LET T R Ë D'UN VfLLAGEOIS A UN BEL ESPRIT de la gapitale, Au Ju jet de fariiclè infèré dans le Mercure du 8 Juill&t toncervant L'Epitre a l'Amitié par M. Ducis. a amsterdam» Etfe t'rouve a Paris , Au bout dü Quai des Auguftins. Et au Palais Royal, "ehez les Marchands de Nouveautés; m; dcc. lxxxvl   L E T T R E D'UN VILLAGEOIS, A L'Auteur de 1'amde fur VEpitre a lAmitiê, ihféri dans le Mercure dè Fmnu -y du 8 Juillet i786, N'o.z7. Au moment, Monfieur, oü jai jetté les yeux fur 1'article qui me procure 1'honneur de. vous e'crire, je jouiffois dé tous les raviffements de l'amitié. Elle verfoit fes confolations dans mon ame déchirée par le malheur « je ferrois dans mes bras, je baignois de mes lar- ; mes le fein d'un ami, qui vénok adoucir i ma deftinée, en la païtageant* Avec quel tranfporc j'ai Gommend A ij  ( 4 ) une leclure3 qui devoit peindre meè émotions , mon cceur fembloit s'ouvrif pour recevoir fépanchement du vótre; taais auffi avec quel étonnement, avee quelie indignation , j'ai trouvé a la place des fentiments déiicieux dont je voulois merernplir, toutes les fubciiitës, tous les fophifmes d'un efprit qui cherche a mettfe en queftion, ou a ridiculifer la plus fubiime de nos arïe&ions. Arraché au défefpoir, rappellé a la raifon , ramené vers le bonheur par l'amidé, je voudrois pouvoir réalifer par l'expreffion tout Ce qu'elle m'infpire; ce feroit faire fon portrait, le tableau de fes bienfaits, & combattre vi&orieufement votre pirrhonifme. Cette gloire eft réfervé'e a 1'éloquence. Pauvre Villageois, aimant & cultivant les Lettres fans aucune prétention, je n'ai point Ia ridicule vanité de préfenter un cartel littéraire a un bel Efprit de la Capitale qui prononce les arrêts de la  f s ) critique; je viens feulement foumettre a fes lumières quelques qb/ervatioa^ fur une chofe qu'on eft plus a portée. de connoitre a la campagne que dans le tourbillon du beau monde. Je gardérai le filence fur les beautés qu'on peut remarquer dans votre article: peu accoutumé a manier la louange, je pourrais bleffer votre modeilie, fans flater votre amour propre. Je me fuppoferai, Monfieur, caufane avec vous fur 1'amitié, vous communiquant avec franchife mes réflexions a mefure que les vótres les feront naïtre. Et pour éviter Tembarras des parenthèfes, j'emprunterai la forme du dialogue ; entrons en fcène. Le bel Esprit» « Les Poëtes antlques & modemes, » & en général tous les grands Ecrivains » ont dit de 1'amitié des chofes admia> rables. A iij  I f) Le Vill ageois. Peut-on en parler fans enthoufiafrne? C'eft un des plus beaux préfents que la nature ait fait a 1'homme. Et li tous les. grands Ecrivains, fok en vers, foit en profe , ces hommes, par excellence , ont fait de lamitié d'aufïï fubiirnes tableaux, c'eft paree qu'ils en tro.uvoient les couleurs dans leur ame. L e bel Esprit. y> C'eft un fentiment que f'homme » peint avec complaifance , paree qu'en ¥ le peignant, & en fe montrant capa-, $ b!e d'amhié, un homtne fe rend infinis> ment eftimablea. fes propres yeux, Sc » refpedsble a ceus; des autres. Le Vïllageois. Teut horame, capable de faire ce mlférable calcul, eft jncapable de peindre fentir 1'amitjé. II nous glacé-  1'J) rolt en nous parlant de ce feu célefte qui devroit embrafer tous les cceurs. Le bel Esprit. » C'eft peut-être-la un des plus heu» reux détours de 1'amour propre, que » de s'aimer dans autrui fans pouvoir être » accufé du plus léger intérêt. Le Villageois. Fléau de 1'amitié, père de 1'égoïfme; lamour propre ne ferapproche d'autrui, ni pourl'aimer, ni pour en être aimé, niaispour en recevoir des diftinöions, des hommages. Et ft 1'amour propre pouvoit s'élever aux grandes chofes, atteindre a la gloire , il voudroit la pofféder exclufivement. L e bel Esprit. » Mais il ne faut pas croire que 1'amitié » eüt obtenu tant de vénératiön, & que « 1'araour propre eut tiré un fi grand A iv  ( 8 ) j» parti de ce fentiment, fi c'étok la nz-, s> ture qui en eut fait les frais, comme » de lamour ou de la tendreffe mater» nelle, Le Villageois. En général, tous les fentiments nous viennent de la nature, puifque ce fcni les impreflions qu'exerce fur nos organes tout'ce qui nous environne, ainli que nous j 1'ouvrage de la nature j raais laiffons au menfonge le fecours du foi phifme, la raifon feuie dok défendre la vérké, Pour nous convaincre que 1'amitié eft 1'ouvragö de la nature, & non celui de pos inftitimons, comme vous 1'afnrmez , pbfervons le cceur humain, avant qu'il fok akéré ou petfe&ionné par la fociabilké 5 ■ y trouverons 1'amour de foi m^rne: fentiment inné qui veille fans pelTs a notr-Q confervation : fentiment ^ui, en fe modifiant, prend le nom  'd'amour, de tendreffe, d'amitié, de piïttiotifme, d'humanitéj en un mot, c'eft toujours cette heureufe fenfibilité qui, nous identifiant avec tout ce qui nous intéreffe, tranfporte, pour ainfi dire, la plus noble partie de notre exiftence dans cello de nos pères, de nos enfants, de nos arms, de notre patrie,du genre humain. Yoii-a ia fcurce pure d'oü émanent toutes nos yenus, tous nos talents, & non de l'amour propre, comme 1'ont prétendu, avant vous, ces triftes & froids moraliftes, qui ont fait de 1'homme d'auffi affligeantes peintures. Petic, vain dans fon objet comme dans fes moyens, l'amour propre eft incapable de produire le bon & le beau. Ennemi de toute création, il n'eft occupé qu a détruire j il voudroit pouvoir s'élever fur les ruines de tout ce qui excite notre admiration , en rabbaiffant les graiids hommes au niveau des Pigmées. Et fi ce n'étok point une profanation,  I «O f ie rapprocherois les petiteffes, les manoeuvres de l'amour propre, des aflions, des ouvrages, des dévouements fublimes qu'infpire l'amour de 1'humaniréj joppoferois a ces Cléons, dont le déteftabie talent eft de ridiculifer, de calommer Ia vertu & le génie, ces hommes bienfcifants dont le nom, les vertus & les ouvrages exciteront 1'admfration de tous les fiècles. Le bel Esprit. » Quel amant voudroit qu'on lui füt » gré d'adorer fa maitreffe? Quelle mère » a jamais tiré vanité de fa tendreffe pour » fes enfants? C'eft donc paree que 1'ami»tié eft d'inftitution humaine, paree » qu'elle eft une vertu fociale , que » 1'homme s'én eft fait honneur. Le Villa ge o is. Si l'amour, la tendreffe, 1'amitié ne font, ainfi que je 1'ai déja dit, que h,  (II) même fentiment, diverfement modifié, 1'homme ne dok pas pius fe faire honneur de 1'amitié que de l'amour; en fe livranc a ces douces affeöions, il ne fonge pas a la vanité: d'ailleurs, comment pourrok-il fe glorifier des biens que la nature a mis a la portée de tout le monde ? Le bel Esprit. » L'homme a careffé fon ouvrage, % (1'amitié). Le Villageois. Vous parlez bien familièrement de 1'amitié; vous la traitez comme une perfonne de votre intime connoiflance. L'homme n'a point careffé fon ouvrage , en carelfant 1'amitié; mais il a eareflé 1'ouvrage de la nature. Le bel Esprit. » Oppofant 1'amitié a l'amour, Thomme » a voulu lutter contre la nature.  (12) Le Villageois. Je ne vois pas trop 1'objet de cette lutte. Efi-ce 1'amitié qui veut triompher de l'amour? Eft-ce l'homme qui veut triompher de la nature ? Mettez-vous plus a portée de notre intelligente; tous vosleöeurs ne font pas de beaux Efprits. Le bel Esprit. » L'homme a cru que 1'amitié féróit » pour 1'hiver de lage ce qu'eft l'amour » pour la jeune/Te. Le Villageois. Elle eft de toutes les faifons. Plus bienfaifante que l'amour qui ne donne fes rapides voluptés qua la jeuneffe, 1'amitié ouvre toujours le tréfor de fes délices k tous les ages; elle prend l'homme a fa aiflance, 1'accompagne jufqu'au tornbeau, en couvrant de fleurs les routes épineufes de la vie.  (IJ) Le bel Esprit. » II eft arrivé que les hommes ne fe » font jamais bien entendus fur ce qu'ils » appellent amitié. Le Villageois. C'eft paree que ceux qui agitent cette queftion reffemblent a ces pitoyables rhétheurs, qui, voulant nous émbrafef avec des figures glacées, ont la fureur de parler méthodiquement d'uiie chofe qui leur eft abfolument étrangère. L'amitié ne fait point de differtations, elle n'a que des épanchements ; mais ces épanchements font des hymnes a fa gloire j & je croirois le cccur de 1'orateur romain bien plus aimant s'il n'avoit pas compofé" uri livre fur 1'amitié, qui n'a befoin pour fe faire reconnoïtre de ceux qu'elle infpire, ni du fecours de 1'efprit, ni celui de la parole ; le fentiment feul doit parler au fentiment. Un regard, ua  (t4) émbraffement de mon ami, m'en difent davantage, me donnent plus d'émotions que tout ce que vous pourriez écrirè d'excellent fur 1'amitiè» Le bel Esprit. » Très-peu d'hommes ont donné des ■*> modèles d'amitié. Le VlLLAGEOISi C'eft qu'il n'appartient qu'aux grands hommes de donner des modèles en tout genre. Lé bel Esprit. >> II n'eft pas de fentiment qui ait fait » plus d'hypocrites que celui-la. LE VlLLAGEOISi C'eft le triomphe de Tamitié. II éüt manqué quelque chofe a fa gloire, fi elle h'avoit point fait des hypocrites. L'hypocriüe, dit la Rochefoucault,  ( IS ) eft un homfflage que le vice rend a k vertu. Le bel Esprit. » Je vois d'un premier coup d'ceil trois » fortes d'amitié. Le Villageois. Ne vous trompez-vous pas? D'après vos principes, je fuis tenté de croire que Vous n'en voyez d'aucune forte. Le bel Esprit. » C'eft un fentiment calme, froid^ » qui s'accommode merveilleufement de » 1'abfence. Le Villageois. Vous en convenez, cette peinture n'eft point celle de 1'amitié. Le bel Esprit. » II y a une feconde efpèce d'amitié » qui fubfifte fans eftime,  Le Villageois. Üne amitié fans eftime me paroit auiïi ïnconcevable qu'un effet fans caufe. SI 1'amitié eft ce fentiment profohd qui nous identifie avec notre ami, quël hónnêtehomme voudrait mêler fon exiftence avec celle d'une perfonne qui lui paroitrait méprifablc? Voyons votre troifième efpèce d'amitié. Le bel Esprit* i> Enfin, s'il fe trouvoit deux hommes » affez égaux en age, en fortune , en *> mérite, pöür être iridépehdants 1'un de » 1'autrej ti deux hommes, eri fe voyant, » en fe tatant 1'un 1'autre, fentoient tom» bercemurdeféparation que ladéfiance » entretient fouvent entre deux cosurs » faits pour s'aimer.... Alors vous auriez » deux vrais amisi LÈ Villageois. Cette muraille entre ces deux hammes  ( 17 ) ïïiès rnöccupe beaucoup. Comment peu> vent-ils fe voir? Comment peuvent-ils tlenverfons cette muraille , mettons a fa place cette heureufe fympathie qui rapproche rapidement les belles i ; dans le moral, comme dans le phyfique, tout ce qui eft homogène tend a s'unir : & fans fe tater 3 fans fe parler, ces deux hommes obéiflant a cette attraction générale, recoivent, comme par infpiration, a leur première entrevue, tous les fentiments qu'iis auront toujours 1'un pour 1'a.utre ; la divine amitié femble venir fe prendre dans leurs phyfionomies, en y préfentant le même amour, le même enthoufiafme pour la vertu. Et dans les tranfports de leur joie, iis peuvent s'écrier, comme Montagne s'écrioit a Tafpeel: de fon ami: Cejl lui, c'eft moi. Mot fublime infpiré par 1'amitié même. Le bel Esprit. » Non feulement vous eftimerez votre B  118) » imi comme la chofe la plus précïeufëj » vous aimerez fa perfonne , fon efprit s » fes nlanières, le fori de fa voix.... Le Villageois. L'amitié me rendra tout cela perfonneL Le bel Esprit. » Ses atömes vous feront bons. Le Villageois. A quoi ? J'ignore ce que c'eft que les ütömts de l'amitié. Je me rappelle feulement qu'on a dit autrefois beaucoup de fottifes, d'abfurdités fur les atómes crochus d'Epicure. Le bel Esprit. » Vous pourrez impunément vous ren« » fermer avec votre ami.... Le Villageois. Quoi! il ne m'ennuiera pas; il ne me volera pas; il ne m'affaflmera pas? O le rare, ó 1'excellent ami I  ! v? ) L 'e bel Esprit, % L'amitié, quand elle a de i'éclat, eft » toujo'ufs un peu calomniée, dans un » fiècle pervers, a moins que lage, ou >> le mérite bien reconnus ne ferment la 4) bouche aux méchants» Le Villageois. Je ne vous entends pas. L e bel Esprit. » L'amitié ne put exifter entre un homme & une femme, entre deux » femmes, entre un père & un fils, enn-e » Mentor & Télémaque, entre le riche » & le pauvre ; je crains de délayer les » raifons de tout cela. Le Villageois. Pour moi, je craindrois d'infulter la raifon, l'amitié, toutes les ames fenfibles, fi je combattois férieufement les raifons qui empêchent que l'amitié puhTe exifter tntre deux femmes, un homme & une Bij  ( 20 ) femme, un pcre & un fis , Tèlémaque & Mentor, &c. Vous lifez bien malheureufèment dans les cceurs: vous devez être bien a plaindre. Le bel Esprit. » l'amitié eft inutile aux malheureux, ö courbés vers les ferviles occupations s> de la vie. Le Villageois. QueUe inhumanité ! Vous privcz des tonfolations de l'amitié les hommes qui en ont le plus de befoin. Le bel Esprit. » Mais, me direz-vous, ou eft-elle » donc cette amitié? Oü la trouver? Le Villageois. Seroit-elle dans votre cceur? j Le bel Esprit. » Elle exifte comme 1'équilibre dan£  sr un point unique; en deca3 en dela,. » c'eft autre chofe, & fi vous trouvez »que je 1'ai trop compliquée, qu'elle » foit d'une combinaifon trop difficile.... Le Villageois. Au moins pour moi. A travers tant de fciences, j'ai de la peine a reconnoitre l'amitié. Le bel Esprit. » Je vous dirai que pour former deur » amis, il faut des relations prefque idéa» les j des ingrediens dont l'amalgame ejl » très-difficile.- Le Villageois. Votre amitié fera bien favante: la géométrie & la chymie. concourent a fa formation. Si vous lahTez le cccur en repos,.. " jus exercez furieufement la tête. La mienne fe tourmente pour entendre les-belles chofes que vous dites-la fur 1'amL tié; mais revenez, je vous en conjure, a B iij  ( ^ } votre laboratoire, a vos amalgames, k vos ingrédiens,.... * Je fuis curieux de voir fortir l'amitié de cette opération chymique, Le bel Esprit, » Si vous me preiïiez, je croirois pour» tant que deux frères, deux hommes » de lettres, deux miKtaires, ( obfervez » que je les prends dans la même car» rière), feroient bien capables de nous » préfenter le phénomène de l'amitié, Le Villageois. Quelle merveille ! Mais eft-il 'bien vrai qu'il fajlie toujours chercher deux amis dans la même carrière ? Quoi! un militaire Sc un homme de lettres ne pour-ront nous pré/enter le phé~. nomèns de l'amitié f Quoi\ le grand Condé & le grand Corneille, pleins d'admiration 1'un pour lVütfe j en préfentanc tout ce que 1'hó-  ( *3 j roïfme, tout ce que le génie a de plus fublime, n'auroient pu pré/enter encore le pkénomène de 1'amitié? La raifon & 1'hiftöire combattent également votre maxime, & comme je lai déja remarqué, la fympathie rapprochera toujours les grands hommes a quelque éloignement qu'ils foient placés, foit par la naiffaüce, foit par la diffdrence des profeflions; les préjugés, 1'efpftt de corps, eet amour propre compofé de tant de vanités individuelles, ne commanderont jamais quaux ames vulgaires. Le bel Esprit. » Les tracas de la fociété , 1'attirail » des petites paflions, aiïiègent fi bien » les avenues du cceur humain que Tami» tié trouve toujours la place prife. Le Villageois. Vos maximes, en fe généralifant trop perdent beaucoup de leur juftefle. Les tracas de la fociété, les petites paffions B iv  124 5 n'affiègent point le cceur humain, maïs feulement le cceur de certains hommes, dont les petites ames ne font point faites pour l'amitié qui n'en veut qu'aux grandes. ames. Le bel Esprit. » Si l'amitié étoit d'une facile acquifi» tion, ou qu elle fut d'un befoin uni» verfel a 1 efpèce humaine, 1'odieufe » maxime de vivre avec fon ami, comme » sildevoit un jour ê.rre notre ennemi, » ne pafTeroit pas pour être la plus fage » des maximes. L e Villageois. Cette maxime n'a pu être trouvée, pratiquée, répétéeque par des hommes étrangers a l'amitié. Du moment qn on prévoit, qu'on femet en garde contre le changement de fon ami, 1'on cefïe de 1'aimsr : l'amitié eft toujours réunie a la plus parfaite confiance. Au refle, elle  n'eft point d'une difficile acquifitiori } puifqu'elle eft produite par ce rapport de bienveillance qui exifte naturellement entre tous les honnêtes gens. Le bel Esprit. » C'eft ici que paroït tout le deflein » de la nature qui ne s'en eft pas plus » fiée a nous pour notre bonheur que » pour notre exiftence. Le Vill a ge o,i s. Je croyois que ce fentiment inné, l'amour defoi-même étoit le miniftre auquel la nature avoit confié le foin de notre confervation, de notre bonheur, comme celui de notre reprodu&ion. Je continuerai de le penfer jufqu a ce que vous m'ayez montré une adminiflration plus naturelle, plus fimple, plus aöive, en m'expliquant bien clairement les deffeins de la nature. Je vous 1'avouerai avec franchife, votre manière de lire dans les  126) coeurs ne me dilpofe pas a vous croire fur parole; je ne me rendrai qu'a 1'évidence de raifon & de fentiment. Le bel Esprit. » Je fens bien que ces courtes ré» flexions vont affllger tous les hypo)» crites de ce monde. Le Villageois. Penfant comme vous fur l'amitié qui n'eft pour eux qu'un inftrument d'ambition, les hypocrites applaudiront en fecret a vos réflexions, bien convaincus qu'elles ne nuiront jamais a leurs intéréts. Ils favent que, malgré ce qu'on a dit, ce qu'on pourra dire contre l'amitié, elle fera toujours un objet d'amour & de vénération, & qu'ils pourront toujours couvrir de fon voile leurs perfides deffeins. Le bel Esprit. » Les hommes n'aiment point a s'ap» profondir jufqu'a un certain point.  ( 27 ) Le Villageois. Pour s'approfondir, il faut fe corincitre. Et la connoilfance de l'homme n'eft jamais le but des hommes vulgaires. Cette étude femble être réfervée a ces philofophes qui éclairent & honorent l'huma-< nité. Le 'bel Esprit. » Les hommes vivent au jour la jour» » née avec leur confeience. Le Villageois. Je n'entends pas bien ce que c'eft que de vivre au jour la journée avec fa conjcience, Mais je crois fermement que la confeience , (pour me fervir de votre expreffion), eft toujours en fociété, avec les hommes, pour faire les délices des uns, & le tourment des autres, en préfentant; fans celfe aux bóns le tableau de leurs belles acYions, aux méchemts celui de leurs  | *8 j crimes, qui excitent dans leurs, cceurs les remords, ces éternels vengeurs de la vertu. Le bel Esprit. » Je déplairai aux cceurs faciles & *> frivoles. Le Villageois. II n'y a pas grand mal de déplaire aux hommes fans caraöère: nuls dans le Bien comme dans le mal , ils ne doivent être regardés dans 1'efpèce humaine que comme des êtres numériques. Le bel Esprit. » Je déplairai a ces enthoufiaftes a » tête chaude. Le Villageois. Les tétes chaudes font toujours dange* reufes, paree que la raifon les dirige rarement; a propos de tête chaude, permettez-moi de vous faire un compliment.  ( ) La votre me paroit deftinée a la découverte de la vérité. Elle ne fera jamais troublée parle fentiment. Vowsparlez de 1'amitié, je ne dis pas avec la précifion, mais avec le fens froid géométrique. Cette qualité manquoit beaucoup a Mallebranche. Le bel Esprit. » Je déplairai a ces poltrons de morale. Le Villageois. Je ne connois point les poltrons de morde, mais ils ne doivent pas être bien k craindre, s'ils relfemblent a ces hommes qui, faute de courage, font quelquefois effrayés de leur ombre. Le bel Esprit. » Quand j'ai parlé des hypocrites en » amitié, je ne devois pas oublier les v dupes. Le Villageois. . Vous pouviez vous difpenfer d'en par-  ( 30 ) Ier. II n'y a des hypocrices que paree qu'ii y a des dupes & réciproquement. Le méighant ne prendroit, ne joueroit point lö róle de i'homme de bien, s'il n'étoit perfuadé d'en impofer a notre créduiité, en nous arrachant l'hommage que nous né devons qu'a la vertu, Le bel Esprit. » ...i Ceci s ad re (Te aux ames fenfiblês1 *> & vaines qui recherchent trop l'amitié » des hommes a réputation & des grands* Le Villageois. Je 1'ai déja obfervé, la tanité ne cherche point l'amitié. Et fi elle fe rapproche des grands, c'eft pour partager leur confidération. Le bel Esprit. » Si un pri.nce vous dit: foyons amis j 3» car nous fommes égaux: vous avezmis » fur la fociété 1'impöt de 1'efprit & des » talents, comme moi, celui de la for-  ( H ) i> tune & de la naiflance, & nous fommès » deux grandes puifiances... Hommes de » lettres ne vous y fiez pas. Le Villageois. Comme vous fakes parler les princes! H me femble entendre des petits commis de finance. Votre comparaifon burfalé manque dé juftefte comme de nobleffe* Crainte de donner aux princes une élocution villageoife, je n'efiayerai point j a votre exemple, de les faire parler: ton, paroles, images, tout doit en eux rappeller la dignité de leur naiflance. Maip laiflbns la manière, parions de la chofe. Pourquoi un homme de lettres dok-il fe métier des témoignages d'amitié que lui donne un prince ? Le bel Esprit. » Ce grand fut-il de bonne foi, & lui » eufliez-vous infpiré la noble pafïïon de » l'amitié, ne peut que vous induire dans » Terreur oü il eft tombé lui-même.  ( 3* ) Le Villageois» Je vous en fupplie, expliquez-vous. Le bel Esprit. » Une livrée nombreufe, un palals, » des cliens, des refpe&s qui ne feront » que pour votre ami, tout cela pariera » plus haut que le vain fophifme de Tégalité. Le Villageois. Tout cela ne pariera qu'aux efclaves de la vanité. Mais un homme de lettres, vraiment digne de ce nom, un philofophe fait pour la gloire, & pour commander a 1'opinion publique, peut-il jetter un coup d'ceil jaloux fur les diftin&ions de la naiffance & de la fortune ? Le bel Esprit. » Et fi ce prince eft roi, Comment *> oferez-vous contrader avec lui ? Le  t 33 ü L e Villageois» L'amitié fera le garant des cohditiqns. Le bel Esprit. » II eft fur le tröne, & vous dans Ia » pouflière. L e Villageois. L'amitié franchira l'immerifité de eet ïntervallé. L é bel Esprit. » Ne favez-vous pas, imprudent, qü'ê h les Rois font toujours avec vous dans » 1'état de pure nature > quand vous êces » devarit eux, chargé de toutes les en» travës de la fociété» L e Villageois» Rouffeau m a déja dit tout cela, ihais il ne m'a pas dit qu'ii ne Molt pas aimer les Rois juftes & bienfaifants. ün Roi que 1amouc rapproche de fes G  ( 34 J fujets eft toujours un grand homme qu! commande la confiance comme 1'admi* ration. Le bel Esprit. » Ne favez-vous pas que les Rois ne » vous doivent rien, quand vous leur *> devez tout. Le Villageois. Maxime que tous les bons Rois repouflentavec indignation, en s'occupane' du bonheur de leurs peuples. Le bel Esprit. » Un Roi eft un grand a&eur, forcé » de figurer fur la fcène du monde; mais » il revient en cachette dépofer la ma< » jefté, &c. Le Villageois. En cachette l vous avez 1'admirabfet talent de rappeller les petites chofes, en pariant de tout ce qu il y a de plus grand*  Un Rol qui vient en cachette dé*pofér fa majefté, me rappelle eet heureux temps de raon enfance, ou après avoir dépofé en cachette mon defpautère; j'allois en cachette policonner avec mes camarades. Le bel Esprit. » II faut done convenir que les gens » de lettres étant le plus grand luxe des » princes, ce n'eft que fur ce pied qu'ils » doivent ftipuler enfemble. Le Villageois. Ce mot dont on s'étoit fervi avant vous, a fait une efpèce de fortune. II a été cité , répété avec complaifance, même par des perfonnes qui honorent la littérature. Et cependant J. J. Rouffeau n'a jamais rien dit de plus injurieux contre les gens de lettres. Peut-on comparer aux objets frivoles, pernicieux du luxe., ces. hommes dont 1'augufte fon£tion eft Cij  i 36) 'ê§ nous éclairer, de nous rendre roeiK leurs 3 de fyfp.endre le fentiment de nos maux par d'ingénieufes fi&ions ? Le bel Esprit. » .... Un homme comraun doit appro-* » cher un grand homme comme on ap-* » proche les Rois. Le Villageois, II faut être au-deffus du vulgaire pour fevoir adnurer, honorer les grands hommes. Et comme 1'a dit Helvetius, on n'a d'eftime Centje que pour fes fem-t blables, Le bel Esprit. y> On regarde les gens d*efprit comme ï> des Rois détrónés, puifque la fottife 5è règne, Le Villageois. Après avoir détróné les gens d'efprit, 11 écoit piquant de faire règner Ufottife^  ( 57 } Cette figure efl brillante. C'eft dommage que la logique ea foit un peu bleffée. Frernièrement, les gens d efprit oü pour mieux dire les efprits fupérieurs ne font jamais détronés: ils confervent toujours leur puiflancé; bien différents des des autres fouverains, ils n'ont befoki pour 1'exercer du concours deperfonne: avec la parole, avec leur filence même 9 ils commandenta 1'opinion publique. Secondement, la 'fottife, loin de régher commè vous dites, eft faris cefle dans 1'efclavage de l'erreur. Elle prend lè menfongè pour la vérité, le bifarre pour le beau, le gigantéfque pour le fublime. Le bel Esprit» » On veut monter fur les épaules d'uri » grand homme pour s'en faire uri piedeftal. Le Villageois» Ces hommes grimpant fur les épaules C iij  ( 38 ) 'des grands hommes, me rappellent la, funefte vanité de ce Pigmée volatile qui, pours'élever jufqu'aux cieux, étok Uionté fur 1'aïle du fuperbe roi des airs, Le bel Esprit. » Je ne connois point d'affociatiori » plus inégale que celle des gens d'efprit l> & des fots. Le Villageois. Je n'en connois point de plus naturelle. L'efprit & la fottife fe touchent toujours. On les voit tour-a-tour dans les, mêmes individus , fur-tout dans ces. hommes bouffis d'amour propre, qu» croyent fe diuinguer en méprifant les fots: je les eomparerois a ces jourdains qui, en parlant toujours de leur noblefTe, jious montrent toute la roture de leu?naiffance. Le bel Esprit. » II faiit que les chênes croifTent avec?  U9) I les chênes, les rofeaux avec les rofeaux, Le Villageois. Les chofes ne s'arrangent pas fi bien dans la nature que dans votre tête. Entrons dans cette forêt. Contemplons ce chêne qui élevant, balancant majeftueufements fes rameaux, femble régner avec orgueil fur tout le peuple végétal, Par^ donnez cette expreffion a mon enthou-* fiafme pour les grands objets. Approchons de eet arbre-roi, nous verrons fa tige fuperbe embranee par le lière flexible, croitre fous fes ombrages mille pe? tits arbuftes, 1'humble genet, le fragile rofeau; mais vous allez encore vous récrier contre cette affociation, vous direz que le chêne & le rofeau ne peuvent fe trouver dans le même endroit, que 1'un fuit, & que 1'autre recherche toujours un terrein aquntique. Vous nous montrez des merveilles, deux hommes qui fe voyent, qui fe tatent h, travers une  ( 40 > inuraüle, & vous voulez que les chofe3 les plus fimples m'échappent. Je fais paffer un ruiffeau entre mon chêne & mon rofeau ; je pouvois même m'épargher cette dépenfe en vous citant le dialogue du chêne & du rofeau de la Fontaine. Le bel Esprit. » Maisj on fait par quelle fatalité les » grands talents font pour 1'ordinaire plu* rivaux qu'amis. Le Villageois. Ouvrez 1'hiftoire littéraire : vous verrez l'amitié dans tout fon éclat entre Virgile & Horace; Racine & Boileau; Pope& Grai. L'amitié ne nous a-t-elle pas donnéle plus beau fpeéacle, en réuniffant les cceurs, les génies de Stelle & d'Addiffon, en produifant eet ouvrage, dont 1'Angleterre s'honorera toujours , & dont un célèbre Ëcrivain, dlgne de panager la fociété comme la gloire de les ïlluftres amis, nous a fait un fi touchant tableau.  ( 4» ) Le bel Esprit. » Les grands talents croiffent & viventf » féparés de peur de fe faire ombrage. Le Villageois. Les chênes ne croiffent donc pas toujours avec les chênes. Oui, Monfieur, les grands talents, ces chênes littéraires croiffent a d'immenfes intervalles, au milieu de la multitude de ces efprits vulgaires, que je compare auflla des rofeaux. Le bel Esprit. » Les moutons s'attroupent, ödeslions » s'ifolent. Le Villageois. Vous aimez bien a rapprocher les ex* trêmes. Mais permette*moi de vous le demander. Eft-il bien raifonnablede comparer des êtres que nous dégradons, que nous mutilons avec ces rois des animaux qui, loin des hommes, déployent toute Ja fierté , toute la nobleffe de leur caractére ? Votre maxime eft d'ailleurs démentie par lavérité. Les lions obéilfent a eet initinet qui rapproche tous les individus  de Ia même efpèce, ils s'attroupent. Quant aux moutons, ils ont fans doute le même penchant; mais, pour connoitre leurs mceurs naturelles, ilfaudroit pouvoir les obferver Ioin de la fociété, du cifeau 6c du couteau des hommes. Le bel Esprit. » Et quoi, direz-vous, les Voltaire & » les Rouffeau, ces ames brülantes & » fublimes, qui nous ont laiffé des pein» tures fi raviffantes de l'amitié, en au» roient ignoré le charme. Le Villageois. Non, Monfieur, je ne dirai pas cela, mais je reliraiavec enthoufiafme ce qu'ils ont écrit fur ce fentiment; ces lettres que Rouffeau écrivoit a fes amis oü fon cceur pariera éternellement. Le bel Esprit. » Helas ! il eft certain. Ils ne fe font » pas plus aimés que les Boffuet & les » Fénélon Le Villageois. Vousn'êtes pas plus heureux dans vos  I 4? I ëxëmples que dans vos rapprochemenfsi Vous auriez dü fentir que cette fynv pathie qui, feule* produit l'amitié, ne pouvoit point exifter entre les ames de Voltaire & de Rouffeau, de Boffuet & de Fénélon. Mais voulez-vous jouir du plus fublime fpeftacle, 6c dont le ciel femble avoir été jaloux, en faifant naitre a différentes époques Fénélon & J< J. Rouffeau, met* tez dans votre imagination ces deux grands hommes a notre place, parlant de l'amitié. A leur voix, tous les cceurs treffaillent, tous les yeux fe rempliffent de pleurs , Mais, pourquoi évoquer ces ombres ïlluftres, ne trouvons-nous pas leur ame dans ces ouvrages oü l'amour öc I'admiration ramèneront toujours 1'humanité? Le bel Esprit. » Je nappliquerai de ces réflexions ik » M. Ducis & a feu M. Thomas que ce » qui peut honorer 1'un & i'autre »>  t 44 5 Le Villageois. Voila un exemplë que pféfentera dé plus 1'hiftoire de l'amitié. Pourqüoi ne faififtez-vous pas cette occa^ fion pour jetter de noüvelles fleurs fur la tcfmbe de M. Thomas, dont la mémoiré fera toujours chère aux amis de la vertu 6c des lettres? Pourqüoi encore ne faitesvous pas connoitre les beautés del'Epitre qüe vous cenfuréz fi févèrement ? La réputation de M. Düci.3, le plaifir que je dois a ces autres óüvragès, m'ont engagé de me prócurer celui-la, 6c j'y ai trouvé lè tón , les fentiments de cette amitié que vous avez fi cruellement dëfigurée^ Adieu, Monfieur; il eft temps de terminer ce long entretien. Crainte de trop abufer de votre complaifance, j'ai palfé aufli rapidement qu'il m'a été poftlble fur ces fophifmes, ces maximes, cés rapprochements quibleflent fouventla logique & toujours le fentiment. J'ai Phonneur d'être t