(EUVRES BADINES, COMPLE TTE S, DU COMTE DE CAYLUS. AVEC F I GU R E S. TOMÉ QUATRIEME.   (EUVRES BADINES, COMP LETTES, DU COMTE DE CAYLUS, avec figüres, PREMIÈRE P ART IE. " TOME QUATRIÈME, A AMSTERDAM, Et fe trouve a PARIS, Chez Visse, Libraire, rue de la Harpe, pres de la rue Serpente. PEE- ■ *Q**==== M, DCC. IXXXVU   CALOANDRE FIDELE, LIVRE NE U V I E ME., Qjs^ ■ tf^Kjrgr-^-'H ■ i^aff C aloanore étoit dans un fort grand embarras, & tout ce qui lui arrivoit, par rapport a fon amour, augmentoit fon trouble a chaque inftant. II fe rappelloit fans ceiïe les paroles de Lconide, fes mouvemens, les changemens de fon vifage, & 1'alte'ration de fon efprit, fans qu'il lui fut poffible de décider s'il devoit les attribuer a la haine ou bien a 1'amour. Enfuite occupé du dén qu'il devoit recevoir de la part du chevalier de Cupidon, il ne pouvoit imaginer les moyens de repréfenter ces deux perfonnages a la fois. Tome IV, A  0, L e Caloanöre Occupé de ces idees, il arriva auprès d'un. bois, qu'il falloit traverfer pour retourner a la ville. II prit donc un fentier qui rendoit le chemin plus court. A peine eut-il fait un demi miile, qu'emporté par fa rêverie, il ne conduifit plus fon cheval, qui 1'emporta dans le plus épais du bois. Léandre, qui le fuiroit, 1'avertit qu'il s'écartoit du chemin. Alors il fembla qu'il fortït d'un profond fommeil, il arrêta fon cheval, & fe tournant du cóté de Léandre : il faut, lui dit-i!, raon cher Léandre , que je te confie un fecret que tout le monde ignore; les qualités de ton cceur me font efpérer que tu me ferviras fidèlement; je compte aufli beaucoup fur ta figure, qui m'eft abfölument néceflaire : en un mot, j'ai befoin d'un homme adroit & diligent, & je crois avoir trouvé 1'un & 1'autre en ta perfonne. Alors il lui découvrit en peu de mots qu'il étoit le chevalier de Cupidon ; il lui avoua famitié que 1'on avoit pour lui, & la confidération qu'il s'étoit acquife a Trébifonde, oü jl avoit paue quelques mois fans ctre connu ; un intérét des plus chers 1'ayant obligé de cacher fon véritable nom & fa naiffance, Enfuite il lui raconta ce qui venoit de lui arriver dans  Fidéle. f h confeil, & 1'embarras oü il fe trouvöit , & finit par lui dire : voici donc ce que j'ai imaginé pour me tirer de peine: nous fommes de même taille , & nous avons prefque les mêmes traits; changeons nos armes : tu paroïtras demain fur le champ de bataille avec celles dos de poiflon, que mes ennemis connoiflTent depuis long-temps ; tu n'arriveras cependant qu'après que je ferai forti de Conftantinople, & que 1'on m'aura fait entrer dans les barrières; enfin lorfque fon n'attendra plus que mon ennemi le chevalier de Cupidon : tu ne leveras point la viiière de ton cafque dans le champ clos, & fi tu ne peux éviter de parler i quelqu'un des juges du camp , tu leur diras en peu de mots dans la langue de Tre'bifonde 5 qu'il ne t'a pas été poffible d'arriver plutöt, le chevalier a qui tu avois donné pai'ole, t'ayant retenu jufqu'a ce moment. Ainfi tout le monde te pröndra pour le e'hevaliec qui dok cpmbattre. Au refte, dans le combat ne crains ni la rencontre de ma lance, hi les coups de mon e'pée, quelque grands qu'ils puiffent être; car les armes que je te donne font impénétrables. Combats enfin contre moi fans aucun ménagement pour ma perfonne ; tu peux f.ulement faire öter le Hl de ton e'pée. Aprcs une, derui-heuré de -combat a cheval, nous A ij  g LeCaloandre mettrons pied a terre pour le terminer, & nous le recommencerons avec plus d'ardeur qu'auparavant; a la fin , comme fi le hafard te faifoit faire un faux pas, tu te laifieras tomber. J'irai promptement fur toi, je te menacerai de la mort, tu te rendras, & je te conduirai dans la vüle comme mon prifonnier ; j'aurai foin (fans que perfonne le vo'ie) de te faire conduire dans une prifon, oü tu quitteras mes armes, & tu paroïtras enfuite dans le palais pour faire ton fervice ordinaire. Si 1'on avoit quelquè foupcon de voir ainfi difparoitre le chevalier de Cupidon , nous pourrons répandre ou le bruit de fa fuite , ou celui de fa mort, felon que nous le jugeuons a propos. Je vais donc me. rendre feul a la ville, pendant que tu paueras la nuit dans quelque hameau voifin; car il ne faut pas que Ton voie fortir de Conftantinople le chevalier qui dolt me combattre. Ce projet me paroït affez bien arrangé ; cependant la fortune m'eft fi contraire, que je n'ofe efpérer de le voir réuuir. Léandre fut très-étonné d'apprendre que le fameux chevalier de Cupidon fut le prince Caloandre; il lui parut qu'il avoit pouffé la. hardielTe jufqu'a la témérité, en demeurant a Trébifonde, & plus encore , en allant dans le camp des-ennemis : mais la bizarrerie du fort  F 1 D 1 t 5. f campagne, & pour cueillir quelques fimples. dont il avoit befoin, il rencontra plufieurs de fes amis qui prenoient le plaifir de la chafle ,. & qui lui apprirent 1'arrivée du chevalier de Cupidon; elle lui caufa tant de joie, & il eut une fi grande envie de le revoir, qu'il reprit auflï-töt le chemin du camp. jLe hafard le fit pafier dans 1'endroit oü 1'on avoit affaffiné, Léandre. II vit avec horreur fon vifage tout couvert de bleffures , & fes armes toutes enfanglantées. Son épée étoit encore dans le fourreau, ce qui lui fit juger qu'on n'avoit pas lailTé a eet infortuné le temps de fe mettre en défenfe, & il en fut pleinement afluré par le rapport d'un payfan, qui avoit été témoin de 1'adion, fans que les affaflins 1'eulTent appergu. Durillo s'e'tant approché pour lui donner du fecours, trouva que le bleue" avoit encore quelques reftes de vie ; il lui demanda s'il favoit pourquoi on 1'avoit traité de la forte, & quels étoient les auteurs de cette trahifon. A cette voix Léandre ouvrit triftement les. yeux, & les referma pour jamais, après avoir dit: hélas ! le prince Caloandre une foiblelTe mortelle lui coupa la parole en eet inftant; & il expira dans les bras de Durillo „ cui partit convaincu que tous les fec.our% A iv.  * L E C A [ O A N D lt l! étoient inutiles a eet infortune': mals II crut pouvoïr s'emparer de la riche e'pée que Léandre portoit a fon cöté, Tu te flattois que ta lacheté demeureroit impunie, qu'elle feroit enfevelie dans le bois, qui en a été le malheureux témoin. Vois quelle eft ton erreur ; défends-toi feulement, tu as en tête le plus cruel ennemi que tu puiffes avoir A iij  $2. Le Caloandre au monde; n'attends d'autre repos de moi que celui que la mort peut donner. En achevant ces mots, elle selanga avec fureur fur lui, & lui porta des coups encore plus terribles que les premiers. Caloandre, alors, voyant bien qu'il n'avoit pas affaire k Le'andre, ne douta point que fon artifice n'eüt éte' découvert, & ce contre-temps le fit frémir k fon tour de rage & de fureur; ainfi, fans chercher que! pouvoit être fon ad verfaire, il ne fongea plus qua 1'accabler fous le poids de fes coups. Les armes impénétrables mettoient a couvert le fang de Le'onide; mais elle recevoit des atteintes fi pefantes, & fi fréquemment répétées, qu'elle ne fe foutenoit prefque plus. Enfin Caloandre coupa d'un revers les liens du cafque de Léonide ; & Ia bleffa légéremer.t au cou; mais en voulant lui porter une atteinte nouvelle, il caffa fon épée : alors, pour profiter de fon avantage, & pour terminer le combat, & 1'ayant prife k travers le corps, il la jetta promptement a terre. La rude fecouffe qu'elle effuya dans cette fituation, fit tomber fon cafque. Que devint 1'infortuné Caloandre, lorfqu'il reconnut fa chère Léonide bleffée, & plus irritée que jamais ! il lui tenoit le poignard fur la gorge, & le poignard s'échappa de fa    Fidéle. 23 main. Léonide, qui fe débattoit, le trouva fous la fienne, & quoiqu accablée de laffitude & de foiblelTe , elle alloit percer le cceur de fon amant; mais il lui retint le bras. Arrêtez, cruelle, lui cria-t-il , vos mépris * vos rigueurs fuffifent pour m'öter le jour. Traïtre, interrompit-elle,' óte-moi la vie. Ingrate, ajouta-t-il, je me 1'arracherois plutöt moi-même. , Cette funefte converfation fut bientöt interrompue. Safar, qui étoit guéri de fes bleffures, Arlète, Brandilon, & plufieurs autres fameux guerriers du parti de Tigrinde animés par les cris & les plaintes de Durillo, reconnurent la princelTe, & s'avancèrent pour la fecourir; Arfilée, Polemon, & le brave Gélindo, volèrent en même-temps au fecours de Caloandre. Cet exemple entraïna de part & d'autre tous ceux qui étoient commandés pour la füreté du camp. En vain les deux juges faifoient leurs efForts pour fe faire entendre, chacun couro't aux armes, le combat devint général, & le défordre en augmenta Fopiniatreté. Que d'actions, que d'exploits dignes d'une éternelle mémoire furent alors enfevelis dans le tumulte & dans la foule des combattans ! les moindres foldats paroifFoient autant de hé< ros, & les héros tels que Caloandre, Brandilon, Safar, Arlète, Polemon, Altobel, Arfilée B iv  H Caloandre & Ge'lindo , paroifloient autant de Dieux de la guerre. Léonide étoit abfente, on 1'avoit empor ée malgré elle au camp, pour panfer fa blefliire, & pour lui procurer le repos dont elle avoit befoiru Quoique fabfence de la princerTe diminuat connderablementiesforces de 1'armée de Trébifonae, la vidtoire fut long-temps difputée ; on frappoit, on renverfoit, on mouroit de part & d autre avec un courage égal. Souvent Caloandre & Brandilon fe rencontrèrent, & fouvent ils éprouvèrent entr'eux Ia force de leurs bras; mais la multitude, qui fuivant leur exemple, ne confultoit qu'une aveugle fureur, les leparoit toujours, & périfToit fous leurs coups en les fe'parant. Ici, c'eft Altobel, qui d'un *oup de cimeterre fait voler la tête du géant Forconteila, c'eft Brandilon, qui terralTe des bataillons entiers; plus loin, Coloandre élève oes monceaux de morts, qu'il facrifie a fon defe.poir, & au regret d>avo;r ^ ^ cie fa tendrefle. Les parques déchafoées parcourent cette plaine la faulx en main, & le fang ruiflelle de tous les cótés. Malgré la redoutable valeur de Brandilon malgré les grands efforts d'Arlète, de Safar' ou roi de Kuffie, & du foudan de Babilonel le bras de Caloandre, & la prudence de Poliarte  Fidéle. 27 déterminèrent enfin la victoire. Cet ernpereur étoit demeuré dans fon camp, fes bleflures n'étant pas encore bien guéries; il gémifloit de ne pouvoïr partager les périls de fes enfans & de fes fujets, mais il leur envoyoit des fecours continuels, & leur faifoit faire des mouvemens fi fages, que les troupes de Tigrinde furent obligées de ployer , après une réfiftance des plus opiniatres ; & Brandilon lui-même fut entramé par Ie torrent de ceux qui prenoient la fuite. La nuit qui furvint, fut encore favorable a 1'armée de Tigrinde ; elle arrêta les Grecs' dans leur pourfuite, & fauva le refte des ennemis. Cette victoire coüta tl op cher aux Grecs , pour leur permettre de s'abandonner aux mouvemens d'une joie pure & fans bornes ; le champ de bataille étoit effroyable, on entendoit de tous cötés les plaintes & les cris des blelfés, qui percoient le cceur de 1'empereur, d'autant qu'il fe reprochoit d'être la fource de tant de maux : il chercha pendant toute la nuit les moyens d'en arrêter le cours ; il fe rappella le combat de Caloandre & de Léonide, fans pouvoir pénétrer comment elle s'étoit trouvée a la place du chevalier de Cupidon, ni pourquoi fon fils, qui pouvoit ou la faire périr, ou du moins la faire prjfonnière, avoit  s6 Le Caloandre été ébloui par fes charmes au point de ne pas fentir que 1'un de ces deux partis étoit 1'avantage de 1'état. II ne pouvoit attribuer ce procédé qu'aux fentimens d'un amant, ou bien au refpect d'un chevalier pour une femme, en quelque fituation qu'elle puiffe être. Ce fage & tsmdre père donnoit des éloges, & fe prêtoit a la générofité de 1'un ou de 1'autre de ces motifs. II paiTa la nuit occupé de ces idéés, & jugeant a propos d'en parler lui-même a fon rils, pour fe déterminer plus fürement, il fe leva dès la pointe du jour, & fe rendit a fon appartement. Caloandre, plus affligé que fon père, pafïa une nuit encore plus mauvaife: il jugeoit qu'il s'étoit flatté vainement d'être. rentré dans les bonnes graces de Léonide, qu'elle ne lui en avoit donné des marqués, dans le confeil, que par confidération pour FalTemblée, & que 1'émotion qu'il avoit remarquée en elle, lorfqu'elle i'avoit appercu, n'avoit eu d'autre motif que Ia haine la plus implacable, qui I'avoit engagée a fe venger elle-même. Mais quand il fe rappelloit ce qu'elle lui- avoit dit pendant le combat, il n'y comprenoit rien : il ne devtnoït pas mieux quel étoit 1'accident qui avoit empèché Léandre de paroitre, ni par quel hafard la princeffe lui avoit öté les armes d'os de poiffon. Le réfultat des inquiétudes du prince fut qu'en  Fidéle. 27 qualité de Caloandre, il avoit perdu les foibles droits qu'il croyoit s'être acquis fur le cceur de Léonide fous le titre de chevalier de Cupidon , & qu'enfin cette fiere beauté n'avoit plus pour lui qu'une haine implacable. Dès qu'il fut jour, Poliarte alla trouver Caloandre , & s'étant affis auprès de lui : mon fils, lui dit-il, le ciel qui me deftinoit a votre mère Diane , m'a fait manquer de fidélité a Tigrinde, & c'eft la fource de tous les mal-. heurs qui font arrivés : ils font fi grands, que j'aimerois mieux mourir que de les voir continuer; je donnerois tout mon fang, pour ne plus voir couler celui de mes parens , de mes amis & de mes fujets; mais la colère de Tigrinde me paroït difficile i calmer : j'ai penfé toute la nuit aux moyens d'y parvenir , & je n'en vois qu'un feul; c'eft de nous défarmer, & de nous vaincre nous-mêmes dans le fein de la victoire. Je vais écrire k Tigrinde une lettre polie & refpectueufe , dans. laquelle je lui demanderai pardon de mes anciennes fautes, lui promettant telie fatisfaclicn qu'il lui plaira d'exiger ; & je finirai, en lui propofant de cimenter la paix.par votre mariage avec Léonide. Si la mère & la fille ne font pas emportées par une rage fans exemple, elles accepteront des offres, qui ne peuvent que leur être trés-  2§ Le Caloandre avantageufes dans 1'état oü font les affaires. Avant nos fuccès, je ne craignois point nos ennemis; mais je ne puis m'empécher de les plaindre après leur défaite. Montrons-leur cette noble compaiïïon, & fi nous effuyons un refus, nous pourrons^dire avec raifon que Tigrinde & Léonide n'ont pas moins de haine pour leurs fujets , que pour les miens. Parlez-moi, mon £ls, développez votre cceuraux yeux d'un père qui vous aime, & qui ne fera rien fans votre confentement; Léonide hier vouloit vous donner la mort, vous avez eu la générofité de lui laiffer la vie ; aurez-vous le courage d'immoler votre paffion, fi vous en avez une dans le cceur, aux befoins des deux empires. Une grande émotion paroiffoit fur le vifage de Caloandre, il changeoit continuellement de couleur. Enfin s'étant un peu rendu maïtre de lui-méme.: votre bonté, feigneur, répondit-il a fon père, doit certainement appaifer la colère de Tigrinde; le malheur de fes.armes ne lui permet pas de refufer vos offres; mais je doute que Léonide veuille les accepter, fon ame eft inébranlable ; on dit qu'elle n'a jamais fu céder aux revers de la fortune. Pour moi, leigneur, je me foumets parfaitement a vos volontés. Au refte vous ne rifquez rien, en faifant une pareille tentative, & fi 1'on refufe vos  Fidéle. 29, propofitions, vous ferez difculpé dans 1'efprit de vos peuples, & vous recevrez des éloges de tout 1'ünivers. L'empereur, content de cette réponfe, quitia fon fils pour écrire la lettre dont ils étoient convenus, & pour nommer les ambaffadeurs qu'il vouloit envoyer a Tigrinde. Cette princeife étoit dans une grande confternation, tous les objets qui s'offroient a fes ycux, fembloient lui reprocher les malheurs de la guerre, & le fang de fon peuple : elle fit appelier les princes, & les ptus faroeux généraux de fes troupes, pour délibérer avec eux fur le parti qu'on devoit prendre. On convint unanimement du peu d'apparence qu'il y avoit a vaincre un ennemi fi puhTant avec une armée prefque détruite, & fort découragée : la plus grande partie concluoit que ce feroit une folie de rifquer un nouveau combat, & que par conféquent il failoit retourner a Trébifonde. Enfuite on paria du combat que Léonide avoit entrepris fans rien dire , a la place du chevalier de Cupidon. Perfonne ne pouvoit comprendre pourquoi il n'avoit point paru; on n'ofoit en demander 1'explication a la princeffe, Durillo étoit fi fort accablé, qu'il avoit toujours gardé le filence; & le Turcoman n'avoit garde de publier ce qu'il favoit, L'entretien  jjó Le Caloandre roulok fur cette matiére , lorfqu'on virft annorieer a 1'impératrice deux ambalTadeurs de Poliarte. Elle envoya aufïi-tót Arlète pour leS recevoir,& pour les introduire. C'étoit le prince Polemon, & Gélindo de Syrië. Après avoir falué 1'impératrice avec les marqués du plus profond refpect, le premier lui préfenta une lettre, en lui difant : l'empereur, mon oncle , vous fouhaite, madame, un bonheur auffi grand qu'a. lui-même ; cette lettre vous en convaincra; la propofition qu'il vous fait daHS 1'état oü font les chofes , ne marqué en lui ni crainte , ni foiblelfe : puiffe le ciel vous infpirer ! puiiTe la fageffe des généraux qui vous environnent, vous perfuader que la paix vous fera utile & glorieufe ! Telle fut la harangue de Polemon. Tigrinde diffimula fon trouble; elle ouvrit la lettre, qu'elle trouva concue en ces termes : « Voulez - vous donc, Tigrinde , conlerver 3j éternellement votre haine? Serez-vous tou13 jours inexorable ? C'eft le deftin feul qui m'a 33 féparé de vous; lui feul hata la mort de mon' 33 frèi-e Périandre, pour me faire époufer Diane, 33 & pour voos unir au fidéle Orcan. Je crois 33 que tous ces événemens ne font arrivés que 33 pour illuftrer notre fiecle par la fameufe Léo'Vnide, a qui vous aveï donné le beauté, Sc  Fidéle. 3* » Qrcan la valeur. Je ne prctends point cepen*>dant accufer le deftin de mes fautes, j'en « attends le pardon de votre bonté, & je con«viens de mes torts, je men repens, & je =3 vous en demande pardon; 1'aveu d'une faute « eft la punition d'un cceur généreux. Epar33 gnez la vie de nos amis & de nos fujets: 3. fongez qu'il n'eft point de divinité que tant 3> de victimes innocentes n'euiïent fléchie. Ha! 33 Tigrinde, c'en eft aflez; foyez fatisfaite, je 33 vous en conjure par les fentimens que vous 33 avez eus autrefois pour moi. Et pour vous 33 faire connoïtre combien j'aurois defiré de 33 vous appartenir, uniffons nos enfans, puifque 33 nous n'avons pu être unis nous-mêmes. Je =3 vous offre Caloandre pour votre chère Léo33 nide, dans le delfein de m'unir avec vous =3 par le nceud le plus cher & le feul que j'ofe 33 vous offrir. En un mot, je ne trouverai rien 33 d'impoffible, pour vous prouver 1'envie que 33 j'ai de vous plaïre , combien je fouhaite de 33 vous fervir, & combien je fuis réfólu de vous 33 appaifer aux dépens même de ma vie. P O L I A Pv T E. Pendant que 1'impératrice lifoit cette lettre, 1'émotion de fon cceur paroiiToit fur fon vifage. Quand elle en eut achevé la le&ure, elle fe  3^ Le Caloandre tourna du cöté des ambaiTadeurs, & leur dit dun air tranquille : brfque l'empereur Poliarte étoit chevalier errant, il portoit 1'image de la fortune fur fon bouclier, elle 1'a toujours favonfé dans fes entreprifes; il compte toujours lur elle, & non content de me vaincre par les armes, il veut encore 1'emporter fur moi-par la pohtefTe & la douceur. AlTurez-Ie, de ma part, que la tranquillité du genre humain ne meft pas moins chère qu'a luijj'aurai foin de lui faire porter ma réponfe, quand j'aurai pris lavis de mon confeih Les ambaiTadeurs furent congédiés ; une brillante troupe de nobleiTe les accompagna jufqu'aux dehors du camp, en leur rendant tous les honneurs de la guerre, & tous les refpeds qui leur étoient dus. On examina dans le confeil 1'offre de Poliarte. Brandilon, Safar & Arlète défefpérés de cette propofition, s'en plaignoient également; Ie premier, paree qu'il voyoit évanouir fes projets fur 1'empiie, & les autres paree qu'üs étoient amoureux: ils al'éguoient donc beaucoup de mauvaifes raifons, que les autres moins paffionnés & plus défintérelTés, rejettèrent fagement. Le roi de Ruffie repréfenta que Poliarte ne pouvoit mieux réparer ce qui s'étoit paiTé autrefois; & que Tigrinde & par conféquent tous les autres, devoient être fatisfaits.  F I D È L Ei ■ £| fatisfaits. II ajouta qu'il falloit regarder comme un grand bonheur 1'ofFre d'une paix fi avantageufe, pendant que Poliarte étoit le maïtre d'écrafer les reftes de 1'armée, & de porter le fcr & le feu dans le fein même de Trébifonde* L'avis de ce prince, dont tout le monde connoilfoit la prudence, 1'emporta a la fin ; & 1'on convint d'accepter la paix aux conditions que 1'on avoit propofées, fi Léonide y confentoit» Sa blefllire & le chagrin que lui caufoit la mort du chevalier de Cupidon , 1'avoient retenue dans fa tente, & Tigrinde fe chargea de 1'inftruire de tout ce dont il s'agifloit. Quand le confeil fut féparé, le bruit de ce traité fe répandit dans tout le camp, & la joie qu'il caufa fut univerfelle ; car tout le monde étoit, abattu des pertes paffées, & craignoit celles qui pouvoient arriver; ainfi 1'on paroiffoit aufli content que fi la guerre eüt été déja terminée. Ces cris parvinrent aux oreilles de Léonide; & quand elle en eut appris le motif, elle fut fi troublée de la leule penfée de devenir la femme d'un hommc qu'elle haïjGToit autant, que ne pouvant contraindre fes fentimens, elle fit dire a 1'impératrice, qu'indépendemment de fa blelTure, dont elle fouffroit beaucoup , elle avoit un fi grand mal de tête, qu'il lui TornelF. ' C  54 Le Caloandre étoit impofïlble de parler, ni d'entendre parler d'aucune affaire. Elle fit enfuite fermer fa tente, & dans cette folitude, elle s'abandonna aux trifles réflexions que fon malheur lui pouvoit infpirer. Elle fe repréfenta la ruine de fon armée, la honte d'avoir été vaincue par Caloandre, fans efpérance de pouvoir fe venger; & fur-tout elle fe retraca vivement le fpectacle affreux qu'elle avoit vu la veille dans le bois. Cet aflfemblage d'idées funeftes lui fit garder quelqué temps un morne filence; mais enfin dorinant un libre cours a fa douleur: juftes Dieux ! s'écria-t-elle, que voulez-vous faire de moi? Quoi ! pour fe venger de 1'inconftance d'un amant, ma mère aura pu, après tant d'années , foulever tout 1'orient contre 1'empire grec, faire périr tant de malheureux , arrofer d'un déluge de fang les fillons de ces vaftes campagnes; & moi j'aurai recu 1'injure la plus cruelle, fans en tirer vengéance? on pariera de paix, lorfque je fuis outragée par le plus affreux des crimes ; & , pour comble d'horreur , on me propofe d'époufer le criminel! ah ! que plutöt 1'univers entier s'abime! que plutöt la terre s'entr'ouvre fous mes pas, & que le fort qui me perfecute me faffe endurer mille morts, & me faffe renaitre autant  Fidéle. 351 de fois pour rne condamner a des tourmens éternels ! cher chevalier de Cupidon , je ne te verrai jamais ! quoi, jamais ! ah ciel ! Ah ! fuyons de ces funeftes lieux, oü. ma main trop foible & trop lache n!a pu venger 1'objet de mon amour ! j'irai li loin, que je n'entendrai hi les plaintes de ce peuple qui ne refpire que la paix, ni les prières d'une mère afiligée, ni la cruelle poÜtique de fon confeil. En un mot, j'irai chercher la mort: car cette vie, que je dois a la compaflion de Caloandre, eft pour moi le fardeau le prus infupportable. Léonide, ayant pris cette cruelle réfolution , envoya chercher Durillo, & le chargea d'aller chez le berger oü elle avoit taillé le prétendu chevalier de Cupidon. Tu lui rendras, continua-t-elle en foupirant, les honneurs funèbres, non pas tels que mérite un fi grand héros, mats tels que mon malheur & 1'occafion préfente peuvent le permettre : vas , cours, & reviens me trouver lorfqu'il fera nuit. Durillo courut exécuter eet ordre ; & quand ce fidéle écuyer eut rendu les derniers devoirs a Léandre, avec le fecours du berger, il rentra dans le camp, oü 1'impératrice lë faifoit chercher. Elle lui demanda comment il étoit poffibie que Léonide eüt trouvé les armes du C ij  36" Le Caloandre chevalier de Cupidon, & par quelle raifon elle avoit pris la place de ce même chevalier, pour combattre Caloandre ? Durillo lui apprit en pleurant, la trahifon dont il accufoit le prince grec : Tigrinde en fut pénétrée de douleur; car elle aimoit le chevalier de Cupidon comme s'il eüt été fon fils. Durillo fortit de chez elle, & fe rendit a la tente de Léonide. Quand elle fe vit feule avec lui, elle s'habilla fans vouloir faire paafer fa blelïïire, qui d'ailleurs n'étoit pas conüdérable. II lui demanda quel étoit fon deffein, Devois-je obéir, lui repliqua-t-elle fièrement, & d'un ton qui 1'empêcha de lui faire aucune autre queftion ? Pendant qu'il arrangeoit les armes d'os de poifïon, & qu'il faifoit feller deux chevaux, 1'un pour fa maitreffe, & 1'autre pour lui, elle écrivit a 1'impératrice fa mère & au confeil de guerre, une lettre qu'elle laiffa fur fa table. Enfin, lorfque tout fut pret pour leur départ, Léonide & Durilio fortirent du camp; ils gagnèrent au petit pas le rivage d'un golfe oü la flotte étoit a 1'ancre. Ils montèrent fur un vaiffeau léger , & la princeffe ordonna qu'on mït promptement a la voile. Le pilote lui ayant répondu que le vent n'étoit pas bon: Et coinment , ajouta-t-elle , celui qui foufHe  Fidéle. 37 ne peut-11 conduire en aucun endroit ? On ne peut aller que du cöté de 1'Archipel, lui répliqua-t-il. II me fuffit de m'éloigner de ce pays, reprit-elle, gouvernez-vous felon le vent. II obéit, & dans un inftant le vaiffeau fut au large. Dès que le jour parut, les gardes du camp apprirent a 1'impératrice le départ-de Léonide; elle courut a fa tente, &' voyant d'abord que les armes d'os de poifTon, qu'elle avoit remarquées la veille auprès du lit de fa rille, n'y étoient plus, elle ne douta point de la vérité. Elle parcourut enfuite toute la tente, comme une perfonne hors d'elie-méme, & trouva la lettre qui s'adreffoit a elle & a fon confeil: elle le lit affembler fur le champ pour en faire la lecture, & la trouva concue en ces térmes : 33 Je ne fuis point née pour époufer moa 33 ennemi, & moins encore un traitre. Caloan33 dre, par plufieurs raifons, que je paffe fous 33 fdence, eft le plus fcélérat de tous les hommes. 33 Je le détefte, & j'aurai le même fentiment 33 pour quiconque me confeillera de lui donner 33 ma main. Je pars pour roe dérober aux im33 portunités que je ne pourrois éviter ici, & 33 je vais oü mon malheur me conduira. Pous "C üj  38 Le Caloandre 33 vous 5 madame, foutenez mon départ avec =3 intrépidité , il eft néceflaire a ma vie, le feul 33 nom de Caloandre fuffit pour me faire mou33 rir. Ce mariage que je refufe ne doit point 33 empécher la paix; au pis aller, vous êtes Ia 33 maitreiTe de vous embarquer avec vos troupes, 33 & de retourner a Trébifonde: c'eft a quoi je 33 vous exhorte, craignant que toüte votre ar33 mee ne périlfe dans ces funeftes campagnes , 33 oü le crime 1'emporte fur Ia valeur. Et vous, 33princes, vous, mes parens, vous, mes amis 33 & mes fujets, fi vous m'aimez, fi quelqu'un 35 de vous veut me plaire, qu'il öte la vie & 33 mon ennemi; je jure de n'époufer jamais que 33 celui qui m'apportera fa tête ; je crains que 33 que cela ne foit difficile, car il eft auffi re33 doutable que perfide. N'ayez aucune confiance 33 en lui, & croyez que fans lacheté on peut 33 tout employer pour le vaincre, puifqu'il eft 33 lui même le plus trompeur & le plus perfide 33 des hommes. C'eft a vous particulièrement, 33 Brandilon , a vous que la nature a doué d'une 33 force & d'une intrépidité plus qu'humaine v c'eft a vous que je recommande notre com3» mune vengeance ; je fais que notre ennemi 33 tombera fous vos coups , fi vous évitez les 33 fupercheries dont il eft capable. Enfin, je  Fidéle. 39 3» vous fouhaite une félicité dont je fle puis s> jouir tant que ce monftre vivra.» La lecture de cette lettre étonna tout le monde, & 1'on fut furpris de la réfolution que la princeffe avoit prife. On jugeoit qu'avec 1'autorité que lui donnoient fa valeur, fa naiffance, la tendrelfe de fa mère, elle auroit pu refufer la main de Caloandre , fans s'éloigner avant d'être guérie de fes bleffures. Tigrinde fe douta que 1'amour du chevalier de Cupidon , & le regret de fa mort entroient pour quelque chofe dans ce départ fi précipité ; mais Safar en fut abfolument perfuadé, & il s'applaudifloit plus que jamais de s'être défait d'un rival fi dangereux. Les louanges que Léonide donnoit a Brandilon augmentèrent confidérablement fon orgueil naturel ; il fe perfuada qu'elle le fouhaitoit pour époux, & dans cette idéé il réfolut de défier Caloandre , pour mériter par une feule vicioire un honneur immortel, & 1'empire de Trébifonde. L'impératrice nomma deux ambaiTadeurs pour porter fa réponfe a Poliarte, & pour lui déclarer qu'il ne falloit point penfer au mariage de Caloandre avec la princelTe, puifque la princefle avoit concu une li grande haine contre lui, qu'elle étoit partie du camp pour n'en pas C iv  4° Le Caloandre entendre parler, fans que 1'on füt quelle route ' elle avoit prife. Après le de'part des ambaiTadeurs, qui devoient revenir le même jour, on examina férieufement dans quel état fe trouvoit 1'armée , & 1'on convint qu'il étoit néceffaire de retourner a Trébifonde. Ainfi lesordres iurent donnés pour décamper fans bruit la nuit fuivante. L'embarquement fe fit avec tant de diligence, & fut fecondé d'un vent fi favorable, qu'au retour de 1'aurore la flotte perdit de vue les cötes de Ja Grece. Tigrinde entra fans aucun accident dans le port de Trébifonde. Les princes alliés prirent congé d'elle, pour ramener leurs troupes dans leurs pays; mais ils lui promirent tous d'être prêts a marcher fous fes ordres d'abord qu'elle auroit befoin de leur fecours. Les uns réfolurent d'aller chercher Léonide, après avoir été dans leurs états; & les autres, de trouver les moyens de lui plaire, en lui préfentant la tête de Caloandre. La réponfe de Tigrinde fit autant de peine a Poliarte, que le dcpart des ennemis lui caufa ce joie; car il prévoyoit aifément les dangers suxquels fon fils alloit être expofé par la haine ce Léonide, & par 1'engagement qu'elle avoit p«is d'époufer celui qui lui apporteroit la tets  Fidele. 4r 3e ce héros. Ces nouvelles furent fi terribles pour Caloandre, que s'il n'avoit pas formé le projet de chercher Léonide, & s'il n'avoit pas efpéré de la retrouver, pour fe livrer a toute fa cruauté, il auroit lui - même terminé fes malheurs , en fe donnant la mort. Lorfqu'il fut que le vaiiïèau qui avoit pris la route de 1'Archipel, étoit parti de 1'armée de Trébifonde , il ne douta point que ce ne fut celui qui portoit 1'objet de fon amour; ainfi dès que ia nuit fut venue, il s'embarqua, fans prendre congé de perfonne, & fuivit la même route. Son départ fut un furcroit de chagrin pour l'empereur, & toute la cour partagea fa trifteiTe. Brandilon n'étoit occupé que des moyens d'attirer Caloandre au combat; mais fa rage fut extréme, en apprenant que ce prince étoit parti de Conftantinople. Peu s'en fallut que cette nouvelle ne lui fit perdre la raifon : il jura dans 1'inftant même de ne fe jamais repofer , qu'il ne 1'eut rencontré. Polémon, Arfilée, Gélindo & tous les autres princes du parti des Grecs retourncrent dans leurs royaumes. Altobel, n'oubliant pas la parols qu'il avoit dormée a fa chère Armelinde , fe déroba pientót de la cour , & prit le chemin dAr-  ^2 L E CAtOANDR^ menie fuivi de deux écuyers. L'empereur , que le départ de tous fes amis & de tous fes parens affligeoit de plus en plus, s'occupa du foin de réparer les dommages de la guerre, pendant que 1'impératrice Diane faifoit des efforts inutiles pour fe confoler avec la princelTe Stella fa fille, dont la beauté étoit admirable, malgré fon excefllve jeunelTe; gar elle avoit a peine quatorze ans accomplis. Fin du Livre neuviètnei  F I D 'è £ E, 43 LIFRE DIX IE ME. Ju A nombreufe armee de Tigrinde, qui levoit le fiége de Conftantinople, n'étoit plus compofée que de blelTés & de gens affligés de la perte de leurs parens & de leurs arms; mais les bieffures & les regrets n'empêchoient perfonne de rougir en particulier d'avoir eu part a une entreprife fi malheureufe; &c tout le monde envioit le fort de 1'agréable Acomat: car étant étranger dans Trébifonde, 1'on croyoit qu'il ne reffentoit qu'une peine générale. Cependant la générofité & la fenfibilité de fon cceur lui faifoient fouvent defirer d'être a la place de ceux que 1'on regrettoit. II avoit perdu la moitié de fa vie, en apprenant de Durillo le malheur du chevalier de Cupidon, & tout ce qu'il avoit remarqué dans la princefFe Léonide de fupérieur a toutes les autres femmes, lui avoit infpiré pour elle des fer.'dmens auffi épurés que ceux que 1'on a pour les Dieux. Enfin le mérite de ces deux héros joint a leur prodigieufe reflemblance, avoient fi fort confondu les mouvemens de fon cceur, qu'en les aimant tous deux, il n'en aimoit qu'un. Ainfi, dès qu'il eüt appris que Léonide avoit pris la  44 Le Caloandre route de 1'Archipel, il ne put fe réfoudre l s'embarquer fur la flotte, qui prenoit un chemin tout oppofé. II prit des armes noires. Cette couleur convenoit a la triftefle qui régnoit dans fon ame, & fur le foir il entra dans Conftantinople avec la vifière baiffée, pour n'être pas reconnu. II fe rendit au port, & s'informa s'il n'y avoit point de vaiffeau qui dut faire voile pour 1'Archipel. On lui dit qu'il n'y en avoit aucun dans ce moment, mais qu'il en trouVeroit plufieurs dans quelques jours. Cette re'ponfe 1'affhgea, & dans 1'incertitude oü il étoit du parti qu'il avoit a prendre, un enfant, que le hafard fit trouver auprès de lui, & qui étoit plus occupé de ce que faifoient les autres, que de ce qu'il avoit a faire, touché des graces du vifage d'Acomat, lui dit, en lui montrant un navire: fi vous ne cherchez qu'un batiment pour vous rendre dans 1'Archipel, embarquez-vous fur celui-ci, il arrivé de Chipre, & doit y retourner; car un écuyer vient dans ce moment de 1'arréter pour un chevalier inconnu : a peine font-ils embarqués 1'un & 1'autre; vous voyez même que 1'on travaille a lever les ancres: voi'a Ie pilote, ajouta-t-il, qui va s'embarquer. Acomat, charmé d'une nouvelle fi favorable a fon impatience, ne répondit rien au  F I D È E E. 45" jeune enfant, & courut au pilote. Je vous prie, galant homme, lui dit-il, quand il 1'eut joint, de me recevoir fur votre vahTeau, & fi Vous ne pouvez me faire ce plaifir fans la permillion du chevalier avec lequel vous avez fait marché, affurez - le que je ne 1'embarraiTeraï point, & que je ne lui cauferai pas le moindre retardement. Pour vous, continua-t-il, vous ferez content de ce que je vous donnerai. II accompagna méme cette promeffe de plufieurs pièces d'or qu'il lui donna. Auffi, lui répondit-il: votre libéralité n'étoit pas néceffaire, généreux chevalier, pour m'engager a vous fervir; vous avez une phyfionomie qui vous garantira toujours des refus ; cependant je ne puis vous embarquer fans le confentement du chevalier qui vient d'arrêter mon vaifleau, trouvez bon que j'aille lui en demander la permilTion; & fur le champ il le quitta dans ce delTein. Acomat remercia 1'enfant de 1'avis qu'il lui avoit donné , & lui fit quelques queftions fur le chevalier qu'il avoit vu s'embarquer ; & 1'enfant lui dit feulement que ce chevalier partoit pour retrouver Léonide. C'en étoit affez pour redoubler la curiofité d'Acomat. Le pilote ne fut pas long-temps fans lui faire figne qu'il pouvoit s'embarquer; ce qu'il  $6 L e Caloanörë fit auffi-töt. On lui donna la chambre de la* proue, en l'affurant qu'il y feroit en toute liberté, & qu'il pouvoit même fe promener par tout le vailfeau, fans incommoder 1'autre chevalier, qui avoit choifi la chambre de poupe, dont il ne vouloit point fortir, la folitude convenant a. fa mélancolie. Acomat s'informa avec foin du pilote de la taille, de la figure & des armes de ce chevalier ; mais tous les éclairciffemens qu'il en put tirer, fe bornerent a favoir que fes armes étoient fimples, & d'un acier poli, & qu'il étoit fait comme Mars. L'on mit a la voile, & l'on gagtaa le large. Acomat fe défarma, & s'enferma dans fa chambre occupé de fa triftefTe, dont il ne pouvoit être foulagé que par 1'efpérance de revoir Léonide. Un embarquement fi heureux, & le vent Ie plus favorable'la ranimoit dans fon cceur. Les deux chevaliers, également affligés,étoient également enfermés dans leurs chambres, dont ils nc fortoient pour refpirer que rarement, & pour quelques momens ; fi bien même qu'ils furent au moins fix jours fans fe rencontrer. Le patron du navire, très-furpris du genre de vie qu'ils menoient, alloit rendre vifite tantöt a 1'un, & tantöt a 1'autre : mais Acomat le recevant beaucoup mieux, & lui parlant davantage, il lui dit un jour: je n'ai jamais vu de  Fidele. 47 triftefle parellle a la votre, & a celle de eet autre chevalier; peut-être que le ciel en vous faifant embarquer fur le même vaiffeau, a voulti vous foulager 1'un & 1'autre par une confidence réciproque. Pourquoi donc demeurez-vous féparés ? La folitude ne fert qu'a augmenter vos chagrins. Si vous voyiez une fois votre compagnon d'infortune, vous le plaindriez autant que je vous plains 1'un & 1'autre : il foupire le jour & la nuit avec une égale violence, il s'accable de reproches ; en un mot il m'attendrit, lorfqu'il fe promene fur le pont. Dites-moi , je vous conjure , lui répondrt Acomat, fi vous n'avez rïen remarqué, ou s'il n'a rien dit qui puiffe vous apprendre le nom de ce chevalier, le pays ou il veut aller, enfin le fujet de fa douleur. Des foupirs & des mouvemens de rage, lui repliqua le pilote, interrompent fi fouvent fes difcours , & je fai fi mal la langue grecque, que je ne congois prefque rien a tout ce qu'il dit; cependant il me femble qu'en accufant la fortune & le ciel, il nomme fouvent Léónide; ainfi je le crois fort amoureux de la princelfe de Trébifonde, d'autant plus , qu'il ne m'a point donné d'autre ordre que celui de la fuivre. Acomat frappé de ce difcours, demeura quelquetemps fans parler; mais enfin il répondit  48 Le Caloandre au pilote : je veux lui rendre vifite, fachez cependant fi cela lui convient; il eft trop tard aujourd'hui, le foleil eft pret a fe coucher : demandez-lui donc demain s'il me permet de faire eonnoiiTance avec lui, & de lui offrir tout ce qui peut dépendre de moi. Le pilote lui promit en le quittant, de s'acouitter de fa commiffion. Acomat fe trouvant feul > livré a fes inquiétudes & plongé dans un abïme de réflexions embarraffantes, ne pouvoit goüter le repos auquel le filence & le calme de ia nuit fembloient Finviter. Un prelTentiment fecret lui difoit, que le chevalier dont on venoit de 1'entretènir, pouvoit être Caloandre.; & pour lors il frémnToit de colere, en fongeant qu'il étoit 1'alTafiin du chevalier de Cupidon , & cette idéé ne lui donnoit que des projets de haine, de vengeance & de fureur. Un fommeil léger vint alors lui fermer les yeux, & lui préfenta fon ami le chevalier de Cupidon, qui lui difoit : Quoi ! mon cher Acomat, vous confpirez auffi ma perte ! votre cceur peut-il forrner de femblables projets ? Si j'ai perdu les bonnes graces de Léonide, fi 1'amour me fait éprouver les plus cruels tourmens, devez-vous augmenter mon malheur? II difparut après avoir prononcé ce peu de mots; & pendant qu'Acomat le  Fidéle. 49 le cherchoit des yeux, 1'image de Léonide fe préfenta devant lui. Prince trop aveugle, lui dit-elle, que voulez-vous faire ? Quelle cruauté vous infpire le defir de me venger? Caloandre eft mon ame, & vous voulez lui donner la mort? Eft-ce ainfi que vous m'ètes attaché? Sont-ce la les preuves que vous me donnez de votre foumiiiïon ? Sachez que tout le fang que vous ferez répandre au prince grec, coulera de mes veines. Mais infenfé que vous êtes, pouvez-vous vous flattcr de réfifter a fon bras invincible ? La colère vous a-t-eiie fait oubüer qu'avec des armes impénétrables, je n'ai pu lui réfifter, & que j'aurois même perdu la vie, fi la chüte de mon cafque n'eüt découvert mon vifage, & retenu le bras d'un ennemi qui m'eft cher? Rentrez en vous-même, Acomat; Caloandre nous aime 1'un & 1'autre; il m'adore, & vous oferiez attenter fur fes jours ? Croyez-moi, vous périrez dans le combat que vous méditez, k moins que le ciel ne produife quelque miracle en votre faveur; vous êtes le maïtre de 1'entreprendre, mais je ne puis en être témoin. Acomat fe réveilla, troublé plus qu'on ne fauroit croire, & prodigieufement furpris de la fingularité du fonge qu'il venoit de faire. Pendant qu'il faifoit diiférentes réflexions fur eet événement, il Tornt IK D  jo Le Caloandre entendit un homme qui marchoit fur la poupe, & parloit feul; auffi-töt il fe leva, & mit l'oreille a une fenêtre qui regardoit fur le tillac pour entendre le chevalier, qui s'abandonnoit a la douleur , & qui difoit, en voyant le ciel paroitre tout enflammé a la pointe du jour : juftes Dieux, nous annoncez-vous des tempêtes ? Ah! fi Léonide eft encore fur mer, je vous conjure de la prendre fous votre protection , quoiqu'elle foit mon ennemie. II ne put prononcer ces dernières paroles fans frémir. Ah ! Léonide, continua-t-il, d'oü vous vient une fi grande haine contre moi ? Si le chevalier de Cupidon vous a offenfé, n'a-t-il pas fouffert autant qu'il le méritoit, & ne vous ai-je pas vengée fuffifamment? Mais que vous a fait le malheureux Caloandre? II fe donnoit a vous avec 1'empire grec, & vous vous proi mettez avec 1'empire de Trébifonde a celui qui vous apportera fa tête? Oui, je vous la donnerai de tout mon cceur, le ciel m'eft témoin que je n'ai point d'autre deflein en vous cberchant. Les fréquens foupirs, & 1'excès de la douleur altéroient la voix de Caloandre au point, qu'Acomat ne reconnut point celle du chevalier de Cupidon. Charmé d'avoir trouvé 1'occafion de venger fon ami, & de punir le  Fidéle. yi prince grec de fa perfidie , il ne penfa plus qu'a prendre fes armes. Comme il étoit dans cette occupation, il entendit un grand brult dans le vaiffeau ; & diftingua quelques momens après les matelots qui crioient aux armes, a la vue de deux corfaires qui venoient les attaquer, Le püote vint en méme-temps prier Acomat de fe mettre en état d'employer fa valeur en cette occafion, en ajoutant que 1'autre chevalier: prenoit fes armes pour leur commune défenfe. Ces nouvelles ne firent point rallentir Acomat, dans le delfein qu'il avoit formé de ne point s'armer fans combattre, quand même les deux yaifleaux feroient ennemis." Caloandre fortit de la poupe en même-temps qu'Acomat monta fur le pont, ils étoient armes 1'un & 1'autre. Le premier falua le fecond avec beaucoup de politelTe, & frappé de fa bonne mine, il lui dit: chevalier, fi vous êtes tel que vous le paroiflez, ces gens-Ia fe repentiront de nous avoir tiré de nos réflexions; il n'en dit pas davantage , paree qu'un des deux vailfeaux étoit fi fort approché , que Ia voix pouvoit fe faire entendre. On fit les queftions ordmaires , & l'on reconnut ces batimens pour des vailfeaux marchands , qui leur apprirent de plus, qu'un fameux corfaire leur avoit donné Ia ehaiTej qu'ils avoieiit d'abord gagné le port D ij  ja L e Caloandre de Candie ; mais qu'ayant jugé qu'ils feroient pris & faits efclaves avant de pouvoif y arriver, ils avoient changé d'avis a la vue de leur vaiffeau, & qu'ils étoient venus le joindre dans 1'efpérance, ou de trouver du fecours contre le corfaire, ou du moins de les avertir de I prendre la fuite avec eux. Caloandre leur dein anda d'abord s'ils ne pouvoient lui donner des nouvelies d'un petit batiment de Trébifonde, fur lequel la princeffe de eet empire étoit embarquée. Ils lui répondirent, qu'ils avoient rencontré la veille un vailfeau parcil a celui qu'il leur dépeignoit : ils ajoutèrent qu'il faifoit route au cöté de 1'ifle de Chipre. Caloandre, voyant que ces marchands ne craignoient plus le corfaire, qui avoit pris une autre route, ordonna au pilote de gouverner fur 1'ifle de Chipre, & jetta fon écu, dans le delfein de fe défarmer. Mais Acomat, enflammé de colère, lui cria: arrcte, Caloandre, ne quitte point les armes, tu vois un ennemi plus redoutable que les corfaires qui te les ont fait prendre. Situ fuis Léonide pour lui parler de ton amour, je t'affure qu'elle te détefte, & qu'elle aimeroit mieux mourir que de t'époufer; c'eft en vain que tu crois la flatter par les offres de ton empire, non feulement celui de Trébifonde lui fuffit, mais elle eft trop généreufe pour acceptei  Fidele. 53 un fceptre déshonoré par la maln qui le dok porter ; & fi tu luis fes pas dans 1'efpérance d'expirer fous fes coups, c'eft une mort trop glorieufe, & que tu ne mérites aiTurément pas. Au refte, fi le ciel eft jufte, je vais te donner a 1'inftant la récompenfe de ta déteftable trahifon. Ce difcours caufa, comme l'on peut croirg, 1'indignation de Caloandre. C'eft afiez parler, s'écria-t-il a fon tour, il ne falloit pas employer tant de paroles pour m'engager a te traiter comme tu le mérites ; je m'appergois que le féjour de ta folitude t'a fait perdre 1'efprit; & que c'eft a moi qu'il eft réfervé de te guérir de ta folie. Pour lors il embraffa fon écu, tous deux mirent 1'épée a la main, & commencèrent un terrible combat. Acomat étoit prefque aulïï grand que Caloandre ; il étoit adroit, agile , fort & courageux ; mais la colère & la haine augmentoient encore ces avantages ; & comme il connoiffoit toute la force de fon ennemi, moins il fe flattoit de le vaincre, plus il combattoit en défefpéré, d'autant mieux qu'il n'étoit pas fort attaché a la vie. Caloandre de fon cöté, animé par 1'état de fon cceur, & par les injures dont Acomat venoit de 1'accabler, lui portoit des D iij  3"4 Le Caloandre coups mortels, qu'il évitoit avec une adrelTe merveiileufe. Les matelots e'tonne's de la' nouveauté, & de la vivacité de ce combat, étoient fpectateurs, faifant force de voiles fur 1'ifle de •Chipre, fuivant 1'ordre que leur en avoit donné Caloandre. II y avoit prés d'une heure que le combat duroit, & le fang des combattans coulolt de plufieurs endroits. Caloandre ne pouvoit imaglner quel étoit fon adverfaire; mais en méme-temps il étoit indigné de trouver une fi grande réfiftance. Acomat fentant qu'il perdoit haleine, & que fes forces diminuoient dans le temps que celles de fon ennemi fem'bloient augmenter, demeura bientót perfuadé que dans quelques momens il fuccomberoit fous les coups d'un fi terrible adverfaire. Alors il fe rappella le fonge qu'il avoit fait, & la mort que Léonide lui avoit annoncée; mais craignant que ces idéés ne diminuaflent fon courage, il difoit en lui-même, pour fe foutenir: Léonide ne m'a-t-elle pas dit-, dans ce même fonge , qu'elle aimoit Caloandre ? Pourquoi la prédiction de ma mort feroit-elle plus véritable. Ce raifonnement lui donna de nouvelles forces, & dans un tranfport de colère, il s'écria ; quoi ! je combats rafTafltn. du chevalier de  Fidéle. f% Cupidon, & je ne puis le punir ! Tu le combats pour ton malheur, lui re'pondit Caloandre. Le ciel enfin eut pitié de 1'aimable Acomat , & ne voulut pas permettre que fon ami lui donnat la mort, lui qui auroit expiré de douleur fur le corps du vaincu. Les matelots découvrirent, en doublant la pointe d'une petite ifle, le vaiffeau corfaire qui setoit mis a 1'abri, pour furprendre ceux qui feroient cette route : comme il venoit fur eux a toutes voiles, 1'équipage, en fe préparant' au combat, cria aux chevaliers de tourner leurs ( armes contre 1'ennemi commun; mais leur acharnement les empêcha de les entendre. Cependant les corfaires abordèrent le vaiffeau ; leur chef avoit la vifière hauflee, & l'on pouvoit diftinguer la férocité de fon vifage, il cria aux deux combattans: laiffez votre combat, chevaliefs infenfe's, apportez vos e'pe'es a mes pieds, vous êtes mes efclaves. A peine avoit-il prononcé ces paroles, dont Acomat (par le brult que l'on faifoit) comprit tout le fens, que ce même Acomat lui porta un coup de pointe précifément dans la bouche, & lui fit perdre la vie avec la parole. Et fe tournant enfuite du cöté ^ de Caloandre, il lui dit: prince, il faut nous défaire de ces gens-la pour conferver notre \lberté,8c pour vuider a loifir notre différent. S iv  j6* Ls Caloandre En difant ces mots, il fbndit fur les corfaires , qui, pour venger leur chef, attaquèrent avec fureur les deux princes ; ils étoient quarante, mais plus accoutumés a vaincre par furprife que par valeur; cependant, voyant qu'ils avoient befoin de 1'une & 1'autre dans cette occafion ; & fe confiant dans leur nombre, ils combattoient de toutes leurs forces. Acomat courut pour leur défendre le paflage des planches qu'ils avoient pofées d un bord a 1'autre, & fit téte a ceux qui n'étoiënt pas encore entrés, laiffant Caloandre occupé contre vingt-cinq, qui avoient déja fauté dans le vaifTeau, Le bruit étoit grand,,& Ia mêlée formidable; mais Ie nombre de ceux que les chevaliers terrafioient, étoit extraordinaire. En peu de temps Caloandre n'en eut plus que dix contre lui, les quinze autres étoient a fes pieds. Acomat en avoit renverfé fix, & fait reculer le refte jufques dans le vaifTeau; non content de eet avantage, il les y pourfuivit ; mais alors ils tinrent ferme plutöt par fimpoihbilité oü ils étoient de fuir, que par aucun fentiment de valeur. Au plus fort du combat la mer groffit, & le vent devint fi violent, qu'il fépara les deux vaiffeaux. Les matelots, qui ne doutoient pas que Caloandre ne fut bientöt vainqueur des  Fidéle. 57 cörfaires, qui craignoient qu'il ne recommencat fon combat avec Acomat, faifïrent cette occafion , Sc manceuvèrent fi bien, qu'ils s'éloignèrent, & que le vent leur fit perdre en peu de temps 1'autre vaifTeau de vue : mais enfin le ciel fe troubla, les ondes fe foulevèrent, & l'on vit toutes les apparences d'une des plus fortes tempêtes. Cependant le combat continuoit toujours, & les cörfaires renverfés par les coups de Caloandre & par le mouvement des vagues, qui les empêchoit- de fe tenir ferm es , n'étoiënt pas plutöt tombés, que les matelots achevoient de les faire périr avec des piqués & des épieux. Les cörfaires périrent tous, a la réferve d'un petit nombre qui fe rendit a la difcrétion du vainqueur; pour lors les matelots ne furent plus occupés que du foin de fe garantir d'un orage qui les menagoit a chaque moment de plus en plus. Lorfque Caloandre n'eut plus d'ennemis a combattre, ils'appergut qu'il étoit féparé d'Acomat & de Tautre navire, & s'emporta contre les matelots , auxquels il reprocha de n'avoir pas apporté tous leurs foins pour 1'empêcher. II étoit faché de favoir un homme aufli brave a la merci des cörfaires, mais il étoit encore plus faché de ce qu'il lui étoit échappé; Sc eomme il accufoit le vent, la mer & la tem-  j3 Le Caloandre pête, Arnaud, fon écuyer, lui dit, pour le confoler, qu'il pourroit retrouver eet ennemi & le combattre , d'autant mieux, que felon toutes les apparences, les cörfaires n'auroient pu réfifter long-temps aux efforts d'un chevalier fi brave. Arnaud raifonnoit jufte; car Acomat eut bientót de'fait le refte des cörfaires; il eft vrai qu'il fut fecouru par une troupe de voyageurs qui rompirent leurs chaines pendant le combat, & qui joignirent leurs efforts a ceux de leur libe'rateur, mais ils furent occupés d'un nouveau pe'ril après avoir remporté la viftoire. Le navire étoit fort tourmenté par le gros temps, perfonne n'étant a la manceuvre, il erroit au gré des flots & des vents, & courqit rifque d'être abimé ; pour éviter ce malheur , ils travaillèrent tous, les uns en jettant a la mer tout ce qui pouvoit les incommoder, les autres a gouverner; mais le vent étoit fi fort, qu'ils ne purent porter qu'une voile. Ils furent pendant deux jours entre la vie & la mort; mais heureufement pour eux, le navire fe trouva très-bon , & ils entrèrent a la fin dans un port du royaume de Jérufalem. Le vaiffeau fe trouva richement chargé, de toutes les prifes que les cörfaires avoit faites. Acomat fe contenta de prendre ce qui lui étoit néceffiiire pour un  Fidéle. $9 grand voyage, & donna le refte a ceux qu'il avoit trouvés dans le batiment, qui fe retirèrent dans leur pays avec des richel!es immenfes. II retint feulement auprès de lui un jeune homme nomrhé Cardin , qui s'offrit a le fuivre, & qu'il fit fon e'cuyer ; dans l'inftant même il monta a cheval, & s'abandonnant au hafard, il jura de ne point quitter les armes qu'il n'eüt appris des nouvelles de Léonide. Cette princefle avoit couru de fon cöté encore de plus grands dangers fur mer & fur terre. Elle s'embarqua fur le minuit, comme on fa rapporté, plus tourmentée mille fois par fa douleur que par fa bleffure. Le trifte fuccès de la dernière guerre, les pertes que fon armée avoit faites, le défavantage qu'elle avoit eu dans fon combat particulier contre Caloandre déchiroient vivement fon cceur; mais ce n'étoit rien en comparaifon de 1'état oü la rédujfoit la mort du chevalier de Cupidon. Durillo n'avoit aucun remède pour cette efpèce de maux, luimême en auroit eu befoin ; fon baume guérit en peu de jours la bleffure de la prïnceffe, qui s'étoit contentée de dire au patron de 1'éloigner d'un pays aufli affreux pour elle que celui de Conftantinople ; il avoit profité des petits vents qui lui avoient heureufement fait  '6o Le Caloandre traver-fer 1'Archipel, & quand il fut dans Ia grande mer méditerranée, il demanda a Léonide , quelle route elle vouloit prendre; mais elle lui répondit, de fuivre celle que le vent lui indiqueroit. Cependant la fortune ne voulut pas être fi Iong-temps conftante; les vents fe déchainèrent en un inftant, l'air s'obfcurcit, Ia mer groffit, les éclairs parurent, le tonnerre gronda, enfin le combat des élémens fut fi grand, que 1'univers fembloit menacer ruine, les matelots pafsèrent en un inftant de la tranquillité la plus parfaite, a 1'horreur de la mort; les mats fe rompirent, la force des coups de mer fit abandonner le gouvernail, I'éperon du vaiffeau fut emporté, & le navire, pour ainfi dire entre deux eaux, étoit abfolument le jouet des vents & de la tempête. Léonide étoit feule immobile au milieu de fi grands fujets d'alarmes, la tranquilité de Ia mer ne lui avoit fait aucun plaifir, la fureur de la tempête ne lui fit aucune impreffion, les cris, les pleurs, les vceux & les regrets de tout 1'équipage redoubloient encore 1'horreur de fa fituation préfente, le jour naiffant, Ioin de les raflurer, augmenta leurs inquiétudes > car ils fe trouvèrent contre des rochers fans efpérance de pouvoir les éviter. Le naufrage  Fidéle. 6i ctant affuré, chacun ne penfa plus qua fe faifir de tout ce qui pouvoit au moins retarder une mort qui paroiffbit inévitable. Durillo, en pleurant de tout fon cceur fon malheur & la perte de Léonide, faifit une petite planche pour fe fauver, & fe nut a crier: princeiTe, pouvez-vous ne pas entendre le bruit que l'on fait ici? Ne voyez-vous pas le danget que vous courez ? Voulez-vous être engloutie dans la mer fans faire aucun effort pour vous dérober a fa fureur? Le jour, en nous éclairant fur notre malheur, nous fait voir auffi que le rivage n'eft point éloigné ; je fais qu'il eft difficile d'en approcher, & qu'il eft défendu par, un grand nombre de rochers ; mais (I vous demeurez dans 1'inacHon oü vous êtes, il eft conftant que vous ne pouvez éviter la mort: vous vous devez a votre propre gloire, au falut de votre empire & a la tendreffe de 1'augufte Tigrinde. Léonide parut touchée des difcours fimples & naïfs de Durillo, elle voulut voir fi ce qu'il difoit, étoit véritable, & jettant les yeux fur les écueils oü le batiment alloit fe perdre , elle prk une autre réfolution, elle fe leva , & ne confervant fur elle qu'un pourpoint trés- léger & des culottes d'une toile très-fine, elle répoodit a fon écuyer ; je fuis ton confeitj  6a Le Caloandre fi tu veux vivre, imite-moi, c'eft fe livrer a h mort que d'attendre le moment oü'. le vaiffeau fe brifera contre les rochers: alors elle fauta dans la mer au grand étonnement de tout 1 equipage qui, n'ayant pas le courage d\m faire autant, attendit le fort du batiment. Durillo , encouragé par 1'exempie de la princeffe , la fuivit, mais avec plus de précautioh, car il ne quitta point la plariche qu'il avoit prife pour fe foutenir; lorfqu'il fut dans 1'eau, il fe donna tant de mouvement des pieds & des mains, qu'il eut enfin le bonheur d'aborder fur une petite plage oü i! demeura long-temps étendu, fans avoir la farce d'obferver ce que Le'onïde e'toit devcnue, & fans favoir a quoi fe déterminer lui-méme. D'un autre cöté Le'onide, en fe relevant des abimes oü elle s'étoit plongée par fa chüte , parcourut des yeux le rivage pour voir 1'endroit qu'elle pourroit plus aife'ment aborder ; & comme elle nageoit mïeux que perfonne du monde, elle palTa' de rocher en rocher avec beaucoup de force & d'adrefie; enfin elle arriva auprès d'un e'cueil contre lequel le flot devoit néceflairement la poufTer; elle réfolut donc de s'y attacher, de manicre que ce même flot ne la put entraïner, & prenant 1'intervalle d'une  Fidéle. 63 vague a une autre, elle monta affez haut pour être au-deffus du coup de mer. Alors elle s'affit fur le rocher pour prendre un inftant de repos ; maïs étant inquiète de la deftinée des autres paftagers & de 1'équipage, elle jetta les yeux fur le navire qui fut brifé a 1'inftant même, & qui difparut fi bien, qu'il ne s'en fauva pas un feul homme. Léonide ne douta point que le fidéle Durillo n'eüt péri, & reconnoifiant qu'elle ne devoit la vie qu'a fes confeils, elle ne put s'empécher de le pleuren Quelque temps après elle s'appercut qu'elle étoit blefiee, dans plufieurs endroits, elle füt touchée de 1'état auquel elle étoit réduite, & fe leva pour voir le chemin qu'elle prendroit pour gagner la terre : la chofe lui parut d'abord impoflible fans fe jettcr encore a la mer; mais ne voulant point en venir a cette extrémité; elle paifa de rocher en rocher, tantöt en fautant, tantöt en grimpant, & parvint au fommet de la montagne, elle découvrit d'un cöté une plaine très-étendue , & de 1'autre une épaiflè forêt qui même étoit alfez voifine, èlle crut même entendre quelque bruit, elle ne fe trompoit pas; car un moment après, elle appercut une vieille femme qui ramalloit du bois; Léonide s'approcha d'elle, & n'eut pas de peine a  6"4 Le Caloandre lui infpirer des fentimens de compaffion; 1'extrême beauté' de la princelTe, & le fang qu'elle perdoit, parloient éloquemment en fa faveur. La vieille lui fit plufieurs queftions, mais Léonide n'entendant point la langue du pays, ne put faire autre chofe que d'expliquer par des fignss , & ce qui lui étoit arrivé, & le fecours dont elle avoit befoin. Aufii-töt la bonne femme prenant la princefie pour un jeune liomme, la conduifit a fa'maifon, qui n'étoit pas éloignée ; elle y trouva fon vieux mari qui reeut Léonide avec bonté. On lui donna quelques fimples qu'elle mit fur fes bleffures, & dont la propriété falutaire adoucit prefque a 1'inftant la douleur qu'elle relTentoit; enfuite, après un repas fruga!, on la laifia repofer. Le lendemain, quoiqu'elle ne comprit pas mieux que la veille ks difcours de fes bötes, elle ne laifia pas de concevoir par le mot d'Egypte, quJi!s lui répétèrent plufieurs fois, que les vents 1'avoient jettée fur les cötes de ce vafte royaume. Léonide demeura quelques jours dans cette pauvre cabane fous le nom de Mattamiro. Son höte lui donna quelques habits dans le goüt de ceux qu'il portoit lui-méme, & la traita toujours avec des égards qui prouvoient aifé- ment  Fidele, $ Snent qu'on peut trouver quelque fois autant de bons fentimens fous le chaume que fur les lambris les plus dorés. Un matin que le vieillard partoit avec un ane chargé de fruits qu'il alloit vendre dans une ville voifine, Mattamiro qui n'étoit pas accoutumé a marcher, fe trouva fatigué, de plus, fort incommodé de 1'ardeur du foleil. Le bon vieillard s'en appercut & s'arrêta fous de grands arbres a 1'entrée d'une forêt qu'ils devoient traverfer, & Mattamiro s'affit auprès de lui fur le gazon. Fin du dixième livre% Tome IVk  66 Le Caloandre 'LIVRE ONZIEME. Ciefendant Caloandre continuoit fa route, défefpéré de 1'opiniatreté avec laquelle la fortune s'oppofoit toujours a fes deffeins. II ne lui pardonnoit pas d'avoir interrompu fon combat avec Acomat par 1'arrivée des cörfaires; il fe flatta quelque temps de pouvoir le recommencer après les avoir défaits, mais la fureuf de la tempête lui öta 1'efpérance de le rcjoindre; il étoit très-affligé d'ignorer le nom d'un chevalier qu'il foupconnoit d'étre amant de Léonide, & qui le traitoit de traitre & d'affaflin. Tant de fujets de chagrin lui rendoient la vie importune, & 1'engageoient a ne defirer que la mort. La tempête augmentoit toujours, les matelots s'abandonnèrent ala fureur des vents, gouvernant cependant autant qu'ils le pouvoient fur 1'ifle de Chipre. Ils y arrivèrent enfin au bout de deux jours ; mais leur vaiffeau étoit en fi mauvais état, qu'ils furent long-temps a le raccommoder : quand ils eurent pris toutes leurs précautions , la mer fe trouva agitée d'une nouvelle tempête , & Caloandre ayant appris que l'on n'avoit eu aucune nouvelle du vaiffeau de Trébifonde, devint fi furieux de ces  Fidéle. Cj nouveaux contre- temps, qu'il vouloit obliger les matelots k fe remettre en route malgré Forage & le vent. On partit enfin, dès qu'il fut poffible de tenir la mer; mais les matelots ne turent pas ong-temps k fe repentir de leur obéilFance; car a peine furent-ils éloignés de quelques milles , qu'ils fe trouvèrent d'un cöté dans 1'impoffibilité de retourner fur leurs pas, & de 1'autre dans un danger certain de périr en pleine mer fi l'on s'obftinoit k lutter contre le vent, ainfi que Caloandre 1'ordonnoit abfolument fans en favoir précifément la raifon. Arnaud fon écuyer ne put enfin s'empêcher de lui dire : je veux, feigneur , que la mer ne nous fafle pas périr, & que vous fafiïez la route que vous avez envie de faire; mais enfin vous errez a 1'aventure pour trouver Léonide ; comment favez-vous fi les vents font contraires ou non ? Qui fait fi leur fureur ne vous conduit pas plus promptement dans les lieux qu'elle liabite ? Vous avez tort, felon moi, d'accufer la fortune qui vous eft peut-être favorable, ayez de la canfiance en elle , & ne 1'irritez pas en vous abandonnant aux mouvemens d'une Fureur qui ne peut appaifer les élémens , & quï peut au contraire révolter !e ciel contre vous. Ce difcours fit rentrer le prince en lui-même, & lui fit connoitre combien il avoit tort de E ij  68 Le Caloandre s'emporter, & de reprocher au ciel des évenemens qui peut être étoient des eftets de fa providence. II en fut gré a fon écuyer, & par fa docilité il confola les matelots que fa fureur & le déchainement des vents mettoient au défefpoir. La nuit augmenta le danger, & le lendemain après avoir fait voile toute la nuit, ils fe trouvèrent fi prés de terre, qu'ils furent au moment d'échouer fans connoitre la cöte oü le vent les pouffoit; mais enfin ils furent affez heureux pour appercevoir, au milieu de plufieurs rochers, une anfe capable de tenir deux ou trois vaiffeaux, & ils y vinrent mouiller au plutót. La tempête ne s'appaifant point, Caloandre efpéra que la fortune lui feroit peut-être plus favorable fur terre; il voulut donc entrer dans le pays; il avoit appris de quelques pêcheurs qu'il étoit a la cöte d'Egypte. Le prince fit débarquer fes chevaux, & donna ordre au patron de fon petit vaiffeau de 1'attendre dans le même endroit pendant un mois, ajoutant que s'il n'avoit point de fes nouvelles, il pourroit aller oü bon lui fembler.oit; il recommanda aux matelots de ne point dire fon nom ; paree que 1'Egypte & 1'empire de Conftantinople étoient ennemis , depuis que le fils du roi d'Egypte avoit été tué dans une bataille par les fujets  Fidéle.. 6g de Poliarte. Ainfi Caloandre auroit couru beaucoup de rifques dans ce pays , fi on I'avoit connu pour fhéritier de 1'empire grec ; les matelots avoient appris fon nom dans fon démêlé avec Acomat; il étoit fort fage par conféquent de leur impofer filence. Caloandre, accompagné de fon écuyer, fuivit le premier chemin qui fe préfenta, mais pour plus grande füreté , ils changèrent de nom. Le prince prit celui de Zelim, & Arnaud celui de Rollin. Ils marchèrent tout le jour, & pafsèrent la nuit dans un petit village qu'ils trouvèrent fur leur route. Comme ils favoient tous deux parfaitement 1'Egyptien, il leur fut ai/é d'apprendre qu'ils n'étoiënt qu'a cinq journées de la grande ville du Caire, & de s'informer du chemin qu'il falloit prendre pour s'y rendre. Avec ces inftructions, ils remontèrent a cheval. Caloandre s'abandonnoit toujours a fa trifteffe; les mépris & la rigueur de Léonide lè défefperoient; d'un autre cöté, il craignoit qu'elle n'eüt péri dans quelques-unes des tempêtes qu'elle devoit néceflairement avoir effuyées. La haine d'Acomat dont il ignoroit le nom, 1'enflammoit de colère & de jaloufie. Ainfi pendant les trois premiers jours il ne fut occupé que de ces triftes idéés. Le quatrième, en paffant auprès d'une forét, il entendit un grand E iij  7 Le Caloandre brult d'armes, & ce bruit attira toute fort attention ; enfuite pouffé par un mouvement de curiofité , il piqua fon cheval. II eut a peine fait quelques pas, qu'il appergut une troupe d'hommes armés qui combattoient en défordre contre un feul chevalier qu'ils avoient environné, & dont la valeur ne méritoit pas un femblable traitement, Caloandre fut a la fois touché de pitié & d'admiration ; ces deux fentimens augmcntèrent de beaucoup en lui , quand il reconnut que ce chevalier portoit les mémes armes d'os de pohTon qui lui avoient appartenu, & qu'il avoit vu de.puis porter a Léonide : quoique la taille füt un peu différente, il fe perfuada que c'étoit la princefTu Alors, plus redoutable qu'il ne le fut jamais, il fe jetta au milieu des aflafiins en leur criant en Egyptien : a moi, traitres, a moi! vous mourrez tous de ma main. Enfuite il dit au brave chevalier dans la langue de Trébifonde: courage, vaillant chevalier, périffent tous ceux qui font capables d'une auffi grande lacheté; fi vous vous trouvez fatigué, repofez-vous fur moi du foin de votre vengeance. II dit , & tomba fur ces traïtres, en leur donnant de fi grands coups d'épées, qu'aucune armure n'y pouvoit réfifter. Ils furent bientöt en défordre, & le chevalier reprit courage a  Fidéle. 7* Ia vue d'un pareil. fecours; mais il ne voulut pas celler de combattre, quoique fon défenfeur lui donnat le temps de prendre haleine. Cette troupe d'aflaffins fut bientöt terralTée. Zelim, ou plutót Caloandre fe trouvant alors fur le champ de bataille feul avec le chevalier: qu'il prenoit pour fa Léonide, ne favoit comment 1'aborder, il craignoit de 1'irriter encore, & fe contcntoit de la regarder en foupirant. Le chevalier s'appergut aifément du trouble & de 1'embarras de fon libérateur; il leva fa vifière, & lui dit, en lui tendant la main : vous êtes le plus brave & le plus généreux de tous les hommes ; apprenez-moi fi vous n'étes point bleffé; croyez que je ne ferois aucun cas de la vie que vous venez de me conferver, fi la vótre étoit en danger. Caloandre s'appergut avec étonnement, que le chevalier n'étoit point Léonide ; & ne pouvant comprendre comment les armes d'os de poiflon avoient changé de maïtre en fi peu de temps, il s'imagina, ou que la princefie n'étoit, pas éloignée, ou qu'elle avoit perdu la vie. Pendant que Caloandre étoit agité d'efpérance & de crainte , 1'autre chevalier pourfuivit ainfi: vous êtes fans doute bleffé, n'ayez aucune inquiétude, vous ferez fecouru; j'ai un chirurgien a quelques pas d'ici, il aura tout E iv  72 Le Caloandre autant d'attention pour vous, qu'il en auroit pour moi-même. Caloandre , honteux d'avoir été fi long-temps fans répondre a un chevalier fi brave & fi poli, lui dit: ma fituation ne peut être que bonne, puifque j'ai été alfez heureux pour fervir un chevalier de votre mérite; je ne fuis pas bleiTé, & je fuis prêt a vous fuivre partout oü vous voudrez, au cas que l'on vous attaquat encore. Alors il haulTa la vifière de fon cafque pour prendre 1'air. L'Egyptien confidéroit avec des fentimens d'admiration la majefté, les graces & la jeuneffe qui éclatoient fur le vifage de fon défenfeur. Caloandre de fon cóté, obfervoit avec la plus grande exaclitude fi les armes d'os de poilfon étoient bien affurément les mêmes ; & le chevalier s'étant appercu de 1'attentioh qu'il avoit pour elles, lui dit: ces armes font les plus extraordinaires & les meilleures qui foient au monde, je leur dois la vie; elles m'ont mis en état d'attendre votre fecours, & j'ai beaucoup de reconnoiffance pour celui qui me les a données. Dites-moi, je vous conjure , reprit alors Caloandre, comment elles font tombées entre vos mains? On les a trouvées lui répondit-il, liées enfemble fur le bord de la mer, dans un endroit oü le mois paiTé un navire étranger a fait naufrage. Elles étoient au milieu  Fidéle. 73' <3es débris & des corps de ceux qui avoient péri; elles parurent fi exraordinaires par leur travail, & par leur matière, a un homme de ma cour, qu'il s'eft fait un grand plaifir de me les préfenter. Je m'appelle Uranio, pourfuivitil, & je fuis 1'héritier préfomptif de eet état. J'ai été bientöt convaincu de leur bonté & de leur légéreté ; ces deux qualités m'ont engagé, par une infpiration du- ciel, a m'en fervir a la chaife oü je viens affèz fouvent dans ce bois. Caloandre troublé de plus en plus, lui demanda pour lors fi l'on ne favoit point de quel pays étoit ce malheureux vaiffeau; fi l'on n'avoit point appris le nom des paffagers, le nombre & la qualité de ceux qui s'étoient fauvés, & de ceux qui avoient péri. II ne s'eft fauvé de ce naufrage qu'une fiile lui répondit Uranio; elle appartenoit a la princeffe de Trébifonde, & s'étoit embarquée avec elle. A ces mots Uranio celTa de parler pour fecourir fon nouvel ami; car il le vit palir, & s'évanouiffant peu a peu, fe pancher pour tomber, mais il le retint dans fes bras. Dans eet inftant il arriva beaucoup de chaiTeurs & de chevaliers, qui furent très-étonnés de la quantité de morts dont ils trouvèrent eur prince environné. Uranio leur ayant dit. en peu de mots , ce qui s'étoit paffé, ils s'emprefsèrent tous pour fecourir celui qui 1'avoit  74 L e Caloandre tiré d'un fi grand danger. Ils le defcendïrent de cheval, & le posèrent fur 1'herbe. Uranio,. qui lui étoit tendrement attaché, témoignoit une véritable inquiétude; Rollin déploroit fon malheur, & maudiifoit le jour auquel fon maïtre étoit arrivé en Egypte. Uranio n'alloit jamais a la chaife, fans y faire venir fon chirurgien, pour fecourir ceux qui. avoient le malheur d'être bleiTés, ou par les animaux, dont cette forêt étoit remplie, ou par d'autres accidens. Le chirurgien étant donc arrivé avec le gros des chaffeurs, vifita 1'étranger; & ne lui trouvant aucune bleffure, il raffura Uranio, en lui difant, que le mal de ce chevalier ne pouvoit pas être confidérable. En efret, Caloandre revintpeu a peu alui;& quand il eut repris 1'ufage de fes fens, il dit avec un profond foupir: quoi ! je refpire encore ! puis ayant promené fes regards fur les perfonnes qui 1'entouroient, 1'efpèce de délire dans lequel il étoit tombé 1'engagea a vouloir mettre 1'épée a la main, & a fe lever; mais Uranio 1'en empêcha, & lui dit: vous n'avez rien a craindre, chevalier, nous fommes tous ici"pour vous fervir; nous ferions bien a plaindre fi nous étions vos ennemis, nous ne fommes inquiets que de votre mal Vivez, feigneur, continuat-il, fi vous voulez que je vive; car je ne refpire  Fidele. 7j* que pour vous. Caloandre reconnut alors Uranio , & voyant que ce prince paroiiToit touché jufqu'aux larmes, il rougit de ce qu'il venoit de faire ; enfuite diffimulant avec une peine extréme la douleur dont il étoit pénétré , il lüi rc'pondit : feigneur, que ma lituation ne vous inquiète point; quand je mourrois, la perte feroit légere; il eft arrivé de plus grands malheurs. Tout le monde fe réjouit de le voir paroïtre en bonne fanté; Uranio y fut plus fenfible qu'aucun autre, & le pria inftamment de venir au Caire avec lui. Caloandre auroit préféré la mort aux délices de la plus fuperbe cour, dans 1'accablement oü il étoit plongé; cependant il accepta la propofition pour ne pas refufer un prince, dont les politeües, accompagnées d'une grande valeur, 1'avoient déja féduit. Ils montèrent a cheval, & prirent le chemin du Caire. Les deux princes marchoient feuls devant les autres. Caloandre ne pouvant douter de la mort de Léonide , levoit continuellement les yeux au ciel, en donnant toutes les marqués de la plus grande douleur. Uranio n'étoit pas plus tranquiile, les affaires oü il fe voyoit engagé étoient d'une telle nature , qu'il fe regardoit comme le plus malheureux de tous les hommes. Après quelques inftans de filence, Caloandre, faifant un effore  •j'6 Li Caloandre. fur lui-même , dit au prince Egyptien: feigneur, vous me paroiiTez occupé; fi vous penfez a la trahifon que l'on vous a faite , foyez tranquille > car les traïtres ont péri, & votre valeur fuffit pour détruire ceux qui pourront avoir les mêmes deffeins; de plus, foyez alTuré que j'emploierai toujours ma vie pour votre défenfe. Mais je voudrois, pour nous amufer pendant le chemin, que vous euffiez la bonté de me conter cette aventure ; je fuis perfuadé que des hommes capables d'une telle lacheté, n'ont pu avoir des motifs fort généreux. Uranio, charmé de voir fon nouvel ami 1'attaquer de converfation , lui dit: ne croyez pas, chevalier, que mes réfiéxions foient caufées par les craintes de 1'avenir; ce danger que je viens de courir eft abfolument paffé, graces a vous; & puifque vous prenez ma défenfe, il n'eft point de périls, quelque grands qu'ils puilfent être, qui puilfent me donner la moindre inquiétude : ce que je fouffre vient d'un autre caufe, je vais vous en inftruire, il le faut pour vous mettre au fait de ce que vous avez déja vu. Sachez donc que je ne fuis point le fils du roi Saladin, il m'a élevé dans fa cour depuis mon enfance, & fon amitié s'eft accrue avec 1'age; elle eft même venue au point, que fe trouvant fans enfans, & fans efpérance d'en  Fidéle» 77 avoir, rFayant même aucuns parens qui puiffent lui fuccéder, il rn'a adopté & m'a déclaré fon fuccefleur. de 1'aveu de fon confeil, aulïibien que de route la nation. Je me croyois heureux dans ce haut point de gloire, mais le ciel fe chargeoit, & le plus cruel orage s'apprêtoit a troubler mon repos. II n'y a pas encore tout-a-fait deux mois que je vins faire une grande chaife dans la forêt oü vous m'avez rencontré : mais ö Dieux ! avec quelle différence ! j'étois alors libre de tout chagrin, & je ne cherchois les forêts que pour n'être point amolli par les voluptés de la cour, & je n'y fuis venu aujourd'hui que pour donner quelque relache aux agitations de mon cceur. Dans cette première chalTe, continua Uranio , je courois a bride abbatue, en pourfuivant un terrible fanglier ; je lui lancai mon épieu avec trop de précipitation ; au lieu de frapper 1'animal, il alla s'enfoncer dans un arbre. Le fanglier épouvanté redoubla la viteffe de fa courfe , & perdant 1'efpérance de le joindre, je le fuivois des yeux, quand je vis fencire 1'air par un gros baton armé de fer; qui frappa le. fanglier comme s'il eüt été touché de la foudre, & qui 1'ayant frappé de part en part, entra plus d'un pied daris la terre. J'admirois la force & la juftefle de ce coup; mais mon admiration  78 LeCaloanórë devint encore plus grande, quand je vis Ji main qui avoit Iancé le coup. C'étoit un jeune liomme très-bien fait, & doué d'une beauté divine ; il fe repofoit a 1'ombre auprès d'un vieux payfan , qui tenoit par le licol un ane chargé de fruits. Nous arrivames en mêmetemps le jeune homme & moi fur le fanglier, & fi j'avois imaglné dans le premier moment que ce coup étoit parti du ciel, celui qui I'avoit lancé , me parut un Dieu , quoique fes habits, & 1'état oü il étoit s'oppofaffent abfo lument a cette idée. Je lui fis quelques queftions en Egyptien fur fon état. II me répondit en alTez mauvais grec, qu'il étoit au fervicó de ce vieillard 5 avec lequel il alloit a la ville vendre des fruits. Je 1'examinai avec plus d'attention ; & comme il s'embarralfa dans fes difcours , je fenti.s qu'il ne vouloit pas être connu & qu'il étoit déguifé; je celTii donc de 1'importuner, & pour me faire mieux entendrej je lui demandai en grec s'il vouloit me fuivre, en lui promettant de 1'habiller magnifiquement & de 1'employer a des exercices qui feroient plus convenables a fon adrefle. Une troupe de chaffeurs qui me joignit alors avec le refpect qu'ils devoient a leur prince, lui firent accep;er ma propofition; mais i' y mft une condition, qui augmenta 1'eftime que j'avois-déja con$ue  Fidele, 79 pour lui. Je fuis fi pénétré, feigneur, me dit-il, des bienfaits que j'ai recus de ce bon vieillard, & de fa femme, que je ne pourrai jamais m'en féparer, fans leur avoir donné quelques marqués de ma reconnoiffance; la fortune m'a traité avec tant de rigueur, que je ne puls même leut dire combien je leur fuis obligé, puifqu'ils n'entendent pas la langue que je parle. Mais fi vous ne trouviez pas extraordinaire de récompenfer avant que d'être fervi, je vous prierois de leur donner quelque chofe pour moi; votre générofité, fi j'en juge par votre phifionomie, fera d'autant plus grande, que celui qui vous demande cette grace, n'a pas de quoi Ia mériter : mais je ne négligerai rien, ajouta-t-il, pour m'en rendre digne. Je fus charmé de ces fentimens ; je fis diftrïbuer les fruits aux chaffeurs de ma fuite, & donner une fomme d'argent au vieillard, qui ne nous quitta qu'en pleurant. Je fis enfuite donner un cheval au jeune homme , qui me dit qu'on 1'appelloit Mattamiro; il fauta légérement defTus , & me fuivit. Nous continuames la chaffe jufqu'au foir, & je revins a la ville, ou je fis faire a Mattamiro un habit pareil a celui de mes pages, & eet habit le fit paroïtre fi beau, & fi agréable, que tout Ie monde en étoit dans 1'admiration. II remplit fa charge  8o Le CAtöANDRE avec tant de graces, que toute la cour prit t comme moi, beaucoup de goüt pour lui. Le roi même lui rendit toute la juftïce qu'il mé- ritoit. La reine, qui joint un coeur encore jeune a quelques reftes de beauté, & qui ne s'accom» mode pas de la froideur d'un vieux mari, ne put voir Mattamiro impunément; bientöt elle eut tant d'amour pour lui, qu'elle ne pouvoit en être un moment féparée : auffi ne laifloit-» elle échapper aucune occafïon de 1'appeller, & de 1'occuper auprès d'elle. Comme il parle un peu grec, & fort bien la langue de Trébifonde, qu'on fait alfez communément dans notre cour, nous 1'entendions, & nous jouiffions de la vivacité de fon efprit, qui n'étoit pas moins agréable que fa figure. Mais d'ailleurs il apprenoit 1'égyptien avec une facilité qui furprenoit. Un jour la reine le fit venir après diner dans fon appartement, & croyant qu'on n'éclairoit point fa conduite, elle lui jetta les bras au col avec beaucoup d'amour , & le ferrant tendrement, elle le baifa. Vous voyez que je ne vous déguife rien , pourfuivit !e prince ; vous m'étes trop cher, pour n'avoir pas en vous une confiance fans bornes. Dans le temps donc que la reine embraffoit Mattamiro, le roi entra chez elle. Imaginez-vous ce qu'il devint, en la trou, vant  F i d e i Ei Si vant dans cette fituation, Le trouble & ta fureur lui ötèrent 1'ufagë de la voix, il tira fon épée, & courut fur la reine, pour laver dans fon fang 1'afFront qu'elle lui faifoit, Mais quoique Mattamiro ne laifsat pas d'ëtre embarraifé, il s'oppofa iégèrement a fon deffein, & lui ayant faifi le bras, il 1'arrêta fièrement, & lui dit en riant: Sire* ne jugez pas fur les apparences; une jeune lille comme moi peut-elle vous défhonorer ? Je viens dans ce moment de me faire connoitre pour telle a la reine, & la joie qu'elle a eue de me trouver d'un fexe pareil au fien, & capable de la fervir, a été fi grande, qu'elle m'a honorée de la faveur dont vous avez été témoin. Alors elle quitta la main du roi, qu'elle voyoit fe calmer, pour tomber, dans l'admiration , & pourfuivit ainfi : foyez perfuadé de la vérité ; ce fein ne peut vous tromper. Pour lors elle fe découvrit, en fe tournant du cöté de la reine, qui étoit plus morte que vive, & lui dit : vous pouvez, madame 5 y porter la main, & juger de ce que j'avance. La reine imagina d'abord que c'étoit une ïnvention de Mattamire, pour appaifer la colère du roi 5 mais elle trouva deux témoins irréprochables s qui ne 1'étonnèrent pas moins que la préfence d'efprit avec laquelle Mattamire Tome IK F  È2. L e Caloandre I'avoit tirée d'un pas fi dangereux. Pour lors Ia reine fe tournant hardiment vers fon mari, lui reprocha ce qu'il avoit voulu faire , & fe plaignit avec hauteur de ce qu'il commencoit par la vouloir punir, fans examiner une chofe de cette importance. Enfuite elle le pria de ne ta foupgonner jamais d'une action dont elle n'étoit pas capable. Le roi convint de fes torts > & fe tournant du cöté de Mattamire, il lui dit: Et vous la belle enfant, pourquoi déguifezvous votre fexe dans une cour oü les femmes ne perdent 1'honneur que lorfqu'elles en font un préfent ? Vous pouvez dorénavant yivre tranquille au fervice de la reine, puifqu'elle a tant d'amitié pour vous; & fi vous nous mettez au fait de vos aventures , nous vous ferons connoitre, dans toutes les occafions qui fe préfenteront, combien nous fommes fenfibles a votre mérite. Mattamire les remercia 1'un & 1'autre, & les aflura que la continuation de leurs bontés étoit la plus grande fatisfaction qu'elle efpérat, fans leur dire autre chofe de ce qui la regardoit. Le roi donna ordre fur le champ que l'on habillat Mattamire d'une fagon convenable a fon fexe, & fortit, pour ne la point embarrafler. La reine pour lors embralfa Mattamire, & lui dit avec aflez de confufion; fi votre  Fidele. 83 figfefle & votre préfence d'efprit m'ont rendu 1'honnetir & la vie , continuez a me les conferver par votre filence: vous avez fu parler a propos, fachez vous taire par la fuite, & jö vous ferai une fi grande fortune, que vous ne pourrez douter de ma reconnoiffance. Mattamire lui dit en riant: l'embarras oü je vous ai Vue, & 1'envie que j'ai eue de vous en tirer, m'ont fait avouer avec plaifïr que j'étois fille | c'eft la feule fatisfa&ion que mon fexe m'ait donnée: car depuis que je fuis au monde, j'ai toujours été au défefpoir d'être femme; il a fallu une auffi grande nécefïité que celle oü je vous ai vue, pour m'engager a me faire connoïtre : mais il me fuffit, pour vous plaindre, de favoir que 1'amour s'eft emparé de votre cceur; il reffemble en ce cas a la foudre qui tombe toujours fur les lieux les plus élevés. Ne craignez rien de ma difcrétion : vos ordres , ajouta-t-elle fe joignent a 1'envie que j'ai de conferver votre honneur. Quelques demoifelles qui apportoient les habits deftinés a Mattamire, interrompirent leur converfation : elle s'en habilla fur le champ , & parut fi belle aux yeux de tout le monde, que 1'ort ne pouvoit fe laffer de la regarder. II eft vrai que les habits qu'on lui avoit apportés, étoient de beaucoup trop courtsj  84 Le Caloandre mais aufli ils augmentoient la grace & la légêreté de fa taille. Le bruit de cette métamorphofe s'étant répandu, il n'y eut perfonne qui ne courüt pour voir la jeune amazone dans fon nouvel habit. J'y volai comme les autres, & je lui trouvai tous les agrémens & la noble fierté de la divine Pallas, je demeurai hors de moi en la voyant, je me plaignis k elle de fon peu de confiance , je lui reprochai de m'avoir caché fon état; je 1'affurai que les fentimens que j'avois eus pour Mattamiro, ne feroient qu'augmenter pour Mattamire , & qu'elle les trouveroit accompagnés du refpect & de la foumiffion que l'on devoit k une fille de fon mérite. Le roi furvint, fa préfence interrompit notre converfation. Ce monarque fut bientöt charmé, comme je 1'étois déja, des beaux yeux de Mattamire; il lui prenoit les mains, il la louoit, il lui faifoit des offres de fortune avec fi peu de ménagement, que des ce premier entretien, tous les courtifans s'appercurent de fa paffion. Lorfque je fus feul dans mon appartement, je ne fongeai plus qu'a ma nouvelle déelTe. Je me perfuadai que la nature ne pouvoit rien produire de plus beau. Enfin, je fus frappé de la rencontre que j'en avois faite fous des habits fi miférables, & de la facilité avec laquelle elle  Fidele. 8f étoit entree a mon fervice; tout cela me parut difficile a comprendre, & je ne doutai point qu'une fille qui réunifloit en elle tant de qualités éminentes, ne fut d'une nahTance illuftre; & que la fortune n'eüt conduit un fi rare tréfor en ce pays pour me rendre le plus heureux des hommes. Ces idees ne fervirent qu'a m'enflammer, mais la fortune eut bientöt le cruel plaifir de me defïïller les yeux. Le jour fuivant, fous prétexte de venir, comme a mon ordinaire, faire ma cour a la reine, j'allai voir tout mon bien, 1'aimable Mattamire, je fus aflez heureux pour trouver un inftant favorable , quï me permit de la faire venir dans 1'embrafure d'une fenctre; & voyant que toute la compagnie s'étoit engagée dans une converfation quï ne laiffoit a perfonne la liberté de nous obferver; je lui dis d'une voix baffe: belle Mattamire , je ne faurois accorder vos brillantes qualités avec la naiflance dont on pourroit vous foupgonner. Si 1'adverfité que tout le monde peut éprouver, vous a fait perdre vos biens, elle n'a pu vous priver des faveurs de la nature. Vous meritez d'être heureufe, pourquoi ne 1'êtes-vous pas? Pourquoi faut-il que votre cceur foit fans ceffe dévoré par un chagrin que vous vous plaifez a renfermer ? Je m'en fuis appercu, F üj  S6 ' Le Caloandrb ne me déguifez rien, & difpofez de moi comme de quelqu'un qui vous eft attaché plus qu'a foi-même. Non feulement je vous promets d'employer toutes mes forces pour votre feryice: mais je vous jure de vous garder le fecret; & je vous le jure par 1'amour que vous m'avez infpiré, & qui ne fortira jamais de mon cceur, Parlez, fi je ne puis vous fecourir, je pourrai du moins vous confoler; & fi je ne puis faire ni Fun, ni Fautre, je vous prouverai en m'affligeant avec vous, 1'intérêt que je prens a ce qui vous regarde. Ces paroles que je prononcai avec fentiment, attirèrent Fattention de Mattamire, & la difposèrent en ma faveur. Elle fut quelque temps fans me répondre, plus occupée du chagrin que fes infortunes rappelloient a fon efprit, que d'aucune méfiance; enfin elle me répondit: Ce n'eft pas d'aujourd'hui, prince Uranio, que j'éprouve vos bontés; vous m'en avez comblée quand mon fexe étoit déguifé, a préfent qu'il eftconnu, je puis tout efpérer d'une ame auffi généreufè que la vótre ; mais le ciel luiméme ne pourroit apporter du remede a mon malheur; mon pays eft fi éloigné du votre, que vous ne me coonoütriez pas quand je vous dirois qui je fuis ; le récit de mes malheurs vous affngeroit, 8c leur fouyenir me déchireroit  f i d t ï ï. 87 le cceur. Je vous dirai feulement, pour vous obéir, que je fuis fille d'un chevalier de Circaflie, qui, s'en allant en dernier lieu fervir Tigrinde dans la guerre de Conftantinople, me conduifit avec lui, paree que j'ai toujours aimé les armes : il efpéra que je pourrois faire ma fortune auprès de Léonide; car vous n'ignorez pas que cette princeffe ne refpire que la guerre & les combats. Nos efpérances ne furent point trornpées, elle me recut en arrivant au nombre de fes filles, & peu de jours après je la fuivis devant Conftantinople. Je devois époufer un chevalier d'une valeur diftinguée , lorfqu'un prince infame, mais, ö Dieux ! faut-il que je me rappelle le fouvenir d'un traïtre que je voudrois bannir du monde & de ma mémoire! pardonnez-moi, Uranio, fi ma paffion vient de m'emporter, elle m'engage auffi a ne vous en. pas dire davantage; qu'il vous fuffife de favoir que Léonide réfolut de quitter fecretteraent fon camp, fans être accompagnée que de moi. Je me flattai de pouvoir éviter ma malheureufe deftinée, en fuivant le défefpoir de ma maïtrefFe. Je m'embarquai donc avec elle fur un vaiffeau, qui au lieu d'aborder dans 1'ifle de Chipre, fut emporté par une fi violente tempête, qu'après en avoir été battu pendant plufieurs jours > il eft venu périr fur ces cékes t F iv.  SS Le Caloandre je me fuis fauvée feule; la mort ma épargnée, paree que la vie m'e'toit odieufe. Les autres ont été malheureux de périr, & moi je fuis a plaindre de vivre encore ; je fus poulfée a terre comme par miracle, car j'étois bleffée en plufieurs endroits. Une pauvre vieife m'a fecourue & m'a conduit dans fa cabane, oü fon mari m'a regue avec toute 1'humanité pofliblej c'étoit lui que j'accompagnois lorfque je tuai le fanglier, vous favez le refte. Toute la grace que j'attens de vous, c'eft d'approuvèr mon départ; la vengeance d'un crime affreux m'appelle ailleurs, le roi lui-méme m'oblige a m'éloigner; car il vint hier me trouver, d'abord que vous fütes forti, & me parut fi empreffé, que je vois clairement que mes refus , tout raifonnables qu'ils font, vont changer fes defirs en fureur : il vaut donc mieux que je prévienne tous ces inconvéniens par une prompte fuite , vous pouvez Ja faciliter, & fi vous n'avez d'autre envie que de faire ce qui m'eft agréable, donnez-moi, pourfuivit-elle des marqués de vos bontés, en me faifant embarquer fecrettement au port d'Alexandrie , fur quelque vaiffeau qui faffe route en Syrië, d'oü il me fera fëcile de me rendre dans mon pays. Cette grace , prince , eft la feule qui puiffe me prouver te délicatere & la pureté de vos fentimens; fi  F I D È E I, 89 vous me Faccordez, je conferveral toute ma vie le fouvenir de votre mérite, & de vos bontés. Mattamire alors cefFa de parler, & je me trouvai dans un fi grand embarras , que je ne pus lui répondre. Combattu par Famour que je refFentois, par la jaloufie que m'infpiroit un rival qu'elle ne pouvoit oublier, & par la crainte de perdre 1'objet que j'adorois ; je cherchois en moi-même un moyen pour fatisfaire a. la fois Mattamire & ma tendreiTe, quand j'entendis annoncer le roi. Pour lors, en foupirant, je me hatai de dire a la belle amazone : c'eft une chofe bien cruelle, & qui fera le malhenr de ma vie, que de me féparer de vous, ma chère Mattamire, mais je préférerai toujours votre fatisfaöion, düt-elle me coüter la vie. L'arrivée du roi m'empêcha d'en dire davantage. Je fus obligé, par refpect, d'aller audevant de lui; car il étoit déja dans la chambre, qui nous examinoit: i! s'appergut de notre entretien , & du trouble qui paroiffoit fur nos vifages; la jaloufie lui glaga les veines, il me regut très-froidement, contre fon ordinaire, & fe ftatta de cacher la fituation de fon cceur, en ne parlant point; mais ce même filence me Gécouvrit ce qu'il penfoit, & la paleur de fon vifage ferv.it a confirmer mon foupgon. La  S>° L'ECaloandre reine fe douta de ce qui fe paffoit, elle e» parut offenfée. Mattamire en foupira, & j'en cus Ie cceur percé. Nous commengames tous trois une converfation générale; mais les regards de Mattamire & les miens, fur la certitude oü nous étions des fentimens du roi ne fervirent qu'a lui perfuader que j'étois aimé! II craignit d'éclater, en me difant quelque chofe de défagréable, & fe retira. Je me vis obligé de 1'accompagner pour lui faire ma cour. II s'approcha de moi, en fortant de la chambre, & me dit tout bas: Uranio, ne parlez plus a Mattamire, fi vous ne voulez vous attirer mon indignation. J'allois lui répondre, & m'excufer malgré le trouble oü j'étois; il fuffit, me dit-a, que vous m'ayez entendu; pour lors il continua fon chemin , & paria a d'autres chevaliers qui le fuivoient. Si vous avez aimé, vous pouvez juger, chevalier , de ce que je devins a ce cruel difcours; je pafTai dans mon appartement fi troublé, & fi fort hors de moi-même , que je ne favois plus ce que je faifois, je m'affis fur une chaife, je m'abandonnai aux plus cruelles réflexions, je me repréfentai 1'élévation oü j'étois parvenu par la feule bonté du roi, & le précipice oü fon indignation pouvoit me faire tomber. Ne fachant quel parti prendre, je réfolus d'être queb  Fidéle. 9* ques jours fans aller chez la reine: mais peuton compter fur les projets d'un véritable amant, lorfqu'üs s'oppofent aux tranfports de fon amour ! deux jours écoule's dans cette fituation me parurent deux fiècles; enfin je ne pus réfifter a la néceffité de revoir Mattamire, je la vis donc, & je 1'entretins avec un plaifir extreme 5 je lui parlai de mon amour avec moins de réferve ; je lui répétai ce que le roi m'avoit dit; & je finis en lui offrant le facrifice du royaume d'Egypte uniquement pour la fervir, & fans rien exiger d'elle. Elle me remercia poliment, & me fit de nouvelles inftances pour faciliter fa fuite, je lui promis de la fecourir , & pour prendre nos mefures fans paroïtre chez la reine, nous convinmes de nous écrire. J'étois fur le point de me retirer dans la crainte d'ètre furpris par le roi, lorfqu'il arriva tout d'un coup. D'abord qu'il m'eut appercu, il me lanca un regard auffi terrible que fi j'eufle été coupable du plus grand de tous les crimes ; la rougeur qui me monta au vifage fit 1'aveu de ma faute. Le courroux du roi & mon embarras nous empêchcrent de parler, ainfi je ne pus m'excufer, ni lui me faire des reproches;. il ordonna d'un %.m févère que l'on renfermat fur le champ Mattamire dans le lerrail.: c'eft un grand appar-  92 L e Caloandre tement oü l'on met les jeunes beautés que Ie • rot fait élever pour les marier a fes favoris. Cette habitation n'a que deux portes : 1'une eft gardée fort exactement par des foldats, & n'eft ouverte qu'aux femmes qui doivent y fervir, c'eft par elles que l'on fait entrer tout ce qui eft néceffaire a ces jeunes filles; 1'autre porte qui touche a 1'appartement de la reine, eft auffi gardée par des foldats qui ne 1'ouvrent qu'a elle, elle y va fouvent fe divertir, non feulement elle connoit prefque toutes ces filles, mais plufieurs même font de fes amies, elles ne' peuvent fortir par aucune de ces portes, & nul homme ne peut y entrer. Je perdis donc en un moment 1'efpérance de fecourir la belle Mattamire & celle de la voir. Elle fut très-affligée de fe voir renfermée , &fi la reine, quil'accompagna jufques auferrail, n'eüt modéré fa fureur par fes prières , & par les confolations qu'elle lui donna, elle vouloit abfolument forcer la garde; les premiers mouvemens de fa colère étant paftés, elle réfolut de diffimuler & de fuivre le confeil de la reine, qui 1'aimoit véritablement ; aufll depuis ce temps, elle a toujours eu une grande confiance en elle. Le roi va fouvent dans le ferrail pour la voir, & lui témoigner fon amour; mais elle fe gouverne fi bien , qu'il fe repait  Fidéle. 93 de vaines efpérances, & n'ofe la menacsr: car il fent bien qu'un cceur auffi fier que celui de Mattamire ne peut être intimidé , & comme je fuis caufe qu'elle eft traitée en efclave, elle m'écrit a tout moment pour m'engager a lui procurer la liberté; foyez certain, chevalier, pourfuivit Uranio, que je facrifierois le royaume, Ia liberté & la vie pour la fatisfaire; mais je crains de la perdre elle-même, après 1'avoir délivrée. Depuis ce temps-la je ne me connois plus , & mon chagrin augrnente encore par la néceffité oü je fuis de le cacher aux yeux du roi. Hier me trouvant plus mal qu'a 1'ordinaire, je réfolus de venir, pour me diffiper, chaffer dans ces bois ; la chaife a commencé par être alfez agréable, & m'étant enfuite abandonné a la pourfuite d'un cerf avec plufieurs des chevaliers qui m'avoient accompagné, quand ils m'ont vu éloigné du refte de ma fuite, & de ceux qui m'étoient les plus attachés, ils font tombés fur moi, & m'ont bientöt fait connoitre leur perfidie : ils auroient exécuté leur mauvaife intention fans la bonté de mes armes, qui vous ont donné le temps d'arriver & d'employer votre valeur pour me fecourir. Autant que je 1'ai pu connoïtre, ils font tous partifans du duc Fierabarze, & n'ont fait qu'exécuter les ordres qu'il leur a donnés; depuis long-temps  94 LëCalóandre al eft favori du roi, c'eft un prince vaillant$ & 1'un des meiileurs chevaliers qui foient en Egypte, il ne peut me pardonner d'avoir été reconnu pour fucceffeur du rói : car il prétendoit au royaufne, non feulement a caufe de fa parenté avec le roi , mais a caufe de fon mérite ; il a toujours caché fes fentimens, paree qu'il a vu la bonté que Saladin avoit pour moi , & 1'amour que le peuple me portoit; mais depuis qu'il s'eft appercu de la jaloufie de ce prince , il a cru pouvoir s'affurer le royaume en me faifant périr, fans paroitre avoir contribué a ma mort, perfuadé que le roi uil» même n'en feroit point faché , & ne feroit aucune perquifition pour en découvrir les auteurs ; il n'y a qui que ce foit dans le royaume qui eüt ofé entreprendre une femblable action , & fi votre bras avoit laiffé vivre un feul de fes complices, vous auriez jugé par fon aveu de la vérité de mes conjeétures ; mais les chofes fe tourneront comme elles le voudront, la fortune m'accable de tous cötés pour me faire fuccomber. Je fuis amoureux d'une fi 11e pauvre & inconnue; j'éprouve la haine d'un pere jaloux, les menaces d'un roi puiffant, & les perfécutions des grands. Ah ciel ! pouvez-vous me donner de plus grandes preuves de votre tolère ! amour, fois-moi favorable, & je fuis  Fidéle. pj content; je ne demande que ma chère Mattamire, j'abandonne fans regret tous les autres biens de la fortune, & je renonce même a la vie fi la chofe eft nécefiaire. L'amoureux Uranio cefla pour lors de parler. Son récit redoubla les chagrins de Caloandre; car, apprenant avec plus de certitude le naufrage de Léonide, il fut encore au moment de s'évanouir; mais enfin difïïmulant fa douleur, & charmé d'imaginer qu'il pourroit mourir pour le fervice de fon nouvel ami, dont les avantures 1'avoient touché, & vivement intereffé, il lui répliqua: prince, fi les malheurs d'autrui pouvoient foulager un cceur auili généreux que le votre, je vous aurois bientót conté les miens , auprès defquels les vötres font bien légers, quelques confidérables qu'ils vous paroiffent. L'amitié que vous me témoignez me fait croire que vous feriez fenfible a des peines qu'il me feroit bien douloureux de rappeller;» je les pafierai donc fous filence pour nous foulager 1'un & 1'autre. Je fais qu'il y a de Ja foiblelTe a fe laiffer abattre par 1'adverfité, furtout quand on ne peut y remédier. Vous êtes aimé de toute la nation; le roi, bien affuré de Mattamire , n'aura plus de jaloufie, & par conféquent ne fera plus en colère contre vous; car un inftant de jaloufie ne peut éteiadre en lui  $6 Le Caloandre I'amitié qu'il vous porte depuis tant d'années J mais quand les chofes feroient autrement, fi Mattamire vous fufiit, je me prêterai a tout ce que vous voudrez entreprendre, & quoique vous ne me connoiffiez point afiez pour avoir une gfande idéé de moi, vous pouvez abfolument difpofer de ma perfonne ; quelque difficile que puiffe êtrele projet que vous aurez formé, je ne vous abandonnerai point, je n'aurai d'attem tion a me conferver que pour vous ; & bien éloigné de defirer la vie , je m'eftimerai heureux de voir la fin de mes jours en faifantvotre bonheur. Avec de tels propos les deux nouveaux amis arrivèrent au grand Caire charmés 1'un de 1'autre ; on he parloit que de la trahifon que l'on avoit faite a Uranio, & du fecours qu'il avoit recu d'un chevalier étranger: aufii tout le peuple en paffimt par.les rues lui donnoit mille bcnédictions, & ne pouvoit Te laffer de le voir, & de le combler d'éloges pour lui témoigner fa reconnoilfance. Caloandre 1'ayant remarqué, fe tourna Vers lui, & lui dit : prince, je vois avec plaifir qüe ie courroux du roi ne fait aucune impreffion, fur 1'efprit de vos peuples, & ne diminue point I'amitié qu'ils vous portent. Croyez donc que la colère du roi ne fera pas de durée, ou ne pourra vous nuire. II me fufiit, répliqua Uranio, qu'il ne mote point  Fidéle. 97 "point ma chère Mattamire; mais j'efpère tout, puifque vous êtes avec moi, Lorfqu'ils furent arrivés au palais, ils allèrent faluer le roi, qui fut charmé de voir Caloandre : il le remercia de ce qu'il avoit fait pour le prince, & voulut favoir le détail du combat. Caloandre le fit en lui infinuant modeftement que les marqués d'indignation qu'il avpit données au prince, avoient engagé des fujets au~ dacieux a commettre eet attentat. Le roi 1'affura qu'il en feroit un chatiment rigoureux, & qu'Urahio ne devoit rien craindre; Le duc de Fierabarze étoit préfent ; Uranio n'ofa pour lors 1'accufer, paree que le roi 1'aimoit beaucoup, & qu'il n'étoit pas aifé de le convaincre. Les deux princes en fortant de chez le roïj allèrent a 1'appartement d'Uranio , qui voulut que Zélim ( c'eft ainfi que Caloandre s'étoit fait nommer) couchat dans fa propre chambre, &: dans un lit proche du fien , afin de s'entretenir plus aifément: car leur amitié augmentoit a ehaque inftanti Ils étoient jeunes, braves, aimables , penfant de la même facon fur tous les points , tous deux amans & tous deux malheureux; ces rapports ne pouvoient que les lier infiniment; Les perfections de Zélim lui acquirent bientöt 1'eftime & I'amitié de tout le monde, & celle que le prince lui témoignoit^ Tome IVi , G  98 LeCaloandrê lui donna beaucoup de confidération dans la cour. Le roi admira plus d'une fois tous les dons que la nature avoit prodigués au généreux Zélim; mais la jaloufie dont ce monarque, étoit enflammé contre Uranio, lui rendoit cette grande amitié fuipecte : d'ailleurs il trouvoit une fource d'inquiétudes dans 1'extrême reffemblance qu'il voyoit entre Zélim & Mattamire; leur taille, leur traits', leur fon de voix, tout le frappoit, tout lui faifoit craindre qu'ils ne fulTent parens, ou peut-être frère & fceur, & que Zélim ne fut venu pour enlever Mattr.» mire. En un mot ce vieil amant ne pouvoit aimer tant de vertus fans les craindre. II donna des ordres pour redoubler la garde du ferrail, & pour obferver les démarches d'Uranio & de Zélim. Fierabarze fe chargea volontiers de ce dernier foin : car il ne pouvoit aimer Zélim auquel il reprochoit intérie'urement d'avoir fauvé la vie a Uranio. D'un autre cöté la reine, qui n'étoit que trop fufceptible d'amour, ne put refufer fon cceur au mérite de Zélim, elle .courut au ferrail, pour feulager fa peine par Ia confidence qu'elle en fit k Mattamire; & trouvant beaucoup de rapport entre fon nouvel amant & cette charmante fille, elle la baifa d'un air fi pallïonné, que Mattamire en fourit. La reins  Fidéle. 5>2 s'en étant appereue continua, en lui difant: tu te mocques de moi , mais je ne t'en veux point de mal; ta beauté ne m'avoit-elle pas enflammée, quand je te croyois d'un autre fexe? Je puis a préfent me fatisfaire fans te perdre, je te retrouverai dans la perfonne de Zélim: car je ne doute pas qu'avant d'avoir de la barbe, il n'eüt autant de beauté que tu m'en fais paroitre. Vois donc li je puis m'empêcher de Talmer, & fi je ne dois pas t'embraifer. Plus je te regarde, & plus je te trouve de refiemblance avec lui. Toutes ces bagatelles exprimées avec le déreglement de la paffion auroient peut-être amufé Mattamire, fi la reffemblance dont on lui parloit, ne lui avoit rappellé le fouvenir de fon chevalier de Cupidon auquel elle ne pouvoit penfer fans douleur. Chère Mattamire, ajouta la reine, n'ai-je pas lieu de me plaindre de 1'élévatïon de mon rang qui m'expofe a. la critique d'une cour envieufe autant qu'indifcrette ? Quand le roi me furprit dans tes bras, ta préfence d'efprit & ton fexe fervirent a me juftifier; mais 1'intention n'en a pas été moins biamée. Avec combien plus de retenue dois-je me conduire dans cette nouvelle paffion: le duc de Fierabarze m'aime autant d'amour que le roi ad'amitié pour lui; comment pourrai-je G ij  «oo Le Caloandre lui cacher des fentimens qu'il faut que je découvre a Zélim ? II te reffemble non feulement par la beauté, mais encore par la triftefie; il a toujours les yeux baiffés, & pleins de larmes, il ne voit pas même combien les miensf font attachés fur fon beau vifage ; il ne s'appercoit pas du coup dont il a percé mon cceur. En un mot tout femble s'cppofer a mes defirs; tu peux au contraire aimer fans honte, on t'eftime, paree que tu n'écoutes point le roi, & l'on t'approuve de répondre aux vceux d'Uranio; de plus ton bonheur va jufques au point d'éprouver un tendre retour. D'oü peut donc procéder ta trifteffe ? Dois-tu me cacher tes fentimens , a moi qui viens de t'ouvrir mort ame toute entière? Madame, lui répondit Mattamire, je vous fuis obligée de la confiance que vous me témoignez & de 1'envie que vous avez de me confoler. J'aurois affurément grand tort de n'être pas pénétrée de vos bontés , mais elles me font inutiles , & mes malheurs font d'une efpèce a. n'en pouvoir faire aucun ufage. Ils ne font pas tels que vous les imaginez: mes foupirs font caufés par la haine, par la rage & par 1'indignation, ils ne font point caufés par 1'amour, & je ne les pouffe que contre le ciel; mais il eft fourd a ma voix, il me refufe un éclat de  Fidéle. iof fa foudre que je ne lui demande que pour finir toutes mes peines, en me privant du jour. Quant a votre nouvelle paffion, puifque vous convenez vous-même qu'elle eft indïgne de vous Mon goüt pour Zélim, répliqua la reine avec vivacité , eft fi violent,-que je ne veux ni ne puis m'en défaire; mais je le cacherai avec toute 1'attention dont je fuis capable. Telle étoit la fituation de la reine. Un jour qu'elle étoit feule dans fon cabinet, elle prit la plume, 1'amour lui dióta une lettre qu'elle courut porter a Mattamire, & craignant que fon caraclère ne fut reconnu par des accidens que l'on ne peut prévoir, elle pria Mattamire de la copier. Mattamire eut beaucoup de peine a faire ce qu'elle exigeoit de fa complaifance , mais enfin elle, s'y détermina , vouknt profiter de cette occafion pour écrire a Uranio. La reine fit appeller Darinelle fa confidente, & lui donna les deux lettres pour les porter. Darinelle ne trouva ni Zelim , ni Uranio.; ils étoient allés a la chaife , tous deux couverts de leurs armes, paree qu'Uranio craignoit continuellement quelque nouvelle trahifon. Le commencement de la chaiTe leur caufa quelque diffipation; Zélim feignit d'abord de G iij  ï<5l Le Caloandre s'en amufer; mais dès qu'il vit Uranio s'obftiner a la pourfuite d'un cerf, il fe jetta dans Ie plus épais du bois pour chercher la folitude, & pour donner librement Tenor a fa douleur. Son cafque lui couvroit le vifage, & cachoit les larmes qui couloient de fes yeux. Suivant 1'ufage des infortunés, il parloit tout feul, & laifïbit échapper des plaintes fi tendres, qu'elles auroient touché le cceur le plus barbare. Les difcours de Zélim frappèrent Toreille dun chevalier qui étoit aflis fous un arbre; cétoit Acomat, qui depuis long-temps erroit a Tavanture en cherchant Léonide ; dès qu'il entendit nommer cette princefTe, & qu'il eut jetté les yeux fur les armes, dont Zélim étoit couvert, il he douta point que ce ne füt lc prince Caloandre, & tranfporté de fureur, il ba;iTa fa vifière , monta fur fon cheval, & s'avanga fierement contre le héros grec , en lui criant: quoi, Caloandre, tu es encore alïèz infenfé pour chercher Léonide ! viens, traïtre , viens recevoir de moi la mort qu'elle voudroit te donner pour te punir de tes crimes. Alors il tira fon épée, & fondit fur le prince, qui fut charmé de retrouver celui contre lequel il avoit tant d'envie de recommencer fon combat, car il le reconnut au- - mes & au fon de la voix. II le recut Tépée a la main, en  Fidéle. 10 * lui difant: tu arrivés bien a propos pour ree* yoir Ia mort que tu defires avec tant d'ardeur: je vais t'envoyer a Léonide que tu aimes tant. Voyons fi la fortune pourra te dérober aujourd'hui k ma jufte fureur. Les coups fuivirent de prés les menaces, mais la partie étoit trop ïnégale, & quelle que fut la valeur d'Acomat il fentit bientöt qu'il ne pouvoit réfifter; fon fang couloit de toutes parts , fa mort étoit infaillible, fi Uranio ne fut furvenu avec plufieurs courtifans qui 1'accompagnoient. Ce prince dont la générofité aimoit k brille* dans toutes les occafions , s'élanca au milieu des deux combattans , & leur cria : daignez me dire, braves chevaliers, le fujet de votre querelle. Je m'eftimerai heurcux de pouvoir vous réconcilier. Seigneur, lui répondit Zélim, fa mort terminera bientöt la difpute. C'eft un infenfé qui la cherche, il eft mon ennemi fans que j'en fache la raifon. II aime 1 a prmecffe de Trébifonde , & court après elle; voila tout ce que j'en fais. Uranio fe tournant du cöté d'Acomat, lui dit: apprenez, chevalier, que la princefTe Léonide , a péri malheüreufement fur ces cötes : ainfi vous pouvez vous épargner la peine de la fuivre, & fi vous ne com- battez que pour 1'amour d'elle il nacheva pas, car Acomat, frappé d'une nouvelle fi ter- G iv  104 L E C A E O A N D E E rible, & fe trouvant affoibli par le fang qu'il avoit perdu , tomba fans aucun fentiment, Uranio, touche' de ce fpeéteclé, lui öta promptement fon cafque, & Zélim s'approcha pour voir s'il ne pouvoit le connoitre; mais d'abord quil 1'eut envifagé, il s'écria ; oh Dieux, que vois-je ! & le confidérant avec plus d'attention a comme ayant peine a croire au rapport de fes yeux, il ne dit plus rien; confondu de voir qu'un de fes meilleurs amis fut en un inftant devenu fon plus cruel ennemi. Cependant Zé-, lim, après quelques réflexions, ne put s'empêcher d'éclater. Lache Acomat, s'écria-t-if, comment avez-vous pu oublier fitöt les fervices que j'ai rendus a votre maifon ! je faj tirée de I'échafaud pour 1'élever fur le tröne ; voila donc la reconnoiffance que vous me confervez. La grande beauté de Léonide vous ^ contraint a 1'aimer, je veux bien vous pardonner cette perfidie; mais puis-je vous pardonner la haine que vous avez pour moi ! Acomat ne revenoit point de fon évanouilTement, mais Zélim étoit trop tranfporté pour y faire attention. Va, malheureux, continua-t-il, je te laifle vivre pour te montrer que Caloandre n'a pas moins de générofité, que toi d'ingratitude. Pour lors s'appercevant que la paifion 1'emportoit deyant Uranio & devant 1'écuyer d'Aco-.  F I D È L ï. Ï0£ mat, & craignant de plus qu'en ouvrant les yeux, il ne le reconnüt pour Caloandre, Zélim dit au prince égyptien: feigneur, je veux bien lui lailfer la vie, mais j'avoue que je ne puis lui parler : la nouvelle du trépas de Léonide a fans doute caufé FévanouhTement de ce traïtre. Partons, je vous prie, avant qu'il reprenne 1'ufage de fes fens; fon écuyer fuffit pour lui donner les fecours qui lui font néceffaires. A ces mots Zélim remonta fur fon cheval, Uranio fur le fien, & tous deux reprirent bientöt le chemin du Caire avec les autres chaffeurs. L'écuyer d'Acomat banda les bleffures de fon maïtre, qui, quoique confidérables, n'étoiënt pas mortelles ; & le rappella doucement a la vie, par les fecours qu'il eut foin de lui donner, Acomat, en ouvrant les yeux, fe fouvint de fon combat avec Caloandre , & des trifteS nouvelles qu'on venoit de lui apprendre de Léonide. Malheureux que je fuis, s'écria-t-il, la mort de cette princelfè n'eft-clle pas fuffifante pour me faire périr ! quoi ! Caloandre lui-méme refufe de verfer mon fang ! lui qui a fait affalliner avec tant de lacheté le chevalier de Cupidon ! il me lailfe vivre, moi, dont il étoit li jufte qu'il fe vengeat ! ö Ciel! comment un traïtre peut-il étre li pitoyable!. mais  taS L E C A I, Ö A N D R fi cette com paffion eft plus cruelle que tous Ie» inaux enfemble: oui, je les e'prouve tous, puifque Le'onide eft morte. Les nceuds de la plus tendre amitié m'unlüoient avec elle, & je refpire encore ! quelie honte i quelle difgrace pour un cceur tel que le mien ! ah, Caloandre! ah prince trop barbare , puifque tu le veux, je vivrai; mais ce ne fera, fi je le puis, que pour te faire périr! il fe leva, & avec le fecours de quelques payfans qui le portèrent fur un brancard, il gagna un chSteau voifin, dont le feigneur le recut avec autant de politeffie que d'humanité. Ses blelfures le retinrent au lit pendant plufieurs jours. Mais comme on lui parloit fouvent de Zélim dans ce chateau, Cardin fon écuyer lui dit: qu'il falloit abfolument que Zélim fut Caloandre lui-même, fe fouvenant très-bien de 1'avoir entendu nommer de ce nom par Uranio le jour de leur combat. Sur eet indice, Acomat réfolut d'aller au Caire d'abord que fa fanté le lui permettroit, & d'y mefurer encore une fois fes forces avec celles de Caloandre. Fm du on^iëme Livre*  Fidéle. 107 L1VRE D OU Z IE ME. 2> Ê L1M parut, k fon retour au Caire, fi outré de la perfidie d'Acomat, & fi hors de lui-même, qu'Uranio n'ofa jamais lui demander le nom du chevalier qu'il venoit de combattre; cependant il comprenoit, par ce qu'il avoit entendu, qu'ils étoient rivaux , & t: t< Hiigés de la mort de la princefTe de Trébifonde, E . • |u'U fe repréfentat aifément tout ce qu'un malheur irréparable peut faire fouffrka malgré 1'envie qu'il avoit de contoier Zélim , il prit avec lui le parti du filenca, fur-tout en voyant qu'il continuoit toujours a lui cacher ta condition & les troubles de fon cceur. Darinelle trouva, le foir même, un inftant favorable pour donner féparément a Zélim la lettre de la reine, & k Uranio celle de Mattamire. Zélim ne reconnut pas le earactère de Léonide , il n'en avoit jamais vu qu'une lettre, encore étoit-elle écrite fort k la hafe, & dans un tranfport de colère; & ceile-ci étant écrite avec attention, le earactère en étoit fort différent. Uranio quitta Darineüc, qui attendo': fa réponfe, & pafta dans la clumbre ou étoit,  UoS Le Caeoandre Zélim. II le trouva appuyé fur une fenêtre i tenant un papier dans fa main : quoi ! vous avez aulfi regu des lettres, mon ami, lui dit Uranio ! je viens d'en recevoir une de ma chèra Mattamire, & je la veux lire devant vous, pour vous engager k prendre part k ce qu'elle renferme d'heureux oü de malheureux pour moi. En difant ces mots, il jetta par hafard les yeux fur le billet que Zélim teaoit avec affez de négligence , & reconnoiffant la main de Mattamire, un troub'e foudain lui fit perdre la parole; cependant il fe remit bientöt; & pour ne donner aucun foupcon a fon ami, il voulut parler d'autre chofe; mais Zélim qui avoit remarqué la furprife d'Uranio , ne douta point qu'il n'eüt reconnu 1'écriture de la reine, & fè vit obligé de lui confier fon avanture. Vous étes prudent, lui dit-il, Uranio , & vous m'honorez de votre amitié; lifezdonc,& donnez-moi confeil. Le prince d'Egypte prit la lettre , & la lut avec une agitation qu'il ne fut pas maïtre de cacher. II trouva plufieurs endroits qu'il ne put entendre, & qui ne convenoient pas a Mattamire, ce qui 1'engagea k regarder fixement Zélim. Ce prince lui dit alors: hé bien, que me confeillez-vous ? Uranio, changeant mille fois de couleur en un moment., lui répondit: hélas ! mon cher Zélim, puis-je vous  Fidele, 10$ donner confeil pour me trahir ! fi vos feux font plus anciens que les miens , j'avoue que je ne dois point traverfer votre bonheur; mais fi l'on brüle pour vous d'une flamme nouvelle, cette flamme doit-elle vous autorifer a me rendre leplus malheureux de tous les hommes? Puis-je , dans une telle fituation, vous confeiller en ami, fans devenir 1'ennemi de moï-méme? Vous êtes encore en état de confulter votre cceur, le mien n'eft plus a moi. Zélim, furpris d'un difcours fi extraordinaire , lui repliqua avec vivacité : moi, Uranio, moi vous trahir ! quoi! c'eft moi que vous offenfez fi cruellement ! je fuis prince, j'habite votre cour, & je fuis votre ami, je fais comment les honnétes gens doivent en agir ; je n'ignore point les loix de 1'hofpitalité , & les devoirs de I'amitié. Pour les fatisfaire, & pour vous témoigner ma confiance, je vous fais 1'aveu des amours de la reine ; je tombe dans 1'indilcrétion pour vous être fidéle, & vous donnez au confeil que je vous demande, (paree que je ne connois point cette cour) le nom de perfidie ! ah ! pouvez-vous foupconner mes fentimens? je le vois avec douleur, j'ai trop compté fur les vötres ! Uranio entendant parler des amours de la reine, examina la lettre avec plus d'attention,  ïio Li C a i o a n d k i & comprit dès-lors ce qu'il n'avoit point entendu ; il fut charmé de voir éteindre fa jaloufie & fe reprochant la défiance qu'il avoit témoignée k fon ami, il fe jetta k fon col,& lui dit en répandant quelques larmes, pardonnez-rhoi ce qui vient d'arriver; j'avois raifoa de craindre Ie ciel qui vous a fait naitre fi parfaits, Mattamire & vous, ne voulut vous attarhtr Tan avec 1'autre par les fentimens du cceur. C'eft Mattamire, & non pas la reine, qui a écr't cette lettre; la reine lui aura fait lans doute 1'aveu de fon amour pour vous; & ne voulant pas écrire elle-même, elle aura pris cette charmante fille pour fecrétaire. J'ai donc eu raifon de m'alarmer, & je ferois puni trop févérement, fi je perdois votre amitié. Prince, lui dit Ziiim en fouriant, je ne fuis capable, ni de vous óter Mattamire, ni mon amitié. Mais voyons k préfent comment je dois me conduire avec la rei^. Cette lettre, lui répondit Uranio, prouve que la reine a du gout pour vous, jt: n'eh fuis point furpris ; il eft fi naturel de vous aimer , que les deux fexes doivent également vous rendre hommage. La reine vous mande de vous trouver la nuit fuivante fous fes fenêtres dans le jardin, dont elle aura foin de faire tenir la porte ouverte; le lieu eft en effet très-commode; car les vues  F t fi è £ f, tir de fon appartement occupent un cóté de ce jardin, & 1'autre eft occupé par celles du ferrail. Vous pouvez vous y rendre, & jager de ■ce qu'elle veut vous dire, fans courir aucun rifque ; mais je vous accompagnerai, pour plus grande füreté. Seigneur; lui répondit Zélim, la fïtuation de mon cceur doit m'éloigner de toute galanterie, & principalement d'une liaifon de cette efpèce avec la reine. L'ombre de la moindre ingratitude m'épouvante; le roï m'a recu dans fa cour avec bonté, je ne paierai point fes bienfaits par une lache complaifance pour les foibleffes de fon époufe: ainfi elle ne doit point m'attendre au rendez-vous , je ne m'y rendrai certainement pas; fa colère pourra m'être funefte, mais je ne crains que le crime, & je brave les plus grands malheurs , j'y fuis accoutumé depuis long-temps. Lifez ce que vous écrit Mattamire , pourfuivit-il ; fi elle vous preffe encore de faciliter fa liberté, & fi vous voulez m'employer a la lui procurer ^ ne perdons point de temps; car je ne puis retarder mon départ, quelque faché que je fois de vous quitter, fans avoir eu le temps de vous prouver ma reconnoiffance. Vous me mettez au défefpoir, lui répondit Uriano , en me parlant de votre départ ; je vous aime plus que la couronne, plus que ma vie, plus que Mat-  '112 Le Caloandre tamire ; mais j'abandonnerai tout plutöt quë de vous perdre. Pour lors il ouvrit la lettre* & la trouva concue en ces térmes : « S'il eft vrai, généreux Uranio, que vous »m'aimiez, ne négligez rien pour me faire *> promptement fortir d'ici. Je ne veux point » abfolument vivre en efclave, ni me voir fou« mife a un roi qui veut attenter a mon hon*> neur. Je ferai mes efforts quand je verrat 33 que les vótres feront inutiles. Je répandraï 33 tant de fang, fi l'on veut me retenir, que 33 ma mort vengera foiblement mon perfé33 cuteur. « Uranio s'écria, après aVöir lu ce billet: cruelle Mattamire, comment pourrai-je vous procurer' la liberté fans perdre la couronne & la vie5 puifqu'il faudra renoncer a .vous voir ! Après quelques inftans de réflexion , il fe tourna dü cöté de Zélim, en lui difant: Je fuis réfolu, a quelque prix que ce foit, de contenter la beauté que j'aimei Les deux princes prirent les mefures néceffaires pour exécuter cette réfolution. La nuit vint, Zélim fe trouva mal, & s'alla coucher ; mais Uranio qui favoit que pour fe rendre fous les fenêtres de Mattamire , il falloit paffer devant celles de la reine, craignit que eetté princeffij  Fidéle. Iry princefTe ne Tappergut ; & pQur e'vker tout embarras, il eut recours k un ftratagême innocent: il fe couvrit du manteau de fon ami dans le defTein de pafier pour Zélim s'il falloit parler k Ja reine. Il pouvoit fe flatter de la tromper fous ce déguifement, car il favoit Ia langue de Trébifonde, & il étoit k peu prés de la même taille que Zélim; d'ailleurs Ia nuit ctoit favorable k fon defTein. Quand Theure du rendez-vous fut arrivée Uranio fortit après avoir pris toutes les précautions qu'il jugea nécefTaires. Le duc de Fierabarze, reveillé par I'amour & la jaloufie, prenoit pour lors le frais k fa fenêtre; il appergut le prince qui traverfoit ia cour du palais & le vit entrer dans Ie jardin, dont il favoit'que la porte étoit toujours fermée par ordre du roi & comme la reine feule en avoit la clef il ne' douta point que ce ne fut Zélim , car 'il reconnut le manteau. Les foupgons & Ia curiouté semparèrent de fon ame , dautant plus, que depuis quelque temps il foupgonnoït la reine d avoir du gout pour Zélim. Rempli de cette idéé, il nrit Cp* armoe o, r - •. i 'tt • ^ . iuivic aoucement Uranio. Celu.-ci qui ne fe croyoit point ób- • »>* ,IC ^niolt qua Ie dérober aux yeux de la reine, s'éloignoit Ie plus qu'il lui etoit poffible des fenétres de cette princefTe,  114 L E C. A t. O A N D E H pour gagner le cöté du ferrail; mais il ne fut pas long-temps fans entendre une voix qui fappelloit; c'étoit la reine elle-méme , a laquelle il ne put fe difpenfer d'obeir. Comme il étoit préparé a ce contre-temps , il s'approcha fans témoigner aucune inquiétude , & s'excufa de s'être écarté, fur le peu de connoiffance qu'il avoit du jardin ; & continuant la converfation , il foutint fi bien fon perfonnage, que la reine crut toujours parler a Zélim r mais comme elle déclaroit fes fentimens avec beaucoup de franchife, les réponfes tendres & polies d'Uranio lui perfuadèrent qu'elle étoit aimée. Cependant le duc qui étoit entré dans le jardin, fe cacha fous des arbres pour entendre leur converfation. II ne put diftingucr ce que difoit Uranio, qui parloit affez bas; mais il ne perdit pas un mot de tout ce que la reine dit de tendfe & de paffionné ; il en fut dans une fi grande colère, qu'il prit plufieurs fois la réfolution d'attaquer le faux^Zélim, & de le tuer; mais confidérant le danger qu'il y auroit a caufer une pareille rumeur dans le palais & pendant la nuit, il jugea que pour faire punir fürement un crime de cette efpèce , il étoit plus fage de ne point agir a la légere , & de trouver un autre expédient que celui d'attaquer  Fidéle, un homme fi redoutable, qui pourroit le défarmer lui-même, 1'accufer, & par ce moven éviter la punition. Ces raifons 1'engagèrent donc a retourner dans fon appartement; mais toujours occupé des moyens de fe venger & de Zéüm & de la reine, il p„t le parti de les accuier Un & lautre devant ie roi. D'un autre cóté, Uranio voyant que 1'heure de parler a Mattamire approchoit, preffa la reine de fe retirer, en lui exagerant le danger qu'elle couroit fi quelqu'un la voyoit k la fenêtre: elle fe rendit a fes raifons; & quand ü eut p.ns congé d'eüe , il fit femblant de fortir du jardin; mais lorfqu'il eut entendu qu'elle avoit ferme fes fenêtres, i! revint doucement a celles de Mattamire, qui 1'attendoit depuis prés d'une heure. Eft-ce vous, prince, lui ditelle? Oui, madame, répondit-il, c'eft moi qui viens vous annoncer que vous fortirez bientöt de votre prifon. Vous ferez fatisfaite; mais fongez que je perds tout en-vous perdant ; cependant j'obéirai, quoiqu'il m'en coüte une couronne & la vie. Me préferve le ciel, reprit Mattamire, que ma liberté vous coute fi cher | Je n'ai point alTez de mérite pour vous y engager, m afTez peu de difcrétion pour y confentir; je veux m'expofer feule aux dangersj Hij  iiö L e Caloandre je veux qu'ils ne tombent que fur moi: fi vous pouvez entrer dans ce jardin, il me fera facile d'y defcendre ; apportez-moi feulement une corde & des armes; donnez-moi un homme fur pour me conduire hors de la ville & du royaume, & laiffez-moi le foin du refte. Ah ! Mattamire, s'écria Uranio, croyez-vous que je vous aime affez peu pour vous laiffer courir feule tant de dangers ? Je ne pourrai vous lailfèr partir fans moi; mais pour vous obéir, celui qui vous apportera tout ce que vous demandez, fera mon ami Zélim dont 1'épée feule en vaut mille : du refte, nous nous abandonnerons k la fortune, & je m'ellimerai trop content, fi je ne fuis féparé de vous que par la mort. Ne me parlez point de votre mort, jnterrompit Mattamire, je ne vous demande que des fecours qui ne peuvent vous commettre. Si votre ami Zélim eft auffi bon chevalier qu'il en a la réputation , j'accepter. i volontiers fa compagnie. A 1'égard de votre attachement pour moi, j'en fais cas , & j'en ai plus de reconnoifiance que peut-être vous ne le croyez. Qu'il vous fuffife que je vous aime autant que vous aimez Zélim, c'eft-a-dire, comme fi vous étiez mon frère; & de favoir que fi jamais je fuis capable d'avoir des fentimens plus vifs, vous feul me les pourrez infpirer.  Fidéle. Ï17 Jé ne puis vous rien prefcrire, lui répondit Uranio , aimez-moi de quelque fagon que ce foit, je fuis aiïèz heureux. Tout ce que je vous demande, c'eft d'oublier les peines qui tourmentent votre cceur. Mattamire ne répondit a ce difcours que par un foupir. Pour lors Uranio craignant de lui avoir rappellé fes douleurs, rèritretint d'autre chofe* Enfuite voyant que le jour approchoit, il la quitta , en lui promettant qu'il conviendroit avec Zélim des arrangemens qu'on devoit prendre, & qu'il auroit ioin de la faire avertir, Enrin il rentra dans fon appartement , oü contre 1'ordinaire, il trouva Zélim endormi; & s'étant couché fans bruit, il dormit lui-méme jufqu'au grand jour. Lorfqu'Uranio fut éveillé, il raconta a Zélim tout ce qui s'étoit paffe. Ils convinrent que Rollin fon écuyer, iroit le lendemain au port d'Alexandrie arrêter le premier vaiffeau qui feroit pret a faire voile. Que dans eet intervale , on envtrroit une corde a Mattamire pour s'en fervir quand il en feroit temps ; & qu'enfuite, accompagnéé de Zélim, eile iroit a toute bride gagner Alexandrie, oü vra.ifemblablement ils feroient arrivés & même embarqués, avant que l'on fe fut appergu de leur retraite; d'autant plus qu'Uranio fauroit fous main, empécher ou retarder les ordres que H iij  nS Le Caloaneire Ton donneroit pour les fuivre. Qu'enfm ils fe rendroient dans 1'ifle de Rhodes, oü ils attendroient Uranio, qui e'toit déterminé a facrifier fa fortune, plutöt que d'abandonner fa maïtreffe & fon ami. Zélim avoit une grande impatience de voir Mattamire , non qu'il ne fut perfuadé de la mort de Léonide; mais il defiroit d'apprendre d'elle plufieurs chofes, fur-tout les aventures de fon ami Léandre, & comment on lui avoit öté les armes d'os de poilfon, avec lefquclles Léonide étoit venu le combattre. Ces raifons 1'engagèrent a. prendre encore avec plus d'emr prèffcment, les mefures néc.elfaires pour mettre Mattamire en liberté. D'abord que les deux princes furent levés, ils allèrent chez le roi , qui rentroit dans fon appartement après avoir donné fon audience publique. II les regut d'un air férieux, & leur dit avec un fourire affeété: vous paroilfez bien tard aujourd'hui , vous n'avez apparemment pas bien dormi cette nuit. A ces mots, fans attendre aucune réponfe, il paffa dans fon cabinet.- Uranio le fuivit: Zélim demeura dans une falie voifine, mais le roi le fit bientöt appelier, & jettant fur lui un regard animé de fureur, il lui ordonna de remettre fon épée entre les mains du duc de Fierabarze. Alors  Fidéle. ito Zélim s'appercut qu'on avoit ferme fur lui la porte du cabinet, & qu'il y avoit plufieurs gardes difpofés a lui faire violence. Zélim enfiammé d'une jufte colère, fe rangea contre le mur, & dit au duc, qui vouloit le défarmer : miférabie, éloigncz-vous. Les chevaliers comme moi ne rendent jamais leurs épées tant qu'ils ont la force de s'en fervir. Pour lors il la tira du foureau d'un air a. perfuader qu'il renverferoit'Ie premier qui s'approcheroit de lui, & s'étant tourné du cóté du roi, il ajouta : fire, jamais je n'ai manqué a mon honneur, vos ordres me font injurieux , & je ne m'y foumettrai point. Que celui quï ofe m'accufer paroiflè, nous verrons s'il aura 1'audace de me foutenir que j'ai pu mériter un pareil traitement. C'eft moi, lui cria le duc , & je foutiendrai, s'il Ie faut, contre tout I'uni^ers que tu as trahi le roi. Zélim Ie regardant avec mépris , lui répondit: je ne m'étonne pas de te voir prononcer une fi grande faulfeté, ta bouche eft faite pour le menfonge ; quiconque eft capable d'aflailiner fon prince, peut bien en impofcr fur Ie compte d'un étranger; mais je te montrerai de quel air je punis les fcelerats. Prépare-toi, perfide ; pour moi je fuis pret; fi les loix de 1'honneur m'ont fait prendre contre tes complices la défenfe d'un H iv  iso Le Caloandke prince, que je ne connoifiöis pas, juge fi je faurai me défendre moi-même contre un calomniateur. Les loix de ce royaume, reprit Fierabarze, ne permettent pas que Faccufe' puifle fe défendre lui-même; fans cela j'aurois bientöt prouvé la trahifon que tu as faite a fa majeflé. C'en eft affèz, dit le roi, qu'il aille en prifon. Alors plufieurs perfonnes tombèrent 1'épée a la main fur Zélim qui fe préparoit a leur donner des preuves de fon courage. Uranio s'approcha de lui, & lui dit les larmes aux yeux: remettez-moi votre épée, mon cher Zélim, en attendant que votre innocence foit prouvée, le ciel , ni le roi ne vous refuferont point la juftice qui vous eft due; enfuite il pourfuivit plus bas, & en langue de Trébifonde: c'eft courir a une mort affurée que de vouloir vous défendre en ce moment, ne foyez point caufe de mon trépas : il eft conftant qu'il fuivroit le votre; laiffez-moi me conferver pour vous déli vrer quand 1'occafion fera plus favorable. Fiezvous a un ami qui ne vous abandonnera jamais; accordez-moi cette grace au nom de ce que vous aimez le plus tendrement; fi vous me la refufez, je vais inftruire le roi de ce qui caufe Terreur de cette dernière nuit; tout Torage tombera fur moi fans que je puifte Téviter  Fidele. 121 Zélim fe calma, il rendit fon épée a Uranio, & les gardes Ie conduifirent en prifon. La cour & tout le peuple furent bientöt inftruits de 1'accufation que le duc avoit intentée contre la reine & contre Zélim. On en parloit différemment; mais enfin on publia que Fierabarze foutiendroit par les armes pendant huit jours confécutifs que la reine & Zélim étant amoureux 1'un de 1'autre, étoient coupables de lèfe-majefté; qu'il feroit permis a tout chevalier de prendre leur défenfe, mais que s'il ne s'en préfentoit aucun dans eet ef-. pace de temps, ou fi 1'avantage ne demeuroit pas a ceux qui fe feroient préfentés; les deux criminels feroient condamnés a mort, & qu'au contraire on les déclareroit innocens , fi le duc étoit vaincu. On donna a la reine les'deux dernières pièces de fon appartement pour prifon, & l'on y mit une garde. L'amour , la honte & la douleur la toürmefltoient également ; elle voyoit fa réputation noircie, fa vie en danger, 1'obiet ce fa tendrefle menacé d'un fupplice affreux. Enfin ne fachant que réfoudre, & voulant épancher 1'amertume de fon cceur dans le fein de Mattamire, elle paffa dans le ferrail, dont 1'entrée ne lui avoit point été défendue, & lui dit, en verlant un torrent de  '222 Le Caeoandre larmes: ah, ma chère Mattamire, je fuis perdue ! enfuite elle lui conta tout ce qui venoit d'arriver. Mattamire fut extrêmement fachée d'apprendre cette nouvelle, non feuiement a caufe de l'ifltjérét qu'elle prenoit a la reine ; mais aulïi paree que tous ces événemens apportoient de grands obftacles a fa liberté. Cependant elie confola 1'infortunée Daraffe , en 1'alTurant qu'il n'étoit pas poflible qu'elle manquat de défenfeur; d'autant plus qu'elle devoit croire qu'Üranio n'épargneroit rien pour la tirer d'embarras, & pour fauver fon ami Zélim. Après une longue converfation , elle retourna dans fon appartement avec un peu moins de trouble & d'agitation. Le duc de Fierabarze_ étoit fans contredit le meilleur chevalier qui fut en Egypte après Uranio ; on le redoutoit même fi fort, que l'on pleuroit déja Zélim & la reine, & qu'on les regardoit comme des viclimes qui ne pouvoient échapper a leur trifte deftinée, a moins qu'Uranio ne prit leur défenfe. Le roi qui comptoit beaucoup fur la valeur du duc, fe croyoit déja déüvré de fa femme, & maïtre par conféquent d'époufer Mattamire dont il étoit pafïionnément amoureux. Ainfi , foit a caufe de la valeur de Fierabarze , foit par la crainte de déplaire au roi, perfonne n'ofoit paroïtre pour défendre les deux accufés,  Fidele, 12^ Uranio fentoit bien qu'il étoit le feul qui put foutenir la caufe de Zélim & de la reine; mais il jugeoit bien aufli qu'il ne pouvoit prendre les armes dans cette occafion fans attirer fur lui le courroux du roi. II balanca long-temps fur les moyens qu'il devoit employer contre Fierabarze , & réfolut enfin d'implorer le fecours d'un ami qui pouvoit braver la colère du roi, paree qu'il n'étoit pas fon .fujet: il fe nommoit Créfo , & ce chevalier étoit véritablement recommandable par fa valeur , par fa nailfance & par fa générofité. II habitoit ordinairement un chateau qui n'étoit qu'a trois lieues du Caire. Uranio lui dépécha un homme fur pour implorer fon fecours; mais par malheur Créfo avoit quitté fon paifible féjour pour quelques affaires qui 1'appelloient dans une province affez éloignée. Zélim étoit dans la prifon depuis fix jours, & perfonne ne fe préfentoit pour le défendre; la reine en étoit fort affligée, & n'avoit d'autre confolation que celle d'aller trouver Mattamire dans le ferrail: elle y alla le feptième jour, & lui dit tout en pleurs : tu me vois pour la dernière fois, je n'ai plus que quelques heures a vivre. Comment donc, lui répondit la belle étrangère ! Que devient Uranio lui qui a tant d'amitié pour Zélim J que ne paroit-il fur les  Le Caloandre rangs ! craindroit-il de combattre Fierabarze t Uranio n'a jamais poiïedé les vertus qu'on lui accorde, s'il corttmet une action fi bafle & fi indigne d'un cceur généreux. Ah ! Mattamire, reprit la reine, combien y a t-il d'amis qui n'en ont que le nom, & qui nous manquent, lorfqu'il s'agit d'en donner des preuves ! Pour mon malheur Uranio eft peut-être de ce nombre, j'ignore lequel il craint le plus de perdre ou la vie , ou la couronne; il eft bien vral qu'en cette occafion 1'une & 1'autre courent de grands rifques; 1'une par la valeur de Fierabarze , & 1'autre par la colère du roi qui fe déclare trop ouvertement pour Fierabarze, & qui defire fa victoire uniquement pour te pouvoir époufer après ma mort: ne t'afHige donc plus, ne te plains plus d'être efclave ; le tröne t'eft refervé , pendant qu'un échafaud m'attend. L'amitié qui m'attache a toi, me fait voir avec quelque douceur que tu porteras le diadême, dont ort va dépouiller ma tête. Madame, lui répondit Mattamire, votre générofité vous rend digne de Ia couronne, vous ne périrez point, ou je cefferai d'exifter. Si 1'ingrat Uranio ne fait rien pour fon ami, j'agirai pour vous : car je ne crains ni la valeur de Fierabarze, ni la colère du roi. Je regarde 1'un comme un traïtre, & 1'autre comme un tiran : apportez-moi les clefs I  Fidéle. iajr <3u jardin avant le coucher du folei!; joignez-y une corde avec laquelle je puiffë defcendre par la fenêtre, & prenez vos mefures de facon que je trouve des armes pour combattre le duc, vous verrez bientöt fa méchanceté punie; je faurai renverfer les projets que le roi établit fur fon veuvage; ceflez de pleurer, & fiez-vous a mon bras. La reine plus furprife que raffurée, embralfa 1'aimable héroïne , en lui difant: fi tes forces répondoient a ton courage & a tes fentimens, j'aurois grand tort de ne pas accepter ton fecours; mais me préferve le ciel de t'expofer contre le duc ! Tu mérites de porter la couronne; & moi je mérite de la perdre; rempliffons toutes deux notre deftinée. Non, repliqua Mattamire en fouriant, non ; Léonide princeffe de Trébifonde accoutumée aux armes, & dans 1'habitude de vaincre, ne defire point d'être reine d'Egypte, encore moins d'époufer un vieillard défordonné; les loix de la chevalerie & celles de I'amitié 1'engagent non feulement a prendre la défenfe d'une reine qu'elle chérit , mais k terrafier Fierabarze quand il feroit mille fois plus redoutable. Je vous confie mon fecret, ajouta-t-elle, gardez-le fidèlement, & ne craignez. rien.  125 L e Ca*e'oaxdx"e Pendant que Léonide parloit de Ia forte , DarafTe la regardoit avec des fentimens d'admiration , qu'elle ne pouvoit exprimer : elle lui demanda pardon plufieurs fois de ne 1'avoir pas traitée avec tous les égards qu'on devoit a une princefTe de fon rang, & dont la réputation étoit fi grande. Léonide Tinterrompit pour lui donner quelques fages confeils , enfuite elles fe féparèrent. Quand la reine fut feule dans fon appartement, elle écrivit a Uranio comme elle en étoit convenue avec Tinfante de Trébifonde, & lui manda. Ecartez cette nuit tous vos gens, & laifTez votre porte ouverte, afin qu'un chevalier, qui ne veut pas être connu, puhTe entrer librement chez vous. C'eft lui que j'ai choifi pour me défendre contre Fierabarze, faites-lui trouver des armes & un cheval : en un mot tout ce qui eft néceffaire pour le combat. Vous faurez en le voyant combien vous lui devez d'attention & d'égards. Elle remit cette lettre a une perfonne fidéle, & lui recommanda de Ia remettre en main propre. Après quoi s'étant munie d'une échelle de corde & d'un léger habillement d'homme qu'elle cacha fous fa robe, elle pafTa chez Mattamire , & lui donna le tout en faifant des vceux pour fa victoire.  Fidéle. 127* Environ 1'heure de minuit la princefTe, a la faveur desténèbres, quitta fes habits de femme, attacha fon e'chelle a Ia fenétre , & defcendit heureufement dans le jardiri. Comme elle favoit parfaitement'tous les détours du palais elie arnva fans aucun obftacle a 1'appartement d'Uranio, qu'elle traverfa fans y rencontrer perfonne; mais au moment qu'elle alloit entrer dans un cabinet, elle s'arrêta pour écouter la voix d'un hommé qui parloit feul ; c'étoit Uranio lui même. Quel peut être, difoit-il , le chevalier a qui la reine confie une affaire fi importante ! quel eft celui qui fe flatte de vaincre le duc ! il faut que ce foit un e'tranger, car je ne connois aucun Egyptien qui puilfc être comparé a Fierabarze que mon ami Créfo qui malheureufement n'eft point encore arrivé : cependant il n'y a point de temps a perdre. Ah ! je vois bien que c'eft a moi qu'il eft réfervé de fauver mon ami Zé!:m; n'en doutez point, cher Zélim , je combattrai, je remporterai la viéloire, quelque chofe qu'il m'en puifle coüter, je crois déja voir le roi affiigé de ia mort de fon favori, furieux de iTnnoee.nce de fa femme , défefperé de perdre Tefpoir d'époufer Mattamire. Toute fa colère tombera fur moi; mais je dois trop a 1'amour, a Tamitié, a la vertu pour balancer un inftant.  ?28 Le Caloawdre II vouloit continuer, mais Mattamire 1'Interrompit. Prince, lui dit-elle en fe montrant; banniifez vos allarmes, les chofes auront uq meilleur fuccès que vous n'ofez 1'efpérer. Uranio ne revenoit point de fa furprife,il voyoit Fobjet de fa tendreffe, & il en doutoit encore. Cepcndant il fe leva , & lui baifant la main d'un air refpectueux : madame , s'écria-t-il ,, eft-ce vous? quoi! vous étes fortie du ferrail!. un fonge flatteur ne me trompe-t-il point I mais oü eft donc le chevalier que j'attens fuivant les ordres de la reine ? Vous veiilez prince, lui répondit-elle, je fuis Mattamire, & c'eft moi qui veux combattre le duc, ayez foin feulement de me donner un cheval & des armes, fur-tout empêchez que l'on ne me connoiflè, la mort de notre ennemi donnera Ja liberté a Zélim, fans vous livrer a 1'indignatïon du roi. II me faut encore quelqu'un a qui je puiffe me confier après le combat pour me conduire hors du royaume ;v foyez certain qu'indépendamment de la reconnoiffance que j'aurai toute ma vie de vos bons procédés, je vous fervirai en toute occafion, & je conferverai fur votre -tête la couronne d'Egypte malgré le roi & malgré tous ceux qui voudroient s'y oppofer. Uranio  F I D È' E ï, 1Zy TJranio lui répondit avec une douleur mêlee «3'admiration quoi, vous combattriez Fierabarze pendant que je refpire! vous quitteriez ce royaume fans üriano ! Uranio pourroit furvivre è ce départ ! non jamais cela n'arrivera. Ma propofition vous e'tonne, lui répliqua Mattamire, vous m accufez fans doute de témerité, paree que vous me croyez une fille ordinaire , mais vous en jugeriez autrement li vous faviez qui je fuis. Pour vous raffurer, apprenez que 3 ai prefque toujours vécu au milieu des armes , & qüe j'ai plus porté de cafques que d'autres coëiFures; qu'enfin les lances & les épées ont été les jouets de ma plus tendre jeunelTe. Combien de chevaliers plus redoutables que Fierabarze font déja tombés fous mes coups ! Plüt au ciel que 1'invincible & le traïtre Caloandre prince de Conftantinople y füt tombé! hélas| il m'a réfifté paree que fes forces font furnatüteÜes. Mais pour vous prouver ce dont je fuis capable, fachez que je fai combattu, & que j'ai fait couler fon fang de plufieurs endroits. Mais ö Dieux ! je n'en ai point afiez fait couler pour rendre ma vengeance complette; foyez donc tranquille fur le falut de votre ami, je remporterai la victoire. La reine m'a choifie pour fon défenfeur, vous n'avez tm'a me trouver un bon cheval & des armes. Tome IV, j  13o Le Caloandre Dans ce moment elle appergut celles d'os de pouTon, & fon courage en étant augmenté, elle pourfuivit ainfi : donnez-moi celles-ci, & que Fierabarze fe préfente, que 1'Egypte entière m'attaque, & je ne crains rien. Pour lors elleprit le cafque, & s'écria : belles armes qui me font chères, & qui n'avez point d'egales , comment vous retrouvai-je ici, vous que fe croyois abïmées dans 1'élément qui vous a donné la naiffance! dans cette mer qui n'a pas voulu me fervir de tombeau pour ne point abréger mes malheurs ! qui peut être digne de vous porter a préfent que vous avez perdu celui qui vous rendoït fi formidables ? Ah, triftes fouvenirs ! & fe tournant du cöté d'Uranio dont la furprife étoit extréme , elle reprit ainfi : ces armes m'ont appartenu, prince, vous ne pouvez concevoir avec quelle joie je les retrouve. Vulcain lul-même n'en feroit pas de meilleures ; je vous prie de me les rendre , & ouoiqu'elles foient è moi, je veux bien les recevoir comme le plus aimable préfent que vous puiffiez me faire. Uranio, toujours de plus en plus étonne, fut encore quelque temps fans répondre è Mattamire qui ne difoit plus rien ; il voyoit que 1'envie de combattre Fierabarze, n'étoit point en elle un trait de préfomption $ cepen-  Fidele, jjr dant il frémifloit en fongeant aux dangers quï étoient inféparables d'une pareille entreprife. Enfin fe trouvant peu d'accord avec !ui-méme; ïoute puiffante beauté, s'écria-t-il en verfant quelques larmes, a quoi me réduifez-vous! pourrai-je jamais me réfoudre a vous voir combattre Fierabarze ! voulez-vous qua chaque coup que vous portera ce traïtre, j'éprouve toutes les horreurs de la mort! vous l'ordonnez, il faut y confentir; il faut efpérer que les Dieux vous auront accordé autant de valeur qu'ils vous ont prodigué d'autres perfe&ions. Quand ces armes ne vous auroient point appartenu, elles feroient a vous, puifqu'elles font a moi; cependant je ne fuis point d'avis que vous vous en ferviez contre Fierabarze: car en vous les voyant, on ne douteroit point que je ne vous eufie fecondée dans votre entreprife; le roi me feroit arrêter, & je ne ferois plus en état de vous donner aucun fecours. Mais je vous en prêterai d'autres qui ne feront pas moins bonnes, quoiqu'eües ne foient pas auffi légères. Au refte, comme il feroit dangereux qu'on vous vït fortir de mon appartement, je vous conduirai avant que le jour paroiflê, chez un homme dont je fuis für; repofez-vous en attendant fur le lit de Zélim, j'aurai foin de vous éveiller quand il en fer^ Êemps, j h  132 'LeCaloandrS Après avoir pris ces arrangemens , ils fe Wrent tout habülés fur les deux Hts; Uranio fe trouva-nt couché fi prés de Mattamire, etoit bien éloigné de goüter les douceurs du fommeil fon imagination travailloit prodigieufement; un feu dévorant lui couloit de veine en veine, il fentoit mieux que jamais combien 1'amour eft terrible dans le repos de la nuit 5 mais il craignoit de déplaire s'il tentoit la momdre chofe, ainfi palTant continuellement dune ïdée ï une autre, il difoit en lui-mcme. Qu'attends-tu, timide amant! Veux-tu que Mattamire vienne te trouver dans ton lit ! Si tu laiffes échapper cette occafion, jamais tu n en retrouveras une pareine : mais quel tranfport m'aveugle! Mattamire eft trop vertueufe pour fe rendre, & trop forte pour ne pas refitter. D'ailleurs quand fes forces ne réponüroient pas a fa vertu, dois-je abufer de fa confiancel Lis-je mériter par un attentat téméraire qu elle me re^arde avec horreur! ah! modérons plutöt 1'impétuofité de ma flamme! Dormez fans craïnte, charmant objet d'un amour trop malheureux! Uranio ne vous offenfera point. Cet amant généreux paffa le refte de la nuit fans prendre aucun repos. La vertu tnomphoit, „ais les faiUies de 1'amour ne la laiffoieot.pas triompher fans peine. Quelques inftans avant  FlDÈ,L E. 13^ que Ie jour parut, Uranio réveilla Ia belle Léonide, en lui difant, qu'il étoit temps de. partir. Elle fe leva , Sc ils allèrent enfemble chez un chevalier nommé Daricus , auquel le prince confia tout ce qui s'étoit paiTe, & quand il lui eut recommandé Mattamire, le fecret Sila diligence pour exécuter les ordres qu'il lui donnoit, il revint dans fon appartement, ou iK s'abandonna aux plus vives inquiécudes-. Son cceur gémiffoit en penfanc aux dangers qui menacoient fa. maitrefïe; le trouble Sc la frayeur dont il étoit pénétré , le. mettoient hors de lui-même, Sc lui ötoient prefque tout 1'ufage. de la raifon.. Fin du dou^ième Livre... liij  t34 L E Caioa'hdkK LI VR E T RE IZ IE ME. T iE foleil avoit déja rendu Ia Iumière a 1'Egypte, quand Ie roi Siladin fut réveillé par un courtifan, qui lui annonga qu'un chevalier fe préfentoit pour combattre Fierabarze. II s'imagina d'abord que c'étoit Uranio, & il en frémit de colère ; mais il fut bientöt affuré du contraire , car on lui dit que ce prince étoit dans fon appartement. La grande place du Caire fut en un inftant remplie d'un peuple innombrable, qui environnoit les barrières du champ clos. Le roi fe mit a un balcon de fon palais. On amena la reine en habit de deuil, & on la fit affeoir fur un échafaud couvert d'un tapis noir. L'infortuné Zélim , que Ton avoit tiré de fa prifon , étoit vis-a-vis, fur un autre échafaud dont 1'appareil n'étoit pas moins lugubre. Ce prince étoit partagé entre la honte & la fureur » & ne pouvoit foutenir de fe voir expofé, comme un criminel, aux yeux de tout un peuple, toujours auffi vain dans fes jugemens , que téméraire dans fes préventions. Fierabarze parut couvert d'armes brillantes , & monté fur un cheval fougueux. II falua  Fidéle. 13; refpeétueufement le roi en paffant fous fon balcon. Siladin lui fit une inclination de tête avec un fourire , qui témoignoit combien il fouhaitoit qu'il remportat 1'avantage de ce combat. Cette faveur éleva le courage de Fierabarze. II fe promena fiérement, en attendant le défenfeur de la reine & de Zélim. On ne fut pas long-temps fans le voir paroitre, & tous les fpectateurs ne purent s'empêcher d'admirer fa bonne grace & fon grand air. Après avoir falué le roi, il s'approcha de 1'échafaud de la trifte Daraffe, & lui dit: madame, paroiffez ici d'une fagon digne de vous; banniffez vos frayeurs, votre ennemi va tomber a vos pieds. Daraffè reconnut d'abord Mattamire, & lui répondit: je dois 1'efpérer & de votre maintien, & de mon innocence. Mattamire la quitta, & s'avanga du cöté de Zélim , pour connoïtre celui que la reine, Uranio & tout le Caire louoient avec tant d'excès. Mais quel fut Ion etonnement ! plus elle le regardoit, & plus il lui parut qu'elle voyoit le chevalier de Cupidon. Cet événement lui parut fi fingulier, qu'elle demeura quelque temps fans parler; mais enfin , pour s'en éclairciï, elle lui dit, dans fa langue naturelle : chevalier, la compaffion de votre malheur, & le danger de la reine, plus que la I tv  136 t E C t % O A N Ö R ï certitude de votre innocence, m'ont fait pren* dre votre parti; mais , fi je ne me trompe, je> crois vous avoir vu dans des pays fort éloïgnés 5 ayez la bonté de me dire qui vous êtes, pour me donner encore plus d'envie de vous défendre. II fe peut faire, chevalier, lui répondit Zélim, que vous m'ayez vu ailleurs ; car vous parlez la langue de Trébifonde oü j'ai demeuré quelque temps ; je vous dirai avec vérité quï je fuis, en vous apprenant que je fuis le chevalier le plus défefpéré qui foit au monde : je vous prierois de ne vous point expofer pour fauver une vie que je détefte > mais je ne puis foutenir la honte de la mort que l'on me prépare ; c'eft la feule raifon qui m'engage a defirer de vivre, & qui me fait accepter la défenfe que vous prenez de mon innocence; je m'appelle Zélim, & j'ai fi peu de réputation, que mon nom vous fera peut-être moins connu que mon vifage. Mattamire confirmée dans fes premiers foupcons par le fon de cette voix, & par conféquent encore plus étonnée, lui dit en tremblant: je ne vous connois point fous ce nom; mais le portiez-vous a Trébifonde ? Et felon 1'ufage des chevaliers errans, n'en aviez-vous point quelqu'autre dont je pourrois me fouvenir ? Je ne puis , ni ne dois vous rien cacher, lui répondit-il; car enfin fi vous  Fidéle. ^37 êtes de mes amis, vous me défendrez encore avec plus de courage; fi vous êtes mon ennemi , votre générofité vous empêchera de prendre une vengeance auffi baffe & auffi honteufe, que le feroit celle d'abandonner un combat, qui vous fera d'autant plus glorieux, que vous n'aurez aucune amitié pour moi. Souvenez-vous donc, généreux chevalier, qui que Vous foyez , d'un chevalier qui dans Trébifonde trompa toute la cour & toute la ville, par la relfemblance qu'il avoit avec la belle princeife Léonide. Je fuis eet infortuné chevalier de Cupidon , qui portoit dans fon écu 1'amour fous fes pieds , pendant que ce Dieu étoit le maïtre de fon cceur, jamais je n'ai porté d'autre nom dans Trébifonde; & quand j'ai été obligé de le quitter, il eut valu bien mieux pour moi que j'euffe ceffé de vivre. II n'eft pas poflïble d'exprimer quels furent les différens fentimens de Léonide , pendant que Zélim tenoit ce difcours , la joie de le retrouver vivant, la faifit au point de la faire mourir. Mais d'un autre cöté , croyant qu'il étoit amoureux de la reine, elle en fut fi frappée, qu'elle tomba fans connoiffance fur le col de fon cheval, qui profita de fa liberté pour courir a la porte des barrières , qu il fut arrété par les chevaliers qui la gardoient.  jr^S t E C A E Ö A N E> R S Cet événement paiut fort extraordinaire a. tous les fpeclateurs. Ceux qui croyoient que le chevalier n'étoit qu'évanoui, difoient que la préfence du brave Fierabarze I'avoit fait tomber en foibleffe: d'autres qui s'imaginoient qu'il étoit mort, s'écrioient que les accufés étoient coupables, puifque le Ciel les privoit de leur défenfeur d'une facon fi marquée. On lui öta fon cafque, & au grand étonnement de tout le monde , l'on reconnut Mattamire; auffi-töt le roi cria , avec empreffement, qu'on 1'emportat fur le champ dans le ferrail. Uranio la rencontra fur 1'efcaüer du palais encore évanouie , & la recommanda aux foins de quelques demoifelles. Enfuite il courut a fon appartement, prit les armes de Zélim, monta Ie brave Furio , & le piqua fi vivement, que tout le monde fe rangeoit pour lui faire place. Le bruit que l'on faifoit , en parlant de ce qui venoit d'arriver a Mattamire, ceifa auffitót qu'on vit patoïtre un nouveau chevalier. Les juges lui exposèrent les conditions du combat; il fe placa vis-a-vis de Fierabarze, qui de fon cöté n'attendoit, pour s'ébranler, que le fon des trompettes. Zélim, qui n'avoit point reconnu Léonide, paree qu'elle étoit trop éloigr.ce de lui au moment qu'ön lui ótoit fon cafque, ne put méconnoitre Uranio, tant  F I D È £ ï. ï# a fes armes & a fon cheval, qu'a la difpofïtion de fa perfonne. Cher Uranio , dit-il en lui-méme, que le ciel vous donne une victoire telle que votre valeur & votre générofité la méritent, & non telle que je la puis attendre de ma cruelle deftinée. Le fon des trompettes interrompit Zélim. Les deux chevaliers s'ébranlèrent en mêmetemps. Uranio étoit furieux, Fierabarze étoit fuperbe & defiroit avec ardeur de vaincre, d'autant plus qu'il reconnut fon ennemi pour Uranio, & que, par cette viótoire , il abattoit le plus grand obitacle qu'il eut pour parvenir a la couronne. Ils coururent donc 1'un fur 1'autre, & fe frappèrent avec une force prefqu'égale. Leurs lances étant rompues, ils mirent 1'épée a la main, & le combat fut long-temps incertain. Saladin quitta fon balcon en frémiffant de rage, & fe rendit au ferrail pour voir Mattamire. Elle n'étoit plus évanouie, mais elle étoit hors d'elle-même, en fongeant a ce qui venoit de lui arriver. II lui reprocha d'avoir voulu prendre la fuite, lorfqu'il étoit au moment de la combler de biens & d'honneurs. II lui témoigna fon reffentiment fur la témérité qu'elle avoit eue de prendre les armes contre Fierabarze pour défendre deux perfonnes coupable? d'un li grand crime. II ajouta,  ÏAÖ L E Ci'tOASDïI que la feule intention de les protéger devenoït un attentat; enfuite il Ia menaga de la tralter avec la plus grande rigueur, fi elle contmuoit d'en agir avec lui comme elle avoit fait jufqu'alors. Elle étoit tellement occupée du péril de Zélim, & des reproches qu'elle avoit a lui faire, qu'elle s'embarralfoit peu de ce que le roi lui difoit: cependant ennuyée de 1'entendre,. & ne pouvant plus foutenir des difcours fi peu convenables, elle lui répondit d'un ton méprifant : je brave ta colère, je méprife tes; bontés, tes pareils n'ont jamais eu droit de me parler en maïtre. Tu te flattes de m'épcu» fer, bannis de ton cceur cette vaine efpérance „ vis avec ta femme, qui ne mérite pas les a£fronts dont ta méchanceté la couvre 'y punis. les trahifons de Fierabarze, & Iailfe-nous en repos ; n'écoute plus tes emportemens; car je t'avertis que tu as dans ta cour des princes dont la mort te couteroit cher;. toute 1'Afie, offenfée en leurs perfonnes, faccageroit tes provinces, & 1'Afrique entière s'il le falloit. Léonide prononga ces paroles avec tant de colère & d'intrépidité, que le roi en fut embarraffé; toutes les qualités de Zélim lui paroilfoient être celles d'un grand prince; il n'en reconnoifibit pas moins dans Mattamire; mais,  F i d i i K. ^4* plus il trouvoit ces mêmes qualites confidéïables, plus elles flattoient fon amour. D'un autre cöté, il étoit troublé en imaginant que Fierabarze n'étoit peut-être qu'un perfide, plus coupable que ceux qu'il accufoit. Ne fachant que répondre a la belle héroïne, il la quitta pour aller voir le fuccès du combat de Fierabarze & d'Uranio. Leur fang couloit de tous cötés; mais Uranio qui étoit plus agile, & qui avoit confervé plus de vigueur, eut enfin la joie de terralfer fon ennemi. Alors le roï cria que l'on terminat le combat, qu'il déclaroit Fierabarze vaincu, & les accufés abfous. AulTi-têt les juges firent détacher Zélim & la reine. Les deux amis s'embrafsèrent tendrement, & fe témoignèrent en peu de paroles tout ce qu'ils penfoient. Ils fe retirèrent fecrettement chez Daricus, oü Léonide s'étoit armée. Uranio avoit eu a peine le temps de faire panfer fes blelfures, qui n'étoiënt pas dangereufes , qu'un de fes écuyers vint lui parler a Foreille , & ce qu'il lui dit le jetta dans un trouble inconcevable. Ah ! mon cher Zélim, s'écria ce malheureux prince en pouffant un profond foupir, je fuis mort; le roi a envoyé Mattamire au chateau de Spinga, c'eft une forterelfe a quatre lieues du Caire, d'oü jamais elle ne fortira ü malheureufement  142 L E C A £ O A N B R E elle y, entre, & je ne la verrai de ma vie, Donnez-moi confeil, fecourez-moi; ne m'abandonnez point; en perdant Mattamire, je perds plus de la moitié de moi-même. Zélim, après un moment de réflexion, fe leva fièrement, & dit au prince : ne perdons point de temps a prendre confeil; donnez-moi des armes, un cheval & un guide pour me conduire ; fi je puis joindre Mattamire avant qu'elle arrivé au chateau , elle n'y entrera pas, ou j'y perdrai la vie. Uranio raffiiré par ce difcours, embralfa tendrement Zélim, en lui difant: que je vous fuis obligé, mon cher ami, vos pareils peuvent feuls former une femblable réfolution ; elle ne peut être téméraire, puifque vous 1'avez concue, & que c'eft vous qui 1'exécutez : c'eft moi qui vous accompagnerai, je n'ai plus rien a ménager auprès du roi ; & ielon ce qui vient de m'être rapporté, il a déja dit qu'il me feroit payer cher cette victoire ; ainfi, pour les vaines efpérances d'une couronne, je ne négligerai pas de retrouver Mattamire; les bleffures que j'ai recues, ont pu diminuer mes forces & non pas mon courage. Daricus voulut abfolument accompagner les deux amis; ils acceptèrent fon offre avec joie, & s'armèrent tous trois promptement. Uranio qui étoit affoibli, prit les armes d'os,  F i b i' t Ei 143 de poiffon, paree qu'elles étoient plus légères que les autres. Les trois chevaliers fortirent de la ville fuivis de Rollin & de deux écuyers d'Uranio, & pafsèrent par des rues peu fréquentées; enfuite ils prirent au grand galop le chemin de Spinga. A peine eurent-ils fait une demie lieue, qu'ils rencontrèrent deux chevaliers, dont 1'un étoit le brave Créfo. Uranio le reconnut fur le champ , & levant fa vifière : mon ami, lui dit-il, en lui tendant la main, que je fuis charmé de vous trouver ; peu s'en eft fallu que votre abfence ne me foit devenue funefte. Seigneur, lui répondit Créfo , je venoïs en toute diligence pour recevoir vos ordres ; je fuis parti dans le moment que votre lettre m'a été rendue: mais ne fuis-je plus a portée de vous fervir ? Vous ne pouviez arriver plus a propos, répliqua le prince; tournez bride, & fuivez-moi ; votre fecours me fait efpérer de retrouver la vie & tout mon bien, je n'ai pas le temps de vous en dire davantage. Uranio reprit courage avec le fecours de ces deux chevaliers ; d'autant plus que Créfo étoit un des meilleurs de 1'Egypte; & continuant fon chemin, il lui parut qu'il n'avoit plus a craindre que le retardement. Ils firent une fi grande diligence, qu'enfin ils eurent le bon-  14| Eï CitöA'SDSÏ heur de joindre ceux qui conduifoient Matta* mire , qui pour lors n'étoit plus qu'a une lieue de Spinga. Le commandant de la troupe, voyant cinq chevaliers qui venoient a toute bride, s'arrêta, perfuadé qu'ils lui apportoient quelques ordres du roi ; mais reconnoifïant bientöt qu'ils n'avoient que des coups d'épées a lui donner, & qu'il étoit attaqué par des défefpérés, il fe mit en défenfe, plus étonné de leur témérité, qu'épouvanté de leur attaque. Créfo ne s'embarralfa pas de voir Uranio entreprendre un combat fi défavantageux, & pour lui prouver que fon retardement n'avoit pas été volontaire, il exhorta fon camarade a bien faire, & fe jetta dans le plus fort de la mélée. Zélim animé par 1'envie de fervir fon ami, & de fe venger du roi, fit en peu de temps de fi grands faits d'armes, qu'il paroifiöit mettre lui feul tout en défordre. Daricus voyant qu'il falloit plutöt imker de fi grandes aclions , que les admirer, ne s'endormit pas, & tomba fur les ennemis, dont .ïls firent en peu de temps un prodigieux carJiage. Pendant que le fang couloit a grands flots, Mattamire , que deux écuyers arrêtoient fut fon cheval, & qui avoit les mains liées, re- gardoït  Fidéle. iqj gardoit Ie combat avec autant d'étonnement que de joie, Elle reconnut d'abord Uranio aux armes d'os de poii'fon dont il étoit couvert, Elle fe mordoit les lèvres de rage de ne pouvoir fecourir fes défenfeurs ; car il lui paroiftbit que dans un combat balancé, d'un cöté par le nombre, & de 1'autre par la valeur, elle devoit déterminer la victoire, & fe procurer la liberté; mais elle ne favoit comment fe détacher: pour y parvenir, elle s'adrefia aux deux écuyers qui tenoient la bride de fon cheval , & leur dit: vous voyez bien mes enfans, que l'on ne combat ici que pour moi, & que ces cinq chevaliers n'ont point d'autre defTein que celui de m'enlever; j'aimerois beaucoup mieux demeurer au pouvoir de votre maïtre, qui du moins confervera mon honneur. Ne croyez-vous pas qu'il faudroit, pendant qu'ils font occupés au combat, me conduire au chateau, ou je ferois en füreté ? La chofe eft d'autant plus facile , que je ne Ie crois pas fort éloigné d'ici. Déliez-moi feulement une main, afin que je puifTe vous fuivre a toutes jambes , fans être en danger de tomber, Avant qu'ils s'appergoivent de notre fuite, nous ferons fi loin qu'ils n« pourront jamais nous rejoindre. Tornt IV, £  148 Le Caloandre Les écuyers approuvèrent fa propofitioti, & ne doutèrent pas que le roi ne les récompensat d'une pareille attention. Ils délièrent donc fur le champ Mattamire, & piquèrent du cöté du chateau; mais Léonide au lieu de les fuivre , s'approcha du combat, & voyant un chevalier qui s'en etoit éloigné paree qu'il étoit fort bleffé , elle le furprit ; & lui ayant arraché 1'épée & le bouclier : donnez - moi , lui dit-elle, ces armes, & allez chercher du fecours. Enfuite elle fe jetta au milieu des ennemis , avec une fureur épouvantable. Elle fe mit a cöté d'Uranio qui combattoit foiblement, & lui dit: retirez-vous, prince , jfaurai foin de votre vengeance & de Ia mienne; & portant avec une fureur qui redoubloit fes forces , un coup fur le cafque d'un chevalier qui ne s'y attendoit pas , elle lui fendit la tête jufqu'a l'eftomac. Uranio entendit Ia voix , reconnut le fecours , & vit porter ce terrible coup; tout cela dans le même inftant. La crainte & la joie le faifirent: madame , lui ditil, ne vous expofez pas , je vous prie , fans armes au milieu de tant d'épées. Zélim retourna la tête au nom de Mattamire , pour regarder cette nouvelle amazone, & ne futpas long-temps fans reconnoitre, a la beauté & a la valeur, fa chère Léonide, Que c|evint-  Fidéle. 14,^ iï a une vue fi peu attendue ! Ja joie de la retrouver vivante ne fut pas de longue durée; ces plaifirs furent troublés par la douleur de Ja croire fi fort aimée d'Uranio, qu'il n'oferoit jamais fe déclarer fon rival. Le malheureux Zélim fut quelque temps immobile ; mais voyant Léonide au milieu des ennemis , & déja bleflëe : mourons , dit-il, & finifiöns ici tous les embarras que me donnent 1'amour & I'amitié. Plein de cette fatale réfolution, il s'élanca au travers de la mêiée, & fit de fi belles aclions, que tous ceux qui ne prirent point la fuite tombèrent fous fes coups. Uranio , charmé d'une viétoire fi complette, malgré le fang qu'elle leur avoit coüté; car le compagnon de Créfo avoit été tué , & tous les autres étoient bleffés , fongea fur Ie champ a fortir des états du roi, qui, felon les apparences , devoit faire marcher de plus grandes forces contr'eux. II prit donc Créfo & Daricus a part, & leur dit: je vous remercie du fecours que vous m'avez donné dans une 00 cafion de cette importance; je vous dois 1'honneur, la vie & tout ce que j'ai de plus cher. Je fuis bien faché de ne pouvoir vous récompenfer d'une fagon digne de vous, mais je fuis obligé de fortir de ce royaume ; car fi l'on m'a regardé jufqu'a préfent comme 1'héVitier Rij  ifo Le Caloandre. de eet état, je crois que Ton me pourfuïvra déformais comme un rebelle. Créfo 1'interrompit, en lui difant qu'il vouloit toujours 1'accompagner; mais Uranio le pria de demeurer en Egypte, pour obferver le tour que prendroient les affaires, & lui en donner des nouvelles dans 1'occafion ; ajoutant qu'il lui fuffifoit d'étre accompagné de Mattamire, de Zélim & de Daricüs. Quoique Mattamire fut dans une colère épouvantable contre le chevalier de Cupidon, qu'elle accufoit d'iniidéüté, elle étoit cependant charmée de favoir que ce n'étoit pas lui qu'on avoit affaffiné dans la forét auprès de Conftantinople. Elle ne le reconnoilfoit pas pour Zélim ; car il n'avoit point hauffé la vifière de fon cafque , & le hafard voulut qu'elle s'adrefsat a lui pour lui demander des nouvelles de lui-même. Brave chevalier, lui dit-elle, dont la valeur nous a confervé la vie, daignez m'apprendre ce qui eft arrivé a Zélim, qui étoit accufé avec la reine : a-t-il été délivré, ou coridamné a la mort ? Cette demande le mit dans un grand embarras ; car il n'auroit voulu pour rien au monde fe faire connoïtre en ce moment, dans la crainte de trouver Léonide plus irritée que jamais, & de caufer la moindre peine a Uranio, en fe declarant fon rival.  Fidéle. jjr Ccpendant, comme il étoit obligé de répondre, il lui dit d'une voix languifiante : Zélim a été déüvré par un combat; mais fon amour le tourmente avec tant de rigueur, qu'il ne peut efpérer aucun foulagement que dans Jes bras de la mort; & fi je ne me trompe, il n'a pas encore long-temps a vivre. Ah, le traïtre, s'écria la princeffe, qui ne prit pas ce difcours dans fon fens véritable ! ah , Ie traïtre ! elle répéta plufieurs fois ces mots , qu'elle nroféroit en Iangue de Trébifonde, croyant n'ètre pas entendue; mais Zélim ne les entendoit que trop, & ils lui percèrent le cceur. Uranio interrompit alors leur converfation , en les joignant avec Créfo & Daricus, pour leur dire a tous: Nous ne fommes point en état de foutenir un nouveau combat, i! faut nous retirer; & quoique la fuite foit toujours défagréable pour des cceurs tels que les nötres, elle eft cependant quelquefois néceffaire ; nos bleffures la rendent gloricufe, & la nuit qui s'approche nous donnera des faciütés pour 1'exécuter Je connois le chateau d'un de mes amis, qui peut etre a dix lieues d'ici, nous pourrons nous y faire panfer tranquillement, & goüter un repos dont nous n'avons que trop befoin. Alors touché de voir Mattamire tout en fang, il lui dit * IL iif .  1$2 Le Caloandre Comment vous trouvez-vous, belle & génêreufe guerrière ? Aurez-vous Ia force de faire ce chemin a cheval? Elle répondit, qu'elle ne fe trouvoit point mal; mais d'un air plein d'indignation, & qui n'annoncoit que trop la fureur dont elle étoit enflammée. Uranio, qui s'en appercut, réferva fa curiofité pour un autre temps. Pendant qu'ils choififlbient les meilleurs chevaux, que la mort de leurs maitres laiffoit en liberté, Mattamire panfa, le mieux qu'il lui fut poffible, les plus confidérables de toutes fes bleffures ; enfuite la petite troupe s'étant féparée de Créfo, quitta le grand chemin pour en prendre un détourné.' C'étoit une chofe affligeante a voir, que le filence avec lequel cette troupe marchoit; chacun en particulier étoit occupé de fes propres malheurs ; Uranio penfoit qu'il perdoit une couronne pour 1'amour de Mattamire , qui paroifïoit infenfible a ce facrifice; il la voyoit affligée, en colère & fort bleflee ; de plus il craignoit qu'elle ne retombat entre les mains du roi, auquel il fenioit bien qu'ils n'étoiënt pas en état de rétifter, s'il envoyoit quelque troupe a leur pourfuite, puifqu'a peine avoient-ils la force de prendre la fuite. Daricus fe voyoit banni de'fon pays, & privé de tous fes biens: a la vérité il fuivoit  Fidéle. ij3 un de fes amïs ; mais ce n'étoit plus un prince, c'étoït un malheureux, que fans doute le roi avoit déja déshérité. Mattamire, par un cruel effet de fa deftinée, craignoit pour les jours de fon,amant, en même-temps qu'elle étoit certaine de fon infidélité ; par conféqüent elle éprouvoit a la fois toutes les peines de la crainte, de 1'amour & de la jaloufie. Zélim étoit le pjus affligé, & le plus a plaindre de tous; il ne doutoit point de 1'opiniatreté avec laquelle Léonide le haïffoit; mais ce qui achevqit de le mettre hors de lui-même, c'étoit la connoilfance de 1'amour d'Uranio; ce dernier malheur renverfoit toutes fes efpérances. II fut plufieurs fois au moment (tant il étoit défefpéré ) de profiter de la nuit pour fe jetter dans les bois , a delfein d'y finir fes triftes jours ; & certainement il 1'auroit fait, s'il n'eüt penfé que fon fecours étoit nécelfaire a fes amis. Ils continuèrent leur chemin jufqu'a la pointe du jour ; alors Mattamire , dont les bleifures étoient envenimées par l'air de la nuit , fe tourna du cöté de Zélim , qui fe trouvoit le plus prés d'elle , Sc lui dit: hélas , chevalier, ie n'en puis plus, je fens que je me meurs ! & dans ce même temps, ayant fait figne a quelques-uns K iv  ïJ4 Le "Caloandre des écuyers d'arrêter fon cheval, elle leur -dit: aidez moi a defcendre , je n'en ai plus la force. Zé'im plüs mort que viY, appella fur Ie champ Rolhn ,.& s'étant jetté a terre , il courutpour foutenir la princefTe : il la recut entre fes bras,, il Ia foutint long-tems en tremblant ; car il craignoit de la laifTer tomber , & difoit en luimême , en verfant un torrent de Jannes : ah ! ciel, fi tu veux une vie , prends la mienne qui m'eft odïeufe & non celle du plus parfait objet qui foit dans Tunivers. Tous les autres accoururent pour aider Zélim. On mit Matamire fur le gazon ; elle avoit perdu toute connoiffance. Uranio qui n'étoit déja que trop foible , ne put foutenir un fpecTacle fi trifte. Baigné de pleurs , & tout couvert du fang de fes blefTures , il fe laiffa tomber fur Zélim. Ce fut un miracle de ce que Zélim réfifta a ce fecond coup ; la feule envie de fecourir ceux qu'il aimoit fi tendrement y Tempêcha de fuccomber : mais que "pouvoit-il faire dans une pareille fituation ? Gn déchira les habits de Mattamire ; on défarma Uranio ; on leur jetta de Teau fur le vifage , tout cela n'écartoit point la mort, prête a moiffonner ces deux belles fleurs au printems de leurs jours. Daricus & les écuyers d'Uranio poufloient de longs gémiffemens, Rollin moins troublé que les autres,  Fidéle. iyy Rollïn qui avoit 1'efprit fécond en reffources, dans les conjonctures les plus embarraffantes » leur dit : les plaintes & les regrets ne peuvent nous fervir a rien ; il faut que celui de vous qui fait le chemin du chateau oü nous efpèronS trouver un azile , aille promptement y chercher du fecours pour ces biefles : fi ]e comte de Roccador eft des amis du prince , il envoyera fur le champ , & pendant ce temps , nous ac~ commoderons leurs bleffures le mieux qu'il nous fera pofiible ; nous ne négligerons rien du moins pour arrêter leur fang. Le confeil de Rollin étant approuvé , un des écuyers d'Uranio , nommé Zélirin, monta promtement a cheval , & prit a toute bride le chemin du chateau ; mais a peine eut-il fait un quart de lieue , que fon cheval fe rendit. Ze'iirin fit des efforts inutiles pour le faire avancer ; il e'toit même déja réfolu de faire a pied le refte du chemin , quand il appercut un hommea cheval qui venoit a toute bride. Cet hom me voyoit de loin combien les coups deperons de Ze'firin étoient inutiles ; & lorfqu'il fut auprès de lui, il lui dit en riant: je voul confeille , galant homme , pour peu que vous foyez preffé , d'aller a pied plutöt que de crever un fi beau cheval. II faudra bien que je fuive votre confeil, lui répondit Zénrin ; mais fi vous  ijö Li Caloandre avez le cceur auffi bon qut la phyfionomie , ayez pitié de quelques chevaliers qui ne font pas loin d'ici , & qui font dangereufement bleflés. Prêtez-moi , pendant ce temps votre cheval pour aller au chateau de Roccador chercher du fecours ; la fleur des chevaliers & des dames fe perd aujourd'hui. Si vous nsêtes pas touché de pitié pour eux , & 1> vous appartenez au comte de Roccador, ou fi vous le connoiflez comme j'en fuis perfuadé , puifqu'il me paroït que vous venez de chez lui ; foyez certain que vous lui ferez autant de plaifir en vous employant pour fes bons amis, que fi c'étoit pour lui-même. Zéfirin étoit fi pénétré de douleur en lui difant ces mots , que 1'autre ne put lui refufer ce qu'il demandoit; il lui répondit poliment , & même avec émotion : vous avez raifon de croire que je viens du chateau de Roccador j'appartiens même au comte ; il m'envoye au Caire pour quelques affaires , & je ne marrêterois affurément pas fi vous ne m'euffiiez attendri pour ces chevaliers : je ne puis les abandonner d'autant que vous m'affurez qu'ils font amis de mon maïtre. Voila mon cheval, vous pouvez vous en fervir je crois cependant qu'il vaut mieux pour eux que vous me conduifiez oü ils font : car fi je les trouve encore vivans, je puis vous répondre  Fidéle. itf tï Caeoandre doit; quand on 1'en eut inftruit, il s'afHigea de ne pouvoir fecourir fes compagnons de fortune ; & dans 1'inquiétude qui 1'agitoit, il dit a Rollin de regarder par la fenétre, & de voir le fuccès du combat. Enfin, il apprit que les trois chevaliers a force d'écarter leurs ennemis , s'étoient fort éloignés du chateau , & qu'on appercevoit fur le chemin beaucoup de morts ou de bleffés. Ce rapport lui donna quelqu'efpérance, & fur le foir il fe trouva beaucoup mieux. On apprit le lendemain de quelques blefle's que la nuit avoit terminé le combat a une lieue du chateau, & qu'enfin les trois chevaliers s'étoient fauvés après avoir fait un grand carnage de leurs ennemis. Ces bonnes nouvelles confolèrent beaucoup le prince, il fe flatta de revoir encore les deux perfonnes qu'il aïmoit le plus, & cette efpérance rétablit li bien fa fanté, que le quatrième jour il fut en état de fe lever& dès le lendemain ayant fait feller deux chevaux quï étoient demeurés dans le chateau, il partit avec Rollin fon écuyer. Après deux jours de marche, il entra dans Alexandrie, ou il croyoit qu'Uranio & les autres (e feroient rendus; mais ayant entendu les ordres que l'on avoit publiés pour les arrêter, il ne douta pas qu'ils n'eulTent pris un autre chemie  Fidéle. rjï pour fortir du royaume; il ne favoit quel parti prendre , quand il appergut Zéfirin 1'un des écuyers d'Uranio qui vint lui témoigner le plaifir qu'il avoit de le revoir. On ne peut exprimer avec quelle joie Zélim le recut. Elle» fut encore augmentée quand il apprit qu'il venoit, de la part de fonmaitre, pour lui apporter de bonnes nouvelles. Zélim ne pouvant pas 1'écouter dans la rue dans la crainte d'être entendu, le fit entrer dans une hötellerie : ils s'enfermèrent dans une chambre , & le prince ordonna a Zéfirin de lui rendre un compte exact de tout ce qui étoit arrivé a fes amis depuis qu'ils étoient fortis du chateau. Fin du trei^ième Uvrs%  172 Le Caloandre LIVRE QU ATORZ IE ME. Zéfirin, qui vouloit fatisfaire la curiofité de Zélim, pour lui donner quelque confolation, & obéir en même-temps a fon maïtre, prit ainfi la parole : J'ai mille chofes a vous dire, feigneur, de la part d'Uranio; & fi je pouvois lui faire favoir que vous êtes en bonne fanté, je lui rendrois la vie; car la fienne eft abfolument attachée a la votre. Ce début fit répandre quelques larmes a Zélim. Et Zéfirin reprit aimi: il ne m'eft pas poffible de vous raconter les belles actions d'Uranio, non plus que celles de Mattamire. Elle étoit armée des armes d'os de poifibn , & montée fur votre Furio; l'on ne pouvoit en eet état la comparer qua une lionne qui tombe fur un troupeau de brebis. Cependant fa valeur, jointe a celie d'Uranio, & le courage de Daricus ne les auroient pas tirés du péril oü ils étoient réduits, fans Uranio qui fit un affez grand effort pour s'ouvrir un pafiage au milieu des ennemis. Les deux autres le fuivirent. Alors ils s'éloignèrent doucement, en faifant de temps en temrs volteface, & renverfant tous ceux qui ofoient le*  Fidéle, 173 approcher. Pour les autres e'cuyers & moi, nous les fuivions de loin. Durillo étoit avec nous, il arrivoit du Caire; & comme il vous croyoit un des trois combattans, il regardoit ce qui fe paffbit avec la plus grande inquiétude. Enfin nos chevaliers, tantöt en fe retirant, tantót en combattant, & toujours en portant la mort, firent périr un fi grand nombre d'ennemis, qu'aucun de ceux qui pouvoient encore combattre ne fut affez téméraire pour les fuivre. La nuit vint a propos pour les vaincüs & pour les vainqueurs , qui ji'étoient pas moins fatigués. Nous traverfames une forét; & quand il nous parut que nous étions hors de danger, nous mimes pied a terre pour nous repofer quelques infians. Durillo fut très-affligé de ne vqus pas trouver avec nous : il tira Mattamire a 1'écart, & s'entretint quelque temps avec elle. Quand ils nous eurent rejoints, Durillo nous dit; que l'on regardoit a la cour du roi d'Egypte Uranio comme un rebelle, & qu'on avoit donné des ordres très-févères contre fa perfonne, & celles de Mattamire & de Daricus; que l'on avoit défendu fous de très-grandes peines, qu'on leur donnat aucun afyle, & qu'on leur facilitat la fortie du royaume. Nous marchames le refte de la nuit, après, avoir prj's  I74 Le Caloandrk quelque repos, % nous étions fi fort affligés 4 que nous gardions le plus profond filence. Durillo qui, felon moi, devoit le moins s'intéreffer 2. tous ces événemem, pouffoit fans ceffe de profonds foupirs. Je lui en fis quelques reproches , & je lui dis que c'étoit a moi a m'affiiger, & non pas a lui, puifque je perdois en un moment tout ce que mes fervices pouvoient me faire efpérer de mon maïtre, qui lui-même perdoit une couronne. Alors Durillo me confia qu'il vous avoit fervi, & qu'il vous étoit fi fidélement attaché, qu'il ne pouvoit penfer fans une peine extréme, a 1'état oü l'on vous avoit laiflé dans le chateau; & que 1'obügation oü il étoit de fuivre Mattamire jufqu'a ce qu'elle fut parfaitement guérie de'fes bleflures, redoubloit encore fon chagrin; qu'il .efpéroit C_ependant que fon baume la mettroit en état de fc paffer de lui ciès le lendemain. Je fus furpris des avantures de ce fidéle écuyer, 8c je lui ris eipércr qu'il pourroit vous retrouver dans le chateau de Roccador. Notre con\\.rfation ne finit qu'a la pointe du jour. En arrivant fur le bord de la mer, nous aDpefcünies un vaifieau mouillé alfez pres de terre , & nous cor.nümes a fa manoeuvre qu'il levoit 1'ancre. Cependant on envoya la ehaloupe du vaiffeau pour nous reconnoitre.  Fidele. Mattamire & Uranio s'avancèrent pour roemander a 1'équipage quelle route faifoit le vaiffeau. On leur répondit que le navire étoit de Chipre, qu'il avoit débarqué dans ce même endroit un chevalier qui avoit donné ordre qu'on 1'attendït pendant un mois, mais qu'ils avoient été retenus quinze jours de plus par le mauvais temps; & qu'enfin ils alloient mettre k la voile pour retourner dans leur pays. Nous regardames comme un très-grand bonheur cette occafion que le h i{ird nous procuroit pour fortir d'Egypte ; mais Uranio protefta qu'il n'en partiroit point fans favoir de vos nouvelles. Durillo leur dit, pour les accorder, qu'étant depuis long-temps a votre fervice, il vous étoit trop attaché pour ne pas aller vous trouver dans Ie chateau de Roccador ; qu'il ne leur feroit plus néceffaire, quand il les auroitpanfés encore une fois; & qu'il partiroit le lendemain. II ajouta que s'ils vouloient favoir de vos nouvelles, ils n'avoient qua envoyer un écuyer avec lui qui viendroit leur en rapporter, & qu'il leur conieilloit de s'embarquer en attendant , & d'être toujours prêts a faire voile, en cas d'accident. On fuivit le confeil de Durillo , nos maitres s'embarquèrent. Ce fidele écuyer leur mit le dernier appareil, & prit avec moi le chemj»  xj6 Le Caloa'k'ose de Roccador. Nous y arrivames le troifième jour affez tard; & nous apprïmes que vous trouvant en meilleur état, vous étiez parti le matin fuivi de votre écuyer. La joie qu.e nous donna cette nouvelle, modéra le chagrin que nous avions de ne vous point trouver, 6c celui d'ignorer la route que vous aviez prife. Nous tinmes confeil, Durillo & moi, pour favoir ce que nous avions a faire. II vouloit vous aller chercher , pendant que j'irois rendre compte a Uranio de ce qüe nous aviöns appris; mais je lui. dis que devant m'éloigner de 1'Egypte pour jamais, je voulois au moins aller embraffer mes parens qui demeuroient au Caire s j'ajoutai que connoiffant le pays mieux que lui, il me feroit plus aifé de vous trouver. II fe rendit a mes raifons, il prit le chemin du vaiffeau , & moi celui du Caire. J'y arrivai, & je vous cherchois par-tout inutilement; j'appris que mes parens s'étoient retirés depuis quelques jours' dans la ville d'Alexandrie; & p'üt au ciel que je n'euffe point été cette dernière fois a la cour ! fans moi mon maïtre n'auroit pas perdu pour jamais 1'efpérance de faire fa paix avec le roi; mais le deftin 1'a voulu, il faut fe foumettre a fes ordres. Ce pays autrefois fi heureux pour Uranio, a bien changé d*  F I D S L E. j^jf 'de face; la faveur 1'en avoit rendu le maïtre, la juftice & 1 'équité le rendent a un autre. Mais ayant que je vous inftruife de ce qui m'eft arrivé au Caire, continua Zéfirin, ditesmoi, je vous prie, fi vous favez ce qu'étoit Saladin, avant qu'il fut roi d'Egypte; les enfans qu'il avoit; comment & pourquoi il les a perdus ; car ces chofes la font les motifs de 1'élévation paffée d'Uranio, & de fa chüte préfente. Ces événemens feront nouveau* pour moi, lui répondit Zélim, & j'apprendrai avec plaifir tmnt ce qui regarde Uranio; j'ai toujours été furpns qu'un étranger eut été déclaré fucceffeur de la couronne ; il m'avoit toujours promis de m'apprendre les raifons d'un pareil événement, mais nous n'en avons jamais trouvé le temps. Je vais vous en inftruire, feigneur, repliqua Zéfirin ; je puis même vous apprendre des détails dont Uranio n'eft pas encore inftruit. II y a plufieurs années que Pharaon régnoit en Egypte; fon frère cadet, qui fe nommoit Bronte, étoit encore plus méchant que lui. II avoit une fi grande envie de régner, qu*il auroit commis tous les crimes imaginables pour monter fur le tróne. Saladin, alors duc d'Alexandne, fut obligé, quoique leur parent affez proche, d'abandonner fes états pour éviter Torne IV% jyj  J78 L e Caloandrk leur cruauté, & fe retira auprès du roi de Chipre, dont il avoit e'poufé la fille. II en eut deux enfans; un garcon, qui fut nommé Sélimo , & une très-belle fille, nommée Lindamore. Elle n'avoit que quinze ans, lorfqu'un chevalier étranger en devirtt amoureux. II étoit jeune , beau , bien fait & très-brave ; en un mot il étoit accompli. II ne fut pas long-temps fans être ami de Sélimo, 8c n'eut pas beaucoup de peine a plaire a. Lindamore. II 1'engagea même a prendre la fuite avec-Iui, & trouva moyen, fans que l'on s'en appergüt, de s'embarquer la nuit avec elle. La princefle laiffa dans fa chambre une lettre adreffée au roi fon pere, dans iaquelle elle lui marquoit fon départ avec un frère du roi de Mofcovie qui I'avoit époufée. /Elle le prioit de lui pardonner la vivacité d'une paffion qui I'avoit empéchée d'attendre fon confentement. Saladin fut très-affligé du départ de fa fille qu'il aimoit, & très-fenfible au déshonneür de cette fuite. Sélimo, qui depuis quelque temps avoit été armé chevalier, pourfuivit le raviffeur ; & manda quelque temps après, qu'il avoit appris en Mofcovie que le mari de Lindamore étoit véritablement frère du roi de ce vafte empire; mais que ce roi, faché de voir fon frère doux, gcnéreux & adoré de fes peuples,  Fidéle. i?9 lui avoit fait couper la tête, fur de faux prétextes de révolte ; & qu'enfin , Lindamore fe trouvant veuve & fans fecours, avoit époufé en fecondes noces un chevalier, dont la réputation briiloit dans tout le nord, fous le nom du chevaher de 1'Aigle; & qu'elle avoit fuivi fon nouveau mari; mais qu'il ignoroit en quel pays. Saladin apprit de différens cötés, que Sélimo s'étoit couvert de gloire, en continuant 2a recherche de fa fceur, dont il n'eut cependant aucune nouvelle. Dans le temps que Lindamore avoit pris la fuite, il étoit venu un étranger s'établir en Chipre. II fe nommoit Anaxarte, & fe difoit grec. Sa femme étoit avec lui; il en avoit une fille agée d'un an qui s'appelloit Lindane , & un garcon qui pouvoit en avoir un peu plus de trois, & c'eft Uranio. Anaxarte étoit un chevalier accompli Sc je fis aifément connoifTance avec lui; car j'étois page du duc Saladin, auquel il vendoit fouvent de très-belles pierredes : il me prit en amitié, & bientöt nous pafiimes notre vie enfemble. II venoit fouvent me chercher dans le palais de Saladin, dont il devint en peu de temps le favori. La petite Lindane acquit, avec lage, une beauté fïngulière; en même-temps qu Uranio profita du cöté de Ja force, & furcout des agrémens , qui le rendoient aimable a m ij'  ftSö £ S € A' £ O A W D R 4 tout le monde, principalement a Saladin, quï ne pouvoit s'en féparer. Comme il n'avoit point les princes fes enfans auprès de lui, Uranio fut pour ainfi dire élevé fous fes yeux; & la duchelfè fa femme s'accoutumant de fon cóté. ale voir & a le careffer, ils le regardèrent bientöt 1'un & 1'autre comme leur propre fils. Anaxarte difoit de temps en temps, que des affaires importantes 1'engagoient a partir de Chipre. Saladin lui faifoit toujours retarder Ion départ , & ce retardement caufoit beaucoup de peine a fa femme Zara; mais enfin elle fut le déterminer a partir, malgré la douleur & les inftances de Saladin. Zara fit une chüte fi confidérable, en defcendant fon efcalier pour s'embarquer , qu'elle mourut fur la place. Anaxarte fut pénétré de ce malheur; & quand je lui dis, pour le confoler, que les hommes n'étoiënt que trop fujets a perdre ce qu'ils avoient de plus cher, & que le fage devoit être préparé a des malheurs pareils a celui qu'il éprouvoit; il me répondit, qu'il avoit plus perdu en perdant Zara, que l'on ne perd ordinairement en perdant fa femme. Je le preffai de m'en dire davantage ; & il me confia qu'Uranio n'étoit point fon fils, qu'il ne vouloit découvrir qu'a lui & a fa fille Lindane qu'ils n'étoiënt point parens, dans 1'efpé-  Fidele. ï£p ïance que leur amitié fe convertiroit en amour; & il ajouta, que fes defirs feroient fatisfaits s'il pouvoit les voir mariés 1'un a 1'autre. Le malheur de Zara mit obftacle au départ d'Anaxarte. II fe rendit aux prières de Saladin, qui lui promettoit de regarder toujours Uranio comme fon propre fils : il ajouta même qu'il 1'adopteroit, s'il avoit le malheur de perdre fes deux enfans. II fut bientöt en état de lui dov.ner des preuves de fa fincerité; car il apprit un an après que Poliarte , prince de Conftantinople, avoit tué fon fils dans un combat. Saladin, frappé d'un fi trifte événement» n'eut plus aucune autre confolation que celle de 1'éducation d'Uranio , dont les belles difpofïtions lui promettoient de le venger un jour, en combattant Poliarte. II avoit raifon de s'en, flatter ; car a 1'age de quatorze ans il étoit aufft fort & auffi adroit qu'un homme de vingt; & comme il acquéroit tous les jours de nouvcaux talens, I'amitié de Saladin augmentoit auffi pour lui. Le bruit s'en répandit bientöt dans Alexandrie, & les efpérances que donnoit Uranio furent regardées comme très-avantageufes pour; eet état, fur lequel Bronte avoit déja jetté les? yeux. II en héritoit naturellement, Saladin n'ayant plus d'enfans ; mais 1'efpérance ne lut fuffifoit pas, & ne voulant poiat attendre Iz Miij  "Li CAtOAïfBÉf mort du duc, il envoya deux affaffins dans 1'iffe de Chipre pour" fatisfaire fon impatience. Saladin un jour, après avoir été long-temps a jouir de la fraïcheur d'un bois qui n'étoit pas éloigné de la mer, s'endormit fous un arbre* Les affaflïns s'en approehèrent doucement, fans f egarder Uranio, qui étoit auprès de lui, comme un obftacle a leurs deffeins; il n'étoit point armé, & d'ailleurs il étoit fi jeune qu'ils n'y firent aucune attention. Uranio de fon cöté avoit fi peu de méfiance, qu'il leur faifoit figne de marcher doucement, pour ne pas éveiller le prince ; mais voyant qu'ils tiroient leur épée , ïl fauta fur celle de Saladin, & fondit fur eux comme un jeune lion qui fait l'effai de fon courage pour la première fois. Saladin fe réveilla au bruit des eombattans, & vit un des deux fcélérats tomber mort aux pieds d'Uranio, 1'autre prendre la fuite; mais on 1'arrêta. Les tourmens lui fïrent avouer fon crime , & nommer fon auteur; enfuite il fut écartelé publiquement. Cet événement augmenta I'amitié de Saladin pour Uranio , & fa haine pour Bronte; ainfi ne voulant pas que fon duché d'Alexandrie tombat après fa mort entre les mains d'un prince fi cruel, il adopta mon maïtre, & le fit reconnoïtre pourhéritier de tous fes biens  F I D I E E. 183 & de fes états, au cas cependant qu'il neut point d'enfans légitimes. Anaxarte, charmé de la fortune qu avoit faite Uranio, eut été content, s'il avoit pului faire époufer Lindane. Mon maïtre avoit dix-fept ans, &. Lindane en avoit quatorze; elle étoit li belle, qu'on ne pouvoit lui comparer perfonne en Chipre. E!le apprit par Anaxarte qu'Uranio n'étoit point fon frère, & cette connoilfance alluma peu a peu 1'amour dans fon cceur ; mais elle n'cut pas le bonheur d'éprouver un tendre retour : Uranio ne voyoit en elle qu'une fceur. II conjura plufieurs fois Anaxarte de lui faire connoïtre les auteurs de fes jours ; mais il fe contenta de lui dire que Zara en étoit feule inftruite, & qu'elle avoit emporté ce grand fecret dans le tombeau. Chaque jour Bronte étoit plus haï & plus redouté dans le Caire. Non feulement le peuple éprouvoit ces fentimens, mais encore le roi fon frère , qui n'ayant pas la force de régner par lui-même, fe laifloit gouverner par eet homme, ennemi de 1'humanité» Pharaon avoit un fils qui s'appelloit Zaündo, qui promettoit beaucoup ; il avoit dix - huit ans; il étoit beau, jufte & généreux : 1'efpérance de le voir un jour fur le tröne de fon père engageoit les peuples a foulfrir les cruautés de Bronte. Mais M iy  '^i Le Caloanese quand il fut convaincu qu'il „e pouvoit exécuter fes projets fur le duché d'AIexaadrie, »I tourna fes idees fur le royaume d'E?Vpte, & fit menie une affiadce avec le roi d'Arabie, Je plus grand ennemi de Pharaon fon frère. ii en fut heureufement averti. II eut encore aüe* de courage pour faire mettre fon frère en Pnfon, & réfolut de le condamner au dernier lupplice , s'il fe trouvoit effectivement coupable. Bronte, pendant 1'inftrudion de fon procés penfoit aux moyens de fe tirer d'une auffi mauvaife affaire. II s'étoit appercu que Morafpe avoit de 1'amour pour lui. Cette Morafpe étoit 1'intendante du ferrail de fon frère. La prifon dans laquelle on I'avoit renfermé avoit des vues fur le jardin de ce vafte édifice, & de plus il favoit que cette femme fe promenoit fouvent dans ce même jardin. II obtint du geolier, è force de préfens , de pouvoir quelquefois y prendre 1'air pendant la nuit. II fit avertir Morafpe de s'y trouver, & elle ne manqua pas au rendez-vous. Bronte 1'accabla de careffes, & lui dit, en parlant de fa prifon & du daiu ger qu'il y couroit, qu'il ne fouhaitoit de vivre que pour elle; en Taffurant que fi jamais il parvenoit au tróne, il partageroit fa couronne. avec elle. Après ces difcours généreux, il ]y>  Fidéle. ï8£ demanda fi elle ne pouvoit trouver aucun moyen pour le faire fortir de prifon. Morafpe lui promit de ne rien négliger; & Bronte la voyant au point oü il Ia deiiroit, lui déclara que le plus fur moyen pour fatisfaire leur ambition, étoit de faire périr Zalindo, fils umque du roi. Morafpe approuva le projet; ils en parlèrent long-temps : & convinrent enfuite des ïiiefures qu'ils devoient prendre. Quand Morafpe fut feule, elle jetta les yeux fur un chevalier nommé Arpafio, qui étoit amoureux d'elle, & qui de plus étoit mécontent du roi, qui lui avoit öté un emploi qu'il polfédoit; ces deux raifons lui perfuadèrent qu'elle pouvoit compter fur lui. Elle feignit d'être fenfible a fa recherche; & quand elle lui eut perfuadé l'impreffion qu'il avoit faite fur fon cceur, elle lui confia 1'amour & les detïeins de Bronte; & lui promit que fi jamais elle étoit reine, elle n'auroit point d'autre amant que lui; & fut lui perfuader encore que pour arriver a ce point de félicité, il fuffifoit qu'il eut le courage de faire périr Zalindo. Arpafio fut aifément déterminé ; il aimoit Morafpe &: haïffoit le roi. II lui promit donc de prendre fi bien fon temps, qu'il en viendroit a bout. En effet, il affaflïna Zalindo, un jour qu'il étoit a la chaife; il fut même  affez heureux pour n'être appercu de perfonne, & l'on trouva ce malheureux prince dans le bois, percé de plufieurs coups. La cour & le peuple répandirent des larmes fincères pour un jeune héros, qui s'étoit fait aimer de tout le monde. Le roi en fut très-affligé, & la reine mourut de douleur fort peu de jours après. Maïs alors Pharaon craignit encore plus que Bronte, qu'il haïffbit avec tant de juftice, ne lui fuccédèt. Bronte & Morafpe étoient' les feuls contens, au milieu de 1'affliction générale; car ils fe flattoient que leur crime ne feroit jamais découvert; Bronte ayant pris la précaution de faire affaffiner celui qui I'avoit commis, & qui feul en avoit connoiffance. Nous éprouvames pendant ce temps-la des malheurs en Chipre. Uranio le promenant un matin avec Lindane fur le bord de la mer, un petit chien qu'il aimoit beaucoup eut peur d'un plus grand qu'ils rencontrèrent & prit fe fuite. Uranio courut après pour le rattraper; & des cörfaires prirent ce temps pour enlever Lindane, avec une extréme promptitude. Uranio ne fut pas long-temps fans apprendre ce malheur, & comme il aimoit tendrement fa fceur, il courut tout éperdu fur Ie port pour s'embarquer & ne rien négliger pour la délivrer. II apprit que ces cörfaires étoient Egyp-  Fidéle. ï8^ tiens, & qu'ils achetoient ou voloient les beautés qu'ils pouvoient trouver, pour les vendre au roi Pharaon, qui les mettoit dans fon ferrail. II fut affez heureux pour trouver un vaiffeau qui partoit pour 1'Egypte, fur lequel il s'embarqua, laiffant Saladin & Anaxarte très-affligés de 1'enlevement de 1'une, & du départ de 1'autre. Mais ne pouvant être fi long-temps fans favoir des nouvelles de ces aimables enfans, ils s'embarquèrent eux-mêmes pour fe rendre a Alexandrie. Le vaiffeau d'Uranio, après avoir été long-temps contrarié des vents, entra dans le port de Damiette. Uranio y débarqua, fe rendit fecrettement au Caire; Sc par les [foins qu'il fe donna, Jil apprit que l'on avoit renferrné depuis très-peu de temps des filles dans le ferrail; mais il ne put favoir fï Lindane en étoit du nombre. II obferva le palais & le ferrail, & voyant que la tour oü Bronte étoit prifonnier, étoit fi proche du ferrail , que du toit de cette même tour il pouvoit découvrir le jardin, & reconnoitre les perfonnes qui s'y promenoient; il fit des préfens au geolier, qui lui permit de monter fur la tour. II profita fouvent de cette permifïïon; & non feulement il reconnut Lindane, mais il entendit les converfations que Bronte Sc Morafpe avoient enfemble dans une galerie de la  iS? Le C a' i o a' !f ü k i tour. II fut bientöt au fait de leurs amours Sc de leurs crimes, & reconnut qu'ils avoient fait périr Zalindo, & qu'ils méditoient la mort du sol. II entendit auffi les reproches qu'ils fe faifoient; car il étoit furvenu quelque jaloufie dans leurs prétendus amours , en voici le fujet: Morafpe concut pour Lindane üne fi grande amitié, dès 1'inftant qu'elle fut renfermée dans le ferrail, qu'elle la menoit fouvent avec elle aux rendez-vous qu'eüe donnoit a Bronte, Sc ( il en étoit devcnu fi fort amoureux, que Mo'rafpe s'en appcrcut a la fin; elle fe reprocha fon imprudence, & réfolut de ne plus mener Lindane avec elle. Bronte fut au défefpoir de s'être privé par fa faute du plaifir de la voir. Mais peur démêler toute cette intrigue , il faut favoir que Morafpe aimoit Zaïdo, premier bacha du pays, [avant que Bronte fït femblant de 1'aimer. Elle le ménageoit avec foin, non tant a caufe de 1'amour qu'il avoit pour elle, que du crédit qu'il avoit a la cour : mais il fut malheureufement averti des converfations qu'elle avoit avec Bronte , auquel il fit de grands reproches de ce procédé ; car il avoit fait longtemps profelïion d'être fon ami. Zaïdo ne s'en tint pas aux reproches, il menaca Bronte de le faire fi bien renfermer , qu'il ne pourroit pas fortir de fa prifon, Bronte jura qu'il nai-  F i © S £ *. ify ïnoit poïnt Morafpe, il ajouta même qu'il n'avoit de liaifon avec elle, qua caufe d'une jeune fille de Chipre que l'on avoit conduite depuis peu au ferrail, & dont il étoit fort amoureux. D'un autre cöté Zaïdo fit des reproches a Morafpe fur fes nouvelles amours ; mais elle 1'aflura qu'elle avoit une averfion naturelle pour Bronte, & qu'elle ne répondoit a 1'amour extréme qu'il lui temoignoit, que par ménagement , puifqu'enfin la mort de Zalindo le rendoit héritier préfomptif de la couronne. Zaïdo ne fachant auquel il devoit ajouter foi, voulut éprouvcr Morafpe, & lui dit : qu'il ne pouvoit s'empccher de la foupconner & d'être raiïuré fur le compte de Bronte, puifqu'il lui avoit avoué fon amour pour Lindane; il ajouta: qu'il la prioit de le fervir dans fa paffion, ce qui s'accordoit parfaitement avec ce qu'ils lui avoient dit 1'un & 1'autre. Morafpe lui répondit, malgré fon embarras, qu'elle y confentoit; mais elle le pria de penfer qu'il étoit bien difficile de faire fortir Lindane du ferrail, Pharaon ayant déja entendu parler de fa beauté. Zaïdo l'affura qu'il trouveroit les moyens de faire entrer une autre fille a la place de Lindane, & Morafpe lui repréfenta qu'elle n'y confentiroit jamais, a moins que la fille qu'il fuppoferoit, ne fut très-belle, & Chipriotte.  ïpo Le Caloandre Zaido la quitta en 1'affurant qu'il ne nég1>eroit rien pour trouver ce qu'il falloit, & v&int rendre compte a Bronte de la converfation qu'il venoit d'avoir; & celui-ci le conjura avec tranfport de ne rien négliger pour lever les difficultés que Morafpe pourroit faire. Uranio entendit toutes ces eonverfations, car il étoit prefque toujours fur la tour; il s'étoit même fait reconnoitre de Lindane, & voici Ie parti qu'il prit pour 1'empêcher de tomber au pouvoir de Bronte; il vint le trouver, & lui dit qu'il étoit né en Chipre de parens affez pauvres, & qu'il avoit quitté fon pays pour chercher fortune; mais qu'ayant heureufement entendu la converfation qu'il avoit eue avec Zaïdo , il lui promettoit de faire fortir Lindane du ferrail, s'il vouloit bien le récompenfer: Bronte accepta eet offre avec joie. Uranio lui dit alors, vous voyez que je n'ai point de barbe, donnez-moi des habits de fille, & faitesmoi conduire a Morafpe; je crois que ma figure ne 1'empêchera pas de tenir fa parole; de plus je me charge d'une perfonne aflurée qui me conduira Ie foir a la porte du ferrail, èc qui recevra Lindane, qu'elle conduira fur le champ chez vous. II vous fera facile de trouver dans la fuite les moyens de me faire fortir du ferrail par des cordes que vous m'en-  F I D È E E. I5$ verrez, ou autrement. De plus Morafpe ellernême ne ne'gligera rien pour e'viter la punition qu'elle aura mérite'e en faifant entrer un homme dans le ferrail. Bronte fut charmé d'une propofition fi bien arrangée, & trouvant autant de beauté k Uranio qu'il en falloit pour la faire réuffir : il confentit a tout, il lui promit plus qu'il ne lui avoit demandé, & lui donna même beaucoup dargent. II fit avertir le bacha Zaïdo, qui ne fit aucune difficulté, & l'on donna k Uranio des habits de fille; il étoit fi beau, que Morafpe qui l'appercut a la fenêtre, fut obligée de convenir que cette fille étoit plus belle que Lindane r ainfi, pour fatisfaire également Bronte & Zaïdo, elle fut obligée de promettre 1'échange. Uranio reprit enfuite fes habits, & fit un paquet de ceux qu'on lui avoit donnés, & 1'emporta avec lui. II avoit réfolu de fe fervir, pour le conduire au ferrail, d'un vieillard qu'il avoit trouvé dans le vaiffeau; mais heureufement je le rencontrai, & notre joie fut extréme: je fus charmé de le trouver en bonne fanté, Sc lui d'imaginer que je pouvois lui être utile. Je lui appris que le duc Saladin étoit k Alexandrie avec Anaxarte, & qu'ils devoient inceffamment fe rendre au Caire pour avoir de fes aouvelles & de celles de Lindane, & que j'avois  «pa L e Caloandre pris les devants pour préparer Ia maifon d« prince. Uranio me dit que j'arrivois précifé- ment pour terminer ce qu'il avoit-trés-bien commencé. Nous allames enfemble au palais de Saladin fans qu'il voulut m'en dire dayantage: il m'ordonna feulement de faire tenir deux chevaux préts au coucher du foleil; j'exécutai fes ordres, je le fis entrer dans une chambre, & il m'ordonna de lui aider a mettre fes habits de femme; enfuite il me fit part de fes deffeins, 8c me dit de conduire Lindane dans ce palais d'abord qu'elle. m'auroit été confiée, de lui donner des habits d'homme, de la mener promptement a Alexandrie fur les chevaux que j'avois préparés, & de la remettre entre les mains de fon pere en lui rendant compte , auffi-bïen qu'a Saladin, de tout ce qui s'étoit paffe. Je fus étonné de cette réfolutïon ; mais malgré le danger auquel il s'expofoit , l'affaire étoit trop avancée pour y mettre obftacle, & 1'envie que j'avois de voir Lindane en liberté, me fit confentir a tout. Uranio fut introduit dans Ie ferrail, 8c j'attendis Lindane a la porte. Pour lui, fuivant ce qu'il me dit depuis, on le conduifit dans une chambre, oü Ivlorafpe lui vint dire quelque temps après que Lindane ne vouloit point fortir, qu'elle difoit, en verfant des *-  F I D È L E. ^ des torrens de larmes, qu'elle ne vouloit point etre remile entre les mains de Bronte. Uranio promit de la déterminer s'il pouvoit lui dire ua mot; on la fit venir,.elle le reconnut, & ]ui dit en pleurant: Quoi,! c'eft vous qui voulez me remettre entre les mains de Bronte ' un tel procédé eft également indigne d'un frère * d un amant. J'aime mieux pafTer ma vie dans cef.rnul.. .n Un mot je mourrai plutöt que de mexpofer a la brutalité de Bronte. Uranio lui fit part de fon projet, & reut bientöt calmee. Ma.s fes alarmes prirent une nouvelle ferme en confidérant le danger que couroit fon cher Uranio, fi par malheur on venoit k connonre fon fexe; elle vouloit alors que ce fut lui qui fortït du Sérail. Uranio lui repréfenta qufi ny auroit plus rien a craindre d'abord qu'elle en feroit fortie; Bronte, Zaïdo & Morafpe ayant un intérêt égal a lui donner au plutot fa liberté. Elle étoit enfin déterminee , quand on entendit fonner la cloche du ferrad pou avertir que le roi alloit arriver du cotedu pa!aiS;&dansle temps qu'il y demeuroit, toutes les portes étoient abfolument ferrnee, Morafpe vint ]eur ^ ^ - veile, ajoutant que Pharaon, pour réparer la perte qu'il avo t faite de Zalindo, veno'it dan le deffem de faire choix d'une fille qui pafiero  ip4 ïi Choasdïï la nuit avec lui, & quainfi on alloit les faira paroitre toutes a fes yeux. Cet accident les jetta dans un tres-grand embarras. Uranio conjuroit Morafpe de ne pa* laiffer voir Lindane; d'un autre cöté, Lindane qui craignoit que la beauté d'Uranio ne 1'exposat a d'auffi grands dangers, la prioit de le fouftraire aux yeux du roi. Mais Morafpe termina leur différend, en difant, qu'ils y paroitroient 1'un & 1'autre, & qu'il lui étoit défendu fous des peines rigoureufes de ne pas faire paffer toutes les fil'es devant le roi : ils furent donc obligés de palier dans une fuperbe galerie , oü toutes les filles étoient rangées des deux cötés. Le roi fe promene ordinairement plufieurs fois pour les examiner, & donne fon jnouchoir a celle qui lui convient; il fert ert. même-temps de fignal aux gardes & aux portiers pour laiffer paffer du ferrail dans les appartemens du roi, la fille qui 1'a recu, & c'eft ordinairement environ a 1'heure de minuit que la fille préférée s'y rend. Pharaon, après avoir examiné environ cent filles qu'on lui préfenta, fit choix d'Uranio, & retourna au palais fans avoir dit une feule parole. Jugez, feigneur, de 1'état oü fe trouvèrent Lindane & Uranio : car enfin le dernier ne pouvoit éviter la fureur du roi, qui le  Hvreroit aux derniers fupplices, d'abord qu'il' 1'auroit reeonnu pour un homme. Lindane étoit dans ia dernière arnicHon; Uranio couroit un danger prefqu'inévitable, il rie le couroit que pour 1'amour d'elle : mon maïtre ne fachant quel parti prendre , paffa dans le jardin pour confulter Bronte fur ce qu'il avoit a faire. Bronte lui répondit, après avoir un peu réflechi, qu'il lui confeilloit de paffèr fans rien craindre dans la chambre de Pharaon, & de le tuer, lui promettant toute füreté & même une grande récompenfe , s'il pouvoit avoir affez de hardieffè pour commettre une telle action. Uranio connoiffbit trop le earactère de Bronte póur avoir la moindre confiance en lui ; de plus eet expédient ne délivroit pas Lindane , qui avoit réfolu de fe donner la mort, plutöc que de tomber entre les mains de Bronte; & d'ailleurs Uranio étoit trop honnête homme pour commettre un affaffinat. Cependant il diffimula 1'horreur qu'il concevoit d'une pareille propofition, & rentra dans le ferrail fans avoir rien décidé. II vint enfuite tenir confeil avec Morafpe & Lindane; après beaucoup d'irréfolutions, & quantité d'avis qui ne décidoient rien , Lindane s'écria: donnez-moi ce malheureux mouchoir, donnez-le moï, mon cher Urarrioj je m-'expoiê a toüt pour vous fauverj N ij  «0$ Lï C A I O A N D R ï Vefpèreque le ciel voudra bien conferver moi innocence. Uranio auroitfort défiré que Lindane eut époufé Pharaon ; & ü confentoit ou'elleallat cbercher fortune avec le mouchoir; „ais Morafpe lui repréfentoit qu'ils étoient tous perdus, fi le roi s'appercevoit de lechange : elle ajouta que Lindane n'avoit point Se P-ti a prendre, que celui de faire périr Pharaon, & qu'autrement e le devoit Ltendre a périr honteuferrient. Lindane affura 'u'elle étoit déterminée a tout pour re pas fe trouver au pouvoir de Bronte , fc forüt en prenant le fatal mouchoir. i P Cependant j'attendois toujours a la porte Al ferrail que l'on me remk Lindane, & y fTai la nuit entière. Lindane fut conduite Tan V pp-rnent du roi, oü deux matrones t 1 ilT rent après 1'avoir déshabillée La chamt é t muminée par une grande quantite A 1 lières qui exhaloient un parfum dehcieux; f rid au^ du ht étoient fermés , de forte que pta t rela put appercevoir que lorfqu'el e Pharaon n J is auparavant elle ;:ar;-e & a fon cöté. . trQ é - &  Fidéle. ip7 avoit fait choix, voulut donner des marqués de fa fureur ; ma's la courageufe Lindane ne lui laiffa pas le tems d'appeller, & lui porta deux coups de poignard , Si lui dit : le premier eft .pour fauver mon honneur , & le fecond pour délivrer tes fujets qui gémiffènt fous le joug d'un tyran. On accourut aux cris de Pharaon. On conduifit en prifon cette généreufe fille, & l'on panfa les bleffures du roi, qui mourut quatre heures après. Cette nouvelle fe répandit bientöt dans la viïle. Le bacha Zaïdo vint au point du jour trouver Bronte dans la prifon a la tête des Satrapes du royaume, & le conduifit fur le tröne. Quand il fe vit arrivé au comble de fes defïrs, il feignit d'être touché du malheur de fon frère, Sc dit qu'il falloit punir un auflï grand crime que celui de fon affaflïnat. II ordonna donc que l'on coupat fur le champ la tête a celui qui I'avoit commis, & que l'on attachat fon corps a la queue d'un cheval pour le trainer par toute la ville. II croyoit prononcer eet arrêt contre Uranio, & fe défaire par ce moyen d'un homme qui auroit pu le faire connoïtre pour complice de la mort de Pharaon, Après qu'il eut donné ordre a quelques affaires importantes,.-il fe fit promptement ouvrir le ferrail pour voir fa chere Lindane : mais il rencon^ Niij  tra en y entrant Uranio & Morafpe. ïl rief doutoit pas que fon arrêt ne fut exécuté ; ainft fon peut juger de fon étonnement. Eh comment fe vois-je ici, lui dit-ill comment tu a'es pas en prifon ! N'eft-ce pas toi qui as fait périr le roi mon frère ? Non, fire , lui réponditil tout bas, Lindane a pris ma place, & vousdevez être content de la facon dont elle s'en eft acquitée. Quoi! Lindane eft la coupable , s'icria-t-il, courez promptement, empcchez qu'on ne !a faffe mourir. Son capitaine des gardes lui répondit, que fes ordres étoient déja exécutés ; cette réponfe réduifit Bronte au défefpoir; mais Uranio n'en parut pas moins touché: & faifant réflexion que le tyran avoit prononcé eet arrét pour le faire périr luimême , il faifit 1'épée d'un des chevaliers de la fuite de Bronte, & lui porta un coup ft terrible, qu'il le fit tomber mort a fes pieds. Le coup fut fi prompt, que perfonne ne put te parer; on voulut arrêter Uranio que l'on prenoit pour une fille , mais il fe retira quelques pas en arrière, & s'écria d'un air menacant S n'approchez pas fi vous ne voulez que p vouS traite comme j'ai fait ce tyran : loirt de m'attaquer , vous devez au contraire me favoir gré, chevaliers , & Vous Satrüpes d'Egypte , de vous avoir défait d'un traïtre & d'un  Fidéle. i$9 fcélérat. C'eft lui qui a fait aflaffiner le prince Zalino que vous aimiez avec tant de raifon ; c'eft lui qui pour monter fur le tröne, vouloit m'engager a faire périr Pharaon; il croyoit me faire couper la tête pour n'avoir aucun témoin de tous fes crimes; c'eft lui-même qui a envoyé des affaflins en Chipre pour attenter fur les jours de 1'illuftre Saladin. Enfin c'eft un monftre dont j'ai purgé la terre, jouiffez de la jufte punition que le ciel a fait tomber. fur lui. Ce difcours fit d'autant plus d'impreflion fur ceux qui 1'entendirent, qu'ils étoient perfuadés que c'étoit une fille qui leur parloit. Loin de lui faire aucun mal, ils la regardèrenfc comme une divinité que le ciel avoit envoyée pour la punition de Bronte. Uranio voyant que fon difcours avoit fait imprefïion, repréfenta a tous ceux que le bruit de cette mort attira dans le palais, qu'ils devoient bénir le ciel d'être foumis au duc Saladin, dont la iujU tice, la douceur & la valeur leur promettoient un reg.ne heureux. Les chofes étoient en eet état, lorfque Saladin arriva dans le Caire; 1'impatience oü il étoit de favoir des nouvelles d'Uranio, lui avoit fait avancer fon départ d'Alexandrie; Anaxarte qui avoit les mêmes fentimens pour Lindajies N iv  20d Le Caloandre ne I'avoit point retardé. Je racontai a ce prince tout ce qui venoit d'arriver, a la réferve de la mort de Bronte dont je n'étois pas encore inftruit. Tout afHigé qu'il étoit d'apprendre que celui-ci parvenoit a 1'empire, il fe crut obligé d'aller lui faire fa cour, & il prit le chemin dn palais avec plufieurs chevaliers de fes amis, qui même fe trouvoient armés. Ce fut' alors que nous rencontrames le corps de Lindane : les cris & la douleur du malheureux Anaxarte ne fe peuvent exprimer. 1\ embrafibit tendrement ce corps défiguré, & j'eus méme beaucoup de peine a 1'en arracher. Saladin ne put voir d'un ceil fee un fi trifte fpectacle ; mais il continua fa mprche, & le bruit de la mort de Bronte commencant a fe répandre, fon cortège augmentoit a chaque inftant; & quand il arriva «lans la falie, il apperqut le corps de fon cruel parent aux pieds d'Uranio , qui 1'épée i la main, & en habit de femme parloit en fa faveur aux' grands du royaume. Voila, feigneur, continua Zéfirin, par quels degrés la fortune a élevé Saladin fur le tröne de fes pères. Les commericemens de fon regne ont fait le bonheur de fes peuples, & malgré la réfolutlon qu'il avoit prife de ne fe point remarier, les priéres de fes peuples qui defiroient des fucceffsurs de fon fang, 1'engagèrent a  Fidele. 20 x époufer Daraffe; elle devint groffe peu de temps après fon mariage, & mit au jour un prince, mais fi foible, qu'il vécut a peine. Ainfi ne fe flattant plus d'aucune pofterité, tous les peuples charmés des vertus d'Uranio, le regardoient avec plaifir comme 1'héritier de la couronne par droit d'adoption. Le malheureux Anaxarte ne put fe confoler de la perte qu'il avoit faite de fa fille, & le fpectacle cruel dont il avoit été témoin , étoit toujours préfent a fon efprit. Uranio, qui 1'aimoit avec tendrefle, lui a fouvent offert les plus brillantes charges du royaume; mais il a toujours pr^fere la folitude; & d'abord que la fucceflïon fut aflurée a. Uranio, il s'eft retiré dans un defert a vingt lieues de la capitale. La dans le fond d'une grotte, il implore fans ceffe la clémence des Dieux qu'il croit irrités contre lui. Voila, feigneur, pourfuivit Zéfirin, les aventures d'Uranio & de Saladin : je dois vous apprendre a prefent pourquoi mon maïtre vient d'être exclus du royaume d'Egypte. J'ai donc été au Caire, comme je vous en ai rendu compte avant que de me rendre ici; j'entrai dans le palais pour voir une de mes fceurs quï avoit été attachée a la feue reine. Je la trouvaï dans la grande falie oü le roi étoit fur fon tröne: rieia n'égaloit fa fureur; cari\venoit d'apprendre  202 Le Caloandre Ia fuite des trois chevaliers , & la défaite de fes gardes; il me reconnut, & me fit avancer pour me demander fi je favois quelque chofe d'Uranio & de Mattamire, & pourquoi je venois a fa cour: je lui répondis , que je n'avois pas voulu fuivre Uranio, puifqu'il I'avoit déclaré rebelle, & que je favois abandonné pour demeurer dans mon pays. En répondant aux queftions que le roi me failoit, il s'appercut que j'étois fort diftrait; il en fut irrité, & me cria: que regardes-tu pendant quetu me parles? Eft-ce ainfi que tu dois me répondre ? J'étois frappé, lui dis-je, d'un objet qui vous étonnera vous-méme: daignez , feigneur , jetter les yeux fur ce chevalier que j'appercois dans le fond de la falie, & faites- moi la grace de me dire fi vous le reconnoiffez. Le roi 1'ayant appergu, me répliqua auffi-tót: Ciel! c'eft le portrait de ma fille Lindamore. C'eft de quoi j'étois occupé, lui répondis-je; mais il n'eft pas poffible qu'elle ait confervé un fi grand air de jeunefie depuis tant d'années. De plus, il me paroit que ce chevalier a un peu de barbe. Plus Saladin 1'examinoit, & plus il trouvoit les traits de la princefTe, dont il avoit pleuré fi long-temps la perte. Ce chevalier, de fon cöté, étoit dans une fiprofonde rêverie, qu'il ne s'appercut pas  Fidéle. 203 r s revint fur le ehamp au lieu qu'il avoit indiqué a Zéfirin; mais en rentrant il fut environné par une troupe d'archers, qui faifirent fon épée & 1'arrêtèrent prifonnier de la part du roi, fans lui donner le temps de fe mettre en défenfe. On le chargea de fers, & ©n le mit dans une voiture qui le conduifit au Caire. D'abord qu'il y fut arrivé, le roi ordonna qu'on le mit en prifon, & chargea le connétable de lui faire couper la tête a minuit fans en rien dire a perfonne. Acomat étoit feul avec lui quand il donna eet ordre; fa générofité en fut bleflée; il eut horreur de voir que l'on condamnoit un grand prince avec tant de barbarie , lui qui n'étoit point coupable de la mort de Sélimo fils de Saladin , qui n'avoit enlevé Mattamire que pour obliger fon ami. Acomat avoit dit au roi, plus par forme de converfation, que par aucun defir de vengeance , dont il étoit ïncapable, que Zélim étoit Caloandre fils de l'empereur Poliarte. Mais Saladin touché de la mort de fon fils, que Poliarte avoit tué, & pénétré de la fuite de Mattamire, que Caloandre avoit délivrée, regardoit cette occafion comme une des plus favorables pour fe venger de tous les deux a la fois. Pour y parvenir, il déclaroit Zélim coupable du crime de lèze-majefté, comme ayant forcé & tué fes gardes 3  gardes, feignant toujours d'ignorer qu'il fut prince de Conftantinople { auffi avoit-il fait mettre en prifon Rollin fon écuyer, pour 1'empêcher de dire le rang & le nom de fon maïtre j avant que l'on eut exécuté fa fentence-. Acomat prit la réfolution de mettre fecret-< cement Caloandre en liberté, & ne pouvoiè fouffrir qu'un auffi grand prince périt par la? main d'un bourreau. Cependant il avoit toute* f horreur imaginable pour ce même prince 4 paree qu'il le croyoit 1'affaffin du chevalier dé. Cupidon. Oui, s'écriat'.il barbare, je refpec-< terai ton rang, je rendrai juftice a ta valeur * je faurai t'éviter un fupp.'ice honteux; mais ce fera pour te faire périr de mi main. Pen^ dant qu'il formoit cette généreufe réfolution 4le geolier vint lui dire, de la part de Zélim, que eet infortuné deriiandoit a lui paden Era effet, Zélim, qui frémifloit de honte & de rage, & qui n'attendoit que la mort, vouloit avant de mourir fe donner au moins Ia foible confolation d'accabler Acomat de reproches. Caloandre attendoit donc Acomat dans ces cruelles difpofitions 5 il avoit les pieds & les mains liées avec de grofles cordes , qui lui laiffioient cependant Ia liberté de marcher doucement, & celle de porter fes mains a fa bouche* Ce fut dans eet état qu'il appercut Acomat, Tomc IVk q  v.Tiö 3L.E Caloandre Du plus loin qu'il le vit, fon fang s'alluma dans fes veines; il fe leva & lui cria d'une voix terrible : ah , monftre d'ingratitude 1 peux-tu pouffer la baffeffe jufqu'a me réduire dans un état li peu digne de ma naiffance ! que t'ai-je fait, cruel, pour mériter ta haine ! comme chevalier de Cupidon, je t'ai fauvé la vie dans Pontique, je fai donnée a ton frère, & je 1'ai placé fur le tröne ; comme Caloandre , j'ai empêché mon frère de te donner la mort devant Conftantinople, & j'ai eu la bonté, dans cette méme Egypte, de ne vouloir pas te faire périr après t'avoir vaincü. Tu refpires, grace a ma générofité i Tu refpires pour arriver au tröne! & pour reconnoïtre tant d'obligations, tu me livres a la cruauté d'un tiran, qui fans doute va me donner la mort! Acomat étoit encore fur le pas de la porte, fi confondu de ce qu'il voyoit, qu'il ne pouvoit parler. Sa furprife le fit reculer fans prendre garde qu'il avoit quelques marches de 1'efcalier derrière lui, de facon qu'il fe bleffa dangereufement en tombant. Caloandre courut fur lui & prit fon épée, Acomat, qui étoit prefqu'évanoui , lui dit d'une voix foible : ah prince ! ah, chevalier de Cupidon ! Caloandre, fans lui répondre, coupa les cordes dont fes mains stoient  Fidéle. 2ir Jiees & )ettant fur lui un regard méprifantt Lache, lui cria-t-ii, ton fang eft trop vil pout que mes mains le répandent. Le geolier accourut au bruit qu'Acomat avoit fait en tombant, & voyant que 1'un étoit étendu pat terre, & que 1'autre étoit armé dW épée, d pnt la fuite en appellant la garde au fecours, Caloandre jugeant qu'il lui étoit impoffible de defcendre 1'efcalier de la tour, & qu'il ne pouvoit efpérer d'en forcer la garde, qui feroit ioutenue de toutes les troupes de la ville appercut une fenêtre dans 1'efcalier, il 1'ouvrit & reconnut, k la faveur des rayons de la lune que le pied de Ia tour étoit baigné par les* eaux du Nil; mais comme il entendit qUe les gardes montoient en foule pour le faifir il s elanga dans le fleuve , fans quitter 1'épée d Acomat Le bruit de fa chüte frappa 1'oreille de ce malheureux prince, qui fe reprochant k mort dun ami fi généreux, faifoit retentir fc tour de fes plaintes & de fes gémifiemens. Les gardes I'emportèrent au palais, & on le mit au plutot dans fon lit» Saladin fut au défefpoir d'un événement qu? lui faifoit perdre la douceur de fe venger & qm caufoit degrandes inquiétudes pour la Vie d Acomat. Ce jeune prince lui raconta tout ce qui lui étoit arrivé avec le prince grec, & ni ■■ w ij  feïa L E C A E O A N D R S :iinit par lui avouer la douleur oü il étoit d'avoiï 'xontribué a la perte d'un ami qui lui avoit "toujours été fi cher. Saladin reconnut qu'Aco* 'mat avoit de grandes raifons pour regretter 'Caloandre, & il concut iui-méme des fentimens plus doux pour ce brave chevalier, quï avoit comblé de bienfaits les deux enfans de fa hlle, Ón envöya donc une grande quantité de "batteaux pour aller de tous cótés fur le Nil, ■& l'on fit d'exades perquifitions fur tous les Dords de ce fleuve, depuis le Caire jufqu'a -la mer, pour voir fi l'on n'auroit point de nouvelles de Caloandre, ou du moins fi 1'oh ne trouveroit pas fon corps; mais toures les recherches furent inutiles. Acomat & Saladin jugèrent, avec une égale douleur, qu'il avoit été fans doute dévoré par les crocodiies. Zéfirin, qui s'étoit rendu au Caire, pout favoir ce que Zclim deviendroit, ayant appris ces triftes nouvelles, partit dans la plus grande douleur, pour informer Uranio & Mattamire de tout ce qui s'étoit paffe. II leur en rendit un compte très-exad, mais il ignoroit que Zélim eut été reconnu pour Caloandre; Saladin avoit trop de raifon pour empêcher que ce fecret ne tranfpirat. Uranio & Daricus étoient véritablement afHigés, & Mattamire s'abandonnoit tantöt aux  F i b ï i ï,. strg pJeurs, & tantót a. la fureur : enfin ils convinrent qu'il falloit mettre a la voile ; mais. Ia princefTe écrivit une lettre au roi Saladin, qutlui fut portee par un des écuyers de Daricus 4qui fe chargea volontiers de la commiffkm „ pour ne pas- abandonner fa familie & la patri e. La fanté d'Acomat, malgré fon extréme? affliction, cammenca a devenir meilleure dixou douze jours après Ie malheur de fon ami Saladin qui 1'aimoit avec tendreffe, ne le quïttoit pas un moment; ainfi 1'écuyer de Daricuslts trouva enfemble. II commenga par leur ap~ prendre que Mattamire étoit Ia princefTe de Trébifonde; qu'elle étoit prodigieufement irri»t-ée de la mort de Zélim, & qu'elle menacoitd'en tirer une vengeance qui feroit tremblerFunivers. La joie qu'Acomat reffentoit d'ap*prendre que Léonide. vivoit encore, fut empoifonnée par la douleur de -favoir qu'elle le regardoit comme fon plus crue! ennemi. Lecuyer préfenta la lettre au roi,.qui la luttout haut; elle étoit concue en ces termes : « Après- avoir fait naufrage fur les cötes is »ton royaume, la politeffe d'Uranio m'a conm duite a ta cour, ou j'ai été long-temps 1* «viétime de ta raéohanceté fous Ie rohv de» Mattamire.5. & féprouve en fortant de tav O iij'; . ;  214 Le Caloandrb 55 pays quelle eft ta barbarie, par 1'indigne'traH 35 tement que tu as fait a Zélim ; juge combien jj ton pays me paroït affreux ! mais apprens que sj ce n'eft pas a Mattamire, fille errante & ton 55 efclave qu'il paroït tel, mais a Léonide prin93 ceffè de Trébifonde , qui ne fe croira pas 35 affez vengée en détruifant 1'Afrique entière. as Tu verras bientöt ce fleuve, oü Zélim a ai trouvé la mort, débordé de ton fang, & de 33 celui de tes laches fujets ! la mer rouge por33 tera déformais ce nom a plus jufte titre. Tes 33 piramides, qui s'élèvent jufqu'au ciel, feront 33 autant de monumens de ma jufte fureur; je 33 ne leur laifferai pas pierre fur piene. Tes 39 ayeux n'auront plus que d'affreufes ruines 33 pour tombeaux. Et toi, leur indigne fuccef33 feur, je t'abandonne a tes remords , en at33 tendant la guerre que je viendrai t'apporter35 avec toute 1'horreur dont elle peut être ac>5 compagnée. Et toi, Acomat, qui fans doute 35 liras cette lettre , faches que fi la fortune eft 33 auffi légère que tu 1'as été pour ton malheu>3 reux ami, tu ne jouiras pas long-temps de 33 la faveur qu'elle vient de te faire. Tu n'es »> qu'un traïtre, un ingrat, un barbare:, voila >3 les titres qui te conviennent, & qui m'au33 torifent a toutes les cruautés que je médit© 33 & que j'efpère exercer fur toi, plus que fur33 aucun autre.  Fidele. 215" Ces derniers mots de la lettre de Léonide frappèrent fi vivement Acomat, qu'il dit avec un profond foupir : ah, Léonide, quand vous faurez quelle a été mon erreur, vous ne defirerez peut-être plus ma mort. Vous êtes généreufe, & vous ferez touchée de mon malheur. Enfuite s'adreflant au roi: feigneur 9. ajouta-t-il, 1'attachement que j'ai & que je dois avoir pour cette fameufe princeffe, m'appelle auprès d'elle. Mon zèle pour vous, & mon amour pour vos fujets, m'obligent a 1'appaifer pour fempêcher d'exécuter fes menaces. Ne les regardez point comme des difcours frivoles; Léonide, par fa beauté , par fes rares vertus & par I'attrait de fa couronne, foulevera contre vous tous les princes de 1'örient,. pendant que la Grece & 1'Europe, indignés. de la mort de Caloandre, prendront les armes pour détruire votre empire. Mon départ efiY donc néceffaire, autant pour le repos public que pour le repos de mon cceur, qui ne peut avoir aucune confolation tant qu'il paroitracoupable aux yeux de Léonide. Saladin, voyant que la réfolution de fon petit-fils étoit raifonnable, lui répondit: vous ferez très-bien de prouver votre innocence a la princefTe Léonide; mais faites-lui connoitre en même. temps. que je n'ai point autant de tort qu elle ïïmx- & ^ - paffa dans fon appartement, après que l'on eut conduit Uranio & Daricus dans eeux quW leur avoit deftinés. Pij:  228 L e C a l o a n d r fi* La nouvelle de la mort du chevalier de' Cupidon s'étant répandue dans toute la ville, tout le monde en fut affligé; mais la joie du retour de la princefTe Temportant fur toute autre chofe, on fit le lendemain un très-beau tournois qui dura huit jours. Uranio y fit des chofes dignes d'une mémoire éternelle , qui, jointes a fes autres agrémens, lui acquirent un attachement général, & principalement I'amitié de 1'impératrice. Cette princefTe voyant que le chagrin de Léonide ne lui laiffoit aucun repos , & qu'elle étoit fans cefle occupée de projets de vengeance contre TEgypte, s'imagina que la perte du chevalier de Cupidon n'étok pas fon feul motif, & que Tenvie de témoigner fa reconnoifTance a Uranio , en le faifant remonter fur le tróne, y contribuoit beaucoup; & trouvant d'ailleurs que ce prince lui coiivenoit pour gendre, elle eut un foir une converfation particulière avec elle, pour lui repréfenter qu'elle devoit fonger a fe maner ; qu'un plus grand retardement feroit dangereux pour fon empire , plufieurs princes d'Afie , animés par Tambition, formant des projets qui pourroient a la fin caufer la ruine de 1'état. Elle ajouta qu'elle avoit appris que l'on faifoit de grands préparatifs en Perfe ; ou'on levoit beaucoup de troupes dans la  F i d ï t s. 229' Turcomanie, & que Brandilon , qui vouloit régner a quelque prix que ce fut, & qui ne redoutoit rien, pouvoit aifément ( comme I'avoit dit Arméline ) obtenir du fecours de fon coufin le grand Can; qu'elle lui confeilloit de faire choix d'un prince qui fat digne d'élle, & qu'alors tous les autres feroient ttanqutlles & abandonneroient bientöt leurs mauvais deffeins ; elle lui témoigna qu'elle defiroit avec autant d'ardeur que fes peuples, de lui voir une poftérité glorieufe; & finit en lui difant que fi elle avoit quelque penchant pour Uranio, foit par fentiment ou par reconnoiffance, elle feroit charmée de l'avoir pour gendre ; mais que cependant c'étoit a elle a fe choinc un marf. Léonide étoit agitée de mille penfées différentes, pendant le difcours de 1'impératrice ; elle ne pouvoit défapprouver les raifons de fa mère, 8c ne pouvoit non plus furvivre au chevalier de Cupidon , fi fa mort étoit véritable ; & fi au contraire elle étoit fauffe , 1'amour lui ordonnoit d'attendre ce même chevalier , perfonne ne pouvant le remplacer digne' ment. Voici donc ce qu'elle répondit a 1'impératrice , après un affez long filence. Je fais, madame, ce que je vous dois, & ce que je dois a. vos peuples; vos volontés. P iij  £39 L e Caloaubrj, me feront toujours facrées j mais jê fais aufu; pe que je dois aux Dieux; je leur ai promis par ferment de n'époufer que celui qui m'apporteroit la tête de Caloandre; je fuis encore affez jeune pour attendre que le temps rende mon mariage légitime, par la mort de notre ennemi. Je ne connois perfonne qui le cher^ che par rapport a moi; peut-être qu'il voyage ïnconnu pour éviter le fort qu'on lui prépare; mais il ne pourra pas toujours fe cacher, Bam niffez la crainte que vous m'avez témoignée, les princes étrangers n'envahiront point votre empire. Que le Turcoman y prétende, que le Perfe arme , que le Tartare fe mette en mouvement, que toute 1'Afie vienne inonder nos campagnes, mon cceur & mon bras me reftent encore ; plus il y aura dennemis qui nous attaqueront, & plus nos trophées feront glorieux, Quelques courtifans entrèrent alors, & la converfation fut interrompue. Cependant 1'amour d'Uranio prenoit tous les jours de nouvelles forces ; les bontés de Tigrinde 1'encouragoient, &: la mort de Zélim fembloit lever tout obftacle. Un jour que ce prince étoit feul avec la princefTe, il lui dit; madame, plut au ciel que vous puffiez lire dans mon cceur ! vous yerrie? que je fuis plus pénétré de yos chagrins que des miens, &  F I D È 1 É. 2.$% que fi je le pouvois , je rendrois la vie a Zéi lim , autant a caufe des fentimens que vousi aviez pour lui, qu'a. caufe de I'amitié fineer© qu'il m'avoit infpirée : quoi qu'il en foit, j'af réfolu d'aller a Conftantinople pour combattre Caloandre, uniquement pour vous plaire & pour vous venger; car je ne veux vous devoir qu'a vous-même. Ah ! que je ferois heureux fi vous daigniez m'affurer que mon triomphe vous feroit agréable ! Uranio prononca ces paroles en tremblant , & même en verfant quelques larmes. Léonide , que la générofité n'abandonnoit jamais, lui répondit avec douceur : Uranio, 1'équité veut que je vous faffe régner , ou que je renonce a mon empire. Je n'oublie point ce que vous avez fait pour moi, & croyez que je me reproche tous les jours de n'avoir pas pour vous les fentimens que vous méritez. Au refte, le projet de vaincre Caloandre eft le plus difflcile de ceux que votre valeur peut entreprendre ; j'ai fait 1'épreuve de fes forces , & je fuis d'autant plus fachée que vous ayez envie de le combattre, que je le hais beaucoup moins, puifqu'il a fait périr le chevalier de Cupidon, comme j'avois raifon de le croire. Cependant fi vous avez envie de m'abtenir , allez, &. remportez une victoire que je ferois fachée Piv  232 Le Caeoanere de voir remporter a tout autre. Prenez les armes d'os de poiffbn, vous favez combien elles font avantageufes ; prenez aufïï Furio, le plus brave de tous les chevaux; je voudrois pouvoir vous donner mon cceur, mais il n'eft plus a moi. 1 Uranio, fatisfait de cette réponfe , baifa tendrement la main de Léonide, & lui protefta que pour la mériter, il attaqueroit non feulement le redoutable Caloandre, mais encore les plus braves chevaliers de la Grece. Bientöt on ne paria plus que du cépart d'Uranio, & du defTein qui le conduifoit a Conftantinople, & toute la cour en concut de juftes alarmes. Tigrinde voulut lui donner, avant fon départ , le plaifir de la chaffe de la belle forêt, qui n'étoit éloignée que d'une lieue de Trébifonde. L'impératrice, accompagnée de quelques demoifelles & de plufieurs courtifans, s'arrêta pendant la chaffe auprès de la fontaine oü elle avoit été autrefois enlevée par deux géans. Ce lieu étoit fort ouvert, & par conféquent très-commode pour voir paffer tous les animaux que Ton courroit. Tigrinde fe rappellant alors fes heureufes amours, & Ia facon dont Poliarte Tavoit fecourue & déiivrée du manage d'Orgolion, fentit fes flammes fe rallumer fi vivement, qu'elle n'entendit p!us  Fidele. 233' rien de tout ce que difoit Ia cour dont elle étoit environnée; le bruit même des chaffeurs & des chiens, dont la forêt retentiffbit, ne lui donnoit aucune diftraction. Paffarit enfuite de 1'événement de la fontaine, a 1'infidélité de Poliarte: ah! perfide, difoit-elle tout bas, comment puis-je te pardonner 1'injure que tu m'as faite ! mais qu'il eft aifé de pardonner quand on aime! oui, je t'aime encore trop, malheureufe que je fuis ! ah ! que je mérite bien d'être offenfée, puifque je conferve encore des idéés fi tendres pour un ingrat! Tigrinde étoit immobile fur fon cheval, & fes yeux étoient chargés de pleurs , en s'abandonnant a. de fi triftes réflexions. Toute fa fuite étoit étonnée de 1'état ou elle étoit, & cependant perfonne n'ofoit 1'en retirer. Elle n'en fortit même que par" des cris , qui firent tout d'un coup retentir la forêt. Ils étoient caufés par un ours d'une grandeur démefurée, qui prenoit le chemin de la fontaine. Toutes les demoifelles furent épouvantées , .& le cheval d'Arméline fe cabra. Son palfrenier voulut le prendre par la bride , mais 1'ours fe jetta fur lui, & lui fit éprouver toute fa rage. Léonide y courut promptement, & porta un fi furieux coup de fon épieu fur le dos de 1'ours, qu'elle lui perca le cceur ; mais eet heureux coup ne put fauvér Ia vie au palfrenier,  234 Caeoawbrk Le cheval d'Arméline qui n'étoit plus retenu, I'emporta. La belle épouvantée, quï chancelloit fur la felle, crioit au fecours; mais le trouble & le bruit étoient fi grands, que Perfonne ne I'entendoit, d'autant plus que tout le monde étoit autour du palfrenier. Arméline tomba enfin, & ce fut dans un endroit fi dan. gereux, qu'elle auroit péri mille fois, fans un homme que le ciel fembloit avoir placé dans ce précipice pour la recevoir entre fes bras. s Cet h°mme la reconnut, & 'voyant qu'elle n'avoit aucun mal: que cette chaffe eft heureufe pour moi, lui dit-il, puifqu'eile vous fait tomber entre mes bras ! en mcme-temps il lui donna deux ou trois baifers. La princefTe ouvroit déja la bouche pour lui reprocher fon infolence; mais quelfe fut fa joie lorfqu'elle reconnut fon cher Altobel déguifé en payfan ! Ah! ma belle infante, continua-t-il, combien y en a-t-il qui voudroient être paflees, comme vous, des griffes d'un ours dans les bras de leur amant; de fes morfures aux plus tendres baifers, des horreurs de la mort, aux charmes de la vie ! Dites-moi tout ce que vous penfez de cette fituation ? Que je meure, s'écria-t-elle, en 1'embraffant a fon tour; oui, que je meure dans cet inftant, oü je puis mourir heureufe, j'expirerai fans regret dans les bras-  Fidéle, de celui que j'airne, au lieu d'expirer de criagrin dans ceux du de'teftable Brandilon. Mais prince, continua-t-elle, vous n'avez pas fait aujourd'hui une nouvelle chaffe, il y a longtemps que je fuis a vous, & vous n'avez a redouter que les cruautés de mon deftin. Madame, lui re'pondit Altobel, banniflez vos frayeurs ; le Tartare connoïtra bientöt le tranchant de mon épée, il ne me trouvera plus fur un cheval f ;tigué; mais pour le plus fur, je préviendrai fon retour, & je vous conduirai a Conftantinople. II y a quelque temps que je me tiens caché dans Trébifonde ; j'ai vu toute ia chaffe; je vous fuivols de loin, & j'ai frémi du danger que vous couriez : mon amour mva prêté des ailes pour voler après vous, Faites en forte , je vous conjure, que l'on me prenne a Ia place du palfrenier que 1'ours a fait périr, j'aurai le plaifïr de vous entretenir, & celui de vous voir; il me femble qu'il y a des fiècles que je fuis privé de ce bonheur. Ah! mon cher Altobel, reprit alors l'infante, ne me parlez point de combattre Brandilon ; j'ai toujours devant les yeux Ia facon dont il a tué mes chevaliers, & le coup qu'il vous a porté, quoiqu'affurément ce fut la faute de votre cheval; mais je crus vous avoir perdu pour jamais. Le coup qui vous  '236 Le Caloandre renverfa me perca le cceur ; il ne faut point attendre fon retour dans un pays ennemi comme celui-ci, oü vous feriez en grand danger fi l'on vous reconnoiffoit: prenons la fuite au plutöt ; & fi la grande charge de palfrenier peut nous la faciliter, je ne négligerai rien pour vous la faire obtenir: je fais tout ce que l'on en peut dire; mais un véritable amant ne trouve rien au-deffous de lui. L'impératrice & toute fa cour arrivèrent. Alors Arméline racqnta fon aventure, & l'on en badina beaucoup. Tigrinde même lui dit en riant: princefTe, vous devez récompenfer ce jeune homme ; c'eft bien dommage qu'il foit d'une fi baffe condition. II eft vrai , madame, répondit Arméline , & je reconnoïtrai 1'obligation que je lui ai, tout autant que fon état le permet. Altobel trouvant Toccafion favorable, fe tourna de fon cöté, & lui dit tout haut 1 belle demoifelle , je n'ai rien a faire , je fuis fans maïtre, & vous fans palfrenier; je m'eftimerai bien récompenfé, fi vous voulez me donner la place de celui que vous avez perdu. Arméline regardant alors l'impératrice avec douceur, lui dit: que penfez-vous, madame, de la petite récompenfé qu'il me demande ? Je crois qu'il n'y en a point qui me convienne autant. Vous faites bien lui repliqua Tigrinde,  Fidéle. 237. He le prendre a votre fervice, cependant il me femble qu'il mériteroit un emploi plus honorable. Uranio 1'ayant examiné a fon tour, lui dit: n'as-tu pas de honte d'aimer mieux faire un auffi vilain métier , que celui de porter les armes ? Tu fais un bien mauvais ufage des dons de la nature. Altobel lui dit en fouriant: je me fervirai des armes quand cela fera néceffaire, mais il n'eft pas bien d'être comme vous autres chevaliers, fans faire autre chofe; vous êtes toujours prêts a tuer, & fouvent vous expofez vos dames fort mal a propos : fi j'étois propre & vêtu, toutes les dames me voudroient pour leur chevalier; je ferois alors comme les autres, & malheur a mes rivaux: mais a préfent, je n'ai qu'a bien fervir cette princefTe, qui me paroït la plus belle que j'aie jamais vue; & malgré tout ce que vous pouvez dire, fi je ne m'étois pas trouvé ici, elle fe rompoit le cou : n'ai-je pas mieux fait que fi j'avois gagné douze batailles ! Les naïvetés d'Altobel paroiffoient divertiffantes : ainfi Léonide lui dit, pour le faire continuer fur le même ton : je ne te confeille pas de devenir amoureux de ta nouvelle maïtreffe, au point de vouloir combattre Brandilon quand il reviendra pour 1 'époufer. Hé bien,  25$ Le CAtoANönÉ répondit-il, fi cette infante n'en veut point, Vous ferez obligés, vous autres , felon vos Loix de chevalerie, d'empêcher qu'on ne lui talie Violence, mais fans y être contraint, j'en prendrai le foin; je quitterai mon emploi & je ia défendrai, non feulement contre Brandilon, mais contre tout le monde enfemble. Quand tu le verras, pourfuivit Léonide, tu perdras bien vite 1'envie de le combattre, Qu iWienne, reprit Altobel; je voudrois qü'il arnvat tout a 1'heure, vous verriez quelle eft la force de ces bras, quand je fuis en colère. Je ne veux point, lui dit pour lors Arméline, que tu t'expoles pour moi; fois feulement mon palfrenier, & fais bien ton devoir. , Altobel fe mit auffi-töt en fondion, & d une main préfentant les rènes, de 1'autre il fouleva la princefTe avec une facilité merveilleufe ; & Daricus s'écria: ce galant homme paroït d'une force étonnante i je crois en vérité qu'il pourroit vaincre Brandilon a la lutte. C'eft ce que je vous difois, reprit Altobel; laiffez-le venir, & s'il eft en humeur, vous ne vous ennuyerez pas. On continua la chaffe jufqu'au coucher dü' foleil, & Ton revint a Trébifonde, oü le nouveau palfrenier s'acquitta très-bien de fort eraploi, fous le nom d'Orbante; il avoit föin des  F I Ö Ë L É. 2# chevaux de fa maïtrefTe, & fa maïtrefTe avoit foin de lui. Ces heureux amans ne laifToient pas d'avoir quelques inquiétudes, au milieu de leur fatiffaftion j l'intérêt qu'ils prenoient au fort de Caloandre, leur faifoit craindre qu'il ne lui fut arrivé quelque malheur; & même, en rafTernblant leurs idéés fur les divers événemens dont on parloit /ans celTe k la cour de Trébifonde, ils jugeoient que ce prince pouvoit être le fameux chevalier de Cupidon , qu'on difoit avoir pén fous le nom de Zélim. Cette penfée les affhgeoit fouvent, & d'un autre cöté Arméline frémiffoit au feul nom de Brandilon. Al-, tobel , pour la ralTurer, envoya un de fes écuyers k Conftantinople ; il l'adreffa k fon coufin Polémon, prince de Hongrie,&le prioit dans une longue lettre, de faire marché avec un capitaine de vaifTeau, pour le venir prendre fecrettement avec fa maïtrefTe ; mais ce foin fut inutile, car les vents arrétèrent fi longtemps Técuyer dans fon voyage, qu'il apprit k fon arrivée, que Polémon s'étoit retiré depuis quelques jours auprès du roi fon père. Fin du quin^ième Ljyre.  zap Le Caloandre LIVRE SEIZIEME. XJranio prit congé de 1'impératrice & de Léonide. Les principaux feigneurs de la cour 1'accompagnèrent jufqu'a fon vaiffeau. Sa navigation fut heureufe , & il débarqua fans aucun accident au port de Conftantinople. Son premier foin fut de demander des nouvelles de Caloandre, & il apprit avec douleur, que depuis la dernière guerre , on ignoroit abfolument ce qu'il étoit devenu. Uranio trouva qu'il feroit très-ennuyeux d'attendre Caloandre a Conftantinople, il lui parut encore qu'il étoit très-inutile de courir le monde pour le chercher au hafard; cependant il ne croyoit pas pouvoir retourner a Trébifonde fans avoir exécuté fon projet. Dans cette incertitude, il demeura caché dans une maifon particuliere. Le lendemain il prit les armes d'os de poilfon, monta fur le brave Furio, & fe promena dans la ville, qui lui parut plus magnifique que le grand Caire & Trébifonde. Quand il eut vilité les endroits les plus remarquables, il fe rendit au palais pour voir la cour, & cet empereur qui avoit rempli 1'univers du bruit de fes grandes adions. Poliarte  Fidéle. 2,41 Poliarte étoit a table avec 1'impératrice Diane, & l'infante Stella fa fille. Uranio trouva que 1'une n'avoit pas a beaucoup prés un auffi grand air que Tigrinde, & que 1'autre avoit beaucoup moins de beauté que Léonide. Les premiers regards de Stella féduifoient ordinairement tous ceux qui la voyoient; mais ils ne firent pas le même effet fur Uranio, paree qu'il étoit trop prévenu pour la princefTe de Trébifonde : cependant il fentoit du plaifir a regarder la belle grecque , & fes yeux ne purent s'attacher fur aucun autre objet; bientöt même il éprouva quelques tendres agitations. Quel eft le fentiment dont je fuis animé, dit tout bas ce fidéle amant ! & que vois-je ! cette beauté me féduit-elle ! ou n'en fuis-je frappé que par une forte de refTemblance que je lui trouve avec Léonide ! Pendant qu'Uranio contemploit Stella , il attira fur lui les regards de toute TafTemblée, non feulement k caufe de fon grand air, mais' auffi par la fingularité de fes armes. L'empereur fe pancha du cöté de Polémon fon neveu , qui étoit revenu depuis quelques jours d'Hongrie, & lui dit: j'ai vu peu de chevaliers auffi bien fous les armes que celui-la; mais il me paroit plus frappé de la beauté de ma fille, que de la magnificence de ma cour. Si Ton Terne iv. q  -242 L e Caloandre pouvoit s'ifhaginer qu'il fut capable de fe déguifer , lui répondit Polémon, je croirois que ce feroit le prince Caloandre votre fils, non feulement paree qu'il eft de même taille, mais encore paree qu'il me femble que voila les armes qu'il portoit quand il vint nous fecourir contre 1'armée de Trébifonde, il eft vrai qu'elles étoient couvertes d'une foubrevefte noire, & que j'eus peine a les diftinguer. Cela ne peut être, repliqua l'empereur ; & regardant avec plus d'attention les armes de 1'étranger: je crois bien plutöt, ajouta-t-il, que Léonide les portoit quand elle prit la place du chevalier de Cupidon, pour combattre Caloandre, mais ce ne peut être mon fils, il n'auroit affurément pas la vifière baiffée s'il étoit ici. Votre majefté a raifon, repliqua Polémon , je m'en fouviens a préfent; c'eft Léonide qui fans doute eft venue pour combattre Caloandre, & qui, ne le trouvant point, ou peut-être fachant qu'il eft abfent, ne veut pas fe faire connoitre. Ces difcours finirent avec le diner; mais a peine les tables furent-elles levées , que l'on vit entrer dans la falie un chevalier très-bien fait, & richement armé ; fa vifière étoit levée, ainfi l'on pouvoit juger de fa beauté; il vint auprès du tröne de l'empereur, lui  F i r> è t E. 243 fit une très-petite révérence, & dit a haute voix: Empereur de Conftantinople, je fuis Arlète fils du roi de Perfe, j'ai parcouru tout au moins la moitié du monde pour trouver le prince Caloandre votre fils , & le combattre : las enfin de le chercher, je viens 1'attendre ici: car fans doute il y reviendra quelque jour. Je fuis perfuadé qu'il fe tient caché pour éviter les combats dont mille épées le menacent avec raifon ; puifque Léonide avec un empire eft le prix de fa tête. Je prétends plus que perfonne a 1'un & k 1'autre : jugez donc de 1'impatience que me caufe fon éloignement. A quoi penfe-t-il ! ne fait-il pas qu'en fe tenant caché, il donne de plus grandes preuves de fa lacheté a tous ceux qui 1'accufent d'avoir affaffipé le fameux chevalier de Cupidon, lorfqu il fe préparoit k le combattre ! Pourquoi a t-il flétri les lauriers qu'il avoit fi glorieufement acquis. Un prince auffi généreux que vous, & qui de plus eft fon père, ne le doit point fouffrir; dites-moi fincèrement oü il peut être; engagez le a me combattre ; je vous promets de lui donner la vie, a votre confidération: il me fuffira de le préfenter k Léonide; elle eft fi généreufe, qu'elle ne voudra i pas faire périr un homme qu'elle verra fans  244 Le Caloandre défenfe, & quand je 1'aurai époufée, il me fera facile d'en obtenir ce que vous defirerez. L'orgueil & la fierté d'Arlète revoltèrent toute la cour, mais l'empereur fut plus troublé de voir par ce difcours que l'on n'avoit aucunes nouvelles de fon fils, que picqué des rodomontades de ce prince. Enfin, prenant un air grave, il fit préceder fa réponfe par un fourire qui prouvoit le peu d'attention que méritoit ce qu'il venoit d'entendre, & dit : je fuis faché, prince, que vous ayez couru tant de pays inutilement pour trouver Caloandre; fi vous 1'aviez rencontré, je ne ferois pas auffi -inquiet que je le fuis du malheur qui lui eft fans doute arrivé ; vous feriez vous-même dégoüté de la folie d'un combat auquel 1'aveuglement de 1'amour vous peut feul engager ; ce méme amour vous a peut-être fait oublier ce qu'il a fait dans 1'armée de Trébifonde; cependant les bleffures que vous en avez recues , devroient vous en faire fouvenir. Comment' pouvez-vous croire qu'un homme d'une ft grande valeur foit capable dun aflaiiinat, & comment pouvez-vous le foupc .nner d'éviter la rencontre de plufieurs chevaliers qu'il a plus d'une fois vaincus & mis en fuite. A 1 egard du chevalier de Cupidon , j'ignore ce que vous  Fidéle. 245" me voulez dire : fi Caloandre étoit ici, il vous en rendroit bon compte ; & vous éprouveriez bientöt que c'eft un bonheur que de ne le pas xencontrer; au lurplus s'il vit encore, j'efpère le revoir incjffamment, & c'eft lui qui feul doit vous punir de votre audace. Vous avez beaucoup fouffert, & vous avez employé beaucoup de temps a le chercher, dites-vous , vous pouvez donc 1'attendre tranquillement ici; vous ferv.z plus fur de le trouver qu'en courant le monde a 1'aventure. L'empereur n'^n dit pas davantage, d'autant plus qu'il remarqua qu'Uranio s'approchoit de fon tröne.dans le deffein de lui parler. Le difcours d'Arléte lui avoit paru trop infolent, & la réponfe de l'empereur trop douce; il s'adrelfa donc a Poliarte animé de la plus grande colère, & le vifage tout en feu, il lui dit: Je vous demande la permifiïon , feigneur, de donner publiquement le démenti a celui qui a ofé dire tant de fauffetés devant votre majefté. Perfonne n'eft plus en état que moi de rendre juftice a la véiïté; & fe tournant enfuite du cöté du Perfan, il pourfuivit ainfi: je fuis très-étonné de t'entendre parler avec autant de témérité devant un auffi grand monarque; il t'a fait une réponfe que ton infolence ne méritoit affurément pas; mais fa Q «j  Le Caloandre douceur & fa bonté ont prévalu. Tu n'aurois pas tenu de tels propos, fi tu n'avois été informé de 1'abfence de Caloandre: cependant ton orgueil n'en fera pas moins puni. Apprens cependant que je fuis le rival le plus redoutable que tu puiffes avoir en aimant la princefTe Léonide, elle a confenti, & m'a même ordonné de venir ici pour courir les rifques d'un combat avec Caloandre; je 1'épouferai fi la fortune me favorife, ou je mourrai glorieufement de la main d'un héros fi fameux: & quand il feroit a-préfent dans cette cour, tu ne pourrois le combattre qu'après moi; avant donc qu'il arrivé, & pendant que nous n'avons rien a faire, en attendant nous ferons mieux de décider par les armes qui de nous deux doit en être préféré. J'ai donc a te prouver que tu n'es pas digne de la belle Léonide, qu'elle feroit fachée de te voir vainqueur de Caloandre; que ce prince n'eft pas capable de fe cacher dans la crainte de mefurer fes forces avec les tiennes ; enfin qu'il n'a point affaffiné le chevalier de Cupidon , puifqu'il n'y a pas encore fix mois que j'ai vu ce même chevalier en Egypte. Toute 1'affemblée applaudit au difcours d'Uranio , & fut charmée de voir rabattre 1'orgueil & 1'infolence du perfan; l'infante Stella en fut  F r d ï i ï. 24.-7 plus touchée qu'aucun autre : car elle avoit été plus fenfible a 1'infulte que l'on avoit faite a fon frère qu'elle aimoit tendrement. Arlète fut fi piqué des menaces, & du démenti qu'un rival lui donnoit devant une pareille affèmblée, qu'il répondit a Uranio plein de rage, & ne refpirant que la vengeance: J'accepte le défi, infolent chevalier: car je ne puis te donner d'autre nom. Tu te repentiras d'avoir élevé tes vceux jufqu'a la princelfe Léonide, elle a peu de goüt pour toi, puifqu'elle t'envoie chercher la mort: ainfi plus je te ferai fouffrir, & plus je croirai lui plaire. Mais ne differons point notre combat, j'ai trop d'impatience de te punir comme tu le mérites. Je ne demande pas mieux, lui répondit Uranio, & fe tournant du cöté de l'empereur, il lui dit avec un air tranquille & ferein ; Grand empereur , la majefté qui brille en toute votre perfonne , & la fage & douce réponfe que vous avez faite a ce prince gonflé d'orgueil, me prouvent aifément tout ce que la renommée publie de vous; je vous prie de ne pas condam'neri'envie que j'ai, non de faire périr le prince Caloandre, mais de le vaincre; fongez que 1'amour m'y contraint, & que le prix de la victoire eft trop confidérable pour ne pas chercher a 1'obtenir; je me fens porté, Q iv  Z^S Le Caloandre quoique je ne 1'aie jamais vu, a 1'aimer, a 1'admirer & a le refpeder , principalement paree qu'il eft fils de votre majefté, que je n'ai pü voir fans reffëntir un tendre attachément; je m'eftimerai donc trop heureux de vous fervir pendant fon abfence, quand j'aurai puni ce prince qui attaque fi cruellement fa xéputation; & fi vous me le permettez, nous terminerons notre querelle dans la place de votre palais , pour vous rendre plus aifément témoin de notre combat : j'ofe encore vous conjurer de 1'honorer de votre préfence pour augmenter ma valeur. Ne perdons point de tems, chevalier, lui dit Arlète ; crois moi, ne fais pas de fi beaux raifonnemens , ils ne ferviront a rien, I'amitié de l'empereur que tu veux captiver, te fera fort inutile dans le combat ou ma valeur & la haine que je te porte vont te faire périr ; allons dans la barrière; je vais t'attendre : pour lors il fe mit en chemin. L'empereur charmé d'Uranio , lui dit: Allez, aimable chevalier ; fi votre valeur répond a votre politeffe & a vos agrémens, vous remporterez la victoire; je ferai fpectateur de votre combat, non pour augmenter votre courage, mais pour juger du danger que pourra courir Caloandre, en fe défendant contre vous. Uranio  Fidéle. 249 fit .une profonde révérence a l'empereur, a l'impératrice & a la princefTe Stella, & fans parler davantage , il fuivit Arlète. On commanda cent chevaliers armés pour la garde du camp , & Ton fit entrer les deux chevaliers , fans attendre ni le fon des trompettes, ni qu'on leur partageat le foleil: ils baifsèrent leurs Iances , & piquèrent leurs chevaux; celui d'Arléte étoit d'une blancheur, d'une vivaeité & d'une légèreté fans égale, & le brave Furio avec fa force ordinaire faifoit trembler la terre. Les combattans fe rencontrèrent au milieu de leur courfe , & leurs lances fe rompirent en mille éclats contre leurs écus ; ils mirent enfuite Tépée a la main. Le cheval d'Arléte étoit fi fouple, & obéifToit fi promptement aux volontés de fon maïtre, que tous les coups que portoit Uranio a fon adverfaire étoient prefqu'inutiles. II eft vrai que ceux d'Arléte ne faifoient que blanchir contre les armes d'os de poifTon; ainfi i'on fut très-long-temps fans appercevoir une goute de fang fur leurs armes ; ce qui furprenoit, & faifoit en mcme-temps un grand plaifir aux fpectateurs; les chevaux a la fin fe trouvèrent fi fatigués, que les chevaliers convinrent de mettre pied a terre, & recommencèrent un combat beaucoup plus terrible, & par confé-juent plus. dangereux.  s SjO E E C A EO A' N D R E L'empereur, qui étoit un trés-bon juge, prévit que la force & 1'haleine d'Uranio 1'emporteroient a la fin fur 1'adrelTe & 1'agilité d'Arléte. En effet les armes de ce dernier furent bientót couvertes de fang, & prouvèrent la jufteffe de ce jugement. Celui-ci frémiffoit de colère en voyant 1'inutilité des coups qu'il portoit; il confidera les armes d'Uranio, il les reconnut pour celles d'os de poifion qu'il avoit déja vües plufieurs fois, & dont il n'ignoroit pas 1'heureufe proprieté. Dès-lors il perdit 1'efpérance, non feulement de la vidoire, maïs encore de Ia vie, % 1'haleine venant alors a lui manquer, en même temps qu'il avoit perdu prefque tout fon fang, il tomba tout étendu. Uranio courut fur lui, & lui préfenta la pointe de fon épée, en lui difant: rends-toi, Arlète, conviens que tu es indigne de la princefTe Léonide, & jure-moi de ne combattre jamais le prince Caloandre ; fans cela je vais ufer a la rigueur des droits de ma vidoire. Chevalier, répondit le perfan d'une voix foible, je te jurerai tout ce que tu voudras , & je me confeffè indigne de Léonide, puifque j'ai fi mal combattu pour la poffèder. En difant ces mots, il tomba en foiblefïè. La vicloire d'Uranio fit poufier des cris de joie au peuple, & ce prince acquit dans ce  Fidéle. 2yi combat une grande réputation, fur-tout dans Tefprit de ceux qui favoient qu'Arléte étoit le meilleur chevalier de toute la Perfe. Uranio leva fa vifière, monta au palais, & rencontra l'empereur qui lui dit en 1'embraffant: chevalier, je fuis charmé que vous ayez abattu Torgueil d'Arléte, & défendu 1'honneur de mon fils avec tant d'éclat; fi vous devez le combattre , je prie le ciel qu'il le dé'ivre de vos mains, & je fais la même prière pour vous; croyez que la victoire de 1'un ou de 1'autre me feroit funefte. Je veux que vous logiez dans ma cour, pendant que vous attendrez mon fils; nous ne négligerons rien de ce qui pourra vous plaire. Uranio confus de cette exceffive politeffe , lui répondit: votre bonté , fire, me met au défefpoir. Que ne puis-je obtenir la princefTe Léonide fans remporter Tavantage fur Caloandre ! que ne puis-je le vaincre fans lui faire aucun mal! mais cette princefTe eft trop attachée a fon fentiment, & de plus, je me fuis malheureufement engagé par farment; mais le prince votre fils eft trop brave pour me flatter d'obtenir la victoire ; j'aurai donc acquis trop de gloire, fi je puis conferver ma vie en le combattant; je ne refufe point la faveur que vous me faites de me fouffrir dans votre cour; je fens bien que je ne la mérite pas; mais je  2f2 Le Caloandre fuis bien aife de raontrer quelle eft la générofité que vous avez pour quelqu'un que tout autre traiteroit en ennemi. Pendant qu'Uranio parloit, l'empereur confidéroit fa jeuneffe embellie par la couleur que 1'act.ion du combat venoit de lui donner. La princelfe Stella qui fe fentoit déja quelque inclination pour lui, fur le maintien de fa perfonne, fur la noblefie de fes difcours, & fur la valeur tiont il venoit de donner des preuves, n'attendoit pour 1'aimer, que la découverte d'un vifage qui répondit a tout le refte; fes yeux en furent éblouis, & 1'amour pénétra jufqu'au fond de fon cceur. Poliarte que tous les procédés d'Uranio charmoient de plus en plus , voyant qu'il étoit bleffé d'un coup de pointe au défaut de fa cuirafle, & qu'il perdoit beaucoup de fang, lui dit: allez, brave chevalier, vous repofer, & faire panfer vos bleffures; laiffons le ciel maïtre de ce qui fe paffera entre Caloandre & vous ; je ne fai pourquoi je me flatte que vous ne me cauferez plus aucune peine. Uranio pénétré de fes bontés, lui baifa la main pour toute réponfe. Le prince Polémon qui fe fentoit auffi beaucoup d'inclination pour lui, le conduifit dans un des plus beaux appartemens du palais ; on le mit au lit, qu'il ne garda que peu de jours, car fa  F I D J L E, bleffure étoit des plus légeres. Arlète au bout d'un mois fut en état de remonter fur fon vaiffeau ; il s'embarqua fims prendre congé de perfonne, & remporta dans fon pays la honte d'être vaincu, & tous les mouvemens de la rage la plus impétueufe contre Poliarte, contre Uranio & contre Léonide elle-même. Cependant l'infante Stella prenoit du goüt pour Uranio, & la jeune Arlinde fille du duc d'Albanie , qu'on élevoit avec elle, n'en étoit pas moins charmée : elle étoit vive, adroite, enjouée, & capable de plaire a tous ceux qui ne connoiffoient ni Stella, ni Léonide; & pour mieux tourmenter le cceur de cette jeune beauté, la jaloufie fe joignit avec 1'amour; car elle s'appercut avec la plus vive douleur, que fa maïtreffè ne regardoit pas Uranio d'un ceil indifférent. Stella d'un autre cöté étoit inconfolable d'avoir une rivale auffi redoutable que la princeffe de Trébifonde. Les chofes étoient dans cette fituation a Ia cour de Conftantinople , lorfque les parens d'Arnauld recurent des nouvelles de ce fidéle écuyer, le feul qui eut fuivi Caloandre dans fes dernières aventures. II leur apprenoit la mort de fon maïtre; mais il leur recommandoit d'attendre fon* retour pour la publier. Cependant ils ne tinrent pas la chofe fi fecrette que  L ! Caloandre le bruit ne s'en répandit infenfiblement, mais fans que l'on en connüt la fource. L'empereur en fut vivement frappe, & l'impératrice en cóncut tant de chagrin, qu'elle tomba malade d'une liévre violente qui 1'emporta au bout de quelques jours. Poliarte fut très-fenfible a ce malheur', & demeura long-temps renfermé dans fon palais, fans voir perfonne : la lumière lui étoit odieufe, & il fe plaignoit d'avoir trop vécu. Uranio ne put fe réfoudre a faire un plus long féjour dans Conftantinople, quoiqu'il en. tendït alfurer que la mort de Caloandre n'étoit pas certaine, les charmes de Stella lui paroiffoient dangereux ; il craignoit de trahir Léonide, & il vouloit 1'aimer jufqu'a la mort. II prit donc congé de l'empereur & de la princefTe , & préféra de faire le voyage par terre. II parcourut différens royaumes, s'abandonnant fi bien a la fortune, qu'il ne favoit jamais oü il étoit, ni oü il aüoit : car il étoit fi pénétré de fes malheurs, qu'il n'ouvrit jamais la bouche que pour demander des nouvelles du prince Caloandre ; encore méme avoit-il donné cette commiflïon a Zéfirin fon écuyer : car il marchoit avec tant de diftraction, que fouvent il ne voyoit pas ceux qu'il rencontroit ; mais Técuyer qui trouvoit que rien n'étoit plus in-  F i d i' e s, syj fenfé que de s'informer continuellement d un chevalier qu'il croyoit mort, demandoit avec foin (feignant cependant de le faire par hafard) le chemin de Trébifonde, & le faifoit fuivre a fon maïtre. Au bout de quelques mois il appergut cette grande ville au lever du foleil, & quand il n'en fut plus éloigné que d'une lieue, il cria a Uranio , que fes penfées abforboient toujours : réveillez - vous , feigneur, préparez-vous a voir diflïper les troubles de votre efprit par Ia beauté de Léonide, voici la ville de Trébifonde. Alors Uranio leva les yeux, & reconnoiffant cette fuperbe capitale, s'écria: quoi! paroïtraije ainfi devant Léonide fans avoir rien fait pour la mériter ! Trainerai-je une vie malheureufe dans fa cour en 1'aimant fans fuccès ! mon jufte défefpoir ne devroit-il pas abréger la durée de mes triftes jours ! Mais fi Caloandre eft mort, fuis-je coupable de ne favoir pas combattu! Ah! cher Zélim, que ton trépas me coüte cher ! fi Ie ciel t'avoit confervé, je te céderois la princefTe. Le bonheur & Ie contentement d'un ami me dédomageroient de ne pouvoir poffeder cette beauté fi digne d'être adorée. Ah, Léonide ! je ne puis t'apporter la tête de Caloandre, ni te rendre le chevalier de Cupidon. Je n'ai que mon cceur a t'offrir;  2J§ LE CjfEOANDRE fais fon bonheur par tes bontés, ou déchires-ls par tes rigueurs, tout me fera cher de ta part. Allons, je me préfenterai devant elle, & fi fes cruautés m'accablent, c'eft en toi, ma fidéle épée, que j'efpère; tu fauras mettre fin a mes peines. Pour lors il appella fon écuyer, quï s'étoit endormi fous un arbre voifïn. Fin du fei^ièmc livre. L IVR E  Fidéle. aff L1FRE DIX-SEPTIEME. Xi'iNF ante Stella fut d'autaht plus affligée du départ d'Uranio , qu'elle ne pouvoit fe flatter de le revoir jamais : elle devint infenfible a tous les plaifïrs; elle ne cherchoit que la folitude, & ne voyant aucune apparence dé pouvoir époufer 1'objet de fa tendreffe, elle forma la réfolution de ne jamais fe marien Arlinde qui ne Ia quittoit point» étoit intéreffée a ne rien négliger pour lui faire changec de réfolution. Auffi lui difoit-elle fans ceff"e,• qu'elle devoit choillr un mari digne d'elle, qu'Uranio ne lui convenoit pas, non feulement paree qu'il étoit amoureux de Léonide, mais paree qu'il n'étoit que fimple chevalier ; que l'empereur la deftinoit a un des grands princes de 1'univers : en un mot qu'elle devoit, pour être heureufe & contente, bannir de fon cceur Tamour qu'elle avoit pour Uranio. Mais toutes ces raifons ne faifoient aucune impreffion fur 'la princeffe ; & la retraite dans iaquelle elle vivoit, affligeoit véritablement l'empereur. Sur ces entrefaites, on vit arrivër dans le port un vaiffeau qui portoit pavillon d'Egypte; •n apprit qu'il étoit monté par Acomat, & Tome ir. R  2j8 L C A % O A K D R E ■par les amba^adeurs que le roi Saladin eft«> •voyoit a Eortunien roi de Pontique, pour le -féüciter fur fon avènement a la couronne. Les feigneurs égyptiens demandèrent la permiffion de débarquer, & ils remarquèrent avec étonnement la trifteffe qui régnoit dans la ville. Acomat, toujours pénétré de la douleur que lui caufoit la perte de fon ami, craignoit de paroitre aux yeux de Poliarte ; mais comme il étoit venu a ce defTein, il fut enfin obligé de demander audience. L'empereur, qui avoit appris par Uranio les mallieureufes aventures de Zélim, & qui foupgonnoit que Zélim pouvoit être Caloandre, ordonna qu'on fit entrer le prince égyptien pour éclaircir des faits quï ïinterefïoient fi vivement. Acomat fe jetta aux pieds de Poliarte, & •voulut lui prendre la main pour la baiferj mais Poliarte la retira: je veux favoir auparavant, dit-il, Acomat, fi vous avez connu mon fils Caloandre en Egypte, & s'il portoit le nom de Zélim. Ces paroles, prononcées avec le trouble fur le \ifage, & le tremblement dans la voix; enfin dans la fituation de quelqu'un q\il altend le coup de la mort, firent répandre des larmes au jeune Acomat; il poufla un grand foupir, & répondit: hélas ! je ne Tai que trop connu! Fempereur, pénétré de douleur, secria  F i © é l s. èy£ «n pïeurant: e'en eft affez, je ne 't'aï que trop entendu. Barbare ! comment ofes-tu te montrer devant moi ! ingrat, traitre, meurtrier de mon fils, comment as-tu affez de confiance en ma bonte' pour ne redouter ni ma colère, nï ma jufti-ce 1 Seigneur, reprit Acomat, ne m'aceablez pas de reproches qui me percent Je cceur, je ne me'rite aucun des noms que vous me donnez: j'aimois & j'adörois votre invincible fils; mais Ia fortune qui me perfécute, hl a cruellement trahi en cette öccafion : puiffaije modérer votre douleur par le récit de cette déplorable hiftoire, autant que je fuis affuré d'appaifer la colère oü vous êtes contre moi. Tout affligé que vous êtes comme père, vous ne pouvez 1'être autant que je le fuis comme ami; & votre afflidion doit le céder a Ia mienne3 & je fuis mille fois plus k plaindre que vous : car enfin j'ai moi-même été 1'auteur de mes* malheurs. Alors il lui raconta en peu de mots ce qui lui étoit arrivé avec Caloandre dans Pontique pendant la guerre de Conftantinople, & dernièrement en Kgygte; fon récit fut ft fouvent interrompu par fes fanglots & pac fes Iarmes, que l'empereur en fut touché luimême. Quand Acomat eut ceffé de parler, Poliarto fut long-temps fans lui répondre, le regardant Rij  £60 L E G A 1 O A N D R Ë toujours avec des yeux attendris & étonnés? £ la fin il fe leva, & lui dit: vous avez fait tomber fur la fortune toute la colère que j'avois d'abord retentie contre vous : oüi, je vous donnerai défotmais des marqués de mon amitie dans toutes les occafions qui fe préfenteront. Oue celui cependant quï eft le moins a plamdre öê nous deux, confole 1'autre ; & fans , nen ajouter, il le congédïa. j L'hiftoire de la mort de Caloandre fe repandit auffitót dans la ville, & le lendemain elle fut confirmée par 1'arrivée d'Arnauld fon ëcuyer. Les regrets furent auffi fincères que la pompe funèbre fut magnifique ; Acomat y voulut affifter, & quand il eut pris congé de femperenr, il fit voile pour fe rendre dans le royaume de Pontique , oü il arriva peu de joursWs. Son frère & fa belle-fceur Cafire le recurent avec toute la tendreffe poffible. Le récit de fes aventures leur fit beaucoup de plaifir< mais ils ne purent fe confoler du malheur arrivé au chevalier de Cupidon, furtout qua-nd ils eurent appris fon illuftre naif- ^ On rendït tous les honneurs poffibles aux ambaffadeurs de Saladin ; enfuite on les renvova chargés de riches préfens Acomat leui donna des lettre, pour le roi fon aieul, d«n*.  Fidéle. 26* Iefquelles il lui rendoit compte de fon voyage, & raffuroit qu'il reviendroit en Egypte, d'abord qu'il auroit vü Léonide, & qu'il 1'auroit. appaifée. En effet, pour exécuter ce delfein, il prit la route de Trébifonde, oü. il arriva peu de jours après fon départ.. II apprit en mettant pied a terre, qu'Uranio etoit fur le point de combattre Caloandre dans la place du palais. Cette nouvelle, lui parut d'abord un bruit populaire qui n'avoit: aucun fondement; & quand il fut arrivé dans la place > il y trouva une prodigieufe quantité de fpectateurs; il vit les barrières environnées de gsns, armés ; les juges affis fur un fuperbe échafaud, & les fenêtres occupées par-les dames de Ia cour.. II ne fut pas long-temps fans voir paroïtre un chevalier qui venoit au petk pas monté fur un grand cheval noir,,. fes arme3 étoient de la même couleur, & l?on voyoic une lionne peinte fur un écu avec cette infcription :. Sa cruauté me fera ckère. Il enira dans le champ clos, & promena fon cheval avec toute la fierté poifible.. Acomat remarqua que ce chevalier attïroit 1'attention de, tous les fpectateurs. Les uns difoient voila celui qui a fauvé 1'enspire. dier- Conftantinople, voila cet homme quirompais; les efcadrons. entiers, & dont, Brandilon. hu- R. üjj  £6% L E C A E © A N E* R E même ne put arrêter les efforts. D'autres erioient:. voyez fa taille & fa belle difpofitioa* Le ciel puiffe délivrer notre défenfeur de fa terrible épée ! qu'Uranio porte aujourd'hui les armes d'os de poiffon , elles lui feront bien néceffaires. Acomat étoit de plus en plus étonné cl'entendre des difcours qui ne pouvoient convenir qu'au feul Caloandre; il examinoit fa perfonne avec foin, & trouvoit des rapports qui Ie frappoientmais il n'ofoit livrer fon cceur a la moindre efpérance. Hélas ! difoit-il en 'ui-méme, mon cher ami, comment fe peutil que vous foyez en ces lieux ! eft-il poffibl© que vous foyez vivant, & que vous combattiez votre fidéle Uranio ! II jetta les yeux fur les fenêtres du palais, & reconnut Ia princefle ;. elle examinoit Caloandre avec inquiétude, Sc trouvoit qu'il étoit bien témeraire d'ofer pa-roitre dans une cour, oü il n'ignoroit pas que tout le monde défiroit fa mort. Les réflexions de Léonide furent interrompues par 1'arrivée d'Uranio, & par la même raifon Acomat ceffa de la regarder. Le défen* feur de Trébifonde portant les armes d'os de poiffon, étoit monté fur Furio, & paroiffoit C bien fait, & fon air étoit fi agréable , qu'il attiroit tous les vceux du peuple. Léonide le regarda tendrement, voyant q.u'il s'expofoia  F I D i E li -63 pour elle a un combat fi périlleux.. Que je fuis. ingrate, difoit-elle ! il a perdu un ro^amepour moi, il expofe en ce moment fa vie-au,plus grand danger, & quand il feroit affez heureux pour remporterla vi&oire, je fens que je ne pourroisme réfoudrea 1'époufer: cependant tout m'engageroit a lui être favorable: fon mérite , fes fervices , la reconnoiffance, enfin la parole que je lui ai donnée. Que ferai-je,'sll' remporte la vicloire ! Que deviendrai-je, s'il eft vaincu ! Ah ! chevalier de Cupidon, ne me. laifferas-tu jamais en repos 1 Le ciel ne m'at-il fait naitre que pour t'aimer, même quandt. tu n'exiftes plus ! Cependant les deux combattans étoient placés vis-a-vis Fun de 1'autre: ils partirent au; fon des trompettes avec la plus grande impétuofité; ils- rompirent leifrs lanees au milieus de leur courfe f mais tout grand que put êtye Feffort de leur rencontre, ils ne furent poinfcr ébranlés ; ils mïrent auffi-tót Fépée a la main , & fe portèrent de fi terribles coups, que fi les. uns faifoient efpérer de voir bientbt rougir les., armes de Finvincible Caloandre, les autres n&. faifoient pas moins craindre de voir inceffarn— ment percer les armes d'os de poiffon.. Le combat dura plus d'une heure avec et» égal acharnement; les deux chevaliers impatiens R iv  2 6*4 L E C A E O A N B R E de le voir terminé, convinrent de mettre pied è. terre , & le recommencèrent avec plus de? vivacité: ce. fut alors que l'on vit les armes de: Caloandre toutes couvertes de fang; la joie paroilfbït fur tous les vifages, a la réferve de qeux d'Acomat & d'AItobel'. Altobel qui étoit toujours palfrenier d'Arméline fous fe nom d'Orbante, étoit furpris de la témérité de fon frère qui avoit propofé un combat dans Trébifonde : il n'étoit pas moins é'tonné de le voir fi maltraité par Uranio ; il juroït contre les armes d'os de poiffon; ït frémiffoit de fureur & de rage. Caloandreprit fon épée a deux mains, dont il porta un coup terrible fur la tête d'Uranio, & ce prince dans lë même inftant le faifit au corps : ils furent long-temps aux prifes avant que de fe renverfer; enfin ils tombèrent 1'un & 1'autre; mais Caloandre ayant eu le defious, Uranio tir-a fon poignard, dont il donna plufieurs coups dans le vifage de fón ennemi, & il répandit tant de fang, que la terre en fut humeéfée :- & qu'un, moment après le prince grec fe trouva fans yie. Uranio fe leva charmé d'une fi grande victoire, & dans ce moment les cris du peuple» fe firent entendre. Tout le monde le fuivit en fortant du camp, car on le regardoit déja.  Fidéle, 26$ Comme Fempereur de Trébifonde; il monta au palais, fuivi d'un brillant & nombreux cortège : mais Acomat, pénétré de douleur, entra dans les barrières , s'approcha du chevalier mort, & lui öta fon cafque. Altobel vint au même inftant, & 1'un & 1'autre, ils reconnurent avec un défefpoir égal celui qu'ils aimoient. Cependant Altobel étouffa fa douleur, & retint fes larmes dans la erainte d'être découvert pour ce qu'il étoit; mais Acomat les bras croifés , & le vifage en pleurs ne put s'empêcher de s'écrier : quoi ! c'eft ainfi que je te retrouve, ö mon cher ami! C'eft ainfi que je te revois après t'avoir déja perdu li malheureufement ! Pour lors fa douleur 1'empêcha d'en dire davantage. Dans ce même temps Durillo vint par hafard a la fenêtre que Léonide avoit occupée , & regardant dans les barrières pour voir le prince ennemi, il reconnut fon cher martre. O Dieux ! que vois-je , sMcria-t-il ! princeffe Léonide , nous fommes trahis. La princeffe accourut toute éperdue k la voix de Durillo k qui la douleur avoit öte la parole, & reconnut ce cher objet: Tigrinde, qui I'avoit fuivie, fut témoin de ce trifte fpectacle. Elles demeurèrent immobiles, & Durillc» voyant qu'elles cherchoient avec attention dans Fefpérance de trouver quelque chofe qui put  2<56" Le Caeoant>re démentir leurs yeux : hélas ! c'eft lui, s'écnat-il, ce ne 1'eft que trop. Uranio 1'aura conduitici fous prétexte d'amitié, & 1'ingrat laura fans doute fait tomber dans quelque piége pous vous époufer, princeffe, & pour fe débarraffèr d'un fi dangereux rival. Durillo parloit encore, lorfqu'Uranio entra dans fa falie, fuivi de tous les princes, & de tous fes barons de 1'empire. L'impératrice & Léonide -allèrent au-devant de lui; il s'avanca avec beaucoup de refpedt pour leur baifer la main ; mais Léonide lui dit avec fureur: crois. tu, traïtre, que je veuille époufer quelqu'un qui fait employer des moyens auffi infames * Crois-tu me tromper, & me perfuader que tu as triomphé de Caloandre ? Comment as-tu formé le defTein de trahir un ami tel que le chevalier de Cupidon ? Uranio fut étourdi de fe voir accablé par de fi cruels reproches, lorfqu'il s'attendoït a recevoir des éloges; il ne douta pas que fa tromperie ne fut découverte; ainfi tantót paliffant, tantót rougifTant^ il n'eut pas la force de parler : fon filence fervit encore a convaincre 1'impératrice & fa fille d* TafTaffinat dont elles Taceufoient; & Tigrinde. ordonna qu'on le trainat fur le champ dans Ia place, & qu'on le remit entre les mains du» boureau pour lui couper la tête*  F i d i i ï, aöTf Léonide confirma cette cruelle fentence, Sc fortit avec Durillo pour aller pleurer fur le corps du chevalier de Cupidon; mais ils ne le trouvèrent plus, on leur dit qu'Orbante I'avoit emporté avec un chevalier étranger. Léonide chargea Durillo de le retrouver; enfuite elle revint au palais pour faire exécuter 1'arrêt que Tigrinde avoit prononcé contre Uranio. Orbante emporta fon frère dans une maifon oü fes deux écuyers fe tenoient cachés, & le pofa fur un lit. Acomat qui le fuivoit, fe jetta fur le corps en verfant un torrent de larmes. Altobel, fans proférer une feule parole, paffa dans une autre chambre, prit fes armes avec la dernière promptitude, & courut au palais pour défier Uranio. Cependant Acomat & les deux écuyers d'Altobel, étoient auprès de Caloandre; les écuyers le défarmoient, pendant qu'Acomat s'abandonnoit aux tranfports de la plus cruelle douleur. Dans le temps qu'ils gémiffoient a 1'envi les uns des autres, ils entendirent publier dans la rue la fentence d'Uranio. Pour lors Caloandr» étendit les bras, & s'étant levé, il fe jetta au col du prince d'Egypte: réjouiffez-vous, moa ami, lui dit-il, je fuis encore vivant. Quoique les malheurs qui m'accablent me rendent la lumiére odieufe, jeprouve cependant quelque  2Ó"& L E C A E O A N D E S confolation en apprenant par vós regrets, que je n'ai jamais été véritablement 1'objet de votre haine j & que fi vous m'avez perfécuté fous les noms de Caloandre & de Zélim, ce n'étoit que pour venger le chevalier de Cupidon. Je n'ai pas le temps de vous conter mes aventures, ïe danger d'Uranio m'appelle au palais : donnez-moi promptement vos armes, qui ne font point connues, attendez-moi ici; & fi vous m'aimez , n'en partez point que je ne fois da retour.. Lorfque Caloandre s'étoit relevé, les cheveux d'Acomat & des deux écuyers s'étoient dreffés fur leur tête; ils fe figurèrent d'abord que fon ame étoit revenue par miracle ou paü enchantement : cependant Acomat, malgré la fècrette horreur qu'il reffentoit en lui-même , 1'embraiToit & le baifoit; mais il ne pouvois trouver de voix pour s'exprimer. II quitta promptement fes. armes : & Caloandre en fut bientót revêtu. Enfin comme il étoit pret a, partir, Acomat s'écria: quoi ! vous me quittez ! Dites-moi donc fi je veille ? Ah! je crains bien que la fortune ne me trompe encore, & qu'elle ne me fafiè payer cher la joie dont elle femble me flatter. Croyez-moi, répliqua le prince grec, je refpire, je fuis Caloandre, & je ne fuis point bleffé ; je reviendrai vous  F 1 ■ £ I {, 2fj^ trouver, & vous apprendre d'autres merveilles; attendez-moi donc ici, ne penfez point a me fuivre,, fi vous avez envie de me revoir. En difant cela, ilpartit en diligence, laiffant Acomat dans un trouble extreme, & prefqu'affuré de n'avoir vu qu'un fantóme. Un écuyer d'Altobel fuivit Caloandre jufques dans la rue, lui criant de ne point partir blefle comme il 1'étoit; mais le prince lui ordonna d'un ton fi abfolu de rentrer dans la maifon, qu'il n'ofa lui défobéir , & qu'il revint trouver Acomat, quï lui fit avec empreffement toutes les queftions imaginables: 1'écuyer ne put lui apprendre autre chofe, que 1'arrivée d'Uranio, qui ce matin même avoit paru revenant de Conftantinople , publiant que le hafard lui avoit fait rencontrer Caloandre, & qu'il favoit engagé a fe battre contre lui der vant Léonide. Pendant cette converfation, 1'écuyer d'Altobel appercut un homme qui paffoit dans la rue, & qui 'paroiffoit fort affligé : il le reconnut auffitöt, & fe tournant du cöté d'Acomat, il lui dit : voila un homme qui pourra mieux vous inftruire que moi; c'eft Zéfirin, 1'écuyer d'Uranio; il 1'appella par fon nom, & le pria de monter; ce que 1'autre fit promptement.  #70 tl CAtöANÖRK Zéfirin reconnut Acomat en entrant daflS Ia chambre, mais il n en témoigna rien, paree qu'il le croyoit ennemi d'Uranio. Acomat ïayant prié de le mettre au fait de tout ce qui venoit d'arriver, 1'écuyer lui rapporta les fuites que le combat venoit d'avoir dans 1© palais; mais le prince lui témoigna une grande curiofité de favoir comment Uranio avoit fait la rencontre de Caloandre; 1'arrangement qu'ils avoient pris pour leur combat; en un mot tout le détail de cette avehture. Zéfirin pourfuivit ainfi: ó Dieux ! qui n'auroit pas ajouté foi a ce que nous avons vu ! Qui n'auroit pas juré qu'un projet fi bien concerté feroit monter aujourd'hui Uranio furie tróne de Trébifonde! cependant on va lui coupef la tête ! Malheureux prince, voila deux fois que la fortune te traite avec une cruauté fans exemple ! Nous fommes arrivés ce matin fort pres dè Trébifonde ; Uranio s'eft arrêté fous un arbre, & moi fous un autre, oü je me fuis endormi, pendant que mon maïtre déploroit fa fortune & le malheur de fes amours. Enfin il m'a réveille' & je 1'ai vu fe lever, comme s'il eut voulu continuer fa route; j'ai .couru pour lui préfenter fon cheval, & j'ai vu en même-temps, a quelques pas de nous, un autre chevalier quï avoit la vifière levée, une longue barbe blaache,  ïïDÏEft ^ui lui defcendoit fur la poitrine, lui donnoit ün air vénérable , mais d'ailleurs il avoit 1'air frais & robufte. Uranio 1'appercevant a foa, tour, 1'a foupgonné d'avoir entendu tout ce qu'il avoit dit de Le'onide, de Caloandre & de lui-même; de facon qu'il s'en eft peu fallu, que pour le punir d'une pareille indifcrétion, il ne lui ait fait mettre 1 'épée a Ia main. Ce chevalier, de fon cöte', jugeant fans doute qu'on lui favoif mauvais gré de fa curiofité ; après avoir falué Uranio, lui a dit: s'il eft permis de fe mêler des affaires des autres , c'eft affurément lorfque l'on peut donner confeil ou fecourir ceux qui en ont befoin. Si j'ai quelque tort de m'être arrêté fur Ie chemin pour entendre vos plaintes, je fuis pret a vous en faire telle fatisfaction qu'il vous plaira; cependant il eft en mon pouvoir de vous en donner une que vous ne pouvez imaginer, & qui vous fera utile. Le hafard m'a donc inftruit de vos malheurs, & je crois que ce n'eft pas fans une permiffion du ciel, puifqu'enfin je fuis le feul homme qui puiffe vous rendre parfaitement heureux. Sachez donc que je fuis un grand magicien, & que les chofes les plus merveilleufes ne me coütent rien a faire. Je n'aime point (pas même pour les ehofes qui me feroient les plus utiles) i me  ïrji L E G A E O A N E> R E fervir d'enchantement : cependant qüoique jé ne vous aye jamais vu, les connoiffances de mon art & votre réputation m'ont inftruit de votre mérite , & je fuis déterminé a vous offrir tout ce qui dépend de moi. Allons enfemble a Trébifonde, vous me laifferez dans une hótellerie, oü je prendrai la reffemblance du prince Caloandre ; elle fera fi parfaite , que les yeux les plus fins y feront trompés. Peiv1 dant ce temps vous vous rendrez au palais, vous direz que j'ai accepté le défi que vous m'avez fait de me combattre en préfence de Léonide; & vous lui demanderez aufïï-bien qu'a Tigrinde la füreté du camp. Nous paroïtrons armés, & nous eommencerons un combat que nous ferons durer longtemps ; enfin je feindrai d'être bleffé, vaincu & mort; par conféquent Léonide fera obligée de tenir fa parole & de vous époufer. Jugez donc, continua-t-il, fi la fortune peut vous être plus favorable, & cela dans le temps oü vous vous plaignez le plus de fes rigueurs. ;Uranio fut très-étonné d'entendre la propofition fingulière que lui faifoit ce vénérable chevalier ; mais en même-temps il fut tenté de 1'accepter, puifqu'elle lui donnoit un moyen fi fimple pour obtenir Léonide. Cependant les réflexions qu'il fit lui ayant fait naitre quelques foupcons.  Fidéle; p.j% foupcons, il lui répondit: je vous rends bien des graces de la part que vous prenez aux peines dont vous avez été le confident malgré moi, & je vous remercie du fecours que vous m'cffrez; il eft vrai que vous me promettez des chofes extraordinaires , & qui paffent de bien loin tout le pouvoir humain; mais je vous avoue que j'aurai beaucoup de peine a me per» fuader tout ce que vous m'annoncez, que je n'en aye vü quelques preuves : d'un autre cóté, j'adore Léonide, comment pourrai-je la trorrtper ? Ses volontés les plus fimples ont été des loix pour moi b dans le temps même que j'étois prince d'Egypte, & qu'elle ne s'offroit a mes yeux que fous la plus miférable apparence; comment puis je me réfoudre a la ftioindre fuppofition pour 1'époufer ■, a préfent qu'elle eft une des grandes princelfes de 1'uni-* vers, & que je ne fuis qu'un fimple chevalier profcrit par Saladin ? Que deviendrai-je, fi par hafard elle vient a découvrir que je 1'ai trompée, avant que d'être a moi ? La feule idéé de 1'irriter me fait trembler. Et comment puis-je me flatter de n'être pas découvert, puifqu'enfin l'on peut trouver Caloandre mort ou vif? Mais, dites-moi, je vous prie, (fi votre favoir peut aller jufques-la) ce prince eft - il véritablemerjt mort ? car je voudrois Tomé ir. §  274 L E C A L Ö A' N D ïC B* favoir fi je puis efpérer de le combattre; éclairciffez-moi fur ce point, & je n'exige point autre chofe de vos connoiifances. Prince , lui répondit le magicien , vous n'êtes pas dans une fituation a vous occuper de toutes ces délicateffes amoureufes ; vous ne devez pas non plus vous abandonner a des craintes qui font indignes de vous : l'on doit peu s'embarraffer du chemin qui conduit a la fuprême félicité : rien ne vous eft plus aifé que de pofféder aujourd'hui 1'empire de Trébifonde, & la belle Léonide. Caloandre eft mort il n'y a pas long-temps, en Egypte, aufti-bien que votre ami Zélim; il étoit fi peu connu en ce pays, que l'on ne faura point le lieu de fa mort, & que l'on n'en apprendra jamais la moindre nouvelle, Ainfi quand le bruit de votre vicloire fe répandra dans le monde, & que l'on faura que vous 1'avez privé de la vie, ne craignez point que la vérité puifle être éclaircie. Ces raifons & des promeftes fi certaines commencèrent a ébranler mon maïtre, qui lui répondit: mais comment pourrez-vous palier pour mort, & le perfuader aux fpedateurs, fi l'on ne vous voit aucunes bleflures ? C'eft mon affaire, reprit le magicien; je mettrai fous mes armes une peau remplie de fang de tortue, qui ne fe fige jamais, & que je ferai  F I D E L 1. eouler quand ïl fera néceffaire ; j'en aurai une autre plus petite dans mon cafque, que vous percerez avec votre poignard quand je tomberai, & que je vous aurai laiflé gagner le deffusvous en verrez fortir Ie fang comme fi vous m'aviez percé moi-même ; vous fortirez triomphant des barrières, & je refterai fans mouvement fur le champ de bataille; vous aurez feulement le foin d'ordonner k quelqu'un de confiance de m'emporter promptement dans un endroit oü l'on me laifiera feul, pour reprendre mafigure & faire difparoïtre Caloandre. Voyez donc fi vous trouvez quelqu'obflacle k ce que je vous propofe. Allons, prenez votre parti il vous eft aifé d'être heureux; pourquoi balancez-vous ? N'auriez-vous pas des reproches a vous faire, fi vous laiifiez e'chapper uue fibelle occafion pour acquerir 1'empire & Léonide ? ■ Une efpérance fi flatteufe a fait enfin fur 1'efprit de mon maïtre toute 1'impreffion qu'elle y pouvoit faire; mais un moment après il eft retombé dans fes premières irjréfolutions. Partons, s'eft écrié le magicien; fi vous voulez être heureux, banmlfez vos fcrupules. Ah' chevalier, lui a répondu Uranio, je fuis dans un grand embarras; ne trouvez pas extraordinaire que je me détermine avec peine k une S ij  Ê76 Le Galoandre chofe de cette importance; donnez-moi donc au moins, s'il vous eft poflible, une preuve de votre favoir : parohTez a mes yeux tel que Zélim , un ami que j'ai eu en Egypte; nonfeulement vous me donneiez du courage, mais en même-temps, quoique ce ne puiffe être qu'une illufion, j'aurai quelques momens de de confolation. Le magicien fourit & lui répondit: je ne fuis point étonné que l'on ait peine a ajouter foi a des prodiges de cette nature ; cependant votre incrédulité ne diminue point 1'envie que j'ai de faire ce que vous defirez, il eft jufte de vous convaincre. Je vais paroitre fous la figure du malheureux Zélim, mais il faut que je fois feul derrière un arbre; car mon enchantement ne réufliroit pas fi quelqu'un me regardoit: attendez ici, & je reviens fur le champ. Nous 1'avons attendu Uranio & moi, fort occupés de la fingularité de fes promefTes, & nous n'ofions efpérer de le voir, comme il s'en étoit vanté ; nous difions que c'étoit un homme dont 1'efprit étoit dérangé, & qui vouloit perfuader qu'il étoit magicien; mais quand il eft revenu, & que nous 1'avons regardé avec attention, il nous a paru qu'il reflembloit fi parfaitement a Zélim, que nous avons été dans une furprife inconcevable.  F i b I t f. 277 Uranio 1'a embraffé, pénétré d'admiration-, & lui a dit: ah ! mon cher ami, dois-je me confoler en voyant votre reflemblance, ou gémir de ne pas vous voir réellement? La fortune m'a fait fentir le plus grand de fes revers, quand elle m'a privé de vous ; le bonheur de polféder Léonide ne pourra pas même réparer dans mon cceur une perte auffi grande. Enfuite s'adreifant au magicien , pardonnez-moi, s'eft-il écrié, de n'avoir pas voulu vous croire fans avoir des preuves ; mais j'aurois a préfent grand tort de douter de vos enchantemens & de votre favoir. Léonide fera mon époufe: ah, ciel ! .pourquoi m'as-tu féparé de Zélim ! & pourquoi ne puis-je le retrouver f Uranio a prononcé ces paroles d'un ton fi pénétré, que le magicien même en a été touché. Marchons, lui a-t-il dit, feigneur Uranio, ne perdons point de temps; nous pourrions faire échouer notre projet, fi l'on nous voyoit; fur-tout a préfent que je reifemble a un homme que l'on corinoït pour mort dans ce pays : éloignez-vous avec votre écuyer, pendant que je vais me retirer pour reprendre ma figure. Nous lui avons promptement obéi, tfrèscontens des talens de Radiot; ( c'eft aiafi que le magicien nous avoit dit qu'il fe nommoit) il a repris fa première fo.rme , & nous a rejoints«. SJiï  278 Le Caloandre Pendant le chemin qui nous reftoit a faire , mon maïtre & lui font convenus de la fagon dont ils fe conduiroient dans ce combat. Nous fommes entrés dans la ville , & nous avons mené Radiot dans une hötellerie, oü il a fait fes préparatifs. Uranio & moi , nous nous fommes rendus au palais. Le prince eft allé faluer l'impératrice & la princeffe, qui 1'attend jient avec beaucoup d'impatience, pour favoir ce qui lui étoit arrivé dans fon voyage. II a fatisfait leur curiofité en peu de mots, & fini par leur dire, qu'il avoit heureufement rencontré Caloandre; que lui ayant expliqué 1'envie & la néceffité oü il fe trouvoit de le combattre, ce prince étoit convenu avec lui de venir le fatisfaire en préfence de leurs majeftés, fi on lui promettoit la füreté du camp: il les a priées de 1'accorder, en même-temps qu'il a conjuré Léonide detre préfente a leur combat. Les princeffes ont été fort étonnées de cette nouvelle ; elles ont envifagé avec peine le danger qu'Uranio alloit courir. Cependant Tigrinde , dans 1'efpérance de voir finir les obftacles que fa fille apportoit a fon mariage : a donné la füreté du camp; & Léonide a dit a mon maïtre : allez combattre , prince, & revenez empereur: fi ma préfence peut facilitat  Fidele. 27£ votre victoire, foyez fur de 1'une & de 1'autre. Je me placerai aux fenêtres qui feront le plus prés de vous, & je ferai témoin de votre fort & du mien; ayez feulement autant de bonheur que je le fouhaite. Auroit-on jamais imaginé que la même bouche qui venoit de donner des affurances d'un fi grand bonheur , dut prononcer quelques heures après, un arrêt fi cruel & fi honteux! Uranio n'a fongé qu'a terminer fon entreprife; il s'eft retiré dans fon appartement pour fe préparer au combat. Cependant il a voulu favoir fi Radiot avoit pris véritablement la reffemblance de Caloandre; & dans la crainte que ce magicien ne lui en imposat, il a fait venir deux marchands qui ont été long-temps établis a Conftantinople, & qui font revenus a Trébifonde depuis la dernière guerre, & leur a donné le fauf-conduit figné de la main de Tigrinde. II leur a bien indiqué la maifon , & les a chargés de demander un chevalier nonv mé Radiot, pour lui remettre en main propre la füreté du camp; avec ordre de remarquer particulièrement s'il pouvoit compter que ce tut le prince Caloandre : ils lui ont promis de ne s'y point tromper , paree qu'ils le connoiffoient a merveille. En effet, ils font revenus quelque temps après, & 1'ont affuré que c'étoit S iv  a8o Le Caloandre le prince grec, qui fe pre'paroit a entrer inceffamment dans les barrières. Uranio, toujours étonné de la facilité avec laquelle Radiot prenoit tant de formes différente», s'eft alors livrë aux plus douces efpérances. II n'avoit plus d'autre embarras, que celui de trouver un homme de confiance pour emporter Radiot après le combat. I! m'a donné cette commiffion, en m'avouant encore combien il étoit affiigé d'en impofer; il a même ajouté, qu'il étoit réfolu de mourir, fi par hafard il étoit foupconné d'avoir trompé Léonide. Hélas ! c'étoit un trifte préfage du fort qui lattendoit! II avoit raifon d'être alarmé du choix que ja ferois. Comme i! étoit étranger dans Trébifonde, il n'y connoiffoit perfonne : & s'il confioit a quelqu'un qu'il vouloit trahir la princeffe , il ne devoit pas efpérer qu'on lui gardat le fecret. Son ami Daricus & moi, nous étions fa feule reffouree en cette oecafion 5 mais auffi plus nous lui étions attachés, & plus nos démarches pouvoient être fufpecles j & eertainement on auroit trouvé très-extraordinaire de me voir enlever le corps de Caloandre après le combat 5 mals la fortune a voulu paroitre favorifer encore mon maïtre fur ce point. II me parloit a une fenétre baffe, qui donne fur un jardin, & qui r/en eft féparée que par  Fidéle. 281 une forte grille de fer, lorfqu'Orbante, palfrenier de l'infante Arméline, a paffe dans le jardin, & s'eft approché de la grille, en difant a Uranio : prince, foyez le bien venu; que dit-on de nouveau a Conftantinople ? vous avez vu une belle ville, oü j'ai eu bien du bon temps? Comment tu as été a Conftantinople, lui dit Uranio ? Oh qu'oui, j'y ai été, pourfuivit Orbante, & je voudrois bien y être a préfent. Et pourquoi, reprit Uranio ? N'es-tu pas content auprès deta belle infante? n'a-t-elle rien appris de fon prince Altobel ? L'empereur fon père en étoit fort inquiet, & je ferois bien aife de pouvoir lui donner fecrettement de fes nouvelles pour le confoler. Si par hafard tu le reconnoiffois jamais dans cette cour, tu peux m'en avertir fans rien craindre ; je fuis trop attaché a Poliarte, & trop reconnoiffant des bontés qu'il a eues dans le voyage que je » viens de faire, pour ne pas chercher avec foin tout ce qui pourra lui plaire. Je ne puis croire, lui répondit Orbante, que le prince Altobel foit ici, je 1'aurois reconnu, & l'infante qui a de la confiance en moi, ne me fauroit point caché. Mais comment avez-vous trouvé fon frère Caloandre? Etoit-il a la cour ? Non, lut dit Uranio , bien loin d'y être , on a eu depuis peu des nouvelles de fa mort, & rimpératrice.  sSs Le Caeoaïtdke fa mère a été fi touchée de ce malheur, qu'elle eft morte en trois jours : ainfi cette cour étoit dans une grande confternation quand je 1'ai quittée. Orbante nous a paru fenfible a ces nouvelles, il a méme répandu quelques larmes dont Uranio a été furpris. Je vois bien, Orbante , a pourfuivi mon maïtre , que tu connois cette cour, & que la perte de ces princes t'afHige. En vérité , lui a répondu Orbante, je fuis auffi faché de cette pauvre femme, que fi c'étoit ma mère. Uranio jugeant a ces marqués d'attachement qu'il pouvoit fe confier a lui pour emporter fimplement Radiot du champ de bataille , a repris ainfi la parole : ne t'afflige point du moins pour Caloandre; il eft arrivé avec moi dans cette ville pour me donner fatisfaction, & Ce matin même il doit me combattre en préfence de Léonide; je m'attends a être vaincu, & a perdre la vie; mais de quoi me ferviroit - elle fans 1'objet de ma tendreffe ! Cependant fi la fortune vouloit me donner ia vicfoire, voudrois-tu te eharger de Ia commiffion que je vais te donner ? Tu fais combien Caloandre eft haï dans cette ville; je voudrois donc, fi par hafard il demeuroit fur Ie champ de bataille , que tu 1'emportaffes k 1'inftant, pour éviter au moins a fon corps les  Fidéle. [. 283 fureurs d'un peuple anlmé, & pour le dépofer dans quelque lieu fur, jufques a ce que mon mariage avec Léonide foit terminé; & quand j'aurai été déclaré empereur, je lui rendrai tous les honneurs funèbres avec la plus grande magnificence. Orbante, après avoir été quelque temps fans répondre, lui a dit, le vifage tout en feu: Caloandre eft bien téméraire de venir fe remettre entre les mains de fes ennemis, & vous ne 1'êtes pas moins de vouloir le combattre. Je crains que 1'attachement que vous avez pour Léonide ne vous coüte cher; car fi Caloandre eft affez malheureux pour demeurer fans vie fur le champ de bataille, foyez certain que je faurai 1'emporter, & le mettre en lieu de füreté. Alors il nous a quitté, & s'en eft allé en murmurant. Uranio ayant heureufement préparé tout ce qu'il avoit a faire, n'a plus été occupé que de fon combat, qui lui a très-bien réufti; mais la fortune a voulu le faire périr au port: elle a conduit dans les barrières un chevalier qui a óté le cafque de Radiot, & pour lors je ne fais pourquoi, tout le monde a reconnu la figure de Zélim ou du chevalier de Cupidon , & non celle de Caloandre. Léonide ellemcme en a été convaincue, & s'eft mife en  284 Ce C a' r; o a n e> r e fureur , croyant qu'Uranio I'avoit trompeen L'impératrice n'a pas été plus moderéejen un mot elles ont condamné mon maïtre a la mort, & il doit avoir la tête coupée fur un échafaud que l'on a dreffé dans la place du palais. Je n'ai pu foutenir un fi cruel fpectacle, & le hafard m'a conduit ici pour voüs confier des chagrins qui me mettent au défefpoir. Laiffezmoi fortir d'une ville fi fatale pour mon prince & pour moi. Je pars, je vais finir en Egypte les jours que la douleur m'aura laifies. Zéfirin fe rendit promptement au port; il trouva un vaiffeau qui faifoit voile en Grèce, & qui dela devoit pafTer en Egypte. Mais rien ne pouvoit diffiper 1'étonnement d'Acomat; il ne doutoit point que Radiot ne fut un magicien , & que par conféquent Caloandre quM venoit de voir, n'étoit qu'une illufion. Cette cruelle idéé augmentoit fes plaintes , & les reproches qu'il faifoit a la fortune, qui employott même des moyens furnaturels pour redoubler fes malheurs ; mais les écuyers d'Altobel qui connoiffoient parfaitement Caloandre, ne doutoient point que ce ne fut lui-même qu'üs venoient de voir; Sedans 1'impatiente curiofité qu'ils avoient de fe rendre au palais, ils prièrent Acomat de les accompagner ; mais il  F I D E t ï. *H ïi'ofoit s'y déterminer, & la prière que Radiot lui avoit faite de 1'attendre dans cette maifon, le retenoit. Enfin des cris & des voix quï frappoient confufément fon oreiile , redoublèrent fes inquiétudes & le déterminèrent a fe rendre aux inftances des deux écuyers. Fm du dix-feptiême livre.  286* L e C' a t d a sjïj L1FRE D IX -HUIT1EME. ÏLadiot trouva la place remplie d'un peuple nombreux qui s'étoit placé autour d'un échafaud , fur lequel on voyoit tous les inftrumens néceflaires pour la punition d'un criminel; & dans le même inftant il vit paroïtre Uranio chargé de fers, & conduit par des archers. Cet objet 1'étonna; mais la peine & 1'émotion qu'il reffentit en voyant fon ami dans une fi cruelle fituation, ne 1'empêchèrent pas d'arréter le capitaine de la juftice, & de lui dire : conduifez ce prince devant Tigrinde ; fa valeur, & la vicloire qu'il vient de remporter ne méritent pas le traitement qu'on lui prépare, je feraï connoïtre fon innocence. Altobel, qui s'étoit rendu devant le palais, s'étoit arrêté en voyant que l'on conduifoit Uranio au fupplice; cette fatisfaction contentant pleinement fa vengeance: mais s'approchant pour repaïtre fes yeux d'un fpeóbcle fi cruel, il entendit Ie difcours de Radiot, & lui cria : retirez-vous : poürquoi protegez-vous un traïtre ? Le crime d'Uranio eft connu, & mérite la punition qu'on lui prépare; croyez-moï,  Fidéle. 28*7 'ft infiflez pas davantage , fi vous ne voulez éprouver la force de mon bras. Radiot frémifiant de colère a ce difcours, & ne doutant pas que les paroles ne fuffent inutiles avec un homme qui paroiffoit fi déterminé, jugca qu'il valoit mieux s'en débarraffer par un combat; il mit donc 1'épe'e a la main, Altobel en fit autant, & ils fe chargèrent d'une facon terrible. On leur fit auffi-tót une grande place , & le capitaine de la juftice s'arrêta comme les autres pour regarder le combat. Tigrinde & Léonide accoururent a une fenêtre au bruit des coups qu'ils fe portoient: Arméline les fuivit, & reconnut d'abord fon amant avec un trouble extreme. Tigrinde & fa fille après avoir admiré la valeur des deux chevaliers , envoyèrent demander pour quelle raifon ils combattoient. Le capitaine voyant que 1'affaire tiroit en longueur, & que l'impératrice étoit a fa fenêtre, fit marcher Uranio pour exécuter les ordres dont il étoit chargé. Radiot qui s'en appergut, porta un coup fi furieux du plat de fon épée fur le cafque d'Altobel, qu'il tomba fans connoiffance. Radiot fatisfait de cet avantage , courut promptement au capitaine, & le pria une feconde fois de conduire Uranio devant Tigrinde, lui repréfentant le danger qu'il couroit  a88 Le Caloandre lui-même en précipitant une exécutiori qüe l'impératrice pouvoit payer de fes larmes. On courut au fecours d'Altobel, on lui öta fon cafque, & l'on fut très-étonné de le reeonnoïtre pour Orbante le palfrenier d'Arméline : on fit part de cette découverte a l'impératrice , qui crioit de fa fenêtre avec beaucoup d'empreflfement, qu'elle vouloit favoir fon nom; on fatisfit fa curiofité, & on lui apprit ce que l'on favoit du fujet de leur combat: alors le bruit qu'elle entendit faire a des demoifelles qui étoient a une fenêtre voifine, 1'ayant attirée de ce cöté, elle trouva l'infante Arméline fans connoiffance. L'impératrice, étohnée de tous ces accidens qui fe fuccédoient aveo tant de vivacité, ordonna que l'on fufpendit le fupplice d'Uranio, & que l'on amenat devant elle Orbante, & le chevalier contre lequel il s'étoit battu: elle voulut auffi que l'on conduisit Arméline devant fon tröne, fur lequel elle vint au-plutót fe placer avec Léonide. Bientöt après le capitaine de la juftice parut conduifant Uranio. Radiot étoit a fes cötés ; il répeta en peu de mots ce qui lui étoit arrivé , & Radiot s'étant avancé , dit a. haute voix: Le prince Uranio fe trouve dans un fi grand embarras de tout ce qui fe paffe d'extraordï- naire  F i ï> é E E» a% tealrs a votre cour, que malgré fon innocence il ne peut fe défendre , car il eft lui-même dans Terreur, ainfi que toute la ville. II vous a délivré avec beaucoup de courage du prince Caloandre, il doit par conféquent époufer la princefTe Léonide , fuivant les engagemenS qu'elle a pris elle-même; cependant loin de lui donner une récompenfé fi juftement méritée , on le conduit au fupplice comme un eriminel t daignez m'inftruire de vos raifons s & je me foumets au même fupplice dont je viens de retarder fexécution, fi je ne prouve que c'eft a tort qu'on le traite avec tant de rigueur» Chevalier, lui répondit Tigrinde, avant que de paroitre devant moi, pour me faire de pareilles propofitions, vous auriez dü vous informer de la vérité, & quoique je ne fois point obligée a vous rendre cömpte de ma conduite, je veux bien voüs dire qu'Urariio a fait des chöfes fi indignes , & commis un crime fi noir pour époufer ma fille, que la peine a laquelle ïl eft condamné, eft encore tróp légère; il a conduit ici ( & j'ignore comment il a pü lé tromper ) le chevalier de Cupidon fort meilleur. 'ami, & Ta tué dans 1'efpérance de noüs perfuader qu'il étoit Caloandre pririce de Gréces ïl fe flattoit fans douté que Ton ne feroit aucuö Totm IF, X  apo Le Caeoa'ndre examen: voyez fi l'on peut excufer une fem-4 blable perfidie, & craignez de vous déshonorer en prenant fa défenfe. Mais fi je fais connoitre a votre majefté, ajouta Radiot, qu'Uranio n'a point tué le chevalier de Cupidon, lui tiendrez vous la parole que vous lui avez donnée ? Nous avons vu le contraire, reprit Tigrinde. .Vos yeux ne vous ont point trompée, pour'fuivit Radiot, & je ne fuis point furpris de votre embarras ; car le vifage de Caloandre reffemble parfaitement a celui du chevalier de Cupidon : je puis vous en répondre moi qui les connois 1'un & 1'autre ; il n'eft donc pas étonnant que tout le monde foit ici dans Terreur. Ces difcours engagèrent l'impératrice a faire quelques réflexions, mais Léonide tranfportée de fureur, lui dit: on ne nous trompe point aifément, nous n'écoutons point des difcours auffi frivoles; je. fuis étonnée feulement que vous ofiez nous les faire entendre; & fans le refpect que j'ai pour 1'impératrice , votre tête me répondroit tout-a-l'heure de votre effronterie. Radiot alors óta fon cafque, & fe tournant du cöté de Léonide: la voila, lui ditil, princefTe , coupez-la fi je ne dis pas Ia vérité, & quoique je la dife , vous en êtes encore la maïtrefTe,  ? I D È L ï. 2QÏ x ^0US ,es afllftans poufsèrent des cris de joie & h vue du chevalier de Cupidon, 1'impératrice fe leva avec tranfport pour aller 1'embraffer; mais il courut fe jetter k fes genoux, '& lui baifa la main. Ah ! chevalier, s'écriat-elle , que votre préfence m'eft agréable ! elle toe répond de la mort de notre ennemi Caloandre ; elle m'affure que vous vivez, elle fauve votre ami Uranio, & nous promet inceffamment le mariage de ma fille ; mon cceuc ne peut fuffire k tant de joie. Léonide étoit confondue de cet événement, cependamt elle étoit tranfportée de revoir fon amant, & trèsaffligée de ce qu'il ne pouvoit efpérer de 1'époufer; mais elle étoit révoltée de la vivacité avec laquelle il preffoit fon mariage avec Uranio, lui, qui auroitdü s'y oppofer de toutes fes forces ; & fon procédé lui prouvoit avec douleur qu'il avoit beaucoup d'amitié pour Uranio , & très-peu d'amour pour elle; ainfi quand il vint k elle pour la faluer, elle lui dit a voix baffe, mais avec fureur: comment ofes-tu te préfenter devant moi ! Uranio cependant étoit dans un extréme embarras ; il ne pouvoit comprendre comment fon ami étoit arrivé fi k propos, ni comment il etoit refiufcité; il conclut a la fin, qu'il s'étoit fervi de la reffemblance qu'il avoit avec Tij  5>2 Le Caloandre Caloandre pour le délivrer d'une mort horrteufe, & que fon amitié 1'engageoit encore a fe priver de Léonide, comme il avoit déja voulu le faire en Egypte ; mais enfin voyant que cet ami fi fidele n'ofoït envifager la princeffe, il courut a lui, & 1'embraffa tendrement, en lui difant: vous me fakes tort, fi vous croyez, 'mon cher Zélim, que je veuille vous céder en générofité. A peine aurois-je pu vivre avec Léonide en croyant vous avoir perdu; maïs puifque vous vivez : je ferai trop content fans elle; qu'elle foit a vous, je n'en ferai point affligé : enfuite s'adreffant a Tigrinde : je vous avertis, continua-t-il, madame, que les chofes ne font point telles que vous les croyez^, je ne m'attribuerai point une gloire qui ne m'appartient pas, & je ne recevrai pas un prix que je n'ai pas mérité , je n'ai point vaincu Caloandre. II vouloit faire cet aveu avec un plus grand ' détail, mais Radiot 1'interrompit, en difant a l'impératrice : ne croyez point Uraniomadame , il croit faire tort a notre amitié en prétendant' a Léonide, & cherchetout ce qu'il ■ peut imagher pour me la céder ; mais puifqu il 1'a méritée par fa valeur, il eft bien jufte qu'il la poffede : alors il s'approcha de 1'oreille d'Uranio, & lui dit en grec : ne voyez-vous  Fidéle. 295 pas que je fuis Radiot le magicien qui repréfente maintenant le chevalier de Cupidon, dans le defl'ein de vous éviter le fupplice auquel vous êtes condamné ? Ne détruifez pas mes enchantemens, fi vous ne voulez périr fur. un échafaud. Uranio, frappé d'un nouvel étonnement, baiffa les yeux, & foupira. Son filence fit.juger que Radiot n'avangoit rien que de véritable; d'autant plus qu'il portoit les armes d'Acomat, que l'on avoit vu pleurer fur le corps de celui que l'on croyoit être le chevalier ds Cupidon : & comme on le voyoit vivant, on décidoit qu'il ne pouvoit être celui qu'Uranio avoit vaincu. Cette idéé fut encore confirmée par Altobel: il entendit quand on le conduifit dans la falie, qu'Uranio affuroit qu'il n'avoit pas tué Caloandre. Ce prince ignorant tout ce qui s'étoit paffé , & croyant feulement qu'Uranio cherchoit a fe difculper pour éviter la mort, fendit la preffe avec fureur, & quand il fut auprès de f'impiratrice, il dit a haute voix : Tigrinde , ne recevez point les excufes d'Uranio; il vous en impofe, en difimt qu'il n'a p:;s fait périr le prince de Conftantinople, je fuis un témoin digne de foi, & vous en allez juger, (car je ne me foucie plus de me eacher) je fuis Altobel fon frère. Enfuite fe T iij  2^4 E e Caloandre tournant vers Uranio: oui, traïtre, lui dit-ïr, je fuis p ret a te foutenir par les armes , que tu as affaffiné mon frère,. & que tu as employé quelque rufe pour le faire périr; car perfonne n'ignore dans cet empire qu'il n'étoit pas homme a tomber fous tes coups, fans qu'il t'en coutat une goutte de fang. Ce dernier événement augmenta 1'embarras de l'impératrice, elle craignit qu'Altobel ayant été fi long-temps inconnu dans fa cour fous le nom d'Orbante, n'eüt confpiré contre 1'état. Elle ordonna donc qu'on 1'arrêtat prifonnier; cependant il jetta un regard fur Radiot qu'il n'avoit pas encore appercu ; mais avec quel étonnement reconnut-il fon frère, & le méme chevalier qu'il venoit de combattre f il tréilailüt, & charmé d'être fi heureufement démenti , il courut les bras ouverts pour 1'embraffer, en lui difant: par quel miracle , prince, vous trouvai-je vivant après vous avoir vu mort l II n'eut pas le temps d'er. dire davantage, car on 1'emmena, fuivant 1'ordre de l'impératrice. Mais plus ces événemens finguiiers s'accumuloient, plus la curiofité devenoit confidérable; ainfi jamais il ne régna un plus grand filence parmi tant de confufion. Toute raffemblée avoit les yeux attachés fur Radiot, paree qu'il étoit Ie feul qui pouvoit donner des  Fidéle. apy eclairciffemcns. Malgré tout ce que Tigrinde avoit entendu qui pouvoit lui perfuader que Caloandre avoit été tué par Uranio , elle étoit cependant embarraflee de la négative que ce même Uranio avoit prononcée ; & c'étoit un nouvel obftacle pour le mariage de Léonide. Cette princefTe, de fon cóté, fe mordoit les lévres de rage en voyant Tacharnement avec lequel Radiot donnoit tant de préférence a I'amitié fur Tamour; quelquefois elle auroit voulu le faire périr d'un coup d'ceil; & malgré la haine qu'elle avoit pour Caloandre, elle ne defiroit plus que fa mort fut véritable; elle regardoit Uranio avec des yeux de colère pour Tempêcher de Tenlever a fon amant & a fon. ami: & ces regards étoient fi terribles, que ce malheureux trembloit, & ne favoit ni ce qu'il devoit dire, ni ce qu'il devoit penfer; la feule chofe qu'il n'ignoroit pas , c'eft qu'il étoit entre le tröne & Téchafaud. Radiot voyant avec chagrin qu'il étoit Fobjct de tous les regards & de toute Tattention, vouloit cependant terminer ce qu'il avoit commencé; pour cet effet, i! pria les princefies de fe placer fur le tröne , & quand il eut obtenu cette grace , tout le monde étant attentif a ce qu'il alloit dire, il s'expliqua de la forte : T iv  Le Caeoa'ndre Grande impératrice, les événemens merveif-leux qui font arrivés aujourd'hui dans votre cour, tiennent avec raifon votre efprit en fufpens : je fuis le feul quï puiffe expliquer ces énigmes, & vous tirer de 1'embarras oü vous êtes ; je fuis prêt ï vous fatisfaire, fi vous me promettez deux chofes : la première, c'eft de a-emettre le prince Altobel en liberté, en vous faifant connoïtre qu'il n'eft point venu ici dans le defTein de vous trahir, mais qu'il y a été attiré par fes intéréts particuliers; la feconde, c'eft que la princeffe Léonide foit accordée a Uranio, fi je vous prouve clairement qu'il a xempli toutes les conditions auxquelles il s'eft cngagé. Tigrinde lui promit ces deux articles ; & pour lors s'adreflant a Léonide, il pourfuivit ainfi: guerrière invincibfe, promettez-vous la même chofe ? Oui, dit-elle, avec un fourireamer, vous ferez fatisfait, nous faurons tenirnotre parole ; il n'en eft pas de même de toi, traïtre. Mais perfonne que Radiot ne put entendre ces derniers mots, & fans lui répondro il s'approcha d'Uranio, & lui dit en égyptien* fakes exactement tout ce que je vous prefcri-lai, fi vous voulez fauver votre vie, & monterfur le tróne. Enfuite il le conduifit aux pieds de Léonide, & quand il Teut fait mettre i  Fidéle, 297 genoux, il ajouta : mon ami, prenez-moi la tête & pofez-la fur le fein de la princefTe. Uranio le fit en tremblant, d'autant plus qu'il s'appercut que Radiot s'évanouiffbit. Radiot demeura quelque temps dans cette pofture, toute Taffemblée, & fur-tout Léonide croyoit qu'il étoit mort ; mais enfin il fe releva en tirant^ fon épée ; le défefpoir éclatoit dans fes yeux, la paleur régnoit fur fon vifage. Que tout 1'univers fache a jamais, princeffe Léonide, s'écria-t-i!, 1'excès de 1'amour que j'ai eu pour vous depuis le premier moment que je vous ai vue, jufqu'a celui-ci, qui fera le dernier de ma vie; que l'on fache auffi la haine implacable que vous avez eue pour moi, depuis le jour auquel me banniffant de votre préfence, il valoit autant me bannir du monde. Depuis ce temps , vos rigueurs & votre cruauté m'ont réduit plufieurs fois au plus affreux défefpoir ; en dernier lieu j'avois réfolu de finir mes jours dans le chateau de Roccador. Je me flattois que vous en feriez témoin, non dans 1'efpérance de vous attendrir, mais uniquement pour vous fatisfaire. Votre départ imprévu me détermina a prolonger ma vie, pour venir mourir ici de vos propres mains. Je me fuis trouvé ce matin auprès de cette .ville, j'avois une fauffe barbe pour me dégui*  L E C A E O A N D E E fer, & pour connoitre clairement vos intentions; J'ai trouvé Uranio inconfolable de n'avoir pu rencontrer Caloandre , & de ne pouvoir paf' conféquent vous époufer ; il étoit au pied d'ur» arbre, implorant le ciel, & prenant les plus cruelles réfolutions contre lui-même. J'ai jugé par ces difcours combien je vous étois odieux, & défefpérant de vous obtenir, je me fuis déterminé a vous donner mon ami. Pour y parvenir, j'ai fait femblant d'être un grand magicien , je lui ai promis de prendre la figure de Caloandre, après l'avoir afluré qu'il étoit mort; je 1'ai fort exhorté a fe battre contre moi dans Trébifonde, lui prouvant qu'il me feroit aifé, avec des peaux pleines de fang, que je percerois a propos, de palfer pour mort, & de perfuader que c'étoit lui qui m'avoit tué: & qu'ainfi rien alors ne 1'empêcheroit de devenir votre époux : j'ai eu beaucoup de peine a le déterminer; car la plus foible tromperie lui déplaifoit : cependant celle-ci pouvoit être permife, puifqu'il étoit perfuadé de Ia mort de Caloandre, & que par cette mort vous étiez libre de vous marier, & dégagée de votre ferment. Quand le combat a été fini, je croyois qu'on enlèveroit mon corps , & que rien ne m'empêcheroit de difparoïtre pour toujours. Acomat, qui portoit les armes que vous voyez,  F i d i r, ï. 299 eft vertu m'óter mon cafque pour voir fi j'étois véritablement fon ami le chevalier de Cupidon , & comme il a découvert mon vifage, il a dérangé mes projets. Cependant la fortune m'a favorifé au point de me faire trouver les armes d'Acomat , elles m'ont fervi a fecourir Uranio, a prouver fon innocence, & a lui faire obtenir 1'objet de fon amour. J'ai donc heureufement réuffi; & voila mon épée , dit-il a Léonide; c'eft la même que vous avez donnée a Acomat, fatisfaites votre vengeance avec autant de joie que j'en éprouve en courant a la mort. Rendez Uranio heureux, vous favez mieux qu'un autre combien il mérite de 1'être ; ce qu'il a fait pour vous en Egypte, en vous facrifiant un royaume & la vie, uniquement pour ne vous pas quitter, eft une preuve de fon amour. Enfin vous ne pouvez trouver un mari qui foit plus digne de vous: acccptez-!e, je vous en conjure, je dirois au nom de mon amour, fi vous ne me haïfiiez pas autant que vous le faites ; mais au nom de celui qu'il a pour vous ; votre ferment ne peut s'oppofer a ma propofition , puifqu'il vient de vous préfenter ma tête , & qu'il 1'a placée lui-même fur votre fein: que tout Trébifonde fache que je fuis ce même Caloandre , fils de l'empereur Poliarte, pour lequel 1'impératrice Tigrinde a  '300 li e Caloandre' une haine fi déclarée: je me fuis perfuadé* pendant long-temps, que je pourrois, fous unnom fuppofé , furmonter 1'averfion que l'on avoit ici pour moi, comme Caloandre ; mais enfin voyant que comme chevalier de Cupidon, j'étois encore haï, & détefté de Léonide, je n'ai jamais ofé me découvrir a elle. Enfin je me déclare dans ce moment oü la vie m'eft devenue infupportable; fi je la perds par vos mains, tous mes vceux font comblés. Que tardez-vous, Léonide ! Prenez ce fer, & percez-moi le fein. Vous avez demandé la têta de Caloandre , elle eft a votre - difpofition ; fatisfaites votre colère, celle de Tigrinde, & celle de tout votre empire; vous vous vengerez en méme- temps du chevalier de Cupidon. Craignez-vous de blefier un cceur que vos rigueurs ont déchiré mille fois ? Qu'attendez-vous pour porter un feul. coup qui peut faire périr les deux plus grands ennemis que vous ayez au monde ? Et vous, impératrice Tigrinde, qui avez tant aimé le chevalier de Cupidon , & détefté Caloandre , confolez-vous de la mort de 1'un, par la joie que vous aurez en vous vengeant de 1'autre; cependant il ne vous a jamais offenfé a deflein. Je vous demande la liberté de mon frère , qui n'eft inconnu dans votre cour, que pour 1'amour de  F i b i i !i 3©* 1'infante Arméline que vous voyez encore évanouie. Je vous recommande 1'aimable & le b'ave Uranio ; tenez la parole que vous m'avez donnée, & qu'il foit votre gendre. Faitesmoi périr promptement, je fens que je m'affoiblis. Hélas ! que la mort me fera cruelle, fi ce n'eft pas vous, Léonide, qui me la donnez! En difant ces mo:s, il fe laiffa tomber peu a peu, & prefqu'évanoui fur les genoux de Léonide. L'affemblée rojnpit alors le lïlence, & l'on entendit un murmure confus. Le dénouement de tous ces embarras augmenta la furprife de tout le monde. Le difcours touchant de Caloandre fit fon effet fur l'impératrice. La joie d'être éclaircie de tout ce qui s'étoit pafte, lui donna beaucoup de confolation ; car elle voyoit que le mariage de fa fille & d'Uranio ne pouvoit plus être retardé. Elle fe leva donc avec tranfport, & 1'embraffa tendrement, en lui difant: je fuis charmée , Uranio, de vous trouver innocent, & de pouvoir vous appeller mon fils. Tout le peuple crioit: vive Uranio, Fépoux de notre princeffe : mais celle-ci ne pouvant réfifter a fa douleur, tomba fans connoiffance entre les bras de fes demoifelles.  gó2 L e Caloan-drè Les plus barbares auroient été touchés, de Voir Caloandre & la princeffe en cet état* Alors Uranio s'écria vivement, en s'adreffant a Tigrinde: ouvrez les yeux, madame, & ne vous laiffez point aveugler par votre ancienne inimitié contre Poliarte. Caloandre ne vous haït point, & jamais il ne vous a offenfé : pouvez--vous oublier qu'il vous a, au contraire, rendu plufieurs fervices comme chevalier de Cupidon ! Léonide & lui s'aiment paffionément, malgré les traverfes qu'ils ont éprouvées : vit-on jamais deux amans plus dignes d'être unis ! Quel gendre pouvez-vous trouver dans ftinivers, qui foit égal au prince de Conftantinople? Pouvez-vous préférer a un fi grand héros, un malheureux chevalier, qui ne fait pas même de quel fang il eft né. Pendant qu'on s'empreffoit autout de Léonide & de Caloandre , on vit entrer dans la falie un vieillard vêtu d'une longue robe. II fe profterna aux pieds de Tigrinde, en lui difant: madame, rendez graces aux Dieux qui m'envoient ici pour vous donner de bonnes nouvelles, & pour vous tirer de 1'embarras oü vous êtes. Craignez que Léonide n'époufe Uranio, il eft fon frère; c'eft votre fils Endimir, qui fut emporté avec Zara fa nourrice  Fidéle. 303 par le courant du fleuve; leur bateau fut pris par des cörfaires avec lefquels j'étois alors. Ces paroles engagèrent Uranio a regarder le vieillard ; il le reconnut pour fon père Anaxarte qu'il aimoit tendrement, & courut 1'embralfer avec la plus grande joie. Anaxarte le ferra contre fon fein , en 1'arrofant de fes larmes. Enfuite il ajouta: prince, ne craignez plus d'öter Léonide a Caloandre en 1'époufant; car elle eft votre fceur. Pardonnez-moi de vous avoir caché fi long-temps votre augufte naiffance, & rendez a l'impératrice Tigrinde ce que vous lui devez comme a votre mère. Ne foyez plus affligé d'avoir perdu 1'efpérance de régner en Egypte, puifque vous êtes le légitime héritier de cet empire. Ce difcours frappa tout le monde d'étonnement. L'impératrice étoit immobile, flottant entre la crainte & 1'efpérance. Alors Uranio fe mit a genoux devant elle, & lui baifa Ia main : j'aime mieux, lui dit-il, madame, être votre fils, que votre gendre; ce dernier titre conviendra mieux a mon cher Zélim. Tigrinde vouloit encore avoir de plus grands éclairciffemens d'Anaxarte; mais en fe baiffant pour embrafier Uranio , elle appercut une émeraude qu'il avoit a fon cou, & qu'elle crut reconnoïtre. Elle la faifit avec joie pendant  504 L E ü 'ï t O ï S S S Ê qu'Uranio lui dit qu'il I'avoit toujours poftéë, & qu'elle étoit même pendue a fon cou quand les cörfaires 1'avoient pris. Zara nva toujours recommandé , ajouta-t-il, de la conferver avec foin. L'impératrice reconnut bientöt le portrait de Tigranor que l'on y voyoit gravé, & la joie lui faifant répandre un torrent de larmes t Oui, vous êtes mon fils, lui dit-elle; cette pierre que je vous donnai dans votre enfance, pour vous fouvenir de votre aïeul, qui luimême m'en avoit fait préfent, ne me permet pas d'en douter. L'impératrice parloit encore , quand uné vieille dame de la cour, qui reconnut fur le cou d'Uranio, pendant qu'il le découvroit pout détacher 1'émeraude, une marqué qu'il avoit du cöté de 1'épaule gauche, 1'interrompit pouf lui dire: voila, madame, un figne encore plus certain que cette pierre ; voila 1'étoile que nous avons fi fouvent remarquée avec étonnement, fur ie petit Endimin Tigrinde embralfa une feconde fois Uranio; & le peuple ne pouvant fe contenïr davantage , cria plufieurs fois : vive notre prince, vive 1'illuftre fils du grand Orcan. Ces cris firent ouvrlr les yeux a Léonide; mais voyant que Caloandre ne revenoit point a la vie, elle ne put s'empêcher de verfer des larmes 3  F I D Ê Z E. $0$ larmes, qui tombèrent fur ie vifage de cet amant trop paffionné, & qui lui rendirent, peu a peu 1'ufage de fes fens. Enfin Uranio, quï le tenoit dans fes bras , lui dit; ne pleurez plus que de joie, mon cher Zélim; & fi je meréjouis avec raifon de vous trouver le brave prince de Conftantinople , fils du grand Poliarte, que je refpecte autant que s'il étoit mon père, réjounTez-vous avec moi de ce que je fuis Endimir, prince de Trébifonde, que l'impératrice Tigrinde vient en ce moment de reconnoïtre pour fon fils , & frère de votre chère Léonide. Et fe tournant vers elle , ü l'embrana, en ajoutant: ce n'eft pas fans raifon, que je vous aimois , ma fceur ; comme telle , vous me ferez toujours très-chère; & fi je vous fais perdre 1'empire de Trébifonde , cette perte eft réparée par celui de Conftantinople, dont votre époux Caloandre vous fait préfent. Terminez donc la peine qu'il relfent, en 1'aflurant que les perfécutions du fort ont pu lui perfuader que vous le haïffiez, mais qu'elles ne lui ont jamais enlevé votre cceur. Ces deux tendres amans furent au point de mourir de joie, en voyant un changement fi heureux dans leur fituation. Ils fe regardoient comme pour fe demander s'ils devoient ajouter foi a ce qu'on leur difoit. Léonide fe fouvint Tornt IV. X  goè" L'l Cït'OA'BDïï alors de ce que le fage Ariftoh lui avoit dit en fonge fur le vaiffeau, lorfqu'elle revenoit d'Egypte ; & voyant fes prophéties accomplies: ah ! fage Arifton , s écna-t-elle, ie reconnois i préfent votre grand favoir! Uranio s'appercevant. que Caloandre n'étoit pas abfolument perfuadé : craignez-vous encore, lui dit-il, quelque revers de fortune? Croyez-en votre ami Uranio , lui qui ne peut vous tromper. Embraffez hardiment Léonide comme votre femme, & comme celle qui ne haiffbit Caloandre qu'elle ne connoiffbit pas, que paree qu'elle aimoit trop le chevalier de Cupidon qu'elle connoiffbit. L'impératrice doit oublier fon ancienne colère, & ne fe point oppofer a un mariage que le ciel a réfolu depuis longtemps. Tigrinde jugeant aifément qu'Uranio avoit raifon, & que le ciel s'étoit clairement expliqué en faveur de Caloandre & de Léonide , s'écria : que loin de s'oppofer a leur mariage, elle le regardoit comme une fource de félicité pour fon peuple & pour elle-même. Toute 1'affemblée faifoit compliment au prince & a la princeffe. L'infante Arméline & Altobel ne furent pas des dgrniers a leur témoigner la part qu'ils y prenoient. Mais lorfqu'on eut - dojnne quelques inftans aux premiers tranf-.  Fidéle. go7 ports de joie , Tigrinde ordonna au viellard Anaxarte ,qn'elle ne reconnoiffbit pas encore, de raconter publiquement les aventures d'Endimir. On le fit afTeoir , & il commenca en ces termes : Madame , vous revoyez en moi le comte Anaxarte , qui a eu autrefois le malheur do s'attirer votre haine. Vous pouvez vous fouvenir qu'étant a cette cour , & dans ma, première jeuneffe , j'aimois Zara , qui fut choifie pour être nourrice d'Endimir & de Le'onide. Je me flattois de la pouvoir époufer „ & tout le monde fait que le duc de Frife votre favori , me fut préféré. Qüoiqu'il eut lieu d'être content , il fut jaloux , & foupconnoit Zara de conferver quelqu'inclinatioa pour moi. Il me dit quelques paroles , quï m'engagèrent a lui faire mettre un foir 1'épée a la main , & je le tuai. On fe perfuada a la cour „ que je l'avois affaffiné pour lui enlever fa femme,, & je fus obligé de prendre la fuite , ne pouvant donner des preuves du contraire. On me condamna , pendant mon abfence , a la mort la plus honteufe , & l'on confifqua tous mes biens. Je me retirai a Conffantinople , oü je fus obligé de me faire marchand , paree qu'il ne me reftoit aucune reffource. Je fus un jour ©bligé de paffer au Péloponèfe ■ pour 1'intérst, Vij  *0S L "E C A' L Ö A If B E ï de ma nouvelle profeffion ; & la fortune qur me perfécutoit, me fit tomber entre les mains d'un corfaire fameux , & redoute dans toute la Méditerranée. La fagon dont je me défendis , lui fit concevoir de l'eftime pour moi ; elle fut fi grande , qu'il me propofa de m'affocier avec lui pendant deux ans , en me promettant, non feulement la liberté au bout de ceterme, mais encore une part dans le profit de nos courfes. La néceffité me fit accepter cet offre. Nous fimes en peu de temps, beaucoup de prifes confïdérables , que nous portions a Nicaria petite ifle de 1'Archipel. Nous croifions , non feulement dans toutes ces mers , mais encore fouvent même dans 1'Euxin. Un jour que nous fuivions les cótes de Trébifonde, après avoir répandu des larmes , & reffenti le chagrin d'être banni dé mon pays , j'appergus , a la pointe du jour, un petit batteau fort prés de nous , dans lequel nous ne trouvames qu'une femme & un petit enfant. _ Je reconnus d'abord Zara, & je 1'embrafTaï tendrement. Elle fut auffi charmée , .qu'étonnée de me voir ; & me dit en peu de mots, le malheur qui lui étoit arrivé. Je lui recommandaï de ne pas déclarer le nom de 1'enfant, & de dire qu'elle étoit ma femme. Auffitót je la fis paifer , avec fon illuftre enfant, dans notre  Fidéle. 309 vaifTeau. Le capitaine me demanda- la raifon de toutes ces careffes , & je lui dis que j'avois fieureufement trouvé ma femme & mon fils ; il ne m'en demanda pas davantage. Je lui confeillai de nous éloigner de cette cöte , & nous fimes route vers Nicaria , oü nous arrivames en peu de jours. Zara m'avoit conté fes aventures , & je Tavofs inftruite des miennes. Nous nous aimions , ainfi notre mariage fut bientöt conclu; & au bout de quelques mois , ma chère Zara m'annonca un fruit de notre tendreffe. La voyant dans cette fituation , & fongeant qu'Endimir , que j'avois nommé Uranio , ne fe portoit pas bien, je fuppliai le corfaire de me laiffer a terre pour fecourir ma familie. 11 y confentit , & partagea généreaferr.ent avec moi ce qu'il avoit gagné. En un mot „ foit en bijoux , foit en or , ma part fut fi confidérable , qu'elle étoit fuffifante pour me faire vivre commodément pendant plufieurs années. Ma femme accoucha d'une fille , que je nommai Lindane. Elle me parut affez forte a fix mois , pour foutenir le voyage ; car je n'étois occupé que des moyens qui pouvoient me faire revenir dans ma patrië ; mais 1'état •a fe trouvoit Uranio. m'en empêchoit , ii ne y iij  3io Le Caloandre. pouvoit faire un fi long trajet fans danger , fes forces diminuoient tous les jours ; il devint même fi foible au bout de deux ans a que nous défefpérions de fa vie. Un médecin que je confultai , m'afiura qu'il ne fe rétabliroit jamais dans 1'ifle oü nous étions , l'air y étant trop épais; & que 1'unique moyen pour le fauver , étoit de le faire tranfporter dans 1'ifle de Chypre , oü la bonté du climat rétabliroit fa fanté. Toutes nos efpérances étoient fondées fur cet enfant , ainfi teut nous engageoit a ne rien négliger pour fa guérifon. Nous pafiames donc en Chypre , oü nous eümes la confolation de voir augmenter tous les jours les forces d'Uranio. Anaxarte raconta pour lors tout ce qui lui étoit arrivé , de la même facon que Zéfirin en avoit fait le récit a Caloandre en Egypte. II avoua qu'il avoit fouhaité qu'Uranio devint amoureux de Lindane, pour la lui faire époufer, & que cette raifon Favoit empêché de lui découvrir fa naiffance. II ajouta , qu'il auroit pu ne lui rien cacher , lorfqu'il avoit eu le malheur de perdre fa fille ; mais que cette perte lui avoit caufé un chagrin fi violent , qu'il n'avoit fongé qu'a fe retirer dans un défert pour y finir fes jours ; que dans ce même défert il avoit appris qu'Uranio avoit  F I D È L ï. 311 quitté 1'Egypte , fort a la hite , avec la princefTe de Trébifonde , dont il étoit 1 amant déclaré. Cette nouvelle ma fait friflonner d'horreur , continua le fage Anaxarte ; j'ai tremblé que la fceur n'époufat le frère ; jai quitté dans le moment même , ma chere foTtude ; & je rends grace aux dieux de m'avoir conduit dans ma patrie , affez a tem?, pour empeeherün femblable mariage. tigrinde , Endimir , Léonide , Caloandre & tous les courtifans , combièrent Anaxarte de careffes. On lui promit non feulement de . lui rendre fes biens , mais encore de lui accorder tout ce qui auroit pu le flatter , s'il avoit eu de Tambition. Acomat furvint, & paffa tourè-tour des embraffcmcns de 1'impératrice & de la princeffe , a ceux. de Caloandre & d'Ejldimir. Tigrinde lui demanda le récit de les aventures ; il le fit en peu de mots , & avec les -races qui lui étoient ordinaires. Enfuite , on voulut favoir comment Caloandre avoit fait pour ne pas périr dans le NU. Je fus affez heureux , répondit ce prince pour tomber droit & les pieds joints enfsmble. Plus je ciefcendis avec vitefle au fond de Teau, & plus je remontai promptement fur la furface. La rapidité du courant m'emporta fort loin de la tour , dans un lieu oü k  3*3 Le Caloandre fleuve couloit avec beaucoup moins de rapidité. J'attachai de mon mieux mon épée a mon cóté, paree qu'elle m'empêchoit de nager ; & j'eus dès-lors plus de facilité a furmonterles courans que je rencontrois afTez fouvent & qui pouvoientaiféire-tme f ire périr. II m'eut été facile de gagner promptement les bords du fleuve ; mais je jugeai que les dangers du Nil n'étoiënt pas comparables a ceux que je courois au Caire ; ainfi je m'abandonnai au courant du fleuve , pendant une grande partie de Ia nuit. Enfin , craignant qu'un trop long féjour dans 1'eau ne me caufat un engourdiffement dangereux, je me déterminai a prendre terre. J'appercus une grande maifon qui s'élevoit fur le bord du fleuve , & je nageai de ce cóté. Deux femmes qui me voyoient nager avec peine , m'encourageoient par leurs geftes & par leurs difcours, a gagner le pied d'une petite élévation fur laquelle elles étoient aflifes. J'abordai, mais j'étois fi foible que je ne pouvois ni parler , ni me foutenir ; j'eus cependant alfez de connoiiTance pour voir que ces femmes pleuroient , & paroifioient s'intéreffer vivement a mon fort. Elles m'entrainèrent dans la maifon voifine oü nous entrames fans lumière & avec un filence qui m'étonna.  Fidéle. 31? Elles me donnèrent une longue robe fourrée, & me mirent fur un lit, oü je repris affez promptement mes forces. Je me levois déja pour aller remercier ces mêmes femmes , qui étoient affifes fur un canapé; mais un grand bruit, qui les épouvanta, les fit fortir de la chambre, qu'elles fermèrent avec foin. En même tems je diflinguai la voix d'un homme , qui crioit : non , non , dites-moi oü vous avez caché celui que vous venez de faire entrer dans la maifon. Je veux , Serpilla , pour te faire plus de peine , 1'égorger a tes yeux, & te punir enfuite comme tu 1'as mérité. Ouvres-moi cette porte , je fais qu'il eft dans cette chambre. Je fentis qu'il faifoit fes efforts pour 1'enfoncer , & je pris mon épée pour me défendre. La porte tomba bientöt , & je vis entrer quatre hommes , qui fe jettèrent fur moi; je leur répondis a grands coups d'épée. Leur nombre feul faifoit leur confiance ; trois d'entr'eux furent d'abord renverfés , & le quatrième embraffa mes genoux , en me demandant la vie. J'allois lui faire quelques queftions , lorfque je vis venir plufieurs efclaves qui portoient des flambeaux; ils étoient précédés par un chevalier d'environ cinquante ans , qui étoit armé d'une demie-pique. Cet  3*4 Le Caloandre homme demanda d'une voix impérieufe , qu'elle étoit la caufe du bruit qu'on faifoit dans fa maifon. Je lui dis , en peu de mots , ce qui venoit de m'arriver. Alors il fe tourna vers le miférable a qui je venois de donner la vie, & lui dit : comment & pour quelle raifon es-tu entré chez moi ? Celui-ci répondit en tremblant : feigneur Zvaftre , tous les habitans de ce canton font informés de 1'amour de Zaïdo mon maïtre , pour votre -fille Serpilla. On fait auffi combien elle a de mépris pour lui. II a découvert qu'elle aime Fidelfio , ce chevalier qui a fon bien de Tautre cöté du fleuve. II a fu de plus que fouvent il le paffe a la nage pour la venir voir pendant que vous dormez, Ces nouvelles ont fait changer 1'amour de Zaïdo en fureur ; il a juré de furprendre fon rival avec Serpilla, & d'en tirer vengeance. On lui a rapporté cette nuit que votre fille, accompagnée d'une femme de chambre, attendoit Fidelfio fur le rivage: auffi-töt il s'y eft rendu , il s'eft caché, & il a vu de loin les deux femmes rentrer dans la maifon avec un homme. Nous, nous y fommes entrés doucement après elles , mon maïtre & moi , avec deux de mes camarades. Vous voyez, feigneur, quels font les fruits de notre attentat, Zaïdo eft mort, & voila deux de fes ferviteurs qui ont eu le même fort.  Fidéle. $if Zoraftre interrompit cet homme, pour lui demander oü étoit fa fille; on la chercha inutilement dans toute la maifon : enfin la femme de chambre , qu'on trouva fondante en larmes fur 1'efcalier, déclara que fa maïtrefTe ayant vu la porte enfoncée , & croyant que fon cher Fidelfio avoit été aflafïiné, s'étoit précipitée dans le fleuve. Je ne vous peindrai point la douleur de Zoraftre , elle fut des plus vives; car il aimoit tendrement fa fille. On courut la chercher le long du fleuve; j'y allai moimême, paree que je devois de la reconnoiffance a un homme qui me témoignoit tant de bonté, malgré fon affliction; & a la fille, pour le fervice qu'elle m'avoit rendu en m'introduifant dans fa maifon , quoiqu'elle n'eüt penfé qu'a elle-même, puifqu'elle me prenoit pour Fidelfio. Nous trouvames heureufement ces deux amans cachés dans des joncs quï croiflent fur le bord du fleuve. Fidelfio venoit de le traverfer au moment que Serpilla s'étoit jettée dans 1'eau; il avoit eu le bonheur de 1'appercevoir, & de lui fauver la vie. Permettez-moi, madame, de paffer fur les détails de cette aventure ; mon bonheur préfent m'occupe trop, pour me laiffer la liberté d'allonger un récit, qui d'aüleurs vous intérefferoit médiocrement. Zoraftre fut charmé de retrouve?  3i~6* L e Caloandre fa fille, & lui pardonna la faute qu'elle avoit faite. Fidelfio étoit noble, riche , & d'un caracïère aimable; ainfi il eut le plaifir d'époufer Ie lendemain fa belle maïtreffe. La joie quï régnoit dans Ia maifon de Zoraftre, ne s'accordoit point avec la fituation de mon cceur. Je pris donc congé , au bout de quelques jours de cette familie qui m'accabloit de politefies & d'amitiés. Je montai fur un vaiffeau commandé par un neveu de Zoraftre. Nous fïmes voile vers Ia Caramanie; d'oüje fuis venu par terre a Trébifonde, oü js ne changerois pas mon fort contre la félicité des dieux, puifque j'ai Ie bonheur de voir 1'objet que j'adore. fans exciter fa colère. Toute la journée fe paffa dans de pareils entretiens , avec des mouvemens de joie, que 1'idée des malheurs paffes rendoit encore plus vive. Endimir, qui n'aimoit plus Léonide, que comme on doit aimer une fceur, rappelloit continuellement dans fa mémoire tous les charmes de l'infante Stella. Cet agréable fouvenir 1'occupoit fans ceffe, & il reconnut bientót que le cceur laiffe peu d'intervale entre la fin d'une paffion, & la naiffance d'une autre. Endimir étant dans cette difpofition, propofa fon mariage avec l'infante de Gréce. Caloandre & Altobel en furent charmés. Ti-  >ï i d ï t ». §jfi| Igrïnde y confentit. II ne s'agifïbit plus que de flommer des ambaiTadeurs pour aller faire la demande a Poliarte, & pour Tinformer des événemens heureux qui venoient d'arriver dans Trébifonde. Altobel crut devoir fe charger de cette commiflion ; paree qu'il efpéroit trouver le moyen de parler pour lui - même, en parlant pour les autres, & d'obtenir de l'empereur la permiffion d'époufer la belle Arméline : ainfi pour cette fois, Tamour Texila d'auprès de fa maïtrefTe. Altobel partit fur un vaifTeau magnifiquement équippé , que Tigrinde lui donna. Toute la cour Taccompagna jufqu'au rivage. Les vents le fecondèrent, & les vceux de fa princefTe & de fes amis le fuivirent. On annonea de fuperbes tournois, & quantité d'autres fêtes, pour le temps oü Ton fe flattoit de célébrer tant d'illuftres mariages. Et bientöt on vit arriver de tous cötés un grand nombre de chevaliers étrangers , qui ne pouvant loger dans la ville, campèrent dans les plaines dont elle étoit environnée ; de facon qu'on auroit pu, croire, en la voyant de loin, que Trébifonde étoit afïïégée. Fin du dix-huitième Liyre,  gif L E C A L O A K D R ï LIVRE DIX-NE U V IE ME. JjE premier homme que Zéfirin rencontra dans Conftantinople, fut Arnauld, qu'il avoit vu e'cuyer de Zélim en Egypte. Ils s'embrafsèrent, & s'entretinrent de leurs malheurs. Arnauld lui apprit qu'il avoit apporté dans la Gréce des nouvelles certaines de la mort de Zélim ; & ajouta que Zélim étoit le prince Caloandre. II lui fit enfuite des queftions fur fon maïtre Uranio. Zéfirin ne put retenir fes larmes, & lui raconta qu'on avoit coupé la tête a ce prince infortuné. Il rapporta en même temps toutes les autres circonftances dont il avoit été témoin. La furprife qu'elles causèrent a Arnauld, ne 1'empêcha pas de faire des réflexions fur ces événemens; & comme il connoiffbit la fagon de penfer de fon maïtre, & qu'il ne pouvoit fe perfuader que Radiot fut un magicien , il fe perfuada bien plutót que c'étoit Caloandre lui-même, quï avoit voulu céder Léonide a fon ami Uranio, voyant qu'il ne la pouvoit époufer; cependant il iui paroiffoit extraordinaire que celui-cï 1'eüt trahi, & feut fait mourir : mais il expli-  F i d e £ tf. «pioit cette difficulté par le defir de pofiedet Ia princeffe, qui pouvoit 1'avoir engagé a cominettre un adtion fi noire, Zéfirin ignoroit ce que !e magicien étoit devenu, & croyoit que le chevalier de Cupidon avoit été tué ; par conféuu.nt tout ce qu Arnauld put conclurre de cette partie de fon récit, c'étoit que Caloandre, après avoir furmonté les dangers qu'il avoit courus en Egypte, étoit venu combattre •Uranio a Trébifonde, ou il avoit péri. II alla fur le champ porter cette nouvelle a l'empereur, qui voulut favoir de Zéfirin lui-même, le détail de cette affaire. Suivant ce qu'il en difoit, on ne pouvoit douter qu'Uranio n'eüt eu la tête coupée, & perfonne ne le plaignit; car on trouva que la trahifon qu'il avoit faite a fon ami Zélim , méritoit une pareille punition. Arlinde qui fe trouva préfente au récit de Zéfirin, fut pénétrée de douleur, en apprenant que celui qu'elle aimoit avec tant de vivacité , avoit péri fur un échafaud. Elle fe trouva très-embarraffée pour apprendre une fi trifte nouvelle a la princeffe Stella; mais plus elle lui parut affligée, fans vouloir lui en dire la raifon, plus la princeffe témoignoit de curiofité. Arlinde ne put réfifter a fes empreffemens, & lui raconta tout ce qu'elle avoit appris. Stella reffentitvivement tous les malheurs  ^20 Le Ca'eoandre que peut éprouver un cceur tendre. Elle pleura une feconde fois la perte d'un frère tendrement aimé. Elle fe reprochoit jufqu'au fouvenir d'Uranio , & ne pouvoit fe pardonner d'avoir eu du goüt pour urt homme capable d'une femblable trahifon ; &: tous les troubles de fon cceur la confirmèrent encore plus dans 1'idée oü elle étoit de ne fe marier jamais. L'arrivée d'Altobel donna bientót une face nouvelle a toute la ville de Conftantinople. La trifteffe qui régnoit, fur-tout a la cour, fut convertie en la plus grande joie. Poliarte fut charmé d'apprendre les nouvelles que fon fils lui apportoit. Les cris publics qui s'élevèrent dans le palais impérial, furent bientöt entendus de la princeffe Stella. Elle étoit alors dans fon cabinet occupée a pleurer fes malheurs ; mais comme elle entendit prononcer quelques mots, qui lui donnoient confufément des idéés fur le retour de fon frère Altobel, & fur la vie de Caloandre, elle envoya promptement Arlinde pour s'informer de la vérité, & demeura dans 1'agitation que donnent ordinairement la crainte & 1'efpérance ; car il lui paroiffoit trèspoffible qu'Uranio vécüt encore, puifqu'elle croyoit entendre nommer les autres, comme s'ils jouiffoient encore de la vie. Ces idéés lui causèrent un fi grand battement de cceur, rw'e"» eut été en  teh danger de mourir, fi Arlinde avoit été plu<è long-temps fans lui rendre réponfe; mais fon propre intérêt la rendit diligente a 1'exécution des ordres de fa maïtrefTe; & malgré Tenvie qu'elle avoit de fatisfaire elle-même fa curiofité particuliere, elle étoit fi troublée, que les jambes lui trembloient, & qu'elle marchoit avec peine. Quand elle fut pleinfcment informée de toutes les nouvelles qu'Altobel avoit apportées, le chagrÏB de voir qu'Uranio étoit deftiné a une autre , fuccéda dans fon cceur au plaifir de le favoir vivant. Elle revint donc auprès de la princefTe, pénétrée a la fois de joie & de douleur; mais elle marchoit lentement , & fon imagination la tranfporta plus d'une fois a Trébifonde* Elle imagina cependant qu'Uranio choififiant une femme a Conftantinople pour remplacer Léonide, il falloit qu'il eut été plus frappé dans cette ville, que par-tout oü, il avoit été ; & fe flatta même que le choix qu'il avoit fait de Stella, étoit plus un effet de la politique & de la convenance, que du goüt; & qu'affurément elle auroit été préférée, fur-tout en fe rappelant la facon dont il lui avoit parlé Ie jour de fon départ. Cette idéé bien établie dans fa tête, elle en vint aifément a fe perfuader que fi Ton. pouvoit rompre fon mariage avec la princefTe, le choix alors ne Tome IV* X  322 Le Caloandre pouvoit tomber que fur elle. Elle ne fongea plus dès-lors qu'aux moyens de l'émpêcher. Elle avoit quelque lieu d'efpérer que Stella refuferoit d'époufer l'empereur Endimir , fi elle ignofoit qu'il fut Uranio; la difficulté confifloit a lui faire ignorer qu'ils étoient la même perfonne, & a lui cacher que le nouvel Endimir étoit Tanden Uranio. Mais cömme Tamour conferve toujours quelque efpérance, elle voulut éprouver l'infante, & voir fi Tenvie d'être impératrice ne Tengageroit point a époufer Endimir fans favoir qu'il fut Uranio, malgré tous les fermens qu'elle avoit faits du contraire; elle convint en elle-même que toute efpérance étoit perdue pour elle, fi elle acceptoit Endimir; mais elle jugea en. même-temps qu'il n'étoit pas abfolument impoifible de lui cacher qu'Endimir étoit Uranio. Elle arriva dans Tappartement -de Stella Occupée de ces idees ; cette princefTe courut au-devant d'elle dans Timpatience oü elle étoit de favoir ce que Ton avoit appris. Arlinde lui dit d'un air riant: ne pleurez plus, madame, préparez-vous a recevoir les bonnes nouvelles que je vous apporte : hélas ! répondit l'infante, Uranio vivroit-il, & feroit-il innocent? Parlez promptement, ma chère Arlinde , toute autre nouvelle m'elt bien indifférente. Premièrement,  F ï D Ë £ E. pourfulvlt Arlinde, le prince Altobel eft arrivè* ïci, il affuré que le prince Caloandre & Uranio jouiffent d'une très-bonne fanté, & que celui-ci lui a cédé Léonide par excès d'amitie'j ainfi votre rivale va devertir votre belle-fceur, que voulez-vous de plus ? Hélas! ne m'en dites pas davantage, ma chère Arlinde, reprit 1'infante; c'en eft affez pour ce moment, mon cceur ne peut foutenir une fi grande joie, ïaiflez-moi refpirèr. Elle prit alors la main d'Arlinde pour fe'foutenir; car elle étoit au moment de fe laiffer tombe/ Mais après avoir été quelque temps fans par' Ier, elle s'écria avec admiration : Caloandre a j paru mort aux yeux de tout un peuple Urarno a eu la tête coupée dans une plac'e pu] blique, comment fe peut-li faire qu'ils vivent : ïun & 1'autre! hélas! Arlinde, fi c'eft ufi | moyen qu'on ait imaginé pour m'empêcher de . rnounr, foyez perfuadée qu'on prend un foin I luperflu, une trifte vérité diffipera bientöt lillufion & je n'en mourrai qu'un peu plus i tard. Arhnde fourit, & lui dit : non, princeffe l je ne vous trompe point, & pOUr lors elle lui ■ conta plus en détail ce qu'elle avoit appris, Mais fur ce qui regardoit Uranio, elle J lui en apprit Jamais autre chofe, que ce qu'elle ■lui en av01t **** M Parlant d'Endimir cómme Xij  324. L e Caloandre d'une autre perfonne, elle ajouta que Tigrinde I'avoit reconnu pour fon fils. Arlinde craignit d'autant moins de faire cette efpèce de menfonge, qu'elle pouvoit toujours s'excufer , en difant , qu'elle n'avoit cherché qu'a ménager a la princeffe le plaifir de. la furprife. Quoi qu'il en foit, elle pourfuivit ainfi : Endimir eft donc intime ami de Caloandre; & d'abord qu'il a été déclaré Théritier de 1'empire, il vous a demandée en mariage. Caloandre Sc Altobel vous ont accordée fous le bon plaifir de l'empereur votre père, & la cour & la ville témoignent une fi grande joie de ce mariage, que vous devez la partager avec eux; car enfin vous voila bientöt fouveraine de Trébifonde. La princefTe demeura quelque temps interdite, & regardant Arlinde , lui dit avec un fourire amer: quoi! c'eft vous qui me parlez ainfi; vous, Arlinde, qui connoiffez les fentimens de mon cceur! Quoi ! vous pouvez me corrfeiller d'époufer Endimir ! quand il feroit le fouverain du monde entier, je le refuferois. Ah ! puifqu'Uranio n'eft point mort, qu'il n'eft point coupable, & qu'il ne prétend plus a Léonide, j'aurois grand tort de renoncer au parti que j'ai pris de paffer mes jours dans la retraite, fi je n© puis Tépoufer. Mais je prévois tout ce que ma  F i t> é r. e. 32^ familie va mettre en ufage pour m'engager a furmonter mon penchant, je vous charge de les préparer k mes refus, prévenez leurs propofïtions, menacez-les de mon défefpoir; en un mot dites-leur tout ce que vous jugerez a propos pour détourner un hymen qui m'effraye plus que la mort. On vint dans ce moment annoncer a la princelfe qu'Altobel & l'empereur s'avancoient pour lui rendre vifite. Courez, s'écria-t-elle, en s'adreffant a l'infidelle Arlinde; courez audevant deux, & faites-leur part de ma réfolution. Arlinde partit occupée des moyens qu'elle pourroit trouver pour empêcher Stella de favoir jamais qu'Uranio étoit Endimir: ce qui dans le fond étoit fort difficile; mais elle étoit bien réfolue k ne rien négliger pour réufïïr dans fon projet. Elle attendit l'empereur & Altobel k la porte de 1'appartement de la princefTe. Ils étoient feuls, & s'entretenoient de tout ce qui s'étoit paffe. Poliarte avoit inftruit fon fils de la vie retirée que menoit Stella, & il Taffura même qu'il craignoit ce refus. Auffitöt que le prince appercut Arlinde, il lui demanda des nouvelles de l'infante. Quelles idéés, continua-1-il, lui avez-vous donc laiffé prendre ! Eft-elle déja inftruite de tout ce qui s'eft paffe k Trébifonde ? On ne 'Xiij  32S Le Cal-o. anbre comprend rien, lui répondit Arlinde, aux fantaifies de la princeffe votre fceur, elle n'eft occupée que des chofes divines, & n'a que du mépris pour les plaifirs du monde. Vous croyez donc, reprit Altobel, qu'elle ne voudra pas époufer l'empereur Endimir : non certainement, pourfuivit Arlinde, je lui ai appris Votre retour, & ce que vous avez dit du prince Caloandre ; mais elle s'eft emportée contre moi, quand j'ai voulu lui faire compliment fur fon mariage, & lui témoigner la joie qu'il me caufoit. Ne pouvez-vous me dire , pourfuivit Altobel avec empreffement, ce qui peut lui avoir infpiré ce. dégout pour le monde j il n'y a pas encore long-temps qu'elle m'a paru contente &z de bonne humeur. Je. crois, lui répondit Arlinde, (mais je vous conjure de. paroïtre ignorer ce que je vais vous apprendre } je crois donc que ce changement s'eft fait en elle depuis 1'arrivée d'Uranio a Conftantinople ; elle n'a jamais voulu m'inftruire de. ce qui s'eft paffe, ainfi je I'ignore ;. tout ce que je fais 'feulement, c'eft qu'elle le hait plus que la mort; & ce fentiment qu'elle éprouve pour un chevalier que l'on regarde avec raifon comme. un des plus accomplis, 1'a dégoutée de tous les autres, & 1'a déterminée a ne vou\o\x jamais aimer performer  Fidéle:. 327 'Arlinde tint encore que'ques autres difcours femblables; enfuite elle ajouta: pour moi, je crois que pour engager la princeue a recevoir la main d'Endimir, il ne faudroit pas lui apprendre qu'il eft Uranio ; fi vous trouvez cette idee bonne , vous pouvez en faire ufage ; & j'appuyerai la chofe de mon cöté ; car il eft certain qu'elle vous refufera, fi elle fait que vous lui propofez Uranio ; elle ne conviendra pas de la haine particuliere qu'elle a pour lui; mais elle fe retranchera toujours fur 1'averfion générale qu'elle fent pour tous les hommes. Arlinde penfe fort jufte, inlerrompit l'empereur ; nous ferons bien de tromper Stella fur cet article; ne négligeons rien pour la faire confentir au mariage d'Endimir ; & quand elle le connoïtra pour Uranio, les choles feront trop avancées pour qu'elle ofe le refufer: elle ne pourra pas même fe plaindre de nous ; car nous pourrons toujours lui dire que nous étions perfuadés qu'elle favoit qu'Endimir & Uranio étoient la même perfonne. Altobel fut de cet avis, il entra chez la princeffe avec l'empereur; elle vint au-devant d'eux ; & après avoir embraffé tendrement fon frère , elle lui dit: je fuis charmée de votre retour, & je vous aime plus que jamais; puifque vous êtes arrivé fi a. propos pour confoler X iv  328 Le Caloandre l'empereur & tout 1'empire. Je fuis charme, lui répondit Altobel, d'avoir apporté des nouvelles fi flatteufes pour tout le monde, & furtout pour vous dont on vient de me dépeindre 1'exceffive mélancolie : vous devez la bannir de votre cceur, & reffentir un contentement particulier, Vous étes deftinée au tróne de Trébifonde, en époufant un chevalier auffi accompli que le prince Endimir, La princeffe fut embarraffée de ce difcours ; cependant elle compofa fon vifage, & reprit ainfi : perfonne ne prend plus de part que moi au contentement général, a la paix des deux empires, a votre bonheur & a celui de Caloandre; enfin a tout ce qui fait aujourd'hut la confolatlon de mon père ; mais je ne dois point vous cacher, quant a ce qui me regarde en particulier, que la couronne de Trébifonde n'a rien qui m'éblouiffe, Quoi ! s'écria l'empereur, vous pourriez refufer un fi grand avantage , & me priver de la confolation de vous voir fi bien établie ! Ah ! h vous m'aimez, acceptez un tröne qui vous eft offert, ne vous abandonnez point a toutes les idéés que le chagrin vous infpire , croyez que vous vous en repentirez un jour. Soyez eertaine au contraire que vous ferez toujours. contente en, rn'obéiffaut. Je n'ignore pas,  Fidéle. 320 feigneur, repliqua la princeffe, que vous défirez mon bonheur ; mais le moyen que vous me propofez me rendroit-il heureufe ? Au nom de tout ce qui vous eft cher, ne contraignez point mon inclination. Cette réponfe affligea l'empereur; mais il convint le lendemain avec Altobel, qu'il ne négligeroit rien pour engager la princeffe a fe laiffer conduire a Trébifonde, fans lui demander autre chofe que d'affifter aux noces de fes frères: mais efpérant dans le fonds qu'elle changeroit de penfée au milieu des fêtes & des plaifirs, & que les fentimens d'Uranio la toucheroient, & banniroient de fon eceur la haine qu'elle avoit pour lui. Altobel paffa fur le champ dans fon appartement , $c fe donna très-long-temps une peine inutile pour lui perfuader d'époufer Endimir: enfin il la pria de vouloir au moins venir avec lui a Trébifonde pour afiifter aux noces que l'on y devoit célébrer. Indépendamment des priéres les plus ardentes, il infifta fur la parole qu'il avoit donnée a Endimir & a Caloandre de la conduire avec lui, Elle prévit aifément le motif de la demande de fon frère, ne doutant pas que l'on ne mit tout en ufage a Trébifonde pour la faire changer de réfolution. . II lui paroiffbit que le parti le plus fur, étoit celui de demeurer a Conftantinople; mais  33° Le Caeoandre d'un autre cóté ce voyage étoit une occafion de revoir Uranio, & elle imagina donc qu'elle pourroit auffi-bien refufer Endimir dans la cour de Trébifonde, qu'elle le refufoit dans celle de fon père. Quelques réflexions 1'empêchèrent encore pendant quelques momens de confentir a ce voyage, mais enfin 1'amour triompha; Stella promit de partir; Altobel la quitta fort content du fuccès de fa négociation, & courut en faire part a l'empereur. Arlinde revint fur le champ chez fa princeffe, qui 1'informa de la converfation qu'elle avoit eue avec fon frère, & du confentement qu'elle avoit donné au voyage : je verrai Uranio, continua-t-e!!e; je faurai quels font fes fentimens, a préfent qu'il n';#'me plus Léonide, Sc je prendrai confeil de la fituation , Sc de vous auffi, ma chère Arlinde, car fans doute. vous ne m'abandonnerez pas. Arlinde fut fi fort étonnée de ce difcours, qu'elle fut fur le point de tomber a la renverfe,&prête, en perdant 1'efpérance , d'avouer la tromperie qu'elle avoit faite: car elle imaginoit bien que tout fe découvriroit dans Trébifonde , & qu'elle feroit punie avec la dernière rigueur. La princeffe s'appercut de fon embar* ras , & lui dit : vous êtes peut-être fachée de faire ce petit voyage, Arlinde chercha quelque  Fidéle. 331. prétexte pour excufer le trouble qu'elle avoit laifle paroïtre, & lui répondit: la feule idéé ,de m'embarquer me fait trembler : vous favez combien je crains la mer; mais ce n'étoit pas la feule réflexion que je faifois ; je penfois avec quel art votre frère vous a déterminé a venir dans un lieu oü il efpère que les fêtes, les amours & la préfence d'Endimir pourront vous faire changer de réfolution. Vous verrez qu'il aura raifon: oui, vous ferez impératrice de Trébifonde : vous irez pourvoir Uranio, &z vous épouferez Endimir ; mais fi véritablement vous ne voulez point confentir a ce mariage, il eut été plus für de refufer ce voyage, qui n'eft autre chofe qu'un piége que l'on vous tend avec beaucoup d'art. Hélas ! Arlinde, reprit la princeflè, on voit bien que vous n'avez jamais aimé, & que vous ignorez le pouvoir de 1'amour ! le ciel vous préferve de 1'éprouver. Je verrai d'un ceil ferme les fêtes , les grandeurs & les noces des autres ; je réfifterai aux priéres de mes frères , la préfence d'Endimir ne me fera pas le moindre effet, il me fufiit de voir Uranio; excepté lui tout m'eft indifférent: en un mot je veux Uranio ou mourir. Pour lors Arlinde dit en elle-même : Hélas ï je ne verrai que trop la conftance de votre cceur, & vous ne ferez que trop convaincue,  332 Le Caeoanbre de Tinfidélité duimen ! Ah ! ciel, ne m'expofe point a une fi grande honte, donne-moi plutót la mort! Elle éprouva quelque temps la plus cruelle incertitude ; mais elle réfolut enfin d'accompagner la princefTe. L'envie de revoir Uranio la détermina de fon cöté, & Temporta fur toute autre confidération : elle fe perfuada même qu'elle profiteroit des circonftances qui pourroient fe préfenter pour tromper fa rivale: & qu'enfin fi elle ne pouvoit réuffir, elle pouvoit auffi-bien fe donner la mort a Trébifonde, que par-tout aiüeurs. Quand les galères, que Ton arma promptement pour le voyage de la princefTe, furent prêtes, elle partit avec une iuite nombreufe & brillante. Le vent étoit admirable; cependant Altobel Taccufoit de lenteur, dans Timpatience oü il étoit de revoir fa chère Arméline. Stella derceuroit enfermée dans la chambre de poupe, & n'étoit occupée que de fon amour & de fon chagrin. Arlinde, que fes inquiétudes rendoient malade, prioit fouvent le ciel d'interrompre le cours de cette navigation, & de former des tempêtes qui puffent fermer pour jamais a fa maïtrefTe le port de Trébifonde : les vceux furent exaucés en partie, le temps devint contraire, & Ton fut obligé de relacher a deux journées de cette ville. Altobel dépscba  Fidéle. 333 un eourrier au prince Caloandre fon frère, & le chargea d'une lettre, oü il lui expliquoit les fentimens de fa fceur, & 1'inftruifoit franchement de la prévention & de 1'opiniatreté avec laquelle elle s'oppofoit a fon mariage avec Endimir. Cette lettre fut rendue au prince Caloandre en préfence d'Endimir. Caloandre la lut d'abord; mais il fut fi troublé des nouvelles qu'il y apprenoit, qu'il voulut s'éloigner de fon ami pour en achever la lecture. Non, non, s'écria Endimir, le coup eft porté, il feroit encore plus affreux d'en fufpendre la douleur : lifez-moï ma fentence, fi je fuis condamné a la mort, la plus prompte eft la meilleure. En prononcant ces paroles, il fe jetta fur la lettre, & il fe retira dans fon appartement: après en avoir fait la lecture, il pafla la nuit dans une fi grande agitation, qu'il fut faifi dès le lendemain d'une fièvre très-violente; fes fentimens pour Stella étoient parvenus au dernier degré de 1'amour , & il fentoit qu'il ne pouvoit vivre fans elle. Le même jour elle entra dans le port au fon des trompettes & au milieu des acclamations du peuple. L'impératrice vint au-devant de Stella jufqu'a la porte du palais , & lui dit en 1'embraf fant: princeffe f rendez-moi mon fils que vos  334; L e Caloandre rigueurs mettent au tombeau: je vais le perdre pour jamais dans la fleur de fon age , fi vous ne lui te'moignez quelque compaffion. Je ne m'étonne pas qu'on adore tant de charmes; mais j'aurois lieu de m'étonner que le ciel les eut forme's pour le malheur du genre humain. Stella baiffoit les yeux, elle cherchoit une réponfe , & ne pouvoit la trouver; heureufement pour elle Endimir en cet inftant fe jetta a fes genoux; il étoit pale, foible & trenvblant , & ne marchoit qu'en s'appuyant fur Caloandre & fur Acomat. Belle princeffe, lui dit-il, voilé votre Endimir, ou plutöt votre ;Uranio , ce chevalier aujourd'hui trop malheureux, mais qui croyoit pouvoir fe flatter de vous plaire, lorfqu'il étoit k Conftantinople. Aujourd'hui qu'il eft empereur, & qu'il eft ami de toute votre maifon, pourquoi faut-il que vous le haïffiez, lorfqu'il brule pour vous de 1'amour le plus tendre & le plus parfait. La princeffe étonnée de tout ce qu'elle voyoit, jetta les yeux fur Altobel pour lui reprocher la tromperie qu'il lui avoit faite. Eh ! comment, s'écria-t-elle, m'a-t-on fi crueblement abufée ! Altobel lui dit tout bas : c'eft moi , ma fceur, qui pour vous faire époufer Endimir, vous ai caché fon fort;-je n'ai rien fait par moi-même, j'ai fuivi -le confeil d'Ar-  F i ö i t e, linde qui m'a confié la haine & 1'éloignement que vous aviez pour Uranio ; il faut a préfent donner des preuves de votre prudence & de votre pitié pour un prince qui vous eft cher, & qui n'adore que vous. Endimir pendant ce temps tenoit ia main de la princeffe, il la baifoit & la mouilloit de fes pleurs, en lui difant: croyez, madame, que les Dieux, loin de ^ vous permettre , vous défendent au contraire de faire périr un homme qui vous eft fi fidèiement attaché; voyez 1'état oü deux jours de vos rigueurs m'ont réduit. II eft conftant que je ne réfifterai point au troifième. L'infante, qui avoit compris la vérité du fait au feul nom d'Arlinde, 1'interrompit en s'écriant: c'en eft affez, Endimir, c'en eft affez , Uranio, je ne vous refufois que par un excès d'amour. Louons le ciel de voir tous nos maux terminés, nous vivrons 1'un & 1'autre, & nous viyrons heureux; voila ma main, elle n'eft qu'une fuite de mon cceur. Tout le monde fut charmé d'un confentement fi peu attendu; mais Stella démêlant fans peine la furprife qui régnoit au milieu de la joie de toute la cour, développa la trahifon d'Arlinde, & ordonna qu'on la conduisit devant elle; mais on vint prefqu'au même inftant lui annoncer la mort de cette demoi-  33<5 L e Caloandre felle: elle avoit été faifie en débarquant pa£ un friffon affreux ; le défefpoir & la douleur avoient fait une fi grande révolution en elle, qu'elle étoit expirée en entrant dans la ville» La princefTe n'avoit aucune raifon pour la regretter; cependant elle ne put s'empêcher de la plaindre, & d'être touchée de fon fort t elle raconta tout haut les cönfeils que cette fille lui avoit donnés. Ainfi en découvrant fon amour pour Uranio , elle prouva que fa haine pour Endimir n'étoit qu'une délicatefle de fentiment. Fin du dix-neuvième Livte, L1VRE  F i D i L ï, LlVRE VING T IE ME, Ij E s vifites continuelles de la princefTe Stella apportèrent un changement fi confidérable a la fanté de l'empereur Endimir, qu'il fut en état de fe lever au bout de trois jours, & qu'il n'eut plus d'autre incommodité qu'un peu de foiblefTe. Tous les illuftres amans de cette cour refTentoient une jois impatiente, & foupiroient après Tinftant heureux qui devoit mettre le comble a leur félicité: mais le deftin, qui difpofe du temps & des circonftances , en ordonijoit aütrement; & la fortune qui leur paroiflbit fi favorable, voulut encore faire naitre des accidens pour épouvanter Trébifonde, &pour troubler les plaifirs qu'on attendoir. Tigrinde propofa un jour aux princes & aux princefTes de venir fe promener avec elle dans le paradis terreftre; c'étoit le nom que Ton avoit donné a un très-beau jardin qu'elle avoit a quelques milles de fa capitale. La nature & Tart fembloient avoir épuifé leurs tre'fors pour Tembellir. On s'y rendit, & Ton fe difperfa dans les différens bofquets, au gré de fon envie. Toute cette aimable atfèmblée ne refpiroit que Tome IV, y  33§ Le Caeóandre la joie, & n'étoit occupée que d'un avenif heureux. Tigrinde étoit la feule qui paroiffoit plongée dans une profonde mélancolie. La mort de Diane, & la doublé alliance qu'elle étoit au moment de faire avec l'empereur Poliarte, avoit ranimé les premières impreflions de fon cceur, cependant le fouvenir de fes mécontentemens n'étoit pas encore abfolument banni de fon ;tefprit; mais la vue de tant d'objets heureux ranimoit la vivacité' de fes fentimens. Tous les hommes montèrent a cheval, quand on fe ralfembla pour le retour; & cette illuftre troupe marchoit déja dans une aimable confufion , lorfqu'on appercut deux chevaliers qui venoient au grand galop, 1'un du cóté du midi, & 1'autre dé celui du feptentrion. Ils " aftivèrent & fe préfentèrent en même-temps devant Tigrinde. Le premier, qöi prit la parole lui dit: madame, le gouverneur de Gonéa m'envoiea votre majefté, pour lui apprendre que le Turcoman Safar eft entré dans cet empire avec cinquante mille chevaux, réfolu de faire la conqüé'te de Trébifonde, & d'empécher le mariage du prince Caloandre avec la princeffe Léonide. Le gouverneur, pourfuivit-il, n'a point affez de forces pour lui rélïfter, il fupplie votre majefté de faire promptement marcher des troupes a fon fecours. Tigrinde, fe voyant env-i-  Fidéle, $q ronnee c!e tant de héros, & fachant qu'elle avoit ün très-grand nombre de troupes fut pied , répondit, avec un fourire qui montroit le peu de cas qu'elle faifoit d'un fembiable ennemi : le Turcoman fait bien de venir recevoir la punition de toutes les infolences que l'on a eu grand tort de lui pardonner» Et fe tournant enfuite du cöté d'Endimir ; c'eft a vous, mon fils, l décider promptement du fecours qu'il flut envoyer au gouverneur de Gonéa, & a punk 1'orgueil d'un téméraire, qui a eu 1'infolence d'enlever votre fceur; car enfin , fon projet auroit réuffi fans la reftemblance de Caloandre» Endimir alloit répondre ; mais Caloandre [ enflammé de colère, prit la parole en ces terr mes : c'eft moi feul, madame, que cette affaire regarde; car enfin c'étoit' moi qu'il comptoit faire périr, quand il a donné la mort a mon ami Léandre; je 1'ai fu depuis par un chevalier très-bien inftruk, & je dois venger cet affaflinat. Laiffez-moi donc conduire Ie fecours; je fuis trop attaché a Léonide, pour ne pas aller recevoir celui qui vient pour 1'époufer. Léonide ajouta,: fi j'étois délicate & foible comme le font ordinairement les femmes , j'attendrois ce nouvel époux dans le palais; mais je fuis trop acccutumée aux armes pour ne pas aller au-devant de lui; ainfi mon cher Caloandre, je vous accompa- Yij  a>4° L e Caloandrë gnerai. Tous les autres fe préfentèrent auffi pour aller a la rencontre du Turcoman; mais le chevalier, qui arrivoit du cöté du feptentrion, leur dit alors : cefiéz, princes invincibles, de difputer fur une chofe qui ne peut alfurément que vous faire honneur; votre valeur ne fera pas fans occupation ; & ceux qui n'iront pas recevoir le Turcoman, pourront s'employer d'un autre cöté; car Arlète, le prince de Perfe, qui n'eft pas moins redoutable que Safar, marche auffi-bien que lui pour faire la conquéte de Trébifonde; fes troupes font même déja entrées dans 1'empire par la province de Falco; elles inondent nos campagnes, & les plus fortes places ne fauroient leur réfifter. Le gouverneur de Falco, qui fe défend courageufement, m'envoie .auffi pour demander du fecours. La fituation avantageufe de cette ville lui fait efpérer. de pouvoir trainer le fiége en longeur; cependant il fe flatte que vous ne ferez pas longtemps fans le fecourir. Tigrinde changea de couleur en apprenant cette feconde nouvelle. Endimir, qui s'en appercut, lui dit en riant : ceux-ci peuvent encore venir, madame, nous avons de quoi les recevoir. Arlète ne fe fouvientplus apparemment que je 1'ai fait tomber a mes pieds dans Conftantinople, il ne fera pas long-temps fans fe repentir  Fidele. ?4* d'avoir pris les armes contre moi ; mais je n'aurai plus a préfent la même douceur, ni la même compaifion. Le prince Caloandre fera tête au Turcoman, pendant que je marcherai contre Arlète. L'avis d'Endimir fut approuvé; on revinf promptement a la ville, oü le nombre des chevaliers & des troupes étoit fi grand, que Caloandre & Endimir partirent dès le lendemain, & fe mirent chacun a la tête de dix mille hommes, pour aller recevoir les deux armées ennemies. Deux jours après Léonide & Acomat fuivirent Caloandre avec dix mille autres chevaux. Altobel & les autres princes en conduifirent de leur cóté un pareil nombre, pour foutenir les troupes d'Endimir. En un mot, il ne demcura perfonne avec Tigrinde; car tout le monde voulut profiter d'une fi belle occafion pour fignaler fa valeur. On donna la permiffion aux chevaliers , fujets du Turcoman & du roi de Perfe, de fortir de 1'empire, & d'aller fe joindre a 1'étendard de leurs princes. Caloandre apprit en chemin que la ville de Gonéa s'étoit rendue; cette nouvelle 1'obligea de s'arréter auprès du bourg d'Albomaze, qu'il fit fortifier pour s'oppofer a 1'ennemi, & Léonide ne fut pas long-temps fans le joindre dans ce pofte, Cependant le. Turcoman s'approchoifc Y ii>  542" Le Cai/oandre avec beaucoup de précaution; car il avoit appris par fes efpions, qu'une armee brillante, quoique d'un nombre inférieur a la fienne, venoit a fa rencontre, Caloandre & Léonide fortirent de leur camp; & Safar comprit ajfément par Ia vivacité des efcarmouches, qu'il n'étoit pas auffi aifé de pénétrer jufques a Trébifonde, qu'il fe 1'étoit imaginé. Endimir trouva de fon cöté , que 1'armée de Perfe faifoit encore le fiége de Falco. La place avoit même déja foutenu un aflaut, non-feulement a caufe de fa bonté, mais paree que la garnifon fe flattoit d'être fecourue. Le prince Arlète voyant que 1'armée ennemie étoit fi foible, n'en tint pascompte, & commanda un nouvel affaut, qui auroit certainement emporté la ville; mais Endimir, qu'Altobel avoit joint dans l'intervalle, prit ce temps pour 1'attaquer lui-même, ce qui le contraignit a faire diverfion. II y eut beaucoup de monde de tué dans ce combat; & pendant fa durée, Endimir fit retrancher une montagne fur laquelle i! fe retira avec toute fon armée. Quand ia nuit fut venue , il perfectionna fes ouvages, & comme le pofte qu'il occupoit étoit avantageux, il fatiguoit les troupes d'Arléte par des attaques continuelles. Pendant ce temps, Tigrinde étoit occupée 4 Trébifonde de fes anciennes amours, §c de  F i b i t ï. 343 la frayeur que lui infpiroient fes nouveaux ennemis ; mais elle penfoit, pour fe raffurer, a. la valeur de ceux qui prenoient fa défenfe; & pour foulager fes tendres inquiétudes, elle imaginoit que Poliarte n'ayant plus de femme, pourroit réparer les torts qu'il avoit avec elle. Elle eu$ été moins agitée, fi elle avoit connu les fentimens qu'il lui confervoit. Poliarte étoit affligé d'avoir perdu la belle Diane; mais il fe confoloit en fongeant | la paix qui venoit de fe conclure entre les deux empires, & aux mariages de fes enfans. Il fe repréfentoit Trébifonde remplie des fêtes que tant d'heureux événemens y devoient néccfiairement attirer, II avoit beaucoup d'envie d'en augmenter la joie par fa préfence; mais il étoit retenu par la craintede paroitre devant Tigrinde. II croyoit que I'amitié qu'elle avoit pour Caloandre, comme chevalier de Cupidon, & les intéréts publics 1'avoient engagée k faire la paix; mais qu'elle n'avoit rien diminué de la haine particulière qu'elle avoit pour lui. II fe rappeloit enfuite 1'amour qu'il avoit reflenti pour elle, & le tort qu'il lui avoit fait en lui manquant de foi; & d'un autre cöté, il favoit qu'elle n'avoit pas moins d'attraits pour lors , que dans le temps qu'il lui étoit le plus tendrement attaché. Toutes ces réflexions faifoient renaitre fa Y iv  §44 L e Caloandre première flamme, & il s'y livroit avec plaifir. Son ardeur rallumée lui fit imaginer plufieurs projets différens ; mais enfin, voici a quoi il fe détermina. II fit appeler Polémon; ce jeune prince, fon neveu, étoit doué d'une valeur & d'une prudence admirables. L'empereur lui confia qu'il avoit réfoludepattir fecrètement pour fe rendre a Trébifonde, qu'il trouveroit les moyens de n'y être point reconnu, & de déméler les fentimens de Tigrinde. Pour vous, continua-t-il, mon cher Polémon, je vous charge de faire équiper, pendant mon abfence, tous les vaiffeaux qui font en état de fervir, & de vous tenir prêt a faire voile avec vingt mille hommes d'élite,au premier ordre que vous recevrezde moi; car j'apprends que toute 1'Afieeft en mouvement , & que 1'empire de Trébifonde eft menacé : qui fait par conféquent fi nous ne ferons pas affez heureux pour donner du fecours a Tigrinde? Tous les préparatifs furent bientöt achevés. L'empereur quitta fa cour, & Polémon fut le feul homme de Conftantinople qui fut dans le fecret du voyage. Poliarte débarqua, après une heureufe navigation, dans un petit port qui n'étoit éloigné de Trébifonde que d'environ quatrelieues. II paffa la nuit dans une hötellerie, oü fon höte 1'entretint des attaques imprévues. du Turcoman & du Perfan,  f i t> è t ï. 345TCette nouvelle lui fit d'abord beaucoup de peine, a caufe de 1'intérêt qu'il prenoit a la tranquillité de Tigrinde ; mais d'un autre cóté, il fut charmé d'être arrivé dans un temps ou il pourroit mettre fa valeur en ufage. pour fon fervice. Le jour fuivant il fe mit en chemin; il montoit un cheval plus blanc que la neige, & plus impétueux que 1'aquilon. Ses armes étoient brillantes, & l'on voyoit une tigrefTe peinte fur fon bouclier. L'age ne lui avoit óté ni la vigueur, ni la bonne mine; car il n'avoit pas encore quarante ans accomplis. Lorfqu'il fut auprès du palais, il jugea, pas 1'empreffement d'un homme qu'il y vit entrer, que c'étoit un courier que l'on envoyoit a 1'impératrice. Cet homme étoit accompagné d'un grand nombre de curieux, qui vouloient faveir les nouvelles dont il étoit chargé. Poliarte ne doutant point qu'il ne fut dépêche par fes en fans , fuivit la foule jufques dans la grande falie. Tigrinde étoit fur fon tröne, & s'entretenoit après fon diner avec Stella & la princeffe Arméline. Poliarte, fans hauffer la vifière de fon cafque , confidéra avec beaucoup d'attention cet objet qu'il avoit tant aimé, & il y trouva les mêmes agrémens. Le courier prit la parole, & dit a haute voix:  34^ L e Caloandre Votre majefté ne doit plus être occupée nï du Turcoman,ni du Perfan; elle ne doit penfer qu'aux moyens de réfifter a 1'armée que le redoutable Brandilon a raffemblée dans la Tartarie, uniquement pour vous détröner; il met tout a feu & a fang, rien ne peut lui réfifter fur vos frontières, & il marche droit a Trébifonde. Le baron Daricus m'envoie pour vous donner cet avis, il fe rendra ici demain avec le peu de troupes qu'il a pu raffembler.. II imagine que n'ayant perfonne auprès de vous pour vous défendre, ce fecours, tout foible qu'il eft , pourra vous être néceffaire. L'impératrice fut abattue de cet'te nouvelle car elle n'ignoroit pas le peu de forces qu'elle avoit pour réfifter a une armée conduite par un homme auffi redoutable, & Ie feul nom de Brandilon avoit fait évanouir la princeffe Arméline. Poliarte prit le temps que Tigrinde avoit les yeux baiffés, & leva fa vifière pour fe faire connoïtre a fa fille Stella, qui le reconnut avec étonnement; mais il mit le doigt fur fa bouche , pour lui faire comprendre qu'il ne vouloit pas être reconnu. Enfuite il s'approcha du tröne, & faluant l'impératrice avec beaucoup de refpecl: madame, lui dit-il, trois armées faccagent vos provinces, & peuvent en un fens rendre vos craintes raifonnables i  Fidéle. 347 mais cependant vous ne devez point défefpérer de vous défendre contre ce nouvel ennemi; vos fujets ont les yeux attachés fur vous, vous devez donc les raffurer par votre fermeté. Croyez-moi, faites favoir au prince Caloandre, & au généreux Endimir, les nouvelles que vous venez de recevoir de Brandilon: ordonnealeur en même-temps d'abandonner la campagne a la difcrétion des ennemis, de jetter dans les places un petit nombre des meilleurs chevaliers, & de fe rendre enfuite auprès de vous avec le refte de leurs troupes; pour lors vous ferez en état de réfifter a vos ennemis, & d'attendre le fecours de vos alliés. Vous pourrez défendre cette ville pendant deux ou trois jours, avec les troupes que vous amène Daricus; nous pourrons même nous fervir des femmes avec avantage, elles nous aideront a repouffer Tennemi, en les placant en de certains endroits. Je fuis un étranger, que les fêtes que fon doit faire pour les mariages des princes vos enfans , ont attiré dans votre cour; mais je fuis prét a facrifier ma vie pour vous, & pour vous aider a défendre cette ville. Jugez donc ce que feront vos peuples, qui non-feulement vous aiment , mais qui font encore conduits par leur propre intérêt. Soyez perfuadée, madame, que vous les verrez Gom.» battre jufqu'au dernier faupir,  Le C aj t ó a' n b r E Tigrinde regardoit le chevalier avec beau-* coup d'attention, & trouvoit qu'il n'étoit pas poffible d'avoir plus de majefté .fur le vifage; elle admiroit fa belle taille; elle étoit touchée de fa facon de parler ferme & réfervée; en un mot, il lui parut auffi propre a lui donner de bons confeils , qu'a les exécuter. Enfin elle fe fentit un peu raffurée, & fe reprocha même la foibleffë qu'elle avoit témoignée; elle en rougit, & n'en devint que plus belle: loin d'être fachée du reproche que ce chevalier venoit de lui faire, elle lui en fut bon gré, & lui répondit d'un air tranquille: Je fuis perfuadée, chevalier, que le ciel ne vous a pas envoyé ici fans deffein; votre air & vos confeils me donnent a préfent affez de courage pour ne redouter aucun événement. Je vais donc faire exécuter ce que vous me confeillez. Et fur le champ , elle dépécha des couriers aux deux armées. On fit prendre les armes a tous les habitans de la ville, qui étoient en état de les porter; enfin, les ordres furent fi bien donnés, les poftes fi bien diftribués, que tous les habitans pouvoient arriver fur les murailles au premier fon des trompettes, Pendant que Tigrinde donnoit quelques ordres, Poliarte profita de cet inftant pour faire entendre plus clairement a fa fille qu'il ne.  F i b 1 £ ïi 545* vouloit point être connu, & fe retira après avoir pris congé de 1'impératrice. Le lendemain il arriva un courier du baron Daricus, par lequel il mandoit qu'il fe retiroit en bon ordre avec deux mille chevaux & trois mille foldats qu'il avoit raffemblés, pour les dérober a la fureur de 1'ennemi, & pour les employer a la défenfe de Trébifonde ; mais qu'il étoit fuivi par quatre mille chevaux de 1'avant-garde de Brandilon, qui le preffoient vivement; & qu'ainli il fe trouvoit obligé, pour fauver fon infanterie, d'expofer fa cavalerie a un combat très-défavantageux. Le couxier ajouta, que Daricus n'étoit qu'a trois lieues de Trébifonde, & qu'il avoit profité d'une hauteur pour faire tête aux Tartares. Poliarte s'écria aulïi-töt, en regardant l'impératrice : que votre majefté pardonne a 1'attachement que j'ai pour cet empire, fi je lui parle avant qu'elle m'adreffë la parole. Le falut de cette ville dépend de 1'arrivée du baron Daricus Sc de fes troupes. Je fais qu'elle eft encore plus dépourvue de chevaux que de chevaliers, ainfi nous ne pouvons lui envoyer un fecours trop confidérable; cependant fi nous pouvions feulement aflembler cent chevaux , j'oferois vous répondre de les difpofer de facon, que la troupe paroïtroit affe2 confir  3Jö Le Caloandsè dérable aux ennemis pour les intimider. Mais fi Votre majefté ne peut raffembler cette petite troupe, je la prie de me permettre d'aller feul pour lui prouver 1'envie que j'ai de la fervif. On approuva fon confeil ; & Tigrinde lui ayant demandé fon nom , il répondit qu'il s'appelloit le chevalier de Ia Tigreftë; & qu'il étoit venu pour féliciter Uranio, fon intime ami, fur tout ce qui lui étoit arrivé d'heureux. Tigrinde le remercia, & lui répondit: qu'elle l'eftimoit autant par rapport a lui-même, qu'a taufe de I'amitié qu'il avoit pour Endimir. Enfuite elle ordonna qu'on fit monter cent hommes è cheval, dont elle lui confia le commandement. Après le départ du chevalier de •fe Tigreffe, l'impératrice fit publier que tout le monde fe tïnt prêt le lendemain pour défendre les murailles , & difpofa toutes les chofes nécelfaires pour foutenir un aiTaut. Cependant elle étoit dans une grande inquiétude fur les troupes que conduifoit le baron Daricus : il eft vrai qu'elle efpéroit beaucoup de 1a valeur du chevalier de la Tigrelfe ; ear elle la croyoit proportionnée a toutes les autres 'belles qualités qu'elle admiroit en lui. Le foleil étoit fur le point de fe ooucher; quand 'on appercut de loin les troupes du baron, qui s'approchoient de la ville en bon  Fidéle. 35-1 ©rdre. Ces nouvelles donnèrent du courage au peuple, & causèrent beaucoup de joie a l'impératrice. Quand les troupes furent entrees, & que Daricus eut donné fes ordres pour leur logement & pour fecourir les bleffés, il fe rendit au palais oü Tigrinde 1'attendoit; elle favoit déja que le combat avoit été fort vif. II fe mit a genoux devant elle; & après lui avoir demandé la permiffion de lui rendre compte de 1'affaire, il lui en fit ainfi le détail: L'on entend ordinairement parler des grandes armées avant que de les voir arriver; mais celle de Brandilon eft entrée dans cet empire précifément comme la foudre , dont la chüte eft fouvent auffi imprévue que redoutable. J'ai raffemblé le peu d'hommes que j'ai trouvé capables de porter les armes, & je les ai conduits ici, oü je fais qu'il n'y a point de troupes; enfin j'arrive avec mille foldats & deux mille chevaux, avec lefquels je me fuis retiré en bon ordre. Quelques troupes de 1'avant-garde de Brandilon ont donné d'abord fur mon arrièregarde, & m'ofit attaqué fans relache avec une extreme vivacité; car ils fe font fans doute imaginé que Ia prife de Trébifonde leur feroit plus difficile s'ils m'y laiffoient entrer. Un détachement de fix mille chevaux m'a fuivi avec tant de diligence, que je ne pouvois  55*2 L e C a e o a n ö» r e plus éviter le combat. J'ai trouvé ce matin ui? pofte affez avantageux, oü j'ai fait alte; j'ai mis mes troupes en bataille , & je les ai exhortées a fe bien défendre : c'eft alors que je vous ai envoyé demander du fecours. Les ennemis le confiant en leur nombre, ont marché a moi, fans conlidérer le défavantage du terrein. Le combat a duré long-temps avec une grande perte de leur cöté; mais celle que nous faifions, quoique plus médiocre, étoit bien plus confidérable ; en un mot, on voyoit clairement qu'une heure de combat auroit fufH pour nous détruire abfolument; notre feul défefpoir nous foutenoit encore, & nous ne penlions plus qu'a vendre notre vie bien cher, quand nous avons vu une petite troupe fondre fur le flanc des Tartares, en criant; Caloandre, Endimir, Léonide ! Ces noms fameux ont jetté 1'effroi dans le coïur des ennemis. La perte qu'ils ont faite en un inftant, leur a donné lieu de croire que le fecours étoit plus confidérable; cette même idéé a augmenté le courage des nötres. En même-temps nous avons vu le chevalier de la Tigreffe qui percoit les efcadrons avec une rapidité digne du Dieu de la guerre; fes moindres coups étoient mortels, & rien ne lui réfiftoit. Alors la vicloire s'eft promptement tournee  Fidéle. 35-3 tournée de notre cöté; nous avons tué tant de monde aux Tartares, qu'üs ont été obligés de prendre la füite. Mais ils feront ici aprèsdemain au plus tard, ils voudront fans doute fe venger de ce petit échec; ainfi vous n'avez pas un moment a perdre pour vous préparer a la défenfe. Le baron ceffa de parler, & l'impératrice, toute occupée qu'elle étoit de plufieurs idéés, fut fur-tout frappée de la valeur du chevalier de la Tigreffe. L'eftime qu'elle avoit déja pour lui, jointe a un avantage auffi important dans les circonftances préfentes, la préparoit a des; fentimens qu'elle n'attribuoit pour lors qu'a la reconnoiffance. Je fuis très-contente de votre valeur & de votre conduite , répondit-elle a. Daricus; mais pourquoi Ie chevalier de la Tigreffe n'eft-il pas avec vous ? II eft allé fe défarmer , lui repliqua le baron, & faire panfer deux bleffures qu'il a recues dans le combat. A peine Daricus eut-il prononcé ces paroles, que Ie chevalier de la Tigreffe parut fans armes, & vêtu d'un habit magniiique. II fe jetta aux pieds de Tigrinde, & lui fit grand plaifir en lui baifant la main. Me voici, madame, lui dit-il, pret a de nouveaux combats, & a recevoir de nouvelles bleffures pour votre fervice; celles-ci font légères 8c ne peuvent m'anêter Tornt ir. Z  gy^ L E 'C A t ö A N d R ï Tigrinde fentit des mouvemens très-fingulier qu'il lui furvint un peu de fièvre, & qu'elle fut obligée de garder le lit. Les médeclns attribuèrent la caufe de cette maladie aux dangers oü fe trouvoit 1'empire. ^ Le lendemain on appercut 1'armée de Brandilon, l'on ferma les portes de la ville, & tout le monde courut fur les murailles, fous les ordres dü baron Daricus & du chevalier de la Tigreffe. L'expérience qüe l'on avoit faite de fa valeur , animoit les moins courageux; Brartdiloa vint camper fans aucun obftacle fous les murailles, & dans 1'impatience oü il étoit de fatisfaire fa vengeance, 'il vouloit donner Paffaut fur le champ : mais on lui repréfenta quö fes troupes étoient trop fatiguées.  3je> Le Caeoandre Brandilon fit fes difpofitions a la pointe du jour fuivant, pour donner faffaut. II dit en peu de mots a fes troupes, pour leur donner courage , que Trébifonde n'étoit défendué que par des femmes & par des enfans; ce difcours étoit fuffifant, quoique dans le fonds il fut inutile : car les Tartares avoient tant de confiance en fa valeur, & le craignoient fi fort, que tout leur paroiffoit aifé fous fes ordres. L'attaque fut faite avec autant de courage que de vivacité; on approcha les machines, on fappa les murs , on pofa les échelles, & l'on monta auffi fièrement que s'il n'y avoit eu perfonne pour défendre les remparts ; mais une grande quantité de pierres , de poix & d'huile bouillante que l'on jetta, modéra 1'ardeur d'un affuit fi téméraire : plufieurs des plus courageux qui montèrent malgré les obfiacles, furent percés de coups, & précipités du haut des murs. Ils furent encore plus vivement repouffés dans le quartier que le chevalier de la Tigreffe défendoit : car il faifoit voler des têtes, & renverfoit dans le foffé des corps fi tronqués, & fi défigurés, que ceux qui les voyoient en étoient épouvantés. Brandilon, plus furieux qu'un lion déchaïné, pevcoit tous ceux des fiens auxquels il voyoit prendre la fuite,' pour les forcer a retourner  Fidéle. a la charge ceux qui lui cbéiffoient alloient chercher la mort pour éviter les coups qu'il leur portoit. Malgré la réfiftance des affiégés , il n'y avoit pas affez de troupes dans la ville pour garnir les murailles que l'on attaquoit de tous cötés ; ainfi les ennemis s'en emparèrent dans plufieurs endroits. Le chevalier de Ia Tigreffe paffoit d'un pofte a. 1'autre: Daricus en faifoit autant, & chaque moment varioit la fortune, & balancoit la victoire. La place fut plufieurs fois fur le point d'être emportée : car les Tartares s'opiniatroient a faffaut; mais la défenfe fut encore plus vive, & dans le temps que les forces & le courage étoient prêts a manquer aux habitans de Trébifonde, le foleil fe coucha; par conféquent la ville fut fauvée des mains de Brandilon. II fit alors fonner la retraite avec une rage &c une fureur inconcevable' mais avec une ferme réfolution d'employer 1'une & 1'autre le lendemain : il jura même d'entrer feul dans la ville, & d'y mettre tout a feu & a fang. On portoit continuelle'ment des nouvelles a l'impératrice pendant l'affaut : ainfi elle fut plufieurs fois au moment de s'embarquer, & d'abandonner la ville , car elle avoit cinq galères toutes prêtes pour fe retirer en cas que la place fut emportée. On ne paiioit a Ziij  3jS L E C AZO A N D R E .Tigrinde que de la valeur du chevalier de Ia Tigreffe ; ce qui ne diminuoit pas les impref fic-ns qu'il avoit faites fur elle. Enfin les dernières nouvelles qu'elle apprit, furent la retraite des Tartares; on lui dit en même-temps que. Daricus étoit allé faire panfer fes bleffures, & que le chevalier de la Tigreffe étoit déja défarmé, & qu'il étoit dans la falie. L'impératrice en fut charmée, & donna ordre qu'on le fit promptement entrer; il vint, & lui raconta tout le détail du combat, paffant légérement fur fes propres exploits, & s'étendant avec éloge fur ceux de Daricus. Tigrinde lui demanda queue efpérance il avoit pour le lendemain. [Poliarte lui répondit, qu'il avoit péri beaucoup de monde ce jour-la; que le nombre des bleffés étoit confidérable; Sc qu'ainfï il y auroit encore moins de troupes fur les remparts, mais que la perte des ennemis diminueroit auffi le nombre des attaquans. II lui repréfenta qu'elle devoit naturellement efpérer du fecours de fes armées, qui fans doute étoient en marche pour la tirer du danger oü, elle fe. trouvoit ; il ajouta, que le ciel ne permettroit pas Taccompliffement des mauvais deffeins de fes ennemis, & qu'elle étoit fi tendrement aimée de fes fujets, qu'ils étoient déterminés a combattre jufqu'a la mort, Peux  F i d è t ï. 35"? moi, continua-t-il, je ne craindrai jamais de la rencontrer, tant qu'il s'agira d'un motif auffi glorieux que celui de vous fervir. Le chevalier eeffa pour lors de parler, & l'impératrice, après un moment de réfiexion , lui dit: je vois, chevalier, par le récit que vous me' fakes* qua moins d'une grace particuiière du ciel, la ville fera demain au pouvoir des Tartares, & que vous ferez vous-même accablé par leur multitude ; mais je voudrois, par 1'autorité que votre poikeffe me donne fur vous, vous ordonner de vous retirer au palais quand la ville fera prife : vous évitcrez avec moi la cruauté du vainqueur; je ferois trop affligée, fi, fuyant & perdant mbn empire , je n'avois a mes cöté* cette épée qui peut me le rendre:. confervezvous donc pour des temps ou je ferai plus heureufe, & ou je pourrai vous donner des preuves de ma reconnoiffance , & profiter des avantages de votre valeur. Enfuite ils parlèrent d'autresr, ehofes , & cette converfation ne fervit encore qu'a augmenter les fentimens de Tigrinde pour le chevalier, qui s'en appercut. II ne s'agiffbit plus que de trouver une occafion favorable de faire eonnokre les fiens a Tigrinde. Le hafard lui ayant fait lever les yeux, il reconnut fon. portrait en face du lit : il crut pouvoir s'errfervir pour fake tomber 1'entretien fur lui»-  3<5o Le Caloandre même. I! afFeóta de regarder cette peiniute avec attention, & dit enfuite k Tigrinde : madame , c'eft-la. fans doute le portrait d'un des princes vos enfans, je lui trouve quelque reffemblance avec Léonide. Non, non, lui repliqua' Tigrinde, ce n'eft aucun de mes enfans; celui que vous voyez auroit du être leur père. Je pourrai foulager mes peines en vous les rscontant, puifque vous n'êtes ni de cette cour, ni de celle de Conftantinople, & que je compte aut-rst fur votre fidélité, que fi vous étiez mon fujet. Ce portrait eft celui de Poliarte, le plus grand ennemi que j'aie au monde; les alliances que je viens de faire , me forcent a le diffimuler, & m'ötent abfolument 1'efpérance de me venger de cet ingrat. Tigrinde s'arrêta tout court, fe repentant peut-être cd'en avoir trop dit. Madame, lui répondit le chevalier, jc voudrois pouvoir vous être auffi utile que ie faurai vous garder le fcc ret, & vous prouver ma fidélité : vous me trouverez toujours djfpofé a partager vos peines. J'ai moi-mème éprouvé les plus grands revers de la fortune, & j'ai fu les furmonter: vcus en ferez autant avec. un peu de courage. A 1'égard de Ja guerre, vous verrez bientöt vos ennemis exterminés, vos armées comman  Fidéle. 36"! dées par les plus grands généraux du monde fe réuniront, & rien ne pourra leur réfifter; mais quant a. la haine que vous infpire Poliarte, je puis vous dire, avec la liberté que vous m'avez donnée , qu'elle eftinjufte, & peu digne d'un cceur auffi généreux que le votre: il eft vrai que Poliarte vous a manqué ce foi, & qu'il a mérité votre indignation ; en fuppofant que l'on ne doive faire aucune réflexion fur 1'age qu'il avoit alors , fur 1'éloignement oü vous étiez, fur la préfence de Diane qu'il a époufée , fur la foummiffion qu'il devoit a fon père ; fur les intéréts de fon état, enfin fur le deftin qui le vouloit ainfi. II eft vrai qu'ayant été offenfée , vous avez pu fignaler votre reffentiment; mais les torrens de fang innocent que vous avez fait répandre, ne devroient-ils pas vous avoir appaifée ? Devriezvous après cela conferver aucune idéé de vengeance ? Si la fortune vous a öté Poliarte pour le donner k Diane, elle peut aujourd'hui vous le rendre; il eft libre par la mort de cette princeffe, & fi la renommée n'en impofe pas, jamais fon attachement pour vous ne s'eft éteint, & fon plus grand défir feroit de pouvoir réparer le paffé. Croyez-moi, Tigrinde, livrezvous a ces idéés, elles vous conviennent mieux que celles qui vous occupeht.  L E C A E 0 A X B K E L'imprefïïon qu'un difcours fi fage fit fur 1'efprit de Tigrinde, lui fit garder long-temps le filence; elle reprit ainfi Ia parole : Poliarte n'a pas fu me pofféder quand il Ie devoit, Sc quand Ia chofe étoit en fon pouvoir : pour moi je ne puis penfer a lui a préfent; je ne ferai même rien de ce que vous venez de me dire, & je ne m'attendois pas a recevoir ces confeils de vous. Allez vous repofer de la fatigue que vous avez effuyée aujourd'hui, & vous mettre en état de foutenir celle que vous devez avoir demain. Le chevalier fut étonné de cette réponfe, & brülant d amour a 1'afpect de tant de beauté, il fe leva en difant: je fors, madame, pour vous obéir; mais non pour me repofer; je ne dois m'attendre a goüter aucun repos, puifque je n'ai pu tranquillifer votre cceur. Pour lors il lui fit une profonde révérence, & fortit. Tigrinde dormit peu cette nuit, & fut occupée des bons confeils du chevalier de la Tigreffe : elle les auroit fuivis fans doute fans le mérite de celui qui les avoit donnés. Poliarte de fon cóté fit des réflexions très-exa&es fur toutes les réponfes de Tigrinde, & malgré fon attention , il ne put deviner fe fens, de fes dernières paroles»  Fidéle. 36*3 • Les tambours & les trompettes fonnèrent a la pointe du jour pour appeller les affiégeans a l'aflaüt, Sc les aifiégés a la défenfe des murailles ; 1'attaque fut très-vive. Brandilon étoit dans une colère épouvantable , Sc fes foldats qui le craignoient plus que la mort, méprifoient tous les dangers; 1'avantage fut égal de part & d'autre pendant quelques heures; mais enfin Brandilon ne pouvant fouffrir une plus grande réfiftance, prit une grolfe échelle, Sc 1'appuya contre les crénaux, malgré les pierres & la poix bouillante que l'on jettoit fur lui. Ses troupes poufsèrent de grands cris de joie d'abord qu'elles l'appergurent fur la muraiile. Les affiégés au contraire prirent 1'épouvante: une foule de Tartares accourut pour monter par le chemin que leur général leur avoit frayé.: Brandilon qui connoifloit la ville, prit avec lui cinquante foldats, Sc s'empara d'une porte. Le chevalier de la Tigrelfe attiré par le défordre qui régnoit en cet endroit de la ville i s'élanca au milieu des ennemis qui entroient en foule; fa valeur en fit bientót un prodigieux carnage. Brandilon de fon cöté faifoit une fi grande boucherie, que Poliarte en fut étonné; muis voyant que perfonne ne pouvoit lui tenir tête, & qu'il taillerait lui feul toutes les troupes de Tigrinde en pièces, fi l'on n'y rjriettoit obftacle ,  Le Caloandre H s'avanga fièrement contre lui, & lui porfat vn prodigieux coup d'épée fur le cimier de fon cafque. Les armes de Brandilon étoient d'une fi grande épahTeur , que le coup de Poliarte ne put les percer. Alors ils s'acharnèrent 1'un contre 1'autre , & comme ils étoient tous deux péné'trés d'une égale fureur, leur combat devint effroyable. Tigrinde fut bientöt informée de I'avantage des Tartares, elle apprit qu'ils étoient entrés dans la ville malgré les efforts du brave Daricus, & que Brandilon étoit aux prifes avec le chevalier de la Tigreffe. Cette nouvelle répandit la confufion dans le palais; l'impératrice, qui s'étoit levée pour prendre plus aifément la fuite, ordonna que l'on ne fongeat qu'a fon embarquement. Poliarte avoit déja regu plufieurs bleffures; mais fon grand courage & fon amour pour Tigrinde le foutenoient encore. Daricus combattoit d'un autre cóté en homme défefpéré, moins dans 1'efpérance de fauver Ia ville, que dans le defTein ce fe rendre illuftre pax une belle mort. Le carnage, 1'horreur & la confufion régnoient de tous cótés, quand on entcndit retentir dans la campagne les noms glorieux de Caloandre, d'Endimir , de Léonide &d*Altobel; & Ton s'appercut en meme-tcmps  Fidéle. 36J que 1'ardeur des Tartares commencoit a fe ralentir. Les afTiégés, perfuadés que le ciel leur envoycit du fecours, reprirent alors courage, $c ils ne fe trompoient pas : car les deux armées des princes s'étoient jettées en même-temps fur le camp de Brandilon, qui n'avoit pris aucune précaution de ce cöté, & cette imprudence lui coüta cher. Les Tartares qui étoient déja dans Ia place, ne fongeoient qu'a fe retirer; il fut lui-même entrainé par le torrent des fuyards , & contraint d'aller s'oppofer aux nouveaux ennemis qui lui étoient furvenus. La nuit fépara les armées, & laifia la victoire indécife ; mais dans le fonds c'en étoit une bien grande pour les princes que d'avoir fauvé Trébifonde. Les médecins & les chirurgiens vifitèrent Poüarte quand il fut rentré dans le palais, & trouvèrent que fes bleffures étoient trop confidérables , & en trop grand nombre pour efpérer de le guérir. Dans le défefpoir oü Tigrinde fe trouva réduite, elle envoya promptement au camp de Caloandre, pour le prier de lui envoyer le fidele Durillo, pour avoir foin du chevalier de la Tigreflè, dont la valeur avoit con • fervé fon empire.  %66 L Ê C A E O A' N D Ë Ë Durillo arriva le foir même, & jugea pluS Favorablement des bleffures de Poliarte que n'avoient fait les chirurgiens de Trébifonde» II employa fon précieux baume, & répondit a Tigrinde de la guérifon du bleffé. Quand Poliarte fe trouva feul avec Durillo, il fe fit connoitre a lui, & 1'envoya au camp, pour engager Caloandre & les autres a lui garder le fecret^ au point même d'en faire myftère a Léonide elle-même. Durillo s'acquitta très-bien de fa commifTion , & revint le lendemain au point du jour, Les armées de Safar & d'Arléte fe joignirent dès le même jour a celle de Brandilon; & ces trois princes firent un traité, dans lequel ils convinrent que Safar auroit Léonide, Arlète la ville de Trébifonde avec les provinces maritimes, & Brandilon l'infante Arméline Sc les provinces de Falco Sc d'Oropéfia. Leurs trois corps de troupes formoient une armée de cent trente mille hommes; Caloandre & Endimir n'en avoient pas tout-a-fait quarante mille, Cette fupériorité de forces rendoit les alliés infolensj mais malgré leur valeur, & malgré 1'avantage du nombre, ils apprirent bientöt en différentes occalions qu'il n'étoit pas aifé de vairtcre tant de héros ralfemblés fou$ les ctendards de Tigrinde,  Trébifonde défendue par une fortë garniforl «e craignoit plus les aflauts; Caloandre 8c les autres princes qui s'étoient retranchés, harceloient les ennemis fans aucun relache, le fiége traïnoit en longueur, & la faifon s'avancoit. Les princes entroient fouvent dans Trébifonde , &c tenoient confeil dans la chambre de Poliarte, qui fe portoit de mieux en mieux. Sa foibleffe rempêchoit de lignaler fon bras; mais on profitoit de fa prudence, & l'on ne dut qu'a lui le plan que Ton fuivoit dans cette guerre, & qui détruifoit les projets des alliés. Un jour que tous les princes étoient affemblés chez Poliarte , dont ils avoient 1'attention de ne jamais parler que fous le nom du chevalier de la Tigreffe , on leur préfenta un héraut d'armes qui venoit du camp des ennemis; ïl leur dit en préfence de Tigrinde, que Brandilo, Safar & Arlète touchés de voir répandre tant de fang innocent, leur propofoient un combat en champ clos, entr'eux & Caloandre, fecondé par Endimir & par Altobel, aux conditions, que fi les trois premiers étoient vaincus, ils fe retireroient avec leurs troupes, & céderoient a Tigrinde la Tartarie de Précop, qui étoit a fa bienféance: mais que s'ils remportoient la victoire , Léonide deviendroit i'époufe du Turcoman, Arméline celle de  368 Le Caeoandre Brandilon 5 & qu'Arléte auroit Trébifonde avec trois provinces maritimes. Brandilon ne demandoit rien, jugeant aifément que l'on n'accepteroit pas le défi, s'il exigeoit que Tigrinde fut dépouillée de fes états. On fit pafler le héraut dans une chambre voifine , quand on eut entendu fa propofition; & l'on délibéra fur le parti qu'on devoit prendre. Caloandre Sc Altobel vouloient qu'on acceptat Ie défi mais ils excluoient la condition de céder Léonide & Arméline. Endimir ne témoignoit pas moins d'empreffement pour le combat ; mais il proteftoit qu'il ne mettroit jamais aucune partie des états de fa mère au rifque d'un combat. Léonide étoit furieufe de voir que les ennemis fuffent affez téméraires pour demander fa perfonne comme un prix de la victoire. Arméline pleuroit, & Tigrinde ne favoit que réfoudre. Enfin le chevalier de la Tigreffe prit la parole en ces termes : J'efpère, feigneurs , que vous ne ferez point fachés que je vous mette tous d'accord. La manière dont vous réfiftez aux ennemis, leur fait perdre 1'efpérance de vous forcer avant 1'arrivée des fecours que vous attendez. Ils favent que vos trois épées, qui font Ia terreur & la ruine de leurs troupes, font le plus grand ©bftacle qu'ils puilfent trouver a leurs deffeins- Ils  Fidéle» gfj^ ÏIs font perfuadés que s'ils vous avoient fait périr, rien ne les empécheroit de fubjugueC Trébifonde» J'avoue que fe confiant en leur valeur, & fur-tout en celle de Brandilon, Ils fe flattent de remporter la victoire. Mais je fuis perfuadé que le feul défefpoir les anime, & qu'ils s'embarrafferont peu des conditions, pourvu que vous acceptiez le combat. Vous he devez, en aucune manière, faire entrer les droits des princeffes dans cet arrangement; ce feroit violer ceux de 1'honneur & de 1'amour: ainfi la colère de la vaillante Léonide me paroït jufte. Je n'approuve pas non plus que l'on abandonne a 1'incertitude d'un combat particulierj le fort d'un empire que nous avons plus d'un moyen pour foutenir. Je crois donc qu'il faut accepter le défi, mais rejetter toutes les conditions qu'on nous propofe ; par la nous montrerons aux ennemis que nous ne fommes point les dupes de leur fineffe, & que leUr valeur ne nous épouvante pas. Cependant comme il faut toujours donner un avantage aux vainqueurs, je crois qu'il feroit jufte de convehir qüe les chevaliers qui combattront pour nous, feront prifonniers, s'ils ont le malheur d'être vaincus ; & que les alliés, au contraire s pourront s'en retourner librement, quand même la fortune les auroit fait fuccomber dans cette entreprife. Tornt IK A a  570 Le Caloandre Le fentiment de Poliarte fut approuvé de tont le monde, malgré 1'alarme qu'il caufoit aux princeffes. On chargea le Baron Daricus d'accompagner le héraut, & de porter la réponfe aux ennemis. Endimir choifit des armes parfaites dans 1'arfenal. Altobel fit accommoder les fiennes , perfuadé qu'il n'en pourroit trouver de meilleures , ni qui lui convinffent davantage. Pour Caloandre, il étoit content de fon cheval,! & de fes armes d'os de poiffon; mais Tigrinde s'étant fouvenue qu'elle avoit une épée merveilleufe , dont l'empereur Tigranor s'étoit long-temps fervi, elle la fit apporter; Caloandre la trouva fi bien a fa main, qu'il s'écria : le deftin m'a fait trouver cette épée pour terminer les jours de Brandilon, je n'en porterai point d'autre dans ce combat. Tous les princes en examinèrent la pefanteur & le travail; & fon poids leur parut fi confidérable, qu'ils comprirent quelle étoit la fupériorité des forces de Caloandre, & ils en tirèrent ua heureux préfage. Fin du vingtième Livre*  Fidéle. 37t LI F RE riNGT-ü N1EME. Quand le jour du combat fut arrivé, h cour & le peuple de Trébifonde fe rendirent fur les remparts de la ville. Les foldats occupoient en foule les retranchemens des deux camps; car on avoit choifi pour le combat 1'efpace qui les féparoit, & l'on avoit établi de groffes poutres fur les flancs pour former des barrières. Tout le monde attendoit le fuccès de ce grand jour avec une impatience mêlée de crainte. D'abord que l'on vit paroitre les chevaliers qui devoient combattre, on abattit les deux entrées pour les introduire dans le camp. Elles étoient fi étroites , qu'il n'en pouvoit paf fer qu'un feul a la fois. Endimir prit le pas fur ceux qui défendoient la ville , & Ie Turcoman précéda ceux qui défendoient les ennemis.. Caloandre fit reculer le brave Furio qu'il montoit, pour laiffer paffer Endimir; & lui donna, fans y penfer, un coup d'éperon, dont il fut fi animé, qu'il franchit les barrières. L'action de ce fier cheval, & 1'impatience qu'il avoit Vémoignée pour entrer dans le camp, furent applaudis de tous les habitans de la ville, & A a ij  372 Le Caloandre regardé comme un favorable augure pour fofl maïtre. Les juges placèrent Endimir vis-a-vis du Turcoman ; Altobel vis-a-vis d'Arléte, & Caloandre en face de Brandilon. On obfervoit un profond filence, pendant que les juges partageoient le foieil. Tous les fpe&ateurs palilfoient dans 1'attente des événemens dont ils alloient être les témoins , & cette imprelïion les rendoit immobiles ; & l'on peut s'imaginer 1'état cruel oü les trois princeffes fe trouvoient. Les trompettes fonnèrent quand les juges leur en firent le flgnal. L'air alors fut ému de la fureur avec laquelle les chevaliers s'ébranlèrent. Le ciel fut obfcurci des éclats de lances qui femblèrent le menacer. La rencontre de Caloandre & de Brandilon ne peut être mieux comparée qu'a. celle de deux taureaux ; elle fut fi terrible , qu'ils en furent affez long-temps étourdis. Les quatre autres furent plus agréables aux fpe&ateurs, car ils pafsèrent fans avoir été feulement ébranlés fur la felle. Ils mirent 1'epée a la main, & chacun attaqua vivement fon adverfaire : on diflinguoit en eux les divers degrés de leur haine, & 1'envie de fe venger qui les dominoit, plus encore que le défir de vaincre. On s'appergut au bout d'une heure de 1'avantage qu'Endimir & Altobel avoient fur le  Fidéle. 373 Turcoman & fur Arlète. Ils étoient blelfés tous quatre a la vérité , mais avec beaucoup de différence ; les deux premiers 1'étoient fort légérement, & le fang des deux autres couloit jufqu'a terre. Le combat de Coloandre & de Brandilon étoit moins fanglant, cependant ü n'en étoit pas moins terrible. Le prince grec para de fon bouclier un coup d'épée, dont 1'effort fut rabattu, & qui porta du plat fur la tête de Furio. Ce terrible animal en fut fi fort animé, qu'il s'emporta dans le camp, fans que la force ni l'adreffe de Caloandre le puffent arrêter. Brandilon, pendant 1'intervalle que lui donna 1'abfence de fon ennemi, jetta les yeux fur les autres combattans ; & voyant que les fiens avoient du delfous, il ne douta pas que la fortune n'eüt éloigné fon redoutable adverfaire, pour lui donner le temps de les délivrer d'Altobel & d'Endimir, qui pourroient bientöt fattaquer lui-même , après avoir vaincu leurs ennemis. II s'élanca donc promptement fur Altobel, & lui porta un fi grand coup dans le dos, qu'il le terrafia; enfuite il redoubla de diligence pour tomber fur Endimir,. a la vue de Caloandre qui avoit appaifé fon cheval , & qui revenoit au combat avec d'autant plus de fureur, qu'il avoit remarqué la chute de fon frère» Aa iij  574 Le Caloandre Endimir s'avanga contre Brandilon pour' venger Altobel 5 mais il fut lui-même la victime de fon courage & de fa générofité; car le Tartare lui donna un coup prodigieux für la tête, heureufement il n'entama pas fon cafque, mais il fut alfez fort pour le faire tomber fans connoiffance. Tous les fpectateurs poufsèrent alors des grands cris, les uns de joie, & les autres de trifteffe. Arlète & Safar commengoient a peine a refpirer, lorfque Caloandre parut devant eux, en leur criant s miférables , je vous immole ; toi a men frère, toi a mon ami. L'effet fuivit-, la meirace, Arlète tomba mort percé de part en part, & la tête du Turcoman, coupée d'un feul revers, bondit fur le champ de bataille. Ces deux coups furent portés avec une fi grande rapidité, que i'on eut peine a diftinguer le moment qui les fépara. Et toi , monftre d'inhumanité , continua Caloandre en fe tournant vers Brandilon, je te facrilie au repos de 1'univers, Il d:t ; & prenant a deux mains fa formidabie épée, il porta fur la tête de Brandilon le coup le plus terrible que l'on ait jamais docné. Brandilon veut inutilement parer avec fon bouclier, le bouclier tombe en deux mor^ ceaux avec le. bras qui le foutient ; Sc le cafque n'ayant pu réfifter i Ia force du coup , il.    Fidele. 37? emporte une partie de la tête & du vifage. Le Tartare tombe & fe roule fur la pouffière en rugiffant; enfuite il jette un cri terrible, dont les deux camps retentifTent, & fon ame ïrritée s'envole dans les enfers. Le vainqueur courut promptement a fon frère pour le fecourir, & le trouva vivant encore ; mais il étoit accablé d'une bleffure trés - confidérable, & qui lui faifoit perdre beaucoup de fang. Pour Endimir, il s'étoit déja relevé ; le coup qu'il avoit recu n'avoit fait que 1'étourdir. Ces trois princes rentrèrent dans la ville au milieu des acclamations du peuple. Caloandre & Endimir étoient a cheval, & l'on portoit Altobel fur un brancard. On permit aux fujets des vaincus , d'emporter les corps de leurs princes , & on leur ordonna de fe retirer dans deux jours, fuivant les conventions. Les Tartares & les Perfans fe retïrèrent en effet; mais 1'armée du Turcoman ne fe mit point en marche. Durillo apporta tous fes foins a Ia guérifon d'Endimir & d'Altobel, auffi furent-ils bientöt guéris ; par conféquent Ton ne parloit que de joie & de plaifirs dans la cour de Trébifonde. Un jour on vint annoncer, au moment que l'on fortoit de table, qu'on entendoit un grand bruit dans le camp des Turcomans, & 1'qd Aa iv  3")6 Le Caeoandee vit en même-temps entrer dans la falie une jeune perfonne d'une beauté parfaite. Elle étoit en deuil , & la couleur de fes habits s'accordoit .avec la trifteffe que l'on remarquoit fur fon vifage ; Acomat lui donnoit la main , & elle conduifoit un enfant beau comme 1'Amour, La belle affljgée falua Tigrinde & toute la compagnie; enfuite Acomat prit ainfi la parole; je me promenois aitez prés des retranchemens. des Turcomans, autant pour me diffiper, que pour favoir la raifon qui les empêchoit de fe retirer dans leur pays, quand j'ai vu fortir cette princeffe k cheval, courant a toutes jambes , & tenant cet enfant fur 1'argon de fa felle; trois chevaliers la fuivoient d'affez prés 1'épée a la main, & lui crioient d'arrêter. Elle n'étoit même qua deux pas de moi quand un de ces Chevaliers a porté un coup d'épée a cet enfant , & 1'auroit affurément tué, fi le cheval n'avoit recu Ie coup en levant la tête* par un mouvement que la peur a fait heureu,fement faire k cette dame, J'ai donné des deux a mon cheval, dans le deffein de punir une auffi vilaine a&ion; j'ai mis. 1'épée a, la main, &c j'ai percé ce barbare; les deux autres nous ont joint dans le moment, réfolus de faire périr cet enfant, & de venger la mort de leur compagnon;. mais je m'en fuis.  Fidele. 377 défait en peu de temps; & rien ne m'empêchant de m'approcher de cette dame , je lui ai demandé qui elle étoit, & les raifons de tout ce que je venois de voir. Elle m'a remercié, avec autant de grace que vous lui voyez de beauté, du fecours que je lui avois donné , & m'a prié de la conduire devant cette illuftre alfemblée, ne voulant fatisfaire ma curiofité qu'en votre préfence. Pour lors, s'adrelfant a elle , il lui dit: vous pouvez donc, belle dame , demander ici le fecours dont vous avez befoin ; ces princes font trop généreux pour vous rien refufer; & vous êtes la maitrelfe de difpofer abfolument de moi : je m'eftimerai trop heureux fi vous daignez m'employer. Pendant qu'Acomat parloit, la belle affligée avoit plus d'une fois jetté les yeux fur 1'affemblée , & fes regards s'arrêtèrent fur Ie vifage de Caloandre , qui de fon cóté devint d'une rougeur extréme en voyant couler quelques larmes de fes beaux yeux. Après avoir examinó Caloandre, elle confidéra Léonide, non fans donner des marqués d'étonnement; & quand Acomat eut ceifé de parler, elle prit ainfi la parole : Vous êtes mes ennemis; cependant, princes invincibles, j'ai recours a vous , & votre géné-  57s L e Caloandre rofité vous engage a protéger les orphelins ï celm-ci que je vous préfénte, eft frère de Safar, & dolt lui fuccéder a 1'empire de Turcomanie ; mais les troubles & ia méfintelligence des grands de ce pays, font au moment de le priver de fes états. Le malheureux Safar Ta bien prévu, püifqu'Ü n'a pas voulu le laiffer dans fa capitale , expofé a la mauvaife voionté de ceux qui voudroient lui enlever fa couronne. Le bacha Turcon eft de ce nombre. La plus grande partie de 1'armée s'eft déja révoltée en fa faveur, & veut le reconnoitre pour fultan. Les autres prennent les armes pour foutenir les droits de leur prince iégitime; mais le nombre de ces bons fujets étant le plus foible, il ne faut pas fe flatter qu'Üs puilfent réuflir! La connoiffance que j'ai eue ds la difpofition des efprits, m'a engagée a voüloir au moins fauver la vie de ce malheureux enfant; & pour Ie fauver, je me fuis perfuadée qu'il fuflifoit de le conduire a Trébifonde: mes efpérances auroient été vaines, fans Ie fecours de ce chevalier, qui eft auffi vaillant qu'aimable; il nous a délivrés 1'un & 1'autre des trois fcélérats que Turcon envoyoit après moi. Le ciel femble a préfent protéger 1'innocence de cet enfant, & je commence a me flatter qu'il pourra rerhoner fur fon tróne, fi vous daignez le fecourir.  Fidele. 379 C'eft a vous, Caloandre , plus qu'a tout autre, que je m'adreffe pour une entreprife fi jufte? & j'efpère que vous conferverez les jours de ce jeune prince, avec autant de foin que vous en avez eu pour ménager mon honneur. Je fuis Spinalba, que vous avez trouvée fi fimple, & qui n'a jamais recu de vous que les careffes d'une fceur. Les charmes de 1'augufte Léonide, que je diftingue au milieu de tant de beautés, ne juftifient que trop votre indifférence pout moi; & vous n'auriez pu lui être infidèle fans vous trahir vous-même. Quoi qu'il en foit, je veux adorer votre digne époufe ; je vois en elle ces traits qui m'avoient féduite, & je puis, fans vous faire tort, lui confacrer tous les fentimens de mon cceur. En achevant ces mots, elle s'approcha de Léonide, & lui dit en lui tendant les bras : PrincefTe invincible, votre Caloandre m'a méprifée, il a donné la morta mon frère : cependant je ne puis le hair : mais comme il m'eft défendu de Talmer, c'eft a vous que je veux m'attacher; recevez les affurances de ma fidélité. Spinalba prononea ce difcours avec tant de grace, que toute Taffemblée en fut charmée. Léonide même en fut touchée, & TembrafTa de tout fon ceeur, en lui difant: je fuis charmée  380 Le Caloandee de vous voir, belle princefTe ; & vous ne ponviez me faire un plus grand plaifir que de me flatter du bonheur d'être de vos amies. Pour lors Léonide baifa plufieurs fois Spinalba , qui lui dit en fouriant doucement: de grace, madame, ne fuis-je point encore trompée? Eft-ce Léonide ou Caloandre qui me baife? Je dois rendre les baifers a Léonide, & je dois éviter ceux de Caloandre. Tels qu'ils foient, lui répondit la princefTe de Trébifonde, il vous fufiit, pour les recevoir & pour les rendre, que Léonide en foit contente. Eh bien , repliqua Spinalba, je m'abandonne a Léonide : & pour lors elle la baifa de fon cóté; mais elle fe tourna pour écouter Caloandre qui lui baifoit la main , en lui difant; tout le monde fait, belle princefTe, que je n'ai point eu d'autre raifon pour demeurer inconnu, que Tenvie de conferver votre honneur & ma vie; mais perfonne ne fait auifibien que vous ce qu'il m'en a coüté pour me contraindre : car la fituation oü je me trouvois, étoit trop agréable pour n'être pas dangereufe ; ainfi je ne vous ferai point d'excufe de mes faut.es: je n'aurois donc a m'excufer auprès de vous que de notre dernier combat; mais Tfionneur & la néceffité m'ordonnoient de ne les pas éviter. Au refte 3 cette difgrace eft en quelque  F i d i t ïi 38* facon réparée , par 1'occafïon que la fortune me préfente de fervir ce bel enfant: permettezmoi d'aller dans votre camp foutenir fes fidèles fujets, & punir les rebelles; je ne reviendrai point fans avoir mis la couronne fur la tête de votre frère, & fans favoir laiffé paifible poffeffeur de fes états. Seigneur, lui répondit Spinalba, j'accepte vos offres avec joie; mais épargnez le fang des rebelles, la crainte feule engage le plus grand nombre a prendre le parti du bacha Turcon: fans lui tous les Turcomans feroient bientöt rentrés dans leur devoir; fa mort feule peut fauver la vie a un nombre prodigieux d'autres hommes, continua-1-elle ; allez, prince, & terminez cette entreprife comme vous les terminez ordinairement. Acomat s'approchant alors, leur dit, en fe mettant au milieu d'eux: c'eft a moi, belle princeffe, a. continuer de défendre cet enfant; 1'illuftre Caloandre doit réferver fon bras pour des entreprifes plus périlleufes, le mien fuffira pour couper la tête de Turcon, & pour 1'apporter a vos pieds. Caloandre lui répondit: je cède volontiers cet avantage a 1'héritier préfomptif de Saladin roi d'Egypte, il a déja tant fait de belles actions, qu'il triomphera fans doute dans une occaiion qui intéreffe cette belle princeffe.  382 Le Caloandre Spinalba regardoit Acomat avec d'autanc plus de fatisfaction, pendant qu'il lui parloit, qu'elle apprenoit fon illuftre nahTance. Caloandre & toute 1'alfemblée s'appergurent aifément des fentimens qui naiffoient dans le cceuf de cette princefTe, & Ton jugea que Tamour les uniroit incefTamment. Cette idee engagea tout le monde a favorifer Acomat; perfonne ne lui difputa la gloire de combattre Turcon, & Ton réfolut de ne rien négliger, pour le faire rentrer dans TobéifTance qu'il devoit a Spinador : c'étoit le nom du jeune prince, neveu de Spinalba. En conféquence de cette réfolution Caloandre fit prendre les armes a une partie de fes troupes, a la tête defquelles il voulut fe mettre pour fecourir Acomat, au cas qu'il eut befoin de fecours. Le projet fut bientöt exécuté, les Turcomans étoient bien éloignés d'ofer combattre IeS troupes de Trébifonde commandées par un chevalier auffi fameux que Caloandre; d'ailleurs les plus fages voyoient avec douleur que la couronne paffoit fur la tête de Turcon. Et cet ambitieux n'ayant plus aucune reffource, fut contraint d'accepter le défi d'Acomat, & de foutenir fes injuftes prétentions dans un combat fingulier, dont les Turcomans furent paifibles fpecrateurs.  Fidele. 383 La valeur d'Acomat, & 1'équité de fa caufe terminèrent bientöt 1'affaire au défavantage de Turcon , quoiqu'il fut regardé comme un des meilleurs chevaliers de fon pays. Après fa mort les principaux feigneurs des Turcomans vinrent embrafïer le vainqueur, & fe jetter aux pieds de Caloandre pour lui demander leur prince légitime. Caloandre remarqua tant de zèle & tant de fincérité dans leurs difcours & dans leurs procédés, qu'il jugea qu'on pouvoit leur accorder la grace qu'ils défiroient, & qu'il n'y avoit rien a craindre de leur part. On envoya chercher Spinador, qui fut couronné au milieu des deux camps. en préfence de toute la cour de Trébifonde. Enfuite on forma le confeil du jeune fultan, qui fut compofé de douze feigneurs que l'on choifit d'une fagelfe & d'une fidélité a toute épreuve. LeS Turcomans fe retirèrent huit jours après ce grand événement, en béniffant les noms de Tigrinde, de Léonide, de Caloandre & d'Acomat, Spinalba feignit de vouloir fuivre fon frère; mais Tigrinde & Léonide la prièrent de faire quelque féjour dans Trébifonde: elle fit femblant de fe rendre aux politefles qu'on lui fit; mais elle étoit intérieurement déterminée par 1'amour qui la retenoit auprcs d'Acomat, qui  384 Lk Caloaxörs bientöt eut la fatisfaction de voir éclater la reconnoiflance & les fentimens de Spinalba; Sc il ne fut pas long-temps fans avoir lieu de croire qu'elle n'avoit pas moins de tendreffe pour lui qu'il en avoit pour elle» Les grands préparatifs qu'on faifoit pour les fêtes qui devoient accompagner le mariage des princes Sc des princeffes, devoient être inceffament finis : ainfi l'on convint d'en faire la cérémonie huk jours après la victoire que venoit de remporter Acomat, & la belle Spinalba réfolut de faire en même temps le bon* heur de ce prince. L'impératrice Sc le chevalier de la Tigreffe étoient livrés au plus cruel chagrin, pendant que toute la cour ne refpiroit que la joie & les plaifirs. Pour varier les amufemens, on fut un jour fe promener au paradis terreftre. Poliarte n'abandonna pas Tigrinde un inftant: & quoiqu'elle lui parlat toujours avec bonté, il ne trouvoit pas cependant une occafion affez favorable pour ofer fe faire connoïtre. En revenant le foir a la ville, il furvint un fi grand orage , que tout le monde s'empreffa pour chercher un afile; le cheval de Tigrinde épouvanté dans le défordre, & par les éclairs Sc par les coups de tonnerre, s'emporta, & le «hevalier de la Tigreffe qui ne 1'abandonna pas, la  Fidele. 385" la vit tomber de fon cheval: il fauta promptement a terre , & la releva ; mais voyant avec joie qu'elle n'avoit point d'autre mal que la peur, il la conduifit fous un arbre qui fe trouvoit affez prés du lieu oü elle étoit tombée: c'itoit un chene d'une prodigieufe groffeur; & comme il étoit fort creux, l'impératrice en pröfita pour fe mettre a 1'abri. Le chevalier de la Tigreffe n'ofa la fuivre dans cette retraite ; mais l'impératrice quï i'appercut bientót qne les branches de 1'arbre ne le garantiffoient que foiblement des inju es du temps, & qui étoit inriniment polie, s'arrangea de facon qu'elle put lui offrir une place a fes cótés, & lui dit: chevalier, vous pouvez vous mettre ici, entrez, nous y ferons très-aifément 1'un & 1'autre. Je ne mérite pas une fi grande faveur, lui réponditi!, cependant je vous obéirai; car les permifïïons des grands font des ordres. Pour lors il entra dans 1'arbre , & fut troublé" jufques au fond du cceur, en fe voyant fi prodigieufement prés de Tigrinde, qui lui parut en ce moment plus belle qu'il ne I'avoit jamais Vue. II paiit en voyant tant de charmes. L'impératrice s'en étant appercue, lui demanda s'il fe trouvoit mal: fi mal, pourfuivit-il, que je crois que je vais mourir. Tigrinde, alarmée de cette réponfe, reprit avec émotion : Hélas j Tome IV, B b  3§5 Le Caloandre vous n'avez ici que moi qui puilTe vous donner: du fecours , employez-moi fans aucun fcrupule, n'ayez aucun égard a ma grandeur. Elle eut été bien autrement rabaiffée fans votre courage. Vous avez grande raifon de dire (lui répondit le chevalier en foupirant) que vous êtes la feule qui puilliez me fecourir ; mais je cours autant de rifque a parler qu'a me taire, Tigrinde, fans faire aucune réflexion, ajouta: fi cela eft , il vaut encore mieux parler. Je vais donc prendre cette liberté, continua Poliarte ; mais fouvenez-vous que vous me 1'ordonnez. Alors Tigrinde commenca d'avoir quelque foupcon fur le mal du chevalier; & fe voyant prife au dépourvu, dans un terrain d'autant plus dangereux qu'il étoit fort étroit, elle voulut ïnterrompre cette converfation; mais ne fachant lequel étoit le plus a propos , ou de feindre qu'elle n'avoit rien entendu, ou bien d'entendre tout; craignant d'ailleurs de faire éclater fes foupcons, elle s'écria : que Ie ciel, dont la fureur m'épouvante autant pour vous que pour moi-même, ne vous faffe pas plus de mal que vous en éprouverez de ma part. Poliarte, raffuré par ces paroles,lui dit: mon mal eft 1'ouvrage de votre beauté, madame, vous avez foumis mon cceur au point que je ne puis m'empécher de,„ vous aimer;  jè tiens a une fi grande gloire d'être votre efclave , que je ne vous demande point d'autre liberté, que celle de vous être attaché : votre grandeur n'eft point offenfée en me donnant cette permiifion, quoique mes défirs foient infiniment au-defllis de ce que je mérite. En effet il s'appercut alors que Tigrinde fe troubloit, il lui dit donc promptement: pardonnezmoi, madame, une hardieffe autorifée par votre bonté ; mais fi vous voulez m'en punir, je faurai vous venger mieux qu'un autre. L'impératrice trouva que la déclaratlon étoit un peü forte ; mais' rte pouvant en accufer qu'elle-même, elle lui répondit fans embarras ni colère , mais feulement d'un air férieux: vous vous êtes emporté dans la converfation, chevalier ; il eft vrai que j'ai voulu trop en favoir : ainfi j'ai plus de tort que vöus Elle fut interrompue par le tonnerre qüi tomba dans ce moment fur les branches de 1'arbre qui lui fervoit d'afile : elle perdit connoiffance', & s'abandonna dans les bras du chevalier, qui la foutint avec urte joie fans égale. Tigrinde en revenant è la vie, fentit un nombre infini de baifers qui tomboient fur fon vifage. Que devint alors cette vertueufe princelfe ? Elle étoit feule avec un homme qui venoit de fe déclarer; il étoit entreprenant; fon mérite le Bb ij  j.88 Le Caloandre rendoit redoutable, & le ciel même fembloit le protéger par fon tonnem, Comme elle étoit fans connoiifance, elle imagina d'abord que les larcins qu'il lui avoit faits n'intéreflbient point fon honneur, & que par conféquent elle n'en devoit faire aucun reproche , & qu'elle devoit du moins attendre que fon ennemi donnat quelque trève a fes baifers; mais la honte la détermina bientót a penfer autrement. Elie s'arracha avec fureur des bras du chevalier, & lui dit : malheureux, qui t'a rendu fi téméraire ? Quoi ! c'eft ainfi que tu me traites ! peux-tu redouter fi peu ma co!ère ? Hélas ! lui répondit Poliarte avec une extréme confufion, votre colère n'eft que trop a craindre po'ir moi. Traïtre, s'écria l'impératrice, je ne dois plus ni te voir, ni t'entendre. En mêmetemps elle fe débarraffa des bras du chevalier, qui n'eut pas la hardieffe de la retenir plus long-temps. L'orage commencoit alors a diminuer: ainfi Tigrinde étant fortie de 1'arbre, s'approcha de fon cheval. L'infortuné Poliarte lui cria pour lors : ah ! cruelle beauté , pardonnez-moi ma faute , ou voyez couler tout mon fang. En difant ces mots, il avoit la pointe de fon épée tournée contre fon cceur. Ce fpectacle fit trembler Tigrinde; elle frémit d'amour & de compalfion; veux tu, lui dit-elle,  1? I D I £ ï. $%9 yendre ma honte publique par ta mort! Je te défends d'attonter fur tes jours ; cependant fonge a trouver quelque prétexte pour fortir demain de mon empire quand les noces des princes feront célébrées, je te défends d'y paroitre jamais. Le chevalier pénétré de douleur , voyant approcfier ceux qui cherchoient limpératrice , lui dit promptement: oui, madame , demain, ou vous ferez plus cruelle encore, ou vous me pardonnerez; mais vous ferez obéie. Toute la troupe fe rafiemb'a peu de temps après , & l'on fe rendit a la ville, oü l'on apprit que i'armée nava'e de Poüarte étoit arrivée chargée d'un fecours confidérable. Mais quoi qu'il ara vat apres la victoire , Tigrinde n'en tut pas moins obligée au prince qui 1'envoyoit: elle 1'aimoit confiamment, fans rien diminuer de 1'inc'ination qu'elle avoit pour le chevalier de la Tigreffe. Cependant 1'offenfe quVle avoit recue de ce d rnier, lui donnoit irij innuiétuüe mortelle. Tantót elle vouloit le punir, & tantót 1'amour lui difoit qu'elle Dtf ppuvoit le traiter avec rigueur fans fe livrer el e-me:ne aux tourmens les plus difficiles a fouft.n'.r. Poliarte de fon cöté n'étoit pas plus tranquille: car s'il pouvoit fe croire aimé comme  3PO Ée Gaüóandrü chevalier de la Tigreffie, ii pouvoit auffi fe croire haï comme empereur de Conftantinople. Après bien des réflexions, il jugea qu'il falloit enfin fortir de 1'embarras oü il étoit, & faire décider fon fort. II envoya fecrètem'ent un de fes écuyers a fon neveu Polémon qui eommandoit fa flotte, pour lui donner des ordres qui furent exécutés le lendemain. C'étoit le jour qu'on avoit choifi pour les mariages des princes & des princeifes. La grande falie étoit ornée de tapiffieries de bn> card d'or, qui repréfentoient les belles actions d« empereurs de trébifonde. L'on vöyoit au milieu un fuperbe tröne couvert d'un baldaquin femé de pierres précieufes, fous lequel on avoit placé trois fiéges d'or maffif & trois d'argent; le travail des uns & des autres étoit admirable. On voyoit ert deca du tröne douze autres chaifes d'un ivoire parfait deftinées aux douze chevaliefs du Siége blanc, qui étoient les fatrapes de 1'émpire. Tigrinde & les princes & toute la cour prirent leurs placês, & l'on fit les cérémonies du couronnement d'Endimir. L'on célébroit déja les mariages avec toute la pompe imaginable, quand on vit entrer Poliarte ■ couvert d'un manteau impérial, & paré d'un, habit fuperbe. ïl étoit accompagné de Polémon, qui portoit dans un plat oor un fceptre,  F I D I I !. une couronne enrichie de pierres précieufes & un poignard. Cet appareil étonna toute 1'affemblée, & tout le monde obfervoit un profond filence. Tigrinde ne put s'empêcher de rougir a la vue d'un homme qui avoit été fi téméraire le jour précédent: il fe mit a fes genoux , & pofa le fceptre & la couronne a fes pieds, & tenant le poignard a fa main : madame, s'écria-t-il, je viens de mettre a vos pieds 1'empire de Conftantinople & mon cceur; mais fi vous demeurez conftante dans votre haine, fi les fervices & les refpccts du chevalier de la Tigreffe ne peuvent vous appaifer en faveur de Poliarte, un feul coup de ce poignard va vous venger de 1'un & de 1'autre. Jufte ciel ! qu'entends-je , s'écria Tigrinde a fon tour! En même-temps Caloandre, Altobel, Stella , Léonide & Endimir accoururent pour embraffer Poliarte & pour le défarmer. Non, leur dit-il, laiffez-moi remplir mon deftin; j'adore 1'augufte Tigrinde; tous les feux de 1'amour font allumés dans mon cceur. Parlez , madame, expliquez-vous, & fi vous voulez mon fang, vous allez être fatisfaite ; je n'ai que trop vécu , fi vous me haïffez. Vous ne mourrez pas, lui dit l'impératrice en fouriant & en lui tendant la main. Le chevalier de la Tigreffe ne pouvoit employer  3J>2 Le Caloandre fidéle. auprès de moi un plus puiffant ami que Poliarte, ni Poliarte trouver un plus aimable proteóteur que le chevalier de ia Tigreife, Alors la joie parfaite confondit toutes les voix de 1'afTemblée; on s'embrafloit, on s'interrogeoit, & l'on ne s'entendoit point. La joie des courtifans ne fut pas long-temps fans pnfTer jufques au peuple : cette heureufe journée vit célébrer 1'union de Poliarte avec Tigrinde, de Caloandre avec Le'onide, d'Endimir avec Stella, d'Altobel avec Arméline, & d'Acomat avec Spinalba, & la nuit fuiyante fut témoin des plaifirs dont 1'amour leur fut prodigue. Fin du Tome quatrième^  T A B L E DU QUATRIEME VOLUME. Le C azo an dre Fidéle. Livre neuvieme. Livre dixième. 43 T. 66 Livre on^ieme. •, IO*7 Livre dou\ieme> ' Livre trei^ièmci I3f Livre quator^ième. 172 ■ •• 2.11 Livre quinzieme. ' JLivre Livre dix-Jepüème. ~S1 Livre dix-huitième. a^ Livre dix-neuvième. Livre vingtième. 337 Livre vingt-unième. 37* Fin de la Table.  AVIS, Pour placer les figures des Tomes ƒƒƒ & jy des CEuvres du Comte de Cajlus. Le Caloandre Fidéle. Orgoüon, fi je ne combattois que pour ma vie, je t'aiderois a te relever, pour te prouver ce que c'eft qu'un enfant te! que moi. Tome liliPllge 48. Idem. Mon cher ami, qu'eft devenu ce courage qae vous vouliez m mfpirer tout-afheure. Page 3151. Idem. Arrêtez, cruelle; vos mépris, vos rigueurs fuffifent pour m'óter le jour. • • lome IV, page 43, Idem. Et toi, monftre d'inhumanité , je te facnfie au repos de 1'univers. page 374, Foute ejjenüelle a corriger, Tome I de cette colleilion. Avertifiement du Traducteur , page 4$ kgtie IJ: 1321, üfe< i5II% fe *