C1UVRES BADINES, COMPLET TES, DU COMTE DE CAYLUS. A V E C F I G U R E S. TOME NEUVIÈME.   GEUVRES BADÏNES, COMPLE TTES, DU COMTE DE CAYLUS. AVE C Fl GU RE S. Première partie. TOME NEUVIEME. A AMSTERDAM, Et fe trouve a PARIS, Chez VI S S E, Libraire, rue de la Harpe , prés de la rue Serpente. M.. DCC. LXXXVII.   FÉER I ES NOUVELLES. SECONDE PARTIE.   F É E R I E S NOUVELLES. NONCHALANTE E T P A P I L L O N, C O N T E. L y avoit une fois un roi & une reine qui vécurent dans la plus grande union, & cette tendre union fuccéda a la paffion la plus vive & la plus traverfée dont on ait jamais entendu parler. La re;ne qui fe nommoit Santorée , méritoit, par les graces de fa perfonne , par celles de fon efprit , A iv  8 Nonchalante & fur-tout par la tendrefle de fon cceur, tout le fentiment que Gris-de-Lin, fon mari, avoit pour elle. Ce prince étoit d'autant plus aimable, qu'il avoit confervé fur le tröne toutes les vertus Sc tous les agrémens dun particulier ; auffi Pon ne peut doiiteY qu une fée n'eüt préfidé a fa naifTance. En efFet, cette fée, fans avoir été contredite par aucune de fes compagnes , après avoir évoqué tous les parens morts de Gris-de-Lin, avoit pris de chacun d'eux une vertu, auffi bien qu'un agrément, pour former le caraftère d'un prince qu'elle vouloit obliger ; mais malheureufement elle donna la dofe de tendrefle un peu trop forte : les malheurs des honnétes-gens n'ont prefque point d'autre principe. Quoi qu'il en foit, jamais prince ne fut plus heureux que Gris-de-Lin. II aimoit, autant que 1'on peut aimer , un objet digne de fon amour : eet aimable objet répondoit parfaitement a fa tendrefle, & de plus , il étoit roi d'un fort beau royaume; mais tant de faveurs de la fortune ne peuvent être d'une longue durée. La belle Santorée, en mettant au jour une fille charmante que 1'on nemma Nonchalante , fut extrêmement malade. Le roi, par amour pour fa mère, ne voulut point qu'on douat ce gage de leur union. II ne douta pas que , pour peu qu'elle reflemblat a Santorée , elle ne fut préférable a toutes les princeffes de la terre. Mais les fées ne rendent pas toujours aux fentimens la juffice qui  E T P A V I L L O N. 9 leur eft due. II leur parut que ce procédé entreprenoit fur leurs droits ; & pour en punir le roi, elles augmentèrent la maladie de la reine. Elles annoncèrent a 1'infortuné Gris-de-Lin les fuites funeftes de cette maladie, & la reine mourut. II efl conftant que, fans la petite Nonchalante , rien au monde n'auroit pu déterminer le roi k furvivre a une époufe fi tendrement aimée. II confentit donc a vivre pour cette feule raifon ; mais ce fut avec une fi grande triftefïe , qu'il devint incapable de toute affaire. La fée Lolotte , malgré ce qui s'étoit paffe , fe chargea de 1'éducation de la petite princeffe, & de celle du prince Papilion, neveu de Gris-de-Lin, que 1'on avoit envoyé, prefqu'au berceau, a la cour de Gris-de-Lin fon oncle, paree qu'il s'étoit trouvé orphelin. Quoique 1'on ne négligeat rien pour l'éducation de ces deux enfans , ils prouvèrent 1'un & 1'autre que les foins que 1'on prend ne peuvent qu'adoucir les défauts de la nature, fans les détruire abfolument. Nonchalante , belle & jolie tout enfemble , parfaitement bien faite, avec un efprit capable de tout, avoit pour tous les événemens un fond d'indifférence qu'il feroit difficile d'exprimer. Papilion, au contraire, charmant par fa figure, abufoit de fa vivacité; il faififfoit pafqu'aux plus grandes bagatelles avec une rapidité furprenante, & les abandonnoit avec une pareille promptitude. Comme ces enfans étoient a-  io Nonchalante peu-près du même age, ils parvinrent en mêmetems a celui auquel les peuples pouvoient s'intéreffer k eux, & former des projets convenables a leurs caraétères. Alors les fentimens fe trouvèrent partagés ; les gens tranquilles & amateurs de la paix voyoient dans Nonchalante toutes les vertus qu'ils defiroient k leur reine; & ceux que le mouvement ammoit, & les partifans de la gloire du royaume, efpéroient tout d'un prince tel que Papillon. Ces différentes facons de penfer annoncoient infailliblement une guerre civile & la divifion dans 1'état : ondevoitd'autantplus 1'appréhender, que 1'intérieur du palais n'étoit pas tranquille. Ces deux aimables enfans, en fe rendant juftice fur leurs agrémens, avoient cependant 1'un pour 1'autre un éloignement extréme caufé par 1'oppofition de leurs caraétères; & cette contrariété devenoit un obflacle invincible au mariage que tout le monde defiroit, & qui pouvoit feul calmer tous les efprits. Papillon, qui avoit beaucoup d'efprit, fentit, quoique dans un age trèspeu avancé , les avantages qu'il pouvoit tirer du parti qui fe déclaroit hautement en fa faveur; mais foit qu'il fut déterminé par un fentimènt d'honneur, k ne point faire tort k fa belle coufine, foit qu'il voulut fatisfaire fa vivacité & fa légèreté naturelle , il forma le deffein de chercher les aventures , & de voyager incognito. Auffi-tót que cette idéé fe préfenta k fon efprit, il la mit en exécution : heureufement pour  et Papillon. ii lui, elle lui vint étant a cheval; car s'il eüt été pied a terre, peut-être ne fe feroit-il pas donné le tems d'en demander un a fon écuyer : il partit donc fans avoir d'autre projet que celui de s'éloigner; il ne fut d'abord occupé que du foin de fortir du royaume. Ce départ inopiné mit tout 1'état en trouble , & 1'on regretta généralement un prince d'une auffi grande efpérance, & dont on ignoroit abfolument la deftinée. Tout infenfible qu'étoit Gris-de-Lin a tous les événemens de la vie, il fut touché de cette perte; & qu'oiqu'il ne put voir la princeiTe fa fille fans verfer des torrens de larmes , il voulut juger par lui-même de fes talens & de fa capacité ; mais indépendamment de la pareffe d'efprit avec laquelle elle étoit née , elle avoit auprès d'elle une fée qni la gatoit tout autant que fi elle eut été fa grand-mère. Cette fée avoit conqu pour Nonchalante, depuis le moment de fa naiffance, une amitié mal entendue, fouvent plus dangereufe que la haine. Gris-dc-Lin s'en appercut , & ne put s'empêcher d'en faire des reproches a la bonne Lolotte. II la fit convenir de fes torts , & elle lui promit de ne plus nourrir 1'indifrérence de la princeffe. En eftet , elle tint parole, & depuis eet inflant, la pauvre Nonchalante eut beaucoup a fouffrir : on 1'obligea de s'occuper du foin de fa parure , du choix de fes étoffes , & de la variété de fes plaifirs ; mais plutöt que d'entrer dans le moindre détail , elle portoit fes  iz Nonchalante vieux habits, demeuroit dans le plus grand négligé, & ne penfoit jamais a fe montrer en public. On n'en demeura pas la , Gris-de-Lin voulut qu'on lui parlat des affaires de fon royaume, & qu'elle parut au confeil pour y donner fon avis , & fe mettre par ce moyen au fait du gouvernement. Alors fon palais, fes états lui devinrent a tel point importuns , qu'elle conjura Lolotte de Pemmener hors d'un pays oü tout' lui étoit devenu infupportable. La fée refufa d'abord avec beaucoup de fermeté de fatisfaire cette fantaifie; mais que ne peuvent point les larmes de la plus jolie enfant du monde, quand elle efl aimée I Lolotte lui accorda enfin fa demande ; & fans lui faire quitter un canapé qu'elle préféroit a toutes les commodités de fon appartement , elle 1'enleva , & la conduifit dans fa grotte. Ce fecond départ mit tous les fujets au défefpoir, & Gris-de-Lin en fut auffi touché qu'il Ie pouvoit être. Mais revenons a Papillon, & voyons ce que fa vivacité lui fit rencontrer. Quoique les états de Nonchalante fufTent d'une grande étendue, le cheval de ce jeune prince eut afTez de force pour le lui faire traverfer : ce fut auffi tout ce qu'il put faire ; car a-peine étoit-il hors de la frontière, qu'il fe rendit. Papillon fut dónc obligé de marcher a pied; & quoique cette facon de voyager ne répondit point a fa vivacité, il fallut cependant s'y déterminer. II fe trouvoit alors  et Papillon. 13 dans une forêt dont 1'antiquité refpeétable infpiroit une fecrette horreur ; il fuivit un chemin qui lui parut aflez fréquente; & malgré toute la diligence dont il étoit capable, il fut furpris par la nuit : une petite lumière qu'il appercut fufpendit fa laffitude : il voulut s'en approcher; mais plus il faifoit d'efforts pour y parvenir , & plus il lui paroiffoit qu'elle s'éloignoit ; les inégalités du terrein & lepaifféur du bois la déroboient fouvent a fes yeux : quelle fituation pour un prince extrémement vif qui n'étoit jamais forti d'une cour , & dont par conféquent on avoit toujours prévemi les defirs ! Auffi 1'on peut dire qu'J foutint cette traverfe avec une irnjatience extréme. Enfin n'en pouvant plus de faim c de laffitude , il arriva tout auprès de cette lurière, vers laquelle il dreffoit depuis fi long-tems fi- pas : elle le conduifit a une méchante chaunure, il y frappa rudement , une vieille femme lui épondit; mais comme elle ne venoit point aflez prointement, il redoubla fes coups, & paria d'un ton öutorité ( car c'eft avec peine que 1'on en perd 1 ibitude ) : la vieille cependant n'en alloit pas pluiVite s eue répondoit toujours fimplement & avec -)uceur a tout ce qu'il difoit en dehors, pauencc : qe paroiffoit déterminée a lui ouvrir; mais elle fi encore long - tems avant que de lui faire ce plaiv- [\ 1'entendoit qui chaflbit fon chat, dans la cramiqU'U ne fortït en ouvrant la poxte:  14 Nonchalante il diftinguoit clairement, par la converfation qu'ellë avoit avec elle-même, qu'elle retournoit fur fes pas pour moucher fa lampe, afin de mieux diflinguer celui qui frappoit a fa porte ; & s'appercevant alors qu'il ne fe trouvoit pas affez d'huile dans k lampe, elle fe crut obligée d'en remettre; en an mot, elle. fit mille autres chofes femblables en répondant toujours , patience ; quelquefois elle ajoutoit feulement, eh! mon dieu, patience; & ce ne fut enfin qu'après bien du tems que cette porte s'ouvrit. Le prince ne trouva dans cette cabanne que 1'image de la pauvreté, & pas la moindre apparence de nourriture. Cet afpeót. le mit prefqu'au défefpoir ; il témoigna a la bonne vieille fon extreme fatigue & 1'excès de fon appétit, mais ellr ne lui répondit point autre chofe que ce trifte m£ de patience ; cependant , venant a 1'examen c's fecours qu'elle pouvoit lui donner : Vous aure , lui dit - elle, d'un ton doux, une botte de p.Ue pour vous coucher : la voila , continus -1 -*le , derrière la porte ( qu'elle avoit eu grand fin de refermer ) , & de quoi manger , répond:-brufquement Papillon ? Attendez, lui répliqrt-elle , patience , je vais cueillir des pois dans 1 jardin ; nous les écofierons paifiblement, enfuitf10115 allumerons du feu, & puis quand nous les urons bien fait'Cuire, nous. les mangerons fans /us pre fier; & puis je ferai. mort, ajouta le prip •' dame, je  et Papillon. 15 ne vals pas plus -vite, moi, reprit doucement la vieille , non fans ajouter encore felon fa louable coutume , donnez - vous patience , qui pour cette fois fut fuivi du proverbe : tout vient a point qui peut atundre; toutes ces chofes étoient bien dures a fouffrir, auffi Papillon étoit-il dans un état violent; mais que faire , il falloit bien en paffer par - la; allons cueillir les pois, dit alors la bonne femme, prenez la lampe pour m'éclairer; le prince lui obéit, mais fa promptitude éteignit plufieurs fois la lumière, il fallut la rallumer a deux petits charbons prefqu'éteints & couverts d'un peu de cendre proprement ramaffée dans le milieu de la cheminée; & enfin après bien des peines, les pois furent cueillis; on revint a la maifon , on parvint a les écoffer, & quand le feu fut allumé, ce qui fut encore treslong , il fallut les comptcr, car la vieille ne voulut abfolument en faire cuire que cinquante-quatre; le prince eut beau repréfenter la médiocrité de ce nombre, & combien un pois de plus ou de moins étoit de peu d'importance. II fallut encore en paffer par - la; les pois tombèrent plufieurs fois par la vivacité du prince , par conféquent il fallut nonfeulement les ramaffer , mais encore en vériffer le compte; enfin on les mit fur Ie feu, & quand ils furent prefque cuits, la bonne femme tira des balances d'une vieille armoire, prit un petit morceau. de pain, & fe mit en devoir de le partager & de  16 Nonchalante le pefer, mais Papillon ne lui en dpnna pas le tems ; il fe jetta deffus, le mangea, & lui dit a fon tour, patence. » Vous croyez plaifanter , lui dit-elle » toujours doucement, mais non; vous me nom, » mez véritablement, & vous apprendrez bientót » a me connoïtre ». Ils foupèrent cependant, & les vingt-fept pois qu'il eut pour fa part, & qu'elle lui donna bien exaelement, joints k queiques verres d'une eau très-claire, le nourrirent a merveille, & il dormit du fommeil le plus tranquille fur la paille qu'elle lui avoit prcmife; le lendemain matin , elle lui donna pour déjeuner du pain bis & du lait qu'il mangea de tout fon coeur, enchanté qu'il ne fe trouvat a ce repas ni rien a cueillir, ni rien k compter ; enfuite il la pria de lui apprendre qui elle étoit. J'y confens, lui répondit-elle, mais cela fera bien long. Eh bien, reprit le prince, fi céla eft, je vous en quitte; mais, continua la vieille, il faut k votre age écouter les vieillards, & vous accoutumer a la patience; mais, mais, dit-il, d'un ton d'impatience, il ne faut pas non plus que les vieillards nous excedent; dites-moi feulement, continua-t-il , quel eft le pays oü je me trouve ? Volontiers, lui répondit la vieille; vous étes dans la forêt de l'Oifeau noir, & c'eft-la qu'il rend fes oracles. Un oracle, dit le prince, je vais le confulter; il voulut donner quelqu'argent a la vieille, mais elle le refufa; il 1« jette fur la table, & partk comme  et Papillon. i? éclair, fans avoir demandé le chemin de ce qu'il avoit envie de voir; il prit a tout hazard le premier fentier qui fe préfenta devant lui, & toujours courant, & fe perdant fouvent , il s'éloigna fans regret d'une maifon qui lui avoit encore moins déplu que le caraclère de celle qui 1'habitoit. II marcha quelque tems au hazard, mais enfin il appercut dans 1'éloignement un grand batiment qui dominoit fur toute la forét, & dont la couleur étoit noire; eet objet, auffi lugubre que fmgulier, lui parut le temple oü fe rendoit 1'oracle qui le faifoit courir; il marcha cependant encore long - tems, & fort peu avant le coucher du foleil , il arriva aux premières grilles du palais noir. II étoit environné de plufieurs enceintes de batimens & de fofTés , dont les eaux & les pierres qui les revêtifïbient étoient de couleur aflortifTante au temple. Quand il fut a la première porte, il lut fans peine une infeription écrite en gros caraöères de fer rouge, qui contenoit ces paroles : Mortel curieux de favoir ta dejlinée, frappe fur le timbre noir, & fois foumis a mon culte. Le prince, pour exécuter eet ordre, ramafia une groffe pierre, & la lanca contre le timbre qui rendit un fon terrible & caverneux. A ce bruit, la porte s'ouvrit, & dès qu'il fut entré elle fe referma avec une rapidité prodigieufe; dans le même inftant il partit des batimens voifins plufieurs milüons de chauve - fouris, dont les cris & 1'obfcurité qu'elles Tome IX. B  iS Nonchalante répandirent dans l'air, augmentèrent infiniment 1'horreur de ce lievt. Tout autre que Papillon en eut été effrayé; mais il marcha d'un pas ferme & déterminé jufqu'a la feconde grille, que foixante negres couverts de grands voiles noirs lui vinrent ouvrir; il voulut leur parler, mais il reconnut que fon langage leur étoit tout-a-fait étranger. Ce tourment, qu'il ne connoifibit^pas encore, de penfer vivement & de ne pouvoir fe faire entendre, lui rappel'a triftement le fouvenir de la bonne femme patience. Mais ce ne fut pas tout, car il fut encore obligé de iè foumettre a ces foixante negres qui le défarmèreiit; après cette affligeante cérémonie, il fut conduit tréscivilement par les miniftres noirs dans un appartement magnifique, oü 1'ébene, le jais & les teintures noires brilloient a 1'envi. Réduit a parler par fignes, il exprima le befoin qu'il avoit de manger, & par fignes auffi on lui fit entendre que dans quelques heures il feroit fatisfait": en efiet, on vint le prendre (toujours avec autant de refpeét que de lenteur) pour le cönduire dans une efpece de réfe&oire; il s'y placa, auffi bien que tous les negres, a Pendroit qui lui étoit deffiné. II vit quelques plats pofés devant lui, ils étoient de difierentes couleurs , mais toutes tirant fur le noir; il en voulut prendre un pour fatisfaire au plutöt fa faim , mais il s'apperqut qu'il étoit, comme tous les autres, attaché a la table; & il remarqua que fa nouvelle, mais  èt Papillon. 19 lugubre compagnie , fe fervoit d'un chaluirieau, & que le plus doucement du monde chacun fucoit fa portion : il fallut donc employer' le chalumeau qu'il trouva devant lui, & manger d'une facon auffi peu conforme a fa Vivacité. Après le foupé, on paffa dans une falie i oü les negres, deux a deux, s'établirent a un jeu d'échecs, dont il fut obligé d'être le témoin ; quand on eut fini la dernière partie, qui fut trés - difputée , & par-conféquent infiniment longue, on le conduifit dans fon appartement, toujours avec la méme lenteur & toujours avec le même refpeft. L'efpérance de confulter 1'oracle, & celle de fortir de ce trifte féjour, 1'éveiilèrent de grand matin, il térrioigna 1'envie qu'il avoit d'aller au temple; mais fans lui rien répondre on le conduifit aux bains i en lui faifant entendre qu'il falloit fe purifier; il fe déshabilla promptement, & voulut fe précipiter dans Peau, mais tous les negres Parrêtèrent, & ne lui pefmirent d'y entrer qu'a la hauteur d'un pouce $ & ce fut avec bien de la peine & beaucoup de chagrin pour lui, qu'on lui fit entendre que fon bain augmenteroit tous les jours d'une parcille mefuré. Quand il fut convaincu de cette trifte néceffité, il perdit abfolument patience, il conjura, preffa par fignes, & paria même, quoiqu'il fut bien affuré quö Pon n'entendoit rien de ce qu'il difoit; mais toüt fut inutile, il fallut fe foumettre, & foixante jours' fe pafsèrent a rendre fon bain complet* Toujours B ij  20 Nonchalante mangeant avec un chalumeau, toujours obfërvant le filence, toujours conduit & complimenté lentement , & toujours voyant jouer aux échecs, le jeu qui de tous lui étoit le plus antipathique, enfin il il parvint au bonheur d'avoir de Peau jufqu'au menton , & le lendemain de eet heureux jour, les negres revêtus de leurs voiles noirs , ayant chacun une chauve-fouris fur la tête, marchèrent a petit pas, en chantant du nez un cantique des plus lugubres; ils arrivèrent avec le prince a la grille qui les féparoit de Pintérieur du temple. A leurs chants, une autre troupe de negres, mais qui marchoit beaucoup plus lentement encore, vint recevoir le malheureux Papillon; toute la difFérence qu'il put remarquer entre ce dernier cortege & le premier, c'eft que ceux qui compofoient celui-ci, avoient chacun un corbeau fiir Ie poing, dont le croafiement étoit infupportable. On prit alors le prince fous les bras, moins pour lui faire honneur que pour le contenir; après une trés - longue marche , on arriva aux premiers degrés du temple ; le prince crut être a la fin de fes peines, mais on fut encore plus de deux heures a lui donner le voile noir; après quoi il parvint enfin dans le temple , oü il fut encore au moins autant de tems fpeétateur des différentes prières que Pon y fit: Pimpatience du prince s'étoit convertie, il y avoit déja long-tems, en des baillemens continuels & vraifemblablement fcandaleux; mais rien  et Papillon. 21 n'étoit capable d'interrompre Fordre des cérémonies; & quoiqu'il en fut le principal objet, on ne s'étoit point du-tout occupé de 1'ennui qu'il témoignoit avec fi peu de modération. L'intérieur du temple étoit, comme 1'extérieur, revêtu du marbre le plus noir; un grand rideau tout auffi noir que le refte le féparoit en deux parties. Après les fumigations les plus épaiffes, ce rideau fut tiré , & 1'oifeau noir parut dans toute fa majefte. C'étoit une efpece d'aigle, mais beaucoup plus gros qu'un rock; il étoit perché fur une barre de fer qui traverfoit le temple. A fon afpecl, tous les negres fe profternèrent, n'ofant foutenir fes regards. Quand. il eut trois fois battu des ailes, & que trois fois le tems fe fut éclairci, il prononca diilinctement ces mots dans la langue de Papillon : Pr 'mcz, tu ne v.ux krc h:urcux que par ce qui Heft oppofé. Auffi-tót que ces paroles eurent été prononcées, le rideau fe referma, & tous les negres, tant de l'intérieur que de 1'extérieur du temple, vinrent refpeclueufement le baifer des deux cötés. Après cette longue cérémonie, on lui donna un corbeau noir fur le poing, & on le reconduilït tout auffi lentement h la grille, qui s'ouvrit comme la première fois. La, il rendit fon corbeau, & bit remis entre les mains des premiers negres; une chauve-fouris fe placa d'elle-même fur fa tête, & cette efcorte le ramena a fon premier gïte, pour prendre autant de bains en rétrogradant, qu'il en avoit déja B iij  Nonchalante pris, Pour-lors il fut embrafie par les derniers negres, qui le conduifirent civilement a la grille du timbre noir, & lui rendirent fes armes avec tous les fignes & toutes les démonftrations d'amitié pofiibles. II répondit trés-mal k leurs politefTes, car la porte ne fut pas plutöt ouverte, qu'il fe mit k courir de toutes fes forces, fans autre defTein que celui de s'éloigner d'un lieu dans lequel il ne concevoit pas qu'il eut pu vivre; il fe repentit mille fois de la curiofité qui 1'avoit engagé k venir confulter un auffi trifte oracle qui ne lui avoit rien appris; il fit quelques réflexions, (fort courtes k la vérité) fur Finutilité & les inconvéniens de la curiofité. Après plufieurs jours d'une vie trés-dure & très-pénible, il fortit de la forêt, & fe trouva fur les bords d'un grand fleuve, dont il fuivit le cours, dans 1'efpérance de rencontrer quelqüe fnoyén de le traverfer.. II étoit dans eet embarras , lorfqu'un jour, au lever du foleil, il appercut un objet d'une blancheur éblouiffante; fon empreffement redoubla k eet afpeét, il reconnut que c'étoit un vaifTeau, le plus blanc, Ie mieux fait & le plus joli du monde; il étoit mouillé dans le grand fleuve, & fa chaloupe étoit a terre, Le prince ne put réfifter long-tems k J'envie d'en faire ufage, non-plus qu'a celle de vifiter le batiment; il tria inutilement pour en faire fortir queli qu'un, & impatienté du filence qu'on y gardoit, |1 faufa légèrement dans la chaloupe , & fe conduifit  et Papillon. 2.3 avec une extreme facilité ; car cette chaloupe ne pefoit rien, puifqu'elle étoit de paper blanc, auffi bien que le vaiffeau. Le prince y monta fans aucune difficulté, & n'y trouvant perfonne, il examina fans obflacles tout ce qu'il eut envie de voir, & remarquant qu'il y avoit non-feulement un bon lit, mais encore toutes les chofes nécefTaires a la vie , il réfolut d'en profiter jufqu'a nouvel ordre. Comme il avoit été fort bien élevé a la cour de Gris-de-lin, il favoit un peu de tout, & la néceffité jointe aux connoiflances qu'il avoit acquifes lui firent trouver une partie des manoeuvres les plus néceflaires. Le vaifTeau, le fleuve , les campagnes , tout ce qui fe préfenta a fes yeux lui parut inhabité. La légèreté dont étoit fon batiment, répondant a fa vivacité, le dédommagea del'ennui qu'auroit pu lui caufer une auffi grande folitude ; enfin, après quelques jours de navigation, le courant du fleuve 1'entrainant toujours vers fon embouchure , il fe troüva, prefque fans s'en être appercu, dans la grande mer. II ne 1'avoit jamais vue, Fafpeéf. de cette immenfité d'eau 1 etonna ; tout courageux qu'il étoit, il fut efFrayé & voulut rentrer dans la rivière; mais les courans plus forts que lui 1'emportèrent au large, & le vent le prenant alors en pouppe, lui fit perdre la terre en fort peu de tems. 11 fe fouvint alors de la défenfe qu'on lui avoit faite dans fon enfance, de badiner avec 1'eau , mais il n'étoit B iv  24 Nonchalante plus tems. II fentit toute 1'horreur de fa fituation, & ne favoit comment fe garantir du péril oü fon peu de réfiexion 1'avoit expofé; tout ce qu'il put faire fut de s'impatienter & de s'ennuyer, deux chofes dont il s'acquittoit merveilleufement bien. Pour comble de maux, il fut pris par des calmes , &ï'onn'a jamais pu comprendre comment il avoit reiine a un état qui déplait même aux plus patiens ; auffi regretta-Ml alors le temple de 1'oifeau noir, car ii y voyoit au moins des hommes, i! leur faifoit des fignes, & 1'efpérance d'en fortir le foutenoit dans fes chagrins ; au lieu que dans fon navire de papier blanc, il n'ayóit aucune efpece de fociété, & ne pouvoit prévoir comment il feroit délivré de cette ennuyeufe prifon. Sa navigation fut extrémement longue, & il ne déeóuvroit aucune terre; la première qu'il reconnut & dont fon navire approcha, lui caufa une fi grande joie, & fon empreffement pour débarquer fut fi fort, qu'il fe jetta a Ia mer, réfolu de gagner la cóte a la nage; mais fon projet fut inutile, car fon vaiffeau fe trouva toujours fous fes pieds , toutes les fois qu'après s'être précipité dans la mer il revenoit au-deffus del'eau. ïl fut donc obligé, malgré lui, de fe foumettre aux vents , de fe tenir enfermé dans fa chambre, & " de fécher fes habits au feu d'un rechaud a 1'efpritde-vin, qui lui fervoit pour accommoder les vivres qu'il trouvpit en abondance, & dont il ne manqua  et Papillon. 25 jamais. Cette dernière impatience ne fut pas de longue durée, le vaiffeau arriva de lui même dans un por,t formé par la nature, & bordé des plus grands arbres. Cette vue enchanta le prince, & quand il fut prés de terre il y fauta légèrement, & contre fon efpérance il fe vit enfin délivré de la perfécution de fon vaiffeau; il marcha pour ne le plus voir, traverfa promptement la plus belle forêt du monde, & s'arrêta au bord d'une fontaine déücieufe par la pureté de fon eau & par la beauté des cedres dont elle étoit ombragée. A-peine y fut-il arrivé, qu'il vit une gazelle prefque aux abois qui vint tomber a fes pieds en prononcant ces paroles : Ah Papillon! fecourez - moi. Le prince étonné & touché de la beauté & de la délicateffe de ce petit animal, ramaffa fes armes, & fut au-dcvant d'un lion vert qui pourfuivoit la gazelle avec ardeur. L'intrépide Papillon 1'attaqua; le combai fut vif, mais enfin Papillon demeura vainqueur, lion en tombant fifHa trois fois avec tant de fi, ce, que la forêt en retentit, & que le bruit s'en fit entendre a plus de deux lieues a la ronde, après quoi ce lion expira, n'ayant apparemment plus rien a faire dans ce monde. Papillon s'embarrafTant auffi peu de lui que de fon fifflet, fe tourna du cöté de la belle gazelle, & lui dit: Ehbien, étes-vous contente a-préfent? Puifque vous favez parler, dites-moi promptement ce que c'eft que tout ceci, & pourquoi vous me con-  2.6 Nonchalante noifTez? II faut que je me repofe long-tems, lui répliqua-t-elle, & de plus vous n'avez pas le loifir de m'écouter, car cette affaire n'eflpas finie, vous étes trop preffé; regardez, continua-t-elle fans s'échauffer davantage, regardez derrière vous. Papillon fe retourna promptement, & vit en effet un géant qui marchoit droit a lui a grands pas. Qui diable, s'écria le géant d'une voix formidable, a donc fait fiffler mon lion? C'efl moi, répondit fièrement le prince; mais regarde, il ne fifflera plus, fur ma parole. Ah! mon pauvre Bibi, répliqua le géant^ quel malheur! mon cher petit ami! mais au moins jevengerai ta mort. A ces mots, il préfente a Papillon le grand ferpent qu'il tenoit a fa main, & la feule arme qu'il eut apportée; le prince, fans s'étonner, porte au ferpent un coup mortel, & dans le moment il devint géant, & le géant devint ferpent. Les coups de Papillon firent jufqu'a fix fois une femblable métamorphofe; mais enfin le prince donna un fi grand coup de fabre, qu'il coupa le ferpent en deux , en ramaffa un morceau & le jetta au nez du géant , qui tomba fans connoifTance dans les patres du lion; dans ce moment, un nuage épais lés déroba a la vue du jeune prince, & les enleva avec une extréme rapidité. Papillon, fans fe donner le tems de remettre fon épée, s'adreffant a la gazelle, lui dit: Vous avez a-préfent repris vos fens, vous ne craignezplus rien; expliquez-moi donc ce  et Papillon. 27 que vous êtes & ce que veulent dire ce lion, ce vilain géant & fon camarade le ferpent, mais fur-tout dépêchez-vous. Vous ferez fatisfait, lui répondit-elle, mais rien ne prefte : je voudrois vous mener au chateau vert, & je voudrois bien auffi ne pas aller k pied , c'eft une chofe fi fatigante ! de plus, le chateau ne laiffe pas d'être fort éloigné. Mettons-nous donc tout-a-l'heure en chemin pour nous y rendre, reprit le prince avec impatience , ou bien je vous laiflerai la, vous & votre hiftoire; n'eft-ce pas une chofe honteufe qu'une jeune & jolie gazelle comme vous ne puiffe marcher a pied? Partons donc promptement , car plus le chateau eft éloigné, & plus nous devons faire diligence: allons, allons, continua-t-il, nous irons doucement , c'eft tout ce que je puis vous accorder; d'ailleurs, nous cauferons en chemin, Faifons mieux , reprit-elle; portez-moi fur vos épaules; mais comme je n'aime point que les autres fe donnent de la peine (& vous moins qu'un autre) , vous me porterez , il eft vrai, mais vous monterez fur ce limacon. En effet, elle lui en montra un (en étendant a-peine la plus jolie patte du monde ) qu'il prit pour un gros quartier de pierre, tant il étoit d'une taille énorme. Moi! que je monte fur un limacon ! reprit Papillon; vous moquez-vous? c'eft donc pour n'arriver que dans un an? Eh bien, ne le faites pas, répondit la gazelle , nous demeurerons ici, pour moi je m'y trouve fort bien,  2-8 Nonchalante la fontaine eft fraiche & 1'herbe eft tendre; mais croyez-moi, fuivez le confeil que je vous donne, & montez. Toute oppofée que la chofe étoit au éar'actère de Papillon, elle lui parut fi ridicule qu'il obéit, & après avoir mis la jolie gazelle fur fes épaules; le limacon, a fes ordres & aux coups de talon qu'il lui donuoit fans cefie, gliftbit aflez paffablement. La gazelle lui difoit inutilement. que cette voiture étoit la plus douce qu'elle eut encore trouvée , il n'en fentoit que la lenteur. Enfin, après une tr'èslongue marche , ils arrivèrent au chateau vert. Tous ceux qui 1'habitoient furent attirés par la fingularité de Ia marche & de la voiture. La gazelle ayant bien voulu qu'on la mit a terre , reprit fur les degrés du périftile une forme aufii douce qu'aimable, & fit connoitre a Papillon fa belle coufine. La joie & la reconnoiffance que la princeffe lui témoigna fut tranquille & douce; celle du prince, au contraire, fut aufli vive qu'animée. Toutes les femmes avec lefquelles Nonchalante vivoit depuis quelque tems, accoutumés a deviner, apprirent par deux ou trois paroles que 1'emportement de fa joie lui fit prononcer, la défaite du géant, & les prodiges de valeur de fon coufin. Nonchalante marcha lentement pour fe repofer dans le grand appartement du chateau. Papillon la fuivit pour obtenir promptement le récit qu'il avoit déja demandé; la vue de fa coufine le lui faifoit infiniment defirer; mais il fallut encere  et Papillon. 2.9 avant que de fatisfaire fa curiofité, qu'il recïit les complimens des habitans des terres vertes, qui, par la mort du géant, venoient le reconnoïtre pour leur fouverain. II coupa court a la moitié des harangues, qui étoient toujours trop longues; les complimenteurs furent congédiés tout auffi-töt que la chofe fut poffible, & Papillon obtint enfin de Nonchalante le récit de fes aventures, qu'elle commenca ainfi : Après votre départ, ennuyée des fatigues du gouvernement dont on voulut abfolument m'inftruire , je conjurai la bonne Lolotte que vous avez connue , de m'emmener chez elle ; ce fut avec bien de la peine qu'elle m'accorda cette faveur , mais enfin elle y confentit : elle m'enleva fur mon canapé , & je pafTai quelques jours délicieux dans fa grotte, oü tout étoit auflï commode que tranquille. Elle fut obligée d'aller a 1'afTemblée des fées, mais elle m'apprit a fon retour, en fondant en larmes, que les complaifances qu'elle avoit eues pour moi lui avoient couté bien cher, qu'on Pen avoit grondée avec beaucoup de vivacité, & que le confeil lui avoit ordonné de me mettre entre les mains de Mirlifiche , déja chargée du foin de votre perfonne. & dont la conduite étoit très-bonne' a votre égard. Oh oui, fort bonne, interrompit Papillon , fi c'eft elle qui m'a caufé tous les ennuis que j'ai éprouvés; vous en jugerez tout-a-l'heure. Continuez, continuez, ma belle coufine, car je fais ce qui m'eft  3<3 Nonchalante arrivé a moi, mais j'ignore tout ce qui vous fegarde. Je fus d'abord très-affligée , reprit Nonchalante, des pleurs de la bonne Lolotte, mais je m'en confolai enfuite par 1'idéé des reflources que fournit la tranquillité. Je ne tardai pas a voir arriver la fée Mirlifiche , montée fur fa grande licorne. Elle s'arrêta devant la grotte que nous habitions , & me demanda a la bonne Lolotte, dont les pleurs redoublèrent dans eet inftant; mais ne pouvant me refufer, elle me prit dans fes bras, me donna plufieurs baifers de nourrice, & me mit elle-même en croupe derrière la fée. Tenez-vous bien, petite fille, me dit Mirlifiche, fi vous ne voulez pas vous cafTer le cou. Eneétivement, j'eus. befoin de toutes mes forces pour ne pas tomber ; car fa vilaine mon-' ture alloit un trot fi rude, que fouvent je perdois haleine. Nous trotames cep'endant un trés - long tems, & quand nous fumes arrivées a une grolTe ferme, le fermier & la fermière accoururent audevant de la fée , d'auffi loin qu'ils la virent, & Paidèrent a defcendre de fa licorne. J'ai fu depuis qu'ils étoient roi & reine , & que les fées les avoient réduits k eet état, autant pour les punir de leur ignorance & de leur parefTe, que pour tacher de les en corriger. Quand Mirlifiche fut defcendue, & que 1'on m'eut portée k terre, prefque morte de fatigue , elle voulut abfolument que je donnafTe les foins néceflaires k fa licorne, Pour eet  et Papillon. 31 effet, elle m'ordonna de monter au grenier au foin , oü 1'on n'alloit que par une échelle, & de lui apporter 1'une après 1'autre quatre-vingt poignées de foin pour la nuit de fa monture. Je n'ai jamais refTenti une auffi grande laffitude, & je frémis encore quand j'y penfe. Cependant j'obéis; j'apportai devant elle les quatre-vingt poignées de foin, je les reportai enfuite par fon ordre, de la même facon, dans 1'écurie. Ce ne fut pas tout; on me fit travailler au foupé, & quand il fut achevé, je crus en être quitte & pouvoir jouir paifiblement d'un petit lit que la fée avoit fait apporter auprès du fien; point du tout: je fus non-feulement obligée de le préparer ( car il n'étoit pas fait), mais encore celui qu'on avoit apporté pour Mirlifiche. J'aurois cent fois préféré le fommeil que j'aurois pris fur une chaife, plutöt que dans un lit qui me coütoit tant de peine; mais il fallut obéir, fermer les rideaux de la fée, & lui rendre mille fervices qui ne finifïbient point, & auxquels je n'étois point du tout accoutumée. Enfin , n'en pouvant plus, & ne fachant pas encore me déshabiller toute feule, je me jettai fur mon lit dans 1'état oü j'étois; la fée qui s'en appercut me tira des charmes d'un premier fpmmeil, pour me faire déshabiller ; mais malgré fes menaces, je ne laifTaipas d'en garder une partie, & je fus affez heureufe pour qu'elle ne s'en apperqut pasy: & je vous dirai confidemment que je me fuis toujours affez bien trouvée  3^ Nonchalante de la défobéiffance ; on eft , il eft vrai, fouvent grondée, mais on gagne toujours quelque chofe du cóté de la peine. Dés le point du jour, Mirlifiche me réveilla, & m'obligea de me lever pour aller favoir comment fe portoit fa licorne , & pour lui rendre compte du foin qu'il lui reftoit a manger; elle réitéra fes ordres , & me contraignit de faire plufieurs voyages , tantót pour 1'inftruire du tems qu'il faifoit, tantót pour 1'informer de 1'heure. Je m'acquittai fi mal , & j'exécutai fi lentement fes ordres, qu'avant de partir elle appella le roi & lareine qui Pavoient recue avec le plus pro fond refpedt: Princes, leur dit-elle en montant fur fa licorne , continuez a faire bien valoir votre ferme, fi vous voulez remonter fur le tróne ; je fuis plus contente de vous cette année; mais je vous laifle cette petite princefTe, en me montrant a eux, faitesla-moi travailler d'importancc, & que je Ia trouve corrigée; autrement..... Elle n'en dit pas davantage , piqua fa monture, & dans un inftant difparut a nos yeux. Le roi & la reine fe tournant alors de mon cóté , me demandèrent ce que je favois faire: rien du tout, répondis-je d'un air qui clevoit affurément les perfuader. Malgré cette réponfe, ils entrèrent dans le détail & le choix des occ'upations-, pour favoir laquelle feroit plus de mon gofit; mais je les afiurai toujours que je n'en avois point d'autre que celui de ne rien faire, & je finis par les conjurer de  etPapillons 33 de me laiffer dormir, lis eiirent non-feulement ja bonté d'y confentir, inais encore celle de m'apporter a manger dans mon lit, dont je ne voulus pas ibrtir de tout le jour. Le lendemain au matin , la bonne reine vint me trouver, & me dit d'un air embarraffé: Ma belle enfant > il faut néceflairement vous réfoudre a vous lever, je fais bien que c'eft une jolie chofe que de ne rien faire; telle que vous me voyez,. je le fais par moi - même; car enfin , quand nous étions roi & reine, nous ne faifions rien, mon mari & moi; mais je dis rien du-tout,, & j'efpère bien qu'un jour viendra que nous en ferons tout autant: mais nous n'en fom« mes pas la, ni vous ni nous. Vous avez entendu ce que la fée nous a dit en partant, vous nous feries gronder, & peut-être vous nous expoferiez a pis encore, .fi nous ne vous faifions pas travailler; ainfi* levez-vous, mon enfant, car mon -nari 1'a réfolu comme cela : nous n'avons. parlé que de vous hier au foir, & même toute la nuit: allons, venez déjeuner , j'ai de la bonne crème qui vous attend, Ce ne fut pas encore fans peine que je fuivis fon confeil, & tout alla bien jufqu'au déjeuné. Quand il fut achevé, on agita de nouveau ce que 1'on me donneroit a faire; mais je difois toujours: Cróyezmoi, ne me chargez de rien. Enfin, la reine ac-> commoda plus de quatre livres de chanvre autouf d'une grafie quenouille qu'elle accompagna d'un fu« Tome IX, C  34 Nonchalante feau , en m'envoyant garder les moutons, & en m'aflurant que eet ouvrage étoit d'autant plus agréable, que je me repoferois tant que je le voudrois. Quelque féduifante que put être fa promeffe , je fis encore de nouvelles repréfentatïons, mais elles furent inutiles, & je fus obligée de partir. Je ne marchai pas long-tems fans trouver une ombre charmante; Fendroit me parut délicieux, je m'aflis fur 1'herbe tendre, & me faifant un chevet de ma quenouille, comme j'aurois fait s'il n'y avoit point eu de moutons dans le monde ; pour eux, ils fe conduifirent comme s'il n'y avoit eu perfonne pour les garder, ils fe répandirent a leur volonté dans la campagne, en fourrageant tous les grains. Les payfans du canton étoient trop intéreffés au dégat pour le paffer fous filence; au bruit qu'ils firent, le roi & la reine fortirent de leur ferme, & voyant ce qui fe paflbit, ils fe mirent a courir après leurs moutons, avec d'autant plus de raifon, qu'on vouloit leur faire payer le défordre. Pour moi j'étois tranquille , je les regardois courir, 6k j'y ferois encore (car j'étois fort a mon aife) fi le roi & la reine, tout effoufflés de leur courfe, ne m'euffent apper  5° LePalais .& répandoient dans Ie cceur cette volupté fi bien connue fous !e nom de fille du ciel, & que les hom> mes doivent rechercher avec un fi grand foin. Conftant parcourut des yeux une affemblée plus brillante que 1'olympe ne put jamais 1'être. II fit le tour intérieur de 1'enceinte; & quand il fut en face de Rofanie, il en fut ébloui. Elle joignoit a toutes les graces de la figure ce contentement que donne la certitude de ne pouvoir être effacée par aucune autre beauté, & cette tranquillité de 1'ame qui fied fi bien au vifage; elle s'appercut aifément de l'ifripreflion qu'elle faifoit fur le jeune étranger. La moins coquette des ,femmes n'ignora jamais les effets de fa beauté. Les appels d'un héraut retirèrent le prince de Padrniration oü la vue de tant de charmes Ie tenok comme enfeveli. Le héraut proclama les exercices de la jeuneffe, & cria que la beauté a laquelle on étoit attaché, ou celle qui paroitroit la plus agréable, feroit le prix de la force ou de -1'adreffe que 1'on ailoit montrer aux yeux de I'aiTemblée, en fe foumettant cependant aux ufages du pays, & a la décifion de Ia princeffe, qui feule pouvoit en ordonner. Par un mouvement dont il ne fe donna pas le tems de fe rendfe compte a lui-même, Conflant fe préfenta le premier fur les rangs , avec cette vivacité que 1'amour & la jeuneffe peuvent feuls infpirer. II gagna tous les prix, mais avec une fupériorité tk utte diftinétion dont tous les fpedateurs  DES IdÉKS. ji furent au/li furpris que les vaincus eii furent confternés. II vint aux genoux de Rofanie recevoir les prix qu'il avoit gagnés d'une facon fi diitinguée; pourlors, la voyant de plus prés, fon admiration ne lui laiffa que 1'ufage de la vue. Quand il fut au pied du tröne, Rofanie lui dit qu'il pouvoit choifir , de toutes les beautés qui 1'environnoient , celle que fon amour lui feroit préféref. Conftant lui répondit avec empreffement : Je ne fuis flatté detre vainqueur , que paree que je vais être couronné de votre main , & je ne fuis fenfible a la viéloire qu'autant que FaVantage que je viens de remporter peut me mettre a portée de m'avouer votre efclave. Vous ignorez les ufages de cepays, lui répondit la charmante Rofaunie ; les princêües ne choififfent pas plus dans ce pays que daiis les autres; il ne leur convlènt detre préférées qua leurs femblables ; vous oubliez vötre rang & le mien, Elle prononcja ces dernières paroles avec autant de fierté que d'aigr^v"1". Cette aigreur qui commencoit leur première entrevue , a fouvent été le commencement des plus grands attachemens. Le prince rougit de 1'état de fimplicité dans lequel il paroiffoit aux yeux de celle qu'il adoroit déja. L'amour-propre Fengagea prefqua a fe déclarer. Rofanie, furprife a. fon tour de Ia rapidité de fes triomphes, lui dit en le couronnant de fa proprè D ij  .51 Le Palais couronne de fleurs, ( paree que le maitre des cérémonies n'avoit point trouvé fur fes regiflres ni 1'exemple d'un vainqueur auffi défintérefle, ou plutot auffi téméraire, ni celui de toutes les vidoires remportées par le même homme, & qu'une demidouzaine de couronnes auroient un peu trop chargé la tête du vainqueur ; ) Rofanie donc en accordant une relle faveur au prince, lui dit: Choififlez dans toutes ces beautés, il n'en eft point qui ne puifle être a vous dans ce moment même. Cette offre eft infultante, s'écria le prince. Que vous favez mêler d'amertume aux bontés que vous avez pour moi! Je n'aurois pas difputé le prix, fi je n'avois cru que ce prix étoit un moyen de vous acquérir; & fans le fecours de cette idéé, il eft certain que je n'aurois pas triomphé. Difputez entre vous 1'honneur de pofféder ces beautés, dit-il a 1'afTembIée, je n'ai combattu que pour 1'honneur. II dit ces mots en fe retirant, & les prononca avec cette" aigreur de 1'amour mécontent & révolté. Les exercices ayant recommencé par fon défiftemént, il ne put s'empêcher de fe mêler dans la foule, ni réfifter au defir de venir s'enivrer de nouveau du plaifir de regarder Rofanie. Quand Ia cérémonie fut finie, & que les mariages "eurent été célébrés felon 1'ufage ordinaire, Ie prince fe retira, & vint chercher une retraite dans le fauxbourg le moins fréquente de la ville, II envoya fur  des Idéés, 53 le champ 1'écuyer qui^feul 1'avoit fuivi , chercher fon équipage & fes gens. II eft aifé de croire que 1'on paria du bel étranger dans toute la ville; fon adreffe & fa force furent le fujet des converfations. Les beautés qu'il avoit mépnfées trouvoient toutes des raifons pour blamer la froideur de fon procédé; on étoit piqué contre lui. C'étoit, il eft vrai, le louer plus qu'on n'en avoit la volonté ; on difoit a chaque moment que 1'on ne vouloit plus en parler, & cependant la converfation tomboit toujours fur fon chapitre. On fe demandoitfans ceffe : Mais d'oü eft-il venu? Quand eft-il arrivé? Et vous, ne le connoiffez-vous point? On recommencoit ces queftions, ou de femblables , quoiqua 1'inftant on fe fut répondu. Enfin 1'on faifoit toutes les queftions poffibles; elles étoient accompagnées de toutes les répétitions imaginables, tantöt ayant 1'aigreur, tantót 1'admiration pour motifs. Tous ces propos, comme je 1'ai déja dit, tels qu'ils fuflent, étoient un éloge bien réel ; enfin , toutes les perquifitions furent inutiles. Dans les grandes villes les propos font vifs , mais ils ne font pas de durée. On coinmencoit a ne plus parler du prince, lorfque trois jours après on le vit paroitre a la promenade publique, dans un équipage digne de lui & de la fée qui en avoit ordonné. Son amour lui avoit fait ajouter tout ce que la galanterie peut avoir de plus agréable, a tout ce que la D iij  H Le Palais fée Minatine lui avoit donné de fuperbe & de magnifique, II fut reconnu dans le char le plus galant pour le vainqueur de toute la jeuneffe, & pour Pobjet des regrets de toutes les belles du pays. La parure ajoute a la plus belle figure: comment parut-il donc aux yeux de toute la cour ! .11 vint defeendre au palais de Rofanie, fe fit nornmer en demandant audienee au roi, a la reine & a la princeffe. El!e lui fut accordée fur-Ie-champ , & ce fut ïa que, foit par la modefiie avec iaquelle il répondit aux éloges que méritoient & fa force & fon adreffe, foit par les grac.es que 1'envie de plaire fait répandre dans la converfation, il charma toute la cour, & ce fut avec un plaifir général que 1'on ap-, prit de lui-même qu'il efpéroit faire quelque féjour dans le pays. II s'y établit en effet; mais s'il touCha quelquefois 1'efprit de Rofanie, il ne fit aucuo progrès fur fon cceur. Confiant fervit Rofanie avec toute I'habileté poffible dans les guerres étrangères qui lui furent déclarées; il ne lui fut pas d'un moindre fecours dans les troubles de fon empire, puifqu'il calma mille fois des efprits féditieux & mal-intentionnés, dpn{ fa capitale n'étoit que trop reinpiie. Rofanie lui fit oublier pendant plufieurs années. qu'il avoit un royaume, & fur toutes chofes, fa maïheureufe paffipn lui avoit toujours fait craindre d? reyoir Mjnatine, Les égareipens de 1'amour ont  des Idéés. "j) redoute de tout tems les confeüs de l'amitié éclairée. Que n'auroit-il point oublié, puifqu'il s'oublioit lui-même ? Un jour que , plus outré de fes malheurs, & qu'il étoit auffi vivement affligé qu'on peut 1'être quand 1'amour eft fans efpérance, il defira de voir la fée fa véritable amie : la defirer & la voir ne furent qu'une même chofe , elle parut donc a fes yeux. Vous êtes affez puni de n'avoir pas fuivï mes cbnfeils, cher prince, lui dit elle avec douceur , fans que je • vous accable encore des reproches que vous méritez. Si la nature entière & mon art pouvoient vous rendre Rofanie indifférente, il eft bien certain que le bouleverfemcnt de 1'une feroit 1'effet de 1'autre; mais quand on aime une fois Rofanie , la mort peut feule déüvrer de 1'attachcment que 1'on a pour elle. Je vous ai prédit ce que vous fouffrez; ramour.feal, vous le favez , peut récompenfer 1'amour , & tous les prodiges ne peuvent donner aucune fatisfaóbon au fentiment: je ne puis donc que vous plaindre ; la feule chofe qu'il me foit poffible de faire pour vous prouver ma fincère amitié, c'eft de vous donner une confolation que votre amour ne défavouera pas. Pour-lors elle le toucha de fa baguette, & lui accorda la faculté d'entrer dans le Palais des idéés. Elle y joignit celle de le pouvoir conftruire dans tous les lieux oü il fe trouveroit , & dans tous les inftans qu'il le pourroit defirer. Ce palais entretient & noqrrit la conftance; mais D iv  5* LePalais II eft impoffible 4 décrire avec précifion, Tantêt il reprefente tout ce que 1'art & le gout peuvent com. pofer de plus parfait; dans 1'inftantmême il devient une cabane auffi pauvre que folitaire; il eft égale, ment fitué ou dans un vallon délicieux, ou fur un roemer efcarpé. La mer, les rivière, , les foréts & lesi prairies fe trouvent dans fon eneeinte, la folitude & 1 Wcurité des cavernes fuccedent en un moinent k la cohue & a 1'illumination d'un bal; les Pbjets lugubres prennent en un inftant la place des flus agréables. Le prince Conftant faifoit un ufage Pominuel de ce Palais', puifqu'il y voyoit fans ceffe ™' & CIll'el!e s'7 Préfentoit accompagnée de tousies charmes. Mille"tabfeaux, tous animés & tous parfaitementrefTemblans, la retracoient fans ceffe ious toutes les formes poffibles.Il s'entretenoit avee .Sik;.pour- fors il lui difoit ce qu'il avoit toujours Pubhe de lui dire; mais quand, après Pavoir vue douce , ter:d:-e & complaifante , il forto* de fon palais ,1a cruelle réalité devenoit alors le tourment de ion cceur. Rofanie reconnut cependant quelque différence dans la conduite générale du prince. Souvent il eft 3mvé que Pon ne veut point répondre a la tendreffe dun amant, mais que cependant on n'eft pointdétermmé a le perdre. Soit que la princeffe fut dans |e cas de cette vanité, fbit qu'elle fut frappée d'une Mn car jj eft bien dffiqle de favoir précifö.  des Idéés. 57 ment tout ce que penfe une jeune peribnne. Cette réflexion la piqua de curiofité, eet auteur de tant d'inconvéniens. Elle fit fentir & Conftant qu'elle le foupconnoit d'avoir quclque diffipation , tk d'être moins a plaindre qu'il ne vouloit le faire croire. La ieule apparence de foupcon, le rapport que 1'amourpropre fait lui trouver avec ün reprocbe, alarmèrent le malheureux Conflant. Jamais il ne fut de fecret pour ee qu'on aime véritablement. II fit Paveu du préfent de la fée , mais il fut décrit a Rofanie avec la vivacité de 1'amour fatisfait. Je vous y vois fans ceffe, lui dit-il: quand le malheur me fépare de vous, ma vive imagination vous y peint a tous les momens telle que vous êtes , ck mon cceur vous dicle vos réponfes ; jugez de monbonheur dans ces heureux inftans. Je vous donne des fêtes; & tout ce qui peut fervir a ma délicatere & a vous prouver mes fentimens, fe trouve foumis a mes ordres. Je donne une tendre interprétation aux paroles les plus indifférentes que votre froideur me fait recevoir en réponfe de tout ce cjue je puis vous dire de tendre & de paflionné. Enfin, dans cette heureufe retraite toute la nature eft foumife a mon amour. Vous êtes amoureux, lui dit Rofanie, par-conféquent votre palais ne vous repréfente que 1'amour; mais pour moi qui ne connois point la tendrefle , fi j'en pofledois un femblaJiie, il me femble que j'en ferois un ufage charmant,  5# LePalais par les Images agréables & féduifanrés qu'il me traceroit fans ceffe. Je crois, lui répondit Conftant, que ces palais doivent non-feulement leurs agrémens, mais encore leur exiftence a 1'amour ; mais quoï qu'il en foit, vous en defirez un, & quoique tout m'alarme de votre part, & que je craigne avec raifon que vous ne faffiez.ufage d'un tel préfent pour vous paffer plus aifément de moi que vous ne le faites encore, tout ce que vous defirez eft mon unique loi; je vais donc conjurer la fée de vous fatisfaire. A ces mots, Minatine parut au milieu d'eux; elle toucha Rofanie d'un coup de fa baguette comme elle avoit touché le prince, & pour-lors elle difparut. Dés le premier moment de folitude dont la prin-' ceffe put difpofer, elle voulut employer le nouveau don qu'on venoit de lui faire; mais quoiqu'elle eut beaucoup d'efprit, a-peine les objets, fe retracoient-ils a elle ; rien de ce qu'elle vouloit fe repréfenter n'avoit de confiftance, &tout sevanouif foit: tant il eft vrai que le cceur feul peut fixer les idees! C'eft, a mon fens,un préjugé favorable pour 1'amour , que celui de voir une perfonne indifférente tomber dans la rêverie : un amant, s'il n'en eft point jaloux, doit en être charmé. Les objets qui fe peignirent a Rofanie étoient froids ; ils étoient dépourvus de cette grace & de  oes Idees, 59 cette chaleur fi néceffaires a toute peinture. Après quejque tems d'un ufage auffi peu important que celui auquel la princeffe employoit fon palais, elle appercut un jour Conftant; mais elle ne fit au commencement que 1'entrevoir , & ce ne fut même qu'a 1'extrémité d'une galerie infiniment longue, & très-éloignée d'elle. Ses attentions, fa fidélité, fon parfait dévouement , donnèrent infenfiblement des couleurs plus vives a fon portrait, & par-conféque.nt plus de confiftance a fon palais. Toutes ces réflexions frappèreht enfin le cceur de Rofanie, il en fut attendri. Cette tendre pitié précede ordinairement le triomphe de 1'amour. La feule vertu ne peut prévenir ni bannir Pattcntion d'une première idee ; elle frappe avec tant de fimplicité, qu'il n'eft pas poflible de fe la reprocher, non-plus que d'être en garde contre elle. Elle s'infinue pour 1'ordinaire par des degrés trés-peu fenfibles, & quand elle a produit une affez forte impreffion pour que 1'indifférence en foit alarmée. Le détail des fentimens de Rofanie & leur progrès furent donc a-peu-prés tels que je viens de les décrire. Elle étoit intérieurement convaincue de fa défaite , cependant elle faifoit encore fouvent des queftions k Conftant, fur la manière dont il la voyoit dans fon palais. Le rapport qu'elle trouvoit avec fon récit -& celui de fes propres fentimens , lui donnoit  60 LePalais quelquefois du chagrin, & très-fouvent de 1'hurfleur' Quoique feule, elle rougiffoit des impreffions que" ï amour faifoit fur fon cceur, & Ies combats de fa fierté faifoient payer cher a Conftant les commencemens de fon triomphe. Si 1'amour laiffoit a un amant la liberté de fon efprit, il feroit enchanté de reconnoitre une humeur qui précede toujours 1'aveu des fentimens & ia foumiffion du cceur d'une jeune Perfonne. Rofanie, fouvent après les queftions dont je viens de parler, quittoit brufquement un prince qui refTentoit trop d'amour pour ne pas éprouver tout 1'aveuglement, & même toute la fottife que cette paftion donne a 1'homme du monde doué du plus grand efprit. 11 s'affligeoit donc de ce qui le conduifoit au but de tous fes voeux. AufTi-töt après avoir quitté conftant, Rofanie le trouvoit clans fon palais , & le voyoit affligé de fon dernier procédé; elle vouloit quelquefois s'en applaudir, mais elle finiffoit toujours par fe le reprocher, & même par en étre alarmée. Tant de troubles cefsèrent a la fin. Un jour que fortant chacun de leur palais, ils fe rencontrèrent, leur converfation commenca par eet heureux filence oü tout parle en nous hors la voix. Cette douce fituation oü 1'ame eft alors attentive, fut enfin interrompue ; le récit de ce dont ils étoient occupés & le tranfport de leurs cceurs devinrent une déclaration réciproque.  des Idéés. 6i Rien ne s'étoit jamais oppofé au bonheur de Conftant que 1'indifférence de Rofanie; 1'aveu du don de fon cceur précéda de quelque tems celui de fa main, & leur mariage fut bientöt conclu k leur grande fatisfaétion. Nos amans, quoiqu'époux, voulurent a leur ordinaire met tre leurs palais en ufage, mais ils n'exiftoient plus. Minatine n'étoit pas une fée du commun; elle s'étoit férieufemeut appliquée a 1'étude du cceur humain. Elle leur avoit donc retiré ce don qui leur avoit été a 1'un & a 1'autre d'un fi grand fecours; mais elle n'avoit pas ufé de cette précaution a la légere; elle craignit que les idéés ne fuftent contraires au bonheur de leur fituation préfente : car enfin les idéés conduifent aifément a la jaloufie. C'eft en-vain qu'on lui donnera le beau nom de délicatefle; la délicatefte d'un mari eft prefque toujours une jaloufie terrible, ck certainement elle eft toujours au moins une fadeur. Minatine prit donc le fage parti de fouftraire les idéés a 1'un & a 1'autre ; & mon avis eft qu'elle fit bien. Ils recurent en échange de ce qu'ils perdoient, le don du palais de la plus aimable réalité. C'eft un palais plein de délices , qui s'écroule, il eft vrai, quelquefois de lui-même, mais jamais ce malheur ne lui arrivé que par la faute de fes fondemens; & quand le rapport de 1'humeur, celui des goüts, Sc les douceurs de 1'amitié, joints a 1'amour par-  6z LePalaisdes Idees. fait, ont ëleve ce charmant édifice, il furpaffe en folidité tout ce que nous connoiflbns dans le monde; d'autant plus que les breches que le tems ou diverfes circonftances peuvent y occafionner, font réparéeschaque jour par les plaifirs infinis que pro* duifent & le cceur & 1'efprit. Ce fut fur des principes auffi délicieux que folides quevécurent Conftant &Rofanie, plus heureux mille fois par leurs fentimens que par la poffeffion de deux grands royaumes , & par tout ce que les hommes regardent comme la fortune. La véritablè «ft, en tout fens, dans notre cceur.  6$ LA PRINCESSE LÜMI N E U S E. CONTÉ. JlL étoit une fois un roi & une reine; la reine s'appelloit Marjolaine, & le roi fe nommoit Biribi. Ils vécurent toujours dans une fort grande union , quoiqu'ils fe fufTent mariés par amour. La paffion qui les dominoit 1'un & 1'autre étoit celle du jeu: elle les occupoit les jours & les nuits. II paffe pour conftant que le roi Biribi fut 1'inventeur d'un jeu qui porte aujourd'hui fon nom. Le roi paffoit la journée dans fon cabinet, a imaginer des tableaux pour fon jeu, & a faire peindre des cafés plus fingulières les unes que les autres. Ces tableaux étoient tous applaudis, non-feulement paree qu'ils étoient de la compofition du roi, mais enccre paree que les habitans de ce grand état aimoient naturellement le jeu. Le roi Biribi employa très-utilement le goütque  &f La Princesse. fes fujets avoient pour le jeu: il tailloit 'lui-même, pour donner Pexemple, & il étoit de toutes les banques qu'il établit dans toutes les villes de fort royaume. II eut foin, pour la commodité & 1'amufement des différens états, d'en avoir a tout prix II fit un reglement très-raifonnable pour favo-' rifer fes banquiers généraux ; c'étoit un édit par lequel il étoit expreffément ordonné qu'une perfonne de chaque familie tireroit ou feroit tirer une boule par jour, & cela fans qu'aucune raifon put difpenfer' de cette obéifTanée.- Les femmes étoient ordinaire-ment chargées par la familie d'exécuter une ordonnance auffi avantageufe pour les banques ; car on ne s'en tient pas fi aifément a une feule boule. Le roi Biribi, dans le fonds, n'étoit pas joueur, jamais banquier ne le fut; il n'aimoit que 1'argent, & fentoit tout 1'avantage de fon jeu. Il foulagea fon peuple de tous les impöts '& de toutes les entrées , & ne voulut pour le revenu de fa courorme que le pront des banques. Jamais droits ne furent payés par les femmes avec plus de bonne volonté ck plus d'exadtitude, & jamais prince ne fe trouva. des fommes plus confidérables dans fes coffres, Cette cour, fuivant 1'ufage, étoit gouvernée par deux fées d'un caraclère bien différent: 1'une fe nommoit Balfamine; elle étoit bonne naturellement, & la jufteffe de fon efprit étoit infinie. Elle blamoit beaucoup le gout déclaré du roi cx de Ia reine pour  Lumineus e. 6j pour le jeu, ck cette facon de tirer 1'argent de fes fujets, ck voulut fouvent faire honte ar' roi, nonfeuiement de ce qu'il tenoit Ia banque, mais encore de ce qu'il étoit de part avec les banquiers; mais fes remontrances furent inutiles, L'autre fée, qui poffédoit bien plus la faveur & la confiance de Biribi, paree que la conformité des goüts les rapprochoit, fe nommoit la fée Sansdent* G étoit une vieille joueufe, qui, dans de certains cas de perte , auroit été capable de jouer jufqu'a fa baguette. Elle étoit have ck sèche; les veilles & 1'altération du jeu lui avoient brülé le fan?, & le fang brulé lui donnoit une humeur épouvantabie ck lui faifoit très-fouvent tenir des propos que tout autre qu'un banquier de Biribi n'auroit pas foutenu* Elle joignoit a cette altération le malheur dé n'aimer pas trop le 'plaifir des autres, ck è etre un tant foif peu envieufe : voüa fon caraclère. Quant a fa fac,on de fe mettre, jamais elle n'étoit achevée de coëffer, ck 1'on ne pouvoit être plus mal vêtue ; car tout ce qu'elle tfroit de fes appointemens de fée, au üeu-d'aller a fon entretien , fe fondoit dans la banque. L'on ignore pent-être que , malgré le grand pouvoir des fées, elles font foumifes a un confeil qui leur demande un compte exaél de 1'emploi qu'elles ont fait de 1'argent du tréfor. Sans ce féglement, il n'eö pas douteux que Sansdent n'eüt joué , ck par corféquent perdu tout 1'argent que les fées pöuvoient Tornt IX, E  66 La Princesse avoir, quelque confidérables que leurs richefTes euffent été. La reine étoit une bonne femme affez fimple, qui pontoit toute la journée avec un zele & une patience fans exemple. Le roi, qui connoiffoit parfaitement la force de fon jeu, donnoit des fommes iïnmenfes a la reine pour fes menus plaifirs ck pour fon entretien, fachant très-bien ce que deviendroit eet argent. En effet, elle perdoit tout ce qu'on lui donnoit, ck n'étoit pas mieux parée que Sansdent Elles fe fervoient d'excufe 1'une a 1'autre. Biribi, toujours attentif a donner de bons exemples, avoit expreffément défendu que 1'on marquat la reine elle même, c'étoit tout dire pour les autres. Quand le roi terjoit la banque , c'étoit la bonne Marjolaine qui lui fervoit de croupier, ck qui donnoit les jettons , a la vérité, dans une cuillière d'or garnie de diamans; ck le gentilhomme de la chambre , qui étoit d'année , préfentoit le fac ; car il faut convenir qu'on ne pouvoit tenir Biribi avec plus de dignité que ce grand prince le tenoit. II ne quittoit le jeu que p*our recevoir 1'argeiit de tous fes banquiers généraux, vérifier leurs comptes , renvoyer de 1'argent a ceux qui, par hafard, avoient été débanqués; enfin il étoit occupé a tenir en ordre un auffi grand nombre de banques ; il ne négligeoit pas non-plus de faire punir les families qui n'avoient pas tiré de boules fuivant 1'ordonnance. II faifoit mettre dans les gazettes tous les  Lumineus e. 67 plêins qui avoient été gagnés dans la femaine , aved les noms des prédeffinés; & fur toutes chofes, il faifoit eiter, avec un peu d'augmentation , les pertes que les banques avoient faiteSi Voila quel étoit au jufle 1 etat de la cour cle ca roi, lorfque la reine Marjolaine fe trouva groffe. Les veilles non-plus que le jeu ne 1'empêchèrent point de fe bien porter pendant le cours de fa grof-» feffe, & d'accoucher fort heureufement d'une princeffe qui parut aux yeux de tout le monde belle comme Ie plus beau jour, Balfamine fe chargea du foin de fon éducation k & Ia nomina Lumineufe. Pour Sansdent, qui s'apperqut cle tous les charmes qui paroiffoient déja dans eet admirable enfant, elle reffentit une envie qui comme je 1'ai déja dit, lui étoit naturelle , & qui fut encore rédoublée , paree qu'elle prévit qu'une petite princeffe dont elle s'étoit chargée depuis deux ans, qu'elle aimoit autant qu'elle pouvoit aimer, & qui fe nommoit Pivoine, feroit d'une figure bien différente de celle de Lumineufe, & que fon efprit feroit très-inférieur au fien. Toutes c§s raifons 1'engagèrent a foumettre Lumineufe a tous les inconvéniens qui ne font que trop ordinaires dans le monde, de facon même qu'aucun pouvoir de fée ne pourroit les lui faire éviter. Balfamine n'avoit encore eu que le /tems d'exempter des malheurs de la vie de Lumineufe que la petite vérole; mais hélas1 il Eij  68 La Princesse en eft beauconp d'autres encore , tk la princeffe, malgré 1'amitié de la fée, ne s'y trouva que trop foumife. Balfamine s'appercut de la méchanceté de fa compagne; mais comme il n'étoit plus poffible d'y remédier, elle prit, fur cette affaire, le fage parti du filence. La taille & la figure de Lumineufe, qui ne pouvoient être plus parfaites, étoient encore furpaffées par la vivacité & la jufteffe d un efprit également porté a la douceur & a la pareffe. Balfamine ne lui donna pas le moindre confeü fur le jeu , dont elle défapprouvoit les exces ; elle favoit très-bien que les enfans n'ont prefque jamais de goüt pour les chofes que leurs parens ont trop aimées; auffi eut-elle toute fa vie un éloignement infini pour cette paffion. Quand Lumineufe eut atteint Fage de quinze ans, elle enchantoit par fes regards , & charmoit par fon efprit; elle eut effacé bien d'autres beautés que celle de la princeffe Pivoine , que Sansdent avoit auprès d'elle a la cour du roi Biribi, Sa taille étoit courte & groffe, & jamais aucune rille a fon age n'avoit eu une fi prodigieufe gorge. Elle n'avoit point d'autre efprit que celui du jeu, tk répétoit de mémoire les plaifanteries qu'elle avoit entendu faire fur les cafés du tableau. Jamais Sansdent nel'avoit grondée que paree qu'elle ne filoit pas bien fon argent, ou paree qu'elle ne demeuroitpas a la fin des parties , pour parer la table tk retenir plus long-tems les  Lumineus e. 69 joueurs. Lumineufe ck elle ne s'aimoient pas beaucoup , quoiqu'elles euffent paffe leur jeuneffe enfemble. Le roi ni la reine n'aimoient pas beaucoup leur fille ; la raifon en étoit bien fimple , leurs gouts étoient différens. Marjolaine ayant plufieurs fois fait venir la princeffe fa fille a fon jeu , pour la diffiper & 1'amufer, elle avoit toujours fait des baillemens exceffifs, pour lefquels on 1'avoit renvoyée, en la traitant de petite fotte, &c. Ces réprimandes engageoient toujours Pivoine a fe rengorger, paree qu'elle les regardoit comme une louange ïndire&e que 1'on donnoit a fon caraftère. Balfamine étant fort confidérée dans tout le corps de la féerie, fut mandée pour traiter d'affaires irnportantes'; ce fut le tems de fon abfence que Sansdent choifit pour propofer au roi ck a la reme de marier Lumineufe. Sansdent leur propofa donc le roi des Brouillards pour être leur gendre. Elle leur fit valoir non-feulement la grandeur de fon alliance, en leur difant qu'il étoit un peu parent de la Nuit, ck fortaimé des médecins ; mais encore elle leur repréfenta que la beauté de Lumineufe leur attireroit infailliblement des guerres pendant lefquelles il leur feroit très-difficile de pouvoir jouer, & dont les dépenfes diminueroient confidérablement le fonds des banques. Le roi des Brouillards efl un bon-homme, qui Eiij  yo La Princessê n'a pas, a la vérité, un grand commerce dans le jr.onde, il n'efi pas recu dans beaucoup de maifons; mais il emmenera votre fille, & vous ferez au moins eertains de -la voir pendant les hivers. D'auffi bonnes raifons déterminèrent le roi & la reine. La demande de Lumineufe fut faite dès le même jour avec toutes les cérémonies ordinaires; Ie contrat fut figné fur le champ , & dès le foir même les noces furent célébrées. Lumineufe étoit douce, Balfamine étoit abfente; que peut faire une princeffe qui n'a que quinze ans, ck qui n'ofe s'op. pofer a la volonté de fes parens ? Elle fe foumit, ik c'étoit tout ce qu'elle pouvoit faire. Les noces furent obfcures, malgré la quantité de bougies qui rempliffoient les appartemens. Le roi des Brouillards & fa fuite, qu'il avoit fort diminuée par confidéTration, faifoient tort aux lumières. Toute la cour fut enrhumée , paree que tous ces brouillards ré*pandoient une fort grande humidité. Le trop heu^ yeux époux de la belle Lumineufe étoit un grand & gros homme agé pour le moins cle foixante ans; |1 avoit la voix rauque, il parloit peu, mais ce qu'il difoit étoit infiniment diffus. II parut vêtu comme |es petits enfans voués aü blanc; toute fa cour portoit le même uniforme, auffi-bien qije celui des cheveux plats, qui ne relevoient ni leur figure ni leur bonne .mine, Le lendeinain des noces, le marié parut, mw,W ?i arriye ofdjnajrement, fort ampureux ,  Lumineus e. . 71 Si Lumineufe toute auffi froide qu'elle étoit la veille de fon mariage, ck ne fut point animée par toutes les mauvaifes plaifanteries que 1'on fait dans les noces. Le roi fon mari , après avoir fait fes groffes plaifanteries, voulut conduire la nouvelle reine dans une portion de fes états qu'il avoit établis dans une prairie voifrne de la capitale du roi fon beau-père, & pour donner une idéé de fa magnificence, il mvita toute la cour du roi Biribi a un grand foupé. Les exhalaifons formoient fon palais, mais le goüt de 1'architeéïure étoit un peu gothique, & la porte d'entrée étoit véritablement fi balie, qu'il fallut que tout le monde baifiat la tête pour entrer dans le palais. Quand toute la compagnie fut affemblée, 1'on ferma une efpece cle trappe, de facon que 1'on ne favoit plus, ni par oü 1'on étoit entré , ni par oü 1'on reflbrtiroit. Le roi, provincial par nature & par habitude , en inféra que 1'on devoit boire bien long-tems. Le mets qui do-minoit le plus dans ce (eftln, ck dont la profufion fut extréme, fut celui des bécafies. Quoique toute la cour du roi Biribi fut venue a ce repas, en redingottes ck en cr.potes , quoique le roi des Brouillards eut eu 1'attenÓon de faire donner , comme a 1'audience du grand firigneur , des caffetans de toile cirée, rhumidité de fon palais incommoda tout le monde; ck malgré 1'envie qu'il E iv  71 I»a Princesse eut de prolonger le repas, & les mauvais propos qu'il tint pour eu venir a bout, le foupé fut court; & tout le monde s etant retiré, Lumineufe fut laiffée dans les états du roi fon mari, abandonnée k fes pleurs, Le roi Biribi & la reine Marjolaine ayant fïni Ia feule affaire qui pouvoit les difiraire du jeu, retourpèrent chez eux avec leur bonne amie Sansdent. Elle avoit toujours eu le projet de couronner les fpins qu'elle avoit pris de la princeffe Pivoine, par un mariage avantageux; pour eet cffet', elle avoit Jetté les yeux fur le prince Grenadin, dont les états étoient voifins de ceux du roi Biribi , & dont la figure & Ie mérite faifoient grand bruit dans le inonde. Ce prince étoit un fi bon parti, que Balfamine, toute fage & toute éclairée qu'elle étoit, n'en avoit jamais defiré d'autre pour la princeffe Lumineufe. Quand cette bonne fée revint, quelle fut fa dou* |eur de ne plus trouver fa chère Lumineufe I La gonverfation fut vive entre les fées j.Ie roi & la feinc répondirent aux reproches qu'elle leur fit, qu'ils avoient dc'féré aux confeils de leur amie Sansdent. galfamine fut piquée du peu de confidération que jon avoit eue pour elle • elle partit, & fut de ce pas chez la belle Lumineufe , qu'elle trouva feule dans fon boudoir. Leur entrevue auroit attendri les f.é|noias dqnt le cceur aurpit été le plus dur. JLumineufe l'embrafla mille fois en hl difant t  Lumineus e. 73 Pourquoi m'avez - vous quittée , ma bonne amie ? vous favez que je n'ai de reffources qu'en vous ; ne me quittez donc jamais. Balfamine lui répondit avec tendrefle : N'ayez point cl'inquiétude, tót ou tard je vous vengerai de Sansdent: Hélas, lui répondit la princeffe, je pafferai toute ma vie dans une obfcurité infupportable , je ne pourrai jamais accoutumer mon tempérament a Phumidité qui regne dans ces fombres lieux. Je confens volontiers a vivre fans aucune fociété, pourvu que vous ne m'abandonniez pas , ma chère Balfamine. Le roi mon mari, pour mon malheur, reffent de 1'amour pour moi , ck je n'ai pour lui qu'une indifférence bien digne de lui & de fes trifïes états, Efpérez, lui dit Balfamine , une fituation plus heureufe , ne vous laiffez point aller au défefpoir; comptcz c|ue je ne vous abandonnerai point, ck qu'au moins je vous riendrai fidclle compagnie , puifque Sansdent m'a mife hors d'état de vous donner d'autres preuves de mon amitié. Lumineufe reffentit ce foulagement que donnent les. fecours de 1'amitié. Le roi des Brouillards qui s'appercut de quel fecours la compagnie de Balfamine étoit a la reine fa femme, la combla de toutes les amitiés poffibles. Quoiqu'il fut naturellement froid, il reffentoit vivcment 1'indifférence que Lumineufe avoit pour lui. Auflï-töt que la noce de Lumineufe eut été ter-» minée, ck que la nouvelle reine eut été remife entre  74 La P r i n 'c e s s e les mains du vieux roi fon mari , j'ai dit , s'il m'en fouvient, que Sansdent, Marjolaine & le roi Biribi retournèrent promptement fe mettre a une table de jeu; les jours fuivans, la même chofe fe répéta , & 1'on reprit le même train de vie que celui qui avoit précédé les noces. Sansdent, qui ne perdoit point fon projet de vue , pour fa groffe favorite Pivoine, s'occupa férieufement du mariage cle Grenadin avec fa protégée. Ce prince charmant étoit demeuré jeune fous la tutelle de la reine Brillante , fa mère ; le roi fon père, avoit gagné une pleuréfie a la chalfe du papillon , dont il mourut fort regretté de fes fujets. Brillante fut donc déclarée régente; elle éleva Grenadin avec tous les foins imaginables. Ce prince avoit un éloignement marqué pour le mariage; mais il avoit une galanterie réelle dans 1'efprit, avec laquelle il faifoit les délices de la cour de la reine fa mère. Telle étoit la difpofition de cette cour, lorfque Sansdent envoya plufieurs fois le même fonge a la reine brillante, qui Pentretenoit de 1'éloignement que Grenadin avoit pour le mariage, & PalTuroit que cette averfion ne fmiroit que dans les états du roi Biribi, dans lefquels il trouveroit la fée Sansdent, a laquelle il pouvoit s'adrefTer en toute fureté. Ce fonge fut envoyé fi fouvent a la reine, & toujours fi fort accompagné des mêmes circonftances , qu'enfin elle fe détermina a fuivre 1'avertiA fement qu'il lui donnoit.  Lumineus e. 75 Le prince partit donc avec un équipage digne de fa naiffance & de fon goüt naturel. II fut reen par le roi Biribi avec tous les honneurs dus a fon rang ; & comme 1'on croit affez ordinairement a tout le monde le même goüt que celui que 1'on a, 1'on redoubla les parties de jeu, dans le defTein de lui faire plus d'honneur. Sansdent s'appercut avec chagrin du dégout de Grenadin pour le jeu. Elle ne vouloit cependant pas avoir le démenti de fon projet ; elle réfolut donc de donner au prince ce que 1'on appelle une fête dans toutes les formes. Elle conftruifit avec fa baguette, dans les jardins dn palais, qui n'étoient pas trop bien entretenus, une falie d'un goüt d'architeéture admirable, & elle réfolut d'y donner un bal oü toute la cour fut mvitée. Mais hélas! perfonne dans le pays ne favoit plus danfer. Pivoine fe trouva la feule qui fut a-peu-près faire le pas de menuet; encore comment le faifoitelle ! Mais elle n'avoit point du-tout d'oreille; & fans les attentions du prince, & fon exceffive politeffe, elle étoit fi mal-adroite, que plus de dix fois elle feroit tombée a la renverfe, fa queue fe mettant toujours entre fes jambes, ou bien s'cmbarraffant dans fes pantoufles. Un bal oü il y avoit auffi peu de danfeurs , fe trouva néceffairement trèscourt. Que faire en attendant le foupé ? II fallut donc fe mettre au jeu. Voila donc la partie ëtablie, 6c Grenadin, a cóté de la groffe Pivoine, obligé  76 La Princesse par politeffe de jouer. On fit une fois 1'éloge de Ia nobleffe avec laquelle il perdoit fon argent; Pivoine lui dit mille gentillelles de celles qu'elle avoit entendu faire au jeu ; elle lui confeilloit bien férieufement de prendre tantót 1'arlequin, tantót une autre figure. II y a quatre jours qu'il n'eft venu, lui difpjt, elle, je 1'ai marqué fur mes tablettes. Elle lui demandoit en grace de prendre les chiffres de 25, de 7 ou de 5 2, ck lui rendoit un compte très-exaét de la cabale, a laquelle le prince ne put comprendre un mot , malgré 1'explication de la princeffe ; ck comme il plaifantoit avec graces fur ces propos, dont il ne pouvoit être la dupe avec 1'efprit qu'il avoit, Pivoine lui dit: Cependant, ce font des chofes qu'il faut favoir, non-feulement paree qu'elles réuffiffent au jeu, mais encore paree qu'elles en donnent l'air. Croiriez-vous bien même, ajoutoit-elle, que je leur ai obligation de m'avoir fait obtenir la préférence fur une princeffe avec laquelle j'ai été élevée dans cette cour, & qui n'a jamais pu en retenir un mot, tant elle avoit 1'efprit bouché. Le foupé fut fervi long-tems avant que 1'on fe mït a table; les joueurs étoient piqués, on 1'avoit retardé plufieurs fois, 6k quand il fut fervi, on le laiffa longtems refroidir encore. Pendant le foupé , on voulut mettrequelques converfations agréables furie tapis, maïs elles retombèrent toujours fur le jeu, fur un coup piquant, fur la nobleffe du jeu d'un tel, fur  Lumineus e. 77 fon exaétitude a payer; enfin, ces agréables propos occupèrent tout le tems du foupé. A-peine le fruit fut-il fervi, que 1'on courut fe remettre au jeu; la politeffe du prmce le fit fouffrir beaucoup inté» rieurement, ck Pengagea a s'entretenir avec la groffe Pivoine , affez pour s'en dégoüter pour toujours, ck fuffifamment pour qu'elle fe prit pour lui d'un goüt très-vif. La converfation tomba fur Lumineufe, ck Pivoine dit tout ce qu'elle en imagina de plus mal, ce qui fit un effet oppofé dans 1'efprit du prince. Pivoine voulut tourner en ridicule l'avcrfion de Lumineufe pour le jeu , ck la facon dont elle favoit s'occuper dans fon appartement, ck demeurer feule. Ces détails, contre fon intention, firent une impreflion favorable fur 1'efprit de Grenadin, ck il fut touché de la facon dont on avoit facrifié une auffi belle princeffe a un roi tel que celui que Pivoine lui avoit dépeint. Le prince reffentit une efpece de chigrin de ce que Lumineufe avoit époufé un fcmblable mari ; ce chagrin fut fuivi du déplaifir d'imaginer qu'elle fut mariée; enfuite il forma des regrets de ce qu'il n'avoit pas été inftruit plutot de toutes les perfecYions de la princeffe; il s'affiigea de n'avoir pas voyagé 1'année d'auparavant, ck fe repentit de ne s'être pas propofé lui-même peur 1'époufer. Un portrait de Lumineufe, que la reine lui montra par hazard, fortifia toutes fes idéés, ck lui en donna  78 LaPrincesse de nouvelles. Occupé cle toutes ces chofes, fans prefque croire y penfer que comme on eft frappé des événemens finguliers, d'abord qu'il appercevoit du brouillard, il fortoit du palais, en fe fervant du prétexte d'aller a la chaffe. II efpéroit qu'a force de chercher, un jour peut-être il ia verroit ellemême. II en vint, pour fatisfaire fa curiofité jufqu'au point cle courir les brouillards, comme au pnntems 1'on cherche les premiers rayons du foleil, ou comme en été 1'on recherche la fraïcheur de 1'ombre. II paffa quelque tems dans une aufli trifte occupation. Enfin, il appercut un jour dans une prairie fort étendue, un grand brouillard des plus épais , avec le mouvement que Fon remarque quelquefois dans ces fortes d'exhalaifons. Le foleil venoit de fe lever, & doroit tout Ie refte de la campagne. Le prince accourut a ce brouillard. ( On ne pourra jamais rendre un compte bien précis de cette efpece d'inftinót qui conduit & qui frappe les amans.) En efFet, fes efpérances ne furent point décues, Ce brouillard étoit un des petits palais de la reine, & Ie plus leger de ceux qu'elle habitoit. Le roi des Brouillards le faifoit marcher dans des lieux plus marécageux , dans le deffein de faire des recrues pour un pro jet qu'il tnédkoit vers le nord. La reine étoit fur unë efpece deterrafte, ou pour mieux dire, a 1'extrémité du brouillard, pour voir le foleil & refpirer un air plus pur & plus ferein. Le prince la reconnut  L Ü M I N E U S E.' 79 aifément, & ne put s'empêcher de s'écrier : Enfin donc, belle Lumineufe, j'ai pu vous voir ! La reine , frappée de ce compliment, le regarda avec 1'attention que fa figure pouvoit mériter , & fans rien répondre qui püt la commettre, elle témoigna par un regard que le compliment lui étoit agréable. Qu'un amant entend aifément ce langage! Le palais pourfuivant fon chemin, laiffa le prince enchanté de ce qu'il avoit vu , & Ia reine courut promptement inftruire Balfamine de cette petite aventure. La fée confulta fon livre d'heures , & lui dit en foupirant : Hélas ! ma chère princeffe, vous avez vu le prince Grenadin, celui que j'efpérois cle vous faire époufer. La reine apprenant que celui qu'elle venoit de voir étoit un prince , fa figure lui parut encore plus agréable, par le rapport des conditions. Elle fit la comparaifon de Grenadin & du roi fon mari. L'efprit fait tout ce chemin en un moment, & la vertu la plus auftère ne peut empêcher les premières imprefïions. Enfin , la folitude , Famitié , & plus encore la plénitude du cceur, engagèrent la princeffe a faire 1'aveu de tous fes fentimens a Balfamine. Cene fut d'abord que pour avoir le fimpleplaifir d'en parler. La fée, ne pouvant fe refufer a une converfation auffi naturelle, s'y livra avec toute la patience qu'il faut qu'un confident apporte pour effuyer toutes les répétitions 5c les redites d'un cceur  80 LaPrincesse amoureux. Elle lui devoit d'autant plus cette complaifance, que, fuivant la loi que Sansdent aVoit iinpofée au moment de la naiffance de Lumineufe, Balfamine ne pouvoit lui prédire 1'avenif, ce qui, dans le fond, n'étoit point un auffi grand mal : caf 1'efpérance de 1'amour prédit fuffifamment de chofes aux amans. II né lui étoit donc poffible que de lui repréfenter le pafie ck le préfent. Après avoir fait une conjuration fimple, elle lut tout haut dans fon petit livre d'heures, paree que tout ce que 1'on deliroit favoir du paffe 8c du préfent s'y trouvoit écrit. Elle lut donc tout ce que j'ai rapporté de 1'indifférence 8c de la galanterie de Grenadin , lorfqu'il étoit a la cour de la reine fa mère. Enfuite elle lut le fonge que Sansdent avoit envoyé , le départ 8c 1'arrivée du prince a la cour du roi Biribi , fon ennui pour le jeu, le détail de la danfe 8c celui des groffes gentilleffés de Pivoine. Balfamine entra dans le détail le plus exacï de tout ce qui s'étoit paffe. La reine ne cefToit de lire dans les heures de la fée. Elles étoient ornées de miniatures fur vélin, & ces charmantes peinftires exprimoient au naturel tous les événemens qui pouvoient intéreffer ou amufer. Lumineufe y vit avec plaifir le prince retourner chez le roi Biribi , après la rencontre qu'elle en avoit faite. Elle s'appercut du redoublement de fon ennui, & de la recherche exade qu'il faifoit de tous les  Lumineus e. 8ï fes brouillards les plus épais; elle craignit miije fois pour fa poitrine. Elle fut témoin de tous les foins qu'il fe donna pour avoir une copie de fon portrait. Ce fut avec contentement qu'elle remarqua tout ce que la princeffe Pivoine fouffroit de fort' indifférence pour elle. Enfin elle lut que, comme il y avoit des brouillards dans fes états , & qu'il avoit autant d'efpérance de la trouver dans ce pays que par-tout ailleurs, il prenóit le parti dry retourner, après avoir conframfnent refufé toutes les offres avantageufes que Sansdent lui avoit faites pour le mariage de Pivoine, & après avoir perdu, le plus riob'cment du monde, des fommes très-confidérables a la banque du roi. Lumineufe s'appercut que Sansdent vouloit punir le prince, & venger Pivoine du peu de cas qu'il avoit fait de fa perfonne. Elle courut' a Balfamine, en lui difant : Sauvez-le , ma chère amie, elle va peut-être le métarnorphofer ; qu'au moins il ne perde pas fa figure. Soyez tranquille, lui répondit la bonne fée, j'en ai eu bon foin. En effet, il ne lui arriva pas le moindre accident, & la reine le vit partir fans obflacle. Grenadin s'abandonnoit aveuglément a fa paffion; il déclamoit quelquefois contre fa deffinée, & furtout contre le fonge de la reine Brillante. Pour la reine Lumineufe , elle avoit du moins fon petit livre ; mais elle n'en étoit pas plus heureufe pour cela. Quand on aime bien, on ne penfe que médiocrement Tomé IX, F  %i La Princesse aux fecours que 1'on a , & 1'on n'eft jamais occupé" que du regret de ce clont on eft privé. Le roi des Brouillards , agité ck tourmenté de l'indifFérence de' Lumineufe, ck dont 1'age étoit en effet aflez avancé, tomba dans une efpece de langueur. Les médecins confeillèrent au roi de prendre quelquefois un air plus vif que celui qu'il refpiroit ordinairement. II obéit a cette ordonnance, ck malheureufement ( pour lui s'entend.) il re^ut un coup de foleil dont il mourut quelques jours après. La reine lui avoit donné tous les foins imaginables; en un mot, fes procédés furent admirables en cette trifte occaflon , ck tous les brouillards en furent enchantés. Quand on eut rendu les derniers devorrs au ror,. ck qu'on 1'eut porté clans un grand lac, le tombeau des rois fes prédécefleurs , Lumineufe forma la réfolution de quitter cette trifte demeure, ck cle retourner dans les états du roi fon père , a qui elle 1'écrivit. Le roi Biribi répondit a fa fille qu'elle navoit qu'a fe démettre hardiment de toute 1'autorité qu'elle avoit fur fes peuples, ck qu'elle trouveroit toujours un afyle dans fes états. Après cette réponfe , Lumineufe fit tous fes paquets avec une diligence incroyable ; les brouillards ne vouloient point abandonner leur reine ; ils reffentoient tous pour elle un véritable attachement. Toutes les inf tances qu'ils firent pour engager la reine a ne les  L U M I N E Ü S E, 8$ point abandonner, furent inutiles. Elle les dégageS dif ferment de fidélité , & les quitta; ck c'eft la raifort pour laquelle ils errent de différens cötés, perfonne, depuis ce tems, ne s'étant voulu donner la peine de les réunir, non-plus que celle de les gouvernev* Tout ce que j'ai fu de particulier ïiir'ia divifion.cte ce grand état, c'eft que la plus grande partie fe re" tira en Angleterre, Lumineufe parut a la cour du roi fon pére, plus belle encore qu'elle n'en étoit partie. La fraïcheur' ck la beauté de fon teint étoient encore augmentées; elle n'étoit nullement halée en venant d'un femblable pays, Le grand deuil avec lequel elle arriva lui fer* vit de prétexte pour ne pöint faire la partie du roi, ck pour s'éloigner peu-a-peu d'un genre de vie qui ne lui convenoit point. Ce grand deuil fe portoir. tout en blanc , fuivant 1'ufage des veuves des Brouillards, & ce qui peut-être eut déparé beaucoup d'autres beautés, ne la rendoit que plus belle encore, Quelque tems après fon arrivée, de 1'avis de la bonne Balfamine, elle demanda un terrein au roi Biribi, dans lequel, avec le fecours de la fée, elle batït un palais magnifique, dont la fimplicité extérieure , ck dont l'intérieur réuniflbient le goüt ck la magnificence. Ce fut-la qu'elle rafTembloit une cour de perfonnes choiftes, de 1'un ck de 1'autre fexe, Les jardins répondoienta la magnificence du palais; mais le bofquet de la vérité dont Balfamine lui avoit fait F ji  84 La P r i n c e s s e un préfent particulier, étoit la chofe la plus utile i une-perfonne qui ne vouloit être environnée que de gens fmcères. Ce bofquet renfermoit les plus admirables ftatues de marbre blanc; la vérité , toute nue, dominoit fur toutes les autres, ck c'étoit auffi fur elle, que, par la difpofition du plan , les regards étoient d'abord attachés. La candeur étoit exprimée fur fon vifoge, & 1'on y voyoit en même tems les impreffions que les vices favent lui faire reffentir. Ce grand bofquet, dans lequel la vérité paroifToit toute feule, fe divifoit en plufieurs efpaces qui renfermoient les différentes vertus que les homanes doivent fuivre. Ces efpaces formoient des temples de verdure confacrés a chacune de ces divinités. L'amour fe voyoit dans 1'un avec la délicateffe & la fidélité. La valeur paroifToit dans un autre, accompagnée de la douceur & du fang-froid. La reconnoiffance des bienfaits avoit pour compagnes la mémoire & la fenfibilité. L'honneur des femmes étoit placé entre la pudeur ck la modeftie. Le temple cle la religion étoit orné de la bonne-foi ck de Ia perfuafion. Ce fuperbe bofquet étoit ouvert a tout le monde; un vieillard accompagnoit ceux que la curiofité y conduifoit. Que des gens fe préfentèrent a ce bofquet avec la hardiefie ck la fuffifance qui ne font que trop communes a la cour! Combien de courtifans virent  Lumineus e. 85 la vérité, qui, tout d'un coup a leur afpefl, paroiffant couverte de lambeaux dorés , fe déroboit a leurs yeux, fans leur laifTer voir que le mafque du menfonge, ck 1'horreur de fa figure ! Que d'amans de 1'un ck de 1'autre fexe obügèrent la figure de 1'amour a prendre celle de la faufTeté; ck cette même fidélité, tant de fois atteftée, devenir a 1'inftant 1'inconftance au pied léger, ou la coquetterie aux yeux pervers ! Combien d'autres, au lieu de voir paroïtre a leurs yeux , 1'amour tel qu'ils efpéroient de le trouver, ne furent frappés que dn faux air! Que de faufies valeurs parurent, tantót avec le vifage de la peur ck les geftes de 1'épouvante, ck tantót dépourvues du fang-froid, ayant befoin de 1'action pour fe foutenir; d'autres , enfin, que 1'on n'appercevoit point fans la férocité! L'ingratitude, a tous les momens, paroifToit a la place cle la reconnoiffance. L'oubli prenoit celle delamémoire, & la fenfibilité s'évanouiffoit avec la mémoire. Que de femmes dont le ma'ntien de prude chaffa la moderne pour y fubffituer la débauche , ck dont 1'afpecf. fit évanouir la pudeur! Que d'hypocrifie ck de projets humains ne voyoit-on point dans le temple de la flatue de la religion ! Ce bofquet fervit a Lumineufe, auffi bien que fes lumières naturelles, pour nerafTembler autour d'elle que des gens fincères : fa cour n'étoit pas nombreufe, mais elle étoit charmante. F üj  86 L aPrincesse La princeffe n'étoit intérieurement oceupée que .de Srenadin. Elle avoit vu , dans le' petit livre de Balfamine , que le prince, ennuyé de tout ce qui fe préfentoit a lut, n'avoit pu faire un plus long féJour a la cour de la reine Brillante; que toujours pecupé du defir de la voir, il étoit parti pour faire Ia recherche des plus épais brouillards, & que, pour £et efèt, il avoit marché tout feul vers les pays les plus affreux du nord. II ne lui fut plus poffible alors de réfifler au plaifïr de le tirer d'inquiétude, de lui faire favoir la mort du roi fon mari, 1'état de liberté , dont elle jouiffoit, & le lieu de fon féjour; mais elle ne pouvoit efpérer aucun des fecours que les fées donnent aux jeunes princeffes qu elles prptegent, Ce fut a 1'amour a lui faciliter ce qu'elle defiroit, Elle ouvric une des fenétres de fon palais , & fit venir a ejle un brouillard léger qu'elle appercut dans fes jardins. Elle le reeonnut pour être rempli de vi-* vacité & du defir d'obliger; & pour 1'avoir fervi avec beaucoup d'attachement; il étoit naturellement grand yoyageur. Elle lui dit le lieu dans lequel il trouveroit Grenadin, & lui donna fes ordres. Dès rinftant que Grenadin eut appris le lieu du féjour Hg Luinineufe , il évita les brouillards avec autant rfe foin qu'il les avoit recherchés, il reprit avec empcffernent le chemin des états de Biribi. L'on peut fe fpuvenir des procédés de Sansdent 4 \U mimt , par toutes fortes de raifons , déplu 3  Lumineus e. 87 Balfamine. Cette bonne fée, fage jufques dans fa colère, ne voulut point éclater qu'elle n'eut établi Lumineufe d'une facon auffi agréable que folide. Ouelque tems après, les deux fées eurent une converfation des plus vives. La difpute s'écbauffa fi fort qu'elle ne p> 'oit plus fe terminer que par un combat fingulier , & dont la fin eut été peut-être le bouleverfement de 1'état; mais le confeil des fées en ayant été averti dans le même moment, elles furent mandées Tune & 1'autre. Les fé>s étant arri-vées devant ce fage tribunal, racontèrent tout ce qui leur étoit arrivé. Sansdent fut condamnée fiir tous les chefs , & fut envoyée chez les fauvages Iroquois, fous prétexte de les civilifer , mais, dans le fond, pour la punir par un honnête exil, qui lui fut d'autant plus fenfible , qu'il n'y avoit pas dans ce pays la plus foible reffource du cóté du jeu. On envoya chercher Pivoine , fans vouloir donner a Sansdent la permiffion de faire fes adieux au roi Biribi & a la reine Marjolaine. On lui donna en partant celle de marier la princefle Pivoine a quelque roi des Sauvages, & pour-lors le confeil les congédia 1'une & 1'autre, fans qu'il fut attendri par leurs larmes. Balfamine, a fon retour, trouva le roi Biribi & la reine Marjolaine, qui, tout trines qu'ils étoient de 1'abfence de Sansdent & de 1'inquiétude' de ne la plus revoir, jouoient en attendant la décifion des F iv  LaPrincesse .evénemens. Ils vinrent au-devant de la fée avec la demarche embarraffée que donnent les torts Ils fo, xent fort étonnés de voir qu'elle les pria de ne fe -point déranger, & de ccndnuer leur partie; mais ƒ Je vouloit les Punir d'une facon qui, fans faire declat, ne leur füt pas moins fenfible. Toutes les banques furent détruites par la fortune des pontes, & cette fortune fe trouva fi fagement départie, que tous les joueurs du royaume regagnèrent précifément ce qu,ls avoient perdu, & fe trouvèrent au même degre d'opulence pf, les régiemens du jeu les avoient trouves. II étoit tems que cette répartition füt faite car prefque toutes les families de ce grand état étoient abfolument ruinées, Balfamine voulut confoler le roi des pertes confidérables qu'il venoit de faire, en lui tofant envilager.quels étoient les inconvéniens & ia home de la vie qu'il avoit menée jufqu'alors; elle lm confeilla, de la facon dont on ordonne, de fe rapporter, pour le gouvernement de fon état au* confeils de Lumineufe; & fon incapacité fe joignant aux autres raifons, le déterminèrent a foivre 1'ordre ou le cpnfeil de la fée, Lumineufe , indépendamment de 1'efprit infini qu'elle avoit, & des connoiflanees dont elle étoit ornee, aidée des fages confeils de Balfamine réta. Wit la police, 1'ordre, & fit enfin fleurir le'commerce dans un royaume dont les affaires étoient depuis long-tems bien dérangégs; & ces changemens  Lumineus e. 89 avantageux 'fe firent en très-peu de tems. Le choix des hommes étant la partie la plus effentielle d'un gouvernement , le bofquet cle la vérité lui fervit utilement pour connoltre le fond des cceurs, le degré des vertus de ceux qu'elle employoit. Balfamine inventa, pour Famufement du roi Biribi, de la reine Marjolaine, ck pour celui de leur petite cour, tous les jeux de commerce , comme 1'oie , le troumadame , ck mille autres , dont une partie eft paffee jufqu'a nous, fans compter le jeu du roman, & ceux qui mettent au fait de Forthographe & de la géographie ; jeux qui, pour-lors, étoient abfolument néceffaires pour 1'oubli que Fon avoit fait de ces connoiffances. Balfamine, au nom de Lumineufe, défendit expreffément, & fous les peines les plus rigoureufes, tous les jeux de refte, ck fur-tout le Biribi, elle fit brüler dans la grande place tous les tableaux, les facs ck les boules qu'elle avoit fait revenir de tous les coins du royaume; ck je ne comprends pas comment , avec toutes ces précautions , ce jeu a pu paffer jufqu'a nous, fur-tout après un fi long efpace de tems. Grenadin averti, comme nous 1'avons rapporté, par le brouillard , partit auffi - tót qu'il eut appris toutes ces heureufes nouvelles ; mais il étoit fi loin, fi loin, que Lumineufe ck Balfamine avoient eu le tems de faire tout ce qui vient d'être rapporté  5>o La Princesse avant qu'il eut eu celui d'arriver. Le prince, qui eroyoit trouver encore les états du roi Biribi fels qu'il les avoit laiffés , craignoit non - feulement de revoir Sansdent, paree qu'il 1'avoit laiffée funeufe contre lui, & qu'il étoit naturel qu'il en redoutat les menaces; mais il craignoit encore plus de revoir Pivoine, paree qu'elle 1'aimoit, & que rien ne déplait autant a un homme bien amoureux que 1'amour d'un objet défagréable. Le prince prit le parti d'arriver déguifé dans la capitale. Quelle joie pour un amant de recevoir en réponfe de chaque queftion un éloge de ce qu'il aime» Le récit d'une vertu, un exemple de douceur, un traït d'efprit & de fageüe; enfin, de voir 1'amour de tout un peuple qui ne fe laffe point de répondre aux queftions réitérées de la curiofité que donne 1'amour ! Le prince Grenadin, enchanté de tant de récits flatteurs, ne garda plus tincognitb; & déclarant fa naiffance & fon nom , il fe fit conduire chez la fée qui faifoit les fonctions de premier miniftre. Leur entrevue fut courte, paree que la fée le conduifit auffi-töt chez la princeffe, qui, par fon livre, avoit été témoin cle toutes les irripreffions qu'avoit recues fon amant, & qui jugeoit cle tous les inflans qui le conduifoient a elle. Si Balfamine ne fe fut pas heureufement trouvée en tiers, la converfation n'eüt pas été vive du cóté des paroles, pour avoir trop de chofes k fe dire : pour en penfer trop, ils  Lumineus e. 91 tte ponvoient fe parler. Et qui ne voudroit fe taire a ce prix , ck faire Pépreuve d'un pareil filence ! Grenadin demanda la permiffion d'étre fon premier courtifan , en PafTarant que puifqu'elle étoit libre , & que fa délicatere n'avoit plus a fouffrir, il s'eftimoit trop heureux de la voir & de 1'admirer. Cette permiffion lui fut aifément accordée. Crenadin avoua a Lumineufe un amour dont elle ne doutoit pas. Elle convint elle-même du goüt qu'elle avoit pour lui. Grenadin fe je tra a fes genoux, ?a' conjurant de couronner fon amour , & de lui permettre d'afpirer a 1'honneur de fa main, Cette princeffe adorable fe rendit & confentit aux defirs de fon amant; mais afin de n'avoir rien a fe reprocher , & de pouvoir pleinement fatisfaire fa raifon, elle voulut exiger du prince de faire Pépreuve du bofquet de la vérité. Grenadin fut trés» offenfé de fa propofition, Tout ce que vous m'ordonnerez, lui dit-il, pour vous prouver 1'attachement le plus tendre & le plus fincère, il eft certain que je le ferai. Mais fe peüt-il que vous doutiez cle moi, de la fincérité de mes fentimens ? Se peut-il que je vous doive a toute autre chofe qu'a votre confentemeur, qu'a mon amour? Enfin, Grenadin pronon^a ces paroles avec la vivacité de la délicatefle ofienfée , & d'une facon fi touchante, que Lumineufe , frappée de fon amour, lui demanda pardon de luj avoir fait une telle propofition, ck la défavoua  92 La Princesse Lümineuse; pleinement, en le faifant maitre de fa perfonne & de fes états. C'eft a-préfent que 1'épreuve me convient, lui dit le prince en lui baifant la main avec tranfport, & c'eft a-préfent que j'y cours fans la redouter. En effet, Grenadin s'éloignant de Ia princeffe avec ardeur, courut au bofquet. Lumineufe Ie fuivit, agitée de tous les troubles , de toutes les mquiétudes, & de toutes les efpérances de 1'amour. Mais quelle fut la joie cle cette tendre amante, quand ■ elle apperqut la vérité qui s'embelliffoit a la vue de fon amant, 1'amour qui accouroit a lui fuivi d'un nombre infini d'attributs prefqu'inconnus dans le monde, de voir 1'honneur & la valeur, enfin toutes les vertus fe mettre a fa fuite & le préfenter a 1'amour ! Quel tranfport pour Grenadin, de voir qu'il avoit été fuivi par Lumineufe, a laquelle la pudeur & la modeftie étoient accourues, & quelle fatisfaétion de diftinguer 1'embarras de 1'amour & de fon aimable fuite, qui ne favoient auquel des deux, de la princeffe ou de lui, il étoit plus jufte de déférer! L'amour enfin & la vérité formèrent eux-mémes dans les bofquets I'union éternelle des deux plus parfaits amans, & ces deux divinités ne les quittèrent jamais pendant le cours d'une vie qui fut auffi longue que fortunée.  95 Ö L Ü U H a jl ju E T C OQÜELÏC O TV CONTÉ. y avoit une fois une fée nommée Bonnebonne^ qui fe dégoüta des grands emplois de la féerie, auxquels fon caraclère & fes talens Pavoient élevée. Elle choifit pour fa retraite une ïle placée au milieu d'un trés - beau lac dont les cötes étoient formées par le pays le plus riche, le plus riant & le plus fertile. Cette heureufe retraite fut nommée 1'ile du Bonheur; 1'on fait qu'elle a exifté, 1'on fe perfuade même qu'elle eft toujours dans le pays dont on eft voiiiii, mais les géographes ne Tont encore placée fur aucune carte , & je n'ai point lil qu'aucun vóyageur y foit jamais abordé : il nous fufiit que ks annales des fées nous en' aient donné connoif£mce. •. Bonnebonne, dégoütée du monde , 6k n'aimant'  94 Bleuêttè point i faite fa cour, demanda a Ia reine des fées la permiffion de fe retirer : elle fe rendit dans füe du Bonheur; & ce fut Ia qu'avec la plus belle bibliotheque , & toutes les connoifTances qu'elle avoit acquifes dans Ie monde , elle devint la plus habile de toutes les fées. Elle faifoit le bonheur de tous fes voifïns, & la reconnoiffance étoit le fondement de fon autorité. Indépendamment de ce que fon goüt • la portoit a obliger, & que I'éloignement du grand monde ne diminue point Ie fentiment , c'eft une grande fatisfaétion que celle de voir tout ce qui nous environne heureux. Pour fatisfaire a ce véritable plaifir, & rfêtre pas en même-tems accablée de toutes les ridicules demandes, elle avoit placé a fort peu de diftance 1'une de 1'autre, fur les bords du Iac., des colonnes de marbre blanc , auxquelles s'adreffoient ceux qui avoient des demahdes ou des plaintes a lui faire, Ces colonnes étoient confïruites de facon qu'en parlant fort bas, elles rapportoient diftinéfement fe fon de la voix dans un cabinet du chateau. Bonnebonne y faifoit demeurer ordinairement une niece qu'elle élevoit pour être fée , & qui lui rendoit compte le foir de tout ce que les colonnes avoient rapporté; la fée pour-lors en décidoit. La principale occupation de Bonnebonne étoit d'élever & de rendre heureux des enfans ; elle donnoit a déjeöné , comme è colation, tout ce que 1'on pouvoit defirer  ET COQUELICOT. 95 en fucre & en patifferie; mais quand on avoit habité quinze jours cette heureufe demeure, on ne fe foucioit plus de dragees, on pafloit la journée a fe promener fur 1'herbe, a cueillir des noifettes dans les bois, ou des fleurs dans les parterres; on alloit fur le lac dans de jolis bateaux, on les menoit foiméme ; enfin, 1'on faifoit tout le jour ce que 1'on avoit envie de. faire , & le bonheur confifte principalementdans la liberté: il efl vrai qu'il y avoit des mies & des précepteurs, mais ils étoient invifibles ; ils avertiflbient Bonnebonne de ce que 1'on avoit fait de mal; & pour - lors elle faifoit une réprimande , mais toujours avec douceur , paree qu'elle étoit la meilleure femme du monde. Quelquefois les mies & les précepteurs ceflbient d'être invifibles, & pourlors on les voyoit fouper enfemble fur 1'herbe, ou bien danfer aux chanfons , ou s'amufer a faire des jouets & des poupées; enfin , rien n'avoit 1'air de la févérité dans cette heureufe habitation; auffi tout le monde fouhaitoit de 1'habiter, & 1'on n'en fortoit jamais fans éprouver la plus grande des afflictions. Mais comme tout eft foumis a la deftinée, & que les fées elles-mêmes lui doivent obéir, quand on étoit parvenu a un certain age , c'eft - a - dire , depuis douze jufqu'a quinze ans, & lorfque les lecons de la fée avoient fait une forte d'impreffion fur 1'efprit de fes éleves, & qu'elle les trouvoit aflez foroiés pour entrer dans le monde, elle étoit obligée  96 Bleuettè de les renvoyer, ce qu'elle faifoit en les comblant de careffes & de préfens, & les affurant d'une amitié dont elle leur donnoit fouvent des preuves dans le cours de leur vie. Dans le nombre des enfans qu'elle avoit obtenus de la confiance de leurs parens, il fe trouvoit une petite fille nommée Bleuette, fi jolie & fi fage, que Bonnebonne la préféroit a toutes les autres, & qu'elle 1'aimoit a la folie ; elle étoit careffante fans être incommode, & vive fans être importune; la fi°ure annoncoit la douceur de fon caraótère; fa beauté s'accrut avec lage; Bleuette poffédoit encore eet éclat qui_ produit 1'éblouiffement, & c'eft a fa rare beauté que nous devons cette facon de parler, encore ufitée dans le langage familier, ou, pour parler de ce qui nous a ébloui, 1'on dit, j'ai vu des Bleuettes. Un jeune enfant, plus agé qu'elle de deux ans ou environ , habitöit auffi 1'ile du bonheur, il fe nommoit Coquelicot; fa figure étoit charmante, elle étoit auffi vive que fon efprit, & fes gentilleffes naturelles plaifoient également a Bonnebonne. Ce qui les rendoit bien plus charmans 1'un & 1'autre, c'eft que dès leur enfance ils devinrent inféparables, &£ que la vivacité de 1'un, fe foumetfant a la douceur & a la tendrefte de 1'autre , rendoit leurs caraöères plus modérés & plus aimables. Bonnebonne jouiftbit fans ceffe de 1'impreffion & du progrès que le véritable  ET C Ö Q Ü E L I C O T. 9/ véritable amour faifoit fur I'mnöcence & fur Pingénuité , elle en étoit continuellement occupée; & tous les autres bonheurs qu'elle favoit fi parfaitement procuref , ri'e pouvoient être comparés a celui - ci 5 en effét , quelle félicité peut être ïiiife en balance avec celle que próduit 1'uniön de deux coeurs que 1'amour unit par la convehance & le rapport des humeürs? Coquelicot, vif comme il étoit, peut-être même un peu emporté, n'étoit modéré & n'avoit: de douceur que pour ce qui regardoit Bleuette, qui de fon cóté n'étoit animée & n'avoit de vivacité que par rapport a Coquelicot. La naifTance & le progrès de leurs fentimens avoient fait leurs délices; la douce fituation qu'ils éprouvoient faifoit les charmes cle la viè de Bonnebonne, car elle difoit cent fois : Mon dieu qu'ils font jofis, ces pauvres enfans, qu'ils s'aiment bien , qu'ils font heureux! ils ne penfent point a fortir de mon ile, jamais plus hen-reux fujets n'önt habité mon empire. Un jour que fur le foir d'un des plus beaux jours de 1'été , töus les aimables enfans jouoient & s'amufoient clans les différens lieux de ce féjour enchanté; il parut tout-a-coup dans les airs un chaf ttainé par fix griffons couleur de feu; le char étoit de la même couleur , relevée par des ornemens noirs; il portoit la fée Arganto co'éffée en b'runè, avec un ou deux pieds de rouge , fa parure étoit affortiffante a fon char. Ses griffons abattirent leur Tomé IX. G  9§ Bleuette vol au perron du chateau, ott Bonnebonne & fa niece fe trouvèrent pour faire les honneurs de la fée, & lui donner la main pour defcendre. Après les premiers complimens , Arganto témoigna a Bonnebonne, que ne pouvant comprendre les plaifïrs de la retraite , ck dégotitée par quelques mécontentemens de Ia cour , elle avoit voulu juger par elle-même des agrémens d'une femblable vie, ck que pour en être parfaitement éclaircie , elle venoit dans la réfolution de paffer quelques jours, avec elle. Bonnebonne hii répondit avec douceur, qu'elle la fatisferoit volontiers, ck qu'elle n'auroit rien de caché pour elle. Les beautés de la nature, ajouta-t-elle, font des tableaux dont je fuis occupée, fes fruits font mes tréfors ; fes fecrets , 1'objet de mes recherches, & ma diflipation n'efl attachée qu'au bonheur des autres; 1'enfance eff 1'état de lTiuma-. nité qui peut être rendu le plus heureux; vous ne me trouverez donc environnée que des plus jolis enfans que la nature ait produits : En difant cela „ elles s'avancèrent dans 1'ïle , en trouvant a chaque pas des troupes de petits enfans de tout fexe ck de tout age, dont les traits naturels infpiroient une véritable gaieté; les uns danfoient, les autres jouoient k colin-maillard; ceux-la s'amufoient a la madame ; enfin, ils paffoient fubitement d'unefantaifie a 1'autre; leurs caraöères fe développoient, ck 1'on pouvoit aifément imaginer celui qu'ils devoient avoir dans  ÉT CoQUËLlCÖT. 99 un age plus avancé. Arganto trouva que ce délafc fement de Bonnebonne étoit aflez médiocre , elle en jugea en perfonne du monde, c'eft-a-dire, avec mépris : elle dit a fa compagne qu'elle ne concevoiü ces fortes de plaifirs qu'autant que 1'on employoit fon efprit a les faire valoir; ce fut en-vain que Bonnebonne en voulut faire 1'éloge , elle ne la perfuada point; enfin, en eontinuant leur promenade, elles appercurent Bleuette & Coquelicot qui s'entretenoient, qui ne voyoient qu'eux feuls dans la nature, qui n'attendoient leurs plaifirs, leurs defirs, leurs occupatiöns Sc leur volonté, que d'eux feuls. Bonnebonne les appella, ils accoururent a elle avec cette confiance & cette amitié que les bontés & la reconnoiffance favent infpirer. Arganto fut frappée de Pagrément de leur figure, elle le leur témoigna, ils en rougirent & remercièrent la fée Pun pour 1'autre ; Je concois, dit-elle a Bonnebonne, que la nature ne peut pas préfenter un plus agréable tableali que celui de ces aimables enfans ; mais, continua-t-elle , ont-ils autant d'efprit que leur phyfionomie en pro« met? Ils en ont afiurément, répondit Bonnebonne, il ne vous plaira peut - être pas , car il n'efl que naturel; de plus, ils s'airhe-nt trop pour en monrrer fur-tout a quelqu'un qu'ils ne connoiflent, point; les fées leur firent mille carefles, & les laiflerent enfemble. Bonnebonne convint avec Arganto qu'elle ne fe Gij  ioo Bleuette contraindroit point pendant leur féjour, & quelle pourroit fe livrer a fes études ordinaires; mais comme cette dernière ne pouvoit fe taire de rimprelTxon que Bleuette & Coquelicot avoient fake fur elle , elle voulut qu'ils lui. tinffent compagnie. Arganto étoit née méchante, & la méchanceté ne fouffre qu'avec impatience le bonheur des'autres, & n'eft occupée que du foin de le détruire , fansautre motif que celui de nuire. Sur ces funefles principes, elle employa le tems de fon féjour aleur dépeindre la froideur & 1'infipidité du lieu qu'ils iiabitoient, eux que la nature avoit formés pour les délices & 1'ornement des cours les plus brillantes: pour-lors elle leur faifoit une defcription avantageufe du féjour des rois. Vous êtes enchantés, leur difoitelle fans ceffe, de la vie que vous menez, mais en connoiffez-vous quelqu'autre ? Le brillant du monde, les fêtes qui font données a la feule beauté, les préférences qui lui font a tous les momens accordées, font les véritables triomphes d'une jolie perfonne ; c'eft ainfi qu'elle parloit a Bleuette.' Et vous, s'adreffant a Coquelicot, avec de 1'efprit comme vous en avez, que ne ferez-vous point dans une cour? Vous devez certainement avoir de la valeur; de quoi votre mérite ne fera-t-il pas capable ? Ces difcours pervers firent peu-a-peu Pimpreffion qu'Arganto defiroit fur 1'efprit de ces aimables enfans. Ils fe cherchoient a leur ordinaire , mais ils fe  et Coquelicot. ioi iurprenoient, occupés d'autre chofe que d'euxmêmes; ils commencèrent par s'en faire quelques reproches, enfuite ils fe firent des aveux réciproques, car ils ne pouvoient prefque plus fe parler d'autre chofe que des idéés de la fée ; 1'amour & 1'éfpérance de ne fe point quitter , étoient encore, il eft vrai, le fondement de leurs projets, mais enfin, la curiofité, la nouveauté de tout ce que leur avoit dit Arganto, & plus que toutes ces chofes,Tamourpropre , le poifon de la vie, féduifit a la fin leur innocence ; ils s'abandonnèrent a la méchantè fée, qui , pour les faire tomber plus aifément dans le piege qu'elle leur tendoit, n'oublia pas de détruire le rcfpect, 1'amitié & la reconnoiflance qu'ils avoient pour Bonnebonne, en leur difant : C'eft une fée de province dont les goüts font peu élevés; fon caractère ne convenant pas k la cour, elle eft trop heureufe de pouvoir vous garder auprès d'elle ; elle facrifie votre fortune a 1'agrément & k 1'utilité dont vous lui êtes. Ce fut par de femblables difcours qu'elle préparoit 1'ingratitude de ces enfans; elle leur promit encore de ne les point abandonner, & les affura qu'étant fée plus puiftante que Bonnebonne, ils ne devoient s'inquiéter de rien; elle fit plus, elle prévint dans leur efprit tous les difcours que cette fage fée pourroit leur tenir quand elle feroit inftrnite de la réfolution qu'ils prenoient ; enfin , ils lui promirent de la fuivre après qu'elle leur eut encore Giij  ros, Bleuette de nouveau donné fa parole de ne les point féparer, Quand Arganto fut bien afturée du parti qu'ils avoient pris, elle dit a Bonnebonne qu'il étoit tems qu'elle ceflat de 1'incommoder dans fa retraite, elle la pria en même-tems de trouver bon qu'elle emmenat avec elle Bleuette ck Coquelicot; la bonne fee, qui ne s'étoit nullement appercue, & qui n'avoit aucun foupcon des deffeins d'Arganto , paree qu'elle leur avoit elle-même ordonné de faire leur cour ck d'obéir a la fée pendant qu'elle étoit retirée dans fon cabinet, ck fur-tout paree que le bon cceur ne prévoit point 1'ingratitude; Bonnebonne, dis-je, confentit a la demande qu'elle lui fit, au caS cepen* dant que la propofition leur conviendroit, bien per-r fuadée qu'ils ne voudroient jamais la quittes On les fit avertir fur le champ. Quel fut 1'étonnement de Bonnebonne quand ils acceptèrent la propofition de fuivre la fée, & de 1'abandonner I Elle leur tint mutiiement tous les propos les plus remplis d'amitié ck de bon confeil ; ils étoient prévenus : Bonnebonne leur dit alors avec douceur : C'eft la perfuafipn qui fait le bonheur; vous cefteriez d'être heureux dans ce féjour, puifque vous imaginez une plus grande félicité dans un autre pays; partez, que rien ne vous retienne, leur dit-elle les larmes aux yeux, puifiiez-vous être contens-. Bleuette ck Coquelicot fe rrouyèrent émus par ces tendres difcours, au point Wïïètt aux genoux de cette aclprable fée , h  et Coquelicot. 103 de la conjufer de vouloir bien oublier qu'ils euffent eu feulement 1'idée de fe féparer d'elle; le faifnTeinent qu'ils éprouvèrent en ce moment, les fit tomber 1'un ck 1'autre en foibleffe; ainfi, les méchancetés d'Arganto devenoient inutiles par ce retour de leur cceur; elle-même fut touchée d'un fpe&acle auffi tendre, ck fe vit prefqu'au moment de fe repentir du chagrin qu'elle caufoit a trois perfonnes, qui n'étoient a plaindre que pour avoir eu trop de confiance en elle; ne fachant quel parti prendre, «He fe préparoit a partir toute feule, quand Bonnebonne lui dit : Je pourrois me plaindre de la facon dont vous avez abufé de Paccueil que je vous ai fait ; mais le plus grand fruit de 1'étude ck de la folitude , eft celui de pardonner. Je ne fuis donc nullement touchée pour moi, je le fuis du malheur de ces jeunes enfans; je les aimois pour eux. Je ne veux plus les emmener, lui répondit Arganto, vous voyez qu'ils m'ont refufée, ck vous ne pouvez douter de 1'attachement qu'ils ont pour vous. Non, lui répliqua Bonnebonne, je me trouve foreée a vous prier d'emmener ce que j'aimois le mieux dans ma retraite; vous les avez pervertis, leur cceur n'eft plus tel qu'il étoit, ils ne demeureroient p'us avec moi que par compla'fance. Quand ils auroient aflez dart pour me la déguifer, pourrois-je ignorer leurs penfées? Emmenez-les donc, je vous en conjure, ck ménagez-les au moins dans les malheurs- G iv  ïQ4 Bleuette auxquels vous avez voülu les livrer. Puifque vous le voulez abfolument, reprit Arganto, je vais vous fetisfaire ; pour-lors on les porta 1'un & 1'autre dans ■fon char, tout évanouis qu'ils étoient, Les griffons d'Arganto volèrent avec rapidité , & arrivèrent prdrnptèment dans le royaume des erreurs, Le roi qui le gouvernoit alors fe croyoit le plus grand de tous les princes. La flatterie lui avoit per.fuadé qu'il étoit du fang des dieux. En conféquence de cette idee, il fe faifoit adorer par fes fujets. Son tröne d'or & de pierreri.es, fur lequel il ne paroififoit qu'une fois par mois, étoit environné de tigres, de hons & d'éléphans enchainés du même métal, ,& couverts des broderies les plus fupefbes, Sans entrer dans un plus grand détail de 1'étiquette de cette cour, le roi pratiquoit a chaque inftant tout ce que 1'orgueil du diadême peut infpirer. Arganto é&ïlt fa bonne amie, elle partageoit fes plaifirs, & ce fut dans le fuperbe palais qu'elle avoit a fa cour, qu'elle conduifit Bleuette & Coquelicot. Dans 1'inftant qu'ils revinrent a la vie, ils eurent le plaiiir de fe revoir. La richeffe du lieu dans lequel jls fe trouvèrent, les étonna. Leur incertitude ne fut pas longue; Arganto vint pour les en tirer. Ils lui demandèrent en 1'abordant des nouvelles de Bonnebonne. La fée leur apprit qu'elle avoit epOm fsnti h leur fortune, & qu'elle 1'avoit conjurée elle* même dé les emmener. Bleuette & Coquelicot fe  et Coquelicot. 105 trouvèrent fottiagés par ce récit, car ils avoient craint cle lui déplaire. Arganto leur dit enfuite : Pour vous, belle Bleuette, voici 1'appartement que je vous deftine, votre ffiaifon fora faite ce foin, en attendant, voici vos femmes que je vous préfente. A ces mots, il en', parut une douzaine , toutes bien faites , ck chargées des chofes frivoles devenues fi néceffaires au luxe ck a la parure. Elles furent fuivies par un parcil nombre de valets-de-chambre qui portoient des coffres & des caffettes, ck qui dreffèrent en un moment la plus fuperbe toilette. Les habits de la • faifon parurent enfuite avec une fi grande profufion, qu'ils occupoient les ehaifes, les hts ck les canapés de ce grand appartement. Quand tout fut arrangé au gré cle la fée , elle dit a Bleuette : Ceci vous appartient, vous n'avez point d'autre étude k faire que celle d'apprendre k vous en fervir. Enfuite elle lui montra une corbeille remplie de bijous, ck un carré tout rempli cle pierreries , auffi parfaites en elle-mêmes qu'agréablement montées. Elle lui dit : Belle Bleuette, ce petit écrin vous nmufcra. Paffons a-préfent dans 1'appartement que je ckfone k Coqucr licot. Bleuette fuivit la fée fans étre en état de pouvoir répondre ; fa furprife ck fon étonnement lui paroiffoient un beau fonge. Ils paffèrent tous les trois dans un autre appartement. II étoit fimple, mais propre. Quatre valets-de-chambre, qui fe trou- yèrent dans Ia feconde piece, vinrent lui préfenter  ioó Bleuette des habits auffi galans que fuperbes, afin qu'il ehoisït celui dont il vouloit être paré ce jour-la. L'on ouvrit enfuite la porte d'un fort grand cabmet, dans lequel l'on vit toutes fortes d'inftru.mens de mufiqite. Ce même cabinet étoit orné d'une bibliotheque remplie de livres d'hiftoires, ck fur-tout de romans ck de contes de fées. Voila , lui dit Arganto, de quoi vous délafler quand vous aurez envie de donner quelque relache a vos plaifirs ou de vous repofer de vos exercices. Enfuite elle otdonna a celui qu'elle avoit choifi pour être fon écuyer de paroitre. Vous pouvez, dit-elle a Coquelicot, prendre fes con* feils; c'eft un homme sur ck de fort bonne compagnie : faites voir, continua-t-elle, a monfieur les chofes dont vous êtes chargé. II parut alors des gens de livrée qui portoient les armes les plus magnifiques ck les plus parfaites pour la guerre ck pour la chafte. Ce n'eft pas tout encore; mettons, dit Arganto , la tête a la fenêtre. Ils lui obéirent, ck ils appercurent cinquante chevaux de main, tenus par vingt-cinq palefreniers fuperbement vêtus & trèsbien montés. Voila , dit-elle , vos chevaux de chafte 6k de manege. Enfuite elle ordonna aux carroftes de paroitre; berlines, berlingots , vis-a-vis, calèches de toutes les efpeces, défiloient fous les fenêtres , attelés des plus jolis chevaux du monde, ck les mieux nattés. Coquelicot éprouvant la même fatisfaéfion que Bleuette, obfervoit auffi le même filence. Ap-  êt Coquelicot. 107 prenez 1'un & 1'autre a faire ufage de ce que je viens de vous donner, leur dit Arganto, vous êtes charmans Tim & 1'autre; mais, croyez-moi, la parure eft néceffaire a la beauté. Pour-lors, elle les laifla chacun dans leur appartement , queftionnant leurs nouveaux domeftiques fur 1'utilité de tout ce dont ils étoient environnés, car ils n'ofoient encore donner des ordres. Ils s'habillèrent er fin, & Coquelicot ayant pafte chez Bleuette, ils furent étonnés de 1'effet agréable de la parure, & fe récriant cent fois fur le bon gout d'Arganto, ils fe perfuaderent d'autant plus aifément tout ce qu'elle leur avoit dit de Bonnebonne , dont la fimplicité commenqoit a les faire rougir. Toute la cour inftruite de 1'arrivée de Bleuette & de Coquelicot, foit par curiofité, foit par envie de plaire a la fée, vint chez elle avec empreflement. Le roi luimême lui fit eet honneur. Les élogesdes hommes pour Bleuette, & ceux des femmes pour Coquelicot, les fatisfirent égalcment. lis trouvèrent que le langage dont on fe fervoit dans ce pays avoit un tour agréable qui leur étoit inconnu; ils en furent frappés, & ne fongèrent plus qu'a 1'imiter. Bleuette, dès le premier jour, s'appercut que Coquelicot n'étoit pas fait pour fes habits, & qu'il avoit un air emprunté que n'avoient point les autres jeunes - gens dont elle étoit environnée; enfin 1'un & 1'autre fe trouvèrent occupés de mille idéés r.ouvelies. üs fe voyoient tous  io8 Bleuette les jours, il eft vrai, mais ils fe cherchoient moins; & les tendres converfations , oü la naïvêté , 1'ihgénuité , la candeur. & la vérité avoient autrefois tant de part, n'étoient plus en ufage parmi eux; ils cherchoient feulement a placer les mots & les tours de phrafe-qui les avoient frappés dans ce nouveau féjour. La parure, la magnificence & 1'éclat avec lequel ils éblouirent toute la cour , engagèrent tout le monde a leur donner les titres de prince & de princeffe. Ils favoient bien qu'ils ne les méritoieht pas, par la bafiefle de leur naiftance; mais Terreur des autres fatisfaifant leur vanité, ils convinrent entre eux de tenir le cas fecret, & chacun efpéra, dans fon particulier, que la beauté & le mérite les condüiroient en effet a parvenir, a eet état. Coquelicot étoit parfaitement joli, & fa taille étoit charmante. II fit fes exercices avec un merveilleux fuccès ; prefque toutes les dames fe 1'arrachoient. Bleuette n'étoit en aucune facon jaloufe cle fes conquêtes; & quoique dans ces fortes de fituations l'on ne foit pas toujours équitable, elle avoit du moins la juftice de ne lui pas faire le moindre reproche ; elle en auroit elle-même cependant mérité, car la cour & les grands airs leur avoient également dérangé le cceur & 1'efprit. Bleuette, de fon cóté, ne cherchant qua plaire & qu'a 1'emporter fur toutes les autres beautés de la cour , fuivit le penchant  et Coquelicot. 109 flatteur de la coquetterie. L'on peut juger fi, penfant comme je viens de le dire, elle fut long-tems a faire ufage de tous les préfens de la fée. Bientöt elle inventa des modes que toutes les autres, belles ou laides, étoient,' malgré elles, obligées de fuivre. Pendant quelque tems, cette coquetterie latisfaifant fa vanité, ne préfentoit a fes yeux que des rivales jaloufes, que des hommes enivrés ck féduits, flattés ou défefpérés par des regards ck des difcours trompeurs ck pervers; mais Bleuette étoit belle, elle avoit tant d'efprit ck de graces, qu'en faifant leur malheur, elle étoit 1'objet de tous les éloges, ck celui de tous les empreflemens des gens les mieux faits de la cour; elle s'étoit même fi bien gouvernée, qu'il étoit impoflible de faire le moindre reproche a fa vertu. Coquelicot, de fon cóté , volage adorateur de mille objets divers , fiatta fa vanité, fans jamais fatisfaire fon cceur. Telle étoit la véritable ck malheureufe fitüation qu'éprouvoient les deux perfonnes autrefois les plus tendres ck les plus aimables, lorfque cette vanité, 1'écueil de bien des fortunes, fut elle-mêmeyivement offenfée. L'on peut fe fouVenir qu'éblouis 1'un ck 1'autre de 1'éclat dont ils étoient environnés , ils avoient recu avec plaifir les titres de princes: rien n'eft ignoré dans le monde, ck cette vanitéslevroit feule infpirer du dégout pour le menfonge, fi la vertu n'étoit pas  ïio Bleuette fuffifante. Un enfant, élevé comme ils 1'avoient été dans 1'ile du Bonheur, s'en étant écarté comme tant d'autres'avoient fait, en parcourant divers pays, fut attiré a la cour qu'habitoient Bleuette & Coquelicot. II fut étonné de trouver les grands titres de princes ajoutés a leur véritable nom. II courut cependant au palais de Ia fée pour les aller embrafTer; mais loin de le bien recevoir, ils ne daignèrent feulement pas le reconnoitre. II en fit fes plaintes a qui voulut les entendre, & toute la cour fut promptement inftruite que les princes Bleuette & Coquelicot étoient hls de deux honnêtes gens a la vérité, mais qui étoient de pauvres bergers. La cour eft un pays oü l'on ne pardonne rien , & oü les ridicules font recherchés avec un foin extréme; ainfi, l'on profita de ceux-ci. Les chanfons & les épigrammes coururent en un moment, il ne leur fut pas poflible même d'en ignorer; car, felon la louable coutume des auteurs de ces fortes d'ouvrages , la première copie eft adreflee a la perfonne intéreftee. Coquelicot fut plaifanté par quelques-uns des agréables de la cour; mais il en tira une prompte fatisfaction , & le combat dans lequel il tua fon adverfaire, lui fit honneur dans un pays ou la vérité eft fi rare , mais dans lequel on ne pardonne cependant point au menfonge. L'on rendit juftice a fa valeur, mais on ne lui fit plus le même accueil; car enfin, quoique les richefles faffent tout obtenir, Ie ridicule d'une  et Coquelicot. ttï baffe naiffance qui s'eft montrée avec vanité, s'oubüe rarement a. la cour. Pour Bleuette , que fon orgueil bleffé rendoit plus fiére encore , ck qui comptoit réparer par fa beauté ck par fes agrémens les bruits défagréables qui fe répandoient de fa bergerie paffée , Bleuette , dis-je, eut en furplus la douleur de voir facrifier quekjues lettres qu'elle avoit eu 1'ïmprudence d'écrire. Ses attraits humiliés, ck fa réputation commife (cjuoiqu'injufiement) lui caufèrent un véntable chagrin , ck 1'engagèrent a faire des réflexions. Se rappellant alors le fouvenir de fon bonheur paffé, les difcours de Bonnebonne fe préfentèrent a fon efprit. Bleuette étant donc agitée de toutes ces idéés qui la conduifoient a fes premiers fentimens pour Coquelicot , ne vit plus qu'avec regret tout ce qu'elle aveit fait clepuis qu'elle étoit a la cour. Elle en fut honteufe; mais il ne lui fut pas poffible de fe déterminer a lui parler a cceur ouvert. II prendra , difoit-elle, pour coquetterie ou dépit, le retour le plus fincère, ck je ne pourrai m'en plaindre. II croira que ma naiffance connue , ck devenue publique dans ce pays, a dérangé mes projets de fortune, ck qu'elle me ramene a lui par honte ck par néceffité. Non, continua-t-elle , je ne le rendrai pas le témoin de toute la foibleffe de mon cceur, ck de toutes les peines que me font éprouver les fauffes bontés d'Arganto.  ii2 Bleuette De femblables idees agitoient Coquelicot de forr' cóté. II croyoit que' tous ceux qui le traitoient en prince , comme ils avoient fait :auparavant, le faifoient par dérifion ck pour fe moquer de lui. II ne doutoit pas que ceux fur qui le bruit s'étoit répandu, ayant changé de conduite a fon égard, ne lui donnaftent des démentis continuels : cette fituation, toute affligeante qu'elle puiffe être, n'étoit pas le feul des maux dont il étoit accablé. Le fouvenir de Bleuette, tendre, fideile, fimple ck naïve , les idéés du féjour de Bonnebonne, & celles cles graces ek de la douceur de fon commerce, répandirent dans fon ame un fi grand dégout fur tout Ce qu'on. appelle dans le- monde des plaifirs , & qu'il avoit pris lui-même pour la félicité, qu'il prit le parti de fuir la cour. Ils n'avoient qu'a fe parler 1'un ck 1'autre, ils fe feroient perfuadés ck confolés ; mais jeunes encore, ils fe détëtminèrent a la chofe du monde que l'on doit le plus éviter en amour comme en amitié, c'eft le filenee. Car enfin , il augmente, il empoifonne le tort que l'on a, aufti-bien que celuï que l'on donne aux autres : ainfi donc, n'ofant fe regarder , ( tant la honte de leurs procédés avoit fait d'impreflion fur leurs coeurs ) ils prirent féparément', ck fans fe rjen communiquer, le parti cle la retraite. La folitude. leur paroiftant la fituation la plus capable de les confoler, ils partirent le même matin, comme ils auroient pu faire s'ils avoient agi de  et Coquelicot. r 15 de concert. Ils choifirer.t L'habit le plus fimplé, non fans regretter celui qu'ils avoient apporté a la cour. II les auroit rapprochés de leur première innocence, en leur rappellant toutes les idees de leur feiicité paffee. Ils n'emportèrent que leurs portraits qu 'Arganto avoit fait peindre en miniature , tels qu'ils étoient au fortir de File du Bonheur. Ils prirènt des chemins fort oppofés; mais a mefure qu'ils s'éloignoient de la cour, la nature parloit a leur cceur. Le chant des oifeaux, Ia férénité* de 1'air, la vue de la campagne, cette douce liberté qu'elle infpire ; tout leur rappelloitjeur bonheur paffé, tout les attendriffoit & les ramenoit 1'un a 1'autre. Mais comment nous retrouverons-nous, fe difoient-ils fans ceffe a eux-mémes? Je 1'aurois convaincu, il m'auroit pardonné; retournons a la cour. Mais comment y pourrois-je reparoïtre? (car chacun deux croyoit que 1'autre n'en avoit point abandonné le féjour.) Dans un état auffi trifte q e celui qu'ils éprouvoient, le fouvenir de Bonnebonne fe préfeuta k leur efprit : c'eft 1'amitié que l'on implore dans les adverfités. Ils réfolurent donc de recourir k fes bontés. Quand ils n'auroient pas connu par eux -mémes les délices de 1'ile du Bonheur ; quand ils n'auroient pas été flattés de revoir les lieux témoins de leur bonheur paffé , il eft fi naturel de rechercher une femblable habitation , que l'on fe met fouvent en marche fur- la parole des autres j Tornt IX. H  ii4 Bleuette et Coquelicot. ils partirent donc. II leur fut bien aifé d'en retrouver le chemin, eux qui Pavoient fi dignement habité. Leur defTein étoit de s'adreffer a une des colonnes dont j'ai parlé, & qui portoient les demandes que 1'ori vouloit faire a la fée. Quelle fut leur furprife, ou plutot quel fut leur ravifTement de fe retrouver, de fe voir dans un lieu , dans un habillement qui leur difoit tout! Après les premiers tranfports oü les yeux fuffifent a-peine a 1'ame pour fe fatisfaire, la première parole qu'ils prononcèrent, fut : Pardonnez-moi, je ne puis vivre fans vous. Une chofe qui fe trouve a-la-fois demandée & defirée, eft ordinai?ement bientöt accordée; il ne leur fut pas néceffaire d'implorer plus long-tems le fecours de la fée. L'union de leurs defirs les avoit déja tranfportés dans les plus beaux endroits de 1'ile. Ils voulurent fe juftifier & demander pardon a. Bonnebonne, mais elle les en empêcha. Je fais tout ce qui vous eft arrivé, leur dit-elle, j'ai partagé vos peines, quoiqu'elles fuflent méritées; jouiflez du bonheur de mon empire, vous êtes a-préfent plus en état d'en connoitre les délices. lis vécurent heureux puifqu'Ils ne ceffèrent poinÊ de s'aimer , & qu'ils moururent au même inftant. Bonnebonne donna leurs noms k des fleurs champêtres, dans le deflein de rendre leurs noms immortels.  ii? MIGNONNETTE. CONTÉ. Jl y avoit une fois un roi & une reine qui régnoient bonnement ck fimplement fur des fujets auffi bonnes gens qu'eux, de facon qu'ils étoient également heureux ; mais comme il n'y a point d'état clans le monde qui n'ait fes peines , le bonheur du roi ck de la reine étoit troublé par 1'humeur d'une fée qui les protégeoit depuis leur enfance. Madame Grognon, c'eft ainfi qu'elle fe nommoit, marmottoit toujours quelque chofe entre fes dents , ck répétoit cent fois la même chofe , trouvant a redire a tout ce que l'on faifoit, ou pour mieux dire , a tout ce qui s'étoit jamais fait. 11 eft vrai qu'elle n'avoit que ce feul petit défaut, ck que du refte elle étoit la meilleure femme du monde; car , a dire les chofes comme elles étoient, elle obligeoit fouvent. Le roi & la reine la prioient trés - fouvent de leur accorder des enfans , & madame Grognon leur répondoit toujours : Vraiment oui, des enfans; & pourquoi faire? pour les entendre crier, pour vous faire enrager ck Hij  II6" M I G N O N N E T T E.' moi auffi ? A quoi cela fert-il, des enfans ? on ne' fait qu'en faire. Les filles font difficiles a garder auffibien qu'a marier, ck les garcons deviennent des libertins. Ce difcours , ck mille autres femblables, étoient les feules réponfes qu'elle faifoit aux inftantes prières de leurs majeftés. Le ton d'humeur avec lequel elles étoient faites, o\ la facon de parler du nez, les rendoit infupportablès. Cependant le roi 6k la reine les écoutoient avec une patience admirable. Enfin, foit par un effet du hafard, foit par la permiffion de la fée, car elle avoit quelquefois de bons momens, la reine devint groffe; ck comme de rai.fon , on fit part a madame Grognon d'un événement : auffi heureux pour le roi ck pour 1'état. Elle arriva donc auffi-tót, non pour en faire fon compliment, ■hi pour prendre part a la joie de touteia cour, mais pour demander a la reine pourquoi die étoit groffe, ck lui reprocher en mêrne-tems de rie Favoir pas été .plutót; elle dit enfin ce jour-la tant de chofes défagréables a la reine, que cette pauvre princeffe ne put retenir fes larmes; elles coulèrent en fi grande abondance, que le roi qui 1'aimoit beaucoup , ck dont la tendreffe étoit augmentée par la fituation oü elle fe trouvoit, ne put s'empêcher de fe mettre en colère , & de lui répondre des chofes un peu fortes, ck malheureufement il lui reprocha fon humeur. Dieu fait conibien madame Grognon tir.a parti de cette converfation, & combien, voyant que l'on avoit  Mignon nette. 117 tort avec elle, car effectivement le roi en avoit un peu trop dit, elle en profita pour rappeller tous les torts qu'elle prétendoit avoir rccus en fa vie. Elle, témojgna par une grande abondance de paroles la joie d'avoir raifon pour la première fois, .& jura par fa baguette & fon clavier, de fe venger du peu de déférence que l'on avoit pour elle. . .. Le roL lui, répondit encore , tant il étoit aveuglé par fa colère , qu'il ne craignoit rien , & que les rois étoient indépendans. Oui, vous êtes roi, dit madame Grognon , mais vraiment vous êtes un beau grand roi, bien docile , & vous avez bien profité de 1'éducation que' je vous ai donnée : vous êtes roi, conti-) nua-t-elle, nous favons bien graces a qui vous 1'êtes devenu; mais vous allez être père, puifque vous en avez tant d'cnvie : vous le ferez, j'en jure, plus que vous né le voudrez. Je fuis bien aife de voir. de quelle facon vous me répondrez, & nous ver-, rons comment vous vous en trouverez. Enfuite elle le quitta brufquement pour aller gronder tous ceux qu'elle rencontra. La reine fut alarmée de cette aventure ck des menaces de la fée; elle fit fentir au roi, quand fa colère fut paffee, les fuites facheufes qu'elle pouvoit avoir; mais ne fachant quel remede y apporter, ils demeurèrcnt 1'un & 1'autre dans une grande inquiétude. Ceux qui ont des humeurs, ne font pas toujours dans les mêmes accès, fouvent même ils fe repentent d'en avoir fait fouffrir les autres. Soit Hiij  ïlS MïGNONNETTE.' que madame Grognon füt dans ce cas, ou qu'elle füt plus a fon aife dans cette cour pour y gronder, elle y reparut, fans parler de ce qui s'étoit paffé, mais de plus mauvaife humeur que jamais , nonfeulement paree qu'elle avoit eu tort, mais paree que le roi & la reine furent plus foumis qu'ils ne 1'avoient encore été. Cependant, la reine étant devenue groffe a 1'excès, mit au monde fept beaux enfans; & quand elle dit a la fée avec une douleur extreme : Madame, voila bien des enfans, madame Grognon lui répondit : Dame auffi , vous en avez voulu des enfans, en voila : a vous entendre, je croyois que vous n'en auriez jamais affez; c'eft votre affaire, accemmodez-vous; mais vous n'y êtes pas encore , je vous en avertis, & vous verrez bien autre chofe. Si vous aviez été foumife a ma prudence, & fi vous m'aviez laiffé faire, vous auriez eu des enfans comme tout le monde ; mais vous en avez voulu, oh! vous en aurez, fur ma parole, Mais, madame, lui répondit la reine : Pen ai déja, ce me femble, un nombre fuffifant. Bon, bon! c'eft une bagatelle que fept, lui dit madame Grognon. En effet, la reine s'étant abfolument rétablie, devint groffe en très-peu de tems, & accoucha, comme la première fois, de fept princes ou princeffes qu'il fallut recevoir fans fe plaindre, dans la crainte d'en avoir encore davantage. Madame Grognon, après Pavoir grondée de ce nombre prodigieux d'enfans.  MïGNONNETTE. 119 tout autant que fi la chofe eut dépendu d'elle, lui promit, touchée par fes larmes ck par fa docilité , qu'elle n'en auroit plus. Mais quatorze princes du fang ibnt très-embarraffans dans un état, & quelque ïiche que l'on foit, un fi grand nombre d'enfans coütent a nourrir, a élever, & puis après a établir. Madame Grognon oublia, comme tous ceux qui ont de 1'humeur , qu'elle s'étoit mife elle-même dans 1'embarras d'une fi nombreufe familie ; ck jufqu'a ce que les petits-enfans fulTent en age d'être grands, elle ne fut point fachée d'avoir a reprendre toutes les mies ck les nourrices qu'il fallut avoir en grand nombre pour les élever. C'étoit un train cjuand elle étoit dans la chambre des enfans, fi grand que l'on ne favoit oü fe fourrer. La fimplicité des cours d'autrefois étoit extréme, ck les enfans des rois jouoient tous les jours avec ceux des particuliers, ce qui n'étoit pas étonnant, puifqu'ils alloient enfemble a la même école; la politique trouvoit alors des raifons pour autorifer eet ufage, qu'elle ne trouve plus aujourd'hui. II y avoit tout auprès du palais un bon 'charbonnier qui vivoit tranquillement dans fa petite niaifon , du charbon qu'il vendoit; tous fes voifins ié confidéroient , paree qu'il étoit le plus honnête homme du monde; le roi lui-même avoit une grande confiance en fa capacité, ck le confultoit fur les affaires de Pétat; on lenommoit le charbonnier tout court, ck l'on ne vouloit point, a plus de deuxlieues k H iv  12.0 MïGNONNETTE. ■la ronde, avoir d'autre charbon que Je fien. II en portoic dans toutes les maifons des plus grands fe» , g- mts & des fées , & par - tout on. le recevoit a .merveille; fi bien menie que les petits-enfans n'en avoient aucune peur, & que l'on ne leur difoit point .de lui : Soyez fages , voila le charbonnier qui va vous emporter. Quand il avoit travailié tout le jour, il revenoit dans fa pet:te maübn gouter le repos & le 1 bené , car il étoit le maitre chez lui. II étoit veuf depuis long-tems , & fa femme, avec laquelle il avoit vécu , ne lui avoit laifie qu'une petite fille n.'mmée Mignonnette , qu'il aimoit a la folie ; la régujanté de fes traits percoit k travers la vapeur du chaibon dont la maifon de fon père étoit remplie; & malgré les mauvais habits dont elle étoit vêfue, on étoit frappé de toutes les graces dont la nature i'avo-t comblée. Le petit Pincon, le dernier de-, entaas du roi , étoit auffi vif que joli, & par fefi # naturel, i! cherchoit toujours Mignon. nette , la préférant a tous les autres petits enfans rppur jouer avec elle, fi bien même qu'on ne voyoit preique jamais 1'un fans 1'autre, Le charbonnier cependant fentoit qu'.l avancoit en age .. & il étoit inquiet fit le fort de Mignonnette quand il ne ferqit plus. La bonté que le roi avoit pour lui ne lui paroifToit pas une rcfiburcc pour elle. Bon ! difoit-ij tout haut en révant a cette affaire , il efi accab é .de familie, ce roida; il a tam de chofes a demander  MïGNONNETTE. III a madame Grognon , pour lui-même , qu'il n'oferoit jamais lui dire un mot pour ma fille; & quand il me prometteroit de le faire , je ne m'y ■fierois pas, contmuoit-il; & il finifioit toujours fes réflexions par trouver le roi plus malheureux que lui. Mais enfin, après y avoir bien penfé, il ne favoit quel parti prendre, & rien ne foulageoit fon jnquiétude. II alloit donc dans toutes les maifons du voifinage ; mais il étoit encore mieux recu dans celle d'une fée bieufnfaiite , qui fe nommoit la bonne Praline, & c'eft elle en effet qui a donné fon nom aux dragées que nous connoiflons, paree qu'elle les avoit inventées. Cette bonne fée apperent un jour le charbonnier dans la cour de fon chateau, elle lui fit plufieurs queftions auxquelies il répondit d'une facon qui la contenta; l'inquiétude qu'il lui témoigna fur le fort de Mignonnette, 1'atrendrit au point qu'elle réfolut d'en prendre foin. Elle lui ordonna donc de la lui amener le dimanche fuivant; le bon-homme, tout-a-la-fois charmé de 1'établiffement de fa fille,, &C faché de s'en féparer, exécuta i'ordre qu'il en avoit recu : il lui fit mettre du linge blanc Sc porter fes fabots neufs qu'il lui avoit achetésla veille, avec de beaux dcffins deffus. Mignonnette fautoit autour de lui, couroit devant, revenoit lui prendre la main , en difmt toujours : Nous allons au chateau : c'étoit en effet tout ce que le charbonnier lui avoit dit de leur voyage. Praline lès recut a merveille, Sc  121 MïGNONNETTE.' malgré les beautés du chateau, tk tout le fucre & les dragées qu'on lui donna, Mignonnette ne vouloit point quitter fon cher papa ; & quand elle ne le vit plus, elle pleura pour la première fois de fa Vie. Ce bon fentiment toucha la fée, qui ne Pen aima que davantage. Tous ceux qui furent témoins de cette féparation, difoient : Ma petite fille n'eii feroit pas tant pour moi; mais enfin, petit-a-petit, Mignonnette celfa de pleurer, ck la fée qui en faifoit tout ce qu'elle vouloit; fans être a la peine ni de la gronder, ni de lui dire deux fois la même chofe, la rendit en très-peu de tems la plus jolie enfant du monde, tk qui couroit toujours les bras ouvertspour embraffer fon papa , & cela du plus loin qu'elle le voyoit, au rifque même de gater ck de noircir les beaux habits que la fée lui donnoit fans cefTe. Après avoir fait des careffes a fon papa, elle lui demandoit toujours des nouvelles de Pincon , & lui donnoit fes plus beaux jouets & fes meilleures dragées pour lui porter. Le charbonnier s'acquittoit de fa commiffion, tk le petit prince de fon cóté, demandoit toujours des nouvelles de Mignonnette , ck difoit qu'il voudroit bien la revoir. Mignonnette , toujours plus aimée de la fée, parvint a Page de clouze ans, & ce fut clans ce tems que Praline fit un jour monter le charbonnier dans fon cabinet; elle étoit fi bonne qu'elle ne voulut jamais 1'entretenir debout; & ce .ne fat pas fans peine qu'elle le fit afleoir : il eft vrai  Mignonnette.' iij qu'il étoit affez fingulier cle voir le charbonnier , dans un fauteuil de fatin blanc brodé, qui ne favoit quelle contenance tenir. Quand il fut affis, la fée lui dit : Bon-homme, j'aime votre fille; madame, c'eft votre grace, lui répondit le charbonnier; mais vous avez bien raifon, elle eft fi gentille! & je veux, reprit la bonne Praline, vous confiüter firr ce que j'en ferai; vous favez, ou vous ne favez pas, continua-t-elle, que je ferai bientót obligée d'aller habiter un autre pays : eh bien, madame, dit le charbonnier, vous 1'emmenerez avec vous, fi vous avez tant de bonté; c'eft ce que je ne puis faire, répliqua la fée , mais je la puis bien établir , voyez ce que vous defirez pour elle. Eh bien, madame, lui répondit le charbonnier , faites-la reine d'un auffi petit royaume qu'il vous plaira. La fée , furprife de cette propofition , lui repréfenta que plus on étoit élevé, plus on avoit de peine : le charbonnier 1'affura toujours qu'il avoit entendü dire qu'il y avoit des peines par - tout, ck que celles de la royauté avoient au moins plus de confolation; ce n'eft pas, ajouta-t-il, que je vous prie de me faire roi, moi; non, je veux demeurer charbonnier, c'eft un métier que je fais, & je ne fais peut-être pas 1'autre; mais Mignonnette eft jeune , il ne- lui fera pas difficile d'apprendre celui que je vous propofe; je fais bien a-peu-près comme il fe fait, car je le vois faire tous les jours. Nous verrons, lui dit Praline, en le ren-  ii4 Mignonnette; voyant, ce qui me fera ppffible; mais je vous avertis d'avance qu'elle aura beaucoup a fouffrir.- Bon! madame, lui répondit-il , j'ai fouffert pour n'attraper, pas grand chofe; ayez feulement la bonté de la faire reine, voila tout ce que je vousdemande, contiuua-, t-il en s'en allant. Pendant ce tems, madame Grognon avoit établiprefque tous les enfans du roi & de la reine; elle avoit envoyé les uns chercher forfune, & ils avoient trouvé des royaumes; les princtffes avoient été bien mariées, fans que. l'on ait jamais fu précifément le détail de leurs aventures. Le cadet des quatorze, le petit Pincon , étoit le feul poür lequel elle 'avoit rien fait. Un jour elle arriva a la cour du roi & de la reine dans fes difpofitions ordinaires; & tronvant le petit prince que fon père & ü mère careffoient, elle leur dit : Voila bien un enfant gare, c'eft vraimentlale moyen d'en faire quelque chofe! je parie toutes chofes au monde que cela ne fait rien du tout : Voyons, co.ntinua - t - elle en s'adreffant au jeune prince , dites-moi vos lecons tout-a-l'heure ,' & fi vous y manquez d'un mot, je vous donnerai le fouet. Pincon dit fes lecons a merveille , paree qu'il les favoit toujours fur le bout du doigt: il aiouta même, beaucoup de chofes très-farprenantes pour fon age; Le roi & la reine n'ofoient témoigner leur joie, dans la crainte de redoubler rhumeur cle mi! dame Grognon, qui répétoit toujours que les lecons qu'on lui  Mignonnette; 125 'donnoit ne valoient rien, ck qu'elles étoient trop favantes ck trop fortes pour un enfant; ckferetournant vers le roi ck la reine, elle leur dit: Mais pourquoi ne m'avez-vous encore rien demandé pour celui-ci ? Voila comme vous êtes toujours vous autres; vous m'avez fait placer tous vos benêts d'enfans , qui feront les plus fots rois du monde ; ck paree que celui-ci peut valoir quelque chofe, vous le voulez gater tout a votre aife; car je le vois clairement, c'eft-la votre bien-aimé'; oh bien! je vous déclare qu'il n'en fera pas ainfi, ck que je veux, moi, le faire partir tout-a-l'heure : II eft bien fait, eet enfant, continua-t-elle, ce feroit un meurtre que de vous le IaifTer plus long-tems, ck je ne veux pas avoir cela a me reprocher; on ne fait que trop dans le monde que je fuis de vos amis, & je ne fouffrirai pas que l'on me jette la pierre pour une fantaihe mufquée comme la vötre. Ah ca, point tant de facons, voyons enfemble ce que nous en ferons, car' je prends yolontiers confeil. Le roi ck la reine lui répondirent avec douceur, que c'étoit a elle a en décider , ck qu'ils n'avoient point de volonté. Eh bien, dit madame Grognon , il faut le faire voyager ; c'eft bien dit , madame , reprirent a-lafois le roi & la reine; mais daignez penfer, continua cette dernière, que nos autres enfans ont épuifé nos tréfors; & que ne pouvant le faire voyager d'une fa^on convenable a fon rang, voyez quel défagré-  n6 Mignonnette. ment ce feroit pour nous, pourfuivirent-ils, s'il alloït dire tout le long du chemin, étant en mauvais équipage : Je fuis fils du roi ck de la reine. Ah! vous avez de la vanité, s'écria madame Grognon, elle eft vraiment bien placée! c'eft un beau meuble que la vanité, quand on a quatorze enfans ! mais après tout, il ne vous en a guère coüté que la peine de les faire ; ah ! je fuis bien aife de vous entendre parler comme vous faites , ck d'apprendre a vous connoitre. Vous dites que vos enfans vous ont minés , ck c'eft ainfi que vous êtes méconnoiffans de tout ce que j'ai fait pour eux; je vous 1'ai toujours bien dit que vous aviez un mauvais cceur. Madame, lui répondit la reine, nous avons toutes nos dépenfes écrites dans un livre de la main de mon mari; c'eft une chofe fort convenable que celle-la, interrompit madame Grognon, a-t-on jamais parlé d'un roi qui ait fait des chofes femblables"? J'en ai vu par centaine, des rois; mais aucun n'a feulement imaginé rien d'auffi miférable : affurément je n'ai pas k me reprocher de ne vous rien dire , & de ne vous pas avertir de tout ce que vous faites de mal; mais puifque vous ne tirez aucun parti de mes confeils , je vois que je fuis trop bonne, & je me corrigerai de vous en donner. Allons, finiflbns cette affaire, car tout ceci commence a m'échauffer la bile; ce petit garcon eft vif comme un papillon, vous Pavez toujours applaudi , ck certainement il ira dire tout le  Mignonnette. 117 long du chemin : Je fuis fils du roi & de la reine; ck lui adreffant la parole , elle lui dit : Pourquoi irez-vous dire une chofe comme celle-la? Madame, lui répondit Pincon, je ne dirai que ce que vous m'ordonnerez. Ce n'eft pas cela dont il s'agit, répliqua madame Grognon, répondez a ce que je vous demande : Pourquoi direz-vous une chofe que vous favez qui n'efl pas bien ? car vous n'y manquerez pas, puifque votre père & votre mère, qui vous connoiflent bien, ck qui vous excufent encore davantage , m'en ont fait leurs plaintes? Madame, lui répondit le petit Pincon, ils vous ont dit qu'ils le craignoient; mais je vous promets de n'en rien faire. Ah, ah! comme cela raifonne déja! mais je n'en fuis pas furprife, il a de qui tenir pour répondre ck pour être indocile; on fe reffemble de plus loin, & bon chien chaffe de race ; mais je vous jure que vous ne le direz pas le long du chemin, j'y mettrai bon ordre. Dans ce moment, elle le toucha de fa baguette, ck il devint le petit oifeau qui porte encore aujourd'hui fon nom. Le roi ck la reine, qui voulurent 1'embrafTer , ne touchèrent plus qu'un pincon, car le changement fe fit en un clin d'ceil: ils le prirent 1'un après 1'autre fur leur doigt; mais a-peine eurent-ils le tems de le baifer, car il prit fon vol en obéifiant aux ordres de la fée, qui prononca ces terribles paroles : Vas ou tu peux, fais ce cjue tu dois. Les larmes du roi ck de la reine attendrirent  3 2.8 Mignonnette.' un peu madame Grognon; cependant elle les quitta' en leur difant: Auffi c'eft votre faute, voila comme vous étes, & vous voyez ce que vous me faites faire. En rognonant dans fa vinaigrette , tirée par fix pies, tk par autant de geais , qui faifoient un bruit épouvantable en trainant la voiture, madame Grognon, fort échauffée de tout ce qui venoit de lui arriver, fe rendit au confeil des fées qui fe tenoit ce jour-la. Ellé fe trouva par hafard aux cötés de la bonne Praline ; tk comme il eft naturel cle parler de ce dont on eft occüpé, elle 1'entretint de toutes les affaires du roi & de la reine, tk des peines qu'elle avoit eues pour établir quatorze enfans; mais toujours en accufant le roi & la reine qu'elle grondoit, & auxquels elle parloit comme s'ils avoient été préfens : elle finit par demander a Praline fi elle n'auroit point a fa difpofition quelque royaume ou quelque princeffe qui put convenir au petit Pincon. Praline, qui étoit la meilleure femme du monde, ck qui condamnoit en elle-même 1'humeur de madame Grognon, 1'aflura qu'elle s'en chargeroit volontiers , pourvu qu'elle ne s'en mêlat plus, ck qu'elle lui permit d'éprouver fon caraéfère ck fes fentimens. Faites - en tout ce qu'il vous plaira lui répondit - elle en parlant du nez plus que jamais, faites-en tout ce qu'il vous plaira , pourvu que je n'en entende plus parler; tk pour-lors elle céda avec joie a madame Praline tous fes droits de féene fir le  Mignonnette. tip le petit Pincon : elles en patTèrent même un acte des plus authentiques. Praline, frappée des rapports que la nature avoit mis entre Mignonnette & Pincon , réfolut de les examiner avec plus d'attention, dans Ie deffein de faire la fortune ck le bonheur de cette petite fille ; mais elle étoit pfeflee par le tems, car le jour de fon départ approchoit : il falloit cependant trouver le moyen de les laiftèr fans inconvénient fur leur bonne-foi, travailler eux-mêmes a leur établiflement. Son premier foin fut de courir après Pincon , qui, charmé de voler, ck naturellement vif, paroifToit difficile a prendre; mais un jeune oifeau peut-il réfifter au pouvoir d'une fée? Praline le prit aifément dans un trébuchet : elle le mit auffi - tot dans une belle cage, ck le porta dans fon chateau; d'abord que le prince apperciit Mignonnette, il reprit fa première gaieté; 11 battit des aïles, il fe mit aux barreaux de fa cage, faifant tous fes efforts pour les rompre ck pour s'approcher d'elle, quel plaifir pour lui de s'entendre dire par Mignonnette : Bonjour mon fils ; bonjour mon petit ami! mon dieu qu'il eft joli! ck quel chagrin de ne pouvoir lui répondre que par fon ramage! Mais il Padoueiflbit, il le rendoit charmant, ck lui donnoit toutes les marqués de tendrefle que peut donner un oifeau. Mignonnette en fut touchée, fans avoir aucune idéé de la vérité, ck dit fi naturellement a Praline qu'elle avoit toujours Tornt IX. I  130 Mignonnette; aimé les pincons, en demandant celui-ci avec entf preffement , que la fée le lui donna en fouriant. Touchée des impreffions de la nature, elle lui recommanda feulement d'en avoir un grand foin ; Mignonnette le promit fans peine, tk Fexécuta avec plaifir. Le jour du départ de la fée étant arrivé, elle dit adieu a Mignonnette : Ayez foin du pincon lui ditelle, ck fur-tout qu'il ne forte point de fa cage; car s'il venoit a s'envoler, je me brouillerois avec vous, ck vous feriez bien malheureufe. Pour-lors Praline monta dans fon char de papier gris; fon chateau , fes domeftiques, fes chevaux ck fes jardins prirent avec elle le chemin des airs , ck Mignonnette fe trouva feule ck bien trifte dans 'une petite maifon de porcelaine, charmante a la vérité; mais quand on a du chagrin, a quoi fert une belle habitation? Lev jardin préfentoit a tous les momens des cerifes, des grofeilles tk des oranges , enfin tous les fruits imaginables, toujours mürs ck délicieux a manger. Le four , des petits gateaux, des bifcuits ck des macarons; tk 1'office étoit garni de toutes les confitures que nous connoiffons : tant de bonnes chofes étoient capables de conlbler tk d'amufer; mais elle s'appercut que le pincon qui lui étoit fi cher étoit toujours endormi dans fa cage. Elle alloit Ie voir a tous momens, fans qu'il donnatla moindre marqué de réveil Elle faifoit en elle-méme de fecrets reproches a la fée, de Ia priver d'une auffi douce confolation. Enfin  Mignonnette; ijt après avoir tenté tous les moyens de le réveiller, elle prit fon parti, ck voulut regarder 1'oifeau de plus près^ pour voir fi elle ne pourroit découvrir k my fiére que devoit renfermer Ia conduite de la fée. Ce ne fut pas fans-peine qu'elle förma cette réfolution, ck fans éprouver les remords ck les erainteS que l'on a toujours quand on fait quelque chofe qui nous eft expreftementdéfendu. Elle ouvrit plus d'une fois Ia cage, mais elle la refermoit aufti-tót; enfuite elle fe reprocha fa timidité, ck devenant plus hardie , elle prit 1'oifeau dans fa jolie petite main; mais a-peine fut-il forti cle fa cage qu'il s'envola, & fe pofa fur le bord d'une fenêtre que, pour comble de maux, elle avoit laiftee ouverte, tant elle étoit éloignée de prévoir eet accident. Saifie de trouble & de douleur, elle courut pour le reprenclre; mais le pincon volant a quelques pas dans le jardin, elle le fuivit en fautant par la fenêtre, qui n'étoit a la vérité cju'au rez-de-cbauftee; mais elle étoit fi troublée qu'elle en auroit fait autant d'un quatrième étage. Les difcours qu'elle lui tenoit pour le reprendre étoient auffi tenclres que naiifsw Cependant le pincon voloit toujours, d'abord qu'elle fe croyoit au moment de Pattraper. Non-feulement il fortit de 1'enceinte de la maifon; mais après avoir parconru la campagne, il arriva fur le bord d'une grande forêt, que Mignonnette n'appercut qu'avec une douleur extréme, perfuadée qu'il étoit impoffible de retrouver lij  tr% Mignonnette. un pincon clans une forêt. Cette inquiétude ne Fagrta pas long-tems, car 1'oifeau, fur lequel elle avoit toujours les yeux, devint en un moment le prince qu'elle avoit vu dans fonenfance : Quoï! c'eft vous, s'écria-t-elle, ck vous me fuyez l Oui, c'eft moi , charmante Mignonnette, lui répondit-il; mais un pouvoir furnaturel m'obligeoit a vous éviter; je veux m'approcher de vous, & je fens qu'il m'en empêche; cn effet, ils reconnurent qu'ils étoient obligés d'étre au moins éloignés cle quatre pas. Mignonnette, charmée, oublia promptement qu'elle avoit défobéi ac la fée, & fes craintes fe calmèrent a mefure que Pamour s'empara de fon cceur. N'ofant 1'un ck 1'autre retourner a la maifon dont ils venoient de partir , ck de plus , n'en fachant pas trop le chemin , ils entrèrent dans la forêt, oü cueillant des noifettes, ck fe faifant mille queftions fur ce qui leur étoit arrivé depuis qu'ils ne s'étoient vus, fur la joie de fé revoir ck fur Fefpérance de ne fe point quitter, Pinnocence de leur cceur autoit pu rendre leur entrevue dangereufe, fans la diftance qui leur étoit impofée. lis appercurent une maifon de payfan, ck marchèrent de ce cóté pour y demander retraite pendant la nuit, en attendant le parti. qu'ils prendroient pour le lendemain. Ils ne furent pas long-tems fans y arriver; mais le prince qui ne veuloit pas expofer Mignonnette , lui dit : Attendezanoi fous ce grand arbre, jejvais examiner la maifon^  Mignonnette. 133 ck voir qui font les gens qui Fhabitent. II quitta donc Mignonnette pour approcher d'une bonne femme qui balayoit k devant de fa porte; il lui demanda fi elle voudroit le recevoir pendant la nuit, lui ck Mignonnette ; la vieille lui répondit : Vous m'avez bien 1'air d'être 1'un & 1'autre des enfans défobéiffans qui fuycz vos parens , ck qui ne méritez pas que l'on alt aucune pitié de vous. Pincon rougit d'abord, mais il lui dit enfuite les chofes du monde les plus féduifantes ; il lui ofFrit de travailler pour la foulager , il paria enfin comme un homine touché pour ce qu'il aime , ck qui craignoit que Mignonnette ne pafiat la nuit dans le bois , expofée aux loups & aux ogres dont il avoit fouvent entendu parler.. Pendant qu'il faifoit fon poflibk pour fléchir la vieille, k géant Chicotin qui chafioit 1'ours dans la forêt, pafia tout auprès de Mignonnette; il étoit le roi, ou plutöt le tyran du pays. Mignonnette lui parut charmante ; mais il fut furpris cle ne la pas trouver charmée de le voir; & fans lui dire autre chofe, il donna ordre a ceux qui k fuivoient de prendre cette petite fiile , & de la lui donner fous fon bras; il fut obéi, ck piquant des deux, il gagna promptement le chemin de fa capitale ; les cris de Mignonnette ne k purent attendrir, ck ce fut alors qu'elle fe repentit d'avoir été défobéilTante, mais il n'était plus tems; ces mêmes cris interrompirent la converfation de Pincon ck de la vieille; il I üj  134 Mignonnette; la quitta btüfqirement; Sc courant au lieu ou il avoi't laifle Mignonnette , quelie fut fa douleur quand il la vit fous le bras du géant ! II eft très-sür que s'il avoit été avec elie au moment de eette violence, \l auroit péri mille fois plutöt que de le fouffrir, mais il perdit promptement de vue Chicotin ck fa iuite; & fans regarder autre chofe que la tracé des chevaux, il marcha fur leurs pas. Le jour qui finit ne lui permit pas d'aller plus loin , ck 1'obfcurité de la nuit le plongea dans un état de douleur qui ne fe peut comprendre; il eft a cioire même qu'il n'auroit pas eu la force d'y réiifter; mais s'étant affis, il appercut a fes cotés une petite lumière, qu'il prit d'abord pour un ver luifant auquel il ne fit pas d'attention. Ceite lumière augmenta fi confidérablement dans la fuite, qu'elle devint aflez grande pour renfermer une femme vetue de bmn , qui lui dit: Coniblez-vous, Pincon, ne vous abandonnez point au défefpoir ; prenez cette gourde & cette pannetière, vous les trouverez toujours remplies de ce que vous aurez envie de boire & de manger; gardez encore cette petite baguette de noifetier, & mettez-la fous votre pied gauche; nornmez-moi toutes les fois que vous aurez befoin cle moi , & je viendrai a votre fecours; ce chien qui m'accompagne a ordre de ne vous point quiiter, vous pourrez en avoir befoin; auicu, Pincon, continua-t-el!e, je fuis Ia bonne PrëPn?. Tant de bontés 6c de préfens n'avoient qu§  Mignonnette. 135 fbiblement touché le prince; mais a ce nom, dont Mignonnette 1'avoit entretenu, il embrafla les genoux de la fée, en lui difant : Ah! madame, on enleve Mignonnette, fe peut-il que vous foyez occupée d'autre chofe que du fecours que vous lui devez ! je fais ce qui vient de lui arriver, pourfuivit la fée; mais elle m'a défobéi, je n'en veux plus entendre parler, vous feul pouvez la fecourir. A ces mots la lumière s'éteignit, Sc Pincon ne vit plus rien. Au milieu de fa douleur, il fe trouva"flatté d'être le feul qui put être utile a Mignonnette ; cependant mille idéés de jaloufie Sc d'inquiétude le tourmentèrent, Sc les careffes de fon nouveau chien ne furent pas capab'es de diffiper un feul moment fa douleur. Le jour qu'il attendoit avec tant impatience arriva; il continua fon chemin avec une fi grande ardeur. qu'il arriva le foir même a la capitale du géant, ou tout le monde ne parloit que de la beauté de Mignonnette Sc de 1'amour que Chicotin avoit pour elle. On difoit que le roi Pépouferoit inceffamment; on ajoutoit que l'on faifoit déja la maifon de la nouvelle reine; car le peuple entaffe les faits, Sc les augmente avec autant de facilité qu'un amant inquiet fe les perfuade. Ces nouvelles percoient le cceur de Pincon ; Sc ceux avec lefquels il s'étoit entretenu,, le voyant avec une pannetière, difoient tous : Voila un joli berger ; que ne va-t-il garder les moutons du roi? aufli-bien en a-t-il befoin d'un, Sc certaïne- Iiv '  136 Mignonnette, jnent on lui clonneroit cette charge fi l'on favofê feulement qu'il füt k louer, Ces difcours, joints k 1'envie qu'il avoit de s'approcher de Mignonnette, 1'engagèrent a s'aller préfenter au roi pour garder fes moutons; en efFet, Chicotin 1'ayant examiné , Pén trouva très-capab!e ; & comme il ne fit aucune difficulté fur ce qu'on lui donneroit pour fes peines, il fut recu berger du roi: mais cette charge ne Papprochant pas beaucoup des appartemens , il n'en fut pas beaucoup plus avancé ; il entendoit feulement dire clans la maifon que Chicotin étoit fort trifte, paree que Mignonnette ne Paimoitpoint. Ces nouvelles le confoloient un peu; mais quelques jours après, en conduifant fon troupeau, il vit fortir du palais un char k toute bride, dans lequel il reconnut Mignonnette environnée de douze negres k cheval, qui tous avoient de grands fabres k la main : Ou CQiirez-vous ? leur cria Pincon, le plus inutilement du monde, en leur préfentant le fer de fa houlette, Mignonnette, appercevant Pincon dans un fi grand péril , perdit connoiflance , & Pincon demeura fans aucun fentiment. Quand i! eut repris fes fms , il eut recours k fa baguette , & Praline arriva tout auffi - tot. Ah ! madame , lui dit - il , Mignonnette eft perdue, peut-éne ne vit-elle plus, Non, lui répondit la fée ; Chicotin , mécontent de la facon dont elle lui répondoit, & de Ja fidélité qu'elle ypus garde , Ia fait gonduire dans la touf  Mignonnette. 137 fombre, c'eft a vous a trouver les moyens d'y entrer; unaginez, tk je vous feconclerai; fongez feulement qu'ayant déja été oifeau, je ne puis vous donner cette forme; au refte, je vous avertis que Mignonnette aura beaucoup k fouffrir , car cette tour eft une terrible prifon; mais elle eft traitée comme elle le mérite, pourquoi m'a-t-elle défobéi? dit-elle; ck elle difparut. Le prince, ou plutót fon cbien, conduifit triftement les moutons du roi fur le chemin qu'avoit pris le char de Mignonnette 5 il ne fut pas long-tems fans appercevoir cette funefte tour; elle étoit au milieu d'une plaine, ck n'avoit ni porte ni fenêtre; on n'y pouvoit entrer que par un chemin pratiqué fous terre , dont Pouverture étoit cachée dans la montagne voifine, ck dont il falloit favoir le fecret. Pincon fut bien heureux d'avoir un chien auffi •habile que celui que la fee lui avoit donné, car il faifoit toute la befogne, ck pour lui fes yeux étoient continuellement attachés fur la tour fombre. Plus il 1'examinoit, & plus il étoit convaincu de 1'nnpdflibilité de pouvoir s'y introduire ; maïs 1'amour, qui vient k bout cle tout, lui en fournit enfin les moyens. Après avoir mille fois regretté fon ancien état de Pincon, dont il n'avoit jamais fait d'autre ufage que celui de voler indifféremment, il conjura la bonne fée Praline cle le. changer en cerf-volanr, elle y confentit, & donna le pouvoir a fon chien 4e 1'exécuter. Après avoir aboyé trois fois, il prenoit  138 Mignonnette. Ia baguette dans fa gueule , & touchant le prince; ' il devenoit cerf-vplant, ou eeffoit de 1'être, fuivant 1'occafion; enfuite, par le" fecours de ce méme chien, dont 1'adreffe & la fidélité étoient extrêmes, il fe fit enlever , & parvint aifément fur la tour. Quelle joie pour lui que celle de fe voir auprès de Mignonnette, d'entendreles affurances de fon amour 1 & quel plaifir il reffentoit ( car il avoit conferyé 1'ufage de la parole ) a lui témoigner fa reconnoiffance des fentimens qu'elle avoit pour lui, & de la couronne qu'elle avoit refufée pour 1'amour de lui! II auroit aifément oublié qu'il ne pouvoit pas toujours demeurer fur la tour, & qu'il étoit obligé de mener fon troupeau, fi le chien, plus attentif a fon 1 devoir qu'il ne 1'étoit lui-même, n'avoit eu le foin de retirer la corde quand il en étoit tems. Pourlors Pincon étant arrivé a terre, reprenoit fa jolie figure, & conduifoit fes moutons au palais du roi, n'étant occupé que de 1'heureux inftant qui 1'amenoit auprès de Mignonnette ; auffi les jours qu'il n'y avoit point de vent pour 1'enlever, fa douleur étoit-elle extréme, mais il avoit du moins la confolation de penfer que Mignonnette partageoit fon chagrin. Ils fe virent , & fe parlèrent quelque tems de cette forte; mais enfin, comme il y a toujours des gens qui fe mélent de ce qui ne les regarde pas, d'autres qui veulent être inflruits, & qu'il s'en trouve encore en plus grand nombre de ceux qui veulent faire leur  Mignonnette. 139 cour, le cerf-volant fut remarqué ; on le vit s'arrêter fur la tour fombre , & l'on en rendit compte a Chicotin, qui vint au plutót dans la plaine, réfolu de punir les téméraires qui ofoient par cette vo:e faire tenir des lettres £ Mignonnette; car il n'imaginoit pas que le cerf-volant put être utilc a aucune autre chofe. Mignonnette & Pincon s'entretenoient alors le plus tendrement du mortde, & cette converfation fi douce fut interrompue par la vivacité avec laquelle le chien fidele enleva promptement le prince; il en agiffoit ainii, paree que Chicotin couroit a lui après avoir crié plufieurs fois : Oü efl le berger? oü eft le berger? II faut que je le tue, puifqu'il ne m'a pas averti de tout ce qui fe paffe ici; & le chien craignant avec raifon que le géant en lui prenant la corde qu'il tenoit dans fa gueule, ne difpofat a fon gré du prince , auquei il étoit fort attaché, prit le parti de la lacher , & dabandonner le cerfvolant au vent, qui ce jour-la étoit d'une grande force. Le cerf-volant alla tomber a plus d'une lieue fur la montagne, & le chien eut encore le tems de fe charger de la gourde, de la pannetière ck cle la baguette de fon maitrc , avant que Chicotin Feut approché. II lui fut aile d'éviter fa pourfuite , ck remarquant le lieu oü ie prince étoit tombé , il le joignit en un inftant, & il lui fit aufli-tót reprendre fa première forme. Ils fe cnchèrent 1'un & 1'autre lans peine dans la montagne, a la faveur de la nuit  140 Mignonnette. qui furvint, tandis que Chicotin, écumant de colère, fut obligé de ramener lui-mëme fes moutons a fon palais; & pour empêcher que perfonne n'approchat de Mignonnette, il fit venir toutes fes armées dans la plaine, en leur ordonnant de faire fentinelle jour & nuit, & d'empécher qui que ce pilt être d'approcher de la tour fombre. Pincon voyoit tout cela da la montagne oü il étoit demedré ; & ne penfant qu'aux moyens de délivrer Mignonnette, il invoqua de nouveau Ie fecours de Praline ; mais quand le prince lui eut demandé des armées pour combattre celles du roi Chicotin , elle drfparut fans lui rien dire, en lui laiflant feulement une poignée de verges & un grand fac de dragées. 11 eft bien difhcile d'entendre raillerie quand on fe croit pJaifanté fur la chofe qui touche le plus; cependant le prince ne témoigna aucune humeur du ridicule de ce préfent; mais avec la confiance que l'on doit avoir pour les fées, & rempli de celle que 1'amour fait donner, il prit le fac fous fqn bras gauche, mit a fa main droite fa poignée de verges, & fuivi cle fon chien, il marcha fièrement aux ennemis. A mefure qu'il en approchoit, il voyoit que leur taille diminuoit, & que leurs rangs s ebranloient; furpris. cle eet événement, quand il fut a portée de fe faire entendre, & qu'il reconnut clairement que tous ces grands foldats & tous ces grenadiers a mouftache étoient devenus des enfans de quatre ans, il leur cria en faifant la groffe voix:  Mignonnette. 141 tendez-vous tout-a-l'heure, ou le fouet; pour-lors prefque toute 1'armée plia devant lui, & s'enfuit erl pleurant. Le chien qui courut après, acheva de les mettre en défordre, & de les épouvanter. II donna des dragées k tous ceux qu'il put joindre; &, par ce moven, ils devinrent foumis a-fes ordres , Sc déterminés a Ie fuivre par-tout. L'exemple de ceuxci en ramena plufieurs de ceux qui avoient pris la fuite; de facon que Chicotin n'eut plus d'armée pour fe défendre , mais que Pincon en commandoit une formidable, car tous ceux qui s'étoient donnés k lui de bonne-foi, renrenoient leur taille & leur force. Chicotin arriva fur la fin de 1'affaire, pour être témoin de la p'erte cle fon armée; & malgré fa force & fa grande taille , k la yue de Pincon, il devint non-fe dement tout auffi enfant que les autres, mais encore un très-petit nain, avec les jambes crochues: le prince lui fit faire un bonnet a la dragone, & un habit de livrée avec des manches pendantes , pour le mettre en état de porter la queue de Mignonnette dans les appartemens. Le premier foin de Pincon , après cette grande vietoire , fut celui de courir promptement k 1'entrée de la tour fombre, & de délivrer Mignonnette. Alors 1'éloignement auquel ils étoient condamnés ne fubfifloit plus; les inquiétudes qu'elle avoit eues en dernier lieu pour le cerf-volant 1'avoient fi prodigieufement abattue qu'elle n'étoit pas reconnoiffable; mais le plaifir de recouvrer la  142. Mignonnette: liberté, tk celui cle la devoir a un amant aimé, U r'endirent en un moment plus jolie qu'elle ne 1'avok jamais été. Mignonnette & Pincon commencoient a s'entretenir, quand' ils furent arrivés dans la ville, avec cette joie que l'on éprouve après les heureux événemens, lorfque Praline & madame, Grognon arnvèrent cle différens cótés, tk chacune dans fa voiture. Ces heureux amans marquèrent aux fées leur reconnoiffance, & les prièrent de décider de leur fort. Madame Grognon leur répondit : Pour moi, je vous déclare que je ne me fuis point mêlée de vous; il faudroit être folie pour fe charger de pareille marchandife, auffi je n'en prendrai pas le moindre foin; eft-ce que je n'en ai pas affez de toute votre familie, ajouta-t-elle ? Qui jamais a eu tant ckparens que vous en avez ? en prenant Pincon a parti; encore quels parens ! Ma fceur, lui dit Praline avec douceur, vous favez nos conventions, ayez feulement la bonté d'envoyer chercher le roi & la reine, & commartdez-leur d'amener le charbonnier, je me charge de tout le refte; c'eft-a-dire, lui répondit madame Grognon, que je fuis ici le fiaere cle la noce. Eh non, ma fceur, lui répliqua Praline; mais £ vous ne voulez pas vous charger de ce foin, ayez feulement la bonté de Ie dire , & j'irai s'il le faut. Madame Grognon en difant toujours : Voila une belle commiffion! voila une belle chienne de eommiffion! ordonna a fa vinaigrette ( qui s'élargiffoit  Mignonnette. 145 fuivant le befoin ) cTaller chercher le roi, la reine ck le charbonnier; ck pendant que Praline embraffoit & careffoit ces aimables enfans, elle rencontra Chicotin, devenu petit laquais; car pour gronder, tout lui étoit bon , ck dieu fut tout ce qu'elle lui dit, combien elle lui reprocha d'avoir eu de 1'humeur & de la vanité : Vous en voila puni, lui ditelle, ck c'efl bien fait, car perfonne ne vous plaint, ck tous vos fujets fe moquent a préfent de vous; ils s'en font toujours bien moqués, mais c'étoit tout bas, a-préfent vous n'avez qu'a les écouter. Elle profita cle cette diffipation cjue le hafard lui avoit donnée jufqu'a 1'arrivée du roi & de la reine, auxquels elle dit en débarquant : Ce n'eft pas moi toujours qui vous fais venir ici, ck je fuis bien fachée de vous y voir , car vous allez devenir plus difticiles a vivre 'que vous n'avez jamais été; on ne pourra plus vous parler; oh bien, ce ne fera pas moi qui vous donnerai des confeils, ils feroient joliment écoutés; vous en donnera qui voudra; mais peu m'importe, voila ce que j'y trouve de meilleur. Allons, paffez la-dcdans, vous en mourez d'envie, ckje vois clairement que je vous fuis infupportable, mais tout cela fe retrouvera, fur ma parole. En regardant le charbonnier : Ne voila-t-il pas, dit-elle, un bel objet, pour être a la noce d'un prince ? II n'étoit pas homme a demeurer fans réplique, nonplus qu'a fe contraindre fur la vérité; mais heureu-  ï44 Mignonnette, fement la bonne Praline interrompit la converfatiofl , en priant Ia compagnie cTentrer dans le palais. Elle ne put jamais obtenir de madame Grognon de demeurer dans un lieu oü la joie éclatoit de toutes parts; en effet, en nazillant, en marmottant a voix baffe plufieurs chofes a-la-fois, elle remonta dans fa voiture, ck quitta la compagnie. Mignonnette embraffa mille fois fon cher papa, a qui rien n'avoit manqué ; car Praline lui avoit donné la maifon de porcelaine, dans laquelle il avoit fouvent recu ck régalé le roi ck la reine. Ils embraffèrent leur cher petit Pinqon, 6k confentirent au mariage de Mignonnette que Praline leur propofa. Après avoir difpenfé les fujets de Chicotin du ferment qu'ils lui avoient prêté, elle fit reconnoïtre Pincon, qui fe trouva par ce moyen roi d'un beau & grand royaume, 6k marf de la jolie Mignonnette, dont il eut de beaux enfans, bien fages , qui furent auffi rois & reines; tant il eft vrai qu'une fille bien fage ck bien jolie fait fa fortune ck celle de fes parens. L'ENCHANTEMENT  L 'EN C H ANTE MENT I M P O'S S I B L E, CONTÉ. \t étoit une fois un roi fort aimé cle fes fujets, & qui cle fon cóté les aimoit beaucoup. Ce prince avoit une répugnance infinie pour le mariage, & ce qui eft encore de plus étonnant, 1'amour n'avoit jamais fait la plus foible impreflion fur fon cceur. Ses fujets lui repréfentèrent avec tant d'inftance la néceflité de fe donner'un fucceffeur, que le bon roi confentif a leur demande. Mais comme toutes les femmes qu'il avoit vues jufqu'alors ne lui avoient pas infpiré le plus foible defir, il réfolut d'aller chercher dans les pays étrangers ce que le fien n'avoit pu préfenter; & malgré les plaifanteries aigres & piquantes des belles & des laides femmes de fon pays, il entreprit fes voyages, après avoir donné une forme auffi tranquille que folide au gouvernement de fes états. II ne voulut être accompagné que d un feul £cuyer, homme de très-bon fens, mais qui n'avoit Tornt IX. K  14Ö L'Enchantement pas beaucoup cle brillant dans 1'efprit. Ces fortesde compagnies ne font pas les plus mauvaifes en voyage. Le roi parcourut inutïlement plufieurs royaumes, en faifant tous fes efforts pour devenir amoureux; mais fon heure n'étoit pas encore venue, il reprenoit le chemin cle fes états, après deux ans d'abfence & de fatieues, ck revenoit avec la même indifférence qu'il avoit emportée de fon pays, Quoiqu'il en foit, en traverfant une forêt, il entendit un miaulement cle chats épouvantable. Le bon écuyer ne favoit que penfér du commencement d'une telle aventure. Toutes les hiftoires de forciers cju'il avoit entendu raconter lui revinrent alors dans 1'efprit. Pour le roi, il fut aflez ferme : le courage & la curiofité 1'engagèrent a attendre quelle feroit la fin d'un bruit auffi étrange que défagréable. Enfin, le bruit s'approchant du lieu oü ils étoient., ils virent paffer cent chats d'Efpagne qui traverfèrent la forêt fous leurs yeux. On les auroit couverts d'un manteau, tant ils étoient bien ameutés, ck tant ils étoient bien fur la voie. Ils étoient appuyés par deux des plus grands finges que l'on ait jamais vus. Ils portoient des fur-touts de couleur amaranthe, leurs bottes étoient les plus jolies du monde ck les mieux faites. Ils étoient montés fur deux fuperbes dogues d'Angleterre, ck piquoient a toute bride en foufflant dans de petites trompettes de la foire. Le roi? lürpris d'un  Impossible* t^f tel fpeétacle, les regardoit avec attention, quand il vit paroitre une vingtaine de petits nains , les uns montés fur des loups cerviers, ck menant des relais ; d'autres a pied, qui conduifoient différens couples de chats. lis étoient vêtus d'amaranthes comme les piqueurs; cette couleur étoit la hvrée de Féquipage. Un moment après il appercut une jeune perfour.e, charmante par fa beauté ck par Pair fin avec lequel elle montoit un grand tigre, dont les allures étoient admirables. Elle paffa devant le roi, courant a toute bride , fans s'arrêter 6k fans même le faluer; mais quoiquelle eut a-* peine jetté les yeux fur lui, il fut enchanté d'elle, ck fa liberté difparut comme un éclair. Dans le trouble qui le faifit alors, il appercut un nain écarté de 1'équipage, ck demeuré derrière les autres; ce fut a lui qu'il s'adrelfa, avec cette prévenance que donne la curiofité de 1'amour, pour s'inflruire de ce qui le touche. Le nain lui apprit que la perfonne qu'il venoit de voir, étoit la princeffe Mutine, fille du roi Prudent, dans les états duquel il fe trouvoit. II lui apprit encore que cette princeffe aimoit beaucoup la chaffe, 6k qu'il venoit de voir paffer fon équipage du lapin. Le roi ne s'infonna plus que du chemin qu'il devoit prendre pour fe rendre a la cour. Le nain le lui montra, & piqua des deux pour rejoindre la chaffe; ck le roi, par nne impatience qui accompagne toujours un amour Kij  148 L'Enchantement naiffant, piqua de ce cóté , ck fe trouva en moins. de deux heures dans la capitafe des états du roi Prudent. II fe fit préfenter au roi ck a la reine, qui Ie recurent a bras ouverts, d'autant mieux qu'il déclara fon nom ck celui de fes états. La belle Mutine revint de la chaffe quelque tems après cette préfentation.. Ayant appris que ce jour-la elle avoit forcé deux lapins , il voulut la complimenter fur une chafTe auffi heureufe; mais la princeffe ne lui répondit pas un mot. II fut un peu furpris de ce filence; cependant il le fut encore plus, quand il vit que pendant le foupé elle n'en dit pas davantage. II s'appercut feulement qu'il y avoit des momens ou il fembloit qu'elle vouloit dire quelque chofe; mais il remarqua que le roi Prudent ou la reine fa femme (ne buvant jamais en même-tems) prenoientauffitót la parole. Cè filence n'empêcha pas fon amour cPaugmenter pour Mutine. Le roi fe retira dans le bel appartement qu'on lui avoit defliné , ck ce fut la que le bon écuyer ne fut point emporté par Ia joie de voir fon maitre amoureux. II ne cacha pas au roi qu'il en étoit faché. Et pourquoi ce chagrin ?> lui répondit le roi : la princeffe eft fi belle ! c'eft affurément tout ce que je pouvois defirer. Elle eft belle, dit le bon écuyer ; mais pour être heureux, il faut autre chofe en amour que de la beauté. Tenes, fire, ajouta-t-il, elle a quelque chofe de dur dans la phyfionomie. C'eft de la' fierté, s'écria le roi.» ck  ÏMPOSSIBLE. 149 rien ne fied mieux a une belle perfonne. Fierté, dureté, continua 1'écuyer, tout comme vous voudrez; mais le choix qu'elle a fait pour fes plaifirs, de tant d'animaux malfaifans, eft a mon fens une preuve convaincante de fa férocité naturelle. De plus, 1'attention avec laquelle on 1'empêche de parler m'eft fort fufpefte : le roi fon père n'eft pas nommé Prudent pour rien : je me défie même de ce nom de Mutine , il ne peut être qu'un adouciffement ou qu'un diminutif des impreflions qu'elle a données: car , vous le favez mieux que moi , il n'eft que trop d'ufage de flatter les défauts des perfonnes de fon rang. Les réflexions du bon écuyer étoient fenfées ; mais comme les clifficultés ne font qu'augmenter 1'amour dans le cceur de tous les hommes, & fur-tout dans celui des rois, qui n'aiment point être contredits; celui-ci, dès le lendemain, demanda la princeffe en mariage. Comme l'on avoit été inftruit de 1'indifférence du roi , le tr omphe étoit complet pour les charmes de Mutine. La princeffe lui fut accordée , mais a deux conditions : la première, que le mariage fe feroit dès le lendemain; la feconde , qu'il ne parleroit point a la princeffe qu'elle ne fut fa femme. L'on donna pour cette fois a ce filence , le prétexte du premier vceu qui vint en penfée, & ce vceu fut trouvé par le roi la preuve d'un cceur véritablement religieux. Ces grandes précautions fur«nt  ï 50 L'Ench ante ment encore 1'occafion de fort grands difcours que tint ï'écuyer, mais ils ne firent pas' une plus grande imprefiion que ceux qui les avoient précédés. Le roi fimt, après les avoir écoutés, en lui difant : J'ai eu tant de peine a devenir amoureux ! je le fuis, que dmble veux-tu ? je m'y tiendrai. Le refte du jour fe paffa comme le lendemain, en bals ck en feftins. La princeffe affifïa a tout, fans proférer une feule parole , ck le premier mot qu'il lui entendit prononcer, ce fut .ce oui fatal qui 1'attachoit a lui pour toute fa vie, Dès qu'elle fut mariée , elle ne fe contraignit plus, ek la première journée ne fe paffa pas fans qu'elle eut fait une diftribution d'injures ck de fottifes très-étoffées a fes dames d'honneur. Enfin, ïes paroles les plus douces dont elle accompagnoit le fervice du monde le plus difficile, n'avoient point d'autre earaétère que celui de rhumeur ck cle la brufquerie. Le roi fon mari ne fut pas plus exempt que fes autres de ces facons de parler; mais comme il étoit amoureux, & que d'ailleurs il étoit bon-homme, |1 fouffrit tout patiemment. Peu de jours après leur mariage, les nouveaux mariés prirent le chemin de leur royaume, ck Mutine ne fut regrettée de perfonne dans les ckats du yoi fon père, L'aecueil que Prudent avoit toujours faif aux étrangers, n'avoit eu pour motif que 1'efi péfance d'un amour pareil a celui que fa fille venoit d'infpirer, 5? celle d'une paffion qui fut affez fortf  IMPOSSIBLE. Ï51 pour faire paffer par-deiïus la cormoiffance de 1'efprit ck du caractère. Le bon écuyer n'avoit eu que trop raifon dans fes remontraces, & le roi s'en appercut trop tard. Tout le tems que la nouvelle reine fut en chemin , elle fit éprouver a toute fa fuite le défefpoir , la douleur ck 1'impatience; mais quand une fois elle fut arri- vée dans fon royaume, fon humeur & fa méchanceté redoublèrent encore. Au bout d'un mois de féjour dans fes états, fa réputation fut parfaits ; il n'y eut plus qu'une voix pour la regarder comme la plus méchante reine du monde. Un jour qu'elle monta a cheval, 6k qu'elle fe promenoit dans un bois voifin de fon palais , elle appercut une vieille femme qui marchoit h pied, ck qui fuivoit le grand chemin; elle étoit vêtue fimplement. Cette bonne femme, après lui avoir fait la révérence de fon mieux, continua fa route; maïs la reine , qui ne chcrchoit qu'une occafion pour exhaler fon humeur, enyoya un cle fes pages courir après elle , & fe la fit amener. Quand elle fut en fa préfence, elle lui dit : Je te trouve bien impertinente cle ne m'avoir pas fait une révérence plus profonde. Sais-tu que je fuis la reine? Peu s'en faut que je nete faffe donner cent coups d'étriviéres. Madame, lui dit la vieille, je n'ai jamais trop fu quelle étoit la mefure des révérences; ileft affez apparent K. iv  tji L'Ench antement que je n'ai pas voulu vous manquer. Comment! reprit la reine, elle ofe répondre! qu'on 1'attache tout è 1 heure a la queue de mon cheval, je vais la mener bon train chez le meilleur makte a danfer de la ville, pour lui montrer a me faire la révérence. On exé* cuta 1'ordre de la reine. La vieille crioit miféricorde pendant qu'onTattachoit; ce fut en-vain qu'elle fe vanta de la prote'éHon des fées, la reine ne tint pas plus de pompte de ce dernier propos que des autres : J'en fais autant de eas que de toi, lui dit - elle , & quand toi-mêmg tu ferois une fée, j 'en agirois comme je fais, La vieille fe laiffa patiemment attacher a la queue du cheval, mais quand la reine voulut donner un coup d'éperon, il devint immobile ; ce fut inu. tilement qu'elle redoubla les coups de talon, il étoit devenu cheval de bronze. Les cordes qui attachoient Ja vieille fe changèrent en un moment en guirlandes de fleurs, & la vieille elle.même parut tout d'un coup haute de huit pieds. Pour - lors, regardant Mutine ave.c des yeux fiers & dédaigneux, elle -lui dit; Méchante femme, indigne du nom de reine que tu portes , j^ai voulu juger par moi-même fi tu méritois la mauvaife réputation que l'on t'a donnée dans Ie monde, J'en fuis convaincue, tu vas juger fi les fées font auffi peu redoutables que tu viens de le dire, Auffi.tót la fée Paifible ( car c'étoit elle-même ) fjffla dans les deux doigts de fa main, & l'on vit &rriygr un charriot tiré par fis autruches, Jes plus  ÏMPOSSIBLE. I53 belles du monde, & dans ce charriot l'on reconnut la fée Grave , plus grave encore que fon nom. Elle étoit alors la doyenne des fées, & préfidoit aux affaires qui regardoient le corps de la féerie. Son efcorte étoit compofée d'une douzaine d'autres fées montées fur des dragons a courte queue. Malgré 1'étonnement que lui caufa 1'arrivée des fées, la rèine Mutine ne perdit rien de Fair orgueilleux tk méchant qui lui étoit fi naturel. Quand cette brillante compagnie eut mis pied a.terre , la fée Paifible leur raconta toute fon aventure. La fée Grave qui faifoit fa charge avec beaucoup de févérité, approuva la conduite de Paifible ; enfuite elle opina pour que la reine füt transformée dans le même métal que fon cheval; mais la fée Paifible ne fut point de eet avis. Par une bonté fans exemple, elle adoucit toutes les voies rigoureufes qui tendoient a la punition de la reine. Enfin , graces a cette bonne fée, elle fut feulement condamnée a devenir fon efclave jufqu'a ce' qu'elle fut accouchée , car j'avois oublié de dire qu'elle étoit au commencement d'une groffeffe. Ce même arrêt, qui fut rendu en plein champ, ordonrtoit que l'enfmt qu'elle mettroit au monde, demeu» reroit efclave de la fée, en fa place, & qu'après' fes couches , la reine auroit la liberté de retourner auprès du roi fon mari. On eut la politeffe de faire fignifier au roi Parrêt qui venoit d'être rendu, II fut obligé d'y confentir ; mais quand il  Ï54 L'Enchantement s'y feroit oppofé , qu'eüt pu faire le bon prince? Après cette juflice, les fées retournèrent chacune" a leurs affaires, & Paifible attendit un inftant fon équipage qu'elle avoit envoyé chercher. C'étoit un petit char de jais, de plufieurs couleurs, tiré par fix biches blanches comme la neige, parées de houffes de fatin verd brodé d'or. D'un coup de fa baguette, les habits de la reine furent changés en vêtemens d'efclave. Dans eet équipage, on Ia fit monter fur une mule quinteufe, ck ce fut au grand trot qu'elle fuivit le char de la fée. Au bout d'une heure de trot, la reine arriva dans la maifon de Paifible. Elle étoit, comme on le peut croire, dans une grande affliélion, mais fon orgueil 1'empêcha de verfer une feule larme. La fée 1'envoya a la cuifine pour travailler , après lui avoir donné le nom de Furieufe, celui de Mutine étant trop délicat pour les méchancetés auxquelles elle étoit portée. Furieufe, lui dit la fée Paifible, je vous ai fauvé la vie, ck peut-être ma confeience en fera-t-elle chargée; je ne veux pas vous accabler de travail, a caufe de 1'enfant dont vous êtes grofie , ck qui , comme vous le favez , doit être mon efclave; je vous retire de Ia cuifine, ck je vous charge du foin de balayer mon appartement, ck de celui de ne pas laifTer une puce a ma petite chienne chriftine. Furieufe comprit aifément qu'il n'y avoit point a appelier d'une telle ordonnance; elle prit donc le fage parti de s'acquitter exactement de  Impossible. 155 ce dont on 1'avoit chargée pendant le tems de fa grofTeffe. Quand ce tems fut fini, elle accoucha fort heureufement d'une princeffe belle comme le jöur, & lorfque fa fanté fut rétablie, la fée lui fit un grand fermon fur fa vie paffée , lui fit promettre d'être plus fage a 1'avenir , & la renvoya au roi fon mari. L'on peut juger par les bontés que la fée Paifible avoit eues pour une fi méchante reine , de toutes les attentions qu'elle eut pour la jeune princefie qui lui étoit demev.rée entre les mains. Elle en vint jufqu'a 1'aimer a la folie , c'efi ce qui 1'engagea a la faire douer par deux autres fées. Elle fut' long-tems en balance fur le choix des deux marraines auxquelles elle prendroit confiance, car'elle craignoit que le reffentiment qu'elles avoient toutes contre la mère, ne s'étendit jufques fur la fille. Enfin , elle penfa que les fées Divertiflante & Eveillée n'avoient pas naturellement autant d'humeur que les autres. D'abord qu'elle les eut fait avertir, elles arrivèrent dans une berline de fleurs d'Italie , tirée par fix bidets gris, dont les crirts étoient du plus beau couleur de feu. L'Eveillée étoit habillée cle plumes de perroquet, & co'éfTée en chien fou. Pour la fée Divertiflante, elle avoit une robe de peau de caméléon qui la faifoit p:iroitre de toutes les couleurs imaginables. Paifible les recut 1'une & 1'autre a merveille, & pour les engager a faire ce qu'elle attendoit d'elles , l'on  i5 L'Enchantement m'a fort affuré qu'elle les mit ( dans le bon foupé qu'elle leur donna ) un peu en pointe de vin. Après de li fages précautions, elle leur fit apporter ce bel enfant. II étoit dans un berceau de criftal de roche; mais fa beauté brilloit cent fois plus que fon ajufteroent. La petite princeffe fourit devant les fées, ck leur fit de petites careffes qui la rendirent fi agréable, qu'elles réfolurent de la mettre a Pabri, autant qu'elles Ie pourroient, de la colère de leurs anciennes. Elles commencèrent par lui donner le nom de Galantine. La fée Paifible leur dit enfuite : Vous favez que les chatimens que nous employons le plus ordinairement parmi nous ck qui font le plus en ufage, confiflent a changer la beauté en laideur, 1'efprit en imbécillité , ck le plus fouvent, d'avoir recours a la métamorphofe; comme il ne nous eft pas poftible a chacune de douer de plus d'un don celle que nous vouIons obliger, mon avis eft qu'une de nous donne a ce bel enfant, la beauté; que 1'autre lui donne 1'efprit; ck quant a moi, que je la doue de ne pouvoir jamais changer de forme. Cet avis fut trouvé bon, ck s'exécuta fur le champ. Lorfque Galantine eut été douée, les deux fées s'en retournèrent, ck Paifible employa tous fes foins a 1'éducation de la petite princeffe. Jamais foins ne furent employés plus heureufement; car a quatre ans , fa grace ck fa beauté faifoient déja grand bruit dans le monde. Elle n'en fit que trop; car cette affaire ayant été rapportée au con-  Impossible. 15-7 feil des fées, Paifible vit un jour arriver dans la cour de fon palais la fée Grave montée fur un lion. Elle portoit une longue robe fort ample , Sc par-conféquent fort pliftee, dont la couleur étoit bleue célefle. Elle étoit coëftee d'un bonnet carré de brocard d'or. Paifible la reconnut avec autant d'inquiétude que de chagrin , car fon habillement Sc fa montare lui prouvoient qu'elle vouloit rendre quelqu'arrêt; mais quand elle appercut que la fée Rêveufe la fuivoit montée fur une licorne , Sc qu'elle étoit habillée de maroquin noir doublé de taffetas changeant, Sc pareülement coefTée d'un bonnet carré, elle ne douta plus que cette vifite n'eüt quelque motif bien férieux. En effet, la fée Grave prenant la parole, lui dit : Je fuis furprife de la conduite que vous avez tenue a f égard de Mutine; c'eft au nom de tout le corps des fées qu'elle a ofrenfé que je viens vous en faire des reproches. Vous pouvez pardonner vos offenfes particulières, mais vous n'avez pas le même droit fur celles qui regardent tout le corps; cependant vous I'avez traitée avec douceur Sc avec bonté pendant tout le tems qu'eHe a été chez vous; ainfi, je viens pour exécuter un ordre équitable, Sc punir une fille innocente des torts d'une mère coupable. Vous avez voulu qu'elle fut belle Sc fpirituelle, Sc d'un autre cóté vous avez mis obftacle aux métamorphofes, je faurai bien 1'empêcher de jouir pendant toute fa vie de ces avantages dont vous I'avez ornée, Sc  158 L'ENCHANTEMENT que je ne puis lui óter. Elle ne pourra fortir d'une priibn enchantée que je vais lui conftruire, qu'elle ' .ne fe foit rendue aux defirs d'un amant aimé. C'eft mon affaire d'empêcher que la chofe ne puiffe arriver. L'enchantement confïftoit dans une tour fort haute & fort large, Mtie des coquillages cle toutes .les couleurs, au milieu de la mer. Au rez-de-chauffée il y avoit une grande falie pour les bains, oü l'on faifoit entrer 1'eau quand on le vouloit. Cette falie étoit entourée de gradins & de tablettes fur lefquels on pouvoit fe promener a pied fee. Le premier étage .compofoit 1'appartement de ia princeffe , ck c'étoit véritablement une chofe magnifique. Le fecond fe diftribuoit en plufieurs pieces ; dans 1'une, on voyoit une belle bibliotheque ; dans une autre , une garde-robe pleine de linge fuperbe ck .d'habits pour tous les ages, plus magnifiques les uns que les autres ; une autre piece étoit deftinée a la mufique; une autre n'étoit remplie que de liqueurs & des vins les plus agréables; une autre enfin ( ck c'étoit la plus grande de toutes ) ne préfentoit a la vue que toutes fortes de confitures feches & liquides ^ que.des dragées , & toutes.les patifferies imaginables qui, par la force cle l'enchantement, devoient toujours demeurer chaudes comme a la fortie du four. 'L'extrémité de la tour étoit terminée par une plate-forme fur laquelle il y avoit un parterre oü les fleurs les plus agréables fe renouvelloient ck fe  Impossible. 159 fuccédoient fans cefTe. L'on trouvoit clans ce même jardin un arbre fruitier de chaque efpece; oü toutes les fois que l'on cueilloit un fruit, un autre venoit auffi-tót prendre la place. Ce beau lieu étoit orné de cabinets de verdure, que 1'ombre ck les arbufies odoriférans rendoient delicieus, ck ces agrémens étoient encore redoüblés par le chant de mille oifeaux enchantés. Quand les fées eurent conduit Galantine dans la tour, avec une gouvernante nommée Bonnette , elles rcmontèrent fur leur baleine, ck s'éloignant a une certaine diftance de ce grand édifice, la fée Grave, d'un coup de fa baguette, fit venir deux mille requins des plus méchans de la mer, 6k leur ordonna de faire une garde des plus exactes, afin de ne laifièr approcher aucun homme de la tour, 6k de mettre. en pieces tous ceux qui feroient affez hardis pour en approcher; mais comme les batimens ne craignent pas beaucoup les requins, elle fit venir auffi quantité de remora, auxqucls elle ordonna de fe tenir a 1'avancé , ck d'arrêter indifféremment tous les batimens que le hafard ou leur volonté conduiroient vers la tour. La fée Grave fe trouva fi fatiguée d'avoir fait autant de chofes en auffi peu de tems, qu'elle pria Rêveufe de voler au haut de la tour , ck cle 1'enchanter du cóté de Fair avec tant d'exaófitude, qu'un oifeau même ne put en approcher. La fée obéit, mais comme elle étoit infiniment difiraite, elle fe brouilla dans fes cérémonies , ck  l6o L'ENCHANTEMENT ne laiffa pas de faire quelques fautes. Si lencriarttement de 1'eau n'avoit pas été plus régulier que celui-ci, 1'honneur de Galantine, dont on étoit ft fort occupé, eut été mal alfuré par mer. La bonne gouvernante ne fut occupée que du foin de bien élever Galantine; & quoiqu'elle regardat tous les talens qu'auroit la princefTe comme devant toujours être ignorés, elle ne négligea rien pöur lui donner une bonne éducation , & pour Porner de. tous les talens imaginables. Quand la princefTe eut atteint fa douzième année, il parut a fa gouvernante qu'elle étoit un prodige. Toutes les belles qualités qu'elle découvröit dans la princefTe, 1'affligeoient par les réflexions qu'elle faifoit fur la trifte deftinée d'une perfonne auffi aimable. Galantine, qui ne favoit pas 'nn mot de ce qui la regardoit, la voyant un jour plus trifte qu'a 1'ordinaire, lui en demanda la raifon 'avec tant d'empreflement, que Bonnette lui raconta toute fon hiftoire, & celle de la reine fa mère. Galantine fut frappée de ce récit comme d'un coup de foudre. Je n'avois point encore, dit-elle, fait de réflexions fur mon état, & je croyois que lorfque je ferois grande, je n'habiterois plus la folitude on je me trouve ; mais puifque je fuis condamnée k paffer toute ma vie dans ce défert, ne vaudroit-il pas autant que je fuffe morte ? La princefTe garda quelques momens le filence après ces triftes plaintes ; puis elle ajouta : Vous dites i ma chère Bonnette , que  IMPOSSIBLE. l6l que l'enchantement auquel je fuis foumife ne peut finir que lorfque j'ainierai , & que j'en aurai des preuves; ces deux chofes font-elles donc fidifficiles ? Je ne fins ce que c'eft, mais je ne vois rien a quoi je ne puiffe me réfoudre pouf fortir d'ici. Bonnette ne put s'empécher de rire de la fimplicité de Galantine ; enfuite elle lui répondit : Pour aimer, pour en donner des preuves, il faudroit que quelque jeune prince put entrer ici, qu'il vous aimat, ck que vous raimaftiez dans le deffein d'en faire votre mari, autrement ces chofes dont vous ine parlez ne doivent point vous arriver; de plus, vous voyez bien vous-même qu'aucun homme ne peut entrer ici; ne vous ai-je pas raconté toutes les précautions que l'on a prifes, foit du cóté de la mer, foit de celui de Pair? II faut donc, ma chère Galantine, vous réfoudre a paffer ici toute votre vie. Cette converfition fit un grand changement fur 1'efprit de la princeffe; tout ee qui I'amufoit auparavant n'eut plus de charmes pour elle; fon ennui devint exceffif, elle paffoit fes jours a pleurer ck a penfer aux moyens de fortir de la tour. Un jour que la princeffe étoit fur fon balcon, elle vit fortir de Peau une figure extraordinaire; elle appella promptement Bonnette pour la lui faire remarquer; c'étoit une efpece d'homme dont le vifage étoit bleuatre, ck dont les cheveux, mal frifés, étoient vert de mer; il avancoit du cóté de la tour, Tornt IX. L  l6z L'ENCHANTEMENT & les requins ne mettoient aucun obftacle a fon defTein. Je crois, dit la gouvernante, que c'eft un homme marin ; un homme , dites - vous ! s'écria Galantine; defcendons a la porte de la tour, nous le verrons de plus prés : d'abord qu'elles y furent arrivées, eet homme s'arréta pour regarder la princefTe , & fit en la voyant plufieurs fignes d'admiration. II dit plufieurs chofes d'une voix fort enrouée, mais comme il vit qu'on n'entendoit point fon langage, il eut recours aux fignes. II tenoit dans fa main iin petit panier de jonc rempli des coquillages les plus rares, qn'il préfenta a la princefTe; elle le prit en lui faifant des fignes de rémerciement; mais comme la nuit approchoit, elle fe retira, tk 1'homme marin fe plongea dans la mer. D'abord que Galantine fut arrivée dans fon appartement , elle dit a fa gouvernante avec chagrin i Je trouve eet homme effroyable; pourquoi ces vilains requins qui nous gardent, laiffent-ils approcher de préférence un homme auffi laid ? car apparemment ils ne reffemblent pas tous a celui-la ? II s'en faut bien qu'ils lui refTemblent , lui répondit Bonnette. A 1'égard de la facon dont les requins ont laiffé approcher celui - ci , comme ils font habitans du même élément, ils ne fe font apparemment point de mal les uns aux autres ; il fe peut faire même qu'ils foient ou parens ou amis. Quelques jours après cette première aventure,  I M P O S S I B L ï. ri$$ Bonnette ck Galantine furent attirées a une des fenêtres de Ia tour, par une efpece d'harmonie qui leur parut extraordinaire, & qui Fétoit en effet; c'étoit le même homme marin qu'elles avoient déja vu, qui toujours dans Peau jufqu'a la ceinture, & la tête couverte de rofeaux , fouffloit de toutes fes forces dans une efpece de conque marine, dontle fon approchoit beaucoup de celui de nos anciens cornets a bouquin. La princefTe vint encore a Ia porte de la tour, & recut avec politeffe le corail & les autres curiofités marines qu'il lui préfenta. Depuis cette feconde vifite, il venoit tous les jours fous les fenêtréS de Ia princeffe, faire des plongeons, des grimaces, Ou bien jouer cle ce bel infiVument dont j'ai parlé. Galantine fe contentoit de lui faire cjuekjues révérences de fon balcon; mais elle ne defcendoit plus, malgré les priores que Phomme marin lui faifoit par fes fignes. Quelques jours après, la princeffe le vit arnver avec une autre perfonne de-fon efpece, mais d'un fexe différent ; elle étoit coëffée avec beaucoup de goüt, & faifoit entendre une voix charmante. Cette augmentation de compagnie engagea Galantine ck Bonnette a defcendre a la porte de la tour. Elles furent bien furprifes de voir que la dame, qu'elles voyoient pour la première fois, après avoir effayé plufieurs langages, leur paria celui qui leur étoit naturel , ck qu'elle fit un compliment a Galantine fur fa beauté. Elle appercut que le rez-de-chaufiee, ou Lji  164 L'ENCHANTEMENT la falie des bains, dont j'ai parlé, étoit ouverte, & qu'elle étoit remplie d'eau : Voila , lui dit-elle, un lieu fait exprès pour nous recevoir, car il ne nous eft pas poffible de vivre abfolument hors de notre élément. Elle fe placa comme cn fe place dans une baignoire , & fon frère fe mit a 'cóté d'elle dans la même attitude, car elle étoit fceur de 1'homme dont nous avons déja parlé. La princeffe & fa gouvernante fe repofèrent fur les marches qui faifoient le tour de la falie. Je crois , madame, dit la firène, que vous avez abandonné le féjour de la terre, paree que vous étiez obfédée par une trop grande foule d'amans. Si c'eft-la le fujet de votre retraite, vos intentions ne leront pas remplies , car mon fi ére meurt déja d'amour pour vous; & quand les habitans de notre grande ville vous auront apper^ue, il eft bien sur qu'il les aura tous pour rivaux. Le frère, dans ce moment, fe douta que l'on parloit de lui, il approuva donc de la raain & du gefte ; on ne parloit plus de lui, qu'il approuvoit encore. La firène lui détaifla le chagrin que fon frère avoit de ne pouvoir fe faire entendre; je lui fers d'interprete par le moyen des langues que j'ai apprifes d'une fée. Vous avez donc auffi des fées parmi vous? dit Galantine. Elle accompagna cette queftion d'un grand foupir ; oui, madame, nous en avons, lui répondit la firène. Mais , fi je ne me trompe, vous avez recu quelques chagrins de celles qui habitent la terre ? du moins ,  Impossible. 165 ce foupir qui vient cle vous échapper me donne lieu de le croire. La princefTe, a laquelle on n'avoit recommandé aucun fecret fur fes avantages, ne perdit en ce cas que le plaifir de Findifcrétion. Elle raconta donc tout ce cjue Bonnette lui avoit conté a elle- ■ même. Vous êtes a plaindre, lui dit la firène, quand elle eut achevé de Pinfthiire; cependant vos maux ne font peut-être pas fans remede : mais il eft tems" de finir une première yifité. La princefTe charmée de Fefpérance dont elle la flattoit, lui fit mille amitiés , & elles fe féparèrent en fe promettant de fe voir très-fouvent. La princefTe parut charmée de cette aventure; indépendamment de Fefpérance que la firène lui avoit donnée , c'étoit beaucoup que d'avóir trouvé quelqn'un avec qui il lui fut pofiible de s'entretenir. Nous allons, difoit-elle a fa gouvernante, faire connoiffance avec plufieurs de ces marins , ils ne feront peut-être pas tous aufti vilains que le premier que nous avons vu. Enfin, nous ne ferons pas éternellement dans la plus profonde folitude. Mon dieu! lui répondit Bonnette, que les jeunes perfonnes fe flattent aifément! Je vous dis, moi, que j'ai peur de ces gens-la. Mais que dites-vous , ajóuta-t-eÜe , du bel amant dont vous avez fait fa Cönquête? Que je ne 1'aimerai jamais, répondit la princefTe, & qu'il me déplaSt infiniment; mais enfin, pourfuivit-elle , je veux voir fi, par le moyen de fa parente, ïa fée L iij  i66 L'ENCHANTEMENT Marine, il ne pourra pas me rendre quelque fervlee, Je vous le répete encore, difoit toujours Bonnette; ces vi.fages dont les eouleurs font bifarres, & ces grandes queues dpivent vous faire peur ; mais Galantine plus jeune, étoit par conféquent plus hardis & moins fage, La firène vint la revoir plufieurs fois, & lui paria toujours de 1'amour de fon frère; & J» princeffe , toujours occupée de fa prifon ,' en parloit toujours auffi a la firène , qui lui promit a la fin de lui amener au premier jour la fée Marine, & l'affiira qu'elle finflruiroit de ce qu'elle auroit a faire. Cette fée vint dès le lendemain avec la firène; h princeffe la recut comme fa hbératrice, Quelques momens après fon arrivée , elle propofa k Galantine de lui faire voir les dedans de la tour , & d'aller fa]re; enfeinble un tour dans le parterre; car ( avec Je fecours de deux béquilles) elle pouvoit fe prometier & marchcr; il lui étoit aifé, attendu fon état de fée, de demeurer hors de 1'eau tant qu'elle en avoit envie; cependant elle étoit obligée de fe mouilIer le front de tems en tems. Pour fatisfaire k cette. néceffité, elle portoit toujours une petite fontaine • d'argent pendue k fa ceinture, Galantine aceepta la propofuion de la fée, & Bonnette demeura dans la falie pour entretenir le refle de la compagnie, Quand dies furent arrivées dans le jardin, ne perdons point de tems, dit elle a la princeffe , voyons un peu fi )§ puis vous rendre fervjce, Galantine lui conta trés,  Impossible. 167 exa&ement toute fon hiftoire; ck la fée pour-lors prenant la parole, lui dit : Je ne puis rien pour vous, ma chère princefTe , du cóté de la terre, ck mon pouvoir ne va point au-deia de mon élément; mais vous avez une reffource pour laquelle je puis vous offrir tous les fecours qui dépendent de moi. Si vous voulez faire 1'honneur a Gluantin de 1'époufer, honneur qu'il defire avec une ardeur infmie, vous pourrez habiter avec nous. Je vous apprendrai en un moment a plonger ck a nager tout auffi-bien que nous le pouvons faire ; j'endurcirai votre peau fans en altérer la blancheur , ck je la préparerai de facon que la fraïcheur de 1'eau, bien loin de vous incommoder, vous fera même un grand plaifir; mon coufin , ajouta-t-elle, eft naturellement un des bons partis qu'il y ait dans la mer; ck je lui ferai de fi grands avantages en faveur de votre alliance, que rien n'égalera votre bonheur. La fée paria avec tant de force, que la princefTe fut en balance, ck qu'elle demanda quelques jours pour faire fes réflexions. Comme elles fe préparoient a retourner joindre la compagnie , elles appercurent un vaiffeau. La princefTe n'en avoit jamais vu auffi diftinélement que celui-ci, paree qu'aucun n'avoit jamais ofé approcher fi prés de la tour. L'on diftinguoit aifément fur le tillac de ce navire , un jeune - homme couché fous un pavillon magnifique, qui paroifToit fort attentif a regardcr avec fes lunettes du cóté de la tour; mais 1'éloigne- L iv  ï6"8 L'ENCHANTEMENT ment empêchoit que l'on ne put en diftinguer davantage. Le vaiffeau commeneant a s'éloigner, Galantine & la fée retournèrent joindre la compagnie, celle - ci , fort contente de fa négociation , afTura la princefTe en la quittant, qu'elle reviendroit bientöt favoir fa volonté, Auffi-tot que la fée-fut partie, Galantine conta tout ce qui s'étoit paffé a fa gouvernante , qui fut très-affligée de voir le parti que fa pupille étoit a la veille de prendre ; elle craignoit infiniment de devenir eile-même fur fes vieux jours une vieille firène. Pour remédier a tous les inconvéniens qu'elle prévoyoit, voici ce dont elle s'avifa. Comme elle peignoit parfaitement bien en miniature , elle fit, dès le lendemain matin , un portrait qui repréfentoit un jeune-homme dont les cheveux étoient blonds tk frües par groffes boucles ; il avoit le plus beau teint du monde, les yeux bleus & le nez un peu retroufTé; enfin elle raffembla tous les traits d'une figure charmante, & l'on verra par la fuite qu'il falloit qu'un pouvoir furnaturel 1'eut aidée dans fon ouvrage qu'elle n'avoit entrepris que pour faire voir a Galantine Ia différence qu'il y avoit d'un homme a fon amant marin, tk dans Ie deffein de la détourner d'un mariage qui n'étoit nullement de fon goüt. Quand elle préfenta fon ouvrage , la princefTe en fut frappée dadmiration, & lui demanda s'il étoit poffible qu'il y êUt M homme au mor.de qui reffemblat a ce  Impossible. 169 portrait. Bonnette 1'affura que rien n'étoit plus ordinaire , & qu'il y en avoit encore de plus beaux. J'ai peine I le croire, lui répondit Galantine; mais, belas! celui-éi ni fes pareils ne peuvent jamais être pour moi , ils ne me verront point, ck je ne les verrai de ma vie. Que je luis malheureufe! s'écriat-elle; cependant Galantine paffa la journée a confidérer cette peinture; elle eut 1'effet que Bonriette en avoit attendu, elle ruina les affaires de Gluaritin qui étoient en affez bon train; mais la gouvernante fe repentit d'avoir fait un trop beau portrait, car la princeffe perdoit, pour le voir plus long-tems, le boire & le manger. Si jamais 1'amour qu'un portrait a pu infpirer a été accompngné de quelque vraifemblance, c'eft affurément dans le cas & dans les circonftances de cette hifloire. ' La fée. Marine revir.t peu de jours après la vifitè dont on a fait le détail, pour favoir quëllës étoient les intentions de Galantine ; mais cette jeune perfonne, toute occupée de fa nouvelle paffion ( car c'étoit du véritable amour qu'elle avoit concu ) ne put fe ménager avec prudence. Elle rompit donc brufquement avec la fée ; mais ce qui ne fut pas trop bien, c'eft qu'elle laiffa voir tant de mépris & tant d'averfion pour Gluantin, que la fée Marine outrée de ce refus, quitta la princeffe., bén réfolue de s'en veneer. Cependant la princeffe avoit fait une Gonquête qu'elle ignoroit. Le vaiffeau qu'elle avoit  17° L'ENCHANTEMENT vu fi proche de fon habitation' portoit Ie plus beau prince du monde: il avoit entendu parler de l'enchantement de la tour, il voulut en avoir approché plus prés que perfonne ; il avoit fur fon batiment des lunettes d'approche excellentes, & fi bonnes , qu'en examinant la tour enchantée dans le feul deffein de fatisfaire fa curiofité , il appercut la princeffe; & Ia preuve qu'il la vit bien diftinéWnt, & de la bonté de fes lunettes, c'eft qu'il en devint éperdument amoureux. II voulut comme un jeunehomme , & comme un nouvel amant, deux chofes qui font toujours toutrifquer, aller mouiller auprès de la tour , faire mettre fa chaloupe a la mer , & fe préfenter a tous les dangers que l'enchantement pouvoit faire courir; mais tout fon équipage 1'en empêcha, en fe profternant a fes pieds. Son écuyer, que Ia peur avoit. le plus faifi, ou que les connoiffances rendoient plus éclairé, fut auffi le plus éloquent. Vous nous conduifez tous a une mort inévitable, lui dit-il, feigneur; daignez venir mouiller a terre , je vous promets d'aller trouver la fée Commode , elle eft ma parente , & m'a toujours fort aimé; je réponds de fon zele & de fon talent, je fuis bien certain qu'elle vous rendra fervice. Le prince fe rendit, quoiqu'avec peine, a tant de bonnes raifons. II débarqua donc a la cöte la plus voifine, & fit partir fon écuyer pour aller trouver fa parente, implorer fa protedion ck lui demander des fecours.  IMPOSSIBLE. 171 Pour lui , il fit drefler une tente fur le bord de la mer; & toujours h lunette a Ia main, il regardoit, ou la princeffe , ou fa prifon; & fon imagination , qui s'échauffoit, lui retracoit fouvent des chofes qui n'avoient de réalité que dans fa tête. Au bout de quelques jours, Fecuyer revint avec k fée Commode ; le prince lui fit des careffes extraordinaires, 1'écuyer 1'avoit infiruite en chemin de ce dont il s'agiffoit. Je vais, dit-elk au prince, pour ne point perdre de tems, envoyer un pigeon blanc, en qui j'ai une confiance infinie pour fonder l'enchantement; s'il trouve quelqu'endroit foible, il entrera dans k parterre & dans le jardjn qui couronnent la tour : je lui ordonne de nous en rapporter quelques fleurs pour preuve qu'il aura pu y parvenir. S'il a pu y arriver, je trouverai bien le moyen de vous y introduire, Mais , dit Ie prince , ne pourrois-ie pas, par le moyen de votre pigeon, écrire un mot- a la princeffe, pour 1'inftruire de la paflion qu'elle m'a, infpiré ? Vous k pouvez , lui dit Commode, &, même je vous en donne le confeil; aufli-töt le prince écrivit cette lettre.  17^ L'ENCHANTEMENT LE TT RE •DU PRINCE BLONDIN A GALANTINE. » Je vous adore , & je fuis inftruit de votre » deftinée; fi vous voulez, belle princeffe, rece» voir 1'hommage de mon cceur, il n'y a rien que .v je n'entreprenne pour me rendre le plus heureux » de tous les hommes en finiffant vos malheurs. B L O N D I N. • Quand ce billet fut écrit, on Pattacha au cou du pigeon , qui n'attendoit que fes dépêches , car il avoit déja recu fes ordres. II prit fon volde bonne grace, & partit a tire d'aïles; mais quand il approcha de la tour , il en fortit un vent impétueux qui le repouffoit avec violence ; il ne fut point rebuté d'un, tel obftacle, il fit enfin tant de tours qu'il trouva 1'endroit que la fée Rêveufe avoit mal enchanté; auffi-töt il fe giiffa & vola dans le parterre pour attendre la princeffe, & pour fe repofer. La princeffe fe promenoit ordinairement feule, par goüt, paree qu'elle avoit une paffion dans le cceur; par néceffité, paree que la gouvernante ne pouvoit plus monter  Impossible. 173 qu'a vee beaucoup de peine. D 'abord que le pigeon la vit parol tre , il fut au-devant d'elle de la facon du monde la plus flatteufe. Galantine le careffa; & lui voyant au cou un ruban couleur de rofe , elle voulut voir de quelle utilité il pouvoit être; quelle fut fa furprife en voyant le billet! Elle le lut; voici quelle fut la reponfe dont elle chargea le beau pigeon. L E T T R E DE LA PRINCESSE GALANTINE au prince blondin. « Vous m'avez vu , & vous m'aimez , dites» vous, je ne puis vous aimer, ni vous promettre » de vous aimer fans vous avoir vu, envoyez-moi » votre portrait par le même courier : fi je vous » le renvoie, n'ayez aucune efpérance ; mais fi je » le garde , en travaillant pour moi, vous travail» lerez pour vous ». Galantine. Elle attacha cette lettre de la même facon que celle qu'elle venoit de recevoir , & congédia le pigeon , qui n'oublia pas qu'il lui étoit ordonné  174 L'ENCHANTE MENf d'emporter une fleur du parterre ; mais comme il n'ignoroit pas les idees vives que les amans attachent fouvent aux bagatelles, il en déroba une qu'il appercut fur le fein de la princeffe, & s'envola, Le retour de eet oifeau caufa une fi grande joie au prince, que, fans 1'inquiétude qu'il avoit encore, il en feroit peut-être devenu fou. II vouloit faire repartir Ie pigeon fur le champ, & le charger d'un portrait de lui, que, par le plus grand hafard du monde, il avoit dans fon équipage; mais la fée lui , demanda pour fon courier une heure de repos, que Ie prince employa a faire ces vers, dont il accompagna fon portrait. Que vous avez touché mon cceur { Que vous I'avez rendu fenfible! Hélas! que ne m'eft-il poflïble De vous exprimer fon ardeur l Oai, mon bonheur feroit extréme 3 Si le charmant objet que j'aime A la fin reffentoit un .peu Quelqu'étincelle de ce feu ; Je ne perdrois pas I'efpérance De finir eet enchantement, Armé d'amour & de conftance , Rien ne rebute un tendre amant. Le pigeon fe mit donc en campagne, chargé de  Impossible. 175 Ces vers ck du portrait; la princeffe n'étant pas certaine qu'il dut arriver , 1'attendoit cependant; elle étoit dans le jard.n, ck n'avoit rien conté a la gouvernante de cette dernière aventure; car elle commen^oit a reffentir le myftère, ck cette réferve que les premiers fentimens infpirent a une jeune perfonne. El!e prit avec empreffement Ie portrait dont le pigeon étoit chargé , ck fa furprife fut infinie, quand en ouvrant la boite , elle trouva que le portrait du prince Blondin reffembloit parfaitement a celui que Bonnette avoit peint. Par un de ces hafards heureux dont on ne peut rendre compte, la joie de Galantine fut extréme en faifant cette agréable découverte; ck pour exprimer d'une manière galante tout ce qu'elle reffcntoit elle-même, elle öta le portrait du pnnce cle la boite qui le renfermoit, mit a fa place celui qu'elle aimoit le plus de tous ceux que Bonnette avoit peints, ck renvoya fur le champ le pigeon qui commencoit un peu a fe fatiguer, ck qui n'auroit pu réfifier a fervir bien long-tems des amans dont le commerce étoit auffi vif. Le prince Blondin avoit toujours les yeux tournés vers la tour, dans 1'attente de fon courier. II vit enfin arriver le bienheureux pigeon ; mais que devint-il quand il reconnut a fon cou la même boite dont il 1'avoit chargé! II en penfa mourir de douleur. La fée, qui ne le quittoit point, le confola de fon mieux , elle prit elle - même cette boite qu'il ne daignoit feulement  I j6 .L'ENCHANTEMENT pas regarder, elle Pouvrit, & lui fit voir combiefl il avoit tort cle s'affliger. En un moment il pafTa clans une extrémité de joie quine pouvoit être comparée qu'a celle de fon chagrin. Ne perdons point de tems, lui dit alors Commode; je ne puis vous rendre heureux qu'en vous changeant en oifeau; je vous rendrai votre première forme quand il en fera tems*. Le prince fans balancer fe foumit au déguifement i & a tout ce qui pouvoit 1'approcher de ce qu'il acloroit. Pour-lors la bonne Commode le toucha de fa baguette, & il devint en un inflant le plus joli colibri du monde, qui joignoit aux agrémens cjue la nature avoit départis a ce charmant oifeau , celui ck parler le plus agréabkment du monde. Le pigeon fut encore chargé de le conduite. Galantine fut étonnée de voir un oifeau qu'elle ne connoiffoit pas ; mais le voyant arriver avec le pigeon, fon cceur fut ému; & le colibri en volant a elle , lui dit: Bonjour, belle princefTe ; elle n'avoit jamais entendu parler d'oifeaux; cette nouveauté redoubla k plaifir avec lequel elle recut celui-ci; elle le prit fur fon doigt, & tout auffi - tot il lui dit : Baifez, baifez Colibri; elk y confentit avec joie, & lui fit mille careffes. ie laiffe a penfer fi le prince étoit content, & s'il n'étoit pas faché en même-tems de n'être_ qu'un colibri; car les amans font les feuls clans le monde qui éprouvent les contraires en même-tems. Quand la princefTe, enchantée de fon nouvel oifeau , fe fut long-tems promenée  ImPOSSÏBLE. 177 promenée avec lui , elle vint fe repofer dans un des cabinets de verdure du jarclin, & fe coucha fur un lit de rofes fans épines ; elle étoit alors dans la plus aimable négligé; tout ce qui lui étoit arrivé , tout ce que fon cceur avoit éprouvé dans le jour , ne lui avoit pas donné le tems de fonger feulement qu'il y eut une toilette dans le monde. La chaleur 1'avoit engagée a ne point renfermer des beautés que feule elle pouvoit montrer. Elle placa cójibri dans fon .fein, ck commencoit a fe livrer aux charmes d'un doux fommeil, lorfque Commode trouva bien le moyen de la réveiiler en rendant au prince fa première forme; ce qui s'exécuta fi promptement, qu'en ouvrant les yeux, elle fe trouva dans les bras d'un amant qu'elle aimoit. L'étonnement, l'agitation du cceur, Pignorance même dans laquelle elle avoit vécu, ck le premier embarras de cette efpece , n étoient guère capabies de la défendre contre 1'amant le plus tendre : auffi l'enchantement fut-il détruit. Dans ce moment, la tour fut agitée , elle trembla , & commencoit a s'entr'ouvrir ; Bonnette, alarmée, ck qui étoit dans 1'appartement d'en-bas, monta fur la terraffe pour périr du moins auprès de la princeffe. Les fecoufles violentes dont la tour étoit agitée-, redoubloient a ch; q ie mcmeht ; mais quand elle arriva fur le haut de la tour , & qu'elle la vit penchée & prête a s'écrouler dans la mer, elle s'évanouit, au momentqueles deux Tome IX. M  IjS L'ENCHANTEMENT fées , Paifible ck Commode, arrivèrent dans un char de glacé de Venife, tiré par fix gros aigles. Sauvezvous promptement, dirent-elles aux deux amans, cette tour va tomber, ck vous péririez avec elle. Ils montèrent dans le char des fées, fans avoir le tems de leur faire aucun compliment. Le prince eut cependant celui de jetter la gouvernante, toute évanouie qu'elle étoit, dans le fond de la voiture. A-peine commencèrent-ils a s'élever dans Pair , que la tour s'abima avec un bruit effroyable; car la fée Marine, Gluantin ck fes amis étoient ceux qui, pour fe venger dejla princeffe, avoient fappé les fondemens de la tour. La fée Marine, voyant que le fecours des fées s'oppofoit a fes deffeins, voulut voir fi, par une guerre ouverte , elle ne pourroit pas s'emparer de Galantine. Elle forma tout d'un coup une grande voiture d'exhalaifons, clans laquelle elle fe plac^a avec toute fa familie, ck la rempiit d'huitres a 1'écaille, de rochers , de pierres ck d'autres bagatelles de cette efpece. Avec cette voiture ck ces munitions , elle fe fit conduire par un grand vent du céké de la terre „ ck coupa le chemin a la voiture de glacé. La fée Marine fit plus, elle ordonna a tout ce qui fe 'trouva a dix- lieues a la ronde , de canards fauvages , de macreufes, ck autres oifeaux dépendans de la mer, de venir obfcureir 1'air, ck s'oppofer au débarquement des fées : ce qui fut*exécuté avez un nazilletnent infupportable. Nos deux amans fe crurent perdus.  I M P O S S I B L E. 179 Comme ils étoient dans le goüt de détruire des en* chantemens, ils auroient encore bien volontiers pris des mefures contre celui-ci; mais les fées ne le jugerent pas a-propos. Commode tira du coffre de la voiture une grande quantité de pétards ck de fufëes qu'elle avoit apportés , dans le deffein de faire apparemment un petit feu d'artifice. Quoiqu'il en foit, elle s'en fervit utilement; car elle en jetta ün fi grand nombre contre cette importune volatile, qu'elle fut obligée de s'écarter. Alors le charriot ennemi mit fa dernière reffource en oeuvre. Aucun des marins ne doutoit point qu'avec les pierres ck les huitres ils n'euffent bientöt abimé ck mis en pieces le char de glacés. Le projet n'étoit point mauvais, il eft même a préfumer qu'il auroit eu tout l'effet qu'ils en attendoient; mais la fée Paifible,dra de fa poche un miroir ardent qu'elle portoit toujours avec elle. H faut être cle bonne-foi, je n'ai jamais trop fu pour quel deffein elle s'étoit chargéó de eet uftenfile. Elle phea fon miroir de mamère qu'elle chaurfa fes ennemis d'une facon qui leur étoit auffi importune qun> connue. Ils jettèrent des cris épouvantables; .& les exhalaifons s'étant fondues dans le moment, toute la familie marine , ck la fée elle-même , furent pré. cipitées péle-mêle dans la mer. Nos fées viéforieufes continuèrent leur 'chemin clans le deffein d'arriver dans les états de la reine Mutine. Ils trouvèrent qu'elle ne vivoit plus; elle avoit voulu ? moitié par la crainte Mij  iSo L'ENCHANTEMENT cl'une nouvelle punition , molfié par raifon , contrainclre la dureté de fon caraétère; elle avoit pour eet effet tant ravalé de méchancetés ck cle höirceurs; elle s'étoit li prodigieufement contrainte , qu'après avoir eu plufieurs grandes maladies, elle avoit a la fin fuccombé, il y avoit déja quelques années. Le bon roi qui 1'avoit époufée, gouta bien aifément les douceurs du veuvage ; ck quoiqu'il n'eüt point eu d'autres enfans que fa fille qu'il n efpéroit pas de revoir, rien dans le monde n'auroit pu 1'en.gager a fe marier une feconde fois. 11 gouvernoit fes états fort paifiblement; & le bon roi Prudent, le grandpère de Galantine , venoit d'arriver chez lui, malgré fon grand age, dans le deffein de paffer les vacances avec lui. Quelle joie ces bons princes éprouvèrent-ils! felle fe communiqua a toute leur cour , en vovant arriver les fées qui ramenoient une princeffe charmante, la fille de leur roi. L'on ordonna que les noces des deux amans feroient célébrées dès le lendemain. On dépêcha dans le moment même des couriers de tous les cötés pour pr'rer les fées de vouloir bien les honorer de leur préfence. On n'oublia pas, comme l'on peut croire , de prier la fée Grave. Elles arrivèrent, en effet, de toutes parts. Les fêtes, les bals, les tournois, les grands Féftiiis continuèrent très-long-tems. On fit la guerre , en même-tems que beaucoup cle remerciemens, a la fée Rêveufe, des fantes qu'elle avoit commifes dans fon  IMPOSSIBLE. iHl enchantement. Elle en fut quitte pour dire que les amans étoient toujours plus adroits que les enchantemens n'étoient exa&s, ck qu'il n'étoit pas pofïïble qu'il s'en trouvat d'infurmontables pour eux. j'oubliois de dire que la gouvernante revint de fon évanouilfement, lorfqu'elle fut arrivée au palais. Enfin tout le monde fut content; ck les fées ayant pris part pendant plufieurs jours a la joie publique, retourncrent a leurs affaires, ou bien a d'autres plaifirs. Nos amans s'aimèrent toujours, ck furent les plus heureux princes de la terre.  Ui LA PRINCESSE MINUTIE, E T L E ROI JF JL \J jRL I 13 %J H© c o jv r £, jlx y avoit une fois un roi & une reine qui moururent afTez jeunes , & qui laiffèrent un fort beau royaume a la princeffe leur fille unique, qui n'avoit alors tout au plus que treize ans. Elle s'imagina qu'elle favoit regner , & tous fes bons fujets fe le perfuadèrent aufli, fans trop favoir pourquoi; cependant c'eft une profeflion qui ne laifte pas d'avoir fa diffv gulté. Le roi & la reine eurent du moins en mourant  M I N U T I E.' Ic?$ Ia confolation de laiffer la princeffe leur fille fous la proteclion d'une fée de leurs amies. Elle s'appelloit Mirdandene : c'étoit une très-bonne femme; mais el!e joignoit au défaut de fe laiffer prévenir, celui de n'en jamais revenir. Quant a la petite reine, elle étoit fi petite, qu'on 1'avoit appellée Minutse. Voila donc ce beau royaume gouverné par la prévention & la minutie. Jamais la princeffe n'avoit été corrigée du goüt qu'elle témoignoit pour les bagatelles; ce fut pour elle qu'on inventa ces petites étrennes, tous ces colifichets qui, depuis, nous ont accablés. Cette princeffe fignala la grandeur de fes idéés par un trait que je choifis entre mille. Elle ne voulut pas garder pour général de fes armées, & même elle exila de fa cour un vieillard recommandable par les fervices qu'il avoit rendus a 1'état. Et pourquoi ? Paree qu'il étoit venu chez elle avec un chapeau bordé d'argent, dans le même tems qu'il portoit un habit galonné d'or. Elle trouva qu'un homme capablë d'une telle négligence a la cour, feroit auffi trèscapable, par la même raifon , de fe Laiffer furprendre par 1'ennemi. Le difcernement qu'elle feflatta d'avoir montré dans cette occafion, & la fobdite que la fée trouvoit dans fes plus petites idéés, auroient dérangé une tête bien plus forte. Affez prés de ce grand pays il y avoit un petit royaume , mais fi petit, que je ne fais a quoi ie M iv  184 M i ft ü T t E, comparer. Une reine-mère i'avoit long-tems gouverné au nom du prince Floridor; mais cette bonne reine mourut. Floridor, le fits Je plus tendre que l'on ait connu, reffêntit vivement cette perte, & conferva toujours la reconnoiftance des obligations qu'il M avoit. Une des plus grandes étoit une éducation parfaite, la plus dure du cóté du corps, ce qui I'avoit rendu auffi robufte que difpos; & la plus douce du cóté de 1'efprit, ce qui lui en avoit donné les agrémens & la folidité. Ce jeune prince étoit beau & bien fait. II gouvernoit fagement , fans abufer d'une autorité defpotique. Ses defirs étoient réglés; en un mot, il eut été un particulier aimable. Ses fujets 1'adoroient , & les étrangers qui paffoient k ia cour , convenoient qu'il eut fait le bonheur du plus grand des empires : mais ce que l'on ignoroit, c'eft qu'il devoit k une fourmi charmante un auffi grand nombre d'avantages. Elle s'étoit attachée k lui dès fon enfance. A la mort de la reine, la bonne fourmi fut la feule confolation k laquelle il püt avoir recours. II ne faifoit aucune démarche fans'aller au, paravant confulter ia fourmi dans un bois des jardins du palais , quelle avoit choifi pour fa réfidence. Souvent il abandonnoit fa cour & les plaifirs pour aller chercher fa converfation, Aucune faifon ne ï'empêchoit de paroïtre k fes yeux, & quelque rigoureux crue püt être 1'hiver, elle fortoit toujours de k fmtiwllim h mm qui füt h cent lieues  M ï N U T I E. 1S5 a la ronde. Elle lui donnoit des confeils auffi rem-' plis de prudence que de fageffe. L'on concoit aifément que la jolie fourmi dont nous parions , étoit une fée; fon hiftoire arrivée il y a plus de fept mille ans, fe trouve rapportée Fan vingt - deux mille du monde, a la page quatre cent foixante du volume de cette année. II eut donc été aifé a la fourmi de donner au roi, qu'elle aimoit, quelques royaumes; les fées en dupofent k leur farrtaifië : mais la fourmi étoit prudente, & la prudence conduit toujours k la juftice. Ce n'eft pas qu'elle ne föuhaitat avec ardeur 1'avancement de Floridor ; mais elle voulóït qu'il n'employatpour 1'obtenir que des moyens qui puflent flatter la véritable gloire qu'elle avoit imprimée dans fon cceur. La fourmi eft naturellement patiënte; elle attêndit donc les occafions de mettre dans tout leur jour les vertus de fon éleve. La conduite de Minutic, ck la prévention de Mirdandene, lui en fournireut bientót les moyens. L'on apprit que le feu de Ia révolte s'étoit ailumé daas le grand royav.me de Minutie. Quand cette nouvelle eut été confirmée par toutes les gazettes, la bonne fée fourmi voulut que Flondor partlt avec un fjmple écuyer pour aller fecourir la reine fa voifine. Elle le raffura fur le gouvernement de fes états pendant fon abférrce, en lui promertant de ne les point abandouner. Elle ne lui donna en partant qu'un franc moineau , un petit coutcay , que Fon appelle cemmuncment une jambette,  1S6 M i n u t i e; & une coquille cle noix. Les préfens que je vous fais, lui dit-elle, vous paroilfent médiocres; mais foyez tranquille avec eux, ils vous ferviront au befoin , & j'efpère que vous vous en trouverez bien. IJ lui promit fans peine une confiance qu'elle avoit bien méritée dans fon efprit; & quand il lui eut fait de tendres adieux, il fe mit en chemin, regretté de tout fon petit peuple, comme s'il eut été le frère, le fils, ou 1'ami de chacun de fes fujets. II arriva dans la capitale des états de Minutie; il la trouva toute en rumeur, paree que l'on venoit d'apprendre qu'un roi voifin s'avancoit a grandes journées, fuivi d'une des plus terribles armées. II venoit a deffein de s'emparer du royaume. Floridor apprit que la reine s'étoit retirée dans une maifon délicieufe qu'elle avoit auprès de fa capitale, oü tous les colifichets brilloient a 1'envi. Cette retraite avoit cependant un mptif; elle vouloit méditer bien férieufement , & décider fans être interrompue , fi les troupes crue la fée avoit ordonné qu'on levat pour s'oppofer a 1'ufurpation, porteroient ou des cocardes bleues ou des cocardes rouges. Cependant la reine avoit alors vingt ans. Le roi Floridor s'étant informé du chemin qui conduifoit a cette maifon de campagne, y courut avec empreffement. Sa belle figure prévint Mirdandene en fa faveur. Le compliment qu'il fit a la reine & a elle ne fit qu'augmenter la bonne opinion que fon abord avoit infpirée, & les  M 1 N U T I E. 187 offres de fes fervices furent d'autant mieux recues, que 1'état étoit dans une fituation fort embarraffante. Minutie parut charmante a Floridor. Dès ce moment le roi en devint éperdument amoureux ; pour-lors ce zele & cette vivacité toujours inféparables de 1'amour , éclatèrent dans fes difcours ck dans fes actions, ccmme il brilla dans fes yeux; & ce fut avec un foin extréme qu'il fe mit au fait de la fituation préfente des affaires. II voulut avoir recours au pouvoir de la fée; mais 1'aveugle prévention de Mirdandene Favoit engagée depuis long-tems a donner fa baguette a Minutie; clans le deffein de la clivertir, ck cette princeffe en avoit fait un ufage fi prodigieux, qu'elle étoit ufée, ck qu'elle n'avoit plus de force ni de vertu, fur-tout pour les chofes férieufes. Floridor alla dans la capitale; mais il ne trouva ni fortifications , ni munitions. Cependant 1'ufurpateur approchoit de plus en plus. Floridor ne vit qu'un fival clans la pcrfonne du roi ennemi: & ne trouvant aucune reffource , il fut obligé de propofer a la reine le parti de la fuite, en lui offrant fièrement un afyle dans fes états. La prudence lui confeilloit alors un parti que Ion courage démentoit, mais il s'agiffoit cle fauver une princeffe malheureufe ; cependant il ne fit cette propofition qu'aux conditions de rcvenir lui-inême s'expofer a tous les dangers , ck faire tous fes cffjrts pour rendre a la reine un trónè qui lui appartenoit auffi légiti-  188 Minutie. mement, tout auffi-tót qu'il auroit mis fa perfonne en fureté dans fon petit royaume. Mirdandene convaincue par-tout ce que le roi lui repréfenta, accepta la propofition du prince , ck la reine ne confentit ■ au départ, que lorfqu'on lui eut promis que le cheval dont elle devoit fe fervir pendant le voyage auroit un harnois couleur de rofe, ck que Floridor lui eut fait préfent du moineau que la fée lui avoit donné en partant. L'oiieau fut bientöt donné : mais quoique le départ preffat, il fallut attendre que l'on eut fait venir de la ville un harnois de cheval, tel que la reine le defiroit; il vint enfin, ck Floridor ck Minutie , fans autre fuite que Mirdandene , prirent la route des états du roi. Floridor étoit enchanté de conduire Minutie chez lui, & d'imaginer qu'il étoit utile a ce cju'il adoroit; être amoureux ck voyageur, ce font des chofes qui fouvent en font beaucoup dire; Floridor en annoncant la petiteffe de fes états, dont il rougiffoit quelquefois , ne put fe taire des obligations qu'il avoit a la bonne fourmi ; cependant en venant au détail de fon départ, la noix, le petit couteau ck le moineau parurent a la reine des préfens fort finguliers. Elle eut envie de voir la noix ; le roi la lui donna fans peine ; d'abord qu'elle fut entre fes mains, elle s'écria : Bons dieux! qu'eftce que j'entends ? elle prêta 1'oreille avec plus d'attention, & pour-lors elle'dit avec une furprife mêlée de curiofité : j'entends (mais dillinétement) des  Minutie. 189 petites voix d'hommes , des henniffemens de chevaux , des tromp ettes, enfin un murmure fort fingulier ; voila la plus jolie chofe du monde, continuat-elle. Dans le tems que le prince étoit occupé lmmême de ce qui faifoit 1'amufement de ce qu'il aimoit, il appercut les coureurs de Tarmée des révoltés , prêts I le joindre , & par - conféquent prêts a les arrêier ; pour-lors dans ce péril, par un mouvement machinal, il cafTa la noix, & il en vit forrir trente mille hommes effeclifs, tant cavalerie, infanterie, que dragons, avec 1'artillerie & les munitions néceffaires. II fe mit a leur tête \ & faifant face 3 1'ennemi, il fit ( fans jamais fe laiffer entamer ) la plus belle retraite du monde \ 9 s'empara par Ce moyen des montagnes qui fe trouvoient fur fon paffage, & fauva la reine des maihs de fes fujets révoltés. Après cette belle manoeuvre de guerre, qui ne laiffa pas d'être fatigante , & 1'alarme du danger que la reine avoit couru , ils fe repofèrent quelques jours fur la montagne ; mais comme tout le pa^S étoit en armes, en avancant pour continuer leur route, ils apperqurent une autre armée bien plus nombreufe que celle qu'ils avoient évitée, & qu'ils ne pouvoient' attaquer fans témérité. Dans cette cruelle fituation, la reine lui demanda le petit couteau que la fourmi lui avoit dónné, pour s'en fervir a quelque bagatelle dont elle s'amufoif, mais trouvant qu'il ne' coupoit pas l fa' fantaifie, elle le jetta,  19° Minutie; en difant : Voila un plaifant couteau; auffi-tot qu^il eut touché la terre, il fit un trou très-confidérable; le roi fut frappé du talent de fa jambette, & fur le champ toHja tout autour de la montagne des retranchemens profonds qui la rendoient imprenable; quand cette opération fut faite, & qui ne 1'occupa que le tems néccffaire pour en faire le tour, le moineau dont il avoit fait préfent a Minutie, prenant fon vol, faifit le fommet de la montagne, & battant des aïles, s'écria d'une voix terrible : Laiffez-moi faire, vous allez voir beau jeu ; fortez-tous de d.eiïus la montagne, marchez a 1'ennemi, & ne vous embarraiTcz de .rien. II fut obéi fur le champ, & le moineau enleva la montagne tout auffi facilement. qu'il auroit fait un brin de paille, & parcourant les. airs, il la laïlTa tomber fur 1'armée ennemie , dont il écrafa , fans doute, une grande partie; le refte prit la fuite, & laiffa le paffage libre. Le prince, qui n'étoit occupé que du defir de voir Ia reine en fureté, fouhaita de pouvoir fe livrer a la viteffe de fes chevaux; mais comme une marche d'armée conduit néceffairement a la lenteur , il eut bien voulu qu'elle fe trouvat rentiée dans fa coquille ; a-peine en eüt-il formé le fouhait, qu'en effet elle s'y trouva renfermée; il la remit dans fa poche, ils arrivcrent dans le petit royaume, oü la bonne fourmi les recut avec toutes les marqués de la plus pure amitié. Quand Floridor eut donné tous fes. foins pour  Minutie. 191 que Minutie füt a fon aife,' & qu'elle ne manquat de rien dans fon palais, il ne fongea plus qu'a fon départ, d'autant plus aifément qne l'amiiié de la bonne fourmi le raffiiroit fur tout ce qui pouvoit regarder la reine.. Pendant Ie voyage qu'il venoit de faire, ck le peu de tems qu'il avoit palfé dans fes états, il eut la liberté de faire a Minutie 1'aveu d'un amour qu'e'le eut la douceur de- fe laiifer perfuader; enfin il fallut fe féparer, leurs adieux furent tendres, ck Floridor partit fans aucun fecours que celui d'une lettre de Minutie, adreffée a tous fes bons & fideles fujets, par laquelle elle leur commandoit d'obéir au roi Floridor en tout ce qu'il leur ordonneroit. La bonne fourmi ne lui donna ni Ia noix ni le petit couteau qui lui avoient été remis a fon retour; la reine voulut feulement qu'il recüt de fes mains le moineau qu'il lui avoit donné, • en le priant cle le porter toujours fur lui, auffi bien qu'une écharpe de nompareiile qu'elle'. avoit fake elle-même. Le roi. fuivit exadement la même route qu'il avoit tenue pour conduire la reine, non-feulement paree que les amans font touchés de revoir les lieux embellis par ce qu'ils airnent, mais encore paree que* c'étoit le chemin le plus court. Lorfqu'il fut auprès de la montagne tranfplantée, le moineau s'élevant dans les airs, partit pour la prendre avec Ia même facilité que celle qu'il avoit employée quelques jours  ioz Minutie. auparavaiït, ck la reporta au même endroit d'oü il 1'avoit enlevée. Le moineau faifant ufage de la terrible voix dont il favoit fi bien ie fervir quand il le vouloit, dit a tous ceux qui s'étoient trouvés enfermés fous la montagne: Soyez fideles a Minutie , faites ce que le roi Floridor vous commaiidera de fa part Et pour-lors ce fingulier moineau difparut. La montagne étoit creufe , ainfi tous ceux qui fe trouvèrent pris, étoient comme fous une cioche; il ne leur manqua rien pendant tout .le tems qu'ils y furent renfermés. Tous les foldats .& les officiers qui revoyoient le jour avec un fi grand plaifir , frappés cle ce qu'ils venoient cl'entendre , coururent en foule auprès de Floridor, dont la belle figure'étoit intéreffante; leregardant comme un dieu, ils voulurent 1'adorer. Le roi touché de leur obéiffance & du nouveau ferment de fidélité qu'ils jurèrent entre fes mains pour leur légitime reine , xecut leurs refpecls, & non leur adoration, après leur avoir montré la lettre dont il étoit. chargé. II fit la revue de cette armée , il en choifit cinquante mille des plus beaux, ck de ceux dont Ia bonne volonté fait toujours réuffir les projets des généraux. II établit dans fa nouvelle armée une difcipline trés - exacte, dont il étoit a la fois I'auteur & 1'exemple ; ck ce fut avec ces troupes qu'il rendit invmcibks, qu'il défit les troupes innombrables d'un ufurpateur qu'il tua lui-même dans un des derniers combats,  Minutie, 195 coihbats, ck fa mort rendit a Minutie un royaume qu'elle avoit abfolument perdu. Floridor parcourut toutes les provinces de ce grand état, ck rétablit 1'autofité de Minutie qu'il vint retrouver. Mais quel changement he trouva-t-il point dans le caraétère & dans 1'efprit de cette jolie reine ! Les confeils de la bonne fourmi, ck plus que tout, 1'amour & 1'envie de plaire ck d'être digne de Floridor , 1'avoient corrigée. Elle fut honteufe d'avoir toujours fait de petites chofes avec de grands fecours , pendant que fon amant en avoit fait de fi grandes avec de fi petits, Ils fe anarièrent 6k vécurent heureux. Tome IX,  LA BELLE HERMI.NE E T ^ W Ij i B li i6 CONTÉ (i ). Jl étoit une fois un roi que l'on avoit fort mal élevé, ce qui furprenöit tout le monde , car Ia mauvaife éducation n'étoit pas autrefois.fi commune; jamais on n'avoit ofé le contredire; én un mot, on avoit fi bien fait, que je ne crois pas qu'il sut lire ; auffi, tous fes fujets fe moquoient de lui, comme on fera toujours de tous ceux qui ne voudront rien apprendre. Un roi fi fort ignorant n'auroit certainement pas gardé long - tems fon royaume, fi les ( i ) Ce conté n'eft qu'un fragment, on ne fait pourquoi 1'auteur ne i'a pas achevé.  ia Belle Hérminê , ckc. f95 fées ne 1'avoient protégé, il eft vrai cependant qu'il 'faifoit le bonheur de fes fujets autant qu'il le pouvoit ; ck comme il aimoit beaucoup les plaifirs, il leur donnoit continuellement des fêfes qui les confolöiénï de la perte des provinces qu'il cédoit a fes voifms , plutót que d'avoir la móiridre guerre. II avoit été marié fort jeune avec une fort belle princefTe qui mourut très-peu de tems après, ck qui le laiffa père d'une fille belle comme le plus beau jour, & que l'on connoit dans 1'hiftoire fous le nom de belle Hermine. A - peine avoit - elle fept ans, qu'on admiroit fa taille, fes graces ck fa beauté; elle ne paffbit point dans les falies du palais que tout monde ne s'écriat, malgré le refpecl qu'on lui devoit : Qu'elle eft belle 1 qu'elle a de graces ! mais la princefTe , loin d'en devenir plus fiére , n'en étoit que plus douce ck plus honnête. La vénérable Anémone , qui étoit une fée du premier ordre , ayant entendu parler d'une femblable merveille, voulut en juger par ellemême; elle prit la figure d'une bonne petite vieille qui rnarchoit avec beaucoup de peine, appuyée fur un gros baton d'épine , ck vint au grand pu'its du palais attendre la princeffe, qui devoit paffer auprès en venant de la laiterie ; elle portoit un petit pot rempii de la meilleure crème du monde , au'ciie avoit été chercher pour fon déjeftné. Elle appercut cette bonne vieille qui femblóit de firer de 1'eau, nuis Nij -  296 LA BELLE HERMINE qui n'ofoit s'expofer a remuer feulement la chairre ck le feau pour en tirer. La princeffe démêla 1'embarras de cette pauvre femme; & s'approchant d'elle, elle lui dit : Je voudrois pouvoir vous aider , ma bonne mère; nous ne ferions pas affez fortes toutes deux pour tirer de 1'eau, n'eft-ce pas? Hélas! non, mademoifeile, répondit la vieille; attendez un moment , reprit la princeffe, ck je vais vous envoyer quelqu'un pour vous aider; mais il efl bien matin , je ne trouverai perfonne; je crois qu'il n'eft encore que midi , & les valets ne fe leveront pas avant deux heures. Hélas ! mademoifeile , continua la vieille, je me meurs de foif; tenez, lui dit la belle Hermine, buvez ceci; pour-lors elle lui donna fon petit pot , je crois que cela vous fera plus de bien, c'eft le de flus de toutes les terrines de la laiterie du roi; la vieille 1'accepta , en difant : Qui ne peut voir fouffrir, mérite d'être heureux ; ck pour-lors , reprenant fa première figure, elle parut aux yeux de la princeffe. Anémone, dans tout fon naturel, ne fit point de peur a la princeffe en changeant de figure. Je veux, dit Anémone, avoir foin de vous; mais comme vous êtes environnée de fées qui ne m'aiment point, priez le roi de mettre auprès de vous la première petite payfane qui vous paroltra jolie ; ne vous embarrafiez pas d'autre chofe , reprenez votte crème, & ne parlez de ceci a perfonne. Anémone difparut auffi - tot, ck laiffa la princeffe  et le Prince Colibri. 197 fort étonnée. Le palais du roi étoit magnifique, ck toutes les recherches dont il étoit rempli , étoient en plus grand nombre que celles qu'infpire la volupté. Celle-ci eft fondée fur les befoins, au lieu que la molleffe les prévient fans ceffe. On ne pouvoit fentir un repos qu'on n'avoit jamais eu befoin de defirer; on étoit venu au point de regarder la vivacité de la converfation comme une des fatigues du corps. On y murmuroit continuellement contre lesfaifons, ck mille efclaves réparoient fans ceffe , avec une peine extréme , 1'inconvénient que l'on reprochoit au tems. Les mêmes délicatefles régnoient dans les rcpas; la faim étoit toujours prévenue; en un mot, une éternelle fatiété régnoit fur tout. Parmi les fêtes qui fe donnoient continuellement, celle des foiblefles étoit la plus confidérable; on n'avoit rien négligé pour la rendre folemnelle , & le peuple s'étoit aifément perfuadé qu'il étoit bien plus doux de les adorer que de s'en garantir. Les prêtres même y trouvoient leur avantage; c'étoit le jour qu'on la célébroit qu'Anémone avoit fait connoifiance avec la belle Hermine. Le foir ( car on ne connoiffoit point le matin ) 011 fe faifoit porter fur un lit ; beaucoup de gens étoient même entre deux draps, ck l'on venoit faire fes prières dans le temple dédié a tous les dieux, ou plutöt a tous les gouts, car les foiblefles font générales ; mais dans la crainte d'offenfer celle de quelqu'un, on ne faifoit aucun facrifice , ck l'on fe N iij  la Belle Her mine gardoit bien de brüler aucun parfum , pour ménager avec grand foin les vapeurs, car c'étoit .une maladie très-commune dans ce pays. La belle Hermine , en fuivant fur fon petit lit le grand lit du monarque fon père, appercut une petite payfane qui regardoit pafllr la cour avec la curiofité que peut donner une nouveauté magnifique & fingulière, Elle fit figrte qu'on 1'arrêtat : car en ce lieu, on ne donnoit aucun ordre que par figne. Le lit . de la princeffe s'arrêta donc , elle confidéra cette petite fille avec attention , & quelques regards modeftes ck fpiri&eJs lui perfuadèrent aifément qu'elle étoit 1'objet de fa recherche. Elle lui demanda fon nom, & fin qu'elle s'appelloit Birette. Elle voulut la faire méttre fur fon lit; mais la petite fille 1'affura que pour recevoir fes ordres, elle feroit un chemin plus c-onhdérable; en effet, la d fiance n'étoit pas grande, & l'on portoit très-ientement, dans la erainte de Éatiguer ceux qui étoient dans te lit. Birette fuivit donc la princeffe; ck- paroifïhnt a la cérémonie dans le Keu le plus éminent j/ elle fut remarquée de tout M monde. Le roi lui-même envoya pour .s'en' informer, ck la princeffe lui fit dire que cette petite fille qu'elle avoit trouvée-en chemin, lui avoit .plu, ck qu'elle. le prioit de ki lui donner auprès-dolle. Ce prince y cdnfentit, & dit': Puifque la princeffe 1'aime, qu'on la rende heureufe,. & qu'on la niette bien a fon aue, on défacha fiirle^champ quelques pofteurs  et le Prince Colibri. 199 du relais du roi, pour aller chercher un lit dans la facriftie , qu'ils apportèrent auffi-töt a Birette , mais elle le refüla, ce qui fut blamé de tout le monde, ck l'on fe difoit : Voyez ce que c'eft que les gens de la campagne, ils ne veulent pas fe coucher dans le temple; d'autres cherchoient a 1'excufer. Comment voulez-vous, difoicnt-ils, qu'elle fache fa religion , & qu'elle connoiffe fes commodités, la pauvre fille ne s'eft peut - être jamais couchée que la nuit, ck mille autres propos de cette efpece. Le fervice commenca , il confiftoit en une mufique tendre ck voïuptueufe : les paroles célébroient le repos; on y chantoit encore que la mort étoit tin repos qui leur feroit plus ou moins afïuré , félon qu'ils Pauröiërit obtenu dans ce monde; ck pour ne fe point fatiguer 1'efprit par des idéés défagtéables, on ne faifoit aucune mention de la peine ck du travail. Après la cérémonie, tout le monde pénétré de la mélodie de cette hymne, fe fit perter chez foi; le pëuplè cjue l'on plaignoit de ne pouvoir jouir d'une pareille commodité, trouvoit des iits dans le temple, fur lefquels ïl aftiftoit aux prières, 1'attitucle la plus commode étant en ce pays la plus devote. Le roi fit venir Birette a fon retour; il en fif trés - content , quoiqu'elle lui dit plufieurs' chofes qui lui donncrent la peine d'écrire , peine qu'il fi'pporta avec bonté; cette aim tble enfant èm'plbya le tour fijmple ck naïf pour conduire la belle Herrhine a des réflexions, pour Niv  Ücö ia Belle Hermine lui faire feiitir au milieu des objets les plus féduifans j les erreurs de ce royaume, & les préventions dans lefquelles il étoit plongé. Elle faifoit remarquer a la princefTe tous les ridicules de fa cour & du gouvernement ; ck feignant de trouver tout nouveau, elle avoit un prétexte fuffifant pour faire paffer fur le compte de fon ignorance , les critiques de tout ce qu'on lui faifoit remarquer. Elle fuppofa même que fon père avoit beaucoup voyagé; & racontant ce qu'elle lui avoit entendu dire, elle ne citoit que la vertu , la valeur £k la générofité. De femblables difcours paroiffoient ridicules & barbares a tous les courtifans. Un de ceux qui avoit le plus d'efprit dit au roi, un jour que Birette avoit prononcé le nom de guerre, & qu'il fe 1'étoit fait expliquer : Jamais il n'y a rien eu, pourfuivit-il, de plus oppofé a la raifon & a 1'humanité, La valeur n'eft qu'une brutalité contraire a 1'envie de fe conferver, On veut en-vain lui donner le nom de vertu, car les mêmes hommes qui 1'admettent ck qui la révèrent, font obligés de dire qu'elle doit être accompagnée de la générofité qui veut, par exemple, que l'on pardonne 3 fon ennemi, & que, par exemple, on ne le tue point a terre; n'eft-il pas plus fimple cle n'avoir point d'enneini, & de n'avoir aucune envie de détruire fon femblable ? Pourquoi ne pas commencer par être généreux, fins faire ufage de la valeur? C'eft Ct' que nous faiföns dans les états de notre grand  et le Prince Colibri. zot inonarque. Les canons,par exemple, ck 1'ufage pervers de la poudre, inventés pour la deftruction des hommes, ne nous fervent a nous que pour notre amufoment ck notre fatisfacTion; nous en faifons des fufées; les feux d'artifkes embelliffent nos fêtes ck nos nuits, & nos canons ne font jamais chargés que d'une compofition d'ambre ck de canelle, que l'on tire tous les jours plufieurs fois, dans le deffein de parfumer l'air que nous refpirons. On difoit tous les jours devant ce prince mille autres chofes inutiles a rapporter , mais toujours dans le même goüt, qui faifoit la critique de Birette. Elle auroit aifément trouvé cle quoi répondre a des propos li miférables , mais elle n'étoit occupée que cle la belle Hermine, & contente des lumières de fon efprit, elle y femoit les principes" de toutes les vertus héroïques. Quand elle la trouva fuffifamment perfuadée de beaucoup d'idées juftcs, elle jugea qu'il étoit tems de lui faire voir des pays dans lefquels elle pourroit voir, pratiquer, ck faire cas des chofes qu'elle lui. avoit vantées, ck fur-tout 1'éloigner des objets qu'elle avoit devant les yeux; elle efpéroit en même-tems prévenir les dangers de 1'amour par un choix fi bon qu'il püt être éternel, Elle defuoit qu'il püt tomber fur un petit prince dont elle avoit protégé toute la familie, ck qui fe noinmoit Colibri. Ses bonnes qualjtés le rendoient digne d'une auffi belle princeffe; mais il failoit que 1'amour s'en mêlat, car tout le  ioi La Belle Hermtxe pouvoir des fées ne peut ni le fa:re fiateè , nMe faire ceffer. Birette fit confentir la belle Hermine a qnitter la cour du roi fon père; & la faifant monter fur ion char, elle Ia conduifit chez les Pallantins , peupiës femblables a ceux que 1'injuftice de ces dcraier, tems a fait nommer fauvages , quoique la pureté des: mceurs, Iinnocence & la valeur brillaffeiit' a i'envi parmi eux. La propriété étoit ignorée dans ce pays,ou du moins elle cefioit d'être connue a la feule idéé du befoin d'un autre homme. La princefie fut bien étonnée , quand a fon arrivée elle appercut un nombre prodigieux d'hommes prefque nuds, armés d'arcs, de fleches, qui, faifant confifter leur principal mérité dans les forces du corps, n'étoient occupés que du moyen de les entretenir, ck d augmenter leur adrelTe. Anémone les protégeoit depuislong-tems; ck comme elle préféroit & refpecïoit les fentimens de la belle nature, elle avoit confié 1'éducation du prince Colibri a ces peuples, heureux par la douceur & la fituation de leur climat, 6k plus encore par celle de leur &l raftère : fans en rien dire a la princefie , elle luf avoit donné le don d'entendre le langage de ces peuples, & celui d'en étre entendue. Elle fentit donc avec étonnement la différerice d'une co::verfation auffi fimple qu'énergique , £k cle laquelle on avoit retranché tous les mots pleins d'affeétation, fi fort en ufage a la cour du roi fon père. Doué de cette facilité, le jeune prince , qui fe croyoit un jeune  et le Prince Colibri. 2.03 Pallantin, qui avoit d'autres moyens quel'adreffe & la vertu pour s'élever au - cleflus des autres, fut nonimé par ces peuples pour faire un compliment a la belle amie d'Anémone ; & voici ce qu'il lui dit: Tes yeux font plus bearx que les aftres qui dominent dans le cie!; fans doute que tes yertus répondent a tes beautés ; demeure dans nos pays. pour nous en donner de nouveaux exemples, ck nous charmer par Ia candeur de ton ame, comme tu nous' éblouis par la douceur de ton vifage. La princeffe ne laiffa pas d'être flattée d'un élog'e auffi fimple, ck lui répondit avec douceur, qu'elle venoit elle mcme pour s'inüVuire dans un pays auffi fage que celui des Paiiantins. Anémone avoit une maifon abfolument femblable a celle que chaquc particulier devoit avoir; elles étoient baffes ck propres, & toutes avoient un jardin bordé d'un ruifieau , ck le luxe ne pouvoit s'introdulre dans un pays dont on avoit banni la propriété, ck les rriftes idees du tien ck du mien. Quoique la chafle Éuft la plus grande richeiTe des Paiiantins, elle fe f-.ifoit en cemmun, auffi-bien que la culture de; tenés; ck le travail, toujours fi trifle dans les autres-pays, n'étoit en celui-ci qu'un amufement, i! fe faifoit en chantant. Les femmes étoient occupées aux travans domc.ftiqr.es , tk ces óccupations ne les empêchoient pas de 'fe voir 6k d'attendre en&mbU leurs maris, dont le retour fatisfaifoit tous les foirs leur impatience. Les enfans étoient  ï04 L A Belle Hermine élevés en commun; les femmes qui n'avoient point d efprit étoient délignées pour être nourrices, ck leur état étoit fort adouci; mais celles qui avoient le plus mérité dans eet état étoient, a cinquante ans, chargées de 1'éducation des filles jufqu'au tems du mariage général , oü les choix particuliers étoient toujours préférés. Les exercices du corps fe faifoient en public, ck fervoient de fpeélacle. L'étude des Paiiantins ne corrtiftoit que dans la connoiftarxe & 1'examen de la nature. Anémone leur en avoit, pour ainfi dire, ouvert les livres; ils apprenoient non-feulement ce qu'elle leur avoit enfeigné, mais elle favoit beaucoup de gré a ceux qui faifoient la plus petite découverte ; leur religion étoit fimple , ck n'étoit point défigurée par la fuperftition. La belle Hermine paroifToit trop fimple ck trop naturelle dans la cour du roi fon père; cependant elle parut chez les Paiiantins fi compofée, qu'elle en fut frappée elle-même, ck qu'elle en rougit plufieurs fois; ce fut alors qu'elle fentit la vérité des confeils d'Anémone, & la juftefTe des critiques qu'elle avoit faites de la cour du roi fon père. Cependant frappée de tant d'exemples , elle fe livra fans réferve a l'étude ordonnée dans ce pays, ck fur-tout a la pratique d'une religion dont la fociété eft le temple , ck chaque particulier le facrificateur. Colibri ne perdoit pas une occafion de la voir ck de 1'admirer; il cherchoit a fe diftinguer au milieu de tant d'hommes vertueux. Heureux pays,  et le Prince Colibri, 105 oü l'on faifoit cle femblables déclarations! C'étoit 1'ufage cle ne faire connoïtre fon amour que par une conduite agréable, jufqu'au mariage, que l'on célébroit le premier jour du printems. Quand une perfonne en avoit touché plufieurs, le choix appartenoit a celle qui étoit aimée , ck la loi étoit en ce point égale pour les hommes & pour les femmes. II efl cependant vrai que bien loin de tirer vanité de la plurahté des -hommages, comme on fait partout ailleurs , on étoit perfuadé que l'on avoit employé la coquetterie pour les engager , amfi l'on étoit plus blamé qu'applaudi. Les rivaux ne cherchoient jamais k mériter la préférence cjue par leur vertu , & ne témoignoient point le reffentiment inféparable de 1'amour mécontent, qu'en fe rendant plus aimables dans la fociété, ck faifant voir ainfi rinjuftice qu'on leur avoit faite en ne les choififlant pas. Ils pouvoient devenir plus heureux par la fiute , car les mariages étoient rompus dès que 1'humeur ou 1'aigreur furvenoient dans leurs alliances; cependant les divorces étoient fort rares. On peut juger quelle étoit la conduite de ces peuples fur les autres fentimens, puifque 1'équité régloit ainfi la plus vive des paffions. Colibri , après avoir attendu la fête des mariages, parut un des premiers fur le grand amphithéatre de gazon oü l'on faifoit cette cérémonie. Les filles occupoient un coté du carré vis-a-vis les jeunes-gens; ck les vieillards de 1'un & 1'autre  ioS La Belle Hermine, lexe, qui décidoient les différends au cas qu'il en iSrvïnt, étoient en face des gens mariés. Les filles, ayant que de prendre leurs places, paroiffoient ehargées de différens ouvrages qu'elles avoient faits, elles portoient avec grace ceux.même qui fembloient les plus vils , & qui n'étoient pas les moins confidérés dans eet état. Mais pour en rendre le coupd'ceil plus agréable, ils étoient parés cle plumes & de fleurs , dont les di/Férentes couleurs formoient une piquante variété. Les jeunes-gens paroiffoient enfuite; leurs armes étoient ornées cle fleurs & de plumes; après quoi, pour faire voir leur adreffe, üs couroient & ïuttoient les uns contre les autres. On ne donnoit aucun prix au vainqueur; il n'en attendoit ce jour-la que de lobjet aimé. Les filles s'ayancoient enfuite ; &, p0Ur marquèr le choix qu'elles Faifoient, elles préfentoient aux jeunes-gens Fouvrage qui les avoit fait briller aux yeux" de 1 aflemblée, & recevoient leurs armes; ce qui produifoit un changement de fcène très-agréable. Ceilesqui n'étoient point acceptées, tk les hommes que l'on n'avoit point choifis, retriurnoient a leur place pour attendre la décifiondes anciens, qui.les exhortoient ordinairement a chercher a plaire, & a cornger les défauts qui les avoient empéchés cle réuffir. Cette exhortation ne fe faifoit qu'aprés un ballet général, danfé avec- beaucoup de graces par les heureux amans. Les chants en étoient fijnples , les  et le Prince Colibri. 207 pas, qui tendoient tous a 1'objet aimé, ou qui ne s'en éloignoient que pour exprimer le plaifir de s'en rapprocher, infpiroient les dtfirs ck la volupté. Colibri vit avec étonnement que la belie Hermine n'étoit point k la tête des autres filles ; elle étoit affife avec Anémone dans . la place diflinguée qu'elle occupoit au milieu des vieillards. Un mariage pareil a celui que l'on célébroit ne lui convenoit point, ck le divcree qui régnoit dans ce pays convenoit encore moins a la fierté de fon cceur. Colibri de fon cóté, qui ne connoifloit que les ufages des Paiiantins, regarda fon procédé comme une impiété , & jugea factjlement que les projets cju'il avoit faits pouÉ témoigner fa force ck fon adreffe, devenoient inutiles-, ck que toutes les efpérances d'un bonheur auffi prochain que celui clont il s'étoit natte étoient reriverfées. La vue de 1'amphitéatre .ck de la félicrté de tant d'amans lui devint impoffible k fo; tenir. I! feigr.it donc cle fe trouver mal, pour en fortir ; il erra par la ville. La folitude que 1'cn y trouvoit convenoit a la trifte fituation de fon cceur, mais auffi tout lui rappelloit la belle Hermine, qu'il avoit fi fouvent chèrehée dans les mêmes endroits; & bientöt ne confervart plus d'efpérance, il s'éloigna de ces lieux, dont le féjour avoit fait fes délices. II fiiivit des chemins détournés; ck fe jettant dans les montagnes, il arriva fur les bords de la rivière froide. Ce nom^lui fit efpérer qu'il pour-  io8 La Belle Hermine roit trouver fur fes borcls une liberté qu'il regrettoit lans ceffe. Le pays arrofé par cette trifte rivière eft prodigieufement peuplé , ck le gouvernement eft républicain. L'avarice y domine', auffi les habitans ont le vifage pale , le cceur agité ck 1'efprit contraint. On y marie les enfans dès le berceau, afin que 1'amour ne les détourne pas un feul inftant des occupations lucratives. La délicatefte tk tous les plaifirs du cceur étoient inconnus chez ces peuples barbares. De pareils objets étoient bien éloignés de guérir Colibri; il regrettoit encore plus la belle Hermine , ck refientoit plus vivement le malheur de , n'avoir pu lui plaire. Mais plus il fouffroit dans un lieu fi contraire a fes fentimens , plus il vouloit y fixer fon féjour: car il eft des fituations déplaifantes que 1'ort aime a prolonger. Anémone, d'un autre cóté, attentive a tout ce que le prince penfoit, ck qui n'ignoroit aucune de fes aéfions, en étoit fort inquiette ; ck perfiftant toujours dans fon prójet , elle propofa a la belle Hermine de quitter les Paiiantins. Après avoir exhorté les heureux Paiiantins a ne point abandonner leurs ufages & leurs loix, ck les avoir afturés de fon amitié, elle partit dans fon même char avec la princeffe. Elles traversèrent les airs avec une extréme rapidité, ck franchirent en fort peu de tems les montagnes qui féparent les Paiiantins de leurs voifins , ck fe trouvèrent fur les bords de la rivière froide; mais avant que  et lè Princè Colibri. 2.09 que d'entrer dans la ville capitale, elle prit la fi* gure d'un marchand, ck donna a la princefie celle d'un jeune homme qui paiToit pour fon fils, Colibri entroit pour beaucoup dans fon projet, car elle étoit afliirée de le rencontrer, cömme cela afriva. Dans la trifie fituation oü il étoit, il ne fut pas infenfible au plaifir d'être accueilli par un homme qui lui parloit fa langue naturelle; mais la fée étoit convenue avec la princefie de ne point fe faire connoitre. La belle Hermine fut charmée de trouver un homme qu'elle eftimoit, dans un pays qu'elle connoiffoit peu, ck oü tout ce qu'elle voyoit commencoit ai lui déplaire. La fée n'ignoroit pas que les impreflions qui rapprochent les efprits ne peuvent jamais nuire a 1'amour; elles augmentérent encore par la triftelfe prodigieufe de Colibri. La belle Hermine en voulut favoir la caufe, ck fa curiofité fut aifément fatisfaite , car le prince n'avoit que fes malheurs a confier. L'amour, qu'il dépeignoit avec tant de force, fon départ, la vivacité de fes fentimens, 1'exil auquel il s'étoit condamné, tout cela, dis-je , fut raconté avec cette naïveté que donne la vérité, ck cette éloquence qu'infpire le fentiment, L'efprit de la belle Hermine en fut frappé, ce qu'elle entendoit ne pouvoit lui être fufpeéï. Anémone env ploya fon efprit pour faire naitre une pitié tk un attendrilfement dont l'amour eft prefque toujours précédé. Un pays femblable a celui de la rivière Tome IX. O  iio La Belle Hermine, &c. froide a bientöt infpiré le dégout; ainfi , après qu'Anémone eut éprouvé fous la figure d'un marchand quelques tromperies, & vu des preuves éclatantes du vice & des effets que l'amour des richeffes produit dans le cceur humain, elle ne jugea pas qu'un féjour plus long dans ce pays fut néceffaire. La fée fe fit donc connoïtre a Cölibri, & le fit monter dans fon char. Allons, leur dit-elle, paffer quelque tems dans un lieu ou nous verrons des objets plus dignes de nous. Colibri, dans un étonnement difficile a concevoir, ne fentit plus fes malheurs. II, voyoit la princeffe , & 1'aveu qu'il lui avoit fait fans pouvoir lui déplaire, étoit un grand foulagement; mais leur embarras étoit extréme. La ■princeffe en reprenant fa figure parut a fes yeux avec autant d'éclat que le foleil, lorfqu'en un infitant il abat èn iautomne -un brouillard épais qu'id furmonte. La belle Hermine Dsvs fiorrg:1- i b'iip , iuo ;o'j X .e-Ltwii^it : Fin des Féeries nouvelles. ,sfe> Juoi t; ■ !,..cj :■. :.. r ■ ■ >  C I N Q C O N T E S D E FÉES.   L E PRINCE DES CffiüRS E T LA PRINCESSE GRE N A D I N Ea CONTÉ. Kx y avoit une fois un roi qui gouvernoit affez joliment fes états pour un homme de fon age, car il n'avoit que vingt ans; il étoit de ces rois que la deflinée met fur le tröne, ck qui d'eux-mêmes n'y leroient jamais montés; fa figure étoit affez commune ck fon cara&ère affez paffable; mais comme Oiij  '%14 Le Prince des Ccsurs ïl y a des fympathies dont on ne peut rendre compte,; tel qu'il étoit, il charma la fée Furette qui 1'avoit élevé. L'injuftice de 1'amour confifte principalement dans le peu de juftice que l'on fe rend a foi-même; Furette en eft un exemple, elle oublia promptement la difprogprtipn de fon age ck de celui du prince, pnrin tout ce qui devoit naturellement les féparer. Je n'ignore point que les fées n'ont point d'age, ck que par leur pouvoir elles ont la fiicilité de paroïtre, quand elles veulent, belles, joües, grandes ck petites. Mais le prince ayant été élevé par la fée, avoit été trop long-tems témoin de fa figure véritable pour étre féduit par les fauftes beautés qu'elle pouvoit emprunter. Quand on éleve un enfant , prend-on les précautions que l'amour ck 1'envie de plaire favent fuggérer} Les divinités les plus éclairées n'ont jamais prévu l'amour qu'elles ont reffenti: aufli Rubj, c'eft le nom du roi, ne connoiftant la fée que fous une figure févère qui 1'avoit toujours alarmé, & par une autorité qui lui avoit déplu , trouvoit dans fpn caraétère cent défauts, que peut-être même elle n'avoit point; car la dépendance rend prefque tour jours injufte. Le roi recut donc fort mal les propofttions qu'elle lui fit de i'époufer, & fut fur-tout alarmé des proteftations cle conftance dont elle ac-* pompagna fa déclaration ; il allégua d'un air embarrafle, les raifqns cle 1'état qui 1'engageoient a faire yne alliance dont il püt aypir des enfans.- C'étpit fcrt  ET LA PRINCESSE GRENADINE. 21 5 honnêtement lui reprocher fon age; il s'en appercut , ck voulant réparer la fottife qu'il avoit dite, il en dit cent autres pour le moins auffi confidarables. Sans vouloir excufer le roi, ( ck je ne fuis pas affez bon courtifan pour être fufpeét ) ceux qui font connus pour avoir plus d'efprit, feroient encore embarraffés pour fe tirer honnêtement d'une pareille fituation ; il ne fit donc en cette occafion que ce que la plupart des hommes auroient fait, ck c'en eft affez pour un roi. Furette cependant reffentit vivement 1'affront qu'elle venoit de recevoir, elle en fut d'autant plus piquée , qu'elle ne connoiffoit au prince aucun attachement. Elle fe trompoit en ce point, une rivale 1'auroit encore plus afïligée, mais le chagrin que l'on éprouve, paroit toujours le plus complet. Par quel malheur ne peut-on en dire autant des plaifirs? Furette, piquée ou affligée, il n'importe, forma très-naturellement la réfolution de fe venger. L'ufage du monde lui fit diflimuler fon projet, ck la réflexion la confirma dans le deffein de punir le roi par l'amour; elle éprouvoit elle-même que les peines & les malheurs de cette paflion font les plus fenfibles de tous. II eft vrai que Rubi n'étoit point encore amoureux ; mais 1'homme eft rarement exempt des foibles ou des travers, dont la vengeance fait profiter. Le defir d'avoir une femme, les projets cle voir une reine a la cour , occupoient le prince; car les petites idéés de ménage ck d'enfans trouvent encore O iv  ii 6 Ce Prince des Ccsurs place fur le tróne. Furette profita de ces difpofitions, & lui fit propofer la première princefTe qui fe préfenta a fon efprit, Le mariage étoit a-peu-près con» venable, il étoit en quelque facon 1'ouvrage de la fée elle ne fe fit donc pas prier pour y confentir, quand Rubi lui demanda fon agrément, avec la dé-» férence due a fon rang. Le prince, après avoir fatis* fait a fon devoir, n'eut pas le moindre foupcon du mécontentement ni du chagrin qu'elle pouvoit avoir; il fe perfuada même que fa conduite avoit été fi bonne, que la fée ne pouvoit conferver aucun fou* venir de ce qui s'étoit pafte, Ce n'eft pas que Furette fe fut abfolument déguifée ; toute puiftante qu'elle étoit fur la nature entière, elle étoit foible fur les fentimens, & la révolte du cceur ne peut jamais fe pacher parfaitement; mais Rubi étoit né fansfinefle, & le monde lui étoit inconnu. Cependant la fée, pour arriver a fon but, parut applaudir & s'intérefier au choix qu'il avoit fait de la princeffe Emeraude; elle dit même autant & plus de fottifes que perfonne de la cour, fiir Jes avantages de cette alliance, fur }es graces de la figure, & fur les agrémens de 1'efprit de la princeffe, quoique dans la vérité rien de tout cela n'exiftat : mais les courtifans font adroits pour trouver des raifons de blame ou d'éloges, fui^ Vant Jes circonftances, On ne fut plus occupé a cette ÊOUf que de fêtes, que du tour & de 1'efprit qui deyojenf acgpmpagner les préfens \ la galanterie ré"  et la Princesse Grenadine. 117 véillée ne préfenta plus a 1'efprit & aux yeux de tous ceux qui la compofoient que des chofes agréables. Furette dont la vengeance approchoit, voulut auffi paroitre contribuer a la joie publique, ck fe conformer au ton du jour : Pour eet effet, elle bat.it en une nuit avec fa baguette un chateau fuperbe ; il étoit d'une architeéture auftère, ck placé dans une fituation magnifique , fi peu éloigné de la capitale, qu'on en diftinguoit la magnificence des fenêtres du palais du roi, dont il embelliffoit le point-de-vue. Quand la baguette eut parfaitement répondu aux defirs de la fée , elle parut au lever de Rubi, & devant toute la cour qui voyoit ce chateau , ck qui demandoit ce que ce pouvoit être, ce que cela vouloit dire, pourquoi il étoit la .... ck mille autres chofes que les gens oififs & inutiles ont feuls le talent de produire ; la fée, dis-je, fupplia Rubi de vouloir accepter ce préfent : Vous n'avez point de maifon de campagne, ajouta-t-elle, & ce chateau a cent propriétés que fon habitation vous découvrira : rien ne peut le détruire, ajouta -1 - elle , le tems & les efforts humains ne fervent qu'a redoubler fa folidité; quand on en connoit 1'habitation, on ne peut jamais fe réfoudre a 1'abandonner; les abords comme vous le voyez, fire, en font déiicieux, tout y refpire la galanterie', c'eft avec raifon, car elle y fait fon féjour, la délicateffe ck la vivacité de l'amour femblent n'avoir point d'autre demeure j enfin, c'eft dans ces  2i8 Le Prince des Cceurs beaux lieux, oü je vous demande, pour toute reconnoiffance des foins que j'ai pris de votre éducation, de célébrer vos noces & de paffer au moins les premiers jours de votre mariage. Mais, dit le roi charmé de la magnificence du préfent, quoiqu'il ne foit pas honnête de critiquer une chofe donnée-, ce donjon, ces tours obfcures que j'appercois dans un fort grand éloignement, dépendent - ils du chateau ? II me fembie qu'ils n'y conviennent guère. Oui, fire, répondit la fée, ils en dépendent, vous les verrez avec le tems, & j'efpère que vous connoitrez leur ufage. Rubi ne pouffa pas plus loin fa curiofité & fon efpece de critique; les princes d'ailleurs font dans 1'ufage de n'être polis que par des queftions, auffi la réponfe eft-elle fouvent indifférente ; d'ailleurs Rubi étoit trop occupé du plaifir d'avoir inceffamment une femme alui; ( c'eft pouffer loin la propriété que d'être fenfible a celle-la) il fe contenta donc d'apprendre de Furette que cette fuperbe maifon fe nommoit le palais de ramoer délicat, & ne penfa plus qu'a prouver a la princeffe Emeraude, par toutes les attentions dont il fut capable, fur-tout par des couriers qu'elle trouvoit fur fa route , & qui partoient a toutes les heures du jour, combien il s'eftimoit heureux de 1'époufer. Le beau de cette extreme joie, c'eft qu'il ne la connoiffoit pas, & qu'il n'avoit pas méme vu de portrait qui fervit de prétexte a fon empreffement. Que de  et la Princesse Grenadine. 219 gens reffemblent a ce bon roi, quand la maladie du mariage les prend! Rubi parvint enfin au moment defiré; les noces furent célébrées dans le palais de l'amour délicat, au grand applaudifiement de toute la cour, ck au grand contentement du roi. II fe croyoit le feul homme heureux dans fon royaume ; ck bientöt, comme tous les maris, il fut perfi adé que jamais il n'y avoit eu de femme comparablc a la fienne, & que la nature s'étoit furpaffée dans le préfent qu'elle lui avoit fait. La fée contente de la réuflïte de fon projet, ck fuffifamment vengée de laiffer le roi dans un palais, dont les maris , moins encore que les amans, ne fortent jamais, s'éloigna de la cour la nuit des noces; on dit même qu'elle la paffa dans ce donjon ck dans ces tours dont le roi avoit été frappé; ce qu'il y a de certain, c'eft qu'on ceffa de la voir, ck qu'elle fut très-long-tems fans reparoïtre. Rubi n'y penfa plus, car les princes oublient facilemcnt, ck dèslors qui que ce foit de la cour ne lui conferva de fouvenir que pour en faire des critiques. Je n'ai pu favoir ce qu'elle devint, mais je ne crois pas, quelque part qu'elle ait été, que fon commerce ck fa fociété aient été fort agréables, fur-tout dans le commencement de fon abfence. La galanterie brilla les premiers jours du mariage d'Ejneraude ck de Rubi; mais ces jours heureux nc  2.20 Le Prince des Cceurs furent pas cle durée : bientöt les alarmes fuccédèrent. a la véritable tendrelTé, 1'inquiétude produifit néceffairement des difficultés dans le commerce : les reproches vinrent a la fuite, la honte d'un fentiment que l'on n'ofoit avouer infpira des remords ; on ne vouloit point convenir de fes torts, on s'en prit a ceYtx que l'on accufoit de les avoir fait naïtre : 1'aigreur & la méfiance s'emparèrent de leurs cceurs, & les remplirent de toutes les paffions triftes. Mais ces aveux qui ne font jamais faits par les perfonnes intéreffées, tiennent beaucoup trop de l'hiftorique. Voici comme on m'a afTuré que la chofe s'étoit paffee. Ne trouvez-vous pas, dit le roi Rubi a la reine Emeraude , quelques jours après leur mariage , que ces jardins, ces fenetres, ces portes ouvertes donnent un trop grand air, & que même elles fourniffent trop de facilité aux importuns ? La reine dont la jaloufie vouloit s'éclairer, n'en voulut point convenir ; ce refus augmenta les foupcons du roi, & lui fit employer 1'autorité pour fé retirer dans un appartement plus fombre, & qui les approchoit du donjon. Emeraude , quelques jours après, trouva que le cercle des dames étoit incommode, & furtout ennuyeux : car ils recevoient encore leur cour, & tenoient quelquefois de triftes appartemens. La foule des hommes me paroit plus importune , répondit le roi , ainfi nous ne pouvons mieux faire  ET LA PRINCESSE GRENADINE. 111 que rl'engager les courtifans a demeurer chez eux , ck a nous laifler nous-mêmes plus en repos. Les ordres furent donnés en conféquence. Avec de pareilles difpofitions, ils commencèrent par fe montrer moins en public, ck bientöt ils fe cachèrent tout-a-fait aux yeux, non-feulement de leur cour, mais encore de leurs maifons. Si les jaloux jouiffoient de leur retraite, ils feroient excufables ; mais la peine ou la facilité qu'ils ont eue a 1'obtenir, laifTent également des traces de fouci ck d'inquiétude dans leur efprit; car ils veulent toujours fe rendre compte, examiner, calculer ck méditer les motifs. Enfin deux jaloux font triltes dans le tête-a-tête , ck pour être occupés trop perfonnellement, ils ne le font plus 1'un de 1'autre. Ces malheureux princes abandonnèrent ainfi les beaux ck agréables batimens du Palais, ces avenues délicieufes, ces jardins rians, affemblage parfait de la nature ck du goüt, pour fe retirer fucceffivement ck peu-a-peu dans le funefle donjon. On y arrivoit par cent portes , qui, malgré 1'épaifieur des murs, étoient armées de verroux & de ferrures a fecret; le jour n'y entroit qu'a-peine, le foleil le plus clair n'y répandoit qu'une trifte obfcurité, ck toute créature vivante étoit bannie de eet affreux féjour , que le filence ck la vue des murs écroulés rendoient encore plus terrible a 1'imagination. Ce fut dans cette trifle demeure, qu'après neuf mois  22i Le Prince des Cceurs d'une captivité commune aux deux époux, la reine mit au monde une fille, & qu'elle mourut peu de jours après , délivrée d'un tourment plus afTreux mille fois que la mort, de quelques horreurs qu'elle puiffe être accompagnée. Le roi fut fenfible a la perte qu'il venoit de faire, mais il avoit été fi prodigieufement jaloux, qu'il fe trouva peut-être foulagé par fon affliction, toute grande qu'elle pouvoit être. Cependant, felon 1'ufage des paflions dominanfes^ la jaloufie régna toujours dans fon cceur. C'eft le comble de la fageffe que de conVenir & d'être per* fuadé de fes torts; mais le roi en fut éloigné; il vouloit au contraire avoir eu raifon, & pour auto* rifer fa conduite paffée, non-feulement il ordonna a tous ceux qui compofoient fa cour, de lui rapporter chacun une hiftoire des tromperies des femmes, & fur-tout des reines, mais il les écoutoit avec tant de plaifir, qu'il en fit un ampïe recueil, ck l'on vöyoit écrit de fa ïrtain, au bas de chaque événement : Ma femme pouvoit faire tout cela, j'ai donc bien'fait; je crois qu'elle Pa fait, continoit-il ; je -veux donc m'écrire & me mettre au rang des jaloux trompés;... ce qu'il faifoit' avec foin. Ce fut en-vain que feS courtifans lui repréfentèrent le peu de rapport qu'il y avöit entre ces hiftoires & la fienne, les précautions qu'il avoit prifes, & le cara&ère de la- reine Emeraude, en  ET LA PRINCESSE GRENADINE. 22J 1'aflurant que quand il eut été moins clairvoyant, tous les honneurs que l'on rend a une reine étoient autant de gardiens de fa vertu : Les rois intéreffés aux princeffes dont voici le recueil , répondoit-il, fe font flattés de ce dont vous voulez me perfuader, on auroit pu calmer leurs foupcons de la facon dont vous voulez calmer les miens; j'ai donc bien fait de m'écrire, s'écrioit-il avec joie; car c'eft un foulagement pour un jaloux que d'avoir des preuves, vraies ou prétendues, de la feule chofe qui lui paroiffe redoutable. Enfin il fit fi bien qu'il perfuada a tout 1'univers, comme des certitudes, les craintes du monde les plus mal fondées. La petite princefTe fa fille acheva de lui faire oublier tout-a-fait la malheureufe Emeraude; elle fe nommoit Grenadine , & fa beauté parut avec éciat dès fa plus tendre enfance. Rubi, foit par un raffinement de conduite, foit par le principe de jaloufie répandu dans fon fang, réfolut de Pélever dans la plus grande retraite, & de ne rien négliger pour en faire une ptinceffe fidelle a fon mari. Ce projet étoit un motif fatisfaifant, & qui Pemrageoit a ne pas abandonner le chateau, ou plutöt la prifon que Furette lui avoit donnée. Les femmes tés plus fpirituelles & les plus. favantes furent choifies pour former l'eforit de Grenadine & pour lui donner des talens; mais un amant, & la feule envie de piaire, fans même avoir d'objet déterminé,  124 Le Prince des Cceurs torment, inftruifent ck nourriffent plus furement ck plus facilement 1'efprit d'une femme , que toutes les fciences ne pourroient faire. Qu'arriva-t-il des foins ck de la méthode recherchée de Rubi ? Grenadine n'étant diftraite par aucun objet , devint favante , il eft vrai, mais fon favoir étoit fee ; elle avoit de 1'efprit, mais elle fe laiffa trop aller au plaifir d'en avoir. La métaphyfique fut la feule chofe qui la töuchat, & par ce moyen elle devint précieufe , ck ne pouvant connoitre l'amour que par 1'efprit, elle en parloit fans ceffe avec ces tours recherchés ck ces termes affectés ck inconnus au véritable fentiment. Elle avoit lu les romans, mais fon grand efprit les méprifoit. Douze volumes remplis d'une paftion chafte & épurée, lui paroiflbient un monftre de libertinage; 1'héroïne avoit toujours trop tot aimé a fon gré , & beaucoup trop tot elle 1'avoit déclaré. Quand elle fut parvenue a 1'age de quinze ans, elle forma le projet d'un livre auquel elle travailla avec une grande attention ; c'étoit un traité de Ia différence des eftimes, celle d'inclination, de préoccupation, d'intérêt, de reconnoiffance, d'amitié, d'alliance , de complaifance & de jaloufie ; vöila quelle étoit au vrai cette merveille dont ce fiecle étoit occupé. Dans une autre contrée, dont je n'ai jamais fu le nom, il y avoit un prince fort jeune, qui n'avoit  ët ia Princesse Grenadine. Voit ni père ni mère, & qui avoit été élevé fous les yeux de la fée tranquille; il fe nommoit le Prince des cceurs. Ce nom qui paroït une fadeur inventée par une maitreflé fotte ou par un bas courtifan, étoit réellement mérité par la facon dont ibféduifoit les caraétères les plus oppofés. 11 favoit plaire, fon portrait eft tout fait. Tranquiüe avoit employé tout fon efprit & tout fon fang-froid pour Ie douer en naiffant; qui plus eft, elle avoit fagement cultivé fes propres dons. On n'étoit donc occupé que du Prince des cceurs dans ce cóté du monde qu'il habitoit; le bonheur des fujets de ce prince aimable étoit complet, & par - conféquent envié de tous fes voifins. Les étrangers fages, que des affaires ou la curiofité attiroient a cette cour, fmiffoient prefque tous par y fixer leur demeure, ou du moins par témoigner les plus fenfibles regrets quand ils étoient obligés de s'en éloigner; pour les voyageurs a tête légère, manière de petitsmaitres, car la mode n'en eft pas nouvelle, ils s'y déplaifoient & n'y faifoient pas un long féjour, 1'un eft une conféquence de 1'autre. Les éloges '& la critique font en général trèspeu détaillés dans le monde; ainfi l'on publioit de tous les cötés la fcience & les merveilles de Grenadine , & l'on répétoit de bouche en bouche: C'eft un grand efprit;. .. ce qui produifoit un étonnement d'autant plus grand, que les femmes n'avoient Tornt IX, p  i26 Le Prince des Cceurs pas encore prétendu a cette forte de gloire. Quoi qu'il en foit , ces bruits causèrent au Prince des cceurs une curiofité qu'il voulut abfolument fatisfaire. Tranquille confentit avec peine a fon départ; tout ce qu'elle lui dit de 1'nnpofhbilité qu'il auroit a voir Grenadine, loin de diminuer fon empreflement, ne fit que 1'exciter; il partit donc fans beaucoup de fuite,- & ne voulut être accompagné d'aucun de fes gardes ni de fes courtifans; les Uns embarrafient, & les autres font a charge quand on a de 1'efprit; ce ne fut pas tout, il refufa conftamment tous les fecours de la féerie, dont Tranquille 1'auroit volontiers accablé. Ce fentiment que l'on auroit nominé délicatefie, s'il avoit aimé, n'étoit alors vraifemblablement infpiré que par une efpece de générofité qui ne veut aucun fecours étranger, ou pour mieux dire, par 1'amour-propre. II partit donc, & tout déguifé qu'il étoit, il plaifoit dans tous les lieux oü même il ne faifoit que paffer, & quand il féjournoit, il étoit sür de fe faire éternellement regretter; car il étoit doux fans fadeur, poli avec diftinéüon, & lorfqu'il difputoit, c'étoit toujours fans déplaire, fouvent même il finiiToit par perfuader. Le Prince des cceurs arriva fans aucun événement digne d'être rapporté, a la cour du roi Rubi. 11 ne voulut point fe faire connoitre, pour examiner a loifir a quels gens il avoit affaire; plufieurs  èt la Prïncessë Grenadine. 127 princes arrivoient tous les jours de tous les coirts du monde , les uns pour fatisfaire leur curiofité, les autres dans Fefpérance de contenter leur ambition, & d'obtenir par leur mérite la princefie Grenadine , dont les états étoient confidérables, & dont 1'efprit & k beauté faifoient autant de bruit. Mais, me dira-t-on, comment ces princes étoient-ils fi conftamment a une princeffe qu'ils ne voyoient point, & qu'ils n'avoient jamais vue ? Car il eft vrai que la jaloufie du roi Paibi ne permettoit pas plus a la princeffe de fortir de fon palai*, qu'aux princes d'y entrer. Voici le fait: Les portraits de Grenadine étoient attachés a tous les coins de la ville, ils brilloient dans toutes les places, en marbre j enmétaux, en cire, en huile, en détrempe, en miniature ; on les voyoit en paflei, en bufles, en pied, en médaillons avec tous les attributs que la fable , Fhiftoire & Fallégorie peuvent inventer : enfin la ville en étoit prefque tapiffée , a-peine pouvoit - on diftinguer les murailles , fur-tout dans Ia grande place, oü les princes rompoient fans ceffe des lances pour fatisfaire leur vanité & prouver leur adreffe. C'étoit encore dans cette même place qu'ils étoient obligés de préfenter des vers, des contes & des ouvrages d efprit, que le plus fouvent ils fiifoient faire par des poctes & des favans , dont il y avoit abondance dans-' cette ville. On regardoit. 1'efprit comme un moyen Pij  n8 Le Prince des Cceurs de réuffir a cette cour ; les auteurs étoient donc arrivés en foule, d'abord par vanité, enfuite ils avoient magnifiquement tiré parti de leur efprit: auffi ce n'eft pas fans raifon qu'ils regrettent tous les jours ce tems heureux; car les princes les payoient prefqu'autant qu'ils croyoient mériter de 1'être. Le fuccès des ouvrages étoit abfolument confondu , fans que l'on put jamais alléguer cette cruelle preuve que donne le débit. Les imprimeurs étoient payés au-dela de leur efpérance; on donnoit les ouvrages a toute la cour , on les répandoit par toute la ville ; par ce moyen les fuccès étoient égaux, chacun pouvoit fe les attribuer t ainfi tout le monde étoit content. On apportoit encore a cette place, & de la part de la cour, des queftions a réfoudre , fuivant la mode des Orientaux; car la princeffe aclmettoit tous les efprits, ck ne connoifloit nulle autre diffipation. Dans le vrai, toute autre, qui n'auroit pas recu une pareille éducation, eut été bien malheureufe ; mais les malheurs ne font que relatifs; elle ne connoiftbit que ce qu'on appelle 1'efprit, ou plutót fes erreurs, ck en jouiffoir. Le plus grand génie de la capitale, ou celui que Grenadine regardoit comme tel, rapportoit avec fidélité le nom des auteurs, ck faifoit un détail exacl: ck circonftancié de toutes leurs produétions, naturelles ou empruntées. Suivant ce récit, Grenadine faifoit faire a ion tour des queftions , pour  ET LA PRINCESSE GRENADINE. 229 juger , par la réponfe , de leur mérite tk de leur efprit. Voila quel étoit 1'état de cette cour, oü 1'on etoit a 1'efprit pour toute nourriture , fuivant la facon de parler de ce tems-la. Le Prince des cceurs, charmé d'abord des portraits de la princeffe , fut témoin de quelques réponfes faites par des princes fes rivaux, aux queftions & aux facons de s'énoncer fuivantes: Comment diriez-vous que Por tk 1'argent font néceffaires au commerce ? ... Je dirois que le commerce a deux divinités, les feconds foleils des villes, & les Jumeaux qui préfident a la navigation Cette réponfe avoit fi bien réuffi, que l'on avoit envoyé les tambours de la ville chez le prince qui 1'avoit faite , ainfi qu'a la porte d'un autre a qui l'on avoit demandé comment il définiroit le difcours. Je 1'appellerois tout fimplement, avoit-il répondu, le vifage de 1'ame.... Des applaudiffemens donnés a des chofes de cette efpece, furprirent infiniment le prince des Cceurs; il entendoit les mots, mais il n'étoit point du tout accoutumé a les voir affemblés de cette facon. II commenca par fe reprocher fon peu d'mtelligence , & par s'accufer de groffièreté , car les gens bien-nés ne préfument pas d'eux-mêmes, & font les premiers a fe donner des torts : cependant après une müre réflexion, il trouva qu'il n'étoit pas fi déraifonnable. II eft conftant que les facons cle parler qu'il voyoit applaudir, 1'auroient indubi- Piij  230 Le Prince des Cceurs ., tablement dégoüté de fon projet, fi Ia beauté des portraits ck la phyfionemie qu'ils indiquoient ne Feut empêché d'ajouter, foi a ces récits. II les iinagina fuppofés, 6k n'en eut que plus d'envie de juger par lui-naême, fi les peintres ck les fculpteurs n'avoient point fiatté la-princeffe : ainfi, plus animé du defir de juger d'un efprit dont on chantoit continuellejnent les merveiiles , il n'étoit occupé que des moyens de s'introduire dans le palais. II eft a re^rnarquer qu'il n'avoit jamais ofé fe faire infcrire par Ie fecrétaire de la cour, fon nom lui parut une fadeur a laquelle jufqu'alors il n'avoit pas fait la momdre rc-flexion ; il -prit donc le parti du fiience, il ne fe confia qu'a lui-méme, êk n'ei'péra que du hafand, Cependant il s'atfacha de plus en plus aux connpiifanees fimples qu'il avoit fakes dans la ville, |1 Leur parut en peu de tems , malgré le goüt du tems & le ton. qui régnoit, Fhomme du monde le pius aimable. Mais le prince qui ne fuivoit que tout ce qui pouvoit Fapprocher de fon deftein, n'étant connu que fous un nom üriaginé , ck dont il avoit voulu déguifir le fien, s'attacha pius particulièrement.a une dame du palais; elle étoit agée, & fon efprit étoit médiocre, mais elle aimoit ceux qui avoient la ré* putation d'en avcir.; incapable d'en juger par elle»même, elle fe trouvok (apparemment par inftinct) ennuyée, fans trop favoir pourquoi, de celui qui ff.gr.Oit a la cour j la réputation que Is prince s'étoit  ET LA PRINCESSE GRENADINE. 23 I acquife auprès de ceux qui le lui avoient annoncé, la raffura fur les doutes que fes premières vifites lui avoient donnés; elle avoit entendu tout ce que le prince lui avoit dit, & dans la bonne-foi, elle auroit juré que 1'efprit étoit ce qu'on n'entendoit point; jufqu'alors elle n'en avoit point eu d'autre idéé, mais quand elle fut bien convaincue qu'il y avoit un homme d'efprit que l'on pouvoit entendre, elle devint plus fenlible a fes agrémens. Je n'approfondis point les impreffions que le prince fit fur fon cceur; il étoit aimable, on 1'avoit affurée qu'il avoit de 1'efpnt , tout ce qu'il difoit étoit a fa portée ; voila bien des raifons pour établir une chronique fcandaleufe, mais 1'hiftoire paffant la chofe fous filence, ce n'eft point a moi a perdre quelqu'un de réputa-, tion, ni a lui donner une affaire qu'elle n'a peut-, être point eue. Quoi cju'il en foit, le prince ne fit ufage du crédit qu'il acquit fur' elle , que pour la faire confentir, au nfque de tout ce qui pouvoit en arriver, de le mener avec elle au palais, en lui promettant de lui tenir compagnie & de la défennuyer; car elle étoit convenue qu'elle périffcit d'ennui chez Ia princeffe. II faut tout dire , je ne puis cacher qu'elle lui avoit avoué toutes fes peines, & confié qu'elle avoit montré a lire a la princeffe, & que, malgré 1'obligation qu'elle lui avoit, puifque la princeffe n'auroit jamais rien fu fans elle, elle éprouvoit fon ingratitude; en un mot, qu'elle avoit ajouté en P iv  ij% Le Prince des Cceürs fondant en larmes, qu'elle étoit difgraciée pour n'avoir pu fe préter a un nombre infini de mots & de parnles qui s'étoient mifes a la mode, tk qu'elle ne croyoitpas bonnes paree qu'elle ne les lui avoit pas montrées. Le prince 1'affura que fa facon de penfer étoit la rneüleure , & 1'accabla d'éloges 5 il 1'auroit admirée fi la chofe eut été néceffaire : que n'auroit-ii point filit pour voir la princeffe! On voit par la liaifon qu'il avoit avec cette efpece de maitrcfTe d ecole, que le prince n'avoit point eherché a faire des connoiffances fort élevées; mais pour les plus importantes affaires, les petits amis ne font pas les moins utiles, & l'on trouve fouvent en eux plus de droiture, cle bon-fens & de faine raifon que dans les courtifans; ceux-ci n'ont pas le tems d etre frncères, leurs idéés ne font point Tixes, & les p-éjugés des autres les dominent trop, On déguifa donc le prince en femme efclave, fon age tk fa figure autorifoient une précaution fi néceffaire contre la févérité clu roi Rubi; ii s'étoit même engagé a garder un profond filence, pour ne courir pueun rifque & n'en point faire courir k fa profecfnee. Mais quand on voit une belle perfonne k qui Ton veut plaire, ii eft bien difficile de demeurer fans parler : en effet, Ie prince fut a-peine arrivé dajis Ie païais, qu'il ne voulut plus garder le filence, m sarrêter auprès de la dame qui 1'avoit amené, bk ff rengorgeoit de Favoir a fes cótés, ainfi qu'4  ET LA PRINCESSE GRENADINE. 2.3 J fa difpofition ; il ne déguifa point fes agrémens, ck bicntöt toutes les dames fe difputèrent fa converfation. On eft précieux par art, ck naturel par fentiment; ainfi le naturel plaït malgré que l'on en ait. Le prince eut aifément les occafions de voir plufieurs fois la princefTe; cette vue bannit infenfiblement de fon efprit tous les défauts, ou plutöt tous les ridicules contre lefquels il fe croyoit armé : car il faut dire la vérité , elle étoit beaucoup plus belle que tous fes portraits; il fentit néanmoins qu'il ne pourroit jamais parler du ton qui régnoit a cette cour: mais fans avoir bien démêlé toutes fes idéés, bientot il s'en fit des reproches , ck fe perfuada qu'il avoit tort. II efpéra cle fe corriger lui-même; 1'exemple fuffit pour faire changer de fentimens : que ne peut ce même exemple, quand il eft donné par ce que l'on aime! Amine cependant, c'eft le nom que le prince' avoit pris avec fon déguifement, plaifoit a tout le monde , mais comme une fille de la campagne, qui par fa naïveté amufe des dames qui fe rencontrent dans un chateau. Grenadine ne fut pas long-tems fans entendre parler avec avantage de la jeune efclave, elle voulut juger par elle-même des agrémens qu'on lui vantoit fins pouvoir les définir; elle la fit venir au pied de fon trone, ck lui propofa quelques queftions fur difFérens fujets. Amine y répondit avec graces, mais  *34 Le Prince des Cceurs avec tant de fimplicité, que la cour & la princeffe elle-méme ne pouvoient concevoir comment elles en étoient quelquefois contentes & touchées. Grenadine , par un fentiment involontaire finit par lui demander ce que c'étoit que l'amour; la fauffe Amine lui répondit : C'eft vous, princeffe. .. . Alors on leva les épaules, & chacun fe dit : En vérité, c'eft dommage qu'ayant une forte d'efprit, elle ait été auffi mal élevée. Ce n'eft pas cela qu'il faJJoit répondre, reprit la princeffe avec un air d'inftruétion & de fupériorité d'efprit; il faifoit dire que l'amour eft le partifan des defirs;. .. ne voyez- vous pascontinua-t-elle, que vous m'avez donné une louange ' groffière, qui ne déffnit point en général , & qui pe donne aucune idéé en particulier? tout le'monde enfin auroit dit ce que vous venez de dire ,'tout le monde 1'a d'abord entendu; employez donc votre efprit, ne le commettez point a la portée des gens ordinaires & communs. Amine recut cette correction avec douceur, & lui témoigna la reconnoiffance que méritoient fes bontés, avec tant de graces, que Grenadine en fut touchée, & qu'elle réfolut de la former & de cultiver fon efprit. Bientót il ne lui fut plus poffible de s'en féparer, & bientót elle voulut qu'Amine fut fon efclave. Mais pendant que Grenadine ne fongeoit qu'a former le langage & les facons de fa chère Amine, i'amoureux prince n'étoit occupé que du defir arden*  et la Princesse Grenadine. ' 235 de faire naitre les fentimens dans fon cceur; pour y parvenir, il falloit en bannir 1'efprit, ck ce n'étoit point 1'ouvrage de 1'efprit. Trop de détails des traits précieux de Grenadine feroient ennuyeux , ainfi je les paffe fous filence pour arriver a des chofes plus intéreffantes. ■ II eft plus d'une efpece d'heure du berger; le cceur, ce me femble , a les fiennes; amour , fans qu'on y penfe, amene ces inftans. Voici de quelle facon celuici fut amené. Un jour la princeffe fe glorifioit d'avoir demandé a tous fes amans, lequel étoit le plus ancien de l'amour ou de la beauté; les uns avoient répondu que l'amour étant un dieu, il avoit créé la beauté pour éternifer fon empire, ck que la princeffe en étoit une preuve ; les autres foutenoient que l'amour ck Ia beauté étant inféparables, avoient pris naiffance au même inftant. Ces différens fentimens, accompagnés de fadeHrs-ck de mots alambiqués', partagcoient toute la cour, ck ces deux partis attendoient avec une égale impatience le jugement de Grenadine ; mais avant de le prenoncer , elle vouloit favoir le fentiment d'Amine fur cette importante queftiónl La fauffe efclave lui répondit avec cette tendre vivacité qui fera toujours élégante : J'ai vu , j'ai aimé. ... Ces mots furent accompagnés d'un regard fi perfuafif, fi tendre & fi fincère , que la princeffe youiant répliquer par une habitude naturelle , fon  236 Le Prince des Cceurs cceur m ne trouva point de réponfe ; la rougeur redoubla fa beauté, ck fon efprit foumis fut éteint de facon, que pour la première fois elle paria fans réfléchir, & dit : Amine , y penfez-vous ? ... Le .prince regarda cette réponfe comme un reproche de fa témérité, ck fe retira, tandis que Grenadine timide ck déconcertée par les premières impreffions de l'amour que la réponfe d'Amine avoit portées dans fon cceur, craignit de la découvrir pour ce qu'elle la foupconnoit d'étre; elle tranbla pour fes jours, elle redouta la févérité du roi Rubi, qui lui parut dès ce moment une tyrannie ; en un mot, elle craignit tout ce que l'amour fait craindre. Cependant, par une juftice qui n'étoit qu'une dëlicateffe & qu'un applaudiffement au goüt qu'elle reffentóit, elle donna le prix a celui qui avoit donné 1'avantage a la beauté. Ce fut le dernier arrêt que rendit cette grande princeffe, il occafionna plufieurs plaintes; on n'avoit point déclaré 1'auteur de la réponfii, on avoit négligé toutes les formalités & les pratiaues d'ufage, mais la princeffe n'en tint compte ck n'en paria pas davantage. Cependant, peu d'accord avec ellemême, elle fe fit quelques reproches; mais 1'efprit efi toujours parfaitement foumis a la paffion , on s'en trouve trop peu pour 1'objet aimé, ck dès-lors il eft indifférent d'en avoir affez pour ce qui eft étranger. Ainfi la grande place languit de queftions; les princes, les auteurs meines ofèrent a leur tour  ET LA PRINCESSE GRENADINE. I37 lui propofer quelques doutes, ck la princeffe fe contenta de rougir d'avoir fait fes délices de ces fortes d'amufemens. Les rivaux fentent l'amour auparavant qu'il foit déclaré ï celui qui 1'infpire, ainfi les prétendans s'éloignèrent tous fous différens prétextes, & partirent de la capitale, taridis que les poëtes & les auteurs demeufèrérit déclamans contre 1'inconftance de la cou-, n' vant plus autre chofe a faire qu'a préparer de triftes epithalarnmes pour le mariage de Grenadine , quand il plairoit au ciel d'en ordonner. Le mot l.'anner, quand on le reffent, a plus de variété (forts fa prononciation, & témoigne peut-être plus d'efpnt que n'en renferment tous les livres. Le prince des Cceurs en étoit convaincu, il fe plaifoit donc a le répéter malle fois, ck bientót Grenadine en prit la douce habituele. Cependant le prince n'en étoit point connu, ck la princeffe fe contentoit feulement de favoir qu'il étoit fon amant; il plaifoit donc par lui - même , ck par - la il fe trouvoit au comble du bonheur. Enfin , ( car l'amour va vïte quand il efl parvenu a un certain point; les héroïnes de tous les romans, autrefois méprifées ck tenues pour groffières, furent excufées ck juftifiées, ) la bonne dame du palais, qui avoit montré a L're, fut récompenfée d'avoir introduit Amine dans le palais; elle reprit fon ancienne faveur, on la trouva bonne femme, on préféra fa fociété a celle des autres, on  23 8 Le Prince des Cceurs Faccueillit, on Faima même: non-feulement les cceurs' tendres font indulgens, mais la reconnoiffance des amans eft auflï vive qu'éléganfe. Cependant il efl naturel de voulöir eonnoïtre ce qu'on aime ; j'ai même été furpris que Grenadine eut ignoré fi long-tems le nom de fon amant: il efl vrai que l'on ne fauroit fonger a tout, & qu'il étoit arrivé en elle de grandes révolutions. Un jour enfin elle en fit la queftion au prince, qui lui répondit en baiflant les yeux : On m'appelle 'prince des Cceurs ; il eft vrai que ce nom charmant quand d'autres le prononcoient, avoit un air de fatuité répété par luimême ; mais étant inconnu k tout le monde , il falloit obéir, il ne devoit pas en impofer, A-peine eut-il achevé cle prononcer fon nom, que Grenadine s'écria avec vivacité : Vous êtes prince! tant mieux pour mon père Cette réponfe , bien éloignée du précieux, charma le prince ck lui prouva combien il étoit aimé. Cependant tous ces détails particuliers, ck ce dernier événement s'étoient pafies k Finfu du roi Rubi: de quel droit n'auroit-il pas été trompé, comme les jaloux le feront éternellement ? Furette, toujours animée contre lui, paree qu'elle 1'aimoit toujours, n'étoit occupée que des movens de lui caufer du chagrin ; il y a même quelques hiftoriens qui afliirent qu'elle donna des facilités au prince des Cceurs pour s'mtroduire dans le palais cle Gre-  ET LA PRINCESSE GRENADINE. 239 nadine; ce qu'il y a de trè-afluré, c'eft que Furette accourut avec une diligence extreme, ck qu'elle arriva dans le moment que le prince fit 1'aveu de fa paffion ; il eft encore certain que fon premier foin fut d'avertir le roi de tout ce qui fe paffbit. II ne voulut point ajouter foi aux premiers difcours de la fée; la certitude fit fuccéder la fureur a ce doute , car 1'amour-propre offenfé ne pardonne point a ceux dont il eft devenu la dupe ; auffi le roi tourmenté de toutes ces idéés, conjura la fée de faire un exemple févère, & de punir a la fois ck Ia témérité du prince & la défobéiffance de fa fille. Que ne fait point un jaloux pour être vengé ! On dit que fes prières furent tendres, ck qu'il 1'aflura même que ce procédé pourroit toucher fon cceur. Ainfi Furette, qui pour beaucoup moins auroit bouleverfé 1'univers, exauca fa prière : d'un coup de fa baguette, le prince devint le plus beau limacon bleu que l'on ait encore vu, ck la princeffe, la plus jolie perruche que 1'Amérique ait jamais produite. Ils étoient enfemble au moment de cette cruelle métamorphofe, s'ils virent leur aimables figures s'évanouir, ils eurent du moins la confolation de n'être point féparés : mais quoiqu'onleur eut confervé 1'efprit ck la mémoire, quelle converfation peuvent avoir une perruche ck un limacon ? Ils pouvoient cependant être plus malheureux; penfer que l'on eft aimé , fe fouvenir de fes plaifirs, c'eft du moins une confolation. Le prince  240 Le Prince des Cceurs ne pouvoit rien dire, on ne pouvoit même fans ïnjuftice lui reprocher fon filence; il n'en étoit pas ainfi de la princeffe, qui confervoit fous la figure de perruche une attitude fiére & convenable a une princefTe de fon rang. Elle portoit fa tête a merveille & ne perdoit pas une plume de fon beau collier noir, fa longue & belle queue la flattoit fans ceffe; c'eft même depuis ce tems , qu'en ayant confervé 1'impreffion, toutes les dames les ont ajoutées a leurs grands habits. Le malheur de fa fituation, c'eft que ne s'entendant point parler , elle croyoit dire les plus jolies chofes du monde, & même les plus tendres; cependant elle ne prononcoit point d'autres mots que Catau! bonjour ma belle Catau. Qui eft la } A la c^ive;... & faifoit fur-tout de fi fots éclats cle rire, que tout le monde en étoit excédé. II falloit être même auffi amoureux que le prince, pour ne pas a tous momens rentrer dans fa coquille beaucoup plus vite qu'il n'en étoit forti. Furette confentit encore a punir la dame du palais, car elle avoit conté le détail de 1'aventure , & les jaloux exigent beaucoup de détails; ils veulent toujours favoir comment, combien, par oü, & le fait fimple ne leur fuffit jamais. Pour fatisfaire la colère du roi Rubi , elle métamorphofa donc la dame du palais en doéteur en droit, fans lui rien apprendre de plus que ce qu'elle favoit, lui donnant feulement une envie démefurée de parler & de profeflèr, ce qu'elle fit au grand plaifir des étudians,  ÉT LA PRINCESSE GRENADINE. i^f étudians , qui la tournoient en ridicule. Elle occupa fa chaire pendant un affez long tems, car la punition des princes ne laiffa pas d'être affez longue i mais enfin Tranquille y mit ordre, elle alla repréfenter au confeil des fées la conduite irréguliere de Furette, ajoutant qu'elle étoit de mauvais exemple, ck qu'elle empêeheroit abfolument les rois de confier aux fées 1'éducation de leurs enfans. Le confeil approuva fes réflexions , & lui donna pouvoir de terminer cette affaire a fon gré. Auffi-töt elle partit, les ferins qui conduifoient fa voiture la conduifirent au milieu de Furette ck du roi Rubi, qui s'entretenoient ck ne s'attendoient pas a voir leur tête-a-tête interrompu. Le roi difoit: Quoi doncJ on ne pourra jamais garder une femme ? On le peut, lui répondoit Furette , mais vous êtes trop bon, vous avez laiffé trop entrer de femmes dans le palais, elles font mille fois plus dangereufes que les hommes, ck plus adroites pour les intrigues.- Mais, reprenoit le roi, il falloit bien lui donner de 1'éducation. La jaloufie véritabla fe foucie bien qu'on ait de 1'efprit ck des talens! lui répliquoit Furette. Ce fut dans eet inftant que Tranquille parut. Cette vifite les furprit également, ils furent encore plus touchés des reproches doux, mais fondés, qu'elle' leur fit de 1'injuftice de leurs proj cédés : Vous n'avez plus qu'un parti a prendre, ajouta-t-elle, c'eft de vous époufer; Furette qui n'a plus aucun pouvoir de féerie, a tout facrifié a fon Tome IX. Q  242. Le Prince des Cceurs, 6kc. amour effréné, ek vous feriez un ingrat, dit-elle au roi, fi vous ne reconnoifliez par le don de votre main, 1'attachement malheureux qu'elle a eu jufqu'ici pour vous. Un ton tranquille perfuade fouvent plus qu'un autre; ainfi ils donnèrent leur confentement a cette union. Aufli-töt après, Tranquille paffa dans 1'appartement qui renfermoit la perruche ck le limacon , ck leur rendit leurs premières figures , ainfi qu'au doéteur en droit. Tandis que l'on faifoit tous les préparatifs pour les fuperbes noces de Grenadine ck du prince des Cceurs, Furette ck Rubi voulurent fouffler a ces jeunes amans le trifte poifon de la jaloufie; mais leurs efforts furent inutiles, la candeur ck la probité fut toujours le fondement de- leur union; tandis que Furette ck Rubi, enfermés dans leur crue! donjon, vécurent dans la rage, le défefpoir & les tourmens que fans ceffe ils fe caufèrent par leur infupportable jaloufie. Grenadine ck Rubi font donc une preuve que les femmes, plus tendres ck plus fenfibles que les hommes , font plus aifément corrigées par l'amour.  241 LA PRINCESSE ^"A. ^ JL., &\. W Jü L Ü j L' £ X C È S D E LA CONSTANCË, C O N T E, l^ANS une de ces grandes loteries, oü les fée<* tiroient au fort les royaumes qu'elles devoient protéger , celui des Aglantiers tomba a-Ia fée Babonette, C'étoit une bonné créature, trop fimple pour connoltre Ie mal , trop timide pour le défapprouver; crédule par bonté, bonne par foibleüe; nulle forte d'efprit, point de mémoire, ck d'une négligence pour Qji  244 La Princesse fa perfonne, qui augmentoit beaucoup les défagrémens de fa vieilleffe. Le confeil des fées applaudit au fort: Le royaume des Aglantlers étoit gouverné par un roi fi fage, que le titre de protecfrice n'étoit qu'un titre d'honneur; mais dans ce tems-la, comme dans celui-ci, la prudence étoit prefque toujours le jouet des événemens. Babonette avoit a-peine pris poffeffion de fa charge, que le bon roi mourut d'apoplexie, en recommandant a la fée un fils unique qu'il laiffoit au berceau. Babonette ravie de faire valoir fon autorité, ne fut pas plutot déclarée régente, qu'elle fe mit a quereller les mies du petit prince; elle chaffa la nourrice, paree qu'elle ne favoit pas un feul conté de revenans , & la reprit, après l'avoir fait jurer qu'elle retiendroit par-cceur tous ceux qu'elle lui conteroit. Le nom du roi fut changé en celui de Doudou, plus expreffif, difoit-elle, & plus propre a lui gagner le cceur de fon peuple. Dès que le petit roi fut en age de recevoir des idéés, Babonette ne fongea qu'a lui infpirer une averfion mortelle pour les femmes. D'ailleurs, le foin de fa fanté 1'occupoit uniquement; la crainte de 1'altérer, faifoit renvoyer fes maitres au premier figne de dégout pour les lecons; auffi le prince a quinze ans, en étoit-il encore a Ya ? b, c j fe refte  AZEROLLE. 145 du royaume étoit conduit a-peu-près de la même forte. Les miniftres s'apperqurent aifément de 1'incapacité de Babonette; mais loin d'apporter a 1'éducation du jeune roi les foins qui pouvoient y fuppléer; ils s'applaudirent en fecret de fon ignorance. Cette fauffe politique ne s'eft abolie qu'après une longue expérience de fon peu de fuccès. Le préjugé que la fée avoit infpiré a Doudou le manifefta bientót. Dès qu'il put être obéi, il défendit aux femmes 1'entrée de fa cour. L'ennui qui réfulta de 1'exécution de eet ordre, donna naiffance a cette phrafe , dont les vieiües gens abufent : II n'en étoit pas ainfi de notre tems;... c'étoit alors une maxime conftatée. Les jeunes-gens devinrent groffiers, mal-propres, ivrognes & chaffeurs; les miniftres bailloient au confeil , foupoient triftement ck fe couchoient en querellant leurs valets; les courtifans s'endormoient dans tous les coins de 1'antichambre ; a-peine 1'ambition avoit-elle le pouvoir de les réveiller. Les chofes étoient dans eet état, lorfque la fée Canadine arriva k la cour. La curiofité, quelques devoirs de bienféance 1'avoient engagée a faire une vifite a Babonette ; elle fut recue comme une fée d'importance. Le roi, auffi abfolu qu'un enfant gaté, n'ofa cependant refüfér de la voir ; mais 1'audience qu'il lui donna fut courte, férieufe , embarraffée 4  '£4.6 La Princesse jBf finit par trois ou quatre révérences qu'il fit en feculant, fans lever les yeux fur elle. Cependant Canadine étoit faite pour attirer 1'attention de ceux qui la voyoient. Sa taille & fa beauté étoient également majeflucufes : II efl: vrai que fes traits étoient un peu marqués ; elle pouvoit paffer pour une beauté romaine; mais elle avoit tant d'éelat, qua trente ans, elle paroiffbit a-peing en. aypir vingt. Décidée dans les fentimens, ferme dans fes jéfolufions , violente quand on s'oppofoit a fes defirs , défarmée par une foumiffion , bonne par principe, attentiye par amour-r.propre, .fon com-rmerce auroit été .charmant, fi une paflïon malheu-. feufe n'eut obfcurci une partie de fes bonnes qualités. Fiére des viétoires qu'elle avoit remportées fur fon cceur, en méprifant l'amour des plus grands rois; elle n'avoit garde de fe défier d'un enfant, beau è |a yénté, mais fi mauffadg, qu'une femme moins difficile Pauroit a-peine" regardé, Cependant le pre-r mier coup-d'ceil décida de la .paffion de Canadine. S'il y a des étoiles malheureufes, il y a des coupsd'ceil qui ne font pas moins .cruels. Canadine étonnée.de 1'impreffion que le -jeune roi faifoit.fur elle, ne rattrib.ua d'abprd qu'a cette forte de compaflïpn qui nous affecfe en voyant profaner des chofes précieufes; .elle fit des reprpches a Ba; ïjonette du peu de foin qu'elle avoit pris a former tl)l EtifiÊ?» qqi, ?nalgré:fa rufticité, montrpit tant de-  AZEROLLE. 247 graces naturelles, qu'avec fort peu dart on en eut fait un prodige. On voit bien que vous parlez comme une fée du monde, lui répondit Babonette, je ne me repens pas de ce que j'ai fait; les femmes font la perte de la jeunelTe; de mon tems, une jeune fée n'auroit ofé dire ce que vous dites : tout va a rebours a-préfent; je ne dis mot, mais fi les femmes étoient plus fages, les hommes n'en vaudroient que mieux. Au refte, ce que j'en dis n'eft pas pour vous contrarier, j'en ferois bien fachée : ne voudriez-vous pas auffi que je maffe ce pauvre enfant pour apprendre ceci, cela & puis encore autre chofe? C'eft bien fait d?être favant , mais toutes ces géométries ne mettent que des fottifes dans la tête d'un jeunehorame : mon Doudou fe porte bien, c'eft le principal; quand je le marierai, nous verrons... . Canadine ne doutant plus qu'il ne fut inutile de combattre des préjugés fibien établis, ne penfa qu'a réparer le tort qu'ils avoient fait au jeune roi, en fe propofant de le perfecïionner. Son cceur porté au bien par lui-même, la trompoit encore, un intérêt plus cher que celui de la générofité, la faifoit agir. Pour mieux réuffir clans fon entreprife, elle s'écarta autant qu'elle put de la méthode ordinairement fuivie dans 1'inftrucYion de la jeunefle : fon pouvoir répondant a la fécondité de fon imagination , il n'y eut rien de tout ce qui fait 1'objet de l'étude , ou des amufemens, du monde entier, qu'elle ne préfentat Qiy  . £4$ La Princesse au jeune Doudou fous des formes agréables. Curieux Comme tous les enfans, fes queftions auroient épuifé toutes autres complaifances que celles cle l'amour; pais loin d'y répondre comme on fait communément, en éludant ou en fubftituant une erreur a yne autre, Canadine ne laiftbit échapper nulle ocgafion d'expliquer au roi les caufes & les effets de fout ce qui frappoit fes fens. Les amufemens, quels qu'ils puiflent être, ont pne liaifon immédiate avec les arts ou les fciences: le prince ayant les difpofitions néceffaires, fut bientót au-dela de toutes les éducations données & reques avec tant de fatigues, La joie cle Doudou a chaque découvertè, fe communiquoita la fée; elle jouiffoit voiuptueufèment du pïaifir de perfeétionner 1'objet de fa tendrefle. II n'y a que le bonheur d'être aimé qui furpafle celui detre péceflaire a ce que l'on aime. Le roi, tout ocCupé par la curiofité & par le plaifir de la fatisfaire; ne donnoit plus a la fée aucune marqué de fa haïnë générale pour les femmes; il fallott même qua mefüre que fon efprit fe dévefoppoit, que la confiance s'établiffoit dans fon cceur, infenfiblement il en vint au point de ne pouvoir plus fe paffer de Canadine; mais un froid refpect, une Inattention marquée pour fa figure, laiffoit voir qu'il ÏS erpyoit vieille, paree qu'elle avoit quinze ans plu$ *Ji!g Mi L? chagrin que la ree reffcntit de cette pro-  A Z E R O L L E. 14e» fonde indifférence, lui ouvrit les yeux fur 1'état de fon cceur. D'abord elle fe révolta contre un penchant fi humiliant pour elle; mais il n'étoit plus tems dele combattre; 1'efprit,les graces ck les fentimens qu'elle avoit donnés au prince, tous fes bienfaits enfin étoient devenus des armes contre elle. Canadine eut en-vain recours a cette fierté qui 1'avoit fait triompher tant de fois, fes combats eurent le fuccès ordinaire; auffi foible qu'une fimple mortelle, elle n'aima pas moins,• ck ne penfa plus qu'a fe rendre aimable, redoublant d'attention, de foins ck de complaifances pour le roi. S'appercevant de jour en jour qu'elle ne faifoit aucun progrès, l'amour lui fuggéra un moyen de gagner fon cceur, dont elle fit honneur a fa raifon. Autant ce jeune prince montrolt de goüt pour les arts, ck pour les chofes de pur agrément, autant il marquoit de répugnance pour les affaires ck la politique. Canadine imagina ne pouvoir lui faire un facrifice plus délicat tk plus utile k fes intéréts qu'en lui donnant la main, puifqu'en fe chargeant feule des affaires, rien n'empêcheroit le roi de fe livrer aux plaifirs. Elle alla trouver Babonette ; après avoir un peu exagéré la néceffité de marier fon pupille , elle lui fit voir toutes fortes d'inconvéniens a lui donner une jeune perfonne, ck lui dit que le royaume des Aglantiers lui étoit devenu fi cher, depuis le féjour qu'elle y faifoit, qu'elle étoit prête a facrifier au bien de  150 La P r i n ce s s e 1'état la répugnance qu'elle avoit pour le manage. Comment! s'écria Babonette, tranfportée de joie, vous voudrez bien époufer mon cher Doudou ? Que vous êtes bonne! oh, les gens de vertu s'y prennent toujours par le bon bout! Hélas! le pauvre enfant! il fera ravi de vous carefier : je lui ai tant parlé de fa mère qu'il n'a jamais vue, qu'il croira la retrouver, Quoique Canadine füt peu contente de la tournure, le fonds du difcours étoit fi fort de fon goüt,. qu'elle ne douta pas plus que Babonette cle la réuffite de fon projet., Toutes deux fe trompoient , la fée proteétrice. courut chez le prince clans le même tranfport cle joie qui 1'avoit faifie a la propofition de Canadine; mais elle eut beau lui repréfenter les avantages d'une telle alliance, & 'les dangers d'un /refus , le roi refia inébranlable daus la rélclution de n'aimer aucune femme : il affura la fée que les bontés qu'il avoit témoignées a Canadine, ne tiroient point a conféquence ; qu'il avoit dü profiter des inftruétions qu'ellq lui avoit données, mais qu'au fond fa reconnoiflance étoit fort indépendante de l'amour; qu'elle 1'ennuyoit trop fouvent d'un détail de fentimens auxquels il n'entendoit rien, & qu'enfin, fi elle exigeoit qu'il payat fes bienfaits de fa perfonne, elle pouvoit fe retirer quand bon lui fembleroit. Babonette un peu déconcertée d'entendre parler fon Doudou en roi, fut porter cette réponfe a  AZEROLLE, 2,5-1 Canadine; voyant qu'elle gardoit un profond filence, qu'il n'avoit point trouvé de lieu plus propre a le cacher que le chateau inacceflible. Turlupin , quoiqu'épais & remuant , auroit eu unc figure paffable, fans une mal-propreté que la  Azerolle. 261 honte ni 1'envie de plaire ne purent corriger. Familier fans égard , importun fans amour-propre , curieux par vanité , orgueilleux par baffeffe, il fe piquoit fur - tout de gaieté ck de tendreffe. L'une s'exprimoit par des rires auffi continuels que déplacés, ck 1'autre par une gefficulation auffi incommode qu 'impertinente. II étoit fort jeune quand fon père mourut; la fée Sévère fa tante fe chargea de fon éducation. Elle fentit bientót qu'on n'en pouvoit faire qu'un prince fainéant. L'ambition ne fe bome pas a la mefure des talens; Sévère qui la prenoit pour une vertu ( paree qu'elle ne connoifToit de paffion condamnable cjue l'amour ) crut ne pouvoir la pouffer trop loin; elle fe détermina donc a donner un royaume a fon neveu. Ce fut en conféquence de cette réfolution qu'elle éleva la princeffe Azerolle, héritière d'un fort grand état, dans une folitude ck une ignorance totale ; paree qu'elle favoit que les fecrets de fon art n'étoient pas fuffifans pour voiler les défauts de Turlupin , ck que pour engager Ia princeffe a 1'époufer, il falloit la priver des moyens de comparaifon , feul arbitre de la valeur des chofes. D'ailleurs Sévère n'avoit aucune connoiffance du cceur, elle s'abufoit, comme on fait encore aujourd'hui, fur la puiffance du nceud facré cle 1'hymen, ck ne doutoit pas que la princeffe n'aimat fon mari dès qu'il le feroit. R iij  %6t La Princesse La réfiftance qu'Azerolle lui avoit marquée ce jourla , & les pleurs qu'elle avoit verfés lui avoient cependant donné quelques inquiétudes ; mais elle fe raffuroit fur 1'autorité dont elle avoit toujours fait un ufage infaillible. Elle fe contenta d'ordonner a la princeffe d'être gaie, avec un ton propre a fortifier la trifleffe la moins fondée. En approchant du chateau', elles virent Turlupin qui prenoit le divertiffement de balayer fa cour; il avoit une culotte noire dont on voyoit la doublure fale par quelques endroits déchirés ; un pet-en-Pair de vieux damas feuille-morte, reteint pour la troifième fois; un mouchoir d'indienne noué autour du co!, 6k un bonnet de nuit, dont la coëffe trop courta laiffbit voir par le haut une laine auffi jaune que grafie. Quoiqu'il attendit les dames, il fut très-furpris de les voir; la furprife eft toujours le premier mouvement des fots. Turlupin n'acheva pas pour cette fois de s'étonner ; dès que fes yeux i'eurent afliiré que c'étoit fa tante qui arrivoit, il s'enfuit en criant de toutes fes forces : Tirez, tirez. ... En même tems ii partit une falve de boetes fi prodigieufement chargées, que Ja plupart crevèrent ck bleffèrent de leurs éclats les corneilles qui tiroient le char cle la fée. Ces oifeaux épouvantés s'écartèrent avec fureur, & prenant leur effor inégalement, fracaflerent le char cjui n'étoit que de cannes très-légèrement travaillées, Par bon-  Azerolle. 2.63 heur pour Azerolle, dans ce moment - la le char touchoit prefque a la terre. Cependant la fée ne put éviter une petite bleffure au bras; Azerolle plus légere ne fe fit aucun mal, elle montra feulement au tendre moineau une jambe qui le fit fouvenir de fa métamorphofe, avec plus de regrets que n'avoit fait la fatigue du voyage. Sévère ck Azerolle fe relevèrent comme elles purent : car Turlupin qui avoit promptement paffé un habit, ck mis une perruque poudrée de la plus belle farine de la maifon, pour ne point manquer a fa dignité, les attendoit fur le perron en criant : De la joie ! de la joie ! n'ayez pas peur Voila un beau divertiffement! lui dit la fée en 1'abordant; ah, ah, ma tante, interrompit-il en éclatant de nre, vous n'étes pas un bon cheval de trompette, puifque vous avez peur du bruit •, ce ne fera rien, divertiffonsnous. La crainte cle la réplique empêcha Sévère de répondre; elle fe contenta de lui faire figne de donner la mam a la princeffe. II obéit, mais paffant le premier , il la tiroit après lui, en lui faifant remarquer la beauté des appartemens. Quand ils furent arrivés dans un fillon magnifique qui les terminoit, il s'arrêta, ck fe tournant vers Azerolle : Allons, dit-il, mademoifeile, fans fac.011; vous favez pourquoi vous venez ici; nous ferons bientót familiers enfemble; commencons a bannir les cérémonies. En même Riv  26*4 La Princesse tems il prit Azerolle par la tête, 6c 1'auroit baifée malgré fa réfiftatiee, fans le tendre moineau qui étoit entré en même tems que la compagnie, & qui, fondant fur le vifage de Turlupin , lui mordït une joue de toute fa force, tandis que Sévère, déja de mauvaife humeur de fa chüte, perdant toute patience, lui donnoit un foufflet fur 1'autre. Ah ! c'eft donc vous, ma tante, qui voulez être baifée? dit-il en 1'embraffant plutót qu'elle n'eut penfé a s'en défendre; je fais bien comme on fe venge des foufflets donnés par les dames. S'appercevant alors que le fang couloit de fa joue, il regarda de tous cótés : Ah, ah, dit-il en colère, mais avec un rire affedé, c'eft un oifeau qui s'eft laiffé enfermer; voila qui eft drple! qu'on appelle mon chat, vous allez voir beau jeu, vous verrez comme il les avale : cela vqus divertira, n'eft-ce pas, mademoifeJle ? A cette cruelle menace, le moineau yola dans les bras d'Azerolle, eipérant y trouver un afyle. Toute créature malheureufe eft protégée par les ames tendres • mais cette protéaon eft epcore plus fure quand on la demande n ceux qui fentent les peines de l'amour : la princeffe, par un mouvement plus fort que la compaffiop ordinaire, deipanda la grace de 1'oifeau. Turlupin lui répondit avec un air content de lui : Mademoifeile , vous n'avez qu'a prononcer ; enfuite il pm Ja fée de guérir fa joue, ce qui fut fait dans le MÉfj EI!? faifit ce prétexte pour le tirer a l'écarts  Azerolle. 16*5 ck lui faire des reproches fur toutes les fottifes qu'il avoit faites depuis leur arrivée. Bon, bon! répondit Turlupin en riant toujours, voila de vos raifons. C'eft qu'elle elle eft jaloufe, dit-il a la princeffe en fe rapprochant d'elle ck lui faifant un clin-d'ceil d'intelligence : mais je n'en fuis pas la dupe. Elle voudroit que je vous ennuyaffe avec des complimens; par ma foi ils me donnent la migraine : tenez, mademoifeile , je fuis un bon vivant qui n'engendre pas la mélancolie; ah ! vous m'aimerez , quand une fois nous. .. . Mais répondez-moi donc, dit-il en s'interrompant. Non , monfieur , répondit Azerolle fans avoir entendu ce qu'il lui difoit. Ah! s'écria-til en riant plus fort, elle fait la petite fucrée! mais nous vcrrons quand je ferai votre mari. ... A ce mot de mari , la princeffe qui rêvoit de tout fon coeur a celui qu'elle auroit youlu avoir, leva les yeux fur Turlupin, ck ne put retenir des larmes qui coulèrent en abondance. Oh, oh! dit-il, c'eft bien pire; venez, venez, madame Sévère, je ne fais que dire aux gens qui pleurent. La fée s'approcha; mais frappée a la vue du moineau couché fur 1'épaule de la princeffe, auquel jufqu es-la elle n'avoit fait aucune attention , elle s'arrêta, cherchant a démêler la vérité des foupcons que la force de fon art lui faifoit naïtre fur la méfamorphofe du prince. Elle le comidéroit attentivemeut, fans s'embarraffer des pleurs d'Azerolls; Azerolle continuoit a  La Princes-se pleurer, fans s'appercevoir des regards de la fée; le tendre oifeau, occupé uniqueraent de la douleur de ■ fa princeffe, fe rouloit fur fa gorge, paffoit fon bec autour de fon menton, fans fe foucier de 1'étonnement de Turkrpin, qui ne ceffoit de crier : Cela efl admirable ! on diroit qu'il y entend fineffe; lorfque Canadine & Babonette entrèrent avec un bruit qui les tira tous quatre de leurs occupations. Canadine, qui d'abord ne s'étoit repende d'avoir métamorphofé le prince que par le feul regret de l'avoir offenfé , ne s'étoit pas plutöt appercue de fa fuite, que faifant réflexion a la facilité qu'il avoit de rejomdre Azerolle fous la forme d'un oifeau , elle fentit la jaloufie reprendre clans fon cceur plus de vivacité que Ie repentir ne lui en avoit fait perdre. . Sa douleur, en changeant de mptiif, n'en devint que plus violente. Que la colère eft aveugle ! difoitelle, ma vengeance lui donne le moyen de me fuir, & le rend a- ma rivale. Sans doute il eft déja auprès' d'elie, il 1'attendrit par fes innocentes careffes; malgré fa métamorphofé, ils fe voient, ils s'entendent, l'amour leur prête fon intelligence fupérieure a tout autre pouvoir; fans doute ils fe plaignent de moi... . Peut-être ils me haïffent.... moi, je ferois jraïe !.. ah! fi je mérite ce fentiment affreux, conftance, vertu, délicateffe, vous n'êtes donc que les chimères infruaueufes d'un coeur tendre & généreux r  Azerolle: 267 Au milieu des plus triftes réflexions, les dangers que le prince pouvoit courir fe préfentèrent a 1'imagination cle Canadine; tout autre intérêt cédant a celui de 1'en préferver : Allons, ma fceur dit-elle a Babonette, courons k fon fecours. C'eft toujours bien fait de fecourir les malheureux , répondit la vieille fée; mais oü font-ils ?... Qu'importe ? allons toujours, peut-être nous les rencontrerons Je vous aime d'être li bonne... . Canadine en confultant fes livres, eut bientót déeouvert les démarches du prince. Les defleins de Sévère, qu'elle découvrit aufli, la rafluroient un peu ; mais Doudou jouiflbit de la vue cle fa rivale, il falloit 1'en féparer. Elle fentit le befoin qu'elle avoit de Babonette J tant pour exécuter avec décence le projet qu'elle avoit formé d'enlcver le jeune roi, que pour balancer le pouvoir cle Sévère par Fautorité cjue lui donnoit fon grand age. Elles montèrent toutes deux dans le premier char qui fe trouva , & en cinq minutes elles arrivèrent au chateau inacccffible. Canadine avoit tant d'impatience de voir ce qui s'y paflbit, que ne trouvant pas la porte ouvcrte, elle entra par la fenêtre. Pour cette fois la fottife de Turlupin n'eut aucune part a fon étonnement, un équipage tout entier paflant par une fenêtre, en étonneroit bien d'autres. Sévère fut au devant cle fes fceurs qu'elle reconnut  aöS La Princesse d'abord; mais Canadine, fans répondre a fes complimens, s'avanca avec précipitation vers le roi moineau. Les carelfes qu'il faifoit a fa rivale n'étoient pas échappées a fon premier coup-d'ceil. Ah cruel] s'écna-t-elle, le moyen le plus sür pour t'arracher aux plaifirs que tu prends, c'eft de te rendre ta première forme. En mème tems elle le toucha de fa baguette , tk le tendre moineau devint le tendre Doudou. La confufton d'Azerolle fufpendit le plaifir qu'elle eut de retrouverfon amant; elle rougit, baifta les yeux avec autant d'embarras que fi elle eut connu 1'indécence des libertés que le prince avoit prifes. Sévère indignée au dernier excès , auroit punï fur le champ fa témérité, fi Canadine attentive n'eut poufie Babonette , en lui difant tout bas : Si vous ne faites ufage de la fupériorité de votre pouvoir, votre enfant va périr. C'étoit la feule facon de 1'é" mouvoir : Doucement! dit-elle a Sévère; quoiqu'il ne foit pas honnéte de contrarier les gens dans leur logis, je ne fouffrirai pas que vous fafliez rien contre le roi Doudou; mais pour vous marquer que ce n'eft pas par mauvaife volonté que j'oppofe mon pouvoir au votre, je confens qu'il foit jugé & puni, s'il le mérite, par le confeil que nous allons tenir, tk que, foumis a nos volontés réunies, nous ne puiflions difpofer de lui 1'une fans 1'autre; vous avez de la vertu, Canadine a de 1'efprit, tk moi de 1'ex-  Azerolle. 269 ■ périence; nous valons notre prix. Allons, mes fceurs, raffemblons-nous, ck jugeons. Quoique Canadine füt très-fachée que Babonette fe füt öté le pouvoir abfolu qu'elle avoit fur le prince, il fallut y foufcrire. Sévère, non moins mortifiée de trouver une puifTance au - deffus de la fienne , diflimula, bien réfolue de profiter de la faute que la fée protecïrice venoit de faire, ou de tacher de ramener le confeil a fes volontés. Elle fe contenta pour-lors de remontrer aux deux fées qu'il feroit indécent de laiffer le prince ck la princeffe, pendant qu'elles feroient occupées a régler leurs deftinées. Vous avez raifon, dit Babonette, qu'en ferons-nous? Si vous le permettez , reprit Sévère, je les empêcherai bien de fe parler. Très-volontiers , reprit la fée protecirice, pourvu que vous ne leur faffiez point de mal. Ne craignez rien, répliqua Sévère. En même tems elle toucha de fa baguette le prince ck la princeffe , qui devinrent les plus belles ftatues de marbre blanc qui euffent encore paru. Dans ce moment-la, Ie prince regardoit Azerolle d'une facon fi tendre , il avoit 1'air fi pénétré d'amour, que Canadine ne put le voir fans une émotion oü l'on démêloit la tendreffe malheureufe ck la timide jalbufie. Azerolle qui avoit enfin ofé lever fur le prince fes yeux encore humides des pleurs qu'elle avoit verfés, exprimoit le plaifir de le revoir , avec tant de naïveté , que ces deux ftatues en regard, ck la fée prefque  27° 'La Princesse auffi nnmobile , formoient un grouppe intéreffant. Sévère & Babonette arrachèrent Canadine a fa trifte rêverie; toutes trois paffèrént dans une chambre voifine pour y tenir confeil, & Turlupin demeura feul avec le prince & la princeffe. Depuis fon premier étonnement, tant d'autres avoient fuccédé, qu'il avoit encore les yeux fixes & la bouche ouverte. Dans cette attitude , il ne fe laffoit point de tourner autour des ftatues, fans avoir rien compris a tout ce qui s'étoit paffé; les fées a leur retour le trouvèrent encore dans la plus ftupide admiration. , Le confeil avoit d'abord été fort agité. Babonette, foufflée par Canadine, vouloit abfolument ramener. fon prince dans fes états; Sévère prétendoit avec hauteur que 1'mjure fkite a fon neveu, dont la princeffe devoit être 1 epoufe , demandoit une punition exemplaire. Canadine repréfentoit, avec toute la modération que fa prudence pouvoit'lui fuggérer , que les loix n'ordonnoient cle punition qu'aux femmes infidelles; que toutes injuftes qü'elles fuffent, il falloit les fuivre, & punir Azerolle, en lui faifant fubir quelques peines légères. Sévère, en réfutant cette propofirio-n, commencoit a mêler tant d'aigrei.r dans la difpute, que Canadine draignant la foibleffede Babonette, propofa un accommodeinent. Votre, principal mtérêt, dit-elle a Sévère, c'eft le mariage de votre neveu avec la princeffe ; vous pourriez  Azerolle; 2.71 1'obliger a 1'époufer, mais puifque vous ne la trouvez pas digne de lui, tant qu'elle aura du goüt pour le prince, il faut efTayer par toutes fortes de moyens de les détacher 1'un de 1'autre. Mettons-les a toutes les épreuves qui peuvent les rendre inconflans; ils y fuccomberont fans doute, & en remplilTant votre projet, vous fatisferez votre vengeance. Commencons par enlaidir la princeffe, de facon que Doudou foit le premier a s'en dégoüter. Sévère fit quelques difficultés, mais elle fe rendit, paree qu'au fond elle étoit bien perfuadée qu'elle ne trouveroit pas tous les jours des reines & des royaumes a donner a fon neveu. Babonette ravie d'entendre qu'on ne feroirt point de mal a fon prince, confentit volontiers qu'on lui déchirat le cceur par les contradicfions que fon amour alloit éprouver. Les petites ames ne connoiffent que les peines du corps & les revers de la fortune. Elles rentrèrent dans le fallon pour exécuter Jeur projet. Sévère , foit malice , foit mal-adreffe, en prononcant les funefles paroles, toucha cle fa baguette les deux ftatues au lieu d'une : en fe rani*mant, elles devmrent d'une laideur épouvantable ; leurs yeux fe rencontrèrent fans qu'ils fe reconnuffent, mais leur taille , leurs habillemens ne les laiffant plus douter de leur malheur , ils firent un cri en difant tous deux : Eft-ce vous que'je vois? Chacun de fon coté ne fouffnt d'abord que pour 1'objet de fa tendreffe , leur amour - propre n'y étoit point  271 La Princesse intérene. Sévère ne leur laiffa pas long-tems cette erreur confolante ; elle les conduifit devant une glacé, & les forca de s'y regarder. Ces deux infortunés ne furent pas plutót convaincus qu'ils éprouvoient la même difformité, que mettant les mains fur leurs vifages, ils firent encore un cri plus douloureux que le premier , & s'enfuirent chacun par ■ une porte différente, Turlupin commencoit k s'accoutumer aux prod.ges; ce dernier ne lui fit faire qu'un grand éclat de rire, en difant k Sévère : Ah! voila un beau tour, celui-la! mais ce n'eft que pour rire, n'eft-ce pas? car franchement fi les princes que j'aurai de cette laideron lui reffembloient, je n'aurai pas grand plaifir a les careffer. Allons, allons, les voila partis, divertiffons-nous; je veux que tous mes gens foient ivres ce foir pour votre bien-venue, Taifez-vous, fot, lui dit Sévère. Je vous remercie ma tante, re'ponditil_ en tirant un pied derrière 1'autre : Mefdames , ajouta-t-il, je vous demande excufe pour ma tante, elle efl toujours dans .... dans .... les argumens! C'eft ce qui fait que .... mais qu'importe ? pour moi j'aime k rire. Allons, de la joie, de Ia joie. En même-tems une fymphonie fort aigre entra en jouant k defcente de Mars; Turlupin fe dépêcha de préfenter la main a Canadine en la priant de danfer avec lui cette courante, que je trouve, dit-il, fort gaie & de bon goüt. La fée s'en défendit : Ma foi, Mefdames ?  azerolle; 275 Mefdames, dit-i! d'un ton ricaneuf, vous êtes diffi* ciles; pour moi je n'en firn pas davantage, il faut excufer un pauvre campagnard. Sévère fouffroit trop des impertinences de fon neveu, pour lui laiffer le tems d'en faire encore; elle propofa aux deux fées de paffer dans les appartemens qui leur étoient deflinés, fous prérexfe qu'elle avoit befoin cle fe repofer avant !e fo^pé. Elle conduifit fon neveu dans le fien oü elle avoit envie de 1'enfermer. Le prince & la princeffe avoient fui chacun de leur cóté, tant qu'ils avoient trouvé des portes ouvertes; la derniére les conduifit dans un jardin d'une étendue prodigieufe. Ils marchoient toujours fans favoir oü ils alloient, fi occupés 1'un & 1'autre de leur frifte aventure, qu'ils ne fe feroient pas arrêtés, fi le hafard ne les eüt conduits dans un cabinet de charmille ,'auquel répondoient deux longues allées qu'ils avoient fuivies. Quoique la nuit füt déja affez obfcure pour dérober leurs traits, il reftoit affez de jour pour diftinguer leurs figures. Eft-ce vous, ma princeffe ? dit le trifte Dcfudou en détournant fon vifage. Oui, répondit Azerolle en cachant le fien avec fon mouchoir. Que nous fommes malheureux! s'écrièrent-ils. Vous 1'étes moins que moi, dit Azerolle, il s'en faut beaucoup cjue Sévère vous ait défiguré comme je le fuis. Eh ! cjue m'imporferoit d'être encore plus horrible, reprit le prince, fi je ne Tornt IX. S  2.74 La Princesse craignois de vous paroïtre odieux ? Si vous n'avez que cette inquietude, dit la princeffe , vous n'êtes pas a plaindre. Tout-a-l'heure en marchant, je me rappellois vos traits, je les trouvois encore moins défagréables que ceux de ce vilain Turlupin. Quoi! s'écria Ie prince en tombant a fes genoux, vous ne me haïffez pas ? vous ne m'avez peut-être pas bien regardé, quand vous m'aurez vu, je vous ferai horreur. Pourquoi avez - vous cette crainte ? dit Azerolle ; je nel'ai pas . moi : quoique je fois bien plus affreufe que vous, je m'imagine que vous m'aimerez toujours , paree que ce n'eft pas ma faute. Que cetta confiance a de charmes pour mon cceur ! lui dit le prince avec tranfport. Qui, ma chère Azerolle, oui, je vous adorerai toute ma vie; mais hélas! on vous obhgera d'époufer Turlupin, je ne furvivrai pas a cetaffreux malheur. Eh bien, reprit Azerolle, époufez-moi vite; puifque vous êtes roi vous me ferez reine, tout aufti-bien que lui. Malgré fon chagrin , le'princeneput s'empêcher de fourire de Pingénuité d'Azerolle. La propofition que vous me faites, ma prmcefle, lui dit-il, fait 1'unique objet de mes vceux; mais Sévère s'oppofera toujours a mon bonheur, tant qu'elle efpérera vous obliger a être la femme de fon neveu. Oh! je vc/us aftiire que je ne la ferai jamais, répondit la princeffe, a moins que l'on ne me marie fans que je m'en appercoive. Je ne fais pas comme cela fe fait, mais je me tiendrai bied ' • 1 I  Azerolle. 275 fur mes gardes. On ne fauroit vous marier fans que vous le fachiez, reprit le prince, votre confentement fera le nceud qui vous liera. Eh bien, fi cela eft , je fuis donc votre femme, rcpondit-ede, car je confens de tout mon cceur a i'être. Cet aveu ravit mon cceur ck mes fens, répondit le prince : ma chère Azerolle, quel feroit mon bonheur, fi j'étois libre d'en profiter! Comment! dit la princefie avec un air interdit, vous ne voulez donc pas être mon mari ? Pardonnez - moi, reprit vivement le prince. Non, non, interrompit-elle, je vois bien que vous craignez de m'aimer trop ; Sévère m'a dit que l'on s'aimoit a la folie, dès qu'on étoit marié. Je vous aime déja beaucoup, mais je ne voudrois être votre femme que pour vous aimer davantage. Vos paroles pénétrent mon ame de tendrefle , répondit le prince en ferranfavec tranfport une des mains d'Azerolle dans les fiennes, mon cceur ne peut fuffire a tout l'amour que vous lui donnez. Oui, ma chère princefie, j'éprouve a-la-fois ce que peuvent le bonheur & le malheur extrêmes réunis dans un cceur tendre. Je crois qu'il ne faut pas que vous teniez ma main, dit Azerolle en la retirant. Pourquoi ? dit le prince. Je ne fais, répondit-elle un peu interdite, mais il me femble que cela n'eft pas bien. Eh! que craignezvous, ma princefie? ajouta-t-il en s'approchant encore plus prés d'elle. Rien, répondit-elle : Allonsnous-en, il eft nuit, on nous cherche fans doute, S ij  ■ij6 La- Princesse je ferois querellée. Le jeune roi, auffi refpeclueux que tendre, n'ofa réfifler aux yolontés d'AzeroIIe. Ces abïabies enfans firent en chemin de nouveaux fermensde s'aimer toujours. A meiure qu'ils approchoient du chateau , la trifteflè fe répandoit dans leurs cceurs ; elle redoubla a 1'approche de la lumière. En fe communiquant la crainte qu'ils avoient de fe revoir, de combien de tendres proteftations ne futelle pas accompagnée I Les trois fées avoient été fi occupées, Sévère a gronder Turlupin , Canadine de fa douleur, & Babonette a vififer tous les coins de la maifon, que perfonne ne s'étoit appercu de 1'abfence des amans. Ils ne parurent qu'au moment de fe mettre a table. Quelque préparés qu'ils fuffent a fe voir, leur premier coup-d'ceil les fit frémir; du refie de la foirée ils ne levèrent plus les yeux. Le foupé fut trifte , malgré les longs éclats de rire que faifoit Turlupin toutes les fois qu'il regardoit le prince. Pendant quelques momens, 'le mépris aida ie jeune roi a fe modérer; mais a la fin il s'impatienta, cle facon qu'il auroit fait payer cher a Turlupin le malheur dont il faifoit fa joie, fi Sévère n'en eut impofé a fon neveu. Toute la compagnie avoit fi peu de plaifir a fe voir^ que l'on fe fépara de bonne heure. Infenfiblement les fées fe trouvèrent établies dans le cfiateau inacceffible , fans favoir quand elles en foitiroient, puifque l'inconftance du prince ou de la  Azerolle. 277 princeffe pouvoit feule divifer les intéréts qui les réuniffoient. Sévère & Babonette qui, comme la plupart des fots, ne rccevoient 1'iüée de l'amour qu'en 1'uniffant a celle cle la beauté , ne doutoient pas que fatisfaites de leur entreprife, elles ne retournaffent bientót a leurs Fonötions orclmaires. Canadine feule en jugeoit autrement ; fa trifte expérience ne lui laiffoit pas douter que leur féjour ne fut très-long fi 1'inconftance feule devoit les féparer. En effet, quoique l'on ajoutat a la laideur du prince & cle la princeffe, tout ce que la néceffité detre toujours enfemble peut produire de querelle, d'ennui & de dégout ; quoique l'on eut interdit a ces jeunes amans toute autre diffipat on & tout autre plaifir que celui de s'entretenir, dont on leur faifoit une obligation, ils ne paroiffoient ni moins tendres ni moins empreffés 1'un pour 1'autre. Les connoiffances dont Canadine avoit orné 1'efprit du jeune roi, lui étoient d'une reffource infinie pour foutenir d'auffi longues converfations; en éclairant 1'efprit d'Azerolle, en développant fon cceur , il la rendit mille fois plus aimable. Elle penfoit plus finement, fans avoir rien perdu de fon ingénuité, & fans altérer fa candeur ; elle s'exprimoit avec plus de graces. Ces aimabies enfans, tout occupés de leurs fentimens, s'accoutumèrent a leur laideur, jufqu'a ne plus regretter leur ancienne beauté. S iij  fjS La P r i n c e s s e - Canadine feule étoit malheureufe, non-pas qu'elle eut efpéré que la difformité du prince püt affoiblir Ia tendreffe qu'elle avoit pour lui j ( dans le cceur d une femme raifonnable, l'amour eft fort indépenf,a"t d£ Ia fiSl;re ) mais ^ peines s'étoient beaucoup accrues par le reffentiment que Doudou lui marquoit en toutes rencontres. : Depuis !e j°ur de fa Première métamorphofé, elle n avoit pu trouver un moment pour fe juftifier. Le pnnce 1 evitoit avec autant de foin qu'elle en apportm a le chercher. Enfin le hafard produifit ce que n avoit Pu faire fa vigilance. Un matin, que Sévère avoit prclongé les reprimandes qu'elle faifoit réguJ.erement tous les jours a la princeffe, Canadine, en entrant dans le fallon d'affemblée , y trouva le prince feul, qui attendoit impatiemment qu'AzeroUe forut, Elle s'approcha de lui avec la timidité qu'infpire Ia vertu humiliee par l'amour : Vous me fuyez, lui ffc-elle ; fi V0Us vouliez m'entendre. . .. A-peine eut-elle prononcé ce peu de mots, que le prince l interrompit en lui difant : Je fais, madame, tout ce que vous .voulez me dire; voici ce que j'ai a vous repondre. Vous caufoz mes malheurs; il n'y a qu'une facon ce me les faire oublier, & de regagner fur pion amitié les droits que vos anciennes bontés vous avoient acguis; j'aime Azerolle, vous n'en pouVeZ fouter, fi vous m'éfiez attachée comme vous me le m ? "'auriez - vous pas trouvé le moyen de nous "  Azerolle. ^79 fouftraire a l'mjüfte pmffance qui nous retient ici? Rendez-moi heureux avec ce que j'aime, j'oubherai toffenfe que vous m'avez faite. Ah cruell s'écria la fée; que ne puis-je te donner ma vie,elle me coüteroit bien moins que ce que tu me demandes. Tu ne lis que dans ton cceur; fi tu connoiffois le ïmen, loin de t'en plaindre, tu me tiendrois compte de tout Ce qu'il ne fait pas pour me venger de tes outrages.... Ma's vous ne me devez rien, ajouta-t-clle avec plus de fang-froid , c'eft moi qui vous clois des facrifices; nominez-en qui foient en mon pouvoir , vous ferez obéi. Sachez feulement que rien ne peut vous arracher de ces lieux que vous-même; ceflez d'aimer Azerolle, vous ferez libre. Je préféreroisk plus horrible efclavage a la liberté qui me coüteroit mon amour, répondit le jeune prince; je ne vous demande plus rien pour moi, rendez a la princeffe la beauté que Sévère lui a ravie, je ferai fatisfait. Après un moment de réflexion, Canadine lui répondit : Vous reverrez votre princefTe avec plus de charmes qu'elle n'en eut jamais. Prince , ajouta-t-elle en prenant un air triftement ironique, vous voyez combien la beauté vous eft inutüe pour plaire ; vous refterez comme vous êtes jufqu'a ce que vous ayiez . appris ce qu'il en coüte pour aimer fans retour. Le jeune roi n'entendit point les dernières paroles de la fée; content cle ce qu'il avoit obtenu, il la quitta brufquement, ck courut s'informer fi fa chère S iv  2So LaPrincesse -Azerolle étoit fortie de la chambre de Sévère, afin de lui apprendre cette bonne nouvelle, L'amour outragé & l'amour heureux font également I'écueii de Ja vertu. Canadine, au déiefuoir, perdif beaucoup de Ta générofité, elle ne put fe refufer a une vengeance que le prince lui-mêmé venoit de lm indiquer. Après avoir rafTemblé Sévère & Babonette, elle leur repréfenta le tort qu'elles avoient tour. s trois de perdre un tems dont elles étoient eomptables a Funivers ; qu'inutilement efpéroit-on de voir naïtre le dégoüt entre deux amans, qui ne voyant qii oux, ne devoient naturellement pas fe quittér, quelques horribles que fuffent leurs vifages. H m coir.Prendsrien a cela, dit Babonette; j'aurois' pané mon elavier, ma baguette & jufqu'a mon chaperon , que ces deux jeunes-gens-la fe feroient quittés fur k mme. Mais puifque c'eft toujours de même je fuis d'avis de les marier, aufti-bien nous ne pou" vons, avéc tout notre art, les aftbrtir mieux; cette Azerolle eft la meilieure enfant du monde, elle conyient foqtra-ait a mon Doudou; qu'eft-ce qui nous empéche dé les rendre heureux? pour moi, j'y confa-s. pomment! répartit Sévère en rougiffant de dépif ; avez - voüs oublié les oütrages que m'a fait votre Doudou? avez-vous oublié que je n'ai pris foin delever Azerolle qü'en faveur de mon neveu, &. que je ne veux pas perdie le fruit de tant de f?m f Ah; vous avez raifon, reprit Babonette|  Azerolle. 181 «ut, oui; que faut-il faire? Si vous voulicz que je difpofiaffe du fort de la princeffe, répondit Canadine, je commencerois par lui rendre fa première beauté. Voila qui efl bien imaginé ! interrompit Sévère. Mon dieu, laiffons-la faire, reprit Eabonette, elle a plus d'efprit que nous. Allons, je vous remets mon pouvoir ; vous êtes bonne, vous aimez mon prince, tout ira bien. Sévère contefla autant qu'elle put fur 1'inutiÜté de ce projet. Canadine, après l'avoir affurée qu'elle ne s'en tiendroit pas la, la fit fouvenir cle leur convention, & lui fit comprendre que fon pouvoir n'étant rien fans celui de Babonette, elle devoit céder de bonne grace a leurs volontés réunies. Sévère confondue fe retira fans répliquer. Canadine ne perdit pas un moment a mettre k profit 1'autorité qu'elle venoit d'acquérir. Elle rendit a la princeffe non-feulement fon premier éclat, mais elle y ajouta avec profufion les graces, les agrémens, les je ne fais cjuoi firarement unis a 1'extrême beauté; elle fut elle-même préfenter au roi la bel'e princeffe , attentive a 1'impreflion que ce changement feroit fur lui. Elle jouit de fa vengeance dès le premier coupd'ceil, L'admiration, que la beauté d'Azerolle caufoit at Doudou, ne fut pas fi pure que l'on n'y decouvrït un mélange de trifleffe , qui déceloit le retour da l'an;our-propre. Ses tranfports étoient timides, fa joie  La Princesse étoit embarraffée , & les remerciemens qu'il fit a Canadine tenoient un peu aux reproches d'en avoir trop foit. De fon cóté, la princeffe, que Canadine avoit .placée vis-a-vis d'une glacé, contente de fa beauté, qu'un peu de jaloufie lui faifoit comparer a celle de la fée, voulut encore la furpaffer dans Fair majeftueux de fa taille. Elle fe tint plus droite, fon port devint plus nóble ; elle mêla une fierté modefte a la tendreffe de fes yeux , dont la comparaifon la fatisfit encore. Mais tandis qu'elle jouiffoit de fon triomphe, elle portoit, fans le favoir, dans le cceur de fon amant, une première atteinte de chagrin, qui fut fuivie de beaucoup d'autres. Le prince avoit trop peu de connoiffance des femmes , pour penfer qu'une fimple émulation de beauté put dérober des momens a l'amour. Azerolle lui parut trop occupée d'elle-même , il attribua les nouveaux agrémens qu'elle ajoutoit a fes charmes, au mépris que fa laideur lui infpiroit. Pour cacher le trouble que fes réflexions répandoient fur fon vifage, il fortit brufquement , fans écouter Canadine qui vouloit 1'en empécher. Azerolle, que la vanité ne pouvoit diflraire long-tems, voulut le Vuivre; mais elle fut arrétée par Turlupin, qui accourut pour lui préfenter un chat qui venoit, difoit-il, de tomber des nues. Accoutumé a fes platitudes, on ne fit nulle attention a fes paroles. La princeffe aimoit les chats, elle ne put fe défendre d'accepter .celui-la avec en>  Azerolle. 283 preffement: il valut une révérence cle bonne grace a 'Turlupin, & un remerciement dont fa fottife fut déconcertée. Fi donc, mademoifeile, lui dit-il, il n'y a pas de quoi, vous prenez les chofes trop férieufement; enfin il eft a vous, vous en ferez des choux, des raves, il ne me coüte rien. Pendant que Turlupin fe confoncloit en complimens, la princeffe fe récrioit fur la beauté de fon chat. Ce n'étoit pas qu'il eut rien de fingulier dans les couleurs de fon poil, il étoit noir, marqué de blanc, comme quantité d'autres livrés aux goutières; mais deux grands yeux noirs a, fleur de tête, un front élevé, des oreilles placées par la main des Graces, formoient une phyfionomie tendre, plus féduifante mille fois que la beauté; fa gueule, petite & agréable, ne démentoit point la douceur de fes regards, elle ne s'ouvroit que pour donner de 1'expreflion a fes careffes, par un miaulement délicat, fiüté & méthodique; jamais de dents , point de griffes. Enfin les qualités de fon cceur fembloient le difputer aux charmes de fa figure. Quoiqu'Azerolle füt enchantée de pofféder ce merveilleux animal, elle n'oublia pas que le prince 1'avoit quittée avec chagrin; elle partit comme un éclair, tenant le chat dans fes bras, & le careffant en chemin; elle courut par-tout oü elle crut pouvoir trouver l'affligé Doudou. Ce chat entroit pour beaucoup dans les deffeins  284 La Princes.se de Canadine; elle refla fort furprife du peu de diffradion qu'ii avoit caufé a Ia princeffe. Turlupin , fans favoir pourquoi , en fut encore plus éionné. Mais mais .... mais, madame, s'écria-t-il, elle emporté le chat. Cette phrafe s'efi confervée fi exaéfement dans les archives de la maifon Turlu, pine, que fes defcendans s'en fervent encore aujourd'hni dans le'cas des fuites inopinées. Cependant Azerolle , après avoir parcoum i utilement tous jes endroits du jardin, oü fon amant avoit coutume de fe prornener, l'apperqut enfin affis fur le bord d'un canal d'eau vive , qui bornoit un des cötés de ce vafte enclos. II avoit le vifage appuyé fur fes mains, dans i'atótude d'un homme qui réve trifiement. Azerolle railentit fa courfe a mefiire qu'elle approchoit; fa démarche étoit fi iégère, qu'elle arriva fort prés de lui fans qu'il 1'appercüt. Elle le tira de fa rêverie, en lui donnant fur les mains deux ou trois petits coups de la patte de fon chat. . L'efprit du jeune Doudou avoit dans ce momentla fi peu de difpofition a la gaieté, que eet innocent badinage lui donna de 1'humeur contre le chat; il le repouffa rudement, & reprocha cette plaifanterie a la princeffe, avec tant d'aigreur , qu'étonnée d'une fa^on de parler fi nouvelle, elle crut que les griffes de l'aniiml 1'avoient bleffé. Elle lui en fit de tendres excufes; mais ce prince, fans y répondre, s'expüqua tout de fuite fur le mépris qu'il avoit cru remarquer  Azerolle. 2.S5 dans fes yeux. L'ingénue Azerolle fe juftifia avec tant de candeur, que le raccommodement fuivit de prés 1'explication. Cependant cette première querelle fut bientót fuivie d'une feconde. Le roi, devenu inquiet, ne put voir fans chagrin les careffes qu'Azerolle faifoit a fon chat pendant un entretien dont il ne vouloit pas que la douceur fut partagée. La princeffe répondit encore a fes reproches d'une facon a le défarmer , mais toujours fans quitter le chat. N'eft-il pas cruel, continua le prince, que vous me préfériez le plus méchant des animaux? Azerolle, Azerolle, ajoutat-il , vous ne m'auriez pas donné ces dégoüts dans le tems que nos malheurs étoient communs; je commence a vous déplaire; bientót vous me trouverez affreux. Je le fuis, il efl vrai; mais eft-ce a vous a me le reprocher ? Pendant que le prince parloit, le chat qui, outre 1'humeur contrariante attachée a fon efpece, fembloit pouffé par un intérêt particulier , mettoit en ufage tout ce qui pouvoit attirer 1'attention de la jeune Azerolle; careffes, attitudes, gentilleffes, toufi fut employé avec les graces les plus féduifantes. A-moins d'avoir une averfion naturelle pour ces animaux-la , réfifte-t-on a leurs agaceries ? La princeffe cédant a 1'admiration , prit le chat, le baifa avec tranfport, en difant: Viens, joli minet, tu es trop aimable. A ces mots, le jeune roi emporté par  286" La Pr. incessè un mouvement inconnu, 1'arracha brufquement des mains d'Azeroüe. Il'alloit le jetter dans le canal, lorfqu'il s echappa, & devint un jeune-homme d'une figure telle qu'on la prend quand on peut choifir, & d'une beauté égale a celle d'Azerolle, Arrêtez, prince > s'écria-t-il au roi qui s'avancoit vers lui la fureur peinte dans les yeux; quand vous m'aurez entendu, vous ferez ce que la prudence vous fuggérera. II s'approcha en même tems avec un air auffi noble que refpeöueux , & apprit au roi qu'il fe nommoit Zumio; que depuis long-tems Canadine le rendoit le plus malheureux des génies, par les mépris dont elle payoit l'amour infurmontable qu'il fentoit pour elle : que fes malheurs 1'attendriffiant fur ceux des autres, il ne s'occupoit qua fecourir les amans mfortunés; qu'ayant découvert par les lumières de fon art, non-feulement ce qu'on faifoit fouffrir au prince & a la princeffe, mais encore les pieges qu'on leur préparoit, il venoit leur offiir fes fervices, fans exiger deux aucune reconnoiffance , paree qu'il avouoit avec la candeur dont il faifoit profeffion , que 1'envie de fe venger de Canadine avoit un peu de part a fon deffein. Le ton de bonne-foi que le génie répandit fur fon difcours, Pair d'intérêt qu'il prit en exagérant les dangers qui menacoient ces tendres amans, les pénétrèrent de frayeur & de confiance; ils employérent toutes les expreffions que la bonté de leur ame  Azerolle: 2S7 put leur fournir, pour perfuader Zumio de leur reconnoiflance , ck pour obtenir de lui une parole pofi'tive de ne les point abandonner. Le génie les afiura modeftemeiit que fon art étant inférieur a celui de Sévère , il ne pouvoit les fecourir que par fes foins ck par fes confeils. II fallut donc imaginer des moyens qui puffent les conduire a .la fin de leurs peines. L'adroit génie, en détruifant tous ceux que Doudou propofoit, ne manquoit pas d'en louer 1'invention, ckne recevoit les petits raifonnemens qu'Azerolle mêloit de tems-en-tcms aux leurs, qu'avec le fourire de bienveillance que l'on accorde aux enfans qui difent de jolies chofes, mais inutiles. Tant de déférence de la part de Zumio, ck fi peu de fujet de jaloufie, achevèrent de gagner la confiance du prince, jufqu'a le faire convenir qu'il falloit d'abord que le génie feignit d'être amoureux d'AzeroIle ; que le roi n'en prenant aucun ombrage, on le croiroit inconftant, ce qui feul pouvoit leur procurer la liberté. Zumio ajouta que fon intérêt devoit leur être garant de fa bonne-foi, puifque par eet arrangement il travailloit a fon propre bonheur, Canadine' pouvant devenir fenfible par jaloufie, ne 1'ayant pas été par amour. II paria de fa paffion d'un ton fi pénétré, il affeöa tant d'indifférence pour Azerolle, il prit la précaution de 1'avertir avec un air fi froid , qu'elle ne feroit que le prétexte ck point du tout 1'objet de fes galan-  288 La P r ïncessë ten'es, qu'elle en rougit & que Doudou ne put san- pêcher d'en fourire. Ils fe fépatèrcnt de'lui pour mieux cacher leur intelligence, le génie füt fe préparer afin d'arriver avec pompe au chateau; le prince &la princeffe fe hatèrent d'y retourner, pour jouir finement de la furprife que fon arrivée ca; feroit a Canadine, fans oublier de s'applaudir en chemin d'une fi heureufe rencontre. ' Ils trouvèrent Sévère, Babonette & Canadine aux fenêtres qui donnoient fur 1'avenue, pour voir les équipages de Zumio, qui commencoient déja a dénier. Ils étoient auffi galans que magnifiques, brillans , nombreux , & marchans dans le plus bel ordre. Les deux vieilles fées ne cefioient de fe faire réciproquement des quefitons fur cette vifite imprévue. Canadine, peu accoutumée a feindre, évitoit avec foin celles qu'on pouvoit lui faire : une paffiori violente peut infpirer une tromperie ingénieufe, mais «ne ame élevée la foutient mal. Pour Turlupin , dans le trouble oü 1'avoit mis tant de monde inconnu , il étoit accouru a fon gremer, d'oü i! crioit de toute fa force : Fermez les grilles , ils faliront ma cour. Enfin, après un nomrre prodigieux de patres, de gens de livrée , de caroff ;s, de chevaux de inain, on vit arriver le beau génie dans une calèche vernie en  AZEROLlE. 2S9 .en camayeux couleur de rofe , les harnois ck les ornemens étoient garnis d'émeraudes. Voyant les ■dames a la fenêtre, il defcendit a la grille ck vint .jufqu'a elles d'un air noble , aifé ck refpécmètoc, faifant de tems-en-tems des révérences de bónne grace; il étoit fuivi d'une brillante jeunelfe auffi -galamment parée que lui. Sévère 1'attendit gravement dans le beau fallon, ck Zumio, après l'avoir faluée trois fois, lui adreffa un compliment fur le mariage de fon neveu , de la part du fouverain génie, qui 1'avoit chargé , difoit-il , du titre d'am■baffadeur auprès d'elle, pour être témoin de cette grande alliance. Sévère fut fi flattée d'une telle diftinélion, que fon vifage devint prefque riant. Elle répondit au génie avec dignité ; enfuite on paffa dans nn antre appartement , oü la converfation devint générale. Zumio avoit tant de graces , il étoit fi beau, fa parure avoit un air de fête qui le rendoit fi brillant; que Doudou, tout préparé qu'il étoit a le voir, ne put le regarder fans un certain frémifièment intérieur, plus connu des cceurs jaloux qu'aifé a exprimer; fa figure tui devint a charge. II n'ofoif parler de crainte de fe faire remarquer; fes regards ernbarrafies étl roient tantöt fur le génie, tantöt fur Azerolle, qu'il tro'.voit beaucoup trop occupée de cette nouvelle compagnie. En peu de jours Zumio devint néceffaire a tout Tornt IX. T  20o La Princessr le monde; il amufoit Babonette par des contes; Sévère, par des traits de morale; Doudou, par Fefpérance de fon bonheur; Azerolle, par les louanges de fon amant; &£ Turlupin, avec des calambours. II donnoit des fêtes , chaque jour en amenoit une nouvelle; les plaifirs fe fuccédoient fi rapidement, que s'ils laiffoient la liberté de penfer, on he trouvoit pas le tems de fe communiquer fes réflexions. Cependant la gaieté répandue fur les vifages , ne confifloit que dans les démonftrations ; perfonne n'étoit content : Canadine fouffroit encore plus de la feinte qu'elle s'étoit impofée, que de fa malheureufe paffion. Azerolle fe livroit aux divertiffemens, comme une jeune perfonne qui les goüte pour la première fois ; mais ce n'étoit pas fans regretter les jours oü elle n'avoit d'autre plaifir que celui de s'entretenir avec Doudou. Elle fe prêtoit de bonne-foi aux cajolleries de Zumio, fans autre deffein que d'avancer le bon■heur de fon amant. Mais la diffipation inévitable dans le tumulte , lui donnoit, fans qu'elle s'en doutat, un air de coquetterie qui déchiroit le cceur du tendre prince; la difficulté qu'il avoit de lui parler, 1'impoffibilité de faire ceffer des fêtes qui lui étoient infupnortables, tout le défefpéroit, jufqu'au chagrin de n'ofer haïr fon rival. Dès que Zumio s'appercevoit de quelque mécontentement de fa part , il 1'accabloit d'arnitiés & dé proteftations; enfuite il  Azerolle." 291 ménageoit fi adroitement les menaces de 1'abandonner, qu'il le réduifoit a le prier avec inftance de continuer le même róle. II fiiffit d'étre malheureux, ou de bonne-foi, pour être dupe; Doudou étoit 1'un ck 1'autre : les artifices du génie en auroient trompé de plus défiants. Sévère , de fon cóté , malgré les honneurs qui fiattoient fon ambition, n'étoit pas plus contente que les autres. Outre le chagrin que lui caufoient les plaifirs en général, elle craignoit que les galanteries de Zumio ne rendiflent effeciivement Azerolle inficlelle, mais en fa faveur ; ce qui ne produiroit rien pour fon neveu. Elle s'en expliqua un jour avec Canadine. II étoit inutile , lui dit - elle , de vous remettre notre pouvoir, fi vous ne vouliez en/faire d'autre ufage que de rendre Azerolle plus belle; au lieu des fecours efficaces que vous m'aviez promis, je ne vois que des galanteries qui me bleffent , ck des fêtes qui m'ennuient. Si vous aviez moins d'empire fur Babonette , je Paurois bientót déterminée a laiffer agir mon pouvoir, ck l'on verrok ici autant de punitions utiles que l'on voit d'amufemens frivoles. Canadine, pour la calmer, fut obligée de lui faire part de fes deffeins. Vous avez vu, lui dit-elle, que la laideur n'a point altéré l'amour que nous voulons détruire. Le dégout que ces jeunes-gens auroient dü prendre 1'un pour 1'autre, quand vous les avez obligés d'être enfemble fans relache, n'a pas eu plus de Tij  292. La Princesse fuccès ; il ne vous refte , pour éprouver leur conftance , que la jaloufie & 1'infidélité. La jaloufie eft nee dans le cceur du prince , au moment que j'ai ernbelli Azerolle; & vous allez juger combien j'ai eu raifon d'appeller ici Zumio pour fervir votre vengeance. . .. C'eft, continua-t-elle, un de ces génies qui reffemblent le plus aux hommes; il a borné fes talens a trcmper les femmes. Après en avoir trompé un grand nombre, il trouva que Souveraine manquoit a fes triomphes; que n'employa-t-il pas pour la féduire? II y réuffit, mais prefqu'auffitót détrompée que vaincue, la fermeté cle fon ame la porta a facrifier cöurageufement fa réputation a une vengeance exemplaire. Elle convoqua une nombreufe affemblée; après y avoir fait trainer le perfide génie, elle invita toutes les fées qui avoient des reproches a lui faire, de fe joindre a elle pour le confondre & le condamner. Mais elle eut beau fe propofer pour exemple, elle eut beau leur faire fentir le prix du facrifice qu'elle faifoit au bien commun, aucune ne paria; la rougeur de 1'une, 1'embarras de 1'autre , un air de confternation fur tous les vifages, ne laiffa pas même les vieilles hors de foupcon d'avoir beaucoup a dire. Eh bien, mes foeurs! dit Souveraine, puifqu'une fauffe honte, ou peut-être encore un refte de féduétion vous empêche cle confondre le perfide-1, je me charge feule de la vengeance. Tu feras chat, lui dit-eile, jufqu'a ce que fous cette figure  Azerolle'. *93 m aies mfpiré de la jaloufie a un parfait amant. Mais ta punition feroit trop douce , fi je la bornois a fi peu de chofe; je veux, ajouta-t-elle , que la fourbene qui t'efi fi naturelle , foit 1'inftvument de ta grace ou de ton fupplice. Tu auras jufqu'a la fin des fiecles , la figure la plus décrépite , avec les defirs les plus violens; k moins que dans fix mois, k compter d'aujourd'hui, tu ne triomphes d'une conflance k toute épreuve, fans plaire, fans aimer, & fans que 1'objet que tu voudras fédü.re , découvre la fauffeté de ton caradère.... Voyez , ajouta Canadine , fi je pouvois remettre en meüleures mains 1'mfidéhte de la princefie. Puifque le bonheur ou le malheur de Zumio en dépendent, quel fuccès ne devonsnous pas attendre de fon adreffe ?... Cela cü fort bien pour Zumio , répondit Sévère; mais qu'en reviendra-t-il a mon neveu? Les conditions que Souveraine a attachées k la réuffite de fon entrepnle, font fi d.fficiles k remplir, répondit Canadine, qu'il y a toute apparencé qu'avant leur accompliflement, le prince fera rebuté d'une conflance inutile, & vous laifTera la maïtrefTe cle difpofer d'Azerolle. Sévère fe paya de ces raifons , ne pouvant faire mieux; elle cléfend.t meAme a la princefie de parler S Doudou, afin de contribuer en quelque forte k 1'avancement du projet. Mais cette nouvelle contraclicuon ne fit qu'augmenter lespeines des amans, fans akérer leur confiance, T üj  4p4 La Princesse Azerolle faifoit fans celfe des reproches a Zumio de Favoir engagée dans une feinte qui loin de leur être ntile, les rendoit pius malheureux. Le génie de fon cóté lui reprochoit fi Fouvent qu'elle fcignoit trop mal prur tromper des fées, qu'enfin la crédule prim ceffe fe donna tant de peine pour paroitre infidelle, que bientót fon amant ne douta pas qu'elle ne le füt. Ce n'étoit pas encore affez pour que Zumio püt mettre fin a fon entreprife, il faifoit qu'Azerolle fe crüt trahie. Une ame pure & confiante ne prend pas facilement des idéés défavantageufes de ce qu'elle aime. Peut-être 1'artificieux génie n'auroit-il pas réufïï a perfuader Azerolle de 1'infidélité de-Doudou, fi ce prince infortuné n'eüt femblé d'accord avec lui pour eontribuer a fon malheur. Sa jaloufie étoit beaucoup accrue depuis la défenfe que Sévère avoit faite a Azerolle cle lui parler. Privé du foulagement que les jaloux trouvent a faire des reproches, ne pouvant fuffire a la douleur qui le cevoroit, il ne vit que Canadine qui püt foulager fon cceur, en partageant fes peines. ^ Si Ia crainte a fait les dieux, les befoins ont fait Famitié; on les traite a-peu-prés de .même. Tant que les mftrucffons de Canadine avoient été néceffkres au jeune roi, il avoit eu pour elle une forte d'amitié; l'amour heureux Favoit entièrement étouffée, l'amour afffigé la fit renaüre.  Azerolle: *-9S Le filence que la fée avoit impofé depuis longtems a ft paffion, & le peu dintérêt que Doudou y prenoit, lui avoient fait oublier aifément qu'il en étoit aimé. Ce fut donc a elle qu'il adreffa fes plaintes , fans aucune mquiétude fur la facon dont elles feroient revues. La tendre fée fentit d'abord de la douceur dans la conflance du prince. Elle fe flatta un moment de trouver affez de fatisfiftion dans 1'amiué qu'il lui marquoit, pour la dédommager de l'amour. Elle eut méme la générofité de ne vouloir pas augmenter les peines du jeune roi, en fecondant, par une fauffeté dont elle étoit incapable , les foupcons de 1'infidélité d'Azerolle. La fituation étoit trop délicate pour fe foutenir long-tems; auffi Canadine devint-elle plus malheureufe que les amans mêmes. Ses longues & fréquentes converfations toujours particulières, ne fervirent qu'a feconder les deffeins de Zumio. Le génie que le'tems preffoit, & qui connoiffoit trop bien le cceur des deux amans pour ne pas craindre un retour s'il laiffoit trainer les chofes en longueur , imagina une fupercherie qui lui réuffit. II avoit remarqué un cabinet pratiqué dans le mur, qui répondoit au lit oü couchoit Azerolle. Quoique la porte en fut exaaement fermée, la force de fon art" la lui fit ouvrir; il y fit cacher un des jeunesgens de fa fuite, qui prenant un ton dorade pendant le fommeil de la princeffe, lui répéta plufieurs Tiv  *9* La P r i n c e s s j fois ces paro'es : La princeffe Azerolle ne rerrouvera fon amant fidele, qu'eii sWfcnt a Zumio par que le genie s'en étoit promis. ■■ - La crainte de s'engager a Zmnio, 1'efpérance de rcrrouver ion cher Doudou auffi tendre qu'elle, Fa- ffttfe» toute la nuit, fans qu'elle püt fe réfoudre 2 * Part; * P-^ndre. II étoit réfervé 9» genie de la déteimirrér.' m ne lui fut pusdfficue de tirer de la princefTe la conhdence de fon embarras. Ce fut alors qu'affectant beaucoup de déiintérefïement, il.fei?nit plus de cramte de s%rör è elle qu'elle n'en avokde prendre des engagemens iud:ffo[ubles avec lui, m la détermtm avec adreffe a lui donner Ia main. II paroife fon hu fure u„ feeree de la fienne : Farfifice fvt po-uüe mfqu'a exiger d'eile une parole confirmée par nes fermens, que fi le prince ne fe «ndoit pas-auxpremiers mots cle la cérémonie, elle ne trouverolt pas mauvais qu'il abaiidcnnzt fon deffein. Avec des preeautions fifbécieufes, Azerolle pouvoit-elle dourer de fa bonne-foi ?"elle fit beaucoup plus de fermens cpFJ n'en vouloit, de n'êire jamais a lui; & leurs arrangemens pris,.fe génie Ia quitta pour difi, pcier Severe a ne point troubler la fête. Le plus difficife étoit fait, puifqu'elle avoit permis qu on etablitchez elle un ton de galanterie plus révoltant pour les femmes de fon efpece, que l'amour  Azerolle. 297 même. II ne fefint pas beaucoup d'art a Zumio pour1 la faire confentir a ce qu'il époufat la princefTe err qualité d'ambaffadeur pour la rtméttre dans le moment même entre les mains de fon neveu. II ne manqua pas auffi de lui laiffer enterdre qu'elle s';mmortaliferoit dans le royaume des génies, en le dérobant a la vengeance de Souveraine. II faut favoir comme Pambifion s'arrangc dans un efprit faux, pour comprer.dre la fati'fadion avec laquelle Sévère preffa Zumio tle mettre a fin fon entreprife. Pendant cette converfation, Azerolle livrée a ellemême ne put réffiler au penchant qui 1'entrainoit vers fon amant. Né fe voyant point obfervée, elle courut a lui; mar il étoit fi ovtré du long entretiert qu'elle venoit d'avoir avec Zumio , dont il avoit été témoin, & d; Pn-térêt vif qu'elle avoit paru y prendre, que loin de la receVcSr aVec tendreffe, ou même avec des reproches, il s'élóigna d'elle pöuf aller joindre Canldine , en d:rant a la rhalheureufe Azerolle : I! n'efi pms tems, madame, mon parti efl pris, je vous e: ' e pour jamals. Une femnv.* plus habile auroit aifément démêlé la violence de l'amour dans le ton de ces terribles paroles; mais la tendre princeffe n'y entendit que 1'arrét de fa mort. CttnvaTtfctié qu'elle touchoit au comble du malheur , elle fortit pour chercher le génie, & preffer elle-mcme fe moment de tenter le feul moyen  5o§ L aPrincesse qui lui reftoit pour ramener fous fes loix 1'infidele Doudou. Zumio enchanté PafTura que tout étoit pret pour le foir même ; que pour éviter les fpecuteurs, il, donneroit un bal mafqué qui occuperoit la jeuneffe de fa fuite , toujours importune en pareille rencontre. A mefure que 1'heure approchoit, la crair.: & 1'efpérance d'Azerolle prenoient de nouvelles fort es. Elle crut cependant ne pouvoir trop prendre de p 'cautions pour affurer fa liberté ; elle fat fe jetter aux pieds de Sévère, & ne la quitta qu'après avoir exigé fa parole de fée, que la cérémonie que l'on alloit faire ne 1'engageroit point a Zumio. Sévère la. lui donna, avec d'autant moins de fcrupule qu'elle étoit trompée elle-même. . Azerolle raffurée fur le danger de fes engagemens^ ne 1'étoit pas fur les promeffes de 1'oracle; fes mortelles inquiétudes redoubloient a chaque inftant. Le prince qui ne favoit rien de tout ce qui fe paffoit, dévoroit fon défefpoir, ou cherchoit a 1'adoucir en le faifant partager a Canadine. II s'en falloit beaucoup que la tendre fée goütat tranquillement 1'efpoir dont elle ne pouvoit fe défendre, elle fe reprochoit amèrement de laiffer a Doudou une erreur qui le rendoit fi malheureux. Cens fois elle fut prête a. lui découvrir les artifices de Zumio; mais l'amour 1'emporta, elle fe tut. Pour  'Azerolle: 199 Babonette, elle applaudiflbit a tout, a Ion ordinaire, &c Turlupin fe repofant fur fa tante du foin de fes intéréts , ne fongeoit qu'a fe divertir. Tandis que tout le monde étoit occupé de chofes fi importantes, il s'étoit glifle, fans qu'on s'en appercut, dans le cabinet cjue Poracle prétendu avoit étourdiment laifle ouvert; c'étoit 1'endroit oü Sévère renfermoit fous trente clefs les cornpofitions magiques ck les outils néceffaires aux grands enchantemens. Turlupin, ravi de fouiller dans un lieu oü jamais il n'avoit eu la permiffion d'entrer, s'amufoit a fe compofer, de tout ce qu'il y trouvoit, une mafcarade galante , pour furprendre agréablement la compagnie. A-peine le bal fut-il commencé, que le malheureux Doudou paffa, felon la coutume , dans la chambre voifine avec la fée fon amie. Dès que Zumio 1'eut appercu, il fit figne a Sévère 6k aux témoins prépofés pour la cérémonie, ck préfenta la main a la princefie pour 1'y conduire. La tremblante Azerolle fe laifla entraïner , fans avoir la force de s'y oppofer , ni d'y confentir ; une paleur mortelle expriinoit mieux 1'état de fon ame , qu'elle ne le fentoit elle-même. Tandis que l'on arrangeoit les appareils de la cérémonie, & que le génie a cóté d'elle pouvoit a-peine la foutenir , fes yeux avidement attachés fur ceux du prince, cherchoient a y démêler le retour de tendrefie , qui lui coütoit un fi grand fecrifice. Le prince qui avoit obligé Canadine de  joo La Princessë répondre a fes queftions, inftruit'de la caufe des préparatifs qu'il voyoit, regardoit Azerolle, mais avec wne fureur dont les effets ne paroiffoient fufpendus que par le choix des viftimes. Zumio preffant la cérémonie , bravoit déja Souveraine dans le fond de fon cceur. La trop crédule Azerolle alloit renoncer pour jamais a ce qu'elle aimoit, croyant s'en approcher davantagé , quand Turlupin fortit tout-a-conp du cabinet, habillé ridiculement, un gros fiambeau a la main, & criant de toute fa force : Je fuis l'amour moi, je fuis l'amour.... A-peine la lumière de ce fiambeau magique eutelle frappé les yeux des tendres amans , que courant fe jetter dains les bras 1'un de 1'autre, ils crièrent en même tems : Vous m'aimez, je le vois. Zumio moins furpris que défefpéré de 1'efTet fubit du fiambeau, dont fon art lui fit connoïtre la vertu, voulut retenir la princefTe; mais fe tournant vers-lui avec indighation : Arrête, malheureux, lui dit-elle, je te connois,, tu es un mauvais génie. ■ Ces mots (-au-xqnels on trouve encore aujourd'hui des'applications.fi juftes ) ne 'furent pas plutöt prononcés ; 'que le chateau s'ébrania jufques dans fes fondemens; 1'air devint aufli brillant que clans les plus beaux jours, ck Souveraine parut dans toute fa majefté., \ t Un tremblement mortel faifit le perfide Zumio ; Souverainede toucha de fa baguette : Va traitre, lui  Azerolle.' 301 dit-elle, erre de contrée en contrée jufqu'a la confommafion des tems, infpirant par-tout le mépris que tu mérites. En même tems fon vifage féduifant, qui n'avoit pas peu contribué a fes perfidies, fut changé en une décrépitude humiiiante; les paffions s'emparèrent de fon cceur , il difparut. Souveraine adreffant enfuite la parole a Sévère : Vous avez paffé deux fiecles, lui dit-elle, a compofer ce fiambeau pour connoitre & punir les cceurs tendres; paffez - en autant a en compofer un autre qui découvre les fauffes vertus. Vous apprendrez qu'il en eft de véritablcs plus effentielles que la fuite de l'amour. Et vous, dit-elle a Babonette, je borne déformais votre empire a prendre foin de ma ménagerie. Pour vous, madame, dit-elle en regardant Canadine avec bonté, je ne puis que vous plaindre; fi vous voulez me fuivre, je vous offre mon amitié; je ferois heureufe, fi elle pouvoit adoucir la peine que vous caufe une conflance fi mal rêcompenfée. Canadine fe jetta aux pieds de Souveraine, après Favoir remercié avec autant de nobleffe que de fenfibilité. Elle la conjura par toutes les bontés qu'elle lui témoignoit, de lui öter le privilege de Fimmortalité. Souveraine ne la refufa pas tout-a-fait, maïs elle la remit a un tems fi éloigné, que l'on vit aifément qu'elle comptoit que la fée y trouveroit la guérifon de fon cceur. Mais Canadine, après avoir  302 La Prïncesse Azerolle; vécu dans une retraite obfcure pendant des fiecles; parvint enfin au feul bonheur auquel elle afpiroit; elle eut la permiffion de mourir, & ne tarda pas a en profiter. Tous fes ordres donnés, Souveraine rendit au roi üoudou fa prermère beauté, le fit monter dans fon char avec la princefie Azerolle, laiffant Turlupin dans fon chateau, 1'efprit fi ehargé d'étonnemens, qua s amufa toute fa vie a en raconter les caufes a fes valets; elle conduifit ces heureux amans dans le royaume des Aglantiers, oü elle les laiffa, après avoir-honoré de fa préfence le brillant fpecfacle de leur union. Ils vécurent de longues années, fans que nen alterat leur bonheur ni leur conflance.  3«§ FLEURETTE E T C^f Z> .R £ ][l y avoit une fois un prince & une princefie, que les fées avoient réfolu de rendre heureux fous le joug même du mariage, bonheur fans contredit le plus parfait, mais auffi le plus rare. Elles avoient doué Fleurette ck Abricot, c'eft le nom des jeunes princes , de tous les talens néceffaires pour infpirer une admiration générale. Ces deux enfans furent élevés dans la même cour , ck tout réuffit au gré des fées; 1'habitude de fe voir, qui empéche ordinairement la naiffance de l'amour, ck plus fouvent encore le détruit, ne fervit qu'a les rendre plus paffionnés 1'un pour 1'autre. Ils étoient parvenus, en s'aimant uniquement, a eet age délicieux ou les premiers defirs accompagnent toutes les graces flé la  3©4 Fleurette jeunefle fait fucceffivement éclorre. L'un avoit quinze ans & 1'autre dix-fept, tems heureux, oü Fame n'a de faculté que pour jouir du bonheur, fans en prévoir la fin. Ils étoient un jour dans un des plus agréables bofquets de leur palais, uniquement occupés de leurs defirs tk de leurs charmes; en un mot, ils goütoient le plaifir d'un tête-a-tête complet; Iorfque Morganfme qui traverfoit les airs, les appercut; c'étoit une fée méchante, qUi fe plaifoit a tout bouleverfer, en général & en particulier, & a tourmenter ceux qui étoient heureux. La vue de ces deux jeunes amans, qui auroit intéreffé , peut-être attendri tout autre, la révolta dans Ie moment; & fans être encore déterminée fur le genre de peine qu'elle vouloit leur faire fouffrir, elle arrêta les chauve-fouris qui conduifoient fa voiture, & fe rendit invifible; enfuite elle s'approcha doucement de Fleurette & d'Abricot, pour écouter leur converfation. Mais les charmes de leurs figures lui firent bientót oublier le projet qu'elle avoit formé, tk leurs difcours achevèrent malgré elle de changer fon cceur. Les jeunes princes en étoient a ce point, oü l'un réinoigne fes empreffemens & 1'autre allegüe avec douceur 1'honneur tk la vertu pour fe defendre, fans ficher fon amant, ou du moins fins lui déplaire. Pourquoi, prince, me dem.mdez-vous ce que je ne puis vous accorder , lui difoit fleurette ? fi vous ctiez a  ET A B R I C O T. 305 a rna place, vous auriez la même rigueur. Moi! s'écrioit Abricöt, qui donnerois mille fois ma vie pour'le moindre cle vos defirs, je pourrois vous ré,ïïffer? détrompez-vous, princeffe; vous feriez fatisfaite; plus il m'en coüteroit, plus j'aurois de pré'jugés a furmonter, & plus j'irois au-devant de vos lbuhaits. Fleurette répondit encore, le pr'arce répliqua. Leur tesdre difpute, toujours intcrrompue par de légères faveurs , s'échauffa, ils fe dirent & fe répétèrent cent fois la même chofe ; en un mot, malgré leur différente facon de s'énoncer, ils éprouvèrent peut-être le plus grand charme de l'amour , dont 1'attrait le plus vif n'eft fondé que fur le plaifir que l'on goüte a toujours parler de foi; 1'amourpropre a beau faire, cette douce illufion ne peut exifter tk fe trouver complette que dans l'amour. Morgantine qui avoit toujours écouté, s'ennuya a fon tour , fuivant Pufage conftamment réfervé pour les tiers; mais ne pouvant fe réfoudre a rien laiffer dans 1'ordre naturel, & fe trouvant adoucie, tk même1 le cceur ému par le tendre tableau qu'elle voyoit devant fes yeux : Tirons parti de tout ceci, dit-elle après avoir réfléchi quelque tems; j'ai mille fois entendu ce qu'ils viennent de prononcer , je me fouviens fort bien d'avoir eu autrefois cle femblables entretiens, tk je prévois que d'autres dans la fuite fe ferviront encore des mêmes expreffions. Voyons de quoi il s'agit, continua-t-èlle, déméloils Tomé IX, V  30(5 Fleurette une fois clairement la véritable fource cle tout préjugé, & jugeons s'ils tiennent réellement a ce que j'imagine. Alors après avoir fait un tour de fa baguette : Je veux, dit-elle, qu'Abricot devienneprincefTe, & que Fleurette devienne prince , feulement pour un an. Mais la tendreffe ck les defirs de ces jeunes amans étoient fi vifs ck fi purs , qu'ils ne s'appercurent point de leurs métamorphofes , cjui furent fubites , tant Fautorité de Morgantine fur toute la nature, étoit abfolue. Elle füt feule a portée de jouir des révolutions qu'elle caufa, ck elle vit avec grand plaifir qu'au même infiant Abricot devint plus réfervé & Fleurette ,plus empreffée. II eft cependant vrai qu'ils ne prirent pas les idéés de leur fituation préfente au même degré cju'ils les avoient éprouvées l'un & 1'autre dans leur premier état; ils avoient les préiugés de moins a furmonter, ck ce n'eft pas une petite affaire pour le commun des hommes. Auffi, par une fuite néceffaire , Fleurette , en peu de momens , triompha d'Abricot, ck la trop foible Abricot témoigna la plus tendre reconnoiffance a fon amant. L'amour avoit a-peine achevé de remporter la viétoire, il cherchoit peut-être même encore a faire de nouvelles conquêtes, lorfque les fées protedrices, a qui leur grand favoir ne laiffoit rien ignorer , accoururent des différens coins du monde oü leurs affaires les avoient appellées; elles arrivèrent, indignées de la conduite de leus-s  èt AëRICOT. 307 éleves. Leur premier mouvement fut cle les gronder & cle les punir; mais Morgantine qui parut, leur déelara la vérité, & s'avoua feule coupabie de la faute de ces jeunes amans, faute d'autant plus erar de que clans ce tems on la comptoit fans exemple. Vous voulez les marter ? leur d:t la fée, qui peut vous en ernpêcher ? Sera-ce , ajouta-t-elle en fouriant, ce qui vient de fe paffer ? je me chargerois volontiers de Ia noce. Vraiment! répondirent les autres, ce n'eft pasla 1'embarras; fans doute, qu'il faut les rnarier; mais fongez-vous a ce que vous avez fait ? oubliez-vous que ce n'eft que pour un tems que vous avez ordonné cette métamorphofé, & que, ce tems révolu, ils reprendront leur véritable fexe ? Voyez a quels inconvéniens vous les expofez; par ce moyen ils ne feront ni prince ni princeffe. Je vous foutiens que ma conduite n'eft pas fi déraifonnable, répüqua Morgantine; & fi 1'efprit ne peut empêcher de faire des fottifes, il faut qu'il ferve a les réparer, ou du moins a en tirer parti. Je veux donc , continua-t-elle, que tous les fujets de Fleurette & d'Abricot changent de fexe tous les ans, le même jour de leur naiffance; vous ferez étonnées de tout ce qu'un pareil changement produira. Par ce moyen, 1'éducation des hommes & des femmes étant la même, ils n'auront plus de reproches a fe faire, & les deux fexes avant un, courage égal, ces peuples feront invincihles.'De plus , ils réuniront les graces & Penjouement de Vij  30S Fleurette et Abricot. Fefprit a la force ck a 1'étendue des idees; ck cette nation, & plus aimable ck plus unie, jouira encore de la variété, même en goütant les plus grands plaifirs. Elle finit en leur difant : J'aurois encore bien des chofes a vous ajouter fur mon projet, mais je veux Vous laiffer le plaifir de Pexaminer. Les deux fées proteétrices auroient eu quelque réponfe a faire, mais les circonftances les obligèrent a confentir a la volonté de Morgantine; Fleurette ck Abricot fe marièrent, vécurent heureux, ck s'ai- • mèrent toujours uniquement, fous l'un ck 1'autre fexe. Pour Morgantine, elle ceffa d'être méchante, ck par un fentiment naturel, elle s'attacha a fon oü- - vrage, ce changement de fexe étant la plus flatteufe produéfion de fon efprit; elle ne perdit point de vue les heureux fujets de ces jeunes princes, elle leur donna des loix, ck fuivit pour fon amufement toutes les aventures qu'un tel changement dut néceffairement produire , ck dont on trouve encore aujourd'hui plufieurs impreffions dans tous les peuples de la terre. Au refte, c'eft du grand porte-feuille de Morgantine que Fon a tiré toutes les hiftoires qui fuivent, ck qu'elle avoit ramaffées avec foin ; c'eft dommage qu'il y en ait quelques-unes cle perdues , ce font fans doute les meilleures. Telles qu'elles font, on a voulu en faire part au public.  CONTÉ. Jl y avoit une fois un roi & une reine, qui s'aimoient beaucoup & qui defiroient avec ardeur d'avoir des enfans, quoiqu'ils n'euflent pas grand chofe a leur laiffer. Ils alioient fouvent a la porte de plufieurs fées, leur préfenter des placets & leur demander des enfans; mais celles qui confentoient a leur donner audience, leur répétoient toujours : Vous venez bien loin chercher ce que vous avez bien prés. Ils ne comprenoient rien a ce langage myftérieux , & s'en alioient toujours en s'embraffant & en fe difant : Qu'avons - nous donc de fi prés ? Nous le trouverons quelque jour, tranquillifons-nous, difoit la reine. C'eft bien dit, fi nous le pouvons, lui répondoit le roi. Cette réponfe n'étoit qu'une facon de parler, car il étoit 1'homme le plus tranquille & le plus patiënt que le ciel eut formé. Un jour que la reine filoit, aflife au coin d'une • "• Viij  31"to Le Loup Galieux, des plus belles haies de leurs états , & que le roi chaffoit aux alouettes dans un chaume voifin, il parvint au bonheur d'en prendre une ; on allure même qu'il n'étoit ni fort adroit ni fort heureux, une pareille idéé n'eft pas abfolument dépourvue cle vraifèmblance; car depuis quinze ans qu'il chaffoit tous les jours , il n'avoit encore rien attrapé. Et comment prit-il celle-a? II eft trés-important de le favoir. Elle vint fé ietter dans fes bras pour éviter un épervier qui la pourfuivoit, & qui étoit au moment cle la faifir. L'épervier dit plus d'une fois au roi, d'une voix menacante; Rends-moi mon alouette, roi, ou tu t'en repentiras. Ce prince, bien aife de conferver fon gibier, comme il eft naturel, & fe tfouyant heureufement dans une difpofitiori de fierté qui ne lui étoit pas ordinaire, lui répondit : Elle eft dans mes chaumes , elle m'a demandé afyle; je voudrois ne pas rendre i'alouette. En difant ces mots, ü la regarda; fes yeux vifs & percans redoublèrent fon courage, & fon petit cceur qu'il fentoit palpiter dans fa main, entretenoit fa compaffion. Animé par ces fentimens , il enfonca fon chapeau , regarda fièrement l'épervier , & lui dit, en lui montrant I'alouette : Regarde-Ia bien; tu peux t'en torcher Je bec, comme l'on dit dans mon royaume, tu ne I'auras ma foi pas, j'en jure; ce n'eft point dans me? états que l'on demande impoliment une injuftice. Alors fans s'embarraffer de ce que l'épervier devenoit,  Le Loup Gaueux. 311'. il tui tourna le dos pour porter fa chaffe a la reine, ck favoir d'elle fi le procédé fier & généreux qu'il venoit d'avoir ne pouvoit lui faire courir aucun rifque. La reine étoit encore trop éloignée pour 1'entendre , qu'il lui cria : Bonne chaffe ! en lui mon* trant de loin la petite alouette. La bonne reine laiffa tomber fa quenouille , pour être plutót auprès de lui ck pour voir ce qu'il lui montroit. Le roi lui dit en la lui préfentant , avec la joie & le plaifir d'un piqueur qui préfente le pied: Recevez, madame , un hommage qui vous eft du. La reine recut ck baifa mille fois la petite alouette, ck dit: La première fois que vous irez k la ville , vous lui acheterez une cage; nous 1'entendrons chanter, nous Papprivoiferons, elle jouera avec le petit enfant que nous aurons un jour. Elle fit en un moment cent projets que le roi approuva tous. Elle en feroit peut-être encore ; mais au milieu de ces importans chaleaux en Efpagne , la petite alouette, qui avoit eu le tems de reprendre fes efprits , dit : Quelle heure eft-il ? ... La joie de 1'entendre parler fut fi grande, que le roi & la reine ne lui répondirent pas d'abord; mais a la feconde queftion ils lui dirent tous deux , car c'étoit une chofe qui fe trouvoit k leur portée, ainfi qu'a celle de beaucoup de gens : II peut-être quatre heures & demie. Tout-a-l'heure vous verrez, pourfuivit 1'alouette. Cette réponfe jufte ck conféquente frappa le roi ck la reine, ck les fit demeurer immo- Viv  312 Le Loup Galieux; biles, les yeux fixes & la bouche ouverte , pour mieux voir ce qu'on promettoit de leur montrer. En effet, quelques momens après, 1'alouette prit ia figure d'une grande & belle femme entre deux ages, qu'ils reconnurent a fon chaperon brode, a fa baguette , & a fon beau clavier, pour être une fée. A eet afpeét les princes frémirent, & le roi fe proftemarit, lui dit : Mon dieu, madame, ne vous aije point trop ferrée( quand je vous tenois dans ma .main ? Pour moi, dit la reine qui étoit dans la même pofture, fouvenez-vous, s'il vous plait, que je vous m trouvée bien jolie, que je vous ai careffée, & que fi ■j'ai parlé de vous mettre en cage, c'étoit pour vous garder du chat. Levez - vous, leur dit la fée avec bonté; je vous dois la vie qu'une méchante fée , qui me le payera tot ou tard, rn'auroit enlevée fans le courage & la fermeté du roi : parlez , continuat-elle , defirez-vous quelque chofe? Mon pouvoir n'eft pas des plus étendus; mais vous aurez toute .votre vie des preuves de la reconnoiffance que vous doit la fée Mimi. Nous vous demandons, dirent les deux princes d'un commun accord, après l'avoir beaucoup remerciée, nous vous demandons un petit enfant pour être Ia confolation de notre vieillefTe, ÜJn enfant.! reprit la fée, cela n'eft pas difïicile a avoir: il eft vrai qu'ils donnent bien fouvent de la peine , & que l'on ne fait ce que l'on demande; mais vans en voulez, il faut vous en accorder, c'eft h  Le Loup Galleux. 313 moins que je puiffe faire pour 1'obligation que je vous ai. Voyons d'abord pour quelle raifon vous n'en avez pas, vous portant auffi bien l'un ck 1'autre ; il faut qu'il y ait quelque chofe la-deffous. Je vous affiire, madame, qu'il n'y a rien la-deffous, interrompit la reine en faifant une petite révérence , d'un air moitié piqué , moitié poli. Voyons toujours, dit la bonne Mimi en touchant fon livre de fa baguette , qui s'ouvrit auffi «tót a 1'endroit qu'il falloit lire : voici ce qu'elle y trouva. La fée des Brouffailles ne veut point que le roi ck la reine aient des enfans. Nous n'en aurons donc jamais, grande Mimi ? lui dirent le roi & la reine, puifqu'une fée ne le veut pas. La chofe devient difficile, rép'iqna leur protectrice ; nous avons affaire a une femme méchante , noire ck entêtée. Imagmez - vous que c'eft elle qui donne lanielle aux bleds, la clavelée aux moutons, que c'eft elle qui commande aux chenilles dont elle a toujours quantité dans fes poches, ck qui les engage a manger tous les biens de la terre. Quelle femme! s'écrièrent le roi & la reine; cela fait frémir. Ce n'eft pas tout, pourfuivit la fée, c'eft elle qui s'eft fachée contre moi & qui dans un accès d'humeur s'eft fait épervier ; ck c'eft elle qui, fans vous , m'auroit croquée comme une alouette que j'étois. Je veux & je dois vous fervir, j'y brulerai mes livres, ou vous aurez un enfant. Sans 1'obligation que je vous ai, je vous aurois répondu comme ont  314 Le Loup Galleux. fait mes compagnes ; car on n'aime point avoir affaire ni a fe commettre avec des femmes d'un pareil caradère ; & je lis dans mon livre que toutes celles que vous avez été voir vous ont dit : Vous venez bien loin chercher ce que vous avez bien prés. Cela eft vrai, madame, elles nous ont dit cela tout comme vous le lifez. Elles avoient raifon, reprit la fée ; voyez - vous ces brouffailles qui font a cent pas d'ici, auprès de ce tas de pierres? Oui, madame ; eh bien, pourfuivit Mimi, c'eft la que demeure celle qui ne veut pas que vous ayiez denfans. Attendez-moi la, je vais faire tous mes efforts pour Ia faire fortir, car il ne m'eft pas poffible d'entrer chez elle qu'elle n'y confente, quoiqu'a préfent je ne la craigne en aucune facon; cependant je ne puis vous donner une plus grande preuve de ma reconnoiffance qu'en faifant une telle démarche. Les princes lui obéirent & demeurèrent la. Pendant le tems que Mimi employa pour fe rendre auprès du tas de pierres, & pour faire quelques conjurations avec fa baguette, le roi & la reine fe frottant les mains & s'embraffant de joie, fe dirèht : A la fin nous aurons un enfant; d'abord qu'une fée s'en mêle, il n'eft pas permis d'en douter. Non , dit la reine, c'eft comme fi je le voyois : ah ! que je ferai contente , pourfuivit-elle ! Je le nourrirai. Vous ne le nourrirez pas , répondit le roi, nous prendrons une nourrice. Je le nourrirai, vous dis-je.. .. Vous ne le  Le Loup Galleux. 315 hourrirez pas, je vous en affure; voulez-vous vous abimer, vous perdre ? La reine pleura, le roi fe facha; enfin la première conteftation de ce bon ménage , ck qui fut même aflez vive, arriva pour un enfant qui n'étoit pas feulement commencé. Leur difpute fur la nourriture ne feroit pas encore finie, fi le roi & la reine n'euflent prêté leur attention a de grands éclats de rire qu'ils entendirent; ils reconnurent que c'étoit une troupe de petits enfans qui jouoient avec cette fécurité & ce peu de fouci que connoït feul eet age heureux. Ces rires fi prés de la porte de la fée des Brouffailles, étant une infifffe pour un caracfère pareil au fien, elle fortit da tas de pierres, unmartinet a la main, pour convertir en iarmes des rires qui la révoltoient; & Mimi, dont le moyen pour la faire fortir avoit réufli, fit difparoitre les enfans, & 1'aborda. Le roi & la reine les voyant venir a eux, firent, comme de raifon, la moitié du chemin pour aller au-devant d'elles, mais chapeau bas, ck dans une attitude relpeéf ueufe & fuppliante. Ils s'appercurent que Mimi ck la fée des Brouffailles parloient avec beaucoup de vivacité. Je confens d'oublier 1'injure que vous m'avez faite, ck les mauvais deffeins qui vous ont animée contre moi , difoit Mimi, je vous promets de n'en faire aucune plainte, fi vous avez quelques complaifances pour ces bonnes gens, ck fur - tout fi vous leur accordez un enfant. Leur royaume me convient, tout petit qu'il eft, pour  316* Le Loup Galleux; un de mes amis, lui répondit la fée des Brouffailles j j'attends patiemment leur mort, puis-je mieux faire ? ïl eft vrai que je m'oppofe a leur poftérité : d'aiileurs, comment pourrois-je accorder ün enfant a des gens qui n'ont pas de quoi le nourrir ? c'eft un fervice que je leur rends en les refufant, & dont vous devez me favoir gré fi vous prenez quelqu'mtérêt a ce qüt les regarde. Le roi & la reine tirèrent alors Mimi par la manche, & lui direut : Je vous affure que des gens moins riches que nous, nourriffent tous les jours leurs,enfans, & que nous fommes en état d'en avoir un ; nous n'en demandons pas davantage , voyez vous-même fi nous en pouvons moins demander. Mimi fit alors de nouvelles inftances auxquelles la fée finit par répondre avec une extréme colère : lis auront un enfant, j'y confens, mais il leur coütera cher. Le roi & la reine, fans s'embarraffer du prix & de la menace, fe mirent a fauter, en répétant toujours : Nous aurons un enfant. J'efpère au moins, dit madame des Brouffailles en regardant la bonne Mimi, que vous me faurez gré de ma complaifance. Et fans attendre fa réponfe elle lui tourna fièrement le dos, revint a fon tas de pierres, & difparut. Cependant le roi & la reine, qui ne voyoient pas plus loin qiie leur nez, n'étoient occupés que de leur joie & de leur fatisfaétion; auflï Mimi fut-elle a-peine écoutée , quand elle voulut prendre part aux chagrins qu'ils alioient éprouver ;  Le Loup Galleux. 317 ck voyant qu'elle ne pouvoit leur faire entendre raifon, elle leur donna un fifflet, en leur difant: Toutes les fois que vous aurez befoin de moi, l'un ou 1'autre, foufflez la-dedans, ck je paroïtrai. Cependant fervez-vous-en avec modération. Adieu, foyez toujours fages ck raifonnables ; comptez fur moi, leur dit-elle en faifant paroitre fon char traïné par deux petits moutons blancs , dans lequel elle monta. Quelque tems après, la reine s'appercut qu'elle étoit groffe; eet événement fit autant de plaifir au père & a la mère, que fi la chofe par elle-même eut été impoffible, ck que les fées n'y euffent pas donné leur confentement. Le roi en fut peut - être encore plus flatté que la reine; on auroit imaginé en le voyant, qu'il favoit feul le fecret de faire des enfans. Cependant le moindre petit mal de cceur, le plus foible dégout, la plus légère incommodité , qui n'étoient qu'une fuite néceffaire de fa groffeffe, faifoient courir la reine a fon fifflet, ck la bonne fée arrivoit aufli-tót. Elle leur dit plufieurs fois avec douceur qu'il ne falloit la fiüre venir qu a propos; mais le roi & la reine ne fe connoiffoient pas plus en a - propos que mille gens que l'on voit tous les jours. Enfin, quoique la bonne Mimi éprouvat qu'il y a des cas oü la reconnoiffance eft extrêmement fatigante , la bonté cle fon cceur 1'empêcha toujours d'en donner la moindre preuve.  318 Le Loup Galleux; . La grofleffe cle la reine fut trés - heureufe, mais d'abord que les premières douleurs fe firent fentir pour accoucher , la tête tourna au roi; il fiffla plus d'un quart - d'heure de fuite , la fée étoit même arrivée qu'il fiffloit encore. Pour cette fois elle ne lui fit aucun reproche, fa préfence étant néceffaire pour douer Penfant que la reine mit au monde quelques momens après fon'arrivée. C'étoit une petite princefTe charmante. Mimi la prit fur fes genoux , & voulant la douer a tête repofée, en gros ainfi qu'en détail, elle commenca par les mains , & dit : Elle aura les mains blanches & belles. Dans ce moment la fée des BroufTailles parut dans Ia chambre : Elle aura tout ce que voudrez, mais on n'en verra rien que je n'y confente. Douez, Mimi, douez tout a votre aife; je n'en aurai pas le démenti, pourfuivit-elle en montant avec fureur dans fon char tiré par d'épouvantables chauve-fouris. Ce compliment mit la compagnie en défarroi; la fée raffura de fon mieux les bonnes gens, qui demeurèrent étonnés comme des fondeurs de cloches ; elle leur promit de ne les point abandonner; & de les foulager clans leurs peines. Elle doua tout bas, & pour un jour a venir le bel enfant, & voulut remporter le fifflet qui lui avoit fait faire tant de courfes inutiles, les affurant qu'il ne leur étoit plus nécefiaire, & qu'elle veilleroit fuffifamment a leurs intéréts. Cependant la petite princefTe, fujvant le premier don de Mimi,,  Le Loup Galleux.' 319, avoit les mains li blanches & fi belles, qu'on lui donna le nom de princefie aux blanches mains; quand on les avoit vues, on ne pouvoit la nommer autrement. II n'eft pas même certain qu'on lui ait jamais donné d'autre nom; du moins il efl: sur qu'on ne 1'a connue dans le monde fous aucun autre. Son enfance n'eut rien de recommandable; le roi ck la reine 1'élevèrent felon leur pouvoir ck leur capacité ; ce n'eft pas beaucoup dire , mais fon bon naturel y fuppléa. Quand la fée des Brouffailles paffbit par-devant la porte du roi ck de la reine, ce qui arrivoit trés-fouvent a caufe du voifinage, elle faifoit peur des efprits a la petite princefie, ou lui arrachoit fon poupar, & tous ces vilains procédés étoient accompagnés d'une paire dè fouffiets qu'elle lui donnoit en s'écriant : Ah ! qu'elle eft laide I ce que la petite princefie n'entendoit point fans pleurer; mais elle étoit confolée par le roi ck la reine qui 1'aimoïent a la folie, & qui lui difoient toujours en lui frappant le dos, mais tout bas a la vérité : Elle en a menti la fée, ne pleure point, mon enfant, tu es bien jolie. Cependant ce bon père ck cette bonne mère, qui n'avoient point oublié les menaces de la fée des Brouffailles, fe répétoient fans ceffe : Sans doute elle nous permet de la voir comme elle eft, l'enchantement n'eft pas fait pour nous. Ne la trouves-tu pas charmante , ma femme? difoit le roi', oui, mon mari, difoit la reine. Cependant, a dire  3iö Le Loup Galleux. le vrai, elle auroit dü leur paroïtre laide comme a! tous ceux qui la voyoient; mais 1'aveuglement des pères & des mères durera tant qu'il y aura des enfans. II eft cependant vrai que la fée des BroufTailes, par une méchanceté rafinée, permettoit a tous les boffus & a tous les gens contrefa ts de la voir telle que la nature 1'avoit produite, c'eft-a-dire, charmante ; auffi, tous ceux de cette efpece qui la virent en devinrent paffionnément amoureux; & quand un boffu paffoit dans le vil'age, toutes les petites filles difoient : C'eft pour la fille du roi. Elle avoit beau fe trouver fêtée & careffée par tous ces bancroches, loin de s'accoutumer a leur figure, elle leur faifoit fans ceffe toutes fortes de niches; la plus grande étoit de leur parler continuellement de leur bofte, fans jamais leur laiffer croire un moment qu'il leur füt poffible de l'effacer ou de Pefcamoter a fes yeux. Elle les queftionnoit encore fur 1'accident qui les avoit contrefaits , & comparoit fans ceffe Ia bofte de l'un a celle de 1'autre, & cela toujours en préfence des boffes intéreffées. Ce fut ainfi qu'elle coula a fond tous les princes & autres gentilshommes boffus, qui fe donnoient, dès ce tems réculé, 1'épithete d'incommodés, & qu'elle vint a bout de s'en délivrer abfolument. Tous . les boffus étoient donc partis, quand un prince, fils d'un roi voifin, que fes parens envoyoient voyager , appercut un jour cette princeffe, fans y faire plus d'attention a la vérité  Le Loup Galleux,- 3Z! vérité que ne le méritoit fon peu de beauté ; mais preffé d'une foif ardente, il lui dit : Ma bonne enfant, ne pourrois-je avoir de 1'eau? Blanches-mains qui n'étoit pas accoutumée a de plus grands refpeéts , ck qui trouvoit ce prince fort joli, s'offrit de le conduire a la fontaine, avec tant de politeffe & tant de graces, qu'il en fut enchanté. Sa converfation ne diminua point.les impreffions favorables que fa douceur & fa politeffe lui avoient déja données; il fut étonné & ravi d'apprendre qu'elle étoit la fille du roi. La fimplicité de fon habillement ne lui avoit pas donné 1'idée d'un rang auffi élevé; elle lui fervit auffi d'excufe fur la liberté qu'il avoit prife. La princeffe aux Blanches-mains lui répondit avec une merveilleufe fagefle, que la fortune donnoit 1'opulence, ck le bon naturel, les fentimens. Ce lieu commun, fi bien placé, infpira pour elle plus de refpeét au prince que fi elle eut paru a fes yeux affife fur un tröne dor couvert de diamans, ck environnée de la cour la plus brillante. Mais quand ils furent arrivés a la fontaine, ck que, pour lui donner aboire, elle tira fa taffe de fa poche , ck fit paroitre fes belles mains, car elle les avoit toujours tenues cachées fous fon tablier par modeftie, ou peut-être par envie de les conferver ck de les garantir du hale, le prince demeura ébloui & confondu ; les exclamations ck les admirations ne finirent point fur leur beauté. C'étoit lui dire que fes mains étoient ce qu'elle avoit Tornt IX. X  3ii Le Loup Galleux. de plus beau; mais la louange que le cceur & Telprit avouent, ne donne pas le tems de penfer au refte, & ce qui plait commence toujours par fuffire. Enfin, en un moment, l'amour fut fi bien établi dans le cceur du prince, qu'il réfolut de farmer toute fa vie; auffi lui fit—il 1'aveu des plus tendres fentimens. Blanches - mains qui le trouvoit d'autant plus a fon gré, que jamais perfonne de bien fait ne 1'avoit feulement regardée , ne favoit que répondre : le filence efl: prefque toujours une faveur pour les amans. Ils étoient dans ce tendre embarras , quand la fée des Brouffailles, que la méchanceté empêchoit de demeurer long-tems dans la même place, les furprit. Comment! tu 1'aimes , dit - elle au prince , & tu' n'es pas boffu! ton exemple alarmera & corrigera tous les gens bien faits. En difant ces mots, elle lë toucha de fa baguette, & il devint le plus joli Cabri blanc que l'on eut encore vu; il étoit fans cornes, & n'avoit point de barbe. Le prince , bien éloigné de changer de fentimens en prenant une nouvelle forme, ne fut que plus attaché a la princeffe; car il la vit dès le 'premier inftant de fa métamorphofé avec toutes les beautés qu'elle avoit recues de la nature : ainfi, loin de la quitter, loin de lui reprocher fon malheur, il bondifioit, il la regardoit, i! jouoitavec les chiens, il animoit les troupeaux, qui malgré tout ce que l'on a pu dire, paroiffent toujours plus attachés a leurs befoins qu'a leurs plaifirs.  Le Loup GAlléux. 323 Enfin il ne négligeoit rien pour lui plaire ck pour entretenir fon idee dans fon cceur ; car en tout, moins on a, plus on donne, L'impreffian qu'il avoit faite étoit trop bien gravée dans ie cceur de Blarn ches-mains pour eraindre de Ia voir effacée ; mais la crainte de perdre, ou plutót Pavarice de l'amour, fit töuiours la confervation de fon exifience. Mimi, continuellement attentive, n'ignora point ces événemens; elle accourut pour confoler la princeffe , elle 1'exhorta a la conflance, ck Ia quitta en levant les épaules furies injuftés procédés qu'elle röugiffci: de voir a une de fes compagnes. Cependant le roi ck la reine, a qui la princeffe préfenta le petit Cabri fans dire ce qu'il étoit , le recurent a merveilles ; bientót ils en furent charmés, & ils auroient paffé toute la journée a jouer avec lui , fi la princefie , qui vouloit le garder pour elle, ne leur avoit dit fouvent, étant même prête a pleurer, qu'elle vou< loit être feule dans le monde qui Ie fit jouer. Le roi ck la reine eurent pour elle cette complaifance qui leur parut railonnable. Les méchans de 1'efpece la plus redoutable ont / ordinairemeht de 1'efprit, ils favent en faire ufage pour connoitre les fituations, détruire celles qui font heureufes & agréables, & faire naitre, ainfi qu'entretenir , celles qui font flcheufès & déplaiiantes. Auffi la fée des Brouffailles trouva bientót que Ia princeffe Blanches-mains ck le prince Cabri étoient Xij  3i4 Le Loup Galleux; étoient mille fois trop heureux. Se voir ck s'aimer fans obftacle ck fans rivaux, c'en étoit trop pour le goüt de la perfécution qui la dominoit, ck pour les chagrins que les plaifirs des autres lui caufoient. De plus, elle étoit inconfolable de ne pouvoir empéV cher les agrémens de la princeffe de briller aux yeux du prince; mais c'étoit une néceffité de féerie. Pour ne leur pas laiffer une auffi douce confolation, elLe réfolut de les féparer; ils s'aimoient, 1'abfence étoit donc un tourment déja certain. Elle commenca par enlever la princeffe, ck laiffa Cabri avec le roi Sc la reine, qui, fans le connoitre , 1'aimant comme leur enfant, en eurent plus de foins que la fée ne 1'auroit defiré. Ces attentions lui étoient néceffaires;, car dès qu'il ne vit plus la princeffe, il ne voulut plus manger, il ne fautoit plus, il alloit bêlant partout, ne pouvant la demander ni fe plaindre autrement du malheur qu'il avoit d'en être féparé. Cependant , d'abord que la fée eut enlevé la princefTe aux Blanches-mains, elle lui colla une paire de gants fur fes beaux bras, ck les colla fi bien, que rien ne les lui pouvoit öter ; enfuite elle la conduifit dans fon palais de puces. Les méchancetés complettes ck bien conditionnées doivent avoir 1'apparence de la bonté. Tous les plaifirs, tout le fafle des cours rempliffoient ce palais ; cependant c'étoit un tourment réel que la fée avoit imaginé ; car la bienféance vouloit que , malgré les piqüres ck les  Le Loup Galleux. 325 démangeaifons cruelles que l'on éprouvoit fans ceffe, on fe contraignit les uns pour les autres. Le nombre de ces infecïes étoit fi grand, que le palais en étoit noir, ck que le foin de chercher ck de tuer fes puces auroit été une occupation fort inutile. Ce palais , magnifique d'ailleurs , étoit rempli d'une cour nombreufe ; mais fi les dames ck les feigneurs qui la compofoient étoient accoutumés aux puces, la malheureufe princeffe y fouffrit des tourmens inconcevables. La méchante fée , non - contente des douleurs du corps tk des chagrins de 1'abfence, voulut encore lui faire reffentir les peines de 1'efprit; ainfi, par une cruelle ironie, elle 1'avoit nonfeulement tranfportée a cette cour ccmme fille de roi, mais elle avoit ordonné qu'elle y tint le premier rang; en un mot, qu'on la regardat comme la reine. Blanches-mairis n'avoit jamais tant vu de perfonnes raffemblées, elle n'avoit aucune connoiffance du monde ; c'étoit donc pour fe moquer d'elle , fans aucun ménagement, qu'elle 1'avoit conduite au milieu de cette cour. Sa timidité, fes manières campagnardes furent le fujet de mille rires immodérés, tk les ridicules dont elle fe couvrit, devinrent bientót la fuite des propos déplacés qu'elle tenoit fur le tróne, a mefure qu'elle prenoit la douce habitude de 1'autorité. La fée des Brouffailles venoit trèsfouvent gouter la maligne joie de lui voir fouffrir plufieurs tourmens qu'elle s'applaudiffoit d'avoir in- X iij  3 20 L e Loup Galleux, ventés. Quand elle arrivoit , elle fe faifoit conter Jes ehofes déplacées que la princefTe avoit dites ou faites, ck s'en moquoit en fa préfence; enfuite elle lui difoit : Allons, faites la reine; auffi-töt elle étoit obügée de monter fur fon tröne, ck pour-lors la méchante fée lui lachoit plufieurs milliers de puces, dont elle redoubloit la rage par fon pouvoir. C'étoit un plaifir pour elle de voir les différentes contorfions que cette malheureufe princefie étoit obligée de faire ; ck moins les attitudes convenoient a la majefié du tróne, plus la fée jouiflbit ck s'amufoit. Cependant, aux douleurs prés, la princefTe aux blanches mains tira parti, pour la fuite de fa vie, du mal que la fée avoit prétendu lui faire. Car enfin , c'étoit a une cour qu'elle 1'avoit conduite, & Ja plus mal compofée efl: encore capable de former. Auffi, la princefTe qui avoit de 1'efprit, fut réparer, par le féjour qu'elle y fit, le défaut d'une éducation que le peu de génie & d'opulence de fes père ck mère avoit einpéché de lui donner bonne ck convenable. La bonne Mimi, inftruite de tout ce que faifoit fon ennemie contre ceux qu'elle protégeoit, ne fe crut plus ayec raifon obligée a aucun ména^ gement ; elle fit revivre Tinfulte qu'elle en avoit recue lorfqu'elle étoit alouette. Elle ne lui avoit promis le fecret qu'a des conditions qu'elle n'avoit point rempljes; fa parole fe trouvant ainfi dégagée, gile alla fe plaindre au confeil des fées, La franchife ck  Le Loup Galleux 317 ia bonté cle fon caradère étoient fi connues, que l'on ajouta foi fans peine a fon récit: non-feulement on trouva qu'elle méritoit juftice, mais on lui donna tous les pouvoirs néceffaires pour la punition de la fée des Brouffailles, & l'on approuva tout ce qu'il lui plairoit de faire •, car on n'avoit point encore vu d'exemple d'un pareil attentat, commis par une fée contre une de fes compagnes. Mimi, fatisfaite & contente des procédés que l'on avoit pour elle, . fit figne a fes petits moutons d'aller le plus vite qu'ils pourroient, & bientót elle arriva dans la trifte habitation de la méchante fée ; car en vertu de fes pouvoirs il lui fut permis d'y entrer; & lui dit : Je veux bien encore vous pardonner, je confens a oublier tout ce qui s'eft paffé, mais promettez-moi de ne plus tourmentcr Cabri & Blanches-mains. La douceur & 1'honnêteté rendent toujours les vrais méchans plus infolens; auffi la fée des Brouffailles lui répondit avec dédain : Quoi ! c'eft pour cela , ma commère , que vous venez ici > quoi! vous vous déplacez pour une bagatelle de cette efpece ? Ah ! vraiment, vous n'y êtes pas; je n'ai pas encore commencé a les tourmenter , vos benêts d'enfans; vous verrez, vous verrez par la fuite. Je ne verrai que ta punition, lui répliqua Mimi; apprends donc que j'en ai le pouvoir, & que ton fort eft clans mes mains. Tu ne peux m'óter la vie, lui dit-elle, que me feras-tu ? tu ne faurois, toi, ni ta belle autorité , X.iv  3*§ Le Loup GaLleux.' ïn'obliger a confentir au mariage' cle tes vilaïns protégés. C'eft ce qu'il faudra voir, répliqua Mimi; je te punirai, j'en jure , jufqu'a ce que tu m'aies fatis"faite : & pour commencer, deviens loup , lui ditelle en la tonchant de fa baguette. Pour - lors elle s'éloigna du nouveau loup, & fe rendit avec diligence au palais pour engourdir les puces ; enfuite elle alfa chercher Cabri qui ne favoit plus que devemrcar la fée des Brouffailles venoit, quelques tnomens auparavant, de métamorphofer le roi & la reine en dindons. La méchaneeté n'étoit pas grande, elle altéroit peu leur caraétère; mais c'en étoit une de plus, & qui fit encore de la peine a Mimi. Cette bonne fée ne pouvant dans le moment leur rendre d'autre fervice, leur fit donner delabonne patée pour Jes confoler, & fatisfaire au moins la gourmandife de leur état. Après cette marqué d'attention, elle prit dans fes bras le joli petit Cabri, & le porta a Ja princeffe Blanches-mains. Quand ce petit anim'al Pappercut, il fit tant de careffes, il fit tant de fauts èV tant de bonds pour marquer fa joie, cjue l'on ne peut entreprendre de les déerire : la fée les laiffa con{ens de fe voir, & les quitta en leur difant: Prenez garde au loup. Cependant Ia fée des Brouffailles ne fe trouva pas pial de fon nouvel état de loup. Je puis mordre, je puis faire du mal, difoit-elle en elle-même; Mimi c(; une imbécille, elle devoit pour fe venger, me  Le Loup Galleux. 329 faire poule ou quelqu'autre animal pacifique, j'aurois plus (buffert, j'aurois été plus embarraffée cle ma perfonne : les caracfères foibles comme le fien ne favent pas faire cle la peine. Cependant, continuat-elle, j'ai plus d'efprit que les autres loups ; j'en ai vu devenir les favoris des rois, pourquoi ne jouerois-je pas le même röle ? Auffi-töt elle fe mit en marche & n'eut pas de peine a trouver un roi, car il y en avoit beaucoup dans ce tems-la. Elle en rencontra juftement un qui chaffoit; auffi-tot elle fe donna a lui, bien aife d'éviter par fa proteétion, que l'on criat toujours après elle : Au loup! au loup ! comme 011 avoit déja fait, ce qui réellement eft très-incommode pour quelcju'un qui voyage. Le roi 1'ayant accueillie, elle fut trés-bien recue a fa cour; elle y vécut fiatteufe pour le roi, mais mordant ck faifant tout le mal qu'elle pouvoit faire, fur-tout au petit peuple. Mimi qui la faifoit fuivre, ck qui obfervoit fa conduite, dans la crain.te qu'elle n'allat manger le petit Cabri, fe crut obligée d'empêcher les défordres qu'elle caufoit; elle ne trouva point de meilleur expédient pour lui faire perdre la proteclion du roi, que de rendre galleux ce vilain loup, contre lequel tout le monde étoit faché. Le moyen réuflit, ck d'abord que la galle fut déclarée, tout le monde s'en éloigna, on réiblut même de le tuer ; ce que le loup ayant entendu , il fe vit cbligé de quitter la cour , ce qu'il ft au plutöt. Sa rage ck fa méchanceté naturelle re-  330 Le Loup Galleux. doublèrent encore par la facon dont on crioït, dès qu'on la voyoit, non-feulement : Au loup! mais on ajoutoit 1'épithete de galleux, chofe fort défagréable a s'entendre reprocher. La fée n'eut donc point d'autre parü a prendre, que celui de courir la campagne ck d'attaquer les hommes ck les animaux; mais furtout les petits enfans qu'elle mangeoit tout cruds; en un mot, elle devint la mak-béte. qui faifoit treinbier tout le monde. Mimi inflruite de tous les maux qu'elle caufoit, lui voyant prendre le chemin de fon palais de puces, la fit arrêter ck mettre dans une cage de fer que l'on placa au milieu d'une place publique, oü tous les petits garcons alioient fans cefTe lui dire des injures, lui jetter des pierres, ck lui faire tout le mal que leurs forces pouvoient leur permettre. Enfin la fée des Brouflailles, excédée de tous les maux qu'elle s'étoit attirés, confentit a tout ce que Mimi defiroit d'elle, promit d'être plus fage, demanda que la galle lui füt ótée ck la liberté rendue ; promettant de plus d'aller pafTer dans les forêts de Mofcovie , tout le tems qu'elle devoit être loup. Ces graces lui furent accordées. Alors Mimi rendit la figure au prince, fit reparoitre la princefTe aux blanches mains auffi belle, a tout le monde indifféreinment, que la nature 1'avoit formée; il lui fut poffible d'óter fes vieux gants, & le mariage des jeunes princes fut célébré avec éclat, après que la bonne fée eut rendu au roi ck a la reine leur première  Le Loup Galleux. 331 figure, II faut convenir qu'ils fe fentirent toujours un peu cle leur métamorphofé, & que toutes les cours ont gardé une impreffion des puces que 1'oa reconnoit fenfiblement par 1'agitation continuelle que tout le monde y éprouve.  33* 15 17 y y y>jyrrFrr,i7 LA JEUNE VIEILLE. c o iV r £ Xl y avoit une fois une fée, digne par fon efprit du furnom qui lui avoit été donné dans le college des fées : elle n'y étoit connue que fous le titre de Sublime. Malgré toutes les affaires de 1'univers, dont elle étoit continuellement occupée, elle s'étoit encore chargée de 1'éducation de la petite princefTe Bellinette, & de la conduite des beaux royaumes qui lui appartenoient depuis la mort du roi & de la reine qui lui avoient donné le jour. Les premières années de 1'enfance de la petite reine furent employées avec les plus grands fuccès a fon inftrudtion. La fée ne la quittoit prefque jamais; affeétant tous les dehors du fervice & de la foumiffion, mais confervant réelleinent toute Tautorité;  Bellinette. 333? elle demandoit Pordre a la reine dans le tems qu'elle en donnoit un tout oppofé. Bellinette, trop jeune encore pour fonger a gouverner, fe contentoit d'acquérir tous les jours de nouveaux charmes ; elle répondoit fi parfaiteinent aux foins de la fée, que fes fujets aimoient déja leur petite reine , & toute fa cour qui la voyoit encore de plus prés, en perdoit 1'efprit. Sublimé étoit enchantée des progrès de fon éleve, & fur-tout cle 1'attachement qu'elle avoit fu infpirer. Cependant elle prévit qu'il étoit encore des écuei's po r la princeffe; elle craignit 1'impreffion que des app udiffemens continuels & des louanges répétées fans ceffe devoient produire fur 1'efprit d'une jeune perfonne nee fur le tröne, c'eft-a-dire, loin de toute vérité. F.lie commencoit a s'appercevoir que la certitude de réuffir, 1'habitude de n'être jamais contredite, 1'approbation qu'elle ne pouvoit s'empêcher elle -même cle donner a Bellinette , lui infpiroient un amour-propre auffi violent que dangereux. Le fentiment que l'on cherche a faire naitre, a étendre , a fortifier dans les enfans, que l'on fe plait a confondre avec 1'émulation, devient, dans un age plus avancé, la caufe de toutes les erreurs. II ne faut pas être fée pour en juger ainfi. Ce n'étoit cependant po nt encore le feul défaut que l'on püt reprocher a la petite reine, une envie naturelle de plaire, qui ]ufqu'alors avoit aiouté a fes charmes , commencoit infenfiblement a dégénérer en  334 Bellinette, coquetterie, défaut d'autant plus dangereux que les nuances en font imperceptibles, Sublime donc, qui vouloit rendre fon éducation parfaite, & qui craignoit d'ailleurs que fa trop grande tendrefle pour Bellinette, ne fut capable de Paveugler elle-même, ' fe détermina, non fans peine a la vérité, a prendre un parti violent, mais néceffaire. Bellinette étoit parvenue a fa quinzième année , lorfqu'un matin qu'elle s'étoit trouvée a fa toilette , encore plus jolie que de coutume; elle courut avee empreffement a 1'appartement de Sublime ; elle y entra avec la conflance & la gaieté d'une jeune perfonne accoutumée a. être careffée. Occupée d'une nouvelle mode qu'elle avoit imaginée ce jour - la , elle ne prit nullement garde au férieux de la fée , & lui demanda même avec vivacité, comment elle la trouvoit; mais Sublime fe contenta froidement de lui montrer une glacé qui étoit auprès d'elle, en lui difant de s'y regarder. La jeune reine perfuadée que c'étoit une facon détournée de lui dire : Mon dieu que vous êtes jolie aujourd'hui! que cette parure vous fied bien! qu'elle eft bien imaginée! En un mot, toutes les autres chofes que fon amour-propre lui avoit repréfentées, fut trés - contente de cette réponfe , & elle accepta la propofition avec joie; la figure ridicule d'une vieille, qu'elle appercut dans le miroir aufli-tot qu'elle y eut jetté la vue , lui fit faire d'abord des rires immodérés ; enfuite elle fe  Bellinette. 335 retourna avec précipitation pour confidérer de plus prés cette vieille femme fi ridicule par fa parure , mais voyant qu'il n'y avoit perfonne derrière elle , elle fe rapprocha de la glacé avec vivacité. Quel fut fon étonnement en s'appercevant que la vieille dont elle s'étoit moquée de fi bon cceur, n'étoit autre qu'elle-même! Elle fit un cri percant, laiffa tomber la glacé ck s'évanouit. La fée avoit pris fes précautions pour n'avoir point de témoins de cette fcène ; elle en fut attendrie d'abord, mais déterminée a fiiivre fon projet, elle fongea feulement a la faire revenir. Quand la princeffe eut repris avec fes fens une nouvelle confirmation de fon malheur, la fée voulut en-vain effayer de la calmer, mais toute fa fcience ck fon grand efprit fe trouvèrent alors bien tournes pour la confoler de la perte fubite de fes charmes. Non, perfonne ne me verra, s'écria Bellinette pénétrée de la plus amère douleur, jamais je ne me montrerai, le plus affreux défert, 1'obfcurité la plus profonde conviennent feuls au malheureux état que j'éprouve. A ce défefpoir fuccédoient les larmes les plus tendres & les difcours les plus touchans. Quoi, madame ! difoit-eüe encore, je ne ferai donc plus pour vous qu'un objet d'horreur! Efl-il poffible que vous puiffiez vous réfoudre a me voir dans la cruelle fituation 011 ie fuis réduite ! Je dois a-préfent vous infpirer le dégout le plus affreux, ck vous faire la plus horrible peine a re-  336 Bellinette.' garder. Quoi! vous qui me rendriez jeune Sc jolie fi j'avois le malheur d'être vieille, c'efl vous, c'eft Sublime elle-même qui me laifle précipiter , ou qui me précipite dans le comble du malheur ! Quel exemple pour votre juflice Sc pour la bonté de votre coeur ! Que dira-t-on quand on verra le malheur que j'éprouve, moi que vous avez tant aimée? Ne fera-t-on point en droit de me foupconner des plus grands crimes ? En eft-il même qui puiffent mériter Iine femblable punition? L'efpérance d'obtenir grace lui rit encore ajouter mille autres chofes. Sublime, touchée de compaflion eut peine a fe vaincre ellemême ; cependant, fans vouloir apprendre a la princeffe fi cette cruelle métamorphofé étoit fon ouvrage, elle fe contenta de lui dire avec fermeté, qu'il falloit fe foumettre a 1'ordre du deflin. Otez-moi donc la vie, s'écria Bellinette d'une facon fi déterminée, que la fée fut alarmée de fon défefpoir. Alors, pour adoucir fa peine, elle lui dit avec tendrefle : Tout ce que je puis faire pour vous, c'efl de vous rendre alternativement jeune & vieille. Ce projet avoit toujours été celui de Sublime ; mais dans 1'idée de lui faire trouver fon malheur plus fupportable, elle avoit été bien aife de lui en faire appréhender un plus grand. La nrinceffe, bien perfuadée qu'elle ne pourroit rien obtenir, voulut cependant n'avoir rien a fe reprocher dans une fi cruelle extrémité; elle fit donc encore k la fée toutes les objecfions fiir lefquelles l'amour-propre  Bellinette:. 3-?-? l'amour-propre peut infifter avec le fecours de 1'efprit. Comment voulez-vous, lui difoit- elle, que je paroifïe vieille avant le tems, aux yeux d'un oeuple & de toute une cour dont je fuis environnée? Quels ridicules un pareil changement ne dok-il ras nous donner & a vous & a moi ?' Mais Sublime qui avoit tout prévu, lui répondit : Je confens encore a vous ménager fur ce point ; je vous ferai paffer pour votre grande - tante que l'on fait avoir été enlevée autrefois par Grondine la méchante , & dont 011 n'a point entendu parler depuis ; je dirai que, ton-, chée du récit que je vous ai fait de fes malheurs , la bonté de votre cceur vous a fait defirer de lui céder votre tröne de deux jours l'un, pour lui donner au moins quelques momens heureux avant fa mort que fon grand age ne peut permettre de croire éloignée. J'ajouterai que vous m'avez même engagée a obtenir cette grace de Grondine, a condition toutefois d'aller occuper fa place. Ce trait de générofité ne peut manquer de vous faire honneur; & ce ne fera pas encore, ajouta-t-elle, le feul avantage que vous pourrez tirer de votre difgrace : vous allez voir a découvert tous les gens qui vous environnent; vous ferez effrayée du peu de fincérité que vous trouverez parmi cette foule de courtifans que vous avez vus jufqu'a ce moment uniquement occupés k vous plaire & k vous admirer. La facon naturelle* dont ils vous parient de vous - même, a la faveur Tornt IX. Y  3 3 S Bellinette. de votre déguifement, en démafquant a vos yeux leur caraétère, fervira encore a vous éclairer fur vos défauts, & par-conféquent a vous donner les moyens de vous en corriger. Eh , madame , reprit Bellinette avec vivacité, une amie telle cjue vous laiffe-t-elle quelque chofe a defirer, 1'envie de me trouver digne de vous n'auroit - elle pas fuffi pour me rendre parfaite ? La voix d'une amie fincère a bien peu de pouvoir contre une multitude qui natte , lui répondit la fée. Au furplus, c'en eft affez, je ne veux plus rien entendre. Je ne vous recommande point le, fecret, vous avez trop d'intérêt a le garder. Je yais fonger a. établir & a préparer a la cour le retour de votre grande-tante. Pendant ce tems qui m'eft néceffaire, je confens a vous rendre votre jeuneffe & vos charmes; mais quand j'aurai tout arrangé, vous Vous foumettrez a prendre la figure q ie vous avez vue. Alors elle la toucha de fa baguette , & fortit de fon appartement. Bellinette fe faifit d'un miroir, elle s'y regarda mille fois , craignant toujours que la vieilleffe n'eüt laiffé quelque impreflion fur fon vifage. Quand elle fut pleinement raffurée, elle reparut a la cour. Sublime la laiffa quelques jours dans ce prétendu repos,'fi l'on peut appelier ainfi i'état qu'elle éprouyoit; car fi d'un cóté elle jouiftbit du plaifir de fe retrouver jeune & jolie, efie trembloit en fongeant qu'il faudroit ceffer de 1'être. Une des ^chofes^ qui  Bellinette. 339 fervit le plus a la tourmenter , fut la fatisfaöion qu'elle étoit obligée de montrer du retour de fa graude-tante. La féq en pardoit contmueUet^enf, & ne ceffoit de la combler d'éloges , & ces c'icges répétés par une foule de courtifans, lui pcrcoient le cceur. Quand Sublime eut fuffifamment établi le retour de la vieille, dont Page étoit en effet fi confidérable que perfonne ne fe fouvenoit de favoir vue, elle annonca fon arrivée pour le lendemain. Tout le monde prit congé de la petite reine avec 1'apparence de la plus vive douleur; car on fuppofpit qu'elle pafferoit fort mal fon tems chez Grondine : on ne la connoiffoit point, mais fa réputation étoit bien étabüe lur la méchanccté. Ce fut alors que la princeffe fentit, avec le plus violent défèfpoir, les approclies de la vieilieffe. En effet, toutes les vieilles que l'on a vues , que Ton voit & que l'on verra, ont eu le tems de fe préparer a ce malheur; elles ont d'abord remarqué une ride, un fil, en un mot, la plus petite altération ; en cherchant a la réparer, elles fe font flattées qu'elle n'étoit point appercue, elles ont vu qu'elles plaifoient encore; elles ont pris peu-a-peu 1'habitude du défauf, fouvent il s'eft éva-. noui a leurs yeux, par la découverte d'un nouveau auquel il a fallu donner les mémes foins. Cette fucceflion de tems apporte plus aifement de Ia confolation a 1'efprit; 1'habitude des yeux & la quantité  340 Bellinette. des exemples engagent a prendre fon parti,, L'amour-propre vient encore au fecours , ck perfuade fans ceffe que l'on ne paroit point avoir eet age cruel que l'on fe déguife a foi-mêine; que t'on eft bien confervée, ck que furement on ne paroït point fi mal que telle ou telle, dont 1'exemple véritable ou faux fe préfente facilement aux yeux„ Toute la cour étoit alors occupée de Ia nouvelle fcène qui alloit fe paffer; on tint plufieurs confeib fur la facon de recevoir la reine. Enfin 1'ón convint que l'on prendroit les habits les plus férieux que l'on eut dans fa garde-robe. Celles qui n'avoient que des parures trop jeunes, prirent le parti de ne fe pas montrer le premier jour; le battant-1'ceil, les écharpes, les petits manteaux furent imaginés fur le champ , on ne pouvoit rien inventer d'alfez grave, dans Fefpérance de réuffir. La parure, celle même du plus grand age, fera toujours 1'occupation des cours. Sublime n'oublia point que les vieilles étoient pour 1'ordinaire fort matineufes ; ck comme elle ne vouloit rien négliger pour mieux tromper, dès la pointe du jour 'elle 'fit monter Bellinette dans fon char pour la ramener quelques momens après, fous le nom ck la figure de Belline. Songez, lui dit-elle en chemin ^ que vous êtes a-préfent une perfonne d'un age trèsavancé; n'oubliez pas que vos difcours ck votre maintien doivent répondre a 1'opinion que Fon s'efi formée de vous. La trifieffe de Belline lui tint lieu  Bellinette. 341 defagefTe & de réferve. A fon arrivée a la cour, chacun s'empreffa auprès d'elle; elle n'avoit pas encore parlé que l'on vantoit déja la fageffe de fon efprit, & 1'excès de fa grande prudence. Enfin, tous les fots courtifans, partie la plus brillante comme la plus vile des états, ne pouvoient fe taire fur 1'avantage d'être gouvernés par une reine d'une expérience confommée : car dans une cour, 1'extérieur feul décide, & celin qui juge le plus promptement efi: celui dont Favis 1'emporte néceflairement. Cependant cette vieille n'avoit que quinze ans, & fes propos , regardés la veille comme légers & frivoles, 11'avoient acquis aucune folidité; mais la prévention fuffit, c'eft elle qui décide, & la cour en cela fem.b'able au peuple, fe laifle toujours entrainer par le torrent. Belline réuffit donc parfaitement au gré de fes fiijets; fa prudence fut vantée, fa /ageffe fut célébrée, fes malheurs excitèrent des plaintes; quelques paroles inconfidérées & quelques vivacités de jeunefle qui lui échappèrent, furent regardées comme des reftes précieux des agrémens qu'elle avoit eus autrefois, & comme des traits de la vieille cour, toujours recommandables dans une femme d'un certain age. On en vint enfin jufqu'au point de critiquer Bellinette , & même avec amertume. Belline, malgré fon indignation , parut y applaudir ; pour-lors on ne garda plus de ménagement : C'efi pafier fa vie, difoit-on, a jouer k la poupée, que d'être Yiij  34i Bellinette. gouvernés par une reine de eet age; fa naïveté que Ton vante n'eft dans la vérité que fottife, les plaifirs qu'eile procure ne font qu'une fatigue outrée, k laquelle le corps ne peut réfifier, fans que jamais 1'efprit y puiffe trouver aucune fatisfaétion. Enfin cette enfance éternelle a laquelle il falloit fe foumettre, devoit être regardée comme le comble de 1'humiliation pour une cour éclairée; auffi, dès ce moment, on commencoit a vivre & a refpirer.... Belline ne pouvoit revenir de fa furprife. La fcène du lendemain ajduta cependant encore a fon étonnement; car eile fut recue avec toutes les marqués de 1'attachement le plus véritable; il fembloit que 1'efpérance de fon retour eut fait Tunique occupation pendant le jour 'de fon abfence. On n'étoit point encore revenu de 1'ennui que l'on avoit éprouvc la veille, On ne comprenoit pas comment on avoit le courage de fe montrer dans un tel excès de décrëpïfüdé; il étoit même aifé de s'appercevoir que la vieille reine n'avoit point été jolie, fon efprit étoit encore plus baiffé que fon age ne le comportoit, en un mot, c'étoit un radotage parfait.... Si d'un cóté il étoir cruel pour Bellinette de paffer fa vie a s'entendre déchirer fous toutes les formes, cette fituation ne laifloit pas auffi d'avoir fon embarras pour les, courtifans ; car il falloit précifément paffer en un jour du blanc au noir, contredire ce que l'on avoit admiré la veille, applaudir ce que  Bellinette. 34? {'on avoit critiqué; enfin s'habiller d'une facon toute oppofée. Cette métamorphofé continue'le devint bientót une excellente lecon pour une jeune princefie née avec un efprit fiipérieur-, elle découvrit clairementle peu de cas qu'elle devoit faire des éloges qui lui étoient fans cc ffe prodigués. Les critiques amères qu'elle effuyoit étoient même d'autant plus piquantes qu'elles étoient accompagnées de toute la malignité que 1'envie de féduire infpiroit alternativement pour la jeune & pour la vieille. Aufli la princeffe, après avoir éprouvé le tourment le plus affreux , apprit a connoltre la cour en particulier & les hommes en général. Telle étoit donc alors la fituation de la cour de Bellinette. La curiofité cle voir une chofe fi fingulière y avoit attiré plufieurs princes étrangers; car dans ces tems de féerie, les rois même cherchoient a s'inftruire. Mais le ridicule d'une cour oü l'on pafioit alternativement du colin-maillard a 1'embarras d'ofer encore fe montrer fans béquilie , ne pouvoit engager a y faire un long féjour. Le prince Brillant, guidé par la bonne fée Cotte-blanche qui avoit préfidé a fon éducation, & qui 1'aimoit fi fort qu'elle ne pouvoit s'en féparer; ce prince, dis-je, parut a cette cour avec un équipage digne de fon rang. II étoit bien fait , fon abord étoit agréable , fa converfation vive & enjouée répondoit parfaiteinent au nom qu'il portoit. Si Bellinette lui parut charmante 9 Yiv  544 Bellinette. il ne fut pas long-tems fans faire une égale impreffion fur fon efprit. Cette impreffion eft une des routes les plus lüres dont l'amour fe püiffe fervir pour exercer ion empire; on ié communiqué fes idéés, le coeur s'ouvre , la tête fe rempüt , & cette tendre habitude devient enfin la plus folide occupation. Bril-* ïant n'étoit pas fans défauts; mais en eft-il, ou du moins, peut-on les appercevoir quand les graces de la jeuneffe , de 1'efprit & de la figure fe trouvent réunies ? De plus, c'eft Ia jeuneffe elle-même qui juge & qui décide; elle fait ce qui lui convient. Bel. Jinetté avoit cependant perdu une partie de fa gaieté ik de fon enjouement depuis fes malheurs. La vieilïeffe qui 1'attendoit tous les jours, 1'affligeoit plus fenfiblement que le retour de fa jeuneffe ne lui donnoit de fatisfaétion. Ces idéés mortifiantes, fans ah térer fes charmes répandoient feulement un air de langueur & de retenue dans toute fa perfonne. Sublime lui en tenoit compte; elle regardoit fa vivacité diminuée comme un commencement de fageffe. L'amour que Brillant fut lui infpirer altéra fon caraélère, mais ce changement fut avantageux malgré les violêntes inquiétudes qu'il lui fit éprouver. Ne voir fon amant que de deux jours l'un, ce n'eft aftiirément point affez quand on s'aime bien ; ( il eft Cependant des malheureux en amour, qui feroient encore leur bonheur d'un pareil régime. ) Bellinette gvoit fur-tout défendu au prince de parojtre jamais  Bellinette. 345 chez Belline; elle ne vodok le voir, que fure de lui plaire : indépendamment de toute coquetterie , on n'aime point a paroïtre vieille aux yeux de fon amant. Elle avoit été obéie clans les- commencemens; mais la défenfe devint bientót pour lui un puiffant attrait, & Brillant n'étoit point encore afTez amoureux pour connoitre le prix d'un facrifice, nonplus que les charmes d'une véritable foumiffion; il avoit les erreurs de fon état & celles de fon age, c'eft tout dire. II fe fit donc une idéé délicieufe de plaire a Belline, & de nanner que Bellinette. Aux yeux cle la m'mc cour, c'étoit réunir tout ce qu'un homme a bonnes fortunes peut defirer, d'autant qu'il fe croyoit a l'abri de tout éclairciffement. La première fois que la princeffe 1'appercr.t, fous la figure de vieille, elle le recut avec 1'air du monde le plus froid, & bien réublue cle ne lui point parler. Le prince pcrfuadé qu'1'1 ne cLvoit eet accueil qu'au mécontentement de Belline du peu crernpreffement qu'il lui avoit témoigné, ne fongca qu'a le réparer; il mit tout en ufage pour la féciuire. La prir.ee Hé cn fut piquée ; les hommages que l'on rendo.t a fa beauté pouvoient feuls la toucher : elle ignoroit qu'il füt encore d'autres moyens cle plaire, mais ia coquetterie lui fervit bientót de leqon. L'efprit étoit fon unique reffource, elle fut l'emp!o\er, & Ie prince en fortit enchanté. Le lendemain il eut quelques reproches a effuyer; mais la paffion cle la princefie  34<5 Bellinette. prenant toujours de nouvelles forces, elle s'accoutuma ipfenfiblement a 'fe montrer vieijle aux yeux de fon amant. Ceffer de le voir, & celTer de plaire lui paroiffoient plus a redouter que les peines qu'elle avoit d'abord envifagées. Le prince de fon cóté , devenant tous les jours un peu plus amoureux , pafïbit une vie affez agréable, ou du moins trèsoccupée; il ne pouvoit quitter Bcliine fans peine ck retvouvoit toujours Bellinette avec plus de plaifir. II en étoit enfin venu au point de ne leur pias cacher i 1'une ck a 1'autre fes fentimens : Jamais ie ne vous ai tant aimée, difoit-il quelquefois a Bellinette, ck je fens cependant que je 'donnerois ma vie* pour prolonger les jours de Belline ; je fuis sur, continuoit-il, qu'a votre age elle avoit vos charmes, ck. s'il m'étoit permis de croire que le tems put exercer fon pouvoir fur vous, je croirois que vous auriez un jour fes traite ck fa figure; ne pourrois-je donc jamais goüter a-la-fois les tranfports de l'amour 6k les douceurs de 1'amitié ? le ne fuis point jaloufe , lui difoit la princeffe; je ne ferois point heureufe , fi l'amour étoit la feule paffion qui püt occuper votre ame. Aimez Belline, c'eft la plus grande marqué de paftion que vous puifliez donner a Bellinette; ( car par coquetterie , elle étoit flattée cfeêre aimée les jours de fa vieilleffe, pendant lefquels Bnllant n'avoit aftürément pas de rivaux.) Cependant la bonne fée Cotte-blanche n'avoit point abandonné le prince  Bellinette. 347 depuis fon arrivée; fémblable aux mères qui croient avoir tout fait quand elles n'ont point perdu leurs filles de vue , elle ne lui avoit jamais donné le moindre confeil fur fa conduite; mais charmée de l'amour qu'il avoit infpiré a la princeffe, ou plutöt des préférences qu'il fembloit obtenir, elle vint un jour trouver Sublime, & lui dit : Nos enfans s'aiment, ils font nés l'un pour 1'autre , pourquoi différer de les unir ? l'amour leur fera plus utile que toutes nos lecons. II n'eft pas encore fënjs, lui répondit Sublime ; il s'en faut beaucoup qu'ils connoilfent & qu'ils reffentent l'amour , felon la haute idéé que je m'en fuis toujours fake; je conviens que cette paffion éprouvée , même avec médiocrité , corrige furement de tout defaut a I'égard de Fob jet aimé; mais les réflexions & les exemples n'en font pas moins néceflaires pour fe conduire a 1'égard du monde en général , fur - tout pour des princes qui doivent gouverner les autres. Bellinette n'eft pas parfaite, je le fais, pourfuivit-elle, mais votre prince a encore bien des erreurs ; fon cceur eft fouvent aveugié par fon efprit, 1'habitude du tröne lui fait penfer que tous les hommes font nés pour lui; il regarde 1'attachement qu'on lui témoigne , & les fervices qui lui font rendus, comme une dette dont on s'acquitte. Je conviens que la reconnoiffance n'eft pas la vertu des princes en général, mais elle doit être celle de nos éleves: en un mot, il faut que Brillant  34s Bellinette. foit parfait, ou qu'il renonce a la princeffe. Cotteblanche, que la réflexion n'avoit jamais menée bien loin, fut très-étönnée du difcours de Sublime. Elle voulut d'abord fe facher, mais la fée lui repréfenta avec douceur que les plus fages étoient fujets comme les autres a s'abufer; que la raifon fervoit non-feulement a convenir de fes torts, mais a les réparer ; que U conduite'a 1'égard cle Bellinette étoit un aveu cle ceux qu'elle reconnoiffoit avoir eus; enfin elle .amena Cotte-bLnche au point de convenir qu'il y avoit-eu beaucoup de ntv genee de fa pait dans 1'éducation qu'elle avoit donnée a Brillant; que , faute de 1'avoir accoutumé a réficchir, i! s'étoit infenfiblement habitué a regarder les hommes du haut. de fon tröne , comme étant d'une autre efpece que lui; qu'il avoit même quelquefois facrihé les richeffes & ia vie de fes fujets a fa fantaifïe & a fon ambition, comme un bien qui lui appartenoit. La bonne fée croyoit avoir füt ces découvertes toute feule, quoiqu'elle eüt été prodigieufement aidée par Sublime. Ainfi elle ajouta encore plufieurs autres chofes, &c toutes dans la même idéé; car elle étoit fi étonnée de raifonner ( c'étoit peut-être la première fois de fa vie) qu'elle ne pouvoit fe réfoudre a finir. Cependant Sublime hafarda encore quelques critiques fur 1'abus de 1'efprit, & fur le faux brillant ; mais fes réflexions fe trouvant de beaucoup trop délicates pour Cotte-blanche , elle ne voulut point abufer de  Bellinette. 349 fa fupériorité, ck fe contenta cle chercher avec elle les moyens d'éclairer 1'efprit du prince, & de le faire renoncer a fes erreurs. Les fées fe croyoient fouveraines maitrefTes de leurs éleves; mais toutes puiffantes qu'elles étoient, elles éprouvèrent elles-mêmes des obftacles : tant il efl: vrai que tout ce qui refpire efl: traverfé! Grondine avoit autrefois tourmenté Belline , comme on 1'a dit au commencement de cette hiftoire ; mais cette fée', pour avoir été punie de fa mauvaife conduite, n'en étoit devenue ni plus douce ni plus raifonnable. Quand le tems de fa punition fut expiré, fon humeur n'en étant au contraire que plus aigrie, elle ne put fe confoler de n'avoir plus Belline en fa puiffance; ck toujours occupée de ce qui avoit du rapport a cette princeffe, elle imagina que Sublime ne 1'avoit fait reparoitre dans le monde, ou du moins fa figure, que pour rappeller le fouvenir de fa punition. Son humeur lui fit bientót regarder comme certitude , ce qu'elle n'avoit d'abord écouté que comme foupqon; ck ne confultant plus que fa fureur , elle réfolut, quelque chofe qu'il en püt arriver, de déranger les projets de fes compagnes, ck de faire tomber fa colère fur le prince Brillant ck fur la princefie Bellinette. Pour eet effet, un jour que ce prince étoit a la chaffe, elle 1'enveloppa d'un nuage épais, au milieu ducjuel paroiffant tóut-a-coup, elle le fit monter dans fon char, cjue des chiens 6k  350 Bellinette. des chats attelés tiroient tant bien que mal; car ce que 1'humeur arrange & ce que la clifcorde tire, ne marche pas ordinairement dun pas trop égal. La furprife & 1'étonnement du prince lui firent garder le filence ; & Grondine en profita pour fe facher contre les animaux qui trainoient fa voiture, & qui véritablement étoient eux-mêmes fichés les uns contre les autres. Quand ils furent arrivés dans la caverne obfcure qu'elle habitoit, & qui étoit toujours remplie de tous les animaux que la nature a rendus antipathiques, Brillant lui demanda avec fiërté ce qu'elle avoit réfolu de faire de lui. Ce que je veux faire de vous ? reprit-elle avec le ton de voix enroué que donnent ordinairement Faigreur & 1'humeur ; vraiment, vraiment, ce font bien les fées que l'on interroge de cette facon! Mais voyez , je vous prie! j'irai lui dire ce que je veux faire cle lui; j'inftruirai monfieur ; je verrai fi ma conduite a le bonheur d'en être approuvée ; je la réformerai fi elle ne lui plait pas!... Cette belle tirade, plus longue encore , fut mille fois interrompue par les menaces qu'elle faifoit a fes chiens qui fe hattoient, ainfi qu'a fes chats qui juroient. Quand Brillant crtit avoir trouvé un inflant plus favorable , il lui dit avec douceur : Hé, madame, que vous ai-je fait? Quoi! tu me feras toujours des quefiions ? lui répondit - elle avec fureur; je fiiis bien faite pour y répondre ! Sublime 6k Cotte-blanche fe repentiront  Bellinette^ 351' cle ce qu'elles m'ont fait, j'en jure. Mais qu'ai-je de commim , pourfuivit le prince, avec ces dames refpectables? Elles t'aiment, répliqua Grondine; ce n'eft. qu'en te tourmentant que je puis leur faire fentir que mon pouvoir égale leur autorité; & Bellinette elle-même.... Quoi, madame! interrompit Brillant, vous pouvez menacer cette princeffe aimable," que la nature entière doit adorer ? Les fentimens de l'amour révoltèrent de tout tems les cceurs portés a la haïne; ainfi, ce tendre intérêt, ces douces paroles diéïées par l'amour même, cauférent a Grondine un redoublement d'aigreurfi confidéfable, qu'en balbuüant ck en écartant la dragée, elle s'écria, comme fi on 1'avoit prife a la gorge : Bellinette!... tu faimes! j'en jure .... tu 1'aimes! j'en jure hé bien , tu ne la verras .... Avant qu'elle eut achevé, jamais, ( car c'en étoit fait fi elle eut prononcé ce terrible mot ) Sublime qui n'avoit pas perdu le prince de vue, fe trouva derrière elle, ck lui fouffla : Que tu n'en fois digne Beaucoup de gens , fans être aveuglés par la colère, ni fe trouver dans un état auffi violent que Grondine, prennent tous les jours le mot qu'on leur préfente; auffi la méchante fée le répéta fans même y faire réflexion. Après eet important fervice, Sublime fe retira, ck laiffa parler Grondine, dont les paroles ne pouvoient plus être que du bruit. Brillant ignoroit encore tout le rifque qu'il avoit couru; mais voyant  35^ Bellinette. qu'il ne pouvoit rien gagner fur 1'efprit de la fée, le filence lui parut le plus fage parti. Les gens d'humeur 1'interpretent mal, & le regardent ordinairement comme une marqué de mépris : ce n'étoit cependant pas 1'intention du prince; féparé de Bellinette , fes idéés ne lui préfentoieni que des fouvenirs, & fes plaifirs n'étoient que des regrets. Grondine quelquefois vouloit lui faire accueil , & le ramener par des politeffes, mais fon naturel '& fes manières rendoient fa douceur fi déplacée , que l'on regrettoit fes emportemens, quand elle étoit poiie. Enfin dans le trifte féjour que le prince fit auprès d'elle, il remarqua non-feuiement les inconvéniens , mais encore 1'inutilité de la bil , de 1'aigreur, de la déraifon,del'injuftice ckdelaprévention. Cetexemple terrible ck fi fouvent répété fervit a le rendre tout le refte de fa vie égal & mocléré. II s'étoit flatté vainement dans les premiers tems de pouvoir adoucir 1'efprit & le caraétère de Grondine ; mais tous fes efforts ne firent que 1'irriter davantage. Ne pouvant donc voir Bellinette, ni fe confoler avec Belline, il paflbit les plus cruels momens que l'on puifle imaginer. Après un féjour auffi trifte, la fée excédée du prince, car 1'humeur fe ronge elle-même, le tranfporta , pendant qu'il donnoit , dans un pays qui lui étoit inconnu. Ce ne fut aftiiréinent pas le bruit qui interrompit fon fommeil, car on n'en entendoit d'aucune  Bellinette.' 355' d'aucune efpece dans ce royaume; mais a fon réveil il fe vit entouré de beaucoup cle gens qui le regar» doient avec étonnement. II voulut leur parler, cette voie lui fut inutile; pour s'éclaircir il eut recours aux geftes, il fut d'abord entendu. Enfin avant la fin du jour il reconnut clairement que tous les habitans de ce pays étoient fourds & muets. L'envia de briller, & le goüt pour montrer de 1'efprit, quï ne 1'avoient pas encore abandonné, ne lui furent alors d'aucune reflburce; cette éloquence naturelle, cette imagination vive, ce feu dont il fe piquoit, enfin tous fes talens, fi merveilleux pendant Terreur de la jeuneffe, lui devinrent parfaitement inutiles. Brillant s'appercut bientót qu'il falloit être fort différent de ce qu 'il avoit toujours été, au milieu d'unpeuple compofé de gens fages , pofés, & qu'un gefte gouvernoit. Les ufages auxquels il fut contrahit de fe foumettre, & les réflexions qu'il fut obügé de faire, devinrent enfin pour lui une excellente Iecon:; il acquit en peu de tems le jugement, le bon-fens & le maintien raifonnable. II eft vrai que les chagrins de 1'abfence contribuèrent beaucoup a le mettre au ton de ce trifte pays. On avoit pour lui tous les égards pofiibles, on lui laiffoit toute forte de liberté , on s'empreffoit a 1'obliger; mais on ne pouvoit lui apprendre des nouvelles de Bellinette. Quand il n'eüt pas été amoureux, les plaifirs que des fourds & des muets peuvent prendre & procurer auroient paru Tornt IX. Z  ^4 Bellinette, bien infipides a nn homme doué de tous fes fens ; mais que cette fituation eft affreufe pour un malheureux amant qui ne peut trouver de confolation que dans le récit de fes malheurs ! Le prince, après avoir parcouru ce trifle royaume, reconnut que ces peuples avoient recu 1'ordre de ne le point laiffer fortir de leur pays ; car jamais il n'éprouvoit de gêne nï de contrainte, que lorfqu'il s'approchoit de certains endroits qu'il jugeoit fans peine être les frontières de leur état. Voyant qu'il ne pouvoit efpérer de liberté du cóté des terres, il tourna fes pas vers le rivage. La mer bordoit une partie de ce vafte continent, la marine de ces peuples étoit même confidérable; mais le prince n'y trouva pas plus de facihté, matelots ck pilotes, tout fut ihexorable, tout fut incorruptible. Enfin après un tems fort confidérable , lorfqu'il n'imaginoit plus aucune reffource pour fortir de ce trifle pays, il fut conduit fur Ie bord de la mer oü il trouva un vaiffeau tout équipe dans lequel il lui fut permis de s'embarquer. On a toujours été perfuadé que cette liberté qui lui fut accordée, étoit Fouvrage de Cotte-blanche, ou plutöt de Sublime. Après un mois de navigation , les muets qui Favoient aufli - bien fervi fur mer que fur terre, lui firent entendre qu'ils étoient obligés de fe féparer de lui, mais qu'il ne manqueroit d'aucune des chofes néceffaires \ ainfi après les adieux les plus tendres de part ck d'autre, ils le débarquèrent feul dans une    Bellinette. g-e petite ile ck prirent le large. Une rapnl int aride & feche qui s elevoit a perte cle vue, öccup t la plus grande partie de cette lle ; le prince en fut d'abord effrayé, mais ayant fait quelques pas, il appercut entre la montagne ck le rivage une petite plaine dont 1'afpeét n'avoit rien de fauvage; tout y peignoit la nature fimple & riante; entre les tiges des plus beaux arbres, on découvroit un terrein fertile ck délicieux malgré l'ombre épaiffe de cette futaie magnifique. Tous ces grands arbres, recommandables par leur antiquité, étoient omés cle tablettes fur kfquelles étoient pofés des milliers de bouquets plus ou moins gros , mais toujours formés par 1'aflemblage heureux des plus fuperbes fleurs; 1'air en étoit embaumé, les yeux en étoient charmés. Les géographes ck les voyageurs n'ont jamais parlé de ce pays que fous le nom de 1'ile des Bouquets. Le prince en voyoit arriver de nouveaux a chaque jnflant, les uns fe montroient avec autant de Tafte ck d'étalage que d'empreffement , ck prenoie;;f place clans les endroits les plus apparens ; d'autres plus modefles , fans étre plus fincères, s'épanouiflbient auffi- tot, contens d'être arrivés. Ils étoient tous dans des caraffes, & fur ces caraflès on voyoit le nom gravé de ceux cjui les envoyoient ,.les motifs de leurs préfens, ck les chiffres de ceux a qui ils étoient offerts. Le prince , en les examinant, vit avec plaifir les noms de plufieurs perfonnes de la cour de Bellinette Zij ,  35(5 Bellinette: & de la fienne. Les chofes les plus inanhnées, qui nous parient de ce que nous aimons , quelqu'mdireflement que ce foit, fe font toujours entendre, & ont pour nous un puifTant attrait ; elles font une confolation dans les malheurs de 1'abfence , & leur préfence peut feule diftraire & confoler des peines; car elles rappellent & font efpérer des tems plus heureux. Cependant ces fleurs &: ces caraffes, enfin tout ce qui fe préfentoit aux yeux de Brillant, étoient autant d'énigmes pour lui. Dans le moment qu'il étoit le plus occupé de ces réflexions, il vit avec furprife que plufieurs de ces bouquets fe fanoient a 1'inftant même de leur arrivée , que les eaux de prefque toutes les caraffes fe noirciffoient & devenoient bourbeufes &: corrompues; il remarqua encore que tantöt quelques fleurs, tantot les bouquets en entier , difparoiffoient fans que perfonne parut s'en approcher. Surpris de ces prodiges, il avanca dans la plaine pour fatisfaire fa curiofité. II avoit apeine fait quelques pas, qu'il fe trouva dans le centre, en face d'une ftatue du plus beau marbre blanc. Elle repréfentoit une femme d'une agréable proportion, charmante par fa modeftie , fa candeur & la fimplicité de fa coéffure & de fes habillemens. Elle formoit un grouppe avec des lions, des tigres, des panthères & des ferpens qui paroiffoient la careffer & s'adoucir pour elle ; ce grouppe faifoit face a toutes les parties de la petite plaine, ckle piédeflal,  Bellinttte. 357 'de figure circulaire, recevoit a moitié de fa hauteur un retable qui formoit un autel, fur lequel on voyoit trois ou quatre fleurs des champs, vives ck dans tout leur écht; des caraffes ébréchées les portoient, mais 1'eau en étoit auffi pure que de la plus belle fource. On y lifoit les noms de quelques gens d'un état fnnple. Une caraffe entr'autres fe diflinguoit, ck par la place qu'elle occupoit fur 1'autel, ck par ces mots : On ne veut qu'une fleur, cependant ma vie efl: toujours prête L'efprit du prince fut enfin éclairci, en lifant 1'infcription de la ftatue , écrite en gros caracfères; elle étoit concue en ces termes : Rougiffez, mortels, en voyant ceux que j'ai foumis. Brillant faifi & touché, comme les gens bien-nés le feront toujours a 1'afpeét. des objets vertueux, ne pouvoit s'arracher de ces lieux, ck vouloit en découvrir toutes les particularités. Les fées, contentes de fes fentimens ck du refpeét dont elles le voyoient pénétré, permirent a la flatue de s'animer , d'abandonner le piédeftal cjui la portoit, ck d'accompagner Brillant pendant le féjour qu'elles avoient réfolu qu'il fit dans cette ile. Leurs foins ne fe bornèrent point a ce fecours moral; elles lui firent encore rencontrer', au pied du plus bel arbre de la futaie , une petite habitation oii toutes les chofes néceffaires fe trouvoient fans aucun fuperflu. La reconnoiffance animée ne le quitta plus, ck lui paria en ces termes : Née avec le monde, peu de Z iij  3 5 S Bellinette.' princes jufqu'a vous, feigneur, m'ont connue, encore moins m'ont vifitée; cependant, fi l'on s'en rspportoit aUx difcours de tous les hommes, & a ceux des princes mêmes, mon empire feroit d'une vafte étendue. II n'y a 'perfonne qui ne fe vante de me rendre uh culte parfait & continuel; vous voyez néanmoius, feigneur, le peu d'étendue du terrein qu'occupe la reconnoifTance fur toute la furface de la terre. Je me fuis fait long - tems fcrupule d'exiger y même une fleur, de ceux qui avoient recu quelques Jervices j, mais enfin j'ai voulu qu'il exiflat quelques témoins du bienfait; 1'oubli total donnoit trop de facilité aux ingrats. Vous avez pu remarquer avee quel étalage on m'envoie eet amas de fleurs, qui ne confervent fouvent que quelques minutes leur éclat & leur odeur ; 1 mgratitude, mon ennemie, les feche & les fane fans ceffe. Elle a cent moyens pour y parvenir : Tantöt elle fait ufage de 1'efprit pour me détruire, elle développe & fuppofe des motifs a 1'obligation recue, elle allegue des procédés , ou rappelle des négligences dans la fociété. Qué fais-je ? elle met tout en ufage, & ne réuflit que trop bien a me bannir des cceurs, de ceux même da»s lefquels je me croyois le plus foüdement établie. Elle n'a pas , continua-t-elle, beaucoup de chemin a faire pour exercer fes perfidies. Cette terrible montagne, aride & feche, que vous voyez, n'étoit aufrefois qu'une taupinière , dans laquelle  Bellinette. 359 r'mgratltude étoit renfermée; elle s'eft accrue infea» fiblemeht, elle eft enfin devenue cette maffe énorme qui renferme des cavernes immenfes, trop refferrées encore pour la foule des courtifans qui 1'environnent ck pour contenir tous les bouquets fanés ck defféchés qui s'envolent continuellement dans fa trifte demeure, oü ils lui fervent de trophée. Cependant, par une loi du deftin , le nom de celui qui Fa donné demeure attaché au bouquet; ck quand le hafard fait lire le bienfait ck le nom cle celui a qui il étoit adreffé , c'eft alors que 1'Ingratitude allégue tout ce que 1'efprit ou les travers du monde favent fi parfaitement lui fuggérer, ck qu'elle trouve toujours des excufes applaudies par la foule de ceux dont elle eft environnée. Auffi mon empire fe rétrécit tous les jours, la montagne me gagne fans ceffe ; il eft vrai que ce petit coin du monde eft encore trop étendu pour jrecevoir ck pour contenir les offrandes fincères qui me font envoyées. L'expérience auroit du me rendre fage , mais rien ne me corrige; trop fure de travailler pour le faux triomphe de ma rivale, je m'expofe encore tous les jours avec joie a en courir les rifques; ck mes peines ne font pas perdues, a mon fens , quand je trouve un cceur reconnoiffant entre mille. Je puis vous parler, continua-t-elle, d'autant plus librement, que votre nom fe trouve iciil auroit peut-être du s'y trouver plus fréquemment, ajouta-t-elle en baiffant la voix ; mais fiüvez- Z iv  %6o Bellinette.' moi. Le prince lui obéit. Après avoir marche quelques pas, il appercut un bouquet qu'il offroit a Cotteblanche en reconnoiffance des foins qu'elle avoit pris de lui ; la caraffe de Bellinette adreffée a Sublime étoit a-cöté de la fienne : les fleurs étoient fraiches ck dans toute leur beauté. Je ne vois point ici , s'écria le prince, la preuve de mes fentimens ck de ma reconnoiffance pour les bontés de Bellinette! La reconnoiffance que l'on doit a l'amour ne me regarde point, lui répondit la déeffe en rougiffant. Brillant voulut enfuite examiner quels fentimens pouvoient conferver plufieurs perfonnes qu'il avoit traitées avec la plus grande diffinclion, rnais il n'appercut aucune de leurs caraffes. Ce n'eft point ici, dit la déeffe , qu'il faut les chercher, vous les trouverez chez mon ennemie. Le prince éprouvoit, pendant les converfations qu'il avoit avec la Reconnoiffance, eet épanchement de cceur, ce charme de la vertu qui parle fans ceffe aux honnêtes gens , & qui fait le tourment des cceurs corrompus. J'ai pu vous connoitre, j'ai pu vous fentir, j'ai pu vous admirer, dit-il; puis-je vous oublier de ma vie ! Un charme fecret & plus fort que moimême, m'oblige a m'éloigner; les malheurs de ma fituation font tels que je vais , malgré moi, oü j'ai horreur de me trouver; Grondine, la cruelle Grondine, non-contente de m'arracher depuis fi long-tems a ce que j'aime, me force encore de vous quitter, douce & délicieufe déeffe, pour aller voir l'Ingra-  Bellinette. 361 titude fon amie , & cle notre commune ennemie. A ces mots, pénétré cle tendrefle & d'attendriffement, il embraflê la Reconnoiffance , & prend le chemin de la montagne. Ces deux divinités font fi voifines que le prince n'eut pas beaucoup de chemin a faire pour fe trouver fur les terres de 1'Ingratitude, ou plu tot a 1'entrée de fa caverne. La déeffe y parut fuivie d'une brillante cour, dont elle entretient la fauffe joie avec fes cent vifages. Les excufes, vctues cle toutes lescouleurs, &les prétextes frivoles 1'accompagnent fans ceffe. Malgré 1'éclat de fon nombreux cortege, malgré les dorures dont fa caverne lui parut lambriffée, le prince ne la put voir qu'avec horreur : Un homme remnü cle reconnoiffance peut-il envifager autrement 1'ingratifude ? Le mépris qu'il lui marqua, diminua d'abord 1'accueil obligeant de cette pernicieufe déeffe. Enfuite la colère s'emparant de fon efprit, fa feinte douceur fe convertit en fureur, & s'exhala en propos méprifans. "Va, lui dit-elle, ta prétendué générofité, tes grands fentimens alambiqués , ne fe trouvent qu'avec la fottife; fi ton efprit fe développe un jour, tu fauras me retrouver, le monde & les exemples te rameneront a moi. Sors; je ne puis encore te plaire, 6c ta préfence feroit le malheur & la peine de ceux qui me font attachés. Le prince, fans étre piqué , fe contenta de la regarder avec 1'indignation qu'infpire la vertu contre les vices. Content de s'éloigner,  jitTi Bellinette. ïl fortit, fans autre deffein que d'évitef un femblable objet. A-peine eut-il fait quelquespas , qu'un char traïrié par des colombes fe préfenta devant lui; dès qu'il y fat monté, les colombes prirent leur vol, ck traverfèrent plufieurs étendues de terre ck de mer. Enfin il fentit une douce ck charmante impreftion dans 1'air; les colombes s'arrêtèrent ck fe pofèrent clans un pays fi fertiie & fi délicieux cjue Ie prince en f t frappé, malgré la trifieffe ck le chagri'n qui le tourmentoient depuis cju'il étoit féparé de Bellinette. Après avoir quelque tems récréé fes yeux de toutes les beautés naturelles qui fe préfentoient a lui de tous cötés, il defcendit avec impatience du char qui 1'avoit conduit. Tant de charmes répandus fur cette terre lui firent efpérer d'y rencontrer Bellinette. Quel autre objet, difoit-il en lui-même, pourroit animer cette prodigieufe quantité de belles fleurs ? Les cceurs tendres font toujours fenfibles aux attraits de la douce nature , car elle ne peint 6k ne tracé que l'amour. Le prince Brillant marcha quelque tems plus diffipé qu'il ne 1'avoit été depuis les tourmens que Grondine exercoit fur lui. II étoit cependant furpris de n'appercevoir aucun habitant dans un pays fi agréable, lorfqu'il vit enfin affez prés de lui une petite vieille, fimplement vêtue, qui couroit au fecours d'un oifeau qui s'étoit pris la patte entre deux branches , ck qui témoignoit fa douleur , par la facon dont il fe débattoit. Quels furent  Bellinette. 5 6*3 Pétonnement & la joie du prince en reconnoiffant Belline, cette Belline dont 1'efprit 1'avoit charmé I ïl courut a elle avec plus de vivacité qu'elle ne couroit elle-méme , & lui dit : Ah! ma chère Belline, quel bonheur pour moi de vous rencontrer! Fidele, de fon cóté, qui n'étoit pas loin, ayant appercu la courfe de Belline, avoit tout quitté pour joindre fes empreffemens aux fiens; de facon qu'il arriva pour entendre les mots affeólueux que prononcoit le prince ; ces mots fortis de la bouche d'un jeunehomme aimable & bien fait le firent frémir & le glacèrent d'effroi: c'étoit ie premier mouvement de jaloufie qu'il eut jamais éprouvé. Le malheur de ce fentiment efl de raifonner fort mal, aufii Fidele s'affligea, & fon cceur fut déchiré. Cependant Belline paroifToit furprife de Faccueil de connoiffance qu'on lui faifoit, & ne répondoit rien au prince, Fidele auroit pu fe raffurer par ces preuves & par fage de Brillant qui ne pouvoit avoir connu Belline, qui, depuis trente aös au moins, n'avoit vu ni même imaginé que lui; d'ailleurs , les fentimens de cette princefTe & tous les événeniens paffes auroient du le tranquillifer. Mais la jaloufie eft fourde, elle eft aveugle, les jugemens & les impreflions des autres ne fervent a rien, il; font inutiles pour la calmer; on eft jaloux de 1'objet qu'on arme , tel qu'il foit on eft excufable, paree que l'on veut tout. Belline qui s'appercut de la peine que Fidele fouffroit, devint  264 Bellinette; encore plus embarraffée, & voulut fe retirer. Quoi! vous faites fembiant cle me méconnoitre, ma chère Belline! lui dit le prince : vous a qui j'ai de fi grandes obligations, vous dont j 'aime 1'efprit, & dont je révère le cceur ? Mais, pourfuivit-il avec plus de vivacité, parlez-moi naturellement, ne verrai-je pas demain Bellinette ? Comment, vous en êtes déja aux petits noms! s'écria douloureufement le prince Fidele. Cet imbroglio ne dura que quelques momens, les vieux princes détnêlèrent enfin la vérité par les éclairciffemens qu'ils fe donnèrent l'un a 1'autre; enfuite ils conduifirent Brillant dans leur demeure. Plufieurs palmiers la formoient, des lits de mouffe, des meubles affortis ck charmans par leur propreté fuffifoient dans un pays tempéré, oü l'on ne trouvoit aucun animal dangereux. Ce fut Fa que Brillant eut le tems néceffaire pour admirer les tendres foins de ces bons ck véritables amans. Son cceur fut pénétré en voyant leur amour , il étoit vif, il étoit pur, fans jaloufie ck fans facrifice. Enfin c'étoit l'amour ami, qui réunit tous les defirs ck comble toutes les nécefiités; les fruits feuls les nourriffoient, ils étoient produits fans culture par une terre toujours ornée de fleurs, arrofée de petits ruiffeaux d'une eau claire ck nette, qui ne grofliffant jamais n'apportoit aucun obflacle pour les traverfer. L'afpeét de tant de beautés produifoit les comparaifons riantes de leurs converfations; il embelliffoit 1'expreflion ck  Bellinette] 365 Ia peïnture cle leurs fentimens; ce beau pays leur donnoit enfin & leurs idees & leurs befoins. Les oifeaux troubloient feuls ou plutöt amufoient & decoroient leur folitude; ces heureux amans ne craignoient point le dégout, ils s'aimoient comme au premier jour. Le fouvenir de ce qu'ils avoient fouffert, toujours préfent a leur efprit, augmentoit leurs jouiffances; leurs cceurs, leurs goüts, tout étoit d'accord. Cette tendre union ne leur ayant jamais donné d'enfans, rien ne leur faifoit envifager 1'avenir, & tout les attachoit au préfent. Ce fut la que Brillant apprit a aimer, ou plutöt a connoïtre le véritable amour. Cependant Belline & Fidele, inftruits cle tout ce qui leur étoit arrivé, ne fe contentèrent pas des bons exemples qu'ils lui donnoient fans ceffe, Belline voulut encore lui conter fa propre hiftoire ; pouvoitelle lui donner une plus forte idéé-de la conflance, ni lui retracèr rien qui lui füt plus utile ? Elle lui paria donc a-peu-près dans ces termes : Grondine fut autrefois chargée, en qualité de fée," de gouverner le royaume, que la fucceflion des tems devoit enfuite faire tomber fur ma tête, & fur celle du prince mon frère. Cette fée naturellement de mauvaife hunieur, devint encore plus infupportable quand elle fut obligée de joindre'a la conduite des affaires 1'éducation de deux enfans que le roi mori père & la reine ma mère mirent au jour. Le petit prince eft connu dans 1'hiftoire fous le hom de Mille-  366* Bellinette. fleurs, 6k vous favez que Belline efl mon nom. Tout le monde a été joli dans fa jeuneffe , fi l'on en croit les récits; il femble même que l'amour - propre ne foit point intéreffé a eet aveu; cependant on m'a tant de fois parlé des agrémens de Mille-fleurs ck des miens pendant notre enfance, qüe je crois pouvoir en convenir. On étoit étonné que Grondine, loin d'en paroïtre touchée, femblat au contraire en être révoltée. On m'a même affuré que 1'humeur 1'emporta fi fort, qu'un jour elle donna un foufflet au petit prince; la reine qui aimoit fon fils a ia folie . eut a ce fujet une fcène avec Grondine, fi forte même, qu'elles furent au moment de fe féparer, ck de faire un éclat qui ne pouvoit être que dangereux ; mais l'on fit un accommodement dans lequel 011 convint que Grondine ne fe mêleroit plus du prince , ck que l'on m'abandonneroit abfolument a la fée. Ce n'eft pas d'aujourd'hui, comme vous voyez, que dans toutes les families on facrifie les filles a ce que\ l'on croit avantageux pour les garcons. Je fus donc la vidime de eet accord, ck je la devins de toutes les facons poflibles; non-feulement j'étois grondée pour deux, mais je n'avois pas la confolation de raconter mes peines. Les impreflions de 1'enfance font de fi profondes traces, que malgré le nombre des années qui fe font écoulées depuis ce tems, je me fouviens encore que j'étois obligée de me cacher dans les coins de ma chambre pour pleurer en liberté;  Bellinette. 367 je n'oublie point que j'étois clans la cruelle néceffité d'accourir auprès cle Grondine quand elle m'appelloit,,& ce n'étoit jamais que pour être grondée.plus vïte; car, même'pour fe facher, elle n'aimoit point a attendre. J'étois fans ceffe obligée de cacher mes larmes ; fi la fée les eut remarquées , fon humeur en auroit encore redoublé; en un mot, pour avoir quelque repos, je devois paroitre auffi contente que fi j'avois été continuellement careffée. On prenoit part a ma peine, mais c'étoit d'une facon fi détournée! on me plaignoit, mais fi bas! que j'avois peine a m'en appercevoir. Perfonne enfin , pas même le ! roi & la reine, n'ofoient dire ce qu'ils en penfoient; c'eut été le moyen de me rendre encore plus malheureufe. Ces tourmens & ces peines ne m'empêchèrent point de croitre, & de devenir aflez belle pour engager plufieurs princes a fe déclarer pour moi. La crainte que Grondine infpiroit les écarta tous, ou plutöt ou plus tard ; le prince Fidele que vous voyez, fut le feul qui ne redoutant rien a Fabri de fa franchife , s'abandonna aux charmes d'une paffion qui fut bientót payée du plus tendre retour. Grondine qui fëhtöit l'amour comme les ogres fentoiènt la chair fraiche vne fut pas longtems a découvrir nos fentimens ; la fureur la tranfporta, & toujours en grondant fans écouter la moindre réflexion, elle nous enleva l'un & 1'autre dans ion char noir , & nous conduifit fur les bords de  368 Bellinette) la mer glaciale. Elle me porta au pied d'une montagne fort élevée, & placa le prince au fominet, en nous difant : Cherchez-vous a-préfent, parlezvous , trompez-moi, j'y confens, fi vous le pouvez ; vous n'êtes pas cependant éloignés 1'un de 1'autre. En effet, quand l'un montoit, 1'autre defcendoit, & quand Fidele s'arrétoit j'en faifois autant; tel étoit l'enchantement de la fée, qui pour comble de maux nous faifoit monter & defcendre par différens chemins, pour nous óter jufqu'au plaifir de nous rencontrer un moment. Mais de quoi l'amour ne fait-il pas tirer parti ? Nos fentimens étoient nourris par Fefpérance de nous revoir, par Fidée de n'être point éloignés, par le plaifir d'habiter les mêmes lieux, enfin par la confolation de nous ofFrir un jour toutes nos foufFrances. Ceux dont Fhumeur tourmente les amans ignorent la vivacité qu'ils donnent a l'amour, cette connoilfance feroit un tourment qu'il faudrok leur procurer. Cependant plufieurs années s'étoient révolues dans une auffi cruelle fituation, qui n'auroit peut-être fini qu'avec votre vie, car Grondine. joignoit 1'entêtement a Fhumeur; mais la doyenne des fées, en regardant fon grand livre s'appercut qu'il lui manquoit un prince & une princeffe , elle en demanda compte a Grondine qui s'en trouva chargée. Le premier fupplice qu'elle eprouva fut Faveu de fa faute, qu'elle fut obligée de faire a haute-voix en préfer.ce de toutes les fées. Le confeil nous envoya promptement  Bellinette.' 369 promptement chercher Fidele & moi , ori nöus plaignit plus que nous n'étions a plaindre; les véritables peines font-elles ailleurs que dans le cceur } Nous étions fideles, & nous n'aviöns éprouvé aucune jaloufie. On condamna Grondine, en notre préfence, a demeurer Chouette pendant trente ans; on lui conferva les lumières de fon efprit & la noirceur de fon caradfère, mais on la priva de tout fon pouvoir. Après avoir rendu eet équitable arrêt, les fées nous offrirent au prince & a moi des royaumes a notre choix, on ajouta même que j'avois hérité de celui qui m'avoit vu naitre; mais d'un comniun accord, nous ne voulümes en accepter aucun, nous aflurames les fées que nöus ferions des princes trinet, que nous ne connoiffions plus le monde & fes ufages^ & qu'enfin oecupés de nos fentimens qui nous fuffifoient, & dont nos cceurs étoient parfaitement rem-> plis, il nous feroit impoflible de gouverner les autres. Les fées charmées d'un exemple qui leur parut fi rare , mais qui n'étoit cependant diété que par le fentiment & 1'équité, nous tranfportèrent dans une des lies fortunées, oü nóus avons trouvé depuis plus de quarante ans tout ce qui nous eft néceflaire. Que nous falloit-il? nous avions l'amour Belline finic ainfi fon récit, & ces deux véritables amans, noncontens de donner a Brillant de fi bons exemples fur les fentimens du cceur , lui parlèrent toujours avec la frayehife d'une fimpücité éclairée , & lui firerit Tornt IX. Aa  370 Bellinette. fentir les différenceS qui doivent fe trouver néceffairement entre la conduite d'un prince fur le trone, & celle d'un prince retiré du monde. II eft tems a-préfent de revenir a Bellinette. Grondine après avoir enlevé le prince Brillant, s'étoit auffi emparée de cette princeffe, fans que tout Part de Sublime püt y mettre obftacle; car Fhumeur a des reffources & des facilités infinies , & que Fon ne fauroit prévoir. D'abord que la petite reine, qui dans ce moment étoit Belline , c'eft-a-dire , vieille , fut en la pofTeffion de la méchante fée, elle Ia tranfporta dans une forét fombre & noire, capable d'infpirer la frayeur aux gens même les plus avancés en age. Les cris , les terreurs, les careffes de cette princeffe ne purent adoucir la fée, qui lui dit après avoir long-tems murmuré fans pouvoir rien prononcer : Oui, oui, je vous le confeille de vouloir reffembler a Belline, je vous apprendrai Quoi, madame, c'eft pour cela que vous m'avez enlevée s & que vous me grondez ! reprit la princeffe avec étonnement. J'ai tort, n'eft-ce pas, lui répliqua Grondine, de faire voir a Sublime qu'elle n'eft qu'une fotte avec tout fon efprit & toutes fes grandes réflexions ? Mais nous verrons fi vous oferez paroïtre davantage fous la forme d«tine princeffe , dont la figure vient me tourmenter fur fes vieux jours. Ah ! madame, interrompit la petite reine avec vivacité, fi je n'étois plus jamais Belline, que je vous aurois'd'obligations!  Bellinette. 371 Ie ciel m'efl: témoin que je ne 1'ai jamais été par goüt. Je fuis bien fachée cle vous öter une chofe qui vous faifoit tant de peine, reprit Grondine ; mais je dois me venger dë Sublime, .& je n'en ai point d'autre moyen. Non , non, continua-t-elle, vous ne ferez: plus Belline. Oferois-je vous demander, lui dit Bellinette avec inquiétude, qui je ferai a préfent? Qui vous ferez? reprit Grondine; vous ferez, vous; ne I'avez - vous pas toujours été? Allez, vous n'êtes qu'une petite parefTeufe; voyagez, courez le monde, je ne vous veux point de mal ; cependant foyez affurée cjue vos peines ne finiront que lorfqu'un pórtrait oü tout le monde vous reconnoltra ne fera pas reffemblant Les chiens tk les chats prirent alors leur courfe, ou leur vol; car Grondine leur donnoit des a'iles ou des pattes, fuivant fon humeur. Quoi qu'il en foit, la voiture difparut avec Grondine , tk Bellinette demeura charmée d'imaginer qu'elle ne feroit plus vieille avant le tems. La folitüde, 1'horreur cle la forêt, toutes les peines & les fariguesauxquelles ellé alloit être expofée ne furent pas capables de 1'occuper; un miroir de poche qui 1'alTura qu'elïè avoit cëffé detre vieille., & que fes appas & fa jeuneffe étoient dans tout leur éclat, ne lui laiffa qu'un contentement imparfait. Cependant fi Sublime eut volé a fon fecours quelques momens plutot, elle auroit mis Bellinette a 1'abri du pouvoir de Grondine, tk 1'auroit fouüraite a fon Srrjüne  37i Bellinette. vengeance; mais les paroles étoient prononcées, & l'on fait qu'une fée ne peut détruire 1'ouvrage de fa compagne. Tout ce que Sublime put faire, fut de ne point abandonner Bellinette. Elle lui devoit fes foins, comme a fon éleve; mais elle les lui devoit encore, paree que la figure de Belline étoit de fon invention, & que cette métamorphofé avoit caufé feule le prodigieux défordre dont ils étoient tourmentés. Cette fée fecourable ne jugea point apropos de paroitre aux yeux de la petite reine ; mais pour lui rendre plus utiles les voyages auxquels elle étoit condamnée, elle voulut que, jeune a fes propres yeux, elle parut encore vieille aux yeux de tout le monde , jufqu'au tems prefcrit par 1'injuftice de Grondine. II eft vrai que ce ne fut plus fous la forme mi fous les traits de Belline. Comme Sublime fongeoit a tout, elle donna ordre a une petite mouche de ne point quitter la princefie, mais elle lui défendit abfolument de fe faire connoitre. II eft bon d'avertir que cette mouche étoit une vieille gouvernante; il n'eut pas été féant que la princeffe eut voyagé , du moins fans une femme. La petite reine, contente de fa beauté fur laquelle il ne lui reftoit plus de doutes , fe mit en marche fans aucun autre fouci que celui de rencontrer le prince Brillant Charmée d'ima* giner qu'il pourroit 1'aimer, & que de fon cóté elle pourroit lui plaire tous les jours; car, indépendamment de la folitude qui rappelle les idéés tendres,  Bellinette. 373 elle en étoit fort occupée quand il ne lui refloit aucun objet de coquetterie. Cependant, pour remédier a tous les inconvéniens du voyage , Sublime lui fit trouver au pied d'un arbre, quelques momens après le départ de Grondine, un de ces petits paniers que les filles portent a 1'école; il renfermoit une petite collation , une ferviette & un parafol couleur cle rofe; Ie tout enfemble ne pefoit pas plus d'une once. La petite reine ramaffa la panier , paree qu'il lui parut d'une jolie forme, & le conferva , paree qu'il lui devint néceffaire. II ne lui fallut pas un tems confidérable pour connoitre fes admirables propriétés; elle marcha quelques heures , ck la nuit approchant, le befoin de manger 1'engagea de recourir aux vivres dans fon panier; la propreté lui fit étendre la ferviette par terre pour fe coucher; la crainte du ferain lui fit planter fon parafol au-deffus de fa téte , ck 1'habitude d'avoir la tête élevée, 1'obligea a la placer fur fon panier. La ferviette devint un trèsbon lit, le parafol forma d'amples rideaux, ck le panier fe trouva le meilleur des traverfins; avec de tels fecours Bellinette paffa une très-bonne nuit. Le foleil & le chant des oifeaux la réveillèrent, & fon premier mouvement fut de chercher avec empreffement fon miroir, pour voir fi elle étoit encore jeune. Elle eut la fatisfaétion de fe trouver telle & de voir que fa coëffure n'étoit point du-tout dérangée; elle reconnut enfuite avec furprife qu'elle ne reffentoit Aaiij  374 Bellinette*. pas la moindre fatigue, car elle étoit dans la bonne.. foi, & croyoit fermement avoir couché fur la dure, chofe qu'elle avoit redoutée toute fa vie. L'efpérance d'avoir peut-être oublié quelque chofe la veille dans fon panier, 1'ehgagea a le vifiter de nouveau; elle y trouva un petit pain & du café au lait, c'étoit fon déieuné ordinaire. Cette proteétion vifible des fées, & fur-tout fa jeuneffe confirmée lui donnant une joie bien néceffaire dans les voyages , elle ploya fon petit équipage, paffa 1'anfe de fon panier dans fon bras gauche, tint fon parafol dans la main droite, & fe mit gaiement en marche. A la dinée; la ferviette devint une chaife longue, le parafol, une petite tente, & le panier ayant pris la forme d'une table , préfenta de nouveaux méts variés & délicieux. La petite reine marcha quelques jours de cette facon, fans rencontrer perfonne; la folitude ne 1'avoit pas même ennuyée , la jeuneffe & les attraits dont elle fe croyoit pourvue, lui fuffifoient. Après quelques jours de marche, elle entendit le bruit d'une chaffe, & vit paroitre un jeune-hcmme fuivi d'une cour brillante; c'étoit le prince des Plumes, qui frappé lui-même de 1'équipage, de 1'age & de la rencontre de la princeffe , ne douta pas qu'elle ne fut une véritable fée. On fait combien ces dames ont toujours été refpeétées & redoutées; le refpecf n'efl fouvent dü qu'a la crainte; auffi le prince des Plumes ne balan^a pas un moment h mettre pied  Bellinette. 37-f a terre ; tous ceux qui 1'accompagnoient imitèrent fon exemple; il aborda la princeffe avec toute la foumiffion poffible, lui fit offre cle tóut 'ce- qui dépendoit de lui, & 1'affura qu'il ne négligeroit rien pour mériter fes bontés. La petite reine recut fes hommages comme étant rendus a fes charmes, fon amour-propre en fut fatisfait. Ce n'eft point ici mon rang que l'on confidère , difoit-elle en elle-même, c'eft moi feule , c'eft ma beauté. Que la fée qui m'a enlevée eft bonne femme! elle a les manières un peu brufques, & le propos révoltant; mais fes procédés font admirables. Cependant les impreflions qu'elle caufoit n'étoient point du-tout celles qu'elle imaginoit. ( Que d'erreurs font pareilles a la fienne!) Les petits mots, les petites mines, les manières enfantines, toutes chofes qui plaifent ou que l'on ne remarquepoint clans une jeune perfonne, paroiffoient fi ridicules avec fon grand age, que l'on auroit peutêtre éclaté de rire, fans le refpeéf que l'on croyoit devoir a fon rang. Le prince des Plumes lui fit donner Ie plus beau de fes chevaux, & la conduifit a fon palais, fans même achever la chaffe commencée; il la préfenta a la reine fa mère qui lui céda fon appartement. Sublime, fans paroitre, eut foin d'entretenir cette cour dans les idees qu'elle s'étoit formées; fans cette précaution, Bellinette les auroit bientót détruites par fa vivacité. Elle paroiffoit ne defirer que les bals, les fpeéiacles & les plaifirs; elle eut Aaiv  37*5 Bellinette; entière fatisfaélion, Pon ne penfoit qu'a fuivre ou a prévenir fes defirs. Mais ces bals & ces avances que fa coquetterie naturelle lui faifoit recevoir , ne fervirent qu'a 1'affliger. Les jeunes-gens de la cour 1'entouroient fans ceffe, a la vérité, & cherchoient a lui plaire, mais c'étoit d'une facon cruelle; on avoit recours a fon crédit, a fa juftice , a fon autoritei L'un la conjuroit cle rendre fa maitreffe fenfible , 1'autre, de lui faciliter un rendez-vous; en un mot, perfonne ne lui parloit d'elle-même. Quelle peine pour une jeune perfonne née coquette , que celle d'entendre toujours parler des autres! Elle fut obfigée de rabattre un peu de fa fierté; mais plus elle faifoit d'avances pour fe faire dire quelque chofe d'obligeant, plus on fembloit redoubler les difcours qui lui étoient étrangers. Cette fituation humiliante réduifit la princefie au défefpoir , & fe trouvant mille fois plus excédée de toutes les fêtes, qu'elle ne les avoit encore defirées , elle prit le parti de la retraite, & préféra la folitude avec les foibles reiTources qu'elle avoit trouvées dans fes voyages , a une cour oü l'on faifoit fi peu de cas de fes charmes. Un clair de lune parfait lui fit prendre la réfolution de s'éloigner promptement; elle fe mit en marche, toujours fuivie de la mouche que Sublime avoit chargée de veiller a fa conduite &: de la préferver des accidens qui ne font que trop communi dans les voyages. La mouche qui ne 1'avoit pas aban»  Bellinette.* 377 donnée d'un inftant, étoit fine ; ainfi, quand elle appercevoit quelques objets qui pouvoient annoncer du danger, elle couvroit la petite reine d'une de fes aïles, la rendoit invifible, & lui ötoit même la vue des chofes qui pouvoient ne pas convenir a fon fexe & a fon age. L'aventure de Bellinette a la cour du prince des Plumes lui fit faire de férieufes réflexions, & lui fit fcntir le bonheur & 1'avantage d'être aimée fouverainement. Toutes ces idéés lui rappcllcrent pourlors le prince Brillant, qui ne perdoit point a toutes ces comparaifons. Après avoir voyagé quelques jours, elle arriva fur le bord d'une fontaine célebre dans ce pays par le concours des amans qui y vcnoient en pélerinage, & .connue fous le nom de la fontaine des rofes. Ce lieu champêtre & ruftique préfentoit a la vue & a 1'odorat tout ce que la nature a de féduifant. Toute jeune qu'étoit la petite reine, elle fut frappée des beautés qu'elle y découvrit; car il eft des Iges confacrés a cle certaines fenfibilités. Bellinette fut amufée par la quantité cle papillons qui voltigeoient clans ce beau lieu ; la variété cle leurs plumages, leur vol & leur agitation animoient ce bel endroit de la terre. La princefie réiblut cPy demeurer quelque tems. Un plaifir fecret, un charme qui n'eft point développé, nous arrête fouvent, fans pouvoir diftinguer le motif qui nous retient. C'eft l'amour qui nous parle, c'eft lui qui nous engage ,  378 Bellinette; le lieu lui plait & lui convient. Bellinette fe repofa donc au bord de cette délicieufe fontaine, charmée de fon ombre & de fa fraïcheur; la fatigue & les réflexions la plongèrent bientót dans un profond fommeil. Sublime, qui defiroit profiter des favorables difpofitions de fon cceur , voulut 1'ocguper par un fonge myftérieux. Tous les papillens qui Favoifint a*mufée & diffipée pendant le jour, fe préfentèrent a fon imagination; mais par le pouvoir de la fée , ces animaux, fymboles de Pinconftance , de la légèreté & de la coquetterie, lui parurent avoir des têtes charmantes, qui la féduifirent avec raifon , paree qu'ils avoient tous celle de l'amour de tous les ages. Cependant, après un long examen , elle reconnut que ces belles têtes, males & femelles, avoient des corps de tigres, de fouines, de chats, de blaireaux, & d'autres animaux de cette méchante efpece, Sublime vouloit encore lui faire fentir, par la légèreté des papillons, que 1'inconftance & la coquetterie ne pouvant avoir de temple fixe, tous leurs adorateurs n'avoient point non-plus de féjour déterminé; ce qui devenoit la caufe de leurs plus grancls chagrins. Ces idéés femées dans 1'efprit de la petite reine, devinrent a fon réveil la matière de plufieurs réflexions; & déja mécontente du peu d'impreflion que fes charmes avoient fait a la cour du prince des Plumes , elle commenca a avoir quelque doute de leur peu de valeur. Cette partie de l'amour-propre  Bellinette. 379 diminuée dans une femme eft un grand point; dèslors la conflance & le véritable amour, fans aucune diftraclion fe préfentèrent a elle avec tout leur mérite; fon imagination lui préfenta encore plus fortement le prince Brillant, & lui fit regretter plus vivement d'en être féparèe; elle fut même affligée de n'avoir plus rien a lui facrifier. Tous les facrifices dont elle fe croyoit fi riche quelques jours auparavant, ces ouvrages de l'amour-propre, ces preuves d'un goüt médiocre, étoient évanouis par fes nouvelles idéés. Elle fe détermina a quitter promptement un lieu qui lui déplaifoit en lui rappellant fans cefTe 1'idée de ï'inconflance & de la coquetterie. Bellinette, plus délicate & plus tendre, abandonna fans peine cette fontaine qui lui avoit fait un fi grand plaifir. C'efl ainfi que tout prend le caraclère & fe foumet aux idéés de l'amour. Elle partit avec vivacité pour chercher le prince , dont elle fentoit que 1'attachement lui étoit devenu néceffaire. L'mquiétudë de fon abfence, celle de fa conflance, le partage de fes pemes s'emparèrent de fon cceur, & furent la feule occupation de fon efprit. Elle ne marcha pas long-tems fans rencontrer les bords de la mer; eet élément la fit tomber dans la rêverie; après lui avoir rendu le tribut d'étonnement que l'on doit a fon immenfité la première fois qu'on 1'appercoit, cette prin, ceffe, dont 1'extrême vivacité ne la laifïoit pas un moment en repos , alors toute abforbée dans fes  3 Ses Bellinette.' réflexions, auroit étonné tous ceux qui la connoiffoient; fes fens même étoient fi fort fufpendus, qu'elle laiffa tomber fon panier, fon panier d'une fi jolie forme, fon panier qui la nourriflbit, fon panier qui portoit tout ce qui lui étoit néceffaire; enfin tout ce qu'elle poffédoit, & tout ce qui la mettoit en état de chercher le prince Brillant. Elle ne balanca point a courir après la vague qui emportoit tous fes tréfors; a-peine eut-elle fait un pas dans la mer, que Je panier devint une barque charmante, oü la princeffe monta avec tant de facilké qu'elle ne fut prefque point mouillée. Cette barque lui offrit toutes les commodités dont elle pouvoit avoir befoin, tk la conduifit par le plus beau tems du monde aux iles Fortunées, oü elle s'arréta. La petite reine voyant fon batiment immobile, mit pied a terre, tk la barque redevint auffi - tot le même petit panier. Bellinette élevée par des fées, ne fut point étonnée de tous ces prodiges; mais engagée par la beauté du pays, elle avanca dans les terres. Elle eut a-peine fait quelques pas, que Fidele & Belline qui Favoient appercue, vinrent au-devant d'elle tk lui offrirent tout ce qui dépendoit d'eux, avec la fincérité & la candeur qui engagent a recevoir. Bellinette, fenfible a leurs offres, les iüivit, tk prit avec eux le chemin de leur habitation. Ils rencontrèrent le prince Brillant qui rêvoit affis au pied d'un palmier; la petite reine rougit en Fappercevant tk voulut courir a lui, emportée  Bellinette.' 381 par fon amour & fa vivacité; mais Belline Farrêta en lui difant : Laiffez-le rêver, la liberté regne dans eet heureux féjour, il a plus de plaifir, fans doute, a fonger a Bellinette , qu'il n'en auroit a nous voir. La princefTe, charmée de ce qu'elle entendoit, fe reprocha la démarche qu'elle avoit voulu faire, ck réfolut de ménager a fon amant le plaifir de la furprife. Mais fes projets agréables ne furent pas de longue durée; le bruit qu'ils firent obligea le prince de fe lever ck de les venir joindre. II s'approcha avec un air d'intérêt ck d'amitié pour les vieillards, qui fe convertit en froid ck en férieux a la vue d'une perfonne qui lui étoit inconnue. Bellinette furprife d'un tel accueil, lui en fit quelques reproches auxquels il ne répondit què par des plaifanteries douces ck légères. Elles ne furent pas longues, car ils arrivèrent bientót a leur habitation. Bellinette après 1'avoir vifitée, demeura feule un moment dans la cabane de Belline; elle éprouvoit la plus cruelle in* quiétude. Quoi! difoit-elle, ne ferois-je plus jolie! Serois-je donc méconnoiffable! Elle regarda promptement fon miroir, & fe trouvant auffi bien qu'elle s'en étoit flattée, 1'inconftance qu'elle firppofa au prince ck le mépris dont elle lui pamt accompagnée, la firent tomber évanouie , elle fut même affez longtems dans eet état. Mais Belline & le prince Fidele, inquiets de fa longue abfence, la vinrent trouver ck la fecoururent; ils la portèrent dans la-cabane du  $8z Bellinette. prince Brillant, quiconfentit aifément a la lui céder. Elle étoit tapiffée de toutes les dépouilles des oifeaux du plus riche plumage, qui fe trouvoient fans nombre dans eet heureux féjour. Brillant qui avoit beaucoup de goüt naturel, & qui deffmoit affez bien pour un prince, s'étoit non-feulement amufé a donner un arrangement merveilleux a ces plumes, mais il avoit encore imité les plus belles fleurs qui naiflbient a chaque pas dans ce délicieux climat : ces deffins fe trouvoient arrangés au milieu de fes chiffres cl de ceux de.Bellinette, tout enfin y tetrac*oit fon amour. Quand la petite reine fut revenue a elle, le prince Brillant fe trouva le premier objet dont fes yeux furent frappés , mais elle ne vit dans les fiens qu'une indifférence & un froid qui la rnirent au défefpoir. Elle remercia Belline ck Fidele de leurs foins, & les pria cle la laiffer feule, fous prétexte de prendre du repos; mais en effet pour s'abandonner a la douleur. Ses beaux yeux répandirent des torrens de larmes; fon imagination lui rappella vainement les difcours de Belline quand elle avoit appercu le prince, elle ne put Fattribuer qu'a un cruel rapport de noms. Ses regards tombèrent fur les chiffres dont la cabane étoit remplie : Se peut-il, s'écria-t-elle, que tant de marqués d'amour du prince foient pour une autre ? ( Mais auffi pouvoit-elle les accorder, s'ils étoient pour elle, avec 1'indifférence que Brillant lui avoit témoignée? ) 11 faut s'en éclaircir, dit-  Bellinette. 383 elle en fe levant avec précipitation, une plus longue incertitude ne fe peut foutenir. Si le prince m'aimoit, il ne pourroit affecler de me méconnoïtre; de plus, quelle raifon auroit - il ? Voyons tout, examinons avec foin , ck fur - tout ne nous nommons point ; cachons a ces vieillards ma honte ck mon humiliation. Elle fortit en effet. Le prince s'étant déja éloigné pour aller rêver a fon aife, elle eut la liberté de faire a Belline ck a Fidele toutes les queftions qui pouvoient intérelTer fon amour. Elle apprit que le prince ^ qui leur avoit fouvent conté fon hiftoire, n'avoit que Bellinette pour objet , que tous les arbres étoient ornés;de fes chiffres, ck que fa cabane , qu'il lui avoit cédée, en étoit remplie; elle fut encore qu*ii avoit mille fois effayé de faire fon portrait, maist que fon imagination toujours plus vive que fa main", n'avoit jamais été fatisfaite, ck qu'il avoit toujours déchiré fon ouvrage. ■ II paroït inconcevable que Bellinette n'eiit point encore reconnu dans Belline, des traits qu'elle avoit portés fi long-tems ck avec tant de douleur. Mais telles font les refTources de l'amour-propre; quelque perfuadé que 1'ón foit de fes défauts, la vieillefTe n'eft jamais envifagée que comine une diminution des agrémens, la difformité ne parOit au plus qu'une laideur trés-ordinaire. C'eft ainfi que nous nous jugeons nous-mêmes. Cependant ces bons vieillards, qui ne cherchoient  384 Bellinette; qu'a amufer la princeffe, lui firent voir leurs portraits que le prince avoit faits pour fe diffiper; elle fut forcée d'en admirer la reffemblance. Mais tous ces éclaircifiemens ne fervirent encore qu'a augmenter fon trouble & fon embarras. Le prince les joignit alors pour prendre avec eux un repas frugal que la nature leur préfentoit. Bellinette, fans fe nommer , dit plufieurs chofes pendant le repas, qui étonnèrent -Brillant, & quoiqu'il fut bien éloigné de la reconnoitre, il fut frappé des traits de fon efprit , qui n'avoit jamais perdule droit de le charmer, & dont il étoit encore fans cefie occupé. Cette efpece de converfation le rendit plus aimable qu'il ne 1'avoit paru jufques-la aux deux vieillards. Ainfi leur foupé fut prolongé. Bellinette, un peu plus contente, fans cependant être fatisfaite , ne fut occupée pendant tout le cours de la nuit que des moyens qu'elle pourroit mettre en ufage pour fe faire reconnoitre; elle fe voyoit aimée & en même-tems méprifée, cette fituation ne fe pouvoit foutenir il : falloit convenir qu'elle étoit changée ; cette idee cruelle a tout age , étoit affreufe a dix-fept ans. Après avoir examiné bien des moyens "k formé bien des projets, elle fe détermina a prier le prince de faire fon portrait; elle efpéra que 1'attention néceffaire pour ce travail, lui rappelleroit plus aifément fes traits. Elle ne pouvoit comprendre comment ils étoient fi vivement gravés dans fon cceur, pendant que fes regards en étoient fi peu  Bellinette. 385 peu frappés. Le lendemain, car l'amour efl preffé, elle en fit la propofition au prince; il 1'accepta par fimple politeffe, & comme un délaffement convenable a leur retraite. Sur le champ il fe mit a travailler avec beaucoup de facilité. Bellinette charmée de voir fon amant, animée du defir d'en être reconnue, & piquée de ne 1'avoir point été, ne négligeoit rien de ce qui peut plaire, foit par la figure, foit par 1'efprit; car aimer eft un tranfport, mais plaire eft un talent. La tête étoit a-peu-près finie, quand Belline & Fidele arrivèrent ck fe récrièrent fur la prodigieufe reffemblance. Bellinette qui n'avoit point voulu interrompre le prince , s'approcha pour en juger. Quoi! c'efl ainfi que vous me voyez ? s'écriat-elle d'abord qu'elle eut jetté les yeux fur 1'ouvrage: Je fuis perdue, continua-t-elle en s'enfuyant; oü pourrai-je me cacher! Elle prononca ces mots de fa voix naturelle & non-altérée par Fage; car dès I ce moment elle avoit repris fes graces, fa figure, fa jeuneffe. Brillant fut fi frappé du fon de fa voix, qu'il la fuivit avec empreffement, ck qu'il reconnut fa chère Bellinette dans les bras de Sublime ck de Cotte-blanche, accompagnées de la mouche qui ne 1'avoit jamais quittée, & qui avoit repris fon ancienne figure de vieille femme-de-chambre. C'eft dans ce moment que j'arrive dans ces ïles Fortunées, puifque je vous y vois, s'écria le prince Brillant avec un tranfport que le cceur peut feul diéter. Les fées Tornt IX. Bb  386 Bellinette. leur expliquèrent en peu de mots ce qu'ils avoient envie de favoir; & les, trouvant parfaitement corrigés de leurs défauts & dignes l'un de 1'autre; elles Yommèrent Grondine , qu'elles avoient eu la précaution d'amener avec elles, de la parole qu'elle avoit donnée. Celle-ci, fuivant fon caraéfère, voulut faire quelques difficultés, mais elles la ménacèrent fi férieufement, qu'elle donna fon confentement au mariage; ce'fut cle mauvaife grace, a la vérité, & en prenant auffi-tót la fuite , ne pouvant foutenir la vue de perfonnes auffi contentes. Sublime & Cotteblanche laiffcrent Belline & Fidele dans les iles Fortunées, & conduifirent Bellinette & Brillant dans leurs royaumes, oü elles voulurent célébrer leurs noces, les affijrant que tant qu'ils s'aimeroient, iis trouveroient par-tout ces iles heureufes. Ils apprirent par leur expérience, que les fées ne les avoient point trompés. Fin des clnq Conus dt Fées,  C ADICHO N O u TOUT VIENT A POINT QUI PEUT ATTENDRE.   P R É F A C E D E L'AÜTEÜ R. Les conr.es de Fées ont été long-tems a la mode , & dans ma jeuneffe on ne liioit guère que cela dans le monde. Madame la comteffe de Murat & madame d'Aulnoy ont fait en ce genre des morceaux charmans. La traduftion des contes Arabes & Perfans de MM. Galand & Petis de la Croix ont eu un fuccès prodigieux; & ce fuccès étoit mérité. Auffi ont-ils excité 1'émulation de beaucoup de gens de lettres qui ont afpiré a 1'honneur de les imker. Quelques-uns ont été heureux ; d'autres ont été relégués dans la pouffière des magafins de librairie, juf-  3S>0 P R t F A C E qu'au moment oü ils ont paffe' a I epicier.' Je craignois fort d'augmenter le nombre de ces infortunés conteurs , lorfque les fociétés dans lefquelles j'étois répandu , m'engagèrent a m'effayer en ce genre. Je réfiftai : mais je me laiffai féduire enfin, par 1'atrrait naturel que les ouvrages d'imagination, & plus encore par la fin qu'un homme de lettres fage & honnête doit toujours fe propofer en écrivant. Je trouvois dans les ouvrages des illuftres dames dont j'ai parlé, & dans les Mille & un, mie infinité de lecons de morale qui s'introduifoient dans le cceur , fous ïe mafque de 1'agrément. Je me fentois, par mon propre caractère ? affez porté a rendre Ja vertu aimable, & je ne crus pas cette voie inutile. D'ailleurs, cela me délaffoit; & lorfque j'avois bien defféché mon cerveau & farigué mon efprit a deviner le fens de quelques anciens hicroglyphes , je trouvois un vrai plaifir a projnencr mon imagination dans le vafte chimp de la féerie. Rien, en effet, ne fauroit 1 epuifer ; & quelques habiles &  DE L' A U T E U R. 391 aftifs que foient les moiffonneurs qui y recueilient, on trouvera tcujours , nonfeulement a glaner après eux , mais encore a faire une récolte auffi abondante que la leur. Je m'amufai donc a écrire des conr.es, par le même motif qui m'engageoit a graver a 1'eau-forte. Je fentois bien que je ne pouvois atteindre a la perfeftion dans aucun de ces deux cas : mais c'étoit autant de gagné fur 1'ennuï du défoeuvrement; & c'étoit alTez pour moi. Mes premiers contes réuffirent néanmoins, & au - dela de mes efpérances : cela m'encouragea; j'en publiai quelques autres qui eurent encore plus de fuccès. Celui des Féeries nouvelles fur-tout, & des Contes orientaux flatta mon amourpropre j & peut-être euffé-je continué a m'exercer en ce genre, fi des occupations plus férieules ne men euïTent détourné ; & j'étois obligé de les fuivre, fans pouvoir mc permettre la moindre interruption. Bbiv  3P2 P R É F A C E Le goüt du fiecle changea : les romans métaphyfiques ou libertins prirent la place de Merïin & d'ürgande la déconnue. Ce fut, peut - être, a la honte & au détriment des mceurs. En les peignant comme on les voyoit, plus le portrait étoit reffemblant, & plus il gatoit le cceur ; car il ne faut pas s'y tromper , il en eft des ouvrages d'imagination comme des probfêmes des cafuiltes, II eft de telles queftions , que ceux-ci fe permettent, même dans les traités les plus graves, qui, par la manière dont elles font expofées , font plus propres a donner des appas au vice, qua en faire redouter la laideur. Les fables de La Fontaine font d'excellentes lecons de vertu : en diroit - on autant de fes contes ? Je n'ai a me reprocher aucun écart a ce fujet. Ceux qui ont lu les- féeries que j'ai publiées , ont du s'appercevoir , au premier coup-d'oeil, que je n'ai eu, partout, d'autre but que d'emmieüer la viande ülubre a 1'enfant, comme dit Montaigne.  de l' Auteur. 393 Je ne m'aviferai pas d'en faire ici Tana'lyfe, elles fcnt affez connues : je dois feulement dire pourquoi, après plus de trente ans , j'ai encore ofé écrire Cadichon & Jeannette. Une femme refpe&able, & qui tenoit encore de la vieille cour, avoit deux jeunes petits - fils , dont 1'un étoit d'une impatience extreme, & 1'autre d'un caquet qui ne finilToit point. La bonne grand'mère crut que deux contes fur ces fujets pourroient les corriger, 8c elle me pria de les faire : je n'avois rien a lui refufer , & j'eus a m'applaudir de ma conflance; car, a force de les lire 8c relire, chacun des deux contes produifit 1'effet qu'on en attendoit; mais ce fut par une toute autre caufe que la moralité des contes. L'impatient anonnoit en lifant; mais il vouloit pouvoir raconter f hiftoire: il fallut y mettre le tems néceffaire pour 1'apprendre. Le babillard employoit un 'tems qu'il auroit perdu a j-der ou a efpionner, & c'étoit autant de filence pour lui , je dirois même d'incuriofité. Quoi qu'il en foit, ces contes leur furent pro-  594 P R É F A'C E ütables, & de quelque ceil qu'on les regarde s les contes de fées le feront toujours. .Que peut-on, en effet , objeöer de raifonnable contre ces fortes d'ouvrages? Le merveilleux ? le bifarre ? 1'extravagance d'une imagination fans regie & fans frein ? Que cela prouve-t-il ? rien du tout. On pardonne bien le merveilleux a Homère, a Virgile & aux autres pcétes quelconques. Efh-il plus fage de fuppofer des dieux palTionnés, divifés , inconilans , jnjuftes & cruels, que de fuppofer des enchanteurs & des fées qui ont ces mêmes ■vues ? Non, fans doute. II y a plus mcme : ;c'eit que les enchanteurs & les fées ne font donnés dans aucun conté que comme :des êtres puilTans , il eft vrai , mais fubordonnés a un pouvoir fupérieur au leur. Et aucun auteur.des féeries n'a jamais manqué de donner la puiffance fuprême a. la bienfaifance ; & Jupiter, le maïtre des dieux , eft quelquefois malfaifant.  de l' Auteur. 305 Les poëtes peignent les palïions & leurs exces ; mais fouvent il fe bornent a les peindre. Contens d'avoir rendu la nature, ils s'inquictent peu d'en corriger les mouvemens déréglés. Horace a beau nous dire que les poëmes d'Homère contiennent une morale plus faine que celle qui réfülte des lecons de Chr}fippe , de Crantor^ des autres Stoïciens. Sï Horace n'eüt eu la bonté de vculoir trouver dans Tlliade & l'OdyiTée les moralités que fon admirable analyfe nous préfente , aucun des lecleurs du divin Homère ne les auroit peut-être jamais appercues. Ce n'eft pas que , clans tous les contes de fées , la morale foit auffi frappante que dans Serpéntin verd, ou dans le prince Souci, &, fur-tout dans Rofimond, Alfarout, & les autres contes de rimrnortel Fénélon , dont le nom devroit être ici de la plus grande autorité ; mais pour être plus voilée & moins apparente , la morale 'fe fait toujours affez lentir pour produirc  39^ P R É F A C E 1'effet que 1'auteur s?elï propofé. Pour prouver cette alTertion, je n'ai qu'a mettre fous les yeux du leóteur un précis du Palais de la vengeance , l'un , des plus beaux contes que je connoifïe. Madame la coratelTe de Murat fuppofe un jeune prince ■$c une jeune princeffe s'aimant l'un 1'autre, & aimés l'un & 1'autre par une fée Sc un enchanteur qui fe promettent bien de les rendre infideles. Pour y parvenir , ils les enlevent de concert & en même tems. Tout efl mis en peuvre pour leur faire oublier leurs premières amours ; vains efforts , rien ne les féduit , & chacun d'eux conferve chèrement la mémoire de r~objet aimé. Rebutés enfin de leurs inutiles tentatives , la fée & 1'enchanteur ré* folvent, dins leur défefpoir, d'accabier ces malheureux amans du poids de toute leur'colère , ou, pour mieux dire, de leur fureur. De mille moyens de vengeance entre leiouels leur pouvoir leur permettoit de choifir, ils fe décident pour celui qui rendra la vie la plus dure a ces amans trop conftans a leur gré. D'un coup de ba-  de l' A u t e u r. 397 guette, ils conftruifenta 1'inftant un palais fuperbe dans une folitude immenfe qui en défend 1'approche a tout effort humain. C'eft - la qu'ils tranfportent le prince & la princeffe; ils les douent d'immortalité par un rafinement de barbarie, leur interdifent toute occupation, les privent de toute fociété , & les laiffent entièrement livrés a eux-mêmes. Servis par des mains invifibles , ils ne voient qu'cux feuls, & fe croient dans les premiers inlians au comble du bonheur. Leur inexpérience les empêche de s'appercevoir qu'un tcte-atête éternel, doit bientót devenir un éternel fupplice; car, comme dit Saadi, toujours du plaifir n'eft pas du plaifir. . . . Uaccoummance produit bientót 1'ennui ; & lorfque 1'ennui vient fuccéder a la teni dreffe , le dégout, la haine même ne tardent pas a le fuivre. Auffi madame de Murat n'a pas cru pouvoir mieux terminer fon conté, qu'en dilant que 1'enchanteur qui avoit enfermé le prince & la princeffe dans ce palais délicieux , mais défert,  m 39c? P R É F A C E Les avoit, dans ces lieux témoins de fa vengeance, Condamnés a fe voir toujours. Je me garderai bien de m'appefantir fur les réflexions que ce récit feroit naïtre; je dirai feulement qu'indépendamment de 1'intérèt que le le&eur prend pour ces infortunées vidtimes de la jaloufie & de la vengeance, 1 inftrucHon fe gliffe dans fon ame , & il apprend qu'il ne faut point épuifer la fenfibilité, fi l'on veut fe conferver fenfible. Je citerai, a ce fujet, ces beaux vers de M. Arouet, dans une des épitres morales qu'il publia il y a prés de trente ans ( 1 ). Les plaifirs font les fleurs que notre divin maitre Dans les ronces du monde autour de nous fait croitre; II en eft pour tout age, & par des foins prudens On en peut conferver pour 1'hiver de fes ans. Mais s'il faut les cueillir, c'eft d'une main légere ; ( 1 ) Ces mots prouvent que M. le comte de Caylus écrivoit ceci vers 1760. ( Note de 1'Editeur. )  DE L' A U T E U R« 399 On flétrit aifément leur beauté paffagère. N'offrez pas a vos fens , de molleffe accablés, Tous les parfums de Flore a la fois exhalés. II ne faut pas tout voir, tout fentir, tout entendre. Quittons les voluptés pour favoir les reprendre. Le travail efl: fouvent le père du plaifir, &c. En voila aflez fur un objet que l'on regarde comme purement frivole ; je ne m'étendrai pas davantage fur fa juftification. Les geas fenfés, qui favent apprécier les chofes, ne profcriront jamais ce genre ; & s'il falloit citer une autorité refpeclable , je dirois que monfieur de Montefquieu fe trouvant, faute d'autres livres, néceffité a lire les Mille & une Nuits , y trouva tant d'attrait , que je lui ai entendu dire , plus d'une fois , qu'il fe félicitoit d'avoir fait connoiffance avec les conteurs Arabes, & qu'il en relifoit volontiers quelque chofe tous les ans. Au refte , je ne fais pas fi ces deux contes auront des fuccès; je ne fais même fi je les mettrai au jour. Je voudrois pou-  4co Préface de l'Auteur^ voir les joindre a quelques extraits que j'ai faits d'après des manufcrits de la bibliotheque du roi : mais il faudroit pour cela plus de loilir que je n'en ai. CADICHON.  A T% 1 C T-T f\ TVT jLSl 1LJ> Jt ^ SLSl W 1 o O u TOUT VIENT A POINT QUI PEUT ATTENDRE. CONTÉ. j(x étoit une fois un roi & une reine qui avoientun fort petit royaume a gouverner. Le roi fe nommoit Pétaud ; c'étoit un fort bon homme, affez brufque, d'un efprit fimple & très-borné; mais du refte le meilleur roi qu'il y eut au monde : fes fujets étoient prefqu'auffi grands maitres que lui; car dans les moindres circonftances ils donnoient tout haut leur avis , fans qu'on le leur demandat ; & Tcme IX, Cc  402 C A D I C H O NV chacun vouloit qu'on eut égard au fien , & qu'ü füt fuivi. La reine s'appelloit Gillette; elle n'avoit guère plus d'efprit que fon mari , mais il étoit doux, timide & tranquille , ce qui faifoit qu'elle parloit peu, & fouvent par fentences : elle avoit pour le roi la foumiffion & les déférences que l'on a ordinairement pour un mari de qui l'on tient fa fortune. Comme Pétaiuf étoit le feul enfant que le roi fon père & la reine fa mère euflent eu de leur mariage, ils avoient réfoluau moment de fa naiffance , de lui faire époufer une petite princefie, niece d'une vieille fée, nommée Gangan-, qui étoit pour - lors 1'amie intime des père & mère de Pétaud. II eft vrai que la princeffe n'étoit pas encore yenue au monde : mais fur la parole & les aflurances de Gangan, qu'elle feroit un jour une perfonne accomplie , on promit tout ■ ce qu'elle voulut , & on s'engagea même par ferment a ne fe point dédire. Pétaud étant parvenu a Page de vingt-cinq ans, jugea a-propos de fe marier a fa fantaifie ; il s'embarraffa peu des promeffes de fes père' & mère , & époufa fans leur confentement une jeune fille extrêmement jolie, dont il étoit devenu fort amoureux. Elle n'étoit que la fille d'un riche fermier; mais quoiqu'elle eut époufé le fils du roi, fon bon natu-  C A D I C H O N, ^OJ tel rempechok detre vaine, c'eft - a - dire, fotte. Le roi, père de Pétaud, irrité du inariage de ca prince, ne put refufer a Gangan de venger 1'affront qu'il leur faifoit a tous deux : il déshérita ce prince, lui défendit de jamais paroltre a fa cour, & le réduifit a fa légitime, que l'on fixa a une terre affez confidcrable, dont fon beau-père avoit été le fermier. Toute la grace qu'on lui accorda , fut d'ériger cette terre en fouveraineté, avec la permiffion de porter le titre de roi ck de majeflé. Peu de tems après fa difgrace , fon père mourut , ck fa mère ayant obtenu la régence, ne fut pas fichée d'être débarraffée d'un nis, qui , malgré fon peu d'efprit, auroit pu traverfer fes projets, & le defir qu'elle avoit de régner. Pétaud n'étoit ni ambitieus, ni conquérant, ainfi il ne tarda pas a s'accoutumer clans fon petit état, & méme a s y trouver fort bien : tout petit qu'il étoit, il y régnoit comme s'il eut été grand; a bien prendre, c'en étoit autant qu'il lui en falloitj & les titres de roi ck de majeflé lui tenoient lieu d'un grand royaume. Mais comme les efprits les* plus bornés ont toujours leur portion de vanité, il fe piqua bientót d'imiter le roi fon père, 6k créa un fënéchal, un procureur -fifcal ck un reccveur; ( car on ne connoiffoit alors ni chancelier, ni parlement, ni fenr.es générales; les rois rendoient la juftice eux-meines, ck recevoient tout (implement Cc ij  404 Cadichon. leurs revenus.) II fit auffi battre monnoie, & compofa avec fon fénéchal des ordonnances pour la police cle fon petit état : fon beau-père fut celui qu'il décora de cette dignité de fénéchal : il fe nommoit Caboche, c'étoit un homme franc, fincère & équitable; il avoit recu de la nature fa part d'imagination, en fens commun \ auffi décidoit - il lentement , mais prefque toujours jufte : il favoit par-cceur les quatraïns de Pibrac, & aimoit a les réciter. Cette petite fortune ne le rendit pas plus vain ; car il continua de faire valoir les fermes comme auparavant : ce qui lui gagna tellement la confiance de fon gendre, que fa majeflé ne pouvoit plus fe paffer de lui. Tous les matins Caboche alloit chez le roi avec qui il déjeünoit; enfuite on parloit d'affaires; mais le plus fouvent ce minifire lui difoit : « Sire , avec » votre permifiion, vous n'y entendez rien , laiffez» moi faire, & tout ira bien; il faut que chacun » fe mêle cle fon métier, dit M. Pibrac : Mais, $ répondoit le roi, que ferai-je donc moi ? Ce » que vous voudrez , répliquoit Caboche ; vous » 'gouvernerez votre femme & votre potager. Voi» la tout ce qu'il vous faut : Je crois, en effet, » que tu as raifon, difoit le roi; ainfi fais ce que » tu voudras ». Cependant pour ne rien perdre du cöté de la réputation, il fe paroit les jours de fête d'un manteau royal de toile rouge , imprimée de  CadiCHOn. 405 fleurs d'or , d'une toque de pareille étoffe, ck d'un fceptré de bois doré qu'il avoit acheté d'un vieux comédien de campagne qui avoit quitté la profeffion. Après fon confeil, il fe faifoit apporter l'almanack de L'iege ck celui de Milan, qu'on lui envoyoit de Troyes tous les ans dès le mois de juillet, ck qu'il faifoit relier en beau papier marbré , ck dorer fur tranche. Dans l'un, il apprenoit les tems propres a femer, planter, tailler. greffer, faigner & purger; ck il y avoit tant de conflance, qu'il fe faifoit fouvent médicamenter, lui ck la reine, fans aucun befoin. Dans 1'autre, il étudioit les prédiftions politiques, dont il étoit d'autant plus émerveillé, qu'il n'y entendoit rien. Au bout de quelques années, tous ces almanachs lui ccmpofêrent une petite bibliotheque qu'il eftimoit autant que fi elle tüt été bonne; ck il n'y avoit même que le fénéchal ck lui qui en enffent la clé. L'après-midi, il s'occupoit dans fon petit potager royal a pratiquer ce que fon almanach lui avoit enfeigné le matin. Le foir, il envoyoit chercher Caboche pour jouer, jufqu'a 1'heure du foupé, une brifquanbille, ou un piquet au grand cent, puis il foupoit en public avec la reine, ck a dix heures tout le monde étoit couchéi Gillette , de fon cóté , s'occupoit aux affaires domefhques; elle filoit avec fes femmes, ck faifoit, avec le lalt cle fes vaches ck de fes chevres, des fromages excellens : elle ne manquoit pas fur-tout Cc üj  C A D I C H O N. de pa'ftrir tous les matins un petit gafeau de farine d'orge qu'elle faifoit èüire fous la cendre , ck elle Je portoit aufik.ót avee un fromage a la crème dans fon petit jardin, au pied d'un roller, ainfi qu'il lui avoit été ofdqnne dans un. fonge le lendemain de fes noces. La tranquiUité dont ils jouifioient l'un ck 1'autre dans leur petit royaume , n'étoit troublée que par le defir d'avoir des enfans. Le roi avoit confulté, mais en-vain, les rnédecins, les charlatans ck les devinerefies; a 1'égard des fées, il étoit trop piqué " contre elles pour y avoir recours. Gillette, au contraire, avoit en leur pouvoir une conflance parfaite; mais elle n'ofoit la faire connoitre, dans la crainte de déplaire a fon époux. Malgré cela, Gangan peu fatisfaite de 1'exhérédation de Pétaüd, s'étoit encore vengée fur cette paiivre reine, en la condainnant k être tout a la fois ftérile & féconde. Ii y avoit déja deux ans que Gillette étoit mariée, fans qu'elle ent eu la moindre apparence de groffeffe; & Pétaud commencoit a défefpérer d'avoir des enfans , lörfqu'ün jour la fage - femme de fon royaume, qui étoit première dame d'honneur cle la reine, vint lui annoncer que fa majefté étoit grofiè, A cette nouvelle, tranfporté de joie, il 1'embraffa de tout fon eoeur, & tirant de fon doigt une belle bague compofée d'un ceil de chat, il lui en fit prér; ftmt U m s'en tint pas-la, car il donna le foir un  Cadichon. 407 grand foupé a tous les notables de fon royaume; après lequel il tira lui - même toute fon artillerie, qui confiftoit en douze arquebufes a rouet, ck en fix carabines a fourchette. On prétend que, durant le foupé, fa joie immodérée lui avoit fait dire des chofes contraires a fa dignité ; & que, fur les remontrances de Ion fénéchal, il avoit répondu en verfant un grand verre de vin a ce miniftre : » Grand » merci, beau-père : tu as peut-être raifon; mais » l'on n'eft pas tous les jours père , au bout du » compte : partant, n'en parions plus, ck réjouif» fons-nous ; car, a ma place, tu en ferois peut» être cle même fagement ». Caboche ne répiiqua rien, & chacun fe retira très-content de leurs majeftés. Comme le roi étoit aifné de fes fujets , on fit, !e même jour & a la même heufe, des réjouifTances par tout le royaume, & l'on attendit patiemment le tems des couches : mais Fon fut bien furpris, quand , après les neuf mois révolus , la reine ayant fenti cle violentes douleurs, redevint tout-acoup tranquille : fa groflefle, cependant, bien loin de diminuer, ne fit qu'augmenter pendant neuf autres mois-, & au bout de cc tems-la,elle reffentit encore les mêmes atteintes, mais fans aucun fuccès. Enfin, on vit arriver avec le dernier étonnement, un événement fi fingulier fe répéter de même jufqu'a fept fois, au grand déplaifir du roi, de la reine ck de la Cc iv  40% C A D I C H O Ni fage-femme, fa première dame d'honneur. De tems en tems Ie roi feuilietoit fes almanachs, & confultöit leurs prédicfions, fans y rien trouver qui regardat les femmes groffes , & cela 1'impatientoit beaucoup, II demandoit fouvent a la reine, quand elle , vouloit finir d'accoucher; & la reine, fort tranquillement, lui répondoit : Sire , tout vient a point qui pact attendre. Ainfi, il eut beau s'impatienter, U Ia reine vouloir lui obéir, 1'arrêt de Gangan fut exécute, & cette princeffe ne ceffa de devenir grofte pendant plus de cinq années. On ne favoit que penfer d'une aventure fi fingulière, lorfqu'un jour le roi étant dans fon fruitier avec fon, fénéchal , on vint lui dire que la reine venoit de donner le jour a un prince & a une princeffe ; ils y coururent auffi-tot, & ils étoient apeine cntrés dans fa chambre , qu'elle mit encore au monde un fils & une fille, qui, un moment après, furent fuivis de deux autres. « Miféricorde ! s'écria » le roi, qu'eft-ceci, madame , & quand finirez» vous ? Alors, la reine pouffant un grand cri qui M annoncoit encore quelque chofe, lui répondit : ï> Je ne fais, fire; mais je fais que tout vient apoint » qui peut attendre : attendre ! reprit le roi , oh! >> par mon fceptre, je n'en ferai rien; fi je refiois » ici davantage, il me viendroit, je crois, autant » d'enfans qu'il y a de pommes dans mon fruiw tier »; En effet, il fut a-peine forti, que la reine  Cadichon. 409 snit au monde un beau garcon qui rendit a fa mère le calme qu'elle defiroit depuis fi long-tems. II avoit les plus beaux yeux qu'on eut jamais vus, la peau fort blanche, & les fourcils, ainfi que les cheveux, d'un noir de jais; comme il étoit né coéffe, le roi & la reine fentirent pour lui plus d'inclination que pour les autres, & cette princefie voulut abfolumcnt nourrir elle-même fon petit Cadichon (car c'eft ainfi qu'on le nomma.) Au bout de dix-huit mois, les trois princes devinrent fi vifs & fi fémillans, que les nourrices n'en pouvoient venir a bout. Quand elles s'en plaignoient au roi, il leur répondoit : « Laiffez-les faire, lorf» qu'ils auront mon age, ils ne feront plus fi vifs; » j'ai été tout de même, mei qui vous parle; & » cela viendra ». Les trois princefles, au contraire, étoient douces, mais fi fombres & fi tranquilles , qu'elles reftoient dans la fituation ou on les mettoit; ce qui faifoit que le-roi préféroit fes garcons a fes filles, & que la reine aimoit mieux fes filles que fes garcons; excepté Cadichon, qui n'ayant aucun des défauts de fes frères & (beurs, étoit le plus joli enfant du monde : il auroit bientót été gaté , fi une fée bienfaifante ne feut, a 1'infu de Gangan & même de Gillette, doué au moment de fa naiffance d'un caraétère égal & invariable. Lorfqu'il fut queftion de févrer les enfans de leurs majeftés, on affembla un confeil extraordinaire,  41 o Cadichon. compofé du fénéchal, du procureur-fifcal, du receveur & des mies qui y furent appellées. Après bien des conteftations, on y réfolut, fur 1'avis de Caboche , de faire ufage de lait de vache pour les trois garcons, & de lait de chevre pour les trois filles : eet avis parut très-propre a corriger, d'une facon fimple, la vivacité des princes, & la lenteur des princeffes : mais quand ils furent plus avancés en age, & qu'il fallut leur donner des aümens plus folides, ils en firent une fi grande confommation, que les revenus du roi fe trouvèrent confidérablement diminués; d'ailleurs, comme les princes n'avoient perdu par leur première nourriture qu'une partie de leur vivacité , & que les princeffes en avoient acquis une nouvelle, c'étoit toute la journée un carillon & des difputes effroyables. On fe chamailloit, on fe tirailloit, & on ufoit des hardes tant & tant, qu'on avoit peine a y fuffire. II n'y avoit que Ie petit Cadichon qui fut doux & obéiffant : auffi fes frères & fceurs lui faifoient toujours quelque niche. ■ « Le roi difoit fouvent a la reine : Vos trois filles » grandifTent furieufement, & par mon fceptre , je » ne fais trop ce que j'en ferai, car pour mes gar» cons, je leur donnerai les baux de mes fermes , » & le gain qu'ils feront fera pour eux; mais, pour » vos filles, cela eft différent. A quoi la reine ré» pondoit : Sire, donnons-nóus patience; car, tout » yïtnt i point qui peut attendre ».  Cadichon. 411 Tandis que le roi Pétaud s'inquiétoit, ck que la reine Gillette fe tranquillifoit, leurs enfans parvinrent a Fage de fept ans. Chacun cle ceux qui compofoient leur cour, donnoit déja fon avis ou plutöt fa décifion pour 1'établiffementdes princes ck princeffes, lorfqu'un iriatiri la reine venant de paitrir fon petit gateau, appercut fur la table une jolie petite fouris bleue qui rongeoit la pate : fon premier mouvement fut de la chaffer, mais un fentiment involontaire 1'en empêcha : elle la confidéra attentivement , ck fut fort farprife cle la voir fe faifir du petit gateau ck 1'emporter dans la cheminée. Sa tranquillité fit place a fon impatience, ck courant après la fouris, clans le defleiri de lui eulever fa proie, elle vit difparoitre rune ck 1'autre, ck ne trouva a 'a place qu'une petite vieille ratatinée ck haute d'un pied. Après plufieurs grimaces & quelques paroles peu irtellig'bles, cette petite figure mit la pelle ck les pineettes en croix, fit deffus, avec le balai, trois cercles ck trois triangles, pon Ha fëpt petits cris aigus, ck finit par jetter le balai par-deffus fa tête. La reine, malgré fa frayeur, ne laiffr pas de remaquer cjue la vieille, en tï icant les cercles & les triangles, avoit prononcé diilinéle'nent ces trois mots , corifianU, difIretion , bonheur; elle cherchoit a en pénécrer le fens, quand un bruit qu'elle entenc'ut dans la chambre voifine , la tira de fa rêverie : comme elle crut reconnoltre la voix de 'Cadkhon , elle y courut auffi-  4i2 Cadichon. tot : mais elle eut a-peine ouvert la porte, qu'elle appercut trois gros hannetons qui tenoient chacun clans leurs pattes une de fes filles, ck trois grandes demoifelles qui portoient fur leurs dos fes trois fils. Tout cela en s'envolant par la fenêtre, chantoit en chceur ck fort mélodieufement : Hanmton, vole, vole, vole. Ce qui toucha le plus Gillette , fut de voir au milieu d'eux Cadichon entre les pattes de la fouris bleue ; ils étoient l'un ck 1'autre fur un petit char , fait d'une groffe coquille de limacon , couleur de rofe, ck trainé par deux chardonnerets ■parfaitemënt bien panachés. La fouris, qui lui parut plus grande que ne font ordinairement les animaux de fon efpece, avoit une belle robe de perfe, un mantelet de velours noir , une coéffe nouée fous le menton, ck deux petites cornes bleues au-deffus du front. Le char, les hannetons ck les demoifelles partirent avec tant cle viteffe, que la reine les eut bientót perdus de vue. Alors, plus occupée de la perte de Cadichon ck de fes enfans, que des fées ck de leur pouvoir, elle fe mit a crier ck a pleurer de toutes fes forces. Le roi qui 1'entendit, accourut, fuivi cle fon fénéchal, 6k voulut en favoir la caufe: mais la douleur de Gillette étoit fi forte, qu'elle ne put lui répondre que par ces mots : Les hannetons.... les demoifelles.... Ah ! lire, on enleve nos enfans. Le roi, qui ne fit attention qu'a ces dernières paroles, quitta brufquement Gillette , 6k ordonna i  Cadichon. 413 Caboche cle prendre dans fon antichambre deux moufquetons ( car il y en avoit toujours une demidouzaine, en attendant qu'il eut des gardes ). Puis, traverfant fon potager royal, il gagna la campagne dans le deffein de pourfuivre ck de tuer les raviffeurs. II y avoit environ une heure qu'il étoit parti, & la reine, dont les larmes étoient épuifées, ne donnoit plus que des foupirs a la perte de fes enfans , lorfqu'elle entendit quelque chofe bourdonner autour d'elle, & vit tomber a fes piéds un papier plié en carré-, elle le ramalfa aufli-tót, 1'ouvrit précipitamment, ck y lut ces mots : « Calmez votre inquiétude , ma chère Gillette, » ck fouvenez-vous cjue de la confiance ck de la » difcrétion dépend votre bonheur : vous I'avez » commencé par votre exaétitude a me donner des » gateaux ck des fromages, ck ma reconnoiffance » fera le refte; mais foyez toujours convaincue que » tout vient a point qui peut attendre , ck qu'après » cela vous devez tout efpérer de votre amie la fée » des Champs ». Ce billet , joint a fa confiance au pouvoir des fées, acheva de calmer fes inqniétudes ; &, adreffant la parole a une petite linotte qu'elle appercut fur le ciel de fon lit : « Linotte, belle linotte, lui  4!4 Cadichon, >> dit-elle, je ferai tout ce qu'il vous plaira, maïs » donnez-moi, je vous prie, lorfque vous en fau» rez, des nouvelles de mon petit Cadichon ». A ces'mots, la linotte battitdes alles, chanta &s'envola; & la reine perfiiadée que cela vouloit dire : J'y confens, la remercia & lui fit une grande révérence. Cependant le roi & fon fénéchal,' las d'avoir couru inutilement, revinrent a la maifon , & trouvèrent la reine fi tranquille, que le roi en fut prefque fcandalifé; il lui fit plufieurs queftions pour en favoir la raifon; auxquelles Gillette ne répondit jamais que , tout vient a point qui peut attendre. Ce fang - froid Pimpatienta fi fort qu'il fe feroit emporté contre elle, fi fon fénéchal ne lui eut remor.tré que Gillette avoit raifon, & que Pibrac & le confeiller Matthieu 1'avoient dit avant elle dans un cle leurs quatrains qu'il réclta fur le champ. Le roi, pour qui Caboche étoit un oracle , fe tut, & écouta avec attention un beau petit difcours qu'il lui fit fur Pinconvénient d'avoir des enfans, & fur les chagrins & la dépenfe qu'ils caufent a leurs père & mère. « Par mon » fceptre, dit le roi, le beau-père a raifon , & ces » fept marmots-Ia m'auroient ruiné s'ils fuftent plus » long-tems reftés chez moi: partant, grand merci » a qui s'en eft chargé; comme ils font vernis, ils » s'en vont : il n'y a a tout cela que du tems de » perdu; ainfi réjouiflbns-nous, c'eft a recommen» eer ». La reine qui craignoit de trop parler, ne  Cadichon. 415 répondit rien; & le roi, n'ayant plus rien a dire, retourna dans fon cabmet jouer un cent de piquet avec fon fénéchal. Pendant que tout ceci fe paffoit chez le roi Pétaud, la reine fa mère fe laffant d'un veuvage qui duroit depuis long-tems, réiblut de fe rcmarier; pour eet effet, elle jetta les yeux fur un jeune prince, voifin de fon royaume & fouverain des Iles Vertes: il étoit beau , bien fait, & fon efprit avoit autant de graces que fa perfonne ; fes plaifirs étoient fon unique occupation ; il n'étoit bruit que de fes galanteries, & l'on affuroit qu'aucune jolie femme de fon royaume ne lui avoit réfifté. La réputation avantageufe & le portrait de ce prince tournèrent fi bien la tête de la reine, qu'elle fe flatta de s'en faire aimer, & de fixer fon inconftance. II n'y avoit qu'une difticulté , c'eft qu'elle n'étoit ni jeune, ni aimable; elle avoit la taille haute & maigre, les yeux petits, le nez long & pendant, la bouche fort grande & paffablcment de barbe. Une pareille figure pouvoit être avantageufe a une reine pour en impofer : mais elle étoit peu propre a infpirer de l'amour. On ne fauroit tout-a-fait s'aveugier fur fes défauts, lorfqu'ils font marqués a un certain point : elle fentit, dans des momens de réflexion , qu'en 1'état oü elle étoit, il lui feroit impoffible de plaire au jeune roi des Iles Vertes, & que, pour y réuffir, il falloit avoir de la beauté , ou teut au  4i 6 Cadichon. moins de la jeuneffe ; mais comment y parvenu* j & comment changer des cheveux gris &c des traits hommaffes en une figure aimable, en graces enfantines ou en mines agacantes? II eft vrai que Gangan, fon amie, lui auroit été d'un grand fecours dans cette occafion, fi cette fée ne 1'eut pas plufieurs fois preffée inutilement d'adopter fa nieee, & de la défigner héritière de fa couronne; ainfi, il y avoit tout a craindre d'exciter fa colère par une pareille propofition. La vieille reine fentit tout cela , héfita, combattit, & regarda tant & tant le portrait du beau prince des Iles Vertes, que l'amour 1'emporta enfin fur les égards qu'elle devoit a la fée : elle lui fit part de fes fentimens, & la conjura, dans les termes les plus preffans, de lui prêter les fecours de fon art, & de ne lui pas refufer cette marqué effenticile de fon amitié; elle alla même jufqu'a lui faire voir le portrait du jeune prince, & a exiger d'elle 1'approbation de fon deffein. Gangan ne put cacher fa furprife, mais elle diflimula fon reflentiment; elle prévit de quelle conféquence il étoit cle fe déclarer ouvertement contre ce mariage, puifque le roi des Iles Vertes, qui avoit prefque ruiné fes états pour fubvenir a fes dépenfes, feroit capable de le conclure par intérêt, & de le foutenir a 1'aide d'un puiffant génie proteéfeur de fon royaume : ainfi, feignant de donner les mains a cette affaire , elle promit a:!a reine de travailler au plutöt a fon rajeuniffement;  Cadichon, 417 fajeunifTement ; mais elle fe promit en même tems de la tromper, & de la mettre hors d'état d'exécutef fes volontés. Le jour que cette fée avoit marqué pour 1'exécution de fes promefies, elle parut vêtue d'une longue robe dë fatin , couleur de chair ck argent; fa coëffure n'étoit compofée que de fleurs artificielles ck pompons de clinquant; un petit nain amaranthe lui portoit la robe, & avoit fur le bras gauche une boéte noire de lacque de la Chine. La reine la recut avec les plus grandes marqués de refpecl ck de reconnoiffance, ck la fiupplia, après les premiers complanens, de ne pas différer fon bonheur. La fée y confentit, fit retirer töüt le monde, & ordonna a fon nain de fermer les portes ck les fenêtres : puis ayant tiré cle fa boete un livre de vélin , garni de fermoirs d'argent, une baguette compofée de trois métaux, & une fiole qui renfermoit une liqueur verdatre ck fort claire; elle fit afleoir la reine fur un carreau au milieu de la chambre , ck commanda au nain de fe placer deböut vis-a-vis de fa majeflé; enfuite ayant tracé autour d'eux trois cercles en fpirale, elle lut dans fon livre, les toucha trois fois de fa baguette, èk jetta fur eux de la liqueur dont on vient de parler. Alors les traits du vifage de la reine fe mirent a diminuer peu-a-peu, ck la taille du petitnain a croïtre a proportion; de forte qu'en moins de trois minutes ils changèrent de figure fans fentir TomelX. Dd .  41S Cadichon. le moindre mal. Quoique la reine fe fut armée de courage, elle ne put voir, fans quelque crainte, la croiflance du nain; mais les flammes bleuatres qui s'élevèrent tout-a-coup des trois cercles, au'gmentèrent tellement fa frayeur, qu'elle s'évanouit; alors la fée ayant fini fon enchantement, ouvrk une fenêtre & difparut avec fon page, qui, tout grand qu'il étoit devenu , reprit la robe de fa maitreffe , & fa boete de lacque de la Chine. La première chofe que fit la reine, après avoir repris fes fens, fut de fe préfenter devant fon miroir; elle y vit, avec un plaifir extréme, que fes traits étoient charmans ; mais elle ne remarqua pas que ces mêmes traits étoient ;ceux d'une jolie petite fille de huit a neuf ans ; que fa coëffure avoit pris la forme d'un toquet, gami de longues boucles de cheveux blonds, & que fon habit étoit changé en corpsde robe avec les manches pendantes, & le tablier de dentelles : tout cela joint a fa grande taille, dont le charme n'avoit rien diminué , produifoit quelque chofe de fort bifarre : cependant elle n'en fut point frappée; car, de toutes les idéés qu'elle avoit avant fon changement, il ne lui étoit refté que celles qui avoient rapport au roi des Iles Vertes, & a l'amour, qu'elle reffentoit pour lui. Elle fut donc auffi contente d'eïle , que fes courtifans en furent étonnés; on ne favoit même ce que l'on devoit faire, & quel parti on avoit a prendre, lorfque le premier miniftre,  Cadichon, 419 dont tous les grands dépendoient, tira d'embarras , & décida quebien loin de cöntrarier la reine, i! falloit, au contraire, flatter fes' goüts & fes fant'aifies ,' & comrrienca par ordonner a fa femme ck a fes filles de fe conformer a fes volontés. Bientót, pour' plaire au miniftre , on fuivit leur exemple , ck en peu de tems toute la cour s'habilla comme la reine, & 1'imita en tout. On ne parloit plus, même les hommes , que d'une facon enfantine; on né jouoit qu'a la madame, a rendez-moi ma fille, aux offelets, a la bataille. Les c'uifiniers n'étoient employés qu'a faire des clariöles, des tartelettes ck des petits-choux. On ne s'occupoit qu'a habiller & a déshabiller des poupées, & dans tous les jeux & les collations , il n'étoit queffion cjue du roi des lies Vertes; la reine en parloit-cent fois le jour, ckl'uppeiloit toujours mon petit mari. Elle le demandoit fans ceffe, & fe paya, pendant quelque tems, des raifons dont on fe fervit pour' la natter; mais enfin la gaieté fit place a. 1'humeur ; elle éprouva fous les' caprices d'un enfent qui n'a pas Ce qu'il veut, ck' dont on n'ofe römpre les volontés. Après s'être' amufé quelque tems d'un événement fi fingulier, (car 1'oifiveté de la cour fait qu'on s'y amufe de tout) on s'impatienta des puérilités de ce" grand enfant; on fe laffa de la Contrainte & des complaifances qu'il falloit avöir; on s'éloigna infenfiblement , ck elle étoit fur le point d'être tout-a-fait abandonaée, Ddij  420 Cadichon. lorfqu'on apprit que le roi des lies Vertes, qui parcouroit les royaumes voifins, devoit arriver irïcefA famment dans celui-ci. A cette nouvelle, on reprit courage. La reine redevint fi gaie * aux votres ; 1'intérêt , ni \ ambition n'ont. jamais  42.0* Cadichon. » été les motifs cle ma proteétion , & je fais ne » Paccorder qu'a ceux qui en fónt dignes & recon» rioiflans. Je le crois, répondit Gangan; les din» dons & les oies font bonnes perfonnes. Cela eft » vrai, reprit vivement la fée, & beaucoup plus » que les Gangans, car ils ne font point injuftes; » qu'en dites-vous ? La difpute n'en feroit pas demeurée-la , fi l'on n'eüt averti la fée des Champs que la reine étoit feule, & qu'elle vouloit lui parler; ainfi les deux fées fe faluèrent, & fe féparèrent en femmes qui fe haïfient parfaitement. La reine qui s'appercut de 1'émotion que cette difpute venoit de caufer a fon amie, feignit de 1'ignorer, & voulut en être informée; & la fée des Champs, charmée de fatisfaire la curiofité de famaïtreffe, n'héfita pas a lui faire le récit des injuftes motifs que Gangan avoit eus de perfécuter le roi Pétaud & la reine Gillette, & de ce que la pitié lui avoit fait entreprendre pour traverfer les deffeins de cette perfide fée. « Votre procédé eft louable, lui » dit la reine, & j'aime a voir en vous cette géné» reufe ardeur a protéger les malheureux : mais je » crams cependant que Gangan ne fe venge encore » des bontés que vous avez pour la bonne Gillette, » & pour fes enfans ; elle eft méchante, & j'en » reqois fouvent des plaintes; mais foyez fure que, » fi elle abufe davantage contre vous de fon pou-  Cadichon. 419 » voir, je 1'en punirai. d'une facon terrible ck » éclatante; je ne puis vous en dire davantage; » voici 1'heure du confeil; a mon retour nous con» férerons enfemble fur les moyens de prévenir les » mauvais deffeins cle votre ennemie ». Dès que la fée des Champs fut feule, elle ne put réfifier a 1'envie de confulter les livres de fa fouveraine. Tous les myftères de la féerie y font dévoilés, ck l'on y découvre, jour par jour, tout ce qui fe paffe clans 1'univers; mais il n'appartient qu'a la reine cle fufpendre ou d'empêcher ces événemens; elle a fur les fées la méme puiffance que celles-ci ont fur les hommes. La proteétrice de Cadichon eut a-peine ouvert ces livres, qu'elle y Jut diftinétement que, par le pouvoir cle grande féerie, la perfide Gangan enlevoit, dans le même infiant, le jeune prince, & qu'elle le tranfportoit dans 111e Inacceffible ou elle retenoit fa niece depuis le moment de fa naiffance. A cette vue, elle trembla d'abord pour la vie de fon protégé, ck enfuite pour fon cceur ck pour fes fentimens , car elle favoit que cette méchante fée étoit plus capable de les corrompre que de les former. Le trouble que cet incident jetta dans fon ame, fit place aux réflexions, & elle penfoit aux moyens d'empêcher les fuites de cette entre-. prife, lorfque la reine fortit' du confeil & vint la rejoindre : a la trifteffe qu'elle remarqua fur le vifage de fon amie , elle jugea de ce qui lui étoit arrivé  430 Cadichon. pendant fon abfence; & lui adreflant la parole 3 « Vous avez voulu, lui dit-elle, fatisfaire votre cuw riofité , & vous avez appris des chofes que je » voulois dérober a votre connoilTance. Je n'ai pu » refufer, il eft vrai, a Gangan le pouvoir de gran» de féerie, puifque fuivant nos loix il eft dü a fon » ancienneté ; mais la connoiftance que j'ai de fon » caraclère m'a fait limiter ce pouvoir a un certain » efpace de tems ; affurez - vous , généreufe fée , » qu'après cela votre ennemie fera févèrement pu» nie , li elle abufe de ce même pouvoir qu'elle » tient de nos loix & de ma bonté ; cependant, » pour vous donner dès aujourd'hui une preuve cle v mon amitié, & mettre a couvert des attentats de » Gangan les autres enfans de Gillette, auxquels vous » vous intéreftez, prenez cette fiole, frottez-les de la » liqueur qu'elle renferme: c'eft de 1'eau d'invifibilité; » elle dérobe les objets aux yeux des fées feulement; 9> & fon charme eft tel, que Gangan, avec toute fa » puiffance, ne fauroit le vaincre : allez , ma chère » amie, fouvenez-vous que votre reine aime la géné» rofité, qu'elle protégé la vertu, & comptez tou» jours fur fa proteétion ck lur fa tendrefle ». A ces mots la fée prit refpeclueufement la main de la reine, la baifa & partit. Elle ne fut pas plutöt dans fon ïle qu'elle mit en ufage 1'eau d'invifibilité; elle en frotta les trois polichinels 6c les trois dames-gigognes, ekréferva feule-  Cadichon.' 431 ment l'extrémité cle leurs nez'qu'elle'laiffa viffble,' afin de les pouvoir reconnoïtre; puis, ayant donné fes ordres, & confulté les livres, elle partit pour fe rendre chez le roi Pétaüd, oü elle avoit lu que fa préfence étoit néceffaire. En effet, lorfqu'elle y arriva, le petit royaume de ce prince étoit en combuflion, & voici quel en étoit le fujet. 11 y avoit déja long-'ems que la maifon oü fa majeflé avoit logé jufqu'alors, ck que fon beau-père le fénéchal avoit habitée avant lui, tomboit de tous cótés, malgré les réparations qu'on y avoit faites. II avoit réfolu, dans un confeil particulier avec fon maitre macon, qu'il avoit fait fon premier architeéte , d'en rebafir une nouvelle. Cet officier de la couronné, n'ayant depuis long-tems rien fait de neuf pour leurs majeflés , avoit abattu tout le vieux batimênt, dans le deffein d'en commencer un' nouveau, qui, felon lui, devoit être bien plus magnifique que 1'autre : mais les épargnes 'du roi, depuis 1'eulévement cle fes enfans, & fes revenus annuels ne fuffifant pas pour 1'exécution de ce nouvel édifice, il prit le parti, par le confeil de fon receveur ck du procureur - fifcal, d'impofer. une taxe pour fournir a la dépenfe de fon batiment. Ses fujets qui n'avoient point encore payé d'impöts, murmurèrent fort haut, ck jurèrent de ne point obéir; ils menacèrent même de s'en plaindre a la reine-mère, ck de la rendre 1'arbitre de leurs plaintcs. A leur mé-;  432 C A D I C H O ff, contentement fe joignirent les remontrances de Caboche ; il prétendoit qu'il étoit ridicule de faire payef aux autres une chofe qui ne pouvoit leur être ni utile, ni profitable; que fa majefté n'étoit au fond qu'un homme comme un autre ; qu'ayant fes biens & revenus, il ne devoit pas prendre ceux d'autrui pour dépenfer davantage ; que , par - conféquent, lorfqu'on n'avoit le moyen que d'avoir une maifon, il ne falloit pas avoir un chateau ; & quiconque n'avoit qu'un écu, ne devoit dépenfer qu'un écu. Toutes ces raifons paroifToient fort bonnes au roi; mais dans le même inftant le procureur-fifcal & le receveur lui crièrent qu'il étoit le maitre, que ce n'étoit pas la peine d'avoir des fujets, fi on ne leur faifoit pas acheter le foin qu'bn fe donnoit de les gouverner; qu'ils étoient faits pour payer, & les rois pour dépenfer ; & qu'il n'y avoit qu'une tête de fénéchal capable de penfer autrement, & de confeiller de même. Le roi trouvoit que ceux-ci raifonnoient fort jufte, & concluoit a lever 1'impöt; cependant chaCun prenoit parti, & donnoit fadécilion. « On les fera bien » payer, difoient les uns; on ne paiera pas, difoient » les autres; cene fera pas ainfi-, difoit Caboche, car je » 1'ai mis dans ma tête; cela fera , difoit le procureur» fifcal, ou j'y perdrai monlatin ». Enfin , c'étoit un fi grand tintamarre qu'on ne s'entendoit pas. Le roi, qui ne favoit plus auquel entendre, ne favoit quel parti; préndre : quand il étoit avec la reine, il lui . difoit  Cadichon. 43J difoit quelquefois : « Oh! par mon fceptre, fi cela » continue, je planterai tout la, ck alors fera roi » qui voudra ; car j'irai fi loin, fi loin , que je » n'entendrai parler ni cle royaume, ni cle peuple, » ni cle maifons. Ne vous impatientez pas, fire , » lui répondoit tranquillement la reine, j'ai déja eu » 1'honneur de dire k votre majeflé que tout vient » a point qui peut attendre. Eh ! que diable voulez* » vous que j'attende, répliquoit Ie roi? encore fi » ceux qui ont emporté nos enfans nous avoient » laifle une inaifon k la place, nous n'en ferions » pas oü nous en fomm'es; mais fans doute la Gan» gan y a mis bon ordre ; ck , fi cela continue t » nous n'aurous pas plus de maifons que nous n'a» vons d'enfans » : ck puis c'étoit de rabachef contre les fées, tant & tant, que la bonne Gillette en étoit impatientéei La fée qui avoit été témoin pendant quelque tems de ce qui fe paflbit, & qui fouffroit des inquiétudes de la reine, fe montra enfin a elle fous la forme d'une linotte, dont elle s'étoit déja fervie une fois, & la tranquillifa, en 1'afliirant que bientót elle lui donneroit des preuves convaincantes de fon amitié & de fa protection. Gillette, tranfportée cle joie, la baifa mille fois, après lui en avoir demandé la perraiflion; la pria de refler, ck lui promit, pour 1'y engager , de lui faire tous les jours, tant quklle demeureroit avec elle, un petit gateau, compofé de Tome IX. Ee  434 ' Cadichon. farine cle millet, de chenevis tk de lait : Ia fée y confentit, Sc fes promelfes ne tardèrent pas a s'accomplir. Le quinzième jour de fon arrivée, le roi qui fe levoit ordinairement de grand matin, fut étrangement furpris de fe voir dans une maifon toute neuve, fort commode & très-folidement batie : je dis une maifon, car ce n'étoit que cela , & point du-tout un palais; il n'y avoit ni architeéhire, ni peinture, ni fculpture, ni dorure. On trouvoit an rez-de-chauffée une cuifine, une dépenfe ou office» une falie a manger, tk une falie d'audience : au premier étage, une anti - chambre , une chambre, un cabinet, une garde - robe pour la reine , & un grand cabinet en aile pour le roi, clans lequel fa bibliotheque dont on a parlé fe trouva toute placée. Au-deffus étoient de fort beaux greniers bien Iambriffés , d'oü l'on découvroit Ia plus belle vue'du monde. On n'avoit pas oublié une Iaiterie avec tous fes uftenfiles; mais ce qu'il y avoit de plus admirable, c'eft que toute la maifon étoit bien meublée, & garnie de tout ce qui étoit néceffaire : les meubles étoient parfaitement femblables, pour les étoffes & pour Ia forme, a ceux de leurs majeflés, tk ils auroient pu s'y méprendre , fi ceux - ci n'avoient été neufs. On s'imagine bien quel fut 1'étonnement de Pétaud, de fe trouver dans une maifon qu'il ne connoiffoit point ; mais ce fut ben autre chofe, lorfqu'ayant ouvert une des fenêtres de fa chambre, il  Cadichon; 435 appercut au lieu de fon petit potager royal un grand gazon en boulingrin , au bout duquel étoit un affez; bel étang, terminé par un bóis de haute futaie ; qu'il y avoit a droite du boulingrin un potager remp'i de tous les difféi ens légumes, & qu'a gauche étoit un verger planté de toutes fortes d'arbfes fruitiers. Il confidéra tout cela pendant quelque tems : mais, fa furprife faifant place a fa joie, il courut au lit da la reine qui donnoit encore, ck la réveiila en lui criant : « Ma femme , ma femme , Ievez - vous , » venez voir une maifon toute neuve, des jardinsj » magnifiques. Savez - vous ce que c'eft que tout » cela? pour moi je n'y comprends rien.» La reine eut a-peine le tems de prendre fon jupon, fon peten-Fair ck fes mules; elle fut a la fenêtre avec le roi, qui fur-le-champ la conduifit dans tout 1'appartement , ck de la au rez - de - chaufiée , oü ils trouverent la cuifine & 1'office garnis de tout ce dont on pouvoit avoir befoin. Toutes ces merveilles ne laifi» fèreut pas que d'efTrayer le bon Pétaud; mais la reine qui fe doutoit d'oü tout cela venoit, n'avoit pas la même crainte, & n'ofoit en rien dire. Ils étoient tous deux dans cette fituation, lorfque le fénéchal, qui depuis une heure cherchoit la maifon du roi, entra dans celle-ci, plus par le devoir de fa charge que par Fefpérance d'y rencontrer leurs majeflés : il ne favoit que penfer d'une maifon éievée en une nuit; ck quoiqu'il füt moins peureux que fon gendre, il Ee ij  436 C a d 1 c h o rr. ne commenca cependant a fe raflurer que ïorfqul! fe vit en campagne. Le roi, de fon cóté, fut auffi fort aife de le voir arriver ; & tenant toujours le bras de la reine , ils parcoururent une feconde fois toute la maifon du haut en bas, ck tous les jardins. Chacun raifonna beaucoup fur la fingularité dè cette aventure: les uns trouvoient que leurs majeftés étoient bien hardies de demeurer dans une maifon batie par les fées, au rifque d'y être lufmées; les autres , au contraire , prétendoient qu'ils faifoient fort bien, ck qu'il feroit a fouhaiter que toutes les* vieilles maifons du royaume fuffent rebaties de même. Comme on fe fait aifément au bien-être ck aux nouveautés, après en avoir beaucoup parlé , on n'en paria plus; ck le roi fut en peu de tems auffi accoutumé a fa nouvelle maifon, que sll 1'eüt habitée toute fa vie : par ce moyen il ne fut plus queffion d'impöt; la tranquillité revint dans 1'état, ck 1'union entre les grands officiers de la c'ouronne. ïl n'y eut que le pauvre architeéte qui penfa fe pendre , mais qui fe contenta de donner au diable les. génies ck les fées, & de les appelier cent fois magiciens ck forciers. Pendant que la fée des Champs produifoit toutes ces merveilles, elle rema'rqua dans Gillette, tant de refpecf pour les fées ck de reconnoiffance pour elle, due fe fentant attachée de plus en plus aux intéréts  Cadichon. 437 'ce cette reine , elle ne put lui refufer de faire a fa cour un féjour plus long qu'elle n'avoit projetté : elle la raffura fur le fort de fes*enfans, & lui apprit leur chatimeat & les raifons qu'elle avoit eues de fe porter a cette extrémité; mais comme la vraie & tendre amitié fait faire myftère des chofes les plus intérefTantes, Jorfqu'elles peuvent être affligeantes pour la perfonne aimée, elle lui cacha avec foin 1'enlévement de fon cher Cadichon, & les alarmes qu'elle en reffentoit elle-même; puis lui ayant recommandé la confiance, la patience & la difcrétion, fi elle vouloit parvenir au bonheur, elle la quitta avec regret, pour retourner dans fon gouvernement de 1'ile Bambine. Dès qu'elle y fut arrivée, on 1'informa avec empreffement d'un événement inoui depuis 1'établiffement de 1'ile. La mie doyenne , qui pendant 1'abfence de la fée, faifoit les fonétions de gouvernante, lui apprit que quelques enfans mutins, opmiatres, ck auxquels 011 avoit pardonné plufieurs fois; foutenus des poupées leurs amies, s'étoient révoltés , dans le deffein de ne plus obéir a leurs mies; que 1'efprit de révolte avoit tellcjnent gagné en peu de tems , qu'on avoit eu bien de la peine a en arréter le cours; que, pour cet cfïet, fe fcrvant de fon autorité, elle avoit commencé par faire emprifonner les poupées dans leurs boetes, & qu'a 1'égard des enfans, elle avoit condamné les uns a n'avoir pendant quinze jours que du pain fee a goüter, les autres a être en Ee iij  43 8 Cadichon, coëffure cle nu.it pendant un mois, ou bien a être enfermés entre quatre chaifes 1 'efpaee de deux heures par jour, jufqu'a ce qu'ils euffent demandé pard®n publiquement. La fëe gouvernante approuva ' la conduite de la mie doyenne, & la loua beaucoup de fon zele; mais, comme il falloit un exemple, fans s'éearter de la loi générale, elle condamna les plus mutins des rebelles a être cent ans marionnettes, & les obligea de fervir , dans les différens royaumes de 1'univers, de gagne-pain aux briochés, & cle fpectacle au peuple. Elle fe laiffa d'autant plus aller a cette rigueur , qu'elle apprit que fes fix protégés avoient eu peu de part a la rébellion : charmée du changement qui commencoit a fe faire en eux, elle les fit venir devant elle, & s'adreffant a leurs bouts de nez, ( car elle n'en pouvoit voir davantage ) elle leur fit une réprimande plus douce que févère, les renvoya en leur promettant fon amitié , & des récompenfes, fi dans la fuite elle avoit lieu d'être fatisfaite. Quoique cet événement & fon devoir ne lui permifient pas de s'abfenter d'un lieu oü fa perfonne fembloit fi néceffaire, elle ne put cependant réfifler long-tems a Fintérêt qu'elle reffentoit pour Cadiphon, & a 1'impatience qu'elle avoit d'en apprendre des nouvelles; ainfi, dès qu'elle fe prut moins utile a fon petit peuple, elle partit promptement dans le deffein defatisfaire fa curiofité §c fa tendrefle ppur 1§ jgung prince»  Cadichon. 439 Pour n'être point appercue des génies ck des fées qui parcourent continuellement la moyenne région de Pair, elle prit fa petite chaife de pofte qu'elle ferma exaétement de tous les cötés, fe munit des uftenfiles de la féerie , ck n'oubüa pas fur-tout de 1'eau d'invifibilité ; puis ayant ordonné a fes fix lézards volans d'aller grand train, elle arriva en quelques minutes aflez prés de 1'ile inacceflible. La elle mit pied a terre, fit difparoitre fa voiture, & s'étant frottée de Peau dont on vient de parler, elle franchit, fins être vue, les obflacles qui auroient pu fans cela s'oppofer a fon paflage. ■Gangan, pour interdire aux génies ck aux fées rentree de fon ile , Pavoit environnée d'une triple enceinteformée par un torrent rapide qui rouloit avec fes eaux des rochers & des troncs d'arbres. Les bords de cette ile étoient défendus par vingtquatre dragons d'une énorme grandeur; ck les flammes qu'ils vomiffoient a la vue des fées ou des génies, s'élevoient jufqu'aux nues, ck formoient, en fe réuniflant, un mur de feu iinpénétrable. II y avoit a-peine une heure que la fée des Champs cherchoit a s'inftruire, fans être vue, du fort de Cadichon, lorfque le hafard lui en fournit Poccafion la plus favorable ; elle vit venir Gangan accompagnée d'une dive, ( car elle n'étoit fervie que par des génies mal-faifans : ) fon vifage lui parut enflammé de colère, ck elle parloit avec beaucoup d'action; Ee iv  A4& C'A D I C H O N, la fée des Champs, profitant de fon invifibilité, ré-» folut d'écouter, & entendit Gangan tenir a-peu-près ce difcours a fa compagne. « Oui, ma chère Bar» barec , tu me vois au défefpoir ; je perds pour w jamais le plus grand royaume de 1'univers: 1'in» grate mère de Pétaud efl morte fans avoir jamais » voulu fe raccommoder ave.c moi; ce n'efl pas * tout, elle a encore engagé fes fujets par ferment p a ne jamais recevoir de ma main aucun fuccef- V feur , ck a rendre même fa couronne a fon fils, s» ou a l'un de fes petits-flls. J'ai taché de regagner r> les peuples par mes bienfaits , mais j'ai trouve » contre moi une haïne invétérée; ils ont refufé » mes dons, ils les ont regardés comme autant de » perfidies & cle trahifons, ck par une délibération ff unanime & authentique de fuivre les intentions p de la reine, ils font parvenus a m'enlever un ft trène oü j'avois compté de faire monter ma »> niece; mais ces fujets ingrats ne tarderont pas a w éprouver ma jufte colère ; ck pour commencer » par ceux qui font les principales caufes de ma » difgrace , prends dans mes écuries un de mes » plus forts griffons, vole dans 1'ile Bambine , V faifis-toi des frères & feeurs de Cadichon, ck >> amene-les dans cette 'ile; je me charge d'enlever j>» Pétaud ck Gillette , èk lorfque je les aurai tous »» raflemblés, je changerai ceux - ci en lapins, 6k jr» leurs enfans en baflets. Si un refle de pitié cjue jf  Cadichon. 441 reflens encore pour Cadichon , vient a m'aban» donner, je ne réponds pas qu'il n'éprouve auffi » les efFets de ma vengeance; allons cependant tout » préparer pour 1'exécution de mes deffeins, & » penfons, ma chère Barbarec, qu'ayant quitté les » loix des périfes pour fuivre celles des dives, nous » fommes devenues les ennemies des fées, des » hommes, ck que nous ne devons rien négliger » pour les accabler du poids cle notre haine. ». La fée des Champs ne put entendre ce difcours fans ftémir ; elle demeura quelque tems immobile ; puis rappeilant fa raifon, & fentant de quelle conféquence il étoit de ne pas refter plus long-tems dans ce féjour terrible, elle prit le parti d'en fortir, ck d'aller au plutöt implorer la puifTance de la reine des fées; elle repaffia de 1'autre cóté de 1'ile ; mais elle étoit a-peine defcendue a terre , que le ciel s'obfcurcit, la terre trembla, ckdes mugiffemens épouvantables, en s'uniffant aux tonnerres ck aux éclairs, fembloicnt aunoncerla deflniél on prcchaine de 1'univers : quelcjues momens après le calme revint dans les airs; mais le jour s'obicurciffant de plus en plus, fit place a un nouveau fpectacle auffi terrible que le précédent. Les vingï-cjuatre dragons qui défendoient les approches cle 1'ile, pouffant des hurlemens affieux, fe lancèrent l'un contre 1'autre des torrens de flamines, ck formèrent un combat de feu qui firat par les confumcr eux-mcmes ; le jour revint, ck il ne  441 Cadichon. parut a la place du torrent & de 1'lle qu'un rocher fee & aride; de fonfommet s'envola a 1'inftant une autruche noire, elle portoit fur fon dos le prince Cadichon & la petite princeffe, niece de Gangan. Tous ces prodiges n'avoient pas autant étonné la fée des Champs qu'elle fut touchée de la fituation de ces aimables enfans; & fa tendrefle lui ayant confeillé de les fuivre, elle fit fur le champ reparoitre fa voiture, & partit avec tant de diligence, qu'elle eut en peu de tems rejoint 1'autruche noire. Son premier deffein fut de lui enlever le prince & la princeffe : mais s'étant appercue qu'elle prenoit la route de 1'ile Fortunée, elle fe contentade la fuivre & de 1'obferver de prés. En effet, au bout de quelques minutes, 1'autruche s'abattit dans File, & tourna fes pas vers la reine des fées. Cette fouveraine, affife a 1'entrée de fon palais fur un tröne d'or enrichi de pierreries j.étoit entourée de fes douze fées , des vingt-quatre gines noires dont on a parlé, & d'une cour nombreufe ; dans le moment que 1'autruche s'approcha du tröne, la fée des Champs fe faifit du prince & de la princeffe, les porta aux pieds de la reine; & alors 1'autruche reprit fa première forme avec fon caraétère; la confufion, le dépit & le défefpoir fe peignirent tour-a-tour fur fon vifage, ck elle étoit dans Ia plus cruelle attente ds ce qui alloit lui arriver, lorfque la reine lui adrelfa la parole en ces termes; « La  Cadichon. 443 » malignité cle votre efprit tk la perverfité de votre »> cceur ne vous ont pas permis de faire un bon » ufage de votre pouvoir; bien loin de réparer vos » injulhees par la puiffance de grande féerie que » les loix & ma bonté vous ont accordée, vous » en avez au contraire abufé, & cet abus réclame » enfin ma juffrce; recevez donc aujourd'hui le cha» timent cle vos forfaits, en perdant pour deux eens » ans toute puiffance de féerie, & en reprenant la » forme d'autruche, fous laquelle vous ferez penn dant ce tems-la deitinée au fervice de ces » gines ». A ces mots, la reine la toucha de fon fceptre; tk toutes les fées ayant levé fur elle leurs baguettes en figne d'applaucliffement, prononcèrent quelques paroles, pendant lefquelles la malheureufe Gangan, redevenue autruche, alla fur le champ fe : placer parmi les autres animaux de fon efpece, Cependant la reine ayant appellé la fée Judicieufe, lui confia le foin du jeune prince tk de la jeune princeffe , pendant qu'ils refieroicr.t a fa cour, & lui recommandalur-toutdc former leur cceur en cultivant leur efprit; puis elle embraffaCadichon &Féliciane, ( c'eft ainfi que fe nommoit Ia princeffe; ) & ces : aimables enfans , pénétrés de joie & de reconnoifI Amce, ne quittèrent qu'avec peine les bras de la j reine , pour fe rendre dans ceux de Judicieufe. Ils profitèrent fi bien de 1'éducation qu'on leur \ donna pendant deux ans qu'ils demeurèrent chez la  444 Cadichon. reine des fées , qu'ils s'attirèrent l'amour ck 1'admiration de toute fa cour. Quand ils eurent atteint 1'age, l'un de quatorze ans ck 1'autre de douze, la fouveraine des fées réfolut de les unir & de les rendre , avec les frères & fceurs de Cadichon, au roi Pétaud ck k la reine Gillette; mais elle déclara k la fée des Champs que, pour lervir d'exemple a Cadichon & a Féliciane , ces enfans, quoique parfaitement corrigés de leurs défauts , ne reprendroient leur première forme qu'en préfence des jeunes époux, ck lorfqu'ils feroient arrivés chez le roi leur père; puis 1'ayant rendu vilible , ck ayant déterminé le moment du départ, elle lui confia la conduite des fix enfans dont elle avoit pris foin, ck lui ordonna de leur choifir des époux ck des époufes; enfuite elle fit venir Judicieufe , ck la chargea d'accompagner le prince ck la princeffe : ces aimables enfans répandirent des larmes, en quittant celle a qui ils devoient leur bonheur, ck cette généreufe reine, en les embrallant tendrement, leur promit fon amitié & les vit partir avec reg^et. Ils ne tardèrent pas k fe rendre k la cour de Pétaud; ce roi y étoit depuis quelques jours dans un embarras extréme. La reine fa mère après avoir langui plufieurs années", avoit laiffé le tröne vacant, ck les députés de fon royaume venoient inviter fon fils d'y monter : ils demandoient une audience, ck on ne favoit de quelle facon il falloit la leur accorder;  Cadichon. 445 Pétaud étoit incertain s'il devoit être deböut ou aflis, k pied ou k cheval : pour cet etTet, on affembla le confeil, oü chacun décida k 1'ordinaire; le fénéchal Caboche prétendit que le roi devoit être debout , & foutint qu'il avoit oui dire que 1'empereur Charlemagne & les douze pairs de France étoient toujours debout , & qu'ils ne s'affeyoient que pour manger & pour fe coucher. Le procureurfifcal opina pour que fa majefté füt affife; il dit pour fes raifons que lés rois & les juges devoient toujours être a leur aife, & qu'après le lit il n'y avoit rien de fi commode qu'un fauteuil. Le receveur , au contraire , fut d'avis que le roi parut a cheval, & il allégua que c'étoit la pofture la plus noble pour les rois, puifque leurs ftatues les reprélentoient toujours ainfi; on foutint fon fentiment, on cria, on fe querella, & on auroit peut-être été plus loin, fi le roi en élevant la voix plus haut qu'eux tous : « Finirez-vous donc , vous aütres ? leur dit» il; voila bien - du bruit pour une chaife de plus » ou de moins ! comme je ferai, ils me verront ; » & comme ils me trouveront, ils me prendront „ » voila tout ce que j'y fais ; mais pour être leur » roi, grand merci, je deviendrois fou avec tout » le tracas de royauté qu'ils m'ont dit. que j'aurois » fur les bras : vive, vive mon petit royaume, » puifque j'y fuis bien, je m'ytiendrai; ainfi, qu'ifs» s'accommodent : cependant.^ puifqu'ils veulent  '446 Cadichon1; » avoir une audience, il faut la leur donner par-< ». tant qu'on les faffe venir ». Chacun fe retira en jnurmurant tout haut de ce que le roi n'avoit point choifi fon avis, ck en le blamant de vouloir en faire toujours a fa tête. Pendant qu'on étoit allé chercher les députés , fa majefté croyant penfer bien mieux que ceux de fon confeil, prit fes habits royaux, & s'affit fur le pied de fon lit , dont il avoit fait relever les rideaux en fefions autour des colonnes torfes; il tenoit d'une main fon fceptre, & de 1'autre fa toque ck fes gants a frange : Ja reine étoit a fa droite fur une chaife de ferge bleue, garnie de gros clous dorés, & fes femmes étoient derrière elle. A la gauche du roi, Pon voyoit fes grands officiers , qui, prefque tous, rjoient fous leur chapeau de la figure fingulière de leur roi. Quand tout fut arrangé, on ouvrit Ia porte, ck les députés entrèrent, fuivis de tout le peuple du royaume de Pétaud; ils lui firent trois profondes révérences., auxquelles le roi ck Ia reine répondirent par trois autres, ck ils alioient commencer leur harangue, lorfqu'on vit arriver une femme d'une figure majeftueufe., tenant par la main un jeune - homme de quatorze a quinze ans, ck qui, adrefifant la parole a Gillette, lui paria ainfi : « Reine, tout vient d »' point qui peut ■attmdre : vos malheurs font firris , » ck votre deffin a changé de face ; on 2 fu dérober.  Cadichon; 447 » a la méchanceté de Gangan le prince que voici; » cette perfide fée ne peut plus lui nuire & fa » malice vient d'ètre confondue; reconnoiffez donc » en lui Cadichon; & vous, députés, rendez hom» mage au légitime fuccefleur de vos états ». Alors le roi reconnoiffant fon fils , le prit dans fes bras & le baifa mille fois; puis, fautant au cou de la fée, il 1'embraffa fans aucun égard pour fon age, ni pour fon caraéfère; il en fit de méme a fa femme, a Caboche, au procureur - fifcal, au receveur, 8c a tout ce qui fe trouva autour cle lui; après quoi, otant fon manteau royal, il le mit fur les épaules de Cadichon , lui donna fon fceptre , 1'affit fur Ie pied du lit, & fe mit a crier de toutes fes forces : Vive le roi; ce qui fut répété fur le champ par les grands, & enfuite par tout le peuple, a qui le roi dit plufieurs fois i Criez donc, vous autres? Cependant la reine, pénétrée de joie 8c de reconnoiffance, étoit tombée aux genoux de la fée , qu'elle embraffoit en pleurant; & Ia fée , après 1'avoir relevée, fit figne qu'elle vouloit parler; chacun prêta filence, excepté le roi , dont la joie étoit fi grande qu'il ne voyoit, pour ainfi dire, ni n'entendoit rien; enfin, fe trouvant hors d'haleine, il fe tut, & Ia fée continua ainfi : « Ce que vous voyez n'eft qu'une » partie des bienfaits de la fée des Champs, votre » amie ; elle y joint encore le choix d'une prin» ceffe jeune & aimable que notre reine a deftinée  44$ Cadichon: » au prince pour époufe ; fi les qualités cle 1'efprU » de cette princeffe & les graces de fa figure font » un foible garant du bonheur de ces époux, la » douceur de fon caraclère & la bonté de fon cceur » crue j'ai pris foin de former; peuvent en affurer >> la durée : confirmez donc cette union, ck méritez » ainfi la puiffante proteétion de la fée des Champs, » ck celle de ...... Le roi n'en voulut pas enten-' dre davantage, ck prenant auffi-töt la main du prince ck celle de la princeffe : » Tope, dit-il, je les marie, » ck leur donne tous mes royaumes ck toutes mes » fermes; car., pour mes autres enfans, je ne m'en » embarraffe plus, ck cette bonne .madame des » Champs, notre amie, ne les laiflera manquer de » rien; ainfi faifons la noce, ck réjouiflons-nous; » vous dinerez tous avec moi, quoique je ne fache » pas trop ce que je vous donnerai; mais, comme » dit ma femme : Tout vient d point qui peut at» tendre; cependant, beau-père, dit-il a Caboche, » va-t-en a la cuifine, fais tuer tout ce qui eft en » ma bafle-cour, & fur-tout grand'chère,. car je » veux qu'il en foit parlé ». Le fénéchal obéit; mais en traverfant la falie a manger, il y appercut une table de vingt-quatre couverts, fervie des meilleurs méts; il n'alla pas plus lom, 6k revint promptement raconter au roi & a la reine ce qu'il venoit de voir ; chacun voulut en être témoin; on s'y. rendit, non fans quelque frayeur ck par - conféquent fins  Cadichon^ 449 fans cérémonie ; ce fpeclacle étönna d'abord, -ort héfita a goüter des viandes, mais.. enfin on s'y accoutuma, cileroi, a qui tout cela ne coutoii rien , donna 1'exemple, mangea. de tout fon cceur, & but. exaétement fa ronde. On dit qii'il ne s'épargna pas fur fes vieilles- hiftoires &. fur fes vieux bons-mots;car le bon-horhme les répétoit fouvent, & toujours dans les mêmes termes. II y avoit.prés de deux heures qué Fön étoit a table, lorfqu'on entendit des violons dans la falie d'audience; comme on avoit bien bu & bien. mangé , on quitta volontiers Ia table , & le roi , qui étoit eii gaieté, ne demandant pas mieux qué de danfer, voulut ouvrir le bal avec la reine., > & demanda Ia courante; les violons obéirent, il la commenca, mais ne s'en fouvenant plus, il ne Pacheva pas, & dit au jeune prince & a la jeune princeffe de danfer Un menuet, ce qu'ils firent avec une grace admirable. Ils en étoient a la dernière révérence , lorfqu'on vit entrer dans la chambre fix marionnettes joliment habillées; favoir, trois en chevaliers romains, & trois en dames romaines; chacune de ces fix marionnettes avoit a cóté d'elle une place vide, dans laquelle on appercevoit un bout de nez, & tout cela étoit conduit par une femme a laquelle on prit peu garde, tant ce fpecfacle attira les regards. Chacun fe rangea pour leur faire place, & fur Ie champ ils formèrent un pas, dans lequel les fix boyts Tonu IX. Ff  450 Cadichon. de nez figurèrent a merveille. Le ballet finï, elles fè rangèrenten cercle, ck dans le même ordre qu'elles avoient obfervé en entrant; leur conduörice fe placa au centre, porta 1'extrémité de fa baguette fur les fix bouts de nez, ck fit en même - tems paroitre a leur place trois polichinels ck trois dames-gigognes. « Bon, bon! dit le roi, tout cela fera pour mes » petits-enfans, pourvu qu'ils ne me coütent rien k w nourrir ck k habiller; je les garderai & m'en ré» jouirai en attendant. Doucement , fire , reprit » cette femme, donnez-vous patience, tout vient a » point qui peut attendre ». Dans le même inflant les douze marionnettes fe remirent a danfer, ck l'on fut dans le dernier étonnement de les voir changer k vue d'ceil, & reprendre peu-a-peu un autre vifage & un nouvel habillement. « Miféricorde! s'écria le » roi, voila Toinon, Jacquot ck Chonchon; ma » femme ! c'eft Toinette , Jacqueline ck Chon« » chette .... non, je ne crois pas. ... Oh! par » mon fceptre, cela eft admirable ». Puis, adreffant la parole k leur conductrice : « Tenez, lui dit» il, je parie ma toque ck mon manteau royal , » que vous êtes madame des Champs, notre amie; » par ma foi vqus valez votre pefant d'or, ck voila » des enfans tout chaufles, tout vêtus, ck grands » comme père ck mère; mais qui les mariera? » Moi, répliqua la fée des Champs, ( car c'étoit » elle-même) ck ce fera tout-a-l'heure ». A ces  Cadichon, 45* mots, Ie rol ne fe fentant pas de ]o!e, la prit par la main, lui fit je ne fais combien de compümens a fa facon, &£ la fit afleoir auprès de Gillette, a qui il crioit : « C'efl madame des Champs , att » moins, c'eft notre bonne amie ». Mais la reine, n'écoutant que fes fentimens, fe livra a toute fa reconnoiffance envers la fée, & a toute fa tendrefle pour fes enfans. La fée lui préfenta enfuite les trois princes tk les trois princeffes qui lui étoient inconnus, & propofa leur mariage avec fes fix enfans. Le roi & la reine y confentirent fur le champ; tous ceux qui étoient préfens applaudirent au choix de la fée, & les députés proclamèrent Cadichon tk Féliciane pour leur roi & leur reine. Les fept mariages furent célébrés d'une manière digne de la fageffe de Judicieufe, & de la noble fimplicité de la fée des Champs. Cadichon donna lui-même a chacun de fes frères & de fes beaux-frères un des grands gouvernemens de fon royaume en fouveraineté; tk les fept princes partirent avec leurs époufes, accompagnés des deux fées, qui ne les quittèrent que lorfqu'ils furent arrivés chacun dans leur capitale. Elles leur y donnèrent des nouvelles inflruélions pour la conduite de leurs families & de leurs états; & après les avoir comblés des marqués de leur bienveillance & de leur générofité, elles partirent pour fe rendre chacune dans leur département. A 1'égard de Pétaud & de Gillette, la fortutie de Ff ij  452, Cadichon; leurs enfans ne leur caufa ni ambition ni jaloufie } & ne changea rien a leur facon de penfer. La majeflé & la repréfentation d'une grande reine ne convenoient point a la fimplicité de Gillette ; le caractère & le génie de Pétaud n'étoient point propres aux foins d'un grand royaume ; & ils n'auroient pas changé, l'un, fon fénéchal, fon piquet & fon potager ; 1'autre, fon rouet, fa laiterie, & 1'amitié de la fée des Champs, pour toutes les grandeurs de 1'univers. Fin de Cadichon.  JEANNETTE O U L'INDÏSCRÉTION.   ■ J 11 A li Sti JL A JU L'INDISCRÉTION. CONTÉ. Ut y avoit une fois deux bonnes-gens dont la maifon étoit voifine du chateau d'une fée bienfaifante. ïls avoient fouvent entendu parler de fon pouvoir ck de fes bontés , mais jamais ils n'avoient imploré fon fecours; leur timidité naturelle les en avoit peutêtre empêchés, ou bien plutöt, fuivant ce que d'autres m'ont affuré, le contentement oü ils étoient d'un état fimple dans lequel ils avoient fu fe borner; c'eft un bonheur que l'on n'a pas befoin de demander aux fées, & que nous pouvons* nous accorder Ffiv  45^ Jeannette a nous-mêmes. Ces bonnes-gens n'eurent de leur mariage qu'une fille, qui, réellement étoit très-jolie; mais, toute jolie qu'elle étoit, ils la trouvèrent mille fois pius belle qu'elle ne 1'étoit; en effet, ils élevèrent cle leur mieux leur petite Jeannette, ( c'eft ainfi qu'elle fe nommoit: ) & ne s'appercurent point, foit a caufe de l'aveuglement qui n'eft que trop ordinaire aux pères & aux mères, foit enfin paree qu'ils n'en favoient pas dayantage; ils ne s'appercurent pas, dis-je , d'un grand défaut, c'étoit celui de toujours parler , & de toujours rapporter ce qu'elle avoit %i & ce qu'elle avoit- entendu. Les bonnes-gens regardèrent comme une vivacité ou comme une gentillefte les premières indifcrétions que Jeannette commit : ils répétoient devant elle les petits contes qu'elle leur avoit faits de fes compagnes, ils les applaudiffoient , & prefque toujours ils en rioient: cette complaifance paternelle autorifoit Jeannette dans fes défauts, J'ai dit, ce me femble, que ces bonnes-gens n'avoient jamais rien demandé a leur voifine la bonne fée; mais bien fouvent l'on fait pour fes enfans ce que l'on ne feroit pas pour foi-même. Ils fe déterminèrent enfin a fe préfenter devant Ia fée , ck parurent devant elle, l'un en tournant fon chapeau , 1'autre en lui préfentant un petit panier d'ceufs frais; mais tous deux avec une eontenance très-embarraffée; & la prièrent de Jeu?  ou l'Indiscrétión. '457 accorder une gface. Dès que la bonne fée les appercut , elle s'approcha d'eux avec autant de bonté que ft elle eut été leur égale. Que voulez-vous de moi, mes bonnes-gens, leur dit-elle ? Je venons, répondirent-ils, vous prier d'une grace, c'eft de vouloir bien prendre a vous, & avoir foin de notre petite fille Jeannette ; c'eft, en vérité , une jolie enfant. Eh bien , amenez-la moi dans huit jours , leur dit avec douceur la bonne fée. Au bout de huit jours les bonnes - gens revinrent au chateau de la fée, tout aufli bien endimanchés qu'il leur étoit poffible, conduifant par la main Jeannette, qu'ils avoient parée tout de leur mieux : elle avoit des fabots tout neufs , un bavolet bien blanc, & un petit jufte d'écarlate , chnmarré de rubans bleus : la fée la trouva bien jolie, & la retint en effet a fon fervice; elle fut habillée dès le jour même, & parée avec la plus grande magnificence, & l'on ne lui donna pas d'autre occupation que de jouer avec fept ou huit petites princeffes, que des rois & des reines avoient remifes entre les mains de la fée, & de 1'éducation defquelles elle avoit bien voulu fe charger. L'emploi de Jeannette n'étoit pas difficile, auffi s'en acquitta-t-elle trés-bien dès le premier jour. Mais comme un parleur ne réfléchlt point fur. les convenances de ce qu'il peut dire, Jeannette ne pouvant parler du chateau, dont elle ignoroit les  458 Jeannette. ufages; Jeannette paria, tantöt a 1'une , tantöt, a 1'autre de ces petites princeffes, & tres-fouvent a. toutes en général; Jeannette , dis-je , paria de fon père, de fa mère Sc de fon village. La matière étoit tiès-peu intéreffante, auffi n'amufa-t-elle point toutes celles qu'on lui avoit cependant expreffément comrnandé de divertir ; au contraire même , elles dirent tout bas : Voila vraiment de belles hiftoires que nous conte-la Jeannette ! il faut efpérer qu'il lui viendra quelque rhume ; il faut qu'elle ait une bonne poitrine; Sc cent autres propo: oar lefquels on la tournoit en ridicule. Le lendemain dé fon arrivée, elle fit a toutes Jes petites princeffes des confidences dans lefquelles elle leur dit tout ce qu'elle put imaginer pour leur plaire & pour s'mfinuer dans leur efprit; elle confia a Tune que 1'autre avoit dit qu'elle n'étoit point jolie; a celle-ci que celle-la 1'accufoit d'avoir piffé au lit, & cent mille autres chofes de cette efpece, très-défap;ré