(EUVRES BADINES, COMPLE TTES, DU COMTE DE CAYLUS. AK MC F I GU R E S* T O M E CINQUIEME.   (EUVRES BADINES, COMP LETTES, DU COMTE DE CAYLUS, avec eigures. SECONDE PARTIE. TOME CINQUIÈME. A AMSTERDAM, Et fe trouve a Paris, Chez Visse, Libraire, rue de la Harpe, prés de la rue Serpente. O^— ^€£^ ' m. dcc. Lxx'xyii   AVERTISSEMENT DE L'ÉDITE URt JL'extreme variété répandue dans le§ ouvrages qui compofent cette feconde partie nous a déterminés a 1'intituler du nom vague de Mélanges; on y trouvera des Contes & Nouveiles, des Anecdotes^. intéreiïantes, des Facéties, des Féerie's même & des Contes Onentaux. Les Soirèes du Bols de Boulogne , paf öünous cofnmencons, ont été imprimées pour la première fois ert 1742, & ont èu le plus grand fuccès, Ce fuccès étoie mérité, & s'eft foutenu ; 1'ouvrage a ètê f éimprimé pluiieurs fois, & eft toujours recherché. C'eft un recueil d'hiftoires intérelfantes, rafTemblées fur un cadrè affez commun; mais qu'importe que fidée de ce cadre fe retrouve dans plu- fieurs autres ouvrages, ce qui diftingu© Tornt V1 A*  S AVERTISSEMENT celui-ci eft un ftyle pur, clair, précis | des faits neufs & variés, une imagination vive > dirigée par le fentimenc & la raifon. Le Recueil de ces Mejfieurs qui fuit, eft, comme 1'annonce fon titre, 1'ouvrage de plufieurs gens de lettres; c'eft une colleSion d'ceuvres détachées, de morceaux épars que 1'on a réunis fous un même titre. Toutes ces pièces ne paroiffoient pas dev nature a être raffemblées dans un même volume ; on voit a cóté d'une aventure intéreffante, un conté a rire; 3une critique auprès d'une facétie. II faut convenir néanmoins que cette variété n'eft point fans agrément, öc trouve des approbateurs ; il nous femble que 1'ame fe plaït a être diverfement remuée , & que nous ne fommes pas fachés de faire luccéder a 1'émotion que nous caufe une jiouvelle attendriiTante, une gaieté qui  t> E L'ÉDlTEURi li; aous diftrait & nous remet dans notre <état naturel* Nous cirons la même chofe des Hifioires nouvcllcs & Mémoins ramajjés,» ce fecond recueil eft du même genre que celui dont nous venons de parler, fi ce n'eft qu'il ne contient que des fiöions & des hiftoriettes; & què 1'on n'y troiive ni de ces critiques plaifantes , ni de ces fatyres facétieufes c'ont les contes dut premier recueil font entrecoupi's. A la fuite de eet ouvrage nous im-« primons les Manteaux ; le genre de cette production eft bizarre & difficïle a claffer; 1'auteur a fait les mêmes recherches lur les Vanteaux, que le père Oudin a fai es fur la barbe; & fi la première partie de ce livre eft une pure facétie, la feconde eft remplie de differtations férieufes & de recherches dignes de piquer la curio* fité des favans. JL'auteur a épuifé tous Aij  (fe A'VERTIc?SEME'N1T cc qu'il étoit poffible de dire fur les Manteaux. Ce mot, tant au fens propre qu'au figuré, employé même proverbialement, donne lieu a plufieurs contes fort agréables. On n'a point oublié le court Mantel, ou le Manteau mal taillé, ancien fabliau tiré de ia bibliothèque du Roi. Les Mélanges font terminés par un recueil fort rare, intitulé Potpourri, qui contient effectivement des ouvrages d'une -nature bien différente. On y lit deux contes de fées, une nouvelle , une traduftion de Tarabe & deux hiftoriettes. Le morceau le plus intéreffant de ce recueil eft la tradudion de 1'arabe, intituide Hiftoire de Bedihuldgemal fille du roi des Ejprits, & dc Seïjulmulouk fils du roi d'Egypte, Cette produtlion porte trop avec foi le caraclère oriental, pour que nous doutions que ce foit véritablenunt une traduction.  DE L'ÉDITEUK. v I/auteur des Mille & un jours a puifé dans la même fource , il donne auffi 1'hiC toire de Séïf-el-Mulouk, & de Bedy-alJémal (ï), dans laquelle on retrouveles principaux événemens de la première ; mais la traduclion. des Mille & un jours n'eft qu'un extrait, êc ne nous offre pas. le même intérêt que celle du Comte de Caylus. Nous n'avons pas réuni ce conté oriental aux ouvrages du même genre, imprimés dans la trojffème partie , de même que nous n'avons pas joint les contes de fées aux féeiies, paree que nous n'avons pas voulu décompofer les recueils, & nous avons cru devoir les préfenter au public, de la même manière, & fous la même forme qu'ils ont été mis au jour dans 1'origine. (ï) v. le Cab. des Fées, tome XIV. Jüille & un jours, I. vol. page 469.  y/ AVERTISSEMENTDEL'ÉDÏT. Quoique ces ouvrages paffent pour être de plufieurs auteurs , on ne peut les attribuer a d'autres qu'au Comte de Caylus qui en eft le rédaOeur, y a la plus grande part, & fous le nom de qui ils ont été tous imprimés dans 1« principe,,  SOIRÉES DU BOIS DE BOULOGNE* O u NOUVELLES FRANQOISES ÈT ANGLOISES. J'étois ïié d'une amitié particuliere avea 1'aimable & malheureux marquis de Charonv Perfonne n'avoit plus d'efprit & plus de bravoure que lui. Je venols de recevoir un coup de feu a la cuiffe, a 1'affaire de Claufen, quand je le vis tomber a dix pas de moi; je courus a lui, fans fonger a moi, je ne 1'abandonnaï point; & il expira dans mes bras.. Ma bleflure étoit trop peu de chofe pour que je lui attrbbuaffe la maladie dont je fus attaqué dix jours, après. Elle parut débuter fi férieufement, que mes amis me confeillèrent de me faire tranf-,  % Soirées du B o i * porter a Paris, oü j'étois fur de trouver du iecours, ou au moins p!us de tranquillité que dans un camp. J'eus de fa peine a me rendre a leur avis; il y avoit huit ans que j'avois été obhge de m'éloigner de cette ville pour une affaire; dhonneur; il eft vrai qu'elle n'avoit pas «e fuivie; & que celui avec qui je l'avois eue, avoit eté affez honnête homme pour ne rendre aucune plamte contre moi, quoiqu'il füt en droit de le faire; ainfi j'écois en fureté de ce cötéla :maui favois perdu peu après mademoifelle de Boisbelle , avec qui je m'étois flatté de paffer a Paris ks jours les plus heureux; & je m'étois promis de n'y revenir jamais. Les follicitations de mes anus devinrent cependant fi vives & fi preflantes, que je m'y rendis. Je me fis traa-fporter dans une litière, fort bien accompagné. Des que je fus arrivé a Paris, j'appellai le médecin a la mode ; il vint tous les jours me debiter fes petits mots, fon joh verbiage, fes phrafes épIgrammatiques ; mais il ne connut jamais rien a ma maladie, qui dura prefque tout 1'hiver. Je ne commengai a revivre qu'a la fin de février : Ia fièvre Iacha abfolument pnfe; 1'appétit me revint; & il ne me reftoit au mois d'avril qu'un peu de paleur & de foibleffe. Pour achever de faire reprendre a ma fanté (onveloutc, (ce terme eft de rnon médecin,  ©e Boulogne. $ H ne m'a pas échappé) je réfolus d'aller palier le mois de mai a Auteuil, que fa fituation & le voifinage du Bois de Boulogne doivent faire appeller le roi des villages. J'y fis louer un petit appartement qui étoit trcs-agréable pour la vue, & qui m'auroit été fort commode, ft je n'avois été obligé d'avoir pour mon carroffe une remife affez éioignée. Auteuil étoit cette année-la aflez brillant; la belle faifon y avoit attiré une quantité prodigieufe de toutes fortes de monde ; mais a travers les beautés a la mode, & les petits ménages galans qui y fourmilloient, on pouvoit y trouver fort bonne compagnie, J'y paflai les fix premiers jours dans une folitude entière. Dès fept heures du matin, mon carroffe venoit me prendre; j'allois me promener au pas, ou dans le Bois de Boulogne, ou dans les environs. Un livre m'y tenoit lieu de toute compagnie; & quand le foleil fe faifoit un peu trop fentir , je revenois chez moi continuer ma lecture, pour recommencer ma promenade le foir. Le feptième jour, le peu de fommeil dont j'avois été favorifé pendant la nuit, avoit été interrompu a plufieurs reprifes par des idéés triftes qui m'avoient chaflé du lit dès le lever de 1'aurore : j'attendois a ma fenêtre, avec je ne fais quelle impatience, que mon équipage arrivat; enfin je k vis venir: mais comme '4  tö S ö t K ï ï J ö v B O 1 § me parut rempli de dames , & qu'il y avoit derrière deux laquais qui n'étoient pas les miens, je ne le reconnus point, & je ne reconnus pas davantage mon cocher qui le menoit. II arrêta Cependant a ma porte, & je vis bientöt entrer dans mon appartement le vieux commandeur de Hautpré & la belle comteflè de Crémailles fa nièce. Je n'étois connu que de lui, il avoit ete lami intime de mon frère ainéj il eut la bonté de me préfenter a la dame : il me dit en deux mots qu'il y avoit douze jours qu'ils étoient établis a Auteuil; qu'ils avoient fait la partie d'aller fe promener dès Ie matin; qu'ils avoient rencontré mon carroffe, & qu'ayant fu de mon cocher que j'étois dans le village, ik avoient renvoyé Ie leur; qu'ils venoient fe promener avec moi, & m'emmener diner avec eux. J'acceptai Ie défi avec beaucoup de plaifir; notre promenade dura jufques fur le midi. Le commandeur me paria long-temps de feu mon frère & de leur amitié, il m'exhorta fort a, me lier avec lui & avec une fociété toute charmante qu'il avoit faite depuis qu'il étoit dans le village. La comteffe enchérit fur les louanges qu'il donnoit aux perfonnes qui la compofoient* « Notre.fociété, me dit-elle, n'eft pas nombreufe, elle n'eft que de trois femmes & de trois hommes; vous ferez le quatrième. Vou»  d ï B o ü r o « » e, it verre7 miladi RockSelds, milord Winghton , lamurquife de Mqnfofai & le marquis de Montgueil ». £Ue me rit un léger purtrait de chacun d'eux ; & cetie efqu^fle me prévint en leuy faveur , avec d'autant plus de raifon , qua j'avois beaucoup entendu parler a Londres de Telfey , qui étoit le premier nom de milord Winghton, & que le chevalier Mi'lefax fon aieul m'avoit rendu les plus grands fervices; J avois auffi été moufquetaire avec le marquis de Montgueil. Elle me vanta fort le caraétère de miladi & celui de la marquife; & comme je ne fais quel intérêt me parloit pour cette dernière, j'interrompis fes éloges pour lui demander quelle dame c'étoit. « Elle eft toute charmante, me repliqua-t-ellef & par 1'efprit, & par la figure, & par la conduite : mais je ne faurois lui pardonner 1'indifférence qu'elle a pour un mari de bonne maïron & plein de mérite, qu'elle n'a pas vu depuis qu'elle 1'a époufé^ nous le connoiflons beaucoup Une curiofité dont je ne fus pas Ie maïtre me fit preffer madame de Crémailles de me conter 1'aventure de ce manage plus en détail. «II faut, repritelle, qu'elle ait eu quelque grande pafflon dans le cceur; je 1'ignore, & même j'y vois peu d'apparence: elle a été toute fa vie au cou»ent j elle y étoit encore quand ie marquis  É3 S' O I' E Ê E S 13 ü B O I g 1 epoufa. Celui-ci eft d'une figure & dans une? htuation a faire des inloux. Qui 1'auroit cru ! la' marquife, le jour méme de fes noces , s'échappa & courut fe renfermer dans fon couvent. Toute la cour s'eft cclée de la raccommcdêr avec fon' man; mais de quelque racon qu'on s'y foit' pris, i! n'a jamais été poftible de la détérminer a rentrer d?ns le monde. Elle eft fortie de fon couvent pour la première fois, il y a environ douze jours ; les médtcins lui avoient ordonné d'aller prendre fair a la campagne; mais elle' ne 1'a point fait fans la penniffion dé fon mari, a qui elle en a écrit en ïtafiè", ou ii fert dans Harmée du maréchal de Noailies. Comme je 1'ai connue au couvent, & que je fuis un peu alliée a la maifon de fon mari, fes parens me firent demander fi je voulois bien l'avoir ici ; peut-étre efpérèrent-ils que je ferois affez puiffante fur fon efprit, pour Ia rapprocher; du marquis, qui n'a jamais cefte de 1'adorer, ni perdu 1'efpérance de vaincre fes froideurs.' Sans doute, madame, dis-je a mon tour, elle ajmoit quelqu'un ; fes parens 1'auront violéntée pour époufer le marquis ; -elle aura fenti, quand la chofe aura été faite , qu'elle s'étoit trop avancée, & elle fe fera condamnée au couvent pour fe punir de n'avoir pas continué a faire une vigoureufe. réfiftance. ÉJe trouve^  D E B O u r, O G N E. IJ' ajoutai-je, dans l'adèion de cette 'dame, un certain héroïfme qui m'empechera toujours de la blamer, quoique je plaigne inriniment fon mari Mille réflexions que nous fimes tous les trois fur cette aventure , nous conduihrent jufqu a 1'heure du dmer : nous regagoames la maifon de la comteiie , qui étoit une dék plus belles du village ; toute la compagnie s'y étoit déja rendue. En defcendant de carroife, je fus frappé d'ur.e voix qui fur 1'efcalier crioit bon jour a la comteüe ; & 1'impatience que j'avois de connoitre la marquife me rit peutétre commettre quelque impóliteflé a 1'égard de miladi & du refte du cerc'.e. Madame de Crémailles & le commandeur me prefentèrent, Sc je répondis , fans doute fort mal , k tous leurs complimens ; mes yeux ne cherchoient que la marquife. I!s trouvcrent bien tót les ftens qui étoient déja fixés fur moi, & qui a la rencontre des miens fe baifsèrent; elle tomba a demi-morte dans un fauteuil , qui heureufement fe trouva derrière elle. II fallut laiffër aux dames la liberté de la fecourir : nous defcendimes dans la falie k manger , oü une demïheure après , la comteffe & miladi vinrent nous dire qu'elle étoit revenue de fon évanouiffement; qu'il n'auroit pas de fuites ; qu'elle p'avoit befoin que de repos ; qu'elle prioit  *4 Soirees du Bors qu'on lui permït de refter leute; qu'au reftes elle avoit auprès d'elle des femmes qui en auroient foin. Nous nous mïmes donc a table, ou, malgré la délicateffe des mets, 1'accident fürvenu a une fi aimable femme , nous fit faire a^tous un fort mauvais repas ; la trifteffe y ïégna, & le chagrin de chacun empkha qu'on fit attention i tout le mien. Je ne favois a quoï 1'attribuer ; je n'avois fait qu'appercevoir la marquife; & tout ce que je favois, c'eft que j'avois été frappé de fa voix & de fes traits. La fituation oü je me trouvois étoit inconcevable pour moi-même; je m'en demandois en vain la raifon. Je fouhaitai de me voir feul, & je quittai la compagnie fous je ne fais quel prétexte; mais dès que je fus feu!, je brülaf d'y retourner; je me dis qu'il y avoit de 1'impolitefte a être forti de cette maifon le premier, & fans être abfolument rafiuré fur 1'état de la marquife. J'y retournai donc ; & je ne fais trop ce que je dis pour autorifer mon retour; j'appris en arrivant qu'elle fe portoit beaucoup mieux, qu'elle étoit dans fon lit, & que Ia comteffe étoit avec elle. Le refte de la fociété avoit un peu repris fa belle humeur, & étoit pccupé a un médiateur: je ne pus reprendre Ja mienne ; je defcendis au jardin , exprès pour Jtéver; & comme je voulois rêyer triftement *  BI BoUIOCKÏ, Ïj5 Je me rappellai mademoifelle de Boisbelle dont il y avoit fix ans que j'avois appris la mort. Le jeu fini, tout le monde accourut au jardin 9 oü on s'entretint de mille chofes auxquelles il fallut, malgré moi, prendre part. Un petit fouper, mais fort délicat, fuivit la promenade; la comteffe fit fervir dans la chambre de la marquife pour la diffiper. Quoique je fuffe placé vis-a-vis d'elle, 1'obfcurité de fon lit m'empêcha de la voir; je fus le premier a porter la fanté de la belle malade; & le fon de fa voix , quand elle me remercia, me frappa infiniment plus que la première fois. Le fouper fut affez gai, & je fis de mon mieux pour le paroïtre: 1'heure de fe féparer fonna trop tót; nous primes congé de la marquife, qui promit d'être le lendemain du diner de milord , qui devoit être notre Amphitryon : car 1'arrangement de la fociété étoit, que chacun régaloit a fon tour, & c'étoit la marquife qui, ce jour-la , avoit fait les honneurs. Je me couchai le plus promptement qu'il .me fut poffible, pour reprendre le fil de ma rêverie, c'eft-a-dire, pour ne penfer qu'a la marquife & a mademoifelle de Boisbelle, car 1'une me rappelloit toujours 1'autre; & il n'étoit pas poffible a mes idéés de ne pas les confondre. §i je m'en étois cru, j'aurois envoyé avant le  46" S o i k 'i e s ü u B o i s* jour favoir comment madame de Montrofai avoit pafte Ia nuit , ou plutöt j'y ferois allé moi-même ; j'eus toutes les peines du monde a gagner fur moi de n'y envoyer qu'a dix heures; il en étoit prés de onze, quand mon laquais revint; je 1'attendois avec la plus vive impatïence: D'oü viens-tu donc, traïtre, lui dis-je ? De chez madame la marquife , me répondit-il; j'ai voulu parler a elle-même ; elle fe porte fort bien; elle vous remercie de votre attention ; & voila un livre que vous oubliates hier dans fon appartement. II me remit en même temps un paquet cacheté que je lui arrachai plutöt que je ne le recus. On peut juger de la précipitation avec laquelle je 1'ouvris, 5c de 1'impreffion que fit fur moi un billet que je trouvai dedans, voici ce qu'il contenoit: BILLET De la marquife de Montrofai au comte de Pre'maillé. 35 Quoi! vous vivez , chevalier, & je ne vis plus pour vous ? II y a prés de fix ans que je pleure votre mort; elle me fut affurée par le Brun votre laquais. Hélas , il m'a trompée ! pourquoi 1'ai-je cru? La qualité que je porte vous dit alfez que j'ai un mari; & peut-être favez-vous  de. Boulogne. 37 favez-vous déja, que, fi je ne fuis plus a moi, du moins je ne fuis point a lui; c'eft le foin de ma réputation qui ma diété cette lettre ; n'y répondez point. Vous vites hier 1'eflèt que fit fur moi votre préfence, a laquelle je n'étois point préparée. Préparez-vous a la mienne. Ne femblons nous connoïtre que d'hier; je ferois perdue fi on nous devinoit. C'eft avec une extréme précaution que j'ai fu de la comtefle qui vous étiez ; mais je voulus vous reconnoitre moi-même, & pour cela j'acceptai la propofition qu'elle me fit de faire fervir dans ma chambre. J'ai encore huit ou dix jours a refter a Auteuil. Au nom de Dieu, fuyez-moi, quand je ferai feule. Je tremble de n'être pas aflez forte pour réfifter au défir de vous parler encore une fois , avant d'aller me renfermer. Je m'imagine que je vivrai plus contente, depuis que je vous fais encore au monde. Adieu , chevalier ; je fuis pour toute ma vie votre infortunée, Boisbelle. Le croira-t-on ! de tous les mouvemens divers dont la leéture de ce billet devoit agiter mon cceur, il ne fut fenfible qu'a la joie d'avoir retrouvé ce que j'aimois, & dont je me croyois féparé pour toujours. Au fouvenir de la marquife , je ne penfai ni qu'elle avoit un mari, ni Tomé F. B  i§ Soikées dtjBoïs' que j'allois la reperdre ; ces réflexions auroient empoifonné ma joie; elles la refpeétèrent. J'étois comme enivré de plaifir, & je m'écriois de moment en moment, je vais donc revoir ce cher objet! Mes tranfports furent interrompus par 1'arrivée d'un carroffe; c'étoit elle-même avec la comteffe & le commandeur; celui-ci venoit me prendre pour me conduire chez milordWingthon. Je me précipitai dans 1'efcalier pour voler a leur rencontre, ou plutót a. celle de mademoifelle Boisbelle ; car elle feuie m'occupoit ; & fans doute que dans 1'agitation & dans 1'efpèce d'égarement ou fe trouvoit mon cceur, il alloit débuter par quelque éclat indifcret: mais heureufement le carroffe s'étoit déja envolé ;. & malgré toute la diligence que j'avois faite, je ne trouvai que le commandeur, feul, qui fauta a mon cou. II me dit que les deux dames étoient allées a la meffe, que la marquife entendoit tous les jours. J'aurois été aufïï charmé de 1'entendre, répondis-je avec vivacité. Bon ! reprit ce bon religieux, êtes-vousfi dévot? En attendant qu'elles nous renvoientle carroffe, nous cauferons, & j'ai quelque chofe a ajouter a la cartede notre petite fociété, que ma nièce vous traca hier trop légèrement. 3i Vous vous êtes peut-être déja appercu, continua-t-il, ou vous vous appercevrez bientöt  ©£ Boulogne. ip- que miladi & milord ne fe veulent pas de mal , & que ma nièce & le marquis de Mongueil ne font pas plus mal intentionnés 1'un pour 1'autre. Des yeux défintéreffés ne voient pas deux fois des amans en préfence , qu'ils n'ayent bientöt óémclé leurs intéréts. Pour moi. que 1'age, ou plutöt les plaifirs paffes, ne rendent guère habile a en prendre de nouveaux, & a qui des vceux ne permettent pas même le mariage, je me fais des amufemens des affaires des autres. Ils ont beau fe tenir fur leurs gardes , je pénètre tous leurs myflères ; je retiens fans faire femblant de rien tout ce qu'ils difent, & jufqu'a leurs moindres geftes, paree que rien n'eft indifférent entre gens qui s'aiment. Les amans trahiffent leur fecret en fe parlant des chofes les plus ordinaires & les plus étrjpngères a leur paffion, en ne fe parlant point, en fe regardant feulement, même en ne fe regardant pas. Quand je fuis feul, je me rappelle toutes ces remarques, je les rapproche les unes des autres, je les combine, elles me conduifent a des découvertes ; & j'ai le plaifir de rencontrer toujours jufte. Mais n'allez pas croire, je vous prie , ajouta le commandeur , que ma curiofité ait rien de criminel, & que mon objet foit de faire de la peine a quelqu'un, ou de publier mes découvertes; ni que pour les faire, je me ferve B ij  Sao Soirees duBois du miniftère de domeftiques; non, je me fuffrs a moi-même, & elles ne me paffent pas. Tout «e que je me permets, c'eft quelque petit mot que je glifle en paflant qui femble ne rien dire , qui dit pourtant pour les gens intérefles ; je vois que ce mot les intrigue, ils voudroient favoir ce que j'ai voulu dire , ils n'ofent me le demander, ils tournent autour de moi pour me 1'arracher; ils parient enfin ; & avec un air de bonne foi, je leur réponds que je n'y entends aucune finefte; & ils me croyent. Par exemple, la fête de ma nièce arriva la femaine dernière ; il n'y avoit que peu de jours que nous étions ici. La veille au foir nous vimes efttrer dans la falie a manger une douzaine de jolies payfannes & de payfans chamarrés de fleurs & de rubans ; ils avoient des violons & des hautbois a leur tête auffi galamment équipés ; tout cela fe difoit d'Auteuil & des environs ; une payfanne , qui porta la parole, fit un compliment moitié ville , moitié campagne; ondanfa jufqu'au jour. Miladi, milord & la marquife même fe donneroient au diable que c'étoient de véritables payfans, qui ayant fu de quelque domeftique le nom de baptême de la comtelfe, lui ont donné cette petite fête pour mériter de fa part quelque libéralité. J'ai feint de le croire comme les autres; jnadame de Crémailles Si le marquis triom-  C E BotXEOGNE. 0$ phoïent de nous voir tous donner dans le panneau : mais famedi au foir, je me fis attendre pour fouper, & j'arrivai de fort mauvaife hu* meur ; toute la compagnie , furprife de me voir en colère , me demanda a qui j'en avois: a mes valets, répondis-je, qui ne favent rien faire a propos. Et me tournant tout de fuite vers la marquife: pardon madame, c'eft demain votre fête ; j'ai voulu en faire avertir ces payfans de 1'autre. jour; j'ai vu que vous aviez pris plaifir a les voir; mais des fots que j'en avois chargés n'ont pu les déterrer depuis hier; & m'adreffanC a Mongueil, je n'ai point fongé a vous prier de trouver bon que j'en chargeaffe un de vos gens , il auroit bien fu ou les prendre. B rougit, ainfi que ma nièce, jufqu'aux yeux; & heureufement pour eux que madame de Montrofai prit la parole pour me remercier de ma politefle ; ils eurent le temps de fe remettre de leur embarras. Voila, ajouta encore le commandeur , tous mes plaifirs & toute la vengeance que je tire de leur myftère ; au furplus 1'un & 1'autre fe conviennent; ma nièce eft jeune & riche; le marquis a du bien, & fon frère ainé n'aura jamais d'enfans. A fégard de miladi & de milord , il y a quelque alliance entre eux; mais quand ils feroient coufins-germains, la religion qu'ils profeflènt les exempteroit de recourir au pape pou2 B üj  22 Soirees du Bois une difpenfe. Je vous ferai part de toutes mes découvertes, pourfuivit - il en m'embrafiant ; nous én rirons enfemble : mais fi vous devenez amoureux, faites-m'en confidence , finon je vous défefpérerai. Par exemple, la marquife feroit fort bonne a aimer; attachez vous a elle ; elle a un mari avec qui elle n'a jamais vécu ; elle m'a déja demandé qui vous étiez , & je veux vous fervir auprès d'elle.« Je me tuai de le remercier de fes offres obligeantes, & de lui dire que je n'avois jamais aimé qu'une perfonne dont !a mort m'avoit féparé , il y avoit prés de fix ans ; & que mon cceur feroit a elle tant qu'il refpireroit: » Eh ! fi donc, reprit« il en riant, tu donnés dans le roman, mon • >3 cher; j'irai mon chemin, & je ne veux pas 53 que la marquife foit ici tomme une inutile 33. Je réitérai en vain mes prières ; je ne pus le réfoudre a ne fe point mêler de mes affaires. On fent que pendant cette converfation je n'étöis point du tout a mon aife , & que je tremblois qu'il ne prit a tache de me deviner. Je me promis fort d'être de la plus grande circonfpeétion. Le carrofle de la comteffe arriva; & nous nous rendïmes chez milord, ou miladi arriva un moment après nous. On s'entretint de nouvelles courantes jufqu'au diner , qui fut  8 1 BöüEÖGNÏ, 25 aufli bien entendu qu'amufant; chacun y mie du fieri; & j'eus Iieu de voir que toute cetteümable fociété avoit infiniment d'efprit : mais la feule miladi pouvoit le difputer avec la marquife ; une douce langueur étoit répandue fur tout ce qu'elles difoient : la première la tenoit du climat oü elle avoit requ le jour , & de fes malheurs pafies : & la feconde de la fituation oü étoit fon cceur depuis long-temps; elle s'en étoit fait une habitude. II leur échappa cependant des vivacités, & la comteffe ne demeura pas en refte. Le jeu eft la paffion a la mode; & elle eft fi dominante, qu'elle anéantit prefque abfolument toutes les autres. J'ai fouvent entendu des dames fe plaindre du tort qu'elle fait a 1'efprit: » Non, 33 difoient-elles , il n'y a plus d'efprit. Perfonne 33 ne penfe plus a orner le fien , depuis que 1'épi93 démie du jeu eft tombée fur Paris , & s'eft 33 communiquée a nos provinces 33. Et en effet, on ne fait plus que jouer , & on en eft au point de ne donner du mérite aux gens, qu'a proportion qu'ils favent mieux jouer, ou qu'ils jouent plus gros jeu. Ce font les dames elles - mêmesqui font caufe de cette révolution; toutes les fois qu'elles prendront du goüt pour quelque chofe, elle fera portée a 1'excès ; leur empire en fouffre le premier, elles fe font privées d'une B iv  «4 So-IRÉES DU Bois infinité d'hommages que produifoit la belle ga^ lanterie. II n'eft plus du bel air d'aimer; toutes les aflions de la vie fe font d'un brufque indecent; & les dames nous ont appris, par leur exemple, qu'on perd tout le temps qu'on n'employe pas a jouer; il faut donc du jeu oü il y a des femmes; il eft cependant beaucoup plus pardonnable a la campagne qu'a la ville. Nos trois dames fe donnèrent a peine Ie temps de fortir de table, qu'elles s'embarquèrent dans trn médiateur; je fus choifi pour faire leur partie; 1'arrangement de la focie'te' étoit que chaque cavalier avoit eet honneur a tour de röle; les trois autres firent un pi'quet. II étoit fix heures quand le jeu finit; nous nous partageames en deux carrofies pour la promenade. Je fus de celui de la comteffe & de mademoifelle de Boisbelle; ce nom me vient toujours plutöt fous la plume, que celui qu'elle tient de fon mari. Après avoir circulé quelque temps dans les belles routes du bois de Boulogne, nous mimes pied a terre aux environs du chateau de Madrid. Nous marchames un moment; mais .les dames qui furent bientöt laffes de eet exercice, n'eurent pas plutöt appergu un endroit oü des arbres formoient une efpèce. de berceau, qu'elles coururent s'y établir; nousfimes apporter les couffins des carrofles, afin qu'elles fuflent plus commodément.  de Boulogne. 'zf La, la converfation devint générale & d'un vif charmant : mais j'eus toujours 1'attention de m'obferver avec tant de fcrupule, & de tenit fi fort mes regards en bride , que le malin commandeur ne put affeoir aucune conjedlure fur la marquife & fur moi. Je m'étois d'abord réfolu de faire pafler a cette dame un précis de 1'entretien que j'avois eu le matin avec lui; mais je changeai d'avis par la réflexion que je fis, qu'elle n'en deviendroit que plus inquiète. M. de Hautpré propofa, pour diverfifier les plaifirs , que chacun raconteroit fon hiftoire, ou du moins quelque aventure'oü il auroit eu part. La comtelfe & miladi commencèrent par s'en défendre ; la première dans la feule vue , dit-elle, de ne point renouveller fes chagrins. « Seroient-ils plus grands que ceux que j'ai elfuyés, interrompit avec vivacité miladi; pour moi, fi je refufe de raconter les miens , ce n'eft que par amour-propre. Je fuis étrangère ; & mon narré ennuieroit, ou feroit rire une compagnie aufli fpirituelle & aufti délicate que celle-ci 33. Nous fimes tous les efforts néceffaires pour raffurer ces dames ; elles furent forcées de céder a nos emprelfemens ; & le commandeur s'étant offert de faire les frais de cette foirée : « Ah ! mon oncle, lui dit madame de Crémailles, je crains vos hiftoires;  *Ü* SoiRéESDTjBoi^ elles ont toutes un air & un ton de libertinage qui m'alarment d'avance. Remettez-vous ma nièce, reprit-il ; celle-ci n'aura ni 1'un ni 1 autre. II s'agit d'une belle paflion que j'ai eue. Vous , mon oncle , une belle paftion ' ecoutors , pour la rareté du fait; vous vous en «es bien corrigé. II eft vrai , ma nièce; mais elle m'eft pardonnable ; je n'avois pas vmgt ans; j'étois cependant moufquetaire, & je m'appellois pour lors le chevalier de Villemonde. Je vous allure donc que ce que vous allez,entendre, ne fera rien moins que liber%m. Comme vous ne m'avez cpnnu que depuis votre manage, & que vous avez entendu parler de beaucoup de mes extravagances, vous ne Cevineriez pas que j'ai été autrefois un des plus grands martyrs d'amour. Vous allez en être convaincue. Alte-lè, interrompit alors madame oe Montrofai; fouffrez, M. le commandeur, queje me débarrafle de mon hiftoire , je ne lerai pas longue. - J'ai paffe' ma vie dans différens couvens • jen fortis, ,1 y a quatre ans, pour époufer le marquis de Montrofai, & j'y rentrai le jour meme de mon mariage. „"'ai dit =>. « II ne tiendroit qu'è vous, lui dit alors Ia comteffe-, de nous infamer pourquoi vous  de Boulogne. 27 vous dérobates fi brufquement aux empreflemens d'un galant homme. Vous avoit-il offenfée ou déplu en quelque point aflez important, pour que vous ne puifliez lui pardonner ? Non, reprit mademoifelle de Boisbelle , je n'ai qua me louer de fes facons; appellez ma démarchs un caprice; je tremble qu'elle ne finifle qu'avec ma vie ». Son vifage qui fe couvrit alors du plus vif incarnat , & fes beaux yeux qui fe mouillèrent, avertirent madame de Crémailles de ne pas la poufler plus long-temps. C'eft. donc a mon tour, dit le commandeur: & il débuta a peu piés ainfi.  *8 SOIRÊES DU Eoirf PREMIÈRE SOIREE. HISTOIRE DU COMMANDEUR DE HAUTPRÉ. Javois Ia tête fi remplie de Ia leéhire de la Pnncefle de Glèves, de Zaïde , d'Hvppolite, Comte de Duglas, & d'autres hiftoires de même genre, que je me perfuadai qu'il y auroit un plaifir extréme a être ie héros de quelques aventures femblables. J'étois tout difpofé k les counr, de quelques chagrins & de quelques revers qu'elles fufient traverfées. Ma réfolution pnfe, il ne fut plus queftion que de me trouver une Angélique ou une Clorinde; je la cherchai de tous cötés, & toujours inutilement. Telle perfonne qui m'auroit plu pour une galanterie , ne me fembloit point propre k faire une héroïne ; je fentois , d'après les livres que j'avois lus , qu'il falloit qu'il entrat dans fa eompofition, non-feulement de la beauté & de la tendrefle, mais encore de la majefté, de Ia fierté même, & un certain caraétère marqué au coin du courage & des fentimens,  de Boulogne. 29 II y avoit prés de trois mois que j'étois occupé a faire cette découverte; & je commencoisame perfuader que des femmes , telles que je mourois d'envie d'en trouver une, n'exiftoient que dans les romans , lorfqu'un moufquetaire de mes camarades me traïna une nuit dans un bal bourgeois aflez obfcur. Nous y fïmes les aimables vainqueurs ; nous y lutinames quelques beautés du marais. Mon ami s'arrangea bientöt d'une petite perfonne qu'il ne voulut point perdre de vue; & moi, que, dans les difpofitions oü j'étois, rien n'intéreffoit de toute cette affemblée, je fortis pour aller me repofer ; il étoit un peu plus d'une heure après minuit. Au coin d'une petite rue, qui aboutit dans celle de Saint-Louis au marais, je fus faifi par trois grands dröles, le piftolet a la main. Vous êtes mort, me dirent-ils, fi vous foufflez; ils s'emparèrent en même temps de mon épée , me bandèrent les yeux; ils me mirent une efpèce de baillon dans la bouche, & me-portèrent-dans un fiacre qui étoit a deux pas; ils y montèrent avec moi, & le carroffe s'enfuit comme le vent. Quand je n'aurois pas eu les yeux fermés , ia nuit étoit fi obfcure , que je n'aurois jamais pu difcerner les rues par lefquelles je paflai; tout ce que je fais, c'éft que 1'équipage fit  50 SorRÈESDuBois beaucoup de chemin avant de s'arrêtera 1'extrémité d'une rue fort étroite. Mes eftafiers me tirèrent de mon étui & me conduifirent , au bout de vingt pas, k une petite porte qui s'ouvroit en dedans de Ia rue ,& derrière laquelle précife'ment étoit un efcalier ferré & efcarpé, par lequel ils me guindèrent dans un cabinet, oü ils me póufsèrent; la ils m'enfermèrent exadement, & fe retirèrent, après m'avoir rendu la vue & la parole. Je n'avois pas été k mon aife pendant le ti'ajet ; je m'e'tois vu fans défenfe entre les mams & a la difcre'tion de trois coquins armés. Je crus que 1'endroit oü ils me Iaiffoient alloit être mon tombeau: mais ces idéés affreufes firent bientöt place k de riantes. A la foible lueur d'une lampe de criflal , pofée fur une affiette d'argent fous la cheminée, je pus entrevoir que le cabinet dans lequel on m'avoit dépofé, étoit très-richement meublé ; un lit de repos d'une étoffe d'or n'en faifoit pas 1'ornement le moins brillant. Je me raflürai bientöt ü cette vue: cc Non, dis-je en moi-même, je n'en mourrai pas ; ce lieu a plutöt l'air d'un temple de l'amour que d'un coupe-gorge : je dois ctre content; voici une aventure galante qui s'offre d'elle-même , après en avoir cherché fi long-temps inutilement ». Je me repréfentai  deBouEogne. gr tout de fuite & d'avance mon héroïne, telle que je la fouhaitois ; & mon imagination fcrtile & déréglée s'égaroit dans mille événemens romanefques, tous plus extraordinaires les uns ü B o i £ brufquement & rentra par la même porté qu'elle étoit venue» Je me trouvai donc encore feul; Sc j'attendois, fans trop d'inquiétude, quel feroit le dénouement de cette aventure ; je me faifis alors du poignard; je 1'enfermai dans mon habit ; & j'étois réfolu de m'en fervir pour vendre cher ma vie, fi on attentoit a elle. Je promenois mes regards de cöté & d'autre, & j'appercus au pied du lit de repos un papier. L'efpérance qu'il in'app ren droit quelque chofe des lieux oü j'étois , & de celle que je venois de voir, me fit approcher de la lampe ; mais la porte par laquelle j'avois été introduit vint a s'ouvrir, je le fourrai au plutöt dans ma poche. Les trois braves qui m'avoient amené me reprirent; ils me remirent mon baillon & mon bandeau, & ils me reconduifirent au fiacre. II étoit refta a vingt pas; & quand nous y fümes montés tous quatre , il s'envola avec une vïtefie extréme. Ils s'excusèrent beaucoup de la méprife qu'ils avoient faite; j'ai toujours agnoré comment ils en avoient été informés; mais, ajouta 1'un d'eux en plaifantant, fi nous vous 1'avons donnée bien chaude,peut-être avezvous eu de quoi vous confoler; & je ne voudrois pas gagerun louis d'or, que nous n'eulflons en$ore bientöt befoin de vous, Après une courfi?  be Boulogne. g ƒ de trois quarts d'heure nous arrêtames; On me fit defcendre, & je me vis au milieu du pont de la Tournelle : il n'étoit guère que trois heures après minuit ; je tremblois que ces fcélérats n'euffent ordre de me jeter dans la rivière : j'avois la main fur mon poignard , mais ils avoient toujours leurs piftolets au poing. Je fus quitte de tout pour la peur. Ils voulurent me rendre mon épée; mais elle ne fe trouva point dans le carroffe ; ils accusèrent le cocher de l'avoir efcamotée ; celui-ci fe donna a tous les diables pour prouver qu'il étoit honnête homme : pour me délivrer d'eux tous, je leur dis que c'étoit une épée de perdue, & que je n'y penfois plus. Ils remontèrent en carroffe en me fouhaitant le bon foir; & le fiacre, en s'enfuyant comme un trait a travers 1'ile de Saint-Louis , me cria : mon gentilhomme, vous oubliez a me donner pour boire. Pour moi, que tant de différens événemens de cette nuit avoient un peu ému, je pris le parti d'aller chercher du repos a 1'hötel de Chateau-Vieux, rue Saint-André des arcs,oü j'étois fort connu de 1'höte qui avoit été domeftique de mon père. Quand je fus vis-a-vis le pont SaintMichel, mes pieds s'embarrafsèrent dans quel" que chofe qui me fit tomber; je portai la jmain pour voir ce que ce pouvoit être; c'étoit Cij  $6 Soirües du Bois tine épée. Ah ! dis-je en moi-même, du moins ne ferai-je pas fans épée! J'arrivai a 1'hötel de Chateau-Vieux que je me fis bientöt ouvrir. Dès que la lumière parut , 1'épée que j'avois ramaflëe me frappa les yeux; c'étoit la mienne; elle étoit apparemment tombée du carroffe; mais ce qui m'étonnoit le plus, c'eft qu'a force de m'orienter, je m'étois perfuadé que je venois du Marais, & que le fiacre qui m'avoit remis fur le pont de la Tournelle m'en amenoit, & en avoit repris le chemin. Dès que je fus dans ma chambre, je n'eus rien de plus prefte que de tirer de ma poche le papier que vous vous fouvenez que j'avois trouvé au pied du lit de repos ; c'étoit une lettre, & elle contenoit ces mots : LETTRE. « Avez-vous cru qu'un homme fait comme moi vous étoit attaché pour toute 1'éternité? Deux ans d'affiduités ufent terriblement l'amour. II y a trois mois que le mien eft expiré : maïs par pitié je m'étois condamné a feindre encore, & j'aurois continué cette contrainte; mais a votre tour vous avez eu pitié des peines que je prenois a vous abufer. Vos jaloufes inquiétudes vous ont fait découvrir ce que vous n'auriez jamais dü ghergher. Je me moque des  b ê Boueogne. 37 mémoires qu'on a pu vous donner fur ma. naiflance; quelle qu'elle foit, je fuis au-deffus, de ces chimères. Au furplus, que .notre enfant ne fouffre point de mon changement ; fi j'étois riche, je ne vous le lailferois pas. C'eft votre faute fi vous me perdez tout-a-fait; & je vous remercie de la gêne dont vous me délivrez. » La leéture de cette lettre m'inftruifit a fond de 1'aventure ; & vous devez croire qu'elle fit fur moi 1'effet qu'elle devoit faire ; ce fut de détefter a jamais le lache coquin qui en étoit 1'auteur ; & je fis vceu de venger une femme qu'il outrageoit fi cruellement. Mais comment m'y prendre pour cela ? c'étoit-la la difficulté» La lettre n'étoit point fignée, & 1'adrelfe en avoit été exaótement déchirée; ainfi je reftois dans une ignorance parfaite du nom de 1'offenfée, & de celui de 1'offenfeur : toute ma reffource fut de me perfuader que la demeure de la dame ne feroit pas impoffible a découvrir, & qu'elle-même ne tarderoit pas a me rappeller chez elle de la même facon qu'elle avoit déja fait. J'étois impatient de la venger, & je brülois d'en trouver les moyens. Je ne fermaï pas 1'ceil le refte de la nuit; je me mis a repafler dans mon efprit toutes les circonftances, C üj  3$ Soirees du Bois de mon aventure; le commencement m'en faifoit encore frémir, & chaque fois je me fentois agité d'une fureur plus violente contre le miférable qui l'avoit occafionnée. Dès qu'il fut jour, je fautai du lit comme un brave réparateur des *orts; j'allai battre le fauxbourg Saint-Germain, & chercher de rue en rue de ces petites portes équivoques pour ticher de démêler celle par laquelle j'avois paffe'. J'en trouvai quelquesunes ; mais quand je m'informois adroitement des perfonnes chez qui elles rendoient, je perdois auffi-tót ma bouffole ; je rencontrois toujours que ces maifons étoient habitées par de vieux feigneurs libertins , ou par de vieilles prudes de qualité ; & mon amour - propre s'étoit butté a croire que mon inconnue étoit belle & jeune. Je paffai plufieurs matinées dans ces allées & venues , fans être plus heureux dans mes découvertes ; la nuit , j'allois me promener aux environs du lieu oü j'avois été enlevé , fans pouvoir venir a bout de 1'être une feconde fois. Enfin je remarquai un jour une petite porte qui appartenoit & qui rendoit par derrière a un grand hotel; je ne fais comment elle avoit échappé a mes perquifitions ; je ne doutai point d'abord que je n'euffe rencontré jufte. La dame qui y demeuroit étoit déja depuis quelques années dans fon été;  mais elle avoit été fort belle, & elle étoit encore d'une taille pleine de majefté & de graces : faute d'autre objet , mes foupcons tombèrent fur elle; & je ne fus pas le maïtre de les retenir malgré la haute réputation de vertu qu'elle avoit. Rien n'eft fi commun, me difois-je pour fortifier mes idéés , que de voir des femmes allier ainfi les contraires les plus oppofés. Je réfolus donc de pouffèr a bout cette découverte ; & je commencai par mettre mon valet, qui étoit un grifon fort adroita en embufade aux environs de la petite porte, pendant que j'allois faire le pied de grue dans le Marais. II me rapporta , en rentrant le matin , que fur les onze heures & demie du foir,. il avoit vu cinq ou fix hommes vêtus, a ce qui lui fembloit, de noir, qui s'étoient coulés 1'un après 1'autre & de moment en moment par la petite porte dont chacun d'eux avoit la clef , & qu'ils avoient a mefure refermée fur eux;. que ces gens s'étoient retirés entre trois & quatre heures après minuit, fans bruit & 1'un après 1'autre; qu'il les avoit fuivis de loin a qu'il les avoit vus fe rejoindre tous au bout de quelques rues dans un end&it fort folitaire , & qu'il leur avoit entendu prononcer le mot de bulle, & parler mal du pape. II me rapporta la même chofe a-peu-près pendant troi* C iv  4° Soirees- du B' o' i s1 jours : je voulus vérifier par moi-même cê quil me difoit, & je ne pus douter après, que ces gens ne fuffent des hiboux du Janfénifme, & que la dame n'en fut une chouette. Je quittai pnle de ce cöté-Ia. Cette vie de loup-garou que je menoj me mettoit fur les dents ; & fi eiie Mt defuites facheufes pour ma fanté, j'en eus fans doute 1'obligation k une affaire, qui eft Deux moufquetaires de mes amis avoient vu dans une maifon une fort jolie perfonne, fiche & d'une très-bonne familie de robe & auprès d'elle un jeune homme de vingt-quatre a vmgt-cnq ans, d'une figure charmante, qui «Soit for Ie point de 1'époufer. Ils m'avoient ajoute que ce prétendu fe faifoit appeller Ie marquis de Villemonde, (c'étoit le nom de mon frere ainé , & on venoit de faire fon portrait) ; qu'ils lui avoient demandé s'il connoiffoit le chevalier de Villemonde, & an'il avoit répondu, apparemment, puifque j'étois fon frere. Cette Jouve-le me forprit extrémement; nous vivions, mon frère & moi, dans Ja plus étroite amitié j il étoit marié, & il etoit reconnu pour homme d'honneur; je ne  de Boulogne. 4* pouvois accorder ces idees avec celles d'un doublé manage, qui n'alloit a rien moins qu'a le déshonorer, & a porter le coup de la mort dans le fein de fa femme & dans celui d'une honnête familie, dont il auroit trompé la fille. Je priai mes amis de m'aider a percer ce myftère. D'abord il leur parut fort joli de voir mon frère avec deux femmes ; enfuite ils regardèrent cette affaire auffi férieufement qu'elle le méritoit. Je me flattois que s'il y avoit du dérangement dans la conduite du marquis, je ferois aflez puiflant fur fon efprit, pour lui faire entendre la voix de 1'honneur. Bs furent bientöt 1'adrefle oü je devois aller le chercher; j'y courus auffi-tót, c'étoit dans un hotel garni: je trouvai dans 1'antichambre deux laquais couverts de notre livrée, mais je ne les reconnus point; ils me demandèrent mon nom ; il n'en eft pas befoin, répondis-je ; ouvre. J'entre> & je cours les bras ouverts pour embrafler mon frère : je ne le trouvai point dans le maïtre du valet; 1'étonnement me fit reculer deux pas; pardon, monfieur, bégayai-je, je demandois M. le marquis de Villemonde. C'eft lui, monfieur , qui a 1'honneur de vous parler ; me répondit-on froidement. Vous, monfieur ? reprisje avec vivacité : hé ! dans quelle province eft fitué votre marquifat ? II fatisfit a cefte dernière  42 Soirees du Boisi queftion en homme bien inftruit, & du tori tranquille dont s'exprime la vérité. Puis, fans prefque hauffer fon ton : je voudrois bien favoir, monfieur, me dit-il, ce qui m'a attiré 1'honneur de votre vifite & de vos queftions. Moins que rien, repliquai-je avec un fang froid, pour vous dire que je fuis le chevalier de Villemonde , frère du marquis, & que vous êtes un fourbe. Ce trait de reconnoiffance étoit d'autant plus accablant pour eet homme, qu'il avoit avec lui trois perfonnes, defquelles étoit fon futur beau-père. II prit fon parti fans plus d'éclairciffement; il mit 1'épée a la main ; je la mis auffi ; mais nos fpeétateurs. nous arrêtèrent en fe jetant au milieu de nous. Je vous retrouverai, mon brave , lui dis-je en meretirant. Je ne me cacherai pas, répondit-il; & voila des meffieurs qui font témoins de 1'infulte que vous venez de me faire chez moi, je vous prouverai qui je fuis en temps & lieu; je n'en entendis pas davantage. B fut affez hardi pour aller faire une plainte contre moi chez un commiffaire, qui 1'affura que le foir même j'aurois de fes nouvelles; effeclivement, fi j'étois allé a 1'hdtel j'aurois été arrêté; les officiers avoient recu avis de la part du commiffaire , que j'étois allé infulter un homme de qualité chez lui; mais mes amis, qui eurent  DE B © U t O G N ï. 4? vent de la réception qui m'attendoit aux moufquetaires, m'avertirent de n'y pas paroitre. J'allai camper vis-a-vis de 1'hötel garni oü étoit logé le prétendu marquis. II me croyoit fans doute en prifon; car le lendemain je le vis fortir a pied & fans laquais: je courus aufii-töt a fa rencontre dans une rue prés YAve-Maria ; c'étoit un dimanche a 1'heure des meffes paroiffiales; ainfi le temps & le lieu étoient fort commodes pour vuider notre affaire , elle le fut bientöt. Dès qu'il m'appercut, il devint pale comme un mort; il me demanda pardon, en me difant que s'il eüt trouvé un plus beau nom pour fe parer, il 1'auroit fait; je fus infenfible a la fleurette , quelque forte qu'elle füt; je dégaïnai, il ne tarda pas a le faire, & en quelques minutes je 1'étendis fur le carreau. Je fongeai a la retraite , & j'informai mes amis du dénouement de 1'aventure. Tout 1'hötel prit parti pour moi, & mon frère, qui arriva a Paris, acheva de faire prendre une belle face a cette affaire. Cela lui fut d'autant plus facile, que la bleffure ne fe trouva pas mortelle : mais tant qu'elle dura, 1'aventurier fut gardé a vue, fans qu'il s'en appergüt; & dès qu'il fut guéri, le magiftrat s'en empara fur la plainte de mon frère. Ce miférable avoua que d'autres miférables, a qui apparemment  44 S O I R ê E S D u B O T 4 2' devoit Ie jour, lui avoient donné le nom de ViUemonde dès fa naiffance, paree qu'il étoit «dans cette terre, oü ils paffoient: il ajouta quetant plus avancé en Ige, il s'étoit informé de ce qui concernoit la généalogie de notre maifon, & qu'ayant pris a Paris, a la faveur öe ce „om, il s'étoit hardiment donné pour J aine. Sa vie parut mériter qu'on 1'approfondït, & on y trouva aflez de gentillefTes, pour en lettre le refte en fureté. J'obtins peu après »ne compagnie de dragons ; je me mis en equipage, & je me rendis au régiment. II étoit par hafard en quartier a quelques lieues d'une commanderie de 1'ordre, oü le bailli de Courbeu, mon oncle, qui en étoit le titulaire, paffoit ia vie déheieufement. Je fis mon auberge de la maifon ; elle en fut auffi une pour tous mes' camarades a qui elle fit plaifir. Mon oncle étoit tort répandu dans fon voifinage; il m'alla présenter de chateau en chateau, je trouvai peu dagremens dans la plupart, ils étoient habités par des gentilshommes , a la vérité pleins d honneur, mais un peu ruftiques j ils avoient negligé de chercher dans le commerce du beau monde, ce poli que Paris & la cour fourniffent feuls, & qui brille plus fouvent fans Ie mérite que le mérite ne brille fans lui. Mais bientöt" le chateau de Fondblanc me tint lieu de tous  les autres. J'y vis la marquife de la Charmaie , & je ne défirai plus rien. Dieu foit Ioué, mon oncle , interrompit la comteffe : voila fans doute votre héroïne; je vous avoue que j'étois dans une furieufe impatience de la voir arriver. Oui, ma nièce 9 reprit le commandeur, c'eft mon héroïne, & vous allez voir qu'elle méritoit bien de 1'être. C'étoit une veuve de vingt-trois ans; les mots de beauté, graces, majefté, fembloient n'avoir été inventés que pour faire fon portrait, & fon efprit étoit orné de prefque tous les talens , c'eft-a-dire , comme une honnête femme & une femme de qualité doivent les avoir : je la vis , je 1'adorai, & je n'ai jamais adoré qu'elle. La douceur de fon caractère acheva de me rendre le plus paffionné des hommes. Fondblanc devint pour moi un palais d'Armide, j'y étois enchanté ; & comme la maitrelfe du chateau , qui étoit tante de la marquife, avoit encore un refte de paffion pour mon oncle , j'y avois toute liberté. Je ne fus pas long-temps fans m'appercevoir que fa charmante nièce me voyoit avec quelque plaifir; mais, quand je ne 1'aurois pas vu, le bailli de Courlieu prit foin de m'en informer : chevalier, me dit-il un jour, tes affaires prennent ici une  \6 Soirêes cu Bots bonne couleur; je fais de madame de Fondblanc que la marquife te trouve a fon gré; courage, mon ami, ne manque pas cette occafion ; elle eft riche, tu pourras t'avancer dans le fervice ; & le don de fa main eft un bien plus fur & plus prochain qu'une commanderie que tu attendrois peut-être long-temps : mais, ajouta-t-il, mène la chofe en pofte; tu peux compter fur les bons offices de la baronne, & fur les miens. Je remerciai fort mon oncle : mais j'aimois trop , pour envifager d'autres biens que de poffeder ce que j'aimois. Je ne croyois pas que mon amour put devenir plus violent; mais la certitude de ne pas déplaire, & enfin eet aveu fi doux que j'arrachai peu de jours après de la belle bouche de la marquife, le redoublèrent. La baronne preffoit fa nièce de conclure au plutöt, elle lui débitoit mille lieux communs, & lui citoit mille exemples pour lui prouver que des mariages qui trainoient ne fe faifoient ordinairement jamais : mais l'amour qui parloit par ma bouche étoit bien plus perfuafif, & la preffoit avec bien plus de fuccès. Je 1'amenai donc au point oü tendoient tous mes vceux, c'eft-a-dire qu'elle me parut aufli impatiente que moi de voir notre union affurée; mais , me dit-elle, il ne me paroit  de Boulogne. 47 pas poffible de faire valablement ici notre contrat, a caufe du fils que j'ai eu de mon premier mari, & qui vit. B me femble qu'un notaire de Paris n'eft pas trop bon pour cela. Elle m'ajouta que c'étoit mon intérêt qu'elle envifageoit plus que toute autre chofe; qu'elle craindroit que quelque défaut de formalités ne tournat a mon préjudice, que fans cela rien n'auroit retardé fon bonheur : mais qu'elle alloit s'arranger pour partir au plutöt. B fallut me rendre a ces confidérations. Nous nous étions promis de mener cette affaire fi fecrètement , qu'elle n'éclateroit qu'après qu'elle feroit confommée ; mais y a-t-il myftères dans un chateau , que des valets ne pénètrent. La nouvelle de notre prochain mariage fut bientöt publique dans le canton; tous les échos d'alentour la répétèrent ; les officiers du régiment vinrent m'en complimenter jufques fous les yeux de la marquife , dont ils furent enchantés; ils fe joignirent tous, & firent une nouvelle tentative pour 1'engager a fe laiffer époufer au chateau oü elle étoit, & a ne pas les priver du plaifir d'être témoins de cette fête. Les confidérations que j'ai alléguées prévalurent fur les avis , ou plutöt mon étoile 'en avoit déja décidé. II étoit écrit dans le livre du ^eftin P que je moutrois vierge & religieux.  ^8 Soirees du B o i s Paflbns vos qualités, mon oncle, interrompïf en riant madame de Crémailles ; perfonne , je crois, ne s'avife de vous les difputer. Nous étions donc, reprit le commandeur, dans ces douces fituations que peüvent Teuls concevoir deux amans charmés 1'un de 1'autre, qui foupirent après le moment qui va les unir. Tantöt j'étois tout entier a ma joie ; tantöt 1'impatience de voir courqnner mon amour me plongeoit dans une rêverie 'qui dégénéroit toujours en inquiétude de perd\e ce que j'aimois. La marquife éprouvoit tous %> mêmes mouvemens ; ils font communs aüx deux fexes, quand on aime véritablement. La veille de fon départ, fa tante s'avifa, dans un grand fouper, de nous lire une lettre qu'elle venoit de recevoir de Paris; on lui racontoit, comme toute fraiche, 1'hiftoire cent fois renouvellée, d'un accoucheur que quatre hommes mafqués avoient conduit les yeux bandés, dans un fouterrain , pour délivrer une perfonne auffi mafquée, qui étoit en travail. Tout le monde a été rebattu de cette hiftoriette vraie ou faufle mais comme il y entre une efpèce de merveilleux , elle fe fait toujours écouter. Je m'avifai, tout de fuite , de raconter celle qui m'étoit arrivée 1'hiver précédent, & j'y ajoutai, comme un épifode, mon aventure avec  de Boulogne. 49 avec le faux marquis de Villemonde. Peus le chagrin de voir que tout le monde , & mon oncle le premier, la prit pour une fable que je venois d'inventer; j'eus beau vouloir 1'affurer, & m'efforcer de la prouver, on continua de crier haro fur moi & fur monhiftoire; je fus obligé de paffer condamnation, & il n'en fut plus queftion. Mon adorable veuve partit pour Paris, & deux jours après j'y courus en pofte fur fes pas. Vous penfez bien que dès que je fus arrivé, je volai chez elle; mon cceur y étoit lorig-temps avant moi. Elle occupoit au marais une fort belle maifon, dont fon mari lui avoit laiffé la jouiflance, Sc oü elle logeoit fa tante. Son fuiffe me regut comme il auroit regu le roi; fes camarades 1'avoient déja mis au fait; mais il m'apprit que la marquife etoit indifpofée, & il me pria d'avoir la bonté de monter chez madame la baronne de Fondblanc. Cette dame penfa me manger de care ff es : « ma nièce, me dit-elle , eft un peu fitiguée de la route depuis hier au foir; car ces deux jours, elle ne s'eft point plainte ; elle a un peu couru pour vos affaires, je n'en fais aucun doute; elle fe levera bientót apparemment; &z vous fer.CZ inceffamment en état de jsnettre la dernière main a fa guérifon : mais, Tome V. D  J<3 S O fR È E S DU Ë O 18 ajouta-t-elie , allons dans fon appartement j peut-étre ne dort-elle pas, Sc elle fera ravie de vous voir ». Je lui donnai la main ; nous approchames du lit de fa nièce , qui me regut comme elle le devoit, vu les termes ou nous en étions; après quelques rnomens d'entretien, elle me pria de trouver bon qu'elle ne me vit point ce jour-!è; qu'elle avoit befoin d'un-peu de repos : elle m'ordonna d'aller a 1'opéra, oü on repréfentoit un nouveau ballet, pour lui en dire des nouvelles le lendemain è diner chez elle. Sa fanté m'étoit trop chère pour ne pas craindre de lui être incommode ; que que plaifir que fa vue me fit, je m'en privai. Je remis la tante dans fon appartement ; je n'y fis pas une longue réfidence ; la crife d'affaire oü nous étions me fervit de prétexte pour la quitter bientót. Je ne manquai pas de me rendre a 1'opéra , je n'y pris pas beaucoup de plaifir ; j'aimois trop pour en pouvoir trouver loin de ce que j'aimois. Le fpeétacle fini, un grand dröle fans livrée m'aborda en fortant, & me pria de la part du prince de ... . mon colonel, d'aller 1'attendre au café de Dupuis. Je demandai au grifon a oü il me connoifibit; « je n'avois pas eet honneur, me répondit-il; mais le prince a fu que vous étiez arrivé; il vous a appergu a 1'opéra, & vous a fait remarquer  i> 2 B o v t o g n É. Yx a moi. B compte que vous voudrez bien fouper avec lui; il vient d'aller pour un moment chez une jolie chanteufe qu'il aime depuis huit jours Sc je cours 1'avertir que je vous ai accroché, & le prefler de venir ». J'étois forti fans laquais; j'allai donc attendre au café: j'y tentendis faire des dilfertations pour & contre le ballet nouveau qui m'amusèrent beaucoup * & qui m'empêchèrent de mJimpatienter de la lenteur avec laquelle mon colonel venoit aü rendez-vousi J'appellai fon grifon qui étoit a la porte : ton maïtre, lui dis-je, ne vient point ? Cela m'étonne , me répondit-il; il me fuivoit; je fetourne 1'avertir que vous vöus impatientez. IIrevint, un inftant après, me dire que le prince me faifoit bien des excufes s mais qu'il me prioit de 1'aller trouver oü il étoit, & que nous fortirions enfemble. Je me laiffai conduire par le coquin • il me fit détourner par la petite rue du rempart; & dans 1'angle je fus faifi & défarmé par deux autres qui me préfentèrent le piftolet fous le nezi Ils me traïnèrent tous les trois dans un fiacre qui étoit a 1'autre bout de la rue, dans celle de Saint-Honoré. Ils me baillonnèrent & ine bouchèrent les yeux, comme la première fois i Je vous avois bien dit, ajouta 1'un d'eux, quë nous vous reverrions. Enfin, après plufieurs Bij  S oir é e s d u Bois teurs dans Paris , nous arrivames a la petite rue, a la petite porte , & au petit efcalier; &: je me revis bientót enfermé daris le même cabinet oü je l'avois été, il y avoit prés d'un an ; je le reconnus parfaitement ; la même ïampe étoit pofée dans le même lieu. Je me mis dans le premier fauteuil , a m'occuper des moyens dont je poürrois échapper a lavenlurière qui m'avoit fait enlever, & conferver mon cceur tout entier & fans aucune altératio'n a 'ma chère marquife. L'obfcürité étoit encore plus grande dans ce cabinet que Ia première fois ; & la Iampe qui jetoit une lueur beaucoup plus foible, ne me permit pas d'appercevoir en entrant mon inconnue, qui étoit •déja affife nonchalamment fur fon lit de repos; elle me tira bientöt de ma rêverie, cc A quoi penfez-Vous? me dit-elle a demi-bas; c'eft fans doute a moi ? mats j'admire votre tranquillité : que ne cherchez-vous dans eet appartement quelques indices qui fervent a vous faire décoüvrir qui je fuis? Voyez au pied de ce lit, s'il n'eft plüs de lettre qui puifle vous 1'apprendre : mals je vais vous le déclarer moimême, je vous 1'ai promis ; j'ai trop appris i vous connoïtre, pour craindre votte indifcrétióh. Cependant fi vos courfes & vos recherches avoient pu vous faire deviner mon nom, peut-  DE BotfliOGHE, ƒ„ etre il vous auroit échappé ; il vous auroit fervi a. orner votre hiftoire devant la compagnie k qui vous avez fi fidèlement circonftancié notre aventure ; peut-être même auriez-vous cru cette indifcrétion. néceffaire , pour vous faire croire d'un auditoire incrédule, Non, madame , interrompis-je , il ne m'auroit point échappé. Je n'ai fait tant de perquifitions , que paree que je me fentois un penchant extraordinaire a. vous aimer , & qiv'il eft naturel de connoïtre 1'objet de fon culte. Vous na vous fentez donc plus ce penchant, ni même; de curiofité, interrompit-elle a fon tour ? Je vous parle ; vous favez que je fuis feule ici , & vous reftez conftamment éloigné de moi. Ah ! chevalier de Villemonde, que font de-» venus votre tendreffe & vos emprelfemens ? La marquife de la Charmaie m'a entièrement effacée, même de votre mémoires. Je fus fi étourdi de ce que j'entendois, & fur-tout dq ce qu'elle favoit mon nom & celui de la marquife, que quelques mots d'excufe que je voulus lui murmurer, expirèrent dans ma bouche, « Tu ne me réponds point, ingrat, reprit-elle; approche ; viens me voir mourir , ou viens me jurer que je vivrai toujours dans ton cceur, comme tu vivras toujours dans le mien Mon imagination me la repréfenta encore armee,- D iij  $4 Soïkëes du Boi? d'un poignard, & je fis quelques pas vsrs elfe. en he'fitant. cc Que. ne puis-je encore vous 1© jurer , lui dis-je ! mais il n'eft plus a mois| voüs m'étes connue, il eft vrai, par vos bon^ tés, mais je ne vous ai jamais vue ; devez^ vous me faire un crime de n'être pas fidéle a un fantóme, Aóluellement mon amour me reproche de vous entendre & d'être avec vous 5 il eft aflez fort pour que je fois fur de fortir d'ici fans 1'ombre de 1'infidêlité. Tu as beau faire , reprit-elle , ton cceur me reviendra, j'en fuis füre. Cette marquife , qui eft arrivée aujourd'hui en pofte pour t'époufer , ne fera jamais a toi, Tu 1'as vue tantöt dans fon lit % elle viy étoit occupie qu'a prendre des mefures pour fe défaire de toi. Cependant elle t'aime, & elle n'aimera jamais que toi. Qu'il va lui en coüter pour te perdre ! Peftime qu'elle a pour toi, & fa probité exigent de fon cceur ce cruel facrifice Elle garda enfuite un profond frlence, & au milieu du défbrdre extréme, oü ce que je venois d'entendre m'avoit plongé* j'entendis qu'il lui échappoit des foupirs. Elle reprit enfin la parole : cc Prends, ingrat, me dit-elle en fanglotant, prends une bougie qui eft fur la cheminée, & viens voir fi je ne fuis pas auffi belle & auffi jeune que celle que tu m,e préfères vx J'allumai la bougie en tremblant %    de Boulogne. 5 5" '&jenefais quelles idéés mepafsèrent dans fefpri^ fur le compte de cette femme; j'étois prét a croire aux enchantemens, & ie ne levois qu'avec frayeur les yeux fur elle ; je me figurois qu'elle alloit difparöïtre a ma vue. Ciel ! quel objet me frappa ! c'étoit la marquife elle-même. Je 1'eus a peine appercue , que je tombai a fes pieds prefque fans vie. Elle m'y rappella par tous les fecours dont elle s'avifa ; il lui en coüta beaucoup de honte & de larmes. Après l'avoir reconnue, je ne pouvois encore me per fuader que ce fut elle; mais elle m'en convainquit bientót. Elle éteignit la bougie. «Ne me condamnez point, mon cher chevalier, pourfuivit-e'le, vous allez me plaindre quand vous m'aurez entendue. « Vous favez que je fuis d'une fort bonne maifon de Bretagne. Un frère que j'avois en faifoit toutes les efpérances. J'étois élevée au couvent: quelque beauté qu'on s'avifa de me trouver, & les talens que j'acquis, pe-cèrent les murailles, & j'étois chaque jour atfiégée , a la grille , d'admirateurs. Le vieux marquis de la Gharmaie trouva plus qüa admirer en moi.. II me demanda a mon père, & offrit de me donner tous fes grands biens: mon père 1'écouta, & vint tout de fuite a mon couvent ma dire d'opter entre époufer le marquis, ou palfer D iv  y'6 S o i k É e s d tr B o r sf ma vie dans le cloïtre. J'en avois par-defius les yeux depuis plus de huit ans que j'y étois. Je préférai le marquis, qui ne douta point que je ne 1'eufle préféré de même a mille rivaux jeunes & aimables. II m'adora; & s'il ne me donna pas d'amour, du moins il eut toute mon eftime, & je méritai toujours la fienne. II m'amena a Paris, oü il demeuroit ordinairement: cette maifon étoit a lui, & il y avoit vécu garcon. Je devins grofle peu de mois après, & ma grofTefle fut, pour ainfi dire , 1'époque fatale de mes malheurs. J'étois dans mon quatrième mois quand une fièvre maligne enleva, en fix jours de temps, mon père & mon frère. Les biens confidérables qui me revenoient n'étoient point capables de confoler un cceur comme'le mien. Mon mari étoit obligé de partir pour la Bretagne , oü nos intéréts 1'appelloient indifpenfablement: je n'étois point en état de 1'y accompagner, & il ne pouvoit fe réfoudre a me quitter, dans la douleur dont il me voyoit accaHée; cela lui fit différer fon voyage de plus d'un mois. Ma tante de Fondblanc vint a Paris; eüe le détermina a partir au plutöt, afin d'être de retour pour mes couches ; elle lui promit de refter avec moi, & de ne pas m'abandonner. J'ai eu bien lieu de me louer de fes bontés : mon mari partit donc. II ne comftj  be Boüïognï. '57 s'abfenter que pour fix femaines au plus: j'étois unique héritière de mon père & de mon frère : mais comme la fucceffion la plus fimple & la plus liquide devient un labyrinthe dès que les gens de juftice y ont mis le nez, il ne vint a bout de terminer qu'après trois grands mois; 'quoiqu'il fe flattat tous les jours d'être a la fin. Toutes fes affaires bien arrangées, il fe préparoit a accourir a Paris, oü il comptoit arriver avant mes couches : mais j'étois plus avancée qu'il ne penfoit, & la furveille de fon départ, il regut la nouvelle que j'avois mis au monde un fils , & que ma fanté étoit parfaite. Revenu de toutes les folies de la jeuneffe , jeJuitenois lieu de toutes chofes au monde. Sa joie fut immodérée, il la fit éclater le-lendemain par une fête qu'il donna a 1'impromptu dans fon chateau. Hélas ! elle lui coüta la vie, une pièce d'artillerie qui creva, le bleffa a la tête, il ne languit que deux jours. On me cacha fa mort avec grand foin, & avec toute forte d'adreffe, pour me faire excufer h lenteur de fon retour; & on ne m'informa de mon malheur, que quand on me crut affez forte pour pouvoir le foutenir. Pen fus cependant accablée. L'eftime que j'avois pour fon mérite , & la reconnoiffance que j'avois de fes bonnes facons, firent éprouver a mon coeur des fentimens qui n'é ? oient  S b i k ï i s r» tr Bois guère moins vifs que l'amour. Ma tante ne m'abandonna point, elle confola mon défefpoir, elle prit foin de mes jours, ou plutöt elle les réferva a de plus grands maux. » II y avoit un peu plus de deux ans que j'étois veuve, quand je fus entraïnée a une afTèmblée chez un des parens de feu mon mari. J'y vis un cavalier agé d'environ vingt-quatre ans, c'e'toit pour la figure, pour 1'efprit & pour lamanière de fe mettre, tout ce qu'on peut voir en homme de plus charmant ; en faut-il tant pour féduire une femme ? Son premier regard jeta dans mon ame un feu & un trouble que je ne connoifiois pas: il me fit danfer, & ü étala tant de graces, que je devins fa conquête» Je ne fais fi mes yeux le lui dirent, mais dès ce moment il ofa me déclarer fa paffion; peutêtre lecoutai-je , du moins ne le rebutai-je pas. II chercha toutes les occafions de roe voir, & je ne les évitai pas , fi je ne les fis pas naïtre;, je ne m'occupai plus que de lui, je me rappellois la jaloufie de toutes les jeunes perfonnes de l'affemble'e qui 1'avoient vu a mon char. Rien n'eft fi flatteur a la vanité d'une femme, que ces fortes de pre'férences ; & la rage de fes rivales, eft le plus agréable hommage qu'on puiffe lui préfenter. II fe faifoit appelier le marquis de Vilhmonde , & je me repaiflbia  de Boulogne 59 Inceffamment de 1'honneur de porter un des plus beaux noms du royaume. Je n'avois jamais connu l'amour, hélas ! devois-je prévoir qu'un charme fi doux alloit devenir pour moi le plus mortel de tous les poifons. Me voici arrivée au comble du malheur. Mais pourquoi vais-je vous déclarer moi-même ma honte & mon déshonneur ? Chevalier, 1'eftime que je je dois a votre mérite, & ma probité, exigent de moi cette confidence , ou plutöt ce cruel facrifice ; plaignez - moi d'être obligée de le faire, Le fcélérat trouva auprès de moi un de ces malheureux momens, oü une femme n'eft plus maïtreffe de fes fens, ( vous en avez faifi un femblable ) je devins grafie, Ne vous alarmez point, me dit le perfide, je fuis majeur, & je vais vous demander avec apparat : mais il m'ajouta qu'il falloit qu'il allat dans fes terres, §1 qu'il attendoit de 1'argent pour arranger quelques affaires. Je lui offris mille piftoles que j'eus bien de la peine a lui faire accepter. II fut adroitement faire couler le temps jufqu'a mes couches fous différens prétextes ; & ja mis au monde une fille affez fecrètement pour n'en être foupconnée de qui que ce foit. Ma tante même n'en a jamais rien fu ; elle avoit été obligée de partir brufquement pour fon chateau, Le feu avoit entièrement confumé  5ö S ö ï K S S j js v B o r s* les batimens de fa ferme ; & quoiqu'elfe étt befoin de confolation, j'avois eu 1'ingratitude de la prier de me difpenfer de 1'accompagner: je ne pouvois, lui prétextai-je, m'éleigner de mon fils; mais la vérité étoit que je ne pouvois perdre de vue le fcélérat que j'aimois. Je commencai k le prefier de conclure, mais ü favoit toujours éluder, en même-temps qu'il ffie faifoit miJle proteftations , qu'il attendoit le jour qui devoit 1'unir a moi avec une impatience extréme. Voila oü nous en étions enfemble, quand je me trouvai dans une compagnie , oü, a propos de plufieurs graces que le roi venoit d'accorder, il fut beaucoup queftion du marquis de Villemonde qui y avoit eu part. J'étois piquée que, vu les termes oü nous en étions, il m'eüt fait myftère de fon avancement, & je fus étonnée de voir qu'une dame, qui étoit préfente , en recut les comphmens pour lui. Je. demandai k un monfieur qui étoit auprès de moi, pourquoi cette dame faifoit les honneurs du marquis de Villemonde. On me répondit qu'elle étoit fceur de fa femme. J'eus la force de foutenir ce coup de foudre fans qu'il parüt que mon vifage en recüt la moindre altération : mais une chofe me confondoit : on venoit de fe récrier fur la probité, fur la veru , même févère du marquis •  Ö ï B O Ü t O G H ï, 6fl & j'étois embarraffée comment accorder de fentimens pareils avec la noirceur de fon procédé. Je me perfuadai qu'ils pouvoient être deux parens du même nom. J'en fis la queftion avec le moins d'intérêt qu'il me fut polfible d'en mettre dans une chofe qui étoit pour moi lï importante. II a un frère, me répondit-on, qui s'appelle le chevalier de Villemonde , il n'eft pas tout-a-fait fi fage que fon frère, c'eft un efpiègle »< Dites un libertin, mon oncle, interrompit la comteffe.— Vous avez raifon, ma nièce, il faut être hiftorien exaófc: mais laiftèzmoi reprendre le fil de mon récit. 33 Je n'en demandai pas davantage ; (c'eft la marquife de la Charmaie qui continue ) je feignis une légère indifpofition pour me retirer chez moi, & m'y occuper de ma découverte. Je ne doutai nullement, fur le portrait qu'on m'avoit fait du chevalier , que ce ne fut lui que j'aimois : j'allai jufqu'a 1'excufer , & même jufqu'a lui favoir gré d'avoir pris la qualité de fon frère aïnë : il m'a crue intareflee , me difois-je, & que le titre de marquis 1'anhonceroit plus favorablement : il n'auroit jamais ofé venir jufqu'a moi fans cette fupercherie. Et auflï-tót je lui dis dans mon cceur: « ne crains plus, mon cher chevalier, de paroïtre a mes yeux tel que tu es, J'ai affez de biens  S Ö i K K K S Ti Ü BoiS pour me pafler des tiens, & les titres ne té manqueront pas ». je me faifois un plaifir inexprimable de lui voir tenir fa fortune des mains de l'amour* Je pris la plume & j'écrivis le billet fuivant s BILLET. Chevalier, marquis , comte, oü tout ce qu'il Vöüs plaira ; ( car votre véritable titre n'eft plus une énigme pour moi) je vous parle ert perfonne bien informe'e : je paffai hier une_partie de 1'après-dïnée avec la belle-fceur du marquis de Villemonde. Je devine aétuellement les raifons que vous avez eues d\fioigner notre manage ; venez m'avouer votre tromperie * peut-être ferai-je aflez bonne pour vous fairê grace* « II recut cë billet, & promit de venir mé Voir: mais je 1'attendis en vain tout le refte de la journée. Je paflai urie nuit cruellek Je devins un peu plus tranquille fur le matin a. force dé le difculper dans mor. efprit. Je me perfuadal que , s'il n'-étoit pas venu , c'e'toit un effet de la honte naturelle a tout honnête homme qui a la moindre chofe k fe reprocher : je me rappellai mon billet , & je trouvai qu'il ne l'avoit pas aflez rafluré; je me promis d eq  © E BOÏÏIOGNÏ, '6*3 récrire un nouveau, dès qu'il feroit jour; en 1'attendant, je me repailfois de 1'efpérance da le voir a rees genoux, & du plaifir délicieux que j'imaginois a lui annoncer que c'étoit a fa perfonne, & ncn a ies titresyjpe j'avois donné mon cceur. L'heure de me léver arriva, & ma femme-de-chambre entra en même-temps ; elle me remit une lettre que mon portier venoit de recevoir. Je treffaillis , en reconnoiifant 1'écriture de mon amant , j'ouvris la lettre avec précipitation , j'y cherchai des excufes & de l'amour, & je n'y trouvai que les horreurs les plus affreufes. C'étoit cette lettre pleine de noirceurs que vous avez ramaffée ici. QueL coup pour un cceur comme le mien ! il en fut pétrifié. Je relus plufieurs fois cette lettre fatale, & j'avois toutes les peines du monde a croire ce que j'y lifois ; tant je trouvois le procédé indigne d'un homme de votre nom ! mille projets me pafsèrent par 1'efprit; celui auquel je m'arrétai, fut de tacher de le rappeller encore* La raifon eut beau m'en dilfuader , l'amour étoit le plus fort ; il me diéta une nouvelle lettre, mais pleine de foibleffes ; j'y parlois en fuppliante, & je femblois demander grace au fcélérat. Heureufement il ne 1'a jamais vue, & il n'a pu en triompher. Sans doute il fe fentoit encore plus criminel que je ne le fuppofoisj  04 Soïrées du Bots car c'eft le même contre qui vous vous êtes battu. B avoit difparu de 1'hötel garni oü. il logeoit, le foir qu'il avoit recu mon premier billet. Mon amo^r pour lors fe changea ea fureur, je ne re$£|ai plus que vengeance , & j'étois réfolue a rauouvir. Je mis des gens en campagne pour chercher le chevalier de Villemonde. Vous n'aviez point de raifon pour vous cacher, chevalier; on vous découvrit bientöt, & toutes mes batteries furent dreffées contre vous. Je vous fis fuivre deux jours ; & mon aveugle jaloulie me perfuadant que c'étoit l'amour qui vous conduifoit dans les maifons oü vous alliez , je réfolus de vous facrifier de mes propres mains, pour rendre ma vengeance plus complette. Vous fütes enlevé , comme vous 1'avez été aujourd'hui. Pardonnez-moi la frayeur que je vous caufai. Voila , ajoutat-elle , ce que j'avois a vous raconter d'une hiftoire dont vous favez le refte ; voila des fecrets quó l'amour-propre vouloit que je tinffe enfeveiis, mais que la probité m'a forcée a vous devoiler , quelque honte que de pareils aveux puilfent coüter a une femme plus malheureufe que coupable. Je n'ai plus après cela 1'efpérance d'être a vous : mais vous me plaindrez, & peut-ctre ne me trouverez-vous pas indigp.e de vctre eftim; &i de votre amiüé. » M  E B o ü i ö o s e. , fjy II ne m'eft pas poflib'e, mefdames , de vous donner une efquifle de tout ce qui fe paffbit Jans mon ame pendant ce récit. Chaque chofe que j'entendois me frappoit d'une nouvelle nuance d'étonnement: mais dès qu'elle eut ceffé de parler, je me jetai k fes genoux, je hls embraffai, & je la conjurai d'oubher des malheurs qui n'étoient fus que de moi, & que j'étois en état de réparer. Non , chevalier , reprit-elle; tant de bonheur n'eft plus fait pour moi. Je ne fuis plus digne d'être votre femme. L'amour dans le mariage eft une fleur de peu de jours , je vous deviendrois bientöt un objet de honte & de mépris 5 je n'en courrai point le hafard ; & moi-même pourrois-je vous regarder fans penfer inceflamment que je fuis la caufe de votre repentir. je fens ce qu'q m'en coütera toute ma vie, de la pafler fans vous : mon cceur vous vengera de l'amour que /je vous ai donné. Je m'épuifai en tendrefle , en proteftations & en fermens , pour la raflurer, fans pouvoir en venir k bout. L'heure de me retirer arriva, & les trois dröles qui m'avoient amené vinrent me reprendre* J'allai le lendemain diner avec elle, comme nous en étions convenus, je me flattai que je parviendrois k vaincre fa téfiftance : mais elle avoit pris fon parti, dé Tome V~i è  Z6 Sóirées du Bots elle fut toujours inflexible. L'enfant qu'elle avoit eu de faventurier qui l'avoit abufée, mourut un an après; je renouvellai d'inftances, mais je n'y gagnai pas davantage. Laiffez-moi toujours vous eftimer , me dit-elle : eh ! pourrois-je le faire, fi je vous voyois mari d'une femme que fes foibleffes ont rendue indigne d'être la votre. Elle allégua mille prétextes différens a fa familie pour éloigner notre mariage , & pour fe débarralfer entièrement de mes pourfuites ; dès qu'elle eut atteint vingtcinq ans , & qu'elle eut arrangé fes affaires, c'eft-a-dire celles de fon fils, elle s'enferma dans un couvent, oü j'ai continué de la voir & de 1'aimer pendant le peu d'années que fes malheurs lui ont laiffé. Vous voyez , ajouta le commandeur en finiifant, que je n'ai pas eu tort de vous annoncer une belle paflion j c'eft la feule que j'aie jamais eue. II étoit tard : pendant que les carroffes s'approchoient, il fut queftion de nommer quelqu'un pour conter le lendemain ; Sc pour finir toute difpute , il fut arrêté que 1'Amphitryon 'du jour en feroit auffi le romancier ; ainfi le tout regarda le lendemain madame de Rockfields. Nous reprïmes le chemin du logis de» milord, en faifant les uns Sc. les autres de^  ïs e ÈötfiöëKft '6j téflexïons fut ce que nous venions d'entendre. J en fis de fort trifteS la nuit fuivante fur 1'état de madame de Montrozai & fur le miem La feul adöuchTement que je trouvois a mes rrtaux, c'étoit de penfef que je ferois inceffamment k portee de faconter mon hiftoire, dont mademoifelle de Boisbelle devoit être toute la matière ; que je pourrois parler d'elle , devant elle-même, fans que perfonne nous foupconnat de nous entendre; & ert même-temps lui faire Voir que ma confcience n'avoit rien a me reprocher a fon égard : mais mon tour étoit encore éloigné , madame de Rockfields & le marquis de Montgueil, devant pafier avartt moi, felon 1'arrangement dont j'ai dit que nous étions convenuSk Le lendemain je me fendis le premier chei miladi; le marquis y arriva prefque auffi-töt que moi; la comteffe & la marquife le fuiVirent de bien prés, milord & le commandeur ne fe firent pas attendre. Quartd les daffles eurent achevé de fe plaindre de n'avoir point dormi, & que cependant elles fe furent coiri^ plimentées réciproquement fur la fraicheuf de leur teint, on épuifa les nouvelles publiqües j & comme il reftoit encore un peu de temps avant que 1'on fervit, je propofai a la cofji*. pagoie de faire leef ure dune fablè affez joÜ#, È ij  (5S Soirees d ü B öiS que je venois de recevoir de Paris : tout Ie monde parut curieux de 1'entendre, & je lus: LA VOLIÈRE ET LE PINQON, F A B L E. \Jü homme avoit une volière , Belle , & conftruite de manière Qu'il y mettoit commodément Mille oifeaux de divers plumageSj Chaque efpèce féparément, Et comme en difFérentes cages; J'entends les males feulement; Aimant fort leurs jolis ramages, Et femelles ne difant rien, Chez les oifeaux ; car chez les hommes J, J'en fais au pays oü nous fommes, Qui parient beaucoup, mal ou bien. Pour en revenir a mon conté , Un jour , par hafard , un pincon , Jeune & de la dernière ponte , Vint autour de cette prifon : 11 entend leur chant, il s'approche , Pour mieux entendre & pour mieux voir. La, comme au travers d'un parloir : Bonjour, leur dit-il, mes confrères, . Vous me paroiffez bien nourris, Etes-vous captifs volontaires ? Ou, malgré vous, vous a-t-on pris? Qlie faites-vous dans ces retraites ? ■ A quel deffein font-eües fakes i  i B o u i o g n e; °S> Alors un Gros-Bonnet d'entre eux, Et qui paroiffoit le plus fage , Paree qu'il étoit le plus vieux, D'un air dévot & férieux, S'avance & lui tient ce langage: Pour moi, mon frère , en vérité , Je fuis content de mon partage; Nous fommes dans un efclavage Qui vaut bien votre liberté C'eft bon quand on eft a fon agej ( Dit tout bas un jeune éventé.) Ici nous goütons une joie Que donne la fécurité, Sans craindre de 1'oifeau de proie , La maligne fubtilité. On eft expofé dans le monde, Tous les jours, a tant de malheurs I Ici dans une paix profonde , Nous bravons le plomb des chaffeurs Et le piége des oifeleurs. Quant aux befoins de cette vie , Nous avons tout abondamment, Nous fommes fervis proprement, Notre auge eft toujours bien garnie: Du maïtre qui prend foin de nous, C'eft 1'amufement le plus doux , . , De nous fournir le- néceffaire, Même quelque chofe de plus: D'ailleurs nous n'avons rien a faire, Qu'a chanter comme des perdus; Que vous dirai-je davantage ? Point de femme, point de ménage, E iij  JQ SoiRBES T> V B QI$ Par conlequem pnint de fouci; On n'eft vraiment heur^ux qirïcï. Oh » oh J je veux être des vötres , Dit alors le jeune pinconj; Comment faire ? Comme les autres^ Lui repartit le vieux barbon; iVoyez-vous cette cage ouverte, A tous venans elle eft offerte» Cela s'appelle un trébuchet; De ce pas allez vous y rendre j Aufiï-töt dit, aufli-röt fait; Notre étourdi s'y laiffe prendre ; L'oifeau de fe voir fi tót pris , Un petit moment fut 'furpris; -Mais quelque peu de friandife , Mife expres la pour 1'amorcer , Lui fit oublier fa fottife : Même il chanta fans y penfer, Le maitre vient qui le careffe, Lui dit , bon jour, mon petit-filsJ Puis dans la volière il eft mis, Avec ceux de la même efpèce, Jl eft accueilli tout au mieux i A le fêter chacun s'emprefle ; U y vit content & joycux, Rien du dehors ne l'intérefle , Nul foin, nul remords ne le preftè ^ 11 fe croit au féjour des dieux: A'mfi fe pafle un mois ou deux. Vers le temps de la pariade, Notre réclus tomba malade ; eut d'abQrd quejcjues vapevirs^  JJI BOÜÏÖGNÏ, 7| Puis des d<'goüts , puis des langueurs, Qui venoient d'une ardenr fecrète, II s'ennuya de fa retraite; II vint a regretter les champs, Et vit trop tard, a fes dépens, Qu'il eft encor dans la nature, Des befoins prefque auflï preflans , Que font ceux de la nourriture; On lui fit tout ce que 1'on put: Mais a la fin il en mourut. Or c'eft a vous, novice aimable, Que j'ofe adrefler cette fable: Songez bien qu'il eft un printernps ; C'eft 1'époque oü je vous attends. Chacun loua 1'ingénieufe jufteffè de cette allegorie. On vint averür que 1'on avoit fervi. On joua en fortant de table, &, le jeu fini» nous. partimes pour la promenade,. E ï*  Soirees du Bois SECONDE SOIREE. N ous ne fümes pas plutót arrivés a 1'endroit qui formoit une efpèce de berceau , & que nous avions découvert la veille, que madame Rockfields commenca ainfi: Vous ne confultez guère la délicateffe de votre goüt, ni celle de vos oreilles, mefdames & meflieurs, quand vous forcez une étrangère a vous entretenir en votre langue. Je fouhaite feulement que ma complaifance vous engage a me faire grace du peu d'agrément que je vais mettre dans mon récit. Au refte, je vais vous tranfporter dans des climats' étrangers pour vous. Ce que j'ai a vous raconter ne s'eft point paffe dans un couvent. Je vous avoue, en paffant, que je trouve une trop grande unl-. formité , une monotonie, pour ainfi dire, dans les aventures que j'ai entendues depuis que je fuis en France. B y eft toujours queftion de couvent. B n'eft guère poffible que cela foit autrement, dit mademoifelle de Boisbelle; nos parens nous y enferment dès notre naif^ fance pour y être élevées. Dites pour fe débarralfef de vous, reprit avec vivacité miladi,  DE B O ü E O G N É 7^ Chez nous les pères & les mères ne fe trouvent pas trop grands pour élever eux-mêmes leurs enfans ; ils en font les premiers précepteurs, ils préfident a leur édueation. Ils fe croiroient coupables envers le ciel & envers la patrie , s'ils fe déchargeoient d'un foin que la nature leur a impofé , fur des dévotes de profeffion , que fouvent 1'avarice feule engage a. faire ce róle , & qui y prennent trop peu d'intérêt pour fe donner beaucoup de peine. Cependant vous avez trop de juftice , pour ne pas convenir que les demoifelles angloifes font auffi-bien élevées pour les mceurs , & pour ce qu'il eft important de favoir , que celles de France. Peut- être ne favons-nous pas chanter, danfer & jouer d'aulli bonne heure que chez vous: mais nous penfons plutöt; & les talens frivoles ne s'acquièrent toujours que trop tot. Mademoifelle Gave étoit la plus belle ame qui puiffe habiter le plus beau corps : voila fon portrait d'apiès'le naturel. II lui manqdoit un homme de mérite , qui put connoïtre le fien & le faire briller. Le hafard lui amena : milord Rockfields, pair d'Ecoffe, il étoit venu k Londres pour des affaires d'Etatv II étoit .agé d'un peu plus de" trente ans; &t' quoique mademoifelle Gave n'en eut que dix-fept, elle penfoit trop folidemeht, pour ne pas le préférer,  74 S o r r é e s du Bois dès qu'il fe fut déclaré, a un effaim de jeunes étourdis dont fa beauté étoit fans eeffe afliégée. Ils fe marièrent, & pafsèrent enfemble trois ans dans cette union d'efprits & de cceurs, qui feroit de la terre un féjour de délices, fi elle étoit éternelle. Le bonheur de ces époux étoit d'autant plus vif, que miladi étoit groffe» & que c'étoit la première fois qu'elle 1'étoit devenue. Une malheureufe partie de campagne, a laquelle elle m'avoit pu fe refufer, moiflbnna cette belle fleur encore dans fon printemps, & le tendre rejetton qu'elle renfermoit dans fon fein. Son carroffe verfa en chemin: fa compagnie tomba fur elle, & quand on la releva, elle étoit morte autant fans doute de frayeur que des coups qu'elle avoit regus dans le choc. Le défefpoir de fon mari , quand il apprit ce facheux accident, fut aufli violent que 1'étoit fon amour. La douleur que fes amis avoient de la fienne , & la part que le roi même voulut bien y prendre, ne fervirent qu'a: la rendre plus vive , puifqu'il prit fur lui d'étouffer fes regreis & fes foupirs, On crut pourtant pendant quelques jours que le temps avoit: un peu ferme fa plaie ; mais cette tranquillité n'étoit qu'un faux calme. II méditoit de fe donner non une mort d'un inftant , mais de. s'en procurer une tous les momens de fa vie*.  DE BOUEOGITE. *jf «u'il ne vouloit foutenir que pour cela. II vendit tout ce qu'il avoit de meubles a Londres , récompenfa fes domeftiques, ne garda qu'un valet de chambre qui l'avoit élevé & un laquais , & fe retira fans prendre congé de perfonne, dans un vieux chateau qu'il avoit en EcolTe a quelques lieues d'Edimbourg. II y fit tendre de noir un appartement; il en fit boucher toutes les vues ; il n'étoit éclairé que par des flambeaux funèbres; & ces flambeaux étoient difpofés de facon qu'ils réfléchiflbient fur un tableau, qui étoit le portrait de miladi. C'eft dans ce tombeau que 1'infortuné milord paflbit fa vie. Ni les ordres du roi, ni les cris de fes amis, ne furent capables de 1'en tirer ; a peine même purent-ils retentir jufqu'a lui ; le peu de gens qu'on laiflbit paroïtre devant lui, pour fes affaires , devoient être vêtus de noir : enfin il vouloit que tout lui retra$at fans cefle fon malheur & fervit a I'entretenir. Pour lui, toujours cloué devant ce charmant objet qu'il regrettoit, il lui parloit toujours , & lui adreflbit fans cefle des foupirs & des larmes. Tous fes amis & tous ceux qui 1'eftimoient s'étoient préfentés en vain i la porte de ce fépulcre , il avoit toujours refufé da les voir. Enfin , rebutés du peu de fuccès de leurs foins, ils s'étoient réfolus de s'en remettre  7^ Soirees c tj B o>i :au temps, qui feul peut émoulfer la douleuï la plus vive. II y avoit déja quatre ans qu'il traïnoit cette imférable vie y lorfque ma mère fut obligée d'aller i la cour. Je n'avois que treize ans ; mais j'étois déja aflez formée pour qu'elle jugeat plus a propos de me mener avec elle, que de me hifler ik merci de domeftiques , qui, quelques honnêtes gens qu'ils foient, n'auroient jamais pu me donner qu'une fort mauvaife éducation. Quand nous fümes aux environs d'Edimbourg, il prit fantaifie & ma mère de paffer par k folitude de milord Rockfields. Ce n'eft pas qu'elle efpéiit que fes exhortations auxoient plus de poids que celles de plufieurs illuftres amis , elle ne comptoit pas méme qu'il fe rendroit vifible ; mais il étoit ami & parent de feu mon père, & elle auroit cru manquer a ce qu'elle devoit a Ia politeffe , & même a J'humanité , fi elle avoit palfé fi prés de fa retraite, fans lui:donner quelque figne de vie, qui 1'aflurat que fes amis ne 1'avoient point oublié. Nous courümes mille fois le danger .d'être culbutées en defcendant dans une efpèce de précipice, oü fon chateau étoit enterré: tout étoit fait pour y repréfenter 1'horreur. Nous y arrivames enfin, ,&.le hafard voulut, quand nous eümes mis pied a terre, que nous  • Ke'Böueogn'e. 77 Sê rencontrames aucun dötaeftique. Après avoir promené nos yeux de cöté & d'autre, ma mère s'avifa de marcher par une galerie baffe fort obfcure, au bout de laquelle nous appergümes une lueur. Nous parvinmes a cette lumière; elle jetoit un foupgon de clarté dans une pièce, qui étoit comme 1'antichambre du tombeau. Ma mère donna quelques coups légers a la porte ; milord ne les entendit point, mais nous 1'entendïmes parfaitement fe lamenter , & pouffer des foupirs & des fanglots» Comme nous ne jugions pas a propos de refter toujours la, ma mère fe fit entendre par un nouveau coup qu'elle frappa. Le valet de chambre accourut au bruit : Madame , on n'entre point, dit-il; monfieur m'a défendu de le faire voir a qui que ce foit. Dites-lui , reprit ma mère, que c'eft miladi Keilfon fa coufine. Dès que le valet fut rentré, ma mère le fuivit fans attendre fon retour. Nous entendimes milord qui difoit : Eh , pourquoi faire entret du monde ? Ne fais-tu pas que je ne veux voir perfonne? Vous fais-je de la peine, mon couftn? dit ma mère. Non, ma coufine, reprit-il fans nous regarder ; on n'eft jamais faché de voir fes amis; & puis tout d'un coup fe plongeant dans un fauteuil qui étoit vis-a-vis le portrait de fa défunte femme; vous venez voir.  7^ Soirees t) ü Bots" ajouta-t-il, ma chère coufine, un malheureüx qui a pefdu tout ce qui lui e'toit cher dans Ja Vïe» II fe mit auffi-töt k nouS refaire dix fois de fuite 1'oraifon funèbre de miladi; mais avec des traits de douleur fi bien marque's & fï vifs, qu'il fembloit qu'elle ne fut mof te que depuis un jour ou deux. Le temps n'avoit encore rien diminué de fes chagrinss Ma mère n'avoit pu jufque-la placer un mot de confolation ; lui-même n'avoit pas fongé a donner le moindre ordre pour le diner, quoiqu'il fut heufe de fe mettre k table, & que nous euffions du chemin k faire avant d'arfiver oü hous avions defiein de coucher : mais le hafard lui ayant fait tourner les yeux fur moi , il interrompit tout-a-coup une période de foupirs & de fanglots qu'il avoit entame'e , pour dire : Qui eft cette jeune demoifelle, ma coufine ? C'eft ma fille, reprit ma mère» A peine attendit-il la réponfe pour accourir k moi; il m'embraifa ; elle eft fort belle, ma coufine, ajouta-t-il. II pofa fur ma gorge un doigt qu'il fuga après, en difant: cela eft fort bon, ma coufine; & tout de fuite il demanda mon age, loua mon air de modeftie, & ajouta qu'il n'avoit rien vu de plus charmant. Son valet de chambre éntrant pour demander fi nous ne dïnerionS pas, il donna des ordres qui furent exécutés  t>E BoULOÖNE» J$ fur Ie champ : vous allez faire un méchant repas, nous dit-il ; mais il ne tiendra pas k moi qu'il ne foit fuivi d'autres qui vous le feront oublier. Tant que nous fumes a table > fes yeux furent fixés fur les miens ; il me régardoit avec plaifir: ma vanité étoit, fans trop favoir pourquoi, contente de 1'impreflion que je faifois fur fon cceur; car je m'en appercus auffi-töt que ma mère se tant c'eft un fentiment naturel a mon fexe ! II ne lui échappa pas un mot de la défunte miladi. II demanda a ma mère fi elle ne penfoit pas a me marier; ma mère lui répondit que j'étois encore alTez jeune pour y penfer a loifir &- après quelques momens de filence , pendant lefquels fes regards m'inftruifoient du trouble de fon cceur , il s'avifa de dire qu'il voudroit être encore affez jeune , pour ofer m'offrir fa main & fa fortune. Que vous dirai-je? L'une & 1'autre furent acceptées par ma mère. Ce triomphe étoit trop flatteur , pour que de mon cöté je n'y fuffe pas fenfible. Ma mère ne jugea pas a pro* pos de le perdre de vue. Il fut arrêté , dès le jour même, que nous ferions mariés le plutöt & avec le moins d'éclat qu'il feroit poffible. Pendant un tour de promenade que nous fimes 1'après - dïnée , les ornemens lugubres difpa- xurent, la tenture funèbre fut enlevée, & njreot #  gó SoïülÉSDTjBöis place a des ameublemens moins triftes ; lapi-» partement fut röuvert a la clarté du jour* Cette pfodigieufe métamorphofe ne fut 1'ouVrage que d'un inftant, & d'un enfant de treize ans. Aurez -vouS , meffieurs , nous ajouta en riant miladi , aurez-vöus bonne grace après cela, de nous reprocher votre fable de la Ma^ ttone d'Ephèfe ? Comme milord RocKfields 'avoit beaucoup d'efprit & qu'il étoit de la plus aimable figure,il plut dès qu'il en eut lè deffein. Le lendemain , dès le matin, je trouvai fur ma toilettë tous les diamans de la feue miladi ; il voulut m'en voir paree tous les jours. Et comme notre bonheur fembloit ne dépendre que de nous , & que je n'y étois pas infenfibie , il fe hata de remplir quelques formalités, qui empêchoient de le cónfommer für 1'heure. Ces formalités font fort peu de chofe, dans urt pays oii la volonté libre des corttraótans eft prefque la feule chofe requife pour la validité d'uri mariage. Milord en triömpfia bientöt : nous fümes donc mariés ; & ce fut prefque au même moment que commenca une chaïne de malheurs, que toute la prudence humairie n'auroit pu prévoir. L'après-rriidi du joür de notre mariage, nous étions, milord, ma mère & moij & nous promener dans une allee du bois; & nous  db Boulogne. $& fcous étions tous les trois triftes , fans pouvoir en pénétrer Ia caufe. Le valet-de-chambre de mon mari vint 1'avertir qu'un homme a cheval demandoit k lui parler , & qu'il avoit une lettre k lui remettre; que ne 1'amenois-tu avec toi , lui dit milord ? II m'a dit, répondit le domeftique, qu'il lui falloit un mot de réponfe. Je n'en ai point k faire, reprit M. de Rockiields; qu'il la remporte. Ma mère 1'exhorta k aller voir ce que c'étoit; & Ie valet-de-chambre ayant* ajouté que ce courier , k ce qu'il lui fembloit, avoit dit qu'il venoit de la part du roi, cette confidération acheva de déterminer milord a nous lailTer , pour aller 1'expédier. Nous nous acheminames a fa fuite au petit pas. Mais k peine 1'eumes-nous perdu de vue, que nous fümes faifies par trois hommes mafqués & armés, qui fortirént tout-a-coup d'un des cötés du bois. La frayeur que me caufa cette apparition , m'öta 1'ufage de tous més fens; & je ne les repris que pour m'écrier : ah, ma mère ! Ne craignez rien pour elle, me" dit un de mes raviffeurs , qui me tenoit fur fon cheval embraffée devant lui. Cette voix redoubla ma frayeur. Le jour étoit pret de finir fit carrière ! j'étois au milieu des bois dans les mains de quatre fcélérats; car je ne pouvois pas douter que ceux qui m'emmenpient n'en "Tomé V~* j?  8a Soirtêes ï> u Bots fuflênt; & je me figurois qu'ils n'attendoient que la nuit pour m'égorger. J'étois encore fi peu au fait des chofes de la terre, que je ne croyois pas avoir a craindre pour quelque chofe de plus précieux que ma vie. Je tentai en vain d'adoucir ces inhumains; je leur redemandai ma mère. Elle eft au chateau de milord Rockfields, me répondit le même homme qui -m'avoit déja parlé; ne craignez rien ni pour elle ni pour* vous; vos jours & votre honneür font en fureté; & ce n'eft ni a vous ni*è elle que nous en voulons. Eh ! pourquoi donc m'en avez-vous féparée ? & oü. me menez-vous? Vous le verrez dans trois jours, me repliquat-il. II m'offrit la-deffus un coup d'eau de genièvre, pour mè remettre le cceur, difoit-il; je le remerciai ; après cela il m'ordonna de me taire ; & nous continuames a voyager toute Ja nuit en filence , mais avec beaucoup de viteffe. Je me livrai alors a mille affreufes réflexions & a mille horribles craintes : la promeffe de ces miférables ne me raffuroit point. Les premiers rayons de 1'aurore nous furprirent auprès d'un bois; nous nous enfoncames pendant une heure dans ce qu'il y avoit de plus fourré : la ils me mirent a terre , je crus toucher a ma dernière heure ; mais ils me ïaffurèrent fur ma vie, de facon, a la vérité,  S> E B O Ü E O G N E. §3 a me faire trembler pour elle. L'un d'eux fe détacha avec deux des chevaux, & il revint quelque temps après avec des provifions pour toute la caravane. Ils me forcèrent a mangér quelques morceaux de viandes froides. Je levois de temps en temps les yeux fur mes raviffeurs, & je les levois toujours avec une nouvelle frayeur. Ce repas fini , les quatre coquins s'endormirent, & la fatigue du chemin & 1'accablement oü la douleur m'avoit plongée , firer.t que je cédai auffi au fommeil poür quelques momens : mais j'étois fi peu accoutumée a coucher fur la terre, & la fituation oü j'étois, me permettoit trop peu de tranquillité, pour pouvoir dormir bien profondément t pour eux, du ton dont ils ronfloient, on les auroit crus dans le meilleur lit du mondei Ils fe réveillèrent fur les quatre heures après midi, ils fe remirent a manger, 6e m'ordonnèrent de faire comme eux, de ne point m'inquiéter , qu'il ne m'arriveroit aucun mal, & fur-tout de fupprimer mes plaintes qui les importunoient. Ce difcours fini, on fe prépara au départ ; tout cela fe faifoit avec le plus grand filence; nous remontames a cheval, &f nous continuames de Voyager pendant trois autres nuits, & a nous repofer les jours de la même fagon que nous avions déja fait. Je trouvai dans mon courage F ij  84 Soirêes d Ü B o i s des refiources contre la délicatefie de ma conftitution. Enfin , après avoir voyagé pendant quatre nuits, & avoir franchi pendant les deux dernières avec beaucoup de peine des montagnes efcarpées, nous arrivames un matin a une cabane , oü mes gens me remirent entre leS mains d'un payfan, de fa femme & de trois enfans qu'ils avoient. Ils leur donnèrent quelque argent, feur parlèrent en particulier; & après m'avoir afiurée que c'étoit par 1'ordre de milord Rock'fields qu'ils m'avoient amenée, & qu'il ne tarderoit pas a venir me trouver pour achever de m'époufer, ils difparurent. Je n'eus garde de prendre «pour autre chofe que pour une infulte leurs dernières paroles , ni de mê perfuader que mon mari fut 1'auteur d'une violence fi indigne de lui & de moi : mais la douleur de me voir féparée de ma mère me •déchiroit trop vivcment pour me lahTer de la •fenfibilité de refle pour mes autres chagrins, J'étois comme abymée dans une foule de ré-flexions, toutes plus cruelles. les unes que les autres, qui fe fuccédoient dans mon efprit. Je me voyois dans un pays inconnu , ignorée de toute la terre, & abandonnée a la merci de payfans, dont»l'air , la voix & les facons m'annongoient la férocité Ia plus barbare. ■Quoique le foin de la parure & de tout ce  de Boulogne. 8j* *(ui y a rapport, marche toujours le premier chez celles de mon fexe, le croira-t-on? je n'avois pas encore remarqué que je n'avois pas une de mes pierreries ; je confultai aufii-têt mes poches , qui devoient être remplies de bijoux de prix, qui étoient autant de préfens de la magnificence de milord; je n'en retrouvai aucun, & je ne doutai point que les honnêtes gens qui m'avoient amenée , n'euflent profité de mon évanouiftement pour me les enlever. Bs m'avoient feulement laiffé ma bourfe ; elle contenoit fi peu de chofe, qu'elle. ne les avoit pas apparemment tentés. Chaque inftant me plongeoit dans une nouvelle aifliétion. La familie de Mook, c'eft le nom du morrtagnard a qui on m'avoit remife, étoit compofée de Pagde (a) fa femme, d'une fille de mon age appellée Betty (b), & de Grégory & David fes deux fils ; 1'ainé étoit agé d'un peu plus de vingt ans, & 1'autre en avoit dix-neuf. Les deux frères étoient plus 'féroces que leur père qui 1'étoit infiniment, paree que la force de 1'age ajoutoit chez eux k la nature & a. 1'éducation. J'ai vu cent fois le père, la mère & les fils prêts a s'égorger & attenter les uns fur les autres a coups de couteau. Voila avec. ( a ) Pagde revient a norre terrae de Margot. (&) Betty revient A notre terme de Babet. F iij  t6 Soirêes du Bois quels hótes j'étois deftinée a vivre. Je ne dontofs pas que les coups ne vinflent bientöt jufqu'a moi; & la cruelle extrémité oü j'étois réduite, me faifoit regarder, finon avec joie* du moins avec indifférence , Ia mort qui devoit être la fin de mes tourmens. Je tombai même dangereufement malade: mais j'étois trop malheureufe pour que la mort vint a mon fecours. Betty étoit au contraire Ia douceur même. Je m'étonnois comment cette fille avoit pu recevoir & conferver un caractère auffi tendre & auffi compatiffant, & des mceurs auffi douces au fein de la barbarie même. Son amitié me fut d'une grande reffource. Ma garde-robe n'étoit compofée que de ce que j'avois fur moi quand on m'avoit enlevée. Je donnai a Mook une partie de mon argent pour m'avoir quelque linge; il prit mon argent, mais il ne m'acheta point de linge; il fe contenta de me faire partager avec Betty le peu qu'elle en avoit. II m'auroit peu convenu de faire la difficile ; je n'avois perfonne pour m'tfntendre ; d'ailleurs je partageois le lit de cette fille depuis que j'étois chez fes parens , & Dieu fait quel lit, au milieu de quelques chèvres du rapjjort def quelles ces malheureux Higlanders (a) vivoient. pagde me. dit un jour que, comme on lui (a) C'efl le nom qu'on danne auxmóntagnards d'Ecoffe*  de Boulogne. 8?' donnoit peu de chofe pour ma penfion , il étoit jufte que je les dédommageaffe par mon. travail; que j'irois garder les ehèvres & travailler au bois avec Betty. Je voulus leur dire que je les récornpcnferois bien, s'ils vouloient faire favoir a ma mère oü j'étois, ou a la ducheffe de Marlborough ma parente; toutes mes prières & mes promeffes furent rebutées , & il fallut me foumettre a travailler pour ne pas irriter leur fureur. II eft vrai que , graces a la charité de Betty , je ne fatiguai pas beaucoup : cette bonne créature fe chargeoit de faire fon ouvrage & le mien ;. elle me difoit qu'elle étoit faite pour travailler, qu'elle étoit trop heureufe de m'exempter de cette peine , & qu'elle feroit au comble de Ia félicité, fi elle pouvoit me remettre dans la fituation qui me convenoit. Je Favois fouvent entretenue de mes malheurs, de mon mari & de mes parens ;. & je n'avois jamais pu la déterminer a me fournir les moyens. de leur écrire. J'avois eu toutes les peines imaginables a lui faire comprendre ce que c'étoit que du papier & de 1'encre, dont elle n'avoit jamais entendu parler, & quel ufage on pouvoit en faire; d'ailleurs 1'amitié qu'elle avoit pour moi étoit fubordonnée a celle quelle devoit a, fes parens & a la. crainte de leur déplaire, quoiqu'elle n'approuvat point leur dursté- ¥ bi  *5 Soirees 15 tr B o i g a mon égard. A force de fréquenter les boïs^ mon habit & le refte de mon équipage tombèrent bientót dans le délabrement le plus horrjble; favois été enlevée en plein été, & je n'avois pu déterminer Mook ni fa femme a m'acheter quelques hardes d'hiver; ils avoient bien recu le refte de mon argent, mais quelques prières que leur fille & moi leur euflions faites de me donner quelques vétemens , il n'avoit pas été poffible de les y réfoudre. Un nouvel hiver approchoit , & mes habits, qui n'avoient fait qu'empirer , me faifoient déja fentir qu'ils ne pourroient pas me mettre i couvert de 1'inclémence de la faifon quand elle feroit plus avancée. Nous redoublames en vain de prières , Betty & moi; & je ne voyois aucune iflixe pour fortir de ce gouffre de maux; au contraire, il s'y creufa un nouveau précipice , ou je me crus pour jamais abymée. It ne manquoit a mon malheur que de donner de l'amour a 1'un des deux frères; j'aurois été époufée fur Ie champ de force ou de gré; ces barbares montagnards n'y font pas plus de facons \ ils vivent dans 1'ignorance de toutes religions & de toutes loix j & leurs mariages., fi on peut donner ce nom a leurs unions, fe font auffi brufquement que ceux des autres animaux. Je fus affez heureufe pour infpirejr.  t> e Boulogne. de l'amour aux deux frères. Chacun d'eux me fit, en préfence de fon rival, & dans le même moment, 1'aveu de fa fureur ; car une paffion aufïi tendre & auffi douce que l'amour, n'étoit pas faite pour ces deux fcélérats. Leurs déclarations ne s'exprimèrent que par des menaces qu'ils fe firent en ma préfence , & elles furent fuivies a ma vue de quelques coups de couteau, qu'ils fe portèrent 1'un a 1'autre. Qu'on fe figure deux ours, acharnés fur une innocente brebis : voila le tableau de la pofition oü j'étois. Quel amour, pour être tentée d'y répondre ! leurs menaces s'étendirent jufqu'a moi; & chacun d'eux jura, mais dans les termes les plus épouvantables , de fe venger fur moi, de la préférence que je donnerois a fon rival. Bs retournèrent tout en fang a la cabane : leurs parens furent bientöt la caufe de leur querelle; & comme tous les jours ils la renouvelloient, quoique aflurément 1'un n'eüt jamais fur 1'autre la plus légère ombre de préférence ; Mook me dit auffi brutalement que fes fils, que j'étois la caufe de tout ce. mal, & que ma vie lui répondroit du malheur qui pourroit en arriver. Je m'efforcai en vain de lui faire entendre raifon , fa fureur n'en devint que plus violente, & elle fe déchargea fur la pauvre Betty, qui avoit voulu dire deux mots en ma faveur.  ■ £o Soirees b u B o r s J'étois dans des agitations continuelles. II ei? vrai que leur jaloufe rage faifoit qu'ils fe gardoieht 1'un & 1'autre , & que j'étois en quelque efpèce de fureté: mais comme ces deux forcenés fe poignardoient chaque jour a mes yeux, que chacun d'eux me preffoit de m'expliquer en fa faveur, j'aürois défié la plus adroite coquette de fe tirer d'un pas fi hafardeux. Ces difputes finiffoient toujours par fe mettre en fang ; & j'avois extrêmement a craindre que fun n'y fuccombat, & de devenir la proie du vainqueurou qu'ils ne vinffent a s'accorder qu'ils m'épouferoient tous les deux. Cette forte de gens étoit capable des excès les plus affreux, & de ceux qui révoltent le plus la nature ; leur mcrè le leur avoit même confeillé. Je réfolus donc» de me délivrer de toutes ces horribles frayeurs en m'échappant de la cabane de mes perfécuteurs. Je communiquai la nuit fuivante mon deffein a Betty dont j'étois füre. L'exécution lui en parut impoffible par les difficultés. Nous étions fans argent, dépourvues de toutes chofes, même les plus néceffaires, fans. connoiffance d'un pays traverfé de montagnes, hérilfé de bois &c rempli de bêtes fauves. Les approches de 1'hiver rendoient la faifon affreufe, & les chemins impraticables. Toutes ces re-? tearcues de Betty i\s furent pas capables d&  de Boulogne. £ï ■m'arrêter. La mort me fembloit moit*s redoutable que Ie fort dont j'étois menacée". Je lui répondis que le ciel ne m'abandonneroit pas , que je trouverois de 1'humanité dans quelques autres cabanes, & que peut-être je ne ferois pas long-temps fans trouver un village. Rien n'eft au-deflus du courage , quand on a celui de ne pas craindre la mort. Comme je n'avois aucuns préparatifs a faire, j'arrêtai mon départ au lendemain matin même. Betty me jura que puifque j'étois réfolue a partir, elle m'accompagneroit , & qu'elle partageroit mes périls ; je fis tout ce que je pus pour l'en détourner: mais elle continua a m'aflurer qu'il n'y auroit jamais que la mort qui la fépareroit de moi. .Elle eft depuis ce temps toujours auprès de moi, & moins comme une de mes femmes, que comme mon amie ; j'ai voulu lui faire un établiflement par un mariage aflez avantagcux, mais elle a toujours refufé mes ofTres & mes empreflëmens. Elle a été jufqu'a me reprocher que je ne 1'aimois plus , puifque je voulois me défaire d'elle & 1'éloigner de moi. Dès qu'il fut jour, c'eft-a-dire 1'heure d'aller au travail , nous fortimes a I'ordinaire ; elle s'étoit munie de quelques vivres ; & comme dans cette faifon, nous ne retournions que le foir a la cabane, nous avions un jour & une  £a SorRËESDuBors «uit d'agance , pour échapper aux recherches qu on auroit pu faire de nous. .Betty, faite k la fatigue, marchoit fort bien ; & quoique j'aurois au y être faite , j'étois fi mal chaufiee,' que 1 aprete des chemins pierreux m'eftropioit, & ralent-ffoit malgré moi mon ardeur , car j'aurois marché fur des pointes d'acier... . Nous .entrames dans un bois par lequel il me fembla que j'étois venue ; nous y errames pendant deux grandes heures fans entrevoir aucune ÜTue pour fortu- de ce nouveau labyrinthe. A force de marcher nous nous appercümes que nous montions toujours, & nous pensimes que nous étions iur le penchant d'une montagne ; que peut-être quand nous ferions parvenues au fommet, nous pournons découvrir quelque route. Nous franchimes donc cette montagne ; & ce ne fut pas fans beaucoup de travail : elle étoit extrêmement efcarpée & raboteufe, & de temps en temps. interrompue par des précipices, d'autant plus dangereux , que 1'obfcurité du bois les déroboit k notre vue. Betty me traina le plus fouvent. Notre attente ne fut point trompée, nous nous trouvames comme dans les nues , & au-deffous de nous s'étendoit une vafte vallée^ coupée par des montagnes , par des bois & par quelques torrens. Je me flattai, & je fTattai Betty , qui n'étoit  de Boulogne. 9? au fait de rien, que fans doute cette vallée nous conduiroit k quelque village habité ; mais il falloit y defcendre : nous la cötoyames pour cela , fans jamais la perdre de vue. Quand nous fumes a. portee d'y entrer, nous fümes frappées de quelque objet, qui dans le lointain fembloit fe mouvoir , fe féparer & fe rejoindre. Nous attachames fbcément nos regards , & je ne fus pas long-temps k démêler que c'étoit une troupe d'hommes a cheval qui fembloient efcorter une chaife. Ma joie en fut extréme, par la perfuafion oü je fus que nous n'étions pas éloignées de quelque ville ou village, Sc par 1'efpérance de trouver du fecours dans la générofité, ou dans 1'humanité de ces voyageurs. Betty au contraire étoit agitée d'un tremblement univerfel ; elle voulo.it rentrer dans le bois & me rendre complice de fa crainte : mais je lui répondis avec tant de fermeté , que je n'avois d'autres ennemis a craindre que fes parens; que fi je ne la ralfurai pas, du moins je la déterminai k marcher avec moi au-devant de ces cavaliers qui s'approchoient toujours. L'efpoir me donna des forces , k mefure qu'ils s'avancoient vers nous , & que les objets fe hrent voir plus diftinctement; je comptai onze hommes k cheval dont les armes brilloient. C'étoit une litière qu'ils efcortoient, La frayeur  <94' Soirees ou Bois de Betty redoubloit a chaque pas ; la pauvfè fille n'avoit jamais vu tant de monde dans fes montagnes. Pour moi, mon affurance devenoit plus forte de moment en moment: je me promettois de me jeter aux; pieds de cette troupe, & de conjurer celui qui la commandoit d'avoir pitié de deux infortunées, de lui dire mon nom & mes aventures ; & je ne doutois pas de le rendre fenfible. Dès que je fus a portee d'eux , je me jetai a genoux; & levant les mains au ciel, Meffieurs, leur criai-je , ayez pitié de la malheureufe fille du lord Keilfon. Ce nom fembla les avoir rendus tous comme des thermes ; tous leurs yeux furent fixés fur moi; mais bientöt ils m'entourèrent; & j'en vis deux fe précipiter de. cheval, accourir a moi, & me crier: O ciel ! eft-ce la, & vois-je en eet état ma maitrefie, Miladi Rockfields ? je reconnus a mon tour dans ces deux hommes Salomon & Ewart, laquais de ma mère; & bientöt je me vis dans les bras de Sara Will, fa femme-de-chambre, qui m'avoit élevée; elle étoit defcendue de la litière. II ne me fut pas difficile de deviner que c'étoit moi que 1'on cherchoit, quand, promenant mes regards fur tout le refte de la troupe, j'eus remis 1'un de mes ravifleurs ; il étoit a cheval, mais chargé de fers. Je mon'tai dans la litière avec Sara j  3d ë Boulogne. 9jf Salomon prit Betty en croupe; & malgré toutes les inftances que je fis de continuer la route, Ie chef des archers voulut obftinément fuivre le chemin de la cabane > afin, difoit-il, de voir oü j'avois été fequefirée, cqmment j'y avois été, & de reconnoitre les honnêtes gens qui m'avoient gardée. B ajoutoit que tout cela étoit néceffaire pour confrater le crime, & convaincre les criminels ; que d'ailleurs la traite n'étoit pas longue, qu'il n'étoit guère que midi, .& qu'il refteroit plus de temps qu'il ne nous en faudroit pour regagner le bourg d'Inverloch (a) d'oü ils venoient. Salomon & E\fart ne quittoient pas ma portière; & Betty ne ceflbit de me conjurer de pardonner a fes malheureux parens. Elle ne demandoit que cette récompenfe de fon attachement éternel a ma perfonne. La première chofe dont je parlai a Sara, fut de ma mère : elle m'afiura qu'elle fe portoit bien , qu'on l'avoit trouvée la nuit qui avoit fuivi mon enlèvement, attachée a un arbre dans le bois , & qu'elle 'n'avoit ceifé depuis de parler de moi; je voulus lui faire d'autres queftions : mais elle me répondit qu'on lui avoit défendu de m'en dire davantage, & que mon mari fe réfervoit a me raconter le tout (a ) Bonrg de 1'EcofTe feptentrionale, dans Ia provinca de Locharbiu  '9S S o IB.EES DTJ Bors" lui-même; qu'il feroit auffi venu me recher? cher s'il n'étoit pas un peu indifpofé. Nous arrivlmes bientöt k la cabane, & fans paffer par les bois ; le fcélérat qui étoit enchaïné fervoit deguide, & connoiflbit parfaitement les routes. J'ignore par quelle aventure Mook, fa femme & fes fils s'y étoient déja affemblés. L'arrivée de tant de cavaliers, & le róle que je faifois dans cette occafion les glaca d'effroi; ils trembloient, • fur-tout les deux frères, que je ne fiffe mes plaintes de leurs violences. Le chef des archers leur fit reconnoitre le brigand qui m'avoit livrée a eux; il étoit neveu de Pagde. Salomon & Sara voulurent voir le lit oü 'j'avois couché, & la facon dont j'avois été nourrie. Et après que le chef des archers eut écrit quelque temps , nous partïmes tous; il vouloit emmener Mook , Pagde & leur fils ; mais par amitié pour Betty, j'eus la bonté de ne leur reprocher aucuns mauvais traitemens; méme je voulus bien dire, que je n'avois qu'a me louer de ces pauvres gens ; qu'ils m'avoient traitée de leur mieux, & que par reconnoiffance j'emmenois Betty leur fille : mon interceffion fut caufe qu'on les laiffa; mais avec de fortes menaces de les traiter fans miféricorde, fi a 1'avenir ils fe prétoient k de femblables manoeuvres. II me fallut enfuite arracher de leurs bras Betty ? qui ne vouloit plus  e> e Boulogne. 57 plus s'en féparer, On la remit donc derrière Salomon , a qui je la recommandai; nous fimes beaucoup de diligence, & nous arrivames a Inverloch k 1'entrée de la nuit. L'étonnement de Betty fut extreme quand elle me vit fervir & matiger feule; elle ouvroit de grands yeux, qui m'auroient fort réiouie , fans je ne. fais quel preffentiment qui me tenoit dans des alarmes continuelles. Nous nous rendimes le troifième jour au chateau de mon mari. En defcendant de la litière, mes yeux cherchèrent ma mère ; je connoiffois toute la tendreffe qu'elle avoit pour moi, & je ne pouvois. comprendre comment elle n'étoit pas la, pour me recevoir dans fes bras , après une féparation auffi cruelle que la nótré> Oii eft-elle donc, m'écriai-je. pénétrée ce douleur ? Ne m'aimet-elle plus ? On me répondit qu'elle n'étoit pas au chateau, & que mon mari m'en af oit inftruire. Je volai don« a fon appartement. B 'étoit au lit. Hélas ! ma chère Suki (a) , me cria-t-il, en faifant un effort pour venir .a moi, en quel état vous revois-je 1 aimez-vous encore un mari, qui a caufé tous vos malheurs , en voulant faire votre féiicité & la fienne ? Pardonnez-lui tous vos maux; il ne (ei) AbiréfiatiOn angföife du nom de Suzanae , qui fépy-id » notre Siqon. fome V, G  £8 Soirees du Bois fouhaite de conferver la vie que pour vous faire oubiier ce que la votre a eu de trifte & d'affreux. Pendant qu'il parloit ainfi , il me tenoit embraflée, ou il arrofoit mes mains de fes larmes, & j'avois le cceur fi ferré, que je ne lui répondois que par des foupirs. Je lui demandai cependant, en tremb'.ant, pourquoi elle n'étoit pas avec lui : elle feule vous occupe, me répondit-il tendrement, mais d'une fagon embarradde , & vous ne voyez pas même un mari qui Au nom de Dic-u , repris-je avec vivacké , faites que je la voie Hélas ! elle n'eft plus , m ecriai-je, en tombant fur fon lit: car fan.air embarrafle me l'avoit fait deviner. B appella du fecours; Sara & une autre femme de ma mère accoururent en mémetemps ; & a 1'aide de Betty , elles m'emportèrent dans un appartement voifin, oü elles me mirent au lit plus morte que vive. Ma douleur m'avoit plongée dans un état danéantiffement abfolu; 'tout ce que mes femmes me difoient pour eflayer de me confoler, n'étoit que des fons qui frappoient vainement mes oreilles , je ne les entendois point , je les regardois fans les voir , & je recevois tous leurs fecours fans m'en appercevoir, S'il m'échappoit quelque mot, c'étoit ma mère que je demandois ; il me fembloit pour lojs que je revenois d'un  de Boulogne. 99 fonge profond, & je m'y replongeois aufil-tot. Je paffai dans ces agitations le refte du jour & la plus grande partie de la nuit. Le ciel me rendit la connoiffance avec le jour, préfent funefte qui ne fervit qu'a me faire fentir plus vivement la perte que j'avois faite , & toute 1'horreur de ma fituation. Ce fut pour lors que les confolations de mes femmes me furent d'un grand fecours. Sara, qui avoit de 1'efprit, & que j'étois accoutumée a croire , me remontra pathétiquement, que je me devois a un mari qui m'adorait, & qui étoit dans un état a ne pouvoir fe paffer de mes attentions. II envoyoit a chaque inftant voir comment je me portois ; & il n'eut pas plutöt appris que la connoiffance m'étoit revenue , qu'il me fit dire , que fi je voulois bien le lui permettre, il alloit fe faire porter dans ma chambre. Sara , qui ne manqua pas de me faire remarquer eet effort , capable peut-être de lui donner la mort, me perfuada de le lui défendre, & de lui dire que j'aliois faire en forte de me rendre auprès de lui. Je m'y rendis effeclivement fur les dix heures du matin. Hé bien, milord ! lui criai-je en entrant , je n'ai plus de mère. Non , ma chère Suky, me répondit-il, tu n'en as plus , & j'ai recu fes derniers foupirs, il y a environ un G ij  aoo Soikées du Börs an : mais fa perte eft pour moi une plaie toujours récente. Et comme on aime a nourrir fa douleur des chofes qui font le plus de peine, & a n'en pas ignorer la moindre circonftance, je voulus a toute force qu'il me racontat de quelle facon elle avoit fini fes jours. II réfifta long-temps ; & enfin, cédant a mon impatience , il commenca ainfi: 53 Vous voulez, ma chère Suky, que j'augmente vos tourmens par le plus affreux récit; je fouhaite que la part, que j'y ai toujours prife, les adouciffe. Rappellez-vous ce moment oü nous nous liames par des nceuds éternels qui me rendoient le plus heureux des hommes. Non ; ma félicité auroit été trop grande , je ne la méritois pas ; & c'eft pour cela que la fortune ennemie a depuis empoifonné tous les momens de ma vie. Rappellez-vous cette promenade que nous allames faire avec votre mère, dans une allée du pare; prés d'être au comble du bonheur , je me fentois un fond de trifteffe que je m'efforcois de chaffer, ou du moins de cacher ; votre mère & vous, n'étiez pas plus .gaies. Mon valet vint m'avertir qu'un homme avoit a me parler d'une affaire de la dernière .importance. Je vous quittai pour un inftant; un inconnu me remit une lettre & üifparut  fcï BotTLOffNÏ, 10* fuffl-tót. J'ouvrls la lettre , & je courus, fuivi de tous vos gens & des miens , aux lieux oü je vous avois laiifées. Hélas ! vous n'y étiez déja plus. Sans cette courte éclipfe , j'aurois fans doute fuccombé fous les coups de vos raviffeurs. Et plüt au ciel! votre mère vivroit, & vous n'auriez pas elfuyé toutes les horreurs que j'ai apprifes de Sara. Nous courümes tout le bois & les environs , & nous les fïmes en vain retentir de vos noms & de nos cns. Ce ne fut que fur les dix heures du foir qüun de nos chiens s'étant mis a aboyer, nous courümes a lui, & nous trouvames votre malheureufe mère attachée k un arbre. Elle ne donnoit aucun ligne de vie. Nous nous hatames de la porter au chateau , & de lui donner tous nos foins. Je remis mes chiens en quête, maïs noua battimes en vain les bois ; vous n'y étiez pas; & votre mère , que je trouvai un peu revenue, me perga le cceur, en m'annoncant que des hommes mafqués , qui 1'avoient attachée a un arbre , vous avoient enlevée. L'alarme qu'elle en eut, ne pouvoit venir plus mal-a-propos : il fe fit chez elie une révolution qui l'étouffa le lendemain au foir. Elle expira dans mes bras La douleur oü mon mari me vit plongée,. dans eet endroit, lui fit fufpendre fon récit. G ;ij  102 SOIKÊES DU BOIS " Poui"fuiveZ, milord, lui dis-je, achevez de me percer le cceur par un détail qui me tue, & que pourtant je veux favoir. » *> Votre mère, reprit-ii tendrement, étoit devenue la mienne par notre manage ; d'ailleurs votre père m'étoit lié par le" fang, & tous les deux par une amitié fondée fur leurs qualités perfonneües. Sa mort fans doute auroit été fuivie de Ja mienne j mais la lettre qui m'avoit été remife, faifoit une diftractlon k ma douleur par une autre auffi fenfible. cc Que portoit donc cette lettre fatale, interrómpis-je comme hors de moi » ? La voila , ma chère Suky, hfez vous-même, & pardonnez - moi mon injuftice : c'eft le caradère du véritabte èmour, d'être crédule & foupconneux, & j/ vous adorois. 33 ^ Ces mots me rendirent interdite , je ne devinois pas ce que je pouvois avoir è lui reprochcr. Je tremblai qu'il n'eut eu part k mon enlèvement, comme mes raviffeurs avoient voulu me 1'infinuer , en me dépofant chez Mook. J'ouvris donc cettre lettre empoifonnée, & j y lus ces paroles !  de Boulogne. 103 LETTRE A MILORD ROCK FIELD S. 33 Je reprends mon bien, müord ; Suzanna Keilfon eft a moi par fon amour , par nes fermens , & par 1'aveu de fa mère. J'empéche que Tappas de vos richeffes ne rende Tune • & 1'autre parjures. Je cours au loin époufer Suzanne, & me mettre en poffcffion de ce que j'aime, & que je ne rendrai qu'avec ma vie. Ce billet fut un nouveau myftère pour moi, & d'autant plus impénétrable , que j'étois encore affez jeune, pour n'avoir jamais vu niconmji perfonne, qui eut fait la moindre attention a moi. « Voila mes torts , reprit mon mari; je m'abandonnai a mes foupcons , je vous crus infidelle, & je me perfuadai que je ne vous devoia qu'a une perfidie. Eh ! quoi, difois-je, dans un age fi tendré , elle fait déja donner & feindre de l'amour qu'eiie ne fent pas. Je la connoiifois ma!, ou toutes les vertus de ce fexe font fauffes, ou n'attendent que 1'occafion de 1'être. Votre mère me parut infiniment plus criminelle que vous; fans doute paree que je 1'aimois avec moins d'ardeur. Ces réflexions me firent fupporter fa mort avec plus de force, & peut -être G iv  «04 Soir'ées dit Bois d'indifférence que je n'aurois fait. Je voufus me renvelopper dans ma mé'ancolie, & ne plus m'occuper que de ma première femme. Non, ma chère Gave, lui criois-je - il n'y avoit que' vous de fidelle & de fincère ; c'eft pour cela que Ie ciel vous a rappeilée a lui; la terre n'étoit pas digne de vous pofleder. Mais elle n'avoit ^prefque plus de place dans mon cceur; un fentiment plus,vif en étoit le maïtre; ton fouvenir, ma chère Suky, venoit toujours interrompre des rêveries que je ne voulois confacrer qu'a Ia feue miladi, & elles finiffbient toujours par me défefpérer de t'avoir perdue. Je ne laiflbis pas de faire des perquifitions a Londres & ailleurs. Ta mère en mourant m'avoit recommandé fes domeftiques, & comme je n'en avois point, je -les pris a mon fervice. Je les queftionnai, & je ies fis queftionner féparément fur ton compte, & par divérfes perfonnes. Je tentai même leur probité par des récompenfes ; je brulois & je trembbis en mêmetemps de te trouver coupable : mais ies uns & les autres me répondirent toujours de toi d'une fagon fi affirmative & fi avantageufe , que je déteftai mes foupgons; je redoüblai de perquifitions, & ma douleur n'eut plus de bornes. C'eft ainfi que j'ai paffe, ma chère Suky, tout le temps quë j'ai vécu fans toi, tantót a te  de Boü-logne". rioy •roire coupable , tantöt a te juftifier, & toujours a t'aimer, fans jamais favoir quel jugement afleoir fur 1'auteur & la caufe de ton enièvement. . Cette cruelle incertitude faifoit ma plus grande peine. Je fongeai enfin a t'arracher de mon fouvenir; & comme je ne pouvois en vemr a. bout , tant que je ne verrois que des objets qui te rappelleroien't a. mon cceur , je réfolus de renouer avec le monde ; & j'étois prés d'y rentrer, quand, dans le même endroit oü tu as été enlevée , & oü l'amour me conduifoit toujours , j'eus mon chapeau percé d'un coup de piftolet, qui partit d'entre les arbres d'un des cótés du bois , il fut fuivi d'un fecond, qui heureufement ne me fit pas plus de mal. Quatre aflaflins fortirent en même-temps du bois & vinrent fur moi; mais le cri qui m'avoit échappé, & les deux coups de piftolet avoient fait doubler le pas a deux baronnets de mes amis , qui venoient me voir. Ils étoient conduits par mon valet-de-chambre & k cheval. Ils virent le péril oü j etois , & ils fondirent fur les traïtres qui m'avoient déja porté deux coups de poignard ; il eft vrai que j'étendis en même-temps fur la terre 1'un d'eux d'un coup d'épée. A la vue du renfort que le ciel m'envoyoit , mes aflaflins voulurent rentrer dans le bois , mais ils furent pourfuivis fi  ïo£ SOIRÉES DTJ B'OIS vïvement, que de trois qu'ils reftoient, il ne s'en fauva qu'un, & j'efpère qu'il n'échappera pas au fupplice , par la recherche exade qui en fera faite. L'un fut tue' d'un coup de piftolet , & le troifième eut lepaüle calTée d'un autre coup. Comme je perdois beaucoup de fang, mes amis me donnèrent toute leur attention. Ils ne laifsèrent pas d'envoyer a Edimbourg avertir le magiftrat de ce qui s'étoit pafTe. Ils gardèrent foigneufement celui qui étoit bleffé , ils vifitèrent fa plaie , & un de mes gens la banda. Quand je fus un peu remis de I'alarme, je voulus voir ce fcélérat; on me I'amena : je lui demandai quelle rage l'avoit porté, ainfi que fes complices, au crime affreux qu'il venoit de commettre , & quel fujet il avoit de fe pfaindre de moi. Je n'en ai aucun, me répondit-il froidement; je ne vous ai même jamais vu, que quand je vous amufai par un billet imaginaire, pendant qu'on enlevoit celle que vous étiez fur le point d'époufer. EfTectivement, je crus remettre fon vifage ; mais, pourfuivit-il, j'étois k Woolfan votre neveu que vous venez de tuer. Votre bien lui appartenoit comme k votre héritier naturel: la douleur immodérée que vous aviez pHfe de la mort de voüCe femme l'avoit accoutumé 4 regarder ce point de vue. II ne put fouffrir  de Boulogne. 107 que vous fen privaffiez, en vous remariant. Nous enlevames celle que vous aimiez. Eh! oü 1'avez-vous tranfportée , interrompis-je impatiemment ? Heureufement pour vous , reprit-il, je vis , & mon maïtre eft mort; fans cela, vous n'en auriez jamais rien fu. Des deux braves qui nous or.t aidé dans cette expédition & dans celle d'aujourd'hui , 1'un vient d'être tué & 1'autre s'eft fauvé ; d'aiileurs ils n'avoient jamais entendu nommer V7oolfan, ni vu fon vifage; c'eft moi qui les avoit engagés. Bs ont feulement eu leur part ces diamans que nous primes a mademoifelle Keilfon. Elle eft dans les montagnes d'Ecoffe, chez une de mes tantes. Le ciel a difpofé autrement des événemens. Je ne demande pas qu'on me Iaifle la vie : mais avant de la pcrdre , je m'ofire a fcrvir de guide jufqu'aux lieux oü elle eft en dépot. Au refte, vous pouvez être fur que fa perfonne a toujours été en fureté : mais peut-être a-t-elle été mal nourrie & mal cntretenue; la table & la garde- robe de ma tante ne font pas magnifiques. j'admirois la fermeté & le fangfroid de ce fcélcrat, de faire ie plaifant dans un temps qui 1'étoit fi peu pour lui-même. Je lui demandai quelle nouvelle raifon ils avoient eue d'attenter a ma vie. Mon maïtre fut, ajouta-t-il, que vous vous remettiez dans ie  ïo8 Soirees r»tr Bois" monde; la crainte que vous n'y trouvaftiex bientöt a former de nouveaux engagemens , fit que nous réfolümes de couper le mal dans fa racine: mes deux braves 1'entreprirent avec nous, moyennant vingt livres fterling pour chacun d'eux. Le magiftrat ne tarda pas a arriver avec une brigade d'archers. Il s'empara du criminel, il lui fit reconnoitre fes deux complices, qu'il fit enlever. Mes amis & moi nous lui demandames en grace de permettre qu'avec une bonne efcorte, ce coquin conduisït mes gens aux lieux oü il avoit caché ma femme. Le magiftrat me répondit qu'il y étoit obligé, puifque cela faifoit partie du crime, & que les gens que je voulois envoyer avec lui, n'avoient qua fe rendre a Edimbourg dans trois jours ; qu'il lui falloit ce délai pour fes formalités. Jelui envoyai Sara, & deux laquais de votre mère, ma chère Suky; le refte, vous le favez. On m'a ren du une femme que j'adore ; mais dans quel état êtes-vous rendue a votre mari! il vous avoit perdue, & vous allez fans doute le perdre bientöt. Je voulus le raffurer. Je ne me flatte point, me répondit-il, je fens que mes bleflures font mortelles ; trop heureux qu'elles m'ayent laifie aflez de vie pour vous rendre la liberté, pour vous revoir, & pour vous mettre en pofleftion de tous mes biens.  de B o tr £ ö g n e. iö e Boulogne. 13^ tomber celui qu'il accompagnoit. Je me promettois déja d'avoir bon marché de cette aventure , quand j'entendis du bruit du cöté oü j'avois laiffé Emilie. J'appergus le baron luimême accourant a cheval avec un fecond domeftique : ils étoient cachés, & le premier coup qu'ils avoient entendu étoit apparemment le fignal pour paroïtre. Ils marchoient a moi & n'auroient point vu Emilie , fi elle n'eüt pas fait un cri. Auffi-töt le baron defcendit de cheval, & comptant que fes deux domeftiques qui fe rapprochoient me coupeioient chemin , il fe mit en devoir de fe faifir d'Emilie & de la mettre fur fon cheval; il ne la croyoit ni armée , ni capable de fe défendre. Cependant quand il fut a quatre pas d'elle, il fe fentit caffer la cuiffe d'un coup de piftolet; fes valets coururent a lui, je courus auffi, & le barbare en voyant Emilie, qui fe mettoit en devoir de me joindre, eut la lacheté d'ordonner a fes gens de tirer fur elle & fur moi, & comme il vit qu'ils n'ofoient le faire , il eut encore affez de force pour décharger un piftolet fur eet adorable fille. Elle en fut bleffée, légèrement en apparence, a Pépaule. Quand je vis fon fang couler, je ne me poffédai plus; je lachai mon fufil fur le baron & fur fes gens qui le foutenoient a peine. Un des valets tomba , & 1'autre prit la fuite. Emilie  tfp* Soirees d u B o ï s étoit évanouie; j'e%ai inutilement de la faire revemr; vingt fois j'eus envie de me percer le cceur. Enfin je pris Ie parti de 1'emporter, s'il etoit poffible, loin de ce lieu qui étoit plein de fang. Je me faifis du cheval du baron; je Ia mis deffus en travers , j'y montai enfuite, & Ia tenant dans mes bras, j'arrivai au village; J entrai dans la première maifon. Emilie y recut tous les fecours que la pauvreté des hótes pouvoit donner; ils fe réduifirent a coucher la malade fur un mauvais lit, | étancher le fang quelle perdoit, & a la faire revenir avec du vinaigre. J'envoyai chercher un chirurgien, que je ne pus avoir que quatre heures après. Elle etoit revenue de fon évanouiffement, & fouffroit des douleurs aiguës de fa bleffiire ; le chirurgien lajugea peu dangereufe, mais il lui trouva une fièvre très-violente. Elle augmenta a un tel point le refte du jour & la nuit fuivante , qu'elle fut fuivie d'une efpèce de délire & de convulfions qui ne la quittèrent plus. En levant lappareil on reconnut que le plomb étoit ernpoifonné. Que vous dirai-je ? En moins de vingt-quatre heures je perdis la malheureufe Emilie, elle rendit le dernier foupir dans mes bras fans me voir & fans me connoitre. Pardonnez a ma douleur , dit 1'abbé en s'interrompant pour effuyer quelques larmes qu'il ne pouvoit  de Boulogne. 141* plus retenir, ce fouvenir m'eft toujours auffi préfent, que fi j'étois dans 1'inftant même. Je le vois toujours ce moment qui a décidé de tout le bonheur de ma vie. Le temps, 1'age, la raifon , la philofophie , &, je vous Pavoue a ma honte, la religion même n'ont rien diminué de ma fenfibilité. A peine étois-je entré dans le village, continua-t-il, que le curé fut inftruit de 1'état dans lequel venoient d'arriver deux enfans, tels que nous étions, Emilie & moi; il accourut , je lui rendis compte en peu de mots, & autant que ma cruelle fituation le permettoit, de 1'événement qui avoit donné lieu a la fcène qui venoit de fe paffer dans le bois. B comprit que le baron & fa fuite pouvoient avoir autant & plus befoin de fon fecours. B y courufe- avec nombre de payfans , & il arriva au champ de bataille précifément comme le valet qui s'étoit enfui & qui étoit revenu avec d'autres , en enlevoit le baron , & 1'emportoit au chateau , oü il vécut encore quinze jours. Sans doute il employa ce temps a m'enlever toutes les preuves de fes crimes , de mon état & de mes biens ; puifqu'après fa mort, il ne s'eft pas trouvé le moindre veftige qui put indiquer, fi j'étois ou non fon parent, & que fa fucceffion a paffé a des collatéraux trés - éloignés : ce font des t  Ha Sorshs du Bois circonftances que j'appris bientöt aPïès, comme vous allez 1'entendre. Après la'perte d'Emilie je ne penfai plus qu'a m'éloigner & k mourir,' c'étoit-li món unique deffein. Le curé, qui avoit jugé a mes tranfports de quoi j'étois capable, s'étoit emparé de moi & me gardoit k vue. On m'avoit öté mes armes & tout ce qui pouvoit me fervir k attenter k ma vie. Je paffai deux jours chez lui fans manger, fans parler & fans entendre un mot de tout ce que ce bon prêtre me difoit. La nuit du troifième je voulus fortir, & trouvant ma porte fermée je fautai par une fenêtre alTez élevée'. Je marchai au hafard tout le jour & tout le lendemain; enfin je tombai dans Ie chemin, de laffitude & de oefoin, fans favoir oü j'étois; j'y ferois mort lans un vieil hermite, qui retournoit le foir k fa hutte, & qui prït k tlche de me retirer de 1 efpece de fommeil & d'évanouifiêment oü j'étois. Je le fuivis fans réfiftance i nous arrivames bientöt al'hermitage placé au pied d'une montagne aride & pierreufe; Ie bomhomme y avoit pratiqué deux ou trois cellules bien entendues. A peine y fus- je entré, qu'il fit du feu avec des feuilles sèches, il étendit deux ou trois manteaux fur une poignée de paille fraïche, & me fit avaler deux rafades d'un vin excellent, qu'il tira d'une petite gourde : ce vin étoit apparera-  de Boulogne. ment deftiné pour les grandes occafions. Ce fecours vint a temps, & fit fon effet. Je me fentis rappeller a la vie ; j'avouai au folitaire que depuis quatre jours je n'avois pris aucune nourriture; je lui nommai le lieu d'oü j'étois parti la veille, il fe trouva que j'avois fait vingt lieues. Ce vieillard, auffi prudent que charitable, jugea qu'il ne me falloit pas charger de nourriture, après une fi longue abftinence. Un bouillon compofé de jus d'herbes, & une nouvelle dofe du même vin, furent tout mon repas. B vit bien aux fanglots qui m'échappoient que j'avois quelque chagrin violent: mais il remit au lendemain a m'interroger fur eet article. Un fommeil tranquille & profond répara mes fatigues. Er. me réveillant, j'appercus mon nouvel höte occupé a me préparer de fon mieux une facon de potage. Je voulus me défendre de manger : mais il prit un ton d'autorité qui me perfuada, ou peut-être la nature en fit les frais toute feule : enfuite il me prelfa de lui rendre un compte fidéle de 1'aventure qui m'avoit conduit ou il m'avoit rencontré. B ne s'attendoit a rien moins qu'aux événemens, dont j'avois a 1'entretenir. B m'écoutoit, & parloit avec une bonté fi pieufe & fi tendre; il me parut fi touché des cireonftances , qui piquoient le plus ma fenfibilité, que mon ame s'ouvrit a la confianc»  144 S o i k è ï s du Bots & a la confolaticn. Je Iu' fis une efpèce de confeflion générale de ma vie : eet homme n'avoit contre lui que 1'habit qu'il portoit ; il avoit veilli dans des emplois de diftinction, il s'en étoit acquitté dignement, & n'en avoit recueilli d'autre fruit qu'une difgrace, fuivie d'une prifon aflez longue, au fortir de laqüeüe il s'étoit caché dans cette folitude. II y vivoit depuis dix ans avec un petit nombre de bons livres, ignoré & parfaitement heureux. Ma jeuneffe & ma franchife 1'intérefsèrent pour moi , Sc je trouvai en lui un philofophe chrétien, propre a m'inftruire, & un ami compatiflant, capable de me confoler. II avoit un compagnon abfent pour lors depuis quinze jours. II étoit allé , a ce qu'il lui avoit dit, remettre la paix dans fa familie; il devoit revenir dans peu. Je m'offris a remplacer ce confrère, du moins jufqu'a fon retour. Le frère Alexis , c'eft le nom que portoit le bon hermite , accepta mes offres , & m'aflura même que je ne fortirois point de la retraite, oü le ciel fembloit m'avoir conduit, qu'il n'eüt parlé au feul ami qu'il eut dans la province, &c quï étoit en état de me fervir. II ne s'expliqua pas avec moi davantage. La vie que je menois dans eet afyle , me parut bier.tót délicieufe; elle 1'étoit en effet, je lifois pour la première fois  DE B O U E O G N Es fois de bons livres, & je les lifois avec fruit 5 la converfation de mon folitaire étoit un com~ mentaire, une clef a tout ce qui m'embarraffoit. Je travaillois au jardin , au bois , a la cuifine ; je m'amufois a prendre au piége du gibier & des oifeaux: toutes mes journées fe trouvoient remplies & paffées fans ennui. Je prenois infenfiblement du goüt pour le travail & pour 1'étude, j'en prenois même pour la prière; 1'entretien & 1'exemple d'un homme de bien , font un puilfant attrait a la vertu. Le compagnon qui devoit revenir dans peu de jours, ne paroilfoit point; & j'avois déja paffé trois mois dans 1'hermitage. J'avois compris, par quelques difcours du vieillard, qu'il ne défiroit pas fort ardemment .'e retour de 1'abfent, & qu'il y avoit plus de complaifance & de charité, que de goüt de fa part dans la fociété qui étoit entr'eux depuis quelques années. Je défirois trés fincèrement de le remplacer , & j'en avois fait plufieurs fois Ia propofition, mais mon folitaire avoit tropd'efprit & d'expérience pour s'y prêter. Vous êtes un enfant, me difoit-il quelquefois , & vous ne connoilfez ni la vie du fiècle que vous vou~ lez quitter , ni celle de la retraite que vous voulez fuivre. B faut être un ftupide, un fol, ou un faint, pour ofer 1'embralfer ; & pour Tornt F, K  I46" S O I R é E S © U B O I j pouvoir la foutenir. Cet habit couvre très-perj de faints ; & une infinité de fots & de coquins en font revêtus. Combienen ai-je connus, qui, fous ce froc, cachent une ame bafle, un cceur corrompu, une ignorance abfolue de toutes les Vérités morales & chrétiennes : mais, lui difoisje, vous penfez & vivez différemment, & c'eft avec vous, & comme vous, que je voudrois penfer & vivre. Je dois, me répondoit-il, mes fentimens a la philofophie, a 1'expérience que m'ont acquifes plufieurs années de vie, paflees dans le grand monde, bien plus qu'a la retraite ; commencez par foutenir le poids des affaires & des paflions au milieu des autres hommes, & venez enfuite mourir dans la folitude. Quittez le monde quand vous ne pourrez plus le fervir; mais gardez-vous de joindre la folitude & 1'oifiveté a la jeuneffe , ce font trop d'ennemis k combattre a la fois. Cependant j'avois endoflé Puniforme; un habit de 1'abfent me fervoit depuis prés de deux mois; je faifois des voeux pour qu'il ne revint point, & le bon 'frère Alexis, fans approuver ma ferveur, qu'il traitoit de fantaifie, ne laiffoit pas d'en rire quelquefois. II revint enfin ce confrère de 1'hermite fi peu défiré. II étoit minuit, & je ne fais quelle inquiétude m'avoit empêché de fermer 1'ceil^  de Boulogne. 14.7 lorfque j'entendis un cri pergant dans la celluie oü repofoit mon cher vieillard, je crus qu'il fe trouvoit mal, & je volai a fon fecours. J'avois pris la pre'caution d'allumer une lampe < qui me fit voir en entrant, très-diftinctement, un perfonnage vêtu comme nous, qui tenoit le frère Alexis a la gorge. Je fautai fur l'agreffeur ; la lumière, qu'il n'attendoit pas, l'avoit effrayë auffi-bien que 1'apparition d'un fecond; je Ie tenois très-ferré par le méme endroit qu'il avoit d'abord faifi fon compagnon; celui-ci fe fentant libre & fecouru fi a propos, eut Ie courage de fe lever, & d'aller fermer la porte. II revint a moi, & me dit de lacher l'alfiaffin, que c'e'toit ce frère qu'il attendoit depuis fi longtemps. II 1'interrogea enfuite fur fes deffeins, avec toute la tranquillite' poffible. Ce miférable* étoit fi interdlt & fi trouble', qua peine avoit-il la force de parler. II avoua pourtant a la fin, que, las de la vie folitaire, & voulant rentrer dans Ie fiècle , il avoit cru ne pouvoir mieux faire que de fe munir de quelque argent, & que n'en connoiffant point de plus inutile 'que celui que gardoit fon compagnon, il étoit venu dans le deffein de s'en faifir, fans en avoir aucun de lui faire le moindre mal; & pour preuve de fa bonne intention, il nous difoit qu'il n'avoit aucune arme; ce qui étoit vrai, car je 1'avois Kij  148 S o i ï B e s nu Böis fouillé. A peine eut-il achevé fa harangue de fcélérat , que le bon homme lui dit : fi vous m'euffiez dit vos intentions & vos peines, mon cher frère, je vous aurois prévenu & épargné le projet & les fuites d'une mauvaife adion ; au refte, le mal peut fe réparer. J'ai apporté dans ma retraite quelque argent, vous le favez: je craignois, en y entrant, de ne pouvoir pas ioutenir le genre de vie auquel je fuis maintenant accoutumé, & eet argent m'eft inutile. Depuis long-temps j'en aurois fait un ufage convenable, fi je n'avois eu une forte de preffentiment qu'il viendroit une occafion de 1'employer; elle eft venue. Prenez un tiers de la fomme que j'ai ici , les deux autres tiers ferviront a placer ce jeune gentilhomme comme il doit 1'être. Demain matin je les remettrai entre les mains d'une perfonne capable de le conduire , & de le fervir dans le parti qu'il doit prendre. Sur le champ le vieillard palfa dans ma chambre ; il en rapporta une boürfe , dans laquelle il y avoit environ mille écus en or.. II en fit le partage, comme il l'avoit décidé; & remettant le tiers a fon indigne compagnon, il rembraffa & le conduifit a la porte de 1'hermitage ; ce miférable fortit fans proférer un feul mot, Nous pafsames le refte de la nuit \  fi E B O ü ï Ö S K K. 10 raifonner fur cette aventure. L'hermite que vous venez de voir, me dit le frère Alexis, m'a édifié , ou trompé, pendant les trois premières années qu'il a vécu avec moi; les deux dernières m'ont inquiété & fcandalifé ; vous voyez comme il termine. Demain, continuat-il, je remettrai ce qui me refte dargent a un honnête homme , dont j'ai réfolu de vous faire un prote&eur & un ami: il eft en état de vous placer; voici de quoi vous mettre en équipage, & faire tous les frais néceffaires ; après quoi vous vivrez, comme tant d'autres cadets de maifon, dont tout le patrimoine eft la bonne conduite & la bravoure. J'eus beau dire , il partit le lendemain, & ne revint qu'au foir, fort content de fa démarche. Celui a qui il avoit remis fon argent, & rendu compte de ma fituation & de mes aventures , s'intéreflbit a ma deftinée, il promettoit de m'en faire une fort heureufe, & il vouloit me voir. Je parus k mon vieillard médiocrement fatisfait de tant de bontés, pare* qu'elles devoient me conduire k le quitter, & me priver du foulagement que fes confeils pouvoient feuls me donner dans 1'affreufe mélancolie qui ne me quittoit point depuis la pert« d'Emilie. Cependant le coquin d'hermite, en emportant K iij  iyo Soirees du Bois Pargent du frère Alexis, avoit paffé dans une yille qui étoit de 1'autre cóte' de la montagne ; il y avoit débité, dans deux ou trois maifons, oü ^ il avoit de fort mauvaifes connoifTances, qua fon retour il avoit trouvé fa place occupée par une fille traveftie , que fon compagnon, malgré fon grand age , cachoit foigneufement dans fa grotte; & que lui, pour fuir la tentation & le fcandale, il alloit chercher un afyle dans quelque autre folitude. Ce bruit fut bientöt répandu, & encore plutót accrédité: mon vieillard alloit tous les jours a la quête dans cette même ville; il me lailfoit feul au logis, me trouvant trop jeune pour le fuivre, outre qu'il ne me regardoit pas comme un pilier d'hermitage. Bientöt il ellüya des brocards auxquels il n'entendoit rien. De mon cöté,je recus des vifites pendant fon abfence. Les environs de 1'hermitage devinrent la promenade des curieux & curieufes de la ville. Je me cachois fouvent, & j'étois embarrafie ; on y entendoit fineffe , & perfonne ne doutoit plus que mon froc ne recelat une fille. Nous ne comprenions pas bien d'abord la raifon de cette afHuence , qui nous déplaifoit beaucoup : mais bientöt nous en fümes inftruits. Dans le nombre de ceux & de celles qui venoient m'affaillir en 1'abfence de mon compagnon, j'avois remar-  ü E B O U £ ö d N E1. ïjT«! ipié, comme les plus aflidus, un jeune homme Sc une jeune fille qui fe reffembloient parfaitement , & qui étoient 1'un & 1'autre d'une beauté charmante. Le jeune homme venoit tous les matins, il entroit dans 1'hermitage, il m'accompagnoit par-tout, Sc travailloit quelquefois avec moi dans le jardin. B avoit infi— niment d'efprit,& paroiflbit fe plaire avec moi, de forte que je le voyois avec plaifir. La perfonne qui lui relfembloit venoit régulièremerft tous les après-midi; fouvent elle entroit avec une ou deux compagnes fous quelque prétexte; Sc quand elle n'entroit pas, elle s'en tenoit peu éloignée. Sa parfaite reflemblance avec le jeune homme que je voyois tous les matins, m'y fit bientöt faire une attention toute particulière; 1'étude Sc la méditation en alloient moins bien. Je ne pus réfifter au défir de favoir qui étoit cette perfonne li reftemblante a celui que j'aimois déja : je le lui demandai dès le lendemain, Sc voici quelle fut fa réponfe: la perfonne que vous voyez tous les foirs, eft ma fceur; un même goüt pour vous, Sc une efpérance toute oppofée nous attire ici 1'un & 1'autre. EUe vous croit du fexe dont vous portez 1'habit, malgré la certitude oü toute la ville eft du contraire : moi, qui ne doute point que vous »e foyez une fille, & la plus adorable fille qu'il K iv  'lyi Söis'iïs du Bots foit poffible de voir, je cherche a démêler par quelle fatalité vous êtes tombée dans les piéges d'un vieillard, tel que celui avec qui vous vivez , & pourquoi vous vous plaifez a y vivre. Je me flatte que quand mes fentimens vous feront connus , vous facrifierez fans peine un rival fi peu digne de vous & de moi, pour faire le bonheur de 1'homme du monde le plus paffionné; en même - temps il tomba a mes genoux. Ce difcours m'avoit tellement furpris, que je fus long-temps fans le relever. Je n'eus pas de peine a. le détromper, & a juftifier mon ener compagnon de la calomnie dont on fe plaifoit a le noircir. Ce jeune homme me quitta affez triftement, en me priant de ne point abufer de fa eonfidence : mais 1'atteinte étoit portée. Cette fceur, dont j'apprenois les fentimens, dérangea en un moment tous mes projets de folitude. Je 1'attendis en vain tout le jour, elle ne vint point a. fa promenade ordinaire, & je jugeai k mon impatience , que je ferois un fort mauvais hermite. Mon vieillard revint le foir, je lui dis tout ce que j'avois appris, excepté Ia paffion que javois fait naitre , & dont je commengois a me laiffër enchanter. II étoit informé de fon cöté des foupcons de tout Ie canton. Les dévots, prompts k fe fcandalifer,  de Boulogne. iy-j les avoient déja fait palier avec leurs plaintes, jufqüaux oreilles du comte de P gouverneur de la ville voillne, qui étoit une place de guerre. Trente perfonnes étoient, difoit-on, en état de dépofer de ce qu'elles avoient vu ; quelques-uns affuroient que j'étois grolle , d'autres qu'il m'avoit donné des breuvages pour me faire perdre mon fruit; chacun opinoit au feu contre lui; & contre moi, a un enfermement éternel, dans une maifon de repenties. Le comte de P étoit juftement 1'ami auquel il avoit confié mes aventures , & qui avoit promis de me protégen B avoit été décidé entr'eux, que le frère me meneroit le lendemain a la citadelle. Le gouverneur y demeuroit, il fe fit vin plaifir de rendre cette fcène publique. Je repris mon habit de cavalier pour cette cérémonie. Je trouvai les chemins bordés de fpectateurs , comme s'il eüt été queftion d'un triomphe ou d'un fupplice. L'air refpe&able & afiuré de 1'hermite, & ma démarche fiére & gaie , firent bientöt défefpérer que je fuffe une fille. Je démélai dans la foule, 1'aimable fceur de mon amant congédié, & je jugeai, au rouge dont fon. vifage fe couvrit, & au trouble de fes regards, qu'elle ne doutoit pas de mon fexe. Nous arrivames enfia  SoirêesduBois en préfence de celui qui devoit être mon proteéteur & mon juge. II m'embrafta , en me difant: chevalier, je fais quelle eft votre naifiance, je fuis informé de vos malheurs, & je connois le mérite & la vertu de celui qui vous a donné un afyle. Le moyen de confondre ceux qui^ ont ofé 1'accufer, eft de demeurer chez moi jufqu'a ce que perfonne ne doute plus ici d'une vérité qui n'a pas befoin de preuves. A comptér de ce moment, ma maifon eft la votre; je veux que vous y foyez fervi & refpeóté comme moi-même. Le comte de P.... étoit craint & aimé dans ion gouvernement; fes paroles furent fuivies d'une efpèce d'acclamation. Les mêmes gens , qui, un moment auparavant, me croyoient la concubine d'un hermite, ne doutèrent plus, fans trop favoir pourquoi, que je ne fuffe un homme de qualité : mon cher compagnon fut accueilli & complimenté de ceux qui peut-être avoient été les premiers a 1'accufer. II m'embrafta tendrement & me dit: puifie le ciel achever fon ouvrage; je n'ai plus rien a défirer, puifque je-vous lailfe ici: après quoi il difparut dans la foule, & ne retourna point a 1'hermitage ; de forte que, quelques recherches que faye faites depuis, il m'a été impoflible d'ea fien apprendre.  de Boulogne. 157 C'étoit un monde tout nouveau pour moi, que celui avec lequel j'allois commencer a vivre. Les bontés du comte de P..., & fes attentions continuelles a me faire valoir, me mirent bientöt en état de me tirer paffablement d'affaire. J'eus d'abord a foutenir toutes les railleries bonnes ou mauvaifes des cavaliers plaifans, ainfi que de ceux qui croyoient 1'être, toutes les agaceries des belles, ainfi que des prétendantes a la beauté. Je ne fais fi je faifois bien : mais je réuififïbis, je plaifois ; il ne faut pour cela que de la jeuneiTe & de la nouveauté, & j'avois 1'une & 1'autre. Le fuccès m'enhardit; en moins de quinze jours je fus fait a des facons qui m'étoient aulïi étrangères qu'elles auroient pu 1'être a un chinois. J'étois convenu avec le comte de ne point m'expliquer fur ma naiffance, ce qui m'étoit aifé, puifque je n'en favois rien; j'avois ordre de ne pas parler non plus du baron de Durmont, & de mes aventures avec lui, jufqu'a ce que le comte fe fut informé des fuites de cette affaire, & qu'il eut appris ce que je devois attendre de bien ou de mal de eet homme. Ma facon de monter a cheval, & de manier les armes , fit bientöt voir que je n'avois pas été élevé comme une fille , mais comme un homme de qualité. J'aurois pu donner des preuves a  fcjtf S Ö ( R i E s DU Ë O I 5 plus d'une inerédule, qui ne s'en fut . pas trop éloignée : mais je les réfervois toutes pour la belle de 1'hermitage. Je ne favois pas fon nom \ je Ia cherchois par-tout inutilement, & fans ofer la dépeindre, ni m'en informer a qui que ce foit, dans la crainte de découvrir aux autres ce que je voulois cacher. Je cherchois auffi inutilement fon frère, qui s'étoit abfenté auffitöt après 1'éclaircifiement qu'il avoit eu avec moi. Enfin, au bout de quinze jours, je la trouvai dans une églife; elle étoit atmttue comme une perfonne qui relève de maladie. En effet, elle avoit été dangereufement malade : la crainte & Ie plaifir, en apprenant ce qui s'étoit pafie i mon occafion chez Ie gouverneur, avoit fait en elle une révolution, dont fa fanté avoit fouffert. Elle me 1'avoua avec une ingénuité qui acheva de me perdre. J'étois certain d'être aimé avant qu'elle eut ouvert la bouche pour me Ie dire; de forte que notre première converfation fut une efpèce de ravifiement & de délire amoureux. Nous nous quittames auffi perfuadés de nos fentimens „ & auffi certains de notre conftance, que fi nous nous fuffions mis de part & d'autre a toutes fortes d'épreuves. Je revins chez Ie gouverneur auffi fol & auffi épris qu'il foit poffible de 1'être. II m'avoit fait chercher; a peine il m'appercut qu'il me dit: j'ai bien des  DE BöVlOGVt. ~ Iff fiouvelles bonnes & mauvaifes a vous apprendre: le baron de Durmont eft mort de fes bleffures, après quinze jours de martyre ; il ne paroït pas qu'il ait été queftion de vous,& qu'il fe foit trouvé aucun papier qui püifle inftruire de votre origine; fa fucceffion a été recueillie par de vieilles filles, qui étoient fes parentes très-élóignées. Ainfi, mon cher chevalier, je vous vois, de ce cóté, déchu de toute efpérance ; mais voici de quoi vous confoler: en même temps il me montra des lettres , par lefquelles on lui apprenoit la mort d'un vieux parent, qui laiflbit des biens confidérables a 1'abbé de S. B... neveu du comte de P... Ce jeune homme attendoit trésimpatiemment, avec un bénéfice d'environ mille écus de rente, cette fucceflion qui étoit un objec de plus de quarante mille livres de revenu. H faut vous déterminer promptement, me dit le comte; je connois mon neveu, j'ai envoyé un exprès lui porter cette nouvelle; il ne cëoichera pas au féminaire ; il fera ici demain matin; il voudra partir au bout de vingt-quatre heures; il ira droit a Paris. Je ne doute pas qu'avec un bien auffi confidérable , le nom qu'il porte, & les parens & amis qu'il trouvera a la cour, il n'obtienne bientöt un emploi convenable a fa naiffance. Je vois ici deux partis a prendre pour vous, celui de le fuivre, & de vous  *fS Soirees du Bot* attacher a lui & a fa fortune. II s'attachera I vous 5 je lui dirai tout ce qu'il faudra, pour lui en faire naitre 1'envie, & vous aurez bientöt fait le refte. Ou bien il faut prendre un petit collet, & lui fucce'der ici paifiblement dans fon be'ne'fice. Le premier de ces partis eft plus gai, plus conforme a votre age, & je crois a vos inclinations. Le fecond eft plus tranquille, plus sur. Demain avant midi le be'néfice peut être réfigne' en votre faveur, & vous aurez de quoi vivre Ie refte de vos jours, fans compter tout ie chemin que vous pouvez faire dans ce paifible me'tier. II ne s'agira que de vous tonfuJ-er, je vous donne la nuit pour y penfer. J'étois fait pour courir le hafard d'être féparé de ce que j'aimois auffi-töt après la première déclaration : mais j'étois fait auffi pour que l'amour m'aidat de fes confeils ; je le priai de m'éclairer fur ma vocation, il m'infpira de confulter Adélaïde fur mes doutes, c'étoit le nom de la i belle convalefcente que j'avois vue le matin. Je la trouvai fi décidée fur mon état, que je ne balancai point. Le petit collet me paroifibit quelque chofe de trifte : mais 1'éloignement dans vingt-quatre heures, lui parut plus trifte encore : elle me déclara, qu'elle m'aimeroit abbé le refte de fa vie ; mais qu'abfent elle m'oublieroit & me haïroit sürement , paree  DE BoUEOGNE. qu'elle feroit perfuadée que je Poublierois bientöt pour une autre. Que fon père étoit un bourgeois trés - riche, mais trés - avare , qui ne la marieroit jamais qu'a un autre bourgeois, auffi avare que .lui; qu'il avoit une averfion mortelle pour tout ce qui s'appelle nobleffe pauvre ; qu'ainfi il ne falloit point fe flatter, ni fe tromper fur cela, en faifant le malheur 1'un de 1'autre; qu'elle ne pouvoit être autre chofe que ma maïtreffë , & que je ne pouvois être rien de mieux pour elle & pour moi qu'abbé. Elle me dit tant de bien de eet état, que 1'averfion difparut, & dès le foir même je dis au comte de P..., que j'étois déterminé pour 1'état eccléfiaftique. B m'en parut très-fatisfait. Son neveu arriva le lendemain, & deux jours après je fus tonfuré & pourvu par fa réfignation du prieuré de.... Ma nouvelle métamorphofe étonna bien des gens : fon véritable motif ne fut plus un myftère au bout de fix mois ; nous nous aimions trop tendrement, pour être long-temps heureux & fages. L'infortunée Adélaïde fe trouva dans eet état facheux qui ne peut fe cacher toujours. Peus bientöt toute la ville a dos , tous les pères, tous les gens d'églife ! le comte de P... fut le feul qui ne m'abandonna point ; j'avois befoin de fon fecours pour conjurer 1'orage prêt a fondre fur ma tête. Je fis offrir a cette  ïtTo Soirêis du Bois familie irritée de réparer le mal dont j etois la caufe par Ia feule voie dont j'étois le maitre > qui étoit d'abandonner le bénéfice, & d'épou'fer. Cette propofition fut rejetée comme une nouvelle infulte, paree que je n'avois point de bien. L'évêque de .. . fe méla auffi'de cette affaire , il me condamna a fix ans de féminaire: Ie comte de P... fut du même avis ; de forte qu'il fallut partir, & effuyer ce temps de pénitence & d'exil. Peu après la pauvre Adélaïde mourut dans la douleur de 1'enfantement; le trifte fruit de nos amours fuivit de prés la mère. Cette nouvelle, qui parvint jufqu'a ma retraite, me rappella la mort de ma chère Emilie t que j'avois prefque oubliée. J'étois caufe de la fin tragique de deux femmes charmantes , & je n'avois pas encore dix-huit ans. Je me regardai comme un monftre , qui devoit fuir toute fociété: ce dégout me donna bientöt une maturité Sc une folidité d'efprit, qui me rendirent propre al'étude. Je m'y livrai tout entier, & je dois a eet événement & a ces années , paffiées dans la retraite, le nom de philofophe & d'homme de lettres, dont j'ai acquis la réputation, fans trop la mériter. Je dois encore a eet événement lamitié d'un illuftre prélat; il me diltingua de la foule dans le temps qu'il fut au féminaire, & il ne m'a point oublié depuis. B m'a comblé de biens; Sc  be Boulogne. i6v. & fi j'avois eu de 1'amb'tion, il m'auroit élevé au plus haut point , oü un homme tel que moi puiffe prétendre. Depuis ce temps j'ai vécu en philofophe, en pareffeux ; je ne me fuis rien refufé de ce qui eft innocent, ni rien permis de ce qui eft criminel: j'elpère achever ma carrière dans ces difpofïtions. J'ai des amis de confidération & de mérite ; quelques - uns font des vóires , entr'autres le chevalier de Bercé. II donna, il y a trois jours, un grand repas ; il m'en avoit mis. L'étourdi avec lequel vous me trouvates hier , s'en étoit prié. II m'entreprit & me poufta fans politefle, & fans modération , a 1'occafion du jeu d'une mauvaife aclrice, dont il eft apparemment amoureux : je ne le devinois pas. Toute la compagnie prit mon parti, quelques-uns voulurent lui remontrer qüil me devoit des excufes de fes vivacités. II répondit qu'un homme comme lui n'en faifoit point a un fils de P Je 1'entendis, je l'avois méprifé jufqu'a ce moment: mais j'étois trop fenfiblement outragé pour en demeurer la. J'allai a lui, & je lui dis que j'avois autrefois porté une épée , & que mon age ne m'empêcheroit pas de la reprendre pour la mefurer avec la fienne. II porta 1'infolence jufqu'a vouloir me retufer la réparation ; mais tout !e monde lui paria li haut, qu'il fut forcé de me donner ,Tomt F L  iï62 Soirêes du Bois le rendez-vous, dont vous le vites hier fe tirer fi honteufement. Voila. ajouta le marquis de Montgueil, en finiffant, voila 1'hiftoire de 1'abbé de Longuerive. Elle m'eft venue fort a propos : car , -fans elle, je n'aurois pu payer mon écot. C'eft faire argent de tout, lui répondit le commandeur: mais nous ne fommes pas vos dupes , votre pauvreté n'eft que fine hypocrifie, & vous êtes auffi en état que qui que ce foit de payer de vos propres deniers. Cette agréable tracaflerie nous conduilit jufque chez le marquis, & fut le prélude d'un foupé des plus joyeux,  de B o ul Ö G N Ei 16*5 QUATRIEME SOIREE. O étoit mon tour cette fois-ci de défrayer la compagnie; je fouhaitois m'acquitter de cette partie , d'une fagon dont chacun put être content : mais ce qui m'inte'refioit le plus, c'e'toit de pouvoir placer mon hiftoire que je voulois raconter : je la concertai donc dès le matin avec moi-même, afin qu'il ne m'échappat rien qui put faire foupconner que madame de Montïozai y entrat pour quelque chofe. Arrivé' fous le berceau avec la compagnie, je commengai ainfi: HISTOIRE DU COMTE DE PRÉMAILLÉ. J'avois a peine quinze ans quand je perdis fnon père. B m'avoit engagé dès l'enfance dans 1'ordre de Malthe, & re'duit a une le'gitime, & au revenu d'une compagnie que j'eus peu après dans le re'giment de mon frère. Dès que je m'étois vu le maïtre de mes aétions, j'avois donné a corps perdu dans les plaifirs. Je ne L ij  !?6*4 Soirees cü Bois* connoiffois point ceux qui ne lailfent aucuns remords, & qui par-la font infiniment plus doux que les autres: mais je devois bientöt les connoitre. Ce miracle fut le coup d'effai des yeux d'une beauté, dont la compagnie me permettra 'de cacher le nom fouS celüï de Conftance. Elle 'étoit dans eet age heureux, oü les charmes du beau fexe commencent a s'épanouir. Elle avoit a peu prés quinze ans, & j'en avois alors dixhuit. Son père, que j'appellerai Lifidor, étoit préfident, & d'une ancienne familie de robe. Elle étoit unique héritière de tous fes biens. L'amour eft enfant de la liberté; pour naitre il n'attend point Pagrément des parens, &ilne confulte point leurs arrangemens. Je vis par hafard Conftance dans un chateau qui appartenoit a fon père ; j'y avois été mené par un de mes amis , qui avoit fa terre dans le voifinage, & chez qui je devois pafter quelque temps. Conftance avoit été élevée au couvent; elle venoit d'y efluyer une dangereufe maladie, & elle en étoit fortie pour la première fois pour prendre 1'air. Le préfident étoit un fort galant homme; il faifoit, auili-bien que qui que ce foit, les honneurs de fon chateau. Le défir extréme que j'eus de plaire a la fille, fit que je m'étudiai a plaire au père ; & j'y réuffis fi parfaitement, qu'il m'accabloit de reproches quand  £> e B-oueoqne'. 165* je paiïbis deux jours fans aller le voir. J'avois bientöt eu 1'occafion de parler de ma pailioa a celle qui l'avoit fait naitre; je la voyois chaque jour en toute liberté , elle ne faifoit pas un pas fans ma main ; & fi elle n'avoit pas recu ma déclaration auffi favorablement que 1'avoient été celles que j'avois coutume de faire, elle ne me refufa pas 1'efpérance de toucher fon cceur; ce fut mon unique application. L'age oü elle étoit eft celui des plaifirs frivoles, parure, danfe, affemblées & autres de cette efpèce; mais ces amufemens n'entroient dans le goüt de Conftance , qu'autant qu'il lui étoit néceffaire de s'y préter, pour ne pas fe donner un ridicule. Elle avoit infiniment d'efprit, & 1'habitude de la retraite avoit compofé fon caraétère d'une douce mélancolie;. ce font-la de ces tempéramens propres a l'amour. Tout cela étoit relevé du vifage le plus charmant & de la figure la plus gracieufe. Je pourrois vous détaiiler fes traits; mais il me fufiira de vous dire que rien ne manquoit a leur perfeétion & a leur régularité. Je renoncai bientöt a tous les plaifirs pour ne m'occuper que de celui de lui plaire; je réuflis, & je dus fans doute plus mon bonheur a la fincérité & a la violence de ma paffïon , qu'a quelque mérite qui fut en moi. L'amour me donna des fentimens & de la folidité; du moins M. Lifidor; L üj  ï56" SoiFvËES T) u Bots m'en trouvoit; il me donnoit chaque jour tant de marqués d'amitié , que de 1'aveu de fa fille , je me hafardai a m'ouvrir a lui fur le défir que j'avois qu'il m'agréat pour fon gendre, J'étois perfuadé qu'il m'avoit deviné il y avoit déja du temps; & comme fes bonnes facons pour moi n'avoiént point ceflë depuis , & que même elles s'étoient accrues, je me flattai qü'il recevroit avec bonté ma propofition, Sc je ne crus pas m'en flatter en vain. II me répondit, qu'un homme de mon nom faifoit honneur a fa fille ; qu'ils s'en retóurnoient au premier jour a Paris, & que la nous pourrions conclure ; qu'il me confeilloit, en attendant, d'aller voir mon frère, qui étoit en Picardie , pour m'arranger la-deftüs avec lui, Eh Ie quittant, je courus rendre compte a ma chère Conftance de 1'accueil que m'avoit fait fon père: ma joie étoit extréme, je ne pouvois la contenir; & je lui fis la guerre de 1'infenfibilité dont elle me paroiffoit la voir. Je n'eus rien de plus prefte que de partir pour la Picardie. Quoique je ne regardaffe notre féparation que comme un événement indifpenfable, qui devoit nous rejoindre plus étroitement, & qu'elle ne dut être au plus que de trois femaines, nous en fümes 1'un Sc 1'autre vivement touchés, & nos adieux furent mouil'és de bien des larmes, fans que nous  ©e Boueognê. 16*7 pulfions imaginer pourquoi nous les répandions. Mon frère me complimenta fort for ma bonne' fortune, & me promit qu'il y coopéreroit de fon mieux: mais douze jours après mon arrivée, & dans le temps que nous nous préparions a partir pour Paris, oü nous comptions confommer tout de fuite cette affaire, nous fümes arrêtés par une lettre du préfident. B me mandoit i « qu'il étoit au défefpoir de ce que la parole qu'il m'avoit donnéè ne pouvoit avoir d'exécution ; que dans le temps qu'il amenoit fa fille a Paris, & qu'il la croyoit abfolument déterminée a m'époufer, elle l'avoit conjuré de la conduire dans un couvent; qu'elle avoit fait, avoit-elle dit, des réflexions fur le monde, & qu'elle étoit convenue avec ellemême que Dieu 1'appelloit a la vie religieufe; que , depuis mon abfence, il avoit parlé plus fortement a fon cceur , & qu'elle ne vouloit pas différer davantage a fe foumettre au facrifice qu'il exigepit d'elle. Je lui ai remontré trés - vivement, ajoutoit M. Lifidor, qu'elle n'auroit pas dü laiffer avancer les chofes au point oü elles étoient, ni fouffrir vos afliduités ; je l'ai combattue long-temps, & j'ai taché vainement de vaincre fon inclination : mes efforts ont été inutiles ; j'ai été forcé de me L iv  ï6"8 Soirees d u B o r s1 rendre, & de me priver d'une fille unique que" j'aimois, &c. « Au bas de cette lettre étoient ' ces quatre lignes adrefiees a moi, par Conftance elle-même: «Je fais promettre a mon père, monfieur, « qu'il ne vous fera jamais favoir dans quel cou33 vent je vais me renfermer, pour m'épargner 33 vos lettres,vos reproches, & peut-être votVe m obftination a troubler ma vocation. Je fuis 33 aflez süré de moi pour me répondre que vos »3 efforts feroient toujours inutiles : mais enfin, 33 je veux abfolument vous odblier , & 1'unique 33 moyen eft de n'entendre plus parler de 3' vous , &c. 33 Cette lettre fut un coup de foudre pour moi. Mon frère fit tout ce qu'il put pour me confoler & pour me tranquillifer ; mais j'étois incapable d'entendre des confeils contraires a, ma paflion. J'étois trop sur du cceur de Conftance & de fes fentimens, pour croire qu'elle eut pu changer fi brufquement. Je devinai Ia vérité; c'eft que fon père l'avoit enlevée, qu'il l'avoit enfermée dans un couvent inconnu, & qu'il l'avoit forcée d'ajouter a fa lettre les lignes que je viens de réciter. Ce foupcon , car ce n'étoit d'abord que cela, devint bientöt une certitude par la réflexion; il me rendit furieux;  BE BOUEOSNE. je partis pour Paris prefque fans voir mon frère; je me flattois d'y poufler ma découverte a bout; & je me promis d'arracher de M. Lifidor , fut-ce a la pointe de 1'épée, en quels lieux il avoit fequeftré fa fille, & de le forcer a me tenir la parole qu'il m'avoit donnée. La première chofe que je fis, dès que je fus a Paris, fut de courir chez lui : mais il avoit prévu que j'arriverois bientöt, & il eut la précaution de confïgner mon nom & mon fignalement a fon portier. Le refte de fes gens me connoilfoit. II avoit même prefcrit la réponfe qu'on devoit me faire. C'étoit qu'il venoit de fortir, ou qu'il étoit a la Campagne. Ce jeu, qui n'étoit pas propre a me calmer, ne pouvoit pas être éternel. Je poftai mon laquais en embufcade aux environs de fa porte, & j'en étois moi-même a deux pas. II vint bientöt me dire, que le préfident étoit chez lui. Je m'y avangai. Son portier fe préparoit a me faire fa réponfe ordinaire : tu as menti, lui dis-je, en le renverfant d'un coup de poing que je lui portai dans 1'eftomac. J'écartai deux laquais qui faifoient mine de s'oppofer a mon palfage, j'entrai comme d'emblée dans fon cabinet. J'étois li tranfporté, que je ne vis pas deux hommes qui étoient avec lui: c'étoit le vieux duc de.... qui vient de mourir, & le comte fon frère. Le père de Conftance demeura faifi de frayeur k  170 Soirees du Bois ma fubite apparition, & au ton dont je lui demandai des nouvelles de fa fille, & s'il ne vouloit pas finir avec moi. B fe remit cependant un peu & me répondit, qu'il m'avoit envoyé les dernières volontés de Conftance. On ne. m'abufe point, repris - je avec emportement, je vous demande raifon de ce changement; vous avez été moufquetaire, & vous n'avez que quarante ans, ainfi ni votre age, ni votre robe ne peuvent vous difpenfer de me faire fatiffaction. Le duc & le comte , qui étoient de mes parens, voulurent fe méler de cette affaire : mais comme ils en avoient une, dans laquelle M. Lifidor devoit être leur juge , ils cherchèrent plutöt a m'appaifer , qu'a toucher le fond de la difpute & a lui donner le tort. Je les récufai , & je fortis en menacant le préfident , qu'il me trouveroit fur fon chemin. Tout ce que le duc de . .. .• & fon frère firent pour moi, fut qu'ils l'empêchèreht de rendre compte du cartel que je venois de lui propofer : ils écrivirent aufli-tót k mon frère la-deflus ; il accourut, & entreprit de me guérir d'un amour qu'il prévoyoit devoir faire le malheur de ma vie. B s'efforca de me faire fentir les conféquences de Pincartade que j'étois allé faire chez M. Lifidor ; il me vanta fa modération, & exagéra 1'obligation que je lui avois de ce  © e Boulogne. 171 qu'il l'avoit paffee fous filence. Ges raifonnemens aigriffbient davantage ma fureur ; & achaque inftant, elle devenoit plus violente. Je n'étois occupé que de la facon dont je tirerois le préfident de chez lui : & je me faïfois informer de toutes fes demarches. Mon laquais m'amena un jour le poftillon qui l'avoit mené avec fa fille, quand il étoit parti de fon chateau. Je le queftionnai : mais je' n'en tirai pas beaucoup de lumières; tout ce qu'il m'apprit fut que deux jours après mon départ pour la Picardie , ils étoient partis en chaife, fans autre domeftique que lui; qu'il les avoit menés cinq lieues , c'eft-è-dire, jufqu'au plus prochain endroit, oü il y avoit une pofte établie ; qu'enfuite , par ordre de fon maïtre , il étoit retourné au chateau , pour fe rendre a Paris avec les autres domeftiques; que le préfident n'y étoit arrivé que deux jours après eux, & fans fa fille, & que le lendemain il avoit congédié la femme-de-chambre, qui étoit auprès d'elle depuis plufieurs années ; je lui demandai en quel, état étoit Conftance : il me répondit, qu'a en juger par fes yeux & par fes aétions, elle étoit la perfonne du monde la plus contente. Non, m'écriai-je, elle n'eft point capable de s'être prêtée a une fi horrible perfidie : Ia joie qui éclatoit fur fon vifage, étoit caufée  ■tj2 Soirees btj Bois par 1'efpérance qu'elle avoit de faire bientöt Ie bonheur d'un amant qui 1'adore. Elle ignoroif le piége que fon père cruel tendoit a notre amour, & fans doute elle accufe la lenteur avec laquelle je vais a. fon fecours. Je tirai du poftillon le nom du lieu oü M. Lifidor avoit pris la première pofte , & je le priai, de la fagon dont on prie un homme de cette forte, de venir m'informer de tout ce qu'il- découvriroit, qui auroit quelque rapport a Conftance. Je partis dès le lendemain pour le village qu'il m'avoit nommé; je ne doutois pas que de pofte en pofte , je ne pufte parvenir jufqu'au couvent qui recéloit celle que j'aimois: mais toutes les peines que je pris, & toutes les perquifitions que je fis, n'aboutirent k rien. B me fallut d'abord une patience incroyable pour arracher quelque notion des gens des poftes. La, celui qui avoit conduit le préfident, étoit abfent; ici, perfonne ne fe fouvenoit de l'avoir vu : cependant ,'a force de foins, je parvins a fuivre fa tracé jufqu'a Paris, oü je la perdis^ abfolument. Je me perfuadai, avec quelque vraifemblance, que Conftance y étoit: je ne me repofaï que fur moi-même du foin de la retrouver il n'y a pas de couvent oü je ne 1'aye cherchée. Défefpéré du mauvais fuccès de toutes mes perquifitions, je revins k mon premier projet;.  de Boulogne. 173 'qui étoit de forcer fon père de me rendre juftice a la pointe des armes. B s'étoit paffé affez de temps depuis la vifite que j'étois allé lui faire , pour qu'il crüt que ma première chaleur étoit paffee, que je ne penfois plus a fa fille , & que j'avois pris parti ailleürs. Je fus informé qu'il étoit allé a quelques lieues de Paris , paffer les derniers jours du carnaval chez un de fes amis; je me rendis dans les environs ; & le lendemain , par une belle ge'ée , je le rencontrai a cheval a la chaffe, & écarté de fa compagnie. B ne me reconnut qu'au compliment. Vous ne pouvez, lui dis-je, vous défendre de me faire raifon de votre manque de parole. Décidez, & vite , du genre de combat; vous avez des piflolets d'arcon, ou choffiffez de ces deux épées: mais il me faut ou votre fille ou votre vie. B mit auffi-tót pied a terre, j'en fis autant de mon cöté , il prit 1'une des deux épées que j'avois apportées, & me dit: ma fille n'eft point un parti pour un cadet de maifon , & vous ne 1'aurez qu'avec ma vie. Je me crus de nouveau infulté, & je me hatai de me venger. Lc préfident étoit fort bien fous les armes. Nous nous poufsames avec beaucoup de vigueur: mais notre combat étoit trop furieux pour pouvoir durer long-temps : je le renverlai d'un coup qui le traver fa, Je  174 Soirées dtj Bois lecrus mort; je le laiffai a quelques perfonrteS qui accouroient a fon fecours , & je regagnal Paris en toute diligence. Je courus informef oion frère de ce qui venoit de fe pafler: il blama beaucoup ma vivacite'; il me fit fentir toute 1'étendue du pe'ril que je courois, & que cette affaire ne pouvoit fe couvrir du nom de rencontre. II me confeilla de m'e'loigner au plutöt, & même de fortir du royaume pour plus de fureté , pendant qu'il tacheroit de par■ Venir a quelque accommodement. Nous primes des mefures pour nous écrire ; je partis cans le moment même pour Galais, d'oü je paffai auffi-tót en Angleterre. Toutes les lettres que je recevois de mon frère mannoncoient les périls que j'aurois courus k refter en France, qu'on me pourfuivoit fans bruit; que quoique M. Lifidor ne fut pas mort, & qu'il n'eüt jamais voulu nommer celui avec qui il s'e'toit battu , & qu'il eut toujours afture' que c'e'toit Contre un inconnu, je ne l'avois pas e'te' pour quelqu'un de fa compagnie ; qu'on re'veilloit fourdement le défi que je lui étois alle' faire chez lui; que le portier & les deux laquais* avoient été entendus, & qu'enfin un de nos amis lui avoit dit de m'avertir de ne pas me fier au calme apparent, ou peut-être on alloit laiffer cette affaire , & de ne pas fonger è  de Boulogne. 17^ repaffer en France, qu'il n'y eut toute fureté pour moi. Cette périlleufe aventure oü j'étois embarqué, n'étoit pas ce qui caufoit ma peine ; je n'y penfois même que par contre-coup a celle de me voir éloigné de ma chère Conftance , &. fins efpérance de la révoir. Cette douleur me prefToit fi cruellement, que je tombai dans une maladie, dont il n'y avoit nulle apparence que je pulfe jamais réchapper. L'aïeul de milord auroit pu en dire des nouvelles; j'avois fait connoiffance avec ce brave gentilhomme peu de jours après mon arrivée a Londres, & je lui devrai toujours mille remerciemens des marqués d'amitié qu'il me donna pendant fix mois que je fus défefpéré. Ma jeuneffe triompha enfin de la maladie, mais elle me laiffa tous mes chagrins; ils m'étoient trop chers pour ne pas m'occuper fans ceffe a me les rappeller. B y avoit prés d'un an que j'étois a Londres, & j'étois parfaitement rétabli, quand je recus une lettre de mon frère ; elle étoit rempli'e de fentimens de la plus vive tendreffe; il m'y témoignoit le défefpoir oü il étoit, de n'être pas a portée de me donner lui-même toutes les confolations dont j'avois befoin pour foutenir le coup qu'il m'alloit porter. B m'annoncoit enfuite la plus affreufe nouvelle que je pouvois jamais apprendre: c'étoit que ma  ï7o* Soirees ou Bóts1 chère Conftance venoit de mourir de la petite vérole. On ne meurt point de douleur, puifque je furvécus a celle-ci. Je réfolus de me délivrer d'une vie qui m'étoit devenue infupportable;j'avois perdu la perfonne a qui j'en avois confacré tous les momens : mais comme ma religion me défendoit de m'en procurer moi-même la fin, je pris le parti de 1'aller chercher a Malthe. J'en écrivis a mon frère , qui me répondit, qu'il ne pouvoit qu'approuver un voyage ou mon devoir & mon honneur m'appelloient; qu'il efpéroit que le temps & la gloire me guériroient d'un amour malheureux ; & qu'il apprendroit avec une fatisfaétion extréme, que j'aurois fecoué un joug qui m'auroit caufé tant de malheurs. Je m'embarquai un mois après, fur un batiment qu'on avoit freté pour Conftantinople; nous voguames avec un bon vent qui nous accompagna jufqu'a Malthe, oü on me relacha. II y avoit dans le port un vaiffeau de la religion, armé en guerre, qui n'attendoit que le moment de faire voile ; il alloit donner la chaffe aux corfaires de Tripoli, qui infeftoient ces mers. Je demandai au grand-maïtre la permiffion de m'y embarquer; je 1'obtins. Nous fimes route, pendant deux jours, fans aucune . rencontre;  r> e Boulogne. 177 rencontre ; mais Ie troifième, fur le foir, nous fumes furpris par un brigantin de Barbarie , qui fortit tout-a coup du milieu des rochers,' qui font fort fréquens en quelques endroits de ces mers. On fe canonna de part & d'autre avec un feu horrible; nous chercharhes a en venir a 1'abordage, que le barbare évitoh; & nous^ nous préparames k un furieux combat. La vie m'étoit trop a charge pour n'en étre pas prod.gue; je fautai, le fabre a la main , dans Ie brigantin, fans attendre qu'on eüt jeté le grappin : mais un coup que je regus a la téte me renverfa au fond du batiment, a la vue de notre équipage, qui en jeta un grand cri, Lecorfaire, comme je 1'ai fu depuis, fit une manceuyre qui le dégagea; & fe fentant fort maltraité il fe fauva a la faveur de la nuit & de fes rochers. Le vaiffeau malthois tiroit trop d'eau pour pouvoir I'y pourfuivre : 1'équipage , de retour a Malthe, y fema le bruit de ma mort; & le Brun , mon laquais, qui repaffa en France I'apporta a Paris. Je demeurai vingt-fept heures fans connoiffance; & quand je la recouvrai je me trouvai prefque nu , & enchaïné fur une mauvaife natte, au. milieu de cinq ou fi* malheureux, compagnons de ma misère. Il ne me fut pas difficile de deviner que j'étois efclave & en la puilTance du corfaire. Dès que ma fanté Tom V, M  S oir é es .pu Boi§ fut un peu revenue, & que je parus pouvoir être de défaite, je fus tranfporté avec quelques autres a Tunis, oü nous fümes vendus. Je tombai a Aly-Alfan : c'étoit un homme de cinquante ans ou environ. II avoit déja fu que j'étois frangois ; & la croix que je portois quand j'avois fauté dans le brigantin, lui avoit appris que j'étois de 1'ordre de Malthe. Franc, me ditil en mauvais jargon , la première fois que ja parus devant lui, j'eitime les gens de ta nation, & je les aime : mon père en étoit comme toi, & chrétien. Dieu 1'attira ici d'Antibes fa patrie, pour y être éclairé de la lumière de fa loi, & pour augmenter le nombre de fes vrais croyans. Remercie-le de t'avoir conduit parmi fes fidèles mufulmans, les enfans d'Omar fils, favori de fon prophéte: bénis ton efclavage, qui fera pour toi une fource de bénédiétions ; fi tu veux en profiter , il ne tiendra qu'a toi d'y trouver mille douceurs. II me demanda ce que je favois faire, & a quoi je voulois qu'il m'employat. Nous autres Francois, nous nous piquons tous de faire des ragoüts ; je me fouvins fur le champ, que le célèbre Renard, dont nous avons un fi joli théatre, avoit été cuifinier de fon patron, pendant fon efclavage. Je m'offris en la même qualité, & en celle de jardinier. Je fus revêtu dans le même moment  öe BetftosNE, f 7^ Öe ces deux charges , fous le nom de Gouley > & il trouva que j'excellois dans 1'une & dans 1'autre. II m'envoya d'abord dans fes jardins; je n'y eus pas plutót été que je formai le deffein de me rendre agréable a mon maïtre, quï me parut plein de bonté. Je lui propofai de lui arranger un terrein écarté & inculte , a la manière de nos parterres de France, il goüta ma propofition, il mit fous mes ordres quelques autres efclaves pour m'aider ; je n'avois nulle connoiffance du jardinage, mais je favois affez de deffein pour tracer un parterre. Je pliai quelques arbres en berceaux, & au bout de peu de mois, j'eus la fatisfaction de voir que mes petits travaux avoient réulïï aü-dela de mes efpérances , & qu'ils avoient 1'approbation d'Ali-Aifan. II ne fut pas moins content de mes talens pour la cuifine. II venoit fouvent, avec fes femmes, me voir travailler dans les jardins, mais ordinairement c'étoit Zizi fa fille, qui 1'accompagnoit; elle pincoit admirablement ün inftrument dont la conformation & le fon approchent fort de nos liiths„ J'avois toute ma vie entendu parler de Ia jaloufie des Orientaux, avec tant d'exagération, que je n'avois jamais ofé lever les yeux fur fes femmes, ni fur fa fille. Ce n'étoit pas pour moi un médiocre embarras ; car elles ne venoient M ij  i8o Soirees du Bois jamais dans les jardins , qu'elles ne fe pluflent a me faire , en langue franque, mille queftions, fur la fagon dont les dames vivent en France, & dont elles font habillées. Ce que je leur en difois les attriftoit toujours , fans doute par la comparaifon de la vie qu'elles menoient en Turquie : mais cela ne rendoit pas leur curiofité moins ardente, & elles recommengoient le lendemain leurs queftions. Zizi me furprit un jour fous un berceau, enfeveli dans une profonde rêverie; fon père étoit avec elle ; malgré fa préfence, elle m'obligea de lui révéler le fujet de mes c'hagrins ; & je lui racontai tout ce que vous avez entendu jufqu'ici. Quand j'eus fini de parler : malheureux chrétien ! que je vous plains, s'écria affe&ueufement Ali-Affan, d'être fujet a une phrénéfie , telle que tu viens de me peindre l'amour ! Dieu vous en a fans doute affligé en punition de votre infidélité, & il en a toujours préfervé fe? fidèles mufulmans. L'amour, ce tyran des autres peuples du monde, eft foumis dans 1'Orient; nous ne le connoiffons que par fes plaifirs, & nous fommes toujours maïtres d'être heureux. Je voulus répondre, que fes plaifirs ne piquoient que par les peines qu'ils coütoient , & qüau défaut de l'amour , ils.avoient la jaloufie qui les tyrannifoit bien plus cruellement, Tu t'abufes, me  13 e Boulogne. 181; repliqua-1 - il, comme toutes les nations qui nous croyent jabux. Ces harems (a) qui renferment nos femmes , & ces eunuques qui les gardent comme autant d'Argus , ne font que les effets de notre bonté & de notre pitié, pour un fexe fragiie, dont la vertu s'évaporeroit bientöt fans cette précaution. Pour moi, ajoutat-il , élevé par un père qui avoit été chrétien & francois, fi la loi du divin prophéte Mahomet, fi le livre , écrit du bout du doigt de 1'Eternel, ne me permet pas de croire les femmes d'une nature auffi excellente que la notre, du moins je leur permets plus de liberté, & j'adoucis, autant qu'il eft en moi, 1'efpèce de fervitude a laquelle Dieu les a condamnées, & ce refpeétueux tremblement auquel il les a obligées envers f homme, qu'il a établi leur chef & leur feigneur, comme celui de tous les autres êtres. B interrompit ces lieux communs de philofophie turque pour me dire : ne crains plus de regarder ma fille ; léve, léve hardiment la vue fur elle. Ciel ! que mes yeux furent fatisfaits ! Zizi avoit a peine feize ans; fa beauté & fa taille étoient parfaites : mais ce qui me frappa & me charma le plus, c'eft que (a) Lieux ou les Turcs enferment leurs femmes. On les appelle impropreinent ferrails. Serrail ne fe dit e Boulogne. ipr ïlt auffi été prife par des corfaires. Non pas tout-a-fait, reprit le commandeur; quoique la reconnoiflance eut été plus touchante, fi elle s'étoit faite a Tunis, ou dans quelque ferrail de Barbarie, oü tu aurois trouvé le fecret de t'introduire : mais tu dois ta retrouver belle, tendre, fidelle, telle enfin que le mérite un paladin tel que toi. Je ne puis , repris-je a mon tour, me flatter de cette efpérance; Conftance eft morte pour moi, je le fais trop bien. Mon Dieu, repliqua le commandeur, a moins qu'elle ne te Pait écrit elle-même, tu ne peux en être fur. Tout le monde ne t'a-t-il pas cru mort fur la foi du batiment malthois; eh bien, perfonne ne 1'eft moins que toi : va, je te le prédis , tu retrouveras ta Conftance ; puis s'adreffant a mademoifelle de Boisbelle : n'eft-il pas vrai, belle rêveufe ? Quoiqu'elle füt en garde, elle ne laifla pas de rougir un peu de 1'apoftrophe; mais elle fe remit fur le champ , pour dire, que s'il dépendoit de fes vceux de me faire retrouver ce que j'aimois, je ferois bientót heureux. Nous remontames alors en carrofle pour retourner chez moi. La belle humeur du commandeur égaya infiniment le fouper, il s'avifa de critiquer tous les plats, & d'en attribuer la mal-fagon a 1'ignorance de Gouley, cuifinier d'Ali-Aflan; & il fe mit en  f92 Soirées dit Bois devoir de me prouver, que les équipées de Ia chafte Zizi ne me de'gageoient point envers elle, & que j'étois obligé de Palier arracher au cordelier apoftat, & de 'époufer en quelque état qu'elle fut. Quand la compagnie fe fut retirée , je me rappellai le compliment qu'il avoit adrefle a madame de Montrozai. Je fus extrémemenf inquiet qu'il ne Ia foupconnat d'être 1'héroïnè de mon hiftoire : mais je n'eus garde de fortifier fes conjeaures, s'il en avoit, en lui demandant ce qu'il avoit voulu dire. CINQUIEKB  E BoüIOGNI, CINQUIEME SOIREE. IvE temps avoit été fi peu fur toute lajourïiée, que nous réfolümes de faire notre promenade dans le jardin de madame de Crémailles, chez qui la fociété étoit. Après le jeu nous fïmes quelques tours d'allées, & bientöt nous gagnames un cabinet de vitrage qui étoit a 1'extrémité du jardin. La comtelTe tira un cahierde papier , & dit : quoique mon mariage foit le dénouement de 1'hiftoire que vous allez entendre , j'y tiens un li petit coïn , & j'y fais un röle fi court.& fi peu intérelTant, qua peine y fera-t-il queftion de moi. J'y viens comme ces aéteurs qui tombent des nues, pour terminer 1'intrigue d'une pièce difficile a dénouer, C'eft donc purement 1'hiftoire de mon mari, il lecrivit peu de mois avant fa mort, ainfi c'eft lui que je vais lire , & • que vous allez entendre. Tome V,  ïp^ Soirê'es du Bois H I S T O I R E DU COMTE DE CRÉMAILLES. li es diflipations de mon bifaïeul & de mon aïeul, avoient fi fort dérangé notre maifon, qu'ils ne laifsèrent a mon père & a un autre fils, que les titres & les illuftrations de leurs ancêtres. Mon oncle prit le parti de 1'églife, oü il fit fon chemin. Mon père alloit trainer dans la misère, un nom qui eft fans contredit 1'un des plus beaux du royaume. II trouva encore moins honteux de Pétayer, en époufant la fille d'un homme d'affaires; il eut cependant beaucoup de peine a s'y déterminer. II n'en étoit pas dans ces temps-la comme aujourd'hui , oü les plus grandes maifons fe font déshonorées, a 1'envi, par 1'alliage de la plus vile roture. Peu de feigneurs avoient encore ofé franchir ce pas. Mon père s'y vit condamné. Les financiers n'étoient pas gatés comme ils le font préfentement; & plus ces méfalliances étoient rares, plus on faifoit bien fon marché. Celui de mon père fut autant avantageux qu'il pouvoit 1'être. L'homme d'argent dont il rechercha la fille, étoit en pofleffion de toutes  DE BOUEOGNE. Ipj ies terres de mes pères, il les avoit acquifes des créanciers. II avoit hardiment fait prendre notre nom a fon fils, qui, k la ve'rité, ne le porta pas long-temps : fes airs impertinens lui attirèrent une méchante affaire, dans laquelle il laiffa la vie. Le financier n'ayant donc plus qu'une fille, en faveur de 1'honneur que lui faifoit mon père, le remit, par contrat de mariage, en poffefiion de tous les domaines qui nous avoient appartenus , & fans être obligé de les reftituer en cas que fa fille vint a rnourir fans enfans. Cette dernière claufe devint inutile, puifque dix mois après Ie mariage, elle mit au monde deux fils , dans la terre dont je porte. le nom. Je fus jugé le puïne', & tous ' les foins & toutes fes attentions fe tournèrent du cöté de mon frère. On avoit fait venir une nourrice de Paris, a qui on le livra dès 1'inftant de fa naiffance, & je fus remis a une groffe payfanne, dont le mari e'toit jardinier du chateau. Je n'ai pas k me plaindre du choix, puifque je tiens de la jardinière cette conftitution forte & vigoureufe que j'ai toujours eue. Dès que ma mère put fupporter Ie carroffe, elle prit la route de Paris avec mon père, 'mon frère & fa nourrice. On chargea, en partant, le procureur fifcal, de me faire fuppléer les ' cérémonies du baptême, & de choifir qui ü N ij  Iï<)6 SOIRÉES DU B ö I 3 voudroit pour me tenir fur les fonds. J'eüS' pour parrain le bailli, & la procureufe fifcale pour marraine. Je fus remis a cette demière au fortir de nourrice ; fa mémoire & celle de fon mari me feront toujours chères, en reconnoifiance de toutes les marqués de tendrefle 8 S o ik é e s du Bois un joug dont peut-être il ne s'appercevoit pas.' Pendant quinze jours que je reftai a 1'hötel, je neus d'autre compagnie qu'un religieux; il avoit ordre de me faire venir de la vocation pour 1'état eccléfiaftique, il voulut m'en donner pour le monaftique ; mais comme il défefpéra bientöt de m'amener a fon point, il fe contenta de me préparer a recevoir Ia tonfure: je la recus des mains de mon oncle ; c'eft ce frère de mon père, que j'ai dit qui avoit embrafle le parti de 1'églife; il étoit devenu évêque *k B étoit a Paris pour une aflemblée du clergé, & il logeoit chez mon père. B me nomma aufti-töt a un canonicat de fa cathédrale qui venoit de vaquer, & quelques jours après , a un prieuré de cinq cents écus : ainfi j'eus de quoi payer ma penfion au collége des Graflins, ou je fus mis dans 1'obfcurité; & je n'eus pas fini ma philofophie, que j'avois déja pour plus de cinq mille livres de revenu en bénéfices. Mon oncle avoit été rappellé a Paris par un procés qu'il avoit contre des moines; il venoit de triompher de toutes leurs chicanes , & il n'attendoit que 1'expédition de fon arrêt pour s'en retourner. Ma philofophie étoit faite, & il devoit m'emmener avee lui, au grand contentement de ma mère% qui n'avoit rien tant  Be Boueogne. ip9 a cceur que de m'éloigner d'elle. Elle fut cependant obligée de me recevoir pendant que mon oncle achevoit de terminer fes affaires ; & le temps que je paffai fous fes yeux ne contribua pas a m'en faire aimer davantage : mon oncle la gênoit, elle n'ofoit donner devant lui un libre cours a toute 1'indifférence, pour ne pas dire a 1'averfion qu'elle avoit pour moi; il lui avoit plufieurs fois remontré 1'injuftice Sc les conféquences de cette partialité. On peut bien croire que je n'aimois pas beaucoup mon frère: des airs infolens, que la faveur oü il étoit 1'avoient autorifé a prendre avec moi, me révoltoient incefTamment; fur-tout depuis qu'un jéfuite avoit été affez peu courtifan, pour dire a la comteffe , en ma préfence & en parlant de moi, que le facrifice qu'elle faifoit feroit fort agréable a Dieu ; puifqu'a 1'exemple d'Abel, elle lui confacroit ce qu'elle avoit de mieux. On peut juger fi fon compliment fut agréable ; il fervit a me faire haïr davantage ; mais en même-temps a me faire ouvrir des yeux de rival fur mon frère. II n'avoit a la vérité ni beauté ni figure, ce qui pouvoit venir d'une fanté frêle qu'il tenoit de fa nourrice. Je le trouvai horrible, Sc je me regardai comme un Adonis. Je fus encore plus mécontent de fon efprit, Sc je me demandai N iv  Sabö Soirees du B o" r pourquoi il plaifoit tant a mon préjudiee , quoique je me paruffe valoir mieux en tout fens. Je cherchai 1'occafion de me venger, en mortifiant fa vanité ; & je ne la cherchai pas longtemps; Un jour que nous étions tous les deux chez ma mère, las apparemment de m'y voir, ou peut-être feulement pour faire le mauvais plaifant, il me demanda.de quel faint on faifoit ce jour-la 1'office dans mon bréviaire ; je fus piqué au vif de la raillerie. De faint Achile, lui répondis-je froidement, d'un pauvre faint, que fa mère tenoit parmi des femmes , de crainte qu'il ne gagnat un rhume a 1'armée. On étoit en guerre, mon frère étoit moufquetaire, il étoit même queftion de le placer, & malgré les lettres de mon père, ma mère l'avoit empêché de faire Ia campagne , ainfi le trait étoit foudroyant. Je fus renvoyé fur le champ dans mon appartement, avec ordre de ne pas reparoitre. Je voulus murmurer quelques mots d'excufes ou de plaintes, mais ils ne furent point entendus; il fallut me retirer. Mon oncle, en rentrant le foir, débuta par me faire une vigoureufe réprimande, fur le manque de refpeét que javois eu pour la comtefie; elle s'étoit plainte alui,& elle lui avoit paru outrée d'une ïnfulte que je lui avois faite. Je lui racontai Ia chofe telle qu'elle étoit, & il ne put s'empêcher  b E B OV E O G N E. '£f}ï 3e rlre de ma vivacité : mais il ne lui fut pas poffible d'adoucir ma mère ; elle refufa même de recevoir mes adieux, quand je partis huit jours après. II eft vrai que je ne voulus jamais me foumettre a demander pardon a mon frère. Nous arrivames en peu de jours a la ville épif copale de mon oncle ; je la trouvai charmante,^ quoiqu'elle fut fort peu de chofe. Le peu d'agrément que j'avois eu chez mes parens, & les douceurs que jeprouvois chez fe'vêque, ne me permettoient pas de regretter Paris. Je trouvai quelques gens d'efprit & de mérite dans la ville, même dans le chapitre : mais le goüt que j'avois pour 1'étude , rempliffbit la plus grande partie de mon loifir. Je fis mon ftage de chanoine; &, quand il fut fini, mon oncle me mena a une fort belle maifon de plaifance qu'il avoit a quelques lieues de la ville ; elle dépendoit de 1'évêché, & il l'avoit confidérablement augmentée & embellie. Ce fut la que je me donnai tout entier aux belles-lettres, que le jargon barbare de la philofophie m'avoit fait perdre de vue. Me voici arrivé au moment critique, a eet inftant qui a fait le bonheur & le malheur de ma vie. Un matin, au lever de 1'aurore, je me promenois dans le pare un livre a la main. J'appercus, a deux pas de moi fur un banc, un  202. soirêes du BoïS jeune cavalier qui dormoit profondément, unë petite valife de cuir lui fervoit d'oreiller; je fus un peu étonné de cette rencontre : mais comme je n'ai jamais été timide, je me plagai fur un autre banc vis-a-vis, oü je réfolus d'attendre qu'il fe réveillat. Ce début d'aventure fentoit un peu le roman, & j'en avois beaucoup lu. Je m'enfongai dans mille rêveries, & j'eus tout le temps de promener mon imagination d'idées en idees; car ce ne fut qu'après deux grandes heures que je le vis fecouer fon fommeil. De couché qu'il étoit, il s'affit, & je vis un jeune homme auffi beau que 1'on puilfe repréfenter l'amour. J'examinai fon réveil; il leva au ciel, en foupirant, les plus beaux yeux du monde. Je courus a lui entrainé par je ne fais quel mouvement. Charmant inconnu, lui dis-je, a quelle aventure, je crains de dire a quels malheurs, dois-je le plaifir de vous voir dans ce pare ? Ne craignez point de m'honorer de votre confiance, votre figure me prévient pour vous d'un fentiment de la plus vive amitié. Vous êtes ici en fureté, ces lieux appartiennent a 1'évêque de mon oncle, & je fuis en état de vous y offrir un afyle. Mon abord , auquel il ne s'attendoit point, l'avoit furpris & interdit, mon compliment le rafiura peu-a-peu, II me regarda alors avec des  de Boulogne. 203 yeux mouillés de larmes qu'il vouloit retenir. Monfieur 1'abbé, me répondit-il, votre générofité ne me permet pas de différer a vous confier mes peines & a mettre en ufage vos fecours. Vous voyez en moi un malheureux objet de 1'inimitié de fes parens; tout ce que je fais d'eux, c'eft que ce font des gens de qualité. Dès ma plus tendre enfance, je me fuis trouvé dans un collége de province , fous Ie nom qu'il leur a plu de me donner. On m'y a fait entendre, dès que j'ai eu 1'age de raifon , qu'il falloit que je me dévouafle a 1'état eccléfiaftique; & 1'éloignement invincible que je me fuis toujours fenti pour ce parti, me fit prendre celui de ne rien apprendre dans mes études : je m'imaginai que mon ignorance deviendroit un obftacle infurmontable a la vocation qu'on s'efforcoit de me faire venir. Mais je me trompois, la perfécution des perfonnes autorifées par mes parens, n'en eft devenue de jour en jour que plus grande; & elle eft montée a un point, que pour m'en délivrer, je me fuis fauvé depuis trois jours du collége oü j'étois. Le peu d'argent que j'avois r m'a fourni le moyen de me faire voiturer jufqu'a.... oü, m'ayant manqué tout-a-fait, j'ai pris la réfolution de marcher a pied , tant que la providence me laifferoit de la force 8c de la vie.  ao4 S o i s ï ! s d Tj Bo r i Ses larmes coulèrent alors plus abondammentv La conformité de fa fituation a la mienne acheva de lui gagner mon cceur. Je mélai mes pleurs aux hens : hélas ! lui dis-je, vous n'êtes pas le feul qui ayez des parens de'naturés. Je le priaï de fe confoler, & je lui répétai qu'il avoit trouvé un afyle & un ami qui ne lui manqueroient jamais. La crainte qu'il n'eüt quelque befoin, me le fit promptement mener au chateau; je me chargeai de fa valife. Mon oncle étoit dans fon lit travaillé de la goutte; ainfi j'eus tout le temps de forger avec mon nouvel ami un roman , pour 1'annoncer de facon qu'il ne put être reconnu ni foupgonné. Je le conduifis dans ma chambre : voila, lui dis-je, en lui montrant 1'un des deux lits qui y étoient, oü vous coucherez. B parut fiché -de coucher fi prés de moi, il m'aflura qu'il m'incommoderoit la nuit: je fus fourd a toutes ces confidérations , & il fallut qu'il fe déterminat a accepter le parti, du moins pour le moment. L'hiftoire que je forgeai, fut qu'il fe diroit fils d'un gentilhomme irlandois, qu'il ajouteroit , qu'il avoit étudié avec moi aux Graffins , & que je l'avois fort invité a venir me voir pendant les vacances. Rien n'étoit plus naturellement imaginé; je lui donnai le nom de Mackarti, que tant d'irlandois portent; Sc  b E Boulogne. ao$ ^j'allai le préfenter a mon oncle , qui fut charmé de fa phyfïonomie, & qui lui fut bon gré de m'être venu voir: le prélat même s'excufa de n'être pas en état de lui faire bonne compagnie ; je m'en chargeai, & nous devïnmes tous les jours plus inféparables. Je ne fus pas longtemps fans m'appercevoir qu'il avoit infiniment d'efprit, & qu'il l'avoit fort orné. Nous fimes les plus beaux projets d'études; mais des diftraélions continuelles, qui nous furvenoient de part & d'autre , les empêchèrent d'être fort fruétueux. Mon oncle n'étoit pas moins enchanté que moi de eet aimable hóte; il le prit tellement en affection, que je n'eus pas plutöt dit que mon ami devoit incelfamment prendre le petit collet, qu'il lui promit le premier bénéfice qui vaqueroit dans fa cathédrale. Mackarti répondit comme il le devoit a la politeffe de mon oncle, & il ajouta qu'il n'attendoit* pour prendre la tonfure , que fes papiers de Dublin. Le bon évêque s'offrit de lui faciliter les moyens de les avoir par les miniftres , ou du moins de s'en paffer, comme il fe pratiquoït fouvent, difoit-il, a 1'égard des réfugiés catholiques. B lui réitéra tous les jours les mémes offres de fervices. Nous pafsames ainfi, Mackarti &: moi, deux grands mois toujours plus charmés 1'un de 1'autre,  2o6 Soirées du Bois Cependant le temps auquel je devois retourner a Paris, pour faire ma théologie , approchoit: mon ami me parut inquiet de fon fort; je lui dis de ne s'en point mettre en peine, que le mien ne pouvoit que s'améliorer; mais que tel qu'il étoit actuellement, je le partagerois avec lui, & qu'il étoit affez bon pour nous fuffire a tous les deux ; qu'il viendroit demeurer avec moi a Paris dans un petit collége , qu'il auroit fa chambre dans mon apparment, & je lui jurai de ne le jamais abandonner. B parut content de mes alfurances, & il y répondit avec de grands témoignages de reconnoiffance. Le deffein de mon oncle étoit de me reconduïre lui-même a Paris, oü il n'étoit jamais deux ans fans aller : mais fa goutte, qui l'avoit repris, & qui le tenoit au lit, le détermina a envoyer arrher deux places au carroffe de voiture qui partoit de fa ville épifcopale. Nous allames prendre congé de lui dès le matin, la veille de notre départ, il voulut nous voir déjeüner ; il enchérit encore dans ces derniers momens fur toutes les amitiés qu'il avoit faites jufqu'ici au faux irlandois; il lui fit préfent d'une petite montre d'or, qu'il le pria de garder pour l'amour de lui; il lui renouvella les promeffes d'un canonicat, & il nous embraffa 1'un & 1'autre a plufieurs reprifes. II'  DE B O UI, O G M E. 207 n&imoit tendrement & quoiqu'il me permït la pleine & entière jouiffance de mes bénéfices, il ne laiffa pas de me donner encore un rouleau de louis, en m'exhortant cependant k en faire un bon ufage 3 il n'y eut pas jufqu'è mon laquais qui n'eüt part a fes largelfes. Les bontés que j'avois toujours éprouvées de la part de mon oncle, me 1'avoient rendu extrêmement cher, mais j'e'tois tranfporté de celles qu'il avoit eues pour mon ami. C'étoit véritablement un homme de bien que eet évêque, quoique le peu de fortune de fa maifon eut été fa feule vocation k 1'état eccléfiaftique. Nous le quittames enfin, nous montames dans fon carroffe , & nous arri- vames fur le midi a dans fon palais épif- copal, afin de prendre le lendemain matin la voiture publique. II nous avoit chargés d'aller defcendre chez le doyen de fa cathédrale , & de faire enfuite deux ou trois autres vifites chez les principaux de fon chapitre; mais un preffentiment inconnu m'infpira de diner tête k tête avec mon ami, & de n'aller voir le doyen & les autres que fur le foir. f Depuis les nouvelles offres de fervices que j'avois faites a Mackarti & les affurances de ne le jamais abandonner, je m'étois- appergu que fa tranquillité étoit revenue peu-a-peu; je lui avois même trouvé des momens de  ko8 S o r k I e s 15 ü B ö t 4 gaieté: mais il me parut fombre pendant tou£ le repas; je voulus lui demander raifon de cette nouvelle trifteffe dès que nous fümes feuls; & au lieu de me répondre, j'appercus que fon vifage changeoit, il devint dans un inftant tout violet. Je ne fais pourquoi je n'appellai pas du fecours , je me contentai de le déboutonner, & de détacher le col de fa chemife. Ciel! que vis-je ! la plus belle gorge du monde. A eet objet furprenant , je devins immobile : mais 1'état dans lequel je voyois auprès de moi, dirai-je mon ami , rappella au plus vïte mes fens, pour me donner tout entier au foulagement d'une perfonne, pour qui de la plus tendre amitié j'avois paffe fur le champ au plus violent amour. Mes foins empreffés la firent bientöt revenir a elle: mais fes beaux yeux s'inondoient d'un torrent de larmes a mefure qu'elle reprenoit 1'ufage de fa raifon, A la vue du défordre oü elle étoit: Qu'allezvous penfer de moi, me dit-elle d'une voix entrecoupée de fanglots ? Vous penfiez avoit fait en moi 1'acquifition d'un ami digne de vous, & vous trouvez une malheureufe, de la vertu de laquelle vous ne fauriez former que des foupcons défavantageux, & qui doit vous paroitre indigne même de votre compaffion. Je fuis perfuadée que depuis un inftant que vous  I ©e Boulogne. 209 Vöus favez que je fuis une fille, votre imagination s'eft promenée au loin dans ma vie , & qu'elle a forge' & m'a prêté mille aventures extraordinaires ; quelques foient les idéés qu'elle a produites, je ne dois plus m'en plaindre; rien n'eft plus naturel a penfer d'une fille de mon age, que vous avez trouve'e la nuit dans des lieux inconnus, & fous des habits d'homme. Pendant qu'elle fe défefpéroit ainfi, je fa confolois par tout ce que l'amour pouvoit m'infpirerde plustendre. Raffurez vous, lui difoisje, vous êtes trop belle pour n'être pas extrémement vertueufe. Non - feulement vous n'avez point perdü en moi un ami, mais vous y trouvez en même-temps un amant, ou plutöt je 1'ai été dès le premier moment que je vous ai vue. J'ai dü reconnoüre l'amour a la violence •des-fentimens qu'il m'a fait naïtre, a mille inquiétudes , au défir d'être toujours auprès de vous, & k la crainte de m'en voir féparé: 1'amitié eft quelque chofe de plus IranquilJe & de moins tumultueux. Je voulus lui faire mille fermens de lui être éternellement attaché : attendez-, m'interrompit - elle , pour les faire, que vous me connoiffiez & que vous jugiez fi j'en fuis digne. Vous allez apprendre des malheurs qui ne finiront pas fitöt ; j'en vois un déluge prêt a m'inonder. Chaque inftant que Tomé V, o  2io Soirêes ou Bois je demeure avec vous , a préfent que j'en fuiff connue, eft un crime , & je vois qu'il m'eft impoffible de me pafler de votre fecours , a moins de m'aller remettre a la merci de mes cruels parens : Pouvez-vous, repris-je, vous alarmer comme vous faites , quand je vous adore ! Ah ! c'eft eet amour, reprit-elle a fon tour, qui met le comble a mes maux. Non, ma chère amie , qu'il ne vous alarme point; quelque violent qu'il foit, je faurai toujours le retenir dans le fefpect le plus fcrupuleux. Je ne vous propofe plus, ajoutai-je, de venir demeurer avec moi : il faut fe réfoudre a fe féparer de vous; je vous aime trop pour n'être pas extrêmement fenfible a cette fe'paration : mais votre honneur 1'exige , & je fuis auffi jaloux que vous de votre réputation. Vous continuerez d'être mon ami Mackarti jufqu'a Paris. La vous deviendrez ma fceur, je vous donnerai des habits convenables a votre fexe, & je payerai votre penfion dans quel couvent il vous plaira de choifir. Ne craignez point de devoir quelque chofe a un amant: s'il y a de la honte a recevoir des préfens des mains de l'amour, ce n'eft que quand il eft compagnon du crime , ou qu'on peut foupconner qu'il a pour objet de le devenir. Mes dernières paroles la raflurèrent. Oui , me dit-elle, je connois trop votre ceeur & votre vertu pour craindre  DE BoUtOGNE. 211 <3e continuer a vous avoir des obligations : mais connoiflez-rhoi autant que je me connois. Je fus arrachée du fein de ma nourrice, & porte'e a 1'abbaye de a deux lieues de fous le nom d'Ag'aë de Vauxfleurs. J'ai pafle prés de quinze ans dans cette maifon, fans avoir jamais vu aucuns de mes parens, & fans avoir jamais entendu parler d'eux. Dès mon enfance j'ai été fenfibie a eet oubli de leur part; & mon chagrin s'en renouvelloit toutes les fois que les autres petites penfïonnaires voyoient leur familie, ou en apprenoient des nouvelies; car, quoique j'eufle gagné 1'amitié de toutes, & qu'elles ne manquaifent jamais de me faire part des douceurs qu'elles recevoient, elles empoifonnoient leurs faveurs en me difant: pourquoi donc tes parens ne t'envoyent-ils rien? Eft-ce que tu n'en as point? Je me retirois aufli-töt, & j'allois dévorer ma douleur dans quelque lieu obfeur, ou plutöt 1'abreuver de mes larmes. La, réfléchiflant fur ce qui pouvoit faire taire la nature dans le ceeur de ceux a qui je devois le jour: crucls, leur difois-je en moi-méme, pourquoi me traitezvous avec tant de düreté? de quoi fuis-je coupable envers vous ? Je ne vous ai jamais vus ni connus. 'Ces peines fe renouveüoient prefque toutes les femaines : mais elles devinrent biea O ij  '2.12 Soiréës du Bors3 plus vives , il y a environ deux ans. Une religieufe s'avifa de dire a une de mes compagnes que j'étois batarde; la penfionnaire en fit diverfes confidences, dans la feule vue de m'attirer la compaffion des autres; car, a mefure que je fus plus dans les bouches & dans les oreilles de la maifon , mes compagnes me prodiguèrent plus leurs carefles. Ces murmures injurieux parvinrent a mes oreilles; je les fis retentir a celles de 1'abbelTe, qui me répondit, en m'embraiTant, qu'elle venoit d'en découvrir 1'auteur, qu'elle alloit les faire ceffer, & me raflurer de la manière la plus éclatante. Un coup de cloche qu'elle ordonna auffi-tot eut fur le champ affemblé toute Ia communauté, les penfionnaires même furent appellées a ce chapitre. Elle 1'ouvrit par un difcours concis, mais pathétique , autant que la fituation oü. j'étois put m'y laiffer d'attention. Enfuite elle déclara hautement que, loin que je fuffe d'une naiffance équivoque, il n'y avoit au contraire petfonne dans fa maifon, qui en eut une auffi diftinguée : elle authentiqua cette déclaration du témoignage de fes deux affiftantes, qui étoient du fecret. L'éloignement, ajouta-t-elle9 que les parens de mademoifelle de Vauxfleurs femblent avoir pour elle, eft prefque'une preuve fuffifante de fa haute qualité, C'eft un des vices  de Boulogne. 213 'des grands d'être infenfibles a toutes les douceurs de la nature: ils regardent les fentimens qu'elle infpire chez les autres hommes, comme 1'effet d'une naiflance bourgeoife , & d'une éducation roturière. Le fang n'a aucune voix pour eux,- du moins ils fe font un point d'honneur d'y être fourds. L'abbeffe finit par obliger l'auteur du bruit d'avouer fa faute, &' de m'en faire réparation fur le champ. Je vis alors s'avancer & tomber a mes genoux une religieufe de prés de cinquante ans. Je voulus la relever , mais l'abbefie m'ordonna de la lailfer faire fa pénitence. Je recus Ia fatisfaétion de la mère Saint-Sébaftien avec plus de douleur qu'elle n'en eut a me la faire; fur-tout, quand ' j'entendis que fa pénitence ne fe borneroit pas la, & que pendant bult jours elle dïneroit a. terre & a genoux, au milieu du réfectoire du penfionnat. Je me jetai a mon tour aux pieds de madame pour 1'engager a cafler fon arrêt, ou du moins a en mitiger la févérité : mais les gens de communauté font inexorables. II eft vrai que la politique de la maifon demandoit qu'il fut exécuté. Je fus fort flattée de la découverte que cette aven-ture occafionna, j'étois süre d'être légitime, & de plus fille de qualité. Je devins plus chère de jour en jour a mes compagnes; O iij  2i4 Soirees du Bois & fi la fcène qui venoit de fe pafler leur avoit donné pour moi plus de confidération , j'ac'oucilfois ce que la fupériorité de ma naiffance pouvoit avoir de rebutant pour elles, par toutes les prévenances & les bonnes facons dont je pouvois m'avifer. Je me fis méme une amie de la mère Saint-Sébaftien ; c'étoit une fille de beaucoup d'efprit, elle fe piqua de me faire oublier les torts qu'elle avoit eus a mon égard, elle obtint la permiifion de me donner des principes de la langue latine & de 1'hiftoire; & comme elle y étoit fort verfée , & que j'avois envie de lui plaire, j'y eus bientöt fait quelques progrès. J'étois particulièrement liée d'amitié avec mademoifelle Dring , c'étoit une angloife de mon age , mais née en France: elle étoit fille unique, fans en être plus avancée; fes biens avoient été confifqués en Angleterre ; fon père étoit mort a Saint-Germain en Laye ; & fa mère qui étoit fort belle, & qui a la mort de fon mari avoit a peine vingt-deux ans, s'étoit remariée. Mademoifelle Dring avoit a Londres deux oncles paternels , fort riches & fans enfans ; ih> avoient eu la confifcation de fes biens, & ils la demandoietft pour les lui remettre : mais comme ils faifoient profefiion de la religion anglicane , fa mère n'avoit eu garde de la leur  d s Boulogne. ai? envoyer : c'étoit même pour les dépayfer qu'elle l'avoit cachée dans 1'abbaye, ou fon plan etoit fait de la confacrer a Dieu , afin d'être sure que fa foi ne fouffriroit point d'atteinte. Mademoifelle Dring eft grande, parfaitement bien faite ; & fi fa beauté n'eft pas abfolument réguliere , elle n'a pas auffi la fadeur qui femble infeparable de 1'extréme blancheur. Ses yeux, tt gorge, fes mains & fes bras font les plus belles chofes qu'on puiffe voir. Elle n'a pas infiniment d'efprit; cependant, malgré les precautions de fa mère, & toutes celles des rehgieufes , elle avoit trouvé le fecret d'écrire a Londres a fes oncles, de s'en faire connoïtre , &: d etabht une correfpondance entre eux & elle. Ils fe preparoient même a 1'arracher a la clöture qui la menacoit. . , Le deux du mois de juillet dernier, madame .1'abbeffe me fit appeller dans fon appartement. La elle me déclara que 1'intention de mes parens étoit que j'entraffe inceffamment au noviciat; elle me lut la-deffus une lettre de ma mère qui ordonnoit ainfi de mon fort, & qui Mtoit le moment du facrifice. Je n'avois aucune connoiffance du monde, & je m'étois dit depuis long-temps qu'on en viendroit la ; je m etois même préparée a fubir,de bonne grace,un joug auquel il ne me paroiffoit pas poffible de me 1 O ïv  aió* Soirëes du Bois fouftraire : cependant je fus plus faifie que je ne le parus du compürrent de Fabbefle. Toutes les fois que je Favois vue depuis la pénitence de Ia mère Saint - Sébaftien, je n'avois rien épargné pour 1 engager a me tranquillifer fur mes parens, en me les nommant : mais elle & fes aflïftantes s'étoient toujours obftinées a fe taire; elle m'avoit feulement promis de me les nommer un jour; mais que jufqu'a ce moment, il ne lui étoit pas permis de parler. Je crus que ce moment étoit arrivé, quand on me paria du noviciat; je priai qu'on me laifsat voir la lettre de ma mère, mon but étoit d'y trouver fon nom , mais 1'abbeffe Favoit déchiré ; j'y lus feulement a Fendroit de Ia foufcription la comteffe de, , .. Qu'attendez-vous, lui dis-je, madame, pour m'apprendre le nom de ceux a qui je dois le jour ? Elle me remit impitoyablement après ma prife d'habit. Je les aurois conjurés par la lettre la plus touchante de me permettre de les voir feulement une fois, avant de confommer le facrifice auquel ils me dévouoient : mais les volontés de ma mère étoient fi sècbes & fi précifes , que je me flattois en vain de 1'attendrir fur mon fort. En quittant Fabbefle, je me retirai dans ma celluie pour m'occuper dé mon malheur, je veux dire, pour pleurer; c'eft toute Ia reffource d'une pauvre fille qui fe trouve  Be Boulogne. zrf dans 1'abandonnement univerfel oü j'étois. Enfuite je pris mon parti, je m'étudiai a ^aroitre contente, & j'en vins fi bien a bout, que tout le monde y fut trompé. Je n'en fouffrois que davantage. Dring me furprit le jour même, en larmes, dans un enfoncement du jardin ; elle m'en demanda le fujet; je n'avois rien de caché pour elle , je le lui confiai. Tu es bien bonne , me dit-elle en fouriant , de t'attrifter d'un mal auquel on peut trouver un remède. Elle m'ajouta qu'on lui avoit fait la veille le même compliment , mais qu'elle n'en avoit pas regu la moindre altération , paree qu'elle s'y attendoit tous les jours : qu'elle favoit qu'on ne pourroit jamais nous faire religieufes fans notre confentement, qu'ainfi nous ferions toujours maitrefles de notre fort; que le pis qui pouvoit nous arriver , étoit d'attendre notre liberté du temps. Qu'a 1'age de vingt-cinq ans , nous ferions en dioit de nous faire ouvrir les portes, & moi d'obliger l'abbeffe a me nommer mes parens. Mais peut-être , me dit-elle tendrement, le ciel nous offrira bientót le moyen de rompre nos fers & de fortir de eet affreux efclavage. Je t'avertis que j'y travaille & pour toi & pour moi. Je la remerciai de ce que fon amitié lui faifoit faire, & ce fut pour lors qu'elle me confia, qu'elle entretenoit un commerce par lettres  2iS Soirees ötj Bois avec fes oncles de Londres, quelle alloit leur écrire dans Ie moment pour les prelfer de venir 1'arracher du couvent, qu'elle me mettroit du voyage, & qu'elle partageroit toujours fa fortune avec moi. Je lui fis part des alarmes de ma confcience, a caufe de la religion qu'on profetie en Angleterre; mais elle les diffipa en m'affurant qu'elle mourroit plutöt de mille morts que de s'écarter de la foi catholique; que rien ne nous empêcheroit d'y vivre toutes deux dans un pays de liberté, & que peut-être ferions-nous la des ceuvres agréables a Dieu. Tels étoient les entretiens que nous avions, tous les jours, Dring & moi. Trois femaines après elle me montra une lettre, oü 1'un de fes oncles lui mandoit qu'il envoyoit un valet-de-chambre & un poftillon pour nous enlever & pour nous conduire jufqu'a Londres. Cette nouvelle me combla de joie, je vous 1'avoue, & je ne fus plus occupée que des préparatifs de notre fuite. Notre plan étoit que nous nous fauveriuns travefties en cavaliers. J'avois un petit collier & des boucles d'oreilles de peu de valeur, c'étoit la feule chofe que mes parens m'euflent donnée depuis mon entrée au couvent; j'avois outre cela, une petite bague qu'une penfionnaire de mes amies m'avoit laiffée en fortant ; c'étoit-la toutes mes Tichelles, je les remis a Dring pour faire mon équipage»  de Boulogne. 2.19 il fut bientöt pret. J'attendois avec impatience, & je hatois par mes vceux notre fortie du couvent : mais la nuit qui la précéda fut pour moi une nuit de troubles. Mille réflexions, mille craintes agitèrent mon efprit, tanröt je m'imaginois qu'on voudroit m'obÜger a quitter ma religion, je prévoyois tous les alfauts que j'aurois a foutenir pour cela; je fuis süre , me difois-je , que j'en fortirai toujours viótorieufe : mais je m'aliénerai infailliblement les parens de Dring. Que deviendrai - je, s'ils m'abandonnent , ou fi mon amie vient a ceffer de 1'etre ? Je ferai tranfplantée dans un pays étranger, fans amis, fans connoiftances , fans parens, fans reffources. Outre ces fujets de frayeur qui n'étoient que trop bien fondés, mon efprit s en forgeoit qui n'avoient aucune vraifemblance. Le rifque d'être arrêtés fur la route fe joignant a toutes ces craintes, je me levai, abfolument déterminée a refter dans le couvent, expofée plutöt a tout ce que la providence décideroit de mon fort: je courus a la chambre de Dring, pour retirer ma parole; mais elle eut Part de diffiper mes alarmes par les nouvelles aflurances de fon amitié ; & le voile qu'elle me fit voir comme fufpendu a un fil fur ma tête, acheva de triompber de ma réfolution. J'employai a faire ma valife tout le temps que je pus paflèr ce jour-la  22ö Soirees t> xj Bois dans ma celluie, & j'attendis le foir avec les mquiétudes que vous pouvez penfer; mais ce n etoit plus que celles de me voir hors de la maifon. Quoique notre projet eut été conduit avec tout le fecret & toute la circonfpe&ion imaginables, il falloit fi peu de chofe pour le déconcerter, que je tremblois de tout ce que J entendois, & même de ce que je n'entendois pas : mais ma frayeur fut au dernier période a ï'ifTue du fouper. Notre arrangement étoit de paroïtre un inftant a Ia récréation, enfuite d'aller nous traveftir, & d'efcalader les murs du jardin, pendant que 1'on feroit k Ia prière. Mais une converfe vint avertir Dring & moi que madame vouloit nous parler dans fon appartement. Nous fümes 1'une & 1'autre accablées de ce coup , nous nous regardames k demi-mortes, & nous étions dans le plus affreux état, quand nous parümes devant 1'abbefie ; j'héfitois déja fi je ne me jetterois point a fes pieds pour lui demander grace, mais nous en fümes quittes pour la peur; elle ne vouloit que nous faire lire la vie d'une fainte religieufe; nous nous en acquittames toura-tour , & nous nous offrirnes a venir tous les foirs lui faire une femblable leóture; elle nous embraffa & nous renvoya. Nous volames a nos cellules, & nous fümes bientöt travefties  de Boulogne. £3fl en cavaliers : nous fimes un paquet de nos hardes de filles, que nous jetames en defcendant dans un vieux puits, qui étoit dans un coin du jardin. Le foleil fembloit favorifer notre entreprife, il s'étoit couché ce jour-la plutót qu'a 1'ordinaire, & le temps avoit été extrémement couvert depuis le matin. On étoit a la pricre , & a un fignal dont Dring étoit convenue , nous vïmes bientót paroïtre fur le mur deux hommes qui nous aidèrent a 1'efcalader. Une chaife a deux places étoit audeffous, nous y trouvames nos chapeaux & nos épées , & nous y montames avec nos petites valifes en toute diligence. L'un de nos deux hommes monta un cheval de main, 1'autre devoit conduire notre équipage. Nous nous recommandames a Dieu, mon amie & moi, comme fi notre entreprife avoit dü tourner a fa gloire. Notre chaife s'envola avec une rapidité étonnante, & apparemment par des chemins détournés , & tous les chevaux qu'on nous fournit fembloient autant de zéphyrs par leur vïteffe. Nous étions déja fort éloignés, le lendemain fur les neuf heures du matin , quand nous jugeames a propos de prendre un peu haleine, & de nous arreter dans une hótellerie. Celui de nos deux hommes qui avoit mené la  222 SOTRÈES DU B O I 3 chaife étoit un laquais fort adroit , il monta a notre appartement & nous tailla les cheveux pendant qu!on nous apprêtoit un léger repas. Nous nous mïmes a table, le valet-de-chambre y prit place; & quoique Fextrême diligence dont nous avions befoin, m'eüt dü faire pafTer par - deffus fon impertinente famiüarité , je trouvai étrange que du moins il n'en eut pas demandé la permilhon. Dring, a qui j'en dis deux mots, me rit au nez; alors je jetai pour la première fois les yeux fur ce valet fi apprivoifé, & je reconnus , malgré un équipage touta-fait baroc, 1'abbé de Gaudigny neveu de notre abbeffe. Mon amie & lui s'aimoient & ne paffoient a Londres que pour s'époufer. Je fus extrêmement fcandalifée & encore plus irritée de ce qu'ils m'avoient mife dans leur complot, je m'exhalai en remontrances pour 1'abbé: mais il n'en tint pas plus de compte que Dring de mes reproches. Peignez-vous, monfieur, le défefpoir d'une jeune perfonne auffi cruellement trahie. J'étois trop inftruite pour ne pas voir qu'ils ne pourroient pas fe marier fans embraffer le proteftantifme, puifque 1'abbé étoit dans les ordres. II s'efforga en vain de me raffurer, en me jurant que fon but n'étoit autre que d'obtenir du pape une difpenfe, qui feroit d'autant plus facile a avoir, qu'il étoit entré  • DE BÓTJLOGNE. 22 3 dans les ordres extrêmement jeune. Les nouveaux fermens de Dring ne me tranquillisèrent pas davantage : mais quel' parti pouvois - je prendre dans 1'état oü mon imprudence m'avoit réduite ? Je n'aurois point héfité a m'aller remettre a la difcrétion de fabbefle,fi mon couvent n'avoit pas été éloigné, oü fi j'avois eu de quoi m'y faire reconduire. I! fallut donc m'abandonner a ce que la fortune réfoudroit de moi, & continuer a voyager avec eux. Nous nous arrêtames de nouveau fur les neuf heures du foir dans une hötellerie. Quelques libertés que je vis 1'abbé prendre avec .fa maïtrefle , qui ne le repoulfoit qu'avec la plus grande nonchalance, ranimèrent mes reproches; maïs 1'un & 1'autre le prirent alors fur un ton fi haut, que ce fut a moi de faire taire mon zèle. Nous remontames en chaife fur les onze heures , nous recommengames a courir, & js continuai a me défefpérer. La douleur me fuf • foquoit tellement, que vers une heure après minuit, je fus obligée de faire arréter & de defcendre. Nous étions dans le milieu d'un bois. L'occafion fembla favorable a 1'amant & a 1'amante pour fe défaire d'un témoin incommode. Ils ne me virent pas plutót a terre, qu'ils me jetèrent ma valife & mon épée dans le chemin, & s'enfuirent, fans fe foucier de  224 Soirees du Bois mes cris, qu'ils fe mirent bientöt hors de portéé d'entendre. Je fentis alors toute 1'horreur de ma fituation : mais après m'être livrée quelques momens aux idéés les plus effrayantes, je me chargeai de ma petite valife, & je repris le chemin par lequel il me parut que j'étois venue : ma réfolution étoit d'aller me jeter dans la plus prochaine maifon de religieufes , entre les bras de la fupérieure , de lui avouer ma faute, &■ de la prier de s'informer de 1'abbeffe de ... . fi les circonftances n'étoient pas les mêmes. Je me mis donc a marcher; mais j'étois fi peu accoutumée a eet exercice, a la chaulfure que ^'avois, & a porter un fardeau, tout léger qu'il étoit, que je n'eus pas fait cent pas hors du bois, que je me trouvai rendue. Cependant, a la foible lueur du jour qui commencoit a percer , je vis que j'étois auprès d'un mur, je me mis a le fuivre dans 1'efpérance qu'il aboutiroit a quelque maifon , ou je pourrois favoir en quel lieu j'étois. Jamais mur ne fut fi long, je m'en croyois a la fin au bout de chaque encognure , & j'en découvrois toujours unê nouvelle tirade. Enfin je parvins a une petite porte; elle étoit heureufement ouverte, j'entrai, & les premiers rayons du jour me firent entrevoir, fous des arbres, un banc oü je me jetai.  S I BoULO(JNE. 22^ jetai. La fatigue que je venois d'effuyer, & principalement celle de mon efprit, me fïrent trouver dans mon accablement un repos que je n'aurois pas dü efpérer. Mon fommeil ne pouvoit pas être de longue durée , mes malheurs m'en tirèrent' bientöt, & vous fütes le premier objet que mes yeux rencontrèrent en fe rouvrant a la lumière. Vous favez, monfieur, le refte de mon hiftoire, puifque c'eft a Vous que je dois la confervation d'une vie que la douleur m'auroit fans doute ravie, & qu'elle me ravira bientöt infailliblement. Non, lui dis-je, en me jetant k fes genoux, j'en veux faire le bonheur. J'ai offert a mon cher Mackarti de partager avec lui ma fortune * mais je 1'offfe toute entière a ma chère Aglaë : plus je la connois, plus j'eftime & je refpeéte fa vertu & fon mérite; que ne puis-je auffi-bien vous offrir ma perfonne ! l'offre m'en feroit, bien plus douce, répondit cette adorable fille, que celle d'une couronne : mais quand jepourrois me réfoudre a. déranger votre fortune t notre bonheur dépend-il de rtous ? Non, il dépend de parens, qui ne nous prouveront qu'ils le font, qu'en le traverfant: attendons des réVolutions du temps qu'il nous rende nosmaïtres* Tout ce que je puis vous promettre, c'eft que fi le ciel n'a pas réfolu que je fois k vous, je Tome Vt j>  225 Soirees du Bois ne ferai jamais a qui que ce foit. J'accepte avec confiance les oJfres que vous m'avez faites de me choifir un couvent a Paris, & d'y fournïr a mes befoins; je vous dis plus, je confens a y pafTer pour votre fceur, & a y recevoir vos vifites; paree que 1'épreuve que j'ai faite de votre probité, & de la bonté de votre cceur, m'affurent que je n'aurai jamais fujet de m'en repentir. Commencez , ajouta-t-elle en fouriant un peu, par fupprimer des carefles familières, que vous faifiez a votre ami Mackarti, & ordonnez qu'on me faffe un lit ailleurs que dans votre chambre. Je voulus lui répondre que de nouveaux ordres feroient entendre fineffe a mon laquais; il y entendra ce qu'il voudra, interrompit-elle , mais il faut que céla foit; je vous aime trop pour m'expofer jamais a être obligée de vous haïr. Je fais combien il m'en a coüté d'inquiétudes pendant le peu de nuits que j'ai couché dans votre chambre au chateau ; depuis que j'en fus éloignée, je n'en ai prefque pas eu moins a dérober a votre connoiffance , & a celle de vos domeftiques, le fecret de mon fexe. Je me conformaï en tout a fes volontés, & nous arrivames a Paris fix jours après. J'ignorois dans quel collége on m'avoit arrêté un logement : je devois naturellement aller  de Boulogne. 227 defcendre chez mon père, & j'étois fort inquiet de ce que deviendroit pendant ce tempsla mon cher Mackarti; je tremblois que les fentimens que ma mè-e avoit toujours eus pour moi, ne fe démentiffènt; feulement paree que dans la conjonéture préfente, fon amitié m'auroit été cruelle. Le plan que je trouvai le plus jufte, fut de dire k mon laquais d'arrêter le premier fiacre qu'il verroit. J'aurois conduit Mackarti dans un hotel garni, oü je 1'aurois dépofé jufqu'a que j'euffé pu le rejoindre: mon laquais auroit continué de fuivre la voiture pour retirer nos bagages, ainfi il n'auroit pu favoir ce que devenoit mon ami: mais la haine de ma mère rendit toutes ces précautions inutiles. Je n'eus pas plutöt appercu k une lieue de Paris un carroffe a notre livrée, que je me crus perdu ainfi que ma chère Aglaë; je fentis que je ne pourrois me difpenfer de' la mener chez mes parens, faute de favoir oü la mettre ailleurs; que ma mère feroit plus habile a la démafquer que mon oncle & moi; ou qu'au moins elle voudroit la renvoyer dans le carroffe au collége oü j'avois dit que Mackarti demeuroit. C'étoit embarras de tous cötés. Heureufement ce ne fut qu'une fauffe alarme; ma mère n'envoyoit fon carroffe au-devant de' moi, que pour m ecarter de fon hotel. Son. . ï ij  22S Soirees bu Bois cocher & fon laquais me dirent, que moö père étoit indifpofé , que ma mère s'étoit enfermée avec lui, qu'ils ne voyoient perfonne, & que dès qu'ils feroient vifibles on m'enverroit avertir. Ils m'allèrent débarquer au collége de Bourgogne rue des Cordeliers, oü ils me laifsèrent dans un fort joh' appartement. A peine fümes-nous arrivés, que j'envoyai chercher un fiacre pour remener mon ami. J'avois appercu en venant gagner le collége de Bourgogne, Hotel de Crémone garni, au-deffus d'une porte de la rue de 1'Epéron, & j'avois réfolu fur le champ d'y loger Mackarti. Nous montames dans le fiacre; je prétextai a mon laquais que j'allois le remener a fon collége , que j'y fouperois , & je le difpenfai de nous fuivre. Je fis effecYivement toucher aux Graffins, nous defcendïmes même un inftant chez le portier, oü je laiffai beaucoup de complimens pour le principal, & nous reprimes le chemin de 1'hotel de Cremone , ou nous trouvames une chambre» J'y foupai avec ma chère Aglaë; & comme je n'étois plus accoutumé a vivre fans elle , & que c'étoit la première tois que nous nous fépa' rions, nous ne nous quittames qu'avec une vive douleur. Nous nous donnames parole au lendemain pour travailler a la remettre dans 1'uniforme de fon fexe. Je volai dès le matin  c i Boulogne. 220 chez elle ; nous fimes enfemble Tinventaire de fa valife , nous y trouvames deux corfets, un jupon & deux chemifes de femme ; c'en fut affez pour m'aider a la faire habiller. J'allai chez une couturière avec le corfet & le jupon, je lui dis que j'étois chargé de faire faire des. habits a une de mes parentes qui étoit en province , qu'on m'avoit affuré qu'elle étoit affez habile pour les faire fur le corfet & le jupon; elle me répondit, que tous les jours elle envoyoit des habits a Lyon & ailfeurs , a des perfonnes qu'elle n'avoit jamais vues, qui fe trouvoient faits comme une peinture. Elle avoit une de fes files qui fe rapportoit affez*bien de taille a mademoifelle de Vauxfleurs, elle fervit de modèle. Je promis a la couturière de la venir prendre 1'après - dinée, & je courus a d'autres emplettes ; enfuite je revins prendre mon laquais, pour aller m'informer par moimême de la fanté de mon père , & me préfenter a ma mère : mais je ne pus pafler le fuifle, il me dit qu'on ne voyoit point M. le comte, & qu'il n'étoit pas jour chez madame la comteffe. Je lui étois configné, & il avoit ordre de ne me pas faire d'autre réponfe t mon laquais le fut de celui de ma mère qui étoit venu au-devant de moi; cela ne me rebuta point, & je continuaimes vifites au fuifle ? 'ij  230 Soirees du Bo-is deux fois le jour. J'envoyai mon laquais me préparer a diner, pour Mackarti, que j'allois chercher, & pour moi. Nous allames 1'aprèsmidi chez un marchand d'étoffes, je levai deux habits que nous remïmes a mademoifelle Germain, c'eft le nom de la couturière , elle étoit avec nous, & elle promit d'ufer de toute diligence. On doit voir que je n'étois pas fans affaires. J'allai le même jour m'affurer d'un couvent pour ma fceur , difois-je , que je faifois venir de province, j'y fis meubler une chambre, je paflai a d'autres emplettes ; car celles des femmes font infinies. Quatre jours fe pafsèrent dans ces allées & venues ; il eft vrai que ma chère Aglaë m'accompagnoit le plus fouvent, & qu'au moins nous nous retrouvions a 1'heure des repas. Le plus difHcile étoit de trouver ou & comment la faire changer d'habit, fans que perfonne entrat dans notre myftère. J'étois bien allé prendre le linge & les autres équipages chez les ouvrières que j'en avois chargées : mais la couturière preffoit, elle devoit le lendemain livrer les habits, & elle demandoit oü elle les porteroit: nous avions beau y rêver , nous ne pouvions 'rien imaginer qui nous tirat d'intrigue. Faute de meilleur expédient, je pris k part mademoifelle Gexmain, & je lui fis la faufle confidence, que  be Boulogne. z$ï tes habits étoient pour une demoifelle qui avoit étéoblige'edefefauver d'Angleterre &de Ia maifon de fes parens, pour caufe de religion; qu'elle étoit arrivée traveftie en homme, & qu'elle vouloit reprendre les habits de fon fexe; que je lui ferois bien obligé fi elle vouloit permettre que cette métamorphofe fe fit chez elle. Deux louis que je coulai en même temps dans la main de cette femme achevèrent de me la gagner; elle répondit a ma politeffe, qu'elle étoit toute a. mon fervice; puis fouriant, comme quelqu'un qui y entendoit fineffe, elle me dit que la demoifelle étoit bien heureufe d'être tombée dans les mains d'un auffi aimable apötre que moi^ qu'elle ne doutoit pas que je ne 1'affuraffc dans la voie du falut ; elle ajouta qu'elle en voyoit bien d'autres, & qu'elle habilloit plufieurs dg: ces demoifelles; elle entendoit parler des nfmphes de 1'opéra. Je ne m'amufai pas a détruire toutes les idéés qu'elle fe faifoit, & je la quittai. Nous nous eftimames Ie foir fort heureux d'avoir trouvé eet arrangement. Le lendemain fur les dix heures je me rendis chez mon cher Mackarti , qui alloit ceffer de 1'être ; il prit congé de 1'hötel de Crémone, & nous roulames chez mademoifelle Germain ; j'y avois fait porter dès le matin une grande malle, oü. il y avoit beauco up d'ajuftemens de femme, P iv  232 Sotrées nu Bois La couturière nous attendoit, il nous en fal-^ lut effuyer mille compümens; ils firent rougir mademoifelle de Vauxfleurs, qui voyoit que 1'imagination de cette femme travailloït. Elle nous fit entrer dans une chambre aflez propre, ou je laiffai ma chère Aglaë changer d'équipage en liberté. Dès qu'elle put être vue je rentrai, elle enveloppa fon vifage d'une coiffure négligée, je la vis effayer fes deux habits qui fe trouvèrent faits a ravir, ainfi qu'un déshabillé d'indienne que je lui avois fait faire , & une vieille robe que je lui avois fait acheter, & qu'on avoit rajuftée pour elle, afin qu'on ne fut point étonné au couvent de ne lui voir que du neuf. Elle me parut toujours plus charmante fous chaque habit. Elle refta dans le déshabillé ; nous arrangeames les malles , & la Gêrmain prétexta qu'il y avoit deux points a faire a un jupon , pour nous engager a diner chez elle. J'y avois compté, & j'allois lui en faire la propofition , ainfi la fienne fut acceptée : mais a. condition que je donnerois le diner, & qu'elle en viendroit prendre un autre le dimanche fuivant, rue de Seine, a 1'hótel des deux daims , oü je lui dis en confidence que mademoifelle Joli alloit loger; ce nom fe préfenta fur le champ a ma penfée, ainfi que Yhotel des deux daims que j'avois remarqud  de Boulogne. 233 dans mes courfes. Elle fe prêta avec d'autant plus de réfignation & de bonté a. la partie du dimanche, que j'avois ajouté, qu'au fortir de table nous irions a 1'opéra, dont elle nous dit qu'elle étoit folie. C'étoit une des plus infatigables parleufes que j'aie jamais entendues; elle ne celfoit de nous faire 1'éloge de fa difcrétion , & en même-temps elle nous racontoit 1'hiftoire fcandaleufe de tous fes amis, même celle de fa familie. II eft vrai que nous ne Pécoutions pas. Nous étions trop occupés du chagrin de notre féparation dont le moment fatal approchoit: il arriva, & avec lui un carroffe de remife que j'avois loué. Nous embrafsames la couturière, qui nous promit d'être le dimanche de Voje (a) , & nous nous vimes bientöt avec nos malles a la porte du couvent que j'avois choifi. Jamais douleur ne fut égale k celle qui accompagna nos adieux. Je remis ma chère Aglaë, k qui j'avois donné le nom de mademoifelle de Saint-Symphorien , entre les mains de la fupérieure, qui s'avifa de trouver que nous nous reffémblions beaucoup : nous fümes charmés d'une prévention qui entroit fi bien dans nos vues. J'embraffai ma chère fceur, je me rejetai dans le carroffe tout en O) Aüufioa a va trait de Ja comédie de l'Avocat Patelin.  334 Soirêes d er Bois larmes, & j'allai defcendre a vingt pas du collége de Bourgogne. Je n'y avois pas fait beaucoup de réfidence depuis mon arrivée. Je fis pendant la nuit 1'arrangement de mon temps, ce fut d'aller tous les matins en théologie, je m'y faifois fuivre par mon laquais, de-la je 1'envoyois favoir des nouvelles des fantés de mon père & de ma mère ; & j'y allois moi-même fur les trois heures, avant que d'aller paflèr le refte de la journée avec ce que j'aimois. J'ai déja dit que les vifites que je rendoisa mes parens, fe terminoient toujours au fuifle. Je me lalfai bientöt de ne pouvoir parvenir a voir mon père. Je chargeai mon fidéle Picard de s'informer adroitement du nom du médecin qui le voyoit. C'étoit M. Hecquet, j'allai le trouver ; & après m'être fait connoftre, je me plaignis. amèrement de ce qu'on m'empêchoit de voir mon père, B fut très-furpris du procédé qu'on avoit a mon égard; & comme c'étoit un homme plein d'honneur & de probité ; il fe chargea de rendre mes plaintes au comte. Le foir même il termina fes vifites chez moi, je venois de rentrer, je le menai dans mon cabinet, oü il m'apprit que mon père, au premier mot qu'il lui avoit dit-, avoit chaflé fon fuifle fans vouloir 1'entendre, ni favoir de lui fi c'étoit de  de Boulogne. 23? Pordre de quelqu'un qu'il m'avoit ferme fa porte, ou de fon propre mouvement. Le médecin ajouta que mon père m'enverroit chercher le lendemain matin , qu'il m'exhortoit a faire beaucoup d'amitiés a ma mère, & a ne pas lui te'moigner que je cruffe que ce fut elle qui m'eüt éloigné de 1'hötel. Je fentois trop la fagelfe de eet avis pour ne pas le fuivre. Un carroffe vint effeétivement me prendre au fortir de la forbonne. Mon père étoit dans un fauteuil, il me tendit les bras & m'embralfa plufieurs fois de fuite : il y avoit plus de deux ans qu'il ne m'avoit vu, & il me trouvoit fi formé, qu'il ne cefioit de me regarder. Je lui témoignai toute la joie que j'avois de le voir, & toute la douleur que j'avois relfentie chaque fois que fon fuifle m'avoit renvoyé. Ma mère parut quelques momens après , je ne manquai pas de lui faire le plus d'amitié qu'il me fut poffible, elle y re'pondit foit sèchement; je n'y pris pas garde, ou je m'en confolai, paree que mon père me prodiguoit fes careffes auxquelles j'e'tois extrémement fenfible. II m'ordonna de venir diner avec lui tous les dimanches & fêtes. Je pris congé de lui fur les quatre heures; je brülois d'impatience de porter ces nouvelles a mademoifelle de Saint-Symphorien, qui en fut enchantée ; &, par un retour fur  s^6 SoiRêES du Bots elle-même : hélas ! d:t-?!le avec un foupir, Il n'y a que pour moi qu'il n'eft & qu'il ne fera point de parens. Trois ans s'écoulèrent de cette forte, je ne manquois jamais les après-dinées de me rendre auprès d'elle; j'y allois-toujours avec un nouveau plaifir, & 1'heure ne m'en arrachoit qu'avec une peine toujours nouvelle. Ma mère me preffa alors d'entrer dans les ordres, je n'avois garde de le faire ; elle voulut engager mon père & mon oncle a m'y obliger : mais je fus leur étaler fi fortement & fi refpeétueufement les obligations de 1'état eccléfiaftique , & combien il étoit néceftaire de faire de longues & de müres réflexions avant que de 1'embrafler, que mon père & mon oncle trouvèrent que je penfois en honnête homme; & qiie ma mère fut contrainte d'en convenir avec eux. Cependant, de temps en temps, elle réveilloit fes perfécutions fur ce fujet; toujours inutilement a la vérité , mais elles cefsèrent bientót par un des plus grands malheurs que je devois éprouver. Une tluxion de poitrine emporta mon frère , & je devins 1'unique efpérance de la maifon. Malgré ces avantages, & les fujets de mécontentement qu'il m'avoit donnés , je fus plus fenfible a fa mort que je ne puis dire, peut-être paree que mon père,  ÜF BOULOÖNIT. qui étoit le meilleur père du monde, en fut vivement touché. L'état de langueur oü il étoit, devint de jour en jour plus affreux. Ma mère , qui n'avoit pu pardonner a Hecquet de m'avoir rapproché de mon père, trouva le moyen de lui en óter la conriance, & de lui donner des mêdecins du bel air. Quand ils ne furent plus qu'ordonner au comte, ils lui confeillèrent de partir au plutöt pour les eaux de Barrége, oü ils laifurèrent qu'il trouveroit infailliblement fa guérifon. C'eft la plus grande attention qu'aient les médecins, de fe fauver le reproche qu'un malade eft mort entre leurs mains. B n'y avoit rien de fi déraifonnable qu'une pareille ordonnance dans la foibleffe dont étoit mon père : ppuvoient-ils ignorer que la fatigue du chemin 1'augmenteroit encore ? Ma mère donna tous les ordres & tous les foins néceffaires pour un voyage , oü elle accompagna mon père. J'allai le voir tous les jours jufqu'a fon départ; dans les tendres adieux que je lui fis, il m'ordonna de lui écrire tous les ordinaires; je 1'afiurai que rien ne m'étoit plus agréable que eet ordre, que je me 1'étois déja impofé moi-même, & que j'efpérois le revoir bientöt de retour en parfaite fanté. B s'en flattoit comme moi : mais c'étoit la dernière fois que je devois lui parler. ü arriva  238 Soirees du Bois heureufement a. Barrége, il parut même reprendre de la vigueur pendant quelque temps : mais c'étoit les derniers efforts d'une nature qui fe détruifoit : il retomba dans fa langueur, & il mourut au bout de deux mois. Ma chère Aglaë me fut d'un grand fecours dans toutes ces circonftances, & fur-tout pour foutenir ce dernier choc. La religion, dont elle étoit pénétrée, lui fourniffoit des armes contre ma douleurjelle la partageoit; elle la confoloit. Ma mère revint bientöt après a Paris, elle aimoit mon père plus que je ne la croyois capable d'aimer; j'eus foin de me trouver a 1'hötel quand elle y arriva, elle recut mes complimens, ou plutót mes fanglots fur la mort de mon père, & elle s'alla enfermer dans un couvent, oü elle demeura fix femaines fans voir qui que ce füt au monde : je ne fus point excepté de 1'ordre général qu'elle en avoit donné. Mais je ne ceffai pas pour cela d'aller tous les jours me préfenter a fon couvent. Elle en fortit enfin , elle revint chez elle , & la première fois que je la revis, elle me dit un peu moins aigrement qu'elle n'avoit coutume de me parler, que .j'étois le feul de ma maifon, & que c'étoit moi qui devois la perpétuer & la foutenir, puifqu'elle avoit perdu fon mari & fon cher fils, Je lui répondis, le plus refpectueu-  de Boulogne. a^p fement que je pus, que j'allois me conformer a fes volonte's, qu'elle m'avoit tant prelfé d'entrer dans les ordres, qua force d'y penfer, & de demander au ciel la vocation, elle m'étoit venue; & que je la fuppliois de trouver bon que je les recufie. Elle devint furieufe, & fans entrer dans la moindre explication , elle me de'fendit de reparoüre a fes yeux en habit eccléfiaftique, & elle me tourna le dos. Je courus faire part a mademoifelle de Vauxfleurs de ce démélé, & nous confultames enfemble fur la conduite que je devois tenir : je ne me Préfentai plus devant ma mère, mais feulement a fa porte, oü j'eus grand foin de me faire écrire. Elle fut très-piquée de ma réfolution, elle s'en plaignit amèrement a mon oncle, qui arriva a Paris. II vint me voir a mon collége, & tacha de déranger ma vocation par toutes les raifons qu'il me difoit, qui me difpenfoient de perféverer : mais je lui parus fi ferme, qu'il me quitta perfuadé que j'étois 1'eccléfiaftique le mieux appellé qu'il eüt jamais connu,.puifque lappas d'une figure brillante, que mon nom & mes richefles pouvoienr me faire faire dans-le monde, n'étoit pas capable de m'ébranler. II ne fe rebuta pas pour cette tentative. II avoit encore beaucoup plus a cceur que ma mère que eotre maifon ne-tombat pas ; je pouvois feul  S40 Soirees dü Bois la relever; ainfi j'eus de fréquens affauts a foU' tenir, tant de fa part que de celle de la com-* tefle , qui peu-a-peu en vint jufqu'a m'envoyer dire de 1'aller voir. Je me rendis a fes ordres; elle voulut m'engager k demeurer avec elle : mais de quelque fagon qu'elle s'y prït, elle ne put m'amener k fon but, & je lui parus plus déterminé que jamais a 1'état eccléfiaftique. Je faifois même de temps en temps femblant de vouloir entrer dans un féminaire pour prendre, difois-je, 1'efprit de mon état : mais k mefure que j'approchai plus de vingt-cinq ans, je commencai a me laiffier ébranler, & peu-a-psu je par ai de capitulen J'avois eu vent de quelques partis confidérables qu'on avoit propofés pour moi k ma mere & a mon oncle; ils les avoient k peu prés acceptés : mais comme rien ne pouvoit fe ratifier fans moi, je n'avois pas pris la peine de m'en alarmer. Enfin, avant que de céder tout-a fait, je déclarai que je voulois bien renoncer k 1'état eccléfiaftique , quelque fort penchant qui m'y appel'at; mais que ce feroit aux conditions qüon me laitferoit le maïtre de me choifir une femme ; que, dans ce choix, je ne voulois écouter que mon cceur, & que j'étois fur qu'il ne m'en feroit jamais faire dont je duffe rougir, & qui ne me fut honorable. Il fallut accepter ces  de Boulogne, 24* «es propofitions, qu'on s'imaginoit fans doute cju'on pourroit barrer quand il en feroit temps. Ma chère Aglaë étoit informée chaque jour de tous ces reflbrts; ils devoient aboutir a elle, & nous' les concerttons enfemble. Nous jugeames qu'il étoit a propos qüelle s'occupat de fe faire reconnoitre par fes parens. Nous rêvames a plufieurs différens moyens de le faire fürement, & enfin nous n'en trouvames point deplus court & de plus naturel, que de les demander efe-même a 1'abbeffe dont elle avoit été penfionnaire ; nous arrangeames pour cela la la lettre fuivante: LETTRE De mademoijdle de Vauxfleurs a madame. Vabbejfe de MADAME, 33 Une malheureufe fugitive oferoit-elle en33 core fe rappeller a votre fouvenir, & recourir 33 a vos bontés après en avoir fi honteufement 33 abufé ? Combien ai-je coüté de larmes a 33 votre charité depuis fept ans ! Mais fi la 33 perfide Dring vous a jamais écrit, elle a dü 33 vous apprendre, que dès que je .reconnus 33 1'abbé de Gaudigny , dans le prétendu valetTome Q  342 Soirees bü Bois 33 de-chambre qui efcortoit notre chaife, Sc 33 que je ne pus douter que leur partie ne fut 33 faite de fe marier a Londres , les remon33 trances que je ne ceflai de leur faire, les 33 fatiguèrent tant, que , pour s'en délivrer , ils 33 eurent la cruauté de m'abandonner au milieu 33 des bois, la feconde nuit de. notre départ. 33 Le ciel, par un miracle , m'a garantie de 33 tous les périls oü j'avois mérité qu'il me 33 précipitat. B y a long-temps que j'aurois dü 33 vous écrire pour dilïiper vos alarmes a mon 33 égard ; mais j'ai craint d'être découverte, Sc 3j que mes parens, qui ont été aflez peu tendres 33 pour m'oublier dès ma naiflance, ne fe fiflent 33 connoitre a moi qu'en m'obligeant a immoler 3? ma liberté dans un couvent. Ces craintes font 33 diflipées aujourd'hui , j'approche de vingt33 quatre ans. Daignez, madame, je vous en 3ï conjure , me nommer les auteurs de ma naif33 fance, quelque grands que vous m'avez aflurée 33 qu'ils étoient, ils n'auront point a rougir de 33 me voir, ni d'un homme de bonne-maifon 33 qui n'attend que vos éclairciflemens pour de33 venir mon mari. II ne m'a pas perdue de vue 33 depuis que le ciel m'a adreflee a lui, Sc il ira 33 vous raffurer fur ma conduite. 33 J'ai 1'honneur d'être, madame , &c. Aglaé de Vauxfleurs,  DE B O Ü I, O G N E. 24.J 33 Je vous prie d'adreffer votre réponfe a » mademoifelle de Saint - Symphorien , chez »3 les dames de Ia Vifitation , rue.... a Paris, 33 Cette demoifelle eft de mes amies, & elle 33 voudra bien me la faire paffer ou je fuis. =» Mon équipage de cavalier étoit tout pret, & je n'attendois pour me métamorphofer & pour maller établir a 1'hötel, que la réponfe de 1'abbeffe ; elle ne fe fit pas attendre. Voicï comme elle étoit congue: REPONSE De madame Vabbeffe a mademoifelle de Vauxfleurs, > 33 Je fuis bien charmée , ma chère fille , 33 d'apprendre de vos nouvelles ; fur - tout fl ** elles font auffi bonnes que vous le dite«, & 3o fi vous êtes affez heureufe pour que votre 33 faute vous tourne a bien. La malheureufe 33 Dring ne m'a jamais écrit : elle a époufé 33 un proteftant, fes parens lui ont refufé mon 33 neveu, & j'en loue le ciel. Le pauvre gargon 3» ouvrit bientöt les yeux , & j'appris il y a 33 fix mois, avec une douleur mélée de confo,33 lation, qu'il venoit de mourir parmi les char»» treux d'Utrecht, oü il avoit fait profellion.  244 Soirées du Bois" ïj C'eft tout ce que j'en fais ; je n'avois pas! 33 entendu parler de lui depuis votre évafion. 33 J'efpère qu'il en aura fait pénitence. J'écris 33 par ce même ordinaire a meflieurs vos pa33 rens , & je leur envoie votre lettre, ainfi 33 vous entendrez bientöt parler d'eux. Adieu, 33 ma chère fille, je vous embrafle, & je vous is fouhaite toutes les bénédictions du ciel. 33 Sreur Gillette Cunegonde de Kfrchaux,abbeffe indigne de Et fur 1'adrefle étoit écrit, a mademoifelle de Saint - Symphorien, &c, Mademoifelle de Vauxfleurs avoit dit au fac*. teur en ma préfence qu'elle attendoit une lettre, & qu'il n'avoit qu'a me la remettre au bureau des poftes , oü je ne manquai pas de me trouver tous les jours. La réponfe vint donc, & je couarus lui en faire part; & comme rien ne reteaioit plus mon petit collet, je réfolus de le quitter dès que je ferois chez moi, & de reparoïtre le foir même au parloir pour lui donner le plaifir de cette furprife. La mère de ma chère Aglaë n'avoit point entendu parler d'elle depuis fa fuite de 1'abbaye de...,. Elle fe flattoit qu'elle en étoit défaite fans tetour: mais la lettre de fabbefle lui fit voir  DE BoUEOGNE. 2%$ qu'elle fe trompoit. Elle la montra dans le premier mouvement a fon beau-frère qui étoit évêque; il croyoit cette nièce morte au berceau, & il fit a fa belle-fceur de fanglans reproches fur fon peu de naturel, & fur les périls auxquels fa dureté avoit expofé fa fille. U 1'obligea d'aller fur le champ trouver mademoifelle de Saint-Symphorien, de s'informer d'elle oü étoit fa fille, & deréparer, a force de bons traitemens, tous les torts qu'elle avoit envers elle. B voulut même 1'accompagner. Mademoifelle de Vauxfleurs , a,pprenant qu'une dame un évêque la demandoient,. vola au parloir : elle ne douta pas qu'hVne fufient de fes parens; mais comme elle pouvoit demeurer cachée tant qu'il lui plairoit, elle fe promit de ne fe découvrir qua propos. Si-tót qu'elle parut, la dame la pria de lui dire fi elle n'étoit pas 1'amie de mademoifelle de Vauxfleurs, & de lui faciliter les moyens de la retrouver ; elle n'héfita point a dire qu'elle étoit fa mère. Mademoifelle de Saint-Symphorien répondit, fans fe déconcerter, qu'il falloit qu'elle préparat fon amie a cette vifite, que c'étoit un événement fi nouveau pour elle &: fi inattendu , qu'il ne. feroit pas prudent de 1'expofer a cette furprifej. & comme elle remarqua que 1'évêque levoit de. temps en temps les yeux au ciel en regardant 9. H  '2^6 SOIRÉES DU B O I $ Ia dame , elle enfila tout de fuite l'hiftoire de mademoifelle de Vauxfleurs, & n'en obmit aucune circonftance, excepté qu'elle cacha le nom de mon oncle & celui de fon évêché , de crainte de me faire reconnoïtre. Ah ! ma fceur, dit le prélat, quand mademoifelle de Saint-Symphorien eut fini, quel compte vous aurez a rendre a Dieu, & quelle pénitence ne devez-vous pas faire des malheurs dans lefquels vous avez engagé votre fille ? fi elle n'y a pas fuccombé , comme mademoifelle nous en afliire, reconnoiffons & adorons , dans ce miracle, le doigt de la providence qui protégé toujours 1'innocence : mais , mademoifelle, ajouta-t-il, pourquoi différez-vous a. nous apprendre ou nous pourrons trouver mon infortunée nièce ? II eft temps que fes peines finiflent, fa mère y eft parfaitement difpofée ; je vois fes yeux s'ouvrir aux larmes, & je vous donne ma parole qu'on lui accordera pour mari le gentilhomme qu'elle aime & k qui elle a tant d'obligations. Mademoifelle de Vauxfleurs, dont le naturel étoit excellent, ne put plus garder 1'incognito, elle tomba aux genoux de fa mère, la grille 1'empêchoit de les embraffer. Ah ! ma mère ! ah ! ma fille ! furent les feules paroles que 1'une & 1'autre purent proférer au travers de mille fanglots. Le prélat y méloit les fiens , & ils étoient dans eet état d'attendriffement quand je parus,  DE BOUEOGNE. 247 'Quels obiets me frappèrent les yeux en entrant ! Ma chère Aglaë a genoux & en larmes , ma mère & mon oncle, car c'étoit eux. La pauvre fille n'avoit pas reconnu 1'évêque au travers de la grille; d'ailleurs fept ans d'une fanté délabrée, & une perruque qu'il avoit été obligé de prendre 1'avoient beaucoup changé. Je me figurai auffi-tót que notre amour étoit découvert, & que mes parens n'étoient venus que pour intimider mon amante par leurs menaces : déja mon fang bouillonnoit dans mes veines, & je ne pris pas garde a la trifteffe dans laquelle ils étoient piongés, & que mon apparition les avoit autant déconcertés que j'avois été étonné de les trouver. Qui vous a dit que nous étions ici, me dit ma mère, & qu'y venez-vous chercher? Ma chère Aglaë, ou la mort, répondis-je en furieux. Ah ! mon fils ! s'écria ma mère Son fils! répéta ma chère Aglaë avec un grand cri; quoi vous êtes mon frère ï & elle tomba évanouie. Ce mot fuffit pour faire dans 1'inftant la plus affreufe des reconnoiffances. J'ignorois que j'euffe jamais eu une fceur: mais le danger oü je la voyois me fit rafiembler tout ce qui me reftoit de forces, je courus au tour crier qu'on volat a fon fecours. Mon oncle donnoit les fiens a ma mère, qu'en rentrant dans le pariair, je trouvai auffi fans Q iv  248 Soirees du Bois connoiffance. J'étois comme immobile au milieu de tant d'horreurs. Une troupe de religieufes arriva pour fecourir ma fceur, elle recouvra un peu 1'ufage de fes fens; fes yeux, en fe rouvrant, cherchèrent les miens; elle les trouva d'abord fixés fur elle ; les uns & les autres portoient notre défefpoir écnt, On 1'emporta; & quand je la vis difparoïtre, je fentis qu'on me déchiroit les entrailles. Ma mère revint a elle un moment après. II faudroit un pinceau plus favant que le mien pour caraftérifer nos différentes douleurs. Je voulois refter au couvent: mais mon oncle me fit fentir que je ne devois pas quitter ma mère dans 1'état oü elle étoit. Je me contentai donc d'y laifler un laquais, & je me promis d'y revenir bientót moi-même. Nous montames tous les trois en carroffe, & nous arrivames a I'hötel fans nous être dit un feul mot; chacun de nous étoit abymé en foimême. Quoi ! ma chère Aglaë eft ma fceur, me difois-je; oh! nom fi douxa mon cceur, nom que l'amour le plus tendre & le plus pur m'avoit infpire de lui donner ! pourquoi deviens-tu pour moi le plus cruel de tous les fupplices? Quand nous fümes feuls tous les trois, 1 évêque fit une vigoureufe fortie fur ma mère; il lui reprocha tous les maux que fa dureté pour mon infor-  ce Boulogne. 24^ tunée fceur & pour moi avoit peut-être caufés. Eft-il poffible, difoit-il, que deux jeunes perfonnes de différens fexes, charme'es 1'une •de 1'autre, couchent dans une même chambre, fans que la nature parle, & qu'elles aient continué a s'aimer & a fe voir tous les jours pendant fept ans fans pêché ? Mais quel énorme crime eft-ce, fi ces deux amans font le frère & Ia fceur? & redoublant de ton : quel fcandale, s'écrioit-il, ne feroit pas tombé fur moi, s'il étoit arrivé qu'on eut découvert que je donnois afyle dans mon chateau , & dans la chambre même de mon neveu, a une jeune fille traveftie en homme! B ne falloit que la plus légere imprudence, qu'un mot, pour que cela fut venu a Ia connoiffance de quelqu'un de mes gens. Je ne ceffois de le raffurer fur notre fageffe par ce que je croyois de plus fort : mais tout ce que je pouvois dire, ne calmoit point fes craintes ni 1'emportement de fon zèle apoftolique. B étoit mal prévenu pour la continence de Ia jeuneffe; & ce ne fut qu'avec beaucoup de peine, & par pitié pour 1'état oü je voyois ma mère, que je le conjurai de ne la pas percer davantage par l'a^greur de fes remontrances. B finit enfin; mais ce ne fut pas fans 1'affijrer qu'elle étoit coupable d'incefte, & fans l'avoir accablée de nouveau de toutes les m.alédictions du  2j-o Soirees du Bois ciel. Óui, ce fera fur vous , mère dénaturée, que Dieu vengera le facrilége d'Ammon & de Thamar! Ma mère , qui l'avoit écouté avec une attention extréme & fans 1'interrompre, fe leva pour fe retirer dans fon cabinet. J'obtins de mon cmcle qu'il s'en tiendroit a ce qu'il lui avoit dit; & je le laiffai, après lui avoir promis que je reviendrois coucher a 1'hötel. J'étois impatient de favoir des nouvelles du couvent, quoique le laquais fut déja revenu m'en apporter. J'y courus ; j'appris que ma chère fceur fe trouvoit un peu mieux; je ne pus me refufer le trifte plaifir de lui faire paifer un bon foir. Je priai la tourière de m'envoyer avertir s'il y avoit quelque changement, & j'y retournai encore avant que 1'on en fermat les portes. Je donnai ordre a mon laquais d'y aller dès le matin, & d'attendre qu'elle fut éveillée pour venir m'informer comment elle auroit paffé la nuit. Nous foupames, mon oncle & moi, auffi mal & auffi triftement qu'on peut s'imaginer ; pour ma mère, elle ne parut pas , elle nous avoit fait dire qu'elle fe couchoit. II ne me fut pas poffible de fermer 1'ceil de toute la nuit; j'y repalfai dans mon efprit tous mes malheurs , & je ne m'occupai que de mes chagrins & de ceux de ma chère Aglaë. Si un léger fommsil me furprenoit, il étoit bientöt  » e Boulogne. 2yr ïnterrompu par des agitations qui me mettoient comme hors de moi. Cependant la fatigue, ou plutot 1'accablement, m'avoit un peu endormi fur le matin. J'étois encore a huit heures dans eet affoupiffement, quand j'entendis ouvrir ma porte : je ne doutai point que ce ne fut mon laquais. Eh bien, Picard, lui dis-je, comment mademoifelle de Saint-Symphorien a*t-elle paffe la nuit ? Mais comme on ne me répondoit point, j'ouvris mon rideau, & je recus ma mère dans mes bras, comme elle vouloit fe jeter a mes genoux. Pardonnez-moi, mon cher fils, me ditelle , en me tenant étroitement & tendrement embraffé; pardonnez a une mère dénaturée; obtenez ma grace de votre fceur, & priez tous les deux le ciel pour moi qu'il me faffe miféricorde. Je demeurai fi interdit de fon aétion & de fon difcours, qu'elle s'étoit déja retirée avant que je penfaffe a lui répondre. L'état oü j'étois ne me permettoit pas de courir après elle : je m'habillai en toute diligence, & j'allai è fon appartement; mais j'appris qu'elle venoit de fortir avec une de fes femmes. Mon laquais arriva alors avec la nouvelle que ma fceur, qui avoit palfé la nuit dans de violens accès, s'étoit un peu calmée fur le matin, qu'elle dormoit, & que M. Hecquet avoit dit qu'elle n'avoit befoin que de repos, & que cela n'auroit pas  252 SOIRÊES DU Boïs de fuites. Je ne fus pas fatisfait; j'allai au couvent m'informer plus particulièrement de fa fanté, & j'y appris que, dans un tranfport qu'elle avoit eu au milieu de la nuit, elle n'avoit ceffé d'appeller fon cher frère. Je la recommandai de mon mieux aux religieufes, au médecin, a tout le monde ; & je fus alfez fou pour aller demander a 1'archevêché la permiffion d'entrer dans la maifon pour voir ma fceur. On me la refufa, j'en fus outré; & je me promis bien de la faire tranfporter aulogis, dès que M. Hecquet me diroit qu'elle pourroit 1'être fans péril: mais le ciel avoit ordonné autrement de toutes chofes. En rentrant a 1'hötel, le fuiffe me remit un paquet de lettres que ma mère, me dit - il , avoit oublié de donner le matin a mon oncle; il ajouta qu'elle l'avoit renvoyé exprès par fa femme-de-chambre dans fon carroffe. Je pris le paquet, & j'allai dans mon appartement m'enfevelir dans de triftes . :ries : j'en fus tiré a une heure par le bruit ö : i carrofle qui arrivoit, c'étoit celui de ma mere ; je defcendis a fa rencontre: mais je ne trouvai que la femme-de-chambre qu'elle avoit menée avec elle, qui toute éplorée me cria : Ah ! monfieur, qu'eft devenue madame la comteffe ? Surpris de ces paroles, comme on peut croire, je  E B Ö U E O G u ï, queftionnai cette fille. Madame, reprit-elle, a paffé la nuit fans fe coucher, elle m'a mené ce mat.n k Notre-Dame avec elle, nous y avons entendu 1'office; & quand il a éte' fini, elle s'eft fouvenue qu'elle avoit oublie' de remettre un paquet k monfeigneur: elle m'a envoyé dans fon carroffe, avec le feul laquais qm l'avoit fuivie, 1'apporter ici, pendant qu'elle acheveroit fes prières, avec ordre de la venir reprendre. Tout cela s'eft exécuté fidellement de notre part; mais nous ne 1'avons plus retrouvée dans 1'églife; nous avons cherché dans tous les coins & recoins , même dans les églifes voifines; nous nous fommes informe's k toutes les perfonnes que nous avons rencontre'es fi elles ne 1'avoient point vue. Je n'héfitai pas k ouvrir le paquet. Il étoit de 1'écriture de ma mère. Mon oncle, a qui il étoit adreffé, arriva en méme-temps, & Je le lui remis; il renfermoit deux lettres, 1'une pour lui, & l'autre pour moi. Dans la première elle lui difoit adieu qu'elle alloit faire pénitence des malheurs qu'elle' avoit caufés, & elle nous recommandoit a lui. Voici celle qui m'étoit adreffée:  SoikIes d tj Bois LETTRE De madame la comteffe de Crémailles* 33 Adieu, mes chers enfans, j'ouvre trop 33 tard les yeux fur moi. Je me fuis privéê, 33 par ma dureté, du plaifir de vous élever; 33 & je me privé volontairement, & pour me 33 punir , de la confolation de paffer le refte D3 de mes jours avec des enfans qui méri33 toient de ma part tout un autre fort. Je ne 33 vous reverrai jamais. Je me voue a une 33 folitude & a une pénitence éternelles; heu33 reufe fi, par ces auftérités, je puis défar33 mer la vengeance du ciel. Ne faites aucunes 33 démarches pour découvrir ma retraite, elle S3 vous fera inconnue jufqu'a ce que j'y fois 33 attachée par des vceux indiifolubles, & rien 33 ne pourra m'en arracher. J'emporte avec moi y> plus qu'il ne faut pour ma dot, & pour 33 payer une année de penfion. Gardez mes 33 domeftiques , ou récompenfez - les. Adieu 33 pour la dernière fois , mes chers enfans ; 33 aimez-vous toujours, mais en Dieu , & ayez 33 pitié dans vos prières de votre malheureufe 33 mère, 3» La comteffe de Crémailles,  de Boulogne. 2^ Et par une apoftiile : « J'ai paffe Ia nuit k » arranger vos affaires, vous les trouverez en s> bon ordre. " Après 1'affreufe reconnoiflance du jour précédent, pouvois-je être fenfible a d'autres coups qu'a celui d'apprendre la mort de ma fceur? La réfolution de ma mère me perca le cceur; elle remua toute la tendrefle que la nature y avoit mife pour elle , & qu'il n'auroit tenu qu'a elle d'éprouver. Malgré fes défenfes, je fis des perquifitions dans tous les couvens de Paris, même dans celui des carmelites, oü cependant elle étoit. Ces recherches n'aboutirent a aucune découverte. Ma fceur recouvra peu-a-peu fa fanté; je lui propofai de venir demeurer avec moi, mais notre amour 1'effraya. Je voulus du moins 1'engager a prendre les femmes & les diamans de ma mère, en attendant qu'un mariage, tel qu'elle en méritoit un, la tiraVde fon cloitre ; elle rejeta toutes mes propofitions , & elle m'ajouta que, puifque le ciel défendoit qu'elle füt jamais k moi, elle étoit réfolue k n'être jamais k perfonne. EHe prit le voile dans cette même maifon quelques mois après malgré toutes mes inftances, mes oppofitions' mon défefpoir & toutes les menaces que je lui fis, d'aller de mon cöté m'enterrer k la Trappe,  Ztf6 Soirées V) V B o ïs Je mourus mille fifis pendant la cruelle céré^ monie de fa prife d'habit ; il n'y a que des parens déna'turés, & que 1'avarice aveugle, qui puiflc-nt voir d'un ceil fee ce funefte facrifice. Les afïiftans qui connoiffent le moins la victime , lui donnent des larmes. J'en verfai de fang, & on fut obligé de m'emporter avant qu'il fut achevé. Elle refufa conftamment de me voir, & de recevoir de mes lettres, tant que dura fon noviciat. Elle pria même qu'on ne lui parlat jamais de moi ; & mon oncle, entre les mains de qui elle s'étoit immolée , eut feul le crédit de la voir : mais ce ne fut que pour la fortifier dans fon delfein , c'étoit lui-même qui l'avoit dirigée pendant fon épreuve. Le chagrin de me voir privé pour toute ma vie d'une perfonne qui en devoit faire toutes les délices, & que je m'étois fait une douce habitude d'aimer; & fon refus opiniatre de me voir, me firent tomber dans une violente maladie : elle s'augmenta a mefure que j'approchai du terme, oü ma chère Aglaë de- ; voit confommer le facrifice. On lui cacha 1'état oü j'étois : je la connois trop , pour n'être pas perfuadé qu'elle auroit différé a prononcer fes vceux, & qu'elle auroit un peu mitigé 1'ordre cruel qui m'écartoit d'elle. Elie me 1'a même afiuré depuis; mais mon oncle n'avoit eu garde de  de Boulogne. ay-^ He lui parler de ma maladie. II entre dans la compofition d'un vrai dévot, je ne fais quoi de dur & d'inhumaih ; a force de vouloir n'être qu'a Dieu, il contraéte peu-a-peu une infeiifibilité pour tout le monde, même pour ceux qui lui font le plus étroitement attachés par les liens du fang. Malgré tous les remèdes qu'on me donna, & malgré moi-même , je réchappai de cette maladie. Je n'attendis pas que j'en fuffe entièrement rétabli pour aller voir ma fceur ; je 1'accablai de reproches , & je lui jurai de m'aller enfevelir a la Trappe; elle me dit a fon tour tout ce qu'elle crut de plus fort pour me défourner de ce deffein ; mais plus j'y trouvai en elle d'oppofition, & plus je me prefTai de 1'exécuter, dès que je me fentis affez de force pour efpérer d'être admis dans cette retraite. Mon oncle y arriva prefque aulïi-tót que moi pour m'en arrachsr ; je tins bon contre toutes fes remontrances , & contre toutes les défiances qu'il me donna d'une vocation venue par un défefpoir d'amou», & d'un amour tel que ie mien. Je 1'accufai de m'avoir enlevé ma chère Aglaë , comme fi j'euffe jamais pu être a eüe: du moins je la verrois, ajoutois-je. II renouvella fes cris fur une paflion fi défordonnée; ils ne Tornt F, R  £;8 Soirees B xj B ö ï s fervirent a rien : mais il obtint du père abbs qu'il ne me donneroit point 1'habit. Ma fceur , de fon cöté , m'accabloit de fes lettres. Je m'étois bien promis dè ne les pas ouvrir, & je crus avoir fait facie le plus héroïque, en jetant au feu la première que je regus : je m'armai d'une vigoureufe réfolution , de traiter de même toutes celles qui la fuivroient: je m'étudiai a m'endurcir le cceur, mais je ne pus jamais y parvenir; apparemment je n'étois pas né pour la haute dévotion. La feconde lettre que je regus eut le fort de la première ; il eft vraï que je la lus avant de la jeter au feu; je gardai les autres pour les lire & relire, & je ne tins pas contre la cinquième. Je répondis a ma fceur, & dix jours après je retournai a Paris. L'évêque de ... . étoit parti de la Trappe très-irrité contre moi, il me revit avec grand plaifir ; mais celui que j'eus a revoir ma fceur, eft inexprimable. Ce fut peu après que nous recümes une lettre de ma mère; elle m'étoit adreffée. Elle nous y apprenoit qu'elle étoit aux carmelites du fauxbourg Saint - Jacques, qu'elle y avoit fait profeffion , & qu'elle efpéroit de la miféricorde de Dieu, qu'il auroit pour agréable la longue pénitence a laquelle elle s'étoit confacrée; qu'elle  de Boulogne. 2yp - &y propofoit pour modèle, celle d'une célèbre dame (a), qui y avoit fini fes jours. Eile nous repétoit qu'elle fe priveroit pour toujours du plaifir qu'elle fouhaitoit le plus, c'étoit celui de nous voir: mais qu'elle ne nous oublieroit jamais dans fes prières. Elle nous exhortoit tous les deux k vivre en frère & fceur , & k offnc a Dieu le facrifice de la pailion criminelle, que nous nous étions infpirés 1'un k 1'autre; a nous maner dans des maifons , dont 1'alliance ne deshonorat point notre naiiTance , &c.; que ce feroit une preuve que nous ferions détachés 1 un de 1'autre; & que le public, k la connoifiance de qui on n'auroit apparemment pu dérober notre aventure, attendoit a nous rendre ion eftime, que nous euliions pris ce parti. Je courus fur le champ aux carmelites, mals elle réfifta toujours aux inftances que je fis pour la voir. II fallut me contenter de lui écrire • ma fceur le fit de fon cöté, & nous entretïnmes ce tendre & malheureux commerce pendant trois ans, au bout defquels fes auftérités continuelles la mirent au tombeau. Elle avoit repris dans mon cceur la place que la nature lui avoit donnee; je la chériflbis avec tendrefle, & ]a douleur que me caufa fa mort, renouvella celle que (a) Madame ia ducheffe de Ia Valiière. R ij  a6b Soirees bü Bois tous mes malheurs m'avoient fait éprouver. Ma fceur 'fupporta eet événement avec beaucoup moins de fenfibilité que moi; je lui en fis des reproches, & elle me répondit avec fermeté: quoique vous ntyez pas a vous louer plus que mol des bontés de ma mère , du moins vous 1'avez vue quelquefois : mais fongez qu'elle^ ne s'eft jamais fait connoïtre a moi, que pour m'annoncer qu'il falloit que je renoncaffe au feul plaifir que j'eufte pu trouver dans le monde , c'étoit d'être a vous; enfin, ajouta-t-elle, ma mère a fait tous mes malheurs, fans que je 1'aie jamais mérité; & elle eft caufe que j'ai embraffé un genre de vie pour lequel je ne m'étois jamais fenti le moindre penchant , & dans lequel la feule raifon me foutient. Je voulus luiremontrer qu'elle ne devoit s'en prendre qua elle-même, fi elle étoit dans un couvent; mais elle me repliqua, qu'elle n'auroit pu paroïtre dans le monde après notre aventure, qui avoit infailliblement percé ; que comme on n'y eft pas porté a juget favorablement d'autrui, elle n'auroit pas pu vivre avec moi fans s'expofer a la calomnie, d'autant plus'qu'elle n'auroit jamais voulu vivre pour perfonne. Je 1'exhortai encore a pardonner a ma mère tous fes torts, qu'elle en avoit fait une affez auftère pénitence. Je vous trqmpe-  E BoUtOGNE. 20*1' fois, m'ajouta-t-elle, fi je vous difois que je les puifie oublier ; ils font & feront toujours préfens a mon efprit, Cela me convainquit de ce que j'avois déja eu occafion de remarquer quelquefois, c'eft que les femmes ne pardonnent jamais, fur-tout a une autre femme; c'eft une victoire trop au-deffus de la foibleffe de ce fexe. Mon oncle & ma fceur ne ceffoient de me preffer de me marier; toutes les lettres que ma mère m'avoit écrites de fon couvent, n'avoient eu que mon manage pour tout refrain; j'avois toujours réfifté, & je comptois réfifter toujours, & palfer ma vie fans prendre aucun engagement. Je m'imaginai je ne fais quoi de fatisfaifant a penfer, que rien ne pourroit me diftraire du plaifir de m'occuper de ma fceur. Je fentois que mon cceur étoit rempli, & qu'aucun autre objet n'y pourroit jamais trouver de place : mais enfin il fallut céder; ma chère Aglaë l'entreprit, & je ne pus ne pas vouloir ce que je lui voyois fouhaiter avec tant d'ardeur. Le roi la nomma a une abbaye des environs de Paris; j'en fus charmé, paree que cette dignité lui rendoit un peu de liberté, & bien plus, paree que dans le goüt que la fituation de mon cceur me donnoit pour la retraite, je ïiï'arrangeai dans mon idéé pour aller m'étabfir R iij  2Ó2 SoiEÉES B U B O I S* a cette abbaye; je n'eus rien de plus prefle que de lui en faire la propofition; elle ne la regut pas comme je 1'efpérois : fon honneur fe révolta, & elle me fit entendre qu'elle s'oppoferoit toujours a une démarche qui expoferoit fa réputation, & qu'elle étoit réfolue de refufer la grace que le roi lui faifoit. Je me révoltai a mon tour contre fon defiein : mais elle me déclara qu'elle n'accepteroit point, que je ne lui euffe donné ma parole d'honneur de me marier; & que fi je ne la lui tenois pas, elle ne tarderoit pas a fe démettre de fon bénéfice ; enfin, que jufqu'a ce que j'euflé une femme , elle ne me recevroit point chez elle. Je la connoiffois trop pour douter qu'elle n'effectuat fes menaces. Cruelle, lui difois-je quelquefois, vous voulez donc me perdre tout-a-fait ? vous n'êtes donc pas contente que je ne puifie être a vous, vous m'ordonnez d'être a une autre. Croyezvous qu'il fera a mon pouvoir de 1'aimer ? Du moins, me répondoit-elle, vous fauverez votre réputation & la mienne : d'ailleurs, le facrifice que j'exige de vous, n'a rien d'auffi rebutant, & d'auffi effrayant que celui que j'ai confommé fur moi-même. Elle avoit amené deux ou trois fois a la grille, avec elle, une jeune penfionnaire qu'elle avoit  BE B O ïï I Ó fl ÏT ïi 263 prife en amitié; elle s'appelloit mademoifelle du Boulay ; c'étoit une perfonne d'environ quinze ans , elle étoit nièce du maréchal de.... Ma fceur m'avoit fouvent demandé comment je la trouvois; & je lui avois répondu que je la trouverois charmante, fi mon cceur étoit capable de recevoir 1'impreflion d'un nouvel objet; ces réponfes ne la fatisfaifoient point. Elle ne ceffoit de me faire 1'éloge de 1'efprit & du caraclère de la jeune demoifelle; &.ce que j'en avois vu par moi-même , m'avoit fait rendre a fes différens mérites toute la juftice qui leur étoit due : mais je lui devois des hommages ; c'eft ce que ma fceur exigeoit; elle m'en reparla, elle me vanta fa naiffance , fes alliances & les prétentions qu'elle avoit, & elle finit par me dire, qu'elle ne fouhaitoit rien plus ardemment que de me voir le mari de mademoifelle du Boulay. Cette première propofition ne prit pas; mais elle revint fi fouvent a la charge, & elle me menaca fi fortement de refufer 1'abbaye , a laquelle fa majefté l'avoit nommée, que je commencai a 1'écouter. Elle partit d'une ombre de parole qu'elle m'avoit arrachée , elle mit tout en ceuvre pour en hater 1'exécütion. Elle en écrivit a mon oncle, il accourut a fon fecours ; & ils menèrent la chofe fi grand train avec le Riv  *6*4 Soirées r> tr Bois maréchal qui étoit allié a notre maifon, qu'elle fut conclue avant que je me fuffe douté qu'on y fongeoit férieufement; il ne fut plus poffible de m'en dédire. Ma fceur , que rien ne retenoit plus dans fon couvent, en fortit avec ma future , & alla loger chez le maréchal; je la preffai en vain de prendre un appartement chez moi. Mademoifelle du Boulay devint donc ma femme; & quand elle n'auroit pas été un préfent de ma fceur, fes bonnes qualités me 1'auroient rendue extrêmement chère. La nouvelle abbeffe refta avec nous un mois, après lequel nous allames la mettre en poffeffion de fon abbaye. Le maréchal & fa femme furent de la partie, & mon oncle fit la cérémonie. Peu de temps après, il y eut une terre a Vendre dans le voifinage,& je ne manquai pas d'en faire 1'acquifition; ma femme fut la première a m'y engager : elle m'affura que ma fceur & moi lui tenant lieu de tout le monde enfemble , elle feroit charmée d'y palfer la plus grande partie de 1'année; que d'ailleurs on étoit a peu de diftance de Paris. Nous allames donc nous y établir , dès que le marché fut fait. La comteffe y donna le jour a une fille, qu'elle fit nommer Aglaë , dans la vue de me faire plaifir, ainfi qu'a ma fceur. B y a a&uellement prés  T E B O TJ L'Ö 6 N Ei 2fj| de cinq ans que j'ai le plaifir de vivre avec ces deux adorables perfonnes : ma fille qui croït fous nos yeux en beauté comme en efprit, fait nos délices. Nous nous occupons du matin au foir a trouver dans fes traits notre refftmblance : ma fceur prétend qu'elle eft tout le portrait de ma femme. Fafle le ciel qu'une union fi charmante foit a jamais durable ! La comteffe de Crémailles bégaya ces dernières paroles, fes beaux yeux fe remplirent de larmes hélas ! reprit-elle, il n'en eft point de félicité durable, la petite Aglaë mourut agée de cinq ans; & mon mari, que ce coup accabla, ne lui furvécut que d'un mois : j'eus la douleur de perdre le plus refpeelable & le plus aimable des maris. J'avois fon eftime & fa bonne amitié, & je faifois tout mon poffible pour les mériter. Si fon cceur n'étoit pas entièrement a moi, du moins j'avois la fatisfaction de ne le partager qu'avec une perfonne d'un rare mérite , & que j'aimois auffi tendrement que j'en étois aimée. Le comte fut enterré auprès de notre fille dans 1'abbaye de fa chère fceur, qui mourut elle-même fix mois après, en langueur. Paffe encore pour ma nièce, interrompit le commandeur, & Dieu foit loué,voici une femme qui a fait fes preuves, autrement je ne  266 S o r »: S h s »' tf B d r ^ j'aurois pas reconnue pour être de mon fang, Nous nous levames pour retourner chez la comtefle, & nous nous efforgames tous de promener la converfation fur des objets éloignés, afin d'écarter de fa mémoire. les triftes penfées qu'elle venoit d'y rappeller; mais elle n'étoit pas capable de les perdre fi-töt de vue : je crus pourtant remarquer, que ce que lui difoit le marquis de Montgueil faifoit un peu plus d'im-, prelTion fur fon efprit.  b E b O U t Ö G s E, $6$ SIXIEME SOIREE. Xj E commandeur avoit été f Architriclin de ce jour; il nous avoit fait faire une chère de templier : il vouloit avoir 1'honneur de toutes les aventures , & être le foir notre hiftorien , en conféquence de 1'arrangement qui avoit paiTé: mais la comtelTe , qui craignoit toujours les hiftoires de fon oncle, remontra que milord n'avoit encore rien raconté, & il fut décidé que ce feroit lui que nous entendrions; dès que nous fümes arrivés au rendez-vous ordinaire, il paria ainfi: HISTOIRE DE MILORD WYNGHTON. A ^OHN Telfey, mon père,palTa en France, age' de douze ans, avec fes parens, k la fuite de I mfortuné Jacques II. Trois ans après la mort de ce roi, la reine qui connoiflbit fon attachément& fon habileté, le fit repaffer en Angleterre pour y ménager les intéréts de fon fils qui avoit pris le nom de Jacques III, & qU1  liSS S 6 ï ïE 1 e'4 t> ü Bots1 avoit été reconnu roi de la Grande-Bretagne^ par le roi de France , par quelques autres princes catholiques de 1'Europe, & par le pape. Mon père devoit voir li les jacobites étoient effectivement auffi forts qu'ils le difoient , & s'ils feroient en état de fe foutenir , au cas qu'on fit chez eux une nouvelle defcente en faveur de ce prince. B trouva encore un refte de fermentation dans les trois royaumes , mais rien d'affez bien difpofé pour fe promettre de réuf£ïr dans une tentative. La reine Anne étoit montée fur le tröne auffi - tot après la mort du roi Guillaume fon beau-frère, & elle le rempliffoit dans ces temps critiques avec tant de bonté, de dignité & de bonheur, qu'elle avoit gagné les cceurs de fes fujets. On a remarqué qu'ils aiment a être gouvernés par des femmes. Le lord comte Thomas Wynghton , ami intime de mon père , fut ravi de le revoir dans fa patrie; ils s'entretenoient fouvent des troub!es qui 1'agitoient depuis tant d'années , & 1'un & 1'autre fouhaitoient ardemment de les voir finir. Le comte fe doutoit du fujet du voyage de John Telfey : il connoiffbit fon mérite, & il chercha a 1'attirer au parti de la reine. B lui vantoit inceffamment la douceur de fon gouvernement. II fe flatta de le gagner, s'il pouvoit 1'arrêter en Angleterre.. II fe lia pour cela ï  DE BOUEOGNE. Ct6% Quelques autres amis de confidération ; Sc ils s'y prirent tous avec tant d'adrefle, qu'ils vinrent a bout de le marier a la fille du chevalier Mathew Mülfox, 1'un d'eux. Elle mourut en me mettant au monde , onze mois après fon mariage. Mon père, qui 1'aimoit avec beaucoup de tendreffe , étoit inconfolable de fa perte; il fe hatoit de terminer quelques affaires pout repaffer la mer, afin de s'éloigner d'un pays, ou il venoit de faire un voyage fi malheureux. Ses amis, qui brüloient de le retenir, ne 1'abandonnoient point; ils faifoient tout ce qu'ils pouvoient imaginer pour tromper fa douleur, Hélasi environ un an après, il périt lui-même dans une partie de chaffe, par un accident, & de la main de fon cher Wynghton. L'Angleterre, le pays du monde le plus fertile en mécontens, & en mal-intentionnés, ne manqua pas de gens qui firent courir le bruit, que la reine étoit la caufe première de cette mort, & que le comte n'en étoit que le miniftre ; que la politique avoit jugé a propos de fe défaire ainfi d'un homme remuant, & qui inquiétoit la süreté de 1'état. Ces bruits tombèrent d'eux-mémes , dès qu'on eut ouvert un moment les yeux fur les vertus de la reine, & fur celles de milord Wvnghton , fur 1'amitié qui étoit entre mon père & lui, & fur le  brjö S Ö ï B. E E S B TT B O 1 4 défefpoir qu'il eut d'avoir donné la mort a fon ami. II tomba dans une efpèce de fureur, il fallut le garder a vue , & 1'empêcher dix fois d'attenter a fa vie. Tous les lieux oü il alloit a Londres, toutes fes aóiions, toutes fes paroles lui retracoient mon père mourant de fa main , & il étoit déchiré d'autant & d'auffi cruels remords que s'il avoit été coupable. Pour s'y dérober , il crut devoir quitter 1'Angleterre , il demanda a la reine la permiffion de s'exiler, il la pria de lui prefcrire les lieux oü elle trouveroit bon qu'il .fe rètirat, de crainte qu'elle ne pensat qu'il vouloit fe réfugier parmi fes ennemis. Sa majefté voulut bien tenter elle-même de le confoler: mais quand elle vit que rien ne pouvoit 1'arrêter, & qu'il périffoit, pour ainfi dire, a vue d'ceil; pour ne point perdre un officier de fon mérite, qui avoit déja rendu de grands fervices a 1'Etat, & qui pouvoit en rendre de nouveaux: comte IWynghton, lui dit cette princefle , puifque vous voulez abfolument quitter ma cour & la Grande-Bretagne, je ne veux point que vous paffiez dans des pays foumis a une domination étrangère; partez pour la Virginie, que cette ifle foit 1'exil que vous follicitez: maïs qu'elle foit auffi une récompenfe de vos fervices; je vous en fais gouverneur. Comme il ne demandoit  © E B O U I O G IJ E, rien moins qu'une grace, il voulut refufer celle que fa majefté lui faifoit; mais elle lui ordonna de la recevoir, & ft fallut obéir H ne différa fon départ qu'autant de temps qu'il lm en fallut pour 1'expédition de fes lettres II chargea mon aïeul maternel, qui étoit toujours fon ami, du foin de fes affaires; & il le rendit au port de Liverpool, oü il y avoit une efcadre prête a faire voile pour 1'Aménque. Sa femme, quoique groffe de quatre mois, ne voulut point le quitter; & elle s'embarqua courageufement avec lui. Le gouvernement, dont le comte venoit d'être gratilïé réveilla & ranima, avec plus de violence, les bmits & les foupgons dont on avoit ofé noir«r la reine, on regarda la grace qu'elle venoit daccordera Wynghton, non comme la récompenfe de fes fervices, mais comme le falaire d'un crime entrepris pour elle. Quand la pafhon aveugle , on ne veut voir & on ne voit que ce qui fert a la fortifier: 1'efprit de parti empoifonne les aétions les plus naturelles, les plus fimptes, les plus pures. Auffi-tót après la mort de mon père , je tombai en la puiffance du chevalier Millfox mon aieul maternel. II me donna la meilleure education qu'on puiffe donner è un gentilhomme, dans un pays oü la plus haute nobleffe  srjz Soirees du Bois ne croit point fe déshonorer par 1'étude des fciences & des arts , & oü le mérite perfonnel eft compté pour beaucoup plus que le luftre qu'on peut tirer de celui de ces ancêtres. B recevoit plufieurs fois 1'année des lettres du gouverneur de la Virginie , qui ne manquoit jamais de lui parler de moi avec tendreffë : je voyois toutes ces lettres. J'avois un peu plus de feize ans, quand il m'en montra une qu'il venoit de recevoir. Le comte 1'y conjuroit, par tout ce qu'il avoit de plus preffant, de m'envoyer auprès de lui, qu'il étoit temps qu'il me dédommageat des maux que fa main m'avoit faits , qu'il vouloit les réparer, & me tenir lieu , s'il lui étoit poffible , du père que j'avois perdu , qui étoit fon meilleur ami. Lé chevalier Millfox , pour m'engager a prendre le parti qu'on me propofoit, me remontra que celui que mon père avoit fuivi avoit fort dérangé mes affaires, & que lui-même étoit chargé d'une nombreufe familie. Je me rendis a fes confeils ; je m'embarquai fur le premier batiment qui fit voile pour la Virginie; & après une heureufe traverfée , j'abordaï a Jameftown, qui en eft la capitale. Le gouverneur y tenoit fa cour. B me recut avec bonté. Un francois n'auroit trouvé que de la froideur dans 1'accueil qu'il me fit; mais 1'amitié des Anglois , pour ne  BE B O U r, O Ö N E» $Mj point s'exhaler en proteftations convulfives* n'en eft que plus forte & plus folide. Le comte Wynghton avoit perdu fa femme "peu d'années après fon arrivée, elle lui avoit Jaifté une fille, dont j'ai dit qu'elle étoit grofle quand elle étoit partie d'Angleterre. Dorothy, c'étoit le nom de cette fille, faifoit toutes les déhces & les efpérances de fon père, elle étoit le portrait de fa mère s qui, pour fa rarè beauté, avoit été furnommée la Vénus Britanmque, & elle n'avoit que quinze ans. Que de traits réunis contre ma liberté & ma jeuiiefle ! Je ne pus les défendre, un feul regarrj de Dorothy me rendit éperdument amoureux. Mais la réflexion que je fis, que j'étois fans fortune , & que je n'en avois a attendre que des. bontés de milord Thomas , me firent fentir de 1'impoffibilité a devenir fon gendre; & je réfolus de me guérir d'une paflion qui ne pouvoit que faire le malheur de ma vie» mais je voyois tous ies jours celle qui l'avoit fait naïtre. Je ne levois qu'en tremblant, & comme malgré moi, les yeux fur elle 3 mais je les levois pourtant, & chaque inftant rendoit mon mal plus incurable: ce qui augmènta encore mon tourment, c'eft qu'il me fembloit que mon père étoit devenu plus froid pour moi que le premier jour, qu'il m'examinoit avec attentionj Torne F §  274 Soirees du B o i s qu'il étudioit mes paroles , mes geftes, mes regards. Quel moyen , me difois-je, de lui cacher un feu qui me confume de moment en moment, avec plus de violence? J'étois dans ces cruelles agitations quand, un matin,,il me fit appeller dans fon cabinet^: je me crus perdu , je me parus un monftre a mes propres yeux, & je confidérai mon amour, tout innocent qu'il étoit, comme un violement d'hofpitalité. J'allois comme un criminel qui va entendre fon arrêt; & je ne fus point raffuré par 1'accueil du gouverneur , quoique beaucoup plus affectueux qu'a 1'ordinaire. II m'enferma avec lui, & débuta par me dire : Fitz-John (a) , comment trouvez-vous ma fille ? Je fus fi étourdi de la queftion, que je ne fais quelle fut ma réponfe : mais apparemment elle le fatisfit, puifqu'il ajouta : j'ai eu le malheur de tuer le chevalier John Telfey ton père & mon ami; & quoique fa mort foit le crime de la fortune & non le mien, je me fuis exilé de ma patrie , oü tout me le reprochoit. La juftice & 1'humanité veulent que je te le remplace : tu feras mon fils en devenant mon gendre. Quoique ma joie fut fi grande, que je doutois fi je veillois , je ne laifiai pas de tomber (a) Fils de Jean , fa^on de parler ufite'e en Angleterre , fur-touc pataü les gens de qualité.  de Boulogne. 237 a fes genoux & de lui baifer la main , c'eft tout le remerciement que je fus en état de lui faire dans ce moment, il me releva, il m'embnuTa, & fit appeller fa fille, Dorothy lui dit-il, dès qu'elle parut, je t'ai fouvent entre. tenue de mon cher Telfey, & tu as été plus dune fois témoin des remords auxquels fa mort que j'ai caufée, ma laiffé en proie : c'eft a toi de les calmer & de m'acquitter envers lui. Voici fon fils, ce qu'on m'en a écrit de Londres, & 1'étude que j'ai faite de lui, depuis le peu de temps qu'il eft avec nous, m'affurent de tous les fentimens de fon cceur. U mérite le tien ; il t'aime, aime-le auffi, je te le permets, je t'en prie, je te 1'ordonne, & regardele comme un homme qui doit étre ton mari. Une profonde révérence fut toute la réponfe' de Dorothy ; elle affuroit de fa foumiffion, & tien ne manquoit pour me rendre le plus h'eureux des hommes que fon agrément: j'étois jeune , & ma figure n'avoit rien de défagréable ainfi je me flattai que je ne déplairois pas, & que , peut-être, je plaifois déja, Le comte me remit en même-temps une commiffion de capitaine dans les troupes de 1'Ifle, afin que j'apprife a devenir utile k ma patrie. Autorifé de fon confentement, je n'eus plus d'autre attention que d'épier 1'occafion de Sij  2rj6 Soirees' bit Bois trouver fa fille feule, pour lui parler librement de mon amour; mais elle avoit tant de foin de ne la pas faire naitre, ou de me la dérobèr , quand le hafard me la procuroit, qu'il ne me fut pas difficile-de deviner que je n'étois pas auffi bien dans fon cceur que dans celui de fon père. J'en fus certain quelques jours après, elle m'envoya prier de paffer dans fon appartement ; j'y volai: elle étoit feule, je crus avoir faifi le moment ou la fortune avoit marqué mon bonheur. Dès que je fus auprès d'elle , je voulus débuter par louer fa beauté. II n'eft pas ici queftion de ma beauté, m'interrompit - elle, écoutez-moi Telfey: mon père m'a ordonné de ■ vous aimer & de vous regarder comme mon mari : mais ce père, tout févère & tout abfolu qu'il eft y croit-il que fon ordre foit un arrêt irrévocable pour moi? Eft-ce moi qui ai tué le votre, & dois-je en être punie ? II vous doit des réparations : qu'il vous en fafle aux dépens de tout fon bien, j'y trouvèrai de 1'équité , & je n'en murmurerai pas : mais qu'il me laiffe mon cceur, ou a celui a qui je 1'ai donné. Si vous m'aimez , vous favez ce que c'eft que d'aimer. J'aime Barthélemy Broom , un jeune anglois que mon père a renvoyé depuis huït mois en Angleterre. II abhorre tous les parens de mon amant, & il 1'abhorre en particulier  DE BoüIOGNÏ, 277 plus que toute fa familie enfemble. Je vous dirai plus, Broom n'a ni votre naiffance , ni votre fortune, ni votre mérite, ni aucune devos bonnes qualités; peut-être même qu'il n'en a * que de mauvaifes, & qu'il eft impoffible que je ne fois pas malheureufe avec lui: mais je 1'aime, & je ne 'veux être qu'a luu Vous êtes honnête homme , Telfey ; loin de me favoir mauvais gré de*ce que je vous déclare, vous me plaindrez; & peut-être vous m'aiderez, fi vous êtes génereux, a parvenir au point de bonheur ou j'afpire, & fans lequel je ne puis vivre. Si vous abufez de ma confiance , & que votre amour , paree qu'il eft appuyé de 1'aveu de mon père, fe croye en droit de tyrannifcr le micn, je fuis angloife , & un inftant m'afTranchira de 1'horreur d'être a vous. Elle me laiffa après ces mots fi étonné , qu'a peine m'appercus-je quelle m'avoit quitté. Ce compliment-, tout dur qu'il étoit , na fut que le prélude d'un autre beaucoup plus cruel qu'elle me fit dix jours après. Elle m'avoit encore fait appeller ; elle commenca par, me demander quel parti je prenois, en conféquence de la déclaration qu'elle m'avoit faite: celui de vous plaindre, lui répondis-je, ds vous aimer, de renfermer mes peines dans, mon feinj. & pourtant d'efpérer du temps que peur- S Ü4  278 Soirées r> v Bois être mes foins, mon amour, votre raifon , & la connoiffance du malheur qui vous menace avec Broom vous rapprocheront de moi. Kon , Tepliqua-t-elle, n'efpérez jamais rien de tout cela, & commencez par ne me jamais parler de votre amour ; mais lailfez croire a mon père que je 1'écoute, & fervez Ie mien : vous avez. mon effime , & vous mériterez mon amitié. Depuis huit mois que celui que j'aime eft parti de la Virginie, je n'ai pu recevoir de fes nouvelles , ni lui donner des miennes , tant mon père, qui étoit informé de notre paffion, a été attentif a couper tous les chemins qui pouvoient nous faire communiquer 1'un a 1'autre. D'ailleurs, a qui me fier pour être süre que mon fecret ne courroit aucun rifque? II falloit quelqu'un qui m'aimat, pour être capable de me le garder. Tenez, ajouta-t-elle, fakes paffer cette lettre a Londres a mon amant; elle eft a une adreffe qu'il m'a donnée , je lui mande de me répondre a la votre ; il fera exact a le faire : mais 1'inftant ou vous me trahirez fera celui de ma mort. Si notre première converfation m'avoit étöurdi, celle-ci me pétrifia : la fituation oü j'étois n'eft pas poffible a. imaginer, paree que fans doute perfonne ne s'eft trouvé dans une femblable. Amant éperdu, on me faifoit confi-  de Boulogne. 279 dent de tout ce qu'on ne fentoit que pour mon rival, & fon fidele agent auprès de celle que j'aimois plus que ma vie. Je 1'avouerai, je fus tenté plufieurs fois de fupprimer la lettre : ma paffion me perfuadoit que j'y étois même obligé ; que je devois empêcher une jeune perfonne de courir a. un malheur d'autant plus inévitable qu'elle le connoiffoit, & que j'abufois en mêmetemps de la confiance de fon père. Mais Dorothy comptoit fur ma foi, & la crainte de fa mort fit taire mon amour , ou plutót le fit triompher de lui-même. Je fis partir fa lettre ; que eet effort coüta cher k mon cceur ! qu'il fe livra de combats au - dedans de moi pendant plus d'un an que j'eus la confidence ! B ne partoit aucun vaiffeau pour 1'Europe, qu'elle ne le chargeat d'une lettre, & tous ceux qui venoierit d'Angleterre en rapportoient : c'étoit de nouveaux tourmens que j'éprouvois chaque fois. La conduite qu'elle tenoit avec moi devant le gouver. neur , le perfuadoit que j'avois trouvé le fecret de lui plaire : il étoit charmé de penfer que je 1'enlevois k Broom. Qu'il alloit unir les deux perfonnes du monde qu'il aimoit, & qu'il alloit faire le bonheur de fes deux enfans. Que je me voulois de mal d'aider k le tromper ! Mais ce jeu fi cruel pour moi ne pouvoit pas toujours durer, milord comte ne crut pas S iv  aSö S ö i r i e s du Bois deVoifdiffèrer plus long-temps un mariage qu'il fouhaitoit; il en fixa la fête a un mois après x . &il fe mit a en faire les préparatifs : mais fa fille s'employa, dès le moment, a les rendre inutiles. J'étois dansTattente du fort qui m'étoit deftiné'; dès le lendemain , elle me fit appelier j vous connoiflez trop le fond de mon cceur, me dit-elle, dès que je parus-, pour croire que j'attende tranquillement le coup qui me me^ nace. Je n-ai qu'un moyen pour y dérober ma •tête, c'eft de fuir & d'aller joindre Broom en Angleterre ; je fens tout le péril & toute la difficulté de cette entreprife; mais j'ai aflez de courage pour ne pas craindre 1'ün, & je compte que vous m'aiderez a triompfier de 1'autre. Vous êtes le feul a qui j'ofe me fier, & j'attends de votre amitié, de votre amour même, que vous acheverez ee que vous avez jufqu'ici conduit aveg tant de fecret. Chargez-vous donc de m'avoir un mauvais habit d'homme, & le refte de 1'équipage, & de dire a quelqu'un des officiers des batimens qui font dans ce port, de fe charger d'un jeune garcon a vous, que vous renvoyez a Londres. Je ferai le refte. Tous mes fens, que le eommencement de cette converfation avoit extrêmement émus, fe révoltèrent de fes pro* pofitions. Non, cruelle , rn'écriai-je , n'efpérez flus de moi ces funeftes fecQujrs.: je me refufe.  de Boulogne. z8x a tout ce que votre barbarie exige de moi; je ne puis travailler moi-même a vous perdre, je me repens de m'être jufqu'ici prêté a votre. fureur Que ce foit fureur ou raifon , c'eft amour, interrompit-elle, avec tranfport, fersle par pitié pour moi & pour toi-même; fonge que ma fuite te délivrera d'une furie qui déchire ton cceur, &c que rien ne pourra jamais adoucir en ta faveur. Enfin, que dans trois jours j'aie ta réponfe; mais teile que je la veux , ou tu me verras me percer a tes yeux , & t'accufer en expirant, & ton fun'efte amour, d'être caufe de ma mort. Elle fe retira , & ces dernières paroles avoient fait dreflèr d'horreurmes cheveux. Je crus déja la voir mourante , entendre fes reproclies , je voyois fon bras levé pour fe frapper, & je me fentois percé du même coup» La jaloufie me la repréfentoit enfuite avec des traits auffi vifs , qui s'éloignoit de moi, qui couroit après mon rival, elle expofoit a mes yeux le défefpoir du gouverneur; elle me faifoit entendre fes reproches , ceux même de Dorothy, Je 1'entendois accufer ma lache condefcendance d'être caufe de tous les maux qu'elle éprouvoit avec Broom. Je pris en même-temps toutes les réfolutions les plus oppofées qui fe préfentèrent a mon efprit , &c je n'en pris aucune.  2&2 Soirees du Bois Le troifième jour, qui étoit le terme qu'elle m'avoit prefcrit pour lui donner ma réponfe, arriva, & me trouva encore flottant dans ces affreufes perplexités : mais l'amour qui la tyrannifoit lui fit employer fi adroitement & fi efficacement auprès de mon cceur fes larmes, fes foupirs, fes plaintes, fes prières, fes menaces, fes fureurs, que ma pitié fut forcée de céder. Vous voulez abfolument être malheureufe, lui dis-je; mais quelle cruauté eft la votre, de forcer un homme qui vous adore, a être 1'inftrument de votre malheur ? Je lui peignis, comme ma dernière reffource , avec les couleurs les plus vives & les plus toüchantes que mon efprit & mon cceur purent me fournir, le défefpoir d'un père dont elle avoit toute la tendrefle : celle que j'ai pour lui, me répondit - elle, n'eft pas moins forte; juge par-la. de la violence de ma paflion, puifqu'elle peut m'arracher a lui. Je te laifle auprès de lui, Telfey, tu lui feras bientöt oublier une fille ingrate, tu confoleras fa douleur, tu effuieras les larmes que je vais lui coüter; il t'aime, & tu lui tiendras lieu de moi. Héias ! qu'une femme qu'on aime a d'empire fur nous, & qu'il lui eft facile d'en abufer pour nous amener oü il lui plaït ! il ne me fut pas poffible de ne pas vouloir ce qu'elle vouloit avec tant d'ardeur. Je fis tout ce qu'elle avoit  DE BOULOGNE. 283 exigé de moi, je lui fis préparer un habit, & je parlai au patron d'un batiment. II y en avoit plufieurs a la rade de Jameftwn, qui n'attendoient que le vent pour faire voile. Elle obtint de fon père la permiffion d'aller paffer quelques jours a la campagne d'une dame de confïdération & de vertu, ou elle alloit quelquefois. Ce voyage fuppofé fut un des ftratagêmes dont elle fe fervit pour cacher fon embarquement, & fa pitié me fit grace de fes adieux. Cependant milord Wynghton me combloit chaque jour de nouveaux témoignages de fon amitié ; je me reprochois de les mériter li peu, & j'attendois, dans des tranfes mortelles, 1'inftant ou il m'alloit accabler de toute fon indignation. Ce funefte moment n'arriva que le quatrième jour après la fuite de Dorothy. II n'étoit plus temps de mettre un efquif en mer après elle, plufieurs vaiffeaux étoient partis du port en même-temps avec un vent favorablc; ils étoient bons voiliers, & ils avoient pris des routes différentes. Je vis ce malheureux père, plongé dans la douleur la plus tendre, m'ernbraffer, me mouiller de fes larmes, me dire qu'il n'avoit plus que moi d'enfant, me prier de m'attacher a lui , me conjurer de ne le pomt abandonner : & paffant un inftant après  2S4 S o i s i e s c tr B o r i de la trifteffe a la colère : comment, difolt-il^ 1'infame a-t-elle pu tromper ma vigilance, 8c fe de'rober a nos yeux ? Je fuis fon père , Sc tu étois fon amant ? Comment a-t-elle pu renouer avec le miférable Broom, que je lui avois enlevé ? Mais elle n'a pu fe fufHre feule pour former & pour exécuter un femblable deffein : qui eft le fcélérat qui a favorifé fon évafion ? Que ne puis-je percer le cceur du perfide ? Frappez , milord , -lui dis-je en me précipitant a fes pieds ; vous voyez le criminel, c'eft moi qui ai tout fait. Toi, s'écriat-il! Ciel, qu'entends-je! chaque moment aigrit ma douleur. Toi, Fitz-John ! toi, qui 1'aimois! Je 1'adore encore, repris-je, & plus tendrement que je n'ai jamais fait: mais mon amour, par fa propre fureur, m'a fait fentir combien celui qui déchiroit Dorothy devoit être plus violent, puifqu'il la forcoit de lui immoler fa raifon, & toute la tendrefle qu'elle avoit pour vous. J'ai été témoin de fes combats; j'ai dü facrifier ma paflion a la fienne; & pour m'épargner 1'affreux fpeétacle de voir ma chère Dorothy fe percer lé cceur a mes yeux, ma pitié n'a pu balancer a la fervir aux dépens de mor> amour, & de tout ce qui pouvoit m'en arrivèr. Je parlois ainfi toujours prófterné devant Ie gouverneur; il m'écoutoit avec étonnemeïït»  de Boulogne. aS^ h fon accablement avoit l'air de Ia tranquillité. Je voulus continuer a lui détailier tous les affauts qu'elle s'étoit livrés. Malheureux, Iève-toi, me dit-il avec untranfport mêlé d'attendriifement, & finis un récit qui me tue. Je frémis des tourmens 'que tu as foufferts & que tu fouffres ; a quels maux ma funefte amitié t'a-t-elle appellé ici ! oublions 1'un & 1'autre 1'ingrate que nous aimions, & qui nous fuit; ton repos 1'exige; & fi tu veux que je vive, ne me rappelle jamais fon fouvenir. II relïa prés de deux mois plongé dans la triftefie la plus profonde ; & quoique dévoré de mes chagrins, je prenois fur moi de le confoler, & je ne ceflbis de détourner fes penfées fur des objets tout-a-fait étrangers a fa fille. Mais 1'image de 1'infortunée étoit trop bien gravée dans mon cceur, pour n'en être pas incefTamment occupé. Je 1'adorois toujours, elle n'étoit point criminelle a mes yeux , je ne voyois dans fon procédé que de l'amour, & de l'amour le plus violent, & celui que je fentois me faifoit excufer le fien. Tout ce que je me permettois, c'étoit feulement d'envier le fort de Broom. Que j'aurois été heureux, me difois-je fouvent, fi j'avois pu faire une auffi vive impreffion fur le cceur de cette charmante perfonne, j'auïoiï fait fon bonheur, elle auroit faitle mien,  2.S6 So. irêes du Bois & tous les deux nous aurions fait celui de fon père. Quand je crus que le temps avoit un peu calmé la douleur du comte, je me hafardai de lui parler de Dorothy ; je voulois 1'engager a lui pardonner , & a lui rendre fes bonnes graces ; mais cette tentative avorta au moment même que je fentamois. Milord Thomas ne m'eüt pas plutöt entendu prononcer le nom de Dorothy , que fon vifage, de ferein qu'il étoit, devint fombre ; il me cria : arrête, mon hls , ne rouvres point une plaïe encore fanglante; ma chère fille eft morte, je ne Ia reverrai jamais, & je te défends de me parler d'elle. Quoique je connuffe 1'inflexibilité de fon efprit, & que je duffe voir qu'il avoit pris fon parti, & qu'il s'y étoit affermi, je ne défefpérai cependant pas de le ramener & de 1'adoucir. De temps en temps je giiffois de petits mots , comme fans Ie vouloir & par hafard; mais ces échappées ne prenoient jamais , il faifoit toujours femblant de ne les pas entendre, & il les lailfoit tomber. B y avoit déja fept mois que Dorothy étoit partie, quand je vis dans le cabinet de fon père une lettre qu'il n'avoit pas encore fermée : il 1'écrivoit a món aïeul, qui apparemment lui avoit mandé que fa fille venoit de fe marier a  de Boulogne. 287 Earthélemy Broom. Voici ce que je lus fur eet article dans la re'ponfe du comte Wynghton. Ma fille eft morte, mon ami, & j'ai enterré avec elle toute ma tendrefle. Quant a la malheureufe dont vous me parlez , je 1'abandonne pour toujours a fon malheureux fort: je fais, comme vous , qu'il me feroit facile de faire calfer ce mariage; mais elle n'eft plus digne de ma colère; je 1'arracherois au perfide Broom , & c'eft a lui a me venger d'elle. Ce trait me prouva plus fortement que ce que j'avois éprouvé par moi-même , combien fon courroux feroit difficile a défarmer. Cependant je ne pouvois me diftuader qu'il n'aimat toujours Dorothy; j'en croyois une mélancolie qui ne le quitta plus, & des foupirs étouffe's que je furprenois quelquefois. Cet événement avoit pris fur fa fanté infiniment plus que fes longs & pénibles travaux ; il s'obftina cependant encore un an a languir dans fon gouvernement : mais alors je lui parlai fi fortement, que je le déterminai a demander a la cour fon rappel, ou, comme il 1'appelloit, la permiflion de retourner mourir dans fa patrie. Chaque jour je me croyois plus sur que 1'éloignement de fa fille étoit la vraie & unique caufe de 1'altération de fa fanté; je me flattois que Ia préfence de ce cher objet la xétabliroit, &  2:88 S O I R Ê E S B U B O I S qu'a 1'aide de tout ce qu'il avoit d'amis a Londres, je le déterminerois a lui pardónner* La cour étoit alors occupée de tant & de fi grands projets , que ce ne fut que prés d'un an après , que le' gouverneur de la Virginie regut 1'ordre de fon rappe!; il inftala fon fuccefteur, & nous repafsames en Angleterre, Dès que nous fümes arrivés a Londres, le comte Wynghton alla chez le roi, qui le complimenta fur fa bonne adminiftration. B demanda k fa majefté la permiffion de me préfenter a elle, & je fus regu de ce prince avec des bontés qui lui font toutes particulières. Mon premier foin fut de m'informer de Ia demeure de madame Broom ; j'appris qu'ellö occupoit avec fon mari une petite maifon k 1'extrémité de Southwark (a) : j'y allai, elle nó fut point étónnée de me voir, eüe avoit déja appris notre arrivée; mais je fus extrêmement furpris de 1'état oü je la retrouvai: la maigreuf & une paleur affreufe , indices certains de fes peines, avoient entièrement effacé les rofes de fon teint & tous fes traits charmans ; & quoique mon amour ne fut point attaché k ces agrémens momentanés, je ne fus pas maïtre au ( bremi'er coup d'ceii que je jetai fur elle, de retenir un frémiffement; elle le remarqua , elle rougit, & je fus au défefpoir de la peine que je lui caufois. Quand même je n'aurois pas été informé du de'rangement affreux de Broom, & du mauvais état de leurs affaires , celui de leur maifon me 1'auroit annoncé j rien ne refpiroit moins 1'opulence & la magnificence pour laquelle Dorothy étoit née ; on entrevoyoit même que 1'aifance manquoit. Les efforts dont j'avois été capablepour elle, & le tendre & malheureux ïntérêt que je prenois toujours a elle, fembloient me donner droit a fa confiance. Je n'héfitai pas a lui demander des nouvelles de fa fituation ; elle me répondit qu'elle étoit heureufe , qu'elle fentoit bien que ce qui m'engageoit a luï faire cette queftion, venoit de ce qu'elle étoit logée a Southwark; mais qu'elle n'avoit choifï ce quartier, qu'afin d'être éloignée du fracas & des diflïpations de la ville ; qu'elle fe fuffifoit pour faire fon bonheur; que dans le goüt oü elle étoit de ne vivre que pour fon mari, & de n'être occupée que de lui, la retraite la plus reculée lui étoit la plus agréable ; qu'enfïn elle avoit ce qu'elle aimoit, & qui lui avoit coüté tant de peine a acquérir. Plaife au ciel, interrómpis-je, qu'il mérite vos bontés, & qu'il ne vous fafTe jamais repentir de tout Tome K, j  \2$ö Soïr'êes du Bois1 Ce que vous avez fait pour lui. Je ne m'efl repentirai jamais, reprit-elle : il m'échappa un moment après, dans la converfation, quelques mots, qui lui firent fentir que je n'ignorois rien des mauvais traitemens qu'elle effuyoit de Broom; que je favois même que peu s'en étoit fallu qu'ils n'euffent été caufe de fa mort, en la faifant accoucher avant terme. Tout ce qu'il y a de vrai, repliqua avec vivacité cette vertueufe & adorable femme, c'eft que mon mari eft bien malheureux que 1'on foit fi peu favorablement prévenu a fon égard. Enfuite, loin de s'en plaindre, elle prit a tache de le juftifier auprès de moi; elle voulut encore m'engager a le juftifier dans 1'occafion, & elle finit par me dire : Telfey , il faut que ce foit vous, ceft-a-dire 1'homme du monde a qui j'ai le plus d'obligations, qui me parle , pour avoir ccouté patiemment ce que vous m'avez dit de mon mari ; je vous prie cependant, fi vous voulez que j'aie quelquefois le plaifir de vous revoir, de ne m'en jamais dire que ce qu'il me convient d'entendre. Elle tourna en même temps la converfation fur fon père, & je vis fon cceur fe fendre, au récit que je lui fis de la douleur qu'il avoit reffentie quand elle l'avoit quitté. Je lui parlai de toutes les tentatives que j'avois déja faites 3  33 E B O tT L Ö G N Ë, £QÏ pour engager le comte a lui pardonner: jufqu'ici, ajoutai-je, elles ont été fans effet: un refte de fierté , la mauvaife honte de céder, & la vaine gloire de pafter pour inflexible, combattent encore contre vous dans fon cceur : mais j'efpère que vous en triompherez, je luis sur qu'il n'a jamais ceftë de vous aimer , & qu'il n'a demandé fon rappel que pour fe rapprocher de vous ; & je finis par lui dire que je ne fouhaitois rien avec tant d'ardeur que de voir réunies les deux perfonnes qui m'étoient les plus chères au monde, & d'empêcher que des biens dont elle étoit la légitime héritière, ne paffaffent en d'autres mains. Si ma vie étoit encore a moi, me répondit-elle , je Ia donnerois mille fois, pour peu que le retour dé mon père vers moi en fut le prix; mais ce ne feroit que pour le plaifir de le revoir & de 1'aimer. Le ciel m'eft témoin que ce n'eft point a 1'intérêt que je facrifierois : qu'il fafte de fes richeffes tout ce qu'il jugera a propos, mais qu'il me rende fon amitié; elle me tiendra lieu de tous les biens del'univers. Je la connoiffbis trop pour douter de la fincérité de fon défintérefiement; je la quittai plus épris d'elle, que quand fes charmes étoient dans toute leur vigueur: la pitié que fon état m'infpiroit, & 1'admiration de fes vertus s'étoient jointes a l'amour, pour me rendre le T ij  £02 SOIREES DTJ BfllJ plus pafllonné des hommes. Rempli & animé de tous fes fentimens & des miens, dès que je fus auprès de fon père, j'elfayai fi cette même pitié ne pourroit pas faire fur lui 1'impreffion qu'elle avoit faite fur moi: mais a peine eusje ouvert la bouche , qu'il me la ferma avec ce ton févère & impofant, qui jufque - la m'avoit toujours interdit. Je m'étois armé cette fois de fermeté , je ne me rendis pas ; j'iniiftai, j'embraffai fes genoux, mes larmes & mes foupirs vinrent au fecours , & ces tendres interprètes de la douleur ne furent pas plus écoutés ; il fallut céder. Je réfolus en même - temps de faire parler des bouches plus éloquentes que la mienne. J'étois fort aflidu a faire ma cour au roi , il me fembloit qu'il m'appercevoit avec quelque plaifir au milieu de fes courtifans, & quelquefois il me faifoit 1'honneur de m'adreife- la parole. Je fis mon plan de fupplier fa majefté la première fois qu'elle m'honoreroit d'un de fes regards, de m'accorder un moment d'audience. Je me promettois de lui faire un récit des malheurs de madame Broom , & de lui peindre 1'état de misère oü elle languilfoit; & je me flattois que ce prince, dont tout annoncoit la bonté , voudroit bien interpofer fon autorité, pour engager le comte a rendre fej}  DE BotTEÖGNE1. Spji bonnes graces a fa malheureufe fille. Je ne manquai pas de paroïtre le lendemain au lever du roi, j'affeftai même de me placet de facon a en être remarqué, & je le fus bientöt. Telfey , me dit-il avec eet air affable qui charme tant de la part d'un maïtre, vous me fuivrez dans mon cabinet. Ce mot, auquel je ne répondis que par la plus profonde révérence, réunit en même-temps fur moi les yeux & 1'envie de tous les courtifans, troupe prefque auffi jaloufe & auffi inquiète a Londres qu'en tout autre pays. Leur mécontentement s'exhala en murmures; & quoique la préfence de fa majefté les tint dans le refpeéf., quelques-uns ne furent pas fi étouffés, que je ne les entendifle. II n'eft, difoientils, de faveur que pour les nouveaux venus; Telfey en eft une preuve; cependant fon père étoit noté pour être un des plus zélés partifans de la maifon de Stuard. Je fendis donc eet effaim bourdonnant pour fuivre le roi dans fon cabinet ; j'ignorois ce qu'il avoit a m'ordonner: mais dans les difpofitions oü j'étois , il ne pouvoit me prévenir plus a propos & plus 'agréablement. Telfey, me dit ce prince, le lord comte Thomas Wynghton qui t'aime, me demande mon agrément pour t'adopter, la loi le lui permet; mais il lui faut le concours de ton confentement, il rattend. T iij  ap4 Soirees du Bois de ton amitié. Sire, répondis-je, je fens tous les avantages de ce que le comte veut faire pour moi, j'en fuis pénétré de reconnoiffance; mais je me flatte que votre majefté me permettra de m'y refufer, & de ne point m'enrichir aux dépens de fa fille. Je lui fis tout de fuite le portrait de fes rares qualités , & je lui peignis 1'état déplorable oü elle gémiflbit avec des traits fi vifs & fi vrais, qu'il en fut attendri. Sire , ajoutai-je, je vous fupplie très-humblement de faire finir fes malheurs , que votre majefté daigne dire deux mots, en fa faveur, a ce père irrité : le refpecr. & 1'attachement qu'il a pour votre augufte perfonne, me répondent que fon courroux tombera fur le champ. Le roi voulut bien me promettre de feconder mon zèle, & il me renvoya en donnant de grands éloges a ma générofité. Hélas ! elle n'en méritoit aucun , c'étoit l'amour feul qui me faifoit agir, l'amour le plus tendre & le plus pur, il eft lui-méme fa récompenfe. Le roi ne manqua pas de parler au comte dès qu'il le revit , & il le fit auffi fortement qu'il foit poffible : mais eet homme inexorable, après avoir répondu a fon ordinaire que fa fille étoit morte, ajouta avec refpeóè, mais avec une liberté angloife , qu'il feroit toujours pret k répancrj fon bien & fon fang pour ie fervice  DE BOUEOGNE. 20.$ de fa majefté & de la patrie : mais que la nature l'avoit fait maïtre de fa familie , & la loi de difpofer de fes richeffes. Le roi eut la bonté de lui repliquer que j'étois le premier & le plus ardent a fouhaiter qu'il pardonnat a fa malheureufé fille, un écart qu'une paffion auffi violente que l'amour devoit faire excufer dans une jeune perfonne : enfin, que je refufois abfolument de foufcrire a 1'adoption qu'il vouloit faire de moi. Sire, reprit-il, fi Telfey eft aflez ingrat pour ne vouloir pas que je le dédommage , autant que je le puis, de tous les maux que je lui ai faits, peut-être ferai-je aflez heureux pour trouver quelqu'un , quel qu'il foit, qui voudra bien devenir mon fils. On ne peut être plus confterné que je le fus, du mauvais fuccès de cette itentative, j'avois tout autrement efpéré de la protection dont le roi vouloit bien nous honorer. B ne me reftoit plus qu'une reffource a employer, je la comptois infaillible, & je l'avois déja propofée plufieurs fois comme telle , a madame Broom , c'étoit d'elle qu'elle dépendoit uniquement. Je voulois qu'elle allat fe jeter aux pieds de fon père, qu'elle implorat fa clémence , qu'elle demandat elle-même fa grace , en un mot qu'ellem ï t tout en ceuvre pour émouvoir fa pitié, J'augurois affez bien de la tendrefle qu'il avoit T iv  396" SöïRÉES BIT Bot! eue pour elle, pour me flatter qu'il ne tiendrok pas contre fes yeux, au il verrok la douleur, le repentir & le malheur empreints. Je lui promettois de venir a fon fecours avec deux ou trois des plus intimes amis de fon père; & je 1'aflurois que nous aflaillirions tous fon cceur en même-temps : mais elle s'étoit toujours refufée a cette démarche. Telfey, me difoitelle, je ne mérite pas les peines que vous prenez pour moi; ce n'eft point par fiertéque je ne me rends pas a votre avis," je veux feulement m'épargner le chagrin d'un refus qui ne fera qu'augmenter mon défefpoir. Je connois mon père aufli inflexible pour moi que je 1'aï éprouvé tendre, rien ne défarmera jamais fa colère: cependant je la preflai fi vivement, que je la forgai de fe prêter a ce dernier expediënt. II faut, me dit-elle, que je fafle a mon tour ce que vous voulez. Le jour & le moment pris pour cette expédition, je la concertai avec le chevalier Millfox mon aïeul, & deux autres amis particuliers du comte, afin de le frapper tous, pour ainfi dire, d'un même coup. Ils fe rendirent dans fon cabinet , fans qu'il parut rien de prémédité dans cette vifite; j'étois allé chercher madame Broom : il m'avoit fallu de nouveaux efforts pour 1'engager a fe laiifer conduire ; j'encourageois fa timidité, je 1'exhortois  it> E B O U E O G N E. 'j.O'j He mon mieux a ne point craindre de s'abaiffer a trop d'humiliations , & je 1'avois pofte'e auprès du cabinet : j'y voulus entrer, c'étoit Ie fignal qu'elle feroit a porte'e d'agir ; mais elle ne voulut jamais me permettre de la quitter. Pendant que je continuois de la raffurer, le cabinet s'ouvrit, fon père en fortit le premier, nous tombames elle & moi en même-temps a fes pieds , & il fut auffi-töt entouré de fes amis; nous criames tous grace pour 1'infortunée Dorothy : mais je ne fais comment il fe débarraffa de nos mains, & continuant a marcher, il dit a fes gens : qu'on me faffe fortir cette pieureufe, & que je ne la revoie pas ici. Mon aïeul & les autres coururent après lui pour 1'arrêter, & pour lui faire tourner les yeux fur un objet fi digne de fa pitié , ils ne purent vaincre fa barbare conftance : mes amis, leur répondit-il, ma fille eft morte ; épargnez-moi, a jamais, la douleur d'en entendre parler. Celle de la pauvre Broom étoit au-deffus de toutes les douleurs imaginables; je la remenai chez elle, oü, tout défefpéré que j'étois d'avoir vu échouer une entreprife qui m'avoit femblé fi bien concertée, je fus obligé de m'occuper a la confoler. Milord Wynghton cependant ne perdoit point de vue I'afraire de mon adoption, qu'il  apS Soiréïs du B d! i avoit extrêmement a cceur. II n'étoit point arrêté par l'oppofition que le roi lui avoit dit que j'y apporterois ; il s'imaginoit au contraire que, rebuté du mauvais effet de tous les refforts que j'avois fait jouer en faveur de fa fille, je n'aurois rien de mieux a faire, que de donner les mains a ce qu'il fouhaitoit. Je jugeois tous fes coups, fans faire femb'ant de voir le but oü il vouloit frapper, & j'attendois qu'il me fït lui-même fa propofition. Le moment arriva, il paria enfin. Ma réponfe étoit toute prête. Le fort, lui dis-je, ne m'a pas permis de connoitre mon père : un de fes coups me 1'a ravï, & avec lui, je le fais, toutes mes efpérances: mais mon malheur ne m'a pas öté le courage: je fuis en age de travailler a mon avancement, & je me flatte , fur les bontés du roi, & fur mon application a les mériter, que je n'y travaillerai pas infrucfueufement. Mais me préferve le ciel de me choifir, pour remplacer le plus tendre des pères, fuivant ce qu'on m'a dit du mien, un tigre dont la férocité fait tout le caraétère, & qui eft infenfible a tous les mouvemens de la nature & du fang ! Fitz-John , reprit-il froidement & en fe retirant, je vous donne huit jours pour réfléchir fur la propofition que je vous fais ; je la rejette dès eet inftant, lui repliquai-je avec emportement.  DE B O U E O G N E. Je courus du même pas rendre compte a madame Broom de tout ce qui venoit de fe paffer entre le comte & moi, & je voulus lui protefter, avec les fermens les plus forts, que je ne me rendrois jamais complice d'une barbarie qu'il méditoit contre elle , en acceptant les propofitions qu'il me faifoit. B faut les accepter, m'interrompit-elle; les biens de mon père ne doivent plus être a moi, je m'en fuis rendue indigne par ma fuite, & par un mariage fait contre fes intentions, & avec un homme qu'il détefte ; j'ai prévu dès-lors tout ce qui devoit m'arriver, je m'y fuis foumife, je m'y fuis expofée , & j'aime trop mon mari pour m'en repentir. Je n'ai jamais prétendu a fes richelfes; quand vous m'avez flattée de me rapprocher de lui , ce n'e'toit que fon cceur que je voulois regagner. Elles font a vous, elles vous font dues, & elles ne vous dédommageront jamais du père dont il vous a privé. Je la voyois tous les jours , & je la quittois chaque fois plus pénétré d'admiration pour fes vertus, & plus défefpéré de voir tant de rares qualités , qui auroient fait ma félicité & ma gloire , en proie a un homme qui ignoroit le prix de tout ce qui s'appelloit mérite. J'étois toujours plus déterminé a rebuter les propofitions du comte, je me préparois même a me  *?oo Soirees dü BoïS féparer tout-a-fait de lui: mais elle fe révolfj fi fort contre ce deffein, & elle me remontra fi vivement que la fortune de fon père étant perdue pour elle fans relfource, elle ne la verrolt cependant qu'avec douleur paffer a des étrangers , & que je ne 1'étois point a fes yeux, , que j'e'coutai les propofitions de milord. II eft vrai qu'elle en fut feule la caufe & 1'objet, & que la fageffe de fon confeil me fit regarder les biens que j'acceptois comme un dépot que je lui remettrois dès que j'en ferois en pofleffion. D'ailleurs, comme milord étoit informé que je continuois de voir & d'aimer fa fille; fans doute, me difois-je, il préfume de ma probité, que je lui remettrai fa fucceffion, & que j'empêcherai Broom de la diffiper. Je fus donc adopté dans toutes les formes, & avec toutes les folemnités. Dès que la cérémonie fut finie, j'allai voir ma chère Dorothy ; je fuis votre frère , lui dis-je; mais un frère qui a été votre amant, de 1'agrément de votre père, & qui ne cefiera jamais de 1'être. Que eet aveu ne bleffe point votre vertu, vous favez combien je la refpeéte. II m'échappa de lui dire un mot du motif qui m'avoit porté a me laiffer adopter par fon père. .Elle en fut fenfiblement piquée. J'ai cru, me dit-elle, Telfey, que vous me connoiffiez  ï> e Boulogne. 301; mieux , & que vous ne me croyiez pas capable de vous donner un confeil intéreffé; vos ide'es me caufent tant de confufion , que fi j etois affez malheureufe pour avoir befoin du fecours de quelqu un, vous feriez le dernier a qui j'aurois recours. Je ne m'e'pargnai pas en proteftations pour 1'affurer de la pureté de mon intention, de toute la juftice que je lui rendois, & du tort qu'elle me feroit de ne pas ufer librement de tout ce que j'avois comme appartenant a fon frère. Mais de quoi difputions-nous? le ciel ne devoit pas permettre que je fuffe jamais en e'tat de lui faire du bien. Elle me pria j quelques jours après, de ceffër de la voir : fon mari, dois-je honorer de ce nom ce miférable ? n'avoit rien ignoré des vues que le comte avoit eues, de faire de moi fon gendre; il favoit tout ce que j'avois été capabie de faire pour me priver de ce que j'adorois, & tous les erforts que j'avois faits pour remettre fa femme dans les bonnes graces de fon père; & 1'ingrat ofoit étre bleffé de mes affiduités. B ne manquoit plus a fon injuftice, m'écriai-je, que de foupconner votre vertu. II en eft fur, comme de vos fentimens, me répondit-elle avec une douceur charmante ; mais il eft de mon devoir d'écarter tout ce qui peut lui donner de finquiétude, & je faime trop pour ne pas  §02 S o i e I e s Dtr Bóts prévenir tout ce que je crois qui lui peuf caufer quelque peine : il vaut mieux me priver de la trifte confolation de parler quelquefois avec vous d'un père qui me fera toujours cher. II fallut donc me réfoudre a ne la plus voir. Cet événement me fit fentir toute la violence de l'amour que j'avois pour elle. Encore lï le perfide Broom avoit mérité , par de bons traitemens, & par des mceurs d'honnête homme, tous ces égards de conduite que fon adorable femme portoit jufqu'a 1'auftérité & au fcrupule : mais 1'infame étoit plongé dans la vie la plus débordée. II étoit lié avec des fcélérats que la baflefTe de leur naiffance fembloit n'avoir pas faits pour la pudeur, mais pour ne refpher que les débauches les plus honteufes. Broom, qui ne dédaignoit pas de leur être livré , étoit comme eux 1'opprobre de Londres. Une fuite de défordres des plus affreux, pour lefquels il n'avoit pas été pourfuivi, 1'entraïnèrent, avec ■ trois de fes illuftres amis, dans un crime énorme, dont le détail n'importe en rien a cette hiftoire. Ils furent furpris le commettant aux environs de Weftminfter, & conduits a Newgate (a), & (a) Newgate, en fran^ois la Nouvelle Porte, eft une prifon de Londres qui tire fon nom d'une porte fur laquelle elle eft batie ? comme les chateiets a Paris.  Dl B ö V t ö 6 H ïi on travailla auffi-tót a leur proces. Un billet de madame Broom m'inftruifit, le lendemain matin , du malheur de fon mari; c'eft ainfi qu'elle aimoit a appeller fon crime, croyant en diminuer 1'atrocité, en lui donnant un nom plus favorable. Elle me mandoit qu'il n'étoit pas fans ennemis, qu'il fuffifoit pour cela d'être malheureux; & elle me conjuroit de courir a fon fecours par pitié pour elle. J'allai fur Ie champ chez les juges, elle m'y avoit déja devancé ; ils me rendirent la réponfe qu'ils lui avoient faite, elle étoit cruelle pour elle : cette réponfe portoit que fon mari étoit plus chargé qu'aucun de fes complices , que la loi étoit formelle contre lui, & qu'ils n'avoient garde de manquer cette occafion de délivrer une femme auffi refpectable, & la patrie, d'un fujet également méprifable & odieux. Je ne lailfai pas de les engager, par tout ce que j'imaginois de plus touchant, a écouter la voix de la clémehcè; & je continuai de folliciter , par moi & par mes amis, avec d'autant plus de chaleur , que je trouvois tout le monde extrêmement indifpofé contre Broom. Je tentai d'intérefler en fa faveur milord Thomas, dont j'étois devenu le fils: mais toute la réponfe que j'en arrachai fut que la fureté pubüque demandoit que les fcérats fuflent punis; que celui-ci étant convaincu  !}Ö4 S OIRÈES D TJ Bo'iS d'un crime capital, & ne pouvant échapper au fupplice , fa veuve auroit dü déja reprendre fon nom de fille. Ces derniers mots me perfuadèrent qu'il n'étoit éloigiié de Dorothy que comme femme de Broom , & qu'elle retrouveroit en lui un père dès qu'elle n'auroit plus cette tache. Elle m'inftruifoit chaque jour de-fes démarches & de fes craintes, & elle m'exhortoit chaque fois a redoubler mon zèle. II n'avoit pas befoin d'être excité, je prenois trop d'intérêt a elle pour pouvoir démeurer tranquille , quand je la favois agitée & déchirée de tant de ehagrins. J'avouerai cependant qu'a mefure que je vis plus d'impoffibilité a arracher fon mari a la mort, mon amour reprit de nouvelles forces , ranimé par 1'efpérance : ma chèreDorothy va redevenir libre, me difois-je; & peut-être ferai-je aflez heureux pour lui faire oJfelier, par ma tendrefle & par mes bonnes facons , tous les maux qu'elle fouffre avec 1'homme du monde le moins digne d'elle. Ce fentiment révolte fans doute des mceurs frangoifes; mais il n'a rien d'extraordinaire dans la patrie des philofophes : en Angleterre, 1'infamie du fupplice ne pafle pas la perfonne du criminel , & elle meurt avec lui. Malgré men amour je ne rallentis point mes follicitations pour.  -3? E 1) O ü I O G K E, 30y |toür Broom, j'en redoublai 1'ardeur aux approthes de la felllon d'Old-Baily (a) qui devoit )e juger. Elles ne lui furent d'aueun fecours, fon crime étoit trop criant, & les preuves trop fortes. B fut cóndamné a mort avec fes complices. Quoique fa femme m'eüt prié de he pas reparoitre dans fa maifon , j'y étois allé plu-3 fieurs fois, fur-tout dans ces derniers temps ^ ou je jugéois qu'elle avoit plus befoin de confolation -, mais je ne l'avois jamais rencontrée : elle palfoit k Newgate auprès de fón mari tout lë temps qu'elle ne pouvoit pas employer k remuer en fa faveur le ciel & la terre ; elle n'avoit pris de repos ni jour ni nuit depuis fa détention Elle fut fa condamhation k 1'inftant qu'elle fut prononcée , fon cceur en fut percé : mais elle ne s'amufa pas k fe lamenter chez elle, & a remplir le voifinage de eris & de hurlemens^ elle courut faire parler fa douleur aux pieds du roi. Ce prince, encore plus touché de fa vertu que de fes larmes, ne put s'empêchet de lui dire : ó femme digne de faire le bonheur d'un honnête homme ! B lui accorda la vie de fon mari, & il commua la peine de more que fubirent fes complices, en celle d'être tranf- ( o ) Old-Baily , en francois vieux juge , tribunal ou »u juge les raaJfaiteurs, Torne . Vt y  $06 SOIKÉES DU B O I J porté, a la vérité pour toujours, a Maryland (a). Les aétions de graces qu'elle en rendit a fa majefté attendrirent tout le monde. Le roi m'ordonna de la remener chez elle; je la vis auffi tranquille & auffi contente de ce qu'elle venoit d'obtenir, que s'il fe fut agi d'une victoire qui eut décidé pour elle d'une couronne. Elle n'oublia'pas de me faire mille remerciemens des pas & des foïns que cette affaire m'avoit coütés ; je lui offris ma bourfe, il n'étoit pas poffible qu'elle n'eüt befoin d'argent; mais elle s'opiniatra toujours a refufer des fecours que j'aurois été fi charmé de lui donner. Elle me quitta bientöt pour ïegagner Newgate. Elle m'avoit prié en nous féparant de ne point donner d'inquiétudes a fon mari pendant le peu de temps qu'il avoit encore a être a , Londres, & elle avoit ajouté qu'elle ne manqueroit pas de me faire avertir dès qu'elle pourroit me recevoir chez elle. Je m'y foumis: fon but n'étoit autre que d'éloigner un témoin qui n'auroit pas manqué de déranger les projets qu'elle méditoit. E'le vendit dès le lendemain tout ce qui lui reftoit tant en meubles qu'en autres effets, & elle follicita comme une grace; la permiffion d'être embarquée avec fon mari pour 1'Amérique ; on Ia lui refufa abfolument. (a) Colonie angloife dans 1'Amérique.  be Boulogne. 503 B fut conduit au port de Briftol, oü étoit un batiment pret a faire voile pour Maryland. Dès que je le fus forti de Newgate, je courus chez ma chère Dorothy pour eflüyer fes larmes: mais je trouvai fa maifon vuide , fes plus proches voifins m'affurèrent qu'elle étoit paffee en France depuis trois jours , & j'appris a la prifon qu'elle n'y avoit pas paru depuis le même temps. La pofte de Douvres me remit le même jour unö lettre de fa main. Elle m'y difoit un éternel adieu; & que n'ayant pu obtenir la confolation de fuivre fon mari dans fon exil, & de partager fes mauX, elle fe réfugioit en France, pour ne plus voir des lieux qui lui rappelleroient fans cefle ce qu'elle perdoit & qu'elle adoroit toujours; qu'elle s'y feroit catholique, & qu'elle 5'enterreroit dans un couvent; enfin, qu'elle m'informeroit inceflamment de fon arrivée & des lieux oü elle feroit; & qu'elle comptoit aflez fur mon bon cceur, pour ne pas douter que je ne voulufle bien entrer dans la dépenfe de fa dot* Toute décidée que je la connufle dans fes réfolutions, je fus étourdi de celle qu'elle prenoit, & je me promis bien de la combattre * dès que je faurois oü la trouver , car j'étois déterminé a palfer exprès la mer. Je fus oblige'i malgré moi, de prendre patience, en attendant de fes nouvelles : mais quatre jours après , 3  >$o% Soirees du B o i 3 force de ïêver a la fingularité du parti qu'elle prenoit, il me vint quelques foupcons qui me firent défier de la vérité de ce qu'elle m'écrivoit. Je me perfuadai bientöt que ce prétendu deflein en couvroit un autre, & qu'il n'étoit qu'un ftratagême pour me donner le change. Plein de ces idéés que chaque inftant fortifioit, je volai a Briftol, oü je ne doutai pas de la trouver. Je ne fais trop quelles étoient mes vues, en voulant empécher qu'elle ne fuivit fon mari; je 1'adorois, & je la refpeétois trop pour qu'elles euffent rien de criminel. Je ne voulois apparemment que la retenir a Londres, oü étant comme veuve , je me flattois qu'il me feroit plus facile de lui faire revenir le cceur de fon père. Le vaiffeau qui étoit chargé de tranfporter Broom, devoit quitter le port le lendemain au point du jour. J'allai chercher le capitaine, j'efpérois que mon nom & celui de Wynghton, que j'avois pris depuis mon adoption , m'en feroient écouter : mais il vint m'aborder luimême, & je le reconnus pour favoir vu autrefois a Jameftown. Je lui demandai dans la converfation, s'il n'avoit pas dans fon batiment des malfaiteurs pour laifler a Maryland; il me répondit qu'il en avoit fix a fond de calle, dont un, qui venoit d'arriver de Londres, lui étoit  de Boulogne. 309 fort recommandé. Je le queftionnai fur les paffagers qu'il emmenoit; ils étoient au nombre de douze; favoir, trois vieilles femmes & deux jeunes filles de fix a fept ans , qui leur appartenoient: le refte étoit des hommes jeunes & vieux. Je ne doutai pas que ce ne fut de Broom qu'il m'eüt voulu parler; mais comme je ne voyois rien dans le dénombrement qu'il faifoit, qui relfemblat a fa femme , je Ie quittai après lui avoir promis de retourner le foir fouper a fon bord ; je courus par les hötelleries a la découverte de ma chère Dorothy. Hélas ! ce n'étoit pas la que je la devois chercher! auffi n'en trouvai-je pas Ia moindre tracé, & je commengai a croire qu'elle s'étoit effeétivement retirée en France. Mais pendant mon abfenee on avoit fait 1'appel dans le vaiffeau, & elle avoit été reconnue fous le traveftiffement d'un jeune homme, qui alloit, difoit-il, joindre des parens établis a Maryland. Le capitaine avoit fon fignalement & des défenfes expreffës de 1'embarquer, fi elle vouloit fuivre fon mari. Elle ne vit pas plutêt fon ftratagême découvert, qu'elle mit tout en ceuvre pour émouvoir les cceurs de ceux qui étoient préfens. Ses prières, fes larmes & une éloquence que fa fituation rendoit'extrémement perfuafive , avoient 'attendri les officiers & les Viij  5io S oi e 1 i s r>tr Bois paifagers au point que les uns & les autres conjurèrent le capitaine de lui permettre de paffer, B étoit lui-même fi touché d'un attachement qui a fi peu d'exemples, qu'il fut au moment de tranfgrefTer fes ordres tout pofitifs qu'ils étoient : la feule confidération qui l'arrêta fut qu'il vit dans le fignalement qu'elle étoit fille de milord Wynghton. Forcé de fe montrer inexorable fur eet article , il permit a fa pitié tout ce que 1'état de 1'infortunée put lui fuggérer de plus tendre & de plus confolant. Elle lui demanda pour unique grace la permiffion de revoir & d'embraffer encore une fois fon mari, & de lui remettre elle - même tout ce qu'elle avoit d'argent. Le capitaine, qui fentit que cette vue ne feroit que renouveller & aigrir fa douleur , s'efforca quelque temps de la refufer : mais enfin il fut obÜgé de céder. II envoya tirer Broom du fond de calle, & on 1'amena chargé de chaïnes dans la chambre du confeil, ou cette affreufe fcène fe palfoit, Dès qu'elle le vit, elle lui fauta au eau, elle 1'embraffa mille fois, elle ne vouloit plus s'en féparer ; elle recommenga a conjurer le capitaine de la laifler fuivre le fort de ce qu'elle aimoit; toute 1'alfiftance fondoit en larmes. Mais cette malheureufe femme voyant que tous fes efforts étoient inutiles, & .qu'on ordonnoit de  de Boulogne. 31* remener fon mari, elle lui donna un petit fac d'argent, elle 1'embralfa encore une fois avec une tendrelfe plus vive que toutes les expreffions, & elle s'enfonga un poignard dans le fein, avant que tous les yeux de 1'affemblée qui étoient confondus fur elle puffent s'en appercevoir. J'arrivai dans cette cataftrophe , alfez a temps & affez prés d'elle pour la recevoir dans mes bras lorfqu'elle tomba. Un cri que je ne pus retenir, & qu'apparemment elle reconnut, lui fit ouvrir fur moi fes yeux déja fermés par la mort, ils fe refermèrent aulfi-töt pour toujours. Hélas ! malheureux que je fuis , elle emporta fans doute avec elle 1'idée que c'étoit moi quï l'avois fait découvrïr. II n'y a point d'imagination affez forte, pour fe repréfenter la douleur dont je fentis mon cceur pénétré. On entendit plufieurs fois le nom de Dorothy, de rna chère Dorothy, s'échapper de mon ame fanglotante; il fallut 1'arracher de mes bras qui, quoique fans fentiment, la ferroient machinalement. J'étois tout couvert de fon fang , on me porta hors du vaiffeau , & de-la dans une hótellerie, ou quelques honnêtes gens , a qui le capitaine me recommanda, fe relayèrent pour m'obliger a conferver une vie dont ils voyoient bien que je cherchois a me défaire. Après avoir épuifé toute leur éloquence pour V 'n  ^12 Soirees dtjt Bois' me faire entendre raifon , ils me remontrèremj que je me devois a milord Thomas , que ce malheureux père alloit être informé, & 1'étoit peut-être déja de la mort de fa fille ; que dans le coup affreux que cette nouvelle lui portoit, il aecufoit ma lenteur a lui donner la confolation qu'il étoit en droit d'attendre de moi, Effeclivement fon nom feul fit fur moi 1'efTet qu'ils efpéroient; il m'inftruifit fur le champ de mon devoir ; il retraga tout d'un trait a, mon efprit toutes fes bontés, Sf le befoin qu'il avoit de mon amitié dans 1'accablement ou il devoit être. Je connoiflbis trop fon cceur pour douter qu'il eut jamais ceffé d'aimer fa fille , la reconnohTance me rappella mes forces , & je repartis a 1'inftant pour Londres. Je le trouvai dans 1'état le plus terrible qu'il foit poffible de décrire ; il venoit d'apprendre de quelle fagon 1'infortunée Dorothy avoit fini fes jours ,-& que j'avois été témoin de ce funefte événement. La nature & la tendrefle paternelles , filong-temps contraintes & retenues captives par la colère & par un héroïfme mal entendu, venoient de reprendre tous leurs drojts fur lui; elles éclatoient par mille tranfports, il redemandoit fa fille a tout Ie monde. Dès que je parus devant lui, il me cria en s'élangant fur moi : ah ! FirtzJohn, c'eft toi qui va? me rendre ma ghère fi.!!^  DE B O ü £ O N t 31^ morne fïlence fuccéda a ces paroles; enfuite, comme s'il fut revenu d'un profond anéantiffement, je fentis qu'il m'arrofoit de fes larmes. Oh! ma chère fille, continuoit-il de s'écrier s ma chère Dorothy ! tu n'es donc plus ! toi qui devois faire le bonheur de mes jours, ne m'avois-tu été donnée que pour les empoifonner & pour en précipiter la fin? Sa douleur ne trouvoit de confolation que dans celle dont il me voyoit moi-même dé-* chiré. Je n'ai plus que toi, mon cher fils; me difoit-il; fi la vive amitié, dont j'ai toujours taché de te donner des preuves , peut t'engager a me pardonner la mort de ton père, prends pitié de celui de la malheureufe Dorothy; ne 1'abandonne pas pendant le peu de temps que je fens qu'il lui refte a vivre, Ne me parlez plus, lui répondois-je , d'un malheur dont je n'ai jamais eu 1'injuftice de vous accufer. Vous êtes mon père, j'aime a vous reconnoïtre pour tel. Vos bontés, vos bienfaits, vos vertus Sc ma reconnoiftance vous ont acquis toutes fortes de droits fur mon cceur; je n'ai pas eu le temps de connoxtre les fentimens que la nature infpire; mais fi ce n'eft pas elle qui m'a toujours parlé pour vous , je la défie d'en infpirer de plus vifs & de plus tendres que ceux que j'ai. C'étoit par de femblables difcours que je tacher de diftiper fa  314 Sö.irëes du Borg douleur, je;parvins a la rendre plus tranquille: mais elle avoit jeté dans fon ame des racines trop profondes, pour pouvoir 1'en extirper entièrement. Elle le mina pendant trois ans qu'elle lui laiffa de vie, fi on peut appelier de ce nom la langueur affreufe qui acheva de le confumer. Je ne 1'abandonnai point, fur-tout dans ces derniers momens, oü la nature qui s'enfuit, femble s'être détachée de tout ce qu'elle laiffe fur la terre. Adieu, me dit-il d'une voix qui reffembloit a des foupirs, adieu , mon cher fils ; puifte le ciel récompenfer ta pitié pour moi! adieu, je vais rejoindre ton père & notre chère Dorothy B expira a ces mots , & ce fut alors que mes forces que j'avois toutes raffemblées pour foutenir ce choc affreux, m'abandonnèrent; je parus auffi mort que milord. Sa perte me renouvella celle de Dorothy , dont nous n'avions jamais cefle de parler; & elles auroient infailliblement caufé la mienne , fï le roi n'avoit eu compaffion de mon état. Sa majefté jugea qu'il étoit néceffaire pour ma vie, qu'elle m'éloignat de Londres : elle prit le prétexte de quelques affaires pour m'ordonner de paflér en France. J'y fuis depuis trois ans. Hélas ! pourquoi faut-il que ce foit a. mes malheurs que je doive 1'honneur de connoïtre une auffi charmante fociété que celle qui a bien voulu ies honorer de fes larmes !  » e Boulogne. 31? Ce que nous venions d'entendre, nous avoit faifis de tant d'horreur & de pitié , que nous remontames tous en carroffe, & que nous arrivames chez le commandeur , fans que qui que ce foit put ouvrir la bouche. La moitié du fouper s'étoit même déja paffee dans cette trifteffe , & notre Amphitryon , 1'homme du monde le moins tendre & le moins pleureur, n'avoit pas une contenance plus gaie que les autres. B rompit enfin le filence. Je n'y puis plus tenir, dit-il; eft-ci ici un repas de funérailles ? A l'air lugubre de chacun des convives on ne foupconneroit jamais que c'eft le commandeur de Hautpré qui le donne. Au furplus, je mérite bien ce qui m'arrive ; c'eft moi qui ai engagé la compagnie a raconter fon hiftoire, il eft vrai : mais devois-je prévoir qu'on nous affaffineroit d'autant de tragédies. Je vous déclare donc que je n'en écouterai pas une a 1'avenir. Contons , j'y confens ; mais contons des folies, des aventures qui ne jetent pas de noir dans 1'efprit; fut-ce même un conté de fées , je 1'entendrai avec plus de plaifir, C'eft madame de Montrofai qui tiendra demain la table, qu'elle ait donc la. bonté de nous en préparer un pour le berceau. Nous eümes beau vouloir être gais, nous n'y pümes parvenir du refte de la foirée ; nous empor-  '3*6 SornÉEs du Bót* times chez nous une partie de ces ide'es affreu-* fes, & il ne fallut pas moins que la nuit pour les dhlïper. Le défir de revoir mademoifelle de Boifbelle tout le plutöt & le plus long-temps qu'il m etoit poffible, m'attiroit toujours le premier au rendez-vous du lendemain. Ce jour-la, dès que j'entrai chez madame de Crémailles, le commandeur accourut a ma rencontre; je lus dans fes yeux qu'il avoit médité quelque efpièglerie ; je me préparai a le recevoir. J'ai, me dït-il, mon cher comte, a vous apprendre une nouvelle qui va vous chagriner : vous venez au diner de la belle marquife, & je vous annonce que vous ne la trouverez pas. Le préfident fon père eft venu nous 1'enlever dès le matin, & elle ne reviendra plus ici. Le commandeur, en me parlant ainfi, me regardoit avec attention; il vouloit lire dans mon ame: mais je fus fi bien compofer mon vifage, qu'il ne s'appercut point de 1'effet que fit fur moi le coup qu'il me porta. Je fuis fiché, répondis-je, que nous 1'ayons fi-töt perdue, elle n'étoit pas un des moindres ornemens de notre fociété. J'aime a voir que vous lui rendiez juftice, reprit M. de Hautpré; mais je fuis fcandalifé que vous m'en parliez d'un air fi dégagé. Eh ! quel autre intérêt voudriez-vous que j'y  é Boulogne. 317 pfiffe , commandeur ? Parbleu , repliqua-t-il a la queftion me charme; ne fommes-nous pas convenus, mon cher , que tu 1'aimerois ; quelle feroit ta défunte Conftance que tu pleures depuis fix ans ? Voudrois-tu te dédire de tout cela ? II faut, s'il te plaït, que cela foit; je me fuis arrangé pour cela : mais afin qu'il ne refte aucun fcrupule a un paladin auffi fidéle que toi, & pour te confoler d'un départ fi précipité, apprends , heureux mortel, que tu peus efpérer 5 oui, le marquis de Montrofai te faiffè le champ libre. Ce mari, qui ne 1'a jamais trop été, a eu la complaifance de fe laiffër mourir en Italië. Le préfident en a apporté ce matin la nouvelle ; ainfi la voila veuve. Et votr.e amour devient une flamme ordinaire. La prévention que ce que j'entendois n'étoit qu'une plaifanterie , ne m'aida pas peu a cacher les différentes impreffions que ces différens événemens faifoient fur moi. Je n'aurois pu pafler fi rapidement du chagrin a la joie, fans que mon vifage ne m'eüt trahi. Le refte de la compagnie arriva alors, & la comteffe nous fit a tous des complimens de la marquife, & des excufes de ce qu'elle étoit partie fi brufquement. II ne me fut plus poffible de douter de ce que m'avoit dit le commandeur. Madame  318 Soirees du Bois de Crémailles recut le lendemain de madame) de Montrofai une lettre pour toute la fociété, Elle nous y renouvelloit fes excufes d'être difparue fans avoir pris congé de nous, elle nous afTuroit que les connoiiTances qu'elle avoit faites a Auteuil lui feroient toujours infiniment chères, qu'elle ne les perdroit jamais de vue, & qu'elle attendoit avec impatience qüe les bienféances auxquelles le veuvage 1'obligeoit, lui permiffent de renouer avec nous. Cette lettre paffa dans les mains de tout cè que nous étions, & je n'oubliai pas de retenir le nom du couvent oü elle s'étoit retirée, Nous fïmes la partie de lui répondre tous fur une même feuille de papier , mais je ne pus en être. Un valet-de^ chambre du duc de mon ami, vint me relancer le lendemain dès fix heures du matin avec une lettre de fon maïtre. Je ibllieitois Un autre régiment que celui que j'avois, & le duc m'avertifToit d'un arrangement qu'on alloit faire pour des régimens vacans, & qu'il étoit queftion de me rendre au plutöt a Verfailles , & de n'en pas défemparer , fi je voulois qu'on fongeat a moi. Quelque preffant que füt eet avis , je ne pus me réfoudre a partir incognitoi je vis tout le monde, & je promis de revenir paiTer a Auteuil tous les momens oü je pour-"» lois m'éloigner de Verfailles»  de Boulogne. 319: J'arrivai au dïner du roi. Je vis dans 1'aprèsdine'e les miniftres & toutes les perfonnes qui s'intéreffoient a moi, & je fus trouver le moment d'écrire a la marquife, qui étoit redevenue pour moi mademoifelle de Boisbelle. Deux jours aprèfc. j'eus 1'honneur d'être de la chaffe de fa majefté ; mais j'étois encore trop foible pour pouvoir me livrer a eet exercice, avec autant d'affiduité que 1'envie de faire ma cour & mon propre goüt m'y auroient engagé. Au retour je regus une réponfe de mademoifelle de Boisbelle, & je partis pour Auteuil, oü je trouvai encore des complimens de fa part qui m'attendoient; on lui avoit mandé que mes affaires m'avoient appellé en pofte a* la cour; elle m'y fouhaitoit un heureux fuccès. Je reftai quinze jours entiers a Verfailles fans en fortir, que pour aller faire de légères apparitions a Auteuil. Toute la fociété que j'y avois laiflee , retourna a Paris dans les premiers jours de juin. J'obtins le régiment de il étoit en quar- tier dans la province la plus reculée du royaume; & comme ma préfence étoit néceflaire dans une de mes terres qui étoit fur la route, & que mademoifelle de Boisbelle avoit exigé de moi que je ne la reverrois point, que les fix mois de fon veuvage ne fulfent expirés j je me  ^ao Soirees ö tr B ó i § dépêchai d'aller prendre congé de la comteffe & de miladi, que je priai de faire mes adieux a la marquife, comme fi je n'avois pas été en commerce réglé avec elle. Je vis auffi le commandeur, milord & Montgueil, & je partis pour mon chateau. La pureté de fair que j'y refpirai & 1'heureufe fituation de mes affaires, achevèrent de rendre ma fanté parfaite* J'allai prendre poffeflion de mon régiment, & j'y fus reconnu avec d'autant plus de plaifir, qua fa création il avoit porté le nom d'un de mes aïeux; j'y fis affez de féjour, & je ne revins a Paris que le trois de janvier. J'avois écrif trois fois au commandeur, & une pareffe qui ne 1'abandonnoit jamais , favoit toujours fait différer a me répondre ; mais mademoifelle de Boisbelle ne m'avoit pas plaint fes lettres. J'avois été auffi ponétuel a 1'informer de toutes mes marches. Elle avoit fu, pendant mon abfence , fi bien difpofer en ma faveur fefprit de fon père, que je fus tout étonné de le voir enrrer dans ma. chambre le furlendemain de mon arrivée. II n'avoit pas voulu dire fon nom a mes gens; j'étois au lit, il m'y embraffa plufieurs fois; nous nous demandames de mutuels pardons de ce que npus avions fait 1'un contre 1'autre : il m'avoua que ce qui l'avoit empêché de  !D E 33 O u t O is N Ui ^St; &Q conclure mon manage avec fa fille, venoifc de quelques lettres, auxquelles, quoique ariónymes , il s'étoit prêté trop le'gèrement; mais qu'il répareroit fon tort par la tendrefle qu'il me vouoit pour le refte de fa vie. II rh'apprit qu'il étoit venu chez moi comme eh bonna fortune; c'eft-a-dire fans fuite & dans un carroffe de place, & qü'il avoit eu la pre'caution de le renvoyer a vingt pas de mon hotel garni j il m'ajouta, que fi je voulois, nous irions lè foir avec lemêmemyftère voir fa fille. J'acceptat la propofition avec tout 1'empreflement & toute la joie poflibles ; il n'en étoit point de plus grande pour moi que de revoir ce que j'adorois, fi ce n'eft celle de penfér que j'allois êtr» a elle pour toujours. II me parut que ma vue ne fit pas un moindre plaifir a mademoifelle de Boisbelle. Nous arrangeames nos affaires fon père & moi, pour faire notre manage a petit bruit; c'étoit un divertiffement que nous voulions nous donner. J'allai le lendemain a 1'hötel de madame de Crémailles, bu je ne trouvai perfonne. Je cherchai aufli inutilement miladi, milord & Montgeuil dans les hotels garnis, oü je favois qu'ils avoient demeuréj mais b foir même je requs de la comteffe uri billet d'invitation pour fes noces : elle époufóie la nuit fuivante le maiquis. Je ne manquai paf Tomé Vi X  $22 Söïrbes dtj Bois de me rendre a cette fête, j'y trouvai toutfi Ia fociété d'Auteuil, a 1'exception de Ia marquife de Montrofai ; a qui les bienféances ne permettoient pas d'y affifter ; elle y avoit cependant été invitée. Milord & miladi étoient arrivés depuis tres-peu de temps de Londres, oü ils étoient allés fe marier. Le commandeur & tous les autres furent charmés de me revoir, & je ne les quittai plus. Cependant Ie préfident, qui étoit au fait des formalités, fe chargea d'arranger fecrètement nos affaires: fa fille fortit de fon couvent; & munis de toutes les difpenfes néceffaires, nous allames nous marier a une maifon de campagne qui lui appartenoit a trois lieues de Paris. C'étoit dans ce lieu que l'amour avoit fixé le terme de nos peines, & qu'il avoit préparé notre récompenfe. Notre bonheur fut trop parfait pour pouvoir le décrire, Sc il ne peut fe concevoit que par des amans qui auroftt aimé auffi tendrement que nous, & qui auront effuyé d'auiïi longues & d'auffi cruelles traverfes. Le lendemain de notre mariage nous revinmes a Paris fur les onze heures du matin , ma femme alla defcendre chez fon père, & moi a mon hotel garni; j'y avois dit en partant que j'allois paffer deux jours chez un de mes amis, & on avoit rendu cela au commandeur qui étoit venu pous  de Boulogne, 323 me voir pendant mon abfence. Je trouvai un billet par lequel il me prioit de courir chez lui aulli-töt que je ferois arrivé ; je me doutois bien de ce qu'il avoit a me dire, & je n'eus garde d'ymanquer, B avoit recu, ainfi que tous nos autres amis d'Auteuil, un mot de ma femme qui 1'avertiiToit qu'elle quittoit, ce jour-la, fon couvent, & qu'elle attendroit le foir toute la compagnie a fouper chez fon père. Le préfident qui s'étoit bien voulu préter a cette petite malice, étoit allé chez tout le monde a 1'appuï du billet de fa fille, & il avoit prié M. de Hautpré de m'engager a être de ce fouoer. Bonnes nouvelles, comte ! me cria avec tranfport le commandeur , dès que j'entrai dans fon appartement ; la marquife de Montrofai fort aujourd'hui de fon couvent, elle nous attend tous ce foir a fouper chez papa préfident, & elle me charge de te mettre de la partie. Je 1'impatientai long-temps en feignant de ne Ié pas croire, même après qu'il m'eüt fait voir le billet d'invitation , ou il étoit queftion de moi. Au furplus, ajoutai-je, il ne me fera pas poffible de profiter de 1'honneur qu'elle me fait; je fuis engagé chez les amis avec qui j'ai été ces deux jours a la campagne. Cela acheva dt facher le commandeur ; mais la marquife & !« marquis de Montgeuil vinrent a fon fecours t X ij  \ 324 Soirees bü Bois & jurèrent que je ne les quitterois pas; ils mes lurent & relurent le billet de ma femme dont je viens de parler ; ils vouloient m'y faire trouver , finon de l'amour, du moins une difpofïtion. trés - prochaine a m'aimer. Le commandeur me rappella tout ce qu'il m'avoit dit fur fon fujet a Auteuil; il me fit auffi part de quelques remarques qu'il avoit faites fur fon compte & fur le mien ; & conclut, de tout cela, que nous devions nous aimer. Je m'acharnai a combattre toutes leurs idéés, & j'ajoutai que ma chère Conftance auroit toujours mon cceur, & que j'étois incapable de m'attacher a quelque autre objet que ce fut. Chacun fe relaya pour me dire que j'étois un fou de perdre 1'occafion qui fe préfentoit , que la marquife de Montrofai valoit bien la peine qu'on la préférat a une perfonne qui n'étoit plus. Cette converfation étoit fouvent interrompue par des déiirs, que je feignois, de vouloir fortir , & elle fut pouffée jufqu'a 1'heure d'aller chez le préfident. Je m'y laiffai entrainer comme malgré moi. Mon beau - père & ma femme, qui étoient préparés a leur röle, me firent 1'accueil le plus riant. Le commandeur , fa nièce & Montgeuil en furent enchantés ; je répondis de mon mieux aux politeffes du père & de fa fille : mais je terminai mon compliment, par les fupplier de  » Ü Boulogne. 32^ trouver bon que je ne manquaife pas a des gens que j'aimois de tout mon cceur, avec qui j'étois obligé d'aller fouper. Tout le monde parut piqué de ce que je parlois de fauffer compagnie : mais ma femme dit que j'avois beau faire, qu'elle ne me lacheroit pas. Et vous ferez bien, marquife, lui ajouta le commandeur, nous vous le confignons. Miladi & fon cher milord, qui arrivèrent en même-temps , aidèrent a me retenir. Je parus enfin céder de bonne grace ;le commandeur, qui fe divertiflbit comme un roi de mon embarras, me placa entrê ma femme Sc lui, afin, dit-il, que je ne leur échappafle pas. Le fouper fut un des plus charmans repas que j'aie faits dans ma vie. Le préfident & fa fille m'adreffoient le plus fouvent la parole, pour me dire quelque chofe de gracieux;&,achacune de leurs agaceries, j'étois sur d'un coup de genoux du commandeur; c'étoit de fa part une félicitation du progrès que je faifois dans cette maifon, & pour moi autant de preuves qu'il donnoit dans le panneau. Quand le fouper fut fini, je fortis de la falie a manger, & j'y reparus un inftant après. en robe de chambre ; j'étois déja au milieu de tout le monde , avant qu'on fe fut apperciï. que j'étois rentré : chacun fe prit a »'ire Sc a. me demander a qui j'en avois avec cette maf-  326 Soirees du Bois de Boulogne. carade. Parbieu, monfieur, dis-je a mon beaupère, vous m'avez retenu a fouper; je trouve votre maifon fort bonne , & je m'y retiens a coucher avec madame votre fille. Toute la -compagnie ouvrit alors de grands yeux : c'eft a elle a y confentir, me re'pondit le préfident: mais je ne crois pas qu'elle vous refufe , puifque vous avez déja couché avec elle la nuit dernière. Ah ! perfide ! me cria le commandeur , tu m'as trompé : mais je m'en vengerai. Oui, mefdames & meftieurs, vous voyez la comteffe de Prémaillé, & en même-temps cette même Conftance que j'ai tant regrettée , & que je croyois perdue pour toujours. C'eft chez vous que le hafard me 1'a fait retrouver , & je vous demande pour ma femme, la même amitié que vous aviez pour la marquife de Montrofai. J'ai toujours continué a être lié avec cette aimable fociété, & a être de moment en moment plus charmé de ma femme. Faffe le ciel qu'une union fi pure, fi douce, & qui nous a coüté tant de peines a former, foit de longue durée ! Fin des Soirees du Bois de Boulogne.  RECUEIL V E CES MESSIEURS. /  ■  L'IMPRIMEUR AU LECTEUR. Impriméen tête de l'èdition de IJ45. T T V/ n e perfonne plus aimable encore qu'elle n'eft aimée, a caufe aprié eet automne, plufieurs de fes amis de lui envoyer toutes les bagatelles qu'ils pourroient trouver dans leurs poches ou 'dans celles des autres, pour 1'amufer pendant le cours d'un petit voyage qu'elle devoit faire a la campagne : ce qui 1'obligea de revenir promptement a Paris, & c'eft ce qui m'alarma 5 car ce recueil eft le fruit de leur obéiffance, de leur attention & de tout leur efprit qui m'eft heureufement tombé dans les mains. Je le préfente au public , & je fouhaite qu'il 1'amufe plus  13 o L'IMPRIMEUR AU LECTEUR, qu'il ne fait la perfonne intérelTé^; orf pourra donner, d'autres automnes, les années fuivantes, fi celui-ci a le bonheur de réuffir. La préface eft a la fin,  H I S ï O I R E DE LIRADI, NOU FELLE ESPAGJVOLE. Xviradi naquit a Barcelonne de parens illuftres & puifians. L'orgueil de la naiffance & la préfomption qu'infpirent les richeffes, ne les empéchèrent pas de penfer que le meilleur naturel a encore befoin d'éducatlon. Ceüe de Liradi fut' donc extrémement foignée. Les graces de la figure & de 1'efprit la rendirent une de ces mervellles, dont le public s'occupe & s'engoue, pour ainfi dire, par la quantité de particuliere qui en deviennent adorateurs. On verra bientöt que les foins qu'on prend de 1'efprit ne pafïent pas toujours jufqu'au caradère. Comme la mère de Liradi n'étoit point de celles qui, voulant aller plus long-temps dans le monde que leur age ne le permet, fe fervent  53^ H I S ? Ö I K E du prétexte d'accompagner & d'amufer leut fille pour leur propre amufement, & qui fouvent pouffent ce prétexte beaucoup trop loin pour la jeune perfonne , Liradi fut mariée d'abord qu'il fut poffible de 1 etablir. Don Diègue de Patina, jeune, bien fait, riche & de trèsbonne maifon , en devint 1'heureux poffëffëur. L'amour fuivit 1'hymen, & don Diègue éprouva le fort de tout mari qui n'eft pas difforme, & qui nlépoufe point une perfonne prévenue d'une autre paffion: il éprouva, dis-je, ces tendres retours que 1'hymen fait naïtre quelquefois, mais qu'il ne fait pas toujours conferver. La grande j'euneffe de Liradi, fes charmes naiffans, & fur-tout les premières impreffions de fon cceur procurèrent a don Diègue un bonheur véritable ; mais la mort, au bout de deux ans, termina des plaifirs qui, peut-être, étoient parvenus a leur période. Les horreurs d'un fpectacle funèbre, & les effets d'une tendre habitude firent répandre a la jeune veuve des larmes qui la firent refpecter, & qu'elle prit elle-même pour les preuves d'un défefpoir exceffif; cependant Liradi, s'étant retirée chez fon père, éprouva, même a-vant la fin de fon deuil, la confolation que 1'idée feule de la liberté eft capable de donner; &c auffi-tót qu'elle fut capable de fe montrer,.  t) E 1 I R A D ï, ^jjg felle fuivit un penchant très-naturel, & fe ré* pandit dans le monde, quelle étoit faite pour; orner. Deux ans de mariage, une année de retraite avoient apporté du changement dans le carac* tére de Liradi, ou plutöt lui avoit donné le temps de fe développer ; la complaifance de fes parens y contribua beaucoup ; devenus plus agés , ils devinrent plus complaifans; & n'étant plus chargés de fon éducation', ils changèrent en adoration 1'amitié éclairée qu'ils avoient eue pour elle. La vanité s'empara bientöt de fon cceur. Sa naiiTance, fa beauté, fon efprit, fa fageiTe & fes grands biens fembloient 1'autorifer; comJbien voit-on de vanités qui n'ont aucuns de ces prétextes ! Liradi, 1'objet de tous les vceux & de tous les regards de Barcelonne, eut bientöt foumis tout ce qui parut a fes yeux; auffi s'atira-t-elle un trés-grand nombre d'ennemies irréconciliables ; fa vanité en fut amufée quelque temps; aucune jolie femme n'a eu jufqu'a préfent le cceur affez bon pour être affligée d'une pareille inimitié, le plus grand triomphe de fes charmes. Les plaifirs, qui venoient fe préfenter fans ceffe a la belle Liradi, & qui jamais ne fe faifoient défirer, cefsèrent d'être auffi vifs; bientöt ils  devinrent infipides, ils finiflent par être accon* pagnés du dégout qui naït de 1'habitude, cette ennemie de 1'amour & de tous les bonheurs 3 fon cceur étoit vuide au milieu des plaifirs de la liberté & d'un applaudiffement général. Elle éprouva le malheur de n'être plus contrainte, & rien ne put remplir ou fatisfaire qu'imparfaitement un cceur qui devint incapable de tout reflbrt; d'ailleurs, quand le cceur a connu les charmes de la tendrefle, les vivacités de l'amour & les tranfports d'un tendre retour 3 il ne peut plus s'y refufer. Dans le nombre des adorateurs qui environnent & qui fe préfentent a une jolie femme 3 il eft bien difficile qu'il n'y en ait pas quelqu'un qui fafle impreflion. Cardoné fut eet heureux mortel, & Liradi le préféra a fes rivaux. II réuniflbit en lui tout ce que la femme la plus difficile pouvoit défirer dans un amant; en un mot, la fiére , la fuperbe Liradi fut clle-rraême forcée de lui rendre juftice ; c'efl tout.dire; eet heureux amant avoit fu plaire qu'il 1'ignoroit encore; le véritable amour n'eft jamais confiant. Cardoné commenca de connoïtre fon bonheur par la retraite de fes rivaux; un amant qui fe voit moins écouté fe retire ; & ce procédé général prouve que Tamour eft le plus grand ennemi de la coquetterie.  jd e Liradi, Liradi récompenfa , par 1'aveu de fa tendrefle , 1'attachement vif & tendre qu'elle avoit infpiré a Cardoné; mais avant d'obtenir eet aveu, la dureté, la hauteur, 1'inégalité firent palfer a eet amant pluiieurs années dans un trouble que tout autre n'auroit pu foutenir; fa douceur naturelle, & plus encore fon amour excelfif, lui firent fupporter les épreuves les plus dures ; Ia foumiflion de Cardoné ne fervit qua nourrir les hauteurs de Liradi; un empire trop fur celfa de la flatter. Sans être inconftante ni coquette, elle en avoit tous les inconvéniens ; le dégout, la triftefle & 1'infipidité régnoient alternativement dans fon ame. Cardoné , aimé , n'en étoit pas moins 1'objet de tous fes caprices. Quelquefois il fe féparoit de Liradi avec ce contentement que 1'accordi de deux cceurs peut feul procurer; il la quh> toit , plein de ce ravifiement de 1'ame & de 1'efpérance d'un rendez-vous donné. Une humeur fombre, que rien n'avoit occafionné, produifit, ce jour fi défiré , une furprife affligeante. II fembloit au malheureux Cardoné qu'il étoit un objet inconnu: Ia patience, !a douceur, les tendres reproches ramenoient enfin ces fentimens fi mérités ; mais fouvent des heures entières fuffifoient a peine pour ranimer un amour qui paroiflbit abfolument  ijjd H r s t o i r J? • éteinti Ces inégalités privoient 1'amoufeinê Cardoné de cette joie douce que 1'on reflent quand on vole vers ce que 1'on aime; ce défir qui donne une émotion fi tertdrej n'étoit jamais pur dans fon cceur ; il étoit vivement combattu par la crainte de trouver une maitrefle froide, indifférente ou méprifante; car, pour mettre plus d'importunité dans le commercej jamais Liradi ne donnoit Pexplication fur les fentimens dont elle étoit affeétée ; il falloit toujours la deviner, ce qui n'étoit pas aifé, puif qu'elle ne pouvoit fe deviner elle-mêmei . Cardoné attribuoit a des combats intérieurs, que 1'auftérité de fa vertu lui infpiroit fur le don de la plus légere faveur , tout ce qui n'étoit que 1'effet d'une bile dont 1'épanchement n'étoit devenu que trop néceflaire au caracfère + & peut-être a la fanté de Liradi. Quelqu'aVeugle que foit 1'amour-propre, nous connoiflbns nos défauts, du moins en général* Liradi favoit donc qu'elle avoit de 1'humeur,' elle en faifoit 1'aveu dans de certains momens de gaieté; & pour remédier a 1'ihcönvénient qu'elle fentoit elle-même dans fon caraétère^ elle avoit perfuadé au palïionné Cardoné qu'elle étoit fufceptible de jaloufie; mais, en mêmetemps, elle l'avoit alfuré qu'elle avoit trop de .fierta pour vouloir jamais en donner la plus légers  be Liradi. 337 Jégère preuve. Ce moven étoit noii-feulement admirable pour fervir d'excufe k fon hurneuf; mais il étoit d'autant plus sur encore, que la délicatelfe & 1'imagination d'un amant fontj en pareil cas , plus de la moitié du chemin» Cette idee jette un homme véritablement amoureux dans un trouble continuel, & dans un examen de fa conduite éternellement répété j il me femble que la fituation oü il fe trouve , eft la même qu'éprouvent ceux que 1'inquifition retient dans fes prifons, & qui doivent s'accufer; du crime pour lequel ils font arrêtés. Une férénade, que Liradi avoit paru défirer, que Cardorté avoit fait exécuter par lea muficiens les plus célèbres , & pour laquellet il avoit compofé les paroles les plus tendres, ne procuroit ordinairement le lendemain qu'un mécontentement toujours fuivi de reproches: tantöt la mufique avoit commencé trop tot, on n'étoit point encore hors de table quand elle s'étoit fait entendre ; tantöt elle étoit arrivée trop tard, on s'étoit ennuyé de 1'attendre ; mais prefque toujours les paroles avoient été trouvées plates ou fades , plus fouvent encore la mufique avoit donné la migraine; car la migraine des femmes eft la première de toutes leurs reftburces pour cacher: leut humeur Terne K %  338 HlSTOIRE Les combats de taureaux, les courfes de chevaux, enfin tous les plaifirs que Cardoné lui procuroit fans cefle, avec autant de vivacité que d'attention , avoient le même fort que les férénades. L'amour-propre & l'amour, ces deux frères, qui fe prêtent continuellement & des forces & des armes, font d'accord fur plufieurs points; mais entr'autres fur celui-ci : ils perfuadent toujours que 1'on peut corriger. II n'eft point d'amour, quelqu'aveugle qu'il puifle être, quï re connoifle les défauts de ce qu'il adore : tout ce que Ie fentiment peut produire, c'eft de les excufer & quelquefois de les faire aimer. Cardoné fe perfuada donc très-aifément que fa douceur feroit k la fin impreffion fur Liradi; il fe flatta qu'elle en feroit touchée , mais il fe trompa: fa complaifance & fa foumiffion ne firent qu'augmenter les inconvéniens de fon cara&ère & achevèrent de la perdre; elle étoit du nombre de celles qu'il faut traiter avec févérité ; c'eft un grand malheur pour ceux qui leur font attachés. Liradi difoit fans cefle qu'elle vouloit être aimée a fa mode; c'étoit un de fes difcours favoris, mais cette mode varioit a chaque inftant. Si Cardoné projetoit d'employer les momens de 1'abfence dans la retraite a laquelle les idéés  DE L ï R A D X. 339 de l'amour conduifent ordinairement, on lui ordonnoit aufll-töt de fe diffiper. Si par douceur & par complaifance il fuivoit cette diffipatiön , les reproches les plus amers en étoient prefque toujours la fuite. Une grande paffion fait diverfion fur les autres goüts ; il n'eft même que trop commun de voir l'amour faire néglïger 1'amitié, la feule reffource dans les peines & dans les malheurs. Liradi, non contente de la féparation du monde a laquelle 1'occupation du cceur avoit conduit fon amant, voulut encore ajouter un chagrin plus effentiel a tous ceux dont fon cceur étoit rempli; c'étoit toujours avec mépris qu'elle parloit a Cardoné des amis qu'il avoit mérités , mais ce n'étoit point encore affez pour fon humeur; elle vouloit qu'il reffentit & partageat les haines qu'elle éprouvoit, 8c dont elle changeoit fouvent 1'objet: ce dernier article étoit difficile a foutenir pour un hömme fimple 8c qui n'avoit aucun penchant pour la haine. Telle étoit la cruelle fituation de ces deux amans. L'humeur fait encore plus fouffrir , après 1'accès, ceux qu'elle a poffédés le plus vivement. Le cceur a des révoltes plus vives encore que celles de 1'efprit. Un jour enfin Liradi, fur la plus fimple bagatelle, étala toutes les Yij'  Histoii! aigreurs de 1'imagination la plus féconde en ce genre; elle n'oubüa point tous les éloges d'elle-même que fa vanité lui préfentoit ordinairement ; elle fit enfuite le parallèle des défauts de fon amant exactement comparés avec les perfeétions dont elle fe croyoit remplie; ce jour, dis-je, la patience échappa au malheureux Cardoné, qui s'écria, comme il avoit fait mille fois dans le cours de fa trifte paffion : il eft encore des maux pour un amant aimé! Ce n'eft pas fans raifon que les maitreffès déraifonnab'es redoutent & veulent profcrire les amis de leurs amans ; c'eft en vain qu'elles veulent colorer 1'éloignement qu'elles défirent de leur infpirer, d'un fentiment de délicateffe: un motif plus intéreffé les conduit, elles craignént les yeux de 1'amitié , elles redoutent l'examen de leur cara&ère : Liradi n'avoit point négligé cette précaution, & n'avoit que trop bien réuffi; mais la crueile fituation oü fe trouvoit Cardoné, causa enfin de 1'inquiétude, & attendrit un ancien ami qui lui étoit demeuré attaché malgré lui-même: il oubüa la fagon dont Cardoné l'avoit négligé , il fut diftinguer i'ami,des confeils de la rnaïtreffe; & fans être piqué contre 1'un, il fut aimer 1'autre; connoiffant le chemin de fon cceur, il lui fut aifé d'obtenir fa confidence , & de s'inftruire de tout ce qu'on  de L ikAdi. 34* lui faifoit fouffrir : enfin , ne voyant aucun autre moyen pour le déterminer a chercher un reposqu'il ne pouvoit plus trouver dans fa patrie, il réfolut de partir lui-même avec fon ami, & 1'engager par fon exemple a prendre parti futla flotte que le roi d'Efpagne envoyoit alors en Italië. Le général étant de fes amis, leur donna a 1'un & a 1'autre de 1'emploi. Les vaiffeaux étoient préts a mettre a la voile; & cette diligence étoit fi fort d'accord avec leurs njotifs , que s'étant embarqués le foir même de leur réfolution ,. la flotte prit le large au point du jour, Liradi apprit la nouvelle du départ de Cardoné , fans vouloir en être perfuadée ; elle lui fut bientöt confirmée par la lettre la plus tendre, & que celui qui l'avoit écrite croyoit la plus dure; elle fut même récrite plufieurs fois avant que d'être approuvée ; mais ces menagemens que l'amour feul peut exiger, ne furent pas feulement appergus : Liradi recut cette lettre , & la regarda comme les hyperboles ordinaires aux amans ; elle placa ce départ au rang de la mort , dont un amant dit toujours qu'il eft menacé; & quand elle fut certaine que ce qu'elle avoit pris pour la menace d'un amant mécontent qui la vouloit alarmer, étoit une vérité , elle en Jut piquée; le goüt qu'elle avoit pour Cardona Y lij  342 Histoire étoit fuffifant pour lui faire fentir quelque dotileur de fon départ; le plaifir d'être adorée, & celui de commander en fouveraine devient une douce habitude , dont la privation paroit fenfible. Mais la vanité , cette fource de tant de maux, lui perfuada bientót qu'un amant qui pouvoit s'éloigner d'elle, ne lui étoit que médiocrement attaché, & ne méritoit de fa part que les plus foibles regrets ; elle ne daignadonc pas lui témoigner plus de chagrin de fon abfence que de regret de fon départ. La valeur de Cardoné trouva des occafions de fe fignaler ; mais enfin il fut blefie confidérablement dans une affaire dont il eut feul tout 1'honneur ; fon fidéle ami y perdit la vie ; & ce dernier malheur réduifit Cardoné dans un état plus cruel & plus dangereux que fes ' propres bleffures. Liradi fut inftruite de 1'état oü il fe trouvoit; & pour fatisfaire ce qu'elle avoit d'amour, contenter fa générofité, & ménager en mêmetemps fon orgueil, eïle lui fit faire les offres les plus effentielles dargent &. d'amis fous des noms empruntés ; elle avoit pris de fi grandes précautions, que Cardoné fut iong-temps fans, favoir 'que c'étoit a Liradi qu'il devoit les fecours dont il' fe voyoit'accablé ; mais l'amour „ tout aveugle qu'il foit, eft encore difficile. i  DE LlKADI, 34? trompèr ; il fait plus qu'entrevoir , il démêle a la fin ; & foit iniïinct, foit lumières de 1'amourpropre, il fe trouve une infinité de chofes qui ne peuvent être appergues que par un amant. Ces fecours & ces attentions firent impreffion fur Cardoné : en un mot, il n'y fufque trop fenfible. Pouvoit-il y méconhoïtre Liradi! Son cceur en fut ému, foit que l'amour redoublat en lui la reconnoiffance, ou que la reconnoiffance réveillat fon amour, foit enfin que 1'abfence ne puiffe être un remède fuffifant pour guérir une grande paffion : en effet, la diftance des temps & des lieux ne fert fouvent qu'a faire évanouir le fouvenir des défauts , & de ce qui nous a déplu dans 1'objet aimé, pendant que le fouvenir des agrémens renait au contraire, & fe peint a notre cceur avec autant & plus de vivacité qu'ils n'en avoient auparavant. Les médecins confeillèrent a Cardoné de prendre 1'air natal; ce confeil flatta fon goüt, fans s'avouer cependant a lui-même , qu'il ne pouvoit fe rétablir que dans un pays habité par Liradi. Pendant la route qui le conduifoit auprès d'elle , il s'imaginoit quelquefois qu'il n'auroit jamais la foibleffe de la revoir ; il fe rappelloit combien cette foibleffe feroit peu pardonnable; mais quelquefois auffi. il fe difoit qu'il ne pouvoit, fans être ingrat, ne lui pas ^ r Y iv  3 '4 '4 H r s t o r r f témoigner la reconnoiffance que méritoient fes foins & fes attentions j il fe perfuadoit même que la vue de Liradi & 1'examen de fon caractère étoient les feuls moyens qui pouvoient le guénr abfolument. Qu'il fe trompoit, hélas ! .Quand on a pu fe réfoudre k éeouter l'amour, on a bientöt pardonné; Ja paffion reprend tous fes droits & fon aucienne place : voila du moins ce qui arriva a Cardoné. D'abord qu'il fut a Barcelonne, il fe traïna, pour ainfi dire, aux pieds de la feule perfonne qu'il auroit du éviter d'autant plus malheureux qu'il connoilfoit la fource de fon mal, & qu'il étoit obligé de convenir avec lui-même que rien dans la nature ne le pouvoit guérir, puifque les traverfes, les peines qu'il avoit éprouvées, & les réflexions qu'il avoit faites, ne le rendoient pas plus réfervé; elle avoit été fidelle, perfonne n'étoit même attaché a fon char ; combien ce procédé en fait-il excufer d'autres ? la revoir & 1'adorer ne furent donc qu'une même chofe. Le véritable amour eft ingénu , Cardoné aimoit trop pour fe conduire avec efprit. Loin de faire valoir fa nouvelle défaite, il ne la préfenta que du cöté de 1'afcendant prodigieux que cette beauté ne pouvoit cefler d'avoir fur lui, tandis qu'elle ne fe fervit de ce nouveau triompheque pour tyrannifer un homme qui, felon  B E L I K A B ï. '$$f les apparences, ne pouvoit plus lui échapper, ni s'empêcher d'être la viétime de fes charmes. Elle le recut, non pas avec ces tranfports, & cette joie fi vive & fi pure qui produifent Ie dérangement dans les paroles & qui naiiTent de 1'épanchement du cceur ; mais elle 1'accueillit en fouveraine, & conferva toute la méfiance que 1'on a d'un efclave qui s'eft échappé ; & dans la crainte de paroitre s'humilier, elle fit non-feulement acheter bien cher un pardon , qu'elle n'étoit cependant pas fachée d'accorder, mais fes procédés ne furent plus qu'un tifiu continuel de hauteur & de fierté; tandis que Cardoné , fe foumettant k une deftinée qu'aucune réflexion ne pouvoit déranger, aimoit & fouffroit; mais comme une forte de bienféance lui avoit fait obferver de tous les temps des ménagemens, dans le nombre des vifites qu'il rendoit k Liradi, & qu'il regrettoit le temps qu'il paffoit fans Ia voir , il vivoit triftement fans elle & avec elle. Une pareille fituation lui fit trouver une forte de confolation dans la fociété d'une de fes coufines ; elle étoit infiniment aimable, fon efprit jufte étoit agréable fans fadeur,elle ne prévenoitpaspardes faillies, mais elle charmoit par 1'égalité. Son imagination n'étoit fenfible qu'aux agrémens : être bien née, compatiffante èz fort naturelle , c'étoit des perfeélions qui  '3$ HlSTOIRg couronnoient un caraéïère peu commun ; tella étoit Linda cette aimable coufine. Cardoné, fon ami dès 1'enfance, alloit fouvent la voir, & trouvoit toujours chez elle un afyle contre les humeurs de Liradi: il la voyoit avec toute forte de liberté ; mais c'étoit d'abord avec fi peu d'attention, que Liradi n'avoit pu en être bleffée; il en étoit ainfi de toutes les femmes qu'il avoit rencontrées depuis fa malheureufe paflion. Linda n'avoit point vu fon coufin impunément, elle avoit eu pour lui des fentimens qu'elle n'avoit jamais attribués qu'aux fuites de 1'amitié la plus tendre, fon goüt la portoit naturellement a aimer fon efprit, d'ailleurs elle le voyoit conftant & malheureux; la pitié qui dans ce cas attendrit le cceur, devient bientöt un fentiment plus vif; la réunion de tant de chofcs agréables dans ia perfonne de Linda, ce goüt que 1'on infpire & qui rend fi aimables a nos yeux ceux a qui nous plaifons , fans même en avoir le moindre foupcon, toutes ces chofes rendirent le commerce de Linda une confolation nécefiaire pour Cardoné. Linda parvint avec des peines infinies a pouvoir arracher des aveux que fon coufin ne lui faifoit d'abord qu'avec des adouciflemens de termes & des ménagemens fans nombre. II faut convenir que l'amour malheureux peut être indifcret . fans.  de Liradi 35.7 repröche. L'amour-propreoffenféparl'avéu que Ton fait, femble adöucir le mal de 1'indifcrétion ; mais fans recourir a cette excufe , de quoi la douceur & 1'intérét ne viennent-iis pas a bout ? Cardoné avoua tout a fa coufine, Sc cette indifcrétion , fi on veut ainfi la nommer, ne ferv.it qu'a lui rendre fes peines plus douces. Quelquefois, en les éprouvant , il réflentöit une efpèce de confolation en penfant qu'il en pourroit faire le récit. Linda , de fon cöté , méritoit une confiance auffi entière, & ne faifoit rien qui la put diminuer; fouvent même elle excufoit Liradi & diminuoit 1'aigreur de fes procédés en les interprétant favorablement, ou leur donnant un tour dont Cardoné n'étoit pas toujours perfuadé, mais qui, pendant longtemps , fervit a le calmer. Quelque généreux que 1'on puilfe étre , 1'intérêt perfonnel nous conduit , fans même nous en appercevoir: quelquefois Linda rejetoit les plaintes de Cardoné fur fhumeur de Liradi; tout jufte qu'étoit ce procédé, dans la bonne foi, ce n'étoit pas trop 1'excufer. Enfin Cardoné, graces a fon aimable coufine, en vint au point dj foutenir plus aifément fes malheurs ; non-feulement il avoit la confolation de fe plaindre & celle d'être plaint, mais encore il palfoit, avec une perfonne aimable & qu'il aimoit, les heures  Histoirê qui n'étoient point occupées par fa furie. C'efc' un grand point pour parvenir a 1'inconftance, que de perdre 1'habitude d'aller dans la même maifon, & de concevoir que 1'on peut mettre autre chofe k la place de fes vifites. Cardoné s'appergut, k la fin, du changement que la confidence de fa coufine caufoit en lui, & de ia confolation qu'elle lui procuroit. Liradi n'avoit pas daigné y faire la plus légère attention, il ne fe le reprocha pas moins; fa bonne foi,fa franchife & fa probité égalant fon amour, il avertit de tous les fentimens de fon cceur, dès 1'inftant qu'il lui fut poffible de les démêler , celle qui naturellement y devoit prendre quelque intérêt ; il 1'aflura donc qu'il étoit moins fenhble au retardement d'un rendez-vous, qu'il 1'étoit beaucoup plus a une juftice , qu'une dufeté & qu'un trait d'aigreur lui caufoient plus d'impatience que de chagrin. Mais Liradi ne fut point alarmée de ces aveux fincères , & fe perfuada, au contraire, que fon amant employoit un art qu'il croyoit néceffaire pour la captiver. Cette idéé la révolta : eh ! comment peut-on craindre d'être foumis k ce que 1'on aime ! c'eft une erreur de 1'amourpropre : c'eft une preuve de la foibleffe de l'amour. Loin de confidérer le danger auquel elle s'expofoit, loin de fe fervir utilement des  de Liradi, 34$ ëvénemens paffes, il fembla, dès ce moment, que les défauts de Liradi lui fuffent devenus plus précieux. Qüen arrivoit-il ? Linda faifoit des progrès fur le cceur de Cardoné 3 eet amant qui ne connoiffbit que les duretés & les peines de l'amour jufques dans le fein des plaifirs , voyoit toujours , avec un nouvel étonnement, applaudir a ce qu'il difoit de bien, & dont il ne fe doutoit pas, & voyoit encore que 1'on excufoit, mais fans aucune fadeur, ce qu'il avoit dit, & qui pouvoit quelquefois n'être pas abfolument jufte. Cette furprife agréable le conduifit bientót au point de quitter Linda avec regret, & de fe féparer avec joie de cette Liradi, le chef-d'oeuvre de la nature, pour revenir auprès de fon aimable coufine trouver la douceur, la confiance 6c 1'épanchement du cceur. Liradi s'appercut enfin de la diminution desfentimens de fon amant; elle voulut employer tout ce que l'amour fait fi bien infpirer & perfuader a. 1'efprit; la centième partie de tout ce qu'elle dit & de tout ce qu'elle fit auroit fuffi quelques années auparavant , quelques mois même, pour faire le bonheur de plufieurs jours. Tant de profufions n'étant plus k leur place, devinrent inutiles , & ne fervirent qu'a donner des regrets par intervalles a quel-  35'(5 HisToire qu'un dont les yeux étoient deiTillés, & qu'a répandre 1'aigreur dans le cceur de Liradi. Un mois de douceur & d'attentions qu'elle put avoir, & qui ne fervirent a rien , furent cités par elle comme un aba'nTement & comme un aviliffement dont elle ne pouvoit foutenir 1'idée; elle fuppofa même, dans fes dernières converfations, car 1'efprit eft fouvent employé a réparer les caprices du cceur; elle fuppofa, dis-je, que fon caractère avoit toujours été Je même ; elle ajouta qu'elle n'avoit été plus complaifante & plus attentive dans ces derniers temps, que pour donner une preuve a Cardoné de 1'abus qu'il étoit capable de faire de cette même complaifance ; enfin 1'aigreur naturelle reprit bientöt le deffus ; il eft vrai qu'alors elle étoit un peu plus fondée; toute femme qut voit fes efforts inutiles fur le cceur de fon amant, croit fes charmes humillés ; & dès-lors fa raifon s'égare, & tout ce qu'elle fait devient du moins pardonnable. Quoique Cardoné eut toujours rappellé les obligations effentielles & la reconnoilfance des fervices que Liradi lui avoit rendus en Italië , tantót ils lui furent 'reprochés, tantöt ils furent défavoués. Une pareille fitüation ne pouvoit plus fe foutenir, Cardoné fe vit obligé de demander ■une amitié que l'amour a toujours regardé  be Liradi. 3jr comme une infulte. Liradi 1accepta; mais les fureurs, les déchainemens , les noirceurs même furent Ie fceau de celle qu'elle accorda. Cardoné , bien dégagé , vécut avec fon aimable coufine qu'il époufa quelque temps après par reconnoiflance , par amour même. La comparaifon qu'il étoit obligé de faire fans cefle fur le cara&ère de Linda & fur celui de Liradi, fit naitre eet amour, & contribua toute fa vie au bonheur que les charmes d'une fociété auffi douce qu'égale lui firent éprouver. Ce fut après ce manage que l'amour en fureur fe fit fentir dans toute fon étendue a la malheureufe Liradi; les fentimens les plus vifs, les plus purs & les plus tendres fe renouvellèrent, s'accrurent & fe formèrent dans fon cceur. Déchirée fans cefle par les - regrets les plus vifs , elle s'avouoit a tous les momens coupable d'une perte toujours préfente a fon efprit; elle fentit alors tout ce que Cardoné avoit mérité de fa part. Maïtrefle abfolue de fa perfonne, rien ne l'avoit empêché d'unir fa deftinée a celle de fon amant ; fon humeur feule 1'en féparoit pour jamais. Aucune excufe ne fe préfentant a fon efprit, rien ne 1'empêcha de fe détefter eïïe-même, de s'accabler de reproches , & de fe peindre Ie malheur dans lequel elle étoit réduite uniqueiaent par  $$2 HlSTOlRÈ fa faute. La jaloufie fe joignit a tant d'affreul'es' réflexions, & mit le comble a fes malheurs. Ses beaux yeux ne parurent pius , dès-lors , avec cette fierté & ce brillant qui lui avoient attiré tant d'éloges ; ils furent fans ceffe rem-plis de ces larmes amères dont le témoln le plus indifférent a le cceur percé. Tout ce qui pouvoit avoir le rapport le plus foible a Cardoné , excitoit en elle un redoublement d'affliction ; une paleür mortelle fuccéda bientöt a la vivacité de fon teint & a 1'éclat de fes couleurs, en un mót il fembloit que tout füé perdu pour elle. Quand on veut fe confoler, ón évite les lieux & tout ce qui peut noüs rappeller le fouvenir de ce que noüs avons perdu; mais quand on aime affez vivement ce que 1'on regrette pour aimer fa douleur, tout ce qui nous en conferve 1'idée eft auffi ce que nous avons de plus cher. Par cette feule raifon le féjour de Barcelonne convenoit a Liradi plus que tout autre. Le palais de fes parens, dans lequei elle étoit retirée, fe troüva donc pendant quelque temps d'accord avec la trifte fituation de fon ame, puifqu'il lui rappelloit, a tous les mómens, le fouvenir d'un amant qui lui avoit juré mille fois un amour qu'il ne reffentoit plus ; maïs elle s'y trouvoit obfédée par une compagnie importune ; la douleur  de Liradi. 35-3 douleur aime la folitude, & tout au plus le particulier d'un ami. Cette affluence de monde la pouvoit diftraire d'une douleur qu'elle ne pouvoit ni ne vouloit bannir de fon cceur. Pour remédier a eet inconvénient, & ne pas quitter la ville de Barcelonne oü elle étoit continuellement balancée entre la crainte & 1'efpérance de rencontrer Cardoné, elle fe détermina a faire un nouvel établiiTement, malgré 1'horreur que le mariage infpire, quand le cceur eft rempli d'un autre amour; mais on croit faire de la peine a celui qui nous a quitté; on fe flatte de pouvoir fe diftraire , on efpère du moins le perfuader; enfin 1'humeur conduit, & 1'on ajoute un nouveau malheur, a tous ceux dont on eft tourmenté. Telle fut la conduite de Liradi, qui fe perfuada que fon mariage feroit peut-être une forte de peine a fon amant. Sans faire aucune autre réflexion, emportée par fon humeur, gouvernée par la rage , déterminée par Ie défefpoir, aveuglée par la douleur, le premier qui fe préfenta, & qui lui parut le moins agréable , fut celui qui obtint Ia préférence. Ce fut don Alphonfe de Palmeras , dont le cara&ère ne rehembloit au lien que par 1'humeur & 1'emportement. Bientöt une femblable union produifit ce qu'elle devoit naturellement produire, Les nouveaux Toma Z  gy^ HlSTOIRE 'époux firent leur malheur réciproque ; les noires paffions environnoient & remplilToient leur folitude ; jamais la conduite ni les difcours jde 1'un n'étoient au gré de 1'autre. Dans eet état, le féjour de la ville leur étant devenu ïmpoffible a foutenir, ils fe déterminèrent a partir pour une terre affez éloignée , perfuadés •que la campagne leur fourniroit peut-étre une tranquillité qu'ils fentoient leur être d'une grande néceflité. En un mot, le changement de lieu, la foible reffource des malheureux &: des malades, étoit la feule qui leur reftat. Ils partirent donc; & par un des événemens fur lefquels le préjugé de la prédeftination s'eft établi, Cardoné & Linda fortirent auffi de la ville le même jour, conduits par des raifons & des motifs bien différens. Le tumulte de la ville , les devoirs , les vifites troubloient leurs plaifirs : ils voulurent aller en redoubler les charmes, en s'y livrant fans aucune diftraétion : une terre de Cardoné fut le lieu qu'i's choifirent ; & le même hafard qui dirige les événemens, conduifit, prefque au même moment, Liradi & Palmeras dans une hötellerie d'Urgel, oir ils devoient paffer la nuit. Quelle différence dans leur fituation ! Cardoné & Linda n'étoient occupés que d'euxmémes, & ne s'appercurent point de 1'arrivée des autres; mais a peine Liradi fut-elle dans  BE L I U D i, ijyj Fhötellerie , qu'elle démêla tout; les yeux de l'amour malheureux & de la jaloufie font bien percans : fon inquiétude ne lui permettant aucun repos , elle fit tout fon poffible pour être remarquée, au moins pour être appercue de fon infidèle, & pour troubler j par fa préfence, le bonheur dont il jouiffoit. L'état heureux qu'il reffentoit vivement, redoubla la rage de Liradi; elle eut tout le loifir d'en examiner les détails , car l'amour légitime ni l'amour vrai n'ont pas befoin de fe cacher. Les agitations & 1'altération de Liradi ne pouvoient 1'occuper auffi vivement fans être remarquées par fon mari; elles le furent auffi, & dès-lors la plus noire jaloufie s'empara de fon cceur : plus il examina, plus il fe confirma dans les idéés de tout ce qu'il avoit entendu dire de l'amour de Cardoné pour fa femme avant qu'il 1'épousat. Cependant il fe contraignit pour avoir les cruelles conviftions après lefquelles le jaloux court fans ceffe. Quelle foirée ! quel foupé que celui d'un mari & d'une femme qui font dans une pareille fituation ! L'heure de fe retirer vint enfin j & Liradi ne pouvant plus demeurer fans vengeance, voulut profiter de 1'horreur de la nuit & du filence pour fatift faire les emportemens de fon ame. Elle avoit remarqué fe fituation des appartemens ; iM  gyo* HlSTOIRE étoient peu éloignés, & fe trouvoient platés dans le même corridor ; elle fe léve , prend un poignard, s'avance jufqu'a la chambre de Cardoné : mais dans 1'inftant qu'elle ouvrit la porte, elle fe fentit frappée elle-même ; elle fit un cri qui réveilla Cardoné. II jouiübit, dans les bras de l'amour, d'un fommeil mérité; Ia lumière qui avoit fervi a éclairer fes plaifirs , lui fit appercevoir une femme qui fe débattoit a terre, & qu'un meurtrier vouloit encore frapper. II avoit trop d'honneur & de courage pour ne pas voler au fecours de cette infortunée, fans penfer même qu'il étoit nu & fans armes. Quel fut fon étonnement, quand ïl reconnut Liradi ! Palmeras qui voit en lui 1'objet de fa jaloufie, y voit auffi celui de fa fureur; il fond fur lui, & le perce a 1'inftant de plufieurs coups; il tombe en difant: adieu, ma ehère & trop aimée Linda. Ces paroles , que Liradi entendit encore , la firent expirer avec fureur, dans le moment que Linda, accourue pour fauver les jours de fon amant, animée par l'amour & le défefpoir, faifit le poignard que Liradi avoit laiffé échapper ; & paffant, en un moment, de l'amour content aux plus grandes fureurs que 1'ame puifle éprouver, elle venge la bleffure de fon amant, & fait tomber Palmeras fans vie. Quand fa vengeance fut  DE ï I R' A' 5 I, 357 fatisfaite, elle fe jette fur le malheureux Cardoné ; & fes tendres embralfemens ne pouvant Ie rappeller a la vie, rien ne peut 1'empêcher de fe poignarder elle-même , & de finir une vie qu'elle ne pouvoit plus fupporter. On a fortalfuré que 1'höterfe, frappée d'hor j-eur & d'étonnement, s'étoit laiffée tomber a la vue d'une telle cataftrophe, & que fa chüte lui avoit fracaffé la tête; que le pied avoit glilfé a fon mari, de facon qu'il étoit tombé fur le poignard; & que tous les valets accourus au bruit d'un tel événement, avoient perdu, 1'un un bras, 1'autre une jambe, & quelquesuns la vie. Mais j'ai regardé ces petites circonftances comme inutiles a rapporter, & comme un abus de la fin tragique de prefque toutes les nouvelles efpagnoles. Z ii)  A DEUX DE JEU. HISTOIRE ARRIVÉ E* JL'histoire n'eft qu'un fimple tableau pour les fots; mais elle eft une fource fe'conde d'infi truétions pour les hommes qui re'fle'chiiïent. De celle-ci, ne füt-elle qu'un conté, il y a une très-belle morale a recueillir. C*eft-la le feul motif qui nous engage a 1'écrire. Le marquis de Girey avoit vingt-deux ans, lorfqu'il époula une riche he'ritière qui en avoit quinze. Le mariage fut fait avec les pre'caui.ions ordinaires ; c'eft-a-dire , que les biens furent d'abord examlnés avec grand foin ; on difputa long-temps fur les avantages , & les premières difficultés applanies, le refte alla de fuite. Le marquis fut conduit par un vieux parent, qui avoit quelque intéré.t, caché a faire réuflir ce mariage, dans une e'glife convenue, pour voir de loin la demoifelle qu'on lui deftinoit. Suivant 1'ufage, elle en avoit e'te' fe'crètement avertie; auffi eut-elle le foin de fe parer dès, les cinq heures du matin ; elle fe tint a 1'e'glife beaucoup plus droite qu'a 1'ordinaire j elle parus  Exer les yeux fur un livre de prières, qu'elle avoit pris pour la forme ■ & qui refta toujours ouvert au même feuillet ; elle regarda fans ceffe de cöté, fit de longues révérences a toutes les perfonnes de fa connoiffance , fount le plus fouvent que la bienféance put le lui permettre, de tous les petits mots a 1'oreille que fa bonne gouvernante , qui fe croyoit fort adroite, lui difoit 5 paffa avec affectation devant le marquis lorfqüelle fortit le falua ere rougiffant , quoiqüil fut arrangé de manière qu'elle ne devoit pas le connoïtre ; fut charmée de découvrir qu'on s'appercevoit qu'elle avoit une taille bien prife , de beaux yeux, une bouche agréable , une démarche aifée & s'enretourna enfin chez elle, perfuadée que fa figureavoit réuffi. Le marquis, de fon cöté, qui avoit trouvé affez a fon gré la petite perfonne qu'on lui propofoit, fit toutes les minauderies qu'il jugea les plus propres a faire fentir qu'il étoit un joli homme : il lorgna d'un air de conquête ; prit vingt fois du tabac, pour faire remarquer une belle main , & un bijou d'une forme charmante ; ajufta, a tout propos, fon énorme jabot pour fe donner des graces; rit indécemment pour montrer des dents que Capron avoit eu bien de la peine a rendre palfables; paria forfi  X deux de je -dt hmt pour perfuader qu'il avoit de 1'efprit; e» un mot, dans le deflein qu'il avoit de parojtre extrêmement aimable, il fit juftement tout ce qu'il falloit pour démontrer qu'il n'étoit qu'un fat. Moyennant ces précautions refpectives, ils fe convinrent trés-fort 1'un & 1'autre ; le lundi les articles furent dreflés ; & après cette longue connoiffance, ils furent Kés le mardi par des nceuds éternels. Ces deux époux enchantés 1'un de 1'autre, ayant toujours quelques mots importans & fecrets' a fe dire, oubliant tous deux le refte de la terre, pafsèrent trois mois dans les emportemens d'une efpèce de paffion, que tout le monde prit pour de l'amour. Ils s'y trompèrent eux-mêmes ; ils fe croyoient de bonne foi amoureux, ils fe le difoient & le répétoient fans cefle. Ces défirs rapides qu'ils devoient k leur jeunefte, a désfens neufs, a 1'éloignement ou ils vivoient de tout ce qui auroit pu faire diverfion, ils les confondirent, faute d'expérience, avec les impreffions viétorieufes que la fympathie fait fur les cceurs, que le rapport des caraöères entretient, dont le plus tendre fentiment eft le fruit, que le temps peut bien affoiblir, & qu'il n'efface jamais, qui cefle peut-être un jour d'être amour, mais qui devient toujours une vive &  A DEUX D E J È**U. 36** folide amitié, lofqu'une longue fuite d'années émoufle la vivacité des défirs. Le temps tarit bien vïte les fources de cette forte de bonheur, dont les deux jeunes époux étoient enivrés. Lorfque les feuls défirs font la féücité, il femble qu'on ne commence a devenir heureux que pour cefler bientót de 1'être; auffi les preuves mutuelles qu'ils fe donnoient fans ménagement, de leur prétendue tendrefle, portèrent-elles un coup funefte a leur union; les plaifirs usèrent a la hate tous les fonds de leur ardeur, leur première vivacité s'aftbiblit, 1'ivrefle difparut, Ia iangueur fuccéda aux tranfports , la froideur & 1'ennui précédèrent de quelques jours 1'éloignement décidé , Sc le dégout enfin s'établit impérieufement & fans retour a la fin du quatrième mois. Si dans les derniers jours il y eut pour eux quelques momens moins déplaifans, on peut les comparer aux derniers effbrts d'une lumière qui s'éteint & qui ne laifle après elle, qu'une odeur défagréable. Un appartement féparé, des fociétés diffe-' rentes, un oubli mutuel, voila les arrangemens commodes qui fe firent d'eux-mêmes. M. de Girey fe livra a tous les penchans, donna dans tous les travers, fe chargea de tous les ridicules qui convenoient a fa fortune , k fon kge> k fa naiflance; la marquife fe plongea dans la  '86z' A DETJX DE JE Ti. bonne compagnie, écouta avec plaifir toutes les fadeurs dont on 1'accabla, s'abandonna fans réferve a la fureur de plaire, erreur vingt fois plus funefte a la réputation & au repos que la galanterie méme; elle jouit de la gloire d'être 1'objet de tous les projets de bonne fortune de la cour , & le trifte plaftron de 1'envie, de la haine, de la calomnie de toutes les femmes jolies ou laides qui avoient des prétentions. Je pafte rapidement fur leurs aventures; 1'hiftoire d'une coquette eft 1'hiftoire de toutes les coquettes; & les incidens de la vie d'un petitmaïtre font les mêmes que ceux qui font arrivés & qui arriveront toujours a ceux qui courent cette brillante carrière. Auffi vivent-ils, chacun dans fon fexe, a peuprès fur les mémes fondSileur conduite roule fur le méme pivot, Ie méchanifme de 1'un eft le méchanifme de 1'autre. Une grande légèreté, une étourderie continuelle , beaucoup de perfidie fans remords, une fourceinépuifabled'amour-propre& de mépris réciproque, voila les moyens généraux qui font mouvoir les deux machines. Le tableau d'une coquette eft toujours le digne pendant de. celui d'un petit-maïtre; 1'un & 1'autre rendent les traits, a quelques nuances prés, de toutes les coquettes & de tous les petits-maitres nés & a naïtre: il en eft d'eux comme de la con-,  A DEUX DE ïEu. 303' feflïon des honnêtes gens; elle ne differe que par le plus ou le moins de fois. Je ne m'attache donc qu'a rapporter un incident particulier , qui vraifemblablement ne fe rencontre pas dans la vie de tous ceux qui, comme monfieur & madame de Girey, font les héros du grand monde. Le marquis étoit a la campagne; il y jouoit en fociété la comédie avec cette fupériorité ineffimable, que les gens du bel air ont fur les meilleurs comédiens; il étoit le premier aéteur de cette troupe choifie , qui mettoit en pièces régulièrement trois fois par femaine Molière , Crebillon & Voltaire : & en effet, a la mémoire prés, qui faute d'exercice manquoit affez fouvent au marquis, a 1'exception de quelques faulfes liaifons , qui fe glilfoient furtivement dans fa prononciation , & d'un affez grand nombre de vers raccourcis ou ralongés, qui prenoient, fans qu'il s'en appercut, la place de ceux qui étoient dans la pièce; il faut convenir qu'il étoit un acteur fort agréable. II avoit la figure théatrale , les bras longs a la vérité, mais dans le fond paffablement beaux, la voix fépulcrale, mais touchante; il manquoit de phyfionomie, fes yeux ne parloient point; mais ce défaut léger étoit racheté par les agtémens d'une bouche toujours riante.,  36*4 'A deux de jeu. même dans les momens de Ia plus vive douleur. Du refte infatigable, voulant toujours jouer, ne reculant jamais, prêt fans cefTe a remettre des pièces nouvelles , connohTant Ie tneatre, sur de fes entrees & de celles des autres, fentant la portée de tous les aéteurs, n'ignorant que la fïenne, étudiant la pièce entière, foufflant avec adrefïe celui avec qui Ï* étoit m fcène, fachant en un mot alfez mal fon röle, & sur prefque toujours de ceux dont 11 n'avoit que faire. Avec toutes ces qualités, on juge bien que le marquis étoit regardé dans fa troupe, comme un homme auffi fupérieur qu'utile. On fait que la fociété la plus douce, qui a joué la comédie feulement pendant quinze jours, prend pour 1'ordinaire tous les travers, tous' les ridicules d'une troupe en régie : le goüt pour 1'indépendance, 1'efprit de contrariété, le défir de briller, l'amour des applaudiffemens\ la fureur des préférences s'emparent d'une mamère infenfible de tous les efprits, & deviennent le ton dominant. On voit difparoüre, dès les premiers jours, la politefie, les égards, 1'amitié, & quelquefois même l'amour. Bientöt ce n'eft plus' qu'une anarchie, oü le plus foible porte le joug du plus fort, oü celui-ci eft rapidement renverfé par un parti nouveau, qui  'A DEUX DE JEU. 365Ie craint & quiveut le détruire. Les femmes qui cherchent a s'emparer du gouvernement ordonnent en reines, les hommes qui fe flattent d'être plus sürsde leur goüt, contredifent avec aigreur; les uns fe plaignent d'une hauteur déplacée , les autres fe récrient contre une indocilité impolie. Tout parle a la fois; on propofe en tumulte, on ne réfout que pour ne point exécuter; la troupe étoit raflemblée par le goüt du plaifir; un mois après elle eft difperfée par les tracafferies. Souvent on les a vu fe convertir en querclles dangereufes, & prefque toujours produire des antipathies éternelles. Dans la fociété dont il s'agit, on étoit d'abord tombé dans eet inconvénient général; mais enfin on s'y étoit mis au-deflüs de toutes ces misères, qui métamorphofent le plaifir en métier, font difparoïtre 1'amufement, & détruifent toute la douceur du commerce de la vie. Les talens extraordinaires du marquis avoient contribué, fans qu'on s'en füt appercu, a 1'établiflement de la paix; les autres acteurs fe fentoient fi fort au-deflbus de lui, que leur refpeét lui avoit déféré d'une manière tacite le gouvernement abfolu ; tel eft le privilége des grands talens, ils amortiflent la jaloufie, ils ötent tout efpoir de prééminence, & par-la fubjuguent  Sfó A DEUX 0 E J E Ti. toujours les talens inférieurs. Dans une tröupë de comédie, c'eft-Iè le point capital; toutes cellei qui fe gouvernent par elles-mêmes ne font qu'url chaos, que rien ne peut débrouiller, hors leur deftru&on. Qu'un tyran les fubjugue, c'eft Cromwel qui fait celTer les troubles qui déchiroient le fein de 1'Angleterre. Lë marquis de Girey décidoit donc fouverainement de tous les arrangemens intérieurs & exterieurs de fa troupe ; tous les aéteurs ecoutoient avec une efpèce de foumiffion , & les adrices avec complaifance : les uns & les autres s'en rapportoient è lui pour le choix des pieces, la diftribution des róles, & la manière deles jouer. Madame de Girey elle-méme, qui par un hafard fort extraordinaire fe trouvoit dans le même lieu avec fon mari, cédoit prefque toujours a fes avis , comme fi elle n avoit pas été fa femme : le moyen que les autres puflent réfifter a la force d'un pareil exemple. C'étoit k trois lieues de Paris, chez une dame dun age affez avancé, mais dont Ie caraétère doux, les grands biens, un goüt conftant pour le plaifir avoient rendu la maifon charmante ■ qu étoit dreffé le thelltre oü brilloient les ta' lens du marquis. Toutes les commodités de 1* ville, & tous les agrémens de la campagne ft  A DEUX DE JEU. 3Ó7 trouvoient réunis chez madame d'Autreron. Le pare étoit vafte, le jardin defliné avec art, les bois charmans ; la bonne chère, la grande compagnie & fort fouvent la bonne, étoient des plaifirs qu'on trouvoit toujours chez elle. La comédie en avoit encore conduit de nouveaux ; elle avoit auffi fervi de prétexte a des vifites nombreufes ; mais comme une grande liberté étoit la première loi de eet aimable féjour, la quantité de monde n'y formoit jamais ce qu'on appelle cohue; on étoit la comme dans une ville bien habitée ; on ne voyoit que ceux qu'on avoit envie de voir ; cette multitude fe divifoit d'elle-méme en plufieurs fociétés particulières , qui ne fe nuifoient point entr'elles, & qui fe réuniflbient toutes comme de concert pour concourir a 1'amufement général. Ainfi le marquis & fa femme , quoique dans la même maifon, n'avoient rien a fouffrir 1'un de 1'autre ; ils fe voyoient encore moins que s'ils avoient été a Paris; chacun avoit fes emplois & fes amufemens. Madame de Girey triomphoit des hommes, le marquis régnoit fur les femmes ; ils fe retrouvoient quelquefois a la vérité dans les jardins , comme on fe retrouve aux Tuileries; il y avoit des occalions oü le hafard les placoit a la même table ; il falloit jsien qu'ils fe rencontraffent fur le théatre; mais  368 A DEUX DE JÏÜ» le hafard, la néceffité ou le devoir ne les ra* menoit jamais dans 1'appartement 1'un de l'autre» Rien dans cette maifon commode ne pouvoit leur rappeller leurs mutuels engagemens; a peine avoient-ils quelquefois 1'occafion de s'appercevoir qu'ils fe haïlfoient, s'üs n'avoient pas porté le même nom, perfonne dans cette nombreufe compagnie ? n'auroit pu les foupconner d'avoir 1'honneur de fe connoïtre. On avoit déja repréfenté plufieurs pièces avec un grand fuccès; le férieux & le plaifant, le haut & Ie bas comique avoient également réulli. Les comédiens de qualité n'ont point ces petits talens bornés a un feul genre. Ils embralfent tout, & ils y excellent. Le marquis fentoit eet avantage, & il manquoit a la gloire de fa troupe de s'exercer fur les ouvrages délicats dont un léger badinage fait le fonds. Mignatures du théatre, développemens heureux du fentiment taillés pour une actrice charmante , que Ia naïveté, le fon de voix & la beauté rendent unique. Enfans enjoués de la nature a qui cette aimable actrice femble prêter fes graces, qu'elle embeliit, qu'elle feule peut rendre , dont fes agrémens ont donné 1'idée, & qui font plus ou moins agréables felon le plus ou le moins de reffemblance qu'ils ont avec elle,  5C T> E V X ï> E JEU. $6% Le marquis propofa de hafarder une de ces pièces; on applajadit a fon idée. Zéneïdt vint a 1'efprit du premier qui paria; elle fut préférée, non qu'on la jugeat la meilleure de ce genre, mais elle étoit alors la plus nouvelle. Ce choix fut plutöt 1'ouvrage de la mémoire que du goüt. Toutes. les femmes voulurent jouer. dans la pièce, & elles vouloient toutes le même röle. Les conteftations s'élevèrent, la difpute s'échauffoit, elle alloit même devenir férieufe, Lorfqu'il eft queftion des graces , du don de plaire, de la beauté, il n'eft point d'affaires fans conféquence entre les femmes: les plus raifon-^ nables. Le marquis avoit fes vues pour fe hater de concilier les efprits. Eh ! pourquoi, mefdames, dit-il, d'un ton perfuafïf, ces difputes inutiles ï Vous êtes toütes admirables, vos talens font connus , applaudis , admirés , vos graces les égalent; mais nous avons befoin de vous dans le grand.'Voulez-vous bien m'en croire ? mademoifelle d'Argy n'eft point occupée : c'eft la plus jolie enfant du monde; elle femble être faite exprès pour ces petits röles ; elle eft la nature, 1'ingénuité même. Deftinons-la a ce genre. Madame d'Autreron le permettra bien* J'avoue que j'ai fort bonne opinion de mon Tome & A a  VfJÖ 'A DEUX DE JEU. idéé ; «nous ferons quelque chofe de mademoifelle d'Argy, j'en réponds; èlle n'a point en* core joué la comédie, tant mieux, elle n'aura point de mauvais ton a perdre ; elle fort du couvent, & c'eft encore un avantage, elle n'imitera point; fes graces , fon jeu feront a elle 5 il ne s'agit que de la former. Je m'en charge, fi 1'on veut, & je m'engage de la mettre en état de jouer au plus tard dans huit jours. C'eft que je vous dis qu'elle fera charmante ; j'en fuis sur. N'êtes-vous pas de mon avis?.. . Eh ! qui jouera le röle A'Olinde, dit madame de Girey en 1'interrompant ? Mais moi, fans doute, repliqua le marquis : vous ? fi donc, repliqua la marquife , vous êtes d'une grandeur démefulée , vous n'y penfez pas , il faut le donner au jeune d'Argy Oui, fans doute, con- tinua-t-elle, en s'appercevant que le marquis fe préparoit a l'interrompre; il eft d'une fort aimable figure; Olinde ne doit avoir que feize ans, & c'eft a-peu-près fon age; 1'arrangement fera parfait. Je jouerai apparemment Gnidie ? Tout cela ira a merveille, pourvu que madame d'Autreron veuille bien fe charger du röle de la fée. Madame de Girey avoit a peine achevé de parler, que fans autre examen tout le monde fut de fon avis. Le marquis fe laiifa entraines  A DEUX DE JEU. 37Ï £u toi'rent, il avoit (Tailleurs un intérêt caché a ne pas contredire. Qu'on juge de fa. force, c'étoit a 1'avis de fa femme qu'il fe rendoit. On fe doute, peut-être, de ce qu'étoit le jeune d'Argy & fa fceur. L'une avoit été élevée au couvent, 1'autre n'avoit quitté le collége que depuis huit jours. Madame d'Autreron étoit leur tante. Ils avoient perdu leur mère prefque en naiffant. M. d'Argy, un des plus honnêtes hommes du monde, qui 1'adoroit & qui en étoit aimé , 'ne lui furvécut que de deux ans. II femble que le fort frappe par préférence ces tendres unions , de peur que la fociété 'ne fe gate par ces fortes d'exemplesi Madame d'Autreron , leur plus prochë parente , s'étoit trouvée naturellement chargéö de leur éducation. Un couvent & le collége fen avoient foulagée. Mademoifelle d'Argy avoit quatorze ans, fon frèré en avoit un peu plus de quinze. L'amour n'étoit pas plus beau que lui; fa fceur avoit toutes les graces d'Hébé } traits charmans , taille parfaite , la fraïcheur de la première jeünetfe étoit prefque pour elle un agrément fuperflu ; on s'appercevoit déja que fes charmes feroient des appas pour cha que age. Madame d'Autreron , qui étoit la bonté même , les avoit fait venir pour leur faire prendre part aux plaifirs de 1'automhe i Aa ij  372 A DEUX DE JEU; elle les aimoit, mais de eet amour qui n'eft qu'une foibleffe; elle étoit flattée de les voir fi aimables; . elle les montroit pour s'en faire honneur, elle adoptoit, elle regardoit comme a elle 1'ouvrage de la nature. Les voir chéris, . applaudïs , careffés , faifoit toute fa joié* Louanges exceffives, complaifances déplacées, riches habits ,' bijoux charmans, madame d'Autreron leur prodiguoit tout pour les rendre heureux. Elle ne leur refufoit que cette attention charitable fi néceffaire a un certain age, cette clair-voyance raifonnée qui fait prévoir les dangers & les prévenir, ces inftruótions prudentes qui tiennent lieu d'expérience , ces yeux, enfin, habiles & précautionnés qui peuvent feuls arracher la jeuneffe aux piéges terribles dans lefquels elle eft entraïnée par les premiers feux des paffions. Cependant, malgré les foins de madame d'Autreron, ils n'étoient rien moins qu'ïnfupportables. La nature ou le hafard fembloit jufqu'alors avoir détourné d'eux les effets que produit, fur prefque tous les enfans , l'amour aveugle. Le collége même & le couvent n'avoient rien pris fur leurs heureufes difpofitions ; ils en fortoient 1'un & 1'autre prefque avec 1'air du monde & avec toute leur innocence. M. de Girey regardoit déja mademoifelle  A' DEUX O E JEU. 37? d'Argy comme fa proie ; ce genre de con* quête manquoit a tous fes autres triomphes ; mais il la croyoit plus mal-aifée qu'une autre, & il s'arma de toutes les précautions qu'il crut capables de faire réufTir fon projet. II étoit dans Terreur. Une femme inftruite, quelque violent que foit fon penchant a la galanterie , marche moins rapidement vers fa défaite qu'une jeune perfonne innocente , a qui fon cceur ne peut fuggérer aucune défiance. Qu'un homme artificieux a de cruels avantages contre une ame fimple ,. qui ne fauroit craindre ou prévoir qu'on cherche a. la féüuire ! Eh l quels progrès rapides ne doit pas faire un petitmaïtre qui veut fe rendre aimable, qui joint au jargon du monde les graces de fon état, un air de fincérité au badinage , & fur-tout qui a la force de fe contraindre jufqu'a être poli, fur Tame d'une jeune perfonne qui n'a vu que le couvent , qui n'a jamais entendu que des réprimandes , qui a toujours obéi ? Louée fans cefle, touchée des refpe&s qu'on lui rend, enivrée de la perfuafion oü Ton paroït être de fa beauté, elle fe croit tout-a-coup tranfportée dans un monde nouveau. Le poifon fe^ glifle rapidement dans fon ame, fon imagination s'échauife , fon cceur s'agite; la vanité,. 1'artifice ^ la nature, tout s'arme contre elle 5 Aa iij  374 A DEUX DE JÈÜ, tout donne de la force aux coups qu'on lui porte; ce n'eft que par une efpèce de miracle qu'elle peut refter raifonnable; fi la tête ne lui tourne pas au bout de huit jours, c'eft une perfonne rare , extraordinaire, un phénix. Mademoifelle d'Argy ne 1 etoit pas ; le marquis s'étoit chargé de lui apprendre la facon dont elle devoit jouer fon röle ; ainfi tout le monde voyoit fans furprife , ou plutót perfonne ne remarquoit qu'il paflbit les heures entières avec elle , qu'il lui parloit, qu'il la fuivoit fans celfe ; qu'il n'avoit des yeux, des attentions , des foins que pour elle. Madame d'Autreron , pénétrée de reconnoiffance, ne pouvoit fe fa'fter de le remercier, & mademoifelle d'Argy, qui avoit un cceur vraiment neuf, qui croyoit de bonne foi être fort pbligée k M. de Girey, louoit, k tout propos, la patience avec laquelle il daignoit Pinftruire; elle en étoit fincèrement touchée, paree quelle en étoit enorgueillie. A fon age , voir un homme du mérite , de la confidération du marquis, ne pas la quitter, lui facrifier tous les, momens de. la journée, borner toutes fes attentions a une petite fille comme elle , quel exces de complaifance ! Comment fe refufer cepen-? dant k la douceur de penfer que des foins auffi flatteurs n'étqier.t pas dus tout-a-fait au bon  •jC DEUX DE 3 "E V. 37? feeeur du marquis ? Mademoifelle d'Argy étoit fans doute extrêmement reconnoiffante ; mais elle fe rapportoit , elle croyoit mériter une partie de ces attentions qui la flattoient; & ce piége , que lui tendoit 1'amour-propre, étoit mille fois plus dangereux encore que le prétendu mérite de M. de Girey. Le marquis voyoit fes progrès, il avoit raifonné fon projet; c'étoit pour la première fois de fa vie qu'il avoit agi avec quelque défiance. Jufques-la, fur de lui-même , bien perfuadé du peu de cas qu'il devoit faire des femmes qu'il avoit attaquées , il avoit vaincu fans art, fon triomphe lui avoit toujours paru indifpenfable. Mais mademoifelle d'Argy lui fembloit une conquête & plus importante & plus agréable ; il n'auroit pas plus craint quand il auroit été véritablement amoureux. Ainfi, il fe fervoit contre elle & de toutes fes graces & de toute fon expérience. Sur qu'elle ignoroit parfaitement tout ce qu'il avoit envie de lui apprendre , après avoir amufé fon efprit par une gaietë toujours nouvelle , & captivéfa confiance par des égards , des attentions & des marqués d'amitié particulières, fans s'amufer a tous ces petits propos qu'on nomme la fleurette, il s ïmagina qu'il étoit temps de frapper les grands coups , perfuadé que les attraits du plaifir % Aa iv  |7© A DEUX D S j E v. 1'orgueil & la curiofité acheveroient föd triomphe. H propofa 'donc a mademoifelle d'Argy de 'fe rendre, un peu avant la fin du jour, dans un cabinet de verüure , qui e'toit dans 1'endroit le plus écarté du bois, dont les jardins de cette maifon commode étoient entourés. J'ai a vous expliquer, lui dit-il, mille chofes qui vous feront auffi agréables qu'utiles. Vous ne vous défiez pas de moi apparemment ? Vous auriez tort. Comptez que vous ne ferez pas fachée d'avoir eu pour moi cette complaifance : on eft fi fort gêné dans cette maifon ■ , Oh pour cela, oui, répondit mademoifelle ü'Argy, on ne peut être tranq.uille un moment avec vous, tout le monde veut vous avoir, & j'en^fuis fachée..... Mais jouerai-je bien mon róje ? , . . . Comme un ange , repliqua le marquis , je vous en réponds; laiftez-moi faire, 8c comptez fur moi. L'heure donnée arriva. La journée avoit paru a mademoifelle d'Argy d'une longueur ïnfupportable. LUe ignoroit d'oü naiftoit fou ïmpatience, elle ne cherchoit pas même a le favoir; elle étoit impatiente de bonne foi, c'étoit tout. Sur le prétexte du róle qu'elle avoit a étudier, car fans favoir encore pour-  g c k ü x d « j i tj. 377 'quoi elle en prit un, ellfe s'échappa, & courut bien vite a ce cabinet défiré. Le marquis y étoit déja , & mademoifelle d'Argy pouvoit fe vanter qu'elle étoit la feule qu'il n'avoit pas fait attendre. Enfin , dit le ■marquis en courant a elle , & 1'embraflant avec tranfport, je puis vous voir en liberté Mais vous me ferrez trop , dit mademoifelle d'Argy avec un ton de naïveté qui démontroit fa parfaite ignorance, &, en effet, il la tenoit étroitement embraffée. Ce premier moment de plaifir avoit été fi vif, il avoit fi fort pénétré dans 1'ame du marquis , que toutes fes farces fembloient s'être rendues dans fes bras; 'toute fa perfonne étoit plongée dans une efpèce d'enchantement qui lui avoit ravi 1'ufage de h voix ; fes yeux feuls erroient avidement fur mademoifelle d'Argy, qui, a fon tour, éprouvoit, fans en concevoir la caufe, des mouvemens inconnus, qui 1'entrainoient loin d'ellemême : un feu fingulier s'étoit glifie dans fes veines, il y couroit avec rapidité; il fe peignoit fur fon vifage, & il portoit dans fes yeux une vivacité charmante, qui ajoutoit encore de nouveaux plaifirs a la fituation délicieufe du marquis. L'extafe fait. Mademoifelle d'Argy fe laiffa aller fur un lit de gazon, Sc fes regards fe  378 A DEUX DE JEU1, fixèrent fur M. de Girey qui s'étoit précipïtê a fes pieds. Elle rompit le filence la première. Je ne fus oü j'en fuis, dit-elle avec ingénuité, pourquoi m'avez-vous fi fort embralfée ? En vérité, vous n'y penfez pas N'en foyez point fachée , répondit le marquis, je vous aime trop pour vouloir vous déplaire, & vous êtes trop aimable pour qu'on doive en agir toujours avec vous comme avec un enfant. On ne connoit pas ici tout ce que vous valez, continua-t il , en voyant que ce début la furprenoit. Déja vous êtes dans un age oü il faut être comme les autres 5 & en faveur de vos agrémens, de mille graces que vous avez audeffus des autres, vous devriez être traitée comme une perfonne raifonnable, quand même vous auriez deux ans de moiris : toujours un couvent, toujours la petite d'Argy ! cela m'indigne. On joue avec 'vous, on vous amufe comme fi vous n'étiez encore arrétée que par des poupées , comme fi tout le refte étoit audeftus de votre portée. J'en fuis outré. Vous avez de 1'efprit, mais beaucoup; votre figure eft charmante, c'eft qu'elle eft adorable. On abufe de votre douceur, tout le monde vous fubjugue, & vos plus beaux jours fe perdent dans une dépendance continuelle ; on vous iaiffé languir dans. un enfantillage humiliant  A DEUX DE JEU. 37$ dont je veux vous faire fortir,. .,. Je me fuis bien appercue de tout cela , dit vivement mademoifelle d'Argy, qui fe rengorgeoit pendant tout ce difcours, &z j'en ai été affez fachée ; mais mon temps viendra II eft tout venu , interrompit le marquis , & ce fera votre faute fi vous n'en profitez pas. Oh , repritelle , fi j'étois ma maitreffe , je fais bien ce que je ferois. Eh ! que feriez-vous , dit-il ? Parlez; confiez-moi vos delfeins. Mais, premièrement, répondit-elle, je ferois mariée ; enfuite j'irois dans le monde, j'aurois un beau carrotTe, beaucoup de diamans, des habits magnifiques Eh! ce n'eft point cela, repliqua M. de Girey, on eft toujours libre quand on veut 1'être; & vous pouvez, fi vous le voulez, me rendre le plus fortuné de tous les hommes, être heureufe vous-même Expliquez - moi donc com¬ ment, dit mademoifelle d'Argy avec vivacité? En régnant toujours fur mon ame, dit tendrement le marquis; en vous repofant fur ma bonne foi, en confentant a goüter le bonheur le plus vif, le plus grand dont on puifie jouir fur la terre. M. de Girey pendant tout ce difcours étoit demeuré aux pieds de mademoifelle d'Argy; il tenoit fes genoux embraffés avec toute 1'ardeur d'un homme que le défir enflamme, & que 1'efpoir  3^0 £ D E 0 X ÖE JETJ. anime; fes mains ne quittoient cette fituatloe que pour s'emparer de celles de mademoifelle d'Argy; il y portoit mille baifers pleins de feu; fes regards ne refpiroient que le plaifir; il e'toit beau , tendre, careffant, il avoit gagné la confrance : mademoifelle d'Argy étoit étonnée, attendrie , enchantée ; elle croyoit être fur une efpèce de tróne. Les impreffions vives , quoique confufes, que faifoient fur elle les difcours, les attitudes & les careffes du marquis , ne lui donnoient pas Ie temps de débrouiller ce qui fe palfoit dans fon ame; les fens feuls triomphoient. Sans. expérience, ignorant tout, défirant tout apprendre , les regards, les tranfports, les mouvemens du marquis ailoient fe peindre dans fon cceur, qui les retracoit bien vice dans fes yeux & fur fon vifage. Un filence profond avoit fuccédé k la converfation , il précédoit de quelques momens les derniers points d'inftruction que M. de Girey fe propofoit de donner k fon aimable écolière. L'amour, les défirs ailoient développer k mademoifelle d'Argy les xefiorts- les .plus fecrets du bonheur; le marquis, sur de fontriomphe, marchoit k pas précipités vers la félicité , lorfqu'un bruit qui fe fit entendre a la porte du cabinet le forca de tourner la tête. Quelle fut fa. furprife en appercevant madame de Girey ! D'une allée  A D E Ü X i> E JEU. 381 prochaine elle avoit ouï dans le cabinet une converfation qui lui avoit paru animée ; elle favoit par elle - même quels étoient les myfières qüon avoit coutume de célébrer dans ce lieu' écarté. Le défir de découvrir une aventure nouvelle l'avoit engagée de s'en approcher avec' les plus grandes précautions. D'abord elle s'étoit contentée d'écouter; mais comme les voix des acteurs étoient un peu changées par la fituation , il lui fut 'impoffibie de les reconnoïtre. Sa curiofïté redoubla par cette première difficulté; ce filence refpe&able qui fuccéda bientót a la fin de la converfation , lui fit juger qu'elle pouvoit hafarder d'avancer fa tête jufqu'a la porte du cabinet , & c'étoit le mouvement qu'elle venoit de faire qui avoit réveille M. de Girey. Un homme n'eft pas capable de peindre le fentiment bizarre qui nait toujours dans le cceur de la femme la plus raifonnable , lorfqu'elle furprend un mari, quoiqu'indifférent, ou même haï, dans la fituation oü l'amour & 1'imprudence avoient mis M. de Girey. La marquife avoit pour lui une facon de penfer parfaitement décidée ; il étoit 1'homme du monde a qui elle croyoit s'intéreifer le moins. Ce fut pourtant de très-bonne foi qu'elle fit éclater les tranfports de la plus violente colère. Les reproch'es  '3%2 A DEUX DE JEU. les plus amers fortoient de fa bouche avec unê impétuofité qui acheva de foudroyer le marquis, que fon apparition fubite avoit commencé k déconcerter. Mademoifelle d'Argy étoit paffee rapidement de la plus rendre ivreffe a la frayeur la plus Vive ; pale , interdite , les yeux baiffés, elle étoit reftée immobile dans la méme attitude oü madame de Girey l'avoit furprife, & la marquife a fon tour, les regards étincelans, contemploit ce tableau avec toutes les marqués de la plus violente fureur. L'étonnement, le dépit, la colère avoient comme abforbé fon ame ; elle avoit gardé la même pofition que fa curiofité lui avoit fait prendre. Comme on n'arrivoit au cabinet que par une efpèce de détour, fa tête étoit paffee dans la porte, tout le refte de fon corps étoit de cöté, & dans t'allée détournée qui y aboutiffoit. Elle reprenoit haleine , les reproches, les injures étoient fur le point de fortir de fa bouche, lorfqu'elle fe fentit étroitement embraffée, & tout de fuite, avant méme qu'elle eut le temps de fe retourner, on lui dit tout haut: Ah ! ma belle marquife, me pardonnerez-vous de vous avoir fait fi long-temps attendre ? C'eft cette vieiile baronne qui m'a retenu. Que je la hais ! Cette apoftrophe imprévue n'avoit pas laiffé    A 1>EUX DE JEU. 3^ a madame de Girey la force de l'interrompre,L'étoiirdi qui lui parloit prit fa furprife pour: de la froideur. Ne me boudez donc point-, je vous en conjure, continua-t-il impétueufement en fe précipitant a fes genoux, je vous adore, vous le favez. Entrons dans ce cabinet, il a. été le témoin de vos bontés & de mon bon-*, beur, venez. Qu'il le foit encore de ma tendrefle, de mes tranfports, de ma reconnoiflance,, Pendant ce temps, le marquis s'étoit remis de fon premier trouble; furieux a fon tour, il avance , il voit fa femme éperdue dans les bras du jeune d'Argy. La terreur avoit changé de place , elle avoit abandonné le cabinet oü elle venoit de régner , pour s'emparer de tout le cceur de madame de Girey. Le marquis agité, honteux, incertain ; fa femme effrayée , confondue ; le jeune d'Argy confus ; fa fceur tremblante, fbrmoient fans doute un tableau bizarre, que je voudrois avoir vu , que j'imagine , mais que je ne faurois peindre ; il changea. Un éclat de rire, que le marquis ne fut pas le maïtre de retenir, ranima tous ces perfonnages ; madame de Girey y répondit par un éclat pareil; le jeune d'Argy fe jeta dans les bras du marquis ; fa fceur fourit, rougit, & courut a nu dame de Girey, qui lui tendit la main de fort  384 £ DEUX DE J E (f, bonne grace , & qui lui fit des careffes' auffi' tendres que fi elle l'avoit fincèrement aimée. Nous voila a deux de jeu, dit M. de Girey, nous avons tous tort; ou, pour parler mieux y nous n'en avons ni les uns ni les autres. Qu'il n'en foit plus parlé; taifons-nous tous les quatre, & foyons fur-tout bons amis. rsj si. ■ 3 On juge bien que madame de Girey fouferivit k eet arrangement, & la convention fut réellement remplie de la part du marquis &i de fa femme. Depuis ce jour ils vécurent comme s'ils n'avoient pas été mariés. On ignore fi M. de Girey choifit dans la fuite" des moyens plus sürs pour avoir mademoifelle d'Argy; mais ona fu qu'elle avoit joué fupérieurement le röle de Zmeïde, & que depuis elle s'étoit fort bien-mariée. Pour madame de Girey, fes affaires 1'appellèrent.bientöt k Paris; on remarqua que le jeune d'Argy 1'y fuivit, on en paria d'abord, on s'y accoutuma dans la fuite; & lorfqu?ils fe quittèrent , ce fut de fi bonne grace, que malgré le ton du fiècle, ils n'eurent k fe reprocher aucun mauvais procédé. PIALOGUE,  DIALOGUE. HORACE, CA TON le cenfeur. H O R A C E. C3 H oui! je vous en affure, de mon temps Vous auriez eu bien de Temploi dans Rome. C A T o N. Vous ne m'étonnez pas. Elle étoit déja fi corrompue quand je vins ici, que je ne doute pas un inftant qu'après moi elle ne 1'ait été bien davantage. H O R A C E. Cela étoit prodigieux, vous dis-je. FigurezVous que 1'on n'y connoiflbit plus la tempérance, ni l'amour de la patrie , ni ce noble défintéreftement qui avoit fait fi long-temps le caractère des Romains : & pour la pudeur, Caton , il y avoit bien peu de gens qui cruflent qu'elle pouvoit être une vertu, C'étoit, je vous jure> tme ville charmante, «« Tome V* Bb  385 DlALOGUE. G A T O N. Charmante , dites-vous, avec tous les vioes que vous convenez qui y régnoient! Dites, dites plutöt qu'elle étoit devenue un féjour d'horreur. H O R A C E. Mais non: les vices y avoient pris une forme plus agréable que de votre temps; mais il me femble qu'il ne feroit pas raifonnable de croire qu'ils y fuffent augmentés. Les hommes font les mêmes dans tous les ages ; la feule différence que 1'on puiffe faire de ceux de mon temps a ceux du vötre, c'eft que vos contemporains étoient plus groffiers, & les miens plus délicats ; que les vertus devenues plus féroces, avoient par conféquent plus d'éclat; & que les vices des autres plus ornés, paroiffoient auffi davantage. Je crois enfin que les hommes de votre fiècle étoient plus hypocrites , mais qu'ils n'étoient pas plus vertueux que ceux du mien. C A T o N. Voila, ou je me trompe fort, un des plus mauvais raifonnemens que 1'on puiffe jamais faire. Mais j'en fuis peu furpris. Un poëte n'eft pas accoutumé a raifonner jufte; Sc d'ailleurs,  D I a' I o s u e, 387 il eonvient a un libertin tel que vous, de faire 1'apologie d'un fiècle auffi corrompu que 1'étoit celui oü vous viviez. H o r a c e. Ah , Caton ! toujours de 1'humeur ! moi, libertin! moi, dis-je , qui n'ai de mes jours enfeigné que la philofophie ! Caton. La philofophie ! Et de quel genre, s'il vous plaït ? H o r a c e. Vous me furprenez peu de le demander. La philofophie que jè profelTois étoit au-deïïus de votre fageffe. C'étoit au fein de la nature que je l'avois puifée. Caton. J'ai beau me rappeller vos ouvrages, tout ce que j'y vois, c'eft que vous avez chanté 1'Amour & Bacchus; & ce n'eft pas entre ces deux divinités qué marche ordinairement la fageffë. H o r a c e, Je 1'y ai trouvée pourtant: non cette fageffe Bbij  §$8- D I A i O 6 ü E, orgueilleufe & féroce dont vous faifiez fi faf-' tueufement profeflion , plus propre a effaroucher les hommes qu'a les inftruire; mais cette fageffe douce & commode qui fait prendre des plaifirs ce qu'ils ont de pur & de délicat, qui s'y livre fans s'y. plonger , & qui ne tempère 1'auftérité de la morale , que pour Ia rendre plus utile. C A T O N. Certes , il fidloit pour mafquer la fageffe comme vous le faifiez, que vous' craignilfiez bien que ceux a quj yous aviez a la montrer, ne la reconnuffènt. H o R A c E, Eh ! croyez-vous 1'avoir mafquée moins que moi, vous qui, toujours faché contre toute la nature , n'aviez pour toute philofophie que des principes durs, fans cefle étalés avec fafle, & fort fouvent mal-a-propos? Non, Caton , ce n'eft pas ainfi que la fageffe fe montre aux. humains; fimple dans. fes lecons, elle les inftrüit' fans violence', emploie quelquefois le plaifir pour les appeller a elle, & ne croit pas que 1'ufage bien entendu de la volupt» foit fi contrairs a fes maxime-s.  DtALOfJUf, 3*5^ C A T O N. Non, elle né peut parler aux hommes avec trop de fermeté. Ce n'eft que par des remèdes durs que 1'on parvient a détruire le vice. Montrer un front févère, ne fe relacher fur rien , pourfuivre , foudroyer les vicieux; voila 1'emploi de la fageffe. II vous fied bien a vous, qui n'avez fu que boire & chanter, d'ofer lui en affigner une. H O R A C E. Je conviendrai fans peine que vous avez effrayé plus que moi , mais je crois que j'ai inftruit mieux que vous ; il ne me fera pas difficile de vous le prouver. Lorfque, par exemple, vous étiez convié a un feftin, ceux qui 1'étoient avec vous, intimidés par votre préfence, compofoient leur phyfionomie & dégutfoient leur cceur; il n'y en avoit pas un qui, quelqu'éloigné qu'il fut de vos principes , ne parut s'y conformer, de peur d'elfuyer ces réprimandes fi peu ménagées, dont vous accabliez ceux a qui vous croyez les devoir. Et a qui, Caton , les épargniez - vous ? Le vice „ puifqu'enfin il ne vous plait pas d'appeller le plaifir autrement, fe cachoit devant vous avec tout le foin imaginable. Vous contiez trifte- B b üj  'B9o J) I A t O S ü ï, ment quelques vieilles anecdotes du temps des Tarquins , ou quelques dits remarquables & ±rès - ufe's de quelques philofophes , orne's de réflexions a peu-près auffi vieilles; des préceptes fur 1'agriculture, 1'étalage du temps paffe, la critique du préfent, égayoient votre repas. Vous ennuyez, mais pour vous paroïtre homme de bien, on parloit comme vous; & il n'y avoit point de convives que les plus rigoureufes maximes du .portique efffayaffent, & pas un pourtant qui, hors de votre préfence, ne fit les chofes qui leur font le plus oppofées. Par Hercule! Caton, vous voyez bien les hommes ! la fageffe en avoit la corrigé beaucoup! Moi, j'étois fans conféquence. La gaieté & l'amour du plaifir annoncoient feuls Horace. Ma philofophie couronnée de myrthe & de lierre, Sc foutenue par la volupté , ne montroit a ceux qu'elle vouloit inftruire, qu'un vifage riant & badin ; les amours folatroient avec elle; quelquefois elle paroiffbit fe laifler endormir par Bacchus : mais moins elle affectoit d'orgueil & de févérité, plus les paflions fe développoient devant elle ; & c'étoit alörs qu'elle leur ötoit ce qu'elles pouvoient avoir de nuifible a la fociété , pour ne leur laiffer que ce qu'elles y pouvoient apporter d'utile & d'agréable. II eft vrai qu'elle n'appelloit point, pourceaux d'Epicure, ceux qu'elle croyoit trop  D I A E O 6 U E. 3PI livrés aux plaifirs, & elle ne les corrigeoit que plus sürement. Je ne faifois enfin de harangue contre perfonne, mais je mettois plus de morale dans une chanfon; je favois en tirer plus d'une urne de vin de Falerne, que vous n'en trouviez dans toutes les fages leeons du portique, C A T O N. Donc vous prétendez que 1'on peut avec une ode bachique , amener les hommes a la connoiffance d'eux-mêmes, leur infpirer l'amour de 1'ordre; & qu'enfin il faut faifir, pour leur parler fur leurs plus importans devoirs ,les inftans ou ils s'en écartent le plus? Certes, 1'idée eft rare, & très-digne d'un voluptueux tel que vous : & fans doute ce fiècle vertueux que vous célébrez, vous a érigé des ftatues, non-feulament comme au plus grave , mais encore comme au plus utile de tous les philofophes. H O R A C E. Non, mais on a plus fait pour ma gloire j «n a retenu & pratiqué mes préceptes» C A T o a. II eut été extraordinaire qu'on ne vous eut pas fait un pareil honneur. Mais,ace qu'il me Bb iv  302 D I a t O 6 ü E, femble, vous pourriez encore vous plaïndre de Tingratitude des hommes. Après avoir fi lachement flatté leurs paflïons, vous deviez prétendre k de plus grandes marqués de leur reconnoifiance que celles qu'ils vous en ont données» H o r a c e, Je ne leur en demandois pas davantage. Je, voulois feulement qu'ils fuflent heureux. Je leur enfeignois tout ce qu'il faut pour letre; & c'étoit aflez pour moi de voir que ma préfence ne fervoit qua redoubler leurs plaifirs. C a t o x. Dignes élèves d'un fi digne maïtre ! Rire, chanter, fe livrer k tous les défordres dont les hommes font capables, quand ils ont fecoué le joug de la raifon & des bienféances, & ofer fe croire phüofophes ! Certes, on étoit a de. Votre temps, fage a bon marché, H o r a c e, Pas tant que vous 1'imaginez. II n'git pas tien ordinaire de trouver des philofophes fans orgueil & fans humeur, & des voluptueux fans, libertinage, Croyez-vous, par exemple , qu^  D I A t O 15 ü E, 39$ nous ne méritaffions pas plus d'eftime de fortic libres & de fang-froid, ou de la table la plus délicate, ou des bras de la femme la plus aimable , que vous n'en méritiez, vous, qui faites de vous tant de cas, lorfqu'après avoir bien célébré la tempérance, vous vous retiriez ivre chez vous ? C A T O N, Je 1'avoue a ma honte , j'ai poufle trop loin le plaifir brutal de boire. Mais dire que Caton a été capable d'un vice , n'eft pas dire que ce vice en dpive être plus toléré. H O S A C E, Aux Dieux ne plaife que je veuille fi bien fervir votre orgueil ! Mais, comme pour avoir raifon , je n'ai pas non plus befoin de 1'humilier, je vous parlerai comme fi vous eufiiez. toujours été auffi tempérant que vous vouliez qu'on le fut. Ne demandons jamais aux hommes , mon cher Caton, plus de vertus qu'ils n'en peuvent avoir. Réglons leurs paffions, ce projet eft plus fur & plus utile que celui de les détruire : ils ne croient déja leurs devoirs que trop difhciles a remplir ; & les leur montrer fi pénibles, c'eft plus vouloir les dégoüter de  394 D i a £ o G V e, la vertu, que les- encourager k la fuivre. Le fafte des opinions n'a jamais fait la fageffe de la conduite. Les Dieux, plus fages que nous, n'auroient pas mis dans le cceur de 1'homme le gout du plaifir, s'ils lui eulfent défendu d'en prendre ; ils le vouloient fans doute moins infenfé qu'il n'eft, & moins fage auffi que vous voudriez qu'il le fut. La philofophie n'a jamais plus de droit, que quand elle paroït avoir moins de prétentions ; & c'eft entendre mal r & fes intéréts, & ceux même de 1'humanité 3 que de la montrer toujours avec un front fi févère. Caton. 'Adieu, je ne me crois plus dans 1'Elyfée, dès que je t'y trouve ; & je ne concois pas comment les Dieux ont pu m'y admettre, puifqu'ils ne t'en ont pas refufé 1'entrée. H o r A c e. Oh ! gronde tant que tu voudras. Je ne te quitte point que je ne t'aie rendu affez raifonnable,pour te faire avouer que je ne pouvois le paroitre plus, fans 1'être moins.  LE POUR ET CONTRE. PORTRAIT DE C. C***. J[l N comptant fes défauts, dont le nombre Pétonne De lui-même fouvent Damon fait peu de cas ; Mais a fe corriger Damon ne parvient pas. II fe gronde trop fort, & trop tot fe pardonne. On peut le peindre en laid, on peut le peindre en bean.' Eniployons, s'il fe peut, un fidéle pinceau. Par amour-propre il eft timide, Et par timidité ftupide. L'extérieur eft froid, 1'intérieur eft vif; Lent dans les petits foins, dans fes devoirs a&if; II eft né très-fenfible, & connoit peu la haine; II s'offenfe aifément & pardonne fans peine. Sujet aux paflions, épris de la vertu, Damon dans fes défirs eft toujours combattu ; A l'amour du travail il unit la pareffe. Par fois cauftique & jamais médifant, Sans complaifance, ou par trop complaifant, Opiniatre né , docile par foibleffe, II voudroit être libre, & s'enchaine fans ceffe. Son cceur a 1'amitié s'ouvre trop aifément, Et les foupcons, enfans de la délicateffe , Dans ce cceur trop fenfible entrent facilement: A cacher fes foupcons avec foin il s'applique, II boude fréquemment, rarement il s'explique ; Au fort des malheureux toujours il compatit. II eft quelquefois grand, & fouvent très-petit.  5P