DISCOURS COURONNÊ PAR LA SOCIÉTÉ ROYALE DES ARTS ET DES SCIENCES DE METZ, Sur lesQueftions fuivantes, propofèes pour fujec du Prix de 1'année 1784. i°. Qiielle ejl l'origine de Vopinion, qui étend fur tous les Individus d'ufie même Familie , une partie de la home attachèc aux panes infamantes que fubit un coupable ? a°. Cette opinion ejl-elle plus nuifible qu'utile ? 30. Dans le cas oü Pon Je décideroit pour Vaffirmative , quels feroient les moyens de parer aux inconvéniens qui en réfultent ? ]VÏ essieurs, C'est un fublime fpeftacle de voir les Compagnies favantes , fans cefTe occupées d'objets utiles au bien public, inviter le génie A ij  (4) par 1'appat des plus fiatteufes récompenfes, a frapper fur les préjugés qui troublent le bonheur de la Société. Cette opinion impérieufe , qui voue a 1'infamie les parens des malheureux qui ont encouru ranimadverfion des loix, fembloit avoir échapé jufqu'icia leur attention, Vous avez eu la gloire , Meffieurs, de tourner les premiers vers eet objet intérenant, les talens de ceux qui afpirent aux Couronnes académiques. Un fujet fi grand a éveillé 1'artention du public; il a allumé parmi les gens de lettres une noble émulation. Heureüx ceux qui ont recu de la nature le génie néceiïaire pour le traiter d'une maniere qui réponde a fon importance", & qui foit digne de la Société célebre qui 1'a propofé! Je fuis loin de trouver en moi ces grandes refiburces ; mais )e n'en ai pas moins ofé vous préfenter moa tribut: c'eft le défir d etre utile; c'eft 1'amour de 1'humanité qui vous 1'ofFre; il ne fauroit être tout a fait indigne de vous. PREMIÈRE PARTIE. L A première des trois Queltions que j'ai a difcuter , pourra paroitre au premier coupd'ceil, offrir des difficuhés infurmontables. Comment découvrir lorigine d'une opinion qui remonte aux fiecles les plus reculés? Com-  M ment démêler les rapports imperceptibles , par lefquels un préjugé peut tenir a mille circonftances inconnues, a mille caufes impénétrables? S'engager dans une pareille difcuffion, n'eft-ce pas d'ailleurs s'expofer a rendre raifon de ce qui n'eft peut-étre que 1'ouvrage du hafard ? N'eft-ce pas vouloir chercher des regies au caprice & des motifs a la bizarrerie? Telles font, Meffieurs , les idéés qui fe préfenterent d'abord a mon efprit; mais j'ai réfléchi qu'en propofant cette queftion, vous aviez jugé par-la même qu'elle n'étoit pas impoffible a réfoudre : votre autorité m'a féduit, & j'ai ofé entreprendre cette tache. II m'a femblé d'abord qu'une obfervation très-fimple me découvroit les premières traces du préjugé dont je parle. Quoique les bonnes & les mauvaifes aélions foient perfonnelles, j'ai cru remarquer que les hommes étoient par-tout naturellement enclins a étendre en quelque forte le mérite ou les fautes d'un individu, a ceux qui lui font unis par des liens étroits. II femble que les feminiens d'amour & d'admiration que la venu nous infpire, fe répandent jufqu'a un certain point für tout ce qui tient a elle; tandis que le mépris & 1'indignation qui fuivent le vice, rejaillilfent en partie fur ceux qui ont quelques rapports avec lui. A iij  (-M) comment pourroit-il obferver ce pénible devoir, fi le déshonneur devoit être le prix de fa fidélité a le remplir ? Soumettez Brutus a cette terrible épreuve, croyez-vous qu'il aura le trifte courage de cimenter la liberté romaine par le fang de deux Fils criminels ? non : une grande ame peut immoler a 1'Etat la fortune, la vie, la nature même , mais jamais 1'honneur. Ici j'ai encore 1'avantage de voir que mon fyftême n'eft pas démenti par les faits. Un coup-d'ceil jetté fur l'Hiftoire des anciennes Républiques, fuffit pour me convaincre que le préjugé dont je parle en étoit banni. A Rome, par exemple, leDécemvir Jppius Claudias, convaincu d'avoir opprimé la liberté publique, fouillé du fang innocent de Virginie, meurt dans la prifon, d'oü il alloit fortir pour fubir la peine düe a tant de forfaits. La familie de Claudius fut - elle dèshonorée ? Non : immédiatement après fa mort, je vois Caïas Claudius fon oncle , briller encore aux premiers rangs des citoyens , foutenir avec hauteur les prérogatives du Sénat , s'élever contre les entreprifes des Tribuns, avec cette fierté héréditaire que fes ancêtres avoient toujours déployée dans les affaires publiques. Ce qui me paroit fur-tout cara&érifer 1'efprit de la Nation, relativement a 1'objet dont il eft ici queftion, c'eft que dans  (xi) les difcours que les Hiftoriens de la République prêtent a Claudius dans ces occafions, ce Romain ne craint pas de rappeller au peuple le fouvenir de ces meines Décemvirs, dont fon neveu avoit été le Chef. II y a plus; je vois le flls même de eet Appius , gouverner en qualité de Tribun militaire Ia République , dont fon pere avoit été 1'oppreffeur & la victime. La punition des autres Décemvirs, ne ferma pas non plus le chemin des honneurs a leurs families. A peine le peuple a-t-il condamné Duillius , qu'il choifit pour Tribun un citoyen de fon fang & de fon nom. Les jugemens qui flétrirent Fabius Vibulanus , Marais Seryilius & M. Cornelius, ne précédent que de quelques années 1'élévation de leurs proches au Tribunal militaire & au Confulat. M. Manlius accufé d'avoir confpiré contre la République, eft condamné a être précipité du haut de la roche Tarpeïenne : quatorze ou quinze ans après fon fupplice, les Romains déferent a Publius Manlius , 1'un de fes proches parens, avec le titre de Di&ateur , la puiffance la plus abfolue a Iaquelle un citoyen puiffe afpirer. Je ne finirois pas , fi je voulois épuifer les exemples de ce genre que 1'Hiftoire me préfente.  07) SECONDE PARTIE. A près avoir cherché 1'origine du préjugé qui fait 1'objet de nos réflexions, j'ai a difcuter une feconde queftion plus importante encore ; ce préjugé eft-il plus nuifible qu'utile ? J'avoue que je n'ai jamais pu concevoir comment les avis pouvoient être partagés fur un point que la raifon & Thumanité décident fi clairement. Auffi quand j'ai vu-une Société favanteauffi diftinguée propofer cette quefiion, je n'ai jamais cru que fon intention fut d'offrir un problême a réfoudre ; mais feulement une erreur funefte a combattre, un ufage barbare k détruire , une des plaies de la Société a guérir. D'abord ,qu'une opinion , dont 1'effet eft de faire porter a 1'innocence ce que Ia peine du crime a de plus accablant, foit injufte, c'eft une vérité, ce me femble, qui n'a pas befoin de preuve ; mais ce point réfolu, la queftion eft décidée. Si elle eft injufte , elle n'eft donc pas utile ? De toutes les maximes de la morale, la plus profonde , la plus fublime peut-être , & en même tems la plus cenaine , eft celle qui dit : que rien n'eft utile que ce qui eft honnête. B  ('9) i'homme 5 le bonheur & la tranquillitë des citoyenSi Si les Politiques paroifTent avoir fouvent méconnu ces principes, c'eft qu'en général les Politiques ont beaucoup de mépris pour la morale ; c'eft que la force , la témérité , 1'ignorance & 1'ambition, ont trop fouvent gouverné la terre. Au refte , fi j'avois eu a démontrer la vérité de la maxime que j'ai expofée par un exemple frappant, j'aurois choifi précifément celui que me fournit le préjugé dont il eft ici queftion. Mais ici j'entends des voix s'élever en fa faveur : je crois rencontrer dès le premier pas un Sophifme accrédité, qui lui a donné un affez grand nombre de partifans. II eft, dit - on s falutaire a la Société ; il prévient une infinité de crimes; il force les parens a veiller fur la conduite des parens; il rend les families garantes des membres qui les compofent. Des citoyens garans des crimes d'un autre citoyen ! Eh! c'eft précifément ce monftre de 1'ordre focial que j'attaque. C'eft par des loix fages, c'eft par le maintien des mocurs, plus puiffantes que les loix, qu'il faut arrêter le crime; & rion par des ufages atroces , toujours plus funeftes a la Société que les délits même qu'ils pourroient prévenir* B ij  (zo) A la Chine on a imaginé un moyen frappant d'établir cette efpece de garantie, dont on nous vante les avantages. La, les loix condamnent a mort les peres dont les enfans ont commis un crime capital. Que n'adoptons-nous cette inftitution > Cette idéé nous fait frémir & nous 1'avons réalifée. Ne nous prévalons pas de la circonftance, que nous n'avons pas été jufqu'a óter la vie aux parens du coupable : nous avons fait plus, même dans nos propres principes, puifque nous rougirions de mettre la vie en concurrence avec l'honneur. Mais après tout, ce préjugé nous donne-t51 en effet ce foible dédommagement qu'on nous promet ? Comment diminue-t-il le nombre des crimes ? Eft-ce de la part de ceux qui font capables de les commettre ? Je n'ai pas fidée d'un homme affez fcélérat, pour fouler aux pieds les loix les plus facrées; & cependant affez fenfible , affez généreux , affez délicat pour craindre d'imprimer k fa familie le déshonneur , qu'il ne redoute pas pour luimême. Le préjugé produira -1 - il plus d'effet de la part des parens f Rendra-t-il le pere plus attentif a 1'éducation de fes enfans ? Quand fon efprit pourroit fe fixer fur les horribles images qu'il lui prélenteroit; quand Ia tendreffe paternelle,  (2,.) toujours fi prompte a fe flatter, pourroit penfer férieufement qu'elle careffe peut être des monftres , capables de mériter un jour toute la févérité des loix, eet affreux mobile feroit au moins fuperflu • car il n'eft pas un feul pere qui ne fe propofe quelque chofe de plus, que d'empêcher que fes enfans n'expirent un jour fur un échafaud. Peut-être m'objeftera-t-on que ce motif peut engager les parens a réclamer le fecours de 1'autorité , contre des enfans pervers qui les menacent d'un déshonneur prochain. Mais outre que la derniere claffe des citoyens n'a pas les reffources néceffaires pour fe procurer ce remede violent; quand un pere fe détermine-t-il a en faire ufage ? Lorfque le mal eft devenu incurable ;lorfque la corruption de fon fils eft déja parvenue a fon dernier période; lorfque des écarts multipliés qu'il connoit fouvent le dernier, & qui ont déja mérité 1'animadverfion de la Juftice, le forcent a des démarches humiliantes , qui laiffent toujours une tache fur 1'objet de fa tendreffe. Et fouvent a peine 1'aura-t-il privé de la liberté dont il abufe, que féduit par 1'efpoir d'un changement dont lui feul peut fe flatter , il obtiendra la révocation de 1'ordre fatal qu'il aura follicité} le coupable, dont les inclinations B ü]  (*l) » de fe fouiller par leur alliance ; la Société 93 entiere les abandonne & les laiflB dans une 33 folitude affreufe ; la bienfaifance même qui » les foulage , fe défend a peine du fentiment 33 fuperbe & cruel qui les outrage; familie*.... 3» j'oubliois que 1'amitié nepeutplusexifterpour 33 eux. Enfin leur fituation eft fi terrible, j» qu'elle fait pitié a ceux même qui en font 33 les auteurs ; on les plaint du mépris que »j 1'on fe fent pour eux, & on continue de les 33 flétrir; on plonge le couteau dans le coeur 93 de ces viflimes innocentes , mais ce n'eft 3> pas fans être un peu ému de leurs cris ». A eet étonnant mais fidele récit, que diroient les peuples dont je parle? Ne croiroient - ils pas d'abord qu'un tel préjugé ne peut regner que dans quelque contrée fauvage? On auroit beau ajouter que les peuples qui font adopté font d'ailleurs juftes, humains , éclairés; qu'ils ont des mceurs polies , des loix fages , des inftitutions fublimes, qu'ils favent mieux qu'aucun autre 8) loi donne aux coupables qu'elle condamné. Plüt au Ciel encore qu'ils ne fuffent qu'inutiles , & qu'ils ne devinffent jamais dangereux ! L'opprobre avilit les ames; celui que 1'on condamné au mépris eft forcé de devenir méprifable. De quel fentiment noble, de quelle aftion généreufe fera capable celui qui ne peut plus prétendre a 1'eftime de fes femblables ? Privé fans retour des avantages attachés a la vertu , il faudra qu'il cherche un dédommagement dans les jouiffances du vice. Si la honte lui a laiffé quelque reffort, craignons-le encore davantage. Craignons fon énergie méme , qui va fe tourner en haine & en défefpoir Je ne penfe pas fans frémir aux mouvemens terribles qui doivent agiter une ame forte, dans cette inconcevable fituation : je crois voir une de ces families, que le préjugé a précipitées a ce dernier degré des miferes humaines. C'étoient des hommes pleins de talens & d'honneur : enflammés par une noble ambition , encouragés par 1'eftime publique , ils marchoient a grands pas vers la glotre & vers la fortune Tout a changé : un moment de délire a égaré quel qu'un de leurs proches, & les Loix l'ont puni. Accablés de ce coup hor-  09) rible, ils font demeurés long-tems enfevelis dans un flupide abattement. Enfin ils ont levé les yeux en trerablant vers leurs concitoyens; leur foible voix n'a ofé fe faire entendre ; mais un regard on la crainte fe peignoit avec la douleur , a imploré pour eux la proteclion de ceux qui les environnoient mais Ie terrible préjugé leur a défendu d'écouter la pitié; tous ont détourné les yeux , & les ont voué pour jamais a 1'abandon, a la mifere , a 1'in- famie Que faites-vous, citoyens infenfés ? Comment ofez - vous ravir a ces infortunés l'honneur & 1'efpérance j fi vous ne pouvez leur arracher en même tems ce courage & cette ardente fenfibilité que leur donna la nature r Que feront-ils déformais de ces ames fieres & aftives dont ils portent tout le poids ? Vous ne voulez plus qu'ils les exercent pour la gloire , pour la vertu , pour la Patrie ; a quoi les emploieront-ils donc? Au crime & a la vengeance. Tous les biens qui peuvent flatter le coeur de 1'homme & occuper fon aftivité, fe font tout-a-coup éclipfés pour eux; 1'amitié , 1'amour, la bienfaifance, toutes ces affections douces qui confolent & qui élevent 1'ame leur font déformais interdites; s'ils jettent les yeux autour d'eux, ils ne voient plus que des oppreffeurs ; s'ils rentrent au - dedans d'eux-  O) iriémes, ils n'y trouvent que le fenttment amef de Fiöjuftïcë atroce dont ils font les viéhmes : leur arae fans ceffe irritée par eet excès de barbarie, he peut plus enfanter que des idéés finiftres & des projets cruels Ah! que dans eet état afFreux , un nouveau Catilina ne vienne point les inviter a confpirer avec lui pour la ruine d'une odieufe Patrie ! je crains bien qu'il ne les trouve trop difpofés a furpaffer fes fureurs. Dans une telle fituation, les mêmes qualités qui devoient être une fource de grandes aétions, doivent néceffairement les conduire aux grands crimes. Pour combler tant d'horreurs , il ne manqueroit plus que de les voir un jour, ces malheureux, expirer eux-mêmes fous le glaive de la Juftice. O citoyens! vous la verrez tót ou tard cette fanglante catafïrophe ; après avoir puni en eux des crimes dont ils n'étoient point coupables, vous punirez ceux auxquels vous les aurez vous-mêmes forcés ; vous les condamnerez a mourir fur ce même échafaud , encore teint du fang de ce parent coupable, dont leurs vertus auroient pu furpaffer les forfaits. Que dis-je-, vous y volerez peut-être en foule pour fatisfaire une curiofité barbare; & qu'y verrez-vous ? Un fpeélacle fait pour vous inflruire fans doute , le triomphe de votre injuftice & de votre folie > 1'exemple le plus  (30 terrible des horreurs que traine après lui le plus atroce de tous les préjugés. Si nous confidérons toute 1'étendue des maux dont je viens de parler, nous nous eftimerons heureux toutes les fois que les parens des coupables prendront le parti auquel ils ont affez fouvent recours , de fuir loin d'une injufte Patrie, pour aller cacher leur honte dans des contrées étrangeres; & qu'ils ne feront point d'autre mal a 1'Etat, que de porter aux Nations rivales leur induftrie > leurs talens, leurs fortunes , avec la haine de la Patrie qui les a perfécutés. Plus j'avance , & plus je découvre de nouvelles raifons de déteffer le préjugé que j'attaque. Je le vois par - tout élever un fignal de difcorde entre les citoyens : c'eft par lui qu'une barrière infurmontable s'éleve tout a coup , entre deux families prétes k s'unir par une étroite alliance; c'eft par lui que le dédain , le mépris, le deuil, le défefpoir, fuccedfe k 1'eftime, k 1'amour, k Ia joie } k 1'ivreffe du bonheur-, c'eft lui qui arrachant 1'un a Pautre des amans, dont 1'hymen alloit combler les vceux, ordonne k Pun de trahir fa foi, & condamné l'autre k 1'bipuiffance de remplir jamais un des devoirs les plus facrés du citoyen. C'eft ce même préjugé qui allume taot de querelles  (3*) funeftes. Ceux qu'il flétrit font fans ceffe expofés a des affronts, qu'ils ne fouffrent pas toujours patiemment. La caufe de leurs malheurs eft un des textes d'injures les plus familiers a la haine, a 1'infolence , a la brutalité, au faux honneur. De-fa les difcuffions, les rixes & fur-tout les duels. C'eft ainfi que ce préjugé fournit un aliment inépuifable a cette autre frénéfie , non moins funefte ni moins barbare que lui, & avec laquelle il eft fans doute bien digne de s'allier. II produit encore un autre inconvénient, peut - être moins fenfible , mais non moins réel. J'ai vu des enfans pervers , s'appercevoir qu'ils tenoient entre leurs mains la deftinée de leurs parens , fe prévaloir de eet odieux avantage , pour leur arracher d'injuftes complaifances, les forcer a fe relacher d'une févérité néceffaire, par la crainte de les pouffer a des excès qui auroient déshonoré leurs families; & faire ainfi du préjugé dont je parle, 1'inftrument de leurs paffions & la fauve-garde de leur licence. Je ne doute pas que ces exemples foient beaucoup plus communs qu'on ne penfe; ils ne-demandent qu'un osil.attentif pour être appercus. Mais il eft, Meffieurs, un point de vue plus important  (33) important , & digne de fixer toUfe vótré attention , fous lequel on peut confidérer le préjugé. Dans toute Société bien conftituée , il eft des Tribunaux établis par les loix , pour juger les crimes fuivant des formes invariables, faites pour fervir de fauve-garde a 1'innocence & de rempart k la liberté civile; mais ces principes facrés, fur lefquels portent les premiers fondemens du bonheur public, le préjugé permetil de les fuivre avec rigueur? Un de fes premiers effets eft de forcer fes families a folliciter fans ceffë des ordres fupérieurs contre les particuliefs , dont les inclinations perverfes ou les paffions ardentes fembiertt leur annoncer un funefte avenir. C'eft en vain que 1'intérêt général femble réclamer contre leurs démarches ; le vceu public invoque luimême ce fecours , en faveur des citoyens honnêtes que menacè cette opinion fatale. Car après tout nos moeurs en général ne font point cruelles; le préjugé nous révolte en rtoüs fubjuguant; nous ne voyons pas' fans épouvante les fuites affreufes qu'il traine après lui ; 1'irttervention de 1'autorité fe préfente a nous comme le feul moyen de les prévenir, & nous le faififTons avec empreffement. Nous connoifTons les inconvéniens qu'il C  (34) entraine; nous favons que les alarmes d'une familie, peuvent être pour des parens malintentionnés un prétexte aux vengeances domeftiques, un infirument d'injuftice & d oppreffïon; nous fentons que la jaloufie d'un frere ambitieux , la haine d'une maratre eruelle , les intrigues d'une perfide époufe, peuvent faire quelquefois tout le crime du malheureux contre qui 1'on confpire au pied du Tröne : & nous ne pourrons - nous défendre d'un fentiment d'effroi, fi nous fongeons qu'alors ces citoyens en butte a des accufations Clandeftines , ayant pour juges leurs adverfaires mêmes, font privés de tous les fecours que les formes ordinaires de la Jufh'ce préfenrent a 1'innocence pour confondre la calomnie. Mais ces inconvéniens & tant d'autres nous paroifTent encore préférables a tous les malheurs qui fuivent le plus odieux des préjugés. Contre un mal fi rédouté , il n'eft point de remede fi violent que nous ne puiffions eraployer fans effroi. Cependant que faut-il penfer d'un fleau qui a pu nous famiüarifer avec une pareille reffource, & qui feul perpétue encore parmi nous un ufage fi pernicieux en lui-même. üui , fans lui les Lettres de cachet feroient ignorées parmi nous, & nous verrions bientót  00 Ce mot effacé de notre langue. La tranquillité publique & lapuiffance royale établies déformais fur des fondemens inébranlables , ne nous permettent pas même de prévoir aucun de ges événemens funeftes , qui peuvent forcer le Gouvernement a employer ces reflbrts extraordinaifes & violens. L'augufte bonté de nos Souverains, qui fe fait une loi den reflreindre 1'ufage avec tant de févérité, s'emprefferoit de 1'abolir entiérement; mais auffi long-tems que nous conferverons 1'habitude d'envelopper 1'innocence dans la profcription du crime , il nous faudra des Lettres de cachet, & nous ne cefferons de les invoquer contre notre propre folie. Que fera-ce lorfque les families n'auront pu recourir a ces précautions funeftes , & que le crime d'un particulier aura éveillé 1'attention de la Police ? C'eft alors que 1'on verra tous ceux qui tiennent au coupable par quelque lien , fe liguer pour 1'arracher a la peine qui le menace. Tout ce que peut le crédit , la faveur, les richeffes, 1'amitié, la bienfaifance, le zele , le courage , le défefpoir , toutes les paffions humaines exaltées par le plus puiffant de tous les intéréts , tout eft prodigué pour impofer filence a la Loi; a chaque délit qu'elle veut réprimer , elle voit fe former contr'elle C ij  fibilité vulgaire, & lui infpire une fainte réferve dans la difpenfation de cette forte de bienfaits. Mais ici tant de circonftances impérieufes fe réuniront fouvent en faveur des families ! tant d'objets touchans s'offriront a Phumanité du Prince ! tant de raifons fëduifanres feront préfentées même a fa fageffe comment la clémence pourroit - elle demeurer toujours inexorable, quand la Juftice elle-même tremble de punir ï On lui arrachera la grace du coupable ; mais dans le moment même oü. fon ccEur combattu la laiffera échapper , il fera forcé de gémir fur la bizarrerie d'un peuple frivole , dont les préjugés font violence a la jufte févérité des Loix, & ébranlent les principes falutaires qui font la bafe de 1'ordre public. TROISIEME PARTIE. CE que je viens de dire , Meffieurs , me paroit fuffifant, pour mettre tous les efprits a portée de décider , fi le préjugé dont il eft queftion eft plus nuifible qu'utile a la Société. J'ai fait voir que fes prétendus avantages font chimériques & nuls, fon injuftice extréme & fes inconvéniens affreux. C'eft dire affez, que nous devons réunir toutes nos forces pour le détruire : mais -la  (39) maniere dont vous avez pofé Ia queftion qui me refte a difcuter , m'a paru mériter une attention particuliere. Quels font, demandez-vous, les moyens de détruire Ie préjugé, ou de parer aux inconvéniens qui en réfultent, li 1'on jugeoit qu'il fut néceflaire de le conferver en partie ? Cet énoncé nous invitoit a examiner fi le préjugé reftreint dans certaines hornes , ne pouvoit pas produire quelques bons efFets, & s'il ne feroit pas encore plus utile de le modérer que de 1'anéantir entiérement. Cette marche convenoit fans doute a la fageffe d'une Compagnie favante , qui cherchant a éclaircir une queftion importante au bien public , fe propofoit d'engager les Gens de Lettres a examiner un fi grand fujet fous toutes les faces , & a le difcuter avec toute l'exa&itude & toute la profondeur qu'il demande. Pour moi, 1'idée que je me fuis formée de 1'abus dont je parle, ne me permet pas d'admettre ici aucun tempérament, & mes principes me conduifent direclement a la deftrudion totale du préjugé. Jefaisqu'il eft chez tous les hommes, comme je 1'ai obfervé dans la première Partie de ce Difcours, un fentiment équitable & naturel , qui fait dépendre jufqu'a un certain point la C iv  (4°) eonfidération attachée a une familie, du mérite ou des vices da chacun de fes membres. Cette maniere de penfer , commune a toutes les Nations , eft bonne , raifonnable , utile a la Société ; mais encore un coup, ce n'eft pointla le préjugé dont il eft ici queftion. Ce difcours n'a pour objet que cette opinion meutriere, particuliere a certains peuples , qui couvrant d'un opprobre éternel les parens d'un coupable que les Loix ont puni, les rendent a jamais des objets de mépris & d'horreur pour le refte de la Société : voila 1'abus qu'il faut anéantir. En le frappant, ne craignons pas de détruire en même tems cette opinon primitive & modérée , qui diftribue avec équité le blame & la honte aux families des coupables. Elle furvivra toujours a la ruine de notre préjugé : e'eft a elle que tous nos efforts nous rameneront naturellement, fans qu'il foit befoin de nous en occuper ; il ne feroit pas même en notre pouvoir de 1'étouffer, elle tient a la nature même des chofes. Jamais dans aucune Société les grandes aélions ou les crimes d'un particulier , ne feront abfolument indifférentes a la gloire de fa familie. Mais fi cette vaine terreur nous engageoit a ufer de ménagemens envers le préjugé , nous ne ferions contre lui que  (40 d'impuiffantes tentatives; fi nous craignons de paffer le but, nous le manquons. Les précautions que nous prendrions pour conferver une partie du préjugé , ne feroient que 1'a-ffermir davantage. Quoi! lorfque nous avons befoin de faire les plus grands efforts pour déraciner une opinion terrible, fortifiée par le tems, cimentée par 1'habitude , entretenue par les caufes les plus puiffantes , la crainte d'obtenir un fuccès trop complet eft - elle dqne le foin qui nous doive inquiéter ? Non , ne fongeons point a modérer 1'ufage de nosforces, quand nous ne faurions les déployer toutes avec trop de courage. Bannilfons tous ces vains ferupules , dégageons - nous de toutes ces entraves , & marchons d'un pas ferme a la ruine du préjugé. Mais ici une réflexion m'arréte. Ne nous flattons-nous point d'une vaine efpérance? Eftil vraiment quelque moyen de guérir les hommes d'un mal fi invétéré 3 L'abus que nous attaquons n'eft-il pas deftiné a triompher éternellement de tous les efforts de la raifon ? Ainfi parle le vulgaire; mais 1'homme qui penfe , rejette ce funefte préfage. Les préjugés invincibles ne font faits que pour les tems d'ignorance, oü 1'homme, ccurbé  (4*) /bus lejoug de 1'habitude, regarde toutes les coutumes anciennes comme facrées, paree qu'il n'a ni la faculté de les apprécier, nt même 1'idée de les examiner mais dans un fiecle éclairé, oü tout eft pefé, jugé, difcutéj oü la voix de la raifon & de Phumanité retentit avec tant de force; oü devenus plus fenfibles & plus délicats en raifon du progrès de nos connoiffances, nous nous appliquons fans ceffe a diminuer nos miferes & a augmenter nos jouiffances, un ufage atroce ne peut longtems retarder fa ruine, s'il n'eft protégé par les paffions des hommes, ou par le crédit d'un trop grand nombre de citoyens intéreffés a le perpétuer. Or, le préjugé dont nous parions n'eft utile a perfonne; il eft redoutable a tous; la Société entiere demande qu'il périffe. Qui, Mefiïeurs, le feul progrès des lumieres fufEroit peut-être pour amener tót ou tard cette heureufe révolution; mais nous ne devoni pas employer avec moins de zele tous les moyens néceffaires pour 1'accélérer. Ne vous femble-t-il pas voir toutes les families, que le préjugé fatal peut frapper encore dans 1'avenir » élever vers nous une voix touchante, pour nous inviter a précipiter, s'il eft poffible, 1'époque de fa deftruclion > Heureux 1'homme d'Etat qui poujrra fe dire a lui-même : J'ai trouvé au  (43) milieu de ma Nation un monflre, qui avoit défolé tous les fiecles précédens; il menacoit de fes fureurs les générations futures , mais je 1'ai anéanti avant qu'il ait pu parvenir jufqu'a elles. Heureux auffi & non moins grand peutêtre 1'Homme de Lettres, qui fauroit montrer a 1'Homme d'Etat les traits dont il doit frapper ce monflre, & obtenir la plus douce récompenfe qui puiffe couronner les travaux du génie, 1'avantage de contribuer au bonheur de fes concitoyens. La nature du préjugé dont il eft queftion, nous indique celle des moyens que nous devons employer contre lui. Ce n'eft point par des loix direftes qu'il faut le combattre, ce n'eft point par l'autorité qu'il faut 1'attaquer ; l'autorité n'a point de prife fur 1'opinion : loin de détruire celle qui nous occupe , elle ne feroit peut-être que la fortifier. Cette opinion a fa fource dans l'honneur, comme je 1'ai prouvé; & l'honneur loin de céder k la force, fe fait un devoir de la braver. Eflentiellement libre & indépendant, il n'obéit qu'k fes propres loix , il ne connoit d'autre maitre ni d'autre juge que lui-même. Nous n'avons pas befoin non plus de bouleverfer tout le fyftême de notre légiflation , pour chercher le remede d'un mal particulier  (44) dans une révolution fouvent dangereufe; des moyens plus fimples & en même tems plus sürs vont bientót s'offrir a nous. Tout ce que fon pourroit défirer , c'eft qu'on s'efforcat de mieux éclairer 1'opinion publique fur 1'efprit de quelques-unes de nos inftitutions, que nous nous obftinons a regarder comme favorables au préjugé : telle eft fur-tout 1'opinion attachée a la confifcation. Quel en eft donc 1'objet > Eft-ce le coupable qu'on veut punir ? Non , la confifcation n'eft pas la peine deftinée a expier le crime , elle n'en eft que laconféquence; & d'ailleurs quand le Fifc s'empare des biens d'un criminel, ils ont pour l'ordinaire ceffé de lui appartenir , paree que Ia jufte févérité des Loix lui a óté Ia vie; c'eft donc fur fa familie que tombe cette peine ; c'eft a fes héritiers qu'elle enleve le patrimoine, que fordre naturel des fucceffions leur déféroit; & tandis qu'ils auroient befoin de toute la confidération que le vulgaire attaché a 1'opulence , pour fe défendre contre le mépris public qui les environne , nous ajoutons encore a leur aviliffement par la mifere....... la mifere & 1'infamie ! Ah' c'eft trop de maux a la fois ; craignons-nous donc qu'il ne refte a ces malheureux quelques moyens d'échapper au défefpoir &c au crime  (45) oü tout femble les entrainer ! La raifon, 1'intérêt public, la douceur de nos moeurs, tout nous invite donc a profcrire eet ufage , que 1'on peut regarder comme Ie plus puiffant proteóleur du préjugé. Mais il en eft encore un autre , qui doit avoir fur le préjugé que nous combattons une influence très-réelle, quoique plus éloignée, c'eft la honte attachée a la batardife. Je voudrois que 1'opinion publique n'imprimat plus aucune tache aux batards; qu'on ne parut point punir en eux les défordres de leurs peres , en les excluant des bénéfices eccléfiaffiques. Pourquoi fe perfuader que les vices de ceux qui leur ont donné le jour, leur ont été tranfmis avec leur fang ? Je ne propoferois pas cependant de leur accorder les droits de familie, & de les appeller avec les enfans légitimes a la fucceffion de leurs parens: non, pour 1'intérét des mceurs, pour la dignité du lien conjugal , ne fouffrons pas que les fruits d'une union illicite , viennent partager avec les enfans de la loi les honneurs & le patrimoine des families , auxquelles ils font étrangers a fes yeux ; laiffons aux cceurs des citoyens qu'égare 1'ivreffé des paflions , la douleur falutaire de ne pouvoir prodiguer librement toutes les preuves de leur tendreffe  (40 aux gages d'un amour que Ia vertu n'approuve pas; ne leur permettons pas de goüter routes les douceurs attachées au titre de pere , s'üs n'ont plié leur tête fous le joug facré du mariage. La feule chofe oü 1'on cherche en vain les principes de la juftice & de la raifon, la feule qui favorife le principe du préjugé dont il eft queftion, c'eft cette efpece de flétriffure que nous femblons artacher a la perfonne des batards, en les déclarant incapables de poffédes des bénéfices. Cet ufage inconnu aux premiers ages de 1'Eglife, né dans le onzieme fiecle , c'eft-a-dire au milieu des plus épaiffes ténebres de 1'ignorance, ne va pas même au but qu'il femble fe propofer, puifque 1'indignité jqu'on fuppofe dans les batards , eft toujours levée par des difpenfes j qui ne fe refufent jamais, & qui ne font que de pure formalité. Si le bien public & 1'intérêt de 1'Eglife exigent qu'ils foient exclus des bénéfices , ces difpenfes font injuftes & nulles; dans le cas contraire , elles font abfurdes & inutiles, ou plutót elles fervent a faire penfer que 1'on peut raifonnablement imputer aux hommes des fautes, commifes dans un tems oü ils n'étoient point encore ; c'eft cet abus trop analogue a notre préjugé qu'il faut profcrire, auffi bien que tous ceux de nos autres ufages,  (47) qui peuvent retracer les mêmes idéés & 1# même efprit. Mais il eft tems de porter un plus grand coup au préjugé, en réformant une autre inftitution plus déraifonnable encore. Quel étrange fpectacle fe préfente ici k mes yeux ! deux citoyens ont oflènfé la Loi : 1'un preffé par le befoin autant que par la cupidité, a ofé porter des mains avides fur les tréfors de fon voifin opulent ; 1'autre a trahi 1'Etat, en livrant aux ennemis la floriifante armée qu'il devoit conduire k la viftoire : la Loi s'apprête a punir ces deux coupables \ on déploie pour le premier 1'appareil d'un fupplice auffi cruel qu'ignomineux ; mais 1'autre , on le regarde encore d'un oeil de faveur & de prédileélion , 1'indulgence éclate jufque dans les coups qu'on lui porte ; on a réfervé pour lui une efpece de punition particuliere; on attaché k 1'inftrument même de fon fupplice urie idéé de grandeur & de prééminence, qui le diftingue encore en ce moment de la foule des citoyens , & femble impofer au mépris public qui devoit 1'écrafer. Le premier tranfmettra fa honte au dernier rejetton de fa race malheureufe ; mais la honte n'oferoit approcher de la familie du fecond; & fes glorieüx defcendans citeront un jour avec orgueil la  (48) eataftrophe même qui termina fa vie , comme un titre éclatant de leur nobleffe & de leur illuftration. Quel eft donc le motif d'une telle partialité ! le Noble & le Roturier, condamnés a fervir de.victime a la vindióte publique, font deux coupables, tous deux déchus du rang qu'ils occupoient dans 1'Etat, tous deux dépouillés de la qualité de citoyen; une feule différence refte entr'eux 3 c'eft que le premier eft plus criminelj paree qu'il avoit violé des Loix qui avoient accumulé fur fa tête toutes les diftinctions & tous les avantages dé la Société. Pourquoi donc le traiter avec tant d'honneur au fein même de 1'infamie ? O toi , qui vas expier a la face du public les attentats dont tu t'es fouillé, viens-tu donc jufques fur 1'échafaud humilier, par le fafte d'une orgueilleufe prérogative, les citoyens vertueux auxquels les loix vont t'immoler ! viens-tu leur dire : je fuis fi grand & vous êtes fi viles, que mes crimes mêmes font plus nobles que ceux des gens de votre efpece, & que ni mes forfaits, ni mon fupplice, ne peuvent encore m'abaiffer jufqu'a vous ? Vous venez de voir , Meflieurs , dans cet ufage une injuftice , une atreinte portée 2 la vigueur des Loix, une infulte a 1'humanité ; mais  (49) mais ce qui me touche ici particuliérement, c'eft 1'appui qu'il prête au préjugé qui nous occupe. Cette différence de peines qui femble dire aux Roturiers, qu'ils ne font pas dignes de mourir de la même maniere que les Nobles, ajoute néceffairement a celle des premiers un nouveau caradere d'ignominie ; tandis que les punitions des grand? paroiffent en quelque forte honorables, paree qu'elles font réfervées pour les grands, celles du peuple deviennent plus aviliilantes, paree qu'elles ne font faites que pour le peuple. C'eft ainfi que le déshonneur s'eft attaché aux families plébéïennes, paree que les inftrumens deftinés au fupplice de leurs membres, étoient en même tems les triftes monumens 'de leur humiliation, & du mépris que la Loi même fembloit témoigner pour elles. Et voila peut-étre le reffort le plus puifTant du préjugé ; car ce n'eft ni la raifon, ni Ia vériré, mais 1'éclat des diftindions extérieures qui détermine 1'eftime de la mulritude. Voyez comme par-tout elle confidere la vertu moins que les talens , les talens moins que la grandeur & 1'opulence; voyez comme le peuple fe méprife toujours lui-même, a proportion du mépris qu'on a pour lui : c'eft par ce principe que le préjugé trouve dans Dij  fufage dont je viens de parler, de puiffantes reffources pour opprimer cette partie de la Kation , qui refte en butte a fes injuftices, & pour faire retomber fur elle tout le déshonneur dont 1'autre s'affranchit. Que devons-nous faire pour remédier a de tels inconvéniens > Si j'entreprends de 1'indiquer, ce n'eft pas que je veuille porter une main profane fur 1'édifice facré de nos Loix; je fais qu'il n'appartient qu'aux Chefs de la légiflation, de pefer dans leur fageflè les avantages ou les inconvéniens des Loix ; & que le miniftere de 1'Ecrivain philofophe fe borne a diriger 1'opinion publique. C'eft donc a elle feule que je m'adreffe , quand je défire de voir étendu a toutes les claffes de la Société , le genre de peines jufque ici- réfervé pour les grands. Je préfere ce parti a celui d'étendre aux grands les chatimens affeftés aux autres citoyens , non - feulement paree qu'il eft plus doux , plus humain & plus équitable , mais auffi paree qu'il nous fourniroit encore un moyen plus direfte d'affoiblir le préjugé. Tout ce que nous venons de dire, fait voir que la honte de ce préjugé n'eft pas feulement attachée au fupplice, mais a la forme même du fupplice; & comme fimagination des peuples eft accoutumée de prêter a celle que je  (5 O propofe de rendre générale une forte d'éclat, & d'en féparer 1'idée du déshonneur des families , la tranfporter a la bourgeoifie me paroic être un moven naturel de donner le change au préjugé, & de tourner contre lui les chofes mêmes qui ont favorifé fes progrès. Le mal dont nous parions étant fouvrage du caprice & de 1'imagination , ce feroit peut-être un grand art que de lui oppofer un remede puifé dans ces mêmes principes ; car ce n'efl pas toujours fur la gravité des mefures que 1'on prend pour déraciner un abus , qu'il faut fouder le fuccès d'une pareille entreprife, mais fur leurs rapports avec Ia difpofition des efprits qui 1'a fait naitre & qui le perpétue. Tous les moyens que je viens d'indiquer , ne peuvent manquer, ce me femble, d'affoiblir au moins le préjugé; mais il en eft un puiffant , irréfiftible , qui fuffiroit feul pour fanéantir : & ce moyen quel eft-il ? Interrogeons la-deffus tout homme de bon fens & il nous 1'indiquera, tant il eft fimple, naturel & infaillible. Qui ne connoit pas cet afcendant invincible attaché a 1'exemple des Souverains 1 O Rois ! je vais parler de la plus précieufe de vos prérogatives , & de la plus noble partie de votre puiifance. Ce n'eft pas . lorfqu'elle force un peuple entier a plier fous vos loix Diij  qu'elle me frappe davantage r le pouvoir des bix eft bornée ; elles peuvent bien commander quelques aclions extéfieures ; mais fous leur empire même, nos efprits, nos penfées , nos paffions reftent hbres, & ce font elles qui forment nos mcenrs, dont ia puiflance balance & renverfe quelquefois celle des Loix mêmes. Mais cette partie de norre indépendance qui échappe a votre autoriié, vous la refaififfez par la force de vos exemples. Par-tout la fplendeur des titres & des dignités attire le refpect & i'admiration des hommes; de-la. ce penchant impérieux qui les porte a copier les manieres & les idéés de ceux que leur rang éleve au-deffus du vulgaire. Confiderez fur tout le caraóïere des peuples foumis au gouvernement monarchique, ne femblet-ü pas que cet efprit d'imitation foit le reffort univerfel qui les fait mouvoir ? Voyez comme les Provinces imitent la Ville, comme ia Ville imite la Cour ,- comme la maniere de vivre des grands deviem la regie des peuples, fixe ce qu'on appelle le bon ton, efpece de mérite auquel chacun prétend , & qui eft en quelque forte la mefure de la confidération qu'il obtien: dans Ie commerce du monde. Que dis je? telle eft 1'influence de leur conduite, qu'elle efface fouvent aux yeux du vulgaire les principes les  ($3) plus facrés , & forme prefque fon unique morale. N'ell-il pas des vertus viles & bourgeoifes, paree qu'ils les abandonnent au peuple , des ridicules qu'ils mettent en vogue , des vices qu'ils ennobliffent en les adoptant > Ils pourroient ramener un peuple entier a la vertu, fi la vertu d'un peuple n'étoit point une chimère dans les vaftes Empires oii le luxe irrite fans ceffe toutes les paffions. Si tel eft le pouvoir de 1'exemple des grands, que fera ce de celui des Souverains > Suppofons qu'il y ait dans le monde un peuple a la fois fenfible , généreux & frivole , que Ia mode entraine, que 1'éclat & la grandeur paffionnent, qu'un penchant naturel a aimer fes maitres, encore plus que Ia vanité, difpofe a recevoir toutes les impreffions qu'ils voudront lui donner , quelles reffources n'auront - ils pas pour diriger fes moeurs , fes idéés , fes opinions ? Oui, pour triompher du préjugé barbave que je combats , la raifon & 1'humanité n'attendent plus que leur fecours; & j'ofe croire qu'il nous en coütera peu pour le leur facrifier. En effet, quand j'examine plus attentivement cette opinion bizarre , je ne vois pas a quoi elle tient déformais parmi nous : du moins me paroit - il certain qu'elle ne pone D iv  (U) point fur un mépris réel de ceux qui en font les vicfimes. Quiconque eft capable de quelque réflexion, en fent aifément toute 1'abfurdité ; il trouve en lui affet de philofophie pour s'en détacher, mais il craint le blame d'autrui s'il ofoit la braver ouvertement; on eft enchainé par les préjugés que fon fuppofe dans les autres plutót que par les fiens; il s'agit donc moins de chariger nos principes, que de nous autonfer k les obferver par des exemples ïmpofans : que Ie Souverain nous les donne, & nous nous emprelferons de les fuivre. II eft peu néceffaire fans doute d'entrer dans le détail des moyens que fa bienfaifance pourroit choiftr , pour exécuter un projet fi digne d'elle ; ils fe préfentent d'eux - mémes a tout efprit jufte. Par exemple , il ne fouffriroit pas qu'on fermat déformais aux parents d'un coupable la route des honneurs & de la fortune; il ne dédaïgneroit pas lui-même de les décorer des marqués de fa faveur , lorfqu'ils en fenrent dignes par leurs qualités perfonnelles. II eft peu de families qui ne puiffènt fe glorifier d'un homme de mérite ; fouvent celle oü les Loix auront trouvé un coupable , oftrira plufieurs citoyens diftingués par des talens & par des vertus ; la fageflè du Souverain ne laiffera  (11) point échapper une fi belle occafion ; d'annoncer au public par des exemples éclatans, combien il dédaigne ce vil préjugé qui ofe outrager 1'innocence , & de le flétrir pour ainfi dire de fon mépris k la face de toute la Nation. Un jeune homme qui tenoit k une familie honnéte, vient de périr fur 1'échafaud; tous les efprits font encore pleins de 1'impreffion de terreur qu'a produite 1'image de fon fupplice; on plaint une familie entiere digne d'un meilleur fort; on plaint fur-tout un pere vénérable par fes mceurs, & par des fervices rendus k la Patrie. Stérile pitié qui ne fauveroit pas de 1'infamie !.... mais tout k coup une étonnante nouvelle s'eft répandue Ce citoyen a recu de la part du Roi une lettre honorable; le Monarque daigne 1'affurer qu'une faute étrangere n'efface point k fes yeux les vertus & les fervices de fes fideles fujets, il le nomme k un pofte confidérable dans fa Province , il ajoute k ce bienfait la marqué brillante d'une diffindtion flatteufe.... Croiton que cet homme-la feroit vil aux yeux de fes compatriotes r Cependant des faits femblables fe renouvellent : la renornméc les publie par-tout, avec des circonftances propres k frapper 1'imagination des peuples, & k  leur montrer fous les traits les plus touchans la fageffê & la bonté du Roi. II n'eft pas néceffaire d'ajouter que fes intentions, manir feftées par fes aéfions & par fes difcours, font devenues pour fes Courtifans une loi ; que les grands , que les hommes en place , feconderont de tout leur pouvoir 1'exécution de fes vues bienfaifantes. Voila donc les difpenfateurs des graces , les modeles du goüt & des mceurs publiques, les arbitres du bon ton , les légiflateurs de la fociété, ligués contre une opinion qui a fa fource dans le faux honneur; la vanité même fe joint a Ia juftice & a la raifon pour la repoufïèr. Nous la verrons donc bientót reléguée dans la claffe de ces préjugés grofïïers, qui ne font faits que pour le peuple , & que les honnétes gens rougiroient d'adopter. Applaudiffons-nous , Meffieurs, de voir fon fort dépendre d'un pareil événement ,• non , ce ne fera point en vain que vous aurez concu le noble efpoir d'en affranchir 1'humanité. Cette idéé intéreiïante , fur laquelle vous avez fu fixer 1'attention du public , parviendra tót ou tard jufqu'au Tróne ; elle ne fera pas vainement préfentée au jeune & fage Monarque qui le remplit : nous en avons pour.garant cette fainte paffion du bonheur des peuples  (57) qui forme fon augufte caraftere. Celui qui banniflant de notre Code criminel 1'ufage barbare de la queftion , voulut épargner aux accufés des cruautés inutiles qui déshonoroient la juftice , eft digne d'arracher 1'innocence a 1'infamie qui ne doit pourfuivre que le crime. Dompter ce préjugé terrible, feroit du moins un nouveau genre de triomphe, dont il donneroit le premier exemple aux Souverains, & dont la gloire ne feroit point eftacée par 1'éclat des grands événemens qui ont illuftré fon regne. Enfin cette reflburce fi puiffante n'eft pas la derniere qui nous refte; j'en vois une autre qui paroit faite pour la feconder, & qui feule produiroit encore les plus grands effets : & cette reffource , Meffieurs , c'eft vous-mêmes qui nous 1'avez préfentée. En invitant les Gens de Lettres a frapper fur lopinion funefte dont no.us parions , vous avez donné au public un gage certain de fa ruine, la raifon & 1'éloquence : voila des armes que 1'on peut déformais employer avec confiance contre les préjugés. Oui, plus je réfléchis, & plus je fuis porté a croire que celui dont il eft queftion, ne conferve encore aujourd'hui des reftes de fon ancien empire, que paree qu'il n'a point encore été approfondi 3  (58) paree que 1'efprit philofophique ne s'eft point encore porté particuliérement fur cet objer. On croit peut-ètre affez généralement qu'il eft injufte & pernicieux; mais le croire ce n'eft pomt le fentir : pour imprimer aux efprits ce fentiment profond, pour leur donner ces fortes fecouffes, néceffaires pour les arracher a un préjugé qui s'appuie encore fur la force d'.une ancienne habitude, il faudroit ramener '"fouvent leur attention fur le tableau des injuftices & des malheurs qu'il entraine. C'eft k vous de rendre ce fervice a 1'humanité, illuftres Ecrivains, a qui des talens fupérieurs impofent le noble devoir d'éclairer vos femblables ; c'eft k vous qu'il eft donné de commander a 1'opinion; & quand votre pouvoir fut - il plus étendu que dans ce fieclc avide des jouiffances de 1'efprit, oü vos Quvrages devenus 1'occupation & les délices d'une foule innombrable de citoyens, vous donnent une fi prodieufe influence fur les mceurs & fur les idéés des peuples ? Combien de coutumes barbares, combien de préjugés aufïï funeftes que refpeclés n'avez-vous pas détruits, malgré les profondes racines qui fembloient devoir óter 1'efpoir de les ébranler > Hélas ! le génie fait faire triompher 1'erreur même , lorfqu'il s'abaiffe k la protéger; que ne pour-  rez-vous donc pas quand vous montrerez la vérité aux hommes, non pas la vérité auftere gourmandant les pafïions, impofant desdevoirs, demandant des facrifices; mais la vérité douce, touchante, réclamant les droits les plus chers de 1'humanité , fecondant le vceu de toutes les ames fenfibles, & trouvant tous les cceurs difpofés a la recevoir? Quelle réfiftance éprouverez-vous, quand vous attaquerez avec toutes les forces de la raifon & du génie un préjugé odieux , déja beaucoup affoibli par le progrès des lumieres , & dont on s'étonnera d'avoir été 1'efclave, dès que vous 1'aurez peint avec les couleurs qui lui conviennent? Graces immortelles foient donc rendues k la Compagnie favante , qui la première a donné 1'exemple de tourner vers cet objet l'émulation des Gens de Lettres. Cette idéé, auffi belle qu'elle eft neuve, lui allure k jamais des droits k la reconnoiffance de la Société. J'ai taché , Meflieurs , autant qu'il étoit en moi , de feconder votre zele pour le bien de 1'humanité : puiffë un grand nombre de ceux qui ont couru avec moi la même carrière, avoir attaqué avec des armes plus viótorieufes, 1'abus funefte contre lequel nous pous fommes ligués ! Si je n'obtiens pas la  (6-c) couronne a laquelle j'ai ofé afpirer, je trouverai du moins au fond de mon coeur un prix plus flaneur encore , qu'aucun rival ne fauroiï m'enlever. FIN.     01 2066 7126 UB AMSTERDAM  DISCOURS COURONNÉ PAR LA SOCIÉTÉ ROYALE DES ARTS ET DES SCIENCES DE METZ, Sur les Queftions fuivantes , propofèes pour fujet du Prix de l'année ij8^.. 1°. Quelle eft 1'origine de 1'opinion , qui étend fur tous les Individus d'une même Familie, une partie de la honte attachée aux peines infamantes que fubit un coupable ? 2.°. Cette opinlon eft-elle plus nuifible qu'utile ? 3°. Dans le cas oü 1'on fe décideroit pour l'atörmative , quels feroient les moyens de parer aux incanvéniens qui en réfultent ? ParM. de Robespierre , Avoc. en Parlement. Quod genus hoe Hominum ? Quaeve hunc tam barbara mcrem , Permittit Patria ! ViB-o. j£n. A AMSTERDAM; Et fe trouve A PARIS, Chez J. G. Merigot , jeune , Libraire, quai des Auguftins. M. DCC. LXXXV.  [*) Tous les jours on dit de eet homme, qu'il eft 1'honneur de fa familie; & de eet autre, qu'il en eft la honte. On applique même cette idéé a des liaifons plus générales, & par conféquent plus foibles. On intéreffe quelquefois, pour ainfi dire,a la conduite d'un particulier la gloire d'une Nation; que dis-je? celle de 1'humanité entiere. N'appelle-t-on pas un Trajan , un Antonin, 1'honneur del'efpece humaine? Ne dit-on pas d'un Néron , d'un Caligula , qu'il en eft 1'opprobre ? Ces manieres de s'exprimer font de toutes les langues, de tous les tems & de tous les pays; elles annoncent un fentiment commun a tous les peuples; & c'eft dans cette difpofition naturelle que je trouve le premier germe de 1'opinion dont je cherche 1'origine. Modifiée chez les différens peuples par dés circonftances différentes, elle a acquis plus ou moins d'empire; ici, elle eft reftée dans les bornes que lui prefcrivoient la nature & la raifon ; la , elle a prévalu fur les principes de Ia juffice & de 1'humanité ; elle a enfanté ce préjugé terrible, qui flétrit une familie entiere pour le crime d'un feul, & ravit 1'honneur a 1'innocence même. Vouloir expliquer en détail toutes les raifons particulieres qui ont pu influer fur fes progrès,  (7) ce feroit un projet auflï immenfe que chimérique; je me bornerai dans cette recherche a 1'examen des caufes générales. La plus puiflante de toutes me paroit être Ia nature du Gouvernement. Dans les Etats defpotiques, la loï n'eft autre chofe que la volonté du Prince; les peines & les récompenfes femblent être plutót les fignes de fa colere ou de fa bienveillance , que les fuites du crime ou de la vertu. Lorfqu'il punit, fa juftice même tefTemble toujours a la violence & a Toppreflion. Ce n'eft point la loi, inexorable, incorruptiblej mais fage, jufte, équitable, qui procédé au jugement des accufés avec 1'appareil de ces formes falutaires , qui atteftent fon refpeft pour 1'honneur & pour la vie des hommes , qui ne dévoue un citoyen au fupplice , que lorfquTelle y eft forcée par 1'évidence des preuves ; mais qui par cette raifon même, imprime toujours a celui qu'elle condamne une ftétrifliire ineffacable. C'eft un pouvoir irréfiftible, qui frappe fans difcernement & fans regie; c'eft Ia foudre quï tombe , brife , écrafe tout ce qu'elle rencontre ; dans un pareil Gouvernement la honte attachée au fupplice eft trop foible, pour rejailUr jufques fur la familie de celui qui l a fubi. A iv  («) D'ailleurs ce préjugé fuppofedes idéés d'honneur pouffées jufqu'au rafinemenr. Mais qu'eftce que 1'honneur dans les Etats defpotiques > On fait qu'il eft tellement inconnu dans ces contrées , que dans quelques-unes 3 en Perfe par exemple, la langue n'a pas même de mot pour exprimer cette idee. Eh! comment des ames dégradées par 1'efclavage pourroient-elles outrer la délicatefle en ce genre? Au refte, ces raifonnemens font juftifiés par 1'expérience , puifque non - feulement en Perfe , mais en Turquie, k la Chine, au Japon, & chez les autres peuples foumis au defpotifme, on ne trouve aucune tracé de 1'opinion donc il s'agit ici. Ce n'eft pas non plus dans les véritables Républiques qu'elle exercera fa tyrannie.. La, 1'état d'un citoyen eft un objet trop important, pour être abandonné a Ia difcrétion d'autrui. Chaque particulier ayant part au gouvernement, étant membre de la fouveraineté, ne peut être dépouillé de cette augufte prérogative par la faute d'un autre ; & ïant qu'il la conferve, i'intéiét& ladignité de 1'Etat ne fouffrent pas qu'il foit flétri fi légérenient par les préjugés.La liberté républicaine fe révolteroit contre ce defpotifme de 1'opinion : loin de permettre k 1'honneur de facrifier afes fantaifies les droits  (9) des citoyensj elle 1'oblige de les foumettre k la force des Loix, & k lïnfluence des mcEurs qui les protegent. D'ailleurs chez des peuples ou la carrière de la gloire & des dignités eft toujours ouverte aux taïens, la facilité de faire oublier des crimes qui nous font ctrangers, par des aflions éclatantes qui nous font propres » ne laiffe point lieu au genre de flétrilfure dont je parle ; 1'habitude de voir des hommes illuftres dans les parens d'un coupable, fufHroit feule pour anéantir ce préjugé. On pourroit ajouter une autre raifon , qui tient au principe fondamental de l'efpece de Gouvernement dont je parle. Le reffort effentiel des Républiques eft la vertu , comme 1'a prouvé 1'Auteur de 1'Efprit des Loix, c'eft-kdire la vertu politique , qui n'eft autre chofe que l'amour des Loix & de la Patrie ; leur conftitution même exige que tous les intéréts particuliers , toutes les liaifons perfonnelles, cedent fans ceffe au bien général. Chaque citoyen faifant partie de la Souveraineté, comme je 1'ai déjk dit, il eft obligé k ce titre de veiller a la süreté de la Patrie, dont les droits font remis entre fes mains: il ne doit pas épargner même le coupable le plus cher, quand le falut de la République demande fa punition. Mais  (12) Je me contenterai de rappeller encore celui d'une Nation voiGne , dont les mosurs font une nouvelle preuve de mon fyftême : tout le monde fait que 1'Angleterre, qui, malgré le nom de Monarchie, n'en eft pas moins une véritable République, a fécoué le joug de 1'opinion qui fait 1'objet de nos recherches. Quels font donc les lieux oü elle domine r Ce font les Monarchies : c'eft-la que fecondée par la nature du Gouvernement, foutenue par les mceurs , nourrie par 1'efprit général, elle femble établir fon empire fur une bafe inébranlable. L'honneur, comme on 1'a fouvent remarqué , l'honneur eft 1'ame du Gouvernement monarchique; non pas eet honneur philofophique , qui n'eft autre chofe que le fentiment exquis qu'une ame noble & pure a de fa propre dignité , qui a la raifon pour bafe, & fe confond avec le devoir, qui exifteroit même loin des regards des hommes, fans autre témoin que leciel,& fans autre juge que Ia confeience; mais eet honneur politique, dont la nature eft d'afpirer aux préférences & aux diftinclions, qui fait que 1'on ne fe contente pas d'être eftimable, mais que 1'on veut fur - tout être eftimé; plus jaloux de mettre dans fa conduite de la grandeur que de la juftice, de 1'éclat &  de la dignité que la raifcm ; eet honneur qui tient plus k la vanité qu'a. la vertu, mais qui dans 1'ordre politique fupplée k la vertu même, puifque par le' plus fimple de tous les reflbrts, il force les citoyens k marcher vers le bien public , lorfqu'ils ne penfent aller qu'au but de leurs paffions particulieres; eet, honneur enfin fouvent aufli bizarre dans fes loix que grand dans fes eflèts, qui produit tant de fentimens fublimes & tant d'abfurdes préjugés , tant de traits héroïques & tant d'aétions extravagantes; qui fe piqué ordinairement de refpecter les loix, & quelquefois aufll fe fait un devoir de les enfreindre ; qui prefcrit impérieufement 1'obéilfance aux volontés du Prince, & cependant permet de refufer fes fervices k quiconque fe croit bleffé par une injufte préférence; qui ordonne en même tems de traiter avec générofité les ennemis de la Patrie, & de laver un affront dans Ie fang du citoyen. Ne cherchons point ailleurs que dans ce fentiment, tel que nous venons de le peindre, la fource du préjugé dont il eft ici queftion. Si 1'on confidere la nature de eet honneur , fertile en caprices, toujours porté k une exceffive délicateffe , appréciant fouvent les chofes par leur éclat, plutót que par leur valeur intrinféque, les hommes par des acceffoires, par des  ('4) titres qui leur font étrangers, plutót que par leurs qualités perfonnelles, on concevra facilement comment il a pu livrer au mépris , ceux qui tiennent a un fcélérat flétri par la Société. II pouvoit établir ce préjugé d'autant plus aifément, qu'il étoit encore favorifé par d'autres circonftances, relatives a la nature du Gouvernement dont je parle. L'Etat monarchique exige néceffairement des prééminences, des diftincHons de rang ; fur-tout un corps de Nobleflé, regardé comme effen tiela fa conftitution, fuivant ce principe, que Bacon avoit développé avant Montefquieu : fans Nobles point de Monarque, fans Monarque point de Nobles. Dans ce Gouvernement j 1'opinion publique attaché néceffairement un prix infini a 1'avantage de la naiffance 5 mais cette habitude même de faire dépendre Peftime que 1'on accorde a un citoyen, de 1'ancienneté de fon origine3 de 1'illuftration de fa familie, de la grandeur de fes alliances, a déja des rapports affez fenfibles avec le préjugé dont il eft queftion. La même tournure d'efprit qui fait que 1'on refpecTe un homme paree qu'il eft né d'un pere noble, qu'on le dédaigne paree qu'il fort de'parens obfeurs, conduit natureliement h !e méprifer lorfqü'il a :ecu le jour d'un homme flétri , ou qu'il 1'a do'.;-i h un fcélérat.  (M) Combien d'autres circonftances partisulieres ont pu augmenter 1'influence de ces caufes générales dans les Monarchies modernes, & fur-tout en France! Les anciennes Loix francoifes ne puniffbient les crimes des Nobles , que par la perte de leurs priviléges ; les peines aftlictives étoient réfervées pour le roturier ou vilain ; dans la fuite le Clergé fut auffi affranchi par fes prérogatives de cette derniere efpece de punitions. Quel obftacle pouvoit trouver alors le préjugé qui déshonoroit les families de ceux qui étoient condamnés au fupplice ? II ne s'attachoit qu'a cette partie de la Nation , avilie pendant des fiecles par la plus dure & la plus honteufe fervitude. S'il eüt attaqué les deux corps qui dominoient dans 1'Etat, s'il eüt mis en danger l'honneur des feuls citoyens dont les droits paruflènt alors dignes d'étre refpeétés, il eft probable qu'il auroit été bientöt anéanti. Nous avons d'autant plus de raifon de le croire, qu'il n'a jamais pu étendre fon empire jufqu'auxgrandes Maifons du Royaume. Aujourd'hui que les Nobles ont été foumis aux punitions corporelles, la familie d'un illuftre coupable échappe encore au déshonneur. Tandis que le gibet flétrit a jamais les parens du roturier;  (ié) le fer qui abat la tête d'un Grand n'imprime aucune tache a fa pofiérité. Mais par la raifon contraire , cette opinion cruelle s'eft établie fans peine dans des tems de barbarie , oiï elle frappoit a loifir fur uri peuple efclave , fi méprifable aux yeux de ce Clergé puiffant, & de cette fuperbe Nobleffe qui 1'opprimoient, Je ne dirai plus qu'un mot fur ce fujet, pour obferver que ce même préjugé a pu être encore fortifié par une coutume bizarre, qui régna long tems chez la plupart des Nations de 1'Europe : je parle du combat judiciaire. Lorfque cette abfurde infiitution décidoit de toutes les affaires civiles & criminelles , les parens de 1'accufé étoient fouvent obligés de devenir eux-mêmes parties dans le procés d'oü dépendoit fon fort. Lorfque fa foibleflè, fes infirmités, fon fexe fur-tout ne lui permettoient pas de prouver fon innocence 1'épée a la main, ils embraffbient fa querelle & combattoient a fa place. Le proces devenoit donc en quelque forte pour eux une affaire perfonnelle, la condamnation de 1'accufé étoit la fuite de leur défaite ; & dés - Iors il étoit moins étonnant qu'ils en partageafïènt la honte, chez des peuples qui ne connoiffoiint d'autre mérite que les qualités guerrieres. SECONDE  (i8) Les loix de 1'Etre fuprême n'ont pas befoin d'autre fanótion que des fuites naturelles qu'il a lui-même attachées a la fidélité qui les refpeÉte , ou a 1'audace qui les enfreint: la vertu prcduit Ie bonheur , comme le foleil produit la lumiere; tandis que le malheur fort du crime, comme 1'infecle impur nait du fein de la corruption. Le jour eft arrivé oü Céfar faifit enfin le prix de fes travaux , de fes vicloires & de fes forfaits ; il triomphe , il regne , il eft affi5 fur le tróne de 1'univers. Céfar eft - il heureux ? Non. II échapperoit en vain au fer de fes ennemis qui vont 1'immoler a la liberté ; la peine qui Ie pourfuit ne 1'attein» droit pas moins sürement: il ne vivroit que pour apprendre tous les jours par de terribles lecons , que ce qui n'eft point honnête ne fauroit être jufte. Cette maxime vraie en morale, ne 1'eft pas moins en politique : les hommes ifolés & les hommes réunis en corps de nations, font également foumis a cette loi. La profpérité des Etats repofe néceffairement fur la bafe immuable de 1'ordre, de la juftice & de la fageflè: toute loi injufte, toute inftitution cruelle, qui offenfe le droit naturel, contrarie ouvertement leur but, qui eft la confervation des droits de  O) funeftes auront été fortifiées encore par la compagnie des hommes vicieux , que la méme punition aura raffèmblés dans fa prifon , ou par la folitude, non moins dangereufe pour les -ames perverfes que le commerce des méchans, rentrera dans le fein de la Société, oü il rapportera de funefies difpofitions a tous les crimes qui peuvent Ia troubler. Voila donc les avantages que nous procure ce préjugé ; c'étoit bien la peine d'être injuftes & barbares. Mais d'ailleurs pour avoir un prétexte de rendre le pere refponfable a ce point des aöions de fes enfans, il faudroit au moins lui laiffer tous les moyens néceffaires pour les diriger. Les Chinois font en cela plus conféquens que nous : leurs loix leur donnent un pouvoir fans bornes fur leur families; elles les puniffent, dit-on, de n'en avoir pas ufé. Mais nous qui avons prefqu'entiérement fouflrait a 1'autorité paternelle la perfonne & les biens des enfans, nous qui fixons a un age fi peu avancé le terme de leur indépendance , comment imputerions-nous aux peres tant de fautes qu'il? ne peuvent empêcher ? Ah ! fi nous vouloqs> exercer envers eux certe rigueur, rendon;, ieue du moins toutes leurs prérogatives; rétabliffbns ce tribunal domefiique que les anciens peupjes  (^3) regardoient avec raifon comme la fauve garde des mrcurs.... ou plutót cette inftitution r.ous prouveroit bientót que pour mettre un frein au crime, il n'eft pas néceflaire d'opprjmer 1'innocence & d'outrager 1'humanité. Mais enfin quand nous pourrions paliier par ce frivole prétexte notre injuftice envers les peres , comment la juftifïerons-nous a 1'égard des autres parens du coupable? Quelle autorité le frere a-t-il pour corriger le frere ? Quelle puiffance le fils exerce-t-il fur fon pere? Et la tendre, la timide, la vertueufe époufe , eftelle coupable de n'avoir pas réprimé les exces du maitre auquel la loi 1'a foumife ? De quel droit portons-nous le défefpoir dans fon cosur abattu? De quel droit la forcons nous acacher, comme un douloureux témoignage de fahonte, les pleurs mêmes que lui arrache 1'excès de fon infortune? J'ai cherché vainement de quelle apparence d'utilité, on pouvoit colorer 1'injuftice du préjugé que je combats; mais je fuis moins embarraffé k découvrir les maux innombrables qu'il traine après lui, Pour bien les apprécier , il faudroit pouvoir fufpendre un moment 1'impreffion de 1'habitude qui nous 1'arendu trop familier, & le confidérer en quelque forte dans un point de vue plus éloigné, B iv  (*4J Je fuppofe donc qu'un habitant de quelque contrée lointaine, oü nos ufages font inconnus, après avoir voyagé parmi nousj retournevers fe compatriotes & leur tienne ce difcours: « J'ai vu des pays oü regne une coutume » finguliere: toutes les fois qu'un criminel eft n condamné au fupplice, il faut que plufieurs » citoyens foient déshonorés. Ce n'eft pas qu'on jj leur reproche aucune faute ; ils peuvent être » juftes , bienfaifans , généreux ; ils peuvent » pofféder mille talens & mille vertus; mais » ils n'en font pas moins des gens infantes». « Avec 1'innocence3 ils ont encore les droits » les plus touchans a la commifération de leurs » concitoyens. C'eft, par exemple,une familie » défolée ( a qui 1'on arrache fon chef & fon « appui pour le trainer a 1'échafaud : on juge w qu'elle feroit trop heureufe fi elle n'avoit » que ce malheur apleurer; on la dévoue elle3> même a un opprobre éternel ». « Les infortunés ! avec toute la fenfibilité 5j d'une ame honnête , ils font réduits a porter ,5 tout le poids de cette peine horrible, que as le fcélérat peut feul foutenir. Ils n'ofent plus 53 lever les yeux , de peur de lire le mépris fur 35 le vifage de tous ceux qui les environnent; 35 tous les états les dédaignent, tous les corps » les repouffent, toutes les families craignent  (3*) une nouvelle confpiration , plus óü móinS redoutable , fuivant le degré de crédit & dê confidération dont jouit la familie du crimïnel. Eh ! qui pourroit faire un crime a ces infortunés, de réunir toutes leurs forces pour échapper a un tel défaftre > La Cornmifération publique fe range elle - même de leur parti. Quels étranges contraftes! 1'intérêt de la Société demande la punition du coupable; & la Société elle-méme eft en quelque forte contrainte a faire des vceux pour fon falut. Une foule de citoyens irréprochables eft placée entre les Magiftrats & 1'accufé ; pour frapper celui-ci, il faut qu'ils piongent dans le coeur des autres le glaive dont ils font armés pour punir le crime. Que je plains un Juge réduit a cette fïtuation cruelle, oü il ne peut déployer la févérué de fon miniftere , fans immoler a Ia fois la vertu, l'innocence, les talens, la beauté! La Loi, toujours inexorable, lui crie : Armez votre ame d'un triple airain; frappez fans foibleffe & fans pitié. Mais 1'humanité, la nature, 1'équité même , lui deniandent grace pour une familie que fa bienfailance , fes mceurs _, fes fervices , ont rendue refpeclable & chere a toute la contrée qu'elle habite ; a leur voix touchante fe mêlent les gémiffemens de tout un peuple, qui partage l'horreur de fa fïtuation;  (37) au deuil, a Ia confternation qui glacé tous les caurs , vous diriez que tous les citoyens font la familie de 1'accufé ; le fpectacle de la douleur publique redouble & jufiifie la fenfibiiité des Magiflrats. Ah ! ce n'eft point contre le vice qu'il faut ici fe tenir en garde , c'eft contre leurs propres vertus qu'ils ont a fe défendre... Je veux croire cependant que dans des combats fi dangereux , 1'inflexible févérité triomphera toujours; je veux croire que tant de penchans impérieux ne mettront jamais Ie plus foible poids dans la balance de la Juftice; je veux croire qu'un Juge ne fe laiffera jamais égarer par quelqu'une de ces illufions, qui féduifent fi facilement 1'homme même le plus vertueux ; mais enfin malheur au peuple dont les préjugés femblent imprimer a la fageffe méme des loix , un caractere d'injuftice & de férocité; & qui pour compter fur leur exécution , a befoin que fes Magiftrats foient toujours capables de s'élever a 1'héroïfme d'une vertu prefque barbare. Mais c'eft fur-tout auprès du Souverain que 1'on fera les plus grands efForts, pour fauver les coupables : le pouvoir de faire grace rélide en fes mains. II eft vrai que le dépot de la félicité d'un peuple dont il eft chargé, éleve fon ame au-deffus des mouvemens d'une fen.- C üj