01 1126 7258 UB AMSTERDAM  TABLEAU D E PARIS, Faifant Suite aux Editions précédentes. Socrates autcm primus philofophïam devocavi: c \ ccclo & in urbïkus collocavit & in domos et'ldm introduxit ; & cocgit de v'ua & moribus, rebufque bonh & mails quccrere. T u s ccl Lib. V. T O M E IX. A AMSTERDAM. 1788.  A VIS DE L' ÉDITE U R. J. L adéjLparu hult Volumes de eet Ouxiage ; fon fuccès univerfel nous a engagés a déciderl'Autöttri une continuation : il s'y eft prêté Nous puIslions aujourefbui les Tomes neuf, dix, on^e & dou^e dc Cf t Ouvrage j répandu & qui a trouvé 'par-routdesLc»'teurs. Ces Volumes font fuite aux deux eeïilions qui ont été faites h Neiifc'iatel ea ■Suiffc. On prïe le Lcöeur d'étre en garde contre les contrefaconstoutes incorrectes, infïde^es, &qui •défigurent le fens de 1'Auteur; 1'édhion que nous ipublions lei, ayant étéfaite (bus fes yeux, &r étant 3a fculc qu'.U avoue. L'impreflïon en a été a;hevée ïe 30 aoiit )7S8. On trouvera chez le même Libralre les Volumes précédeus , ou bien 1'Ouvrage complet ; & Ton délivma ies quaire derniers Volumes fépaiémcut e» faveur de csux qui ont les huuprtmiers.  TABLEAU DE PARIS. L ||||>||||| _, |„ |,,,,^,i^g^CTi^*<-^^^,+"*^^M^l CHAPITRE BCLXXV. Les Enragés. Ce Tont des chevaux qui vont a Verfailles & qui en reviennent en trois heures de temps, Un folliciteur de graces, un courtifan, veulent fe montrer a Verfailles & revenir diner a Paris : ils partent a onze heures, & a deux heures ils ont vifité les bureaux, vu le miniftre ou les commis, Sc font de retour chez eux. Il n'y a pas de pavé dans le monde plus froiffé que celui de Verfailles a Paris. lome IX, ^  C 2 ) On paie vingt-quatre livres pour deux enragés. Afin d'épargner fes chevaux, on prend des enragés. L'animal tout en fueur attend a la grille; il eft maigre, efflanqué. On ne nourrit ces chevaux qu'avec du foin, de forte qu'ils font toujours échaufFés. Mais que ces enragés font précieux, lorfque,tout dégoutfar.s de fueur, ils portent rapidement aux pieds du tröne un fage qui va y préfenter 1'examen & le calme de Ia raifon , au milieu des paflions orageufes, toujours précipitées & toujours mauvaifes cohfeillères. Verfailles eft le pays des chevaux. On en voit de toutespartsdestroupeaux nombreux; les écunes des princes rivalifent avec celles du monarque. Malgré les réformes, on y voit encore prefque autant de chevaux que d'hommes. II y a parmi les chevaux qui font a Verfailles, la méme difFérence que parmi les habitans de la ville : ceux-ci, gras, bien nourris, bien drelTés, ont des graces particulières; ceux-la font d'une trifte encolure9 ne voiturant que les valets de cour ou les  C 3 ) provinciaux. On diroit qu'ils font humiliés de la pre'fence des fuperbes courfiers, qui ne les regardent qu'avec dédain. Puifque nous tenons deux enragés, & que nous fommes fur la route inceflamment battue, allons a Ia cour, accompagnons cette familie provinciale, qui accourt du fond de fa petite ville pour voir le roi, les appartemens & le grand couvert; (ils ont déja vu le döme & les marmites des invalides.) Tous font fagote's, Dieu fait ! la robe de madame reffemble l une tapiMerie de haute-liffe; mademoifelle rapporte une mode qui n'a que vingt-cinq ans , & qui eft toute nouvelle dans fon pays; elle eft dans 1'attente de 1'effet que produiront fes charmes; die eft grafie & fraïche, mais fes appas ont une rondeur qui fent la nullité de Ia province. Le père a un habit de velours qui n'cft rapé qua certains endroits ; c'eft le pli économique de 1'armoire qui n'a pu s'effacer. Ce font d'honnêtes gens ; mais on va fe moquer deux: ils ne s'en appercevront pas; ils trouveront tout e monde fort poli: c'eft un peuple ricaneuf A 2  i 4 )• que celui de Verfailles; mais le nre eft la fi imperceptible! Me voila dans la galerie avec la familie, & les remarques font déja faites. Mademoifelle, dans un excès depolitefle, a failli faluer les fulffes a livre'e; mais le père, qui fait la cour, lui en a impofé dun regard, & lui dit a i'oreille, qu'on ne falue perfonne, pas même les cordons-bleus : fans eet avertiflement, mademoifelle auroit bien pu faire une profonde révérence a la familie royale. Je fuis für que mademoifelle dit dans Ie fond de fon cceur qu'elle n'a jamais vu nulle part tant de fi beaux hommes ; mais quoiqu'elle ait paffé en revue tous les militaires qui compofent la garde, felle n'en témoigne rien. Ce qui 1'intérelTe le plus enfuite, c'eft de bien confidérer do quelle manière les princefTes Sc les dames de la cour font coifiées. Lepere, grand admirateur de LouisXIV, malgré Fénelön & 1'abbé de Saint-Pierre, cherche fon portrait, 8c fait des réflexions fi profondes, qu'il n'ofe me les communiquer;  ( s) . mais ii m'avertit-d'un coup-d'ceil, qu'il remet a un autre tempsla manifeftation des penfécs hardies dont il eft travaillé; il a peur qu'on ne les furprenne dans fon cerveau, & fon maintien grave & froid,femble recommander a tous la circonipecïion & la duTimülatiori politique. La mère, qui faifoit encore Ia jeune, & qui paroiflbit telle aux yeux de M. le fübdélégué, s'appevcoit tout-a-coup qu'elle eft vieille ; elle fouhaite que ia foule redouble: car un inftincl: fecret lui diCie qu'elle n'a pas le ton du pays. Cependant Ia politeffe eft fi grande, que ia familie n'a pu remarquer fnj les vifages le moiodré figne ; il n'y a que moi qui ai démélé que tous les regards setoiént amufe's de Phonnéte & plaifante familie, Le grand frère fe tiént toujours droit a mes cote's; mais cprnme il eft jeune, & que fa phyfloriomie eft naïve, on voit feulement qui! n'eft pas fayonné, & les regards mallas 1 ont toujours épargné dans la diftribution des farcafmes intérieurs. Mes bonnes gens ne fe döuteront jamais A 3  C '6 ) qu'ils ont diverti la cour; & lorfque la mère radotera, fe fouvenant de fon merveilleux voyage, elle dira que fa fille a été prefentée, & elle le dira tant, qu'elle le croira. CHAPITRE DCLXXVI. De la Cour. Tandis que le Parifien penfe jouir des avantages les plus précieux, en ce qu'il pofsède des fpe&acles & des courtifanes, & qu'il fe livre a. tous fes goüts avec la liberté la plus entière; tandis que la bonne ville de Paris eft pour le monarque le miroir aux alouettes, 1'étranger, des quatre coins de 1'Europe, venant y verfer fon argent, le courtifan , ingruentiutn dominationum prov'ifor, ainfi que le dit Tacite , devine les diftributeurs préfens, futurs & cachés des graces qu'il ambitionne. O ! quel courtifan me traduira en francais ce provifor ingruentiutn dominationum ? C'eft a lui qu'il  (7) appartient cependant de trbuver le mot propre. Ilvaut mieux, felort toüt fuïvant de la cour, il vaut mieux être fujet d'un monarque que fujet d'une république. Le monarque, diftributeur des honneurs & des graces, les faittomber fur qui bon lui femble; il élève un perfonnage; il rabaifle celui qui e'toit élevé; il place & déplace a fon gre': chacun a fon tour a droit de prétendre a fes faveurs. On ne peut afpirer a être fouverain; mais on peut afpirer du moins a une haute fortune, a un grand crédit, a un pofte diftingué, a un immenfe revenu avzc charge d'ames, ce qui n'eft pas lourd 5 & 1'on n'a rien a craindre dans ces jouiffances paifïbles des bourrafques populaires. II n'eft pas de fujet qui, de pres ou de loin, ne veuille avoir des nouvelles de la cour, & qui ne tourne inceftamment les yeux vers le rol. II fe dit : quel eft donc eet homme qui commande a vingt-quatre millions d'hommes, & au nom duquel tout fe fait. Tous les plaifirs de 1'opulence 1'envi- A ^  tl 5 ronnent; on imagïne des fenfations nouvelles pour les lui apporter; il a toutes les jouiflances , point de befoin qui ne foit f:tisfait : on lui épargne jufqu'aux defirs : quelle idee, dans ce rang élevé, a-t-il de tour. ce qui 1'environne ? Tout fujet donc qui eft a portée de voir le roi, fait le voyage de Verfailles; il entre dans le chateau magnifique; il voit dénier toute la cour: mais il la verrolt tous les jours pendant cent années de fuite, il fouleroit pendant un fiècle & demi le parquet des longs appartemens , que ies connoifïances refteroient précifément au méme point. L'air de cour s'imprime dans un garcon de la chambre, dans un petit controleur. Celui qui met un foulier ü un prince, ( foulier qu'il n'a pas fu faire) s'eftime au-deflus du cardannier ; car c'eft une charge. Autant le grand feigneur affeófee une contenance modefte, devenu fouple, de fie . & de fuperbe qu'il étoit la veille, autant les valets prennentun ton qui, par-tout ailleurs, feroit 1'excès du ridicule.  ( 9 5 On marche des épaules, a la cour; le Courtifan falue légérement, interroge fans regarder, glifle fur le parquet avec une légéreté incomparable, p?.rle d'un ton élevé, préfïde aux cercles, jufqua ce qu'il paroifle quelques fyllabes, quelque nom qui le réduife au ton général. La politefie de la cour eft-elle fi renom™ mée, paree qu'elle vient du centre de la puiflance , ou paree qu'el'e provient d'un goüt plus raffiné ? Le langage y eft plus élégant,le maintien plus noble& plus fimple, les manières plus aifées; le ton & la plaifanterie ont quelque chofe de fin & de particulier; mais le jugement y a peu de juftefle; les fentimens du cceur y font nu's; c'eft une ambition oifive, un defir immodéré de la fortune , fans traval'. Dans la foule des courtifans, fe mêlent des aventuriers qui vont, viennent, font par-tout, pubüent les nouvelles apocryphes ou indifférentes; voyjz leur cojrfe précipitée : que font-ils la? on n cn fajt ren, & perfonne ne le leurdemande.  Celui qui vous a falué dans Ia rue, ne vous connoit pas au lever ou a la meffe ; fuivez-le : comme il implore un huillier de la chambre ! lemédecin, le militaire, le magiftrat, le pontife, remplis 1'un pour 1'autre du plus parfait dédain, n'ont qu'une voix & qu'un langage, & figurent paifiblement, comme s'ils fraternifoient. La, des gens fe chargent de vous faire évêque, préfident, colonel, académicien. A Ia chapelle , ainfi que Ta remarqué M. Moore, les alfiftans tournent le dos au prêtre & aux faints myftères, & ont Ia face attentive vers Ie roi, qui eft a genoux dans une tribune. Une mufique bruyante étourdit tout Ie monde, & confond Yintroït avec Yite mijja ejl. Quand un prince eft malade, & ne peut aller a la chapelle y entendre la fainte meffe, le prêtre roule 1'autel de la mefTe jufqu'aux pieds de fon lit, & la lui dit, tandis que fa majejlé ou YaheJJe royale eft enfermée entre fes quatre rideaux. Chacun s'étudie a deviner ce qui eft voilé;  C n ) on flaire, pour ainfi dire, Ia tranfpiratioa infenfible du trotiea pour former des conjedures prefque toujours hafardées, d'après les craintes ou les efpe'rances de tous ces efclaves de la faveur. Qui me dira oü eft le fïe'ge de 1'ame dans le corps de 1'homme ? Je lui dirai oü eft 1'ame du gouvernement dans un vafte empire. Quand Pédit du fouverain déplaft aux Parifiens, ils font une chanfon, & ils croient dès ce moment 1'avoir annullé. On n'apprend donc rien en ufant le parquet de Verfailles; mais il eft très-curieux, pour un philofophe, de fe rendre a 1'ceil-debceuf, & la, de contempler les dirférentes phyfionomies qui paftent & repafTent. O Molière! Molière! & voila comme le pauvre genre humain eft fait ! Au milieu de ce tumulte, de cette agitation brillante, fe trouve placé le cabinet de la politi^ue : c'eft la qu'on pofsède 1'art de conduire une nation par des moyens fouples & adroits: le courfier ne fe cabre point j il eft doux, doux; il cara5 'A force de ne trouver rïen qui vaille (at fon chemin , on devient rien qui vaille loimême; cela peut s'appliquer a. la valetaille de la cour. Onvoit dans cepays-la, des teints pales & des tempéramens cacochymes. Un jeune feigneur eft quelquefois auffi délicat qu'une jeune fille valétudinaire ; les femmes ont encore la phyfionomie plus altérée que les hommes. Tous ces vifages , malgré leurs mafques, ne peuvent pas cacher les paffions cruelles qui fouvent les dévorent. Les princes, fauf les exceptions, ont une doublé pareiïe dans 1'efprit: comme ils recoivent leurs idees de ce qui les environne, ils ne favent point avoir les leurs en propre; par la même raifon qu'on les chauffe, qu'on les habille, qu'on leur épargne la moindre fatigue, ils s'habituent a recevoir leurs penfées d'autrui, toutes faites &toutes formées. L'art de penfer exige une forte de méditation prolongée; & ce n'eft que dans le choc de plufieurs idees contradidoires , qu'on apprend a démêler 1'idée véritable. Les  t*5J princes de tóus les pays, raifonnent tout diffe-» remment des autres hommes, paree qu'ils ignorent certains ufages de la vie, qui ne s'apprennent que par Pexpérience. Ils ont quelquefois des idees grandes, mais elles ne font pas liées k ce qui eft; ils ont de la dïgnité, & ils marchent mal; ils font riches, & ils ne favent pas compter; ils parient bien, & ils ignorent 1'orthographe, la grammaire. Quand ils fe fachent, ils vont toujours trop loin, &c. CHAPITRE DCLXXVIII. Le Chantre de Reims, Il a le droit de coucher avec la reine. C'eft que le roi très-chrétien eft chanoine de SaintHilaire de Poitiers & chantre de Reims t d'oü vient le proverbe dont on embarraiTe quelques provinciaux, qui ne favent plus que dire ni que répondre, quand ils Ten-< tendent pour la première fois. B 2  ( 20 ) CHAPITRE DCLXXIX. A tombeau ouvert, On ne dit plus aller ventre a terre. Le roï, la reine,les princes du fang, lorfqu'ils veulent aller vite, très-vïte, donnent ainfi 1'ordre a leurs écuyers, qui le tranfmettent au cocher: alle^ a tombeau ouvert. Cette fingulière expreffion veut dire que le péril eft égal pour les' perfonnes qui font dans les voitures, & pour celles qui les conduifent. Alors les chevaux, qui font des chevaux vifs & choifis, preffés par le cocher & par le poftillon, vont a la lettre a tombeau ouvert. On peut fe hgnrer la rapidité d'une pareille courfe. De loin, c'eft le bruit du tonnerre, de pres, c'eft fon vol terrible; quelquefois les voitures fe brifent : ce font-la jeux de princes, c'eft ainfi qu'ils économifent le temps. Que direz-vous, leclreursj de cette expreffion nouvelle, recue a la cour j fréquem-  C 21 ) ment employee, & qui, réveillant 1'idee da danger, n'arrête point 1'ordre, encore moins la courfe incroyable qui en eft i'effet. Je ne voudrois pas cheroiner ainfi, a moins que ce ne fut pour me dérober a un péril imminent. Le feu duÉöe Choifeul s'étoit fait un nom, par ce genre de courfe, bien pardonnable a. un miniftre qui voudroit être par-tout en même temps. CHAPITRE DCLXXX. Porte-chaife d'affaires. Le jour que le roi prend médecine, ceft le grand jour des courtifans; ils font admis, & ne manquent jamais de paroïtre; la médecine va fon train, tandis que les hommes de cour font rangés dans la chambre pêlemêle avec les médecins, 1'apothicaire, & les valets de chambre. Un jour il fe préfenta a la porte de la chambre, un homme en épée & en habit de B3  C 22 )' velours, qui dit a l'huifTier: je viens faire' mon fervice : il entre, & fe tient debout dans un coin ; la médecine étoit prife. Le roi étonné de voir une figure qu'il ne connoifToit pas, demande-^uel eft eet homme : on fe regarde; on dif%i'on ne le connoit point. Le roi envoie demander au perfonnage quel il eft. L'inconnu répondit en s'inclinant, qu'il avoit 1'honneur d'être le porte-chaife d'affaires de fa majefté, que fon fervice ne 1'appeloit a la cour que lorfqu'elle prenoit médecine, que 1'avis lui en étoit toujours donné par 1'apothicaire, paree que leurs fonótions étoient nécefiairement inféparables, & qu'il attendoit refpe&ucufe- ment Le roi inftruit & fatisfait, lui fit dire de refter , & lui continua les honneurs du fervice. II attendit, & emporta la chaife d'affaires, 1'épée au cóté ; puis il revint a Paris, figner dans fes contrats le titre pompeux d'ofHcier du roi. II eft inutile de dire qu'il y a des privileges attachés a fa charge»  C 23 ) CHAPITRE DCLXXXI. Confeil aVÊtat. TTout prince a un confeil : il lui feroit impoffible de conduire fon royaume fans confeil, car il n'eft qu'un; il n'a pas, il ne peut pas avoir les connoifTances de plufieurs, & le grand art de la politique eft d'examiner une queftion fous toutes fes faces. Le grand Frédéric fe trompa dans Ia fameufe affaire du meünier Arnold. Les magiftrats, objet du chatiment royal, n'avoient prononcé qu'un jugement légal & jufre. C'eft au confeil d'état que fe difcutent & fe digèrent les matieres poütiques. La fe pèfe la fortune des états. Donnez a un monarque beaucoup de mmières, il n'aura pns encore toutes les connoiflancés ; il aura B4  ( 24 ) befoin de confeil, paree qu'il eft une foulede détails, qui néceffitent encore une forte de difcuffion : beaucoup d'idées particulières tempèrent 1'idée principale; & les opinions qui fe croifent, ötent toujours a 1'autorité ce qu'elle auroit de dur: car,plus une affaire eft débattue, plus il en naïtra un bon confeil. La faine politique a banni du confeil des princes 1'héritier préfomptif & les princes du fang. Le fouverain appelle a fon confeil quiconque il en juge digne : le dernier fujet peut y être admis, fi le fouverain le mande. Comme, en fa préfence, chacun n'a que voix délibérative, & que le roi décide feul, le dernier fujet peut être confulté par fon fouverain ; & chaque membre du confeil eft mandé particulièrement chaque fois qu'il fe préfente. La réfide enfin la fouveraineté, dans toute fa force & dans toute fa plénitude. Ce dépot, le plus honorable dont un cïtoyen puiffe être chargé, exige les vertus néceffaires a cette grande confiance, le zèle & le fecret,  ( 2Ï ) Nous ne fiivons rien aujourd'huï de ce qui fe paife dans ce fanéhiaire impénétrable: mais peu i peu le temps levera tous les voiles ; rien n'e'chappera fucceffivement a 1'ceil pergant de la poftérité; elle pe'ne'trera tous les replis des cceurs qui nous gouvernent, & ce fera fur les efFéts fenfibles de leur adminiftration, que fe fondera leur gloire ou leur opprobre. D'après ce centre muet de fi grands rnouvemens, qui fe propagent jufqu'aux extrémités de 1'Europe, il n'eft pas e'tonnant qua la cour, tous les objets aient un autre point de vue qu a la ville ou dans les provinces. Les comptes de la guerre, de la marine, fe rendent tous les fix mois. Louis XV s'enfermoit dans Yccil-de-bamf; & la, avec deux valets , il brüloit foigneufement jufqu'au moindre papier; il ne fe retiroit qu'après avoir.bien remué dans les cendres, pour efFacer jufqu'au moindre veftige d'e'criture. On brüle encore ces papiers. Tous ceux qui rêventpolitique,travaillent  C 2« ) . pour le confeil d'étaf, & voudroient y pörtef leurs idees, qu'ils croient nécefTairement les meilleures. C'eft une paffion innée cheZ certains hommes, que celle du commandement. Je connois vingt fous qui fe font rois régulièrement deux heures par jour : ils fe fuppofent au confeil d'état, & la ils règlent ou ils réforment tout. C'eft que les idéés d'ordre , de police , d'adminiftration , de bienfaifance , font communes a tous les hommes; mais il n'y a que le génie qui fache fe placer au fommet de la pyramide, & de la en defcendre, pour en mefurer toutes les parties. Ce génie eft exceffivement rare; dc plus on a d'efprit, plus on eft éloigné fouvent de ce coup-d'ceil calme, qui n'eft que le fynonyme de fuprcme bon fens. Un homme fe plaignoit a M. de Louvois de lui avoir envoyé quarante-cinq projets différens fur Padminiftration, fans en avoir recu de réponfe. Le commis qui ouvrit les lettres, les trouva impertinentes; & comme tout commis fe met a la place du mimftre qu'il fert, il follicitoit M. de Louvois a h  ( V ) vengeance. Celui- ci dit au commis de prendre fa plume , & lui dicta cette lettre : « Parmi vos quarante- cinq projets, Monfïeur, aucun n'eft fait pour paffer fous les yeux du miniftère; mais continuez : dans le nombre des projets extravagans que vous ferez, peut-être il y en aura un enfin qui préfentera quelque chofe de raifonnable. » Les mémoires que 1'on adreffe aux membres du confeil d'état, pour aider a leur adminiftration, font fi nombreux, qu'on a pris le parti de les reléguer dans une falie immenfe; & 1'on a écrit, dit-on, au-deifus de la porte, mais en dedans: Projets des tétes fêlées. Voila un encouragement pour ceux qui, bons citoyens & foibles penfeurs, fe livrent opiniatrément k ce genre de travaü. J'ai rencontré dans ma vie une infinité de gens qui avoient le caraftère moral du bon abbé de Saint-Pierre. J'ai lu, manufcritSj plufieurs plans pour la régénération du royaume; tous font combinés contre la. finance; il faut qu'elle {pit  ( 23 ) vraiment deftruftive du bien public, puifque toutes les plumes inteUigentes femblent reünies contre elle. CHAPITRE DCLXXXII. Petits Appartement du Roi. C'est un aflemblage de falies qui communiquent 1'une a 1'autre; mais qui toutes n'ont aucune régularité. On a été obligé de les faire en percant des murs, en interrompant des efcaliers, pour en former de nouveaux, qu'il faut perpétuellement monter & defcendre, afin de fuivre la continuité de ces nombreux appartemens. C'eft le féjour habituel du monarque, & c'eft la qu'il fe livre a la leéture & a 1'étude. Le roi a trois chambres pleines de livres, qui font partie de ce qu'on appelle petits appartemens du roi; ces trois chambres peuvent contenir douze a quinze mille volumes. On y trouve les meilleurs ouvrages  C *9 ) des poëtes angïais. Un livre ufé, dans cette bibliothèque, c'eft le diclionnaïre anglais de Bojer; il eft ufé comme le di&ionnaire d'un écolier, ce qui prouve qu'il eft confulté journellement. Un ouvrage que le roi com fulte encore avec le plus d'afTiduité, c'eft la Ga^ette de France, en zoo volumes in-q.°, C'eft a coup für le feul exemplaire complet qui exifte en Europe. Cette gazette, témoignage de préfentation , monument d'étiquette pour les ma- riages , pour les cérémonies de toute ef- pèce, &c. fait loi; c'eft le code de la cour. Code curieux ! Le roi lit, & beaucoup; il veut s'inftruire. & il eft inftruit. Dans les autres falies, grand nombre d'inftrumens de phyfique, peu de tableaux. On y voit le portrait de Pempereur de la Chine, qu'il a envoyé lui-même au roi de France. L'empereur de la Chine eft vêtu comme un religieux. On vous tire de grand tiroirs remplis de cuillers d'or, de fourchettes, de falières &  I JÖ ) 'de toquetières d'or, dont on ne fe fert pas; on y voit des chandeliers d'or, &c. Ce qui eft confervé foigneufement, & ce que Ton montre aux curieux , c'eft la canne de Louis XIV. Elle eft modefte, car la béquille eft de porcelaine. Quand on touche cette canne, on fe rappelle la main puifTante qui pefoit fur elle, & qui a bati le magnifique chateau oü 1'on fe promène; mais les viciffitudes du règne de ce monarque s'offrent auffi a la mémoire, & cette grandeur paffe'e a coüté a la France bien du fang & des ' la mi es. Les poëtes difent qu'on placera un jour la canne de Voltaire, dont M. Clos eft propriétaire jaloux, a cöté de celle.de Louis XIV; c'eft une myftification dont on a ufé envers leur crédulité. On fort de ces petits appartemens avec la réflexion, que fi le monarque repréfente ailleurs, il eft la dans fes foyers domeftiques, t: qu'il fait plus de cas fans doute de ces heures de loifir, & de fa paifible folitude, que de fa vie publique & folemnelle,  ? 5i J ï)e tous les métiers, le métier dé roi eft fe plus dirficile comme le plus pénible. Sommesnous heureux, tous tant que nous fommes, par le métier qu'il a plu a la Providence de nous ïmpofer? Non ; mais bien par ces heures d'intervalle oü nous nous livrons anos goüts fans contrainte&fanstémoins facheux. Ces trois chambres remplies de livres jettent de 1'intérêt dans ces appartemens, & font plus de plaifir a rencontrer que les richelfes matérielies qu'iis renferment. Ces hvres difent que !e monarque jouit du plaifir Je plus délicieux, du plaifir qui ne s'ufe point, & qu'on retrouve auili vif dans tous les ages de la vie ; du plaifir enfin qui s'accroït par 1'exercice de la lecture. Le vulgaire penfe que les princes font perpétuellement diflipés, qu'ils paffent leur vie dans le défccuvrement ; c'eft que le vulgaire n'appercoit pas lui-même d'aütre plaifir. Je puis certifier que !e roi donne, chaque* jour, plufieurs heures | 1'étude, & qu'il eft peu de particuliers qui les emploient aufli ptilernent que lui.  ( 32 ) II lit 1'hiftoire, ce grand maitre en lumières; les époques de la liberté 1'intéreiTent, s'ileft vrai, comme on me Pa affuré, iqu'il a proféré ces paroles : Paime ces républlcains; mais je fuis né dans une ancienne monarchie3 &j'en fuis le roi. CHAPITRE DCLXXXIIL Département de Paris. Le département de Paris eft un diftricc qui réunit les cbofes les plus oppofées. II entre dans cette adminiftration des details variés, intéreftans ; & il faut une grande foupleffe d'efprit & d'imagination, pour embrafler,du premiér coup-d'ceilJes événemens finguliers qui naiffent en foule. Rien donc n'étonne ou ne doit étonner celui qui eft a la tête; car les caradères des hommes fe portent a tout, & le jeu des pafïions eft vraiment incalculable. L'habitude de voir ces  Ï33 3 Ces partlons dans leur fougue ou dans leur perfidie, infpire donc une fagacité qui devient le réfultat des crifes journalières. Le miniftre chargé de ce département, n'a pas toujours le temps de délibérer; il faut qu'il fe décide fur le champ dans des matières quelquefois épineufes, & il faut cependant qu'il fe préferve de la précipitation qui aveugle, & de la rigueur qui révolte. Toutes les paffions vindicatives & voilées afliégent ce miniftre, paree que le redoutable pouvoir eft entre fes mains; & comme la vengeance s'étudie a fe vqiler du mafque de la juftice,& prend fon temps pourafTener plus fürement fes coups, c'eft avec promptitude qu'il doit reconnoltre le véritable motif qui conduit les hommes vers lui: car,quel plus grand malheur que d'égarer Pautorité royale, & de lui prêter les couleurs de la tyrannie! Ce miniftre délivre les lettres-de cache-t, & il eft chargé de 1'opéra; les chateaux terribles, les prifons d'état le regardent, ainfi que les pas de ballet. La maifon du roi 6e le Torne IX. Q  < 34 ) clergé e'ntrent dans fon adminiitration ; il furveille un maïtre-d'hótel fripon & un curé libertin. Le même jour, il mande une fille d'opéra, pour lui dire : pourquoi ne voule^vous pas chanter? S'il y avoitrefus de facremens, il diroit au prêtre: Pourquoi ne voule^-vouspas adminiflrer le viatique ? Ainfi les objets les plus difparates reffortlfient a fon tribunal; le clergé, les chanteurs, les moines débauchés, & les danfeurs, le régime des grandes & petites baftilles, Sc les tracalferies de 1'opéra. Comment de pareils objets peuvent-ils être dirigés par la mêmetête? Très-bien, paree que c'eft par les oppofitions, que 1'on voit en grand, & que 1'on apprend a juger des chofes en politique, c'eft-a-dire, relativement a 1'enfemble. Le département de Paris eft une efpèce de royaume, attendu que le gouvernement de la capitaie a une très-grande influence, 8c qu'il s'étend au loin. Aucun miniftre n'eft mieux placé pour fupprimer un abus, pour faire pa'iir un petit ty ran , pour confoler un infortuné, pour  C 3S ) i'emédier a un défaftre. Eh ! n'eft-ce point la un triomphe qui parle a la partie intime de notre être, & qui épanouit 1'ame dans une rare volupté ! Sans ce miniftre, la place de lieutenant de police pourroit devenir dangereufe aux citoyens.C'eft lui qui,fe conduifant par des vues plus amples & plus générales, modifie, felon les circonftances, la rigueur ou la foiblefTe de cette branche d'adminiftration. De même que la foudre tantót éclate dans les airs, & frappe I grand bruit, tantót décompofe en filence, ainfi la lettfe de cachet, tantót bruyante , retentit dans 1'Europe, tantót fourde, ouvre le fecre'taire, ou plutót le coffire d'un pauvre diable logé au quatrième étage ; quelquefois elle fait plus de peur que de mal, & quelquefois auffi 1'homme qui en eft atteint ne laifle plus de tracé. Qui le croiroit? elle eft ferviable pour tel individu, elle devient une grace, elle 1'etilève a la rigueur des loix, d'un tribunal qui, dans fa marche irréfragable, porteroit un jugement plus terrible que celui de. la captivité, C 2  t $6 ) Je recönnois donc dans une lettre de cachet tous les attributs violens & cacbés de la foudre; elle agit comme elle, elle imite fon vol, & jufqu'a fes caprices; ce foudre repofe fur-tout entre les mains du miniftre du département de Paris. Ce qu'on a dit de plus ingénieux fur la baftille , c'eft le conté fuivant: Deux prifonniers d'état admis a prendre fair enfemble dans la cour, appercurent un chien qui fefoit autour d'eux maints &maints fauts. Pourquoi ce pauvre animal eft-il ici, ditl'un d'eux? que fait-il dans ce chateau royal? a fa place j'en fortirois bien. Oh! dit 1'autre, il eft fans doute retenu de force. Qu'auroit-il fait pour cela? — II aura mordu le chien du miniftre; — ou du fous-miniftre, bien plus redoutable que le premier. La ville capitale d'un grand royaume donne toujours le ton aux autres. C'eft un petit état dans 1'état même,& il eft gouverné d'après 1'efprit du gouvernement public. Ainfi la ville de Paris eft gouvernée d'une  C 37 ) manière abfolue. Le lieutenant de poüce y fait foffice de cenfeur public, & de comniiifaire - général des vivres. Son autorité reftemble, a bien des égards, a celle d'un général d'armée ; il punit, il emprifonne , il peut employer les voies les plus exaftes & les plus rigoureufes pour prendre fes informations. II tient cette grande ville fous une difcipline journalière, & une efpèce de corps d'armée eft a fes ordres pour 1'exécution de fes volontés, qui, en dépit de fa prudence, ne font malheureufement pas toujours les fiennes. Eh! comment déméler le point exad de vérité dans un miroir a facettes ? La forme du gouvernement décide donc la police qui règne dans une grande ville. La ville de Londres étant la capitale d'un pays libre, lemaire y eftle repréfentant du peuple, & le gardien de fes privileges. II eft obügé de garantir a chaque citoyen fes immunités perfonnelles & civiles. A Amfterdam, toute 1'application des bourguemeftres & des échevins tend aencouragerl'induftrie, & a punif C 3  ( 38 ) l'indolence. Ils ne doivent jamais abufer de la confiance de la bourgeoifie. AVenife, centre d'un état ariftocratique, 1'efprit de la police aboutit a prévenir tous les mouvemens popuiaires; & le confeil des dix met tout en oeuvre de peur que la plus légère atteinte ne foit portee a la füreté de l'état. Le lieutenant de police de Paris ufe affez fréquemment de formes purement militaires. Que ne font-elles toujours les meilleures, comme a coup für elles font les plus promptes! CHAPITRE DCLXXXIV. Le Grand-Chambellan. J E ne fais ce que fait a la cour le grandchambellan \ je ne 1'y ai jamais vu; mais il y a des gentilshommes de la chambre & des valets-de-chambre, une mufique de la chambre & des frotteurs de la chambre.  ( 39 ) On dit que Ia chambre entre, & elle entre.. L'aumönierJ'apothicaire, le maitre-d'hötel, 1'auteur avec fon livre, tous font la pêlemêle. Ni plus ni moins que les dieux font jaloux de leurs droits éternels, ainfi les officiers de nos fouverains, depuis le connétable jufqu'au valet-de-pied, chacun a fes privileges & fon apanage refpectés des autres favoris de la même cour. Celui qui eft initié dans les myftères du fifc, tant natïonal qu'e'tranger, n'eft plus un gibier de la police, mais du chef de la finance francaife. Le miniftre fur le département duquel ou empiète, revendique aufli-töt fon cliënt, fon protégé, ou, pour mieux dire , fon fujet. Pajfe^-moi le féné}je vous pafferaï la rhubarbe : ce mot eft applicable aux adminiftrateurs de 1'état,qui, tour-a-tour, fe concèdent le droit de récompenfer Sc de punir. C ^  ( 4° 5 CHAPITRE DCLXXXV. Chercheurs de la Pierre philofophate. Toujours de nouveaux adeptes cherchant la pierre philofophale. L'ignorance de Ia chymie en faifoit jadis un grand nombre ; les découvertes nouvelles ont redonné quelque vogue au defir de tenter le grand ceuvre. Cela ne doit pas étonner dans un fiècle oü. 1'efpwt humain, audacieux & avide de s'inftruire, eft retombé dans les fciences occultes delachiromancie,delamagie,del'aftrologie3 de ralchymie. La philofophie hermétique, qui chatouille I'avarice de rbomme, ne pouvoit pas manquer d'avoir des partifans, car 1'or a de nombreux adorateurs. Parmi ces importeurs ou ces hommes trompés, on a vu figurer un ex-capucin , qui fit des expériences du grand ceuvre devant Louis XIII, le cardinal de Richelieu, &  ( 4i ) plufieurs perfonnes de la cour: Panecdote eft afTez curieufe pour que je la rapporte ici. Cet ex-capucin, nommé Dubois, étoit un de ces hommes dont la vie eft romanefque : il avoit voyagé dans le Ievant, pendant fa jeunefle. Après avoir ve'cu dans la débauche, iJ fe fit capucin ; ennuyé de ce nouveau genre de vie, il jeta le froc, & s'enfuit pardeflus les murs des tuileries. Trois ans après, fon efprit inquiet le ramena dans Pördre fe'raphique ; il prononca fes vceux, & fut admis aux ordres facre's. Au bout de dix années, il quitta encore 1'habit de capucin, & fut fe promener en Allemagne. La, il embrafla la religion luthe'rienne, & trouva des adeptes qui 1'initièrenta Pe'tude du grand ceuvre. Trompé ou trompeur, il revint a Paris avec Ie prétendu fecretde faire de Por ; & comme fi ce beau fecret donnoit de 1'audace, il brava le regard des capucins, & cet homme , qui étoit moine & prêtre, fe maria a Saint-Sulpice avec la fille d'un guichctier de la conciergerie.  < 42 I Tout charlatan eft caufeur; & ne parlant que de ce qui 1'occupe, il en parle affez bien. L'ex-capucin ayant féduit quelques efprits foibles & crédu!es,qui le regardèrent comme un homme merveilleux, futadmis infenfiblement auprès du fameux père Jofeph, le bras droit & le confeil du cardinal de Richelieu. Le miniftre ouvrit 1'oreille aux promefles d'un adepte qui ne fe vantoit pas moins que d'augmenter la richeffe de la France, la grandeur de fon éminence, & de fournir a toutes les dépenfes de la guerre. Le grand befoin rend confiansies génies les plus profonds : le cardinal de Richelieu ne croyoit rien d'impoffible, & ne foupconnoit même pas qu on put tromper fon regard; H crut le père Jofeph , & il fut arrèté que le fabricant d'or travailleroit en préfence du roi, de la reine, du cardinal, du père Jofeph, du furintendant & autres, qui prifoient par-deflus tout cette importante découverte. Le jour étant pris, Dubois fe rend au louvre, apporte une cöupelle & un creufet pour fon expérience, allume le feu, y met  (43 ) fes vaifTeaux; & de peur qu'on ne le foupconne de fourberie, il accepte pour aide de fon travail, un garde-du-corps que le roi lui-même lui choifit. Alors Dubois eievant la voix, dit: « Qu'il » plaife a fa majefté de commander qu'un de » fes foldats donne dix ou douze balies de » moufquet, que je vais convertir en or. » On donna les balles, & Dubois fit voir, en même temps, qu'il jetoit fur le plomt) la valeur d'un grain de fa poudre de proje&ion; après quoi il couvrit de ccndres les balles qui étoientdans la coupelle, & dit encore a haute voix : « Qu'il plaife a fa majefté d ecarterpeu » a peu les cendres avec un foufflet, ouden » donner 1'ordre a qui il lui plaira.» Louis XIII ne voulut confier ce foin a perfonne; il prit le foufHet, & comme il foufHoit fort, dans fimpatience de découvrir cet échantillon des richeffes infinies qui lui étoient promifes; les cendres voltigèrent fur les affiftans, & la reine, plus curieufe ou plus intéreffée, s'en laiffbit accabler. Toutes les cendres étant fouievées, le lingot d'or parut,  ( 44 5 Ce ne fut qu'un cri de furprife, & puis d'alégreffe : fa majefté & fon éminence embrafsèrent Duböis ; le roi, dans fon enthoufiafme, le déclara noble, & le fit chevalier, en lui donnant 1'accollade a la facon des anciens preux chevaliers de la table ronde ; & pour combler, en un mot, toutes les faveurs, il lui permit de chaiïer dans toute 1'étendue de fes plaifirs. Le cardinal de Richelieu, que j'ai toujours admiré, paree qu'il avoit une ame forte, eut un beau mouvement: il dit a Louis XIII qu'il falloit öter les tailles, taillons, fubJides, & toutes les impofitions qui font a charge au peuple; que le roi ne réferveroit que fon domaine, avec quelques fermes & droits feulement, comme des marqués de fa fuzeraineté & de fa puiffance fouveraine. L'ceil étincelant de joie , il annoncoit la renaiffance de lage d'or, & ce qui flattoit encore plus fon génie politique, la fupréme domination de la France fur toutes les puiffances de 1'Europe; il embraflbit le père Jofeph, & lui promettoit a 1'oreille le cha-  '( 4T 5 peau de cardinal. Le garde-du-corps eut huit mille livres pour avoir aidé a cette belle ceuvre, & tous les affiftaro, dans le raviflement & dans 1'ivrefie, refpe&oient 1'ex-capucin. Je le crois fans peine. Si la poule de lafable, fi la poule aux ceufs d'or exiftoit, elle pondroit fièrement a Verfailles, & les gardes-du-corps, loin de la géner dans fes fondlons, monteroient la garde & formeroient barrière autour d'elle. Dubois fit une nouvelle expe'rience, & le roi tira lui-mème du feu le creufet avec des pincettes : la vue de ce nouveau lingot caufa un redoublement de plaifir; quand il fut refroidi, il pafla dans les mains de fa majefté', qui envoya cliercher un orfèvre, lequel, après avoir fait 1'eflai de ces deux échantillons, trouva que 1'or netoit qua vingt-deux carats, c'eft-a-dire, au titre courant de 1'efpèce monnoyée. Comme 1'excapucin craignoit que ce rapport fi parfait avec la monnoie ne fit foupconner quelque chofe, il fe hata de dire, que pour fes eftais il faifoit 1'or a ce titre; mais que dans fon  C 46 > travail en grand de la tranfmutatlon, fon or feroit pur a vingt-quatre carats. L'augufte affemblée, qui fe plaifoit dans fonillufion, fut fatisfaite de cette re'ponfe. Les expériences étant faites, le cardinal de Richelieu tira Dubois a part, & lui dit que pour commencer, le roi n'avoit befoin que de huit cents mille francs par femaine, mais qu'il falloit qu'ils fuflént délivrés régulièrement. Le charlatan promit tout, pourvu qu'on lui ïaiffat feulement dix jours pour bien cuire fa poudre de projecYion, qui,par un accident, avoit été incrudée , jargon de 1'art, auquel le cardinal ne fit point attention, en difant qu'il lui accordoit non-feulement dix jours; mais vingt, s'il en avoit b,efoin. L'ex-capucin, aulieu de faire fon travail & de purifier fa poudre, pri.t le plaifir de la chaffe, fit grande chère chez lui, aflembla tous les gens de fa connoiffance, les régala avec magnificence,!es entretintde fes fuccès & de fa fcience fublime; il fut regardé partout comme un homme extraordinaire,  '( 47 > Cependant le temps fe pa/Tolt, & Hen ne fe pre'paroit. Le cardinal envoya le père Jofeph folliciter le faifeur d'or de fe mettre k 1'ceuvre. II demanda quelques jours, qu'on lui accorda, & qu'il ne mit pas mieux k pront. Le roi n'étoit pas moins impatient de voir de gros faumons d'or de cinq k fix cents mille livres; car les rois ne font plus rien qu'avec de 1'or, ainfi que moi foible particulier; mais comme les faumons ne paroiflbient pomt, on eut des foupcons, & bientöt des craintes d'avoir été dupé. II y eut des ordres pour veilier de prés ce charlatan, & 1'empécher de prendre la fuite, comme en effet il le méditoit. Bientöt le cardinal, qui nemarchandoit point la liberté d'un homme, le fit transférer au chateau de Vincennes, oü il fut Iicite k 1'ex-capucin de faire beaucoup d'effais qui ne produifirent rien. Après plufieurs tentatives eritore inutdes, il ne laifia plus douter qu'il ne fut un importeur. Vainement difoit-il qu'il lui étoit impoffible de travailler n'étant point libre, & que 1'efclavage détruifoit la vertu de fa  '(48 ) poudre de projection ou de mukiplicatibn 3 il fut conduit a la baftille, & mis dans utl cachot. Le cardinal de Richelieu n'étoit point homme a lui pardonner de 1'avoir abufé li publiquement & fi folemnellement; mais en habile politique, il nevoulut point paroitre avoir été trompé par un art furnaturel, ce qui auroit donné trop beau jeu aux rieurs. On rechercha dans la vie privée de 1'excapucin , tout ce qui pouvoit 1'inculper : Richelieu créa une commifiion; on repréfenta a 1'ex-capucin la rognure de plulïeurs pièces d'or, & il fut aifé de le condamner comme ayant altéré la monnoie, ou en ayant même fait de la faufTe. Sa vie errante & vagabonde offroit plufieurs délits ; il fut jugé par la commifiion , & condamné a être pendu. Comme il alloit mourir,*il déclara qu'il avoit trompé de deffein prémédité le roi, la reine, & monfeigneur le cardinal; il avoua qu'il n'avoit jamais fu faire de 1'or; mais qu'ayant reconnu Textrême crédulité des hommes fur tout ce qui  119) quï leur promettoit une immenfe fortune il avoit misaprofit ce penchant, pour vivre aux dépens de ceux qui 1'ëcoutoient; il ajouta qu'il avoit compofé & qu'il vendo;t fortcherun petit livret, oü étoit renfermé fon pretendu fecret de faire de 1'or, & que, felon les acheteurs intérelTés & crédules, il Jauflbit oubaiflbit le prix de fon ouvrage. Pourdern,eraveusil dit que tout fon procede confiftoit dans un efcamotage fubtih -que fous pretexte d'arranger la coupelle.il ghflbxt adro.ten.ent, fans que perfonne sen appercut, un certain point d'or fQus Ja cendre & en retiroit le plomb. Cet or provenoit de la rognure des pièces d'or; & cettnt ainfi qu'il avoit eu la témérité de vouloirtromperleroi.Ia reine, & monfei. gneur le cardinal. Dubois fut pendu le ar juin 16-37 Supprimez la fin tragique de l'ex-capucin, conno.flez-vous, le«aeur,un fujet plus plailant, ou qui prête mieux aux ariettes & au d.alogue d'un opéra-comique? L'éminence rouge, 1 éminence grife, Jes graves f lome IX. £  < SO ) flages autour du creufet, le fourbe qui fe joue de tous ces acteurs figurant fur la fcène du monde, de ces grands acteurs quï ont befoin d'or comme nous, qui 1'aiment comme nous, qui, comme nous, n'en ont jamais alTez, qui embralfent comme nous celui qui leur fait des promelfes. Oh ! quelle comédie philofophique ! J'en ris tout feul, au fond de mon cabinet» CHAPITRE DCLXXXVI. Démonftration du Déluge univerfel. "Un précepteur des pages de la feue reine, voulant prouver le déluge, & faire voir que le fyftême de Moïfe 1'emportoit fur les raifonnemens de Burnet, de Wiftou, de Wood, de Pluche, &c. forma un globe terreftre plein d'eau, armé de foupapes, & enfermé concentriquement dans un globe de verre. II commenca par remplir d'eau le globe ter-  t fi X reftre, ferma 1'ouverture pratiquée , & donna enfuite au globe intérieur un léger mouvement de rotation.ZW n'a pointfranckifes barrières. Voila (difoit-ilj) le temps oü Dieu n'étoit point courroucé contre h genre humain. Mais vous alle^ voir Vinflant de fa colère. Aufli-töt il fit mouvoir le globe avec une viteffe acceiérée. Bientöt, la maffe d'eau forca les foupapes attachées k Ia fufface extérieure de ce globe terreftre, & rempht toute la capacité du globe de verre, en s'échappatit avec force, Ainfi le globe terreflre (difoit le précepteur aux affiftans; a été entièrement couvert de fespropres eaux. Dieü fe calme. Je vais ceffer ïagiter ce globe, l eau rentrera dans le réfervoir, a peu pres jufqua Vhorizon du globe, & fe mettra en équihbre avec elle-méme. Il ny a que des impies (continuoit le précepteur des pages de lareinQ)quipuipnt contredirepréfentement le déluge univerfel; car je vous Vai peint d'une manière bien conforme au récit de Vhiftorien facré. Tous les afliftans s'en retournèrent, perluadés de 1'exiftence du déluge D 2  (p) tmiverfel, & que ceux qui avoient 1'audace de le nier, alloient contre la raifon. C'eft ainfi qu'en 1768 on enfeignoit la phyfique aux pages de la reine. CHAPITRE DCLXXXVIL Singularités, Louis XVI, dans la première année de fon règne, lut dans un mémoire, droit de regale, Qu'eft-ce que cela fignifie, demanda-t-il a M. ** miniftre? Le miniftre, embarraffé, lui répondit: C'eft le droit qu'a votre majefté, lorfqu'elle voyage , d'être régalée par fes fujets, dans tous les endroits oü elle paffe. Je vois, lui dit le roi, que vous ne favez ce que vous dites; ce ne peut pas être cela. Lorfque je plaidois contre MM. les comédiens & contre MM. les gentilshommes de la chambre, 1'avocat adverfe s'avifa d'appeler les fpectacles de Paris, lesplaifirs régaliens.  I n ) PuSrTamment raifonner! on ne réplique point a cela. Un muficien nommé le Mierre , après vingt ans de fervice a la chapelle du roi, vint trouvcr le Saint-Flbrentin , pour lui demander fa retraite & la penfion. Voila corarme vous êtes, vous autres, dit-il, vous vous dépêche?, tous de faire vos vingt années, pour être enfuite d'oififs penfïonnaires. Frangois I" traverfant la galerie de Fontainebleau, s'arrêta devant un nommé Bouchet, pauvrc homme de lettres, en difant: Voila une bonne tcte; je m'en tiens d celuila; ily a bien des ckofes dans cette tcte-la ; cet homme-la vaut mieux que Duprat. Auffitöt les courtifans environnent Bouchet: cet homme-la va être miniftre, dit 1'un; peutêtre chancelier, dit 1'autre; le roi lui donne uq rendez-vous dans le pare,entende?-vous? il n'en faut plus douter, il eft chancelier: eh bien, il faut le louer : il a fait des vers, diton; i! faut lui dire qu'il eft un grand, poëten Tous les poëtes creient a la bonté de leurs vers. P 3  Chacun étoit dans 1'attente de Ia prochaine élévation de Bouchet, lorfqueFrancois I" appelant l'infpe&eur des batimens, lui dit, en montrant Bouchet : Voila le modèle qu'il faut prendrc pour faire un Neptune ; a quoi fongie^-vous de me propofer Duprat, une petite barbe frifée , des yeux hors de tête? Voye^ ce grand front, ces rides } cette chevelure négligée, cette barbe longue 6* tombante : comme le cifeau rendra cela ! Mon cher Bouchet , ( continua le roi) trouvea^ - vous d Jïx heures dans le pare ; je vous retiens pour fervir de modèle a un Neptune que je veux placer dans une de mespièces d'eau. Les courtifans rirent fous cape. Ah, ah ! c'eft le gouvernail du dieu des mers qu'on va remettre entre fes mains; il figurera nuit & jour au milieu du baffin. Ah! la bonne équivoque! II ne fera point miniftre; fes vers font mauvais, & je trouve qu'il n'eft; fait que pour fervir de modèle a une ftatue,  iss) CHAPITRE DCLXXXVIII. Ex voto. Un ex voto curieux, c'eft aflurément celui qui exifte k Saint-Leu & Saint-Gille. II eft dans le chceur k droite. A lage de fix ans, on a voué k faint Leu & faint Gille le roi Louis XV, pour la guérifon de la peur; on a dreffé Yex voto. C'eft un tableau oü 1'on voit Louis XV k genoux devant faint Leu & faint Gille. Sa gouvernante, madame de Ventadour, eft derrière lui, auffi a genoux, ainfi que les principaux feigneurs de la cour. Les portraits font fidèles, & le coftume ne 1'eft pas moins. On les voit tous, les mains jointes, prier faint Leu & faint Gille de guérir Louis XV de la peur, foibleffe dont 1'enfant royal étoit atteint. II n'en fut pas guéri; ce roi fut timide D 4  '( & 5 toute fa vie : jamais prince n'a été auifi cralntif. Un vlfage qu'il voyoit pour la première fois, lui caufoit une fenfation inquiétante. AulTi, obligé de reconnoïtre, par fon état de roi, une multitude d'individus, il claflbit dans fa mémoire les phyfionomies, & quand on lui préfentoit un homme qu'il n'avoit jamais vu, fon premier mot étoit toujours de dire : il rejfemble d un tel. Naturellement queftionneur, foit par excès de prévoyance, foit par befoin d'inftruciion , Louis XV aimoit a favoir une infinité de détails, fur-tout 1'age des gens qu'il voyoit. II aimoit encore a faire jufqu'a un certain point le médecin, en difant : vous ave^, ou vous aure^ telle maladie s _prene%_ garde. Un des moyens qu'employa le chancelier Maupeou pour achever 1'impolitique deftruclion des pariemens, fi contraire a la véritable autorité d'un' monarque, toujours mieux protégée par les loix que par les armes, fut de dire a Louis XV : fe vous de'larmjjerai de ces robes noires. Ces robes  (si) noires affligeoient ou intimidoient fa vue. Cette craintehabituelle, qu'il ne put jamais furmonter, étoit donc en lui un défaut de nailfance; & cette foibleffe phyfique, que Ie moral ne peut pas toujours vaincre, expliquera une partie de fon caradtère, qui ne pourroit trop s'expliquer fans cette première caufe. CHAPITRE DCLXXXIX. Jeu dl - faint. Le roi lave les pieds a douze pauvres. C'eft un ufage antique & refpe&able. II eft impoflïble aux courtifans & aux princes même de ne point réfléchir alors, que nous fommes tous originairement égaux. Le pied nu du pauvre a la même conformation que celui du monarque. Le prédicateur monté en cliaire, donne a fon difcours quelques traits plus vifs qua  I j8 5 1'ordinaire; II dénonce au monarque les abus les plus frappans, & le ftyle véhément fe concilie avec le refpecL Un prince du fang eft maitre- d'hötel; il préfide ce jour-la les maitres-d'hötel du roi, &il eft confondu parmi le domeftique. Xout ce qui fe fait ce même jour a Ia cour, rappelle 1'égalité primitive. Si la morale eft 1'efprit des fiècles, ce jour eft fait pour elle; les pauvres font fervis a table, & ils pénètrent le palais du fouverain dans toute fon étendue. Lelendemain on dépouille les autels, & ils font alors plus d'impreffion. Dites-nous, pontifes: que fait 1'or dans les temples? Saint Bernard répétoit mot a mot Juvénal. II faut a la religion des cérémonies , un culte folemnel, un appareil impofant: mais 1'autel n'a pas befoin d'être chargé d'or & d'argent; des tentures, des fieurs, la blancheur du lin, la vive couleur des étoffes, les flambeaux, cet appareil fuffit. Le luxe des temples eft le nécelfaire des hópitaux & des pauvres. Que ferons-nous, difoit une femme de  C S9 ) qualïté i une autre? voiei la femaine fainte; il faut cependant faire quelque afle de piété. C'eft bien dit, dit 1'autre ; eh bien ! faifons jeüner nos gens. Appliquez ce mot a la fuite des erreurs politiques, & vous verrez que 1'on dit en d'autres termes : voici les jours tfabjlinence, faifons jeüner nos gens. CHAPITRE DCXC. Étiquette. Les princes qui commandent a tout, obéiflent a 1 etiquette : le phüofophe fourit de cet étrange efclavage; & quand il voit les princes enchaïnés eux-mêmes dans les entraves d'un vain cérémonial, il reconnoit 1'égalité des conditions; ces fiers mortels qui difpofent de la liberté d'autrui, n'ont plus de liberté; cette belle princefie, qu'envie tout fon fexe, vit dans une gene perpétuelle;  I 60 5 fe refpect les fatigue, & chafie la cordlaïké: 1'hommage n'eft plus naturel; il eft factice, ainfi que tout le refte. II faut vivre pour la repréfentation; & c'eft un théatre oij les couliiïes même ne permettent pas au comédien de reprendre fon attitude naturelle. L'étiquette établie dans les cours deman-* deroit les pinceaux d'un Rabelais : mais les princes eux-mêmes ne doivent-ils pas être étonnés de fuivre avec tant de ponctualité les ordres d'un être fantaftique ? Les princes, au milieu de g^ns faits pour les fervir, attendentquelquefois patiemment que leurs fouliers foient mis, paree que 1'officier qui , par fa charge, a droit de chauffèr le pied du prince , ne fe trouve paspréfent. Cette fujétion bizarre fait, des princes, des hommes affervis a des coutumes Cngulières. On a vu en Efpagne un fujet fidéle condamné a perdre la vie, paree qu'ayant fauvé d'un incendie une reine en chemife, il avoit été obligé de la porter entre fes bras. Manger avec un prince eft une chofe que  I '61) 1 etiquette repouffe: il converfera avec vous, vous lui ferez utile & agréable; mais manger fur la même nappe vous eft interdit: fa volonté expire dans le domaine borne' par ia circonférence d'une table. C'eft letiquette qui préfide a la naiffance d'un prince. Tous les grands officiers de la couronne font la. C'eft Pétiquette qui voudra qu'après fa mort on lui ferve une table fplendide, & qu'on 1'interroge, a chaque inftant, fur 1'état de fa fanté. Les princes auroient plus de peine a fe dérober aux loix de letiquette qu'aux loix de la conftitution de 1'état. Souvent le monarque s'eft trouvé dans 1'impoffibilité de faire un voyage, d'entrer dans une maifon, paree qu'il n'avoit pu concilier les prétentions refpeclives de fes ferviteurs. Nous rions en apprenant certains ufages de peupies éloignés de nous; de ce que le roi de Loango, en Afrique, par exemple, prend fes repas dans deux maifons différentes ; de ce qu'il boit dans l'une,mange dansl'autre: 8cl'habitude nous familiarifeNavec ces éti-  ( 62 ) quettes, dont 1'aiferviffement eft plus encörë pour les princes que pour ceux qui les environnent. On diroit qu'ils font livrés, dès le moment de leur nailfance, a une foule de farfadets capricieux qui arrangent tous les momens de leur vie au gré de leurs fantaifies. Les pauvres humains vivent de tout cela; mais je fuis faché qu'on ait banni de la cour le fou du roi. De toutes les charges de Ia couronne c'étoit Ia plus néceffaire. Un naturel enjoué qui avoit la liberté de parler, acquéroit le droit de dire une foule de chofes que les rois n'entendent plus depuis qu'ils ont banni le fou, triftement remplacé par une multitude de fous titrés qui ne le valent pas. Après 1'étiquette vient le protocole. Com* bien dans le corps d'une lettre faut-il de doigts en blanc? La fufcription eft encore une chofe importante. Telle lettre doit être en papier de miniftre. Louis-Armand, père de feu M. le prince de Conti, ayant écrit du camp d'Yron a M. le régent, Ie pria,s'il avoit manqué au cérémonial, de 1'en inf-  C 63 ) fruire, avouant qu'il ne le favoit pas. M. Ié régent lui répondit que le cérémonial n'étoit pas propre a nourrir 1'amitié, & le pria de lui écrire fans cérémonie. La fécherefle du protocole met une différence entre les lettres & les fimples billets. II n'eft pas toujours aifé pour amener le tréshumble, très-obéiffant fervitmr. Quand on écrit au roi, 1'onajoute, & fujet. Un prince met fur 1'adreiTe : au roi, mon fouverain feigneur; Scala reine , ma fouveraine dame. On dit au pape: trés-humble , très-obéiffant & très-dévot fils & ferviteur. Le pape répond par un bref en parchemin. Ce protocole varie peu. Le protocole veut que quand on fe fert de fecrétaires, la cortefia foit de la main du prince. Le roi de France a vingt-quatre millions de fujets; il n'y en a pas deux mille qui fuiïent lui écrire felon les loix du protocole. On appelle le dauphin monfieur, en lui parlant: & ilala qualificationde monfeigneurf quand on lui écrit.  'C 'ó*4 5 La fufcriptlon, 1'enveloppe, tout cela a fa forme. Quand on écrit a une majefté, il ne faut que quatre ou cinq lignes a la première page, & que toute la lettre foit de la main de celui qui écr\t. Tantöt la cortefia peut être de la main du fecrétaire, tarltót cela lui eft défendu. Tout le monde ne fait pas placer Yaltejje férénijjime, l'alteffe royale. Le protocole change; & j'avoue que je ne fuis pas au fait de Pendroit oü fe placent & fe répètent les trois ou quatre doigts de blanc. En juiüet 1733, M. de Bufïï manda que 1'impératriceAmélie fe plaignoit,quedansles lettres des princes & princeffes de la maifon de Condé, pour la prier de recommander a 1'empereur leurs affaires de Naples, la fufcription ou cortefia, votre très-humble & très-obéiffant ferviteur , étoit de la main du fecrétaire. Le protocole dit que 1'impératrice avoit raifon. Les princes doivent la cortefia aux éledeurs.  ( 6S ) éle&eurs, a plus forte raifon a Tinrpératnce, qui ne la refufe jamais. II faut e'viter envers tout particulier , archevéque ou miniftre, Pexpreflïon de profond refped, qu'on n'emploie que pour le roi. On dit aux autres, avec refped 3 ou bien avec un grand refped:. La plupart des bourgeois ignorent la diffe'rence qui fe trouve entre une lettre & un billet. Engénéral on répond comme on vous écrit. Les particuliers ne favent pas écrire : ils vous donnent quelquefois de votre affedionné ami , de votre affedionné a vous fervir. Il eft plus difficile de favoir écrire une lettre dans Ia véritable précifion des loix du protocole, que de faire bien la révérence, & d'avoir un maintien devant un prince. Et par la même raifon que le. bourgeois ne faura ni faluer, ni fe tenir debout, ni parler a un prince, il ne faura pas lui écrire. L'étiquette n'eft pas preuve de fervitude: les fiers Anglais fervent a genou leur roi; l'étiquette ne porte aucune atteinte k la Torne IX. £  (66) liberté d'un peuple. Les Francais ne font pas humiliés ens'affujettiffant a des fon&ions domeftiques. Tout ce qui approche du roi prend un caractère de nobleffe. L'étiquette a fes minuties; mais celles-ci tombent de jour en jour : il n'y a que le defpotifme qui puilfe fe faire de l'étiquette un culte» Un prince du fang eft maüre-d'hótel. Ceci n'eft pas fimplement d'étiquette; c'eft qu'il y a un très-gros revenu attaché a cette charge. C'eft l'étiquette qui veut que le roi d'Efpagne tutoie tout le monde, a commencer par fon frère, tandis que le roi de France dit a fon valet-de-chambre vous. C'eft l'étiquette qui place la chaife-percée d'un prince au milieu des courtifans, a qui il accordg les entrées, & qui fait que tel offre le coton. Quand on fort de ches le roi ou de chez les princes, on paffe le premier, & voila la civilité, la politeffe par excellence; pourquoi? c'eft qu'en paftant le premier3  C 67 ) vous faites un avantage a celui qui vlent après vous; vous le laifTez jouir plus longtemps des regards du prince; puls enfin vous lui fauvez 1'embarras de partir le premier. Les entrees defcendent , & ne montent point; qu'eft-ce a dire? que lorfque vous avez les entrees chez le roi, vous les avez chez les autres princes, xe qui n'eft point, quand vous n'avez vos entrées que chez un prince: vous êtes arrêté la. La feue reine, très-fcrupuleufe fur l'étiquette , la regardoit comme une portion efientielle de la fouveraineté. Dans fa dernière maladie, elle tomba dans un évanouiffement profond ; on lui préfentoit quelque chofe a boire, une femme dit, k fes cótés : elle ne leprendra point. Lorfque la reine fut revenue a elle, fon premier mot fut de faire fentir k cette femme Pirrévérence de fon expreflion : elle avoit employé le terme vulgaire elle , au lieu de dire fa majefté; & la reine, toute mourante qu'elle étoit, la réprimanda de fon incivil laconifme. Quand certains princes fe font fait appeler E 2  C 6% ) Vombre de Dieu, le coufin de la lune, te frère du joleil, l'ami des étoiles; que d'autres, a l'iffue de leurs repas, ont fait proclamer que tous les autres rois de la terre pouvoient diner; que tel autre veut qu'on fe profterne en terre dès qu'il paroit : il n'eft pas étonnant qu'on ait affujetti les fourires, les regards, les geftes & les pas, de manière ü défigner un air foumis. Ces ufages embraffent 1'art de s'afTeoir, de fe tenir debout, de gliffsr fur le parquet; les falutations, les révérences font telles, que tout fe diftingue. Quand on voit les petits princes d'Allemagne , plus fuperbes que les premiers potentats de 1'univers, faut-il s'étonner fi la coutume devient rigoureufe dans des cours antiques ? L'étiquette a des bizarreries & des fingularités: mais elle gêne encore plus les princes que ceux' qui les fervent; car ils font affujettis ii la minute, s'ils veulent être fervis, tandis que tous les allans & venans ne font a la gêne que momentanément.  C 6*9 ) L'étiquette eft un rempart" qui repóuflê une infinité de prétendans incommodes. Ce mot eft d'autant plus abfolu, qu'on n'y répond jamais qu'en s'humiliant. L'étiquette fait que les converfations deviennent filencieufes, & que les princes voient autour d'eux tant de mouvemens d'yeux & d'épaules. L'étiquette qui faifoit jadis fervir k diner a des rois morts , fubfifte encore de nos jours, & fubfiftera jufqua la fin de la monarchie : car comment fupprimer une coutume^fi efientiellea fon bonheur? comment refufer k diner au cadavre royal, quand les officiers de fa bouche ont fi bon appétit pour lui ? Le maintien, la marche, tout eft affujetti k des régies qui, pour être verfatiles, n'en font pas moins fuivies. Pourquoi demander un tabouret , quand onpeut avoir un bon fauteuiLche^foi? dit Ia comédie : & Ia comtefle qui a ri de ce trait, avec tout le public, poftulera, quinze jours après, le tabouret chez la reine. E 3  ( 10 ) On a fubftitué la politefle, 1'aifance & 1'amibilité a tous les airs d'oftentation & de cérémonie ; mais les vieilles coutumes!...., Ce qu'il y auroit de plus difficile a un prince, feroit d'anéantir ces formules antiques. II faut favoir décorer le deffus des lettres de titres hononriques. Les adrefTes font encore aujourd'hui des objets de conteftation: ce n'eft pas une petite chofe que de favoir au jufte comment les princes doivent s'écrire entr'eux. Le grand-maitre des cérémonies, 1'introducteur, favent cela: car, que ne faventils pas ? Les naiffances lont alTujetties k des ufages pafTablement ridicules. Jean-Jacques Roufkau eft le premier quï a refufé defigner, votre trés-humble ferviteur. Mais s'il eut été en place, on 1'eüt excellencijé, monfeïgneurïfé & princïpïfé malgré lui. Les prélats du fiècle dernier décidèrent, dans une affemblée du clergé, qu'ils s'appelleroient c\Q\ix\-&s-&.K\t grandeur. Les fuperlatifs ne font plus de mode. On n'écrit plus d trcs-haut 3 très-magnifique,  ( 7i ) très-excellent, très-brtllant ,très-vénérable * mais ces énumérations de dignités reprennent place dans le billet mortuaire, & vous apprenez que le très-haut, très-magnifiqut feigneur pourrlt dans tel coin. C'eft une étiquette d'appeler fes domeftiques comme des chiens, en criant a tuetête : eh ! eh ! Le Francais n'a pas manqué d'immortalifer & d'étendre ces ridicules. La bizarrerie eft a fon comble. Je ne puis apprendre de combien de lignes courbes font les révérences d'un miniftre ou d'un duc, & combien il faut lui en donner de pouces. C'eft l'étiquette qui fait appeler la femme d'un préfident madame la préfidente, & celle d'un maréchal madame la maréchale; comme fi elle rendoitla juftice, ou fi elle conduifoit les armées. L'orgueil, qui connoit beaucoup 1'ennui, lequel fraternife avec lui, imagina ces paffetemps, qui rempliffent les heures du défceuvrement, & fatisfont la vanité. On s'amufe E 4  ( 72 ) de voir une femme qui fait des révérences de trois pas, de fix en fix pas; un homme qui paroitune ftatue, & qui parle fans remuer les lèvres; des gens qui s'habillent & fe déshabillent : tout cela fait fpeftacle. On tourne & retourne tant & tant, de toutes facons, on fait prendre aux heures, tant de plis différens, & au jour, tant d'attitudes, qu'a la fin les heures font forcées de rendre quelques plaifirs. Une princeffe, a telle heure, voit fes femmes qui entrent, la décoiffent & la déchaufient , bon-gré mal-gré; elle a beau réfifter, il faut qu'elle obéifie, & qu'elle fuive le courant des affaires. Tantöt il faut qu'une dame foit folemnelle, tantót en déshabillé. Le perruquier, le tailleur , varient les frifures & les habits d'un goüt extraordinaire. Les nouvelles manières de fe coiffer, de fe préfenter, de faluer, de parler, de dépecer, de rhanger, changent fans ceffe par les grands & pour les grands, dont elles font  ( 73 ) la plus férieufe étude, la principale occupation. II n'y a pas de minute oü 1'on ne paie un tribut a. l'étiquette. Comptez les geftes, les minauderies, les airs de tête, & vous verrez que les efprits font plus changeans que les baromètres. II n'y a point de verre k facettes qui préfente plus d'objets. L'étiquette fut de tout temps, k la cour d'Efpagne, une coutume vraiment defpotique. Un miférable régent de fixième, comme on fait, devint cardinal & miniftre plénipotentiaire, pour avoir fourni,en cachette, chaque jour, une bouteiile de vin k la reine d'Efpagne, qui aimoit le vin; l'étiquette de fon palais ne lui permettoit qu'un verre d'eau entre fes repas. Quel lecteur ne s'amufe pas de voir ceux qui commandent aux autres, fe foumettre k leur tour k des loix imaginaires ? Ce fut donc une grande affaire, de donner a la femme de Philippe V,un confeffeur, puis un cuifinier francais, & non italien;  f 74 5 paffe encore pour cette diftin&ion.Plufieurs membres du confeil vouloient un cuifmier & un confeffeur favoyards. II y eut une autre difpute fur le perruquier du roi, On 1'avoit fait venir de Paris , paree que les barbiers efpagnols ne favoient pas encore faire une perruque; mais on redoutoit, en même temps, que Pindifcrétion du barbier francais ne mït dans la chevelure artificielle qui devoit coiffer fa majefté, des cheveux tirés de la tête d'un roturier. Or, un roi d'Efpagne ne devoit porter fur fon chef que des cheveux de gentilshommes. II fallut batailler long-temps, & gagner le terrein pied a pied, pour changer quelque chofe au defpotifme de la religieufe étiquette, dite par excellence Vétiquette du palais. Les lettres de la princefie desUrfins fur cet objet, font curieufes. Cette princefle écrivoit a la maréchale, nière d'Adrien de Noailles : Je vous fupplie de dire que cefi moi qui ai Vhonneur de prendre la robe de chambre. Les plaifans difent aujourd'hui que  ( IS ) Ia robe de chambre d'étiquette de PhilippeV, étoit un vieux manteau court, qui avoit fervi a Charles II; que Pépée du roi, étoit un poignard, qu'on pofoit derrière fon chevet; que la lampe étoit enfermée dans une kinterne fourde; que les pantouffles étoient des fouliers fans oreilles, &c. II n'y a pas de mal k tout cela; mais il eft bon d'appercevoir ce qui étoit mafqué fous ce cérémonial, que les courtifans d'alors exaltoient avec tant d'emphafe. CHAPITRE DCXCI. Cérémonial. Un prince du fang, a la cour, öte le fervice a tous les grands officiers, tant pour la chemife que pour la ferviette. Quand le roi donne des audiences fur fon tröne, les princes du fang font fur la plateforme, fuivant leur rang; & quand le roi  ( 76 ) donne des audiences des baluftres, ïls font a cöté de fa majefté en dedans du baluftre. Ils ont 1'honneur de manger avec le roi dans les banquets. Quand le roi communie, ïls tiennent la nappe, lorfqu'ils font deux; & quand il n'y en a qu'un, il la tient feul: aucun feigneur ne peut partager avec lui cet honneur. Quand le roi touche, il lui donne la ferviette. Un aumönier du roi leur apporte tous les ans une femaine-fainte, & un aumönier de la reine unë autre. Les princeftes ont chez la reine le même fervice que les princes chez le roi. Les princes fervent auili la reine, a 1'exception de la chemife. On les traite d'altejje féréniffime en leur parlant & en leur écrivant, les ducs comme les autres. Ils paffent devant les grands & les ducs, en les reconduifant. Dans les aéles, ils prennent la qualité de très-haut } très-puijfant & trés-excellent  ( 77 ) prince, pourvu que le roi ou M, le dauphin n'y ftipulent point : dans ce cas, ils ne font plus excellens : ils ne prennent que la qualité de très-hant &puiffant prince. Ils époufent par procuratiön une princefTe étrangère, deftinée a être reine ou dauphine. Ils ont le cordon-bleu a lage de quinze ans. Leurs fiangailles fe font dans le cabinet du roi. On les annonce chez la reine. Les honneurs particuliers qu'on rend aux princes du fang, font: qu'au fermon le prédicateur leur adrefTe la parole; qu'ils ont un tapis de pied & un prie-Dieu oü perfonne ne fe met avec eux; qu'on leur porte la patène & 1'évangile a baifer. Au parlement, ils ont entree & voix délibérative a Page de quinze ans. Ils paflent au travers du parquet. Le premier-préfident, dans ce qu'on appelle les féances de confeil, en prenant les avis, leur fait une profonde inclination, le bonnet a la main, fans les nommer.  ( 73 ) La préféance des princes du fang fur tous autres pairs, tant au parlement qu'a la cour, eft annexée au droit du fang. Que d'obfervations a faire fur le cérémonial ! la gravité du fujet m'a gagné malgré moi; & je n'ai pu ralfembler que quelques traits épars, laiffant aux amateurs le foin de s'enfoncer dans ces curieux détails. Ce protocole imité & répandu chez les gens de qualité, leur a fervi de barrière pour éloigner une multitude d'importuns ; & un trifte confeiller d'état, a autant de formules dans fon fallon, qu'il en règne a la cour. L'étiquette, diraun prince, eft unechofe puérile, & dont je ris tout le premier; mais c'eft le feul rempart qui me fépare des autres hommes. Otez-la, je ne fuis plus qu'un gentilhomme. L'opinion fait tout; les hommes vivent de formes, font piongés dans les formes; chaque état a les hennes; mais la bafe-de l'opinion repofe fur les fondemens les plus légers, & il faut traiter avec les hommes comme avec des en fans que 1'extérieur frappe.  C 79 ) C'eft outrer Ie raifonnement, comme on a outré l'étiquette. Sans doute il faut connoïtre le lever & le coucher du foleil, Les rois ont leurs occupations; ils ne peuvent être vifibles a toutes les heures. II eft bon qu'on foit inftruit de celles oü il eft permis de les approcher, & de la manière de parvenir au pied du tröne. Mais devoit-on en abufer au point de charger d'étiquette toutes les minutes de 1'année, quand on pouvoit n'afiervir k ce ridicule efclavage qu'une certaine quantité de jours de 1'année ? Henri III eft 1'auteur du cérémonial tel a peu prés qu'il s'exécute aujourd'hui. II fit un réglement pour ceux qui devoient entree dans fa chambre & dans fon cabinet, & a quelles heures. II prefcrivit un ordre pour le fervice de fa bouche. Quant aux cuifiniers, marmitons, ils datent du fiècle de Louis-leGrancL  ( 80 ) CHAPITRE DCXCII. V'Anadade. 'Quelques princefles de la cour prirent plaifir a monter fur des anes; il y eut des courfes, & 1'animal têtu & capricieux renverfa quelquefois fa précieufe charge. Des poctes ne manquèrent pas de faire parler les anes, & de les affimiler aux courfiers. Une nouvelle fantaifie fit tomber celle-la. Ces métamorphofes fubites font toujours ■dans 1'ordre de la frivolité nationale. Ainfi Ton voit aujourd'hui lacAe/KT/êquia fuccédé a Yanglaife qui avoit fuccédé a la lévite qui avoit fuccédé a la polonaijè qu'avoit précédée la franfaife. Tout finit par des chanfons, comme dit Tanden proverbe; car dès qu'une fantaifie ou qu'une mode a été 1'objet d'une chanfon, elle s'évapore, & il n'en refte aucune tracé. H  I Si ) Il n'y a rien detonnant dans 1'anacadè, lorfqu'on fe rappelle que toute la cour, fous Louis XII, avoit pris du goüt poür la chair d'anon, qui ne ce/Ta d'être un mets exquis qua la mort du cardinal Duprat. II étoit miniftre, il avoit donné le ton a la cour i fon goüt bizarre fut adopté. Ce fut lui qui arreta le comte d'Angouléme, lorfque le jeune prince, 'amoureux & atnsé, fe gliftoit, pendant la nuit, pour allee coucher avec la femme de Louis XII. Au détour d'un efcalier, au milieu des ténèbres, le jeune prince fentit un homme fort & robufte qui Ie prit entre fes bras , qui 1'enleva, & 1'emporta loin de 1'appartement oü il étoit attendu. L'amoureux comte, interdit & furieux, reconnut Duprat, qui lui dit tranquillement: Vous allie^ vous détróner. Le comte d'Angoulême fe fouvint du trait lorfqu'il régna fous le nom de Frangois Pr. Cette reconnoifTance du fouverain coütia cher a la nation. II introduifit la vénalité des charges, & ne fervit jamais 1'intérêt public. A force de manger & de boire, ce cardinal! Tome IX, p  ( 8a 3 chancelier de France étoit devenu fi gros & fi gras , qu'il falloit échancrer fa table pour faire place k fon ventre. Ce mangeur de chair d'anon avoit concu 1'idée de fe placer fur le tröne pontifical. Frangois I" en prit occafion de rattraper une partie de 1'argent qu'il lui « avoit prodigué. Si la croupe de nos belles princeffes a preffé parfois la chair d'ane ou d'anon, j'ofe affurer qu'elles n'en ont point mangé. CHAPITRE DCXCIII. lndécor des Femmes. Xjes femmes ne jouiffent d'aucune diftinótion particulière; la reine elle-même n'eft pas décorée; on la cherche au milieu de fes femmes. Telle chanoinefTe a un cordon bleu, la reine ne porte aucune décoiation extérieure,  C 83 ) Quand on eft jeune & jolie, on attlre, avant toüt, les regards. On a vu k Venife la femme d'un procureur au parlement, qui voyageoit avec un riche financier dont elie étoit la maïtreiTe, ouvrir le bal avec le prétendant d'Angleterre , dans une fête publique, paree qu'elle e'toit d'une figure ce'lefte. La femme d'un mare'chal de France, d'un préfident k mortier, d'un miniftre detat, n'a aucune diftinftion perfonnelle. Les armoiries font fur les voitures; il fut un fiec'le oü on les portoit fur les robes : peut-être verra-t-on renaïtre cette mode , qui me re'jouiroit beaucoup. A coup fur, les mceurs nepourrorent qu'y gagner, puifque chaque individu armoirie', craignant d'être reconnu, fe refpe&eroit davantage. Quand nos jeunes feigneurs vont en partie de débauche, leurs laquais laiffent la livrée k la maifon. La livre'e ne devroit jamais quitter le dos du laquais. II ne lui faudroit qu'un habit, comme au foldat. Il n'y a point communauté de gloire.On F 2  ( 84 ) a propofé de donner aux femmes les ordres & cordons dont leurs maris feroienthonorés: cette idee eft parfaitement ridicule ; toute récompenfe ne doit être accordée qu'a 1'individu méritant. La" reconnouTance nationale ne doit pas aflbcier un individu a la gloire d'un autre. Qu'il yait des diftinctions pour les femmes qui auront joué un röle extraordinaire , foit: mais cette forte d'exiftence eft une exception a la nature éternelle des chofes. Les vertus domeftiques, les plus pénibles de toutes; mais auffi les plus fatisfaifantes, voila leur véritable gloire. Ce feroit enflammer la jaloufie des autres femmes, que d'en décorer quelques-uhes, ce feroit introduire unfermentde difeordedans la fociété. La fierté naturelle au fexe s'accroïtroit k 1'excès, car la femme pouffe 1'orgueil plus loin que 1'homme. Enfin une décoration particuliere, Iorfqu'elles ne feroient pas 1'auteur véritable d'une grande & belle action, feroit une dérifion. Comment faire honneur a une femme du gain d'une bataille? J'aimerois autant le fauvage qui fe met va lit quand  ( Sy ) fa femme eft en couche, & qui fe reftaura pour elle des fouffrances qu'elle a fenties pour lui donnerun enfant. CHAPITRE DCXCIV. Malt re des Requétes. Les maitres des requctes font les pépinières des intendans ou commiffaires départis; ils font rapporteurs-nés de toutes les affaires qui fe jugent a la cour, foit au confeil privé, foit au confeil des finances ou des dépêches. Us font aujourd'hui quatre-vingts, de neuf qu'ils étoient fous Francois I", mais il eft queftion de les réduire. Les maitres des requetes vifent a être intendans : un intendant eft un vice-roi; mais ce qu'il y a quelquefois de plus heureux, c'eft qu'il contre-balance a propos le commandeur des troupes. Point de milieu : il fait a une province ou le plus grand biena F 3  ( S6 ) ou le plus grand mal. C'eft rhomme qui rend la place utile ou dangereufe. Gepofte fera toujours glorieux pour un vrai citoyen, & plufieurs s'y font diftingués de manière a mériter les bénédiétions & les regrets du peuple. Pourquoi cet éloge ne peut-il s'étendre qu'au petit nombre d entre eux ? Des qu'un maïtre des requétes eft intendant, il cherche un fecrétaire, un travailleur , afin de fe tranquillifer, tandis que le foudoyé fera la groffe befogne. Le fecrétaire fu/chargé d'affaires, n'en approfondit aucune, & les expédie a la légère. II y a le fecrétaire de 1'intendant & celui de 1'intendance. Ce dernier eft comme le premier commis , Ie fecrétaire d'ambaffade. La plupart des intendans vivent a Paris; & ce qui eft curieufement remarquable, les affaires vont tout auffi bien que s'ils reftoient a leur intendance. Un intendant, dès qu'il eft nommé, fe rend dans fa généralité; car il faut bien qu'il aille recevoir les complimens, les révérences  C 87 ) de tous les corps de Ia province. Le nouveï intendant jouit d'un plaifir fecret & bien vif, en voyant la noblefle de province venir lui faire la cour; il fe divertit k augmenter la capitation des nobles & autres gens qui lui déplaifent. N'eft-ce pas un joli privilege que celui de pouvoir augmenter & diminuer arbitrairement la capitation? L'intendant fait enfuite fa tournee dans fa généralité, & en parle dans les cercles comme d'une befogne très-importante, & d'une corvee non moins fatigante. II s'agiroit de connoïtre les befoins & les reffources de chaque élection, de chaque ville, bourg, village, de chaquefamille.il s'agiroit de connoïtre Tétendue du commerce, l'jnduflrie, 1'état des chemins. C'eft ici que le microfcope auroit fon effet pour la diminution des misères publiques : mais, quoi! on ne peut tout au plus s'abfenter qu'un mois de Paris* Ce travail fi vanté devïent une partie de plaifir. Les fecrétaires ont eu foin d'avertir les juges d'éleétion & autres du jour & de F 4.  ( S8 ) fheure oü les intendans doivent arriver. Les fubdélégués & receveurs des tailles ont préparé un grand diné; ils ont ramaffé les mets les plus délicats & les meilleurs vins. Ils préientent un papier, au bas duquel les intendans n'ont qu'a mettre leurs fignatures. Dans une demi-heure de temps on expédie le département d'une éleótion. Les fubdélégués, toujours fortement occupés du bien public (comme on fait), & les receveurs des tailles, gens toujours intègres, ont tout vu, tout examiné, tout pefé avec 1'impartialité la plus ferme & la plus fcrupuleufe. S'il y a dix a douze élections dans une généralité, c'eft donc une affaire de dix a douze jours, au plus : car, pour abréger 1'ennui de monfeigneur, on fait fort bien venir deux éleétions dans un mêmelieu; & comme les fubdélégués ont fait toutes les affaires de chaque élection, on leur doitaveuglément une entière confiance, & pareille a celle que les miniffres accordent aux intendans, Admirez le défintéreflement des fubdé-  C 89 ) légués, de ces grands travailleurs qui éparH gnent a monfeigneur les détai's de la befogne , toujours indignes des hommes en place, lefquels doivent être penfeurs. Ces fubdélégués n'ont pas un fou d'appointemens ; mais la Providence les récompenfe: car, malgré cela , ils deviennent prefque tous riches, & trouvent encore le moyen d'entretenir un fecrétaire de fubdélégation auffi fans appointemens ; celui - ci n'en profpère pas moins. C'eft que des travaux auffi patriotiques que les leurs ne peuvent pas faire germer 1'ingratitude publique.P\.ien de plus curieux k mon gré que d'accompagner un intendant dans fon département. Le corps des intendans a donc fes racines dans le corps des maitres des requétes : ce haut & puiffant corps a deux faces; quoiqu'horriblement financier, il a néanmoins une phyfionomie de magiftrature. Les intendans ont été d'abord les plus grands ennemis des afiemblées provinciales; ils ont foutenu qu'il valoit mieux leur confier les chofes qu'a des gens de province,  C 90 ) 1'adminiftration de leurs propres affaires, paree que, pour bien voir, & pour bien découvrir les objets, il ne faut pas en être fi prés. Et voila pourquoi les intendans demeurent a Paris. Vous voyez donc, le&eur, que Paris eft le vrai point de vue & le feul d ou 1'on découvre clairement tout ce qui eft nécefTaire a la province ; & que, pour bien adminiftrer une province, il faut un homme abfolument étranger a cette province. Or , un point capital, c'eft que 1'intendant ne re'fide point ou prefque point dans fa généralité': il aura donc un fecrétaire, quiarrangera fes propres affaires en faifant celles du public. Or les affemblées provinciales auront 1'avantage de remédier a cette adminiftration, & d'offrir un thermomètre fur. Lorfqu'un intendant a fon bien & fes terres dans fa généralité, alors il eft feigneur de village: mais c'eft bien autre chofe; il faut quetous lesvoifins facrifient leurs fonds pour former une ville du hameau demonfeigneur.  C oi ) II faut que la plus grande partie des fonds deftinés aux ponts & chauffees , foit employee a faire des chemins de tous les cötés du chateau de monfeigneur, & les chemins les plus utiles & les plus néceffaires font retardés, ou ne fe font point. Les intendans font juges &parties. Si un particulier fe trouve vexé par un intendant, & qu'il s'en plaigne, il a toujours tort. Eh 1 comment auroit-il raifon ? les miniftres ne veulent être inftruits que par le rapport des intendans. La balance de Thémis dans les mains d'un intendant, cela fait fourire 1'imagination. Mais voici les adminiftrations provinciales heureufement formées. Elles ont fait naitre des citoyens, des gens éclairés, des patriotes; car on ne peut s'attacher a la chofe publique, qu'en débattant fes intéréts. Les projets utiles ne prennent une forme refpeótable, que quand on eft fur d'attacher le regard de fes concitoyens. Qui peut mieux favoir que les citoyens du canton, les moyens de remédier aux  X 92 ) abus du canton, & de pourvoir k fes befoins ? Le monarque le plus puiffant fera toujours celui qui partagera fa puifTance avec fes fujets, & qui excitera leur noble orgueil, au lieu de 1'étouffer. Bien loin d'affoiblir fon autorité, en partageant avec fes fujets les détails de 1 adminiftration, le monarque la doublera. Quand on difcuteles intéréts d'un royaume, on voit naitre foudain des hommes expérimentés, & toutes les entreprifes fe dirigent vers la gloire nationale. Un peuple qui fent fa dignité fait des chofes étonnantes. Celui qui n'a aucun pouvoir fur les plus petites entreprifes, s'accoutume a voif avec indifférence les mouvemens du gouvernail moteur, & il fe fépare de la renommee de 1'état. Aujourd'hui les intendans font tellement fondus avec les affemblées nationales, qu'ils font obligés d'en fuivre 1'efprit & la marche. Ils ne pourront plus mettre 1'égoïfme de  C 93 ) 1'autorité a la place des grandes vues de la politique & de la légiflatiori. J'oubliois de dire qu'on avoit choifi les maitres des requétes pour platrer le parlement en 1771, dans cette miférable guerre oü le monarque avoit ceffé d'appercevoir qu'il ruinoit 1'autorité légitime & refpectée, pour y fubftituer un pouvoir alarmant, & infiniment plus contentieux. CHAPITRE DCXCV. Bureaucratie, M ot créé de nos jours pour défigner, d'une manière concife & énergique, ce pouvoir étendu de fimples corqmis, qui, dans les différens bureaux du miniftère, font paffer une multitude de projets qu'ils forgent, qu'ils trouvent plus fouvent dans la pouffière des bureaux, ou qu'ils protègent par goüt ou par manie,  C 94 ) lis font d'autant plus forts avec leur plume , qu'ils font toujours derrière la toile, lorfqu'ils agiflent au gré de leurs préjuge's oude leurs paflïons, & qu'ils n'obtiennent ni gloire pour le bien qu'ils font, ni honte pour le mal, ce qui les met inévitablement dans une fituation étroite & perfonnelle. Ainfi, ces coopérateurs fans dignité ont rarement de 1'élévation dans 1'ame; leur orgueildevient petit, concentré, & dès-lors infultant. S'ils font ineptes , leurs erreurs , comme celles des médecins , difparoiffent dans des ombres épaiffes; s'ils font éclairés, les détails de 1'adminiftration trop fubdivifés ne leur permettent de faire qu'un bien partiel, paree qu'ils font trop loin du point de réunion qui leur échappe, & qui frapperoit les coups régénérateurs. Mais ce feroit bien peu connoïtre le cceur humain & fes foibleffes tacites, que de ne pas fentir que le goüt de 1'autorité abfolue doit néceffairement germer dans ce qu'on appelle bureau, fans compter cette efpèce de ligue utile, par laquelle les commis s'aident  C 9S 5 eharitablement pour augmenter leur crédit particulier. Nous ne voulons point faire une fatire de ces commis d'adminiftration, qui n'ont que leur confciencé pour les récompenfer du bien qu'ils peuvent faire, puifque leurs travaux appartenant toujours a un autre, ne font jamais connus du public; nous penfons qu'ils ont tous dans 1'efprit un certain ordre, qualité toujours précieufe, & qui tend a ramener fans ceffe a la règle, la grandeur qui tend fans ceffe a s'en écarter. Nous n'avons voulu qu'indiquer Tinfluence prodigieufedes bureaux miniftériels fi bien reconnüe, & fi généralement reffentie, que le peuple a créé, pourlapeindre, une dénomination nouvelle.  ( 96 ) CHAPITRE DCXCVI. Les Cent-Suïjjes au bal. Il fe donnoit un bal k la cour, dans cette faifon oü le peuple, au lieu de danfer, fe contenté de fouffler fur fes doigts. II afïiégeoit la porte, & il étoit repoufTé, paree qu'il falloit être mafqué & en domino pour •entrer. On appercevoit, mais k travers les glacés, différens buffers bien garnis de comeftibles placés dans les vaftes appartemens. Cette vuè excita 1'appétit des cent-fuifTes qui fe trouvoient de garde; mais comment y parvenir avec leur hallebarde & fans domino? La foif, encore plus que 1'appétit, leur fuggéra un ftratagême qui réuffit. A 1'aide d'un domino jaune, le plus hardi fe préfenta dans la falie , & fous ce taffetas mafquant fa lourde figure, il s'arrêta devant un buffet, & lui livra bataille» Le premier choc  C 91 ) choc fut vigoureux; mais fongéant a fon camarade, ce brave athlète fe repiia, revint a fon pofte, quitta le domino, & le remit a un nouveau combattant, qui, comme le premier, fe précipita fur le buffet, & en fit un ample dégarniffement. II fe retira, & fit place a un troifième, qui, fous le même domino jaune, imita fes deux prédéceffeurs, & le céda a un quatrième champion, non moins armé de terribles machoires. Ils vinrent fucceffivement, les uns après les autres, & fe fignalèrent tous k 1'envi. L'air de cour aiguife fortement Tappétit; mais les plus grands mangeurs ne font pas encore les centfuiffes. Un obfervateur, qui s'appercut que le même domino mangeoit continuellement & ne fe raffafioit jamais, crut que c'étoit le même perfonnage ; il fit remarquer ce phénomène de gloutonnerie aux alliftans, qui furent trompés en voyant le domino jaune fe lever quelques initans, & reparoïtre avec un appétit indomtable. Eft-ce un chanoine , eft-ce un poète qui mange ainfi, fe deman-* Tome IX, G  C 08 ) doit-on? La furprife augmentoit, & 1'on s'attendolt a voir crever le domino jaune, lorfque quelqu'un 1'ayant fuivi, & ayant vu la permutation du domino, expliqua le myftère, & raffura 1'afTemblée. CHAPITRE DCXCVII. Te - Deum. Les princes ne font point ingrats , car dès qu'une bicoque eft prife, ils envoient des tymballes, des flütes, des violons, & des hautbois dans 1'églife de Notre-Dame , & la, on exécute cet ancien cantique qui fouvent a été chanté des deux cötés. Ce triomphe mufical n'en impofe plus aux peuples, paree qu'ils favent qu'un concert eft plus commun & plus facile qu'une viöoire. Les drapeaux pris fur des nations proteftantes , faluent, b'on-gré mal-gré, la ftatue de la vierge Marie, & les étendards aflïftent  C 99 ) a la mefle que rejettent ceux qui les poftoient. Si 1'on faifoit la guerre aux Sauvages, on verroit fans doute leurs armes & leurs cafle - têtes appendus aux murailles facrées de nos temples. On a vu plus d'une fois un fouverain faire chanter le te-deum, & remercier Dieu d'une viétoire qu'il ne lui avoit point accordée. Ce chant public eft ordinairement un charivari; & tandis que des families font dans les larmes, le peuple va entendre la mufique. Son érudition fe borne a répéter le nom du général; il dit : il a gagné une viétoire en Amérique; & chacun répète en Amérique, fans en favoir davantage. Quand le monarque a un fils,Ü vient en rendre des acYions de graces dans NotreDame; la reine en fait de même; on chante le te-deum, Lorfque M. de Beaumarchais alla vifiter 1'imprimerie de Kehl, oü s'impriment les ceuvres de Voltaire, devinez quelle fut la réception des ouvriers de 1'imprimerie : ils fonnèrent les cloches , le conduifirent k G 2  ( ioo ) 1'églife, & la on chanta le te-deum, pour célébrer 1'arrivée de Chryfologue-Figaro, de 1'éditeur de la Pucelle; & il y fut, je crois, même encenfé. CHAPITRE DCXCVIII. Le Mariage de Figaro. On peut faire le tour du monde, & revoir a Paris, fur 1'afEche, le mariagc de Figaro. Cette comédie eft toute entière dans GilElas; c'eft un imbroglio affaifonné de traits pris a droite & a gauche ; elle a eu cent repréfentations, a la barbe de Molière & de Piron. Elle n'eft ni gaie, ni intéreffante; elle n'étoit pas bonne fur-tout a jouer fur lethéarre national, en ce qu'elle refpire une odeur de corruption morale, & voila ce qui a fait fon fuccès. Les auditeurs ont été plus coupables que le poète, car ils ont fait.Je commentaire, & ils n'y ont pas moins couru en foule.  C ioi ) Si vous ajoutez a cette étrange comédie 1'opéra de Tarare, vous verrez qu'il y a dans ces deux ouvrages de quoi faire a leur auteur une plaifante & grande renommee. CHAPITRE DCXCIX. Difcours fcandaleux. Les arts ont conquis Phomme, & 1'ont fotimis aux rois. Ce beau vers eft peu connu. Tous les arts travaillent pour les riches, depuis la terrible artillerie, qui allure & protégé leurs jouiffances journalières, jufqu'a la verge électrique, qui écarté le tonnerre de leurs hotels. L'univers entier ne s'occupe que de leurs plaifirs; rien ne leur échappe des productions de Ia nature; ce qu'ils ne peuvent avoir vivant fur leur table ou dans leur maifon, ils 1'ont, mort ou peint, dans leur cabinet. Dorment-ils? des colonnes i'outiennent G 3  ( 102 ) Jes alcoves de leur lit. Un art voluptueuxy fait jouer la lumière du jour a travers les taffetas de toutes couleurs, S'éveillent-ils ? les buftes vénérables des philofophes frappent leurs regards, & font la pour relever la beauté des Vénus & des Dianes demi-nues. Entrent bientót tous les valets , qui viennent annoncer au maitre les jouiffances de fa journée. Chaque heure doit apporter une volupté nouvellement combinée. jamais les anciens rois de 1'Afie ne raffemblèrent autant de plaifirs dans Suze ou dans Ecbatane , que nos jeunes feigneurs dans Paris. Eh bien ! c'eft du fein de tant de voluptés que fortent les murmures contre la Providence. Ce font les riches qui oublient tous les matins de remercier Dieu des biens qu'il leür a prodigués ; ce font les riches qui blafphèment devant leurs valets , comme Pv 1 dans un café, & qui placent dans leur bibliothèque ces ouvrages impies qui attaquent la divinité, & qui détruifent les efpérances confolantes de 1'humanité plaintive, Dans leurs propos fuperficiels & dan-  C 103 ) gereux, ils contredifent rinftinct univerfel du genre humain , qui fe porte vers une autre vie plus durable & plus fortunée. Le mépris qu'ils font du pauvre tend a lui ravir jufqu'a fon ame immortelle; ils voudroient anéantir 1'éternité, avec toutes les notions de la morale & de la juftice. Le dirai-je? les concerts de Iouange qui devroient s'élever des voütes de ces hotels, oü toutes les commodités de la vie font rafTembléesqui devroient s'élancer vers le ciel pour bénir 1'auteur de la nature, ou du moins 1'auteur des fenfations agréables dont jouiffent les riches du fiècle, fortent des greniers, des galetas , des hópitaux , des réceptacles de la misère &' de 1'indigence, tant la volupté eft dangereufe au cceur de 1'homme, en ce qu'elle 1'éloigne de 1'adoration! Oui, les athées font au milieu des jouiffances exquifes, au fein des richeffes, & dans les palais du luxe; & voila ce que les prédicateurs de la capitale n'ont point encore dit affez haut, & avec lavéhémentj éloquence qui appartiendroit a leur minif- G 4  ( 104 ) tére. Ils ne diftinguent pas aflez la clafle qui gémit, qui fouffre, & qui adore, de celle qui épuife tous les plaifirs , & qui refufe 1'adoration a 1'Etre fupréme. Lorfque j'entends ces difcours fcandaleux, je répète tout haut & pofément ces paroles fublimes du livre de Job : Oü étoistu quandjepofois les fondemens de la terre ? Dls-le mot }fi tu as de Vintelligence; as-tu pénétré au fond de VOcéan ? t'es-tu promené fur les Jources qui renouvellent Vabyme ? Dis-moi oü habite la lumière } & quel efl le lieu des ténèbres? favois-tu , lorfque Vunivers exifioit déja, que tu devois nattre toi~ même ? Et je confeille a ces infenfés de lire Job, & de reconnoitre, dans le plus ancien & le plus majeftueux des livres, 1'empreinte de cette primitive & grande idee, quun Dieu exlfte.  ( lof ) CHAPITRE DCC. D'un Arrct du Confeil. Il eft curieux; il défend d'appeler 1'executeur des hautes-ceuvres bourreau : mais tous Jes arrêts du monde ne prévaudront pas contre l'opinion publique. L'inftrument de la peine de mort fera toujours vil, paree que c'eft un homme qui fe léve d'auprès de fa femme, & du lit oü il vient de fabriquer un enfant, pour aller teindre fes mains de fang, & revenir prés d'elle avec le falaire de fon horrible métier. Le bourreau & la bourrelle , chez tous les peuples qui ont quelque fenfibiüté, feront toujours regardés avec averfion; & il feroit dangereux de combattre ou d'affoiblir cette fenfibilité naturelle. Et pourquoi la loi a-t-el!e confenti de dégrader un individu, pour en punir un  ( 106 ) autre! Chez les Athéniens, on broyoit la ciguë, on la préfentoit au condamné, quï portoit le gobelet a fes lèvres, & fe donnoit lui-même Ia mort. Ne pourroit-on pas Inventer une machine qui feroit périr le criminel dans un inftant indivïfible, & qui déroberoit aux yeux le fpeétacle effrayant & funefle d'un homme qui en tue un autre, plein de vie, de force & de fanté. N'a-t-on pas vu dernièrement, a la porte Saint-Martin, unmalheureuxcondamné ala roue, fortant de defTous la barre, au moment qu'on le délioit, fe drelfer inopinément fur fa jambe non caifée, & fort de la rage de la douleur, faifir fon bourreau pour Ie mordre & 1'étranglër. Quelle lutte ! & c'eft en préfence de tout un peuple, d'un peuple humain qu'elle a eu lieu ! Ah ! Vexécuteur des hautes-ceuvres fera toujours un bourreau. Je viens de lire un autre arrêt du confeil, qui défend la Poularde, conté. C'étoit un conté licencieux inféré dans un journal. Le peuple, qui ne lit qu'a moitié, difoit : il  C 107 ) eft inutlle de défendre la poularde; il rCy a que les cojfus qui en tdtent. Et la poule au pot qu'on nous avoit annoncée ? Elle viendra, car fürement on y travaille ; mais cette poule au pot eft encore dans 1'ceuf. CHAPITRE DCCI. Hab it noir. Bas blancs. O N a ridiculifé la mode , qui confiftoit a porter des bas blancs, avec habit, vefte & cu'otte noirs : nous favons de fcience certaine que cette mode a déplu a la cour & nous l'annongons a 1'univers ,(afin que 1'univers fe corrige ; la réprobation a été jufqu'a appeler cette mode, la mode hideufe,& 1'on a bientöt remarqué que les garcons tailleurs dans la comédie du Bourgeois-gentilhomme étoient habillés ainfi; cette mode eft donc profcrite, & je ne confeille a perfonne de  C 108 ) venir affronter les regards de Ia cour, nï même ceux de Ia ville dans un pareil accoütrement; quand on porte 1'habit noir, il faut être noir des pieds a la tête & ne plus ofer mettre des bas blancs; or , vous voila bien inftruits,étrangers & provinciaux. Prenez donc garde a l'infraótion. Tel homme eft en noir, mais il n'eft pas en deuil; voila une de ces diftinctions favantes, & qu'on fait cependant au premier coupd'ceil. Leblanc eft lacouleur du deuil a la Chine, Ie bleu ou le violet en Turquie , le jaune en Egypte, le gris-blanc dans 1'Ethiopie, & le gris-de-fouris au Pe'rou. De toutes ces couleurs, le jaune ou feuillemorte paroitroit devoir être la véritable marqué diftin&ive du deuil, paree queles feuilles des arbres, quand elles tombent, & les herbes, quand elles font flétries , jaunilfent. II eft vrai que le noir, étant une privation de la lumière, marqué Ia privation de Ia vie; mais le jaune détermine bien mieux, felon moi, Ia fin des chofes périflables,  puifque la face de la terre devient jaune a 3a fin de 1'automne. Les railitaires en uniforme, marquentle deuil par un crêpe noirautourdu bras 5 mais Iorfqu'ils font tout-a-fait en noir, ils portent aleur épée une dragonne en or, paree qu'un militaire ne doit jamais renoncer a une marqué diftinclive de fon état. Le chancelier eft le feul dans le royaume qui ne porte jamais le deuil, pour quelque fujet que ce puifTe être, paree qu'il repréfente la juftice dont il 'eft le chef, & que la juftice étant impallible, ne doit changer ni de vifage; ni de couleur. C'eft une erreur de penfer que le roi ne porte jamais le deuil, qu'en habit violet; le roi porte ainfi le deuil du feu roi, pendant les trois premiers mois; mais au bout de ces trois mois, fa majefté porte le deuil comme tous fes fujets. Nous avions donc commis nous-mérnes une grande erreur, & nous nous empreffons a la réformer , ainfi que nous ferons chaque fois que nous nous ferons Vompés,  C iio ) Et fi 1'on nous demandoit pourquoi le roi porte le violet; nous répordrions que le violet étant une couleur mêlee de bleu & de rouge , elle eft le doublé emblême des fouffrances de cette vie , méme fur le tr6ne, & de ce qu'on fouhaite aux morts, paree que le bleu marqué le bonheur dont on defire que les morts jouiffent; mais enfin le monarque reprend le noir, pjur témoigner le chagrin qu'il a de fuccéder. Et comme il eft évident qu'un monarque eft le père tendre de fes fujets, tous les fujets portent le deuil du feu roi , comme pour père & mère, & pendant le même temps. On fe plaint qu'on porte alfez librement le deuil d'un roi étranger; mais les Parifiens font aflez généralement portés a croire qu'il n'y a qu'un roi en Europe.  C ui ) CHAPITRE DCCII. Marbres. Tou s les rois, après leur mort, ont autour de leur effigie des vertus de marbre ou de bronze , les miniftres en ont auffi. Richelieu meurt en Sorbonne , entre les bras de la Religion ; Mazarin en fon collége, dans ceux de la Charité libérale; le cardinal Fleury a Saint-Louis-du-Louvre, dans les bras de la Foi; le cardinal Dubois a auffi des vertus qui 1 'environnent, dans la chapelle SaintHonoré; les mains jointes, après fa mort, il prie Dieu dévotement. Si vous en croyez Ie cifeau, tous ces morts ont été pieux , religieux, & fans cefle profternés aux pieds des aute's. Immortalifer le menfonge ,.& le faire pefer fur la tombe de celui dont la confcience fouffre peutétre encore, voila Pouvrage des fculpteurs L  ( "2 ) Ils traduifent le faux en un marbre durable, & qui, fans le burin de 1'hiftoire , iroit tromper la poftérité, & transformer en hommes de bien les laches ennemis de leur fiècle, & de leurs concitoyens. C'eft ici qu'il faut redire ces beaux vers s Brifez-vous fous mes yeux , 6 marbres importeurs ; Eh , quoi '■ des os en poudre ont encor des (latteurs! Quelquefois des rapprochemens inatten^ dus font fourire le phüofophe; a SainteGeneviève, par exemple , a quelques pas de diftance , René Defcartes montre fon effigie, & Clovis la fienne. Oh 1 que les fculpteurs font pauvres en idees ! ils ne fortent pas du cercle de la mythologie; c'eft toujours la même allegorie copiée & recopiée. J'ai vu le tombeau du dauphin & de la dauphine; le füs unique de Louis XV mourut d'une maladie de langueur & inconnue. Cette cataftrophe donnoit fans doute une grande profondeur aux réflexions fur la vanité des chofes humaines; mais dans ce monument on  (II?) on oublia Pobjet moral & même touchant. L'artifte mourut avant d'avoir achevé fon ouvrage, ainfi que le prince étoit defcendu dans la tombe avant de monter fur le tröne. On n'en vit pas moins des fymboles païens, des figures mythologiques, & rien fur cette douloureufe réunion dedeuxépoux dans le tombeau; rien fur les deux viétimes deftinées a régner qu'une mort prématurée avoit immolées. II étoit difïïcile enfin au peuple francais de lire far ce marbre la perte qu'il avoit faite, & de deviner même quelle avoit été la tendrelfe de ce couple augufte. Au refte, fi quelqu'un eft jaloux de 1'honneur du marbre , nous le prévenons avec plaifir-que Coignard , fculpteur-marbrier, rue des Poftes, fait tombes & épitaphes, ainfi que Fannonce une enfeigne publique, afin que chacun puiffe fe pourvoir d'après fon goüt, & que perfonne n'en ignore. Tome IX. H  CHAPITRE DCCIII. liuéreffés dans les Affaires du Roi. O N m'a demandé fouvent chez 1'étranger ce que cela vouloit dire. Un commis des barrières , un commis plus fimple encore, un receveur, un petit controleur, un agioteur particulier , prennent ce titre impofant, & le couchent dans leur contrat de mariage .& dans leurs billets d'enterremens; cela fonne a 1'oreille des ignorans, ainfi que plufieurs autres titres quine font que des fyllabes fans valeur. Penfionnaire du roi offre quelque chofe de plus folide; mais ils'agit quelquefois d'une penfion de 400 liv.; & le penfionnaire retiré en province, fait entendre a fes voifins d'un air capable & myftérieux, qu'il a rendu au roi & a 1'état des fervices importans, qu'il a  raffermi le tröne dans une circonftance périlleufe, & les fots voifins de s'extafier ! Ils ne ceiTent d'admirer fur 1'adreffe de la lettre timbrée de la grande pofte de Paris, a monfieur un tel, penfionnaire du roi. Le penfionnaire leur paroït un des enfans chéris de fa majefté; & comme tout vit dans ce monde d'apparence, ces fyllabes lui valent de la confidération & des honneurs. Quand un comédien décède, il s'intitule penfionnaire du roi; on déguife ainfi fon état dans les papiers publics. Comme le noai de comédien fonne mal al'églife , quand il s'agit d'être parrain ou témoin, le comédien efquive la déclaration, & fort d'embarras en difant au curé ou au vicaire, penfionnaire du roi, H 3  ( Hó" ) CHAPITRE DCCIV. La Place de Paris. On ne prévoit pas que d'ici a long-temps , il puiffe y avoir des révolutions bien remarquantes en Europe ; le démembrement de la Turquie & l'établilfement des Ruffes fur les bords de la mer Noire, voila la feule époque qui pourroit öter a la France la gloire d'être le centre du commerce ; la place de Paris fera donc encore long-temps le centre dü commerce du monde , outre que c'eft un lieu favorifé de la nature & des circonftances : on ne fait dans quelle ville de 1'Europe il pourroit être tranfporté pour la commodité générale, vu que toutes les cités de 1'Europe aboutiifentjComme par des lignes droites, a la capitale de la France. Je ne vois s en promenant mes regards fur la furface du globe, que Conftantinople ou Paris qui  ( H7 ) puiffènt réunir les avantages convenables pour jouer un premier róle dans l'hiftoire du commerce des nations. II eft a defirer que 1'efprit de commerce foitfubftitué a 1'efprit d'agiotage , paree que c'eft 1'efprit de commerce qui traite tout en grand. Un commerce floriflant augmente a 1'infini le nombre des moyens de fubfiftance; & lorfque les moyens de fubfiftance font très-multipliés, 1'aifance Sc une bonne nourriture font naitre les hommes fains, Sc les rendent robuftes. II réfulte de la que toute la nation participe a cette première fource de profpérité.  C «8 i CHAFITRE DCCV, Place de Henri IK Cette place eft dangereufe par fa pente rapide, par les fix ilfues qu'elle oftre, & par 1'incertitude oü 1'on eft de quel cöté aboutiront les voitures. Plufieurs fantafiins y font pris; & il ne faut pas être diftrait en traverfant cette place , & moins qu'on ne fuive diredement le trottoir qui paffe pardevant la ftatue. Les accidens enfin y font fréquens ; il ne faut point traverfer cette place fans regarder tout autour de foi. L efpace étroit qui 1'environne feroit trés* précieux par fa pofition ; mais il eft fermé, & je n'ai jamais pu toucher, d'une main fenfible & refpeótueufe, le piédeftal de cette ftatue vénérée. Pourquoi interdire a 1'amour du peuple Sa jouiiTar.ce de tourner autoar de ce monu-  ÏIO ) ment? La vue & le cccur feroient également réjouis , car 1'emplacement eft admirable. II rr'y a point d'étranger qui, en traverfant Ie pont-neuf, ne s'y arrétatj pour contempler un point de vue unique", & pour rafla'fier fes yeux d'un monument qui rappelle tant de faits importans. En face de cette ftatue règne un cordon de marchandes d'oranges : ce fruit, auffi beau que falutaire, abonde en pyramides, comme fi 1'on étoit en Portugal; Voltaire en fut frappé, & il s'émerveilloit d'en voir une fi grande quantité : car, il y a quarante ans, ces belles pommes d'or étoient rares en France, & fe vendoient vingt fous pièce. Aujourd'hui, il nous en ar-rive par milüers, & 1'on peut manger tout 1'hiver ce fruit agréable, & qui contribue merveilleufement a la fanté: car les acides doux conviennent très-bieii aux habitans de la capitale, en c& qu'il corrige toute putridité. On ne paffe point devant ce cordon fans être tenté de porter la main fur ces belles pommes du jardin des Hefpérides , qui H 4  ( Ï20 ) femblent être les fruits du jardin du bon Henri. On les a a bon marché; & lorfqu'on vient a fonger qu'ils font étrangers a notre climat, on admire leur abondance, & 1'on goüte mieux leur faveur. Quelquefois la neige couvre les toits fous lefquels ils fe vendent, & ce contrafte parolt les rendre plus agréables a la vue. Je me fuisguéri d'une efpèce de confomption, en mangeant de ce fruit pendant un mois entier. Voila une médecine qui ne rebute ni Ie goüt ni 1'odorat. C'eft le commerce qui nous apporte les pranges; elles fe foutiennent bonnes & fucculentes jufqu a la fin du mois de mai; après quoi il faut aller les manger dans leur pays natal.  i 121 > CHAPITRE DCCVI. Donjon de Vincennes. J'ai foulé d'un pied libre Ie pont-Ievis de ce formidable donjon, enfin détruit, comme prifon d'état. Les guérites des fentinelles étoient vides; le pont-levis ne s'eft pas levé après moi. J'ai fouri a la vue des décombres qui élargiflbient les premières iliu.es. Je fuis entré dans ces cachots défendus par trois portes doublées de fer. Que d'idées fe font emparées de mon ame a 1'afpect de ces verroux, de ces ferrures, de ces lits de fer oü des reftes de chaines pendoient encore! Je pénétrois par-tout, comme fi un dieu invifible en eüt précipitamment chalfé les déteftables gardiens. J'ai vifité ce donjon , & je n'étois pas prifonnier; je donnois le bras a une jolie femme. La , j'ai fait le defpote : je me fuis  ( 122. ) plu a I'enfermer, malgré fes plaintes, fous les triples portes dont les verroux étoient plus gros que fes bras mignons; & fa voix fuppliante m'a demandé grace pendant fix minutes, a travers les énormes ferrures. En levant la lettre de cachet, je recus d'elle un vrai baifer pour prix de ma clémence. Mais bientöt plus de joie, car 1'effroi nous faififfoit par degrés; & en parcourant ces cachots, je criois involontairement : Réponde^, murailles, rapporte^ a mon oreïlle les gémiffemens dont vous ave^ été témoins. Que d'angoiffes ! Vennui, le défefpoir ont habité ces lieux. Et pourquoi donc ces portes bardées de fer? Enfermie^-vous des hommes, des géans capables de les brifer ? Oh ! fi un geolier négligent avoit oublié de les ouvrir, infortunés captifs! ces cachots feroient devenus pour vous le cachot muré d'Ugolin. Ces finiftres réflexions de'truifoient 1'empire de la beauté; & l'impreilion de la douleur ötoit a la bouche de celle que je conduifois le charme incxprimable de fon fourire; elle me ferroit la main en tremulant, comW  I 123 ) fj elle eut voulu me dire : ah ! Jl tu avols été ici! Nos idees fe rembruniffoient : le premier fentiment avoit été de joie; le fecond fut amer & triHe. Non, je n'ai jamais vu un homme emprifonné pour fes nobles écrits ou pour fon male courage , que je n'aie partagé fes chaïnes & fes malheurs. Quand je fuis feul., le foir, a la lueur de la lampe qui éclaire mes veilles, je me trouve avec lui, je fortihe fon ame, je 1'invite a favoir fouffrir quelques années, pour des fiècles de reconnoiifance & de gloire; bi penfant comme lui, je me reproche prefque alors de n'être point chargé des mêmes fers. Ici , furent prifonniers le cardinal de Retz & le grand Condé. Ici, les geoliers, les queftionnaires, les bourreaux ont tourmenté de grands hommes, & des têtes faites peut-être pour les grandes révolutions. Mais tandis que Montefquieu écrivoit, ces verroux tenolent des hommes vivans derrière des portes inflexibles. Quel terrible droit que celui qui enferme les hommes ! Une voix dit: qu'on emprifonné; & voila que les cachots s'ouvrent & nous engloutiffent!  ( 124 ) Ici, me difois-je encore, 1'orgueil, la vengeance, 1 'égoïfme, Tentêtement, Terreur, lafottife, ont puni (dans des jours moins heureux que les nötres ) une chanfon, une épigramme, une page d'impreffion: & qui fait jufqua quel point la calomnie a appelé libelle tel ouvrage courageüx ! Je fuis monté enfuite, par des efcaliers demi-rompus, mais trop ufe's, au faïte de cette tour; le dóme étoit a Tabri de la bombe, comme s'il avoit été défendu aux prifonniers qui y furent renfermés , de mourir écraiés fous ce tonnerre. Dans ces différens cachots,on voyoit les triftes jeux de Tinoccupation; des gens qui n'avoient jamais peint, peignoient fur les murailles, & peignoient a la manière des Sauvages. Une de ces peintures me frappa; Je la trouvai fublime. Le prifonnier avoit figuré plufieurs tours d'une prifon , & il avoit placé une tête au fommet de chaque tour. Cet infortuné ne pouvant plus voir au-deifus du toit, ni être vu, (ce qu'il defiroit) s'étoit placé en imagination au-deffus  C 12? ) de la tour qu'il habitoit. II avoit varié SC répété ces têtes au fommet des tours cinq a. fix cents fois de fuite. Jamais la douleur de la captivité nes'eft exprimée, je crois, d'une manière plus fimple & plus touchante. D'autres avoient tracé des crucifix, foit par un fentiment de religion, foit pour s'exhorter a fouffrir patiemment, par 1'idée du jufte fouffrant. Et moi, je répétois tout bas : Oü eft la grande charte, bafe du gouvernement d'Angleterre, & qui fut jadis la nötre ? oü eft 1'acte appdékabeat corpus, dont les Anglais font fi fiers, & a fi jufte titre ? Le fpeftre de Richelieu m'apparut dans un coin ; & je crus voir a cöté de lui le père Jofeph, cet ex-capucin, qui inventa,pour ainfi dire, les efpions & les lettres de cachet, tant il leur préta d'extenfion. Tous deux fembloient errer autour de moi, en répétant cc mot terrible, & le plus effrayant qui foit dans la langue : raifon dUtat ! La, je me difois encore tout bas : Les Anglais Si les Francais font cependant partis  ( 126 ) du même point, pour leur loi politïque & criminelle 5 car, dans les fameux états-généraux de ijyy, le roi Jean figna la même eharte qui fait aujourd'hui le fondement, la gloire & la fplendeur de 1'Angleterre. Ainfi , en partant d'une même route , deux peuples voifins ont divergé efTentiellement. Mais la jolie femme voyant que je devenois trop férieux, me ferra dans fes bras, & me dit: fortons. De ce donjon percé a jour, on appercoit la baftille. Le célèbre Howard, un de ces hommes rares, qui dévouent leur vie a fervir 1'humanité , & a en foutenir les droits trop oubliés, a pénétré toutes les prifons foumifes au defpotifme. II a vifité les cachots les plus inacceffibles ; il a lurpris, étonné des malheureux, qui depuis quinze ans n'avoient vu que la figure muette & terrible de leurs geoliers; & jamais cet intrépide ami des malheureux emprifonnés, malgré fon adrelTe & fon zèle phi!antropique,n'apus'introduire dans cette baftille, tant la vigilance des fentinelles en défend 1'entrée comme la fortie.  ( Ï2? J 'ör,on pourroit mettre au rang des prodiges le fait incroyable ( s'il n'étoit attefté ) de la merveilleufe évafion de M. de la Tude. Cet exemple eft unique; & quand on fonge a ce qu'il en a coüté au prifonnier, de peines, de travaux, d'angoiffes &deterreurs,mourir ainfi paroit beaucoup plus doux, que de fortir de cette périlleufe forterefTe. Si 1'amour de la liberté infpïre des moyens fi pénibles, fi longs, & encore fi incertains, quel fupplice n eft-ce donc pas que la privation de cette liberté pour laquelle on tente rimpoffible ; car le fuccès qu'a obtenu cet étonnant prifonnier, eft une véritable exception aux probabilités des forces humaines. J'ai fait lire a ma jolie femme le récit de cette évafion, quitient prefque du miracle ;& depuis ce temps-la, elle veut abfolument que je la promène dans la baftille ouverte & ruinée, ainfi que jel'ai promenéedans le donjon a moitié démoü & vide de prifonniers. Je lui ai promis de faire tous mes efforts pour cela. En 1^62, la foudre tomba fur une des tours de 1'arfenal, & fit fauter environ vingt  e 128 5 milliers de poudre. La fortereffe que Charles V a fait batir, fut épargnée dans cette explofion. Elle eft toujours debout, quoique nous rayons rafée dans nos écrits; mais il faut qu'elle tombe un jour. CHAPITRE DCCVII. Fouquet. M • Fouquet, dit-on, étoit réellement coupable. II avoit fait fon marché avec les Anglais pour Belle-Ifle. Le roi Charles II, qui avoit été lié dès fa première jeuneffe avec Louis XIV, & qui étoit a peu prés du même age, lui en fournit les pièces originales a fon avènement au tröne d'Angleterre, mais fous promeife formelle que M. Fouquet ne feroit jamais recherché pour cela nommément. On prit le parti de 1'attaquer pour malverfation dans les finances. Du  f 129 ) Du temps de'M. Fouquet, il y avoit deurt furintendans, 1'un chargé de la dépenfe , 1'autre uniquement de la recette & de la rentrée des deniers. C'étoit M. Fouquet, & ce fut le fond de fa défenfe, quand il fut arrêté. Mais il fe trouva que dans les fermes il avoit recu des pots-de-vin, qui avoient diminué d'autant le montant intrinsèque des baux* Quand il fut envoyé au donjon de Pignerol, on créa pour fa garde une compagnie franche de cent hommes, & 1'on fit du donjon un commandement indépendant, qui fut donné a M. de Saint-Marc* On 1'en tira, paree que le tonnerfe vlnt a tomber furie donjon, & 1'écrafa. On croyoit d'abord que M. Fouquet avoit péri; mais ce qui 1'avoit fauvé, c'eft que dans Ie moment que le tonnerre tomba, il étoit a careffer fon [erin que 1'orage effrayoit, &'heureufement la cage étoit placée k la fenêtre pratiquée dans 1'épaifTeur de la muraille. M. Fouquet fut alors transféré k la tour de Vigil, & de-la il eut plus d'élargifTement, Tome IX. I  ( 130 ) A fon départ, la garde fut diminuée de cinquante hommes. II y avoit en même temps dans le donjon Vhomme au mafquedefer, ou plutötl'homme k qui M. de Saint-Marc fit faire un mafque de fer, lorfqu'étant nommé au gouvernement des ïles Sainte - Marguerite , il eut ordre de s'y tranfporter avec lui; ce qu'il fit dans le plus grand fecret, par des routes détournées , étant enfermé avec lui dans une litière. / Arrivé aux ïles, M. de Saint-Marc eut ordre de faire batir, dans 1'intérieur du fort, des prifons d'état féparées. II les fit faire avec les plus grandes précautions, toutes en pierres de taille, & fans autre vue que fur la mer. II n'y avoit que lui qui eut la clef de 1'homme au mafque. On n'ouvroit, pour lui donner k manger, que toutes les vingt-quatre heures. C'étoit ordinairement une poule bouillie & du röti, avec du bon vin de Bourgogne, Les porte-clefs apportoient cela jufqu'aux en virons de la porte, & un officier-major 1'entroit dans la chambre.  ( 131 ) M. de Saint-Marc y étant toujours, & s'y tenant debout. Ce qu'il avoit jeté par une fenêtre , & qu'un pêcheur rapporta au gouverneur , qui,a cette occafion, le tint au cachot pendant un an entier , encore fur 1'afïurance qu'il ne favoit ni lire ni écrire, étoit, a ce qu'on a fu depuis, une foucoupe d'argent, armoriée. On. mitfous les fenêtres une fentinelle, avec défenfe de lailler approcher qui que ce fut. M. de Sommery avoit été nommé au gouvernement de la baftille ; mais comme cet emploi demandoit réfidence, & qu'on le deftinoit a être fous-gouverneur des enfans de France , on fit en forte que M. de SaintMarc permutat avec lui, moyennant cinquante mille écus que M. de Saint-Marc donna. ïl fut queftion d'amener avec lui rhomme au mafque. La feule chofe qu'on ait pu entendre dans la route , c'eft qu'une nuit, pendant qu'ils étoient couchés en la'même chambre, dans une auberge, rhomme au mafque ayant fait Tornt IX. I 2  ( 132 ) fonner fa montre, qui étoit une répétition a timbre , dit a M. de Saint-Marc : SaintMarc , quelle heure eft - il a latienne? Et M. de Saint-Marc fit aufli-töt fonner la fienne, avec plufieurs expreffions fon refyeclueufes a cette ocxafion. II eft certain qu'il y a eu un homme au mafque de fer ; mais dans les ïles SainteMarguerite il n'a jamais rien tranfpiré autre chofe de lui que ces feuls détails. On renouvelloit tout fon linge chaque année, & il étoit fuperbe. Point de ville en France, en Suifle, en Allemagne, oü 1'on ne m'ait demandé ce qu'étoit le mafque de feu  c 133) CHAPITRE DCCVIII. Réverbères. JLjes réverbères font mal pofés. Ces maffes de feu forment, comme dit Milton, des ténèbres vifibles. On devroit les appliquer contre la muraille. De loin cette flamme rougeatre bleffe les yeux , de prés , elle donne peu de lumière, & deffous,vous etes dans 1'obfcurité. II manque donc a cette partie de la police ce degré de perfection qu'on doit porter dans ce qui intéreffe 1'ordre ou le bien public. II feroit a fouhaiter d'ailleurs qu'on veillat avec plus de foin fur la conduite de ceux qui font chargés de les allumer. Ils y mettent le moins d'huile poffible; & le plus fouvent dès neuf a dix heures du foir, 11 y en a la moitié d'éteints. Vous n'en appercevez fouvent que la tracé dans certaines nies; vous en voyez un dans le I 3  ( '34 > lointain, qui vous avertit de la friponnerie de 1'allumeur. I! y a quelques années qu'on entreprit de numéroter les maifons; mais , comme beaucoup d'autres , cette befogne eft reftée a moitié chemin. Ces numéros avoient pourtant bien leur utilité, fur-tout dans les rues d'une certaine longueur. Ils guidoient les pas incertains , & épargnoient bien des courfes en pure perte aux malheureux piétons. En général, ces numéros font mal placés, ne relTortent point alTez, & devroient être plus frappans, particulièrement pour la nuit. La plupart des bourgeois ignorent le numéro de leur maifon, & même fi elle en a un j tant ils font peu apparoifïans.  c 13;) CHAPITRE DCCIX. Champignons. Pi IX e demandoit, qua: tanta voluptas anclpltls clbl ! On a beau prêcher par-tout leur danger, la fenfualitél'emporte; de nombreux accidens ne corrigent pas les hommes de leur friandife; des families s'empoifonnent en cueillant des champignons au bois de Boulogne, dans la forêt de Saïnt-Germain, a Meudon , au bois de Vincennes , a Surènes. Tel prétend s'y connoïtre, & meurt pour en avoir mangé ; il tue a fa table , fa femme,fon fils, & fon ami; les champignons, loin d'être une nourriture, portent dans notre fang un fuc mortel. Une ordonnance de police fut affichée aux portes du bols de Boulogne , qui faifoit défenfe d'y ramaffer aucune efpèce de cham- I 4  C 136 ) pignons; mais la goarmandife fut victorieufe, &: fe punit elle-même. Feu M. le prince de Conti ayant vu un de fes muficiens périr avec toute fa familie s avoit un homme a fes gages , un bafque , dont funique emplai étoit de lui chercher des champignons ; beaucoup de feigneurs en France font dans le même cas; car 1'on peut apprendre a diftinguer les falutaires, des vénéneux, En 1782, on vendoit a la balie une forte de champignon fufpect pour un mouiferon. M, Paulec, qui a fait un traité fort favant fur les champignons, en donna avis furie champ au magiftrat, & 1'abus fut réprimé : voila les bienfaits réels d'une police vigilante. Rien ne peut etre comparé au parfum & a la délicateiïè de certains champignons ; on les favoure avec délices, mais quelquefois avec repentir. II eft donc effentiel d'apprendre a diftinguer ceux dont on peut faire ufage. Combien de fufpects pour qui n'a pas étudié Part de les connoïtre, la crainte lyeugle autant que Ia fécurité ! Qn foule  ( 137 ) tous les jours aux pieds des efpèces de champignons qui pourroient être fervis fans rifque fur nos tables, tandis qu'on en adopte de pernicieux. II vaudroit mieux, dit-on, ne pas manger des champignons; mais toute morale qui prêche la privation abfolue, ne fera point écoutée. Pourquoi fe refufer a un mets délicieux,& qui devient innocent lorfqu'on y porte 1'attention requife ? Les champignons ont été funeftes a des perfonnages illuftres. L'empereur Claude , le pape Clément VII, Charles VI, Ia veuve du Czar, Alexis , la femme & les enfans d'Euripide, moururent auffi pour en avoir mangé. Malgré tant d'exemples, il y aura encore des victimes. Le vinaigre eft le plus sur remède pour corriger & détruire l'adtion malfaifimte du champignon : car c'eft une multitude d'infectes impêrceptibles, logés a 1'infini dans fes capfules , qui occafionnent le danger. Le vinaigre fait périr tous ces infecles. On compte aux environs de Paris, environ feize cents efpèces de plantes , & prés de fix  ( 138 ) mïfle efpèces de mouches. On y compte auffi cent-quatre efpèces de champignons. Les pluies abondantes du ciel ne les mouilIent pas ; fous leur parafol ils n en recoivent pas une goutte. CHAPITRE DCCX. Prlntemps. On a bien eu raifon de fe moquer de tous ces poètes francais, qui, non moins glacés que leurs vers, chantent le printemps de Paris & ès environs, comme fi ce printemps exiftoit. Notre printemps n'eft qu'une efpèce d'hiver prolongé. Nos fruits, prefque toujours frappés par un vent deftruéteur, tombent lorfqu'ils font en fleurs. On n'entend point le rofiignol aux premiers jours de mai; cn fe chauffe , tandis qu'une atmofphère hurnide & glaciale nous interdit la cam-  ( 139 ) pagne, & me condamné al'opéra, oü Alcindor m'ennuie étrangement. Tel berger, dans les Alpes, a trois habitations, une d'hiver, une de printemps & d'automne, &uned'été. II déménage, felon les faifons, avec fa familie, fes meubles & fes troupeaux; il a fon Marly , fon Compiègne, & fon Fontainebleau; il vifite 1'amphithéatre des premières & fecondes montagnes : lebétail, a chaque époque, connoit le jour du déplacement; il monte ou defcend fans le tromper. Voila de ces jouiffances que le riche ne connoit pas k Paris. Tel financier, avec tout fon or, n'a jamais éprouvé le charme que donne la refpiration fur les hauteurs; il ne connoit point Pextafe des grandes vues : & qu'auroit-il befoin , fur ces hauteurs, des idéés & des fentimens qu'on y éprouve ? au lieu de voyager,il fe loge a Paffy,& la, il fe croit bonnement a la campagne.  ( i4° > CHAPITRE DCCXI. Chanfonnler. Un chanfonnier devient quelquefois précieux, quand les efprits s'échauffent. Un couplet nmène tout dans 1'ordre naturel. L'animofifcé alloit naitre entre les parties; on chante le couplet, & les Parifiens retombent dans leur caraétère, qui confifte a badiner de tout. Le 'héatre & les chanfons éloigneront toujours les farouches maximes de quelques ftoïciens outrés; & tant qu'il y aura un opéra-comique bien monté,on ne doit pas craindre une guerre civile. Jamais peuple n'a fait de plus jolies chanfons que le.Francais. Montefquieu en avoit fait un recueil écrit de fa main ; il avoit mis fur le dos de chaque volume : UEfprit fïanpais.  I I41 5 Et la petïte canjonnette , comment vat - elle, demandoit Mazarin? Sur ce qu'on lui répond qu'elle va fon train : En ce cas, dit-il, tout ira bien. Qui fait tout le bien qu'a produit Ie régiment de la calotte, dans le temps du fameux fyftême de Law. Heureux peuple qui chante, & qui laille a d'autres le cruel & trifte foin d'aiguifer les poignards ! CHAPITRE DCCXII. Cinq Janvier fjSj, La mort d'un monarque eft un événement dans 1'univers. Frapper un roi, c'eft alfafliner une nation , paree que la main qui le fait tomber, caufe une révolution dans Ie gouvernement politique. L'alfalfinat d'une tête couronnée précipite dans le tombeau un  C 142 ) grand nombre de mortels. On n'attente point a Ia vie de ces grands perfonnages affis furies trönes , fans ébranler le royaume dont ils font les chefs. C'eft donc le plus grand des délits que de porter la main fur la perfonne facrée du prince. Le roi & 1'état font intimement Hés; & comment réparer le vide que caufe tout-a-coup la mort d'un fouverain ? comment empêcher cette foule de calamités qui vont naïtre, a la fuite de ce grand meurtre? La moitié de la nation peut fe voir tout-a-coup enfevelie fous le cercueil royal. Qui peut aujourd'hui calculer les défaftres qu'occafïonna le couteau fatal qui perga le fein de Henri IV. Sully alloit confommer 1'ouvrage de la grandeur de la France, Ravaillac tua fa félicité. La main d'un fcélérat hardi changea le fyftême de ce royaume, & bouleverfa celui de 1'Europe. Lorfque Louis XV fut frappé, la nature du délit exigea les plus profondes recherches : le foupcon devint conviction : les paroles en l'air furent pefées; tout devint grave : les paroles desenfans, des fous, des rêveurs,  c 143) tout fut fuivi ,- examiné. Ce crime de lèfe-majcfté au premier chef avoit femblé rendre tous les citoyens coupables. Une foule de gens furent arrêtés, & le moindre mot ceffa d'êcre indifférent. Si les recherches parurent minutieufes & rigides , c'eft qu'on ne fentit pas toutes les conféquences qui pouvoient réfultèr d'un pareil attentat. On établit une inquifition févère : les perquifitions n'eurent point de reiache. On ne pouvoit fe figurer comment il s'étoit trouvé un affaflin de cette efpèce , qui ne pouvoit jamais échapper aux fupplices & a la mort. Quelle prétention pouvoit-il avoir? que pouvoit-il attendre , efpérer? que faifoit a cet homme de la lie du peuple la mort d'un prince ? Les précautions que 1'on prit pour que le re'gicide n'échappat point au proces & aux tourmens, furent extrêmes. Un lit ingénieux fut imaginé pour qu'il ne put attenter fur lui-même. Des médecins fembloient repondre de fa vie. II étoit devenu un étre  c 144) précieux, & les mouvemens de fa tête & de fes yeux étoient comptés. Le lever, le coucher, le mettre fur fon féant, étoit une affaire capitale. Ce parricide s'amufoit des foins multipliés dont il étoit devenu 1'objet; il voyoit autour de fon lit une foule de perfonnages diftingués , qui le traitoient avec une forte de circonfpection; & ayant ofé porter la main fur un monarque, il étoit traité comme un monarque enchaïné. Chacun étoit curieux d'envifager le régicide fur le lit oü il étoit couché. Un jeune chirurgien s'étant griffe, & ayant jeté un ceil avide fur ce tueur de roi, Damien remarqua fon coup-d'ceil, & dit qu'on Varrete. Le jeune chirurgien fut arrêté, & Damien dit qu'il n'avoit voulu que lui faire peur,pour le punir de fa curiofité; mais la peur fut telle dans 1'ame de ce jeune homme, qu'il mourut d'effroi. Le genre de fupplices qu'on devoit faire fouffrir au criminel, étoit tout décidé. Les juges ne firent que renouveller 1'arrét porté contre Ravaillac. II faut bien que ce crime foit  ( HS > foit le plus énorme, puifque le fuppllce ne futpoint adouci, quoique le monarque'ne fut point mort. La curiofité fit ce jour-la, de la nation, un peuple avide de contempler ces rares tortures. Les femmes oublièrent la fenfibiüté de leur fexe; & des lunettes d'approche entre leurs mains amenoient, fous leurs regards, les bourreaux & les angoiffes du, fupplicié. Leurs yeux ne fe détournèrent point de cet amas de tourmens recherchés. La pitié & la commifération s'étoient envolées de la place oü Ie criminel expioit fon forfait par le plus long & le plus cruel des fupplices. . II fut tel, que-la poftérité frémira , en .en lifant le récit. On aura peine a Ie concilier un jour avec nos mceurs, avec notre philofophie; mais les loixanciennes ordonnoient que les mêmes tourmens fulfent renouvelés, & le parlement ne changea rien a 1'arrêt rendu en 1610. Lorfquon inftruifoit le procés de Ravaillac, un italien nommé Balbany, trèsTome IX, J£  (146) habile mecanicien, fe préfenta a 1'avocatgénéral, & lui dit qu'il fe chargeoit de queftionner le coupable fans lui brifer aucun membre; mais de manière'a lui arracher, par ki gradation des douleurs, le fecret de fes complices. L'avocat-général en fit fon rapport au parlement, qui étoit fur le point d'agréer la chofe ; mais il vint des oppofitions de la part de la cour du louvre. On dit que des queflionnaires nouveaux & des bourreaux inventifs fe préfentèrent aulli pour 1'interrogation de Darr.ien. Duclos, en qualité A'hijloriographe de France, demanda d'affifter a une des interrogations de Damien. Cela lui fut accordé après quelques préliminaires ; mais comme fon vêtement auroit difcordé avec 1'habillement des juges, Duclos 1'académicien endoffa une robe noire, & mit une perruque longue. De cette manière, il vit & entendit le régicide. C'eft ce qu'il m'a connrmé de fon vivant,  ( ) CHAPITRE DCCXIII. Caffctte. Il y a eu une calTette fameufe dont on a long-temps parlé, qui renfermoit, dit-on, (car que ne dit-on pas ?) des papiers inftructifs & importans. On en nommoit le gardien, on en avoit fuivi la marche progreffive, & mille contes ridicules fe font mêlés a un filet de vérité. Feu madame la dauphine chargea le père Elyfée de faire 1'oraifon funèbre de fon époux a Sens. II eut beau alléguer que cela regardoit le haut clergé, que les évêques ne pardonneroient point a un pauvre moine d'avoir ofé fe charger de 1'oraifon funèbre d'un prince , il fallut obéir : & pour lui faciliter la befogne, madame la dauphine lui promit de lui faire remettre des matériaux par i'évêque de Verdun. Les matériaux K 2  C ) lui furent envoyés ; & peu de temps après, étant allé diner a, Chatillon, il fut infiniment furpris, k Ion retour, de trouver fa porte forcée , une perquifition exacte, faite par la police, la ferrure de fon porte-feuille brifée, &c. On ne trouva pas ce qu'on cherchoit, & on ne lui enleva rien; mais cela produifit un tel efFet fur lui, que pendant des années il ne fut pas en état d'écrire une lettre , & que depuis cette époque il n'a pas fait un nouveau fermon. Parmi la foule des curieux & des obfervateurs , il eft impoffible qu'il n'y ait pas des mémoires fecrets , écrits par des témoins oculaires; avec le temps on apprend tout, paree que la curiolité étant la pariion éternelle de 1'homme, déroule tous les plis du cceur des potentats, & de ceux qui ont influé fur les grands événemens. Mais 1'hiftoire du fiècle oü nous vivons n'eft faite que pour les liècles fuivans. Nous voyons le jeu des décorations, mais le machinilTe & fe* poulies nous font inconnus; nous ne devinons pas ce qui eft fous nos yeux; lés  ( 149 ) apparences nous cn impofent; & les générations qui nous fuivront, feront tout étonnées de notre filence abfolu fur des faits pénétrés alors de la plus grande clarté. Nous pofledons les mémoires manufcrits du duc de Saint -Simon fur le fiècle de Louis XIV. Ils donnent de nouveaux appergus; le point de vue eft tout différent de celui oü s'étoit placé Voltaire. II y a donc des gens nés avec 1'efprit d'obfervation & de curiofité, qui font fur les lieux, qu'on ne foupconne point, & qui ont affcz de fagacité pour découvrir 1'intérieur, d'aprcs quelques faits pofitifs. Ainfi, en voyant les matériaux épars d'un édifice démoli, 1'ccil vulgaire n'appercoit que des ruines , tandis que 1'architecte reconftruit le temple; il ne lui faut que les propoutions d'une colonne pour faifir la majefté de 1'enfemble. Sachons attendre ; il viendra quelque caffette qui dort aétuellement dans un coin, & qui. femblable k la fufée obfcure & immobile, s'élèveradans les airs& ifuminera notre atmofphcre d'étirieelles brillantes. K 3  CHAPITRE DCCXIV. Saignée. Autkefois la faignée jouoit le principal róle dans 1'art de guérir. A la moindre indifpofition, le chirurgien tiroit fa lancette inhumaine; on ne favoit pas alors que toutes nos maladies font toujours dans nos humeurs, & jamais dans le fang, qui n'eft que leur extrait. Point de chirurgien qui ne faignat abondamment. On regardoit la faignée comme un préalable néceffaire, quel que fut le genre de la maladie. On faigne beaucbup moins, & il n'y a plus que les vieux chirurgiens qui foumettent encore le bas peuple \ cette dangereufe évacuation. Les médecins modernes font confervateurs du fang, autant que leurs devanciers en étoicnt cruellement prodigues.  C ifl ) Mais la faignée a fait diftinguer un faigneur habile d'un faigneur ordinaire : la légéreté, la grace, la promptitude ont fait une réputation a tel homme qui ne favoit qu'ouvrir la veine. Le bras d'une ducheffe fe foumet a 1'incifion lorfque la lancette a de la vogue. En effet, faigner un bceuf, faigner une harengère, faigner une marquife, font trois faignées différentes. Les deux premières fe confondent: mais un bra* potelé , il faut en faifir la veine avec légéreté. Louis XIV vieillifToit; on avoit 1'habitude de le faigner tous les mois. Un jeune petit chirurgien, qui avoit gagné affez gros fur le pavé de Paris, par une très-grande habileté a faigner, s'imagina que fa fortune feroit faite, s'il pouvoit parvenir a faigner une fois le roi. II trouva des connoilTances auprès de Daquin, pour lors premier médecin, & lui conta fon affaire, lui difant que s'il pouvoit lui procurer ce qu'il defiroit, il y avoit dix mille écus de confignés chez un notaire. Daquin avoit bien envie de les gagner; mais Ia chofe n'étoit pas facile a mener, R 4  C ) paree que Maréchal, pour lors premier chirurgien, ne quittoit guère le roi. II ne lailfa pas de lui donner quelques efpérances, & lui confeilla de fe tenir toujours a portee des occafions, en venant s'établira Verfailles, ce qu'il fit. Un jour enfin que Maréchal avoit demandé au roi un congé de deux ou trois jours, pour aller a fa petite campagne dè Bièvre, Daquin crut le moment favorable; il tata le pouls du roi, le matin a fon ordinaire, contrefit beaucoup l'effrayé, trouva un battement inquiétant, difoit-il, & une faignée étoit abfolument néceffaire. II n'y avoit pas même de temps a perdre. Le roi avoit d'abord eu quelque répugnance, n'ayant pas pour le moment Maréchal auprès de lui : la peur 1'avoit enfin déterminé a tout, & Daquin avoit propofé fon petit chirurgien, comme étant un des plus habiles faigneurs du royaume. On 1'avoit envoyé chercher; la faignée fut faite, & Daquin envoya auif • tót retirer les dix mille écus confignés chey le notaire.  c in) Sur ces entrefaites, Maréchal, a qui on avoit envoyé un courier, étoit revenua la minute. II n'avoit pas été peu étonné de trouver le roi faigné, qu'il venoit prefque de quitter, & auquel, a. fon retour, il ne trouvoit pas même le moindre fymptöme de mal. Cela commenga a lui donner a penfer. Comme le petit chirurgien n'avoit que quelques louis a efpérer pour fa faignée, & qu'il commengoit k voir qu'il pourroit fort bien s'être trompé dans fon attente, Maréchal, k force de le tourner, vint a. bout de favoir le fond de l'hiftoire; & le roi ne fut pas long-temps fans en être inftruit, car Maréchal, ennemi de Daquin , avoit été aufïï-töt lui en rendre compte. Le roi entra dans une fureur terrible : il fit arrêter Daquin, & abandonna 1'affaire au jugement du confeil d'état. Toutes les voix y furent pour la mort, difant que Daquin avoit fait trafic du fang du roi. Enfin le roi, un peu revenu de fa colère , lui fit grace de la vie; mais k condition qu'il perdroit fa  C iJ4 ) place de premier médecin, & fe retireroit a Quimper-Corentin. Cela ne rendit pas fargent au jeune chirurgien, a qui il en coüta 28,000 livres, pour avoir eu 1'honneur de faigner une fois Louis XIV. CHAPITRE DCCXV. Pavillon de Vlnfante. On lui donne ce nom, paree que 1'infante d'Efpagne, partie de Madrid en 1722, pour venir époufer Louis XV, y demeura jufqu'au moment ou ce monarque la renvoya chez fes parens, pour fe marier avec la fillè d'un roi deux fois détröné, qui, retrouvée par hafard dans fon enfance au fond de 1'auge d'une hótellerie, lorfque fon père fuyoit de Dantzick, avoit été depuis propofée en mariage a un fimple colonel. Cc pavilion rappelle donc un des événe-  ( *ss) mens les plus (ïnguliers du fiècle : Ie roï de Pologne a Lunéville, fa fille fur Ie tröne, le caractère de Ia femme de Louis XV. Tous ces faits récens, mais déja effacés par d'autres plus extraordinaires encore, ont droit a 1'attention de ceux qui font curieux de certaines vérités hiltoriques. Le jardin eft petit, mais il offre une verdure alfez agréable, qu'on appercoit dans tous les contours du baffin que forment les deux ponts & les deux quais. L'été, il eft plein de petits enfans, qui, par leur nombre & leur abandon, prouvent que trop de mères lailfent leurs enfans aux foins plus que hafardeux des domeftiques. Toutes ces fervantes raffemblées fe communiquent entr'elles des documens pour mater leurs maïtres & maitreifes. II en réfulte un caquetage intarilfable fur les défauts des maitres & fur leur fortune. La médifance la plus aétive occupe donc cet efpace étroit, tandis que les pauvres enfans jouent fous les yeux de celles qui caiomnient leurs parens , ou qui du moins révèlent leurs vices les plus cachés.  En fe promenant la, & en pi'étant une oreille attentive, on peut fe convamcre que les fervantes de la capitale font indifrérentes a telle ou telle maifon, & qu'elles en charigent fans témoigner aucun attachement ni aucun regreti Tous les détails de la léfinerie des maïtres font dans leurs bouches. La plus effrontée & la plus aftucieufe barangue les autres, & leur enfeigne toutes les petites rebellions de la défobéiffance, & toutes les petites rufes de 1'efcamotage des cuifines. Les bourgeois, qui auront un bon fujet, & qui feront jaloux de le conferver , feront bien de 1'éloigner de ce parloir aérien , ou 1'on traite a fond les pratiques journalières qui peuvent défoler les maïtres, & enfler imperccptiblement la dépepfe des marchés. Les laquais encore imberbes viennent la trouver les fervantes. Elles enhardiffent les timides, & batent leur éducation. Les complots d'amour & de fortie s'achèvent dans cette promenade ; de forte que le lendemain il y a trente révolutions fubites dans les  ( 157 ) cuifines bourgeoifes. Tout le qüartief en retentit, & 1'épicier du coin confirme la réaction de ces dé/plat .mens. La rufëe fervante fe place avec le laquais qu'elle a choifi; & les menfonges font tout préts & bien arrangés pour faire accroire aux maitres nouveaux qu'ils ne fe font jamais vus. Comme a P.^ris le maitre & le domeftiquene font jamais liés que de leur propre volonté, les mutations font fréquentes & rapides. Telle maitreffe effaie dix fervantes dans un mois. Celles-ci, accoutumées a faire leur paquet, pafTent de maifon en maifon , en baptifant du mot de baraque toutes celles oü La cuifine eft maigre , ou furveillée de trop prés. Un bon maïtre eft celui qui foüpeonne a peine le piix des denrées , que la livre eft de feize onces, & qu'elle doit produire un certain effet. Le mei'Ieur des maïtres feroit celui qui s'ab'-euveroit foir & marin avec les eaux du Léthé. Heureufe celle qui, jeune encore, entre chez un vieux garcon ! Elle met a profit gs coup du fort; elle en tire très-bon parti  c i;8 ) que'quefois; elle devient maitreue abfolue du célibataire, & parvient a Iepoufer. Ces gtvndes dtftinées, qui ne font pas abfolument rares, font 1'obja perpétuel des difcours & ce 1'ambition des fervantes. Mais comme en général il y a peu d'affection & de réciprocité entre les maïtres & les domeftiques , telle (ervante a paiTé par quatre-vingts maifons fans avoir pu fe fixer dans aucune. II y en a de très-heureufes, il y en a de fort maltraitées; c'eft une loterie : & cette portion de 1'humanité eftlivrée a des viciflitudes perpétuelles. Le libertinage des enfans de la petite bourgeoifie, commence ordinairement par les fervantes. C'eft un défordre prefque inévitable, a moins que la vigilance des parens ne foit pleine & entière; mais la pureté ties mceurs s'allie difficilement avec la pauvreté. Celle-ci confeille le vice. Les fervantes, débauchées par leurs maitres , débauchent a leur tour le nis de la maifon. On diroit que les prémices des jeunes gens de métier, ou qui font en boutique, leur  c i;p ) appartiennent de droit; cornme celles des üls de familie appartiennent aux ffemmesde-chambre , autre efpèce qui ne le cède pas aux cuifinières en malice & en madrerie. Elles font, les unes & les autres, ce que les femmes de qualité font dans le grand monde. Elles donnent la première lecon du commerce amoureux, a la fraicheur, a la fanté &c a 1'inexpérience de la jeunelfe. On a vu, dans le jardin de 1'infante, le miroir ardent de M. Bernière. On y fait fondre, au foyer de la loupe, un écu de trois livres , en moins d'une minute , même lorfque le foleil eft encore très-pale; mais quand cet a^tre eft monté a fon dernier degré de chaleur, il fond une cuiller d'argent. Notre Defcartes nioit qu'Archimède eut fait brüler la flotte de Marcellus,lorfque ce général romain vint attaquer Syracufe,qu'il afliégea pendant trois ans. Defcartes avoit tort; M. de Buffon 1'a démontré, en renouvelant 1'invention d'un miroir ardent, peut-être fupérieur a celui du mathématicien fyracufain. Que ne fommes-nous  C 160 ) encore au temps oü 1'on faifoit Ia guerre avec un miroir & un phyficien! CHAPITRE DCCXVI. Tavaiolle. Il faut que le pauvre foit baptifé comme le riche; il faut qu'il aille a Véglife; mais le pauvre enfant n'a qu'une pauvre layette, plus trifte que la, nudité abfolue. ( C'eft fouvent le refte d'une vieille couverture que les vers ont dévorée a demi.) Que fait alors la fage-femme? Elle enveloppe le corps de 1'enfant d'une tavaiolle, grand linge de ïnouffeline, qui cache le pauvre accoütrement. Nous avons padé d'un eercueïl bannal: la tavaiolle eft une redingotte fpirituelle, qui aflifte a tous les baptêmes. La fage-femme fait payer la tavaiolle, de forte que, fous ce linge, tous les enfans qui vont aux fonds-baptifmaux, figurent a peu r j  ( I6~I ) peu pres de même. La tavaiolle eft dong le principal meuble & le plus apparent d'une fage-femme. Si ce linge-la n'eft pas fanótifié, ïl n'y en a point dans le monde ; car il lui arrivé d'étre béni jufqu'a quatre fois par jour. On fait que les bonbons & les dragees accompagnent le plus petit baptême. La fage-femmê ne manque jamais d'en emporter deux ou trois livres dans fa tavaiolle. L'armoire de telle fage-femme rivalife avec la boutique d'un conhfeur de la rue des Lombards. La layette du dauphin fut apportée en grande cérémonie a Verfailles, par le nonce du pape , le mardi 7 janvier 1783. Elle étoit dans de fuperbes équipages ; & le caroffe principal coüta, dit-on , 10,000 liv. de loyerpour cette cérémonie. On fait monter cette layette a environ i,yooooo liv. "Ld. tavaiolle avoit étébéniepar le faint-père; & celle-la ne fervira a perfonne. Mais ce qu'il y a de touchant, je me plais a le répéter, c'eft de voir le nom du Tome IX\ L  C 162 ) dauphin infcrit fur les regiftres de baptême de la paroiife, a la fuite du pauvre qui eft né la veille. Si 1'on a appelé un cimetière un cercle d'égalité, ces regiftres de baptême, qui rangent tous les enfans, a leur naiffance, fur la même ligne, & les égalifent fous les yeux de la religion, ont quelque chofe d'augufte & de philofophique, qui ne devroit jamais fortir de la mémoire de tous tant que nous fommes, avec d'autant plus de raifon, que pareil regiftre attend tous les hommes au départ. Louis XIV, a fa naiifance, pefoit quarantehuit marcs. Anne d'Autriche envoya k Lorette fa figure en or, précifément du même poids. Comme 1'enfant royal étoit venu au monde avec deux dents,Ia bouche de 1'enfant d'or laiJfe appercevoir ces deux fameufes dents. Ce fut ainfi qu'Anne d'Autriche remercia la Sainte-Vierge de Ia ceffation de fa longue ftérilité. Des femmes de qualité, & plufieurs autres dames dans le rang de 1'opulence, out employé depuis peu un genre d'aumöne  C I6J )" bien noble & bien touchant. Elles envoient aux pauvres femmes en couche, des layettes, des braffières, des bas tricote's. Elles ont fouvent travaillé a ces pieux ouvrages. Oh ! que de bon cceur alors je leur baiferois la main ! Voila de la charité ! Quand les femmes de qualité font compatiiTantes, elles le font d'une manière plus fimple, plus vraie, plus fentlmentale, que les bourgeoifes; elles n'y mettent point d'apprêt; elles favent mieux foulager; leur charité eft tout a la fois plus noble & plus ingénieufe. Je me plairai a dire qu'il y a aujourd'hui beaucoup de femmes de qualité qui ne montent dans leur équipage que pouc exercer, fans fafte & fans oftentation, les ceuvres d'une charité libérale & éclairée. C'eft d'elles qu'on peut dire qu'elles font pour Les malheureux une feconde Providence. Le fens du mot charité eft d'une profondeur fublime. La charité eft au-deffus de la bienfaifance. C'eft fous 1'ceil de Dieu qu'on foulage fon prochain comme fon L a  ( i<*4 ) frère. II y entre de 1'adoration, du refpeót, du fentiment; c'eft 1'amour de la créature, f-omme ouvrage du Créateur. Après Ie faint nom de Dieu , le mot charité eft celui qui doit occuper le premier rang dans toutes les langues humaines. CHAPITRE DCCXVII. Mélange des ïndividus. Paris eft compofé d'une multitude de provinciaux & d'étrangers , fous lefquels difparoït le vrai Parifien, dont la race ancienne eft bonne , crédule, mais point fotte. Naïtre a Paris,c'eft être deux fois Frangais; car on y regoit en nahTant une fleur d'urbanité qui n'eft point ailleurs. Ce tas de provinèiaux, accourus de leurs villages ou petites villes, font encore plus  avides de curiofités que le Parifien même, & font foule par-tout. Quand on a voulu myftifier les Parifiens, en leur annongant un homme qui marcheroit fur la rivière, un autre qui creuferoit la terre a la manière des taupes, &c. on n'a leurré que les gargons de boutique & quelques mercenaires, qui s'attachent a tout ce qui peut les diftraire un moment de leurs longs & ennuyeux travaux. Le moindre prétexte leur fert pouc interrompre leurs occupations fatigantes. Le nombre des défceuvrés commence Ia foule , & la curiofité enfle le grouppe ; mais 1'indifférence ne feroit-elle pas plus condamnable, quand il s'agit d'un accident, d'un homme bleffé, d'une rixe meurtrière ? L'habitant de--Paris n'eft donc jamais indifférent a ce qui fe paffe autour de lui» Jl s'arrête fur fon chemin au moindre objet nouveau. Qu'un homme leve les yeux en I'air, & regarde attentivement un objet quelconque , vous en verrez plufieurs s'arréter auffi-töt, & promener leurs regards. du même cöté, croyant fixer-Ie même objet,, Li  ( 166 )' Peu a peu la foule augmentera, & tous fe demanderont 1'un a 1'autre ce que 1'on regarde. Pour un ferin e'chappé & pofé fur une fenêtre, voila toute la rue obftrue'e par la foule 5 & dans 1'inftant qu'il vole d'une lanterne k une autre, les acclamations, les cris s'élèvent ge'néralement; toutes les fenê- , tres s'ouvrent & font garnies ; 1'indépendance momenfanée du petit oifeau, devient un fpedacle d'un intérêt général, Qu'on jette un chien a 1'eau, les quais, les ponts font a 1'inftant couverts de monde. Les uns s'intérelfent a fon fort; les autres difent qu'il faut le fauver ; on le fuit de 1'cen par-tout oü le courant 1'entraine. Cet efprit curieux a une teinte de fenfibilité. Souvent le peuple fépare deux champions, & les femmes les haranguent fi vivement fur 1'avantage de la paix & de Ia concorde, qu'ils fe réconcilient fur le champ de bataille. Les farceurs, les baladins, après quelques geftes, ne tardent, pas k fe procurer un parterre d'auditeurs; mais il s'écoule auffi promptement qu'il fe forme; la plupart des  ( 16*7 ) pafians donnent une minute d'attention , & filent en levant les épaules. Je crois qu'il n'y a rien de plus facile que d'ameuter la populace parifienne; mais un rien la diffipe ; & les vagabondes phalanges des rues ne font pas proprement les petits bourgeois de Paris ; mais un compofé de gens qui , arrivant des petites villes ou des bourgs d'alentour , & peu familiarife's avec les objets , s'arrêtent pour voler le temps qu'ils doivent a leurs maïtres & a leurs emplois. Examinez bien ce grouppe immobile : fur cent hommes , il y aura quarante domeftiques & trente apprentis. Ceux qu'on appelle gens de peine, font prefque tous étrangers. Les Savoyards font de'crotteurs , frotteurs & fcieurs de bois -r les Auvergnats font prefque tous porteurs d'eau; les Limoufins, magons; les Lyonnais font ordinairement crocheteurs & porteurs de chaifes ; les Normands, tailleurs de pierres, paveurs & porte-balles, raccommodeurs de faïance, marchands de peaus de lapins; les Gafcons, perruquiers ou cara- L 3,  c ïö-8 ) bins; les Lorrains, favetiers ambulans, fous le nom de carreleurs ou recarreleurs. Les Savoyards logent dans les fauxbourgs; ils font diftribués par chambrées, dont chacune eft dirigée par un chef ou vieux favoyard, qui eft réconome & le tuteur de ces jeunes enfans, jufqu'a ce qu'ils foient en age de fe gouverner euxmêmes. On a fait de fages régiemens pour ces jeunes favoyards & autres enfans fervant le public, & dont 1'éducation abandonnée reftoit autrefois abfolument étrangère a la religion. On a établi des catéchifmes, des écoles de charité & des retraites; on y ajoute des fecours temporels; & quoi qu'en difent certains efprits durs & bornés, le plus grand bienfait que 1'on puiffe donner a 1'homme , eft celui des idéés religieufes, paree qu'elles font confolantes, & fuppléent a toutes les autres, chez les étres dont les jours font voués aux travaux journaliers & aux ordres impérieux de la néceffité. Les Savoyards, les gens de peine, por-  ( 16*9 ) teurs d'eau, gagne - deniers j crocheteurs, décrotteurs, font en grouppe au coin des carrefours ; & la, attendant qu'on les emploie, ils fe font des niches en fe pouffant 1'un contre 1'autre. Quand les fouverains fe battent, le contre-coup fe fait fentir jufques fous les chaumières paifibles. Quand les crocheteurs guerroient, ils vont heurter un honnête paffant, fort étranger a leurs jeux grolliers, & qui maudit leur manière de s'ébattre. Ainfi 1'homme tranquille ou diftrait, eft bleffé quelquefois par ces polilTons incommodes ,auxpieds larges, armés de fouliers ferrés, & qui, quand ils fortent de leur a-plomb, s'ébranlent comme des tours. On pourra ranger dans cette clalfe ces étourdis dangereux, qui vont portent fous leurs bras une canne qui tourne avec.eux, & toujours prête a vous crever un ceil : Heureux fi 1'on en eft quitte pour une égratignure a la joue. D'autres ont de ces batons ferrés, qu'ils appuient fur le pied de ceux qui viennent a leur rencontre. II faudroit être doué d'une patience féraphique  'C 170 ) pour ne pas ripofter de la canne qu'on tient en main, & qu'on porte aujourd'hui en place d'épée, ce meuble inutile, qu'on a fagement abandonné a la foldatefque, aux vils agens de la fifcalité, & aux portiers, connus fous le nom de fuilfes. Au lieu de ces quereüeufes flamberges, on ades batons; mais pourquoi ne pas les manier décemment & fans rifque pour fes voifins ? On voit enfuite des garcons perruquiers, populairement appelles nierlans, paree qu'ils font enfarinés des pieds a la tête, & dont il faut éviter la rencontre : car fi vous êtes en habit noir , vous êtes blanchi & graiifé : eh ! quel défaftre pour celui qui n'a qu'un habit noir ! Ces merlans font barbiers & coëffeurs le matin, & chirurgiens 1'après-midi. II a fallu leur défendre 1'entrée des écoles de chirurgie autrement qu'en habit bourgeois, fans quoi 1'amphithéatre royal eut relfemblé a une fale boutique de perruquier. C'eft ainfi qu'ils paroiffoient jadis aux écoles de Saint-Cöme. Auffi, dès que 1'heure de tous ces merlans étoit arrivée,ils s'emparoient de  ( i7i ) la rue des Cordeliers, & il e'toit défendu, a tout homme un peu proprement vêtu, de paffer par cette rue, & même dans le voifinage. Ces merlans, apprentis chirurgiens , quand ils font dans 1'amphithéatre, ont un objet d'émulation fous leurs regards; car, en levant les yeux, ils appercoivent le bufte de M. la Martinière, qui s'eft élevé du rang de garcon perruquier, ou frater, au grade de premier chirurgien du roi. Les merlans s'enorgueilliffent d'un tel fondateur, qui ne les a pas oubliés au fein de fa haute fortune. Les meüniers, les boulangers, les forts de la halle, qui voiturent les faes de farine, font auffi un peu blancs, mais ils n'ont pas 1'impudence des merlans. Les charbonniers, qui contraftent avec eux, fe détournent un peu, quoique chargés, de peur de vous noircir. J'aime les charbonniers ; leurs yeux font faillans & expreffifs. Ils ont créé le fameux adage : Charbonnier eft mattre che^ foi. Un jour , j'accompagnois J. J. Rouffeau le long des quais : il vit un nègre qui portoit un fac de charbon; il fe prit a rire, & me  X 172 ) dit : Cet homme ejl bien a fa place , & il n aura pas la peine de fe débarbouiller ; il efi a fa place ; oh ! fi les autres y étoient auffi bien que lui l Et je le vis rire encore, & fuivre de 1'ceil le nègre charbonnier. Ces «porteurs de facs a charbon portent une médaille de cuivre, qui n'eft pas plus nette que leurs mains & leur vifage. La ville, au milieu de ce mélange d'individus, a befoin d'un frottement perpétuel d'induftrie , d'une activité foutenue, d'une tentation offerte aux riches, d'un travail de luxe, & de quelques vices qu'il traïne k fa fuite ; ( car Ia première loi eft de vivre.) Le prix des»denrées & des chofes néceffaires k la vie ayant augmenté fucceffivement, les falaires n'ont pas fuivi dans la même proportion. Ainfi 1'abondance de 1'or & de 1'argent n'a fait que renforcer 1'égoïfme des riches, qui ont eu k meilleur marché plufïeurs jouiffances. Que ne lit-on pas dans les petites affiches? une foule d'hommes fans place, qui ont fait leurs études, & qui même ont été chea les  c m ) procureurs & notaires; des particu'iers qui favent le latin, le francais , 1'allemand, 1'anglais, 1'hiftoire, Ia géographie, les mathématiques, & qui n'ont point de pain. Mais celui qui fait fervir a table, frotter, panfer un cheval, mener une voiture, courir la pofte , trouve a. fe placer comme il lui convient. CHAPITRE DCCXVIII. Femmes d~'Artifans & de petits Marchands. Elles travaillent de concert avec les hommes, & s'en trouvent bien ; car elles manient toujours un peu d'argent. C'eft une parfaite égalité de fonófions; le ménage en va mieux. La femme eft 1'ame d'une boutique; celle d'un fourbiffeur offre encore une femme qui vous préfente & vous vend une épée, un fufü, une cuiralfe, Les bou-  ( 174 ) tiques d'horlogers & d'orfévres font occupees par des femmes. Enfin , elles vous pèfent depuis une livre de macarons jufqu'a une livre de poudre a canon. Les femmes font occupées dans les plus petites parties du commerce , concernant la bijouterie, la librairie , & la clincaillerie; elles acbètent, tranfportent, échangent, vendent & revendent; tous les comeftibles paffent par leurs mains; ce font elles qui vous vendent la volaille, le poiffon , le beurre, les fromages, Sc qui vous ouvrént les huitres avec promptitude & dextérité. Les femmes tiennent encore de petits bureaux de diftribution de fel, de tabac, de lettres, de papier timbre, de billets de loterie. Ces femmes, qui ne font pas dans 1'inaction, ont plus d'empire dans leur ménage, & font plus heureufes que les femmes d'huiffiers, de procureurs, de greffiers, de commis de bureaux, &c. qui ne touchent point d'argent, & qui conféquemment n'en peuyent mettre a part pour fatisfaire leurs  c 17;) fantaifïes. L'époufe d'un marchand d'étoffes, d'un épicier détailleur, d'un mercier , a plus d'écus a fa difpofition, pour fes menus plaifirs, que l'époufe d'un notaire n'a de pièces de douze fous. Les femmes des gens de plume ne font rien , &leurpoche efta fee;ellesn'obtiennent quelque chofe que des libéralités volontaires de leurs maris, & tous les gens de plume calculent. Le marchand détailleur, dans un commerce toujours renouvellé , calcule moins toutes les fraétions. Elles tombent journellement dans la poche de Ia femme qui tient les clefs du comptoir. Rien de plus trifte que les moïtiés des gens de plume ; elles font la moue en comparaifon de ces grolfes réjouies qui dominent un comptoir, parient a. tout venant, remuent du matin au foir la monnoie; celles-ci ont une gaieté franche , fe divertiffent le dimanche fans recourir a la générofité maritale; elles fe moquent des femmes de procureurs & même de notaires, qui, voulant faire les femmes de demi-qualité, s'ennuient a naourir; & font précifément  C 176 ) entre la bonne compagnie qu'elles ne voient pas, & la médiocre oü. 1'on s'amufe pleinement. N'avoir rien a faire,eft un tourmenrpour tous les êtres; mais c'eft un vice dans une femme : & pour qüelle ne foit pas malheureufe , il faut qu'elle faffe fon ménage ou un commerce , ou bien qu'elle s'agite dans Je tourbillon du monde , au point d'étre laffe de fes courfes. Quand je vois un» femme bien ennuyée, je me dis : fon mari eft un homme de plume. Les boutiques de Paris recèlent donc les femmes les plus gaies, les mieux portantes & Ie moins bégueules. La plupart de ces femmes font fenfées; car elles ne cherchent point a placer leur fils ou dans le bureau de la guerre , ou dans celui de la marine, ou dans les aides, ou dans le cuir, ou dans 1'amidon : elles reviennent auffi de leur fauffe idéé de les cnvoyer au collége, ou a 1'école de deffin; elles les élèvent pour le petit commerce de détail, qui n'eft jamais ingrat, tandis que tous  c 177) tous les emplois font incertains, comme fujets a réforme, J'efh'me les occupati'ons journalières de Ces femmes de boutique , qui n'en veillent pas móins fur leur ménage. Elles font affidues a leur devoir ; elles ne courent point • elles voient pafTer fous leurs yeux 1'intariffabe brigade des batteurs de pavé, & ces femmes qui, toujours hors de chez elles vont cheieher par-tout Ie plaifir qui les fuit. 1 Comme perfonne ne s'intérefTe plus que moi au bonheur de ces femmes laborieufes je crois qu'il faudroit leur rendre tous les métiers qui leur appartiennent. N'eft-il pas ridicule de voir des cocffeurs de femmes,' des hommes qui tirent l'aiguille, manient Ia navette, qui font marchands de linge & de modes, & qui ufuroent la vie fédentaire des femmes; tandis que celles-ci dépoffédées des arts qu'elles pourroient exercer, faute de pouvoir foutenir leur vie, font obkgées de fe livrer a des trayaux pénibles, ou de s'abandonner h la proftitution ? Torne IX- jyj  'C ï7S ) C'efl un viee impardonnable dans tout gouvernement , de permettre que tant d'hommes deviennent femmes par état, & tant de femmes, rien. Vous êtes affamé de richeflés, vous n'êtes occupé que de changec tout en or, & vous pcrmettez que tant de millions de bras foient occupés a battre le vent. Oui, fen rougis pour 1'efpèce humaine, lorfque je vois de toutes parts , qu'au mépris du nom d'bomuie, des êtres forts & robuftes envahiffent lachement des états que la nature a particulièrement deftinés aux perfonnes du fexe. Tous ceux qui ont part a 1'adminiftration, devroient réprimer de concert des abus honteux , avec lefquels on fe familiarife,'&: défendre avec plus de foin le domaine que la nature a alfigné aux femmes. II y a quelques années que le Portugal en a donné 1'exemple aux autres nations : il a défendu aux hommes de fe mêler de faire telle profellion particulièrement réfervée a cette belle mcitié de 1'efpèce humaine.  ( ï?9 1 a qui la nature n'a accordé que fa foibleffe & fes charmes. On devroit condamner tous les hommes qui s'oublient ainfi, tous ces coëfteurs, ces marchands de modes, ces tailleurs de corps, ces iileurs de la-ine, ces marchands de darioles, &c. &c, a porter des habillemens de femme. CHAPITRE DCCXIX. Le Fiacre bldmé. Jé rome, approchez. (Jéróme, en fouquenille „fon chapeau encore gonflé du fuc lapideux des gouttières, les cheveux noirs & humides > ayant laiffé fon fouet d la porte de la grand'chambre, approche; il voit, pour la première fois de fa vie, U cercle de noffeigneurs de parlement: fa vue trouble ne diflingue ni Vhermihe M a ■  e iSo > ni le mortier des préjidens , ni le rabat _ des confeillers-clercs ; il ne voit point les robes ranges acóté de rcbes noires.) Jéröme, approchez. C Un hu 'jjler conduit Jéróme , les yeux flupzfaits, jujqua la barre. Le parquet réfqnne fous fes fouliers ferrés de clous. ) Jérórne, approchez. ( Tl approche. ) La Cour vous blame. Qu'eil-ce c'eft- que 9a, dit le fiacre a rhuiPJer? cela ro'erapêchera-t-il de mener mon fiacre ? — Non, mon ami. — En ce cas-la, dit le fiacre, je m'en . . . . ( On n'imprime point Vidiome des fi'acres. ) Tout le monde fait ce trait. Le blame n'eft rien pour un fiacre; tant pis. Vous yovez bien que la loi a perdu de fa force;  ( m ) il en faut une autre pour les fiacres brutaux & ivres. J'ai grand'peur qu'on ne raifonne comme le fiacre, que Ie mot honneur ne s'affoiblifTe, & qu'un homme connu ne dife Sc ne prononce comme Ie fiacre : je men bats l'ccit. La Cour vous' bl&me doit être un mot terrible dans notre légiflation, ou bien tout eft perdu. On s'accoutumera au blame, on ne fera plus animé par les principes qui dirigeoient nos ancêtres ; cette nuance fine & délicate qui féparoit 1'honnête homme, ( je ne dis pas du fripon ) mais de celui qui étoit taché ou entaché, n'exiftera plus. II faudra que les lois Si les magiftrats aient recours a des punitions corporelles. Voyez quels changemens ! Des peir.es phyfiques au lieu d'une réprimande morale; quel immenfe contrafte 1 on ne faura plus punir qu'avec le bourreau, & récompenfer qu'avse 1'argent. Ceux qui rient trop Iégérement de 1'hiftoire du fiacre blamé, me paroiffent dira M 3  C 182 ) en eux-mêmes : Cela tri'empéchera-t-il dé jouirde mes quarante mille livres de rente? Oh! que n'a-t-on fu apprécier l'opinion, & comment a-t-on voulu du même coup blamer un fiacre, & entacher un noble ? Oü eft 1'échelle proportionnelle des délits & des peines ? L'hiftoire du fiacre blamé a fait grand tort au mot honneur, que notre profond Montefquieu a fi bien défini : Le rejfort du gouvernement monarchique. Je crois appercevoir, depuis la circulation de cette hiftoriette, un changement dans nos idéés : non que cette hiftoriette fignifie quelque chofe; mais elle a été recue , débitée3 répétée : & comme on a beaucoup ri de la réponfe du fiacre, j'ai peur qu'elle n'aitinfiué fur ceux qui vont en fiacre. Or, j'ai grand regret que Jéröme n'ait pas été fenfible a ces mots : La Cour vous blame. J'ai encore regret d'entendre a tous propos le terme de roué. Comment la bonne compagnie a-t-elle pu adopter un mot qui réveille une idéé de crime, de fcélérat, de fuppüce. On dit, un aimable roué, pour  C 183 5 fïgn'fier un homme du monde, qui n'a nï vertu ni délicateffe; mais qui a des vices aimables: c'eft une idee complexe. Rien de plus pernicieux que Ia converfation des hommes fans morale ; ils amufent, ils plaifent, on les aime ; mais dès qu'on aime les hommes vïcieux, on touche au moment d'aimer le vice; dès qu'on fe plait enfemble, e eft une raifon pour fe reffèmbler. L'efprit a tout gaté, tout corrompu. Un pre'tendu bon mot, une faillie, font tout pardonner , tout oublier; car 1'honneur n'eft plus qu'un mot, & ce mot feroit mêmê déshonorant pour ceux qui fe font ün devoir & une gloire d'être roués. La rouerie eft devenue l'he'roïfme de notre age. M 4  C 184 )' CHAPITRE DCCXX. Milüonnaire ou Roué vïf, On prête cette devife a plufieurs perfonnages, paree qu'ils ont agi conféquemment. Ah! fi les intrigans ( dont le nom eft fi connu qu'il eft iriutile de 1'écrire ) vouloient faire leur confellion, & accufer vrai! oh le bon livre ! Ab uno nofce omnès. Tel médite fa banqueroute, & puis un beau jour plaftronné de quatre porte-feuilles de maroquin, bien rembourrés de billets noirs, il part pour 1'Angleterre. Combien les fpéculations modernes des. financiers & les rufes actives de 1'agiotage n'ont-elles pas coüté de bonheur & d'innocence aux fociétés ? Peu de temps & peu de moyens déterminent des bénéfices confidérables. De-la cette foif de-l'or^qui toujours enivrc £c toujours altère. La faufieté  < i8j j dans les actions devient 1'état habituel de 1'intrigant; mais 1'homme qui trompé, eft obligé, pour foutenir fes fuccès perfides, de vivre dans la torture d'une tenfion continuelle de 1'efprit. chapitre dccxxi. Prot ces. Les Egyptiens hypothéquoient les cadavres de leurs pères ; ils les dépofoient en gage, entre les mains de leurs créanciers ; & ils fe couvroient d'infamie , s'ils ne les retiroient pas avant un certain temps limité. Depuis, on a mis fa mouftache en dépot; & c'cüt été une infamie de ne pas payer la fomme d'or qu'elle repréfentoit. Que notre fignature eft chétive, en comparaifon 'de ces gages religieux ! Les protéts abondent; des Iéglons d'huif™ fiers vivent d'exploits & d'affignations; 8c  ( i8 Sire, ■9» Trente ans font paffes que le feu Roy V Henri le Grand, voftre pere ( d'heureufe » mémoire) eftant feulement Iprs Roy de »> Navarre, & Gouverneur de Guyenne, a» comme premier Prince du fang, voyant *> les heureux fucqès des cures par moi Ji faiótes, ès perfonnes de plufieurs Sei33 gneurs de fa Cour, & autres, par 1'art as de la chirurgie, ( de laquelie j'ai toujours 33 fait profeffion avec la Médecine, me fit 33 1'honneur de fe vouloir fervir de moy , & 33 m'ayant appellé, me fit coucher fyr lefrat 33 au npmbre de fes Chirurgiens ordinaires: 33 1'obéiffance que naturellement je lui de-> 33 vois, jointe l'arfedion particuliére que Sa » Majefté me tefmoigna en cela, (comme  ( Ip2 ) •5» auparavant 11 avoit fait en autres chofes ) »J me firent volontiers rejetter toutes confi33 dérations de guain & utilité, que je pou- 33 vois faire dans la Guyenne & ailleurs 33 Pendant le temps de mon fervice, eftant 33 au voyage de la Franche-Comté, Sa 33 Majefté fe trouvant mal, d'une difficulté 33 d'urine, me fit 1'honneur de m'appeller 3? feul, & me communiquer fa maladie. 33 L'ayant fondé , je recognus qu'il avoit 33 une earnofité au méat urinal, prés des 33 proftates, de laquelle (par fon comman33 dement) je le traittay a Monceaux, au 33 mbis de juillet de 1'an iyo8 ; & moyennant 33 la faveur & affiftance- de Dieu, 1'en guéris 33 entiérement. C'eft une des principales & 33 plus excellentes cures que j'aye mis dans 3o mes Obférvations chirurgicales dignes de 33 remarque & de mémoire , tant pour la 33 difficulté d'icelle, que pöur la perfonne 33 en laquelle elle a efté faifte, a favoir, »3 le premier Monarque dü monde..... 33 Cette étrange épitre dédic'atoire rappelle les fervices du fils de 1'auteur, aullï chirurgien,  ( m ) chirurgien, & médecin, fervant, pour fon père, le roi Henri IV, & décédé jeune encore. Après avoir dédié au roi fes obfervations, il finit ainfi: » Sire, priant Dieu vous combler de » fes faintes bénédicf ions , affermir voftre » trofne, & vous faire régner longuement « & heureufement. » Voftre trés-humble, très» fidele, &^très-obéiffant » ferviteur & fubject, G. Lovseau. On trouve, en tête du livre dédié, la defcription chirurgicale de la maladie du roi Henri IV. Elle étoit grave , & les fymptömes des plus ' alarmans. Le chirurgien rapporte enfuite une lettre du roi, & une lettre de M. de la Rivière, médecin, qui le preffoient également d'arriver, paree que le mal empiroit. Le chirurgien remarque qüe, pendant letraitement,/e roi fefdchoh, & s'étonnoit de quoi il tardoit tant dguérir^ fome IX. N  ( m) & a fes brufques impatiences, le chirurgien répondoit au roi qiïil le guériroit ( avec l'aide de Dleu ) au mois de feptembre, pourvu qu'il fut obéiffant; mais la carnofïté fut rebelle, a caufe de quelques exces que fa majefté avoit faits. Enfin , le roi fut guéri radicalement dans cinq femaines , par la grace de Dieu , ajoute Loyfeau. II a donné en latin la même defcription , de peur que la poftérité n'en fut pas inftruite; il a fait auffi graver la fonde ou cannule d'argent, qu'il avoit inventée pour cette cure importante. II entre enfuite dans des détails qui prouvent bien que les idéés de décence, de difcrétion & de refped, changent réellement avec les générations humaines. Tout cela eft dédié a Louis XIII (ace même Louis XIII, a qui Boüvard , fon médecin , fit prendre, en une feule année , deux cents quinze médecines , deux cents douze lavemens, & qu'il fit faigner quarantefept fois ) ; 1'impretfion en fut autorifée par fes lettres-patentes, données a Paris ,  te 2le jour de novembre 1616, fcellées dti grand fcel de la chancellerie, & fgnées paf le roi en fon confeil. R E n o ua r d. C'eft bien la le cas de répéter, que 1'on trouve de tout dans les livres. CHAPITRE DCCXXIIÏ, Jeunes Chirurgiens» Le jeune chirurgien, la première année qu'il opère, eft fenfible & compatiflant. II mêle des confolations k fes fonélions terribles, mais néceffaires. La feconde année, il eft encore pitoyable; il parle, il confole encore, mais moins affe&ueufement. La troi" fième année, il opère & fe tait; mais fouvent a la cinquième année il réprimande , hélas ! celui qui jette les hauts cris , & il ne fe fouvient plus lui-même de la commifération qu'il a montrée; car il la blame dans N 2  ( i ?§ ) le jeune élève qui s'attendrit fur les mauX de fon femblable : & voila comme le cceur humain s'endurcit par 1'habitude. Ce qu'on dit ici du jeune élève en chirurgie, doit s'entendre auffi du jeune magift-rat, du jeune prêtre, & de la plupart des hommes, auxquels le fort de leurs femblables eft Confie. L'habitude triomphe de Ia nature, & de tout ce qu'il y a de plus facré parmi nous. Quelle différence par exemple, entre un convoi de village, & tous nos convois de ville ! Ce pafteur, a qui il arrivé peu fréquemment de rendre les devoirs funéraires , s'en acquitte avec une décente, une fénfibilité que lailferoient a peiiie foupconner les enterreurs de nos grahdes paioiües. Il faut des cadavres aux jeunes chirurgiens; mais comme un cadavre coute un louis ü'or, ils jèsvofént : ils fe mettront quatre , prer.dront un fiacre, efcaladeront urj cïmeticre. Llin combi; t !e chien, qui garde les morts; Pa'utre avec une échelle defcend dans U folie ; le troifième eft a cheval fur le mur,  C 191 ) jette le cadavre; le quatrième le ramaffe, & Ie met dans le fiacre. Celui qui comptoit repofer en paix dans fa bière, eft arraché de fa fépulture; c'eft la pafiion de 1'anatomie qui le tranfporte dans un grenier. La, il eft difféqué par des mains d'apprentis. Et pour cacher ces dépouisles a l'ceil des voifins , ces jeunes anatomiftes brulent les orfemens. I!s fe chaurfent, pendant 1'hiver, avec la graiife du mort: quelquefois ils font fept a huit dans un lieu fort étroit, promenant, d'une manière hideufe, leur fcalpel inexpérimenté. Des miafrnes peftilentlels s'exhalent du cadavre; & point d'année qu'il n'en coüte la vie a plufieurs de ces imprudens, qui ofent tout braver. Si quelque honnête homme s'égare par hafard dans 1'efcaüer d'une de ces maifons, jugez de quelle furprife & de quelle horreur il doit être pénétré, lorfqu'entr'ouvrant une porte, il appergoit cette fcène dégoutante. II recule d'effroi, il fuit, il tombe; les éclats de rire des jeunes chirurgiens ajoutent a fa terreur & a fon indignatiort ; il N 3  ( 198 ) maudit 1'art dont les rudimens ont un afpect auffi horrible. Comment n'a~t-on pas fongé a donner des cadavres a ces étudians, a leur affigner un lieu féparé, a les préferver du doublé péril d'affronter les loix civiles, & Texhalaifoh des cadavres pris au hafard ? L'anatomie eft une paffion. Le jeune chirurgien boit, mange, s'endort a cöté des corps qu'il fouille, oubliant, pour ainfi dire, qu'ils ont été animés d'un feu célefte. Les philofophes anciens n'ont pas craint d'appeller 1'homme un petit monde. Cette dénomination n'a pu fe faire qu'après 1'examen de 1'étonnante machine qui porte fempreinte du grand maitre qui 1'a créée. L'homme eft un compofé fi admirable, même lorfqu'on exclut de fon admiration le prodige de fes facultés intelleétuelles, qu'a la vue de tant de refforts & de combinaifons différentes, on peut le comparer è la totalité de 1'ouvrage de la création. De jeunes chirurgiens fe retirant le foir, cntendirent de loin ferrailler; ils s'approchent  c m > au cliquetis des armes; c'étoient deux grena* diers qui fe battoient. L'un d'eux recut un coup d'épée, & tomba; 1'autre s'enfuit. Les chirurgiens accoururent, ramafsèrent le grenadier, lui tatèrent le pouls, qui s'éteignoit, & le chargèrent fur leurs épaules, en difant: beau fujet! excellent fujet! Le blefie revint a lui, & s'écria : ah! ah! mejjieurs les coquins, qui memporte^ pour me difféquer, alle^ ! je vous dénoncerai; car je ne juis pas mort. A ces paroles, les chirurgiens le posèrent fur une borne. Pardonne^-nous , M. le grenadier! nous vous cornptions mort. Ne nous dénonce^ pas, & nous vous guérirons ! ' A la bonne heure! (reprit le grenadier) je confens d'aller avec vous. Ils rechargèrent le grenadier fur leurs épaules , le guérirent j & le beau fujet ne fut point difféqué. N4  C 200 ) CHAPITRE DCCXXIV. Abrenvoirs. Les quais qui bordent la Seine, font ouverts, en certains endroits, par des abreuvoirs , qui fervent aux chevaux & aux bceufs; mais il y arrivé quelquefois des accidens, fur-tout dans les grolfes eaux. ,Un cheval, attaché a plufieurs autres, s'avance trop avant, & le courant i'emporte. Les chevaux, mal-adroitement attachés, fe débattent, & plufieurs périffent. Un bateau qui fermeroit le baflin, bu une baluftrade , auroit prévenu ces dangers. Cette petite dépenfe eft encore a faire ; & plufieurs chevaux fe noieront, avant que le corps municipal fonge a remédier a cet abus. II n'y auroit rien cependant de moins difpendieux. On en peut dire autant de ces malheu-  ( 201 5 reufes planches fur Ia rivière, oü les porteurs d'eau vont remplir leurs fceaux quand les fontaines font gelees. II en périt plufieurs tous les ans. On les fait payer, & on a la cruauté de ne pas difpofer quelques planches & quelques gardefous, qui mettent la vie de ces malheureux en füreté. Les porteurs d'eau obfervent régulièremerjt leur tour , lorfqu'ils vont puifer, foit a la fontaine, foit a la rivière; ils font plus polis & plus judicieux que certains auteurs qui cherchent a empiéter fur leurs camarades, en faifant paffer leurs picces avant leur tour. II eft défendu a toutes perfonnes de fe baigner dans la rivière, & de la traverfer a la nage, afin de ne pas blefler la décence publique. Aurfi-töt qu'il s'en trouve, la garde des ports accourt, & faifit les hardes. Souvent plufieurs jeunes garcons pourfuivis, au lieu de revenir au rivage, fe font jetés dans le courant, & ont péri en voulant paffer de 1'autre cöté ; le tout pour éviter la garde & fes bourrades.  ( 202 J Ne feroit-il pas utile d'établir de larges places de füreté, oü les pauvres & les gens du peuple fe baigneroient, & s'exerceroient a nager. Ces gens du peuple, qu'on empêche de fe baigner fur les bords de la Seine, vont hors de la ville, fur des bords déferts ; & la, ne trouvant plus de fecours, ert cas de danger, ils s'y noient plus facilement qu'au milieu de la ville. Des places de bains, oü 1'on pourroit avoir un efpace fuffifant, & chacun fon courant d'eau, vaudroient infiniment mieux que ces petits endroits refferrés, oü tous les corps nus font fous la même toile. Le bas peuple d; Paris a plus befoin d'être décraffé que tout autre au monde. Flava me rigai Sequana. Cette infcription de la capitale fera-t-elle toujours en pure perte ? Un fleuve jaune fe préfente, & coupe en deux la ronde cité, comme pour laver les vieilles fouillures parifiennes. On vient d'établir une école de natatïon; c'eft une partie effentielle de 1'éducation. Combien d'hommes ont péri, faute de favoir nager? On doit cet établiifement patriotiqus a M. de Caumartin.  C 203 ) J'ai vifité les bains du peuple : i!s font incommodes, & même dangereux ; le fond de la rivière n'eft pas feulement nettoyé; il eft plein de cailloux, de moules, de plantes, & fouvent de telïbns, qui vous coupent les pieds ; une mauvaife toile, tendue fur quatre mauvais pieux ; une échelle mal affurée, & fur laquelle on defcend avec autant de fermeté que d'autres montent au gibet; tels font les bains publics qu'on ne pourra certainement pas comparer avec ceux des Romains. Si chaque prévöt des marchands créoit un nouvel établiffement populaire, & d'un genre utile , il s'honoreroit, & laifferoit moins a faire. On doit k M. de la Michaudière , d'avoir projeté le boulevard de la porte Saint-Antoine, garni de foftes, oü 1'eau féjournoit huit mois de 1'année, & étoit nuifible k ce quartier; on lui doit 1'élargiffement de la place de Grève , qui, trop anguftiée , faifoit la honte & la confufion de la ville. On lui doit encore tout le bel établilTement en faveur des  ( 204 > noyés : la boite fumigatoire a fauvé la vie a nombre de perfonnes. La garde de Paris fait s'en fervir avec beaucoup d'adreife & de fuccès, tandis que les Suiffes groffiers, fur les bords de leurs lacs , n ont jamais pu imiter cette manipulation aifée. Ils attribuent a Ia qualité des eaux, ce qui eft le produit de leur inhabileté. Tout ce qui concerne la navigation de la Seine, eft du retibrt'de la police municipale; or elle s etend jufque fur les rixes qui fe patiënt fur les ports ; it y a méme une prifon, oü 1'on enferme ceux qui committent des délits fur les bords de la rivière.  ( 2oj ) CHAPITRE DCCXXV 'ouveur. C2'e s t un métier a Paris. Le trouveur fe léve le lundi de grand matin, paree que la foule s'eft promenée le dimanche. II va battant les chemins , les boulevards, les routes fréquentées ; il a un coup-d'ceil particulier pour diftinguer de loin ce qu'on a lailfé tombcr. Son regard rafe incelfamment la terre : vous paffez auprès de lui, il ne vous appercoit pas ; mais i! diftihgue une clef de montre que la pouffière couvre a. moitié; il voit des deux cötés, & prefque derrière fa tête. Notre ceil a hultmufcles* les huit mufcles de cet homme travaillent, le long des routes , avec une mobilité furprenante. II marche hativement, comme pour aller au-devant de 1'objet qu'il cherche; il «maffe vïte ce q$% trouve, & paroit  ( 2ÓÓ ) pretidre une chofe qui lui appartient, tant il y met de célérité & d'affurance. Les premiers rayons du jour éclairent fes attentives recherches; & quand le foleil fe montre, il n'y a plus rien a rencontrer fur fes traces. Une multitude immenfe laiffe toujours tomber quelque chofe ; le trouveur le fait par expérience. Le lendemain d'une revue, d'une fête publique, vous le rencontrerez fur le terrein ; & c'eft un proverbe a Paris, qu un homme feroit trés-riche de ce qui fe perd en minuties, Mais la garde de Paris rapporte fidèlement ce qu'elle trouve ; elle ne fe 1'attribue pas , comme fait le trouveur. Que ne fait-on pas des hommes ? Un foldat ramalfe , dans les ténèbres, une montre, une canne a pomme d'or; elle eft remife au dépot, comme s'il 1'avoit ramaffée en plein jour. Les fiacres reftituent ce que les diftraétions & la négligence ont oublié dans leurs voitures. Les ouvreufes de loges remettent ce qu'elles trouyent. II y a le point d'honneur, qui  C 207 ) en général meut la nation, & qui influe dans les dernières dalles. Mais le trouveur n'eft pas fufceptible de cette délieateflé. Ce n'eft point un efcroc, ce n'eft point un filou ; cependant il marche immédiatement après eux. Il dit que c'eft la Providence qui lui envoie ce qu'il trouve; enfin, il s'imagine que c'eft une profeflion, paree qu'il précède 1'aurore , & qu'il rend quelquefois, par pudeur, un bijou de grand prix, qu'il n'ofe s'approprier. Voila une vertu, qui chez lui, comme chez les autres hommes, fert a lui déguifer les autres délits fur Ie fquels il s'aveugle. Mais revenons a 1'ceil exercé du trouveur. L'ceil exercé, dans toutes les profeffions,voit a travers 1'écorce; par exemple, fous la grande parure, la'parure endimanchée d'un artifan, l'ceil exercé le diftingue de ceux qui ont toujours joui d'une vie douce & aifée. Les travaux rudes, en tiraillant perpétuellement fes mufcles, lui ont öté les belles formes, & 1'ont rendu contrefait a trente ans. Les premiers mouvemens ne fe perdent jamais.  C 208 ) L'homme qui écrit, al'épaulc droite un peu plus haute que la gauche. Voyez la main d'un peintre ; fon pouce gauche fera renverfé. Le marchand eniichi fe deffine toujours un peu, comme s'il tenoit encore une aune. En entrant dans un café, l'ceil exercé voit, a la courbure du dos, que "les habitans de ce lieu s'y ennuient: 1'infipidité du jeu qu'ils exercent, fe peint fur leur vifage. Le chien qui chafTe dans une plaine , le cheval qui galope en liberté dans une prairie, me femblent plus beaux que l'homme qui joue au domino avec réflexion. Enfin, l'ceil exercé de 1'exempt découvre un fripon ; le commiffaire diftingue celui qui ment; 1'infpecteur odore un filou. Ainfi chaque fcience a fes obfervations fines & particu'ièrt-s. Qui peut calculer ce qui réfulte du commerce fréquent avec les autres hommes, & tout ce qu'on y apprend ? II y a une chofe vraie, c'eft qu'on ne devine rien ; il faut voic pour juger fürement. Les faits! les faits! voila fur quoi il faut bafer ; c'eft du fein des faits,  ( 209 ) faits, & non de selui des conjeótures, que les idéés les plus inattendues prennent nailfance ; ainfi des mélanges chymiques produifent, par la fermeutation, de nouveaux êtres. CHAPITRE DCCXXVI. Scellés. Dis qu'un bourgeois tombe malade a Paris, on lui donne vite un médecin, un chirurgien, un apothicaire & un notaire. Chacun tache, en voyant le notaire appellé, de gagner la confiance du malade, afin d'être couché fur le teftament. Le moribond dióte, d'une voix foible, fes dernières volontés ; mais, comme il eft enfermé feul avec le notaire ou les notaires, ceux que le notaire protégé, ont beau jeu; car il peut dire au teftateur que cela n'eft Tornt IX, O  ï 210 )' pas permis par la coutume. Ce mot ceu-1 tume renverfe les idéés d'un bourgeois. Comme on n'a pas envie de difcuter quand on fe meurt, on cède facilement u 1'afcendant d'un officier de juftice. Le notaire fait fa befogne d'après fes préjugés, fes caprices, & fort fans rien dire a perfonne. Ainfi, un homme qu'on n'a jamais vu, difpofe de vos idéés dans vos derniers inftaris. Le malade meurt; & la première opération a laquelle ón fonge, c'eft 1'appofition des fcellés. Sera-t-on héritier? fera-t-on légataire? cela occupe tellement les efprits, qu'on ne fonge ni a enfevelir le mort, ni a commander fon enterrement. Tandis que le corps eft encore chaud, le commiffaire du quartier, inftruit déja d'avance de cette mort, a mis fa robe, & attend impatiemment, dans la maifon voifine, 1'inftant d'arriver. II fait de grandes révérences, en traverfan*: la cohorte des héritiers avides. II pofe les fcellés, aidé de fon clerc, qui rentue toutes les vieilleries ^  I 211 ) broche fa befogne, établit un gardien, & s'en va. Les fcellés font des bandes de papier, avec un cachet rouge ; mais ces bandes fragiles font refpectées. Cependant la nièce du mort, qui eft Une jolie femme, diftraite par 1'intérét, avoit oublié un inftant fon chien. Touta-coup elle jette un cri percant : ce vilain commiffaire, il a mis mon petit Cafïmir fous les fcellés. En effet, le petit chien pleure, glapit, & la maitreffe fe défefpèr-e. ,On court chez le commiffaire, qui vient , en citant la coutume, & repréfente qu'il ne peut plus toucher aux fcellés fans une ordonnance ad hoe du juge. La maitreffe s'élanca dans fon carrofTe ; fes chevaux ne vont pas affez vite pour fatisfaire fon impatience. Elle arrivé chez le juge, qui rend une ordonnance pour la levée des fcellés, en préfence de qui il appartiendra; car la maitreffe du petit chien eft en pleurs. Eh ! quï réfifteroit a fes prières ? '• Elle reyient gomrne un trait j mais voicï  ( 212 ) que Ie commiffaire eft allé au fpectacle, & il ne reviendra qu'a neuf heures du foir. Quel fapplice pour une tendreffe aufli vive! Elle fe couche fur une chaiie longue , le plus pres qu'elle peut de cette porte fatale, qui lui dérobe les careffes de fon bien-aimé. Le gardien voudroit la diftraire; mais elle ne recoit aucune confolation : le pauvre petit , s'écrie-t-elle , il n'a pas de patée ! pas une goutte d'eau !... Le monftre noir ! oü eft-il que je 1'étrangle ? Telles font les paroles qu'elle profère dans fa douleur. Elle cherche une fente qui puiffe laiifer paffer du bonbon , témoignage impuiifant de fon amour. Chaque cri que fait le petit chien, lui perce le cceur. Elle y répond par des gémiifemens plaintifs; mais il n'y en a pas un feul pour le mort, qui eft abandonné a une vieille fervante, & a un fïmulacre de prêtre , lequel s'eft déja emparé d'une bouteille, qu'il vide fous les rideaux du défunt. Allez ! partez! qu'on 1'amène, qu'on le cherche par-tout; allez a 1'opéra, aux deux  C 213 ) eomédies, a rambigu-comique; oü eft-ii? un commiffaire devroit-il aller au fpeétacle? Enfin le commilTaire arrivé. Cette femme, toute en défordre, court a lui précipitamment, 1'ordonnance du juge a la main, & le prefTe de lever les fcellés. Tu vas fortir, mon pauvre petit ami ! Elle adreffe la parole a fon favori, d'une voix entrecoupés par la joie & rimpatience. Le commiffaire prend le papier, s'excufe comme il peut, met fes lunettes ; mais voyant, dans 1'ordonnance , en, préfence de qui il appartiendra, il dit avec gravité, & pofément, qu'il ne lui eft pas poflible de procéder, qu'en préfence de M. le procureur du roi. Notre jolie femme alloit retomber fur fa chaife longue, & s'évanouir complètement; mais le danger de fon favori 1'arrache a la pamoifon. Elle monteen voiture, & vole chczle procureur du roi. Ce!ui-ci voit couler fes larmes, entend fes prières, il y eft fenfible; mais i! eft dans l'impoffibilité d'y aller lui-même. Dieu! quel coup de foudre ! II offre fon O 3  X 214 5 fubftitut; mais oü. eft-il? On le fuit k lx pifte dans trois quartiers différens; on le trouve, on 1'embraffe ; il arrivé, quel fpectacle ! Le pauvre petit chien, las, épuifé, haletant, lutte contre la mort. II n'eft plus temps. II regarde triftement fa chère maitreffe ; & couché deffus fa gorge , il rend le dernier foupir fur fes lèvres. Le fubftitut eft ému quand il entend des cris douloureux, & qui ne font pas feirats. Ceux qui paffent dans la rue, attribuent a la perte du more les regrets que 1'on donne a Cafimir. Elle fuit ce théatre d'horreur,le mouchoir fur les yeux, emportant avec elle le corps inanimé du plus cher de fes amis. Cependant les héritiers fe raffemblent le lendemain. On demande a haute voix 1'ouverture du teftament. Oh ! qui peindra des vifages qui ne peuvent fe déguifer? Chacun'des prétendans , un Denifart k la main, ouvre les yeux & les oreilles. Déja les legs particuliers effraient les héritiers. Chacun va confulter fon procureur, gromelant tout fcas; & tapis dans la chambre voifine, chacun  I 2iy 5 'cherche a appliquer, a ce qu'il vient d'erttendre, des caufes de nullité. On difpute» on fe chamaille ; les héritiers difent oui, les légataires difent non; il y auroit de quol réveiller le mort. Mais bientöt le chant du de profundis , qu'on entend dans la rue , eft le fignal de 1'enterrement. Les jurés-crieurs affublent de manteaux noirs & longs, & de cravates blanches, les légataires & les héritiers ; chacun fuit le corps, en préméditant dans le fond de fon ame un procés contre tous concurrens. Un teftament 1 comprend-on bien comment 1'homme, a 1'approche de fa diffolution, ofe croire qu'il étendra encore fou exiftence, en donnant des loix même après fa mort? Y a-t-il une volonté quand 1'hommen'eft plus ? la mort n'éteint-elle pas toutes les paflions ? & les paffions furvivroient a 1'homme, qui ne peut rien emporter ? & il diftribue des dons d'après les caprices qui 1'agitoient de fon vivant ! L'homme n'ell: réellement que 1'ufufruitier de fes biens; & la loi, qui doit tout ramener a une égalitc O 4  C 216 ) précieufe, devroit öter aux teftamens les moyens dont 1'homme fe fert pour confacrer des injuftices. Et par la même raifon que prefque tous les teftamens des rois font caiTés, on devroit annuller les teftamens de ces particuliers, qui jettent dans un papier olographe le dernier éclair de leur vanité, ou le dernier rugiiTement de leur colère. Ah ! fi la volonté de 1'homme eft refpectable, c'eft lorfqu'il peut changer moralement cette même volonté; mais après la mort il ne peut plus fe repentir : il ne devroit donc pas alors pouvoir ufer des priviléges d'un être raifonnable. Plufieurs commiffaires de, nos jours font inftruits,& raifonneht ce que leurs devanciers faifoient par routine; ils ont des idéés patriotiques. Le choix des individus, pour ces places délicates, feroit de la plus grande importance ; un commiffaire avide ou pervers peut occafionner une foule de petits maux inappercus ; premiers juges, premiers canfeils, ils ontl'influence la plus prompte &  C 217 ) h plus directe, fur une multiplicité d'affaires qui s'appaifent ou fe développent d'après leur caractère ; le bien public eft journelleflient entre leurs mains. Comme tous les états ont leur foible, leur lucre, & ce qu'on appelle le tour du baton, les commiffaires ont paffe pour recevoir des préfens de ceux qui, dans finfraction des ordonnances de police, vouloient échapper a leur févérité. De-la, les plaifanteries populaires, qui attribuent a leurs mains la faculté de recevoir a la fois, la chair, le poilfon, le vin, 1'huile, & 1'écu de la raccrocheufe. On dit proverbialement, chair de commijfaire, gras & maigre , pour fignifier que tout leur vient du voifinage, fans bourle délier. Mais il n'y a point de fonóhons publiques que R'accompagnent quelques rebus malicieux. Ils font friands de fcellés, paree qu'ils font par fuite 1'inventaire , befogne lucrative. Or, le premier venu oblige fon confrère a reculer, fut - il le coufin-germain du déeédé, C'eft donc a qui guettera un  ( ai» 5 agonifant. Dès que 1'ame eft fortie du c endrcits, & en envoyer, pour ainfi dire, a tous ces ouvriers épars, le plan géométrique. On a fimplifié les couchettes; & j'efpère bien que, dans quelques années, on ne verra plus ces efFroyables cïels-de-lit, fous lef— quels mon imagination n'a jamais pu repofer depuis 1'hiftoire de cet aubergifte d'Allemagne, qui faifoit defcendre, la nuit, le ciel -du-lit chargé de plomb, fur fon homme endormi, & qui le hiffbit lorfqu'il étoit étouffé. On pourroit faire une hiftoire de la chüte des ciels-de-lit ; mais du moins les tapifliers modernes, s'ils font un peu voleurs, ont plus de goüt, & préfervent nos têtes de ces défaftres.  ( 247 ) CHAPITRE DCCXXXIIL Époux , Marls. Il me femble que 1'on emploie trop fouvent a Paris le mot époux. A la cour de Verfailles, & a celle de Lunéville, ceux qui les ont fréquentées, ont toujours oui dire mari, au lieu A'époux* Chez !e bourgeois, c'eft tout le contraire; on dit, monfieur votre époux, madame votreSpoufe, Quand je dis a la femme d'un marchand ou d'un commis : comment fe porte votre mari? elle s'imagine que je lui parle groiïièrement. Bientöt il faudra leur parler a Ia troifième perfonne. Lorfqu'une petite bourgeoife dit, mon époux, au lieu de mon mari , elle croit annoblir celui a qui elle eft conjqinte. Le mari, de fon cöté, n'ofe plus dire, ma femme; il appelle fa fervante, mademoifelle, Q 4  < 248 ) & fa porteufe d'eau, madame. II fe renfle dans fon domeftique, tant qu'il peut. C'eft pour avoir entendu des tragédies, qu'il a fubftitué le mot d'époux a celui de mari; mais les époux ne s'aiment plus , & les maris s'aimoient encore autrefois. Je me rappelle un dialogue de Vulcain avec Vénus. Cet époux infortuné, loin de fe plaindre avec fa femme, lui demande pardon de ce qu'il eft boiteux, enfumé , auifi laid qu'elle eft belle ; il avoue qu'elle a eu raifon de lui préférer Mars, Adonis, & compagnie ; il convient de bonne foi que s'il avoit eu les agrémens , le mérite de ces feigneurs-la, elle lui auroit accordé la préférence fur eux. Vulcain étoit de la pate de nos maris débonnaires. Ceux-ci parient a peu prés de même; mais il y a fans doute quelques avantages , & quelqu'un a fort bien dit: Prefque tous les maris des jolles femmes font des fats , & eependant ils font tous en place. Soyez aimable , ayez du génie , occupsz  ( 249 ) toutes les bouches de la renommee; tout cela ne fera rien, ou peu de chofe, pour la femme dont vous ferez le mari. Antagoras eft le maitre de difpofer d'un emploi; 1'accordera-t-il a la vertu qu'il ne veut pas connoïtre , au mérite qu'il envie & qu'il hait , a la misère qu'il détefte ? Non ; 1'emploi eft a vendre au plus offrant & dernier enchérifTeur, a la recommandation d'une de ces femmes, qui pafTent les jours a demander, & les nuïts a accorder. Autour du plafond de la comédie francaife, on voit les fignes du zodiaque; on ne fait pourquoi le peintre a eu cette idée. Dans une petite loge, au quatrième, un pauvre époux fe trouvoit précifément fous le figne du capricorne , qui dominoit fur fa tête en ligne perpendiculaire ; & les regards de fe tourner fur lui, & les épigrammes de circuler : on en paria pendant trois jours. Depuis cetemps-la, tout mari, quand il monte aux quatrièmes loges, a foin de tourner fes regards fur le plafond, 5c d'examiner fous quel figne ie hafard 1'a placé,  C 2j0 ) CHAPITRE DCCXXXIV. L'Allee des Veuves, A utrefois les femmes quï avoient perdu leurs maris , n'auroient ofé paroïtre , même en grand deuil, aux promenades publiques. II y avoit, aux Champs-Elyfées, Valide des veuves, allée fombre & folitaire , oü. il ne leur étoit permis de fe promener qu'après diner, pour prendre l'air , & puis rentrer chez elles. Mais 1'on voit aujourd'hui des femmes en crêpes paroïtre a nos fpe&acles. D'autres font de leur deuil un fujet de parure; elles donnent,au deuil d'un mari, l'air d'un deuil de cour. Le défunt n'en obtient pas davantage ; ce refte de décence n'eft pas obfervé par des femmes, qui, plus jaloufes de leurs attraits que de refpeét pour 1'honnêteté publique , bravent, après le décès de leurs époux, des loix qu'elles ont  C 2JI ) méconnues pendant leur mariage. Cette conduite des femmes achève de leur faire perdrelaconfidération dont elles jouiffoient. Le mariage, qui étoit une règle, eft » la veille de devenir une exception. On a profane le deuil; cet emblême de la douleur n'eft plus qu'une mode, un fafte, un'changement d'habit, tel qu'on le pratique lorfqu'on joue une comédie. Oh I qu'un cenfeur public feroit néceffaire pouc conferver, a la mémoire des morts, ce refpecr. dont 1'oubli eft la plus grande dépravation des mceurs. Les filles de joie, chez la Gourdan, portoient régulièrement le deuil de cour, & fe félicitoient d'un habillement qu'on leur fourniffoit ^rarij, & qui relevoit leurs charmes. Une marquife difoit ce matin, a fa femme-de-chambre : voila un deuil qui , depuis quinze jours, rriennuie bien ! mais, dis-moi donc , Rofette, de qui fuis-je en deuil? Et Rofette le lui apprit. Enfin la bizarrerie fe mêle a ces témoignages de la douleur, refpeótis chez toutes  ( 2J2 ) les autres nations de la terre. M. de Brunoi ayant perdu fa mère , lït venir des tonneaux d'encre, & mit en deuil les jets d'eau de fon pare, en les teignant de cette couleur lugubre. CHAPITRE DCCXXXV. Hotel des Monnoics. C^j'est un vafté monument , conftrüit fous le règne précédent, & dont la pofition réunit la commodité pubüque a la décoration du plus beau quartier de la capitale. Ce fuperbe hotel eft deftiné a Ia fabiïCation des efpèces d'or & d'argent, de billons & de cuivre, & en logement pour les officiers prépofés a remplir les fonctions de leur état. • Sous 1'entrée du périftile on voit, a droite, un fuperbe efcalier, orné d'un goüt  ( 253 ) magnifique, qui conduit au fallon deftiné a 1'école de mineralogie, dont M. Sage, de 1'académie des fciences, & mon ancien camarade d'étude, eft nommé profefïeur. Rien ne peut égaler Ie goüt exquis & 1'élégance que M. Anthoine, architcfte, a mis dans la décoration de ce fallon, qui fert enfemble & de laboratoire pour les expériences de chymie , & de dépot précieux des morceaux de mines en tout genre, expofés a la vue de tout le monde, & clafies dans un ordre admirable. Cet établiflèm'ent a pour objet, outre les cours publics, que 1'on donne trois fois la femaine, de former douze jeunes gens, dont les mceurs font connues, qui apprennent 1'art d'éxplpiter les mines , la connoiflance de la mineralogie & architeóture fouterraine. En traverfant fous le périftile, qui forme Tépaiffeur du principal corps de 1'édifice, on entre dans une grande cour, qui conduit dans les différens laboratoires deftinés a la fabrication des mormoies,  IA, des hommes en guenilles & en che-« mifes trouées , ayant l'air des pales enfans de ia famine , font couler des fleuves d'argent j on croiroit voir les mines du Potofy mifes en fufion par un volcan. Au milieu des branches de ces métaux tentateurs, il faut que ces malheureux ouvriers réfiftent a la plus forte des tentations; qu'ils manient inceffamment l'or,'& qu'aucune parcelle ne refte égarée entre leurs mains; car la potence eft la toute prête. Quel fpectacle pour un avare que ces ramifications métalliques, qui offrent de tous cötés de véritables barres d'or & d'argent ! On marche fur les lingots fortis du creufet, & encore tout brülans; ils vont former ces pièces de monnoie, que chacun fe difpute, depuis le monarque jufqu'au favetier. Le monnoyage, qui couronne les autres travaux, eft un des principaux laboratoires dans lequel font placés neuf balanciers, qui, dans une aftion perpétuelle, étonnent pat la rapidité avec laquelle on frappe les monnoies. C'eft un pauvre diable a moitié nu,  ( *SS ) l'air have, & le vifage décharné, qui fait un doublé louis au front large & fuperbe; il en fait des milliers, & il n'en a jamais un feul dans fa poche. J'ai regret que 1'on n'ait point fait ufage de 1'invention du fieur Droz de Neuchatel, graveur intelligent. II avoit perfe&ionné une machine qui, d'un feul coup de balancier, marquoit la pièce & la tranche en même temps. Elle avoit la doublé utilité d'offrir une monnoie d'une beauté parfaite, & de déjouer les faux monnoyeurs, qui fe feroient trouvés dans rimpolfibilité de 1'imiter. Ce dernier avantage eft bien fupérieur a 1'autre; car il n'y a rien de plus rare & de plus heureux en politique, que de pouvoir prévenir & épargner le crime k des malheureux. Sous le miniftère de M. de Calonne, 1'adminiftration ordonna la refonte des anciens louis, le prix de 1'or étant augmenté depuis plufieurs années dans le commerce. La proportion du mare d'or au mare d'argent étant reftée la même en France, & n'étant plus relative aux autres pays, cela  ( 2?6") avoit occafionné la rareté de Tót, sn forte que les orfévres fe permettoient. au mépris des ordonnances, de fondre les louis.. On les fondoit fous mes yeux, par tas, dans les montagnes de Neufchatel, pour en faire des boites de montre. La refonte ordonnée, Tanden louis d'or gagnoit un trente-deuxième. Aufli-töt tous les louis encoffrés , & qui dormoient depuis dnquante ans fans avoir vu le jour, reparurent a la clarté du foleil. On les porta en foule par l'appas du bénéfice; plufieurs furent tardifs & pareffeux, enfoncés & fcellés qu'ils étoient par une main avare; mais ils fuivirent enfin leurs frères; prefque tous fe montrèrent, & 1'efpèce d'or monnoyé furpaffa de beaucoup les calculs des adminiftrateurs. On théfaurife donc , & 1'inquiète prévoyance, qui reiette toute fpéculation , aime mieux garder 1'or que de Ie Iivrer a la circulation. On vit une infinité de louis qui avoient foixante ans, & qui étoient encore neufs & brillans de jeundfe. Le payfan, dès qu'il a quelques louis, les enfe- velit  (&n) Velit dans un coin. Jamais un payfan m paie en or ; il paie en argent fa taille & les impofitions royales. Jamais un payfan ne vous donnera un louis d'or pour quatre écus de fix livres. Ainfi font les vieilles tantes, les oncles grondeurs, les filles décrépites. Tout ce qui eft feptuage'naire, raffemble 1'or, paree qu'il fe cache, qu'il fe tranfporte. Enfin, il paroit que, malgré la commotion univerfelle, tous les louis ne font pas encore fortis de leurs ténébreufes retraites. On peut bien penfer que 1'agiotage ne refta pas en arrière, & les bras croife's, pendant ce grand mouvement. Des courtiers fe promenoient avec des facs d'argent, qu'ils faifoient fonner,"& vous difoient, au bas du pont-neuf, & tout le long du quai : Vmdesr-nous vos louis d'or. Mais point de fuccès brillans fans revers. Bientöt 1'étranger ne voulut recevoir que pour vingt-deux livres dix fous notre louis. Puis il le portoit finement a Strasbourg, & \l il 1'e'changeoit contre quatre écus de 6 livres lome IX, R  ( ) Au lieu cle cette opération , qui alarma Ié commerce, & qui lui porta atteinte pendant quelques mois, n'eüt-on pas mieux fait, pour fimplifier les chofes, de porter le louis d'or a vingt-cinq livres? Cet arrangement auroit fatisfait tout le monde. CHAPITRE DCCXXXVI. Fauxbourg 'Saint-Antoine. (^) ua nd je me promène dans le fauxbourg -Saint-Antoine , je me rappelle la guerre de la Fronde , Paris foulevé pour deux membres du parlement. Ce fauxbourg avoit pris Ja forme d'un champ de bataille; car le prince de Condé y combattoit les troupes du roi. Alors, les mémoires du cardinal de Retzme reviennent a 1'efprit. C'eft ce livre énergique qui m'a fait lire tous les autres livres. Je me repréfente le'coadjuteur créant la guerre  ( 2yo ) civile ; & fi 1'hiftoire ne me montrok point la date de ces éve'nemens, je les croirois beaucoup plus anciens. Le roi fut forcé de s e'chapper de fa capitale, a peu prés dans la même armee oü le roi d'Angleterre, détröné par fes propres fujets , fut de'capité k Londres. Le premier miniftre, le cardinal Mazarin, fe vit rappëllé , & encenfé par toute la France, qui avoit mis fa tête k prix. Ce Mazarin mourut riche de 30 miüions; il en avoit .dépenfé 4.8. Enfin, ce duc de Beaufort, ce roi des halles-, bien révolté contre la cour, fembloit devoir changer les intéréts poütiques du royaume; car cette guerre civile, dont on fe moque de nos jours, auroit pu avoir un tout autre efret que celui que lui a affigné le fort, ou plutöt le caractère des chefs. La Fronde tendoit k un but que la folie nationale a fubitement dérangé. Je ne fais comment ce fauxbourg fubiute, On y vend des meubles d'un bout k 1'autre; & la portion pauvre, qui 1'habite, n'a point R 2  I 26*0 ) de meubles. Les gens de la campagne font les trois quarts des achats; & en général oh ne leur délivre que le rebut de ces marchandifes , ou ce qu'il y a de plus groffier dans ce genre de commerce. CHAPITRE DCCXXXVII. Le Pré Saint-Gervais, II eft coupé en petites propriétés , qui réjouilfent la vue. Ces petites cultures font variées a 1'infini, & ont beaucoup d'agrémens. Fruits , racines , légumes , herbes , graines de toutes efpèces, qu'on recueille toute 1'année & en toutes faifons, ceillets, petits pois; tout cela forme un fpectacle charmant. II faut 1'afliduité locale & patiënte des families libres, pour attirer ainfi les fruits de la terre. Les grands domaines n'y font pas propres. Ici, 1'on voit les paniers des vendangeurs & les corbeilles des jardi-  C 26t ) nières; ici, 1'on a confervé le'chataignier, ce bel arbre, fi méchamment, fi bêtement profcrit, & qui donne en abondance des fruits nourriffans : je le retrouve, je 1'embralfe, j'ai regret de ne plus le rencontrer fur les grandes routes. Etrangers ! promenez-vous au pré Saint-Gervais, vous verrez que les petites propriétés font encore les plus floriflantes. Laudato ingentia rura3 exiguum colito, difoit, il y a dix-huit cents ans, le prince des poètes latins. Promenezvous fans crainte dans ces lieux chéris de Flore & de Pomone. On ne voit pas aux environs de Paris, ces affreux gibets des juftices criminelles, qui épouvantent ailleurs. Les fourches patibulaires de Montfaucon font^ dégarnies; & le nom de ce monticule feroit a peine connu de nos jours, fans ceux de quelques héros de la finance, qui lui ont acquis une jufte immortalité. Ce n'eft pas qu'on ne put trouver encore nombre d'aéleurs méritans , & bien dignes d'yfigurer; mais 1'or a trouvé 1'art d'adoucir ce qu'il y avoit de trop farouche dans le?  C 262 ) mceurs francaifes, qui font devenues beaucoup plus ïüdu'gentes ; & 1'on a remarqué d'ailleurs que ce hideux fpeclacle, fait tout au plus pour attrifter les regards, n'avoit aucun pouvoir contre le mal qu'on vouloit guérir. Je ferois même tenté de croire que les corpufcules . émanés de ces cadavres aériens & difleminés par les vents, n'ont> fervi qu'a faire germer au loin cette ivraie lombarde Sc juive, Sc a gangrener ce beau royaume, &c. &c. Sec. CHAPITRE DCCXXXVIII. Très-kaut & très-puiffant Seigneur. Comme ces mots font ronflans ! mais-en les pardonne, quand ils figurent dans un billet d'enterrement, Sc qu'ils fe repetent dans le journal de Paris, a 1'article morts. C'eft le dernier élan de 1'ergueil, le dernier foupir de la vanité.  C 26*3 ) Quelquefois les principaute's, les duchés , les comtés, les terres nobles, &c. occuperit fept a huit lignes entières dans ce journal; mais tout cela finit par Mc jacct. Voila le grand mot philofophique, le plus confolant pour les trois quarts & demi de la race humaine. Les très-hauts & très-puiffans feigneurs, qui arriveront tour-a-tour fur ces liftes ine'vitables, doivent fonger qu'on oubliera leurs principaute's, & qu'on ue fe fouviendra que dé leurs vertus. Dans les billets de mariage on met auffi, très-haut & très-puiffant feigneur; ce qui devient fouvent un menfonge aux yeux de l'époufe : le feigneur eft un enfant, ou un homme blafé ; la haute & plus puiffante dame fort du couvent. Elle eft ftérile pendant plufieurs années avec le très-puiffant, feigneur, & puis, elle prend fon parti, & s'arrange afin de ne pas iaifier tornber une race noble. Les mariages de finance ont toujours lieu. La fille de qualité paroit faire grace au financier, en 1'admettanr dans fon lit; & R 4  ( 26*4 5 1g financier, étourdi d'un Idlome famlller k la noblefle, a la fottife de s'eftimer inférieur k fa femme. Quand cette fille de qualité a un enfant, elle fe lamente fi c'eft un garcon ; elle aimeroit mieux une fille : & pourquoi ? c'eft qu'elle marieroit fa fille k un duc, & qu'elle pourroit 1'appeller mon gendre. Qu'eft-ce qu'un grand feigneur? C'eft eelui qui a des chateaux, des dettes, & qui afteöte de regarder tous les hommes audeffous de lui, comme des bétes de charge pour le fervir, ou comme des finges pour ' 1'amufer. II n'y a point d'ivrefïe comparable il k vanité d'un jeune feigneur frangais, s'il n'eft pas alfez heureux pour avoir des amis qui répriment fes fougues & fes extravagances; i! fe pepfuade aifément que tous les hommes font au-defious de lui, nés pour 1'admirer ou pour lui rendre hommage. II a des idéés fi extraordinaires, qu'on ne peut croire ce que 1'on entend. Le jeune feigneur francais fait fur-tout parade d'avoir fon fellier ? qu'il  I 26; ) endo&rine, & de connoïtre tous fes eu-< vrages par leur nom propre. Les grands feigneurs cachent beaucoup mieux que les autres leur médiocrité & leur infuffifance; voila leur avantage. Mais tel qui s'intitule très-haut & très-puilfaht feigneur, & par-dela encore, n'a fouvent d'autre littérature, (quoiqu'il pariede tout) que la Pucelle de Voltaire,'ni d'autre morale que celle d'un Brochet. Un jeune feigneur, amateur de livres licencieux, ayant vu, dans un catalogue, VAnti-Lucrèce, crut que c'étoit un perfonnage très-oppofé a la chafte époufe qui s'étoit poignardée dans 1'ancienne Rome. II fit acheter le livre, & fut fort furprisde n'y trouver rien de ce qu'il attendoit. La mort règle les comptes du très-haut & très-puiffant feigneur, dit Gordon , & montre que c'eft un gueux tout nu, qui ne pofsède rien que la pouffière qui remplit fa bouche. O mort éloquente! quel eft eelui qui croit cela, jufqu'a ce que tu le lui difes ?  ( 266 ) Les très-hauts & très-puiflans feigneurs ont été fcandalifés de lire, dans le journal de Paris, le bulletin de la maladie de M. de Buffon ; ce journal ne devant parler, felon eux, que de leur velïie , & non de celle d'un écrivain qui intéreffoit 1'Europe littéraire. CHAPITRE DCCXXXIX. Whiski, TT JTlAt/TES voitures imitées des Anglais. Elles font, fur le pavé de Paris, incomrnodes , rneurtrières , dangereufes, même pour celui qui les mcne ; car elles vomilTent fouvent leur conducteur, a raifon de leur forme & de leur élévation. Les délits commis dans l'ivrefTe, ne doivent point exciter Tindulgence. La loi pourroit prendre pour règle 1'ordonnance de Pytacus, qui punilfoit deux crimes dans  C 267 ) un coupable ivre, le crime de 1'ivrelTe & celui qu'il a fait commettre. Que dirons-nous donc de ces forfaits commis avec réflexion, avec jaétance, de cette inhumanité barbare, qui, pour épargner la minute d'une heure confacrée a la débauche, fe fait un jeu de bleffer, d'écrafer? Comment parlera-t-on de loix, lorfque la plus facile , la plus néceiTaire a publier, n'eft pas encore fortie de notre police ? Les whiski, les cabriolets & les voitures coütent la vie a prés de deux cents hommes ; & la légiflation fi volumineufe fur Tarnde des impöts, ne s'éveilleroit pas fur ces barbaries de quelques riches ? La füreté perfonnelle n'eft-elle pas encore plus précieufe que la liberté politique? Et qu'importeroit une légiflation, grande & majeftueufe , (qui ne feroit, pour ainfi dire, qu'une décoration extérieure) fi le pavé d'une ville fuperbe étoit journeüement rbugi du fang des citoyens? Cette ville magnifique ne feroit-elle pas alors déshonorée par ces acles de cruauté & 'Ü'invigilance ?  X *'6"8 ) La furveillance publique n'eft-elle pas enfin !a loi indifpenfable ? Et les afiaffins, qui cachent leur poignard, & qui attendent les ténèbres, font moins de mal que ces libertins monte's dans leurs whiski, roulant le meurtre & 1'audace fous l'ceil du jour, & devant une police impuiffante. Nos murailles offrent une multitude de fentences fur des abus de peu d'importance, & prefque infe'parables d'une nombreufe population ; & voici qu'on laiffe a des fous barbares la permiflion de marcher fur les femmes, fur les enfans, fur les vieillards, pour peu qu'ils barrent le chemin par oü. ces impudens s'enorgueillifient de pafier avec rapidité, pour arriver plutót au fanctuaire de leurs plaifirs. Une loi, qui feroit cefier cet opprobre & ce fcandale, eft-elle donc fi difficile a obtenir ? Et point de femaine qui ne voie éclorre un reglement, une ordonnance, un e'dit ! Comment la puifiance, qui fait tant de chofes, ne defcendroit-elle pas a prévenir ces meurtres,' qui fe renouvellent au milieu des plaintes de 1'humanité ?  'C 269 ) Je ne dïrai point que le fantaffln a le droit de percer ces bourreaux ambulans; toute vengeance eft illicite; & le fang ne rachète point le fang; mais il feroit a propos que le peuple fit defcendre un de ces malheureux étourdis, quand il auroit pouffé fes chevaux avec une vélocité barbare, dans des rues frequenties, & qu'il mït en pièces fon cabriolet ou fon whiski. Un whiski, le jour de Paques 1788, a écrafé, en un clin-d'ceil., une femme & un prêtre. J'ai été témoin de 1'affreux accident. Je le répète : la capitale eft déshonorée par cette indifférence pour la vie des citoyens. .On a purgé la ville daifaftins ; mais 1'aifafünat commis par un homme monté dans un haut cabriolet, diffère-t-il d'un coup de poignard? Le poignard eft plus doux que les roues dentellées d'une voiture,quï vous laiffent quelquefois un refte de vie pour fouffrir des fiècles. On peut échapper a des voleurs-affafïins, en fe tenant fur fes gardes ; on ne fauroit échapper a ces riches inhumains qui vous paifent fur le corps ,  C 270 ) tandis que vous allez dans les rues pour vaquer a vos affaires. Le lendemain de la preffe effroyable dont nous avons parlé dans les premiers volumes de cet ouvrage, le public fantafïïn , a la vue des cadavres, menacoit de l'ceil & du gefte les cochers ; car les voitures avoienjt occafionné une grande partie du défaftre. Les gens a équipages baiffoient les yeux dans leurs carroffes ; &, pendant un mois, 1'allure des chevaux fut modérée. CHAPITRE DCCXL. Orthographe du beau monde. CZI'est, fans doute., fur les enfeignes de Paris que les belles dames & les grands feigneurs apprennent 1'orthographe. L'écrivain des charniers la fait un peu mieux. Ces chevaliers de 1'écritoire font toujours les confidens des fervantes, qui font plus  C 271 } véridiques dans la boutique de l'écrivain que dans le Eonfellional. II y a toujours le ftyle a. quatre fous, fix fous, douze fous & vingt-quatre fous. Le ftyle a quatre fous & fix fous, eft annexé aux lettres des cuifinières, tandis que celui de vingt-quatre part, plane & s'élance jufqu'au tröne. Celui de douze eft pour le petit bourgeois & le gentilhomme provin■cial. Mais depuis qu'on débat les matières politiques, une foule de copiftes font dépofitaires des projets reftaurateurs de 1'état. Tel veut régir la France dans un regiftre a partie doublé, comme on fait dans une boutique de la rue Saint-Denis; l'arithmétique y brille plus que 1'orthographe. Mais un futur contröleur-général ( tous afpirent a 1'être ) a-t-il befoin de favoir la langue ? quand il voudra écrire, n'aura-t-il pas fecrétaires, commis , & le colorifte? Ces copiftes recYifient les fautes d'orthographe des aaminiftrateurs du royaume; mais leur doctrine malheureufement fe borne la. Nos jolies femmes regagr.ent en efprit & en légëreté  X $72 5 6e qu'elles n'ont pas en orthographe ; elfeS s'en paflent, & n'en manient pas moins la langue avec une grace infinie, tandis que les lourds grammairiens ne favent pas répon* dre a une lettre. Un maréchal de France en gagne-t-il moins une bataille , paree qu'il ne fait pas 1'orthographe? il n'en a pas même befoin pour faire des vers, & pour être de 1'académie. Concluons que 1'orthographe eft la chofe du monde la plus inutile pour Ie feu des idéés & les charmes de 1'élocution. Ainfi le fameux Dupré favoit danfer & ne favoit pas marcher. Ainfi tel auteur fait écrire & parle mal. Une boutique n'en eft pas moins achalandée pour offrir une orthographe vicieufe; une femme n'en eft pas moins adorable pour mettre une s a la fin d'un je vous aime. CHAPITRE  C 273 ) CHAPITRE DCCXLI. Milles. A partir du parvïs Notre-Dame, en faoe de la cathédrale, on a placé, depuis quelques années, des colonnes de mille en mille toifes. Le dixième mille fe voit a 1-entrée de Verfailles, prés Ia place. Le parvis Notre-Dame eft donc le point central de toutes les routes du royaume. Ces milles s'étendent aujourd'hui fur prefque tous les grands chemins, & vont jufqu'au fond des provinces. Ainfi il n'y a plus de confufion; le nom de lieues, qui étoit trop arbitraire, eft remplacé par celui de milles, qui ne laiffe aucune équivoque; c'eft un embelliiTement utile & commode. Le fantaffin peut mefurer fa marche, & ne point excéder fes forces. Mais la pofte aux chevaux & les raeffageries Tome IX, g  '( 274 ) ont proiité de ces milles pour multipliei les lieues, ti faire payer d'autant plus les voyageurs. La lieue de pofte n'eft guère que de deux mille toiles, tandis que eelle de Bourgogne étoit de trois mille, celle de Languedoc de quatre mille. On a fait une lieue de pofte dans un clin-d'ceil; on cliange de chevaux lorfqüa peine ils font fatigués. Au bout de trente minutes, nouveau maitre de pofte, nouveau poftillon : ce n'eft pas une courfe, c'eft une promenade. Mais ils femblent vous faire grace en recevant votre argent; ils fe plaignent fans ceffe, malgré 1'augmentation du prix, & quoique le falaire des poftillons foit quadruplé.  t 27 ƒ 5 CHAPITRE DCCXLI1 La Fóire aux Jambons; P • XLlle a heu le mardi de Ia femaine-fainréDe grand matin une foule de payfans des' environs de Paris s'affemblent dans le parvis & dans la rue neuve Notre-Dame, pourvus d'une immenfe quantlté de jambons, de fauaffes & de boudins, qu'ila ornent & couronnent de Iauriers. QueJIe profanatie» de la couronne des Céfar & des Voltaire 1 L'orthodoxe parifien , exténué par le Jeune, qu'il a foigneufement obfervé pendant le carême, dévore de l'ceil cesviandes embelhes. II les prend dans fes mains JeS tourne & les retourne, met le rrez defn,s Pour les flairer : prends garde d'y mettre Ja langue, imprudent! 1'églife te Ie défend ■ «prime ta convoitife; mais, dimanche pro' cnauj', tout te fera permis; tu en mangeras 3 a  ( l76 ) du jambon faupoudré de falpétre; tu fanctlfieras le faint jour de paques, en te bourrant, comme un canon, de ces mets indigeftes, dont tu précipiteras la digeftion par un ruiffeau de vin frelaté : & voila 1'effet du jeune ordonné par mandement. La tentation de prévariquer envers la loi eft bien plus forte pendant la femainefainte que pendant tout autre temps de 1'année. Les boutiques de charcutiers font briliantes; la cochonnaille, apprétée fous mille formes, féduit les eftomacs catholiques ; elle a un air plus ragoütant dans ces jours facrés, oü il eft défendu d'en manger; elle eft fous l'ceil & fous la main des fidèles qui doivent la repouffer. Quelques malheureux fuccombent a la tentation publique ; on en a vu qui, ne pouvant attendre le dimanche de paques, engloutiffoient furtivement une fauciffe le jour méme du vendredi-faint. Mais ne feroit-il pas de la prudence de voiler ces viandes appétiffantes, qui font trébucher les foibles? C'eft a préfence des objets qui les invite  ? 277 )' a Ia violation du précepte : Ruimus in vetl* turn & nefas } audax lapeti genus. O bizarrerie des temps ! quel contrafle entre la paque du peuple d'Ifraël & celle du peuple parifïen! Les Hébreux mangeoient un agneau, & les Francais mangent 1'animal immonde détefté par les Juifs. La police a 1'ceii ouvert fur Ie trafic de cette foire. Ueaucoup de filous s'y gliffent, & les exempts viennent y reconnoitre les vifages dont ils ont les fignalemens , tandis que les fidcles palfent a travers cette armee de jambonneaux, pour aller entendre i'ofiice lugubre des ténèbres. II y a enfuite l'infpeclion de ces viandes deflechées dans les cheminées des environs de Paris; mais a qui a-t-on confié cette infpeótion, d'ailleurs fage & falutaire ? A des feommes intérefles a trouver des délinquans, a des charcutiers, jaloux de voir des manans de village ufer du privilege qu'ils ont acheté, de vendre exclufivement la viande de porc. Auffi, au moindre fymptöme de corruption, ils fe faififlent des S 3  ( 278 ) jambons, faucilTes & fauciflons ; & rsalgr^ les clameurs des payfans, qui s'écrient qu'il§ feroient trop heureux de pouvoir manger eux-msmes les viandes qu'on leur arrache, tout eft jeté dans la Seine, de deffus le pont oü fut Ie petit chatelet; mais les rufe's mariniers des environs fe tiennent a 1'affüt pus les arebes du pont, & repêchent uae partie des jambons pre'cipités. Leur palais impartial les trouve de bon goüt, & ils s'en réga'ent pendant les fêtes de paques, tandis que les triftes couronnes, abandonnées au gré tranquille des flots féquaniens, s'en vont pattre nurnblement les murs de ce fuperbe palais de nos rois, oü on les voit briller fi gloricufemcnt, quelques mois après, fur les fronts académiques. Ainfi la jaloufie de me'tier anime les fyndics de la charcuterie, & les faifies fe font avec trop de précipitation, Ce qui eontribue peut-être a ne pas faire veillev d'affez prés a un pareil abus s c'eft que plufieurs de ces charcutiers de campagne p permetten, t de yendre du fojn déguifé.  ( 279 5 en fauciffes, andouilles, ou cervelas, a 1'aide d'une peau trompeufe Sc menfongère. Si vous aviez, ami lecieur, une jolie gouvernante; fi, voulant la confoler d'un long jeune , vous aviez volé a la foire pour y acheter une magnifique andouille ; Sc fi, après cinq heures d'une cuiflon pénible, votre coüteau ne rencontroit que du foia pour la régaler, qu'en penferiez-vous ? CHAPITRE DCCXLIII. Rumeurs théatrales.. Il y en a de plufieurs efpèces; elles font tantöt les vives acclamations d'un peuple enchanté, Sc tantöt les bruyans murmures d'un peuple indigné. Mais obfervez que, dans ces deux cas, il ne jouit jamais, en. toute liberté , parmi nous , du droit qu'U achète a la porte, de témoigner fon plaifir fon mécontentement. La (bldatefque die Si,  C 280 ) aux flots foulevés du parterre : Huc ufquè venzes ! Chez les Romains, il y avoit trois fortes d'acclamations ou d'applaudiifemens. La première s'appelloit bombi, paree qu'ils imitoient le bourdonnement des abeilles; la feconde étoit appellée imbrices, paree qu'ils rendoient un fon femblable au bruit que fait la pluie en tombant fur les tuiles; & la troifième fe nommoit teflee, paree qu'ils imitoient le fon des coquilles & des caftagnettes. Tous ces applaudilfemens, comme les acclamations, fe donnoient en cadence. Si les anciens témoignoïent avec tant d'enthoufiafme, aux fpeétacles, le plaifir que leur procuroient les auteurs ou les acteurs, ils n'exprimoient pas d'une manière moins énergique le fnécontentement qu'ils leur donnoient. Les Athéniens fur-tout, qui 1'emportoient fur tous les peuples, pour la délicatefTe du goüt, étoient, par cette raifon, les plus difficiles a fatisfake. Ils ne fe contentoient point de fiffler avec  C 281 ) Ia bouche; Ie plus grand nombre, pour mieux fe faire entendre, portoit des inftrumens propres a ce deffein; par exemple, des fifflets compofés de fept tuyaux, qui rendoient fept fons différens, en forte qu'il caraótérifoit fa critique par un fon varie', plus ou moins fort, du redoutable fifflet: raffinement de I'art dont nous n'avons pas eftcore imagine' les notes , malgré leur extréme néceffité dans ce fiècle. Je fuis de ceux qui regrettent 1'ancienne licence des parterres ; il en réfultoit quelques inconvéniens, mais en même temps les plus grands avantages pour la perfeétion de I'art des afteurs, & pour la gloire du poète. Une multitude de pièces, qui offenfent le goüt, & fur-tout 1'honnêteté, n'auroient pas été entendues, il y a quarante ans, fur le théatre de la nation. ALondres, le public fait la police des fpe&acles, & elle eft bien faite. Le fufil, en gênant la liberté a Paris, n'empêche cependant pas toujours les fcènes turbulentes. Le public s'irrite contre 1'appareil  ( 2%2 ) des armes; & le tumulte effréné s'accrolt quelquefois des efforts indifcrets des fentinelles, qui, faites pour figurer dans un champ de bataille, font déplacées dans le temple paifible des mufes. Le théatre femble une prifon gardée a vue; mais quand le parterre a fermenté par degrés, il eft difficile d'arrêter fon explofion. J'ai vu des jours oü le public fe fentoit comme un befoin de manifefter fon indépendance, & réagilfoit, comme las de la contrainte, avec une turbulence d'oü s'é'evoient des clameurs défordonnées. Je fuis fondé a croire que 1'image menagante qu'ofFre la police des fpedacles, ne fait qu'ajouter a 1'humeur du public ; qu'il trouble fon plaifir , paree qu'il en trouve un plus grand a braver les habits bleus. L'indifcipÜne a des charmes pour cette jeunefie nombreufe de tout état, dont il eft difficile de réfréner la bouillante effervefcence. Elle fe plait a faire loi, en dépit des régiemens arbitraires, paree qu'ils attentent a cette liberté dont on doit jouir, au  ( 283 ) jnoïns dans les lieux & dans les temps con* facrés a 1'amufement. Quand la pièce, ots facteur de'plait, le public, comme pour regagner fon argent, s'abandonne au tu-f muite de la licence; & 1'he'roïque tragédie, qui devoit faire cquler des larmes, dégépère en farce bouffonne, qui excite un rire univerfel, Mais toute cette fe'dition tombera a neuf heures. I! ne faut qu'attendre; que la garde ne s'en méle point, tout s'appaifera, & les plus échauifés retourneront tranquillement chez eux, amufer, en foupant, leurs amis, du récit burlefque de la petite guerre civile excitée ce foir-la au parterre. Une chofe vraiment re'voltante, c'eft de voir la foldatefque maltraiter quelquefois les benins parterriens. On eft indigné quand on apprend qu'elle emprifonne des citoyens fans la moindre formalité, & que ce régime militaire s'exerce impunément, malgré les tribunaux de police, qui feuls ont le droit de prononcer fur la liberté individueüe de chaque citoyen, Cet odieux abus alarme.  C 284 )' avec raifon quiconque fait apprécier Ie danger énorme qu'il y auroit a laiffer a des foldats, ou a des officiers, une pareille autorité. Quand quelqu'un trouble Ie fpe&acle , le feul chatiment qu'il mérite , c'eft d'ètre mis a la porte, avec défenfe de rentrer ce jour-Ia dans Ia falie. Quelquefois le public prend parti pour une actrice. La ville alors fe divife en deux fadions, ainfi que le fut jadis Rome , au fujet des deux pantomimes, Batyle & Pylade. Mais le miniftère ne doit protéger perfonne. II doit laiffer au peuple fes difputes innocentes. Augufte ayant tancé Pylade fur 1'animofité qu'il témoignoit a fon adverfaire , Ie pantomime lui donna une lecon politique, en lui difant : Vous êtes un ingrat , feigneur l laiffe^ le peuple s'occuper de nos dijférends. On jette un tonneau vide a une baleine, afin de 1'amufer, & de Ia détourner d'attaquer le vaiffeau même. II eft auffi injufte qu'indécent de violenter  C 28; ) le parterre. C'eft lui qui acquitte la dette de la nation; il accuenie 'es princes illuftres, les héros couronncs par la vicloire. II fait recommencer 1'opéra pour le roi de Suède; il commande une fanfare pour honorer le triomphe dc l'mriocence ; il bat ces mains a un général vainqueur & au fils de Montefquieu. Ce peuple fent, devine le mérite, & s'émeut par une commotion électrique. Un parterriana, compofé par un homme de gout, feroit un livre très-piquant. II émane fouvent de ce tribunal, des arréts d'une jufteffe profonde, & quelquefois d'une fineffe qu'on ne lui auroit pas foupconnée. II devine fur-tout, par une forte d'inftinót, les amis ainfi que les ennemis du bien public. II eft galant; mais il fait juftice quand il Ie faut. D'ailleurs, n'achète-t-il pas a la porte le droit de dire fon avis ? II ne vient au théatre que pour avoir du plaifir; & fi le comédien ne remplit pas fon attente, n'eft-il pas fondé a fe plaindre d'un acteur ignorant & parelfeux, qui lui fait perdre fon temps  I m) & fon argent ? & ce comédien fera-t-il i 1'abri du reproche, paree qu'il eft protégé par des baïonnettes ? Qu'il appelle donc auffi des baïonnettes pour Ie nourrir & pour 1'applaudir. Les comédiens veulent-ils reffembler a I'empereur Néron, qui, lorfqu'il repréfentoit fur le théatre, étoit environné de cinq mille foldats, nommés avgufiates, qui entonnoient fes louanges, que le refte des fpectateurs étoit obligé de' répéter fous peine de mort? II faut convenir que nos parterres font maintenant compofés de rsanière a ne plus" merker la prépondérance qu'ils avoient fur le fort des ouvrages du temps de Gorneiile& de Racine.  I aS7 ) CHAPITRE DCCXLIV. Fait pour aller a tout. Expression nouvellement accréditée depuis que les femmes fe mêlent de toutes les affaires, veulent faire depuis un miniftre jufqiTa un commis des fermes , jufqu'a un donrteur d'eau bénite. Elles parient inceffamment de 1'élévation proehaine de leurs protégés; elles exaltent leur mérite : on diroit qu'elles connoiffent la cour. Ces femmes-hommes vont, viennent, font partout. On croiroit, a les entendre, qu'on choifit avec trop peu de foin les hommes en place. Elles femblent fe charger du choix; & avee tout cela que favent-elles ? devinez. Elles font élevées pour le monde, dans un cloitre; elles fe marient fans connoitr©  e aas) leurs maris ; elles font mères fans connoï.tré' leurs enfans; elles pafïent leur vie z la toilette, a table, au jeu, au fpectacle , a fe faire écrire aux portes. Dans le grand monde, il y a plus de femmes impertinentes que d'hommes impertinens ; c'eft le contraire dans la bourgeoifie. Les petites maifons ne font pas anciennes; mais, depuis long temps, elles n'ont plus l'air de myftère; les petits foupers fe font tout bonnement chez foi. CHAPITRE DCCXLV. Abus de la fociété. J_jA fociété tue la fociété. Rien de plus vrai que cet axiome. Les deux fexes, a force d'être réunis, ont éteint toute 1'impreflion qu'ils doivent faire 1'un fur 1'autre. On n'eft plus  C a'8p ) plus amoureux ; on n'a que des fantalfie-s. Rien de plus rare qu'une vraie paffion. Or, du temps qu'en France 1'amant battoit fa maïtrefTe, & que le père de familie battoit fa femme, fa fille, fa fervante, 1'amouc re'gnoit encore : car, battre ce qu'on "aime, lui donner quelques foufflets, voila le fecret du cceur vivement épris, & les preuves d'un grand amour. Ces petites injures, on les re'pare avec ufure par des larmes briilantes & par des flots de tendreffe. Qüiconque n'eft ni jaloux ni colère, ne mérite pas le titre d'amant; il n'y a point d'amour' fans ces fureurs momentanées, qui fe transforment en plaUirs vifs & en voluptés nouve'les. Les femmes de nos jours font indépendantes; elles ne veulent pas même être grondées, encore moins battues. Les infortunées !■ elles ne connoiffent p^s tout le prix d'un foufilet qu'applique 1'amoureufe colère, 1'avantage inappréciable d'une robe déchirée. Elles perdent les inconcevabics baifers de laroour, Combien elles font Tomé IX. "P  ( 2$0 ) ennemies d'elles-mêmes ! A Ia moindre réprimande elles crient féparation ; & faute d'être battues, elles font réduites aux langueurs de cette froide galanterie, qui ne remplace jamais les tranfports véhémens de la paifion. Oui, il vaudroit mieux, pour leurs attraits, qu'on leur arrachat quelques cheveux, que de leur parler trop librement. Elles feroient alors & plus céleftes & plus refpeétées. Que nos Parifiennes lifent le Code des Gentoux ; elles verront quun» femme, maitreffe de fes a&ions, fe comporte toujours mal pour fon pro pre bonheur; & qu'un homme doit, le jour & la nuit, contenir tellement fa femme, qu'elle ne puilfe rien faire de fa propre volonté. Les maris n'auront pour leurs femmes qu'un fentiment froid, tant que celles-ci, au lieu de fe foumettre a quelques coups, ( jamais dangereux, quelques violens qu'ils foient) porteront leur rtclamation en juftice , pour une chiquenaude ou une égratignure amoureufe; «lies aurönt beau galantifer, riea  «egale ici-bas 1'heureux deftln d'&re battue & aime'e. Les Grecs & les Romains, qui nous valoient bien, battoient leurs femmes & leurs maitrelfes ; car le plus grand vice de 1'amour, c'eft la Iangueur, la tiédeur. Les rares plaifirs de la volupté veulent être conquis au milieu des tempêtes & des orages; & la femme qui n'entendra pas ceci, ne méritera pas même un madrigal d la Florian. Qu'elle refte familière avec tous les hommes, elle fortira de la vie fans avoir connu 1'amour. Auffi la rouerie n'a-t-elle eu entree en France que par les femmes; ce font elles qui ont formé ces aimables roue's , qui, pour re'compenfe, les apprécient a leur valeur. Autrefois on complimentoit les femmes, on les accabloit de foins , de prévenances. Jamais Ie cavalier ne quittoit fa dame; la galanterie étoit un culte perpétuel. Aujourd'hui on fe fépare leftement des femmes, même dans un bal. On les lailfe feules; & les jeunes gens forment des grouppes, oü ils parient de ces mêmes T k  C 202 ) femmes délaiffées en p'eine liberté mafcuJine. Le plus jeune homme annonce qu'il ne fe gêne point pour les femmes. II quitte la converfation ou 'la dame , pour aller jouer au billard ou lire dans un coin. A la cour, le centre de la politeffe, des égards, & oü 1'on rendoit aux femmes un hommage perpétuel ; a la cour, on paffe, pour ainfi dire, devant elles fans les faluer. L'ir'onie eft la figure favoiite des jeunes gens. Ce changement dans nos mceurs a un*; date récente. CHAPITRE DCCXLVI. Place du Louvre. En face de cette fuperbe colonnade que tout étranger admire, on voit beaucoup de vieillas hardes, qui, fufpendues h des ficelles, & tournant au vent, forment un étalage hideux. Cette fiiperie a tout il la  ( $93 ) fois un air fale & indecent. La:, tous les courtauds de boutique, les macons & les porte-faix vont fe recruter en culottes, qui out manifeftement fervi. Les neuves y font de contrebande ; il y en a de toutes formes, de toutes couleurs & de toute vétufté, expofées aux chaftes regards du foleil & des jolies femmes, foit angtaifes, foit italiennes , foit efpagnoles , qui ne pe.uvent admirer le périftile du louvre, fans voir en même temps ces échoppes fi ridiculement ornées. Un calife, ( il s'appelloit je ne fais plus comment ) vit un jeur, des fenêtres de fon palais , de vieilles hardes mal lavées, qu'on faifoit fécher au foleil fur des terraffes. Il fit jeter en moule quelques centaines de balles d'or, prit une arbalêtre, & s'amufa a percer ces pauvres habillemens , de manière qu'il donnoit au propriétaire de quoi en avoir de neufsi Ce trait m'a toujours plu. Sur cette même place , une mar'chande de pommes, douée d'un grand caradère de T 3  C 204. ) charité, adopta deux enfans malheureux, quoiqu'elle en eut déja neuf i nourrir. Elle pourvut a tous leurs befoins, les confondant avec les fiens propres. Cette bienfaifance héroïque fut remarquée lorfqu'elle n'y fongeoit pas, & elle recut publiquement le tribut d'éloges & de fecours que méritoit une générofité ü rare dans un rang qu'on dit .abject. Des parafols chinois, en toile cirée, de dix pieds de haut, mais groflièrement travaillés, fervent d'abri a cette multitude de fripiers, étalant la des nippes, ou plutót des haiMons. Lorfque ces parafols font bailfés la nuit, ils forment, dans I'obfcurité, comme des géans immobiles, rangés fur deux files, qu'on diroit garder le louvre. Quand on n'eft pas averti, on recule dans les ténèbres au premier afpect; & 1'on ne fauroit deviner ce que c'eft que ces fantömes. II eft reconnu que les miafmes contagieux de différentes maladies, fe propagent furtout par les étoffes de laine. On vend, aa lieu de les bruler , les hardes de ceux  I 29S ) qui meurent de phthifie, de pulmonie, de confomption. Les fripiers les achètent pour les revendre; & 1'habit infecté paffe fur le corps fain d'un pauvre ouvrier, qui, k)in de toute idee phyfique, gagne, par le contact: de 1'étoffe , une maladie dont ïl étoit exempt. Cette imprudente permutation d'habillemens entretient , parmi le peuple, une foule de maux cachés, & dont il eft loin de découvrir 1'origine. Une charitable ordonnance de police viendroit s. propos pour foumettre toutes ees hardes a une forte de déftnfeétiön, en les faifant paffer, ou par le feu , ou par 1'eau, ou par des aromates; mais la pauvreté fe difpute ces lambeaux qui ont appartenu a d'autres pauvres; & le trafic de ces miférables vêtemens offre une plus grande concurrence a raifon du bas prix. On peut s'en convaincre, en voyant plufieurs acheteurs pour tel vêtement indifpenfable; & le plus rebutant a. l'ceil ne refte pas abandonné. Au milieu de cette foule, qui né fait pas qu'elle achète des poifons cachés , on vend.  ( 2$6 ) du café en plein air. Tandis que le limonadier, dans fa boutique de glacé, vous vend la taffe de café cinq fous, de petits détailleurs tiennent, fous ces parafols chinois , une rontaine defer-blanc, garnie d'un robinet, verfent le café a la populace; il eft toujours au lait. Le porte-faix, le manouvrier, la femme de la halle, qui n'ont pas le temps de s'affeoir, le prennent debout. Les limonadiers, armés de leurs priviléges, vouloient chalfer ces utiles détailleurs, ainfi que 1'opéra chaffe tous les chanteurs; mais enhn la philofophie a tellement prévalu chez les hommes en place, qu'on a laiffé le peuple déjeuner fous fes fardeaux, & boire, fans déplacement, fon café a deux fous la taffe. C'eft un beau & rare triomphe fur les priviléges exclufifs ; & je me plais a Je confïgner dans les annales de la liberté civile. Nous avons des places pubüques ; mais 1'on ne s'y promène point. II y a du gazon devant 1'hótel des invalides, devant la colonnade du louvre, au milieu du louvre; mais défenfe de s'y affeoir & de s'y repofer.  ( 297 ) Ce verd gazon eft la uniquement pour réjouir la vae de M. le gouverneur. De fortes barrières & des fentinelles gardent ces gazons. L'efprit public n'eft pas connu en France. On n'approche point de la ftatue de Henri IV; elle eft entourée de grilles offenfives. Juvénal parle d'une ftatue de bronze a Rome, dont le peuple avoit ufé les mains k force de la baifer : ici, le peuple paffe, & ne peut que regarder la ftatue du monarque, dont il baiferoit avec refped le piédeftal. CHAPITRE DCCXLVII. Paté d'imprlmerie. Les lettres mobile*, qui forment les mots d'un livre, font d'une compofition qui tient Ie milieu entre le fer & le plomb. Le blanc, ou efpace3 met une diftance  ( ap8 ) •ntre chaque mot; mais il arrivé quelquefois que ces lettres arrangées en pages, viennent a fe déjoindre, paree que les bois qui les tènoient en refpect, fe deflechant ou fe déïangeant, occafionnent leur chüte. Alors elles forment, dans leur défordre, ce que 1'on appelle un pdtë : tout eft brouille'; & dès-lors les apprentis enlèvent les efpaces qui féparent les mots, & arrangent les lettres indiftinctement. Ce pdté, ainfi recompofe', forme un affemblage de lettres qui offrent un véritable chaos. , Un apprenti, un jour de féte, feul dans • 1'imprimerie, s'avifa, pour s'amufer, d'imprimer un exemplaire du pdté; & puis examinant 1'ouvrage indéchiffrable, il lui vint dans 1'idée d'en faire une affiche au coin d'une rue. C'étoit dans un temps oü les placards tenoient toute la police en mouvement. La multitude s'arrête, veut lire ; & ne pouvant y rien comprendre, s'attroupe pour deviner ce que cela pouvoit être. On invoque le Cicéron du quartier, qui y perd fon lati».  C 209 ) Le eommiflalre arrivé, & n'y comprenant rien lui-même, imagine Ia fatyre la plus effrénée. II couvre refpectueufement du pan de fa robe 1'affiche prétendue fcandaleufe. On la détache avec le plus grand foin, pour la porter au lieutenant de police. L'infpecteur & les exempts torment un rempart, & empéchent les regards de la multitude de fe porter fur Timprimé. On le tourne du cöté blanc comme pour voiler la fcélérateffe du noir. Qüe dit cette affiche? on n'en fait rien; & confe'quemment cela fignifie les chofes les plus monftrueufes. Telle eft la logique des exempts & des infpe&eurs. Ils arrivent en tremblant chez le magiftrat, dépofent l'imprimé. Tous les de'chiffreurs, les algébriftes font mande's. On épuife les combinaifons : oh ! c'eft la langue du diablej mais cette langue dit beaucoup. Chacun hafarde fes conjeclures. I! y a une infernale malice fous ces mots; car enfin ce font des lettres frangaifes. L'imagination enfante bien vite un libelle diifamatoire contre des perfonnes facrées, Sc pis encore.  C 3°° ) A foree de foins & de recherches on découvre ie petit apprenti; on 1'arréte ; on le mèrie devant le lieutenant de police, qui rinterroge.... Eh! Mort/eignetir, répondit-il en riant, ceft un pdté (Timprïmerïe. CHAPITRE DCCXLVIII. Tuerïes. Ijl s'écoulera encore du temps avant qu'on foit venu a bout de placer les tueries horsde Ia ville, ainfi que cela fe pratique a Strasbo-urg, & dans plufieurs villes du royaume, oü les municipalités ont confervé leurs privileges. La manière d'affommer les bceufs expofe a des accidens. L'animal furieux s'échappe, & renverfe tout ce qui fe trouve fur fon palfage. On en a vu un entrerdans la boutique d'un miroitier; & la , fe croyant au milieu de fon troupeau , vouloir paffer a travers  ( Joi ) chaque glacé. Ce fut tout a la fois un fpeftacle alarmant & rifible. Les glacés oü. fe miroit le terrible animal, mifes en pièces, & fes cornes redoutables mille fois répétées, effrayoient la foule, & faifoient croire, a quelque diftance, que trente hceufs s'étoient réfugiés a la fois dans la boutique du pauvre mi roi tier. Un autre entre a Saint-Euftache, au milieu du fervice divin, mêlant fes mugiffemens au chant des vêpres , renverfant chaifes & fidèles; & pour le faire fortir du temple qu'il profanoit & qu'il enfanglantoit, on fut obligé d'appeller des bouchers, qui amenèrent d'autres bceufs pour inviter 1'animal dangereux a quitter ce faint afyle. Les prêtres, cantonnés dans le chceur, ne pouvoient offrir que des bénédidions aux dévots aüiftans, qui, blefTés au pied des autels, métamorphofoient le bceuf, dans leur effroijen émiüaire de la colère divine. II feroit d'une fage police de prefcrire aux bouchers la manière tout a la fois la plus süre & la plus prompte de tuer les  C ) animaux. II n'eft ni bon ni fage degorger 1'agneau fous les yeux de 1'eiifance, de faire couler le fang des animaux dans les rues. Ces ruilfeaux enfanglantés affe&ent le moral de rhomme, ainfi que le phyfique : il s'en exhale une doublé corruption. Qui fait fi tel homme n'eft pas devenu alfaffin en traverfant ces rues, & en revenant chez lui les femelles rouges de fang? II avöit entendu les gémilfemens des animaux qu'on égorge vivans; & peut-être dans la fuite fut-il moins fenfible aux cris étouffésde celui qu'il avoit frappé. Je reprocherai toujours aux Suilfes d'égorger le porc devant leurs portes, de plonger leur couteau dans la gorge de 1'animal devant les enfans aifemblés, de recueillir le fang qui s'écoule, de renouveller ce fpectacle autant de fois qu'il y a de maifon* dans la ville, d'en faire une efpèce de fête. Comment dans de fi petites villes, lorfque les Suilfes n'ont que deux pas il faire pour être dans la campagne, confentent-ils k remplir leur voifinage de ces cris percan*s  < m) qui imitent quelquefois des voix hamainesg Comment, dans eertains mois, n'entend-on. du matin au foir que cette horrible muCque, tandis qu'ils échangent entr'eux Ie fang de 1'animal, dont ils forment, tout fumant encore, de mauvais boudins, de'teftablement affaifonnés ? Ces fupplices & ces douleurs frappent plus dans une petite ville que dans une grande. On diroit qua Neufchatel en Suhfe chaque habitant mange fon porc tous les jours, tant ces tueries font multipliées dans une certaine faifon. Dans la ville de Strasbourg, au contraire, jamais vous n'entendez les ge'miffemens d'un animal; jamais vous ne voyez couler une goutte de fang: 1'habillement des bouchers n'offre pas. une feule tache, Sc vous traverfez les boucheries fans que 1'odorat foit bleue. J'ai remarqué, dans mes voyages, que quand le corps municipal n'avoit pas trop perdu de fon autorité, la police embraifoit des détails utiles; 8c'j'ai vu le contraire lorfque le régime politique étoit différent.  ( 3°4 ) Quatre-vingt-douze mille b-Geufs, vingtquatre mille vaches , cinq cents mille moutons, voila la confommation annuelle de la capitale. Calculez le nombre que cela fait au bout de cent ans. Joignez-y vingt-deux mille dépouilles mortelles, pour les cimetières, & voyez fi cette terre eft engrailfée , & comme elle doit abonder un jour en terre calcaire, produit égal, hélas! des onemens humains & des olfemens d'animaux. Les charcutiers , bouchers du fecond ordre, dont la hache & le couteau ne s'exercent que fur les malheureux compagnons d'Ulyfle, avoient auffi jadis la louable habitude d'égorger leurs viftimes, & de les brüler devant leurs portes. Si le fang réfervé pour les boudins n'inondoit pas les ruiffeaux, en revanche ils étoient en polfeffion d'enfumer tout le voifinage avec la paille deftinée a leurs fréquens autodafés. Enfin , en la confidération de quelques particuliers qui fe font plaints, & a 1'inftigation de quelques autres qui y trouVent leur intérêt, les cochons n'ont pas été aftiimmés, égorgés, ni  ( 3°5 5 iü brülés publiquement. L'hiftoire des variations, ou pour mieux dire, le dénombre-» ment des lieux difFérens oü il a été toura-tour ordonné, défendu ou permis de les: aflaffiner, n'eft pas de notre fujet, & encore moins la pauvreté qui y a donné lieu. Toujours eft-il vrai que le public y a gagné de n'être plus enfumé- fi gratuitement. On devroit bien établir une amende fur les bouchers ou rötiiTeurs qui égorgeroient des animaux en public, ou qui offriroient un fpeétacle de fang autour de leurs demeures» Cet impöt eft diété par la nature ellemême qui abhorre Ie fang, & qui, fi elle eft malheureufement forcée d'être barbare ± devroit faire tous fes efforts pour pouvoir au moins fe le cacher a elle-même. 'Tornt IX* V  C 306 ) CHAPITRE DCCXLIX. Signalement. C_5i la police fe trompe dans quelques circonffances, ( & elle fe trompe quelquefois par les petites cupiciités des infpeéteurs, qui font dans leur quartier les lieutenans de police ) fi la police a fes erreurs & fes faux calculs, il faut conCdérer qu'elle a prefque le régime militaire; mais comme le bien nait du mal, elle moiiTonne a coup fur ces êtres violens & féroces, qui arrivent de tous les pays & de toutes les provlnces, ces perturbateurs de 1'ordre, qui vsnfent être 'a 1'abri des recherches dans cette capitale immenfe. On les fuit; mais on les laiffe aller quelque temps, pour obferver leur genre de vie; ainfi que pour bien connoïtre un courfier, on lui laiffe fur le pvé tous fes mouvemens libres.  c 307) Quand un homme eft fignale', il ne peu plus faire un pas fans être fuivi; livré aux mouches, il a beau mode'rer fa marche ou 1'accélérer, un osll für & iafatigable 1'environne & ne 1'abandonne point. II eft reconduit tous les foirs chez lui. Quelquefois, pour fe dérober, il entre dans une porte cochère ; & quand il fort, il voit un homme qui-rentre. II croit alors avoir mis en défaut les mouches; il en a fix au lieu d'une. Si, paffe le coin d'une rue-, il s'arrête court, collé contre 1'angle , on paifera a dix pas de lui fans le regarder; mais fi, impatienté ou furieux, il prend a la gorge une de ces mouches, elle fe laiffe battre, jette un coupd'ceila un-palfant, & femble prendre la fuite. Ce paffant ne défempare point la rue; c'eft alors un enchainement d'Argus. La rapidité de la courfe, ou la lenteur raifonnée, ne dérobent point celui dont on fuit les pas ; il lui frudroit 1'anneau de Gigès ; encore la mouche diroit-elle : il eft dïfparu la. Un étranger s'étant apper^u que des mouches paflbient fucceffivement devant V 2  ( 308 ) lui, & le fignaloient, tira de fa poche (om adrelTe, & la leur donna. Très-bien ! dit 1 un ; mais vous déménage^ après-demain, Cela etoit vrai. On a enflé la lifte de ces hommes uniquement occupés a fuivre les aclions des autres ; c'eft une erreur utile a la police; taadis qu'on s'imagine que tout eft peuplé d'efpions, elle en a moins a payer, & la langue des babillards indiscrets devientp'.us eirconfpeéte. Cette inquifition, qui peut avoir fes abus, produit la füreté publique ; & ce grand avantage, cet avantage ineftimable, qui nous place, pour la tranquillité particuliere, au-deffusdes habitans deLondres, ne fauroit fubfifter fans les mouchards. La police découvre, dans certaines ames, des inclinations dangereufes, qui les meneroient promptement aux forfaits. Tel caractère tourne déja au crime; il eft temps de le fequeftrer de la fociété ; & quoique ee foit un jugement très-délicat a porter, il eft impoiTible néanmoins d'abandonner Ï9  LA • , * ï ehatiment aux formes regues dans les tri* bunaux ordinaires. Ce qui manque a la police, felon moi, c'eft un tribunal. Plufieurs magiftrats devroient prononcer Iorfqu'il s'agit de 1'emprifonnement établi pour prévenir les crimes. Un infpeéteur, un exempt, un commis, tiennent lieu de magiftrats ; & comme ils n'ont point ces régies fines & ces principes juridiques, qui font 1'elTence de la magiftrature, leurs propres paffions les égarent, & Ie chef de la police eft trompé. Na-t-on pas vu un infpeéteur qui mettoit des mouchoirs dans la poche de tel pauvre jeune homme, & qui 1'arrétoit enfuite comme filou? N'en a-t-on pas vu un autre commander une édition fcandaleufe , faire enfuite le bon valet, le vigilant inquifiteur, tandis qu'il étoit 1'auteur du délit ? Rien ne change plus le cceur de 1'homme que d'avoir en main une petite autorité; il 1'enfle, il la fait fervir a fon intérêt ou a fes caprices; il s'enorgueillit de ce petit pouvoir devant fes voifins, devant les ignorans ■V 3  ( 3io ) & les gens crédules. On diroit, a 1'entendre, qu'il difpofe des premiers refTorts. C'eft la manie, c'eft Ie ridicule des agens du miniftère. Point d'infpecteur qui ne fafle quelquefois dans fon quartier le magiftrat, point d'exempt qui ne fe defline en colonel. La police enfin a toujours l'air un peu infolent. Eh ! pourquoi n'auroit-on pas une chambre particulière dans une partie auffi importante de 1'adminiftration, lorfque 1'on a des cours des aides, des chambres des comptes, des cours des monnoies, &c. ? Pourquoi confier la plus terrible des puiffances a un feul homme, ordinairement abforbé dans une foule de fonéiions dont les rapports font étendus ? La marche n'en feroit pas moins prompte, moins décifive; mais il y auroit des régies & des formes qui arrêteroient 1'influence d'une foule de paffions étrangères & fubalternes. C'eft le lertdemain d'une bataille que 1'on connoit au jufte le nombre des morts & des bleffés, C'eft a la retraite d'un Iieutenant  C 3" ) de police que les cris accufateurs révèlent fes délits obfcurs. C'eft donc le moment dele juger lorfqu'il quitte fa place; on n'y manque pas; il peut entendre fon arrét. II n'y a point de place a Paris qui exige une probité plus ferme , une équité plus fcrupuleufe , paree qu'il peut envelopper dans les t*nèbres ( tant que dure Ion pouvoir ou fon crédit ) une foule d'erreurs ou de petites malverfations. Il n'y en a point enfin oü il foit plus néceflaire d'avoir une ame compofée d'élémens divers, qui femblent fe combattre : juffice, pitié, hardieffe, circonfpection3 fermeté, mifcricorde, accivité, patience. v4  ( 312 ) CHAPITRE DCCL. Manufaclure royale des glacés, {^uand une courtifanne, pour multi-* plier fes attraits, s'enferme, fur un fopha, dans un cabinet de glacés ; quand un élégant fe place entre quatre miroirs, pour voir la fi fa culotte eft collée fur fa peau, & rapprocher fon habillement étroit & ferré des modes les plus immodeftes, (car les jeunes gens aujourd'hui font la belle cuijfe ) ces êtres , voués a la débauche & a la molle oifiveti, ne fongent pas a la fueur de fang qui a arrofé le poli de ces glacés s oü üs contemplent leur mondaine figure. La luxure endurcit les cceurs, & ravit a 1'homme les idéés touchantes & inftruétives, qui le rameneroient vers fes femblables. Oh '. qui peut calculer les durs foupirs  ( 3i3 ) que coütent a tant d'ouvrlers ces miroirs que nous placons par-tout, & qui forment le principal luxe de nos demeures ? Entrez avec moi dans 1'attelier oü 1'homme s'elt foumis a des travaux auxquels un tyran n'auroit ofé le condamner ! L'attelier vous furprendra par fa grandeur, par la multiplicité des roues & des moëllons, que plus de quatre cents ouvriers, rangés fur des lignes parallèles, font gliffer & pirouetter fur les glacés pour les doucir. On admire enfuite 1'ordre , la fymétrie de ce grand enfemble; mais bientót le bruit des roues mifes en mouvement, les efforts violens, les contractions effrayantes de tous les membres de 1'ouvrier qui' halte , fouffle , fue, s'excède pour donner de 1'éclat & de la tranfparence a une maffe de fable vitrifiée, portent la commifération & la pitié au fond des ames les plus endurcies. Plus d'un fpe&ateur fent fes yeux s'emplir de larmes ij la vue de ce labeur infernal, & de 1'infortuné que la fatale néceffité femble y attacher avec fes clous de diamans.  C'eft è Saint Gobain en Picardie que Van coule les glacés. £l!es arrivent en bateau par 1'Oife a Paris. Elles font alors brutesj ternes & onduldes. Le volume d'une glacé décide du temps qu'il faut empioyer a ia doucir; & les moindres exigent encore trois jours entiers de travail. La manufaöure des glacés fournit les plus grandes que 1'on connoiffe ; elles vont jufqu'a cent vingt pouces de grandeur. Que d'angoilTes, que d'effbrts pénibles jufqu'a ce qu'eHes acquicrent cet éclat, cette netteté , cette'beüe couleur d'eau, qui flatte l'ceil fi agréablemerit ! HeureuX' les Mauves qui n'ont pas de mots pour exprimer glacés & vitres , paree qu'iis n'en font aucun ufage ! S'ils ne peuvent c roi re a la répétition de leur figure, ils ne font pas foumis a ces opérations rudes & mal-faines , qui fatiguent parmi nous nombre d'hommes , & meme des femmes de tout age. Les nègres n'expriment pas de leurs corps une fueur auffi douloureufe. On ne peut renouvelier l'air dans les  C 3iJ ) atteiiers, paree qu'il donneroit alapotéeun mordant qui laifieroit fur les glacés des raies qu'il feroit difficile de faire difparoïtre. II eft a propos ici de parler du danger que courent les ouvriers dans Ia raife au tain. II faut que pendant la durée de chaque opération ils retiennent leur haleine , paree que le mercure, qui fe volatilife d'une manière fi imperceptible, s'infinue abondamment a travers tous les conduits naturels. Ils font obligés, pour en arréter en partie les effets, de fe lavcr chaque fois les mains, la bouche, les yeux avec de 1'eau fraiche, & d'en refpirer par les narines. Malgré ces précautions, tous leurs membres font dans un continuel tremblement. Les carreaux de 1'atteüer du tain font ronge's & déchaufles par le mercure. Jugez de 1'imprelfion qu'il fait fur les corps ! Mirez-vous préfentement, hummes effémin.és, & fouriez a votre figure ! Ce poli qui reflète vos graces, s'eft fait fous les bras du dur travail & de la misère ge'miffante. Au lieu de votre phyfïonomie , apper-  C 316" ) eevez dans ces glacés la mine have, hideu/ej faméüque & décharnée de ces malheureux ouvriers. £h ! ne les voyez-vous pas les bras amaigris & nus, Ie front defféché & trempé d'une fueur fanguinolente! Voila 1'ouvrage de votre luxe, dévorateur de 1'efpèce humaine. Ofez d onc encore, vils libertins, reproduire les fcènes de la débauche devant ces glacés p.ires, qui devroient du moins conferver par miracle ces images honteufes, pour révéler votre turpitude, votre dégradation, & éternifer votre opprobre. Ah! fi une glacé s'imprimoit une fois de vos obfcémtés, vous n'oferiez plus vous-même y reporter vos regards. Songez aux infortunés qui ont poli ces miroirs, & vous y ferez entrer alors des images de charité; de décence & de vertu. Dans les chaleurs de Tére, les curieux qui viennent vifiter les atteliers, ne peuvent y refter plus d'un quart d'heure; une vapeur tiède, infecfe, lourde, épaifTe, les fuitoque: ils fe retirent, en fe bouchant le nez, de ces  c 317)' ïmmondes cloaques, oü l'air eft fi rare, qu'oa' croit être fous le bocal de la machine pneumatique. Un homme trés - robufte peut gagner trois livres par jour dès fon entree a la manufaóture; mais auffi, cet homme perd en moins de fix mois la moitié de fes forces, & puis fa fanté dépérit par degré, tant par la fatiguè d'un travail qui abforbe & qui tue, que par 1'infalubrité de l'air. Lorfqu'un ouvrier a le malheur de calTer fa glacé, on équarrit les morceaux, & on lui retient fur fa paie le furplus de fa valeur. O calcul impitoyable 1 eh ! qui compteainfi? Ceux qui font une immenfe fortunefur ce labeur écrafant. II ne fe paffe point de femaine ou de mois fans qu'on apprenne qu'un homme s'eft bleffé, foit en tombant avec fa glacé, foit en la poliffant. Quelles plaies ! elles effraient la chirurgie. On fe fert du diamant pour équarrir les glacés, & cette opération exige beaucoup de dextérité. Outre Saint-Gobain ,1a vorace manufa&ure pofsède encore deux étabUifemens ; 1'un è  C 3i8 ) Cherbourg, 1'autre a Tourleville. Tous ces étabUfiernens épuifent le bois des forêts qui les environnent. Je ne parle pas du bi^eau des glacés , paree qu'on ne peut refter long-temps a voir ce travail fans avoir les oreilles déchirées par le bruit alTourdilTant de ces glacés, qu'un ouvrier promène fur un rondeau de fer , oü il étend du fable fin & de 1'émeri, pour en unir les bords. C'eft le directeur en chef qui eftime les glacés ; les marchands les achètent enfuite. Un particulier, s'il n'eft tapiflier ou miroitier, ne peut faire emplette de glacés a la manufacture. Le tarif n'empêche pas toujours d'être trompé lur leur valeur; fi on ne peut 1'être relativement a leur volume , des bouillons, des filets, des ondes, échappent fouvent a l'ceil de 1'acheteur inexpérimenté; & le miroitier, rufé de fon métier, a foin, pour pouvoir vendre fes glacés , de leur donner, dans fa boutique, telle inclinaifon au jour, qui empêche d'en remarquer au premier afpect les différens défauts.  ( 3*9 ) Cet établiflèment jouit d'un privilege exclufif; il afpire des miliions; car parle aujourd'hui tranquiüement de cinquante mille écus de glacés pour meubler tel chateau. Bientöt le boudoir de Ia marchande de draps fera tout en glacés ; & oü n'en met-on pas? Dans des aJeöves, des pafTages d'efcalier, des garde robes, &c. Ames innocentes ! mirez-vous dans le cryfta! des fontaines; ne lifez point ce chapïtre, & méconnoiiTez a jamais mon livre. CHAPITRE DCCLI. Rue Vivienne. Il y a plus d'argent dans cette feule rue que dans tout le refte de la ville; c'cfi: ia poche de la capitale. Les grandes caiiTes y réfident, notamment la caifie defcompte. C'eft Ia que trottent les banquiers, les agens de change, les courtiers, tous ceux enfin  ( 3^0 ) tfui font marchandife de 1'argent monnoyëi Comme toute leur fcience conhfte a acheter a bas prix des uns, pour vendre cher aux autres , tout favorife leur cupidité. La diverfité immerafe des befoins travaille tellement les habitans de Ia capitale, qu'il faut incef•famment recourir a ees tourmenteurs de fonds. Ils-ufent d'un jargon myftérieux, & fe gardent bien de le fimplifier, paree que fi le peuple entendoit cette langue d'agiotage, il feroit lui-méme fes affaires. Toutes les affaires font des affaires de ünances; mais le peuple eft conftamment dupe du calculateur ; c'eft une efpèce de fléau moderne. Un pays eft malheureufement agité, lorfque le financier y donne des loix; toutes les forturtes alors éprouvent des convulfions plus ou moins grandes. Ce qui compofe 1'agiotage, & toute cette race ennemie de la fainte agriculture , fe loge aux environs de cette rue, pour être plus a portée des autels de Plutus. Les catins y font plus financières que dans tout autre quartier, & diftinguent un fuppöt de  C 521 ) la bourfe a ne pas s'y tromper. Lt , tous ces hommGS a argent auroient befoin de lire plus que les autres, pour ne pas perdre tout-a-fait la faculté de penfer; mais ils ne lifent point du tout ; ils donnent a manger a ceux qui e'crivent, en ne cbncevant pas trop comment on exerce un pareil emploi. Le livre le plus précieux pour un financier c'eft {'Encyclopédie ; d'nbord, paree que ce livre eft cher, & enfuite paree qu'il a entendu dire que cet ouvrage volumineux avoit rapporté de Vargent. Tous 'es habitans de cette rue font a la lettre des hommes qui travaillent contre leurs concitoyens, & qui n'en éprouvent aucun remords; ils ne fe doutent feulement pas eux-memes a quel point ils font coupables aux yeux des vrais citoyens , pour avoir occafionne' depuis trente ans les grands maux de la p arie. Les capitaliftes habitent de pre'férence ce quartier opulent, d'oü n'approche jamais la misère, qui fe re'fugie aiüeurs. Qu'eft-ce qu'un capitalifte, me dira-t-on? Eft-ce une bonne téte, une tête fenfée, un homme Tojne IX. X  C 322 ) de génie? Non, c'eft un homme qu'efcortent cinq ou fix millions, & qui frappe dans les affaires avec cette maffue irréfiftible. Voila un capitalifte! CHAPITRE DCCLII. Cimetière ferme. ISfous avons dit que 1'on dépofoit dans le cimetière des Innocens, lïtué dans le quartier le plus habité, prés de trois mille cadavres par année. On y enterroit des morts depuis Philippe-le-Bel. Dix millions de cadavres au moins fe font diffousdans un étroit efpace. Quel creufet ! Un marché', oü. 1'on vend des herbages & des légumes, s'eft élevé fur ces débris de 1'efpèce humaine. Je ne le traverfe point fans réflexion. Oh! quelle hiftoire fortiroit de cette enceinte, ü les morts pouvoient parler! Que dit la  C 323 5 nAtre en comparaifon de tous ces faits oubliés, & de ces divers caractères effacés dans la nuit des ténèbres ? Nous ne favons rien fur nos ancêtres". L'infeétion, dans cette étroite enceinte, attaquoit la vie & la fanté des habitans. Les connoiffances nouvellement acquifes fur la nature de l'air, avoient mis dans un jour évident le danger de ce méphitifme qui régnoit dans plufieurs maifons, & qui pouvoit acquérir de jour en jour plus d'intenfité. Les réclamations générales, les arréts du parlement de Paris, les vceuxdes magiftrats, n'ont pu opérer la fuppreflion des cimetières, paree que cet abus, intimement lié Èt des cérémonies religieufes, avoit des racines que la légiflation même ne put extirper touta-coup. Mais le cimetière des Innocerts exhalant un méphitifme reconnu de plufieurs phyficiens, devint un jufte objet d'alarmes pour le gouvernement; & après plufieurs efforts, pour concilier des intéréts divers, le cime= ' X 2  C 324 ) tière fut- enfin ferme, non fans peine ; car le bien en tout genre eft fiddifficile a faire ! Le danger étoit imminent; le bouillon , le lait, fe gatoient en peu ü'heures dans les rnaifons voffmes du cimetière; le vin sYigriffoit lorfqüii étoit 'cn vuidar.ge ; & les miafmss cadavéreux mena^oient d'empoifonner i'atmofphèce. II étoit temps qu'on élevat une barrière contrë la vapeur méphitique que cet antre de la mort exhaloit; car le gaz cadavéreux eft un poifon énergique, qui porte fur 1'économie animale, & corrompt tous les corps animés qu'il touche. Son acYion fur les fubftances organifées eft effrayante; cette humidité cadavéreufe, pour peu que h main la touche, furpnffe les fucs des végétaux vénéneux ; car elle agit mortellement par le fimple contaci. Oui, pofer imprucemment la main fur le mur imprégné de cette humidité, c'étoit s'expofer a 1'aéf.ivité du vcnin, quoiqu'it ne touchat que la fuperficie de la peau. • -Pour arrèter la corruption dc l'atmofphère ,  ( $H > dans un quartier oü les aümens récemment préparés paiToient fur le champ a la putréfacfion , il falloit d'abord déméphitifer une foffe remplie de 1600 cadavres. II eft peu de tableaux plus ténsbreux que celui qu'a offert le travail qui fe fit au milieu de ce charnier. • II s'agiffoit de former un lit de plufieurs pouces de chaux, d'en remplir des tranchées profondes; & au lieu de concentrer le mcphitifme qui pouvoit fe faire une iffue, il s'agiffoit d'intercepter toute communication. Qu'on fe repréfente des flambeaux allumés, cette foffe immenfc, ouverte pour la première fois , ces différens lits de cadavres tout-a-coup remués, ces débris d'offemcns, ces feux épars que nourriffent des planches de cercueil , les ombres móuvantes de ces croix funéraires , cette redoutable enceinte fubitement éclairée dans le fiience de la nuit ! Les habitans de ce carré s'éveillent, fortent de leurs lits. Les uns fe mettent aux fenêtres, demi-nus ; les autres delcendent; le voilmage accourt; la beautéj X 3  C 326 j la jeuneiTe, dans le défordre de 1'étonnement & de la curiofité, apparoiiTent. Quel eontrafre avec ces tombes, ces feux lugubres , ces débris des morts ! De jeunes filles rnarchéat fur le bord de ces tombes entr'ouvertes; les rofes du jeune age s'apper-coivent a cóté des objets les plus funèbres. Cet antre infeét. de la mort voit dans fon fein la beauté qui fort des bras du fommeil , & dont le pied demi-nu foule des ofTemens. CHAPITRE DCCLIII. Les deux chaifes de pofte. J'ai rencontré, hors des barrières, deux chaifes de pofte oppofées 1'une a 1'autre, mais qui étoient cóte a cöte, & qui fembloient converfer entr'e'les. L'une partoit, & 1'autre arrivoit. Celle-ci, lefte , polie , brülante, ayant la livrée neuve, le coffret garni, s'arrêtoit pour entrer d'une manière  X 327 ) plus triomphante ; celle-la, maigre, fale , déchirée, montrant dans fon fond un jeune homme defleché, qui fe cachoit la moitié du vifage, avoit l'air de fuir. L'arrivante, a ce qu'il m'a femblé, fe moquoit en même temps de la partante ; mais je m'imaginaï qu'il s'établiiToit un dialogue entre ces deux voitures, & je crus entendre celle qui partoit, adrelTer ces paroles a celle qui entroic dans la ville : « Tu fembles vouloir te mo33 quer de moi, paree que tu es toute fraiche 33 & toute dorée, & que tu mènes ce jeune 33 curieux aux joues arrondies ; va, va , 33 rentre dans le gouffre d'ou je fors; pro33 mènes-y ton maitre 1 Ton cuir fe defie33 chera , ainfi que fa mine pleine & rayon33 nante; Ie coffret fe vuidera ; les livrées 33 tomberont en pièces. Va, va, te dis-je! 33 je t'ajourne a quinze mois, pour te voïr 33 dans un étataufii délabré que le mien. 3, La chaife de pofte anivante entra, au bruit du claquement des fouets que fix poftillons faifoient fonner. L'autre, entr'ouverte, Si trainee par des cordes, fila hum-  C 328 ) blement vers la province; mais elle fembloit dire a fa compagne : « Tu repalTeras par le J3 même chemin , & peut-étre même que tu 33 ne rameneras point ton jeune & brillant 53 propriétaire, qui aura laiffe a la ville 33 fuperbe fes os calcinés par le feu de la 30 débauche. 33 CHAPITRE DCCLIV. Collier. JVÏes chers leéteurs, je vais vous parler d'un collier, d'un collier de diamans! Procédons par ordre , je vous prie ; parions du premier ufage des diamans en France. Avant Charles VII aucune femme n'en avoit porté. Agnès Sorel, maitrelTe de ce roi, a été la première qui en ait eu un collier. C'efc donc de ge collier-la que je vais  C 329 ) vous parler. Les pierres en étoient brutes & groffièrement montées; mais ce collier faifoit un effet fi incommode au cou de cette belle perfonne, qu'elle le nomma le carcan , & trouva cette parure un fupplice. Cependant le roi lui ayant témoigné du plaifir a. la voir ainfi ornée, elle continua de porter 1'incommode bijou, difant que pour plaire a ce qu'on aime il faut favoir fouffrir. Bientöt les dames de la cour de Charles VII imitèrent la favorite; & 1'amour de la nouveauté accrédita les colliers de diamans. Depuis ce temps le goüt varia a plufieurs reprifes. Les perles étoient la parure recherchée de Catherine de Médicis & de Ia fameufe Diane de Poitiers. Marie Stuard, reine d'Ecolfe, époufe du dauphin Francois II, depuis roi de France, apporta avec elle de fuperbes diamans. Les princeffes de fa cour en reprirent auffi 1'ufage. Lorfque cette jeune reine eut quitté la France, les perles redevinrent a la mode. Au couronnement de Marie de Médicis, époufe de Henri IV, 1'habillement des dames de fa  I 350 5 iüite étoit orné de perles, & 1'on en mettoït des rangs parmi les cheveux, qui flottoient en boucles fur les épaules. Sous le cardinal de Richelieu la mode fut efclave comme le monarque, les grands, & tout le refte; mais fous le règne de Louis XIV on reprit de nouveau les diamans, & ce furent les fpectacks qui les rappellèrent. Les fêtes fuperbes que donnoit le roi, excitant la vanité des adrices qui y repréfentoient, elles parfemèrent leurs habits de pierres fauffes, qui produifoient au théatre le meilleur effet. Les dames du plus haut rang adoptèrent cette parure comme diftindive; & nonfeulement elles eurent des boucles d'oreilles, des colliers, des aigrettes & des bracelets, mais encore des pièces en diamans, que 1'on mettoit fur le devant de leur corps de robe. La reine en mit de plus a fa ceinture, aux épaulettes de fi robe, & a 1'agraffe de fon manteau. Peu a peu on augmenta' cet ornement; & aujourd'hui on fait des bouquets, des garnitures d'habits d'hommes, des boutons de chapeaux , des épingles ,  c 331) des montres, des tabatières & des nceuds d'épée en diamans. La révolution qui banniroit ce goüt ruineux , pour y fubftituer une parure p!us fimple & moins coüteufe, feroit vraiment philofophique; car y a-t-il fous le ciel un luxe plus faux & plus cruel que celui des diamans ? Ils me bleifent la vue & 1'ame quand je les vois fur un homme. Un homme diamanté excite en moi la plus forte antipathie. CHAPITRE DCCLV. Imprhnerle. R, EN de plus deftruéteur qu'une imprïmerie ; elle ébranle une maifon juique dans fes fondemens. Les coups redoublés & la pefanteur d'une prefTe endommagent un plancher, tel fort qu'il foit : ce qui fait que beaucoup de perfonnes ne fe foucient  ( 35* ) pas, fur-tout a Paris, de louer une malfort a un imprimeur; car ii eft prouvé qu'une irnpnmcric, dans une maifon neuve, Ia met, au bout de dix ans, au niveau d'une batie trente ans auparavant. N'eft-ee point la une image de la force morale de 1'imprimerie.? Elle ébranle les prejugés ; elle démolit le vieux tcmple ce Terreur; el'e abat les mafures des fièclcs , leurs loix ufées & impertinentes. On abufe fans doute de cet art ut(le ; mais de quoi n'abufe-t-on pas? La boulTole, qui n'eut dü fervir qu'a rapprocher les peuples, qu'a les lier enfemble , la bouftole leur fert a promener leur fureur. La poudre a canon , au lieu de faire la guerre aux bêtes malfaifantes , fert a ëcrafer les villes ik a exterminer les hommes. Le temps du moins nous venge d'un fot livre ; & Ia raifon reprenant tous fes droits, 1'envoie du magafin chez 1'épicier. Les rois foot devenus auteurs, & auteurs Volumineus; Les édits, ordonnances, de'clarations, &c. de Louis XIV & de Louis XV,  ( 333 ) Ferment plus de quarante volumes In-folio. Une féule feuille d'ImprelFson rapporte au fouverain* plufieurs millions; mais il ne dépenfe plus rien pour mettre fous prcffe. Le directeur de fon imprimerie rend encore iyooo liv. par an au tréfor royal. Quand les rois impriment, leur imprimerie eft bien gardée; on ne leur vole pas leurs feu.illes pour les contrefairc ; rien n'échappe, rien ne tranfpire; ordinairement les ouvriers ne lortent pas. Mals 1'imprimerie a une telle tendance a la publicité, qu'il'arrivé quelquefois qu'on connoit la nature de 1'ouvrage royal, & que, malgré les doublés fentinelles & les barrières impénétrables, une feuille fe gliffe au dehors, & une fois échappée , c'eft afFez pour remplir 1'univers. L'imprimerie eft comme le feu élechïque qu'on ne peut enchainer qu'un inftant, & qui revole fans ceffe a 1'efpace. Béni foit 1'inventeur des lettres- & de 1'écriture! mais béni foit fur-tout 1'inventeur de rimprimerie,qui propage les grandes idéés & les belles images! Avant l'imprimerie,  ( 334 5 les livres étoient plus rares & plus chers que les pierredes. Nos aïeux ne lifoient point; auffi étoient-ils féroces & barbares, On ne lit que depuis Francois I", Aujourd'h ui vous voyez une foubrette dans fon entre fol , & un laquais dans une antichambre, lifarit une brochure. On lit dans prefque toutes les clalTes , tant mieux ! II faut lire encore davantage. La nation qui lit, porte en fon fein une force heureufe & particuliere, qui peut braver ou défoler le defpotifme , paree que rien n'eft fi contraire , fi oppofé au defpotifme, qu'une raifon fage CHAPITRE DCCLVI. Saint-Cloud. Ïl y a peu d'expofitlons auffi belles que celle de Saint-Cloud. C'eft de la que Henri III, confidérant la capitale, s'écrioit avec cette férocité fourde qui fuit toujours la foiblelTe : O chef trop gros du royaume , bientöt tu ne feras plus , & les paffans demanderont oü tu as été.' II méditoit réellement la ruine de la capitale. Le chateau de Saint-Cloud appartïent préfentement a la reine, ainfi que la feigneurie du lieu, qui appartenoit ci-devant aux archevêques de Paris. La beauté des eaux, la cafcade, 1'irrégularité & la pente du terrein me rappellent les délicieux cóteaux de la SuilTe. La reine s'y plait fmgulièrement; elle a donné le nom de la féliciié a un pavillon  ( 336) jol'mcnt fitué. C'eft en voyant les nouveaux appartemens de ce chateau , que 1'on peut dire que les arts s'épuifent; il ne fera guère poffible d'ajouter a cette élégante richeffe; des glacés qui fuient & qui reparoifïent a volonté, iormcnt unluxe de jouifïance abfolument inconnu a nos ancêtres. Le jeu des glacés eft encore plus piquant & plus perfectionné a Trianon, jardin d'Eden, par le nombre & la variété des différens arbres & arbuftes, tant indigènes qu'étrangers. Sur une efplanade appcilée la balujlrade, on découvre Paris, dont i'immenlité étonne; & de 1'autre on voit un payfage que coupent les eaux de ia Seine. Elle fe replie cent fois, comme chagrine , dit Santeuil, de fuir la capitale ; elle revient fur fes pas, & femble gémir d'obéir a Ia loi qui 1'entraine. I Si C'odoalde, qui fut un des fils de Clodomir, roi d'Orléans, & petit-fils de Clovis & de fainte Clotilde, revenoit parmi nous, il ne reconnoitroit pas fa folitude. Les grandeujrs de fon temps, ainfi que les jouiffances,  Bès que le charretier jureur a donné le premier coup de fouct. toutes les têtes féminines balctent ; les bonnets fe dérangent, les fichus auffi 5 c'eft le moment des petites licenccs; & les gros mots du charretici femb'ent préluder au ton du jour. Si la charrette ainfi chargée rencontre un équipage, pour peu qu'il la heutte, toutes les petites demoifelles pirouettent; elles crient d'eifroi, tandis que les vieilles font la grimace; mais quand 1'eilieu calfe, comme toute la compagnie eft affife-fur des chaifes mobiles, ces chaifes augmentent le défordre en foulevant les petites jupes bourgeoifes; il n'y a point la de paneaux pour voiler les accidens de la chüte c'eft une clameur percante au milieu des rifées des fpecTratéurs. Le charretier ne fonge qu'a fon roJJI.n tombé , tandis que le gauche coufin ne fait s'il débarralfera fa coufine ou fa tante. C'eft a travers deux cents chocs des plus rudes & autant de contre-coups, que la vieille charrette rend enfin a SaintCloud la petite bourgeoifie cahotée, qui  ( 341 ) brave tous les accidens de la route, paree que cette voiture eft la plus économique. Lorfqu'une petite demoifelle a fait deux ou trois promenades de cette efpèce , elle connoit a fond la langue des charretiers & celle des plaifans Iicenciéux. On diroït qu'elle n'y entend rien ; mais elle n'a pas perdu une feule de ces expreffions énergiques, qui font paroïtre, il eft vrai, la voix de fon amant p'us honnête 8c plus douce , mais qui 1'invitent en même temos a quelques gaudrioles non encore prononcées. Cette petite bourgeoifie débarquée fe jettera, pour diner, dans des cabarets,, oü on lui donnera du vinaigre fouetté pour du vin, & de masvaifes viandes mal cuites, a un prix exorbitant. Mafs , quoi ! c'eft 'e jour de la fete. Si le vin eft déteftable, le grand jet d'eau doit aller. Tous ces cabaretiers femblerit faire pavet la vue des tafcades, & taxent !e peuple outre mefurc. Fripons privilégiés, paree q'üe ia Familie royale vient quelquefois embellir ces licux T 3  C 342 ) par fa préfence, ïls maitrifent les dineurs affamés. Les tantes crient au fcandale; mais les petites demoifelles endimanchées ont tant de plaifir a voir les bofquets, le jeu des eaux & le feu d'artifice, qu'elles confentent a jeüner. Elles ne fe plaignent point de 1'abftinence du jour : elles ont mal diné, & ne fouperont pas ; mais elles fe font promenées ; & les cahots de la charrette revenantlefoir, ont encore été, font, & feront toujours des plaifirs. CHAPITRE DCCLVII. Tueurs de chiens. Pendant les grands froids, & vers le temps de la canicule, des gens armés d'un baton dont le bout eft maflif, fe promènent dans les rues ; & quand ils rencontrent ces chiens d'une contenance fufpe£le, la tête  ( 34?\> 'penchée, la queue trainante, 1'aïr égaré, foudain ils les affbmment. II eft vrai que ces tueurs abufent de leut office , & que quelquefois, par paffe-temps, ils e'chiennent a tort & a travers; mais quiconque t;ent la maflue en tout genre en fait autant. I! faut que Ia police faffe conftamment la guerre aux chiens, k cette engeance funefle, qui recèle le germe de Ia maladie la plus effroyable, dont le nom feul fait fre'mir; & qu'elle cherche fur-tout dans les mois chauds de 1'année k en diminuer le nombre. Ces animaux trop multipliés font devenus des objets de luxe, de caprice: les perfonnes nches en ont de petits troupeaux; il ea réfulte des dangers : les pauvres ont des chiens maigres, épuifés, qui reflètent la misère de leurs maïtres, & qui annoncent, avant qu'on les voie, leur négligente malpropreté. Combien de gens üvrent a des chiens Ie pain qu'ils refufent aux pauvres, ou qui leur donnent des confommés I On les I Y4  ( 344 ) nourrit de fucre; ce font des joujous de canapé, de lit & de toilette. Ces animaux prennent entre les mains des riches une nature b zarre & une corruption particuliere. Le chien de berger eft le héros de la race ; il eft utile. Le dogue fuit & défend fon maitre ; c'eft encore un bon chien. Je le diftingue , je lui fais grace; mais je fouhaite la mort a tous ces petits chiens dont s'environnent les femmes , & qui font auprès d'elles des enfeignes de dépravation. Comment baifer la bouche que lèche inceffamment la langue de ces petits animaux colères & vicieux ? Quand je vois fortir du lit d'une jolie femme un épagneul, qui en fait fa loge, je n'ai plus envie d'y'entrer. Comment les femmes qui fe rapprochent tant des chiens . ofent-elles offenfer a ce point la délicateffe de leurs femblables ? Une femme de la campagne me paroït plus belle & plus touchante entre fes deux vaches, que ne 1'eft une de nos beautés, dont Ia principale occupation eft d'amufer fon chien,  (34;) de le foigner, de le careiTer, de Ie voiturer, & de lui fervir de femme-de-chambre, enfin de domeftique. Plufieurs gros chiens tombent, comme certains hommes, dans une détrefle abfolue; car les clvens ont auffi leur deftinée. I's perdent leurs maitres, & ils n'ont plus d'ordinaire régie. Alors ils fe mettent a étudier les lavoirs des cuifines, & a. bien graver dans leur tête 1'heure a laquelle les cuifiaières (qu'ils regardent d'un air compatiffant) jettent leur lavure. Quand ils ont pris poffeffion de te! évier, ils écartent les autres chiens, s'emparent de tout ce qu'on jette, & fur-tout guètent les os a moclle. Les auteurs infortunés fe font parafïtes; le gros chien flatte la fervante; le poète le financier. Tout profite au gros chien, paree qu'il n'a de dégout pour rien ; il fait ventre de tout. Le poète affrontant les indigeftions, en eft quitte pour une ou deux par mois; mais adoptant Ia politique du gros chien, il tache d'écarter fon confrère de la table oü il s'affied.  ( 34$ ) CHAPITRE DCCLVIII. Tragédijles. C'est-a-dire, faifeurs de tragédies : ils ont renonce au bon fens, a la nature, a la vérité hiftorijue; ils ne font pas une pièce qu'il n'y ait d'abord un tyran : c'eft la bafe fondament ile de i'édifice férieufement grote fque Us défigurent !es faits, 'es caraöères& lesmcejrs. Li tragédie de Mahomet deVoltaire eft im pardon n.ible; c'eft une calomnie atroce, ridicule & indécente. Sa Sémiramis repouffe toute probabilité; c'eft un délire perpétuel. Non, oo ne voudra pas croire un jour que dans un liècle éclairé on ait é outé & applaudi notre tragédie francaife. C'eft bien la complication des plu's grandes abfurdités, & 1'outrage le plus bizarre fait au véritable langage des paiSons, Jamais peuple a'a  ( 347 ) carefle avec plus d'enthoufiafme & d'extravagance un fantöme auffi étrange. Le Francais fait pitié quand il livre fon attention a des fables auffi ridicules. C'eft bien la 1'oppofé de I'art dramatique. Mais poètes, acteurs, fpectateurs, nul ne s'en doute. Je vois d'avance le ridicule dont nous ferons juftement couverts par nos neveux, qui profcriront enfin ces farces férieufes qui ufurpent le nom de tragédies; & il en fera de la Melpomène francaife comme de notre mufique : les autres nations n'ont pu la goüter, & nous avons été réduits a 1'admirer tout feuls; nous 1'abandonnons aujourd'hui après avoir bien injurié ceux qui nous ont apporté des plaifirs nouveaux & des fenfations plus profondes. II eft bon d'entendre ce que les étrangers penfent de notre tragédie, ce qu'ils en difent, & de quelle manière ils envifagent I'art dramatique. Les Anglais, les Italiens, les Allemands, les Efpagnols nous font oppofés; & en France même il y a beaucoup de gens fenfés qui ne peu vent fouffrir un  ( 348 ) genre que nos auteurs ont rendu abfolument faux, faótice, & digne a la lettre de la rifée du phüofophe. II n'y a plus qu'un cóté de Ia tragédie francaife qui puiffe intéreffer 1'homme qui ne fort pas du collége ; c'eft-la qu'un parterre s'éleclrife en un clin-d'ceil, & crée des allufions relatives aux circonftances publiques. I! y met une malice fixe & profonde; rien ne lui échappe; tout préte a 1'interprétation. C'eft ainfi que le public fe venge dans certaines occafions ; il n'écoute p'us les vers que pour faifit ceux dont i! peut détourner le fèns, & le rendre applicable a fes anathêmes. Les cenfeurs, les eomédiens lont en défaut; ils n'ont pas prévu , ils n'ont pas pu prévoir ce qu'on feroit fortir de tel paffage. Le public qui brüle de faire entendre fa voix, Ia manifefte dans te! hémiftichè de Corneilie, qui depuis cent- quarante ans portoit une phvfionomie innocente. Telle pauvre pièce eft applaudie pour quatre vers commentés,avec des applaudiffemens d'un quart d'heure. Le  ( 349 ) poète alors fe croit un grand homme. On ne fonge point a lui ; on traduit fes vers plats en fentimens énergiqües. Cela eft pouffé filoin, qu'a certaines épbques"i! faut ceffer toute tragédie , pr.xe que le public ne cherchant que des allufions, en trouvê d'inappercues ; & dans tous les coins de 1'ouvrage il fait dire, bon grc, malgre', a la plus vieille tragédie, & dont les héros font en Mauritanië, 1'hiftoire du temps préfent. La miférable règle des trois unités , qu'a-t-c!le produit? des caricatures, en ce qu'elle s'oppofe aux rapprochemens de temps , de lieu , de fituation , d'hommes &: de chofes. L'a&ion feroit plus vraie, plus vraüemb'able, fi notre efprit pouvoit fuivre , conformément a la vérité, la diftance des licux, des temps, & voir la féparation des événemens réels.  <3;o) CHAPITRE DCCLIX. Bénéfices. Il exifte un moyen unique d'obtenir des bénéfices pour foi, & d'en procurer aux autres ; c'eft une manière de faire fortune dans Téglife & de la faire faire aux autres. Le coryphée de cette fcience ou de cet art eft un gros , grand & gras abbé, qu'on peut oiTrir pour modèle a tous les avides coureurs de bénéfices. II s'eft attaché toute fa vie a 1'étude profonde de tous les pouillés eccléfiaftiques qu'il a pu ralfembler; il en a fait une collection immenfe, fon unique bibliothèque; c'eft une encyclopédie fruétueufe, comme on va le voir. La fe trouve non-feulement la fituation locale, le revenu actuel de chaque bénéfice, 1'augmentation dont il peut étre fufceptible, mais encore 1'age, la  (m > ïnanière de vivre, les infirmités, les patrons, parens, amis du titulaire, & le nom furtout de ceux qui peuvent avoir quelque influence fur fon efprit. Voici 1'ufage de ces richclTes fi étrangères aux autres hommes; c'eft une fource inépuiftble de confeils pour tout eccléfiaftique qui a des droits ou des efpérances, quelque éloignées qu'elles föïeftt , fur un bénéfice quelconque. Jugez de I'attention des confultans & du refpecT: qu'ils ont pour cette érudition enfeignante ; leur reconnoifTance a dü fans doute etre utile s 1'abbé. II donne des audiences; il vous dit littéralement qui a poffe'dé le bénéfice depuis cent années ; il raconte les variations .fucceflives qu'il a éprouvées; il indique les moyens de 1'améliorer; enfin, identifié des pieds a la tête k la jurifprudence canonique, il éclaircit également les difficultés de droit. II eft fur-tout très-lumineux quand il s\gitdQréfignations; c'eft alors qu'il femble tenir entre fes mains les moyens infailübles de diriger les volontés, II fait plus encore;  ( 3P ) quand il favorife un prétendant, n'eüt-il aucun rapport, aucun droit, il 1'inftruit de la maladie lente de tel bénélicier; il épie les approches de 1'agonie, calcule les forces du malade, informé qu'il eft par des émiffaires répandus par-tout: alors, quand il croit qu'il en eft temps, il fait courir le bénéfice en cour de Rome , de manière que le pape prévient le plus louvent le collateur eccléfiaftique. Ce moyen a été pour lui-même la principale fource de fa fortune; il lui doit les riches bénéfices qu'il réunit. On n'a vu que fon nom a la daterie; & jetant de toutes parts fes hamecons, il a fatigué d'éternelles demandes tous les banquiers expéditionnaires. Dans les cas ordinaires, il fe contente de recueillir par les banquiers; mais quand 1'occafïon prelfe, quand les efpérances font affurées il ne s'en rapporte qu'a lui-même, & lance un courier particulier. Ilaprévu , ila comme deviné 1'inftant précis du décès : & li parmi les expéditions il y en a plufieurs qui portent a faux, il en eft dédommagé par ceiles  ( 55*3 > celles qui réufliflent. Son efprit voyage tou* jours a Rome; il demande inceiTamment au pape, qui accorde toujours, fauf les frais de couriers, qu'il paie fans fe plaindre. II fait les aiguillonner , & fon regard les careffe. Parcourant toute 1'e'tendue du champ eccléfiaftique, c'eft un chafïeur vigilant & infatigable, toujours le fufil en arrêt, qui ne peut manquer que fón coup, & payec la charge du moufquet; mais il n'eft pas toujours malheureux ni pour lui ni pour les autres : un gras gibier tombe fous fes coups, ou bien fous ceux de fes protége's ; alors il les récompenfe amplement de la poudre qu'ils ont pu ci-devant jeteraux moineaux. Ce curieux abbé exifte ; il eft connu de tous les porte-collets ; on laborde avec ve'nération, en lui demandant des confeils que lui feul peut donner. Quand il a parlé, 1'efpoir e'chauffe les cceurs des jeunes abbe's, qui font étonnés de cette riche éïudition, & de cette prévoyance plus furprenante encore. L'endoclrineur fait ce que pèfe, a Tome IX. 2  C 3T4 ) livres, fous & deniers, tout bénéficier du Toyaume; ce que vaut fon eftomac, ce qu'il peut tenir, & ce que tel a a craindre de fa goutte, ou de 1'apoplexie. Si tous les biens de la terre font au premier occupant, ainfi que le dit le dode abbé, il ne s'agit donc plus que de fe lever matin. 3Tout dépend, comme on fait, de la prévention du père des chrétiens, qui donne au plus alerte de fes enfans, & récompenfe ainfi fon empreffement a aller vers lui. Des chevaux & des couriers apportent les dons de la grace pontificale, & font ces heureux dufiècle, qui prient Dieu pour trente, quarante ou foixante mille francs par année. Le rabat eft ridicule dans un jeune abbé, lorfqu'il eft fort gueux; mais ce chiffon parallélogramme devient recommandable , quand il orne le menton d'un abbé de cour, & qu'il eft accompagné d'une abbaye. Un abbé de cette efpèce peut s'appeller un jour, monfeigneur, votre grandeur, votre éminence. L'évêque de Rome, qui n'a que des  C 3SS ) troupes qui craignent la pluïe, met fans celfe a contribution des royaumes qui ont de bonnes troupes , des canons , des bombes, des vaiffeaux; & il tire de nous, tous les ans, des fommes confidérables. II vend tous les bénéfices vacans en France; il fait tout cela fort tranquillement, fans que perfonne même s'en étonne. II n'y a que moi peut-être qui, voyant bien la chofe, ne Ia congoive pas entièrement; ear enfin, quand il s'agit d'hommages , de refpedt, de génuflexions, on peut être prodigue, mais on n'aime point a donner fon argent pour rien. Or, tout fe rejette fur les humbles daffes de la fociété : aux plus pauvres la beface* Le bas clergé paie tout ; le haut clergé paie peu en comparaifon. Quand j'ai lu dans 1'almanaeh royal les noms & les revenus des primats, des archevêques , des évêques , des abhés, des abbeffes , des prieurs ; & qu'enfuite feuilletant 1'écriture fainte, je ne vois nulle part que JéfusChrift ait dit un mot de tout cela, je fuis Z a  C 3S6 > fi furpris , que , n'étant pas encore familiariié avec de tels objets , je regarde un abbé commendataire comme une de ces exiftences merveilleufes, qui tout a la fois confondent & font fourire 1'imagination. Quand 1'abbé officie, la mitre en tête, la croiTe a la main , & que je lis 1'évangile, je ferme les yeux pour me recueillir, & je les ouvre enfuite pour voir fi tout ce que j'ai vu la, ne.feroit pas un aflemblage de fantómes. CHAPITRE DCCLX. Fantaijies. "Sf o i la ce qui defsèche, ruine & dévore les grandes fortunes des empïres ; voila ce cui rend dur & avare; -voila ce qui empêche d'être jufte ; voila enfin ce qui détruit la liberté politique des nations & la gloire de k patrie. La dévorante prodigaüté prend  (m) de longs de'tours, forge de grands mots, s'environne d'un appareil impofant, ébranle les formes antiques, alarme tout un peuple; pourquoi ? afin de renouveiler 1'argcnt dépenfé pour des fantaifies, tableau*, diamans, riche orfe'vrerie, meubles, luxe de de'coration, fetes, équipages, jardins anglais, &c. : voila les niaiteries, les misères pour lefquelles on tourmente 1'efpèce humaine. Les fantaifies n'ont point de bornes; ce font des fantömes qui fe multiplient comme les rayons colörés d'un prifme. La fortune des Etats ne fufHt pointaces caprices innombrables & changeans. Les révolutions défaftreufes, le déshonneur des empires & celui des gouvernemens, ont leur racine dans les fantaifies; mais elles fe puniifent ellesmêmes ; car elles éloignent de 1'ame infenfée qui s'y livre les vraies &i pures jouiffances. La manie des'jardins anglais, cette caricature parifienne, qui veut repréfenter, dans quelques arpens, des beautés larges &vraiment originales, couvrant mi vaüe efpace» Z 3  C 3J8 ) a ruiné des dépofitaires de Ia fortune publique, qui ont lui honteufement. Tel rocher, amené, conftruit a grands frais, pour déparer un local tranquille, a plus coüté qu'un höpital. Ces fantaifies ont toutes un vil caraétère de jouilfance exclufive; on n'entre pas dans ces demeures faftueufes qui infultent a la fimplicité en voulant faifir fon extérieur. Ces promenades champêtres font fous la clef; la forêt a des murs. Si 1'on faifoit un régiment des égoïfles , ce régiment égaleroit une armée de Xercès; que dis - je ! elle feroit plus nombreufe encore. Qui en feroit le coloncl ? chacun fe croiroit en droit de le nommer, & luimême alors feroit digne de la place ; mais il eft des dépenfes fi fcandaleufes, fi injurieufes a la décence, a 1'honneteté, fi outrageantes pour les infortunés, fi infolentes en ce qu'elles bravent le cri public, qu'on pourroit perfonnifier Yégoïfme, en nommant tel ou tel individu. N'ayez pas peur qu'on mette des impöts  C 359 ) fur les roues de carroffe, fur les chevaux de felle, fur les chiens de chaffe, fur les valets, furies maitres-d'hótel,iur les portes cochères, fur les tableaux & ftatues, fur les jardins anglais , &c.: ceux qui impofent ont de tout cela. On aime mieux créer des impöts fur la boilTon du peuple & fur les comeftibles de première néceffité; c'eft-adire, qu'on aime mieux diminuer le nombre des moyens de fubfiftance, qui font le véritable nerf de la profpérité des nations. Les impöts quelconques font moins fupportés a Paris par la claffe des riches, que par celle des pauvres; & cette mauvaife règle influe fur les confommations, & diminue, a la lettre, la force phyfique 8c morale des individus. Z g  ( 36b ) CHAPITRE DCCLXI. La nouvelle Muraille. L'inconcevaele muraille , de quinze pieds de hauteur, de prés de fept lieues de tour, qui bientöt va ceindre Paris en entier, devoit coüter douze millions; mais comme elle en devoit rapporter deux par chaque année, il eft clair que c'étoit une bonne entreprife. Faire payer le peuple pour le faire payer davantage, quoi de plus heureux ? Mais on connoit la manière de calculer des architeéles; & M. Ledoux a démontré a cet égard qu'il méritoit d'étre le premier de tous, II ne tomba jamais dans la téte de M. de Calonne , qui d'ailleurs n'étoit pas vétilleux, que l'architeéte de la ferme n'en eut pas faifi 1'efprit, & qu'au lieu de zéros de plus, il en eut mis de  ( 3°i ) moins. II ne faut donc pas être étonné fi au lieu de douze millions, ce beau mur fifcal en coüte quarante. On en fera quitte pour reprendre cela, & nous paierons, utiles prifonniers, les ceuvres de 1'honnéte geolier M. Ledoux. On fera circuler, a 1'abri de ce rempart, des bataillons d'employés. La ferme génerale auroit voulu enclorre 1'Ifle de France. Figurez-vous le bon Henri IV, voyant cette muraille ! Mais ce qui eft revoltant pour tous les regards, c'eft de voir les antres du fifc métamorphofés en palais a colonnes, qui font de véritables fortereiTes. Des figures cololfales accompagnent ces monumens. On en voit une du cöté de PalTy qui tient en main des chaines, qu'elle offre a ceux qui arrivent; c'eft le génie fifcal perfonniiié fous fes véritables attributs. Ah ! monfieur Ledoux, vous êtes un terrible architecte 1 II n'y a eu qu'un cri contre cette muraille. Elle s'eft achevée paifiblement, & déja 1'on percoit aux nouvelles portes.  C 36a ) L'architeéture de ces barrières eft carrée, anguleufe; elle a dans fon ftyle quelque chofe d'apre & de menacant. Fochen, village célèbre en Chine, a trois lieues de circuit, & un million d'habitans. On 1'appelle village , paree qu'il n'eft point enfermé de murailles. On ne pourra point appeller Paris un village; car la ferme générale, pour augmenter le produit des impofitions, a imaginé cette muraille qui doit la ceindre jufque dans la plaine. Ainfi notre finance a déclaré nos boulevards , nos promenades , nos champs, & jufqu'a 1'höpital-général, bourgeois de Paris. Avec cet argent, & ces pierres qui ont tari les carrières des environs, on auroit déja bati les quatre hópitaux que réclament d'une voix gémiflante & a moitié perdué Ia religion & l'humanité. Telle de ces forteretTes eft 1'emblême le plus parfait d'un vrai financier. Des pierres brutes en forment la bafe. Vers le milieu ces pierres prennent un certain poli. Des  c 363) armes, des foleils, des ornemens recherches décorent le fommet. Les planètes, les corps céleftes rétrogradent; 1'impöt a Paris avance & ne rétrograde point. La capitale porte la charge & la furcharge de dix rois décédés. Le fucceffeur en profite fans encourir le blame, & voila un impöt ineffacable. On diroit de la loi falique. Les agens du fifc y portent leur efprit extendeur, & des deniers fe métamorphofent en quarts de livres. Louis XIV, lors du dlxlème, dit en foupirant : Je n'ai pas le droit de mettre cette impofition. II difoit auffi en parlant des lettres de cachet : Je ne les établirois pas , mais je les ai trouvées en ufage, & je m'en fervirai. La reine mère, pendant fa régence , n'entendant rien aux affaires, fit préfent un jour des cinq groffes fermes a fa femmede-chambre, croyant que ce n'étoit qu'une bagatelle. Un bourgeois de Paris paie les trois  C 364 ) vingtièmes , les quatre fous pour livre, Ia capitation , 1'induftrie , le logement des foldats, le rachat des boues & lanternes; de forte qua bien prendre, il donne au moins, en y comptant les rëparations, environ le tiers du revenu de fa maifon. Faut-il s'étonner qu'il m'urmure un peu, & qu'il s'alarme de la moindre augmentation, quand il fait par expérience qu'il y a une force progreffive capable de dévorer le tout ? D'aifjeurs , comment ne murmureroit-il pas, en voyant diminuer fes revenus d'un cóté, tandis que de 1'autre il voit renchérir les denrées? Vin, fel, bois, chandelle, viande, 'draps, tout a doublé prefque de moitié depuis un petit nombre d'années. Auffi Ie malheureux ne fait plus fur.quoi fe rejeter. L'efprit de finance a tout envahi; il femble que l'efprit économique, qui s'efr annoncé comme le fauveur du peuple, n'ait fervi qu'a indiquer de nouvelle, routes i la rapacité linancière. II vicndra un temps oü tous ces •fprits verront a leur tour que la Bécémtl a auffi fes barrières & fes murs.  C 3 6; ) de bronïe, que le maltötier le plus intrépide ne peut franchit. Tout a fes bornes dans 1'univers; &la finance feuleprétendroit qu'il n'en eft point pour elle ? Elle aura beau invoquer la déeffe du tapis verd & les manes de 1'abbé Terray, chiffrer, calculer, compter les grains de fel que peut manger un homme dans un jour, combien de verres de vin il doit ou ne doit pas boire, pefer fon induftrie, examiner, fi ce canard étoit barboteur ou aéronaute, libre ou efclave, claffer la canaille de nos vins avec le nectar de nos dieux terreftres, faire payer la bure de Surène, de Fontarabie ou de Vaugirard,,,autant que les brillantes étoffes de Malvoifie, &c. &c. &c.; un jour la déeffe, 1'abbé, 1'infatigable plum'e calculante, la balance, Ia jauge, la rouane, le génie fécond de la finance, 1'avarice & la cupidité, tout cela fera en défaut; & cet heureux tapis verra tarir la fource de ces benignes influences auxquelles il doit fa verdeur & fa fraicheur éternelles. Graces a ce bel efprit financier, on ne  ( 3^ ) pourra bientöt plus payer qu'en or. Déja il nous eft impoffible de foutenir Ia concurrence avec aucune autre nation ; & fi Dieu n'y met la main, les Francais ne pourront bientöt plus vivre avec les Francais. Quand le commerce gêné n'a point fon étendue, il entre, il fort moins de marchandifes; Ia confommation eft foible : le gouvernement gagneroit davantage, en percevant moins. Un enfant fait un bouquet de la fleut de 1'arbre, fans s'embarraffer du fruit: voila 1'image de la douane. La moitié des habitans de la ville eft donc forcée au célibat; la plupart redoute une poftérité, dans la crainte de ne la pouvoir nourrir.  C 3*7 ) CHAPITRE DCCLXII. Le Cachot noir, n * VVn veut vivre jufque dans les cachots, puifque Ton vit dans le cachot noir de Bicêtre. L'homme privé de l'air, privé de la lumière, réfifte aux tourmens de la folitude, de 1'ennui & des ténèbres. II cherche encore, dans cet état des tombeaux, a échapper aux traits de la mort. Les douleurs n'éteignent point en lui 1'amour de la vie. Ifolé dans fon affreux cachot, il voit Pünivers circonfcrit a fon foyer humide & ténébreux ; & tout enterré qu'il eft, il a peur d'achever fa miférable carrière. Ces cachots fouterrains exiftent. Des piliers percés obliquement permettent au jour d'entrer; mais quel jour! Quand on fait fortir un prifonnier du cachot noir, il chancèle comme s'il avoit bu, dès qu'il eft  ( 3*8 ) a l'air libre. L'air pur 1'enivre; & c'eft 1'obfervation qu'on fit faire a M. Necker» lorfqu'il fe trompa fur la caufe de la titubation du malheureux. Les geoliers crient alors qu'il faut remettre le prifonnier dans un cachot un peu moins obfcur, afin qu'il ne perde pas la vie ; ce n'eft que par une gradation de cachots qu'il peut échapper a. la mort. Et ce cachot eft ordinairement une grace que 1'on fait a un criminel qui, dans fon fouterrain , ne jouit pas même en liberté de 1'efpace qu'il occupe , paree qu'il eft fouvent attaché a la muraille par une lourde chaine. Quelle grace ! En finifiant ce chapitre, je me fuis triftement convaincu qu'il y avoit encore quatre ou cinq prifonniers enfermés dans ces cachots, oü il faut defcendre avec des flambeaux, & oü il n'y a ni air ni jour. En ftyle de Bicêtre, on appelle ces malheureux, les cachotiers. Outre Bicêtre, Charenton, &c. la police a plufieurs maifons de force; elle en a fait une  ï 3*9 ) une du ehdteau Charollois k la NouvelleFrance, une autre a Montrouge. La plupart de ces emprifonnemens font hors de la loi; mais ils n'en font pas moins néeeffités fouvent par les circonftances , & ils deviennent un arrêt de familie. Les maniaques, les infenfés, les violens étourdis, &c. feroient une infinité de maux dans la fociété , avant que les loix ordinaires puffent les réprimer. L'abus eft tout a cöté de ce terrible pouvoir; mais auffi, que de déüts qui exigent tout a la fois une force réprimante & de la célérité! CHAPITRE DCCLXIII. Queues trainantes. Rien de plus léger, de plus élégant, de plus jeune que la parure aétuelle des femmes; & cependant vous retrouvez k la cour les queues trainantes du fiècle de Tome IX. ^ a  ( 370 ) Louis XIV. Ces queues me rappellent ces moutons indiens dont on eft obligé de voiturer les-énormes queues dans un chariot qui les fuit èxprès. Nos duchefies marchent fur Ie parquet avec ces longues robes, tandis que tout Ie refte de la parure eft abfolunient changé. Pourquoi a-t-on retenu cette queue de deux aunes, balayant Ia poufl lere derrière elles , s'il y en avoit routefois fur le parquet foulé journellement par la cour ? Mais il y a le maitre pour les révérences de préfentatión, 11 faut apprendre a faire des révérence? a reculons, & a rejeter adroitement la queue rrainante avec le talon. C'eft un exercice qu'on fait d'avance a plufieurs reprifes , devant un grand miroir, & avec le plus grand férieux. O men cher Rabelais! voici que le maitre des révérences fait le roi. On lui prend la main & on s'incline devant lui ; mais on ne la baife pas. On baife celle du roi, quind il ne daigne pas embraffer la préfentée; ce qu'il fait le plus fouvent, car les rois de Trance  C 371 ) font très-galans. I!s embraffent céréfflo* nieufement la laideur ainfi que la beauté, O complaifance vraiment grande ! L'habit de cour exige que les femmes a dans les jours de préfentation, aient les épaules découvertes. C'étoit jadis un beau fpeótacle 5 il a changé depuis. L'ambitiön nourrilToit alors Tembonpoint des femmes , & fembloit augmenter leur fraïcheur. On diroit aujourd'hui que cette même ambition les defsèche & les amaigrit: les travaux de la cour femblent leur avoir enlevé ces attraits rebondis qui diftinguoient leurs aïeules, air.ii que 1'attcftent leurs portraits; mais il eft décidé, depuis trente ans, qu'on laiffera a la bourgeoifie les témoignages de la pleine fanté, & qu'on n'en offrira qu'une épuifée, ou a demi éteinte. Que ne voit-on pas a la cour entre les femmes préfentées ! que de rivaütés fous cet air de concorde ! que de débats plaifans! que de combats finguliers ! En voiciun du temps de la régence, lors de la querelle entre la nobleffe & les ducs. Ces derniers A a 2  c 372 ) avoient obtenu Ia permiflion de s'affembler au Palais-Royal, pour conférer de leurs affaires. La nobleffe s'affembla d'abord dans le cloitre des Cordeliers, & bientót il» obtinrent une falie des moines. Cela fut repréfenté au régent, qui défendit de s'affembler. On continua ; & ce fut a cette occafion que M. de Beaufremont & autres furent mis a la baftille. Aux bals pour Pinfante, & a celui de Verfailles, comme les gentilshommes de la chambre étoient ducs, toutes les duchcffes avoient été piacées au haut bout, fans difcontinuité. Chez le régent elles furent alternées avec la nobleffe. A 1'hótel-de-ville elles s'étoient entendues pour arriver les premières & enfemble; & ainfi elles furent piacées au haut bout fans difcontinuité. Madame de Beaufremont, & madamede Sabran qui étoit de la maifon de Foix, firent le róle de grenadiers de la nobleffe. Elles arrivèrent enfemble, & avancèrent jufqu'aux trois quarts de la rangée des ducheffes. Celles-ci fe levèrent, Sc  ( 573 ) quand les autres fe trouvèrent vis-a-vïs les ducheffes de Saint-Simon & d'OIonne, elles prirent occafion de les faire tenix debout, e» leur faifant compliment fur leurs robes ; puls tout d'un coup elles fe güfsèrent entr'elles & leurs chaifes, ou elles s'aflirent, en leur difant qu'elles pouvoient aller au bout. Quant a elles, elles reftèrent dans les places dont elles s'étoient emparées; de quoi madame d'OIonne pleuroit grandement devant tout ce monde a & toutes les ducheffes s'en allèrent. CHAPITRE DCCLXIV. Le Deficit. Mot nouveau dans notre langue, & triftement naturalifé. II préfente 1'image d'un abyme obfcur , & il ne fait naitre que des coguations vagues & ténébreufes; mais Aa 3  C 374 ) enfin rEfpérance avec fon ancre eft toujours la qui nous montre le port, en nous promettant d'y furgir le vaiffeau de 1'Etat. II ne nous faut qu'un homme qui connoiffe nos facultés, & qui fache les mettre en ceuvre. Enfin la nation affemblée peut réparer les maux de la nation ; elle a incontefhblement les lumières & fur-tout ia générofité propres a cette régénération. Le déficit, la recette, la dépenfe, la réforme, voila les mots avec lefq'uels on bataille aujourd'hui dans toutes les fociétés, & chacun y loge une idee toute différente de celle de fon voifin. Le déficit eft un mal fous un certain rapport; il eft un bien fous un autre : il tempère les fougues de 1'autorité, & privé d'aümens les erreurs ambitieufes ; il éveillera 1'honneur national; il commundera tous les facrifices néceffaires ; il fanctionnera la foi publique; il nous donnera une conftitution, car toutes les vérités fe tiennent par la jnain ; il ne nous faut que bien trouver la première, & le corps politique, robufte3  ( 37S > mais malade , rcprendra force , grandeur Sc vie , & toute fa confidération au dehors. Felix culpa ! On peut bien croire que le Parifien n'a point tari en plaifanteries fur le déficit; mais en plaifantant il penfe 8c raifonne: autrefois il plaifantoit & penfuit peu. A quelle fomme re'elle monte le déficit? Demandez-le a tous les confeffeurs; ils vous diront que dans toutes les confeftiors des bons chrétiens , 1'aveu complet du gros pêché n'arrive pmais qua Ia fin. Voulons-ncus augmenter nos libertés. civiles 8c poütiqucs, payons, & payons largement. Un peuple qui paie généreufement & grandement, eft toujours libre; mais ecmment Lire entendre cela a la tourbe des efprits ? Moins un peuple paie, moins il eft en état de fe défendre ou de fe prémunir contre la volonté terrible des fouverains. Plus 1'impöt eft fort, moins 1'efclavage eft a redouter. Le tribut large & permanent fera toujours le gage de la dignitê A a ^  '( 37* 5 d'une nation ; 1'avarice des citoyens eft ce qui tue leur liberté; payons la dette nationale, & nous aurons une patrie. CHAPITRE DCCLXV. Réforme. Edït du roi, donné a Verfailles, au mois de mai 1786, regiftré en la chambre des comptes, regiftré en la cour des aides, portant fuppreffion des charges de Capitains des levrettes de la chambre du roi, & des lévriers de Champagne. J'ignorois que la Champagne avoit des lévriers, que ces lévriers étoient enrégimentés, & avoient auffi leurs capitaines, & que leurs femmes, les levrettes, étoient a Verfailles. J'ignorois que le roi de France fe crut  ( 377 ) aflujetti a rendre compte a fon peuple de la fuppreffion d'un chef ou fous-chef de chiens, & qu'il fut obligé de faire paffer cette fuppreffion par-devant plufieurs cours fouveraines. Un le'vrier coüte a nourrir huit fous par jour, C'eft plus que la paie d'un foldat. Fin du Torne neuvième.  TABLE DES CHAPITRES CoNTENUS dans ce VoLUME. Chap.DCLXXV. Les Enragés. page x Chap. DCLXXVI. De la Cour. 6 Chap. LCLXXVII. Suite du précédent, if Chap. DCLXXV1II. Le Chantre de Reims. 19 Chap. DCLXXIX. Atombeau ouvert. 20 Chap. DCLXX.X. Porte chaije d'affaires. 21 Chap. TCLXXXI. Confeil dEtat. 23 Chap. DCLXXXII. Petits Appartemens du Roi. ^ 28 Chap. DCLXXXIII. Département deParis. 3a  C 379 ) Chap. DGLXXXÏV. Le Grand-Ckambellan, 38 Chap. DCLXXXV. Chercheurs de la Pierre philofophale. 40 CHAP. DCLXXXVI. Démonfiration du déluge univerfel. s° Chap. DCLXXXVII. SinguUrités. 52 Chap. DCLXXXVlll.Ex-voto. 5S Chap. DCLXXXIX. Jeudi-faint. n Chap. DCXG. Étiquette. . yp Chap. DCXCI. Cérémonial. 75- Chap. DCXCIL LAnacade. 80 Chap. DCXCIII. Indécordes Femmes. 82 Chap. DêXCIV. Maiire des Requétes. 8y Chap. DCXCV. Bureaucratie. 03 Chap. DCXCVI. Les Cent-Suiffes au bal. p5 Chap. BCXCVII. Te Deum. 08 Chap. DCXC VIII. Le Mariage de Figaro, 100  ( 58o ) Chap. DCXCIX. Difi ours ft&ndaleux. 101 C ap. DCC. D'un Arrêt du Confeil. Chap. DCCI. Habit noir. Bas blancs. 107 Chap. DCCII. Marbres. til Chap. DCCIII. Intéreffés dans les Affaires du Roi. 114 CHAP. DCCIV. La Place de Paris. 116 Ch ap. DCC V. Place de Henri IK 118 Chap. DCCVI. Donjon de Vincennes. 121 CHAP. DCCVII. Fouquet. 128 Chap. DCCVïII. Réverbères. 133 Chap. DCCIX. Champignons. 13; Chap. ÜCOX. Printemps. 138 Chap. DCCXI. Chanjbnnier. 140 Chap. DCCXH. Cinq Janvier ij5j. 141 Chap. DCCXIII. Caffette. 147 Chap. DCCXIV. Saignée. i;o Chap. DCCXV. Paviüon de VInfante. ij4 Chap. DCCXVI. Tavaïolle. 16®  c 3815 Chap. ÖCCXVLÏ. Mélange des individus. Chap. DCCXVIII. Femmes dAnifans^ depethsMarchaids. Chap. DCCXTX. L Chap. DCCXXXIV. VAüét J!s Veuves. 2;o Chap. DCCXXXV. Hóteldes Monnoies. ara Chap. DCCXXXVL Fauxbourg SaintAntoine. 258 Chap. DCCXXXVII. Le Fré Saint- Gervais. 260 Chap. DCCXXXVIII. Trés-haut & trèspuiffant Seigneur. 262 Chap. DCCXXXIX. Whiski. 266 Chap. DCCXL. Orthographc du beau monde. 270 Chap. DCCXLI. Milles. 273 Chap. DCCXLII, La Foire aux Jambons. 2.7 S CHAP. DCCXLIII. Rumeurs thédtrales. 270 Chap. DCCXLIV. • Fait pour aller d tout. 287 Chap. DCCXLV. Abus de la fociété. 288  ( 3^3 ) CHAP. DCCXLVI. Place du Louvre, Chap. DCCXLVII. Pdcé 'Jimpn^ Chap. DCCXLVIII. Tueries. ^ Chap. DCCXLIX. Signalement. 306 Chap. DCCL. ■ Manufadure royale des glacés. 312 Chap. DCCLT. Rue Viviem^ Chap. DCCLK. Cimépièrefermé.^ Chap. DCCLIII. LesdeuX chaifes de pofle. 32Ó Chap. DCCLTV. Collier. o28 Chap. DCCLV. ïmprimerie. 33I Chap. DCCLVF. Saint-Cloud. 5?, CHAP. DCCLVII. Tueurs de chiens. 342 Chap. DCCLVIIL Tragédifles. & Chap. DCCLIX. Bénéfices. * Chap. DCCLX. F^i/fc,. ^ •Chap. DCCLXI.  I 384 5 Chap. DCCLXII. Le cachet noir. 367 Chap. DCCLXIII. Queues trainantes. Chap. DCCLXIV. Le Déficit, 373 Chap. DCCLXV. Réforme. 376* Fin de la Table.