GEUVRES BADINES, COMPLETTES, DU COMTE DE CAYLUS. AVE C F 1 G V R E S. TOME SEPTIEM E.   C1UVRES BADINES, COMPLE TTES, DU COMTE DE CAYLUS. 'AV E C FI G U R E S. Première partie. TOME SEPTIÈME. A AMSTERDAM, Et fi trouve a PARIS, Chez VI S S E, Libraire, rue de la Harpe , prés de la rue Serpente. 6ss . ' sggi M. DCC. LXXXVII.   Avis de L'imprimeur, Imprimé en tète de ïédition de L-A. plus grande partie de mes confrères trop ardens & trop avides , impriment aflez indiftindtement tous les ouvrages qui leur font offerts, fans les faire examiner par des perfonnes éclairées. Pour moi qui trouve mieux mon compte a meubler de livres les cabinets des curieux que den emplir mon magafin, je n'ai jamais manqué de confulter. ii eft vrai que j'ai le bonheur d'avoir depuis longtemps a ma difpofition un favant, furie jugement duquel je puis compter; il a lu tous les manufcrits, les chartres, les diplomes, les vieilles chroniques, tous les titres les plus enfumés; toutes les pièces enfin, de quelquenature qu'elles foient, font gravées dans fa mémoire, & au moyen de cette étude fuivie, il eft parvenu a fe former un goüt fór & délicat; Tome Klh a  2 Avis Dë l'Imprimeur. fes décifions font fans appel, je lui ai envoyé les Manteaux en manufcrit, ii étoit alors a la campagne, & fa réponfe, que j'infére ici, eft prefque une differtation, oü 1'on verra le jugement qu'il porte fur eet ouvrage, la critique judi■ cieufe qu'il en fait, & les moyens qu'il m'a fournis pour enrichir cette édition. LETTRE DE M. Z***.< » Vous ne courez pas grand rifque 3 » mon ami, d'imprimer les Manteaux / » le titre feul eft féduifant pour tout » littérateur qui aime la recherche des » mceurs 6c des ufages antiques. Mais » quelle a été ma furprife de trouver » un recueil de nouvelles hiftoriques , » genre d'ouvrage profcrit, avec raifon, » de nos favans, qui ne peut plaire même » a des efprits fuperficiels que par des » tableaux animés des pafTions, par la » connoiffance qu'il donne des hommes, » par la grace du ftyle, par la fécondité  Lettiie d e M. Z***. 5 i> de rimagination, & qui eft d'autant » plus pernicieux, que la vérité difparoïc » fous les ornemens qui lui fervent d'en» veloppe. Si 1'idée que préfente lé » titre avoit été remplie, ce recueil » auroit été placé avec honneur a la s> fuite de ces précieufes dlffertations » fur les différentes efpèces de robes (*), » de ve/les, d'habits & d'agraffes, fur les » chauj/ures, les chapeaux, les bonnets, » & toutes les autres efpèces de couvre» chefs , de même que fur les mafques » & les pantouffles ; fur les portes, les » c/ pouvez cependant fuppléer a ce qui » manque a eet ouvrage, en y ajoutant » une feconde partie, qui contiendroit » un recueil de pièces inftructives, fous » le titre de Prcuvcs. Le goüt de la lit» térature de notre fiècle exige qu'on en » mette i la fin des livres, fur-tout a la 5» fin des iivres d'hiftoire; 1'on auroit tort » de vous difputer que celui-ci ne tient » pas au genre hiftorique » on a recueilli » des faics de la plus grande antiquité; » 1'auteur même auroit pu remonter  Lettre de M. Z * * *. j» » jufqu'au déluge , & citer le Mantcau, » dont la piété de Sem & de Japhet fit » ufage pour couvrir la nudité de leur » père Moé. D'ailleurs, la narration eO: » femée de portraits, de réflexions, de » maximes. Si ce n'efi pas la le véri» table caradère de l'hiftoire, je ne m*y » connois pas; enfin on entre dans quelque » détail des révolutions qu'a éprouvées » fucceffivement un vêtement Ci utile; » c'eft du moins un commencement d'hif» toire des Manteaux. Ce feroit en effet » trop exiger, que de demander celle de » tous les hommes qui en ont porté. » Vous approuvez fans doute mon projet, » mais vous jugez avec raifon que 1'au» teur ne fe prêtera pas a 1'exécuter. » Obtenez fon confentement, & fans » rien changer a fon ouvrage qui fera » la première partie, je m'offre de vous » fournir les matériaux de la feconde, » le contrarie qui fe trouvera entre les » deux pourra être piquant ; le livre. » excitera du moins la curiofité des favans  "6 Lettre de M, Z***; y> & des gens du monde, les premiers ne 33 feront pas fichés d'avoir le droit de » lire des fadaifes qu'ils mépriferont fans 33 doute, & dont ils s'amuferont peut» être; les autres fe trouveront engagés, 33 fans y penfer, dans une ledure folide 33 qui leur infpirera du goüt pour 1'étude, 33 Qu'impcrte, après to.ut, que 1'ouvrage 33 réuniffe leurs fufFrages ou leurs cri» tiques, fi votre édition eft vendue affez 33 rapidement pour en préparer une fe?. $ conde. Ainfi foit-il.  LEMANTEAU O u PALLIUM- Par rapport aux Monumens antiques. JLiE Pallium ou Manteau étoit un vêtement fort ordinaire aux Grecs, & il ne fut guère en ufage a Rome avant le temps des Antonins. Quintilien le compare a la toge par fa Ion- ^nftk.Oxat, gueur, & on fait que la toge defcendoit jufqu'aux talons. Quelques auteurs ont prétendu que le Pallium étoit une pièce d'étoffe quarrée, & d'autres. qu'elle étoit taillée en rond ou demi-rond; c'eft qu'il y en avoit de deux fortes; fuivant le temps. & les lieux. La manière de le porter varioit auffi ; il y avoit des gens qui le retrouflbient au-delTus du genou, & d'autres qui le laifloient trainer jufqu'a. terre* Ces deux exces étoient *•»»x-■ Aiv  ^ LeMantüau taxés de ne'gligence ou d'impoliteffi». Mïkn fe moque d'un homme de fon temps qui, fe. faifant rafer la tête jufqu'au fang, nourriffolt une barbe épaifFe, & avoit un manteau qui ne Aéh iv yenoJt ^u'aux genoux. D'un autre cöté t fccncs! ' Thaïs , dans 1'eunuque de Térence , dit a Chrémès, ramajj'e ton manteau; & Donatus, autre a&eur de la même fcène, ajoute qu'il faut que Chrémès foit bien fot, ou bien ivre pour le lailfer trainer ainiL Les Rornains, qui tenoient a honneur d'avoir recu des Grecs , les arts, les loix &le culte de la plupart de leurs divinités, avoient une averfion marquée pour leur habillement: on remarque que quand quelqu'un de leurs généraux prenoien.t le Pallium, ce n'étoit qu'après être fortis, de 1'Italie. Un des chefs de 1'accufation inten- eSnfr tée eontre C' ^binius Pofthumus, fut d'avoir paru en manteau a la cour de Ptolomée Auletes, Et Cicéron, qui plaidoit pour lui, le défend férieufement fur eet article, Augufte fut fi choqué de la liberté que prirent quelques Ra, mains de paroïtre devant lui en manteau, qu'il les défendit aufli-töt par une- ordonnance expreffe, Sueton. in Ces pallium ou manteaux étoient ordinair ^,g,cap.;,S. rement de la;ng. k Juxe ^ aniena de daris la fuite; la plupart étoient blancs, & ce, n'étoit guère que dans le deuil, ou autre?  ou Pallium'. 9 circonftances douloureufes qu'on en prenoitd*un brun foncé, qüelquefois même noir. Les nouveaux mariés avoient feuls le droit d'en porter de différentes couleurs , & les fophiftes affectoient de les avoir teints en pourpre. Le manteau étoit" le premier apanage des phiiofophes , de même que leur barbe : un Gal,;us d'eux, a qui Hérodius Atticus demandoit de nCa. Airic quelle profeffion il étoit, lui répondit: ne le vgje^-vous pas ? A quoi 1'autre repliqua : je vois bien la barbe & le manteau, mais je ne vois pas le philofophe. On prétend que leurs différentes fecles fe reconnoiffoient a la différence des manteaux; ce qui eft vrai, c'eft que les plus auftères & les plus cyniques en portoient de plus brüns, de plus fales & de plus déchirés : il n'eft donc pas étonnant de les voir toujours repréfentés avec eet habillement fur les marbres , fur les médailles & fur les pierres gravées antiques. Ce qui eft plus digne de remarque, c'eft de trouver fur les mêmes monumens, les dieux & les héros repréfentés auffi avec des manteaux. Tel eft Jupiter fur une des plus belles agates du cabinet du roi, gravée & expliquée dans le i\ime hift. premier tome des Mémoires de 1'Académie des pase belles - lettres. Son manteau auffi court que celui d'un petit-maïtre de robe ou de 1'abbé de France le plus coquet, ne lui va qu'aux  10 Le Manteau ou Pallium, genoux. Apollon en a un qui defcend tant foiC peu plus bas dans une autre pierre gravée dont Beger nous a donné le deffein 2 la page S,™tnt Thelefphore fils d'Efculape, & particuliè.atinNUm. rementhonoré k Pergame, eft repréfente' fur im P. page quelques pierres gravées & fur plufieurs médailles du temps d'Adrien , de L. Verus & d'Eiagabal, avec un manteau qui defcend communément jufqu'a mi-jambe & quelquefois plus b„;, bas; il a d'ailleurs cette fïngufarité, qu'il paroit temr a une efpece de capuchon qui lui couvre -une partie de la tête, & forme exaftement le bardocucullus de nos moines. On trouve fur une médaille confutaire de Ia familie Mamilia , 1'hiftoire d'Ulylfe qui arrivé chez lui & qui eft reconnu par fon chien ; & Patin. tam. i - n ,r 1 Rom.p.i63.ce n_ei"os eft repréfente avec un manteau tout vaiiiant. f afeil a ceux de Jupiter , d'Apollon & de AJÏÏT: Mercure > nous avons décrits ci-deffus. On luivoit le même habillement dans un bas-relief de marbre, dont le favant Buonarotti a donné le deffein & 1'explication a 1'entrée de foa ouvrage fur les médailles antiques.  LES MANTEAUX DES SAINTS. MANTEAU D'ÉLIE. Par-pessus fes habits, le prophete Eliepor-. toit une mélote. Le mot de mélote chez les Grecs fe prend pour la peau de toutes fortes d'animaux quadrupèdes , comme remarque Henry - Etienne en fon tréfor de la langue grecque. Néanmoins , a proprement parler, il fignifie une peau de brebis a laquelle eft jointe fa laine & fa toifon : Melota tjl pellis corporl ovis detracla una cum lana , dit Cornehus a Lapide fur ce lieu de 1'apötre. Le mot de mélote vient du grec m?aov qui fignifie brebis, & partant mélote fignifiera la dépouille d'une brebis avec fa peau : or , que la mélote de notre Elie ait été faite de peau de brebis, les pères 1'enfeignent; tant ceux qui ont dit ci-deffus, qu'Elie étoit couvert de peaux de chèvres & de brebis \ que ceux qui en termes exprès appellent une mélote du nom de peau de brebis, Théodoret expliquant le fait de  ï2 hes Manteaux faint Elifée, qui divifa les eaux du Jourdain avec Ia me'lote d'Elie, dit: qu'il frappa les eaux «ivec une mélote ou peau de brebis, dans Ia créance qu'il avoit qu'une peau de brebis fuffifoit pour faire ce miracle , melota feu pellis ovina percuffit aquam nihil dicens, Jed exiftimans fufficere ad ficiendum miraculum pellern ovinam. Saint Chryfoftöme dit: qu'Elie n'avoit qu'une peau de brebis, Elias nihil habebatprater pellern ovillam. Et faint Epiphane dit: qu'Elie étoit couvert d'une peau de brebis. Il faut maintenant examinér queile forme de vétement faint Elie avoit donné a cette peau de brebis : je dis qu'il en avoit fait un manteau. La preuve en eft manifefte, en confrontant notre verfion vulgaire avec celle des Septante : car par-tout oü notre verfion parle du manteau d'Elie, les Septante tournent la mélote d'Elie: quand notre prophéte fut fur la montagne d'Oreb, il fe couvrit le vifage avec fon manteau, le grec porte mélote. Quand il appella Elifée pour le fuivre, il lui jetta fon manteau, le grec porte mélote. Au quatrième desRois, Elie frappe les eaux du Jourdain avec fon manteau , le grec porte mélote : Elie lailfe tomber fon manteau a Elifée qui le relève, Ie grec porte mélote : comme auffi quand il eft dit qu'Elifée frappa les eaux du Jour-  des Saint s. t$ daln avec le manteau d'Elie. Les pères grecs font de ce fentiment. Origène dit: qu'Elie frappa le Jourdain avec fa mélote ; faint Athanafe & faint Grégoire de Nyfe difent de même : & ce dernier , en la vie de faint Melatius, dit : qu'Elifée fe confola du raviffement de fon maitre , fe voyant poffeflèur de fa mélote; & faint Grégoire Nazianzène dit: qu'Elifée a hérité de la melote d'Elie. Les htins difent de même. Saint Jéröme écrivant a Lucinius, dit: qu'Elie montant au ciel a laiffé fa mélote en terre , melotem reliqu.it 'm terris. Et faint Ifidore de Séville dit: qu'Elie divifa le Jourdain avec fa mélote. Saint Ambroife ne donne point d'autre vêtement k Elie qu'une mélote : Elias cïbi indigus, melotide vili, fine filüs, fine fumptu , fine comité , Extrait du livre intitulé, de la fuccejjion du faint prophéte Elie, en Vordre des Carmes & en la réforme de fainte Thérêfe. Paris, 1682; page 8?,re2o.^ A cette cérémonie de 1'onftion , le faint prophete Elie en ajouta une autre, qui fut de jetter fon manteau fur Elifée : cum veniffet Elias ad eum mifit pallium fuum fuper Mum. Les Septante difent que ce fut fa mélote, laquelle , comme nous avons remarqué ci-delfus, lui fervoit de manteau. Par cette ce'rémonie, Elie vouloit montrer  H Les Ma 'h Sijj qu'il 1'appelloit a être de fa familie & de forf mftitut Quand Ruth voulut témoigner a BooZ qu elie defiroit être fa femme & faire un même menage avec lui , elle le pria d'étendre fon manteau fur elie, expande pallium tuum fuper famulam tuatn : & je dis gu»Eli mk fon ^ teau fur Enfee, pour montrer qu'il 1'appelloit a fon mftitut & i mener une vie femblable ala ijenne : & comme fon infcitut étoit monaftique, Ü faut du-e qu'il 1'appelloit è 1'état religieus V ei C? veut d™ Sanöius fur ce palfage des Rois : Injeclopallia, infuam fibifoLaL fmt' ^fifM^mfecum inftituti paniupem} &c Unüio ficu prophetam Eli/ceum , Pallium retfT C°rUUrbanalem & m°™rtum, ibid. pag. 9p. MANTEAU DE SAINT FLORENT. IL arriva que le roi Dagobert étant en fon palais a Kucheim, envoya fes gens a la chaffe cans cette forêt-la, qui étoit proche. Eux5 avec une grande meute de chiens, coururent f tous fans fazre rencontre d'aucun gibier: ce m 1« etonna merveilieufement; mais beaucoup  bes Saint s. i$ davantage, quand ils abordèrent la celluie de faint Florent, & qu'ils y trouvèrent un fi grand nombre de bêtes de toutes efpèces, dont les unes paiffoient, les autres étoient couchées, les autres fe promenoient, & toutes avec une telle privauté, qu'elles ne s'émurent en aucune facon , bien qu'elles fe viffent environnées d'hommes & de chiens qui aboyoient après elles. De quoi s'indignant contre le faint, qu'ils trouvèrent en fon travail manuel au milieu de de ces bêtes , ils lui ötèrent fa robe qu'ils pensèrent emporter. Ils ne connoiffoient pas quels étoient les mérites d'un fi faint perfoilnage, qui, au lieu' de crier ou de fe facher contre eux, courut après, leur porter fa hache: mais ils n'allèrent pas loin fans reconnoïtre leur faute, d'autant qu'étant arrivés a un certain marais par oü il leur falloit paffer, leurs chevaux s'ar~ rêtèrent tout court, en forte qu'il ne fut pas en leur pouvoir de les faire paffer outre. Dieu, permit qu'ils reculèrent plutöt que d'avancer. Penfant en eux-mêmes d'oü pouvoit procédex eet accident, ils s'avisèrent que peut-être c'étoit une punition de Dieu, pour avoir óté le vêtement de ce bon-homme qu'ils venoient de quitter; ils rebroufsèrent donc chemin, & vinrent a la rencontre de faint Florent qui couroit après eux: ils lui rendirent fa robe, &  16' Les Manteaux depuis pourfuivirent leur chemin fans aucuri empêchement. Cette rencontre méritóit bieh que Ie roi en fut averti. Chacun coumt a 1'envi 1'un de 1'autre, a qui en feroitle premier pofteur. Auffi-tót le roi envoya un cheval k faint Florent, & le pria de monter delfus pour le venir yoir. Le faint obéifTant au commandement du roi, s'achemina pour 1'aller trouver, fans toutefois fe fervir de ce cheval, fe contentant de fon ane, qu'il avoit coutume de mener; maïs voici d'autres merveilles. II n'eut pas plutót mis le pied fur le feuil de Ia porte du palais, que ' la fille du roi, fourde & muette dès fa naiffance, recouvra Pouïe & la parole enfemble, remuant miraculeufement la langue pour faluer faint Florent, I'appellant par fon nom, qui avoit été jufqu'alors inconnu k un chacun. Ce n'eft pas tout : il n'avoit aucun ferviteur avec lui : comme il fut pret d'entrer dans la chambre du roi, ne fachant k qui donner fon manteau pour le garder, illejetta fur un rayon du foleil qui palfoit par une vitre, & miraculeufement ce manteau fe tint fufpendu en 1'air fur ce rayon, comme fur une perche, tant qu'il demeura k parler au roi, & jufqu'a fon retour. Le roi en demeura fi ravi, que pour ce refpect, reconnoiffant par-la, la fainteté du Saint, il lui donna une grande partie de cette foret pour y,  des Saint s. ij. y batir un monaftère, & y ajouta plufieurs villages pour fon entretenement. II fe nomme aujourd'hui le monaftère de Hafleh, & il jouit a préfent de tous fes revenus & privileges. [ Extrait des vies des Sair.ts , compofe'es en efpagnolpar Ribadeneyra, traduites en francois par Gautier; Paris, 1686, in-fol. Tome fecond, page 431. ] Comme je ne veux rien rapporter dont on puiffe contefter la ve'rité, on ne doit point exiger de moi que je faflb mention du manteau de fainte Urfule. II eft vrai que tous les tableaux qui repréfentent cette fainte , lui donnent un manteau d'une ampleur exceffive. Les onze mille vierges, les autres compagnons de fon martyre, & les religieufes qui reconnoiffent cette fainte pour leur patrone, en font couvertes , & s'y trouvent raffemblées comme fous un pavillon; mais c'eft une imagination de peintre qui n'a rien de réel, & qui ne peut être regarde'e, tout au plus, que comme une allegorie. J'ai confulté tous les légendaires , tous les auteurs des vies des faints , Ribadeneyra , Francois Horccus, & en particulier M. Baillet écrivain judicieux & bon critique, aucun d'eux ne dit abfolument rien fur ce manteau myftérieux, Tome FII. B  ïS Les Manteaux Je n'ai rien trouvé non plus dans ces auteurs qui puiffe autorifer ce qu'on entend dire tous les jours, au fujet du manteau de faint Martin. On prétend qu'étant encore foldat, il öta fon manteau, le coupa en deux , & en donna la moitié k un pauvre tout nu, qui lui demandoit l'aumöne. Je ne contefte point le' fait, mais je foutiens que le vêtement qui fut divifé n'étoit point un manteau; c'étoit une cafaque, forte d'habit militaire en ulage chez les fo'dats romains, ainfi qu'on le peut voir dans la vie du faint, écrite par Sulpice Sévère; on ne doit donc pas trouver mauvais fi je ne fais pas 'entrer ce manteau en ligne de cqmpte. J'en dirai encore moins fur le manteau de faint Francois, qui n'a rien de p'.us remarquable que le manteau de tous les autres moines, fi je n'étois obligé de parler des difputes que cette partie de 1'habit du faint excita parmi fes difciples peu après fa mort. JJs vouloient tous être regardés comme de parfaits modèles de leur faint fondateur, & dans eet efprit, les uns prétendoient que le manteau dont ils fe couvroient, devoit defcendre jufqu'au jarret, tandis que d'autres, k la téte defquels étoit le fameux frère Elie, & qui affectoient de mener une vie p!us auftère & plus lainte, écourtoient fi fort leur manteau, que iaint Antonin dans  fa chronique, f partie, tit. 2. chap. ip, dit quil ne leur venoit que jufqu'aux feffes. Les tfpnts séchauffèrent, on en vint aux injuresj on fe prodigua les titres d'hypocrites, de faux freres; & peut-être eüt-on été plus join fi une autorité: fupérieure n'eüt impofé filence, & IailTe la hberté de rogner ou d'alonger fon manteau, & de fe dire ou cordelier ou capucin. Quant a faint Francois de Paule, il paffe pour conftant qu'il a fraverfé un bras de met lur fon manteau; les auteurs que j'ai lus, & Ribadeneyra lui-même convient du faitjmaÜ ils difent tous qu'il ra palTé fur fes habits: Ia vraifemblance eft pour le manteau, mais je ne puis le rapporter autrement que les auteurs, Bij  LE MANTEAU, O u L E PALLIUM, Var rapport au Clergé. Ls Pallium, felon 1'auteur du cérémonial ïomain, eft un ornement que les fousdiacres du pape font chargés de faire de la laine de deux agneaux, a laquelle cependant on fupplée d'autre laine, quand celle qu'ils ont fournie n'eft pas fuffifante ; mais ces deux agneaux ont été offerts dans leglife de fainte Agnès de Rome, au moment de ï'Agnus Dei du jour de fainte Agnès. Lorfque le Pallium eft fait, on le porte fur le tombeau des faints apötres Pierre & Paul durant une nuit. Après quoi les fousdiacres le reprennent & le gardent jufqu'a ce qu'on 1'envoie a ceux auxquels on le deftine. II s'attache fur d'autres ornemens avec de grolïès épingles. Primitivement il fe mettoit fur les épaules fans épingles. C'eft ainfi qu'il étoit il y a onze  öule Pallium. 2ï cents ans, du temps de faint Grégoire; & il étoit alors de fin lin blanc. Quelques uns croient que faint Silveftre recut ce droit de Conftantin le Grand, Il y a eu des temps ou les patriarches le donnèrent aux évêques de leur patriarchat. II y en a eu auffi oü les évéques d'une province le donnoient a. leur métropolitain lorfqu'ils le facroient. Depuis il ne fut donné qu'aux métropolitains qui alloient a, Rome, & qui le demandoient. Enfin on a vu par la fuite le demander par un autre, injlanter, injlanti s, injlantsjjcmè. On a regardé comme illicites les ordinations faites par les métropolitains, avant qu'ils euffent le Pallium. Les archevêques prennent rang entr'eux, felon le temps qu'ils ont recu le Pallium; & certains évêques qui Tont eu, fe font faits qualifier d'archevêques , tels que ceux de Metz. II y a des jours & fêtes limités pour le port du Pallium. Le pape affignoit quelquefois ces jours. Un archevêque ne peut pas le porter hors de fa province , excepté en Efpagne , oü.les métropolitains ne font point contrahits a eet ufage. B iij  23 Le Manteau,. II n'y a que !e pape qui s'en fert par-tout & toutes les fois qu'il officie. Cependant quelquefois, ?ar grace fpéciale, les papes ont permis de s'en fervir ad libitum ; mais on croit que dans ce "cas, il y en avoit de deux fortes; 1'un pour tous les jours avoit été donné pour récompenfe, & 1'autre a 1'ordinaire dés métropolitains. Les archevêques 1 ont regu avec refped dans un plat dargent préfenté par un évêque, Etant transférés a une autre métropole, il leur faut un autre Pallium & ils ne peuvent fe fervir de celui que laiffe 1'archevêque mort ou transféré; cependant il y a eu des exceptions pour les archevêques éloignés. Si on dégrade un archevêque, on lui öte le Palliumcela fe faifoit des les premiers, temps. Des évêques régionnaires lont fouvent eu. Chez les Grecs tous les évêques ont le Pallium, <■ Dans les Gaules Ie Pallium n'eft connu que depuis le fixième fiècle. ■ L'archevéque d'Arles eft le premier qui 1'ait regu. La forme eft celle d'une bande de trois doigts qui entoure les épaulcs comme de petites bre-, telles , ayant des pendans longs d'une palme  ö u r. e Pallium. 23 par devant, & par derrière, avec des petites; lames de plomb arrondies aux extrémités, cou"' vertes de foie nuire, avec quatre croix rouges, Quelques Archevêques ont entouré leurs armoiries du Pallium, en'forme de collier d'ordre. Le Pallium ne fe portoit point aux procelïïons. B iv  24 M a n t e .a'tj x" MANTE AUX DES DUCS ET PAIRS, ET DES PRÉSIDENS A MORTIER. J'avois toujours imaginé qu'il me feroit facile de trouver les éclairciffemens que ces Manteaux pouvoient exiger, foit fur leur origine, foit fur leur parite, foit enfin fur leur différence; je n'ai rien vu de fatisfaifant dans les livres qui ont rapport a ces matières. Je regardois le procés des ducs & du parlement, comme, une pièce qui m'inftruiroit fuffifamment; mais lun & 1'autre parti n'ont point fait ufage de ces moyens pour flatter leur vanité, ou pour humilier celle de leurs adverfaires; procédés qui fe rencontrent aflèz ordinairement dans les procés. Le point de critique dont.il s'agit eft affez peu important par lui-même; mais cependant, comme on en examire tous les jours qui ne font pas plus intéreffans, j'ai été étonné que perfonne ne 1'ait encore entrepris. Malgré le piquant d'une matière neuve, je fuis bien éloigné de vouloir m'y attacher; je me contenterai  dis DüCS et PAIRS. 9.$ feulement de rapporter tout ce que j'ai pu ramaffer fur ces efpèces de manteaux, & de renvoyer le leóteur curieux aux fources. II peut en attendant lire, s'il veut s'ennuyer, les extraits qui fuivent. Ils font juftes, faits avec foin; cependant je ne les regarde encore que comme une indication très-imparfaite, mais fuffifante dans un ouvrage de la nature de celui-ci. E X T R A I T De l'hiftoire de la Pairie, par M. le Laboureur; manufcrit tiré de la bibliothèque du Roi, fous la cote 133. Chap. XII. De tmfiitütion du premier Préftdem du Parlement de Paris, & des grands Préfidens , autrement appelles les Préfidens a Mortier, & de leur habit. Après avoir fait 1'hiftoire de Pinftitution du parlement ; après avoir fait voir que dans fon origine , il n'y avoit que des perfonnes des deux anciens ordres de 1'état, des clercs & des nobles qui y fuffent admis, ce qui a mérité, par excellence a ce corps illuftrc, le nom de cour de France & de cour des pairs; & que ce parlement y compofé de ,perfonnes titrées que le  2& Manteaux prmce choififfoit, fe renouvelloit très-fréquemment, jufqu a ee que, par la néceffité des affaires , il fut rendu fédentaire & perpétuel vers ïannée 1320, M. le Laboureur remarque que peu a peu les chevaliers, obligés d'aller a la guerre, fe difpensèrent daffifter k ces affemMées, fur-tout depuis quils ne furent plus préfidés,, comme ils 1'avoient été autrefois, par les plus grands feigneurs du royaume; qu'alors il fe forma une efpèce de confeil appellé Vétroit eanfeit, qui fuivoit la cour & avoit le fecret de FEtat, tandis'que le parlement étoit uniquement d'eftiné k juger les procés des particuliers. II montre encore que pendant- très-long-temps „ 3 ny eut k la tête de cette compagnie que «fes; confeillers qui exercoient la préfidence par eammiffion , & que cette place importante ne fut dannée a titre d'office que vers 1'an 1349-. Le premier qui Ja pofféda k ce titre, fut Simon de Buffy 5 & les coüégues qui lui furent donnés pesurpréfider a chacun des divers pariemens qui fe tenoient k chaque année , peuvent être regardés comme les premiers d entre les préfidens * mortier. SuccefTeurs des pairs du royaume & des chevaliers, qui en étoient la principale nobïeffe ; ils devinrent les héritiers des honneurs & des prérogatives qui appartenoient a ces deröiers j le droit de préfidence les en revêtit, &  des Ducs et Patés. 27 c'eft auffi ce qui les mit en poffeffion du même habit dans les féances, lequel leur a, avec le temps, communiqué la qualité de chevalier, dont il eft la marqué expreffe, & eet habit, auffibien que la place qu'üs tiennent dans cette augufte compagnie , les rendent fans difficulté d'un rang très-honorable après la pairie. I! eft fans doute que les préfidens , ainfi établis dans 1'ordre de 1'ancienne chevalerie, font capables de toutes les graces & de tous les honneurs qu'on peut acquérir dans la profeffion des armes. Quelques-uns ont cru que c'étoit 1'ancien habit royal, & cette penfée eft bien digne de 1'idée qu'on doit avoir d'un corps fi illuftre; mais 1'expérience du contraire m'obfige de dire qu'il n'y a aucune convenance. Car 1'habit royal étoit d'une écarlate violette , tant la tunique ou vefte que 1'épitoge ou manteau ; & outre qu'il étoit fans manches, il étoit ou femé ou bordé de bandes en broderie de fleurs de lis d'or» Cet épitoge ou manteau royal fe portoit diverfement, fendu par-devant ou fur 1'une des épaules , & noué par 1'endroit du col, ou agraffé d'un fermail de pierreries; il n'étoit point troulfé, ou rebraffé fur le cóté gauche qui eft le cöté de 1'épée, paree que nos rois n'en portoient point dans les féances royales ; & c'eft pour ce. fuje£ particulièrement qu'on ne les voit point armes  a8 Manteaux dans leurs fceaux, ou i!s ont voulu paroftre en habit de paix, comme juges & arbitres de leurs fujets : mais dans les actas que nous avortsd'eux comme feigneurs de Gènes ou ducs de Milan, qui étoient des dignités féparées & inféxieures a la royauté; au lieu de la cire jaune dont ils ont hérité de la feconde race, aufli-bien que du droit de 1'empire & que les rois électifs de la Germanie, foi-difans empereurs , ont emprunté d'eux, ils ont fcellé en cire rouge comme les barons anciens ou feigneurs particuliers, non affis & en habit royal, mais armes & a cheval. Or, que nos rois dédaignaffent de porter l'ê% pée dans leur royaume , il paroit par le témoignage d'Alberic , auteur de pres de quatre cents ans, qui dit, fous Tan 1103, que le roi d'Angleterre avoit corrompu des affaffins d'Orient pour le tuer (*) ; il fe contenta de peur, de furprife, de porter a fa main une petite malle d'armes , & prit des gardes autour de fa perfonne qu'il arma de même ; & de-la vient 1'inf titution des fergens d'armes qui portoient des malTes, .& qui fönt aujourd'hui repréfentés par les gardes-du-corps. Les barons & les chevaliers , tout au contraire des rois, fcelloient armés de toutes pièces pour défigner le fervice de leurs- fiefs, qui les C) Pkilippe II.  des Ducs et Pairs. 25? rendoient hommes du roi ; ils ne quittoient jamais leur épée, &laportoient plutóta la cour, plus pour le fervice du prince que pour la défenfe particulière de leurs perfonnes. Mais quant a leur habit, ils le rendoient le plus conforme qu'ils pouvoient a 1'habillement du prince, duquel il eft naturel a tous'les Frangois d'épier les inclinations pour s'en faire une mode. C'eft un effet de 1'amour qu'ils ont pour leurs fouverains, qui de leur part ont pris plaifir a cette généreufe émulation, & qui 1'ont plutót entretenue que condamnée ; c'eft ce qui a introduit ce grand luxe a la cour de France, & de - la vient qu'on continue encore de les imiter en tout ce que 1'on peut. Cela n'étoit pas autrefois dans un ufage , ou plutót dans un abus fi général qu'il eft aujourd'hui; chaque condition avoit fes habits, & il n'y avoit que les chevaliers qui pufTent être vétus comme le roi; paree qu'il n'y avoit que les chevaliers qui puflent prendre de l'or & porter des manteaux. Les écuyers ne portoient aucun ornement; & s'ils prirent de 1'argent avec le temps , c'eft que le roi le permettoit fur les habits qu'il leur donnoit aux fetes de cour; mais quand ils fe préfentoient pour recevoir j'ordre de chevalerie, c'étoit avec une longue Suqique de couleur brune & modefte , toute  3Ó Manteaux unie; & ce fut en cette même forte que LrTtus duc d'Anjou; roi de Sicile , & Charles fon frère, fe préfentèrent, fan 1389, devant le roi Charles VI, qui les fit chevaliers è Saint-Denis , felon 1'hiftoire de fon règne que f ai traduite & donnée au public. Le manteau ainfi réfërvé pour les chevaliers , devint fi bien le fymbole & le figne de la chevalerie, que nos rois même s'accoutumèrent a faire pre'fent de ces manteaux aux nouveauX chevaliers qu'ils honoroient de 1'accole'e aux fêtes foJemnelles & aux jours qu'ils tenoient cour plénière. Pour les rendre plus honorables , ils les diftribuoient le plus fouvent d'écarlate vermeille qui étoit la couleur la plus approchante de leur habit; mais paree qu'ils étoient obligés de porter une épée fous ce manteau , il fallut par néceffité, pour n'en être point embarraffé, qu'on relevat ou retrouflat le cöté de 1'épée , & il paroït relevé de la même forte aux manl teaux des préfidens a mortier. Ces manteaux fe donnoient tous les ans pour: 1'été & pour 1'hiver, par le roi, aux principaux feigneurs du royaume & aux chevaliers de fa maifon ; & cela s'appelle Jivrée , ou livraifon de manteaux , du mot de liberatio pallïorum ; qui faifoit un chapitre dans les comptes de la dév penfe ordinaire de leur maifon.  des D v c s et Pairs, 31 L'ancien parlement étant compofé de ces chevaliers & feigneurs de la maifon du roi, ils y entroient par honneur avec eet habit ou manteau; & c'eft pour cette ralfon-la qu'on appélle indifféremment du mot de pallium , le manteau. & la robe, dont la délivrance s'eft continuée jufques dans le quatorzième fiècle ; mais elie fut enfin appréciée a cent fols, qui étoient dbr. livres , qu'on payoit pour les deux faifons a chaque préfident ou confeiller, outre les gages ordinaires de chaque jour de leur fervice. J'aï exprès fait cette difrérence entre manteau Sc robe, paree qu'elle eft de conféquence en ce fujet ici; car il faut favoir que quand les chevaliers cefsèrent de compofer le parlement que 1'on traite de noffeigneurs, en mémoire de cette ancienne chevalerie repréfentée par les préfidens ; paree que le chevalier étoit ainfi appellé. par fes fupérieurs, & même par fes égaux auifibien que par fes inférieurs ; depuis , dis-je, qu'il fut non-feulementfédentaire,mais perpétuel, on y introduifit des perfonnes de lettres, lefquelles, n'ayant point le caraótère de chevaliers, n'en purent porter 1'habit, mais prirent la robe quï garda le mot de pall'um dans les comptes de la dépenfe des rois, ou 1'on confondit 1'un & 1'autre fous Tanden chapitre; alors on vit le parlement blgarré; les chevaliers qui y reftoïent  52 Manteaux portèrent Ie manteau, & ils étoient diftingués paf Ia qualité de meflire & de monfeigneur, affectée aux feuls chevaliers , d'avec ceux qui ne fetoient point, & qui netoient encore qualifiés que maïtres , fuffient-ils même préfidens a mortier, ou premiers préfidens. Peut-être m'oppofera-t-on a 1'égard des premiers préfidens, que j'entreprends fur la créance vulgaire ; que Ie premier préfident eft chevalier né, & que c'eft-pour cette raifon qu'il porte 1'empreinte de 1'accolée fur fon manteau, comme étant fait chevalier en vertu de fes lettres. J'avoue que cela eft bien penfé, paree que cela devroit être ; je demeurerai d'accord même que cela eft vraifemblable, en ce qu'il y auroit a redire qu'un magiftrat, non chevalier, préfidat & primat des confeillers qui feroient chevaliers, dans une féance oü 1'on n'admettoit originairement que des feigneurs & des chevaliers. Mais cela n'a pas toujours été vrai, & je le prouverois par 1'exemple de meflire Jean de Popincourt, qui ne fut chevalier que long-temps après qu'il fut premier préfident, & qui peut - être eft le feul qui ait recu cette accolée de la main du roi; dont j'ai la preuve par 1'exemple de maitre Robert Mauger, qui fut toujours maitre en vertu de fes degrés, & jamais meftire, ni fa femme madame, paree qu'il n'étoit point che- valiei\  ces Ducs et Pairs. 3 j Valïer. Par celui de Philippe de Morviller, qui, quoique gentilhomme , fut long - temps maitre & premier préfident avant que d'être chevalier & meflire; & de plufieurs autres premiers préfidens que je m'abftiendrai de citer. II réfulte de ce difcours que la robe des préfidens du parlement dérive de ces pallia militum , ou manteaux de chevaliers que Ie roi donnoit aux chevaliers de fa maifon, parmï lefquels il choifilfoit ceux qui devoient tenic fon parlement ; & comme ils tenqient a honneur de paroitre en eet habit de la cour du roi, quand fa majefté venoit en fon parlement; c'eft la raifon pour laquelle le parlement prend encore la robe rouge quand il plaït au roi d'y venir tenir fon lit de juftice : comme étant non pas 1'habit, mais 1'ancienne livrée de nos rois. Les préfidens y paroiflent en habit de ehevaliers, dont ils ont été bien confeillés de garder le caradère , qu'on ne leur peut plus contefier; & les confeillers fous celui des anciens chevaliers dont ils occupentla place, lefquels on diftinguoit par le titre de monfeigneur & de monfieur , d'avec les cleres & gradués , qui ont confondu dans la fuite des temps en une méme perfonne, la qualité de monfieur-maitre, comme pour la même raifon 1'on a continué a tout le parlement la qualité de nolfeigneurs du parle- Tome FIL C  54 Manteaux ment, en mémoire de la féance des païrs, Sï du choix qu'on faifoit de plufieurs chevaliers pour compofer avec eux Tanden parlement de France. Ainfi tous les avantages de ce même parlement lui viennent de la chevalerie ancien•ne : & comme il ne peut porter fes prétentions plus haut, les pairs étant d'un ordre fupérieur a la cnevalerie, qui leur a de tout temps fait méprifer la qualité de chevalier, comme Tun de leurs moindres attributs, en ce qu'ils étoient feigneurs des chevaliers ; il eft fans doute que le parlement faifant une action de chevalerie dans fa fondion de juge, elie eft fubordonnée de fait & de droit a celle des pairs. Chat. XVIII. Des Couronnes & autres marqués, tant de la Pairie, que des autres dignités de la Couronne & de la Cour de France. J'obmets tout ce que Tauteur rapporte concernant les droits attribués aux feuls nobles ou chevaliers d'avoir des armoiries, de porter Técu penché, de le timbrer du cafque ou du volet appellé vol banneret, pour me renfermer dans ce qu'il obferve au fujet du manteau ducal. Depuis, dit-il, que par un défordre digne de Tattention du roi, les qualités & les marqués  d e s D u c s et Pairs. ^ «Thonneur font arbitraires, & qu'on n'eft plus obligé comme autrefois de mériter la qualité de chevalier de la reconnoiffance du fouverain, tous les nobles , & même plufieurs roturiers font , comme il leur plaït, chevaliers, marquis, qomtes & vicomtes : perfonne ne veut plus du titre de baron, jadis confondu avec celui de pair de France ; 1'on n'ufurpe pas feulement la couronne ducale qui eft a 1'abandon • mais fi 1'on trouve un écu de fes ancétres avec le volet ou mantelet de chevalerie, on étend ce mantelet pour en faire un manteau d'hermines, quoique ce foit la feule marqué qui refte a la pairie de France. C'eft un article que je fuis obligé de toueher, puifque j'écris de fes droits ; & je le touche avec tant de modération, que perfonne de ceux qui pourroient y être intérefies ne m'en doit favoir mauvais gré, puifqu'il s'agit de parler du manteau ducal, & qui n'eft pourtant en effet que le manteau de la pairie confondue avec la duché, paree qu'on ne fait plus de pairs qui ne foient ducs. C'eft affez de dire que c'eft la marqué de la fondation du facre, ou les pairs officient avec eet habit qui ne fert en nulle autre cérémonie, pour faire voir qu'il n'appartient qu'aux pairs den décorer leurs armes ; comme par la même raifon U Cij  gó* Manteau* n'appartient qu'aux ducs de prendre la couronne de fleurons. D'ailleurs c'eft un habit royal, paree que la fonótion eft royale , & fi chaque dignité a fa marqué dans les armes par un ufage moderne qui eft regu & approuvé, n'eft-il pas très-jufte que la plus fublime dignité de 1'Etat ait la fienne ? Cela s'eft même «tabli en Allemagne , ou 1'on a méprifé 1'ufage des couronnes ; car les éledeurs ont chargé leurs armes des marqués de la fonction affignée a leur électorat le jour du couronnement des empereurs, & cette marqué n'eft propre qua la perfonne feule de 1'électeur. Sur ce fondement , qui m'a fembléinconteftable, 1'on peut dire que les ducs non pairs de France, en prenant ce manteau, ufurpentles marqués de la pairie, & il ne doit pas convenir avec plus de raifon aux princes qui ne font pas du fang de France, puifque ce n'eft qu'en vertu de la pairie unie a leur qualité qu'ils ont commencé a fe parer du manteau de pair, & qu'ils ne font en poffeffion de ce manteau & de la couronne ducale qu'en vertu de 1'un & 1'autre titre; par conféquent, ce n'eft pas un fimple figne d'une nobleffe extraordinaire ; & quand tout le monde en fera défabufé, comme il le doit être, il ne fera pas plus injurieux de s'abftenir de cette ufurpation vaine, que de celle du cordon bleu  ïjes Ducs it Pairs. 37 '& des colliers de 1'ordre du roi, qui rendroient un homme ridicule s'il les prenoit de fon autorité fur fa perfonne & fur fes armes, füt-il préfomptif héritier de la couronne, s'il n'étoit fils de roi. J'eftime qu'il n'y a rien de plus facile que de régler eet abus, ïi 1'on renvoie chacun aux marqués de fa dignité. Les princes du fang , les ducs & les pairs auroient feuls le manteau de pair joint a la couronne de duc; les ducs feuls auroient la couronne ducale, & ainfi des marquis , des comtes , des vicomtes & barons, li 1'on ne veut point toucher a leur entreprife, pourvu qu'ils le faffent a bon titre.' Extrait du traité de la nobleffe, par M. de la Roque, Rouen, 1734, pages 19 & Juivantes. La chevalerie étoit eftimée de fi grand prix, que ceux qui en étoient honorés, recevoient anciennement une finance pro pallio novce mi~ litice; cela fe voit a la chambre des comptes dans les róles des années 1248, 1287, 1288; & dans le livre intitulé Jornale thefauri, qui commence le premier aoüt 1326", & qui contient plufieurs cédules de la finance recue par les chevaliers, &c. C iij  3$ Manteaux Extrait de M. Ducange. L'on pouvoit efpérer que le traité manufcrit 'de M. Ducange, du droït des armes, qui contient cinquante-huit chapitres, l'un defquels traite des ernemens extérieurs des écus, timbres & cafques, auroit fourni des éciaircifïemens fur le, fujet de ces manteaux ; mais ce manufcrit eft fi délabré, que n'en pouvant rien tirer qui forme une fuite , & ne pouvant, quant a préfent , avoir la communication des autres manufcrits de M. Ducange qui font a Vienne dans la bibliothèque de la reine de Hongrie, Ton fe contente habits longs. On le dit auffi de pieces d'étoffes, taillées en rond en forme de valife, dans lefquelles on enveloppe les chofes néceffaires en voyage, & qu'on met fur la croupe du cheval , quand on va en campagne. Ils font d'ordinaire de la livrée de celui a qui ils appartiennenr. PoRTE-MANTEAU. Officier chez le roi. Pallii geJLuor. II y a douze Porte-Manteaux qui fervent par quartier; ils prêtent ferment de fidélité entre les mains du premier gentilhomme de la chambre. Leur fonétion eft de garder les hardes que le roi quitte pour les reprendre , comme fon chapeau , fes gants, fa canne, fon manchon, fon épée, &c. Ils le regoivent immédiatement du roi , en 1'abfence du grand chambellan , du premier gentilhomme ou du grand-maitre de la garde-robe. A certaines cérémonies, quand le roi a un Manteau de parade, c'eft au Porte-Manteau a le lui óter , ou a le reprendre, en Pabfence des officiers qu'on vient de nommer. II y a un Porte - Manteau de fervice chez M. le Dauphin. II y a auffi un PorteManteau chez Madame , & c'eft lui qui porte la queue de Madame. Je n'ai pu remonter plus haut fur ces charges  6° EXTRAIT qu'en 1'année 1585 , c'efU-dire , en rapportant plufieurs régiemens , arrêts du confeil donnés en leur faveur & en leur occafion. Reglement général fait par le roi Henri IV, Ie I Janvier 1585 , fur tous les états de fa majefté. L'ordre que Ie roi veut étre tenu par fes Valetsde-chambre, Porte-Manteau, &c. Les deux Porte-Manteaux fervans fix mois, fe rendront fujets auprès de fa majefté avec le Manteau , chapeau , & ce qui lui eft néceffaire , & feront, dès les cinq heures du matin, en la chambre d etat, & entreront, quand fa majefté fera éveillée, en Ia chambre d'audience, & pourront après entrer , quand la cape & Fépée entrera dans Ia chambre royale, & ne faudront de fe trouver en tous lieux oü fa majefté aura befoin de prendre fon chapeau , fans la faire attendre , & le bailleront pour le préfenter a fadite majefté, au maïtre de la garde-robe, s'il y eft, ou aux autresprinces, MM. les ducs de Joyeufe ou d'Epernon, officiers de la couronne , & ceux des affaires de fa majefté , ou a un des gentilshommes de la chambre qui fera en quartier ; ou finon le baillera lui-même. Arrêt du confeil, fans date , mais de Tan 1643 t intervenu fur le différend d'entre les Ecuyers & les Porte-Manteaux du roi, par lequel fa majefté veut que fes écuyers portent fon épée par-tout oü elie marchera k cheval ou en carroffe a fix chevaux ,  des DlCTIONNAlRES. 6\ & fes Porte - Manteaux , quand elie marchera de fon pied en bas de foie , ou qu'elle montera en carrofTe a deux chevaux feulement. Porte - Manteaux de quartier, 1i. Gages par le tréforier de fa maifon. . 660 liv« Récompenfe pour le quartier 120 Bouche a la table des valets-de-chambre : celui qui fert chez M. le Dauphin a pour fon quartier 450 Porte-Manteau ordinaire, 1. Gages par le tréforier de la maifon. .1320 Récompenfe 120 liv. par quartier. . . 480 Table au ferdeau, Sc a manger pour fon valet. BREVET De bouche d cour pour le Jleur Labè dé Montgival, Porte-Manteau ordinaire. Aujourd'hui 22 février 1720, le roi étant a Paris, mettant en confidération les fervices que le fieur Labé de Montgival, fon Porte-Manteau ordinaire, eft tenu de lui rendre, 6c la dépenfe qu'il  óï EXTRAIT DES DlCTIONNAlRES. eft obligé de faire a la fuite de fa majefté , pour n'avoir pas bouche a cour, fa majefté, de 1'avis de monfieur le duc d'Orléans, régent, lui a accordé & permis d'avoir bouche a cour pour pain, vin & viande au ferdeau de fa maifon, en la même manière que fes gentilshommes fervans. Voulant que fes fucceffeurs en ladite charge jouiffent pareillement du. même droit; & pour témoignage de fa volonté , fa majefté m'a commaridé d'expédier ce préfent brevet, qu'elle a figné de fa main, & fait contrefigner par moi confeiller fecrétaire d'état, & de fes commandemens & finances. Signé PHELYPPEAUX.  RÉFLEXÏONS HISTORIQUES SUR LES MANTEAUX. ISf O U S avons vu nos bons bourgeois de Paris avec un Manteau de camelot de Bruxelles fur les épaules, doublé de panne ou de velours pour les plus étoffés ; eet habillement étoit un meuble de familie , paffoit du père au fils , & faifoit partie d'une fucceffion. Le luxe qui gate tout, mit a la mode les Manteaux de drap écarlate ; on vöulöit des vêtemens qui fe renouvellaffent plus fouvent. Les vers qui s'attachent a la laine & qui la rongent, la crotte qui les tache, fervit de prétexte honnéte pour faire la fortune des teinturiers des Gobelins. Les militaires, pour fe difiinguer, endoffèrent la Brandebourg, efpece de Manteau plus étroit, & lui firent quelque tems après fuccéder la Roquelaure, tousdeux enfans du Manteau, mais plus nobles que leur  €4 RÉFLEXIONS père, & qui affectéren: de porter des noms de terre ; & l'on vit paroitre fur 1'un & fur 1'autre le galon, la broderie, le bouton & la boutonnière d'or. Le Manteau rouge alk fe confiner dans la garderobe des vieux barbons ; pour le Manteau gris , il fut abandonné aux frères poflulans des Chartreux , meffagers de Bretagne & de Normandie , aux étudians dans les Univerfités d'Allemagne & des Pays-Bas, & a quelques favans qui s'en fervent encore. Enfin il ne fut plus queflion de Manteau, de Brandebourg ni de Roquelaure chez les perfonnes d'un certain monde. On prétexta qu'il étoit incommode & dangereux pour la fanté , de laiffer les uns & les autres dans une anti-chambre, quand on alloit rendre des vifites; car il avoit été jugé que le Manteau étoit un habiüement mefféant, & qui ne pouvoit paroitre devant les perfonnes auxquellés on devoit du refpeft. Le Manteau fut donc profcrit,. & J'on convint que, courrier, comme homme de viile , pourroient fe faire voir en tous heux avec la Redingotte crottée, & les femmes , d un état a porter des Capottes , dégoütantes de pluie. La Redingotte eft une efpece de Hongrelme ou de Manteau plus étroit, mais ayant des manches larges, dont les Anglois ont autrefois tiré la mode de France. Car il n'y a pas cinquante ans que nos cochers &  H I S T O R I Q U E Si 65 & nos laquais en portoient encore, nous 1'avons enfuite repris de ces meines Anglois qui nous ont donné le ton fur la Redingotte, comme fur bien d'autres chofes , & l'on a vu pouffer en France la délicateffe au point de ne pas trouver bien faite toute Redingotte qui n'étoit pas faite a Londres. Tome Vil, E  66 SUPPLÉMENT. TT J_tE Manteau étoit appellé chez les Hébreux Ga' lom, Takerik , Phatil, Meïl, Maataphot, au ph Maathl; Ketomt, &c. chez les Chaldéens & Syriens, Kitthi, Mul, Meïlo & Kittouno; Koutino , Martouto , Schoufchipho , Talekefcheto & Talekoufcheto, & enfin Redido. Ce dernier mot fignifie auiïï une cape de femme que les Grecs appellent y.tx\v7flpa ; les Chaldéens lui donnoient encore le nom de i1^r&bolïm qui revient au grec ^Aa^JJV. Quoique 1'Arabie foit un Pays fort fee & chaud , les Arabes ne laiffent pas d'avoir plufieurs mots pour exprimer celui de Manteau, tels que Rida, Ridan ou Ridaouan & Ritaf. Les Ethiopiens en ont moins, paree que les Manteaux étoient fans doute moins en ufage chez eux , ou peut-être paree que la langue égyptienne eft moins riche que la langue arabe. Cependant ils s'en fervoient auffi. Les Perfans en ont a-peu-près autant que les Arabes. Les Syriens qui ont infiniment tiré des Grecs, qui les ont gouverné long-tems , & qui ont tiré d'eux prefque tous leurs noms d'arts , de fciences , de jurifprudence & de coutumes, ont fans doute pris une grande partie des mots rapportés ci-deffus du  Supplément. £7 terme grec x'ruv ou x&m comme 1'écrivoient les Ioniens , a moins qu'on ne veuille faire venir le mot grec de 1'hébreu Ketonet. On obje&era peutêtre que le mot x'tJv fe prend affez fouvent pourune chemife ou pour un vétement de deffous. Témoin ce bel endroit du II livre de 1'Iliade, oü le fage Ulyffe menace 1'infenfé Therfite de lui öter tous fes habits & même fa chemife , 9ixa efcccrk ZXccïrav rs x'™w & de lui découvrir , devant 1'a/Temblée des Grecs , ce que l'on doit cacher. Menace qu'il n'eftedua pas par bonheur, & qu'il commua en quelques coups de fceptre ( ou de baton ) effeótifs , qui firent rire tous les Grecs , a 1'exception du malheureux Therfite qui en pleura a chaudes larmes. Mais le mot de x^oxlruy qui fe trouve dans le même chant, & qui fignifie une cuiraffe, fait voir qu'il fe prend auffi pour un habillement de deffus , & le mot de xn>Jv fe trouve pris dans bien des fens difierens. dans Démofthènes , Plu* tarque , Théophrafte , Orphée, Héfychius, Euftate & Athenée. Mais tous ces fens rentrent prefque toujours dans celui de Manteau. Les Latins appelloient le Manteau Pallium, mot qui ne vient ni de celui de Pellis, ni de celui de Palam, paree que le Manteau eft un habillement très-vifible; ni même du grec mMfly, fecouer, remuer , agiter ; ce qui convient cependant afiez  6$ Supplement aux Manteaux qu'on traite a-peu-près de la forfe; le mot de Pallium vient du mot hébreu Pala ou Phala, cacher, couvrir, être couvert, être caché ; d'oü les Chaldéens & les Syriens ont tiré les termes de Pdeto, Pikato , qui fignifient une parabole , une énigme , une chofe dont le fens eft caché , eft inintelligible ou fort obfcur, ce qui pourroit fe dire de la plupart de nos poéfies modernes. On pourroit rappeller a ce même mot Pala , ceux de Palais & Pallier en notre langue. C'eft en effet au Palais & dans les Palais plus qu'en aucun lieu du monde que la vérité & la vertu font le plus cachées , & que 1'impoflure & le vice font palliés davantage, & couverts de prétextes fpécieux qui leur fervent comme de Manteaux. Les Grecs, outre les mots rapportés ci-deffus, en avoient encore plufieurs pour expnmer celui de Manteau , tels font ceux de -rptGuv, venant de rpi(3w , ufer, frotter, & de 7rspiC^y.x, venant de mpiGaXXa , environner, ceindre, couvrir, &c. ïpul'mofquée , & après avoir fait fa profeffion mufulmanifte , il fe mit a chanter les louanges de Mahomet en vers pompeux , ce qui fit tant de plaifir au prophete, que tirant fon Manteau de deffus fes épaules , il le- jetta fur celles de Caab, comme le prix de fa poéfie & de fa foi. Caab garda précieufément ce Manteau jufqu'a fa mort. De fon vivant le Calife Moavie lui en orfrit dix mille drachmes, Abulfeda dit quarante mille drachmes. Quand il fut mort, le même Moavie envoya fon corps a fes héritiers avec vingt mille drachmes , & il recut d'eux le Manteau. Enfin, ce Manteau dans la fuite ne fervit plus qu'aux Califes dans les jours folemnels jufqu'a Moffafeim-Billah, le dernier qui fut tué par Trolagu , & le Manteau & le baton du prophete furent brülés, ck les cendres en furent jettées dans le Tigre. Voila en abrégé ce qui concerne le premier Manteau du prophete. Quand au fecond, il en fit préfent aux habitans d'Ayla au tems de la guerre de Tabuc. Les hiftoriens rapportent que ce Manteau revint en la poffeffion des Califes dans la fuite, qu'Abulabbas AlSaffah, le racheta d'eux pour la fomme de trois mille dinars. Ahmet Ben Jofeph, croit que c'eft Ie Manteau qui fut en la poffefÏÏon des Sultans Ottomans, Eiv  7Z Supplément. celui-la même qu'ils poffedent encore aujourd'hui; ( i ) & dont la jouiffance leur procure de grandes bénédiétions : il rend la fanté aux malades , lorfqu'on leur donne k boire de 1'eau dans laquelle il a trempé. Jugez fi ce Manteau eft précieux I Auffi fultan Murad Kan, füs de Selim Kan, 1'enferma-t-il dans une caffette d'or du poids de cent mille ducats, qu'il fit faire expres. Enfin le Manteau de Mahomet ( 2 ) avoit fix coudées de long, fur trois & un empan de large; &: Mahomet fut enfeveli dans fon Manteau. On trouve dans Pétrone des Manteaux qui fervoient k effuyer Trimalcion dans le bain. ( 3 ) Ces Manteaux étoient d'une laine très-fine. II eft fait mention dans ce même auteur d'un vieux Manteau oü l'on avoit coufu beaucoup de pieces d'or. Erafme nous apprend dans un de fes adages , que la tunique eft plus proche que le Manteau, ce qui marqué la différence qu'il faut faire des amis. La toge, quoique différente du Manteau, faïfoit une partie de fes fonöions: tout le monde en portoit, excepté les criminels condamnés & les exilés, au rapport du favant Alexander ab Alexandro. ('4 ) ( 1 ) Gagnier, t. 2, p. 223 (42 ) Gagnier, ib., p. 362. ( 3 ) Gagnier, ib. , p, 387, ( 4 ) Gen, Dier. L, 5.  Supplément. 73 Je ne m'étonne plus fi Ovide fe plaignoit fi fort du froid dans le pays de fon exil, qui étoit cependant auffi tempéré que le notre. Le fieur de Sigognes a fait une piece intitulée: ode fur le Manteau d'un courtifan. II avoit ufé trente doublures felon le poëte, ce qui prouve qu'il étoit de Pantiquité la plus reculée. Cette piece fe trouve dans le II vol. du cabinet fatyrique. Le fieur de Provins avoit, au rapport de Regnier, fatyre 14; A fon grand balandran changé fon Manteau court. Ce fieur de Provins n'étoit pas des plus fages de fon fiecle. Le balandran étoit une efpece de Manteau que portoient les gens de guerre. Ajoutez au proverbe , Rognonet d'un Manteau ne fit qu'un bonnet; encore fut-il trop petit : ce qui eft bien a remarquer. La regie de S. Benoit n'ordonne pas a beaucoup prés de porter de fi petits ni de fi mauvais Manteaux, elie recommande au contraire que les Manteaux de voyage des religieux foient d'une étoffe un peu plus épaiffe & plus forte que celle des habits des moines, afin de mieux réfifter a la pluie & au froid. Je ne faurois quitter les Manteaux fans rapporter un article important du gioffaire du droit francois, par  74 Supplément. M. Eufebe de Laurière, Paris , Guignard, 1704, in-40. t. 2, pag. 02.» Droit de Manteaux pour » lequel appartient la fomme de 10 liv. par cha» cun an, a chacun fecrétaire de Ia maifon & » couronne de France , qui eft gagé felon 1'édijt » du roi Henri II, de 1'an 1554; comme auffi les >> confe.llers de parlement prenoient gages & Man» teaux accoutumés , & dont eft fait mention « par une ordonnance du roi Charles VI, de 1'an » 1388; & encore de préfent les confeillers de» glife en parlement , out ce droit de Man» teaux ». Voyez encore fur les Manteaux les gloffaires de du Cange , med. & infimce gracit. & laünatis aux mots grecs & latins qui fe trouvent dans ce fupplément, & dans 1'extrait des didionnaires.  75 N O T ï C E SUR LE COURT MANTEL A L'OCCASION DU CONTÉ D U MANTEAU MAL TAILLÉ. X--E conté du Manteau mal taillé eft copié fur le manufcrit de la bibliotheque du roi, N°. 7980. Ce manufcrit eft un petit in-40. contenant 25 feuillets , écrits fur vélin k longues lignes , d'une écriture du mdieu du XVI fiecle. Le ftyle naïf & élégant de ce petit ouvrage n'eft pas plus ancien que le tems auquel le manufcrit a été copié ; & il eft fort probable que ce conté eft le même que celui dont parle du Verdier, pag. 8 90 de fa bibliotheque , fous ce titre : Le Manteau mal taillé , conté très-plaifant, imprimé  jS N o t r c e.' a Lyon par Francois Didier, fans date, fans nom d'auteur & fans indication de format. Francois Didier imprimoit a Lyon en 1577 & 1578, (1) ce qui revient a-peü-près au tems de 1'écriture du manufcrit. Les exemplaires imprimés ont échappé a toutes les recherches qu'on a pu faire : ils nous auroiêht appris fi 1'imperfection apparente du manufcrit de la bibliotheque du roi, fmiffant par ces mots: Sache^ que on l'appelloit.... eft une imperfeclion réelle , ou fi elie a été faite a deffein, comme on pourroit le foupconner. Mais on peut affurer avec certitude que cette aventure, écrite en profe vers 1550, a été imaginée long-tems auparavant, & dès le xiii fiecle. Elie fe trouve en vers fous le titre de court Mantel , fol. cxl du manufcrit de la bibliotheque du roi, N°. 7615 ; & dans le N°. 6793 de la même bibliotheque , a la fuite du roman de Floiremont. Le N°. 761 5 eft un in - 40. écrit fur vélin, a deux colonnes , d'une écriture de la fin du xni fiecle, contenant plufieurs pieces de poéfies de divers auteurs : il a appartenu au préfident Fauchet, qui en a fait grand ufage dans fon livre intitulé : Recueil de 1'origine de la langue & poéfie francoife, rime & romans. Le N°. 6973 eft d'une écriture plus ( 1 ) Voyez plufieurs volumes des Amadis.  N o t i c e; 77 moderne & du XIV fiecle. C'eft un in-fol. fur vélin, a deux colonnes, qui contient le roman de Floiremont, & celui du court Mantel, tous deux en vers, quoique les vers y foient écrits de fuite comme de la profe. Le titre de Manteau mal taillé eft fans doute plus exaét que celui de court Mantel. Pour juftifier celui - ci , il faudroit que le Manteau n'eüt point eu d'autre effet que de fe raccourcir ; mais lé Manteau devenoit trop court ou trop long, a pro-ï portion que celles qui 1'effayoient, étoient plus ou moins coupables. 11 La fee ( i ) fifl: ou drap une oeuvre 3» Qui les fauces dames deceuvre. [ jj Ja dame qui 1'ait afublé 3> S'ele a de riens meferré ii Vers fon feignor, fe ele 1'a ii Li Mantiaus bien ne li ferra : v Et d«s pucellès autre fi, ii Cele qui vers fon bon ami ii Aura mefpris a nul endioit, jj Ja puis ne lui fera adroit, j> Qu'il ne foit trop cors ou trop long.' On lit dans Pautrre manufcrit un oure, autreflï, (i ) Vers 2oi du N°. 7615.  7^ N O T I C E. &c. meffait au lieu de mefpris : le dernier verg eft ainfi, \ » Qu'il ne foit trop lons ou trop cors. Ce qui peut fervir a prouver que le court Mantel du N°. 7615 a été corrigé ou changé en plufieurs endroits dans le No. 6073 , par rapport au langage, aux expreffions, aux rimes; on y trouve même de la variété & des additions clans les faits & dans les circonftances. Mais quoique le N°. 6973 foit PIus ample, (1) il y a cependant plufieurs omiffions qu'on ne doit vraifemblablement reprocher qu'au copifte. Quelle raifon auroit -on pu avoir de fupprimer après ce .vers, » Si les mena au renc feoir. ( 2 ) les raifons de confolation que le N°. 7615 donne aux chevaliers dans leur malheur ?- » Mais auques les reconfortoit, «.Ce que li uns ne pooit mie j> Dire de 1'autre vilenie ( 1) II contient 72.6 vers, & 1'autre n'en a que 664. ( 2 ) ;Vers 610 qui re.yient au .Yere/480-dft N°. 76,15.  N o t i c e. 79 !> Que li même n'y partift. " ••»•.•..•..;; ; » Moult ne font mal parti li gas, j> Quand chacuns en porte fon fais j » j> Si vous doit fe reconforter, » Ne 1'un 1'autre ne peut moquer. Dans un autre endroit, le vers, j> Si fe vont as oftels couchier. eft fulvi de ceux-ci, » Sors les tables font li fablier, » Et li doublier, & li coutel, Par oü l'on voit que 1'emploi du term n'eft point indiqué , depuis 1'heure oü l'on va fe couchier le famedi, jufqu'a celle ou le lendemain, ( i ) après que le roi & la reine eurent entendu le fervice , d'un cöté l'on prépare les tables pour le diner du roi, tandis que la reine fe retire j> En fa chambre encourtinée, • 3> Les pucelles toutes o li; ( i ) Suivant le N°. 7615.  8o N O T I C E. Le manufcrit du court Mantel, N°. 7615, n'eft pas plus exempt d'imperfe&ions. Keus propofe a fa mie Jafubkr le Manteau, elie s'en défend par ces vers ; » Et la demoifelle li dit, ( 1 ) » Sire, fait-elle , cil vous pleuft, » Je voufife- que autre 1'eufr, j> Afublé premierement; » Que j'en voy, loians plus de cent » Dont chacune a fi grant bonté; » Ne quier faucer lor loyauté, » Ne nulle ne 1'ofe faifir , » Si nes voloye dementir. Malgré fa réfiftance elie effaya le Manteau ; maïs 1'effai qu'elle en fit & 1'effet qu'il produifit ne font pas marqués; le vers qui fuït immédiatement commence le détail d'une autre épreuve. » Li rois prift par la dextre main » La mie monfeignor Yvain. C'eft peut-être auffi le copifte qu'il faut accufer de ce que , dans ce manufcrit , il n'y a que la reine (1 ) Vers 388 & fuivatis.  N O T I C É. Si reine, la mie a Heclor, celle a Keus, celle a Perceval qui foient citées pour avoir fait 1'effai fatal du Manteau. Dans le manufcrit , N». 6973 ■> ^ reine , la mie a Heétor , celle a Keus , nommée Androete, Celle a Gauvain, celle a Perceval, celle a Agravain, celle a Yvain, enfin celle a Ydier, font convaincues fucceffivement d'avoir trahi plus ou moins leurs engagemens. Si dans celui de la fin du xui fiecle, Gauvain & Yvain font envoyés feuls par Artus pour aller chercher la reine & les dames; dans 1'autre, l'on trouve Keus le fénéchal joint aux premiers ; on juge aifément par les vers mêmes que c'eft une correêïion dont il feroit , a la vérité , inutile de chercher , & peut - être difficile de pénétrer les raifons. 11 Gauvain alez y errament , ( 1 ) 11 Entre vous Yvain ou toi. 57 ; v Gauvains allez-y errainment, ( 2 ) j) Et Keus, & Yvain, treftuit troi. II y a beoucoup d'autres différences affez confidérables ; mais je me bornerai a comparer le N°. 7980 , avec celui des deux contes en vers , ( 1 ) Vers 230 du N°. 7615. ( 2 ) Vers 198 du M°. 6973. Tornt VII. F  $Z N O T I C E. d'après lequel le conté en profe a été plus particuüèrement copié : c'eft le N°. 6973. Encore ne rapporterai-je que les changemens qui méritent le plus d'attention , fans m'arrêter a ceux que le langage des fiecles différens a pu ou du produire. Un valles ou vallet eft remplacé par le terme de jeune gentilhomme & de mejfager ; le mot malle fupplée a celui d'aumónière; ce feroit un gloffaire qu'il fau— droit faire a eet égard , & je ne me fens pas le courage de 1'entreprendre. Je me reftreins donc a quelques obfervations. i°. Oh ne trouve point , dans le manufcrit en vers, 1'envoi a la dzmoifeüe fa coufne fa mie; le po'éte entre d'abord en matière: jj D'une aventure qui avint jj A la cor le roi qui tint jj Bretaigne & Angleterre quitte , jj Si come ( com ) ge 1'ay trovée efcripte, jj Vous en dirai la vérité. jj A la penthecofte, en efté, » Tint li rois Artus cort plenière, jj Onques rois , en nulle maniere « Nule fi riche cort ne tint. jj De maint lontaing pays y vint jj Maint roi, & maint duc, & maint conté jj Si comme ( com' ) 1'eftoire nous raconte. La fin eft auffi différente. .  N O T I C E. V Et quant li mangiers fut feni, ( i ) » Carados a le congié pris. J) Si s'en alla en fon pays 3) Liez , joyans o lui fa mie ; 3) En Gales en une abaye j 3> Miftent eftoyer le beau Mantel 33 Qui or eft trouvez de nouvel. 33 Li romans feut; vees cy la fin, 33 Or vous dovez boire du vin. E X P L I C I T. 20. Dans le N°. 6973 on chercheroit en vain la defcription de la malle qu'apporta le meffager , & celle du Manteau qui étoit enfermé dans cette malle; il y eft dit fimplement, 3> Li valles prift une aumoniere, ( 2 ) 33 Si en a hors trait un Mantel. Et plus bas, 33 Li dras eft d'un vermeil famift. ( 3 ) Le N°. 7980 eft plus circonftancié; la malle y ( 1 ) Vers 718. ( 2 ) Vers 160. ( 3 ) Vers 222. F ij  §4 N O T I C E. eft de fin velours cramoifi, èkc. le Manteau d'un riche pourpre tout battu a or, &c. 3°. Dans le premier , on ne lit point le nom de la reine, ni celui du lieu oü fe paffe 1'aventure. On les apprend dans le fecond. Gemevre, Kamalot font nommes. Cette ville de Kamalot, fi connue par les romans de la table-ronde, n'eft point une ville imaginaire, inventée par nos anciens ro.manciers. Camden en indique la pofition dans la province appellée aujourd'hui Sommerfet. Ivellus , vulgb IvELL qui oritur inttr Durotriges, 6" quam primiim Somerfettenfem , agrum ingreduur, EvELL forum frequens fuo nomine donat, rivulumque recipit, ad quem camalet mons aclivis & afcenfu difficiüs... . Incolce Arjhvri paladum dicunt. ( I ) 4°. L'ordré dans lequel les épreuves fe font, n'eft pas Ie même dans les deux manufcrits. Dans celui qui efi en vers , la mie a Perceval qui fuccede a la mie a Gauvain , eft fuh ie de la mie a Agravain , & enfuite de la mie a Yvain. Si dans Ie conté en profe la mie a Gauvain fait auffi 1'effai la première, la mie a Yvain vient après & avant celle a Perceval , & il n'eft pas queftion de la mie a Agravain. De plus, 1'efFet du Manteau, dans la forme ( i ) Camd. Britan. fol. 135. Lond. 1600 , in-40. pag. 187.  N o t i c e. §5 qu'il prend pour s'accourcir ou pour s'allonger , n'eft pas le même par rapport aux perfonnes. Hazardons une conjecfure fur la fuppreffion de ce qui conceme la mie a Agravain; il n'y a que ces dix vers dans 1'original. i> La mie Agravain 1'orguillor ( i ) j> Qui étoit tant contrallior j) L'afubla par fort aventure ; 37 Ne li vint pas a la ceinture : 3j Or li dit Keu tout en riant, 33 Deu fi bon mantel a enfant! 33 Par le col prent li & fa mie : 33 Or vous baifez par compagnie , >3 Que bien vous eftes éprovées 33 Plus bas que 1'oil fuftes hurtées. On a pu lire dans le manufcrit la mie a Gauvain ; en ce cas, 1'auteur en profe auroit eu raifon de ne la point faire reparoitre , puifqu'elle avoit déja effayé le manteau ; mais il auroit du peut-être corriger le manufcrit même, & fubftituer le mot Agravain. Le furnom Üorgueillor, qui caraétérife ce chevalier dans tous les romans de la table-ronde, paroit 1'indiquer. II me refte a remarquer que 1'auteur-poëte ne C i ) Vers 473 8c fuiyans. Fiij  86 N O T I C E. donne aucunes vues a la pucelle qui avoit envoyé' porter le mantel a la cour du roi Artus. L'auteur - en profe fuppofe que la fee Morgain , auffi envieufe de la beauté de Genievre, que jalouie de meffire Lancelot du lac, qui Ia méprifoit, §c qui aimoit la reine , avoit enchanté & envoyé ce manteau, dans 1'efpérance que la reine, devenant fufpefte par 1'eflai qu'elle en feroit, Artus, en fe vengeant d'une femme infidelle, la vengeroit d'une rivale odieufe. Ces motifs font fondés fur ce qu'on lit dans Triftan, dans Lancelot du lac, des amours de Genievre & de Lancelot, de la jaloufie de la fée, & de la perfécution qu'éprouvèrent ces deux amans de la part de Morgain. J'ajouterai , par rapport a ce qui fait le fond de louvrage , que ce n'eft qu'un traveftiffement de la coupe enchantée, conté que 1'Ariofte a rendu fi célebre, que La Fontaine a mis en vers, & dont ïl a compofé depuis une comédie en profe , qui parut fous le nom du comédien Champmêlé. L'idée de la coupe enchantée eft fans doute plus antenne que 1'Ariofte. Elie eft probablement I'original du court Mantel & du Manteau mal taillé. Pour éclaircir ces faits , il fuffira de joindre ici un extrait du roman de Triftan. Ce roman a été compofé dans le XII fiecle. L'auteur qui ne s'annonce que comme traducieur, fe nomme dans une efpece de prologue qui fe trouve au comraencement  N O T I C E. 87 de plufieurs manufcrits de eet ouvrage. « Je, » dit-il, chevalier & fire du chaftel du Gat, voi» fins prochains de Salesbieres, comme chevalier » amoureux , emprens a. translater de latin en » francois une partie de celle hiftoire ( du S. » Graal), non mie pour ce que je fache gram» ment francois, ains appartient plus de ma lan» gue & ma pallure k la maniere d'Engleterre , » que k celle de France , comme cil qui fu en » Engleterre nes , mais telle eft ma volonté , 8t >> mon propofement que je, en langue francoife, » le translaterai au mieux que je pourrai.... Et » ferai affavoir ce que le latin devife de 1'hiftoire » de Triftan. » II ne comppfa qu'une partie de cette hiftoire qui fut continuée par Hélie de Bourron. C'eft dans la première partie de ce roman que l'on apprend ( 1 ) que Morgain envoya, par une damoyfelle accompagnée d'un chevalier & d'un écuyerun cor d'yvoire k la cour du roi Artus. Morgain 1'envoyoit par les mêmes motifs que l'auteur du Manteau mal taillé lui fuppofe k 1'occafion du Manteau ; » C'étoit , dit t'auteur de Triftan , » pour (qu'Artus put) conoiftre toutes les bonnes » dames de fa court, & fi la roine avoit jeu avec » un autre chevalier , le fauroit fon mari par le » cor. On le faifoit remplir de vin, & on le don- ( 1 ) Fol. 63 & fuiv. Parif. in-fol. Gott. Ant. Verard. F iv  B8 N o t i c e. » nok aux dames a boire; celle qui fon feigneur » avoit fauffé, ne y pouvoit boire que le vin ne » répandït fur elie; & celle qui ne 1'aura pas .» fauffé, y pouvoit boire fans répandre. » II feroit inutile d'infifler fur le rapport qui fe trouve entre le cor & le Manteau : il ne feroit pas plus néceffaire de raconter l'efFet que Je cor produifu, L'épreuve ne s'en fit pas k la cour du roi Arti s , mais k celle de Mare, roi de Cornouaille, & la haïne de Morgain contre Genievre & Lancelot ne penfa être funefte qua Triftan & a foq arnante la reine Yfeult, femme du roi Mare. Fin des Manteaux,  L E POT-POURRL OUVRAGE NOUVEAU D E CES DAMES E T , DE CES MESSIEURS.   AVERTISSEMENT. Imprtmè en tctc de fédition de 1748. JLe public paroïn fatigué de brochures ; cependant il demande des nouveautés : pour me loumcttre a fon gout , je lui donne en un volume ce que j'aurois pu mettre en quatre parties féparées ; ces pieces étant de différens genres & de différens auteurs , le titre de Pot-Pourri m'a paru convenir a ce recueil. En effet , la lociété n'eft. qu'un Pot-Pourri perpéluel; on queftionne, on nerépondpoint; on raifonne , on n'agit guère ; on n'entcnd que des propos fans idees , & l'on ne voit que des idéés fans liaifon ; les principes ne femblent faits que pour préparer des inconféquences; les têtes font légères , les fentimens font rares , les foibleffes font fréquentes , & pour peu qu'on réfléchiffe fur ce que 1'on fent, fur ce que l'on penfe & fur ce que l'on fait, il n eft prefque perfonne qui ne foit obligé  defe reconnofrrepour un vrai Pot-Pourrï. Voila ce qui m'a déteraiiné a donner un titre fi moral a un recueil d'ouvrages auffi graves. Je n'en connois point les auteurs ; tout ce que je demande , c'eft d'en connoïtre les ledeurs : g les uns mont trompé , je ne puis m'en dédomrnager qu'en attrapant les autres.  A P H R A N O R E T BELLANIRE. HlSTOIRE TIR.ÉE DES ANNALES DU PÉRGU. JL'lNÉGALiTÉ , les caprices , les graces , les talens , 1'efprit, la beauté, tout eft de mode, excepté 1'amour véritable. Cependant, on n'a jamais tant fréquente fon tempie, mais on ne I'y trouve plus , & l'on ne s'en amufe pas moins •, on traite ce dieu comme beaucoup d'honnétes-gens , chez qui on ne fe divertit jamais plus , que lorfqu'ils n'y font pas. Autrefois, (car par malheur pour moi je fuis un homme d'autrefoh, & l'on ne m'en efiime pas plus ) autrefois donc , on n'allok dans ce tempie qu'en fecret , & avec la plus grande circonfpec-  94 Aphranor tion, a préfent on y va avec des flambeaitx. La première fois que ce dieu s'en appercut, il difparut avec le fien , & ne laiffa que fon bandeau; la fantaifie s'en empara, fe placa a la porte, & depuis ce tems elie le met fur les yeux de tous ceux qui' fe préfentent pour entrer. On croit fans doute que JBellanire voulut y faire un petit voyage ; elie n'auroit pu en être tentée que par un mouvement de curiofité : or , je ne fens pas ce qu'il y a de fi curieux a voir dans un tempie oü l'on a toujours les yeux bandés. La fuite nous apprendra li la princefle penfoit comme moi. Elie paffoit pour être fille d'Orizalchus , grand inca du Pérou : mais je n'en répondrois pas; car il étoit, dit-on , fort jaloux d'un certain Muzilanor, qui étoit pourtant monfieur fon frère, & de plus , grand-prêtre du foleil. La reine Zélénide étoit fort devote , elie étoit prefque toujours au tempie ; on prétendoit que c'étoit pour le prêtre , moi , qui ai 1'efprit bienfait , je penfe que c'étoit pour le dieu. En tout cas, fi Muzilanor étoit le père de la princeffe, je ne crois pas que cela vaille un errata ; qui fait même fi on ne s'y tromperoit pas encore , & fi Bellanire n'étoit pas , comme tant d'autres , un ouvrage de fociété? II eft certain qu'elle avoit de beaux traits, mais on pouvoit dire en la voyant : voila le ncz de  ET PeLLANIRE. C)£ celui-ci, voila la bouche de celui-la, voila le tour du vifage de monfieur un tel , voila le menton de mo: fieur fon coufin ; en un mot , elie avoit un vifage qui paroiffoit appartenir a quatre ou cinq perfonnes, excepté a monfieur fon père 1'inca. Son caraétère paroiffoit être comme fa figure j un compofé de quatre ou cinq caraétères contradiêfoires, ce qui faifoit une fort belle & fort mauffade créature. De fon cöté , Muzilanor avoit un fils nommé Aphranor, qui ne lui appartenoit peut-être pas plus que Bellanire a Orizalchus. Cependant, les préfomptions parloient en fa faveur , il étoit vain , diflimulé, impertinent , intéreffé ; en un mot, il fentoit le prêtre. Après que ces deux bons fu jetsla eurent été quinze ans, 1'un, entre les mains de Muzilanor, & 1'autre, entre les mains de Zélénide, ils s'appercurent tous deux que leur talent n'étoit pas d'élever des enfans , ils voulurent réparer la fottife de leur éducation. Muzilanor crut y réuffir en confiant la jeunefle d'Aphranor a un falamandre de fes arms , nommé Telmais ; & Zéiénide , en confiant celle de Bellanire a une fylphide, qui avoit beaucoup fréquente les hommes , & qui avoit été trop fouvent trompée pour ne pas inflruire une fille a devenir trornpeufe. Le projet de 1'inca étoit de marier fa prétendue fille a fon prétendu neveu. On confulta 1'oracle  94 Aphranor répondit-il; ah ! parbleu, je vais oü certainement je ne vous trouverai pas , je vais au tempie de 1'amour. Comment! dit Ia princeffe • a qui 1'efprit tenoit lieu d'expérience, vous allez au tempie de 1'amour, de deffein prémédité? Sans doute, dit le prmce , je prétens devenir amoureux. Ah I croyez-moi, dit la princeffe, on ne le devient que lorfqu'on ne veut pas 1'être. Savez-vous bien, reprit le prince, que voila une déclaration détournée que vous me faites ? mais je fuis obligé de vous avertir, que toutes vos avances ne vous avanceront de rien. Paffe pour cette princeffe; il n'eft pas poffible de la voir fans 1'aimer. Bon! dit la fylphide ; comment voulez - vous me perfuader votre amour ? vous ne m'avez pas feulement demandé mon nom ? C'eft un garcon qui ne fait pas vivre, dit Bellanire. Je vous avoue, répondit Ie prince , que je n'ai pas ofé prendre cette liberté. II eft certain, répliqua Bellanire, que fi c'eft une liberté que de demander le nom de quelqu'un, il y en a d'autres qui méritent Ia préférence fur eelle-la. Le prince s'approcha alors de la fylphide , en lui difant : C'eft dommage que la fille de votre gouvernante foit fi affreufe ; elie ne manque pas d'efprit , mais en vérité elie eft trop laide , elie abufe de la permiffion. Ha, ha, répondit la fylphide avec un air chagrin, vous favez donc qu'on  et Bellanire. 105 lui a donné la permiffion d'être laide ? Le prince la regardant, en hauffant les épaules, s'approcha de Bellanire ; il faut avouer, lui dit-il, que votre princeffe eft au plus belle, mais elie eft auffi trop béte. Bellanire lui répondit par de grands éclats de rire. Je ne vois pas , dit le prince , ce qu'il y a la de fi rifible. Voila une jolie rencontre que je fais , deux perfonnes , dont il y en a une qu'on n'ofe pas regarder, & 1'autre avec qui on ne peut parler. Mefdames, continua-t-il brufquement, je vous fouhaite un bon voyage, mais comme je fuis preffé de finir le mien , ne trouvez pas mauvais que je ne vous accompagne pas dans le votre. Eh bien! dit la fylphide a Bellanire, ne trouvezvous pas que je doivé être fort tlattée de 1'admiration que je lui ai caufée ? Je n'en fuis pas furprife, dit Bellanire, vous poffédez le talent de la bêtife , a un degré fi éminent, qu'il n'y en a aucun portrait qui 1'emporte fur vous. Vous aimez donc mieux refter comme vous êtes ? pourfuivit la fylphide. Sans contredit, répartit la princeffe; je me mire dans ma laideur , depuis que je vois votre fottife. Puifque vous penfez ainfi, dit la fylphide, je puis vous laiffer le foin de votre conduite; des affaires indifpenfables me rappellent dans le royaume! des fylphes. Mais je venx, avant de vous quitter, vous marquer ma confiance. Voila deux petites phioles; fi vous voulez éprouver par vous-même,  io6 Aphranor a quel po'mt la beauté eft inutile fans efprit; frottez-vous le vifage avec trois gouttes de cette effence , vous deviendrez belle a ravir , & béte a impatienter. Lorfque vous vous verrez tentée de revenir k 1'efprit, aux dépens de la figure, prenez trois gouttes de cette autre phiole, vous redeviendrez ce que vous étes a-préfent. Je dois feulement vous avertir de prendre garde de caffer la première phiole ; car la liqueur en s'évaporant, vous rendroit votre figure naturelle; il eft vrai que s'il fe trouvoit avec vous quelqu'un de transformé, 1'enchantement cefferoit, & il paroitroit fous fes véritables traits. La fylphide , après cette inftru&ion , quitta la princeffe, en lui recommandant de changer de nom, & de s'appelier Phyliride. Phyliride la remercia , & la pria de ne 1'abandonner jamais. Elie marcha quelque tems, n'ayant point de honte d'être laide , paree qu'elle ne rencontroit perfonne. Peu de tems après, elie vit un étranger 1'aborder, la regarder , la confidérer, & s'écrier avec joie : Ah! le voila trouvé a la fin; c'eft un tréfor pour notre reine que cette fille-la ; afïurément, continua-t-il en s'adreffant k elie, il faut que vous foyiez bien heureufe pour étre auffi laide ; car, ce n'eft pas vous flatter, mais je n'ai jamais vu rien d'auffi laid que vous. Je ne vois pas, réphqua Phyliride^ qu'il y ait la de quoi tant vanter  et Bellanire. 107 mon bonheur. Comment! reprit-il; vous ne favez pas apparemment que vous allez devoir la plus grande fortune a votre laideur? Oui, fans doute, continua-t-il, je n'ai point vu de vifage plus propre a faire une dame d'honneur. II y a trois ans que, par ordre de la reine , je cours le monde pour trouver une femme auffi hideufe , pour obtenir 1'amitié de la princeffe fa fille : je n'ai rencontré que des laideurs auxquelles on s'habitue ; mais la votre aura toujours la grace de la nouveauté. Qu'il me tarde que la princeffe vous voie ! vous êtes laide a faire plaifir. Certainement, dit Phyliride, je fens cette préférence comme je le dois , j'en fuis pénétrée de reconnoiffance; mais oferois-je vous demander le nom de la reine & de la princeffe fa fille ? Je vais vous fatisfaire , dit eet homme. Notre reine s'appelle la reine Inconféquente , & monfieur fon mari, le prince Sans-Conféquence. Voila des noms , dit Phyliride , qui promettent beaucoup. Je réponds qu'ils tiennent parole , répondit 1'étranger. Et la princeffe ? reprit Phyliride. Elie s'appelle , répartit 1'étranger, la princeffe aux Paffades. Apparemment, dit Phyliride , c'eft une principauté qu'on lui a donnée pour fes menus plaifirs ? Elie a bien fon agrément, répliqua 1'étranger, mais elie n'eft pas avantageufe pour 1'établiffement d'une princeffe ; comme la notre eft fort belle , elie a beaucoup  1 io8 Aphranor d'amans, & comme elie a un bon caraétère, elie a beaucoup de bontés pour eux ; mais elie a le malheur de n'en pouvoir garder aucun, fes dames d'honneur lui en ont tant enlevé, qu'elle s'efl réfolue de n'en avoir plus qu'une feule , qui fut d'une figure a ne lui point faire craindre de rivalité. En s'entretenant ainfi , ils arrivèrent au palais de la reine Inconféquente. Tout y annoncoit le*' caradtère de celle qui Fhabitoit, les tapifferies étoient de velours, & les portières , de toile peinte; les lits avoient quatre couvertures d'aidredon , il n'y avoit point de rideaux ; on ne faifoit jamais de feu , & les cheminées étoient garnies d'écrans ; toutes les portes étoient fermées avec des paravents par-deffus , & toutes les fenêtres étoient ouvertes. Phyliride fut étonnée de eet arrangement; elie remarqua qu'il n'y avoit pas un fiege, pas même un tabouret; elie en demanda la raifon a fon guide. C'eft, lui répondit-il, paree que la reine , qui eft la bonté même , veut qu'on foit toujours affife devant elie. On s'affied donc a terre ? dit Phyliride. II faut, reprit le guide , que vous ayiez bien de 1'efprit, pour avoir pu deviner cela. Enfin ils parvinrent a 1'appartement de la reine, qui avoit une robe de taffetas vert, garnie de queues -  et Bellanire. 109 de martres zibelines : comme il faifoit froid ce jour-la, elie étoit avec fa fille a fon balcon, environnée de trente courtifans , dont ving - fix fe plaignoient d'avoir une fluxion de poitrine, c'étoit 1'infirmité courante. Tous , en appercevant Phyliride , s'écrièrent : ah, la vilaine créature! Approchez, lui dit la princeffe aux Paffades , vous avez une phyfionomie qui me revient affez; & je veux bien vous faire ma dame d'honneur. Princeffe, répondit Phyliride, j'en ai autant qu'un autre. Elie avoit réfolu, pour mieux réuffir a la cour , de ne pas faire paroitre la moitié de fon efprit; il n'y a que les gens riches qui ont foin de cacher leurs revenus. Elie entra en charge dès le jour même , & ne manqua pas d'étudier avec foin le caraétère de la reine, de la princeffe & du roi. La reine étoit vertueufe par fyflême , & par fon inconféquence ordinaire, ne 1'étoit guère par pratique ; elie penfoit fort bien, & fe conduifoit fort mal; elie vouloit avoir des amis , & ne pouvoit avoir que des amans ; fon cceur étoit froid , & fon imagination étoit vive; Furi & 1'autre fe croifoient prefque toujours , de forte qu'il y avoit des momens ou elie' fe croyoit tendre , mais 1'imagination varioit, & pour lors elie fe détachoit fans regret de celui auquel elie s'étoit attachée d'inclination. Elie n'alloit point a 1'opéra , paree qu'elle  iio Aphranor n'aimoit pas la danfe , & donnoit trés - fréquemtnent des bals oü elie fe mettoit en nage a force de danfer. Elie haïffoit fon mari, paree qu'elle le trouvoit fot, & elie aimoit un homme beaucoup plus fot, paree qu'il n'étoit pas fon mari; de fac,on que fi c'eut été 1'amant qui eut été le mari, c/eüt été le prince Sans-Conféquence qui fut devenu 1'amant. Au refte , ce prince étoit trés - bien nommé; il difoit des chofes libres, & ne prenoit point de H» bertis; étoit toujours de 1'avis de fa femme, qui n'étoit jamais du fien : c'étoit un homme admirable pour faire préparer des tables de jeu , pour donner a tirer, pour ramaffer les éventails qui tomboient, pour dire qu'on fit fouper, pour fervir au commencement du repas, & pour s'endormir a la fin. En un mot , de tous les valets-dechambre de fon palais, il étoit le premier, le plus affidu, le plus foumis, & le plus maltraité. A 1'égard de la princeffe aux Paffades, il y avoit deux fentimens fur l'étymologie de fon nom; les uns prétendoient qu'elle s'appelloit ainfi , paree qu'elle étoit le fruit d'une paffade; les autres foutenoient que ce nom lui venoit de ce qu'elle les aimoit. Ceux qui connoiffoient la princeffe donnoient raifon aux feconds. II faut cependant dire a fon avantage, que fi elie changeoit fi fouvent d'amans, c'étoit par principe d'éducation. Madame  et Bellanire. m fa mère, la reine , lui avoit répété bien des fois, que la fille d'un roi , d'un prince , d'un duc , & même d'un marquis , devoit fuir avec foin tous ceux qui lui diroient un feul mot d'amour , & qu'elle ne devoit faire accueil qu'a ceux qui lui marqueroient de 1'eftime. Peu de tems après , elie donna des preuves de fa docilité. Deux petits meffieurs dcvinrent amoureux d'elle ; le premier lui fit une déclaration dans toutes les formes , dans laquelle le mot d'amour & de je vous adore étoit répété a chaque phrafe : elie en fut très-offenfée, & le bannit pour jamais de fa préfence. Le fecond , lui dit fimplement , que fes fentimens étoient fondés fur la plus parfaite effime; fa vertu en fut fi fort attendrie, qu'elle le rendit heureux. Mais, par malheur pour lui, il s'avifa, dans 1'ivrefTe de fon bonheur , de lui dire que rien n'égaloit le tranfport de fon amour. La princeffe fut auffi - tot révoltée, & lui dit fièrement : Je voudrois bien favoir pour qui vous me prenez, monfieur ? Voila des propos bien finguliers , & qui ne me conviennent en nulle facon ; jufqu'a ce moment vous vous étiez tenu dans les bornes du refpeét, & vous m'en manquez ? Sortez de chez moi, & fachez que je prétens qu'on m'efiime, & qu'il ne me convient pas qu'on m'aime. Voila ce que c'eft que d'avoir des principes, & 1'on peut juger par-la combien I'éducation eft né-  ii2 Aphranor ceffaire a des enfans. Phyliride fe conduifolt trésbien avec elie, & obtint bientöt toute fa confiance. Phyliride, lui dit - elie un jour, je voudrois bien entretenir ce foir en particulier un jeune étranger, & je vous charge de 1'introduire dans mon appartement. Madame , dit Phyliride , fans doute que ce jeune étranger vous eftime ? II me 1'a affuré , répondit la princeffe, & vous ne fauriez croire combien je fuis fenfible a cette impreffion. C'eft que madame eft bien née, répartit Phyliride, Et vous Phyliride, continua la princeffe, vous eftime-t-on auffi? Madame, dit Phyliride, avant que j'èuffe eu la petitevérole , on m'eftimoit beaucoup. Voila qui eft bien étonnant, dit la princeffe, je n'aurois jamais cru que 1'eftime & la petite - vérole euffent quelque chofe a démêler enfemble. Je le croyois comme vous , répondit Phyliride , mais 1'expérience m'a convaincue du contraire , Êk depuis ce malheüreux tems, on ne m'eftime plus. Eh bien, moi, répliqua la princeffe, je ne vous en eftime pas moins , & je vous en aime davantage. La toiletté finit, le foir arriva, le jeune étranger fe préfenta. Le lecleur s'imagine que ce jeune étranger étoit Aphranor avec fa' nouvelle figure & fon nouveau nom, & le ledïeur ne fe trompe paS. ; " , ' p étq j,,-,;v. .-j, in Phyliride & lui furent étonnés de fe reconnoitre ; il lui demanda des nouvelles de Ia belle imbécille; Phyliride  et Bellanire. hj Phyliride lui promit de la lui faire voir, mais en grand fecret , paree que la princeffe ne fouffroit point de belles perfonnes a fa cour. Le prince, qui alors s'appelloit Zémire, quitta Phyliride pour aller eftimer la princeffe. ön attend peut-être une defcription de ce qui s'y paffa , mais je me fuis impofé la loi de ne bleffer en rien la bienféance ; il faut être affez voluptueux pour n'être jamais trop libre. Phyliride , pendant ce tems , eut recours a la phiole de beauté ; elie perdit fur-le-champ fa laideur & fon efprit, il ne lui en refla que ce qu'il falloit pour lui faire fentir qu'elle en avoit eu, & qu'elle n'en avoit plus. Zémire , en fortant de chez la princeffe, fut très-étonné de trouver la belle béte; & comme il étoit pour lors plus en état de rendre hommage a 1'efprit qu'a la beauté , il regretta Phyliride ; il commen^oit a ne la plus trouver fi laide, & il trouvoit toujours 1'autre auffi fotte. Phyliride reprit le lendemain fa figure ordinaire, & fon efprit augmenta encore par fon enjouement, lorfque Zémire lui confia que la belle princeffe 1'avoït excédé d'ennui. Oui , difoit - il, je ferois charmé de la voir pourvu, qu'elle rte parlat point, & je confentirois a vous regarder, pourvu que vous parlaffiez toujours. Eh bien , reprit Phyliride, il y a un accommodement; je ferai peindre la belle princeffe, je vous donnerai fon portrait , & vous le Tome VIL H  ii4 Aphranor regarderez pendant que je vous entretiendrai; par ce moyen vous verrez la princeffe fans 1'entendre, ck vous m'entendrez fans me voir, c'eft, a ce que je crois, un bon marché pour tous les trois. Ce projet fut exécuté; le prince regarda attentivement le portrait pendant la première converfation ; le lendemain il partagea fes regards entre le portrait & Phyliride; une autrefois Phyliride les eut pour elie ; quelques jours après , Zémire ne fe fervit plus du portrait; enfin il le rendit a Phyliride , c'étoit 1'équivalent d'une déclaration : Ah ! qu'on eft flattée d'être aimée quand on eft laide ! Les entretiens de Phyliride éclairoient de plus en plus Zémire fur fes ridicules, & Phyliride faifoit ufage de fon efprit pour fe corriger de ceux qu'elle avoit eus fous la figure de Bellanire. Mais il falloit, pour leur perfeétion, les expofer en perfpeêfive , & animer ces mêmes défauts fous leurs yeux : c'eft ce qui leur arriva. La princeffe aux Paffades prit la réfolution d'aller dans un lieu qu'on nommoit le tourbillon des coquettes. Ce n'eft point un voyage pour lequel il faille avoir recours a 1'art de quelque magicien , ou au char de quelque fée; on y va fouvent de plain-pied , c'eft y être arrivé , que d'y vouloir aller. On mit Phyliride de la partie , afin qu'on s'en moquit, mais elie étoit laide, toutes les coquettes devinrent fes amies. La princeffe aux Paffades  et Bellanire, uj étoit belle, toutes les coquettes furent fes ennemies, On lui jugea un vilain caradère, paree quelle avoit de beaux yeux. On eut par-conféquent une bonne opinion de 1'ame de Phyliride. C'eft-la qu'on voyoit les fêtes fans gaieté , les intrigues fans myfière , 1'éclat fans plaifir , & le bonheur fans reconnoiffance. Les jours 6k les momens étoient enveloppés dans une viciffitude de riens , qui emportoient 1'efprit fans remplir le cceur; on ne fe préfervoit de 1'ennui, qu'en n'étant jamais avec foi-même , on ne fe garantiffoit d'un attachement qu'en en variant fouvent 1'objet. Les femmes étoient plus imprudentes que faciles, plus galantes que tendres, plus diffipées que vives. Elles avoient des amans, plus par air que par goüt , & fe rendoient par complaifance plus que par fenfibilité. Voila pourquoi elles cherchoient fans ceffe le plaifir, & ne le trouvoient jamais. Les foiblefies fans paflion font toujours fans volupté. Leur jeuneffe , qui étoit un mélange perpétuel de conquêtes flatteufes & de ruptures humiliantes, de démarches hafardées & d'imprudences ennuyeufes , leur ménageoit , par le vuide de réflexion , le paffage infenfible & honteux d'un printems inutile a une automne indécente. Elles n'avoient plus le même vifage , & avoient toujours les mêmes gouts; elles avoient manqué le plaifir, paree qu'elles Hij  n6 Aphranor ne 1'avoient pas connu; elles le manquoient, paree qu'elles 1'effrayoient. L'efprit , qui , comme les étoffes, a- des couleurs pour tous les ages , n'en avoit point changé pour elles; elles vouloient toujours badiner, & elles ignoroient que rien n'a Fair fi vieux que le badinage d'une vieille , que les mines deviennent des grimaces, les agrémens, des ridicules; & qu'il faut prendre le parti de parler raifon , quand on ne peut plus la faire perdre. Délaiffées, défceuvrées & raillées, la rivalité les avoit divifées, & le dépit les avoit reünies ; elles s'occupoient triftement a médire entre elles ; elles croyoient fe venger du plaifir, en le cenfurant dans les autres ; elles déchiroient les femmes qu'elles envioient , eritiquoient les hommes qu'elles defiroient, & concluoient par dire, que de leur tems les uns étoient plus galans, & les autres plus modeftes. Telles étoient les femmes du tourbillon des coquettes. Les jeunes-gens n'y réuffiffoient qua force de faux airs, on comptoit leurs bonnes fortunes, & non-pas leurs agrémens; ils n'acquéroient une femme qu'en en déshonorant dix autres. Ils avoient de 1'impudence au lieu de fentiment , du libertinage au lieu d'efprit, & de 1'étourderie au lieu d'imagination. II ne faut point s'étonner s'ils étoient a la mode, ce tourbillon étoit le tempie dont j'ai  et Bellanire. 117 parlé au commencement de cette hiftoire, ou l'on n'entroit qu'avec un bandeau fur les yeux. On juge aifément que Zémire ne conferva pas long - tems fon crédit auprès de la princeffe aux Paffades, qui étoit en pays de recrues; en effet, il fut bientöt quitté. II recut fa difgrace avec douceur & avec affliction , fe détermina a ne jamais revoir la princeffe, & a en dire toujours du bien. Les mauvais propos qu'on tient contre une femme vous décréditent plus qu'elle; on eft plus puni que vengé , quand on ceffe d'être honnête-homme. Elie fit tant de fottifes, qu'on fut trop heureux a la fin de lui faire époufer, par convenance, un petit prince qu'elle n'avoit jamais vu. II étoit. raconteur, fot §£ glorieux, avoit le vifage long, le ventre gros & les jambes courtes; fon vifage étoit 1'image des hiftoires qu'il contoit, fes jambes étoient 1'image de fon efprit, & fon ventre le portrait de fon amour - propre. Je n'ai pas oiii dire ce que devint la princeffe avec lui, je crois qu'elle s'endormit. Zémire s'attachoit de plus en plus, & Phyliride aimoit beaucoup plus qu'elle n'eüt voulu. Quand une laide fait tant que d'aimer, elie aime avec fureur;, la crainte , prefque certaine de ne pas plaire , la fait réfifter long-tems a fa paffion, ck lorfqu'elle n'en peut triompher , il faut que fon amour foit plus fort que fon amour-propre.  ii S Aphranor Phyliride connut la force du fien, par 1'excès de fa jaloufie. Eile apprit, avec une douleur égale a fon étonnement, que Zémire plaifoit beaucoup a une princeffe du tourbillon, nommée Bellanire; elie ignoroit qu'il y eut au monde une princeffe qui portat fon nom ; mais elie fut bien plus furprife en voyant qu'elle portoit auffi fon vifage, Elie en fut frappée : elie retrouvoit fes traits , fa démarche, fa voix; & ce qui la rendoit plus honteufe , elie retrouvoit tous fes défauts. A chaque imprudence que Bellanire commettoit , a chaque fottife qu'elle difoit, Phyliride rougiffoit; & Phyliride rougiffoit fouvent. Elie ne regrettoit que fa figure, paree qu'il paroiffoit que Zémire la trouvoit a fon gré, Elie étoit un jour fur le point de Jui en parler, lorfque Bellanire furvint fk troubla leur entretien : Bellanire fit tomber Ja converfation fur les figures. Croiriez-vous bien, dit Phyliride , qu'autrefois la mienne étoit abfolument femblable a la votre ? Tout ce que je puis vous dire, répondit Bellanire, c'eft que fi vous 1'avez troquée contre celle que vous avez a-préfent , vous avez fait un mauvais marché : Mais, pourfuivit - elie , il eft déja tard , & je m'étonne qu'Aphranor , a qui j'ai donné rendez-vous ici, ne foit pas encor©' arrivé. Aphranor ! s'écria Zémire. Quoi! Aphranor eft ici7 dit'en même-tems Phyliride? Sans doute, répartit froidement Bellanire, Aphranor eft ici ;  et Bellanire. 119 vous voila tous deux confondus. Zémire, en feriezvous jaloux ? Vous auriez tort en vérité , car c'eft bien le petit monfieur le plus plat que je connoiffe. II a 1'efprit vain , le cceur fee , ck les manières gauches; fes ridicules n'ont point Faifance du naturel ; il y a cependant trois ans qu'il eft dans le monde , a ce qu'il dit, mais je crois que c'eft une prétention , il n'a pas non-plus 1'air d'avoir trois ans de fatuité fur la tête , il paroit n'être un fat que d'hier. La vérité du portrait impofa filence a Zémire. J'en ai entendu parler fur ce ton-la, dit Phyliride, on ne le loue que fur fa figure. Vous avez raifon d'en dire du bien , reprit Bellanire , car imaginez-vous qu'il prend le parti de la votre, il m'a priée de vous le préfenter; en un mot, il eft amoureux de vous. Amoureux ! s'écria Zémire d'un air inquiet ; dans 1'inftant Aphranor parut , Phyliride le reconnut. II fut plus Aphranor que jamais , & le pauvre Zémire fut couvert de confufion. Eft-il poffible , difoit-il en lui-même, que j'aie été auffi avantageux , auffi fot ! Je ne puis pas m'y méprendre , c'étoit-la ma facon de penfer , ma manière de m'exprimer , j 'éto is étourdi, glorieux, indifcret; c'eft moi que je trouve en lui, mais heureufement ce n'eft plus lui que je retrouve en moi. Ces quatre perfonnages reftèrent encore une heure affemblés; Bellanire & Aphranor dirent des Hiv  izq Aphranor inipertinences; Phyliride & Zémire firent des réflexions. II ne fut bientöt plus quefiion que des airs, des prétentions & des travers"de Bellanire & d'Aphranor; chaque jour donnoit lieu a des fcènes nouvelles , tous les yeux étoient fixés fur eux, tous les autres n'avoient en comparaifon que des ridicules fubalternes : on ne leur faifoit pas 1'honneur de s'en appercevoir.. .. C'eft ce que j'ai defiré toujours après avoir fait une fottife , ce qui m'eft arrivé fouvent , c'eft que quelqu'un en fit une plus éclatante qui fit oublier la mienne, . Zémire devint vraiment inquiet d'Aphranor ; Phyliride en étoit flattée. Raffurez-vous, lui difoitelle, 1'amour qu'il feint pour moi n'eft qu'une rufe. Un petit-maitre veut paroitre ne tirer parti de la laideur, que pour fe mettre en réputation auprès de la beauté. L'événement la démentit , car elie fut tout - a - coup enveloppée d'un nuage , Zémire la perdit de vue, mais il entendit la voix d'Aphranor , qui lui crioit : Zémire , je t'enleve Phyliride , ce n'eft pas une conqucte digne de toi, je te dédommage affez en te laiffant Bellanire, Quoique Zémire ne fut pas un fot , il en eut bien la mine, lorfqu'il ,vit qu'on lui enlevoit Phyliride fans qu'il put s'y oppofer. Voila qui eft beau , dit Bellanire qui furvint ; de laiffer ainfi enlever fes amies ! cela vous fera  et Bellanire. m beaucoup d'honneur dans le monde, & quand on faura cette hiftoire, vous ferez joliment votre chemin auprès des femmes. Madame , répartit Zémire , permettez-moi de vous apprendre que vos plaifanteries ne font pas bonnes ; je ne veux faire de chemin que pour retrouver Phyliride. J'ai peur , répliqua Bellanire, cjue vous n'en ayiez beaucoup a faire. Voila pourquoi je pars tout-a-l'heure, dit Zémire en s'en allant. II me femble qu'on peut fe quitter plus joliment. II étoit très-affligé d'être a pied , ck d'avoir a attraper un char qui voloit trés - légèrement : il auroit bien voulu difpofer de celui de Telmais. Telmais, Telmais, s'écria-t-il, m'avez-vous abandonné ? Telmais parut auffi é tot , mais il étoit a pied comme lui; je ne t'abandonne point, dit Telmais , je viens te donner des confeils. Eh, monfieur ! lui répondit Zémire, ce n'eft pas-la ce que je demande ; vous devenez parleur quand je ne veux rien entendre, ck vous venez a pied quand j'ai befoin qu'on me mcne. Mais , continua-t-il , puifque vous voulez me donner des avis, oü me confeillez-vous d'aller? Dans le tempie de 1'amour vrai, répliqua Telmais en difparoiffant. Me voila bien plus avancé ! dit Zémire ; il y a dix ans que je cherche ce tempie fans pouvoir le rencontrer ; j'ai trouve bien des temples de 1'amour, ck je n'y ai vu que des femmes qu'on doit aimer fans in-  ut Aphranor quiétude, fervir fans affiduité, 6k quitter fans chagrin. II n'y a que ce tempie de 1'amour vrai, dont tout le monde me parle & que perfonne ne peut m'indiquer ; il faut affurément que ce dieu-la foit mal logé. En faifant ce monologue fur les temples , il en appercut un avec cette infcription : Tempie de 1'amour défendu. Ce titre le piqua, il voulut y entrer; il y vit un monde infini, il fut tout étonné de reconnoitre ce tempie , il aborda le prêtre. II me femble, lui dit-il, que je fuis déja venu ici, mais il n'y avoit perfonne. Vous ne vous trompez pas , lui répliqua le prêtre , ce tempie s'appelloit alors le tempie de 1'amour permis : il fut d'abord trés - fréquenté , la volupté douce & franquille ordonnoit les fétes, la fympathie apportoit les olfrandes, il n'y avoit d'autres prêtres que les amans, ils avoient la gloire des facrifices , 6c les viêfimes en partageoient le plaifir. Les princes , les rois , les dieux mêmes y venoient dépouillés du fafte de leur titre & de 1'éclat de leur grandeur ; de fimples bergers étoient auffi élevés qu'eux, inais en récompenfe, ils étoient auffi heureux que de fimples bergers. Les efprits fe rapportoient, les gouts fe répondoient, les cceurs vrais & fenfibles donnoient & recevoient des chaines en même-tems. La défaite & la vi&oire étoient également douces, il n'y avoit point de vaincu qui n'aimat fon vainqueur , la perfuafion étoit le prix de la fincérité,  et Bellanire. 125 le triomphe, le prix de la conftance, ck la confiance intime, le prix durable du triomphe. Tel fut ce tempie dans fon origine ; mais ïnfenfiblement la langueur s'y introduifit ; on étoit trop sur d'être aimé pour s'efforcer de plaire. Le plaifir ceffa d'être une faveur, le bonheur devint une habitude , les liens fragiles de la reconnoiffance remplacèrent imperceptiblement les chaines de 1'amour, les égards fuccédèrent aux fentimens, on ne fut plus fidele que par variété; 1'ennui furvint, on fe 1'avoua, on fe fépara, ck 1'amour permis refta feul dans fon tempie. II y feroit refté long-tems , fans un expédient auquel il eut recours. II invita un nouveau dieu , qu'il nomina 1'hymen. II fit un point - d'honneur aux humains d'y venir prendre des chaines involontaires. L'eftime , 1'amitié , le rapport d'humeur r la douceur de 1'efprit, 1'étude approfondie des caraêières furent traités de chimères; 1'ambition, Ia richeffe, Ia bizarrerie en formèrent la convenance ck les nceuds; on s'impofa aveuglément des liens indiffolubles ; on jura de s'aimer avant de s'être vus, de s'eftimer avant de fe connoitre; 1'empire même fut partagé inégalement, ck 1'efclave n'euf pas feulement le choix du maïtre; dès-lors on vit paroitre fur la fcène deux crimes qui avoient 1'air de deux vertus; la haine, pour un mari fouvent très-haïffable, ck 1'amour, pour un amant fouvent très-aimable.  124 Aphranor Vous auriez peut-être cru par-la le tempie de 1'amour abfolument abandonné ; ce fut-la ce qui le repeupla. On ne fit que changer 1'infcription ; les femmes, par vengeance, y vinrent trouver leurs amans; les époux , par le même efprit, y vinrent chercher des maitreffes. On fe trompa mutuellement , mais on voulut que la tromperie marchat accompagnée de la décence; la licence régna fous les apparences du joug, la liberté devint entière , & les chaïnes parurent fubfifter. En un mot, 1'hymen fut un dieu qui ne fervit qu'a faire valoir les revenus de 1'amour. Mon révérend père , dit Zémire , voila une hiftoire fort favante, vous ne reffemblez point a la plupart des gens de votre état, qui connoiffent mieux le revenu que 1'origine de leurs fondations. Votre fcience me fait efpérer que vous pourrez me dire oü eft fitué le tempie de 1'amour vrai. Le tempie de 1'amour vrai? répondit le prêtre , je ne connois pas cela , j'en crois le miniftre bien pauvre , cela m'a tout 1'air d'un bénéfice a portion congrue. Eh bien , dit Zémire , puifque vous ne connoiffez pas ce tempie, je n'ai plus befoin de refter dans le votre. Vous y viendrez peut-être, répliqua le prêtre , lorfque vous aurez époufé Bellanire. Qui ? moi! reprit vivement Zémire , j'épouferai. Bellanire ! c'eft précifément ce quejene veux point. Vous 1'aimez .cependant beaucoup , dit le prêtre. J'aime Bellanire ? répartit  et Bellanire. 125 Zémire : mais vous vous y connoiffez! les prêtres croient toujours fa voir toüt. Je fais , du moins -t répondit le prêtre, que vous croyez aimer Phyliride , & que vous a'mez Bellanire. Allez mon pauvrè père, dit Zémire, croyez que je fais cela de meilleure part que vous. Zémire fe trompoit, car ce prétendu prêtre étoit Telmais, qui favoit trés - bien que Phyliride étoit Bellanire , ck qui étoit tout auffi-bien informé du lieu oü elie étoit. Mais il ne mit pas Zémire dans le fecret, auffi fit-il bien du chemin, bien des réflexions triftes, & bien des rêves malheureux , avant que d'arriver dans un defert oü l'on ne voyoit que des bois ck des rochers. II y rêva, y foupira, s'y ennuya, & s'y endormit ; tout cela eft en resde. Mais il fut réveille par une voix languiffante ck fouterreine , qui difoit ces mots : Oh ciel ! c'eft aujourd'hui qu'il faut que j'époufe Aphranor , ck que je renonce a Zémire! Eft-ce une illufion ? s'écria Zémire ; n'entends - je pas la voix de Phyliride que je cherche par-tout, & que je ne trouve que dans mon cceur ? Quoi ! lui répondit Phyliride , quoi, Zémire c'eft vous ? ... Eh ! venez-vous être le témoin de mon malheur? fuyez promptement, vous ne pourriez triompher d'une puiffance fupérieure qui m'a enchainée dans cette grotte , ck qui ne m'en délivrera que pour me faire époufer Aphranor. A ces mots, Aphranor defcendit dans un char  i%6 Aphranor a cöté de Bellanire, la grotte s'ouvrit; malgré fes chaïnes & fes larmes , Phyliride parut tout auffi laide qu'a fon ordinaire, ck Zémire tout auffi amoureux. Zémire, dit Bellanire, tu cherches par-tout le tempie de 1'amour vrai, ck tu n'as trouvé que celui de 1'hymen; tu vas époufer Bellanire, ck tot Phyliride, c'eft Aphranor qui va recevoir ta main, Non, réppndit-elle, non je ne puis aimer, je ne veux époufer que Zémire. Eh bien, tu le peux, dit Bellanire , mais a une condition : je fuis accoutumée a ma beauté, ck je commence a connoitre mes défauts; fi tu veux, par le moyen d'un génie qui me protégé, me céder ton efprit, je te céderai ma figure, ck tu épouferas Zémire. Non, répliqua Phyliride, je n'y confens point; ck fi Zémire m'aimoit mieux avec ta figure, je ne le jugerois plus digne de recevoir ma main ; il ne tient qu'a moi de devenir belle, cette phiole m'en donne le pouvoir, mais je ferois privée de mes bonnes qualités. Seigneur , continua -1 - elie en s'adreffant a Zémire, vous Favez éprouvé , c'eft moi qui étois la belle béte. Ah! s'écria Zémire, pour vous mettre dans 1'impuiffance de le redevenir , je prends cette phiole ck je la brife a mes pieds. La liqueur s'évapora auffi-töt, ck dans le même inffant Phyliride parut fous les traits de Bellanire, Zémire fous ceux d'Aphranor , & on reconnut la fylphide ck Telmais dans ceux qui paroifioient être Bellanire ck Aphranor.  et Bellanire. 127 Eh bien! dit Telmais a Aphranor, je vous avois bien dit que vous épouferiez Bellanire aujourd'hui, C'eft donc vous, répondit Aphranor, qui étiez ce prêtre de 1'amour défendu ? II eft vrai , répliqua Telmais. Tout ce que je vous demande, répartit Aphranor, c'eft de n'y pas mener Bellanire. Mais, pourfuivit-il, expliquez-nous ce que veut dire cette mauvaife plaifanterie de nous avoir öté nos figures pour vous en revêtir? C'eft a cette fupercherie que Bellanire & vous devez vos vertus ; Aphranor , vous n'auriez pu voir vous-même vos défauts, il falloit vous en faire rougir en vous les expofant dans votre propre reffemblance. Et vous, Bellanire , fi vous aviez été belle vous n'auriez jamais fongé k autre chofe ; il falloit vous rendre laide pour vous faire fentir la néceffité des vertus & des talens : maintenant vous la connoiffez, & vous êtes digne de la beauté, & vous en jouiffez; n'oubliez jamais qu'elle n'eft qu'un ornement , & non pas* un mérite. Tout cela eft fort beau, dit Aphranor, je vois bien deux points de 1'oracle accomplis , je ne fuis plus un fot, & une princeffe horriblement laide , qui étoit madame, eft devenue auffi belle que Bellanire. Mais ce tempie de 1'amour vrai, oü le trouverons-nous ? Ah ! pouvez-vous le méconnoitre ? s'écria Telmais. Le tempie de 1'amour vrai eft partout oü fe trouvent deux amans qui s'adorent fincèrement. Ce dieu eft plus attiré par 1'efpece que  n8 Aphranor par la multitutle des hommages , il fe plait dans la folitude , les facrifices les moins folemnels font les plus doux a fes yeux. L'amour connu n'eft qu'un titre, il n'y a que l'amour caché qui foit un bonheur. Tout vous infpire ici le caraéfère de l'amour vrai ; ce gazon ou vous êtes eft le tróne de l'amour , il en eft le gage , il en eft le lien ; cette forêt épaiffe n'eft pour ainfi dire qu'amour; c'eft l'amour feul qui paroit 1'avoir élevée, il y cache fes miracles dans le fein du myftère; c'eft ce myftére qui 1'a engagé a vous y appelier, a vous y attendre; par-tout il vous cherche, il vous pour'fuit , il fe préfente a vous , & il vous dit avec tendreffe : Eh ! oü courez-vous pour me trouver ? Venez a moi. Ah! Aphranor, continua Telmais, l'amour vous environne de toutes parts , il vous appelle, il vous cherche, il vous pénetre jufqu'au plus profond de votre ame ; & vous demandez' encore oü il eft! Aphranor 6k Bellanire fe regardèrent , leurs yeux leur dirent que le tempie de l'amour vrai étoit dans leurs cceurs. Telmais & la fylphide les unirent & les ramenèrent chez leurs pareus, qui furent très-étonnés & très-fatisfaits de les voir amans, époux aimables & honnêtes-gens. MÉLAZIE  I29 TUT t ï & 7 T V IVJL L Jb il ^ I La NOUVELLE. JlLn arrivant a Paris, mort premier foin fut (Palier trouver Alcidon, ce jeune homme li brillant, que vous avez vu dans notre pays. II n'y fit pas un long féjour; cependant, je pris pour lui une amitié dont vous m'avez fouvent plaifanté , & vous avez affez vécu avec lui pour favöir que fa figure & fon efprit le rendent fort agréable pöur Ie monde. Auffi je puis vous jurer que tel vous 1'avez connu dans la province, recherché de toutes les femmes, tel il a vécu depuis le tems qu'il nous a quittés. Enfin , de tout ce que j'ai vu dans cette belle & grande ville , il eft fi bien ce qui m'a le plus étonné , que je profite du loifir dont je jouis pour quelques jours dans une campagne délicieufe , pour écrire la dernière aventure d'Alcidon ; je ne la veux point oublier, & j 'efpère vous en communiquer la lecture quand j'aurai le plaifir de vous revoir , ou vous 1'envoyer fi ce plaifir eft retardé. Alcidon me requt avec plus de démonftrations Tome VIL I  130 Mélazie, d'amitié que vous ne 1'aviez imaginé , & que je ne 1'avois foupconné moi-même; car 1'accueil & 1'ainitié dépendent abfolument a Paris des liaifons, Répandu comme il étoit dans le monde ,-je ne comptois pas en être fi bien recu ; mais le cceur veut aimer, il a des befolns, & 1'amitié fut toujours la confolation de l'amour malade. II faut tout dire, j'étois étranger, Alcidon pouvoit me confier plufieurs chofes , dont 1'aveu auroit pu le faire rougir devant les gens de fon pays; par-conféquent il me donna la préférence fur fes autres amis, ou plutöf fes connoiffances. Je m'appercus bientöt qu'il étoit peu fatisfait, je fus etonné; le tourbillon des plaifirs dans lequel il vivoit me paroiffoit devoir produire le contraire; & quoiqu'il n'en convïnt point encore avec moi , je démêlai qu'il ne faifoit que s'étourdir. J'avois appris qu'il vivoit alors avec Lucilie, une des plus belles femmes de Paris, je lui en parlai, & il en convint; je 1'en félicitai, & voici a-peu-près ce qu'il me répondit : Lucilie eff. une des femmes la plus courue , & certainement elie le mérite , car on ne peut lui refufer la taille & la beauté ; mais que fait la beauté pour une maitreffe ? Retranchez la nouveauté & la première fatisfadion de la vanité, deux jours après la jouiffance, toutes les femmes généralement font égales; ajoutez feulement a cette vérité, que celles qui font déclarées fi belles par le public, ne font que joindre  Nouvelle. 131 beaucoup d'incommodités a leur commerce; fi on a le malheur d'être né jaloux , il faut fe contraindre abfolument pour les raifons fuivantes : La jaloufie n'eft point du bon air, & la conduite d'une belle femme eft auffi éclairée que celle des rois ; non-feulement mille jeunes-gens prennent fon parti, ck favent accabler de ridicules 1'amant préféré, mais prefque toutes les femmes de Paris difent : On prend un amant pour fon plaifir, ck non pour ajouter une nouvelle contrainte a celles que l'on peut avoir. D'un autre cöté, une femme, comme Lucilie, qui fe trouve placée dans les premiers rangs de la beauté , fe complait ordinairement en elle-même, fes charmes & fes conquêtes font des lauriers fur lefquels elie fe repofe; il femble même que ces belles femmes faluent leur beauté , comme on dit que certaines dévotes font la révérence a leur bon ange : enfin, 1'état de belle exige un decorum , dont elles font fans ceffe occupées. Je conviens, avec étonnement, de ces réflexions , lui dis-je; mais fi vous voyez Lucilie comme vous me la dépeignez, vous ne 1'aimez donc pas} comme cela, me répondit-il. Elie m'a pris, il y a trois mois, pour m'enlever a une de fes amies a qui il femble qu'elle ait réfolu de ne pas laiffer un amant, ck je crois qu'elle ne me garde que dans la crainte de me voir retourner a elie ; mais elie a tort, perfonne n'eft malheureux , abandonné, perdu au point de retourner a ce qu'il lij  13* MÉLÜZIE," a quitté, ce feroit une marqué de foibleffe que Ie monde ne pardonneroit pas. Cependant, je m'explique pour vous mettre au fait des ufages que vous ignorez. On peut conferver des droits fur une femme qu'on a eue, on fe retrouve dans plufieurs circonftances, quelques reftes de gout font oublier quelquefois qu'on ne vit plus enfemble; mais ces fortes de politeffes ne doivent avoir aucune fuite, & ne font jamais comptées, d'autant qu'elles ne donnent aucun droit de part & d'autre Ces judicieufes regies du monde & du bel ufage ne m'empêchèrent point de fuivre mon objet, & de lui dire : Si vous êtes convaincu de ce que vous m'apprenez fur Ie compte de Lucilie , a votre place je la quitterois. Vous en parlez bien a votre aife, me répliqua-ril; il eft donc bien facile de quitter, a votre avis? Je n'ai rien en vue , autant vaut la garder, cela durera jufqu'au premier gout de traverfe qui prendra a 1'un ou a 1'autre; pour lors nous aurons une raifon d'autant plus légitime de nous quitter , qu'elle donnera lieu a nos amis d'attaquer, de défendre, dë critiquer ou de blamer; en un mot, de parler. Entre nous, pourfuivit-il, nous n'en fommes, ma foi , Lucilie & moi , que fur le cérémonial ; ce qu'il durera, je l'ignore. Que vous êtes heureux! dit-il en me regardant; vous favez vous occuper, vous n'avez pas befoin des autres, par-conféquent le monde vous eft foumis, 6c n'eft qu'une diffipation  Nouvelle. 135 pour vous ; pour moi , j'attends les plaifirs avec impatience, je m'en fais une idee qu'il leur eft impoffible de remplir; les fpeöacles ne m'amufent que par rapport aux loges, d'aüleurs, ils m'ennuient. Cependant, le croiriez-vous ? je crains de les voir finir, dans le dégout oü je fuis du plaifir qui leur doit fuccéder. En effet, d'abord qu'ils font finis , je vais fans affaire & fans objet voir des gens qui me font indifférens, & qui partagent mon indifïerence après avoir parlé de la nouvelle ou de 1'événement du jour ; je me rends dans la maifon oü je dois fouper , on me fait jouer fans miféricorde , & tout ennuyé que je fais du jeu , je le préfère peut-être. encore a la converfation qu'il me faudroit avoir. On foupe avec promptitude j on fait , il eft vrai , la meilleure chère du monde , mais elie paffe comme un éclair, & on fe trouve . a table fans cette cordialité ni cette joie qu'elle doit ïnfpirer , & fans lefquelles elie ne peut être un plaifir. L'empreffement de la quitter n'a cependant aucun autre objet que celui d'achever les parties, ou bien d'en recommencer de nouvelles. La feule chofe q tSl y ait d'agréable a cette fociété mal - entendue, a laquelle cependant on s'accoutume comme a tout le refte , c'eft d'être avoué pour 1'amant de la femme qui vous donne a fouper , ou qui vous a mené dans la maifon oü on vous en donne. Enfuite on yeille a toute force; en général ce n'eft pas pour I iij  J34 M É L A Z I E , le plaifir d'être enfemble, ni pour la liberté de Ia .converfation, car aujourd'hui on n'eft plus a 1'abri des; vifites, long-tems même après mmuit. Vous Ie dirai-je avec vérité ? on veilie dans la crainte de s'éveilfer de trop bonne heüre le lendemain * bien, lui dis-je, que fans la meffe du dimanche & les fpeétacles, qui font fouvenir qu'on eft foumis a une heure , fucceffivement le diné deviendroit le foupé. En vérité, je Ie crois, me répondit-ü. ... Ces portraits du' monde & de la vie que menoit Alcidon, me prouvèrent fans peineque fon coaur eprouvoit le dégoüt des plaifirs, & que fans avoir la force de changer de vie , ,1 ne pouvoit quitter celle qu'il avoit fuivie jufques-la. Je me trouvai fort embarraffé ; quels confeih donner a un homme en eet état ? Auffi je pris Ie parti d'attènAe & de le laiffor fe convaincre par lui-méme, & 1 efperai que la première idéé vive, telle qu'elle fot, Ie feroit fortir de fa langueur. Quelques jours apres, | eus cette fatisfachon, mais elie ne fut pas de duree. II m'envoya prier de paffer chez lui J Y courus; je ne 1'avois vu depuis mon féjour l Paris fi content & fi gai. Enfin, me dit-il du plus om qu il me vit, mon affaire eft rompue avec Lueihe , elie a pis Télamon ; je ne m'y étois pas trompé J 1 * fait le jaloux, le faché; voila fes lettres & fon portrait que Je renvoie, avec un adieu qu'elle ne facrifiera certamement pas, car il eft tourné en-congé de ma  Nouvelle. 135 part, & en politéffe piquante fur le plaifir que je lui ai bien voulu faire en me laiffant prévenir en apparence; je renvoie le tout a une de fes amies, la plus indifcrette des femmes. C'en eft fait, me voila foulagé , je n'en entendrai plus parler. Elie étoit préparée, fans doute, a eet événement , car elie avoit mon paquet tout arrangé dans fa poche. Je lui ai dit des chofes vives , elie m'en a répondu d'affez piquantes ; nous n'avions pour témoin qu'une de fes amies que je connois très-parfaitement, & qui va paffer la journée a conter & a broder les détails de notre rupture. Je fuis content , elie va faire un bruit enragé , & j'aurai du moins, pendant deux ou trois jours, des chofes a dire a tous ceux que je rencontrerai. Vous ne doutez pas , continua-t-il, que je n'aille dès aujourd'hui voir toutes les connoiffances de Lucilie , que je ne prenne congé d'elles, & que je ne les remercie des bontés qu'elles ont eues pour moi dans le tems que j'ai vécu dans leur fociété. Je conterai les faits a celles qui n'en font point encore inftruites, je me juffifierai devant celles a qui on les aura appris a mon défavantage; en un mot, j'ai de 1'occupation pour quelques jours.. .. Je le félicitai de fa joie , mais il m'mterrompit pour me dire : Graces a dieu , me voila libre , je prendrai du monde ce qui me conviendra, & je pourrai me livrer abfolument a vous; j'aurai foin de vos plaifirs, vous en aurez liv  *3s M é h a z i e; de mon efprit : ce qu',1 y a de bien affuré c'eft que nous ferons inféparables. Les femmes font incommodes, ajouta-t-il; fans fe foucier de vous elles veulent vous occuper. Nous dinames enfemble ' a converfation roula fur de pareils propos, & je' le lazffat fortir pour aller exécuter fes importans projets. Ils réuftirent parfaitement , le bruit de fa rupture paffa fes efpe'rances; chaque partie intéréfi fee fous prétexte d'avoir le procédé pour foi, dit le diable de 1'autre; & les prétendus amis qui s'étoient m!S k la traverfe pour empécher les fuites & retabhr le calme , ne fervirent qu'a augmenter ^reur, par les redites & ks fc leur fecondité ne fe contraignit point. Tout celle, & cette petite fcène eut fon cours; Alcidon fe livra a moi, du moins iLfe perfuada qu i n etoit occupé que de moi, & de 1'envie de We mes confeils; il fe prétendit philofophe du moment qu'il n'eut plus de femmes, & fit en ce point comme cent mille autres hommes ou femmes qui sarrogent ce titre pour s'être promenés feuls «n jour, ou s'être renfermés pour la leöure d'un roman. Nous fïmes en effet quelques promenades fohtaires, dans lefquelles je le voyois dévoré par i ennui; ,'en aurois éprouvé un pareil fans la cunonte qui m'engageoit a 1'étudier. Du plus loin qu'il appercevoit une femme , il mentrainoit de fon cöté pour la voir; fa curiofité  Nouvelle. 137 étoit peu fatisfaite, & il lui échappoit a tous momens de dire : Mais il n'y a perfonne ici, & le diable ne connoitroit pas ceux qui s'y trouvent. Nous allions aux fpeftacles, mais les chef-d'ceuvres des fcènes , & ceux de 1'harmonie ne Poccupoient ni le touchoient. Voila, me difoit-il dans les plus beaux endroits, madame une telle, ou donc eft un tel ? je ne les vois point, feroient-ils déja brouillés ? Ce n'eft pas tout , il croyoit de fon devoir de me nommer tous ceux qui rempliffoient la falie. Je le priois quelquefois de me laiffer écouter. Bon! me difoit - il , vous avez vu cela mille fois , vous le verrez quand vous voudrez; 1'aventure que je veux vous conter s'oubliera, & vous ne la faurez jamais fi je ne vous en inftruis. Par complaifance j'écoutois, & ne connoiffant point les parties intéreffées , j'étois peu fatisfait. Cependant Alcidon, honteux de fon ignorance, ( car le monde a fes remords) ine pria de lui prêter des livres un peu férieux ; j'y confentis; je crus que les hiftoriens le pourroient amufer , mais il me dit quelques jours après , en me les rendant : J'ai fait tous mes efforts pour les lire , ils ne m'ont point amufé , mon efprit s'évapore, les faits ne peuvent fixer mon imagination ; de plus , qui m'affurera de la vérité de tous ces beaux livres , quand ils ne mentiroient pas ? que m'importe a moi ce que ces Grecs ou ces Romains ont fait ou n'ont point fait? Vous avez raifon en  v?38 MÉLAZIE, un fens, lui dis-je, ils vous font parfaitement inutiles; mais tout le monde les connoït, on peut en parler devant vous , vous êtes donc condamné a dire dés fottifes Ou a garder le filence : Je ne ferai ni 1'un ni 1'autre, me répondit-il, j'avouerai mon Jgnorance, & je parlerai toujours. Ne vousytrompez pas , lui répondis-je, il n'eft pas trop aïfé d'être un aimable ignorant; pour y parvenir,: il faut avoir du naturel < des goüts, & fur-toufr une gaieté que l'on foit capable de communiquer ; ces dons du ciel ne font pas communs, & font peut-être plus difficiles a pr-atiquer comme il faut, que toutes les fciences enfemble. En voila affez pour vous donner une idee de la vie que nous menions , & de 1'inutilité de mes confeils. Quoiqii'Alcidon eik de 1'efprit, il étoit gafé par celui de la mode & des airs, & il ne répondoit aux chofes folides & conVamcantes que je lui difois, que par une épigramme ou par une plaifanferie fur ma fageffe & fur ma raifon. Enfin, ce n'étoit point a moi a le corriger, un plus grand maitre le pouvoit perfeétionner; & comme dans la fuite de cette hiftoire , 'il n'eft prefque plus queftion de moi, c'eft lui qui va vous faire le récit de fon aventure, d'autant que les interruptions de deux perfonnes continuellement en fcène , tiennent trop du dialogue , & coupent trop fouvent «e qu'on a entrepris de conter.  Nouvelle. 139 HISTOIRE DE MÉLAZIE ET D' A L C I D O N. Défceuvré, plein d'ennui, je ne regrettois point Lucilie , mais n'ayant plus d'occupation des femmes, je me trouvois dans une folitude complette au milieu de Paris; tout le monde me paroiffoit occupé en jouiffant, tandis qu'allant & venant fans objet, fout me fembloit revêtu des couleurs & du caraétère de 1'ennui. Dans cette fituation , fuivant la pente pour- les objets lugubres que la trifteffe de 1'ame engage a fuiv/e machinalement & fans aucune réflexion , j'allai aü catafalque de la dauphine efpagnole. Placé dans 1'enceinte, j'appercus une petite perfonne, fans rouge, dont le maintien étoit honnête, & dont le regard étoit féduifant a Fexcès. Ce fut d'abord par oifiveté , & par la malheureufe habitude de lorgner a tort ou a travers , que j'avois dans ce tems-la, que je m'attachai a la confidérer. Je fus peu-a-peu furpris du feu, du velotité & de la langueur qui tout a la fois régnoient dans fes yeux ; occupé par réflexion de la réunion d'un fi grand nombre de contrafies, je fus charmé de voir  140 Melazie; que ces beaux yeux avoient remarqué 1'impreffion qu'ils m'avoient faite. Je fonnois le projet de la fuivre a la fin de la cérémonie, & de favoir fon nom & fon état , quand un homme , aux cotés duquel j'étois affis, lui fit une profonde révérence. II étoit bien mis, & j'augurai bien de fa condition par le refpeót qu'on lui avoit témoigné; car dans les commencemens d'un gout, 1'ame eft fi attentive qu'il n'eft point de minuties qu'on n'obferve , & dont on ne donne une explication. II me fut aifé de trouver un prétexte pour attaquer eet homme de converfation , & d'apprendre le nom de cette jeune perfonne; je fus qu'elle étoit fille, qu'elle fe nommoit Mélazie , & qu'elle étoit d'une très-bpnne familie que je connoiffois. On craint toujours que la curiofité ne décele rirnpreffion qu'on a re^ue ; ainfi je me retins , & je n'ofai pouffer mes queftions plus loin, je ne m'appliquai plus que du foin & du plaifir. de lorgner de toutes mes forces. Je crus m'appercevoir que la petite perfonne avoit démélé la curiofité que j'avois eue fur fon compte, je m'im^ginai même qu'elle me. regardoit avec plus. de complaifance ; que ne s'imagine-t-on point quand l'amour s'établit dans un cceur ? La cérémonie finie, je voulus fuivre & retrouverMélazie , mais on étoit fi preffé de. fortir, que la foule m'empêcha de la rencontrer. En un mot, elie m'échappa; cependant je ne fortis que le dernier de Notre - Dame, occupé  Nouvelle.' 141 de Ia fingularité de fes beaux yeux, & frappé de leur modeftie. QueUe conquête a faire ! m'écriaije. Je paffai le refte du jour plus heureux , car j'étois occupé & mon cceur n'étoit plus dans l'inaêhon. Sachant le nom de Mélazie, il me fut aifé de favoir fa demeure, & d'envoyer le lendemain un de mes gens pour s'informèr de fon caraétère & de fes liaifons. J'appris qu'elle étoit fille, maitreffe de fon bien, qu'elle logeoit avec une vieille tante, dont elie étoit plus amie que niece , & quoique fa conduite ne dépendit que d'elle-même , je fus qu'elle fortoit peu , qu'elle étoit très-peu répandue, qu'elle n'alloit même a une églife voifine que fort matin , & qu'enfm dans les beaux jours, elie alloit fe promener a la plaine de Grenelle ou dans des endroits écartés. Voila , dis - je , en moi - même , tous les caraétères & toute la conduite d'une perfonne qui a une pafïïon ; j 'en aurai le cceur net, je connoitrai mon heureux rival; il eft abfent fans doute , & fon éloignement réduit Mélazie a un genre de vie fi peu conforme a fon age, ainfi qu'a fes beautés. Qu'il eft heureux ce rival! mais je traverferai fon bonheur , ou je confirmerai tous les maux que je crains. Réfolu d'aller le lendemain a 1 'églife qu'on m'avoit indiquée , je fus me promener le' foir au Luxembourg. Je rêvois en faifant mille projets, qui tous avoient rapport a Mélazie; je marchois feul,  i4l Mélazie; il étoit nuit, & paffant fans y faire attention auprès d'un banc fur lequel il y avoit trois femmes & un homme , j'entendis celui-ci qui difoit : Si je ne me trompe, c'eft Alcidon. Je me retournai & je reconnus a la voix un de mes amis, dont les confeils & les fentimens m'étoient précieux , mais dont jufques-la je n'avois pu faire ufage; il m'arrêta, me préfenta a ces dames , & me forca de demeurer avec elles. Je fus frappé de leur efprit, & bientót piqué de curiofité pour favoir a qui j 'avois affaire ; malgré la fimplicité de leur converfation, & la quantité de coëffes & de mantelets noirs dont elles étoient empaquetées, le fon de voix ck tout ce que dit la plus petite me firent impreflion; mais elie me parut ce que dit Molière, Un abrégé des merveilles des cieux. En reconnoiffant Mélazie, qu'une des deux autres dames appella par fon nom, malgré toutes les idees dont elles m'avoient trouvé occupé, le peu d'apparence de ces femmes, & 1'obfcurité qui m'empêchoit abfolument de les diftinguer ; enfin , par un refte de coquetterie , j'étois demeuré debout faifant la belle jambe, accompagnant mes difcours de geftes d'épaules, de ricannemens & de queftions fous-entendues. Mais foit que j'euffe honte de faire ainfi le petit - maitre , foit que j'imaginaffe que le  Nouvelle; caraclère de Mélazie vouloit étre dirTéremment attaqué , je m'affis a-cöté d'elle, je lui dis tout ce qui me parut capable de la faire parler, & je 1'écoutai avec avidité; car j'avoue que fon efprit me féduifit par un caracfère de réferve & de modeftie que je n'avois jamais rencontré dans aucune autre jolie perfonne. Elie eft petite, difois-je, mais elie peut croitre : & que fert la taille ? les graces fuffifent , jamais elles ne furent grandes. Je lui demandai la permiflion d'aller chez elie, elie me la refufa. Qu'y viendriez-vous faire ? dit-elle , vous ennuyer, vous moquer de moi ? Cette réponfe me fournit des proteftations qui 1'étonnèrent. Mais vous ne me connoiffez donc pas ? dit-elle. Alors je lui dis 1'impreffion qu'elle m'avoit faite a la première vue , je lui citai le lieu, je lui rappellai toutes fes aêtions, & je finis par le détail de tout ce que mon laquais m'avoit appris. Vous m'étonnez , répondit - elie , vous me paroiffez dans 1'ignorance, il vaut mieux que j'aie le mérite de vous en tirer. Ah ! ne me parlez point, lui dis-je avec empreffement, je ne me doute que trop de 1'aveu que vous voulez me faire , je 1'ai prévu; vous êtes engagée, ck votre genre de vie ne m'annonce que trop un rival que vous comptez toujours me préférer. Un rival !4'écria-t-elle en riant ; on ne m'a jamais aimée, je vous le jure; ceci devient très-plaifant, continuat-elle, vous me paroiffez fincère.... J'en convins  ï44 Mélazie; avec ferment. Eh bien, me dit-elle, je vous donne rendez - vous ici, demain au même endroit , a la même heure , 8c je vous en dirai davantage ; je veux au moins pendant vingt-quatre heures jouer le röle d'une jolie femme. Enfuite elie m'ordonna avec un extréme férieux de la quitter, 8c me défendit de la fuivre ; je lui obéis exaêtement , 6c je me féparai d'elle avec une confufion d'idées que rien ne peut décrire. Je courus le lendemain matin chez mon ami, 6c je Fabordai en lui difant: Je viens vous parler de Mélazie. II eft févère, 6c fans me donner le tems de lui en dire davantage, il me répondit : Vous n'y penfez pas, Alcidon ; Mélazie ne mérite point vos plaifanteries , elie eft refpeêtable, 6c fi Vous voulez la perfécuter, foyez perfuadé que je n'aurai point a me reprocher d'y avoir contribué. Quoi! repris - je avec vivacité , vous ne me conduirez pas demain chez elie ? Non certes, me dit-il : premièrement je la Connois fort peu, en fecond lieu, je ne veux aucune part dans vos extravagances. Je me fentis prêt a le brufquer, je le quittai plus piqué que je ne 1'avois jamais été, 8c j'attendis le foir avec toute 1'impatience des defirs 6c de la curiofité. Ce que mon ami m'avoit dit avoit pris une forte de rapport avec les furprifes qu'elle m'avoit témoignées. Après bien des variétés dans mes idees, je m'arrêtai a croire que c'étoit une plaifanterie dont ils étoient convenus pour  Nouvelle. 145 pour m'éprouver & fe divertir. Depuis quatre heures j'attendois dans le Luxembourg, & il ne pouvoit etre nuit que fur les neuf. J'allois, je venois, je regardois de tous les cótés , j'étois dans une continuelle agitation, & je ne fais comment elles firent pour me furprendre , mais je ne les vis point arriver fur le banc indiqué. J'y trouvai la même compagnie que la veille ; nous connoiffant tous un peu davantage , le début de Ja converfation fut auffi plus vif & plus enjoué. Je fis valoir 1'obéifTance avec laquelle j'avois exécuté les ordres qu'on m'avoit donnés la veille, je peignis 1'effort que j'avois fait fur moi pour ne Favoir point été chercher le matin dans 1'églife voifine de fa maifon. Je vous en fais gré, me dit-elle, vous m'auriez óté le plaifir fingulier que je me promets aujourd'hui avec vous. Et quel eft-il donc ce plaifir ? repris - je avec vivacité ; celui fans doute de me faire enrager ? Non, répondit-elle; celui d'un aveu que je ne croyois jamais me trouver a portee de proponeer, & qui feroit inutile dans toute autre circonftance. Vous m'aimez, continua-t-elle, vous êtes charmé de ma figure, enchanté de mon efprit, ma taille fans doute vous féduit. Je 1'accablai d'af- ' furances & de proteftations. Souvenez-vous toute votre vie, dit-elle en m'interrompant, de ce qui vous arrivé avec moi, & que ce petit événement ferve a vous empêcher d'en agir jamais avec tant Tome VIL KL  146 MÉLAZIE, de légèreté : vous vous engagez a moi pour votre vie, dites-vous, mais je vous rends votre parole; vous ignorez a quel point la nature m'a contrefaite. Vous ? m'écriai-je : Oui, moi; & perfonne, tranchons le mot, n'eft plus boffue. Ces mots me firent concevoir dans l'infiant ce qu'il y avoit d'obfcur dans fes difcours de la veille , & dans ceux què mon ami m'avoit tenus le matin. Si vous ne m'en impofez point, lui dis-je d'un air tout interdit, votre aveu diminue cette infirmité, & votre caraótère acquiert ce que votre beauté y pourroit perdre ; je vous conjure au moins (car je ne fuis pas trop convaincu ) de me permettre de vous voir demain chez vous. J y confens, me répondit-elle, & ces dames ainfi que votre ami, feront témoins d'un examen peu commun , & d'une inconftance dont il ne feroit pas jufte de vous faire des reproches. Notre converfation languit enfuite, je fis mes efforts pour la foutenir ; Mélazie reconnut mon embarras , & propofa de nous retirer. Vous ne m'avez point vue, me dit-elle, je puis encore employer 1'autorité crue vous m'avez donnée fur vous , je von: onlonne donc, Alcidon, aux mêmes titres qr.e je fis hier, & pour la dernière fois, de nous quitter; demain je prendrai le ton qui convient a ma figure, a mon genre de vie & au votre.; Jé ne répliquaï point, & nous nous féparêmes. Si j'avois été agité jufques-la, je ne me trouvai  Nouvelle. 147 pas dans une fituation plus tranquille, ce coup de maffue m'avoit accablé; il eft vrai que 1'impreffion de fes beaux yeux , & celle des agrémens de fon efprit ne fe préfentoient plus a moi de la même faton , cependant je ne pouvois les oubliér; j'étois hon-< teux de mon erreur, mon cceur & mon efprit en étoient Heffes, & je fus cent fois détermmé a ne point faire une vifite dans laquelle je ne pouvois jouer qu'un röle ridicule ; je redoutai la vue de mon ami. Enfin, la fingularité de 1'aventure, & peut - être un refte d'efpérance qu'on ne m'avoit fait un tel aveu que pour m'éprouver & me furprendre, me déterminèrent a me rendre chez elie dans le trouble & 1'état d'un criminel qu'on mene a 1'échafaut. Mais dieu, qu'elle vue ! je vais en faire le portrait avec une exaétitude qui tiendra du fcrupule. Sur fon féant, elie n'avoit qu'un pied & demi de hauteur , il eft vrai qu'elle étoit coëfFée fort bas ; fes yeux étoient toujours beaux , mais tout le vifage que je n'avois vu a Notre - Dame que de bas en haut, étoit long; car ordinairement la nature donne a cette partie une longueur qu'elle retranche a d'autres, comme elie avoit fait au col, par exemple ; il étoit fi court, que le dos & Peftomac faifoient fous fon menton une efpece de fraife des plus amples : il ne fut jamais de peau plus blanche &plus nette, ni de cheveux plus parfaits , foit par leur longueur , la facon dont ils étoient p'lantés & la  148 MÉLAZIE, perfeètion de la couleur ; fes dents étoient admirables, mais un peu longues. J'avoue que je fus frappé a la vue d'un objet que mon imagination me repréfentoit depuis trois jours fi vivement & fi différemment. Mélazie me recut avec beaucoup de politeffe ; & me dit en fouriant : Vous voyez fi je vous ai trompé , convenez au moins que je fuis bonne, & que je ne reffemble point a mes confrères qu'on accufe d'être méchans ; je ne vous ai pas laiffé longtems dans Terreur. Trouvez bon, mefdames, que je vous préfente une conquête que j'avois faite ; convenez qu'elle étoit affez brillante pour flatter ma vanité. Et fe tournant de mon cöté, elie ajouta : L'amour & la reconnoiffance font,a ce qu'on dit, les feuls chemins que les femmes puiffent avoir pour conduire a 1'amitié, je veux prouver qu'il en eft d'autres : je ne négligerai rien pour mériter la votre ; ma maifon ni mes entours ne font point brillans, je ne vous preffe point d'en profiter , mais vous en ferez ufage quand il vous plaira, & vous n'au* rez jamais de reproches a effuyer quand les amufemens ou les diffipations vous en auront éloigné,. même pendant long-tems. Je la remerciai, & je voulus inêler quelque terme de galanterie dans mes remerciemens , mais elie m'interrompit pour me les défendre abfolument , elie prit même un air févère, en ajoutant : Vous devez fentir, Alcidon,  Nouvelle. 149 combien de tels propos feroient ridicules & déplacés; vous ne pouvez les penfer, & je ne fuis pas affez fotte pour en être flattée , nous ne devons penfer qua devenir amis; il eft jufte , par toutes fottes de raifons , que j'en faffe tous les frais, ces dames font aimables & m'aiment affez pour y coritribuer ; votre ami vous verra plus fouvent , les agrémens de la limple fociété , la vérité, la can* deur, feront, je crois, des nouveautésipour vous, & vous les trouverez fans ceffe dans notre retraite. Enfüite on paria de chofes indifférentes, mais on les rendit agréables par le tour fimple, & la folidité fous 1'enveloppe d'une plaifanterie agréabfe. Mon ami furvint, qui 11e fit qu'augmenter des plaifirs, qui pour être auffi fimples, n'en étoient pas moins vifs; car , je Favoue a ma honte, ce jour fut le premier oü je pus concevoir les charmes de 1'eiprit & ceux de la converfation; je fentis plufieurs fois par le ridicule de mes réponfes , 1'utilité des confeils de mon ami fur la leéfure & les occupations de 1'efprit. Cependant, j'éprouvois cette coquetterie de 1'efprit, qui n'eft pas moins étendue que la coquetterie ordinaire , mais dont les fuites font plus falutaires & plus profitables. Dans 1'impoffibilité oü j'étois de tenir ma place avec dés gens accoutumés a faire ufage de leur efprit , je n'eus d'autre parti a prendre que celui que j'avois propofé a mon ami, ce fut d'avouer mon ignorance Kiij  IJO MÉLAZIE, &Ja nouveauté dont me paroiffoit la converfation dans laquelle on penfe , on inflruit , & on plaït par des détails & des analyfes agréables & légères. Cette idéé me réuffit, & la vérité de mes aveux amufa & me tira d'aifaire. Ma vifite fut longue, & je fortis avec une fatisfaétion de moi-même qui m'étoit inconnue. Jufques-la, dans le monde , je m'étois cru de 1'efprit par fimple amour - propre , dans ce moment je difiinguok celui que j'avois d'avec celui qu'on m'avoit donné, c'eft un des avantages de la bonne compagnie; celle-ci me mit bientöt en état de me donner des raifons de mon fentiment. II eft vrai que mon ignorance me fit encore plus de honte quand je fus feul & a portee d'y mléchir, je ne trouvai plus de raifon pour 1'excufer; mon premier foin fut de m'entretenir avec mon ami fur letat oü je me trouvois ; j'en tirai de grands fecours; je lui demandai des livres & je les lus avec avidité ; je continuai mes vifites chez Mélazie. La liberté avec laquelle je pouvois en ufer pour entrer & fortir me devint attrayante, bientöt i! me fut impoffibie de me paffer de fa maifon; chaque jour j'acquérois des connoiffances , ck je fjntis pour Mélazie une amitié dont elie aimoit a recevoir des preuves. Je penfois fans contrainte avec elie, eüe fe plaifoit a examiner les replis de mon cosur, elie s'amufoit des détails de ma vie paffee, & fous pretext? de s'infhuire elle-mêm? fur ce qu'elle  Nouvelle. 151 n'étoit point a portie de connoltre, elie m'engageoit, quand nous étions feuls , a lui faire des récits du monde & des procédés des femmes; elie portoit des jugemens qui, fans avoir l'air du précepte, reciifioient ies miens, & me deffiloient infenfiblement les yeux. Non - content de la voir tous les jours, & fouvent plufieurs fcis, je pris Phabkude de lui écrire; fes réponfes me firent fentir des graces dans le ftyle qui m'ouvrirent encore 1'efprit fur un article auquel je n'avois jamais penfé. Ses amtes étoient d'ailleurs fort aimables , leur gout & 1'ufage raifonnable du monde les rendoit infiniment recommandables; le favoir de mon ami étoit auffi agréable que fon caraclère étoit bon", quelques autres perfonnes qui venoient encore chez Mélazie, penfoient & agiffoient comme les autres, on y caufoit enfin. Aucun auteur, non-plus qu'aucun de ceux dont 1'efprit eft le métier ou 1'état, n'étoient recus dans cette maifon , par - conféquent on y vivoit tranquille ; on ignoroit dans Paris qu'une telle fociété exiftat, elie eut été bien fachée de faire parIer d'elle. En fix mois, les changemens qui fe firent en moi furent fi confidérables que je men appercus moi-même. par le dégout & le mépris que je fentis de plufieurs chofes que j'avois aimé & eftimé; c'eft 1'avantr.ge' des fages réfiexions, que de ramcner fur hu-même celui qui les fait, & de le faire penfer fur fon propre compte, comme il feroit fur Kiv  T52 MÉLAZIE, celui d'un autre. Que devins-je au bout de ce tems ; quand je m'appercus que Mélazie m'occupoit, peutêtre moins vivement que les premiers jours de notre connoiffance , mais plus folidement; & 'qu'enfin elie m'étoit devenue de cette néceffité qui abforbe tout ? 11 n'étoit plus tems de faire réfiftance. Cependant, voulant avoir recours a ce cruel moyen , je fus plus réfervé avec Mélazie , je la vis moins ; fon amitié en fut allarmée , mais fa douceur n'en fut point altérée , & je remarquai les efforts qu'elle fit fur elie pour ne m'en rien témoigner. Ne pouvant moi-même foutenir une fituation fi importune , je réfolus de ne lui point cacher mes fentimens ; je les lui déclarai. Mais comment furenfils recus ? Avec amitié , avec intérêt , mais avec un refus décidé. Je ne puis ni ne dois connoitre 1'amour, me dit-elle ., des propos tendres feroient un trop cruel contrafte avec ma figure , & fi je vous écoutois, Alcidon , vous feriez le premier k me donner en vous-même des ridicules qui feroient bien mérités ; demeurons amis, croyez-moi, & ne m'obligez point k me féparer de vous. Si j'avois eu de l'amour - propre autrefois , il faut convenir que dans ce moment ce qui m'en refloit fe trouva fnrieufement humilié. Comment! difois-je, c'étoit moi, qui balancois fi je pouvois me déterminer k 1'aimer, & c'eft elie qui me refufe! & comment encore ? avec cette facon vraiè qui détruit toute  Nouvelle. 15$ efpérance. Tant-mieux , continuai-je , j'aurois fait une folie , je m'en ferois promptement dégoüté , c'eft une amie que je me conferve , je lui fuis obligé. Ces fentimens ne m'occupèrent pas longtems , mon cceur fe révolta par la réfiftance, ck je me trouvai fans fecours; car je n'ofai découvnr mon amour a perfonne , pas même a mon ami. Enfin je fus obligé de convenir avec moi - même que j'aimois fans efpérance, que j'adorois une boffue, moi que 1'expérience de tant de jolies femmes avoit perfuadé qu'il me fuffifoit de me déclarer a cellela , pour être recu a bras ouverts ck pour être accepté avec tranfport. Que devins-je ! je me révoltai ck j'aimai davantage. Je le dis fi long-tems ck fi fouvent, malgré 1'importunité qu'il me parut que je caufois a.Mélazie, qu'elle me dit un jour: J'ai pour vous toute 1'amitié qu'on peut avoir , mais croyez-moi, Alcidon, votre amour eft une fantaifie qui vous paffera , ck a laquelle je ne pms , ni ne dois me prêter ; elie me feroit affurément perdre un ami fans me conferver un amant. Je répondis tout ce que le fentiment peut répondre a des doutes dont il fe trouve offenfé ; je Paffurai que la perte de 1'amant étoit douteufe , ck que celle de 1'ami étoit affurée; enfin, je perfévérai. Vous ne favez pas, me dit-elle quelque tems après, a quoi vous vous engagez; une femme ordinaire vit de fon amour - propre, perfuadée de fon mérite , elie ne  J54 Mélazie; met point en doute l'amour qu'on a pour elie ^ elie peut feulemem douter de 1'efpece & du degré du fentiment , mais toujours elie compte infpirer des defirs; tandis que tous les objets que je vois, tout ce que je lis, tout ce que j'entends, me rappelle a moi-même, & me fera toujours douter d'un amour que j'aurai 1'injuftice de vouloir qui foit égal au mien, auffi-töt que j'aurai fait la folie de m'y abandonner. Vous me rendrez donc injufte, méfijnte , attriftée de 1'état auquel la nature m'a réduite : quelle vie & pour vous & pour moi! Car dans le commerce d'une telle paffion, chacun des intéreffés doit penfer & fentir pour deux. Je convins de tout, & a ces bonnes raifons je n'oppofai que mon amour. Menacez-moi, lui répondisje , des plus rudes épreuves , mettez-les a exécution , je m'y foumets , mon amour eft devenu ma vie : mais ne m'ótez pas 1'efpérance. Touchée de la vivacité &c 1 de la fincérité de mes inftances , je fus enfin recu & écouté comme amant. Quel plaifir n'éprouvai - je pas a raffurer les doutes de fon cceur ! L'amourpropre lui étoit inconnu, je ne craignois point les nvaux, je n'éprouvois aucune contrainte de fa part; elie lui eüt été inutile , mon cceur me ramenoit fans ceffe auprès d'elle. Enfin , une aventure qui m'allarma par réflexion , avanr^a plus mes affaires que tout ce que j'avois fait jufques-la. Je me trouvai a un foupé brillant dont je n'avois pu me du-  Nouvelle. 155 penfer. On ne me voyoit plus clans le monde , mon abfence , ma retraite, ma prétendue philofophie furent le fujet de la converfation; je fus traité comme un déferteur , on me nomma le paton moderne , on continua, on répéta les mêmes plaifanteries, & je les entendis fans pcine. Mais enfin, une belle dame, après avoir demandé filence, dit: Vous n'y êtes point du tout, une feule chofe explique vos doutes fur Alcidon , & met 1'afTaire au clair. Voyons, voyons, s'écria-t-on, i ftruifez-nous. Je ne favois oü elie en vouloit venir, je ne difois mot, j'écoutois comme les autres. Après s'être fait long-tems preffer , elie dit : Ne voyez-vous pas qu'il eft amoureux de la belle Mélazie ? Toute la table partit d'un grand éclat de rire, je rougis jufqu'au blanc de 1'ceil; mais prenant des forces de mon amour, fans me déconcerter, je fis 1'aveu de mes fentimens pour elie, de mon eftime, de mon amour , des obligations que je lui avois; & je m'exprimai avec Féloquence & le feu que 1'excès d'une paffion peut feul donner : je crois que ce ne fut pas fans tomber fur le corps des rieurs & des critiques qui prirent le parti du filence. Quand j'eus mis fin a cette brillante fortie, on fut quelque tems fans parler , on remit la converfation fur d'autres matières ; le foupé finit , & après avoir regardé jouer pendant quelque tems, je fortis défefpéré de mon indiferétion ; elie n'étoit pas d'une nature a  *55 Mélazie; pouvoir être avouée a Mélazie, ainfi les remords qu'elles me caufoient étoient mille fois plus fenfibles. Cependant, le difcours que j'avois tenu fit du bruit , & quelque tems après fut rapporté a Mélazie par une de fes parentes ; le moment de cette explication me parut cruel, & jé 1'attendois depuis long-tems. J'avois voulu téparer le tort que je me reprochois , par un redoublement d'attentions, mais la chofe étoit difficile, le courant de ma vie en étoit depuis long-tems un redoublement. Enfin Mélazie me dit un jour: Je fuis fêchée contre vous, Alcidon. Vous? lui dis-je d'un air interdit. Oui' reprit-elle, de voir que vous avez pu me cacher quelque chofe. Ah ! Mélazie, ne me fachez point mauvais gré d'un emportement de mon cceur. Ce n'eft point auffi ce que je vous reproche, c'eft votre réferve; car dans le cas ou je fuis, ne voulant armer que vous, ni être aimée que de vous, votre indifcrétion ne me fache point ,-au contraire elie me ' raffure, elie eft une preuve plus forte de vos fentimens qu'aucune que vous m'ayiez donnée, elie m'affure quel'amour-propre eft vaincu; & s'il m'étoit poffible d'être plus a vous, j'y fërois dès ce moment. S'il vous étoit poffible , dites-vous ? Que de préfens vous avez a me faire, ma chère Mélazie, que de faveurs vous reftent a m'accorder ! Vous n'y penfez pas, Alcidon; comment! vous vous êtes perfuadé que je vous acco.rderois des faveurs? Sans doute, répliquai-je;  Nouvelle; 157 je vous aime trop pour ne 1'avoir pas efpéré. Et le même fentiment m'empêchera toujours de vous rien accorder , me répondit - elie : fi je croyois faire votre bonheur ou vos plaifirs , qui pöurroit me retenir ? Quand le cceur eft une fois donné, le refte eft une fuite légere : mais que trouveriezvous dans ces faveurs ? des bizarreries de la nature dont je fuis la viêtime, qui conduiroient fans doute votre cceur au -.dégout. Que deviendrois-je alors ? Non , les feuls plaifirs du cceur me font permis.... Eh ! n'avez-vous pas voulu vous les interdire ? fans moi, fans ma conftance, vous feroient-ils connus? Je fuis né heureufement poiïr vous les faire connoitre en vous aimant uniquement , ck par une fuite de l'amour , je dols vous en faire éprouver les plaifirs au milieu des tranfports que vous me cauferez. Je redoublai les baifers qu'elle m'accordoit depuis long-tems, je pris fa gorge que je trouvai charmante en elie - même , mais féparée par une éminence confidérable ; ma main en fuivant les chemins ordinaires ne trouvoit rien de ce qu'on rencontre machinalement; j'en étois étonné , mais l'amour y fuppléoit; j'adorois, fes beaux yeux.me brüloient, tout étoit jouiffance. Enfin elie fe donna a moi, ck je fus long-tems fans pouvoir abfolument profiter de ma conquête; mes peines furent payées par les plus tendres retours , ck je fus le plus heureux ck le plus fatisfait des amans.  I5# MÉLAZIÊ, Je lui Tuis trop attaché, a cette délicieufe Mélazie , pour n'ofer décrire fes prétendus défauts ; depuis long-tems ils ne fervent qua m'attacher, & la jouiffance a redoublé mes delirs ; je m'en éloigne avec regret, je la retrouve avec tranfport, & ie la defire plus que je n'ai jamais fait aucune femme; enfin, j'avoue que je jouis avec elie des plus grands plaifirs de 1'humanité. J'oblige vivement tout ce que j'adore, Mélazie me fait gré de tout ce que je fais pour elie ; je la mets au monde , puifqu'elle me doit des plaifirs & des fentimens fur lefquels fon imagination même n'avoit ofé s'abandonner. Heureux par fon bonheur & par le mien, je n'ai rien a defirer. Je voudrois la déterminer au manage, c'eft envain que je lui en fis la propofitièn. Peu fcrupuleufe, elie ne veut point changer d etat, elie eft perfuadée qu'un mari ne peut jamais flatter long-tems, & que cette liaifon entraine toujours avec elie une idéé de contrainte dont le cceur eft blefle. D'ailleurs, elie ne veut point avoir d'enfans l non par méiiagement pour fa fanté, qui feroit fans doute en grand rifque , mais dans la crainte de me donner une poftérité que je ne pourrois aimer, & dont la difformité me feroit rougir. Telle que föit fa volonté , je m'y conformerai ; un amour auffi vif &: la réunion de tant de fentimens m'attachent a elie pour la vie : quelque fuite que notre engagement puiffe avoir , 1'amitié la plus tendre  Nouvelle. 159 eft au moins i'avenir que nous pouvons envifager. Cette hiftoire eft le' précis véritable ck exacl des conveftatiphs , des épanchemens de cceur ck des confidences d'Alcidon ; je rapporte feulement les faits généraux en témoin oculaire, car je paffe avec ces amans heureux une vie que j'efpère terminer aVvC eux.  ï6ó LA PRINCESSE MINON-MINETTE, E T LE PRINCE $ O V C I 5 Xl y avoit une fois un jeune roi nommé Souci, qui fut élevé par la fée Girouette. Sans ceffe elie paffoit d'un avis a un autre, d'un fentiment a un defir , d'une volonté déterminée a un doute; ainfi rien ne pouvoit être fixe dans fa conduite, & parconféquent dans une cour ou elie étoit maitreffe abfolue. Elie avoit réfolu de tenir ( felon Fufage ) le jeune roi dans la dépendance, fans lui donner aucune ouverture d'efprit; elie changea d'avis, & lui abandonna le gouvernement : mais fautorité > permet  La Princesse Minon-Minette , &c. i61 permet rarement de réparer les défauts de 1'édueation. Cependant la fée emportée par des idees nouvelles, partit pour les aller mettre a exécution , après avoir formé un confeil dont le choix fe fit avec promptitude , & donné la charge de premier miniftre au bon-homme Tope, qui n'avoit jamais contredit perfonne , & que par - conféquent Girouette avoit trouvé un des hommes les plus admirables. Le jeune Souci avoit un extérieur agréable, mais 1'envie de plaire, qui feule en donne les moyens, lui manquoit, & ce défaut rendoit fes manières peu prévenantes. II avoit un fonds d'efprit, mais privé de toute forte d'éducation , il étoit gauche & timide , fans avoir la moindre idéé du monde & de la réflexion. Girouette avoit dit une fois , fans avoir penfé depuis a dire le contraire : Eft-ce qu'il faut qu'un enfant réfléchiffe ? II faut le rendre timide. On avoit fi parfaitement exécuté fes ordres, que tout lui paroiffoit nouveau , & que les chofes les plus fimples le furprenoient. Le confeil qu'elle avoit choili a la hate, quand le prince s'étoit trouvé majeur, étoit dans le même gout ; & quand on y ouvroit un avis , les confeillers, ainfi que le prince, répondoient ah, ah. Quoique cette réponfe n'ait jamais rien avancé , bien des gens 1'emploient encore aujourd'hui en Tome VII. L  i6i La Princesse Minon-Minette beaucoup d'occafions qui n'ont rien de furprenant. Les décifions de ce confeil & la négligence d'un roi , qui ne travailloit jamais avec fes miniftres , fut la fource d'un grand défordre. Cependant on ne peut nier que Souci n'eüt beaucoup de courage; car, dans une révolte affez générale qui s'éleva , le peuple armé menac^oit le palais , & le prince cependant propofa a fon premier miniftre de jouer du flageolet ; il y confentit fans peine , d'autant que Pair étoit affez convenable a la fituation; c'étoit celui-ci, Quand ils auront tout dit N'auront plus a rien dire, O lire, &c. On ne peut jamais répondre de ce qui échauffe ou tranquillife le peuple. Les révoltés inflruits de ■la fécurité du prince, ne doutèrent point qu'il n'eüt des reffources, & peut-être même des intelligences parmi eux; ainfi la méfiance fe joignant a 1'admiration du fang - froid du roi , tous les efprits fe calmèrent fans aucune effufion de fang, & Tope s'en applaudit ; fon hiftoire peut trouver fa place en eet endroit. Prefque dans toutes les cours, les ridicules ont été fouvent la fource des fortunes, auffi Girouette après s'être amufée du caractère de ce bon-homme,  et le Prince Soucl kSj Pavoit goüté. A tout il répondoit topt; fi bien que le nom lui en étoit demeuré. En reconnoiffance d'un fervice qu'il avoit autrefois rendu a une fée^ ck dont je n'ai jamais bien fu le détail, il en avoit recu plufieurs éponges qui retenoient les paroles; umfi, quand il devoit aller au confeil, il prer.oit 1'éponge de cette affemblée, il la preffoit dans fon oreille fans faire femblant de rien , ck fouvent il avoit rencontré de fort bons avis. Quand la révolte fut appaifée, le confeil réfolut de marier le roi. Plufieurs princeffes lui furent propofées. La fée , qui avoit voulu terminer cette affaire avant fon départ, apres avoir beaucoup varié fur le choix , 6k roulant quelqu'autre projet dans fa tête , dit au roi ck a toute fa cour , qu'elle croyoit la princefte Diafane plus convenable; mais que ne voulant rien prendre fur elie, c'étoit au roi & a fon confeil a examiner ck a faire toutes les démarches néceffaires, Le bon miniftre approuva d'abord cette alliance , ck s'écria : Tope. Mais quelques éponges fur les mariages, qu'il alla chercher dans fon tiroir , lui repréfentèrent une fi grande quantité de oui & de non , qu'il abandonna cette affaire, ck déclara qu'il diroit tope a tout ce qu'on feroit, ck même qu'il le figneroit. Dans eet embarras, il y avoit dans cette cour une charge de grand difcoureur, occupée par un fujet diflingué on le chargea de parler fur cette affaire : il y conien- U  164 La Princesse Minon-Minette rit avec joie , 8c il dit tant de chofes pour ck contre , qu'on ne put encore s'arrêter a aucun avis. Cependant ceux qu'on avoit envoyés pour connoïtre le caraftère ck la figure de la princeffe Diafane, rariportèrent qu'elle étoit grande ck bien faite, mais fort légère , s'appuyant peu fur fes écuyers , qui n'avoient d'autre attention auprès d elie que celle de la retenir contre les efforts du vent. On avoit eu clix exemples du rifque qu'il lui avoit fait courir; il eft vrai que tous les poëtes de fa cour avoient célébré fans hyperbole la fa^on dont elie avoit traverfé les eaux fans fe mouiller les pieds, ck les prairies fans oftenfer les fleurs. Mais quelque flatteur qu'il foit de remarquer dans fa fouveraine quelques-uns des attributs accordés a la divinité , fes filets craignoiënt de la perdre; des poids dans fes fouüers ou dans fes poches 1'auroient trop incominodée , on prehoit le parti de ne la point faire fortir quand il y avoit du vent; ck pour plus grande fiireté , fes écuyers tenoient chacun un cordon de foie qui lui fervoit de ceinture , telle a-peuprès que nous en voyons encore aujourd'hui a nos eccléfiaftiques; il eft a préfumer que c'eft de cette néceffité que quelques - uns ont emprunté cette parure. Le grand difcoureur s'échauffa fur Ie rapport de ces émiffaires, ck finit par dire qu'il y avoit a tout cela du plus ou du moins. Le roi imagina que c'étoit  et le Prince Soucr. 165 un ridicule qu'on vouloit donner a cette princeffe, & toute la cour fut du même avis. On réfolut que Souci feroit un voyage pour en juger par iui-même, fous le nom de fon propre ambaffadeur. L'expédient n'étoit pas nouveau , même dès ce tems, mais il étoit bon, & convenoit a la fituation. De plus , il y a bien des chofes qu'on eft obligé d'employer quoiqu'elles aient déja fervi. On peut juger de la magnificence de Fambaffade par le rang de 1'ambaffadeur. II laiffa gouverner fon royaume par fon premier miniftre , qui , felon fa louable coutume , figna & répondit tope a tout; auffi le bon-homme fut-il aimé de tout le monde , & bien des gens, fans avoir rien a lui demander, alloient fjmpkment le confulter fur leurs affaires , pour avoir le plaifir de s'entendre applaudir. Le roi fut requ a la cour de Diafane avec la même magnificence qu'il y parut. Après la première audience , il en demanda une particulière , pour , difoit - il, être en état de rendre a fon maitre un compte plus particulier fur une affaire auffi importante, a laquelle, ajouta-t-il poliment, il craignoit que la prévention du premier coup-d'ceil n'apportat encore trop d'illufion. On connoiffoit 1'ambaffadeur pour ce qu'il étoit , mais on feignoit de 1'ignorer : rien n'eft auffi plaifant dans les cours que ces fortes de fecrets publics. Pour éviter 1'embarras du cérémonial, dont on étoit fatigué , le roi L iij  i.66 La Princesse Minon-Minette propofa que cette feconde entrevue fe fit dans un jarclin. La princeffe eut quelque peine a y confenrir, maïs voyant que le plus beau tems & le plus calme ne lui laiffoit aucune raifon de refus , elie fut Wen aife d'avoir eette politeffe pour le ro'i qui 1'ayoit propofé. A-peine avoient-ils fait les premières révérences, qu'un petit vent commenca a ébranler la princeffe , dont les écuyers s'étoient élorgnés par refpeö; le roi voulut aller a elie, le Vent qu?il fit en 1'approchant, joint a un autre qui s'éleva, 1'éloigna de lui ; il courut après elie, en «t : Ah, ah.' Eh quoi donc, princeffe, vous me fuyez? Mon dieu, non, lui dit-elle; courez «n peu plus yffe , vous m'arrêterez , & je vous ferai bien obligée : auffi voila ce que c'eft, condnua-t-elie avec humeur , d'être venus fe parler dans un jardin , comme fi on ne fe parloit pas mieux & plus furement dans une chambre bien fermée Cependant le roi couroit, mais le vent alloit plus Tïte, il étoit fi bien augmenté que la princeffe fut en un moment a 1'extrémité du jardin , & malhèureufement devant un faut-de-loup qui donnoit fur la campagne , elie le franchit comme un oifeau i h roi s'arrêta fur le bord , en difant plus d'une fois .• Ah, ah, & fuivft quelque tems des yeux la belle ■pHfane emportée dans la plaine , tantót en ligne droite,- tantöt en tournant. Bientöt il la perdit°dc V'mj Sr Ja cour & le peuple, accablés de ce mal-  et le Prince Souci. 167 heur , coururent dans la plaine , a pied & 3 cheval , pour fecourir leur princeffe , qui véritablement étoit en rifque, car le vent qui 1'emportoit, augmentoit a chaque inftant , & précédoit un orage époüvantable. Le roi, demeuré feul avec fa fuite, rentra dans le palais , faifant des rérlexions fur 1'extraordinaire légèreté de fa prétendue : il ne fut pas fi touché des inconvéniens d'une telle alliance, que frappé du ridicule d'avoir une femme qui prenok mieux le vent qu'un cerf-volant. Sans plus attendre , il détermina fon départ, il montoit a cheval au moment qu'on ramenoit la ptinceffe dans un carroffe : elie avoit été trouvée a deux lieues de 1'endroit d'oü elie étoit partie, mouillée jufqu'aux os,- & plaquée contre une meulle de foin qui fe trouva par bonheur fur fa route. Souci, prétextant la crainte de 1'incommoder & 1'envie de la laiffer fécher, lui fit faire des complimens, & partit. Mécontent de cette aventure , & ennuyé des mauvaifes plaifanteries qu'on faifoit fur 1'ambaffade , fur la princeffe & fur 1'entrevue ; dégouté d'ailleurs d'être environné d'une foule de gens qui fans, ceffe interprétoient toutes fes aélions , comme ii yn roi n'en pouvoit faire de fimples ou d'indiiférentes; il réfolut de voyager feul. Pour eet effet, il renvoya toute fa cour, & ne réferva qu'un écuyer , dont il fut féparé bientót après. Ces réflexions 5c ce gout pour la folitude ne Liv  i6S La Princesse Minon-Minette lui étoient pas venus fans infpiration; la fée Ave» line avoit des deffeins fur lui, auffi on allure qu'elle lui avoit foufflé ce projet dans 1'oreille , après avoir foufflé bien d'autres chofes; car elie avoit fait naltre 1'orage , & avoit commandé le vent qui avoit fi mal-mené la pauvre Diafane. Elie vouloit encore, ce qui étoit bien plus difficile, le rendre digne de la belle Minon - Minette qu'elle avoit élevée, ck qui méritoit, par fes charmes & fon efprit, depoufer le roi le plus accompli de 1'univers. Pour parvenir a fes fins, fachant qu'il n'y avoit pas le moindre fonds a faire fur la fée Girouette, ck connoiffant les bonnes difpofitions du beau Souci, qui n'avoient befoin que d'être cultivées, d'abord qu'il fut féparé de fa cour, elie égara fon écuyer , & le foir même , pendant qu'il dormoit dans une forêt, au pied d'un arbre , elie lui déroba fes armes ck fon cheval, perfuadée que dans une telle fituation il ne déclareroit pöint fa naiffance, qu'il chercheroit a plaire & a réuffir par lui-même , ck qu'enfin fi fon caraétère & fa figure, dégagés de toute parure ck de toute illufion , convenoient a Minon-Minette, qui n'étoit point dans la confidence, elie n'auroit plus qua travailler k une alliance fortable d'ailleurs. A fon réveil, le roi furpris & affligé du vol qui lui avoit été fait, chercha long-tems, mais inutiJement ce qu'il avoit perdu : le befoin de manger interrompit fes recherches, ck d fe mit en chemin  et le Prince Souci. 169 s'abandonnant au hafard. A-peine avolt-il fait quelques pas, qu'il rencontra Aveline fous la figure d'une petite vieille , chargée d'une bourrée énorme par fa groffeur. Elie ne fut pas long-tems fans fuccomber fous un tel poids ; il lui demanda fi elie ne s'étoit point fait de mal, elie lui répondit que non, & il paffa fon chemin. Et ma bourrée, lui cria-telie , oü eft donc la politeffe ? Vraiment, vraiment, vous êtes un jeune-homme bien élevé. Que favezvous donc .faire? Moi! rien , lui répondit-il. Je n'en doute pas, répliqua-t-elle, vous ne favez pas feulement charger une bourrée ; oh bien, approchez-vous., je fuis plus favante, moi, je vous la chargerai très-bien. Le roi rougit de ces reproches, dont il fentit en partie la vérité , & prit en effet la bourrée. Aveline , charmée de cette première épreuve, le fuivit toujours fous la figure de vieille, en lui parlant, tantot lui adreffant la parole, tantot fe parlant a elle-même , enfirt rognonant comme font prefque tous les vieillards. Je voudrois, ditelle , que tous les rois en euffent porté autant , feulement une fois, ils fauroient ce qu'il en coüte de peines pour chauffer leur four. Souci trouva dü bon-fens dans ce fouhait, & la compaffion pour les malheureux entra dès cé moment dans fon cceur. Mais oü ailons - nous comme cela , ma bonne ? Nous allons au chateau du démon blanc, fi vous n'avez rien a faire je vous y donnerai de 1'occu-  J70 La Princesse Minon-Minette pation. A quoi pouvez-vous m'occuper? reprit-il • fi c'eft a manger vous ferez fatisfaite. Vous me diiiez tout-a-l'heure que vous ne faviez rien faire; je vous ai cru d'abord , mais a-préfent je ne.vous crois plus : vous voyez qu'il n'y a qu'a fe préfenter * loccupation , vous commencez a être favant. Savantl dit-il, voila ma foi un beau favoir que de porter unebourrée. Vousnelefavezpas trop encore , point d'orgueil, s'ü vous plaït, interrompit la veille ' c'eft le commencement de vos études , tranquillifez' vous; vous vous occupez, vous foulagez la vieih leffe , vous êtes poli pour les femmes , & vous appellez -cela rien pour une première lecon ? Le roi, peu touché de ces éloges & de ces belles inftruèhons, étoit au moment, par impafience & par fatigue, de laiffer^la la bourrée, quand une jeune perfonne, plus belle que le plus beau jour, vêtue fuperbement & couverte de diamans , accourut k eux , en difant i Ma bonne mère , je venois au.devant de vous, pour vous aider fi vous étiez tropfatiguée. Voila un jeune"-homme, lui répondit la vieille, qui ne & fera pas prier pour vous céder la bourrée : vous voyez qu'on ne la peut porter deplusmauvaife grace. Voulez-vousme la remettre monfieur? lui dit-elle. Le roi, piqué -d'honneur ' n'eut garde d'accepter fes offres ,-& marcha plus legèrement, animé par la préfence de la princeffe, dont chaque inftant lui décöuvroit des graces & des  et le Prince Souci. 171 beautés. Mais furpris d'un événement dont il ne pouvoit arranger les liaifons , il voulut au moins , par une affez platte vanité , faire entendre qu'il n'étoit pas fait pour porter des bourrées : on voyoit aifément qu'il n'y étoit pas accoutumé. II paria du vol de fon cheval & de fes armes, il cita fes domeftiques, mais il n'ofa parler de fon royaume : fes foins furent inutiles, on ne faifoit pas femblant de 1'entendre. Ils arrivèrent enfin au chateau, dans lequel ils n'appercut qu'une très-belle maifon qui ne préfentoit rien de fingulier ; on lui montra 1'endroit oü il devoit pofer fa bourrée. Honteux d'avoir fait une pareille entrée dans cette maifon, £k craignant d'être reconnu, le roi fe feroit promptement éloigné , fi les charmes de la princeffe qui commencoient a faire leur effet, ne 1'euffent arrété. Minon-Minette, fans lui faire aucune honnêteté y étoit entrée dans la maifon , & la vieille de fon cóté s'étoit retirée dans une petite chambre au rezde-chauffée. Le prince, dcmeuré feul, abandonné k fes réflexions, étoit affez embarraffé de fa perfonne , quand un domeftique vint lui demantler s'il ne vouloit pas fe repofer dans le fallon; il le füivit & fe trouva dans une très-belle piece remplie de livres, d'inftrumens de mufique, de mafqucs ck d'habits de comédie. II fe placa dans un coin , ck fucceffivement il vit arriver différentes perfonnes de 1'un & de 1'autre fexe, qui feules, ou féparément, firent ufage de  xji La Princesse Minon-Minette ces différentes chofes •, fans lui rien dire , ck fe contentant de le faluer froidement. La belle MinonMinette parut enfuite, fuivie d'une compagnie d'autant plus agréable, qu'elle étoit compofée de gens qui tous avoient des talens, leur confervation étoit en cela plus agréable ; car , foit 1'attention a laquelle il a fallu fe foumettre pour les acquérir , foit les liaifons qui fe trouvent d'un art a 1'autre, il eft certain que les talens nourriffent 1'efprit, indépendamment de la reffource dont ils font euxmêmes. On ne fit aucune attention au roi, ck quand pn vmt dire qu'on avoit fervi, on fe paria bas; il remarqua qu'on 1'examinoit & qu'on balancoit li on le feroit mettre a table ; cette humiliation le piqua. Enfin on lui propofa une place peu diflinguée, la princeffe lui difant froidement : Monfieur, mettez-vous-la. Le diné fut agréable, chacun briïïa par fes agrémens; le roi voulut parler , queiques femmes relevèrent ce qu'il dit, ck firent queiques plaifanteries dont il fentit vivement la force. Mais a chaque inflant Minon-Minette faifoit plus d'impreffion fur fon cceur; il fentoit le ridicule de fa pofition , il ne favoit rien faire au milieu de tant de jeunes-gens doués de tous les talens agréables, 6k de tout 1'ufage brillant du monde. Quelle honté. pour lui , & quelle envie de tirer quelque chofe de fon propre fonds ! il y faifoit en-vain des efforts. Un roi n'a jamais parlé fans être écouté ck applaudi;  et le Prince Souci. 17.5 quelle différente fituation! Après le diné, la compagnie forma un concert délicieux , il convint en lui-mème , & rougit de fon ignorance. La veille il croyoit tout favoir, & le lendemain il vit clarrement qu'il ignoroit tout; 11 joignit a cette cruelle conviétion la timidité, la honte & Pembarras d'un homme qui devient amoureux, & qui n'eft point accueilli. II ne faut pas tant de motifs a un amant pour aller chercher la folitude; auffi defcendit - il dans les jardins, il y rêva , il y foupira, il y maudit fon fort , il y forma cent projets de départ & d'oubli, & finit par aller chercher la petite vieille, dans le deffein de s'inftruire, de lui faire des queftions, de fe mettre au fait ; du moins de parietde la belle Minon-Minette. II la trouva dans une falie baffe, qui filoit fa quenouille; il 1'aborda avec la politeffe & Pair intéreffé que donne l'amour qui croit avoir befoin de quelqu'un. Hé bien, lui dit la vieille , on ne reconnoït point mal ici le foin que vous avez pris de porter ma bourrée; on vous a fait diner a table : tous ces gens-la ont bien de 1'efprit, n'eft-il pas vrai ? Comment vous en êtesvous tiré ? Pas trop bien, répondit le roi ; mais Minon-Minette eft bien belle ; convenez , ma bonne mère que tous ceux qui 1'environnent font amoureux d'elle; peut-on la voir fans 1'aimer? Tant-pis pour eux, répliqua la vieille, car elie n'a jamais almé; elie a toujours défefpéré , rebuté ceux qui  J74 La Princesse Minon-Minette fe font attachés a fon char. Et c'eft pour cela interrompit le roi avec vivacité, qu'on a nommé fa maifon le chateau du démon blanc. Vous y voila reprit la veille. Tous mes rivaux, ajouta le roi, fans doute font princes , rois , ou hls de rois ? Non, il y en a dans le nombre qui ne font que de fimples particuliers, que leur mérite & leur efprit égalent aux fouverains, Voila les plus dangereux, s'écria le prince. Un roi, plus aimable que puiffant, pourfuivit la vieille, pourra feul Ia toucher. Vous me défefpérez, interrompit Souci; cependant j'aimerai, je me rendrai digne du cceur de la princeffe, je lui facrifierai tout mon amourpropre; rang, dignités,mes fentimens & mes attentions continuelles fauront réparer tout ce qui me manque. Dites-moi ce qu'elle aime. Les talens l a* mufent, reprit-elle, le naturel eft ce qui la touche 2 allez, retournez auprès d'elle, je vous fais gré de votre confidence. Que puis-je vous offrir , dit le roi, dans la fituation ou je fuis ? voulez-vous que demain j'aille chercher votre bourrée ? Votre offre me fuffit, lui répondit la vieille; prenez ce peloton, il vous fera quelque jour d'une grande utilité. A quoi peut me fervir un peloton de fil ? dit Ie roi en lui-même; cette bonne femme radote aflurément. La bonne Aveline ne fit pas femblant de lire fa penfée, & ajouta: Quand ce peloton n'aura plus de vertus, vos peines feront nnies. C'eft done  et le Prince Souci; Ie fil de ma vie? dit-il en le prenant. C'eft celui' du malheur de votre amour , ajouta-t-elle. II la quitta & revint dans la falie oii l'on alloit commencer une comédie. La belle Minon-Minette étala tous fes chatmes dans la jufteffe & la précifion de fes róles ; elie danfa comme elie chanta , c'efï-adire, a. mervéille. Le roi, charmé & enivré de fes talens, étoit outré de n'en point avoir, il envioit le bonheur de ceux qui, fur la fcène, lui difoient des chofes tendres ; a chaque inftant il étoit plus mécontent de lui-même. On foupa avec la joie & la gaieté que les talens fatisfaits produifent a leur fuite ; on fit queiques plaifanteries au roi, on lui demanda s'il ne vouloit pas déclarer ce qu'il favoit faire : Minon-Minette taxa fes refus de modeftie; un autre dit qu'il les examinoit pour les écrafer tous le lendemain par les talens qu'il fauroit leur découvrir. Le roi cependant étoit fur les épines, car les rieurs n'étoient ni ne pouvoient être pour lui; on peut affurer que jamais roi ne s'étoit trouvé a pareille féte. Enfin une dame fort agréable le pria de leur apprendre au moins fon nom; il lui répondit qu'il fe nommoit Souci. La femme qui lui avoit fait la queftion pourfuivit ainfi : Souci! en caufez-vous ? Non , dit-il, j'en éprouve. Cette réponfe auroit pu intéréffer pour lui; mais quand on a réfolu dans le monde de tomber fur quelqu'un, rien n'arrête, fur-tout quand. on croit ce quelqu'un plus foible.  '176' La Princesse Minon-Minette Ainfi on accabla le prince de plaifanteries , & fon nom fut 1'amufement du foupé. Le roi fut piqué, offenfé & déconcerté. Voir rire de fon nom eft une chofe que les gens du monde ne favent pas ordinairement foutenir ; 1'ironie ck la plaifanterie n'ont jamais entré dans 1'éducation des rois. Cependant , ménagé par la belle Minon-Minette , il lui fut plus aifé de prendre fur lui 6k de ne rien répondre; mas eet effort lui coüta beaucoup. Après qu'on eut bien ri , plus mécontent de lui-même peut-être que des autres, en fortant de table, emporté par un premier mouvement dont il ne fut pas le maitre, il partit, réfolu de fe guérir d'un amour dont il devoit efpérer fi peu , car les chagrins d'une paflion malheureufe éloignent de 1'éclat du monde, & conduifent a la folitude. La fée Grimace , qui avoit élevé le prince Fluet , confulta Girouette fur la princeffe qu'elle lui feroit époufer. Celle - ci, qui ne confultoit jamais fes livres pour fe conduire , lui dit qu'il n'y en avoit aucune qui fut préférable & la belle Minon-Minette; auffi Grimace réfolut de ne rien épargner pour la lui faire époufer. Elie arriva donc a la cour de cette beauté, oü elie fut recue comme une fée le devoit être par une autre fée auffi polie que la bonne Aveline. Elie n'avoit mené Minon-Minette a la campagne que pour lui faire juger du roi Souci avec plus de tranquillité, ck fur le prétexte de lui faire ^voir un petit- maitre  êt le Prince Soucr. t7y^ rriaïtre humilié : ainfi , d'abord qu'il eut pris fon parti, elles abandonnèrent le féjour du cbiteau , & vinrent reprendre dans la capitale leurs occupations ordinaires. Fluet fut préfenté , il étoit affez joli, mais fi délicat que le plus foible excès de danfe ou de chant 1'obligeoit a demeurer plufieurs jours! dans klit. II avoit des talens & des connoiffances, mais excepté la douce confidération qu'il avoit pour luwnême, tout étoit petit. Minon-Minette pröduifit fur fon coeur 1'effet ordinaire a fes charmes, mais fon difcernement reconnut dans fa plus jufte étendue le mérite de ce nouvel amant. L'amour mécontent s'anime .& s'irrite dans le cceur leplus foible. Le prince, peu fatisfait de la beauté qu'il aimoit, lui fit des reproches, & lui témoigna des regrets affez ordinaires, & qu'on n'auroit jamais imaginé capables de le mettre en danger & d'expofer fa petite perfonne facrée; cependant il s'échauffa fi fort, qu'il fut obligé de garder le Iit plus de quinze jours. Grimace éprouva les plus cruelles alarmes , elie ne döuta point de fa mort, ou de 1'altératiön de fon tempérament , & fe facha fi fort contre Aveline, qu'elle lui dit que fa belle éleve étoit une mijaurée, qui s'admiroit tout le jour, qui étoit charmée de fentir qu'elle étoit agréable, pour faire enrager 1'univers. Elie ajouta que cela méritoit punition , qu'une belle"" perfonne devoit plutót qu'un autre prendre fon parti pour laiffer les autres s'établir fans diftracïion; elie Tome VII. M  178 La Princesse Minon-Minette> 6nit par jurer par fa dent qu'elle ne feroit heureufë ni tranquille qu'elle n'eüt trouvé le pont fans arche , 6c 1'oifeau fans plume. La colère redoubla mille fois les grimaces dont fes plus fimples réflexions étoient ornées ; mais quand par fon art elie eut découvert l'amour de Minon-Minette pour le beau Souci, elie réfolu fon départ, méditant toutes fortes de vengeances. Aveline ne put foupconner fes mauvais deffeins. Les bons caraclères ne font pas méfians. Les grimaces de la fée déguifoient abfolument fes fentimens, de facon qu'elle la vit partir tranquillement 6c fans regret avec fon petit protégé. Cependant le roi Souci fe reprocha plus d'une fois fon départ, il fentit que les peines de 1'abfence font les plus cruelles. II eut la confolation dans fon malheur de retrouver fes armes 8c fon cheval; 1'un 8c 1'autre lui furent d'un grand fecours, 8c Aveline avoit fu le prévoir. . Après avoir traverfé plufieurs déferts, il arriva dans un pays habité raalheureufement pour la géographie. Les royaumes n'étoient connus en ce tems que par le nom de leurs rois, ainfi on ne fait pas aujourd'hui la véritable pofition des terres. A-peine étoit-il fur la frontière de ce pays, qu'il fut arrêté 8c conduit enchaïné comme un criminel a la capitale. Pour toute réponfe aux plaintes qu'il fit d'un procédé fi injufte, on lui répondit qu'il étoit dans les états du roi de Fer. Le prince Ie recut fur fon  Et lé Prince Soucr, 179 tröne noir, au milieu d'une cour en pleureufes 6k en deuil de tous fes parens qu'il avoit fait mourir. II lui dit : Jeune-homme, que viens-tu faire dans mon pays ? Le bafard m'y a conduit, lui répondit-il; fi j'échappe a tes cruautés, ton exemple ine fervira a traifer différemment mes fujets. Ah , ah , tu me parois bavard, s'écria ce roi féroce, je faurai t'occuper. Que fais-tu faire ? Je faurai te vaincre fi tu veux accepter le combat que je te préfente. Les hommes les plus durs en apparence ont toujours été les plus faciles a réduire & a modérer, quand on leur tient tête; alors fous les noms de raifon, de générofité ou de conviéhón, ils ont fouvent caché la foibleffe de leur cceur & la mollefle de leurs fentimens. Le roi, qui aimoit a jouer le redoutable , tout autant qu'a 1'être en effet, frémit a la feule propofition d'un combat fingulier , defcendit de fon tröne, lui tendit la main en lui difant: Je n'ai trouvé que toi qui fut digne de mon amitié. Tu es indigne de la mienne par ta barbarie, tu ne m'infpires que de 1'horreur , répondit le prince ; les rois doivent exemple , Ie filence de ma part auroit l'air d'une approbation. Cet emportement étoit un peu fort , on pourroit même le trouver déplacé, mais il femble que la jeuneffe doive néceffairement abufer pour apprendre a connoïtre la mefure des procédés. Cependant Ie roi de Fer s'écria: C'eft trop auffi m'infulter dans ma propre cour ; Mij  180 La Princesse Minon-Minette en attendant que je fache fi tu ne m'en impofes point, car tout le monde eft rempli d'aventuriers qui fe difent rois pour tromper le public, je faurai t'apprendre a parler : qu'on le mette dans le bijou ; c'eft le nom qu'il avoit donné a une prifon favorite dont il avoit arrangé ck ménagé toutes les horreurs. Elie n'avoit point affez d'étendue pour s'y coucher, elie n'étoit point affez élevée pour y demeurer debout , & cette petite chambre de fer étoit pendue a quatre groffes chaïnes dans un fallon voüté, oü l'on faifoit fucceffivement éprouver par art des froids rigoureux & des chaleurs infupportables : on ouvrit cent différentes ferrures pour y faire entrer Souci. Girouette, occupée de quelque nouvelle idéé , ne penfoit feulement pas a fon exiftence ; c'en étoit fait du malheureux Souci , fi Aveline , qui avoit obfervé fes démarches , ne lui eut fait entendre une voix dont le fon le charma , car il crat reconnoitre celle de MinonMinette, qui lui dit : Et le peloton? II le prit par foumiffion, fans favoir a quel ufage il le pourroit employer , il lia un«des barreaux de fa petite maifon de fer, ck fans aucun effort il le coupa en autant de morceaux qu'il voulut ; il répéta cette opération autant qu'elle lui fut néceffaire , il fortit du bijou ck fe trouva dans le fallon ; il vint enfuite faire la même manoeuvre a une fenêtre de cette piece., fur laquelle il monta , mais il apperciit a  et le Prince Soucr. 181 queiques toifes du fallon un grand mur fort élevé qui lui óta toute efpérance de liberté; il ne favoit quel parti prendre. A bout d' dées, réfolu de s'abandonner a toutes les cruautés du roi de Fer, il voulut au moins le priver d'un tréfor auffi confidérable que fon petit peloton; 8c comme ordinairement on s'adreffe au ciel pour remercier les abfens , il le jetta en 1'air en difant a la vieille : Je fuis plus malheureux que tu n'es puiffante, tiens, je te remercie. Le peloton fe devida, & par un bonheur, que la fée détermina fans doute , le bout du fil lui demeura dans la main, il fentit de la réfiftance; 8c jugeant que le peloton s'étoit arrêté quelque part, il aima mieux fe confier a la fragilité d'un fil qu'a la cruauté du roi. II étoit fi jeune 8c fi ingambe , qu'il fe trouva bientöt fort au-deffus du grand mur, en fe balancant il le franchit, & le fil le conduifit enfuite a terre, oü le peloton, qu'il eut grand foin de devider, le vint promptement retrouver; il le mit clans fa poche, 8c remerciant mille fois la généreufe vieille, il fortit de la ville. L'étonnement 8c la fureur du roi furent extrêmes, quand au point du jour il ne trouva point fon prifonnier dans le bijou; chaque examen redoubloit fa furprife; il fit tuer le gouverneur de la prifon avec tous les geoliers , & fit partir fes gardes , la garnifon de fa capitale , 5c même le peuple , avec ordre de lui ramener le prince mort ou vif, Mais avec le fecaurs Miij  i8z La Princesse Minon-Minette du peloton, il avoit paffe une rivière des plus larges & des plus rapides, & s'étoit jetté dans une «fté menfe forêt, qui Ie mit en peu de tems hors des états de ce roi barbare. Ces épreuves ne fuffifoient pas encore a Aveline pour 1'inftruêfion du beau Souci ; elie s'attachoit d'autant plus a Ie rendre un homme de mérite , que fa figure avoit fait impreffion fur le cceur de Ja belle Minon - Minette, & que loin de trouver plaifant de le voir dans fa première entrevue chargé d'une bourrée , elie en avoit été touchée , ainfi que de toutes les humiliations qu'il avoit fouffertes dans le chateau du démon blanc. Aveline vouloit la rendre heureufe par le mérite de fon amant ; perfuadée qu'un amour bien placé ne fauroit être trop violent , elie vouluf augmenter les fentimens qu'elle avoit reconnus , elie lui déclara donc la naiffance de celui qui la touchoit; & voulant re* doubler ces mêmes fentimens par la compaffion , elie lui contoit , fans oublier la moindre circonf* fqnce, tous les détails des peinps & des inquiétu-r des que foufTrpjt fon amant ; elie infiftoit prince palement fur le regret qu'il ayoit de 1'avoir quittée, êf fur la facon dont fon idéé étoit préfente a fon efprit : Minon-Minette la conjura cent fois de le fecourir. II a fon peloton, dit-elle, il faut l'accou* furner a chercher des reffources dans fon efprit, Mg?? il n'y penfe pas , reprit-elie ? fajtesr.Juj du;  et le Prince Souci. 183 moins entendre ma voix; ce fut en effet celle de Minon-Minette que la fée porta jufqu'a lui, 6c qui lui dit : Et le peloton ? Enfin la princeffe ne refpira qu'après que Souci eut paffe le fleuve , & qu'il n'eut plus a redouter le roi de Fer. Dès ce moment la princeffe réfolut de déclarer la guerre a ce roi cruel , 6c de joindre fes forces a celles de Souci, qui prendroit le commandement des deux armées. Cependant le prince étoit a pied, plus malheureux de fon amour que de fes autres infortunes. Aveline lui fit trouver des fruits dont elie augmenta la faveur & les fucs , pour le mettre en état de réfifter a une fatigue qu'elle croyoit néceffaire pour former fon tempérament. Minon-Minette trouvoit ce procédé un peu dur; auffi, après avoir rougi 6c éprouvé toutes les contrariétés que 1'efprit fait fouffrir a une jeune perfonne en écrivant une première lettre a fon amant, elie conjura la fée de la lui faire tenir. Ave'ine y confentit , 8c fans demander a la voir, e!le la fit tomber d'un arbre fur lequel il cherchoit fa fubliftance; il 1'ouvrit par une curiofité naturelle, 6c trouva qu'elle contenoit ces mots : Prince, efpére^ ; qui a pu échapper au roi de Fer, peut attendrir un démon blanc. Quelle joie pour un amant qu'une telle lettre I Elie lui étoit néceffaire pour foutenir la vie fatigante 8c retirée qu'il menoit, 6c fur-tout pour calmer les inquiétudes Miv  184 La Princesse Minon-Minette de fon amour. Enfin il arriva dans un pays plus ouvert , & fe trouva dans une prairie de la plus grande beauté; elie étoit terminée par des rochers couverts de mouffe , qui fonnoient un admirable point-de-vue ; on diflinguoit queiques ouvertures au midi devant lefquelles il appercut plufieurs perfonnes de P„n & de 1'autre fexe, marehant Jm_ cement , ou pofées dans des attitudes tranquilles. 11 en approcha, & trouva des vieillards qui 1'aceueillirent & lui ofTrirent leurs fecours. Surpris d'en yoir un fi grand nombre, il apprit qu'il étoit arrivé a Ia caverne de la vieillefiè. Cette divinité trifte ■imiS la PIus defirée & a laquelle on offre plus dé voeuX avoit fait choix , pour demeurer auprès delle, des plus anciens du monde, mais auffi des Plus aimables. Peu conteurs, & de bonne-foi fur leur vie paffée , ils avoient acquis Ia folidité du jugement fans rien perdre de leur gaieté naturelleune attention, une marqué d'amitié de la jeunefle les eharmoit , ils Paimoient & s'y intéreffoient par-conféquent un feul procédé flatteur lui attiroit les bons confeils qu'elle pouvoit defirer. La fatisfeéhon d'avoir bien vécu étoit leur jouiffanoe & la condamnation de ce qu'ils avoient eux - mêmes pmtiqué étoit la reffource de leur indulgence; en »n mot, les paffions éteintes les mettoient en'état de n'être plus que de bons livres qui réuniffoient un agréable eXpQfé , & me mion féduifante è  et le Prince Souci. 185 Pavantage de répondre aux objecYions. Leur genre de vie étoit réglé , & quoique , pour ainfi dire , ils vécuffent du paffé , ils jouiflbient encore du préfent : malgré la température de la caverne qu'ils habitoient , ils venoient encore jouir des faveurs d'un aftre qu'on admire dans tous les tems , 8c qu'on goüte fur la fin d'un age qui reffent fon éloignement , fon retour , fon abfence , enfin toutes fes influences. La vieilleffe paroiffoit fur un tröne antique pret a s'écrouler, 8c qui rappelloit 1'ancienneté des tems; il étoit long & peu élevé , pour éviter la fatigue d'y monter; il étoit orné d'un lit pour le rendre fupportable a une fouveraine auffi décrépite. Mais a tous momens importunée par les demandes & les prières de tous ceux qui vouloient obtenir fes bontés, 011 la continuation de fes faveurs, ces dernières étoient les plus vives 8c les plus ardentes; elie en tiroit vanité , paree qu'ils ne lui demandoient que ce qu'ils connoiffoient. Mais elie avoit tant vu périr d'humains, qu'elle étoit peu fenfible aux follicitations; femblable aux autres fouverains, on peut dire qu'elle n'aimoit rien. Un nombre infini de chemins conduifoient a fon empire ; ceux de la valeur, de la rieheffe 8c de Poifiveté étoient peu battus , mais en général tous ces chemins étoient traverfés & interrompus par les vices, les débauches, les folies 8c les erreurs; la jeuneffe les voyoit  tS6 La Princesse Minon-Minette de fi loin, qu'elle ignoroit leur exiftence; le hafard les avoit préfentés a prefque tous ceux qui les avoient fuivis , & fouvent les précautions en avoient écarté ceux qui de bonne heure s'étoient flattés de les rencontrer. Le roi profita du féjour qu'il fit avec eux, & de leur amitié, pour fe cdrriger de mille défauts qu'il avoit regardés jufquesli comme des perfedtions. Quels fecours en effet un bon efprit ne peut-il pas tirer de ces livres vivans , quand ils joignent , comme ceux - ei , la douceur a 1'expérience 1 Le roi fentit & connut tout ce qu'ils valoient , il profita de leurs vieux talens : ils avoient le plaifir de les voir exécutés par un jeune prince qui dévoroit leurs lecons pour fe rendre digne de ce qu'il aimoit, & qui n'étoit occupé que des moyens de leur plaire & de reconnoitre par fes procédés les obligations qu'il leur avoit. Cependant plufieurs fois dans le jour il effayoit fon peloton, mais il retomboit toujours & ne s'attachoit point en 1'air, car il n'avoit point encore acquis le degré de perfection & d'agrément qui devoit le rendre digne de la belle Minon-Minette. Les nouvelles qu'il en recevoit affez fréquemment adouciffoient un peu les rigueurs de cette longue abfènce. II trouvoit écrit, tantöt fur un rocher, tantöt fur 1'écorce d'un arbre, ou fur une fleur : Elk fe porte bkn , elk vous aime, elk voudroit vous voir , votre abfence tennuie; & c'eft depuis ce tems que  et le Prince Souci. 187 Pon dit que tout parle aux amans dans la nature. Devenu plus hardi par ces témoignages flatteurs , il fit des réponfes, dans lefquelles il témoigna tout Pexcès de fon amour. II augura bien de fes premières lettres, car les ayant pofées fous des fleurs, il ne les trouva plus queiques momens après, & bientöt il requt des réponfes qu'il ne put attribuer qua 1'objet de tous fes vceux , & dont il ne put remercier que la même vieille qui lui avoit fait pré» fent de 1'admirable peloton, Cependant les préparatifs de la guerre que MinonMinette avoit réfolue de déclarer au roi de Fer, ne purent fe faire avec affez de fecret , & Grimace en fut inflruite; elie étoit encore moins amie de ce prince que piquée contre Minon-Minette, Aveline avoit jufqu'ici paré queiques - unes de fes mauvaifes intentions ; enfin la princeffe réfolue de fe mettre a la tête de fon armée , pour s'aceoutumer a la fatigue, voulut monter a cheval tous les jours & aller a la chaffe. Aveline approuva fon deffein , en lui recommandant expreffément de ne jamais fortir de fes états fi elie n'étoit avec elie. La princeffe lui promit d'y faire attention; mais un jour qu'elle étoit montée fur fa belle haquenée blanche , occupée des idéés tendres que lui donnoit une lettre qu'elle avoit reque de Souci, peu favante d'ailleurs fur les frontières de fon état, tout d'un coup elie appercut 3 queiques pas d'elle une mai-  iS8 La Princesse Minon-Minette fon feuille-morte, dont la vue lui fot d'un mauvais augure; fe fouvenant alors des confeils d'Aveline, elie voulut tourner la bride de fa haquenée, mais elie étoit demeurée immobile. La princeffe fentit enfuite qu'une force fupérieure la mettoit a terre, fes efforts furent inutiles ; elie voulut prendre la fuite, mais elie trouva de tous cötés une réfiftance qu'elle ne put furmonter, & qui la forca de prendre le chemin de la maifon feuille-morte. A-peine étoit-elle auprès de la porte que Grimace, parut. Vous voila donc a la fin , belle Minon-Minette , il y a long-tems que je vous guette, & que mon trébuchet vous attend; venez-ici, ma mignone, ah , je vous apprendrai a vouloir faire la guerre a mes amis, les chofes ne fe pafferont pas a votre fantaifie; vous lui demanderez pardon a genoüx, a ce roi, & pour obtenir la paix, vous le prierez de vous faire 1'honneur de vous époufer : en attendant, fervez-moi, s'il vous plaït. La princeffe fut réduite, pour ce foir-la, aux plus bas emplois du ménage ; du pain noir fut fon unique foupé, & un peu de paille fut le lit qu'on lui préfenta. Le lendemain , fur le midi , pour 1'expofer a la plus grande chaleur du jour, on 1'envoya garder les dindons de la fée. Elie auroit trop fouffert dans une telle occupation , fon teint en auroit été du moins altéré , fi par le plus grand bonheur elie n'avoit trouvé dans la campagne un éventail; ce  et le Prince Souci. 189 meuble manquoit a tout le ridicule d'une gardeufe de dindons , qui d'ailleurs avoit des habits magnifiques. Elie ne fut pas auffi frappée de la fingularité de la découverte , qu'elle fut touchée de fon utilité : en effet, 1'éventail lui fut non-feulement d'un grand fecours, mais il lui caufa la plus grande joie; car en Pouvrant, elie y trouva une. lettre de fon amant, alors elie reffentit la protection de la fée. L'amour & 1'amitié fatisfaits a la fois fe réunirent pour lui donner de 1'efpérance & la foulager dans fes peines. Mais le foulagement eft bien court & bien rare quand on eft foumis a des gens injuftes. Grimace , étonnée de voir qu'après plufieurs jours du plus grand foleil, la princeffe confervoit 1'éclat de fon teint fans la plus foible altération, examina toutes fes' afbons, & furprife de lui voir un éventail, elie voulut 1'en priver; mais il lui étoit moins utile encore que cher a fon cceur. Donnez-moi eet éventail, lui dit-elle en fureur. Vous m'óterez plutöt la vie , lui répondit la princeffe ; & ne fachant comment fe garantir de la violence a laquelle Grimace fe difpofoit, elie le mit fous fes deux pieds, il y fut a-peine , qui 1'enleva. Grimace frémit de 1'infulte que l'on faifoit a fon autorité , mais le pouvoir d'Aveline devint fupérieur au hen a caufe de la droiture de fes intentions. Pendant que cette mé» chante fée éprouvoit une colère impuiffante , Minon»  i*al. ipj étoit redoutable , car il avoit quatre céi 'les fórtes avec un nombre infini de palais & de jai dins royaux. Ce prince étoit fi bon & fi jufie, qu'on trouve • dans les annales d'Égypte un événement de fon regne, qui donne une idéé de fon caraètère. Un jeune-homme nommé Ahmenttevail , dont la beauté étoit raviffante, & peu capable, a caufe du vin qu'il avoit bu, de fentir les conféquences de ce qu'il faifoit , fe purifia dans un canal qui lavoit le pied d'un des palais du roi; une des plus belles efclaves de ce prince 1'appercut, & fa beauté fit une telle impreffion fur fon cceur , qu'elle lui jetta une pomme. Ahmenttevail la ramaffa & fut a fon tour frappé de 1'éclat des charmes les nlus piquans. Son vifage auffi brillant que le foleil, le brüla dans le moment au milieu des eaux. Elie lui demanda fon nom & le lieu de fa demeure , il fatisfit fa curiofité; & quand elie lui eut a fon tour appris qu'elle fe nommoit Aziz , elie fe retira. Queiques jours après , la belle Aziz lui fit favoir par un eunuque le tems & le lieu qu'elle avoit choifi pour le voir; il vola plus promptement au rendezvous que le faucon ne fend les airs, & fon empreflement fut payé par des plaifirs impoffibles a décrire. Leur commerce fut quelque tems fecret. Le roi demanda un jour a fes courtifans, quel étoit le mêt qui leur paroiffoit le plus exquis, il y Tome VU. N  IQ4 HlSTOIRE en eut un qui 1'affura que des petits oifeaux cuits avec du fucre , du poivre du gérofle , du piment, du faffran avec de 1'huile d'amande douce, étoit la meilleure chofe qu'on püt manger. Le roi, furpris de ce mélange , parut douter de fa bonté. Le courtifan courut chez lui faire le ragout qu'il avoit annoncé, & le porta au roi, qui le trouva fi bon qu'il en envoya une partie a la belle Aziz; celle-ci de fon cöté le partagea avec Ahmenttevail , & celui - ci pwa un de fes amis d'en venir manger avec lui. Mais fj fut bien étonné de trouver , dans le corps d'un 'de ces petits oifeaux, un diamant magnifique. Ce faux ami , né jaloux du bonheur de tous les autres hommes, fe douta de la vérité , & rendit compte au roi & du ragout & du diamant, jugeant aifément que lui feul pouvoit être intéreffé a cette aventure, & qu'il reconnoitroit 1'efclave qui le trahiffoit. Ce rapport fit tout feffet que ce mechant homme avoit prévu , & le roi ordonna qu'on amenat Ahmenttevail en fa préfence. En arrivant devant le tröne, il appercut la belle Aziz, debout & dans Pabattement de la plus grande douleur. Le roi , après avoir fait retirer tout le monde , fe tourna du cöté de fon efclave , & lui dit : Tu es bien ingrate , quelle raifon a pu t'engager a me trahir ? Quoi! les égards que j'ai eus pour toi, les préférences que je t'ai accordées, &f,les bienfaits dont je t'ai^comblée  DE BeDIHULDGÈMAL, Ï95 n'ont pu toucher ton cceur! Comment, du moinst n'as-tu pas redoute mon courroux ? Prince, lui répondit la belle Aziz, deux chofes m'ont fait manquer a mon devoir, le deftin le vouloit ainfi, & l'amour s'eft emparé de mon cceur; en eet étatj je 1'avoue , j'ai oublié vos bienfaits, & je n'ai point redoute votre courroux, un cceur rempli d'amour connoït-il quelque danger ? Je fuis coupable , puniffez-moi, je le mérite, depuis long-tems je fuis préparée a votre vengeance. Cette réponfe & ce mépris de la mort étonnèrent le roi Hafm; il réfléchit quelque tems , & s'adreffant a Ahmenttevail, il lui demanda d'ou il étoit. Je fuis de votre capitale, lui répondit-il. Tu n'ignores donc pas qui je fuis ? continua le prince ; qui peut t'avoir rendu affez téméraire pour aimer une de mes femmes ? Je connois , reprit Ahmenttevail , la grandeur de ma faute, je conviens que la cruauté que tu dois exercer fur moi, eft légitime, mais j 'ai concu pour ton efclave la plus violente paffion, elie a répondu a mes vceux, je n'ai plus rien a defirer dans ce monde, je m'attends a fouffrir les plus grands fupplices; mais je mourrai content, puifque j'ai poffédé un fi grand bien. Le roi fut interdit de cette répomfe , il ordonna cependant qu'on lui amenat 1'eunuque qui avoit favorifé la belle Aziz; malheureux! lui dit-il, a qui j'avois confié mon honneur 6c la garde de celle que j'aimois le plus, pourquoi Nij  IQÖ HlSTOIRE m'as-tu trahi ? Elie m'a gagné par fes préfens, lui répondit-il, y a-t-il quelqu'un que les richeffes ne puiffent corrompre ? Hafm alors ordonna que l'on fit venir le faux ami d'Ahmenttevail, il lui repro» cha d'avoir trahi 1'amitié, ck d'avoir rendu fa honte publique , & donna ordre qu'on le conduisit au fupplice, & fe tournant enfuite vers les trois coupables, je vous pardonne, leur dit-il, a caufe de votre fincérité , je donne la liberté a 1'eunuque ^ ck la belle Aziz a Ahmenttevail. II accompagna cette belle aclion d'un riche préfent qui fit la fortune de ces heureux amans qu'un mariage unit a jamais. Un prince auffi généreux fur les propres fentimens de fon cceur , ck qui favoit autant vaincre fes paffions, rendoit fes fujets heureux, & n'avoit d'autre chagrin fur le tröne que celui d'avoir perdu tous fes enfans, que la mort lui avoit enlevés. Après avoir réfléchi fur la rapidité du tems qu'il avoit déja vécu , ck s'être bien convaincu qu'il ne pouvoit plus efpérer de fucceffeur , il forma la réfolution d'abandonner les affaires de fon royaume , & de fe retirer dans un endroit écarté de fon palais; il fe couvrit de mauvais habits , mit fur fa tête un vieux bonnet , ck défendit, fur peine de la vie, qu'on le vint interrompre pendant les premiers quarante jours qu'il vouloit paffer dans la folitude, & dans le recueillement de la prière. Cette conduite étonna tout le monde, ck le peuple commencant  de BedIHULDGEMAL; 197 k murmurer, trois de fes grands vifirs, du nombre defquels étoit Edrenouck , pour lequel il avoit le plus ii L rés , réfolurent de s'expofer k toute la févérité du roi, plutöt que de lui laiffer ignorer le danger que fa retraite lui faifoit courir. Ils forcèrent la garde des eunuques , & par vinrent jufqu'a Ia retraite du roi, qu'ils trouvèrent en prières. Prince, lui dirent - ils en fe profternant k fes pieds , nous vous apportons nos têtes, nous défobéiffons k vos ordres facrés , que ne méritons - nous pas ? mais auffi que ne devons-nous pas faire pour fauver des jours auffi précieux que les vötres ? quelle réflexion , quelle crainte doit empêcher vos vifirs de vous inftruire de ce qui fe paffe? Sachez donc que vos peuples font prêts k fe foulever, & que vos années font au moment de fe révolter. Hafm les regarda d'abord avec étonnement , enfuite avec bonté , il les fit relever, & leur dit : Vous vous avouez coupables, je vous pardonne votre témérité; mais, que m'importe que mon royaume me foit enlevé, il y a trop long-tems que je regne ; de quoi me fert la foumiffion de tant de peuples, fi je n'ai point d'enfans qui puiffent hériter de mes états ? Seigneur, lui dirent alors les Vifirs, votre humilité devant le feigneur eft un devoir dont vous pouvez vous acquitter fur le tröne, & qui lui fera d'autant plus fenfible, qu'il eft plus rare k la place oü vous êtes; mais fongez qu'il n'eft point de retraite Niij  ï0# Histoire paifible pour un roi qui a régné , comme vous ; trop bien & trop long-tems; tout ufurpateur doit le priver de la vie en lui arrachant la couronne. Croyez-nous donc , ne défefpérez pas des bontés du tout-puiffant, régnez & gouvernez votre royaume auffi fagement que vous avez fait jufqu'ici. Le roi qui commeneoit a être frappé de leurs raifons, acheva de fe déterminer, par les aftrologues qu'ils fenvoyèrent chercher, & qui affurèrent le roi qu'il auroit un enfant, mais que ce ne pouvoit être qu'avec Ia princeffe Cathan, fille de Heumr, roi de 1'Arabie heureufe. Le roi avalant a longs-traits le miel de 1'efpérance , oublia toutes- les réfolutions qu'il avoit formées , fit aux aftrologues & a fes trois vifirs des préfens dignes de fa grandeur, & donna tous les ordres néceffaires pour faire partir inceffamment Edrenouk pour aller demander la belle Cathan. II voulut le faire paroitre en Arabie avec un éclat qui répondit a fa grandeur; il fit tirer de fon tréfor la charge de cinquante chevaux , des plus belles étoffes de toile d'or; il choifit cent efclaves, les plus beaux des deux fexes, qu'il chargea chacun d'une bourfe qu'ils devoient préfenter au roi Heumr, avec un beau collier de perles, & fept diamans qui brilloient la nuit, pour être offerts u la princeffe. Ces magnificences ne lui paroiffant point encore fuffifantes, il fit prendre dans fes écuries sïnq eens «le fes plus beaux chevaux , parmi lefquels  de Bedihuldgemal; 199 il y en avoit cent d'Arabie, il les fit couvrir de harnois d'or maflif ornés de pierreries. Cette magni*fique ambaffude étoit fi nbmbrewe rivant fur les frontières de i'Arabie heureufe, elie épouvanta tous les peuples, Le roi Heumr lui - même fut alarmé des récits qu'on lui en fit, on 1'affuroit qu'une armee formidable d'Egyptiens venoit fondre fur fes états; il envoya, pour s'inflruire de la vérité, un officier de fa garde, qui fut recu avec toute la magnificence poffible, & renvoyé chargé de préfens par Edrenouck, qui fut accueilli & ne requt que des fêtes & des acclamations de tous les peuples jufqu'a la ville capitale, auprès de laquelle il établit fon camp. L'ambaffadeur ëut promptement audience , & préfenta la lettre de fon maitre. Voici ce qu'elle contenoit: Lettre cTHafm , roi d'Ègypte , a Heumr , roi de tArabie heureuje. « Ma gloire eft obfcurcie, il manque quelque »> chofe a mon bonheur, & le grand prophete ne » mé promet tout ce que je defire , qu'en obte» nant 1'alliance du grand & a jamais célebre » Heumr , roi de la fuperbe Arabie heureufe. yf Edrenouck mon premier vifir vous témoignera, w feigneur , que la princeffe Cathan eft la houri » la plus précieufe de mon bonheur. » Niv  üoo ( Histoire Le roi de 1'Arabie porta la lettre a fon front; & recut les préfens qu'Edrenouck lui préfenta , avec la véne'ration qu'ils méritoient , 6c lui répondit : J'obéirai aü commandement du roi votre maitre. II fit revêtir rambaffadeur d'une magnifique pelilfe, ïe fit manger a fes cotés, & lui rit fervir tout ce que 1'Arabie avoit de plus rare. Edrenouck fut toujours logé clans le palais , 6c traité avec une magnificence fans égale, pendant que le roi Heumr fit préparer des préfens plus magnifiques que ceux qu'il avoit reeus> Et voici la réponfe qu'il fit au roi d'Egypte, Lettre d'Heumr, roi de tJrakie heureufe, a Hafm, roi de t''Egypte, « Si j'avois cent filles plus belles les unes que H les autres, vous feriez le maitre de choifir; je » n'en ai qu'une , je vous 1'envoie , fouverain » feigneur, difpofez-en comme vous pouvez faire » de tout ce que le grand dieu m'a donné. » ^11 remit a Edrenouck la dot de fa fille, qui conflftoit en fept eens éléphans chargés des plus belles étoffes de Bengialé, de Kiambaï, & d'un nombre infini de raretés donc oti ne | -avoit effimer la valeur. L'équipage de fi fille étoit fuperbe, il y joignit des efclaves faijs nombre, 6c Ie vifir Edrenouck arriva  de Bedihulbgemal; 2.01 fans aucun accident fur les frontières d'Egypte. Hafm envoya au - devant de la belle princeffe d'Arabie tous les feigneurs de la cour, pour 1'accompagner jufqu'a fon palais. Ce bon prince fut enchanté en la voyant, & fon cceur ému reffentit tous les feux de l'amour, & quelques-uns de fa jeuneffe ; il 1'époufa le jour même de fon arrivée. Bientöt elie devint groffe, & malgré toutes les inquiétudes que reffent un vieux mari pendant la groffeffe de fa femme , la reine mit au monde un fris. Cet événement penfa couter la vie au roi i tant fa joie fut immodérée; les fêtes, les préfens, en un mot, les tréfors de 1'Égypte ouverts furent les moindres preuves du contentement parfait que le roi reffentoit de cette faveur du ciel. Cependant le hafard voulut que le même jour il naquit un fils au vifir Edrenouck. Le roi fit mettre ce grand miniftre a fa table , & lui dit après le repas : Faites apporter votre fils dans mon palais, Je veux confier la nourriture du mien a votre femme, je donnerai le votre a la mienne, & quand mon fils fera roi, fon frère de lait deviendra fon vifir. La volonté du roi fut exécutée, fon fils fut nommé Seifulmulouk, & celui du vifir, Saïd. Les aftrologues qu'on avoit fait affembler pour affifter a la naiffance du prince , tirèrent fon horofcope , & trouvèrent que les premières années de fa jeuneffe feroient remplies d'aventures facheufes  102 HiSTOIRe ck extraordinaires. L'idée de ces malheurs troubla le roi pendant queiques momens, mais la joïe d'avoir un fils, qu'il deliroit depuis fi long-tems, lui perfuada que les aftrologues pouvoient fe trom'per; car la confiance ou la méfiance qu'on a dans les fuperftitions , dépendent beaucoup de la fituation du cceur. Seifhlmulouk ck Saïd furent élevés dans le palais avec tous les foins que peuvent prendre de tendres mères, qui s'aimant mutuellement, infpirèrent a leurs enfans dès le berceau la plus tendre amitié. Ils vécurent dans le férail jufqu'a 1'age de fept ans, alors on les en fit fortir pour apprendre toutes les fciences, tous les jeux ck tous les exercices. Quand la raifon eut diffipé en eux les ténebres de 1'enfance , le roi'fe plaifoit a leur entretien ; il étoit prefque toujours avec eux, & lorfqu'il pouvoit fe déterminer a ne pas regarder Seifulmulouk, ce n'étoit que pour voir Saïd. Ce jeune-homme méntoit d'auffi tendres fentimens; il étoit fi bien-né , il témoignoit tant d'attachement pour celui qui devoit être fon maitre , que malgré 1'amitié dont le prince lui donnoit des preuves, il ne fortoit jamais de la foumiffion & du' refpeét qui lui convenoit. Seifulmulouk avoit de fon cöté toutes les perfecrions que peut donner un heureux naturel joint a 3'éducation la plus complette; mais 1'amitié qu'il avoit pour Saïd en étoit & la preuve ck Ie triomphe.  DE BeDIHULDGEMAL; ioj' Le prince Seifulmulouk avoit a-peine dix-huit ans , „que le roi qui n'étoit occupé que des préfens qu'il pouvoit lui faire, fe fouvint d'un vieux coffre qu'il avoit fait mettre autrefois dans fon tréfor. II en fit la defcription a fon tréforier , lui donna ordre de 1'apporter; il fut obéi, & dit au prince: Emportez-le, il renferme des chofes que l'on m'a dit être très-précieufes, il y en a même quelquesunes qui doivent avoir appartenu au prophete Salomon. Le prince de retour dans fon appartement , en fit 1'ouverture , ck trouva qu'il renfermoit des étoflës d'or , des vafes , & des baffins du même métal, avec une bague de la plus grande beauté, fur laquelle il y avoit des caraftères hébraïques gravés, & qu'il trouva jufte a fon doigt. II étoit feul quand il examina les richeffes de ce coffre, ainfi Saïd ne put favoir 1'effet que produifit fur fon cceur un portrait qu'il trouva clans le fonds de ce coffre. D'abord qu'il 1'eut confidéré, il avala le poifon fubtil de la plus violente paffion, il tomba dans une mélancolie dont le roi & toute la cour furent bientöt extrêmement inquiets \ la folitude fuffifoit a fon cceur, & Saïd, ce cher ami qui couchoit toujours avec le prince, fut un jour bien étonné de ne Se point trouver a fes cötés en s'éveillantfon ine. i'étüifë fut d'autant plus forte, qu'il étoit alarmé du .-t-que le prince lui faifoit de fa mélancolie. II fê' leva plein d'inquiétude, &  i04 H I S T O I R E trouva le prince dans fon cabinet, baigné de larmes; ü lui fit les plus tendres inftances pour obtenir fa confidence, mais elles furent inutiles. Gependam, le changement arrivé dans 1'humeur du prince faifoit d'autant plus craindre pour fa fanté qu'elle comineneoit i paroitre altérée. Le roi s'éerioit a tous les mfians.-La prédiöion des devins commenceroit-elle a fe vérifier? Mais qu'a-t-il, que peutJ avoir ee fils fi cher? Car il ne répondoit rien i toutes .es queftions qu'on lui faifoit , il paroiffoit tneme qu elles ne lui caufoient que de 1'importunite Dans ce cruel état, le roi fit affembler fon confeil fur cette importante affaire ; il fut réfolu quon ordonneroit des prières publiques, & qu'on ^ttacheroit fur le prince quantité de paffages de lalcoran. Ces remedes, quoique très-bons & trèsufites n'ayant apporté aucun foulagement, on affembla les plus eélebres, médecins, qui eonvinrent imammement que le mal n'avoit que la mélancolie pour principe., & que k danger du prince étoit d autant plus grand que la médecine n'avoit point de remede pour cette ■ incommodité. Enfin le pnnce paroiffant en danger de fa vie, tous les grands du royaume s'affemblèrent, & eonvinrent que Saïd demanderoit au prince , avec de nouvelles inftances, le fujet de fon chagrin; ajoutant que s'il ne pouvoit obtenir eet aveu , il falloit qu'il fit femWant de fe tuer. Le roi approuva eet avis. Saïd., après  DE BEDIHÜLDGEMAL. 20^ avoir renouvellé inutilement fes inftances auprès de Seifulmulouk, lui dit enfin : Quoi, feigneur! vous m'aimez , vous croyez que les fentimens de 1'amitié vous font connus, ck vous pouvez refufer d'inftruire un ami qui peut au moins vous foulager dans votre peine fi vous daignez lui en faire confidence! non, s'écria-t-il, je ne le vois que trop, ck je ne voulois pas me le perfuader, 1'amitié n'eft pas faite pour les princes; je veux me punir de 1'avoir reffentie pour vous, & d'être ainfi la dupe de mon cceur. A ces mots, il tira fon poignard; il étoit li véritablement touché, que 1'hiftoire afTure qu'il fe feroit en effet percé fi le prince ne fe fut jetté fur lui avec tranfport, & ne lui avoit faifi le bras. Cher Saïd, n'attentez pas fur vos jours , s'écriat-il , que deviendrois-je fi je vous perdois ? Vous ferez fatisfait. Son vifage alors fe couvrit d'une rougeur qui dénotoit 1'embarras de fon cceur. Mais comment avouer , reprit-il , un fentiment qui me fera perdre votre eftime & celle de tous les gens fenfés ! Regardez le fujet du trouble de mon'cceur, lui dit-il en lui montrant le fatal portrait. Saïd applaudit a fon choix, flatta fa paffion, & lui dit: II n'y a point de princeffe, il n'y a point de femme dans 1'univers, que l'on puiffe refufer au prince de 1'Égypte. Mais elie m'eft inconnue, reprit Seifulmulouk , je ne connois que fon portrait, il y a peut-être cent ans que cette beauté n'exifte plus,  206 HlSTOIRE jugez de ma honte & de ma douleur. Saïd comprit alors le myftère de la conduite du prince, & prévoyant tout 1'embarras que cette trifte avenrure alloit lui caufer, il examina avec une extreme attention la boete qui renfermoit cette divine peinture ; au milieu des fleurs 8c des ornemens qui entrelacoient les pierres précieufes dont il étoit orné , il découvrit queiques caraétères; car fi l'on a vanté les yeux de l'amour , l'on peut avec autant de vérité célébrer ceux de 1'amitié. Saïd, bien convaincu d'avoir reconnu des caraélères, fe perfuada qu'il en pourroit avoir 1'explication; après bien des recherches , il trouva un favant retiré dans une montagne auprès de Memphis , qui lui dit : Ces caraétères apprennent que c'eft le véritable portrait de Bedihuldgemal, fille du roi d'Irem. Saïd avoit cependant averti le roi Hafm de tout ce qui s'étoit paffé , ck la meilleure fanté du prince avoit indiqué le foulagement que fon ami lui procuroit. II lui fit part enfuite de la découverte qu'il avoit faite du nom 6c du pays de la princeffe. Oü la trouver ? s'écria le prince avec douleur; qui fait fi elie refpire encore ? peut-être n'a-t-elle jamais exifté; il fe peut faire encore qu'elle foit un efprit, j'ai quelque idéé d'en avoir entendu parler fur ce ton; jamais elie ne voudra de mon fils. Fatal portrait! continua-til, comment s'eft-il trouvé dans-ce coffre? je me fouviens qu'un fage , peu de tems après la naifi.  DE BeDIHÜLDGEMAI. 2,07 fance de mon malheureux fils , pour reconnoïtre quelque plaifir que je lui avois fait, m'en fit préfent comme d'une chofe fingulière , & qu'il me recommanda de le garder avec foin. Que feronsnous , mon cher Saïd ? .... II lui répondit : Je flatterai toujours fa paffion , en lui promettant d'envoyer de tous les cötés du monde pour apprendre des nouvelles de cette princelfe , peut - être vous en faurez en effet , peut-être auffi que dans eet ïntervalle le prince fe guérira d'une paffion auffi légèrement fondée. Le roi Hafm approuva ce confeil , ck fit partir deux eens perfonnes diftinguées pour aller a la recherche de Bedihuldgemal. Cette démarche produifit quelque calme dans 1'efprit du prince , il promit en fon particulier un chameau chargé d'or, & des honneurs fans nombre a celui qui lui en apporteroit des nouvelles. Le vifir Edrenouck, fenfible a 1'état oü l'amour du prince réduifoit le roi, ck plus fenfible encore aux malheurs inévitables, fi 1'Égypte perdoit Seifulmulouk , voulut effayer de ramener fon efprit par des exemples convaincants. II lui fit demander audience , 8c le pria d'écouter le récit d'une hiftoire arrivée au prince de Koraffan. Seifulmulouk y confentit par politeffe, 8r le vifir prit ainfi la parole ;  HlSTOIRE H I S T O I R E D E NAZ~EAYIAR9 GOUVERNEUR DE BABYLONE, E T D'UN PRINCE DU KORASSAN. II y avoit dans le Koraffan un roi prudent & ëclairé , dont le fils fe diftinguoit par une fageffe confommée. Ce prince appercut un jour , en revenant de la chaffe , beaucoup de monde affemblé dans une des places de la ville; il en demanda la raifon, & il apprit que ceux qui fe préparoient a partir pour la Mecque, attiroient la curiofité du peuple en attendant la grande caravane qui devoit paffer inceffamment. Ce récit réveillant dans fon cceur le faint defir qu'il avoit toujours confervé de faire un voyage recommandé par la loi , il pria fur-le-champ le roi fon père de trouver bon qu'il fe  DE BEDIHULDGEMAL. 209 fe joigriït a la caravane. Cette propofition lui caufa la plus vive douleur , ce fut en-vain qu'il effaya de le détourner d'un pareil deffein. II fit donc préparer tout ce qui convenoit a un homme de fon rang; dans le peu de tems qui lui reftoit, il embraffa fon fils en répandant un torrent de larmes, & lui recommanda de voir a Babylone Naz-Rayyar fon ami, & gouverneur de cette ville. Le voyage du prince fut heureux dans les commencemens mais il s'écarta de la caravane , quand il fut auprès de Babylone; des voleurs l'at:aquèrent & Ie bleffèrent, ceüx qui Paccompagnoient le portèrent a Babylone chez Naz-Rayyar; le prince s'acquitia de la commiffion du roi fon père, & Naz-Rayyar eut tous les foins imaginables de fa guérifon : indépendamment de Phbfpitalité qu'il exerc.oit avec zele , paree qu'elle eft recommandée par le. faint prophete, que n'auroit-il point fait par rapport au louvenir que le roi lui confervoit ? De plus, il reconnut les qualités perfonnelles de ce jeune prince. Les rieheffes de Naz - Rayyar étoient fi grandes , qu'on ne pouvoit les compter, & fa bonne réputation étoit encore plus eonfidérable que fes rieheffes; il ne négligea rien de tout ce qui pouvoit amufer ou diffiper le prince pendant fa convalefcence. Un jour le prince, en revenant du bain & prét a rentrer dans la maifon de fon ami, leva les yeux Tome FIL O  aio HlSTOlRE & fut 'frappé de la beauté d'une femme qull £p»' percut a la fenêtre d'une maifon qui ne lui parut: avoir aucune communication avec celle de NazRayyar. ILconcut pour elie un fi violent amour, que fon ame portée toute entière dans fes yeux 9 fufpendit toutes fes autres fonclions , & le rendit immobile ; Naz - Rayyar , que le hafard conduifit dans le même endroit, le trouva dans cette fituation. Les quefiions qu'il lui fit le tirèrent d'un état qu'il attribua d'abord a la chaleur du bain , que fa fanté ne lui permettoit pas encore de foutenir; mais le prince lui dit : Vous vous trompez, mon cher Naz - Rayyar, lorfque j 'y penfois le moins ^ je fuis tombé clans des filets dont il eff impoffible que je m'arrache , je fens que je mourrai , fi je ne poffede la beauté dont le premier coup-d'ceil m'a réduit dans la fituation oü vous m'avez trouvé.* Alors il lui dépeignit la femme qu'il avoit vue, & lui montra la fenêtre a laquelle elie avoit parue. Elie appartient a un des voifins , lui dit - il, fans doute vous deyez la connoïtre, ainfi vous pouvez aifément trouver les moyens de m'en rendre pof feffeur. Naz-Rayyar , quoiqu'un peu ému de ce difcours , fans que le prince put s'appercevoir de 1'altération de fon cceur , lui dit : Ne défefpéres pas de votre guérifon , dans quatre mois vous ferez fatisfait. Quoique le terme lui parut long , cette réponfe mit le prince au comble de la joie , &  de Bedihuldgëmal. üï ï'efpérance s'empara de fon cceur. Cependant NazRayyar fit appeller fa femme , car c'étoit elie en effet dont le prince lui avoit parlé , ck lui dit : Nous ne pouvons plus vivre enfemble, il faut nous féparer ; prenez chez moi , non - feulement tout ce que vous m'avez apporté , mais encore tout ce qui eft a votre gré , ck retourrtez chez votre père. Cette femme accoutumée a l'amour d'un mari qui ne vivoit que pour elie, & qui éprouvoit les mêmes fentimens pour lui , ck qui s'attendoit a le trouver auffi tendre ck auffi empreffé qu'il 1'étoit encore queiques momens auparavant, fut accablée d'un difcours qui la pénétroit fi vivement, & auquel elie étoit fi peu préparée. Qu'aije entendu , mon cher Naz-Rayyar ? s'écria-t-elle avec douleur; comment , en auffi peu de tems , votre cceur a-t-il changé , ck comment ai-je pu mériter votre haine ? me foup^onnez-vous de quelqu'infidélité? Non, reprit Naz-Rayyar, je ne vous reproche rien , mais le deftin veut notre féparation, croyez que ce n'eft pas fans douleur que je m'y foumets; obéiffez-moi pour la dernière fois, ck n'abufez pas de 1'état ou je fuis, un rien pourroit déranger ma vertu , & la réfolution que j 'ai prife. Sa femme fit encore queiques efforts pour le ramener , mais voyant qu'ils étoient inutiles , elie prit les mille pieces d'or qu'elle avoit apportées en dot, ck fe retira chez fon père., nommé O ij  2.12 HlSTOIRË Bezzas , un des plus riehes marchands du pays.' Le malheur de fa fille le pénétra de douleur. De quel crime es-tu donc coupable ? lui demanda-t-il. D'aucun , lui répondit-elle , ou du moins je Pignore. Bezzas accourut chez Naz - Rayyar , pour lui demander le fujet de fon divorce. Si ma fille eft cou« pable, je la punirai, lui dit-il; fi elie ne 1'eft pas , pourquoi nous faites - vous un affront li fanglant ? Naz-Rayyar lui protefta de nouveau qu'il n'avoit rien a lui reprocher, il ajouta même qu'il ne l'avoit jamais tant aimée, ck qu'enfin fon cceur étoit percé du glaive de la féparation. Bezzas ne pouvant tirer d'autre éclairciffement , ne douta point que la tête de fon gendre ne fut dérangée, ck fe retira fort peu fatisfait. Cependant Naz-Rayyar, en attendant que les quatre mois que la loi prefcrit pour les divorces füffent expirés, faifoit tout fon poffible pour amufer 1'impatience du prince , ck fembla redoubler encore fes attentions pour lui. Quand ce tems fut arrivé, il dit au prince : C'eft a préfent que je vais exécuter la parole que je vous ai donnée ; celle dont votre cceur eft épris , eft la fille de Bezzas , un des plus riehes marchands de cette ville, vous connoiffez fa beauté, je vous rêponds de fa vertu ; j'ai ici une femme qui n'attènd que vos ordres pour en faire la demande , mon tréfor vous eft ouvert , vous pouvez en prendre ce qu'il vous  DE BeDIHULDGEMAL. ilj plaira. Le prince, pénétré de reconnoiffance, embraffa mille fois fon ami , il fe conduifit par fes confeils, ck il obtint la fille de Bezzas, qui rendit d'autant plus de graces a dieu , quand on lui fit la demande de fa fille, qu'on ne lui demanda point de dot , ck qu'il s'écria dans les tranfports de fa joie : Seigneur , je vous remercie d'avoir donné a ma fille, que Naz-Rayyar avoit injuftement répudiée , un mari qui le retient lui-même a fes pieds. Le prince, pour rendre toute la ville témoin de fon amour , fit les préparatifs de fes noces avec un éclat ck une magnificence d'autant plus grande, que tous fes officiers venoient d'arriver du Koraffan avec des chameaux chargés d'or, pour le reconduire avec 1'éclat de fon rang : non-feulement il requt de quoi payer tout ce qu'il avoit emprunté de Naz-Rayyar, mais une grande quantité de préfens confidérables que le roi lui envoya en reconnoiffance de Faccueil qu'il avoit fait a fon fils, ck des foins qu'il s'étoit donnés pour lui. Naz-Rayyar fit de fon cöté un préfent confidérable au prince, qui le forca d'aecepter le diamant magnifique qu'il portoit ordinairement a fon doigt; tout cela fe paffa la veille des noces. Le matin qu'elles devoient être célébrées, le prince recut un billet de Naz-Rayyar, il étoit cóncu en ces termes : « Tout ce que j'ai de plus cher eft a vous., dif, O üj  2.14 HlSTOIRE » pofez-en , vous partez pour le Koraffan , per» mettez-moi , prince , de n'être pas témoin de » votre départ, & d'aller oü queiques affaires w m'appellent néceffairernent : affurez le roi votre » père d'un attachement inviolable, ck d'une re» connoiffance a toute épreuve. » Le prince fut furpris' de ce billet, il en fut même afïïigé, il fembloit que 1'abfence de fon ami diminuat fon bonheur ; mais les chofes étoient trop avancées , ck fon amour étoit trop violent. pour différer jufqu'au retour de Naz-Rayyar, dont Tabfence n'étoit point limitée, II dit a tous fes officiers qu'il partiroit le lendemain, ck monta fur un tröne avec fon époufe. Dans le moment que la cérémonie du mariage fut célébrée, la fille de Bezzas, voyant fa vanité fatisfaite , reffentit queiques mouvemens de joie , fon amour - propre en quelque facon vengé, lui fit dire, en paffant la main fur fon vifage : Je vous remercie, ö m«m dieu, Naz-Rayyar eft bien puni. Le prince fut étonné de ces paroles, ck quand tout le monde fut retiré, ïl dit k fon époufe : Ne me déguifez rien, je veux fivoir ce que vouloit dire ce qui vous eft échappé quand je vous ai placée fur le tröne. Elie refufa d'abord de fatisfaire fa curiofité, mais enfin le prince Jui ayant dit qu'il ne pafferoit point avec elie des jours tranquilles , fi elie avoit quelque chofe de caehé pour lui, elie lui dit que fon nouveau mariage  DE BEDIHULDGEMAL.' 21 Cependant, pour réparer rimpreffion qua dü vous faire la facon dont je vous ai recu , il eft juffe que je vous en donne 1'explication. Quand j'ai fu votre arrivée & 1'état oü vous étiez réduit , j'ai vu fans peine que la fortune vous perfécutoit; j'ai  DE BeDIHüLDGEMAL.' 2.19 voulu que le terme de votre malheur fut expiré , pour exécuter les deffeins que j'ai fur_ vous , &C pour en être affuré , je vous ai confié mes troupeaux. Ce que vous avez fouffert m'a plus fait foufftir que vous; mais enfin, je puis aujourd'hui, fans expöfer'mes peuples au danger de partager votre infortune , vous prier de gouverner mon royaume avec moi , je vous fais mon vifir , ck je fuis affuré que mes affaires profpcreront autant entre vos mains que le dernier troupeau ; je ne doute point encore que 1'efprit 6k les fentimens généreux que le ciel vous a fi amplement départis, joints aux réflexions que vous avez faites pendant ces trois dernières années , ne vous aient rendu plus capable du gouvernement que nul autre au monde. Naz - Rayyar voulut encore remercier le roi ; mais le prince lui dit : Ce que je viens de faire ne mérite aucune reconnoiffance , je crois travailler utilement pour mon peuple en vous choififfant ; mais pour commencer a m'acquitter en mon particulier , je veux vous faire époufer ma fceur. Cet honneur eft fi fort au - deffus de moi , répondit Naz-Rayyar , que je n'oferois y prétendre. Vous en êtes plus digne que vous ne penfez , répliqua le roi, ne vous oppofez pas davantage a ce que j'ai deffein de faire. Et NazRayyar lui dit qu'il étoit prêt d'obéir. Le roi fit affembier tous les grancls' de fon  '«o Histoire royaume , & prenant par la main la fille de Bezzas ; qui étoit couverte de fon voile : Voila ma fceur' lui dit-il , je jure par le faint alcoran oue je 1'ai regardée comme telle. La furprife de \a femme fut fi grande, en reconnoiffant fon mari , qu'elle tomba évanouie. Le roi fit fortir tout le monde , & Naz-Rayyar pour la fecourir leva fon voile, & reconnut ce qu'il avoit tant aimé. La voir & tomber lui-méme fans connoiffance fut une même chofe. Le roi fe retira, & quand ils eurent repris leurs fens , ils s'embraffèrent les yeux baignés de larmes , les paroles ne pouvant exprimer la tendreffe de leur cceur. Après ces premiers témoignages de leur confiance , qui ne leur permit pas de fonger qu'ils avoient des queflions a fe faire , la curiofité qui fuit ordinairement l'amour les engagea a fe raconter leurs aventures. La fille de Bezzas lu. appnt que le roi ne 1'avoit jamais regardée que comme une fceur , & qu'heureufement il avoit appns le motif de leur féparation le jour même de leurs nöces. Je vous ai toujours aimée, reprit Naz-Rayyar: Mais vous m'avez facrifiée, lui répondit fa femme. Que ne m'en a-t-il pas coüté pour remphr les devoirs de 1'hofpitalité & de 1'amitié? s'écria Naz-Rayyar; n'en parlons plus, tous les facnfices que j'ai pu faire font récompenfés , pu.fque je ne ferai jamais féparé de vous. Le roi fit un grand feflin auquel il invita les  de BedihuldGemal: ui deux époux, il fit des vceux pour la profpérité de leur union , & déclara Naz - Rayyar fon premier vifir. Ce miniftre fe jetta aux pieds du roi : Je m'étois imaginé, lui dit-il, que j'étois 1'homme le plus généreux, par ce qu'il m'en avoit coüté, maïs votre majefté m'a furpaffé fur eet article autant qu'elle furpaffe les autres monarques en vertus. Je fais combien je vous fuis inférieur en ce même point , lui répondit le roi , je n'oublierai jamais tout ce que vous avez fait pour moi a Babylone, la fille de Bezzas en eft un témoin convaincant ; vivons heureux & amis.... Ce qu'ils firent pendant le cours d'une longue vie , que les habitans du Koraffan regrettent encore. Vous voyez, prince, reprit Edrenouck, qu'il y a des exemples dans le monde, qui prouvent que l'on a pu vaincre l'amour , & je fouhaite que celui-ci puiffe faire impreffion fur 1'efprit d'un prince né pour le bonheur de 1'Egypte. Mais voyant que Seifulmulouk ne lui répondoit que par des difcours généraux , il jugea plus a-propos de fe retirer & de laiffer produire au tems les impreffions que fon hiftoire pouvoit faire. Cependant , s'étant appercu que le prince, au bout de queiques mois, étoit toujours dans la même fituation , il réfolut de faire une feconde tentative. II fe rendit chez lui, & après lui avoir parlé de fon  HlSTOIRE amour avec toute l'infmuation ck la douceur dont un vieillard aimable eft plus capable que tout autre, il le pria de lui montrer le portrait qui 1'avoit féduit. Le vifir lui donna les éloges qu'il méritoit, & lui dit : Ce n'eft pas affurément, prince , que ■je veuille faire aucune comparaifon avec ce portrait , qui dans la vérité eft incomparable, mais il me fait fouvenir de celui qu'une efclave que j'ai eue dans mon férail m'a autrefois montré; c'étoit celui d'une princeffe des Indes , qui n'étoit pas affurément fi belle que Bedihuldgemal , mais elie avoit la phyfionomie modefie, le regard doux, ck la vertu étoit peinte fur fon front, a un tel de'gré que je ne pouvois me laffer d'admirer tous fes traits. L'efclave après m'avoir Iaiffé long-tems dans une erreur qui me plaifoit , me dit : Voyez par ce que je vais vous conter, fi l'on doit juger fur la phyfionomie. Je vous en ferai le récit au nom de l'efclave, pourfuivit Edrenouk, fi vous croyez qu'il puiffe vous amufer. Le prince y confentit affez froidement, ck le vifir prit ainfi la parole.  de Bedihuldgemal; ÏÏJ H I S T O I R E D E C H A D U L , PRINCESSE DE L'INDE. J'étois efclave de la princeffe Chadul dès fa plus tendre enfance , & les bontés qu'elle avoit pour moi m'avoient non-feulement admife au fervice le plus particulier , mais je poffédois toute fa confiance , & je ferois morte auprès d'elle, fi par un événement inutile a ce fujet, je n'euffe été enlevée & vendue aux marchands de qui vous m'avez achetée. Quand Chadul fut parvenue a lage de quinze ans, la vivacité de fon earaêtère fe développa, & lui faifoit chercher fans ceffe tout ce qui pouvoit la diffiper ; fouvent même elie fe déguifoit pour aller aux bains. ( x ) Un jour, en venant ( i ) Les bains font les lieux oü les femmes ont le plus de liberté, elles y mangent, elles y jouent entre elles, & s'y trouYent moins retenues que dans leurs maifons.  224 HlSTOIRE de prendre ce divertiffement, elie appercut un jeuné tailleur, qui lui fit tant d'impreffion & qui lui parut fi beau , qu'elle m'ordonna de le fuivre ck de le conduire dans fon appartement le plutót qu'il me feroit poffible. Je voulus, mais en vain, lui faire queiques repréfentations, le ton dont elie me paria m'obligea de lui obéir; je fuivis le tailleur, ck je 1'engageai aifément a me fuivre, en lui propofant de me faire un habit. Quand il fut dans 1'appartement de la princeffe , elie lui fit apporter a manger , s'affit a fes cötés , Pembraffa plufieurs fois; mais 1'embarras du jeune-homme étoit fi grand ck fa pudeur , fa honte ou fa foibleffe fi forte qu'il refufa fes careffes, ck les repouffa même avec une forte de mépris. La princeffe, du moins a ce qu'elle m'a toujours dit feignit de fe mettre en fureur, Sc pouffa fa main contre lui, farts penfer qu'elle tenoit encore le couteau qu'elle avoit pris pour le fervir a table : ce jeune-homme en fut malheureufement atteint au eceur , ck fi eruellement qu'il en mourut fur le champ.- La princeffe m'appella pour la tirer de eet embarras ; notre premier foin fut de cacher le corps , enfuite elie me recommanda de ne rien négliger pour le faire enlever. Ces commiffions étoient délicates, & n'étoient nullement de mon gout, j'efpérai cependant que cette dernière aventure rendroit la princeffe plus réfervêe; elie me.le promit clans les premiers infians  deBedihuldgêmal. üj ïnftans de fon embarras. Après y avoir beaucoj.p penfé, je ne trouvai point de meilieur expediënt pour me défaire du tailleur, que de m'adreffer a un arabe nommé Uboulouk , c'étoit un foldat de la garde, dont j'avois entendu citer la force & le caraftère vif & prompt a la répartie; j'efpérai que fon emploi & que fa gaieté lui fourniroient les moyens de tromper la vigilance des autres gardes. Je trouvai en effet le moyen de le faire entrer dans le palais, & de le Conduire a la princeffe, qui lui donna cinquante fequms, & lui dit : Emporte ce coffre , en lui montrant celui dans lequel nous avions enferraé le taiileür. Je ne puis vous obéir , lui dit-il, fi vous ne me montrez ce que renferme ce coffre; Fappartement des femmes eft une chofe de trop grande conféquence pour expofer des jours auffi précieux que les miens. Ce fut en-vain que la princeffe redoubla fes inftances, cinquante autres fequins qu'elle lui donna ne produifirent pas davantage , il fallut ouvrir le coffre. Ta curiofité , ' lui dit - elie, eft préfentement fatisfaite , va-t-èn , prends ce coffre , ck pars au plutöt. Je ne fuis point encore affez inftruit , reprit Uboulouk , en s'affeyant fans aucun refpect , mais je commer.ce a m'en douter, 6~ plus je vois ce cadavre, & plus je veux favoir dans le plus grand détail a quoi je m'expofe ; enfin , puifque je dois 1'emporter , je ne dois point ignorer qiel eft ce corps, comment Tome VII. P  126 HlSTOIRE & pourquoi il fe trouve ici, & fur-tout qui 1'a mis en eet état. Tu 1'as vu , il ne s'agit que de 1'emporter , reprit la princeffe avec impatience. Uboulouk lui laiffa dire, auffi bien qu'a moi, tout ce qui nous parut capable de le perfuader, il n'en fut point émü ; & quand nous eumes ceffé de parler : Je faurai, nous dit-il, ce que j'ai demandé ou je ne 1'emporterai pas. La princeffe fait donc obligée de lui tout avouer. Voila qui va fort bien , lui répondit 1'arabe, je ne ferai point ce que vous attendez de moi, que je ne faffe ce que vous attendiez du tailleur. Infolent! s'écria la princeffe , ne crains - tu point mon reffentiment ? Non , lui répondit - il froidement; vous êtes déja aifez embarraffée du tailleur, que feriez - vous encore de moi dans la même lituation ? Cela peut être , répliqua la princeffe; mais de quel front ofes-tu me faire une pareille propofition ? Vous n'avez pas imaginé vous abaiffer , lui répondit Uboulouk , en prenant un tailleur, qu'avoit-il au-deffus de moi ? Au contraire , je fuis d'une condition plus noble. Chadul voyant qu'elle étoit des deux cötés dans. un égal danger, me pria de la tirer de ce mauvais pas , & de fatisfaire Uboulouk ; j'y réfrftai , & Uboulouk, lui dis-je, a raifon, c'eft vous, princeffe , que cette affaire regarde uniquement, c'eft donc a vous a vous en tirer. Ainfi Chadul fut obligée de confentir a fes defirs, 8c le foldat ayant enveloppé  de Bedihuldgemal. 227 le coffre de queiques vieilles hardes, trouva moyen de tromper la vigilance de fes camarades, & de fe débarraffer du corps, dont nous n'avons jamais entendu parler. Uboulouk , non-content d'avoir deshonorë la fille de fon roi, voulut encore rendre fa honte publique : un jour qu'il faifoit la débauche avec des gens de la garde du palais, il fe vanta, dans la chaleur du vin, d'avoir une maitreffe fort au-deffus de celles qu'ils avoient jamais eues & qu'ils pourroient avoir. Plus on fe moqua de lui & plus il s'échauffa ; il en vint au point de parier cinquante fequins, & quand il eut nommé la fille du roi , fes camarades étonnés lui dirent : Penfe h ce que tu dis , fonge a la diftance qu'il y a d'elle a toi. Vous ne voulez pas me croire ? leur dit-il, je parie cinquante autres fequins que je la ferai venir tout-a-Pheure ici. Le pari fut accepté ; il entra dans le palais & trouva la princeffe qu'il pria de le fuivre pour lui faire gagner fon pari; le roi malheureufement fe trouvoit dans üne chambre fi prés d'elle , qu'Uboulouk 1'ayant menacée d'élever la voix, ce qui fuffifoit pour la perdre, fi elie continuoit a lui refufer fa demande , qu'elle fut obligée d'y confentir. La rage qu'elle avoit dans le cceur contre un homme auffi dangereux, ne lui faifant refpirer que la vengeance, elie prit un gros morceau d'opium & le fuivit Elie trouva en effet plufieurs hommes, qui malgré Pij  2.28 HiSTOIRE ï'état ou le vin les avoit mis , furent étonnés de la voir paroitre , ck qui voulurent lui témoigner le refpecl qu'ils lui devoient; mais Uboulouk qui en faifoit les honneurs , leur dit de ne fe point contraindre pour'elie, ck quand il eut pris les cent fequins du pari, il lui commanda de leur fervir a boire. Ce fut alors que la prjnceffe eut peine k fo utenir de fi grandes infolences, mais elie eut auflï la facilité de mettre 1'opium qu'elle avoit apporté, dans la bouteille qu'on lui donna ; le vin qu'ils avoient déja bu rendit fon effet beaucoup plus prompt, & la mit en état de s'affurer bientöt de la vengeance qu'elle méditoit; auffi elie leur perca a tous le cceur, ck fur-tout au perfide Uboulouk. Après cette fanglante ck jufte. expédition, la prin* ceffe revint dans le palais fans avoir donné le moindre foupcón de fon abfence. On apprit le lendemain ce maffacre avec étonnement ; mais quelque perquifition que le roi put ordonner, on ne put jamais en découvrir l'auteur. Quelque tems après , le père de Chadul conclut le mariage de fa fille avec un prince voifm de fes états , ck Ia princeffe ne pouvant abfolument refufer ce mariage , fit faire plufieurs copies de fon portrait; ck c'eft, ajouta Edrenouck , fuivant le rapport de fon efclave , une de ces copies qu'elle m'avoit fait admirer. La princeffe m'ordonna donc, pourfuivitelle , de les ^donner a différens marchands sd'ef-  de Bedt huldgemal, 2.19 claves , en leur promcttant le prix qu'ils demanderoient d'une efclave vierge a - peu - prés de fon age , & qui lui relTembleroit. L'efpoir d'une récompenfe qui n'avoit point de hornes produifit fon effet; un marchand m'en préfenta une dont la reffemblance m'étonna , on lui donna tout ce qu'il demanda; après qu'on Peut examihée ck qu'on Peut trouvée telle qu'on la deliroit , la princeffe la déroba avec un foin extreme aux regards de fes efclaves ck de fes eunuques; je demeurai feule dans le fecret , ck pour éviter tous les accidens, elie n'eut point d'autre lit que le mien. 'Chadul cependant ne négligea rien pour gagner fon amitié , elie fe flatta bientöt d'y être parvenue, ck ce fut alors qu'elle s'ouvrit a elie , ck la pria d'occuper fa place , dans le lit de fon mari , la première nuit de fes noces ; l'efclave y confentit, ainfi 011 la coucha aux cötés du roi, qui fut trés» fatisfait ; queiques momens après , la princeffe fort attentive a tout ce qui fe paffoit, voyant le fommeil de fon mari, s'approcha du lit, 6k dit a l'efclave : Leve-toi, c'eiï eft affez, je te donnerai tout ce que je t'ai promis , ck je reconnoïtrai le fervice que tu m'as rendu. Je fuis auprès de mon mari , lui répondit - elie , que demandez - vous ? Quoi , perfide ! lui répondit la princeffe a voix baffe , c'eft ainfi que tu me trompes ! Loin de continuer la converfation, elie embraffa le prince, Piij  2-3° HlSTOIRE & fes careffes qui le réveillèrent , obligèrent la princeffe a s'éloigner. Chadul , dans un extréme embarras, jugea qu'elle avoit affaire & une femme qu'elle ne pourroit chaffer d'auprès de fon mari, fans fe perdre elle-même ; elie prit auffi-têt fon parti, & defcendit dans les cuifines, ramaffa tout le bois qu'elle put trouver, & y mit le feu. L'incendie ne fut pas long-tems fans embrafer une partie de la maifon ; on accourut de tous cótés pour 1'eteindre ; le prince fe leva pour donner les ordres néceffaires, &montafur une terraffe , oü l'efclave le fuivit; la princeffe qui les obfervoit s'approcha d'eux & trouva le moment de conjurer le prince fon époux de ne pas s'expofer, 1'affiirant que fa préfence n'étoit point néfceffaire dans un endroit que le feu commencoit même a gagner; perfuadé par fes eonfeils , il fe retira, & la princeffe pouffa fi a-propos l'efclave perfide , qu'elle la précipita dans les hammes; elie feignit d'être fort affligée de fa perte, le roi même s'empreffa d'effuyer fes larmes ■ on éteignit le feu & rien n'empêcha Chadul de goüter les douceurs du fomrneil dans les bras de fon époux." Depuis ee tems , elie a vécu tranquille & a donné trois enfans males au ror fon époux, qui n'a pas eu le moindre foupcon de ce qui étoit arrivé a fa femme avant qu'il 1'eüt époufée ; il en a jugé fur la phyfionomie. Voyez , feigneur , reprit alors le Vifir? quelles ont été fes erreurs, & combien les  DE BeDIHULDGEMAL. 23 I jugemens des hommes peuvent être trompeurs. Seifulmulouk ne fut nullement touché de cette hiftoire, & ne daigna pas même faire la moindre application fur les dangers qu'il pouvoit courir; il n'y a point d'amant qui ne fe croie excepté de la loi commune , & la prévention de l'amour n'eft pas un de fes moindres inconvéniens. Cependant les deux eens perfonnes que le roi Hafm avoit dépêchées dans les quatre parties du monde , revinrent quand 1'année fut expirée, après avoir été , les uns dans la Grèce , les autres dans la Kiovanie; quelques-uns avoient parcouru 1'Afie, d'autres avoient traverfé 1'Afrique; mais leurs peines 6c leurs foins avoient été inutiles , 8c ils ne rapportèrent qu'un état circonftancié des plus belles filles qu'ils avoient trouvées dans leurs voyages. Moins le prince eut d'efpérance, plus fa douleur augmenta quand il vit que les recherches avoient été inutiles. Je n'ai rien épargné pour vous fatisfaire , lui dit le plus tendre des pères , il eft a préfumer que vous aimez un phantóme, un objet idéal , la beauté qui vous enflamme eft inconnue fur la terre, ck l'on n'a pas même, dans les quatre parties du monde , la moindre connoiffance du pays d'Irem; comment donc pouvoir y parvenu-, comment peut-on obtenir cette beauté prétendue ? Ce qu'il y a de certain c'eft que les larmes &c le  ^ Histoire défefpoir ne font pas des moyens pour obtenir 1'objeÉ de fa paffion. Voila, mon cher fils, continua le roi, un état circonflancié de 1'age & des qualités de toutes les beautés qui font dans le monde connu : choififfez, il n'y en a point que je ne puiffe vous donner. Rien ne peut me faire oublier Bedihuldgeir.al, reprit le prince avec vivacité j quand celles que vous ïh'offrez feroient plus belles que le foleil, elles ne pourroient toucher mon cceur, & je pré. fèrc Fidée de ma princeffe a la poffeffion réella de toutes les autres. Mais, feigneur , ajouta-t-il, je n'ai point encore perdu 1'efpérance de la trouver, je n'ai plus qu'une grace a vous demander, fi vous me 1'accordez je n'aurai plus rien a defirer du meilleur père que le foleil ait éclairé; elie m'eft néceffaire pour ne point mourir, ajouta-t-ü, en verfant un torrent de larmes. Le roi le voyant fi cruellement déterminé lui promit de lui accorder fa demande. Permettez-moi, lui dit-il, de parcourir moi - même le monde , je ferai plus heureux que vos envoyés, mon cceur me' le dit, du moins ce cceur fera-t-il fatisfait, il aura fait tout ce qu'une WM forte paffion lui infpire , & pour lors ie 'mourrai content. Ce fut en-vain que ce bon roi voulut s'oppofër k ce deffein , il fut obligé de donner tous les ordres néceffaires pour un départ dont il avoit le cceur percé. Rien ne peut e*pri* nier la douleur du père en embraffant ce cher fils,  DE BEDIHULDGEMAL. 2.33 le deuil de toute 1'Égypte fut général 8c fincère ; enfin, le prince s'embarqua fur la mer-rouge, ck monta la fuperbe & nombreufe flotte que le roi avoit fait armer pour le fuivre, la jeuneffe la plus brillante de ce grand royaume , les foldats les plus aguerris, 8c les meilieurs aftrologues s'embarquèrent avec le prince. La flotte traverfa la mer-rouge fans aucun accident, & navigua très-heureufement jufqu'a la chine; le prince mouilla dans les ports de ce grand empire , & le roi Faquefour ayant appris 1'arrivée du prince, lui rendit tous les honneurs dus a fon rang; non-content de la réception magnifique qu'il lui fit dans fon palais , il eut affez de confiance en lui pour recevoir une fête fuperbe qu'il lui offrit fur fon vaiffeau. Faquefour, étonné de la trifteffe qui obfcurciffoit les graces 8c la beauté du prince Seifulmulouk, voulut en favoir la raifon; 8c le prince ha demanda des nouvelles de Bedihuldgemal, fille du roi d'Irem; Faquefour lui protefta que la princeffe Sc le pays lui étoient également inconnus. Mais il y a, continua-t-il , un homme dans mes états , agé de 170 ans, qui peut feul, je crois, dans tout le monde, fatisfaire votre curiofité. Auflitöt il donna ordre qu'on allat le chercher : il fut conduit avec beaucoup de diligence, 8c le roi lui ayant fait des queftions fur PIrem 8c fur la princeffe, en préfence du prince, il avoua qu'il ne lui  234 Histoire refloit plus qu'une idee confufe de ce pays, dont il avoit entendu parler dans fa jeuneffe. Mais allez, continua-t-il , a Kebr , le plus grand abord qu'il y ait au monde pour les marchands de tous les pays de I'univers , vous y trouverez de plus un nommé Madehour, qui pourra, je crois, fatisfeite votre curiofité. II indiqua précifément la route qu'il falloit tenir pour aller a Kebr, & ajouta qu'il falloit au moins trente jours de navigation pour y arriver. Le prince voyant qu'il, ne pouvoit trouver de plus grands éclairciffemens en ce pays, prit congé du roi ; ils fe quittèrent en fe jurant une éternelle amitié. Après une navigation fort heureulè pendant vingt-cinq jours, il furvint une tempête, ou plutöt un de ces terribles ouragans, qui font tant de ravage dans les mers des Indes , & le prince eut non-feulement la douleur de voir pénr 1 elite de la nation Égyptienne, mais il eut -encore celle d'être témoin de la perte du vaiffeau fur lequelSaïd avoitpafféla veille, il le vit s'ouvrir & s'abimer. Ce funefte accident le rendit infenfible a fa propre confervation ; plongé dans la douleur de la perte d'un ami fi cher, il ne s'appercut pas que fon.vaiffeau, meilleur ou plus heureux, avoit réfifté feul i la violence de la tempéte. Cher Saïd , s'écria-t-il, c'eft moi, c'eft mon funefte amour qui te caufe la mort ; ces idees lui rappelièrent tout ce que fon père lui avoit dit en le quittant; il ne  DE BeDIHULDGEMAL. 23 5 'fut tiré de 1'abime affreux de fes penféës que par 1'attaque d'un vaiffeau que les officiers de fon bord avoient pris d'abord pour un marchand , mais qui étoit un corfaire noir; celui-ci profita du défordre que la tempête avoit caufé dans le vaiffeau du prince , ck malgré fa valeur , le défefpoir qu'il avoit dans le cceur de 1'inutilité de fa recherche ck de la perte de fon ami, malgré les efforts que firent tous les Égyptiens pour conferver leur liberté , Seifulmulouk fe vit enfin prifonnier avec un feul homme de fa fuite, tous les autres ayant péri dans le combat. Le prince, chargé de fers ck dépouillé, arriva bientöt après a la cöte, les Noirs lui firent prendre le chemin de la montagne, ck le préfentèrent a leur roi. Ce grand homme noir', dont les yeux étoient auffi brillans que des étoiles , étoit affis fur fon tröne; le prince lui parut fi délicat ck fi bon a manger, qu'il Fenvoya a la princeffe fa fille , avec celui qui 1'accompagnoit , lui confeillant de les garder 1'un ck 1'autre comme des mets dont il fe privoit pour rétablir fa fanté , ck lui faire paffer le dégout qui la tourmentoit depuis quelque-tems. La princeffe noire fut fenfible a la grace ck a la beauté du. prince , 1'une ck 1'autre ne perdent jamais de leurs droits , ck la vue du prince produifit fur la fanté de cette princeffe l'effet que le cceur occupé produit volontiers fur le tempérament. Eile 1'aima donc , ck fe porta bien ,  Ij6 HlSTOlRE malgré le jeune auftère cru'elie avoit obfervé pour conferver 1'un, puifqu'elle 1'aimoit, & 1'autre clans Ia crainte que 1'objet de fon amour ne s'ennuyat. Queiques jours après, le roi fon père lui demanda comment elie avoit trouvé les efclaves dont il s'étoit privé pour elie ; elie lui répondit qu'elle les avoit trouvés excellens , & qu'il y en avoit un fiir-tout qui 1'avoit guérie de tous fes maux. Cependant, la princeffe ne fut occupée que du foin de plaire a fon nouvel efclave; mais eüt-elle été plus aimable , le prince n'en auroit pas été plus touché, il fut même long-tems fans remarquer 1'im, preffion qu'il avoit fait fur elie, il ne s'en appercut qu'en la voyant paroitre un jour le vifage blanchi de chaux, & les fourcils noircis avec du charbon; elie avoit imaginé qu'un moyen de lui plaire étoit de prendre fa couleur , mais il ne lui réuffit pas plus que les autres. Enfin, le prince lui paroiffant infenfible, elie fut mille fois au moment de 1'immoler a la vengeance de fes charmes & de fes bontés. Vingt fois elie prononca 1'ordre fatal, vingt fois elie le fufpendit; mais lafïèe de ne rien gagner fur fon cceur, elie ordonna qu'on le fit travailler aux "ouvrages les plus pénibles. Ses ordres furent exécutés avec Ia plus grande rigueur , & on lui fit porter tant de pierres que fon dos ne fut bien'töt plus qu'une plaie. Le prince, au moment de ïuccomber fous le poids de tant de maux, fe dé-  DE B E D I H*UL D G E M AL, 237 term'ma avec le compagnon de fes Infortunes a mourir plutót que de fouffrir plus long - tems; ils travailloient affez prés de la mer , ck parvinrent a conftruire un radeau fur lequel ils partirent fans aucun obftacle ; leurs provifions furent fuffifantes pour les conduire dans une ile oü ils trouvèrent des fruits , de 1'eau ck des rafraichiffemens, ils fe couchèrent aux pieds des arbres; & quand la nuit fut venue, ils virent fortir de la mer une grande quantité de poiffons de différentes couleurs & de différentes tailles, qui mangèrent de ces fruits , jouèrent fur le fable , ck retournèrent dans leur élément avant la pointe du jour. Cependant , le prince ne pouvant apprendre dans cette ile des nouvelles de la princeffe Bedihuldgemal , dont il étoit toujours également occupé , réfolut de fe confier encore une fois a fon radeau ; queiques jours après ce fecond embarquement fon camarade de voyage mourut , ck le prince accablé de ce nouveau malheur arriva dans 1'ile du bois de fandal ck d'aloës. C'étoit le plus grand danger qu'il pouvoit courir, les fourmis dont cette ile eft remplie 1'auroient indubitablement mangé, fi par bonheur ce n'eüt pas été le tems de la retraite de ces ■aoimaux terribles ; elles font groffes comme des dogues, ck beaucoup plus carnaflières; en un mot, elles dévorent tout ce qu'elles trouvent , ck quand les marchands, que 1'ardeur du gain conduit dans  2.3 8 HlSTQIRE cette Ile pour couper les bois précieux qu'elle renferme, arrivent, ils font obligés, pour avoir affez de tems pour les couper & les emporter , de s'y trouver avant la faifon qüi oblige les fourmis de fe retirer ; ils parcourent 1'ile fur des chevaux trèsvites, en jettant des morceaux de viande a celles qui les pourfuivent, pour avoir la liberté de marquer les arbres qui leur conviennent, & qu'ils reviennent enfuite prendre quand 1'ile eft débarraffée de ce danger. Seifulmulouk afflïgé de la perte de fon ami , ne pouvant rien apprendre de la princeffe Bedihuldgemal, étoit pret a s'abandonner au défefpoir; il étoit fur-tout déterminé a ne plus s'expofer a Pinconftance & a 1'ennui de la mer, quand il appercut un oifeau , grand comme un chameau , dont la tête étoit noire & les jambes vertes , qui paiffoit comme les animaux a quatre pieds; il aima mieux courir les rifques d'un nouveau danger. Pour eet effet, il s'attacha doucement a un pied de eet oifeau , il ferma les yeux dans la crainte que 1'élévation du vol ne lui fit tourner la tête. L'oifeau en effet s'envola & emporta le prince ; il a toujours ignoré le chemin que eet animal lui fit faire; mais ce qu'il avoit craint lui arriva , car il ouvrit les yeux, &, foit a caufe de la fatigue, foit a caufe du défaut de refpiration , la foibleffe lui fit lacher les mains, la corde qui le tenoit attaché' fe caffa ; il eft confiant qu'il étoit  de BeDIHULDGEMAL. 239 perdu , fi 1'oifeau qui 1'avoit trés - bien apperr^u n'avoit plongé fon vol avec plus de rapidité qu'il ne tomboit, & ne 1'eüt recu fur fon dos, fans lui faire le moindre mal : il avoit intérêt de le ménager , car il le porta tout de fuite fur un grand arbre qui renfermoit fon nid, & le donna a manger a fes petits qui fe préparoient a le dévorer. Le prince alloit encore périr fans reffource, fi dans le moment il ne fut arrivé un grand ferpent qui renverfa le nid, & mangea tous les petits; Seifulmulouk , quoiqu'un peu étourdi de fa chüte du haut de 1'arbre, fe releva promptement, trop heureux d'avoir échappé a d'auffi grands dangers. Après avoir marché quelque tems , il appercut une montagne dont la mer battoit le pied, & fur laquelle brilloit un palais éclatant par fa magnificence ; avec une peine infinie il parvint jufqu'a la porte , & fit de grands efforts pour détacher une clef qui lui parut être celle de la porte, & qui ne tenoit cependant qu'a un clou. Enfin, fa bague toucha le talifman fans qu'il s'en apperqut, & rien ne 1'empêcha de prendre la clef. II ouvrit le palais , & fes yeux furent éblouis de tout ce qu'il découvrit de richeffes; il parcourut un appartement immenfe, au fond duquel il trouva une fort belle fille couchée fur un tröne eV couverte d'un tapis magnifique. Le prince la confidéra quelque-tems , mais furpris de ne 1'avoir point éveillée par le bruit qu'il avoit fait, il  24O HlSTOIRE ne douta point qu'une pierre gravée fur laquelle elie avoit la tête appuyée ne fut encore un talifman qui lui caufoit ce profond fommeil, il y toucha; auffi-tot la fille fe leva fur fon féant : Que voulez-vous encore , cruel Sedif bach ? dit-elle en s'éveillant a moitié; pourquoi me tourmenter toujours ? Mais un infiant après, reeonnoiffant fon erreur : Qui êtes-vous? dit-elle au prince; comment vous trouvez-vous ici? Belle princeffe, lui dit Seifulmulouk, je fuis un malheureux amant que l'amour perfécute encore plus que la fortune; daignez m'apprendre les raifons de tout ce que je vois dans ce palais que vous paroiuèz occuper feule. Je fuis fille , dit-elle, du roi de Serendib , ce prince n'a recu du ciel que trois mies ; nous avions , mes fceurs & moi , un jardin qui faifoit notre unique amufement, un baffin de marbre qui receyoit une fontaine, nous fervoit fouvent a prendre le plaifir du bain; il y a peut-être un an ( car le fommeil caufe un peu de dérangement dans mes dates) que nous étions déshabillées pour jouir de ce plaifir, il s'éleva tout - a - coup un vent terrible qui caufa une pouffière fi épaifle qu'on ne diftinguoit plus aucun objet : dans ce moment nous vimes au milieu de nous un homme qui me faifit malgré mes cris, & me porta dans ce palais ; quand nous y fumes arrivés , il me dit qu'il étoit fils d'un roi des efprits, & frère de Kilfem aujourd'hui fur le tröne.  de Bedihuldgemal. 5.41 tröne. Je vous ai vue, m'ajoüta-t-il, & dans ce moment je vous ai aimée. Mais pour un efprit , lui dis-je , vous avez avec moi un procédé bien fmgulier ; quand on veut plaire, on s'y prend autrement, & vous m'infpirez un éloignement que rien ne pourra vainere. Vous ne pouvez efpérer de me plaire, ajoutai-je, qu'en me reportant touta-l'heure dans 1'endroit óü vöus m'avez trouvee* Tant que je vous aimerai, rien ne pourra me féparer de la belle Méliké, me dit-il avec vivacité, j'aurai du moins la «tisfaébpn de vous avoir en ma puiffance. Mes prières furent inutiles , & fes refus m'ayant encore prévenue a fon défavantage, il fut bientöt convaincu que fa vue & le brillant de fon palais ne faifoient qu'une impreffion défagréable fur mon cceur ; auffi-töt il m'endormit dans la fituation oü vous m'avez trouvée. II vient une fois par mois m'éveüler comme vous avez fait, je crois toujours , a chaque fois qu'il me réveille , n'avoir dormi qu'une nuit. Mais, prince, parlezmoi de vous-même; vous êtes donc un autre efprit , & vous avez autant -de pouvoir que Sedifbach ? hélas! c'eft peut-être lui qui veut com:oitre mes fentimens fous un déguifement auffi agréable: Eh bien , connoiffez-les dans toute leur étendue ; je ne me repens pas de 1'aveu que je vous ai fait, & jamais je n'aimerai Sedifbach. Non, princeffe, je fuis tel que je vous en ai fait 1'aveu , lui réTome FIL Q  242 Histoire pondit Seifulmulouk, 8c je ne fuis pas capable de me déguifer , quand j'en aurois le pouvoir; mes malheurs m'ont conduit ici, j'ignore comment j'ai pu rompre les enchantemens qui vous environnoient. Et pour achever de la convaincre , il lui conta 1'abrégé de fon hiftoire, car ils craignoient Pun 8c Pautre Parrivée de 1'efprit, la princeffe ne pouvant favoir la date de fon dernier voyage. Le prince ne put retenir fes larmes en parlant de fon ami Said, 8c de la recherche inutile qu'il avoit faite jufques-la de la princeffe Beclihuldgemal. Quand il eut fini fon hiftoire, Méliké lui dit : Je puis vous donner des nouvelles de cette beauté. Le prince, a ces mots, baifa la terre en action de graces, 8c tranfporté de la joie la plus vive, il Ia conjura de le tirer de la plus grande peine que jamais homme eut éprouvé. Pendant la groffeffe de ma mère , reprit -elie , il fe répandoit une odeur de mufc , dont tout le palais étoit embaumé, quand Ie terme de fa groffeffe approcha, mon père fit dreffer une tente dans un endroit délicieux de fon pare pour la faire accoucher, 8c la foulager des incommodités de la chaleur, 8c fur-tout pour éviter le danger de Podeur, dont le palais étoit rempli. Un inftant après que ma mère m'eut mife au monde, on la laiffa feule, 8c elie vit defcendre d'un arbre fous lequel fa tente étóit dreffée, une belle femme qui s'approcha de fon lit, 8c lui dit : Je vous ai.  DE BediHULDGEMAL; 243 des obligations que je ne pourrai jamais reconnoitre; il y a long-tems qu'une jaloulie de mon mari, affurément trés - mal fondée , 1'a obligé de m'enchanter fur eet arbre; mon mari & moi nous fommes des efprits, cependant je n'ai jamais pu compren-* dre comment il s'eft abandonné a une idéé fi dé-< raifonnable. Enfin , le projet de vous faire abandonner votre palais par 1'odeur du mufc a réufïi, & la fumée de votre manger vient de rompre un enchantement qui , fans la circonftance de vos couches au pied de eet arbre , auroit été d'une longueur infinie. Mon mari ne le pouvoit plus rompre, il a fait d'inutiles efforts, car j'ai eu depuis long - tems la confolation de voir qu'il m'a rendu juftice. Mais avant de retourner dans 1'Irem , mon pays, donnez-moi la petite Méliké dont vous venez d'accoucher, je veux la nourrir moi-même , &£ pour vous affurer de 1'envie que j'ai de vous la rapporter quand je Paurai févrée, je vous laifferai ma fille Bedihuldgemal dont je fuis accouchée fur eet arbre. Ma mère y confentit ; la femme efprit me recut dans fes bras, & remit fon enfant a la reine dans un berceau tout garni de rubis. M*mère prit tant d'amitié & s'attacha fi vivement a la jeune Bedihuldgemal, qu'elle ne voulut point la rendre a 1'efprit fa mère quand elie me rapporta a elie , fans lui avoir fait jurer de 1'amener chez elie plufieurs fois dans 1'année. Bedihuldgemal mérite Q ij  244 HlSTOIRE en effet qu'on 1'aime, car elie eft accomplie; vous voyez que fi je pouvois retourner chez mon père , il me feroit aifé de vous la faire voir, ck de vous convaincre de tous fes agrémens. La chofe ne vous feroit pas difficile, s'écria le prince, partons. Ce départ me parolt de la plus grande difficulté, lui répondit la princeffe, car vous-même je ne fais comment vous pourrez fortir d'ici, vous en allez juger : Tout ce que j'ai pu favoir de 1'efprit cruel qui m'a enlevée, c'eft qu'il fe nomme Sedifbach; fi cette ile n'avoit pas été inacceffible, il n'en auroit pas fait choix pour m'y retenir, il a pris foin de s'en affurer, la facon dont nous y fommes arrivés 1'un ck 1'autre me confirme dans cette idee ; mais quand je lui ai demandé s'il y avoit loin d'ici au pays des hommes , il m'a répondu qu'il n'y avoit pour lui qu'une médiocre diflance , mais qu'il y en avoit une confidérable fuivant le calcul des hommes ; ck quoiqu'il ait répondu avec peine a *outes les queftions que je lui ai faites , voici ce que j'en ai pu favoir. Je lui demandai quel age il avoit, il me répondit qu'il avoit fept eens ans. Mais iu fe cache votre ame , lui dis-je , pour vivre fi long-tems ? Cette queftion le facha, il me répondit avec affez de brutalité, que cela devoit m'étre fort indifférent ; je lui dis en pleurant : Ne m'avezvous pas fait affez de peine en me féparant d'avec mes parens, fans me témoigner auffi peu de con-  de Bedihuldgemal. 245 fiance ? que craignez - vous de la curiofité que je vous témoigne ? Sedifbach fèntit bien que les refus n'étoient pas un moyen de me plaire ; il me dit donc : Tout inutile qu'il vous puiffe être de favoir ou fe retire mon ame, pour vous prouver 1'excès de ma confiance, fachez qu'il y a dans un cercueil de verre un pigeon dans lequel mon ame eft renfèrmée, & que ce cercueil eft au fond de la mer. L'anncau de Salomon préfenté a la furface de eet élément, peüt feul 1'en faire fortir , celui qui auroit ce fe.cret feroit maitre de mon fort. Ah! princeffe , s'écria Seifulmulouk , vous ferez délivrée, voici la bague ; l'amour dont je fuis occupé me privé de toute réflexion, c'eft elie fans doute qui a détruit les talifmans qui m'auroient empêché de vous voir jamais , & de favoir des nouvelles de Bedihuldgemal; allons, princeffe, ne perdons point de tems , craignons tout d'un ennemi dangereux. La princeffe le fuivit; ils arrivèrent en peu de tems fur le bord de la mer , & d'abord que 1'anneau eut été préfenté , le cercueil de verre parut ; le prince 1'ouvrit, & faififfant le pigeon , il lui coupa la tête, en difant : Plüt a dieu pouvoir ainfi traiter tous les mauvais efprits! A-peine cette exéeution étoit-elle achevée, qu'il s'éleva un vent terrible, & ils virent tomber a leurs pieds du fang avec un corps & une tête féparée ; Méliké la reconnut avec plaifir pour être celle de Sedifbach ; le prince fit q üj  H I S T O I R E alors avec plus de tranquillité un radeau avec lequel il embarqua des raifins, des grenades, & ce qu'il put raffcmbkr de provifions , & montant deffus avec la princeffe , ils profitèrent d'un vent frais qui les éloigna du rivage, a 1'aide d'une voile que Je prince avoit eu Ie foin de difpofer. Le lendemam de leur embarquement, pendant que Seifulmulouk prenoit quelque repos , un des plus grands eroeodües vint les attaquer; la princeffe éveilla le pnnce, qui tira fon fabre, & avec autant de force que d'adreffe le coupa en deux. Queiques jours apres, Hs rencontrèrent un vaiffeau qui vint a eux pour leur donner du fecours. Méliké apprit avee Pie qu'il venoit de Vafir, & qu'il appartenoit au roi Tadjelmulouk. C'eft un de mes oncles , ditelle , & qui pa'ie tribut au roi de Serendib, mon pere, Les gens du vaiffeau la reeonnurent pour la mece de leur roi, fe profternèrent devant elie & fuivant fes ordres la conduifirent très-heureufem'ent a Vafir. Méliké y fut recue avec des tranfports de joie infmis , & les obligations dont elie fit le détail , & qu'elle convint d'avoir au prince d'Égypte lui firent partager le bon accueil qu'on lui fit. Le' roi dépécha un courier a celui de'Serendib, pour lui faire part du retour de fa fille ; ce bon père partit auffi-tót pour la venir chercher • avec quelle jpie 1'embraiTa-t-il? II combla de préfens Seifulmu, fouk, §£ lu? dpnna une fuperbe peliffe, Le con»  de Bedihuldgemal. 2.47 tentement qu'il éprouva en apprenant que fa fille étoit encore auffi vertueufe que le jour de fon enlévement , malgré les fédu&ions de 1'efprit , ck malgré les graces ck la jeuneffe du prince d'Égypte, lui firent imaginer avec raifon qu'il étoit père de la fiile du monde la plus fage. Le roi de Serendib ne fit pas un long féjour chez celui de Vafir , il partit promptement pour retourner a fa cour, & ne pouvoit plus fe féparer de Seifulmulouk; auffi il ne négligea rien pour lui en rendre le féjour agréable. Un jour Seifulmulouk en revenant de la chaffe , accablé de la trifteffe que lui caufoit l'amour ck 1'amitié, appercut dans la foule de ceux qu'il rencontra fur le chemin du palais un jeune - homme qui reffembloit a Saïd, ce cher ami de fon cceur; il le fit remarquer a un homme de fa fuite, ck le chargea de le eonduire dans fon appartement, pour repaïtre au-moins fes y\ux d'une reffemblance dont fon cceur feroit flatté. Ses ordres furent exécutés , on conduifit le jeune-homme , qui fit queiques difficultés d'obéir ; alarmé de fe voir arrêté , il affuroit qu'on le prenoit pour un autre. Quand il fut devant le prince, 11 étoit fi troublé qu'il !e méconnut; Seifulmulouk lui demanda de quel pays il étoit, il répondit : Je fuis Égyptien, ck mon nom eft Saïd, il y a trois ans que je fouffre éloigné de mon pays. Le prince fut fi touché de retrouver fon Qiv  z4$ Histoir.e ami , & fentit fi vivement le reproche que 1'état ou ,1 le retrouvoit faifoit a fon cceur, qu'il ne put sempécher de lui fauter au col. Avec quels tranfports ces am,s ne s embraffèrent - ils pas I Avec quelle vivacité ils fe firent le détail de leurs aventures! La ,oie ou le chagrin fe peignoient fur leur vifage felon la fituatibn repréfentée. Quand le prince eut fait un récit fidele a Saïd de tout ce qui lui étoit amve, Saïd lui apprit que la tempéte ayant brifé le vaiffeau fur lequel il fe trouvoitle jour qu'il avoit ete féparé de lui , il s'étoit fauvé fur des débris que la mer avoit pouffés contre une ile. J'avoue contmua-t-il , que le défefpoir que me caufoit Ia perte de mon prince , que je croyois certaine , penfa me coüter la vie; cependant 1 epreuve que je fiufois moi-même des bontés du ciel me donna queiques efpérances ; les fruits de 1'ile * laquelle fabordai étoient excellens, & réparèrent aifément Ja fatigue que j'avois efïïiy^e fur la mer. Mais je ne fus pas long-tems fans me repentir du féjour que j'y avois fait. Je n'avois pas remarqué que cette ile étoit rem?lie de finges ; quand je m'en appercus , ils ne me caufèrent aucune méfiance au contraire , leurs fauts 6: leur agïlité me don! no.ent un fpecïacie Want; ils profitèrent de mon fommeil pour me faifir, enfuite ils m'enfermèrent dans une cage de bois , qu'ils fufpencürent a un arbre, autour duquel ils faifoient la garde en dan-  de Bedihuldgemal; 149 faitt & en faifant des cris épouvantables. Ils ne me donnèrent d'abord que de 1'herbe a manger; mais ma cage étant tombéele jour d'un grand vent, je paffai les bras a-travers les barreaux pour attraper queiques fruits ; les finges s'apperqurent que je les aimois, & ne m'en laiffèrent point manquer; cependant ils s'ennuyèrent de me garder, & s'étant tout-a-fait écartés, je rompis la cage , & je pris la fuite ; je me chargeai de tous les fruits que je trouvai fur mon chemin, & je ramaffai fur le nvage les débris qui m'avoient apporté. Je fus apeine vingt-quatre fur la mer, que je rencontrai un vaiffeau qui envoya fa chaloupe pour me prendre* «1 étoit monté par des hommes noirs, qui me parurent d'une grande férocité; un vent forcé les pouffa fur la cote d'Human , ils y périrent ; les gens du pays firent les Noirs efclaves, & me délivrèrent. J'ai vécu plus d'un an réduit a travailler pour vivre; enfin, j'ai trouvé une caravane de marchands qui venoit dans cette ville, je 1'ai fuivie en conduifant les chameaux. J'étois réfolu de courir 1'univers pour vous trouver, & de ne pomt retourner en Egypte fans avoir appris de vos nouvelles. Le prince embraffa mille fois fon ami, hu donna fes plus beaux habits, & le mena lui-même au roi de Serendib, qui obligea Said de lui conter fon hiftoire •, enfuite Seifulmulouk préfenta fon ami a Méliké, qui refiuitit a fa première vue ce charme  25° Histoire fecret , ck cette douce illufion que Ie prince des efprits n'avoit jamais pu lui infpirer. Saïd, qui de fon cóté n'avoit jamais aimé , n'attribua qu'a la reconnoiffance des bontés que cette princeffe avoit pour fon ami , les fentimens qu'il reffentit pour elie ; il ne les regarda même pendant long - tems que comme une juffice qu'il rendoit a fon mérite. Mais^ils ne furent pas long-tems 1'un ck 1'autre fans démêler plus clairement leurs véritables fentimens. Seifulmulouk fut charmé de voir fon ami attaché' a la fceur de Bedihuldgemal; il ne lui pouvoit rien arriver qui lui fit envifager un plus agréable avenir , leurs fentimens croiffoient chaque jour, & le prince voyant leur bonheur fans envie , defiroit ardemment d'en éprouver un pareil. Enfin, Méliké annonca au prince que Bedihuldgemal devoit arriver le lendemain ; quelle joie pour un prince autant éperdu d'amour ! Mais , quelle méfiance de luimême ! II aimoit, étoit-il affuré de plaire ? pouvoit-il s'en flatter? Bedihuldgemal étoit un efprit, le prince n'avoit d'autre efpérance que celle que lui pourroit donner la vérité de fes fentimens, & 1'amitié dont Méfiké 1'avoit fi fouvent affuré. Bedihuldgemal arriva enfin, & quand elie eut embraffé la reine fa nourrice , & Méliké , qu'elle appelloit fa fceur , ces jeunes princeffes s'entretinrent en particulier. Méliké lui conta tous les maux que 1'efprit lui avoit faits, ck les obligaüons qu'elle avoit au  de Bedihuldgemal; 2,51 prince Seifulmulouk. Mais ce qui m'engage, ajoutat-elle , a 1'aimer peut-être encore plus , c'eft l'amour qu'il a pour vous, ma chère fceur. Alors elie lui conta dans le plus grand détail , avec la vivacité que donne la reconnoiffance , tout ce que ce prince avoit fouffert pour l'amour d'elle. S'il a fait tant de chofes pour un fimple portrait, continua-t-elle, que fera-t-il quand il vous aura vue, quand vos graces animées par votre efprit auront produit a fes yeux tout ce qui peut féduire a-la-fois! Bedihuldgemal fut touchée de ce récit, mais elie ne voulut jamais confentir a fe laiffer voir par le prince. Que diroit Chesbal , mon père , répliqua-t-elle , s'il venoit a favoir que j'euffe fait une telle démarche, ces anciens efprits comme lui ne veulent pas que Ton fe communiqué avec tant de facilité. Je fais gré au prince, confmua-t-elle, de ce qu'il a foufTert pour moi, je fuis touchée de reconnoiffance pour les ferviees importans qu'il vous a rendus; ne me fachez pas mauvais gré de mes refus. A quoi cette entrevue nous conduiroit-elle ? Vous favez que je ne pourrois 1'époufer. Enfin , tout ce que Méliké put obtenir de fa fceur, c'eft qu'elle le verrok, & qu'il ne la verroit pas. J'y confens, lui répondit Bedihuldgemal, pourvu qu'il 1'ignor'e. Méliké le lui promit, & voici 1'arrangement qu'elle fit. Dans de certaines faifons, on abandonne les maifons de Serendib pour liabiter des tèntes qui renferment toutes  - H I S T O I R E les commodités & tous les agrémens de la vie • la cour étoit alors eampée dans un grand pare, Méliké vint ehereher le prince clans fa tente , le fit paffer affez près de eelle de Bedihuldgemal pour en etre vu & même entendu ; elie n'eut pas de peine a lui faire parler de l'amour qu'il reffentoï li sen acquitta d'une facon fi tendre & fi fincère que Ia princeffe en fut émüe , & que fon efprit commenca dès-lors a n'avoir pius que de foibles droits fur fon cceur. Ces fentimens étoient abfolument nouveaux pour la princeffe , ils font peu d ufage parmi les efpnts , elie en fut touchée, mais ■elie refifta conftamment au plaifir de fe laifler voir & pnnCS' elle fit des voyages plus fréquens qu'elle nen avoit encore fait a la cour de Serendib, elle confentit a recevoir des lettres du prince , qui Ia charmerent paree qu'elle n'y trouvoit que du fentnnent. Enfin, la douleur de ne pas voir la princefie caufa une grande maladie k Seifulmulouk, & le reduifit dans un état dont Méliké fut lui faire des pemtures auffi vives que touchantes , & qui 1 engagèrent une nuit k fortir de fa tente pour s'approcher de celle du prince. Elle le vit en effet qui pleuroit d'amour en confidérant fon portrait; il lui parut abattu , la tendre pitié qui précede ordinairement l'amour la faifit, elle fut alarmée de fentir .qu'elle aimoit malgré elle , & le combat de fon cceur avec . fon efprit la fit tomber évanouie. Le  de Bedihuldgemal. 253 cri qu'elle fit en tombant fit accourir le prince avec un flambeau. Qae devint-il, en reconnoifTant 1'incomparable Bedihuldgemal! Voici donc celle que je cherche , s'écria-t-il tendrement ; mais en quel état la trouvé-je ! Les gardes étoient heureufement endormis, il ne voulut éveiller perfonne, pour ne pas expofer la princeffe; il s'affit a fes cötés, leva doucement fa tête, ck la pofa fur fes genoux; fes joues luifantes comme la lune le mirent fi fort hors de lui-même qu'il 1'embraffa en répandant ces larmes chaudes qui partent véritablement du cceur, ck que la tendreffe fait couler avec délices; il ne put lui donner d'autre fecours pour la rappeller a la vie. Surprife de la fituation oü elle fe trouvoit, elle prit fon voile pour cacher fa rougeur ck fon embarras. Ah! prince , qu'avez-vous fait ! lui dit-elle, ck quelle eft votre infolence ! Beauté du monde, lui répondit - il, pardonnez a l'amour dont je brüle , fouffrez que je vous admire , laiffez-moi parler. Je ne dois point vous entendre , lui répondit la princeffe. Seifulmulouk la conjura au nom de 1'amitié qu'elie avoit pour fa fceur , ck fes prières furent fi touchantes qu'elle lui donna audience ; quand il eut exprimé fon amour , Bedihuldgemal lui répondit : On m'a fort affuré que la fille du roi de Zimpar vous aimoit. Je ne la connois feulement pas, reprit-il , avec vivacité ; n'écoutez jamais ce que vous diront les efprits, fi vous voulez  M4 Histoire étre heureufe en amour ; ils font méchans , L temmens leur font non-feulement inconnus, mais ll femble quils en foient jaloux, & qu'üs ne ^ cupent que du foin de les détruire. On dit lui répliqua la princeffe , qüe tous les hommes 'font mfideles. Peut-on 1'être en vous aimant, M ré. pondit-il & nous étions mariés , fi tant efi que notre alhance fut poffible, pourfuivit Bedihuldgemal nos enfans ne pourroient s'accorder. Ils auront tou's de 1 efpnt, fans doute, reprit Ie prince avec ardeur car .Is nendront de vous, & notre union leur fer-' vira de regie & d exemple. Mes parens m'aiment trop, interrompit la princeffe, pour me permettre de vous fuivre, ils ne confentiront jamais a une telle alhance. La vérité de mon cceur , la pureté de mon amour, les toucheront, pourfuivit Seifulmulouk, fi vous me permettez de les voir : mais fi vous m'aimiez , ce même attachement qu'ils ont jour vous les engageroit fans doute a vous fatisfaire, c'eft la feule occafion oü mon cceur puifTe vous pardonner d'avoir encore de 1'efprit. La princeffe a moitié perfuadée, répandoit cependant un torrent de larmes caufées par les retours que 1'efpnt lui faifoit faire fur elle-même ; la réflexion lm peigno.tjes engagemens qu'elle prenoit & les embarras dans lefquels elle fe précipitoit. Mais n'y a-t-il pas dans le monde, lui dit-elle, encore des pnnceffes plus aimables que moi , qui vous con-  de Bedihuldgemal; 155 viennent mieux, & qui pourront faire votre bonheur ? O beauté du monde ! lui répliqua-t-il , toutes les beautés céleftes defcendroient pour moi fur la terre, que je vous préférerois a elles. Tout ce que je vous dis ne vous perfuade point, dit-il en pleurant a fon^our; j'aime mieux mourir que de vivre ft cruellement. En difant ces mots , il tira fon poignard dans le deffein de fe trapper \ la princeffe alarmée le lui arracha des mains, ck touchée de cette dernière marqué d'amour , elle lui avoua tout celui qu'elle reffentoit. Ce n'eft point encore affez, ditelle , que d'être obligée de vous aimer , malgré toutes les raifons qui s'y oppofent, il faut que j'éprouve les plus vives inquiétudes ; fongez qu'il y a fept mille efprits qui ont juré votre perte , ck qui veulent ne vous laiffer aucun repos qu'ils n'aient vengé la mort de Sedifbach. Je ne crains plus rien puifque vous m'aimez , lui répondit le prince, quand il y auroit encore mille fois plus d'efprits acharnés contre moi. II faut, lui dit - elle, que vous alliez voir Suroucbanuuan , 1'efprit ne fait pas toujours perdre les droits du fang , c'eft mon aïeule , elle m'aime ck fon naturel eft excellent, elle peut feule obtenir le confentement de mes parens. Bedihuldgemal lui permit enfuite de 1'accompagner jufqu'a fa tente, ils fe firent les plus tendres adieux, & quand ils furent féparés , leurs idéés furent bien différentes; Seifulmulouk étoit dans la joie que fon  i56 HlSTOïRE bonheur lui infpiroit, & reffentoit toutes les efpérances flatteufes de l'amour; la princeffe au contraire ne pouvoit revenir de 1'étonnement que lui caufoient, 8c fa nouvelle démarche, & les engagemens qu'elle venoit de prendre; elle étoit étonnée fur-tout d'avoir parlé fans efprit , Sc favoir été féduite fans en avoir entendu. Elle ne pouvoit fe rappeller un mot de la converfation qu'elle venoit d'avoir ; il lui en étoit cependant demeuré une idéé élégante; & quand elle fit part a Méliké de 1'étonnement oü elle étoit d'aimer Sc d'être aimee d'un autre que d'un efprit; fon aimable fceur lui dit : Vous ne devez pas en être étonnée, fongez qu'une mortelle vous a nourrie , Sc vous a rapprochée de 1'humanité ; confolez-vous , vous aimez Seifulmulouk, Sc j'aime Saïd : nous avons fait un bon choix, ne penfons qu'a nous rendre heureufes. Bedihuldgemal chargea queiques efprits efclaves de conduire le prince dans la ville de Simine par-detè la mer de Diouchan oü Suroucbanuuan faifoit fa demeure ordinaire. Leurs adieux furent tendres , Sc Méliké obtint du prince de laiffer Saïd a la cour de Serendib : c'eft ainfi que l'amour fépare les amis fans leur caufer de regret. Le prince , car les efprits voyagent en diligence , arriva promptement, Sc les efclaves 1'abandonnèrent en arrivant dans la ville, qui lui parut plus briljante que toutes celles qu'il avoit vues jufqu'alors. La  de Bedihuldgemal; 257 La terre étoit d'argent, les maifons étoient baties d'émeraudes & de fubis , on n'y voyoit que des fandaies & des aloës; les tentes de toutes les couleurs, & des plus riehes étoffes étoient, dans cette faifon , mêiées avec ces fuperbes maifons, II ert diflingua une plus fuperbe que les autres, & comprit aifément que e'étoit celle de la reine mère, il y tourna fes pas ; elle parut affife fur tin tröne d'or avec des habits couverts de diainans brillans. Le prince fe profterna dovant elle. Qui vöus a donné la témérité de venir ici ? lui dit-elle , Vous êtes le premier homme qui ait eu la hardieffe d'y pénétrer. Seifulmulouk, effrayé d'un accueil fi févère , lui conta les malheurs & les dangers auxquels il s'étoit expofé pour le feul portrait de fa petite-fille; la reine lui dit : L'alliance a laquelle vous afpirez eft impraticable, & n'a jamais eu d'exemple ; elle ajouta même , que Finconftance des hommes y mettroit toujouts un obftacle qu'elle ne pourroit fe difpenfer de repréfenter au roi fon fils , fi jamais il avoit la foibleffe d'être ébranlé. Le prince , frappé comme d'un coup de foudre a ces mots redoutables, tomba fans connoiffance. II eft bon de favoir que Bedihuldgemal avoit préve-. nu la bonne Suroucbanuuan, & qu'elle ne lui parloit ainfi que pour éprouver fon amour; elle étoit la femme du meilleur naturel , auffi elle fe repentit bientöt d'avoir pouffé trop loin fon épreuve, elle Tome VIL R  IjS Histoire le fit revenir avec de Peau rofe , ck lui dit: Prince," vos procédés ck vos récits m'ont touchée , vous méritez l'amour de ma fille, ck loin de m'oppofer a votre mariage, je vais ne rien négliger pour le faire réuffir; venez dans 1'Irem , ck vous jugerez de la fincérité de mes paroles. Ils partirent en effet, ck leur voyage ne fut ni long ni tatigant. En arrivant, elle dit au prince de Pattendre dans les jardins du palais , pendant qu'elle iroit trouver fon fils le roi Chesbal. Elle lui fit un récit exact de tout ce que le prince lui avoit appris, elle ne lui déguifa point le tendre retour dont fa fille payoit fes fentimens. Eirfin , dit - elle, fi vous trouvez que fin efprit réponde aux fentimens que je lui ai trouvés, vous ne pouvez faire une meilleure alliance ; un homme bien-né, dont le cceur eft droit, doit, a mon fens, 1'emporter fur les princes des efprits qui pourroient vous folliciter pour obtenir votre alliance. Le roi, touché du difcours de fa mère, fe trouva bien difpofé , ck demanda a le voir pour juger de fon efprit; car Suroucbanuuan lui avoit avoué qu'elle 1'avoit conduit avec elle. Chesbal ordonna donc qu'on le fit entrer, ck déclara qu'il le prenoit fous fa protection , pour le garantir du nombre d'eniiemis qui le cherchoient. Queiques fins que puffent être les efprits qu'il chargea de lui ramener le prince, ils étoient bien éloignés de le trouver. Chesbal ck Suroucbanuuan furent affligés de favoir leur re-  de Bedihuldgemal. 259 cherche inutile. Bedihuldgemal qui n'avoit pas fait un long féjour a Serendib après le départ du prince, en fut promptement inftruite, & jura de retrouver le prince ou de ne jamais revenir dans fes états. Tant de foins étoient inutiles, car les trois frèröj de 1'efprit dont le prince avoit coupé la tête, I'avoient rencontré dans les jardins du palais, rêvant a fon amour & fe repaiffant des idees flatteufes-.de 1'efpérance. II ne s'apperqut point que 1'anneau de Salomon étoit tombé de fon doigt ; dénué d'un fecours qui 1'avoit garanti jufques-la de toute infulte , ils le rencontrèrent & lui demandèrent s'il n'étoit pas celui qui avoit coupé la tête de Sedifbach. Le prince les reconnoiffant pour des efprits avec lefquels il jugea que la feinte étoit inutile , convint de la vérité : auffi-töt ils Penlevèrent clans les airs , & sabattireni fur une montagne , oü , après favoir lié , en lui annon^ant fa condamnation, mille efprits s'affemblèrent pour voir le fupplice. On ne voulut point Ie faire mourir fur Ie champ, dans la crainte de rendre fes peines trcp courtes, mais on fe contenta de le faire garder a vue par quatre efprits plus méchans que 1'enfer , qui préparoient les différens inftrumens qui devoient fervir a fon martyre : mais Ie plus cruel de tous étoit fans contredit celui de 1'affurer qu'il ne verrok jamais la pri.iceffe Bedihuldgemal, que fon père avoit enfermée pour lui faire fouffrir des tourmens in- Rij  2Ó0 HlSTOIRE concevables, & la punir de la foibleiTe qu'elle avoit eue pour lui. D'autres fois, ils 1'affuroient qu'elle ne parloit de lui que pour en faire les plus amères plaifanteries; fouvent ils lui difoient qu'elle s'étoit rendue a un prince' des grands efprits, & que dans fes bras, elle ne fe fouvenoit de Favoir aimé que pour en rougir. Cependant Chesbal envoya de tous cótés des efpions pour favoir ce que le prince étoit devenu: enfin, il apprit la vérité. Ces nouvelles animèrent les princeffes, & il leur fut aifé de déterminer le roi Chesbal a afTembler une armée de quatre eens mille efprits pour marcher a Kilfem. Ce prince, de fon cóté, ayant appris ces préparatifs, affembla un grand nombre d'Ifrites ( i ) ; ces deux années formidables s'étant mifes en marche au milieu des airs, le roi de Kilfem envoya des ambaffadeurs a Chesbal pour favoir le fujet de la guerre qu'il lui déclaroit. Vous avez pris, répondit ce dernier, un homme dans mes états, fans favoir fi je le trouvois bon; indépendammént de ce que eet homme m'eft cher, je me plains de ce procédé , ainfi je veux que nonfeulement vous me rendiez le prifonnier, mais que vous me faffiez réparation de cette infulte. II a tué le frère de notre roi, lui répondirent-ils, rien ne peut nous engager a le rendre , & nous voulons ( i ) C'eft le ncm des efprits, fes fujets.  de Bedihuldgemal. 261 venger fa mort. Le roi fut affligé de cette réponfe, qui dans le fonds méritoit quelque réflexion. Mais Bedihuldgemal, qui s'étoit milë a la tête de 1'armée, fans attendre le fuccès de la négociation , ni favoir ia réponfe que Chesbal feroit aux ambaffadeurs du roi de Kilfem, engagea le combat; les deux années fe joignirent, les foudres ck les tonnerres éclairèrent cette bataille aërienne. Le roi de Kilfem fut pris & conduit devant Chesbal. Cruel h lui dit-il quand il fut en fa préfence ; fi tu as fait périr le prince d'Égypte , tu dois t'attendre a tout. Kilfem, touché de 1'état oü lui parut Bedihuldgemal, les raffura fur la deftinée du prince, ck leur avoua les tourmens qu'on lui faifoit fouffrir; auffi-töt il fit pnrtir un efprit , auquel il donna fa bague comme une preuve de 1'ordre qu'il portoit, & queiques momens après on Ie vit arriver chargé du prince. Chesbal, Suroucbanuuan , & fur-tout Bedihuldgemal, coururent lui témoigner le plaifir que fon heureux retour leur caufoit. Je vous retrouve fklelle, tout ce que j'ai fouffert n'eft donc rien, lui dit le prince. La princeffe qui tous les jours avoit un peu perdu de fon efprit, ne lui répondit que par le regard le plus tendre & le plus éloquent; mais Chesbal confervant toujours fon caraètère de juftice ck d'équité , dit a la princeffe : Seifulmulouk n'a rien fait encore qui nous mette en état de juger de lui : il eft vrai qu'il a témoigné un amour extréme, ck qui n'eft pas commun Riij  3.6% HlSTOUE parmi les hommes , je conviens encore que fes pro* cédés femblent répondre d'une conftance extraordinaire ; mais il faut juger a-préfent s'il mérite par fon efprit de devenir notre ailié; & dans le deffein cü jé fuis de prouver toujours qu'aucune prévention ne me gouverne, je prie le roi de Kilfem, qui ne doit pas lui étre favorable , de lui faire queiques queflions. Ce prince s'en défendit quelque-tems , mais enfin il fe rendit k fes inftances , & lui demanda quelle étoit la chofe la plus naturelle aux hommes : La mort, lui répondit le prince. Qu'y 3-t-il de plus k fouhaiter clans le monde ? pourfuivit ie roi de Kilfem; La fanté, répliqua Seifulmulouk, Pendant que l'on faifoit ces queftions a fon amant, Bedihuldgemal étoit dans une, grande inquiétude ; non .qu'elle craighït pour 1'efprit du prince , mais l'amour s'alarme de tout; ainfi tous les refforts de fon ame étoient alors en fufpens , pour juger de Ja réponfe du prince, lui en inlpirer une s'il ne s'en préfentoit point a lui, ou bien expliquer celle qu'il avoit faite. Kilfem voulut encore favoir quel étoit le plus grand nombre des hommes ou des femmes fur Ja terre; Seifulmulouk dit qu'il y avoit beau» coup plus de femmes , paree qu'il y avoit un nombre mfini d'hommes qui leur reffembloicnt par leur mol* Jeffe. Quand arrivera le jour du jugement ? lui de* manda enfuite le prince qui 1'interrogeoit i Dieu fe fait ? répondit Seifulmulouk, Les rois, charmés  DE B E D I HU LDGEMAL. 2.63 de ces réponfes, donnèrent mille éloges a ce jeune prince, qui rougit d'être applaudi pour fi peu de chofe : mais il ne témoigna point le peu de cas qu'il faifoit de ces fortes d'épreuves. II fit bien de xracher cette impreffion, car les grands efprits du m - font ordinairement attachés a des minuties, la plus iégère contrariété les révolte ckdeur caufe une aigreur que rien ne peut éteindre. Enfin, Chesbal ne voyant rien qui put s'oppofer au bonheur de fa fille & au defir de la reine mère , pour cette alliance, renvoya le roi Kilfem, libre, 6c comblé de préfens, dans fes états, 8c confentit au mariage de ces jeunes amans. Quand il en eut fait la déclaration, Bedihuldgemal fauta d'elle-même au col de Seifulmulouk; car le véritable efprit n'eft jamais contrahit par les préventions, qui pour Fordmaire ne font que ridicules. La bonne Suroucbanuuan, charmée d'avoir la cérémonie d'une noce a faire, maria ces amans avec beaucoup d'éclat , en préfence ck au gré de tous les grands efprits de 1'Irem , que le prince avoit féduits par fes graces aifées 8c naturelles. On lui rendit 1'anneau de Salomon, qu'on retrouva dans les jardins. Quand les premiers jours du mariage furent paffés, Chesbal dit a fon gendre : Votre père eft fort agé, il voudroit vous voir avant de mourir ; de plus , vous vous devez a un royaume que le ciel vous a confié , partez donc pour le gouverner; nous pourrons nous Pviv  204 HïSTOïRE voir quand il vous plaira, les voyages ne font pas des objets pour nous. Le prince lui témoigna des fentimens de reconnoiffance & d'amitié dont il rut fefiniment content. Auffi-tot on chargea mille efprits compïlateurs & tradufteurs , qui font les efclaves de 1'Irem; on les fit ployer fous le faix de 1'or , de 1'argent , des pierres précieufes & des étoffes les plus riehes , qu'ils furent obligés de porter : mille autres hiftoriens & favans furent choifis pour les eft corter, & l'on commarida deux eens poëtes, faifeurs de contes, de nouvelles & autres bagatelles pour 1'amufement des princes , avec ordre de marcher a pied autour de la voiture. Leur voyage fut heu* reux & agrëable. Ces heureux amans arrivèrent bientót a Serendib, d'oü ils renvoyèrent tous les efclaves, que la quantité de noirceurs & de trapafferies auroient mille fois empeché d'arriver, fi on ne les avoit obligés de marcher : ils n'en gardèrent que trois ou quatre pour leur amufement, Cependant, ils féjournèrent affez de tems a Seren, dib , pour donner a Seifulmulouk celui d'obtenir fa belle-fceur Méliké pour fon cher Saïd. Ils pri, rent enfemble le chemin de 1'Égypte , & jamais ï'Afie ne verra de caravane auffi briilante & auffi agréable que fut la leur; car le roi de Serendib leur donna une magnifique année pour les efcorter, après ?es avoir combiés des préfens les plus rares. Ils arrivèrent enfin en Egypte , oü Seifulmulouk trouv?  de Bedihuldgemal. 5.65 fon père qui n'avoit plus qu'un foufflé de vie ; 1'abfence de fon fils ck 1'inquiétude qu'il lui avoit caufée, avoit beaucoup avancé fes jours. II fut au moment de mourir de joie en apprenant fon arrivée ck fon heureux mariage : auffi-töt il envoya tout le peuple d'Egypte au-devant de la princeffe, ck remit a fon fils la couronne dans le moment qu'il 1'embrafTa. Le ciel m'eft témoin, lui dit-il, qu'il y a long-tems que je ne la garde que pour vous. Edrenouk remit également a fon fils Saïd les fceaux de Pempire. Le roi Hafm mourut queiques jours après fon abdication, ck Seifulmulouk eut une nombreufe poflérité , ck régna plus de cent cinquante ans dans la plus grande union avec Bedihuldgemal.  x66 J 17 T1 IP "O in SUR UNE AVENTURE VÊRÏ TABLE. N'Étant point nouvellifte , madame , & n'aimant que les vieilles nouvelles fur la guerre & fur la politique , paree qu'elles me paroiffent les plus certames, pour tenir la parole que je vous ai donnée, il faut avoir recours aux événemens & aux hiftoires de la ville; je ne réponds pas de l'imprefjion que celle-ci vous fera, mais je vous réponds de fa vérité. Vous favez toutes les liaifons qui nous uniffent, Alcidor & moi , ainfi vous ne trouverez point étrange la confidence qu'il m'a faite. Jugez de 1'étonnement qu'il m'a caufé , en m'avouant qu'il étoit jaloux ! II eft de tous les hommes celui que j'aurois le moins foupconné de cette foibleffe ; fa gaieté naturelle , fon peu de fouci , & Ia connoiffance  Lettre sur une Aventure. 167 qu'il a du monde, m'auroient engagé a répondre de lui fur eet article, plufque de moi-méme; cependmt il étoit jaloux , mais en galant homme : vous en allez juger par le difcours qu'il me tint. Je fais, ine dit-il, tout ce que vous allez m'alléguer en faveur de ma femme , je n'ignore aucun des iieux-communs que l'on emploie pour remettre 1'efprit d'un man , j'en ai fait ufage pour les autres, ainfi ne me les étant point diffimulés , épargnezvous la peine de me les tenir. Ecoutez-moi donc, pourfuivit-il, fongez que les interruptions feroient inutiles. Je lui promis audience > & il pourfuivit ainfi : Je ne fuis plus amoureux de ma femme , j'en conviens, ainfi l'amour ne m'aveugle point; mais le ientiment que j'ai eu pour elle, eft bieffé , non de cc qu'elle a fait un choix, mais de 1'efpece de fon choix. Je fuis peut-être piqué de ha avoir imaginé plus de gout. Si, ne Paimant plus, je metois flatté d'empêcher une femme de vingt-quatre ans de fuivre les mouvemens de fon cceur, je ferois un infenfé, & jamais je ne ferai capable d'une tel'e injuflice; mais comptant fur la bonté de fon difcernement, je m'attendois qu'elle choiliroit un galant-homme , dont les ménagemens ne la commettroient point, & dont 1'efprit & le caraétère me fourniroient une foeiété plus agréable. Vous voyez , pourfuivit Alcidor, qu'un mari ne peut guère être plus raifonnable,  268 Lettre j'en conviens, lui répondis-je , quoiqu'on püt vous objeéier que, fuppofant que votre femme ait fait un choix, il lui feroit difficile d'en faire un qui fut a votre gré. Cela peut-être, reprit Alcidor, mais ce n'eft pas tant encore le choix du chevalier qui me fache, que l'affeétation avec laquelle il lui parle en ma préfence, & 1'envie qu'il femble avoir de me piquer; la chofe eft au point que cent fois j'ai eu befom de toute ma raifon pour ne point éclater , je fuis même trés - affuré que ma femme s'en eft appercue; cependant, elle a fi peu changé de conduite, & m'a fi peu ménagé, qu'il faut abfolument que la tête lui ait tourné. j'avois la bouche fermée. par les difcours dont il m'avoit prévenu , cependant je voulois lui parler , lui témoigner ma furpnfe fur le choix du chevalier , dont vous connoiffez la légèreté & les ridicules; mais c'étoit augmenter fon mécontentement, c'étoit douter de ce qu'il me difoit, c'étoit donner un démenti a un homme qui parloit fagement & fans, prévention. II s'appercut de mon embarras , il le démêla parfaitement, & me dit : Ne cherchez point a me parler, je n'attends point de confeils de vous, non que vous ne fuffiez plus capable qu'un autre de m'en donner, mais je n'ai voulu que foulager mon cceur , & peindre a mon ami la cruelle fituation oü je me trouve. Car enfin , c'eft une infulte que me fait un jeune écervelé, c'eft mon honneur qu'il atta-  SUR UNE A VENTURE, 169 que, non eet honneur qui n'eft que dans 1'idée du vulgaire, mais celui qu'öffenfe un procédé infultant & avantageux qu'un honnête-homme ne fouffre fur rien de ce qui lui appartient.... Cette première converfation , madame, fut toujours fur ce même ton, & par conféquent elle fut très-embarraffante pour moi. Quand nous eümes quitté la promenade, car il m'avoit conduit aux allées du Roule pour être affuré de n'être point interrompu; vous croyez aifément que ma première idéé fut d'avoir un entretien particulier avec fa femme , & de 1'avertir de tout ce que j'avois appris, pour lui recommander d'être plus réfervée , & de penfer un peu plus a ce qu'elle fe devoit a elle-même, ainfi qu'a fon mari. J'en cherchai vainement 1'occafion, Alcidor ne quitta point fa femme, & c'eut été me rendre fufpeêt & abfolument inutile que de lui parler bas devant lui, & d'avoir Fair de 1'avertir. 11 eft vrai que je fus témoin de tout ce qu'il m'avoit annoncé de la conduite & du maintien du chevalier ; il vouloit toujours être a fes cötés, il lui parloit toujours bas, & la lorgnoit avec fcandale. Je ne fais fi les aveux d'Alcidor & la crainte que j'avois de fes emportemens, contribuèrent a me faire trouver tout ce qui fe paffoit, trop fort : mais je fais que j'en fortis, non-feulement convaincu de fa patience & de la juftice de fes plaintes , mais étonné de 1'indifcrétion de ces deux amans. Enfin, plus réfolu que  17° Lettre jamais de parler a fa femme, a quelque prix que ce fut, je fortis avant-hier de chez moi fur le midi , perfuadé qu'alors je la trouverois plus aifément feule j quand on m'annonqa Alcidor ; fon air abattu , confterné & triomphant tout enfemble, me furprit & m'inquiéta. Quand mes gens furent retirés : Qu'avezvous, lui dis-je? Je ne fais quêl jugement porter fur Fair dont vous m'abordez. J'avois raifon, me dit-il avec une douloureufe fatisfacfion, je ne puis plus douter de mon malheur , 1'afTaire eft liée , c/en eft fait , & le chevalier triomphe. J'avoue, continua-t-il, que je ne la croyois pas auffi avancée , & que je m'étois flatté qu'une coquetterie pourroit s'interrompre aifément , & dégoüter par elle-même une femme du caraöère dont j'ai connu Ia mienne ; mais il triomphe, & ma femme fera bien a plaindre : ces fortes d'affaires nourries fans éclat , finifient par des coups de tonnerre. En achevant ces mots, Iifez, me dit-il en me donnanf une lettre , voyez le deffus. Je vis en effet que Ie nom & la demeure du chevalier étoient écrits fans aucun équivoque. Ah ciel! qu'avez - vous fait ? m*écriai-je ; comment cette lettre fe trouve-t-elle entre vos mains ? Je ne doutai pas un moment qu'il ne Peut achetée de la vie du chevalier ou d'une violence extreme contre fa femme. Remettez-vous, me dit-il, d'un grand fang-froid, le hazard feul m'en a rendu poiTeffeur. II y a une heure que je  SUR UNE AVENTURE. 271 fuis forti de chez moi, allant dans mon voifinage dire un mot pour une affaire; je n'avois point fait mettre de chevaux, j'étois a pied, rêvant ck profitant du beau jour, quand un favoyard m'a prié de lire le deffus de la lettre que vous voyez , ck de lui enfeigner le chemin qu'il devoit tenir pour la rendre a fon adreffe. Jugez de ce que je fuis devenu quand j'ai reconnu 1'écriture de ma femme! la certitude de ma honte, ck plus encore du mépris du choix, ne m'a pas fait perdre le jugement; j'ai dit au favoyard de me fuivre, je fuis entfé dans un café ou l'on m'a donné tout ce qu'il falloit pour écrire. Eh bien ! lui dis-je; eh bien! m'a-t-il répondu : Jugez de ce que j'ai fouffert en copiant la lettre la plus emportée que jamais femme ait écrite. Voyez a quel point elle eft aveuglée par fa paffion! elle commet un fecret de cette importance au premier venu. C'eft hier qu'elle s'eft abandonnée a fon indigne chevalier. Remarquez , continua-t-il, comment je fuis défigné pour celui qui Fa interrompue dans fes plaifirs. Ce que je ne comprends pas, pourfuivit - il, c'eft de ne m'être apperqu de rien hier, quand en effet je les trouvai tête-a-téte chez moi. Qu'une femme eft adroite pour tromper! Malgré 1'attention que j'y apportai, je n'apperqus pas la moindre altération dans le gefte, dans le maintien, dans les yeux, ni fur le vifage de ma femme ck du chevalier; ils eurent 1'air de continuer  ijl Lettre une converfation fort indifférente que mon arrivéé" ne dérangea pas. Pour vous achever mon récit, ' continua-t-il , j'ai donc copié cette eruelle lettre, j'ai mis le defïus bien exa&ement, & gardant Po* riginal, j'ai payé le favoyard, & je lui ai enfeigné le chemin , lui recominandant de la porter avec foin, & je fuis accouru chez vous pour vous faire juge de la juflice de mes plaintes. Ce fut alors que je lus cette fatale lettre oü rien de tout'ce qui peut bleffer un mari, n'étoit oublié ; je ne voulus pas la lui rendre, & je convins avec lui de ne le point abandonner a lui-même dans le défordre oü il étoit, & je le fuivis chez fa femme. Jugez de Pembarras de ma fituation! Pleureufement nous la trouvames feule : elle vint a nous avec Pair agréable & ouvert que vous lui connoiffez; mais elle ne le garda pas long-tems , car fon mari Paccabla des reproches les plus fanglans. La pauvre femme, étonnée ck tremblante, fe laiffa tomber de fa hauteur fur le parquet , fi faifie qu'elle ne pouvoit pleurer ; j'en fus touché malgré fes torts , je fus a fon fecours. Quoi, monfieur, me dit-elle, vous fouffrez que l'on me traite avec cette indignité ! oü fuisje ? font-ee-la les confeils d'un ami auffi fage ? Je ne veux pas d'autre juge que lui , reprit Alcidor avec vivacité. Je fis mon poffible pour établir une efpece de cabné au milieu d'une fcène , a mon avis , auffi terrible; j'y parvjns : mais comme la colère répete  SUR UNE AVEN'TURE, 173 répete pour l'orclinaire le même propos, & qu'Alcidor parloit des preuves convaincanf.es qu'il avoit de 1'infamie de fa femme , & qu'il avoit fouvent entremêlé des mots de lettre & de ftyle, dont il ne Pauroit jamais foupconnée ; fa femme proteftant de fon innocence avec une fermeté dont je fus étonné , releva plus d'une fois & la lettre & les preuves» Ainfi, ne doutant point que malgré la difficulté, elle n'eüt imaginé quelque détour heureux pour fe tirer d'affaire ; de plus , me trouvant preffé par Alcidor , je fus obligé de montrer la lettre, malgré les vives inftances que je fis auprès de 1'un & de 1'autre pour qu'il n'en fut jamais queftion. Quand la femme Peut confidérée, elle dit fièrement : Ce n'eft pas-la mon écriture, fe peut-il que monfieur la méconnoiffe ! Alcidor ne fut point frappé de cette réponfe , qu'il regarda comme une défaite ; moimême je vous avoue que je ne la pris point pour autre chofe; cependant, telle qu'elle put être, je voulus Pappuyer , & je n'avois, ce me femble, point d'autre parti a prendre. Mais, bientöt interrompu par la femme d'Alcidor , voici ce qu'elle nous dit : J'ai toujours aimé mon mari , c'eft avec douleur que je me fuis appercue de fon refroidiffement pour moi; mais il peut dire , malgré fon injuftice , fi je 1'ai jamais ennuyé d'aucuns reproches; perfuadée que j'étois de leur inutilité, le feul tort que j'ai a me reprocher, c'eft d'avoir employé pour le ramener, Tome VII. S  5.74 Lettre une voie auffi dangereufe que celle de la jaloufie: J'en ai prévu les conféquences , mais j'ai cru les réparer par le choix d'un homme qui me paroiffoit incapable de me faire aucun tort dans 1'efprit de ceux qui me connoiffent, & d'un homme qui fe livroit de lui-même au deffein que j'avois formé. Cependant, je m'appercus hier de la peine que je cauföis a Alcidor : auffi, dès ce moment, j'ai fait fermer ma porte au chevalier , & j'en ai donné 1'ordre devant lui pour qu'il n'en prétendit caufe d'ignorance. Si vos gens me démentent pour les ordres que j'ai donnés , je confens que vous me croyiez coupable d'avoir écrit cette infame lettre, dont vous avez Pinjuftice & la cruauté de me foupqouner. Je conviens d'un rapport d'écriture ; mais c'étoit a vous a ne pas confondre les caraétères , dit-elle regardant Alcidor avec févérité; pouvezvous vous méprendre a ceux - ci ? Ah ciel! que vois-;e ! mes yeux fe deffillent., s'écria-t-il de fon cöté.... Le filence fut alors obfervé pendant queloues momens, & je vous avoue, madame , que je ne favois plus oii j'en étois, quand Alcidor fe jettant aux pieds de fa femme, la conjura de lui pardonner , ce qu'elle fit avec autant de douceur que de nobleffe. Je voulus alors me retirer, mais Alcidor me pria de tenir quelque-tems compagnie a fa femme. Cette affaire n'eft pas finie , me ditelle en iourianf; laiffez-le aller. Alcidor fortit en  SUR UNE A VENT URE. 275 effet avec vivacité , & rien ne m'empêchant de témoigner ma curiofité , je priai fa femme de la fatisfaire. A tout autre qua vous, me dit-elle, je ne dirois rien de ce que je vais vous conter. Alcidor eft peut-être auffi faché dans le fond de fon ame, qu'il 1'étoit avant d'être défabufé. Voila ce que je ne comprends pas , lui répondis-je. Ecoutez, me dit-elle, la fin de 1'énigme : il eft vivement attaché a Céphife; vous n'ignorez pas quelle a toujours été la conduite de cétte femme ? eh bien , c'eft elle qui a écrit la lettre en queftion, nos écritures ont quelque rapport, & la jaloufie dont mon mari étoit prévenu Pa empêché de diftinguer aucune-différence; ce rapport de caradères, Padreffe au chevalier, tout lui a paru ne convenir qu'a moi, pendant qu'en effet tout appartient a Céphife. Ce n'eft pas tout , ajouta-t-elle ; le chevalier en eft véritablement amoureux, il n'a teint de s'attacher a moi que pour éloigner Alcidor de la maifon de fa maitreflë, & vous favez pour quelle raifon j'ai eu Papparence de 1'écouter. Au refte, continua-telle, demeurez avec nous, on a befoin d'un ami quand on éprouve 1'infidélité d'une maitreffe; Alcidor eft foulagé dans un fens, mais la découverte qu'il vient de faire n'eft peut-être pas moins affligeante pour être d'un autre genre. Notre converfation fe foutint aifément, la matière ne nous manquoit pas, elle étoit même fort éloignée de languir Sij  xj6 'Lettre sur une Aventure.' quand nous vimes revenir Alcidor. Je vie'ns de chez Céphife, nous dit-il, pour lui rendre fa lettre, &, comme de raifon, rompre avec elle. Le croiriezvous ? me dit-il, on m'a refufé la porte •, cependant elle y étoit , j'ai même appercu le caroffe du chevalier. La lettre que j'ai copiée, & qu'il a fans doute recue , 1'aura inquiété , il aura couru chez elle pour Pavertir & prendre confeil. J'en fuis charmé, lui dis-je, ils ont pris un fage parti, ils ne vous verront plus , & vous êtes trop heureux. L'offenfe étoit trop récente, pour convaincre Alcidor de la fageffe de ma réflexion, il affecfa plufieurs fois un dégagement dont il eft encore bien éloigné ; je ne négligé rien pour le conduire par le mépris a rindifférence que Céphife mérite de fa part. Sa femme eft, en verité , bien refpeöable yelle n'eft point avantageufe du malheur de fon mari, & ne garde aucun reffentiment des traitemens injuftes qu'elle en a effuyés; enfin, j 'admire 1'un & je confole 1'autre. Voila, madame, une occupation dont j'ai d'autant plus voulu vous rendre compte , qu'elle me femble üée avec une aventure affez fingalière, pour vous amufer un moment. J'ai 1'honneur d'être.  *77. VÉRITABLE. ■Jijt-. E foin que vous prenez pour rafTembler des aventures véritables, ck qui ne paroilTent pas vrai- femblables , m'engage h vous faire part, monfieur, de celle qui vient de m'arriver. Je ne croyois pas augmente'r votre recueil quand vous me Pavez con- fié; mais je vois avec douleur que je n'y tiendrai que trop une place confidérable & diftinguée. Quand je n'aurois pas la permiffion de vous inftfuire de eet événement , je vous en aurois fait part fans vous nommer la perfonne intéreffée , pour vous demander la feule confolation que mon cceur puiffe efpérer en vous parlant de ma douleur. Vous connoiffez Eliante, vous avez" partagé les délices de fa fociété , que 1'abfence de fon mari lui permetto:t de montrer dans tout leur jour, vous avez rendu juftice a fes agrémens, a fa figure, a fon caractère ck a fa vertu : Mais qui, plus féduit que moi par tout ce qu'elle mérite, a pu fe foumettre a toutes les complaifances qu'une femme  'zj8 Lettre aimable, & qui fe fent aimée, fait exiget ? Difcours fiatteurs, lettres vives, careffes tendres, tout m'étoit prodigué , j'en vivois ; tout enfin m'étoit accordé , a la réferve d'une faveur qui metle combte a l'amour , qui en eft la preuve ck le fceau , ck qu'une honnête-femme ne compte plus pour rien quand elle a donné fon cceur. Perfuadé de cette vérité, je me fuis fouvent plaint a vous de cette cruelle réferve , ck je vous en ai parlé d'autant plus lsbrement qu'elle vous avoit fait 1'aveu du gout qu'elle difoit reffentir pour moi. Flatté de fa con! fidence , ou peut - être pour adoucir mes peines , vous avez toujours pris fon parti, quand l'amour me forcoit k la condamner; ck quand je vous difois que ces femmes fi réfervées, qui favoient fe battre de fang-froid, étoient les plus dangereufes de! toutes les coquettes, quelles raifons n'avez-vöus point fu m'apporter pour excufer ce prétendu rafinement de coquetterie que je lui reprochois? Je me fuis laiffé condamner, charmé peut-être d'éprouver cette contradiction , car on ne peut prévoir , décrire & définir les cruels combats de Ia réilexion ck de la paffion. Enfin, le croiriez-vous! cette Eliante que vous avez vue fi vive, fi enjouée , morne, abattue depuis quelque-tems, m'inquiétoit, ck me percoit le cceiïr par de nouvelles inquiétudes : tous les jours je la conjurois, les larmes aux yeux, de me confier fes peines. A qui pouvoit-elle s'en  VÉRITABLE. 279 expJiquer ? Qui pouvoit les partager auffi parfaitement? Jugez de mes inftances. Enfin , après quinze jours des importunités les plus réitérées, elle m'a donné un rendez-vous chez elle. De quoi 1'efpérance de l'amour n'eft-elle pas affez fotte pour fe flatter! Dans 1'inftant mes idéés ont changé, je n'ai point douté de mon bonheur, mon cceur s'eft perfuadé que fa trifteffe étoit 1'effet d'une vertu mourante, & je me fuis rendu chez elle avec les defirs de l'amour &£ la confiance d'un amant triomphant. Je 1'ai trouvée trifle, & ma vue a femblé redoubler fes douletirs, fes larmes ont coulé , les fanglots ont mille fois interrompu fes paroles. Quelle ntuation pour un amant! J'ignore tout ce que j'ai pu lui dire pour la raffurer, mais je fais que j'ai parlé long-tems fans rien avancer. Enfin, après avoir fait 1'éloge de ma probité , juré même 1'excès de l'amour qu'elle avoit pour moi, elle a fini par me dire, en tombant k mes pieds : Je vais vous donner des preuves de la plus grande confiance; mais a qui puis-je confier d'auffi grands malheurs ? Qu'allez-vous devenir? a-t-elle ajouté, vous m'aimez .... fes larmes 1'ont encore interrompue. Achevez donc de m'éclairc.T, lui ai-je dit , eft-il un état plus cruel que 1'incertitude ou vous me laiffez ? Après queiques inftances réitérées, elle m'a dit enfin : Je fuis groffe A ces mots cruels , mon état & le ferrement de mon cceur ont été plus affreux que fa propre fitua- S iv  2§o Lettre tion; nous avons gardé quelque-tems le plus cruel filence. El'e attendoit 1'arrêt que j'allois prononcer; la probité 1'a emporté fur'les reproches, je lui ai offert les fecours qui dépendoient de moi. Vous favez que fon mari eft abfent depuis un an, & je crois que vous êtes un des principaux motifs de cette fingulière confidence, car vous pouvez feul retenir fon mari dans 1'éloignement : auffi pour vous engager plus furement a lui fauver la vie , elle a exigé de moi de vous en conjurer, & vouloit fans doute, pour conferver votre eftime, que vous ayant fait 1'aveu du penchant qu'elle avoit pour moi, je me chargeaffe dans votre efprit du rnalheureux état oü elle fe trouve réduire : mais je fuis trop fincère pour bleffer la vérité. Après vous avoir conjuré de lui rendre eet important fervice par toute 1'amitié que vous avez pour moi, & tous les fentimens dont vous êtes capable , convenez qu'il n'y 3 point de fituation comparable a la mienne. Je Ja tirerai de peine, & je re puis m'en féparer qu'elle n'ait plus aucun fujet de crainte. Que de douleurs je vais efiuyer ! fon aveu revient fans ceffe me déchirer le cceur, Un jeune-homme, qu'elle connoiffoit a-peine , eft 1'autéur de fa difgrace ; elle n'a pas voulu le voir depuis, & je n'en puis douter par toutes fes lettres qu'elle m'a remifes , & qu'elle me remet tous les jours ; il a profité dün ïpftant que mon amour , ma conftanee , fa con-  V Ê R I T A E L Ei ï8l' fiance ck fa tendreffe même n'ont pu me procurer. Mais , le pourrez-vous croire ! mon cceur fouffre encore d'autant plus qu'il 1'adore, le détail de fon aventure' me la fait excufer , pendant que 1'événement me la rend méprifable; le choix qu'elle a fait de moi pour fe tirer de peine , la juftice qu'elle rend a ma probité , 1'aveu même qu'elle vouloit que je vous fiffe, tout préfenté a mon efprit une excufe dont mon cceur eft révolté. Plaignez votre malheureux ami, fecourez la malheureufe Eliante: hélas! nous n'avons plus de commun que le malheur. Adieu , je fuccombe a tant de peines , & jamais votre préfence ne me fera plus néceiTaire. Fin du Pot-pourri,   NOUVE'AUX C O N T E S PREMIÈRE PARTIE.   AVERTISSEMENT DES ÉDITEU RS. Nous devons les Contes Orientaux au féjour que le Comte de Caylus a fait a Conftantinople , a la fuite de 1'ambaffadeur de France. Tous ces contes font traduits ou imités du Turc, l'auteur en a fait un choix & les a raffemblcs fous un cadre qui a quelque reffemblance avec ceux des mille & une nuits & des mille & un jours ; mais ces fortes de cadres font ce qu'il y a de moins intéreffant dans 1'ouvrage , & l'on ne cherchera pas a juftifier le peu de vraifemblance que l'on trouve dans celui-ci. On reconnoït dans ces contes le gout ou la manière des Orientaux ; une imagination riche qui fert a dióter les préceptes de la morale la plüs faine & la plus approfondie, en font le principal cara&ère : on diftingue fur-tout le conté de la Corbeille. Les Féeries nouvelles offrent une lecture  moins férieufe, c'eft un recueil de quatorze. contes de fées, écrits avec la naïveté douce & agréable qui cara&érife ces fortes d'ouvrages. Mais fous les dehors d'une fable fimple & enfantine , on y trouve de fages le^ons fakes pour former le cceur des enfans, & qui ne font pas ïndignes de plaire aux perfonnes d'un age mur. On trouvera encore plus de gaieté dans les cinq contes de fées. Ce dernier ouvrage n'eft pas aufll univerfellement reconnu que les autres, pour appartenir au Gomte de Caylus. On les a attribués a madame de Villeneuve. Deux de ces contes , le Loup galleux & Bellinette ou la jeune Vieille, ont été imprimés fous fon nom: mais le Comte de Caylus les a revendiqués, & depuis ils lui ont toujours été attribués. ( i ) Nous aurions pu ajouter ici 1'hiftoire ( i ) Voyez la France littéraire, édition de 1768, tome 2 , catalogue des ouvrages , verbo cinq contes de fées. Ibid. Lifte des auteurs morts, page 24, verbo Caylus.  de Ia princeffe Bedihuldgemal qui eft encore une tradudfion des langues orientales ; & deux contes de fées , Aphranor & Bellanire , & la princejfe Minon-Minette & le prince Souci. Mais on a imprimé ces ouvrages dans les melanges : ils font partie du recueil intitulé le Pot-pourri, que nous n'avons pas voulu décompofer. Le dernier ouvrage de cette partie efl: Cadichon & Jeannette , contes de fées, devenus rares, paree qu'ils n'ont été im« primes qu'une fois, & tirés a petit nombre. On les lira avec plaifir a la fuite des autres contes de fées , d'ailleurs ils fervent a compléter les féeries de notre auteur.   NOUVEAUX CONTES HISTOIRE D E MORADBAK. JlIudjiadge , un des fois célebres dé Perfe , éprouva une fi grande infomnie , qu'elle n'avoit jamais eü d'exemple; elle lui alluma fi prodigieufement le fang, qu'il devint cruel & barbare, de doux ck d'hümain qu'il étoit quand il jouifibit du repos comme les autres hommes. Tome VII* T  2.c>0 HlSTOlRE' II avoit employé depuis vingt ans tous les remedes des fages & des médecins célebres de l'Orient; mais tous leurs confeils ck tous leurs remedes avoient été inutiles. Enfin, ne fachant plus a quel moyen avoir recours pour retrouver le fommeil, il donna ordre a fon vifir, qui le veilloit ordinairement , de faire monter un nommé Fitéad , qui avoit la garde des portes de fon palais & d'une prifon particuliere qui y étoit jointe. Hudjiadge s'ëtoit perfuadé qu'un homme auffi fédentaire qu'un portier ck geolier tout-a-la-fois, pourroit avoir entendu plufieurs perfonnes conter leurs hiftoires ou leurs malheurs, ck que ces récits lui feroient peut* é*tre retrouver le fommeil. Quand Fitéad fut en fa préfence, ïl lui dit : Je ne puis prendre aucun repos , je veux que tu me contes des hiftoires. Hélas! fouverain feigneur , dit Fitéad en fe profternant „ je ne fais pas lire, ck je n'ai point de mémoire ; je me fuis toujours. contenté d'ouvrir ck de fermer eïaöement la porte du palais de votre majefté, & de garder fidélement les prifonniers qu'elle m'a confiés; je n'ai .jamais penfé a autre chofe. Je crois que tu dis vrai , reprit Hudjiadge ; -mais -fi tu ne me trouves quelqu'un qui me conté des hiftoires capabies de m'endormir ou de m'amufer quand je ne puis dormir, je te ferai mourir. Va-t-en; je te donne trois jours pour m'obéir , finon je te tiendrai parole.  DE MORADBAK, lyi Fitéad en s'en allant, difoit en lui-même : Jamais je ne pourrai faire ce que le roi me demande; je n'ai point d'autre parti a prendre que celuf d'abandonner le pays , ck d'ailer chercher fortune ailleurs. Cependant il traverfa la ville, demandant a tous ceux qu'il rencontra, s'ils ne connoiffoient perfonne qui fut des hiftoires ou des contes capables de faire dormir; mais tout le monde fe moquoit de fa queftion, ck le laiflbit dans le même embarras. II revint chez lui fort trifle ck fort affligé. Fitéad étoit veuf, ck il avoit une fille agée d'environ douze ans, qui étoit très-belle , ck qui avoit beaucoup d'efprit; elle fe nommoit Morad- ' bak ( i ). Elle s'appercut aifément du chagrin qui dévoroit fon père, elle lui fit des queftions d'une facon fi touchante, qu'il eut bientót fatisfait fa curiofité. Moradbak le conjura de ne fe point affliger, & de inettre fa confiance en dieu , en 1'affurant qu'elle efpéroit trouver le lendemain ce que le roi ne lui demandoit que dans trois jours, ck Fitéad attendit avec impatience 1'exécution de la parole de fa fille. Quand la nuit fut venue, Moradbak paffa dans fa chambre, elle leva la natte qui étoit entre fon lit ck la muraille , entra dans le fouterrein , del-' ( i ) Defir accompli. Tij  292 Histoire cendit a la grille de fer, & vint confulter le fage Aboumélek fur une conjoncture fi délicate. Pour 1'intelligence de cette hiftoire , il faut favoir que le roi Hudjiadge avoit autrefois fait mettre en prifon ce grand homme , avec ordre de ne lui donner que du pain & de Peau pour fa fubfiftance, Sc de Pempécfier de parler a qui que ce put être. Ce prince avoit abfolument oublié Sc le fage Sc les ordres qu'il avoit donnés il y'avoit déja quinze ans. Ce fage, qui ne 1'étoit guère de vouloir corriger un roi, avoit été attiré a la cour de ce prince pour guérir fon infomnie , 8c , pour y parvenir , il lui avoit repréfenté combien la cruauté aigriffoit le fang 8c devoit éloigner le fommeil; mais il avoit été puni de eet avis falutaire, par une prifon plus cruelle que la mort. II y avoit alors environ trois ans que la jeune Moradbak, en jouant dans la chambre qu'elle habitoit , avec un oifeau qui depuis queiques jours faifoit tout fon amufement, avoit trouvé derrière fon lit une natte, & derrière cette natte un endroit de la muraille afTez mal conftruit, Sc qui laiffoit queiques ouvertures dans lefquelles Poifeau qui faifoit fes délices étoit entré. Sa voix pour le faire revenir étant inutile, Sc touchée des plaintes de ce petit animal, elle öta queiques pierres avec tant de facilité , qu'en très-peu de tems elle entra dans un fouterrein dont la porte avoit été trés-mal murée, Moradbak reprit fon  de Moradbak. 293 oifeau ; & dans la crainte d'être grondée d'avoir démoli la muraille , elle eut foin de cacher la porte du fouterrein avec la natte, de faqon qu'on ne pouvoit la diftinguer. La jeuneffe efl curieufe. Ce fouterrein, tout horrible qu'il paroiffoit a la première vue , étoit affez large & affez élevé pour laifler paffer un homme. Moradbak s'accoutuma peu - a - peu a le voir fans horreur. Queiques plaintes qu'elle entendit a 1'extrémité du fouterrein , lui caufèrent d'abord des frayeurs qui fe calmèrent; elle voulut favoir d'oü elles partoient ; vingt fois elle s'avanca , & vingt fois elle revint'fur fes pas; mais enfin elle trouva que le fouterrein conduifoit au cachot qui renfermoit le fage Aboumélek, & n'en étoit féparé que par deux effroyables grilles de fer. Qui que vous foyez , lui dit le fage , ayez pitié de ma riiifère. Hélas l lui répondit Moradbak , que puis - je faire pour vous ? Je fuis la fille de Fitéad , je n'ai que neuf ans; & mon père me grondera peut-être de vous avoir parlé. Êtes-vous , co tinua-t-elle , le prifonnier auquel il porte tous les jours du pain & de 1'eau, & qu'il ne veut pas que je voie. Je le fuis , lui répondit Aboumélek : alors Moradbak devenueplus hardie, vint a ces grilles de fer , & bientöt elle y porta tout ce qui étoit en fon pouvoir, & les petits foulagemens dont elle fe privoit fouvent pour adoucir les rigueurs de la captivité du fage. Pour reconnoitre un fi bon naturel, il réfolut de fon cöté d elever Tin  2.94 Histoi're fon ame a la vertu & aux fublimes connoiffances.' Dans le deffein d'y parvenir, & de lui rendre les iecons de morale plus agréables, il lui avoit conté plufieurs hiftoires. Ainfi Moradbak en promettant a fon 'père de lui trouver un homme tel que le roi Hudjiadge lui avoit demandé , n'avoit fongé cd'abord qu'a lui propofer le fage Aboumélek ; elle avoit même regardé le defir d'Hudjiadge comme uh moyen de lui procurer la liberté , & nne occafion dont elle profitoit pour reconnoitre les obligations qu'elle lui avoit Cependant elle voulut le confulter avant que de faire aucune propofirion a fon père, pour favoir comment elle pourroit parler de lui fans lui faire tort, ou comment enfin elle pourroit engager Fitéad a fe fervir de lui dans 1'occafion préfenté , d'une facon qui parut naturelle, & qui ne put les commettre ni 1'un ni 1'autre. Ce fut dans ces intenrions qu'elle defcendit a la grille du cachot , & qu'elle fit part au fage & de ce qui lui étoit arrivé , & de fes projets, Aboumélek lui répondit qu'Hudjiadge fe fouviendroit peut-être encore des menaces qu'il lui avoit faites, & que ce feroit 1'expofer in-utilement que de le propofer; qu'il valoit mieux que ce fut elle-même qui fe préfentat pour conter les hiftoires que l'on defiroit, Vous avez de la mémoire, ajouta-t-il, je vous en ai conté plufieurs, & je vous en apprendrai tant que vous en aurez befoin.  de Moradbak. 295 Allez, & n'oubliez pas qu'il n'eft rien a quoi vous ne deviez vous expofer pour fauver les jours de votre père. Ce difcours fit impreffion fur la jeune Moradbak, qui, malgré fon mérite, ne préfumoit pas d'elle , & la détermina a fe propofer le lendemain a fon père. Mon père , lui dit-elle , je fuis affez heureufe pour vous tirer de la peine ou vous êtes, & mettre ainfi vos jours a Pabri de la cruauté d'Hudjiadge. Ah! ma fille, que je t'ai d'obligations, lui dit-il en 1'embraffant les larmes aux yeux ; ou trouverai-je le perfonnage illufire a qui je vais être fi redevable ? Je veux aller me profternér a fes pieds, & lui donner des marqués de la plus vive reconnoiffance. Vous n'irez pas loin, reprit Moradbak , pour le remercier d'une chofe que le devoir & les fentimens lui font entreprendre avec .joie. C'eft moi, continua-t-elle. C'eft toi! répondit Fitéad avec une furprife mêlee de chagrin , je te fais gré de ta bonne volonté; mais puifque tu n'as point d'autre reffource a moffrir , je vois bien qu'il faut me réfoudre a quitter le pays. Préparctoi a me fiiivre dans ma fuite; je n'ai plus d'autre parti a. prendre, & nous ferons peut-être plus heureux ailleurs. Si vous étiez obligé d'a'bandonner votre patrie, il eft certain, lui répliqua Moradbak avec tendreffe , que je vous fiuvrois avec joie ; mais vous n'êtes pas réduit a cette peine. Soyez tranquille, je vous réponds de tout. Le roi ne peut Tiv  H I S T O 1 K 5 dormir, je ne compte affurément pas lui faire des queftions embarraffantes, & qui tiennent 1'efprit en fufpens , felon Pufage des philofophes Indiens , comme eft celle-ci, par exemple : Une femme eft entrée dans un jardin oü elle a ramaffé des pommes. Ce jardin a quatre portes, gardées chacone par un homme. Cette femme a donné la moitié de ces pommes i celui qui gardoit ïa première porte; quand elle eft arrivée l la feconde , elle a donné la moitié de ce qui lui reftoit au fecond portier; a la troifièrnt elle a fait la même chofe; enfin elle a encore partagé avec le quairième, de facon qu'elle n'avoit que dix pommes; alors on demande eombien elle en avoit ramaffé. Fitéad étonné, voulut deviner eombien la femme en avoit ramaffé; mais Moradbak 1'interrompit dans fon calcul , & lui dit : E'k en avoit pris rent foixante. Soyez donc affuré, poerfuivit - elle, que je faurai demeurer dans les junes bornes que neut exiger mon entreprife ; ne crarnez point que je faffe comme la femme dont Ebofeli Sina avoit fait la fortune, & qui ne put fe 'renfermèr dans les bornes que le fage lui avoit prefcrites. Ecoutez-en J'hifloire, . Fitéad y confentit , & Moradbak pourfuivit ainfi : Ebouali Sina, fage derviche & fort aimé du grapd prophete, paffa la nuit chez une paüv?f  de Moradbak. 2.97 femme , qui avoit exercé a fon égard tous les devote de 1'hofpitalité. II fut touché de 1'état malheureux oir elle étoit réduite; & voulant la foulager dans fa mifère, il détacha une pierre du mur de fa maifon , & prononca queiques paroles fur elle, eniuite il la remit a fa place, & la perc,a d'un petit canal , au bout duquel il eut foin de placer un robinet. Alors il dit a la femme en la remerciant & lui difant adieu : Ma bonne mère , quand vous voudrez avoir du permets ( i ) , ouvrez le robinet, & tirez-en autant qu'il vous plaira. Prer.ez-en la quantité qui vous fera néceffaire pour votre ufage, & portez le furplus au marché. Soyez fure que la fource n'en tarira jamais. Tout cc que j'exige de vous, c'eft de ne pas détachcr cette pierre , & de ne point regarder ce que j'ai mis derrière. La bonne femme le lui promït, & pendant quelque tems elle obferva ce que le faint homme lui avoit recommandé. Elle reprit des forces, 1'opulence régna bientöt dans fon petit ménage -, enfin la curiofité devint fi forte en elle, qu'elle y fuccomba. Elle dép!ac;a la pierre , & ne trouva defious qu'une grappe de raifin. Elle remit les chofes comme elle les avoit trouvées, mais le permets ne coula plus 6c s'évanouit pour jamais. Soyez donc perfuadé, mon cher père , pourfjivit Moradbak, que je ne ( i ) C'eft un vin aik fort cclebrz.  10^ Histoire déplacerai point la pierre par un trop grand deinde bien faire ; que je profiterai des converfations que j'aurai avec le roi , & que vous ne vous repentirez point de m'avoir conduite pour rui faire des hiftoires. Fitéad , charmé du grand efprit de Moradbak , Fembraffa plufieurs fois , & fe rendit a fes inftances , perfuadé qu'il n'en auroit point de reproches; il alla donc au lever du roi, ou pour mieux dire a fa première audience qui fe donnoit de bon matin, car il ne dormoit point, & il lui dit en fe profternant : Votre majefté me donna hier trois jours pour trouver quelqu'un qui lui contat des hiftoires; cependant, je fuis en état de lui préfenter dès aujourd'hui quelqu'un dont j'efpère qu'elle fera contente : tu as bien fait de le trouver, reprit Hudjiadge, ta tête m'en répondoit. Mais qui doistu m'amener ? Sire , lui répondit Fitéad , c'eft ma fille. Ta fille ! reprit le roi ; quel age a-t-elle ? Douze ans, lui répondit Fitéad; tu te moques de moi, interrompit Hudjiadge en colère; que peuton conter a eet %e ? Vifir, continua-t-il , faites punir tout-a-l'heure eet infolent. Le vifir lui repré* fenta avec beaucoup de ménagement , que l'on feroit toujours a portée de le punir, s'il avoit abufé de la confiance de fon fouverain ; heureufement pour Fitéad, Hudjiadge en convint, & dit a fon portier ; Viens donc ce foir, amène ta fille, nous  de Moradbak. 299 entendrons, le vifir ck moi, les beaux contes que peut faire un enfant : Je veux même , dit-il, en fe tournant du cöté de Fitéad , que tu juges toimême de fon mérite, felon lequel, j'en jure par ma barbe, tu feras puni ou récompenfé. Fitéad fe retira, ck vint apprendre a Moradbak , ce qui s'étoit paffé, en lui difant que fa vie étoit entre fes mams ; mais elle avoit tant de confiance aux paroles du fage Aboumélek, qu'elle dit a fon père tout ce qu'il falloit pour le raffurer. Le foir étant venu, Fitéad la eonduifit a 1'appartement du roi, qui la vit paroitre avec étonnement, la grandeur de fa taille ck fa beauté adoucirent un peu la férocité d'Hudjiadge; cependant, il lui dit: Fais-moi un conté qui m'endorme ou cjui m'amufe; voyons fi tu pourras fauver la vie a ton père. Moradbak ne s'étonna point d'un début fi peu prévenanf, Aboumélek 1'avoit mife au fait du caractère d'Hudjiadge : Elle prit la parole avec aflurance , après avoir recu ordre du roi de s'affeoir auffi bien que le vifir, ck même Fitéad, ck commenca dans ces termes.  30ö HISTOIRE D E DAKÏANOS E T D E S SEFT DORMANS, T JL^es hiftoriens rapportent qu'il y avoit dans 1'an» cienne Perfe , un berger nommé Dakianos, qui depuis trente ans conduifoit des moutons, fans avoir jamais négligé la fainte habitude de faire fes prières. Tous ceux qui le connoiffoient, rendoient juftice a fa probité, & la nature 1'avoit doué d'une éloquence capabk de Félever aux plus grands emplois, s'il avoit vécu dans le monde. Un jour , dans le tems qu'il faifoit fa prière ^ fon troupeau prit 1'épouvante & fe difperfa. Dakianos en courant de tous cötés pour le raffembler, apperqut un de fes moutons qui étoit entré jufqu'a la moitié du corps dans un trou dont il ne pouvoit  HlSTÖlRE DE DaKIANOS. 30* ïbrtir, il courut a lui ck le retira; mais il fut frappé d'une lumière très-brillante qui fortoit de cette ouverture ; il examina ce qui la produifoit, ck reconnut fans peine qu'elle partoit d'une lame ou table d'or, d'une affez médiocre étendue ; il augmenta 1'ouverture du trou, ck fe trouva dans un fouterrein qui n'avoit pas plus de fept pieds de haut fur quatre ou cinq de large. II confidéra cette table d or avec beaucoup d'attention; mais il ne favoit pas lire , ck ne pouvoit comprendre ce que fignifioient quatre lignes qu'il y voyoit écrites : Pouf s'en éclaircir, il Pemporta , ck quand la nuit fut venue , il la mit fous fa vefte, ck revint a la ville. Son premier foin fut de la montrer aux favans qu'on lui indiqua, mais quelque verfés qu'ils fuffent dans les fciences, il n'y en eut aucun qui put lui expliquer cette infcription; cependant un de ces doéteurs , lui dit : Perfonne ne peut ici traduire ces caraótères, allez dans 1'Égypte, vous y trouverez un vieillard agé de trois eens ans , qui fait lire les plus anciennes écritufes ck qui poffede toutes les fciences , lui feul peut fatisfaire votre curiofité. Dakianos remit le troupeau a celui a qui il appartenoit, ck partit fur le champ pour 1'Égypte. Dès qu'il y fut arrivé , il s'informa du vieillard. II étoit fi célebre que tout le monde lui montra fa maifon. II alla le trouver , lui dit le fujet de fon yoyage ?> & lui préfenta la table d'or, Le vieillard  3O2 HïSTOTRE le recut avec bonté , & fut frappé d'étonnement a la vue de cette merveille. II lut les caraclères avec la plus grande facilité; mais après avoir réfléchi quelque tems, il jetta les yeux fur Dakianos , & lui dit : Comment cette table eft-elle tombée entre vos mains-? Dakianos lui en rendit compte. Ces caraèfères , reprit le vieillard , promettent a celui qui 1'aura trouvée, des chofes qui vraifemblablement ne doivent pas vous arriver. Vous avez , continua-t-if , la phyfionomie heureufe , & ' cette infcription parle d'un infidele dont la fin doit être tragique & funefte ; mais puifque la fortune vous a' donné cette table, ce qui efl: écrit deffus, vous regarde fans doute. Dakianos , furpris de ce difcours , lui répondit : Comment ce que vous dites peut-il être ? Je prie dieu tous les jours depuis trente ans; jamais je ne lui ai été infidele; comment puis-je être réprouvé? Quand il y auroit trois eens ans , lui répondit Ie vieillard, que vous ferviriez dieu , vous n'en ferez pas moins une viétime de 1'enfer. Ces dernières paroïes percèrent le cceur de Dakianos. II pouffa des foupirs , il pleura même , &C s'écria : Plüt a dieu quë je n'euffe jamais trouvé cette table d'or , que je ne vous 1'euffe jamais montréè , & que je 'n'euffe jamais entendu une fentence auffi terrible ! Que vous auroit fervi, lui dit alörs le favant homme, de ne me la point apporter, la prédeftination de dieu eft de toute éternité.  de Dakianos. 303 ce qui efl écrit dans le livre de vie, ne fe peut effacer ; mais je peux me tromper : le favoir des hommes efl quelquefois douteux, dieu feul eft in* faillible. Je puis cependant vous apprendre que cette table d'or indique un tréfor des plus confidérables, que toutes les richeffes appartiennent a celui quf fera poffeffeur de la table d'or. Ces mots de richeffes confolèrent Dakianos , & dans le tranfport de fon ame , il dit au vieillard : Ne tardons point, allons chercher le tréfor, nous le partagerons comme deux frères; mais le vieillard lui dit en foupirant:' Vous ne ferez pas plutot le maitre de toutes ces richeffes , que vous en abuferez. II n'eft pas aifé de favoir être riche, & je ferai peut-être le premier a me repentir de vous avoir rendu fervice. Quels difcours me tenez-vous , s'écria Dakianos! Quoi, je vous ai obrigation de me procurer des tréfors , vous faites ma forUme , & vous voulez que je manque a la reconnoiffance! Un infidele ne feroit pas capable de cette ingratitude , & je ne puis jamais en avoir feulement la penfée. Je fais donc ferment, par le grand dieu, de vous regarder comme mon père, Jkde partager.exaftement toutes ces richeffes avec vous; ou plutót, vous ne m'en donnerez que ce qu'il vous plaira, & je ferai toujours content. Ces proteflations n'auroient que médiocrement rafiuré le vieillard; mais I'avarice, Ia feule paffion  304 HlSTOlRE qui fe fafTe fentir a un certain age, 1'emporta fur les réflexions; il confentit au départ. Ils arrivèrent au lieu oü Dakianos avoit trouvé la table d'or. Le vieillard lui ordonna de creufer la terre environ de vingt pieds. I! découvrit bientöt une porte d'acier, & le vieillard dit a Dakianos de 1'ouvrir. Dakianos obéit avec tant d'empreffement, qu'il rompit la porte avec fon pied, quoique la clef fut a la ferrure. Ils entrèrent 1'un ck 1'autre dans le fouterrein , fans être découragés par la grande obfcurité qui y régnoit. Après avoir fait queiques pas, une foible lumière leur rit diftinguer les objets. Plus ils avancoient, ck plus la lumière augmentoit. Ils fe trouvèrent a la fin devant un grand ck magnifique palais, dont les fept portes étoient fermées, mais fur lefquelles les clefs étoient attacbées; Dakianos prit celle de la première porte, & 1'ouvrit. Le premier appartement renfermoit des parures ck des ajuftemens de la plus grande magnificence, ck fur-tont des - ceintures d'or garnies de pierredes. Ils ornement le fecond, qu'ils trouvèrent rempli de fabres , dont la poignée ck le fourreau étoient couverts des pierres les plus précieufes. Le troifième étoit omé d'un nombré infini de cuiraffes, de cottes de mailles, ck de cafques d'or de différentes facons , & toutes les armes étoient enrichïes de pietreries fuperbes. Le quatrième renfermoit des hamois de cfee- vaux  de Dakianos. ?öj vaux qui répöndoient a la magnificence des armes. Le cinquième ofFroit des piles de lingots d'or 6c d'argenti Le fixième étoit rempli d'or monnoyé, 6c l'on pouvoit a-peine entrer dans le feptième , tant on y ^trouvoit de faphirs , d'améthiftes 8c de diamans. Ces tréfors immenfes éblouirent Dakianos ; dès ce moment, il fut faché d'avoir un témoin de fa bonne fortune; Sentez-vous, dit-il au vieillard, de quelle conféquence le fecret 6c le myfière font en cette occafion ? Sans doute , lui répondit-il. Mais, reprit Dakianos, fi le roi a la moindre connoiffance de ce tréfor, fon premier foin fera de le confifquer; êtes-vous bien sur de vous ? Ne craignezvous rien de votre indifcrétion ? Le defir de pofféder la moitié de ces richefTes , lui répliqua le vieillard, vous en doit être un sur garant. La moitié de ces richeffes! interrompit Dakianos, avec une forte d'altération : mais cette moitié furpaffe les tréfors des plus grands rois. Le vieillard s'appercut de cette altération, 6c lui dit : Si vous trouvez que la moitié foit trop pour moi , vous pouvez ne m'en donner qu'un quart. Volontiers , reprit Dakianos. Mais quelle précaution prendrezvous pour 1'emporter furement ? Vous nous ferez découvrir , 8c vous ferez caufe de notre malheur. Eh bien, lui répondit le vieillard , quoique vous m'ayiez promis beaucoup davantage, ne me donnez Tome VII. V  306 HlSTOIRE qu'un des appartemens, j'en ferai content. Vous ne répondez point a ma queftion. Nous examinerons a loifir le parti que vous me propofez , reprit Dakianos : Je fuis toujours bien-aife que vous foyez plus raifonnable , & que vous commenciez a vous rendre juftice. Dakianos examina de nouveau ces richeffes avec plus d'avidité, & fes yeux en furent encore plus éblouis. Après avoir bien confidéré le fuperbe appartement des diamans oü ils étoient alors : Vous fentez bien , dit - il au vieillard, que celui-ci eft fans contredit le plus riche, & qu'il n'eft pas naturel que je vous cede des droits auffi légitimes que les miens. Vous avez raifon, reprit le vieillard, & je ne vous le demande pas. Ils paffèrent eniüite a 1'appartement qui étoit rempli de 1'or monnoyé. Ce tréfor, dit Dakianos après favoir confidéré quelque tems , eft affurément celui qui caufera le moins d'embarras , & dont on peut fe défaire le plus aifément; il peut encore fervir a conferver tous les autres, foit en établiffant une garde , foit en éleyant des murailles; ainfi je vous crois trop raifonnable , continua-t-il , pour ne pas convenir de la néceffité qui m'engage a le garder. J'en conviens , lui répondit le vieillard ; paffons a un autre. Ces piles de lingots d'or & d'argent ne vous font pas toutes néceffaires, dit-il en voyant le cinquième appartement. Non , lui répondit Dakianos,, je pourrois abfolument me paffer de queiques*  de Dakianos. 307 unes; mais je vous ai trop d^obligatipns pour vous expofer, en vous les donnant : comment pourriezvous les empórter? Quelle peine n'auriez-vou> point a vous en défaire ? Ce fera mon affaire , lui répliqua le visillard. Non , non , ajouta Dakianos, je vous aime trop pour y confentir. De plus , ce feroit le moyen de me faire découvrir ; ou vous arrêteroit, ck vous ne pourriez vous empêcher de me dénoncer. Voyons les autres. Ils ouvrirent le quatnème appartement. Ces harnois de chevaux ne peuvent abfolument vous convenir , votre age eft un obftacle a leur ufage. II lui fit encore la même difhculté pour lui refufer les cuiraffes & les armes qui rempliiToier.t le troifième. Quand il Teut refermé avec autant de foin que les autres , ils fe trouvèrent dans celui qui renfermoit les fabres; ck le vieillard lui dit : Ces armes font aifées a porter; j'irai les offrir aux rois des Indes : je les vendrai féparément vous ne courrez aucun rifqre. Vous avez raifon , reprit Dakianos , je puis vous en donner quelques-uns. En dÜant ces mots, il les examinoit, foit pour le poids de 1'or, foit pour le prix des diamans. Enfin il en tira un de fon fourreau. Alors il compara toutes les richeffes dont il pouvoit être le feul poffeffeur , avec la tête d'un homme; ck ne pouvant concevoir comment il avoit fi long-tems mis les chofes en balance : Je me défie de toi, dit-il en courant fur le vieillard. Le vieil- Vij  308 Histoire lard embraffa fes genoux : Soyez touché, lui ditil, de ma vieilleffe ; les tréfors ne me font plus aucune impreffion, ck je n'y prétends rien. Je le crois bien, lui répondit Dakianos, ils font a moi, la table d'or me les donne. Le vieillard lui rappella fes fermens: Mais je vous en releve, pourfuivit-il; pour prix de 1'obligation que vous m'avez , je ne vous demande que la vie. Je t'ai trop ofTenfé, reprit Dakianos, ta vie feroit ma mort, elle me donneroit trop d'inquiétude. Mon fecret eft a moi , dit-il, en faifant voler la tête de ce favant vieillard. Le premier foin de Dakianos fut de faire promptementune foffe ckd'enterfer cette malheureufe viétime de fon avarice. II craignoit les témoins, ck non pas les remords. Son cceur n'étoit occupé que du tréfor qu'il poffédoit; ck fon efprit, que des moyens de le conferver. Mais après Favoir dévoré des yeux, ck joui de tout ce que la cupidité peut avoir de fatisfaifant, dans quel trouble ne fe trouva-t-il pas, quand il fe fentit obligé de s'éloigner pour aller chercher des vivres ? Combien fe reprocha-t-il de n'en avoir pas apporté avec lui ? Et s'il eut quelque fouvenir du vieillard , ce ne fut que pour accufer fa mémoire, ck pour fe perfuader qu'il avoit eu de mauvais deffeins , puifqu'il ne 1'avoit pas averti d'une chofe que l'on pouvoit prévoir fans être auffi favant qu'il 1'étoit en effet. Pour ne pas mourir de faim dans Ie fouterrein y  de Dakianos. 309 il falloit en fortir; quel fecours trouver dans une campagne auffi aride que celle dont il étoit environné ? II falloit donc s'en éloigner; mais comment pouvoir s'y déterminer , fur-tout dans un tems oü la terre nouvellement remuée pouvoit attirer la curiofité des voyageurs ? Dakianos fut au moment de fe laiffer mourir pour ne pas perdre de vue ce tréfor. Tout ce qu'il put faire pour calmef fes inquiétudes, fut de partir quand la nuit fut venue. II avoit pris queiques poignées de Por monnoyé , & il fe rendit a la ville, II acheta un cheval qu'il chargea de bifcuit & d'une petite barique d'eau , & revint avant le jour trouver un tréfor qu'il apperqut avec autant de plaifir dans 1'état oü il 1'avoit laiffé, qu'il avoit eu de chagrin pour s'en éloigner. Spn premier foin fut de faire lui - même , avec une fatigue incroyable , un foffé très-profond autour de la caverne. II ménagea un paffage fous terre dont il couvrit 1'ouverture avec fes autres habits, fur lefquels il coucha les premiers jours. II fit enfuite une cahute de terre pour fe mettre a 1'abri. Tout ce qu'il fouffrit en faifant des travaux fi confidérables, ne fe peut concevoir , & l'on n'auroit jamais imaginé, en le voyant exténué par la peine ck le travail, qu'il fut le plus riqhe habitant de la terre. Quand il eut conduit fes travaux au point de y nj  310 H I S T O I R E pouvoir s'en éloigner fans crainte, il fe rendit enï core a la ville, mais avec les mêmes précautions , c'eft-a-dire, il n'y fut que la nuit. II 1'employa toute entière a faire emplette de queiques efclaves, par le fecours" defquels il fit venir peu-a-peu toutes les chofes qui lui étoient riéeeffaires pour fa fureté ck fa commodité. Bientöt il affembla des ouvriers avec lefquels il conftruifit plus folidement les ouvrages qu'il avoit commencés. II fit jufqu'a tröis enceintesde pierre autour de fa caverne, ck coucha toujours entre la première & la feconde. II eüt grand foin de faire répandre enfuite le bruit qu'il faifoit le commerce étranger , ck paria beaucoup de la fortune qu'il avoit faite en Egypte : Sur ce prétexte , car il en "faut pour être riche , il batit un fuperbe palais; celui de mille colonnes élevé par Mélik. Joiina, an« cien roi des Indes, n'étoit rien en comparaifon. " Tan£ de magnificence le fit bientöt confidérer & rechercher de tout le monde , & les peines qu'il s'étoit données pour conferver fes richeffes flattèrent non-feulement fon amour-propre, mais lui perfuadèrent aifément qu'il les avoit acquifes, ck qu'il en pouvoit jouir fans remords; auffi ne penfa-t-il plus au vieillard. II lui fut aifé de tirer tous les tréfors du fouterrein dont il ne confia jamais lë fecrèt a perfonne, II envoya des caravanes de tous les" cötés de 1'Inde pour autorifer les dépenfes qu'il faifoit en efclaves,  de Dakianos. 31 i en batimens, en femmes ck en chevaux; ck la fortune favorifoit encore un commerce qui 1 'intéreflbit fort peu. Son cceur fatisfait du cöté des richeffes ne fut-pas long-tems fans être fenfible a 1'ainbition. Les cours ont beaucoup d'attrait pour les gens riehes -, on les y recoit avec tant d'accueü, on les loue d'une facon fi fine ck fi déliée, qu'ils font ordinairement féduits ; ck Dakianos qui joignoit a 1'opulence une ambition déméfurée , ne négligea rien pour s'introduire a la cour du roi de Perfe ; il fit des préfens aux vifitS.pour obtenir leur protection, ck fe rendit par-la leur efclave; fa magnificence ck fa générofité parvinrent, comme il 1'avoit prévu ck defiré, jufques aux oreilles du roi qui voulut le voir. Dakianos eut audience dès qu'il parut; mais pour donner une impreffion favorable de lui, ck mériter la faveur du roi, il lui porta des préfens que les plus grands rois n'auroient peut-être pu raffembler. C'eft ordinairement par neuf qu'on les préfenté quand on veut pouffer la magnificence a fon dernier degré. II fe fit donc précéder par neuf chameaux fuperbes. Le premier étoit chargé de neuf parures d'or garnies des plus belles pierreries , oü les ceintures tenoient le premier rang. Le fecoud portoit neuf fabres, clont les poignées d'or étoient garnies de diamans. On voyoit fur le troifième neuf armures- de Ia même magnificence. V iv  311 H 1 S T O I R E Le quatrième avoit pour charge , neuf harnois de chevaux , affortiffans aux autres préfens. Neuf caiffes pleines de faphirs étoient fur le eui. quième. Neuf autres caiffes combles de rubis, chargeoient Ie fixième. ■ Un pareil poids d'émeraudes fe trouvoit fur le feptième, Les améthiftes, dans un nombre égal de caiffes ^ faiftfient la charge du huitième. Enfin, l'on vit paroitre neuf caiffes de diamans fur le neuvième chameau. Neuf filles de la plus grande beauté & fuperbe* ment parées fuivoient cette petite caravane, & huit jeunes efclaves qui n'avoient point encore de barbe, précédoient immédiatement Dakianos, ■ Au milieu de 1'éblouiffement que ces préfens cauioient au roi & a toute la cour, quelqu'un de ceux qui la compofoient, & qui, fuivant 1'ufage de ces lieux, cherchojt a critiquer, ou vpuloit faire de la peine a celui que l'on applaudiffoit , ou ne youloit peut - être que montrer la jufteife de fon efprit , demanda ou étoit le neuvième efclave ; Dakianos qui s'attendoit a la queftion, fe montra: le roi fenfible au tour délicat qu'il joignoit a des préfens fi confidérables, le reent avec une extréme diftiti.ctiQn , & 'fon éloquence naturelle acheva de lui mériter fes bonnes graces, Bientöt il ne fijt plus  de Dakianos. 315 poffible au roi de fe paffer de lui; il le faifoit affeoir a fes cótés, il lui donnoit le plaifir de la mufique , il lui envoyoit tous les jours des plats de fa table, & trés - fouvent les vins les plus exquis ; pendant que de fon cöté il répondoit a tant de bontés pardes préfens dont la quantité étonnoit autant que la magnificence. Enfin, fa continuelle libéralité & fon élöquence lui donnèrent un fi grand crédit fur 1'efprit du roi, qu'il le fit fon vifir pour ne jamais s'en féparer; cependant la confiance & 1'amitié qu'il lui témoignoit, lui donnoient encore plus de crédit que la charge dont il étoit revétu. Dakianos gouvernoit la Perfe avec un pouvoir abfolu ; il auroit dü jouir d'un bonheur qui contentoit fa vanité ; mais 1'ambition peut-elle être jamais fatisfaite ? La montagne de Kaf peut borner Ie monde, mais jamais les idees St les fouhaits d'un ambitieux. Ce fut alors qu'on apprit au roi 1'arrivée d'un ambaffadeur de Grece, il lui donna promptement audience 3 Fambaffadeur, après avoir baifé le pied de fon tröne , lui remit une lettre qu'il fit lire a haute voix par fon fecrétaire; elle étoit concue en ces termes : « Moi, empereur & fultan des fept climats, a »> vous , roi de Perfe. Auffi-tot que ma lettre >f royale vous aura été rendue, ne manquez pas de m'envoyer le tribut de fept années. Si vous  3 14 HlSTOIRE » faites difficulté de me fatisfaire, fachez que j'ai » une armee toute prête a marcher contre vous. » Cette lettre caufa tant d'étonnement au roi qu'il He fut quelle réponfe il devoit faire. Dakianos, pour tirer le roi de 1'embarras ou il étoit, fe leva de fa place, frappa la terre de fa tête, & voulut hii remettre 1'efprit. La lettre de 1'empereur de Grece ne doit pas , dit-il, vous affliger ; il efl aifé d'y répondre, & de le faire repentir de fes menaces & de fon infolence : ordonnez a vos fujets de me venir trouver, moi, qui fuis le plus humble de vos efclaves , jë leur dirai ce qu'ils auront a faire. Ces paroles confolèrent le roi; il donna des ordres en conféquence , & Dakianos leva plus de cent mille hommes pour le roi , pendant que de fon cöté il affembla dix mille hommes qu'il équipa a fes dépens; le roi joignit a cette troupe d'élite deux mille foldats des mieux aguerris qu'il tenoit toujours auprès de fa perfonne,'&'dont il forma la garde de Dakianos qu'il déclara général de cette armee compofée de cent douze mille hommes. Le nouveau général prit congé du roi, & fé mit a la tête des troupes qui fervirent d'efcorte a toutes fes richeffes, qu'il eut grand foin d'emporter avec lui , & que dix mille chameaux portoient avec peine ; le rot de Perfe qui fe féparoit- avec regret de- fon vifir , Faccompagna pendant trois journées , & ne le  de Dakianos; 315 quitta que les larmes aux yeux , en lui donnant mille bénédictions , & lui répétant mille fois qu'il étoit fa foree, fon appui , & qui plus eft, 1'ami de fon cceur. Dakianos choifit dans toutes les villes de fon paffage les hommes les plus aguerris, il les équipoit a fes dépens, & leur donnoit tout Fargent qu'ils demandoient. Le bruit qui fe répandit de cette magnificence attira des hommes de tous les cótés de 1'univers, & fon armée fe trouva bientöt forte de trois eens mille hommes. L'empereur de Grece affembla promptement fes troupes fur les nouvelles qu'il eut de 1'armée de Perfe , & vint au - devant de Dakianos avec fept cent mille hommes. Dès qu'il apperqut 1'ennemi, il partagea fón armée en deux corps & donna le fignal du combat. Les troupes de Dakianos mafchèrent avec tant de valeur, & leur premier choc fut fi terrible, que 1'armée de l'empereur de Grece eut a-péine le tems de fe reconnoltre ; elle fut prefqu'aufli - tot défaite qu'attaquée. Dakianos fit 'couper la tête a l'empereur dt» Grece qu'il avoit fait prifonnier , & fe rendit fans peine maitre dfe tous fes états , dont il fe fit reconnoltre pour le fouverain. Le premier foin de ce nouveau monarque fut 'd'écrire cette lettre au roi de Perfe ; ü <  3 iö Histoire « J'ai défait & vaincu Céfar ( i ), j'ai conquis » fes états , je fuis monté fur fon tröne , & j'ai >> été reconnu fouverain de tout fon empire. Dès » que ma lettre vous aura été rendue, ne différez » pas d'un moment a m'envoyér le tribut de fept » années ; fi vous faites la moindre difficulté de » me le payer , vous fubirez le même fort que, » Céfar. » Cette lettre mit avec raifon le roi de Perfe hors de lui-même. Sans perdre de tems , il affembla fes troupes. Mais avant que de fe mettre a leur tête -pour marcher du cöté de la Grece, il fit cette réponfe a Dakianos : « Un homme auffi méprifable que toi , peut-il -»> s'être emparé de la Grece; tu me trahis, moi » qui fuis ton roi, & qui me vois affis fur le » tröne d'or de mes aïeux ; tu m'attaques malgré » la fidélité & la reconnoiffance que tu me dois ; y> je pars -pour faire périr jufques a ta mémoire , » remettre la Grece en fon premier état & la ren..>>,. dre a fon fouverain légitime. Cette réponfe méprifante du roi de Perfe jetta ( i ) Lzs Ofteotaux donnent toujours te nom. a toss fes empereurs de Grece.  de Dakianos; 317 Dakianos dans un emportement de colère épouvantable; il fit fur le champ un detachement de deux eens mille hommes de fon armée pour aller combattre le roi de Perfe ; ces troupes ne furent pas long-tems fans le rencontrer, le combat fut très-opiniatre; mais enfin le roi de Perfe fut défait, pris ck conduit devant Dakianos. Quand ce prince fut en fa préfence ; Méchant,' lui dit-il, comment peux-tu foutenir mes regards , toi, le plus ingrat de tous les hommes ? Moi, ingrat ! reprit Dakianos ; j'ai levé des troupes a mes dépens , j'ai dépenfé la plus grande partie de mes tréfors, j'ai donc acheté cette conquête; de plus , j'ai combattu , j'ai vengé ta querelle ; que peux-tu me reprocher? Je t'ai aimé, reprit le roi. On foutient mal des reproches auffi bien fondés ," quand on a la puiffance en main. Ainfi Dakianos, pour toute réponfe, ordonna qu'on lui coupat la tête. Auffi-töt il envoya des troupes & s'empara de tous les états du roi de Perfe. II choifit Ephèfe pour y fixer fon féjour; mais ne trouvant pas cette ville affez fuperbe , il la fit rebatir avec magnificence, & donna tous fes foins a la conftruction d'un palais qui n'avoit point fon pareil pour la folidité, 1'étendue ck la magnificence. II fit élever au milieu un kiofch dont les murailles avoient deux eens toifes de longueur, ck dont le ciment ck toutes les liaifons étoient d'or ck d'argent, Ce kiofch com  318 Histoire tenoit mille chambres , & chacune renfermoit un tröne d'or fur lequel on voyoit un lit de femblahle métal; il fit faire trois eens foixante ck cinq portes de cryftal, qu'il placa de facon que le foleil levant regardoit tous les jours de 1'année une de ces portes; fon palais avoit fept eens portiers ; foixante vifirs étoient occupés de fes affaires; on voyoit tous les jours dans la falie d'audience foixante trönes fur le'quels ceux qui s'étoient fignalés a la guerre étoient affis; il y avoit fept mille aftrologues, qui s'affembloient tous les jours ck qui lui marquoient a tous les momens les différentes influences; il étoit toujours environné de dix mille ichoglans qui portoient des ceintures ck des couronnes d'or, ck qui du refte étoient magnifiquement vêtus; ils n'avoient point d'autre emploi que d'être toujours prêts a recevoir fes ordres. II établit foixante pachas, chacun defquels avoit fous fes ordres deux mille jeunes hommes bien faits, qui commandoient chacun en particulier deux mille foldats. Un jour que Dakianos étoit au milieu de toute fa fplendeur, un vieillard fortit de deffous le tröne fur lequel il étoit affis. Le roi furpris, lui demanda qui il étoit; mais loin de lui en faire 1'aveu, puifqu'il étoit un génie infidele : Je fi:is, lui dit-il, le prophete de dieu , j'obéis a fes ordres en venant vous trouver; fachez donc qu'il m'a fait le dieu des eieux , ck qu'il veut que vous foyez le dieu de la  de Dakianos. 319 terre. Dakianos lui répondit: Qui pourra croire que je le fois ? Et le génie difparut auffi-töt. Quelque tems après, Dakianos eut encore la même apparition, & le génie lui dit les mêmes chofes ; mais il lui répondit: Vous me trompez; comment pourrois-je être le dieu de la terre ? Votre puiffance, vos grandes aétions & le foin que dieu a pris de vous, doivent vous le perfuader; mais fi vous ne me croyez pas , pourfuivit le vieillard , fakes ce que je vous dirai, & vous ferez bientöt convaincu. Dakianos, dont 1'orgueil étoit flatté & qui n'avoit plus rien a defirer du cöté des grandeurs humaines, lui prcmit de confentir a tout. Que l'on porte votre tröne fur le bord de la mer , pourfuivit le vieillard. On exécuta ce qu'il defiroit; & quand Dakianos s'y fut placé : Prince, lui dit le génie, il y a au fond de la mer un poiffon dont dieu feul connoit la grandeur, & qui vient tous les jours a terre, il y demeure jufqu'a midi pour adorer dieu, perfonne ne 1'interrompt dans fes prières , quand elles font fmies, il fe replonge au fond de la mer. Le poiffon parut a fon ordinaire & le génie, dit a Dakianos : Quoique le poiffon ne veuille rien croire de votre puiffance , il a cependant déclaré a tous les poiffons de la mer que vous êtes le dieu de la terre; il ne redoute rien & vient aujourd'hui pour s'en informer. Vous faurez la vérité de ce que je vous annonce, continua-t-il, fivous daignez  3io HistoiRe feulement lui dire : Je fuis le dieu de la terre ; votre voix redoutable le glacera d'effroi , il ne pourra 1'entendre fans frémir , ck certainement il prendra la fuite. Cette propolition fit plaifir a Dakianos , il appella Ie poiffon ck lui dit : Je fuis le dieu de la terre. Ces paroles infidelles firent plonger le poiffon jufqu'au fond de la mer, dans la crainte oü il étoit que le dieu tout-puiffant ne lancat fes foudres pour punir eet importeur. Dakianos fe per-* fuada fans pe; .e que le poiffon étoit infidele, ck que fa [préfence lui avoit fait prendre la fuite. Dèsiors il ajouta foi aux fauffes paroles du génie, ck bientöt il ne douta plus de fa divinité. Non-feulement fon peuple Padora , mais l'on venoit de tous les coins du monde lui donner toutes les marqués du culte qu'il exigeoit ; car il faifoit jetter dans un brafier ardent tous ceux qui refufoient de 1'adorer. Dans le nombre des dix mille jeunes efclaves qui demeuroient toujours devant lui les mains croifées fur 1'eftomac, il y avoit fix grecs qui avoient toute fa confiance & qui approchoient le plus de fa perfonne. Ils fe nommoient Jemlikha, Mekchilinia , Mechlima , Debermouch , Chaznouch ck Dreznouch. Ils étoient ordinairement placés en nombre égal a fa droite ck a fa gauche, & Jem~ lika étoit celui qu'il aimoit le plus. La nature 1'avoit favorifé de fes graces, fon vifage étoit beau , fes paroles étoient plus douces que le miel , ck fon efprit  de Dakianos, 321 efprit étoit brillant & agréable ; en un mot , ce jeune-homme renfermoit en lui toutes les perfections , & fon devoir Fengageoit auffi bien que fes camarades a rendre a Dakianos les hommages qui ne font dus qu'a dieu. Un jour que Dakianos étoit a table, Jemlikha" tenoit un eventail, pour chafTer les rrtouches qui le pouvoient incommoder ; il en vint une qui fe pófa avec tant d'acharnement fur le plat qu'il mangeoit qu'il fut obligé de Pabandonner. Jemlikha frappé de eet événement, trouva ridicule qu'un homme qui he pouvoit chaffer une mouche qui Pimportunoit, prétendit a la divinité; il me femble, continua-r-il, que l'on ne doit faire aucun cas d'un fembiable dieu. Quelque tems après, Dakianos entra dans Un de fes appartemens pour dormir queiques heures; & Jemlikha étoit encore devant lui avec Péventail. Dieu envoya la même mouche, & cette fois elle fe placa fur le vifage du prince. Jemlikha voulut la chafTer, dans la crainte qu'elle n'interrompit fon fommeil; mais fes foins furent inutiles, elle éveilla Dakianos, & le mit dans la plus cruelle impatience. Jemlikha, déja frappé de fes premières réflexions , dit en lui-même : Cet homme affurément n'eft pas plus Dieu que je le fuis moi-même. II ne peut y avoir qu'un Dieu , & c'eft celui qui a créé le foleil qui m'éclaire. Depuis ce tems Jemlikha prit Phabitude de dire tous les foirs en fe Tome VII. X  3i2 HlSTOlRE couchant, le vrai dieu eft celui qui a créé le ciel, qui fe foutient fur 1'air fans piliers. II eft bien difficile de faire des réflexions férieufes , ck de n'en point faire part a fes amis. Jemlikha communiqua tous fes doutes a fes camarades. Un homme qui n'a pu fe débarraffer d'une mouche, a-t-il beaucoup de pouvoir fur la nature» leur dit-il ? Alors il leur conta les aventiures de la mouche. Mais h notre Roi n'eft pas Dieu, lui dirent-ils, quel eft celui qu'il faut adorer? Jemlikha leur dit ce qu'il en penfoit. Ils en furent perfuadés, ck depuis ce jour ils paffèrent toutes les nuits en prières avec lui. Les affemblées qu'ils faifoient en des lieux écartés, devinrent bientöt le fujet des converfations, Dakianos en fut inftruit, & les fit venir en fa préfence, pour leur dire : Vous adorez un autre dieu que moi ? Ils fe contentèrent de lui répondre : Nous adorons le fouverain maitre du monde. Le roi qui prit cette réponfe pour lui, les accabla de careffes, ck leur donna la robe d'honneur. Ils fe retirèrent comblés des faveurs de leur maitre, ck leur premier foin fut d'aller adorer ck remercier le grand dieu de fes bienfaits. Jemlika leur dit enfuite: Si l'on fait encore au roi un rapport pareil a celui qui [nous a mis dans un fi grand danger, nous ne devons efpérer aucune grace de fa part. Je crois donc que le feul parti que nous ayons a prendre 3  de Dakianos. $ig c'eft de quitter le pays , & d'en chercher un cm nous puimons adorer dieu fans crainte. Mais comment prendre la fuite , lui répondirent fes com* pagnons ? Nous ne connoiffons point d'autre pays quecelui-ci. Mettons notre confiance en diea, reprit Jemlika , & profitons des circonftances. Nous ne fuivons pas Dakianos quand il va faire fesgrandes chaffes pendant fix jours, a la tête de fon armée; qui nous empêche de prendre ce tems pour notre départ > Nous demanderons aux eunuques qui nous gardent, la permiffiort de jouer au teheukian ( 1 ) ; nous fortifons de la place, nous le jetterons fort loin da nous, & nous prendrons la fuite fur les bons che-» Vaux que l'on nous donne ordinairement. lis approuvèrent ce projet; & ils attendirent avec beau-* coup d'impatience le tems de pouvoir 1'exécuten Enfin Dakianos partit avec fa puiffante armée, & recommanda a fes eunuques de bien garder les fis jeunes efclaves. Le lendemain du départ du roi, ils exécutèrerit ce qu'ils avoient projetté. Les eunuques coururent après eux Sc voulureftt les fofcer de revcnir au palais , mais ils leur répondirent : Nous fommes ennuyés de votre roi; il veut fe faire paffer pour le dieu de la terre, & nous n'adörons que celui qui a créé tout ce que nous voyons. Les jeunes ( 1 ) Ou mail a cheval. Xij  314 HlSTOIRE efclaves avoient cléja le fabre a la main , & ils: mirent les eunuques en un moment hors d'état de les pourfuivre.. Mes amis, leur dit alors Jemlika , nous fommes perdus , li nous ne faifons toute la diligence poffible. Ils pouffèrent donc leurs chevaux , & ce fut avec fi peu de ménagement, que bientöt ils fe renclirent. Ils furent alors obligés de continuer leur chemin a pied; maïs enfin, épuifés de fatigue, de faim ck de foif, ils s'arrêtèrent fur le bord du chemin, & prièrent dieu avec confiance de les tirer de peine. Des génies fideles les entendirent, & touchés de leur fituation , ils infpirèrent a Jemlikha de monter fur une montagne au pied de laquelle ils étoient. Ce ne fut pas fans peine qu'il y,arriva; mais enfin il appercut une fontaine, dont 1'eau claire & pure étoit 1'eau de la vie, Sc un berger affis, qui chantoit pendant que fon troupean paifioit. Jemlikha appella fes compagnons; le peu de paroles qu'il put leur faire entendre , augmenta leurs forces, ck leur en donna fuffifamment pour arriver fur la montagne. Le berger qui fe nommoit Kefchtetiouch , leur donna queiques vivres, Sc ils burent de 1'eau de cette charmante fontaine. Ces fecours rétablirent leurs forces , Sc leur premier foin fut d'en rendre graces a dieu. Alors Kefchtetiouch leur dit : Comment avez-vous trouvé le chemin d'un lieu oü je n'ai jamais vu perfonne ? Si je ne me trompe.  de Dakianos. 315 Vous prenez la fuite : confiez-moi vos peines, je pourrai peut-être vous être de quelqu'utilité. Jemlikha lui raconta tout ce qui leur étoit arrivé. Ses difcours portèrent la lumière de la foi dans le cceur de ce berger , dieu Péclaira , & fur le champ il apprit & répéta leurs prières. Enfuite il leur dit: Je ne veux plus vous quitter. Ephèfe eft fi prés d'ici , que vous y courrez toujours quelque danger; ne doutez pas que Dakianos ne faffe tous fes efforts pour vous faire arrêter. Je connois affez prés d'ici une caverne que l'on ne trouveroit peut-être pas en quarante ans de recherche ; je vais vous y conduire ; ck fans attenclre plus long - tems , ils fe mirent en chemin. Le berger avoit un petit chien que l'on appeloit Catnitr , qui les fuivoit ; ils ne vouloient pas le mener avec eux , & ils firent tous leurs efforts pour 1'éloigner. Ils lui jettèrent une pierre qui lui cafTa une jambe ; mais il les fuivit en boitant. Ils lui en jettèrent une jfeconde qui ne Ie rebuta point, quo:qu'elle lui eut caffé 1'autre jambe de devant; au contraire, en marchant fur les deux de derrière, il ne rallentit point fa marche. La troifième pierre lui en ayant encore caffé une , il ne fut plus en état de marcher. Mais dieu, pour faire éclater fa toute - puiffance, donna le don de la parole a ce petit chien, qui leur dit : Hélas! vous allez chercher dieu, ck vous m'avez öté toute efpérance de Xiij  l%& HlSTOIRE pouvoir y aller comme vous! Ne fuis-je pas auffi une créature de dieu? N'y a-t-il que vous qui foyez obligés de le connoïtre ? Ils furent étonnés d'une fi grande merveille, & fi touchés de 1'état auquel ils I'avoient réduit, qu'ils le portèrent 1'un après 1'autre, gn priant dieu de les protéger. Ils ne furent pas long - tems fans arriver dans la eaverne oü le berger les conduifoit. Ils fe trouvèrent fi fatigués en y arrivant, qu'ils fe couchèrent & s'endormirent ; mais par une permiffion toute particulière de dieu , ils dormoient les yeux ouverts, de facon qu'on ne les auroit jamais foupconnés de gcüter un repos fi parfait. La eaverne étoit fombre , les ardeurs du foleil fie pouvoient jamais les incommoder; un vent doux & léger les rafraichiffoit fans ceffe; une ouverture longue & étroite laiflbit entrer les rayons du foleil a fon lever, & la bonté de dieu alla jufqu'a leur envoyer un- ange qui les tournoit deux fois la femaine, tantót d'un. cóté & tantót d'un autre, pour empêcher Ja terre de les incommoder. Cependant les eunuques qui avoient échappé a la fureur des fabres des jeunes efclaves , vinrent promptement rendre compte a Dakianos de ce qui s'étoit paffe. II fut au défefpoir de leur fuite ; & dans le tems qu'il repaffoit dans fon efprit toutes les Bomes qu'il avoit eues pour eux , & qu'il les aceufoit de la plus grande ingratitude; le même génie  de Dakianos. 317 infidele qui lui avoit apparu plufieurs fois , fe préfenta devant lui, & lui dit : Vos efclaves ne vous ont quitté que pour aller adorer un autre dieu, dans lequel ils ont mis toute leur confiance. Ce difcours réveilla la colère de Dakianos; il conjura le génie de lui apprendre au moins le lieu de leur retraite. Je puis feul vous y conduire , reprit le génie. Les hommes feroient en-vain des recherches pour le trouver, & je vous y conduirai a la tête de votre armée. Ils partirent auffi-tót , & ne furent pas long-tems fans arriver devant la eaverne. Le génie dit alors a Dakianos.: C'eft ici qu'ils fe font retirés. Dakianos qui n'étoit occupé que du defir de fe venger, fe préfenta pour y entrer. Dans le moment il en fortit une vapeur épouvantable, qui fut fuivie d'un vent furieux , & les ténebres fe répandirent dans cette partie du monde. L'armée recula de frayeur ; mais la colère redoublant le courage de Dakianos, il avancja jufqu'a 1'entrée de la eaverne ; ce fut avec des peines incroyables , ck, malgré tous fes efforts , il lui fut abfolument impoffible d'y entrer, tant Pair étoit impénétrable. II apperejat Catnier qui dormoit la tête pofée fur. fes deux pattes. II difiingua parfaitement les fix jeunes grecs ck le berger qui goütoient les charmes du fommeil; mais il ne les en foupconna pas, car ils avoient les yeux ouverts. Dakianos ne fut pas affez téméraire pour redoubler fes efforts ; une X iy  3*8 HlSTOIRE fecrette horreur le retint; la vue de cette eaverne^ & tous les proenges du ciel, répandirent la terreur dans fon efprit; enfin il vint rejoindre fon armée, en difant qu'il avoit trouvé fes efclaves; qu'ils s'é-/ toient profternés devant lui fans avoir le courage, de lui parler; qu'il les avoit laiffés pri.onniers dan§ la eaverne, en attendant le parti qu'il prendroit fur leur punition. En effet , il confulta fes foixante vifirs; & leur demanda quelle vengeance éclatante U pouvoit tirer de ces jeunes efclaves ; aucun de leurs avis ne put le fatisfaire. II eut donc recours a fon génie, qui lui confeilla de commander a fes architectes qui marchoient toujours avec lui, d eïever une muraille très-épaiite qui fermat exactement 1'entrée de la eaverne pour óter toute efpece de fecours a ceux qui s'y trouvoient enfermés. Vous aurez foin pour votre gloire , ajouta-t-il , de faire ecrire fur cette muraille , le tems , 1'année tk les raifons qui vous ont engagé a la conftruire ; c'efl le moyen d'apprendre a la poftérité que vous avez fu vous venger avec grandeur, Dakianos approuva ce confeil, et fit élever une muraille auffi épaiffe que celle d'Alexandrie; mais, il avoit eu la précaution de réferver un paffage dont il connoiffoit feul 1'ouverture , dans Pefpéi rance de pouvoir quelque jour s'emparer de fes efclaves, & dans la vue d'examiner les événemens 4? eaverne, dont il étoit contimjellement occupé  de Dakianos. 319 malgré lui. II avoit ajouté a toutes ces précautions celle de pofer une garde de vingt mille hommes , qui campoient devant la muraille. Toutes lés armées eurent ordre de relever chaque mois ce corps de troupes, auquel il étoit configné de faire périr tous ceux qui voudroient approcher d'un lieu qui renfermoit ceux dont la révolte & la fuite étoient le premier malheur de fa vie, car jufqu'a ce moment tout lui avoit heureufement fuccédé. Les beautés qu'on lui amenoit de toutes les parties de la terre , les délafTemens & les fêtes que fon férail lui donnoit tous les jours, les amufemens qu'il prenoit avec les jeunes gens de fa garde , ne pouvoient remplacer Jemlikha dans fon cceur, ni lui faire oublier fes procédés & ceux de fes compagnons, Un deur de vengeance fe joignoit a 1'infulte qu'il croyoit en avoir recue; elle lui paroiffoit d'autant plus grande , que rien encore ne lui avoit rénfté. Pour un homme enivré de fa gloire , & dont il avoit été lui-même Fartifan, une oppofition auffi formelle a fes volontés, étoit une cruelle fituation; auifi rien ne pouvoit 1'empêcher d'aller tous les jours a la eaverne faire de nouveaux efforts pour y entrer, du moins pour repaitre fes yeux des objets dont il méditoit la vengeance. Le calme dont jouiffoient ceux qu'il regardoit toujours comme fes efclaves, redoubloit fes fureurs. Les yeux qu'ils avoient ouverts, leur filence a tous  33° Histoire les reproches & a toutes les injures dont 11 les accabloit , leurs attitudes même , tout étoit en eux la marqué du plus grand mépris. Un jour qu'il joignit les imprécations contre le grand dieu , aux difcours qu'il tenoit ordinairement, dieu permit que Catnier, fans fe remuer, lui répondit : Méc'hant, peux-tu blafphémer un dieu qui t'a laiffé vivre, malgré les crimes que tu as commis? Crois-tu qu'il ait oublié de venger la mort du favant Égyptien que ton avarice a fait périr malgré tes fermens ? Dakianos, dont la colère étoit impuiffante , fortit outré des reproches accablans qu'il recevoit du chien de fes efclaves. Quel fujet d'humiliation ! Mais loin de recourir a dieu & d'implorer fa clémence, fon orgueil fe révolta; & par un fentiment naturel aux méchans , qui rendent ordinairement ceux qui leur font foumis refponfables des chofes qui ont bleffé leurvanité, il fit, a fon retour, exécuter dans la place publique , plus de deux mille hommes qui refufoient de 1'adorer. Ces exemples de févérité répandirent le feu de la révolte qui s'alluma de tous cötés dans 1'immenfité de fes états; & malgré les occupations que ces troubles lui donnoient pour en arrêter le cours , un mouvement intérieur auquel il ne pouvoit réfifter , le conduifoit toujours a la eaverne. Qu'y vais-je chercher? difoit-il en luimême. Les reproches & le mépris d'un des plus vils animaux , pendant que l'on m'adore de tous  de Dakianos. 331 cötés, qu'un mot de ma bouche facrée eft révéré. Que fuis - je cependant aux yeux d'un animal que dieu protégé? Un objet d'impuiffance. Ah! Dakianos , quelle honte ! Mais du moins j'ai fu la cacher, malgré ce dieu qui veut me tourmenter , & fes efforts feront impuiffans contre mon arrangement. Que je fuis heureux d'avoir dérobé a mes fujets la connoiffance d'un tel malheur ! Que j'ai eu d'efprit en faifant élever une muraille qui défende 1'entrée de la eaverne, & d'empêcher, par les troupes que j'ai difpofées, tous les hommes de pouvoir y aborder ! Mais comment mes efclaves peuvent-ils y fubfifter depuis que je les y tiens enfermés ? Sans doute ils ont quelque cörmnunication dans la campagne , ck cette communication m'eft inconnue. Pour remédier a eet inconvénient, il faut que j'environne la montagne de mes troupes. Auffi-tot il donna ordre a fix eens mille hommes de former une enceinte des plus exactes, & de ne laiffer approcher perfonne d'un lieu fi odieux pour lui. Quand il eut pris ces nouvelles précautions, il revint a 1'entrce de la eaverne , & dit d'une voix haute & fiére : C'eft a-préfènt que vous ferez obligés de vous remettre en ma puiffance. Catnier lui répondit encore : Nous ne te craignons point, dieu nous protégé; mais, crois-moi, retourne a Ephèfe, ta préfence y devient néceffaire. Dakianos voyant qu'il ne lui répondoit plus, revint a la ville, ck  3J1 H i s t o r r e trouva que l'on avoit égorgé plufieurs eunuques de fon férail, violé ck enlevé fes femmes. Dakianos, outré de eet affront, ne put s'empêcher de retourner k la eaverne, & de dire a Catnier (paree qu'il étoit le feul qui lui répondoit ) : Si ton dieu pouvoit me rendre Fhonneur qu'on m'a ravi, je ver- rois Catnier lui répondit: Dieu ne peut rendre 1'honneur quand on 1'a perdu. Va , retourne a Ephèfe, d'autres malheurs t'y attendent. Ces paroles émurent Dakianos. II revint auffi-tót fur fes pas, ck trouva que le démon de la haine s'étoit emparé de fes trois fils, qu'ils avoient mis le fabre a la mam, & que 1'ange de la mort alloit !es enlever , ce qu'il fit k fes yeux. Quelle douleur pour un père ! quel chagrin pour un ambitieux, qui comptoit leur donner k chacun 1'empire d'une des parties du monde ! Dans la douleur dont il étoit accablé, il ne put s'empêcher d'aller encore k la eaverne. Méchans, leur dit-il, quels tourmens ne dois-je pas vous faire fouffrir , quand vous ferez entre mes mains ? Mais rendez-moi mes enfans, ck je vous pardonne tout ce que vous m'avez fait. Catnier, prenant toujours la parole , lui répondit : Dieu ne rend point des enfans quand il les a bannis du monde pour punir leur père de fes crimes. Va , retourne k Ephèfe , tu mérites d'éprouver encore de nouveaux malheurs. C'en efi trop auffi, s'écria Dakianos en fe retirant; ck dans la rage ck le  de Dakianos, 333 défefpoir de fon cceur , il ordonna a toutes fes troupes ck a tous les habitans d'Ephèfe d'apporter chacun une buclie ou un fagot. Ses ordres furent exécutés. II fit placer cette énorme quantité de bois devant la eaverne, dans 1'efpérance d'étouffer ceux qu'elle renfermoit ; mais le vent rabattit toutes les hammes de ce grand feu contre 1'armée qui prit la fuite , ck contre la ville. Aucune maifon n'en fut cependant incommodée; mais le feu s'attacha au palais de Dakianos , qui fut abfolument réduit en cendres, ck toutes les richeffes qu'il avoit toujours amaffées avec tant de foin, s'évanouirent a fes yeux, pendant que la eaverne n'éprouva pas la moindre altération. Ce dernier prodige 1'engagea a faire des prières aux fept Dormans , ck a Catnier lui-même, en les priant d'intercéder pour lui. Le petit chien lui répondit : C'eft la crainte , & non la piété qui femble amollir la dureté de ton cceur. Eloigne-toi, dieu connoit tes penfées, tu ne peux le tromper. Dakianos fe retira confus de ce dernier repfoche, mais encore plus outré de s'étre humilié. Au milieu de tous les malheurs qui fe fuccédoient pour accabler eet ennemi de Dieu, la révolte qui $'étoit confidérablement augmentée, exigeoit des exemples, ck la fituation du cceur de Dakianos 1'engageoit a les rendre de la plus grande févérité. II fit pour eet effet élever au milieu de k  334 Histoire place..pubüque & fur les ruines de fon palais, un tröne de fer; il ordonna a toute fa cour & a toutes fes troupes de s'habiller de rouge (i), & de porter des turbans noirs ; il eut foin de prendre le même ajuftement, pour faire périr en un inftant cinq ou fix eens mille hommes qu'il vouloit facrifier a la fois a la fureté de fon tröne, aux manes de fes enfans, a fon honneur perdu, & qui plus eft, aux remords qui déchiroient fon cceur. Mais avant de faire cette cruelle exécution , il voulut encore aller vifiter la eaverne ; il efpéra que fes armes, qui font ordinairement la confiance des méchants, pourroient intimider ceux dont il n'avoit pu rien obtenir, ni par prières ni par menaces. En arrivant, il redoubla fes blafphêmes. Tremble, me'chant, lui dit alors Catnier fans s'émouvoir plus qu'a fon ordinaire, fans même lever la tête qu'il avoit appuyée fur fes pattes. Que je tremble ! reprit Dakianos; Dieu ne peut me faire trembler: Mais il peut te punir, pourfuivit Catnier, tu touches a ton dernier inftant. Dakianos n ecoutant plus alors que, fon reftëntiment, prit fon are & fes fleches: Nous verrons , dit-il, fi je ne fuis pas au moins redoutable. Alors il lui décocha une fleche de toute la force de fon bras; mais un pouvoir furnaturel (i) Cette couleur eft en Oriënt la marqué des vengeances' du prince.  de Dakianos. 335 la fit tomber aux pieds de celui qui la tiroit, ck dans le même inftant, il fortit de la eaverne un ferpent qui avoit plus de fix-vingt pieds de longueur, ck dont le regard terrible ck enflammé le fit trembler. Dakianos voulut prendre la fuite, mais le ferpent Feut bientöt atteint; il le prit par le milieu du corps, 6k lui fit traverfer la ville pour rendre tous fes fujets témoins de fes craintes ck de fa punition; il Ie porta fur le tröne de fer qu'il avoit préparé pour fa cruelle vengeance. Ce fut la que le dévorant peua-peu ck par les extrémités, il donna, par les fouffrances qu'il lui fit endurer, un exemple terrible de la punition que méritoient fon ingratitude ck fon impiété. Le ferpent revint enfuite dans la eaverne , fans avoir fait Ie moindre mal a perfonne, ck tous les habitans d'Ephèfe en rendirent graces au ToutPuiffant. Plufieurs rois fuccédèrent a Dakianos, ck occupèrent fon tröne pendant cent-quarante ans, après lefquels il tomba entre les mains des anciens Grecs, qui en jouirent encore 1'efpace de cent foixanteneuf ans. Quand le tems du fommeil des fept Dormans fut accompli, ce qui étoit écrit dans les livres de Dieu leur arriva ; un des fept fe réveilla dans le moment oü 1'aurore commencoit a paroitre. II fe leva fur fon féant, en difant en lui-même: II me femble que j'ai dormi tout au moins pendant vingt-  33 Histoire quatre heures; & peu-a-peu les autres fe réveillèrent, frappés de la même idée. Jemlikha, toujours plus vif que les autres, fe leva promptement, & fut très-étonné de trouver a 1'ou-» Verture de la eaverne une muraille eonftruite de gros qua*tiers de pierre, qui la fermoit exaètemenf* II revint trouver fes camarades, & leur conta le fujet de fa furprife. Malgré eet inconvénienf, ils eonvinrent qu'il falloit abfolument envoyer" quelqu'un a la ville pour acheter des vivres. Ils jettèrent les yeux fur le berger, & Jemlikha lui donna de Fargent, en lui difant: Tu ne cours aueun rifque en y paroiffant. Le berger fortit pour leur rendre ce fervice. Dans ce moment, Catnier (i) s'éveilla , parfaitement guéri de fes trois pattes , & vint le careffer. Le berger fit de vains efforts pour fortir de la eaverne, car le paffage que Dakianos s'étoit réfervé étoit comblé; mais en examinant avec foin , il remarqua les énormes quartiers de pierre dont la muraille étoit eonftruite, il reconnut non fans étonnement, ( i ) II y aura dix animaux qui doivent entrer dans Ie paradis; la baleine qui a recu Jonas dans fon ventre; la founni de Salomon; Ie bélier d'Ifmaël; le coucou de Belkis ; la chamelle du* prophete de dieu ; rane d'Aazis, reine de Saba; le veau d'Abraham; la chamelle du prophete Saleh ; le bceuf de Moïfe ; & le chien qui étoit avec les fept Dormans.  de Dakianos. 337 é'tonnemént, qu'une partie des arbres étoit féchée t qu'une autre étoit tornbée, que 1'eau des fontaines étoit différemment plaeée; en un mot, il fut fi troublé des grands changemens qu'il appereut ,• qu'il rentra dans la eaverne pour faire part de fon étonncment a fes camarades. Ils fe levèrent auffi-töt &£ fortirent pour en juger, mais chaque objet ne fervit qu'a; redoubler leur embarras. Jemlikha dit alors au Berger : Donne-moi tes habits , Je vais mormême a Ia ville chercher ce qui nous eft néceffaire, & m'éclaircir fur ce que nous ne pouvons com* prendre^ Le berger lui donna fes habits & prit les fiens. Jemlikha fe fit avec beaucoup de peine un paffage a travers les ruines de cette épaiffe muraille # fuivit le chemin de la ville, & remarqua fur la porte un étendart oü l'on voyoit écrit: IIn'y apoint d'autre Dieu que k vrai Dieu. II fut très-étonné qu'une nuit eut produit un fi grand changement. N'cft-ce point difoit-il, une vifion ? veille - je ? n'éprouverois - je pas 1'illufiön d'un fonge ? Pendant qu'il faifoit ces embarraffantes réflexions , il vit fortir un homme du ehateau; il s'en approcha & lui demanda fi cette ville ne fe nommoit pas Ephèfe; eet homme lui répondit fimplement qu'elle s'appelloit ainfi, Comment nommez-vous celui qui la gouverne? reprit auffi-tót Jemhka. Elle appartient a Encouch, il eti eft le roi, il y fait fon féjour, lui répliqua le même homme. Jemlikha toujours plus étonné pourfuivit Tome FIL Y  JJ? HlSTÖIRE fes queflions: Que fignifient ces mots écrits fur eet étendart ? lui demanda-il. L'homme fatisfit fa curiofité, en lui difant qu'ils repréfentoient les noms purs de Dieu, Mais il me femble, interrompit Jemlikha avec vivacité, que Dakianos eft le roi de cette ville , & qu'il s'y fait adorer comme dieu. Je n'ai jamais entendü parler d'aucun roi qui fe nommat ainfi , reprit 1'habitant de la ville, Quel fommeil lingulier éprouvai - je a-préfent, s'écria Jemlikha? Réveilfez-moi, je vous conjure , lui dit-il. Cei homme , furpris a fon tour, ne put s'empêcher de lui dire : Quoi ! vous me fai es des queftions fages & raifonnables , vous avez compris mes réponfes , & vous eroyez que vous dormez? Jemlikha, honteux de 1'opinion qu'il dbnnoit de lui , le quitta , difant en lui-même: Grand dieu , m'avez-vous privé de la raifon ! Dans ce trouble d'idées il entra dans la ville, qu 'il ne reconnut en aucune facon ; les maifons , les temples, les féraiïs lui parurent fous une forme nouvelle ; enfin il s'arrêta a la porte d'un boulanger , il choifit plufieurs pains & préfenta fon argent. Le boulanger Pexamina & regarda Jemlikha avec beaucoup d'attention; il en fut alarmé, & lui dit: Pourquoi me regardes-tu , donnemoi ton pain, prends ton argent, & ne fembarraffe pas d'autre chofe. Le boulanger lui répondit avec une vive curiofité : Oü as-tu trouvé eet argent ? Que t'importe ? reprit Jemlikha. Je ne connois  de DakiAnos. 3 39 pöïnt eet argent, lui répliqua le boulanger, il n'eft point frappe au cöin du roi qui regne aujourd'hui, fais-moi part du tréfor que tu es affez heureux fans döute pour avoir trouvé, je te promets le fecret; Jemlikha pret a s'impatienter, lui dit : Cet argenf eft marqué au coin de Dakianos, le maitre abfolu de ce pays ; que puis-je te dire de plus ? Mais le boulanger, toujours frappé de fon idee, pourfuivit ainfi : Tu viens de la campagne, crois - moi, ton métier de berger ne t'a pas rendu affez fin pour me tromper, ni pour m'en impofer. Dieu t'a fait la grace de te faire trouver un tréfor, fi tu ne confens a le partager avec moi, je vais te déclarer au roi, il faura te faire arrêter , on faifira tes richeffes , & l'on te fera peut-être mourir pour' n'avoir pas fait de déclarafion, Jemlikha, impatienté de tous les difcours du boulanger , voulut prendre du pain, ck s'éloigner. Le boulanger le retint; la difpute s'échauffa, ck le peuple s'affembla pour les écouter. Jemlikha difoit au boulanger : Je ne fuis forti qu'hier de Ia ville,je reviens aujourd'hui , qui peut te faire imaginer que j'aie trouvé un tréfor? Rien n'eft plus vrai, reprenoit le boulanger , & je veux en avoir ma part. Un homme qui appartenoit au roi, accourut aü bruit , ck dans 1'incertitude de Pévénement, il fut chercher la garde , qui faifit Jemlikha ck le conduifit devant le roi, On lui exoofa le fujet de Y-ij  34° Histoire Ia difpute , & le prince lui dit : Oü as-tu trouve les vieilles monnoies dont on parle ? Sire, lui répondit Jemlikha, je les ai apportées hier de la ville, mais en une nuit Ephèfe a pris une forme fi différente , que je ne la connois plus ; tous ceux que j'ai rencontrés , tous ceux que je vois, me font inconnus; cependant je fuis né clans cette ville, & je ne puis exprimer le trouble de mon efprit. Le roi lui dit: Tu parois avoir de 1'efprit, ta phyfionomie efl heureufe & n'a rien d'altéré, comment tes paroles peuvent-elles être fi peu raifonnables ? Efi-ce pour m'abufer que tu feins d'avoir perdu 1'efprit ? Je veux abfolument favoir oü tu as caché le tréfor que ta bonne fortune t'a fait rencontrer. La cinquième partie m'appartient de droit, & je confens a te laiffer le refte. Sire, lui répondit Jemlikha , je n'ai point trouvé de tréfor , mais je crois avoir perdu 1'efprit. Jemlikha n'ofoit parler trop clairement , il craignoit toujours que ce roi qu'il ne connoiffoit pas , ne fut un vifir de Dakianos qui le feroit conduire a ce prince qui pouvoit être abfent. Heureufeument pour lui, Encouch avoit un vifir dont 1'efprit étoit pénétrant, & qui avoit une trés-, grande connoiffance des préceptes de la löi & de 1'hiftoire; celle de Dakianos ne lui étoit pas inconnue , ck l'on avoit par - conféquent quelquenotion des fept Dormans que l'on croyoit être dans  ü e Dakianos. 341 la eaverne voifine. Les difcours de Jemlikha lui donnèrent des foupqons, ck pour les éclaircir, il dit tout bas au roi : Je fuis fort trompé ou ce jeunehomme étoit attaché a Dakianos; Dieu 1'éclaira, il quitta ce prince, ck fe retira dans une eaverne avec cinq de fes compagnons , un berger ck un petit chien; ces fept perfonnes doivent fortir de cette eaverne après avoir dormi trois eens neuf ans, leur réveil doit attacher le peuple a la prière, ck tout me porte a croire que ce jeune - homme eft celui que Dakianos aimoit avec tant de paffion. Encouch avoit avec raifon beaucoup de confiance en fon vifir , ainfi s'adreffant a Jemlikha : Conte-nous ton aventure fans aucun déguifement, lui dit-il, ou je vais te faire arrêter. Jemlikha qui feutoit le befoin que fes amis avoient de fon retour , lui obéit , malgré la frayeur qu'il avoit de retrouver Dakianos, ck finit fon récit qui fe trouva conforme k tout ce que le vifir avoit lu dans 1'hiftoire; mais ce qui pouvoit encore plus convaincre le roi, «'eft qu'il ajouta : Votre majefté faura que j'ai une maifon, un enfant ck des parens dans la ville, ils rendront témoïgnage de tout ce que je viens de dire, Songe, lui dit alors le prudent vifir, que ce que tu as raconté au roi eft arrivé il y a trois eens neuf ans. II faudroit donc nous donner une preuve, reprit le roi. Je ne réponds point, par tefpect , reprit Jemlikha , k la difficulté que l'on • Yiij  34i Histoïre me fait; mais pour vous perfuader tout ce que je viens cl'avancer , c'eft que dans la maifon qui m'appartient j'ai caché un tréfor affez confidérable , moi feul j'en ai connoiffance. Le roi ck toute fa fuite fe mirent auffivtot en marche pour fe rendre 3 cette maifon. Mais Jemlikha qui marchoit le premier pour les conduire , regardoit de tous cötés, & ne reconnoiffoit ni fon quartier ni fa maifon. II étoit dans eet embarras , quand dieu permit qu'un ange, fous la figure d'un jeune-homme, vint è fon fecours, ck lui dit : Serviteur de dieu, vous me paroiffez bien étonné. Comment vou!ez-vous que je ne fois pas furpris ? lui répondit Jemlikha, cette ville efl fi changée en une nuit que je ne puis trouver ma maifon, pas méme le quartier oii elle efl fituée : Suivez-moi, lui dit 1'ange de dieu ; je vais vous y conduire. Jemlikha , toujours acicompagné du roi , des beys ck des vifirs , fuivit 1'ange de dieu , qui s'arrêta quelque tems après devant une porte, & difparut en lui difant : Voila votre maifon. Jemlikha, par un effort de confiance, y entra, ck ne vit qu'un vieillard qui lui étoit inconnu ck qui étoit entouré de plufieurs jeunes-gens ; il les falua tous fort poliment, &£ dit au vieillard ayec douceur: Cette maifon m'appartient, a ce que je crois; pourquoi vous y trouvai-je 6f qu'y faitesVPHS ? h Pr°is vous vous trompez, lui répondit  de Dakianos. 343 le vieillard avec la même douceur ; cette maifon eft depuis long-tems dans notre familie-, mon grandpère l'a laïffée k mon père qui n'eft pas encore mort, ck qui, dans la vérité, n'a plus qu'un foufflé de vie. Les jeunes - gens voulurent répondre, ck s'emportèrent contre Jemlikha. Mais le vieillard leur dit : Ne vous fachez point, mes enfans, 1'emportement n'eft jamais néceffaire. II a peut - être quelque bonne raifon k nous donner, écoutons-le. Enfuite il fe tourna du cöté de Jemlikha , ck lui dit : Comment cette maifon peut-elle vous appartenir ? de quel droit le prétendez-vous ? qui êtesvous ? Ah ! mon cher vieillard , reprit Jemlikha, comment pourrois-je vous perfuader mon aventure ; aucun de ceux k qui je 1'ai racontée n'a voulu y ajouter foi , je n'y puis rien comprendre moiniême; jugez de la fituation ou je fuis. Le vieillard, touché de fa douleur , lui dit : Prenez courage , mon enfant, je m'mtéreffe a vous, mon cceur s'eft ému en vous voyant. Jemlikha , raffuré par ce difcours, raconta au vieillard tout ce qui lui étoit arrivé", & celui-ci n'eut pas plutöt entendu fon rec'rt, 'qu'11 # chercher un portrait pour le comparer a Jemlikha. Quand il 1'eut examiné quelque tems, il foupira , fon trouble ck fon émotion redoublèrent ; il baifa plufieurs fois le portrait, ck fe jetta aux pieds de Jemlikha en frottant fon vifage tout ridé , ck tenant fa barbe blanchie par les années; Yiv  344 Histoïre Ö s'écria : Ah! mon cher grand-père. Les torrens de larmes qui couloient de fes yeux 1'empêchèrent d'en dire davantage.. Le roi & fes vifirs, 'que cette fcène avoit rendus forts attentifs É la converfation, dirent alors au vieillard: Quoi! vous le reconnoifi' fez pour votre grand-père? Oui, fire , lui réponditil, c'eft le père de mon père. Mais il ne put achever ces mots fans fondre encore en larmes. Enfuite il ,3e prit par la main & le conduifit par toute la maifon. Jemlikha dit en appercevant une poutre de cyprès: C'eft moi qui ai fait placer cette poutre, on trouvera fous fon extrémité une grande pierre de grenat, elie couvre dix vafes pareils a ceux qui font dans le tréfor des rois; ils font remplis de pieces d'or marquées au coin de Dakianos, & chacune de ces pieces pefe cent drachmes. Pendant que l'on travailloit a découvrir la poutre de cyprès , le vieillard s'approcha de Jemlikha avec le'plus grand refpe6t, & lui dit : Mon père, qui eft votre fils, eft encore en vie ; mais il a fi peu de force que j'ai "été obligé de 1'envelopper dans du coton, & de le inettre dans un panier que j'ai pendu a un clou, C'eft lui qui m'a conté queiques - unes des ehofes que vous yenë'z de me dire; venez voir, confmua, Ml, mon père & votre fils. Jemlikha le fuivit dans une chambre voifine. II décrocha un petit panier (hm il tira un paquet de coton ; le paquet ren. formoit un vieillard qui n'étoit pas plus gros nu'ur.  de Dakianos. 345 enfant qui vient de naïtre; on lui fit avaler un peu de lait; il ouvrit les yeux & reconnut encore Jemlikha 1'objet de fon amour. II ne put s'empêcher de verfer un torrent de larmes, & Jemlikha ne put retenir les hennes. Quel étonnement pour tous ceux qui voyoient un jeune-homme dont le fils étoit dans eet excès de décrépitude , le fils de fon fils , un vieillard accablé d'années, & les enfans de ce vieillard reffemblans pour la force & la vigueur a leur bifaïeul. Le peuple , a la vue de cette merveille, ne put s'empêcher d'admirer la grandeur & la puiffance de dieu. On examina les annales, on vit que les trois eens neuf ans étoient accomplis le même jour. Quand la poutre de cyprès fut levée, on trouva tout ce que Jemlikha avoit annoncé ; il fit préfent d'une partie de ce tréfor au roi, & donna 1'autre aux enfans de fon fils. Le roi dit enfuite a Jemlikha * Nous fommes apréfent convaincus de la vérité de ton hiftoire , allons trouver tes camarades dans la eaverne, ck leur porter des fecours. Je n'ai point d'autres voeux a" former, lui répondit Jemlikha. Le prince fit porter beaucoup de vivres avec lui, & partit accompagné du peuple & de fon armée pour fe rendre a la eaverne; elle parut fi affrenfe que perfonne n'eut le courage d'y entrer. L'on affure cependant que le roi s'y détermina, qu'il vit les compagnons de 4 • •  34 HlSTOIEE Jemlikha, mais que ce fut au moment que Iui-méme en entrant, rendit 1'efprit avec tous les autres, file petit chien. II les entendit même faire leursjfóes d'adoration au fouverain maitre de Punivers , & mourir en les prononcant. Encouch fit apporter tout ce qu'il falloit pour leur rendre les derniers devoirs, & les fit enterrer dans la même eaverne oü ils avoient dormi fï long - tems. Quand tout le monde en fut forti, par une permiffion particuliere de dieu, Pentr-ée de la eaverne fe ferma, fans que, depuis ce tems, il ait été poffible a aucun homme d'y entrer. Le roi voulut qu'on élevat, a queiques pas dela , une colonne fur laquelle il fit graver Phifloire des fept Dormans, afin de faire connoitre la puiffance de dieu, d'infpirer de Phorreur pour 1'ingratitude, & de montrer par eet exemple quel eft le pouvoir de la prière. Le roi de Perfe , dont les yeux avoient commencé a fe fermer pendant le récit de Moradbak , revint a lui lorfqu'elle ceffa de parler, comme ceux qu'un bruit égal endort, font réveillés par le filence. Je fuis affez content de ton hiftoire , dit a la fille de Fitéad, & je commence a efpérer que ma maladie n'eft pas incurable. J'ai écouté avec affez d'attention le commencement de Phiftoire; mais je ne me fuis pas beaucoup intéreffé a ton petit chien, je me fuis prefqu'endormi avec Jemlika comine  de Dakianos. 347 fi j'euffe été dans fa eaverne : ainfi je ne fais trop ce qui s'y eft pafte. Si votre majefté eft curieufe de le favoir, je reprendrai mon récit a eet endroit. Non, dit ie roi , j'en ai affez pour une première fois , il fuffit que j'aie éprouvé quelque foulagement; il eft inutile de me rappeller de quelle facon, pourvu que mon médecin me donne des remedes qui produifent un bon effet, je ne m'embarrafie pas de favoir de quoi ils font compofés. Adieu, reviens demain a la même heure. Moradbak fortit avec fon père, qui étoit dans la plus grande admiration, & qui ne concevoit pas comment il avoit fait une fille fi parfaite. Moradbak , avec la même fimplicité, revint le lendemain, Le roi témoigna quelque plaifir en la voyant, elle s'affit & prit ainfi la parole:  34§ H I S T O I R E D E LA NAISSANCE D E MAHOMET. y avoit un Ifraélite nommé Oucha, qui vécuf plufieurs années dans la fainte ville de Jérufalem, fa patrie , long-tems après la mort du prophete Salomon. II étoit docfeur de la loi; & fon refpect pour les livres de Moïfe, étoit fi grand, qu'il les méditoit fans ceffe; les prédiclions qui annoncoient la venue de Mahomet Sc les louanges que dieu lui donnoit lui - même , le faifirent d'admiration. Le defir de s'infiruire lui fit entreprendre de très-grands voyages qui lui apprirent tous les fecrets de la nature. Ainfi toujours occupé de la venue du faint prophete , il fut de plus-en-plus convaincu des bénédichons de dieu pour fon grand ami, ck pénétré  HlST. DE LA NAISS. DE MAHOMET. 349 de la grandeur de ce qu'il apprendroit aux hommes ; mais il fe foumettoit a la néceffité de ne les point révéler. Les mêmes connoilfances lui avoient appris que Mahomet devoit naitre ala Mecque, & cette raifon 1'engagea a perqut plufieurs lignes écrites en différens caractères qui lui étoient prefque tous inconnus; mais il lui fut aifé de lire celles qui étoient au haut de la page, & qui difoient: Prends courage, Zesbet, efpère au _ faint prophete, ck fouviens-toi des confcils de ton  de Mahomet. 355 père..... Cette légère confolation fut accompagnée d'une autre; ce fut celle d'une petite piece d'or qu'elle décoüvrit dans le fond du coffre; ellelaprit, remit les chofes dans 1'état oü elie les avoit trou^vées, & alla chercher les vivres ck les foulagemens qui lui étoient néceffaires. Ce ne fut pas fans donner plus de la moitié de la piece d'or aux pauvres qui s'adrefsèrent a elle; Auffi fe trouva-t-elle bientöt réduite a fon premier état de malheur & d'embarras. Cependant elle fe perfuada qu'elle n'avoit pas affez bien cherché dans le coffre d'ébene, ck n'ayant point d'autre reffouree, elle revint encore le vifiter; elle lut les feuilles de la bible; elle jetta les yeux fur le parchemin qui lui avoit parlé d'ellemêine. Elle fut bien étonnée d'y trouver des caradères qu'elle n'avoit pas appercus la première fois, ck d'y lire: Ce que l'on donne a Dieu, il le rend au centuple En effet, elle trouva cent pieces d'or qui lui aidèrent a vivre pendant quelque tems. Enfin le coffre ne lui en laiffa jamais manquer; de facon qu'il lui fut aifé de foulager les pauvres a fon gré, ck de reprendre fa vieille efclave, qui ne pouvoit vivre éloignée d'elle; car 1'attachement que la vertu infpire ne peut être comparé. Zesbet vécut ainfi dans la pratique des bonnes osuvres ck de la prière , fans imaginer de frnir autrement fes jours. Cependant, frappée d'avoir découvert fur le parchemin des caraèlères qu'elle n'y Zij  3 5 6* HlSTOIRE dé la NaïSSANCE avoit point appercus la première fois, elle alloit fouvent 1'examiner avec une attention d'autant plus fcrupuleufe, qu'elle le regardoit comme la feule regie de fa conduite. II y avoit environ trois ans que Zesbet vivoit a la Mecque comme fi elle eut été clans le fond d'un défert, lorfqu'un jour, en examinant le parchemin , elle y lut diftinèfement: Le bonheur de Zesbet approche, il faut qu'elle fe marie Zesbet n'avoit jamais eu aucune envie de fe marier, mais un ordre fi précis, & qu'elle ne pouvoit attribuer qu'au feul Öucha , la déterminèrent, quoiqu'avec peine, a prendre ce parti. Comment faire cependant pour y parvenir? L'affaire étoit embarraffanfe, elle ne connoiffoit perfonne , on 1'avoit oubïiée dans le monde. A qui pouvoit-elle s'adreffer? Mais que ne peut le refpeéf que l'on doit a fon père r quand il eft vivement imprimé dans le cceur! Elle prit donc le parti d'aller trouver le roi qui étoit a la Mecque, il s'appelloit Nophailah. Ce prince connu par fes vertus étoit d'un facile accès. Elle fortit donc un matin, couverte de fon voile; & pour n'avoir pas Fair d'en impofer, elle eut foin de porter avec elle le parchemin auquel elle vouloit obéir, & fur lequel il y avoit encore quatre lignes, dont la lecture lui étoit impofiible. Zesbet fe préfenta devant le roi, qui donnoit lui-même audience devant la portelde fon palais, & lui dit: Sire, je vous prie  de Mahomet. 357 de me donner un mari. Cette fmgulière demande furprit & fit fourire le roi, qui lui fit figne avec douceur d'attendre la fin de 1'audience. Quand elle fut achevée , ce roi qui avoit beaucoup d'efprit, mais qui laiffoit ordinairement parler fon vifir, pour juger de fes réponfes, lui dit de faire approcher Zesbet, car elle s'étoit toujours tenue a 1'écart, & toujours voilée. Elle obéit, ck Nophailah lui demanda pour quelle raifon elle vouloit avoir un mari de fa main. Sire, lui dit-elle, je n'ai plus de parens ; un roi doit être le père de fes fujets , c'eft donc a vous a me marier. Cela eft jufte , vifir, ce me femble, lui dit le roi. Oui, Sire, lui répondit-il, cela eft conféquent; mais permettez-moi de lui faire queiques queftions. Zesbet y fatisfit avec autant de jufteffe que d'efprit; ck quand elle déclara qu'elle étoit fille d'Oucha, le vifir s'écria: O branche d'un tronc fans pareiH quoi, yous êtes la belle Zesbet ? Je croyois que vous aviez fuivi votre vertueux père dans le fein des juftes; comment peuton ne plus parler de vous ? Zesbet plus confiante qu'auparavant , leur fit le récit de fes aventures, & leur montra le parchemin qui lui donnoit ordre de fe marier. Le roi 1'examina, & les quatre derjiières lignes lui furent auffi impoffibles a déchiffrcr qu'a fon vifir. Que ferons-nous ? reprit Nophailah en fe tournant de fon cöté. Je crois, lui répondit-Ü après y avoir un peu penfé, que ces der- Z iij  3 5S HlSTOlRE DE LA NAISSANCE nières lignes doivent être lues par celui que le del lui deftine pour époux; fans cela, pourquoi feroientelles d'un caraófère différent? Tu penfes jufte, reprit Ie roi, car je le penfe comme toi; mais comment le trouver, celui que le ciel lui deftine? II faudroit, 'feJon moi, reprit le vifir, faire publier par toute la ville que vous voulez marier une fille auffi Wie que fage a celui qui pourra lire des caraéfères qui vous font inconnus. Zesbet viendra, continua-t-il, tous les matins a votre audience , elle préfentera les caraftères a ceux qui demanderont a les lire , & votre majefié jugera s'ils font bien lus, ou par le fens qu'on leur donnera, ou par le caraÖère & ïes queftions que vous pourrez faire a celui qui fe fera-prèfènté. Cela ne laifTe pas d'avoir fa difficulté, reprit Nophailah ;. mais nous n'avons point d'autre parti a prendre. Auffi-tót il donna fes ordres', & la publieatkm fut faite.-Cependant, avant que de quitter Zesbet , il prit une inquiétude au roi. Vifir, dit-il,-il faudroit, ce me femble, juger un peu de fa beauté; nous 1'annoncons belle, je veux croire que tu i'as vue telle, mais que faista fi elle n'eft point changée? Le poëte fameux des anciens Perfans ne dit-il pas qu'il ne faut qu'un rien pour détruire la beauté ? ... Je reconnois toujours votre prudence & votre équité, lui répondit le Vifir en s'inclinant profondément. Zesbet , que le rei juge dg tes appas, lui dit-il. Elle obéit, ck ils  de Mahomet. 359 Ia trouvèrent fi belle , qu'ils ne parlèrent que de fes charmes , long-tems même après qu'ils 1'eurent congédiée. II y avoit déja queiques jours que Zesbet prefentoit inutilement fes caraètères a 1'audience du roi, lonqu'il parut un jeune-homme très-beau ck trés-bien fait, qui hit fans peine la première ligne des quatre qui jufques-la étoient demeurées inconnues , ck prononca d'une voix haute : Mahomet eft 1'ami de Dieu, il eft plus élevé que les nues... Mais il avoua qu'il ne pouvoit entendre les trois autres. Cet aveu perfuada le roi ck le vifir que ce qu'il avoit lu étoit véritablement écrit. Cependant, avant de rien déterminer, le roi voulut lui faire queiques. queftions; il lui demanda de quel pays étoient les caraftères qu'il venoit de lire. Sire, lui répondit-il, ils font d'une des plus anciennes langues que l'on parlat après la tour de Babel ; c'eft une de celles que les Sages emploient, ck que j'ignorerois, fi mon père , toujours occupé des fciences abflraites, ne me 1'avoit apprife. Fort bien, dit le roi; mais quel eft ce Mahomet que tu yiens de nommer ? Sire , lui répliqua-t-il, je crois que c'eft un prophete que Dieu doit envoyer fur la terre j il.y,a même , a ce que l'on dit, queiques livres compofés par les fages qui en font mention. Nophailah demanda enfuite au fils du fage comment il fe nommoit. Je m'appelle Abdal Motallab , reprit-il, ck je fuis de la Mecque. Z iv  3omme;mais en regardant un parchemin écrit avec ?* ' récritUre n'étoit Iue q«e felon les evenemens, il appereut au revers ces cruels mots ecnts : Le mari de Zesbet ne la peut approcher quu nait vu Ie faim proph£te? d]e lu. ^ ^ pendant un a, ... Ah! chère Zesbet, s'écria ten. drement Abdal Motallab, pourquoi t'ai-je vue? Je va,s chercher le prophete, je connois trop 1'im'portanee des confeils des fages pour m expofer plus iong-tems avec toi, & il fortit. Zesbet demeura fort etonnee, cependant toujours réfignée a la yolonté de dieu , amfi qu'aux ordres de fon père. Mais voyant au bout de 1'année qu'Abdal Motallab n'étoit ppmt de retour, elle alla trouver le rQi , qui !a lecut encore avec la même bonté, & qui fit Palier la ineme ordonnance.  de Mahomet. 361 Après plufieurs tentatives inutiles, un doêleur de la loi, de la ville de Médine , ck nommé Aboutaïab, lut la ligne qui fuivoit celle d'Abdal Motallab, ck qui difoit : Mahomet eft le dépofitaire des loix de dieu, il enveloppera la terre de fa parole;.,, mais il ne put aller plus loin. Zesbet lui fut donnée par les mêmes raifons; elle eut la même confiance en lui, ck lui paria comme elle avoit fait a Abdal Motallab; ck quand il eut examiné avec foin 1'ordre de la féparation, il partit avec le même regret. La fin de 1'année ne le vit point paroitre , ck Zesbet époufa de la même facon Yarab , de Médine , parent d'un cadi de cette ville, qui lut la troifième ligne; elle difoit: Mahomet, le fauveur des croyans , eft une ile flottante qui ofire fon port a tous les naufrages.... II fe foumit encore a 1'ordre du départ ; mais n'ayant pas été plus exaêt que les autres a reparoltre au bout de 1'année, Zesbet époufa Temimdari, qui lut la quatrième ligne; elle fignifioit: Mahomet, Penvoyé de dieu, va au-devant de celui dont le cceur le cherche.. .. Les trois premiers maris de Zesbet étoient fils de fages ; celui-ci n'avoit été qu'adopté par un des plus favans,a la vérité, mais jamais il n'avoit été mkié dans les myftères ; il avoit pris le parti des armes, ck fervoit dans les troupes de Nophailah ; fon devoir 1'avoit éloigné de la Mecque, fa patrie, quand les trois premiers mans avoient lu les caracicres, il n'avoit même  0i HlSTOlRE DE LA NAISSANCE jamais eu aucune connoiffance de eet événement. Zesbet, toujours foumife aux volontés de fon père, le conduifit chez elle , comme elle avoit fait les autres; mais elle ne le trouva pas auffi docile pour la féparation. Je veux bien que ton père ait été un fage , lui dit-il avec vivacité ; je confens que Mahomet foit un jour envoyé de dieu; comment cela peut-il m'engager a me féparer aujourd'hui de ma femme? Crains une jufte punition de ces difcours impies, lui dit avec douceur 1'aimable Zesbet. Mais un homme prévenu, un homme animé par les defirs fait-il aucune attention aux réflexions les plus ferrfées ? Peut-on même 1'exiger ? Ainfi Temimdari réfolu de n'être point auffi dupe que fes prédéceffeurs, paffa dans la cour pour quelque befoin , tk feignant d'être frappé des menaces de Zesbet, il lui dit : Ma femme, j'ai peur , parlemoi pour me raflurer. Sans rien imaginer de fon cöté, elle dit en plaifantant i Gênks, anpom^-h; depuis ce tems elle n'en entendit plus parler. Quelque furprenant que eet événement lui parut, comme elle étoit fort attachée a fes devoirs, elle lui garda une égale fidélité, & voulut attendre que 1'année fut révolue avant de fe déterminer au parti qu'elle prendroit; car il n'y avoit plus de lignes a lire fur le parchemin. Elle paffa donc encore cette année dans la pratique des vertus % & n'ayant point apperr^u de nouvelle écriture le jour que 1'année fut  de Mahomet. 363 expirée, elle fe préparoit a fortir pour aller demander confeil au roi ck a fon vifir; car enfin les paroles étoient politives : II faut quelle fe mark. Elle étoit dans ces faintes difpofitions, lorfqu'elle entendit un grand bruit dans fa cour; elle y courut, ck vit, avec le plus grand étonnement , fes cjuatre maris, dont la jeuneffe ck la beauté n'étoient point altérées , ils avoient feulement Pair un peu fatigués. Ils n'avoient heureufement aucune efpece d'armes fur eux ; car fe trouvant les uns ck lesautres dans la maifon de leur femme, la jaloufie les animoit d'une fureur que rien n'auroit été capable de calmer. Cependant, au défaut des armes , ils étoient au moment de s'attaquer, tout fages qu'ils étoient; tant la fageffe a peu de droits fur les cceurs paffionnés! Mais Zesbet leur parlant avec cette douceur que la pratique des vertus ck la vérité infpirent toujours, leur dit : Ecoutez-moi , il efl vrai que je vous ai tous époufés; vous favez quels font les ordres qui m'ont donnée a vous , je ne vous ai rien caché, ck l'on ne peut vous avoir été plus fidelle. Après ce que j'ai fouffert pour toi, s'écrièrentils tous en même-tems , te trouver mariée, non pas a un, mais a trois autres! cela peut-il fe foutenir ? Vous auriez raifon, leur dit encore Zesbet, fi tout ce qui nous arrivé étoit dans 1'ordre naturel;  3 6*4 HlSTOlRE DE LA NAISSANCE inais avez-vous jamais rien vu qui foit comparable a notre aventure ? J'ai fuivi les ordres de mon père, je ne puis m'en repentir , je fais , comme vous , que j'aurois mal fait en tout autre cas; mais enfin, avezvous des nouvelles de Mahomet ? Oui, lui répondirent-ils tous a la fois ; 1'avez-vous vu ? reprit-elle. Tu pourras en juger, fi tu veux favoir ce qui nous eft arrivé, lui dirent-ils avec une égale vivacité. Zesbet confentit a les écouter; le fort décida de 1'ordre dans lequel ils feroient leur récit, après qu'elle les eut fait jurer de s'y foumettre, & de fe donner 1'un a 1'autre une paifible audience. Voyons , interrompit Hudjiadge , en fe retournant, comment tout ceci va fedémêler; Sire, reprit Moradbak, j'ai bien peur que votre majefté ne foit pas fatisfaite ; les hiftoires de ces quatre maris ont un peu d'uniformité, elles font remplies de chofes myftiques, que tout bon mufulman devroit pourtant favoir.... Qu'importe ? lui répliqua le Roi; ces chofes-la , toutes belles & toutes néceffaires qu'elles puiffent être, endorment tout auffi bien qu'aucune autre. Conté toujours , tu fais que je ne veux que dormir ; mais, Sire, pourfuivit Moradbak, je voudrois que votre majefté eut la bonté de me dire quand elle les aura entendues , quelle eft 1'hiftoire des quatre maris, qui lui aura fait Ie plus de plaifir ? • Je te le dirai fans peine, lui répondit Hudjiadge, C'eft une des chofes que je fais le plus volontiers  de Mahomet; 36J que de juger ; tif peux commencer, jè t'écoute; Zesbet fe placa donc au milieu de fes quatre maris, pourfuivit Moradbak 5 & le fort étant tombé fur Abdal Motallab, il prit ainfi la parole. H I S T O I R E ABDAL MOTALLAB, SAGE. VvONVAlNCU de tout ce que la belle Zesbet m'avoit dit, ck perfuadé que Phomme fage doit étre abfolument foumis a la providence, je partis. Celui qui croit en dieu , ne doit point regarder derrière lui.... Cependant je n'avois aucun pays déterm iné pour le voyage que j'entreprenois. Mais dieu étant par-tout, & Mahomet, qui vive a jamais , repofant dans le fein de fa gloire, tous les chemins me parurent égaux. Je penfai feulement que dieu fe manifeftoit plus difficilement dans les villes , ck qu'ainfi je devois les éviter ck chercher les déferts. Je lesparcourus long-tems avec des peines infinies,fans êtrerebuté par les fatigues, les ennuis & la mauvaife nourriture. Enfin^ au bout d'un  366 HistoiRe certain tems, je rencontraf un ange , je le faluat profondément ; je lui demandai des nouvelles de Mahomet. II me répondit: II n'eft pas tems encore d'en inftruire les hommes; qu'il te fuffife feulement d'avoir trouvé grace devant dieu qui t'a permis d'arriver jufqu'ici, & prépare-toi a voir de grandes merveilles; continue ton chemin. Avant de fuivre fes confeils , je fus frappé de fon attitude. II avoit un bras étendu du cöté de 1'ofient, & 1'autre du cöte de 1'occident. Je le pnai de m'apprendre qui il étoit; voici ce qu'il me répondit: Je m'appelle Nourkhail; le jour ck la nuit me font confies. Je tiens le jour, continua-t-il , dans la main droite, ck la nuit dans la gauche; je maintiens 1'équilibre entr'eux, ck je fuis obligé de me fervir de toute mon autorité pour le conferver: car fi 1'un ou 1'autre 1'emportoit, Punivers feroit ou confumé par les feux du foleil, ou périroit par le froid dans 1'horreur des ténebres. Je remarquai, pendant qu'il me faifoit ce récit, une table que eet ange avoit devant les yeux, fur laquelle étoient gravées deux lignes, 1'une blanche ck 1'autre noire. Je lui demandai de quelle utilité elle lui pouvoit être, ck il eüt encore la bonté de me répondre: Je regarde continuellement cette table, ck ces deux lignes m'apprennent quand je dois augmenter ou diminuer le jour ou la nuit; elles m'inftruifent encore des différentes variations que je dois donner a 1'un ck a  d'Abdal Motallab.' 367 ï'autre. Je le remercial de ce qu'il m'avoit appris K & je le quittai. Je 1'avois a-peine perdu de vue, que 'je rencontrai un autre ange qui étoit debout, ayant une main levée vers le ciel, & Ï'autre penchée fur 1'eau. II m'apprit qu'il fe nommoit Semkail. Mais pourquoi, lui dis-je, êtes-vous dans cette attitude ? Je tiens, me répondit - il, les vents en refpect, avec la main que vous voyez en Pair, & j'empêche fur-tout le vent Haidgé de fortir du ciel; fi je lui en laiffois la liberté, il réduiroit tout Punivers en poudre; avec la main que je tiens fur Peau, j'empêche la mer de fe déborder; fans cette précaution , elle couvriroit toute la furface de la terre. En achevant ces mots, il me fit figne de continuer mon chemin. A force de marcher, j'arrivai a la montagne de Kaf, qui entoure le monde, & qui n'eft compofée que d'un feul morceau de faphir vert. J'y fis la rencontre d'un ange,' qui me demanda ce que je voulois. Je lui répondis: Je cherche le prophete Mahomet, j'ai quitté mon pays, j'ai parcouru la terre & les mers, fans pouvoir le trouver; je ne fais plus ou le chercher, & le fouvenir de Zesbet rend mi recherche importune. L'ange me répondit: Efpère, & continue d'avoir la foi. Daignez m'apprendre au-moins qui vous êtes , repris-je avec douceur. II me répondit avec autant de bonté que ceux que j'avois rencontrés jufqu'alors: Le grand dieu m'a donné le commandement de cette impor-  360* HïSTOIRE tante montagne. A quoi peut vous fervir, lui dis-jej cette épée flamboyante dont vötre main eft armée? Lorfque dieu, dit-il, eft irrité contre un peuple ck qu'il veut lui faire fentir le poids de fes vengeances , je fecoue les Hammes de cette épée; auffi - tót la famine ou la pefte ravagent fes contrées mf fouvent même je caufe les tremblemens de terre , dont tu as toujours ignoré la caufe. Mais quand dieu veut récompenfer les hommes, c'eft alors que je quitte cette épée fedoutable, ck que l'on voit régner la paix ck naitre 1'abondance; la terre devient féconde & prévient les defirs de Fhomfne. Charmé d'entendre ces merveilles, j'eus la curiofité de lui demander ce qu'il y avoit derrière la montagne de Kaf. On y trouve, me dit - il , quarante autres mondes , tous différens de celui - ci; chacun d'eux a quatre eens mille villes, ck chaque ville quatre eens mille portes; les habitans y font exempts de tout ce que les hommes fouffrent, le jour y regne continuellement, ta terre eft toute d'or , ck les extrémités de tous ces mondes font fermées par de grands rideaux; les villes ne font habitées que par des anges qui chantent continuellement les louanges de Dieu & celles de fon prophete Mahomet. Les bontés de 1'ange me rendant plus hardi a lui faire des queftions , je voulus favoir ce qu'il y avoit derrière les rideaux dont il m'avoit parlé; ck il me répondit : Tu me demandes ce que nous ne pouvons comprendre  d'Abdal Motallab. 369 comprendre, & nous gardons un refpectueux filence fur ce que nous en pouvöns favoir. Tout ce que je "puis en révéler , c'eft que le peuple de Dieu eft raffemblé en eet endroit, & que la puiffance divine s'y manifefte plus qu'ailleurs. J'admirai Dieu avec lui; mais avant de le quitter, je le priai encore de me dire fur quoi la montagne de Kaf étoit appuyée. Elle eft placée , me répliqua-t-ii, entre les cornes d'un bceuf blanc nommé Kirnit; fa tête touche a 1'orient, & fa queue a 1'occident; la diftance qui fe trouve entre fes deux cornes peut être comparée au chemin que Fon pourroit faire dans le cours de cent mille ans. Mais curieux de m'fnftruire, je lui demandai pour derniére queftion, eombien il y avoit de terres & de mers , & dans quel lieu étoit Penfer. Il y a fept terres, me dit-il, & autant de mers; Penfer eft également fous les unes & fur les autres. Je le quittai après cette réponfe, & j'airivai jufqu'au voile qui termine Ie monde. Je vis le ciel au-deffus de ce voile, & Peau au-deffous. Je remarquai qu*il y avoit une porte fermée au milieu de ce même voile, & que la ferrure étoit fcellée d'un cachet. Les deux anges qui la gardoient confentirent a me laiffer paffer; & marchant toujours fur la mer, j'arrivai dans un lieu tel que je n'en avois trouvé aucun dans le cours de mes voyages. Le premier habitant que j'y rencontrai, fut un jeunehomme beau comme la lune lorfqu'elle eft dans fen Tome, VIL Aa  37° HlSTÖÏRE plein; je lui demandai qui il étoit. II me répondit fans s'arrêter: Celui qui vient après moi te le dira. Après avoir marché un jour & une nuit, je trouvai celui dont le premier m'avoit parlé; il étoit beau comme Ia lune demi-pleine. Je lui fis la même queftion, & toujours en marchant il me répondit la même chofe que le premier. Enfin, je rencontrar le troifième qui reffembloit a la lune dans fon premier quartier. Je le conjurai de s'arrêter, il le fit, me demanda ce que je defirois de lui. Je répondis que les deux qui le précédoient m'avoient ren^oyé a lui pour favoir qui ils étoient; & voici ce qu'il me dit: Le premier fe nomme Ifraphil, tk commande aux hommes ; Je fecond s'appelle Mikiail, & difpofe des biens & des faifons; je m'appelle Gabriël, & je fuis ferviteur du Dieu toutpuiffant; crois-moi , continua-t-il, retourne fur tes pas, tu ne peux aller plus avant. Je ne verrai donc point Mahomet, répondis-je avec douleur, & je luis pour jamais féparé de Zesbet ? Tu ignores ce que tu as vu. me répondit-il, les defieins de Dieu font incompréhenfibles ; tu trouveras, ajouta-t-il, des confolations fur la terre. Je le priai de m'indiquer le chemin que je devois prendre pour m'abandonner encore a ma recherche; il me le montra en s'éloignant de moi. Après avoir marché prodigieufement long-tems, je me trouvai dans une prairie d'une étendue immenfe; elle étoit non-feu-  ds Abdal Motallab. 371 iémerit remplie de fafran & d'anémones, mais elle étoit encore arrofée de ruiffeaux bordes d'une infirjité de lions qui les défendoient. Mes yeux s'attachèrerit fur un vieillard affis fur un tröne placé au- milieu de cette prairie; il me fit ligne d'approcher, les lions aüxquels je me préfentai s'humilièrent devant moi & me laifsèrent paffer. Je me préfentai devant le tröne; ce vieillard me recut avee bonté; il voulut favoir mes aventures, je les lui contal; & il me dit 1 Tu vois la gloire dont je jouis par. la bonté du grand Dieu; je fuis le prince Daniël. Tu as été comblé des graces du Très-Haut, continue de les mériter ; tu ri'es pas loin du terme , ne te décourage point. Mais, prince, lui dis-je, qui daignez prendre autant d'intéict a moi, eombien y a-t-il que je fuis cn chemin ? les tems fe font évanouis dans les pays céleftes que j'ai parcourus,< & je crains bien que Zesbet ne foit plus engagée a moi. II y a quatre ans moins queiques jours que tu es abfent de la Mecque, me répondit le vieillard. Quatre ans! m'écriai-je avec douleur. La mefure des tems, reprit-il avec douceur, n'eft pas facile a conferver , quand on eft occupé des chofes myftiques, ck les fages qui doivent en faire un bon ufage font tranquilles quand ils font employés pour acquérir des connoiflances. Adieu, continua-t-il, efpère, prends ce chemin, & conföle-toi paf les grandes chofes qui te font réferyées, Ces paroles Aa ij  371 Histoire étoient néceffaires a mon cceur pour m'aider a foutenir la crainte de trouver Zesbet infidelle; Zesbet pour qui j'avois toujours confervé l'amour le plus tendre & le plus pur , ck qui ne méritoit pas le fort cruel qull éprouve. Plein de ces idéés, je marchai encore queiques jours, ck j'appercus un rrès-gros oifeau perché fur un arbre; fa tête étoit d'or, fes yeux étoient de faphir, fon bec de perles, fon corps de rubis , & fes pieds de topaze ; il j avoit, fur le haut de eet arbre , une table bienfervie , & fur-tout en poiffon. Je m'en approchai, je montai fur 1'arbre avec beaucoup de facilité, je faluai 1'oifeau, 6k je lui dis : Vous êtes Ie plus bel oifeau que j'aie jamais vu. Enfuite je lui demandai qui il étoit, il me répondit qu'il étoit un des oifeaux du paradis , que dieu 1'avoit envoyé fur Ia terre avec cette table , pour tenir compagnie & manger avec Adam, lorfqull avoit été chaffé du paradis : depuis qu'il eft mort, continua-t-il, je fuis demeuré ici par 1'ordre de dieu, pour foulager les faints voyageurs ck les prédeftinés , je ferai mon féjour ici jufqu'au jour du jugement. Mais, lui disje, les mets qui font fur cette table, ne fe corrompent-ils point ? Comment les remplacez-vous quand ils font gatés ou qu'on les a mangés ? Ce qui fort du paradis peut-il être altéré, me répondit-il ? Je lui demandai la permifïion de me metrre a table > ck Favant obtenue ? je mangeai des mets qui w&  d'Abdal Motallab. 373 parurent délicieux. Enfuite je voulus favoir s'il étoit toujours feul II me répondit qu'Abouxlabas, un des plus grands prophetes de dieu, venoit quelquefois lui rendre vifite. A-peine avoit-il ceffé de parler , que je vis en effet paroitre ce faint prophete ; il étoit vétu de blanc , fa barbe étoit d'une grande longueur ck d'une grande beauté, le plus beau gazon naiffoit fous fes pas. II s'approcha de nous, ck voulut favoir de moi comment j'étois arrivé dans eet endroit; il comprit par mon récit eombien 1'envie que j'avois de me retrouver a la Mecque , auprès de ma chère Zesbet, étoit balancée dans mon cceur par le defir de voir le faint prophete. Je fus au défefpoir quand il m'apprit qu'il, falloit marcher pendant cent cinquante ans pour me retrouver ici; cependant il m'offrit de me conduire. Je ne puis y retourner , lui dis-je , fans avoir vu le prophete. Eh bien! continua-t-il, je vais examiner ce que je puis faire pour te rendre fervice ? En effet, après avoir lu quelque tems dans un petit livre qu'il tira de fon fein, il me dit : O homme prédefhné, c'eft a la Mecque que tu dois retourner, je puis t'y conduire en cent cinquante mois; ck moi, reprit 1'oifeau, je te ferai faire le voyage en cent cinquante jours. Le prophete répliqua : Et moi je m'engage a t'y faire arriver en moins de fix jours. L'oifeau quï ne vouloit pas lui céder, dit qu'il m'y rendroit dans une heure. J'acceptai fa propomïon; il chargea le Aa iij  174 Histoire prophete Abouxlabas de faire en fon abfence les honneurs de la table, & me fit couvrir les yeux Mais a-peine étois-je monté fur fon dos, qu'il me? dit d'öter le bandeau qu'il m'avoit orclonné de prendre ; & c'eft avec une extréme furprife que je me fuis trouvé dans ma cour. Cette joie n'a pas été de longue durée, continua-t-il, en appercevant des hommes qui prétendent avoir autant de droit fur Zesbet que le ciel m'en avoit accordé. Faites-nous part de vos avenfures, reprit Zesbet, en fe tournant du cöté d'Yarab , & il commenca en ces termes ; HISTOIRE ï>? ï* A R A B 9 JUGE, A 21rr . \ f*V defefpoir de quitter la belle Zesbet, & ne penfant qu'aux moyens de rencontre- Mahome* je partis, belle rofe du paradis. Tout incertain que' 3 étois de la route que je devois tenir, je me com fiois en la fageffe du célebre Oucha, qui n'auroit f® WQWWéé une chofe impoffible ? & je difois;  d' Y a r a b; 375 On peut le voir puifqu'il impofe cette condition au mariage de fa fille j je ne fus pas long-tems fans rencontrer le défert. La chaleur, la fatigue, & la mauvaife noutriture , me firent beaucoup fouffrir. Cependant, un jour je dormis jufqu'au lever du foleil, & je me remis en marché avec une nouvelle confiance. A-peine avois-je fait queiques pas, que j'appercus un animal compofé de tous les quadrupedes, qui s'approcha de moi, en me difant : Homme de Médine, fois le bien arrivé, dieu m'a ordonné de venir ici pour te montrer le chemin. II fentoit le mufc & 1'ambre : je lui témoignai une reconnoiffance mêlee d'étonnement. Tu veux favoir qui je fuis, me dit-il ? Je convins de ma curiofité. Je m'appelle Dabetul, me dit-il, & je dois demeurer ki jufqu'au jour du jugement; le grand dieu m'a créé pour confoler ceux qui font, égarés, je n'ai point d'autre occupation. En achevant ces mots , il me dit le chemin que je devois fuivre, & il me quitta. Je marchai quatre jours & quatre nuits fans autre nourriture que celle des racines que je trouvois avec beaucoup de peine. Enfin j'appercus la retraite d'un , folitaire , batie au plus haut d'un rocher qui dominoit fur la mer, je redoubhi mes pas pour y arriver. Quand je fus a la porte, je demandai du foulagement, & je vis paroitre un vénérable vieillard. II me demanda qui j'étois, d'oii je venois> Aa iv  37° Hisioiri ' &CC ^e faifois ce lieu défert, oü fe ^ ? faV°k Vl! venir Perfonne du cöté de la terre. Je lui contai Ie motif & les raifons de mon yoyage ; & voyant par mon récit Penvie que j'avois de voir le faint prophete, il me dit: Dieu veuille que tu puiffes réuffir ; foixante ans de prières & de recueil ement n'ont eneore pu me faire obtenir une pareille faveur; cependant difpofe de tout ce m Peut dépendre de moi. Je lui demandai comment M pouvoit trouver des vivres. dans le défert. Cette queftion, me réPondit-il, me fait imaginer que tu as befoin de manger; defcends clans cette vallée pourfuivit-il, tu trouverasde quoi lüffire a tes befoin* & tu viendras enfuite me retrouver. Je defcendis i J enclroit qull m'avoit indiqué, & j'y trouvai un jardin rémpli de toutes les efpèces'de meilleurs fruits ;- A etoit coupé de plufieurs ruiffeaux d'une f« V1VC & daire' ?e m**gm de ces fruits, je bus de cettg eau, & je reyi„s trouver le vieillard, a qui je témoignai ma reconnoiffance ; je lui demandai comment il trouvoit dans le défert les autres chofes qui pouvoiem lui être néceffaires ; il me répondit que les vaiffeaux qui paffoient .quelquefois a Ia vue de Iafcöte, lui fourniffoient abondamment tous fes fieioins. Nous appercfimes a Pinfiant même un bakent auquel le folitaire fit des fignaux. AuffH6i k vaiffeau monilla, & !a chaloupe vint a terre pur uetnancler au vieillard ce qu'il avoit * \m  D' Y A R A B, 377 ordonner. Je defire que vous embarquiez ce jeunehomme , leur dit-il, en me montrant a eux; ayez beaucoup d'égards pour lui , conrinua-t-il, car il eft favorifé de dieu. Nous ferons toujours ce que vous ordonnerez, lui répondirent-ils. Nous fimes enfuite nos adieux au folitaire, & nous nous embarquames. La nuit même, une tempête effroyable fit périr le batiment, & je fus le feul qui évitai la mort, a Paide d'une planche dont je me faifis. Je luttai contre les flots pendant fept jours, & le huitième je fus affez heureux pour aborder dans une ile. En me promenant fur le bord de la mer, je vis fortir du milieu des eaux un animal, qui fit un cri dont je fus fi fort épouvanté que je montai fur 1'arbre le plus épais pour mc cacher. J'entendis trois fois pendant la nuit une voix qui fit autant de bruit qu'un tonnerre , en prononcant en arabe les louanges de dieu & celles de fon prophete. Le jour parut, & je vis fortir un ferpent monftrueux qui vint au pied de 1'arbre oü j'étois; il leva la tête, me falua, & me demanda qui j'adorois. J'adore le grand dieu, lui dis-je. II me parut que cette réponfe Padouciffoit. Ainiï, voulant fatisfaife ma curiofité, je fus affez hardi pour lui demander quelles étoient les voix que j'avois entendues pendant la nuit. Tu as en-» tendu, mc dk-d, les princes de la mer, qui fortent ainfi toutes les nuits , & qui publient les louanges de dieu, Tu es bien heureux , ajouta-t-il , d'être  37^ Hist.oire fidele, fans cela je t'aurois exterminé. En achevant ces mots, il fe lanca dans la mer & difparut. Je defcendis de 1'arbre qui m'avoit fervi d'afyle , je cueillis des fruits , & je marchai jufqu'a la nuit. J'appercus loin de moi une lumière dont je voulus . approcher; mais elle s'éloignoit autant que je faifois de chemin vers elle. Enfin , après des peines infinies, j'y arrivai, & je diftinguai un palais fi briljant que mes yeux n'en pouvoient foutenir 1'éelar. Cependant a force de redoubler mes efforts, je me trouvai prefqu'au moment d'y entrer , & dans le même inftant, j'appercus un dragon qtii fiffia, & qui voulut fe jetter fur moi. Je n'eus d'autre reffource que celle de prononcer au plutöt le grand nom de dieu. Auffi-tot il fortit une voix de ce fuperbe palais, qui me dit : O'homme de Médine, apprends que ce palais eft le paradis deftiné pour les fideles; nous y louons dieu continuellement, & nous fommes ici depuis le tems du prophete Noé. Mérite par tes bonnes ceuvres de pouvoir un jour habiter parmi nous , & jouis du bonheur d'avoir pu feulement voir de ton vivant la porte du paradis. Je m'éloignai , quoiqu'a regret , d'un auffi beau lieu, oü je devois trouver Mahomet plus que parfout ailleurs, & je marchai quatre jours & quatre nuits fans faire aucune rencontre. Le cinquième jour je vis paroitre un jeune-homme qui m'aborda avec bonté, & qui me demanda qui j'étois. Pendant que  d' Y a r a b; je lui racontois mon hiftoire, il me fervit a manger, & il m engagea a demeurer trois jours & trois ittitts avec lui. J'y confentis, car fa compagnie me parut pleine de douceur & de miel. Le quatrième il me dit : Si je te faifois revoir ton pays , que ferois-tu pour moi ? II n'eft rien que je ne fois capable de faire pour voir encore une fois la belle Zesbet, lui répondis-je ; mais auparavant je veux trouver le grand prophete. Nous verrons, dit - il en m'interrompant, fi je ne pourrai te faire oublier ce projet; en attendant, prends de la confiance en moi; aufli-tót il fe lëcoua, & fut changé en aigle. Tiens-toi bien a mes pieds, me dit-il. Je lui obéis. II ouvrit les alles & s'envola. II traverfa des efpaces fort confidérables, Sc me pofa fur une montagne. II faut un peu fe repofer, me dit - il en fe fecouant de nouveau, & reprenant fa première figure; enfuite il me pria de 1'attendre pendant queiques momens. Son ahfence me donna le tems de faire des féflexibns. Je ne 1'avois point vu prier dieu pendant le féjour que j'avois fait avec lui : fon changement & la facon dont il m'avoit parlé , me devinrent fufpefts, & pour me rafiurer, je me rappellai une prière que j'avois apprife autrefois du fage qui m'avoit élevé, & qui prévenoit toutes les mauvaifes volontés des génies infideles. Quand le jeune-homme revirit a moi, je la prononcai a tout hafard. 11 ne 1'eut pas plutöt entendue, qu'il fit un  3§o Histoire cri épouvantable, & difparut. Je remerciai dieu d'avoir évité le malheur oü la compagnie des méchans fait néceffairement tomber. Je continuai mon chemin, & je ne fus pas longtems fans appercevoir une eaverne , qui s'embelhffoit a mefure que j'en approchois, & qui me parut a la fin un grand chateau orné d'or & de pierres précieufes. La curiofité m'engagea d'en vifiter les appartemens; tout y refpiroit les plaifirs & la volupté : tout ce que je rencontrai, efclaves & maitres, tout étoit d'un abord agréable, tout étoit prévenant; enfin je vis au milieu d'un grand falon un fopha fur lequel une belle fille étoit aflife; elle avoit autour d'elle cent efclaves, qui par-tout ailleurs auroient remporté le prix de la beauté; mais qui ne paroiffoient pas plus devant leur maitreffe, que les étoiles devant la lune quand elle eft dans fon plein. Frappé de fa beauté, je m'arrêtai; elle me fit figne d'approcher, ce que je fis avec beaucoup de refpeét; elle m'ordonna de m'affeoir a fes cötés; elle fit figne a fes efclaves de prendre des inftrumens, & dans 1'inftant j'entendis une mufique fiir les modes ochac & Orjul, deftinés pour les chants amoureux, qui charmèrent mon cceur; auffi-töt une belle efclave me préfenta une coupe remplie d'un vin exquis. Enfin je me livrois infenfiblement a tous les plaifirs, quand je me fouvins de Zesbet & de tout ce que j'avois fait pour elle. Pénétré des graces que j'avois revues  D' Y A R A B. jSï du tout-puïffant , je ne pus m'empêcher de le remercier de fes bontés. Et la belle fille m'ayant furpris dans cette aéfion, me dit : Tu ne feras jamais heureux fur la terre, ck tu n'es point fait pour habiter parmi nous ; ainfi je te confeille de n'y pas faire un plus long féjour. Mais du moins, continuat-elle , fi tu veux m'obliger, tu me feras un récit exacf de ce qui t'eft arrivé. J'y confentis , ck je m'appercus que plufieurs endroits de mon récit 1'avoient touchée. Je voulus en profiter pour la ramener au culte du véritable dieu. Elle convenoit de tout ce que je lui difois; mais elle ne pouvoit fe détacher des plaifirs. Je la fuppliai de vouloir bien m'apprendre a fon tour quelque chofe dé fon hiftoire ; ck voici ce qu'elle eut la complaifance de me dire. Je fuis la fille d'un grand roi de linde; depuis un an j'ai été enlevée de fa cour, ck conduite ici par un génie, qui, felon toutes les apparences, eft celui qui fut tranformé en aigle, ck que tu as contrahit a prendre la fuite par ta prière. Ce génie enlevoit ordinairement toutes les filles qu'il trouvoit a fon gré, ck les apportoit ici. Je rus d'abord affligée de m'y trouver , mais il m'aimoit plus que toutes celles qu'il avoit raffemblées pour fes plaifirs, ck me fit leur fouveraine; ma vanité fut flattée du triomphe de mes charmes. II eft jeune, aimable ck attentif; Je Paimai donc bientöt a mon tour, ck je m'étourdis  381 HlSTOÏRE aifément fur le genre de vie que je menols, fi fort oppofé aux impreffions que l'on m'avoit données dans mon enfance. Cependant un mouvement intérieur me reproche fouvent tout ce qui fe paffe: mais qui peut quitter les plaifirs ? qui peut renoncer a l'amour? Que deviendrois-je fi je fuivois tes confeils? Que mettrois-je a la place des plaifirs? Crois-' moi, quittons - nous , tu ne peux me donner que des remords. Cependant pour reconnoitre ton zele ck la confiance que tu m'as témoignée, je veux te rendre fervice. Tout ce que je puis faire, c'eft de te faire retourner au plutöt dans ta patrie. Je crains que le génie ne te retrouve ici, & qu'il ne veuille fe vengef dé toi. Qui fe eonfie en dieu, lui raporid dis-je , ne craint rien.. Cependant quelle obligatión ne vous aurois-je point, fi vous me faifiez voir le prophete! c'eft Punique inoyen qui puiffe me faire pofféder Zesbet. Livre-tói a la providence, me ditelle, je ne puis faire autre chofe pour ton fervice; 6k puifque tu n'as pas d'autre moyen, il eft a croire, après tout ce qui t'efi arrivé, que c'eft celui que tu dois fuivre. Je la remerciai de fes bontés, & je me rendig a fes raifons. Quand tu feras arrivé au lieu oü l'on va te porter , reprit-elle, tu donnera's eet anneau, ( en ine donnant le fien ) au dragon qur va te conduire dans mon char; c'eft un génie que je'vais charger de cette commiffion. Je faurai, par ce. moyen qu'il t'aura conduit en fureté. Je la re-  b' Y a r a b; merciai mille fois, & la belle fille ayant fait appeller un dragon , qui étoit un génie fubalterne , elle lui donna des ordres très-précis pour ma fatisfaétion , en lui difant cependant qu'elle s'en rapportoit a fes lumières. Je fuis monté ce matin dans le char, & le dragon s'eft envolé avec une fi grande rapidité, que fans pouvoir diftinguer aucun objet, je me fuis trouvé tout étourdi dans ma cour ; je n'ai pas même fenti que le dragon m'ait pris 1'anneau de la belle fille ; cependant je ne 1'ai plus a mon doigt. Mais plus je fens vivement le bonheur de revoir Zesbet, plus ]e fens 1'horreur de la fituation ou je fuis , en trouvant fon cceur partagé & fa foi donnée a mon préjudice. C'eft a vous, Temimdari, que le fort ordonne a préfent de parler , lui dit Zesbet en voyant qu'Yarab ne parloit plus ; & Temimdari prit ainfi la parole :  HrsToiRE H I S T O I R E DE TËMIMOARÏ, S O L D A T, J[L y a précifémeut aujourd'hui deux ans que je' vous époufai, belle Zesbet. Vous devez être perfuadée que je n'avois en ce moment aucune envie de voyager, & vous pouvez vous fouvenir que,par un ufage qui n'eft-que trop ordinaire a ceux qui fuivent la profeffion des armes , je fis le courageux par vanïté, en paroiffant me révolter contre les prophéties du fage Oucha, fans m'embarraffer de la venue du grand prophete, qui foita jamais loué, êc que tous les cieux célebrent. Mais les principes de Péducation ne fortent jamais de nos cceurs. Je voulois me raffurer contre moi-même; une voixfourde a laquelle je ne pouvois réfifter , me par-« loit intérieurement. Je paffai pour un moment dans cette même cour; la pluie, le vent, les éclairs & le tonnerre me faifirent, je 1'avoue, de la crainte de Dieu, & me reprochèrent  de Temimdari. 385 fepróchèrent les difcours qué je venois de tenir. Ce fat donc avec peine , & même en prenant beaucoup fur moi, que je pris un air léger & brave , pour te dire : Zesbet, parle-moi pour me raffurer. fus furpris de t'entendre dire: Génies, emportez-le. Ces paroles n'étoient pas achevées , que je vis la muraille s'écróuler; elle me découvrit un grand feu au milieu duquel il y avoit un homme dont le vifage étoit noir ck les yeux rouges & enflammés. II étoit auffi grand que la plus haute tour, ck fuivi de pluheurs petits génies. Ce monfire me faifit ck m'emporta dans Une ile habitée par des génies infideles & qui ne croyoient point 1'unité de Dieu. Je ne fis pas un long féjour avec eux, car il vint une armée de génies fideles qui les attaqua. Celui qui m'avoit emporté fut tué dans le combat, ck les vainqueurs m'emmenèrent avec ceux qu'ils firent efclaves. Ce fut alors que , chargé de chaines & obligé de vivre avec des génies auffi mal-faifans, je regrettai mille fois les confeils du fage qui m'avoit adopté , mais plus encore ceux de la belle Zesbet, dont j'avois fi mal profité. Je foutins avec affez dé courage 1'année pendant laquelle Zesbet me devoit être fidelle ; mais quand je la vis révolue, le défefpoir s'empara de mon cceur, ck je defirois tous les jours de voir la fin d'une vie auffi malheureufe. Enfin après dix-huit lunes d'un féjour fi terrible ^ le roi des génies, dont nous étions efclaves j voulut Tome VIL Bb  386 HlSTOIRE faire la revue de fes prifonniers. Auffi-töt qu'il m'appercut, il me dit: Tu es un homme; que faifois-tu parmi les infideles ? Je lui racontai de quelle facon j'avois été emporté, & comment l'on m'avoit fait efclave. Mais Zesbet étant toujours préfenté a mon efprit, & voulant du moins profiter de mes malheurs par rapport a elle, je lui demandai des nouvelles de Mahomet, & voici ce qu'il me répondit: II eft très-difficile de le voir; moi-même je ne 1'ai jamais vu, ajouta-t-il, il repofe dans le fein de dieu; nous fuivons la loi qu'il doit pfêcher: voila tout ce que je puis t'en apprendre. Je fuis le plus malheureux des hommes, m'écriai-je avec une douleur dont il me parut touché; li je ne vois le prophete, je dois renoncer a la plus parfaite des femmes. D'ou es-tu? me dit-il. ■ Seigneur, lui répondis-je, je fuis de la Mecque. Sais-tu que ton pays eft éloigné de foixante & dix^ans de chemin ? A cette nouvelle je m'évanouis. Quand j'eüs repris mes efprits, les larmes coulèrent de mes yeux en fi grande abondance , que le roi me dit: Ne t'afflige point, prens courage, Temimdari , je te ferai conduire cette nuit chez un fage qui pourra t'inftruire mieux que moi du parti que tu dois prendre. Alors il me prit par la msfin, & me conduifit dans un jardin fur lequel donnoit la prifon des principaux génies qu'il avoit fait efclaves. Le geolier en ouvrit la porte, & fit fortir un de ceux que le roi lui avoit défi-  de Temimdari. 387? gnés; il 1'amena devant lui. dl étoit effroyable; fori vifage étoit noir comme de la poix, fa voix rauque reffembloit au tonnerre. II fe profterna devant le roi, qui lui dit : Je te promets la liberté , fi tu conduis eet homme chez le fage Touloukia4 Com=" bien demandes-tu de tems pour le conduire dans le lieu de fa retraite ? Le génie lui répondit: Je la connois, j'y ai fouvent été dans le deffein de le tenter; je m'engage i pourfuivit-il a 1'y conduire en trois heures. Cette réponfe me fit grand plaifir. Alors le roi me regardant avec bonté , me dit: Temimdari, j'aurois fort defiré de te garder avec moi; mais tes regrets font legitimes : Va chercher les moyens de retrouver celle que tu as une fi grande envie de revoir ; il ne me refte plus qu'a te recommander de prendre bien garde a toi. Ce génie eft infidele; je vais t'apprendre une prière qui te le foumettra, & qui 1'obligera a te conduire fans aucun danger. Songe que fi tu es un feul moment fans la répéter, il te laiffera tomber & prendra la fuite. J'appris aifément la prière; elle n'étoit pas longue. Le roi me recommanda encore une fois art génie. II me prit fur fon col , & s'éleva dans les airs. II paffa des mers, des montagnes & des plaines 1 ck moi je répétois toujours ma prière. Enfin il s'éleva fi haut, que le monde ne me parut pas plus gros qu'une pomme; mais auffi les étoiles étoient grandes a mes yeux comme des montagnes. Le Bbi;  383 Histoire génie voulut plus d'une fois me préeipiter ; ck 'Ia vertu de la prière me garantit toujours de fa mauvaife intention. Cependant la fituation oü j'étois me fatiguoit & m'affoibliffoit confidérablement, quand je vis dans les airs une fi grande quantité d'anges, qu'il n'y a que dieu qui puiffe en favoir le nombre. Ils portoient tous une lance de feu dans la main, ck chantoient les louanges de dieu. Leur vue me fit un fi grand plaifir , que ceffant de répéter ma prière , je commen^ai a chanter les louanges de dieu avec eux. Le génie s'appercevant que je ne prononcois plus les paroles qui contraignoient fa mauvaife volonté, me fecoua, ck prit la fuite. Je tombai en roulant, tantot la tête, tantöt les pieds les premiers , pendant fept jours, au bout defquels dieu fit élever un vent qui me foutint, ck me laiffa tomber doucement fur le bord de la mer. II étoit nuit. Je voulus marcher; mais je me fentis fi fort étourdi, que je me couchai par terre. Je dormis jufqu'au lever du foleil; a mon réveil je me trouvai en très-bonne fanté; ck quand j'eus rendu graces a dieu, je fivivis le bord de la mer, ck je vis un chameau qui s'approcha de moi , en me difant: Homme de la Mecque, fois le bien arrivé. Je le faluai avec furprife. Mais je fus encore plus étonné quand il ajouta : Dieu m'a ordonné de venir ici pour te faire paffer la mer; prépare-toi a voir des chofes furprenantes. Ah! beau chameau, m'écriai-  de Temimdari. 389 je, faites-moi voir Mahomet, & donnez-moi les moyens de revoir bientöt ma chère Zesbet. Je n'entre point dans les deffeins de dieu, me répondit fimplement le chameau, fois foumis comme mot a fes volontés. Ces paroles m'engagèrent a le regarder avec beaucoup d'attention ; fon ventre étoit rouge & noir , ck fes yeux étoient du plus beau jaune; il répandoit une odeur admirable; je ne pus m'empêcher de lui témoigner 1'étonnement que fa vue me caufoit; il me parut très-peu fenfible a mes éloges, ck me placa fur fon dos. Quand il m'eut fait paffer la mer avec une incroyable rapidité, il me dit adieu , ck me quitta. Je marchai pendant quatre jours & quatre nuits, fans autre nourriture que celle des coquillages que la mer fourniffoit en affez petite quantité. Enfin je rencontrai au bout de quelque tems une eaverne qui avoit foixante ck dix portes, j'en pouffai doucement une; je vis que i'efpace qu'elle fermoit, étoit d'une prodigieufe etendue, qu'il étoit rempli d'un nombre infmi de génies de différentes figures, ck qui tous étoient enchainés & retenus par les plus fortes chaines. II eft a croire que, fans cette précaution, ÜS fe feroient dcchirés les uns ck les autres, car ils blafphémoient & s'accabloient d'injures. Je m'approchai d'un vieillard dont la phyfionomie étoit audacieufe, il étoit couché fur le cöté, & n'avoit qu'un oeil; mais eet ceil étoit étincelant. II me demanda d'oii je venois, ck Eb üj  39° Histoire de quel pays j'étois. En apprenant que la Mecque étoit ma patrie, il voulut favoir fi Mahomet avoit paru, je lui dis que je 1'ignorois. Tu mens , me dit-il : cependant il me fit approcher de lui, & me demanda fi le monde étoit toujours vicieux. Je l'aflurai qu'il étoit plus que jamais fouillé de crimes. Auffi - tot il fit un mouvement pour fe lever , en difant : Cela étant ainfi , mon heure efi proche. Mais dans Pïnftant je vis paroitre un ange qui tenoit une maffue de feu, dont il lui donna plufieurs coups fur la tête, en prononcant ces mots : O! maudit, ton heure n'efi pas encore venue , j'ai long-tems encore a te faire foufirir. Je demandai avec beaucoup d'humilité a 1'ange, quel étoit eet homme, & dans quel lieu j'étois. II me répondit: Cet homme efi 1'antechrifi, & tu es a 1'entrée de l'enfer. Mahomet que je cherche, ne peut être ici, dis-je en fortant; oü puis-je le trouver, lui demandai-je ? Dieu efi grand , me répliqua-t-il, ne te décourage point, continue ton chemin. Je fuivis fon confeil, & j'arrivai dans un défert que je trouvai fi aride, que je ne pus retenir mes larmes. Cependant a force de marcher, j'appercus un chateau carré qui répandoit une grande lumière de chacune de fes faces; 1'efpérance de le trouver habité me donna de nouvelles forces ; ek je découvris en Papprochant que les pierres dont il étoit confiruit, étoient alternafiyementd'or ck dargent. Je vis enfuite ces mots écrit?  de Temimdari. 391 fur la porte : II n'y a qu'un dieu, Mahomet eft fon grand ami , Adam eft la créature pure & fincère de dieu Ces paroles m'infpirèrent une grande confiance, ck j'entrai fans balancer dans ce chateau, ou je fentis une odeur divine de parfums qui m'étoient inconnus. Je vis enfuite un grand nombre de fophas couverts des plus riehes tapis travaillés eu or ck en argent; je levai un rideau également magnifique , contre lequel ces fophas étoient appuyés, ck j'appercus un trés-grand nombre de beaux jeunes hommes qui avoient leurs fabres nuds ck pendus a leur cöté; les uns étoient debout, les autres étoient affis; mais le fang couloit avec abondance des bleffures dont ils étoient percés. Je trouvai plus loin un autre rideau que je levai pareillement, & je vis coujer un fteuve dont 1'eau étoit plus douce que le miel , plus fraiche que la neige , 6k plus blancha que le lai't. On voyoit fur les bords de ce fleuve plufieurs tables bien garnies, j'en profitai. Je n'avois aucune envie de quitter un lieu fi rempli de déhees; mais un grand lion vert, ck qui avoit les louanges de dieu ck celles de Mahomet écrites fur les deux flancs, voulut fe ietter fur moi , & la peur qu ij me eau fi, me fit prendre la fuite, ck fortir du chateau. Après avoir fait queiques pas, j'appercus un jeunehomme qui prioit dieu , ck dont tous les habits. étoient verts; il avoit devant lui un grand écriteau • 8b tv  39* HrsTOiRE de même couleur. Je n'ofai par refpect regarder ce qui étoit écrit; j'approchai de lui, & je lui demandai le nora du chateau dont je fortois, ck voici fa réponfe : Mahomet, pour reconnoltre la peine que tu prends a le chercher, a obtenu de dieu la permiffion de te faire voir une image du paradis qu'il deftme a ceux qui périront pour défendre ck pour foutenir fa foi; remercie dieu, me dit-il, d'avoir obtenu une femblable faveur: je lui obéis. Prends cette grenade, ajouta-t-il enfuite, ck mange-la. Je la pris, ck jamais je n'ai trouvé de fruit fi agréable. Nous étions auprès d'une fontaine, qui fervit a me défaltérer, & 1'eau m'en parut délicieufe. II voulut favoir mon hiftoire; je Ia lui racontai, ck quand il m'eut appris qu'il étoit Enoch que dieu avoit enlevé, je redoublai mon refpeéf & mon admiration, mais je ne pus m'empêcher de lui témoigner 1'envie que j'avois de voir Mahomet. Tout ce que j'ai fouffert, lui dis-je, pour fatisfaire ce defir, loin de Péteindre en moi, femble Favoir redoublé? Prends courage, homme protégé de dieu, me dit-il, tu feras bientöt oü tu defires d'arriver, ck tu reverras celle que *>n cceur defire; on trouve dieu, ck Fon éprouve fes bontés lorfque Fon s'y attend Ie moins. Pendant que ce jeune - homme me parloit, je vis paroitre une nuée noire au-deffus de nos tétes; elle étoit foutenue par des anges. Le jeune - homme leva les yeux, falua les'anges , ck leur demanda dans  de Temimdari. 393 quel pays ils alloient ; ils lui dirent qu'ils étoient envoyés pour ravager le pays des idolatres. Enoch leur dit : Suivez les ordres de dieu, & continuez votre chemin. Elle étoit fuivie d'une autre, dont la blanchsur étoit extréme ; il falua encore les anges qui la foütenpierit , & leur fit la même queftion, Les anges lui répondirent : Nous allons porter la miféricorde dans le pays qui doit donner le jour au grand ami de dieu. Alors en me montrant a eux, regardez ce jeune-homme , leur dit-il, & portez-le oü il doit arriver, vos mtëlligences font affez fubtiles pour favoir ce qui lui Convientv& ce que vous en devez faire. Dans le même tems, les anges abaiflerent la nuée pour me prendre; je fis de nouveaux remerciemens au prophete Enoch , ck la nuée m'a rapporté dans la cour de ma maifon prefqu'en un inflant; mon impafience pour la revoir, ck tout ce que j'ai fouffert, ne méritoient pas tout ce que j'y ai trouvé. C'eft a vous a préfent, Aboutaleb , dit Zesbet, a nous conter tout ce que vous avez vu. Auïfi-tot il commenqa en ces termes :  394 HlSTOIRE HISTOIRE D'ABOUTALEB, DOCTEUR DE LA LOL 17 jl RAPPÉ de tout ce que la belle Zesbet m'avoit appns, & curieu^ de m'inftruire de tout ce que l'on pouvoit favoir de Mahomet qui devoit naitre un jour pour le falut des hommes , je partis il y a aujourd'hui un an. Ce fut inutilement que je traverfai unè très-grande partie de 1'Inde ; les fages que je confultai pendant plus de fix mois, ne m'appnrent que ce que je -favois déja. Enfin je membarquai fur Ie grand Océan , & n'ayant aucune route déterminée, le vaiffeau qui fe trouva le premier pret a faire voile fut celui que je préférai. Après une navigation affez heureufe pendant queiques mois, il fit naufrage , & j'échappai feul a la fureur des flots , en me fauvant fur une planche qui me porta a la cöte d'une ile que je trouvai remplie de ferpens. Je les confidérois avec attention, quand j'appercus au milieu d'eux un petit ferpent jaune, d'une couleur admirable, & qu'un des gros portoit fur fon dos. Mais ce qui m'étonna  D' A B O U T A L E B. 395 le plus , ce fut de voir tous les autres ferpens accourir du plus loin qu'ils 1'appercevoient, ck venir fe ranger autour de lui, comme pour lui fervir de gardes. II fiffla, ck tous les autres faifis de crainte s'enfoncèrent dans la terre. J'admirois ces mcrvciües, lorfque le petit ferpent me demanda qui j'étois; je contentai fa curiofité, & je le'priai de fatisfaire la mienne. Je me nomme Temhha , me répondit-il, ck mon autorité eft fi ablbluc fur tous les ferpens de cette ile, que d'un feul mot je les fais defcendre dans les eaux qui font fous la terre; telle eft la volonté du grand Dieu: fi je ne les rctenois ainfi dans le devoir, il yCa long-tems qu'ils auroient détruit les enfans d'Adam. Je lui demandai des nouvelles de Mahomet, il me dit qu'il devoit annoncer aux hommes la véritable parole de Dieu, mais il ajouta qu'il ne 1'avoit point vu. Enfuite je le priai de m'apprendre comment je pourrois fortir de 1'ile qui lui étoit foumife. Auffi-tót il appclla un de fes plus grands ferpens, & lui ordonna de me porter au plutöt, ck fans me faire aucun mal, a la cöte de la terfe ferme qui n'étoit pas éioignée. Ses ordres furent exécutcs; & quand je fus a terre, je voulus rernercier le ferpent; mais, fans m'ccouter, il s'éloigna promptement de moi. Je remerciai Dieu de toutes fes bontés; ck le cceur toujours occupé des beautés de Zesbet, ck des moyens de voir le grand prophete . pour la pofleder, je reyins chez  396 HlSTOIRE les Aflyriens, & je me rendis a Babylone pour y voir un fage des plus renommés, appellé Uffan. J'étois a-peine entré dans fa maifon , qu'il me dit: Aboutaleb , tu cherches inutilement le faint prophete ; je fais cependant un moyen qui pourroit te fatisfaire, malgré le nombre des années qui doivent encore s'écouler avant fa naiffance; je ne crois pas que tu puiffes jamais jouir de la belle Zesbet, fi tu n'acceptes le parti que je vais te propofer. Je fais par mes livres que tu connois File des ferpens, celle ou regne le ferpent Temliha. Si tu veux m'y conduire, je trouverai les moyens de nous rendre 1'un ck Ï'autre riehes & célebres dans le monde, & de nous faire parvenir a une fi grande vieillefie, que nous verrons Mahomet pendant long-tems, & que nous ferons fes premiers difciples ck les fideles obfervateurs de fa loi. Je 'fus charmé des propofitions du fage Uffan, je les acceptai avec empreflement, & je lui promis de le conduire dans File du ferpent jaune. Dès -lors nous ne fümes plus occupés que des foins de notre départ. Ils ne furent pas longs; Uffan prit un are ck des fleches; il rempiit deux petits vafes dargent, 1'un de vin ck Ï'autre de lait, ck les mit dans une boete de fer qu'il emporta. Nous arrivames fans obftacles a la terre ferme oü Ie grand ferpent m'avoit conduit par ordre de Temliha. Nous achetames une petite barque avec queiques provifions, ck nous mettant 1'un ck Ï'autre a ramer, nous  d'Aaoutaleb. 397 débarquames en peu de tems dans 1'ile oü le ferpent faifoit fa demeure. Le premier foin d'Uffan fut de mettre a terre le petit coffre de fer & de Pouvrir; nous nous mimes enfuite a 1'écart, de facon que fans être vus nous pouvions examiner ce qui fe pafferoit. Le petit ferpent , attiré par Fodeur des deux liqueurs, accourut avec empreffement, & bientöt il les but avec avidtté; mais le vin l'ayant étourdi, il tomba dans le coffre. Le fommeil fuivit de prés fon ivreffe : auffi-töt Uffan courut fans faire de bruit, ferma le coffre & 1'emporta. Nous parcourümes le refte de 1'ile, pour trouver une plante que le fage Uffan cherchoit avec empreffement. Quand nous fumes auprès de la plante, paria toute-puiffance de Lieu elle tint ce difcours au fage Uffan: Coupe & pile quelques-unes de mes branches, elles te fourniront une huile fi merveilleufe, qu'en s'en frottant la plante des pieds, on peut marcher fur les eaux fans aucun rifque. C'eft toi précifément que je cherche, lui. répondit Uffan, & je te devrai le fuccès de mes deffeins. II fit auffi-tot ce que la plante lui avoit confeillé; il recueillit 1'huile dans une bouteille qu'il avoit eu foin d'apporter; & le petit ferpent ne devant fervir a Uffan que pour lui faire trouver cette merveilleufe plante, qui fe nommoit Feéar^, a ce qu'il m'apprit, il ouvrit le coffre & lui rendit la liberté. Auffi-töt il s'éleva dans les airs, en difant:  Jo8 HlSTOlRË Le grand Dieu fait punir les téméraires ;7ï . & il difparut. Tu ne dois avoir aucune inquiétude, me dit alors Uffan, nous avons 1'article le plus effentiel pour obtenir ce que je t'ai promis; allons fur le bord de la mer, continua-t-il. Nous y fumes promptement rendus; nous nous frottames la plante des pieds de Phuile merveilleufe deFeéarz, & nous fumes aifément convaincus. du fingulier effet de fa vertu, car nous marchames fur les eaux fans même avoir les pieds mouillés. Après avoir fait un chemin affez confïdérable ^ nous appercümes un rocher qui n'étoit cependant pas des plus éievés, & dont le fommet étoit couvert d'un nuage blanc. Quand nous y fumes arrivés , Uffan rnareha droit a une eaverne, dont la porte étoit fermée avec une ferrure d'or j i! dra une fleche contre cette porte, & elle s'ouvrit; il entra & je le fuivis. Nous vimes paroitre deux lions fa* rieux, contre lefquels il tfra deux fleches, & ils difparurent. Nous trouvames enfuite une autre porte fermée; une fleche la fit encore ouvrir. II parut :alors deux dragons, qu'il fit difparoltre comme les ' deux lions; & rien ne nous empêeha plus d'arriver ■en face d'un tróne magnifique. Ii étoit peint de différentes couleurs , & couvert d'un riche tapis de foie brodé en or. On voyoit fur ce tröne un homme d'une figure refpeaable, couché fur le dos; il avoit au.petit doigt de la main droite un anneau qui é-  ü' A B O U T A L £ B. 399 dairoit toute la falie. On lifoit diftinctefnent fur eet anneau : II n'y a qu'un feul Dieu, & Salomon eft fon prophete... . Une lampe d'or étoit fufpendue au-deffus de la tête de ce prince; deux dragons étoient a fa tête, & deux autres a fes pieds. Uffan les fit encore difparoitre par le moyen de fes fieches; & fe toumant de mon cöté: C'eft a-préfent, me dit-il Aboutaleb, mon cher frère , que j'ai befoin de tes fervices; fi je viens a bout de mon entreprife, nous aurons tout ce que je t'ai promis, & tu rendras Zesbet heureufe. Je vais approcher de ce prince, continua-t-il , pour tirer Panneau qu'il porte a fon doigt ; mais je fais qu'un ferpent doit s'élancer contre moi dans le moment même, & qu'il me fera mourir; prends mon are ck ces trois fieches, dit-il, en me les préfentant, ck quand tu me verras mort, tire contre moi une de ces fieches, ck je reffufciterai. Je lui promis de faire exaétement ce qu'il me recommandoit. Cependant je le priai de me dire le nom de celui que nous voyions couclié fur ce tröne. C'eft, me répondit-il , le prophete Salomon; fon anneau eft tout-puiffant, c'eft par fon moyen qu'il s'eft affervi les hommes, les génies ck tous les animaux , ck qu'il s'eft rendu le maitre de tout le monde,, en acquérant la connoiffance de tous les fecrets de la nature; & fi je puis mettre eet anneau a mon doigt, je ferai un fecond Salomon. En difant ces mots, il mit le pied fur le  400 H.ISTOIH.Ê tróne, & fit tous fes efforts pour s'emparer de l'anneau. Alors il fortit de deflbus le tröne un ferpent, qui du feul poifon de fon haleine fit tomher Uffan & le fit mourir. Quand je le vis dans eet état, je lui tirai une fieehe qui lui rendit auffi-töt la vie. Uffan fit de nouveaux efforts; ils n'eurent pas plus de fuccès que les premiers , 1'haleine empoilbnnée du ferpent le fit mourir une feconde fois. Je me fervis avec fuccès du même moyen. Si tu me reflufcites encore une fois , me dit Uffan , je n'ai plus rien a craindre, & je fuis le plus heureux des hommes. II voulut encore prendre l'anneau ; le ferpent le fit encore mourir. Et dans le moment que j'allois tirer la troifième fleche , Ie ciel s'obfcurcit, un tonnerre affreux fe fit entendre, tout le ; rocher s'ébranla; je tombai le vifage contre terre* Et quand j'eus repris mes efprits, le ferpent me regarda avec indignation, & me dit : Es-tu donc un rebelie ? Qui t'engage a rendre fervice a ce facrüège ? Si tu n'avois pas la proteöion du grand ami de dieu, je te ferois éprouver un fort pareil au fien. Je jettai promptement mon are & ma troifième fieche; cette foumiffion fitretirer le ferpent; 1'air redevint calme, & je ne penfai qu'a m'éloigner de ce lieu terrible. Je me frottai les pieds de 1'huile merveilleufe dont Uffan m'avoit heureufement remis la bouteille, & je marchai fur la mer; j'en traverfai fix différentes, fans rien rencontrer. Ce ne fut qu'après  d' Aëoutaleb. 401 qu'après être parvenu a la feptième, que j'appercujs une Ile qui paroiffoit d'or. Quand j'y fus entré, je la trouvai couverte de faffran^ de paliniers & de grenadiers; a lafpecï de ces fruits, je crus être arrivé dans le jardin d'Eden. Je cueillis de ces fruits qui réparèrent mes forces êpuiiées ; mais je •fus très-effrayé quand, en jettant la vue fur File, j'appercus des hommes d'une figure fingulière, qui accouroient de tous cötés !e fabre a la main , 6k qui me venoient attaquer; je prononcai le nom de dieu , & ils s'arrêtèrent auffi-tot , & mirent leur fabre dans leur fourreau, en prononcant eux-mêmcs le nom de dieu. Qui cherches - tu dans cette ile ? me demandèrent - ils. Je cherche Mahomet, leur répondis-je. A ce nom facré, ils redoubièrent d'attention pour moi, & me dirent qu'ils étoient des génies qui habitoient autrefois avee les anges da tout-puiffant, mais qu'ils avoient été envoyés fur la terre, oü ils devoient demeurèr jufqu'au jour du jugement, pour détruire les idolatres &* ceux quj dans la fuite ne eroiroient pas la loi du faint pro»' phete. Ils ajoutèrent qu'il ne m'étoit pas permis de demeurer avec eux , & què je devois m'é'oigner au plutöt; Leur chef prit alors la parole --, & me dit , que dieu ayant permis que je parüffe daiis leur ile, ils devoient tout emnlöyer pour avoir foin de moi, & qu'ainli il alloit mé donner les moyens d'en fortir. Je lui témoignai ma reeönno'.iiance, Si Tome FIL Ge  401 HlSTOIRE je le priai de me faire conduire le plutöt qu'il Ie pourroit dans les lieux oü il croiroit que je pourrois faluer le faint prophete. Je ne puis, me dit-il, te rien répondre fur ce fujet; je vais faire pour toi 1'unique chofe qui foit en mon pouvoir. Auffi-töt il ordonna que l'on fellat un de leurs chevaux, ck qu'on lui couvrit les yeux : Car , fans cette précaution, il n'auroit pas été poffible a aueun homme de le monter. II me recommanda de mettre ma confiance en dieu, & m'affura que j'arriverois heureufement dans un port de Ia mer rouge , oü je trouverois un vieillard Sc un jeune-homme auxquels je remettrois le cheval qu'ils me confioient. Ils te rendront, continua-t-il , les fervices qui pourront dépendre d'eux, Sc t'apprendront peut-être ce que tu cherches , & que j'ignore moi - même. Je partis après leur avoir donné toutes les marqués de ma reconnoiffance. Mon voyage fut très-heureux; mais le cheval s'éleva fi haut dans les airs, que je ne vis aucun objet; il rabattit fur un port de mer, oü je trouvai ceux que l'on m'avoit annoncés ; je leur remis le cheval. Le vieillard me demanda s'il y avoit long - tems que j 'avois quitté 111e des génies. Je lui répondis que -j'en étois parti fur le midi. Combien crois-tu avoir fait de lieues ? reprit le vieillard. Cinq ou fix, lui répondis-je, Tu as fait, me dit-il, plus de hüit mille lieues. Je ne pouvois me laffer d'admirer tous les prodiges qui m'arri-  D* A B O U T A L E B; 403 voïent fucceffivement. Je convins avec le vieillard qu'il n'y avoit rien d'impoffible a dieu; mais toujours occupé de 1'envie de voir Mahomet , il me parut que je 1'attendrifTois. On doit tout faire pour un auffi bon motif , me dit - il; enfuite il ajouta : Quoique notre cheval foit affez fatigué, ck qu'il ne foit pas accoutumé a porter un auffi grand poids que le tien, le lieu oü tu dois aller, felon les décrets de la providenee, eft fi peu éloigné, que je vais lui ordonner de t'y conduire ; en effet, une cinquantaine de lieues qui peuvent nous en féparer, eft une bagatelle; de plus, le tems preffe. Je lui témoignai ma reconnoiffance par mes larmes; je voulus embraffer fes genoux, il m'en empêcha, ck le cheval étant arrivé , il lui dit un mot a 1'oreüle. Je le montai avec les mêmes précautions; & dans un moment il m'a conduit ici, m'a jetté dans la cour, ck je Fai perdu de vue. Si je n'ai point vu Mahomet, reprit alors Aboutaleb, vous devez au moins convenir, belle Zesbet, que ce ne n'eft point ma faute , que je n'ai rien épargné pour y parvenir, ck que les trois rivaux que mon malheur m'attire, ck qui ont eu Favantage de partir avant moi, ne font pas plus heureux, quant au principal objet de leur voyage, ck qu'ils n'ont pas éprouvé plus de bontés ck de faveurs du Tout - puiffant que je confeffe en avoir recu. Alors Zesbet prenant la parole, leur dit; Vous Cc ij  404 HlSTOIRE êtes témoins de ma foumiffion aux ordres de mort" père, vous les voyez écrits de fa main, le prodige eft convaincant , & la bonté de Dieu pour vous fe manifefte: je vous jure que je vous defire également tous les quatre; cependant je ne puis époufer que celui qui aura vu Mahomet; aucun de vous n'eft donc mon mari. Cette douceur ck cette égalité de fentimens, loin de calmer les rivaux, ne fervant qu'a leur donner la certitude d'être appróuvés par 1'objet de leurs vceux s'ils pouvoient écarter ceux qui mettoient obftacle a leur fatisfaétion, aüoit encore augmenter leur animofité. Zesbet la remarquoit avec un trouble ck un embarras qu'elle ne pouvoit diffimuler, quand un coup de tonnerre qui fe fit entendre malgré la férénité du ciel, attira toute leur attention. Alors ils virent paroitre un vieillard augufte par la beauté de fes traits ck par la grandeur de fa barbe, dont la blancheur fe confondoit avec celle de fes vêtemens. II étoit appuyé fur un fabre nud, dans lequel il mettoit fa confiance ; un nuage blanc le portoit, il étoit fuivi d'un rayon de la gloire de Dieu, qui fe perdoit dans l'immenfïté des cieux. A eet afpeét ïs fe proftemèrent, n'ofant envifager celui qui leur apparoiffoit avec un fi grand éclat. Levez-vous, leur dit-il. Ils obéirent, fe tenant dans le plus profond refpeét, ck il leur dit: Abdal Motallab , Yarab, Aboutaleb, Temimdari, vous  d'Aboutaleb. 405 svez trouvé grace devant le Tout - puiffant; tout ce que vous avez vu par fa permiflion efi une récompenfe de m'avoir cherché. Regardez-moi, je fuis Mahomet, je fuis le grand ami de Dieu, celui qui , par fa permiflion, doit répandre la lumière fur la terre ; & jouiffez d'un bonheur que nul autre que vous dans le monde ne peut connoltre a-préfent , & qui fera envié dans la fuite de tous les fiecles. Les promeffes du fage Oucha vont être accomplies en ta perfonne, Zesbet; tes vertus & tes beautés m'ont engagé a te préférer fur toutes les filles de la Mecque : tu te nommeras dorénavant Amina. & fe tournant enfuite du cöté des maris: Vous m'avez vu, leur dit-il, elle eft a vous, vous êtes a elle, travaillez donc avec un faint zele a me faire voir le jour pour éclairer 1'univers. Tous ceux qui fuivront la loi que je dois prêcher pourront avoir quatre femmes-, Zesbet fera la feule qui aura légitimement quatre maris a la fois; c'eft le moins que puiffe avoir celle dont je veux naitre. En achevant ces mots, Mahomet difparut; ils le fuivirent des yeux autant qu'ils leur fut poffible; & ils le virent fe perdre dans la gloire de dieu. Zesbet fe livrant aux quatre maris que la providence lui avoit deftinés, fe foumit avec réfignation aux ordres du ciel. Le fort décida des arrangemens particuliers ; ils vécurent dans la plus parfaite intelligence, au milieu de Pabondance que leur four-* Ccüj  40(5 HlSTOIRE nirent fans peine les tréfors du célebre Oucha, quï fe découvrirent a leurs yeux; & le grand prophete naquit. Moradbak, après avoir fini fon hiftoire, regarda fort attehtivement fi le roi n'étoit point endormi. Et le voyant éveillé, elle lui demanda quel jugement il portoit de ces grandes aventures & de ce grand miracle. Je crois, lui dit le roi, que cette hiftoire ne m'eüt pas été moins falutaire que la première , fi, je ne m'étois pas avifé d'être attentif pour juger de la préférence; mais j'ai la tête fi remplie de génies & de prodiges , que je ne fuis pas en état de prononcer. Au lieu de t'avifer de me faire juger de ces extravagantes hiftoires , ne devois-tu pas voir £oi-même que j'ai toujours donni, ck que la fin m'a pn peu réveille? N'importe, raconte-moi feulement des hiftoires, ck ne t'embarraffe pas d'autre chofe : En voila cependant affez pour aujourd'hui, va te repofer, je t'attends demain, Elle obéit, le ien?' demain elle commenca en ces termes j  407 HISTOIRE D E N A O U R * ROI DE CACHEMIRE. ]Sf AOUR roi de Cachemire, gouvernoit depuis Page de quinze ans cette heureufe contrée , avec juftice , mais avec févérité; il vouloit que fes fujets fuffent heureux , & qu'ils méritaffent de 1'être. L'oifiveté ne trouvqjt jamais grace devant lui; il faifoit acheter la diminution des impóts par un travail affidu, qui par-la devenoit pour fes fujets une doublé fource de richeffe. II exigeoit la plus prompte obéiffance, & ne commandoit rien fans raifon; & par une conféquence néceffaire, ceux auxquels il donnoit des preuves de fa générofité fubiffoient le plus rigoureux examen de leur mérite. Ses armes heureufes Pavoient rendu conquérant; fon caracfère fier 1'avoit toujours fuivi dans fes conquêtes & dans fa politique; fes voifms Ie redoutoient , & fes peuples Padmiroient en le craignant : c'eft le fort de la vertu qu'accompagne trop d'auftérité. C'eft ainfi que Naour régnoit depuis Cc iv  4°8 Histoire vingt ans , & fon pouvoir paroiffoit fi bien étabj fur^le courage, 1'efprit & fa juftice, que jamais on n'eüt imaginé qu'il put éprouver les revers de la fortune. Ce roi n'avoit jamais connu les charmes de fa, mour, il avoit toujours regardé cette paffion comme une foibleffe de Fhumanité : les beautés qu'il avoit eues fans nombre dans fon harem, le lieu fecret de fes plus doux plaifirs, ne lui avoit jamais fait imaginer que l'on püt être foumis a la volonté de celles que l'on foumettroit a la fienne, & devenir l'efclave de fes efclaves. II étoit plus que jamais prévenu de cette erreur, lorfque 1'intendant de fon harem lui préfenta 1'incomparable Fatmé; elle parut devant lui plus fiére des avantages dont la nature 1'avoit comblée, que Naour ne 1'étoit de ceux du tröne. La fermeté de 1'efprit de ce prince qui jugeoit févèrement de tous les objets , la dureté même de fon cceur, qui n'étoit fenfible qu'au mérite furnaturel ; tous ces fentimens nés en lui , augmentés par 1'habitude & la vanité de les pratiquer, furent en un inftant humiliés devant fa nouvelle efclave. Cependant elle ne témoignoit aucun orgueil qui put révolter ; tout étoit graces & beautés dans fa perfonne ; fa fierté même étoit néceffaire a la majefté de fa taille , & a 1'arrangement de fes traite. Naour fentit fa défaite , il en fut piqué , il voulut fe la diffimuler; dans Fefpérance de 1'éviter,  de Naour; 409 fon premier foin fut de fe priver d'un objet dangereux; mais l'amour ne fut pas long-tems fans le ramener, Fatmé feignit de ne pas s'appercevoir des mouvemens qu'elle faifoit naitre dans un cceur fi fier; elle s'en applaudit, fon amour-propre en fut flatté , & elle ne fe rendit aux defirs emportés de fon maitre , qu'après en avoir triomphé, Le Roi de Cachemire étoit trop excufable de céder a une auffi parfaite beauté ; fes cheveux noirs le difputoient en longueur a ceux de la nuit la plus obfcure, & fon brillant vifage difoit a la lune lorfqu'elle étoit a fon quatorzieme jour : Parois, ou je parois. Si un derviche qui paffe la nuit dans le recueillement de la prière , avoit feulement vu en fonge un objet qui put lui être comparé , il en auroit perdu 1'efprit Ses dents étoient encore mieux rangées que le plus beau fil de perles; la foffette de fon menton étoit. la prifon des cceurs; la délicieufe odeur que toute fa perfonne répandoit naturellement, furpaffoit celle du mufc le plus eftimé ; & le figne noir qu'elle avoit a-coté de 1'ceil gauche, étoit une des plus grandes féduclions que l'amour eut attachées a toute fil perfonne. Naour, le fier Naour, devint en peu de tems_ fi paffionné pour la belle Fatmé , au milieu même de la plus vive jouiffance, qu'il ne pouvoit vivre fans contempler fes beautés, & fans admirer fes beaux cheveux treffés, II étoit étonné de tous les  410 HlSTOlRE fentimens que la nouveauté rendoit encore plus agréables a fon cceur; il fe livroit fans ceffe a l'amour le plus tendre , & s'enivroit des attraits de fa belle efclave, qu'il voyoit tous les jours avec un nouveau plaifir. Le figne noir dont il étoit encore plus frappé que de tous fes autres agrémens, étoit un grain femé dans fon cceur , qui y produifoit un amour infini. Ce prince, dans les tranfports de fa paffion, compofa cette tendre chanfon que la Perfe chante encore aujourd'hui: Ce feroit envain que je ne voudrois pas la fuivre l fes beaux cheveux m'ont enchainé , & m'entrainent malgré moi. Naour, amoureux pour la première fois , ne connoiffoit encore ni la défiance ni la jaloufie; fon caradlère ne lui avoit jufqu'alors laiffé voir les femmes qu'avec une forte de mépris, & fon amour le livra d'abord k la confiance la plus tranquille. Ce qui lui reftoit même de fierté auprès de Fatmé ne lui laiflbit pas douter de fa reconnoiffance & de fa tendreffe. Puifque j'aime enfin, difoit-il en lui-même, je fuis aimé. Quand la belle efclave fut bien afiurée du pouvoir de fes charmes , & qu'elle crut avoir fuffifamment affuré fon crédit fur 1'efprit de fon maitre , & fubjugué fon cceur; quand elle n'eut plus d'inquiétude fur fa conquête , celle de fon fouverain ne lui parut pas fuffifante; elle en étoit afiurée, U  de Naour; 41* en falloit une autre pour fon bonheur particulier. Et peu flattée d'un amant dans lequel elle reconnoiffoit toujours un maitre, elle voulut bleffer un cceur qui ne dut qu'a fon mérite le don qu'elle lui feroit du fien. Dans ces tems ou Cachemire avoit un roi particulier , les harems n'étoient pas gardés avec une grande févérité; il y avoit même plufieurs officiers deflinés pour le fervice du prince, qui n'étoient point eunuques, & qui entroient dans Pinténeur du palais. Naour avoit un favori, nommé Aboucazir , qu'il menoit toujours avec lui; il étoit grand, bien fait, & d'une beauté raviffante; fes paroles étoient auffi douces que le miel, & fon vifage n'étoit couvert que d'un duvet fi doux, qu'il reffembloit a la verdure qui croit fur les bords des fleuves de lait qui coulent dans le paradis. C'étoit lui qui fervoit toujours le roi quand il étoit dans 1'appartement de Fatmé, & jamais aucun autre officier ne fe tenoit a fes cötés quand il foupoit avec cette belle efclave. Ce fut fur Aboucazir qu'elle jetta les yeux! elle effaya mille fois fes regards pour dénouer le nceud de fa penfée. Quelquefois elle croyoit entrevoir des rayons d'efpérance ; mais auffi-töt elle ne voyoit plus dans toute fa perfonne que les apparences d'un refpeét qui la mettoit au défefpoir. Ces tourmens de fon cceur lui rendirent a la fin le repos inconnu, fa beauté même en fut altérée.  41* Histoire Naour en refièntit les plus vives alarmes ; mais bientót elle ne regretta plus la diminution de fes charmes , les regards tendres & compatiffans qu'A, boucazir ne put s'empêcher de laiffer tomber fur elle, ne tardèrent pas a la ranimer, comme une jeune fleur qu'un trifle orage a courbée & flétrie, reprend fon éclat & fa fraïcheur au premier rayon d'un foleil bienfaifant. II eft vrat que ces témoignages furent fi fages & fi modérés , que Fatmé n'en pouvoit tirer qu'une légere efpérance; elle s'y livra cependant avec tranfport. Ces premières démarches accoutumèrent bientöt Famante & 1'amant a fe fervir de leurs yeux & de leurs paupières pour fe faire des demandes & des réponfes, en attendant 1'heureufe occafion de pouvoir exprimer ces tendres reproches, ces douces queftions & ces aimables affurances qui font le charme de tous les amours , mais plus encore de l'amour naiffant. Le tems qui leur étoit le plus favorable étoit celui des foupers, paree qu'ils fe voyoient de plus prés & plus long-tems. Fatmé qui ne croyoit vivre que lorfqu'elle voyoit fon amant, ne fongea qu'a les rendre plus fréquens, & la propofition qu'elle en fit au roi, dont il a'ttribuoit la caufe au defir de le voir plus fouvent, ne fervit encore qu'a 1'enfiammer davantage. Un jour que le prince & la belle efclave étoient  de Naour. 413 a table vis-a-vis 1'un de Ï'autre , Fatmé laiffoit tortiber fes regards, toutes les fois qu'elle le pouvoit faire fans danger , fur Aboucazir. II fervoit fon maitre , & plus libre dans fes regards , puifqu'étant derrière lui il ne pouvoit en être appercu, il la dévoroit des yeux ; tandis que Naour la repardoit elle-rnême avec tant de paffion , qu'il ne voyoit qu'elle dans la nature, & croyoit lire fur fes joues vermeilles ce paffage du divin alcoran : La femme eft le plus bel ouvrage du créateur. Les regards n'étant pas fuffifans pour raffurer & nourrir le cceur de Fatmé; cette belle des belles qui vouloit prolonger le plaifir de voir fon nouvel amant, ck celui d'en être vue , qui vouloit encore trouver les moyens de lui faire connoitre 1'étendue de fon amour, ck rendre le fien plus hardi , propofa au roi de lui conter une hiftoire. J'y confens, repntil , quand nous ferons fortis de table ; je jugerai avec tranfport des charmes de ton efprit'; je fuis sur qu'ils égalent ceux que toute ta perfonne offre a mes yeux. Si j'ofois repréfenter quelque chofe a mon fouverain feigneur, reprit la belle fille, il me femble qu'une hiftoire doit être plus agréable darts la fituation oü nous fommes. Lorfqu'elle eft moins iutéreffante, on prend un fruit, on demande un cherbet, ou queiques coupes de vin de Chiras ; ü augmente la vivacité de celui qui raconte , ck dédommage celui qui écoute des inftans d'ennui, ck  414 HlSTOIRE DE Naerdan je fens que cette reffource m'eft abfolument néceffaire. Cette feinte modeftie lui attira les éloges qu'elle en attendoit, & ne donna que plus d'envie de F entendre; les regards d'Aboucazir, & les difcours du roi lui témoignèrent eombien ils en feroient charmés. La gaieté vive & la grace dont elle avoit accompagné cette propofition , avoit difpofé leurs efprits par fes plus fortes illufions. Fatmé n'ayant plu! rien qui Pempêchat de parler , prit ainfi la parole: HlSTOIRE D E NAE1DAN ET DE 6UZULBEC. JllusSENDGlAR, riche marchand de Pierreries ; habitoit Erzerum; il étoit déja dans un age avancé, & de toutes fes efclaves & de fes femmes il n'avoit obtenu du ciel qu'une fille. Si elle ne pouvoit le fatisfaire du cöté des efpérances de fon commerce, elle le rendoit heureux par les graces dont la na-  ET DE GUZULBEC. 415 ture avoit orné fa figure, en même tems qu'elle avoit rendu fon efprit fufceptible de tous les talens. Elle n'avoit que fix ans, lorfqu'Ali, furnommé Timur, qui avoit toujours été des amis d'Huffendgiar, vint a mourir, ne laiffant aucune fortune a fon fils unique, malgré la réputation qu'il avoit toujours eue d'être riche. En rendant les derniers foupirs entre les bras d'Huffendgiar, il lui recommanda ce fils, feul objet de fes regrets. Ce véritable ami s'en chargea avec plaifir; ce fut d'abord fans autre vue que celle de fatisfaire a 1'amitié, qu'il donna tous fes foins a eet enfant; mais Naerdan , c'eft le nom du fils de Timur-Ali, les mérita bientöt lui-même; La douceur faifoit fon caractère, & fon intelligence étoit au-deffus de fon age; la reconnoiffance fut le premier fentiment de fon cceur. Huffendgiar s'applaudiffoit du legs que lui avoit fait fon ami, & partageoit fa tendreffe entre Naerdan & Guzulbec fa fille unique. Ils étoient élevés enfemble; leur enfance qui les uniffoit par des plaifirs communs, la liberté qu'ils avoient d'être toujours enfemble; ou plutöt les charmes naiffans de Guzulbec & le mérite de Naerdan," établirent dans leurs cceurs un gout que rien ne put détruire. Huffendgiar s'en appercut; mais loin d'apporter aucun obftacle a leurs fentimens , il paroiffoit au contraire les approuver. Le ciel qui lui avoit refufé un fucceffeur, lui en donnoit un dans le fils de fon ami, qui s'en rendoit  „4i6 Histoire de Naerdan plus digne chaque jour , & Huffendgiar avoit Ié plaifir de faire un éleve au gré de fes defirS. Quand Naerdan, qui fe trouvoit de fort peu d'années plus agé que Guzulbec, eut atteint Fage clé douze ans, on ne lui permit plus de la voir , elle fut renfermée dans 1 appartement des femmes, & Naerdan confié a ceux qui devoient lui donner une' éducation convenable aux deffeins qu'Huffendgiaf avoit förmé pour fon établiffement. Cette féparation lui fut infiniment fenfible; mais elle le fut pour lë moins autant a Guzulbec , qui moins difiraite que lui, ne s'occupa plus que d'un amour dont la privation de ce qu'elle aimoit, venoit de lui découvrir toute Ia violence. II s'accrut long-tems dans la' folitude , & n'ofant écrire a fon amant, elle n'avoit d'autre reffource , pour le faire lire dans fon cceur, que les falams qu'elle lui envoyoit par un efclave qui en ignoroit le myflère. Le premier qu'elle lui fit tenir fut un petit paquet de gingembre ( i ): c'étoit faire de grandes avances, fans doute ; mais une paffion auffi vive que la fienne ne confultoit plus la retenue; elle trembloit dans 1'attente de la réponfe; elle craignoit de n'être plus aimée. Quelle fut fa joie , lorfqu'on lui rapporta de la pait de Naerdan un petit morceau de drap bleu ( z }! Ce' ( i ) Mon cosur ne brüle que pour toi. ( 2 ) Je fuis toujours amoureux de vous,- figne'  Ëf de Guzulbec. figne n'exprimoit pas, a la vérité, un fentiment auffi tendre qu'elle Pauroit defiré ; mais enfin elle n'étoit pas óubliée j on 1'aimoit encore; le charme de cette idéé dura peu de tems. il fit place a des re^rets & a des defirs d'autant plus vifs, qu'elle ne doutoit point que Naerdan ne les paftageat. En prononcant ces derniers mots^ Fatmé les adrelFoit a Aboucazir,& les accompagnoit des regards les plus tendres. II faut avouer, dit-elle , en interrompant elle-même fon récit, & fixant, pour un inftant, fur le roi de Cachemire, fes beaux yeux qu'elle ramena inferifibleitient fur Fattentif Aboucazir il faut avöuer , continua-t-elle; que la malheureufe Guzulbec étoit è plaindre; renfermée dans ün férail trop refpecté par fon amant; elle comptoit les inftans de fa jeuneffe & de fa beauté. Quels avantages, difoit-elle 4 ■ quels tréfors diffipés fans fruit! De quel retour ma tendreffe ne devroit-elle pas être payée ! Ah] eombien le gefme de notre amour, culnvé par mes foins, auroit pouffé de rameaux qui fe feroient courbés fous le poids des fruits les plus délicièux j Mais , non ; celui que j'adore ne m'aime point i puifqu'un vain refpeft Je ne vdus fapporterai point, feigneur, Confmua Fatmé, les foupcons qüt füccédoient aux plaintes de la trifte Guzulbec ; jé vous ai promis fon hiftoire * & je la reprends» Naerdan * parvenu a lage de quinze ans , fentit a tel point les avantages du eommerce, & profita il Tome FIL Dd  418 Histoire de Naerdan parfaitement des lecons qu'il avoit recues , que la reconnoiffance qu'il avoit pour Huffendgiar, jointe a fon intelligence naturelle , lui fit avoir un foin particulier de fes affaires ; ce bon maitre les. lui confia pendant le cours de plufieurs voyages qu'il fit aux Indes. Elles profpérèrent entre fes mains , ck la vente des marchandifes qu'il lui avoit laiffées dans fes magafins d'Erzerum, produifit encore plus de profit a Huffendgiar, que fes voyages. Cependant Naerdan , par une délicateffe ck une fidélité rares a trouver dans un cceur amoureux , avoit rompu le commerce qu'il avoit avec Guzulbec; fon amour ne s'éteignit pas; mais il lui impofa filence, ck il en facrifia tous les dehors a la probité. II n'ofoit plus prétendre a époufer la fille de fon maitre, a qui le ciel, contre toute efpérance , venoit enfin d'accorder un fils. Cette générofité, continua Fatmé , loin de diminuer les fentimens de Guzulbec , ne fervit qu'a les entretenir. Huffendgiar, dans la joie que lui caufoit la naiffance imprévue de fon fils, ne pouvoit tarir fur les louanges que Naerdan méritoit,'ck difoit publiquement que 1'héritier dont la nature avoit fatisfait fes defirs, étoit feul capable de déranger les projets qu'il avoit formés en fa faveur; ajoutant que fa vertu, fa droiture ck fon intelligence 1'auroient déterminé a lui donner fa fille ck tous fes biens, mais qu'il efpéroit faire la fortune d'un de fes amis, en lui donnant un pareil gendre.  et de Guzulbec; 410 Ces éloges engagèrent Cara Mehemmet , beau^ frère d'Huffenclgiar a lui demander Naerdan pour fa fille; il prétendoit même conclure le mariage auffi-töt qu'il feroit de' retour d'un voyage aux Indes,. qui devoit au moins Foccuper pendant huit ou neuf mois. Comme il étoit jouailler de fa profeffion, Naerdan confentit a cette propofition, non par aucun defir de richeffe & d'établiffement, mais pour fe guérir d'un amour qu'il rte pouvoit plus regarder que comme une ingratitude. Ces nouvelles parvinrent aux oreilles de Guzulbec ; elles couvrirent fon cceur de furme ( i ), elle envoya inutilement a fon amant une pornme ( 1) % un morceau d'étoffe couleur d'aurore ( 3 ) , une olive ( 4), & un charbon de bois ( 5 ). Ces tendres fignes de 1'excès de fa douleur & de fa jaloufie ne firent point changer la cruelle réfolution du trop vertueux Naerdan. Ici Fatmé s'interrompant encore, ne put fe refufer une réflexion, dont le fens, qui ( 1 ) Herbe dont les femmes fe noirciflent les cheveux & les fourcils , & qui eft une image de la douleur &• du chagrin. ( 2. ) Ne t'éloigné point de moi, o printems de ma vie. ( 3 ) Otes-moi donc la vie. ( 4 ) Paimerois mieux te voir mort, que vivant inconftant. ( 5 ) Mais non; que je meute, & que tu vives longtems. *üHy<5tnE'oi/iO'ju23n9rno""j • '•riim:i)ji' Ddij  4io Histoire de Naerdan n'avoit rien que de fimple pour le roi de Cachemire, étoit un reproche pour Aboucazir. On peut, dit-elle, je le concois, fe facrifier foi-même aux fentimens d'une jufte reconnoiffance; mais la vertu nous permet-elle d'autres victimes ? On efl charmé de trouver , dans le cceur de ce qu'on aime, les principes de la vertu, mais ils dégénèrent en barbarie, quand on les pouffe trop loin. Eh ! comment peut-on fe réfoudre a lui facrifier ce que l'on aime ? Car enfin Naerdan ne pouvoit ignorer que Guzulbec ne furvivroit pas a fon malheur ; mais le jufte ciel, le ciel moins févère que lui, ne confentit pas a fa perte. Cette tendre amante au défefpoir, ne fachant a qui s'adreffer dans. fon infortune, confia fes peines a une vieille Juive qui lui vendoit fouvent des bijoux étrangers. La vieille parut fenfible a fon état, mais plus encore a la récompenfe qu'elle lui promit, fi elle pouvoit empêcher le mariage. Prends tout ce qui efl en mon pouvoir, lui dit tendrement Guzulbec; que Naerdan ne foit point a une autre; ck je te jure par le faint prophete, que je ne poffede rien qui ne foit a toi. Que n'ai-je tous les tréfors de 1'Inde, pour t'engager a me fervir ! La Juive la quitta , en lui promettant de la fecourir, & 1'affurant qu'elle auroit bientöt de fes nouvelles. Le jour qui fuivit celui ou la Juive avoit fait a Guzulbec des promeffes fi confolantes, Huffendgiar  et de Guzulbec. 411 rencontra clans les rues d'Erzerum Cara Mehemmet, qui n'en étoit parti que depuis quatre mois. II lui témoigna la furprife que lui caufoit un fi prompt retour. Cara Mehemmet, lui répondit, qu'il avoit trouvé un de fes correfpondans a motié chemin du lieu oü il vouloit aller, qu'il lui avoit remis les fonds qu'il avoit dans linde , d'une facpn trèsavantageufe, & qu'il étoit réfolu de ne plus s'expofer k de fi grandes fatigues que fon age ne permettoit pas de foutenir , qu'il vouloit enfin goüter le repos que fes richeffes lui permettoient de trouver dans fa patrie. Huffendgiar le fit fouvenir fur le champ de 1'engagement qu'il avoit pris avec lui, pour le mariage de Naerdan & de fa fille. Cara Mehemmet lui dit, qu'il étoit pret de le remplir; mais qu'il vouloit que les noces fe fiffent dans une maifon de campagne, dont il avoit fait 1'acquifition. Huffendgiar confentit fans peine k cette propofition. Ils partirent fur le champ pour aller chercher Naerdan ; ils le trouvèrent occupé des affaires d'Huffendgiar. Et Cara Mehemmet lui dit: Mon fils , fi vous vouiez me fuivre, je vous ferai voir ma fille, elle n'eft agée que de quinze ans, ck vous Pépouferez, fi elle vous convient. Naerdan lui répondit avec politeffe, mais cependant avec froideur, ck les fuivit avec une efpece de joie, dans 1'efpérance de détruire par ce moyen une paffion a laquelle ^il croyoit ne devoir plus s'abandonncr, Pd i\  j|Aa HlSTOIRE de Naerdan Cara Mehemmet les conduifit hors des portes de la ville. Huffendgiar en lui voyant prendre ce chemin, lui dit ï A-propos, mon ami, que fignifie donc cette maifon que je ne vous connois pas ? Cara Mehemmet lui répondit : II faut jouir de fes richeffes ; vous verrez de quelle facon ma nouvelle habitation eft ornée; depuis long-tems je me fais tin plaifir de 1'étonnement que vous allez avoir; Je mariage de ma fille avec Naerdan eft Ie terme du myftère que j'ai fait jufqu'aujourd'hui d'une retraite délicieufe dont je vais jouir paifiblement, en laiffant a Naerdan avec les avantages de mon commerce, tous les foins qu'il me donnoit. En achevant ces mots , ils arrivèrent devant une grande maifon dont la porte étoit gardée par deux portiers. Naerdan fut étonné de voir un nombreux cortege de pages au pied de 1'efcalier. Ils étoient magnifiquement vétus , leurs chemifes étoient de foie, leurs culottes de fatin, leurs jupons de tarfetas des Indes, leurs caffetans de taffetas ondé, & leurs ceintures de pierres précieufes taillées aux Indes, Ces pages marchèrent devant eux avec beaucoup de refpeét, &, les condujfirent dans une falie d'audience fuper■bement meublée. Quand ils eürent pris leur place fur le fopha, on leur apporta du café & des confitures, & bientöt on leur fervit un repas fplendide & délicat. Les plats étoient d'argent & le linge étoit richement brodé, Après le diné, CaraMehemmet pria  et de Guzulbec. 423 Huffendgiar de paffer dans une autre chambre pour le laiffer avec Naerdan auquel il avoit des affaires particulières a. communiquer. Huffendgiar les laiffa feuls. Cara Mehemmet ouvrit une armoire qui donnoit dans 1'appartement de fes femmes, ck il appeila fa fille. Elle répondit fur le champ avec une voix auffi douce que celle d'un ange , ck fi agréable, qu'elle caufa même une forte d'émotion a Naerdan. Cette beauté ne fut pas long-tems fans paroitre, & fans faire voir des charmes frappans; car 1'éclat de fon teint furpaffoit celui de la lune quand elle eft dans fon plein. En arrivant auprès de ton père, elle fe jetta a fes genoux, & les embraffa en difant : Que fouhaitez-vous, mon père, de votre efclave ? Je fuis charmé , lui répondit Cara Mehemmet , de vous trouver dans les difpofitions ou je vous fouhaitois; je veux vous donner en mariage a Naerdan que vous voyez: y confentez-vous ? J'ai déja dit a mon père, reprit cette jeune beauté, que fon efclave fera tout ce qu'il lui ordonnera ; elle eft prête non - feulement a époufer Naerdan qu'il lui préfenté , mais encore le dernier de fes fcrviteurs; le plaifir d'obéir a mon fouverain feigneur, ajouta-1-elle, fera toujours la plus grande fatisfaéfion de mon ame. En achevant ces mots , elle fe retira ck fortit de la chambre. Eh bien, mon fils, dit alors'Cara Mehemmet, que dites-vous de m'a fille? en êtes^-vous content? Qael eft Phomme, Dd iv  4*4 Histoire de Naerdan lui répondit Naerdan , a qui une femblable beauté pourroit ne pas plaire ? Cara Mehemmet fatisfait de eette réponfe , envoya promptement chercher l?iman du quartier, & tirant enfuite une bourfe dans laquelle il y avoit trois mille fequins : Prenez eet argent, mon fils Naerdan, lui dit-il; & quand je %ous dernanderai en préfence de 1'iman ce que vous apportez en mariage è ma fille , vous me répondrez, trois mille fequins; & pour-lors vous me donnerez cette bourfe pour fon douaire. L'iman ne fe fit point attendre; il arriva fuivi du maitre de, pole & du Muczin. On fervit auffi-töt Ia table, & fur 3a fin de ce nouveau repas, Cara Mehemmet dit 3 1'iman: Je donne ma fille a Naerdan que vous voyez, s'il a trois mille fequins pour affurer fon douaire. Huffendgiar voulut auffi-tót les donner, mais Naerdan préfenta Ia bourfe que fon beau-père lui avoit donnée; & cette affaire n'éprouvant aucune autre difficulté , fut bientöt terminée. Le contrat fut donc dreffé , & la cérémonie de 1'iman fut encore fuivie d'un nouveau repas. Quand on fut a la fin, Naerdan s'appropha d'Huffendgiar, & lui dit : Je ne dois pas coucher feul cette "nuit; ne feroit-il pas a-propos que j'allaffe aux bains ? Cara Mehemmet voulut favoir ce que defiroit fon gendre. Quand il leut appris, nonieulement U apptouva fon deffein, mais il l'affura que cette purificarion étoit néceffaire après Ja eg.  et de Guzulbec. 415 rémonie de 1'iman. II appeüa des efclaves qui Ie conduifirent aux bains déhcieux que l'on avoit pré-» parés dans la maifon même, ck demeura toujours a table. Naerdan vint enfuite 1'y retrouver, Sc fon beau-père le fit entrer dans 1'appartement des femmes , Sc coucher avec fa nouvelle époufe. Quand il eut éprouvé des plaifirs qu'il croyoit devoir bannir de fon cceur le fouvenir de Guzulbec, il fentit avec chagrin qu'il ne lui étoit pas moins attaché qu'auparavant. Ces idees 1'occupèrent quelque tems; mais enfin il fut obligé de s'abandonner au fommeil. Le jour ne le réveilla pas tant encore qu'un befoin très-preffant, qu'il ne pouvoit cependant fatisfaire, n'ofant fe lever ni faire le moindre mouvement, dans la crainte d'éveiller fa charmante époufe dont la tête étoit appuyée fur fon bras. Enfin ne pouvant plus fe retenir, il retira fon bras le plus doucement qu'il lui fut poffible. Mais quelle fut fafurprife quand il vit cette belle tête, cette tête un des chef-d'ceuvres de la nature, fe détacher de fon corps, Sc tomber en bas du lit en roulant jufqu'a la porte ! A eet affreux fpeélacle , il oublia tous fes befoins, ck demeura perclus de tous fes membres. II étoit depuis quelque tems dans cette cruelle fituation, lorfque Cara Mehemmet envoya favoir comment les nouveaux mariés avoient paffé la nuit. On trouva la porte fermée ; le malheureux Naerdan n'étoit pas en état de 1'ouvrir, ni même d'entendre  4*6 Histoire de Naerdan frapper, car il avoit perdu toute connoiffance. On fut donc obligé de Fenfoncer ; la tête & le fang que l'on appercut firent poufler de grands cris a tous les efclaves , & ces cris attirèrent Cara Mehemmet , qui fit auffi-töt venir le cadi. On mit Naerdan en prifon & on le chargea de fers, pour le livrer bientöt au fupplice. Les mauvaifes nouvelles qui courent avec tant de rapidité, inftruifirent bientöt Guzulbec de ces trifies événemens; elle eut le cceur percé en apprenant Je danger que fon amant couroit. La juive ne fut pas long-tems fans fe préfenter devant elle. Elle lui dit ên Fabordant: Eh bien, êtes-vous contente ? Vous ne devez plus craindre de rivale, & Ah cruelle ! lui répondit tendrement Guzulbec ; rends-lui la vie, & n'expofe point les jours de mon amant. Tu ne pourras échapper a ma jufte vengeance, pourfuivit-elle 'en la regardant avec des yeux animés par la fureur, que dans de pareilles fituations les caraétères les plus doux n'expriment pas d'une facon moins terrible que les plus emportés. La juive fe retira prompterhent. Cependant Huffendgiar ne fut pas plutöt informé du malheur de Naerdan, car il ne pouvoit le croire coupable d'aucun crime, qu'il fe rendit a la prifon. II accouroit pour le confoler & favoir quel fervice il pourroit lui rendre. Naerdan lui fit un récit fidele de fon aventure fur- laquelle Huffendgiar ne fut quel  et de Guzulbec. 417 jugement il devoit porter; & il fortit promptement pour chercher les moyens de travailler a fa jufti-r fication , fans trop favoir comment il pourroit y réuffir. Son premier foin fut d'aller trouver Gara Mehemmet dans fa nouvelle maifon oü le malheur étoit arrivé, pour s'informer de ce qu'on y difoit. Mais il fut bien furpris de ne pas trouver la moindre tracé de ce magnifique batiment, & de voir a la place une vieille mafure, dans laquelle il appercut un vénérable vieillard qui lui demanda ce qu'il cherchoit. Je cherche , lui répondit Huffendgiar, une grande maifon qui, ce me femble, étoit encore hier ici. II efi vrai qu'il y en avoit une, reprit le vieillard , mais tu vois clairement qu'il n'y en a plus. Ton étonnement ceffera, pourfuivit-il après queiques momens de filence, quand m fatrras que je fuis un génie , & que les fentimens de ta fille Guzulbec pour Naerdan m'ont touché. J'ai pris la figure d'une vieille juive pour en être plus éclairci; j'ai pris encore celle de Cara Mehemmet, qui ne doit arriver que ce foir dans cette ville; j'ai bati la maifon dans laquelle tu as foupé hier, & dans laquelle on a célébré les prétendues noces de Naerdan. Va lui promettre ta fille, continua - t- il d'un tbjl févère ; un honnête homme dans ta familie vaut mieux que tous les tréfors. Naerdan aura foin de ton fils; fa vertu fera tout profpérer chez toi. Si tu ne m'accorclois pas une demande auffi jufte , je te  428 Histoire de Naerdan ferois repentir mille fois par jour de tes refus. Huffendgiar promit au génie tout ce qu'il exigeoit de lui; ck 1'efprit aérien lui dit: Tu peux aller trouver le cadi qui a fait mettre Naerdan en prifon; obtiens de lui qu*il vienne ici, ck quand il aura vifité les lieux, & qu'il les aura trouvés fi différens de ce qu'ils étoient ce matin, il ne pourra douter que Paventure de Naerdan ne foit un enchantement; &k pour-lors tu pourras aifément obtenir de lui la liberté de celui qui eft injuflement prifonnier. Huffendgiar obéit au vieillard. Tout fe paffa comme il 1'avoit prévu. L'arrivée du véritable Cara Mehemmet, qui dans ce moment parut a cheval a la tête de fes efclaves, eonfirma le cadi dans la vérité du rapport qu'on lui faifoit; il rendit la parole q'Huffendgiar avoit exigée de lui, de donner fa fille a Naerdan. Ce tendre amant fut rendu a la conftante Guzulbec , & le ciel qui les avoit protégés combla leur union de toutes les félicités. Vous voyez, feigneur, pourfuivit alors Fatmé , tout ce qu'infpire un amour bien vif pour fe faire entendre, ck tout ce qu'il emploie pour réuflir; fouvent même il fait courir des rifques a ce qu'il aime par une timidité mal placée. Si Guzulbec & Naerdan euffent parlé a Huffendgiar, peut-être ils Fauroient touché.; Naerdan auroit pu enlever Guzulbec : que fais-je ce qu'ils auroient pu faire? Tout, continuat-elle, hors de demeurer dans Pinac-»  ET DE GUZULBEC. 429 tion, & fans le génie, je ne fais ce qu'ils feroient devenus. Divine Fatmé , lui répondit Naour, charmé du nouveau plaifir qu'il venoit d'éprouver , j'aime a penfer comme toi; cependant je ne puis blamer Naerdan, fa modeftie & fa retenue m'ont charmé; mais je ne penfe qu'au fingulier plaifir de faire des découvertes agréables dans ce qu'on aime. Je compte ajoutat-il, que ta n'en demeureras pas a cette feule hiftoire , & qu'une autre fois.... Oui, Sire, interrompit Fatmé, je fuis trop heureufe de pouvoir vous amufer; mais je vous prie de m'accorder une grace. Quelle eft-elle ? reprit Naour avec bonté; & que defire la fouveraine de mon coeur, & le plaifir de mes yeux ? II m'a paru , feigneur, lui répondit-elle, qu'Aboucazir m'écoutoit avec une attention qui prouve qu'il aime ces fortes d'hiftoires. Quand on les aime on en fait, & je fouhaiterois lui en entendre conter une. Fatmé vouloit donner au trop timide Aboucazir le moyen de lui répondre; elle comptoit démêler fes fentimens pour elle dans queiques traits d'une hiftoire étrangère ; ne voulant pas perdre une reffource adroite dont elle lui avoit donné 1'exemple, elle preffa le Roi d'ordonner a fon amant de la fatisfaire. Je confens a ce que tu me propofes, reprit Naour. Aboucazir eut beau s'en défendre quelque tems, le Roi lui dit en fortant: Je t'ordonne demajn , a la fin de notre fouper, de  43° HlSTOIRE conter une hiftoire ; je te pardonne d'avance , fi tu ne nous amufes pas, tout le monde ne peut pas conter; ne voudrois - tu pas t'en acquitter auffi bien que Fatmé ? Aboucazir lui témoigna par fon profond refpecf qu'il lui obéiroit. Et le lendemain après avoir été mille fois raffuré par les tendres regards da Fatmé, il prit ainfi Ia parole: H I S T O I R E DU DERFICHE . i?m I ABO CI W, A DARo VN derviche , vénérable par fon-age , tomba malade chez une femme, veuve depuis long-tems,. & qui vivoit dans une grande pauvreté dans le fauxbourg de Baifora. Ii.fut.fi touché des foins & du zele avec lefquels il. avoit été fecouru , qu'au moment de fon départ , il lui dit : J'ai remarqué que vous avez de quoi vivre pour vous feule, mais, que vous n'avez point affez de bien pour le partager avec votte rils unique , le petit Abdalla; fi vous voulez me le confier, je ferai mon. poffible pour reconnoltre en. lui les obligations que je vous    d'Abounadar. 431 al de vos foins. La bonne femme récut fa propofition avec joie; & le derviche partit avec le jeunehomme , en 1'avertiffant qu'ils alloient faire un voyage de deux ans. En parcourant le monde, il le fit vivre dans 1'opulence, lui donna d'excellentes inftructions, le fecourut dans une maladie mortelle dont il fut attaqué; enfin il en eut autant de foin qu'il en auroit eu de fon fils. Abdalla lui téraoigna cent fois eombien il étoit reconnoiflant de fes bontés, mais le vieillard lui difoit toujours : Mon fils, c'eft par les aétions que la reconnoiffance fe prouve; nous verrons en tems & lieu. Ils fe trouvèrent un jour en continuant leur voyage dans.un endroit écarté , & le derviche dit a Abdalla : Mon fils, nous voici au terme de nos courfes; je vais employer mes prières pour obtenir du ciel que la terre s'ouvre, & faffe une ouverture qui te permette d'entrer dans un lieu oü tu trouveras un des plus grands tréfors que la terre renferme dans fon fein. Auras-tu bien le courage de defcendre dans ce fouterrein? continua-t-il. Abdalla lui jura qu'il pouvoit compter fur fon obéiffance & fur fon zele. Alors le derviche alluma un petit feu dans lequel il jetta du parfum; il lut & pria queiques momens , a la firn defquels la terre s'ouvrit, & le derviché*lui dit : Tu peux entrer, mon cher Abdalla, fonge qu'il ne tient qu'a toi de me rendre un grand fervice , ck que voila peut-être la feule,  432. HlSTOIRE öccafión de me témoigner que tu n'es point uri ingrat : ne te taillés point éblouir par toutes les rieheffes que tu vas trouver; ne penfe qu'a te laifir d'un chandelier de fer a douze branches que tu trou* veras auprès d'une porte, il m'eff abfolument néceffaire, viens aufli-tót me 1'apporter. Abdalla promit tout , & defcendit plein de confiance dans le fouterrein. Mais oubliant ce qui lui avoit été fi expreffément recommandé , dans le tems qu'il rempliffoit fes vêtemens de 1'or & des diamans dont le fouterrein renfermoit des amas prodigieux, 1'ouverture par laquelle il étoit entré, fe ferma. II eut cependant la préfefice d'efprit de faifir le chandelier de fer que le derviche lui avoit fi fort recommandé j & quoique la fituation oü il fe trouvoit fut des plus terribles, il ne s'abandonna point au défefpoir. Et ne penfant qu'aux moyens de fortir d'un lieu quipouvoit devenir fon tombeau, il comprit que lê fouterrein ne s'étoit refermé que paree qu'il n'avoit pas exactement füivj les ordres du derviche; il fe rappella les bontés & les foins dont i! 1'avoit accablé, fe reprocha fon ingratitude, & finit par s'humilier devant dieu. Enfin , après beaucoup de peines & d'inquiétudes, il fut affez heureux pour trouver un paffage étroit qui le fit fortir de cette Caverné obfeure. Ce ne fut, a la vérité, qu'après Favoir fuivi un affez long efpace de tems, qu'il appercut une petite ouverture couverts de ronces & d'épines^ par  D A B O U N A D A R." 43 J par laquelle 11 revint a la lumière. II regarda de tous cótés pour voir s'il 11'apperce vroit pas le derviche J mais fes foins furent inutiles; il vouloit lui remettre le chandelier qu'il avoit tant envie d'avoir, & formoit le deffein de le quitter, fe trouvant affez riche de ee qu'il avoit pris dans le tréfor, pour fe paffer de fon fecours. N'appercevant point le derviche, ck ne reconnoiffant aucun des lieux ou il avoit paffe, il marcha quelque tems au hazard, ck fut trés - étonné de fe trouver devant la maifon de fa mère, dont il fe croyoit trés-éloigné. Elle lui demanda d'abord des nouvelles du faint derviche. Abdalla lui conta naïvement ce qui lui étoit arrivé, ck le danger qu'il avoit couru pour fatisfüre une fantailie très-déraifonnable qu'il avoit eue; enfuite il lui montra les richeffes dont il s'étoit chargé. Sa mère conclut en les voyant que le derviche n'avoit voulu que faire 1'épreuve de fon courage ck de fon obéiffance, & qu'il falloit profiter du bonheur que la fortune lui avoit préfenté , ajoutant que telle étoit fans doute 1'intention du faint derviche. Pendant qu'ils contemploient ces tréfors avec avidité, qu'ils en étoient éblouis, ck qu'ils faifoient mille projets en conféquence, tout s'évanouit a leurs yeux. Ce fut alors qu'Abdalla fe reprocha fon ingratitude ck fa défobéiffance. Et voyant que le chandelier de fer avoit réfifté a 1'enchantement, ou plutót a la punition que Tome FIL Ee  4J4 Histoire que mérite celui qui n'exécute pas ce qu'il a promis; il dit en fe profternant : Ce qui m'arrive efl jufte, j'ai perdu ce que je n'avois pas envie de rendre, & le chandelier que je voulois remettre au derviche m'eft demeuré; c'eft une "preuve qu'il lui appartient, ck que le refte étoit mal acquis. Les premières fautes que l'on commet font ordinairement accompagnées de remords, mais ils ne font pas de durée. En achevant ces mots , il plac^a Ie chandelier au milieu de leur petite maifon. Quand la nuit fut venue, fans y faire aucune réflexion , il rqit dans ce chandelier la lumière qui devoit les éclairer. Auffi-töt ils virent paroitre un derviche , qui tourna pendant une heure , & difparut après leur avoir jetté un afpre (i). Ce chandelier avoit douze branches. Abdalla, qui fut occupé tout le jour de ce qu'il avoit vu la veille, voulut juger de ce qui pourroit arriver le lendemain , s'il mettoit une lumière dans ehacune. II le fit, ck douze derviches parufent a 1'inflant; ils tournèrent également pendant une heure, & leur jettèrent chacun un afpre en difparoifant. II répéta tous les jours cette même cérémonie, ck toujours elle eut le même fuccès ; mais jamais il ne put rétiffir qu'une fois dans les vingt-quatre heures. Cette fomme modique que leur donnoient les derviches étoit fuffifante pour (i ) Tetite monnoie.  b' AboünAdael 435 les faire fubfifter clans une certaine aifance, lui & fa mère; ils avoient été long - tems fans en defirer davantage pour être heureux, mais elle n'étoit pas affez confidérable pour changer avantageufemenf leur fortune. Ce n'eft jamais fans danger que Pitnagiriation fe repaïtde 1'idée des richefiès. La vue de ce qu'ils avoient cru pofféder, les projets qu'ils formoient fur 1'emploi qu'ns en feroient ,< toutes ces chofes avoient laiffé des ttaces fi profondes dans 1'efprit d'Alxlalla, que rien ne pouvoit 'les effacen Ainfi , voyant le peu d'avantage qu'il rctiroit du chandelier, il prit ie parti de le reporter au derviche , dans 1'efpérance qu'il pourroit obtenir le tréfor qu'il avoit vu , ou du moins retrouver les richeffes qui s'étoient évanouies a fes yeux, en lui rapportant une chofe pour laquelle il avoit témoigné un fi grand defir. II étoit affez heureux pour avoir retenu fon nom & celui de la ville qu'il habitoit, II partit donc au plutot pour fe rendre a Magrebi, il fit les adieux a fa mère, cx fe mit en marche avec fon chandelier , qu'il faifoit tourner tous les foirs, & qui lui fourniffoit par ce moyen de quoi vivre fur fa route , fans avoir befoin de recourir a la compaffion & aux aumönes des fideles. Quand il fut arrivé a Magrebi, fon premier foin fut de demander a quel couvent ou dans quelle maifon Abounadar étoit logé. II étoit fi connu que tout le monde lui enfeigna fa demeure ; il s'y rendit auffi tot, Ee ij  •436 HlSTOIRE ck trouva cinquante portiers qui gardoient la porte de fa maifon, ils avoient chacun un baton, avec une pomme d'or a la main; les cours de ce palais étoient remplies d'efclaves & de domeftiques; jamais enfin le féjour d'aucun prince n'avoit étalé tant de magnificence. Abdalla frappé d'étonnement 6k d'admiration, ne pouvoit fe déterminer a paffer plus avant. Certainement, difoit-il en lui-même, ou je me fuis mal expliqué, ou ceux a qui je me fuis adreffé ont voulu fe moquer de moi, voyant que j'étois étranger ; ce n'eft point ici la demeure d'un derviche, c'eft celle d'un roi. II étoit dans eet embarras, quand un homme vint a lui, & lui dit: Abdalla, fois le bien arrivé; mon maitre Abounadar t'attend depuis long-tems; env fuite il Ie conduifit dans un pavillon agréable & magnifique, ou le derviche étoit affis. Abdalla frappé des richeffes qu'il voyoit de tous les cètés, voulut fe profierner a fes pieds; mais Abounadar 1'en empêcha, ck Pinterrompit quand il voulut fe faire un mérite du chandelier qu'il lui préfenta. Tu n'es qu'un ingrat, lui dit-il, crois-ta m'en impofer? Je n'ignore aucune de tes penfées; ck fi tu avois connu le mérite de ce chandelier, jamais tu ne me Paurois apporté. Je vais te faire connoitre fa véritable utilité. Auffi-töt il mit une lumière dans chacune de fes branches, ck quand les douze derviches eurent tourné quelque tems , Abounadar leur donna a chacun  d' Abounadar. 437 -un coup ck baton , ck dans le moment ils furent convertis en douze monceaux de fequins, de diamans & d'autres pierres précieufes. Voila, lui dit-il, 1'ufage que l'on doit faire de cette merveille. Au refie, je ne 1'ai jamais defirée que pour la placer dans mon cabinet comme un talifman compofé par un fage que je révère, & que je fuis bien aife de montrer a ceux qui de tems-en-tems viennent me rendre vifite. Et pour te prouver, ajouta-t-il que la curiofité efl le feul motif de la recherche que j'en ai faite, voici les clefs de mes magafins, ouvreles, ck tu jugeras quelles font mes richeffes; tu me diras fi le plus infatiable des avares ne s'en contenteroit pas. Abdalla lui obéit, & parcourut douze ^magafins d'une trés-grande étendue , fi remplis de toutes fortes de richeffes , qu'il ne pouvoit diflinguer celles qui méritoient le plus fon admiraüon; mais toutes méritoient ck produifoient fon defir. Cependant le regret d'avoir rendu le chandelier, ck celui de n'en avoir pas connu 1'ufage, déchiroient le coeur d'Abdalla. Abounadar ne fit pas femblant de s'en appercevoir , au contraire, il le combla de careffes, le garda queiques jours dans fa maifon, ck voulut qu'on le traitat comme lui-même. Quand il fut a la veille du jour qu'il avoit fixé pour fon départ, il dit: Abdalla, mon fils, je te crois corrigé par ce qui t'eft arrivé, du vice affreux de 1'ingratitude. Cependant je te dois une marqué de recon- Ee iij  '43S HlSTOIRE noiffance pour avoir entrepris un fi grand voyage dans la vue de m'apporter une chofe que javois defirée ; tu peux parïir , je ne te retiens plus; tu fouveras demain a la porte de mon palais un de mes chevaux pour te porter; je t'en fais préfent, auffi bien que d'un efclave qui conduira jufques chez toi deux chameaux chaigés d'or & de pierres précieufes que tu choifiras toi-même dans mes tréfors. Abdalla lui dit tout ce qu'un cceur fenfible 3 1'avarice peut exprimer quand on fatisfait fa paffion, & alla fe coucher en attendant le lendemain, jour fixé pour fon départ. Pendant la nuit, il fut toujours agité, fans pouvoir penfer a autre chofe qu'au chandelier & a ce qu'il produifoif. Je 1'ai eu, diföit-il, fi long-tems en ma puiffance ! jamais Abounadab n'en eut été poffeffeur fans mol Quel rifque n'ai-je point conru dans le fouterrein! Pourquoi poffede-t-il aujourd'hui ce tréfor des tréfors? Paree que j'ai eu la bonne-foi, pu plutót la fottife de le lui rapporter ; il pronte de mes peines & du danger que j'ai pu ceurir dans un fi grand voyage. Et que me donne-t-il en reconnoiffmee ? deux méchans chameaux chargés d'or & de pierredes; en un moment le chandelier m'en eut fourni mille fois davantage. C'eft Abounadar qui eft un ingrat, difoit-il. Quel fort lui ferois-je en prenant ee chandelier? aucan, affurément, crir li efi fi riche, & moi. que poffédé-je? Ces idéés  d' Abounadar, 439 Ie déterminèrent enfin a faire fon poffible pour s'emparer du chandelier. La chofe ne lui fut pas difficile, Abounadar lui avoit confié les clefs de fes raagafins. II favoit ou le chandelier étoit placé, il s'en faifit, je cacha au fond d'un des facs qu'il rempliffoit de pieces d'or & des autres richeffes qu'on lui avoit permis d'emporter, & le fit charger avec tout le refte fur fes chameaux. II n'eut plus d'autre empreffement que de «.'éloigner j & après avoir promptement dit adieu au généreux Abounadar, il hu remit fes clefs, ck partit avec fon cheval, fon efclave fes deux chameaux. Quand il fut a queiques journées de Balfora, il vendit fon efclave, ne voulant point avoir un témoin de fon andemie pauvreté ni de la fource de fes richeffes. II en acheta un autiv, ck fe rendit fans obfiacle chez fa mère , qu'il voulut a-pefne regar* der, tant il étoit occupé de fes tréfors. Son premier foin fut de mettre les charges de fes chameaux & le chandelier dans une- chambre au fond de la maifon ; ck dans ï'irnpatience oü il étoit de repaitre fes yeux d'une opulence réelle, il mit des lumières dans le chandelier , ck les douze derviches parurent; il leur donna a chacun un qoup de baton de toute fa force, dans la crainte de manquer aux loix du talifman. Mais il n'avoit pas remarqué qu'Abounadar tenoit, en les frappant, le baton de la main gauche» Abdalla, par un mouvement naturel, fe feryit de Ee iv  440 HlSTOIRE 'fa droite; & les derviches, au lieu de devenir des monceaux de richelfes, tirèrent auffi-töt de delfous leur robe chacun un baton formidable, dont ils le frappèrent fi long-tems & fi fort, qu'ils le laifsèrent prefque mort, & difparurent en emportant les charges & les chameaux, l'efclave, le cheval & le chandelier. C'eft ainfi, feigneur, qu'Abdalla fut puni par la pauvreté, & prefque par la mort, d'une ambition auffi démefurée, peut-être pardonnable s'il ne 1'avoit pas accompagnée d'unè ingratitude auffi condamnable que téméraire, puifqu'il n'avoit pas la reffource de pouvoir défober fes perfidies aux yeux trop éclairés de fon bienfaiteur. Naour parut content de fon hiftoire , & dit a Aboucazir qu'elle lui avoit fait d'autant plus de plaifir, qu'elle étoit un exemple du jufte chatiment du plus noir de tous les vices, trop commun parml les hommes , & que rien ne peut jamais rendre excufable. Fatmé étoit trop intéreffée a cette hiftoire pour p'en pas dire fon avis. Elle s'étoit reconnue fous Faiïegorie du tréfor, dont la poffeffion ne peut itre que defirée; elle ne doutoit pas qu'elle ne fut préeieufe aux yeux d'Aboucazir; mais dans la peinture qu'il avoit faite de 1'ingratitude d'Abdalla, elle avoit trop appercu pour fon bonheur toute la timidité de fon amant; fa fidélité pour fon maïtre n'étoit pas fee qui Finquiétoit le plus, & les derniers mots qu'il  ü' A B O U N A D A R. 44I avoit dits lui prouvoient qu'il étoit moins embarraffé de le trahit que de la tromper. Je conviens , {eigmeur, dit - elle, que 1'hiftoire qu'on vient de nous raconter eft auffi agréable que la morale en eft jufte; mais je ne puis m'empêcher d'y voir qu'Aboucazir a voulu faire la critique de la mienne. J'ai blamé dans Naerdan la timidité que lui infpiroit une reconnoiffance mal entendue, qui penfa lui couter fon bonheur & celui de la perfonne qu'il aimoit; Aboucazir auroit tort de croire que j'ai voulu faire une vertu de 1'ingratitude ; je penfe fi différemment, que celle d'Abdalla ne me paroit pas affez punie, c'eft un défaut dans fon hifi toire; 1'intérêt, crui ne peut lui même être 1'objet de la vertu , peut encore moins excufer du vice. Ce que l'amour engage quelquefois a faire doit être moins févèrement cor.damné. II rend les coupables trop a plaindre, ck tout 1'unfvers eft intéreffé al'indulgence dans ce cas. Abdalla , confmua-t-elle , pouvoit, en s'attachant au derviche , partager fes richeffes ck être heureux ; il y avoit de la folie a prétendre le tromper ; il faut laifler eet art ck cette adreffe aux amans a qui feuls ils font permis; ils faverit li bien les mettre en ufage, qu'il n'eft point de furveilLins qu'ils n'abufent. Aboucazir baiffa les yeux pour éviter un regard que le roi furprit, & qui ne 1'éclaira pas fuffifammeot ; cependant agi'té, ck 1'efprit occupé de ré-  44* HlSTOIRE iexhm qui lui étoient inconnues, il dit qu'il vouloit fe retirer ; mais il fit promettre a Fatmé de lui conter une hiftoire qui lui prouvat ce qu'elle venoit d'avancer. Et le lendemain, a la fin de leur foupé , le roi s'étant facilement remis de 1'impreffion légere qu'il avoit recue, voici ce qu'elle lui conta. HlSTOIRE z> u G R I F F O No «3ultan Suleiman ( i ) en montant fur le tröne , déclara le Griffon qui habitoit la montagne de Kaf, Ie rot de tous les oifeaux. Quoique eet animal intelligent eut dix-fept eens efpèces d'oifeaux qui lui fuffent foumifes, il demeura toujours au fervice de ce prince , & venoit tous les matins lui faire fa cour. Le Griffon étoit un jour préfent a une difpute, ou plutöt a une conférence que les dofteurs de la loi avoient en préfence de Suleïman. II y en ( i ) C'eft ainfi que les Orientaux nomment Salomon.  du Griffon. 443 ent un qui dit que l'on ne pouvoit aller contre les décrets de dieu. Le Griffon étonné de cette propofition, Vinterrompit, ck dit a haute voix : Je foutiens que ie puis empêcher ce que dieu aura réfolu. Les docteurs lui repréfentèrent inutilement la folie ck 1'impiété de ce qu'il avancoit; ck dieu qui 1'avoit entendu , voulut voir quel étoit fon projet, ck quelles mefurés le Griffon pourroit prendre pour faire échouer ce qu'il auroit déterminé. Je veux, dit-il faire époufer la fille roi d'Occident au fils du roi d'Orient. Allez, dit-il a Gabrièl , faites favoir mes intentions a Suleïman, nous vcrrons ce que le Griffon pourra faire pour mettre obflacle a ce mariageSuleïman fit' part au Griffon des volnntés de dieu , & lui fit encore des remontrances pour lui faire fentir ie ridicule de fon entreprife ; mais il perfifta toujours dans fon opinion , ck dit qu'il trouveroit les moyens d'empêcher ce mariage. Je veux bien t'avertir, eontinua 1'ernpcreur , que 'a reine d'Occident vient dans le moment d'accoucher de la fille qu'on deftine au fils de l'empereur d'Oncnt. Le Griffon prit auflitót fon vol, fans avoir trouvé que la Chouette qui fut de fon fentiment. Elle fut la feule de tous les oifeaux qui foufint que le Griffon réuffiróit dans fon projet. II traverfa les airs avec la plus grande rapidité , ck bientöt il arriva en Occident , ck chercha quelque tems des yeux, pour reconnoitre ks üeux que cette petite princeffe habïtoit: enfin  '444 Histoire il 1'appercut dans fon berceau environnée de fes nourrices. II fondit du haut des airs fur eet endroif, les femmes qui Penvironnoient prirent Ia fuite, & il enleva la princeffe fans autre obftacle , & la porta fur la montagne du Kaf ou étoit fon nid. Ce Griffon étoit fémelle; ainfi toutes les nuits illui donnoit a tetter; ck fon lait fut fi bon, qu'elle fe trouva bientót en état d'êre fevrée. Enfin elle jouit toujours d'une très-bönne fanté, & devint auffi grande que belle ; le Griffon même n'épargna rien pour lui donner une éducation convenable, foit en lui montrant a lire & a écrire, foit en s'entretenant avec elle fur les leéfures qu'il lui ordonnoit de faire. La princeffe qui la regardoit comme fa mère , lui obéiffoit aveuglément, & s'occupoit tout le jour dans la folimde de fon nid; car le Griffon continuoit d'aller tous les matins rendre a Suleïman les fervices que ce prince exigeoit de lui. II eft vrai qu'il revenoit tous les foirs donner a manger ck s'entretenir avec fa chère petite fille. Elle parvint enfin a Page de pouvoir être mariée ; & ce fut dans ce tems-la que le fils du roi d'Occident prit poffeffion du tröne que fon père lui laiffa par fa mort. Ce prince étoit fi paffionné pour la chaffe, qu'il ne laiffoit paffer aucun jour fans prendre ce divertiffement; mais enfin s'ennuyant de chaffer dans les mêmes endroits, ck toujours les mêmes animaux, Jl dit a fes vifirs : Embarquons - nous pour aller  du Griffon. 445 chaffer dans des lieux éloignés ck qui nous feront nouveaux ; pendant notre abfence , nous donnerons a ce pays le tems de fe repeupler de gibier. Les -vifirs lui répondirent: Prince , c'eft a vous a donner vos ordres, ck a nous a les exécuter. Ils firent auffitöt préparer des petits batimens pour aborder plus aifément les terres. Le jeune roi s'embarqua avec fa cour ck fes vizirs, ck mit a la voile. Comme il n'avoit point d'objet déterminé, tous les vents lui furent convenables. Après avoir chaffé dans plufieurs lies oü fa flotte mouilla, il s'éleva une fi furieufe tempête , que tous fes vaiffeaux furent brifés ou difperfés •, mais par la permiflion de dieu, le feul vaiffeau que montoit le prince arriva au pied de la montagne de Kaf. Queiques-uns de fes officiers mirent pied a terre avec lui, ck furent très-furpris de trouver le pays inhabité, ck de n'appercevoir que des montagnes aflreufes ck efcarpées. Cependant, malgré 1'aridité de ce climat , ils fe mirent a chaffer. Le prince, fans y faire aucune attention, fe fépara d'eux ck fe perdit. II marcha quelque tems a 1'aventure ; enfin il appercut un arbre dont la grofleur 1 etonna; quatre eens hommes n'auroient pu 1'embraffer, fon élévation étoit proportionnée a la circonférence de fa tige, ck ce fut avec un égal étonnement qu'il découvrit un nid fur eet arbre. II étoit a plufieurs étages, ck fon étendue furpaflbit celle des plus grands chateaux. II étoit formé par des poutres ck des ma-  44 'Histoire driers de bois de cedre, de fandal, & de tous .ceux que leur bonne odeur a rendus célebres. Le jeune prince examinoit avec la plus grande attention ces prodiges de Part & de la nature, quand il appercut par une efpece d'embrafure ou d'intervalle que Iaiffoient les bois qui formoient eet admirable nid, une jeune perfonne plus admirable encore. Elle ne fut pas long-tems fans Pappercevoir de fon cöté. Après s'être regardés queiques inftans fans pouvoir proférer une paröle , tant ils étoient également furpris & charmés. Dieu permit qu'ils entendiffent leur langage. Le prince s'écria : O foleil de beauté, que pouvez-vous faire dans une habitation fi peu digne de vos charmes? Hélas! dit-elle, je paffe les journées feule, & la nuit avec ma mère. Elle eft au fervice de Suleïman, ajouta-t-clle. Le prince alloit d'étonnement en étonnement; mais il fut au comble quand elle lui dit que fa mère avoit des ailes, & que Ia montagne fur laquelle ils étoient , fe nommoit la montagne de Kaf, fi célebre dans le monde , & fi peu fréquentée. Le prince lui apprit de fon cöté comment un heureux hafard 1'avoit conduit auprès d'elle. La jeune princeffe, pendant qu'il 1'inftruifoit de fa deftinée , difoit en elle - même : Ce jeune-homme eft de mon efpece, il me reffemble. Que je ferois contente de vivre avëc lui! Ma mère n'eft pas affez heureufe pour être faite comme nous, & fa figure n'eft pas, a beaucoup pres, fi belle.  DU G R i F F O N. 447 II efi: vrai T confmua-t-elle , mais ellè a des ailes. Ah! fi j'en avois, que je ferois bientöt a fes cötés pour ne m'en jamais féparer ! Après cette tendre réflexion, elle lui dit : Ne pourriez-vous pas trouver le moyen de monter dans le nid ? Nous aurions moins de peine a nous entretenir.' Hélas! je ne le puis , répliqua le prince. Si la chofe étoit poffible , aurois-je attendu que vous m'en euffiez fait la propofition ? Me ferois - je laiffé prévenir ? Dans le doute ou je fuis , reprit la princeffe , fi ma mère trouverolt bon que vous fuffiez avec moi, je crois avoir trouvé un moyen pour vous voir a fon infu. Vous voyez , félgneur , dit Fatmé en s'interrompant ck en jettani un coup-d'oeil enflammé fur Aboucazir , pour Fengager a tout entreprendre ; vous voyez dit-elle , que le fentiment éclaire naturellement ceux que le monde a le moins formés. Le prince, continua Fatmé, demanda a la princeffe quel moyen elle imaginoit. II n'en eft aucun, dit-il, que je ne mette en ufage pour vous voir ck vous adorer. Je fuis charmée , lui dit-elle, de reconnoitre en vous des fentimens fi conformes aux miens. Vuidez le corps de ce chameau que vous voyez a queiques pas de vous, il vient de mourir; le foleil 1'aura bientöt féché : vous le garnirez de toutes les plantes odoriférantes dont vous êtes environné ; vous vous enfermerez enfuite dans fon corps, de facon a ne pouvoir être apper<^u, ck je prierai ma mère  '44o* HlSTOIRE de me 1'apporter pour en examiner la ftructure 'f elle ne me refufera pas ; & demain matin, fon dé« part nous laiffera toute la liberté que nous pouvons defirer. Tout fe paffa comme elle 1'avoit projetté ; & le prince étant dans le nid, rien ne les empécha de paffer enfemble les momens les plus heureux. Quand la mère revenoit a fon nid, ils 1'appercevoient aifément de loin, & le prince rentroit auffitöt dans fon chameau, pour n'en fortir qu'après fon départ. Cependant Ia princeffe devint groffe, & quand elle fat prête d'accoucher, dieu ordonna encore a 1'ange Gabnël d'en avertir Suleïman. II fit auffi-töt appeller Ie Griffon, & lui demanda s'il avoit empê-' ché le mariage du roi d'orient avec la fille du roi d'occident. Sans doute, lui répondit-il, la princeffe eft en mon pouvoir depuis long-tems: je défie perfonne de l'avöir approchée; elle eft dans mon nid fur Ia montagne de Kaf : c'eft affez vous affurer qu'elle n'a jamais vu que moi. Va la chercher touta-l'heure, lui répondit le prince, je veux la voir & juger par moi-même fi tu ne m'en impofes point. Le Griffon y confentit avec joie; & Suleïman, pour étre sur de n'être pas trompé, donna ordre a deux autres gros oifeaux de 1'accompagner pour lui rendre compte de fa conduite. Les oifeaux partirent, & Suleïman fit affembler un divan compofé de prefque toute fa cour & des doéfeurs  DU G R I F F O N. 449 doéteurs de la loi, pour être téiiioiris de tout cé qui alloit arriver. La jeune princeffe entendit keu» reufement le bruit que les oifeaux faifoient en volant : elle en fut très-étonnée; car jamais fa mère n'étoit revenue 3 une telle heure. Elle n'eut que ld tems de faire retirer le prince qui s'entretenoit avec elle, ck celui de le cachet promptement dans le chameau. Cependant fans rien témoigner de la frayeur qu'elle avoit éprouvée, elle ne put s'empêcher de marquer a fa mère 1'étonnement que lui caufoit fon retour, ck 1'arrivée des deux oifeaux dont elle étoit accompagnée. ~Ma fille, Suleïman te demande, lui répondit le Griffon, il faut partir k fa cour. La princeffe étonnée pour fon amant qu'elle ne pouvoit abandonner', ne perdit point le juge» inent, ck lui dit: Comment avez-vous réfolu , ma mère , de me conduire ? Je te pórterai fur mon dos > lui répondit le Griffon. Mais en traverfant tant dé iners ck de montagnes, lui répliqua-t-elle, la tête me tournera, fans aucun doute, la vue de tous les différens óbjets, ck la rapiclité dont vous voiez^ ne manqueront pas de me faire tombcr; ma mort eft certaine, ck je ne puis me réfouclre a voyagcr de cette facon. Mettez-moi plutot. dans le corps da ce chameau , ajouta-t-elle , je m'y renfermerai, jé ne verrai aucun objet; par conféquent je ne courral aucun rifque. Le Griffon applaudit a cette idee, & fut gré a fa fille de 1'imagination ck de 1'efprit qu'elle Tome Vit Ff  4p HlSTOIRE témoignoit; la princeffe fe placa dans le chameau , ou le prince attesdoit avec une extréme inquiétude la fin d'une converfation fi intéreffante pour fa maitreffe & pour lui. Le Griffon les emporta , ck Fhiftoire affure que la princeffe accoucha , dans le chemin , d'un garcon. Quand les oifeaux furent arrivés devant Suleïman qui les attendoit au milieu de fon divan, il dit au Griffon d'ouvrir lui-même le chameau. II le fit; mais quel fut fon étonnement en voyant le prince & la princeffe qui tenoit fon enfant dans fes bras ? Eftce ainfi, lui dit Suleïman, que tu mets obftacle aux volontés de dieu ? La honte, la douleur & les ris immodérés de tout le divan, caufèrent un trembleinent affreux au Griffon; il prit fon vol, ck depuis ce tems il ne fort plus de la montagne de Kaf. Suleïman demanda oii étoit la Chouette qui avoit approuvé la réfolution ck 1'entreprife du Griffon. Mais elie avoit été affez fage pour prendre le parti de la retraite.; ck depuis ce tems , elle n'habite que des lieux écartés, ck ne paroit que la nuit. Vous conviendrez , feigneur , pourfuivit Fatmé, en s'adreffant au roi, mais en regardant Aboucazir avec des yeux qui renfcrmoient en ce moment toute fon ame, ck qui lui difoient profite de ma lecon. Ce regard fut acccmpxgné d'unfouris fi agréable, qu'il remplit Fair demiel ckde fucre. Aboucazir de fon cöté lui rendit un coup-d'cei! fi plein de feu, ck qui expri-  du Griffon. 451 molt fi vivement tous fes defirs, que Fatmé fe troubla j & fes yeux a moitié fermés par la tendreffe ckl'éblouiffement, étoient cependant encore affez ouverts pour piononcer, fe faire entendre, & pénétrer fon cceur : toutes ces chofes fi difficiles a rendre & fi longues a écrire, font des éclairs de l'amour. Naour en fentit toute la force; mais il fut calmer les mouvemens de fa jaloufie; & fans 1'interrompre, tout convaincu qu'il étoit, il écouta tranquillement en apparence Fatmé qui difoit : Vous conviendrez donc, feigneur, que rien n'eft impoffible a deux amans qui s'aiment ? Aboucazir qui s'appercr.t du trouble qui paroiffoit dans les yeux du roi, quelque peine qu'il fe donnat pour fe con» traindre, voulut dire pour détourner fes idees : Permettez - moi, feigneur , de ne pas approuver ici Ce que Fatmé vient de raconter. Suis-moi', dit Naour^ d'un air froid, &il fortit fans regarder Fatmé, cette Fatmé a laqueUe il avoit toujours tant de chofes a dire. Les fentimens que l'on renferme davantage, n'en. ont que plus de vivacité; & il femble que les paroles les faffent exhaler & les diminuent. Naour pour' n'avoir rien dit, ntfn prit pas moins le parti dé rompre tout commerce avec cette infidelle, & de fe venger de fa perfidie. La contrainte qu'il s'im-< pofa pour un moment, n'eut d'autre motif que la honte de paroitre jaloux. Ff ij  452. HlSTOIRE Quand Naour fut retiré dans fon appartement, il s'abandonna a tous les troubles & a toute 1'horreur de la jaloufie. La confiance décue, la privation de ce qu'on aime encore malgré foi; les partis violens qui fe fuccedent continuellement ; cette agitation cruelle de tous les fens, qui rend incapable de toute autre idéé que d'un objet que l'on aime , & que l'on hait tout-a-la-fois, les projets de vengeance & de pardon; enfin, la foibleffe que l'on fe reproche, tourmentoient le roi, qu'un inftant avoit rendu malheureux, lui que l'on pouvoit regarder comme le plus heureux homme de la terre queiques momens auparavant. Cependant pour ne point agir avec précipitation, & faire ufage de la prudence qui lui étoit fi naturelle , il voulut confulter fon vifir fur le genre de punition qu'il feroit éprouver aux coupables. Son amour-propre humilié par les procédés de Fatmé , voulut au'moins fe foulager en faifant ufage d'une patience qui lui paroiffoit difficile a pratiquer. Dès que le foleil eut planté fon étendard blanc, nn<# Minon-Minette & U pnnce Souu, ^ conté, . , -rr ■ mtlolre de BedUiuldgemal, fik du roi des EJpnts, & de Seifulmulouk, fils du rot