(EUVRES BADINES, COMPLETTES, DU COMTE DE CAYLUS, A V E C F 1 G U R E S. TOME SIXIEME.   dUVRES BADINES, COMPLETTES, DU COMTE DE CAYLUS. AVEC FIGURES. Seconde partie. TOME SIXIEME. A AMSTERDAM, Et fe trouve a PARIS , Chez VlS SE, Libraire, rue de la Harpe, prés de la rue Serpente. M. DCC. LXXXVII.   SUITE DU RECUEIL D E CES MESSIEURS.   SUITE DU RECUEIL D E CES MESSIEURS. IL NE FAUT JAMAIS COMPTER SUR RIEN. Aventure trés - véritable arrivée dans let Province de Picardie. Paris & la Cour ne fourniffent pas toujours les meüleures hifloires. Les perfonnages en font trop connus, & leurs ridicules vous excedent avant de produire un événement qui vous amufe. Je prends ïe parti de raconter une aventure de provmee ; Vy paffe fis mois de l'année , les fots my divergent quelquefois , & me font trouver un peüt A iv  S t% NE FAüT JAMAIS air de nouveauté aux fats que je revois a mon retour. J'étois en Picardie dans un de ces chateaux anhques , ou les maris croient leurs femmes en fureté paree que le foir on leve le pont-levis, & oü les meres repondent de leurs filles, paree qu'elles couchent fouyent fous le méme rideau. Pour Te prêter a mon biftoire , il feut que les habifans du quartier de Riehelieu & du fauxboure fachent que dans les campagnes éloignées il y \ peu de chambres qui n'aient plufieurs lits, & qui ne reffemblent plutót a une maifon qu'a un appartemen t. La maitreMe du lieu oü j'étois avoit beaucoup dufage du monde; elle paiïoit tous fes hivers a _Abbevdle , ötfoit pendant 1'automne quelques peüts ypyages a Ia ville d'Eu, & s'étoit même trouvée a Sa,nte-Menehoult au paffage du Roi. Vous jueez hen que M. d'Ormeville , fon mari, avoit une tres-grande confidération pour elle ; c'étoit un homme inftruit, qui recevoit exaftement les Nouvelles a la main, & ]e Journal de Verdun. Mais les favans ont fouvent peu de génie, il étoit dans le cas. Et de fon propre fonds c'étoit un être k figure humaine , qui n'avoit recu la faculté d'arüculer que pour fournir la preuve qu'il n'avoit pas celle de penfer. Mademoifelle d'Ormeville leur fille. ... Ah,  COMPTER SUR RIEK; 9 Mademoifelle d'Ormeville étoit charmante ! J'en devins amoureux, c'eft-a-dire, je voulus 1'avoir ; je privé mon Lefteur de la fineffe de ma declaration, de la folidité de la réponfe , de mes mftances & de la réfiftance. J'ai beaucoup d'efpnt , je/ais dire de jolles chofes, je ne fais point ratfonner; ainfi je la perfuadai. Les conventions étoient faites, on vouloit bien me rendre heureux; ü s'agiffoit de le pouvoir, c'étoit le point critique. Mademoifelle d'Ormeville couchoit dans la même chambre que fa mere; M. d'Ormeville , quoiqu'ü eüt été Chevau-Léger, & par conféquent, homme de Cour, paffoit toutes les nuits avec Madame. Malgré tant de difficultés, il fut conclu que je tacherois dé m'introduire la nuk a cóté de la füle, & que je gouterois mon bonheur , en obfervant un filence auffi exaft que celui qu'on devroit garder lorfqu'il eft paffé. On foupe , on fe retire , mmuit fonne , tout étoit calme dans la maifon; j'ouvre bien doucement la porte de ma chambre, on ne yoyoit ni ciel ni terre, j'avance deux pas , je m'arrête , je regarde comme fi je pouvois voir. Je marche a tatons, je crois toujours que 1'on m'obferve, je gagne 1'efcalier, je me crois perdu , paree que les degrés qui étoient de bois .craquoient fous mes pieds , a la fin je me trouve defcendu; j'arrive a la porte , je cole mon oreille contre la ferrure, je triomphe,  *o II ne paut jamais j'entends M. & Madame d'Ormeville qui ronflent en duo ; je paffe légèrement la main fur cette porte , & je fens qu'auffi-töt elle s'entrebaille par gradaftons , jufqu'a ce qu'il y ait affez de place pour me couler dans la chambre. C'étoit 1'adorable d'Ormeyiüe qui m'attendoit; je la faifis par fa robe de nuit, j'ai toujours cru que c'étoit fa chemife. Nous faifons les cinq ou fix premiers pas avec tout Ie fuccès poffible , nous touchions au but quand je rencontre une maudite chaife qui me fait tomber a la renverfe. M. & Madame d'Ormeville fe ré, veillent & crient, qui va la, qui va la, avec toute la force des gens qui ont bien peur. La fille qui avoit tout 1'efprit imaginable, s'avife auffi - tót de contrefaire le chat. Ah! c'eft un maudit chat qui eft ici, dit le pere , & qui fait tout ce vacarme , je vais le chaffer. Non, non, mon pere, dit la fille, je vais le faire fortir. Pendant cette converfation , elle m'avoit amené jufqu'a fon lit , dans lequel je m'étois gliffé; elle fit quelques tours de chambre, en contrefaifant toujours le chat; le pere & la mere ne ceffoient de crier : tirez, vilain chat, a chat, a chat. Mademoifelle d'Ormeville dit : ah, Ie voila dehors , & vient auffi-tót me rejoindre! Pendant tout ce tems je pamois de rire, & je mordois ma couverture de peur qu'on ne m'entendit; j'aurois certainement éclaté fi 1'idée du plaifir dont je me voyois prés , ne m'en eüt empêché.  CO MPTER SUR RIEN. II II fallut attendre cependant que M. & Madame d'Ormeville fufient rendormis. Mademoifelle d'Ormeville étoit a cöté de moi , & par conféquent ü portee de juger , fans que je parlaffe , avec quelle impatience j'attendois le fommeil de fes parens. Nous crumes nos voeux rempüs, paree que depuis quelques momens nous n'entendions plus M. d'Ormeville dirïerter fur 1'incommodité des fouris, qui rendent néceffaire 1'mconvénient des chats. J'allois étre heureux, quand tout-a-coup nous fentons la chambre fortement ébranlée par plufieurs fecouffes qui paroiffoient venir de deffous terre. Voila nos bonnes gens réveillés plus que jamais; M. d'Ormeville affure que c'eft un tremblement de terre, Madame d'Ormeville, faifie d'eftroi,' s'écrie : ma fille , ma fille , c'eft un tremblement de terre, nous allons périr. Sentez-vous le remuement qui fe fait? Oui, ma mere. Ah! ma ehere fille, difons 1'oraifon du P. Guilmenet, fur le tonnerre. M. d'Ormeville fe leve, fort, appelle les domeftiques, demande de la lumiere; moi je faifis ce moment, je m'efquive ; j'écoute fur 1'efcalier, & j'entends un valet qui rapportoit une chandelle de la cuifine , & qui difoit que ce tremblement de terre n'étoit autre chofe que trois chiens qu'on avoit enfermés fans y prendre garde, & qui s'élan^oient après un quartier de mouton pendu a un crochet qui tenoit au plancher , & qui répondoit  12 II ne faut jamais compter sur rien; i la chambre; je pris le parti de me coucher; je me fis raconter 1'aventure le lendemain, comme fi je 1'avois ignorée. Mais Mademoifelle d'Ormeville n'eut pas la force de prendre fur elle de m'intro* duire une autre nuit; ainfi je partis fans avoir recu une feule des faveurs dont j'avois lieu de croire que j'allois ëtre comblé; & M. & Madame d'Ormeville ne mangerent point leur mouton : ce qui fait voir qu'il ne faut jamais compter fur rien.  NOUVELLE ESP AGNOLE. (i) Le mauvais exemple produit autant de vertus que de vices. AlphonSE le jeune, convaineu par k défordre général qui régnoit dans le royaume de CaMe a la mort d'Alphonfe le cruel, que 1'extreme feverité n'eft pas le meilleur foutien des loix, fe propofa, en montant fur le tröne , de calmer les efpnts , de raffurer les cceurs, & de faire autant d'heureux que fon prédécefTeur avoit fait de miférables. Né comme tous les hommes , avec ce penchant i la domination, que 1'on nomme tyranme quand les Rois en abufent, Alphonfe auroit peutêtre été injufte & fanguinaire , s'iï eüt fuccede a un bon Roi : fon goüt pour la feciété étoit contrarié par fon penchant a la défiance; 1'un & 1 autre foutenus par 1'autorité, précipitoient également fon indienation & fa bienveillance; violent, abiolu , inhumain , il tempéroit ces défauts de la royaute par un heureux naturel, aidé de eet amour - propre (OOn prétend que cette Nouvelle a été fournie a la foeïété de ces Mcjfuurs par Madame de Grafigny.  J4 Nouvelle éclairé, qui fait trouver une volupté plus délicate dans es viöoires que 1'on remporte fur fes paffions, que dans le plaifir de les fatisfaire. II faUut plufieurs années pour rétablir la confiance & ramener a la Cour ces fiers Caftillans que les profcnptions, ou 1'efprit d'indépendance en avoient eloignés. Dom Pedre de Médina y parut un des derniers ; fon pere avoit perdu la tête fur un échaffaut, par les ordres d'AIphonfe le Cruel : refté dans un W fort tendre fous la conduite d'une mere vertueufe, ïl avoit partagé fes malheurs & fa tendreffe avec une foeur aimable, dont le caraftere, vrai, noble & genereux, ne fe développoit que fous les dehors de la naiveté, de la douceur & de la confiance. Les contraftes forment plus de haifons intimes que les rapports d'humeur ; nous cherchons dans les.autres les vertus & fes bonnes qualités qui ne difputent rien aux nötres ; 1'indulgence , pour fes defauts que 1'on n'a pas, donne une apparence de fupenorité qui dédommage de ce qu'ils font iouftrir. La fierté du caraétere de Dom Pedre infpiroit a fa feur cette fenneté d'ame, auffi négligée dans l education des femmes, qUe néceffaire a leur conduite : la raifon d'Elvire, foutenue du charme de Ia perfuafion, tempéroit 1'humeur altière de fon frere; li elle trouvoit en M ce qui pouvoit fatis-  ESPAGNOLE. Ï5 faire fon goüt pour les belles connoiffances ( que les femmes acquierent rarement, & toujours trop tard ). Dom Pedre trouvoit dans la confiance naïve de fa foeur , les délices d'une fociété aufli pure qu'intéreffante; ainfi, néceffaires 1'un a 1'autre * les liens du fang n'entroient prefque pour rien dans leur attachement réciproque, peut-être n'en étoitil que plus folide. Elvire avoit dix - huit ans , & fon frere vingtcinq, lorfque leur mere mourut, & qu'Alphonfe les rappella a la Cour, en rétabliffant Dom Pedre dans les charges que fon pere avoit poffédées; il quitta moins fa folitude qu'il n'en fut arraché par 1'intérêt de fon aimable fceur : fon cara&ère indépendant lui auroit fait préférer 1'efpece d'empire qu'il s'étoit formé dans fa retraite, aux honneurs partagés avec fes égaux ; mais trop jufte pour condamner Elvire a une obfcure médiocrité , il ne balanca pas a obéir aux ordres du Roi. Ils furent recus a la Cour comme on y recoit toutes les nouveautés. Quoiqu'il y eüt de très-belles femmes , la régularité de leurs traits fut bientöt eftacée par la modeftie, la nobleffe & les graces de la phyfionomie d'Elvire ; elle avoit ce qu'on appelle une figure intéreffante : la curiofité , 1'admiration & le defir de lui plaire fe confondirent, prefque en même tems , dans le cceur des hommes; la crainte , la jaloufie & le dépit dans celui  ï6 Nouvelle des femmes : tous ne parloient que d'Elvire Le Roi ne connoiffoit de 1'amour que les goüts paffagers ; auffi fe trompa-t-il long-tems fur celui qu'il commencoit a fentir pour Elvire : en honorant le frere de fa faveur, en le comblant de fes graces , il croyoit donner a la générofité ce qu'il n'accordoit qu'a fa paffion naiffante pour fa fceur. Dom Pedre s'attribuoit de bonne-foi la faveur de fon maitre : comment s'en feroit-il défié ? Le bandeau de la préfomption eft bien plus épais que celui de 1'amour. A 1'égard d'Elvire , il n'étoit pas furprenant qu'elle fut encore moins penetrante, une jeune perfonne a fon entree dans le monde , efl trop occupée k concilier les idees qu'elle en recoit avec celles qu'elle s'en étoit formées , pour voir au-dela des appa-> rences. Elvire raifonnoit , mais fon coeur n'avoit pas encore été éclairé par ce fentiment infaillible, indéfiniffable, fupérieur a la raifon, que 1'on devroit peut-être nommer inftinét : il falloit une occafion pour le développer, elle fe prélenta bientót. Le royaume commencoit a devenir affez tranquille pour que le Roi put donner quelque tems aux plaifirs; il les crut même néceffaires a fa politique ; il falloit occuper , ou diftraire des Courtifans oififs : c'étoit donc par raifon d'état qu'il donnoit des fêtes; mais Elvire ne paroiffoit a la Cour que ces  ESPAGNOLE. 17 ces jours-la , & il en dortnoit trés - fouvent. Sur la fin de 1'automne il y eut une chaffe, oü le Roi invita toutes les dames; Elvire qui n'aimoit pas les plaifirs bruyans , laiffa paffer tout ce qm s'empreffoit a fuivre le Prince , afin de pouvoif s'écarter librement. Quand elle crut ri'être pas remarquée, elle propofa a Ifabelle de Mendoce de venif fe repöfer avec elle. Après aVoir donné ordre a leurs gens de les attendre, elles s'enfoncerent dans le bois, & s'aflirent au pied d'un arbre , dont le feuillage épais formoit une efpece de berceau. Tandis qu'Elvire livroit fon ame aux charmes de la nature , & qu'elle goütoit délicieufement la fraicheur de 1'air, la douceur du filence, la tendre obfcurité qui régnoit dans la forêt, Ifabelle étoit toute entière a raccommoder une pluine de fon chapeau t leurs occupations les cara£térifoient. Ce n'eft pas qulfabelle n'eüt tout ce qu'il falloit pour être mieux ; inais fon efprit , ébloui par le feu de fon imagination, déplacoit fes bonnes qualités , & même fes défauts : Coquette de bonne-foi, fa franchife étoit plus dangereufe que Part le plus adroit; pour fervir fes amis elle facrifiöit tout, jufqu'a leur fecret : officieufe , auffi empreffée qu'imprudente , elle nuifoit avec les fneilleures intentions, fa bonté lui donnoit des amis , fa fincérité lui donnoit des amans, elle étoit par-tout, on Paimoit par-tout. Elvire la voyoit fouvent, autant par amitié que Tornt VI. B  ïS Nouvelle pour flatter la palnon que fon frere avoit pour elle. Le plaifir de s'entretenir avec elle-même auroit fait garder long - tems le lilence a Elvire; mais Ifabelle, qui ne penfoit qu'en parlant , le rompit bientöt. Vous rêvez, dit-elle a Elvire, ( en tirant de fa poche une boete a mouches, pour voir s'il n'y avoit rien de dérangé a fa parure ). Eh! qui n'admireroit de li belles chofes , répondit Elvire ? Quoi donc , que voyez-vous , reprit vivement Ifabelle ? Ces arbres , dit Elvire , ce gazon, cette verdure, ce calme délicieux qui ravit les fens.... Quoi! interrompit Ifabelle en éclatant de rire, ce font-la les objets de votre profonde méditation ? Eft-il quelque chofe de plus admirable , répondit Elvire, que les ouvrages de la nature ? Ah! beaucoup, répondit Ifabelle, je ne vois rien de li ennuyeux que fon éternelle répétition, on vivroit des fiecles fans efpérance de voir du nouveau, ce font toujours les mêmes objets travaillés fur le même deffin. Les animaux ne différent de nous que paf quelques nuances extérieures. On dit même qu'il n'y a pas jufqu'aux plantes qui n'aient des reffemblances avec les êtres vivans. Si vous admirez tout cela, pour moi, je n'y vois rien que de fort mal" adroit. Cet ordre des faifons que 1'on trouve -merveilleux, ne me préfente qu'une fucceffion de mille incommodités différentes. Le printems me paroitroit  ESPAGNOLE.' 19 affez agréable, s'il étoit mieux entendu, maïs toujours des feuilles, toujours du verd, toujours du gazon, cela eft infupportable. Je conviens cependant qu'il y a dans tout cela de quoi faire de fort jolies chofes ; avec du goüt , fans prefque rien changer , je voudrois rendre la nature auffi belle que 1'art. Par exemple , je laifferois a-peu-près la figure des arbres telle qu'elle eft, mais tous auroient leurs feuilles en camayeux de- différentes couleurs : 1'un, couleur de rofe , 1'autre , bleu , un autre , jaune ; fi les nuances me manquoient, j'en imaginerois tant de nouvelles qu'aucun ne fe reffembleroit : au lieu de cette écorce rude , inutile , défagréable, celle de mes arbres feroit de glacé de miroirs; avec cinq ou fix jolies femmes & autant d'hommes , une forêt feroit auffi animée qu'une falie de bal : plus in— génieufe que la nature, je rendrois mes bois auffi amufans la nuit que le jour, en garniffant toutes les branches de mes jolis camayeux de ces infeétes luifans qui feroient la un efFet admirable. Je voudrois auffi qu'il fut très-vrai qu'on ne marchat que fur des fleurs ; je les ferois toutes auffi baffes que le gazon , & de couleur encore plus variées que mes arbres; enfin que n'imaginerois-je pas pour donner des graces a cette infïpide uniformité de la nature ? Ifabelle auroit fans doute pouffé beaucoup plus Bij  ao Nouvelle loin la réforme de Punivers ; mais elle fut interrompue par un cri que fit Elvire , en fe levant avec précipitation; Ifabelle en fit autant, fans favoir ce qui caufoit la frayeur de fa compagne. Elles fongeoient a fuir, quand un jeune homme couvert de fang', vint tomber prefque a leurs pieds. La compaffion fuccéda a la frayeur; demeurons," dit Elvire , ce malheureux périroit peut-être faute de fecours. Töutes deux s'en approcherent & le trouverent fans connoiffance : Je crois qu'il n'efl qu'évanoui, dit Ifabelle, je vais le faire revenir: Tout de fuite elle tira de fa poche un flacon rempli d'un elixir violent , qu'elle lui répandit fur le vifage; en effet, corarae c'étoit principalement a la tête que le jeune homme étoit bleffé, la douleur exceffive que cette eau lui caufa rappella bierttöt fes fens. Elvire fut le premier objet qui fe préfenta a fa 'vüe, fes yeux s'y arrêterent, ils fembloient fe ranimer, mais le lang qu'il perdoit en abondance , le fit bientót retomber dans fon premier état; fes regards expreffifs , tendres , languiffans , porterent un fentiment plus vif que la pitié dans le cceur d'Elvire : elle s'affit a cóté de lui, & d'une main foutenant fa tête, de 1'autre elle effayoit d'arrêter fon fang avec un mouchoir, dont elle preflbit fes bleffures : AUez , dit-elle, ma chere Ifabelle ; allez appelier nos gens; ils donneront k ce malheureux    ESPAGNOLE. 21 des fecours plus efficaces que les nötres; fans doute il mérite tous nos foins. Au moment qu'Ifabelle s'éloignoit , le Roi qui cherchoit Elvire arriva fuivi de toute fa Cour; elle rougit en le voyant , pofa doucement a terre la tête de 1'Inconnu, fe leva, & courant a ce Prince, Ah! Sire, s'écria-t-elle, ordonnez que 1'on fecoure ce jeune homme, il eft dangereufement bleffé : le connoiffez-vous , Madame , demanda le Roi avec un air auffi froid que celui d'Elvire étoit emprefle? Non , Sire , répondit-elle en baiffant les yeux; mais pour être fecourable , il ne faut connoitre que le malheur. Vous avez raifon, Madame, dit le Roi avec un peu d'embarras , vous ferez obéie. En même tems il ordonna a fes Chirurgiens de vifiter les bleffures de 1'Inconnu. Elvire profita de ce moment pour tirer Dom Pedre a Pécart : Mon frere, lui dit-elle, écoutezmoi avec bonté; il femble que le deftin de ce malheureux Fait conduit a mes pieds; je ne puis me réfoudre a 1'abandonner, les ordres du Roi feront furement mal exécutés; faites-le conduire chez vous , je vous en conjure; pour connoitre qu'il ne mérite pas fon fort, il n'y a qu'a le regafder. Je partage votre pitié , ma foeur , répondit Dom Pedre, je vais demander au Roi la permiffion mais il faut la demander vivement, interrompit- elle , afin qu'il ne puiffe vous la refufer. Vous ferez contente, Biij  2.2 Nouvelle reprit Dom Pedre en la quittant pour fe rappro- cher du bleffé, que le Roi regardoit panfer avec attention. Si Pempreffement d'Elvire avoit paru déplaire au Roi, il n'avoit pu voir 1'Inconnu de plus prés fans s'intéreffer a fon malheur. L'inftincT: toujours vrai , ne produit de mauvais efTets que dans les ames médiocres ; d'ailleurs la mine, la taille, un air noble qui penjoit a travers le défordre du bleffé, ne laiffoient pas douter qu'il ne fut d'une naiffance au-deffus du commun. Le Roi auroit bien voulu en favoir davantage ; mais a toutes les queftions qu'on lui faifoit, il ne répondoit que par des fignes de refpeét & de reconnoiffance. Dés que le premier appareil fut pofé, Dom Pedre obtint du Roi , non fans quelque difficulté, la permiffion de le faire tranfporter chez lui ; la chaffe étoit finie; on ne s'entretint pendant le retour que de Paventure du bleffé ; a la Cour , plus qu'ailleurs , on épuife les conjeéfures; Elvire rëveufe, fans fe meier de la converfation, n'en faifoit peutétre pas moins, mais elle ne les communiquoit a perfonne. Son premier foin, en arrivant chez elle, fut de donner des ordres exprès & cent fois répétés, pour que 1'Inconnu fut fervi avec toute 1'attention que demandoit fon état; Elvire pour la première fois vouloit être obéie; le cceur veut bien plus déterminément que Pefprit.  ESPAGNOLE. 13 On fut en peu de jours qu'il n'y avoit aucun danger pour le malade ; mais il ne parloit point; les Chirurgiens démontroient qu'une de fes bleffures offenfoit confidérablement les organes de la parole & de 1'ouïe, toujours affeftés 1'un par 1'autre : le malade cependant n'étoit point fourd , mais felon eux, il devoit 1'être, & ne pouvoit guérir que par un miracle de 1'art. Cette circcnftance altéroit la joie qu'Elvire avoit d'apprendre qu'il n'y avoit plus de danger pour fa vie;il ne pariera jamais, difoit-elle triftement, cela eft bien incommode. Depuis la rencontre de 1'Inconnu , Ifabelle ne quittoit plus Elvire; elle affeftoit avec lui un redoublement de coquetterie qui défefpéroit Dom Pedre , & donnoit de 1'inquiétude a Elvire ; mais la facilité qu'elle lui procuroit de paffer les aprèsmidi dans la chambre du malade, oü la bienféance 1'auroit empêchée d'aller feule, le plaifir que Dom Pedre avoit de la voir plus fouvent , les dédommageoient 1'un & 1'autre des chagrins qu'elle leur caufoit. Ces quatre perfonnes ne fe quittoient qu'autant que le devoir de Dom Pedre 1'appelloit a la Cour. 11 eft naturel de croire que les gèns qui ne parient pas , n'ehtendent point : ce préjugé joint aux raifonnemens des Chirurgiens , faifoit oublier que 1'on parloit devant un tiers. Biv  2-4 Nouvelle Un jour que Dom Pedre faifoit de violens reproches a Ifabelle fur un long entretien qu'elle avoit eu a la Cour avec Dom Rodrigue, fon ennemi & fon rival, on vint de la part du Roi s'informer de la fanté de 1'Inconnu, Dom Pedre fortit pour aller lui-jpême eu rendre compte au Prince. Ifabelle fe voyant libre , dit a Elvire : Votre frere devient de jour en jour plus infupportable , fans Tamme que j'ai pour vous, je rómprois tout-a-fait avec lui. Mais a-t-il tort , reprit doucement Elvire ? Vous connoiffez la haine que Dom Rodrigue a pour nous; vous favez que eet homme eft dangereux, & vousavez avec lui l'air de la plus grande intelligence: vous portez la coquetterie jufqu'a vouloir plaire a eet Inconnu , qui ne pourra jamais vous dire s'il vous aime, ajouta-t-elle en foupirant : Que mon frere eft malheureux ! Vous n'avez nul ménagement pour lui , cependant il vous adore : Belle raifon, reprit Ifabelle, s'il faut mefurer 1'amour que Ton prend fur celui que Ton donne, vous aimez donc le Roi a la folie. Vous prenez un mauvais détour, reprit Elvire ( avec un petit mouvement d'impatience ); le Roi ne m'aime pas , & quand il m'aimeroit Eh bien .' interrompit Ifabelle, quand il vous aimeroit? Achevez comme s'il étoit vrai ; hors vous , perfonne n'en doute; que feriez-vous } Pendant qu'Ifabelle parloit, Elvire qui étoit affife vis-3-vis de TInconnu, rencontra  Esp agnolè; 2.5 fes yeux qu'il baiffa avec tant de trifteffe, que fon dépit en augmenta; elle répondit encore plus vivement : Quand il m'aimeroit, je ne 1'aimerois jamais ; il y a trop d'éloignement de fon cara&ère au mien. Eh ! qu'importe pour un Roi , reprit Ifabelle, cela n'importe même guère pour un particulier; aime-t-on tout fon amant? Cela ne fe peut pas, les agrémens perfonnels & les belles qualités font trop partagés. Vous voyez que j'aime dans votre frere la nobleffe de fon ame, fa bonnefoi; j'aimerois dans un autre la jolie figure , la douceur de la phyfionomie; je ne m'engage avec perfonne , je leur dis naturellement ce qui me plak ou me déplait en eux; & fi j'étois a votre place, en difant au Roi que je 1'aime Eh ! mais je ne lui dis point , s'écria Elvire ; en vérité votre obftination me défefpère ; je ne lui dis point , &. je ne lui dirai jamais. Tant pis, reprit Ifabelle ; fi. vous n'accoutumez votre coeur a s'amufer de tout, au premier mouvement de fympathie que vous rencontrerez , vous aimerez férieufement. Ce feroit la feule facon dont je voudrois aimer, répondit Elvire; comme 1'amour involontaire peut feul être excufé , je me croirois moins coupable d'aimer beaucoup que d'aimer médiocrement. Ah! vous irez plus loin, s'écria Ifabelle : une fois féduite, vous craindrez de n'aimer pas affez. Que je vous plains ! que vous ferez malheureufe, quand les défauts de votre  i6 Nouvelle amant vïendront défigurer Tagréable idole que votre coeur s'en fera formée ! Je ne m'en croirois pas plus malheureufe, reprit Elvire; il me femble que 1'on doit vbir les défauts de ce que 1'on aime, du même oeil que les fiens propres : 1'amour qui s'en offenfe n'eft qu'une foible amitié. Vous ne defirez donc pas un amant parfait, répliqua Ifabelle en riant? Je ne defirerois pas une chimère, répondit Elvire ; les v-ertus qui méritent 1'eflime générale auroient les mêmes droits fur la mienne ; je m'imagine d'ailleurs que le bonheur qui confifte dans la tendre union des ames , dépend d'une fincérité irreprochable , & de la confiance la plus intime ; j'en exigerois beaucoup , & je me croirois aimée föiblement fi 1'on n'en exigeoit autant de moi : je voudrois auffi que mon amant eut affez de candeur pour n'effayer de me convaincre de fes fenrimens, qu'après s'en être convaincu lui - même : je ne fais , ajouta-t-elle , en baiffant les yeux , fi je ne voudrois pas qu'il fut malheureux. On ne rend point affez heureux quelqu'un qui 1'eft déja. Fort bien, dit Ifabelle en fe levant, avec cette facon de penfer on fait le bonheur des autres, mais on ne fait affurément pas le fien. Vous fortëz , dit Elvire ? Non , répondit Ifabelle, attendezmoi : je vais dans ce cabinet écrire une chanfon que j'ai faite fur-l'humeur de votre frere ; je veux la lui donner: je ne ferai qu'un moment.  ESPAGNOLE. 17 Elvire voulut la fuivre , mais, en paffant auprès du lit de Hnconnü, il la retint doucement par fa robe. Arrêtez, adorable Elvire, lui dit-il affez bas pour n'être entendu que d'elle, je luis ce malheureux qui auröit droit de vous plaire , s'il fuffifoit de vous adorer. Vos charmes ont féduit ma raifon; une jufte indignation contre les hommes m'avoit condamné a garder avec eux un filence éternel , 1'amour feul pouvoit me le faire rompre : fi 1'ofFre des premiers voeux d'un coeur pur vous offenfe , je reprens le deffein que j'avois formé , nen ne pourra m'en diffraire. Elvire a la voix de 1'Inconnu fut faifie de tant de différens fentimens, qu'ils fufpendirent réciproquement leur effet. Elle fembloit vouloir s'éloigner , mais 1'Inconnu la retenant toujours : Pardonnez-moi, Madame, continua-t-il, la violence que je vous fais : voici le moment décifif de ma vie ; je ne fuis pas affez téméraire pour efpérer, mais je fuis trop malheureux pour avoir quelque chofe a cramdre. J'ai parlé, belle Elvire, vous feule le favez ; que tout autre 1'ignore ; gardez mon fecret , c'eft la feule grace que je vous demande a préfent, me la refuferez - vous ? Répondez - moi, charmante Elvire ; que j'entende de cette belle bouche un mot qui me foit adreffé; quel qu'il puiffe être, il fera cher a mon amour. Je garderai votre fecret, réponditelle d'une voix timide , permettez - moi feulement  2.8 Nouvelle de le communiquer a mon frere ; il ne 'dok rien ignorer de ce que je fais, & vous lui devez votre confiance. Vos volontés font mes loix, Madame, reprit 1'Inconnu; dites mon fecret a Dom Pedre : mais, adorable Elvire , ( ajouta-t-il avec une tendre timidité ) le lui direz-vous tout entier ? Je ne lui cache rien, répondit - elle. Ah! Madame, s'écria 1'Inconnu, que mon amour vous touche peu! Que je fuis malheureux ! Mais pourquoi , dit Elvire, s'appercevant alors pour la première fois qu'elle s'attendriffoit ? Craignant d'en trop dire, elle s'échappa des mains de 1'Inconnu, fi agitée, qu'elle n'ofa entrer dans le cabinet oü étoit Ifabelle; elle alla s'enfermer dans le fien. A peine, remife de fon trouble, commencoitelle a fentir cette joie du coeur, qui nart du développement d'un fentiment agréable , que Dom Pedre arriva. Y Ah! mon frere, s'écria-t-elle en courant a lui, 1'Inconnu m'a parlé , vous ferez furpris de 1'entendre : il vous aime; il a un fon de voix charmant, vous ne vous repentirez jamais de lui avoir fauvé la vie, vous 1'aimerez, j'en fuis fure; mais il faut lui garder le fecret , je 1'ai promis. Quel fecret, demanda Dom Pedre ? Sa naiffance feroitelle obfcure, n'oferoit-il 1'avouer ? Ce n'eft pas cela , répondit Elvire ; il ne veut parler qu'a nous , nous aurons feuls fa confiance; notre amitié lui  ESPAGNOLE. 19 tiendra fieu de tout :" un jufte mépris pour les hommes.... Que voulez - vous donc dire, ma foeur , interrompit Dom Pedre? Je ne vous entends point; mais enfin quel eft fon nom & fa naiffance > Je ne le fais pas, répondit - elle , auffi furpnfe de fonignorance qu'embarraffée de la queftion. Vous ne le favez pas, reprit vivement Dom Pedre, & qu'a-t-il donc pu vous dire? Pourquoi vous confier des fecrets avant que de fe faire connoitre? Quel eft 1'embarras oü je vous vois ? Expliquezvous , ma foeur , éloignez , s'il fe peut, des foupqons.... Ah ! mon cher frere, interrompit Elvire, n'intimidez pas ma confiance, vous faurez tout; je ne veux rien cacher a un frere que j'adore : Ylnconnu.. '.. Quoi toujours 1'Inconnu , reprit Dom Pedre avec colere ? Ce n'eft plus que fous fon nom que je puis recevoir des confidences, je vais le faire expliquer. Nul éclairciffement ne me convient avant celui de fa naiffance. II fortit en même tems, & laifïa Elvire dans une fituation bien nouvelle pour fon cceur. Etonnée , interdite, elle s'appuya fur une table , & fembloit en fe cachant le vifage de fes mains , vouloir fe dérober a elle-même une partie de fa confufion. La colere de Dom Pedre avoit éclairé fon cceur: la. crainte de s'être méprife fur 1'objet de fa tendreffe, lui rendit plus de timidité que le plaifir d'être aimée ne lui en avoit fait perdre; cette paffion  30 Nouvelle qui s'exprimoit un moment auparavant par une joie fi naïve, lui parut un crime, & peut - être une baffeffe. Comment s'étoit-elle aveuglée fur les circonftances de la rencontre de 1'Inconnu ? Un homme feul, couvert de bleffures qu'il avoit peut - être méritées , ne devoit exciter que de la pitié. Sur quel fondement avoit-elle pu le croire d'un rang égal au fien, lorfque tout lui annoncoit le contraire ? Ce filence affeété n'étoit - il pas la preuve d'un caraftère dangereux , ou d'une fauffeté méprifable ? Cependant elle Faimoit ; le moindre doute la-deffus 1'auroit foulagée; elle n'en trouvoit plus. Elle paffa deux heures dans les mortelles agitations que donnent les remords , la honte, la raifon & 1'amour, quand ils fe raffemblent dans un cceur vertueux.' La crainte de revoir Dom Pedre, la faifoit treffaillir au moindre bruit. L'impatience d'être tirée de fa mortelle incertitude , lui faifoit delirer fon retour : enfin elle 1'entendit revenir d'un pas précipité, qui la glaca d'effroi. Au moment qu'il entra elle étoit tombée demi-morte fur le fopha ou elle étoit affife. Raffurez-vous, ma foeur, s'écria Dom Pedre , effrayé de 1'état pü il la trouvoit : votre cceur ne s'eft point trompé ; Dom Alvar de las Terres peut être aimé fans honte d'Elvire de  ESPAGNOLE. 31 Medina. Quel eft ce Dom Alvar, demanda-t-elle d'une voix tremblante ? C'eft 1'Inconnu, répondit Dom Pedre; j'en ai les preuves néceffaires pour tranquillifer votre ame & mon amitié. Ah ! mon cher frere, s'écria tendrement Elvire ( en prenant une de fes mains qu'elle voulut baifer ) , que votre foeur eft malheureufe! Elle ne put en dire davantage, elle laiffa tomber fa tête fur 1'épaule de Dom Pedre, qui s'étoit affis a cöté d'elle ; elle y refta quelque tems immobile , le vifage baigné de ces larmes paifibles , qui rempliffent li tendrement 1'intervalle de la douleur au plaifir. Ecoutez-moi, ma foeur , dit Dom Pedre en la relevant , j'en vois affez pour ne pas retarder un entier éclairciffement. Dom Alvar de las Torres, eft fils de Dom Sanche de las Torres, dont la fin tragique eft fue de tout le monde : mais nous en ignorions les circonftances* que je viens d'apprendre. Ce fameux Miniftre de Ferdinand Roi de Portugal , eut le malheur de plaire a Laure de Padille, maitreffe de ce Prince. Plus violente & plus cruelle encore que lui, elle commenca par faire empoifonner la mere de Dom Alvar, pour óter tout prétexte a la vertueufe froideur de Dom Sanche; mais eet attentat qu'il ne put ignorer changea fon indifférence en horreur. Laure, défefpérant de pouvoir le toucher, fe porta aux dernieres extrémités. Après avoir effayé  ^% Nouvelle en vain de jetter dans 1'efprit du Roi des foupeons fur 1'intégrité de fon miniftère, elle forgea elle-même un projet de conjuration , qu'elle fit trouver dans les papiers de Dom Sanche, par un complice infame de fes cruautés. Le Roi, fur ce fpécieux témoignage, fit trancher la tête a fon Miniftre; mais la vengeance de cette perfide femme n'étoit pas affouvie : elle vouloit éteindre en Dom Alvar le refte du nom de las Torres. II ne lui eüt pas été difficiïe de le faire périr, tous les amis de fon pere 1'ayant abandonné : un feul lui refta, qui eut le courage d'enlever le jeune Alvar : il vint le eacher dans la forêt oü yous 1'avez trouvé. Ce fidele ami a confacré fon bien , fon efprh & fes talens k 1'éducation de fon éleve ; une cabane leur a fervi d'azile contre les fureurs de Laure , jufqu'au jour oü 1'inexpérience du malheureux Alvar a donné lieu a la plus horrible cataftrophe. II chaffoit affez loin de leur habitation, lorfqu'il rencontra des gens ineonnus , qui le croyant de la fuite du Roi, le queftionnerent fi ad'roitement, que parlant pour la première fois a des hommes, la défiance générale que fon ami lui avoit infpirée , ne fuffit pas pour le garantir de leurs artifices. C'étoient des émiffaires de la cruelle Laure; ils tirerent des paroles de Dom Alvar des induérions fuffifantes pour découvrir la retraite de fon vertuèux ami, & partirent  ESPAGNOLE. 33 partirent promptement pour aller confommer leur crime par un infame affaffinat. Quel fpeftacle pour le malheureux Alvar, en entrant dans la cabane, de trouver fon tendre ami pret de rendre le dernier foupir! il ne lui reftoit de forces que pour lui apprendre d'oü partoient les coups, & pour 1'exhorter a s'en garantir. Le défefpoir de Dom Alvar augmenta par la connoiffance de la part qu'il avoit a fon malheur : dès qu'il eut vu expirer dans fes bras ce miracle d'amitié , ne fe connoiffant plus lui-même, il erroit comme un furieux dans la forêt, quand il rencon*tra des Piqueurs du Roi. Ils voulurent brutalement le faire retirer : Dom Alvar , qui ne cherchoit qu'a mourir, fe livra a leurs coups, & vint tomber a vos pieds. Votre feule vue , ma fceur, Fa engagé a recevoir les fecours que vous lui avez procurés ; fon jeune cceur, quoique prévenu contre les hommes , n'a pu réfifter a 1'amour que vous lui avez infpiré; il a été d'autant plus violent, qu'il le reffentoit pour la première fois : mais en fe livrani a nos foins, il s'eft propofé d'obferver, en gardant le filence, fi les hommes étoient tels qu'on les lui avoit dépeints ; & de ne le rompre , que lorfqu'il auroit trouvé oü placer fon eftime. Nos procédés ont déterminé fon choix. Votre mérite a redoublé fon amour pour vous, & la reconnoiffance a produit 1'amitié qu'il vient de me jurer. Au Tornt VI, C  34 Nouvelle refte, ma fceur, fa fincérité ne peut être fufpeéte; j'ai vu avec douleur les preuves de fa malheureufe hiftoire; il les a toutes confervées avec foin, hors le fatal projet de la conjuration qui a coüté la vie ■a fon pere, qu'il a cherché inutilement. Voila , ma foeur , quel eft 1'amant que le fort vous préfente; il eft digne de vous; & il eft digne de moi de remplacer la perte de fon ami : il partagera ma fortune , jufqu'a ce que les bontés du Hoi lui en aient fait une convenable a fon rang. Tout mon crédit ne fera déformais employé qu'en faveur de la vertu malheureufe. Ah , frere trop généreux ! s'écria Elvire , en tombant a fes genoux Dans ce moment ils ■entendirent un grand bruit. Un Officier entra fuivi de plufieurs Gardes ; il venoit arrêter Dom Pedre de la part du Roi. II eft difficile d'exprimer la furprife du frere & de la fceur, a un événement li peu attendu. Dom Pedre, sur de fon innocence, obéit fans réfifter. On le conduilit dans une tour , oü 1'on avoit ordre de 1'enfenner. Elvire , que fon propre intérêt avoit abattue , reprit tout fon courage a la vue du péril qui menacqit fon frere. Aucun obftacle ne put retarder fon zele , elle courut fe jetter aux pieds du Roi. De quel crime, Sire, puniffez-vous mon malheureux'frere, s'écria-1-elle ? en eft-ce un que  ESPAGNOLE. 35 1'amour qu'il a pour un maitre, encore plus digne d'être aimé par fes vertus que par fes bontés? Le Roi releva Elvire, avec eet air de bienveillance , qui n'eft ordinairement chez les Princes qu'une diffimulation perfide : vertu fur le tröne, vice honteux dans la fociété; mais qui n'étoit alors qu'un effet de la paffion de ce Prince. J'aimai votre frere , Madame , lui dit - il, 1'aveu de fon crime peut encore lui rendre mon amitié : fa grace n'eft qu'a ce prix. Mais s'il 1'ignore, Sire, reprit Elvire , en verfant des larmes qu'elle ne put retenir. Le Roi touché, plus qu'il ne vouloit le paroïtre, alloit s'éloigner fans lui répondre , lorfqu'elle le retint, en fe jettant une feconde fois a fes pieds : Je le vois bien , Sire , lui dit - elle , la perte de mon frere eft réfolue; la feule grace que j'implore, c'eft la permiffion de le voir, ordonnez que fa prifon me foit ouverte; foumis a votre juftice, nous attendrons enfemble la même deftinée. Le Roi, prêt a céder a fon amour, lui accorda la liberté de voir Dom Pedre ; & fe retira, fans écouter les triftes remerciemens qu'un ufage barbare exige des malheureux, quand on ne leur fait pas tout le mal qu'on peut leur faire. Auffi - tot que le Roi fut forti , Elvire fe fit conduire a la tour oü fon frere étoit enfermé. A la vue de ce féjour affreux , oü tous les fens bleffés ne portent a 1'ame que des idéés révoltantes, Cij •  36 Nouvelle Elvire penfa expirer. Ses pas mal allures la conduifirent a peine julqua' la porte , dont 1'afpeft funefte fait trembler également Tinnocence & le crime. Dès qu'elle fut ouverte , le frere & la fceur fe jettant dans les bras 1'un de 1'autre, y demeurerent pénétrés d'une douleur muette , trop fentie pour être exprimée; mais Dom Pedre, reprenant bientöt fa fermeté naturelle : Eh bien, ma fceur, lui dit-il, puifque je vous vois , je vais fans doute triompher de mes ennemis. La tyrannie n'accorde jamais de confolations aux malheureux , qu'au moment oü ils ne le font plus. Ma vengeance fera trop jufte pour que le ciel ne la favorife pas ; mais quand je devrois en mourir, je ferai fatisfait. Ne penfons pas encore a nous venger, répondit Elvire : hélas ! mon frere , nous ne fommes pas a eet heureux moment; le Roi vous aime, il eft vrai; mais ce n'eft, dit - il, qu'a Taveu de votre crime qu'il peut en accorder le pardon, votre grace n'eft qu'a ce prix. Qu'a 1'aveu de mon crime ! s'écria Dom Pedre; ah! fi j'en avois pu commettre, il feroit de ceux que 1'on avoue fans honte, & qui bravent les menaces. O ciel! c'eft le Roi qui m'accufe! c'eft moi qu'il foupqonne! moi! Eh! qui ne connoit la pureté de votre ame, dit Elvire ? Mais , mon frere , les Rois s'offenfent aifément: puifque votre grace n'eft qu'au prix d'un aveu, examinez avec foin s'il ne vous feroit pas échappé  ESPAGNOLE. 37 quelque trait équivoque, qui, rendu fous les couleurs du crime, pouvoit en avoir les apparences. Non, ma foeur, répondit Dom Pedre, je fuis innocent , puifque je fuis fans remords; mon cceur eft plus sur que ma mémoire. O dieux ! que feronsnous donc , s'écria triftement Elvire ! comment f léchir le Roi ? Je 1'ignore, reprit Dom Pedre ,. je ne veux pas même le favoir; je n'ai dü la faveur d'Alphonfe qu'a fon choix, je ne devrai mon falut qu'a fa.juftice. Attendons tout, ma fceur, avec un courage digne de nous. Le frere & la foeur s'entretinrent de leurs affaires & de leur tendreffe mutuelle , jufqu'au moment oü 1'on vint avertir Elvire qu'il étoit tems de fe retirer; fa douleur, jufques-la fufpendue par la préfence de fon frere , fe réveilla avec plus de violence qu'elle n'en avoit auparavant. Les événemens funeffes qui pouvoient 1'en féparer pour jamais, fe préfentant a fon imagination, porterent dans tout fon corps un friffon mortel, qu'elle prit pour le préfage d'un éternel adieu. Ses yeux attachés fur fon frere avec une morne avidité, fembloient fe raffafier de fa vue pour la derniere fois. Dom Pedre attendri par des marqués fi touchantes de 1'attachement de fa foeur , ne voyoit que le danger oü la mettoit 1'excès de fon affliction; tremblans 1'un pour 1'autre , remplis d'idées funeftes qu'ils n'ofoient fe communiquer , ils fe C iij  38 Nouvelle féparerent fans proférer une parole. Les malheureux le feroient beaueoup moins, s'ils ne voyoient que leur malheur. Elvire fe trouva chez elle fans s'être appercue qu'on 1'y eüt conduite; abïmée dans le feul objet dont elle étoit occupée, ceux du dehors ne pouVoierit fe peindre a fon ame , fon cceur en étoit fi rempli, qu'il fembloit n'y refter aucun vuide : rnais lorfque fes gens, en lui rendant compte de ce qui s'étoit paffé pendant fon abfence, lui apprirent que- Pom Alvar avoit été enlevé par les ordres du Roi, prefqu'en même tems que Dom Pedre, elle fentit qu'a quelque degré que foit la douleur, elle peut augmenter : il n'en eft pas de même des plaifirs , leurs bornes font prefcrites. Elvire n'avoit pas encore éprouvé le befoin d'être aimé, que la nature a donné aux belles ames, & qui redouble dans les malheurs. Jufques-la 1'amitié de fon frere fuffifoit a fa confiance : en le quittant, un fentiment vague , indéterminé, la faifoit compter ( fans même qu'elle s'en appercüt ) fur les confolations qu'elle trouveroit dans le cceur de Dom Alvar; il 1'aimoit, elle pouvoit fans contrainte s'entretenir avec lui de leur malheur préfent , & peut-être de 1'efpérance de leur bonheur a venir; quelqu'affligée qu'elle fut, elle pouvoit porter de la joie dans le cceur de fon amant, en lui apprenant les difpofitions favorables de fon frere a fon  ESPAGNOLE. 39 égard, & en le laiffant même appercevoir des fiennes. On n'eft pas tout-a-faitjnalheureux quand on peut procurer du bonheur a ce qu'on aime. Elvire ne diftingua bien ces idees f latteufes qu'au moment qu'il fallut les abandonner. L'abfence de Dom Alvar, jointe a celle de fon frere, lui parut une privation totale : elle ne vit plus rien qui 1'environnat, elle fe crut feule dans 1'univers. L'excès defonaccablementdevint une efpece d'infenfibilité. Ses femmes la mirent au lit , fans qu'elle donnat aucun figne de connoiffance. Elle paffa une nuit telle qu'on peut 1'imaginer; cependant elle en appréhendoit la fin; elle craignoit que le jour n'interrompit le calme affreux dont elle jouiffoit , en lui apprenant de nouveaux malheurs qu'elle ne fe fentoit pas la force de fupporter. Ifabelle fut la première qui entra dans fon appartement } elle s'affit fur fon lit, en verfant quelques iarmes. Vous pleurez , dit Elvire d'une voix foible , fuis-je au comble du malheur? Je n'ai rien de nouveau a vous apprendre , répondit Ifabelle; votre état & celui de votre frere fuffifent pour m'affliger. Le Roi m'entretint hier fort long-tems ; il cherchoit a démêler fi je ne favois rien du prétendu crime de Dom Pedre; de mon cöté, je tachois de découvrir de quoi il 1'accufoit; mais il eft la-deffus d'un fecret impénétrable : je lui fis des reproches fur fon injuftice, qui n'eurent pas grand fuccès. Civ  4° Nouvelle Nous nous fépartmes fort mécontens 1'un de 1'autre^ Vous a-t-il parlé de 1'Inconnu , demanda Elvire } Non, répondit Ifabelle , il eft trop occupé de votre frere pour penfer a d'autres ; je crois même que vous lui étes devenue trés-indifférente : car le moyen de croire que 1'on aime les gens quand on les perfécute? Mais a propos, continua-t-elle, je vais paffer dans la chambre du malade ; je reviendrai vous dire de fes nouvelles. Eh quoi, dit Elvire , vous ignorez donc ce qui s'eft paffé ? Je ne fais rien , répondit Ifabelle ; parlez, qu'eft-il arrivé ? Elvire étoit trop malheureufe pour être prudente,1 Elle ne réfifta point a 1'attrait de foulager fon cceur , en confiant toutes fes peines a Ifabelle. Elle lui avoua fa tendreffe pour 1'Inconnu, fes inquiétudes fur fon enlévement ; elle la pria avec tant d'ardeur d'employer fes foins a découvrir le fort que le Roi lui préparoit , qu'Ifabelle en fut touchée.' En vérité, dit - elle, vous avez eu tort de cliffimuler; fi j'avois été inffruite de votre paffion, je me ferois bien gardée de vous dérober le moindre regard de votre amant : je n'aime point a faire de la peine a mes amies; fi le fort nous raffemble, vous ferez contente de moi : je vous aiderai même a gagner votre frere. Cela ne fera pas nèceffaire, répondit Elvire, je ne fais rien fans fon aveu. Bon , dit Ifabelle , 1'aveu de votre frere J Ah! vous ne me perfuaderez pas que Dom Pedre ,  ESPAGNOLE, 41 haut comme il eft, approuve jamais votre goüt pour un homme ifolé : non, non; pour lui plaire il faut un mérite fondé fur une longue fuite d'aïeux bien reconnue ; que cela ne vous inquiete pas cependant; duffé-je 1'époufer, je le ferai confentir a votre bonheur ; je vous aime affez pour vous en faire le facrifice. Elvire, fans s'arrêter a ce qu'il y avoit d'inconfidéré dans le difcours d'Ifabelle , ne balan preffement; réjouiffez-vous , lui dit-elle , je viens vous apprendre des chofes charmantes de votre amant. 11 a paru aujourd'hui chez le Roi , beau comme 1'amour, paré comme une idole, avec toutes les apparences d'un favori décidé : c'étoit une chofe a voir que 1'étonnement des Courtifans , & 1'admiration des femmes. J'ai vu jufqu'a notre vieille Gouvernante le fuivre pas-a-pas , le cou allongé, les yeux retrécis, minaudant de la bouche, & ne ceffant de lui parler fans en être entendue; il efi vrai que fa figure eft éblouiffante , fes yeux fins & languiffans adouciffent la fierté de fa mine; la majefté de fa taille eft embellie par mille charmes répandus fur toute fa perfonne; la nobleffe regne dans tous fes mouvemens, les graces dans fa politeffe : enfin, c'eft un homme charmant; fi j'étois contente de lui. ... II vous a parlé, fans doute, interrompit Elvire ? Non, répondit Ifabelle en fouriant: Ah ! ne me cachez rien , ma chere Ifabelle , je vous en conjure, reprit Elvire, que vous a-t-il dit ? Rien du tout, répondit Ifabelle; n'ayez point de jaloufie: je me trompe fort, fi la faveur du Roi ne 1'enivre de facon a lui faire oublier fes amis; il m'a vue fans me regarder, fans me donner le moindre figne de connoiffance ; il a un air indolent que Ton prendroit pour de la trifteffe , fi 1'on  44 Nouvelle pouvoit être malheureux avec 1'applaudiffement général. Comment! il ne vous a pas parlé , demanda encore Elvire? II ne m'a pas dit un mot, répondit Ifabelle; faut-il des fermens pour vous le perfuader , ajouta-t-elle en riant ? Votre folie me divertit; votre amant eft libre, il eft heureux, de quoi vous inquiétez-vous ? Oü prendre des forces pour foutenir tant de maux a - la - fois , s'écria Elvire ? Dom Alvar eft ingrat ! Dom Alvar préfere la fortune a Elvire I il oublie qu'elle eft malheureufe ! O dieux ! que je ne voie jamais la lumiere. Ifabelle étonnée, ne favoit que penfer de la douleur d'Elvire; cependant elle voulut la raffurer par des difcours généraux, plus propres a irriter une véritable douleur qu'a la foulager. II n'y a que les victimes de 1'amour qui fachent en adoucir les peines. Elvire , fans mouvement , les yeux fermés ^ n'entendoit pas même les confolations mal-adroites que fon amie s'efForcoit de lui donner. On auroit douté fi elle vivoit, fans un torrent de larmes qui s'échappoient de fes yeux. Ifabelle appella du fecours : en eft-il contre les maux dont la caufe eft dans 1'ame ? Elvire ne tarda pas a éprouver les effets de ce nouveau chagrin. En peu de jours on défefpéra de fa vie ; mais que ne peut la nature foutenue du défefpoir ? Elle refufa conftamment de prendre  E S P A G N O L E.1 45 aucun des remedes , dont on 1'auroit accablée fi elle eüt eu le moindre defir de vivre. Son opiniatreté produifit le contraire de ce qu'elle en attendoit. En très-peu de tems elle fe nouva dans un état de convalefcence, qui répondoit du moins de fa vie, s'il ne promettoit rien pour fa fanté : les progrès en étoient fufpendus par la profonde trifteffe oü la plongeoient fes réflexions inépuifables fur la conduite de Dom Alvar. Le Roi 1'avoit fait arrêter en même tems que Dom Pedre, le croyant complice du crime qu'on lui imputoit; mais la jaloufie qui fe multiplie par elle-même, avoit fait tant de progrès dans fon cceur depuis la rencontre de eet Inconnu , qu'il n'étoit peut - être pas faché de s'autorifer d'une raifon d'Etat, pour venger fon injure particuliere. D'ailleurs, le filence de Dom Alvar lui paroiffoit renfermer quelques myfteres. Ce fut pour s'en éclaircir par lui - même , qu'au lieu de le rendre prifonnier, ainfi que Dom Pedre, il fe contenta de le faire garder dans une chambre de fon palais. L'impétuofité de fes mouvemens 1'y conduifit prefqu'en même tems que Dom Alvar y arrivoit. Sa contenance noble , tranquille & affurée frappant Alphonfe d'étonnement, calma tout - a - coup fon ame; il lui fit avec douceur toutes les .queftions qu'il crut propres a 1'obliger de parler; mais Dom Alvar ne lui répondit que par un filence auffi ferme  46 Nouvelle que refpectueux. Défefpéré de ne rien obtenïr par fa priere , le Roi voulut elfayer li le fentiment auroit plus de pouvoir. II fe tourna vers fon Miniflre de confiance ( qui feul avoit la permiffion de le fuivre : ) Je ne veux , dit-il, d'autres preuves du crime de Dom Pedre, que le filence obftiné de fon complice. L'artifice eft 1'unique reffource des ames laches , continua-t-il; que Dom Pedre foit conduit au fupplice, & que fa fceur.... Dom Alvar , frappé de ces terribles paroles, les interrompit en fe jettant aux pieds du Roi. L'amitié allarmée, la vérité naive, la noble affurance parierent avec tant d'énergie pour la juftification de Dom Pedre , qu'Alphonfe pénétré d'admiration, & d'une forte de refpecl que les Rois mêmes doivent a la vertu , lui ordonna de fe lever & de lui apprendre fon nom , fon rang & fon fort; Dom Alvar fatisfit fa curiolité autant qu'il le put , fans bleffer le fecret qu'il fe devoit a lui-même; enfuite il fupplia modeftement le Roi de n'en pas exiger davantage. Ses paroles, le ton dont il les prononcoit, la candeur peinte fur fon vifage, avoient fi puiffamment remué le goüt naturel du Roi pour la vertu, que regardant Alvar avec bonté : Tu me caufes tant de furprife , lui dit-il, qu'il faut que tu fois un homme extraordinaire. Je n'exige pas de plus grands éclairciffemens fur ton fort ; mais au moins que je fache les motifs  ESPAGNOLE. 47 d'un filence fi finguller ?*Alors Dom Alvar lui dit que fes malheurs ayant devancé fa naiffance , il ne devoit fon éducation qu'a un citoyen, peut-être ennemi trop zélé de la fauffeté des hommes, puifqu'il 1'avoit beaucoup mieux inffruit de leurs vices que de leurs vertus ; que cependant , malgré la défiance qu'il lui avoit infpirée pour fes femblables, il avoit caufé la mort de fon bienfaiteur par une indifcrétion impardonnable, & qu'autant pour s'en punir que pour éviter de nouveaux pieges , il avoit réfolu de garder un filence éternel; mais qu'il avoit dü rompre fon engagement pour employer la vérité a la défenfe de Dom Pedre. Les Rois entendent fi rarement le langage de 1'honneur & de la vertu, qu'ils doivent néceffairement en être frappés. Alphonfe, depuis cette première entrevue , ne paffa aucun jour fans en donner une partie a Dom Alvar. Ce Prince , qui joignoit a une grande pénétration, un defir fincere d'éprouver les charmes de 1'amitié, donna bientöt des marqués du choix qu'il avoit fait de Dom Alvar pour remplacer Dom Pedre dans fa confiance, en le comblant de fes bienfaits : il exigea feulement qu'il n'auroit aucun commerce avec le frere & la fceur; il attacha des conditions fi cruelles a 1'infracfion de cette loi , que quand Dom Alvar auroit été plus habile dans 1'art du monde, il auroit été retenu par la timidité que fa première indifcrétion lui avoit laiffée.  48 Nouvelle Dès fon entree a la Cour, fa faveur étoit montée au plus haut degré ; fon mérite étoit fi précifément celui qui plait a tout le monde, que Fenvie même n'auroit pu condamner le choix du Roi. Un efprit fage, mefuré, & cependant agréable , ne laiffoit appercevoir ni vuide ni longueur dans fa converfation; toujours vrai, fa franchife n'étoit ornée qu'autant qu'il le falloit pour n'être pas choquante , & 1'égalité de fon humeur étoit prefque une démonftration de la pureté de fon ame : n'ayant jamais vu la Cour, fon cceur étoit exempt de ces laches artifices que les grands tranfmettent a leur poftérité bien plus furement que leur fang. Alphonfe charmé de trouver tant d'excellentes qualités réunies dans un feul homme , ne goütoit de douceur que dans fon entretien ; & Dom Alvar reconnoiffant des bontés du Roi, ne paroiffoit occupé qu'a lui plaire : cependant ils n'étoient pas contens 1'un de 1'autre. Dom Alvar ne cherchoit point a diffimuler le chagrin qui le dévoroit , & le Roi ne pouvoit s'empêcher de lui en faire fouvent des reproches. Eh quoi! lui dit ce Prince , un jour qu'il paroiffoit plus trifte' qu'a 1'ordinaire ; je vous ai élevé au plus haut point de grandeur; j'ai prévenu tous les fouhaits qu'un fujet peut former ; je vous ai donné ma confiance plus intimément que ne 1'a jamais  ESPAGNOLE. 49 jamais eue Dom Pedre; je vous aime, Alvar, 8j je ne puis vous rendre heureux ! Ah ! Sire, répondit-il, il n'y a rien d'égal a ma reconnoiffance; je n'avoispas 1'idée d'un Roi tel que vous; mon amitié, ( puifque vous ordonnez que j'emploie ce mot pour exprimer mon refpectueux attachement) mon amitié eft le fruit de mon admiration ; mais , Sire , puis-je voir fans douleur, qu'avec tant de vertus & tant de bonté on puiffe faire des miférables? Je ne puis regarder les graces dont vous me comblez, que comme les dépouilles d'un ami généreux , qui ne doit fon malheur qu'a la calomnie ; je 1'avoue , Sire , fa perte empoifonne vos bienfaits. Vous m'offenfez, Alvar , & vous ajoutez un nouveau crime a celui de Dom Pedre ; des avis furs , donnés a propos , Pont empêché de confommer fon premier deffein ; mais puifqu'il traverfe ceux que j'ai fur vous, je le punirai de m'öter le plaifir de vous rendre heureux. Ah I Sire , s'écria Dom Alvar en fe jettant aux pieds du Roi, ce n'eft que par mes larmes que je puis exprimer la tendreffe que m'infpire 1'excès de vos bontés. Plus je les éprouve, plus la difgrace de mon malheureux ami me paroït afFreufe ; apprenez-lui fon crime, Sire, fa juftification fuivra de prés; puifque vous connoiffez le prix d'un cceur, Dom Pedre pourroit.... Non, dit le Roi, je le connois , la conviétion de fon attentat ne le porteroit qu'a me braver ; un refte Tome VL D  Nouvelle de pitié me parle encore en fa faveur ; 1'amour que j'ai pour Elvire m'engage a différer de le punir; mais fans 1'aveu que j'exige de lui, rien ne retiendra ma vengeance : Non, Sire , reprit Dom Alvar , votre Majefté eft trop jufte.... Arrêtez, dit le Roi , n'abufez pas des droits que ma bonté vous donne : fur-tout obfervez exaétement la feule loi que je vous ai impofée ; je ne puis trop vous le répéter , plus d'un intérêtm'en feroit punir févèrement la tranfgreffion : quand 1'amitié & 1'autorité n'exigent qu'un facrifice, il doit être fans réferve. : De femblables converfations, fouvent répétées J étoient peu propres a diminuer le chagrin de Dom Alvar. Auffi, tout ce qui venoit chez Elvire, ne 1'entretenoit que de la fingularité du nouveau favori; les femmes , fur - tout , 1'accabloient de ridicules. Pouvoit-il leur plaire ? il n'en avoit trompé aucune. Elvire trouvoit une légere confolation de s'attribuer 1'indifférence générale qu'on lui reprochoit. Mais comment juftifier fon filence ? L'intérêt de Dom Pedre , & peut-être le defir de voir comment Doin Alvar foutiendroit fa vue , la déterminerent a fortir plutöt que fes forces ne lui permettoient; elle fe fit porter a la Cour : Dom Alvar étoit auprès du Roi lorfqu'elle y arriva. La fanté d'Elvire étoit trop altérée, pour foutenir tout a-la-fois 1'émotion inféparable de la vue de ce qu'on aime , & celle qu'éprouve une ame  ESPAGNOLE. 51 noble, quand elle eft forcée de s'humilier. Auffi feroit-elle tombe'e, en fe jettant aux genoux du Roi, fi Dom Alvar ( oubliant toute autre confidération ) ne Peut prife entre fes bras, & ne Peut portee fur un fopha, avant que le Roi eüt le tems de s'étonner de fa hardieffe. Dès qu'Elvire eut repris fes fens, il ordonna k ceux qui Penvironnoient de s'éloigner. Ce Prince ne put réfifter davantage aux fentimens que lui infpiroit la vue d'Elvire, pale, mourante, & qu'un modefte embarras rendoit encore mille fois plus intéreffante. Vous vous plaignez de moi, Madame, lui ditil ; mais fi vous connoiffiez mon cceur , que je vous infpirerois de pitié ! J'aime encore votre frere & je vous adore; j'ai cherché a vous plaire par toutes fortes de moyens , dont vous n'avez pas daigné vous appercevoir. Je partagerois mon tröne avec vous, fi je pouvois en difpofer : mais, comme le refte des mortels, je n'ai qu'un cceur a vous offrir. Jufqu'ici le refpect m'a obligé de me taire , jugez s'il eft extréme, Madame , c'eft votre Roi qui vous parle en amant timide. Que ne m'en at-il pas coüté pour vous affliger, en puniffant votre frere? J'aurois pardonné fon crime, s'il n'étoit connu que de moi; mais j'en dois compte a mes fujets. Que Dom Pedre autorife ma clémence par un aveu & un repentir finceres, je lui fais grace. Employez-y, Madame, tout le pouvoir que vous Dij  p Nouvelle avez fur lui : allez le voir , apprenez - lui que je veux bien 1'entendre; avertiffez-le que je le ferai conduire devant moi: trouvez - vous avec lui; vous reconnoïtrez 1'un & 1'autre que je fuis encore plus votre ami que votre maitre. Ne me répondez point, Madame , continua le Roi voyant qu'Elvire vouloit parler , je ne me fens pas la force d'être généreux, fi je trouvois autant d'ingratitude dans le cceur de la fceur que dans celui du frere. LaifTezmoi la foible fatisfacfion de compter fur votre reconnoiffance. En même tems le Roi fit figne que 1'on vint aider Elvire a marcher. Les Courtifans s'empreffèrent, mais Dom Alvar les devanca. En fe levant, Elvire laiffa tomber le mouchoir dont elle effuyoit fes larmes : Dom Alvar le ramaffa précipitamment , & profita de cette occafion pour lui donner un billet; mais ce ne fut pas fi adroitement, que le Roi n'en eüt du foupcon. La fatigue que la démarche d'Elvire lui avoit caufée, le trouble oü 1'avoit jettée le billet qu'elle venoit de recevoir, 1'impatience de le lire, ne lui permirent pas d'aller voir fon frere. Elle fe fit conduire chez elle. A peine fut-elle arrivée , qu'elk 1'ouvrit : il conténoit a-peu-près ces mots : BILLET. Fous me croye^ fans doute k plus coupabk des hommes, adorabk Elvire; je ne fuis que le plus  ESPAGNOLE. 53 malheureux. Décorê de toutes les apparences d& Pambition fatisfaite, mon cceur ne facrifie qua l'a~ mour & a £ amitié. Je n'ai rompu le filence , je ne parois fenfible a la faveur dont le Roi m'honore, que dans Pefpérance d'être utile a Dom Pedre : fi je puis pênkrer le fecret du crime qu'on lui impute , cefl affe^ pour dlvoiler fon innocence ; je me flatte cPy réufjir dans peu. II falloit un motif auffi puiffant pour me faire obèir a la tyrannique défenfe que le Roi ma fake , d'avoir aucune relation avec les feules per/onnes pour qui la vie m'eji chere. II y va de la perte de tous trois, s'il découvre la moindre intelligence entre nous. Peut-étre j'ai pouffe trop loin la prudence ; mais , Madame , a qui pouvois-je confier mon fecret ? Etranger dans cette Cour , obfervé de toutes parts, me défiant des hommes , ne les connoiffant point, j'ai préféré le malheitr affreux de vous paroitre ingrat, au danger oü mon peu cPexpérience auroit pu vous expofer : je ne fais mime fi je pourrai faire parvenir ce billet jufqu'a vous ; mais , belle Elvire, je mourrai de douleur fi je ne vous apprends pas Üexces de mon amour. La leéWe de cette lettre apporta dans 1'ame d'Elvire un changement inexprimable. Dom Alvar n'eft point ingrat, clifoit-elle avec tranfport : mon frere touche au moment de faire éclater fon inno- Diij  54 Nouvelle cence; je les verrai tous deux partager les bontés du Rol & ma tendreffe ! Dois-je m'inquiéter de 1'amour d'Alphonfe ? II eft généreux, il ne pourra jamais nous haïr. Les fentimens agréables renaiffans dans le cceur d'Elvire, fembloient faire couler un autre fang dans fes veines ; fa fanté fe trouva prefque tout-d'uncoup rétablie. Elle paffa une nuit auffi agitée par des idees agréables, que les précédentes 1'avoient été par fes cruelles inquiétudes. Elle fe leva de bonne heure, & fe préparoit a fortir pour aller avertir Dom Pedre de tout ce qui fe paffoit, lorfqu'Ifabelle arriva. Venez , lui cria Elvire , dès qu'elle 1'appercut, venez , ma chere Ifabelle , partager mes efpérances , comme vous avez partagé mes peines : je brüle d'impatience de vous entretenir. Je fais tout, lui dit Ifabelle , Dom Alvar vous avoit perdu tous trois, le glaive étoit levé fur vos têtes, mais j'ai eu 1'adreffe de le détourner, C'eft pour vous apprendre cette bonne nouvelle que je me fuis levée fi matin. Mon Dieu , que les amans font mal-adroits , continua-t-elle ! Ils croient tout voir fans être vus; on les voit fans qu'ils s'en doutent. Expliquez-vous , reprit Elvire alarmée, qu'avons-nous encore a craindre ? Rien, répondit Ifabelle : ne vous ai-je pas dit que j'avois paré le coup ? Mais tirez-moi d'inquiétude a votre tour : qu'avez-vous fait du billet de Dom Alvar?  ESPAGNOLE. 55 Vous étiez, dit-on, fi troublée !... Et comment favez-vous que j'ai recu un billet, interrompit Elvire encore plus effrayée ? Je le fais du Roi, répondit Ifabelle Du Roi ! s'écria Elvire , Ah ! nous fommes perdus! Vous ne voulez donc pas m'entendre , reprit impatiemment Ifabelle ? Ecoutez-moi ; vous verrez que 1'étourderie que 1'on me reproche ne s'étend pas fur les chofes importantes; je fais parler a propos , quand il faut fervir mes amis ; vous n'en ferez perfuadée que quand vous jouirez du bonheur que je vous ai préparé; car votre pré- vention Mon Dieu, dit Elvire, je croirai tout ce que vous voudrez, mais expliquez-vous. Le Roi, reprit Ifabelle, parut de fort méchante humeur hier , quand vous 1'eutes quitté. II demanda plufieurs fois oü j'étois ; on m'en avertit, je courus a la Cour. Dès qu'il me vit, il me tira a part; il me fit beaucoup de queftions adroites fur vos liaifons & celles de votre frere avec Dom Alvar: je 1'affurai que vous n'en aviez aucune. Eh bien , me dit-il d'un ton ironique, je fuis mieux inftruit que vous. Enfuite il me conta avec une colere qu'il s'efforcoit en vain de diffimuler, que Dom Alvar vous avoit donné un billet en fa préfence; qu'au rrouble que vous aviez faitparoitre en le recevant, il ne doutoit pas que vous ne fuffiez tous deux complices de je ne fais quel projet féditieux que 1'on impute k votre frere. II finit par de grandes Div  5E S P A G N O L Ê. 65 dans fes bras, nulle fuite dans fes penfées, nul ordre dans fes paroles , fa douleur étoit un délire. Dom Pedre montroit moins de foiblcffe , maÏ9 le défefpoir étoit peiut dans toute fon aétion; des mots entrecoupés exprimoient tour-a-tour fa fureur, fa honte & fon attendriffement. Dom Alvar, malgré le poids de fes chaines , étoit aux pieds d'Elvire , il tenoit une de fes mains qu'elle lui avoit abandonnée , il la baignoit de fes larmes; Elvire jettoit de tems-en-tems fur lui des regards mêlés de complaifance, d'horreur & de tendreffe : Alvar, difoitelle, que nous fommes malheureux! Ils étoient tous trois trop occupés d'eux-mêmes pour appercevoir ce qui fe paffoit auprès d'eux. La Reine furprife de la fuite précipitée d'Elvire y avoit fait arrêter pour en favoir la caufe. Ifabelle, après avoir reconnu les prifonniers , étoit defcendue; elle couroit pour joindre fes careffes a celles de fon amie , lorfque le Roi arriva. Ce Prince avoit vu de loin ce qui s'étoit paffe; il avoit cru reconnoitre Elvire; mais ne comprenant rien a fa démarche, il avoit pouffé fon cheval pour s'éclaircir plutot; fon impatience ne lui avoit pas permis de s'arrêter avec la Reine; il ne fit que la faluer en paffant, & rejoignit Ifabelle au moment qu'elle arrivoit. Voyez, lui dit-elle , le fruit de vos caprices. Vous en devriez mourir de honte & de regret; mais vous êtes Roi, Tome FI, E  66 Nouvelle Alphonfe reconnoiffant alors fes malheureux favoris, fe fentit combattu de fentimens fi oppofés, que ne voulant céder a aucun, il alloit s'éloigner , lorfque Dom Pedre levant les yeux a la voix d'Ifabelle, plus faifi de fureur que d'étonnement de fe voir prés du Roi , il lui cria avec le ton du défefpoir : Arrêtes, cruel, repais tes yeux de 1'état horrible oü tes injuftes préventions nous ont conduits ; tu veux ufurper le nom de Pacifique , & tu mérites mieux celui de Cruel que ton prédéceffeur; il n'a verfé que du fang, & tu déchires les cceurs; ton amitié eft une tyrannie , tes bienfaits font des malheurs , & notre reconnoiffance un fupplice. Au premier mot que Dom Pedre avoit prononcé , Elvire éperdue 1'avoit quitté pour fe jetter aux genoux du Roi, qu'elle tenoit fortement embraffés : Ah! Sire , lui crioit-el!e , ne vous offenfez pas des paroles que le défefpoir arrache a mon malheureux frere; fon crime ne commence que de ce moment, pardonnez tout a 1'excès de fon infortune; vous Favez aimé. Ah ! dieux ! jettez les yeux fur lui ! vous aimez la vertu, fecourez-la. Mes larmes ma douleur .... nos malheurs ... hélas! ils font fans bornes! Le Roi, plongé dans une profonde rêverie, ne répondoit que par des regards fombres & diftraits qu'il jettoit alternativement fur le frere tk la fceur. Elvire perfuadée qu'ils annoncoient la perte de ce  ESPAGNOLE. 67 qu'elle avoit de plus cher , n'écoutant que fcn défefpoir , fut fe jetter entre fon frere & fon amant. Je ne veux plus t'entendre tyran inflexible , continua-t-elle en parlant au Roi, nous expirerons a tes yeux ; mais tu ne feras pas le maitre du moment, nous te ravirons le plaifir barbare de 1'ordonner.... Non , vous ne mourrez pas, s'écria le Roi, vous êtes plus mes tyrans que je ne fuis le votre ; mes regrets me rendroient plus malheureux que vous, fi mon jufte reffentiment triomphoit de ma clémence. Voyez , Madame, continua le Roi en s'approchant d'Elvire , voyez fi votre frere étoit coupable ; voyez s'il mérite la grace que je lui accorde. Elvire prit un papier que le Roi lui préfentoit, & que Dom Alvar reconnut auffi-töt pour le fatal projet de conjuration qui avoit coüté la vie a fon pere. Ah! Sire , s'écriat-il, quelle preuve plus convaincante pouviez-vous avoir de 1'innocence de Dom Pedre ? En même-tems il apprit au Roi 1'originë de ce funefte écrit; il lui fit remarquer qu'étant fans nom & fans date, il n'avoit pas été difficile aux ennemis de Dom Pedre d'en impofer au Roi, en rapprochant les circonftances. Cela doit être vrai, Sire, dit Ifabelle quand Dom Alvar eut ceffé de parler, car j'ai trouvé ce papier dans la forêt, le même jour que nous y rencontrames Dom Alvar; voyant qu'il étoit écrit en Portugais, que je n'entends pas, la curiofité me le fit donner a Dom Rodrigue pour le traduire. Mille occupations férieufes Eij  68 Nouvelle Espagnole. que j'ai eues depuis, m'ont fait oublier de le lui reprendre. Voila comme les Rois , ajouta-t-elle en hauffant les épaules, croient faire grace quand ils ne font que juflice. O ciel! s'écria Alphonfe, que le tróne renferme d'écueils pour la vertu ! Me pardonnerez-vous mon erreur, belle Elvire, lui dit-il en prenant fa main qu'il préfenta a Dom Alvar, ne fuis-je pas affez puni par la perte de votre cceur ? en vous uniffant a ce que vous aimez , eft-ce affez expier mon crime ? Allons , continua-t-il, ( en détachant lui-même les fers de fes favoris, & ne dédaignant pas de les em« braffer ) venez éprouver fi la vertu m'eft chere. L'excès de mes bontés furpaffera celui de vos malheurs : Aimez-moi, s'il fe peut; mais duffiez-vous être ingrats , le bonheur d'en faire , furpaffe la peine d'en rencontrer.  69 LA VÉRITÉ AU FOND D'UN PUITS. HlSTOIRE ÊGVPTIENNE. V^ERTAIN habitant. des bords du Nil avoit pour toute fortune une petite maifon, un grand enclos, un beau canal, & 1'ame naturellement gaie; il fe trouvoit fort riche. Un jour , c'étoit pendant le grand chaud de 1'été , s'étant retiré dans une grotte qui étoit au bord de ce canal , il vit une belle grande carpe , mais grande comme une perfonne : ce qu'on remarquoit encore davantage, c'étoit fes yeux; jamais on n'en avoit vu de fi tendres. C'eft. de-la qu'on a dit des amans qui regardent tendrement leur belle : qiüils font des yeux de carpe frite. L'Egyptien enchanté de cette merveille, ne put fe contenir. La curiofité entend quelquefois affez mal fes intéréts; il s'avanca hors de la grotte, & la carpe difparut. II fentit alors un trouble qu'il ne pouvoit comprendre. Par les trois Graces , s'écria-t-il, quelle charmante carpe! Au mot de charmante, la carpe revint un moment, & du bout de fa queue fit jaülir E iij  jo LaVérité de 1'eau jufques fur le nez de 1'Egyptlen, mais en trés - petite quantité; comme fi c'étoit un remerciement de la fleurette qu'elle venoit d'entendre. La niüt arrivoit, elle fe paffa, & 1'Egyptien qui n'avoit pas fermé foeil un moment , étoit avant le jour a confidérer, au travers d'une jaloufie, le canal oü la carpe s'étoit replongée. A peine le foïeil fut—il un peu élevé fur 1'horizon , qu'un grand aigle vint s'abattre au bord du canal. Li belle carpe fauta fur le rivage , 1'aigle s'approcha & lui préfenta un billet qu'elle prit avec empreffement. L'Egyptien attentif, comme on peut 'e juger , la vit a plufieurs reprifes, lire , s'interrompre , & chaque fois faire un faut extremement agréable ; c'eft ce qu'on a appellé depuis, le faut de la carpe; elle prit tout de fuite la parole : Mon rils, dit-elle au grand aigle, dites a Jupiter que Vénus eft charmée de cette agréable nouvelle : Nous pourrons bientöt nous démétamorphofer, continua-t-elle en voyant arriver trois autres animaux qui la joignirent. Venez , augufte Junon, ( c'étoit une vache ) approchez , f ige Diane , ( c'étoit une chatte ) & vous auffi Mercure, ( c'étoit un grand oifeau i ). Enfin les Géans font foudroyés, leur chef feul refpire encore , mais avec affez de difficulté; il a fur la poitrine i L'oifeau appellé Ibis chsz les Egyptiens.  AU FOND D'UN PUITS. 71 deux fort grandes montagnes : de facon qu'on ne lui donne guère que quinze jours a vivre. L'Egyptien enchanté de ce qu'il venoit d'entendre, courut fe préfenter a la troupe traveflie : Mon cceur vous avoit reconnue , dit-il a la belle carpe , Vénus ne fauroit fe cacher. Vénus & fa troupe le recurent a merveilles, & paffèrent quelques jours dans fa retraite , gardant encore leur figure empruntée. Enfin la mort de Typhon déclaree, les métamorphofes ceffèrent; mais avant que de quitter 1'Egyptien , on fongea a lui faire des préfens confidérables. Diane vouiut montrer 1'exemple; elle prit dans fa dépouille de chatte les deux pattes de devant : mortel heureux, dit-elle, je vous donne ces deux admirables griffes; apprenez de quelle importance elles vont être pour les mceurs. Une femme qui fera affez heureufe pour les avoir portées un feul jour en pendans d'oreilles, n'aura jamais rien a craindre des hommes les plus aimables & les plus preffans; s'ils ofent lui adreffer des lorgneries, ou lui écrire des déclarations, a 1'inftant une griffe ira leur crever un ceil tout au moins. Vous concevez bien qu'un pareil talifman fera recherché par toutes les dames de la cour d'Egypte. Elles s'emprefferont d'être de vos amies.... Je vous fuis garant, dit Mercure, qu'il vivra comme un hibou s'il n'a que ce moyen de fe faire valoir dans le monde. Les femmes réellement vertueufes n'ont pas befoin de E iv  7* La Vérité griffes , leur conduite fuffit pour les défendre. A fégard des femmes moitié foibles & moitié rigides, que leur ferviroient toutes les griffes du monde ? N'auroient-elles pas toujours la reffource de faire patte de velours. Junonalloit prendre la parole pour n'étre de 1'avis ni de 1'un ni de 1'autre , lorfqu'elle appercut une grande figure qui traverfoit les airs , enveloppée dans plufieurs voiles, la plupart fort épais, quelques-uns a travers defquels on pouvoit la recon-fioitre. Eh! voila la Vérité, s'écria Junon! Les Géans 1'ont contrainte d'abandonner le ciel : Elle vient a point nommé, pour nous acquitter de ce que nous devons a ce fage mortel. Nous allons vous laiffer la Vérité, difcelle a 1'Egyptien, vous la promenerez dans le monde, & les mortels en il étoit devenu, comme tous les amans , qui s'imaginent que le' moindre gefte qui leur échappe va découvrir les fentimens qu'ils ont dans le cceur : ainfi je fus livrée Kij  I48 HlSTOIRE, malheureufement au marquis de Rinville , c'eft Ie nom de notre fat. II me dit ce jour-la un million de ces imperfmences que dit un homme qui eft content de lui, & qui ne doute point que les autres ne le foient. Je viens de vous faire remarquer que pour comble de malheur , le chevalier de Vambure n'approchoit point de moi. II eft vrai que je voyois dans fes yeux de 1'amour & du refpecf qui me confoloient; mais j'aurois voulu qu'il rü'eüt parlé , & je trouvois fort mauvais qu'il m'abandonnat au marquis de Rinville. Enfin il approcha de moi : Mademoifelle , me dit-il, il m'arrive un rival, & il ne manquoit a mes malheurs que celui d'être jaloux ; je le fuis fans avoir le droit de Pêtre , & quoiqu'en m'6tant votre cceur on ne m'óte rien qui m'appartienne pourrez - vous empêcher ma tendreffe d'en murmurer ? Oui, je ne puis en douter : ce rival que j'abhorre , vous aime ; il porte a vos genoux le facrifice de mille cceurs, & pour prix de fes hommages, il vous demande le votre. Ahl mademoifelle , au milieu des facrifices que vous fait monfieur de Rinville, vous fouviendrez-vous d'un amant qui ne fauroit offrir a votre vanité qu'un cceur tendre & fidéle ? Apprenez, chevalier, lui répondis - je , que ce n'eft point pour le marquis de Rinville , ni fes pareils , que j'ai a me défier de mon cceur,: celui qui 1'occupe le méritej mais  DE L U C I L I E. 149 il mc femble qu'il le mérite mal dès qu'il m'accufe. Je fus piquée du reproche qu'il me faifoit ; je crus qu'il devoit m'eftimer affez , pour ne point craindre le marquis de Rinville ; je lui fus mauvais gré de n'avoir point encore vu que je 1'aimois : enfin ma colère exprima mon amour , & c'eft en grondant que je lui ai dit la première fois que je 1'aimois. Je crois qu'il me pardonna ma petite colère ; & quoiqu'il n'eüt pas le tems de me répondre, paree qu'on vint nous troubler, je vis fur fon vifage une joie délicieufe , que je ne fus point fachée d'y avoir placée : car, madame, il y avoit déja affez long-tems que je, 1'aimois , pour le lui dire; & ce fecret qu'il avoit tant d'envie d'apprendre , commencoit a me couter a garder. Depuis ce jour, je laiffai faire mon cceur.prefque comme il voulut , & j'eus pour le chevalier ces manières prévenantes, qui, paree qu'elles ne content rien & qu'elles n'expriment pas la moitié de ce qu'on fent , ne parurent point tirer a conféquence. Le marquis de fon cöté me tenoit de ces fades propos, qui font quelquefois.tourner la tête aux femmes , & qui ont le talent de m'ennuyer fouverainement. L'ennui eft un des fentimens qui chez moi fe déclare le mieux & le plus vïte. Le marquis fut bien étonné , quand il vit que je ne 1'aimois point. II n'avoit point encore trouvé de K fn  H I S T O I R E femme qui eüt ofé s'ennuyer avec lui , & il ne me parclonna point mon audace. Cependant mon indifterence le piqua : toutes les femmes qu'il avoit vues , étoient devenues tout - d'un - coup folies de lui, & il n'avoit jamais eu le tems d'aimer. Pour moi je lui laiffai ce tems-la, & je fus étonnée de voir changer fes difcours. II perdit eet air fier & préfomptueux, qui ne le quittoit jamais, mais fon langage devint modefte & fage : enfin 1'amour en fit un galant homme, & il m'a 1'obligation de favoir rendu raifonnable. Ce changement me furprit & me facha ; le ridicule de inonfieur le marquis étoit moins a craindre pour moi que fon amour; & je me fus très-mauvais gré de cette converfion. Je parlai au chevalier de 1'amour du marquis : il s'en étoit apper^u auffi bien que moi , & il en prévit des conféquences facheufes. Nous convinmes d'être attentifs a ne nous point déceler , & après nous être promis de nous aimer toujours , nous nous exhortames a n'en rien faire paroïtre. Tout fe paffa affez bien cette journée. Mes amans s'en retournèrerit avec madame de Vambure , & moi je paffai la nuit a aimer Sc a craindre. Nous entreprenions une chofe bien difficile,- mais il falloit pourtant nous aimer avec difcrétion. Le chevalier, quoiqu'homme de qualité , ne 1'étoit point affez pour moi. Et avant que de laiffer appercevoir que nous nous aïmions, il falloit prendre des mefures pour  DE LUCILIE. 151 faire confentir ma mère a notre mariage. D'un autre cöté, le marquis de Rinville étoit fort riche, & j'avois tout a craindre de fes biens, qui auroient mis mes parens dans les intéréts de fon amour. Ce qui augmentoit mon appréhenfion, c'eft que je remarquois fur fon vifage tous les progrès de fon amour : d'imprudent qu'il étoit , il étoit devenu interdit ck embarralfé ; & je conclus de-la qu'il m'aimoit beaucoup. Je ne me trompai point; il me joignit peu de tems après la petite converfation dérobée que j'avois eue avec le chevalier. J'avois befoin de vous pour aimer, mademoifelle, s'écriat-il. Affez de femmes , malgré mon peu de mérite,,* m'ont offert des cceurs dont je ne voulois pas, ck dont je n'ai jamais re^u 1'offre que par complaifance. Toujours maitre du mien, j'ai fait des conquêtes que je n'ambitionnois point ; & quand je viens a aimer , mon malheur me fait adorer une: infenfible. Je mourois de peur qu'il ne me parlat du chevalier , mais je me raffurai quand je vis qu'il ne faifoit que fe plaindre. Je lui répondis froidement qu'une conquête auffi médiocre que la mienne, ne feroit rien perdre a fa gloire. Ah! mademoifelle, s'écria-t-il, il eft bien queflion de gloire! la vanité que j'ai feule connue jufqu'ici, n'a point de part a mes fentimens. J'ai maintenant de 1'amour, 8f je fens tout ce qu'il a de plus vif. Vous feule étiez Kiv  l)X HlSTOIRE capable de m'en donner.... Sa déclaration me fit trembler , elle exprimoit des fentimens bien vifs; & des fentimens vifs de la part du marquis, étoient ce que je craignois le plus. Je cherchois a rendre compte au chevalier , de la converfation que j'avois eue avec le marquis de Rinville. II me dit qu'il s'y étoit bien attendu , & me conjura de 1'aimer toujours. Hélas ! qu'avoit-il befoin de m'en prier? je n'étois occupée que de lui. Voila ma fituation, madame ; je vivois avec deux gmans , j'aimois 1'un , & je craignois & haïffois Fautre. II me falloit être éternellement en garde contre mon cceur, qui étouffoit & qui vouloit éclater a tous momens. Le chevalier avoit la même fatigue que moi, & il étoit, comme moi, dans l'obligation de fe contraindre. Malgré tous nos foins, nous fitnes mal les indifférens, & le marquis nous découvrit. Quantité de petites obfervations que les fots ont l'efprit de faire quand ils aiment, ne permirent point au marquis de douter de notre amour. La converfation étant tombée fur le chapitre des femmes, le marquis laiffa'échapper quelques fottifes contre notre fexe. Vous devinez bien, madame, que le chevalier prit notre parti; il fit plus, eu nous défendant il railla un peu notre adverfaire. Le marquis , qui n'entendoit pas raillerie, ne fut que lui répondre quelques injures groffières. Le chevalier fit ce qu'il devoit ; il eut pour moi le ménagement de fuf-  DE LUCILIE. 153 pendre fa vengeance, & il pria en particulier monfieur le marquis de fe trouver le lendemain a une lieue du chateau de madame de Vambure. Le lendemain , a fix heures du matin, le chevalier fortit, comme voulant aller a la chaffe, & il fe trouva au rendez - vous a fix heures & demie ; c'étoit 1'heure donnée. Le marquis n'arriva qu'a fept, & aborda le chevalier avec Pair le plus gracieux du monde. Vous voyez , lui dit - il, que je fuis homme de parole ; mais après tout , pourquoi expofer deux fi belles vies que les nótres ? Croyez-moi, chevalier , reftons amis : & en vérité 1'amour vaut-il la peine que deux honnétes gens , comme nous, fe brouillent ? Le chevalier étoit trop brave pour profiter de la foibleffe du marquis. II remonta a cheval, & vint nous retrouver/ II n'eut garde de parler a madame de Vambure de fon aventure , mais il me la conta. Elle me furprit, & comme elle iiitéreffoit ma réputation, elle me chagrina; mais le chevalier m'affura que je ne devois point craindre qu'elle éclatat jamais, que le marquis n'avoit garde de s'en vanter , ck que pour lui , il croyoit que je Peflimois affez pour ne rien craindre de fon indifcrétion. Je fus un peu moins fachée , ck même je me préparai un fecret plaifir de voir la mine du marquis quand il arriveroit. Mais il n'ofa jamais revenir chez madame de Vambure; il aima mieux prendre  *54 HlSTOIRE le parti d'écrire , que fa préfence étant néceffaire dans une de fes terres , ce n'étoit qu'avec beaucoup de peine qu'il fe voyoit obligé de fe priver d'une compagnie fi aimable. Nous recumes fa lette; une heure après que le chevalier fut arrivé , ck toute la compagnie crut monfieur le marquis fur la foi de fa lettre. Toutes les femmes qui fe trout vèrent dans le chateau, étoient d'affez bon fens ; nous ne fumes pas fachées de l'avoir perdu. En mon particulier je fus bien aife de me voir délivrée d'un pareil importun. Je me livrai alors au plaifir d'aimer paifiblement mon cher chevalier. Que ce tems étoit agréable , madame , nous n'avions d'obftacles en nous aimant , que ce qu'il falloit a nos cceurs pour les tenir en vivacité. A la vérité, nous avions fouvent de ces petites inquiétudes que caufe trop de délicateffe , ck qu'il femble que 1'on fe donne exprès pour fe mieux aimer. Nous avions fouvent le plaifir de nous écrire ce que nous avions tant de joie a nous dire. Le chevalier m'écrivoit les plus jolies chofes du monde , & je lui faifois de ces réponfes que le cceur fait fi bien , ck qu'il a fi peu de peine a faire. Nous paffames ainfi le refte du tems a la campagne; mais la faifon s'avancant, ma mère voulut retourner a la ville. Cette nouvelle m'affligea infiniment ; j'allois quitter le chevalier,' & je ne devois pas compter de le voir auffi fouvent que je 1'avois vu a la campagne. Pour nous:  DE LUCILIE. 155 confoler, nous convinmes de nous écrire fouvent, & je lui promis de 1'avertir exaéfement du jour que j'irois aux fpecfacles. Je hu dis qu'il pouvoit auffi venir me voir, mais avec ménagement. Ma mère n'étoit point déraifonnable , cependant des vifites trop affidues 1'auroient alarmée. Le chevalier n'avoit point encore ofé parler de mariage, pour être plus en état de m'obtenir, il attendoit la mort d'un oncle dont il devoit hériter. Nous nous féparames , madame, avec autant de trifteffe que nous avions eu de plaifir a nous voir, & je vous avoue que ce moment me parut bien rude. Je pleurai: le chevalier laiffa auffi couler des larmes, & ces larmes me confolèrent un peu. J'y vis affez d'amour pour juftifiér & pour foulager le mien , & je partis avec le regret de quitter ce que j'aimois, & le plaifir de fentir combien j'en étois aimée. J'arrivai a Paris; le chevalier y vint rendre vifite a ma mère , & j'eus 1'agrément de voir qu'elle le recevoit fort bien. J'entrai cette année-la un peu plus dans le monde, & 1'on m'y vit avec plaifir; j'eus le contentement d'y faire bien des infideles, & les femmes eurent bien de la peine a me pardonner mes charmes naiffans. Si les torts que je leur faifois, tout mediocres qu'ils étoient, fervoient a ma vanité , ils fervoient encore plus a mon amour. J'étois charmée , pour 1'honneur du chevalier , d'être trouvée aimable , & 1'éclat de mes conquêtes m'étoit  156 HlSTOlRE Hen cher, quand je fongeois qu'elles augmentoient le prix de la fienne. Le chevalier, de fon cóté, dérangea Hen des cervelles, & fa fidélité fut bien attaquée ; mais nous tinmes bon 1'un & 1'autre , & 1'on ne nous trouva aimables que pour nous engager a nous aimer mieux. Nous goutions ainfi les plaifirs les plus doux, lorfque la duchefie de Né-' grepont me donna des alarmes. C'eft une femme des mieux faites. de la cour : avec de la beauté, elle a dans le vifage ces graces féduifantes qui n'accompagnent pas toujours les traits les plus exacts. / L'enjouement de fon caraftère donne a fon imagination un air brillant, & le goüt qu'elle a pour le plaifir , jette fur tout ce qu'elle dit un air de volupté qui enchante. En voila, madame, bien plus qu'il n'en faut pour plaire aux hommes : ainfi je dus être bien alarmée. J'appris dans le monde qu'elle aga^oit le chevalier ; & je la vis un jour a la comédie, dans une loge, qui lui parloit vivement. J'avois éprouvé tous les m'ouvemens de 1'amour , celui de la jaloufie ne m'étoit pas bien connu ; la ducheffe m'apprit a le connoitre. Je m'en plaignis au chevalier , il m'avoua qu'elle avoit envie de faire quelque chofe de lui; il fe mit a mes genoux, tx me baifant les mains : Non, ma chere Lucilie, me dit-il , rien ne pourra diminuer 1'amour que j'ai pour vous. Je fuis inceffamment occupé de vous, rien ne me touche que ce qui vous regarde ; laiffez la  DE LUCILIE.' 157 ducheffe étaler fes charmes & fon amour ; que craignez-vous de fa tendrefie? je n'ai qu'un coeur, & ce cceur eft tout employé a vous aimer. Je me raffurai, fans pourtant ceffer de craindre; car, madame , je commencois déja a connoitre les hommes , & ce n'étoit pas fans raifon que j'étois alarmée; le chevalier, malgré toutes fes proteftations , avoit continué a recevoir les avances de la ducheffe , car c'étoit elle qui les faifoit, & il les requt fi bien qu'il étoit en commerce reglé avec elle. Je fus quelque tejns fans m'en appercevoir , je ne fus même cette affaire que long - tems après tout le monde. Je lui en parlai, & il convint de tout. II me dit que la ducheffe 1'avoit fi fort prévenu, qu'il avoit été obligé de répondre aux avances qu'elle lui avoit faites; mais qu'il ne 1'avoit jamais aimée, & qu'il étoit las de fe contraindre. Pourquoi donc , lui dis-je, lui faire accroire que vous 1'aimez ? il y a dans ce procédé une fourberie infigne. Point du tout, me répondit - il, il n'y a que de la complaifance. La ducheffe a voulu abfolument que je 1'aimaffe, & moi je lui ai dit par honnêteté que je 1'aimois. Le difcours du chevalier ne m'offenfa point; il avoit un air de vérité qui me raffura, & je m'imaginai qu'il avoit donné a fa vanité une petite fatisfadion a. laquelle fon cceur n'avoit point eu de part. Je m'appaifai; il faut bien , madame , paffer quelque chofe aux hommes. Depuis que j'eus parlé au che-  158 HlSTOIRE valier, il ne voulut plus voir la ducheffe; elle en fut enragée, & je fus heureufe qu'elle ignorat fur quel objet elle devoit exercer fa vengeance; mais nos amours étoient conduits fi fagement que perfonne n'en étoit inftruit. Ainfi je jouis fans danger de la colère de la ducheffe, & fa fureur me vengea bien du tour qu'elle m'avoit joué. Je n'eus que ce petit fujet de me plaindre du chevalier, & je goütai le plaifir de le voir toujours digne de 1'amour que j'avois pour lui. L'automne approchant, ma mère fongea a retourner a fa terre , & cette nouvelle donna bien de la joie a mon cceur. Le chevalier, que j'avertis de notre départ, engagea madame de Vambure , fa foeur , a partir en même - tems que nous ; & pour la mieux engager, il lui fit la confidence qu'il m'aimoit. Madame de Vambure étoit fure, & de plus mon amie, ainfi j'approuvai la confidence. Madame de Vambure avoit fait amitié , pendant fon féjour a Paris, avec une jeune veuve fort aimable , elle 1'engagea a paffer l'automne avec elle a fa campagne, & je fus charmée de ce furcroit de bonne compagnie. Cette veuve eft une des plus amufantes perfonnes que j'aie vues; elle a l'efprit vif, quoique délie at , les faillies de fon imagination ont le feu des chofes qui échappent , & la tournure de celles qu'on médite; elle penfe finement , mail pour avoir le langage plus naturel,  DE L U C I L I E. xjcf elle craint ordinairement de s'exprimer avec autant de fineffe qu'elle imagine. A toutes .ces partles de l'efprit, elle joint la folidité quand les chofes exigent du férieüx; mais comme elle a le caraftère tourné a la gaité , elle les traite avec légèreté. Je dois dire encore qu'avec la facilité qu'elle a dans l'efprit, elle a une docilité dans le cara&ère, qui lui fait prendre les manières qui conviennent aux gens avec lefquels elle vit. Enfin fon efprit fe monte naturellement fur le ton des gens qu'elle voit, &, fans le vouloir méme, fans y penfer, elle devient aimable. J'aimai donc madame Danzire dès le premier jour que je la vis, c'eft le nom de la veuve. La compagnie que madame de Vambure avoit raffemblée étoit la plus agréable du monde, & j'étois la plus heureufe de toutes les femmes. Point de facheux, beaucoup de liberté, très-bonne chère, un amant dont j'étois contente & dont mon cceur étoit rempli, & mon imagination égayée par les faillies de madame Danzire. Le chevalier m'imitoit, il employoit avec madame Danzire les momens qu'il ne pouvoit pas me donner; fa converfation 1'ainufoit, & je lui pardonnois un plaifir que je goütois moi-même. Mais fa converfation fit fur lui un effet que j'avois eu 1'imprudence de ne pas craindre; il prit du goüt pour madame Danzire. Voila, madame , comme font faits tous les hommes. Sontils sürs du cceur d'une femme ? c'eft une affaire  l6o HlSTOIRE faite, il faut qu'ils fongent a une autre. Je fus longterm a m'appercevoir du goüt du chevalier, & je crois qu'il fut auffi quelque tems a s'en convaincre lui-même. L'intérêt que j'avois a croire le chevalier fidéle, 1'amitié que j'avois pour madame Danzire , tout m'aveugloit, & je contribuois même a tous les inftans a mon malheur. II ne fortoit pas une chofe agréable de la bouche de madame Danzire , que je ne la fiffe valoir & que je ne la relevaffe. Je la louois fur fa beauté, & j'ai dit cent fois a mon ingrat que fi j'avois été homme, il n'y auroit point de femme pour laqueile j'euffe eu plus de goüt que pour elle. Hélas! madame, il n'a que trop été perfuadé du bien que je lui difois d'elle. Mais je ne connoiffois pas affez bien les femmes pour me douter du tour qu'elle me joua. Elle avoit trop - d'efprit, & nous 11e nous contraignions point affez, le chevalier & moi , pour ne s'êtfe point appercue du goüt que nous avions 1'un pour 1'autre, Que fit la traitreffe ? elle fe mit dans la tête de fe faire aimer de lui, & s'y prit comme une femme qui n'aimoit point, c'eft-a-dire, le mieux du monde. La perfide connoiffoit bien les hommes , car elle me loua tant & me fervit.fi bien, que le chevalier fut piqué du défintéreffement avec lequel elle lui confeilloit de m'aimer. Le coeur du chevalier auroit bien voulu m'aimer toujours, mais fa vanité vouloit que madame Danzire le trouvat mauvais. Madame  DE LUCILIE. iCï Madame Danzire de fon cöté vint enfuite a être fachée que le chevalier eüt du goüt pour moi, & entreprit tout - de - bon fa conquête. Ce n'eft pas qu'elle 1'agacat; elle lui difoit au contraire qu'elle ne fe croyoit pas capable de tendreffe; qu'amufée de tout, comme elle 1'étoit, elle ne fe figuroit pas qu'on püt 1'amufer férieufement. Tout cela, madame , n'étoit que pour piquer la vanité du chevalier : mais favez-vous ce que faifoit encore madame Danzire ? Dans le tems qu'elle difoit qu'elle n'aimoit rien, elle mettoit dans fes yeux ck dans fes manières les préfages d'un goüt naiffant. Vous voyez, madame , qu'elle s'y prenoit bien , ck crue je ne pouvois guère échapper a la malice de madame Danzire. J'airhois le chevalier comme une folie, il étoit sür de moi; madame Danzire étoit aimable, ck n'avoit pas, comme moi, le défaut de trop aimer. Je fus deux mois fans me douter de rien, & je crois , tant j'étois fotte , que j'aimois madame Danzire prefque autant que le chevalier 1'aimoit. Je n'étois point inquiette de les voir enfemble , ck je croyois que le chevalier parloit de moi, comme je parlois de lui quand j'étois avec elle. Enfin j'apperqus quelque changement dans les manières du chevalier; il me difoit qu'il m'aimoit auffi fouvent qu'auparavant, mais il me le difoit moins bien. Dans les empreffemens qu'il avoit pour moi , il s'y mêloit quelque chofe dé fi peu empreffé, que Tomt VI. L  tfo HlSTOIRE 1'amour ne fouffre point, & que je n'avois point encore appercu en lui. Je fentis tout cela pour mon malheur, ck je réfolus de m'en plaindre. Qui vous rend fi rêveur, chevalier, lui dis-je un jour? vous êtes inquiet, & vous ne m'en dites point le fujet. Depuis quand croyez-vous que je ne vous aime pas affez pour partager vos peines ? En même - tems je détournai le vifage pour cacher des pleurs qui vouloient m'échapper. Hé quoi! ma chère Lucilie, reprit-il, ne favez-vous pas que je vous aime, & que je n'aimerai jamais que vous ? Non, lui disje , en verfant des larmes que je ne pus retenir, je ne fuis point fure que vous m'aimiez , je me vois forcée a me plaindre de vous ; vous ne me cherchez plus avec le même empreffement, vous n'avez plus tant de chofes a me dire ; vous me dites bien encore quelquefois que vous m'aimez, mais c'eft peut-être pour me cacher que vous ne m'aimez plus. Que vous êtes injufte ! me dit le chevalier en m'interrompant ; pouvez-vous croire que je ceffe de vous aimer ? tout ce que j'ai d'amour dans le coeur , vos charmes qui Font fait naitre, tout cela ne vous affure-t-il pas de moi > retenez des pleurs qui ne doivent point couler pour un amant qui a pour vous la paffion la plus délicate qu'un coeur puiffe éprouver. La converfation du chevalier me calma un peu; il m'aimoit encore \ les impreffions que madame  DE LUCILIE. 163 Danzire avoit faites fur fon coeur , ne s étoient pas déclarées, & il 1'aimoit fans s'en appercevoir. Je n'avois encore aucun foupcon fur madame Danzire; mais quand je reconnus que le chevalier m'aimoit moins , le plaifir qu'il avoit a lui parler me donna de la défiance ; je les examinai attentivement, je crus appercevoir bien de Part de la part de madame Danzire, & je vis avec regret que eet art-la faifoit fon effet. Vous ne fauriez croire, madame , le changement qui fe fit dans mon cceur; la jaloufie s'en empara , & a 1'amitié que j'avois eue pour madame Danzire , fuccéda la haïne la plus vive qu'on ait jamais fentie. Je cachai mes fentimens , ils étoient trop vifs pour être cachés ' & je crois qu'ils parurent malgré moi. Oui, madame , tous les mouvemens dont un cceur eft capable fe paffèrent en ce tems-la dans le mien; je fus jaloufe, injufte , bizarre, & dans tous ces momens-la j'aimai a la fureur. II me fut impoffible de renfermer ma rage, il fallut abfolument que je me plaignifTe au chevalier. C'en eft donc fait, lui dis-je, vous ne m'aimez plus ; vous me quittez ingrat, & c'eft pour madame Danzire J Son cceur vous paroït-il d'un fi grand prix ? & paree que le mien ne vous a rien coilté , que je 1'ai toujours cru fait pour vous , faut-il que vous en faffiez fi peu de cas? Allez, perfide, la coquette que vous aimez me vengera fans doute. Oui , je fouhaite Lij  164 HlSTOIRE que vous fentiez pour elle tout ce que je fens pour vous, que vous 1'aimiez autant que je vous aime, ck qu'elle ne vous aime point. Mais , non, chevalier , lui dis-je, aimez-moi encore , s'il fe peut, je ne faurois confentir a perdre votre cceur; fongez que madame Danzire eft une coquette, ck que quand elle vous aimeroit, elle ne pourroit jamais vous aimer plus tendrement que moi. Voila, madame, ce que le défefpoir me fit dire, ck ce qu'il eft bien honteux a notre fexe de prononcer. ■ Le chevalier n'eut pas la force de parler; il eft honnête homme , il m'eftimoit, ck n'aimoit pas tant madame Danzire qu'il ne m'aimat un peu. Quand il eut la force de me parler , il fe jetta a mes genoux : Accablez, dit-il , de reproches un malheureux , ma chère Lucilie ; mais pourtant plaignez-moi. J'aime , il eft vrai, la perfide madame Danzire, je vous aime affez , ck je vous eftime trop pour vous le cacher. Je vous 1'avoue , les larmes aux yeux , j'aime une coquette, une femme qui ne m'aime point, qui ne m'aimera jamais, ck qui plus eft, que je méprife; je fuis coupable de tous ces crimes, ma chère Lucilie, dans le tems que je poffede un cceur qui devroit faire le bonheur de ma vie. Je fuis un traïtre , un ingrat , je fuis le plus perfide des hommes; mais je ne le ferois pas fi je n'étois forcé de 1'être. Ma raifon s'oppofe inceffamment au caprice de mon  de Lucilie. i6< coeur, je me dis fans ceffe que vous méritez tout mon amour, que madame Danzire ne mérite que mon indifférence. Je me fuis dit mille fois que nous étions deux viéVimes qu'elle immoloit a fa vanité, qu'elle mettoit fa gloire a me détacher de vous , & qu'elle la vouloit relever en m'infpirant une tendreffe qui me fera fouffrir : que de raifons pour la haïr, & cependant, malheureux que je fuis, je 1'aime ! Le chevalier, en fmiffant ces paroles, fe mit a pleurer; mais, madame, ce n'étoit point a 1'amour que je devois fes larmes, je ne les devois qu'a fes remords. Nous nous féparames ainfi tous les deux , les larmes aux yeux ; je tombai dans un chagrin qui fit croire a ma mère que j'étois malade ; je vis en peu de tems évanouir ma beauté , & je perdois chaque jour la reffource qui me reftoit pour faire revenir mon amant. La perfide madame Danzire jouiffoit de ma peine, dont elle ne faifoit point femblant de connoitre la caufe, & la cruelle m'infultoit quelquefois en me plaignant. J'eus affez de vanité & de force fur moi-méme pour ne lui point reprocher fa perfidie, & je ne voulus pas lui donner encore ce fujet de triomphe. Cependant , au milieu de 1'infidélité du chevalier, je n'avois pas abfolument k me plaindre de lui; il faifoit pour moi plus que je ne devois attendre d'un infidèle , il m'épargnoit la peine que j'aurois eue a lui voir exprimer fon amour : fon chagrin feul L iij  160 HlSTOIRE & fon filence marquoient a la perfide 1'empire qu'elle avoit fur lui, & dans mon malheur j'avois le plaifir de le voir fouffrir prefqu'autant que moi. Quoique j'euffe de la peine a concevoir qu'on put fe défendre d'aimer le chevalier, je m'appercus pourtant bien que madame Danzire ne 1'aimoit point. Cette idee me confola un peu, & ma rivale qui m'avoit enlevé le coeur du chevalier, me vengea bien de lui par fon indifférence. Je fus charmée de voir qu'il feroit obligé de me regretter. En effet, madame, fes manières pour moi étoient les mêmes , mais madame Danzire avoit fon cceur ; & fans fon cceur qu'avois-je affaire de fes égards ? H y avoit quinze jours que ma fortune étoit changée , & que j'étois devenue la plus malheureufe de toutes les femmes, lorfqu'on annonca chez madame de Vambure le marquis de Rinville. Je fus très-étonnée de le voir; il n'avoit pas ofé me parler depuis la vilaine affaire qu'il avoit eue avec le chevalier : il eft bien vrai que je 1'avois vu me chercher avec foin aux fpeétacles & aux promenades , & avoir méme envie de m'aborder; mais il n'en avoit jamais eu la force. II fit fon compliment a madame de Vambure & a la compagnie, de la meilleure grace du monde, & d'un air qui n'étoit point déconcerté; il n'y eut qu'a moi a qui il s'adreffa d'un air plus timide, & de-la je m'afiurai qu'il m'aimoit encore. II faifoit fort beau, on  D E L U C I L I E. 1^7 fe promena dans le pare quand on eut dïné. Madame Danzire, a qui ma triftefie & celle du chevalier laiffoit ordinairement 1'honneur de la converfation, 1'égaya un peu ce jour-la. Ce fut fans doute en faveur du marquis de Rinville, & je crois qu'elle voulut auffi me 1'enlever : mais les amans dont nous ne nous foucions pas, font toujours ceux qui nous reftent. Le foleil fe coucha & nous rentrames dans le fallon de madame de Vambure. Le chevalier ck le marquis entrèrent les demiers, ck le marquis apoftrophant a voix balie le chevalier : C'eft pour vous, lui dit-il, que je viens ici ; je viens réparer 1'affront d'une affaire oü vous avez eu k vous plaindre de moi, ck ou j'ai eu a m'en plaindre auffi. Trouvez-vous demain matin a notre premier rendez-vous; oui, chevalier il faut que vous me rendiez demain mon honneu'r & ma maitreffe, ou que vous m'ötiez la vie. Le chevalier lui répondit froidement qu'il ne manqueroit pas de s'y trouver , & qu'il étoit charme de lui voir le procédé d'un homme de condition. Ces meffieurs rentrèrent, ck la foirée fe paffa k jouer. Le lendemain, le chevalier ck le marquis fe tinrent parole. Le marquis fe battit cette fois-la en galant homme , ck attaqua le chevalier qu'il bleffa k la p01trine 5 mais comme il s'étoit abandonné , le chevalier dans le méme inftant lui porta avec violence un coup d'épée qui le fit tomber mort fur la place. L iv  i68 Histoire Nous n'avions eu aucun preffentiment, & nous n'avions garde de prévoir une fi tragique aventure. Heureufement je m'éveillai de meilleure heure qu'a 1'ordinaire; madame Danzire me remit une lettre que Ie chevalier lui avoit donnée avant que de monter a cheval, & qu'il 1'avoit priée de me rendre quand je ferois levée. Dès que je 1'eus lue , je courus avertir madame de Vambure de ce qui fe paffoit; je me doutai que le combat devoit s'être paffe" dans le même bois oü s'étoit donné le premier. Je fis au plus vïte mettre des chevaux au carrofie de madame de Vambure : je neme trompai point; quand nous eümes avancé environ cent pas dans le bois, nous trouvames le marquis de Rinville étendu, & fans vie fur le fable. Le chevalier étoit a quatre pas de lui , noyé dans fon fang. Quelle vue pour une amante! J'oubliai que le chevalier étoit un infidèle; je frémis , & mon frémiffement me fit tomber en foibleffë. Je ne revins de mon évanouiffement qu'avec peine , & j'en revins avec regret; je ne defirois que la mort , n'efpérant plus de voir le chevalier. Je 1'aimois affez pour regretter jufqu'au plaifir de le voir infidèle. Enfin, madame , j'envifageois comme le plus grand des maux celui de ne le voir plus. Dès que nous fümes de retour, notre premier foin fut de faire courir le bruit que monfieur de Rinville venoit de tomber en apoplexie ; incontinent après, nous publiames fa mort, après  de Lucilie. 169 quoi nous le fïmes enterrer folemnellement. Pendant ce tems-la on avoit été chercher au plus vïte un chirurgien qui mit le premier appareil a la plaie du chevalier , & qui nous aflura qu'elle n'étoit point mortelle. Ma douleur fe calma; mais de nouvelles alarmes fuccédèrent bientot a cette médiocre tranquillité ; la fievre continue furvint au chevalier , ck le mit dans un danger évident. Nous ne le quittames point, madame de Vambure & moi, nous le veillames tour - a - tour fix nuits de fuite. Que j'eus de fois le coeur percé , madame ! Dans 1'ardeur de fa fievre, qui étoit ordinairement accompagnée de tranfport , il prononcoit fouvent mon . nom; fouvent il prononcoit auffi celui de madame Danzire. Cruelle , difoit-il, je vous donne un cceur qu'une autre mérite mieux que vous, vous le refufez, ingrate! eft-ce paree que je fuis infidèle? ah ! je rougis de 1'étre , & j'en fuis affez puni. Enfin la fievre diminua; fa plaie fe trouva en meilleur état, ck j'eus la confolation de le vpir hors de danger. Quelque tems après, fa fanté fe rétablit abfolument, ck il me remercia des bontés que j'avois eues pour lui. Quelle pitié cruelle , me ditil , ma chère Lucilie, vous a fait prendre foin des jours d'un malheureux! la mort auroit expié ck fini mon crime, ck je n'aurois pas la douleur de vivre, ck de m'en fentir indigne. J'aime encore 1'ingrate madame Danzire ; la vie que mon malheur m'a  IJÓ HlSTOIRE laiffée me fait encore retrouver eet amour que je détefte. Ah ! fi vous m'aviez aimé, Lucilie, vous m'auriez laiffé mourir. Que ferez-vous d'un objet qui doit vous être odieux, d'un ingrat qui ne peut vous aimer, & qui en aime une autre a vos yeux ? Ses larmes 1'empêchèrent d'en dire davantage; je me mis a pleurer comme lui ; fes remords, 1'eftime qu'il me marquoit, tout cela me conlola un peu de 1'injuffice de fon cceur. Au milieu de mon défefpoir j'étois un peu flattée de fes regrets; il me donnoit tout ce qui dépendoit de lui, & madame Danzire n'avoit que ce que le caprice de fon cceur - lui arrachoit de lui. Cependant je ne pouvois m'empêcher d'envier le partage de madame Danzire : il me falloit pour être heureufe , qu'elle me rendit le cceur du chevalier, qu'elle m'avoit enlevé. Elle en étoit bien éloignée ; elle continuoit, pour conferver fa conquête, le manege dont elle avoit ufé pour fon triomphe. Elle donnoit au chevalier des efperances qu'elle détruifoit 1'inftant d'après ; & ce mouvement continuel qu'elle donnoit a fon cceur, le tenoit toujours dans eet état de vivacité qui charmoit fi fort 1'orgueil de madame Danzire. J'ai 1'obligation a cette coquette de m'avoir appris les fineffes de fon art, & je n'ai plus été étonnée, dans la fuite de ma vie, que les femmes euffent tant d'autorité fur les hommes : il eft fi facile de les inener, quand on ne les aime point ! Au refte ,  de Lucilie. 171 ces connoiffances que j'acquérois ne m'étoient d'aucune utilité ; j'aimois trop , pour en faire ufage ; je n'avois pour mon amant que mon amour & mes larmes, ck c'étoit juftement ce qu'il falloit pour le conferver a madame Danzire. Je paffai quinze jours a examiner toute la conduite ck tout Part qu'elle favoit employer, ck j'avois le déplaifir de voir le chevalier 1'aimer a chaque inftant davantage. L'hiver approcha, & ma mère voulut retourner k Paris. Madame de Vambure s'arrangea pour partir avec elle. Avant mon départ , le chevalier vint prendre congé de moi. D'abord que je 1'apperqus, les larmes me vinrent aux yeux. Je vais vous quitter, me dit-il, je vous aime encore affez pour en avoir le regret que je dois en avoir; la cruelle madame Danzire ne triomphera pas entièrement de moi ; je vous retrouve encore au fond de mon cceur, ck jamais la perfide ne vous en déplacera. Permettez-moi d'aller quelquefois chez vous prendre des armes pour combattre mon ennemie ck la votre. L'amour que je trouverai dans vos yeux me fera rougir de celui que je lui demande; ck votre mérite , oppofé k tous fes défauts , éteindra peut-étre un amour qui fait mon crime ck mes malheurs. Hélas! chevalier, lui répondis-je, que dois-je attendre de vous ? je n'ai pour moi que votre raifon , que peut - elle contre la bizarrerie de votre coeur ? Vous aimerez toujours madame Danzire ;  171 HlSTOlRE vous me regretterez peut-être quelquefois, mais eft ferai-je moins malheureufe? ck vous, chevalier, en ferez-vous moins ingrat? Nous nous quittames, ck je partis avec ma mère. Dès que je fus arrivée , le chevalier vint me voir, il me pria de 1'aimer encore. Cette demande eüt été une infulte fi je ne Pavois pas connu, mais elle m'affligea, je 1'aimois trop pour mon malheur : eh! perfide comme il étoit, il lui xonvenoit bien de vouloir être aimé ! II me vint voir affez fouvent ; je fus qu'il alloit auffi chez madame Danzire. Ce qui ine confoloit, c'eft qu'il payoit bien les vifites qu'il lui rendoit; il trouvoit toujours quelqu'un chez elle, pour qui 1'on avoit ces manières féduifantes que 1'on avoit eues pour lui. Le cceur de madame Danzire n'appartenoit a perfonne , mais fes manières étoient pour tout le monde. Le chevalier devint furieux ; fa jaloufie , qui n'avoit pourtant pas d'objet fixe , rendit fon amour mille fois plus violent, ck je me vis plus éloignée que jamais de regagner fon cceur. II commenca a me venir voir plus rarement , fon air devint encore plus inquiet qu'auparavant , ck le regret qu'il eut de m'aimer moins, le rendit embarraffé prefqu'au point de le rendre ftupide. Que nous étions malheureux , madame! nous aimions qui ne nous pouvoit aimer. J'avois la paffion la plus vive ck la plus délicate du monde pour un ingrat; lui de fon cöté  de Lucilie. 173 m'eftimoit affez pour rougir d'être infidèle, Sc avec le regret de ne me plus aimer, il avoit le défefpoir d'aimer la plus coquette de toutes les femmes. II Paimoit plus qu'on n'a jamais aimé , lorfque le prince de .... que vous connoiffez, me vit a une promenade : il connoiffoit ma mère, 6c vint nous aborder. Malgré la mauvaife humeur qui ne me quittoit point, j'eus ce jour-la affez d'efprit, du jnoins je remarquai que le prince m'en trouvoit; ma beauté , quoique diminuée depuis mes malheurs , foutenue de la jeuneffe 8c du caprice, me mettoit encore en état de plaire , 8c je crois que je plus au prince de .... II vint rendre vifite peu de jours après a ma mère, 8c il me dit dans la converfation mille chofes obligeantes, qui, dites d'un certain ton, vouloient dire qu'il m'aimoit. Je 1'entendis, mais je n'avois pas le tems d'être fenfible a fes complimens , 8c je ne fus point frappée de 1'éclat de ma conquête. II revint encore plufieurs fois chez moi ; 8c après m'avoir fait entendre en plufieurs facons qu'il m'aimoit ; il en fit confidence a ma mère , qui m'en paria. L'amour du prince , qui avoit des idéés férieufes, m'alarma : je ne fus point fenfible a la vanité d'être aimée &C de devenir princeffe. Je n'imaginois que de 1'embarras pour moi dans la paffion du prince. Ce n'eft pas qu'il ne fut beau , bien fait, riche, 8c que ce ne fut pour moi le parti le plus avantageux auquel je puffe prétendre :  ■ 174 H l S T O I R E mais mon chevalier, tout ingrat qu'il étoit, ne me laiffoit fonger a perfonne, & je voulois vivre & mourir en Paimant. II ne rut pas long-tems fans favoir les deffeins que ce prince avoit fur moi : il vint me voir pour s'en mieux inftruire. Admirez , madame, comme les hommes font faits; 1'amour du prince de rendit au chevalier tout celui qu'il avoit eu pour moi, & je le vis arriver chez moi plein d'amour & de tendreffe. Vous m'allez donc oublier, me dit-il fondant en larmes, & je vais vous voir tomber entre les bras d'un autre? Ah ! Lucilie , faites grace a un malheureux qui vient vous demander pardon de tous fes crimes : j'ai rompu les chaines qui m'attachoient a madame Danzire , & je vous rapporte un cceur qui n'aimera jamais que vous. Non, chevalier, lui dis-je, vous n'étes pas bien guéri, & je voudrois pouvoir vous croire : mais qui m'affurera que vous ne 1'aimerez plus ? Peut-être les coquetteries de madame Danzire vous font voir combien peu elle mérite votre tendreffe; peut - étre même vous voulez la haïr : mais eff-ce ne la plus aimer ? Croyez-moi, votre amour s'abufe lui-même, votre cceur rougit de fa faute, & ne s'en corrige point. Au refte, que la tendreffe du prince ne vous alarme point; quoique beaucoup plus digne de mon cceur que vous , il ne 1'aura jamais. Je vous aime, chevalier , tout ingrat que vous êtes ; que feroit-ce, hélas! fi je*  de Lucilie. 175 vous voyois tendre ! Le chevalier fe jetta a mes genoux; je lui vis avec bien du plaifir un amour vif que je ne lui avois point vu depuis long-tems: il m'affura qu'il n'aimoit plus madame Danzire, & il me 1'affura de manière a me le perfuader. Le prince continua toujours a me rendre des vifites; il fe f lattoit fans doute que je me laiflferois furprendre a 1'éclat de fon rang, ck qu'enfin la vanité feroit fur moi, comme elle fait fur la plupart des femmes, 1'effet de la tendreffe; il fe trompa : je lui déclarai fincèrement que je ne pouvois répondre a 1'honneur qu'il me faifoit; & quelques jours après il fe maria de dépit a mademoifelle de .... Le chevalier qui fut des premiers le facrifice que je venois de lui faire , vint auffi - tot me remercier ; ck il le fit, madame, avec une tendreffe qui me charma. Que je le trouvai ce jour-la aimable, ck que j'eus de plaifir ! Je ne me fouvins plus de tous les maux qu'il m'avoit faits ; je pardonnai a 1'amour tous les malheurs qu'il m'avoit caufés, ck jamais bonheur n'a été comparable au mien. Le chevalier n'aimoit plus madame Danzire, il n'alloit plus chez elle, il m'en parloit fans être piqué, il me difoit froidement qu'elle étoit une coquette. Enfin j'étois la plus heureufe des femmes , ck 1'amour épuifoit fur mon cceur tout ce qu'il avoit de délicieux. Le chevalier venoit me voir affidument, il avoit avec moi cette vivacité que 1'amour lui avoit rendue.  IjS HlSTOIRE Mais, madame, je n'étois pas nee pour être heureufe; & voici la lettre qu'il m'écrivit, après avoir été deux jours fans venir me voir. « Je pars , ma chère Lucilie , pour aller finir » loin de vous une vie que je détefie. Je pars le » crime dans le cceur, & plein encore de la per- » fide madame Danzire. Je vous trompois, & je » me trompois moi-même , quand je vous difois » que je ne 1'aimois plus. Cependant plaignez-mo1 » quelquefois , je le mérite un peu , tout ingrat » que je fuis. Adieu, ma chère Lucilie , ne me » haïffez pas ». Quand j'appris, madame, que je ne le verrois plus, je penfai mourir de douleur. Je le regrettai comme s'il m'eüt été fidéle , & je lui pardonnai tout, excepté fon abfence. Je 1'aimois affez pour me paffer de fon amour : ma paffion quoique malheureufe , m'étoit chère; je le voyois ingrat, mais enfin je le voyois. II m'arriva dans ce tems-la un furcroit de douleur, ma mère mourut, mes larmes redoublèrent; j'en eus a verfer pour les deux perfonnes qui m'étoient les plus chères. Encore fi j'avois eu mon amant pour me confoler de la perte de ma mère! Mais je ne favois oü il étoit allé , & cette idéé me défefpéroit. Enfin il y avoit trois ans que 1'ingrat ne m'avoit donné de fes nouvelles , lorfque vous le vïtes entrer tout-d'un-coup dans mon cabinet.  de Lucilie; 177 cabinet. Quel trouble ne parut pas dans mes yeux, & comment aurois-je pu vous le cacher ? Je vous 1'avouerai, madame, de tous les mouvemens qui m'avoient faifie a Parrivée du chevalier, il ne me refta, quand vous fütes partie, que la joie de le revoir; & de combien cette joie ne fut-elle point augmentée, quand il m'apprit qu'il étoit fidele ! II Pelt, madame, je n'en puis douter : oui, mon cher chevalier m'aime, je n'ai plus de madame Danzire a craindre, & la perfide eft oubliée; il m'offre, pour m'en affurer, fa main & fa fortune; & il eft bon que je vous dife qu'elle eft devenue, par la-mort de fon oncle, une des plus brillantes du royaume. Mais de tous ces biens-la je n'en veux qu'a fon cceur: qu'il ne me parle plus de fa main, elle eft faite pour m'óter fa tendreffe, & je haïs tout ce qui peut me Ia faire perdre. II eft vrai que je mourrois, fi je le voyois paffer entre les bras d'un autre : mais quoi! on ne fauroit s'aimer toujours, & ne s'époufer jamais, Tornt VI, M  ï7* D OM JU A N E T I S A B E L L E. Nouvelle Portugaise. jT/ans Villa-nova, petite ville de la province ou plutöt du royaume des Algaraves , qui fait une partie de celui de Portugal, il y a deux families confidérables en naiffance, en biens & en autorité. Ces deux families font depuis long - tems liées d'une étroite amitié; mais elles ne 1'avoient jamais été ii fortement, que dans les perfonnes de dom PedroOliviero Almaro , & de dom Francifco-Fernando de Luna, chefs de 1'une 8c de 1'autre. Ce dernier, capable de grandes chofes , ayant perdu une femme qu'il aimoit tendrement, & pour laquelle il avoit toujours négligé les foinsde fa fortune ; libre aiors, & n'étant plus occupé que du defir d'acquérir des honneurs 8c des richefles a un nis qu'il en avoit eu, obtint de la cour un gouvernement confidérable au BréfiL Mais ce fils, pour lequel il s'expofoit aux fatigues 8c  Dom Juan et Isabelle. 179 aux dangers de ce voyage , étant encore dans un age trés - peu avancé , il ne put fe réfoudre k 1'y expofer lui-même, & le laiffa entre les mains de dom Pedro , qui fachant combien le dépot qu'il lui laiffoit étoit cher k fon ami, ne négligea rien pour le bien élever : auffi trouva-t-il un fujet digne de fon application; & bientöt 1'amitié qu'il avoit pour le père , eut moins de part aux foins qu'il prit du fils, que la tendreffe qu'il concut pour le fils même. Dom Juan, c'eft le nom de eet enfant, n'étoit alors agé que de huit ans; mais on ne pouvoit déja le voir fans 1'aiiner, ni le connoitre fans 1'eflimer. Toutes les graces du corps, toute la complaifance de 1'humeur, toute la vivacité de l'efprit étoient raffemblées en lui. Toutes ces qualités fe trouvoient auffi dans Ifabelle, fille de dom Pedro Almaro , ck 1'on ne pouvoit décider qui des deux étoit la plus parfaite créature. Dom Juan fut élevé avec Ifabelle. Ils étoient a-peu-près de même age, & cette convenance, jointe a-toutes celles qui fe trouvoient en leurs perfonnes, fit naitre entr'eux une fympathie qui prit bientot un autre nom. Les amours font enfans ck fe plaifent quelqnefois a jouer avec 1'enfance , & les paffions qu'ils y font naïtre , font beaucoup plus fortes & plus durables. Dom Juan & Ifabelle fentirent dès - lors 1'un pour 1'autre, ce que dans un age plus avancé ils devoient infpirer a tout le monde. Etoient-ils enfemble ? tout étoit Mij  iSo Dom Juan pour eux plaifir ck paffe-tems. Jamais affeétions ne furent plus égales, jamais volontés plus vives : enfin , jamais amour ne fe fit tant fentir avant que de fe faire coftnoïtre. Auffi , ce fentiment étoit trop vif pour pouvoir être long-tems confondu avec les autres, ck voici comment ils fe débrouillèrent dans leur cceur. Ifabelle avoit auprès d'elle une gouvernante qui aimoit fort la leéture des romans. Dom Juan étant un jour feul avec Ifabelle dans la chambre de cette gouvernante, ck ayant trouvé fur la table un de ces livres, 1'ouvrit ck en lut le titre en badinant. Ce titre donna de la curiofité a Ifabelle ; elle le ' pria d'en lire quelques pages; ck dom Juan étant tombé fur une peinture cjue deux amans fe faifoient 1'un a 1'autre de leur amour, Ifabelle trouva les fentimens de la maitreffe fi conformes aux fiens, qu'elle en rougit ck devint rêveufe. Dom Juan , qui avoit trouvé la même reffemblance1 entre les fiens ck ceux de 1'amant, ceffa de lire; ck après y avoir rêvé quelque tems : Ifabelle, dit-il ingénument, plus j'y fais réflexion, plus je crois que j'ai de 1'amour pour vous. Depuis que je vous vois , j'ai penfé mille fois tout ce que je viens de lire; & la feule différence que j'y trouve, c'eft que je le penfois plusvivement encore; mais je n'aurois pas pu fi bien vous 1'expliquer. Dom Juan, répondit Ifabelle en rougiffant davantage, je faifois la même réflexion, ck je ne doute plus que ce ne foit auffi de 1'amour  ET I S A B E L L E.' iSl que j'ai pour vous. J'ai reffenti mille fois , fans pouvoir les démêler, tous les tranfports, tous les plaifirs , toutes les craintes , toutes les inquiétudes qui font décrites dans ce livre. Mais , fi ce que j'entends dire de ces fentimens eft vrai , c'eft un crime a moi de les avoir concus. Cependant, je ne faurois croire que le crime puiffe jamais fe préfenter fous une figure auffi douce ck auffi agréable que celle-la; & en tout cas, je fens que j'aurai bien de la peine k m'empêcber d'être toujours criminelle. La gouvernante furvint & interrompit cette converfation. Ils ne furent pas long-tems fans la reprendre ; ck tout le fruit de leurs réf lexions, fut de convenir que non - feulement ils s'aimoient ck qu'ils s'aimeroient toute leur vie ; mais qu'ils fe tiendroient k 1'avenir fur leurs gardes, ck prendroient foin de caclier k tout le monde 1'union de leurs cceurs. Ils paffèrent ainfi quelques années, jouiffant d'un bonheur dont ils ne connoiffoient pas le prix, paree qu'ils en avoient joui prefqu'auffi-tót que de la lumière, fans qu'il eüt jamais été troublé. Mais enfin eet heureux tems changea. Ifabelle avoit en ce. tems-la environ treize ans ; & fa beauté qui croiffoit de jour en jour, faifoit trop de bruit pour les laiffer tranquilles. II fe préfenta un parti confidérable pour elle , que fes parens crurent devoir accepter. Dom Pedro chargea dona Maria , fa M üj  i8z Dom Juan femme, d'en faire la propofition a Ifabelle , Sc de fonder fes fentimens la - deffus. Dona Maria prit donc un jour fa'fille en particulier , Sc après lui avoir exagéré 1'avantage du parti qui fe préfentoit, elle lui dit qu'elle ne doutoit pas qu'elle n'acceptat, fans balancer , une chofe qui lui convenoit fort, Sc que fon père Sc elle avoient réfolue. Ifabelle qui ne s'attendoit rien moins qu'a cette propofition r en fut fi furprife, qu'elle refia immobile. Cependant, fa mère la preffa de s'expliquer , Sc toute Ja réponfe qu'elle en put tirer, fut un torrent de larmes qu'elle verfa , après s'être long-tems efforcée de les retenir. Dona Maria qui aimoit beaucoup fa fille, ne manqua pas d'expliquer favorablement fes larmes ; elle crut que la pudeur 8c la crainte de fe féparer d'elle , en étoient la caufe. Ainfi, après l'avoir embraffée tendrement pour la confoler , elle la quitta, ne voulant pas la preffer davantage pour cette fois : mais elle éclaircit bientót ce myftère. En fortant de la , dona Maria entra dans la chambre de fon mari, pour lui rendre compte de ce qu'elle venoit de faire ; mais elle fut fort furprife de voir aux pieds de dom Pedro, dom Juan fondant en larmes. II avoit appris dans la ville Ia nouvelle de ce mariage, 8c étoit venu avec 1'impétuofité d'un jeune homme amoureux Sc défefpéré , effayer de le fléchir. II le conjuroit de ne point achever ce mariage, qu'il appelloit I'arrét de fa mort.  ET I S A B E L L E. iSj Oui, lui difoit-il, dom Pedro, je connois ck je reffens vivement les obligations 'que je vous ai; elles font fi grandes, ck j'en fuis fi pénétré de reconnoiffance, que s'il s'agiffoit de prendre parti entre mon père ck vous, je balancerois ; mais je ne faurois vous regarderque comme mon meurtrier, fi vous m'otez Ifabelle. Je ne vis que pour elle, ck je ne veux plus vivre fi je la perds. Ne me 1'ötez pas , je vous en conjure par la tendreffe que vous m'avez toujours marquée, ck par celle que vous avez pour votre fille : car, je ne feindrai point de vous dire quelle a pour moi les mêmes fentimens que j'ai pour elle, ck que nos cceurs font fi parfaitement unis , que vous ne fauriez me porter un coup, qu'elle ne le reffente, ni me rendre malheureux, fans la rendre malheureufe. N'accablez donc pas de douleur deux perfonnes dont 1'une vous doit être fi chère par le fang, ck 1'autre par 1'amitié. Dès qu'il appercut dona Maria, il alla fe jetter a fes pieds, ck la conjura avec les mêmes prières ck les mêmes larmes , de ne point pourfuivre ce deffein. Dom Pedro ck fa femme fe regardoient pendant ce difcours , fans favoir que répondre. Quelqu'irrités qu'ils fuffentde ce qu'ils apprenoient, ils ne pouvoient s'empêcher d'excufer ces deux jeunes amans ; la tendreffe paternelle parloit également en faveur de 1'un ck de 1'autre. Ainfi, dom Pedro prit le parti de la douceur, ck renvoya dom Miv  ^4 Dom Juan Juan plein d'efpérances. En effet , après avoir bien penfe, .1 crut ne pouvoir rien faire de mieux que d eenre a dom Francifeo de Luna, & de lui propofer le mariage de dom Juan avec Ifabelle, pour refTerrerdavantage les nceuds de 1 amitié qui avok toujours ete entre leurs families. Mais en attendant fa reponfe, dona Maria ne laiffa plus a dom Juan la meme liberte de voir fa maitreffe ; & ce n'étoit plus que rarement & en fa préfenee, qu'elle leur permettoitdes'entretenir. Quelque dur que füt pour eux ce changement, 1'efpéranee qui y étoit mêlee en adouaffcut la peine ; & après queIques mois paffes avec beaucoup d'impatience, la réponfe de oom Francifeo arriva. II mandoit a dom Pedro qu'il étoit ravi qu'il 1'eüt prevenu clans une ehofe qu'ü avoit depuis longtems refolu de lui pr0p0fer : ^ donnoit ^ plariir fon eonfentement au manage de dom Juan avec Ifabelle, & qu'ü le prioit feulement d'en différer h conelufion jufqu'a fon retour , qui devoit être clans tro1S mois , paree que Ie tems de fon gouvernement firüroit dans ce tems-la. II eft aifé de concevorr avec quels tranfports de joie nos deux amans recurent cette nouvelle. Leur efpérance étoit alors pure & fans mélange de crainte. On leur .rendit la hberté de fe voir & de s'entretenir, & leur bonheur n'étoit plus troublé que par leur impaüence qui croiffoit tous les jours. Enfin, dom  ET ISABELLE. 185 Francifeo arriva, & toutes chofes furent réfolues pour ce mariage. Dom Juan & Ifabelle, ravis & pleins de confiance, regardoient leur bonheur comme la chofe la plus affurée & la plus prochaine : cependant ils n'en furent jamais fi éloignés. Dans le tems qu'on faifoit les préparatifs pour leur union , un oncle de dom Francifeo mourut fans enfans , & le laiffa feul héritier d'une riche fucceffion. Cette élévation de fortune donna a dom Francifeo des vues plus élevées pour fon fils. Les biens & 1'alliance d'Ifabelle lui femblèrent trop peu de chofe, & fans égards a fa parole ni a 1'attachement de dom Juan , il rompit ce mariage ; il fit plus. Comme il connoiffoit la tendreffe de fon fils pour Ifabelle, & qu'il craignoit que cette tendreffe ne s'oppofat aux deffeins qu'il formoit pour lui, il profita d'un vaiffeau pret a mettre a la voile pour le Bréfil; il fit enlever dom Juan, & 1'envoya dans ce pays, auprès d'un parent qu'il y avoit. Je ne décrirai point quel fut le défefpoir de ces deux amans a cette féparation, ce font des chofes que 1'on ne fauroit exprimer ; je dirai feulement que leur amour étoit parfait, & que leur douleur fut proportionnée a leur amour. Dès que le bruit de cette rupture fut répandu dans la ville, mille gens charmés de la beauté d'Ifabelle, fe préfentèrent pour remplir la place de dom Juan ; & ce fut pour elle une nouvelle peine , que les perfécutions qu'elle eut  i8<5 Dom Juan a foutenir de la part de fa familie £k de tous fes prétendans. Elle réfifta néanmoins a toutes ces importunite's, & la fermeté avec laquelle elle y réfifta 1'en délivra a la fin. Ainfi, Ifabelle vécut quelque tems plus libre dans fon affliéhon; mais elle trouva encore un nouveau fujet de s'affliger, dans la nouvelle de la mort de dom Juan , arrivée dans un combat que les Portugais donnèrent au Bréfü contre les fauvages de ce pays - la. Elle n'avoit pas lieu d'en douter, puifqu'elle 1'apprit par le deuil qu'en prit la familie de dom Juan. L'excès de fa douleur lui en öta d'abord le fentiment, ck lui auroit fans doute óté la vie, fi 1'amour ne 1'avoit foutenue contre elle-même. Enfin, Ifabelle revenue de ce premier accablement , n'ayant plus rien a efpérer dans le monde , réfolut d'y renoncer, ck de chercher dans la folitude une vie convenable a fon affliction. Elle en fit la propofition a fes parens , qui y réfiftèrent quelque tems; mais ils ne purent a la fin lui refufer une chofe qui concernoit uniquement le repos de fa vie. Ils confentirent qu'elle fe retirat dans un couvent qui eft auprès de Lisbonne, ck dont une parente de dona Maria étoit fupérieure. II y avoit dans ce couvent une religieufe, fille de qualité ck aimable , qui concut beaucoup de tendreffe pour Ifabelle. Elle entra d'abord dans fon affüót ion, la flatta, ck la partagea avec elle. II n'en falloit pas dayantage pour fe mettre dans fes  ET ISABELLE. 187 bonnes graces; ainfi, elles fe lièrent d'une étroite a miné. Cette religieufe , qu'on appelloit dona Cécilia , avoit un frère, grand de Portugal, nommé dom Gufman de Loredas , qui Paimoit beaücoup , & qui venoit la voir fouvent. Dona Cécilia, entêtée du mérite d'Ifabelle , Pen entretenoit continuellement dans toutes les vifites qu'il lui faifoit. Dom Gufman, fur ces récits , eut une fort grande curiofité de la voir, & pria fa fceur de Pengager a venir avec elle au parloir , la première fois qu'il reviendroit. Ifabelle réfifta fortement a la prière que lui en fit dona Cécilia; cependant fon amitié 1'emporta fur fa répugnance & fur fes réfolutions. Dom Gufman vit donc Ifabelle, & en fut charmé. Pour ne m'étendre point inutilement, il fortit fort amoureux de cette première vifite. II revint le lendemain ; Ifabelle refufa de le voir; la paffion de dom Gufman n'en devint que plus forte par cette difficulté. Sa fceur agit fi finement auprès d'Ifabelle , qu'ayant été quelque tems fans lui parler de fon frère , fous prétexte de lui faire voir des ouvrages d'un goüt extraordinaire qu'on devoit lui apporter, elle la fit venir a la grille, oü fon frère les attendoit. La vue d'Ifabelle redoubla fon amour ; tx quoiquelle lui ötat toute efpérance , il ne connut plus d'autre bonheur que celui de la pofféder. Pour y parvenir il mit tout en ufage. II alla a Villa-  i88 Dom Juan nova la demander a fes parens, & trouva auprès d'eux toutes les facilités qu'il pouvoit attendre. 11 preffa Ifabelle d'y confentir, il fit agir 1'autorité du roi; mais fur-tout, il pria fa fceur d'employer en fa faveur toute famitié qu'elle avoit pour elle. Elle eut beau faire, elle ne put la faire confentir a devenir fa belle-fceur. Les parens d'Ifabelle la perfécutèrent fi fort pour la faire confentir a époufer dom Gufman, qu'ils ne lui donnèrent pas un moment de relache. Pour fe délivrer de leurs preffantes follicitations, elle feignit d'y donner fon confentement, & demanda du tems, efpérant qu'il arriveroit quelque accident qui 1'arracheroit a leurs perfécutions. On lui accorda deux mois, au bout defquels elle demanda un nouveau délai; mais elle ne put 1'obtenir. Les chofes étant en ces termes , dom Pedro, que fes indifpofitions empêchoient d'aller a Lisbonne, qui vouloit aflifler a ce mariage, écrivit a dom Gufman, pour le prier que la cérémonie s'en fit a Villa -nova; ajoutant qu'il feroit inceffamment partir fa femme , pour aller prendre fa fille & la conduire. Mais dom Gufman, a qui ce délai parut trop long, pria une de fes tantes de fe charger de cette conduite. Ifabelle partit donc, quoi qu'elle put faire pour s'en défendre , avec dom Gufman & toute la jeuneffe de la cour, qu'il avoit invitée a être témoin de fon bonheur. Dom Gufman., qui  ET ISABELLE. 189 vouloit marquer fa joie par toutes fortes de moyens, donnoit des fêtes magnifiques tous les jours, en attendant que les préparatifs des noces fuffent achevés. Les bals, les courfes de bagues, les tournois & les autres divertiffemens de cette efpece, fe fuccédoient continuellement. Un jour dom Gufman propofa de rompre des lances, a condition que le vainqueur recevroit une épée & un poignard trés -riches , de la main d'Ifabelle. Toute la noblefTe de la province y fut invitée. Dom Gufman qui excelloit dans eet exercice , ne doutoit point que le prix qu'il propofoit ne le regardat uniquement. Quand le jour marqué fut arrivé , dom Gufman qui avoit ouvert le combat, après avoir défarepnné les deux premiers chevaliers, fut lui-méme terraffé par le troifième. C'étoit un jeune-homme inconnu a toute 1'affemblée , vêtu fimplement & même négligemment; auffi, fon air & fa figure n'avoient pas befoin d'ornemens. Dès qu'il parut, il s'attira les voeux de tous les fpeétateurs. Ifabelle , quoique préfente , ne s'étoit appercue de rien. Depuis fon retour i Villa-nova, elle étoit remplie plus que jamais de 1'idée de dom Juan; car elle n'étoit environnée que d'objets qui lui en rappelloient le fouvenir. Le lieu même oü elle étoit alors, avoit cent fois été témoin de leur tendreffe, & 1'occupoit trop par les idéés qu'il lui retracpit , pour la rendre attentive a tous les événemens, Cependant, dom Gufman  iqo Dom Juan s'éfant venu affeoir auprès d'elle , e!le ne put a fa prière, fe difpenfer de tourner les yeux fur celui qui 1'avoit vaincu. Mais quel fut fon trouble a eet afpeét! Cet homme inconnu pour toute 1'affemblée , ne le fut pas pour elle; 1'amour a fes lignaux aüxquels les amans ne fauroient fe tromper. C'étoit dom Juan ; & quoiqu'elle le crut mort, & qu'il fut extrêmement changé par les années, par les fatigues ? & plus encore par les chagrins, elle ne put un feul moment le méconnoïtre. Cette aventure paroit fort extraordinaire ; mais quoiqu'elle fente le roman , je n'ai point changé 1'hiftoire, la vérité devant toujours 1'emporter fur la vraifemblance. Dom Juan avoit été fait prifonnier avec un de fes coufins dans le combat oü 1'on croyoit qu'il avoit été tué. Ces deux jeunes feigneurs ayant trouvé le moyen d'échapper d'entre les mains des fauvages , le coufin de dom Juan, a fa prière , répandit le bruit de fa mort, dans la vue de faciliter fon retour en Portugal. En effet, après s'être tenu quelque tems caché & déguifé dans la maifon de dom Gabriël fon coufin, ils s'embarquèrent fur un vaiffeau hollandois qui avoit apporté des negres au Bréfil, & paffèrent en Hollande oü ils ne firent aucun féJour, & revinrent a Villa-nova. La première nouvelle que dom Juan y apprend , ce font les fêtes que 1'on donne pour le mariage d'Ifabelle, & les cris de joie qui les accompagnent font les premiers  ET I S A B E L L E. 191 bruits qu'il y entend. Les projets les plus violens que puilTe former un amant défefpéré, lui paffèrent alors dans la tête; mais avant que de prendre aucun parti, il voulut fagement connoitre les fentimens d'Ifabelle; dans ce deffein, il fe préfenta pour rompre une lance , fe f lattant que le combat lui dohneroit occafion de lui parler; & ce pro jet lui réuffit. Depuis la viétoire qu'il avoit remportée fur dom Gufman, il avoit continué a donner des preuves de fa force ck de fon adreffe. II avoit eu Favantage fur trois autres chevaliers, deux defquels ayant été dangereufement bleffés , perfonne n'ofa plus fe préfenter au combat; ainfi le prix lui fut adjugé d'une commune voix. Ce fut alors que le trouble d'Ifabelle augmenta confidérablement. Le vainqueur devoit recevoir le prix de fa main; mais ce vainqueur eft le üen. Enfin elle fut obligée de prendre fon parti, malgré le défordre que lui caufoit 1'approche de dom Juan. L'amour qui la guidoit la fervit en cette occafion , plus fagement que n'auroient pu faire les plus longues réflexions. Dom Gufman alla prendre dom Juan, ck le préfenta a Ifabelle. Après Favoir falué civilement : w Seigneur , lui dit-elle d'une voix tremblante ck » en baiffant la vue, voila une épée & un poignard » cjui font dus a votre valeur. On a cru qu'en les » recevant de moi, ils vous feroient plus agréables; » mais je n'ofe m'en fiatter, ck je voudrois que ma  102 Dom Juan » main y ajoutat tout le prix que vous méritez.,7;»' Dom Juan agité de cent paffions différentes , fut quelque tems fans répondre ; mais enfin il lui dit: w Vous ne devez pas douter , madame , que ce » prix, déja fi confidérable par lui-même, ne re» coive de votre main une valeur ineftimable. Heu» reux fi tous les prix que j'avois mieux mérités » m'avoient été payés avec la même fidélité ! » A ces mots, Ifabelle appréhendant qu'il ne dit quelque chofe qui le fit connoitre, & qui fit échouer le deffein qu'elle méditoit: » Seigneur, lui dit-elle » en 1'interrompant', nous laifferez-vous ignorer » plus long-tems qui vous êtes, & refuferez-vous » a tant de braves chevaliers dont vous venez de » triompher, la fatisfaction de favoir le nom de » leur vainqueur ? Votre air & vos manières ne » pennettent pas de douter que eet aveu ne di» minue en quelque facon la honte de leur défaite. » Peut- être auffi, pour des raifons que nous ne » pouvons pas pénétrer , ne voudriez - vous pas » déclarer a tout le monde ce que je vous de» mande : mais il y a ici des perfonnes difcrettes , » a qui vous pourrez en toute fureté confier votre fecret ; & moi - même , fi vous m'en jugiez » digne , j'oferois vous promettre une enüère dif» crétion ». Dom Gufman & tous ceux qui étoient préfens applaudirent a la demande d'Ifabelle, & preffèrent dom  et I s a b e l l e. ioj dom Juan de contenter fa curiofité. Cette demande s'accommodoit trop a fon defir pour ne la pas accepter; il ne fe défendit donc crue foiblement, & finit par dire , en adreffant la parole a Ifabelle: » S'il ne falloit, madame, vous déclarer que mon » nom, il me feroit bien aifé de vous obéir; mais » il faudroit vous faire le récit d'une vie , qui » n'étant qu'un enchainement de malheurs , vous » paroitroit trop ennuyeux s'il ne vous intéreffoit » point, & vous affligeroit s'il pouvoit vous in» téreffer. Cependant, madame, fi vous me 1'or» donnez abfolument, il me fera difficile de m'en » difpenfer. J'exigerai feulement de vous le fecret » fur plufieurs des particularités que j'ai a vous m raconter.» Ifabelle le promit hautement. Après ces conventions , dom Gufman s'écarta avec le refte de la troupe , & laiffa ces deux amans fe promener feuls. Auffi-tot qu'Ifabelle jugea qu'on ne pouvoit plus les entendre: » Dom Juan, dit» elle , car mon coeur n'a pu vous méconnoitre » un moment, ne croyez pas que je prenne la » parole pour prévenir vos reproches par les rai» fons que je pourrois vous alléguer pour ma dé» fenfe; j'ai trop de délicateffe pour vous les rappor» ter. Cependant je ne puis m'empêcher de vous » dire que fi le cceur feul fait les infidélités , je fuis » encore innocente, puifque, malgré le bruit de » votre mort, & malgré 1'état oü vous me voyez Tornt VI, N  i94 Dom Juan » ici, le mien vous a toujours été confervé fans » aucune altération. Je fais que les apparences font » contre moi, ck que vous pouvez m'accufer d'a» voir commis une faute d'autant moins excufable , » que rien au monde n'auroit pu vous porter a en » faire une pareille: mais je puis vous affurer, mon » cher dom Juan, que je ne fuis point criminelle , » & que j'avois pris des réfolutions qui ne m'au» roient que trop difculpée dans votre efprit, fi » j'avois eu le tems de les exécuter.« En prononc.ant ces dernières paroles , elle tourna fur lui des yeux baignés de larmes. Dom Juan en fut fi attendri , qu'il fut quelque tems fans pouvoir lui répondre. A la fm s'étant un peu remis :... » Non , » dit-il, ma chère Ifabelle; non, vous n'étes point » criminelle, ck je n'ai jamais été perfuadé de w votre infidélité: 1'amour que nous avons reffenti » 1'un pour 1'autre , prefque en naiffant, efl de» venu une partie de nous-mêmes, & ne fauroit » frnir qu'avec notre vie. Ceffez donc de vous at» tribuer une faute qui ne doit être imputée qu'a » ma mauvaife deflinée; elle n'a pu féparer nos » cceurs, elle a fait tous fes efforts pour féparer nos » perfonnes Elle n'y réuflira pas , reprit Ifa- » belle, fi vous voulez fuivre mes confeils. Elle » s'eft fervie jufqu'a préfent de 1'autorité de nos » parens, il faut nous fouflraire a cette autorité; » ck fi vous m'aimez affez pour méprifer 1'indi-  ET ISABELLE. 195 w gnation des vötres , je vous aime affez pour » méprifer en votre faveur la colère des miens , » ck perdre la prétendue fortune qui m'attend: » nous pofféderons tout en nous poffédant. Ainfi , » faites choix d'un lieu oü nous puiffions nous reMi tirer, & rendez-vous demain, a deux heures » de nuit, a la porte de ce jardin qui donne fur w la mer, ayez un batiment prét a mettre a la » voile ; ck vous me trouverez prête a vous fuivre » par-tout. Voila le deffein qu'a formé mon amour, » dans 1'inftant que je vous ai reconnu, & qui m'en » a fait quitter de plus funefles, auxquelles j'étois » déterminée pour m'afFranchir de la tyrannie de » ma familie. Ce projet vous paroïtra peut-étre » bien hardi pour une perfonne de mon fexe ck » de mon age; mais c'eft pour vous que je 1'en» treprends; ck pour vous que ne pourrois-je pas » entreprendre! » Cette réfolution, qui prou- voit fi clairement 1'amour d'Ifabelle , combla dom Juan d'une telle joie, qu'il eut befoin de toute fa retenue pour s'empécher de lui en marquer la plus vive reconnoiffance; mais ils étoient obfervés: 6k eet heureux amant oublia dans ce moment toutes fes peines paffées, ck regarda fon bonheur comme une chofe affurée puifqu'il ne dépendoit plus que d'Ifabelle. Enfin , après avoir tout arrangé pour leur départ, 6k après s'étre fait le récit de leurs aventures, ils rejoignirent la troupe qui les atten- Nij  io6 DomJuan doit avec impatience. Ifabelle adreffant la parole a dom Gufman : « Seigneur, lui dit-elle je viens '» d'apprendre des chofes étonnantes , ck qui ré» pondent fort a 1'opinion que nous avions concue » de ce chevalier ; mais je vous prie de ne me » point preffer de vous les apprendre avant trois » jours, c'eft le terme qu'il a prefcrit, ck qu'il a » eu de juftes raifons de prefcrire a ma difcrétion.'» Après ces mots, dom Juan fe retira ck partit pour Lagos, qui n'eft qu'a trois lieues de Villa-nova, pour s'y affurer d'un batiment. Enfin , la nuit tant fouhaitée étant venue, Ifabelle trouva moyen de fe dérober a la vigilance de fa mère, ck fe rendit a 1'heure marquée, a la porie du jardin. Après y avoir attendu quelque tems , elle vit a travers de 1'obfcurité un batiment arriver dans la rade , ck venir aborder vis-a-vis de la porte du jardin. Elle ne douta pas que ce ne fut dom Juan ; ck fon impatience ne lui ayant pas permis d'attendre , elle fortit ck courut fur le bord de la mer. Dès qu'elle y parut, deux hommes fautèrent de la chaloupe ck vinrent a elle. Mais quel fut fon étonnement, lorfqu'au lieu de dom Juan elle trouva deux inconnus ! Elle voulut prendre la fuite, mais il n'étoit plus tems; ces deux hommes 1'avoient faifie, ck malgré fes cris , fes larmes & fes prières , ils la portèrent dans leur batiment, qui remit auflitöt a la voile ck fortit de la rade. Dom Juan qui  et Isabelle. 197 avoit été retenu par un vent contraire, arriva peu de tems après. II defcendit a terre , & trouva la porte du jardin ouverte; mais n'y trouvant point ce qu'il cherchoit, il paffa le refte de la nuit avec des impatiences mortelles; & le jour commencant a paroitre, il prit le parti de retourner a Lagos, pour n'être point découvert; fe f lattant que peutêtre Ifabelle , obfervée de trop prés, n'avoit pu cette nuit exécuter fon deffein, & 1'avoit remis a une autre fois. II ne fut pas long-tems dans cette erreur; il apprit le lendemain qu'Ifabelle avoit difparu, & que cette même nuit, dom Gufman avoit fait la même chofe , fuivi feulement de deux de fes valets, fans qu'on fut oü les uns ni les autres étoient allés. II n'eft pas poffible dc décrire les fentimens de dom Juan. Si-tót qu'il eut appris cette nouvelle, il partit dans le deffein d'aller chercher dom Gufman, & de lui arracher Ifabelle, ou d'y perdre la vie. D'un autre cöté, dom Pedro le père d'Ifabelle , qui ne doutoit point auffi que dom Gufman ne fut 1'auteur de eet enlévement, fit armer tous fes gens, & les envoya courir après lui pour 1'arrêter. Heureufement pour lui, dom Juan ne fut pas heureux dans fa recherche , mais il fut rencontré par les gens de dom Pedro, qui rarrêtè.rent avec fes deux domeftiques; & dona Maria s'étant allée jetter aux pieds du roi pour lui demander juftice, obtint un ordre pour lui faire Faire fon Niij  I9S Dom Juan procés , s'ü ne déclaroit ce qu'il avoit fait d'Ifabelle & s'il ne 1'époufoit pour réparer fon honneur La cour, la Ville, & fa familie étoient fi prévenus contre lui, que c'étoit en vain qu'ü alléguoit pour la d&eme, qu'étant k la veille d'époufer Ifabelle du confentement de fes parens, il n'y avoit nulfe apparence qu'il voulilt 1'enlever. Que fon départ de Vula-nova, qui feul le rendoit fufpeft, étoit une chofe innocente: qu'ayant été afiüré par un de fes domeftiques que 1'mconnu qui la veille avoit remporté le prix de leur combat, étoit fon frère naturel, qui avoit autrefois pris la fuite & s'étoit échappé de la maifon de fon père avec des fommes confidérables en pierreries; il s'étoit mis en- chemin fur le champ pour ne le pas manquer & pour le faire arréter. Toutes ces raifons étoient regardées comme d'ingénieufes fuppofitions, ck le roi qui vouloit, par un exemple éclatant & févère empêcher k Pavenir de pareilles violences, étoit prét k faire exécuter 1'arrët qu'il avoit prononcé, lorfqu'on apprit qu'Ifabelle étoit de retour k Villanova. Pendant que 1'on faifoit des informations contre dom Gufman, dom Juan qui cherchoit Ifabelle, après plufieurs courfes inutiles , étoit arrivé k Cadix, & y avoit appris d'un corfaire de Salé , que 1'on venoit de prendre, qu'un nommé Aliachmet, corfaire de Ia même naton, avoit depuis quelque tems enlevé fur la  ET ISABELLE. IOC) cöte de Portugal une jeune perfonne qu'il avoit conduite a Salé. Le portrait qu'il en fit, ck le tems de 1'enlévement convenoient fi fort a Ifabelle, que dom Juan ne clouta pas que ce ne fut elle. II ne perdit point de tems. Son coufin dom Gabriël lui prêta une fomme dargent affez confidérable pour racheter Ifabelle. II 1'accompagna même dans ce voyage. lis s'embarquèrent, ck arrivèrent a Salé fans aucun obftacle , car ils avoient obtenu des paffe-ports du gouverneur de cettte place. D'abord qu'ils eurent mis pied a terre, dom Gabriël alla chez le gouverneur pour lui demander fa proteciion, en vertu deibn paffe-port, ck dom Juan courut chez Aliachmet Ce corfaire lui apprit que fur le bruit des magnificences que 1'on faifoit pour un mariage, il étoit entré la nuit a Villa-nova , dans 1'efpérance de faire quelque efclave , fuivant la coutume des Salétins, qui entrent avec la marée dans tous les petits ports de cette cöte , ck qui s'en retournent avec elle : qu'ayant vu fur le bord de la mer une femme qui s'approchoit a mefure qu'il arnvoit, il avoit envoyé a terre deux de fes gens qui 1'avoient faifie ck amenée a. bord. II ajouta qu'elle avoit toujours été fort trifte, ck ne ceffoit dans fes regrets de réclamer dom Juan; qu'il en avoit toujours pris autant de foin qu'il auroit fait de fa propre fille, dans 1'efpérance d'en tirer une groffe ranc_on; mais que n'ayant trouvé perfonne qui eut voulu lui en Niv  aoo Dom Juan donner un prix proportionné a fa beauté, il avoit depuis deux jours réfolu de 1'envoyer au roi de Maroc ; & qu'Ifabelle, a qui il avoit déclaré fa réfolution , après quelques difficultés, y avoit confenti le même jour ; que cependant , s'il vouloit y mettre la fomme qu'il en demandoit , il feroit encore le maitre de la racheter. Les idéés les plus cruelles tourmentèrent dom Juan a la fin de ce récit. Ifabelle , fur le point d'être envoyée au roi de Maroc, & fon confentement donné, furent pour lui deux coups mortels. En entrant avec le corfaire dans le lieu oü étoit Ifabelle , il la trouva couchée fur une natte , la mort étoit peinte fur fon vifage , & fes regards incertains diflinguoient a peine les objets. Cependant elle reconnut dom Juan, & croyant qu'il avoit été fait efclave, elle fit un cri pitoyable; & fe foulevant enfuite fur le coude : « Dom Juan, lui dit-elle, le ciel a donc » voulu nous rejoindre avant ma mort ; mais il » a pris foin d'empoifonner cette faveur, comme » toutes celles que nous en avons recues , & il » ne Fa fait que pour nous rendre encore plus » malheureux ; vous , par le trifle fpeótacle de » 1'état oü je fuis; & moi, en vous laiffant dans » 'les mêmes fers dont la mort va me retirer... » Dom Juan accablé du fpeétacle & de ces dernières paroles, fe mit a fes genoux, & prenant une de fes maifis qu'il baigna de fes larmes : « Raffurez-  et Isabelle. 2,01 »> vous, dit-il, ma chère Ifabelle : non-feulemerit » je ne fuis point clans 1'efclavage , mais je viens » pour vous délivrer. » A ces mots, elle prit un vifage plus ferein. « Voila donc , dit - elle , en » appuyant la tête fut lui, voila ma mort délivrée >f d'une partie des horreurs qui 1'environnoient ; » mais elle n'en eft pas moins certainè, & il ne » m'eft plus poffible de profiter du fecours que vous » venez me donner. Elle avoit a peme achevé ces paroles, que le corfaire appercevant une petite boete qui étoit & cöté d'Ifabelle , fit un cri ck fe faifit.de cette boete pleine de poifon, qu'il portoit ordinairement avec lui lorfqu'il alloit en courfe, dans le deffein de prévenir 1'efclavage , s'il avoit le malheur d'être pris. Ifabelle voyant fon étonnement , lui dit d'un vifage affuré : « Ce n'étoit » qu'a cette condition , Aliachmet , ck qu'après » m'être frifie de cette boete oü vous m'aviez dit » cjue vous renfermiez votre poifon, que j'ai con» fenti ce matin a être envoyée au roi de Maroc. » Puis, fe tournant vers dom Juan : » Tant que j'ai » cru, lui dit-elle, pouvoir conferver dans toute » fa pureté la foi que je vous ai vouée, j'ai fou» tcnu avec confiance les peines de mon efclaH vage; mais ayant appris que je devois aller chez » un roi barbare, augmenter le nombre des laches » efclaves deftinées a fes plaifirs , j'ai cru devoir h me dérober a cette indignité par le poifon que  ,202. Dom J u a n » j'ai trouvé dans cette boete : trop heureufe eri » mourant , de pouvoir vous marquer ma fidé» lité, de pouvoir rendre entre vos bras mes derx niers foupirs, & de fonger qu'une main fi chère » fermera les yeux , & prendra foin des refies » malheureux d'une viéhme que 1'amour lui im» mole. » Dom Juan accablé de douleur, fut long-tems fans pouvoir parler; puis fe relevant brufquement: » C'en eft fait, Ifabelle , s'écria-t-il , le fort ne » nous féparera plus , & la mort qui va nous » unir, nous affranchira de fes perfécutions. » II tira en même-tems fon poignard pour s'en frapper ; mais le corfaire 1'en ayant empêché, lui dit après avoir fu d'Ifabelle qu'elle n'avoit avalé le poifon que depuis quelques momens, qu'il n'y avoit rien de défefpéré, & que ce poifon dont il connoiffoit 1'effet, n'ayant pas eu le tems d'agir, il en avoit le remede qu'il portoit toujours avec lui. II tira de fa poche une autre boete, dont il fit prendre a Ifabelle, que la menace de dom Juan contre luimême avoit mife dans un état plus dangereux que le poifon qu'elle avoit pris. Cependant le remede opéra, & après des efforts très-violens, elle eut de grands vomifièmens. Les tranfports de dom Juan furent extrêmes quand il la vit hors de danger. II ne favoit comment en remercier le corfaire. II lui baifoit les mains , il fe jettoit a fes pieds, & s'il  ET ISABELLE. 20J avoit pu difpofer de la couronne de 1'univers, il la lui auroit donnée , & n'auroit pas cru payer la centième partie du fervice qu'il venoit de lui rendre. Enfin, foit que le remede feul eüt produit un effet fi furprenant, ou que la joie de voir fans ceffe fon amant, y eüt beaucoup contribué, trois jours après, Ifabelle reprit fes premières forces & fa première beauté. II ne s'agiffoit plus que de traiter de fa ranqon; mais ce n'étoit pas une petite difficulté. Le corfaire voyant Ifabelle fi bien revenue, ck dom Juan fi amoureux, mit la rancon a fi haut prix , que tout 1'argent que dom Gabriël avoit apporté n'en pouvoit payer qu'une partie. On pria, on preffa, le tout inutilement; le corfaire voulut de 1'argent comptant. Enfin, dom Juan ne fachant plus que propofer, offrit de demeurer pour fureté du paiement qui reftoit a faire. Le corfaire y confentit; mais quand il s'agit d'exécuter cette dernière convention , Ifabelle s'y oppofa: elle vouloit bien que dom Juan reftat, mais elle vouloit refter avec lui. Cependant, les raifons ck les prières de dom Juan l'emportèrent; il fut réfolu qu'elle partiroit avec dom Gabriël, ck qu'ils publieroient fa captivité, pour engager leurs parens a les retirer ck a mettre le comble a leur bonheur. Après avoir répandu bien des larmes ck s'étre promis de s'aimer éternellement, Ifabelle s'embarqua avec dom Gabriël, ck arriva a ViUa-nova, dans le tems  104 Dom Juan qu'on pourfuivoit dom Gufman pour fon enlévement. Ses premiers foins furent de faire avertir dom Francifeo de Luna de 1'efpece d'efclavage de dom Juan. Dom Francifeo, qui ne doutoit point de fa mort , traita cette nouvelle de chimère ; Ifabelle paria & fit parler a fes autres parens , mais ils avoient trop d'intérêt a empécher fon retour, pour vouloir y contribuer. Dom Gabriël, que 1'amitié conduifoit, s'étoit épuifé, & ne pouvoit pas avec le refte de fes biens former la fomme néceffaire pour le racheter. La feule reflburce de cette amante fut donc d'aller fe jetter aux pieds de dom Pedro, fon père , pour le prier de lui accorder cette fomme. Tout mécontent qu'il étoit du père de dom Juan, touché de ce qu'il avoit fait pour fa fille, il paya généreufement fa rancon. Dom Gabriël ne perdit pas un moment pour aller délivrer fon ami des mains d'Aliachmet. II fe rembarqua, & le corfaire fatisfait permit a dom Juan de revenir a Villa-nova, oü eet amant, jufqu'alors malheureux, ne fut pas plutot arrivé, que la fortune ceffa de le perfécuter. Car, dom Francifeo de Luna reconnut fon fils dès le moment qu'il fe préfenta devant lui; & voyant qu'il avoit obligation de fon retour a dom Pedro Almaro, malgré les fujets de mécontentement qu'il lui avoit donnés, il "confentit au mariage, & ne s'appliqua plus qu'a rendre ces amans heureux. Dom Gufman qui s'étoit pleinement juftifié, & qui avoit  et Isabelle. 205 par conféquent de grands fujets de plainte contre dom Pedro, voulut s'oppofer a fes nouveauxdeffeins ; mais le roi ayant été informé des aventures de dom Juan , les trouva fi touchantes , qu'il joignit fon autorité a la dernière volonté des parens/ Ainfi dom Pedro Almaro , & dom Francifeo de Luna, refferrèrent les nceüds de leur ancienne amitié par le mariage de dom Juan & d'Ifabelle, qui fe fit avec de grandes magnificences.  2ÖÓ MEMOIRES D E M. D'ARBENTIÈRES. Pvf A mère étoit, fans conteftation , une des moins jolies femmes de fon tems ; fon efprit étoit auffi déraifonnable que fon vifage étoit peu agréable. Etant groffe de moi, elle s'avifa de quitter fon mari & de fe retirer chez fes parens , fous prétexte qu'un des plus grands feigneurs de France, pour ne rien dire de plus, étant devenu paflïonnément amoureux d'elle, 1'avoit mife dans 1'état oü elle fe trouvoit. Je ne fais point ce qui avoit fait naitre en elle une pareüle imagiriation.; on ne débite pas ordinairement foi-même fa chronique fcandaleufe. Voici 1'hiftoire qu'elle racontoit. Elle difoit que le feigneur en queftion étant venu chaffer dans notre canton, mon père 1'avoit recu chez lui , & lui avoit donné un lit, ce qui étoit exacfement vrai ; mais elle ajoutoft qu eprife de fa bonne mine , elle s'étoit dérobée la nuit pour 1'aller trouver dans fa chambre , & que ce feigneur qui avoit fort bien foupé, trouvant  MÉMOIRES DE M. D'AïtBENTlÈRES. 2O7 une femme a fes cötés , n'avoit pu faire aucune attention a fes charmes ou a fa laideur, & ne lui avoit pas donné lieu de fe repentir de fa démarche. Mon père , qui étoit un fimple gentilhomme de campagne, fut furpris du procédé & du difcours de fa femme, qui, depuis vingt ans de mariage, ne lui avoit jamais paru ni coquette ni libertine; mais la regardant comme une folie, il prit la chofe avec douceur , & la ménagea fi bien qu'il la fit revenir chez lui fans faire aucun éclat. Ainfi je vins au monde fous la bonne-foi du mariage : je fus élevé dans un chateau délabré, & le curé du village fut chargé de mon éducation. J'avois pour camarades d'études les fils d'un riche fermier des environs, avec lefquels je vivois comme égal. Plus adroit a manier un fufil qu'a feuilleter un livre, je faifois toute mon occupation de la chafTe. Ainfi 1'on peut juger de ce que j'appris. Pendant que je paffois ainfi les premières années de mon enfance, ma mère, qui n'avoit fait que difhmuler fes idéés fur mon fujet, ne négligeoit rien pour m'infpirer des idéés de vanité. Mon fils, me difoit-elle , vous êtes né pour toute autre chofe que ce que vous faites aujourd'hui; vous vous repentirez un jour de vous être avili parmi des payfans A force de me répéter de femblables propos , infenfiblement elle parvint a me perfuader. Quelques livres de chevalerie me tombèrent fous les mains, je les lus, je les dévorai,  2.o8 MÉMOIRES 1'envie d'apprendre me prit; j'épuifai bientöt toute •la fcience du curé , ck j'appris par-cceur jufqu'a fes prönes. Enfin , je m'acquis une telle réputation dans tout le village , que 1'on m'y regarda bientót comme un oracle. Mon père voyant que je lui donnois de grandes efpérances, me mit en penfion dans une petite ville prochaine, oü les Jéfuites avoient un college. Je paffai par toutes les claffes; ck après avoir fait un cours de philofophie, je foutins des thèfes avec affez d'applaudiffemens. Si j'avois eu a répondre fur les romans que j'avois lus, je 1'aurois fait avec un fuccès bien différent , car j'en avois la tête . remplie. Malgré le dérangement que mon père avoit mis . dans fes affaires , il n'avoit point aliéné la nomination d'un bénéfice qui valoit i z a i 5 00 liv. de rente; & voyant que ce feroit le bien le plus. sur ck le meilleur qu'il püt me laiffer, il me vint prendre un matin, ck me conduifit a 1'Evêché. L'évêque étoit un peu de mes parens. J'en fus bien re^u, ck dans le nombre des queftions qu'il me fit , il me demanda fi je ne ferois pas charmé de prendre le parti de 1'églife; &, fans me donner le tems de répondre, pour faire les chofes dans les regies, il ajouta : Qu'eft-ce que la vocation ? Dans les autres , monfeigneur , lui répondis-je , c'eft une infpiration du ciel; dans moi, c'eft la volonté de votre  de M. d'Arbentières. 109 votre grandeur & celle de mon père. L'un & 1'autre feignirent de ne me pas entendre. Je ne lailTai pas de recevoir la tonfure ; car on faifoit ce jour - la une ordination, Sc j'y jouai un perfonnage auquel je ne m'attendois pas. Quelque tems après, on m'envoya a Paris pour étudier en Sorbonne. J'étois poffefTeur du benefice dans toutes les formes; ma mère qui n'avoit ofé me détourner du parti que 1'on m'avoit fait prendre, efpérant que je deviendrois un jour cardinal, me gliffa quelques piftoles fans que mon père s'en appercut , en me recommandant de ne point oublier de qui je fortois, & de ne rien négliger pour faire fortune dans 1'églife. Elle fit plus ; elle me donna des lettres pour le feigneur avec lequel elle vouloit' a toute force avoir été bien. Je n'avois pas encore vingt ans, lorfque je me vis abandonné a ma conduite. Je portai mes lettres a mon père prétendu. Je lui fis un compliment en les préfentant, dont il me parut affez fatisfait, il fe fouvint de mon nom, il alloit fe mettre a table. Monfieur 1'abbé, me dit-il, faites-moi 1'honneur de diner avec moi, nous parierons après de vos affaires; je vous donnerai bonne compagnie. J'acceptai roffre fans attendre qu'on me la réitérat une feconde fois. On fe mit a table; je n'avois pas tout-a-fait' Pair fot, mais il ne s'en falloit guère, car j'étois Tornt VI. O  HO MÉMOIRES extraordinairement embarraffé. Scrupuleux obfervateur des regies de la civilité provinciale , je faifois tout par corapas & par mefure. Je mangeois modeftement ce qu'on mettoit fur mon affiette, ck je n'ofbis demander a boire , paree que tout le monde n'avoit pas encore bu ; ck mille autres pauvretés femblables. La bonne compagnie dont il m'avoit parlé étoit compofée de fa femme, d'une dame de fes amies, d'un abbé & d'un officier de fes parens. Sll m'arrivoit quelquefois de lever les yeux ck de perdre de vue mon affiette, c'étoit moins pour regarder les plats que la compagnie. L'officier s'appercjut de ma contrainte, ck me dit d'un air railleur : II me fembje, monfieur 1'abbé , qu'il y a quelqu'un ici qui flatte votre goüt. Je rougis, je me démontai, ck les convives en rirent ck prirent avec raifon la réfolution de fe divertir a mes dépens. Mon père prétendu, reprenant la parole : Monfieur 1'abbé,' me dit - il , comment trouvez - vous madame de Durval ? Je revins a moi. « Monfieur, lui répon« dis-je, un nouveau débarqué n'eft pas un bon » juge de la beauté; ck ce que je pourrois dire » de celle de madame , ne feroit pas affez déli» catement , ni affez poliment exprimé pour lui » faire plaifir. Trouvez donc bon que je me ren» ferme dans le filence qu'exigent mon état ck » mon peu de difcemement. » Cette réponfe  de M. d'Arbentières. iii empêcha les plaifanteries méditées , & la dame , qui jufques - la n'avoit pas fait grande attention a ma figure, voulut bien m'honorer d'un regarcl. Je ne fais fi ma phyfionomie lui revint , ou fi elle eut pitié de mon embarras; mais elle me prit fous fa proteótion , & pria la compagnie de me buffeten repos. Je lui permets, continua-t-elle, de me regarder tant qu'il voudra; ce qui eft un crime pour les autres, peut être un fujet de retenue pour monfieur 1'abbé. Je repris auffi - tot la parole & je témoignai ma reconnoilfance a madame de Durval fur 1'obligeant aveu de fa proteclion. Comment donc, dit 1'officier, monfieur 1'abbé eft flatteur? II y a fi peu de tems, répondis-je, que je fuis a Paris, que je n'ai pas encore eu celui d'apprendre a diffimuler ; un nouveau débarqué n'héfite ordinairement pas beaucoup a dire ce qu'il penfe. On changea plufieurs fois de difcours, on me fit des queftions auxqdelles je répondis de mon mieux. On me fit des complimens ; j'en arrachai même de 1'autre abbé, qui me paroiffoit auffi fobre ad«' mirateur du mérite d'autrui, que prodigue du fien. C'étoit-un de ces beaux - efprits difficiles, qui ne trouvent rien a leur gré, qui critiquent par vanité plutót que par goüt, & qui croient s'applaudir en méprifant les autres. Ces gens décififs, dont Paris eft rempli , m'en impofèrent d'abord ; je les ref' peclai comme des oracles. Mais enfin je m'y ac- O ij  211 MÉMOIRES courumai, ck je n'ai rien trouvé dans la plupart qui répondit k leurs airs bruyans ck fanfarons. Quand le diné fut fini, j'entrai dans le cabinet de monfieur de Roccador. II lut les lettres de ma mère, & me dit qu'elle étoit folie. Je n'ofai pas le contredire ; mais j'ajoutai que ne pouvant pas avoir 1'honneur d'être fon fils , je le fuppliois de m'accorder le titre de fon protégé ck de ferviteur de fa maifon. Je lui dis enfuite que la première grace que je lui demandois , étoit de me faire entrer aux moufquetaires. Aux moufquetaires ! me dit-il; c'eft donc en qualité d'aumönier? Non, monfieur, répondis-je , c'eft pour être moufquetaire moi-même. Je ne porte le petit-collet que malgré moi; je me fens du goüt pour les armes , & je tacherai de ne me pas rendre indigne de tout ce que vous ferez pour moi. Après avoir un peu combattu ce deffein, voyant que j'étois ferme dans ma réfolution, il me dit de revenir dans quelques jours en habit convenable, & qu'il me meneroit lui-même chez le commandant. Ce n'eft pas le tout, monfieur , lui répondis-je, j'ai un bénéfice ck je crois ne pouvoir mieux reconnoitre la grace que vous me faites, qu'en vous priant d'en difpofer en faveur de qui il vous plaira ; je fuis tout prêt d'en donner ma réfignation. Roccador fut touché de mon procédé; mais fuivant la coutume des grands feigneurs, qui tirent toujours parti des gens qu'ils femblent pro-  de M. d'Arbentières. 213 téger , il me prit au mot. II fit venir fur-le-champ un notaire, ck le fils de fon intendant fe trouvant heureufement en état de profiter de ma folie, 1'affaire fut terminée dans le moment même. Ce fut alors que je regrettai mes cheveux ; j'avois la plus belle tête du monde, avant qu'on les eüt réduits a la longueur de mes oreilles. L'argent que ma mère m'avoit donné en partant me fut d'un merveilleux fecours, je m'habillai proprement, & fans affeéfation; mais j'étois fi charmé de me voir un plumet blanc fur 1'oreille & une épée a mon cöté , que je ne pouvois me laffer de me regarder dans le miroir. Quand je fonge au tems que j'ai employé a tourner ck retourner mon chapeau de cent facons différentes, pour le mettre de bonne grace, ck tacher d'attraper ce que je croyois le bel air ; j'avoue que j'étois bien fou : mais je m'appercois que je ne le fuis guère moins de m'amufer a écrire toutes ces bagatelles. Je fus donc requ moufquetaire. J'étois préfenté de trop bonne part pour ne le pas être. Je fis la campagne de 1701 , en Allemagne. Je brülois dn defir de me diftinguer, j'eus le bonheur d'y faire quelques afbons qui furent remarquées ck qui m'attirèrent des louanges : je crus que ce feroit tout ce que j 'en retirerois. L'hiver fuivant, étant a 1'ordre a Verfailles, notre général me reconnut. N'êtes-vous pas, me dit-il, le moufquetaire qui a fait telle & Oü?  2*4 MÉMOIRES telle aftion. Je lui répondis que j etois bien heureux qu'il daignat fe fouvenir de moi, & que je tacherois dans la fuite de me rendre plus digne de fon attention. Je veux, interrompit-il, vous mettré en état d'y réuffir, Quand vous aurez recu I'ordre, venez chez moi, vous m'y trouverez. J'exécutai fes ordres. On me fit entrer dans fon cabinet. Je crus ma fortune faite. Je ne me trompai pas entièrement ; car il me donna trente louis dor & une lettre qu'il écrivit devant moi au miniftre de la guerre, en me recommandant de la lui rendre en main-propre. Je ne fais ce qu'elle contenoit; mais quand je J'eus remife, le minillre me dit de ïe venir trouver le dimanche fuivant, k 1'iffue de fon diner. Je n'y manquai pas. D'abord qu'il me vit, il me fourit; & prenant un papier fur fa table, il me le donna, en me difant d'aller remercier mon protedeur. D'abord que je fus forti, je regardai avec empreffement ce que contenoit ce bien heureux papier : je trouvai que c'étoit Ie brevet d'une lieutenance de cavalerie dans un ancien corps. Je fus fi tranfporté de joie de me voir avancé après ma première campagne , que je ne me poffédois pas; J'allai dans ce tranfport remercier mon proteéfeur. Je laiffai a mes yeux & a mes gefles Ie foin de lui exprimer ma reconnoiffance : & il n'a pas tenu k moi, dans les campagnes fuivantes, de me faire tuer pour lui en donner des preuyes.  de M. d'Arbentières. 215 Le lendemain j'allai chez monfieur de Roccador ; ma vanité trouvoit trop fon compte k 1'inftruire de ma bonne fortune, pour différer plus long-tems k lui en faire part. II me recut en effet comme fi j'euffe été fon fils. J'y trouvai a-peu-près la même compagnie que la première fois ; ck ce qui me fit un véritable plaifir, la dame dont j'ai parlé y étoit auffi. J'en recus mille honnêtetés; j'y répondis en homme qui fe piqué de favoir un peu le monde. Elle fut plus fenfible k ce que je lui dis que je ne m'y étois attendu : je ne croyois que plaifanter, mais je me vis embarqué dans une affaire plus férieufe. Elle me dit qu'elle iroit le lendemain chez une de fes amies & qu'elle m'y préfenteroit fi je voulois me trouver a la comédie. J'acceptai la propofition, ck nous fumes fi contens 1'un de 1'autre, que nous n'en demeurames pas la. II n'étoit pas facile de la voir chez elle auffi fouvent qu'elle 1'auroit defiré; elle me dit ce que je devois faire pour m'introduire chez fon amie, ck j'y réuffis. II venoit dans cette maifon une dame qui fe croyoit encore jolie, quoiqu'elle eüt quarante ans ; mais elle avoit une fille qui 1'étoit véritablement, ck qui s'étoit gaté l'efprit k force de vouloir trop en avoir. La dame qui m'avoit préfenté haiffoit également toutes les deux; la mère, paree qu'elle lui avoit enlevé un amant dont elle ne fe foucioit point; ck la fille, paree qu'elle plaifoit k fon man. Oiv  116 MÉMOIRES Ces fujets de haïne étoient affez légers, & même affez extraordinaires pour les faire partager a fon amant. Ma.s les femmes font fouvent ennemies pour de momdres fujets, &■ ne veulent pas qu'on héfite a époufer leur querelle. Elle me pria de les tourner en ridicule. Je lui avois envoyé quelques vers dans les lettres que je lui avois écrites , ainfi je n'avois point d'excufe pour autorifer mon refus d'ailleurs je n'étois pas en droit de lui rien refufer' Ainfi, la première fois que je la vis, je lui donnai ce rondeau, RONDEAü. Je n'aime pas que gentille femeïle Tranche par trop de la fpiritueUe : Que fans finir, m'étale les bons mots Que Plutarcus enfeigne en fes propos. Lieux-communs font Ie refuge des fots; Je veux, fans plus, richeffe naturelle:* Moins haïrois qu'une beauté cruelle, Tout fimplement me dit, nefcio vos', Je n'aime pas.' A quarante ans que 1'on faffe la belle, Autant qua vingt peut faire une C'eft m ecorcher & me brifer les os. Quoique ma chair aifément fe rebelle Lorfque je vois de tels cufiodi nos, Je n'aime pas.  de M. d'Arbentiêres. 217 Je partis quelques jours après avoir fait ce mauvais rondeau, & je n'ai pas fu quel en avoit été le fuccès. Je me trouvai aux batailles d'Hocftet & de Ramillies; je fus bleffé a cette dernière, & peu s'en fallut que je ne reftaffe fur la place. Mon père mourut 1'année fuivante , ma mère 1'avoit devancé de quelques mois. J'eus permiffion d'aller faire un tour chez moi pour y recueillir les triftes débris de leur fucceffion. J'avois befoin dargent; je vendis tout ce qu'on voulut acheter, & je donnai, pour un millier de piftoles, ce qui en auroit valu deux fi j'avois été en état de le faire valoir par moi-même. Le régiment oü je fervois encore , mais oü j'étois devenu capitaine, fouffrit beaucoup ; il fut mis en quartier d'hiver dans une ville de la province de Normandie, oü les hommes & les chevaux eurent le tems de fe rétablir; & c'eft clans cette ville qu'il m'arriva des chofes qui ont détruit les efpérances de ma fortune, en m'obligeant de quitter non-feulement le fervice , mais de me retirer dans les pays étrangers. Si le lefteur trouve quelque chofe d'extraordinaire & même d'incroyable dans ce que je vais rapporter , je le prie de s'en prendre a la bizarrerie de mon étoile , qui après de fi faciles & de fi heureux commencemens , me préparoit une fuite fi différente. Bien des gens n'écrivent le plus fouvent que pour  aiS Mémoires jetter du merveilleux dans leurs ouvrages, aux dépens du bon-fens & de la vraifemblance : ce n'eft point-la mon caradère. J'écris des chofes vraies, & je ne fuis que trop faché qu'elles le foient; je répandrois fur des menfonges inventés a plaifir plus d'agrémens qu'on n'en trouvera dans ces mémoires. Les vérités triftes ne font point fufceptibles de bonsmots ni de plaifanteries ; ceux qui préfèrent des fables divertiffantes a des faits férieux, ne trouveront pas leur compte avec moi. Un homme qui avoit fait une affez belle figure dans le monde, & qui avoit mené la vie de garem jufqu'a quarante ans, s'avifa de fe retirer dans une maifon de campagne qu'il avoit auprès de la ville oü j'étois en quartier d'hiver. II pouvoit prétendre aux meilleurs partis, cependant il devint amoureux de la fille de fon barlfi , & fe détermina a 1'époufer. Elle n'étoit pourtant ni jolie ni riche : 1'un & 1'autre font-ils toujours néceffaires pour féduire Ie cceur d'un homme ? le caprice & 1'étoile préfident plus que toute autre chofe fur les mariages. Ce gentilhomme, qui fe nommoit Desbarreaux, n'avoit eu du fien qu'une fille , que fa femme'; avoit nourrie elle-méme. Cinq ans après fon mariage, elle étoit autant aimée de fon mari que le premier jour; mais craignantpeut-étre qu'il ne vïnt a changer, elle prévint ce malheur en fe laiffant mourir elle-méme. Desbarreaux fut très-fenfible a cette perte, & jura de ne fe jamais remarier.  de M. d'Arbentières. 219 Sa petite fille, qui fe nommoit Placidie, étoit fi jolie a cinq ans, que fi elle pouvoit éviter les ravages de la petite-vérole , a quinze ce devoit être un prodige. Desbarreaux en fit fon idole, Sc Péleva avec des foins & une tendreffe infmis. Livres, maitres , infirumens, rien ne fut épargné pour lui donner des talens. Pour l'efprit Sc le cceur, il ne voulut s'en rapporter qu'a lui-même. Placidie étoit auffi fpirituelle que jolie , & fut bientöt 1'admiration de tous ceux qui venoient chez fon père. Rien de puérile dans fes aéfions, rien de commun dans fes manières; fes demandes Sc fes réponfes étoient audeffus de fon age , Sc 1'on admiroit en elle une douceur, une politeffe confommée, Sc une égalité d'humeur inaltérable. A tout cela, la nature avoit ajouté une voix auffi aimable quand elle parloit, que raviffante quand elle chantoit. Elle danfoit, elle deffmoit Que fais-je ce qu'elle ne faifoit pas en perfeétion ! Tant qu'elle ne fut qu'un enfant, Desbarreaux recevoit chez lui tous fes amis; mais dès qu'elle eut atteint 1'age de douze a treize ans, fa maifon fut inacceffible, fur-tout aux jeunes-gens. Ceux a qui elle avoit plu , Sc le nombre n'èn étoit pas médiocre , furent bien étonnés de fe voir refufés. Les uns k demandèrent en mariage, les autres tachèrent de gagmer des domeftiques pour s'introduire dans la maiion; mais les uns Sc les autres firent des dé-  '110 MÉMOIRES marches inutiles: Desbarreaux avoit bien d'autres vues pour fa fille. J'avois entendu parler de Placidie, comme d'une cbofe extraordinaire , fans y avoir fait beaucoup d'attention, car j'avois d'autres affaires. Les femmes de mon quartier d'hiver étoient affez jolies , ck n'étoient rien moins qu'indirférentes. J'étois dans un age oü Ton prend tous les plaifirs qui fe préfentent. Peu touché cependant des commerces oü le liberfmage fait 1'unique agrément, je voulois que le cceur eüt quelque part dans mes engagemens. J'aimois, a la vérité, avec affez d'inconftance, mais j'aimois de bonne-foi. La femme du lieutenant-général étoit une petite brune, qui avoit de l'efprit autant qu'en peut avoir une provinciale qui n'a pas été trop bien élevée; fes yeux étoient vifs , fa gorge étoit paffable, & fon enjouement étoit agréable: mais ce qu'elle avoit de plus joli, c'eft qu'elle penfoit auffi favorablement de moi que je faifois d'elle. Tout cela, dès que nous nous vimes, nous embarqua. Le tems que je ne pouvois lui donner, je le facrifiois au jeu ou a la chaffe ; fouvent méme elle partageoit avec moi 1'un & 1'autre de ces plaifirs. Quand je jouóis avec elle, j'étois sür de gagner. Elle avoit de la délicateffe, & croyant qu'un officier n'a jamais trop d'argent, elle vouloit que fa perte me tint lieu de ce qu'elle n'ofoit me donner ouvertement. Je lui en favois bon gré, mais je lui  de M. d'Arbentïères. 2.zrendois en bijoux ce que je lui gagnois au jeu. Notre affaire alloit le mieux du monde; fon mari étant a Paris a la pourfuite d'un procés, rien ne nous contraignoit. Le lieutenant-colonel de notre régiment, qui fe nommoit Dubourg, étoit un brave homme, ami chaud, mais plus propre a fe rendre maitre d'un ouvrage 1'épée a la main, qu'a réduire une femme par les regies de la galanterie. II s'étoit mis au rang des adorateurs de la lieutenante-générale. II n'étoit pas le feul; elle étoit le rendez-vous de tous les cceurs de la ville, ils pleuvoient chez elle ; c'étoit la volière de madame * * *, fi bien décrite par Rouffeau: mais j'étois le préféré. Dubourg , tel que je viens de le dépeindre, paria dès qu'il en trouva Foccafion, & le fit d'une manière très-fignificative. La lieutenante, foit par amour pour moi, foit par indifférence pour lui, ne 1'écouta que pour le bien gronder. Très-expreffes défenfes lui furent faites de hazarder jamais de pareils difcours. II ne fe le tint pas pour dit; & la parole lui étant retranchée , les lorgneries & les petits foins allèrent leur train. Elle en fut importunée; elle le maltraita de plus belle, & le réduifit a lui faire des menaces. Menacer une femme qui fe croit jolie, qui eft la première, ou du moins la feconde perfonne de la ville, c'eft une injure atroce , impardonnable: auffi jura-t-elle de s'en venger. Je lui  222 MÉMOIRES parus propre a lui donner cette fatisfaction: elle m'expofa fes fujets de plaintes contre Dubourg, m'exagéra 1'horreur de fes torts, ck finit par me demander fi je 1'aimois. Si je vous aime, madame I lui répondis-je; en doutez-vous? J'allois enfiler une longue tirade de tendres proteftations, lorfqu'elle reprit ainfi: Ce n'efl pas par des paroles, mais par des a&ions que vous me prouverez vos fentimens. Dubourg me déplait, il m'a offenfée; défaites-moi de lui. Je fuis fon inférieur, lui répondis-je; mais quand il feroit le mien, aucun grade ne s'étend jufqu'a 1'amour, ck je ne ferois pas en droit d'exiger de lui de ne vous point aimer, de ne vous le point dire, ck de ne point aller chez vous Vous ne m'entendez point, interrompit-elle brufquement, ou vous faites femblant de ne pas m'entendre: battez-vous contre lui, tuez-le, ou ne lui donnez la vie qu a condition qu'il ne paroïtra jamais devant mes yeux Quoi, madame ! lui dis-je, vous voulez que je me coupe la gorge avec mon meilleur ami, paree qu'il vous aime ck que vous le haïffez ? c'eft tout ce que je pourrois faire s'il m'avoit enlevé votre cceur Ainfi donc, reprit-elle, vous ne voulez rien faire pour une perfonne qui a tout fait pour vous ? Voila ce que c'eft, continua-t-elle, que d'avoir des bontés pour des aventuriers , qui font les braves ck les matamores en parlant de leurs proueffes imaginaires,  de M. d'Arbentières. 113 ck qui refufent quand on leur demande une foible preuve de leur courage. Va, lache! pourfuivit-elle , je trouverai quelqu'un qui me vengera de Dubourg ck de toi. Je la laiffai exhaler fa colère, je fords fans lui rien dire , bien réfolu de ne revoir jamais une femme fi dangereufe. La faifon s'avanqoit ; je croyois partir dans huk ou dix jours , qu'ainfi je n'aurois pas de peine a 1'éviter: maïs la chofe tourna tout autrement. Dubourg, qui ne favoit rien de cette converfation , dont je n'avois pas jugé a propos de lui faire confidence , continua de lorgner la lieutenantegénérale, & de la fuivre par-tout oü il pouvoit Ia trouver. II fut bien étonné de voir que non-feulement on lui rendoit coup - d'ceil pour coup-d'oeil , mais auffi qu'on le regardoit très-favorablement. II s'approcha d'elle, il s'enhardit, paria encore une fois. Ce n'étoit plus cette femme qui avoit voulu le dévifager; a toutes ces rigueurs avoient fuccédé les manières les plus douces & les plus engageantes. II preffe, il profke de la conjoncture en habile homme, demande une converfation plus particulière, 1'obtient & reqok un rendez-vous pour le lendemain. Jugez de 1'impatience avec laquelle le paffionné Dubourg 1'attcndoit. La nuit ne fut que trop longue pour lui; idéés agréables, fonges légers , ayant - goüts de plaifirs, tout en fut. Lui qui  0.24 MÉMOIRES étoit le plus mal-propre de tous les hommes, ck qui fe foucioit le moins de ne le point être, vouloit aller en pofte a Paris , pour paffer la nuit chez le baigneur; mais ayant fait réflexion que la fatigue du cheval lui feroit peut-être préjudiciable, il fe contenta de fe poudrer & de fe parfumér jufqu'aux yeux; 1'habillement guerrier fit place a la parure la plus efféminée. Quatre heures fonnèrent, c'étoit 1'heure heureufe, Dubourg vola chez la lieutenante-générale. II la trouva dans 1'équipage d'une perfonne qui va fortir, ayant fon écharpe & fa coëffe , demandant fes gants ck fon manchon. Cela lui fut d: un mauvais augure Monfieur, lui dit-elle en defcendant 1'efcalier, vous m'auriez a trop bon marché s'il ne vous en coütoit que deux mois de perfévérance; mon cceur fe met a un plus haut prix. Vous pouvez vous en rendre maitre, il ne faut que vous en rendre digne.... Qu'exigez-vous de moi, madame, reprit-il, pour un fi grand bonheur ? .. . La vie de d'Arbentières , ditelle; immolez - le a mon reffentiment, de manière ou d'autre, ck je fuis a vous.. .. Dubourg combattu entre 1'honneur ck la poffeffion d'une belle femme qu'il adoroit, évita cependant eet appat funefte, il ne lui répondit rien. Le combat fut court, mais violent, & fa vertu triompha J'étois bien fou, lui dit-il, de me laiffer tromper par le faux radouciffement d'une coquette ! J'eftime fort vos  de M. d'Akbentières. 225 vos bonnes graces; mais fi 1'on ne peut les merker que par un aflaffinat, je ne luis point votre homme, pourvoyez-vous ailleurs... Et lui faifant une profonde révérence , il fe retira : ce ne fut cependant pas fans la regarder encore. Deux foldats de ma compagnie fe trouvèrent de meilleure compofition ; dix pifioles données ou promifes a chacun, leur firent entreprendre de m'affaffiner, lorfque je ferois a la chafie. Malheureufement, le jour qu'ils avoient choifi pour exécuter leur projet, la chafie avoit été vive, j'avois tiré jufqu'a mon dernier coup, & je revenois accablé de gibier & de laffitude. Je paffois feul dans un petit bois, a deux eens pas de la maifon de Desbarreaux. Un de ces coquins me lacha un coup de fufil, a bout portant, tout au travers du corps. Ma gibecière amortit le coup ; & tandis que je regardois d'oü il pouvoit venir, 1'autre me tira le fien dans 1'épaule , & me la rompit. Je tombai noyé dans mon fang ■ ils me crurent mort, & fe retirèrent a la ville. Je ne 1'étois pourtant pas; mais peu s'en falloit. Desbarreaux revenoit chez lui; il me trouva combattant entre la mort & la vie. Le jour tomboit, de facon qu'il eut quelque peine a me reconnoitre. Enfin m'ayant regardé de plus prés : Quoi, M. d'Arbentières, s'écria-t-il, c'eft vous.' Je ne répondois rien, je n'en avois pas la force; je ne 1'entendois même pas. II envoya fon valet Tornt VI. P  2,2,6 MÉMOIRES chercher du fecours. On m'emporta chez lui fuf une échelle. On eut toutes les peines du monde a me déshabiller; mon habit & ma chemife étoient enfoncés dans ma plaie. Le chirurgien la trouva mortelle. Lorfque je fus revenu a moi, je voulois qu'on me tranfportat a la ville ; Desbarreaux s'y oppofa & me pria de refter chez lui jufqu'a ma guérifon, m'aflurant que j'y ferois auffi bien que chez moi. C'étoit un galant homme , & j'avois lié une véritable amitié avec lui ; ainfi j'acceptai fon offre. La cure fut longue & difficile. Bien m'en prit que le chirurgien , qui me panfa , fut habile homme. Enfin je guéris; il ne me falloit plus que dix h douze jours pour me mettre en état de monter a cheval. Le régiment étoit parti. J'avois mandé mon accident a monfieur de Roccador, qui m'avoit fait obtenir un congé de fix femaines; mais il étoit fur le point d'expirer, Un jour, en caufant avec Desbarreaux fur le malheur qui m'étoit arrivé , il me dit qu'il avoit imaginé d'abord qu'on vouloit me voler; mais que m'ayant trouvé mes habits & mon argent, il avoit changé de fentiment.... Je me doute , lui' répondis-je, d'oü vient le coup; mais puifque j'en fuis échappé, il eft inutile de faire un éclat. Dubourg m'étoit venu voir ; il m'avoit conté tout ce que je viens de dire de la lieutenantegénérale. II m'avoit dit qu'elle n'avoit pu fe dé-  de M. d'Arbentières. 127 guifer quand la nouvelle de mon affaffmat s 'étoit répandue, & qu'elle avoit laiffé paroitre une maligne joie. Ce récit avoit fortifié mes foupcons , ou plutöt les avoit confirmés : mais quelle vengeance peut-on tirer d'une femme ! Je 1'avois aimée, j'en avois été aimé. Quelque indigne que fon procédé la rendit d'aucun ménagement , je refpeéfai mon choix, & j'eus la délicateffe de diffuader Dubourg & de 1'empêcher de croire que ce fut elle qui m'eut fait affaffiner. Je n'avois point vu Placidie pendant ma maladie; Desbarreaux n'avoit eu garde de me la faire voir, depuis que j'étois guéri, quelque peu redoutable que je fuffe. Pale , défait, a peine revenu des portes de la mort, pouvois - je tenter la plus belle fille du monde? Le politique & défiant Desbarreaux en jugeoit autrement; & voulant préferver fa fille de la plus légère apparence de danger il la déroboit a la vue de tous les hommes, plus foigneufement qu'on ne cache les efclaves du férail. . . . Eff-il poffible, lui dis-je j que je ne verrai jamais mademoifelle votre fille , ck que vous ne joindrez pas cette obligation a toutes celles que je vous ai! je ne la verrai qu'en votre préfence; je ne la verrai qu'une fois. Le cruel réfifta, j'infifcai; enfin vaincu par mon importunité , il y confentit avec une peine infinie. Nous avons de certains preffentimens fur les Pij  1%% MÉMOIRES malheurs qui nous doivent arriver. Une trifteffe involontaire, une agitation dans l'efprit, une révolte dans le cceur , mille mouvemens inconnus nous frappent, nous troublent. Tel étoit 1'état de Desbarreaux en me permettant de voir fa fdle.... Eh bien! me dit-il, d'un air embarraffé, Placidie foupera ce foir avec vous. Ami cruel ! a quelle épreuve mettez-vous mon amitié ! que votre curiofité m'afflige! que je crains qu'elle ne me foit funefte !... Je voulus tourner fon inquiétude en plaifanterie , mais elle étoit trop férieufe. J'eus pitié de lui; & fans un je ne fais quoi, plus fort que cette pitié, j'aurois renoncé a la vue de Placidie: c'eüt été le bonheur de fon père ck le mien. Je n'aurois pas, a la vérité, la plus belle femme & la plus accomplie de 1'univers; mais Desbarreaux feroit encore en vie; mais je ferois en. France, protégé par monfieur de Roccador , qui m'avoit promis de prendre foin de ma fortune, qu'il avoit fi bien commencée. Voila les triftes réflexions oü je me livre malgré moi; elles m'accablent: elles ennuient fans doute le leéteur , je les finis. Je trouvai Placidie infiniment au-deffus de tous les récits qu'on m'en avoit faits & de tout ce que j'en avois amaginé. Elle étoit dans un négligé modefte, mais propre. Un battant-l'ceil, fait a Pair de fon vifage, en accompagnoit Ie tour, ck lui donnoit une grace infinie. Une feule chofe m'en  DE M. D'ARBENTIERES 12(> déplaifoit, c'eft qu'il cachoit a mes regards avides fes oreilles & une partie de fon cou. Deux cornes d'un ruban citron relevoient la blancheur de fon teint ck la noirceur de fes cheveux. De grands yeux, trop brillans pour que je pufte d'abord en démêler la couleur , me parurent noirs quand je fus un peu plus accoutumé. Ils avoient la douceur ck la tendreffe des bleus, 1'éclat ck la vivacité des noirs. Sa bouche fermée faifoit admirer la beauté de fes levres ; ouverte , elle préfentoit des dents blanches comme 1'ivoire. Son front, fes fourcils, fon nez , fes joues, fon menton, avoient leurs graces particulières, ck toutes ces parties fembloient concourir avec émulation a compofer un' tout accompli. Un fourire gracieux, une phyfionomie fine & fpirituelle, mêlée de langueur & de vivacité, ne laiffoient rien a defirer a ceux qui la regardoient. Une robe ouverte ck négligée laiffoit voir la fineffe ck la majefté d'une taille déja prefque toute formée. Que dirai-je davantage ? S'il eft vrai que les hommes foient une image des dieux, Placidie étoit elle-méme une déeffe. Amour, n'en fois point irrité, Celle pour qui ton coeur fe bleffa de tes armes', Celle qui dans les cieux fait ta félicité, Pfyché n'eut jamais tant de charmes. Objet des vceux de tous les coeurs, Piij  2-3° Mémoires Divine & tendre cyfhérée, Tu n'as jamais dans 1'éthérée Offert aux immortels tant de charmes vainqueurs.' Je fis tous mes efForts pour réfifter a fes charmes ; mais pour cacher a fon père ce qui fe paffoit dans mon coeur : Je ne puis mieux vous exprimer, lui dis-je, ce que je penfe de mademoifelle votre fille , qu'en la regardant de tous mes yeux. Ah ! Desbarreaux , il n'y a rien de plus beau fous le ciel! N'ajoutez pas , me répondit-il, ni de plus féduifant : Regardez-la , admirez-la , louez-la, mais ne 1'aimez pas. Enfuite il changea de converfation; j'en fus bien aife, car je commencois déja a n'être plus maitre de moi. Desbarreaux étoit grand nouvellifte, & fur-tout très-profond pour juger des événemens politiques. II voulut me mettre fur quelques - uns de cette guerre J'aurois, difoit - il, fait telle ou telle chofe en pareille occafion ; je me ferois fervi de tel moyen dans une autre. Je le laiffois parler; & comme il s'échauffoit, il me donnoit quelquefois le tems de jetter les yeux fur Placidie. II y avoit a table avec nous un vieux gentilhomme de fes voifins, qui tenoit merveilleufement bien fa partie dans fes réflexions militaires & politiques : en un mot , toute 1'Europe leur paffoit par les mains, Pour moi, je ne difois rien ; mais Desbarreaux  de M. d'Arbentières 231 m'adreffant la parole.... Ne trouvez - vous pas , me dit-il, que monfieur a raifon ? . .. Je fuis officier , lui répondis-je, bon fujet, & foumis a mes généraux; lorfqu'on me commande quelque chofe, j'obéis fans approfondir fi ce qu'on me commande eft bien ou mal. Voulez - vous que je tranche le mot ? j'aime mieux agir que parler. Jufqu'ici je in'en fuis bien trouvé ; & fi vous m'en croyez , nous ne pafferons pas le tems d'un repas deftiné aux plaifirs, a nous étourdir par des raiformemens inutiles & téméraires. Buvons , engagez la belle Placidie a ajouter k la bonne chère que vous nous faites, un petit air. ... Si vous pouvez chanter, lui dit Desbarreaux, fans vous incommoder, vous ferez plaifir k ces meffieurs, & je vous le permets, Placidie obéit, & voici ce qu'elle chanta. Que le cruel amour tyrannife les cceurs^ Que 1'affreufe bellone exerce fes fureurs; Je ne crains 1'amour ni bellone: Un buveur, avec du vin frais , Vit tranquille ; rien ne 1'étonne , Et 1'on voit pour lui feul régner toujours Ia paix.' Je favois un peu chanter , j'avois plus de méthode que de voix ; nous chantames quelques fcènes d'opéra , qui finirent le plus agréable fouper que j'aie jamais fait. Je me retirai dans ma chambre, Piv  2,32, MÉMOIRES amoureux au-dela même de ce que je me croyois capable de le devenir. Tous les mouvemens, tous les delirs, toutes les idees; en un mot, toutes les extravagances de ceux qui commencent a aimer , je les éprouvai. Ce n'étoit pas le tout que d'aimer, il falloit 1'apprendre a Placidie, & la rendre fenfible : deux entreprifes peu faciles , pour ne pas dire impoffibles. J'étois fur le point de partir; Defbarreaux, felon toutes les apparences, ne devoit plus avoir la facilité de me la laiffer voir. Je n'ofois m'adreffer a perfonne; tout étoit fufpeót. J'aurois voulu de bon cceur avoir encore 1'épaule rompue. J'allai a la chaffe le lendemain, & deux coups de fufil a travers le corps , auroient été le plus agréable préfent qu'on eüt pu me faire; ils auroient retardé mon départ. Mais on ne trouve pas toujours des affaffms a point-nommé, & je n'avois pas le courage de m'eftropier moi-même. Deux jours fe paffèrent fans imaginer le moyen de pouvoir fortir d'embarras. J'étois défefpéré. Une imprudence ne m'auroit pas beaucoup coüté a faire ; mais outre qu'elle eüt tout gaté , je me trouvois dans 1'impoffibilité de 1'exécuter ; je ne favois pas même oü étoit la chambre de Placidie. L'inteiligence, bonne ou mauvaife, qui fe mêloit de mes ■ affaires , y mit ordre. Cette aimable perfonne tomba malade tout-d'un-coup; une fluxion fur la poitrine, avec une groffe fievre, mit fa vie en danger. Desbarreaux  de M. d'Arbentières. 233 au défefpoir, s'arrachoit les cheveux , & me pria de refter encore quelque tems, ou pour 1'aider a • la guérir, ou pour 1'aider a fupporter 1'horreur de fa perte. J'y confentis fans peine. Le mal fut violent, & le péril égal pendant quatre ou cinq jours : enfin les remedes, ou la nature, foulagèrent cette belle malade. II n'avoit point été queftion de me la cacher pendant fa maladie; j'étois a tous momens au chevet de fon lit, & fon père , trop occupé de fa douleur , ne s'appercevoit pas qu'elle ne refufoit rien de ce que je lui préfentois. Dès qu'elle fut hors de danger, fes premiers regards furent pour moi, elle employa fes premières paroles a me remercier de mes foins. Je trouvai le moment de lui dire que je 1'adorois : elle m'écouta, me crut & me perfuada qu'elle me croyoit avec quelque plaifir. Le trouble oü fa maladie avoit jetté toute la maifon , n'avoit pas donné le tems a Desbarreaux, ni a la femme-de-chambre de Placidie , de ferrer un manufcrit qui étoit fur une table. Je jettai les yeux deffus. Le titre me donna la curiofité de le lire , & cette curiofité fut fuivie du deffein d'en faire une copie : j'y paffai toute la nuit. On y verra quelles étoient les vues de Desbarreaux pour fa fille ; il s'explique lui-même , il fuffit de le lire. « Vous n'étiez qu'une enfant, lorfque madame Desbarreaux mourut. Vous perdites en elle une  2.34 MÉMOIRES mère rendre , appliquée a fes devoirs ; & moi; une époufe fidelle que j'aimois paffionnément. Vous me confolates de cette perte ; & 1'amour que j'avois partagé entre vous & elle, vous le réunites fur vous feule. Je vous aimai, non-feulement paree que vous étiez ma fille; mais paree que je découvrois en vous toutes les qualités qui peuvent rendre ' aimable. La nature ck 1'age ont perfecfionné votre beauté ; mes foins, fecondés de vos heureufes difpofitions, vous ont re'ndue telle que j'ofe dire, que fi vous n'êtes pas accomplie , c'eft qu'il n'eft pas donné a une mortelle de 1'être. Je ne parle point en père prévenu ; je parle en homme indifférent, juge équitable des chofes. Ces charmes & ce mérite, loin de vous rendre heureufe, pourroient un jour vous être funeftes ; la nature ck la fortune font rarement d'accord pour combler de leurs graces un même fujet, ck il femble que 1'une ne travaille qua détruire ou a perfécuter les ouvrages de 1'autre. Cependant, Placidie, quoi qu'on nous dife de 1'étoile ck de la deftmée, nous fommes en quelque manière les artifans de notre bonheur ou de notre malheur. J'avoue que la prudence hiunaine a des bornes, & qu'il arrivé fouvent des revers inopinés, dont toute notre prudence ne peut détourner la malignité; mais elle peut y remédier. La patience & la fermeté nous foutiennent dans les difgraces. J'ai taché de fortifier votre ame ck de la rendre inébranlable dans  de M. d'Arbentières. 235 ces événemens affreux qui dérangent la raifon la plus forte. Mais comme j'ai mieux auguré du fort qui vous attend, j'ai moins travaillé a vous armer contre la mauvaife fortune qu'a vous rendre digne de la bonne. Vous avez dans vous-même de quoi la mériter; mes confeils vous fourniront les moyens de vous y maintenir. Pour cela, Placidie, il ne faut vous en écarter jamais; y joindre dans 1'occafion ce que 1'expérience & vos propres lumières vous fuggéreront; réfiéchir clans les chofes fur lefquelles le tems vous permettra de le faire, & prendre fur-le-champ votre parti dans celles qui ne demanderont point de remife. Mais comme ce que je vous dis ici, eft trop vague, & que j'ai defcendu avec vous dans des détails plus circonftanciés , la peur que j'ai qu'ils échappent a votre mémoire , m'engage a vous les donner par écrit. « Vous favez, Placidie, que dès que vous avez »> eu 1'ufage de la raifon, j'ai taché de vous faire » comprendre qu'il n'y a rien de fi élevé, oü une » fille qui a de l'efprit & de la beauté ne puiffe » afpirer. Je voyois avec plaifir que les idéés de » grandeur faifoient une agréable impreffion fur » vous; que fufceptible d'une noble ambition, » vous defiriez avec avidité les plaifirs & les hon» neurs que je vous faifois entrevoir. Vous écouw tiez mes confeils avec docilité, & vous préve» niez par vos queftions les chofes que je ne  13 <5 MÉMOIRES » voulois vous apprendre que fucceffivement. Une » mémoire merveilleufe vous faifoit retenir les » événemens & les exemples; une conception » plus merveilleufe encore, vous faifoit réduire les » préceptes en pratique. La philofophie, la fable, » 1'hifloire, quoique je ne vous la montraffe qu'en » paffant , n avoient rien d'inacceffible a votre » pénétration. C'étoit uniquement 1'art de plaire » que je voulois vous montrer, & vous y avez » fait des progrès qui ont paffe toutes mes efpé» rances. Je vous dis toutes ces chofes, Placidie , » non pour vous donner de la vanité •, mais pour » vous faire voir combien vous ferez blamable, fi » votre conduite ne répond pas a vos lumières.» « Les hommes vécurent d'abord dans une égalité de condition , que je ne crains pas d'appeller ftupide. En effet, a qui étoit-elle favorable, cette égalité ? A ceux qui n'avoient ni l'efprit ni le courage de s'élever. Les ames baffes & communes , y trouvoient leur compte ; elles jouiffoient tranquillement d'un bien qui fe préfentoit a elles de lui-méme , qu'elles n'avoient pas la peine de fe procurer par leur induftrie, qui ne demandoit ni mérite ni fentiment. » Cet état étoit fi peu de la nature de 1'homme, qu'il n'a duré qu'autant que la groffièreté des premiers tems 1'a fait fubfifter. Le joug de 1'égalité parut odieux aux efprits bien faits, aux cceurs nobles  de M. d'Arb entière s. 2.37 ils le fecouèrent. De-la fe font formés les royaumes , de-la eft venue 1'émulation. Les fciences acquirent en fe perfeétionnant, la fplendeur oü nous les voyons aujourd'hui. La fupériorité du génie fit celle des conditions. Alors on fongea a polir les mceurs, alors on commenca a penfer, a réfléchir. La magnificence des édifices ck des habillemens fuccéda aux vêtemens de peaux d'animaux ck aux cavernes; alors les plaifirs délicats & raffinés prirent la place de la groffièreté. Ces mêmes hommes, qui ne différoient, pour ainfi dire, des bêtes que par la figure , devinrent véritablement des hommes fpirituels , éclairés. Le goüt, la politeffe, la circonfpecf ion, la déférence, les vertus civiles ck morales , les rapprochèrent de cette divinité dont ils avoient a peine confervé 1'idée. Alors ils s'appercurent qu'ils avoient une ame raifonnable & capable de deffeins immortels; alors enfin la beauté commenca a jouir de fes droits : ils en connurent 1'excellence, ils en fentirent le pouvoir, elle devint le charme des yeux, 1'enchantement des fens & la félicité de 1'ame. » Que vous auriez été malheureufe ; Placidie, fi vous étiez née dans la barbarie de ces premiers tems! Devenue le partage du premier patre ou du premier chaffeur fous la main duquel vous feriez tombée; réduite a travailler de vos mains , a vivre dans une trifte campagne, chargée des détails d'un ménage défagréable ck embarraffant; a quoi vous  238 MÉMOIRES eüt fervi votre beauté ? de quel avantage vous euffent été les qualités brillantes que vous poffédez ? Obfcurcies , confondues "dans 1'ignorance générale , elles n'euffent contribué ni a votre fatisfaétion ni a votre gloire. Graces au ciel, Placidie, vous êtes née dans le plus éclairé de tous les fiecles, parmi la nation la plus civilifée de 1'univers; ff ancpife, en un mot. » La tendreffe que j 'ai pour vous, gênée dans les bornes éfroites des tendreffes ordinaires , me donne des vues bien plus vaftes & plus relevées fur votre fujet, que n'en ont la plupart des pères pour leurs enfans. Je veux que votre fortune faffe autant de bruit que votre beauté; & comme 1'une efl merveilleufe, je veux que 1'autre le foit auffi. Faite comme vous êtes , vous pourriez choifir dans tout ce qu'il y a de meilleur parmi tous les particuliers du royaume; mais, Placidie, vous n'êtes point née pour être la femme d'un fimple gentilhomme ou d'un riche traitant ; c'eft encore peu pour vous d'arrêter vos efpérances au frivole avantage d'avoir un duché. Quand vous vous en tiendriez la , les perfonnes qui vous rechercheroient ne font point en état de confulter leurs coeurs & leurs yeux fur leurs mariages ; monfieur de L.. .. vous en fournit un affez bel exemple. Outre cela, l'efprit de débauche & de diffipation regne fouverainement parmi la plupart des jeunes-gens. Ils n'ont ni conduite ni jugement. Hébêtés ou libertins, ils  de M. d'Arbentieres." 239 partagent leur vie entre le jeu, les femmes & la difïipation. Libre des préjugés d'une éducation populaire , vous devez prétendre , Placidie, a quelque chofe de plus. Le prince de * * eft le feul digne de vous ; & dès que j'aurai terminé quelques affaires effentielles qui me retiennent ici malgré moi , je veux vous conduire a fa cour. Cependant, comme vous aurez a vivre & a vous accommoder aux coutumes & aux mceurs d'un pays que vous ne connoiffez pas, j'ai jugé a propos de vous laiffer par écrit ce que je penfe la-deffus. Imaginez-vous donc que, fortis de Franc e 1'un & 1'autre , fous quelque prétexte fpécieux, j'aurai trouvé le moyen de me préfenter au prince de * *, & de vous y préfenter vous-même; qu'après lui avoir demande fa proteéhon, & pour vous & pour moi, nous nous établiffons dans fes états, & que le prince , frappé de votre vue, comme il le fera indubitnblement, fentira naitre dans fon cceur les premières impreffions d'une tendre furprife , faura vous diftinguer dans tous les endroits oü il fera , & oü j'aurai foin de vous faire trouver adroitement; qu'enfin vous lui aurez plu. Alors je folliciterai de 1'emploi dans fes troupes. II ne manquera pas de me demander ce que vous deviendrez pendant mon abfence: je lui répondrai que je me difpofe a vous mettre dans un couvent, & que fi je 1'avois ofé, je 1'aurois prié de vous mettre auprès de la prin-  240 MÉMOIRES ceffe. Le prince, charmé de cette ouverture , faifira 1'occafion de vous voir a portée de recevoir fes voeux ; & voici de quelle manière il faudra vous conduire alors. » Attachez-vous a la perfonne de la princefTe; étudiez fon humeur ; ménagez les perfonnes que vous connoitrez pofféder fa confiance; faites fervir leur faveur a procurer la vötre: & fi vous en venez jufqu'a gagner fes bonnes graces, n'oubliez rien pour les conferver. Soins aflidus, fervices empreffés , refpeéts infinis, obéiffance aveugle , fecret inviolable, 'attentions circonfpecfes , louanges fines, flatteries délicates, mettez tout en ufage. Enjouée ou férieufe fuivant 1'occafion, trifte ou gaie felon les événemens ; faites-vous toute k tout. Evitez les intrigues & les cabales. Tachez de ne nuire a perfonne, ou ne le faites qu'a coup-sür , & fi adroitement que le foupcon n'en retombe point fur vous. Paroiffez du dernier défmtéreffement; fuyez la médifance ouverte, l'efprit de haine & de parti; ayez avec vos compagnes de la modeftie, de la douceur ; que les avantages que vous avez fur elles ne vous donnent ni froideur ni mépris; gagnez les fières par vos déférences; apprenez 1'art de fe bien mettre k celles qui ne feront entêtées que de leur beauté ; admirez celles qui voudront paffer pour fpirituelles , relevez leurs bons-mots pour y applaudir; jouez avec les joueufes, parlez de galanterie  de M. d'Arbentières. 241 terie avec les coquettes, de piété avec les prudes, de fcience avec les favantes, d'ajuftemens avec celles qui ne favent parler que de pompons & de garnitures. Complaifante avec les difficiles libérale avec les avares, réfervée avec toutes en général, répondez a 1'amitié de celles qui vous en témoigneront ; entrez dans les chofes qui leur feront plaifir, compatiffez a leurs peines, a leurs chagrins, a leurs dégoüts. Ecodtez, dérobez même fmement leurs fecrets, fans paroitre curieufe; mais ne dites jamais les vótres. Q'on ne découvre en vous ni orgueil, ni inégalités , ni tracafferies; qu'on ne vous trouve ni rnyftérieufe ni évaporée. Obfervez une jufie médiocrité qui ne tienne ni du faftueux ni du rampant. Marquez du goüt ck du difcernement, mais n'affeétez pas d'en montrer. Convenez plutót d'un fentiment ridicule que de contefter opiniatrément. Simple, mais propre dans votre parure, ne vous diftinguez que par votre beauté , que par votre bonne grace. Donnez un libre accès a votre toilette, laiffez-vous voir en corriettes de nuit & en robe de chambre , afin que 1'on connoiffe qu'il n'y a rien de mandié ni d'étranger dans vos charmes. Sur-tout ayez clans toute votre conduite une circonfpeclion qui defcende jufqu'au fcrupule Vous ferez éclairée, vous aurez des envieufes , des jaloufes, des ennemies. Ne donnez de prife a perfonne, & que 1'attention la plus opiniatre a Tornt VL Q  14a MÉMOIRES examiner vos aftions, foit inutile pour celles qui vous examineront, & glorieufe pour vous. » A peine paroitrez-vous a la cour, que tous les jeunes-gens, empreffés autour de vous, combattront entr'eux a qui vous paroïtra le plus paffionné; ce ne feront que louanges, qu'afiiduités , que foins, que regards. Mais, Placidie, c'eft ici que je vous demande une pratique rigoureufe des confeils que je vais vous donner. » Les Italiens , naturellement galans, pouffent volontiers la paflion jufqu'a 1'idolatrie; ainfi n'elpérez pas que votre indifférence, votre fierté, vos mépris, le tems ou les réflexions guériffent ceux que vous aurez bleffés. Non , Placidie, ils vous aimeront jufqu'a la mort. De tous les adorateurs que vous fufcitera votre beauté, regardez comme les plus dangereux, non pas les plus qualifiés, non pas les plus riches; mais les mieux faits, mais ceux pour qui votrecceur auroit du penchant a s'intéreffer. Vous êtes fille , Placidie, & dans les premières ardeurs d'une jeuneffe inconfidérée; a votre age on eft fufceptible , on fe laiffe aifément entraïner, finon au plaifir d'aimer, du moins a celui d'être aimée. Quel charme plus féduifant pour une jeune perfonne , que de voir a fes genoux un cavalier aimable, exprimant par toutes fes adtions, par toutes fes paroles , 1'amour dont il eft véritablement pénétré! Comment fe défendre de ces douces langueurs, de  DE M. D'ARBENTIÈRES. 245 ces tendres proteftations, de ces fermens pnffionnés, de ces expreffions flatteufes & infinuantes, de ces larmes attendriffantes ? Comment réfifter a'ces mouvemens vifs & tumultueux qui s elevent clans notre ame, a cette douce révolte de tous les fens, a ces tranfports féditieux qu'excite la préfencé d'un objet aimé ? Tout eft contagieux dans ces occafions ; tout nous féduit & nous perd; m regard , un gefte , un rien porte le poifon 'dans le cceur. » C'eft donc uniquement de vous-méme qu'il faut vous dëfier. Régnez fur votre cceur, & perfonne ne s'en rendra maitre. N'aidez point vousmême a vous vaincre , & vous ferez invincible. Appellez votre raifon au fecours de votre cceur ,' & 1'ambition au fecours de votre raifon. L'une & 1'autre vous garantiront d'un péril d'autant plus a craindre qu'on s'y laiffe entraïner avec moins de répugnance. « En vain, vous promettriez-vous de tenir fecret un engagement que .vous auriez pris avec quelqu'un ; croyez-moi, Placidie, tout devient public; le prince' 1'apprendroit infaUliblement, & ne voudroit point d'un cceur dont un autre auroit eu les prémices; vous verriez en un moment toutes vos efpérances anéanties. Le prince vous abandonneroit par mépris , & votre amant par crainte. Plus le prince vous aimeroit, plus il feroit fenfible a 1'injure que Qij  2^4 MÉMOIRES vous lui feriez. La moindre jaloufie efl une offenfe mortelle pour un amant puiffant. J'avoue qu'il y a des occafïons, oü, pour réveiller une tendreffe affoupie dans . un cceur qui n'a ni défiance, ni foupcons , ni difficultés a combattre, on peut verfer dans' ce cceur une ombre de jaloufie, feindre une apparence d'infidélité; mais ces démarches font fi délicates & demandent tant de ménagemens, que je ne vous co: feillerois jamais d'y avoir recours. II faut connoitre a fonds le caraétère, la délicateffe & les fentimens de celui qu'on veut feindre de tromper-, & plus que tout cela, être fure du pouvoir de fes propres charmes. II y a fi peu de différence entre alarmer un amant & 1'offenfer, que fouvent au lieu de ranimer fa paffion , on le révolte, on le met en fureur. » Je fais tant de fonds fur votre conduite, que je me perfuade aifément que vous éviterez tous ces écueils , ou que vous vous en débarrafferez avec efprit. Jufqu'ici je vous ai parlé de la manière dont vous devez vivre a cette cour , il eff. tems de vous prefcrire ce que vous devez faire avec le prince de.... » N'allez point, a la première ouverture déclarée en fouverain, c'eft-a-dire , en homme qui ne veut point languir , & qui n'aime que pour être heureux; n'allez point, dis-je, vous rendre précipitamment. Une conquête qu'il coüte peu a faire,  de M. d'Arbentières. 245 coute peu a abandonner. N'allez pas non plus, par une réfiftance trop foutenue , donner a fes defirs le tems de s'émouffer. Ménagez votre coeur & le fien. Comme nous ne fommes pas maitres de nos fentimens , je n'exige pas de vous que vous 1'aimiez dans 1'inftant qu'il vous déclarera fon amour: ce feroit peut-être 1'exigef inutilement. Je fouhaite que vous éprouviez le pouvoir de cette heureufe fympathie qui fe trouve entre deux cceurs faits 1'un pour 1'autre; mais, fi c'eft trop fouhaiter, agiffez du moins avec lui de forte qu'il puiffe croire que vous êtes fenfible, & qu'il foit content de vous. L'eftime & la reconnoiffance éblouiffent une ame prévenue, & paffent fouvent a fes yeux pour un véritable amour. Le tems, fon mérite, fa perfonne , fa tendreffe, fa puiffance, votre ambition, votre propre intérêt, votre raifon, votré cceur , tout contribuera a vous le faire aimer. Alors fervez-vous de tous vos charmes , de toute la délicateffe de votre efprit & de toute la fenfibilité de votre ame. Oubliez le prince dans les momens oü il s'oubliera lui-même pour ne paroitre qu'amant. Recevez fes bienfaits avec plaifir, mais fans em« preffement & fans avidité; ne les excitez point par des tours artificieux. Les grands feigneurs. aiment 3 donner , mais ils veulent être maitres de leurs graces; une apparence d'avarice ou d'intérêt, révolte leur délicateffe. Ne fonger qu'a s'enrichir,  246 MÉMOIRES ce n'eft pas aimer , c'eft trafiquer honteufement; ce n'eft pas fe donner , c'eft fe vendre. Ainfi, quels que foient fes bienfaits , paroiffez toujours faire plus de cas de la main dont ils viennent, que du préfent méme. Tachez cependant de vous procurer un nom & un établiffement. L'un & 1'autre font une reffource contre 1'inconftance ou contre la mort d'un amant. » . Sur toutes chofes, faites un bon ufage de votre faveur & de vos biens ; ne tombez ni dans des profulions extravagantes, ni dans des épargnes indignes; ne foyez ni prodigue ni avare. Ne le difputez point a la princeffe même fur la magnificence des meubles, des équipages & des habillemens; un trop grand fafte attire 1'envie & la haine. Fuyez auffi 1'autre extrémité, elle avilit, elle rend méprifable. >> Ménagez-vous des créatures; rendez aux uns des bons offices auprès du prince, par le moyen du favori; mais en ce qui ne regardera point les affaires de 1'état, dont, fi vous voulez m'en croire , vous ne vous mêlerez jamais : obligez les autres ■pour vous-même. Jouez peu, plutöt encore par complaifance que par goüt ; une joueufe s'expofe a de terribles inconvéniens; une groffe perte dérange l'efprit & la fanté. Quelles démarches ne fait - on pas quelquefois pour la réparer ? On n'a plus d'argent; on veut en recouvrer a toute force;  de M. d'Arbentières. 247 on fait le befoin oü nous fommes ; on nous en offre : & qui, fouvent ? Croyez-rnoi, Placidie , ce ne font point des gens défintéreffés; la reconnoifc fance qu'ils exigent de vous eft toujours infiniment au-deffus du plaifir qu'ils vous ont fait : & voila le vrai moyen de fe perdre. » Si la fortune vous fufcite quelque rivale, tachez d'abord de la faire fervir de triomphe a vos charmes. Employez-les, ces charmes, a retenir le prince votre amant, ou a le ramener s'il vous échappe. Malgré tout ce que vous aurez pu faire, cédez au tems avec fagefTe , ce ne fera peut-être qu'un feu paffager. Sur-tout ne 1'aigriffez point par des reproches amers , par des hauteurs , par des fiertés exceffives, par une jaloufie emportée & furieufe; ne recourez ni aux injures, ni aux menaces; employez la douceur , la complaifance. Que vos yeux couverts de pleurs jettent fur lui des regards mélés de douleur ck de tendreffe; que votre langueur & votre abattement foient les feuls interprètes de votre défefpoir. Ne demandez pas inconfidérément a vous retirer, dans les premiers tranf ports d'une paffion naiffante : un facrifice ne coüte guère a faire aux perfonnes qu'on commence d'aimer , & vous feriez peut-être prife au mot. Armezvous de force ck de patience. Le prince, qui ne trouvera nuile part ce qu'il aura trouvé en vous, reviendra de lui-même , & votre gloire en fera Qiv  248 MÉMOIRES d'autant plus brillante, & vos plaifirs d'autant plus purs , que vous ne devrez fon retour qu'a votre beauté, qu'a votre mérite & qu'a vos bonnes manières. » Dans le calme heureux d'une tranquille intelli gence, ne chicanez point le prince par des délicateffes mal - entendues , par des raffinemens outrés : un amour qu'on veut trop fubtilifer, s'évapore. S'il arrivé entre vous de ces refroidiffemens , de ces langueurs , ou de ces brouilleries inféparables de 1'amour , produites plutót par le défaut du tempérament que par celui du coeur; ne les regardez point comme un fujet de plaintes, comme un crime ; travaillez a les étouffer par votre prudence , plutót qu'a les entretenir par votre altération. N'en accufez point le prince : on ne peut pas toujours être de la même égalité d'efprit; nous avons nos momens d'impaüence & nos chagrins. » Si la guerre ou quelqu'autre raifon I'oblige a fe féparer de vous; lorfque vous lui direz adieu , fuivez les feuls mouvemens de votre cceur. C'eff connoitre peu 1'amour, que d'employer de belles paroles pour dire adieu tendrement. » De la douleur dans les yeux , des difcours fans ordre & fans fuite, triftes regards fans affectation, de la fincérité dans la douleur comme dans les paroles ; en un mot, un je ne fais quoi de  DE M. ü' A RB E N T IÈ RE S. 249 doux & d'amer tont enfemble, qui paffe cent fois d'un cceur dans un autre, prouvent mieux que ne pourroient faire les difcours les plus éloquens, ce qui fe paffe dans une ame tendre , accablée des frayeurs de la féparation & des horreurs de 1'abfence. » Si vous avez des enfans , appliquez - vous toute entière a leur éducation ; que 1'amour que j'ai pour vous , foit la regie de celui que vous aurez pour eux. Infpirez - leur des fentimens dignes de leur naiffance. N'épargnez rien pour leur procurer les meilleurs maitres; faites - en venir de France t fi 1'Italie ne vous en fournit pas. » Si vous obfervez exaétement tout ce que je viens de vous prefcrire , affurez - vous , Placidie, que vous ferez la plus heureufe & la plus illuftre perfonne de votre fexe. Peut-être vivrai-je affez long - tems pour ajouter aux confeils que je vous donne aujourd'hui, ceux qu'exigeront les conjonctures différentes oü vous vous trouverez, & pour vous voir jouir de votre bonheur. Si je meurs auparavant, j'emporterai la confolante fatisfaét ion que je n'aurai rien oublié de tout ce qui pourroit contribuer a votre élévation, & de tout ce qui pourroit la rendre agréable & folide ». II y avoit paffablement de vifion & d'extrava- gance dans ces merveilleux projets de Desbarreaux :  15° MÉMOIRES C'étoit vérïtablement batir des chateaux en Efpagne. Par malheur, je vins imprudemment renverfer tout 1'édifïce. Cette leéture me furprit. II m'avoit toujours paru un homme de bon fens, incapable d'imaginations auffi creufes que celles-la. Après cette leéture, j e remis le manufcrit a Ta place, & la copie dans ma poche. Je n'en parlai point a Placidie; j'avois des chofes plus preffantes a lui dire ; je ne fongeois qu'a 1'avancement de mes affaires auprès d'elle. Enfin, foit qu'elle n'eüt pas donné dans les grandes idéés de fon père, foit que 1'étoile prévalüt, Placidie, telle que je 1'ai dépeinte , Placidie deftinée a la plus haute fortune par le plus vifionnaire de tous les hommes, borna fes vues & fon ambition a la conquête de mon cceur. II ne s'agiffoit plus, lorfque nous fümes d'accord de nos fentimens, que de trouver les moyens de les conduire a une fin heureufe. C'étoit-la le point de la difficulté. Desbarreaux , plus clair-voyant qu'Argus, m'examinoit d'une étrange forte. Sa fille étoit guérie, je 1'étois auffi. Mon congé renouvellé pour quinze jour, expiroit. Je n'avois aucun prétexte de refter chez lui, ainfi ma préfence commencoit a lui devenir infupportable. Peut-être qu'il avoit fini fes affaires, qu'il fe difpofoit a fon voyage, & qu'il n'attendoit que mon départ pour fe mettre en chemin. J'étois au chevet de Placidie, je tenois un livre  de M. d'Arbentières. 151 dans lequel je feignois de lire, tandis que mes yeux n'étoient occupés que du plaifir de la regarder. Elle étoit plus belle & plus éclatante qu'avant fa maladie. Tel au milieu de fa, carrière, D'un nuage profond fortant viétorieux, Plein de grandeur & de lumière, Le foleil éclate a nos yeux. La comparaifon eft un peu ufée; mais n'importe , elle paffera en faveur de la vérité. Desbarreaux entra dans la chambre de fa fille. La poche de mon jufie-au-corps mal fermée , lui laiffa entrevoir la fatale copie; tout lui étoit fufpeél. II voulut en badinant s'en faifir ; j'y portai heureufement la main. Ne peut-on favoir ce que c'eft que ce papier ? me dit-il, voyant qu'il avoit manqué fon coup. Non, lui dis-je en riant, c'eft 1'hiftoire de mes amours. Cela doit étre curieux, répondirent en même-tems le père & la fille : faitesnous-en part. Vous n'y trouverez rien, leur disje, qui foit digne de votre attention. Placidie infifta, malgré les fignes que je me tuois de lui faire; Desbarreaux me preffoit de fon cóté; je ne favois plus comment me défendre. A la fin je m'armai d'un peu d'effronterie. Puifque vous voulez abfolument , leur dis - je , favoir ce que contient ce  252 Mémoires papier, je vais vous fatisfaire , quoique ce foit mettre ma vanité a une terrible épreuve, & qu'il ne me convienne guère de m'ériger en auteur. C'eft une hiftoriette que j'avois écrite pour amufer Placidie; elle n'eft encore qu'ébauchée. Attendèz jufqu'a demain , je la reverrai & vous la trouverez moins mauvaife qu'aujourd'hui Telle qu'elle eft, répondit Desbarreaux, lifez - la - nous ; on fait bien qu'un cavalier n'eft pas obligé d'écrire comme un académicien. II n'eft pas tard , la fanté de Placidie lui permettra de vous écouter , fans en être intérefiee. II fallut obéir : un peu de préfence d'efprit & de mémoire me furent d'un grand fecours dans cette occafion. Ainfi donc , mon manufcrit a la main & que je tournois du cóté de la muraille , un guéridon a mes cötés fur lequel il y avoit un flambeau, j'imaginai fur-le-champ une aventure dont le leéteur fe paffera fort bien. Ma mémoire commencoit a peiner terriblement, je difois peu de chofes en beaucoup de paroles ; en un mot , je battois la campagne. Cependant Desbarreaux ck Placidie donnèrent mille louanges a mon hiftoire. Celles du père m'étoient fufpeétes; mais celles de la fille m'étoient fi agréables , que j'aurois bien voulu lui montrer fur-le-champ de quel effort d'imagination j'avois été capable. La vanité eft inféparable de 1'amour. Qu'on dife tout ce qu'on voudra , il n'y a point d'amant qui ne  de M. d'Arbentières; 2.53 foit bien aife que fa maïtrefle lui trouve autant d'ef. prit que de tendreffe. On doit a l'efprit la délicateffe de 1'expreflion. Le cceur penfe, mais l'efprit perfuade. J'avoue qu'il eft quelquefois dangereux d'affeéter d'en avoir; il y a même des occafions oü il ne faut point en avoir du-tout : mais il faut le fufpendre , & non pas 1'anéantir. Je mets bien de la différence entre le dérangement & le trouble d'un amant que la paffion déconcerte, ck le filence ennuyeux ou les difcours fatiguans d'un ftupide. Infenfiblement je tombe dans la differtation; a dieu ne plaife que je m'y égare plus longtems. Je remis mon manufcrit dans ma poche , & il n'en fut plus parlé; on fervit, & la complaifance de Desbarreaux fut au point qu'il voulut bien que je foupaffe avec fa fille. Je devois partir dans deux jours : cette démarche lui parut fans conféquence. Nous fumes de la plus belle humeur du monde, nous dimes mille jolies chofes , nous chantames, ck je m'enflammai de plus en plus. Je fus pourtant li bien le maitre de mes yeux ck de ma langue, que Desbarreaux , qui examinoit jufqu'a mes geftes , ne put former aucun foupcon ; au contraire, charmé de ma difcrétion ck du refpecf - que j'avois pour 1'hofpitalité , il me reconduifit dans ma chambre me renouvella cent fois les proteftations d'amitié les plus emprefTées. Je lifois dans fes yeux que  2«4 MÉMOIRES fon fecret lui pefoit, & qu'il mouroit d'envie de s'en foulager en m'en faifant confidence; mais j'éludai la chofe adroitement; ck pour détourner abfolument toutes les idees qu'il pouvoit avoir , je me fouviens cjue je lui dis : Au nom de dieu, ne me laiffez plus voir Placidie. Jufqu'ici je me fuis défendu de fes charmes; mais , outre que je ne vous promets pas d'avoir toujours la même force ck le même courage, je veux bien vous avouer que je fuis d'une impatience ck d'une indifcrétion horrible. Si je venois a 1'aimer, je ne pourrois m'empêcher de lui dire, même devant vous; ck fi je faifois la moindre impreffion fur elle, on m'écorcheroit plutöt tout vif, que d'exiger de moi de ne m'en pas glorifier. Cette maudite démangeaifon de parler de mes bonnes fortunes, lorfque j'en ai eu, m'en a fait perdre mille. Tel eft mon caraétère, je ne croirois pas être heureux , fi mes amis ignoroient que je le fuffe. Je remarquai que eet aveu lui faifoit plaifir, & il fe retira en me fouhaitant le bon-foir. J'avois mes vues en lui parlant de la forte. II étoit bon de lui donner de moi cette mauvaife impreffion , afin que prévenu de mes étourderies, il ne fut pas fcandalifé de quelques traits de vivacité , s'il m'en échappoit quelques-uns auprès de Placidie , fuppofé qu'il me la laiffat voir encore une fois. Quand on veut tromper quelqu'un , il faut, autant qu'on peut, le mettre hors de défiance. Une cir-  e DE M. D'A RB EN TIER ES. 255 confpeöion trop foutenue paroït affectée, & ce n'eft pas toujours par les arrangemens les plus ordinaires qu'on réuffit. ;^ JVUI ? JC lungcai ïeneuiement a ce que je devois [faire pour me rendre heureux. Mon imagination ne me préfenta rien. Je roulai clans ma tete mille deiïems dont 1'exécution étoit impoffible ou dangereufe. Je voulois une chofe, j'en voulois une autre, je les voulois toutes enfemble ; & a force d'en vouloir , je n'en choifis pas une. Le jour vint, & je me trouvai auffi irréfolu que lorque je m etois couché. Un moment après, Desbarreaux entra clans ma chambre tout effaré. Monfieur d'Arbentières, me dit-il , quoique vous m'ayiez donné hier une légère idéé de votre indifcrétion, je vous crois homme fage, &je vais vous donner une marqué effentielle de la confiance que j'ai en vous. M. le duc de.... vient aujourd'hui chaffer fur ma terre ; je n'en füis pas connu: peut-être ne viendra-t-il pas chez moi, peut-être méme ne fait-il pas fi j'ai une fille; mais peut-être auffi'qu'il le fait, & que cette chaffe né s'eft projetée que pour venir dans ma maifon, fous prétexte de s'y délaffer, mais en effet pour voir Placidie. S'il la voit, il eft fufceptible, infailliblement il en deviendra amoureux , & je fuis un homme défefpéré. Levez-vous, je vous prie, & vous habillez, Je n'ai perfonne en qui je puiffe me con-  2.^6 MÉMOIRES fier, j'efpère que vous me ferez 1'amitié de conduire Placidie chez ce vieux gentilhomme avec lequel nous avons foupé ici il y a quelque tems; je compte fur fa difcrétion & fur celle de fa femme. Sa maifon n'eft qua trois petites lieues de la miemie; ma fille eft prête , & ma chaife vous attend Je ne raifonnai pas beaucoup fur la propofition de Desbarreaux, elle m'étoit trop agréable pour ne la pas accepter. Je lui dis néanmoins en plaifantant, qu'en voulant faire éviter un danger a Placidie, il m'expofoit a un bien plus grand; qu'il falloit qu'il fut bien de mes amis pour m'engager a en courir les rifques. Dépéchons , interrompit Desbarreaux , je voudrois que vous fuffiez déja partis. Le duc de ne fera peut-être que paffer; en ce cas, je vous manderai de revenir ce foir, ou j'irai moimême vous chercher.... II me faifoit un doublé plaifir; j'aimois fa fille, il m'étoit doux d'être tête* a-tête avec elle pendant trois lieues. Outre cela, je commencois a me fentir capable de jaloufie, & je fus charmé que le duc de... ne put la voir ; je la connoiffois enfin , pour parler ingénument: la facilité que j'avois trouvée a me faire aimer de Placidie, m'effrayoit. Cette idéé s'effaca dès que je fus feul avec elle. L'occafion étoit favorable; on croira fans doute que nous en f imes un bon ufage. Point du tout. Charmés du plaifir de nous voir en liberté, nous paflames ' r Ie  BE M; D'Afi.EENTlËRES. 257 k tems a nous faire des proteftations de tendreffe & de fidélité 4 fans fonger a prendre des mefurès. Nous fümes très-bien recus par monfieur & madame de Carrière. On commenca par nous faire déjeuner. Enfuite le mari voyant que fa femme s'entretenoit avec Placidie , il me tira a part. Il faut, me dit-il, que vous ayiez enforcelé Desbarreaux; fans cela, je le connois, il ne vous eüt jamais confié fa fille, fur-tout a vous, monfieur, qui paroiffez un cavalier redoutable. Mais, continua-t-il, fans approfondir d'oü vient votre bon-* heur, je vous en félicite : vous avez un cceur & des yeux, fans doute vous aimez Placidie ? Je ne fuis plus a votre age; cependant, fi je me trouvois téte-a-tête avec une auffi belle fille, je ne fais pas ce que je ne ferois pas.... Je craignis que ce demi-vieillard ne me dreflat un piege. Je- contrefis le Caton , & lui perfuadai fi bien que j'étois ferviteur & ami de Desbarreaux; que j'eftimois Placidie, mais que je ne fentois rien davantage pour elle, & que je mourrois plutot mille fois que d'avoir la lacheté d'abufer de fa confiance; je le perfuadai fi bien, dis-je, qu'il ne m'en paria plus, & qu'il me regarda comme un homme dont le coeur étoit formé de toutes les glacés du Nord. Nous étions au commencement d'avril, il faifoit affez beau ce jour-la ; Carrière nous propofa d'aller faire un tour dans fon jardin. A peine étions-nous Tome VI, R  2,^8 MÉMOIRES fur fa terraffe, qu'on entendit un grand brult de cors & de chiens, ck que nous vilmes prroïtre le duc de avec toute fa fuite. Madame de Carrière furprife de cette arrivée imprévue, n'eut pas le tems de cacher Placidie, ck nous fümes tous fi déconcertés, que le duc avoit déja demandé deux ou trois fois le nom de cette belle perfonne, fans qu'on lui eüt répondu. Carrière, a qui il convenoit de fatisfaire fa curiofité, étoit dans un embarras étrange. De dire que c'étoit fa fille, il n'y avoit point d'apparence ; il étoit connu de la plupart de ceux qui étoient avec le duc, qui favoient bien qu'il n'en avo'.t pas : de dire que c'étoit la fille de Desbarreaux, c'étoittrahir fon ami. Enfin, prenant fon parti fur le champ, il lui dit qu'elle étoit la femme du gentilhomme qu'il voyoit dans le jardin, ck qu'ils étoient tous deux venus lui rendre vifite. Je fus fur le point de le démentir, tant je voyois d'inconvéniens dans le perfonnage que j'allois être obligé de jouer : mais ayant fait réflex'on que fi Placidie n'étoit pas ma femme, elle pourroit bien la devenir; tirant un bon augure de ce quë Carrière venoit de dire , je m'avancai jufqu'au bord du mur, ck fis une profonde révérence au duc de.... qui ne s'en appercut pas, tant il étoit occupé de Placidie. Mais ayant ietté les yeux fur moi: Quoi, d'Arbentières, me dit-il, c'eft toi! Je ne te croyois pas raarié, ck moins encore poffeffeur de la plus  de M. D'ArbeNTIÈÏIES. 259 belle femme de France; je ten fais compliment, & prends part a ton bonheur. La-deffus il defcendit de cheval. La terraffe donnoit fur la campagne, Carrière ouvrit une porte qui y donnoit auffi, & le duc entra. J'étois dans des tranfes mortelles,'que j'étois contraint de renfermer au fond de mon cceur. Placidie me ralfura: elle fe déméla de toutes les politeffes & de toutes les chofes flatteufes qu'on lui dit, avec un efprit & une modeftie qui me charmèrent & qui me rendirent la vie. Carrière étoit le gentilhomme de la province qui faifoit la meilleure chère; il pria le duc de lui faire 1'honneur de fe rafralchif dans fa maifon. La propofition fut acceptée fur le champ; & ce feigneur, après étre refté plus d'une heure a table, & s'être rempli le cceur de tous les charmes de Placidie, auxquels il donna mille éloges, remercia Carrière de fa bonne réception, monta a cheval, & me pria d'aüe fe voir ayant mon départ, dans un chateau qu'il habitoit a quelques lieues de Ia. Je dirai toute ma vie qu'on ne peut aller contre fon étoile. Ce fut cette étoile qui me conduifit chez Desbarreaux, & qui, malgré toutes fes précautions , me fit voir fa fille; ce fut elle qui détruifit fes vaftes deffeins en la rendant fenfible a mon amour; ce fut elle qui fit venir le duc de... chez Carrière; ce fut elle, en un mot, qui fut Rij  2.60 MÉMOIRES caufe de tous les événemens qui me reftent a fa- conter. Desbarreaux fut que le duc de... avoit Vu Placidie , & il le fut prefqu'auffi-töt qu'il fut arrivé chez Carrière. Jamais douleur n'a été plus forte , jamais frayeur n'a été plus vive que la fienne. II fut plus d'une heure fans pouvoir parler. Enfin prenant fon parti, il réfolut de la venir chercher, de la mettre dans un couvent jufqu'au tems de fon départ, qu'il avanceroit le plus qu'il pourroit , en me priant de me rendre a mon régiment dès le lendemain. Dans cette réfolution , il montaf a cheval, & partit. Par malheur il avoit oublié quelque chofe dans la chambre de Placidie, il revint fur fes paS pour le chercher; il y monta, & le premier objet qui le frappa en entrant , fut la clef de fon bureau , que la précipitation avec laquelle elle étoit partie lui avoit fait oublier. Desbarreaux, toujours méfiant, voulut en vifiter tous les tiroirs; il n'alla pas loin fans étre payé de fa curiofité , & fans trouver ce qu'il ne cherchoit pas. C'étoit une lettre que j'avois écrite a Placidie , elle fervoit de réponfe a une des fiennes; elle étoit intelligible & n'avoit pas befoin de commentaire. Je la remerciois de la bonté qu'elle avoit eue de répondre a mes fentimens; Je 1'exhortois a perfévérer dans le deffein oü elle étoit de me rendre heureux, & a  DE M. D'ARB EN TI È RE S. l6l «onfentir a tout ce qui ne blefferoit point fa vertu , pour fe donner a moi. Je la félicitois de n'avoir point adopté les idees de fon pere, ck de ne plus fentir de répugnance a le tromper; je me félicitois moi-même du bonheur de lui plaire ; je finiffois en l'aflurant que puifqu'elle partageoit mon impatience, j'efpérois que nous la verrions bientöt ceffer. Quel coup de foudre pour Desbarreaux ! il ne pouvoit en croire fes yeux. Une autre réponfe ne lui donna plus lieu de douter que je n'aimaffe fa fille, que je n'en fuffe.aimé ck que je ne füffe tous fes lëcrets. II éprouva qu'il n'arrive jamais un malheur fans un autre ; mais ce dernier lui fit oublier le premier. Après s'être bien emporté contre Placidie & contre moi, après m'avoir donné tous les noms que mon procédé lui parut mériter, il forma la refolution de tirer vengeance de 1'injure que je lui avois faite, quelque peu d egalité qu'il y eüt entre un homme de cinquante-cinq ans & un autre qui n'en avoit que trente. A toute cette colère fuccéda une trifiefie ck un accablement qui le rendit immobJe. II fit néanmoins un effort fur lui-même, il monta a cheval. Nous le vïmes arriver pale ck défiguré; nous nous imaginames , Placidie & moi, que la vifite du duc de...., en étoit la caufe, & nous étions bien éjoignés de foupconner que nous y eu£ fions part. Desbarreaux, incapable de fe coqtrain- Riij  lfa MÉMOIRES dre, me regarda d'un air irrité, que j'attribuai encore uniquement a fon chagrin. II me dit féchement qu'il fe trouvoit mal, & qu'il me prioit de lui céder ma place dans fa chaife. La demande étoit jufte; je montai fur fon cheval, & nous partimes tous trois fort intrigués. Desbarreaux, qui étoit défefpéré de ce qu'il venoit d'apprendre de nos affaires, foupiroit a tout moment. Placidie qui craignoit que fon père ne lui fit un crime de ce que le duc de.... 1'avoit vue , gardoit un profond filence, & n'ofoit le regarder. Moi, qui voyois au moins une partie de mes projets dérangés, & qui m'étois flatté de pou, voir prendre avec elle des mefures juftes, ou pour faire confent r Desbarreaux a notre mariage , ou pour nous marier a fon infu; je n'étois pas moins agité. Nous arrivames : Desbarreaux fe mit au lit avec une groffe fievre. Le lendemain fon mal devint plus violent, & enfin on défefpéra de fa vie. II demanda Carrière, qu'on alla chercher fur le champ, ck qui arriva le foir même. Le curé , par 1'avis du médecin, lui dit de fe préparer a la mort, & qu'il n'avoit plus que quelques heures a vivre. II en reeut 1'arrêt fans murmurer. II nous fit venir, Placidie & moi, auprès de fon lit, & après que tout le monde, hors Carrière, fut forti de fa chambre , il nous paria de la forte « Monfieur, » me dit - il d'une voix mourante, en s'adreffant » a moi, vous avez abufé de ma confiance ck de  de M. d'Arbentières. 263 » mon amitié. Dans un autre tems je n'euffe pas » bomé mon reffentiment a de fimples reproches; » mais aujourd'hui que je regarde les chofes d'un » autre oeil que je ne le faifois il y a trois jours, » loin de m'emporter contre vous , je vous fais » mille remerciemens de m'avoir empéché d'exé» cuter les coupables deffeins que j'avois fur Pla» cidie. Vous les favez, fans doute, c'eft pour» quoi je ne vous en parle pas. Je vais rendre » compte a dieu de mes aétions, je ne dois plus » fonger qu'a lui demander pardon de mes éga» remens, & qu'a le fléchir. Vous avez plu a ma » fille ; votre mérite Sc votre fageffe me font ef» pérer qu'elle fera heureufe avec vous; je vous » la donne. Et vous, ma fille, pourfuivit-il, en » fe tournant de fon cöté , pardonnez a un père » que fon amour pour vous avoit aveuglé. Je dé» tefte les pernicieux confeils que j'avois eu 1'impru» dence de vous donner ; Sc je mourrois incon» folable, fi je croyois qu'ils euffent fait la moin» dre impreffion fur votre coeur. Effacez-les de » votre mémoire Sc qu'il n'en foit plus parlé. Ré» parez par votre vertu , par votre modeflie Sc » par votre fidélité, les idéés ambitieufes Sc pro» fanes que j'avois voulu vous infpirer. Faites plus, » enfeveliflez dans un filence éternel ces funeftes w circonfiances de ma vie; épargnez a la mémoire » de votre père les erreurs oü il s'étoit abandonné. R iv  2.64 mémoires » Mon fils , reprit-il en me prenant la main, car » je ne dois plus vous traiter autrement, je vous » fais, en vous donnant Placidie, un préfent dont » j'efpere que vous me bénirez Ie refte de vos » jours. Aimez-la & pour elle & pour moi : elle » Ie mérite par fa beauté; elle le méritera par fa » conduite; & je le mérite moi-même par tout ■*> ce que j'ai fait pour elle , fi vous en exceptez h des extravagances , qui , graces au ciel, n?ont » point eu de fuites, & pour lefquelles vous me » voyez pénétré du plus vif repentir. Je fens que » ma mort approche, laiffez-moi donner ces deri> niers momens aux penfées de 1'éternité. Em» braffez-moi, mes ehfans. Carrière vous fervira » de père , c'eft un ami fidéle & généreüx ; il » fait tous mes fecrets ,. & vous les apprendra, » Adieu, foyez heureux , & recevez ma béné? » dief ion. » ■ ,Nous fondions en pleurs, Placidie, Carrière & moi, & nous ne pümes proférer une feule parole, tant nous étions faifis. Desbarreaux fe fentant affoir bli , & voyant que nos larmes 1'attendriffoient, nous fit figae de fortir. Le curé rentra, & il rendit 1'ame érrtre fes mains. Placidie accablée de la plus vive douleur, fe jetta fur le corps de fon père; on eut toutes les peines du monde a 1'arracher de fa chambre. Loin de pouvoir la confoler, j'avois moi-même befoin de confolation. Je la remis entte  de M. d'Areentières. l6"5 les mams de Carrière qui Pemmcna chez lui ; je fis enterrer Desbarreaux, ck je fus les rejoindre le lendemain. Carrière commencant a ufer des droits de père, que Desbarreaux lui avoit laiffés en mourant, me dit qu'il ne croyoit point crue je fongeaffe a époufer Placidie avant la fin de la campagne ; que je ne pouvois pas lui moins donner que quatre ou cinq mois pour pleurer fon père ; qu'elle-même avoit le cceur trop bon pour donner les mains a un engagement avant ce tems-la; qu'ainfi il me confeilloit de partir au plutöt ; qu'a 1'égard de nos affaires, il en auroit autant de foin que des Hennes propres. Que la terre oii Desbarreaux étoit mort, «'étoit plus a lui; que méditanf un voyage en Italië , il la lui avoit vendue : mais que fi nous voulions y rentrer, il étoit pret a nous la céder, finon qüe le prix de cette terre étant encore en fon entier , nous en ferions tel ufage que bon nous fembleroit. II finit, en ine preffant de partir, ck me repréfentant qu'un plus long féjour m'expofoit a être arrété , ou bien a perdre ma compagnie. Si j'avois confulté mon cceur, j'aurpis eu bien des chofes a répondre a ces raifons ; mais enfin quelle que ffit ma paffion pour Placidie, il falloit accorder fon devoir ck le mien avec cette paffion. Je dis a Carrière que je lui obéirois ck que j'ailois me difpofsr a partir, Pendant que je préparois mop  2.66 MÉMOIRES équipage , mon valet vint me dire qu'un homme demandoit a me parler. Je donnai ordre qu'on le fit entrer. Après m'avoir demande deux ou trois fois , fi c'étoit moi qui fe nommoit monfieur d'Arbentières, il me dit que fon maitre 1'avoit chargé de me rendre cette lettre en main propre, & qu'il me prioit de lui faire réponfe fur-le-champ. Elle étoit d'un de mes anciens amis que je n'avois point vu depuis Iong-tems. II me mandoit qu'il avoit des chofes a me dire qui ne s'écrivoient point, & qu'il m'importoit extrémement de favoir ; que fi je voulois prendre la peine de monter a cheval & de venir le trouver dans un endroit qu'il m'indiquoit, il me donneroit des marqués effentielles qu'il étoit toujours mon ami. Je móntrai la lettre a Carrière , qui me dit que je ne devois pas héfiter d'aller trouver mon ami. Je montai fur-le-champ a cheval, & dis a celui qui attendoit ma réponfe que j 'allois la porter moi-méme. Courdaval ( c'efi le nom de moh ami) m'attendoit au rendez-vous. Nous nous donnames toutes les marqués d'amitié que peuvent fe donner deux amis charmés de fe revoir après une longue abfence. II me dit naturellement qu'il m'avoit envoyé chercher pour m'avertir de prendre garde a moi, paree qu'on en vouloit a. ma liberté. Monfieur le duc de .... ajouta-t-il, eft outré contre vous; vous  de M. d'Arbentières, 267 1'avez trompé, vous lui avez menti. II a fu que vous étiez ici fans congé ; il s'efl fait donner une lettre - de - cachet pour vous faire arrêter, & 1'on vous cherche pour vous envoyer a la baftille. Je vous dirai de plus qu'il eft paffionnément amoureux de la belle perlonne que vous avez fait paffer pour votre femme, & que dès qu'il aura recu un courier qu'il attend avec la dernière impatience, il mettra tout en ufage pour découvrir le lieu de fa retraite. Ne me demandez point comment je fuis infiruit; qu'il vous fuffife de croire que je le fuis de bonne part. Votre congé eft expiré, non-feulement votre compagnie eft perdue, mais on parle de vous conduire a la baftille pour des affaires d'état. J'ai quelques mefures a garder, continua-t-il, qui m'ont empêché d'aller chez Carrière , & qui ne me permettent pas de refter plus long - tems avec vous. Adieu. Si vous avez befoin d'argent , j'ai cent piftoles a votre fervice : les voila. J'ai de plus un paffe-port pour deux perfonnes, dont vous pourrez vous fervir , fi vous voulez vous retirer en Hollande. Le confeil étoit falutaire & ne pouvoit venir plus a-propos. J'embraffai mille fois Courdaval, en le remerciant de fa générofité ; je refufai fon argent, & je me contentai du paffe - port. Je lui dis mes affaires en deux mots, & je le priai, s'il ie pouvoit fans fe commettre, de venir confïrmer  268 MÉMOIRES a Carrière tout ce qu'il m'avoit dit. J'eus quelque peine a le faire confentir a cette démarche j cependant je lui fis fentir fi clairement que Carrière Sr, Placidie méme pourroient croire que je leur en impo> fois, qu'il fe rendit a mes raifons, Nous nous mimes en chemin ; & dès que je jne fus un peu remis des frayeurs que m'avoit caufées 1'image de la baftille , je lui demandai par quel hafard il étoit dans ce pays. II me répondit que j'avois raifon d'en paroitre furpris, & que fi je favois fes aventures , j 'avouerois qu'il étoit encore plus a plaindre que moi, puifque fes maux étoient fans remede. II ne tiendra qu'a vous, lui dis-je , que je ne les fache, Nous avons plus d'une lieue a faire pour nous rendre chez Carrière, & vous avez plus de tems qu'il ne vous en faut pour ce récit. Courdava} ne fe fit point preffer, & prit ainfi la parole. « De quatre frères que neus étions, il en moui rut deux a Strasbourg. Je le fais, interrompis-je; j'étois moufquetaire avec eux. J'étois le plus jeune de tous , pourfuivit Courdaval ; & mon père aw moit fi paffionnément celui qui refioit avec moi, que ne pouvant plus fouffrir toutes les marqués de prédileétion qu'il lui donnoit, je pris le parti d'aller fervir fur mer. A peine y avois-je fait deux campagnes , que ce fils bien-aimé mourut cle la petite-» vérole. Mon père me rappella, & n'ayant plus que  de M. d'Arbëntières. lók) moi d'enfans, il ne voulut plus que je fervilTe. Je revins donc a Paris, oü je vécus comme tous les autres jeunes gens, m'abandonnant a tous les plaifirs. Vous connoiffez mon humeur ; la plus belle femme n'a jamais pu me fixer deux jours, ck fouvent jé m'en dégoüte avant qu'elle ait eu le tems de mé rendre heureux. Je ne me donne point pour un homme a bonnes fortunes, ni pour un hom'me d'un grand mérite ; mais comme il faut peu de chofes pour plaire & que je fuis d'une figure affez prévenante, je n'avois pas eu lieu de me plaindre des femmes, jufqu'a 1'aventure que je vais vous conter. » Madame de Rubin eft demeurée veuve trés» •riche avec deux filles. L'ainée étoit fort aimable lorfque je la connus. Mais quoiqu'elle n'ait pas encore vingt-cinq ans , elle a perdu fa beauté, elle eft maigre, defféchée, quoiqu'affez blanche. Ses yeux ont perdu leur éclat. Ce ne font plus des yeux animés , dont les regards pénétroient jufqu'au cceur , mais des yeux qu'il femble que la nature n'a faits précifément que pour voir; enfin de tous fes charmes , il ne lui refte plus que de grands cheveux blonds, qui ne lui font pas d'un grand ufage. Je ne vous dis rien de fon humeur; la fuite de mon difcours vous la fera connoitre. II eft bon pourtant que vous fachiez qu'elle a fouffert la même altération, les mêmes changemens que fon vifage. Je m'attachai k elle, moins par goüt que par habitude.  27O MÉMOIRES Madame de Rubin & mon père demeuroient dans la même maifon; j'étois tous les jours chez elle; mes affiduités auprès de fa fille lui faifoient plaifir; elle me regardoit comme un bon parti. Mon père, de fon cóté, qui favoit qu'elle étoit riche, & qui defiroit uniquement de me voir prendre un engagement folide, étoit bien -aife que je 1'aimaffe. Autorifée du confentement de fa mère , mademoifelle de Rubin me recevoit parfaitement bien. Je ne fus pas long-tems a lui perfuader que je 1'aimois & a favoir qu'elle m'aimoit auffi. Elle recevoit tous les jours des galanteries de ma part, dont elle me tenoit un compte infrni. Je lui faifois valoir les moindres chofes. Si je manquois une partie de fpec-% tacle , fi je rompo.is un fouper , je n'avois qu a lui dire que c'étoit pour elle : elle me croyoit; elle étoit charmée. Je lui dois cette juflice, malgré tous les maux qu'elle m'a faits dans la fuite, qu'il n'y a point de bons procédés dont elle ne m'ait comblé. Jamais fille n'a été plus généreufe, jamais fille ne m'avoit paru plus digne d'être aimée que je la trouvois alors. Elle recevoit a merveille mes amis , lorfque je les menois chez elle. On y jouoit, on y faifoit des concerts; les concerts & le jeu étoient toujours fuivis d'un très-bon fouper. Pendant que nous vivions dans la meilleure intelligencedu monde, & que, fatisfait de fon cceur,  de M. d'Arbentières. 271 je me croyois revenu de toutes mes inconftances, mademoifelle de Mené, fa cadette, revint du couvent. Elle avoit dix-fept ou dix-huit ans ; c'étoit une brune piquante par la beauté de fon teint. Je ne vous en ferai point un portrait tel qu'on en voit dans Cyrus ou dans Clélie; je vous dirai feulement qu'elle étoit mille fois plus belle que fa fceur, quoique fa fceur fe piquat de beauté , & qu'elle eüt raifon de s'en piquer. Pour l'efprit , je vous avouerai qu'il n'étoit que fimple & naturel, & que la fincérité & 1'ingénuité la rendoient charmante: eu un mot, la nature dans toute fa fimplicité s'exprimoit par fa bouche. Incapable de feindre , on lifoit dans fes yeux tous les fentimens d'un cceur droit, tendre & conftant. Je la regardai d'abord, comme la fceur de ma maitreffe, c'eft-a-dire, que je ne reffentis rien pour elle. Je m'étois étourdi fur le plaifir de changer. Content du cceur de mademoifelle de Rubin , -je me bornois a 1'aimer & a m'en faire aimer ; & puifque j'étois deftiné a me marier, je me trouvois heureux de pouvoir paffer mes jours avec elle ; je preffois même mon père de hater mon bonheur : elle partageoit mes empreffemens. Mais pourquoi vous arrêter davantage ? Lorfque ma paffion paroiffoit la plus vive , foit caprice, foit fatalité, je revins a mon naturel, & je changeai tout-d'un-coup. Je me fis quelques reproches de mon inconftance, je ne pouvois me la  ijz MÉMOIRES pardonner ; mais enfin je m'y accoutumai, & je. la trouvai fi agréable , que je n'eus pas la force de m'en défendre. Je voyois tous les jours made-/ moifelle de Mené, je lui difois des galanteries qui 1'embarraffoient , & auxqüelles elle ne répondoitqu'en rougiffant. Je la louöis fur fa beauté ; mes louanges la troubloient, & j'étois charmé de fon trouble. Enfin, je lui dis que je 1'aimois, je la priai de me croire : elle me répondit ingénüment qu'elle ne favoit pas ce que c'étoit qu'aimer; mais que fi c'étoit vivre avec quelqu'urt, comme je vivois avec fa fceur,- aimer étoit quelque chofe de bien doux; qu'elle n'en favoit pas^ la raifon, mais qu'elle étoit quelquefois jaloufe de nos fentimens & de nös difcours. Hélas ! continua-t-elle d'un air encore plus ingénu , vous me dites que vous m'aimez & je fais que c'eft ma fceur que vous aimez : quel plaifir prenez-vous a me dire des chofes qui ne font pas vraies ? Je n'ai point d'expérience : fincère, je crois que tout le monde eft comme moi ; ck fi j'allois vous croire , je mourrois de douleur de me voir trompée. Ah! lui dis-je , en me jettant a fes genöux; vous ne le ferez jamais; je fens pour vous mille fois plus d'amour que je n'en ai fenti pour votre fceur. Je 1'ai aimée, il eft vrai, mais je ne vous avois point vue , & je vous jure que je n'avois pour elle qu'une paffion languiffante ; vous feule pouviez remplir tous les vuides de mon cceur; il éprouve  de M. d'Arbentières. 273 éprouve auprès de vous des tranfports & des vivacités qu'il n'éprouvoit point auprès d'elle : j etois né pour vous adorer. Ne craignez rien , ajoutaije, en lui baifant la main ; le plus inconftant des hommes cefferoit de 1'étre pour vous, & ma vie vous répondra de ma fidélité. Mais, reprit - elle, nous trahiffons ma foeur, ou du moins vous la trahiffez, & je tremble que vous ne me trahilliez auffi. Si vous lifez dans mon coeur, vous voyez ce qui s'y paffe; je n'en fus pas bien expliquer les mouvemens, mais enfin je fens pour vous ce que je n'ai jamais fenti pour perfonne. Pourquoi vous dis-je toutes ces chofes ? Que je ferois malheureufe! que vous feriez indigne, fi vous abufiez de ma confiance & de ma bonne-foi!. .. Je n'eus pas le tems de lui répondre ; fa fceur entra : mademoifelle de Mené nous .laiffa feuls. Je fis mes efforts pour me contraindre; mais qu'on eft peu maitre de fon cceur! Elle me trouva rêveur & diflrait; a peine eus-je la force de lui parler; elle m'en fit la guerre; je lui donnai quelques mauvaifes excufes, & je fortis peu de tems après, fans beaucoup m'embarraffer des réflexions qu'elle pourroit faire. J'étois trop rempli de mon bonheur , pour m'occuper d'autre chofe. Je parle a un amant, continua Courdaval en s'interrompant; ainfi vous concevez fans doute tout ce qu'a de doux & de flatteur 1'état oü je me trouvois. Faire naitre de la paffion dans un jeune cceur Tornt VL S  Ij4 MÉMOIRES qui n'a jamais aimé, qui ne fait pas méme ce que c'eft que 1'amour ; non , rien n'approche de ce bonheur. Cependant mademoifelle de Rubin fut alarmée de ma froideur, mais elle n'en démêla point la caufe; elle efpéra que je ferois plus raifonnable le lendemain. Mais je pris fi peu de peine pour la raffurer, & fon aimable fceur fut fi peu fe déguifer , que fon ainée eut de violens foupcons de mon infidélité. Loin de les détruire, mes regards & mes empreffemens les confirmèrent. Je la croyois capable de jaloufie, mais elle m'en donna les marqués les plus terribles. Lorfqu'elle fut convaincue de mon inconftance & de ma trahifon, elle me , défendit d'entrer dans fa chambre, fans vouloir aucun éclairciffement avec moi; elle m'affura que je n'en méritois pas: elle accabla fa fceur d'injures & de reproches. Mademoifelle de Mené les fouffrit fans dire un feul mot, & laiffa prendre a fon ainée un fi grand empire fur elle, qu'il n'y a point de mauvais traitemens qu'elle n'en ait recus dans la fuite. Pendant que tout cela fe paffoit, mon père, qui ne favoit rien de ma brouillerie avec mademoifelle de Rubin, avoit tout réglé & tout arrangé avec fa mère pour notre mariage; & lorfque madame de Rubin lui dit en quel état les chofes fe trouvoient , elle lui répondit qu'elle mourroit  de M. d'Arbentières 2,75 plutöt que d'époufer un traitre & un parjure. Et comfne fa fceur étoit préfente a la converfation, elle lui fit un portrait affreux de mon caraöère, dans 1'efpérance de me perdre dans le cceur de fa rivale: mais elle fe trompa. Mademoifelle de Mené me manda le foir même toutes les noirceurs dont fa fceur m'avoit dépeint, & m'affura que loin d'avoir fait la moindre impreflion fur elle, tout ce qu'on lui avoit dit pour la dégoüter, ne fervoit qu'a me rendre plus cher a fes yeux ; que je fuffe fidele , & que je comptaffe fur fon cceur; qu'elle étoit charmée de toutes les perfécutions qu'elle effuyoit a mon fujet ; que c'étoit un mérite pour elle auprès de moi, & que la patience avec laquelle je les lui verrois fouffrir, me convaincroit de fa fidélité. Madame de Rubin voyant que fa fille me refufoit abfolument, lui propofa un autre parti; mais elle ne la trouva pas plus docile. Elle m'aimoit encore, & n'avoit fait femblant de me refufer que pour ne pas s'expofer elle-même a la honte d'un refus. Cependant elle feignit d'entrer dans les vues de fa mère, efpérant que ma paffion pour elle n'étoit peut - être pas fi bien éteinte qu'elle ne fe rallumat quand je la verrois fur le point de fe donner a un autre. Celui qui prétendoit a fa main parut prefqu'auffi-tot; mais il n'eut pas peu a fouffrir de fes inégalités & de fes travers, quoiqu'au dehors elle affecfat de le bi;n Sij  2,76 MÉMOIRES traitex. Je voyois tout ce manége fans m'en inquiéter. Comme elle continuoit de perfécuter fa fceur, & de la défoler, je commencai a la haïr & a la méprifer ; ce fut même avec fi peu de ménagement , qu'il lui fut aifé de s'en appercevoir. Je difois hautement qu'elle étoit une folie, qu'il falloit la mettre aux petites "maifons. Elle le fut, elle en devint furieufe; fes mauvaifes manières & fa tyrannie redoublèrent: & tout le mal qu'elle faifoit a fa fceur ne la fatisfaifant point, elle tourna fon défefpoir contre elle-méme; elle ne dormoit plus, elle ne voyoit perfonne: enfin elle fe tourmenta fi • fort, qu'elle en perdit fa beauté & fa raifon C'eft une chofe terrible que la jaloufie! quels défordreS', quels ravages ne fait-elle point I Mademoifelle de Rubin s'appercevant qu'elle étoit la première viöime de fa colère, changea de conduite en apparence avec fa foeur; elle fe radoucit tout d'un coup, & feignit qu'ayant renonce au mariage, elle ne fe réferveroit qu'une penfion, fi fa fceur vouloit époufer un homme qu'elle lui nomina. Elle fit tous fes efforts pour 1'engager a prendre ce parti , fans négliger 1'autorité de leur mère. Le rival parut; j'en fus alarmé, mademoifelle de Mené me fut mauvais gré de mes mquiétudes. Je vous les pardonne , m'écrivit-elle , fi 1'amour feul vous les caufe; mais j'en fuis inconfolable fi la méfiance y entre pour quelque chofe :  de M. d'Arbentières. 277 eonnoiffez mon cceur, vous Pavez touché, il vous aime, rien ne peut le faire changer. Ne fuis-je pas affez malheureufe dans ma fituation, fans que vous travailliez vous-méme a m'accabler par vos foupcons & par vos craintes ? On me tourmente , je fuis environnée de gens qui veulent faire mon malheur; au lieu de m'aider de votre efprit Sc de vos confeils, vous vous affligez. Ayez donc plus de force, Sc mandez-moi ce que je dois faire dans cette occafion. Le rival dont j'ai parlé étoit un maitre -descomptes. II fit tous fes efforts pour plaire a ma jeune maitreffe; mais quand il vit qu'il perdoit fon tems, Sc qu'il ne pouvoit s'en faire aimer, il eut recours a madame de Rubin. Elle aimoit fa fille, elle n'eut pas la force de la contraindre, ni la dureté de la mettre dans un couvent; Sc le maitredes-comptes prit le fage parti de la retraite. Mademoifelle de Rubin, dont la vengeance n'étoit pas fatisfaite, prit une réfolution défefpérée, Sc dont je frémis encore quand j'y penfe. Sa laideur augmentoit tous les jours ; tous les jours fa jeune fceur embelliffoit ; elle jura la ruine de fes charmes. On m'a quittée pour ma foeur, difoit-elle, je la mettrai dans un tel état, que 1'on ne 'pourra s'empécher de la quitter pour une autre.... Je ne fais pas quelles pernicieufes drogues elle lui fit prendre, ni comment elle les trouva; mais cette S iij  278 MÉMOIRES aimable perfonne tomba clans une langueur tfigne' de compaffion. La beauté de fon teint s'effaca , elle perdit fon embonpoint , une paleur livide la rendit méconnoiffable a elle-méme. J'appris eet accident, j'en fus au défefpoir; mais ne pouvant foupconner mademoifelle de Rubin d'un procédé fi no:r, je crus que le chagrin feul avoit caufé ce changement. Je la priai de ne fe point affiiger; je lui fis dire que fon mal ne venant que de 1'agitatiön de fon efprit, quelques jours de repos Sc de tranquillité la guériroient. Le médecin , foit qu'il fut gagné, foit qu'il n'en fut pas davantage , dit qua fon mal n'étoit qu'une maladie ordinaire aux jeunes filles a marier. Mademoifelle de Rubin en fit des railleries qui me revinrent ; fa cadette les fut auffi. Alors elle ne fut plus maitreffe de fa difcrétion, elle m'ouvrit fon cceur fur les foupcons qu'elle avoit contre fa fceur. Nous conclumes que c'étoit elle qui favoit mife dans eet état; je la cherchai pour 1'obliger a m'avouer la vérité. J'étois dans une fi grande fureur, que je ne fais pas de quoi je n'aurois pas été capable fi je 1'avois rencontrée; mais elle eut tant de foin .de m'éviter, que je ne pus la voir. Cependant fa haine n'étoit pas fatisfaite ; mademoifelle de Mené n'étoit pas affez laide a fon gré , puifque je 1'aimois encore. j'avois confulté fa maladie, on m'avoit donné des remedes qui fembloient faire un affez bon efiet,  de M. d'Arbentières. 179 ck on commencoit k ne plus défefpérer de fa guérifon. La cruelle mademoifelle de Rubin entra dans fa chambre pendant la nuit, ck la trouvant endormie , elle lui cicatrifa le vifage avec un diamant, ck verfa de 1'eau-forte dans fes plaies. Cette pauvre fille fe réveilla en pouffant de grands cris ; mais fa fceur avoit déja difparu. Elle fit un effort fur elle-méme , elle appella du monde a fon fecours; fa femme-dechambre la crut morte , quand elle la vit toute enfanglantée & fans connoiffance. Sa mère accourut au bruit qu'elle entendit, ck fa cruelle foeur eut 1'effronterie d'y venir auffi. Figurez-vous quel affreux fpeéf acle ce fut pour une tendre mère, qui aimoit paffionnément fa fille, de la trouver dans un état fi déplorable. On lui demanda qui 1'avoit traitée de la forte : foit générofité, foit qu'elle craignit de fe trompcr, elle n'en donna aucun éclairciffement; elle fut conftante a dire que ce malheur lui étoit arrivé en dormant, ck cju'en s'éveillant elle n'avoit vu perfonne clans fa chambre. L'eau-forte avoit pénétré jufqu'aux os. Le chirurgien qu'on avoit envoyé chercher fe trouva fort embarraffé; il promit néanmoins de lui fauver la vie, mais il dit en même tems que la cure feroit imparfaite, puifque mademoifelle de Mené, de la plus jolie perfonne de Paris, alloit devenir la plus laide. Elle prit fon parti avec un courage héroïque, ek fouffrit les douleurs les plus aigües avec une pa- S iv  2.8° MÉMOIRES tience infinie. L'appartement de madame de Rubin retentiffoit de cris & de gémiffemens,: je les entendis , je me levai, j'y courus; le chirurgien mettoit le premier appareil. Que vis-je! que devins-je! je n'ai point d'expreffion pour vous dépeindre mon défefpoir. On ne meurt point de douleur , puifque je n'expirai pas a „cette fonefte vue. Je ne gardai plus de mefures dans une fi cruelle circonftance. Cruelle, m'écriai-je en m'adreffanta mademoifelle de Rubin, ce font-la de vos coups. Quel autre motif que la jaloufie peut étre capable d'une fi noire barbarie ? Achevez , inhumaine , percezmoi le cceur; c'eft moi qui vous ai trahie, c'eft moi qui vous hais, c'eft moi qui vous détefte: votre fceur étoit innocente, pourquoi 1'avez-vous punie de mon crime ? C'étoit fur moi que votre fureur devoit s'exercer; mais,hélas! vous vous étes vengée plus cruellement que fi vous m'aviez öté la vie. Quelque fenfibles & quelque vraifemblables que fuffent mes reproches, elle n'en fut point émue ; elle goutoit a longs traits le plaifir de la vengeance. La mère fe livroit a fes triftes réflexions, & ne difoit mot.... Quoi, madame, lui dis-je, vous gardez Je filence dans une pareille occafion ! Hélas! me répondit-elle en foupirant, que voulezvous que je dife ? De quelque cöté que je me tourne, je n'entrevois que des fujets de douleur.  de M. d'Arbentières. 281 Si je venge la cadette, je perds I'aihée: eft-ce a moi a étre juge dans une caufe oü j'ai tant d'intérêt ? Ma fille, continua-t-el!e en s'adrefTant a mademoifelle de Rubin, feriez-vous capable d'une action fi indigne ? & vous, ma chère enfant, eftce-vous que je vois dans un état fi funefte? Ces tendres regrets furent fuivis de larmes amères qui ne produifirent aucun effet. L'aïnée ne fut que foupconnée; la conviétion en eüt été trop odieufe. On affoupit cette aventure, & mademoifelle de Mené fe jetta clans un couvent dès qu'elle fut guérie, & fe fit religieufe. Je fis d'inutiles efforts pour la détourner de cette réfolution , j'eus beau lui jurer que je 1'aimois autant que lorfqu'elle étoit dans fon plus grand éclat, que je me tiendrois heureux de paffer mes jours avec elle, & que j'eftimois plus les qualités de fon ame , que les charmes de fa perfonne. Elle ne m'écouta point & ne voulut plus me voir , quelques jours même avant fa retraite du monde. Cette aventure me caufa tant de chagrin , & d'horreur pour mademoifelle de Rubin, que pour 1'éviter, je priai mon père de me permettre d'aller en Efpagne. II y confentit, & je fis ce voyage dans le plus cruel état oü 1'on puiffe fe trouver. II y avoit a peine fix mois que j'étois parti, lorfque je recus des lettres de France, qui m'apprirent qu'une longue maladie avoit empêché mademoifelle de Mené de faire profeffion , & qu'elle  Mémoires étoit retournée chez fa mère. Ces nouvelles réveillèrent un amour que 1'impoffibilité du fuccès commencoit a affoiblir. Je fentis renaitre tous mes tranfports; je me reprochai le peu d'empreffement que j'avois témoigné pour la retenir dans le monde; je me flattai que je ferois plus heureux, fi je pouvois encore lui parler,. Je pris la pofte , réfolu de la fléchir ou de mourir a fes genoux. Elle apprit mon retour, elle craignit ma vue, & fe hata de faire des vceux. J'arrivai quelques jours après cette cruelle cérémonie. Je fus accablé de ce nouveau contre-tems. On me remit une lettre de fa part, qui ne fervit qua aigrir ma douleur, & qu'a me faire mieux fentir la perte que j'avois faite. La voici, lifez-la, d'Arbentières, & voyez li j'ai tort de regretter une perfonne dont les fentimens font fi refpeótables. » Je pris la lettre & j'y trouvai ces paroles: « Vous pouffez trop loin le fouvenir d'une in» fortunée, qui ne doit plus vous demander d'au» tre grace que celle de 1'oublier; je vous ai tou» jours cru généreux, mais je ne croyois pas que » vous le fuffiez jufqu'a vouloir devenir vicfime » de votre générofité. Eft-il poffible que vous ayiez » fongé quelquefois que je ne fuis plus qu'un ob» jet d'horreur , & que vous n'en ayiez point » concu pour moi? Si cela eft, je 1'avoue, il n'y  de M. d'Arbentières. 283 » a que vous au monde capable d'un fi grand » effort; mais , ne craignez pas que j'en abufe ; » vous m'avez fait un facrifice , je vous en dois » un autre. Je pris d'abord le parti de me retirer, » par la crainte de vous voir repentir un jour de ,♦> la démarche que vous vouliez faire aujourd'hui. » C'eft par reconnoiffance que j'abandonne le w monde pour jamais. Ce feroit mal répondre a » votre amour, que de vous donner une perfonne w a qui fa difformité feroit peur a elle-méme, fi » elle étoit encore fenfible aux chofes de la terre. » Vous êtes digne d'un meilleur fort; je ferai toute w ma vie des prières au ciel pour vous le pro» curer ; c'eft tout ce que je vous prie d'exiger » de moi. » de Mené. « Quelques jours après , mademoifelle de Rubin , pourfuivit Courdaval , me fit parler de raccommodement.' J'en rejettai bien loin les propofitions. Avouez , mon cher d'Arbentières , que je fuis bien. malheureux. Auffi charmé que jamais de mademoifelle de Mené , je 1'adore ; & pour mon malheur elle eft éternellement perdue pour moi. » Courdaval ayant fini fon hifioire , je plaignis fa dcftinée & celle de mademoifelle de Mené. Un  284 MÉMOIRES moment après, nous arrivames chez Carrière, a qui ce fidéle ami confirma , en préfence de Placidie, tout ce qu'il m'avoit dit des deffeins du duc de fur elle & fur ma liberté. Ils en furent effrayés, & confentirent que je priffe des mefures pour prévenir ce doublé malheur. Courdaval, qui ne pouvpit pas refter davantage, prit congé de nous, & partit. Carrière me dit que je n'avois point de tems a perdre; qu'il falloit que j'époufaffe Placidie le foir même, & que nous priffions la fuite dès le lendemain. Y confentez - vous , belle Placidie ? lui demandai - je en tremblant; aurez - vous la bonté de fuivre ma fortune ? Oui, répondit-elle, je vous fuivrai par-tout quand vous ferez mon mari. Carrière fortit après avoir entendu cette réponfe, ck revint accompagné d'un notaire ck du curé. Celuici avoit fait d'abord beaucoup de difficultés de nous marier fans cérémonies; mais il s'étoit rendit aux raifons ck a 1'amitié de Carrière , qu'il connoiffoit pour un homme difcret & plein de probité. Le notaire dreffa le contrat qui fut figné par tous ceux qui étoient dans la chambre, ck le curé nous donna la bénédiction nuptiale. Au lieu de fonger aux plaifirs qui fuivent ordinairement cette bénédiction, nous ne fongeames qu'a notre départ. Nous réfolümes que Placidie prendroit un de mes habits , car nous n'avions pas le tems d'en  de M. d'Arbentières. 185 faire fiiire. Elle étoit fi charmante dans ce déguifement , que je craignis qu'elle n'en put pas foutenir le perfonnage. On la reconnoitra, difoisje, par-tout oü nous arrêterons. Je fouhaitai prefque dans ce moment-la qu'elle füt moins belle. Nous réfolümes encore que Placidie pafferoit pour un jeune feigneur, qui alloit trouver un de fes parens fur la frontière, & qu'elle ne me parleroit que comme a fon valet-de-chambre. Elle vouloit aller a cheval, mais je m'y oppofai. Pour lui en épargner la fatigue & pour faire plus de diligence, Carrière avoit une chaife de pofte qu'il lui prêta, il me donna de 1'argent pour faire mon voyage , pour attendre les lettres-de-change qu'il m'enverroit en Hollande/Dès que le jour parut, nous primes congé de lui & de fa femme. Je pafferai légèrement fur cette féparation ; elle fut trop tendre & trop douloureufe pour en retracer les idees. Nous gagnames la frontière fans aucun obftacle. Ma maladie m'avoit fi fort changé, que je ne fus point reconnu de quelques officiers que je trouvai dans les villes oü nous paffames. On nous laifla fortir du royaume a la faveur de nos paffe-ports. Quand je me vis hors de France, je commencai a refpirer. Enfin nous arrivames, après mille fatigues , a la Haye. Nous avons recu les lettresde-change que Carrière nous devoit envoyer ; &  2§6 Mémoires de M. d'Arbentières.' malgré le bruit qu'a toujours fait la beauté de Placidie , nous y vivons heureux , tranquilles & retirés.  2.87 LES DEUX ANGLOIS. Nouvelle, T JLe regne de Charles VI a été le plus malheureux que la France ait jamais vu. Ce prince , a qui 1'ardeur du 1'oleil, ou une vifion extraordinaire avoit fait tourner la tête prés du Mans, tomba dans une véritable démence, & cette démence eut de terribles fuites. Les ducs d'Orléans & de Bourgogne , 1'un frère, & 1'autre oncle du roi , voulurent chacun avoir la régence du royaume, qui étoit due au premier, & en vinrent a une guerre ouverte, qui caufa un défordre fi prodigieux, que de vils artifans fe firent chefs de parti, & que le bourreau même eut bien 1'infolence de toucher dans la main du duc de Bourgogne. Cependant ces princes firent une forte de paix; mais dans une entrevue qu'ils eurent quelque tems après, le fils du duc de bourgogne fit aflafTiner le duc d'Orléans. Louvet & Tannegui du' Chatel, attachés au roi Charles VII qui n'étoit alors que dauphin , vengèrent la mort de fon oncle par le  a88 Les deux Anglois. meurtre du duc de bourgogne qu'ils affaffinèrent fur le pont de Montereau. La France de'chirée par ces factions domeftiques, vit mettre le comble a fes malheurs par la déroute de Bincour , oü les Anglois défirent 1'armée des Francois. Ils s'emparèrent enfuite de la plus grande partie du royaurrie, dans lequel ils pofledoient déja la Guienne & la Normandie. La reine Ifabeau de Bavière , irritée contre le Dauphin , fon fils , qui protégeoit le connétable d'Armagnac , fon ennemi mortel, obligea Charles VI a le deshériter, & a choifir Henri V, roi d'Angleterre , pour fon fuccelfeur. II y a toujours eu , entre les Francois & les Anglois, une émulation qui femble rendre ces deux nations rivales 1'une de 1'autre. Ces derniers, enflés de leurs fuccès, fiififfoient avec empreffement les occafions de mortifier les autres ; ils les traitoient avec une hauteur & une fierté infupportables a la liberté francoife. Ceux-ci fouffroient ces facheux hötes avec la plus vive impatience; mais il falloit s'accommoder au tems. Parmi les Anglois qui étoient a Paris, il y en avoit deux qui étoient paffés en France, prévenus contre la nation , comme le refte de leurs compatriotes. Ils étoient amis intimes , compagnons d'études & de guerre; ils ne fe quittoient prefque jamais. Tous deux braves , bien faits & des meilleures  - \ Les deux Anglois 2.89 meilleures maifons d'Angleterre, mais dont la fortune ne répondoit pas a la naiffance. Je ne vous dirai point quel étoit leur emploi ; s'ils étoient volontaires ou officiers, cela n'eft pas de grande conféquence a favoir. L'un s'appelloit V/olfey, 1'autre Park. Wolky étoit grand, bien fait; il avoit la jambe fine , la démarche affurée , Pair fier, les manières nobles, l'efprit vif, plus orné qu'on ne 1'avoit ordinairement dans ce tems-la ; 1'humeur enjouée , & qui n'avoit rien de la férocité de fon pays; il étoit, en un mot , le plus agréable & le plus amufant de tous les hommes. Park étoit bien plus petit, mais bien proportionné dans fa taille ; les plus beaux cheveux du monde accompagnoient un vifage charmant ; la plus belle fille eüt envié fes yeux , fon teint & fes dents; il étoit plus férieux & plus mélancolique que fon ami; mais il ne lui cédoit en rien, ni dans les manières ni dans l'efprit. IK étoient Padmiration ck 1'objet des defirs de toutes les femmes. Mais des Anglois s'abaiffer a des Franc^oifes ! Ils n'étoient pas gens a le faire, & croyoient bien mieux cmployer leur tems a la chaftt; ou au jeu. On ne les voyoit dans les compagnies qu'en paffant, & lorfqu'ils ne pouvoient fe difpenfer de s'y trouver; encore les converfations fe pafloientelles en complimcns généraux ; beaucoup de politeffe ck rien de particulier. Ce procédé piquoit nos belles; Tome VI. T  2.qo Les deux Anglois, il n'y en avoit pas une qui n'eüt voulu venger 1'honneur du fexe & de la nation, fur les infenfibles Anglois. II faut le dire a la louange de ces mdifférens, elles ne s'y prenoient pas mal; elles eurent pourtant beaucoup de peine a les apprivoifer. II leur en coüta des minauderies, des avances & des déclarations; mais heureufement ce ne furent pas celles qui travaillèrent le plus a les vaincre, qui profitèrent de leur défaite. Ce fut une jeune perfonne qui ne fongeoit a rien moins qu a eux, & qui , prévenue d'autres fentimens , auroit vu tous les Anglois du monde fans attenter a leur liberté. Un jour que nos deux Anglois étoient a 1'églife , ils virent entrer, pour la première fois, une dame en grand deuil; elle paroiffoit avoir trente ans tout au plus, ck 1'on démêloit a travers fon ajuftement lugubre , qu'elle étoit encore extrêmement belle. Grand air, blancheur , embonpoint, tout concouroit a rehauffer fes charmes. Tous les regards fe tournèrent fur elle ; mais elle n'eut pas le plaifir de s'en applaudir long-tems. Une jeune perfonne qu'elle avoit avec elle , 6k qui étoit fa fille , réunit fur elle la furprife ck les yeux de toute 1'affemblée; c'étoit a quelque chofe prés la Placidie de fon fiecle. Cette comparaifon m'épargnera le détail d'une plus longue defcription. Volfey la regarda d'une manière affez froide  Les deux Anglois. 2.91 en apparence. Park n'en fit pas tout-a-fait de même. Ne fais-tu point le nom de ces dames, dit-il k fon ami? Moi, répondit Wolfey, non! que t'importe? Pas grand chofe, reprit Park; un fimple mouvement de curiofité m'engage k te faire cette demande. D'oü diable voudrois-tu que je les connuffe, dit Wolfey! Je fuis toujours avec toi, & voici la première fois que nous les voyons. Ils fortirent la - deffus. Park fe retourna trois ou quatre fois, Volfey s'en appercut. Ah, ah! dit-il, 1'inconnue t'a donné dans les yeux , mon cher ami ; adieu la franchife, adieu nos plaifirs. Si tu deviens amoureux, tu deviendras en méme-tems fi fot & fi ridicule , qu'on ne pourra plus te fouffrir. Pour moi, je t'avertis que fi cela eft, je renonce a ton amitié. Que dira-ton de toi en Angleterre , fi 1'on fait que tu t'es laiffé vaincre par une Francoife ? Tout ce qu'on voudra, répondit Park '; mais fi j'avois a devenir amoureux a Paris, ce ne feroit pas cela,qui m'en empêcheroit. Je puis pourtant t'afiurer qu'il n'en eft rien. Ma foi, reprit Wolfey, j'en fuis charmé, embraffe-moi : tu n'aimes point 1'inconnue ? Eh bien , je te déclare moi que je 1'aime paffionnément? J'aurois été fiché d'avoir quelque chofe a démêler avec mon meilleur ami; ainfi, me voila en repos de ce cöté - la. Tu railles toujours, dit Park, c'eft ton caraéière. Je veux ne rite jamais, ' Tij  2.92 Les deux Anglois. reprit Wolfey , fi je ne te parle férieufement. Je ne te le confeille pourtant pas, dit Park, car en ce cas-Ia, je luis ton rival , & tu fais que 1'amour plus fort que 1'amitié , fi'en refpecte pas trop les droits. Crais-moi, foyons bons amis, & ne viens pas mal-a-propostme traverfer dans une paflion oü ton cceur n'a point d'intérêts ? Je veux périr , répondit Wolfey, li je n'aime 1'inconnue plus cjue moi-mé'me. Mais, répliqua Park, je 1'ai aimée Ie premier, & je dois avoir la préférence. Cela ne fe peut pas; dit Wolfey, car je 1'ai aimée dans Pinftant méme que je 1'ai vue, avant toi., ou du .moins auffi-tót; ainfi tune peuxtoutau plusprétendre qu'être de même date. II faut donc ceffer d'être amis, s'écria Park, puifque nous commencons d'être rivaux. Je te laiffe le choix , tu n'as qu'a voir : ou renonce a 1'inconnue ou renoncé a mon amitié. Que tu es fimple, dit Wolfey, de t'imaginer que nous cefferons d'être amis, paree crue nous ferons rivaux ! Non , mon cher Park , rien ne fera jamais capab'le cle tronbler notre intelligence; .la mort pourra nous féparer , & non-pas nous défuhir. Nous tacherons de découvrir quelle eft la charmante perfonne que nous aimons; nous lui rencirons vifïte, nous lui parierons cle nos fentimens ; nous nous rendrons compte, fincèrement & fans fupercherie, des progrès que nous aurons faits fur fon cceur. Le moins heureux fe retirera , & de peur de donner  Les deux Anglois. 293 de 1'ombrage a 1'autre, il retournera tranquillement en Angleterre. Voila comme deux amis véritables doivent en agir. Parle , cela te convient - il ? La partie n'eft pas égale , répondit Park , cependant je 1'accepte, tu as plus de mérite que moi; mais je fens que j'aurai plus d'amour , & mon amour balancera ton mérite, Ainfi Shit cette converfation. Je ne fais fi ces fortes d'accommodemens étoient alors , & s'ils font encore aujourd'hui du goüt de la natïon; je n'iufifterai pas la-deffus i mais enfin il eft sur que teilos furent les conventions de ceux dont je parle, & qu'ils les gardèrent exaétement. L'accord fait, ils allèrent travailler de bonne-foi a 1'exécuter; ils commencèrent par une recherche exaéte du nom, & de la demeure de la belle inconnue. ; - Madame la comteffe de Montmirel , fa mère dans les premières douleurs d'un veuvage cruel, paffoit fes jours dans la retraite, & ne voyoit perfonne; elle venoit de perdre fon mari a la bataille de Bincour. Ses terres fituées en Picardie étoient devenues le partage des ennemis , a peine avoitelle pu fe fauver avec quelques pierreries, & quelque argent comptant, reftes déplorables d'une fortune brillante. Sa maifon compofée de peu de domeftiques , étoit inacceffible ; ainfi quelques peines que priffent ce.jour-la nos deux Anglois, ils ne purent en apprendre de nouvelles. Tiij  io4 Les deux Anglois-, Heureufement ils découvrirent que la comteffe & fa rille , devoient retqurner le lendemin dans la même églife oü ils les avoient vues la première fois. Madame & mademoifelle de Montmirel y étoient déja; a peine purent-ils percer la foule qui les environnoit. Ils firent tant néanmoins , a force de pouffer , qu'ils'fe trouvèrent en place de les voir & d'en être vus. Mademoifelle de Montmirel leur parut encore plus belle que la veille , & plus digne d'être aimée. Les moins clair-voyans s'appercurent de leur application a la regarder, & celles qui s'intéreffoient a eux , Ja remarquèrent avec chagrin. Quoi! tous les deux , difoient-elles fe font laiffés prendre aux charmes de cette nouvelle venue I Ce que nous avons taché inutilement de faire pendant fix mois, elle 1'aura fait en un jour ? Le trait eft noir, impardonnable. Mais il ne fera pas dit que fa conquête ne lui fera pas difputée; nous verrons fi la fimpiicité de cette agnès 1'emportera fur notre expérience, &fi leurs cceurs nous échapperont. Ils n'entendoient rien de ces difcours , & ne fe foucioient pas beaucoup de les entendre ; cependant la comteffe de Montmirel fe débarraffant des voiles qui 1'enfeveliffoient, les arrêta deux ou trois fois fur Wolfey, qui occupé de fa fille feule, ne fongeoit guère a elle. Ces regards n'échappèrent pas a Park; il fut charmé que madame de Montmirel fut éprife du mérite de fon ami; cette dé-  Les deux Anglois. 295 couverte lui fit concevoir de merveilleufes efpérances. Wolfey , difoit-il , deviendra peut-être amoureux de Ia mère, qui mérite encore les vceux d'un galant-homme, & me laiffera le champ libre auprès de fa fille, ou bien nous nous fervirons de fa prévention pour nous procurer de 1'accès chez elle. Pendant qu'il faifoit ces réflexions , & que fon ami, ravi en extafe, lorgnoit mademoifelle de Montmirel de toute fa force , la mère ck la fille fortirent plutöt qu'ils n'auroient voulu. Un fidéle valet qu'ils avoient, fut détaché pour les fuivre,. afin d'appreudre leur nom & leur demeure , & venir leur en rendre un compte exact. Le meffage fut court ck heureux ; ils furent qu'elles demeuroient dans une petite rue auprès du palais. C'eft quelque chofe , dit "Wolfey , de favoir qui eft celle que nous aimons; mais fi elle eft fi retirée, ironsnous forcer fa maifon pour la voir ck pour lui parler ? L'expédient feroit prompt , mais il feroit un peu violent. Je fais, répondit Park, un moyen plus doux pour nous y introduire. Je fuis fort trompé, fi madame de Montmirel ne'feroit pas un peu tentée de fe relacher de 1'auftérité de fon veuvage en ta faveur. Pour peu que tu vouluffes cultiver les bonnes difpofitions oü je la vois pour toi, rien ne feroit plus facile que de t'en faire écouter. Plaire a la mère, n'eft pas un petit avantage cuand on aime la fille. Si bien donc, interrompit Wolfey, Tiv  zq6 Les deux Anglois.' que tu voudrois que je fiffe les yeux doux a madame de Montmirel , & que j'en devinffe amoureux ? Ah parbleu ! c'en eft trop. Non-content que j'aie fouffert que tu entraffes en concurrence avec moi pour la fille , tu prétends encore me donner une entière exclufion. Cela n'ira pas de même, je ten affure; j'y niettrai ordre. Park, ce n'eft pas la le moyen d'être long-tems amis. Mon dieu, répondit-il, que tu prends mal les chofes! Qui te parle d'être amoureux de madame de Montmirel, & de renoncer a fa fille ? Je te dis d'avoir quelques complaifances pour elle, de gagner fa confiance ; un un mot d'aiier a la fille par la mère, c'eft une ouverture que je te donne en ami & en homme defmtéreffé. Tu te cabres mal-a-propos; tant pis pour toi. Veux-tu que nous nous brouillions ? j'y confens. Diable I reprit Wolfey , que tu es vif! Eh bien, pour que tu n'aies rien a me reprocher, je veux fuivre tes confeils , & dès la première occafion je me mets au rang des adorateurs de madame de Montmirel. J'en vais faire le paffionné & le jaloux , fuppofé que j'aie a difputer fon cceur avec quelqu'un; mais li j'allois prendre du goüt pour elle, tu m'avertiras que je me trompé, & que c'eft de fa fille & non-pas d'elle que je dois être amoureux : fans cette claufe, marché nul. Ils furent quelque tems fans pouvoir exécuter  Les deux Anglois. 2.97 leur proj'et; madame de Montmirel fut obligée de garder la chambre pour quelque légere indifpofition. Mademoifelle fa fille lui tenoit compagnie tout le jour; ainfi ils en paffèrent quatre ou cinq fans la voir. II étoit vrai que la tendre comteffe avoit rendu juftice au mérite de Wolfey, & qu'elle avoit pris du goüt pour lui; 1'impatience de fortifier ce goüt en le voyant encore, hata fa guérifon. Park s'impatientoit de la longue- difparition de mademoifelle de Montmirel ; Volfey en étoit au défefpoir. Vainement ils rodoient du matin jufques au foir autour de fa maifon, les fenêtres n'en donnoient point fur la rue; la porte en étoit toujours fermée ; mademoifelle de Montmirel étoit invifible. Vainement, ils tachoient de fe confoler 1'un 1'autre , leurs mutuelles confolations étoient mutuellement inutiles. Qu'eft devenu ton enjouement, demandoit Park a "Wolfey ? Toi qui parlois comme quatre , qui riois, pour ainfi dire , de rien , te voila plus férieux qu'un miniftre d'état ; a peine dis-tu deux paroles. en toute une journée. Mais toi, lui répondit Wolfey , crois-tu mieux valoir ? Tu n'étois que férieux autrefois , a préfent tu es fi fombre & fi mélancolique, qu'il n'y a pas moyen d'y tenir. C'eft que je fuis amoureux, difoit Park; c'eft que je le luis auffi, difoit Volfey. Ils n'avoient pas trop de tort de fe reprocher leurs métamorphofes ; car en vérité , ils étoient  298 Les deux Anglois. tout différens d'eux-mêmes. Plus de promenades , plus de jeux , plus de chafie , plus de parties de plaifir ; ils ne fongeoient qu'a leur amour., Les premiers momens d'une paffion naiffante font tumultueux; il n'y a gaité qui tienne : quand le cceur eft dérangé, 1'humeur 1'eft auffi. Tandis qu'ils trainent leur languiffante vie, partagée entre les foupirs, la rêverie , les inquiétudes & 1'impatience.; tandis qu'ils fentent le plus de dégout pour les chofes qui leur étoient plus agréables , il fe fit une fête chez une dame de leur connoififance ; ils y allèrent , paree que ne fe trouvant bien nulle part, ils crurent qu'ils n'y feroient pas plus mal que chez eux. Les malheurs publiés n'interrompent point les divertiffemens particuliers ; ils en retranchent le fafte , mais ils n'en ótent point 1'agrément. On joue a la vérité plus petit jeu , on fe donne a fouper avec moins de profufion ; mais on ne laiffe pas de jouer & de fe donner a fouper. La fête commenca par un concert; la mufique fut affez bonne pour le tems , quoique je m'imagine que ce ne fut pas grand chofe. Pendant ce concert, Wolfey fe trouva auprès d'une dame a qui Park n'étoit pas indifférent; elle 1'attaqua de converfation , & lui fit plufieurs demandes auxquelles le diftrait anglois répondit trèslaconiquement. Qu'avez-vous , lui dit-elle ? je vous  Les deux Anglois. 2.99 trouve tout autre qu'a votre ordinaire. Je n'ai rien madame , dit Volfey. .. La mufique rend férieux, mais elle ne rend pas fombre & mélancolique , comme vous êtes.... Vous avez des chagrins particuliers dont vous me faites myfière Par- donnez - moi, madame ; mais on ne peut pas toujours rire; les hommes feroient trop heureux s'ils pouvoient en tout tems avoir la même égalité d'humeur 6c d'efprit. Vous direz tout ce qu'il vous plaira , répliqua«t-elle; je veux être de vos amies, malgré vous, 6c favoir ce qui vous fait peine; je ne fuis peut-être pas d'un fi mauvais confeil, que vous ne vous trouviez bien de m'avoir confultée... Eh bien, madame, puifque vous le voulez favoir; je fuis amoureux. Vous amoureux ! interrompit-elle. Et de qui ? 6c oü ? En France , a Paris , répondit Wolfey , 8c d'une jeune perfonne qu'on appelle mademoifelle de Montmirel. Et cette jeune perfonne vous maltraité, dit la dame? Non-pas, repritil. Ce qui me chagrine , c'eft que je n'ai point d'habitude auprès de la comteffe, fa mère ; qu'a peine fais-je oü elle demeure, & que je ne vois pas quand 6c comment je pourrai lui déclarer que je 1'adore. Mais, dit la dame, parlez-vous férieufement ? la chofe me paroit nouvelle , 6c je ne me ferois pas attendue a une femblable confidence. Vous amoureux, cela n'eft pas poffible. Poffible ou non, répondit "Volfey qui commencoit a s'échauffer;  3od Les deux Anglois. il n'y a pourtant rien de plus vrai. Cela étant repartit la dame, ne vous affligez point; madame de Montmirel eft de mes bonnes amies, je m'offre de vous y rendre tous les fervices qui dépendront de moi; mais a charge de revanche, & que ce que je ferai pour vous auprès de madame de Montmirel , vous 'le ferez pour moi auprès de Park ; je 1'aime, & 1'infenfïble , jufqu'ici n'a pas daigné s'en appercevoir. Auprès de Park ! dit Wolfey; cela n'eft pas dans les conventions que nous avons faites enfemble. Comment, clans vos conventions.' interrompit la dame; je ne vous entends pas; expliquez - vous, je vous prie. C'eft , dit-il , que Park eft auffi amoureux crue moi de mademoifelle de Montmirel, & que nous nous fommes promis de 1'aimer chacun de notre cöté , fans préjudice a notre amitié , de ne nous point nuire auprès d'elle 1'un a 1'autre, & de la céder au plus heureux. Ainfi, madame, vous voyez bien que je ne puis profiter de vos fecours, fi vous ne vous relachez des conditions auxquelles vous me les offrez; je dis plus, fi vous ne vous engagez de travailler pour Park , également comme pour moi. Vous plaifantez , répondit la dame , en riant d'une manière forcée, je fuis bien bonne d'écouter- toutes vos imaginations, & je trouve fort extraordinaire que vous me choiliffiez pour vous fervir de divertiffement. Vous vous. fachez , madame 3  Les deux Anglois. 301 reprit "Volley , j'en fuis au défefpoir ; mais je veux mounr dans le moment , fi je ne vous ai dit.la pure vérité ; demandez-le plutöt a Park, lorfque vous lui parlerez : je fuis un homme incapable de dire une chofe pour une autre , furtout a vous , madame , que j'honore & que je refpecte infiniment. Park de fon cöté foutenoit une autre attaque. Ne m'apprendrez-vous point , lui dit une dame auprès de laquelle il étoit affis , fi votre ami n'a rien dans le cceur? il n'eft pas naturel qu'a fon age on foit auffi indifférent qu'il le paroit. II ne 1'eft pas non-plus , répondit Park ; il fe piqué au contraire de belle paffion & d'une fidélité fcrupuleufe ; il aime, mais c'eft en v\ng!eterre. Vous me furprenez , repliqua la dame, & vous me feriez plaifir de me dire quelques particularités des amours d'un homme de ce caraélère. Madame, dit Park, tout ce que j'en fais , c'eft qu'il eft amoureux , a 1'adoration , d'une angloife ; qu'il ne vit , qu'il ne refpire que pour elle, & qu'il follicite fon retour en Angleterre avec ardeur. La dame , dont le' coeur n'étoit pas encore bien déterminé entre 1'un ou 1'autre, ne voyant rien a faire avec "Wolfey, fe tourna du cöté Park. Et vous, monfieur, pourfuivit-elle , aimez-vous auffi en Angleterre, &ne voyez-vous rien en France qui mérite votre attachement ? J'en connois auprès de qui il ne feroit peut - étre pas inu-  30z Les deux Anglois. tile. Ces paroles étoient fignificatives ; mais Park feignant d'avoir l'efprit bouché , fe retrancha fur une modeftie affedée , & fur fon peu de mérite. Les dames ffancoifes , ajouta-t-il , ont le goüt trop bon , pour difiïngucr un pauvre étranger comme moi; & je ne crois pas qu'il y en eüt une feule qui voulüt s'abaiffer a m'honorér d'un regard. Je vois bien, reprit la dame, qu'il faut vous faire toucher les chofes au doigt & a 1'ceil. H y a long-tems, continiia-t-elle, que mes yeux vous difent que vous étes le cavalier le plus accompli & le plus aimable qui foit eh France; vous ne les avez point entendus ; j'emploie les paroles pour vous le dire encore ; ce que je fais, n'eft pas autrement dans les regies , mais on peut bien s'en écarter une fois en fa vie, quand c'eft pour une perfonne comme vous. La dame étoit belle, riche, prévenue , 1'occafion favorable. Park commencoit a trouver fort plat de faire le cruel; fon cceur s'ébranloit, fes regards s'attendriffoient, la dame alloit triompher. Mais 1'idée de mademoifelle de Montmirel vint toutgater. Moins fincère, ou plutót moins imprudent que Volfey , il ne jugea pas a propos de lui faire confidence de la paflion qu'il avoit pour elle. Madame , lui dit-il , je vous ai dit que mon ami étoit amoureux en Angleterre, je le fuis auffi ; j'ai méme des engagemens plus forts que les fiens, je fuis marié : ma femme eft moins ai-  Les deux Anglois. 303 mable que vous; mais enfin je 1'aime, ck je fens que je ne puis aimer qu'elle. La dame n'eut pas le tems de répondre ; le concert finit, ck la compagnie fe leva pour paffer dans une autre chambre , oü la maitreffe de la maifon avoit fait préparer une grande collation. De retour chez eux , nos anglois ne manquèrent pas de fe rendre compte de leurs aventures. Tu vois, dit "Wolfey a Park, que je fuis incorruptible ; il ne tenoit qu'a moi de mettre cette dame dans mes intéréts; je n'avois qu'a lui faire efpérer que tu 1'aimerois , elle eüt tout fait pour moi, & peut-être aurois-jeparlé, dès demain, amademoifelle de Montmirel. Voila de tes étourderies ordinaires, répondit Park. Que rifquois-tu de t'engager a me parler pour cette dame? 1'en euffé-je aimée plutot? Parle ; quel étoit ton deffein en la refufant fi brufquement ? De montrer, reprit "Wolfey , jufqu'oü je porte la délicateffe a ton égard. Fort bien ! dit Park ; mais nous ne verrons point mademoifelle de Montmirel ; mais nous ne lui parierons point. J'enrage. Aunomdedieu , défais-toi cle ces délicateffes ck de ces raffinemens. Ah , ah ! repliqua Volfey, nous y voici! Je n'ai jamais rien vu de pareil. Tu ne trouves de bien fait que ce que tu fais toi-même. J'ai tort, n'eft-ce pas? Oui , dit Park, ck plus que je ne faurois te le dire. Je fuis tenté d'aller chez cette dame, ck de lui apprendre  304 Les deux Anglois. que tu es un extravagant, & de m'offrir a farmer ; fi elle te veut rendre de bons offices auprès de mademoifelle de Montmirel. N'en fais rien , répondit Wolfey. Si je lui parle par ce canal-la, & que j'en fois écouté , je prétends que nous nous tiendrons chacun a nos conquêtes ; je fuis las de toutes ces tracafferies. Eh bien , dit Park , n'en parions plus, & prenons d'autres mefures. Enfin, madame & mademoifelle de Montmirel revinrent a 1'églife. Nos amans s'y trouvèrent; cela eft inutile a dire. La comteffe fe dédommagea amplement du long tems qu'elle avoit paffé fans voir Wolfey. Elle n ota point les yeux de deffus lui. II répondit a fes regards d'affez mauvaife grace. Toute autre qu'une femme extrémement p'révenue, en eüt été offenfée : Elle , au contraire, lui tint compte de quelques coups-d'oeil indifférens qu'il lui jetta a la traverfe. Mademoifelle de Montmirel, plus brillante que le foleil dans les beaux jours de I'Eté , ne lui donnoit point le loifir de fonger a fa mère. Park & lui , la dévorèrent des yeux. Mais de quelle douleur & de quel défefpoir n'eurent-ils point 1'ame atteinte , lorfqu'ils virent auprès d'elle un jeune cavalier, bien fait, qui lui parloit d'un air familier; lorfqu'ils virent qu'elle lui fourioit , & qu'elle le regardoit tendrement, fans faire attention s'ils étoient au monde ? Wolfey plus bouillant que fon ami, • < fut  Les deux Anglois. 305 fut tenté d'aller lui demander ce qu'il faifoit la , & de quel droit il parloit a cette belle perfonne; mais le refpecf du lieu le retint. Tant que dura la meffe , il fouffrit tout ce qu'on peut s'imaginer cle plus cruel. Toute la haine qu'il avoit pour les Francois en général, il la fentit pour ce nouveau rival ; il jura de le tuer ou de 1'obliger a renoncer a mademoifelle de Montmirel. II n'exécuta pas bien fon ferment , comme vous verrez dans la fuite. Park agité d'une jalöufie auffi furieufe , ne fe pofiedoit pas. Ils revinrent chez eux fans dire un feul mot; ijs fe regardoient en hauffant les épaules, en faifant des contorfions de frénétiques. Enfin Wolfey rompit le filence. Ne fommes-nous pas bien malheureux, mon cher Park? lui dit-il nous réfiftons a je ne fais combien de jolies femmes qui ne demandent pas mieux que de nous bien traiter ; & pour qui ? Pour une ingrate, pour une petite mijaurée qui paroit a peine avoir lage de raifon, & qui a déja un amant de préférence, un amant qu'elle favorife. a nos yeux. Ce procédé eft mdigne ; je me fens des mouvemens de colère & de dépit qui pourroient bien retomber fur- elle. Crois-moi, vengeons-nous , & de ma maïtrefle & du rival ; tuons 1'un , difons mille durefés a 1'autre , & ne la voyons jamais. N'allons pas fi vite, répondit Park; je fuis auffi affligé que toi dé favoir que mademoifelle de Montmirel eft plus Tome VI, y  joö Les deux Anglois. fenfible pour un autre que pour nous ; mais après tout, quel fujet avons-nous de nous plaindre d'elle? Elle ne fait feulement pas li nous 1'aimons ; nous ne lui avons jamais parlé. Comment ! interrompit Wolfey; n'eft-ce point avoir parlé , que de nous être trouvés dix ou douze fois a la melfe auprès d'elle, de l'avoir regardée , & de n'avoir regardé qu'elle pendanf tout le tems que nous y avons été ? Oh , ma foi ! je trouve que c'eft avoir plus que parlé, & je te fais le plus mauvais gré du monde de prendre fon parti. Mais , dis - moi la vérité : comment te fens-tu pour elle ? Auffi paffionné que jamais , & réfolu de la rendre fenfible , ou de mourir a la peine. Voila, répliqua Wolfey , ce qui s'appelle aimer héroïquement. Je ne croyois pas que tu donnafles dans le merveilleux : eh bien, a toi permis. Souffre paifiblement qu'un rival la poflede a tes yeux ; cours t'expofër a fes mépris & a fes railleries ; va mourir a fes pieds , d'amour , de langueur & de défefpoir. Je ne m'y oppofe pas , mais je me donnerai bien de garde de t'imiter. Je ne ferai rien de tout' cela , dit Park ; je fouffre auffi impatiemment que toi, qu'un rival ait touché le cceur de mademoifelle de Montmirel ; mais avant que de prendre des réfolutions auffi 'violentes que les tiennes , je veux m'éclaircir , fi ce qui nous paroït une réalité, n'eft point une vifion. Je veux lui parler de mon amour ; fi elle  Les deux Anglois. 307 n'y répond pas , tu lui parieras du tien. Si tu ne réuffis pas mieux , compte fur moi. Le francois ne le portera pas loin : dieu merci, je fais me fervir de mon épée. Et moi , dit Wolfey , jè donne un coup de lance auffi bien qu'un autre ; je me réferve 1'honneur de fa mort. Ce ne fera' pas a mon exclufion , répondit Park. Nous avons pourtant trop de cceur , pour nous mettre deux' contre un , répliqua Wolfey. Ce n'eft pas aufli comme je 1'entends, dit Park; mais j'exige de ton amitié que tu ne t'en mêleras point ; les armes font journalières; & fi le combat doit étre funefte a 1'un de nous, je ne veux pas que ce foit a toi. Vis , mon cher Wolfey , pour me venger , & pour pofieder mademoifelle de Montmirel : Je te la cede , fi c'eft la céder que de la donner a un autre moi-méme. Ah ! s'écria Wolfey , j'y renonce , s'il faut 1'acheter au prix de ta vie. Aü nom de cette amitié dont tu veux me donner dés marqués fi généreufes, ne t'expofe point a un danger que mon bonheur & mon amour me feront furmonter. La mort de notre rival ne changera rien dans nos conditions ; tu auras fur mademoifelle de Montmirel les mémes droits que tu as aujourd'hui. S'il faut la céder , fouffre que je ne la cede que quand je n'aurai plus a la difputer qu'avec toi. Cette conteftation dura long-tems; Park dit mille chofes pour faire" changer de fenti' Vij  308 Les deux Anglois, ment a fon ami; mais il eut beau dire, il fallut lui céder. Le comte d'Emicourt, c'eft le nom du cavalier qu'ils avoient vu auprès de mademoifelle de Montmirel, étoit un jeune-homme de vingt-cinq ans ou environ. Le marquis d'Emicourt, fon père , avoit une charge conlidérable chez le roi; le fils venoit d'obtehir 1'agrément d'un régiment d'infanterie. C'étoit un feigneur 'aimable , riche ,: fage , brave, & dont 1'unique défaut étoit d'avoir trop de cceur & de franchife. Le marquis d'Emicourt &c le comte de Montmirel avoient été long-tems ennemis mortels ; des amis communs les avoient réconciliés, & mademoifelle de Montmirel devoit être le fceau de ce raccommodement. Son mariage avec le jeune comte d'Emicourt devoit s'achever inceffamment ; la mort du comte de Montmirel en fufpendit les apprêts. Les affaires de madame de Montmirel fe trouvèrent fort dérangées par cette mort: mais le marquis d'Emicourt, honnête homme , avoit donné fa parole, & ne voulut point la retirer. Cette affaire alloit être terminée, dès que la mère & la fille auroient donné quelques mois a la mémoire d'un époux & d'un père, Mademoifelle de Monttnfrel regardoit donc le comte d'Emicourt comme un époux, & c'étoit en cette qualité qu'elle le traitoit avec tant de diftinction, II eft vrai qu'elle n'avoit pas beaucoup de  Les deux Anglois. 309 peine a fuivre en cela fon devoir , & que fon cceur y avoit bonne part. Nos deux Anglois, qui ne favoient rien de cette circonftance, & qui n'en auroient peut-être pas été fort embarraffés, quand ils 1'auroient fue, alloient leur chemin. Cependant, la comteffe de Montmirel commencoit a éclaircir fon deuil , elle rendoit des vifites & en recevoit. Un jour, elle vint chez une dame oü elle trouva les deux amans de fa fille. La vue de Wolfey lui caufa une émotion dont fon vifage fe reffentit. Jamais elle n'avoit été plus belle, jamais auffi n'avoit-elle plus fouhaité de 1'être; & jamais elle ne le fut plus inutilement. D'abord, il ne daigna qu'a peine la regarder; il répondit a fes civilités d'un air glacé. Mais Park fit fi bien par fes fignes & par fes remontrances, qu'il s'approcha d'elle, & qu'il lui paria. Ce fut d'une manière fi contrainte & fi embarraffée, que la comteffe le croyant ébloui par fes charmes, auroit voulu, comme le foleil , pouvoir fe cacher derrière quelque nuage , pour en affoiblir 1'éclat. Elle n'oublia rien pour le raffurer & pour 1'enhardir , elle y perdit fon tems & fa peine; tandis que fon ami fe tiroit mieux d'affaire auprès de fa fille. II avoit trouvé le moyen de 1'entretenir, & voyant que le tems étoit précieux, il débuta, mais refpecfueufement, par lui dire qu'il 1'adoroit depuis plus de deux mois; qu'il la fupplioit d'en étre Viij  3io Les deux Anglois. perfuadée, & de lui apprendre fi, comme il avoit ïieu de le foupconner, elle avoit des engagemens avec un cavalier qu'il avoit vu auprès d'elle , il y avoi't huit ou dix jours. II ajouta que quel qoie fut 1'amour de ce cavalier; il n'égaleroit jamais le fien ; que fi elle vouloit avoir la bonté d'en effayer, elle n'auroit pas lieu de s'en repentir; mais que' quelle que füt réponfe fur la demande qu'il avoit 1'honneur de lui faire, il pouvoit 1'aflurer que rien ne feroit. capable de le faire changer, & qu'heureux ou. malheureux , il 1'adoreroit toute fa vie Mademoifelle de Montmirel qui avoit entendu dire ' que Wolfey étoit d'une humeur enjouée & d'un efprit divertiffant,-prit Park pour lui, & croyant qu'il vouloit railler , elle lui répondit d'un ton plaifant. Wolfey qui la vit rire , en tira un bon augure. Park , s'écria-t-il, ou en fommes - nous > Comment vont nos affaires ? fommes-nous écoutés? Parles-tu pour toi, ou pour moi? Cette faillie déconcerta fi fort madame de Montmirel, qu'elle ne fut oü elle en étoit. L'arrivée du comte' d'Emicourt lui donna le tems de fe remettre. Dès que mademoifelle de Montmirel le vit: Approchezvous, monfieur, lui dit-elle; vous avez beaucoup d'efprit , mais vous ne parlez pas fi bien le langage amoureux que ce cavalier que vous voyez auprès de moi. Je voudrois pour toutes chofes au monde que vous euffiez entendu tout ce qu'il vient  Les deux Anglois. 311 de me dire de tendre 6k de paffionné , vous en auriez été jaloux. Alors , fe tournant vers Park qui faifoit affez méchante figure pendant ce début: Monfieur, lui dit-elle , jkfpère que vous aurez affez de complaifance pour le répéter ; vous me ferez plaifir, ck vous obligerez la compagnie, qui perdroit trop de ne pas entendre de fi jolies chofes. Park enrageoit ; la plaifanterie n'étoit pas de fon goüt ; mais craignant de paffer pour ridicule s'ü fe fachoit, ck voyant que tout le monde rioit, il fe mit a rire ck a plaifanter comme les autres. Ladeffus on fe partagea pour jouer. Park, pour ne point fe démentir, joua : Wolfey n'en voulut rien faire. Monfieur d'Emicourt refia' auffi au nombre des fpectateurs. L'Anglois le tirant a part : Monfieur , lui dit-il, vous aimez mademoifelle de Montmirel; eet amour n'a pas le bonheur de me plaire. J'en fuis faché , lui répondit le comte furpris de fon difcours ; mais je ne puis qu'y faire. Pardonnez-moi, reprit Wolfey; c'eft de vous défifter de fa pourfuite. Et de quel droit, dit monfieur d'Emicourt , vous mêlez - vous de mes affaires ? De quel droit? répondit Wolfey; c'eft que je 1'aime, ck que m'en croyant plus digne que vous, fi vous ne voulez pas me la céder de bonne grace , je trouverai le moyen de vous le faire faire par force. Vous ? répliqua le comte; je n'en crois rien. Nous verrons dit Wolfey. Quand vous voudrez, répondit V-iv  312. Les deux Anglois. monfieur d'Emicourt. Cependant, ajouta-t-il, je vous prié de m'éclaircir fur une chofe qui m'embarraffe. Le cavalier qui parloit a mademoifelle de Montmirel, quand je fuis entré, n'eft-il pas votre ami? Oui, répondi't Wolfey. N'eft-ce point lui qui en eft amoureux, pourfuivit le comte ? Cela eft encore vrai, répliqua 1'Anglois; & c'eft paree qu'il eft mon ami, paree qu'il eft amoureux de mademoifelle de^ Montmirel , & que j'en fuis amoureux moiméine f que je trouve fort mauvais que vous 1'aimiez auffi. J'avoue, dit le comte, que je ne comprends rien a tout cela. Oh ! reprit Wolfey, je ne fuis pas homme a tant d'explications ; fi vous voulez favoir le refte, trouvez - vous demain au bord de la rivière, au-deffous de Paris, j'y ferai avec un cheval & une lance. Volontiers, dit d'Emicourt; vous ferez fatisfait. Séparons-nous & ne faifons point connoitre ce qui vient de fe paffer entre nous. Park joua long-tems, & malheureufement; il y avoit plus d'unë heure que Wolfey s'étoit retiré. Lorfqu'il arriva,il le trouva accommodant fes armes & effayant une lance. Mon ami, s'écria Wolfey, je me bats demain cóntre d'Emicourt; nous allons étre défaits d'un rival formidable , puifqu'il eft aimé. La partie eft liée, il n'y a plus de moyen de s'en 'dédire. Que j'envie ton fort! lui dit Park; que je ferois charmé de pouvoir prendre ta place ! Ils fe mrrent a table; Wolfey n'avoit jamais été plus vif  Les deux Anglois. 313 ni plus enjoué ; il dit cent folies qui fufpendirent les inquiétudes de fon ami. L'heure venue de fe féparer , ils fe couchèrent. "Wolfey dormit d'un fommeil tranquille, n'eut point de ces fonges prophétiques, dans lefquels on nous dit que la nature ou le génie qui veille fur nos jours, nous font voir les malheurs qui nous menacent. Le lendemain, Park l'embraffant : Va , mon cher, lui dit-il, va fignaler ton amour & ton courage ■, puifqu'il ne m'eft pas permis de te feconder, je t'attends ici pour te féliciter de ta victoire. Paris n'étoit pas alors ce qu'il eft aujourd'hui: on labouroit oü nous voyons les plus beaux édifices. Ce fut précifément oü font les Thuileries , que le comte d'Emicourt & "Wolfey prirent leur charnp de bataille. Ils y arrivèrent prefqu'en mêmetems. Le combat fut long, douteux, bien difputé de part ck d'autre. La bravoure, '1'adreffe, 1'émulation, la jaloufie & 1'animofité fe fuccédèrent toura-tour. L'épée prit la place de la lance. Enfin, quoiqu'il femblat dans ce tems-la , que les Anglois fuffent en droit de battre les Francois, & d'en triompher, le comte répara 1'honneur de la nation , & fit de fi grands efforts contre Wolfey , qu'il le fit tomber a fes pieds. II voulut lui donner la vie, mais il n'en étoit plus tems. Sa mort ne fit pas grand"bruit; on voyoit tous les jours des duels plus fanglans, ck fouvent cle dix  314 Les deux Anglois. hommes qui s'étoient battus, cinq contre cinq, il en reftoit fix ou fept étendus fur le carreau. Park, lefeul Parken fut au défefpoir, ilpleuraamqrement fur le corps de fon malheureux ami, & voulut fe tuer ; pour en être inféparable. Quelles plaintes , quels murmures, quelles imprécations ne fit-il point ? II fut vingt fois fur le point de fe paffer fon épée au travers du corps; mais, fongeant que s'il mouroit Wolfey ne feroit point vengé , il fe réferva pour fa vengeance, en fe contentant d'abord de le pleurer, & de le faire enterrer le plus magnifiquement que fa fortune & fon amitié le lui permirent. Deux jours après ces triftes funérailles , il écrivit cette lettre au comte d'Emicourt. « Vous avez tué Wolfey. Je veux croire que » vous 1'avez tué en brave homme; mais, ne » vous glorifiez pas encore de votre vief oire ; elle » eft imparfaite , & vous n'avez triomphé qu'a» demi, puifque je fuis encore en vie. Vous avez » en moi un ennemi d'autant plus redoutable, qu'il » combattra pour acquérir une maitreffe, & pour » venger un ami. Venez demain au méme endroit v> de votre premier combat; je veux que le théa» tre de la mort de Wolfey le foit auffi de la » vötre. » Le comte d'Emicourt s'imagina que la mort de  Les deux Anglois. 315 Wolfey ne lui ayant point coilté la moindre bleffure, il tireroit auffi bon parti de Park. II fe rendit a 1'endroit marqué , avec la fierté que donne une viétoire récente , & 1 'affurance qu'infpire 1'efpoir d'une prochaine. Mais il fe trompa; la fortune ne 1'avoit flatté que pour le trahir. L'Anglois, furieux a la vue de fon fang qui couloit d'une légère blefjfure qu'il avoit recue a la cuiffe, fond avec impétuofité fur fon ennemi, le preffe, le trouble, ne lui donne pas le tems de fe reconnoitre, lui paffe fon épée au travers du corps, & le renverfe mort a fes pieds. Madame de Montmirel apprit la mort de monfieur d'Emicourt en même-tems que celle de Wolfey, & ne fut guère moins affligée de 1'une que de 1'autre. Mais fa fille fut accablée de la dernière trifleffe; elle maudit Park , lui jura une haïne implacable, & refufa toutes les juftifications qu'il lui fit faire par une amie commune. II fe hafarda de paroïtre devant elle dans la maifon de cette amie. Elle lui fit de ces reproches fanglans & cruels, qui feroient infupportables dans la bouche même d'une perfonne indifférente , & qui accablent, qui confondent dans celle d'une perfonne aimée. Perfide , lui dit-elle , ofes-tu te montrer a mes yeux , teint du fang d'un homme qui étoit, pour ainfi dire , mon époux ? Que t'avoit-il fait, barbare , pour lui oter la vie? que t'avois-je fait moi-même, pour m'en priver ? II avoit tué mon ami, répondit douloureufe-  316 Les deux Anglois. ment Park; il vous aimoit, il alloit vous pofféder. II a tué ton ami! reprit-elle ; dis qu'il a puni fon infolence. Plüt au ciel qu'il eüt pu de même punir la tienne ! As-tu donc cru te faire aimer, en m otant ce que j'avois de plus cher au monde ? Fuis, cruel , fuis loin de moi, & crains tout de ma haine & de ma fureur. Mais non, ne crains rien d'une fille impuiffante , qui ne peut fe venger que par fes larmes & par fes regrets. Ah , madame ! s'écria 1'amoureux Park; je vous fournirai d'autres armes, & ma main conduira la votre a mon cceur pour m'arracher la vie. Ta vie, lui répondit-elle , n'eft pas affez précieufe pour payer celle de mon amant; & s'il eft vrai que tu m'aimes , vis pour fentir tout le poids de ma haine & de mon mépris. Park abattu, les yeux couverts de pleurs , n'ofoit la regarder, & reftoit dans un trifte filence. Les larmes d'un homme aimable font féduifantes. Quelque irritée que füt mademoifelle de Montmirel, elle craignit de s'en laiffer attendrir; elle fortit brufquement, & le laiffa dans un état pitoyable , roulant mille deffeins funeftes contre lui-même. Son amie le retira de la fombre rêverie oü ü étoit plongé, lui dit les chofes les plus confolantes, tira parole de lui qu'il n'attenteroit point a fa vie, & qu'il fe réferveroit pour un tems plus heureux. Elle lui promit de lui rendre toutes fortes de bons offices auprès de mademoifelle de Montmirel, qui ne feroit  Les deux Anglois. 317 peut-être pas toujours fi intraitable , ck 1 'exhorta a fe mettre en fureté. L'infortuné Park fe retira auprès de fon général lui conta tout ce qui s'étoit paffé , lui apprit la mort de Wolfey, & celle du comte d'Emicourt, & le pria de le prendre fous fa proteétion. II fit fagement; le marquis d'Emicourt le faifant chercher pour tirer vengeance de la mort cle fon fils, qui demeura pourtant impunie. Tel étoit le malheur de ce déplorable regne, que les plus forts donnoient la loi aux plus foibles. Le général Anglois aimoit Park qui avoit toujours paffé pour un brave homme. Cette dernière aétion lui gagha femme ck le cceur de tous les officiers : II en écrivit a Henri V, roi d'Angleterre , que 1'infenfé Charles VI venoit de déclarer fon fucceffeur. Henri voulut voir Park, 1'éleva jufqu'a le faire lieutenant de fes gardes. Cependant il étoit d'une trifteffe effroyable; le fouvenir de' fon ami, les rigueurs de mademoifelle de Montmirel, qui le traitoit aufli mal depuis fon élévation que lorfqu'il n'étoit qu'un fimple gentilhomme , ck le peu d'efpérance de la fléchir ou de 1'oublier, lui rendirent la vie odieufe. Les Anglois font fujets a une noire mélancolie qui dégénéré en un mal incurable qu'ils appellent confomption. Park paroiffoit infenfible a toutes les bontés de Henri. II lui dit ingénüment qu'il avoit une paffion violente ck malheureufe dans le cceur ; & que rien ne pouvant  318 Les deux Anglois. adoucir une Francoife qu'il aimoit, il étoit réfolu de fe laiffer mourir. Henri s'informa qui elle étoit, & la fit demander k madame de Montmirel , fa mère , qui , fe voyant fans biens 8c fans appui, détermina fa fille a ne plus maltraiter Park, 8c a accepter 1'honneur que le roi d'Angleterre vouloit lui faire. Mademoifelle de Montmirel touchée de Ja perfévérance d'un amant fi tendre 8c fi fidéle , fe rendit. Le mariage fut conclu, 8c s'acheva avec beaucoup de magnificence. Cet heureux changement rendit k Park la beauté 8c la bonne humeur que fa trifteffe lui avoit enlevées. Mademoifelle de Montmirel , devenue madame Park, aima d'abord fon mari par devoir , 8c bientöt par inclination. Ils jouirent long-tems de leur bonheur, laiffèrent une nombreufe pofiérité ; 8c Henri VIII, auffi roi d'Angleterre, époufa dans la fuite une héritière de cette maifon.  T r T T D r JU ü, JL A il Ë DE. M. *** A M1,e. *** SUR L'ORIGINE D E LA MUSIQUE. "VciUS m'avez fouvent demande ce que je penfois fur les différentes fortes de mufique, en perfonne qui n'a pas décidé quel eft fon gout, qui n'ofe s'y fier, & qui refte dans 1'incertitude. Les différentes opinions n'ont pas la force de vous entrainer , mais bien celle de fufpendre 1'impreffion du fentiment av> quel vous h'ofez vous livrer : voici votre excufe. Votre cceur n'a jamais été touché , vous ne con* noiffez point 1'amour : vos amans ont voulu vainement vous le faire connoitre, vous n'avez conntt que vos amans. Les uns, emportés & groflïers, ne vouloient que vous corrompre , ils vous ont infpiré 3*9  320 Lettre de 1'horreur ; d'autres, ayant le même projet, 1'ónt diffimulé. Les uns fe font donnés pour philofophes uniquement charmés de vos vertus; la plupart fe difoient fédufts par les graces de votre efprit : ce même efprit qu'ils vantoient vous a fervi a connoitre la fauffeté de leur caraétère ; les voila démafqués & méprifés. D'autres encore ont effayé de vous plaire par les difcours .fiatteurs, les coquetteries & les gentilleffes frivoles, qui féduifent prefque toutes les femmes; eet art, ce manege vous a paru plat, & tous les amans vous ont paru dangereux & incapables de fatisfaire votre efprit & de toucher votre cceur. II m'a paru néceffaire de débrouiller en vous les idéés fauffes que vous avez de 1'amour, avant que de vous parler de lui. Ne croyez pas que j'entreprenne de vous le faire- connoitre autrement que par la fimple théorie , peut - être un jour 1'amant qu'il vous a deflmé vous fera fentir quel il eff. On a diftingué , il y a long-tems, deux amours ; 1'un, fous le nom d'Eros, & 1'autre d'Anteros. C'eft, du premier dont je veux vous parler; c'eft lui qui aima Pfyché. Cet amour, tendre, pur, vrai, vif, conftant , fidele , ne pouvoit aimer que Pfyché , jl vouloit être aimé de même ; pour, cela , il lui falloit une ame toute entière. II trouvoit dans toutes les femmes les défauts & les dégouts que Pfyché trouvoit dans tous les hommes ; rien ne pouvoit plaire  SUR LA MUSIQUE. 321 plaire i Pfyché, & n'étoit digne d'elle que 1'amour lui-même. La fable vous a appris tous fes malheurs , la curiofité ck la vanité les caufèrent; elle y joignit la défiance, crime pour 1'amitié, mais affreux & irrémif. fible aux yeux du véritable amour. Vous êtes éton* née de m'entendre dire aux yeux du véritable amour. Oui, a fes yeux , celüi-la n'eft point aveugle , il eft clair - voyant , mais filencieux; il parle peu-fimplement, évite les phrafes ck les tours affeél és; fon langage eft vif, plein de naïveté & d'expreffton: tout parle en lui. Rien n'étoit perdu pour Pfyché ; une ame n'a pas befoin de grands difcours pour entendre toute la force & toute la grace d'une penfée, encore moins lorfque cette penfée vient du fentiment. Après toutes les peines que les défauts de Pfyché lui avoient caufées , après qu'elle eut éxpié fes crimes, en fe livrant entièrement a 1'amour , il 1'époufa; les dieux approuvèrent ce mariage; ils étoient feuls dans 1'univers faits 1'un pour 1'autre. De ce couple charmant naquit la volupté. Cette déeffe étoit digne de fon origine; elle ne fe fépara jamais de fon père ck de fa mère, elle en faifoit les délices. Sans parler les différens idiömes , elle fe faifoit entendre a toutes les nations ; il fuffifoit • pöur cela d'avoir une ame ou de 1'amour; tout ce qui étoit privé de 1'un ou de 1'autre ne 1'entendoit point, tout ce qui fuivoit les étendards d'Anteros étoit fourd pour fa voix délicate ck gracieufe. Vous Tornt FI. X  ^22 Lettre favez qu'Anteros, le faux amour, vint s'établir fur la terre , qu'il fubjugua prefque tous les mortels. II les bleffoit avec des fleches empoifonnées, il trainoit après lui la jaloulïe, la fraude, la trahifon , 1'inconffance, 1'indifcrétion; de la vinrent des guerres ck des meurtres fans nombre. Pour les féduire, il menoit avec lui une fauffe volupté, qui ne reffembloit en rien a la fille de Pfyché; elle ne donnoit que des plaifirs gröfliers , qui ne flattant les fens que pour des inftans , les détruifoient en peu de tems. La fille de Pfyché , un. jour en badinant, effaya d'imiter les foupirs d'amour fur un inftrument qu'elle fit avec un rofeau ; fur ce même inftrument elle trouva le moyen de peindre par des fons les différentes agitations d'un cceur amoureux : langueurs, larmes, délices, joie döuce ck naïve. Son père ck fa mère fentoient augmenter leurs plaifirs par les fons touchans qui les repréfentoient. La volupté ne s'en tint pas a ce coup-d'effai; elle inventa plufieurs inftrumens, ayant tous des beautés particulières ck propres a. caraöérifer ck a peindre tous les différens mouvemens de 1'ame, au point de les faire reffentir a ceux qui en étoient fufceptibles. Les oifeaux habitans des bocages du pays fortuné oü ces dieux charmans avoient choifi leur retraite, apprirent bientöt a former des fons mélodieux ck agréables. Les bergers foupiroient fur la fiüte, & animoient leurs danfes par ie fon de la mufette 6k  SUR LA MUSIQUE.' 3 du tainbourin. Un jour, un roffignol s'étant éloigné de fa demeure ordinaire, fut furpris par un amour folatre qui voltigeoit prés de 1'ile formnée ; fon chant lui parut nouveau ; il porta 1'oifeau a Vénus , comme un préfent rare & digne d'elle. Elle en connut tout le prix, & fur-le-champ ayant fait atteler fon char,' elle ordonna au roffignol de voler devant fes pigeons' & de la conduire dans les climats, inconnus jufqu'alors, oü les oifeaux avoient un ramage fi tendre. II obéit, elle part & arrivé. 'Son char reffa fufpendu dans les airs , enveloppé d'un nuage; elle vouloit voir fans étre appercue. Ses yeux furent frappés du plus agréable fpecfacle qui fut jamais ; fon fils & Pfyché fur un tröne de gazon & de fleurs , dans le lieu le plus délicieux de 1'univers. Je n'en ferai point la defcription ; .1'amour l'avoit choifi pour fa demeure, & fa fille l'avoit orné. A la tête des nymphes & de leur cour , elle leur donnoit une fête champêtre ; elles danlbient fur le gazon, les zéphirs légers danfoient avec elles; les bergers & bergères danfèrent quelques entrees de ce ballet, les graces de la fuite de Pfyché en danfèrent auffi! Ces graces ne reffemblent point a celles qui accompagnent Vénus; elles font auffi modeftes, naïves & touchantes, que les dernières font effrontées & minaudières. Toute la mufique du ballet étoit caractérifée; les yeux fermés, on pouvoit deviner quels étoient les danfeurs, & fe repréfenter a-peu-près les Xij  jz4 Lettre différentes figures du ballet; tant la même expreffion régnoit & dans le chant & dans la danfe. II fembloit que la nature feule eüt produit 1'une & 1'autre; & fans que 1'on s'en appercüt , on reffentoit les plus délicates nuances des douces paffions, exprimées par les fons. Lorfque les jeux furent terminés, Vénus regagna Cythère , plus jaloufe que jamais de la beauté & du bonheur de Pfyché. II n'étoit plus en fon pouvoir de le troubler ; elle voulut du moins effayer de jouir du même plaifir, & li les fpecfacles qu'elle donneroit a Cythère n'avoient pas les mêmes charmes , les furpaffer du moins en magnificence. Elle fit conftruire un théatre dont les ornemens étoient chargés d'or & de pierreries ; les décorations & les perfpectives tachèrent d'imiter ce beau payfage qu'elle venoit de voir ; un nombre prodigieux d'inftrumens furent fabriqués ; Vénus promit des dons & des faveurs a tous ceux qui travailleroient avec fuccès pour fon théatre. Tous les hommes croyant avoir befoin de la proteéfion de Vénus , ont recours a elle comme a une divinité bienfaifante ; ils ignorent que d'elle & de fes enfans viennent les peines dont ils gémiüént. Tous travaillèrent a 1'envi a compofer de la Mufique. Chacun vantoit fon travail & la peine qu'il s'étoit dorinée j les géometres même s'en mêièrent ; ils louoient les calculs immenfes qu'ils avoient fait pour trouver le moyen de  SUR LA MUSIQUE. 32J parcourir dans les airs de violon toutes les différentes combinaifons d'un rt ou d'un mi, avec les autres notes. II eft vrai que eet air n'avoit point de chant, & dans cette mufique contrainte & fi pénible a compofer , rien ne couloit de fource , nul génie ne les animoit , ils fuioient la nature & le fentiment : 1'art n'auroit dü fervir qu'a chercher 1'un & 1'autre , pour les orner & les mettre/dans leur plus beau jour. Quand celui oü 1'on devoit exécuter fur le théatre de Cythère ce ballet tant vanté , fut arrivé , la plupart des fpeétateurs s'écrièrent que les inftrumens étoient faux; leurs fons faifoient peine aux oreilles les moins délicates; on leur déclara dogmatiquement que c'étoit des diffonances faites exprès, & le chef-d 'oeuvre de 1'art. Les chats , originaires de Cythère , ont tranfmis jufqu'a nous quelques tons de cette harmonie, comme les roffignols nous en font entendre quelquesuns de celle qu'ils ont entendue dans 1'ile de 1'amour. Le ballet fut danfé par les nymphes de la fuite de Vénus; danfes indécentes, oü fe mêloient des athlètes de la fuite de Mars ; les graces faifoient des fauts & des tours de force ; la confufion régnoit. La mufique n'avoit de rapport a la danfe que par les mouvemens plus ou moins vifs; point de penfée , par-conféquent point d'expreffiori. On parcouroit tous les tours avec rapidité , les diff«~ Xiij  326 Lettre nances prodiguées fans ceffe; quelquefois on s'obftinoit a rebattre deux notes pendant un quartd'heure ; beaucoup de bruit , force fredons ; ck lorfque par hafard il fe rencontroit deux mefures qui pouvoient faire un chant agréable, 1'on changeoit bien vïte de ton , de mode ck de mefure. Toujours de la trifteffe au lieu de tendreffe ; le fin gulier étoit du barocque ; la fureur , du tintainare; au lieu de gaieté, du turbulent; ck jamais de gentilleffe , ni rien qui püt aller au cceur. Vous en favez a préfent autant que moi , faites votre choix : 1'une de ces mufiques vient de Cythère ; 1'autre , de la fille de 1'amour ck de Pfyché. Ne croyez pas qu'une nation s'en foit approprié 1'une a 1'exclufion de 1'autre; les deux mufiques fe font répandues dans les deux nations; votre cceur & votre goüt vous feront démêler quelle eft leur origine. Vous trouverez peut-être que j'avance fans preuve que les chats font originaires de Cythère. Ils en confervent encore les inclinations ck les manières ; remplis de gentilleffes dans leurs badinages , un air doux , pleins de diffimulation , cruels , trompeurs , féroces , fans amitié ; lorfque 1'amour les rend heureux ; leur indifcrétion 1'apprend au voifinage par leurs clameurs; ils font légers ck volages comme les Cupidons. Le roffignol amoureux , venu de 111e fortunée , ne  SUR LA MUSIQUE. 317 chante que pour toucher fa maitreffe. Eft-il heureux ? il fe tait & ne chante plus; content de fat bonne fortune, il la goüte en filence. Fin des Hipires, Nouvelles & Mémoires ramafés.   LES MANTEAUX. RECUEIL. PREMIÈRE PARTIE.   A Me M A N T E A U ; MAITRE CORDONNIER POUR HOMME, 'AU SOULIER COMMODE^ Rue du Chantre, a Paris. Vo tre nom, Monfieur, vous donnoit des droits fur eet Ouvrage ? quand la fortune ne vous auroit fait que Savetier. Des recherches critiques , hifloriques , grammaticales, théologiques; des fans anecdotes qui ont donné lieu a plufieurs Auteurs d'employer dans un nouveau fens le mot de Manteau ; d'autres faits peu connus , dont le même mot, pris dans fes fens dijférens, a été le fujet principal , ou foccafion , entreront dans ce recueil, qui par fa fngularité, mérite votre approhation , ou du moins votre indulgence. Si les hifloires que je vous préjente  ne paroijfent point par elles-mêmes utiles d vo' tre profeffion , t hommage que je vous rends , peut du moins fervir d corriger dans la fuite meffieurs vos enfans d'une ambition , qui n'efl que trop dangereufe pour la plupart des families. Ce feroit ici le lieu ou jamais, de faire, votre éloge , mais je in'arrêterai d un feul trait; vous peigne^ la douceur de votre caraclère par le choix de votre enfeigne. Madame Manteau efl la première d vous rendre , fur eet article, la juflice qui vous efl due. Elle cherche de fon cóté d vous imiter , & Von peut dire que vous trouve^ en elle la vraie chauffure d votre pied. Si j'ai le bonheur de contnbuer d vous faire connoitre y j'efpère de votre reconnoiffance que vous contribueren d me faire valoir , en me pronant auprès de vos pratiques. Vous en aure^ peutêtre davantage, & mon livre en fera mieux vendu. Je fuis, monfieur, très-parfaitementy votre très-humble ferviteur, A * * *. 'De Paris, ce . . . . I746.  31? PRÉFA CE. Etymologie. 11 feroit affez difficiie de décider, & peut - être affez peu important de difcuter, ii le mot Manteau vient de mante, ou fi mante vient de Manteau. II efl sur du moins que les dérivés mantelet , manteline , mantille, mandille , &c. 8c les compofés du mot Manteau viennent de 1'un ou de 1'autre, a moins qu'ils ne viennent tous de mantel, vieux mot celtique. ÈLOGE DU MANTEAU. L'éloge du Manteau , compofé en latin par Petingfert, jurifconfulte Allemand, 8c publié a Breme dans un recueil de pieces, in - 12 , ne pourroit nous fixer a, eet égard. Si j'avois trouvé ce recueil a Paris, j'en aurois profité par rapport a d'autres objets, 8c j'aurois eu autant de bonne-foi pour citer 1'ouvrage Sc les fecours dont il m'auroit été, que j'ai de fincérité pour dire que le Manteau, ou la couverture des eaux de Spa, par M. AV***, Cologne, Pierre Marteau, 1737, efl une brochure in-8°., d'un ftyle déteflable , dont il n'a paru que la première partie, 6c dans laquelle il n'eft pas queftion de Manteau. MA NT EA UX AU PROP RE. II eft:  334 P R É F A C E. inutile d'avoir recours aux favans d'AUemagne potff connoitre 1'ancienneté du Manteau & fes avantages. Pour favoir qu'Elifée neut point eu le don de prophétie , fi Elie en montant au ciel, ne lui avoit laiffé fon Manteau. Petingfert n'auroit furement pas rapporté fepigramme fuivante, mife en vers par Montmorj. d'après le mot de monfieur de Montaufier ; ép> gramme qui peut trouver ici fa place. Elie, ainfi qu'il eft écrit, De fon Manteau joint a fon doublé efprit Récompenfa fon ferviteur fidele. Triftan eut fuivi ce modele : Mais Triftan, qu'on mit au tombeau Plus pauvre que n'eft un prophete, En laiffant a Quinault fon efprit de poëte/ Ne put lui laiffer de Manteau. II n'eft pas permis d'ignorer de quelle reffource fut a Jofeph fon Manteau, pour fe débarraffer des vives, & très-vives inftances de la femme de Putiphar. II fuffit encore d'avoir une légère connoiffance de 1'antiquité, pour être au fait du Manteau des Grecs, & de celui qui diftinguoit les philofophes cyniques. Celui des Grecs en général fe portoit par-deffus une tuniquej il étoit large, relevé par  PRÉFACE. 335; les deux bouts de chaque cöté, & attaché derrière les épaules avec une agraffe. Antifthène., fondateur de la feéïe des Cyniques, fit porter a fes difciples le Manteau fur 1'épaule , & fupprima la tunique. Diogène , jeune encore , en demanda une pour fe garantir du froid : Le Manteau fuffit, lui dit Antifthène ; en hiver, mettez-le doublé; en été, comme vous voudrez. Si la réponfe eft dure, la dernière partie qui a quelque plaifanterie, pourroit être l'oiigine éloignée de cette efpece de dicfon en ufage parmi nous. Quand il fait beau, Prends ton Manteau; Quand il pleut, Prends-le fi tu veux. Je me trouve pourtant forcé d'avouer ici qu'un compilateur un peu profond , m'auroit été d'un grand fecours pour répandre la lumière fur les faits douteux du legs d'Antifthène, fait a Diogène; du partage de ce Manteau tout déchiré entre les difciples d'Antifthène , ou de 1'ordre que donna ce philofophe en mourant d'enterrer fon Manteau avec lui; mon érudition fe borne a rapporter le reproche que 1'on fit a Diogène , en lui difant que 1'on voyoit fa vanité a travers des trous de fon Manteau, Voyez Diog. Laërt.  336 P H É F A C E. ' S'il étoit néceffaire cle donner de nouvelles preuVes de 1'ufage général des Manteaux chez les Grecs , je rappellerois la réponfe de ce philofophe a celui qui demandoit ce qu'il avoit fous fon manteau: Le porterois~je ainfi, fi je n'avois deffein de le cacher? J'ajouterois que la comédie des Grecs, (palüata} eft diftinguée de celle des Romains, (togata) par Ia différence du vêtement des deux nations. A quel fiecle rapporterons - nous le fait qui eft décrit dans la cinquième fable du cinquième livre de Phedre ? Un comédien avoit imité le cri d'un cochon fi parfaitement que les fpedateurs crurent qu'il en avoit un caché fous fon Manteau ; un payfan dit tout haut qu'il réuffiroit encore mieux. Le peuple affemblé deux jours après ; dès que le comédien eut joué fon róle avec le même fuccès, le payfan , qui avoit effecfivement un cochon fous fon Manteau, lui tira 1'oreille jufqu'au point de le faire crier. Les acclamations furent toutes en faveur du comédien ; le payfan montra aux fpeélateurs facteur qu'ils critiquoient, leur difant: En hk (porcellus ~) declarat quale's Jltis judicesi Quóique la robe fut 1'habillement diftinélif des Romains , on fait que fouvent ils portoient pardeffus une forte de Manteau appellé épitoge. II fervit a Pompée ck a Céfar, pour ne pas voir en mourant  P R É F A C E, 337 mourant les derniers coups qu'on leur portoit. USAGE DU MANTEAU. En fuivant 1'ufage des Manteaux jufqu'a nos jours , Phiftoire eccléfiaftique fournit plufieurs faits que je ferois en droit de revendiquer; les Manteaux de S. Florent, de S. Martin , de Sainte Urfule , de S. Francois d'Affife, de S. Francois de Paule, mériteroient des differtations particulières. II fuffira de dire ici que dans les premiers fiecles du chriftianifme, une grande partie des nouveaux chrétiens , ck fur-tout les clercs , abandonnèrent la robe romaine, alors fomptueufe, pour le Manteau fimple de couleur brune. On leur en fit un crime, comme fi en préférant 1'habit des Grecs , ils en avoient adopté les mceurs , alors généralement décriées. Tertullien crut devoir juftifier les nouveaux chrétiens, ck lui-meme, par un traité qui nous a été confervé, ck qu'il prononca, dit-on, publiquement a Carthage. Une plaifanterie infultante contribua peut-être a lui faire compofer eet ouvrage ; on difoit des chrétiens ck de lui, qu'ils avoient paffé a toga ad pallium, ab equis ad afinos. Le livre du Manteau, de Tertullien, a été traduit en francois par Maneffier. Paris, Pierre Promé, 1665 , in - 11. Catalog. de la Biblioth. du Roi. SS. Pères , n. 478. Si le Manteau fut pour les nouveaux chrétiens une fource de railleries piquantes, la réligion qu'ils Tornt FI. Y  338 P R É F A C E. embraffoient leur apprenoit a fouffrir patiemment les injures ck le mépris : mais rien ne dédommagea les feigneurs ck les dames de la cour du roï Artus, de la honte & de la confufion que leur caufa le Manteau envoyé par la fée Mourgue. On peut en juger par la leéture du Manteau mal-taillè, imprimé dans ce recueil d'après un manufcrit de la* Bibliotheque du Roi. Pour connoitre 1'utilité des Manteaux, j'en appelle a tous les voyageurs , ck a quiconque eft expofé au froid ck a la pluie. Molière , dont les comédies font le tableau du ridicule des hommes , ck 1'hiftoire des ufages de fon fiecle , nous apprend qu'il fuffifoit de fortir de chéz foi pour fe fervir du Manteau^ Et voyant arriver chez lui le damoifeau , Prend fort honnétement fes gants ck fon ManteauJ Ecole des femmes , acte 1 , fcène 1. Regnier nous avoit auffi marqué ce fait par ces deux vers : Un de ces jours derniers, par des lieux détournés , Je m'en allois rêvant, mon Manteau fur le nés. Le terme des röles a Manteau, dont on fe fert pour défigner certains perfonnages de comédie ,  P R É F A C E. 33a indique affez qu'il y avoit des ages, des conditions E LA CHEMINÉE. Fragment d'une hijloire trouve'e dans les papiers de M. J. après fa mort. TT • r- , , %J n jeune Francois, nommé Guerin, avoit fenti naitre en lui dès fon enfance, le defir de voyager dans les pays éloignés; ce defir s'étoit accrü par la facilité que fon père avoit eue de s'y prêter. Une fomme d'argent mife dans le commerce ck confiée a un négociant de Marfeille pour la faire valoir, devoit produire les fonds deftinés a la dépenfe des voyages de fon fils. Les idéés qui naiffent dans un age oü 1'on eft peu en état de raifonner, ne font pas ordinairement bien étendues , & acquièrent difficilement un certain degré de netteté. Auffi le jeune Guerin, dans le deffein oü il étoit cle quitter un jour fa patrie , n'avoit point formé celui de faire fortune, de s'mftruire, d'acquérir des connoiffances utiles a fon pays ; il n'envifageoit que le plaifir de changer de lieu,»de Tornt VI Z  354 L £ Manteau voir cle nouveaux objets, de nouveaux ufages. Différens contre-tems fufpendirent fes projets , & fon père lui ayant propofé d'entrer dans le génie, il fervit en Efpagne pendant Ia campagne de 1719, en qualité d'ingénieur. En 1720 , 1'arrivée de Méhemet Effendi a Paris, donna occafion a Guerin de fe lier particulièrement avec M. Le Noir, Interprète de eet Ambaffadeur, Ses premiers defirs fe réveillèrent 'avec plus de vivacité ; la nouvelle qu'il recut en méme-tems que fes fonds de Marfeille avoient produit une fomme confidérable ; la paix qui fe fit avec 1'Efpagne, ck qui lui ötoit 1'efpérance de fuivre une carrière dans laquelle 1'honneur 1'auroit retenu tant que la guerre auroit duré : ces circonftances réunies déterminèrent fon départ. II paffa d'abord a Conftantinople , oü il crut devoir s'appliquer a 1'étude des langues mrque , arabe & perfane; fon intention étoit de pénétrer jufqu'aux extrémités de 1'Afie. Après avoir voyagé pendant plufieurs années dans différentes provinces de 1'empire des Turcs; attiré par la réputation de Thamas-Koulikan , il delira de voir ce conquérant, il' efpéra d'en étre connu. Les Perfans n'ont point ce barbare éloignement pour les peuples qui ne font ni de leur nation ni cle leur rebgion. Guerin fut accueilli par eux, & ne différa point a fe rendre auprès de fon héros. II trouva  DE LA ChEMINÉE. 355 les moyens d'en obtenir une audience, dans laquelle il lui demanda la permiffion de combattre dans fon armee, fans "autre récompenfe que la gloire de le fervir. Bientót 1'intelli gence de Guerin dans le métier de la guerre, & fon habileté dans le génie, parvinrent aux oreilles du prince, qui par des offres confidérables voulut le fixer a fa cour; mais Guerin voulut toujours fe réferver le droit de quitter la Perfe quand il le jugeroit a - propos ; & pour acquérir ce droit, auquel Thamas-Koulikan confentit, il renonca fans peine aux honneurs & aux emplois que fes fervices pouvoient mériter. L'eftime du prince, fa confiance, des diftinélions flatteufes des graces particulières le dédommagèrent des grades & des récompenfes militaires, qu'il fe fut reproché d'envier aux feigneurs Perfans. Souvent il dirip-eoit leurs manceuvres par fes confeils, mais il leur faifoit 1'honneur cle la réuffite : auffi voyoient-ils fa faveur fans envie. Thamas-Koulikan fut même tirer parti de la modération de Guerin, pour animer le zele & les talens de fes généraux; il crut devoir, par une politique adroite , les louer en public des fuccès dont il avoit remercié Guerin en fecret. Ce fut alors que Topal Ofman fut envoyé a la tête de 1'armée qui s'affembloit contre la Perfe > le général des Perfans demanda de nouvelles troupes a fon maitre, qui fouhaita que Guerin les accom- Z jj  356 Le Manteau pagnat. A-pe'me fiit-il arrivé, que les deux armées en vinrent aux mains. Les Turcs eurent d'abord 1'avantage , & les Perfans euffent été défaits, fi Guerin , après avoir rallié une partie des fuyards, n'avoit encore difpofé 1'artillerie de facjon que le défordre fe mit parmi les Turcs; on profita' de ce moment pour les attaquer , ils furent prefque tous détruits : Topal Ofman , après des prodiges de valeur , y périt, regretté de fes ennemis mêmes. Le général Perfan fentit tout le prix de cette vicfoire , & n'eut pas la baffeffe de diffimuler a qui il la devoit. II ne rifquoit rien, du cöté de la fortune, a rendre juftice a Guerin, & il étoit affez grand homme pour juger que par un pareil aveu, il ne perdroit rien de fa réputation. Le butin fut immenfe ; Guerin , peu avide de tréfors dont la générofité de Thamas-Koulikan l'avoit mis en état de fe paffer, fouhaita pour fa part une plus grande quantité d'efclaves, flatté par avance du plaifir de pouvoir adoucir leur infortune. i Un d'entre eux, nommé Achmet, paroiffoit plus accablé que les autres de la honte oü le fort des armes l'avoit réduit; il dédaignoit de fe plaindre, mais fon air fombre & taciturne, peignoit affez le trouble de fon ame. Guerin crut demêler que 1'efclavage n'étoit pas la feule caufe de la mélancolie qui paroiffoit en lui ; cette idee l'intéreffa. Pour éclaircir les foupcpns il voulut donner lieu a Achmet  DE, LA CHEMINÉE. 357 de lui découvrir le fond de fon cceur , & lui fit plufieurs queftions avec un air de bonté & d'intérêt. L'efclave gardoit un morne filence, les careffes mêmes furent employees inutilement, Achmet touché ne fut pas féduit. Guerin enfin hafarda 1'autorité d'un maitre fur fon efclave, ck fit entrevoir le rifque qu'on pouvoit courir alui déplaire. Epargnetoi ce foin , lui dit Achmet, ma vie feule dépend de toi. Sans un foible efpoir qui me refte, je te demanderois la mort comme une faveur; mais tu peux 1'ordonner fi tu la crois néceffaire pour fatisfaire 1'orgueil d'un maitre irrité. Ah cruel! reprit Guerin ; devrois-tu me juger ainfi ? L'avois-je mérité ? ai-je infulté a ton malheur ? ck quand la pitié - Je la refufe cette pitié que tu m'offres , elle me feroit inutile, ck ne peut qu'irriter mon défefpoir; elle feroit même funeffe pour toi , fi pour payer des bontés dont je fens le prix malgré la dureté que tu peux me reprocher , je te faifois partager 1'horreur de mon fort. Accepte du moins mes bienfaits, lui dit Guerin. Le plus grand que j'attende de toi, reprit Achmet, c'eft de refpecf er mon fecret. Ton cceur inflexible, répartit Guerin, m'envie la douceur d'entrer dans tes peines, & de les foulager; eh bien, je jure de ne jamais chercher a pénétrer 1'affreufe vérité que tu, me caches , mais du moins tu feras auffi heureux qu'il peut être en moi d'y contribuer; je te laiffe a. toi-même, k ton • Ziij  358 Le Manteau trouble, a tes remords peut-être; je te rends tous les droits que je puis avoir fur toi; de viens libre, je te quitte encore de la reconnoiffance. II feroit difficile de rendre Fétonnement, mélé de refpecf & de vénération, dont Achmet fut faifi. II fe profferna aux pieds de Guerin , & après quelques inftans d'un filence a-travers duquel fon ame agitée fe peignoit toute entière , il lui dit : Je te parois un monfire, & tu n'en es que plus généreux. Forcé de te refpecf er , de tadmirer', de t'aimer, je me trouve dans la néceffité cle t'outrager encore par mes refus; mais j'aime mieux perdre tes bontés que ton eftime : quand je pourrois les mériter par ma confiance, j'en deviendrois indigne par 1'aveu que j'aurois fait. Ta vertu même, cette vertu qui maïtrife les paffions, cette vertu fenfible & génereufe, que j'ignorois & que tu me fais connoitre, retient clans mon cceur un fecret dont la connoiffance éteindroit dans le tien tous les fentimens de pitié , pour n'y laiffer qu'une jufte horreur, J'accepte pourtant la liberté , ajouta-t-il en fe relevant , fi tu me permets de t'en faire a chaque inftant Ie facrifice, en ne te quittant jamais. Guerin s'attenc]nt, 1'embraffa , confirma le don qu'il lui avoit fait, & la promeffe de ne jamais le preffer pour favoir fon fecret. JJ le regarda dans la fuite comme fon ami. Achmet étoit plus inftruit que les Turcs ne le  de la Cheminée, 359 font ordinairement; il avoit appris le francois d'un efclave de cette nation qu'il avoit eu; quand 1'imprimerie s'établit a Conftantinople , il avoit contribué a fon établilfement fous les yeux de Saïd, & dans les foins que lui donnoit cette occupation, il avoit acquis des connoiffances qui rendoient fa fociété aimable. . '. Pendant le refte de la guerre , il n'héfita pas a fuivre fon bienfaiteur , quoique ce fut contre fa patrie; mais il combattoit moins pour les Perfins qu'il n'étoit attentif a veiller fur les jours de fon ami, II cherchoit 1'occafion de s'acqujtter._en partie avec lui ;.le hafard le fervit. Guerin ,. tombé de cheval, aüoit être enveloppé , Achmet foutint feul feffort des Turcs, lui donna le tems de fe relever, de remonter a cheval. Achmet, preffé, alloit fuccomber; Guerin fondit fur eux pour le dégager , & tous deux mirent les Turcs en fuite. Leur amitié qui croiffoit par degrés, fe nourriffoit par des facrifices réciproques & continuels. Achmet n'avoit a fe reprocher que fon manque de confiance fur un feul point, ck dans la condefcendance que Guerin avoit pour cette foibleffe, il trouvoit une nouvelle fource d'attachement pour lui. La liaifon intime qui étoit entre les deux amis ne s'étendoit pas jufqu'a les unir dans le goüt des plaifirs. Achmet évitoit fur-tout de fe trouver avec Z iv  360 Le Manteau ces efclaves charmantes, qui occupées du defir de plaire, jaloufes de la préférence, ne font dépendre leur gloire que des defirs qu'elles infpirent, ou des tranfports qu'elles procurent , fans être fenfibles a la douceur d'aimer, qu'elles ignorent. Tout ce qui avoit rapport a l'amour augmentoit fa mélancolie. Ils prirent la route de 1'Inde , & après avoir féjourné quelque tems dans le beau royaume de Cachemire, ik s'embarquèrent fur les vaiffeaux d'Europe • . . . Au mois de Septembre 1736 , d'oü s'étant rendus a Paris, Guerin alla loger chez fon frère qui avoit été prévenu de fon arrivée. Achmet fut recu avec toutes fortes d'égards ; mais il demanda & obtint la liberté de vivre dans la retraite. Pour 1'en arracher, Guerin le menoit quelquefois avec lui dans les vifites qu'il étoit obligé de faire; fouvent il 1'engageoit a fe promener avec lui. L'hiver lui ayant öté cette dernière reffource, il voulut lui perfuader de cultiver les perfbnnes qu'il lui avoit fait connoitre ; mais Achmet préféra la folitude. Retiré dans fon appartement, il en fbrtoit rarement; Ja raifon du froid , auquel il fe difoit peut-être plus fenfible qu'il ne 1'étoit en effet, & dont cependant il pouvoit être plus fufceptible depuis qu'il  DE la ChEMINÉE. 361 avoit pris 1'habit a la francoife, lui fervoit cle prétexte : en quittant 1'habit turc , il avoit trouvé Favantage de ne point exciter, par fon habillement, une curiofité indifcrette, & d'éviter des queftions qui auroient pu 1'embarraffer. Guerin fe déroboit fouvent aux empreffemens de fa familie pour venir caufer avec Achmet. Un jour il le trouva auprès de fon feu , appuyé fur le Manteau de fa cheminée, & plongé dans la plus grande rêverie; la chambre n'étoit éclairée que par la lumière que le feu y répandoit. Cette efpece cle clarté reffemble, a certains égards, a celle que répand la lune a travers des arbres épais; Achmet fe leva comme s'il fe fut réveillé d'un fommeil profond; & pour cacher 1'état de fon ame , dont il étoit honteux vis-a-vis d'un ami pour lequel il fe reprochoit fon peu de confiance, il chercha par plufieurs queftions a fe diftraire de fes propres réflexions. Guerin remarqua 1'embarras d'Achmet, Feffort qu'il fe faifoit, & s'afht prés de lui. Après quelques difcours vagues , Guerin s'étendit fur le défmtéreffement qu'avoit marqué fon frère dans le compte qu'il lui avoit rendu cle fon bien. Ce bien , accumulé pendant quinze ans , avoit produit une fortune confidérable ,,par Fin? tégrité & Fintelligence avec laquelle les revenus avoient été placés fucceffivement. Guerin ajouta qu'il n'avoit accepté que ce qui lui étoit échu dans  362 Le Manteau » fon partage, & que renoncant au furplus , il l'avoit deftiné a 1'établilfement de fa niece. Vous êtes généreux, dit Achmet, & je vous reconnois; vous payez par un don ce que votre frère eüt eu tort de n'avoir pas fait. Non, non, reprit Guerin ; laiffez-moi jouir du plaifir dé croire que la probité n'eft pas fi étendue que vous le dites, & que fes foins ont eu plutöt pour objet de fervir un frère qu'il aimoit, que de remplir les loix que lui prefcrivoit un dépot confié a fa probité. Que vous êtes heureux! s'écria Achmet; la tranquillité de votre ame vous laiffe jouir de tout ce qui vous environne; vous pouvez fans peine porter fur chacun de ces objets le degré d'intérêt , d'eftime ou de fenfibilité qu'il mérite. Votre patrie, vos anciennes liaifons , vos parens. ... Vous m'ouvrez les yeux, reprit Guerin; féduit par le charme de vivre avec vous , je n'ai pas fongé que j'efpérois en-vain vous dédommager de la douceur que j'éprouve moi-même en me retrouvant dans ma patrie & dans le fein de ma familie. Non, je n'ai rien a regretter , reprit Achmet avec tranfport , vous feul me reftez dans la nature .... la connoiffance de 'mon fort , des defirs impuiffans .... des remords. ... C'eft vous feul que je dois, que je puis aimer. II fe tut alors; c'étoit en effet ne rien dire de plus que ce que Guerin avoit pu deviner : mais Achmet n'en avoit jamais tant dit, malgré Fhabitude  DE la ChEMINÉE, 363 d'une liaifon auffi intime , malgré le défceuvrement d'une longue navigation; & Guerin regarda prefque ces mots fans fuite & fans ordre, comme un épanchement de cceur. Quoi! je vous quitterois, reprit encore Achmet , vous a qui je dois la liberté & les biens dont je jouis, a qui je dois furtout les fentimens que vous m'infpirez, & dont la douceur fufpend fouvent 1'amertume de mon ame ; vous qui avez le droit trop bien acquis de tout exiger de moi!. .. J'y ai renoncé , dit Guerin , c'eft une des cönditions de notre amitié; j'ai peutêtre eu la foibleffe de m'y foumettré, mais j'ai du moins le courage de refpeéfer nos engagemens ; je dis le courage, car il en coütoit alors a la fimple fenfibilité qui intéreffe pour un malheureux, &: il en coute a préfent a 1'amitié. II s'étoit levé en difant ces dernières paroles, Achmet l'avoit fuivi, ils fe promenèrent quelquetems dans fa chambre. Guerin voulut continuer la converfation fur le même ton, Achmet, devenu tout-a-coup plus taciturne , ne répondit rien; ce changement n'échappa point a fon ami, qui fans infifter davantage, lui dit que le conful francois du Caire étoit nouvellement a Paris, qu'il iroit le voir incelfamment , & qu'après ils prendroient jour pour y aller enfemble. Ils fe féparèrent peu de tems après. Guerin revint le lendemain, il trouva fon ami  3^4 Le Manteau dans la même fituation que la veille; il venoit lui confier un projet que fon frère lui avoit communiqué le matin. II femble, dit-il, fe méfier du goüt que j'ai eu pour les voyages, & pour m'engager a refter avec lui, il croit qu'une femme pourroit me fixer k Paris. Je fens, comme je dois, cette marqué d'attachement , & je vois toute la nobleffe du procédé; je m'engagerai volontiers k paffer avec lui le refte de mes jours , eet engagement n'a rien qui ne me natte, celui du mariage n'a rien qui me tente; & quand les douceurs qu'on veut m'y faire envifager pourroient me féduire , je vous en dois peut-être le facrifice. A moi ? dit Achmet. Sans doute a vous , reprit Guerin ; fi j'étois heureux, comment venir étaler mon bonheur aux yeux d'un ami malheureux ? & fi j'éprouve des troubles, des contradicf ions, viendraije augmenter mes peines en réveillant en vous 1'mtérêt qui vous rend perfonnel tout ce qui m'arnve? Ne me comptez pour rien, lui dit Achmet; vous avez peut-être tort de ne pas fuivre 1'idée qu'on vous donne. Que rifquez-vous ? vous n'aimez point ; 1'eftime , 1'habitude feront les liens d'une union oü la paffion n'entrera pour rien ; & quel que foit 1'événement, ou la raifon vous fera fejitir un bonheur qu'elle aura préparé , ou elle vous aidera k fupporter les chagrins qu'elle aura pu vous faire prévoir. Je fuppofe même que vous  DE DA ChEMINÉE. 365 deveniez fenfible , amoureux , eet amour n'aura jamais ce caraétère terrible qui produit également la frénéfie d'une ame ivre de plaifir, ou le déchirement d'un coeur défefpéré. Ce caraétère eft inconnu dans vos climats, 1'éducatien, ce que vous appellez politeffe , la communication qui dans ce pays-ci eft entre les deux fexes, dès leur enfance, produifent parmi vous une liaifon qui eft plutöt un fimple commerce de fentimens qu'une vraie paffion ; il n'y entre jamais de eet abandon de foiméine , de cette fureur qui fe porte a tout fans fcrupule, foit dans les moyens de réuffir, foit dans les confeils que donnent la crainte de perdre 1'objet aimé, ou la rage de s'en voir féparé. Plüt au ciel que je n'euffe jamais connu que eet amour tranquille, qui moins vif, moins impérieux, adoucit les vertus contraires a fes intéréts, fe rallentit par les remords, & furvit au défefpoir. Un domefiique qui avoit affaire a Guerin, vint lui parler ; Achmet s'approcha de la fenétre , Guerin 1'y vint joindre , ils y reftèrent quelquetems. L'étonnement de Guerin fut extréme, quand il vit que fon ami, paffant tout-a-coup de 1'agifation oü il étoit peu auparavant , a un état plus doux en apparence , quoiqu'intérieurement auffi violent , paria de la propofition du mariage avec détail, avec difcuffion, fans nul retour fur luimême, fans que rien parüt avoir rapport a ce qu'il  ^66 Le Manteau avoit dit étant au coin du feu. Son étonnement augmenta encore, quand le hafard les eut ramenés auprès de la cheminée, au lieu oü ils étoient d'abord ; Achmet ferrant la main de fon ami , dit avec des yeux égarés .... Oui, moi-même .... lui plongeant un poignard dans le fein .... Eh de qui ? s'écria Guerin ? ... De celle que j'adorois.... Je vous fais horreur fans doute. Nous comptions échapper a la pourfuite de nos ennemis , le fort nous trahit. Elle fe flattoit peu de défarmer la fureur d'un maitre irrité, elle eüt même rougi de lui demander une vie dont elle m'avoit confacré tous les momens ; nous allions être féparés pour jamais; la mort lui parut moins affreufe, elle me la demanda, cette mort, comme une grace , comme une preuve de mon amour, comme le prix du fien. Peut-être ne la regardai-je pas alors comme le plus grand des malheurs ; je perdois ce que j'aimois, on alloit me 1'arracher pour la remettre entre les bras d'un autre. Ah! Zesbet, Zesbet, ajouta-t-il en élevant la voix, ne me repro che rien, tu me vis toi - même me percer a tes yeux.... O ciel l que dites - vous ? dit Guerin.... Zesbet plus heureufe mourut fans doute, reprit Achmet.. .. Leur converfation fut. alors interrompue par un cri percant; ils ne purent deviner d'oü il partoit, & après quelques inftans donnés a la première furprife, Achmet continua : J'ai fu depuis, que je fus iecouru  DE la ChEMINÉE. 3 67 & mené a Topal Ofman, qui, inflruit de la mort de Zesbet, ignorant qu'elle avoit péri par ma main, croyant même que le défefpoir de la perdre m'avoit feul armé contre moi, me rappella a Ia vie par 1'aflurance qu'il me donna de me procurer les moyens de me venger. Cette raifon, plus forte fur moi que la couronne du martyre promife aux Mufulmans qui meurent en combattant contre les ennemis de la foi, me détermina a le fuivre. Sa mort me ravit tout efpoir de vengeance, je le retrouvai dans vos bontés & dans l'idée d'une liberté prochaine que je me fiattois de pouvoir acheter ou obrenir d'un maitre auffi généreux : un fenti-' ment plus doux 1'emporta bientöt dans mon cceur; ck fi, forcé d'abord a me taire par 1'intérêt méme de ma vengeance, j'ai depuis réfifté a 1'envie que j'ai eue de vous ouvrir mon cceur, ne 1'imputez qu'a la crainte que je devois avoir de perdre votre eflime ck votre amitié; j'ignore encore par quel charme j 'ai fuccombé Le refte du manufcrit étpit déchiré , il n'eft pas trop néceffaire d'en voir la fuite, pour fentir 1'impreflion que fit fur Achmet le Manteau de la cheminée. On ne fait fouvent a quoi attribuer les confidences qu'on a faites, celles qu'on a reques; c'eft qu'on s'eft trouvé au coin du feu. Le cceur .s'ouvre , l'efprit fc développe , 1'imagination s'é-  368 L e Manteau chauffe , la confiance nait , les inconvéniens difparoiirent. Que de raccommodemens ! que de déclarations! que d'aveux ! j'en appelle a mes lecteurs. C'eft une vérité a laquelle on n'a peut-être pas fait affez de réflexion; quand on a le pied fur les tifons, on a le cceur fur les levres. J'ajouterai ici, ce que m'a appris de la fin des aventures d'Achmet, un de mes amis qui avoit lu le manufcrit dans fon entier. Guerin raffura Achmet fur la crainte qu'il avoit d'être moins aimé après lui avoir fait une pareille confidence. Pendant la nuit, Achmet crut entendre , quoique confufément, prononcer plufieurs fois fon nom , il n'en fut que médiocrement frappé. Le lendemain , Guerin réfolut de rendre vifite au conful francois. Non-feulement il avoit le prétexte d'une parenté éloignée , mais celui du voifinage, un mur mitoyen féparoit leurs maifons ; de plus, il avoit envie de favoir des nouvelles d'un pays qu'il avoit parcouru; c'eft une curiofité naturelle a tous les hommes. 11 alla donc chez monfieur D**, ancien conful du Caire ; celui - ci, après les premiers complimens, le conduifit dans 1'appartement de fa femme, ils s'entretinrent quelque tems de leur féjour en Egypte, & parlèfent de plufieurs autres endroits de la domination du grand-feigneur. II eft fi naturel d'être occupé de fon ami, que Guerin fit bientöt tomber la converfation fur Achmet ck fur  DE la CheMINÉE. 365» fur 1'amitié qu'il avoit pour lui. En s'en allant il trouva fur 1'efcalier une fervante affez noire, mais bien faite , vêtue comme les efclaves d'Egypte , qui lui dit en turc, Achmet .... Achmet fera toujours aimê , Guerin ne fit qu'üne foible attention a ce difcours , qu'il regarda d'abord comme une fimple politeffe, fuppofant que 1'Egyptienne avoit entendu fa converfation. Frappé cependant de la confidence qu'Achmet lui avoit faite la veille , il fe rappella la fituation de la maifon, le cri qu'il avoit entendu , & dont le fon n'avoit pu venir a eux que par le tuyau de la cheminée. II ne voulut point communiquer a fon ami les idéés qu'il avoit, dans la crainte de renouveller fa douleur par une efpérance auffi légèrement concue , il fe contenta d'engager Achmet a venir le lendemain avec lui chez le conful. La femme du conful , pour faire honneur a Achmet , voulut le traiter a la mode de fon pays; elle ordonna qu'on apportat le café. A-peine 1'Egyptienne , qui fut chargée de cette commiffion, entra-t-elle dans la chambre , qu'elle tomba évanouie : On courut a fon fecours, chacun s'empreffa autour d'elle; elle reprit bientot fes efprits. Achmetl dit-elle alors en ouvrant les yeux, mon cher Achmet, cefl donc toi que je revois, c'jl donc toi que j'ai entendu mappeller ? Au fon d'une voix fi chère , Achmet crut reconnoitre Zesbet, & fans avoir la force de fe foutenir, tomba dans fes bras; c'étoit Tome VI. Aa  2jo Le Manteau Zesbet elle-même. Les deux amans contens de fe revoir, n'en étoient pas encore au détail de leurs aventures, leurs regards leur fuffifoient, leur avidité ne fe peut décrire; & voici ce qu'une curiofité pleine d'intérêt fit apprendre a Guerin, de la fuite des aventures de Zesbet. On peut fe fouvenir qu'Achmet avoit poignardé Zesbet & s'étoit poignardé lui-méme, Topal Ofman l'avoit fait fecourir , abandonnant Zesbet qu'on lui avoit dit être hors d'état de recevoir aucun foulagement. Quelques marchands francois de 1'échelle de Smyrne chaffoient de ce cöté, leur furprife fut extréme en appercevant une femme percée de coups. Sa beauté les intéreffa, ils en approchèrent , & croyant y trouver quelque refte de vie, ils la fecoururent & la portèrent dans leur maifon de campagne qui n'étoit pas éloignée; leurs foins ne furent point inutiles, elle donna quelque efpérance de, guérifon. Ils la remirent alors entre les mains d'un miffionnaire qui favoit parfaitement le turc, & qui joignant au fentiment naturel d'humanité des vues chrétiennes , lui rendit tous les foins poflïbles : elle guérit. II avoit gagné fa confiance, il avoit des droits fur fa reconnoiffance, il entreprit de la cönvertir , & y réuflit; le moyen de la religion fut le feul qu'il put employer avec fuccès pour 1'obliger a furvivre a Achmet, toujours préfent a fon efprit. La crainte  DE la ChEMINÉE. 371 d'expofer la nation francoife a une avanie, fi les Turcs avoient la moindre connoiffance de la converfion d'une femme turque, engagea les mrffionnaires a éloigner Zesbet de Smyrne. Elle confentit a tout ; Achmet étoit mort pour elle , quel lieu de la terre pouvoit - elle préférer ? Ils lui firent prendre un habit d'homme, ck lui donnèrent une eau qui détruifit la blancheur ck Péclat de fon teint. Ce préfent fut le feul qui lui fut agréable , elle s'en trouva fi bien qu'elle en avoit toujours confervé 1'ufage. Avec d'auffi fages précautions, les miffionnaires la firent heureufement paffer au Caire , ck engagèrent le conful francois, le même qui fe trouvoit alors a Paris , a la prendre a fon fervice. Elle s'y étoit fi bien attachée, qu'elle avoit voulu le fuivre en France , oü fa confiance fut récompenfée. Achmet fe convertit ck 1'époufa , avec d'autant plus de plaifir qu'elle ceffa 1'ufage de 1'eau qui la noirciffoit , & qu'elle reprit en peu de tems tout l'éclat de fon teint & de fa première beauté. Guerin leur donna généreufement la moitié de ce qu'il avoit apporté de Perfe , ck ces bons Turcs , qui ont pris des noms francois , font a préfent a la tête d'une petite familie qui profpérera fans doute , mais qui dans le fond ne doit fon bonheur qu'a la confiance que le Manteau de la cheminée fait infpirer; confiance qui avoit réfifté a tant.de différens climats ck de différentes fituations. Aaij  37* T I R E R PA R L E MANTEAU, T JLe veuvage , la jeuneffe , la beauté & la rfchelTe font des dons defirés par toutes les femmes, & dont elles favent ordinairement jouir. Célénie ajoutoit a tous ces avantages celui d'une bonne réputation; cependant, ck ce que 1'on aura peine a croire, Célénie n'étoit point heureufe. Tous les plaifirs ont leur fource dans le coeur; celui de Célénie pouvoit-il être fatisfait ? II n'étoit pas occupé, elle n'avoit pas aimé, pas même fon mari, quelque jeune qu'elle 1'eüt époufé. Son cceur cependant étoit né fenfible; mais elle ne s'en doutoit pas. Son malheur venoit de fon éducation , de la perfuafion oü elle avoit été en faveur de tous fes préjugés, de la critique qu'elle avoit fait des autres femmes; enfin de 1'affiche d'indifférence qu'elle avoit mife en éclat. Veuve de très-bonne heure, elle goütoit a vingt ans avec une parfaite indolence les triftes agrémens d'une liberté dont elle ne fentoit pas le prixj un  Tirer par le Manteau. 373de ces coups de foudre, rares a la vérité, mais que l'amour lance de tems-en-tems pour prouver qu'il porte auffi fon tonnerre , caufa dans fon efprit, dans fon coeur, dans fon caraéfère un changement qui échappa aux yeux méme de celui qui l'avoit caufé. II fe nommoit Saint - Hélène , étoit jeune, bien fait, mais froid, réfervé & timide. Quelques raifons d'affaires 1'avoient attiré a Paris, & celles d'une parenté fort éloignée 1'engagèrent a venir fouvent chez les parens de Célénie, avec lefquels elle avoit toujours logé. Saint-Hélène favoit a-peine que Célénie étoit une des plus jolies femmes de Paris. Ce n'étoit point la dirférence confidérable qui fe trouvoit entre leurs fortunes, qui 1'empêchoit de rendre juffice a fes charmes, c'étoit principalement le bruit de fa dévotion, c'étoit la vénération que Célénie lui infpiroit : fentiment cruel a infpirer pour une jolie femme. Heureufement elles en courent rarement les rifques. Les idéés de Célénie fur Saint-Hélène étoient fort différentes; elle prenoit plaifir a le voir ; elle louoit fa modeftie , elle applaudiffoit a fa retenue , & comme elle ne connoiffoit point l'amour , elle ne mettoit aucun obftacle a fa défaite, elle avaloit a longs-traits , & fans aucune inquiétude, un poifon dangereux. Le froid & le férieux de Saint-Hélène 1'animoient , elle étoit quelquefois étonnée du chemin qu'une plaifanterie lui faifoit faire, Aa iij  374 Tirer elle ne pouvoit deviner la raifon de Ia vivacité qui 1'emportoit. Mais les révolutions qu'une paffion fait éprouver, ne peuvent long-tems fe cacher a l'efprit. Célénie en avoit, ck des réflexions fuivies fur fon trouble, fon agitation, & fur ce qui pouvoit les caufer, 1'éclairèrent bientöt fur la fituation de fon ame. Que devint-elle alors ? Sa vertu, fes grands biens , fa réputation , tout lui peignit l'amour qu'elle reffentoit, comme le comble du malheur & de 1'humiliation. Elle évita Saint-Hélène fans qu'il s'en appercut, elle fe rapprocha de lui, fans qu'il y fut plus fenfible. Elle s'applaudififoit quelquefois de n'être point aimée; plus fouvent elle étoit défefpérée d'aimer feule. Cette idéé fut la plus forte, la plus vive, la plus confiante. Je ne rapporterai point ici fes combats, les pareils fe trouvent écrits de tous cötés, au point que je pourrois dire au lecfeur, voyez telles pages de tels ck tels romans. Les foins , les attentions , les prévenances , ï'humeur, 1'aigreur méme , rien ne fit ouvrir les yeüx a Saint - Hélène, rien ne lui fit foupconner fon bonheur. Ce n'étoit pas faute d'efprit ni de ïumières; mais, comme je 1'ai déja dit , les idéés qu'il avoit du caraétère de Célénie , fa timidité naturelle, le peu d'ufage du monde & le peu de connoiffanefi des femmes, lui cachoient une auffi natteufe vérité.  par le Manteau. 375 Un jour, après avoir dïné avec fa familie, Célénie dit a Saint-Hélène de lui donner la main pour la conduire chez elle. II obéit, & donna une main, qu'un auteur de nos jours diroit , qui ne penfoit point; il voulut quitter Célénie a la porte de fon appartement, elle le fit entrer avec elle. La converfation ne fut pas vive, Saint-Hélène, qui n'étoit jamais preffé de parler, & qui n'avoit rien a lui dire, attendoit que Célénie commencat la converfation. Célénie fe taifoit pour avoir trop a parler. L'efprit a bien peu de reffort devant le cceur; toutes les fac_ons de parler qui veulent dire , qui ne difent pas, &c qui femblent naïtre avec les femmes, avoient été jufques-la mifes en ufage par Célénie. Cependant elle l'avoit fait venir, elle l'avoit retenu; il falloit qu'elle parlat; quel prétexte donner a fon. filence? comment le colorer ? La dévotion fut le fujet qu'elle préféra ; Saint-Hélène avoit celle d'un galant-homme , c'eft-a-dire dégagée de tous ces raffinemens qui.en font une occupation pour les femmes. Célénie lui demanda donc ce qu'il en penfoit; elle fut contente de fes réponfes fages &C mefurées; il ajouta, par politeffe pour elle, qu'il voudroit être encore plus dévot qu'il ne Fétoit, mais que 1'hypocrifie lui paroiffoit plus affreufe que 1'impiété. Le mot d'hypocrifie fit rougir Célénie , ck acheva de la déterminer a parler; car elle avoit Aaiv  37$ Tirer imaginé qu'en diminuant dans la tête. de Saint-Hélène 1'idée qu'il s'étoit formée de fa dévotion, elle pourroit plus aifément le rapprocher d'elle. Pour lors elle ne lui cacha point que la dévotion a laquelle elle fembloit attachée, étoit une fuite de fon éducation, un parti qui lui avoit été faggéré par fes parens. Elle paria toujours au paffé fur fa dévotion , & finit par dire a Saint-Hélène, qu'elle l'avoit choifi pour lui confeiller la conduite que le monde, fa familie & fes prétendus engagemens pouvoient exiger d'elle. Elle finit enfin par 1'affurer qu'elle n'attendoit que de lui & de fa probité les moyens fages qu'elle pourroit employer pour fe fouftraire a la contrainte qu'elle s'étoit impofée. Samt-Hélène la plaignit d'être réduite a 1'hypocrifie ; mais il lm fit fentir les inconvéniens que produiroit néceffairement un paffage trop fubit de la retra.te a une vie plus diffipée. Elle convint de tout, & lui fit promettre de la venir voir fouvent, & de la guider fur la route qu'elle devoit tenir. Quelle joie ne reffentit - elle pas, quand elle fit réflexion fur les avantages qu'elle venoit de fe procurer par cette feule confidence! Elle envifageoit une liaifon réglée avec fon amant, un moyen de détruire fes préventions , une néceffité de converfations longues & fuivies, & mille autres chofes que l'amour fait trouver dans une démarche dont il eft fatisfait. SaintHélène fe leva pour s'en aller, & comme il avoit  par le Manteau. 377 le dos tourné , par un mouvement que Célénie ne put retenir, elle tira fon Manteau. Saint-Hélène croyant s'étre accroché quelque part, ne s'arrêta point, Célénie n'ofa fe déclarer davantage. On crut, en voyant l'empreffement avec lequel Célénie cherchoit Saint-Hélène , qu'elle avoit entrepris fa converlion; le monde, tout clair-voyant qu'on le croit, efl fouvent bien éloigné de déméler la vérité. Saint-Hélène cependant ne fut pas éclairé. Flatté de la confiance de Célénie, il regardoit les aveux qu'elle lui avoit faits comme un dépöt dont il étoit incapable d'abufer, & ne lui donnoit d'autres confeils que ceux que fa probité lui dicfoit. La fituation de Célénie étoit peut-être la feule circonflance oü l'amour fe trouve fiché d'eftimer ce qu'il aime. Célénie avoit recours a mille avances indifcrettes, &c fous le prétexte.de- l^mitié, elle foutenoit qu'un ami pouvoit infpirer la plus forte jaloufie ; elle vouloit en conféquence que Saint - Hélène lui rendit compte de toutes fes aéfions, de fes penfés même, qu'il n'aimat. qu'elle : enfin elle pouffa les fentimens de 1'amitié fi prés de la fureur & de 1'emportement, que Saint-Hélène ouvritles yeux. Qu'une femme qui aime voit jufle fur la ficon dont elle efl regardée ! Célénie ne put douter du changement arrivé dans le cceur de Saint-Hélène , elle s'en appercut au trouble ainfi qu'a 1'embarras qui paroif-  37S TireR. par Le Manteau. foient dans toutes fes acfions. Un jour qu'ils étoient feuls , elle écrivit en affecfant de ne point penfer a ce qu'elle faifoit ; vos yeux font donc ouverts t votre cceur efl-il ferme} Ah, mademoifelle! s'écria Saint-Hélène , comment aurois-je pu me fiatter d'un fi grand bonheur ? C'eft a vous a préfent a me prouver, lui répondit-elle, que vous trouvez votre lituation heureufe; quant a moi , je vous ai, ce me femble , affez tiré par le Manteau ; mais on ne doit jamais rougir de tout ce qu'un amour honnête ck véritable peut faire entreprendre. Quelque tems après, Célénie forca tous fes parens a confentir au bonheur de Saint - Hélène , qu'elle préféra aux plus grands partis du royaume, & l'amour fit long-tems le charme de leur union.  379 LE M A N T E A U. P O R T R A I T. lx y avoit autrefois a Paris , dans le tems oü le falie n'avoit point encore corrompu toutes les fociétés, un petit vieillard nommé monfieur Pacot. Son air ouvert infpiroit la confiance & 1'amitié ; il étoit toujours vêtu très-fimplement, mais fa propreté étoit extréme. Un bien médiocre lui fuffifoit, non - feulement pour n'être a charge a perfonne , mais pour donner quelquefois a fouper a fes amis. II ne connoifloit nullement la propriété, & ne refufoit que quand il n'avoit pas ce qu'on lui demandoit. Une chambre, un cabinet, une garde - robe & une belle falie d'affemblée , formoient fon appartement; le même efpace au rezde-chauflee, étoit rempli par une falie a manger, une cuifine , un office , & par une petite chambre qu'occupoit une fervante, fon unique domeftique. Un petit jardin, orné d'une treille qui formoit un berceau couvert, étoit auffi bien tenu que SOUS  380 Sous le Manteau,' le refte de la maifon , qui n'avoit pas plus de fecond étage que de cour. La porte d'entrée donnoit fur une rue détournée, mais peu éloignée d'une autre fort palfante ; tant que la belle faifon duroit , le petit bon-homme fe mettoit les foirs fur le pas de fa porte pour y prendre le fr'ais. Infenfiblement toute la jeuneffe des rues voifinès s'affembloit autour de lui, & lui faifoit amitié ; il y répondoit par des careffe-s ck par des offres de fervices. En hiver , elle venoit remplir la falie , foit devant , foit après le foupé; on avoit la liberté d'entrer ck de fortir, fans étre obligé de parler au maitre de la maifon : on danfoit, on caufoit, enfin on s'amufoit; auffi étoit-il 1'idole de? fon quartier. Son efprit n'étoit pas brillant, mais le bon - fens étöig fon partage, la fimplicité, la vérité , & fur-tout la candeur étoient la baze & les ornemens cle fon caraétère. II étoit né avec une gaieté fi véritable ck fi pure, qu'il Favoit confervée malgré le grand age auquel il étoit parvenu : car dans le tems que. ces mémoires ont été écrits, 1'auteur, qui le connoiffoit, affure qu'il ne s'éloignoit pas de quatrevingts ans. Pour ne point perdre cette gaieté, ce précieux don du ciel , il recherchoit avec foin la, jeuneffe , dont les amufemens ck la joie entretenoient fes heureufes difpofitions. II aimoit furtout a démêler ces heureufes impreffions qu'il ne pouvoit plus reffentir, loin d'éprouver 1'humeur ck  P O R T R A I T. 381 le chagrin des autres vieillards, qui ne permettent pas les amufemens qu'ils ne peuvent plus goüter; le plaifir des autres lui rappelloit fans aigreur fes plaifirs paffes. II héfitoit cependant a confeiller l'amour , & ne fe fervoit des confidences qu'on l'obligeoit fouvent de recevoir , que pour éclairer ceux ou celles qui avoient recours a lui, pour leur donner des confeils auffi fages qu'utiles. Mais quand il avoit reconnu de véritables paffions , & qu'il jugeoit les unions convenables , c'efl alors, leur difoit-il , qu'il auroit voulu les mettre fous fon Manteau. Souvent il fe fervoit de 1'autorité que lui donnoient fon age ck fon caraétère, pour empêcher les éclats, pour tempérer les premiers mouvemens qui forment ordinairement les plus grandes indifcrétions des amans. II modéroit auffi les effets de la jaloufie , & faifoit rougir de ceux de la coquetterie ; enfin il autorifoit les ruptures , quand il les croyoit néceffaires, avec autant de foin qu'il facilitoit les rendez-vous, qu'il remettoit les lettres, qu'il confoloit dans les abfences, & qu'il procuroit des éclairciffemens a ceux qui s'aimoient véritablcment. II parloit quelquefois aux parens que diverfes circonfiances empéchoient de s'accorder. Affez heureux pour contribuer a la réunion des families, il s'occupoit du foin de procurer le repos des pères ck le bonheur des enfans. II regardoit comme les fiens tous les jeunes-gens du quartier,  382. Sous le Manteau il les avoit vu naitre, en avoit recu des foins, ck leur avoit a tous rendu fervice; auffi n'y avoit-il point de noces dont il ne fut prié, il en étoit 1'ame ck la joie. . Tout eft ck fera toujours cenfuré dans le monde ; la vertu même n'eft point exempte de blame, ck pour la critiquer avec quelque apparence de raifon, on lui donne fouvent de fauffes interprétations, on lui fuppofe des vues; en un mot, on cherche a la défigurer quand on ne peut fe difpenfer de 1'admettre. L'on avoit donc fait fouvent des efforts pour donner des fcrupules au petit bon - homme Pacot fur fa conduite; on citoit fon age pour jetter un ridicule fur fon genre de vie. Mais ces efforts, toujours inutiles, ne 1'avoient feulement pas ébranlé; il croyoit n'avoir rien a fe reprocher, paree que fes vues étoient droites. Ses amis feuls avoient été alarmés , fa caufe étoit prefque celle de tout le monde, la reconnoiffance de ceux qu'il avoit obligés autrefois , étoit auffi vive que celle de ceux qui en avoient recu des plaifirs récens. Ces petites rraverfes augmentèrent encore le bonheur de fa vie , elles lui firent fentir combien il étoit aimé; ce fenfiment avoit toujours été 1'unique objet de fes procédés ck de fa conduite. Un jour qu'il prenoit fon Manteau pour fortir, felon la mode qui régnoit alors, il vit arriver chez lui un homme agé qu'il ne connut pas. II avoit  PORTRAlTi 383 affaire , ck fentit vivement combien 1'on eft a plain-* dre quand on eft rencontré chez foi par un importun , fur-tout par ces vieillards prefque toujours défceuvrés , ck par-conféquent incommodes ; mais la politeffe ck 1'honnêteté naturelle 1'emportèrent fur le chagrin de la contrainte. II fit accueil a 1'inconnu, & quand ils furent aflis, 1'étranger lui dit: Quoi donc, monfieur Pacot,ne me reconnoiffezvous pas ? Pour moi , qui n'oublie pas fi faciement mes anciens amis , je vous aurois démêlé entre mille, quoique je ne vous aie pas vu depuis quinze ans. Je fuis Durbin , ajouta-t-il. Ah, c'eft vous ! lui répondit monfieur Pacot; qu'avez-vous fait pour étre auffi changé, vous qui n'êtes qu'un enfant ? Un enfant ! reprit Durbin, un enfant de foixante-fept ans; cependant je ne me croyois pas fi changé, car je me ménage & je vis dans une retraite exceflive. C'eft-a-dire que vous vous ennuyez, interrompit le petit homme? Non, repritil; je me prépare a la mort. Et pourquoi changer de vie pour cela ? lui répliqua monfieur Pacot ; vous avez donc vécu d'une facon qui vous a laiffé des remords ? que je vous plains! Je me fuis conduit comme tout le monde , pourfuivit Durbin , ck je veux finir comme tout Ie monde. Mais vous , comment vivez-vous ? Comme j'ai toujours fait , lui répondit - il. Vous m'étonnez , reprit Durbin; quoi! vous avez toujours continué la méme faqon  384 Sous le Manteau, de vivre? Je me fuis foumis, lui répliqua Pacot; aux changemens que la nature a faits en moi; mais v'oulez-vous en juger par vous-même? venez palfer demain la journée avec moi, quelques-uns de mes voifms s'y raffembleront pour faire de la mufique, il en demeurera peut-être un petit nombre a fouper; fi la partie vous plait vous les imiterez. Durbin fe récria & lui dit : Comment voulez-vous qu'a mon age je me trouve au milieu cle la jeuneffe & des plaifirs? Que diroit-on, je vous prie ? Je vous ai offert ce qui dépendoit de moi, reprit Pacot; n'y venez-pas, vous ferez fort bien, de telles difpofitions ne rendroient pas notre partie agréable. Durbin voyant que Pacot ne le preffoit pas davantage, finit par accepter la propofition, a la réferve du foupé, qu'il dit toujours ne lui pouvoir convenir : enfuite il le remercia, 1'e'mbraffa & le cjuitta , non fans être rempli d'étonnement & peut-être d'envie. II fut exaéf au rendez-vous & s'y trouva des premiers. La falie fut bientöt' remplie de mères fuivies de leurs filles , qui Fétoient de leurs amans. La joie & le contentement étoient peints fur tous les vifages , la liberté répandoit fa douceur dans Fair que Fon refpiroit, & cette douceur agiffoit fur toutes les perfonnes, fur leur vifage & fur leur maintien ; car il fembloit encore que 1'on aimoit davantage chez le petit bon - homme, & que 1'on étoit plus parfaitement aimé ,  PoïlTRAIT. 385 aïmé, on y jouiffoit de la plus grande tranquillité ; fes attentions s'étendoient fur tout , fans que jamais il les fit valoir ; rien ne lui échappoit , il veilloit fans ceffe fur fon petit troupeau. S'il voyoit une mère lancer un coup-d'oerl févère, il prévenoit les reproches , détournoit lès idees, donnoit occafion k la fille de fe juftifier , k la mère de s'adoucir , ck toutes deux lui en favoient gré. li avoit choifi une petite place au bout de fon claveflin , d'oü il fortoit rarement. Tout le monde étoit maitre chez lui , il n'avoit point d'ordres a donner, on venoit ordinairement Vy chercher pour 1'embraffer en entrant ou en fortant. Ce n'étoit point fimple politeffe , c'étoit 1'expreffion fimple de 1'amitié , c'étoit un tribut naïf de la reconnoif. fance, fouvent même entre deux amans qui avoient la facilité de fe voir. Cette reconnoiffance témoignée k monfieur Pacot, étoit une affurance, une déclaration , un ferment nouveau pour 1'objet aimé g auquel des circonflances empêchoient quelquefois de parler. Le concert commenca, l'amour fut bien chanté paree qu'il étoit bien fenti. Julie, fa mère ck fon amant furent du nombre des ciniq Ou fix perfonnes qui demeurèrent k foupé, ck Durbin, malgré ce qu'il avoit dit, fut le premier k s'en prier. Le foupé fut agréable, les propos charmans y régnèrent k 1'envi, deux jeunes filks trés- jolies «mbelliffoient Torne VL Bb  386 Sous le Manteau, la fcène par leur fïgvtre , par le charme de leur voix, & le bon goüt de leur charta Le vieux Durbin ne fe trouva point impunément a cóté de Julie; il en fut fi frappé, qu'indépendamment de toutes les vieilles agaceries qu'il'fut'mettre en ufage pendant le foupé, il voulut abfolument lui donner une tremblante main pour la reconduire chez elle quand il fallut fe retirer. A-peine le petit bon-homme Pacot fut-il éveillé le lendemain, que Durbin entra chez lui. Bon dieu! qui vous amene ? lui dit-il. Je viens vous voir, & vous remercier, lui répondit Durbin : & furement me parler de Julie , ajouta vivement le petit bon-homme. Durbin fut embarraffé; mais par réflexion il fe trouva foulagé , car ü ne favoit comment entamer la converfation qu'il avoit méditée. II eft vrai, reprit Durbin, que je n'ai rien vu de comparable a Julie, & que je viens ici pour vous demander vos confeils. Mes confeils ?. lui répondit Pacot; volontiers. Julie eft adorable, pourfuivit Durbin , la tête m'en tourne, vous êtes de fes amis , vous avez du crédit fur fon efprit, j'ai de 1'argent , qu'elle en profite , je ne difputerai point.. . . Pacot fit un grand éclat de rire, & lui dit : Quoi donc ! le fruit de votre retraite fe termine a vous laiffer féduire par une fille que vous n'avez vue qu'un inflant ! le produit de vos réflexions ne vous fert qu'a offenfer la vertu de Julie  PORTRAIT. 387 Sc la mienne! Eh bons dieux! qu'avez-vous gagné en vieilliflant ? Sachez que Julie eft auffi fage que bien - née , qu'elle aime uniquement Sc qu'elle a raifon d'aimer le jeune-homme qui foupa hier avec elle, que leur mariage fe doit faire inceffamment, Sc qu'il eft parfaitement convenable.. Quoi! Julie ya fe marier ? interrompit Durbin avec vivacité. Oui, fi vous le trouvez bon, lui répliqua Pacot, Sc je viens de recevoir un billet qui leve quelques difficultés qui fubfiftoient encore; je vais m'habiller Sc fortir pour terminer 1'affaire. Vous ne ferez rien pour un. ancien ami ? lui répliqua Durbin ; vous dites que Julie eft fage , votre témoignage me fufht; fa figure m'enchante, vous 1'aimez, je fuis riche, faites fa fortune ; je 1'époufe Sc je lui donne tout mon bien. Je ne fais point faire de ces fortes de fortune, lui répondit Pacot d'un ton févère, rendez-vous plutöt juftice, Sc vous fentirez que mon refus eft la plus grande marqué d'amitié que je puiffe • vous donner. Songez donc que vous m'avez a^oué hier, que vous aviez foixante-fept ans, que Julie non-feulement n'en a que dix-fept, mais qu'elle a une paffion dans le cceur. Quelle union pourriezvous efpérer avec elle ? quelle fociété pourriezvous en attendre? L'avarice eft le feul fentiment qu'il vous feroit poffible d'allumer dans fon cceur. Un libertinage qui feroit bientöt fatisfait, eft le feul mouvement qui vous anime ; Sc je pourrois me Bb ij  388 SOUS LE MNNTEAU, PORTRAIT. prêter a une pareille propofition ? Non , certes.' Quittez , croyez - moi, pourftuvit - il, une retraite dont 'vous faites un fi mauvais ufage; & puifque vous avez le cceur affez léger & affez perverti pour me faire les propofitions que je viens de recevoir de vous, ne troublez pas le repos & la candeur de la vie que je mene, ou ne vous atrendez a recevoir de moi que des reproches. Durbin fut obligé de le quitter, il fit' quelques tentatives fur le cceur de Mie, qui ne lui attirèrent que des ridicules, il en fit d'aufii inutiles auprès de fa mère ; Julie & fon amant fe marièrent , ils furent heureux ; Pacot joiiiffoit de leur bonheur. Ces exemples peuvent donner 1'idée d'un caractère & d'une vie remplie d'ailleurs d'incidens trop médiocres & trop peu intéreffans pour être plus amplement racontés. Le fond du caraétère d'un vieillard gai , fimple & honnête a paru mériter d'être tranfinis a la pofférité. Comme il avoit coutume de dire, quand il voyoit de bons & fincères amans , je voudrois bien les mettre fous mon Manteau ; cette Faqon de parler , s'eft non - feulement confervrée, mais par une métaphore naturelle, elle s'eft étendue jufqu'aux chofes qu'il eft' dangereux de faire paroïtre ; elle eft plus particulièrement confacrée aux livres, pour lefquels elle eft1 fort avantageufe.  389 D E FEMME, O u LE MANTELET. IPouR. être ce qu'on appelle clans le monde une jolie femme, il n'efi pas toujours néceffaire d'être belle; mais Thélamire étoit Tune ck 1'autre; fort a la mode , fort fuivie , vive ck diffipée par état autant que par goüt, indifcrette dans fes propos, inconftante dans fes affecfions, inconféquente dans fes idéés; elle fe croyoit obligée d'être inffruite de 1'événement du jour, il falloit qu'elle eüt tout vu, elle fe piquoit de favoir tout. Chacun de fes amans fe flattoit peut-être de fixer l'efprit ck le cceur de Thélamire. Leur erreur ne duroit pas long-tems , & ils n'en étoient que médiocrement humiliés ; les gens du monde fa vent auffi peu s'affliger d'une rupture que goüter les plaifirs d'une jouiffance^ Bb iij L E MANTEAU  390 Le Manteau Thélamire avoit dêpuis quelques jours une intrigue commencée avec Calidon, fi connu dans Paris par 1'attention & par les foins , mêlés de réflexions profondes, qu'il employoit pour foutenir 1'état qu'il avoit embraffé, d'homme-a-la-mode. Sa figure étoit fine & jolie, il avoit les larmes a commandement, le fon de fa voix étoit fufceptible de toutes les infiexions poffibles , fa converfation étoit légere , badine, fémillante; on ne pouvoit rien retenir de ce qu'il difoit , mais il occupoit ; les gefies , les regards, la vivacité, les mots henreux, tout plaifoit k des femmes, d'autant plutöt féduites, qu'elles arnvoient ordinairement difpofées favorablement pour lui; car enfin il falloit 1''avoir, telles & telles 1'avoient eu, comment s'en difpenfer? Thélamire donc avoit pris Calidon, mais depuis fi peu de tems qu'elle n'avoit encore foupé qu'une fois dans fa petite maifon ; il en étoit au fecond rendez - vous, pour lequel Thélamire avoit pris jour; mais ce même jour , voulant accorder fon jntrigue avec un foupé brillant qui lui avoit été propofé depuis, elle lui écrivit le matin qu'elle iroit lui rendre une vifite d'après-midi , le priant de remettre le foupé , & de venir avec elle a celui oü elle ne pouvoit, difoit-elle, fe difpenfer d'aller. Elle n'oublia pas de lui faire valoir le facrifice qu'elle lui faifoit du fpeéf acte. Calidon crut devoir paroitre défefpéré de ce contre-tems; il s'en plaignit Yive-  de Femme. 391 ment dans une réponfe qu'il fit, exagéra les droits de l'amour , auxquels ceux de la fociété doivent céder, affefta d'être jaloux, manda cependant qu'il attendroit Thélamire, mais refufa le foupé qu'elle propofoit. Malgré ces plaintes & ces reproches , il étoit charmé de ce nouvel arrangement; Mélazie, nouvellement arrivée de province , s'étoit rendue a lui, plutót qu'il ne l'avoit calculé. En effet , les bons airs & la figure de Calidon avoient fait fur le cceur ou plutot fur la tête de Mélazie, une impreffion d'autant plus prompte , qu'il s'y joignoit une curiofité trés - vive de favoir ce que c'étoit qu'une petite maifon. Elle en avoit entendu parler , mais elle n'en avoit jamais vu , & faifoit a ce fujet mille queftions. Calidon la preffa d'en juger par elle-même. II fut étonné quand Mélazie confentit a y aller dès le lendemain ; elle avoit tout arrangé pour être maitreffe de fon tems, pour fe défaire de fon mari & de tous les importuns; ce lendemain étoit le jour du rendez-vous avec Thélamire. Tout autre que Calidon auroit été embarraffé ; loin de le paroïtre , fa vivacité , fes .tranfports & fa reconnoiffance éclatèrent, car rien ne coüte a ceux qui font dans 1'habitude & dans la cruelle néceffité de tromper; d'ailleurs il étoit réfolu , fi les circonftances ne le favorifoient point, de prét^xter une affaire , une maladie , enfin un Bbiv  392 Le Manteau obftacle invincible pour rompre le foupé eonvenu avec Thélamire ; car en ce cas la nouvelle dok 1'emporter fur 1'ancienne, c'eft la regfe. Mais apeine Calidon avoit-il commencé a écrire a Thélamire , pour s'excufer de manquer au rendez-vous, qu'il recut fa lettre. Au lieu de fa propre juffiHcation qu'il croyoit lui devoir , il fe trouva trop heureux d'avoir des reproches a lui faire ; détermmé cependant a conferver Thélamire, il confentit a l'attendre 1'après-midi, & cherchant k fe faire un mérite auprès de Mélazie de ce qu'il ne fe trouveroit pas a 1'opéra, il lui envoya ce billet. » La nuit n'a-t-elle point dérangé les projets les » plus flatteurs dont une ame puiffe être enchantée , » & qui doivent commencer le bonheur de ma » vie? Je vous attends après 1'opéra, je prends » fur moi de ne point m'y trouver , je ne pour» rois retenir mes regards , les jaloux les pour» roient remarquer ; ce foir je me paierai avec » avidité cle cette contrainte , & des defirs que » vous favez fi bien infpirer. » Thélamire arriva comme elle l'avoit mandé ; Calidon avoit fait retirer fes gens, éteindre le feu de la cuifine , pour cacher les apprêts du foupé qu'il deftinoit a Mélazie. Thélamire trouva peu de bougies dans la maifon , nul air de fête, un feul  de Femme. 393 laquais lui ouvrit la porte, 1'éclaira & 1'annonca; tout peignoit avec foin la trifteffe dans laquelle Calidon avoit réfolu de paroïtre plongé. II étoit couché dans un grand fauteuil, & appuyé fur une petite table fur laquelle un livre étoit ouvert. Etes-vous malade ? lui dit Thélamire dès la porte. Oui , madame , je ne me trouve pas comme a mon ordinaire, la trifteffe que vous me caufez.... Thélamire le regarda & n'eut aucune inquiétude pour fa fanté. Flattée en fecret de l'impreffion qu'elle croyoit lui avoir caufée , elle fe contenta de lui dire avec étonnement : Etes - vous fou , Calidon ? je vous croyois plus inftruit, mais vous n'y penfez pas, j'ai un foupé brillant , il ne tient qu'a vous d'en être & Ah ! madame , que pourrois-je faire a ce foupé? répondit Calidon; je vais manger un trifle poulet, & retourner coucher chez moi, car je n'en puis plus. Je conviens, reprit Thélamire, que ce foupé m'en fait manquer un plus agréable, que j'avois defiré moi-même; mais j'en répare la perte par la vifite que je vous rends & par les momens que je vous donne. Oh! vous êtes trop difficile, ajouta-t-elle, je veux vous corriger de ce défaut. Elle étoit vive , elle étoit dans fon tort , elle ne négligea rien pour le réparer, & fut en effet très-aimable. Elle avoit oté fon Mantelet prefqu'en entrant, elle oublia de le reprendre en fortant , Calidon même ne s'en ap-  394 Le Manteau percut pas. A-peine fut-elle partie, que la maifon changea de face , les valets parurent, les bougies s'allumèrent , les parfums brülèrent ; Mélazie 'fe feroit trouvée bien recue a moins de frais. Le véritable amour eft plus fimple, mais que de chofes ne facrifie-t-on pas a la vanité ? & de plus, ceux qui trompent en amour, tirent avantage des moindres chofes; ils favent que fouvent une bagatelle fait une vive impreffion, que les attentions multipliées éblouiffent, & que celle fur laquelle il devoient le moins compter , eft quelquefois la plus fentie, & produit le plus grand effet. On fe peindra aifément 1'enchantement oü fe trouva Mélazie , Calidon fut vif, empreffé , briljant, & perfuada tout ce qu'il voulut; il fe donna pour un philofophe qui ne prenoit le monde que pour fe délaffer de fes occupations , pour un homme qui penfoit aux ambaffades; projet trés - avancé , ajouta-t-il , auquel fa nouvelle paffion le faifoit renoncer abfolument. Mélazie crut en effet que les aveux, les procédés , le foupé , la maifon, tout étoit un ouvrage de l'amour qu'elle avoit infpiré ; elle réunit ce foir-la plufieurs fortes de jouiffances; heureufe dans tous les points, fi 1'efpece d'ivreffe oü elle étoit ne lui avoit fait eir .orter le Manteau de Thélamire au lieu du fien. Les femmes de Thélamire lui démandèrent le foir, oü elle avoit laiffé fon Manteau : elle foutint qu'elle  de Femme. 395 n'en avoit point eu de la foirée , & les gronda même d'avoir oublié a lui en donner un par le froid qu'il faifoit. Elles prirent le parti de s'adreffer au laquais confident pour retrouver le Manteau. II fe douta qu'il étoit demeuré dans la petite maifon, & y alla. Calidon n'étoit pas encore évefllé , il s'adreffa a fes gens qui lui rendirent un petit Manteau qu'ils trouvcrent dans 1'appartement , c'étoit celui' que Mélazie avoit laiffé; le laquais le reporta dans 1'appartement de fa maitreffe , oü le mari de Thélamire entra auparavant qu'elle fut fortie de fa chambre. Le mari crut reconnoltre le Manteau qu'il avoit donné deux jours auparavant a Mélazie. II l'avoit trouvée aimable , ck fuivant 1'ufage il avoit des maitreffes , pendant que fa femme avoit des amans. Comme il étoit un des premiers, du moins a Paris, qui eüt rendu juftice aux charmes de Mélazie , il fe flatta de réuffir. Mais les' femmes de province arrivent fouvent dans cette grande ville, toutes prévenues, & ce qu'elles ont entendu dire d'un homme , les a décidées en fa faveur. De plus, une femme en général efl toujours plus fenfible aux connoilfances qu'elle fait elle-méme, qu'a celles que fes parens ou fes amis lui procurent. II avoit concu d'autant plus d'efpéfance , que Mélazie , loin de s'offenfer de fes foins, avoit accepté un Manteau d'une mode nouvelle, qu'il lui avoit offert paree qu'elle avoit paru en defirer un de cette  396 Le Manteau efpece; c'étoit celui-la même qu'il retrouvoit chez lui. II alla fur-le-champ trouver fa femme avec le Manteau, & lui demanda oü elle l'avoit acheté , depuis quand. II fit, contre fon ordinaire, cent queftions coup - fur - coup , avec un trouble & pne vivacité extraordinaires. Thélamire s'appercut alors qu'en effet ce n'étoit pas le fien ; mais comme il efl de droit de ne donner jamais raifon a fon mari , & que la négative efl toujours le plus sür pour les femmes , elle lui dit en levant les épaules : A qui en avez-vous donc, monfieur? d'oü vient cette nouvelle folie qui vous prend ? Quoi I ce n'eft pas - la mon Manteau ? jamais je n'en ai eu d'autre. Ces paroles & le ton dont elles furent prononcées, lui' perfuadèrent qu'il pouvoit s'être trompé. Mais que devint - il quand il trouva le Manteau de fa femme chez Mélazie oü fon amour le conduifit auffi-töt? Moins hardi avec fa maitreffe , il fit moins de queftions ; celle - ci moins faite aux manières de Paris, c'eft-a-dire k la tromperie, fe coupa dars 'fes réponfe. Le mari lui demanda enfuite fi fa femme avoit 1'honneur d'être connue d'elle , & apprit que Mélazie ne l'avoit jamais vue; il imagina que fa femme & fa maitreffe avoient au moins des amis communs. Mais Mélazie toute occupée de Calidon, & qui croyoit encore fe donner de la confidération , en citant un homme du bel air, dont elle avoit entendu  de Femme; 397 parler dans fa province , le nomma cent fois & rapporta tout a lui. Cette indifcrétion fixa les idéés du mari , qui l'avoit remarqué depuis huit jours ehez lui, fans y faire aucune réflexion. Quelque argent qu'il donna k un laquais que Mélazie n'avoit que depuis fon féjour a Paris , le mit au fait du foupé qu'elle avoit fait la veille; il en fut des détails qui le mirent en fureur : il alla enfuite reconnoïtre la petite maifon & s'informant des yoifins , il découvrit encore que la veille il y étoit venu une dame dans 1'après-midi, reconnut le caroffe de fa femme a la defcription qu'on lui en fit, & ne gardant plus de ménagemens , il éclata publiquement contre fa maitreffe & contre fa femme. Voila pour un Mantelet deux femmes déshonorées, &C un petit-maitre plusa la mode que jamais.  39§ L E M ANTE A U F O U R R É. 'IVf ONSIÊUR Bardou, vieux garcon, après avoir vécu dans les plaifirs & la diflipation, devenu agé & infirme, avoit pris le parti forcé de la retraite: il ne favoit guère s'occuper , c'eft le malheur que produit néceffairement une jeuneffe oifive; & quoiqu'il fut riche , il voyoit peu de monde. On en fera moins furpris quand on faura que fon ménage étoit gouverné par mademoifelle Taupin , groffe & grande femme, devenue fa gouvernante après lui avo'ir été fucceffivement tout autre chofe. Soit foibleffe , foit habitude, ou fi 1'on veut , reconnoiffance, il laifToit mademoifelle Taupin maitreffe abfolue dans fa maifon. L'intérét qui avoit été en elle la fource de fes premières affiduités & de fes premières complaifances , étoit refté fon unique paffion , & en conféquence le feul motif de fon attachement, de fes foins confians pour fon maitre. Elle croyoit avoir acquis un droit légitime fur Ia fucceffion de monfieur Bardou , par la poffeffion oü elle étoit de décider de 1'emploi des revenus, & par 1'utilité dont elle étoit a un homme qui ne  Le Manteau Fourre. 399 voyoit qu'elle , qui ne penfoit que d'après elle. Cependant, pour s'en affurer davantage, elle voulut introduire dans la maifon une de fes nieces. Le bon-homme confervoit encore des defirs. Catherine lui fut préfentée , c'étoit la niece de mademoifelle Taupin ; elle étoit jolie, elle fut bientêt rècue & établie dans la maifon. Elle étoit fi fimple ck fi naïve qu'elle fut furprife des libertés que monfieur Bardou voulut prendre avec elle; mais fon étcnnement redoubla, quand après en avoir porté fes plaintes a fa tante, celle-ci lui dit : Tu fais la fotte, Iaifie-le badiner, ne crains rien, je te réponds de tout. Cette affurance peut faire' croire , fans ajouter foi a la médifance, que mademoifelle Taupin favoit par elleméme le degré du danger. Catherine étant fi bien inftruite & déterminée a la complaifance , le hafard voulut qu'un petit-neveu de monfieur Bardou, qui devoit être naturellement fon héritier, vint lui rendre vifite un matin. 11 étoit jeune, joli, & le plus éveillé d'une penfion nombreufe dans laquelle il venoit d'achever fa feconde année de philofophie. Monfieur Bardou qui 1'aimoit affez, le retint a dtné pour s'amufer de fes vivacités ck de fa converfation. Peu de tems après le dïné, il eut envie de dormir, ck pria fon neveu de 1'aider a paffer dans fa chambre a coucher. Elle étoit a cöté du fallon oü ils avoient diné , & dans lequel il fe  400 Le Manteau. tenoit ördinairement; fon petit-neveu le coriduifit avec foin , le mit fur fon lit, & pour le laiffer tranquille, revint dans le fallon , oü ié trouvant feul & ne fachant que faire, il imagina, pour s'amufer , de fe placer dans le fauteuil de fon oncle, de prendre fon Manteau fourré, & de mettre un bonnet fur fes.yeux, toute fon efpérance fe bornant a caufer quelque furprife a ceux de la maifon qui pourroient furvenir. Dans ce deffein, quoique le jour füt très-bas, il prit la précaution de pouflér quelques-uns des volets & de tirer les rkleaux. Apeme avoit-il fait tous ces arrangemens,. que Catherine arriva. Voyant fon maitre feul, elle crut le petit-neveu forti, & s'approchoit doucement du vieillard dans la crainte de le réveiller, quand elle s'appercut a quelques mouvemens qu'il ne dormoir pas. Elle crut alors devoir lui faire fa cour, par de petites coquetteries , de petites attentions , de petites agaceries fur lefquelles mademoifelle Taupin lui avoit donné de très-importantes lecons. Après lui avoir taté le poulx , après avoir raccommodé fes oreillers , elle voulut prendre une ferviette qu'il portoit ordinairement fur fon efiomac, dans ' le deffein de la réchauffer. Le petit coquin, fans dire une feule parole, la baifa, & lui fit quelques careifes. Catherine trop bien iirftruite par fa tante, ne fit aucune difhculté, & Sencore en encore le jeu ne lui déplaifarit póint, elle apprit avec fatisfa&ion ce    F O U R R É. 401 ce qu'elle ignoroit, & ce qu'elle fut charmée que fa tante lui eut permis d'apprendre. Cependant, par un mouvement de pudeur dont elle ne pouvoit fe rendre raifon a elle-méme, elle fortit auffitöt , & le petit - neveu n'ofa la retenir, dans la crainte d'être gronde, fi 1'on découvroit fa tromperie. Quelques momens après , monfieur Bardou fe réveilla , le petit - neveu qui avoit eu le tems de fe démafquer & de remettre les chofes dans 1'état oü il les avoit trouvées , fut a lui , lui donna le bras pour repaffer dans le fallon , le remercia de favoir fi bien traité; car il penfoit en lui-méme a la fcène de Catherine, & tremblant toujours que quelqu'accident ne découvrit ce qui s'étoit paffé , il ne demanda pas fon refte , prit congé de fon oncle & fortit promptement , fort content de fa journée ; de plus délicats que lui en auroient été fatisfaits. Le foir même, ou le lendemain, monfieur Bardou fe trouvant feul avec Catherine, voulut badiner avec elle. II fe préparoit a la gronder de fes refus, il fut charmé de la trouver docile & complaifante. Catherine qui fe prêtoit a tout, ne favoit a quoi attribuer la différence qu'elle remarquoit d'avec ce qui s'étoit paffé la première fois. S 'étant appercjue qu'il n'avoit pas fon Manteau fourré , elle lui dit: Mais auffi, prenez votre Manteau. Monfieur Tomé FI. Cc  '4oz Le Manteau Fourré. Bardou en effaya, & fans pouvoir dire comment; il ariva que le bon-homme fe crut en droit de fe perfuader qu'il étoit 1'auteur de 1'accident qui furvint a Catherine, & dont on s'appercut quelques mois après. La joie du prétendu père fut au moins auffi grande que la colère de madame Taupin. Son emportement fut d'autant plus fort, qu'il étoit affecfé ; elle fit pleurer Catherine , elle parut fe faire Une grande violence pour ne la pas mettre a la porte; elle menara de fortir elle-méme cle la maifon & d'abandonner un maitre affez ingrat , difoit - elle , pour reconnoitre auffi mal fes fervices , & pour abufer cle fa confiance , en lui faifant un déshonneur pareil. L'argent de monfieur Bardou répara tout, madame Taupin s'adoucit, Catherine fut mariée avantageufement, le tout aux dépens d'une fucceffion que le petit-neveu trouva encore affez conlidérable pour ne point en regretter le démembrement dont il avoit été la caufe. Cet établiffement & eet enfant n'auroient point exifté fans un Manteau fourré, qui peut, comme on le voit , fervir a autre chofe qu'a garantir du froid.  403' LE MA NT E A ü COURT, E T LE MANTEAU LONG. jLe'ABBÉ Péraudin, jeune chanoine, faifoit fon féjour dans une ville de province dont je tairai le nom. Sa figure étoit de' celles dont on ne dit ni bien ni mal. Loin d'avoir devant les yeux le précepte, fi fort recommandé a ceux de fa robe d'oublier qu'ils font de chair, il en avoit de continuels fouvenirs; mais pour réuffir dans fes projets , il n'affectoit ni fcrupule ni libertinage ; plus fage en ce point que la plupart de fes pareils, qui affichent ordinairement 1'un ou 1'autre, ce qui les perd, ou les rend fufpeéts. Les amans en général fe font une gloire de publier leürs conquêtes ; & comment changeroient- Cc ij  404 Le Manteau court ils fur ce point ? c'eft fouvent un titre pour en faire cle nouvelles. Ceux a qui leur état, confacré a la bienféance ck a 1 'édification publique , interdit le frivole avantage de vanter leur triomphe, n'ont que la reffource d'en jouir en fecret, paree qu'ils ont intérêt a le cacher. Auffi voit-on les femmes qui fe refpecf ent, les files qui doivent fe ménager, être fouvent peu féduites par 1'hommage éclatant des premiers, & fe rendre fans peine a ceux qui ont, ainfi qu'elles, une réputation a conferver , le publis & des furveillans a tromper. L'abbé Péraudin fut profrter des privileges de fon état; mais comme il étoit autant libertin par befoin que par goüt, 8c autant adroit que libertin, il crut pouvoir avoir deux maitreffes a-la-fois. Elles étoient riiles toutes deux, toutes deux jolies, toutes deux avec la réputation d'être fages. Elles demeuroient clans des quartiers fi éloignés, qu'a-peine fe connoiffoient - elles. Elles étoient toutes deux logées fur la rue , cette dernière condition étoit néceffaire a l'abbé pour la furèté de fon fecret, car il n'avoit mis perfonne dans fa confidence : des fignaux convenus , mis dès le matin , 1'avertiffoient s'il pouvoit , fur le foir, s'introdüire dans la maifon. Une ctuche, un pot-a-l'eau, diverfes autres chofes entroient dans le cMffre qu'il leur avoit dónrié. Lui, de fon cóté , après avoir èxaminé les figriaüx dès le matin, paffoit a une eer-  et le Manteau long. 405 taine heure en Manteau court, ou en Manteau long; c'étoit fon fignal pour accepter ou pour' refufer ; ainfi 1'une difoit en le voyant paffer : II Pa long , c'eft pour moi ; 1'autre : II 1'a court , c'eft pour moi. Mais un jour notre chanoine, tout attentif qu'il étoit pour les affaires de cette efpece , fe méprit du court au long , malgré la différence confidérable qu'il y a de 1'un a 1'autre , & il alla oü il n'étoit pas attendu. Surpris de trouver la porte fermée , il fit quelques efforts pour Fouvrir. Le père de la fille, qui alors arriva pour rentrer chez lui , recula trois pas voyant dans 1'obfcurité un homme qu'il prit pour un voleur, & fe mit a crier avec une force qui attira tous fes voifins, car en province 011 efl encore meilleur voifin qu'a Paris. En un moment la rue fut pleine de monde , qui fe réunit auprès de celui qui crioit. L'abbé Péraudin en fut entouré; peu inquiet de paffer pour voleur , paree qu'il étoit connu , il ne cherchok qu'a ne point paffer pour ce qu'il étoit ; mais il fe déconcerta fi bien, & fe conduifit fi mal, que la fille fut foupconnée. Elle foutint mal les premières queftions qu'on lui fit , & le père chercha a affoupir 1'aventure. L'autre maitreffe de l'abbé , inftruite de ce qui s'étoit paffé, ne voulut plus le recevoir chez elle; Cciij  4o6 Le Manteau court, &c. 8c foit, faute de mieux , foit pour réparer fa réputation , il fut réduit a vivre tout fimplement, eomme le plus grand nombre de fes confrères} avec une fort joiie fervante,  407 L E PORTE-MANTEAU JFelicie , environnée d'une familie nombreufe, éprouva tous les inconvéniens, toutes les contrariétés que produit néceffairement 1'obligation de vivre avec des parens fots & ridicules. Sa belle-mère étoit infupportable par fa curiofité & par fon peu d'efprit; fon beau-père étoit un de ces défceuvrés , qui ne pouvant demeurer feuls un moment, ont la mauvaife-foi de vouloir fe faire un mérite de leur affiduité auprès des autres. Sa mère étoit ordinairement trifle , fouvent aigre, toujours dévote, mais jufqu'a la fuperfhtion; fon père parloit toujours fans avoir rien a dire, fans dire jamais rien. Une tante, fourde a 1'excès, fe piquoit de deviner ce qu'elle ne pouvoit pas entendre, ck décidoit en conféquence avec toute 1'autorité que donne vis-a-vis d'héritiers avides, 1'efpérance d'une fucceflion prochaine. Ses belles-fceurs, plattement ennuyeufes, contraftoient avec fes beauxfrères, les plus fots enfans du monde, qui entendoient fmeffe a tout & ricanoient toujours. Enfin fon mari étoit jaloux , mais il 1'étoit fans amour , & par-con- Cc iv  408 Le Porte-Manteau. féquent fans efpoir de pouvoir être jamais guéri; il eft tant d'exemples que la jaloulie fe trouve aufli bien dans l'efprit que dans le cceur I • i Félicie, née avec de l'efprit & de 1'agrérnent étojt douce, fenfible, pénétrée de l'amour de fes devoirs; elle fe flatta d'abord de pouvoir fe concilier 1'eftime ck 1'amitié des perfonnes avec lcfquelles elle fe trouvoit obligée de vivre. Son mariage avoit réuni les deux families , ils logeoient tous clans la même maifon ; mais elle eut beau s'armer de douceur , de patience , de courage ; fes foms , fes attentions , fes prévenances furent inutiles. Objet de 1'envie de fes belles-fceurs, moins jolies qu'elle , elle attiroit encore une attention gênante de tous les autres, qui, fous prétexte de la former & de veiller a fa conduite, la contrarioient fans ceffe ; les lieux communs de morale étoient appliqués & répétés fottement a chaque occafion. Les diftraéfions les plus ordinaires que fournit la fociété, la diffipation que peuvent procurer des vifites, ce qui devient une reffource quand on n'en a point d'autres , les liaifons avec les jeunes femmes de fon age, les promenades méme lui étoient interdites, fes moindres defirs qui tendoient a déranger 1'économie habituelle de la maifon, éprouvoient les oppofitions les plus marquées ; accablée de fon fort elle ne pouvoit gémir qu'en fecret. Encore, fe difoit-elie fouvent,  Le Porte-Manteau. 409 fi je trouvois quelqu'un dans le fein duquel je püffe dépofer mes chagrins ! J'ai peut-être befoin de confeils ; a qui les demander ? J'ai du moins befoin de fecours & de confolation ; a qui m'adreffer ? Avec tant de furveillans , qui croiroit que Félicie put avoir une intrigue d'amour , & la faire réuffir ? Mais quels obftacles ne furmonte point, & a quoi ne fe détermine pas une jeune femme que 1'on contraint , & que 1'on ennuie ? Félicie n'auroit peut-être jamais penfé a avoir un amant, fi elle avoit vécu dans une autre familie que la fienne. Réduite a ne vivre qu'avec des gens odieux, elle fentit une prévention intérieure pour tout ce qui ne leur reffembloit pas; elle envifageoit, comme le plus grand des bonheurs, de parvenir a dire ou a faire entendre a quelqu'un , combien elle étoit a plaindre. Le hafard voulut qu'une de fes coufines , établie en province, lui recommanda un jeune-hcmme appellé Rofidor , pour une affaire dans laquelle les parens de fon mari pouvoient le fervir utilement. Rofidor joignoit a un grand ufage du monde, de l'efprit & de la pénétration. II jugea, dès la première vifite , les perfonnes dont il avoit des fervices a attendre, il fe conforma a leur caraétère, fdifit leurs gouts, approuva leurs divifions & les vit tous s'accorder pour faire réuffir ce qu'il defiroit.  410 Le Porte-Manteau: Félicie fixa d'abord fes regards & fes réflexions , elle lui parut charmante & malheureufe; cette politique de Rofidor, qui eut été même affez groffière pour tout autre que pour ceux qu'il avoit intérêt de ménager, devint, a 1 egard de Félicie, fine & fincère; il entreprit de plaire aux uns pour les féduire , il chercha les moyens de plaire a Félicie , paree qu'il avoit été féduit. II defira moins vivement la réuffite de 1'affaire qui 1'intéreffoit, pour avoir un prétexte de continuer des vifites que fon amour naiffant rendoit néceffaires au bonheur de fa vie. Félicie s'en appercut bientót; mais elle s'en appercut feule. Rofidor lui parut aimable, elle commenca par s'en occuper, & ne doutant plus qu'il ne fut occupé d'elle, elle trouva dans cette idéé un adouciffement a fes malheurs , & rapportoit aux fentimens qu'elle avoit infpirés, 1'affiduité avec laquelle Rofidor préféroit 1'ennui & 1'importunité d'une- pareille fociété aux agrémens qu'il lui eüt été facile de fe procurer ailleurs. Quelques coups-d'ceil & des propos fousentendus furent les premières preuves de la reconnoiffance de Félicie. Elle avoit démêlé fans peine les motifs de la critique continuelle qu'il faifoit de toutes fes aétions , & la caufe de ces applaudiffemens accordés fans ménagement a tout ce que fes parens pouvoient dire de ridicule & d'abfurde ; infenfiblement les contre - vcrités, leur  Le Porte-Manteau. 411 unique reffource , devinrent claires & intelligibles pour eux : enfin ils furent d'accord. La grande difficulté étoit celle d'un rendez-vous, ils ne pouvoient en attendre la faveur que du hafard. Rofidor s'étoit fi bien conduit , qu'il n'avoit pas donné la moindre méfiance, & qu'il avoit la facilité d'aller dans la ma fon librement & a toute heure. Un jour il trouva Félicie, feule, dans la chambre de fon mari ; le tems étoit précieux. Que de fermens ! que de tranfports ! que d'aveux ! que de confidences ! Au milieu de ce trouble & de cette agitation , ils entendirent monter le mari avec une grande précipitation. Rofidor n'eut que le tems de fe j etter dans la garde-robe, de mettre fur fa tête un Manteau qu'il trouva fur une chaife , ck dans 1'efpérance de n'être point remarqué , il fe colla debout contre le mur. Le mari vit en paffant Félicie qui lifoit; il ne lui dit rien, il entra dans la garde-robe, & reffortit auffi-töt. Nos amans encore effrayés du rifque qu'ils venoient de courir , n'eurent rien de plus preffé que de revenir féparément dans le lieu oü toute la familie étoit affemblée. Rofidor parut le premier, il fut accueilli comme a fon ordinaire, le mari étoit déja occupé a une partie de jeu. Voyant arriver fa femme quelque tems après , il lui dit : Vous avez donc fini votre leémre ? Je ne vous ai point interrompue, j'avois befoin d'un papier qui étoit relié clans 1'habit  41 a Le Porte-Manteau. que j'avois'hier ; mais , a propos , il me femble que mon Manteau étoit debout. C'eft une nouvelle facon, dit Félicie, avec une préfence d'efprit admirable, que j'ai inventée, pour que votre Manteau fe confervat mieux & embarraflat moins. Rofidor eut a-peine entendu ces paroles que prévoyant les fuites d'un éclairciffement , il courut promptement chez le premier tourneur, & fit faire fur-le-champ, ou plutöt fit lui-même ce qu'on a depuis appellé Porte-Manteau; il revint 1'attacher, placa le Manteau deffus , & fans avoir été apperqu de qui que ce fut, rentra dans la falie raflurer Félicie, qui ne favoit elle-méme comment fe tirer du menfonge qu'elle avoit fait. Le mari fut enchanté de ce nouveau meuble, il admira le génie de fa femme , & le fit admirer a toutes fes connoiffartces. Les amans font incorrigibles , & le defir les aveuglera toujours. Rofidor étant encore dans la même chambre avec Félicie , entendit du bruit ; la tête leur tourna fi bien, qu'ils fe jettèrent tous les deux dans cette même garde-robe, & tous les deux fe cachèrent fous le même Manteau, qui par bonheur fe trouva pour-lors attaché. Ils devoient être perdus, mais l'amour les fervit fi bien, que malgré les allées & les venues de cette odieufe familie , perfonne ne s'appercut que ce Manteau avoit des jambes.  Le Porte-Manteau. 413 Ce n'eft pas la feule invention dont on foit redevable a l'amour; mais le Porte-Manteau n'ayant été utile que cette fois a Félicie & a Rofidor, le refte de leur aventure feroit étrangère au fujet.  LE M A NT E Aü D E LA NUIT. CIA N S O No Sur Vair de la Provencale , Per tam què beauta feconde , &C. JL^ANS ce jour, on s'aime, on s'encenfe, Avec des voeux on fe pourfuit; On reprend fon indifférence Avec le Manteau de la nuit. A la cour, aux champs, a Ia ville, Le grand jour fert moins qu'il ne nuit; Mais pour rendre un fuccès facile, Prenez le Manteau de la nuit. 414  Le Manteau de la Nuit. 415 A la cour, celui qu'on embraffe, Eft fouvent celui qu'on détruit; En plein jour , un fourbe , avec grace , S'y fert du Manteau de la nuit. 1 care fe laiffe féduire Par les vains honneurs qu'il pourfuit; On le fert, pour le mieux détruire Avec le Manteau de la nuit. L'amour eft le bonheur fuprême , Quand le myftère le conduit : Et le jour pare ce qu'on aime Moins que le Manteau de la nuit. Une beauté que rien ne touche, Craint bien moins l'amour que le bruit. Voulez - vous la moins farouche ? Prenez le Manteau de la nuit. DÈS que Ie coeur fe développe, Un amant s'offre, il vous féduit: Par bonheur l'amour s'enveloppe, Avec le Manteau de la nuit.  416 Le Manteau de da Nuit, Une devote encore belle, Redoute le monde & le foit ; Le démon fe g'iffe chez elle Avec le Manteau de la nuit. On croit prendre une époufe neuve , Son ingénuité ravit: Connoit-on la rille, ou la veuve , Avec le Manteau de la nuit? On fait ce que chacun en penfe: Pour vous que la vertu conduit, Un cceur pur, l'efprit, la prudence , Sont vos feuls Manteaux de la nuit. Acceptez ce préfent utile, On peut en tirer un grand fruit. On fait tout , quand on eft habile, Avec le Manteau de la nuit. «4X1*  LE MA N T E A U D E L I T. C O N T E. JVfoN père, dit un jour Zizaldi au roi Claudele-petit, je m'ennuie d'être au college, & je veux me marier. A ces mots, le monarque tomba clans la rêverie , mit la main fur fon front, leva les yeux fur fon fils en foupirant , & s'écria avec un air de dépit : Je ne crois pas qu'on me rattrape a être Manteau de lit , j'aimerois mieux être le temple de la gloire. Auffi de quoi m'avifai-je de devenir amoureux ? Etant amoureux, de quoi m'avifai-je de me marier ? M'étant marié , de quoi m'avifaije d'être jaloux ? Et devenu jaloux, de quoi m'avifai-je de vouloir être Manteau de lit? Je n'en aurois pas moins été prince; oui, fans doute, j'aurois dü prendre le parti de vivre felon mon état, & de ne rien aimer. Encore pafle, fi j'avois Tornt VI. Dd 417  4i§ Le Manteau été grand; mais la nature m'a fait fi petit, qu'en vérité , le roi, mon père, auroit tout auffi bien fait de s'en épargner la peine. Mais , je 1'infulte peut-être fans raifon; que fais-je, li ce fut lui qui en fit les frais ? Je puis 1'accufer a tort, & je lui fais réparation. S'il n'eft pas mon père, je ne 1'en efiime pas moins, & s'il 1'eft en effet, je ne 1'en eftimerai pas plus : Je me flatte qu'il me le rend bien. Abrégeons; car, j'ai fouvent remarqué que les petits hommes content longuement , & cela n'eft pas convenable. Après avoir paffé quinze ans avec des maitres qui ne m'apprenoient rien, on fongea a me marier avec une princeffe a qui je n'aurois peut-être pas appris grand-chofe. Elle étoit fille d'un roi voifin, s'appelloit Perfilette , & étoit de ma familie ; je voulois me donner des airs de la trouver trop petite, paree que je me donnois ceux d'en aimer une trop grande. J'adorois Ia grande Elvanire, fille de la fée Manto. Je crus qu'elle m'aimoit, paree que je la divertiffois, & je ne fis pas attention a un grand rival , fade , férieux & plat , qui me paroiffoit 1'ennuyer, paree qu'il 1'occupoit. Je n'avois pas affez d'ufage du monde pour favoir que 1'amant préféré, eft moins celui qui fait rire, que celui qui en empêche. C'étoit dans ce dernier cas quétoit le grand  de Lit. 410 Baïandrin. II étoit aimé , mais ce n'étoit pas un parti convenable pour la fille de la fée; car quoique Baïandrin fut Prince , ce n'étoit cependant qu'un Gentilhomme de Picardie ; il étoit pius beau que moi, mais j'étois de meilleure maifon , cela me raffuroit. Je n'en fus pas inquiet avant mon mariage, la tête penfa m'en tourner après. On n'eft jamais jaloux lorfqu'il faudroit 1'être ; on 1'eft fouvent lorfqu'il faudroit ne 1'être plus. Attendre qu'on foit marié pour prendre ce parti-la, c'eft demander de la lumière lorfqu'on a monté un efcalier. Enfin j'en fis' la faute, je n'y retomberai plus. C'eft a vous, mon fils, a profiter de mon exemple pour ne vous point marier , ou pour vous prouver qu'il faut toujours avoir mauvaife opinion d'une femme , mais qu'il ne faut jamais chercher a s'en convaincre. Je déclarai ma paffion au roi; il 1'approuva , ck partit le lendemain avec moi pour aller chez la fée Manto, lui faire la demande de fa fille. Je n'ai jamais tant vu de Manteaux. On y voyoit tous ceux qui ont été, qui font ck qui feront. La fée étoit fur un tróne garni de Mantelets. Nous 1'abordames. La demande d'Elvanire fut faite avec éloquence, ck accordée avec grace; on Ddij  42a Le Manteau nous mark dès le foir même, & je paffai la nuk avec ma grande femme. Je la foupconnai d'avoir du penchant a la raillerie ; je fis de mon mieux pour lui prouver combien je 1'aimois, elle fourioit froidement , & recevoit mes attentions avec une politeffe indolente, comme un bouquet que je lui aurois préfenté le jour de fa fête. Je fis une fi grande dépenfe que je n'avois pas le petit mot a dire le lendemain; elle en badina, en me difant que j'étois un mari dans la regie des vingt-quatre heures. Cette plaifanterie, en me faifant voir qu'elle avoit la connoiffance du théatre, me perfuada que je ferois bien d'être jaloux; je le fus , & je fis mal. J'obfervai Baïandrin , je remarquai de 1'intelligence entre ma femme & lui. Je devins furieux , &. j'allai porter des plaintes a la fée , qui me tint ce difcours. Mon ami, vous êtes jaloux ; fi c'eft fans fujet, .vous êtes injufte ; fi c'eft avec raifon , vous êtes un fot. Toutes mes repréfentations ne vous empêcheront pas d"être 1'un ou 1'autre. J'ai un moyen de vous faire favoir lequel des deux vous êtes; c'eft de vous faire Manteau de lit. Manteau de lit! m'écriai-je; je n'avois jamais oüï parler de cette charge. C'en eft une fort jolie, reprit la fée, & qui vous mettra bientöt en état de connoitre la vérité.  de Lit. 421 Ouirépliquai-je ; avec la jaloufie qui me dévore , je confentirois a devenir gillet ? Si mes foupcons font fondés , je prendrai mon parti plus aifément; on s'accoutume plutót a la honte qu'au foupcon. Au méme inftant, la fée me toucha de fa baguette, ck je devins un Manteau de lit, trésbon & trés-commode ; elle m'envoya a fa fille comme un préfent. J'étois vraiment un fort beau Manteau des Indes, bien garni d'aidredon, & eertainement je puis dire, fans me vanter, que j'étois beaucoup plus joli ck plus chaud en Manteau qu'en homme. Elvanire me recut avec beaucoup de tranfport, elle m'admira, me loua ck m'effaya; je fus flatté de me fentir fi prés d'elle , ck fur-tout en état d'obferver toutes fes acYions. Elle appella une de fes femmes. , ck lui tint ce difcours aifreux , qui me frippa tout-d'un-coup , ck me refferra comme fi j'étois gelé. Quoi, Zéiis ! tu m'allures que monfieur ne reviendra pas ce.foir, ck que je puis recevoir Baïandrin fans crainte cle me commettre? Oui, madame, répondit Zélis; celle qui a apporté ce Manteau de lit, m'a affuré que votre mari étoit pour quelques jours chez madame votre mère, ck en conféquence j'ai fait avertir Baïandrin de fe rendre ici a onze heures. Mais vraiment,dit Elvanire, il en eft dix & cleinie, Ddiij  42.2 Le Manteau je fuis tentée de me coucher , je penfe qu'on a plus befoin de fon lit , quand on fe porte bien, que lorfqu'on eft malade. Madame, dit Zélis en la couchant, n'ötez-vous pas votre Manteau ? Non , répondit - elle, je veux le garder cette nuit , c'eft un égard que je dois a ma mère : mais , mon dieu ! pourfuivit - elle , il me paroit bien court , n'eft-il pas ridicule? Vois donc oü il me va. II y a beaucoup d'honnêtes gens , répondit Zélis , qui fe contenteroient de vous venir-la. Tu es toujours folie , reprit Elvanire Dans eet inftant, j'entendis du bruit , on ouvrit la porte , c'étoit Baïandrin; le fon de fa voix me fit treffaillir. J'omets les complimens , les fadeurs , les tranfports qui furent exprimés de part ck d'autre ; je paffe fous filence la joie d'être enfemble , & de me croire abfent. Ce n'étoit rien; Baïandrin fe p'a^a a cóté d'Elvanire, il n'y fut pas long-tems, je défendois le terrein tant que je pouvois , je fis de vains efforts , mes obftacles furent inutiles. Ah ! qu'un mari fouffre cruellement lorfqu'il eft le Manteau de lit de fa femme ! J'étois fi agité que j'échauffai trop Elvanire. Voila un Manteau, dit - elle , qui me caufe une chaleur horriMe. Eh bien, donnezle moi, dit Baïandrin , j'en ferai ufage, auffi bien ai-je froid aüx reins. Qu'on imagine, s'il eft poffible , 1'humiliation de mon emploi. Je ne fus pas  de Lit. 423 long-tems ftable dans mon nouveau pofte, je fautai pendant un quart-d'heure a 1'impériale du lit, en retombant toujours a-plomb fur le dos de Baïandrin. Cet exercice me chiffonna fi fort, que je n'étois pas reconnoiffable. Mon indigne femme & mon heureux rival en rirent beaucoup. Elvanire conclut que fa mère s'étoit moquée d'elle, en lui envoyant un meuble d'une fi mauvaife étoffe; elle m'enferma dans une de mes boetes a favonnettes , & me rapporta le lendemain chez la fée Manto. Ah , bon dieu ! s'écria -1 - elle, en me voyant , qu'eft - ce que ce chiffon - la , ma fille ? C'eft votre Manteau de lit, ma mère. Le Manteau de lit ! répartit la fée; & favez-vous ce que c'eft que ce Manteau ? Non , ma mère , dit la fille. Eh bien , pourfuivit la fée , c'eft votre mari; vous auriez du vous en douter, quand vous avez vu qu'il venoit a rien. Ce Manteau-la, mon mari! reprit Elvanire en revant , il ne m'a jamais tant fervi; non , cela n'eft pas concevable. Soyez-en certaine, dit la fée en me touchant de fa baguette. Je repris ma figure humaine , je vis ma femme étouffant de rire , lorfque j'étouffois de colère. Monfieur, dit-elle, je ne fuis pas fachée de votre aventure ; vous avez vu de quelle facon Baïandrin m'a traitée; je fouhaite que vous profitiez de fes exemples. Moi, dit fa mère, je fouhaite que Ddiv  414 Le Manteau de Lit. cela vous corrige de votre curiofité. Et vous, mon fils , continua gravement le roi , mon père , je defire que cela vous guériffe de la fureur de vous marier. Au refte je crois que vous ne ferez point mauvais ufage de mon hiftoire; je ne 1'ai racontée que pour votre profit, ce font des fecrets de familie qu'il eft inutile de divulguer.  425 LE MA NT E A U T R O U S S É. 'ZiizAh-Dl n'eut pas plus de refpeét pour fon père que s'il n'avoit jamais été Manteau de ht ; il crut qu'il pourroit toujours duper fans 1'être. On ne fe rend pas juftice; tout le monde fe croit capable d'être Baïandrin , & il y a peu d'hommes qui ne foiént queiquefois Claude-le-petit. Le roi Claude voyant fon obffmation , lui demanda qui il vouloit époufer. Pouvez-vous, répondit-il, me faire une pareille queftion ? J'ai trop de probité pour vouloir me marier a quelqu'autre qua ma robe de claffe. Cette robe étoit une rille très-jolie, nommée Zéphirinc. Sa mère étoit dame du palais de la fée Manto. Elle vouloit que Zéphirine fut le latin, & la changea en robe decolier. Le hafard fit qu'elle fut deftinée a Zizaldi , elle fit toutes fes claffes fur fes épaules ; mais ce ne fut pas alors qu'elle lui pefa le plus. Elle ne devoit pas naturellement fe laiffer féduire par lui, puifqu'elle ne le voyoit jamais en face. La fée avoit jetté fur elle un charme qui 1'em-  42.6 Le Manteau pêchoit de parler, l'amour feul ou la compaffion pouvoient le rompre. . Bien n'eft fi dangereux que la pitié. Zizaldi, quoiqu'il fut fils de roi, avoit la téte fort dure. On avoit fouvent recours au chatiment , la robe fut tant de fois dérangée par le correéteur , que les cris de Zizaldi excitèrent fa compaffion. ( Un régent de mes amis m'a affuré que la fituation ou fe trouva fi fouvent Zéphirine avec Zizaldi , lui fit tirer des conjeéfures avantageufes fur la figure du jeune prince; mais ce font-la des difcours de régent , Zéphirine avoit alors trop de fentiment pour juger du vifage d'un homme autrement que par fon nez. ) Un jour on étoit prés de faire 1'exécution , la robe émue ne put s'empêcher de frémir & de cier, ayel Le correéfeur abandonna 1'entreprife , & alla dire que le derrière de Zizaldi parloit. Je me fuis toujours douté , dit un vénérable , que ce petit dróle-la avoit de l'efprit. On enferma auffi-töt le. prince dans fa chambre, tête-a-tête avec fa robe; ils fe parlèrent, s'inftruifirent, & s'attendrirent au pomt qu'ils fe firent réciproquement une promeffe de mariage. Ma chère Zéphirine, difoit le prince, je vais vous öter pour vous embraffer tout a mon aife. Je n'en fentirai rien, répondit ia robe; je ne fus animée que fur vos épaules , dès que je les quitte, je redeviens une fimple robe, auffi  T R O U S S É. 4'zj fotte que le font fouvent ceux qui les portent. Quoi! s'écria Zizaldi, il faut que je vous laiffe ? mais, en vérité , vous n'êtes pas-la dans une honnête place : du moins , permettez - moi de vous careffer! Prenez donc garde, dit la robe avec émotion, vous ne favez pas ce que vous me faites Ah ! finiffez donc je vous en prie , ces badineries - la ne me conviennent pas , fi vous croyez que je ne puiffe pas vous les rendre. Alors le prince fauta dans la chambre, & rioit en criant: Ah! ah! je vous en conjure ma chère robe, arrêtez-vous donc, ah! vous me chatouillez. Le roi entra dans eet inftant , accompagné du régent. Vous voyez dans quel état eft le prince , il eft tout en nage. Voila la vie qu'il mene avec fa robe; vous fentez bien que dans une maifon comme la notre, cela ne peut fe foutenir plus long-tems. Ce fut alors que Zizaldi dit a fon père , qu'il étoit las d'être au college , & qu'il vouloit fe marier. La mère de la robe étant infiruite de eet événement, redemanda fa fille, qu'elle trouva comme un Manteau trouffé, c'étoit un pli qu'elle avoit au college. La mode s'en eft établie parmi les femmes, il y en avoit beaucoup, qui a la fin de la journée paroiffoient s'étre méprifes, & avoir mis le Manteau trouffé devant au lieu de le mettre derrière.  4i8 Le Manteau GARDER LES MANTEAUX, Le roi alla dans le palais demander la robe en mariage , la mère fentit 1'honneur de cette alliance. Vous croyez fans doute que cette robe-la vëcut bien avec fon mari? Point du tout; quoiqu'ils ne fe fuffent pas quittés , ils ne s'étoient jamais vus. La figure de Zizaldi déplut 'a Zéphirine. Mais on .me trompe, dit-elle, je ne crois pas que ce fortla. le prince. . C'eft lui-même , ma fille, reprit Ia mère. Cependant, pourfuivit la fille, je ne reconnois pas les traits de fon vifage. Et comment diable , s'écria le roi impatienté, voudriez-vous avoir vu les traits de fon vifage dans Fendroit oü vous étiez placée ? ce n'eft pas affurément fa phyfionomie que vous êtes a portée de reconnoitre. Enfin je ne fais que vous dire , répondit Zéphirine , mais je n'aime point cette figure-Fa ; j'ai vu pluüeurs .écoliers, que j'aimerois mieux que Zizaldi. En vérité , madame , dit le roi a la mère , votre fille fait d'étranges raiformemens pour une robe de claffes , elle a perdu tout fon tems , & a votre place , j'aimerois autant qu'elle eüt été robe-dechambre. Enfin , après bien des minauderies , le mariage fe conclut. Zéphirine fut coquette , Zizaldi fut jaloux. Elle attiroit chez elle toutes fes connoiffances  T R O u s s é. 410 du college , les recevoit chaudement , & Zizaldi froidement. II lui en faifoit des reproches : Que voulcz-vous ? répondoit-elle , nous avons fait nos claffes enfemble. Elle brufqua fon mari tant qu'elle ne fut que coquette; mais elle le careffa lorfqu'elle voulut le tromper ; c'eft le piege le plus commun des femmes. Comme la vanité de 1'homme le rend infaillible, ce fera toujours le plus ufité & le moins ufé. Mon cher Zizaldi, lui dit-elle un jour, je vous aime a la folie, je ne concois pas, lorfqu'on a un mari tel que vous, comment on peut fe don-, ner le travers d'écouter des amans. Oh! répondit le prince , vous avez bien de la bonté ; ce n'eft pas que vous ne penfiez jufte au moins, mais vous avez raifon , & je crois réellement que vous m'aimez. Et comment ne vous aimerois - je pas ? reprit-elle ; vous avez de l'efprit comme un ange, & vous êtes bien le plus honnête homme. . . . Oh! pour honnête homme , dit le prince , je le fuis, & cela fait beaucoup de plaifir la nuit a une femme. II y a, pourfuivit - elle, deux de vos amis qui prétendent qu'ils m'en feroient plus que vous, fans être affurément auffi honnêtes-gens. Vraiment, dit le prince, je crois bien qu'ils ne font pas honnêtesgens , puifqu'ils veulent me jouer ce tour-la, car cela n'eft pas bien au moins. Je le fais a merveille.  430 Le Manteau dit Zéphirine , auffi je veux qu'ils en foient les dupes. Et dites-moi, je vous prie, interrompit le prince, quels font ces deux bons amis? C'eft, répondit Zéphirine , le grand Crifolin & fon coufin Bazidi. Comment! s'écria Zizaldi, ils font coulins, ck ils voudroient .... Mais favez-vous bien que ces gens - la n'ont point de dévotion ? Ils en ont fi peu , dit Zéphirine , que pour s'introduire la nuit dans mon appartement , ils ont recours a la magie. A la magie ? dit le prince ; voila une mauvaife plaifanterie & j'en pourrois bien étre la dupe. En ce cas, dit la princeffe, je ne le ferois pas; mais j e vous fuis trop attachée pour vouloir vous tromper. Vous n'imagineriez jamais a quel expédient ils veulent avoir recours. Voyons, dit Zizaldi, infiruifez-m'en , cela eft peut-être ridicule, & j'en rirai. Non , répondit Zéphirine , vous croirez la chofe impoffible ; ils veulent entrer chez moi fous la forme de deux Manteaux. II n'y a rien de plus fimple, répliqua Zizaldi, mon père avec qui vous dinez ck foupez tous les jours , a bien été Manteau de lit, tel cjue vous le voyez. Vous qui parlez, n'avez-vous pas été robe de «laffe ? il n'eft pas plus difficile que ces deux mefifteurs foient Manteaux. Vous avez raifon , pourfuivit Zéphirine ; c'eft ce foir que deux femmes doivent me les apporter , comme un préfent que la fée Manto veut vous faire. Oh! vraiment, dit  T R O U S S É. 341 le prince, voila un joli préfent, elle en a fait un dans le même goüt a mon père, elle ne varie point fes plaifanteries. En vérité, plus j'y penfe & plus je me trouve heureux d'avoir une femme auffi vertueufe que vous. Oh! répartit la princeffe, ma vertu ne vaut pas la peine qu'on en parle. Mais quelle conduite voulez-vous tenir dans la circonftance préfente ? Quelle conduite ? reprit Zizaldi ; je vais le dire a mon père. Cela efl très-prudent, dit la princeffe, mais cette précaution ne remédié pas toujours au mal. Vous vous trompez , madame , car mon père & moi nous attendrons ce foir meffieurs les Manteaux , & nous, verrons un peu s'ils ont du cceur. J'approuve cette idéé, dit Zéphirine , il efl bon de les punir de leur témérité. Zizaldi, glorieux de 1'approbation de fa femme, & encore plus de fa vertu , alla trouver fon père , 1'inftruifit , & lui conta le bonheur de fon mariage. Zéphirine , de fon cöté , fit avertir les deux coufins de fe rendre, le foir , dans fon appartement par la porte de derrière , & d'envoyer , par 1'autre porte , deux femmes avec deux Manteaux. Dès que le jour baiffa, le roi Claude & monfieur fon fils fe mirent majeflueufement en embufcade a la porte d'entrée. Les deux femmes s'y ren-  4?z Le Manteau dirent peu de tems après avec les deux Manteaux." Alte-la, mefdames, s'il vous plait, donnez-nous ces Manteaux , & pour caufe. Les deux femmes obéirent, & fe retirèrent. Ah, ah! s'écria Zizaldi avec un air de viéloire ,~ ah! nous vous tenons donc, meffieurs les Manteaux ; meffieurs les coufms, vous voulez me faire 1'honneur de m'épargner de la peine , & de me. donner du chagrin. Comment! dit le roi, au Manteau qu'il tenoit, vous avez pu penfer que mon fils feroit affez fot pour vous laiffer tranquillement paffer la nuit avec fa femme? Allons, allons, vous n'y penfez pas, & pour un Manteau vous devriez avoir plus d'efprit; mais je vois bien que cela n'eft pas toujours néceffaire. Ils avoient déja paffé la moitié de la nuit a la belle étoile, a tenir des propos de cette force, & malgré la chaleur de la converfation ils grelottoient. J'ai bien froid, dit Zizaldi, mais ce qui me confole, c'eft que ces deux Manteaux ont auffi froid que nous. II me vient une idéé , mon père, ce feroit de les battre. Vous avez raifon, mon fils, eet exercice nous vengera & nous échauftéra. Ils prirent chacun une baguette & frappèrent a tour de bras fur les Manteaux. Voila, difoient-ils en riant, une aventure qui vous corrigera des bonnes fortunes.  Troussé. 435 fortunes. Mais ils font affez battus , vergettons-les a-préfent. Meffieurs , dit le roi en vergettant de toute fa force, cela doit paroitre un peu rude a des agréables auffi délicats &£ qui ont la peau ft douce ; mais auffi de quoi vous avifez - vous de vouloir abufer ma bru ? En voila affez, mon fils ^ nous avons chaud , ne nous refroidiffons pas ; la nuit eft avancée , fi vous m'en croyez, nous porterons ces meffieurs chez votre femme , afin que du moins elle leur accorde la faveur de les plaindre. Vous avez raifon, dit Zizaldi. Ils s'attendoient a fe donner la comédie aux.dépens des Manteaux» Mais quelle fut leur furprife de trouver en entrant chez Zéphirine, Crifolin & Bazidi qui étoient.prêts d'en fortir! Eh quoi! meffieurs, dit Crifolin, vous vous donnez la peine de nous apporter vous-mêmes nos Manteaux; cela eft trop attentif. Le mien eft bleu, fire, c'eft vous qui 1'avez, je vous demande affurément bien pardon. Voici le mien dit Bazidi, il eft d'écarlate , mais il ne m'a jamais paru fi propre. Par hafard , dit - il a Zizaldi, vous feriez* vous donné la peine de le battre & de le vergetter ? C'eft pouffer la politeffe trop lom. En ce moment ils firent la révérence & prirent congé du roi & du prince , en leur criant: Ah ! meffieurs, du moins ne nous reconduifez pas ; cela nous obligeroit de ne plus revenir. Nos deux Gardes-Manteaux étoient confondus. ' Tornt VI. Ée  434 Le Manteau Troussé. Vraiment, dit Zéphirine, de fang-ffoid, vous vous êtes trompés de Manteaux Pour vous , madame , répliqua Zizaldi , vous ne vous êtes pas trompé de compagnie , je fuis outré de colère. Vous le méritez bien, mon rils, dit le roi Claude ; mon hifloire ne vous a pas corrigé. J'ai été Manteau de lit, & vous avez gardé les Manteaux, tout cela efl dans la regie. Si vous m'en croyez , ne contez votre hifloire a perfonne, pas même a votre fils ; car vous perdriez votre peine avec lui, comme j'ai perdu la mienne avec vous; les hiftoires n'ont jamais corrigé perfonne.  43 5 LE MA N T EA U MAL TAILLÉ. Tiré cfun manufcrit de la Bibliotheque du Roi, N°. 7080. IVjLademoiselle ma coufinne ma mye, pour ce que je fay que vous prenez plaifir a ouyr compter des adventures qui advenoient en la maifon du noble roy Artus, au temps de la table ronde , je vous en ay icy voulu mettre une par efcript , laquelle j'ai trouvée en ung trés ancien livre que a peine pouvoy-je lire. Touttefois pour vous cuider donner plaifir comme a celle a qui plus je defire le faire, je me fuis pour ce effourfé le extraire pour vous le donner; & doncques s'il vous plaift le lirez , ck 1'appellerez le Compte du Mantheau mal taillé. Vous devez favoir que ce bon roy dont je vous parle fut de fon temps le plus renommé prince du monde, tant en hardieffe , bonté de chevalerye , comme en libéralité, courtoifie ck doulceur. Car Fhumilité de ce noble roy fut fi grande, que oncq pour fortune qui lui advint, il ne le fuft mené jufquesla qu'il fourtit de fa bouche parolle oultrageufe i Ee i j  436 Le Manteau quelque perfonne que ce fuft, bien cognoiffoit - il les bons chevaliers parmy les maulvais. Mais je vous ïairray tout ceci pour vous compter icellé adventure dont je vous ay parlé, qui advint en la court de ce gentil roy Artus. Cé fut a une Penthecoufte que ledit roy voulut tenir la plus haulte 8c riche court qu'il euft oncques en fa vie tenue; car il manda a celle foys a tous les roys , ducs , contes , barons, chevaliers & efcuyers, qui cle luy terre tenoient, qu'ils ne failliffent a venir a celle belle fefle 8c affemblée , car il y devoit avoir grans jouftes & tournoys; 8c pour ce vouloit - il que chafcun y amenaft fa femme ou fa mye, ce qui fut fait: car tant y vint de nobleffe &c de chevalerye, avecques dames 8c damoyfelles, que oncques paravant n'avoit effé veüe une fi belle compaignye au royaume d'Angleterre, comme elle y fut a celles foys-la en la cité de Kamalot, qui toute en fut pleine. II ne faut pas demander fi la reine Genievre fut recueillir 8c feftier la compaignye 8c par efpécial les dames. Elle même les loge chafcune felon fon degré, dedens les belles chambres de fon triumphant palais toutes garnyes de trés - riches tapifferyes, oü elles trouverent tout ce que meftier leur eftoit. La reine les vifite 1'une après 1'autre, & les feftie en leur faifant de riches dons, tant en habillemens de fins draps d'or 8c de foye , comme en bagues 8c joyaulx,  MAL TAILLÉ. 437 car la couftume eftoit pour lors ainfy le faire; ck fi bien la bonne reyne fceut ordonner fes préfens , qu'il n'y en eut pas une feulle qui pour 1'heure ne fe tint a trop heureufe ck contente. Aultre part le roy feftie les princes ck chevaliers ; en leur donnant chevaulx , harnoys, habillemens , ck de tout ce qui a chevalerye apertenoit; car puis Alexandre n'avoit point été ung fi accompli prince comme il étoit. II feit tant de belles chofes en fon temps, que la bonne renommée ck 1'effecf. de fes vertus 1'ont fait nommer preux jufques en la fin du monde. Pour abréger, il feit préfens ck a grans ck a petits, tant que chefcun fe difpoufa de mener joye plus que en fefte oü il euffent jamais efté; ce qua 1'on euft fait fi ne fuft Mourgue la fée, qui par fon enchantement deslibéra de troubler la reine ck toute fa belle compaignye, pour ce que elle eftoit envieufe de fa grant beauté, ck jaloufe de meffire Lancelot du Lac qu'elle aimoit; mais il ne la vouloit aimer ; qui fut .caufe de la faire confpirer fur la reine ck toutes fes dames telle chofe dont la fefte fuft defpartye, ck par adventure fi la reine 1'euft fait femondre a celle fefte, 1'inconvénient jamais ne fuft advenu. Ainfy comme je vous ai ja compté, fut toute celle nobleffe grande dès le Samedy veille de Penthecoufte affemblée ck lougée dedens Kamalot, des. liberée commencer le lendemain k faire grant chere. Eeiij  43& Le Manteau Chafcun fe lieve matin, & fe pare de fes meilleurs habillemens comme a telle fefte appartenoit. Les feigneurs & gentilshommes s'en vont au palais pour accompaigner le roy en la grant églife. D'aultre part viennent les dames au logis de la reine pour faire de mefmes , & lui font compaignye jufques après le fervice fait, que le roy & la reine s'en retournent avec toute leur fuite jufqu'au palais, oü ils trouverent desja les grans tables mifes & couvertes , toutes apreftées pour difner; mais le roy avoit une couftume que a tel jour jamais ne fe affeyoit pour manger, que premierement ne fuft advenue en fon palais quelque adventure. Donques le roy, en attendant fi riens furviendroit, s'étoit appuyé a une feneftre qui regardoit fur la maiftreffe rue de Kamalot , & devifoit avecques meffire Gauvain. II eftoit ja prés de none , quand meffire Queux le fénéchal vint au roy & lui dit: Sire, vous jeünez trop, long-tems a que voftre difné eft prèft. Le roi lui refpont, & dit: Queux, ne favez-vous dez long-tems ma couftume? Me veites-vous oncques afleoir au manger a tel jour comme nous fommes aujburd'huy, que premierement ne fuft advenue quelque adventure céans ? Sire, il eft vray , refpondit Queux > mais il y en a ici ung cent, voire deux en cefte falie, qui meurent de faim ; & en difant ces parolles, le roy regarde aval la rue , & voit venir ung jeune gentilhomme monté fur ung cheval qui  MAL TAILLÉ. 439 bien monftroit aux enfeignes de fa fueur qu'il avoit longuement couru; ck auffi il eftoit chargé, car il pourtoit fur fon col une groffe malle de fin velours cramoify toute a bendes, ck laffée de foye verde; au bout du lafïet avoit une petite ferreure dargent, dont la clef eftoit dor qui la tenoit fermée. Le jeune gentilhomme arrivé au pied des degrez du palais; affez y eut qui fon cheval lui tint; quand il fut defcendu, il prent fa malle fur fon bras ck fe met a monter au palais. Le roy qui tout ce voit par la feneftre , fe torne vers fa compaignye, ck dit affez haultement: Or croy-je que nous difnerons toft , car j'ay veu arriver meffaiger qui nous aporte nouvelles bien haftives , ou je fuis deceu. En difant cecy, le gentilhomme entre dedens la falie , ck s'adreffe la ou il voit le roy. Affez lui fait-on place , ck lui qui eftoit faige ck bien aprins pour favoir faire fon meffaige , met le genoil en terre en faluant le roy, ck dit: Sire, je fuis tranfmis a vous de par une très-haulte dame qui moult vous aime , laquelle vous fupplye de par moy qu'il vous plaife luy oudroyer ung dong , devant que plus vous en dye. Car elle me a chargé de ainfy le faire; mais tant vous puis-je bien dire de par elle, Sire, que en ce don ne pouvez vous avoir reprouche ni domaige. Le roy penfe ung petit, ck ne refpont riens; adonc meffire Gauvain qui de cofté lui eftoit, lui dit: Sire, vous ne pouvez refufer ce don qu'il Ee iv  440 Le Ma'nteau. ne fuft tourné a villenye, veu que ny pouvez avoir honte ny domaige. Alors le roy haulce la tefte & dit au Gentilhomme: Amy, & je vous ouétroye le don que demande m'avez; & le gentilhomme Ie remercye de par fa dame le plus humblement qu'il le fut faire, & prent fa malle & la délaffe. Vous devez entendre que le roy avoit grant defir & toute la chevalerye qui la eftoit affemblée, de voir ce qui eftoit dedens ; legentilhomme en tire hors le plus beau cx riche Mantheau, qui ancoures euft efté veu en c-e tems-la au royaume d'Angleterre. II eftoit d'ung riche pourpre tout battu a or, femé de feuillages couverts de très-groffes perles , la bourdure en eftoit toute femée de grappes de raifms, dont les grumes eftoient de purs diamans naifs , & les autres des fins balais & rubis, tous percezajour, en maniere que vous euffiez dit que c'eftoient vrays raifms venans de vigne, tant eftoit 1'euvre bien enchaffée que c'eftoit chofe merveilleufe de Ie voir. Le roy tout le premier s'esbahit de la grant richeffe qu'il voit, auffi font tous ceulx de la falie. S'il eftoit eftrange, ne fault s'efmerveiller, car il eftoit fée, & fait d'une fée par enchantement; en effet tant fut 1'ouvraige auétentique de ce Mantheau, que a peine le pourroit-Ion croyre. Mais tout ce avoit fait la faulce Mourgue pour mieulx a ce qu'elle entendoit parvenir, C'eftoit affin que la reine & fes Dames qui point ne favoyent fa vertu, defiraffent a le veftir  MAL TAILLÉ. 441 pour le cuider avoir; mais fi elles euflent fceu de quelle foye il eftoit tiffu, jamais ne Peuflënt veftu, ni ne fe fuflent trouvées pour chofe du monde en ce lieu ni place oü- ce Mantheau euft efté : car il eftoit de telle vertu qui defcouvroit par fon enchantement ia desloyauté des dames Sc auffi des damoyfelles , car ja nulle d'elles ne 1'euft veftu que le Mantheau ne lui euft efté trop court ou trop long, pour peu qu'elle fe fuft meffaite envers fon mary ou fon amy. Ainfy fut adonques tiré hors de la malle ce riche Mantheau par le gentilhomme meffaiger, & préfenté au roy en lui difant toute fa vertu, Sc en oultre lui dit: Sire, le don qu'il vous a pleu ouétroyer a madame ma maiftrefTe eft tel, qu'il n'y aura céans dame ni damoyfelle a qui vous ne le faffez affayer , Sc celle a qui il fera de meiüre ni trop court ni trop long, ma dame lui en fait le préfent par tel fi, qu'elle en fera toute fa vie honnourée. Pourquoy, Sire, puifqu'il vous a pleu donner ce don a ma dame , je me fuis délibéré jamais partir de céans que je n'en aye veu 1'efpreuve. Sire, voftre plaifir fera mander toutes les dames, Sc les faire venir en voftre préfence, fi en verrez 1'effay: je fuis venu de loing, faites que la fiance de voftre proumefte Sc parolie ne perde fon nom, qui eftes' par tout le monde renommé le plus véritable roy qui vive. Quand le roy oyt parler le gentilhomme meffaiger, Sc voit qu'il ne fe peut  442 Le Manteau defdire de la promeffe qu'il lui a faiéte, il eft trop marry, car il cougnoift évidemment que ce font des ouvraiges de Mourgue, qui toujours s'affayoit faire defplaifir en tout cas a la reine, ck que a caufe de ce toute la compaignye fera troublée; mais il n'y peut mettre remede. Lors meffire Gauvain prent la parolle, ck dit au roy: Sire, puifque tant y a, il faut que vous mandez la reine, ck toutes les dames & damoyfelles de céans , qu'elles viennent icy a vous. Or y allez donques, dit le roy, ck menez avecques vous le roy Urien, ck dites a la reine que je 1'attens ck qu'elle s'en vienne icy difner, ck que elle amene toute fa belle compaignye, car je veulx tenir promeffe a ce meffaiger. Le roy Urien ck meffire Gauvain s'en vont quérir la reine ainfy comme le roy le commande, & la treuvent qu'elle vouloit ja laver fes mains pour difner en fa chambre, car elle ne pouvoit plus attendre. Meffire Gauvain paria le premier , ck dit: Madame , le roy nous envoye a vous & vous mande que veniez difner en falie, voyre fait le roy Urien , ck amenez toute voftre belle compaignye, le roy veult voir laquelle eft plus belle, car il lui vouldra faire ung préfent. C'eft d'un Mantheau le plus riche que vous veites oncques, 1'on le lui a maintenant apourté , ck le veult donner a celle a qui il fera le mieux féant, il le nous a ainfy promis. Ils fe garderent très-bien de defclairer la vertu qu'il avoit, car ja dame ne  MAL TAILLÉ. 443 fuft venue. La reine part de fa chambre, ck s'en va avec les deux chevaliers , en grand defir d'effayer ce riche Mantheau, ck ne laiffe en fes chambres dame ne demoyfelle qu'elle n'amenne. Elle eft venue jufques en falie, oü elle fut fort reguardée pour fa trés - grant beaulté ; fa noble compaignye la fuit, chafcun lui fait place ; elle eft venue devant le roy qui tenoit le Mantheau entre fes mains, & en le defpliant dit a la reine: Madame , j'ay donné ce beau Mantheau que vous voyez a celle de toute la compaignye a qui il fera le mieulx féant. Et plus n'en dit, car il lui defplaifoit de tant en faire. La reine qui voit la grant beaulté du mantel, le defire & convoite de tout fon cueur , ck pour ce le prent elle toute la première , ck le fait mettre fur fes épaules pour le affayer. Mais fans nulle doubte il lui fut ung petit trop court devant , bien du travers d'un doy , mais il eftoit de bonne longueur par derrière. Meffire Yvain le fils au roi Urien qui eftoit de cofté elle, lui voit tout changer le vifaige pour ce que elle s'apper^eoit a la rifée des gens qu'il y a queulque chofe. Meffire Yvain lui dit : Madame, il m'eft advis que ce Mantheau vous eft affés bien fait par derrière, mais le devant eft ung peu court, faites le affayer a celle damoyfelle qui eft auprès de vous , car elle eft de voftre taille. C'eft la mye Heétor le fils. Ores, baillez le lui, madame, ie vous en prie; ck la reine le lui baille.  444 Le Manteau La damoyfelle vouïenfiers le prent & le veft incontinent ; mais fans nulle doubte il lui fut court de demy grant pié de tous coftez. Mais regardez, fait meffire Gauvain, comment il s'eft retrait , fi n'a il pas été pourté loin-, puifque la reine la laiffé. La reine regarde autour d'elle, & dit aux gentilshommes: Meffieurs , ne m'étoit-il pas plus long que a cefte damoyfelle. Meffire Queux qui eftoit le plus grant gaudiffeux de la maifon du roi, dit a la reine en cette maniere : Madame, voyrement eftes-vous plus loyalle que elle ? Dea! fait la reine, meffire Queux, comment 1'entendez-vous ? Dites-le moi a coup je le veulx favoir. Alors meffire Queux lui va tout compter de point en point comment Mourgue avoit envoyé ce Mantheau au roi, par ce meffaiger préfent, lequel avoit a faulfes enfeignes prins la foi du roi, qui lui avoit promis le faire affayer a toutes les dames. & damoyfelles de fa maifon; & que le roy avoit fait cefte promeffe , dont il eftoit trés defplaifant; mais il n'y avoit plus de remede , car pour riens ne faulferoit fa foy. La reine fut faige & fe penfe que fi elle fait femblant de courrous que la honte en feroit plus grande \ fi le prent en jeu & en rit, comme celle qui n'eftimoit que mocquerye tout ce qui venoit de Mourgue. Toutefoys fi euft - elle bien voulu n'y efire point venue a celle foys , ce néanmoins en chere joyeufe dit tout hault : Or (ja, mefdames, qu'allez vous  MAL TAILLÉ. 445 attendant, puys que j'ai commencé la première } Que ne vous defpefchez vous de le veflir, ck affayer comme moi ? Meffire Queux qui eftoit tant joyeux que plus ne pouvoit, de ce qu'il voit li entreprinfes ces poures dames , leur dit : Or c_a, mefdamoyfelles , avanfez-vous, affm que on cougnoyffe aujourd'huy la plus loyalle de céans, ck que ce beau Mantheau foit a elle; aujourd'huy fera cougnue la foy que vous tenez a ces poures chevaliers qui tant feuffrent de peine pour vous aultres. Quant les poures dames oyent parler meffire Queux qui fe va ainfy mocquant d'elles , ck fcevent defia la vérité du Mantheau , il n'y euft celle qui n'euft bien voulu eftre en fon pays. Chefcune refufe a le veflir; le roy les reguarde qui en prent pitié & dit au meffaiger : Amy, il me femble que déformais pouvez vous remporter votre Mantheau; car il eft li trés mal taillé, a ce que je puis ja voir , qu'il ne faura bien venir a dame de céans. Ha ! lire, fait le meffaiger, je vous appelle de promeffe, jamais ne 1'oferoys reprendre qu'il n'ait par tout céans été affayé, ck en voftre même prefence. Sire , ce que le roy promet doit eftre tenu ; or doncq fait le roy : Puifque 1'ay promis qu'il fe tiengne , mais il m'en defplaift. Adoncq n'y eut pour ce dame ni damoyfelle qui ne trés fuaft d'angoyffe, ck qui ne changeaft de coulleur. Chefcune veult faire honneur a fa compaigne de le lui faire affayer la première, fans de riens lui en  446 Le Manteau pourter envie. La reine voit meffire Queux, qui ne fe peufl taire & ne fait que railier, 1'appelle, &c lui dit: Meffire Queux, affayez - le a voftre femme fans tant caquetter, li verrons comment illui fera. Or eftoit il maryé a une très-belle damoyfelle des plus avancées de cheux la reine, & y avoit telle fiance qu'il lui fembloit bien qu'il n'en avoit point de loyalle au monde , fi celle la ne 1'eftoit. Meffire Queux par le commandement de la reine 1'appelle: Venez avant , ma mye, car aujourd'huy fera cougneue voftre grant valleur, & ferez nommée la fleur des dames: prenez-moy ce Mantheau hardiment ck le veftez; car je croy qu'il a efté fait pour vous feulle. Sa femme lui refpont : Meffire Queux , il m 'eft advis, mais que ce fuft votre plaifir, qu'il vauldroit mieulx que le feiffiez affayer a ces aultres dames que vela, il leur femblera advis par adventure que je le veuille affayer la première par arrogance ou par orgueil, ck m'en fauront pis. Ne vous chaille, ma mye, fait meffire Queux, je vous promets ma foy , que fi elles devoyent enraiger, vous le veftirez la première. Et lui mefme fans plus dire le lui met fur les efpaules: mais1 ce villain Mantheau fe alla fi trés fort raccourci par derrière, qu'il ne couvroit pas le jarret, & par le devant ne venoit que environ deux doys foubs le genoil. Sainte Marie ! fait meffire Brehus fans pityé qui eftoit tout joignant d'eux, & qu'eft-ce que je voy, meffire Queux ? Que vous  MAL TAILLÉ. 447 dites, vous euffiez vous jamais creu cecy? Or vous y fiez car aultrement vous auriez tort. Meffire Queux ne fait quelle contenance tenir; il voit qu'il ne peuft couvrir cecy, chefcun en eft joyeux pour ce qu'il avoit tant mal mené de langaige les poures dames. Dès 1'heure , commence il a perdre fon hau t caquet , & bailfe la tefte. Meffire Ydier 1'appelle & lui dit: Meffire Queux, que voulez vous dire de ce Mantheau ? A mon advis qu'il feroit bon a voftre femme s'il n'eftoit fi court; le retiendra elle ou non, affin que les aultres 1'affayent ? Queux ne refpont riens , mais fa femme toute defpite & honteufe le defvet & le gette au beau milieu de la place , & s'en fuyt tant marrye que plus ne peult, en maudiffant le Mantheau & celle qui jamais 1'envoya. Quant les dames voyent qu'il fera forfe que chefcune affaye la fortune, pource que le roy 1'a ainfy promis , & qu'il n'y a point de remede , elles font tant dolentes que plus n'en peuvent, & ne fcevent a quel faint fe vouer. Meffire Lucan le bouteiller, qui eftoit fort aimé du roy, & des plus prés de fa perfonne ; il lui dit: Sire , il faut que vous faciez affayer ce mantheau a la mye de meffire Gauvain, qui tant eft belle & faige, vraiment elle ne deufi pas demeurer des dernieres. La damoyfelle étoit appellée Genelas, & 1'aimoit fort meffire Gauvain. Toutesfois, il avoit eu quelque peu de foupeffon d'elle & d'un chevalier , & euft bien voulu que  448 Le Manteau meffire Lucan n'euft point mis eela en jeu. Néartmoins le roi fait appeller Ia damoyfelle, qui n'ofe reffufer. Le Mantheau lui eft veftu, lequel s'eftendit fi long par derrière qu'il treinoit bien un pié ck demi. Le pan devant du cofté dextre ne lui venoit pas au genoil, mais le feneftre le couvroit. Alors meffire Queux qui longuement avoit perdu le parler , le recouvra; car il a moult grande joie de ce Mantheau , qui tant s'eftoit défiguré fur la poure damoyfelle Genelas. II dit : Or ne ferai je hay, mais mocqué feulet , las dieu mercy. Meffire Gauvain regarde fa damoyfelle de travers, comme celui qui eft trés mal content. Meffire Queux la prent ck la meine feoir de cofté fa femme ck dit; Mademoifelle , tcnez vous prés de ma femme , car vous êtes auffi femme de bien quelle. Le roi qui voit toute fa cour pleine cle ris , ne fe peut tenir de faire comme les aultres, deslibere puifque tant en a fait, qu'il en verra la fin. II prend par la main la mye de meffire Yvain , le fils au roi Urien , 1'ung des meilleurs chevaliers de la table ronde, & lui dit: Mademoifelle , ce Mantheau k mon advis doit eftre voftre ; car je n'ouys oncq dire chofe de vous , pourquoy vous ne le deviez avoir. Greflet le petit qui eftoit des mignons du roi print Ia parole, & dit : Sire, vous affermés fort pour cette damoyfelle , attendez ung peu, jufques ayez veu ce qu'il k dieu plaira en difpoufer. Faites-le lui mettre fur les efpaules viftement,  MAL TAILLÉ. 449 viftement, fi le verrons. Le Mantheau fut affublé, inais fans nulle doubte ce fut toute pityé de le voir, tant eftoit de mauvaife forte fur elle; car il treinoit par devant, & ne venoit que jufques au cul par derrière ? Helas, mon dieu! dit Greflet, voicy une terrible tromperye , il eft bien fou qui en femme fe fye , je n'en ai ancour veu une qui n'ait fait quelque fineffe a fon homme. Sire, vous affeuriez meintenant que cefte-cy le gagneroit, regardez comment vous en êtes. La poure damoyfelle eft tant honteufe qu'elle ne fcet que. dire. Elle a prins ce Mantheau par 1'attaiche, ck 1'a getté fur ung chevalier. Queux le fenefchal lui a dit: Madamoyfelle , ne vous courrouffez point, ce font des fortunes de ce monde, allez vous feoir auprès de Genelas & de ma femme fi ferez guerye; ck elle fy en va bien peneufement. Le roy appelle la mye de Perfevat le Gaiioys , ck lui dit: Belle , affayez ce Mantheau , je vous en prye , car je me fye tant au bon rapport que 1'on fait de vous, que fi nous avons failly aux aultres , k mon advis ne fauldrons nous point 3 vous. Greflet prent la parole de reelief, & dit au roi : Sire , vous fouvient-il comment il vous en print k 1'aultre coup de ce que vous aviez tant affermé, gardez qu'il ne vous en adveigne ainfy k cette foys. La poure damoyfelle feuffre cjue on le lui mette fur le dos; car force lui eft. En éftèt, cfèz Tornt VI. Ff  450 Le Manteau ce qu'il fut fur elle, les attaiches vont rompre tellement que le Mantheau tumbe a terre. La damoyfelle eft bien defplaifant ck le laiffe la, ck s'en va affeoir de cofté les aultres, baiffant la tefte fans ofer regarder le roi au vifage , ne chevalier qui foit la, ck maudit en fon cueur celui ou celle qui en trouva jamais 1'invencion. Je ne croy pas, fait le roi, que ce Mantheau face jamais honneur a dame ne k damoyfelle de céans. Le meffaiger relieve fon Mantheau, ck dit : Or me faut-il chercher aultres attaiches. Lors boute la main en fa malle fi en tire de femblables , car il ne veult en nulle maniere que par faute d'attaiches fa befoigne foit cleftoufbée. Le roy reprent le parler, comme ung peu fafché de 1'ennui qu'il voit k ces poures dames , ck dit au meffaiger : Ami, n'eft-ce pas affez affayé ? il feroit meshuy tems que je difnaffe. Le roi ne demandoit finon occafion de tout laiffer ; mais le meffaiger fe remet avant, ck appelle du roi pour la foi qu'il lui a promilé devant toute fa baronnyé , difant : Sire , vous ne feites oncques tort a homme , je vous fupplie ne commencez point a moi , teHés votre promeffe. Toute la chevalerye dé leans eft esbahye ; car il n'y a celui qui n y ait femme ou amye. Meffire Ydier avoit fon amouréufe auprès de lui, qui ne cuidoit pas que en tout le monde en euft une de plus grant loyaulté pleine. II la prent  MAL TAILLÉ. 4jt par la main, & lui dit : Or ma mye, vous favez le grand amour que je vous ay toujours pourtée, & la fiance que j'ay eu en vous, pourquoy je me tiens feur comme de la mort que ne penfates oncques a me faire ung maulvais tour; dont a cefte heure fort mon cueur fe rejoye , car je cougnoys clerement que ce Mantheau vous fera de mefure; voftre bonté & loyaulté vous feront aujourd'hui grant honneur. Or regardez, ma mye t de quoi il fert d'eftre ainfi loyalle, je fuis plus aife de 1'envye que auront fur vous ces aultres damoyfelles,' & du defplaifir que vous ferez aux médifans que d'aultre chofe. Je les verray k cette fois bien marrys & confus , & ne fuft-ce que meffire Queux : allés ma mye empoignez moi ce Mantheau, & le veftez hardiment devant tout le monde , pour eftré la fleur des dames. La damoyfelle k moytié entrepnnfe refpondit: Meffire Ydier, mon bon &Ioyal .amy, ü me femble , foubs correflion , que ne vous devnez fi fort hafter, & devriéz attendre que le roi le commandaft. Non , non , dit meffire Ydier, faites feulement ce que je vóus dis. Lors la damoyfelié prent tout doulcementle Mantheau &le veft, mais oncques liabillement quelle pourtaft ne lui fuft fi bien fait de mefure comme il ié trouva par devant , tant que toute la compaignye qui eftoit de ce cofté-ia cuida ung coup qu'elle 1'euft gaigné; puis ils tour- Ffij  4,2 Le Manteau nerent a voir le derrière; mais c'eftoit toute pityé, car fur ma foy 3 ne venoit pas jufques aux fefles, dont la rifée commenfa merveilleufement grande. Ha ' damoifelle, dit Greflet, je ne voy nul moyen que ce Mantheau vous foit jamais bon; car Ion ne le fauroit jamais tant tirer par derrière quil foit a Pefgal du devant. Queux auffi ne fe peuft temr de parler, pource que meffire Ydier l'avoit gaudi & bi dit Qu'endis-vous, meffire Ydier II eft bien mufféaquile cul aPPer, Meffire Ydier ne fcet que dire, fiiion que par courrous ü prend le Mantheau, & le gette jufques aux pieds du roy. Queux prent la damoyfelle par la main, & la menie avec L autres qui ja avoyent aiïayé la vertu du Mantheau, & leur dit: Mefdames, faites grant chere, je vous ameine compaignye. Mais nulle n'y eut qui Penremerciafl. Que vous irois-je plus comptantpour faire longue la matiere ? Mais pour conclufion il X eut cavalier leans qui ne le feift affayer a fa femme ou a fa mye, dont ils eurent depuis les cueurs dontens; car tel y avoit eu fiance, qui oncques puis ne feit que grumeler. Le meffaiger voyant que fon Manthelnefeveutaccourderd'eflreanul^ es damoyfelies qu'il ait leans veues, djt tout hault. Or je voy bien qu'il m'en fauldra rapourter mon ^tdelaoü je vins, dont üme defplaffi..Sire, je vous fupphe affin que je me foye acqu-.tie de mon  MAL TAILLÉ. 453 devoir , qu'il vous plaife renvoyer ancour ung coup par toutes les chambres de céans chercher s'il y a plus riens , car j'ay tousjours ouy dire que oncques adventure n'advint en voftre maifon qui ne s'en retournaft fournye ; ce feroit grant malheur s'il m'en failloit ainfy retourner. Par mon chef, dit meffire Gauvain, Sire , il vous dit vray. Lors commande le roy a Greflet qu'il s'en voyfe chercher par toutes les chambres de leans, & qu'il ne demoure jufques a la plus petite que tout ne vieigne. Greflet s'y en va viftement, & ne laiffe coing ne quignet de tout le palais, oü il ne faffe fa quefte, ainfy que le roy le commande. Et après tout avoir bien cherché , n'y trouve qu'une feulle damoyfelle Couchée fur un liét malade. Greflet la falue, difant: Madamoyfelle, levez fus, il vous fault en falie venir, le roy vous demande. Meffire Greflet, dit la damoyfelle , je obéyray voulentiers au roy, mais vous voyez comment je fuis, pourquoy il me femble que me devez tenir pour excufée, long-tems a que je n'ay bougé d'icy , & ne fuis habillée ne accouftrée pour me trouver en fa|le. Madamoyfelle , dit Greflet, je attendray jufques vous foyez mife en point pour venir, car aultrement ne m'en puis-je retourner fans vous mener. Quant la damoyfelle voit qu'il' n'y a remede, elle fe lieve & fe accouftre le plus honneftement qu'elle peut, & s'en vient en falie avecques Ffiij  454 Le Manteau Meffire 'Greflet. Quand fon amy qui la eftoit la voit venir, tout le fang luy mue dedens le corps, tant qu'il luy apparoift au vifaige. II avoit efté joyeus a merveilles de ce qu'elle ne s'eftoit point trouvée en la compaignye, pour les dangers qu'il y avoit veu; mais fa joye eft tournee en deul, dé peur qu'elle n'y recoive déshonneur Sc reprouche ; car il 1'aimoit de fi grant amour, que plus ne pouvoit; 8c fi ce euft efté a fon dit, jamais n'euft le Mantheau aflayé. La damoyfelle eft jufques devant le roy venue. Le meffaiger luy préfente le Mantheau, 8c luy conté toute fa vertu. Et ainfy qu'il luy difoit ces parolles, voicy venir le chevalier amy de la damoyfelle , Sc fi vous voulez favoir fon nom, je vous advife que c'étoit meffire Karados brife-bras, bon chevalier Sc hardy, lequel s'aproucha de fa Dame, Sc luy dit: Hélas! ma mye, je vous prye que fi vous doubtez dé riens, que ne veftez point ce Mantheau, car pour chofe de ce monde je ne vouk droye voir devant mes yeulx voftre honte, ne chofe pourquoy je ne vous doyve tant aimer eomme je fais; j'en aime beaucoup mieulx eftre en doubte que d'en feavoir la vérité, Sc vous voir affife a cofté madamoyfelle Genelas Sc la femme de meffire Queux. Greflet prent la parolle, Sc dit a Karados: De quoy vous tourmentez-vous tant? n'en voyez-vous pas U plu's de deux cent- affifes fur ces baucs., que fon  MAL TAILLÉ. 45$ cuidoit au matin entre les plus loyalies de tout le pays? Sc touttefoys vous avez veu comment ü en va La damoyfelle qui de riens ne s'esbamffort en faifantchere joyeufe , dit k meffire Karados : Ami, de quoy vous fociez-vous? cuidez-vous que je vous doyve eftre meilleure que les aultres? au reeard de moy je le veffiray Sc ne m'en focye, car fe ne me veulx pas vanter de en riens paffer les aultres. Au pis venir ne pouvez faillir d'eftre tresbien accompaigné, voyre des plus gens de bien du monde. Par ma foy je le veffiray, Sc deuffiez-vous ancoures plus plaindre , Sc en advienne ce qu il pourra. Je feroye, fait-il, content que non, mais le roy commande que fi. Maintenant elle 1'a prins , & affuble très-hardiment devant toute la compaignye quiregardoitde grant affeaion quelle en feroit la fin • mais en effed, ce Mantheau fut fi bien feant & de bonne mefure, Sc devant Sc derrière fur la damoyfelle, que tous les coufturiers du monde ne 1'euflént feu mieulx tailler pour elle. Le gentilhomme meffaiger qui maintenant voit 1'adventure achevee, dit tout hault : Damoyfelle, damoyfelle, je vous promets que voftre amy doit eftre k cette heure bien ioyeux i car je veulx que vous faichiez que j'ay pourté voftre Mantheau en maints eftranges heux , Sc 1'ay fait affayer k mille dames Sc damoyfelles k qui oncques il ne fut bienféant, Sc n'en veis jamais que n Ffiv  456 Le Manteau vous feulle a qui il fuft bon, pourquoy je le vous deslivre, car il eft voftre de bon droit; le roy mefme le conforme: dont la damoyfelle trés -humblement le remercya. II n'y a leans dame ny chevalier qui aille a 1'encontre combien qu'il y ait de 1'envie affez, mais femblant n'en font, car ils ne fcavent chofe nulle fur la damoyfelle a redire. Le meffaiger prent congié du roy, car moult lui tarde de retourner a fa dame rapourter fon meffaige, ny ne veult demeurer au difner pour priere qu'on lui falfe. Le roy fe afliet a table, car temps en eftoit; maints chevaliers y difnerent, qui après s'en retournerent en leurs maifons triftes & doulens, qui oncques puis n'en rirent; mais qui qu'en ait deuil, meffire Karados s'en va avec fa mye tant joyeulx & content, que il n'eftoit pouffible de plus, & empourterent le Mantheau, &c le garderent depuis toute leur vie bien cherement. Après leur trefpas, il fut mis en ung lieu fecret, & n'y a plus perfonne de noftre temps qui faiche oü il eft, que moy. Pour quoy je veulx bien advertir vous, ma coufmne, la premiere, que quand il vous plaira 1'affayer, il eft en ma puiffance le faire apourter, ou pour vous, ou queulqu'une cle vos bonnes amyes. Touttefoys fi vous voyez que on Ie doyve ancoures laifler la oü il eft, qu'il y demoure; vous y penferez. Au regard de moy, je ne veux finon ce que vous voulez;  MAL TAILLÉ. 457 car je fuis ck feray tant que je vivray voftre meilleur amy; ck puis que le Mantheau vous feroit ung peu court, fi ne lairroye - je pas de vous aimer. Or vous ay-je efchevé mon compte , c'eft du Mantheau mal taillé, finon que j'avoye oublié a vous dire le nom de celle qui par fa bonté gaigna le dangereux Mantheau, fachez que on 1'appelloit « Fin du fixieme Volume.  T A B> T 17 a r*, ii jli DU SIXJÈME VOLUME. SUITE DU RECUEIL DE CES MESSIEURS. Jl ne faut compter fur rien, page 7 Nouvelle Efpagnole, 13 £a Vérité au fond d'un puits , 69 Lettres pillées, 81 Fragmens de Zéphire & Nompareille , Conté, 83 •S^r Feuilles de Speclateurs, 93 Dialogue, 101 Hifloire morak, 110 .E/oge pareffe , 115 £e c^/m enragé, Co/we , 118 Critique de t'ouvrage , ï 28 HISTOIRES NOUVELLES. Mémoires de Lucilie, 141 Z>oot cv Ifabelle, hifloire portugaife, 178 Mémoires de M. d''Arbentüres , 206  Les deux Anglois, Nouvelle, page 287 Lettres fur la Mufique, 3*9 LES MANTEAUX. première partie. Épitre dédicatoire a M. Manteau, 331 Table des matïères en forme de pref ace , 333 Le mari Manteau , 347 Le Manteau de la cheminée, 353 Tirer par le Manteau , 37'z Sous le Manteau, Portrait, 379 Le Manteau de femme ou le Mantelet, 389 Le Manteau fourré, 39^ Le Manteau court & le Manteau long, 403 Le Porte-Manteau , 4°7 Le Manteau de la nuit, chanfon, 415 Le Manteau de Ut, Conté, 417 Le Manteau trouffé, 425 Le Manteau mal taillé. 43 5 Fin de la Table du fixième volume. A S E N S, De rimprimerie de la veuve Tarbé , Imprimeur du Roi, 1787.