , & qu'il étoit fi foible, qu'il ne pouvoit fe foutenir j il defcendit de cheval pour le mettre doucement a terre. II lui parut que n'ayant plus rien a craindre pour la princeife, il devoit donner fes foins a. Orcan. Hélas! lui dit ce prince, que faites-vous ? ne cherchez point a. me conferver la vie ; employez plutót votre valeur a fecourir la princefle, & a la tirer des mains de 1'autre géant; & Poliarte lui ayant appris qu'il avoit délivré Tigrinde , Orcan fut fi frappé d'une nouvelle fï agréable, qu'il demeura quelque temps fans pouvoir parler. Parxlonnez-moi, reprit-il enfin , trop heureux chevalier, d'avoir fi mal répondu a routes vos politefles ; j'étois fi peü capable de foutenir la rigueur de mon fort, que je n'envifageois que la fin de mes peines : mais je fens a préfent que 1'efpérance renait un peu dans mon cceur. Sa foiblelfe 1'empêcha de continuer. Cependant la fuite de Tigrinde s'étoit raflTem- C ü|  5 S Le Caloandre blée; tout Ie monde fe regardoit avec admiratïon J Sc 1'on ne pouvoit fe perfuader qu'un feul homme eüt fait des aókions fi merveilleufes. On apprit, par un des blefles, que Purj des géans étoit le cruel Turboion, & que 1'autre étoic fon fils. Ces corfaires étoient redoutés dans ces mers. Ils avoient appris Ia difpofition de Ia chafle, Sc s'étoient cachés dans la forêt pour y faire quelque prife. Tigrinde fit encore de nouveaux remercïmens a Poliarte , & témoigna a. Orcan combien elle etoit touchée de fon état. Madame , lui ré— pondir-il, la joie que j'ai de vous voir échappée d'un fi grand danger , m'empêche de fentir aucune douleur, mes bleflures me font chères , & j'en fais gloire, puifque je les ai recues pour votre fervice. On fit fur-Ie-champ un brancart pour tranfporter Orcan , & 1'on reprit doucement Ie chemin de la ville. Poliarte marchoit a cöté de la princefle , qui ne fe laffoit point de 1'admirer, & qui reffentoit, fans y prendre garde , les premières impreflions de I'amour. Elle ne fut pas long-temps fans comparer les agrémens qui brilloient en lui, avec la difformité d'Orgolion qui lui étoit deftinéj Sc cette comparaifon lui fit bientót pouffer des ioupirs & répandre des larmes. Poliarte, qui la regardoit fans cefle, s'appercut de letat oü elle étoit, & lui dit : madame, ne.  tous afïïigez point j le ciel qui vous a délivrée des géans , fau« vous délivrer du mariage que vous redoutez. Quant amoi, je ne ferai plus oceupé tout le refte de ma vie que de ce qui pourra vous fatisfaire. Généreux chevalier , lui répondit Tigrinde, vous êtes fenfible a mes malheurs , & j'avoue que les offres que vous me faites me donnent quelqüefpérance : cependant je crois que la mort eft le feul remède a mes peines ; 1'empereur mon père ne voudra point manquer de parole, & d'ailleurs Orgolion eft fi redoutable., que perfonne n'ofe le contredire , & il a déclaré qu'il ne vouloit fouffrir aucun retardement. La princefle prononga ces paroles avec tant de douleur , que Poliarte en fut touché. II eft vrai, lui dit-il , que la mort doit vous faire éviter le malheur dont vous ètes menacée ; mais ce dolt ctre celle duTartare, & je vous jure, madame, foi de chevalier , de lui foutenir les armes a k main , qu'il ne mérite pas 1'honneur d'kre votre cpoux. Me préferve le ciel , reprit Tigrinde , de vous expofer a un danger fi certain ; je ferois trop a plaindre fi je caufois la perte d'un chevalier tel que vous: je puis juger par les belles acHons que je vous ai vu faire, qu'aucun h/omme. ne réfifteroit a votre valeur ; mais ce monftre eft trop audeflus de Ia force ordinaire , & 1'on peut abaadonner cette entreprife fans faire toet a. fon C iv  %6 L e G a r. o a n"d r e honneur. Quand il feroit encore plus terrible 2 interrompir le prince, votre beauté me donnerok afiez de courage pour le vaincre. II dit ces mots avec tant de vivacité, que la princefle en rougk, & fe tournant du cèté d'Arlande qui la fuivoit' & qui avoit entendu leur converfacion • elle lui dit en foupirant : malheureufe beauté, dans quels labyrinthes me conduis ru ! Pour moi, qui confidérois la princefle & Poliarte avec beaucoup d'attention, je lifois dans leurs yeux qu'ils commencoient a reflentir une inclination proportionnée £ leur mérite. Nous étions au moment d'entrer dans Ia ville. de Trébifonde, quand nous appercümes un grand nombre de chevaliers qui venoient a toute bride» & que Tigranor envoyoit au ferours de 1'infante fur la première nouvelle qu'il avoit eue de fon aventure. Orgolion étoit a la tête de cette troupe, & fa fureur étoit fi grande, qu'il auroit inrimidé les plus mtrépides; je vous avoue même, feigneur, que fa vue mefitfrémir. Lorfqu'il fur affez prés de* Tigrinde pour fe faire entendre, il s'écria d'uné voix terrible : j'étois ëtÖ'nrté avec raifon qu'il y eüt un homme aifez hardi pour ofer vousregarder 'fachant que vous devez être ma femme; quelle véngeance jen aurois tiré, fi 1'on nous avoit dit la vérké ! Ah ! fi je conuoilfois celui qui a été aflez téméraire pour apporter une fi famfe nouvelle i  T I D E l E.' V' ï'empereur, je le déchkarois de mes propres mains. Le grand écuyer de 1'empereur, dont la fagefle Sc la modération étoient extrêmes, & qui haïfloit naturellement le Tartare , s'avanca & lui dit: on ne vous avoit rien rapporté qui ne fut véritable, & la princefle feroit au pouvoir des géans & de leurs chevaliers, fans le fecours du prince Orcan, que vous voyez bleffé, & celui de ce généreux étranger ( en lui montrant Poliarte ) qui a fait en cette occafion des adions dignes d'une gloire immortelle, Sc fans lefquelles votre vengeance Sc votre fecours auroient été fort inutiles. Orgolion voyant la grande jeunefle de Poharte, répondit au grand écuyer : la peur , vous aura fans doute fait voir des géans oü il n'y en avoit point: II ajouta i cette belle réponfe plufieurs difcours ridicules Sc pleins de vanité , qui ne furent approuvés de perfonne, Sc moins encore de Tigrinde. On obferva un grand filence pendant le refte du chemin; il n'y eut qu'Arlande qui s'approcha de mon makre, & qui lui dit tout bas:hé bien, feigneur, quepenfez-vous de ce beau jeune-homme? Avez-vous vu jamais rien de plus horrible ? Madame Arlande , lui répondit Poliarte , la princefle eft encore plus belle qu'il n'eft affrenx, Sc celui qui pourra plaire a cette beauté ne fera pas fort occupé de lui. Ce difcours prononcé avec autant de  4*- L e Caloandre franchife que d'agrément, donna quelque confoIation a Tigrinde, qui Fentendit; car il lui parut que fon nouveau chevalier voyoit Orgolion avec alfez d'indifférence. Les nöuvelles du fecours que 1'on avoit donné a la princeife devancèrent fon arrivée a Trébifonde; ainfi tous les habirans fortirent en foule pour voir le chevalier de la Fortune. Quand nous fümes arrivés au palais, 1'empereur embralfa tendrement la princeife; il regut Poliarte avec toute la politelfe imaginable, & ordonna que 1'on eüt pour Orcan tous les foins que fa fituation pouvoit exiger. Mon mafcre fe contenta de faire panfer fes blelfures, & s'entretint quelque temps avec Tigranor, qui fut très-content de fa converfation , & qui le conjura de ne point demeurer inconnu a fa cour, voulant lui rendre tous les honneurs qu'il mériroit, ne doutant point qu'il ne füt dyne illuftre nailfance. Poliarte le pria de 1'en difpenfer, & lui dit qu'il n'avoit d'autre mérite que Fenvie d'expofer fes jours pour fon fervice. L'empereur n'infifta pas davantage ; mais il lui fit rendre tous les honneurs que 1'on doit aux princes. Mon maitre fit infenfiblement tomber la converfation fur le mariage d'Orgolion & de la belle Tigrinde , & lui repréfenta avec douceur combien 1'inégalité prodigieufe que 1'on remarquoit en leurs per-  r i r> e l e: 4J' Tonnes, fufEfoit pour empècher ce manage. Mais Tigranor paroiffoit aüffi réfolu de tenir (aparole, qu'affligé de ne pouvoir y manquer. Le prince, avec cette vivacité infépatable d'un amour naiffant, lui demanda la permiffion He combattre le Tartare, & de lui prouver par les armes que fes prétentions étoient injuftes. L'empereur ne fut quel parti prendre; car s'il defiroit la mort du géant, il ne craignoit pas moins celle d'un cbevalier qui favoit plaire dès le premier abord. Poliarte , de fon cöté, regarda ce filence comrne un confentement, Sc ne lui en paria pas davantage. Le lendemain ils allèrent enfemble rendre vifite a Orcan, & ils apprirent avec joie que fes blelfures n'étoient point dangereufes, Sc qüii feroit guéri dans peu de jours. Quelque temps après , l'empereur donna un, grand feftin a toute fa cour; il fe placa feul a une table , & fit mettre a une autre le chevalier de la Fortune avec le prince fon fils, qui pour lors étoit dans la première jeunelfe. Le fuperbe Orgolion s'appercut avec douleur que 1'on avoit plus d'égards, & que 1'on traitoit mon maitre d'une fagon plus diftinguée que lui; ainfi quand les tables furent levées, il fe préfenta devant Tigranor , & lui dit avec autant de colère que d'infolence : il paroit bien , empereur de Trébifonde , que tu as déja oublié le grand fervice que je t'ai rendu, puifque  ■44' I-s Caioakdrj tu ofes me mépnïer; je ne puis demeurer plu» long - temps dans une cour ou 1'on m'offenfe , donne-moi ta fille, comme tu me 1'as promife, & je pars. Ce difcours furprit tout le monde avec raifon; 1'empereur lm-mêrne ne fut que lui répondre : Tigrinde pal.t & pleura, & les chevaliers donc Ia falie étoit remplie ne purent la regarder fans pleurer comme elle : mais Poliarte voyant que l'empereur ne répondoit point, jetta les yeux fur la princefle, & s'appercut qu'elle lui adreflbit un de ces regards touchans qui favent fi bien obtenir du fecours pour la beauré malheureufe. Alors ammé tour a-la-fois & de compaffion , & d'un généreux dépit, il fe leva,& après avoir demandé a Tigranor la permiilion de parler , il dit d'urt air fier & intrépide: Orgolion , 1'exceffive bonté de l'empereur te rend aflez hardi pour ofer parler devant lui avec autant d'infolence; il ne funk pas de terraffer un dragon pour mériter la princefle, il faut lui plaire; on ne peut difpofer de fa main fans fon confentement, & comme elle eft trés-* éloignée de te 1'accorder, je fuis prêt a te prouver que non-feulement tu es indigne de la pofleder, mais que l'empereur ne peut te la donner. Orgolion fut fi furpris de voir qu'un homme feul osat le défier , qu'il ne fut d'abord que lui répondre : mais fe tournant vers 1'empereur; ajoutej  FIDELE. ^.J lui dit-il, a mes autres bienfaits le refpeót que j'ai pour roi; fans lui , je mettrois tout a 1'heure eet enfant en mille pièces: cependant je te jure , que plus je retiens ma colère, & plus ma vengeance fera terrible. Et toi, jeune infenfé, pourfuivit-il en regardant mon maitre , on voit bien que tu es étranger , puifque tu ne me connois pas; je te ferai bientót éprouver la diffétence qu'il y a de moi a ceux que tu as pris pour des géans: armes toi, & viens mourir. En achevant ces mots, il fortit de la falie. Le chevalier de la Fortune étoit; le feul qui parut avec tranquillité au milieu des craintes Sc des allarmes qu'Orgolion avoit infpirées a rout Ie monde. II prit fes armes en préfence de Tigranor , qui lui dit en 1'embraflant: chevalier , vous vous préparez a un grand combat , dieu veuille vous. rendre vainqueur; puiffiez-vous dégager ma fille d'un mariage qui feroit le malheur du peu de jours qui me reftent a vivte. La juftice de la caufe que je défens, répondit Poliarte , ne me laifle aucun doute fur le fuccès; au furplus, quoiqu'il en puifle arriver, 1'entreprife me fera toujours glorieufè. La princefle étoit fi foible, qu'elle n'avoit pas la force de fe lever. Son beau vifage n'offroit plus aux regards de ceux qui fe trouvoienr dans la falie -que la paleur de la mort. Poliarte s'approcha  'jfG Le Caloandre' d'elle, & lui dit avec une noble afluranee: ma-i dame, je vais foutenir que non-feulement Orgolion', mais encore aucun moreel n'eft digne de yous. II n'eft guères poffible que je fois vaincu en défendanr une fi grande vériré. Cependanr, fi mon ctoile me faifoit fuccomber, n'en accufez que moi feul. Pii.flent les dieux vous préferver decemalheur, lui répondit la princeife , ma mauvaife fortune me doit all?rmer; mais votre mérite doit .encore plus me rafïurer. Je vous conjure de vous ménager dans ce combat, &c de modérer la vivacité de votre courage. Songez que ma vie dépend abfolument de la vötre. Daignez , lui répondit le prince, vous placer de facon que vous puifliez être témoin du combat, non-feulement pour redoubler mes forces par votre préfence , mais pour juger de l'attention que j'aurai a vous obéir. Oui, feigr.eur , lui répliqua 1'infante , je vais me placer comme vous le defirez, & j'attendrai ma vie ou ma mort de votre fuccès. On vint dire alors que le Tartare étoit dans la cour du palais, prêt a combattre. Le chevalier de la Fortune prit congé de l'empereur , & baifa la maiii de la princeife, qui n'eut pas la force de la re'tirer, II defcendit 1'efcalier accompagné des principaux chevaliers de la cour. Quand le Tartare , qui commencoit déja a. s'impatienter, le vit paroitre, il lui cria d'une voix terrible : je vais te  J I D E L E. 47 prouver ; Jeune infenfé, la différence qu'il y a 4e ma force a celles des géans que tu as vaincus. As-tu la hardiefle de foutenir les impertinences que tu m'as dites , a préfent que je fuis armé. J'aime beaucoup mieux, lui répondit mon maitre, te voir caché fous tes armes, qu'a vifage découvert; mais proiitons du temps , 8c ne le perdons point en paroles inuriles. On leur partagea le tetrain & le foleil. Les trompettes fonnèrent. lis partirenr, & fe rencontrèrent avec tant de violence , qu'ils furent renverfés eux & leurs chevaux. Leur chüte fut même ü terrible , que 1'on n'imagina pas qu'ils pulfent y furvivre. Orgolion étoit blelTé a la poitrine ; mais il avoit une jambe fi fort embarralfée fous fon cheval, qui lui-même étoit hots de combat, qu'il ne lui fut pas poflible de fe relever. Le chevalier de la Fortune, quoique bleffé a Fépaule, & très-étourdi de fa chute, fe dégagea de delfous fon cheval, & courut 1'épée a la main fur Orgolion; mais il s'arrêta pour fonger au parti qu'il devoit prendre. Tous les fpeótateurs furent irrités d'une générofité fi peu raifonnablej car fa mort étoit aifurée, s'il donnoit a fon ennemi Ie temps de fe mettre en défenfe. Enfin Poliarte fe rappellant les ordres de Tigrinde s'écria d'une voix que tout le monde put  4& Le Caloandre entendre : Orgolion , fi je ne combattois que poue ma vie, je t'aiderois a te relever , pour te prouver ce que c'eft qüun enfant tel que moi ; mais la princeife Tigrinde m'a fait promettre de ne penfer qu'a fes intéréts ; fourfre donc ce que tu as bien mérité. A ces mots, il lui fit voler la tête, & les affiftans poufsèrent mille cris de joie. Le vainqueur fut recu de l'empereur & de la princeife avec tous les témoignages polfibles de joie & de reconnoiffance. La fatisfaétion de Tigrinde auroit été complette, fi elle n'eut pas appercu que mon maitre étoit blelfé. Elle en témoigna fon inquiétude. Aufli-töt on le conduifit dans fon appartement, oü il fut panfé d'une blelfure qui n'étoit pas dangereufe, &'qüi ne fut pas long-temps a guérir. L'heureux fuccès de ce combat conttibua beaucoup a la guérifon du prince Orcan. A peine étoitelle confirmée , que Ton vit arriver quatre ambaffadeurs du royaume de Circaffie. Leur deuil an-. nonca au prince Orcan la nouvelle de la mort du roi fon père. II apprit auffi que fes fujers le fupplioient de venir prendre polfelfion de la couronne, dont il étoit unique héritier. II ne fut pas moins fenfible a la perte qu'il avoit faite, qu'a la ctuelie nécelfité de fe féparer de Tigrinde. II vinc fur-le-champ prendre congé de l'empereur & de la princeife, 8c partit, bien réfolu de demander Tigrinde en rnariage, 8c de Yenir lui-même en faire   ba  faire Ia propofition, d'abord qu'il auroit affuré la tranquillité de fon royaume. La princeife & Poliarte fe contraignirent un peu moins qu'ils ne faifoient avant fon départ. L'erapereur lui-même approuva leur conduite; car la valeur &c les procédés du chevalier lui plaifoieut infiniment, & il ne pouvoit imaginer que l'élévation de fon cceur Sc de fes fentimens ne fut caufée par la grandeur de fa naiffance. II dit donc un jour a Tigrinde, qu'il ne feroit pas faché de ïa voir unie avec un chevalier d'un aulli grand mérite; & cette propofïtion fut recue avec des fentimens de joie qu'elle ne pouvoit diffimuler. On convint cependant , avant que d'aller plus loin, qu'elle s'informeroir de la naiffance de mon maitre. Arlande me rendit cette converfation; car nous avions fait aifément connoiffance. foit qu'elle eüt de 1'inclination pour moi, foit qu'elle voulüt ctre inftruite des fentimens du chevalier de Ia Fortune pour fa maïtreffe. Pour moi, qui la trouvois fort a mon gré, je cherchois volontiers toutes les occafions de 1'entretenir. Quand elle m'eut fait part des idéés de la princeife Sc de l'empereur, elle me fit de grandes inftances pour m'engager a. lui découvrir le nom Sc la naiffance de mon maïrre. Je m'en excufai d'abord, en lui difant que je 1'ignorois abfolument; mais enfin Poliarte in'ayant non-feulement permis , mais même orTome JU. D  50 LeCaloanbre donné de 1'inftruire, je feignis de céder a fa. curiofité. Tigrinde rendit compte a l'empereur de ce qu'elle venoit d'apprendre; & dès-lors il rcdoubla d'atrentions pour Poliarte , qui s'appercut aifément qu'Arlande avoit dit ce qu'elle avoit appris de fa nailfance. II en fit même confidence a Tigranor , 8c lui témoigna le defir qu'il avoit d'éprouverla princeffe, 8c Tigranor le regarda dès ce moment comme fon gendre. Toute la cour donna des marqués de fa joie, quand elle fut inftruite de cette nouvelle, & Tigrinde n'y fut pas la moins fenfible. On convint que Poliarte iroit promptement a Conftantinople pour obtenir le conlentement de l'empereur fon père pour ce mariage, 8c 1'engager a envoyer des ambaffadeurs pour demander la princeife. La belle Tigrinde fut très-affligée de ce retardement; mais la tranquillité ou elle éroit fur les fentimens de fon amant la confola, & notre départ ne fut différé que pour donner le temps a un fameux peintre de faire les portraits de Tigrinde 8c de Poliarte, qui vouloient adoucir, par ce moyen , les horreurs que 1'abfence caufe toujours aux amans. Tous les grands de la cour nous accompagnèrent jufques au vaiffeau , & nous mïmes a la voile. Poliarte ne fut pas long-temps fans arriver a Conf-  I I D E 1 jj. tantinople, & fut d'autant mieux recupar l'empereur fon père , qu'il n'en avoit appris aucune nouvelle depuis fon départ. II eft vrai que le bruit des grandes a&ions du chevalier de la Fottune s'étoit répandu dans Conftantinople; mais on ivnoroit que ce nom fut celui que Poliarte avoit pris. II trouva le prince Périandre fon frère en aflez mauvaiïe fan té, & il apprit de lui que la fille du rei d'Hongrie, que 1'on vouloit lui faire époufer, étoit a deux journées de la ville; & comme il ne pouvoit aller au-devant d'elle , il conjura Poliarte de s'acquitter pour lui de ce devoir. II y confentic Sc partit a 1'inftant, fuivi d'un cortège nombreux Sc magnifique. Poliarte rencontra le lendemain fon illuftre belle-fceur , & mit aufli-töt pied a. terre. Cette princefle , qui fe nommoit Diane, étoit fi charmante, que Tigrinde ne parut plus fi belle aux yeux de mon maïtre, qui de fon cóté ne lui parut pas moins aimable , fur-tout en apprenant qu'il étoit le fameux chevalier de la Fortune; en un mot, ils s'aimèrent , & leurs premiers regards firent naitre dans leurs cceurs la plus violente paflion. La princefle fut recue avec une magnificence exceflïve dans les fauxbourgs de Conftantinople j &c cette nuk fut cruelle pour les deux nouveaux amans, qui fe reprochoient une foiblefle abfolu- D a,  Le.Caloandre ment déraifonnable. J'étois couché fi prés da prince , que fa voix me réveilla fans peine. Je prêtai 1'oreille a fes difcours, perfuadé que fes foupirs n'avoient point d'autre objet que Tigrinde; mais je fus bien étonné d'entendre qu'il n'invoquoit cette princefle que comme un fecours conrre la nouvelle ardeur dont il fe fentoitenflammé. Belle Tigrinde', difoit-il, que fonta préfentton amour & le mien ; & pourquoi ne s'uniflent-ils pas pour défendre mon cceur , qui cherche a t'échapper ? Dans quel état me trouvai-je ! ó ciel ! j'adore une princefle qui doit époufer mon frère ! je vois ï'abinie oü m'entraïne mon aveuglement, & jene puis m'en éloigner! Diane, Tigrinde ! noms chéris, objets que j'adore, laiflez-moi refpirer, tk fouffrez que je prenne confeil de ma vertu ! Non, c'eft trop balancer entre mon devoir & ma paflion. J'éviterai, par une fuite généreufe, les dangereux appas de Diane. J'irai tomber aux pieds de Tigrinde , & les douceurs d'un amour innocent me guériront fans doute d'un amour criminel. Diane, de fon cóté , penfoit a-peu-près les mêmes chofes , mais le jour diffipa les projers de la nuit; on fe vit, on fe paria : quel moyen de réfifter! Enfin nous arrivames dans Conftantinople, & nous rrouvames cette ville dans le tronble & dans la douleur. Périandre venoit de mourir, & Diane, au lieu des fètes que Ton avoit préparées  FIDELE. 55 pont la recevoir, ne trouva que des marqués de triftefle. Elle fur moins touchée de eer événement qu'elle ne 1'auroit été dans un autre temps; car elle n'étoit plus obligée de combattre le penchant qu'elle fentoit pour mon maitre. Le rróne & 1'efpérance de polféder une princefle charmante , font capables de confoler des plus vives douleurs ; cependant Poharte fut véritablement touché de la mort de fon frère. Le fouvenir de Tigrinde, & la parole qu'il lui avoit donnée combattoit encore dans fon cceur ; mais les relfources d'un objet éloigné font bien foibles contre un objet préfent, qui paroiflbit avec tout 1'empire de I'amour & de la beauté. Dans ces circonftances, Enceladan lui propofa d'époufer la princefle Diane; 8c* hu repréfenta 1'avantage que 1'empire retiroit de 1'alliance dn roi d'Hongrie. II infifta fur la fagefle & fur les attraits de la princefle , qu'il falloit d'autant moins renvoyer au roi fon père , qui ne 1'avoit pas tant accordé a Périandre qu'a 1'héritier de 1'empire. Ces raifons , jointes a 1'autorité d'un père; achevèrent bientót de déterminer Poliarte. L'empereur fit partir un chevalier pour faire part au roi d'Hongrie de ce nouvel arrangement, &c ce prince ne fit point attendre fon confentemenr. Diane en fut charmée , &c les noces furent céIcbrées ayec une joie univerfelle ; mais ia D3  54 Le Caloandre mort de Périandre Jes rendit moins brillante?: Poliarte voulant du moins s'excufer d'avoir manqué a fa parole, envoya un chevalier a Trébifonde pour remettre une Iettre a l'empereur Tigranor, dans laquelle il lui repréfentoit la néceffité de fon mariage & 1'autorité de fon père, • qu'il n'avoit pas ofé contredire. II me chargea d'une autre que je devois faire rendre fecrettement a Tigrinde par le moyen de ma chère Arlande. Nous arrivames promptement & heureufement, ce chevalier & moi a Trébifonde, & nous trouvames cette ville dans les fêres. Tout y marquoit la joie de voir Tigrinde élevée a 1 eminent degré d'impératrice par la mort de Périandre. II nous fut aifé de voir que 1'on n'avoit aucurï foupcon de la nouvelle dont nous étions chargés: ainfi 1'envoyé de Poliarte réfolut d'attendre pour remettre fa lettre a l'empereur , qu'il en eüt appris quelque chofe par une autre voie. Pour moi, je n'eus pas la force d'aftliger Tigrinde , & de lui apprendre une nouvelle fi cruelle, & qu'elle prévoyoit fi peu. J'avois beaucoup d'impatience de voir Arlande ; ainfi je me rendis la nuit au palais , ne voulant être connu que d'elle. Je lui dis, en termes généraux, que Poliarte m'envoyoit pour une affaire imporrante, & je la priai de garder le fecret fur mon retour; mais j'eus beaucoup de peine a ne  Ï I D E L E. 55 pas fatisfaire fa curiofité. Elle m'avoit regu dans un cabinet , d'oü j'entendis la voix d'un homme qui fe plaignoit ; Arlande me dit que c'étoit celle d Orcan. Elle ajouta qu'il étoit revenu depuis pen a la cour de Trébifonde avec une fuite magnifique , dans 1'efpérance que la grandeur de fes états & 1'amitié que Tigranor lui avoit témoignée, lui feroient époufer la princefTe Tigrinde ; mais que la joie univerfelle , 8c le motif des fètes dont il avoit été témoin, lui ayant appris que 1'infante étoit deftinée a Poliarte , Pavoient réduit a 1'extrémité , 8c que les médecins étoient fur le point de 1'abandonner. Elle me dit encore que Tigrinde étoit touchée de fon état, paree qu'elle Peftimoit, 8c qu'elle n'avoit point oublié les fervices qu'il lui avoit rendus; que cependant elle étoit fachée detre obligée de lui rendre vifite, dans la crainte qu'elle avoit d'entretenir un mal dont elle n'ignoroit pas la caufe. J'appris enfuite qu'elle alloit arriver dans fon appartement, & je fus curieux d'entendre la converfation d'Orcan & de Tigrinde , pour en rendre compte a Poliarte. Arlande, qui ne cherchoit que les occafions de m'obliger, me fir voir ' une petite porte qui donnoit précifemenr fur le lit du malade, & qui n'étoit couverte que d'une tapifferie. Je réfolus d'attendre en eet endroit, & j'y demeurai feul; car Arlande fut obligée de le rendre auprès de la princeffe. D iv  5^ LeCaloandrh Tigrinde ne fut pas long - temps fans arriver; Sc j entehdïs qu'il lui répondit a la queftion qu'elle lui fit fur 1'état de fa fanté. On ne peut être plus ma!, madame; je ne meurs point, ou du moins je meurs trop Ientement. Prenez courage, Seigneur s lui répliqua-t-elle, nous n'épargnerons rien pour rétablir votre fanté ; foyez perfuadé de 1'intérêt que nous y prenons tous. Mon fort, secria Orcan , ne doit intéreffer perfonne ; il ne m mtéreffe pas moi-même; la vie n'eft point a defirer , lorfqu'elle n'a plus rien d'agréable. Que ceux qui font heureux vivent; je mourrai, mais cependant moins affligé que je ne 1'ctois, quand vous étiez au pouvoir d'Orgolion : j'ai du moins aujourd'hui Ia confolation de vous lailfer dans un rang éminent avec un prince digne de vous. Je n'aurois pu vous offrir qu'une couronne ordinaire , & Poliarte vous donne un empire. Puiffe-t-il vous aimer autant que je vous ai aimé! Je vous fouhaite une longue vie , & je lui defire une fidélité femblable a la miemie. A ces mots il tomba dans un fi grand évanouiffement, que 1 on douta de fa vie. Tigrinde ne put le voir en eet état fans répandre des Iarmes. Enfin les fecours 1'ayant fait revenir, & 1'empereur qui furvint n'ayant rien négligé pour le cönfoler, ils le quittèrent pour ie Iaiffer repofer : mais ü etoit fi fort abattu, qu'on n'ofoit efpérer qu'il pafsac la nuic»  * I D E L E. 57 Pour moi , qui connoifiois la valeur & la générofïté d'Orcan , je me fentis fort attendri; & comme il me parut 1'homme le plus digne d'époufer Tigrinde après Pqliarre , je réfolus de contribuer a fon bonheur. Je demeurai long-temps dans le cabinet, & quand il fut feul, j'entrai doucement dans fa chambre; je m'approchai de fon lit, 8c je lui appris le mariage de Poliarte avec la princeife d'Hongrie. Cette nouvelle rappella fon ame prcte a s'envoler : il eut cependant beaucoup de peine a me crcire; il croyoit que la compaftion m'engageoit a le tromper pour le foulager : mais quand il m'eut reconnu pour 1'écuyer de Poliarre , il n'eut plus aucun doute. Je lui recommandai le fecret , 8c je fortis du palais fans que perfonrre rh'eüt reconnu. Le bruit du mariage de Poliarte cqrhmenca a fe répandre dans Trébifonde, & ces nouvelles ctonnóient tout le monde. L'empereur ne pouvoit fe réfoudre a les croire , lorfque nous nous préfentames a lui 1'envoyé de mon maicre & moi. H me reconnut d'abord, 8c ma vue lui caufa beaucoup d'émotion : il prit la lettre fans rien dire, 8c la lur^ mais ce ne fut pas fans changer plufieurs fois de couleur. Mais après avoir réfléclü quelque temps il fe leva, & fe retira en difant a haute voix : le procédé de Poliarte eft afïreux , & je ferois indigne du tróne que j'occupe, fijele laiffoisimpum.  58 Le Caloandre J'allai promptement trouver Arlande, Sc je lui fis part de 1'ordre que j'avois recu de Poliarte, la conjurantd'employer route fon adrefle pour appaifer la colère de Tigrinde : en même-temps je lui donnai lalertre dont j'étois chargé. Arlande fut rrès-affligée, Sc courut a 1'inftant pour la rendre a fa maitreflè. Elle ne fut pas long-temps fans venir me rettouver ; elle m'apprit que Tigrinde étoit dans une fi grande colère, que les foumiflions, les excufes de Poliarte, Sc tout ce qu'elle avoit pu lui dire pour la confoler, avoient été inutiles : elle ajouta que la princefle, après avoir répandu beaucoup de larmes, avcit juré par fon honneur , Sc par le fceptre de fon père , de n'avoir jamais d'autre époux que le vainqueur de Poliarte, Sc le deftrudeur de 1'empire de Conftantinople. Tigrinde elle-même me confirma tout ce que m'avoit dit Arlande; car elle vint encore rendre vifite au roi de Circaflie, a qui ces nouvelles flatreufes tenoient lieu de remèdes, Sc qui fe trouvoir dé;a fort foulagé. Je vins promptement me placer au même endroit qui m'avoit déja fervi, & j'enrendis que la princefle félicitoit Orcan fur le retour de fa fanté. Je ne puis me réjouir tout-a-fait, madame, lui répondit-il, du meilleur état oü j» me trouve : je fuis obligé d'avouer que je ne Ie dois qua 1'oifenfe que vous avez recue; mais je fens avec plaifir que j'aurai bientót aflèz de force  fidele; 59 pour vous venger. Ce n'eft pas d'aujourd'hui, lui rcpliqua la princefle , que j'ai des preuves de votre attachement; je me fuis fouvent reproché de ne pouvoir le reconnoïtre. J'ai aimé Poliarte comme un mari dont mon père avoit fait choix; mais a préfent que fa perfidie a détruit 1'engagement que j'avois avec lui , je le hais , je détefte fon nom , & je ne penfe qüaux moyens de le fiiire périr. Je recois donc vos offres avec plaifir, & je vous conjure de ne penfer qua votre guérifon. Orcan lui fit encore quelques proteftations , après lefquelles ils prirent congé 1'un de 1'autre. TVrinde étoit a peine fortie de 1'appartement du roi de Ciicaflie , que l'empereur y arriva. II comprit aifément le fujet de la joie qui brilloit dans les yeux du malade. Après les premiers complimens, Tigranor lui dit: Je fuis d'autant plus fenfible a raffront que je recois de Poliarte, qu'il eft d'un rang illuftre; & le reffentiment que j'en conferverai toute ma vie eft proportionné a la grandeur de 1'injure : mais avant tout, mon premier foin doit être de donner ' k Tigrinde un époux digne d'elle. Je connois votre valeur & les forces de votre royaume, & je n'ignore point I'amour que vous avez pour ma fille ; ainfi je ne puis mieux faire que de vous la donner: mais a condition que vous partagerez mes intéréts & ma haine contre toute la familie d'Enceladan.  *® Le Caloandre Orcan baifa les mains de l'empereur, Sc lui répondit avec tous les tranfports d'un amant qui paffe du plus cruel état a Ja plus grande félicité. Tigranor, fatisfait des fentimens & des affurances que lui donna le roi de Circaffie, fe retira après 1'avoir embraffé comme fon fils. La fanté d'Orcan fut bientót rétablie, & il époufa la princeife. On fit des tournois d'une magnificence extreme, malgré les cruelles guerres que 1'on méditoit. Tigranor, après avoir donnc quelques jours aux plaifirs, affembla fon confeil pour examiner 1'affront que Poliarte lui avoit fait; & 1'on réfolut la mine de Conftantinople, en uniffant, pour eet effet, les forces de 1'empire avec celles desalliés. Cette réfolution devint bientót pubhque , Sc Tigranor étant forr aimé de fes fujets, 1'on eüt dit, en voyant éclatc-r leur zèle Sc leur fureur, que mon maitre les avojt tous offenfés en particulier. Tigrinde voyoit avec joie les prépararifs que 1'on faifoit pour fa vengeance: elle ne pouvoit cependant arracher de fon cceur le fouvenir d'un ingrat qu'elle avoit tant aimé. Elle regardoit le portrait qu'il lui avoit lailfé, Sc cette vue entretenoit fa douleur & fes regrets. Orcan avoit fon eftime. Poliarte étoit 1'objet de fa colère j mais cette colère faifoit quelquefois place a des mouvemens plus doux, fi jen dois croire ce qu© me difoit Arlande.  fidele: 'è\ L'envoyé de Poliarte fe retira après la déclaration de guerre , & ma fanté m'empêcha de le fuivre. Je demeurai quelque mois malade a Trébifonde , mais je fus toujours caché dans une maifon ou j'avois fouvent le plaifir de voir Arlande. Cependant Tigrinde donna le jour a deux jumeaux, dont 1'un étoit un prince , qui fut nommé Endimir , & 1'autre une princeife , qui elt la fameufe Léonide , dont la valeut & la beauté font tant de bruit dans 1'univers. L'air fe couvrit de nuages au moment de fa nailfance. La nuit parut avant le coucher du foleil. Le foleil ne donnoit aucune autre clarté que celle des foudres & des éclairs , & les éclats de tonnerre étoient d'une violence extraordinaire. Les fages donnèrent différentes interprétations a ce prodige: les uns difoient que Léonide feroit impératrice dé Trébifonde, les autres alfuroient qu'elle en augmenteroir la fplendeur ; mais ils furent tous d'accord fur la beauté & la valeur incomparable que les aftres lui promertoient. Quelques jours après le fage Arilton vint z la cour : c'étoit un homme qui s'étoit attiré une vénération générale par fon favoir. L'avenir n'avoit rien d'impénétrable a fes yeux , & tout ce qu'il prédifoit étoit regardé comme infaillible. On fur furpris gie le voir; car il paffoit fa vie dans une forêt a  62. Le Caloandre cinq journées de Trébifonde, fans autre occupation que celle de contempler le ciel. L'empereur qui 1'aimoit, & qui 1'eftimoit beaucoup, le recut a merveille, & le conduifit auffi-tót chez Tigrinde qui n'étoit pas encore relevée, Sc qu'il rrouva jouant avec fa pecite fille. II examina les traits de eet enfant avec attention, Sc tout d'un coup, avec un enthoufiafme au - deffus de 1'humanité , il 5'écria: O merveilleufe princeffe ! a quelle gloire es-tu réfervée ! Enfuite fe tournant du cóté de Tigranor , il lui dit: Grand empereur de Trébifonde, j'ai examiné la naiffance de cette princeife; j'ai vu routes les confteüations occupées a lui donner des avantages que les cieux n'accordèrent jamais a. d'autres mortels. Je ne viens ici que pour avoir le plaifïr de la tenir entre mes bras , Sc celui de la conlidérer avant de mourir. Soyez certain que rien n'égalera fes charmes Sc fa valeur. Le deftin lui réferve 1'honneur de triompher de 1'empire grec ; ainfi yous devez fufpendre la guerre que vous avez réfolue, pour attendre les temps favorables que le deftin vous promet. Et vous Tigrinde, lui dit-il alors, je puis vous affurer que le ciel doit augmenter votre gran* deur ; mais il faut attendre quelque temps pour être vengée d'un prince qui vous a manqué de fidélité, plutöt par la faute du deftin que par le  FIDELE. 6} défaut de fon cceur. Contentez-vous a préfent des remords dont il eft tourmenté, & ne doutez point que vos chagrins ne foient un jour fuivis d'un bonheur que vous n'efpérez pas. Lorfque la réflexion eut fait place a 1'étonnement que caufa ce difcours d'Arifton, on réfolut de fe foumettre aux ordres du ciel , & cle fufpendre la guerre, mais fins difcontinuer les préparatifs pour être en état de tout entrcprendre lorfque la jeune princeife auroit atteint 1'age convenable. Quelque temps après , Orcan obtint de l'empereur , avec aflez de peine , la permiiïion de conduire Tigrinde dans fes états; mais au moment de leur départ , le prince de Trébifonde, frère unique de la reine de Circaffie , tomba dangereufement malado , & mourut en peu de jours.' Tigranor ne put foutenir cette difgrace, & le fuivit de prés. Ses peuples le pleurèrent comme leur père , & Tigrinde lui fuccéda. Orcan fut couronné avec elle , fans trouver aucune difficulté. II nomma un viceroi pour gouverner la Circaffie, & fe donna rout entier aux foins de fon rouvel empire. Pendant qu'il prouvoit a fes peuples 1'excès de fa juftice & de fa prudence, Tigrinde n'étoit occupée que de 1'éducation de fes deux enfans. Alais cette douce occupation fut bientót mêlee  '64 Le Caloandre d'une vive douleur, par la perte imprévue da prince Endirnir. On pria le vertueux Arifte de raccnter le détail de eet accident, & il continua fon récit en ces termes: tout ce que la nature & 1'arr peuvent avoir d'agréable fe trouve dans un lieu fitué auprès de Trébifonde, auquel on a donné avec raifon le nom de paradis terreftre. Les princes de eet empire vont ordinairement y prendre le plaifir de la promenade. Tigrinde y conduifir un jour fes deux enfans, qui n'étoient alors agés que d'environ quatre ans. Elle avoit réfolu d'y faire quelque féjour. Un foir , au coucher du foleil , pendant qu'elle fe promenoit avec fa cour dans un bofquet fur le bord de la rivière qui fe jette alTez prés de-la dans la mer , la nourrice étoit demeurce derrière avec les deux enfans & une demoifelle qui les fervoit. Ces deux femmes appercurent un bateau de pècheur attaché a quelques arbres; Léonide eut envie d'y entrer : auifi-tót le petit Endirnir voulut en faire aurant, & les femmes eurent la complaifance de les y conduire. Les fecouffes qu'ils donnoient en badinant détachèrent le bateau ; la demoifelle qui s'en appercut fauta promptement a terre avec la petite Léonide , qu'elle tenoit entre fes bras ; elle la pofa promptement fur 1'herbe , & fe retourna pour prendr*  ? I D E t I." £y prendre le prince, que la nourrice lui préTentoit: mais la précipitacion avec laquelle elle s'avanca 1'ayant fait glüTer, elle tomba dans 1'eau; & li la nourrice ne 1'avoit retenue par fa robe , elle eüc été noyée. Cependant elle fut alfez \eureufe pour regagner le bord, fur lequel tous les gens de la cour , qui accoururent aux cris de Léonide ' la trouvèrent évanouie. Quand elle eut repris fes efprits, elle conta le malheur qui venoit d'arriver j öc comme on ne vit plus alors ni la nourrice, ni le petit Endimir , non plus que le bateau , 1'oti conclut que le courant les avoit emportés : 1'on fit defcendre plufieurs barques jiüqu a la mer j mais leurs recherches furent inuules : on rrouva féulement le lendemain , a plufieurs milles au large, le bateau renverfé; ainfi 1'on ne douta plus que le jeune prince n'eüt péri: & c'eft ainfi que Léonide s'eft trouvée 1'unique héritière de rempire de Trébifonde. Quelque temps aptès le couronnement d'Orcan; pourfuivit Arifte , je partis de Trébifonde pour retourner a Conftantinople, oü je trouvai que la princeife Diane avoit comblé de joie Poliarte & tout 1'empire Grec , en donnant le jour a un prince , que 1'on avoit nommé Caloandre a caufe de fon extréme beauté. II eft vrai que tout enfant qu'il étoit encore, on ne pouvoit le regarder fans 1'aimer & fans 1'admirer. 11 me rappella i'idée de la petite lome III, E  Cd LeCaloandrh Léonide que j'avois vue a Trébifonde : mais ce qu'il y a de plus étonnant, c'eft qu'en rendant compte a Poliarte de ce qui s'étoit pafte dans cette ville, quand je lui fis le récit des prodiges arrivés au moment de la naiffance de Léonide, il me dit qu'il étoit arrivé précifément la mêmechofe lorfque Caloandre étoit venu au monde, &c nous trouvames que Diane Sc Tigrinde étoient aecouchées au même inftant. Malgré toutes les raifons que Poliarte avoit d'être content de fon fort , il fe reprochoit fans ceffe fon infidélité; & je fais que non-feulement il penfe aujourd'hui de la même facon, mais encore qu'il prévpit les malheurs qui font inévitables a fes peuples, Sc qu'il voudroic fe facrifier lui-même pour appaifer la colère d'Orcan Sc de Tigrinde : mais la haine eft invétérée depuis fi long-temps dans leurs cceurs, que 1'on doit s'attendre a une guerre terrible. Ainfi , prince, fi vous voulez fecourir vos parens, vous n'aurez pas beaucoup de temps, ni vous, ni vos coufins pour chercher des aventures dans les royaumes étrangers. Ce fut ainfi que 1'écuyer termina fon hiftoire. Arfilée fut charmé de 1'avoir entendue. Les princes joignirent la compagnie, qui s'étoit difperfée dans les bofquets , & 1'on paffa le refte du jour au milieu des plaifirs. Caloandre étoit le feul qui s'ennuyat dans un féjour fi charmant: il avoit découvert que fon  ï I D 2 L E. 6j frère 8c fon coufin étoient amoureux, 8c il cherchoit les moyens pour les dégager de leurs chaines, ou pour s'en féparer honnêtement dans le deflein d'aller chercher la gloire ; car fon cceur n'étoit épris d'aucun autte objet. Prévenu de cette idéé ; il tira a 1'écart Polémon & Altobel, & les engagea a fe promener avec lui pendant que toute la cour retourneroit au chateau. Vous favez, leur dit-il, que le deur de nous fignaler nous a fait partir de Conftantinople , 8c c'eft pour un fi noble delfein que nous fommes venus ici; les fêtes font finies, & nous n'avons plus de ptétexte pour nous arrêter dans un lieu oü nous ne pouvons mener qu'une vie molle & voluptueufe : mais s'il eft vrai, comme je le foupgonne , que I'amour vous aic féduits , je ne puis vous déguifer combien j'en fuis affligé; car on dit que les amans font ordinairement malheureux. Pour moi qui fuis libre , & qui veux 1'être jufqu'a la mort, je ne vois rien qui m'empêche dc continuer mon voyage : fi vous voulez partir avec moi , je ferai charmé non-feulement d'être avec vous , mais plus encore de pouvoir me perfuader que vous êtes maitres de vous-mêmes. Quoi qu'il en foit, fi I'amour vous retient en ces lieux, je ne m'oppoferai point a votre féjour; mais vous ne devez pas non plus vous oppofer a mon départ , ni trouver mauvais que j'achève mon entreprife. Altobel fut tres- Ei;  68 Le Caloandre embarrafle du difccurs de Caloandre: il auroit bien voulu ne point abandonner un frère qu'il aimoit avec tendrelfe; mais en même-temps il ne pouvoit foutenir la feule idéé de quitter fa chère Arméline. Enfin il lui répondit ; je blelferois la vérité, Sc je trahirois la confiance que je vous dois , fi je vous difois que je n'aime point la belle Arméline; oui, je i'aime avec tant d'ardeur, que j'aimerois mieux mourir que de m'en féparer : jugez combien eet amour a de force , puifqüil m'arrache d'auprès de vous , & qu'il me fait oublier pour un temps le foin de ma réputation. Allez donc oü votre courage & la gloire vous appellent: pour moi qui fuis enchamé dans eet agréable féjour, j'attendiai que I'amour m'accorde quelques-unes de fes faveurs, Sc je faurai fi bien réparer dans la fuite les momens que j'aurai perdus, que 1'on ne doutera point que je fuis votre frère. Caloandre 1'embrafla, & lui dit en fouriant : fi I'amour augmente la valeur, vous ferez des chofes extraordinaires; quant a. moi, je renonce i fes faveurs. Jouilfcz donc de plaifirs que 1'on regarde quelquefois comme des peines ; mais tels qu'ils puiflent être, ne vous arrêtez que le moins qu'il vous fera poflible: on eft fans doute inquiet de nous a Conftantinople; ne feroit-il pas plus naturel d'y retourner ? Mais il faudroit y paroitre couverts de gloire. Seigneur , lui die Polémon ,  J I D I L E. ün de nous au moins vous accompagnera; lequel choifilfez-vous d'Altobel ou de moi? Si je me connoiffois en phyfionomie , lui répondit Caloandre , j'imagine que cette politefle vous feroit également a charge. Si vous aimiez , vous feriez trop penetrant, lui répondit Polémon : je conviens. que je fuis amoureux; mais je ne le fuis pas au point de ne pouvoir vous accompagner. Ils finirent cette converfation , en convenant de fuivre chacun leur goüt. Altobel & Polémon fe déterminèrent donc au féjour , & Caloandre au départ. II prit congé du roi & de toute la. cour dès'le foir même,' Sc le lendemain, au lever de 1'aurore , il fortit fans écuyer ; car le fien étant mort depuis quelque temps , il avoit réfolu d'en chercher un dont il he fut pas connu. II fit peindre fur fon écu, en arrivant a la ville de Chorfe fur les frontières de la petite Arménie, un Cupidon renverfé aux pieds d'un chevalier pour faire entendre qu'il avoit réfolu de n'aimer jamais. II parcourut tous les royaumes voifins pour s'inftruire des préparatifs de l'empereur Orcan , & pour fe rendre, quand il en feroit temps, auptès de l'empereur fon père. Il fit de fi grandes adtions dans tous ces pays , que bientót on ne paria plus que du chevalier de Cupidon. Pendant ce temps, Altobel & Polémon étoient dans Ifmare très-empreffés auprès de la belle Arméline & de la charmante Syrenne. L* E iij  7° Le Caloandre vie qu'ils menoient étoit délicieufe • mais elle étoit peu digne de leur courage. Cependant les nouvelles que 1'on apprenoit tous les jours des armemens que 1'on faifoit dans tout 1'orient leur f/aifoient comprendre la néceffité oü ils feroienc incelfamment d'aller fecourir 1'empire de Grèce. Un chevalier d'Ifmare , après avoir demeuré dix' ans a Trébifonde , fut attiré dans fa pattie par le bruir des grandes fêtes que 1'on devoit donner aux nöces de fon prince: mais ayant été retenu en chemin par les blelTures qu'il avoit recues dans un combat, il n'avoit pu arriver aflèz promptement pour en être témoin. Arfilée, Gélindo , Polémon & Altobel étoient avec le roi, quand ce chevalier vint lui, faire la révérence. Ils lui témoignèrent la curiofité qu'ils avoient de favoir précifément tout ce qui fe palfoit a Trébifonde,, ce qui regardoit la valeur & la beauté de Léonide, la haine de Tigrinde & d'Orcan, & quels étoient les princes & les chevaliers qui fe préfentoient pour les feryir. Celui-ci , qui étoit parfaitement inftruit, voyant la curiofité que le roi lui témoignoit, leur répondit. Perfonne n'ignore quel eft le defir de vengeance <3ont Tigtinde & Orcan font uniquement occupés, & vous croirez fans peine que ces mêmes fentimens nég avec la princefle Léonide s'accroiflent en elle a chaque jnftant, d'autant qu'elle n'ignor*  ï I D E t E. 7* pas qu'elle eft deftinée ï venger les mépris que fa mere a recus. Je ne pourrois vous dépeindre tous les avantages dont le ciel a comblé cetre héroïne j ils font impoflibles a décrire. Elle eft grande ; mais fa taille eft fi bien proportionnée , que 1'on voit peu d'hömmes qui foient auffi bien faits. Son vifage eft noble & majeftueux} la blancheur de fon teint eft mèlée d'une couleur qui fait honte a la rofe du mois de raai; fes yeux font du plus beau bleu du monde , & cependant fi brillans, que 1'on ne peut les comparer qu'au ciel, que 1'on voit charmant dans un jour ferein, & terrible quand il eft irrité : mais rien au monde n'egale les graces de fon fourire; il n'y a point de douleur oui ne s'évanouiffe en la regardant. Tous les regards font attachés fur elle quand elle paroit en public, & le plaifir de la voir eft fi grand , que 1'on n'entend aucun bruit dans les plus nombreufes aflemblées.' Le roifurpris de la magnificence deceteloge, intetrompit le chevalier , & dit aux princes : fi le chevalier des Soleils ne nous avoit fait les mêmes impreffions, nous pourrions foupconner la vénté de ce récit. Je ne me perfuaderai jamais, s'ecna. Gélindo , qu'il y ait quelqüun au monde qui puifte égaler le chevalier des Soleils. Le chevalier lui répondit en fouriant: feigneur mous faurens lequel eft dans Terreur , quand vous E iv  74 LeCaeoanbre aurez vu Léonide, & que j'aurai rui juger da chevalier donr vous parlez j mais en attendant , nous devous convenir, ce me femble , qu'ils ne doivent être comparés qu'a eux-mêmes. Enfuite il continua fon réat ; Léonide fit paroïtre tant de force & d'adrelfe en commencant fes exercices, que 1'on jugea que fa valeur égaloit fa beauté Sc qu'elle remplilfoit tout ce que le fage Arifton avoit prédit. A 1'égard des préparatifs de Ia guerre, on les fait avec tout 1'empreifement poffible , & 1'on ne doute point du fuccès; on s'attend a voir inceffamment 1'empire Grec tributaire de celui de Trébifonde , Poliarte mort , Tigrinde vengée , & Léonide triomphante. II y a beaucoup de°princes qui ont promis a Orcan de lui donner des fecours confidérables ; quelques-uns même ont déja fait foindre leurs troupes ; en un mot, la réputation de 1'infante lui attire tous les jours des fecours nouveaux. Safar , jeune prince fort brave, & roi de la Turcomanie, vint a Trébifonde 1'année dernière a la tête de cinq cents chevaliers choifis, en attendant vingt mille autres qu'il avoit laiffés dans fes états, tout prêrs a m.archer. L'empereur le recut .très-bien ; mais d'abord qu'il eut jetté les yeux fur la princeife, il devint épris de fa beauté. Cependant Orcan voulut, pour le combler de faveurs , qu'elle recut 1'ordre de chevalerie de la main de ce prince, ■ -  FIDELE. 75' Elle parut le jour de la cérémonie avec des armes extrêmement ricb.es; fa vifière hauflee lailfoit voir un vifage fi agréable , & tout a la fois fi fier, que 1'on ne pouvoit dire fi elle reflembloit plus a une Pallas propre a faire naitre I'amour, qu'a une Vénus capable de vaincre le dieu de la guerre. Safar éroit ébloui de tant de charmes , & ne fe connoiflbit plus. II bruloit , il trembloit, il ne fongeoit ni a ce qu'il devoit faite , ni a ce qull devoit dire; 8c quand il dit a la princeife qu'elle étoit obligée de défendre 1'honneur des dames, 8c de fecourir celles qui en auroient befoin, il la regatda tendrement pour implorer lui-même fon fecours; mais ayant un peu furmonté fa timidité, il ajouta : un cafque ne peut que retarder votre victoire; combattez a vifage dccouverr, Sc petfonne au monde ne pourra vous réfifter. La princefle qui méprife I'amour , & qui ne fe confole point d'être née femme ( la feule idéé de la foumiflion impofée a fon fexe révoltant fa fierté naturelle) ne répondit a Safar que par un regard fier qui lui fit aifément comprendre qu'il n'avoit rien a efpérer. Léonide , après avoir recu 1'ordre de chevalerie voyant que 1'armée feroit encore long-temps fans être en érat de marcher a Conftantinople, fupplia fon père de lui permettre d'aller, a 1'exemple des chevaliers errans , chercher les aventures dans les royaumes voifins; &  74 Le Caloandre l'empereur, qui 1'aime avec une tendreflè extréme, ne voulut point lui refufer cette fatisfadtion Ma1S Tigrinde , après lui avoir repréfenté que toutes leurs efpérances étoient fondées fur elle &fur fa valeur, la conjura de preffer fon retour, & lui dit adieu , en verfant un torrent de larmes! Le départ de Léonide ne diminua point la vivacité des préparatifs; & 1'on voyoit arriver tous les jours des chevaliers a Trébifonde. II y en eut un, entr'autres , qui parut avec toutes fes armes a Ia réferve du cafque. II étoit d'une taille prefquè gigantefque , & fon air de force & de fierté attira furluilesyeuxdetoutelacour. II s'approchadu tróne d Orcan , & lui dit a haute voix, fans lavoir falué • empereur de Trébifonde , vous occupez une place ou mon père Orgolion devroit être affis ; Poliarte le combattit dans cette ville & Ie tua, je ne fais pas trop comment; je crois cependant que ce fut par trahifon. On dit que vous êtes jufte, & qUe vous avez de la «deur. J'aime donc mieux vous voir fur ce tróne que Poliarte , dont je me vengerois s'il étoit ici. J'apprens que vous avez réfolu de détruire fon empire, & je vois avec beaucoup de plaifir les foins que vous prenez pour y parvenir. Vos campagnes font couvertes de chevahers>: qu'attendez-vous donc ? Que le perfan, 1'arabe & 1'indien inondent votre pays ? Ne favez-vous pas que le grand nombre produit aifément ,1e  F I D E 1 E. 75 défordre ? Croyez-moi , vous avez aflez pris de précautions j je viens joindre ma vengeance a la votre. Ne différez donc plus; marchez a Conftantinople ; Brandilon eft avec vous, fon épée en vaut mille autres. Au nom de Brandilon , 1'on entendit un murmure dans toute la falie. Sa réputation étoit connue; on favoit qu'il étoit fi redouté dans 1'Afie, que trente chevaliers n'auroient ofé le combattre, & 1'on n'ignoroit pas que fa force étoit prodigieufe } fon adrefle admirable, Sc fa colère terrible. L'empereur lui répondit d'un air grave Sc majeftueux : je fuis fort aife , Brandilon , de vous voir joint a nous pour renverfer 1'empire de Conftantinople > votre valeur qui remplit tout 1'onent, jn'aflure de la vidoire; cependant onne doit jamais alfez méprifer fon ennemi pour négliger aucune précaution : mais le portrait que vous faites de Poliarte n'eft aflurément pas jufte; je 1'ai connu,c'eft un prince d'une grande valeur , Sc certainemenr ïncapable d'aucune trahifon. Il combattit vócre père en brave homme, il le tua dans un combat fingulier , Sc dans la place que vous voyez devant mon palais; j'ai recu tant de preuves de fon grand courage Sc de fa prudence, que j'aurai toujours pour lui beaucoup d'eftime : je fuis même perfuadé que nous le trouverons pret a nous bien  76 Le Caioahdre recevoir. Ses états font confidérables ; il a beaucoup d'alliés, 8c fes deux fils, quoique jeunes,onc déja fait de fi belles actions, qu'ils rendenc ce prince alfez redoutable. Pour redoubler le plaifir que j'ai de vous voir prendre mon parti, les fecours que j'attens doivent arriver incelfamment. Cependant croyez - moi , prenez quelque repos dans ma cour, & modérez votre généreufe ardeur. La fage réponfe de l'empereur fut autant applaudie, que 1'arrogance de Brandilon avoit été blamée ; car perfonne n'avoit approuvé que Brandilon eut parlé de Poliarte comme d'un traitre lui a qui 1'on ne vouloit faire la guerre que pour rhonnenr de 1'empire, & que pOUr fatisfaire 1'impératrice. Orcan lui-même ne pouvoit le haïr,& Tigrinde fe trouvoit embarquée. Elle avoit pris de fi grands engagemens avec 1'univers , qu'elle n'ofoit les rompre. De plus, elle étoit foutenue par 1'efpérance delever fa fille fur le tróne de Conftantinople. Sans d'auffi fortes raifons, je crois qu'elle auroit empêché 1'exécution d'une entreprife qui devoit faire couler tant de fang ; d'autant plus, fi je ne me trompe , pourfuivit le chevalier, que fa haine pour Poliarte n'a d'autre principe qu'un amour dont la flamme n'eft pas entièrement éteinte. Brandilon ne fut pas content de la réponfe d'Orcan ; il regarda même comme une offenfe les  fidele. 77 louanges qu'il avoit données a Poliarre, & malgré les efForts qu'il fit pour ne pas éclater, on remarqua fur fon vifage la colère dont il étoit agité. L'on veit bien , répondit-il , empereur, que vous ne pouvez vous réfoudre a dire du mal d'un homme a qui vous devez la vie & 1'empire: je loue votre reconnoiffance , & vous la poufTerez peut être jufques a lui faire part de vos états, fms pouvoirvous réfoudre a le priver des fiens : au refte , je fuis bien aife d'entendre louer celui que je dois vaincre; Sc pour vous donner les moyens de fignaler votre grande reconnoiffance , je vous promets de lui pardonner a votre confidération ; mais je n'autai pas un moment de repos, que je ne 1'aie conduic devant vous mort ou vif pour vous laiffcr maitre de fon fort. Altobel fut fi fott indigné de 1'infolence dn Tartare , qu'il eut beaucoup de peine a fe retenir, & Ie feu qui lui montoit au vifage prouvoit affez 1'intérêt qu'il prenoit a 1'honneur de Poliarte. Toute la compagnie s'en appercut. Cependant le chevalier ne laiffa pas de continuer fon difcours. L'empereur, ajouta-t-il , dont la prudence eft extréme , ne voulut pas pouffer plus loin la converfation , &c fe leva pour ne pas compromettre fon autorité. II fit donner a& Tartare un des plus beaux appartemens du palais , avouant qu'il étoit plus content de 1'ayoir dans fes intéréts qu'une  7? Le Caloandre armee entière. Ce fecours, & beaucoup d'autres qui arrivoienc, joints a ceux des rois de Perfe , de Ruffie, de Circaffie , du foudan de Babylone & du Turcoman , qui doivent être arrivés préfentement , faifoient travailler avec empreflement lorfque je fuis parti pour mettre inceflamment a Ia voile, & fe rendre a Conftantinople. La mer étoit déja. couvette de vailfeaux ; & dans quelques mois cette gtande ville fera certainement afliégée par routes les forces de 1'orient. Les princes raifonnèrent encore quelque remps fur ces nouvelles après le récit du chevalier Arménien; enfuite ils fe quittèrent. Mais Altobel 8c Polémon firent de férieufes réflexions , qui les déterminèrent a s'arracher des bras de I'amour 8c de la volupté pour arriver a Conftantinople quand il feroit temps d'y patokre. Fin du premier Livrs.  FIDELE. 79 L I V R E S E C O N D. aloandre, fous le nom du chevalier de Cupidon , fuivoic les bords d'une rivière. Le foleil étoit a peine levé; il étoit feul, &c fon imagination ne lui repréfentoit que des idéés conformes a fon humeur guerrière, lorfqu'il appercut alTez loin de lui un grand nombre de payfans qui lancoient des pierres contre un arbre. II approcha, Sc vit que cette troupe attaquoit vivement un jeune-homme monté fur eet arbre. Cet infortuné fe couvroit de fon mieux avec les branches Sc les feuilles pour éviter les pierres qu'on lui jettoit: mais il auroit infailliblement péri fans 1'arrivée du chevalier, qui cria aux payfans de s'arrêter. Ses paroles ne produifirent aucun effet j ils continuèrent avec autant de vivacité que s'il ne leur avoit point parlé. Une fi grande marqué de mépris acheva de le mettre en colère; il pouffa fon cheval contr'eux, Sc les frappant du gros de fa lance, il les mit dans un tel défordre , qu'ils prirent la fuite. Alors le chevalier demanda au jeune inconnu la caufe de fon malheur , & comment il avoit pu monter fur un arbre fi haut, Sc dont la tige  8» Le Caloandre n'avoit aucune branche. Généreux chevalier , rcpondir-il, aidez-moi s'il vous plan a defcendre , êc vous apprendrez la plus grande trahifon que vous ayez jamais entendue. Quand il fut defcendu avec Ie fecours de fon libérateur, il lui témoigna une fincère reconnoiffance, en ajoutant: feigneur, vous pouvez conti.nuer votre chemin;.je contenterai votre curiofité en matchant: je me nomme Dunllo, & je fuis de Nicopoli , petite ville que vous avez dü rencontrer a quelques pas d'ici. Les principaux de la ville defirèrent de m'avoir pour gendre après la mort de mon père, qui m'avoic Liifé quelque bien : mais j'étois amoureux de Félinne ; elle étoit fille d'un brave chevalier, qui n'étoit pas riche; ainfi je refufai toutes les propofirions que Fon me faifoit d'aiileurs: en un mot j'érois déterminé a 1'époufer, elle répondoit a ma paffion ; fa mère , qui defiroit notre mariage avec ardeur, lui recommandoit avec foin de me donner toujours quelques rayons d'efpérance. Nous avons pafTé les grandes chaleurs de 1'étc dans un village affez voifin d'ici, oü le père de Félinne pofsède une maifon aufïi bien que moi j les jours m'ont paru, je vous 1'avoue, s'écouler comme des momens ; je voyois, j'entretenois ma maitreffe , & je me flattois du bonheur le plus doux, lorfque tout a changé de face. Félinne alla bier a h ville, jattendisfpn retour au pied de 1'arbre  ¥ i D e t e. ti farbre fur.Jequel vous rn'avez trouvé; elie parut enfin fur le foir, & me recut d'un air charmant, en m'affurant qu'elle me favoit gré de mon attention ; elle m'accorda même la faveur fingulière de lui baifer la main. Après quelques momens d'une converfation de» plus tendres » Félinne parut defirer un bouquet des belles fleurs dont 1'arbre étoit chargé; les fdles de ce pays les aiment beaucoup, non-feulement a caufe de leut odeur , mais paree qu'il ne s'en trouve pas beaucoup dans cette faifon : la hauteur de 1'arbre , ni le danger d'y monter ne m'auroienf pas empêché de la fatisfaire ; mais elle me confeilla de me fervir d'une échelle, que nous trouvames dans un charnp voifin. J'obéis, je montai; mais a peine eus-je quitté 1'échelle que je la vis tomber dans la rivière qui coule au pied de 1'arbre. Je m'imaginai d'abord que mon empreffement ne m'ayant pas permis de prendre affez de précaution, j'avois moi-même été caufe de fa chüre ; & je n'eus aucun foupcon contre ma maicreffe. J'étois cependant fort erabarrafFé : j'attendis long-temps qu'il vint quelqu'un qui put m'aider a deicendre ; rnais enfin ne voyant venir perfoime , je priai Félinne de retourner chez elle, & d'ordonner d mes gens cie m'apporcer une échelle. Félinne partit : mais quoiqu'elle m'eut donn4 Totrn lil, F  Si Le Caloandre- parole d'exécuter ma commiflion , le temps nécelfaire pour aller & revenir du village fe paiTa plufieurs fois fans qu'il me vint aucun fecours : 1'impacience me gagnoii , Sc je commencois a m'abandonner aux idees les plus triftesjlorfqu'enfin j'entendis marcher une troupe de gens a cheval qui venoient de la ville , Sc qui s'approchoient du lieu oü j'étois. Quand ils furent auprès de 1'arbre, je diftinguai trois chevaliers qui s'entretenoienr, & j'entendis clairement ces paroles : feigneur Filaure, Félinne ne pourra certainement pas vous faire entrer cette nuit dans fa chambre : je veux croire qu'elle y a déja réulfiy mais a préfent la chofe me paroit impoffible. Aux noms de Filaure & de Félinne, je redoublai d'attention y car ce Filaure eft un des principaux de Nicopoli : non-feulement je le connois, mais je n'ignorois pas qu'il étoit mon rival. J'entendis encore qu'il répondoit : vous favez que Félinne eft venue aujourd'hui a la ville uniquement pour me voir & pour me parler : je 1'ai conjurée de me procurer les moyens de palfer quelques momens avec elle a la faveur de la nuit y elle m'a repréfenté que Durillo feroit un obftacle a fa bonne volonté : je lui ai propofé de le ruer y elle y a confenti: enfuite elle a pris le chemin de fon village , Sc quelque temps après j'ai recu d'elle un billet, qui m'annonce qu'un tour qüelie a joué  ? I D E L E. $3 a eet importun la met en liberté de me farisfaire. Quoi qu'il en foit , je jure que mon rival périra. Je n'entendis plus rien de leur converfation ; car ils s'éloignèrent. Jugez , feigneur, de mon étonnement; j'aurois cru que c'éroit un fonge , fi j'eulfe été dans une fituation & dans une attitude a pouvoir dormir. La colère fuccéda a mes réflexionsj elle fut fi violente, qu'il s'en fallut peu que je ne me jettaffe du haut de 1'aibre dans la rivière; mais je penfai qu'il valoit mieux me conferver pour tirer une vengeance proportionnée a 1'afFront que je recevois. J'ai donc pafte le refte de la nuit agité tour-a-rour par la rage, la jaloufie , la honte & la fureur. Quelques payfans , venus dès le matin pour cueillir les fleurs qui m'avoient coüté fi cher, ne trouvant plus leur échelle & me voyant fur 1'arbre, m'ont pris pour un voleur, & n'ont jamais youlu m'écouter. Je n'aurois pu réfifter a leurs mauvaifes intentions fans le fecours que vous m'avez donné, & je puis vous aifurer , feigneur, que, toute ma vie, j'en ferai reconnoiflanr. Durillo parloit encore, quand il appercut rrois chevaliers armés qui fortoient du village; auifi-tót il s'écria: feigneur , voila Filaure , c'eft lui qui marche le premier ; les deux autres font fes compagnons, & fans doute ils deviendroient fes complices pour m'aflaftiner, s'ils en trouvoient 1'oc- F ij  84 Le Caloandre canon. II ne put continuer; Filaure courut fur lui 1'épée a. la main ; mais Caloandre s'élancant audevant, lui dit fans s'émouvoir: qui que vous foyez , je vous confeille de ne point approcher de eet homme , tant que je prendrai fa défenfe. II pourroit cependant être mieux défendu, reprit Filaure. Et poutfant une feconde fois fon cheval contre Durillo, il 1'auroit aifurément fait périr ; mais fon généreux protefteur indigné d'une fi grande lacheté , frappa Filaure d'un coup de lance dans 1'eftomac , dont il fut renverfé. Durillo profitant de 1'occafion , fe jetta fur fon ennemi, &c lui arracha fon épée avec laquelle il lui coupa la gorge. Les deux autres fondirent a la fois fur le chevalier \ mais en deux coups 1'un fut percé d'outie en outre , & 1'autre eut la tête fendue jufqu'aix menton. Durillo, faifi d'un jufte étonnement, rematqua pour lors la devife de fon défeufeur ; & tranfporté de joie en voyant le cupidon renverfé : ah ! feigneur , s'écria-t-il, vos rerribles coups ne me furprennent plus. Mes infortunes vont m'ètre bien chères , pourfuivit - il, puifque je leur dois le bonheur d'avoir été Je témoin des exploits d'un fi fameux chevalier. Elle eft a vous cette vie, feigneur, trouvez bon que je la confacre a voti.e fervice. J'avois réfolu de quitter un pays que la perfidie de Félinne me rend odieux; la mort de tilaute  dok encore hater ma retraite. Vous n'avez point d'écuyer; vous en trouverez qui feront plus dignes de 1'honneur de vous fuivre , mais non pas de plus Edèles. Acceptez mes fervices , feigneur , je vous en conjure par votre gloire & par votre bonté. Mon cher Durillo, répondit le prince avec un air obligeant, ton bon cceur & ta propofïtion me font beaucoup de plaifir. Je m'afture que je ne me repentirai jamais de t'avoir ptis , & tu ne te repentiras point non plus de t 'être attaché a moi. Je ne cherche préfentement que les travaux qui conduifent ï la gloire ; il faudra , de ton cóté, faire la même chofe en fuivant mafortune. Si tu veux vivre content, bannis de ton cceur I'amour des femmes. Plus elles font belles, plus elles font nées pour le tourment des malheureux qui leur rendent hommage. Pour moi, je ne les vois que pour les refpeder & pour les protéger , quand mon fecours leur eft néceffaire mais mon cceur n'eft jamais de la partie. Durillo monta fur le cheval de Filaure , & demanda au chevalier de quel cóté il avoit réfolu d'aller. Caloandre lui répondit qu'il avoit formé le deffein de fe rendre dans 1'empire de Trébifonde. Quittons, je vous fupplie, reprit Durillo, le chemin qui conduit au village ou demente cette déteftable Félinne , & prenons cette autre route qui conduit également a Trébifonde , en paflant par le magnifique duché d'Offarenne. F iij  t6 Le Cuoandri Pais ce que tu voudras, répondit Caloandre; il me fufEr de fuivre les traces du chevalier de la Lune, dont la réputation, qui fait tant debruitdans ces royaumes, ne me donne pas moins d'envie de mefurer fes forces avec les miennes, que den faire mon ami. II vous fera facile de Ierrouver , répliqua Durillo ; il laiffe par-tout de fi grandes marqués de fa valeur, qu'on doir fans peine apprendre de fes nouvelles. Ils prirent le chemin de la province d'Offarenne en faifant ainfi la converfation ; & la chaleur du jour étant alors dans fa plus grande force, le chevalier délaffa fon cafque & Ie donna a Durillo. Le nouvel écuyer fut fi étonné de voir Ie vifage de fon maïtre, qu'il ne put de Iong-temps exprimer fa furprife; enfin il s'écria : je ne faurois m'accorder avec moi-même; êtes-vous un homme? Etes-vous une divinité defcendue exprès du ciel puur me garantir de Ia mort ? Non , je n'ai jamais rien vu d'aufli beau que vous ; préparez - vous a rcfifier a toutes les carelfes & a tous les artifices des femmes, elles n'épargneront rien pour vous attiter dans leurs filets. Durillo ajouta beaucoup d autres naïvetés qui divertirent Caloandre. Quelque temps aptès, Durillo appercut, en totirnant la téte , une troupe de cavalerie qui venoit a toute bride de leur coté ; il en fut tellemem ëpouyanté , qu'il s'écria : nous femmes perdus; ces  * I D E L E. 87 gens viennent fans doute pour venger la mort de Filaure, ils font au moins au nombre de vingt; daignez me fuivre , feigneur ; j'appercois un endroit avantageux , ou nous pourrons nous défendre malgré Finégalité du nombre. Durillo donna promptement ie cafque a fort maitre, & defcendit de cheval pour fe jeter dans un folfé qui féparoit cette campagne d'avec une coline, fut laquelle il monta par une efpèce d'efcalier que 1'on avoit pratiqué dans le roe, & qui n'avoit que la latgeur fuffifante pour le paffage d'un homme ; il fut promptement au hautde la coline, croyant être fuivi par le chevalier : mais celui-ei tourna la bride de fon cheval, mit fa lance en arrêt, & attendit fièrement ceux qui couroient après lui. II ne tarda pas a connoïtre que lafureur leur fervoit de guidejcar ils accouroient en criant : meure le traïtte , meure 1'aftaffin ! Caloandre , qui ne prenoït jamais garde au nombre de fes ennemis , s'avanca courageufement . a leur rencontre : il fe pofte devant eux , &c plus ferme qüun rocher qui brave Fimpétuofité des ondes, il foutient fans s'ébranler tous leuts coups réunis; il perce le premier de part en part, il en renverfé un autre avec le troncon de fa lance ; a 1'inftant même le fecond eft fuivi de plufieurs qui n'ont pas un fort plus favorable j la malfue étoit F iv  Le Caloandrk moins terrible dans les mains d'Hercule, que c© jwnple troncon dans celles du chevalier. Enfuite il tira fa redoutable épée, & traita li rudement ceux qui 1'environnoient, que quelques autres qui étoient demeurés derrière paree qu'ils ne jugeoient pas que toute la troupe fut nécelfaire contre un homme feul, changèrent bientót d'avis'; üs fentirent qu'il n'étoit pas a propos pour leur , sureté d'attendre que leurs camarades fuifent entièrement défaits : ils s'élancèrent donc tous enfemble fur le chevalier fans rougir d'une fi grande • lacheté. Le vaillant chevalier fouffrit 'beaucoup a cette feconde charge; mais föri indignation &c fa colère femblóient lui prètër de moment en moment des forces nouvelles. II y avoit déji plus de douze mon* fur lechamp de bataille, lorfque les autres, pour renverfer leur vainqueur , réfolurent denier fon cheval. L'efFet fuivit la réfólütion : mais par bonheur le chevalier fautant d terre, courut a des chevaux qui étoient fans makres au bord du folfé: il en alloit prendre un, quand il appercut Durillo, qai profkant de 1'avantr.ge du terrein , fe défendoit Courageu fement contre deux hommes de cette infame troupe. Ledangerdefonïiouvel écuyer lui fit changer de defTein; au lieu de remonter d cheval, il traverfa le folfé, & dès qu'il fut au bas de I'efcalier,  r i d e 1 e." 8jj il commenca par couper les jarrets a ceux qui vouloient 1'empêcher de monter 5 enfuite fe fentant extrêmement fatigué , il s'aflit fur la coline pour fe repofer , & après avoir levé fa vifière pour refpirer , il appercut de 1'autre cóté le peu qui reftoir de fes ennemis honteux & étonnés d'avoir été fi maltraités par un feul homme. Braves chevaliers, leur cria-t-il avec un fourire amer, vorre extréme valeur m'oblige d reprendre haleine ; mais ne vous 'impatientez pas , je vais vous retrouver dans Fififtant. Frappés de cette plaifanterie, confternés par leur malheur , ils prirent fans répondre le chemin de la ville. Durillo furpris & charmé d'une fi grande viétoire , dit. au chevalier : en vérité ces gens-la -font fages, & je trouve qu'ils font fort bien de ne pas attendre que vous vous foyez repofé. Caloandre fourit un peu i ce difcours , & pria Durillo de panfer quelques légères bleffures qu'il avoit recues; ce que 1'écuyer fit avec.tant d'adrelfe, que fon maitre lui dit: tu es fort bon chirurgien, Durillo ; il fembleroit que tu n'aurois jamais fait d'autre métier. J'ai toujours fort aimé la chirurgie, répondit Durillo , & je fais même faire un baume admirable ; je vois dans ce folfé quelques plantes afiez rares, & qui entrent dans fa compofition; je vais en cueillir, pendant que vous prendrez quelque repos j ce remcde ne yous fera pas inuti'e.  jjro Le Caloandre Aufli-tot il parcourut ce fofie, & après avoir £mafle quantité de lïmples, il vint retrouver le chevalier. Peu de temps après , ils choifirent deux des meilleurs chevaux de ceux qui étoient demeurés fur le champ de bataille, & continuèrent leur chemin le plus promptement qu'il leur fut poffible; Duxillo fouhaitant avec ardeur d'abandonner un pays li dangereux & fi défagréable pour lui. Ils arrivèrent le foir a une hotellerie, oü 1'écuyer compofa fon précieux baume, & panfa les bleffures de fon mairre , qui furent guéries dans deux jours. Les trois autres jours fuivans ne leur fournirent aucune aventure; mais fur la fin du quarrième, au moment que le foleil fe couchoit, ils appercurent devant eux un chareau confidérable , & une grande troupe de dames & de chevaliers qui fortoient d'une forêt voifine. Caloandre s'approcha d'un chevalier qui marchoit quelques pas devant les autres, & lui demanda le nom des dames qu'il accompagnoit. Le chevalier jetta par hafard les yeux fur la devife du prince, il 1'examina long-temps avec plufieurs marqués de joie & d'admiration ; enfuite, au lieu de répondre, il donna des éperons a fon cheval, & courut rejoindre la compagnie. Le prince demeura furpris d'un pareil procédé; mais pendant qu'il en cherchoit en Iui-même les raifons , le chevalier revint , & lui dit : ne rne  FIDELE. 9» fachez pas mauvais gté , illuftre chevalier de Cupidon , fi j'ai manqué a. ce qui vous eft du; 1'envie que j'avois de plaire a la duchefTe Chryfante ma fouveraine, en lui porrant 1'agréable nouvelle de votre arrivée dans fes érats, dok me fervir d'excufe auprès de vous. La réputation de votre valeur eft fi grande en ce pays, que tout le monde eft dans 1'impatience de vous voir , de vous connokre 8c de vous honorer. Tels font les fentimens de Chryfante; elle m'envoie vous prier de loger dans fon chareau, d'amant plus que le jour eft fur fon décün , 8c que vous auriez peine a trouver aux environs un afyle qui put vous convenir. Je fuis très-obligé a madame ia duchefTe, répondit le chevalier de Cupidon ; je ne dois qu'a fon extreme bonté la faveur dont elle m'honore ; je 1'accepte avec grand plaifir pour 1'affurer que je me dévoue a. fon fervice : enfuite il marcha du cóte de la ducheffe, qui 1'attendoit. Quand il fut auprès d'elle 3 il voulut abfolument mettre pied a terre pour lui baifer la main. Elle remarqua promprement toutes I les graces dont la nature avoir orné ce fameux chevalier , & dans le fond de fon cceur elle fe metrok a genoux devant lui: elle n'eut pas la force de réfifter a 1'éclat dont il brillok : c'en étoit trop pour ne pas faire impreffion fur le cceur d'une jeune veuve que Ia folkude ennuyoir: elle étoit hors d'elle-même ? 8c perdit en  ?i LeCaioandrb un inftant le mouvement, la parole & la liberté; fes difcours fe fentoient du défordre de fon ame, 6c du trouble de fon efprit. Enfin le prince remonta fur fon cheval; on prit le chemin du chateau , ou 1'on fervit un magnifique fouper. La belle veuve ne mangea point, 6c fe contenta de dévorer des yeux 1'aimable étranger , qui de moment en moment prenoit un empire abfolu fur elle. Quand le fouper fut achevé, on conduifit Caloandre dans un appartement fuperbe , ou il paffa tranquillement la nuit. II n'en fut pas ainfi de la duchelfe , qui,fe rappellant fansjceue les graces , le maintien, la gloire & les difcours du chevalier, fe rerourna mille fois dans fon lit avec tant d'impatience 6c d'inquiétude, qu'on auroit jugé facilement, en la voyant, que ce lit délicieux pour tout autre n'étoit alors qu'un défert pour elle, oü 1'incommodiré regnoit avec 1'ennui. Son cceur voloit a 1'appartement du chevalier ; cependant elle étoit retenuepar Iahonte, & difoit en elle même: que deviendrois-je, fi par la bonnc opinion qu'il doit avoir de fa perfonne , ou par. le dégout de mon procédé , il ne vouloit pas m'écouter ! Son iehis ne me feroit-il pas mourir de confufion ! Mais le'mal que je reiTens ne fuffit que trop pour hater la fin de mes jours. Cette dernière mort eft certaine,& 1'autre eft peu vraifemblable. Comment  ¥ I D 1 1 E. 5>} un homme fait pour I'amour, a la fleur de fon age, fi doux, fi bien né, pourra-t-il réfifter aux prières d'une femme de condition jeune & belle! Elle paffa toute la nuit dans ces combats, & la conclufion de toutes ces idéés fut d'employer les prières pour obteuir du chevalier qu'il demeurat quelques jours avec elle ; Sc pendant ce temps, elle étoit bien réfolue de ne rien épargner pour s'en faire aimer. La duchefTe fe leva de grand matin, Sc confultant fon miroir , elle employa toutes les recherches de la parure pour plaire a fon vainqueur. Cependant le chevalier avoit déja repris fes armes, Sc s'avancoit dans le deflein de prendre congé d'elle : mais Chryfante, fentant battre fon cceur ; lorfqu'on laveren du motif de fa vifite, fe hata d'aller au-devant de lui. Comment, feigneur, lui dit-elle ! avez-vous été aflez mal recu chez moi pour me qui teer fi promptement ? je fais que j'ai eu grande envie de vous bien recevoir , & fi je n'ai pu m'en acquitter felon votre mérite , que votre polirefle y fupplée : je vous prie de paifer quelques jours avec moi dans ce chateau ; vous me donnerez le moyen de réparer des fautes que je n aurois pomt comnfifes, fi j'avois pu prévoir votre arrivée. Pourquoi voulez-vous , madame , lui repondit-il , douter un moment de 1'effet de vos poüteifes ï Je ne les oublierai jamais, & je m'ef-  94 Le Caloahdri timerai trop heureux , fi je puis dans toute mt vie vous donner des preuves de ma reconnoilTance. Vous n'auriez pas befoin , ajouta-t-il, de me prier de demeurer ici,fi mapréfence vous étoit dequelque utilité: mais comme je ne prévois pas que la fortune me favorife jufqu'a ce point, j'ofe vous fupplier de confentir a. ma retraite. Alors Chryfante prit le prince par Ia main , en le regardant avec un fourire flatteur. Partageons le différend , lui dit-elle , 8c qüaucun de nous deux ne 1'emporte ; vous ne demeurerez point ici autant que je vous en ptiois , & vous ne partirez pas non plus tout-a-l'heure, comme vous le defirez : tombons d'accord que vous ferez encore ici deux jours, pendant lefquels nous irons a la chafle dans une forêt voifine qui m'appartient, 8c oü nous trouverons beaucoup de gibier; je fuis perfuadée que cette image de la guerre ne fauroic vous déplaite. Le chevalier fe voyant ainfi preffé, convint,par politefte , de faire ce qüon defiroir. La duchefle le fit défarmer ; 8c fans le perdre de vue , elle donna fes ordres pour la chafle. Ils furent promptement exécutés , 8c tous fes courtifans parurent montés fur des chevaux remplis d'ardenr 8c de feu. Pour la duchefle & fes dames , elles montèrent fur des hacquenées. Cette belle troupe prit le chemin de Ia forêt. La duchefle mit en ufage, en fe rendant au rendez-  i i d e i r; 2£ yous, tout ce que 1'art & les graces peuvent avoir de féduifant, pout infpirer au chevalier de Cupidon un defir égal a celui dont elle étoit dévorée. Mais plus il s'appercevoit de fon intention , & plus il fe déterminoit a n'y pas répondre , quoique fa beauté ne füt pas commune , 8c qu'elle n'eüt pas encore vingt-cinq ans. Elle s'épuifoit a lui parler de chofes galantes & agtéables, pendant qu'il ne I'entretenoit que de guerre & de chaiTe. Enfin jamais on ne vit une converfation plus bifirre 8c moins fuivie. La duchefTe , qui fe croyoit capable d'attendrir des rochers , s'appercut avec furprife du procédé de Caloandre; elle foupconna qu'il avoit le cceur préoccupé pour un aurre objet ; 8c pour s'en éclaircir , elle lui dit , en fe couvrant d'une rougeur qui relevoit 1'éclat de fes charmes: feigneur chevalier , je vous trouve aujourd'hui un peu mélancolique; la d.-vife que vous porrez me feroit prefque imaginer que votre rrifreffe vient de I'amour : cependant je ne faurois croire que vous ayez fujet de vous plaindre de fa rigueur ; car enfin quelle femme pourroit refufer les vceux d'un chevalier de votre mérite! Mais fi votre trifteffe ne vient que de l'abfence de ce que vous aimez , je fuis bien malheureufe de vous avoir retenu & de vous déplaire; en vérité ce n'étoit pas mon intention. Vos bontés, madame , répondit le chevalier,  26 Le Caloandre- ne me laiffent rien a defirer en ces lieux, Sc je n'ai d'autre chagrin que celui de me voir hors d'état de vous prouver ma reconnoiffance. A 1'égard de I'amour , je ne le connois point ^ & je fuis charmé de ne le point connoitre. Pour s'y abandonner , il faut facrifier non-feulement fon cceur , mais fon efprit. Je fais cependant qu'il y a des hommes infenfés & des femmes défceuvrées qui vantent leurs heureux tourmens , leurs douceurs emooifonnées & leurs morts continuelles; mais je regatde toutes ces chofes comme un badinage frivole , & même indécent dans la bouche d'un homme qui doit afpirer a. la gloire la plus folide. Ce difcours fut très-fenfible a 1'amoureufe duchefle & la rendit immobile, comme fi elle eüt été frappée du tonnerre , ou comme fi elle eüt entendu prononcer 1'arrêt de fa morr. Le chevalier s'en appercut; mais il fut bien aife d'avoir prévenu fes imporrunités fans impoliteffe. Voyant qu'il ne difoit plus rien , Sc voulant cacher le défordre oü ce difcours 1'avoit mife , elle reprit ainfi Ia converfation avec un fourire amer qui découvroit Fétat de fon cceur : chevalier, vous êtes un homme extraordinaire , non-feulement par toutes les faveurs du ciel qui fe réuniifent en vous, mais encore plus par votre facon de penfer; Sc fi elle a pour principe 1'opinion que vous avez de votte mérite, Sc de ce que vous croyez toutes les femmes indignes  5 i d t i t: }j indignes de votre amour, vous ne devez cependant pas regarder comme des infenfés ceux qui conviennent qu'ils font moins parfaits que vous , & qui relfentent de I'amour pour un objet qui leur eft ptopottionné, ou qui leur eft infiniment fupérieur, comme vous par exemple; il n'y auroit rien d'extraordinaire a cela : I'amour eft 1'ame du monde, il fe répand par-tout indifféremmenr. Mais, au refte, croyez-vous que vous ferez toujours libre? Non, non, ne le penfez pas; vous n'êtes pas encore arrivé oü I'amour vous attend ; vous éptouverez un jour quelle eft la douceur d'être aimé , quand on aime ; & par la raifon contraire , vous apprendrez qu'il n'y a point de fupplice égal a celui d'aimer fans être aimé. Elle prononca ces dernières paroles avec tant de vivacité, qu'il étoit aifé de voir qu'elle exprimoit fes ptopres fentimens. Je ne fais pas , madame , lui répondit le chevalier, fi I'amour eft 1'ame du monde ou de l'homme ; mais je fais trèsbien que je vis fans cette ame. J'ai vu des beautés & même des plus admirées , leurs charmes ne m'ont jamais infpiré qüun limple defir de les fervir & de les refpe&er. La ducheiTe frémiffoie en elle-même a chaque mot qu'il lui difoit. Cette converfation les conduifit jufqu'au milieu de la forêt. On y voyoit des arbres d'une hauteur prodigieufe , qui bordoient une prairie ornée de rleurs, Tome III G  ^3 Le Caloandre Sc qui formoient un théatre immenfe Sc d'autant plus agréable, que cette décoration ne devoit fes beautés qu'a la fimple nature. Dans le centre de ce beau lieu s'élevoit une efpèce de döme , foutenu par quatre colonnes très-exhauffées; & fous ce dóme, une fontaine d'un travail excellent répandoit plufieurs jets d'une eau plus fraiche que la glacé, & plus claire que du cryftal. Ce futen eet endroit que 1'on trouva une table dreffée, ou le bon gout Sc la volupté avoient raffemblé tout ce qüon peut imaginer de plus délicieux. Chryfante fe mit auprès du chevalier, fans pouvoir détourner fes regards d'un objet qui lui paroilloit fi charmant. Après le repas , on commenca la chafle. Les piqueurs poufsèrent quantité de gibier du cóté de la fontaine, oü la ducheffe étoit demeurée avec quelques-uns de fes courtifans & le chevalier de Cupidon. Ce prince , armé d'un grand épieu , courut après un cerf, qui voulut, en le voyant, retourner dans répaiffeur de la forêr; mais rencontrant par-tout de nouveaux dangers, il revint bientót fur fes pas. Caloandre lui lanca fon épieu avec tant de force, qu'il le perca de part en part; 1'épieu même entra plus de trois pieds dans la terre , & le cerf demeura fur la place fans pouvoir fe remuer. Le chevalier mit alors 1'épée a la main pour 1'achever ; mais il en fut empêché par les  F I D H L I. ,,9 erïs que poufsèrent les filles de Ia duchefle ; & fe tournant de leur cóté , il les vit toutes difperfées dans la prairie, qui crioient au fecours. II chercha des yeux la caufe de leur épouvante , & vit un ours d'une grandeur démefurée qui venoit en furie du cóté de la fontaine. Aufli-tót abandonnant le cerf, 8c donnant des éperons a fon cheval, il courut au fecours de la duchefle, qui étoit tombée en fuyant. Après 1'avoir reievée il alla fierement au-devant de 1'ours. Quand il 1'eut joint, il lui porta un coup d'épée qui lui perca le cceur, 8c le fit tomber mort. Le chevalier content de fa victoire, remit fon épée dans le fourreau , 6c rejoignit tranquillement la duchefle qui lui témoigna fa reconnoilfance dans les termes les plus touchans. Madame , lui répondir-il , j'ai lieu de me féliciter moi-même, puifque j'ai eu le bonheur de vous fervir. Elle l'interrompit, en lui difant avec tendrefle : retirons-nous '3 eet endroit me paroït dangereux, 8c vous pouvez être perfuadé que je tremble autant pour vous que pour moi. Madame, répliqua Ie prince , il ne tiendra qua vous de faire continuer Ia chafle, je ne vous quitterai point, & j'efpère que mon épée fuffira pour vous défendre contre les plus fiers habitat» des forêts. Malgré cette aflurance, la duchefle aima mieux retourner au chateau. Caloandre foupa feul. Chryfante fe retira de Gij  *o© LeCaloandrh bonne henre dans fon appartement} en dïfanc qu'elle fe fentoit fatiguée; mais fa retraite n'avoit point d'autte motif que 1'accablement que lui caufoit fon chagrin 8c fes inquiétudes. Lorfqu'elle fut dans fon lit, elle fe rappella les difcours que lui avoit tenus le chevalier de Cupidon : Findifférence qu'il lui avoit témoignée la mettoit au défefpoir , d'autant plus qu'ëlle n'y voyoit aucun remède. Cependant la paffion dont elle étoit agitée faifoit des progrès rapides dans fon cceur. Elle brüloit d'un feu qu'elle ne pouvoit fuppotrer, & tout Fengageoit a chetcher les moyens de 1'éteindre dans les bras de celui qu'elle adoroit. Elle fut long-temps fans favoir a quoi fe réfoudre» Tantót elle étoit retenue par la honte, tantót 1'obfcurité la rendoit plus hardie. Enfin, s'étant plufieurs fois relevée & recouchée, elle s'arma de réfolution , 8c fortit de fon lit en s'écriant: c'eft trop tarder , je fens que je meurs. Tout n'eft-il pas permis pour conferver fes jours ? Succomber lorfqu'on ne peut plus fe défendre , c'eft moins bleffer 1'honnêteté que payer un tribut a la foibleffe humaine. Quand j'éprouverois les refus de mon ingrat , ferois-je plus malheureufe que je ne le fuis ? Je ne mourrai pas, du moins fans la confolation de n'avoir rien négligé pour adoucir les maux que je reftens. Comptons fur les traits de mon vifage, pour-  fIDEÏ.1. 191 fuivit-elle : comptons auffi fur la jeunelTe du chevalier ; ne nous allarmons point des difcours qu'il nous a tenus dans la forêt; il étoit armé , fcn cceur étoit animé par des idéés de guerre : attaquons-le dans un endroit oü les amours font cachés, oü la volupté triomphe , & oü Mars lui-même cède aux charmes de Vénus. Encouragée par de femblables réflexions , elle palfa dans fes bras une magnifique robe de chambre ; elle prit une bougie & defcendit par un efcalier dérobé qui conduifoit a 1'appartement. du prince par une petite porte qui donnoit alfez prés du lit oü il étoit couché. Cette porte , dont la duchene avoit la clef , étoit couvette d'une tapiiferie de velours qüon pouvoit lever fans peine. Tout fembloit favorifer les tendres larcins que Chryfante méditoit. Elle ouvredoucement la porte j elle entre fans bruit, elle pofe la lumière fur un guéridon , Sc s'étant approchée du lit, avec un " battement de cceur qu'on ne fauroit exprimer , elle voit 1'objet de fa flamme plongé dans un profond fommeil. D'abord craignant de tout perdre en voulant trop gagner , elle fe contenta de promener fur lui fes regards curieux ; mais I'amour ne fait pas fe modérer long-temps. Chryfante , devenue téméraire, prend fa bougie pourmieux confidérer le chevalier;mais par malheur Giij  ioi Le Caloandre elle lui laifla tomber fur la mam une goutte de cire. II seveiüc ; il veut fatiter fur fan épée , & demande a haute voix: qui va la. C'eft moi, lui dit la duchefle en tremblant : vous n'avez pas befoin , pour me vaincre, d'avoir d'autres armes que celles donr les graces & la nature vous ont embelli; Sc vous n'en pouvez douter, en me voyant ici a une telle heure, .& dans 1'état oü je fuis. Je ne ménage point ma répuration , pour vous déclarer 1'excès de I'amour que vous m'avez infpiré. En même-temps, elle lui jetta les bras au cou pour le ferrer fur fon fein. Le chevalier , qui 1'avoit reconnue avec beaucoup d'étonnement, la repoufla un peu de Ia tnain , & lui répondit: pouvez - vous , madame , oublier jufqua ce point votre naiflance Sc votre honneur! Modérez votre pafnon, & fongez qu'elle ne tend qu'a vous couvrir de honte. Chryfante demeura quelques momens interdite Sc confufe; mais comme elle avoit franchi les premières bornes de la pudeur , elle fir un effort pour fe raffurer. Chevalier , s'écria-r-élle en fondant en larmes pouvez - vous défapprouver mon amour ? Hélas ! c'eft votre ouvrage ! tous mes gens ignorent que Je fois véntte ici. Je m'y fuis rendue feule, ainfi mon honneur ne court aucun danger. Dépouillezvous d'une rigueur fi déplacée dans un jeunehomme \ Sc fi ma beauté ne peut vous toucher 3  FIDELE. IOJ foyez fenfible au tourmentque je foufFre. Gomptez que vous m'allez voir mourir dans vos bras, fi vous vous refufez a ma tendrefle. Caloandre prenant aiors un vifage plus févère, & la repouffanr un peu plus que la première fois ,1 lui répliqua 5 je n'agirois pas en chevalier- fi je bleffois moi-même un honneur que je dois défendre contre tout le monde aux dépens de ma. vie, & je répondrois mal aux faveurs que j'ai recues chez vous. Je vous ttahitois, fi j'étois affez lache pour feconder vos tranfports. Plus ils font violens, moins ils fetont durables. Retournez k votre appartement, & n'attribuez mon refus qua 1'obligation oü je fuis de vous refpeder, & nullement a 1'ignorance de ce que vous méritez. L'unique attention que je puilfe avoir pour vous, c'eft de partir d'abord qu'il fera jour, afin que mon abfence guérifle le mal que je vous ai fait fans le vouloir. L'infortunée Chryfante perdit alors la parole; mais la colère & la rage dont elle étoit pénétrée lui en rendirent bientót 1'ufage : monftre de cruauté, s'écria-t-elle , eft-ce un tigre qui t'a donné le jour ? Jamais le fphinx a-t-il réuni un cceur fi barbare avec des traits fi féduifans! Amour fois fenfible aux mépris que 1'on fait de tes feux. Arme - toi pour te venger de eet infenlible. Cceur ingrat ! cceur inhumain, que ne puis-je te laiffer la dou- G iv  J°4 ^eCaloandrb leur qui m'accable ! mais pars: puilTe ta faiuTe pitié* me guérir des maux que ru m'as fairs, aurremenr je faurai les terminer. £n difanr cela, elle prit fa bougie d'une main, & de 1'autre 1'épée du chevalier. Enfuite elle s'en aila fans qu'il put s'oPpoier au defefpoir dont elle etoit agitée. Elle re mouta dans fa chambre , & sëtant jetée fur fon lit, le vifage en bas, elle y demeura long-temp, fansaucun mouvement; enfuitepouifant un grand foupir, qui fut fuivi d'un déluge de pleurs, elle secna:que fais-tu malheureufe Chryfante te voiüméprifée, déshonorée; & qui pis eft, tunes point vengée! Peux-tu te contenter de poufferdes plamtes fnvoles! Mais que regrettes-tu miférable! eft ce 1 honneur que tu as perdu , ou la fatisfacW cjue tu nas pu trouver! Ah! non: je pleure le depart de tout ce que j'aime , & Ja douleur que *ne éaufera fon abfence. Ce départ eft la feule pmé que ce barbare me puifTe accorder. L'inhumain pretend me guérir, & le remèdeeft mille fois plus aflreuxque le mal. Non, cruel, tu ne partiras point! tu perdras ta liberté dans le même Iieu ou tu as refufë d'adoucir mes peines. On apprivoife les ammaux les plus féroces en les renfermant, & toi, plus féroce & plus cruel que les lions &c les ours, je te laiiTerois aller par tout le monde pour cauferle malheur des femmes! non, j'abailferai bien ton orgueil, & tu ne fortiras point de mes  ¥ I D E L E. I05» Fers que tu ne fois devenu plus fenfible & plus traitable. Cette réfolution lui paroiflant la meilleure, elle envoya chercher le gouverneur du chateau. Quand il fut arrivé, elle lui dit: le chevalier de Cupidon abufe de mes bontés ; il a eu 1'audace d'attaquer mon honneur, & je me trouve obligée de le punir févèrement. Commencez donc par le tenir enfermé dans la chambre oü il eft encore couché : gardez-le avec des gens armés; ne laiffez entter perfonne dans fon appartement , & ne fouffrez pas qu'il en forte. Sa valeur eft a redouter , prenez-y garde; fongez que vous rn'en répondez fur votre tête. Cependant faites - moi venir fon écuyer. Les ordres de la duchefle furent promptement exécutés : Durillo parut bientót devant elle. Il la trouva fi trifte & fi aftligée, qu'il s'en affligea luimême. Elle le regarda quelque temps fans parler, Sc fans ofer déclarer le trouble de fon cceur; mais enfin, elle lui dit: il n'eft pas néceflaire que je t'avoue 1'état oü je fuis, Durillo, tu le vois aflez clairement; j'aime ton maïtre, Sc eet amour m'a conduit la nuit detnière dans fon appartement. II ïifa méprifée : je 1'ai fait arrêter dans fa chambre , & jamais il n'en fortira qu'il n'ait réparé fa faute, Sc qu'il ne vienne me rémoigner fon repentir. Je 11e fuis point aflez dépourvue d'agrémeus pour  io(f Le Caloandre qu'il me refufe : au refte , je ne prétends pas qu'il m'adore; je ne fais que trop combien fon cceur eft incapable de tendreffe; mais il peut bien m'en donner quelques marqués trompeufes , qui ne coütent rien a fon age. Je te laiflè la liberté de le voir 8c de le fervir. Si tu veux le préferver de mafureur, confeille-lui de me fatisfaire. Et li tu ne veux pas toi-même expirer dans les tourmens, fonge a ne jamais découvrir mon fecret. Durillo avoit été fort attentif a toutes les paroles de la duchefTe; & eet événement lui paroiflant beaucoup moins confidérable qu'il ne 1'avoit d'abord imaginé, il fe raflura, 8c lui répondit: ce qui vous eft arrivé , madame, paroitroit fort extraordinaire a tous ceux qui ne connoïtroient pas comme moi le caraétère de mon maitre; il connoit aufli peu I'amour que la crainte , 8c Vénus même ne 1'attendriroit pas : c'eft pour cette raifon qu'il a fait peindre dans fa devife un amour vaincu -y ainfi , madame , vous ne devez point prendre pour une injure particulière une chofe qui ne regarde que votre fexe en général. Cependant je lui en parlerai, & je lui confeillerai de ne ne pas refufer fa liberté a des conditions fi douces : il y a beaucoup de gens qui confentiroient a perdre la leur au même prix. D un autre cóté, Caloandre fut trés - affligé , après le départ de la duchefle, d'avoir été forcé  ï I D E L E. IO7 cle déplaire a une perfonne qui 1'avoit recu chez elle avec tant de politeflè ; mais il s 'affermit dans la réfolution de partir aufli-tót que le jour paroirroir. II étoit occupé de cette idéé, lorfqu'il entendit fermer la porte de fa chambre. Le bruit des gens armés que 1'on placoit dans les chambres voifines lui frappa 1'oreille, & lui fit comprendre qu'il alloit éprouver le reflentiment de Chryfante: il fe leve, il appelle fon écuyer , il frappe a la porte ; on ne lui répond point , fon inquiétude redouble , il s'habille , il ouvre fes fenêtres a la pointe du jour; 1'une donnoit fur un beau jardin, mais dont les mars étoient fi élevés , qu'après les avoir examinés le chevalier vit bien qu'il faudroit avoir des ailes pour les pouvoir franchir. Ce cóté ne lui lailfant aucune efpérance, il examina fa chambre avec beaucoup d'attention ; mais il ne découvrit rien qui put facilirer fa retraite : il n'avoit point fon épée, fes armes étoient dans un cabinet féparé de fon appartement; & quand il les autoit eues en fon pouvoir, elles lui auroient été inu« tiles. Enfin Durillo parut; on referma la porte auflitót qu'il fut entré. Caloandre accourut pour forrir, mais il étoit trop tard. Seigneur, lui dit fon écuyer, ce n'eft pas ainfi que vous pourrez fortir d'ici; car il y a dans les deux chambres voifines un grand nombre de gens qui ont ordre de vous charger fi  ioS* La Caloanrr.3 vous effayez de prendre la fuite : que pouvez-voué faire contr'eux, dans 1'état oü vous êtes ? Er quand votre valeur les auroit foumis , comment fottiriez* vous d'un chateau, gardé d'ailleurs par deux cents chevaliers au moins ? Ha! lui répondit le prince, que n'ai - je mes armes , 8c que ne m'oblige-t-on a combattre mille hommes, plutót que de me renfermer ainfi dans cette prifon ! Mais dis-moi promptement, fais-tu ce que j'ai pu faire pour m'attirer un pareil traitement, & ce que la duchefle penfe de moi ? Vos refus de cette nuit, lui répondit Durillo ; 1'ont engagée a vous arrêrer nrifonnier : ce n'eft plus une femme, c'eft une furie; cependant il vous eft aifé de rompre vos fers. Apprends-moi ce qu'il faut faire pour cela, reprit le chevalier, 8c partons; je he veux pas demeurer un moment dans ce chateau. Vous êtes trop prompt, feigneur, lui répliqua 1'écuyer; il faut auparavant vous réfoudre a fatisfaire la paflion de la duchefle; après cela nous pourrons partir. Quoi! c'eft-la le feul moyen qui nous refte pour nous tirer d'ici, interrompit Caloandre ! Il n'y en a point d'autre , pourfuivit Durillo ; 8c dans le fonds , il n'eft ni dirficile, ni dangereux : la duchefle-eft réfolue de ne vous poinc laifler partir fans êtie contente de vous ; elle eft femme , elle eft irritée, elle eft amante ; que de raifons pour prier le ciel de nous en délivrerl  5 I D E L E.' 10 Vous êtes cn fon pouvoir, elle eft fouveraine ici ; Sc fi vous continuez a la méprifer , vous devez craindre fa vengeance; votre courage nepeut vous être d'aucune utilité , il faur donc vous accommoder au temps. Pendant que Durillo parloit ainfi, fon maïtre fe promenoit a grands pas , occupé de mille penfées différentes; enfin après quelques momens de filence : Durillo , dit-il, auras-tu aflez de courage pour m'apporter une épée Ia première fois qu'il te fera permis de me voir ? Ha! feigneur , s'écria Durillo, comment pouvez-vous former des proiets impraticables , pendant que je vous en propofe un autre fi facile Sc fiagréable? Contentez la duchefle pendant deux jours, & 'nous fommes Iibres. Durillo , reprit le chevalier , ne me tiens jamais un difcours femblable, ou ne reviens plus dans ma chambre; j'aime mieux mourir que d'avoir la moindre complaifance pour cette femme: dis-lui qu'elle eft la maitrefle de faire tout ce qui lui plaira ; mais ne viens plus m'étourdir de fa paflion, fi tu ne veux me déplaire. Durillo confus, & furpris d'une fi grande obfi* tination, vinc retrouver la duchefle: mais craignant de 1'irnter encore davantage , il ne lui rendit pas fidèlement la réponfe de fon maïrre ; il fe contenta de lui dire que le chevalier fe plaignoir beaucoup de fa prifon, & qu'il étoit très-furpris de  iio Le Caloandre voir que 1'on avoit recours a la violence pour untf chofe qui ne demandoit que de la douceur. Durillo ajouta cependant qu'il ne défefpéroit pas de 1'amener au point que la duchefle defiroit, quand les premiers mouvemens de fa colère feroient paffes. Chryfante fut très-peu fatisfaite de cette réponfe. S'il s'imagine , dit - elle, que je Fai fait atrêter pour deux ou trois jours feulement, & pour I'épouvanter, il fe trompe; jamais il n'aura fa liberté qu'il ne fe foit rendu a mes defirs : mais juge toi-même fi je 1'aime avec ardeur ; j'ignore fa condition , cependant j'ai réfolu de 1'époufer : conviens a préfentque cette réfolution prouve autant d'amour de ma part, fi je 1'exécute, que de folie de ia fienne, fi par hafard il la refufe. J'avoue madame , lui répondit Durillo , que 1'on ne pent être plus généreufe ; & quel que puiffe être mon maitre ( car je fuis mal informé de fa naiffance , le hafard ne m'ayant donné a lui que depuis peu de jours) pour peu qu'il ait d'efpiit il bénira fon forr. On ne fauroit préfumer qu'il foit un affez grand prince, pour qu'une perfonne telle que vous ne lui fafle beaucoup d'honneur. Et quand cela feroit, interrompit Chryfante, fi je n'étois pas digne d'être fon époufe, je pourrois toujours être fa maitreffe : enfin foit comme fon époufe, foit comme fa maitreffe, s'il me réfifte  f I D E t E." IIr encore, cette épée que tu vois, Durillo, oui cette épée de ton maïtre finira ma vie & mes malheurs. Elle proféra ces dernières paroles avec tant de paffion , que Durillo en fut attendri, Sc 1 afïura qu'il redoubleroir fes foins & fes remontrances auprès de fon maïtre pour la rendre heureufe. Enfuite il la quitta; Sc 1'heure du diner étant venue , il paffa dans la chambre du prince pour le fervir. II le trouva trifte & rêveur , fe promenanc tantót la tête baiffée, & regardant tantót fa porte Sc fes fenêtres, en faifant des geftes oü 1'on reconnoiflbit fon ennui , fon chagrin 8c fa fureur. Durillo prépara la table , Caloandre s'aflit, Sc mangea, en obfetvant toujouts un profond filence, mais avec tant de marqués de colère , que fon écuyer n'ofoit ouvrir la bouche. Quand ce trifte repas fut achevé : hé bien , Durillo, s'écria le chevalier, quel parti la duchefle prend-elle fur ce que je t'ai chargé de lui dire ? Elle continue a vous aimer, Sc a fe plaindre de vos rigueurs , lui répondit Durillo j cependant j'efpère que vous ferez bientót en liberté , 1'excès de fon amour 1'oblige a vous oftnr un parti fi avantageux, que vous en bénirez le ciel. Ce difcours augmenta 1'attention du prince, il modéra fon imparience pour écouter Durillo, qui pourfuivit ainfi : la duchefle vous rend maïtre de fes états. & veut vous époufer j voyez s'il lui eft  Tiz Le Caloandre poflible de faire davantage pour vous. Ecoute, in-» terrompit Caloandre, fi je ne favois pas que c'eft le defir de me voir en liberté qui te fait parler de la forte, je te bannitois pour toujours de ma préfence; cette alliance ne me convient point , dis a la duchefle que je lui rends grace de 1'orfre qu'elle me fait, mais que je ne penfe pas a me marier, 6c que fi j'en avois le deflein , je ne lui préférerois aucune autre femme ; qu'elle me laifle en repos , & qu'elle tourne fes vues fur quelqu'autte j qui aura tout ce qu'il faut pour la mériter: quanr a moi, je ne fuis pas né pour vivre avec elle j je te prie de 1'en aflurer: au refte, je te défends de men parler davantage. Durillo plus furpris que jamais du procédé de fon maltre , ne put imaginer , lorfqu'il eut achevé de le fervir, de quelle facon il paroitroit devant la duchefle. Elle étoit appuyée fur une fenêtte , fongeant a la réponfe qu'elle attendoit de fon ingrat: elle appercut Durillo qui rêvoit profondément; elle 1 appella, 6c fa démarche embarralTée lui faifant aifément prévoir la vérité, elle lui dit en foupirant : ha, Durillo ! je vois bien que la pitié de ton cceur t'empêche de prononcer 1'arrêt de ma mort; ton filence m'en dit aflez , 6c je lis dans tes yeux. ... Modérez votre douleur , madame , interrompit Durillo, 6c ne perdez point courage : il eft vrai que je ne vous apporte pas des nouvelle^  «ouvelles flatteufes; mais votre ennemi eft en votre pouvoir, il ne peut vous échapper , & le temps triomphe de tout : le refus qu'il fait d'une perfonne telle que vous, & d un duche comflhe le votre joint a quelques mots qui lui font échappés; touc cela me fait croire qu'il eft un grand prince. II vous plaint, il jure qu'il vous préféreroit a toutes les autres femmes; mais il a fait ferment d'éviter pendant un certain temps les plaiftrs de I'amour : féduifez-le , croyez-moi, par la douceur ; un procédé violent révolte les cceurs généreux, tk moi de mon cóté , je vous promets de ne rien négliger pour votre fatisfaórion. Hélas ! répliqua - t - elle, j'entrevois que tu veux me donner une efpérance qui n'eft fondée que fur la compaflion que je t'infpire : mais ne crois pas m'abufer; ton maïtre eft un barbare ! Elle ajouta beaucoup d'autres difcours pleins de fureur & de rendreftè , «Sc fe retira dans le fond de fon appartement les yeux baignés de larmes, en proteftant qüelle mourroit, mais qu'elle ne mourroit pas fans fe venger. Durillo voyoit avec douleur que pour fortir d'un ü grand embarras, il falloit ou que la duchefle cefsat d'aimer, ou que le chevalier devint un peu plus traitable; mais il ne les voyoit difpofés ni l'un ni 1'autre a fe vaincre, & il craigrtoie que leur opiniatreté ne leur devint funefte : il porta Je fouper de fon maitre öc le coucha, mais fans Tomé III. H  H4 Le Caloandri ofer lui dire un feul mot de Chryfante. Le Iendemain, pour difïïper un peu fa mélancolie, il fortit du chateau, & tourna fes pas du cóté dela forêt voifine. Comme il étoit agité d'inquiétudes, & qu'il ne fongeoit qu'aux moyensde rendre la liberté a fon maïtre , il s'enfonca fans y penfer dans 1'épaiffeur du bois , 8c marcha fi long-temps, qu'il arriva jufqu'a. la fontaine ou Caloandre avoit diné le jour de la chaffe avec la ducheffe : il appercut dans ce lieu charmant un chevalier armé qui fe repofoit, en écoutant le doux murmure de la fontaine. La vilière de fon cafque étoit hauffée; 8c d'abord que Durillo 1'eut envifagé, il fut le plus étonné du monde : il redoubla toute 1'attention dont il étoit capable, 8c quand il fe fut raffuré , il courut avec tranfport baifer la mairi de ce chevalier. Quoi! feigneur, lui dit-il, pendant que je cherche dans cette folitude quelque moyen 'pour vous tirer de prifon, vous êtes dans ces lieux ! Le chevalier de Cupidon eft donc enfin forti de fa captivité ! c'eft un bonheur que je n'attendois pas. Avez-vous trouvé le moyen de vous échapper, ou bien avez-vous farisfait les defirs de la duchefle ? Eft-ce elle qui vous a donné de fi belles armes ? Le chevalier parut furpris des queftions Sc des difcours de Durillo; mais entendant parler du chevalier de Cupidon, 8c voulant en favoir davan-  ÏIDELE. HJ, cage : mon ami, répondit-il, je ne vous comprends point; jamais je n'ai porté le nom que vous me donnez, & je ne fais rien ni de cette ptifon, ni de cette duchefTe dont vous me parlez : ce qu'il y a de vrai, c'eft que j'ai beaucoup d'envie de rencontter ce chevalier de Cupidon , que la renommee élève au-deftiis des plus fameux héros. Cette réponfe embarraffa d'abord Durillo, mais enfin il fe perfuada que fon maïtre vouloir fe moquer de lui, & dans cette idéé il ajouta:pourquoi prétendez-vous , feigneur , me faire douter d'une chofe qui me fait un fi grand plaifir ? Vous vous êtes donc défait de la duchefTe ? Je vous aflure que vous m'avez mis dans un grand embarras ; contez-moi, de grace , le dérail de cette aventure. Le chevalier fourit a fon tour de 1» réponfe de Durillo. Mais ne fachant qu'imaginer, il lui répliqua très-férieufement: je m'étonne que fi vous connoiffez le chevalier de Cupidon, vous ne voyez pas que je ne le fuis point; & s'il vous eft inconnu, j'ai lieu d'être encore plus furpris que vous ne croyez pas ce que je vous dis. Quoi qu'il en foit, je vous répète que je ne vous ai jamais vu, pas plus que ce chevalier & cette duchefTe dont j'ignore Ie nom. En cetinftant, Técuyer du chevalier s'approcha,' & lui dit: feigneur, eet homme eft infenfé, quelle raifon pouvez-vous attendre de lui ? Durillo, Hij  ii6 Le Caloandre que ces difcours mettoient hors de lui - même; commencoit a douter de fon bon fens plutot que du témoignage de fes yeux : veillai-je, difoit-il ? eft-ce un fonge ? mais fouffrez que je m'éclairciflö entièremenr. Alors prenant la main du chevalier, & regardant au poignet, il n'y trouva point la marqué d'une blelfure qüilconnoilfoita fon maïtre; cette main lui parut même un peu plus blanche & plus délicate. II remarqua auffi quelque différence dans la voix, mais il n'en appercut aucune ni dans la taille, ni dans les traits; enfuite il vit fur le bouclier la devife de la Lune , devife fasneufe dans tous les pays voilins. Plus Dutillo examinoit, & plus il étoit emtarraffé; enfin voyant que fon filence & fes aótions ne pouvoient qu'augmenter les foupcons que 1'on avoit de lui : chevalier de la Lune , dit-il, vous ne feriez pas moins furpris que moi, fi vous étiez a ma place. Je fuis 1'écuyer du chevalier de Cupidon. II n'y a que quelques heures que je 1'ai laifle en prifon dans un chateau fort prés d'ici. Voyez a préfent fi je Ie connois. Vous vous reffemblez li parfaitement, que fans la cicattice d'une bleffure que vous n'avez pas, j'aurois parié ma tête que c'étoit lui. Mais , feigneur , pourfuivit-il, je rends grace au ciel, qui m'a procuré le bonheur de vous rencontrer , non-feulement patce que mon maïtre charmé de votre grande valeur ne parcourt  ÏIBELE. 117 cette province que dans 1'efpérance de vous rencontrer , mais encore paree que j'efpère que vous rrouverez quelque moyen pour le tirer des mains de la duchefle d'Offarenne : alors il lui conta toute 1'aventure. Le chevalier de la Lune fut très-étonné d'une reflemblance fi parfaite ; cependant il eut beaucoup de peine a fe perfuader la vérité de ce prodige. II admira le procédé du chevalier de Cupidon, qui préféroir la prifon aux plaifirs que I'amour de la belle duchefle pouvoit lui procurer; en un mot, il concut un violent defir de le dclivrer, & d'en faire fon ami. 11 apprit avec chagrin que fon bras êc fes armes ne pouvoient lui être d'aucune utilité dans cette conjon&ure ; mais après avoir fait quelques réflexions , il dit a Durillo : commencons par rendre vifite a la duchefle , le temps & Ie lieu pourronr après cela nous donner les moyens de rerminer la difgrace de ton maitre. Seigneur , répliqua Durillo , votre reflemblance avec mon maïtte allarmera certainement la duchefle, elle craindra d'êtte trompée ; en un mor, fes foupcons rompront toutes nos mefures. Attends, interrompit le chevalier de la Lune, j'imagine un moyen qui nous réuflira peut-être. En mêmetemps il fe fit donner , par fon écuyer , une barbe poftiche, qu'il faifoit ordinairement porter avec lui j elle étoit fi naturelle, qu'il étoit impoflible H iij  ii?? Le Caloandre de ne s'y pas tromper. J'irai , continua-t-il, au chateau dans 1'état oü tu me vois; je demanderai la permiflïon de voir ton maïtre : fi on me 1'accorde , j'entrerai dans fa chambre, & je lui mettrai cette barbe pour le faire forrir a ma place, & moi je demeurerai prifonnier. J'aurai foin, pourfuivit-il en riant, de tranquillifer le cceur de la duchelTè. Ah! feigneur, lui dit Durillo , votre projet eft admirable, & je ne doute pas qu'il ne réuflïflè, fi 1'on vous permet de voir le chevalier. Après tout, vous le demanderez d'une facon a 1'obrenir-y mais je crois qu'il ne faut pas que nous arrivions enfemble au chateau; la duchefle pourroit me fouptonner de vous avoir parlé de fes amours; j'aurois peur-être a craindre pour ma vie : permettez-moi de vous précéder, vous arriverez quelque temps après. Cette dernière réfolution fut exécutée. D'abord que ia duchefle eut appris 1'arrivée du chevalier de la Lune , elle fit préparer un appartement. Quand il eut quitté fes armes, il alla lui rendre vifite. Elle trouva , qu'a la barbe prés, il reflembloit beaucoup au chevalier de Cupidon. Leurs complimens furent remplis de politefle & d'efprir. II appercut dans la chambre les armes du chevalier , & les reconnut a la devife. Voulant profiter de cette occafion : je crcis , madame , lui dit-il,que voi.a les armes du chevalier de Cu-  FIDELÏ. I I r> pidon, il eft apparemment ici; on m'a afluré,il n'y a pas long-temps , qu'il avoit paffe dans cette province: que j'aurois de plaifir a voir un homme dont on dit de li grandes chofes ! La duchefle rougit a ce difcours qu'elle n'attendoit point, & ne pouvant nier un fait que tout le monde favoit dans fon chateau , elle lui répondit: oui, feigneur, le chevalier de Cupidon eft en ces lieux ; mais il en a fi mal ufé avec moi , que j'ai été forcée de le faire mettre en prifon. Comment eft-il pofiïble, répliqua le chevalier de la Lune , qu'un homme dont on vante par-tout la politefle ait pu vous défobliger. Cependant, reprit Chryfante , il a démenti cette réputation pat le plus indigne procédé dont on ait jamais entendu parler: il m'a pris pour ce que je ne fuis point, & m'a fait des propofitions très-déshonnêtes. Voyez, malgré cette injure, quelle eft ma bonté pour lui; au lieu de le punir d'une facon proportionnée a fa faute , j'ai daigné lui propofer de m'époufer , & de le rendre maïtre de mes états : pouvois-je faire plus pour un aventurier 3 pour un homme que je n'avois jamais vu ! le traïtre m'a refufée; alors voyant qu'il n'avoit point d'autre envie que de me déshonorer , je 1'ai fait mettre en prifon. Vous fentez , ajouta-t-elle, que la peine eft légère pour un outrage de cette nature: je fuis pourtant toujours prête a lui pardonner, s'il ac- H iv  iz» Le Caloandre cepte mes ofïres : mais il n'y a pas d'apparence ; Sc puifqu'il eft alfez déraifonnable pour perfifter dans fon opiniatreté, tant pis pour lui. Le chevalier de la Lune lui répondit : qu'il ctoit fi extraordinaire qu'un chevalier, tel que celui de Cupidon , eüt été capable d'un femblable procédé avec une perfonne comme elle, qu'aftürément il falloit qu'il y eut en cela quelque grand myftère ; Sc c;ue fi elle lui permettoit de le voir, il ne défefpéroit pas de découvrir la caufe de fes refus , Sc peut-être de 1'en guérir; qu'en un mot. il feroit charmé de pouvoir contribuer a Ia liberté d'un chevalier fi fameux, & a la fatisfaétion d'une dame auffi aimable. Chryfante balanca quelque temps fur Ie parti qu'elle devoit prendre dans cette conjoncture. Comment pouvoit-elle , fans fe couvrir de honte, lailfer le chevalier de la Lune s'enrretenir avec celui de Cupidon , qui fans doute 1'inftruiroit de la vérité & de la violence qu'on lui faifoit. Mais enfin ne s'embarralfant pas plus de fa gloire que de fa vie, pourvu qu'elle obtïnc ce qu'elle defiroit, elle fut emportée par 1'efpérance, & réfolut de lui accorder fa demande. Elle lui répondit donc : je vous permets de le voir, puifque vous le defirez 5 mais il eft fi cruel Sc fi obftiné , que je n'efpère rien de votre vifite. En achevant ces mots, la duchefTe fe retira , Sc 1'on conduifit le chevalier dans la chambre du prince.  FIDELE» I2.t' Le chevalier de Cupidon dormoit alors profondément fur un canapé; celui de la Lune promena long-temps fes regards fur lui avec une furprife inconcevable , car il croyoit fe voir luimème dans un miroir. Enfin le chevalier de Cupidon fe réveilla en furfaut; Sc faifant un effort comme s'il eüt voulu pouffer un eftocade, il examina le chevalier de la Lune, Sc fut charmé de fon air majeftueux. Qui êces-vous, lui demanda-t-il ? Venez-vous ici pour. me renouveller les inftances de la duchefTe, ou bien éprouvez-vous comme moi fon injuftice? Sc malgré votre innocence , vous a-t-elle fait auffi prifonnier ? Seigneur , lui répondit-il , je fuis le chevalier de la Lune, & je ne viens en ces lieux que pour vous délivrer. Caloandre Tinterrompit, en 1'embrafTant tendrement. Ce jour, lui dit-il , ne peut manquer d'étre heureux pour moi; il y a long-temps que je defirois de vous voir : je me crois déja libre, puifque vous me promettez votre fecours; donnez-moi feulement une épée, lorfqu'elle fera jointe a la vótre, rien ne pourra nous empêcher de fortir. Quoique 1'on puiffe tout attendre de votre valeur , reprit le chevalier de la Lune, ce moyen me paroit impraticable; il y a ici plufieurs portes que 1'on n'ouvre que Tune après 1'autre, quand nous aurions forcé la première, nous n'eu ferions  122 Le Caloandre pas moins enfermés; mais j'ai un expediënt plus certain , & le voici: la barbe que vous me voyez eft poftiche, & je 1'ai mife dans le deftein de tromper Ia duchefTe : je vais vous Tattacher, vous fortirez a ma place , je demcurerai prifonnier a la vótre; enfuite je ferai tout ce que Chryfante voudra, & pour vous prouver que cette barbe vous donnera mon air & mes traits, faites-en 1'expérience. Pour lors il détacha la barbe qu'il portoit: fon vifage parut dans tout fon echt. Les éclairs que 1'on n'attend point, ne furprennent pas autant que 1'afpect du chevalier de la Lune furprit le chevalier de Cupidon. Le premier contin.ua de la forte en riant : notre reflemblance a vérirablement quelque chofe de prodigieux ; & quand votre écuyer m'a rencontré, il s'eft paffé des chofes affez plaifantes entre lui & moi; il vouloit abfolumenc que vous fuffiez forti de prifon. Caloandre ne revenoit point de fon étonnement. II promenoit fes regards avec avidité fur toute la perfonne du chevalier de la Lune, & la parole lui manquoit pour exprimer la fituation 8c le ttouble de fon ame. Ne croyez pas , s'écria-t-il enfin, que notre reffemblance, route fingulière. qu'elle puifle être, foit la feule merveille qui metonne en ce moment: permettez-moi de vous raconter un fonge que je faifois quand vous êtes  arrivé. Je croyois être dans une grande falie, oü I'amour, aflis fur un tróne éclatant , donnoit une audiencepublique ; plufieurs perfonnes de divetfes conditions venoient lui demander juftice. J'ai vu paroïtre la duchefle Chryfante ; elle poolToit des cris furieus, elle fe plaignoit de moi , & vouloit être vengée. Confole-toi, lui a répondu I'amour, il ne fera pas long-temps fans en être puni; c'eft moi qui fuis offenfé , je faurai chatier un orgueilleux qui me mêprife; je lui ferai voir une beauté femblable a la fienne , pour laquelle il fouffh» des tourmens qui le réduiront fouvent au point de mourir. II me foule aux pieds fur fon écu, mais il fera bientót proftemé aux miens. Me fentant alors animé de colère contre ce dieu, je me fuis fièrement avancé devant lui, & je hu ai dit: montre-moi donc , amour, cette beauté dont tu me menaces? Voyons celle qui aura la force d'amollir mon courage, je fuis prêt a te donner Ie démenti : pourquoi donc ne paroit - elle pas? L'amour alors quittant fon flambeau , & prenant un miroir , 1'a placé devant moi , en me difant: regarde & fais-moï mentir fi tu le peux. Alors regardant fixement dans cette glacé, je .n'ai vu que mon image, dont la vue m'a cependant fait palpiter ; j'en ai fenti du dépit, & je me fuis recrié: quelle erreur eft la tienne, aveugle enfant! crois-tu me traiter co.mme Narcifie! j'ai  1*4 L e Caloandre mis I'épée a Ia main , j'ai frappé le miroir, il s'eft brifé ; mon fonge a fini par 1'effort que je faifois. Ce fonge myftérieux eft ia principale caufe de mon éronnement; votre vifage me parok le mem© que j'ai vu dans le miroir de I'amour. Mais fi I'amour ne fe venge qu'en me donnant un ami tel que vous , je bénirai fa colère , & je me joindrai avec lui pour vous airaer de tout mon cceur. Je fuis faché feulement, je I'avoue, c 'eft de commencer notre connoiffance par vous avoir obliganon; je voudrois vous évoir fervi, & fans ma prifon, je vous aurois afturément préverin. En achevant ces paroles, Caloandre fut faifi d'un tranfport qu'il ne pouvoit modérer ; il ferra Ie chevalier de la Lune enrre fes bras , & le baifa au front : celui-ci rougiifoit, & paroiffolt rêveur. Je crois , dit-il enfin , qu'il eft temps de finir : n'approuvez - vous pas que je dife a la duchefTe qu'elle vous trouvera demain au foir difpofé a lui témoigner de la complaifance ? J'irai de grand matin prendre congé d'elle; enfuite, fous le prétexte de vous dire adieu , je viendrai ici; vous prendrez mes armes, vous metttez ma barbe, & vous irez oü il vous plaira. LaifTez-moi le foin de la contenter , nous nous accommoderons bien enfemble. Quand 1'accord fut fait , le chevalier de la Lune remit fa barbe , & revint auprès de la duchefie.  fidele; uf Lorfque le chevalier de Cupidon fe trouva feul , il fe promena long-temps dans fa chambre en faifant plufieurs réflexions qui 1'inquiétoient; il fe fencoit pénétré d'une émotion extraordinaire, & fe difoit a lui-même : d'oü peut naïtre le trouble qui m'agite ? eft-ce 1'illufion d'un fonge , ou bien une réalité ? Ah ! 1'un & 1'autre n'eft que rrop vrai! Mais n'eft-ce pas un chevalier que j'ai vu ? De quoi donc puis-je me plaindre ? De quoi fuis-je tourmenté , & qüai-je a defiter ? Souffre-t-on en aimantun ami? Cette peine ne feroit-elle inventée que pour moi ? C'étoit*bien a tort que je ne voulois pas convenir des maux que 1'on fouffre en aimant. Mais ce jeune chevalier n'eft-il point une femme ? O amour! fi cela eft, ta vicFoire eft certaine,& je fuis amant. Mais fur quoi fondai-je cette efpérance ? II me reflemble , eh bien! fuis-je une femme ? Ah ! cela pourroit bien être, puifque je fuis tourmenté pour un homme! Mais, ajoutoit-il, une femme entreprendroicelle de fatisfaire la duchefle ? O mon cceur! ru fouhaites que ce chevalier ne foit pas de ton fexe, & tu fouhaites une chofe impoflible ! Pendant le refte de la journée, il ne put trouver aucun repos, ni prendre aucune réfolution; il ne favoit ce qu'il vouloit, & ne comprenoit rien a tous les fentimens dont fon cceur étoit agité. Durillo le trouva fort abattu en lui apportant a fouper, E t I. 153 les herbes nécelfaires a la compofition de fon baume; fi bien qu'entendant la difpute de Brandilon , Sc reconnoiflant Léonide , il mit pied a terre , Sc tombant a genoux devant elle : madame, lui dit-il, ceffez de vous étonner de la colère de ce chevalier 3 il eft trompé par la reflemblance qui eft entre vous «5c le chevalier de Cupidon, Sc croit vous avoir vue a Trébifonde. Pour vous, feigneur Brandilon, appaifez-vous; car afliirément c'eft ici la première fois que vous vous êtes vtts 1'un & l'autre : le Turcoman a enlevé le chevalier de Cupidon mon maïtre , qui jugeoit a propos de fe faire pafler pour la princefle Léonide, dans la vue de calmer les troubles de la ville & de la cour. L'exrrême reflemblance qui eft entr'eux Sc pour le vifage 8c pcfur la taille , & même pour le fon de Ia voix , lui a rendu la chofe aifée , d'autant qu'il a mis 1'impératrice dans fa confidence , Sc que de fon aveu il.a trompé toute fa cour; ainfi le Turcoman 1'a enlev,é croyant enlever la princefle: vous l'avez fuivi, feigneur, pour en tirer vengeance; Sc vous étant trompé dans le chemin, vous avez heureufement rencontré la veritable Léonide. La ptincefle & Brandilon fe regardoient fans pouvoir rien dire , tant ces évènemens leur paroiflbient extraordinaires ; mais enfin le chevalier pafla. de rétoanement aux excufes de fa colèrq,  154 Le Caloandre & finit par faire des plaifanteries de fon erreur.' Durillo leur fit enfuite fentir le péril oü feroit expofé fon raaitre, fi le Turcoman venoit a le reconnoirre pour un homme. II dit ala princeife, que n'ayant déguifé fon fexe que pour I'amour d'elle, elle ne devoit pas 1'abandonner. Elle y confentit fans peine; car elle n'avoit pas moins d'amour pour lui que de colère contre ie Turcoman. Elle tin: confeil avec Btandilon fur ce qu'elle devoit faire dans cette conjonéture; Sc comme il ne cherchoit qua lui plaire, ils réfolurent de prendre le chemin de 1'empire de Safar dont ils n'étoient pas éloignés , perfuadés qu'ils apprendroient aifément des nouvelles du chevalierde Cupidon, Sc qu'ils pourroient lui donner les fecours qui dépendroieni deux. Les chofes étant ainfi déterminées, ils "arrivèrent a une grande ville. Léonide y fit emplette des meilleures armes qu'elle put trouver; Sc rien ne les empêchant de continuer leur voyage, ils prirent le plus court chemin , évitant avec foin tout ce qui pouvoit retarder leur projet. Ils furent cependant plus d'un mois fans pouvoir arriver dans les états du Turcoman, a caufe d'une fièvre aigue qui furvint a Brandilon , Sc qui le mit hors d'état, pendant plufieurs jours , de continuer la route. Cependant le Turcoman arriva fans aucun obftacle , avec toute fon armee, a la grande ville  ÏIDELE." IJJ de Noriga, place frontière de fon royaume. II s'y arrêca, a caufe de la bonté de la place. II en avoit agi d'une facon très-réfervée avec la fauffe Léonide, & ne lui avoit témoigné que des politefles, des foumilfions , & des alfurances de I'amour le plus refpectueux. Caloandre jugeoit de fon cóté , qu'il devoit éviter avec foin d'être découvert, & la duchefle Chryfante 1'embarraflbit plus que toute autre chofe. II craignoit que fi elle le reconnoifloit, elle ne retombat dans fes premières folies, ou qu'elle n'employat le crédit qu'elle avoit fur 1'efprit du Turcoman pour fe venger de lui. Safar avoit une fceur, que les devins menacèrent dès le berceau, d'être la honte de fa familie & la ruine de fa patrie, fi elle diftinguoir parfaitement un homme d'avec une femme avant d'avoir atteint lage de quinze ans. Son père qui étoit crédule jufqu'a. la fuperftition , la fit élever dans un chateau qu'on appelloit le palais des plaifirs , & qui éroit ifolé de tout batiment au milieu d'une campagne délicieufe , mais tellement impénétrable a rout homme, tant par fon afliète naturelle que par la garde qu'on y faifoit, qu'excepté les filles que 1'oit avoit mifes auprès d'elle , cette princefle ne voyoit perfonne. Après la mort de fon père , Safar fe conduifit de la même facon ; & Spinalba ( c'eft; le nom de  Le Caloandre cette princefle ) approchoit déja de fon troifième ïuftre fans avoir jamais vu d'autre homme que fon frère , encore fes vifires avoient-elles été bien rares. Elle ignoroit donc abfolument que les femmes fuflènt différentes des hommes, d'autant que toute converfation fur eet article étoit défendue aux filles qui 1'approchoient. Ce chateau n'étoit éloigné de Noriga que de quinze milles, & le Turcoman voulant mettre Léonide dans un lieu qui joignk 1'agrément a la süreté , ne pouvoit en choifir un plus convenable. Ce fut donc en eet endroit qu'il mena la prétendue Léonide & la duchefle ; il les donna pour compagnes a fa fceur , & conjura Chryfante de ne rien négliger pour lui gagner Ie tceur de 1'infante de Trébifonde. Enfuite il fe ïetira dans fa capitale, oü il apporta tous les foins tiéceflaires pour fe mettre en état de défenfe, au cas que Tigrinde voulüt employer la force des armes pour fe venger de 1'affront qu'il lui avoit fait. Fin du fecond Livrc^  I I D I l li 157. L1VRE TR01SIEME. Xj E chevalier de Cupidon paroiflbit tranquille dans le palais des plaifirs avec Spinalba, & la duchefle. Elles lui donnoient Tune & l'autre toutes les marqués poflibles d'amitié. Cependant ces trois perfonnes étoient agitées de différentes pafiions. Chryfante aimoit Safar , & ne laiffoit pas de lui rendre fervice auprès de la fauffe Léonide; mais eet effort lui caufoit toutes les peines qu'une femme peut reffentir lorfqu'elle eft jaloufe , & qu'elle fe voit contrainte d'étouffer fes propres defirs pour mettre 1'objet de fon amour entre les bras de fa, rivale. D'un autre cóté Caloandre méprifoit la duchefle , & craignoit Safar. II avoit peur d'être reconnu , & rougiflbit de pafler des momens précieux dans une molleffe & dans une obfeurité qui fufpendoient les progrès de fa gloire. II voyoit avec dépit que le Turcoman ofoit efpérer de pofleder un jour le cceur de Léonide. D'ailleurs 1'abfence de cette princefle ne fuflifoit que ttop pour le tourmenter. Spinalba étoit portée, par un inftinét naturel, a careffer un jeune-homme qu'elle prenok pour  15 ^ Le Caioandre une femme , & qui en avoit toute Ia beauté. L'amitié qu'elle concüt pour lui palfoit de bien loin les fentimens qu'elle avoit eus jufqu'alors pour les autres filles de fon age qui lui avoient tenu compagnie ; ainfi , dans une ignorance entière de ce qüelle faifoit, elle déclara la guerre au cceur de Caloandre , qui fe voyoit engagé dans un combat oü la fuite feule pouvoit le rendre vainqueur. Mais comment fuir ? Comment éviter un danger plein de charmes , oü la défaite même vaut un triomphe des plus glorieux. L'amour de Spinalba prenoit continuellement des forces nouvelles dans Ie fein du repos, & la troubloit tous les jours de plus en plus. II lui fembloit qu'elle avoit lieu d'être conrente , puifqu'on ne lui refufoit rien ; cependant elle fentoit encore des defirs, &feplaignoit d'ignorer ce qu'elle defiroit. Elle fouffroit toutes les fois qu'il falloit que la nuit les féparat. Elle fe croyoit enfermée dans la prifon la plus cruelle, jufqu'au moment oü le Jour lui faifoit revoir fa nouvelle compagne: mais enfin trouvant qu'il étoit ridicule de fouffrir rant de peine pour une chofe oü il étoir fi facile d'apporter du remède , elle fit drefler Ie lit du chevalier dans fa propre chambre. Non-feulement il n'ofa la contredire , mais il fut encore obligé de paroïrre recevoir avec plaifir une marqué d'amitié qui n'étoit point méféante entre deux jeunes  FIDELE. IJ5,; filles. II s'eii repentit bientót; car a peine furentelles au lit, que Spinalba ne pouvant plus demeurer dans le fien, paffa dans celui du chevalier pour 1'entretenir avec plus de facihté. Quelle fituation pour un jeune-homme! Caloandre fe piquoit d'une fïdélité a toute épreuve pour Léonide , & comme il étoit né pour faire des miracles, il réfifta. Mais craignant de ne pouvoir pas être toujours maïtre de lui, il réfolur; quoi qu'il en put arriver, de fe découvrir au Turcoman , & de fe faire connoïtre dès le lendemain.' Pour Spinalba, elle prit tant de plaifir a cette douce converfation , que fans fonger a retourner dans fon lit, elle s'endormit dans celui du chevalier : un homme moins prévenu auroit trouvé cette nuit délicieufe. On attendoit Safar le jour fuivanr, il ne vint point; quelques affaires imprévues 1'arrêtèrent dans Noriga. Caloandre en fut au défefpoir ; car il craignoit que fa conltance, prefqu'abattue au premier ailaut , ne s'évanouït au fecond. Ce qu'il avoit déja fcuffert , & le péril qu'il avoit vu de prè.n, lui fnfoient ioiaginerqu'il y auroitdela témérit' a s'y exp' et encore ; cependant il ne putsen di ) ;ifer , & il trouva qne la réfiftance lui devcnoit de plus en plus diffi.;ile. Chaque nuit Spinalba redoublc-t fes careffes; 1'agréable naïveté  \éo Le Caloandre dont elles étoient accompagnées les rendoit fi fé-« duifantes , que pour n'y pas répondre il falloic être muni ou d'une vertu plus fauvage que celle des Stoïciens, ou d'une prévention inébranlable, ou bien enfin d'une parfaite infenfibilité; mais Caloandre étoit foutenu par I'amour qu'il reflentoit pour Léonide , c'eft tout dire. Plufieurs jours s'écoulèrent fans que le Turcoman vint au chateau. Dans eet intervalle, Caloandre eut le temps de faire fes réflexions; il jugea que le meilleur parti qu'il pouvoit ptendre c'étoit de gagner la confiance de Safar, en lui rémoignant moins de rigueur. Paree moyen, difoit-il en lui-même, je 1'engagerai a me faire fortir de cette prifon dans 1'efpérance de m'époufer, ou du moins a me laifler un peu plus de liberté, Sc d'une ou d'autre facon, je pourrai fortir de 1'embarras oü je me trouve. En conféquence de ce projet, la faufle Léonide faifoit entendre tous les jours a la duchefle Sc a Spinalba que Safar lui paroiflbit véritablement digne d'être aimé, qu'elle nele méprifoit point; mais qu'elle condamnoit les moyens qu'il employoit pour lui plaire. Elle ajouta que la prifon étoit trop oppofée a la grandeur de fon courage , & que fi elle étoit en liberté, elle pourroit fe montter aflez généreufe pour lui pardonner 1'excès de fa ^aflion , Sc aflez prudents  FIDELE. tgV[ prudente pour faire ufage, dans laguerre de Conftantinople , d'un fecours auffi confidérable que celui de fa valeur 8c de fon armee. Enfin Safar vint au chateau , très-impstient de revoir Léonide ; il étoit même déterminé a ufer de violence, fi la douceur 8c les menaces ne le rendoient point heureux. II courut a elle plein d'amour, & fe voyant plus favorablement recu qu'a 1'ordinaire , il fe hafarda de lui baifer les mains fans qu'elle 1'en empêchat. Leur converfation ne roula que fur'des chofes agréables ; ils dïnèrenc enfemble, & la joie fit les honneurs du repas. La duchelfe, üniquement occupée de fa paffion pour Safar, confidéroit que s'il lui avoit témoigné fi peu de retour, rrïalgré les rigueurs de Léonide,' il en aiiroit encore moins a 1'avenir lorfque fon amour feroit plus fatisfait , 8c cette réflexion la détermina a ne plus fonger qu'a le tromper. Quand le dhié ft« fini, elle conduifir le prince a 1'écart & feignit de^ fe réjouir avec lui du changement favorable de la princeife; mais en même-temps elle lui dit qu'il falloit examincr avec foin fi les marqués d'amitïé que lui donnoit Léonide étoient fincères, 8c qu'en cette ocafion le foup^on étoit raifonnable & prudent. Vous avez raifon, madame la'duchefle, Itii; répondit le Turcoman, j'ai eu Ia même idéé : mais comment pourrai-je m'aflurer de la vérité ? Cela ne fera pas fi difficile que vous, Tomé III. L  i£i LeCaioandrm le croyez,lui répondit-elle; il faut cependant bannir de votre cceur une timidité que vous pouftez trop loin. Loin de convenir a un grand prince tel que voivj., elle ne plaira a perfonne; mais cependant fi 1'excès de votre amour vous empêche d'employer votre autorité, fervez-vous de la douce violence d'un amant couronné, elle aura peut-être plus de force fur le cceur de Léonide que la derniète rigueur, dont il vaudroit encore mieux faire ufage a la fin, que de vous repaitre d'auffi vaines efpérances , que vous avez fait jufques ici. Ah ! ducheffe , reprit Safar, ce que vous dites n'eft que trop véritable ; mais comment puis-je connoitre fi Léonide fe rend de bonne-foi , ou bien fi elle cherche a m'abufer ? Quelle eft enfin cette douce violence que je dois lui faire ? Avant que le jour finiffe , feigneur , lui répliqua la duchefle, vos vceux pourront être fatisfaits. Divertiffez* vous ici parmi nous jufqu'a ce que 1'heure de retourner a Noriga foit prefque paflée j feignez alors d'être preffé de partir, j'aurai foin de vous repréfenter qu'il n'eft plus temps de vous mettre en chemin, & je vous confeillerai de pafler la nuit dans le chateau; je ferai même des inftances pour vous y engager; vous vous rendrez a la fin; mais vous paroirrez plus touché de 1'obftacle de la nuit que vaincu par nos prières. Alors j'aurai foin de vous faire préparer un lit dans une chambre  ï I D E L E» tf *' voifïne des nörres; & lorfque tout Ie monde fera dans un profond fommeil, vous entretez doucement dans celle des deux princes , j'aurai foin de vous en faire trouver la porte onverre. Vous connoilfez la chambre , pout fuivit-elle & les deux lits, allez hardiment a celui de Léonide -y baiffez la voix , dans la crainte d'être entendu de Spinalba ; excufez votre hardieffe par J'excès de vos defirs, & par 1'efpérance que fes bontés nouvelles vous donnent de devenir fon mari. Vous êtes digne de 1'être, votre naiffance n'eft point au-deffous de la fienne , croyez qu'elle Vous recevra bien , fi 1'inclination qu'elle vous témoigne eft véritable. Elle ajouta beaucoup d'autres raifons qui perfuadèrent Safar , & il s'écria, dans un tranfport de joie qu'il ne put modérer: oui , duchefle, je connois votre bonne volonté pour moi, je fuivrai vos confeils , & je vous en aurai une cternelle obligation : fi Léonide me refufe cette nuit, je ne pourrai plus douter que les fentimens favorables qu'elle vient de me témoigner ne foient fuppofés pour m'engager a la faire fortir de ce chateau , dans le delfein de m'échapper plus aifément; mais fon projet ne réuflira pas , car fi elle ne fe rend point a mes prières, non plus qu'a mes carefles, il eft certain que j'aurai recours a la force. Le projet fut exécuté comme il avoit été con-; L ij  164 Le Caloandre certé. Safar demeura dans le chateau, & Caloandre en fut allarmé. Le fouper ne fut pas long, ainfi 1'on fe retira de bonne heure. La chambre de la duchelfe joignoit celle de Spinalba, & même elles fe communiquoient par une porre qui fe fermoit rarement. Chryfante vint en chemife trouver Spinalba & Caloandre; ils étoient l'un & l'autre déja déshabillés, & fe mettoient au lit; ils lui demandètent le fujet de fa vifite, elle leur répondit en riant, quoiqu'avec un peu d'embatras, que Safar couchoir dans une chambre aifez prés d'elle , Sc que ne pouvant fermer la porte qui répondoit fur la galerie , il ne lui paroifloit pas qu'elle fut aflez en süreté contre ce qu'il pouvoit entreprendre ; qu'il étoit jeune , & que fon féjour dans le chateau , qui ne lui étoit pas ordinaire , lui donnoit quelque foupcon; & qu'ainfi elle les prioit, fi cela ne les incommodoit pas, de fe mettre toutes deux dans le lit de Spinalba, pendant qu'elle pafferoit la nuit dans celui de Léonide. Cette ptopofition fut faite avec tant d'apparence de modeftie, qu'il eut été difficile de s'en défier. Caloandre prit le parti d'être encore plus réfervéque jamais auprès de Spinalba; car il craignoit que la duchefle h eüt deffein d'examiner fa conduite avec la fceur de Safar. Au furplus, regardant comme un grand bonheur que Chryfante ne lui eüt pas demandé la moitié de fon lit , il paffa promptement dans celui de Spinalba.  F I D E £ S, l6y La duchefle s'appercut avec joie que rien ne s'oppofoit a. la réuflite de fon projet, Sc fe coucha dans le lit de Caloandre , qui lui faifoit des plaifanreries fur la peur que Safar lui caufoit, & elle les lui rendoit tantöt en 1'attaquant lui ■ même , tan tót en s'adreffant a Spinalba, Sc cette jeune perfonne étoit fi fimple, qu'elle lui dit : mais, en vérité , je ne faurois vous comprendre ; quel mal pouvez-vous craindre de la part de mon frère , il ne m'en a jamais fait aucun ? Leur converfation aurpit été plus longue, fi la duchefle ne 1'eüt abrégée en difant: que Safar, impatient de voir Léonide , fe leveroit fans doute dès Ie point du jour , & viendroit troubler leur repos. Cette raifon les détermina a chercher le fommeil. Caloandre fut long-temps agité par les diverfes réflexions que la fituation oü il fe trouvoir lui caufoit néceffairement. Enfin il s'endormit, Sc ne s'éveilla qu'aux premiers rayons de 1'aurore. II s'appercut, en ouvrant les yeux , que Chryfante n'étoit plus dans fon lit; il imagina d'abord qu'elle étoit paffée dans fa chambre pour s'habiller & pour empêchep Safar de la trouver couchée ; cette idéé lui fit penfer qu'il devoit éviter la même chofe. II fe leva Sc s'habilla promptement pendant que Spinalba dormoit encore. Caloandre fut enfuite curieux de favoir ce que faifoit la duchefle, il s'approcha de la porte, qui L iij  liSS Le Caloandre n'étoit pas bien fermée ; il appercut Chryfante aflife fur fon lit prefqu'habillée, & plongée dans une profonde rêverie. Quelques momens après, il entendit Safar qui s'écria : la victoire eft a nous , madame , je rends graces a vos bons confeils! Ces paroles excitcrent [1'attention de Caloandre. Le Turcoman saffie auprès de la duchefle , & continua de la forte : il étoit un peu plus de minui" lorfque je me fuis rendu au lit de Léonide \ elle n'a pas tant de fierté toute nue pour un amant, qu'elle en a fous les armes contre les plus vaillans chevaliers ; je crois que dans le premier moment elle m'a pris pour Spinalba qui venoit s'entretenir avec elle ; car elle m'a fait place & m'a recu trèspoliment dans fon lit. Pour lors je lui ai découvert que j'étois 1'amoureux Safar, emporté par la violence de ma paffion ; elle ne m'a répondu qu'en ttemblant & X voix bafle , dans la peur de faire du bruit, & d'être entendue de vous & de Spinalba; jugez fi j'ai fu profiter d'une difpofition fi flatteufe. Je vous aflurai bien hier, lui répondit Chryfante, que Léonide étoit femme comme les autres. En effet je 1'ai trouvée telle , ajouta Safar, elle m'a paru contente de mes tranfports , Sc quand j'ai eu pris poifeflïon de fon cceur, je me fuis retiré pour lui épargner la honte de paroïtre deVant vpas daas. un ctat qui auroit pu la faire rougir,  I I D E r. H. i 1'une m'a été enlevée par Safar, & la mort ou quelqu'étrange aventure m'ont ravi l'autre. Elle ne put s'empêcher de répandre des pleurs en prononcant ces dernières paroles. A l'inftant même la princefle & Caloandre  levèrent la vifière de leurs cafques, & tombèrent aux genoux de 1'impératrice : peu s'en fallut que 1'excès de fa joie ne lui de vin c faral: elle fe jetta au cou de 1'une & de l'autre, & leur dit, en les ferrant tendrement: ó jour doublement heureux, qui me rend deux filles au lieu d'une ! laquelle de vous eft véritablement la mienne , je ne faurois la diftinguer; mais pour ne me pas tromper, je vous prendrai toutes deux, Sc vous me ferez égalemenr chères. Caloandre prit alors la main de 1'impérarrice , Sc 1'ayant baifée , il lui répondit: je ne refiemble a votre admirable fille que par le refpeér que j'ai pour vous, madame ; c'eft en ce point feul qu'on peut me comparer avec un objet fi meryeilleux. Vous pouvez, madame , reprit Léonide , 1'aimer comme votre fils , perfuadée que fa valeur feule vous a confervé votre fille. L'impératrice les ayant fait relever , dir au chevalier de Cupidon : vous ajoutez encore des obligations a celle que je vous ai déja, Sc votre exceffive valeur m'aflure que ce ne fercnt pas les dernières ; j'efpère qu'elle me vengera du perfide Poliarte. Me craignez rien , madame, interrompit Brandilon , j'aurai foin d'aflurer votre vengeance ; moi feu! avec Léonide Sc ce chevalier, je m'engage a prendre Poliarte au milieu de fes troupes, a 1'a-  ïpj, Le Caloandre mener chargé de fers aux pieds de votre tróne * Sc a détruire le hen de facon que la poftérité ne faura pas même oü Conftantinople étoit fituée. 11 ne fut pas poflible au prince grec de cacher findi^nation que ce difcours orgueilleux excitoit dans fon ame. II fe tourna vers le Tartare, & lui dit avec un fourire amer : Poliarte trouvera fans doute en vous un dangereux ennemi , mais je crois que vous pourriez en parler avec moins de mépris; il ne fe laiffe pas vaincre avec tant de facilité, vous le favez vous-même, puifque fa valeur vous a privé d'un père; &c d'un père, qui felon ce que j'ai ente'ndu dire, étoit le plus formidable des chevaliers de fon temps; eet empire en fut témoin , Trébifonde conferve encore la mémoire des exploits de Poliatte. Au furplus il a deux hls qui favent briller dans les combars, Sc qui peuvent tenir tête a quelques chevaliers que ce foit, S'ils défendent 1'auteur de leurs jours, comme on le doit préfumer, foyez perfuadé que Timpératrice aura befoin de votre valeur & de celle de Tinvincible Léonide. Croyez encore que les nombreufes armées que Ton affemble ici ne feront pas de trop. Brandilon piqué du difcours de Caloandre , fe préparoit a lui répondre ; mais Tigrinde intertompit, leut converfation , en difant que le temps devoit  * ï d e i e, ygy irlevoit pfouver ce qu'ils avancoient; & qUe plus Ia valeur de Poliarte Sc de fes fils étoit grande plus on auroit de gloire a les vaincre. -Pendant huit jours les fêtes 8c les réjoüiffances publiques éclatèrent dans Trébifonde. Tout le monde célébroit le retour de 1'infante 8c des deux; chevaliers qui 1'avoient accompagnée. L'impératricedonnoit tous fes foins 8c toute fon attention aux préparatifs de la guerre j 1'élite de fes fujets étoient déja fous les armes; les fecours qu'elle attendoit de plufieurs princes étrangers étoient arrivés: les feules troupes du Turcoman n'avoient pas joint, mais on jugea qu'il étoit inutile de 1'attendre, & qu'il feroit honteux de le recevoir après ce qui s'étoit pafle. Tigrinde nomma le roi de Ruflie pour général de fon armée. II étoit fon parent, & quoiqu'il fut d'un age mur, il étoit infatigable dans les travaux de la guerre , 8c d'une fagefie éprouvée. dans le confeil. Fm du troifihmc Livre* Tomé Ut  «94 X,e Caioahdri L IV RE QUA TR I E ME. (jependant Safar éroit dans le chateau des plaifirs; fes bleflures caufoient d'autant plus de triftefle a Spinalba, qu'elle regrettoit en mêmetemps 8c fon frère 8c fon amie ; mais elle ne paroifloit occupée que de ce prince, qu'il falloit promptement fecourir. II fut fans connoiflance -pendant deux jours, mais le troifième il revint a lui, & fon premier foin fut de demander des nouvelles de fa chère Léonide: on fut obligé de lui avouer la vérité; il en fut fi fort aftligé, qu'il perdit encore le fentiment ; mais il neut pas plutöt rappellé fes efprits, qu'il s'écria avec fureur: fe peut-il que Léonide ait pris la fuite, 8c Tadorer , fans employer d'autres moyens pour » Ia déterminer a un mariage qui n'auroit point 33 été difproportionné. II m'a prouvé qu'il étoit ï> homme en abiifant de Ia fimplicité de ma  ioi Le Caloandrs j> fceur; il paflbit les nuits entières avec elle, Sc » ma gloire en étoir la vicFitne. Oublions les in- » jures réciproques. Faites que votre fils , en » époufant Spinalba , lui rende 1'honneur qu'il » lui a enlevé , & moi je vous demanderai pardon »> des offenfes que vous prétendez avoir recues. » Notre ancienne amitié , refferrée par les nceuds » de cette alliance, me donnera plus d'occafions ï> que jamais d'employer le deur que j'ai toujours » eu de vous plaire ». Pendant la ledure de cette Iettre, que Tigrinde faifoit tout haut, le chevalier de Cupidon rougit mille fois , d'autant plus honteux de paroitre criminel en la préfence de fa maitreffe , qu'il n'avoit ofé lui avouer que quelques baifers innocens qu'il avoit recus de Spinalba ;.fon trouble parloit contre lui. Léonide ne douta point qu'il ne fut coupable, elle jetta fur lui un regard qui Ie fit trembler. Tigrinde fe rournant alors vers Ie prince Grec , lui dit avec un fourire agréable : vous avez chatié le raviffeur comme il le méritoit. Ah ! madame, interrompit le chevalier de Cupidon, il n'eft point. de peine qui ne foit au-deflous du crime de Safar, puifqu'il a voulu enlever une fi grande princefle ; cependant j'avoue que j'ai tort de n'avoir pas défabufé 1'innocente Spinalba > qui n'avoit  F I B E I, E. 203 aucune pare aux attentats de fon frère ; mais on doit me pardonner cette faute, je ne 1'ai commife que dans la crainte de me découvrir a cette jeune princeife , qui fans doute en auroit inftruit fon frère. Je fais que j'aurois pu détromper le Turcoman avant que d'être enfermé dans le chateau; mais je craignois d'allumer de nouveaux troubles dans Trébifonde , & je croyois que pour le repos de eet empire, je ne devois point faire connoïtre la fauffe Léonide avant que la vérirable parut. Mon cceur ne me reproche rien , continua-t-il en jettant fur 1'infante un regard rimide , & je n'ai de torts que ceux que la néceftité, la convenance & 1'envie d'éviter de plus grands malheurs m'ont fait avoir. Léonide ne fut point touchce des excufes du prince; elle fe tourna vers I'envoyé de Safar, & le chargea de cette réponfe : dites a votre maïtre que je lui pardonne les injures qu'il a cru me faire; toutes les fois qu'il voudra venir ici il fera bien recu , j'en ferai charmée en mon particulier. Je 1'invite fux-tout a fe trouver a la deftruction de Conftantinople ; un homme fi brave & une fi belle armée nous feront d'un grand fecours. On congédia I'envoyé ; & dès qu'il fut forti, Tigrinde dit a la princeife : je fens, comme vous, qu'il eft de la générofité de pardonner les injures, 8c je veux bien excufer le tcméraire Safar: mais  io4 Le Caioandre je ne fais s'il nous cqnvienr de le rappeller en ces lieux , & fi même il n'eft pas dangereux dele recevoir dans notre empire , fur-tout avec une arméeconfidérablequipourroit peut-être lui donfïer d'autres delfeins : qu'en penfez-vous, chevalier de Cupidon ? Cet infortuné lui dit d'une voix tremblante, & fans ofer lever les yeux: madame, la réponfe que votre invincible fille vient de faire- au Turcoman eft vraiment digne d'elle; il eft en effec digne de fa générofité de pardonner les injures quelques grandes qu'elles puilfent être, a qui' conque en demande le pardon avec im repentir fincère : il inefemble même que de rappeller Safar après 1'oftenfe qu'il vous a faire , & de Ie recevoir avec une puinante armée , c'eft montrer que 1'on eftime fon fecours fans redourer fes entreprifes. Ii n'y aura point de témérité a ne le pas craindre, pendant que vous avez fm fi grand nombre de troupes a vos ordres & dans votre empire; la feule préfence de la princeife fuffiroit pour vous ralTurer. Puifque vous êres toas deux de même avis, reprit 1'impératHce , je me rends, & je répondrai en conféquence a Safar. Caloandre & Léonide fe retirèrent enfuite dans. leurs appanemens. Celui-ci étoit d'autant plus accablé, qu'il ne pOUvoit douter du courroux de la princeife qui fe croyoit offenfée» II fe promeaoit  * i d e 11: '205' fbrtarfïïgé,& paffoit continuc-llement d'une chambre dans une autre ; .tantót il cherchoit quelques prétextes pour ofer paroitre devant elle ; tantöt il fe difoit a. lui-méme qu'il étoit perdu , qu'on ne 1'écouteroit point, & que Léonide étoit trop fiére pour lui pardonner la plus légère apparence d'infidélité. Réduit au plus cruel défefpoir , il fe lailfa tomber dans un fauteuil , oii ü demeura longtemps les yeux baignés de larmes , &poufiantde profonds foupirs fans prononcer une feule parole. II étoit dans eet état, lorfqüun,page lui apporta une lettre de Léonide , ou ce malheureux amant trouva 1'arrêt de fa mort concu en ces termes: tdu plus perfide & au plus lache de tous les hommes. « Je t'ai pris pour 1'homme le plus parfait; 35 Safar t'a pris pour une femme , nous nous troms> pions également 1'un & l'autre ; ru n'es que » 1'aiTèmblage des vices les plus énormes dont les 3> deux fexes foient capables. Malheureux fubor33 neur, je me punirai de m'être livrée au goüt 33 que j'avois pour toi. Je ne me regarderai jamais , 33 dans aucun miroir pour oublier ta figure; je 3> ne te regarderai jamais non plus pour m'ou33 blier moi-même. Vas, cours époufer celle que ,3) tu as déshonorce ; elle & Safar t'attendent pour » célébrer les nóces. Ah ! perfide, une néceffité » abfolue t'obligeoit, difois-tu, de tne cacher ta  ioS Le Caloandre jj naiffance pour quelque temps, & cette néceflïte »j n'étoit fans doute que 1'envie d'aller encore sa féduire quelqüautre princeife en te faifanr palfer 33 pour un grand prince! Si tu 1'es en effet, tu » ne dois être qu'a Spinalba j & fi tu fors d'un s> fang obfcur , comme je le penfe, tu ne pourras a> être ni a elle ni a moi. A moi, traitte ! Ah! » j'aimerois mieux me livrer a la mort la plus 33 cruelle. Fuis, fuis de eet empire , & ne t'offre « plus a mes yeux; je te laiffe la vie, je dédaigne >3 de te 1'óter ». On ne pourroit exprimer quelle fut la douleur de Caloandre, quand il eut achevé de lire cette lèttre; il gémifloit, il répandoir un torren t de larmes, il fe frappoit 1'eftomac avec fureur , & •s'abandonnoit a toutes les violences que Ie défefpoir peut exciter dans le cceur d'un amant. Enfin ne fachant plus ce qu'il faifoit, il fauta fur fon épée pour s'arracher la vie ; mais une réflexion lui retint le bras: allons , s'écria-r-il, allons chercher la mort fous un autre ciel; obéiffons a Ia princeife , elle veut que je forte de eet empire. Confole -toi mon cceur, les maux que ru fouffres font trop affreux pour qué tu puilfes les fuppotter long-temps: nous trouverons bientót le terme fatal de nos difgraces. Plein de cette réfolution , il ccriyit a Léonide,'  & donna fa lettre a Forian , Fécuyer de cette princeife & le confident de leurs amours. II lui recommanda de ne la préfenter a Finfante que le lendemain. Enfuite il fe fit donner fes armes d'os de poilfon ; Sc pour n'être pas reconnu, il les couvrit d'une vefte légère. Quelques inftans après il fortit du palais monté fur Furio fon bon cheval, Sc fe ttouva hors de la ville au coucher du foleil. La s'étant arrêté , Sc regardant fon écuyer qui Favoit fuivi a pied par fon ordre : retourne , Durillo, lui dit-il, je ne puis t'emmener avec moi; tes fervices mériteroient une récompenfe briljante, ma mauvaife fortune ne me permet pas de te la donner telle que je la defirerois; contente-toi du peu que j'ai a t'offrir , Sc fois sur que je t'aime. En lui difant ces mots , il lui fit préfeut d'une bague d'un fi grand prix , qu'il n'y avoit qu'un roi des plus puiffans qui put en avoir fait 1'acquifition. Si Léonide, ajouta-t-il, te demande oü je vais, dis-lui feulement, Sc tu lui diras la vérité, que je vais mourir. Le fidéle écuyer fondoir en larmes , -crioit qu'il vouloit fuivre fon maïtre ; mais le prince pouifa fon cheval a toute bride , Sc fe déroba , dans un inftant , aux yeux de Durillo. Durillo demeura fi affligé, qu'il fut alfez longtemps fans pouvoir faire autre chofe que fe plaindre Sc poufier des foupirs; mais voyant qu'il avoit  'z§ Le Caloandre perdu Fefpérance de rejoindre fon maitre , il re3 rourna dans la ville. II rencontra Forian auprès du palais , & lui apprit le départ du chevalier de Cupidon. Forian, de fon cóté, montra au fidéle Durillo la lettre que Caloandre lui avoit donnée pour Léonide. Ces deux bons écuyers travaillèrent a. imaginer quelque moyen pour le faire revenir, mais ils convinrent que tout ce qu'ils feroient feroit inutile, li Léonide ne le rappelloit pas elle-même ; ainfi ils réfolurent d'attendre le lendemain pour voir 1'effet que produiroit la lettre de eet amant infortuné. Ils 1'auroient cependant rendue fur-lechamp, fi la princefle ne s'étoit déja mife au lit. Elle paffa toute Ia nuit fans goüter aucun repos, & dans la plus grande agitation; tantót elle s'enflammoit de colère , en confidérant les fautes qu'elle attribuoit au chevalier; tantót la tendrefle &c la pitié fe faifoient entendre au fond de fon cceur , alors elle trouvoit des raifons pour Fexcufer \ & quand elle fe rappelloit la terrible lettre qu'elle lui avoit écrite, elle fe repentoit de Ia lui avoir envoyée , paree qu'elle craignoit également ou qu'il méprisat fes ordres, ou que trop timide & vraiment défefpéré, il s'éloignat de Trébifonde pour jamais. Ces idéés occupèrent Léonide pendant toute la nuit, & dès le point du jour , elle vit arriver Forian  FIDELE» 10J Forian, mais fi trifte, qu'elle jugea bien qu'il lui apportoit de mauvaifes nouvelles. Elle prit la lettre en tremblant, & ne fe connoiffant prefque plus elle-même, elle 1'ouvrit avec précipitation, & Jut ces paroles: « Si je croyois, belle Léonide, que vous eufflez » la bonté de me faire périr , je paroitrois devant » vous malgré votre défenfe ; mais je fuis affuré » que vos généreufes mains ne voudroient pas ré» pandre un fang que vous méprifez. Je vous » obéis donc, & je me fépare de vous pour aller » chercher la mort: cependant je pourrois me laver » du crime dont on m'accufe. J'artefte le ciel que » réduit a fouffrir les careffes d'une innocente » beauté, je n'ai ni attente fur fa vertu, ni » manqué a la fidélité que je vous devois, Spinalba » a toujours été perfuadée que j'étois de fon fexe, » & fans doute elle eft encore dans la même » idéé : cette épreuve rend ma fidélité fans » exemple, & 1'on me traite de perfide ! Sous » quel aftre fatal ai-je recu la lumière ! Un fi » grand malheur n'étoit fait que pour moi! Mais » que dis-je? Ah! je dois refpeóter votre colère! » vous me croyez coupable, vous me condamnez ; » hé bien, ne parions plus que dè tourmens! quand " Léonide eft irritée, on ne peut préfenter aucune » juftification , & 1'on ne doit point appelier d'une Tomé III, q  2Ï0 Ie Caloandre- s> fentence écrite de cette main, qui rendroit la 3> mort agréable , fi elle la donnoit elle - même* dj Adieu charmante Léonide, adieu pour toujours; » je vous adorerai tant que ma vie durera, mais •) elle finira bientót 33. Ces dernières paroles percèrent le cceur de la princefle ; elle fut fi touchée de la douleur que fa lettre avoit caufée a fon fidéle amant, qu'elle ne put retenir fes larmes ; cependant elle vit avec joie qu'elle ne pouvoit 1'accufer que de s'être expofé, & prenant la réfolution de le rappeller, elle demanda s'il étoit levé. II eft peut-être morr, madame, lui répondit Forian; car il partit hier au foir dans un fi grand défefpoir, qu'il n'a pas même voulu que Durillo le fuivit. Léonide dit a Forian , au milieu de fon abattement, de fon défefpoir , & des reproches que fa rigueur lui infpiroit: fuis , je t'en conjure , les pas du chevalier de Cupidon; fais res eftorts pour le joindre, reviens avec lui dans ces lieux , fuppofé cependant que fes excufes foient véritables ; car fi tu vois en lui la moindre diflimularion, il eftaflurémeutcriminel, & dans ce cas j'aimerois mieux percer mille fois mon cceur que de fouffrir la préfence d'un traitre. Forian partit, & la laifla dans une agitation mortelle. - Quand on fut a la cour que le chevalier de  t t r> e l ti %tI Cupidon s'étoit retiré fans prendre congé de 1'inv» pératrice , on ne douta point que la rromperie qu'il avoit fake a Safar ne fut la caufe de fon départ; cependant on trouvoit extraordinaire que fon fidéle Durillo ne 1'eüt pas fuivi; mais lorfqu'on apprit que eet écuyèr ne connoiffoit point fon maïtre, on fe perfuada que le chevalier de Cupidon ne vouloit être connu de perfonne. Tigrinde fut trés - affligéë de eet événement; elle fentoit que ce chevalier lui auroit été d'un orand fecours jjpour la guerre que 1'on alloit entreprendre. L'envoyé, qui portoït Ia réponfe de Tigrinde au Turcoman, arriva bientót dans les états de fon maïtre, & lui préfenta la lettre dont il étoit chargé. II lui répéta, avec exactitude, les propres paroles de Léonide , &c fe récria fur le prodige de reffemblance qu'il avoit vu entr'elle & le chevalier de Cupidon. Ce récit troubla le Turcoman. Il fut afflio-é de voir que fon honneur & celui de fa fceur ne pouvoient être rétablis par la voie qu'il avoit imaginée y & il frémit de colère, d'autant plus qu'il ne favoit quel étoit celui dont il devoit tirer vengeance; mais il fentit aufli-tót renaïtre dans fon cceur I'amour de la véritable Léonide. II lui parut que s'ilperdoit 1'efpérance de voir Spinalba, belleÊlle de Tigrinde, il pouvoit au moins fe flatter O ij  ^ƒi' L- e Caloandre d'en être un jour le gendre. Le pardon que la princefle de Trébifonde lui avoit accordé, la prière qu'elle lui faifoit de la fervir dans la guerre de Conftantinople, la promefle de recevoir fon fe» cours, rout cela réveilla plus que jamais le defir ardent qu'il avoit de la revoir ; & ne pouvant modérer fon impatience, il ordonna que fes troupes fe tinflent prêtes a marcher dans trois jours. Alors Chryfante ouvrit' entièrement les yeux , elle fentit que le chevalier de Cupidon étoit le même qu'elle avoit retenu prifonnier dans fon chateau, 8c que la reflemblance qu'il avoit avec la princefle lui avoir donné les moyens de les tromper de toutes facons , elle 8c le Turcoman. Alors fon aucienne paflion fe ralluma pour lui, & voyant qu'elle étoit haïe de Safar, odieufe a Spinalba, 8c déshonorée aux yeux de tout 1'univers , elle penfoit a ce qu'elle pourroit devenir. La honte de fa fituation, 8c I'amour qu'elle portoit au chevalier , lui préfentoient fucceflivement des partis aufli étranges que différens ; enfin, comme il arrivé fouvent , aptès avoir bien choifi, elle prit le plus mauvais ; elle fit faire fecrertement un habit de page, 8c montant un foir a cheval, elle fortit feule de Noriga , & fuivit le chemin de Trébifonde dans 1'efpérance d'y ttouver 1'objet de fa tendrefle. Safar , de fon cóté, fit de fi grandes journées,  ï I B E Z E. li? qu'il arriva bientót a Trébifonde. Tigrinde &c la princefle le recurent poliment; mais dans le fond de fon cceur Léonide ne pouvoit le regarder fans une horreur bien natutelle , puifqu'elle lui imputoit le malheur qüelle avoit d'être féparée du chevalier de Cupidon. Le Turcoman demanda pardon a la princeife aufli-bien qüa Timpératrice en les abordant: il leur témoigna le chagrin qu'il avoit de tout ce qui s'étoit paffe , & leur promic de réparer fa faute par une foutnifllon aveugie & refpedtueufe. Elles regurent fes excufes , mais il étoit aifé de voir qu'elles n'agifToient que par complaifance. II apprir avec chagrin la fuite du chevalier de Cupidon , & ne douta point que fa naiffance ne fut très-médiocre, puifqu'il refufoit d'époufer fa fceur. II ne négligea rien pour favoir s'il n'étoit connu de perfonne; mais quand il fut qu'il étoit même ineonnu a fon écuyer , en perdant Tefpérance d'en être jamais inftruit, il perditauffi celle de fe venger. Le roi de Ruffie, que Tigrinde avoit nommé général de fes troupes , fit la revue de fon arfnée quelques jours après Tarrivée du Turcoman. L'impératrice & Tinfante fe rendirent dans une grande plaine ou toute Tarmée étoit en bataille. L'impératrice fe plaga fur un échafaud que 1'on avoic dreffé pour elle , & le roi de Ruffie fit défilés: toutes les troupes en fa préfence.  zi4 Caloandre On trouva que 1'armée fe montoit a cent tin* quante mille hommes , commandés par différens princes; mais tous venus de leur plein gré au fecours de Tigrinde, les uns touchés de la beauté de Léonide, les autres conduits par le defir de la gloire, & d'autres enfin par celui de mériter 1'empire de Trébifonde. On employa deux jours entiers pour 1'embarquemenr des troupes; & quand il fut achevé , Tigrinde & 1'infante montèrent fur une galère magnifique & convenable a leur rang. Elles laifsèrent 1'empire fous les ordres du prince de Contarid, vieillard qui joignoit la prudence & la valeur a la plus fcrupuleufe fidélité. Toutes les trompettes de 1' armee fonnèrent aulfi-töt que les princelfes parurent; le vent étoit favorable , & Ia flotte perdit bientót de vue le port de Trébifonde. L'impératrice jettoit les yeux avec plaifir fur la nombreufe armée qui étoit fous fes ordres ; fon cceur nageoit dans la joie, en fongeant qu'elle alloit fe vengc-r de Poliarte ; mais bientót après la tendrelfe qu'elle avoit pour lui, & qui s'étoit ïéveillée depuis la mort de l'empereur fon époux, reprenoit entièrement le defliis. Elle fe repréfentoit Poliarte d fes pieds : alors une douce émotion s'emparoit ds fon ame, & lui faifoit fentir qu'elle «e pourroit jamais le voir dans eet état fans lui pardonner.  I I ï I I !• 2.1 £ Léonide n'étoit pas moins agitée; Forian ne lui avoit rapporté aucunes nouvelles du chevalier de Cupidon ; elle foupiroit, elle gémilToit fans ceffe } fon amour, réduit au défefpoir, ne lui laiffoit aucun repos. Souvent,dans le calme de la nuit, elle fe réveilloit en appellant 1'objet de fa flamme. Enfuite , voyant que les vents emportoient fes plaintes & fes difcours, elle s'abandonnoit aux pleurs, & 1'aurore naiffante la trouvoit plongée (dans une douleur plus cruelle que la mort! Son chagrin n'étokS connu que de Forian , elle avoit foin de cacher 1'état de fon cceur aux yeux de route 1'armée; mais fes inquiétudes n'en étoient que plus vives. Cette nombreufe armée voyoit avec plaifir qüon approchoit des rivages de Conftantinople , & chacun en particulier fe faifoit une idéé flatteufe des lauriers qu'on étoit fur le point de moiflbnner dans la Grèce. Tigrinde & Léonide étoient les feules qui trouvaflent les |ours ennuyeux «Sc les nuits encore plus triftes. Fin du quatrieme Liyre» O i*  Le Caloandre LIVRE CINQUIEME. c vvaioandrEj en fortant de Trébifonde , erra toute ia nuit au gré de fon défefpoir & du hafard, fans prendre le moindre repos. Mais enfin au' point du jour fon cheval s'arrêta de laffitude dans une prairie entourée d'un bocagc agréable. Alors fon maïtre mit pied a terre, & fe coucha la tête appuyee contre un arbre pour s'occuper encore de fa douleur. II en étoit fi pénétré , qu'oubliant de reprendre fon chemin , il étoit déja midi lorfqu'il imagina que quelques-uns de fes amis de Trébifonde pourroient le fuivre & le rencontrer. Pour les éviter il fe leva promptement, & montant a cheval, il regarda autour de lui pour choifir Ie fentier qui lui paroïtroit le moins battu. II appercut un pent village peu éloigné, auquel il fe rendit. il y fat donner a fes armes d'os de poifion une couleur de fer; ainfi 1'on ne pouvoit deviner de quelle nuttere elles étoient, d moins de les examiner de fort prés. II s'enfonca dans les bois trés-content de ne Pouvoir plus êtreconnu par fes armes. II traverfa les montagnes & les valléeSj réfolü Mc les ;ours daas quelcjue pays fi éloigné & fi défert,  FIDELE. 217 que 1'on n'entendït jamais parler de lui. Un jour fon cheval s'arrêta , comme il faifoit ordinairement quand il étoit fatigué ; le chevalier s'appercut qu'il étoit fur le bord de la mer, & vit un petit navire a 1'ancre prefque fur le rivage ; & voyanr que fon cheval ne pouvoit repaitre dans eet endroit, & qu'il étoit trop las pour continuer fon chemin, il réfolut de confier fon fort au caprice des ondes ; & s'adrelfanr a quelques matelots qui fe repofoient fur le fable , il les pria de vouloir 1'embarquer , fans demander quelle route ils avoient réfolu de faire. Les matelots lui accordèrent fa demande, Sc il monta dans le vailfeau après leur avoir recommandé fon cheval, & leur avoit promis de les bien payer. II alloit fe retirer fur la prcue pour être moins diftrait & rêver plus a fon aife, lorfqu'il vit paroitre fur le rivage un jeune-homme a cheval dont la parure & la bonne mine fixèrenr fes regards , & qui s'embarqua dans le même vailfeau avec le valet dont il étoit fuivi. Aulli-tót on leva 1'ancre, & 1'on mit a la voile. Caloandre, pendant cette navigation , n'étoit occupé que du defir de la mort. Les matelots & les paifagers étoient furpris de voir qüun chevalier qui paroilfoit nè pour être le favori de la fortune, comme il 1'étoit de la nature, demeurat toujours feul h profondément enfeyeli dans fes  2i8 Le Caloandre penfées ; qu'il ne proféroit pas un feul mot, Sc n'entendoit pas même ce que les autres difoient. lis auroient peut-être imaginé que cette mélancolie lui étoit naturelle, fans les larmes qu'il laiffoit quelquefois échapper , quoiqu'il s'efxorcat de les retenir; ce qui leur perfuadoit avec raifon que fa trifteffe étoit caufée par quelque grand malheur, mais perfonne n'ofoit le détourner de fes triftes penfées. Après trois jours de navigation, ils arrivèrent au port de Caffa, lieu de leur deftination. Alors le pilote dit a. Caloandre qu'il étoit temps de mettre pied a terre. II foupira dans le fond de fon cceur, en fe rrouvant obligé de quitter un élément ou il s'étoit flatté de trouver la fin de fes peines -y bien différent des autres paffagers, qui fe réjouiffoient d'être heureufement arrivés, Sc qui débarquoient avec empreffemenr. Celui qui débarqua le dernier fut ce jeunehomme dont la vue avoit frappé Caloandre. II avoit remarqué pendant le voyage , avec beaucoup d'étonnemenr, la conduite fingulière du chevalier mélancolique; il en avoit été d'autant plus touché , qu'il lui avoit paru digne d'un fort heureux. Une force fupérieure 1'engageant a Faimer, & voyant qu'il étoit fi peu preffé de fortir du vaiffeau, il craignit qu'étant étranger & fans écuyer il n'eut befoin de quelque chofe , ou que le pays lui étane fufpeót, il ne voulüt defcendre a terre que h  FIDELE. 2lf) nuit. Il s'approcha de lui avec un air obligeant, Sc 1'ayant falué refpeclueufement: feigneur , lui dit-il, quoique vous me paroiilïez accablé d'une trifteiTe exceflive , je viens vous demander une grace, dans 1'efpérance que vous ne me la refuferez point. Le prince affligé regarda eet ineonnu, & voyant qu'il étoit aufli agréable que poli, il fouhaita de pouvoir le fervir , &c lui répondit en ces termes: la confiance que vous me témoignez fuffiroit feule, quand vous n'auriez pas les autres belles qualités que je remarque en vous, pour m'engager a faire ce que vous me demanderez. J'ai eu raifon , reprit le jeune-homme, de vous croire aufli généreux que vous paroiflèz d'aiüeurs accompli. La grace que je vous demande , c'elfc de venir avec moi dans la ville de Pontique; elle n'eft diftante de ce port que d'environ cinq lieues, peut-êtte ne vous écarterez-vous pas beaucoup du chemin que vous avez réfolu de fuivre. Quoique ma maifon foit maltraitée par la fortune , je ferai trop heureux d'y pofféder pendant quelques jours un chevalier tel que vous ; je vous y ptéfenterai mon frère ; je puis vous afliirer qu'il eft un des plus polis Sc des plus braves chevaliers de ce royaume : il fera fenfible a votre mérite amant que; je le puis être, je pourrois même vous affurer qu'il y aura beaucoup de rapport entre votre  Le Caloandre humeur Sc la fienne; car il eft fi trifte Sc fi affligé depuis quelques mois , fans que jen aie pu découvrir la raifon , que je ne puis mieux comparer fon état qu a la fituation ou ie vous ai vu depuis que nous nous fommes embarqués j peutetre enfin que vous pourrez vous foulager 1'un l'autre. Caloandre, entralné par fa générofité naturelle,' fuivit ce nouveau compagnon de vcyage, qui ne put s'empêcher de lui dire , dans un tranfport de joie : je ne fais quel remède peut cunvenir au mal de mon frère , mais j'ai un prelfentiment que vous lui ferez d'un grand fecours. Ils montèrenc fur leurs chevaux, 8c s'éloignèrent enfemble du rivale. Le prince donnant quelque trêve a fa douleur pour entretenir fon nouvel ami , lui demanda dans quel pays il étoit 8c le nom du fouverain. Cette demande étonna le jeune-homme. Je me réjouis, feigneur , lui répondit-il, de pouvoir vous pofleder chez moi fans vous détourner de votre chemin , puifque j'ai lieu de juger que la trifteffe vous les a rendus tous indifférens. Je vous dirai. donc que vous êtes dans le royaume de Taurica; fes rois légitimes lont poffédé pendant plufieurs fiècles jufqu'a la mort d'Almindro , qui en fut le dernier prince légitime. Les tyrans fe font enfuite empares du tróne , 8c maintenant il eft occupé par  FIDELE? Sti*| Ie cruel Afprando , dont vous avez fans doute entendu parler. Ces paroles du jeune - homme furent accompagnées de quelques foupirs. Le royaume de Taurica & le nom dAfprando ne me font pas inconnus , répondit Caloandre ; mais j'ignore par quelle injuftice il a ufurpé la couronne , daignez m'en inftruire pendant le chemin fi cela ne vous fatigue pas. J'y confens , lui répliqua le jeune-homme. Quoique ce fouvenir foit très-affligeant pour moi , je vais vous conter, poutfuivit-il, tout ce qui s'eft pafte avec la plus grande exadtitude, & vous jugerez de 1'état déplorable oii ce royaume eft réduit par 1'accident arrivé a la princeife Cafire ; les nouvelles Cm font fi récentes, que je fuis perfuadé qu'elles font ignorées des étrangers. Sachez donc que le vaillant roi Almindro lailfa en mourant un fils qu'il avoit eu de la reine fa femme, qui mourut en lui donnant le jour. Ce fils, nommé Clarindo , étoit dans fa première enfance lorfque fon père mourut. II lui donna pour tuteur un de fes coufins qui s'appelloit Albumazar, 8c qui fut chargé de la régence du royaume. II gouverna d'abord avec autant de prudence que de fidélité; mais 1'ambition 8c 1'envie de régner firent peu-a-peu évanouir fes vertus ; il s'étoit rait, pendant plufieuts années, une douce habitude de commander, 8c il trouva qu'il feroit bien trifte  112 Le Caloandrb d'obéir quand il faudroit eéder le royaume a foil prince naturel. II ne penfa donc plus qu'a trouver les moyens de s'alfurer le rröne ; il donna toute fon attention a faire rendre la juftice , & a fe montrer doux , obligeant & libéral a rout le monde, pour acquérir 1'amitié des peuples, 8c s'applanir les chemi::s de la royauté. La fortune le feconda, 8c ne lui fournit que trop les moyens de réuffir dans fes projets; car le prince Clarindo étant parvenu a lage de quinze ans, fut obligé d'aller au royaume de la Tanna pour voir fon oncle maternel. II en étoit le fouverain, Sc fe fentant accablé d'infirmités & de vieillene , il fouhaitoit ardemment d'embralfer fon neveu avant de mourir. Clarindo, féduit par les confeils d'Albumazar , réfolut de faire ce voyage avant que de prendre en main Ie gouvernement de fes états. Lorfque Clarindo fut arrivé dans la Tanna , il recut tant de marqués d'amitié du vieux roi fon oncle, qu'il ne put s'empécher d'y demeurer prés de deux ans. Pendant ce temps , il fit tous fes exercices avec le plus grand fuccés, Sc devint fi adroit Sc fi forr, qu'il 'donna des efpérances certaines de ce qu'il feroit un jour. Quand il fuc armé chevalier , il eut envie d'aller feul, 8c de chercher a fe rendre recommandable par quel..  t I S E I *■ 21J qu'aventure glorieufe avant que de rentrer dans fon royaume, qui lui paroifloit en bonne main ; car le perfide Albumazar favoit cacher fes projets avec une adreffe infinie. Clarindo prir congé de fon oncle fous prétexte de retoumer dans fes états, & femiten chemin. Quand il eut fait une demi-journée , il congédia tous fes gens, & ne garda qu'un feul écuyer , chargeanc les autres d'une lettre qu'il écrivoit a Albumazar pour 1'aflurer de fon prompt retour , enfuite il changea de route. Il erra dans différentes provinces , & s'acquit en peu de temps une grande réputation. II eft vrai que pendant deux ans on n'en recut aucune nouvelle , paree qu'il faifoit toutes fes grandes actions fous le nom du chevalier de 1'Aigle. Cette occafion parut favcrable a Albumazar pour prendre , au moins avec quelque prétexte, le titre de roi; & voici comment il y parvint. Il fit d'abord femer le bruit de la mort de Clarindo, & il eut grand foin de le répandre dans le peuple *, il combla de préfens deux chevaliers qui revenoient des pays étrangers , ou ils avoient féjourné long-temps, & les engagea a dire qu'ils avoient vu périr Clarindo dans une bataille rangée , après avoir donné des marqués étonnantes de fon courage. Le tyran feignit d'en être fort affligé, & voulut que 1'on fit a ce prince des obféques magnifiques , après lefquels il fe déclara  izj. ^ E Caloandre légitime fucceffeur de Clarindo , & fe fit/, cou~ ronner au grand contentement des peuples , qui le regardoienr comme un prince accompli. L'année étoit a peine révolue , que le bruit fe répandit que Clarindo étoit vivant. Quoique i'ufurpateur s'attendit a ces nouvelles , elles ne laifsèrent pas de le troubler. II avoit ptis toutes les précautions néceffaires pour ne pas craindre la vue de ce prince; mais 1'on publioit auffi que Clarindo étoit le fameux chevalier de 1'Aigle. Albumazar avoit un fils nommé Afprando, & c'eft celui qui règne aujourd'hui: il n'avoit alors que dix-huit ans; mais il donnoit déja. tant de preuves de valeur & d'adrefle , qu'on jugeoit que perfonne ne pourroit 1'égaler dans la fuite ; le tyran fonda fes efpérances fur lui pour s'alfurer de la couronne. Cependant on apprenoit tous les jours des nouvelles plus certaines de Clarindo, &c 1'on fut a la fin qu'il étoit dans le royaume de Mofcovie, & qu'il y avoit époufé une comteffe vaffale du fouverain de ce vafte empire, & veuve d'un homme qui avoit été condamné a la mort comme rebelle a fon prince. Tels étoient les btuits qu'Albumazar répandoit j mais on a fu depuis que cette dame étoit veuve d'un prince de grande valeur , & dont les vertus infpirèrent tant de jaloufie au roi de Mofcovie fon frère, qu'il 1'avoit fait arrèter fur de faux prétextes.  • 4 v * i i; prctextes, & lui avoit fait couper la' tête. Quoi qüil en foit, Albumazar condamna ce mariale ' le trouvant fort au-deffous du fang de Clarindo & du roi de Taurica. Le traïtre répétoit fan? celfe que quiconque ne favoit pas fe commander a foi-même , étoit incapabledegouverner les autres.' Ce difcours , dont le peuple étoit ébloui, 1 eloignoit de la foumiflion qu'il devoit a fon légitime fouverain , Sc 1'attachoit d'autant plus aux intéréts de 1'ufurpateur, dont la conduite paroiffoit d'ailleurs irréprochable. Lorfque Clarindo fut arrivé fur la frontière ; il en inftruifit Albumazar, qui recut cette nouvelle fans en paroïtre altéré, difant publiquemenc que non-feulement il étoit prêt a fe démettre du foin des affaires, mais qu'il étoit encore réfolu d'abandonner le royaume plutöt que de fe voir foumis a un femblable maïtre. Ses partifans le conjuroient de ne les point abandonner, Sc ceux qui étoient véritablement fidèles a leur prince légitime n'ofoient fe déclarer, craignant 1'autorité du tyran Sc la valeur de fon fils. Quand Albumazar 8c Afprando furent convenus de ce qu'ils vouloient faire, ce dernier fut au-devant de Clarindo a quelques lieues de Poutique ; car ce prince ayant fu les troubles de fes états, venoit a grandes journées pour les appaifer par fa préfence. Afprando lui tint des difcours Tome III, p  xxG Le Caloandre infolens, faffurant qu'il étoit incapable de monter fur le tróne , & qu'il étoit pret de le lui foutenir les armes a la main. Clarindo pouvoit fe difpenfer d'accepter le défi d'un fujet rebelle; mais fon courage & fa jufte fureur en décidètent autrement. Ils étoient tous deux armés , ils coururent donc a 1'inftant 1'un contte l'autre les lances bailfées , &c foutinrent également leur épouvantable reniontre. Afprando furieux de n'avoir pas renverfé fon ennemi, tira fon épée, & 1'attaqüa li vivement que Mars luimême en auroit été épouvanté ; mais Clarindo le recut avec tant de valeur , que leur combat devint un des plus terribles que 1'on eüt jamais vu: malgré tous leurs efforts, on ne pouvoit imaginer de quel cóté 1'avantage tourneroit; ils perdoienc leur fang & manquoient d'haleine ; enfin ils tombèrent 1'un & l'autre , & 1'on ne douta point qu'une prompte mort ne fuivit leurs bleffures. Afprando fut porté a la ville, & Clarindo dans le chateau d'un homme qui lui étoit attaché j car fa femme ne voulut pas que 1'on le conduisït a Pontique au milieu de fes ennemis. On employa tous les loins poflibles pour la guérifon de ce prince; il fut en effet bientót hors de danger, mais une grande bleffiire qu'il avoit recue a la 'lête le rendit aveugle, & lui altéra la raifon. Pour Afprando, il fut guéri au bout de quelques joiifs.  FIDELE. a la grande fatisfaótion de fon père , qui avoit eu de juftes raifons pour craindre a la fois la perte de fon fils & celle de fon royaume. Que vous dirai-je enfin? ie malheureux Clarindo rralü par fon peuple, accablé d'infirmités incapable de foutenir fes droirs, Sc ne lahTant pas de fentir , dans quelques intervaües de raifon " toute la cruauté de fon fort, fut contrahit d'abdiquer fa couronne en faveur d'Albumazar; Sc moyennant fa démifllon , 1'ufurpateur le laifla vivre, moins par un fond d'humanité que pour fe conferver I'amour & 1'eftime du peuple. Ainfi le crime triompha ; Finfame Afprando monta rranquillement fur le tróne après la mort de fon père. Il eft cruel, méchant, brave, & d'une force prodigieufe ; fes mauvaifes inclinations fe font accrues avec lage , il imite fon père en tout, a la réferve d'un air affable , qui, quoique faux, faifoit aimerle règned'Albumazar. Afprando commit , en montant fur le tróne, toutes les cruautés poflibles, fous ptétexte de rendre une exaéte juftice , & bientót il fut détefté généralement. Cependant Clarindo vivoit en homme privé avec fa femme , de laquelle il eut enfin un fils aptès dix ans de mariage ; eet enfant auroit faic toute leur confolation s'ils avoient eu un royaume a lui lailfer. Ils le nommèrent Fortuinen, Sc c'eft mon frère dont je vous ai parlé. Deux ans après  xzZ Lï Caloandre ma mère me mi: au monde; 1'on me donna Ie nom d'Acoma: que por:oit mon bifaïeul, père du roi Almindro. Ma naiffance renouvella la douleur de mes parens , & la crainte de quelqu'attentat contre nos peifonnes : mais le tyran étoit trop bien affermi fur le tróne pour nous redouter. Clarindo mourur il y a quelques années dans la ville de Pontique; car Albumazar lui avoit permis d'y fixer fon féjour avec toute fa familie. Le même Albumazar nous avoit donné de quoi fubfifter bonnêtement, mais fon fils nous a privés d'une partie des penfions qu'il nous faifoit, & nous a réduits a 1'état de fimples chevaliers dans le deffein de faire oublier notre grandeur paffee. La princeffe notre mère foutint avec intrépidité tous les revers de la fortune , elle donna fes foins a notre éducation ; & tant que nous vivrons, nous devons bénir & honorer fa mémoire. Lorfque mon frère fut parvenu a 1'age de quinze ans, fa beauté, fon adreffe , fa force, fa douceur & fa gaieté le firent paffer pour un abrégé de toutes les perfedtions humaines. II employa quelque temps a faire fes exercices avec tant de fuccès, qu'avec fa valeur naturelle nous n'avons pas aujourd'huï de chevalier dans le royaume qui puilfe lui réfifter , fi ce_ n'eft peut-être Albazar , batard d'Afprando. Albazar eft plus grand que Fortunien, oncrais  f I D E L E. 229 mime qüil eft plus fort; & véritablefhent il s'eft acquis rant de réputation lorfqu'il étoit chevalier errant, que Ton ne fait perfonne qui le puifle égaler dans rous les royaumes voifins. Afprando, touché de fes grandes qualités , Taime avec tant d'excès, que pour lui lailTer le royaume, il veut d'shériter la princefle Cafire, fa fille unique 6c légitime; il eft vrai qu'elle eft tombée dans une difgrace qui la déshonore ; mais fon père qui la haït, s'applaudit en lui-même d'avoir trouvé Toccafion de pouvoir la perdre. Les peuples feront a. plaindre fi la couronne tombe jamais fur la tête d'Albazar : c'eft le plus méchant homme que la nature ait créé. Mon frère eft aimé de tout le monde, a la réferve du roi & de fon fils ; car ils ont Tun & Tautre une averfion marquée pour lui, paree qüil haïflent la vertu. Acomat cefla pour lors de parler. Le fouvenir du rort que Ton avoit fait a fa maifon Taccabloit de douleur & de triftefTe. Caloandre lui dit: je "vous pne de me pardonner , illuftre Acomat, fi je ne vous ai pas d'abord rendu ce qu'on vous doit: j'apprends avec plaifir que le roi Almindro fubfifte encore en la perfonne de deux princes d'un fi grand mérite, & fi pour vous rendre votre première fplendeur il ne faut que mon bras , je fuis prèt a n'épargner ni mes peines, ni ma vie y P iij  i 5 » L e Caloandre fi vous avez befoin d'un plus grand fecours, je n» défelpère pas avec le temps de pouvoir vous le donner, j'en parlerai plus a loifir avec votre frère; mais continuez, je vous prie, a m'inftruire; daignez m'apprendre 1'aventure de la princeife, & quel eft le crime qui peut juftifier la haine que fon père rui témoigne. Je fuis pret a vous fatisfaire, reprit Acomat, après que je vous aurai remercié de la bonne volonré que vous nous témoignez. Il feroit auiïl inutile que dangereux de vouloir nous faire remonter fur le tróne; une grandeur pareille n'eft pas faite pour des malheureux , que le deftin a fi fort abailfés; & 1'on auroit grande raifon de nous accufer de folie, fi nous étions aflez téméraires pour en concevoir 1'efpérance ; mais pour fatisfaire vorre curiofité, je vous dirai que le roi Afprando n'a pu élever que la princefle Gafire de tous les enfans qu'il a eus de la reine fa femme. Cette jeune princefle eft depuis quelques mois dans fa vingtième année; elle avoit toujours été 1'exemple de toutes les vertus , & par conféquent elle avoit dégénéré de fes pères. Indépendamment des rares qualités de fon ame, elle eft ornée d'une beauté fi merveilleufe, que depuis long-temps 1'on n'a rien vu de femblable dans ce royaume; mais eet injufte roi eft fi faché de n'avoir qu'une fille, êc de ne pouvoir laifler fon état a un prince de  fon fang , qüil n'a jamais pu 1'aimer. II s'eft joint un autre événement a cette difpofition , & c'eft celui dont je vais vous inftruire: au gtand étonnementde toutle monde , la princefle s'eft trouvée grofle de plufieurs mois ; Afprando a faifi le pré- ^ texte de fon honneur offenfé pour autorifer fa haine. Tout le monde eft étonné d'une pareille aventure ; la cour ne parle d'autre chofe, & le peuple imite la cour. Jamais on n'avoit foupconné Cafire d'aucune paflion j & quoiqüon l'ait interrogée plufieurs fois pour favoir le détail de fon infortune, elle n'a rien voulu déclarer , & même elle a toujours nié fa groflefle. Le roi 1'a tenrermée dans un appartement du palais qui lui tient lieu de prifon , & dont il a juré qu'elle ne fortiroit point qu'elle n'eüt avoué qui étoit le père de fort enfant. L'on dit qüaufli-tót qu'elle fera accouchée il doit, a force de tourmens , tirer la vérité de fa bouche , ou la faire périr , & ce dernier parti lui fera fans doute le plus agréable , paree qu'alor» rien ne 1'empêchera de laifler facouronne au cruel Albazar. On juge différemment de 1'opiniatreté de Cafire; on croit qu'elle a favorifé I'amour de quelqu'étranger s & que pour cette raifon elle ne veut pas nommer fon complice; car felon la loi du royaume , elle doit en ce cas fubir une mort hon- P iv  232 Le Caeoanbre teufe. Cette Ioi vous eft fans doute inconnue; ƒ aurai 1'honneur de vous en raconter 1 origine. Autrefois ce royaume fut gouverné par un roi, fi jaloux de 1'honneur des femmes 8c des filles de fa cour, qüil défendit a tous les hommes, fous peine de mort , d'avoir aucune intelligence particulière avec les dames du palais. Mais quelques années après, un étranger qu'il aimoit beaucoup, & qui n'étoit point au fait du réglement, toucha fi vivement le cceur d'une des plus belles perfonnes de la cour, qu'il mérita d'éprouver Ia rigueur de Ia loi; ce roi févère le fit périr pour ne pas déroger a fon ordonnance. Mais quelque temps après , a la honte des femmes, il abolit cette Ioi, déclarant par un édit folemnel qu'il vouloit que la dame fut punie de mort dans la fuite, fi celui qu'elle choifiroit étoit étranger , 8c que le chatiment de 1'homme dépendroit de la volontc du prince. Cette loi a toujours été fidèlement obfervée. Quoi qu'il en foit, 1'infortunée Cafire fe rrouve' dans un très-grand danger, & certainement elle fera facrifiée a la haine de fon père; cependant la réputation de cette princeife trouve encore des défenfeurs;& malgré toutes les apparences qui font contr'elle , on alfure que ce que 1'on voit eft fimplement 1'effet de quelque maladie que les médecins ne connoilfent pas. On attend avec une  F T D E l i: 2.JJ' extréme curiofité que Ia vérité fe découvre, Sc fnivant Ie cours ordinaire de Ia nature, 1'éclairciflement doit arriver fur la fin de ce mois. ; ^ol1^ *a fituation oü j'ai laifle le royaume, & jignore fi, pendant le peu de jours qu'a duré mon abfence, il ne s'eft rien palfé de nouveau. Le trifte état de mon frère eft la feule chofe qui m'occupe ; la mélancolie qui Ie dévore depuis quelque temps ne fe peut exprimer, il fuit tout le monde; Sc s'il arrivé par hafard qu'il foit obligé de fe trouver en compagnie, il ne parle point, & paroït toujours accablé de fes penfées , & 1'on ne voit plus fortir de fa bouche ces difcours charmans qui le rendoient agréable a tout le monde. II pafte ordinairement les jours entiers dans le cabinet le plus écarté de la maifoh , Sc s'il lui arrivé de fortir de la ville , il erre dans la campagne , il poufle des foupirs , & les rochers font les feuls confidens de fes peines. Je 1'ai prié mille fois de me dire ce qui i'engageoit a mener une fi ttifte vie, mais il ne m'a jamais rien répondu qui m'ait pu feulement faire deviner ce qui pourroit la remettre en fon premier état; cependant fon vifage devient tous les jours plus languiflant; il eft fi maigre & fi pale, que 1'on croit qu'il va mourir. Ainfi n'efpérant plus rien des remèdes ordinaires,, je m'abandonne a la recherche de ceux qui font furnaturels.  *54 Le Caloandre Sur la cote oppofée a la notre, & fort prés dö fendroit oü nous nous fommes embarqués, on voit au pied d'une montagne une caverne affreufe oü, d.puis ving: ans, un fage, nommé Haly, fait une gémtence auftère qui caufe 1'admiration de touc le monde. II ne fe nourrit que d'herbes & d'une eau claire , qui defcendant du haut de la montagne , vient tomber prés de fon antre. II élève fans celfe fon efprit auxcontemplations céleftes , en forte que fon ame paroit entièrement détachée de la matière ; en un mot ce faint homme palfe pour prophéte, & tous ceux qui ont quelque douleur de corps, ou quelques peines d'efprit, ont recours a lui comme a un oracle , pour recevoir ou du foulagement , ou du moins un bon confeil, .& jamais on ne le quitte fans favoir li le mal que 1'on éprouve eft fufceptible de remède. II eft vrai que fes réponfes portent un air d'obfcurité qui embarralfe quelquefois les plus intelligens.' J'ai traverfé la mer pour interroger ce pieux folitaire; je me fuis jetté i fes pieds , & je lui ai dit le fujet de mon voyage. D'abord il s'eft plongé dans une profonde méditation, enfuite fes yeux & fon front m'ont paru brillans , d'un éclat que je ne pouvois foutenir ; enfin il m'a dit ces paroles : vas promptement a. ton navire , fais lever les voiles, & retournes a ta maijon. Alors il eft rentré dans fa caverne, il en a ferme  r i d e 1 i. 23$ la porte ; & m'a laiffé plus embarraffé que je ne 1'écois auparavant:, car enfin ce difcours pourroit aurant me faire craindre que le mal de mon frère ne fut fans remède , que me faire efpèrer de lui voir rettouver fa fanté, par quelqu'heureux événement. Mais fachant que 1'on doit obéir aux ordres de celui que 1'on croit prophéte, je me fuis remis auffi tot en chemin , Sc ne me fuis arrêté qu'au vaiffeau oü je vous ai trouvé. Cependant je trouve un fi grand rapport entre votre mélancolie Sc celle de mon frère, que j'ofe me flatter qüil recevra du moins une efpèce de confolation par votre moyen, telle que foit la fource de fon mal. 11 ne tiendra pas a moi, répondit Caloandre; mais comment un homme peut-il donner ce qüil n'a pas ? N'importe , qui fait 1'avenir ? 1'aflliction peut quelquefois confoler plutót que le contentement. Mais dites-moi , je vous conjure, pourfuivit-il, le mal de votre frère ne feroit-il point caufé par I'amour ? Je 1'ai foupconné quelque temps, répondit Acomat, mais j'ai abandonné cette idéé avec raifon ; mon frère n'a jamais été fenfible qu'aux armes Sc a la vertu. Si contre toute apparence il avoit aimé Sc n'avoit éprouvé que des rigueurs , comment fe poutroit-il que 1'ayant toujours obfervé avec tant de foin , je n'eufle rien découvert de fa paflion , dont. je crois d'ailleurs qu'il ne m'auroit pas fait myflère ? Jen ai parlé  ijö1 Le Caloandrï i fes plus fidèles amis ; ils font arïïigés de fon' mal, mais aucun n'en peut deviner la caufe; quand on le met fur ce chapitre, il témoigne qu'il aime mieux renfermer fon chagrin que de fe lbulager en le communiquant. Acomat découvrit alors , a travers quelques arbres , les murs de Pontique ; ils pouvoient en être cloignés encore de deux milles. Trouvezbon, dit-il a Caloandre , que je prenne les devans pour avertir mon frère, & Ie difpofer a recevoir quelque confolation ; car il fera plus fenfible au plaifir de voir un chevalier fait comme vous , qu'a toutes les autres merveilles qu'on pourroit lui montrer. Voici la ville, ajouta-t-il, fuivez-moi doucement par ce fentier , & je ferai revenu avant que vous foyez arrivé a. Ia porre. Faites ce qu'il vous plaira, lui répondit Caloandre. Pour lors Acomat donna des éperons a fon cheval, & fe déroba bientót aux yeux de fon nouvel ami. D'abord que Caloandre fe trouva feul, fes penfées ordinaires le vinrent accabler , & le mireut fi prodigieufement hors de lui-mêmej que fon cheval , fans qu'il s'en appercut , quitta le chemin, & le conduifit dans les campagne» voifines. Cet animal fe voyant libre voulut paitre dans un petit pré environné d'arbres fort élevés j mais en baiffant la tête pour approcher 1'herbe, il s'en fallut peu qu'il ne renversat le trifte che-  fidele: 237 valier , que ce mouvement fit revenir a lui: il eut quelque peine a fe retenir, mais il fe raffermic fur fa felle , 8c s'appercut qüil avoit quitté fa route. Pendant qüil regardoit autour de lui pour reconnoitre le fentier dont il s'étoit égaré, il appercut a. quelques pas un chevalier très-bien vêtu. II étoit affis fur 1'herbe, 8c fon dos étoit appuyé contre le pied d'un arbre ; fa tête étoit panchée & fes yeux fermés. Caloandre fe perfuada d'abord qüil étoit plongé dans un profond fommeil; mais «'en étant approché , il remarqua qu'il poulfoic -des foupirs très-fouvent interrompus. II confidéra fa taille & fon vifage avec plus d'attention; il y remarqua tant de beauté & de majefté , que ce noble affligé 1'intérefla d'abord : 8c il ouvroit déja la bouche pour lui faire des queftions fur fes malheurs, lorfqu'il 1'entendit s'écrier fans ouvrir les yeux : fort cruel! Et après un moment de filence , il reprit ainfi : ah! chère Cafire, vous avez voulu paffer tant de jouts en prifon, & vous livrer vous-même a toute la fureur d'un père barbare pour ne point m'expofer a une loi rigoureufe ! Vous vous préparez a réfifler aux rourmens que 1'on vous deftine auffi-tót que vous ferez accouchée ! Vous vous chargez de mes fautes, Sr vous prétendez accufer un étranger qui n'eft plus ici d'avoir regu vos faveurs ! Vous le choififlez abfeat pour qu'il ne puifte nier ce que vous  238 Le Caloandre aurez avancé ; & par ce moyen vous vous con* damnez a la mort pour me fauver la vie; il eüt été bien mieux d'avouer la vérité , & de laifler périr un coupable qui n'eft venu en ce monde que pour éprouver des malheurs. Mes infbrtunes (fans votre amour qui m'eft fi cher ) n'auroient-elles pas fufti pour me rendre la mort agréable ? Vous êtes née pour le tróne, vous êtes Pexemple de toutes les vertus ; voulez-vous faire un menfonge, & donner fujet a votre père de vous facrifier avec quelqu'apparence de juftice ? Mon amour feroit bien foible fi je le fouffrois ! Non, vous ne mourrez point. A ces mots il fe Ieva pénétré de tendreffe Sc de douleur, & fans doute il fe levoit pour aller déclarer tout le myftère au tyran ; mais la vue de Caloandre le furprit & 1'arrêta. Seigneur, dit alors le prince Grec, ou je me trompe fort, ou vous êtes Fortunien , le frère d'Acomat. Oui, je le fuis , répondir-il; mais que vous importe ? Pourquoi , fans m'avoir jamais vu, êres-vous curieux de ce qui me regarde ? Pourquoi venir m'écouter, vous qui êtes étranger , autant que j'en puis juger par votre habit & par votre langage. Ces paroles furent accompagnées d'une rougeur qui ranima le vifage de Fortunien ; car la colère s'emparoit déja de fon cceur. Cependant Caloandre , charmé d'avoir découvert le mal de cc  f i r» e i t. 259 prince, s'appercut aifément qüil étoit faché d'avoir été ainü furpris. Alors levant la vifière de fon cafque, il lui répliqua : ne ttouvez point mauvais, fi me trouvant inftruit de votte trifteife par votre frère Acomat , & fi le hafard m'ayant conduit ici jen ai appris la caufe de vous-méme. 11 efc vrai que je fuis étranger, mais j'ai peut - être plus d'envie de vous fervir qu'aucun de vos compattiotes. Je me fuis déja. offett a vous, & fi je ne puis vous êtte utile, je faurai du moins vous plaindre & partager vos peines. Fortunien ne put voir Caloandre fans Fadmirer ; fa colère fit bientót place a des fentimens plus doux; il lui fembla que eet étranger ne lui ctoit point ineonnu: mais appercevant quelques poils de barbe qui commencoient a paroitre fur fon menton , fon étonnement s'accrut au point qüil le confidéroit fans rien dire & fans faire aucun mouvement. Caloandre , de fon cóté , étoit furpris de Fétat oü il le voyoit. Quand ils eurent gardé tous deux alfez long-temps le filence , Fortunien prit ainfi la parole : puifque le ciel a conduit ici le chevalier le plus accompli que j'aie jamais vu, pour Fintérefler a mon fort, pour compatir a mes maux, Sc pour enrendre ce que j'ai toujours renfermédans mon cceur; je vous prie, feigneur,de m'être fidéle , Sc de ne point abufer de mon fecret. Votre extérieur me fait efpérer cette grace  >4° ^ 1 Caloandre de vous. Au refte, ne croyez pas que je vous fafle cette prière pour éviter la mort que votre indifcrétion me pourroit caufer , je la delïre avec autant d'ardeur que je reffens d'amour ; mais je ne vous demande cette grace uniquement que pour la princefle : je ne voudrois pas qu'elle put me foupconner d'avoir conlié a quelqu'un les faveurs qu'elle n'a jamais accordées qu'a moi feul, Sc que je dois toujours cacher. Je fuis cependant déterminé a. les découvrir moi-mcme avant que de mourir pour 1'empêcher de me facrifier fa vie. Mais, feigneur , ajouta-t-il, oü donc avez-vous vu mon frère ? Depuis quelques jours il eft forti de ce royaume. Caloandre lui raconta de quelle facon il 1'avoit trouvé, & comment il s'en étoit féparé. Fortunien lui répondit : hatons-nous donc de prendre le chemin de la ville, dans la crainte qu'il nes'égare lui-même en nous cherchant. En achevant ces mots, il fauta fur fon cheval , qu'il avoit attaché a un arbre auprès de lui, 8c Caloandre le fuivit. Après avoir traverfé quelque temps la campagne , ils retrouvèrent le grand chemin qu'ils cherchoient j & comme ils étoient prêts d'entrer dans la ville, ils rencontrèrent Acomat, qui n'ayant pas trouvc Fortunien , venoit chercher Caloandre pour le conduire a fa maifon : mais les voyant enfemble, il courut embrafler fon frère , qui lui apprit de quelle  f r d E t e. 24ï< quelle manière il avoit fait Ia rencontre du chevalier étranger. II lui rendit compte en peu de mots de fon voyage , de iétrange & courte réponfe du faint hermite , fans lui cacher Ie rapport de fa triftefle avec celle de Caloandre; & fe cournant vers lui en 1'embralfant encore, il lui dit: je fuis charmé , chevalier, que le rapport de vos maux vous ait fi heureufement affemblés y je regarde eet événement comme un bon augure, 8c je me confirme de plus en plus dans 1'efpérance que j'ai concue qüil nous arrivera quelque chofe d'heureux par votre moyen , dit-il, en s'adreffant au chevalier Grec. Je le veux efpérer comme vous lui répondit Caloandre ; car je fuis affez heureux pour connoitre le mal de ce frère que vous aimez avec tant d'ardeur; mais, ajouta-t-il en abaiffant fa voix , feignez de 1'ignorer jufqu'a ce que nous en ayons parlé plus i loifir : voyez , pourfuivit-il, comment il s'eft déja mis a 1'écart fans pouvoir donner un moment de relache a fa douleur: & le regardant alors 1'un 8c l'autre , ils remarquèrent qu'il avoit les yeux attachés fur le vifage de Caloandre. Cependant ils rencontrèrent quelques chevaliers qui revenoient de la promenade, & qui rentroient comme eux dans la ville ; ils regardèrent Caloandre avec artention, & quand ils furent paffés , Fortunien s'approcha de lui, 8c lui dit:ne nou§ Tome III. Q  44* Le Caloandre amufons plus ici, chevalier , bailfez votre vifière jufqu'a ce que nous foyons arrivés a ma maifon , qui n'eft pas éloignée de cette porte de la ville : vous en faurez la raifon plus a loifir. Caloandre fut étonné de ce difcours; mais croyant qu'il n'étoit pas fans myftère, il lui obéit, Sc ils arrivèrenr en peu de remps a la maifon des deux frères , qui donnèrent un fort bel appartement au prince étranger. II fe défarma Sc parut avec un riche habillement, qui relevoit encore les graces que la nature lui avoit prodiguées» Fortunien bruloit d'impatiencc- d'apprendre quelques particularités de la vie de fon nouvel hóte, qui n'étoit pas moins eurieux de fon cóté d'être inftruit des amouts de Fortunien y Sc de favoir pourquoi il 1'avoit prié de bailfer fa vifière. Ils pafsèrent tous deux dans un cabinet écarté, Sc Caloandre commenca ainfi. Le feul defir de vous fervir , généreux Fortunien , m'a fait accepter promptement 1'oftre obligeante que votre frère m'a faite ce matin, de prendre un logement chez vous; car il m'a touché par le récit de la triftelfe ou vous êtes plongé depuis quelques mois : tous vos amis Sc lui n'efpèrent plus de trouver aucun remède a votre mal, dont ils ignorent la fource. Le hafard m'en a feul inftruir, Sc le ciel Fa voulu fans doute pour votre bien , ou du moins j'ofe 1'efpérer. Donnez donc a vos douleurs le léger foulagement de vous en plaindre  avec moi. Faites-moi le détail exact de vos amours pallés avec Cafire &c de 1'état préfent de vos affaires, afin que nous puifliohs trouver quelques moyens pour fortir par adreffe 011 par force du labyrinthe oü vous êtes fi forr embarrafle, &: fuf-tout pour vous faire remonter fur un tróne dont la fortune vous a privé. Ma qualité d'étranger vous affure que vous pouvez me confier vos intéréts, & que je ne fuis point attaché au tyran. Je fuis chevalier, prince & votre ami. Caloandre n'en dit pas davantage , éV Fortunien s'étaut levé par refpecF, fe remit enfuite a fa place , & lui répondit : j'ai toujours fait tant de cas du fecret, feigneur , que je n'ai jamais rien entrepris que j'aie confié a perfonne , & j'ai toujours été perfuadé que c'étoit le plus grand moyen pour réuffir. Jugez donc quel eft 1'excès de mon infortune, puifque je regarde comme un grand bonheur de vous communiquer des maux que j'ai tenu fi long-temps renfermés dans mon cceur. Seigneur, continua Fortunien,vous allez favoif des chofes qui vous étonneront : vous verrez un amour conduit avec tant de ménagement qu'il fembloit n'avoir rien a craindre , & vous verrez enfin eet amour trahi par le fort. Le fort envieux de mon bonheur , a produit contre moi un témoin irréprochable dans la groIfelTe de Cafire. Cet enfant fait le malheur de fa mère ayant que de naïsrea Q ij  J44 ^E Caloandre Sc fa naiffance caufera Ia mort des deux perfonne» qui lui auront donné le jour. Mais non, c'eft a moi feul de mourir , la vérité auta plus de force auprès du roi pour me faire condamner, que n'en auront les menfonges de Cafire. Elle eft fille unique d'un père, qui rout méchant Sc tout impitoyable qu'il eft, fe vante d'aimer la juftice ; pardonnez 1'emportement de ma douleur. Vous infpirez de la compaffion , & vous ne devez point me demander d'excufe , lui répondit Caloandre, je vous accorde cette première de tout mon cceur; vous connoitrez pleinement quand vous m'aurez inftruit de votre aventure; vous connoitrez mes fentimens, fi mon bras St mon épée m'obéiffent comme ils ont accoutumé de le faire. Mais je defire ardemment d'apprendre par quel miracle votre amour a pu fe cacher fi long-temps ; car il me femble que les intrigues ont befoin de quelque confident, fur-tout quand tous les prétextes de fe voir font interdits , comme ils 1'étoient fans doute entre vous & la princeffe. Croyez feigneur, reprit Fortunien , que rien n'eft impofïible a deux perfonnes qui s'aiment véritablemenr, les confidens font prefque roujours dangereux ; on eft bien plus en süreté quand on ne fe fie qu'a foi-même , vous en ferez convaincu par tout ce que je vais vous apprendre. Ma princeffe étoit expofée aux yeux de tout un royaume.  gardée par mille argus, foumife a la fsvérité d'un roi qui ne cherchoit que 1'occafion de la perdre ; cependant j'ai fuppléé moi feul a tout, fans même avoir voulu me fervir de mon frère. Mais avant de commencer mon récit, je vous prie de me dire avec fincérité fi vous n'avez point il y a quelque temps, paffe dans ce pays ? Je vous jure, interrompit Caloandre, que je ne fuis jamais entré dans cette ville ni dans ce royaume. Cette queftion que vous m'avez déja faite plufieurs fois me donne , je vous 1'avoue , une grande curiofité. Si je vous en crois , répondit Fortunien , mon ctonnement eft plus grand que votre curiofité ne Ie peut être; mais je la fatisferai dans le cours de mon hiftoire, qui ne fera pas longue ; car mon frère vous a fans doure inftruit de ma naiffance, &c de la facon dont Afprando pofsède paifiblement le royaume. Je ne vous parlerai donc que de mon amour & de la fituation cruelle ou m'a jetté depuis quelques jours la tendreffe extréme que Cafire a pour moi. Vous faurez qtte cette princefle n'a jamais parü en public avant d'avoir quinze ans. La première fois que la cour vit briller fes charmes, ce fut a 1'occafion d'un tournois que Fon fait toiis les fix mois a Pontique, & qui attire ordinairement un grand nombre de chevaliers de tous les royaumes voifins , & même des plus éloignés j car non- Q iif  xifS Le Caloandre feulement Ie vainqueur acquiert beaucoup de gloire, mais on lui donne une guirlande de pierreries d'une valeur ineftimable. Ceite fête ayant donné naiffance i mon amour , & lui devant les heureux progrès de ma paffion , il faut que je vous apprenne ce qui s'y palfe ordinairemeut. Premièrement le vainqueur eft conduit en triomphe jufqu'au palais au fon des trompettes; on 1'introduit enfuite dans la grande falie, oii toutes les dames de la cour & les plus confidérables de la ville font alfemblées : elles font toutes aflifes, & torment un cercle aflez grand pour laifler la liberté de Ia danfe. Quand tout eft ptéparé, le roi vient fe placer fur fon tróne, & le chevalier vainqueur , après s'être préfenté devant lui, & avoir recu de la mam du monarque la belle guirlande qu'il lui place fur la tête, prend la plus grande dame de la cour pour commencer le bal qui continue pendant quelques heures. II peut y avoir un peu plus de quinze mois que Cafire parut la première fois a une de ces joutes , dont Albazar, le batard du roi, remporta le prix. II renverfa du premier coup tous ceux qui coururent contre lui; mais, j'ofe le dire fans vanité, je n'aurois pas eu le même fort fi mon cheval n'eüc fait malheureufement un faux pas, 8c ne m'eüt entrainé avec lui: il s'en fallut même trés peu que jenéufle une jambe rompue en demeuraut engagée par fa chuce,  j I » E L E. 2-47 Quand les joütes furent terminées , le bruit fe répandit que la princeife feroir la reine du bal. Il n'y eut petfonne qui ne fut curieux de voir une fi grande beauté , & je ne fus pas des derniers a courir au palais, quoique Ie mal que j'avois a Ia jambe düt m'engager a chercher du repos. Cette incommodité, qui m'empêchoit de fatisfaire mon impatience, fembloit m'annoncer les grandes infortunes oü mon cruel deftin m'entramoit: mais que dis-je ! Appellerai-je un cruel deftin celui qui me conduifoit auprès de Cafire! Puis-je regarder comme un jour malheureux le jour qui me montra la plus belle perfonne du monde ! Non, non , qu'elle vive, & que le ciel m'accable de difgraces, je n'en bénirai pas moins 1'inftant oü j'eus le bonheur de voir Cafire pour la première fois. Elle étoit alfife dans la grande falie : elle me parut fi belle , que je ne différai point de lui donner le prix fur la reine de la beauté. A 1'étonnement fuccéda ma défaite ; mais je me fentis enlever le cceur avec tant de plaifir, que je ferois mort heureux en ce moment. Elle danfa avec le chevalier vainqueur. Je m'étois placé de facon a pouvoir m'attirer quelques-uns de fes regards j mon attente ne fut pas vaine : mais hélas! que devins-je dans ce moment! Cafire s'appercut de mon changement; j'obfervai pendant tout le bal qüelle jettoit fouvent les yeux fur moi: elle lut Q iv  '24<3 Le Caloancrh dans les mlens I'état de mon cceur , elle y vit nakrè eet amour, qui durera tam que je refpirerai. Cependant une des dames vint me prendre pour danfer; mais je ne mén acquittai quén tremblant, je me fentois expofé a la critique des beaux yeux* auxquels je craignois tant de déplaire. En effet, quoique je fuffe aflez bien danfer, les jambes me tremblèrent fi fort, que fi 1'on n'en eüt attribué la caufe a la chüte que j'avois fake on fe feroit moquéde moi. Cafire feule, pour mon bonheur, devina le véritable fujet de mon défordre : elle dit tout bas quelques paroles a 1'oreille d'une vieille dame qui étoit auprès d'elle; «Sc comme elle me regarda aufli-tót après , je jugeai ( & je ne me trompai pas ) qu'elle lui avoit demandé qui j'étois; je ne doutai point ( voyez combien I'amour perfuadé aifément ce qu'il defire ) qu'elle fut contente de ce qu'elle en apprit. Cette fète dura pour le moins quatre heures: mais long-temps avant qu'elle fink , je regardai la princeife avec plus de précaution «Sc plus de retenue. 11 me fembloit que tout le monde s'appercevoit de mon amour. Mais nous étions nés pour nous entendre dès le premier coup-d'ceil. Elle compnt d'oü procédoit ma retenue , & mén fut bon gré. Quand le bal fut fini, je revins chez moi bien différent de ce que j'en étois forti. Je réfiéchis fur tout ce qui mécoit arrivé dan*  i i d i i t: 249. cette fete , & je connus bientót que j'aimois, 8c que j'étois fi fort attaché a cette belle princeife, que la mort n'auroit pas la force de m'en féparer. J'étois bien afiuré qu'elle s'étoit appercue de mes fentimens; miis je n'ofois me flatter qu'elle y répondit : je réfolus de m'en éclaircir la première fois que je pourrois la revoir. Pour mon bonheur, elle alla le lendemain fe promener hors de la ville: elle éroir accompagnée d'un grand nombre de courtifans & de chevaliers étrangers qui environnoient fon chariot. Je m'approchai du char de Cafire monté fur le plus beau de mes chevaux, & vêtu tout aufli magnifiquement que la fortune me le pennettoit. Elle m'appercut d'abord, 8c baifla les yeux en rougilfant: cette aimable rougeur me fit juger que je ne lui déplaifois pas. O combien la feule idéé de la croire fenfible redoubla mon ardeur! Mon émotion fut fi grande , qu'il s'en fallut peu que je ne tombafle de cheval. Je ne faurois vous exprimer quelle fut ma joie pendant un chemin fi court ; car elle me regardoit avec douceur, & je pouvois 1'admirer fans obftacle. Enfin on rentra dans la ville , 8c je me retirai cbez moi perfuadé que ma paflion feroit heureufe. Pendant fix mois, je ne perdis aucune occafion de voir ma princefle, 8c je remarquai toujours enelleune parfaitecorrefpondauce; enfin je trouvai  ij® Le Caloandre que j'agirois avec une trop grande fimplicité fi je me contenrois plus long-temps de ces fimples regards , qui ne faifoient qu'irriter mon amour. Je voyois les dangers, & les diflïcultés fans nombre qu'il y avoit a pouffer plus loin cette aventure; je n'avois aucun rang a la cour , Sc la politique du xoi me tenoit dans un état médiocre, pour óter au peuple le fouvenir de ma naiffance. Le roi étoit jaloux de moi , me haïflbit mortellement, quoiqüil n'en fit rien paroitre : enfin toutes mes adHons étoient obfervées avec foin. Malgré tant d'obftacles , je n'abandonnai point mon entreprife; I'amour eut pitié de 1'état oü j'étois, Sc je fus aflez heureux pour entretenir Cafire avec fuccès par un moyen que je n'avois pas prévu. Le jour deftiné pour la folemnité des jofites étant revenu, je n'oubliai pas que s'il y avoit un prix pour le vainqueur du tournois , ii y en avoit encore un autre que ma tendrefle pouvoit me procurer dans le bal. Je me fentis en eet inftant fi confolé Sc fi rempli de courage & de force, que 1'efpérance d'un fi grand prix m'eüt fait attaquer Mars lui-même. Je me préparai donc a la viétoire, & je la crus d'autant plus certaine, que le redoutable Albazar étoit exclus des joütes pour les rendre pluségales. Je fis faire fecrètement des armes vertes émaillées de uoir pour annoncer que malgré ma mauvaife fortune, 1'efpérance n'étoit pas bannie de mon cceur.  ï I D 2 L E» 156! J'arrivai dans la lice, & les joütes étoient même commencées, lorfqüon vit paroirre un chevalier très-grand & très-bien fait qui manioit avec vigueur un cheval blanc comme la neige; fes armes étoient riches & d'un travail extraordinaire; la fameufe devife de la lune étoit peinte fur fon écu. A ces mots Caloandre rougit & fe troubla ; Fortunien, qui s'en appercut, interrompit fon hiftoire , fe Ieva j & lui dit en 1'embraffant : ah ! chevalier de la Lune, parlez je vous conjure, votre augufte vifage vous dement; mais je fuis furpris & je me plains de ce que vous n'avez pas plus de confiance en moi, & de ce que vous avez jufqu'a préfent employé tant de foins pour vous déguifer pendant que je vous ouvre abfolument mon cceur. Pourquoi, fi ce n'eüt pas été pour votre fervice, vous aurois-je fait abaiffer votre vifière en entrant dans cette ville ? Je fuis incapable de tromper perfonne ? Mais , ajouta-t-il, n'eft-ce point la nouveauté de notre connoiffance qui vous empêche de vous fier a ma difcrétion? Ralfurez vous du moins par Fattachement que j'ai pour Cafire , quideviendroit coupable & digne de morr, dès Finftant que 1'on vous foupconneroit des feutes que I'amour m'a feit commettre. Et fi la vérité & la vie de Cafire m obligenr a faire connoitre mon innocence, pour-  'i$z' Le Caloandre quoi vous cachez-vous de moi, qui la puis prouvef mieux que perfonne ? Caloandre 1'embralfa tendrement, & lui répondit: J'aurois grand tort de dourer de votre générolité ; mais foyez certain que le chevalier de la Lune, que je connois fort bien , Sc moi, fommes deux chevaliers très-différens, je vous le jure, par tout ce qu'il y a de plus facré : continuez , je vous prie, votre récit; quand vous 1'aurez fini, je vous détromperai , & vous ferez encore plus étonné que vous ne pouvez 1'être. Seigneur, reprit Fortunien , j'ai concu une fi grande opinion de vous , que je ne balance pas un moment a vous croire , quoique mes fens y répugnent; ainfi je vais continuer pour vous obéir. A la vue de ce chevalier , dont la devife eft fi connue, & dont la réputation eft fi grande, je craignis , je vous 1'avoue, qu'il ne vint m'arracher une victoire que je croyois certaine. J'enrrai dans la lice fi furieux contre lui, que ma force en étant augmentée, j'abattis en peu de temps tous les chevaliers qui joütèrent contre moi; & m'étant écarté pour donner un peu d'haleine a mon cheval Sc pour en prendre moi-mème, je vis entrer dans la carrière Ie chevalier de la Lune, qui en vingt courfes renverfa vingt des meilleurs chevaliers en leur portant de fi grands coups , que plufieurs en demeurèrent étourdis, 8c fe trouvèrent en fort mauvaïs état. Je frémiffois cependant, & fi je ne  fidele; 253' I'avois vu fe retirer a 1'écart pour fe repofer, je 1'aurois attaqué fur-le-chainp. J'attendis donc avec une impatience extreme; mais foit qu'il neut pas grand befoin de repos , ou qüil eüt le même defir que moi , il me tira bientót d'inquiétude en me propofant de joüter. II étoit déja tard , & les voix n'étoient partacrées qüentre nous deux. Les autres chevaliers ayant celfé le combar, devinrent nos fpectateurs. On nous croyoit étrangers 1'un & l'autre; car j'étois entré fans me faire connoitre, comme je vous 1'ai déja dit j ainfi 1'on ne pouvoit avoir aucun préjugé fur notre combat. Nous fondïmes avec impétuofité 1'un fur l'autre au premier fignal des trompettes : je ne fus pas renverfé ; mais je recus fur mon bouclier le plus furieux coup que j'aie jamais fenti, & il fut tel, qu'a parler fincèrement , je connus que mon adverfaire étoit plus fort que moi. Pour moi je 1'atteignis heureufement fur le bord de fon écu, & la pointe de ma lance glirfant en haut, frappa fon cafque avec tant de force , que la courroie fe rompit, 8c fa tête demeura découverte : fes beaux cheveux blonds fe répandirent dans 1'air , 8c 1'on crut que c'étoit une fille, d'autant qu'il n'avoit pas la moindre apparence de barbe : mais tout le monde convint que la nature n'avoit jamais rien fait de plus beau. Nous fümes éblouis d'un éclat que  ij/j. Ie Caioandrb nous ne pouvions prévoir, Sc nous en perdimes tous Ia parole; mais a la fin il fe iir un grand murmure parmi tous les affiftans. Les juges du camp fe levèrent alors, Sc déclarcrent, fuivant 1'ufage , que la belle amazone avoit perdu, puifque fon cafque étoit tombé; qu'il lui étoit défendu de rompre de nouvelles lances, & que le prix de la joute m'appartenoit, ce qui redoubla 1'envie que 1'on avoit de me connoitre. Je fus conduit au palais au fon des trompettes , & au milieu des applaudilfemens pendant que les dames s'affembloient pour le bal. Le roi parut bientót après, Sc fit beaucoup d'honnêteté a celle que 1'on croyoit une femme; Sc quoiqu'elle ne voulüt point dire fon nom Sc fa pairie, il la fit affeoir auprès de Cafire. Les juges du camp me conduifirent devant Afprando , Sc délacèrent mon cafque, fuivant 1'ufage, afin que le roi put mettre la guirlande fur ma tête. Je connus aifément qu'il me voyoit avec peine , Sc qu'il étoit faché de la gloire que je venois d'acqucrir y mais le traitre, loin d'en rien témoigner , me dit en fouriant: Fortunien, je fuis bien aife que vous foyez vainqueur ; vous ne démentez point 1'idée que j'ai toujours eue de vous. Pour lors il placa cette guirlande fur mon front: je me baiifai pour lui témoigner mon refpect, Sc je pris ce temps pour Jancer un regard fur le vifage de  fidele; Cafire; elle me parut s'intérefier a ma gloire. Quand la cérémonie fut achevée, j'nllaiquitter mes armes; Sc me préfentant devant la princefle, je la faluai profondément, & je lui propofai de danfer; elle me rendit le falut avec autant de graces que de majefté, Sc s'appuyant fur la main droite que je lui offrois , elle defcendit de fon trone. Je la conduifis lentement autour de 1'aifemblée, mais j'étois fi troublé de mon bonheur, que je ne pouvois prendre aucun parti. Cependant je me fouvins qüaprès Ie tour de la falie il faudroit quitter la main de Cafire pour danfer; cette idéé me rendit plus hardi, Sc je la ferrai comme pour lui demander fi elle confentoit que je fulfe a. elle, je compris qu'elle m'avoit entendu; car elle me répondit de la même facon. Je pris enfuite la réfolution de lui dire : jugez t belle Cafire , par le tremblement de ma main , quelle eft la violence de mon amour! ma qualité Sc 1'état de ma fortune vous doivent affurer de ma difcrétion ; obligé de renfermer mes fentimens dans mon cceur , je fuis au moment de mourir , fi vos bontés ne me donnent quelques fecours. J'attendis , en tremblant, larrêt de ma vie ou de ma mort; mais voyez fi j'en pouvois attendre un plus favorable, & fi jamais aucun oracle a plus dit, en moins de paroles. Je fais , me dit-elle, qtie ce royaurne vous appartient; malgré lesdroits que  25S Le Caloandre je puis y avoir, j'y régnerai avec vous , Sc point avec d'autres. Elle me ferra la main une feconde fois, Sc nous nous féparames fans que perfonne put avoir Ie moindre foupcon de ce qui s'étoit paffé ; car il eft d'ufage que le chevalier vainqueur Sc la dame qu'il mene fe faffent quelques complimens, elle pour louer fa valeur , Sc lui pour vanter 1'honneur qu'il recoit de danfer avec elle. Un auffi grand bonheur me mit prefque hors de moi - même, je danfai mieux que je n'avois jamais fut; les faveurs que j'avois recues fembloient m'élever de rerre , & me prêter une agilité nouvelle. Quand notre danfe fut achevée , Cafite alla prendre fon frère "Albazar & remonta fur fon tróne après avoir danfé avec lui. Pour moi fachant qu'Albazar devoit prendre fa fceur lorfque fon tour feroit revenu , & qu'elle devoit enfuite me reprendre, je voulus prévoir ce que je lui dirois , & je ne m'occupai d'autte chofe. J'imaginai qu'il ne feroit pas fage d'employer un temps li précieux a lui parler de la grandeur de mon amour; je formai donc des projets plus folides. Je me louvins qu'une des fenêtres de la chambre ou couchoit la princeife donnoit fur le lac qui baigne d'un cóté le palais du roi, Sc je compris qu'il m'étoit aifé d'établir par cette voie un commerce de lettres avec Cafire. Albazar la vint prendre en effet, elle me reprit enfuite;  «fidele; ènfuite, & fachant qua cette feconde fois je ne pouvois pas lui donner la main pour faire le tour de la falie, mais que je devois fimplement la conduire au milieu de Talfemblée ; je ménageai les inftans, Ainfi d'abord que je lui eus donné la main, je lui dis : cette nuit a quatre heures précifes, lailfez pendre dans le lac un fil de la fenêtre de votre chambre, & tirez a vous une lettre que j'y attacherai; faites-le fi vous m'aimez , & ne vouSconfiez a perfonne. Je neus que le temps de lui dire ces paroles; Sc comme elle n'eut pas celui de me répondre, fa main me fit entendre fon confentement. Je me retirai chez moi d'abord que ia fête fut terminée, Sc je lui écriyis une longue lettre dans laquelle je lui repréfentai 1'excès de mon amour, & celui de la joie que fes bontés mecaufoient. Je métendis enfuite davantage' fur la néceffité du fecret, en lui repréfentant la haine que le roi fon père avoit pour moi , & 1'alfurant que, par le moyen des lettres , nous pouvions nous communiquer nos penfées fans rien craindre, êc nous conduire, fuivant les circonfhnces, a la fin que nous defirions.' Je la conjurois cependant de ne fe confier a perfonne, & de ne rien fiiire fans me le communiquer. Je finis en 1'alfurant que la nuit fuivante, a la même heure , je viendrois chercher fa réponfe. Aufli-tbt que ma lettre fut écrite, j'allai fur 1$ Tomé UI. r  2.5S Le Caloandre lac a. I'heure que j'avois marquée: il eft fi profond auprès des murs du palais, que pour en approcher il faut venir de très-loin a la nage. La nuit étoit obfcure, 8c je compris , par un petit bruit que j'entendis, que Cafite étoit au rendez-vous. Je lailfai tomber un grand manteau que j'avois fur les épaules , & demeurant avec une légère vefte noite d'un taffetas très-fin, je mis ma lettre dans ma bouche, 8c me jettant a la nage, je trouvai la petite corde , j'y attachai ma lettre , je fis un figne , je la vis tirer en haut, & je m'en retournai chez moi ttanfporté de joie. La nuit fuivante, je vins de la même facon chercher la réponfe : voici comment elle étoit concue. cc Ma lettre fera courte; car la prudence m'em55 pêche de m'expofer long-temps en écrivant: » votre mérite m'a attachée a vous , 8c je fuis 3i trop heureufe de vous favoir a moi. Le ciel 35 jufte 8c pitoyable peut vous rétablir fur le tróne 35 fans m'en priver; je n'en veux point fans vous, 35 & Pontique ne verra jamais régner Cafire fans » Fortunien. Je fais combien il nous eft important i> de cacher nos amours; conduifez-moi, 8c je ne 55 m'écarterai jamais de vos confeils. Ne croyez M pas que je me fie a perfonne ; tous ceux qui 33 m'environnent me font fufpecfs : quand vous 3» autez envie de me donner quelqüautre lettre  FIDELE. Z^f » pendant la nuit, portez la veille des plumea 35 blanches fur votre chapeau, je laifferai pour 3j lors tomber le hl. Ah! qu'il me feroit favorable , ï> s'il pouvoit me tirer d'un labyrinthe oü j'ai 55 peur d'être entraihée par la tendrelfe ! Adieu 35 mon cher prinee 33. Voila précifément les termes de cette lettre; je ne puis les avoir oubliés, puifque je la lus & la baifai tant de fois pendant la nuit, qu'il s'en firllut peu que je n'en effacalfe entièrement les caradères. Satisfait d'uncommencement fi heureux, je cherchai les moyens de conduire mon aventure a fa perfedion. J'appris par plufieurs autres lettres que les demoifelles qui fervoient Cafire couchoient dans les chambres voifines de celle oü elle pafloit la nuit toute feule; j'examinai foigneufement fon appartement par les dehors, Sc quoique la fenêtre du cöté du lac fut ptefque fous le toit du palais, je crus que I'amour devoit me prètet fes ailes pour y voler, Sc je ne défefpérai pas d'arriver dans un lieu oü mon efprit s'étoit déja fi fouvent porté. Je pris , pour y parvenir, une forte échelle de foie, & je choifis le temps oü les nuits font les plus noires. J'arrivai dans le lac a mon ordinaire : Cafire, fans favoir ce que je voulois faire , obferva ce que je lui avois recommandé dans la lettre que je lui avois donnée la veille; elle tira ce cordon^ R ij  ;adfo Li Caloandre1 & 1'attacha a un gros morceau de fer qüun heureux hafard avoit placé en dehors de fa fenêtre, Sc le laiffa retomber de facon que je pus prendre l'autre bout. Alors avec un courage que I'amour feul peut donner , je montai tenant le cordon avec les pieds, m'élevant avec les mains , & profitant quelquefois des morceaux de fer qui fe trouvoient en différens endroits du mur , & fur lefquels je mettois les pieds pour me repofer: enfin en très-peude temps j'arrivai heureufement a la fenêtre tant defirée. Cafire fe recula dans la chambre en me voyant , cVprononca quelques mots que je nepus diftinguer: je h'entendis feulement qu'un trifte foupir dont je fus fi 'frappé, que je fus fur le point de me laifTer tomber dans le lac , tant il me caufa d'agitation. j'étois immobile, je ne favois que réfoudre; enfin je fongeai que je pouvois expofer 1'honneur de Cafire fi je perdois le courage. Cette crainte me donna tant de hardieffe, que faifant un nouvel effort, je fus en un moment fur la fenêtre, Sc prefqu'aufti-töt dans la chambre. Voici votre fidéle efclave belle Cafire, lui dis-je affez bas; mais comment le recevez-vous ? Elle laiffa tomber fa main fur le bras de fa chaife, Sc ne me répondit rien; ainfi de plus en plus affligé, je pourfuivis ainfi : quoi ! Cafire , je vous ai déplu en venant vous voir! Votre honneur ne me permet  Ï I » E L B. 161! pas de me précipiter dans le lac pour me punir de la faute que votre filence me reproche; mais il eft d'autres moyens pour fatisfaire votre cruauté. Si mon honneur vous intéreflbit, répondit - elle d'un voix foible Sc ttemblante , vous n'auriez pas eu la hardieffe de montet ici, & vous pourriez; au lieu de vous précipiter, retourner de la même facon que vous êtes venu. Quoique ces paroles fuffent févères, elles ne m'ótèrenr pas 1'efpoir du pardon. C'eft donc la , rcpliquai-je, en me jettant aux genoux de cette belle irritée: c'eft donc la tout I'amour dont vous fiattiez le malheureux Fortunien ? Vous m'afturiez que vous étiez a. moi, hé pourquoi me rrahir ? Vos faveurs m'ont donné des ailes ; j'ai traverfé les ondes , je me fuis élevé dans Fair, j'ai furmonté les plus hautes murailles, Sc je me ferois fait un chemin a travers les flammes pour être auprès de vous; vos rigueurs font évanouir mes forces au point qu'il ne m'eft plus poflible de defcendre, & c'eft nous perdre rous deux; car enfin que ferons-nous demain quand le jour paroitra ? Votte honte Sc ma perte ne font-elles pas inévitables ? II eft vrai que je veux Sc que je puis me précipiter dans le lac avant que le foleil paroiffe; mais mon corps que Fon trouvera ne fera-t-il pas un témoin convaincant de ma témérité? Que deviendrez-vous alors ? Votte réputation finira avec Riij  %6z Xe Caloandre ma vie. Pourquoi donc nous expofer a de fi gran'ds malheurs , quand nous pouvons jouir sürement du fruit de nos amours ? Que pouvez-vous craindre ? Toute la nature ignore notre liaifon. Je prends le ciel a témoin de la foi que je vous donne d'être Votre mari; nos plaifirs feront juftifiés devant lui, qui faura nos intentions , 8c ils feront cachés a nos ennemis auffi bien qua tout le refte du monde. Rendez -moi. la force en me rendant votre cceur & confolez-moi afin que je puiffë retourner avec autant de fecret que je fuis venu. Alors je pris une de fes belles mains , que je baifai tendremenr, & je 1'arrofai de mes larmes. Cafire touchée de la douleur exceftive qu'elle remarquoit en moi, 8c rendue plus hardie par mes difcours, me répondit enfin : ah, mon cher prince! ce n'eft ni le peu d'amour que j'ai pour vous, ni ma cruauté qui me réduifent en 1'état ou vous me voyez ; j'ai d'abord été faifie d'horreur a 1'afpeét du péril que je vous ai vu courir en montant ici; enfuite la crainte que j'ai eue de perdre ma réputation m'a caufé un fi grand défordre, que je n'ai pas eu aflez de force pour me foutenir. L'idée du danger que vous avez couru commence a fe difliper, puifque je vous vois en bonne fanté : mais la crainte que j'ai de vous voir en ce lieu fubfifte encore; car, hélas ! que deviendrions-nous fi quelqu'une de mes demoifelles, qui font fi pres de  ï I D E L E. !<»$ raoi, venoitaseveiller 1 Ne ferions-nous pas perdus l'un'& l'autre, fi elle s'appercevoit que je ne fuis pas feule ? Telles étoient les frayeurs de Cafire. L'amour fut me rendre éloquent pour les dilfiper. Que vous dirai-je enfin? Je 1'engageai a me recevoir dès-lors pour fon époux. Nous nous unïmes d'abord par les fermens les plus inviolables ; enfuite voyant que notre converfation étoit dangereufe, paree qu'on pouvoit nous écouter, nous nous livrames a des plaifirs muets qui n'exprimoient pas moins notie tendreffe. Quelque grande que füt la violence de mes tranfports, je n'attendis pas la pointe du jour pour m'arracher d'auprès de Cafire; je voulois me la conferver, & je 1'aimois trop pour ne point ménager fa réputation : nous convïnmes du temps ou nous nous reverrions de la même manière, & je revins heureufement chez moi. Pendant quatre mois entiers j'ai vu tranquillement la princeife; mais enfin la fortune m'a fait connoitre qu'elle ne m'avoit élevé fi haut que pour me faire fentir la profondeur du précipice ou je devois tomber tot ou tard. Une nuit que je m'étois rendu auprès de Cafire , je la trouvai plongée dans une extréme douleur. Hélas! me dit-elle , nos plaifirs font paffes; bientót vous ne pourrez plus me voir s Sc bientót je ne vivrai plus. Je crus r Riv  *(j Le Caloandre ébranlé fur fa felle : il en fut pénétré de horneet de rage , & séffermiflant fur fon cheval , il rire fon grand cimeterre, il s'élance fur 1'étranger, qui le recut avec la même vivacité. Leurs épées font un bruif formidable ; leurs boucliers , leurs cafques 8c leurs cuiraffes retentiffent, 1'acier jetre des étincelles, les moindres coups font d'une violence capable de brifer le rocher le plus dur. L'adrefle 8c la légèreté du brave Furio ren-» doient inutiles tous les coups du tyran; la pefanteur de fon cheval 1'empêchoit au contraire d'éviter ceux qu'on lui portoit. Enfin la viótoire fe déclara pour le parti le plus jufte. Afprando recur plufieurs bleflures, 8c quoique fon fang ruiflelat a gros bouillons, fa force ni fon courage ne paroiflbient pas diminuer, Le généreux ineonnu ne voulant pas faire périr un fi brave homme , voulut terminer le combat a Famiable; il propofa donc au ryran d'avouer fa défaite , de pardonner a Cafire' 8c a Fortunien, qui de leur cóté lui laifferoient la couronne pendant le refte de fa vie. Ces paroles furenr plus fenfibles au fier Afprando que les bleflures dont il étoit couvert; ainfi préférant la mort aux moindres marqués de foiblelfe: non, s'écria-t-il d'une voix furieufe, non, Ia lumière me deviendroit jnfupportable fi je la devois a ta générofité ; ce e'eft point ta valeur , c'eft ma mauvaife fortun©  * I D E 1 E. 1 £ e L1VRE SEP TIE ME. O N a déja rapporté que la duchefle Chryfante fortit fans rien dire de Norigua au coucher du foleil. Elle fit au moins quatre lieues avec beaucoup de diligence , & paffa le refte de la nuit dans un hameau qu'elle trouva fur le grand chemin. Le lendemain, elle continua fon voyage avec la même ardeur. L'efpérance de trouver le chevalier de Cupidon a Trébifonde 1 ui prêtoic des aïles ; il lui paroiffoit que le plaifir de le voir un inftant devoit payer avec ufure toutes les incommodités qu'elle effuycit fur la route. Elle avoit fait environ la moitié du chemin ; lorfqu'elle rencontra un homme qui venoit de Trébifonde. Elle lui fit quelques queftions, & fut de lui que le chevalier de Cupidon étoit parti de cette cour fans rien dire. Cette nouvelle fut un coup de foudre pour la duchefle. Hélas! s'écriar-elle d'abord qu'elle fut fans témoins; que deviendrai-je a préfent! Irai-je courirle monde entier pour chercher un ingrat qui me fuit ? Retournerai-je dans mes états, ou ma home eft publique ? M'abandonnerai - je encore a toutes les folies que I'amour m'a fait faire ? Eb! quelle ré-  » I D E L F.' Jlf compenfe clois - je en efpérer ! Le ciel eft irricé contre moi , les deftins me perfécutent; n'importe, livrons-nons aux caprices de la fortune ; le chevalier de Cupidon peut-il être long-temps caché ? II lailfera par-rout des marqués li éclatantes de fa valeur , qu'il me fera facile de fuivre fes glorieufes traces. Cette dernière réflexion dérerminala duchefle; elle parcourut pendant quelques jours les villes, les chateaux & les campagnes , s'informant avec foin des nouvelles du chevalier de Cupidon. On le connoilfoit; mais on ne pouvoit lui dire en quel lieu il étoit. Enfin le hafard la conduifit dans une épailfe forêt, & bientót elle ne vit aucune apparence de chemin. Elle appelloit a grands cris 1'objet de fa paflion , elle verfoit de temps en temps des larmes, fouvent elle s'adreffoit au fouverain arbitre de la terre & du ciel, & fouvent elle donnoit des marqués de la plus grande fureur. Environ 1'heure du coucher du foleil, elle fortlt de la forêt , & fe trouva bientót fur des rochers dont la mer battoit le pied. Accablée d'inquiétude & de fatigue, & ne fachant quel parti prendre , ni comment palfer la nuit, elle attacha fon cheval a un arbre, enfuite elle monta fur le plus élevé des rochers qui s'offroient a fes yeux, & regardant autour d'elle pour découvrir quelque V iy  3ia Le Caloandre habitarion , elle ne vit du cóté de la terre que des vallées & des montagnes ftériles ; mais elle appercut aflez prés de la cóte une petite ïle qui n'avoit pas un mille de circonférence, au milieu de laquelle on diftinguoit quelques ruines aflez confidérables. Chryfante appergut en même-temps un rocher qui^ joignoit la petite ïle a la terre ferme par une efpèce de pont naturel qui n'avoit qu'une arche , Sc il paroiflbit que cette arche n'avoit été formée que par la mer, qui par fon impétuofité s'étoit a la longue ouvert un paflage a travers ces rochers. Ce ponr naturel menacoit ruine, Sc malgré la danger qu'il y avoit a s'en fervir , Chryfante prit le parti d'en profiter, & de fe retirer dans cette ile pour fe garantir non feulement du froid de la nuit, mais encore de la faim Sc des animaux féroces qui lui rendoient la forêt redoutable avec raifon. Elle prit donc fon cheval par la bride , Sc le conduifant avec des peines infinies , s'expofant fans cefle elle-même a fe ptécipiter mille fois, elle eut enfin le bonheur d'arriver dans 1'ïle. Son premier foin fut de fe rendre dans les ruines qu'elle avoit appercues de loin ; elle y trouva deux chambres qui pouvoient la mettre encore a 1'abri des injures de 1'air; mais ce trifte afyle ne pouvoit infrurer qUe des fentimens d'horreur.  fidele: 313 A peine la duchefle fe fut-elle afllfe dans cec endroit, qu'elle promena triftement fes regards fur rous les objets dont elle étoit environnée; & ne voyant rien qui ne lui préfentat 1'image d'une folitude affreufe , elle fentit alors dans toute fon étendue a quel point les malheurs & les peines qui font le fruit ordinaire des paflïons criminelles, peuvent nous réduire. Son ame livrée aux idéés les plus funeftes , étoit fur le point de tomber dans cette efpèce d'infenfibilité que caufent otdinairement les grandes douleurs, lorfqu'elle fut tout d'un coup réveillée par un toutbillon de vent,& par le mugiflement de la mer. En un inftant il s'éleva un orage qui menacoit la terre & le ciel; le tonnerre & les éclairs redoubloient 1'horreur de la fituation de cette infortunée : elle fut même fi perfuadée que la fin du monde arrivoit, qu'elle s'évanouit, & ne reprit fes efprits qu'au lever du foleil, qui parut fur 1'horifon avec fon éclat le plus brillant. Chyfante un peu raffurée par le retour de la lumière, parcourut en peu de temps File qui lui avoit fervi d'afyle : elle la trouva couverte de verdure ; une belle fontaine qui fortoic d'un rocher, & qui des fa naiffance , formoit un agréable ruiffèau, lui fut d'un grand fecours; elle y appaifa la foif dont elle étoit tourmentée, elle y lava fes mains & fon vifage, enfuite elle cueillit quelques dattes fur des palmiers, qui lui four-  '314 Le Caloandre nirent une nourriture dont elle avoit grand befoin. Lorfqu'elle imagina que fon cheval, qui avoic profité d'un excellent paturage , s'étoit alfez repofé , elle fe mit en chemin pour fortir de cette ïle; mais elle trouva que la rempête avoit tellement ruiné Ie pont, qüil étoit impoffible depalfer a la terre ferme fans fe mettre a la nage. Ce cruel accident, qui ne lui lailfoit aucune efpérance, ne lui lailfa non plus aucune raifon. Dieux impitoyables! s'écria- t-elle , après s'être frappé deux ou trois fois le fein: dieux terribles! je vous entends ; vous m'avez conduite dans cette ïle défette pour y finir mes jours: hé bien! vous ferez fatisfaits, je mourrai ! Mais quel peut ètre votre deflein ? Pourquoi ces palmiers chargés de fruits? Pourquoi cette fontaine, qui m'offre une eau fi douce & fi falutaire ? Hélas ! cruels que vous êtes, gardez vos préfens, ne me donnez que le trépas. Mais cette ïle ne peut fubfifter long-temps fans être fubmergée ; qu'attends-tu donc, ó ciel, pour la faire abimer ? Songes qu'elle eft aujourd'hui le féjour de la plus infortunée de toutes les femmes. Chryfante ne doutant plus de fa mort, fentit quelques mouvemens de joie, Sc la fin de fes malheurs lui parut un foulagement. Elle óta la felle & la bride de fon cheval, Sc lui dit: jouis d'une liberté que je n'ai plus , & dégagé de 1'horrible poids de mes chagrins, profites du paturage  "FIDELE." 315 que tu trouves dans ce défert. Enfuite elle rentra dans fa nouvelle demeure, qu'elle regarda dèslors comme fon tombeau; elle ramalfa quelques hetbes sèches pour lui fervir de lit, & fe coucha en même-temps que le foleil; mais pendant toute la nuit elle ne fit que foupirer. Le lendemaift après avoir mangé quelques dattes , elle fe promena dans 1'ile, 8c pendant quelques jours elle y vécut de cette facon. Un jour qu'elle étoit allee auprès de la fontaine, la pureté de 1'eau lui repréfenta la maigreur de fon vifage, la paleur de fes lèvres , fes yeux éteints & prefque morts , fon teint 8c fa gorge brülés par le foleil; enfin elle fe trouva fi changée, qu'elle eut horreur de fe voir. Elle ne put foutenir un fpecracle fi terrible, elle verfa des torrens de larmes ; & fe regardant une feconde fois: oui, c'eft toi-mème Chryfante , dit elle, tu ne peux te méconnoitre , il n'eft plus temps de te tromper, 8c tu ne peux plus tromper les autres; regarde cette image mortifiante, qui peut bannir de ton cceur la ridicule envie de revoir le chevalier que tu aimes. Ses larmes & fes fanglots lui coupèrent alors la parole. Elle étoit dans cette trifte fituation , lorfqüun bruit extraordinaire vint frapper fon oreille : elle détourna fes yeux, & vit un beau cheval qu'elle ne connoilfoit point , 8c qui conroit tout épouvanté dans la prairie. Chry-  31 £ Le Caioandrï fante ne douta point qu'une tempête qui s'étoit élevée la nuit précédente neut conduit quelque vaiffeau a la cóte , & que ce cheval n'en eut été débarqué : elle monta fur les rochers qui bordoient en eet endroit le rivage, & découvrit un navire brifé, & parmi les horreurs dü naufrage, dont plufieurs hommes cherchoient a fe garantir^ elle en remarqua un qui voulut deux fois faifir la pointe d'un petit rocher , & qui toujours reporté en arrière, défendoit avec peine un refte de vie conrre 1'impétuofité des vagues. Cet objet 1'ayant touchée de compaffion, elle defcenditTur le fable , & les flots ayant rapporté cet infortuné pour la troifième fois , elle eut le temps de le faifir par un bras, & de 1'attirer a elle. Quand il fut a terre, il fit un effort pour marcher; mais il tomba comme un homme prêt a rendre les derniers foupirs, Chryfante touchée de la magnificence de fes habits, lui dit: prenez courage ; vous êtes dans un lieu oü Ie ciel veut employer la plus infortunée des femmes pour vous donner quelque fecours, Ce malheureux chevalier fut très-long-temps fans pouvoir prononcer un feul mot; 1'eau qu'il avoit avalée le fuffoquoit: mais enfin lorfque fes efforts 1'en eurent déiivré : ceflez dit-il d'une voix foible, ceftez, qui que vous foyez, d'employer vos foins pour moi, ma mort va fatisfaire ceux qui  la defirent; il feroit injufte, & plus inutile encore de vouloir me conferver la vie; je ne ine fuis embarqué que dans le delfein de la perdre; graces au ciel , mon attente n'a point été trompée j rinftinct naturel m'a fait faire des erforts pour gagner le rivage, ma raifon défavoue a préfent cette foiblelfe ; & li je me confole de voir encore le jour, c'eft uniquement paree que j'efpère de ne le plus voir bientót. Chryfante employa fon efprit pour le tranquillifer , & pour lui faire comprendre que le défefpoir eft une haffelle indigne d'un cceur généreux. Hélas ! lui répliquat-il, la fagelfe de vos confeils & la douceur de vos difcours ne me feront d'aucune utilité ; mon ame brule de s'envoler, & rien ne peut la retenir ; mais puifque vous êtes pitoyable, puifque vous ne pouvez faire revivre mes efpérances, confervez - moi votte bonté pour me donner la fépulture y 8c li vous daignez pouffer plus loin votre bonté pour un malheureux qui vous eft ineonnu, gardez cette épée que je fens encore a mon cóté: gardez-la , continua-t-il en foupirant; 8c fuppofé que la fortune vous falfe jamais rencontrer Léonide , princeife de Trébifonde ( car je n'ofe vous prier de la chercher pour I'amour de moi ) je vous prie de la remettre entre fes mains de ma part, elle la connoïtra fans peine : déckire7 - lui que celui a qui elle appartenoit a fifu fes jours  '313 Le CaIoanbS.5 en votre préfence, & qüil ne paroitra plus devan£ elle. Vous lui direz encore que mes liaifons avec 1'infante Spinalba n'ont porté nulle atteinte au tendre feu dont mon cceur fut épris pour 1'augufte Léonide depuis le moment que fa beauté m'affervit dans la prifon oü la duchefle Chryfante me retenoit. Alors ouvrant les yeux avec un peu plus de facilité, il pourfuivit ainfi : mais fi vous ne pouviez conferver mon épée, dites feulement a Léonide que je fuis le chevalier de Cupidon, qui n'a cherché que la mort depuis qu'il a përdu fon amitié, & fi elle vous paroït touchée de la perte d'un homme qui 1'aimoir fi parfaitement , dites j lui, pour la confoler, que ce chevalier étoit Caloandre , prince de Conftantinople 8c fils de Poliarte.... II ne put en dire davantage, paree qua la duchefle apprenant par fon difcours le nom du chevalier qu'elie adoroit, & qu'il étoit un des plusgrands princes de 1'univers; trouvant d'ailleurs, lorfqu'elle y penfoic le moms, qu'il étoit amant 8c amant dsfefpéré d'une rivale trop redoutable, elle ne put s'empêcher de jetter un cri de douleur Sc de tomber en foiblefle. Caloandre, qui recouvroit fes forces de moment en moment, vit avec chagrin le trifte érat oü fe trouvoic la perfonne dont il venoit d'éprouver la gencroiité; mais voyant qu'il tachoit en vain de la rappeller a la vie, il courut au ruiffeau qui fe    perdoit dans la mer, U puifa de Peau dans une efpèce de chapeau dont Chryfante couvroit fa tête , il lui en jetta fur le vifage, il déboutonna fa veile, & vit enfin avec une extréme furprife que cette inforrunée qüil prenoit pour un homme étoit une femme ; mais elle étoit fi défigurée , qu'il ne put la reconnoitre pour la duchefTe, malgré 1'attention avec laqnelle il Ia regardoit. Elle revint a la vie , & Caloandre feignant de n'avoir pas découvert le fecret de fon fexe, lui dit : mon cher ami, qu'eft devenu ce courage que vous vouliez m'infpirer tout a 1'heuie? Quoi! vous ne pouvez pratiquer vous-même les maximes que vous recommandez aux autres ? Graces a votre fecours, je me trouve en état de vous rendre le fervice que vous m'avez rendu, & fi ma vie peut conferver la vótre, je retarderai mon trépas. A ces mots fi doux , Chryfante ouvrit les yeux, elle les arrêta fur le vifage du chevalier, & demeura quelque temps immobile; enfuite elle lui prit la main, 8c Papprochant doucement de fes lèvres, elle la baifa avec tendreffe , 8c la baigna de fes larmes. Ce procédé redoubla Pétonnement & la curiofité du prince : fi vous me connoiflez, ajoutat-il , dites-moi qui vous êtes , non pour m'engager a. vous fecourir avec plus de zèle, mais pour vous plaindre davantage. Et comme elle continuoit a garder le filence : remettez - vous,  'j 20 Ie CAIOANÖJtl lui dir-il , votre évanouiffement n'eft: pas dangereux. Alors Chryfante pouffa un profond föupir, 8c dit en lerrant la main du prince : ó ciel ' par-* donne-moi; j'ai mérité ta colère en te donnant quelquefois les noms d'impitoyable & de cruel; je reconnois a préfent ta providence , & je public ta bonté au moment que je meurs : en effet, j'étois errante par le monde, & je cherchois en vain ce chevaher; je trouvois qüil y avoit de Ia batbarie a m'avoir conduite ici: mais je n'y fuis venue que pour mourir avec la confolation de lui avoir au moins une fois rendu un fervice effentiel. Et fe retournant vers Caloandre , elle ajouta: chevalier , la première fois que je vous ai vu j'ai ceffé de me connokre , & je perds la vie en vous reconnoiffmt aujourd'hui dans un fi grand danger ; mais je la perds avec joie , puifque j'ai eu le bonheur de vous ctre utile. Si' la duchefTe Chryfanre vous a conflamment retenu ptifonnier, elle n'a pas et» moins conftante a vous adorer , mais vous avez été beaucoup plus conftant dans vos mépris ; fi fexcès de fon amour a pu vous offenfer, elle meurt de 1'éloignement que vous avez eu pour elle : jugez, par les peines que vous caufent quelques jaloufies de Léonide , &c qui vous doivent prouver fon amour; jugez, dis-je, des chagrins que vos mépris ont pu caufer a Chryfante j  F I D 2 1 Ë." pf fehte ; elle eft a préfent fi changée, que vous ne 1'avez point reconnue. Les jours que j'ai palTés dans cette ïle déferre, oü j'attendois la mort pour finir mes maux, ont été fi cruels , qu'ils ont Le Caloandrb tout manquoit au malheureux Caloandre ; il ne fe trouvoit pas en érat d'obéir , & d'ailleurs le défefpoir s'étoit tellement emparé de fon ame qu'elle ne pouvoit prefque plus écouter la voix de la raison. La nuit fuivante s'étant encore endormi, il eut a foutenir un nouvel affaut de la patt de Durillo. Ce fidéle écuyer lui apparut, & lui dit en pleurant : quelle étrange réfolution avez-vous prife ! vous qui avez été élevé fur Ie plus fameux tföne de 1'univers, vous choififfez une folitude inconnue pour votre tombeau! Vous qui êtes né pour la gloire, pour 1'empire, pour les grandes entreprifes, & pour être 1'exemple des guerriers , vous vous contentez de donner 1'exemple du plus honteux défefpoir qui puiffe enrrer dans le cceur des vulgaires amans ! Quoi! pour un dépit de Léonide vous rendrez votre peine éternelle ? Vous n'avez que trop accompli fes ordres. Elle les a révoqués, & votre éloignement n'eft plus pour elle une marqué de foumiflïon. Revenez, Léonide vous pardonne : elle eft fi faehée de vous voir exilé, qu'elle ne fe plaint aujourd'hui que d'avoir été fi promptement obéie ; vous fouffrez pour paroi'tre amant fidéle, & Léonide ne croit pas que vous 1'aimiez, puifque vous pouvez être fi long-temps fans la voir. Reprenez , prince invincible, votre courage & votre  FIDELE. 51-7, force ordinaires; les deux armées vous deurent, c'eft vous feul qui pouvez leur donner la paix. Elle m'a donc pardonné, répondit Caloandre avec un tranfport de joie qui le révcilla! Il réfléchir a ce nouveau fonge, qui ne lui paroiflbit ni moins clair, ni moins preffant que le premier. Rien n'étoit plus vraifemblable que la funefte fituation oü 1'empire Grec devoit fe trouver pour lors. Caloandre favoit bien qüil avoit laifle 1'armée ennemie a Caffa • il pouvoit croire aifément quelle étoit devant Conftantinople j il n'avoit pas oublié les grands préparatifs qüil avoit vu faire a Trébifonde; préparatifs redoutables non-feulement par le grand nombre , mais encore par la grande valeur des plus célèbres chevaliers de 1'Afie , au nombre defquels il connoilfoit Arlète , prince de Perfe , le prince de Catay, le Turcoman Safar, Forconte le fier Géant, la brave Léonide , & fur-tout le terrible Brandilon, dont la valeur étoit capable de faire un aufli grand carnage que celui qu'il avoit vu en fonge la nuit précédente. Et moi, difoit-il, qui pouvois moppofer a. lui pour fecourir mon père , mon frère, mes amis , & mes fujets, je demeure ici dans 1'inaction , je me repais de larmes , en attendant une mort indigne de ma naiffance ! Ah, s'il faut mourir pour fatisfaire Léonide , mourons au milieu de 1'armée de Tigrinde , Sc dans les bras même de k gloire X iv  $23 Le Caloandre Cette généreuferéfolution s?aflèrmifToit déja dans le cceur du prince; mais un nouveau fujet de défefpoir vint prefqüen même-temps le frapper. Comment fortir de cette ïle ! Oü trouver les moyens de me rendre a Conftantinople ! 8c par quel miracle enfin y pourrai-je arriver aflez tót pour la garantir d'une entière defoücKori! Cet affemblage de triftes réflexions occupa Caloandre jufqu'au retour du foleil. O ciel, s'écria-r-il alors, je n'ai pas befoin de ta lumière ; je n'ai befoin que de ta foudre ! Les infortunés comme moi n'ont pas autre chofe a re demander. Crois-tu prolonger ma vie par des fonges flatteurs, 8c par la férénité de 1'air ? Hélas, tu ne fais que prolonger mon martyre! II parloit encore , lorfqüil entendit un grand bruit & des cris affez prés de lui. Un moment après il vit entrer Furio dans fa retraite, & quelques matelots qui couroient après lui, pour s'en faifir. Caloandre fut au-devant d'eux , 8c les ayant falués avec autant de majefté que de politeffe, il leur demanda par quel hafard ils abordoient dans ce lieu folitaire. Ils lui répondirent que le befoin d'eau les y avoit conduits , connoiffant d'ailleurs la bonté de la fontaine. Enfuite il s'informa de la route qu'ils comptoient renir, & ils lui répliquèrenr que leur premier deffein avoit été d'aller a Conftantinople ; mais qu'ayant appris que la flotte de Tigrinde aroit;  T I I> E L E. ftf paffe depuis quelques jours , Sc jugeant qu'elle couvriroit toutes les cótes voifines , ils avoient réfolu d'aller mouiller dans un golfe a une journée de cette grande ville. Ces difcours étonnèrent le chevalier; il fut frappé de voir combien les fonges qui 1'avoient tourmenté, s'accordoient avec le moyen qui fe pré* fentoit pour les exécuter. Alors en élevanr les yeux, il dit: O ciel, je ferois trop ingrat, fi je ne foufcrivois a, ta providence ! Je te défobéirois avec rrop d'opiniatreté , fi je refufois 1'occafion favorable que tu me préfentes ! Voyons quelle eft la fortune qui m'eft réfervée ; & comme je puis mourir par tout, je puis aufli me flatter d'un fuccès plus heureux , la vie m'ayant été confervée fur ce rivage contre toutes les apparences. Alors il fe tourna vers les matelots , Sc leur dit-: Ce n'eft pas fans de grands motifs que le ciel vous a conduits ici: j'avois trouvé cette habitation convenable a mes déplaifirs, ou plutot je 1'avois choifie pour en faire mon tombeau ; cependant le ciel me rappelle a Conftantinople par des fignes trop manifeftes , pour ne pas obéir a fes volontés. Souftrez donc que je parte avec vous: ne craignez point de m'embarquer ; la mer & les vents épargnent ordinairement ceux qui defirent la mort. Les matelots pénétrés de refpeót Sc de compaffion pour un jeune homme, qu'ils admiroient dans fétat malheureux:  35° L£ Caloandre auquel il étoit réduit, acceptèrent la propofitioni Caloandre mit fes armes fur le dos de fon cheval Sc prit le chemin de la mer, pendant que les aens du vaiffeau firenr 1'eau dont ils avoient befoin. On s'embarqua, 8c bientót avec le fecours d'un vent favorable, on fut en pleine mer. Fin du feptième Liyre*  T I D e L I. 531 LI F RE HUI TI E ME. jPenuant que ces aventnres étoient arrivées a Caloandre, fon frère Altobel & fon coufin Polémon étoient demeurés en Arménie , enchantés par les amours & les plaifirs ; car Altobel fut alfez heureux pour obtenir les bonnes graces de 1'infante Armelinde. Une vie fi délicieufe , mêlée de parties de chalfes , de joütes & de tournois , dont il partageoit les délices avec fon coufin & le prince Arfilée , 1'empèchoit non-feulement d'aller chercher les hafards comme Caloandre , mais encore d'aller fecourir l'empereur Poliarte fon père. L'on apprit a la cour d'Arménie , quelques mois après le départ de Caloandre , que des fujets de mécontentement, dont on ne difoit pas la caufe , avoient engagé Safar a partir de Trébifonde avec fon armée, dans la réfolution de ne plus fecourir Timpératrice Tigrinde dans cette guerre. L'on apprit enfuite , par des lettres de Trébifonde même , que les alliés arrivoient de jour en jour ; que la foule des chevaliers & le nombre des rroupes ne pouvoient fe comparer qu'a. la quantité des vaiffeaux dont le port étoit couvert. Ces nouvelles arrivant de tous  3 31 Le Caloanbre cötés dans Ifmare, réveillèrent les deux coufms, Sc leur firent fentir qu'ils ne pouvoient plus différer de fe rendre a Conftantinople. Ils firent part de leur deffein au généreux Arfilée , qui leur promit de ne les point abandonner, & de conduire avec lui une troupe de chevaliers d elite. II écrivit fur le champ en Syrië a Gélindo fon parent, & le pria de faire armer des vaifleaux pour leur embarquement. L'on affembla deux mille chevaliers en peu de jours, Sc ces rrois princes fe mirent a leur tête. Altobel i en prenant congé du roi Sc de fa chère Armehnde, les affüra qüil reviendroit auprès d'eux d'abord que la guerre feroit terminée : 1'Amour dicta la promefle , Sc ce Dieu en fur le garant. Les trois princes , en arrivant a Damas, rrouverent Gélindo qui les attendoit avec foixante navires bien équipes , & trois mille hommes de guerre qu'il vouloit conduire lui-même au fecours de Poliarte : Altobel lui en témoigna vivement fa reconnoiffance, on partit quelques jours après, Sc Ton entra bientót dans le port de Conftantinople. Ce renfort imprévu excita une grande joie dans Ia ville. Les quatre princes débarquèrent au milieu des acclamations du peuple; & fans prendre leurs armes , ils montèrent a cheval pour aller au palais. Le vieux empereur Enceladan étoit mort depuis quelques jours, Sc Poliarte venoit d'être couronné  f I D E L E. 3 3 5. avec 1'aimable Diane fon augufte époufe. La guerre dont ils étoient menacés , & 1'ignorance oü ils étoient du fort de Caloandre & d'Altobel, les accabloit de triftefle. Poliarte vint au-devant des princes, Sc les rencontra dans un falon magnifique. Altobel lui dit, en lui baifant la main ; Seigneur , nous efpérons que vous aurez la bonté de nous pardonner la faute que nous avons faite de partir fans vorre permiftion, mais nous vous étions inutiles dans ce temps; notre retour , & le fecours de ces deux princes, dont la valeur eft connue dans tout le monde, nous mettent en état de réparer notre faute. L'empereur les embrafta tendrement, & les regardant en fouriant: Vous avez bien fait, leur dit-il, de vous préfenter devant moi avec de tels proteéteurs : fans cela je ne vous aurois pas ft facilement accordé vorre grace. Alors fe rournant vers les deux étrangers : Princes, foyez les bien vernis, leur dit-il, je n'ai jamais mérité que vous fiffiez un fi long voyage pour I'amour de moi; j'en ai 1'obligation toute entière a votre générofité > Sc j'en conferverai un fouvenir éternel. En difant ces mots, il les embrafta 1'un Sc l'autre. Nous faifirons avec vivacité, feigneur, lui répondit Arfilée, toutes les occafions qui fe préfenteront de fervir votre majefté , Sc particulièrement celle-ci, oü il s'agit de la défenfe d'un empire, dont vos vertus nous font fouhaiter la durée.  '35 4 L e Caloandre L'empereur embrafiant une feconde fois Polémon avec beaucoup de tendrefle , lui dit : Quoi ! vous avez pu m'abandofmer, mon neveu ? Seigneur , lui répondit Polémon, je ne pouvois alors é°tre utile a votre majefté ; & je croyois la fervir en fuivant vos ïlluftres fils, & mériter par leur exemple la gloire de vous appartenir.Vous la méritiez fufhfamment, reprit Poliarte, cependant je recois votre excufe. Mais comment vous excuferez-vous de revenir fans Caloandre ? Oueft-il? Seigneur, lui répondit Polémon, il a fait dans Ifmare des chofes admirables aux fêtes que l'on y célébra pour les noces du prince Arfilée, .li furpaffa rous les chevaliers qui s'y trouvèrentj mais aiifli-tót qu'elles ont été terminées , il a voulu chercher les aventures fans être connu ; êc pour en etre plus sur, il n'a pas même emmené d'écuyer: ainfi nous n'en avons appris aucunes nouvelles depuis ce remps-la; mais je crois que nous le verrons bientót ici, car il nous a fort recommandé de nous y trouver. L'empereur ne fut pas fatisfait de cette réponfe; mais fans en rien témoigner, il ajouta : S'il veut arriver a propos, il ne doir pas êrre encore long-temps abfent ; car j'appris hier que 1'armée ennemie eft partie de Trébifonde, le bras de Caloandre nous feroit aflez néceflaire dans une conjoncmre fi délicate , cependant je ne compte plus fur lui. Pour moi, je 1'attends, reprit Altobel,  S I D E I !i' '3J5' ïl n'eft pas homme a rrahir fon devoir ; mais fi quelqüobftacle peut 1'arrêter en chemin, les chevaliers de Trébifonde trouveront ici des gens qui les recevront de bonne grace. Je fuis très-informé de leur valeur, & je ne fuis point furpris que leur réputation les air devancés. En effer, fans parler des autres , Ton compte des merveilles de la princeife Léonide ; mais le plus redoutable de tous, eft Brandilon le Tartare : il eft fils d'Orgolion, qui tomba autrefois fous vos coups. Tout le monde convient que 1'Afie n'a jamais produit de guerrier plus terrible, il ne vient ici que pour venger la mort de fon père, & je veux mefurer mes forces avec les fiennes, non que je me croye plus brave que les autres, mais paree que j'ai appris qüil avoit maf parlé de nous enpréfence de 1'impératrice Tigrinde; j'avoue que depuis ce temps je nourris dans mon cceur une haine fecrète contre lui, en un mot je le chercherai dans tous les combats. L'empereur lui répondit alors : II fuffit de favoir qüil eft fils d'Orgolion, pour ajouter foi a ce que l'on dit de fa force & de fon orgueil; car a dire la vérité, fa mort fut plutót un effet de fon malheur que de mon courage. Mais, dites-moi, mon fils, pourfuivit-il, oü avez-vous laifle un chevalier dont la renommée publie tant de merveilles , foit pour fa valeur, foit pour fa grande beauté , car on aflure  "5 5^ -f E Caloandre qu'elle ne peur être comparée qu'a. celle de Léonide ? on allure même qu'il reflemble li fort a cette princefle , qu'a peine les peut-on diftinguer. Si les récits font vrais, il n'y a rien de plus étonnant. Tout ce que l'on vous en a dit eft très-vraifemblable , feigneur, reprit Arfilée; leur reflemblance eft li parfaite, qu'elle s'étend jufqu'au fon de leur voix. Ce chevalier a été plufieurs jours dans Trébifonde, fous 1'habit de Léonide, fans que perfonne s'en foit appercu. Safar, grand feigneur de Turcomanie , y fut trompé lui - même, quoiqu'il eüt I'amour le plus violent pour cette princefle. II a même été li bien trompé, qu'il a enlevé ce chevalier, comme vous pouvez l'avoir appris , 8c qu'il 1'a gardé quelque remps dans un chateau, croyant toujours être maïtre de la liberté de Léonide. Cette aventure eft exrraordinaire , reprit l'empereur , mais une fi grande reflemblance me fait croire que le chevalier de Cupidon doit être fils de Tigrinde. Arfilée ayant témoigné qu'il n'en favoit rien , Gélindo de Sirie prir la parole : Sire, dit-il, fuivant tout ce.que l'on en dit a Trébifonde, 8c ce que m'ont conté en dernier lieu des gens qui venoient de ce pays-la , plufieurs perfonnes ont eu la même idéé; car vous n'ignorez pas que l'empereur Orcan avoit eu de fa femme Tigrinde, un an après Ja naiflance de Léonide, un fils qui fut nommé Endimir.  Endimir. Cet enfant étoit parvenu alage de quatre ans , lorfqu'un jour qu'il jouoit avec fa nourrice dans un bateau attaché au bord de la rivière le bateau fe clétacha & fut emporté dans le hl de 1'eau. La nourrice s'en appercut trop tard, elle cria, elle demanda du fecours, mais rout fut inutile on ne put les fecourir alfez promptement, 1'enfant &c Ia nourrice difparurent; & malgré toutes les perquifitions que l'on a faites, on n'en a jamais eu aucunes nouvelles ; ainfi l'on ne douta point que le bateau n'eüt été fubmergé dans la mer , oü la rivière fe jetoit affez prés dela. Le chevalier de Cupidon paroit avoir 1'age qu'Endimir auroit préfentement, & ces conje&ures ont fait dire qu'il pouvoit bien être ce même prince. On a remarqué même que Tigrinde apprenant que ce chevalier n'étoit point Léonide , elle s'étoit flattée d'avoir rerrouvé le fils qu'elle pleuroit depuis fi long-temps ; mais elle n'a pu tirer aucun éclaifciflement de ce brave chevalier ; chacun en particulier raifonne a fa fanraifie fur cette matière. J'ai vu même des gens qui font perfuadés que le chevalier ne veut point avouer qüil eft Endimir , paree qu'il brüle d'une fecrète flamme pour la princefle fa fceur. Si le chevalier de Cupidon eft véritablement le prince Endimir , dit alors Poliarte , il n'eft aflürément pas fage; car enfin il s'expofe a perdre urj Terne HL Y  Le Caloandre empire , pour entretenir dans fon cceur une paftion criminelle : mais -je ne faurois me perfuader qüun homme tel que lui foit capable d'avoir de pareils fentimens. II n'a feint d'être Léonide , que paree qüil en eft amdureux \ & s'il ne découvre pas fa condition, c'eft qu'elle n'eft peut-être pas proportionnée a celle de la princefle ; & leur reflemblance n'a peut-être point d'autre principe que des raifons fimplement naturelles. On ne doit donc pas s'imaginer qu'il foit fils de Tigrinde ; il eft plus fimple de le croire fils de l'empereur Orcan , qui 1'auroit eu de quelque autre femme a Tinfcu de tout le monde. Cette converfation conduifit l'empereur & les quatre princes jufques a 1'appartement de Timpératrice , qui les attendoit. Son fils Altobel, & le jeune Polémon, recurent d'elle toutes les marqués de tendrefle qu'ils pouvoient fouhaiter. Les deux autres n'eurent pas moins a fe louer de fon accueil. Poliarte donna fur le champ fes ordres pour faire débarquer les cinq mille hommes qui éroient futles vaifleaux, & Ton eut foin de les loger commodément. Le lendemain , l'empereur fit une revue générale de toutes fes troupes & de celles de fes alliés. L'on trouva qu'il avoit foixante mille chevaliers bien armés, & trente mille foldats. II avoit un fi grand  FIDELE. j courage , qüil comproir tenir la campagne & ne pas fe renfermer clans fes places. Peu de jours après , on appercut au lever du foleil 1'armée navale de Tigrinde , qui s'avancoit vers la cóte, & qui reflembloit a une immenfe forêt flotante , tant le nombre des vaifleaux qui couvroient la mer étoit confidérable. Poliarte a 1'inftant même détacha un grand corps de troupes fous les ordres du roi de Pqlogne, non pour empêcher le débarquement des ennemis , mais pour leur faire voir que l'on n'entroit pas avec tant de facilité fur fes terres , & qu'il falloit au moins difputer le terrein. Arfilée , Polémon & Gélindo voulurent fe trouver a cette première occafion : l'empereur & Altobel demeurèrent pour fortifier le camp , que l'on avoit établi fous les murs de la ville. La flotte s'étant approchée d'un endroit oü la defcenteparoiflbit facile , détacha un grand nombre de chaloupes. Les ennemis tentèrent d'abord leur débarquement en plufieurs endroits avec de grands cris, qui fe mêbient au bruit des trompettes, & le combat fut très-vif. On combattit par pelotons , mais de tous cótés avec une égale fureur. Déja le géant Forconte , avec quelques-uns des fiens, s'eft élancé fur le rivage ; fon vifage affreux, fes regards menacans glacent le cceur d'une partie des Grecs , pendant que les plus audacieux tombent fous les Y ij  -j4© LeCaloanöré coups qüil donne avec une maflüe terrible.1 Léonide , d'un autre cóté, une piqué a la main , sapproche fièrement de la terre. Elle eft fuivie du fidéle Acomat, Sc de plufieurs autres chevaliers choifis, qui brülent tous également de fe fignaler fous les yeux de cette illuftre princeife. Arfilée, le roi de Pologne Sc Gélindo font face aux ennemis , & leur difputent le terrein avec une extréme valeur -y on les voit par-tout, on les rencontre par-tout: mais le redoutable Brandilon brülant d'impatience Sc de fureur , faute de chaloupe en chaloupe , & fe trouvant enfin aflez prés du bord, il fe jette tout armé dans l'eau, il y paroït comme un rocher, les traits , les flèches Sc les dards qu'on lance contre lui, n'attirent pas feulement fon attention. Dans cette conjondture , la crainte des Grecs fembla leur infpirer du courage : ils redoubloienc leurs eftbrts, pendant que Brandilon avoit encore de l'eau jufqüaux genoux , & qu'il étoit mal afsuré fur le fabie ; mais il coupoit les lances , les piqués & les halebardes avec fa grande épée , & s'avancoit toujours. Enfin, malgré la troupe qui s'oppofoit a lui, il arriva fur la rerre-ferme. Alors toutchange de face : les Grecs, qui s'étoient foutenus jufqu'a ce moment , font bientót contrahits de fe retirer, paree que toute l'armée enaefnie débarque tranquillement a la faveur des  F I D E t E? 34I1 prodigieux faits d'armes de Forconde, de Léonide & de Brandilon : mais la rerraite du roi de Pologne n'eft point une retraite honteufe; ce fage prince confulte Fa prudente , Sc met un frein a fa valeur. II lui fuftit d'avoir vendu chèremenr aux alliés 1'honneur d'entrer fur les terres de 1'empire ; il marche en bon ordre , & raraène fes troupes fous les murailles de Conftantinople. II ne fut point pourfuivi; car 1'armée de Trébifonde ne fongea qu'a débarquer & qua fe forrifier ; ce qui fut fait avec tant de diligence par les foldats , qüavant le coucher du foleil les retranchemens furent achevés, & toute 1'armée commodément campée devant la villè. L'orgueil de Tigrinde étoit flatté , en voyant fa formidable armée campée devant cette fameufe ville , dont la conquête étoit promife depuis tant d'années a la valeur de la princefle fa fille. Elle eüt même regardé comme une impiété le moindre doute fur le fuccès de cette entreprife. Elle n'étoit donc qccupée que de 1'efpèce de yengeance qu'elle fauroit tirer de l'empereur. Elle s'imaginoit déja Fcntendre parler d'un ton fornuis , Sc pour lors il lui paroiflbit que toute fa rigueur tomboit aux pieds du vaincu. Poliarte n'étoit pas jivré a de moindres inquiétudes y il ignoroit I'amour qui brüloit encore dans le cceur de Tigrinde, & -ne voyoit en elie que les Y üj  14* Le Caloandre apparences d'une haine implacable. Comme il étoit autant le père que Ie maïtre de fes fujets , les malheurs dont ils étoient menacés lefaifoient frémir. Accablé de chagrin & de trifte (fe , il aflembla le lendemain fes principaux capitaines, pour tenir confeil, Sc leur demanda fi l'on devoit attendre 1'ennemi fous les murailles de la ville , ou marcher pour le combattre. Les deux opinions furent vivement difcutées. D'un coté , l'on cbferva que le nombre des ennemis étoit aufli prodigieux que la valeur de leurs chefs étoit grande. De l'autre , on coftvmt que leur cavalerie étoit en général moins bien armee & moins bonne que celle des Grecs. Enfin , on réfolut de ne point préfenter la bataille , mais aufli de ne li pas refufer, fi les alliés la préfentoient ; Sc que s'ils entreprenoient quelque chofe fur la ville , on laifleroit a. la garnifon, qui étoit très-confidérable, le foin de leur faire tére, pendant que Poliarre attaqueroit leurs retranchemens. Cet avis fut approuvé d'une voix unanime, d'autant mieux que l'on jugea que ce feroit une viétoire de n'être pas vaincü en cette occafion, & que fi l'on étoit repouf, fé , la ville ferviroit toujours de retraite. Quand on eut publié cette généreufe réfolution dans le camp , chacun fe prépara; & l'empereur pourvut avec une extréme attention a tout ce que la pru-  FIDELE. 343 deuce pouvoit exiger. D'un autie cóté , le roi de Ruffie, après avoir fait fes difpofitions k débarque toutes les provifions néceflaïrës , rêfolut de donner 1'affaut, ne pouvant pas s'imaginer que Poliarte fut affez téméraire avec le peu de forces qüil avoit, pour fe prëfenter devant lui en rafe campagne. On vit paroitre a peine ce funefte jour, qu'au bruit de mille trompettes les deux camps s eveillèrent. Le roi de Ruffie fit fortir fes troupes de leurs retranchemens, & Poliarte fit la même chofe de fon cóté. Cette témérité des Grecs épöüyanta les plus laches de leurs ennemis j mais elle anima les plus courageux. Le roi de Ruffie étoit fi pénétré de ce dernier fentiment, qu'on voyoit boller fur fon vifage une joie qui promettoit la viótoire. Les voiia, dit-il auxfoldats, ces ennemis, que vous ne craignez point d'attaquer fur leurs murailtes. Ils vienncnt a vous, pour mourir plus honorablement; mais ils ont ürand tort de perdre 1'avantage de la fituation. Si vos conquêtes en font moins gloneufes , elles eu feront plus rapides, & bientót vous aurez ternüné une guerre qui n'eft qua peine commencée. Heureux guerriers , que la fortune rend vainqueurs mêmeavantquedecombattre ! Profitezde 1'occafion le triomphe flatte toujours les grandes ames , quand même il ne leur auroit coüté que le defir de fignaler ieur valeur. Au refte , je vois très-bien que laudace Y iv  344 L j Caloandre des Grecs n'eft fondée que fur la fobie efpérance qu'ils ont d'avoir la ville pour retraite • empêchez-les d'exécurer ce projet, en les taillant en pièces avant qu'ils prennent la fuire, c'eft 1'unique attention que jexige de vous ; je crains leur foibleffe, autant que je compte fur votre courage. Ce grand capitaine en parlant ainfi , rangeoit fes troupes en bataille. II plaCa le foudan de Babylone a 1'aüe droite avec le prince Arlète, Forconte, & les troupes qu'ils avoient amenées au nombre de trente mille chevaliers. II forma la gauche d'un pareil nombre , fous les ordres du Turcoman, auquel il joignit le roi de Circaflïe, & le prince de Catay. Enfin, ilprir pour lui le refte de la cavalerie, qui confiftoit en quarante mille hommes , dont il forma le corps de bataille. Léonide 8c Brandilon étoient dans ce même corps. Le fier Tartare demeuroit immobile au milieu du premier rang, tel qiiuri lion qui s'arrête pour méditer 1'horreur & Ie carnage. Au contraire, Léonide voltigeoit & couroit de tous cótés , non pour animer les foldats , mais pour voir fi le chevalier de Cupidon ne feroit point caché parmi eux. Ses recherches étoient vaines, tout attiroit fes regards , rien ne contentoit fon cceur. Poliarte fuivit le même ordre que le roi de Ruffie dans fon plan de bataille. II divifa fon armée en  fidele: 34$ trois corps de vingt mille chevaliers chacun, & s'étant mis au centre avec Altobel & Polémon , il donna la droite au prince de Bohème & au brave Arfilée ; la gauche, au roi de Pologne avec le prince de Syrië. Et les deux armées, pour évirer un carnage inutile , ne firent aucun ufage de leur infanterie. L'empereur laiffa la fïenne a. la garde de fes tranchées & des murailles de la ville , & le roi de Ruffie employa la fïenne a la garde de fon camp & de fa flotte. Une grande plaine étoit le théatre de la tragédie crue l'on alloit repréfenter. Bientót 011 entendit le fignal des trompettes Sc des clairons ; bientót les deux armées fe rencontrèrent avec un fi grand bnur, que la terre en trembla. Ce premier choc fut terrible j ceux qui furent renverfés ne purent éviter la mort, & les chevaux les écrasèrent : mais le combat devint encore plus affreux, quand on nut 1'épée a la main. Les deux princes d'Arménie Sc de Syrië, Sc le vaillant Polémon, fe diftinguèrent alors ; Sc 1'empereur ne faifoit pas moins le devoir d'un fage capitaine que d'un brave foldat, portant du fecours par-tout ou il étoit néceffaire. Aucun d'eux n'égaloit cependant la force ni la valeur d'Altobel, que l'on remarquoit non-feulement a caufe qu'il étoit plus grand qu'aucun autre de 1'armée des Grecs, mais par la quantité des malheureufes victimes qui tomboient fous fes coups.  j^iJ Le Caloandre Les erTorts de ces braves chevaliers ne fuffifoient qu'a peine pour rélifter au nombre des ennemis & a la valeur de leurs chefs. Safar, Arlète, le prince de Catay &c Forconte donnèrent bientót des marqués de leur grand courage. Léonide plus fiére Sc plus agile que Bellone , s'élancoit au plus fort de la mêlée , rien ne tenoit devant elle moins encore devant Brandilon. II alloit de tous cótés , cherchant Poliarte , pour venger la mort de fon père. Enfin, il le rencontra , Sc le généreux empereur ne Févita point. Pendant que Poliarte Sc Brandilon étoient aux mains , Léonide remarqua les grandes aélions d'AItobel; elle fe reprocha tout ce qu'elle avoit fait jnfqu'alors contre des ennemis qui n'étoient pas dignes de fon courage , Sc s'étant précipitée fur lui, elle Finvita au combat, en lui portant un coup terrible. Alrobel ne tarda pas a lui répondre. Leur combat auroit mérité de flxer les yeux de tout Funivers ; mais pour lors chacun en particulier étoit trop occupé de fa propre défenfe, pour fonger aux aélions des autres. Le foudan de Babylone , le Turcoman , Arlète, le prince de Catay Sc Forconte faifoient ailleurs une fi grande deftruótion de Grecs, que ceux-ci commencèrent infenfiblement a perdre du terrein. L'empereur avoit déja recu plufieurs bleffures de Brandilon •, Altobel Sc Arfilée étoient éga-  5 i o e l 347 lement blefles; ainfi Poliarte ne pouvoir évitér de périt: car étantféparé de fes troupes, quireculoient il fe trouva bientót environné d'un nombre prodigieux d'ennemis ; & quoiqüArfilée , Gélindo Sc Polémon 1'euffent joint avec une peine extréme, ils ne pouvoient lui témoigner que leur fidélité. Le roi de Ruffie voyant les chofes en cet état , choifit dans le corps de bataille quinze mille chevaliers , qui n'avoient prefque plus d'ennemis a combattre , & donna ordre au prince de Perfe de fe mettre , a quelque prix que ce fut, entre 1'armée des Grecs & la ville , afin de couper leur retraite. Ce prince exécuta cet ordre avec tant de courage Sc de promptimde, que les Grecs étonnés d'un bbftacle auquel ils ne s'attendoient pas , défefpérèrent entièrement de leur falut. Telle étoit la fituation des affaires, lorfqu'on vit paroïtre un chevalier ineonnu , qui portoit une cafaque noire fur fes armes , Sc qui montoit un cheval caparaconné de même couleur. L'un en ruant, Sc l'autre avec fa foudf oyante épée renverfoient chevaux Sc chevaliers, & fe faifolent jour a travérs les efcadrons les plus ferrés de 1'armée de Trébifonde. Ce guerrier paroiffant au moment qu'on s'y attèndoit le moins, Sc perfonne ne le connoifiant, on ne douta point qu'il ne fut defcendu du ciel pour exterminèr 'les troupes de Tigrinde. Le hafard le con-  348 le Caloandre' duidt dans 1'endroic oü Brandilon combattoir l'empereur. II les reconnut auffitot 1'un & l'autre, Sc porta au premier un fi terrible coup , que fon épée fit étinceler le cafque d'acier qu'elle frappa ; enfuite rombant fur 1'épaule gauche du Tartare, elle rompit fes armes, & le bleifa confidérablement au bras. Brandilon furpris d'un coup différent de tous ceux qu'il avoit recus jufqu'alors, fe retourna promptement tout étourdi; mais il en recut auffi-tót un fecond, qu'il ne put parer avec fon bouclier; & s'il ne fe füt jeté en arrière, il n'auroit pas garand fa tête. Pendant qu'il faifoit ce mouvement, 1'inconnu lui porta un nouveau coup dans le corps, qui le fit tomber. Ses gens le remirent a cheval; Sc malgré 1'envie qu'il avoit de fe venger Sc de fuivre fon nouvel ennemi, qu'il appercut déja fort éloigné , 'renverfant tout ce qu'il rencontroit, fes bleffures I'obligèrent a quitter le champ de bataille pour aller fe faire panfer.Ilfe retira, en blafphêmant contre le ciel, Sc en maudilfant la forrune : on voyoit éclater fur fon front la honte , la rage Sc la fureur. Poliarte fauvé comme par miracle d'un auffi grand danger, ne s'occupa que du foin de ranimer fes rroupes par fa voix , Sc plus encore par fon exemple , en fe mêlant courageufement parmi les ennemis, qu'il trouva confternés de ce qui venoit d'arriver au redoutable Tartare. Cependant il fui-  •Volt des yeux fon libérateur, & le vit renverfer le géant Forconte d'un feul coup d'epée, & fe jeter enfuite au milieu des efcadrons , oü fon bras portoit une mort inévitable. Les armes les plus fortes , les courages les plus fiers ne pouvoient lui réfifter un inftant. Malheur a quiconque ofoit 1'attendre ; tout tomboit fous fes coups avec autant de facilité , que le bied fous la faucille du moiffonneur. Après mille Sc mille prodiges cle valeur, cet ineonnu entendit un grand bruit, qui venoit du cóté oü Léonide combattoit Altobel. Dans le même endroit, Polémon , Arfilée & Gélindo couroient rifque d'être bientót accablés fous la multitude, dont ils étoient environnés. Le nouveau chevalier s'élanca comme un tourbillon au milieu de la foule, Sc reconnoifLant Altobel, il laiffa tomber un coup fi pefant fur 1'épaule de la vaillante Léonide , qu'il la renverfa de fon cheval. En même-temps il fondit fur les autres, & terraffa tant de chevaliers, que les troupes qui entouroient les quatre princes furent obligées de prendre la fuite. Altobel & ceux qui Faccompagnoient, ne pouvoient concevoir que rant de belles aétions fuflent Fonvrage d'un feul homme: ils s'arrêtèrent un peu pour reprendre haleine, enfuite ils attaquerent les ennemis avec un nouveau courage. Léonide étoit perdue dans cette confufion , fi le fidéle Acomat,,  3 5° L e Caloandre qui ne Favoit point quittée, ne fe fü: promptement jeté a rerre, & n'avoit fait tous fes eftorts pour la débarraffer. Son premier foin fut de la remerrre a cheval pour la faire fortir de la foule ; mais Altobel, piqué de la réfiftance qu'il avoit trouvée dans cette vaillante princeife, voulut s'en venger fur Acomat. Le chevalier aux armes noires , qui avoit reconnu Léonide, ik qui n'étoit que trop affligé de favoir bleifée, para le coup que lui portoit Altobel, & prenant Acomat par la main : Jeune guerrier, fui dit-il, en reconnoiffance du petit fervice que je viens de vous rendre, faites mes excufes a 1'infante de Trébifonde ; affurez-la que je fais au défefpoir d'avoir fait cotder fon fang, & que fi je Fayois connue , j'aurois plutót tourné mon épée contre moimême. Prince, ajouta-t-il en regardant Altobel, faites-moi le plaifir d'employer ailleurs votre valeur, vous avez ici affez d'autres occafions pour la fïgnaler. Alrobel ne fut que répondre, le refpeót ou'il devoit a fon libérateur lui impofa filence ; il fe jeta dans la mêlée, & fit tomber fa colère fur de riouveaux objets. Léonide fut ramenée au camp par Acomat Sr par quelques autres braves chevaliers de Trébifonde , qui, malgré leur défaite , ne pouvoient fe laffer de louer la valeur & la générofité de 1'incormu. Celui-ci fans perdre un inftant, vola au fecours des troupes  f i d e i e: '351 commandéés par le roi de Pologne ; elles étoient en défordre, la prudence «Sc Ie courage du chef n'étoient plus d'aucune utilité. D'un cóté le Turcoman, «Sc de l'autre le prince de Catay , faifoient un carnage épöuvantable. L'inconnu, qui fembloit porter dans fes mains le deftin des batailles , les renverfa tous deux dangereufement bleffés ; & reprochant aux Grecs la foibleffe qu'ils montroient dans cette occafion , il ralluma fi parfaitement leur courage, que Pennend ploya bientót fous leurs nouveaux efforts. Safar Sc le prince de Catay fe retirèrent dans leur camp, la nuit furvint, & ce fut elle feule qui empêcha les Grecs de remporter une vi&oire complette. Quand les troupes furent retirées de part & d'autre, Poliarte demanda des nouvelles de fon libérateur , dans 1'impatience ou H étoit de lui témoigner fa reconnoiffance. Quelle furprife ! quelle joie ! lorfqu'on vit paroitre ce héros, «Sc qu'ayant levé la vifière de fon cafque , il fit voir a Poliarte que celui qui venoit de fauver la Grèce , étoit Caloandre. L'empereur ne ceffa d'embraffer fon fils, que pour lui donner le temps de recevoir les marqués de ten-, dreffes des autres princes, «Sc même des foldats , qui 1'appeloient leur dieu tutelaire , Sc qui portoient fon nom jufqü au ciel. On donna les ordres néceffaires pour la garde du camp , 011 porta les bleffés dans la ville, ou la nouvelle du retour de Caloandre  355~! Le Caloandre caufa une joie générale : ce n'étoit par-tout qaê feftins & que réjouiiTances : on célebroit la victoire, on chantoit 1'éloge du vainqueur , & on élevoit fon triomphe par des feux éclatans qui diffipoient les ténèbres de la nuir, Cette nuit li belle 8c li lumineufe pour les fujets de Poliarte, étoit trifte & aftligeanre pour leurs ennemis. Ils ne pouvoient comprendre qu'un feul chevalier leur eüt arraché la victoire. II y en eut même d'aflez fuperftitieux, pour s'imaginer que ce n'étoit pas un homme, mais que c'étoit Mars luimême defcendu du ciel pour fecourir les Grecs que Tigrinde arraquoit injuftement. On fit le lendemain une trève de douze jours pour enterrer les morts & panfer les blelfés : & l'on apprit que Parrivée de Caloandre étoit le fujet des feres & de la joie de toute la Grèce. On ne fauroit exprimer combien cette nouvelle augmenta la colère de 1'irriH pératrice; celle de Léonide fut encore plus forte,' 8c dès ce moment elle concut une haine particuliere contre Caloandre. Pour Brandilon, il étoir fi furieux que perfonne n'ofoit lui parler. Durillo , dont les fecrets étoient merveilleux , panfa les bleflures de la princefle & celles des principaux de 1'armée des alliés; ils furent guéris au bout de quelques jours. Safar fut le feul qui eut befoin de plus de temps 8c de plus de foins pour f*  ï i b e t ii 555 fa guérifon. Léonide avoit fait Durillo fon écuyer, non-feulement a caufe de fa fageffe 3c de fa fidélité , mais plus encore a. caufe de fon attachement pour le chevalier de Cupidon qu'elle aimoit tendrement; & Durillo la fuivoit avec joie, dans 1'efpérance de retrouver fon maïtre. Quand les plus fameux blefles furent en état de reprendre les armes 3 on rint confeil dans la tente de 1'impératrice j le roi de Ruffie repréfenta que le bonheur du prince Caloandre ne devoit point faire perdre courage aux alliés : fon difcours ranima tous les coeurs , & tout le monde parut également porté a la vengeance ; mais Léonide, qui les avoit écoutés fans prononcer un feul mot, fe leva & leur tint ce difcours : Je conviens, feigneurs , que nous ne fommes pas réduits a un point qui doive nous abattre Ie courage & nous faire abandonner une entreprife fi bien commencée ; mais je fuis obligée , malgré moi, d'avoir quelques doutes fur une victoire que vous croyez remporter dans un fecond combat; enfin , Caloandre fera contre nous : convenez avec moi que la préfence de ce chevalier change beaucoup Ia face des affaires , n'écoutons point notre amourpropre , ne méprifons point nos ennemis. La valeur du prince Grec a ranimé fes troupes prefque défaites, &c renverfé les noties qui triomphoient. Cette réTome Hip 2.  354 LeCaloandrb flexion doit nous perfuader, ce me femble, que s'il eüt combattu dès le commencement, nous étions perdus fans reflource j pourquoi ne pas croire que la même chofe arrivera dans une occafion oü nos foldats épouvantés prendront la fuite , & oü les fïens deviendront téméraires : en un mot, feigneurs, nous ne pouvons efpérer de vaincre , qu'en trouvant les moyens de nous défaire d'un femblable guerrier. Ne rifquons plus notre armée, formons-nous des idéés moins périlleufes j la feule qui me paroifle convenable, dans la fituation préfente, c'eft d'envoyer propofer a. Caloandre un combat fingulier j il faut lui en faire la propofïtion dès demain, car la trève fera finie dans deux jours : il a de 1'honneur Sc du courage, il ne refufera pas le combat que je lui ferai propofer : car je veux mefurer mes forces avec les hennes } fi je triomphe, la Grèce n'a plus de défenfeur j fi je fuccombe, quelqüun de vous me vengera. Le difcours de Léonide fit élever un grand murmure dans le confeil. L'impératrice regarda fa fille avec chagrin, & parut fi troublée , qu'il fut aifé de voir qu'elle n'approuvoit point une propofition fi dangereufe. Brandilon s'en appercur , & remarquant que tout le monde obfervoit un profond filence : Suivons , s'écria-t-il, 1'avis de la princeife ; faifons périr un ennemi dont 1'heureufe valeur a mis nos  FIDELE. 355 troupes en défordre, mais n'expofons pas la vie d'une perfonne qui doit fe conferver pour 1'empire ; Caloandre ne devoit pas m'attaquer, comme il 1'a fait, pendant que je combattois Poliarre, qui, de fon cóté , a fait périr mon père en trahifon. J'ai donc , tout a la fois, rnes propres intéréts, ceux de mon père, & notre intérêt commun a venger, lailfezm'en le foin j car ou je ne fuis plus le même Brandilon , ou je verrai bientót la tète de Caloandre a mes pieds. L'impératrice parut approuver, paria tranquillité de fon vifage, la propofïtion du brave Tartare, & le fage roi de Ruffie lit ligne qu'il s'y rangeoit. Mais tous les autres, qui n'étoient pas moins animés que Brandilon , fe levèrent; il n'y en eut aucun qui n'orfrit fa perfonne avec emprelfement, & qui n'imaginat devoir être choili pour un combat li glorieux. Arlète infifta plus que tous les autres; car il étoit fort amoureux de Léonide , & par conféquent il brüloit de fe fignaler pour lui plaire. La difpute augmentoit, &r les efprits s'aigriffoient contre Brandilon qui caufoit tout ce défordre; Léonide étoit en colère contre lui , & il 1'étoit contre tous les autres , auxquels il rémoignoit par des aeftes menacans, qu'il les regardoit comme indignes d'être fes rivaux. Le roi de Ruffie prévoyant le danger d'une pareilie défunion, leur inopofa filence Z ij  35 jp •— Livre troifième, 15; 7 Livre quatrième. 194. 1 1 Livre cinquième, 216 —■ 1 • —Livre fixiéme, 270 — Livre feptième, 3 10 ■ 1 1—— Livre huitième} 331 Fin de la Table.