01 2579 868b  (E U V R E S J. J. ROUSSBAtL T O M E D O ü Z I É M E,. D E     SUPPLEMENT A u x; a Madame Bourette. • 100 . a M. M*<*. - 101 . h M, Vtf'nèi • • 101 a M düffreville. • I04 a M Huber. IIa a Mrs- de la Sociéti Eeconomique de Berne • „ h M. M**\ • • 118 , ito 'pw au mime. •  DES LETTRES. iij LeTTrp au même. . , Pag. uj ■ h M. de Gingins de Moiry. . 125; a Af. Af***. . . i2(5 ■ a Madame Cramer de Lon. . 127 1 a M de Givgins de Moiry. . ibid. ■ a Mytord Marécbal. . . 129 a Af*** » , 130 " & M de Montmoilin. . . 131 -. •. d Midame ***. , .• CüNVERSATioNde Af i« Voltaire avec un de fes Ouvriers du Comté de Neuf. cbdtel. . . 14a Lettre d Af. de Montmoilin. , 143 - » —— . i4g - d Af. o"e Loifeau de MauUon. 148 1 d Afi/e è'lvernois. . . 1 a Af. Watelet . . ibrcL T d Af. /e Marécbal de Luxembourg, cm- tenant une Defcription du Val de Travers. . . rst " - au même. contenant la fuite de la mime Defcription. r 170 ■ ' - d Af. David Humt. , r8ff d M. l 1 x8ï ■ ,, j> Af. de ***. . 194. ■ d Af & £. rpy. » a M D. R. : ; rpf *-»' '■■ « Afy.'ws1 Marécbal. , *oï f »  1V T A B L E Lettre a Madame de ***• . H*** 9°S _ a M.Favrt, premier Syndic deGeneve.107 ^ M. Ufteri, ProfeJJeur- a ZuricL 208 > _, d Af de M***« • 21S ^ a M G. Lieutemnt-Cólonel. .• M+ ~~ I hM.l.D L. d. (V. ■ *** h aa Pn'nce Loafc de Wirttmherg.. 216 _ è Madame de B. , • 233 „ a M, l'4> de ***. • • 234- . au mimet. - * • 2 3^ _ au même. . • •» ■ _ 24° 1 au mi-mei i> 2A^ 4 M ***.. * , i'lf. RoiriilliK ï ■ 25° ».— d M. P***. • i d Af. «• P. £• -S- * ? 25*' — d A/y/oni Marécbal. 256' » au 5»^?«e. . <• f 1 » au même.. • .. 2Ót d M. X » 1 •■ 263 . d'Af/fe. d. Af. - li 2<5S; ., d /a mime, '• • •• 273 ... d Mie, G. en lui envoyant un lacet. 277 . . d M. de P. . - 2?9< . d Af. 1. P. d. W. l • a8i — d Al ***. * • 2g3 - d Af de .Cbamfort). % »• 2 8°" m s M. .. I  DES LETTRES. * Iettre o Mylord Marécbal Pag. 293 ■1 a Madame la C. de B. , 295 » a M. Butta-Foco. , .2 99 «■ au même.. » .. , 304 »■ ' ■ au même^ „ 308 ■ au même. • , . 312 • d M. de C***. ... . 3iö •n a M. D***. i , 318 "~ d Af. HirzeU .. . 321 r d Af.' Duclos. .. ibid. " d Mylord Marécbal. . 324 ———■ d Af. Abauzit. . . 327 1 d Af. Z>***. «, ibid; 1 d M. de Montmoilin. . 330 ' ■ d Af. de * * * , au /u/et d'un Mimoire en faveur des Proteftans de France. 332 - d Af. D. . , 334. ... d Af de. la C. de *** . 338 ■i d Madame la M. de V., . 340 ' a M. D. . . ;, 344 ■ au Lord Marécbal d'Ecoffe. . 347 — ■■■ a J[f's. de Luc. . . 34.9 ■» » d Af. Meuren. „. 350 » d Af. de P. : . I. 351 • a Af. de C. P. d ^. . 352 —— d Af. Clairauti l. . «353 ' ' a Af. Af***. ; 354 — 1 a M. Mturott. . .. 356.- * 3; ,  V» T A B L E Lettre o Monfieur le Profejfeur de MonÜ mollin. • Pag- 357 , a M. D. • • 358 . , d M. U Profejjeur de Felice. . 360 .. d M. Meuren, . • 3<5i . au Confiftnire de Motiers. • 363 d M. D***. - ' 3,5 ■11 d Mylord Marécbal. • • 369 ■ 1 a M. d'IvernoU. • • 37 ^ ■ è MHe G... • 374 - ■ d M. Meuron. k M. D. . • 377 - au mime. . • 1 K* - au mime. • • 37 . a M. d. L C • ib,J' . d M. T>. . ^ 3«3 p au même. • • * _38+ - £ M. David Hume. d M. d'lvernois. • » au même. ■— ou mime. • 3 —— d M. Hume. • * lbKf' » ■ au même. 1 A MyJoi-i ***■ • , 392 d i'rateur du St. ?a>»« Cbrmicle. 393 . d Lord ***. • V 39* i d Mie. de Luze. - • 397 —— è M, U Général Omwsy. - *°*  DES LETTRES. yii Lettre d M. Hume. . pag 403 ■ a M Davenport , , 404 ■ « Mylord Marécbal . . 405 , au même. . . .408 .1 au même. . , , ■ au même. . . , , 4H » d Madame de ***. , 413 d Dewes . . 418 d Mylord Marécbal. . 419 - d M. le üuc de Grafften. . 421 - d M. Guy. . . 422 - d Mylord Marécbal. . . 424 ■ d Af. Granvilie. . 425 - d Mylord Marécbal. . . 427 «1 d Af. /e Général Conway. . 429 ■ d Mylord Comte de Harcourt. . '-431 ■ d M. S. J ., Cbirurgien. . 432 .1 d ^'n-iafflf /a M. de .... 434 , d AWe. Dtwes. . % 437 - d Af d'Ivernoti. . . 438 ■ wjè'we. . . 441 & M. D. . . 445 ■ au même, . . 446 m au même. . . 451 — « Mud m ■ la Frifidente de Verna. 454 —— d M l. C d. L. . . 455 " d M du lieüoy. . .460 !J au mime. . » 464  -ÏIt TABLE DES LETTRES. Lettre a M tl. M> - ^g. 47t . au meute • ■• * * au méme. - - 480 - d Madame B. ■. • *85 _ . a la même, s — - * 4^ J d ia n^rae. - ' 489 « - d ia me me. ' A la même. ______ d la même. _____ d /a même. • * -*01 a M • 5°* _• Madame de T***. • • 5o8 ^ d Madame....- • • 518 LET-  LETTRES D E y. y. rousse^u. Ie' L e t t r b a M. Philopolis. os voulez, Monfieur, que Je vous réponde, puifque vous me fa'tes des queftions. II s'agit, d'ailleurs , d'un ouvrage dédié i mss concitoyens; je dois en le défendant jufiifier 1'honneur qu'ili m'ont fait de 1'accepter. Je laiffe a part dans votre Lttre ce qui me regarde en bien & en mal, paree que 1'un compenfe 1'autre a peu prés , qUS j'y prendspeu d'intérêt, le public encore moins, & que tout cela ne fait rien a la recherche de la vérité. Je commence donc par le raifonnement qua vous me propofez , comme effentief k h queftion que j'ai tacbé de réfoudre. L'état de foeété , me dites-vous, réfulta immédiatement des facultés de 1'homme & par conféquent de fa nature. Vouloir que 1'homme ne devlnt point foc able, ce feroit donc vouIoilqu'il ne fut point homme, & c'eft attaquer I'ouvrags de Dieu que de s'élever cjntre la fociété humaine. Permettez-moi , Monfisur , de vous proper a Lettres. ^  2 Lettres de „ion tcur me difficulté avant de réfoudre la vSflre. Je vous épargnerois ce détour, fi je ccnnoiflbis un chemin plus ffir pour aller au but. SuteosoNS que quelques favans troüvaflent un jour le fetrct d'accélérer la vieillefle, & 1'art d'engager les hommes a fare urage de cette rare découveite. Perfuafion qui ne feroit peut-être pas fi difficile a produire qu'elle paroit au prtmlet afpeft ; car la raifon, ce grand véhicule de toutes nos fottifes , n'auroit garde de nous manquer a ceUe-cL Les philofophes fuitout & les gens fenfés, pour fecouer le joug des paffions & goüter le précieux repos de 1'ame, gagneroient a grands pas Vage de Neftor, & renonceroient volontiers aux defirs qu'on peut fatisfaire, afin de fe garantir de ceux qu'il faut étouffer. II n'y auroit que quelques étourdis qui, rougiffant même de leur foibltffe , voudroient follement refter jeunes & heureux, au lieu de vieillir pour être fages. Süpposohs qu'un efprit fingulier , bizarre, & pour tout dire, un homme a paradoxes, s'avisat a^ors de rtprocher aux autres 1'abfirrdité de leurs maximes, de leur prouver qtfils courent a la mort en cherchant la tranquillité , qu'ils ne font que radoter a force d'être raifonnables; & que s'il faut qu'ils foient vieux un jour , ils devroient tacher au moins de 1'être le plus tard qu'jl feroit poffible. Il ne faut pas demander fi nos fopr.ilte» eraignant le décri ds leur ajcane, fe hattroient  J. ]. R 0 ü S S E A UV S d'interrompre ce difcoureur importun. „ Sages „ vieillards," diroient-ils a leurs feftateurs, „ re„ merciez le ciel des graces qu'il vous accorde, & „ félicitez-vous fans cef& d'avoir fi bien fuiyi „ fes volontés. Vous êtes décrépits, il eft vrai, " langulffana, cacochymes; tel eftle fort iné'/ita"t ble de l'homms , mais votre entendement eft fain; vous êtes perdus de tous les membres, '' mais votre tête en eft plus libre ; vous ne ' fauriez agir , ma's vous parlez comms des oracle^; & fi vos douleurs augmsntent de jour ',; en jour, votre pbilofophie augmsn» avr«:elles Plaignez cette jeunefle impétueu e, quefabrutale ' fanté privé des biens attachés a votre fo.bleffi,. Heureufes infirnrtés qui raffemblent autour de vous " tant d'habiles pharmaciens fournis deplus dedro" Eues que vous n'avez de maux, tant de farans " médecins qui connoiff.nt a fond votre pouls. qui favent en grec les noms de tous vos^rhumatlnés tant de zélés confolateurs & d'hér.tiers " fidelles qui vous conduifent agréablement a " votre derniere heure, Que de fecours perdus " pour vous, fi vous n'aviez fu vous donner les " maux qui les ont rendus néceffaires!" NEpourons-nous pas imaginerqu'apoftroptant enfu'te notre imprudent avertuTeur, lui P-ri* roient a psu prés ainfi: Cessez, déclamateur téméraire, de ten r „ ces difcours impies. Ofez-vous blamer alnii la „ voionté de «lui qui a fait le genre hara-w ? u tW A 2  4 I. Ë t t r e » n E „ de vieilleffs ne découle-t-il pas de la ccnnVtution de I'homme? N'eft-ii pas naturtl a 1'homme de vieilUrV Que fakes-vous donc dars vos difcours féditieux, que d'attaquer une loi d; la nature & „ par conféquent la volonté de fon Créat;ur? „ Puifque 1'homme vieillt, Dieu veut qu'il vieilliffe. Les fa:fe font-ils autre chofe que 1'expresfion de fa volonté? Apprenez que 1'homme jeune n'eft point celui que Dieu a voulu faire, & qua pour s'emprefllr d'obéir a fes ordres il faut fe „ hater de vieillr." T o u t cela fuppofé, je vous demande, Monfieur, fi. I'homme aux paradoxes doit fe taire ou répondro, & dansce dernier cas, de vouloir bien m'ind.'qutr ce qu'il dok dire; je tachtrai de réfoudre alors votre obje&ion. p u i s q u e vous pvétendez m'attaquer par mon prrpre lyttêfaö, n'oubliez pas, je vous prie , que felonmoik fociété eft naturelle a fefpece humaine, comme la décrépitude a 1'individu , & qu'il faut des arts, des lox, des gouvernemens aux peupUs,, «mme il faut dts bequill.s aux vieillards. Toute (a différer.ce eft que 1'état de vieilleffe découle de ja feule nature de I'homme, & que o.lui de fociété découle de la nature du genre humain; non pas iaiméJiatement comme vous le dites, mais feulement cjmme je 1'ai prouvé, a 1'aidede certaines ciiconj fta.xes cxtérieures , qui pouvoient être ou n'ctre paüj ou du moirs arriver plus tot ou plus fard, & par conféquent accélérer ou ralentir le progr^.  J. J. R o V S S e a u. f Plufieurs même do ces circonftances dépsn'dent de' la volonté des hommes ; j'ai été obligé , pour établir une parité parfa'te , de fjppofer dans1'individu le pauvoir d'accélérer fa vieillelTe, comme Fefpece a c.Lui de retarJer la fienne. L'état de foc'été ayart done un t^rme extréme, auquel leshommes font les maitrcs d'arriver plus tót ou plus tard, il n'eft pas inutile de leur mor.trer Ie dangeï d'aller fi vite, & les mifcres d'une condition qu'iisprennent pour la pc'rfeflion de 1'efpcce. A l'énumér tion des maux dort les homrne.fort accablés & que je foutiens être leur propre ©uvrage, vous m'affurez, Leibnitj & vous, que «out eft bien, & qu'ainfi Ja providenc; eft juftiliée.J'étois éloigné de croïre qu'elle etit befoin pour' fa juftification du ftcours de la phiiofophie Leibnitzienne, ni d';r.;cune autre. Penfez-vous férieu» fcrflgrit, vous-même, qu'un fyftême de phiiofophie,. quel quM foit, paiffe être plus irrépréhenfible' que1'univtrs , & que pour difcuip^r la providenee, les argumens d'un philofcpie foient pius convain» cans que les ouvrages de Dieu ? Au refte, nier que le mal exifte , eft un- moyen jEurj commoded'excafer 1'auteur du mal. Les Stoïcijns fe font autr-fois rendus riJicules a meilleur rnarcbéSelon Leibnitz & Pope, tout ce qui eft, eft bien. S'il y a des focécés-, c'eft que le bien; général veut qu'il y en ait; s'il n'y en a point, Ie bien général veut qu'il n'y en ait pas ; & fiqjelqu'un perfuadoit aux hommes de xetourner A 3  6 Lettres de vivre dans les foiêts , il feroit bon qtfiü y retournaffent vivre. On ne doit pas appbquer a la nature des chofes une idéé de bien ou de mal «,u'on ne tire que de leur. rapports , car elles peuvent être bonnes relativement au tout, quoique mauvaifes en elies-mêmes. Ce qui concourt au bien général, peut être un mal particulier, dont ü eft permis de fe déüvrer quand il eft poffible. Car fi ce mal, tandis qu'on le fupporte, eft uule au tout , le bien contraire qu'on s'efforce de lui fubftituer, ne lui fera pas moins utile, fitót qu'il aura lieu. Par la rr.ême raifon que tout eft bien comme il eft , fi quelqu'un s'efforce de cbanger l'état des chofes, il eft bon qu'il s'efforce de les changer ; & s'il eft bien ou mal qu'il réuffiffe, ceft ce qu'on peut apprendre de 1'événement feul & non de la raifon. Rien n'empêche en cela que le mal particulier ne foit un mal réel pour celui qui le lbuffre. II étoit bon pour le tout que oious fuffions civilifés, puifque nous le fommes; mais il etit certainement été mieux pour nous Je ne pas 1'être. Leibnitz n'eüt jamais rien tiré de fon fyftsms qui püt combatcre cette propofition; & il eft clair que 1'optimifme bien ent=ndu, ne fait rien ni pour ni contre moi. Aussi n'eft-ce ni a Leibnit; ni a Pop3 qua j'ai.a répondre, mais a vous feul qui, fans diftinguer le mal univerfel qu'ils nient, du mal particulier ou'ils ne nient pas, prétendez que Ceft affez qu'uné chofe exifte pour qu'il ne foit pas permis  J, J. R o u s s i a v. 7 de defirer qu'elle exiftlt autrement. Mais, Monfieur, fi tout eft bien comme il eft , tout étcit bien comme il étoit avant qu'.l y eüt des gouvernemens & des loix; il fut dorc au moins fuperflu de les établ'r, & Jean-Jaques alors, avec votre fyftême, eüt eu beau jeu contre Pbilopolis. Si tout eft bien comme il eft, de h maniere que vous 1'entendez, a quoi bon corriger nos vices, guérir nos maux, redrefler nos erreurs ? Que fervent nos chaires „ nos tribunaux , nos académies? Pourquoi faire sppeller un médecin, quand vous avez la fisvre? Que favez-vous fi le bien du plus grand tou: que vous ne connoiflez j>as , n'exige point que vous ayez le tranfport, & fi la fanté des habitans de Saturne ou de Sirius ne fomTriroient point du ré:abliiTiment de la vö:re ? Laiffez aller tout comne il pourra , afin que tout aille toujours bien. Si tout eft le mietix qu'il pent ètxei vous devez blamer tou'e aftion quelconquei car toute action produit nécelfiirement quslque changement dans l'état oii font Ls chofes , au moment qu'elle fe fait i on ne peut donc toucher a rien fans mal fa;re, & le quiétfne le plus parfait eft la feule venu qui refte a rbomme. Enün, fi tout eft bien comme- il eft, il eft bon qu'.l y ait des Lapons , des Efquïmaux , des Algonquins, des Chicacas , des Caraïbes , qui fe paffent de notre police , des Hottentots qui s'en moquent, & un Genevois qui les approuve. Lsibnitz luiisêflie conyiendroit de ceciA 4  f LïTTEES bb L'homme, dites-vous, eft tel que 1'exigec/r k place qu'il devoit occuper dans 1'univers. Mais ks hommes different tellemert fclon les tems & les lieux, qu'avec une pareille logique on feroit fojet a tirer du particulier a luniverfel des conférences fort contradictoire* & fort pen concluanfes. 11 ne faut qu'une meur de géogijphie pour bouleverfer toute cette prétcndue doctrine, qui &m ce qui doit être de ce qu'on voit. C't-ft i faire ■ aux caftors , dira 1'Indien, de s'enfouir dans des tanieres ; I'homme doit dormir a 1'air dans un hamac fufpendu 'a, dts arhres. Non, non , diia le Tartare, l'homme eft fait pour coucher dans un chariot. * Pauvres gers, s'écrieront nos Philopolis d'un air de pitié, ne voyez-vous pas que l'homme eft fait pour bkfr des villes! Quand il eft queftion de raifonner fur la nature humaine, le vrai philofophe n'eft ni Indien , ni Tartare , ni de Geneve, ni de Paris, mais il eft borrme. que le finge foit une bé\e , je le crois, & j'en ai dit la raifon; que 1'Orang Outang en foit une auffi , voila ce que vous avez la bonté de rnapprendre, & j'avoue qu'après les faits que j'ai cités, la preuve de celui-la me fembloit difficile. Vous' philofophez trop bien pour prononcer lar deffus auffi légérement que nos voyageurs , qui s'expofent quelquefois, fans beaucoup de facons , a mettre leurs femblables au rang des bêtes. Vous obligerez donc fürement le public, & vous inftruirez même les naturaliftes, en nous apprenant les moyens  J. J: B. e u s s e a< *. s> roeyens que vous avez employés pour décider cate queftion. Dans mon Epitre dédicatoire, j'ai féh'oité msi patrie d'avoir' un des meilleurs gouvernemens qui puflent exifter. J'ai prouvé pans le Difeours qu'ïli dtvoit y avoir tiès peu de bons goaverüemens-:■ je ne vois pas oü' eft-' la contradiclion que; vous: lemarquez en cela.- Mais comment favez • vous-,. Monfieur, que j'irois vivre dans' les bois , fi ma fanté me le permettoit, plutót que parmi mes' concitoyens, pour lefqtiels vous connoiiTez ma- ten* dreffe? Loin de rien dire de femblable dans mon ouvrage, vous y avez dü. voir des raifons tiès»fortes de ne point cboifir ce genre de vie. Je. fens tropen mon particulier combien peujepuiame palier de v'rvre avec des ho.nmes auffi corrom» pus que moi, & 'e fage n è ne , s'il en eft,- n'ira pas aujourd'hui'rtchcrcher le bonheurau fond d'un défert. 11 faut fixer, quand on le peut, fon féjouii dans fa patrie pour 1'aimer & la fcrvir. Heureux. celui qui, privé de cét avantage, peut au moins vivre au fein de 1'amitié dans la patrie commuEe du genre humain, dans eet afyle immenfe, ouveit a tous les hommes; oü fe plaifent également-I'aus? tere fageffe óc Ia jeunefie folatre; oü regnent Yharamité , 1'hofpifalité , la douceur , &- tous- les charmes d'une fociété facile; cü le pauvre- trouve • encore des amis, la vertu des eremr^es-qgUl'Snii ment, & la raifon des guides qui 1'éclarentt GSfll futce grand. théatre de la fortune, duivice 4 5  ,l0 Lettres de quelquefois des vertus, qu'on peut obferver avec fruit le fpeftacle de Ia vie ; mais c'eft dans foa pays que chacun devroit en paix achever la fienne.' Il me fenble, Monfieur, que vous me cenfurez bien gravement, fur .une réflexion qui me parelt trés jufte, & qui , jufte ou non , n'a point dans mon écrit le fens qu'il vous plait de lui donner par Vaddition d'une feule lettre- Si la nature nous a dejlinés a être saints, me faites-vous dire, f"fe prefque affurer que l'état de réflexion eft un état co-are nature fcf 3»« l'homme qui médite , eft un animai dépravé. Je vous avoue que fi j'avois ainfi confondu la fanté avec la fainteté, & que la propofition füt vraie , je me croirois tiès-propre a devenir un grand faint moi-même dans 1'autre monde, ou du moins a me porter töujours bien dans celui - ci. Je finis, Monfieur, en répondant a vos trois dernieres queftions. Je nabuferai pas du tems que vous me donnez pour y réfléchir ; c'tft un foin que j'avois pi is d'avance. Un homme ou tout autre être fenfible qui n'auroit jamais connu la douleur , auroit-il de la pitié, fc? feroit-il ému a la vue d'un enfant qu'on égorgeroit ? Je réponds que non. Pourquoi la populace, ct qui Rouffeau accorde une Ji grande dofe de pitié, fe repait-eile avec tant d'avidité du fpeiïacle d'un malheureux expirant fur la roue ? Par la même raifon que vous allez pleurer au tbeatre & voir Seïde égorger fon pere, ou Thyefte boire le fang de fon fils. La pitié eft ua  J. j. R o u s s E A u. ii fentiment fi délicieux, qu'il n'eft pas étonnan.t qu'on cherche a 1'éprouver. D'ailleurs, chacun a une curiofité fecrette d'étudier les mouvemens de la nature aux approches de ce moment redounble que nul ne peut évit-r. Ajoutez a cela fs piaifir d'étre pendant denx mois 1'orateur du quartier & de raconter pathétiquement aux voifins la belle mort du dernier L'affeüion que les femellèP'des anhmux témoignent peur leurs petits, a-t-elle ces petits pour objet, eu la mere ? D'abord la mere pour fon befoin , puis les petits par habitude. Je 1'avois dit dans le Difcour,;. Si par hafard c'étoit celle - ci , le bien-être dei petits n'en feroit que plus ajjuré. Je le croirois ainfï, Gependant cette maxime demande moins a être étendue que refierrée ; car , dès que les pouffins font éclos, on ne voit pas que la poule ait aucun befoin d'eux, & fa tendrefle mattrnelle ne Ie cedé pourtant a nulle autre. Voila, Monfieur, mes réponfes. Remarquez , au refte , que dans cette affaire, comme dans celle du premier Difcours, je fuis toujours Ie monftre qui foutient que l'homme eft naturellement bon, & que mes adverfaires font toujours les honnêtes gens qui, a 1'édification publique, s'efforcent de prouver que h nature n'a fait que des fcélérats. J e fuis, autant qu'on peut Pécrè de qaelqu'ua qu'on ne connoit point, &c A 6  ï.2 Lettres de. IIC. Lettre * M** *. (a) Le voila , Monfieur , ce- miférable radotage»' que mon amour-propre humilié vous a fait fi longr tems attendre, fautsj^fentir qu'un amour-propte hsaucoup plus, noble devoit m'apprendre a fur monter celui-la, Qu'importe que-mon verbiage vous paroiffp miférable, pourvu que je fois. content du fentiment qui me 1'a difté, Sitót que mon meilleur ét-at m'a rendu quelques forces, j'en ai profiti pour le relire & vous 1'envoyer. Si vous avez le courage d'alier jufqu'au bout, je vous.prie après cela de vouloir bien me le renvoyer, fans me rien. dire de ce que vous en aurez penfé , & que je comprends, de refte. Je vous falue ,. Monfieur > & vous embraffe de tout mon cceur.. A Moncvuirijle 25 M«rs 1769. A Rourgoia, le 15 Janvier 1769.. Je feas, Monfieur, 1'inutilité du devoir que ja: remplis en répondant a. votre derniere lettre : mais. c'eft'un. devoir enfin que vous m'impofez & que je0 rempfis de bon coeur , quoique mal, vu. les,., 4ftractions de l'état oü je fuis. CJette Ltt^re fert d'envoi a ccüe quifui.t,.  j. j; B. o u s s- e a u. £3 Mon deffein, en vous difant ici mon opinion Air les princ'paux points di votre lettre, eft de vous la dire avec fimpliclté & fans chercher aV vous la faire adopter. Cela feroij^ contre mes principes & mê.ne contre mon goüt; cir je fuis jufte, & comme je n'aime point qu'on cherche i me fubjuguer, je ne cherche non plus a fubjuguer .perfonne. Je fais que la raifon commune eft trèsbornée; qu'aufiïtot qu'on fort de fes étroites limites, chacun a la fienne qui n'eft propre qu'a Int; que les opinions fe propagent par les cpinions, non par Ia raifon, & que quiconque cede au raifonnement d'un autre, chofe déja trés - rare, cede par préjugé, par autorité, par affeftion, par pareffe; rarement, jamais peut-étre, par fon propre jugement. Vous me marquez, Monfieur, que Ie réfultat da vos recherches fur l'aut^ur des chofes eft un être de doute. Je ne puis juger de eet état, paree qu'il n'a jamais é'.é le mien. J'ai cru dans mon, enfance par autorité, dans ma jeuneiTi par fentiment , dans mon êge mür par raifon ; maintenant je crois, paree que j'ai toujours cru. Tandis que .ma mémoire éteinte ne me remet plus fur la tracj de mes raifpnnemens , tandis que ma julicia;re affoiblie ne me permet p'us de les recommencer •, ks opinions qui en ont réfuiié me r-ftent dans toute leur force j & fans que j'aie la volonté ni le courage de les mettre derechef en délibération, je m'y tiens en confiance & en confeience, cjrtain ctayoir. appprté dans la vigueur de mon jugement, at A. 7i  i4 Lettres de leurs difcuflïons toute lVtention & la* bonne foi dont j'étois capable. Si je me fuis trompé, ce n'eft pas ma faute, c't'ft^celle de la nature, qui n'a pas donné a ma i^te une p'us grande mefure d'inteil gence & de raifon. Je n'ai rien de plus aujcurd'hui, j'ai beaucoup de moins. Sur quel fondement recommencerois-je donc a déübér.r? Le moment preiTe; le départ approche. Je n'aurois jamais le tems ni la force d'achever Ie grand travail d'une refonte. Permettez qu'a tout événement j'emporte avec moi la confiftance & la fermeté d'un homme, non les doutes décourageans & timides d'un vieux ractoteur. A ca que je pu's me rappeller de mes anciennes idéés, a ce quej'appercois de Ia marche des vótres, je vois que n'ayant pas fuivi dans nos recherches Ia même route, il eft peu étonnant que nous ne ibyons pas arrivés a la même conclufion. Balancant ks preuves de 1'exiftence de Dieu avec les difficultés , vous n'avez trouvé aucun des cótés affez prépondérant pour vous décider & vous êtes refté dans le doute: ce n'eft pas comme c;la que je fis. J'examinai tous les fyftêmes fur la formation 'de Tunivers que j'avois pu connoitra. Je méditai fur ceux que je pouvois imaginer. Je les comparai tous de mon mieux: & je me décidai, non pour celui qui ne m'offroit point de difficultés, car iis m'en offroient tous; mais pour celui qui me piroifToit en avoir Ie moins. Je me dis que ces difficultés étoient dans la na;urs de la chofe, que la content  J. J. ROUSSEATJ. 15 plation de 1'inrïni pafferoit toujours les bornes de mon entendement; que ne devant jamais elpérer de concevoir pleinement le fyflême de Ia nature, tout ce que je pouvois faire, étoic de le confiJcrer par les cótés que je pouvois faifir ; qu'il falloit favoir ignorer en paix tout le refte; & j'avoue que dans ces recherches je penfai comme les gers dont vous parlez, qui ne rejettent pas une vériié claire ou fuffifamment prouvée, pour les difficuités qui Paccompagnent & qu'on ne fauroit lever. J'avois alors, je 1'avoue, une confiance fi téméraire, ou du moins une fi forte perfuafion, que j'aurois défié tout philofophe de propofer aucun autre fyflême intelligible fur la nature, aviquel je n'eiuTe oppofé des objeétions plus fortes, plus invincibles , que celles qu'il pouvoit m'oppofer fur le mien , & alors il falloit me réfoudre a refter fans rien croire, comme vous faites, ce qui ne dépendoit pas de moi, ou mal raifonner, ou croire comme j'ai fait. Une idéé qui me vint il y a trente ars , a peut-être plus contribué qu'aucune autre a me rendre inébranlable. Suppofons, medifois-je, le genre humain vieilli jufqu'a ce jour dans le plus complet matérialifme, fans que jamais idéé de divinité ni d'ame foit entrée dans aucun efprit humain. Suppofons que, 1'athéifme philofophiqus ait épuifé tous fes fyflêmes pour expliquer la formation & la marche de 1'univers par le feul jeu de la matiere & du mouvement nécelTaire, mot auqutl du refte je n'ai jamais rien congu. Dans eet état >  rö Lettres de Monfieur, excufez ma franchifé, je fuppofois enco-C ce que j'ai toujours vu, & ce que ie fentois devo r êire; qu'au lieu de fé repoler tranquillement dai frees fyltêmes, comme dans Ie fein de la vérité , leurs ïnquiets partifans cberchoient fans ceiTe a parler de leur doctrine, a 1'éclaircir, a I'écendre, a 1'expliquer , la pal lier, la corriger , & comme celui qui fent trembler fous fes pieds Ia maifon qu'il habite , a 1'étayer de nouveaux argum?ns'. Terminons enfin ces füpnofitions par celle d'un Platon, d'un Clarcke , qui, fe levant tout d'un coup au milieu d'eux , leur eut dit: „ mes amis, „ fi vous euffisz commencé 1'analy-fe de eet univers „ par celle de vous-mêm.s , vous euffiez trouvé „ dans la nature de votre être la clef de la coofti„ tution de ce même univers, que vois cherchez. - en vain fans cela." Qu'enfuite leur expliquant la diftinétion des deux fubftances, il leur eüt prouvé par les propriétés même de la matiere, qae, quoi. qu'én dtfe Locke , la fuppofition de la matiere penfante. eft une véritable abfurdiié. Qu'il leur 'eüt fait vair quelle eft la nature de 1'être vraiment actif & penfant, & que de 1'établifÏBment de eet être qui juge, il fut enfin remoité aux rotions confufes, maisfüres, de 1'être fjprême! qui peut douter que, frappés de 1'éclat, de la fimplic'té, de la vérité, de la beauté de cette raviffante idéé, les mortels jufqu'alors aveugles , éclaiiés d»s premiers rayons de la Divinité , ne lui euffent offert par acclamation leurs premiers hommages-,..  J. J. ROUSSEATJ. IJ & que les penfeurs f.irtout & les philofopbïs n'eusfent rougi d'avoir contempié fi longteras les dehors de cette machine immenfe , fans trouver , fans foupconner même la clef de fa conftitution , & toujoius grofïïérement bornës par leurs fers, de n'avo'r jama;s fu voir que matiere , oü tout leur montroit qu'une autre fubftance donnoit la vt'e a 1'univers & 1'intelligence a rhomme. Ceft alors, Monfieur, que la mode eüt é.é pour cette nouvelle phiiofophie, que les jeunes gens & les fages fe fuffent trouvés d'accord, qu'une doctrine fi belle, fi fublime, fi douce & fi «rfolante pour tout homme jufte, eüt réellemertexciié tous les hommes a la vertu , & que ce beau mot ó'humanité, rebattu nnintcnant jufqu'a la fadeur, jufqu'au ridicule, par les gens du monde les moins humains , eüt é'é p'us empreintdms les ccèurs que dans les livies. II eüt donc fuffi. d'une fimple tranfpofition de tems pour faire prcndre tout le contre - pted a la ïr.oJe philofophique, avec cette différence que celle d'aujourd'hui , malgré fon clinquant de paroles , ne nous promet pas une génération bien eftimable, jii des philofophes bien vertueux- Vous obje&ez Monfieur, que fi Dieueüt voulu obliger les hommes a Ie connoitre, il eüt mis fon exiflence en évidence a tous les yeux. Ceft a ceux qui font de la foi en Dieu.un i'ogms néceffaire 'au falut, de répondre a cette objeélon , & ils y répondent par la lévélation. Quant a moi , qui eiois en Dieu fans c.o.re cette foi néceffaire, je ne  18 Lettres de vois pas pourquoi Dieu fe feroit obligé de nous Ia donner. Je penfe que chacun fera jugé, non fur ce qu'il a cru, mais fur ce qu'il a fait, & je ne crois point qu'un fyftême de doctrine foit néceffaire aux teuvres, paree que la confeience eh tient lieu. J e crois bien, il eft vrai , qu'il faut être de bonne foi dans fa croyance, & ne pas s'en faire un fyftême favorable a nos pafïïons. Comme nous ne fommes pas tout intelligence, nous ne faurions philofopher avec tant de défmtéreffement que notro volonté n'influe un peu fur nos opinions ; foo psut fouvent juger des fecretes inclinations d'un homme par fes fentimens purement fpécu'atifs; & cela pofé, je penfe qu'il fe pourroit bien que celui qui n'a pas voulu croire, fut puni pour n'avoir pas cru. CependAht je crois que Dieu s'eft fr.fïïfamjnent révélé aux hommes & par fes ceuvres & c'ans leurs coeurs, & s'il y en a qui ne le ctóohTertt pas, c'eft, felon moi, paree qu'ils ne veulent pai le connoi'.re, ou paree qu'ils n'en ont pas befoin. Dans ce dernier cas eft l'homme fauvage & fans culture, qui n'a fait encore aucun ufage de fa raifon, qui, gouverné feulement par fes appétits, n'a pas befoin d'autre guide, & qui ne fuivant que l'inftinft de la nature, marche par des mouvemens toujours droits. Cet homme ne connoit pas Dieu, mais il ne 1'offenfe pas. Dans 1'autre cas, au contraire, eft le philcfophe, qui, a force de vouloir exalter fon inteliigeice, de rafiner, de fubtili&r  J. J. R O U S S E A V. 19 fur ce qu'on penfa jufqu'a lui , ébranle enfin tous les axiomcs de la raïon fimple & primitive , & pour vouloir toujours favoir plus & mieux que lts au'res, parvient a ne rien favoir du tout. L'r.om* BK è la fois raifonnable & modefte, dont Tentendement exercé, mais borné, fent fes limites & s'y renferme, trouve dans ces limites la notion de fon ame & celle de 1'auteur de fon être, fans pouvoir paffcr au-dela pour rendre ces notions claires, & contempler d'auffi prés 1'une & 1'autre que s'il étoit lui-même un pur efprit. Alors faifi de refpeft il s'anête & ne touche point au voile, content de favoir que 1'Etre immenfe eft deffous. Vo:Ii jufqti'oii la phiiofophie eft utile a la pratique- Le refte n'eft plus qu'une fpéculaton oifeufe, pour laquelle 1'homms n'a point été fait , dont ld raifonneur moiéré s'abftient, & dans laquelle n'entre point l'homme vulgaire. Cet homme qui n'eft ni une brute ni un prodige, eft l'homme proprement dit, moyen entre les deux extrêmes, & qui compofe les dix-neuf vingtiemes du genre humain- Ceft a -® cette claffe nombreufe de chanter le pfeaume GÉK enarrant, & c'eft elle en effet qui le chante. Tous les peuples de la terre connoiffent & adorent Dieu, & quoique chacun 1'habille a fa mode , fous tous ces vêtemens divers on trouve pourtant toujours Dieu. Le petit ncmbre d'élite qui a de plus hau^es prétentions de doctrine, & dont le génie ne fe borne pas au fens commun, en veut un plus tranf-. eendant: ce n'eft pas de quoi je le blame : ma:s  20 qu'1 parte de-la pour fe mettre a la place du genre humain, & dire que Dieu s'eft caché aux hommes, paree que lui petit r.ombre ne le voit plus , je trouve en eda qu'il a terr. II peut arriver, j'en conviens, que le torrent de Ia mode & le jtu de I'intrigue étendei.t la fefte pbiloibphique & perfuadent nn moment a Ia mulÖtufJe qu'elle ne eroit p'us en Dieu: mais cette moie paffagtre ne peut durer, & comme qu'on s'y prenne, il fcudra toujours a la longue un Dieu a l'homme. Et fin, quand forcanf la nature des chofes, Ia Divinité augmenteroit pour nousd'évidence, je ne doue pas que dans le nouveau lycée on n'augmeniat en même raifon de fubtiliié pour la nier. La raifon prend a la longue Ie pli que le cceur lui donne , & quand on veut psnfer en tout autrement que le psuple, on en vient a bout tót ou tard. Tout ceci, Monfieur, ne vous parolt gueres philofophique, ni a moi non plus; mais ,toujours de bonne foi avec moi-même, je fens fe joindre a mes raifonnemens , quoique fimples , le poids de 1'affentiment intérieur. Vous voulez qu'ono s'en défie; je ne faurois perfer comme vous fur ce point, & je trouve au contraire dans- ce jugemmt irtjrne une fauve-garde naturelle contre les fopbifmes de ma raifon. Je crains même qu'en cette occafion vous ne confondiez les psnehans fecre's de notre cceur qui nous égarent, avec ce diaamen plus fecret, plus interne encore , q.ri ' réclame & murmure contre ces décifions. intéreffées,,, Lettres dit  •& nous ramene en dépït de nous fur Ia route de la vériré. , Ce fcmiment interieur eft celui de !a nature elle - même c'efi: un appel de fa part contre les fophifmes de la raifon, & ce qui le prouve, eft qu'il ne parle jamais plus fort que quand notre volonté cede avec le plus de comp'aifance 'aux jugemens qu'il s'obftine a rejetter. Loin de croire que qui juge d'après lui foit fujet a fc tromper, je crois que jamais il ne nous trorope, & qu'il eft la lumiere de notre foible entendement, lorfque nous voulons aller plus loin que ce que nous pouvons concevoir- Et après tout, combien de fois Ia phiiofophie elle-même, avec toute fa fierté , n'eft-elle pas forcée .de recourir a ^e jugement interne qu'elle affefte de méprifer! N'étoit-ce pas lui feul qui faifoit marcher Diogene pour toute réponfe devant Zénon qui nioit le mouvement? N'étoit-c; p3s par lui que toute l'antiqu'.té philof-phique répondoit aux Pyrrhoiiiens? N'allons pas fi loin: tandis que toute ls philofjphie moderne ïejette lesefprits, tout d'un coup 1'Evêque Berkley s'éleve & foutient qu'il n'y a point de corps. Comment eft - on venu a bout de répondre a ce terrible logicien? Ote? le fentiment intérieur, & je défie tous les philofop'ies moJernes enfsmble de piouver a Berkley qu'il y a des corps. Bon jeune homme, qui me paroiffez fi bien-né; de la bonne Eoi, je vous en conjure, & permettez que je vous cite ici u:i auteur qui ne vous fera pas fufpecc, celui des J. J. ROUS'S^AU. n r  IX Lettres pE Penfées Philofophiques. Qu'un homme vienne vous dire que, projettant au hafard une mulcitude de caraéteres d'imprimerie , il a vu 1'EnéïJe toute arrangée réfuker de ce jet: convenez qu'au lieu d'aller vérifier cette merveille, vous lui répondrez froidement: „ Monfieur, cela n'eft pas impoffi„ ble; mais vous mentez." En vertu de quoi, je vous prie, lui répondrez - vous ainfi? Eh ! qui ne fait que fans le fentiment interne, il ne refteroit bientót plus de traces de vérité fur la terre „ que nous ferions tous fuccefïïvement le jouet des opinions les plus monftrueufes, a mefure que ceux qui les foutiendroient, auroient plus de génie, d'adreffe & d'efprit, & qu enfin réduits a rougir de notre raifon mêms, nous ce faurior.s bientót plus que croire ni que penfer. Mms les objeftions fans doute il y en a d'infolubles pour nous & beaucoup, je le fais. Mais er.core un coup, donnez-moi un fyftême oü il n'y en ait pas, ou dites-moi comment je dois me déterminer. Bien plus ,• par la nature de mot fyflême , pourvu que mes preuves directes foient bien établies, les difficultés ne doivent pas m'arrê ter; vu 1'impofiibilité oü je fuis, moi être mixte, de raifonner exactement fur les efprits purs & d'en obferver fuffifamment la nature. Mais vous, matérialifte , qui me parlez d'une fubftance unique, pjpable & foumife par fa nature a 1'infpeftion des fons, vous êtes obligé non - feulement de ne me rien dire que ds clair, de bien prouvé, mais de  J, J. RoUSSEAU. 2 3 réfoudre toutes mes difficultés d'une faconpleinement fatisfaifante, paree qus nous poffédons, vous & moi, tous les inftiumens néc^flaires a c;tte {blution. Et , par exemp'e , quand vous faites naitre la penfée des combinaifons de la matiere, vous devez me montrer fjnfiblement ces combinaifons & leur réfultat par les f.uks loix de la phyfique & de la mécanique, puifque vous n'en admettez point d'autres. Vous Ep'curien, vous compofez 1'ame d'atomes fubti's. Mais qu'app.llez - vous fubtils, je vous prie ? Vous favez que sous ne connoiffons point de dimenfions abfolues, & rien n'eft petit ou grand que relativement a 1'ceil qui le regarde. Je prends par fuppofition, un microfcope fuffifant & je regarde un de vos atomes- Je vois un grand quartier de rocher crochu. De Ia danfe & de 1'accrochement de pareils quartiers j'attends de voir réful er la pinfée. Vous Modernifte , vous me montrez une molécule organique. Je prends mon microfcope, & je vois un dragon grand comme la moitié de ma chambre: j'atttends de voir fe moukr & s'entortiller de pareils dragons, jufqu a ce que je voie réfulter du tout un être non - Lulement organifé, mais intelligent, c'eft-a-dire un être non aggrégatif & qui foit rigoureufement un, &c. Vous me marquiez, Monfieur, que le monde s'étoit fortuitement arrangé comme la République Romaine. Pour que la parité fut jufte, ilfaudroit que la République Romaine n'eüt pas été compolée av.c des hommes,  14 Lettres d n mais avec des morceaux de bois. Montrez-mol clairement & fenfiblement la génération parement ma-érielle du premier être is.telligent; je ne vous demande rien de plus. Mais fi tout eft 1'ceuvre d'un Etre intelligent, puiffant , bienftifant, d'oü vient le mal fur la terre ? Je vous avoue que cette difficul'é fi „ terrible ne m'a jamais beaucoup frappé; foit que. je ne 1'aie pas bien concue, foit qu'en effet elle n'ait pas toute la folidité qu'elle paroic avoir. Nos pbilofophes fe font élevés contre les ent.tes métapbyfiques, & je ne conr.ois perfonne qui en faflfe tant. Qu'entendent-ils par le mal? qu'eft-ce q,e le mal en lui-même? oii eft le mal, relativement a la nature & a fon auteur? L'univers fubfifte, 1'ordre y regne & s'y conferve; tout y périt fucccffivement, paree que telle eft la loi des êtres matériels & mus; mais tout s'y renouvelle & rien n'y dégénéré; paree que tel eft 1'ordre de fön auteur, & eet ordre ne fe dément point. Je ne vois aucun mal a tout cc la. Mais quand je fo jffre, n'eft-ce pas un mal? Quand je meurs, n'eft-ce pas un mal? Doucement: je fuis fujet a la mort, paree que j'ai reeti la vie. 11 n'y avott pour moi qu'un moyen de ne point mourir; c'étoit de ne jamais naltre. La vie eft un bien poflöf, maïs fini , dont le terme s'appelie mort. Le terme du pofitif n'eft pas le négatif, il eft zéro. La mort nous eft terrible, & nous appellons cette terreur un mal. La coulsur eft enccre un mal pour  J. J. R o u s s x A u. 2 5 pour celui qui fouffre, j'en conviens.. Mais Ia douleur & le plaiflr étoient les feuls moyens d'attacber un être fenfible & périffablè a fa propre confervation , & ces moyens font ménagés avec une bonté digne de 1'Etre fupi ême- Au moment même que j'écris ceci, je viens encore d'éprouver • combien la ceffation fubite d'une douleur aiguë eft un plaifir vif & délicieux. M'oferoit-on dire que la ciffation du plaifir le plus vif foit une douleur aiguë ? La douce jouiflance*de la vie eft permanente ; il fuffit pour la goüter de ne pas foufFrir. La douleur n'eft qu'un avertiflement, importun, mais néceffaire, que ce bien qui nous eft fi cber eft en péril- Quand' je regardois de pres a tout cela , je trouvai, je prouvai peutètre, que Is fentiment de la mort & celui de la douleur eft prefque nul dans 1'ordre de la nature. Ce font les hommes qui Tont aiguifé. Sans leurs rafinemens infenfés, fans leurs inftitutions barbires, les maux phyfiques ne nous attiindro.ent, ne nous affedtero^nt gueres, & nous ne fentirions point la mort. Mais le mal moral! autre*ouvrage de 1'homme, auquel Dieu n'a d'autre part que de 1'avoir fait libre & en c;la femblable a lui. Faudra-t-il donc s'en prendre a Dieu des crimes des hommes & des maux qu'ils leur attirent ? Faudra -1 - il, en voyant un champ de bataille, lui reprocher d'avoir créé tant de jambes & de bras caffés ? Pourquoi, direz- vous, avcir fait l'homnvï Lettres. B  5 faifante voix qui vous ramene aux devoirs de l'homme, que la pbilóft phie a Ja mode finiroit par vous faire oublier. Ne vous livrez a vos argumens que quand vous les fsntez d'accord avec le diftamen de votre confeience, & toutes les fois que vous y fentirez de la conti adiétion, foyez für que ce font eux qui vous trompent. Q ooi qu e je ne veuille pas ergoter avec vous ni fuivre pied a pied vos deux lettres, je ne puis cependant me reftifer un mot a dire fur le parallele du fage Hébreu & du fage Grec. Comme admirateur de 1'ön & del'aatre, je ne puis gueres être fufpeét de préjugéfen parlant d'etvx. Je ne vous Crois pas dans le même cas. Je fuis peu futptis que vous donniez au fecond tout 1'avantage. Vous n'avez pas afl'ez fait connoiflance avec 1'autre, & vous n'avez pas pris aflèz de foin pour dégager ce qui eft vraiment : a lui , de ce qui lui eft étranger &'qui le dérigure a vos yeux, comme a ceux de bien d'autres gens qui, felon moi, n'y ont pas regardé de plus prés que vous. Si Jéfus fut né a Athenes & Socrate a Jémfalem , que Platon & Xénop'-on euffent écrit la vie du premier, Luc & Matthieu- celle de 1'autre, vous changeriez b.aucoup de langage, & ce qui lui fait tort dans votre efprit , eft précifément ce qui rend fon é'évation d'ame p'us étonnante & plus admirable, favoir, fa naiflanca en Judée , chez le plus vil peuple qui' peut-être exifiit alors; au lieu que . ' So-  j. J. R o v s s e A v. 33 Socrate, né chez le plus inftruit & le plus a;mable, trouva tous les fecours dont il avoit befoin p^ur s'élever aifément au ton qu'il prit. II s'ékva contre les fophiftes , comme JéftfS contre les prêtres , avec cette différence que Socrate irrtttai fouvent fts antagonittes, & que fi fa bells & douca mort n'eüt honoré fa vie, il eüt paffé pour un fophifte comme eux. Pour Jefus, le vol fubl;ms' que prit fa grande ame, 1'éleva toujours au - deffus de tous les mortels, & depuis 1'age de douze ars jufqu'au moment qu'il expira dans Ia plus-cruelle, - ainfi que dans la plus infame de toutes les morts r il ne fe démentie pas un moment. Son noble projet étoit de relever fon peuple, d'en faire deréchef un peuple 1 bre & digne de 1'être: car c'étoit par-la qu'il falloit commencer. L'étude profonde qu'il fit de la loi de Moïfe , fes efforts pour en 'réveiller 1'entboufiafme & 1'amour dans les ccetirs montrerent fon but , autant qu'il étoit poffible, pour ne pas effaroucher les Romains. JMais fes vils & lacbes compatriotes , au lieu de 1'écouter le prirent en haine, prédfément a caufe de fon géniet & de fa vertu qui leur reprochoient leur indignité. Enfin, ce ne fut qu'après avoir. vu rimpoflibilité d'exécuter fon projet qu'il 1'étendit dans fa lête, & que, ne pouvant faire par lui - même une révolution cbez 'fon peuple, il voulut en faire une par fes difciples dans 1'univers. Ce qui l'empêcha de réuffir dans fon premier plan, outre la balTefll- de fon peuple ijïcapable de toute vertu, fut la tt&y B 5  34 Lettres de- grande douceur de fon propre caractere; douceur qui tient plus de 1'ange & du Dieu que de l'homme, qui ne 1'abandonna pas un inftant, même fur la croix, & qui fait verfer des torrens de laimes a qui fait lire fa vie comme il faut, a travers les fatras dont ces pauvres gens 1'ont défigurée. Heuïeufement ils ont refpecté & tranfcrit fidellement fes difcours qu'ils n'entendoient pas; ótez quelques tours orientaux ou mal rendus, on n'y voit pas un mot qui ne foit digne de lui, & c'eft-Ia qu'on reconnolt l'homme divin, qui, de fi pietres difciples, a fait pourtant dans leur groffier, ma's fier emhoufiafme, des hommes éloquens & courageux. ' V o u s • m'öbjecte* qu'il a fait des miracles. Cette objection feroit terrible fi elle étoit jufte.. Mais vous favez, Monfieur, ou du moins vous pourriez favoir qus , felon moi , loin que Jéfus ait fait des miracles, il a déclaré très-pofitivement.' qu'il n'en feroit point; & a marqué un très-giand mépris pour ceux qui en demandoient. Que de chofes me refteroient a dire! Ma's cette lettre eft énorme. II faut finir. Voxi la. derniere fois que je reviendrai fur ces matieres. J'ai voulu vous complaire, Monfieur, je ne m'en repens point; au contraire, je vous remercie dem'avoir fait reprendreim fild'idéesprefqueerFacées,. nr-is dont les reftes peuvent avoir poür moi leur uiage dans l'état oü je fuis. A'.di.eu, Monfieur, fouvenez - vous quelqueffiis. d'un homme que vous auriez aimé., je m'en..  J. J". R O Ü S S E A V. fiatte, quand vous I'auriez mieux connu, & qui s'tft occupé de vous dans des momens oü 1'on ne s'occupe gueres que de foi - mêraé. IIP. L E T T II E . A M. l'Abhé Raynal, alors Auteur du Mercure de France. Vous Ie voulez, Monfieur, je ne réïïfte plus: il faut vous ouvrir un porte-feuUIe qui n'étoit pas deftiné a voir le jour, & qui en eft très-peu digne, Les plaiptes du public fur ce déluge de mau'.-ais écrits doaÉP on 1'inonde journcllement, m'ont afiez appris Jnl n'a que faire- des miens; & de mon cöté, la réputation d'auteur médiocre, a laquelle ftule j'aurois pu afpirer, a peu flatté mon ambition. JN'ayant pu vaincre mon pencbant pour lés kttres, j'ai prefque toujours écrit pour moi feul (*) ; & le public ni mes am's n'auront pas a fe plaindre que j'aie été pour eux Recitator acerbus. Or, on eft toujours indulgent a foi-même, & des écrits ainfi deftinés a 1'obfcuriié, Paureur même eüt - il du talent, manqueront toujours de ce feu que (*) Pour juger fi cc langage étoit fincere, on voudra bien faire attention que celui qui parloit ainfi dans ure leure rmblique, avoit alors prés de quarante ans. B 6 Faris, le 25 Juillet 175c-  36 Lettris be donne I'émulation , & de cette correftion dont Ie feul defir de plaire peut furmonter le dégout. Une cbofe firguliere, c'eft qu'ayant autrefois publü un feul ouvrage (*) oü certainement il n'eft point quftion de po^fie, on me faflê aufourd'hui poëte malgié moi ; on vient tous les jours me faire compliment fur des comédies & d'autres pieces de vers que je n'ai point faites, & que je ne fuis pas capable de faire. C'eft 1'identité du nom de i'auteur & du mien, qui m'attire eet bonneur. J'en ferois flatté, fans doute, fi 1'on pouvoit 1'être d.s éloges qu'on dérebe a autrui; mais louer un homme de cbofts qui font au-deffus de fes forces, c'eft . le faire fonger a fa foiblefiè. Je m'étois effayé, je 1'avoue, dans Ie genre lyrique, par un ouvrage loué des amateurs, déerié des artiftes, & que la réunion de deuïftjarts diificiles a fait exclure par ces derniers, al% autanü de cbaleur que fi en effet il eüt été excellent. Je m'étois imaginé, en vraiSuiffe, que pour réuflïr il ne falloit que bien faire ; mais ayant vu par l'txpérience d'autrui, que bien faire eft le premier & le plus grand obftacle qu'on trouve a fuimonter dans cette carrière; & ayant éprouvé même qu'il y faut d'autres talens que je ne puis ni ne veux avoir, je me fuis haté de rentrer dans i'obfcurité qui convient également a mes talens & (*). DilTeitatïoti fur lanvulïrjue moderne* A Paris,. chea QuiÜaa: i?eie » 1743.  J, J. Rousseau. 37 a mon caraftere, & oü vous dsvriez me laiiTer pour 1'honneur de votre journal. • Je fuis &c. lVe- Lettre Au même , fur l'ufuge dangereux des ujlenjilcs de cuivre. Juiilst 1753. Je crois, Monfieur, que vous vcrrez avec pïa-'inr 1'extrait ci-joint d'une kttre de-Stockholm, que ia. perfonne a qui elie eft adreffée me charge de vous prier d'inférer dans le Mercure. L'objet en eft de la derniere importance pour la vie des hommes; & plus la négligence du public eft exceJTive a eet égard, plus les citoyens éclairés doivent redoublei de zele & d'aftivité pour la vair ere. Tous les chymiftes de 1'Ewope nous avertistot depuis longtems des moitelks qualiiés du ai,;vre , & des dangers auxquels on s'expofe en faifant ufage de ce pernicieux Biétal dans les batteries de cuifine. M. Rouelle de 1'Académie des Sciences, eft celui qui en a démontré plus fenfiblement les funeftes effets, & qui s'en eft plair.t avec le plus de vébémence. M. Thierri, docteur en médecine, a réuni dans une favante thefe qu'il foutint en 1749, fous la préfidence de M. Falconnet, une B 7  Lettres de groltitude depreuves capables d'effrayer tout hommera'fonnable goüt brülé. I l faut raifonner avec les fages, & jamais avec le publ.c. 11 y a longtems qu'on a comparé la multitude a un troupeau de moutons; il faut des examples, au lieu de raifons, car chacun craint beaucoup plus d'être ridicule que d'ètre fou ou mécbant. D'ailleu.s, dans toutes les chofes qui corcernent 1'intéiêc commun, prefque tous jugeani d'après leurs propres maximes, s'attachent moins a examiner la force des preuves, qu'a pénétrer les motifs fecrets de celui qui les propofe : par exemple, beaucoup d'nonnêtes kfteuis foupconneroient volontiers qu'avec de 1'argent, le chef de la fabrique de fer battu, ou 1'auteur des fontaines domeft'ques , excitent mon zele en cette occafion; défiance affez naturelle dans un fiecle de chailatanerie , oü les plus grands fripons ont toujours 1'intérêt public dans la boucbe. L'exemple eft en ceci plus perfuafif que le raifonnement, paree queIaméme défiance ayant vraifeinblablement dünai;;ie auffi dans I'efprit des autres, on eft porté a croiie Lettres re  J. J. R o V s s E a ü.' 41 que ceux qu'elle n'a point empêché d'adopter ce que Ton propofc, ont trouvé pour cela des raifons décifives. Ainfi, au litu de m'anêter a montrer combien il eft abfurde, même dans le doute, de laiffer dans la cuifine des uitenfiles fü que tous les progrès humatns font pernicicux a t'efpere, ceux de l'efprit & des connoisfa> c.s qm augmentent notre orgueil & muhiplient nos égaruaecs, accélerent bientót nos malheurs. C 6  60 L e. t t- It e S B E Mais il vient un tems oü le mal eft tel, que les caufes mêmts qui Tont fait naltre, font néceffares pour 1'empêcber d'augmenter.j c'eft le ftr qu'il faut laiffer dans la plaie, de peur que le bleue B'exprre en 1'arrfcbant. Quant a moi, fi j'avois fuivi ma première vocation, & que je n'euffe ni lu ni écrit, j'en autois, fans doute, été plus heureux. Cependar.t, fi les lettres étoient maintenant anéa: tics, je ferois privé du feul plaifir qui. me refte. C'eft dans leur feta que je» me confole de tous mes maux: c'eft parmi ceux qui-les cultivent que je goute les>douceurs de 1'amitié, & que j'apprends a jouir de la vie, fans craindre la mort. Je kur dois.le peu que je fins; je leur-dois même 1'honneur- d'être connu de vous; ma's confultons 1'intéiêt dans nes affaires h la vérité dans nos écrits. Quoiqu'il fa'lle des philofophes, des hiftoxiens, des favans peur éclairer le monde & conduire fes aveugks habitans; fi le fage Memnon m'a dit vrai, je ne, connois rien de fi-fou qu'uD peuple ds fages. Convenez-en, Monfieur; s'il eft bon que les grands génies infttuifent les hommes, il faut quele vulgaire recoive leurs inftm£Mors.-. fi chacun fe tnêle d'en donner , qui les voudra recevoir? Les boiteux, dit Montaigne, font mal propres aux exercices du corps , & aux excreces de l'efprit les ames boiteufes^ Ma is en es fiede favant, on ne voit que boiteux vauioir apprendre i marchex aux autres*  J. J. R ou s s e a v. Sr Le peuple recoit les écrits des fages pour les juger, non pour s'inftruire. Jamais on ne vit tant de D.mdins. Le théatre en fourmille , les cafés retentiffent de leurs fentences; ils les affichent dans les journanx, les quais fort couverts de leurs écrits, & j'entends critiqutr rOrphelin f», paree qu'on 1'applaudk, a te! grimaud fi peu eapable d'en vc.'r les défauts , qu'a peine en fent-il les beautés. R e c-h e r c h o n s la' première fource des < détfordres de ia fociété, nous trouverons que- tous les maux des hommes leur viennent de 1'erreur , bien plus que -de-1'ignorance, &que ce.que nous ne favons point, nous nuit beaucoup moins qi;e ce que nous' croyons- favoir. Or, quel plus f&r moyen de cour'r - d'erreurs en erreurs , que Ia funurde favoir tout? fi 1'on n'eótprétendu favcir que la terre ne tou/noit«pas, on^n'eür point puni Galilée pour avoir dit qu'elle touinoit. Si les feuls philofophes en euffe'nt réclamé le titre, l'Encyclopédie n'eüt po:nt eu de perfécuteurs. Si cent Myrmidons n'afpiroient a Ia gloire, vous jouiriez en paix de Ja vótre, ou du moins vous n'auriez que des rivaux digne-s de vous.- Ne foyez dor.c pas fiuprïs de fentir quelques epines inféparables des fleurs qui couronnent les grands talens. Les iniures de vos ennemis font les acclamations fatyriques qui fuivent Ie cortege_des triornpbateurs: c'eft reu-prefiement du public pour 00 Tragédie de M. de Voltaire, qu'on jouoit dans ce tems - la. C t  ö2 lettres de tous vos écrits, qui produit les vols dont vous vous plaignez: mais les UfifrttU» n'y font pas faciles, car le fer ni le plomb ne s'allient pas avec 1'or. Permettez-moi de vous le dire par 1'mteiet que je prends k votre repos & a notre inftrucbon. Méprifez de vair.es claraeurs, par lefquelles on . cberche moins a vous faire du mal, qu'a vous détourner de bien faire. Plus on vous crtquera , plus vous devez vous faire admirer. Un bon bvre : eft une terrible réponfe a des injures impnmées ; & qui vous oferoit attribuer des écrits que vous n'aurez point faits, tant que vous n'en ferez que d'intmkab'es ? ] e fuis fenfible a votre invitation; & 6 eet hiver me laiffe en état d'aller au printems babiter. ma patrie , j'y profiierai de vos bontés. Mais j'amerois mieux boire de 1'eau de votre fontame que du lait de vos vaches, & quant .aux herbes de votre verger, je crains bien de n'y en trouver d'autres que le Lotos, qui n'eft pas la pature des bêtes, & le Moly qui empêche les hommes de le devenir. ] e fuis de tout mon coeur & avec refpeft, etc. Billet de M- de Voltaire. Moksieür Rouffean a dti recevoir de moi Bne lettre de remerciemert. Je lui ai|ar!é dans cette leure des dangers attachés a la Lfcérature. je  J. J. R O U S S E A f. 63 fuis dans le cas d'efluyer ces dangers : on fait courir dans Paris dts ouvrages fous mon nom. Je dois faifir 1'occafion la plus favorable de les défavouer. On m'a confeillé de faire imprimer la lettre que j'ai éoite a M. RoufTeau, de m'étendre un peu fur 1'injuftice qu'on me fait, & qui peut m'ètre trés préjudiciable. Je lui en demande la permilfion. Je ne peux micux m'adreffer en parlant des injustices des hommes , qu'a celui qui les connoit S bien. Lettre a M. de Voltaire, en répanfe au Billen précédent. Paris, le 20 Septembre 1755* En arrivant, Monfieur, de la campagne oü j'ai pafte cinq ou fix jours, je trouve votre billet qui me tire d'une grande perplexité: car ayant communiqué a M. de Gauffecourt, notre ami commun, votre lettre & ma réponfe, j'apprends a 1'inftant qu'il les a lui-même communiquées a d'aut.'es-, & qu'elles font tombées entre les mains de quelqu'un qui travaille a me rcfuter, & qui fe propofe, dit> ©n, de les inférer a Ja fin de fa critique. M. Boi> chaud, aggréf.é en droit, qui vient de m'apprendre cela, n'a pas voulu m'en dire davantage; de forte que je fins hors d'état de pré>/enir les fuites d'une indifctétion que, vu le contenu de votre  6 /4 L E t t • r- E s r> E lettre je n'avois eue que pour une bonne fuV Heureufement, Monfieur, je vois par votre projet " le maleft moins grand que je n'avois cratat. En approuvant une pnbllcatton qui me fait Konneut & qui peut vousê^re utile, il' me refte une excufe 4 vous faire fur ■ ce qu'il peut y avoir en de ma faute, dans la promptimde avec laquebe c!s kttres ont couru, fans votre confentement m fe jffuis avec les fehtimens du plus fincere de yosadm'rateurs, Monfieur, &o F. S. j e.fuppofe que vous-avez recu ma ïéponfe du 10 de ce mois.. Lettre a M. de Boiffi', de l'Académie Fran, &fa muur-du, Mercure de-France. ■ Paris, le 4 Novembre 1755> (Dltrand je vis, Monfieur, paroltre dans le Mercure, fous Ie nom de M. de Voltaire, la lettre que j'avois recue de- lui, je fuppofai que „ous aviez obtenu pour cela fon confentemenfi & comme il avoir. bien voulu me demander le mien pour la faire imprimer, je n'avois qua me louer de fon procédé, fans avoir a me plaindre du vótre. Mais que puis-je penter du gahn atbias que vous avez inféré dans le Mercure füivaftt fous le titre de ma réponfe V Si vous me dites que-  J".- J» R O U S S E A TJ. 6$ votre copie étoit incorrecte, je demanderai qui vous forcoit d'employer une lettre vifiblement incorrecte , qui n'eft remarquable que par fcn abfurdité ? Vous abftenir d'inférer dans votre ouvrage des écrits ridicules , tft un égard que vous devez , finon aux auteurs, du. moins aa public.. S r vous avez cru, Monfieur, que je confentirois a ia pubiication de cette lettre , pourquoi ne pas me communiqué* votre copie pour. Ia revoir ? Si vous ne 1'avez pas cru , pourquoi l'imprimer fous mon nom? S'il eft peu- convenable d'imprimer les lettres d'autrui fans 1'aveu des auteurs, il 1'eft beaucoup moins de les leur attribuer fai.s être für qu'ils les avouent, ou mêine qu'elles fóient d'eux , & bien moins encore lorfqu'il eft a croire qu'ils ne les ont. pas écrites tilles. qu'on les a. Le- libraire de M. de Voltaire qui avoit a.cet égard plus de droit qus peifonne, a mieux aimé s'abftenir d'imprimer la nvenne , que de 1'imptiiner fans mon confemement, qu'il avoit eu lhonnêttté de me demander. II me feinble qu'un bomme auffi juftement eftitné que vous, ne devroit pas recevoir, d'un libraire des legons de procéues. J'ai d'autant plus, Monfieur, arme plaindre du vótre en cetti occafion, que, dans le même volume ou vous avez mis, fous mon nom , un écrit aufli mutilé , vous craignez avec raifon d'imputtr a. M. de Voltaire des., vers qui ne. foitnt pas de lui. Si un. tel  fro~ Lettres » e égard n'étoit dü qu'a ia confidérarion , je me garderois d'y prétendre; rrnis il eft un acte de juftice, & vous la devez i tout le monde. Comme il eft bien plus naturel de m'attribuer une fotte lettre qu'a vous un procédé peu régu'ier, & que par conféquent je refterois chargé du tort de cette afFaire, fi je négligeo* de m'en jüftifier; je vous fupplie de voulo'T bien inférer ce défaveu dans le prochain Mercure & d'agréer, Monfieur, mon refpeft & mes falutations. Lettre a M. Vernes. Pari», le a8 Mars Receveï, mon cher concitoyen, une lettre trés courte, ma;s écrite avec la tendre amitié que j'ai pour vous; c'eft a regret que je vois proion. ger le tems qui doit nous rapprocher, mais je déf/p:r3 de pou-oir m'arracher d'ici cette année; quoi qu'il en foit, ou je ne ferai plus en vie, ou vous m'embrafferez au printems 1 7 5 7 » voilé une réfolution inébranlable. Vous ête? content de 1'article Economie; je le crois bien; mon cceur me la difté & le vótre 1'a lu. M. Labat m'a dit qua vous aviez defiein de 1'employer dans votre Choix Littéraire; n'oubliezPas de confulter V Errata. J'avois fait quelque chofe que je vous deftinois , mais ce qui vous  j. j. Rouss-zau. 67 furprendra fort, c'eft que cela s'eft trouvé fi gai & fi fol, qu'il n'y a nul moyen de 1'employer, & qu'il faut le réferver pour le lire le long de 1'Arve avec fon ami. Ma copie m'oecupe tellement a Paris, qu'il m'eft irnpofllbie de méditer ; il faut voir fi le féjour de la campagne ne m'infpirera rien pendant les beaux jours. Il eft difficile de fe brouiller avec quelqu'un que 1'on ne connolt pas , ainfi il n'y a nulle brouillerie entre M. PaülTot & moi. On préten» doit eet hiver qu'il m'avoit joué a Nanci devant le Roi de Pologne, & je n'en fis que rire; on aioutoit qu'il avoit aufli joué feue Madame la Marquife du Chatelet , femme eonfidérable par fon mérite perfonnel & par fa grande naiffance*, confidérée princ.palement en Lorrane , comme étant I'une des grandés malfocs de ce pays - !i> & a la cour du Roi de Pologne, oü elle avoit b.aucoup d'anv's, a commencer par Ie Roi même ,' il me parut que tout le monde étoit c'noqué de zette imprudence, que 1'on appelloit impudence. Voüa ce que j'en fa vois, quand je recus une lettre de M. le Comte de Treffan, qui en occafionna d'autres , dont je n'ai jama's pirlé a perfonne , mais dont je crois vous devoir envoyer copie fous le fecret , ainfi que de mes réponfes; car quelque indifférence que j'aie pour les jugemens du public, je ne veux pas qu'ils abufeut mes vrais amis. Je n'ai jamais eu fur Ie cceur la moindre chofe contre M. PahlTot, mais je doute qu'il me  48 L r t t k 1 s' d' e pardonne aifément le fervice que je lui ai tw» Bon jour, mon bon & cber concitoyen;foyon» toujours gens de bien , & laiffons bavarder les hommes. Si nous vouions vivieen paax, il feut que cette paix vienne de nous - mêmes. Lettre h M. de Sckeyb , Secrétaire des Stats de la BaJJe - Aütriche. A 1'Hermitage, le 15 Juillet 1756. "Vous me-demandéz, Monfieur, des louanges pour vos auiuftes Souverains, & pour les Lettres q-u'ils font fleurir dans léurs Etats. Trouvez bon que je commence par louer en vous un zél'é fujet de l'Impératnce & un bon citoyen de la répu^ Wique des lettres. Sans avoir 1'honneur de vous connoltre , je dois juger a la ferveur qui vous anime,que vous vous acquittez parfaitement vousmêmes des devoirs que vous- impofiz aux autres & que vous exercez è la fois les fonft ons d'homme d'Etat au gré de Leurs Majeftés , &. celles d'auteur au-gié du Public. A legard des foins Jont vous 'me cbargez , je fais bien <, Monfieur, que je. ne ferois pas la premier ignorant qui char.teroit les arts; mais je fuis fi peu propre a remplir dignement vos inten-tions, que mon infuffifance eft mon excufe, & je ne. fais comment les grands noms que vous citez*  j. j„ R o u s s e A V. 69 vous ont laifie fonger au mien. Je vois, d'ailleurs., au ton dont la flatterie ufa de tout tems avtc les Princes vulgaires , que c'eft honorer ceux qu'on eftime que de les louer fobrement, car on fait que les Princes loués avec le, plus d'excès, font rarement ceux qui méntent le mieux de 1'être. Or, il ne convient a perfonne de fe mettre fur les xangs avec le projet de faire moins que les autres, furtout quand on doit craindre de faire moins bien. Permettez-moi donc de .croire qu'il n'y a pas plus de vrai refpeft pour liEmpereur & 1'ImpératricePve'ne dans les écrits des auteurs célebres dont vous me parlez, que dans mon filence, & q*e qe feroit une témérité de le rompre a leur exemple, a moins que d'avoir leurs talens. Vous me prelTez aufll de vous dire fi Leurs Majeftés Impériales ont bien fait de confacrer de magnifiques établiffemens & des fommes immenfes a des lecons publiques dans leur capitale, & après la réponfe affirmative de tant d'illuftres auteurs vous ex gez encore la mienne. Quant a moi, Monfieur, je n'ai pas les lumieres néceflaires pour me déterminer auffi promptement, & je ne connois pas affez les mceurs & les taiens de vos compatriotes pour en faire une appl'cation füre a votre queftion. Mais voxi la-deffus le -précis de man fentiment, fur lequel vous pourrez mieux que moi ürer la conclufion. Par rapport aux meeurs. Quand les hommes lont corrompus, il vaut mieux qu'ils foient favar.s,,  ■f9 L!TTM« lt qu'ignorans; quand ils font bons, il eft 4 craindre que les fciences ne les corrompent- Par rapport aux talens. Quand on en a, Ie favoir les perfeétionne & les fortifie; quand on en manque, 1'émde óte encore la raifon, & fa-t un pédant & un fot d'un homme de bon fens & de peu d'efprit. . Te pourrois ajouter a ceci quelques reflexions. Qu'on cultive ou non les fciences, dans quelque fiecle quenaifle un grand homme, il eft toujours un grand homme, car la fource de fon mérite n'eft pas dans les livres, mais dans fa têce, & fouvent les obftacles qu'il trouve & qu'il furmonte,ne font que félever & 1'agrandir encore. On peut acheter la fcience, & même les favans; mais le génie qui xend le favoir utile ne s'achete point; il ne connoit ni 1'argent , ni 1'ordre des Princes ; il ne leur appartient point de le faire naitre, mais feulement de1'honorer; il vit & s'immortalife avec Ia hberte qui lui eft naturelle, & votre .lluftre Metaftafe -lui-même, éroit déja la gloire de 1'Italie avant d'êcre accueilli par Chailes VI- Tachons donc de ne pas confondre le vrai progrès des talens avec la proteftion que les Souverains peuvent leur «*£ der Les fciences regnent pour ainfi dire a la Chine depufs deux mille ans & n'y peuvent fortir del'enfance, tandis qu'elles font dans leur vigueur en Angkterre, oü le gouvernement ne fait rien pour elle». L'Europs eft vainement inondée de gens de lettres; les gens de mérite y font toujourj  J. J. R 9 U t S ï A U. 71 isres ; les écrits durables le font encore plus, fi la poftérité croira qu'on fit bien peu de livres dans ce même fiecle oü 1'on en fait tant. Quant a votre patrie en part'culier, il fe .préfente, Monfieur, une obfervation bien fimple. L'Impératrice & fes auguftes ar.cêtres n'ont pas eu befoin d'engagtr des h,ftor ens & des poëteS pour ,célébrer les grandes chofes qu'i s vouloient faire; mais ils ont fa,t de grandes chofes & elles ont été confacrées a 1'immortalité comme celles de eet ai cLn peuple qui favoit a»ir & n'écrivoit point. Peut-être manquoit-il a leurs travaux le plus digne de les couronner, paree qu'il eft ie p.'us difiïcile: c'eft de foutenir a 1'aide des lettres tant de gloire acquife fans elies. Quor qu'il en foit, Monfieur, affez d'autres donneront aux profiteurs des fciences & des arts des éloges que Leurs Majeftés Impériales parta.geront avec la plupart des Rois: pour moi, ce que j'admire en elles & qui leur eft plus véritablement propre, c'eft leur amour conftant pour la vertu & pour tout ce qui eft honnète. Je ne nie pas que votre pays n'ait été longtems barbare, mais je dis qu'il étoit plus aifé d'établir les beauxarts chez les Huns, que de faire de la plus grande cour de 1'Europe une école de bonnes mceurs. Au refte, je dois vous dire que votre lettre ■ayant été adrefféea Geneve avant de venir aParis, jeiJe a refté prés de fix femaines en route; ce qui  ?a •Le-ttbbsbb m'a privé du plaifir d'y répondre auflitót que je Faurois voulu. je fuis , autant qu'un honnête homme peut 1'être d'un autre. Monfieur, &c Lettre è M> Vttm. MontmoreMi.le r8 Février 1758. Oui, monxherconcitoyen, je vous a'me toujours , & ce me fcmble plus que jamais; mais je S accablédemesmaux; j'ai bien de la peme a vivre dans ma retraite d'un travaü peu lucrattf, je n'ai que le tems qu'il me faut pour gagner mon Ln & le peu qui m'en refte eft employé pour Xir & nae repolr- Ma maladie a fait un te progtès ccthiver," j'ai fenti tant de dou^r. dc Lfeefpece, & je me trouve tellement fto b , oueje commence a craindre que la force & I s Moyens ne me manquent pour exécuter mon projet, J me confole de cette impuiffance par la confide ation de l'état ou je fuis. Que me fervuoit d alle Sr armi.vous? Hélas, fl ialbit yv^ Qu'importe oü 1'on laiffe fon cadavre * Je n aura pas befoin qu'on repo.tat mon cceur dans ma mtrie- il n'en eft jamais forti. P Je n'ai point eu occafion d'exécutervotre^com.  J. J. Rotjsseau. #73 roifllon auprès de M. d'A'.embert. Cornme nous ne r.ous fommes jamais beaucoup vus, nous ne nous écrivons point; &, confiné dans ma folitude, je n'ai confervé nulle efpeoj de relation avec Paris; j'en fuis comme a 1'autre bout de la terre, 6c ne fais plus ce qui s'y paffe qu'a Pckin. Au refte, fi Partiele dont vous meparlezeft ind fcret & répréhenfible , il n'eft affurément pas offenfant. Cependant, s'il peut nuire a votre corps, peutêtre fera-t-on bien d'y répondre, quoi qu'a vous dire le vrai , j'aie un peu d'averfion pour les détails oü cela peut entrainer, & qu'en général je n'aime gueres, qu'en matiere de foi 1'on affujettiffe la confeience a des formules. J'ai de Ia reügion , mon ami, & b;en m'en prend; je ne crois pas qu'homme au monde en ait autant befoin que moi. J'ai paffé ma vie parmi les incrédules, fans ma laiffer ébranler ; les aimant , les eftimant beaucoup , fans pouvoir fouffrir leur doctrine. Je leur ai toujours dit que je ne les favois pas coinbattre, mais que je ne voulois pas les c-oire; la phiiofophie n'ayant fur ces matieres ni fond ni rive, manquant d'idées primitives & de principes élémentaires , n'eft qu'une mer d'inceititudes & de doutes, dont le métaphyficien ne fe tire jamais. J'ai donc laiffé-la la raifon, & j'ai confulté la nature , c'eft - a - dire, le fentiment intérieur qui dirige ma croyance, indépendamment de ma raifon. Je.leur ai laiffé arranger leurs chances, leurs forts, leur mouvement néceffaire; & tandis qu'ils baüflbiens Lettres. D  74. * Lettres de Ie monde a coups de dez, j'y voyo:s, moi, cette «nilé d'intentions qui me faifoit voir , en dépie d'eux, unprinc'pe unique; tout comme s'ils m'avoient dit qus 1'lliade avoit été formée par un jet fortuit de caraétaes, je leur aurois dit, trèsréfolument; cela peut être , mais cela n'eft pas vral; & je n'ai point d'autre raifon pour n'en rien cro:re, fi ce n'eft que je n'en crois rien. Piéjugé que cela! difent-ils- Soit; mais que peut faire .cette raifon fi vague, contre un préjugé plus perfuafif qu'elle? Autre argumentation fans fin contre la diftinétion des' deux fubftances; autre perfuafion de ma part qu'il n'y a rien de' commun entre un aibre & ma penfée; & ce qui m'a paru plaifant en ceci , c'eft de les voir s'acculer eux-mêmes par leurs propres fophifmes , au point d'aimer mieux donner le fentiment aux pierres, que d'accorder une ame a 1'homme. Mon ami , je crois en Dieu , & Dieu ne feroit pas jufte fi mon ame n'étoit immorteUe. Voila , ce me firnble, ce que la religion a d'esfentiel & d'utile; laiffons le refte aux difputeurs. A 1'égard de 1'éternité des peines, elle ne s'accorde ni avec la foibleffe de l'homme, ni avec la juftice de Dieu. II eft vrai qu'il y a des ames fi noires, que je ne puis concevoir qu'elles puiffent jamais goüter cette éternelle béatitude , dont il me fimble qus le plus doux fentiment doit être le contentement de foi-même. Cela me fait foupconner , ^j'Ü £fc pourroit bien qus les ames des jiéchans  j. j. R o u s. ? ff a" v. 15' fuffent anéanties a leur mort, & qu'être & fentir füt le premier prix d'une bonne vie. Quoi qu'il en foit, qus m'importe ce que f ront les méchans; il me friffit qu'en approchant du terme de ma vie . je n'y voie point celui de mis efpérmc:s, & qui j'en attende une plus'heureufe, après a 'oir tant fouffert dans ceTle-ci. Quand je nu tromp°rois dans eet efpo'r, il eft lui-mêms un bien qui m'aurat fait fupporter tous mes maux. J'attends paifiblement réchjrciiT.jment de ces grande^ vérités quï me font cachées, bien convaincu cependant, qu'en tout état de caufe, fi la vertu ne renJ pas toujours 1'homms heureux, il ne fauioit au moins être heureux fans elle; qus les afflJt ons du jufta ne font point fans quelque dédommagement, & que les larmes même de 1'innocence font plus douces au cceur que la profpérité du méetant. I l eft naturel, mon cher Vernes , qu'un folïtaire fouffrant & privé de toute focié.é, épancha fon ame dans le fein de 1'am'tié, & je ne crains pas que mes confidences vous déplaifent; j'auro:s - dü cornmencur par votre projet fur 1'hifto re de Ganeve, mais il eft des tems de peines & de maux oh 1'on eft forcéde s'occuperde foi, & vous favezbien que je n'ai pas un cceur qui veuille fe déguifer. Tout ce que je pus vous dire fur votre entreprife, avec tous lés ménagemens qus vous y voulez mettre, c'eft qu'elle eft d'un fage intrépide ou d'un jeune homme- Embraffez bien pour mo 1'ami ' Rouftan. Adieu, mon cher concitoyen; je vous D 2  7 feils, le premier que je voudrois vous donner, feroit de ne point vous livrer a ce geilt que vous dites avoir pour la vie eontemplative, & qui rfeZ qu'une pareffe de Tame, condamnable a tout ager & furtout au vótre. L'homme n'eft point fait pour méditer , mats pour agir: la vie laborienfoque Dieu nous impofe , n'a rien que de doux art cceur de l'homme de bien qui s'y livre en vue da remplir fon devoir, & la vigueur de !a jeuneflé' ne vous a pas été donnée pour la perdre a d'oifives contemplations. Travaillez donc, Monfieur, dans l'état oh vous ont placé vos parens & la providence : vo'la le premier p'écep:e de la vertu que 'vous voulez fuivre; & fi le féjotir de Paris, joint a Temploi que vous rerrplffjz , vous parolt d'un trop diffirile alliage avec elle, fai es mieux * Monfieur, re'aurnez dans vo:re province, aüea vivre dans le fon de votre familie , fjrvez,. foignez vos vertueux parens ; c'eft-la que vous remplirez véritablement les fjins que la vertu vous impofe. Une vie dure eft plus facile a fupporter en province, que la fortune a pomfuivr© a Paris , furtout, quand on fat, comme vous ne l'ignorez pas, que les plus indignes maneges y font plus de fripons gueux que des parvenus. Vous ne devez point vous eftimer malheureux de viue comme fait M- votre pere, & il n'y a point de fort que le travail, la vigilar.ce, 1'innocence et ie contentement de foi ne rendent fupporubie,, D 3  78 Lettres de quand on s'y foumet en vue de remplir fon devoir. Vuiia, Monfieur, des confeils q.u valsnt tous ceux qlv. vous pour'riez venir prendre a Montmorenci t peut-ê, re ne i feront - ils pas de votre goüt, & je crans cue vous ne preriez pas le parti de les fatvre, mais je fuis fur que vous vous en repentirez un jour. Je vous fouhaite un fort qui ne vous foi ce jamais a yoas enfmvenir. Je vousprie, Monfieur, d'agréer mes falutations trés-humbles» Fragment d'une Lettre a M. Diderot. ~\7"o u s vous plaignez beaucoup des maux que je vous ai faits- Quels font - ils donc , enfin , ces maux? Seroit-ce de ne pas endurer affjz patiemment ctux que vous 'aimez a me faire, de ne pas me laiffer tyrannifer a votre gré, de murmurer quand vous afFeftez de me manquer de parole, & de ne jamais venir lorfque vous 1'avez promis ? Si jamais je vous ai fait d'autres maux, articulez - les. Moi, faire du mal a mon amï! Tout cruel, tout jiéchant, tout féroce que je fuis, je mourrois de douleur, fi je croyois jamais en avoir fait a mon cruel ennemi, autant que vous m'en faites depuis fix femaines. Vous me parlez de vos fervices; je ne les avois point oubliés; mais ne vous y trompez pas. Beaucoup de gens m'en ont rendu qui n'étoient point mes amis. Un bonnêce homme qui ne fent  * j. j. R o u s s e a it. 79 jlen, rend fervice & cioit être ami ,• il fè trompe, il n'eft qu'honnêc'e homme. Tout votre empreffejnenc, tout votre zele pour me procirer des chofjs dont je n'ai que faire me touchent peu. Je ne veux que de 1'amit'é, & c'eft !a fcule chofe qu'cw me refufe. Ingiat , je ne t'ai point rendu d's fervice, mais je t'ai aimé, & tu ne me payeras de ta vie ce que j'ai fjnti pour tci durant trois mois. Montre eet article a ta femme p'us équiiable que toi, & demande-lui fi, quand ma préfcriqp étoit douce a ton coeur affiigé, je coaiptois mes pas & regardoi's au tems qu'il faifoit pour aller i Vir.cennes (*) cor.foler mon ami Homme infsnfible & dur! deux larmcs verfées dar.s mou iein rn'eulïent mieux valu que le tróne du monde; mats ■tu me les rcfufes & te contentes de m'en arracher. Hé Iren! garde tout le refte; je ne veux plus lien de toi. Lettre au même. 2 Mars 1758. Il faut, mon cherDiderot, que je vous écr'vs encore une fois en ma vie; vous ne m'en avez que trop difpenfé; mais le plus grand crime de eet homme que vous noirciffez d'une fi étiawy» ma. iere, eft de ne pouvoir fe détacher de v.- • C*) Oii M. Diderot étoit détenu prironnier. D 4  80 LlTTKESDE Mon deffein n'eft point d'entrer en expïïca-tion pour ce moment-ci fur les horreurs que vous m'imputez. Je vois que cette explication firoit a préfent inutile. Car, quoique né bon & avec une ame franche , vous avez pourtant un malheureux penchant a méfinterpréter les difcours & les aétions, de vos amis. Préyenu contre moi comme vous Fêtes, vous tourneriez en mal tout ce que je pourrois dire pour ms juftifier, & mes plus ingénues explications ne fcroient que fournir a votre efprit fubtil de nouvelles interprétations i ma charge. Non, Diderot; je fens que ce n'eft pas par-lè qu'il faut comtnencer. Je veux d'abord propofer a votre bon fens des préjugés plus firnpks, plus vtais, mieux fondés que les vótres , & dans lefquels je ne penfe pas au moins que vous puffiez trouver de nouveaux crimes. Je fus un méchant homme, n'eft - ce pas? Vous en avez les témoignages les plus fürs ,• cela vous eft bien attefté. Quand vous avez commencé de 1'apprendre, il y avoit feize ans que j'étois. pour vous un homme de bien , & quarante ans que je 1'étois pour tout le monde- En pouvezvous dire autant de ceux qui vous ont communiqué cette belle découverte? Si 1'ön peut porter a faux fi longtems le mafque d'un honnête homme, quelle preuve avez-vous que ce mafque ne couvre pas leur vifage auffi bien que le mien ? Eft-ce un moyen bien propre è donner du poids a leur autorité, que de charger, en feeree, un homme af> fent,»  j. J. R o u s s e a u. S r fert, hors d'ctat de fe défendre? Mais ce n'eft: pas de cela qu'il s'.'git. Je fuis un méchant: mais pourquoi le fu's-je?' Prenez bien garde, mon c'-er D'derot, ceci mérite votre attention. On n'eft pas malfaifant pour rienS'il y avoit quelque monftre ainfi fait, il n'attendroit pas quarante ans a fat'sfaire fes ircli* st'ons; dépravées. Confidéiez donc ma vie, me? pafllons-, mes goüts, mes pencran?. Chercbez, fi je fuis méchant , quel intérêt m'a pu porter a 1'être? Moi qui, pour mon malheur, portai toujours un cceur trop fenfible , que gagnerois - je a rompre avec ceux qui m'étoient cheis ? A quelle placeai-je afpiré, a quelles penfions, a qusls honneurs m'a-t-on vu prétendre , quels concurrens ai-je k écarter, que m'en peut-il revenir de mal faire?' Moi qui ne cherche que la folitude & Ia paix, moi dont le fouverain bien confifte dans la partfla' & 1'oifiveté, moi dont l'indolence & les maux ma: laiflent a peine le tems de pourvoir a ma fubftV ftance , a quel propos , a quoi bon m'irois -je; plonger dans les agitations du crime, & m'em>barquer dans 1'éternel manege des fcélérats'{ Quoirque vous en difiez, on ne fuit point les hommes; quand on cherche a leur nuire; Ie méchant peut; méditer fes coups dans- la folitude , ma''s c'eft dans; la fociété qu'il les porte. Un fourbe a de 1'a*drefie & du fang froid ; un perfide fe poflèds: & ne s'emporte point : reconnoiflez - vous eni moi qu;lque> chofe de tout cela ? Je fuis en»jjort£ D t  g2 Lettres de dans Ia colere, & fouvent étourdi de fang froid. Ces defauts font-ils Ie méchant? Non, fans doute; mais le méchant en profite pour pardre celui qui les a. Je- voudrois qua vous puffiez auffi. réflécbir un peu fur vous - même. Vous vous fiez i votre bonté naturelle ; mais favez-vous a quel point Pex niple & 1'erreur peuvent la corrompre? N'aV: . cus j imais craint d'être entouré d'adulateurs aoiOks, qui n'évitent de louer groffiérement en fac | qua pour s'emparer plus adroitement da vous fous Fappit d'unü feinte fincérité ? Qusl fort pour le me.lleur des hommes d'être égaré par fa candeur même, & d'être innocemmant ■ dans la main des méchans 1'inftrument de leur perfidie ! Je fais que 1'amour-propre fe révolte a c^tte idéé, mais elle mérite 1'examen de la raifon. Voila des confi.'érations que je vous prie de bien pefer. Psmféz-y longtems avant que de me répondre. Si elles ne vous touchent pas, nous n'avons plus rien a nous dire; mais fi elles font quelque impreffion /ur vous , alors nous entrerons en éclairciffement; vous retrouverez un ami digne de vous, & qui peut-être ne vous aura pas été inutile. J'ai pour vous exhorter a eet examen un' motif de grand poids, & ce- motif, le voici. .Vous pouvez avoir été féduit & trompé. Capandant , votre ami gémit dans fa folitude, eubüé de tout ce qui lui écoit cher. II p-ut y teiaber dans le défefpoir, y mounr enfin, mau-  j. j. Rousseau. #3 diiïant 1'ingrat dont 1'adverfiré lui fit tant verfer de larmes, & qui 1'accable indignement dans la fienne; il fe peut que les preuves de fon innocence voüs parviennent enfin, que vous foyez forcé d'honorer fa mémoire (*) & que 1'image de votre: ami mourant ne vous laiffe pas des nuits tran> quilles. Diderot, penfez-y. Je ne vous en pas* lerai plus. Lettre a M. Vernes. Montmorenci, Ie 25 Mare 1758.- Oui, mon cher Vernes, j'aime a croire que r.ous fommes tous deux bien aimés 1'un de 1'autre & dijnes de i'êcre. Voila ce qui fait plus au foulage» ment de m s peine? que tous les tréfors du monde j. ah ! mon ami, mon concitoyen, fache m'ainKr &. laiffe-la tes inutiles ofFres; en me donnant ton. cceur, ne m'jas-tu pas enrichi? Que fait tout lerefte aux maux du corps & aux foutis de 1'ame ? Ce dont j'ai faipi, c'eft d'un ami; ie ne connois point d'autre befoin auquel je ne üjffile moi - même. La pauvreté ne m'a jamais fait de mal; foit dif pour vous tranquillifer la - deffus une fo.s pour toutes. Nous fommes d'accord fur tant de chofes-,. que ce i/eft pas la peine de noüs difputer fur le- (*) Voyez, Ledteurs, les notes Lnfêress dans la Vit: ie Mneque. ^ \ - t  fx LïTTItE» DIJ refte. Je vous J'ai dit bien des fois: nul homme au monde ne refpecte plus que moi 1'Evangile ; c'eft, a mon gré, le plus fublime de tous les livres ; quand tous ks autres m'ennuient,' je reprends toujours celui la avec un nouveau p'aifir & quand toutes les confolations humaines m'ont marqué , jamais je n'ai recouru vainement aux fiennes. Mais enfin c'eft un livre , un livre jgnoré des trois quarts du monde; croiral-je qu'un Scythe ou un Africain, foient moins chers au pere commun que vous & moi, & pourquoi croir ai-je qu'il leur ait óté plutót quia nous, les reffou-c s pour le covmoltre ? Non , mon digne ami; ce n'eft point fur quelquas feuilles éparfcs qu'il faut aller chercher la loi de Dieu, mais dans le cceur de l'homme, oü fa main daigna 1'écrire. O homme , qui que tu fois, rentre en toi-même, apprends a confulter ta confeiehes & tes facultés naturelles; tu feras jufte , bon , vertueux, tu t'inclineras devant ton maitre , & tu participeras dans fon eiel a un bonheur éternel. Je ne me fie la -deffus ni a ma raifon ni a.celle d'autrui, mais je fens a la paix de mon ame, & au plaifir que je fens a vivre & penfer fous les yeux du grand Etre, que je ne m'abufe point dans lts ju^emers- que je fais de lui, ni dans. 1'efpoir que je fonde fur fa juftice. Au refte, mon cher concitoyen, j'ai voulu verfer mon cceur dans votre fein, & non pas entrer en lice avec vous; ainfi, reftons-en-la, s'il vous plait; d'auwnt plus que  J. J. R o v s i x a ft te; ces fujets ne fe peuvent traiter gueres commodérnent par lettres. J'étois un peu mieux, je retombe. Je compte pourtant un peu fur le retour du printems; mais je n'efpere plus recouvrer des forces fuffifantes pour retourner dans ta patrie. Sans avoir lu votre Déclaration, je la refpecte d'avance & me félicite d'avoir le premier donré è votre refpeétable corps, des éloges qu'il juftifie fi bien aux yeux de toute 1'Europe. Adieu, mon ami. Lettre au même.. Montmorenci, le 25 Mai 1758. Je ne vous écris pas exaétement , mon cher Vernes , mais je penfe a vous tous les jours. Les maux, les langueurs, les peines augmentenc fens ceffe ma pareffe; je n'ai plus rien d'a&if que le cceur; encore, hors Dieu, ma patrie & ie genre humain, n'y refte-t-il d'attachement que pour vous; & j'ai connu les hommes par de fi triftes expériences , que fi vous me trompiez comme les autres, j'en ferois afHlgé, fans doute, mais ja n'en ferois plus furpris. Heureufement je ne préfume rien de fembkbls di votre part, & je fuis perfuadé que fi vous faites le voyage que vous me prometcez, 1'habitude de nous voir & de noas D 7  .26 Lettres de mieux connokre , affermira pour jamais cette amitié véritabie que j'ai tant de penchant a contraaer avec vous. S'il eft donc vrai que votre -fortune & vos affaires vous permettent ce voyage, & que votre cceur le defire, annoncez-Ie moi _ d'avance, afin que je me prépare au plaifir de presfer, du moins une fois en ma vie, un bonnete homme & un ami contre ma poitrine. Par rapport a ma croyance, j'ai examiné vos objeftions, & je vous dirai naturellement, qu'elles. ne me perfuadent pas. Je trouve que pour un homme convaincu de 1'immortalité de 1'ame, vous donnez trop de prix aux biens & aux maux' de cette vie. J'ai connu les derniers mieux que vous, & mieux peut-être qu'homme qui exifte; je n'en adore pas moins l'équité de la providence & me croirois auffi ridicule de murmurer de mes maux durant cette courte vie, que de crier a 1'infortune, pour avoir paffé une nuk dans un mauvais cabaret- Tout ce que vous dites fur 1'impuiffance de la confdencs, fe peut retorquer plus vivement encore contre la révélation; car qus voulez-vous qu'on ptnfe de 1'auteur d'un remede qui ne guérit de rien? -Ne diroit-on pas que tous ceux qui connoiffent 1'Evangile font de fort faints par fonnages, & qu'un Sicilien fanguinaire & perfide vaut baaucoup mieux qu'un Hottentot ftupide & groffier ? Voulez-vous que je croie tjue Dieu n'a donné fa loi aux, hommes que pour avoir une  ], J. ROUSSEAtT. 87 doublé raifon de les punir? Prenez garde, mon ami; vous voulez le juftifier d'un tort chimérique , & vous aggravez 1'accuCation. Souvenezvous, furtout, que dans cette difpute c'eft vous •qui attaquez mon fentiment, & que je ne fais que le défendre; car , d'aiïleurs , je fuis trèséloigné de défapprouver le vótre.. tant que vous "ne voudrez contraindre perfonne a'l'eïnbrafler. Qüor ! cette aünable & cbere parente eft toujours dans fon lit! Que ne fuis-je auprès d'elle! Nous nous confolerions mutuellement de nos maux & j'apprendrois d'elle a fouffrir ks miens avec conftance ; mais je n'efpere plus faire un voyage fi defiré; je me fens de jour en jour moins en état de le foutenir. Ce n'eft pas que la belle faifon ne m'ait rendu de la vigueur & du courage; mais le mal local n'en fait pas moins de progrès ; il commecce même a fe rendre intéxieurement trés - fenfible ; une enflure qui croit quand je marcbe, m'óte prefque le plaifir de la promenade, le feul qui m'étoit refté , & je ne reprends des forcts que pour fouffrir; la volonté de Dieu foit faite ! cela ne m'empêcbera pas, j'efpere , de vous faire voir les environs de ma folitude, auxquels il ne manque que d'être autour de Geneve pour me paroicre délicieux. J'embraffe le cher Roufhn , mon prétendu difc'ple ; j'ai lu avec plaifir fon Examen des qm:re beaux Jiecies, & je. ra'en tiens, avec plus de confidnce, a mon fenü-  gg Lettres bs ment, en voyant que c'eft auffi le fien. La feule ehofe que je voudrois lui demander, feroit de ne pas s'exercer a la vertu a mes dépens, & de ne pas fe montrer modefte en fiattant ma vanité. Adieu, mon cher Vernes, je trouve de jour en jour plus de plaifir a vous aimer- Lettre de M..U Roy. Monsieur , QuoiquE je n'aie pas 1'honneur d'être connu. de vous, je me perfuade que vous ne me faurez pas mauvais gré de vous faire part d'une obférvation que j'ai faite fur votre dernier ouvrage. Je 1'ai lu avec grand plaifir, & j'ai trouve que vous y établiffiez votre opinion avec beaucoup de force. Mais je vous avouerai qu'ayant parcouru Ia Grece, & ayant fait une étude particuliere des théatres que 1'on trouve encore dans les ruines de fes anciennes villes , j'ai lu avec furprife dans votre Livre Ie pafiage qui fuit : Avec tout cela, jamais la Grece, excepté Sparte, ne fut citée en exemple de bannes mceurs ; fc? Sparte qui ne fouffroit point de thêdtre , n'avoit garde d'honorer ceux qui s'y montrent. Non-feulement il y avoit un tbéatre a Sparte, abfolument femblable a celui de Bacchus a Athenes-, mais il  J. ]. R O u ! i I A 1), &i> étoit le plus bel ornement de cette ville, fi eéle< bre par le courage de fes- habitans. II fubfifte même encore en grande partie, & Paufanias & Plutarque en parient: c'eft d'après ce que ces deux auteurs en difent, que j'en ai fait 1'hiftoire que je vous envoie, dans 1'ouvrage que je viens de mettre au jour. Comme cette erreur, qui vous eft échappée, pourroit être remarquée par d'autres que par moi, j'ai cru que vous ne feriez pas faché que je vous en avertiflè, & je me fiatte, Monfieur, que vous voudrez bien recevoir eet avis comme une marqué de 1'eftime & de la par. faite confidération avec laquelle j'ai 1'honneur d'être, &c. Réponse a la Lettre de M. le Roy. A Montmorenci, le 4 Novembre 1753. Je vous'remercie, Monfieur, de la bonté que vous avez de m'avertir de ma bévue au fujet du théatre de Sparte, & de 1'honnêteté avec laquelle vous voulez bien me donner eet avis. Je fuis fi fenfible a ce procédé, que je vous demande la permiflion de faire ufage de votre lettre dans une autre édition de la mienne. II s'en faut peu que je ne me félicite d'une erreur qui m'attire de votre part cette marqué d'eftime, & je me fens moins honteux de ma faute, que fier de votre correction.  9o Lettresoe VoilX, Monfieur, ce que c'eft que de fe fer aux auteurs célebres. Ce n'eft gueres impuré•ment que je ks confulte, & de maniere ou d'autre, ils manquent rarement de me punir de ma confia-ce Le ft-ant Cragius, fi verfé dans 1'antiquité, avoit dit la chofe avant moi, & Plutarque ruimême afin me que les Lacédémoniens n'alloient pomt a la .comédie, de peur d'entendre des chofes ■contre les loix, foit férieufenaent, foit par jeu. 11 eft vrai que le même Plutarque dit ailkurs le contraire, & il lui arrivé fi fouvent de fe contredire, qu'on ne devroit jamais rien avancer d'après lui, fans 1'avoir lu tout entier. Quoi qu'il en foit, je ne puis ni ne veux recufer votre témoignage, & quand ces auteurs ne feroient pas démentis par les Kftes du théatte de Sparte ercore exiftans-, ils le feroient par'Paufanias, Euftathe, Suidas., Atbénée & d'autres anciens. II parolt feulement que ce théatre étoitplutó: confacré a desjeux.des danfes, des prx de mufique , qu'a des repiéfentattons régulieres, & que les pfeces qu'on y jouoit quelWiefo's étoient moins de -véritables drames, que des farces groiïkres, convenables a la fimplicité des fptóateurs; ce qui n'empêchoit pas que Sofy•bius Lacon n'eüt fait un traité de ces foites de parades. Ceft la Guilktiere qui m'apprend tout cela; car je n'ai point de livres pour le vérifier. Ainfi rien ne manque a ma faute, en cette occa-, fion, que la vanité de la mécorinoïtre. A/u refte, loin de fouhaiter que cette fauts  J. J. R O U S S E A U. jjl refte cachée a mes lecteurs, je ferai fort aife qu'on fe publie & qu'ils en foient inftruits .* ce fera toujours une erreur de moins. D'aillturs, comme elle ne fait tort qu'a moi feul, '& que mon feniiment n'en eft pas moins bien établi, j'efpcre qu'elle pouira fervir d'amufement aux critiques ; j'aime mieux qu'ils t.iomphent de mon ignorance, que de mes maximes ; & je feraidtoujours trés-content que les véVi'és utiles que j'ai foutenues, foient épai gnées a mes dépens. Recevez, Monfieur, les affurances de ma reconnoiffance, de mon eftime & de mon refpecL Lf.TThe a M. Vernes.. Montmorenci, le 18 Novembre 1759. Je favois, mon cher Vernes, la bonne réception que vous aviez faite a 1'abbé de St. Nom ; qua vous Taviez fêté, que vous 1'aviez préfenté a Mo de Voltaire, en un mot, que vous 1'aviez recu comme recommandé par un ami; il eft parti, Is cceur plein de vous, & fa reconnoiffance a débordé dans le mien. Mais pourquoi vous dire cela? N'avez - vous pas eu le plaiirr' dem'óbiiger? Ne me devez - vous pas aulïï de Ia reconnoiffance f N'eft-ce pas a vous déformais de vous acq'uitter •envers' moi? Ir. n'y a rien de moi fous la preffe; ceux 'q»ï  p,*, Lettres de vous 1'ont dit, vous ont trompé. Quand j'aurai' quelque écrit prêt a paroltre, vous n'en ferez pas fcftroit le dernier. J'ai traduit t*Dt bien que mal un livre de Tacite & j'en refte-la- Je ne fais pas affez de Latin pour 1'entendre , & n'ai pas affez de talent pour le rendre. Je m'en tiers aV eet effai ; je ne fais même fi j'aurai jamais 1'tffronterie de la faire paroitre; j'aurw grand befoin de vous pour 1'en rendre digne. Mais parions de 1'biftoire de Geneve. Vous favez mon fentiment fur cette entreprife;, je n'en ai pas. changé; tout ce qui me refte a vous dire, - c'eft que je fouhaite que vous faffiez un. ouvrage affez vrai, affez beau & affez " utile pour qu'il foit impofiible de 1'imprimer; alors,. quoi qu'il arrivé, votre manufcrit deviendra un monument précieux, qui fera bénir a jamais votre mémoire par tous les vrais citoyens, fi tant eft qu'il en refte après vous. Je crois que vous ne doutez pas de mon empreffement a lire eet ouvrage, mais fi vous trouvez quelque occafion pour me^le faire parvenir , a la bonne beure; car, pour moi, dans ma retraite, je ne fuis point a portée d'en trouver les occafions. Je fais qu'il va & vient beaucoup de gens de Geneve a Paris & de Paris a Geneve, mais je connois peu tous ces voyageurs, &• n'ai nul deffein d'en beaucoup con: noitre. J'aime encore mieux ne pas vous lire. Vous me demandez de la mufique, eh Dieu,' eber Vernes! de. quoi me parlez-vous ? Je ne connois plus d'autre mufique que celle des ros»  J. J. R O O S S E A v. $y fignols; & Iss chouettes de la forêt m'ont dédommagé de 1'opéra de Paris. Revenu au feul gou.t des plaifirs de la nature, je méprife 1'apprêt des amufemens des villes. Redevenu prefque enfant, je m'attendris en rappellant les vieilles chanfons de Geneve, je les chante d'une voix éteinte, & je fim's par pleurer fur ma patrie, en fongeant que ja lui ai furvécu. Adieu» Lettre a M. de Sühouette. Le 2 Décembre 1759. D a 1 g n e z , Monfieur , recevoir 1'hommago d'un folitaire qui n'eft pas connu de vous, mais qui vous eftime par vos talens, qui vous refpecte par votre adminiftration & qui vous a fait 1'honneur de croire qu'elle ne vous refteroit pas longtems. Ne pouvant fauver 1'Etat qu'aux dépens de la capitale qui 1'a perdu, vous avez bravé les cris des gaigneurs d'argent. En vous voyant écrafer ces miférablts, je vous enviois votre place; en vous la voyant quitter fans vous être démenti, je vous admire, Soyez content de vous, Monfieur, slle vous laiffe un honneur dont vous jouirez longtems fens concurrent. Les malédiétions des fripons font la gloire de l'homme jufte.  5* Lettre» die Lettre & H VmesMontmorenci le 9 Février TL y a une quinzaine de jours, mon cher Vernes, qne j'ai appris , par M- Favre, votre infortune; il n'y en a gueres moms qua ,e lu» tombé maiade & je ne fus pas retabU. Je ne comoare point mon état au votre; m.s mauX a£tue!s ne font que phyfiques; & moi, dont la _ ■ vie n'eft qu'une altsrnative des ons & des aotres, je ne fais que trop que ce n'eft pas les premiers qui tranfpercent le cceur le plus vivement. lo mien eft fait pour partager vos douleurs, & non pour vous en confoler. Je fa's trop bien, par expérience, que rien ne confole que le tems, CC que fouvent ce n'eft encore qu'une affliflaon da plus de fonger que le tams nous corfolara. Cher Vernes , on n'a pas tout perdu quand on pleure. encore; le regret du bonheur paffe en eft un refte. Heureux qui porte-encore au fond de fon cceur ce qui lui fut cher! Oh, croyez-moi, vous ne conno.ffez pas la maniere la plus cmelle de le perdre; c'eft d'avoir è le pleurer vivant. Mon bon ami, vos peines me font fonger aux miennes;» c'eft un retour naturel aux malhtureux. D'autres' pourront montrer a.vos douleurs une fenfibUte* plus defintéreffée; mais perfonne, j'en fuis bien iür, ne les partagera plus fincérement.  J. J. R o u s s e a tr. 53 Lettre d M. Duchefne, ^Libraire, en lui r envoyant la comédie des Philofophes. En parcourant, Monfieur, la piece que vous m'avez envoyée, j'ai frémi de m'y voir loué. Je n'accepte point eet horrible pré fent. Je. fuis psrfuadé qu'en me l'envoyant, vous n'avez pas voulume faire une injure; mais vous ignorez, ou vous avez oublié que j'ai eu 1'bonneur d'être 1'ami d'un homme refpeftable, indignement noirci & calomnié dans ce libïlle. Lettre a Madame d'Az * * * , qui m''avoit envoyé l'eftampe encadrée $e fon portrait, avec des : vers de fon mari au,- deffous. Le ro Février i-6"i. V ous m'avez fait, Madame, un préfent bien précieux; mais j'ofe d.re qua le fentiment avec lequel je le recois, ne m'en rend pas indigne. Votre portrait annonce les charmes de votre caractere; les vers qii l'acompament , achevent de le rendre ineftimable. II fjinble dire: je fais le bönheur d'un tendre époux; je fins la mufe qui 1'infpire , & je fuis la bergère qu'.l chante. En vérité, Madame, ce n'eft qu'avec un peu de  5,15 Lütt»" »i fciupule que je l'admets dans ma retraite, & je crains qu'il ne m'y laiffe plus auffi folitaire qu'auparavant. J'apprends «suffi que vous avez payé le port & même a très-baut prix: quant a cette derniere générofité,' trouvez bon qu'elle ne foit point acceptée, & qu'a la première occafion je prenne la liberté de vous rembourfer vos avances (*)• Agréez, Madame, toute ma reconnoiffance & tout mon refpect. Lettre Madame C***. Montmorenci, 12 Février 1761. "Vous avez beaucoup d'efprit, Madame, & vous 1'aviez avant la Jefture de la Julie; cependant je n'ai trouvé que cela dans votre lettre ; d'oü je conclus que cette lefture ne vous eft pas propre, puifqu'elle ne vous a rien infpiré. Je ne vous en eftime pas moins, Madame ; les ames tendres font fouvent foibles, & c'eft toujours un crime a une femme de 1'être. Ce n'eft point de mon aveu que ce livre a pénétré jufqu'a Geneve; je n'y en ai pas envoyé un feul exemplaire, & quoique je ne penfe pas trop bien de nos mceurs actuelles , je ne les crois pas encore affez mau- vaifes («) Elle avoit donné un baifer au portear.  J. J. R O U s s e A Ü. 07 vaïfes pour qu'elles gagnaffent de remonter a 1'amour. Recevez, Madame, mss trés-humbles remerciemens & les affurances de mon refp.cl:. Lettre a m Anonyme. Montmorenci, ia Février 1761. j' a 1 regu le r 2 de ce mois par la pofte une lettre anonyme fans date, timbrée de Lille & franche de port. Faute d'y pouvoir répondre par une autre voie, je déclara publiquement a 1'auteur de cette lettre que je 1'ai lue & relue avec émotion, avec attendriflèment, qu'elle m'infpire pour lui la plus tendre eftime, le plus grand defir de le connoltra & de 1'aimer, qu'en me parlant de fes Iarmes il m'en a fait répandre , qu'enfin jufqu'aux éloges outrés dont il me comble, tout me plalt dans cette lettre, excepté la modefte raifon qui leporta a fe caclier. Lettre a M + **. Montmorenci, 13 Février 1761» Je n'ai reen qu'hier, Monfieur, la lettre que voas m'avez écrite le s de ce mois. Vous avez raifon de croire que 1'harmonie de 1'auie a auffi fes Lettres. E  98 Lettres de ^ffonarces qui ne gatent point l'effet du tout! chacun ne fait que trop comment elles fe pi oparent; nnis elles font difficiles a fauver. C'eft dans les raviffans concerts des fpheres céleftes qu'on apprend ces fava«tes fucceffions d'accords. Heureux» dans ce fiecle de cacophonie & de difcordarce , qui peut fe conferver une oreille affez pure pour entendre ces divins concerts! Au refte, je perfifte a croire, quoiqu'on en puiffe dire, que quiconque après avoir lu Ia nouvelle Héloïfe la peut regarder comme un livre de mauvaifes mceurs, n'eft pas fait pour aimer les bonnes. Je me réjouis, Monfieur, que vous ne foyez pas au nombre de ces infortunés, & je vous falue de tout mon cceur. Lettre AM***. Montmorenci, 15 Février 1761. J e fus charmé, Monfieur, de la lettre que vous venez di m'écrire, & bien loin de me plaindre de votre louange, je vous en remercie, paree qu'elle eft jointe a une critique franche & judicieufe qui me fait aimer 1'une & 1'autre comme le langage de 1'amitié. Quant a ceux qui trouvent ou feignent de trouve r de 1'oppofition entre ma Lettre fur les 'Speétacles & Ia nouvelle Héloïfe, je fuis bien fur qu'ils ne vous en impofent pas. Vous favez que la vérité, quoiqu'elle foit une, change de forme fe:  J. J. R o u s s e a o. $9 Ion les tems & les lieux, & qu'on peut dire a Paris ce qu'en des jours plus heureux on n'e&t pas dü dire a Geneve : mais a préfent les fcrupules ne font plus de faifon, partout oü féjournera longtems M de Voltaire, on pourra jouer après lui la comédie & lire des romans fans danger. Bon jour, Monfieur, je vous embrafie, & vous remercie derechef de votre lettre i elle me plalt beaucoup. yo i l X , Monfieur, ma réponfe aux obfervs-' tions que vous avez eu la bonté de m'envoyer fuc la nouvelle Héloïfe. Vous 1'avez élevée a 1'ho» neur auquel elle ne s'attendoit gueres, d'occupsr des théologiens; c'eft peut-être un fort attaché i ce nom & a celles qui le portent d'avoir toujours a paffer par les mains de*es Meffieurs-la. Je vois qu'ils ont travaillé a Ia converfion de celle-ci avec un grand zele, & je ne doute point que leurs foins pieux n'en aient fait une perfonne trés-orthodoxe; mais je trouve qu'ils 1'ont traitée avec un peu de rudeffe; ils ont flétri fes charmes, & j'avoue qu'elle me plaifoit plus, airnable quoiqu'hérétique, que bigote & mauflade comme la voila. Je demande qu'on me la reode comme je l'aj donnée, ou je 1'abandorjnerai a fes directeurs. E 2. Lettre « M. de *** Montmorenci, le 19 Février iy6u  Lettres de L E T T n e a Madame Bourette , qui m'avoit écrii deux Lettres confécutives avec des vers, £jf qui pi'invitoit a prsndre du caffé chez elle, dans une .toffe incruflèe d'or, que M. de Voltaire lui avoit dmnée. Montmorenci, it Mars i76r. Je n'avo's pis oublié , Madame, que je vous devois une réponfe & un remerciement; je ferois plus exact fi J'on me laifibit plus libre, mais il faut malgré moi difpofer de mon tems, bien plus comme il plal. a air rui, que comme je le devrois & le voudrois. Pu fque 1'anonyme vous avoit prévenue, il étoit naturel que fa-réponfe précédüt auffi la vótre; & d'ailleurs je ne vous diffimulerai pas qu'il avoit parlé de plus prés a mon cceur que ne font des compimens & des vers. Je voudrois, Madame, pouvoir répondre a 1'honneur que vous mejjfaites de ne demander un exemplaire de ia Juiie, mais tant de gens vcus ont encore ici prévenue, que le; exenplaires qui m'avoient été envoyés de Hollande , par mon Libraire, font donnés ou deftinés, &, je n'ai «ulle efpece de relation avec ceux qui les débitent a Paris. II faudroit donc en acheter un pour ■vous 1'ofFrir, & c'eft, vu l'état de ma fortune, ce que vcus n'approuveriez pas vous-même: de plus, je ne fais point payei louinges, & fi je faifois  J. J. R O U S S E' A Ü. ÏCT' tant que de payer les vótres, j'y voudrois mettre' un p'us haut prix. S i jamais 1'occafion fe préfente de profiter de" votre invitation , j'irai , Madame , avec' grand1 plaifir vous rendre vifite & prendre du cafféchez vous; mais ce ne ftïa pas, s'il vous pbit, dans Iar toffe dorée de M. de Volcaire; car je ne bois pointr dans la coupe de eet homins-la. Agréez, Madame, que je vous ré"tere mes très-humbles remerciemens & les- auurancjs- de man* refpsér;. Leitje & M. M***. Monttnarenci, Mars iffl'. Xi- faudroit être le-dernier ces hommes pour no' pas s'intéreffer a l'infortunée Louifotr. La pit'é,la~ bienveillance que fon honnête hifiorien m'infpire pour elle, ne me kiffent pas douter que fon zela a lui-mêma ne puiffe être auffi pur qus le mien; cela fuppofé , il doit compter fur toute l'eflima d'un homme qui ne la prodigue pas. Graces au; cfek, il fe trouve dans un rang plus élevé , des coeuts auffi fenfibles, & qui ont a la fois le pouvoir & la volonté de protéger la malheureufe , m i's eftimable victime de l'infamie d'un brutal. M. Ie Maréchal de Luxembourg & Madame la Marécha'e' i qui j'ai communiqué votre* lefre, ont été émus, E 3.«  j.c2 L e t t r e s i)e ainfi que moi, a fa lefture ; ils font difpofés , Monfieur, a vous entendre & a confulter avec vous ce qu'on peut & ce qu'il convient de faire peur tirer la jeune perfonne de la détrefie oü elle eft. Ils retournent a Paris après paques. Allez, Monfieur, voir ces dignes & refpeétables Seigneurs ; parlez-Ieur avec cette fimplicité touchante qu'ils aiment dans votre lettre; foyez avec eux. fincere en tout , & croyez que leurs coeurs bienfaifans s'ouvriront a la candeur du vötre: Louifon fera protégée, fi elle mérite de 1'être, & vous, Monfieur, vous ferez eftimé , comme le mérite votre bonne aérion. Que fi dans cette attente , quoiqu'affez courta, la fi:uation de Ia jeune perfonne étoit trop dure, vous devez favoir que , quant a préfent, je püs payer, modiquement a la vérité, le tribnt dü, par quiconque a fon néces&ire, aux indigens honnêtus qui ne 1'ont pas. Lettre a M. Vtrms. , ■■' -ir> -iro jiiv.- a*3it?q tn üahai'm J Montmorenci, le 24 Juin i?5l. J'étois prefi]iiea 1'extrêmité, cber concitoyen, quand j'ai recu votre lettre, & maintenant que j'y réponds, je fuis dans un état de fouffrances continuelles qui, felon toute apparence, ne me quitigront qu'avec la vie. Ma plus grande confolationr dans l'état oü je fuis, "eft de recevoir des témoi-  J. J. ROUSSEAÜ. IÖ3 gnages d'intérèt de mes co.mpatriotes, & furtout de vous, cher Vernes, que j'ai toujours aimé & qua j'aimerai toujours. Le cceur me lit & il me femble que je me ranime au projet d'aller partager avec vous cette retraite charmante, qui me tente encore plus par fon hïbi'tant que par elle-même. Oh,, fi Dieu raffermiffoit affez ma fanté pour ma mettre en état d'entreprendre ce voyage , je na mourrois point fans vous embraffer etcör$ une fois f Je n'ai jamais prétendu juftitier les innombra. bles dtfauts de la nouvelle Héloïfe; je trouve quer Pon 1'a recue trop favorablsment, Sedans les jugemens du publx, j'ai bien moins a me plamdie de' fa rigueur qu'a me louer de fon indulgence; mai» vos griefs contre IVolmar me prouvent que j'ai mal rempli 1'cbjet du livre, ou que vous ne 1'avez pas; bien faifi. Cet objet étjit do rapprocher les partia oppofés, par une eftirne reciproque ; d'apprendr© aux Philofophes , qu'on peut croire en Dieu fans" être hypocrite, & aux Croyans, qu'on p;ut êus incrédide fans être un coquin. Julie, devote, eft ure lecon pour les Philofophes, & IVolmar, athée, en eft une pour les Intoléran*. V#i!a Ie vrai bufc du livre. C'eft k vous de voir li je m'en fuis écarté. Vous me reprochez de n'avoir "pas fait èHenger de fyftême a Wolmar, fur la fin du Roman-; mais, »on cher Vernes, vous n'avez pas lu cette fin car fa coiverllon y eft indiquée avec une clarté qui ne pouvoit fouffrir un plus grand développernenc, faas vouloir faire une capucinade. E 4.  104 Lettres de Adieu, cher Vernes; je faifis un intervalle de mieux pour vous écrire. Je vous prie d'informer de ce mieux ceux de vos amis qui penfent a moi, & entr'autres, Meflïeurs Moulton & Roustan , que j'embraffe de tout mon cceur, a:n£L cue vous.. Lettre. a M. d'Offreville, a Douai, fur cette queftion: S'il y a une monde démontrée , ou s'il n'y en a point ? Montmorenci-, 4 Oclobre 17*1. La queiiion que vous me propofez, Monfieur-, dans votre Lettre du 1 5 Sept< mbre, eft importante & grave: c'eft de fa Dlution qu'il dé-pand de favoir s'il y a une morale démontrée, ou s'il n'y cn a point. Votre adverfaire foutient que tout homme n'agit, quoi qu'il faffe , que relativement a luimême, & que jufqu'aux artes de vertu les plus, fublimes , jufqu'aux ceuvres de charité les plus pures, chacun r-ipporte tout a foi. Vous, Monfieur , vous penfez qu'on doit faire le bien pour le brén même fans aucun retour d'intérêt perfonnel, que les bonnes ceuvres qu'on rapporte a foi ne font plus des aétes de vertu, mais d'amour-propre; vous ajoutez que nos aumónes font lans mérite, fi nous ne les faifons que par  J. j. K o tr r s e' a' u; roy par vanitê ou dars !a vue d'écarter de notre ëfprtt 1'idée des miferes de Ia vie humaine , & en ceia vous avez laifon. Mais furie fond de la cueftion , je dois vous avouer que je fuis de 1'avis de votre adverfaire: car quand nous ag'ffons, il faut que nous ayons un motif pour agir, & ce motif ne peut être étrairger a nous, puifque c'eft nous qu'il met' en oeuvre: il eft abfiirde d'imnginer qu'étant moi , j'agirai comme fi j'étois un autre. N'eft il pas vrai que fi 1'on vous difoit qu'un corps eft pouffé fans que ri'en le touche , vous diriez que cela n'eft pascorxevable ? C'eft la même chofe en morale, quand' on croit agir fans nul in'étêr. Mais il faut expl'quer ce mot d'intérêt; car vous pourriez lui donnc-r tel fens, vous & votre adverfa're , que vous feriez d'accord fans vous entendre, & lui-même pourroit lui en donner un fi groffier, qüalors ce feroit vous qui auriez raifon» Il y a un intéiêi. fenfuel & pa'pable qui fe rap» porte uniquemént a notre bien-être matériel, è la' foriune, a Ia confiJération, aux biens phyfiques" qui p-.uverat réfülter pour nous de la bonne opinion d'autrui. Tout ce qu'on fa(t pour un tel intérêt ne' produit qu'un bien du même ordre, comme un marchand fait fon bien en vendant fa marchandife' le mieux qu'il pmt. Si j'oblige un autre homme' en vue de m'acquérir des droits fur fa reconnoisfance, je ne fuis en cela qu'un marchand qui fair lecomnuce, & même qui tufe avec 1'acheteurE 5-  io6 "Lettres de - Si je fa's l'aumóne pour me faire efb'iner charitabla & jouir des avantages attachés a cette eftime, je ne fuis encore qu'un marchand qui acbete de 1? lépu-ation. II en eft a peu -prés de même, fi je ne fais cette aumöne que pour me délivrer de 1'importuni'é d'un gueux ou du fpeétac'e de fa mifere; tpus les acces de cette efpece qui ont en vue un avantage extérieur, ne peuvent porter le nom de bonnes aiftiocs , & 1'on ne dit pas d'un marchand qui a bien feit fes affaires, qu'il s'y eft comporté vertuenfement. I l y a un autre intéi,êt qui ne tient point aux. avantages de la Eötséié, qui n'eft relatif qu'a ntrnsmcmes, au bien de notre ame, a notre bien-être abfolu, & que pour cela j'appelle intérêt fpirituel ou moral, par oppofition au premier.. Intéi êt qui, pour n'avoir pas des objets fenfibles, matériels , n'en eft pas moins vrai, pas moins grand , pas moins folide, & pour tout dire en un mot, le. £eul qui tenant int:mément a notre nature, tende a notre véritable bonheuiv ' Voila , Monfieur 1'intérèt que la ver;u fe propofe & qu'elle doit fe propofer, fans rien órer au mérite, alapureté, a Ia bonté morale des aótions qu'elle infpire. Pkemiérement, dans le fyftême de la: religion, c'cft-a-dire, des peines & des récompen-fes de 1'autre vie, vous voyez que 1'intérêt de. plaire a 1'auteur de notre être & au juge fuprême. de nos aétions , eft d'une importance qui 1'emporte Sit les plus grands maux, qui fait voler au martyre.  J. J. R 0 Ü S S E' t Ü." ïo? les vra's croyans, & en même tems d'une pureté qui peut ennoblir les plus futlimes devoirs. La loi de bien faire eft^jrée de Ia raifon même, & Is cforé ien n'a befoin quj de Iogique pour avoir de la vertu. Mais outre eet intérêt qu'on peut regarder en quelque facon commeétranger a la chofe, comme n'y tenant que par une expreffe volonté de Dieu, vous ms demanderez peut - être s'il y a quelque autre intérêt lié plus immédiatement, plus nécesfairement a la vertu par fa nature, & qui doive nous la faire aimer uniquement pour elle-même. G:ci tient a d'autres queftions, dont la difcuffion paffe les bornes d'une lettre , & dont par cette raifon je ne tenterai pas ici 1'examen. Comme, fa nous avons un amour naturel pour 1'ordre, pour le beau moral, fi eet am:ur peut être affez vif par lui-même pour primer fur toutes nos paffions, fi ]a confcier.ee eft innée dans le cceur de rhomme, ou fi elle n'eft que 1'ouvrage des préjugés & de réducatiön: car en ce dernier c:s il eft clair que nul n'ayant en foi-méire aucun intérêt a bien faire, ne peut faire aucun bien que par le profit qu'il en attend d'autrui, qu'il n'y a par conféquent' que" des fots qui croient a la vertu & des dupes qui la pratiquent; telle eft la nouvelle phiiofophie. S a n s m embarquer ici dans cette métaphyfique qui nous meneroit tiop loin, je me contenterai de vous propofer un fait que vous pourrez mettre en qusftion avec votre ad ver faire, & qui, bien dia-  10S Lettre s d e cuté, vous 'nfhuira peut-ètre mieux. de fes vrais fentimens, que vous ne pourrriez vous en inflruire en reftant dans Ia généialité de votre thefe. En Angleterre , qu3nd*un bomme eft accufé criminellemer.t, douze jurés, enfermés dans une chambre pour opiner fur ''examen de la procédure s'il.eft coupable ou s'il ne 1'eft pas, ne foi tent plus de cct'e cnau bre & n'y recoivent. point a manger qu'ils ne foient tous d'accord, en forte que leur jugemént eft toujours unanime & décifif fur Ie fort de 1'accufé, Dans une de ces délibérations les preuves paioiffant convair cantes, onze des jurés Ie condamnerent fans bdancer; mais le douzieme s'obr ftina tellement a labfoudre fats vouloir alléguer d'autre raifon, fit.on qu'il Ie croyo't innocent, que voyant ce juré déterminé a, m..urir de faim, ylutóc que d'êire de leur. avis, tous les autres , pour ne pas sVxpofcr au même fort, revinrent au fien, & 1'accufé fut renvoyé. abfous. L'affaire finie, qgelques-unsdes.jurés presferent en fecret leur colleguede k=ur dire la raifon de fon «bftinaiion-, & ils furent enfin que c'étoit lui-même qui avoit fait le coup dont 1'autre étoit accufé; & qu'il avoit eu moins d'horreur de la mort que de faire périr 1'innocent, chargé de fon propre crime. Psof osïz Ie cas a votre. homme & ne man- qaez pis d'txamtner avec lui l'état de ce juré dans toutes fes cixconftances. Ce n'étoit point un homme.  J>. J. R O V 9 S E A Vl 105 jufte, puifqu'il avo't commis un crime, & dans cette affaire l'enthoufiafme de la vertu ne pouvoit po;nt lui élever .le creur & lui faire méprifer la vie. 11 avoit Hf tér êt Ie plus réel a condamner 1'accufé pour enfevelir avec lui 1'imputation du forfait," il devoit craindre que fon invincible obftination n'en fit foupconner la vérkable caufe & ne fut un coromeno ment d'indice contre lui: la ptudence & le föin dé fa füreté demandoient, ce femble, qu'il fit ce qüil ne fit pas, & 1'on ne voit aucun intérêt fenfible qui dut le porter a fa:re ce qu'il fit. II n'y avoit cependart qu'un intérêt trés - puiflant qui put le déterminer ainfi dans le kcret de fon cceur, è toute forte de rifque; quel étoit donc eet intérêt auquel il facrifioit fa vie même? S'inscribï en faux contre Ie fait feroit pren>' dre une mnuvaife défaite ; car on peut toujours 1'établir par fuppolition, & cbercher, tout intérêt étranger mis a part, ce que feroit en pareil cas pour 1'intérèt de lui-même tout bomme de bon fens, qui ne feroit ni vertueux, ni fcélérat. Posabt fucc;ffi vemen t les deux cas, 1'un que le juré ait prononcé la condamnation de Fac* cufé & 1'ait fait pér r pour fe mettre en füreté» 1'autre qu'il l'ait ahfous, comme il fit, a fis propres rifques , pu s fuivant dats les deux cas Ie refte de la vie du juré & la probab'lité du fort qu'il fe feroit préparé , preffez votre homme de pro.ioncer décifivement f.ir cette conduite, & d'exr poLr nettement de part ou d'autre 1'intérêt & les E 7  110 lbttres de motifs du parti qu'il auroit choifi; alors fi vctre difpute n'eft pas finie, vous connoitrez du moins fi vous vous entendez 1'un 1'autre , ou fi vous ne vous entendez pas. Que s'il diftingue entre 1'intérêt d'un crime a commettre ou a ne pas commettre, & celui d'une bonne aftion a faire ou a ne pas faire, vous lui ferez voir aifément que dans 1'bypothefe la raifon de s'abftenir d'un crime avantageux qu'on peut commettre impunément, eft du même genre que celle de faire entre Ie ciel & foi une bonne aétion onéreufe; car, outre que quelque bien que nous puifiions faire, en cela nous ne fommes que juftes, on ne peut avoir nul intérêt en foi - même a ne pas faire le mal qu'on n'ait un i itérêt femblable a faire le bien; 1'un & 1'autre dérivent de la même fource & ne peuvent être féparés. Surtout, Monfieur, fongez qu'il ne faut point outrer les chofes au - dela de la vérité, ni confondre comme faifoient les Stoïciens, le bonheur avec la vertu. II eft certain que faire le bien pour le bien, c'eft 5fi faire pour foi , pour notre propre iméiét , puifqu'il donne a 1'ame une fatisfaction intérieure , un contentement d'elle-même, fans fcquel il n'y a point de vrai bonheur. 11 eft fur encore que les méchans font tous miférables , quef que foit leur fort apparent; paree que le bonheur s'empoifonne dans une ame corrompue, comme le plaifir des fens dans un corps malfain. Mais il «ft faux que les bons foient tous heureux dés ce. monde, & comme il ne. fuffit pas au corps d'être en  j. j. ROUSSEATJ. xii jan té pour avoir de quoi fe nourn'r, il ne fuffit pas non plus a 1'ame d'être faine pour obtenir tous les biens dont elle a befoin. Quoiqu'il n'y ait que les gens de bien qui puiffent. vivre contens, ca, n'eft pas è dire que tout homme de bien vive content. La vertu ne donne pas le bonheur, mais elle fcule apprend a en iouir quand on 1'a: la vertu ae garantit pas des maux de cette vie & n'en pro* cure pas les biens; c'eft ce que ne fait pas non p'us le vice avec toutes fes rufes ; mais la vertu fait porter plus patiemment les uns & goüter plus délieieufement les autres. Nous avons donc en tout état de caufe un véritable intérêt a la cultiver, & nous faifons bien de travailler pour eet intérêt, quoiqu'il y ait des cas oü il feroit infuffi* fant par lui-même, fans 1'attente d'une vie a venir. Voila mon fentiment fur Ia queftion que vous m'avez propofée. E n vous remerciant du bien que vous penfez de moi, je vous confeille pourtant, Monfieur, de ne plus perdre votre tems a me défendre ou a me louer. Tout le bien ou le mal qu'on dit d'unhomme qu'on ne connoit point, ne fignifie pas grand'chofe. Si ceux qui m'accufent ont tort, c'eft a ma conduite a me juftifier^toute autre apologie eft inutile ou fuperflue. J'aurois dti vous répondre plutót; mais le trifte éiat cü je vis doit excufer ce retard. Dans lê peu d'intervalle que mes maux. me laiffent, mes occupations ne font pas de mon cHois., & je. vous avoue que, quand elles eg  112 Lettres d e' » feroient, ce choix ne feroit pas d'écrire des lettres: Je ne réponds point a celles de complimens & ja ne répondrois pas non plas a la vótre , fi la queftion que vous m'y propofez ne me faifoit un devoir de vous en dire mon avis. J e vous falue, Monfieur, de tout mon cceur. Lettre a M. Huber. Montmorenci, le 24 Décembre 1761. J'étois , Monfiiur , dans un acces du pluscruel des maux du corps, quand je recus votre Lettre & vos Idylles ,- après avoir lu la lettre , j'ouvris machinalement le livre, comprant le refcr-' mer auffit:ót; mais je nele refvrmai qu'après avoir tout lu, & je le mis a có'é de moi pour le relire encore. Voila 1'exacte vétité. Je fer.s que votre ami Gefsner eft un homme felorr mon cceur, d'oir vous pouvez juger de fon traduétcur & de fon amii par lequel feul il m'eft connu. Je vous fais en particulier un gré infini d'avoir ofé dépou Her riotre langue de ce fot & précieux jargon, qui óre teute vérité aux images & toute vie aux feminiens; Ceux qui veulent embellir & parer la nature, font des gens fans ame &; fans goüt , qui n'ont jamais1 eonnu fes beautés. II y a fix ans que je coule dans ma retraite, une vie affez femblable a cellede Ménalque & d'Amyntas , au bien prés , quer j'aime comme eux, mais que je ne fais pas faire;  J. J. Roussïau. rij & je puis vous protefter, Monfieur, que j'ai plus vécu durant ces flx ans, que je n'avois fait dan3 tout le cours de ma vie. Maintenant vous ms faites defirer de revofr encore un printems, pour faire avec vos cbarmans pafteurs de nouvelles pro« menades, pour partager avec eux ma folitude, & pour revoir avec eux des afyles champêtres qui ne font pas inférieurs a ceux que M. Gefsner & vous avez fi b'en décrits. Saluez-le de ma part, je vous fupplie, & recevez auffi mes remerciemens & mes falutations. Voulez-vous b:en , Monfieur, quand vous écrirez a Zurich, faire direuille cbofes pour moi è M. Ufteri ? J'ai recu de fa part une lettre que je ne me laffe point de relire, & qui contient des relations d'un payfan p'us fage, plus vertueux, plus fenfé que tous Ls philofopbes de 1'univers; je fuis facbé qu'il ne me marqué pas le nom de eet homme refpeclable- Je lui voulois répono're un peu au long, mais mon déplorable état m'en a ompéché jufqu'ici. Lettre a Meffieurs de k Société Economiqus de Berrie. Vous êtes moins inconnus , Meffieurs , que vous ne penfez, & il faut que votre Société ne Montmorenci, le 29 Avril 1762.-  ïi4 Lettres de manque pas de célébrité dans Ie monde, puifqae Ie bruit en eft parvenu dans eet afyle a un homme qui n'a plus aucun commerce avec les gens de ïettres. Vous vous montrez par un cóté fi intérelTant que votre projet ne peut manquer d'exciter te public & furtout les honnêtes gens a voulöir vous connoitre , & pourquoi voulez-vous dérober aux hommes le fpeftacle fi touchant & fi rare daps notre fiecle, de vrais citoyens jaimant leurs freres & reurs femblables, & s'occupant fincerement du bonheur de la patrie & du genre humain ? Quelque beau, cspendant , que foit votre plan, & quelques talens que vous ayez pour 1'exécuter, ne vous flattez pas d'un fuccès qui réponde entiérement a vos vues. Les préiugés qui ne tiennent qu'a Terreur fe peuvent détruire , mais caa qui font fondés fur nos vices ne tomberont qu'avec eux ; vous voules commencer par apprendre aux hommes la vérité pour les rendre fages, & tout au contraire, il faudroit d'abord les rendre fages pour leur faire aimer la vérité. La vérité n'a prefque jamais rien fait dans le monde, paree que les hommes ft conduifsnt toujours plus par leurs pafiions que par leurs lumieres, & qu'ils font le mal en approuvant Ie bien. Le fiecle oü nous vivor.s eft des plus éclairés, même en morale; eft-il desmeilleurs ? Les livres ne font bons a rien, j'en dis autant des académies & des fociétés littéraires; on ne donne jamais a ce qui en fort d'utile, qu'une  J. J. R O U S S B A ü. IfT? approbation ftérile; fans cela la nation qui a produit les Fenelons, les Montefquieux, les Mirabeaux, ne feroit-elle la mieux conduite & la plus heureufe de Ia terre ? En vaut - elle mieux depuis les écrits de ces grands hommes, & un feul abus a-t-il été redreffé fur leurs maximes? Ne vous flattez pas de faire plus qu'ils n'ont fait. Non, Meffieurs, vous pourrez inftruire les peuples, mais vous ne les rendrez ni meilleurs ni plus heureux. C'eft une des chofes qui m'ont le plus découragé » duraflt ma courte carrière littéraire, de fentir que, même me fuppofant tous les talens dont j'avois befoin, j'attaquerois fans fruit des erreurs funeftes, 5c que, quand je les pourrois vaincre, les chofes n'en iroient pas mieux. J'ai quelquefo's charmé mes maux en fatisfaifant mon coeur , mais fans m'en impofer fur 1'efFet de mes foins. Plufieursm'ont lu, quelques -uns m'ont approuvé même, & comme je 1'avois pré vu, 'tous font reftés ce qu'ils étoient auparavant. Mefileuts, vous direz mieux & davantage , mais vous n'aarez pas un meilleur fuccès,& au lieu du bien pub'x que vous cherebez, vous ne trouverez que la gloire que vous femblez craindre. Quoi qu'il en foit, je ne fais qu'êire fenfible i 1'honneur que vous me faites.de m'alTocier en quelque forte,par votre correfpondance,a de fi nobles travaux- Ma:s en me la propofant, vous ignoriez fans doute, que vous vous adrefliez a un pauvre malade qui, après avoir eflayé dix ans du trifia  iió" Litth.es d'e métier d'auteur , pour lequel il n'étoit point fait', y renonce dans la joie de fon cceur, & après avoir eu 1'honneur d'entrer en lice avec^refpecl:, mais erï homme libre, contre une tête couronnée, ofe dire en quittant Ia plume, pour ne Ia jamais reprendre, Vi&or cefius artewque repono. Maïs fans afp'rer aux prlx donnés par votre1 munificence, j'en trouverai toujours un trés-grand dans 1'honneur de votre eftime, & fi vous me jugez" digne de votre correfpondance, je ne refufe point ds 1'entretenir, amant que mon état, ma retraite, & mes lumieres pourront le permettre, & pour commencer par ce que vous exigez de moi, je vous diral que vo're plan, quoique trés bien fait, me parolt généralifer un peu trop les idéés & tourne. trop vers la métaphyfique , lc-s recherches qui deviendroient plus utiles, felon vos vues.fi elles avoiert des applications pratiques locales & particulieres. Quant a vos queftlons, elles font trés - belles , Ia troifieme (*) furtout me plalt beaucoup-; c'eft celle qui me tenteroit fi j'avois a écrire- Vós vues en la propofant font affez claires , & il fradra que celui qui la traitera, foit bien mal-adroit s'il ne lés remplit pas. Dans la première, oü vous demandez quels font les moyens de tirer un peupli de la corruption'i Outre que ce mot de corruption me paroit un peu vague, & rendre la quefiior» (?) Quel peuple a jamais été le plus heureux?  J. J. RQUSSEAlf. 117 prïfque indéterminée, il faudroit commencer, peuitêtre, pir demander s'il eft de teis moyens : car c'eft de quoi 1'on paut tout au moins douter. En compenfation vous pourriez óter ce que vous ajoutez a la fin, & qui n'eft qu'une répétition de h queftion même, ou en fait une autre tout-a-fait a part (*). Si j'avois a traker votre feconde queftion (f) ,' je ne puis vous diffimuler que je me déelarerois avec Platon pour Taffirmative, ce qui fürement n'é> toit pas votre intention en la propofant. Faites comme 1'Académie Franceife, qui prefcrit le parti que 1'on doit prendre , & qui fe garde bien de mettre en problême les queftions fur lefquelles elle A peur qu'on ne dife la vérité. La quatrieme eft la plus utile, a caufe de-cette application locale dont j'ai parlé ci-devant; elle offre de grandes vues a rempl'r. Mais il n'y a qu'un Stufte ou quelqu'un qui connoiffe a fond la conftitution pbyfique,politique & morale du Corps Helvétique , qui puiffe la traiter avec fuccès. II ■faudroit voir foi-même pour ofer dire : O utinam! Hélas! c'eft augmenter fes regrets de renouveller C*) Voici !a fuite de cette queftion. Et quel eft le plan k plus parfait qu'un iégifluleur puijj'e ffiivre h eet égard? Ct) EftVil des préjugés refpeéhbles qu'un bon citoyen «ioive fe faire un fcrupulélÖe coir.battre publiquement ? (§) Par quels moyens pourroit-on refierrer les liaifons & Tamitid entre les citoyens des diverfes répiibijques, qja «pmpofent la coni'cucraiion Hslvétique?  ïi3 Lettres » e des vceux formés tant de fois & devenus inutües. Bon jour , Monfieur, je vous falue, vous & vos dignes collegues, de tout mon cceur & avec le plus viai ïefpect. Lettre a M. M***. Montmorenci, le 7 Juin 1762. J e me garderois de vous inquiéter, cher M***, fi je croyois que vous fufliez ttanquille fur mon compte; mais la fermentation tft trop forte pour que lebruit n'en foit pas arrivé jufqu'a vous, & je juge par les lettres que je reeois des provinces que les gens qui m'aiment,y font encore plus alarmés pour moi qu'a Paris. Mon livre a para dans des c rconftances malheureufes. Le Parlement de Paris, pour juftifier fon zele contre les Jéfuites, veut, dit on, perfécuter auffi ceux qui ne penfent pas comme eux , & le feul homme en France qui croie en Dieu,doit être la victime des défenfeurs du Chris» tianifme- Depuis plufieurs jours, tous mes amis s'elTorcent a 1'envi de m'efFrayer ; on m'ofFre partout des retraites; mais comme on ne me donne pas pour les accepter des rjjfons bonnes pour moi, je dem-ure; car votre ami Jean-Jaques n'a point appris a fe cacher. Je penfe auffi qu'on groflit le mal a mes yeux pour tacher de m'ébranler; car je  j. j. rousseau. 119 ne fiurois concevoir a quel titre, moi citoyen da Geneve, je puis de/oir compte au Parlement de Paris d'un livre que j'ai fait imprimer en Hollande avec privilege des Etats - Généraux. Le, feul moyen de défenfe que j'entends employer, fi 1'on m'intêïroge , eft la récufation de mas juges : ma's ce moyen ne les contentera pas; car je vois que, tout plein de fon pouvoir fuprême, le Parlement a pau d'idée du droit des gens & ne le refpeftera gueres dans un petit particulier comme moi. II y a dans tous les corps des intér éts auxquels la juftice eil toujours fubordonnée , & il n'y a pas plus d'inconvénient a bruler un innocent au Pailement de Paris, qu'a en rouer un autre au Parlement de Touloufe. II eft vr^i qu'en général les Magiftrats du premier de ces corps aiment la juftice, & font toujours équitables & modérés quand un afcendant trop fort ne 's'y oppofe pas;, mais fi eet afcendant ag t dans cetce affaire, comme il eft probable, ils n'y réfifteront point. Tels font les hommes,. cher M***, telle eft cette fociété fi vantée; la juftice parle, & les paffions agiflent. D'ailleurs, quoique je n'euffc qu'è déclarer ouvertement la vérité des faits, ou, au contraire, a ufer de quelque menfonge pour me tirer d'affaire, même malgré eux; bien réfolu de ne rien dire que de vrai, & de ne compromettre perfonne, toujours gêné dans mes réponfes , je „leur donnerai lè plus beau jeu du monde pour me perdre a leur plaifir. Mais, cher M * * *, fi la devife que j'ai prils  1XO LlTTRES DE r/eft pas un pur bavardage, c eft ici 1'occaGon de m'en montrer digne; & a quoi pus-je employee mieux le peu de vie qui me refte? De quelque maniere que me traitent les hommes, que me feront-ils que la nature & mes maux ne m'euffent biemót fait fans eux? Ils pourront m'óter une vie que mon état me rend a charge, mais ils ne m'óteront pas ma liberté; je la conferverai, quoi qu'ils faffent, dans leurs liens & dans leurs raurs. Ma carrière eft finie, il ne me refte plus qu'a la couronner. J'ai rendu gloire a Dieu,j'ai parlé pour le bien des hommes; ó ami! pour une fi grande caufe, ni toi ni moi ne refuferons jamais de fouffrir. C'eft aujourd'hui que le Parlement rentre; j'aitends en paix ce qu'il lui plaira d'ordonner de moi. _ Adieu, cher M***, je vous embraffe tendrement; fitót que mon fort fera décidé, je vous en inftruirai, fi je refte libre : finon, vous 1'apprendrez par la voix publique. Lettre au même. Yveriiun, le 15 Juin 1762. "Vous aviez mieux jugé que moi, cher M***; 1'événement a juftifié votre prévoyance & vo:re amitié voyoit plus clair que moi fur mes dangers. Après la réfolution oü vous m'avez vu dans ma piécédente lettre, vous fcrez furpris de me favoir maintenant  J. J. ROUSSEAU. 121 maintenant a Yverdun; mais je puis vous dire que ce n eft pas fans peine & fans des confidérations très-graves, que j'ai pu me détcrminer a un parti fi peu de mon goüt. J'ai attendu jufqu'au dernier moment fars me laifler effrayer, & ce ne fut qu'un courier venu dans Ia nuit du 8 au g de M. Ie Prince de Conti a Madame de Luxembourg, qui apporta les détails fur lefquels je pris fur le champ mon patti- II ne s'agiflbit plus de moi feul, qui fürement n'ai jamais approuvé le tour qu'on a pris dans cette affaire, mais des perfonnes qui, pour 1'amour de moi, s'y trouvoient intéreflees, &, qu'une fois arrêté, mon filence même, ne voulant pas mentir, eüt compromifes. II a donc fallufuir, cher M* * *, & m'expofer, dans une .retraite affez difficüe, a toutes les tranfes de.s fcélérats , laiffant le Parlement dans Ia joie de mon évafion & t'ès-réfo!u de fuivre Ia contumace auffi loin qu'elle peut aller. Ce n'eft pas , croyez-moi, que ce corps me f:aïffe & ne fente fort bien foa iniquité. Ma's voulant fermer la bouche aux dévo:s en pouifuivant les Jéfuites, il m'eüt, fans égard pour mon trifte état , fait foufFWr les p'us ciuelles tortures; il m'eüt fait brüler vif avec auflï .pan de plaifir que de juftice, & fimplement paree que cela 1'arrangeoit. Quoi qu'il en foit, je vous jure.cher M * * *, devant ceDieu qui lit dans mon cteitr, que je n'ai rien fait en tout ceci contre les loix; qua non - feulement j'étois paifaitement en regie, mals quej'en avois lespreuvesles plus authentiques; Lsttres. p  122 Lettres de & qu'avant de partir, ja me fuis défait volonta're•ment de ces preüves pour la tranquillité d'autrui. Je fuis arrivé ici bier matin, & je vais errer dans cas m'ontagnes jufqu'a ce que j'y trouve un afyle affez fauvage pour y paffer en paix le refte de mes miférables jours. Un autre me demanderoit peut-être pourquoi je ne me retire pas a Geneve? Mais, ou je connois mal mon ami M***, ou il ne me ft ra- furement pas cette queftion; il fent'ra que ce n'eft point dans la patrie qu'un malheureux profcrt doit fe réfugier; qu'il n'y doit point porter fon ignominie, ni lui fa're partager fes affronts. Que ne puis - je dès eet inftant y fa?re oublier ma •mémoire! N'y donnez mon adreffe a perfonne; n'y parlez plus de moi; ne m'y nommez p'us. Que mon Jiom foit effacé de deffus la terre- Ah, M***! la piovidence s'eft trompéa; pourquoi m'a-t-elle fait naitre panni les hommes, en me faifant d'une autre efpece qu'eux? Lettre ou même. Yverdun , le 22 Juin 1762. C E que vous me marquez, cher M***, eft a peine croyable. Quoi! décrété fans être ouï! Et oü eft le délit! oü font les preuves? Genevois, fi te-de eft votre liberté, je la trouve peu regrettabk. CH6 a compaioitre, j'étois obligé d'obéir;  J. J. Py o u s s e a V. 12 3 au lieu qu'un .décret de prife de coips ne m'ordonnant rien , je puis demeurer trar;q uila. Ce .n'eft pas que je ne veuille purger le décret 5: me rendre dans les prifons en tems & lieu , curieux d'entendre ce qu'on peut avoir a me dire ; car j'avoue que je ne Timagine pas. Quant a piéfent, je penfe quM eft a propos de laifTer au Confeil le tems de revenir fur lui-même, & de mieux voir ce qu'il a fait. D'ailleurs , il feroit a ci aindre que dans ce moment de chaleur, quelques citoyens ne viffent pas fans murmure le traitement qui m'eft deftiné , & cela pourroit ranimer des aigreurs qui doivent refter a jamais éteintes. Mon intention n'eft pas de jouerun róle, mais de remplir mon devoir. Je ne puis vous diffimuler, cher M***, qua quelque pénétré que je fois de votre conduite dans cette affaire, je ne faurois 1'approuver. Le zele que vous marquez ouvertement pour mes intéréts, ne me fait aucun bien préfent , & me nuit beaucoup pour 1'avenir en vous nuifant a vous - même. Vousjrous ótez un crédit que vous auriez employé très-utilement pour moi dans un tems plus heureux. Apprenez a louvoyer, mon jeune ami, & ne heurtez jamais de front les palïïons des homm s , quand vous voulez les ramener a la raifon. L'envie & la haine font roaintenant contre moi a leur comble. Elles diminueront quand , ayant depuis longtems ceffé d'écrire, je commencerai d'être oublié du pu ■ blic, & qu'on ne craindra plus de moi la vérité. Alors fi je fuis encore, vous me fervirez & 1'on F 2  s2+ Lettres db , dont 1'honorable & nombreyfe famlle m'accable a fon exemple d'amitiés & de corfcffes. Mon bon ami, que j'amie a etre bien 'iulu & careffé! il me femble que je ne fuis plus »nalheureux quand on m'aime : la bienveillance eft deuce a mon cceur, elle me dedommage de toutCher M * * * > u" tems viendra Peut-etre ^ue je nourrai vous prcffcr contre mon feta, & eet efpoir m fait encore aimer la vie. M. d. Rogujn,  J. j. R o tr S s e a d. Lettre a M, de Cingins de Moiry.YverduUj ie^2 Juin 176a. MoNSIEUjt', ~V"ous verrez par la lettre cl-jdfbte qua fst viens d'être décrété a Geneve da prife de c >rpsv Celle que j'ai 1'honneur de vous écrire n'a point' pour objet ma fureté perfonnelle ; au contraire , je fais que mon devoir eft de me rendre dans les prifons de Geneve, paifqu'oil m'y a jugé coupable, & c'eft certainement ce que je ferai, fiiót que je ferai allure- que ma prélenc<: ne caufera aucun trou ble dans ma patrie. Je fats d'aiüeurs que j'ai lebonheur de vivre fous les lo'x. d'un Souverain équi-able & écla'ré, qui ne fs gouverne point par les idéés d'autrui, qui peut & qui veut protéger 1'innocence opprimée. Mais, Monfieur, il ne mefuffit pas dans mes malheurs de la proteftiom merrie du Souverain , fi je ne fuis encore honoré de fora eftime,& s'il ne me voit de bon raeil chercher un afyle dans fes Etats. C'eft fur ce point, Monfieur, que j'ofe implorer vos bontés , & vous fupp'ie F 3  125 Lettres de deroient qu'au malheureux , & dont 1'homme ne leur paroitroit pas digne, & je fus ptêt a fortir" de leurs Etats, même fans ordre; mais fi le défenfeur de la caufe de Dieu, des loix , de la vertu, trcuve grsce devant elles , alors, fuppofé que mon devoir ne m'apper* point a Geneve, je pafferai le xefte de mes jours dans la _ confiance d'un cceur droit & fans reproche, foumis aux juftes loix du plus fage des Souvevains. Lettre a M. M***. Yverdun, le 2+ Juin 1762. • Encore un mot, cher M * * *, & nous ne nous écrirons plus qu'au befoin. Ne cheichez point a parler de moi; mais dans 1'occafion dites a nos'magifhats que je les refpeéterai toujours, même injuftes; & a tous nos concitoyens, que je les aimerai toujours, même ingrats. Je fens dans mes malheurs que je n'ai point 1'ame haineufe; & c'eft une confolation pour moi de me fentirbon, auffi dans-1'adverfité. Adieu, vertueux M***, fi mon cceur eft ainfi pour les autres, vous devez comprendre ce qu'il eft pour vous.  J, J, RoUSSEAU. 127 Lettre a Madame Cramer de Lmi* a Juiilet, 1762. I l y a longtems, Madame, que rien ne" m'étonne plus de la part des hommes , pas même le bien . quand ils en font. Heureufement je mets toutes les vingt-quaire heures un jour de p'us a couvejt de leurs caprices; il fimdra bientót qu'ils fe qépflchent, s'ils veulent me rendre Ia viftime de leurs jeux d'enfans. Lettre a M. de Gingins de Moiry, Mmhe du Canfeil Souverain de la République de Berne, é? Seigneur BhUlif a Tverdtm. Motiers, le 11 JtiiFftt ïjrffti- J'use, Monfieur, de Ia permiffion que vous m'avez donnée de rappeller a votre fouvenir un homme dont Ie cceur plein de vous & de vos boutés confervera toujours cherement les fentimens que-vous lui lui avez infpirés. Tous mes malheurs me vienhent d'avoir trop bien penfé des hommes. ' Ils me font fentir combien je m'étoistrompé. J'avois befoin , Monfieur, de vous connoitre, vous & le petit nombre de ceux qui  128 Lettres be vous rtlïemblent, pour ne pas me reprocher une erreur qui m'a couté fi cher. Je favois qu'on ne pouvoit dfre impunément la vérité dans ce fiecle , ni peut-être dans aucun autre; je m'attendois a fouffrir pour la caufe de Dieu; mais je ne m'attendois pas, je 1'avcue, aux traitemens inouis que je viens d'éprouver. De tous les mmx de la vie " riümaine, 1'opprobre & les affronts font les feuls auxquels 1'honnête homme n'eft point préparé. Tant de batbarie & d'acharnement m'ont furpris au dépourvu. Calomnié pubtiquement par des hommes établis pour venger 1'innocence; traité comme un miifaiteur dans mon propre pays que j'ai taché d'bonorer ; pourfuivi, chaffé d'afyle en afyle, fer tart a la fois mes prepres maux & la honte da rra patrie, j'avois 1'ame émue & troublée, j'étois. découragé fans vous. Homme iiluftre & refpeftable, vos confolittions m'ont fait oublier ma mifere, vos difcours ont élevé mon cceur, votre eftime m'a mis en état d'en demeurtr toujours digne: j'ai plus gagné par votre bienveillance que je n'aL pardu par mes malheurs. Vous me Ia conferverez, Monfieur, je l'efpsre, malgré les hurlemens du ftnatifine & lesadroites noirceurs del'impiété. Vous êces trop vertueux pour me haïr d'ofer croire en Dieu, & trop fage pour me punir d'ufer de- Ia ra fon qu'il m'a dounée. Lei;  f. L. R o »»s s: e- A" U7 Lettre a Mylord- MarichjU Juillet 1762." impendere yero.- Mylord, u n pauvre auteur profcrit de France ,- de fa; patrie, du Canton de Berne , pour avoir dit ce' qu'il psnfoit être utile & bon, vient chercher un afyle dans les Etats du Eoi. Mylord r ne ms 1'accordez pas fi je fuis coupable, car je ne deman^de point de grace & ne crois point en avoir be>foin: mais fi je ne fuis qu'opprimé, il eft digns de vous & de Sa Majefté de ne pas me refufer le feu & Teau qu'on veut m'óter par toute la terra J'ai cru vous devoir déclarer ma retraite, & mon nom trop connu par mes malheurs : ordonnez de mon fort, je fuis foumis a vos ordres ; mais. S vous m'ordonnez auffi de paru'r dans l'état oü je fuis, obéir m'eft impoffibie, & je ne faurois plus oü fuir. Daignez, Mylord, agréer les afiurances de moni profond refpect,  13* Let t** es de Lettre a M***- Motiers, Juillet 176a. ■ • j „ ;vV;. . J'ai rempli ma miffion, Monfieur, j'ai dit tout ce que j'avois a dire, je regarde ma carrière con> me finie; il ne me refte prus qu'a fouffrir & mourir; le lieu oir cela doit fe faire eft affez indifferent. II importoit peut-être que parnu tant d'auteurs menteurs & laches , il en exiftat un d'une autre efpece, qui ofat dire aux hommes les Vérités utiles qui feroient leur bonheur s'üs favoient les écouter. Mais il n'importoit pas que eet homme ne fut point perfécuté ; au contraire,, on m'accuferoit peut - être d'avoir calomnié mon fiecle, fi mon hiftoire même n'en difoit plus que mes écrits,- & je fuis prefque obligé a mes contemporains de la peine qu'ils prennent a juftifier mon mépris pour eux. On en lira mes écrits avec plus de confiance.' On verra même, & j'en fuis faché , que j'ai fouvent trop bien penfé des hommes. Quand je fortis de France, je voulus bonorer de ma retraite 1'Etat de 1'Europe pour lequel j'avois le plus d'eftime, & j'eus la fimplicité de croire 'être remercié de ce choix- Je me fuis trompé; «'en parions plus- Vous vous imaginez bien que ' je ne fuis pas , après cette épreuve, tenté de ma axoire ici plus folidejnent établi. Ie veux rendre.  J. j. K O U S S E A' Ü. Xfgtl encore eet honneur a votre pays de pen fer que Ia fïïreté que je n'y ai pas trouvée, ne fe trouvcra pour moi nulle part. Ainfi , fi vous voulez cue nous nous voyons ici , venez (andis qu'on m'y laifie; je ferai charmé de vous embraffer. Quant a vous, Monfieur, & a votre effimable fociété, je fuis toujours a votre égard dans les mêmes difpofitions oii je vous écrivis de Montmorenci; je prendrai toujours un véritable intérêt au fuccès de votre entreprife; & fi je n'avois formé 1'inébranlable réfolution de ne plus écrire, a moins que la furie de mes perfécuteurs ne me force ft reprendre enfin la plume pour ma défenfe, je me: ferois un honneur & un plaifir d'y contribuer; mais, Monfieur, les maux & 1'adverfité ont achevéde m'órer le pui de vigueur d'efprit qui m'étok reftée; je ne fuis plus qu'un être végétatif, une* machine ambulante ; il ne me refte qu'un peu de chaleur dans le.cceur pour aimer mes amis & ceux •qui méritent de. 1'être; j^eufle été bien réjoui ü'avoir a ce titre le plaifir de vous embraffer. Lettre 'a M. de Montmoilin. . Motiers, le 24 Aoüt 17G2, • Monsieur, L E refpeft que je vous porte , & mon devoir comme votre paroiflien m'obligent, avan.t d'approchexi F 6  I3& Lettres de de la Sainte Table, de vous faire de mes fentiment en matiere de foi, une déclaration devenue nécesfaire par 1'étrange rréjugé pris contre un de mes écrits, (fur un requifitoire calomnieux, dont on n'appercoit pas les principes déteftables.) I l eft facbeux que les Miniftres de l'Evangile fe faflent en cette occafion ks vengeurs de 1'Eglife Romaine, dont les dogmes intolérans & fangui* naires font feuls a't-iqués & détruits dans. mon livre; fukai t ainfi fans examen une autorité fufpecte, faute d'avoir voulu m'entendre, ou faute même de m'avoir lu. Comme vous n'êtes pas, Mofieur, dans ce cas-la, j'attends de vous un jugement plus équitable. Quoi qu'il en foit, 1'ouvrage porte en foi tous fes éclairciffjmens; & comme je ne pourrois 1'expliquer que par lui-même-, 3e 1'abandonne tel qu'il elt au blame, ou a 1'approbation des fages, fans vouloir le défendre , ni le défavouer. M e bornant dorc a ce qui regarde ma perfonne, je vous déclare, Monfieur, avec refpect, que depu's ma réunion a 1'Eglife dans laquelle je fuis né, j'ai toujours fait de la^Religion Cbrétienne Réformée, une profeffion d'autar.c moins fufpefte, qu'on n'exigeolt de moi dans le pays oü j'ai vécu „ que de garder le filsnce, & laiffer'^uefques doutes a 1'écart, pour jouir des avantages cjvils dont j'étois excl'us .par ma Religion. Je fuis attaché, de bonne foi a cette Religion véritable & fainte, & je le ferai jufqu'a mon dernier foupir. Je defire  J. Ji S. o u s s e a tj. être toujours uni extérieurement a 1'Eglife, comme je le fuis dans le fond de mon cceur ; & quelque confolant qu'il foit pour moi de participer a la communion des fideles ; je le defire, je vous protefte , autant pour leur édification & pour 1'honneur du culte-, que pour mon propre avantage: car il n'eft pas bon qu'on penfe qu'un homme de bonne foi qui raifonne.ne peut être un membrs de Jefus - Chrift. J'i r a 1, Monfieur, rccevoir de vous une réponfe verbale , & vous confulter fur la maniera dont je dois me conduire en cette occafion, pour ne donner ni furprife au Pafteur que j'honore, ni fcandale au troupeau que je voudrois édifier. A g r é e z , Monfieur, je vous fupplie, les affurances de tout mon refpecL n m'annoncant, Madame, dans votre Lettre du 22 Septembre (c'eft je crois le 22 O&obre) un changement avantageux dans mon fort , vous m'avez d'abord fait croire que les hommes qui me perfécutent, s'étoient laffés de leurs méchancetés; que le Parlement de Paris avoit levé fon inique décret; que le Magiftrat de Geneve avoit reconnu fon tort,.& que le public me rendoit enfin juftice. F 7 Lettre a Midame * * *.> i.1 Oclobre 1762.  j&fi Lettres n e Mais loin de-la, je vois par votre Lettre même* nu'on mïntente encore de nouvelles accufations: le changement de fort que vous m'annoncez, fe ,éduit a des offres de fubfiftance dont je n ai pas befoin quant a préfent. Et comme j'ai toujours compté pour rien, même en fanté , un avemr auffi incertain que la vie humaine; c'eft pour moi, jé' vous jure, la chofe la plus indifférente que d'avoir a diner dans trois ans d'ici. Il s'en faut beaucoup, cependant, que je fois infenfible aux bontés du Roi de Pruffe; au contraire, elles augmentent un fentiment très-doux , favoir 1'attachement que j'ai concu pour ce grand Prince. Quant a 1'ufage que j'en dois faire, ,ien ne preffe pour me réfoudre , & j'ai du tems pour y penfer. A Végard des offres de M'. Stanley, comme 'elles font toutes pour votre compte , Madame, c'eft a vous de lui en avoir obligation. Je n'ai point ouï parler de la lettre qu'il vous a dit m'a, Toir éaite. Je viens maintenant au dernier artide de votrelettre , auquel j'ai peine a comprendre quelque chofe & qui me furprend a tel point , furtout après les entretiens que nous avons eus fur cette matiere, que j'ai regardé plus d'une fois a écnture pour voir fi elle étoit bien de votre main. Je ne fais ce que vous pouvez défapprouver dans la lettre que j'ai écrite a mon Pafteur, dans une occafion néceffaire. A. vous entendre avec votre  J. J. R o u. s » e a tr." 133 ange, on diroit qu'il s'agiüoit d'embralTer une re-» ]igion rTcuvelle, tandis qu'il ne s'agiflbit que derefter comme auparavant dans la communion de mes peres & de mon pays, dont on cherchoit a m'exclure; il ne falloit point pour cela d'autre ango que le Vicaire Savoyard. S'il confacroit en fimpli« cité de confcience dans un culte plein de myfteres inconcevables, je ne vois pas pourquoi J. J. Rous» feau ne communieroit pas de même dans un culte oü rien ne choque fa raifon; & je vois encore moins pourquoi, après avoir jufqu'icï profefie ma. religion chez les Catholiques, fans que perfonne m'en fit un crime, on s'avife tout d'un coup de m'en faire un fort étrange de ce que je ne la quitte pas en pays Proteftant. Mais pourquoi eet appareil d'écrire une lettre ? ' Ah 1 pou-quoi ? Le voici. M. de Voltaire me voyant opprimé par le Parlement de Paris, avec la générofité naturelle a lui & a fon parti, faifit ce moment de me faire opprimer de même a Geneve, & d'oppofer une barrière infurmontable a. mon retour dans ma patrie. Un des plus fürs moyens qu'il employa pour cela, fut de me faire regarder comme déferteur de ma religion: car la. delfus nos loix font formelles, & tout citoyen ou, bourgeois qui ne profetie pas la religion qu'elles autorifent, perd par-la même fon droit de cité. Ils travaillerenc donc de toutes leurs forces lui & le Jongleur a foulever les Miniftres; ils ne réufïïrent. jas'avec ceux de Geneve. qui les connoiflent, mais  I35 Lettres bi ils ameuterent tellement ceux du pays de Vaud;. que malgré la protecïion & 1'amitié de M. laBaillif d'Yverdun & de plufieurs Magifttats , il fallut ibrtir du Canton de Berne. Gn tenta de faire la même chofe en ce pays; ie Magiftrat municipal de Neufchatel défendit mon livre; la Claffe des Miniftres le déféra; le Confeil d'Etat alloit le défendre dans tout 1'Etat & peut- être procéder contre maperfonne: mais les ordres de Mylord Marécbal, & la proteftion déclarée du Roi farrêterent lout court, il fallut me laifler tranquille. Cepen» dant le tems de la communion approchoit, & cette époque alloit décider fi j'étois féparé de 1'Eglife Proteftante, ou fi je ne 1'étois pas. Dans cette circonftance, ne voulant pas m'expofer a un affront public, ni non plus conftater tacitement en ne me préfentant pass la déftrtion qu'on me reprochoit, je pris le parti d'écrire a M. de Montmoilin, Pafteur de la paroifle , une lettre qu'il a fait courir; mais dont les Voltairiens ont pris foin de falfifler beaucoup de copies. J'étois bien éloigné d'attendre de cette lettre 1'effet qu'elle produifit; je la regardois comme une proteftation nécefiaire, & qui auroit fon ufage en tems & lieu. Quelle fut ma furprife & ma joie de voir dès le lendemain cbez moi M. de Montmoilin, me déclarer que nonfeulement il approuvoit que j'approchafie dê la Sainte Table, mais qu'il m'en prioit, & qu'il m'en prioit de 1'aveu unanime de tout le Co; fiftoire, rjpur 1'édification de fa paroiffe dont j'avois 1'ap'pro»  j. j. Rousseau. 137 bation & 1'eftime. Nous eumes enfuite quelques conférences, dans lefquelles je lui développai franchement mes fentimens, tels a peu prés qu'ils font expofés dans la profeffion du Vicaire , appuyant avec vérité fur mon attachement conftant a 1'Evangiie & au Cbriftianifrae , & ne lui déguifant pas non plus mes difficultés & mes doutes. Lui de fon cóté, connoiffant affez mes fentimens par mes livres, évita prudemment les points de doctrine qui aurotent pu m'arrêter, ou le compromettie; il ne prononca pas même le mot de récra&ation , n'infiila fur aucune explicadon, & nous nous féparames contens 1'un de 1'autre. Dtpus lors j'ai la confolation d'être reconnu membre de fon Eglife; il faut être opprimé, malade & croire en Dieu pour fentir combien il eil doux de vivre panni fes freres.. M. de Montmoilin ayant a juftifier fa conduite devant fis confrères, fit courir ma lettre. Elle a fait a Geneve un efFet qui a mis les Voltairiens au défefpoir, & qui a redoubié leur rage. Des foules de Genevois font accourus a Motiers, m'embrasfant avec des latmes de joie, & appellant hautement M. de Montmoilin leur bienfaiteur & leur pere. II eft même für que cette affaire auroit des fuites, pour peu que je fufle d'humeur a m'y prêter. Cependant il eft vrai que bien des Miniftres font mécontens; voila , pour ainfi dire, la profeffion de foi du Vicaire approuvée en tous fes points» gar ua de leurs contrei es; ils ne peuvect digérex  ,38 Leïtres de cela. Les uns murmurent , les autres menacenc d'écrire; d'au'res écrivent en effet ; tous veulent abfolument • des rétraAations & des explicationsqu'ils n'auront jamais. Que dois-je fa;re a préfent, Madame, a votre avis? Irai-je laifier mon digne Pafteur dans les lacqs oü il s'eft mis pour 1'amour de moi? 1'abandonnerai-je a ld cênfure de fes confrères? autoriferai-je cette cenfurepar ma conduite &par mes écrits? & démentant la démarche que j'ai fa'te, lui laiffsrasje toute la honte & tout le repentir de s'y être prêté? Non, non, Madame;, on me traitera d'hypocrite tant qu'on voudra; mais je ne ferai ni un perfide , ni un lache. Je ne renoncerai point a la religion de mes pares , a cette religion fi raifonnable, fi pure, fi conforme k la fimplicitéde 1'Evangile, oü je fuis rentré de bonne foi depuis nombre d'années , & que j'ai dfpuis toujours hautement profcffée. Je n'y renoncerai point au moment oü elle fait toute la confolation de ma vie , & oü il importe a 1'honnête homme qui m'y a maintenu , que j'y demeure fincérement attaché. Je nen conferverai pas non plus les liens extérieurs , tout chers qu'ils me font , aux dépens de h vérité, ou de ce que je prends pour elle; & 1'on pourroit m'excommunier, & me décréter bien des fois, avant de me faire dire ce que je ne penfe pas. Du refte, je me confolerai d'une imputation d'hypocrifie , fans vraifemblance & fans preuves. ün auteur qu'on bannit, qu'on déerete, qu'on brüle pour avoil dit hardtment fes.  J, J. roussiau. 135" fentimens, pour s'être nommé, pour ne vouloir pas fe dédire ; un citoyen chériffant fa patrie, qui aime mieux renoncer a fon pays qu'a fa franchife, & s'expatrier que fe démenttr, eft un hypocrite d'une efpece affez nouvelle. Je ne connois dans eet état qu'un moyen de prouver qu'on n'eft pas un hypocrite j mais eet expédient auquel mesennemis veuient me réduire, ne me conviendra jamais, quoi qu'il arrivé; c'eft d'être un impie ouvertement. De grace, expiiquez-moi donc, Madame , ce que vous voulez dire avec votre ange, & ce que vous trouvez a reprendre a tout cela. Vous ajoutez , Madame , qu'il falloit que j'attendiffe d'autres circonftances pour profeffer ma religion , (vous avez voulu dire pour continuer de la profeffer.) Je n'ai peut-être que trop attendu par une hei té dont je ne faurois me défaire- Jen'ai feit aucune démarche, tant que les Miniftres 'm'ont perfécuté. Mais quand une fois j'ai été fous la proteftion du Roi, & qu'ils n'ont plus pu me rien faire, alors j'ai fait mon devoir, ou ce que j'ai cru 1'être. J'attends que vous m'appreniez en quoi je me fuis trompé. J e vous envoie 1'extrait d'un dialogue de M. de Voltaire avec un ouvrier de ce pays-ci qui eft a fon fervice. J'ai écrit ce dialogue de mémoire, . d'après le récit de M. de Montmoilin, qui ne me 1'a rappbrté lui-même que fur le récit de 1'ouvrier, il y a plus de deux mois. Ainfi, le tout peut n'être pas abfolument exact; mais les traits prin-  f/fO L I t t b e s* de etpaux font fideles ; car ils ont frappé M- de Montmoilin; il les a retenus, & vous :royez bien que je ne las ai pas oubliés. Vous y verrez que M-de Voltaire n'avoit pas attendu la démarche dont vous vous plaignez, pour me taxer d'bypecrifie. Converfation de M, de Feltaire avec un de fes Ouvriers du Comté de Neufchdtel. M. de Voltaire. Est-il vrai que vous êtes du Comté de Neufchatel ? L' O u v r i e r. O ui, Monfieur- M. de Voltaire. Etes-vous de Neufchatel même? & O u v r r e r. Non, Monfieur; je fu's du viliage de Butte; dans la vallée de Travers* M. de Voltaire. B u t t e ! Cela efl - il loin de Motieis ? L' O u v r i e r. A une petite lieue. M. de Voltaire. Vous avez dans votre pays un certain perfonnage de celui-ci, qui a bien fait des fiennes. L' O u v r i e r. Qui donc, Monfieui? M. de Voltaire. Un certain Jean-Jaques Rouffeau. Le. connoisCez-vous?  j. j. ROUSSEATJ. iai L' O u v r i e r. O ui, Monfieur; je 1'ai vu un jour a Butte, dans le carroffe de M. de Montmoilin qui fe promenoit avec lui. M. de Voltaire. Commekt ce pied - plat va en carroffe ? Le yoila donc bien fier? L' O u v r i e r. O h I Monfieur, il fe promene aufii a pied. II court comme un cbst maigre, & grimpe fur toutes nos montagnes. M- de Voltaire. Il pourroit bien grimper quelque jour fur une échelle. II eüt été pendu a Paris, s'il ne fe fut fauvé. Et il le fera ici, s'il y vient. L' O u v r i e r. Pendu! Monfieur ! II a 1'air d'un fi boe homme, eh! mon Dieu! qu'a-t-il donc fait? M. de Voltaire. Il a fait des livres abominables. C'eft un impie, un athée. L' O u v r i e r. Vous me furprenez. 11 va tous les dimancbes h leglifi*. M. de Voltaire. A h ! i'hypoci ite! Et que dit on de lui dans le pays ? Y a-t-il quelqu'un qui veuille le voir ? L' O u v r i e r. T o u t le monde , Monfieur , tout le monde 1'aime. 11 eft recherché partout , & on dit qu? Mylord lui a fait auffi bien des careftes.  •14* Lettres de M. de Voltaire. Cest que Mylord ne le connoit pis, ui vous non plus. Attendez feulement deux ou trois mois, & vous connoltrez l'homme. fces gens de Montmorenci oü il demeuroit , ont fait des ftux de joie,quand il s'eft fauvé pour n'être pas pendu. C'eft un homme. fans foi , fans honneur , fans xeligion. L' O u v r i e r. Sa-ns religion! Monfieur, mais^on dit que vous n'en avez pas beaucoup vous - même. M. de Voltaire. Qui, moi, grand Dieu! Et qui eft-ce qui dit cela ? L' O u v r i e r. Tout le monde, Monfieur. M. de Voltaire. A h ! quelle horrible calomnie! Moi qui ai étudié chez les Jéfuites, moi qui ai parlé de Dieu mieux que tous les théologiens! L' O u v r i e r. Mais, Monfieur, on dit que vous avez fait bien de mauvais livres. M. de Voltaire. On ment. Qu'on m'en montre un feu! qui porte mon nom , comme ceux de ce croquant portent le fien, &o  J. J. R o V S $ e A u. I43 Lettre a M. de Montmoilin. Novembre 1762, Quand je me fuis réuni , Monfieur , il y a neuf ans a I'églife, je n'ai pas manqué de cenfeurs qui ont blamé ma démarche , & je n'en manque pas aujourd'hui que j'y refte uni fous vos aufpices, contre Tefpoir de tant de gens qui vou Iroient m'en voir féparé. II n'y a rien la de bien étonnant; tout ce qui m'honore & me cor.fole, déplalc i mes ennemis; & ceux qui voudroient rendre Ia religion méprifable, font fichés qu'un ami de la vérité Ia profeflê ouvertement. Nous connoiffons trop, vous & moi , les hommes pour ignorer a combien de paffions humaines le feint zeis de la foi feit de manteau, & 1'on ne doit pas s'attendre i voir 1'athéiflne & 1'impiété plus charitables que n'eft 1'hypocrifie ou la fuperfiicion. J'efpere, Monfieur, ayant maintenant le bonheur d'ê:re plus «onnu de vous, que vous ne voyez rien en moi qui démentant la déclaration que je vous ai fjite, puifle vous rendre fufpecle ma démarche, ni vous donner du regret a la vötre. S'il y a des gens qui m'accufent d'être un hypocrite, c'eft paree que ja ne fuis pas un impie ; ils fe font arrangé pour m'accufer de 1'un ou de 1'autre, fans doute, pares ■qu'ils n'imaginent pas qu'on puifle fincérement croire sn Dieu. Vous voyeg que de quelque ajaniere qua  144 Lettres de ie me conduife, il m'ett impoffible d'échapper 4 Tune des deux imputations. Mais vous voyez auffi • que fi toutes deux font également defti.uées de oreuves , celle d'hypocrifie eft pourtant la plus inepte; ca, un peu d'hypocrifie m'eüt fauvé bien des difgracesi& ma bonne foi me coüte aiTez cher , ce me femble , pour devoir être au-deffus de tout foupcon. Quand nous avons eu, Monfieur, des entretiens fur mon ouvrage (*), je vous ai dit dans quelles vues il avoit été publié, & je vous reitere la même chofe en fincérité de coeur. Ces vues n'ont rien que de louable, vous en êtes convênu vous-même; & quand vous m'apprenez qu'on me p,ête cclie d'avoir voulu jetter du ridicule far le Chriftianifrae, vous fentez en même tems combien cette imputation eft ridicule elle-même; puifquelte porte uniquement fur un dialogue dans un langage improuvé des deux cótés dans 1'ouvrage même, & oü 1'on ne trouve affurément rien d'sppl'.cable au „rai Chrétien. Pourquoi les Réfoimés prennenMls ainfi fait & caufe pour 1'EgUfe Romaine? Pourquoi s'échauffent-ils fi fort quand on releve les vices de fon argumentation qui n'a point été la Uur jusqu'ici? Veulent-ils donc fe rapprocher peu a peu de fes manieres de penfer, comme ils fe rapprochent déja de fon intolérance, contre les pnncpes fondamentaux de leur propre communior, ? Je (*} li eft queftion de 1'Eaile.  J. J. rousseaü^ I45 Je fuis bien perfuadé, Monfieur, que fi j'euflb il toujours vécu en pays proieftar.t, alors ou h proi 1 feflion du Vicaire SavoyarJ n'eüt point été faite, i i ce qui certainement tut été un n;al a bien des | égards , ou felon toute apparence elle eüc eu dans si fa feconde partie, un tour fort différent de celui ■ U qu'elle a. Je ne penfe pas cependant qu'il faille fuppiir i\ mer les objeftions qu'on ne* peut réfoudre ; car cette adrefTe fubreptice a un air de mauvaife foi e I <3ui me révolte, & me fait craindre qu'il n'y ait is f au fona Peu de vrais croyans, Toutes les connois I 1 fences humaines ont leurs obfcurités, leurs diffib cultés, leurs objeétions, que l'efprit humain trop I; borné ne peut réfoudre. La géométrie elle - même a : en a de telles, que les géomeires ne s'aviftnt » point de fupprimer, & qui ne rendent pas pour ,5 cela leur fcience incertaine. Les objections n'emH. 1 pêchent pas qu'une vérité démontrée ne foit dé• rnontrée, & il faut favoir fe tenir a ce qu'on fait,» & ne pas vouloir tout favoir, même en matiere de d ie,ig'on- Nous n'en fervirons pas Dieu de moins je bon coeur ; nous n'en ferons pas moins vrais jus, croyans, & nous en ferons plus humains , plus „tl doux, plus tolérans pour ceux qui ne penfent pas p. corrftne nous en toute chofe. A confidérer en ca ■p fens la profeffion de foi du Vicaire, elle peut avoir fon utilité même dans ce qu'on y a le plus imjt prouvé. En tout cas, il n'y avoit qu'a réfoudre .les objeaions aulfi convenablement, aufli honnêLettres, q  ï45 Lettres os tement qu'elles étoier.t propofées, fans fe facher comme fi 1'on avoit tort, & fans croire qu'une óbjeaion eft fuffifamment réfolue lorfqu'on a brülé le papier qui Ia contient. Je n'éploguerai point fur les chicanes fans nombre & fans fondement qu'on m'a faites, & qu'on me fait tous les jours. Je fais fupporter dans les autres des manieres de penfer qui ne font pas les miennes j pourvu que nous foyons tous unis en Jefus - Chrift; c'eft - lè 1'effentiel. Je veux feulement vous renouveller, Monfieur, la déclaradon de la réfolution ferme 5c fincere oü je fuis, de vivre & mourir dans la communion de 1'Eglife Cbré-ienne Réformée. Rien ne m'a plus confolé dans mes difgraces que d'en faire la fincere profcffion auprès de vous; de trouver en vous mon pafteur, & mes freres dans 'vos paroiffisns. Je vous demande a voui & è eux la continuation d*s mêmes bontés , & comme je ne crains pas que ma conduite vous faffe changer de fentiment fur mon compte, j'efpere que les mécbancetes de mes ennemis ne le feront pas non plus. 1762. * En parlant, Monfieur, dans votre gazette du «3 Juin, d'un papier appellé réquifitoire, publie en Francs contre le meilleur & le plus utile de  J. J. Rousseaü. Ï4.7 mes écr'ts, vous avez rempli votre office, & ja ne vous en fais pas mauvais gré; je ne me p'ains pas. même que vous ayez tranfcrit les imputationsdont ce papier eft rempli, & auxquelles je m'abftiëns de dÖönêr ósTïe qui leur eft due. W AIS lorfque vous ajoutez de votre chef.que je fa s c i..da anable au delè de ce qu'on peut dire, pour avoir c mp >fé le livre d^nt il s'agit, & furtoutpaur y avo'r mis rncM nom, comme s'il éto't permis & honnête de fe c r sn pablant au publ.c; alors, Monfieur, j'ai dro't dj me p'aindre de ce que vous jugez fans connoitre; car il n'eft pas poffible qu'un homme écla:ré & un bomme de b en porte avec connoiffance, un jugemsnt fi püu équitable fur un livre oü 1'Auteur foutient Ia caufe de Dieu, des mosurs, de la vertu, contre ^la nouvelle phiiofophie, avec toute la force dont il eft capable. Vous avez donné trop d'autorité a des procédures irrégulieres & dictees par des motifs particuliers que tout le monde connolt. Mon livre, Monfieur, eft entre les mains du public- il fera lu tót ou tard par des hommes ral. fonnables, peut • être enfin par des Cbrétiens, qui vsrront avec furprife & fans doute avec indignation, qu'un difciple de leur divin maitre foit traité parmi eux comme un fcéiérat- J e vous prie donc , Monfieur, & c'eft une réparation que vous me devez , de lire vousmème le livre dont vous avez fi légérement & fimal parlé j & quand vous 1'aurez lu.de vouloir G »  148 LETTRES DE alors rendre compte au public, fans faveur & fans grace, du jugement que vous en aurez porte. Je vous falue, Monfieur, de tout mon cceur. Lettre a M. Loifeau de Mauléon, pour lui recommander l'affaire de M. le Eeuf de Valdahon. Voici, mon cber Mauléon, du travail pour vous qui favez braver le puiflant injufte, & défendre 1'innocent opprimé. 11 s'agit de piotéger par vos talens un jeune homme de mérite qu'on ofe pourfiüvre criminellement pour une faute que tout homme voudroit coismettre, & qui ne bleffe dautrcs loix que celles de 1'avarice & de 1'opinion. Aimez votre éloquence de traits plus doux & non moins pénétrans, en faveur de deux amans perfécutés par un pere vindicatif & dénaturé. Hs ont la voixpublique, & ils 1'auront pa'tout oü vous parlerez pour eux. H me femble que ce nouveau fuj.t vous offre d'aufli grandes vues a approfondir cue les précédens; & vous aurez de plus a faire vaioir des fentimens naturels a tous les cceuis fe.nfibles , & qui ne font pas étrargers au vötre. «efpsre encore que vous compterez pour quelque £hofJ la recommanda.ion d'un homme que vous avezbonoré de votre amitié. ' Maüe virtute, cher Mauléon; c'eft dans une route que vous vous eies frayée •qu'on trouve le noble prix que je vous ai depuis fi longtems annoncé, & qui eft feul digne de vous.  J. Jr R o u S s e A u. 14 9 Lettre a Mademoifelle d'Ivernois, fille de M. le Procureur - Général de Neufchdtel, en lui c ivoyant le premier heet de ma fagon yau''elle ntavoiti demandé pour préfent de noces. I_y£ voila, Mademoifelle, ce beau préfént $5 ncces que vous avez defiré ; s'il s'y trouve du fuperflu , faites, en bonne ménagere , qu'il ais bientót fon emploi. Portez fous d'heureux aufpices eet emblêine des liens de douceur & d'amour dont vous tiendrez enlacé votre heureux époux, &. fongez qu'en portant u-n lacet tiffu pnr ia main qui traca les devoks des meres , c'eft s'engager a ks ren plir. Lettre a M. Watelet: Motiers me traitez en auteur, Monfieur; vous me faites des complimens fur mon livre. Je n'ai rien a dire a cela, c'eft 1'ufage. Ce même ufage veut aufll , qu'en avalant modeftement votre eneens, je vous en renvoie une bonne partie. Voila: pourtant ce que je ne ferai pas; car quoi que vous ayez des talens trés-vrais, trés - aimabks , ks G 3  i50' Lettres de qualités que j'bonore en vous, les effacent k mes yeux; c'eft par efies que je vous fuis attaché; c'eft pat elles que j'ai toujours defiré votre bienveillar,ce;& 1'on ne m'a jamais vu rechercher les gens. atalens qui navoientque des talens. Je m'applaudis pourtant de ceux auxquels vous m'affurez que je dois votre eftime, puifqu'ils me procurent un bien dont je fais tant de cas. Les miens tels quels, ont cependant fi peu dépendu de ma volonté, ils m'ont attiré tant de maux,' ils m'ont abandonné fi vite, que j'aurois bien vou'u tenir cette amitié dont vous pcrmettez que je me flatte, de quelque chofe qui m'tut été moins funefte & que je pufte dire être plus a moi. Ce feu, Monfieur, pour votre gloire, au moirs je Je defire & je 1'efpere, que j'aurai blamé ie merveilleux de 1'opéra. Si j'ai eu tort, comma cela peut tiès-bien être, vous m'aurez refuté par le fait; & fi j'ai raifon, le fuccès dans un mauvais genre, n'en rendra votre tiiomphe que plus éclatant. Vous voyez, Monfieur, par l\x-.périence conftante du tbéatre, que ce n'eft jamais le choix du genre bon ou mauvais, qui décide du foit d'une piece. Si la vótre eft intéreffante malgré les machines, foutenue d'une bonne mufique elle doit réulfir; & vous aurez eu , comme Quinault, le mérite de la d fficulté vaincue- Si par fuppofition elle ne 1'eft pas, votre goüt, votre aimable poéfie 1'auront ornée au moins de détails charmans qui la rendront agréable, & c'en eft affez pouï  J. J. RoussEAtr. ïsi plaire a 1'opéra Frangois; je tiens , Monfieur , beaucoup plus, je vousjare, a votre fuccès qa'i monopinion, & non-feulement pour vous, mus auffi pour votre jeune muficien; car le grand voyage que 1'amour de 1'art lui a fait entreprendre, & que vous avez encouragé, m'eft garant qus fon talent n'eft pas médiocre. II faut en ce genre, ainfi qu'en bien d'autres, avoir déja beaucoup en foimême, pour fentir combien on a befoin d'acquérir. Meffieurs, donnez bientót votre pieca, & dufféje étre pendu, je I'irai voir, fi je pus. Lettre a M. le Maréchal de Luxembourg,contenant une defcription du Val de Travers. A Motiers, Ie 20 Janvier 1753. "Vo u s voulez, Monfieur le Marécbal, que ja vous décrive le pays que j'babite ? Mais commcnt faire ? Je ne fris voir qivautant que je fuis ému; les objets indifFérens font rïuis a mes yeux; je n'ai de I'attention qu'a proportion de 1'intétêt qui 1'excite, & quel intérêt puis-je prendre a ce que je fetrouve 11 loin de vous? Des arbres, des rocbers, des maifons , des hommes mêmjs, font autant d'obiets ifolés dont chacun en particulier coine peu d'émotion a celui qui le regarde.- ma;s 1'impreffion commune de tout cela, qui le réunit en un feul tableau, dépend de l'état oü nous fommes en le contemplant. Ce tableau, quoique toujours 1» G 4  152 Lettres de même, fe pefnt d'autant de manieres qu'il y a dis difpofitions différentes dans les cceurs des fpefta' tairs, & ces difFérences, qui font celles de nos jugemens, n'ont pas lieu feulement d'un fpectateur a 1'autre , mais dars le même en differens tems» C'eft ce que j'éprouve bien fenfiblement en revoyant ce pays que j'ai tant aimé. J'y croyo<'s re:rouver ce qui rn'avoit charmé dans ma jeunefle; toet eft changé;- c'eft un autre payfage', un autre air, un autre ciel, d'autres- hommes, & ne voyant plus mes Montagnons avec des yeux de vingt ans, je les trouve" beaucoup viejllis. On regrette le bo-, tems d'autrefojs; je le crois bien : nous attribuons aux chofes tout le changement qui s'eft ftli en nous, & Ioifquc le plaifir nous qutte, nous cioyons qu'il n'eft p'us nulle part. D'autres voient les choCs cc mme nous l.s avons vues & les verront comme nous les voyons aujourd'hui. Mais a font des defcript'ons que vous me demandez , non des réflexiors , & les mienn-.s m'entralnent comme un vieux enfant qui regrette encore fes anciens jeux. Les diverfis impreffions que ce pays a fa:tes fur moi a differens iges, mefont conclure que nos relations fe rapportent toujours plus a nous qu'aux chofes, & que, commenous décrivons bien plus ce que nous fentons que ce qui eft, il faudroit favoir comment étoit affecté 1'auteur d'un voyage en 1'écrivant, pour juger de combien fes peintures font au - deca ou au - dela du viai. Sur ce principe, ne vous étonnez pas de  J. J-, E. o u s s b & v. 15-3- de voir devenir aride & froid fous ma plume un pays jadis fi verdoyant, fi vivant, fi riant a mon gré: vous fentirez trop aifément dans m3 lettra en quel tems de ma vie & en queile faifon fóI'année elle a été écrite- J e fais, Monfieur le Maréeha!, que pour vous. parler d'un village, il ne faut pas commencer pai vous décrire toute la Suifle, comme fi le petit eoin que j'habite avoit befoin d'être circonfgric d'un fi grand efpace. II y a pourtant des chofes. générales qui ne fe devinent point, & qu'il faut: favoir pour juger des objets particuliers. Poui' connoitre Motiets , il faut avoir quelque idéé du Comté de Neufchatel, & pour connoitre le Comté de Neufchatel, il faut en- avoir de la Suifle entiere, Elle offre a peu prés partout les mêmes; afpects, deslacs, des prés, des bois, des montagnes; & les Suiffcs ont aufll tous apeu prés les. mêmes mrrjurs, mêlées de 1'imitation des autres. peuples & de leur antique fimpiicité. Us ont des manieres de vivre qui ne changent point, pareer quelles tiennent, pour ainfi dire, au fol du dimat,. aux befoins divers, & qu'en cela les habitens feront toujours forcés de fe conformer è ce que te nature des lieux leur prefcriu Tc 11e eft, par exemple, la dülribution de leurs habitations, beaucoup moins; réunies en villes & bourgs qu'en Fiance , mais; éparfes & difperfées ca & la fur le ttrrain avec; beauctup pius d'égalité. Ainfi , quoique la Suifia foit en général plus peuplés a proportion que ia. O S .  I54. Lettres de France, elle a de moins grandes villes & de moins gros villages: en revanche on y trouve partout des maifons, le village couvre toüte la paro.ffe, & la ville s'étend fur tout le pays. La Suiffe entiere eft comme une grande ville divifée en treize qumtiers, dont les uns font fur les vafées, d'autres fur les cöteaux, d'autres fur les montagnes. Geneve, Saint Gal, Neufchatel font comme les firaxboutgs : il y a des quartiers p'us ou moins peuplés, mais tous le font affez pour marquer qu'on eft toujours dans la ville : feulement les maifons, au lieu d'être alignées, font difperfees fans fymétrie & fans ordre, comme on dit qu'é. toient celks de 1'ancienne Rome. On ne cioit plus parcourir d:s déferts quand on trouve des clochers parmi les fapins, des troupeaux fur des rochers , des manufadures dans des préapices, des ateliers fur des toirens. Ce mélange bizarre a )e ne fais quoi d'animé, de vivant qui refpire la iiberté, le bien - être , & qui fera toujours du pays ob il fe trouve un fpeftacle unique en fon genre, mais fait feulement pour des yeux qui facbent veir. Cette égale diftribu'ion vient du grand nombre de petits Etats qui divife les Capitales, de la rudeffe du pays qui rend les tranfports d'ffioles, & de la nature des produftions, qui, conüftant pour la plupart en paturages, exige que la confommation s'en faffe fur les lieux i< êmes, &ftient les hommes auffi difperfés que les beftiaux. Voila  J. J. R O V S S JE A Bf. IJ5 le plus grand avantage de la Suifle, avantage que fes habitans regardent phit être comrne un malheur , mais qu'elle tient d'elle feule, que rien na peut lui óter, qui malgré eux contient ou retarde le progrès du luxe & des mauvaifes moeurs, & quï réparera toujours a Ia longue 1'étonnante déperdition d'bommes qu'elle fait dans les pays étrangers. Voila le bien; voici Ie mal amené par ca bien même. Quand les Suiffes, qui jadis vivant renfermés dans leurs montagnes fuffifoient a euxmêmes, ont commencé a communiquer avec d'autres nations , ils ont pris goüt a leur maniere de vivre & ont voulu 1'imiter; ils fe font appercus que 1'argent étoit une bonne chofe & ils ont voulu en avoir; fans productions & fans induftrie pour 1'attirer, ils fe font mis en commerce eux-mêmes, ils fe font vendus en détail aux puiffanees, ils ont acquis par-ia précifément affez d'argent pour fentir qu'ils étoient pauvres; les moyens de le faire circuler étant prefque impofllb'es dans un p'ays qui ne produit rien & qui n'eft pas maritima , eet argent leur a porté de nouveaux befoins fans augmenter leurs reflburces. Ainfi leurs premières aliénations de troupes les ont forcés d'en faire de plus grandes & de continuer tou ours. La vie étant dever.ue plus dévoranre, le même pays n'a p us pu nourrir la même quanfé d'hab tans. C'eft Ia raifon de la dépopulation que 1'on commerce i fentir dans toute la Suffe. Ede r.ourriffoit Cs nombieux habitans quand ils ne fortoient pas da G 6  »55 Lettres de chez eux ; a préfent qu'il en fort la moitié , £ peine p:ut-elle nourrir 1'autre. . L e pis eft qus de cette moitié qui fort il en rentre affez pour corrompre tout ce qui refte par 1'imitation des ufages des autres pays & furtout de ]a France, qui a plus de troupes Suiffes qu'aucune autre nation. Je dis corrompre, fans entrer dans la queftion fi les mceurs Francoifes font bonnes ou mauva'fes en France, paree que cette queftion eft hors de doute quant a la Suiffe, & qu'il n'eft pas poffibleque les mêmes ufages conviennent a des peuples qui n'ayant pas les mêmes reffources & n'habitant ni le même climat, ni le même fob, feront toujours forcés de vivre différemment. • L e concours de ces deux caufes, 1'une bonne & 1'autre mauvaife, fe fait fentir en toutes cbo- . ■fts; il rend ra;fon de tout ce qu'on remarque de particulier dans les mceurs des Suiffes, & furtout de ce contrafte bizarre de recherche & de fimplicité qu'on fent dars toires leurs manieres. lis tournent a contre - fens tous les ufages qu'ils prennent, non pas faute d'efprit, mais par la force des chofes- En tranfportant dans leurs bo s les ufages des grandes villes, ils les appliquent de la facon la plus comique; ils ne favent ce que c'eft qu'habits de campagne ; ils font parés dans leurs xochers comme ils 1'étoient a Paris; ils portent fous leurs fapins tous les pompons du palais-royal, & j'en ai vu revenir de faire leurs foins en petite vefte a falhala de moui&üne. Leur déixateftU a,  J. j*. R O U S S Z A Ü. IJ? toujours quelque chofe de groffier , leur luxe a toujours quelque chofe de^-ude. Ils ont des entremets, mais ils mangent du pain noir ; ils fervent des vins étrangers & boivent de la piquet" te; des ragouts fins accompagnent leur lard rance & ltur choux ; ils vous offriront a déjeüné du café & du fromage , a goüté du thé avec du jambon; ks femmes ont «e la dentelle & de fort gros linge, des robes de goüt avec des bas de couleur : leurs valets alternativement laqtoajs & bouviers, ont 1'habit de fivrée en feivant a table & mêlent 1'odeur du fumier a celle des mets. Comme on ne jouit du luxe qu'en le montrant, il a rendu leur fociété piüs familiere, fans leur óter pourtant le goüt de leurs demeures ifoiées. Pcrfonne ici n'eft furpris de me voir pafier Thiver en can.pagne, müle gens du monde en font tout autant. On demeure donc toujours féparés, mais on fe rapproche par de longues & fréquentes vifites. Poui étaier fa parure & fes meubles, il faut attirer fes voifins. & les aller voir, &. comme ces voifins font fouvent aflèz éloignés, ce font. des voyages continuels. Auffi jamais niai-je vu de peuple fi allant que les Suiffes; les Francais n'en approchent pas. Vous ne rencontrez de toutes parts que voitures ; il n'y a pas une maifon qui n'ait la fienne, & les chevaux dont la Suifle abonde, ne font rien moms qu'inutiles dans le pays. Mais . comiiie c.s cour fes ont fouvent pour objet des vifites de femmes," quand on monte a cbeval, se G 7  l5g LETTRES ÖE eui commence 4 devenir rare, on y monte en jolis basblancs bien tiré«ö& 1'on fait è peu pres pour courr la pofte h n ême toilette que pour aller au bal Auffi rien n'eft fi bdllant que les chemms de la Suifle; on y rencontre i tout moment do «etits Meffieurs & de belles Dames, on n'y voit que bleu, verd, couteur de rofe, on fe croiro.t au iardin de LuxembWg. U N etTet de ce commerce eft d'avoir prefque êté aux hommes te goüt du vin , & un effet contraire de cette vie ambulante eft d'avoir «pendant ïendu les cabarets fréquens & bons dans tout; 1* Suifle. Je ne §&s pas pourquoi 1'on vante tant ceux de Franco ils n'approchent fürement pas de c ux - ci. 11 eft vrai qu'il y feit trés - cher vivre, mais cla eft vrai auffi ae la vie domeftque, & cela ne fauroit ê re autrement dans un pays qui p,odu.t P^u de deniées & oü 1'argent ne laifle pas de circuler. Les trois feules marcbandifes qui leur en aient fourni iufqu'ici, font les fionages, les che.aux & les hommes ; mais depuis rintroduftion du luxe, ce commerce ne leur fuffit plus , & ils y ont ajou-é celu' des manufaétarel dont ils font redevabks aux refua'és Franeois; veflburce qui cependant a plus d'apparence qW de réaiué ; car comme la cr.ercé des deniées augmente avec les ifceces & que la culture de la terre fe négligé quano on gagne davantage k d'autres iravaux.avec plus d'aigent ils tféfi font pas plus riches; ce qui  J. J. R o u s s e a ». I5J» fe voit par la comparaifon avec les Suiffes catholiqu s, qui n'ayant pas la même reffource, font plus pauvres d'argent & ne vivent pas moins bien. I l efl fort fingulier qu'un pays il rude & dont les habifans font fi- éüdins a fortir, leur infpire pouitant un amour fi tendre que le regret de 1'avoir quitté les y rtmene prefque ious a la fin , & que ce regret donne a ceux qui n'y peuvent revenir, une malsdie qu^lquefois mortelle, qu'ils appellent, je crois , le Heimweh. II y a dans la Suiffe un air célebre appellé le Ranz - des» vaches, que les bergers fonnent fur leurs cornets & dont ils font retentir tous les cóteaux du pays. Cet air , qui eft peu de chofe en lui - même * mais qui rappclle aux Suiffes mille idéés relatives au pays natal, leur fair verfi-r des torrens de larmes quand ils 1'entendent en terre étrangere. II en a même fait mourir de douleur un fi grand nombre, qu'il a été défendu par oraonnance du Roi de jouer le ranz des-vaches dans les troupes Suiffes. Mas, Moifieur le Maréchal, vous favez peutêtre tout cela mieux qus moi, & les réflexions que ce fait préfente ne vous auront pas échappé. Je ne puis m'tmpêcher de remarquer feulement que la France eft aff rément le meiUeur pays du monde , oü touus Ls commodités & tous les agrémens de la vie concourent au bien • être des habtans. Cependart il n'y a jamais eu, que je fache, de Heimiveh ni de ranz-des vaches qui fit pleurer & mourir de regret un Francais en pays  t6o L i t t r e s 35 e étranger, & cette maladie diminue beaucoup chez les Suiffes depuis qu'on vif plus agréablement dans leur pays* Les Suiffes , en général, font juftes, officieux, charitables, amis folides, braves foldats & bons 'citoyens , mais intrigans , défians, jaloux, curieux, avares, & leur avarice eontient plus leur luxe que ne fait leur fimplicité. lis font ordinairement graves & flegmatiques, mais ils font furieux dans la colere, & leur joie eft une ivreffe. Je n'ai rien vu de fi gai que leurs jeux. 11 eft étonnant qive le peuple Francois danfe triftement, languiffamment, de mauvaife grace , & que les danfes Suiffes foient fautllantes & vives. Le» hommes y montrent leur vigueur naturelle & lei filles y ont une légéreté charmante: on diroit que la terre leur brüle les pieds. Les Suiffes font adroits & rufés dans les affaires: les Francois qui les jugert grofiïers, font bien moins déliés qu'eux; ils jugent de kur efprit par leur accent. La cour de France a toujours -voulu leur envoyer des gens fins & s'eft toujours trompée. A ce genre d'efcrime ils battent commu* nément les Francois t mais envoyez - leur des gens droits & f-rmes , vous ferez d'eux. ce que vous vou- rez, car naturellement ils vous aiment. Le Marqué de Bonnac qui avoit tant d'efprit, mais qui paffoit pour adroit, n'a rien fait en Suiffe, & jadis le Marécbal de Baffompierre y faifoit tout ce qu'il vouloit, paree qu'il étoit franc, ou qu'ih  j. J. Rousseau. i5r pafibit chez eux pour 1'être. Les Suiffes négo cteront toujours avec avantage, a moins qu'ils ne foient vendus par leurs magiftrats, attendu qu'ils peuvent mieux fe paffer d'argent que les Puiffinces ne peuvent fe paffer d'bommes ; car pour votre bied, quand ils vouiront ils n'en auront pas b.lbin. II faut avouer auffi que s'ils font bien leurs traités, ils les exécatent encore mieux; fidélité qu'on ne fe p;que pas de leur rendre. J e ne vous dirai rien, Monfieur le Maréchal, de leur gouvernement & de leur politique, paree que cela me meneroit trop loin, & que je ne veux vous parler que de ce que j'ai vu. Quant au Comté de Neufchatel oii j'habite , vous favez qu'il appartient au Roi de Pruffe. • Cette petite principa'jté,.après avoir été démembrée du royaUme de Bourgogne & paffé fucceffivement dans les maifons de Chalons , d'Hochberg & de Longue* ville, tomba enfin en 1707 dans celle de Brandebourg, par la décifion des Etats du pays , juges naturels des droits des prétendans. Je n'enrjerai point dans 1'examen des raifons fur kfquelles le Roi de Pruffe fut préféré au Prince. de Conti, ni des influences que purent avoir d'autres Puiffances dans cette affaire; je me contenterai de remarquer que dans la concuirence entre ces deux Princes, c'étoit un honneur qui ne pouvoit manquer aux Neufchatelois d'appartenir un jour a un grand Car pitaine. Au refte , ils ont 'confervé fous leurs Souverains a peu pres la même liberté qu'ont lei  j(52 Lettties de autres Suiffes; mais peut-être en font-ils Prus redevables a leur pofition qua leur hableté; car je les trouve bien remuans pour des gens fages. Tout ce que je viens de rsmarquer des Suiffes en général , caraftérife encore plus fortement ce peuple-ci, & le contrafte du naturel & de 1'imuation s'y fait encore mieux fentir, avec.cette d.fference pourtant que le naturel a moins d étoffe, cl ou'a quelque petit coin prés , la dorure couvre tout le fond. Le pays, fi Ton excapte la vdle & les bords du lac, eft auffi rude que fe refte de la Suifle; la vie y eft auffi ruftique, & les habitans accoutumés a vivre fous des Princes, s'y font encore plus affeeïionnés aux grandes mameres; de foite qu'on trouve ici du jargon, des airs, dans tous les états, de beauX parieurs hbourant les champs, & des courtifans en fouquenille. Auffi app=He-t-on les Neufchatelois les Gafcons de la Suiffè. I's ont de l'efprit & ils fe ptqoeut de vivaclté; ils lifent, & la lefture leur profite; les payfar.s mé.ne font inftruits; ils ont prefque tous un petit recueil de livres choifis qu'.ls appellent leur bbliotheque; ils font même affez au courant pour les nouveautés; ils font valoir tout cela dans la conve. fation d'u-.e maniere qui n'eft point gaucbe, & ils ont prefque le ton du jour comme. s'ils vivoient a Paris, il y a quelque tems qu'en me promenant, je m'arrê.ai devant une maifon oü . des filles fa f.ient ce la dentelle; la mere bercoit ten petit enfant, & je la regardois faire, quand je  J. J. RouSSEAU. 163 vis fottir de la cabane un gros payfan, qui m'abordant d'un air aifé me dit: vous voyez qu'on ne [uit pas trop bien vos préceptes , mais nos femmes tienner.t autant aux vieux préjugês qu'elles aiment les nouvelles modes'. Je tombois des nues. J'ai entendu parmi ces gens-la cent propos du même ton. Beaucoup d'efprit &.encore plus de prétention , mais fans aucun goüt , voila ce qui m'a d'abord frappé cbez les Neufchatelois. Ils parlent très-bien, très-aifément, mais ils écricent platement & mal, furtout quand ils veulent écrire légérement, & ils le veulent toujours. Comme ils ne favent pas même en quoi confifte la grace & le fel du ftyle léger , lorfqu'ils ont enfilé des phrafes lourdement femillantes , ils fe croient autant de Voltaires & de Crtbillons. lis ont une maniere de journal, dans lequel ils s'efforcent d'ê:re gentils & badins. lis y fourrent même de petits vers de leur fagot1.' Madams la Maréchale trouveroit » finon de 1'amufement, au moins de 1'occupation dans ce Mercure, car c'eft d'un bout a 1'autre un logogryphe qui demande un meilleur Oedipe que moi. C 'e s t è peu prés le même habillemsnt qua dans le Canton de Berne, mais un peu plus contourné. Les hommes fe mettent alTez a la Fran* £oife, & c'eft ce que les femmes voudroient bien faire aufli; mais comme elles ne voyagent guares, ne prenant pas comme eux les modes de la premiete main, elles les outrent, les déögurent, &  ,ff4 L e t t r e s d ï chargées de pretintailles & de falbalas, elles ferav Went parées de guenilles. Quant a leur caraftere, ii eft difficile d en juger , tant il eft ofFufqué de rnarier.es ; ils ft croient polis, paree qu'ils font faconniers, & ga*, paree qu'ils font turbulens. ]e crois c.i'il nya. que les Chinois au monde qui puiffent 1'emporier fur eux a faire des "oomplimens. Arrivez-vousfatigué, preffé, n'importe: il faut d'abord pieter le flarc a la longue bordée; tant que la machine eft montée, elle joue, & elle fe remonte toujours a chaque arrivant. La politeffe Francoife eft de . mettre les gens k leur aife & même de s'y mettre auffi. La politeffe Neufchatelo fe eft de gener & foi-roême & les autres. Ils ne confultent jamais, ce qui vous convient, mais ce qui pent écaler leur piétendu lavoir-vivre. Leurs offres exagérées ne tentert point; elles ont toujours je ne fais quel air. de formule, je ne fais quoi defec & d'app^é qui vous invite au refus. lis font pourtant obl.geans, officieux, hofpitaliers très réellement, furtout pour les gens de qualité : on eft toujours für d eu» accueilü d'eux en fe donnant pour Marquis ou Comte ; & comme une reffource auffi facile ne manque pas aux aventuriers, ils en ont fouvent dans leur ville, qui pour 1'ordinaire y font tres, fètés- un fimple honnête homme avec des. malheurs & dés vertus ne le feroit pas de même: on peut y poiter un grand nom fans mérite, mais non pas  J. J. R O D S S E A V. ï 5 5 -un grand rr.érite fans nom. Du refte , ceux qu'ils ■fervent 1ine fois, ils les fervent bien. Ils font fideles a leurs promeffes & n'abandonnent pas aifément leurs protégés. II fe peut même qu'ils foient aimans & fenilbles; mais rien n'eft plus éloigné du ton du fentiment que celui qu'ils prennent; tout ce qu'ils font par bumanité femble êire fait par oftentation , & leur vanité cache leur' bon cceur. Cette vanité eft leur vice dominant; elle perce partout, & d'autant plus aifément qu'elle eft ■mal-adroite. Ils fe crohnt tous gentilshommes., •quoique leurs Souverains ne fufTent que des gentilshommes eux-mêmes.- Ils aiment la chafie, moins par goüt, que paree que c'eft un amufiment noble. Enfin jamais on ne vit des' bourgeois il pleins de kur naiffance: ils nela vantent pourtant pas, mais on voit qu'ils s'en occupsnt,- ils n'en font pas fiers, ils n'en font qu'entctés. A u défaut de dignités & de t'tres de noblefle, ils ont des titres militaires ou municipaux en telle abondance, qu'il y a plus de gens titrés que de gens qui ne le font pas. C'eft Monfieur leColonei, Monfieur le Major, Monfieur le Capitaine, Monfieur le Lieutenant, Monfieur le Confeiüer, Monfieur le Cbatelain , Monfieur le Maire, Monfieur le Jufticier, Monfieur le Profefleur, Monfieur le Do&ur, Monfieur l'Ancien; fi j'avo's pu reprendre ici mon ancien métier, je ne doute pas que je n'y fuffe Monfieur le Copifte. Les fcnirrjes portent  J66 L 2 T T R E 8 D • ■lere , Madame la Miniflre; ]'a> Pear voil ne Ma Zie la Majore;& comme on n'y nomme les gens „ K tkres, on eft embarraffé comment r-gens^n'o^asleurnom.c'eft comme \Jé> Les fis ont b*ucp* de Ib.te &. « font ufage. Elles fe raffembl«t fouvent « foj et 1'on jouè, oü 1'on goüte , ou 1'on babille ft 1'on attirc tant qu'on peut les jeunes gens, mats Les femmes vlvent affez fagement; 8 y a dans le pa s Taffez bons.ménages, & il y en aurort b.en davantaae fi c'éto'it un air de bien vivre avec fon maT Du refte, vivant beaucoup en campagne, Hfant moins & avec rroins «fa fruit que les homÏÏTeL n'ont pas l'efprit fort orné & dans le défcuvrement de leur vie elles n'ont d autre re • fomceque de faire de la dentelle, d'ep.er cuneu. fement ïes affaires des autres , de médfre & de en général, on ne trouve pas dans leur e.treuen ce ton que la décence & ïhonnêteté meme rendent «dSeu^cet^ Sndre quand elles veulent, qui montre du fentide 'ame & qui promec des héroïnes de au La converfation des Neufehatelo.fes eft S ou badine; elle tarit, fitte qu'on ne platfante pas. LU dev« fe» ne manquent pas de bon  J. J. R O O S 3 E 4 V. S6j naturel, & je crois que ce n'eft pas un peupla fans mceurs, mais c'eft un peuple fans principes, & le mot de vertu y eft auffi é;janger ou auffi ridicule qu'en Italië. La rd6on dont ik fe pk quent, fert plutót a les rerdre hai^neux que bons. Guidés par leur ck-rgé ils épilogueront i'ur le dogme, mais pour la m-jrale ils re favei t ce que c'eft; car quoiqu'ils pailent b.aucoup de char té, celle qu'ils ont n'eft affurément pas l'ninuur du procbain, c'eft feulement 1'aff étation de donner 1'aumóne. Un c' rótten pour eux eft un hemme qui va au piêche tous les dimar.cbes, quoi qu'il faffe dans 1'intervalle, il ii'imrorte pas. Leurs Miniftres qui fe font acqiiis un grand crédit fur le peuple, tandis qus kurs Princcs éto'ent Catholiques, voudroient c^nfirver ce crédit en fe mêlant de tout, en chicanant fur tout, en étendaut a tout la jurifdi&ion de 1'églife; i s ne voient pas que leur tems eft paffé. Cependant ils viennent encore d'exciter dans 1'Etat une fermentation qui achevera de les perdre. L'importante affaire dont il s'agis. foit, étoit de favoir fi ks peines des damnés étoient éternelks. Vous auriez peine a cro'ire avec quelle chalcur cette difpute a été agitée; celle du Janfénifme en France n'en a pas approc' é. Tous les corps affemblés, les peupks prêts a prendre ks armes, miniftres deftitués, magiftrats interdits, tout marquoit les approcbes d'une guerre civiler & cette affaire n'eft pas tellement finie qu'elle ne  16$ Lettres de puifle laiffer de Iongs foavènirs Quand ils fe feroient tous arrangés pour aller en erfer , ils n'auroient pas plus de tóuci d- ce qu' s'y paffe. Voila les prir.c pales remarquts que j'ai faites jufqu':cl fut les gens du pays oü je fuis. Elles vous paroitrolent peut-être un peu dures pour un homme qui parle de fes rótts, fi je vous laiffois ignorer que je ne leur fuis redevable d'au. cune hofpitalité. Ce n'eft point a Meffieurs "de Neufchatel que je fuis venu demander un afyle, ' qu'ils ne m'auroient fürement pas accordé; c'eft a Mylord Maréchal, & je ne fuis ici que chez le Roi de Pruffe. Au contraire, a mon arrivée fur les terres de Ia Prir.cipauté, le Magiftrat de la ville de Neufchatel s'eft pour tout accueil dépêché de défendre mon livre fans le connoitre, la Claffe des Miniftres 1'a déféré de même au Confeil d'Etat; on n'a jamais vu de gens plus preffés d'imiter les fottifes de leurs voifins. Sans la proteótion déclarée de Mylord Maréchal, on ne m'eüt fürement point laiffé en paix dans ce village. Tant de bandits fe réfugient dans le pays, que ceux qui le gouvernent ne favent pas diftinguer les malfaiteurs pourfuivis, des innocens opprimés, ou fe mettent peu en peine d'en faire la difFérence. La maifon que j'nabite, appartient i une niece de mon vieux ami M. Roguin. Ainfi loin d'avoir nulle obligation i Meffieurs de Neufchatel, je n'ai qu'è m'en plaindre. D'aiïleurs, je n'ai pas mis le pied dans leux  J. J. R o o s j n ft iö*9 leur ville , ils me font étrangers a tous égards, je ne leur dois que juftice en parlant d'eux & je la leur rends. Je la rends de meilleur cceur encore a ceux d'entr'eux qui m'ont comblé de careffes, d'offres , de politeffes de toute efpece. Flatté de leur eftime & touché de leurs bontés, je me ferai toujours un devoir & un plaifir de leur marquer mdh attachément & ma reconnoiffance ; mais 1'accueil qu'ils m'ont fait, n'a rien de commun avec le gouvernement Neufchatelois qui m'en eüt fait un bien différent s'il en eüt été le maltre. Je dois dire encore que fi la mauvaife volonté du corps des Miniftres n'eft pas douteufe, j'ai beaucoup a me louer en particulier de celui dont j'habite la paroiffe. JI me vint voir a mon arrivée , il me fit mille offres de fervices qui n'étoient point vaines, comme il me l'a prouvé dans une occafion effentielle, oü il s'eft expofé a la mauva'fe humeur de plus d'un de fes confrères , pour s'être montré vrai pafteur envers moi. Je m'attendois d'autant moins de fa part a cette juftice, qu'il avo't joué dans les précédentes brouilleries un róle qui n'annoncoit pas un Miniftre to'érant. C'eft , au fuvplus, un homme affei gai dans la fociété, qui ne manque pas d'efprit, qui fait quelquefois d'affez bons fermons & fouvent de fort bons contes. Je m'appergois que cette Lettre eft un livre, & je n'en fuis encore qu'a la moitié de ma relatfon. Jevais, Monfieur le Maiéchal, vous laiffer Lettres fj  ijo Lettres de a-eprendre haleine , & remettre le fecond tome k une autre fais. (*) Seconde Lettre i M. le Maréchal de Luxembourg , contenant la fuite de la defcription du Val de Travers. A Motiers, le a8 Janvier 1763. \ l faut, Monfieur le Maréchal, avoir du courage pour décri^e en cette faifon le beu que j'hab'te. Des cafcades, des glacés, des rochers cuds, des fapins uoirs couverts de neige, font les objets dont jefus entcuré; &, a 1'image de 1'hiver le pays ajoutant 1'afpect de i'aridité ne promet, a le voir, qu'une defcription fort trifte. Auffi a-t-ii 1'air affez nud en toute faifon, mais il eft prefque effrayant dars celle - ci. II faut donc vous le repiéfenter comme je 1'ai trouvé en y airivant, &non comme j| le vois aujourd'fcui, fans quoi 1'intérêt que vous pienez a moi m'empêcheroit de vous cn rien dire. F 1 o u r e z - v o u s donc un vallon d'une bonne demi-feue de large & d'environ deux lieues de long , .au milieu duquel paffe une petite riviere apptllée la Reufe, dans la direction du Nord-oueft au Sud-eft. Ce vallon formé par deux chalnes de (*) I'our apprécier les divers jugemens portéi dans cette Lettre, le ledteur voudra bien faire attention a jMjijus de fa date ik au lieu qu'habitoit 1'auteur.  J. J. R. O U S S E A Ü. I?1 montagnes qui font des branches du Mont-Jura & cui fe refferrent par ks deux bouts, refte pourtant affez ouvert pour laiffer voir au loin fes protongemens lefquels divifés en rameaux par ks bras des montagnes offrent plufieurs belks peifpeftivea. Ce vallon, appsllé le Val-de-Travers, du nom d un village qui eft a fon extrêmilé oriëntale, .eft garm de quatre ou cinq autres villages a peu de diftance les uns des autres; celui de Motiers qui ferme le milieu eft dominé par un vieux chateau defert, dont le voifinage & la fituation folitaire & fauvage m'attirent fouvent dans mes promenades du mat.n, "autant plus que je puis fortir de eeco:é par une porto de derrière, fans paffer par la rus m devan «maifon. On dit que les bo.s & les .ochers ou environnent ce chateau font fort remphs de viperes; cependant, ayant beaucoup parcouru tous les environs & m'étant affis i toutes fottes de plaje n'en ai point vu jutqu'ici. óuTREcesvilages, on voit vers le bas des montagnes plufieurs maibns éparfes qu'on appelfe d.s Prifis, dans lefquelles on tient des beftiaux & dont plufieurs font habitées par les propuétmres, la p'upart payfans. II y en a une entr autres a nuco .Nord.par conféquent expofée au Midi fi»run, mm nattuelle, da,, la plus admirable pofitioa que j'aie jamais vue , & dont le diffiale acce m'eüt rendu 1'habitation trés-commode. J en fus fi tenté que dès la première-fois je métois prefque «rangé avec le piopriétaire pour y loger ; ina» Ha  17* Lettres » k on m'a depuis tant dit de ma! de cc-t homme l qu'aimant encore mieux la paix & la fürelé qu'une demeure agréable, j'ai pris le parti de refter oü Je fuis. La maifon que j'occupe eft dans une moins foelie pofition,mais elle eft grande, affez commode; elle a une galerie extérieure, oü je me promene dans les mauva;s tems, & ce qui vaut mieux que stout le refte, c'eft un afyle offert par 1'amitié. La Reufe a fa fource au-deffus d'un village appellé St. Sulpice , a 1'extrêmité occidentale du yallon; elle en fort au village de Travers a 1'autre extrêmité, oü elle commence a fe creufer un lit qui deyient bientót précipxe, & la ronduit enfin dans ïe lac de Neufchatel. Cette Reufe eft une trèsjolie riviere , claire & brillants comme de 1'argent, oü les truites ont bien de la peine a fe cacher dans des touffes d'herbes. Dn la voit fortir tout d'un coup de terre a fa fource, non point en petite fontaine ou ruiffeau , mais toute grande & déja riviere comme la fontaine de Vauclufe, en bouil« lonnant a travei s les rochers. Comme cette fource eft fort enfoncée dans les roches efcarpées d'une jrjontagne , on y eft toujours k 1'ombre ; &la fcajcheur continuelle , le bruit, les chütes , le «■purs de 1'eau m'attirart 1'été a travers ces roches ferülantes, me font fouvent mettre en nage pour eller cherchtr ie frais piés de ce murmure, ou plutót prés de ce fracas, plus flatteur a mon oreille q e celui de Ia rue St. Martin. L'ÉiÉyATiovi des montagnes qui ferment  t J. It O O s s E a ü. Ï75 k vallon n'eft pas exceflïve, ma's le vatton me me eftmontagne, étant fort étevé au-deffus du tac, & le lac, ainfi que le fol de toute la Suiffè, eil encore extrêmement éïevé fur les pnys de praines, élevés a leur tour au-deffus du niveau de fa mëïï On peut juger fenfiblement de la pente ttttafe par le long & rapide cours des rivieres , qui des montagnes de Suiffe vont fe rendre les unes dans la Méditerranée & les autres dans 1'Océan. Ainfi r quoique la Reufe traverfant le vallon foit fajette a de fréquens débordemens qui font des bov Is de fon lit une efpece de marais, on n'y fent poiüC le marécage, 1'air n'y eft point humide & mal-fain, la vivacité qu'il tire de fon élévation 1'empêcbaut de refter longtems chargé de vapeurs groffieres r les brouillards, affez fréquens lesmatir.s, csdenC pour 1'ordinaire a 1'acu'on du foleil a mefure ou'il "s'éleve- Comme entre les montagnes & les vatlées Ia vue eft toujours réciproque, celle dont je jouis ici dans un fond; n'eft pas moins vafb* que celle que j'avois fur les hauteurs de Montmorenci; mais elle eft d'un autre genre; elle ne flatte pas, tlle frappe; elle eft plus fauvage que riante; 1'art n'y étale pas fes beautés, mais la majefté de la nature en impofe, & quoique. le pare de Verfailles foit plus grand que ce vallon, il ne paroltroit qu'un colifichet en fortant d'ici. Au premier coup d'ceil le fpeftacle, tout grand qu'il eft, femble un peunud; on voit tiès-peu d'aibres dans la valléej üs H 3  174 Lettres de y viennent ma! & ne donnent prefque aucun fruit; 1'efcarpement des montagnes étant très-rapide montre en divers endroits Je gr:s des rochers, le noir des fapins coupe ce gris d'une nuance qui n'eft pas riante, & ces fapins fi grands^ fi beaux quand on eft deffcus , ne paroiffant au loin que des. arbriffeaux, ne promettent ni 1'afyle , ni 1'ombre qu'ils donnent ; le fond du vallora , prefque au niveau de la riviere, fcmble n'offrir a fes deux bords qu'un large marais oü 1'on ne fauroit marcher; la réverbération des röchers n'annonce pas dans un lieu fans arbres une promenade bien fraiche quand le foleil luit; fitót qu'il fe couche, il la ffe a psine un crépufcule , & Ia bauteur des monts interceptant toute Ia lumiere fait paffir presque a 1'inftant du jour a la nuit. Maïs fi la première impreflion de tout cela n'eft pas agréable, elle change infenfiblement par un examen plus déta llé , & dans un pays oü 1'on croyoit avoir. toyf, vu du premier coup-d'mil, on fe trou^£ avec furprife environné d'obets chaque jour plus intéreffans. Si la promenade de la vallée eft un peu uniforme, eile eft en revanche extiêmem^nt commode ; tout y eft du niveau le p'us parfait, les cbemins y font unis comme des allées de jardin ; les bords. de la riviere oftrent par places de larges peloufes d'un plus beau verd que les gazons du palais-royal, & 1'on s'y promeneavec délices le long de cette belle eau, qui dans le vallon prend un cours paifible en quittant fss  J. J. R o u 3 s e a u. ' 7? eailloux & fes roeher», qu'elle retroave au fortir du Val-de-Travers. On a propofé de planter fes bords de faulea & de peuptiers, pour donner d.irant la cbaleur du jour de l'ombre au béta,t défok par ks mouches. Si ja-mis ce projet s'exécuw, les bords de la Reufe deviendront auffi channans que ceux du Dgnotl, & il ne leur marquera p iu que des Aftrées, des Silvandres & un d'ürfé. Comme la direcbon du vallon coupe obhquement le cours du fitltil i te hauteur des naonts jette toujours de l'ombre par quöMf ^ » plaine, de forte qu'en dirigeant fes promsnad» * cboififfant fes heures , on peut aifément hbs * -•abri du foleil tout le tour du vallon. D'aillems, ces mêmes montagnes interceptant fes rayons, font qu'il fe leve tard & fe couchs de bonne beure, en forte qu'on n'en eft pas longtems brülé. Nous avons prefque ici la clef de 1'énigme du ciel de tro's aunes, & il eft certain qus les maifons qui font prés de la Cxsu de la Reufe , n'ont pas trois heures de foleil, même en été. Lors qu'on quitte le bas du vallon pour fe promener a mi-cóte, comme nous fitnes une fois , Monfieur le Maréchal, le long des Champeaux du có'é d'Andilly, on n'a pas une promena le auffi commoae , mais eet agrément eft bien compenfé par la variété des fites & des points de vue, par les découvertes que 1'on fait fans ceffe autour de foi, par les jolis réduits qu'on trouve dans les gorges des montagnes , oü, le cours des torren* H 4  J7ö Lettres d-e qui dtfcendent dans Ia vallée, les hêtres qui ks ombragent, ks cóteaux qui les entourent, offrere des afyks verdoyans & frais quand on fuffoque a découvert. Ces réJuits , ces petits vallons ne s'appercoivent pas, tant qu'on regarde au loin les montagnes, & cela Joint a 1'agrément du lieu celui de Ia furprife, Iorfqu'on vient tout d'un coup i les découvrir. Combien de fois je me fuis figuré, vous fuivant a la promenade & tournant autour d'un rocher -aride, vous voir furpüs & charmé de retrouver des bofquets- pour les Dryades oü vous n'auriez cru trouver que des antres & des ours. T out le pays eft plein de curiofités naturelles qu'on ne découvre que peu a peu, & qui par ces découveites fucaffiies lui donnent chaque jour l'a'trait de Ia nouveauté. La botanique offre ici fes tréfors a qui fauroit les connoitre , & fouvent en voyant autour de moi cette profufion de plantes iares, je les foule a regret fous k pied d'un ignorant. II eft pourtant. néceifaire d'en connoitre una pour fe garantir de fes terribks effets; c'eft le Kapel. Vous voyez une tiès-belle plante haute de trois pieds, garnie de jolies fleurs bleues qui vous donnent envie de la cueillir: mais a peine 1'a-t-on gardée quelques minutes qu'on fe fènt faifi de maux de tête , de vertiges, d'évanouiffemens & 1'on périroit fi 1'on ne jettoit promptement ce funefte bouquet. Cette plante a fouvent caufé des accidens a des enfans & a d'autres gens qui ignoroienc fa pernickufe veitu, Pour les beftiaux ils n'ea  Jï J. R O' U S S E A U. 3f? i) en spproehent jamais & ne broutent pas même 1'herbs qui 1'entoute. Les fmcheurs 1'extirpent autant qu'ils peuvent; quoi qu'on faffe, 1'efpece en refte & je ne laiffe pas d'en voir beaucoup en me promenant fur les montagnes, mais on 1'a détruite ï peu prés dans le valton. A une petite lieu de Motiers, dans Ia Seigneitrie de Travers, eft une mine d'afphalte qu'on dit qui s'étend fous tout Ie pays: les habitat» lui attribuent modeftement la gaicé dont ils fe vantent, & qu'ils prétendent fe tranfmettre même a leurs beftiaux. Voila, fans doute, une belle vertu de ce minéral; mais pour en pouvoir fentir 1'efficace, il ne faut pas avoir quitté le chateau de Montmr> renci. Quoiqu'il en foit dts merveilles qu'ils difent de leur afpbalte, j'ai donné au Seigneur da Travers un moyen für d'en tirer la médecine univerfelle; c'eft de faire une bonne penfion a Lorris ou ï Bordeu. A u deffus de ce méme village de Travers il fe fit, il y a deux ans, une avalanche confidérabte & de la facon du monde la plus finguüere. Un homme qui habite au pied de la montagne avoic fon champ devant fa fenêtre, entre la montagne & fa maifon. Un matin qui turnt une nuit d'oiag* il fut bien furpris en ouvrart fa fenêtrê de tiouver un bois a la place de fón cbamp; le terrain s'éboulant tout d'une piece avoit recouvert &n champ des arbes d'un bois qui étoit au deffus, & cela,. dit-cn, üix entre les ieux prcpriétaiies te fujtt H 5  178 Lettres . b ï d'un procés qui pourroit trouver place dans Ie lecueil de Pittaval. L'efpace que 1'avalarche a mis a nud eft fort grand & parolt de loin ; mais il faut en approcher pour juger de la force de 1'é» boulement, de 1'étendue du creux, & de la grandeur des rocbers qui ont été tra>-fportés. Ce fait récent & certain rerid croyable ce que dit Pline d'une vigne qui avoit été ainfi tranfportée d'un cöté du chemin a 1'autre: mais rapprocbons• nous de mon babitation. J'ai vis-a-vis de mes fenthreS une fuperbe cafcade , qui du haut de la montagne tombe par 1'efcarpement d'un rocher da: s le vallon avec un bruit qui fe fa t entendre au loin, furtout quand les eaux font grandes. Ce-te-cafcade eft trés en vue, mais ce qui ne 1'eft pas de même eft une grotte a cóté de fon baflin, de laquelle l entrée eft diffi-cile, mus qu'on trouve au dedans affez efpacée, éclairée par une fenêtre naturelle, ceintrée en tiers-point, & décorée d'un ordire d'architecturequi n'eft ni Tofean, ni Dorique, ma;s 1'ordre de la Nature, qui fait mettre des proportions & de "'harmonie dans fes ouvrages les moins réguliers, inftruit de la fïtuation de cette grotte , je m'y rendis feul l'été dernier pour la contempler a mon aife. L'extrême féchéreffe me donna la facilité d'y entrerpar une ouverture enfoncéo & très-furbaiffée, en me tralnant fur le ventre, car la fenêtre eft trop hautj pour qu'on puiffe y paffer fans échJle. Quand je fus au dedans, je m'affis fur une pierre.  J. J. S O U S S E A' TJ. , ï T9 & je me mis a contemplsr avec ravifTement cette fupeibe falie, dont les ornemens font des quartiers de roche diverfement fitut's , & formant la décoration la plus riche que j'aie jamais vue , fi du moins cn peut appeller ainfi celle qui montre la plus grande puifiance, celle qui attaché & intéresfe, celle qui fait psnfer, qui éleve 1'ame , celle qui force 1'homme a oublier fa petitefie pour ne penfer qu'aux ceuvres de la nature. Des divers rochers qui meublent cette caverne , les uns , détachés & tombés de la voiite, les autres encore pendans & diverfement fitués, marquent tous danscette mine naturelle, 1'effet de quelque explofion terrible dont la caufe paroit difEcile a imaginer ; car même un tremblement de terre ou un voican n'expliqueroit pas cela d'une maniere fatisfaifanteDans le fond ds la grotte, qui va en s'élevantde n,ême que fa voüce , on monte fur une efpece d'eftrade & de-la par une pente affez roide fur un rccher qui mene de biais a un enfoncement trèsobfcur, par oü f'ö'n pénetre fous la montagne. Je n'ai point été jufques-la, ayant trouvé devanC moi un trou large & profond qu'on ne lauroit francbir qu'avec une planche. D'ailkurs vers le haut de eet enfoncement & prefque a 1'entrée de la galerie fouterraine eft un quanier de rochet très-impofant, car fufpendu prefqu'en 1'air il porta a faux par un de fes angles, & penche tellement en avant qu'il femble fe détacner & partir pour écrafer le fpeclateur. Je ne doutepas, cegendant? H 6  ï 80 Lettres- de qu'il ne foit dans cette iltuation depuis bien d«s ïiecles & qu'il n'y refle encore plus longtems; mais ces fortes d'équlibres auxquels les yeux ne font pas faits, ne laiffent pas de caufer quelqu'inquiétude, & quoiqu'il fallut peut-être des forces immenfes pour ébranler ce rocher qui parolt fi prêt a tomber, je craindrois d'y toucher du bout du doigt, & ne voudrois pas plus refter dans la direction de fa chüte que fous 1'épée de Damoclès. La galerie fouterraine h laquelle cette grotte Tert de veftibule, ne continue pas d'aller en montant, mais elle prend fa pente un peu vers le bas, & fuit Ia même inclinaifon dans tout Fefpace qu'on a jufqu'ici parcouru. Des curieux s'y font engagés & diverfes fois avec des domeftiques , des flam' beaux & tous les fecours nécefiaires; mais il faut du courage pour pénétrer loin dans eet effroyable lieu, & de la vigugur pour ne pas s'y trouver mal. On eft allé jufqu'a prés de demi-lieue en ouvrant le paffage o{j il eft trop étroit, & fondant avec précaution les gouffres & fondrieres qui font a droite & & gauche; mais on prétend dans Ie pays qu'on peut aller par le même fouterrain a plus de deux lieues jufqu'a 1'autre cóté de la montagne, oü 1'on dit qu'il about.it du cóté du lac, non loin de 1'embouchure de la Reufe. Au-dessous du baflin de Ia même cafcade, eft une autre grotte plus petite, dont 1'abord eft embarraffë de plufieurs grands cailloux & quartiers de roche, qui paroiflent avoir été entrainés-Ii par  J. J. R o u s s e a llï les eaux. Cette grotte-ci n'étant pas fi praticabla que 1'autre, n'a pas de même tenté les curieux. Le jour que j'en examina' 1'ouverture, il faiflj.it une chaleur infupportable; cependant il en fortoit un vent fi vif & fi froid que je n'ofai refter longtems a 1'entrée, & toutes les fois que j'y fuis retourné, j'ai toujours fenti le même vent; ce qui me fait juger qu'elle a une communication plus immédiate & moins embarraffée que 1'autre. A 1'Oueft de la vallée une montagne la fépare en deux branches, 1'une fort étroite, oü font le village de Saint Sulpice, la fource de la Reufe & Ie chemin de Pontarlier. Sur ce cbemin 1'on voit encore une grofïe chalne fcellée dans le rccber & mife-la jadis par les Suiffes pour fermer de ce cótélè le paffage aux Bourguignons. L'autre branche plus large & a gauche de la première, mene par le village deButte è un pays perdu, appellé la cóte aux Fées, qu'on appercpit de loin , paree qu'il va en montant. Ce pays n'étant fur aucun chemin paffe pour très-fauvage & en quelque forte pour le bout du monde. Auffi. prétend-on que c'étoit autreftrs le féjour des Fées, & le nom lui en eft refté. On y voit encore leur falie d'affemblée dans une troifieme caverne qui porte auffi leur nom, & qui n'eft pas moins cuiieufe quJ les précédentes. Je n'ai pas vu cette grotte aux Fées, paree qu'elle eft affez loin d'ici; mais on dit qu'elle étoit fuperbement ornée , & 1'on y voyoit encore, il n'y a pas longtems» un H 7  xSz Lettres de tróne & des fieges trés - bien taillés dans Is roe. Tout cela a été gaté & ne parolt prefque plus aujourd'hui. D'ailleurs , 1'entrée de la grotte eft prefque entiérement bouchée par les décombres, par les broulTaüles, & la crainte des ferpens & des bêces venimeufes rebute les curieux d'y vouloir pénétrer. Mais fi elle eüt été praticable encore & dans fa première beauté, & que Madame la Maréchale eüt paffe dans ce pays , je fuis fur qu'elle eüt voulu voir c^tte grotte finguliere, nreütce été qu'en faveur de Fleur - d'Epine & des Facardins. Plus j'examine en détail l'état & la pofition de ce vallon, plus je me perfuade qu'il a jadis été fous 1'eau , que ce qu'on appelle aujourd'hui le Val-de-Travers , fut autrefois un lac formé par Ia Reufe, Ia cafcade & d'autres ruiffêaux, & contenu par les montagnes qui 1'environnent, de forte que je ne doute point que je n'habite 1'ancienne demeure des poiffons. En efFtt, le fol du vallon eft fi parfaitement uni qu'il n'y a qu'un dépót formé par les eaux qui puifle 1'avo'ir ainfi nivelé. Le prolongement du vallon , loin de defcendre, monte Ie long du couts de la Reufe, de forte qu'il a fallu des tems infinis a cette riviere pour fe caver dans les abitnes qu'elle forme, un cours en fens contraire a 1'inclinaifon du terrain. Avant ces tems, contenue de ce cóté, de même que de tous les autres, & forcée de refluer fur eile-même, elle düt enfin remplir le vallon jufqu'a la hauteur  - T, j. R o u s « e Jt o. ï$2 de la première grotte que j'ai décrite, par laquelle eile trouva ou s'ouvrit un écoukmtnt dans la galerie fouterraine qui lui fervoit d'aqueduc.; L e petit lac demeura donc conftair nunt a cette bauteur jufqu'a ce que par queues ravages fréquens aux pieds des montagnes dans les grandes. eaux, des pi. rus oa graviers embarraffirent ttiLment le canal, que les eaux n'eurent plus un G-ii's fuffifant'pour leur écoulement. Alors s'étant extrêmement é)e#ees. & agiffant avec une grande force contre les obftacles qui les retenoient, elles s'ouvrirert enfin quelque iiTue par le cóté le plus foible & le plus bas. Les- premiers fifcts écbappés ne ceifant de cnufer & de s'agrandir, & le niveau du l ic baiffant a proportion, a force de tems le vallon dut enfin fe trouver a fee. Cette conjeclure qui m'eit venue en cxaminant la grotte oü 1'on voit des traces fenfibles du cours de 1'eau, s'eft confirmée premiérement par le rapport de ceux qui ont été dans la galerie fouterraine, & qui m'ont dit avoir trouvé des eaux croupiffantes dans les creux des fondrieres dont j'ai parlé ; elle s'eft condrmée encore dans les pélerinages que j'ai faits a quatre lieues d'ici pour aller voir Mylord Marécbal a fa campagne au bord du lac, & oü je fuivois, enmontartlamontagne, la riviere qui defcendoit a cóté de moi par des profondeurs effrayantes, que felon toute apparence elle n'a pas trouvées toutes faites, & qu'elle n'a pas non plus creufees en un jour. Enfin, j'ai geafé. que 1'afphake qui  "Tï'ï L ï T T X X s ö E n'eft qu'un bftume durci, étoit encore un indfce d'un pays longtems imbibé par les eaux. Si f'ofóis croire que ces folies puflent vous amufer, je tracerois fur Ie papier une efpece de plan qui pilt vous éclaircir ' tout cela : mais il faut attendre qu'une faifon plus favorable & un peu de relache a mes maux me laiflent en état de parcourir Ie pays. On psut vivre ici, puifqu'il y a des babitans. On y trouve même les principales commodités de la vie , quoi qu'un peu moins facilement qu'en France. Les denrées y font cheres, paree que le pays en produit peii & qu'il eft fort peuplé, furtout depuis qu'on y a établi des manufactures de toile peinte & que les travaux d'horlogerie ft de dentelle s'y muitiplient. Pöur y avoir du pain mangeable , il faut le faire chez foi , & c'eft le parti que j'ai pris a 1'aide de M."6. le Vaffëur; la viande y eft mauvaife, non que le pays n'en produife de bonne, mai3 tout le bceuf va a Geneve ou a Neufchêtel Sc 1'on ne tue ici que de Ia vache. La riviere fournit d'excellente truite, mais fi délicate qu'il faut Ia manger fortant de Peau. Le vin vient de Neufchatel, & il eft trés - bon , furtout Ie rouge: pour moi je m'en tiens au blanc, bien moins violent, a meilleur marché , & ftlon moi, beaucoup plus fain. Point de volaille, peu de gibier, point de fruit, pas même des pommes1; feulement des fraifes bien parfumées, en abondance & qui durent longtems. Le laitage y eft excellent,.  J. J. R o u*s s e a V. j8£ moins pourunt que Ie fromage de Viry préparé par Mademoifelle Rofe; les eaux y font claires & légeres: ce n'eft pas pour moi une chofe indifférente que de bonne eau, & je me fentirai longtems du mal que m'a fait celle de Montmorenci. J'ai fous ma fenêtre une trés-belle fontaine, dont le bruit fait une de mes délices. Ces fontaines, qui font élevées & taillées en colonnes ou en obélisques & coulent par des tuyaux de fer dans de grands bafllns, font un ornement de Ia Suiflê. II n'y a li cbétif village qui n'en ait au moins deux outrois, les maifons écartées ont prefque chacune la fïenne , & 1'on en trouve même fur les chemins pour la commolité despafTans,,hommes & beftiauxJe ne faurois exprimer combien 1'afpect de toutes ces belles eaux coulantes. eft agréable au milieu des rochers & des bois durant les cbaleurs; 1'on eft déja rafraichi par la vue, & 1'on eft tenté d'en boire fans avoir foif. Voila, Monfieur le Maréchal, de quoi vous former quelque idéé du féjour que j'habite & auquel vous voulez bien prendre intérêt. Je dois 1'aimer comme le ftul lieu de Ia terre oü Ia vérité ne foit pas un crime, ni 1'amour du genre - humain une impiété- J'y trouve la füreté fous la gi otection de Mylord Maréchal & 1'agrément dans fon commerce. Les habitans du lieu m'y montrent de la bienveillance & ne me traitent point en profcrit. Commect pourrois - je n'être pas touché des bontés qu'on iri'y témoigne > moi qui dois  136 Lettres e ï tenir a bienfait de la part des hommes tout Ie mal qu'ils ne me font pas ? Accou'.umé a porter depuisfi longtems les pefar.t^s chaines de fa néceffité, je paiTerois ici fans regret le refte de ma vie, fi j'y pouvois voir quelquefois ceux qui me k font er.cors a'mer. Lettre a M. David Hume. Metiers-Travers, le 19 Fdvrier 1763. J e n'ai reen qu'ici, Monfieur, & depuis peur, la lettre dont vous m'honoriez a Londres, le 2 Juillet dernier, fuppofant que j'étois dans cette capitale. C'étoit fans doute dans votre nation, & le plus prés de vous qu'il m'eüt été poffible, que j'aurois cherché ma retraite, 11 j'avois prévu 1'accueil qui m'attendoit dans ma patrie. II n'y avoit qu'elle que je puffe préférer a l'Angleterre, & cette prévention, dont j'ai été trop puni, m'étoit alors bien pardonnable; mais, a mon grand étonnement, & même a celui du public , je n'ai trouvé que des affronts & des outrages oü j'efpérois, finon de la reconnoiffance, au moins des confolations. Que de chofes m'ont fait regretter l'afyle & l'hofpitalité philofophique qui m'attendoient prés de vous! Toutefois mes malheurs m'en ont toujours approché en quelque maniere. La proteftion & les bontés de Mylord Maréchal, votre illufhe & digne  J. J. Roüssïau. t 8 7 eompatriots, m'ont fait trouver , pour ainfi d:re rEcoffu au miüeu de la Suifle ; mais il vous a rendu préfent a nos entretiens; il m'a fait faire avec vos vertus la connoiffance que je n'avois fa'te encore qu'avec vos talens; il m'a infpiié laplus te'ndre amitié pour vous & le plus ardent defir d'obtenir la vótre, avant je fuflè que vous étieZ difpofé ame 1'accorder. Jngez, quand je trouve ce penchant réc proque,. combien j'aurois de plaifir k m'y li vrer! Non, Monfieur, je ne vous rendois que la moitié de ce qui vous- étoit du., quand je n'avois pour vous que de 1'admiration. Vos grandes vues , votre étonnante impartialité, votre génie, vous éleveroient trop au - deffus des hommes, fi votre bon coeur ne vous en rapprochoit. Mylord Maréchal en m'apprenant a vous voir encore plus aimable que fublime , me rend tous les jours votre commerce plus defirable & nourrit en möi 1'empreffemeht qu'il m'a fait naltre de finir mes jours prés de vous. Monfieur, qu'une meilleure fknté, qu'une fiuiation plus commode ne me metelle a portée de faire ce voyage comme je Ie defirerois 1 Que ne puis -je efpérer de nous voir un jour raffemblés avec Mylord dans votre commune patrie, qui deviendroit la mienne ! Je bénirois dans une fociété fi douce les malheurs par lefquels j'y fus conduit, & je croirois n'avoir cominencé de vivre que du jour qu'elle auroit commencé. Puiffé-je voir eet heureux jour plus defiré qu'espéré! Avec quel tranfport Je m'écrierois en tou-  ï 88 Lettres b e chant 1'heureufe terre oü font nés David Bume & le Maréchal d'Ecoffe : Salye, fatis mihi deb'.ta tellus ! ILtc domus , bac patrie eft. ï J. R. Lettre a M..... Motiers, le i Mars 1763. J'at- lu, Monfieur, avec un vrai plaifir la lettre que vous m'avez fait 1'honneur de m'écrire, & j'y ai trouvé, je vous jure, une des meilleures critiques qu'on ait faire de mes écrits. Vous êtes éleve & parent de M. Marcel; vous défendez votre maitre, il n'y a rien Ia que de louable; vous profeflez un art fur lequel vou,s me trouvez injufie & mal inftiuit, & vous le juftifiez; cela eft afiltrément trés-permis; je vous parois un perfonnage fort fingulier, tout au moins , & vous avez la bonté de me le dire, plutót qu'au public. On ne peut rien de plus honnête; & vous me mettez , par vos cenfures, dans le cas ds vous devoir des remerciemens. J e ne fais fi je m'excuferai fort bien prés de vous, en vous avouant que les lingeries dont j'ai taxé M. Marcel, tomboieit bien moins fur fon art, que fur fa maaiere de le faire valoir. Si j'ai  J. J. R O U S S JE A tf. I8£> tort même en cela , je .1'ai d'autant plus que cs n'eft point d'après autrui que je 1'ai jugé , mais d'après moi-même. Car , quoique vous en puiffiez dire, j'étois quelquefois ajmis a 1'honneur de lui voir donner fes lecons ; & je me fouviens que, tout autant de profanes que nous étions-la, fans excepter fon écoliere, nous ne pouvions nous tenir de rire a ia gravité magiftrale avec laquelle il pronongoit fes favans apophtegmes.' Encore une fois, Monfieur, je ne prétends point m'excufer en ceci; tout au contraire : j'aurois mauvaife grace a vous foutenir que M. Marcel faifoit des lingeries , a vous qui peut-être vous trouvez bien de l'imiterjcar mondeiTein n'eft aiTurément ni de vous offenfer ni de vous déplaire- Quant a 1'ineptie avec laquelle j'ai parlé de votre art, ce tort plus naturel qu'excufable, il eft celui de quiconque fe mêle de parler de ce qu'il ne fait pas. Mais un honnête homme qu'on avertit de fa faute, doit la réparer;& c'eft ce que je crois ne pouvoir mieux faire en cette occafion, qu'en publiant franchement votre lettre & vos corrections; devoir que je m'engage a remplir en tems & lieu. Je ferai, Monfieur, avec grand plaifir, cette réparation publique a la danfe & a M. Marcel, pour le malheur que j'ai eu de leur manquer de refpect. J'ai pourtant quelque lieu de psnfer que votre indignation fe fut un peu calmée, fi mes vieilles rcveries euflent obtenu grace devant vous. Vous auriez vu que je ne fuis pas fi ennemi de  'ïpo Lettres de votre art que vous m'accufez de 1'être, & qua ce n'eft pas une grande objection a uk faire ( que fon établiffjinent dans raon pays, puifque j'y ai propofé inoi-inême des ba's publ'cs, defqin-ls j'ai donné le plan. Monfieur, faites grace a mes torts en faveur de mes fervices; & quand j'ai fcandalifé pour vous les gens aufteres, pardonnez - moi quelques déraifonnemens , fur un art duquel j'ai fi bien mériié- Quelque autorité cependant qu'aient fur moi vos décifions , je tiens encore un peu, je 1'avoue, a la diverfité des carafteres dont je propofois 1'introduction dans la danfe. Je ne vois pas bien encore ce que vous y trouvez d'impraticable, & il me paroit moins évident qu'a vous, qu'on s'en■nuyeroit davantage quand les danfes feroient plus variées- Je n'ai jamais trouvé que ce fut un amufement bien piquant pour une aflemblée, que cette cnfilade d'éternels menuets par lefquels on commence & pourfuic un bal, & qui ne difent tous que la même chofe, paree qu'ils n'ont tous qu'un feul caraclere; au lieu qu'en leur en donnant feulement deux, tels par exemple , que ceux de la Blonde & de la Brune, on les eüt pu varier de quatre manieres, qui les euffent rendus toujours pittorefques & plus fouvent intéreffans. La Blonde avec le Brun, la Brune avec le Blond, la Brune avec Ie Brun, & la Blonde avec le Blond. Voila 1'idée ébauchée; il eft aifé de la perfeólionner & de fetendre: car vous comprenez bien, Monfieur,  . j. j. R o u s s e a u. xqi qu'il ne faut pas preffer ces différences de Blonde & de Brune; le teint ne décide pas ioujours du tempérament: telle Brune eft Blonde par 1'indolence; telle Blonde eft Brune par la vivac.té; Sc 1'habile artiile ne juge pas du caractere par les cheveux. C e que je dis du menuet, pourquoi ne Ie diroisje pas des contredanfes, & de la plate fymétrie fur laquelle elles font toutes defiinées? Pourquoi n'y introduiroit-on pas de fa.vantes irrégularités, comme dans une bonne uécoiation; des oppofitions & des conttaftes, comme dans les parties de la mufique? On fait bien chanter enfemble Héradite &Démocrite; pourquoi ne les feroit-on pas danftr? Que ls tableaux cbarmans , qudies fcenes variées, ne pourroit point introduire dans la danfe , un génie inventeur, qui fauroit la tirer de la froide uniformité & lui donner un langage & des fentimens , comme en a la mufique! Mais votre M- Marcel n'a rien inventé que des phrafes qui fo.it mortes avec lui; il a laiffé fon art dans le même état oüil Fa trouvé; il 1'eüt fervi plus utilement, en pérorant un peu moins & defünant davantage; & au lieu d'admirer tant de chofes dans un menuet, il eüt mieux fait de les y mettre. Si vous' vouliez faire un pas de p'us, vous, Monfieur, qus je fuppofe homme ds génie, peut-être au lieu de vous amufer a cenfurer mes idéés , cbercheriezvous a étendre & reclifïer les vues qu'elles vous offrent: vous deviendrkz ciéateur dans votre art}  'i-gTt Lettres de vous rendriez fervice aux hommes, qui ont tant de befoin qu'on leur apprenne a avoir du plaifir; vous immortal feriez vorre nom, & vous auriez cette obligation a un pauvre folitaire qui ne vous a point oftenfé & que vous voulez haïr fans fujet. Croyez-moi, Monfieur, 'aiflez-la des critiques qui ne conviernent qu'aux gens fans talens, incapables de rien produire d'eux-memes, & qui ne fjvent chercher de ia réputation qu'aux dépens de celle d'autrui.. Echauffez votre tête, & travaillez; vous aurez bientót oublié ou pardonné mes bavardifes, & vous trouverez que les prétendus inconvéniens que vous objectez aux recherches que je propofe è faire , feront des avantages quand elles auront réufiï. Alors, graces a la variété des genres , I'art aura de quoi con« tenter tout le monde, & prévenir la jaloufie en sugmentant l'émulation. Toutes vos écolieres pounont briller fans fe nuire, & chacune fe confolera d'en voir d'autres exceller dans leurs genres, en fe difant, j'excelle auifi dans le mien. Au lieu qu'en leur faifant faire a toutes la même chofe, vous laiflez fans aucun fubterfuge, 1'amour-propre humilié; & comme il n'y a qu'un modele de per» fection , fi 1'une excelle dans le genre unique, il faut que toutes les autres lui cedent ouvertement la primauté. Vous avez bien raifon, mon cher Monfieur, de dire que je ne fuis pas philofophe. Mais vous qui parlez, vous ne feriez pas mal de tacher de 1'être  J. J. R O W S S E A O. 133 l'-étre un peu. Cela feroit plus avantageux a votre art que vous ne femblez le croire. Quoi qu'il en foit, ne facbez pas les philofophes, je vous le confeille , car tel d'entr'eux pourroit vous donner plus d'inftruÉtions fur la danfe, que vous ne pouniez lui en rendre fur la phiiofophie ; & cela ne laifferoit pas d'être humiliant pour un éleve du grand Marcel. Vous me taxez d'être fingulier, & j'efpere que vous avez raifon. Toutefois vous auriez pu fur ce point me faire grace en faveur de votre maitre: car vous m'avouerez que M. Marcel lui- même étoit un homme fort fingulier. Sa fingularité, je 1'avoue, étoit plus lucrative que la mienne; & fi c'eft-la ce que vous me reprochez, il faut bien paffer condamnation. Mait quand vous m'accufez auffi de n'être pas philofophe, c'eft comme fi vous m'accufiez de n'être pas maitre a danfer. Si c'eft un tort a tout homme de ne pas favoir fon métier , ce n'en eft point un, de ne pas favoir le métier d'un autre. Je n'ai jamais afpiré a devenir philofophe; je ne me fuis jamais, donné pour tel: je ne le fus, ni ne le fuis, ni ne veux 1'être. Peut-on forcer ua homme è mériter malgré lui , un titre qu'il ne veut pas porter? Je fais qu'il n'eft permis qu'aux philofophes de parler phiiofophie ; mais il eft permis a tout homme de parler de la phiiofophie; & je n'ai rien fait dc plus. J'ai bien auffi parlé quelquefois de la danfe, quoique je ne Ltttm. I  154. L £ t t e e s d e fois pas danfeur; & fi j'en ai parlé même avec trop de zele a votre avis, mon excufe eft que i'aime la danfe, au lieu que je n'aime point du tout la phiiofophie. J'ai pourtant eu rarement la précaution que vous me prefcrivez, de danfer avec les filles, pour éviter la tentation. Mais j'ai eu fouvent 1'audace de courir Ie rifque tout entier, en ofant les voir danfer fans danfer moimême. Ma feule précautiorra été de me livrer moins aux impreflions des objets , qu'aux réflexions qu'ils me faifbient naitre , & de rever quelquefois, pour n'être pas féduit. Je fuis fiché, mon cher Monfieur, que mes rêvenes aient eu le malheur de vous déplaire. ' Je vous affure que ce ne fut jamais mon intention; & je vous falue de tout mon cceur. Lettre a M. de ***. Motiers, le 6 Mars 17^3- T'AÏ eü , Monfieur , 1'imprudence de Ure le mandement que M. 1'Archevêque de Parts a conné contre mon livre , la foibleiTe dy■ é' rondre & 1'étourderie d'envoyer auflitót eet e réponfe k Rey. Revenu * moi j'ai voulu la xuirer; il n'étoit plus tems; 1'impreffion en é-oitcommencée, & J n'y a plus de remede 4 une fottife faite. J'efpere au moins qae ce fé»  J. J. R O U s s e A V. IPS la derniere en ce genre. Je prends la liberté de vous faire adrelfer par la pofte, deux exemplaixesde ce miférable écrit;l'un que je vous fuppüe d'agréer, & 1'autre pour M , a qui je vous prie de vouloir bien le faire pafter, non comme une letture a faire pour vous ni pour lui, mail comme un devoir dont je m'acquitte envers 1'un & 1'autre. Au refte, je fuis perfuadé, vu ma pofition particuliere, vu la gêne a laquelle j'étois affervi a tant d'égards, vu le bavardage eccléfiaftique auquel j'étois forcé de ms conformer , vu 1'indécence qu'il y auroit a s'échauffer en parlant de foi, qu'il eut été facile a d'autres de mieux faire,mais impoffible de faire bien. Ainfi, tout le mal vient d'avoir pris la plume quani il ne falloit pas. Let tre a M. K. Motiers, le 17 Mars 170V S 1 jeune & déja marié! Monfieur, vous avez entrepris de bonne heure une grande tèche. Je fais que la maturité de l'efprit peut fuppléer è 1'age, & vous m'avez paru promettre ce fupplément. Vous vous connoiffez d'ailleurs en mérite, &je compte fur celui de 1'époufe que vous vous êtes choifie, II n'en faut pas moii-s ,cher I 9,  Vj6 Lettr.es pour rendre heureux un établiflement fi précoce^ Votre Age feul m'alarme pour vous, tout le refte me raflure. Je fuis toujours perfuadé que le vrai "bonheur de la vie eft dans un mariage bien afforti; & je ne le fuis pns moins, que tout le fuccès de cette carrière dépend de la facon de la commencer. Le tour que vont prendre vos óccupations, vos foins, vos manieres, vos affeêlions domeftiques, durant la première année, décidera de toutes les autres. C'eft maintenant que le fort de vos jours eft entre ws mains; plus tard il dépendra de vos habitudes. Jeunes époux, vous êtes perdus, fi vous n'êtes qu'amans; mais foyez amis de bonne heure pour 1'être toujours. La confiance qui vaut mieux que 1'amour lui furvit & le remplace. Si vous favez 1'établir entre vouSj votre maifon vous plalra plus qu'aucune autre; & dès qu'une fois vous" ferez mieux cbez vous que partout ailleurs, je vous promets du bonheur pour le refte de votre vie. Mais ne \ous rnettez pas dans l'efprit d'en chercher au loin, ni aans la célébrité , ni dans les piaifirs , ni dans la fortune. La véritable fétirté ne trcuve point au dchors; il faut que votre^ maifon vcus fuffife, ou jamais rien ne vous fuffira. CoüsÉqüEMMENT a ce principe, je crois qu'il n'eft pas tems, quant a piéfent , de fonger i l exécution du projet dont vous m'avez parlé. La fociété conjugale doit vous occuper plus que la fociété helvéüque; avant de publier les anna^  J. }. R O O S S E A xf, IS>7 fes de celle - ci, mettez - vous en état d'en fournir le plus bel article. II faut qu'en rapportant les aétions d'autrui , vous puiffiez dire comme le Correge: & moi auffi je fuis homme. Mon cher K * * * , je crois voir germec beaucoup de mérite parmi la jeuneffe Suifle; maia la maladie univerfelle vous gagne tous. Ce me>. rite cherche a fe faire imprimer, & je crains bien que de cette manie dans les gens de votra état ,. il ne réfulte.un jour è la tête de vos républiques plus de petits auteurs que de grandss hommes. II n'appartient pas a tous d'être des» Haller. Vous m'avez envoyé un livre très-précieus & de fort belles cartes; comme d'ailleurs vousr avez ach**;? 1'un & rautre.il n'y a aucune parité' è faire, en^aucun fens, entre ces envois & 1» barbouillage dont vous faites mention. De plus,, vous vous rappellerez, s'il vous plait, que ce font des commiffions dont vous avez bien voulu vous charger, & qu'il n'eft pas honnête de transformer des commiffions en préfens. Ayea donc la bonté de me marquer ce que vous coü.-tent ces emplettes, afin qu'en acceptant la peine qu'elles vous ont donnée, d'aufli bon cceur que vous 1'avez prife, je puifle au moins vous rendre vos débourfés; fans quoi je prendrai le parti de vous renvoyer le livre & les cartes. Adiïü, trés - bon & aimable K***, faites,: i a  jc8 -Lettres de je vous prie, agréer mes hommages a Madame votre époufej dites-lui combien* elle a droit k rna lecor.noiffance, en faifant le bonheur d'un homme que j'en crois fi digne & auquel je prends un fi tendre intérêt. Lettre a M. D. R. Motiers, Mars 1763. j e ne trouve pas, trés-bon papa, que vous nyez interprété ni bénignement, ni raifonnablejnent la raifon de décence & de modeftie qui m'empêcha de vous ofFrir mon portrait, & qui m'empêchera toujours de 1'offrir k • perfonne. Cette raij"on n'eft point comme vous le prétendez un cérémonial , mais une convenance tirée de la nature des chofes, & qui ne permet a nul homme difcret de porter ni fa flgure, ni fa perfonne, oü elles ne font pas invitées , comme s'il étoit ffir de faire en cela un cadeau. Au lieu que c'en doit être un pour lui témoigner lst-deffus quelque empreffement. Voila le fentiment que je vous ai manifefté, & au lieu duquel vous me prêtez 1'intention de ne vouloir accorder un tel préfent qu'aux prieres. C'eft me fuppofer un motif de fatuité oü j'en mettois un de modeftie. Cela de me paroit pas daas 1'ordre ordinaire de votre bon esprit..  J. J. ROTJSSEAÜi Ï59 Vous m'alléguez que les rois & les princes donnent leurs portraks. Sans doute, ils les donnent a leurs inférieurs, comrne un honneur ou uns récompenfe; & ceft précifément pour cela qu'il eft impertinent a de petits particuliers de croire honorer leurs égaux, comme les rois ho' norent leurs inférieurs. Plufieurs rois donnent auffi leur main a baifer en figne de faveur & de diftinftion. Dois - je . vouloir faire a mes amis la même grace? CnerPapa, quand je ferai? roi, je ne manquerai pas ejn fuperbe monarque*. de vous cffrir mon portrait enrichi de diamans. En attendant je n'irai pas fottement m'imaginer ■ que ni vous, niperfonne, foit empreffé de mince figure;& il n'y a qu'un témoignage bien pofitif de la part de ceux qui s'en fcmcient,, quï puifle me permettre de le fuppofer; furtoue n'ayant pas le paffeport des diamans pour accompagner le portrait. Vous me citez Samuel Bernard. C'eft, je vous 1'avoue, un fingulier modele que vous me propofez & imiter! J'aurois bien cru que vous me defiriez fes millions, mais non pas fes ridicules. Pour moi je ferois bien faché de les avoir avec fa fortune; elle feroit beaucoup trop chere a ce prix. Je fais qu'il avoit 1'imperti.nence d'offrir fon portrait, même èdes gens fort au-deflus' de lui. Auffi entrant un jour en maifon étrangere, dans la garderobe, y trouva-t-il ledit portrait qu'il avoit ainfi donné, fierement écal.4- 1 * e  300 LETTRES Dl au-deffus de la chaife percée. Je fais cett* anecdote & bien d'autres plus plaifantes de quel'qu'un qu'on en pouvoit croire, car c'étoit Ie Préfident de Boulainvilliers. Monsieur *** -donnoit fon portrait? Je lui en fais mon compliment. Tout ce que je fais, c'eft que li ce portrait eft 1'eftampe faftueufe que j'ai vue avec des vers pompeux au defibus, il falloit que pour ofer faire un tel préfent luimême, ledit Monfieur füt le plus grand fat que Ia tene ait porti; Quoiqu'il en foit, j'ai vécu auffi quelque peu avec des gens a ponraits, & a portraits recherchables: je les ai vu tous avoir d'autres maximes, & quand je ferai tant que de vouloir imiter des modeles, je vous avoue que ce ne fera ni le Juif Bernard, ni Monfieur ***, que je choifirai pour cela. On n'imite que Ie» ger.s a qui 1'on voudroit reffembler. Je vous dis, il eft vrai, que Ie portrait que je vous montrai, étoit le feul que j'avois; mais j'ajoutai que j'en attendois d'autres, & qu'on le gravoit encore en Arménien. Quand je me rappelle qu'a peine y daignates - vous jetter les yeux, que vous ne m'en dites pas un feul mot, que vous maiquates lè-deffus laplus profonde indifférence, je ne puts m'empêcber de vous dire qu'il auroit fallu que je fufie Ie'plus extravagant des hommes, pour croire vous faire le moindre plaifir en vous le préfentant; & je dis dès le mème foir, a Mlle. le ValTeur la mortification que vous _ m'aviez  J. J. R O O S s: 2 ' A' Üj. 2'ÖX' m'aviez faite; car j'avoue que j'avois- attendu & même mendié quelque mot obligeant qui me mit en droit de faire Ie refte. ;e fuis bien perfuadé maintenant, que ce fut difcrétion & non dédain de votre part, mais vous me permettrez de vo-is dire que cette difcrétion étoit pour moi un peu humiliante, & que c'étoit donner un grand priï aux deux fois qu'un tel portrait peut valoir. Lettre a Mylord Maréchcdi Le- 2t Mars 17.63. X l y a dans votre lettre du 19 un article qui m'a donné des palpitations ; c'eft celui de l'Ecofl>„ J.e ne vous dirai la - deffus qu'un mot; c'eft quo je donnerois la moitié des jours qui me reftent pour y paffer 1'autre avec vous. Mais pour Colombier , ne eomptez pas fur moi; je vous aime» Mylord; mais il faut que mon féjour me plaifs, & je ne puis fouffrir ce pays- Ia». Il n'y a rien d'égal a la poficion de Frédéric II paroit qu'il en fent tous les avantages > & qu'il faura bien les faire valoir. Tout le pénihie & le difficile eft fait; tout ce qui demandoit ie concours de la fortune eft fait. II ne lui refte a préfent a remplir que des foins agréables & dont 1'effet dépend de lui. C'eft de ce moment qu'il Va s'élcer, s'il \eut, dans la poflérité un ma- i 5  2©2 lettbes de nument unique; car il n'a travaillé jufquMci que pour 'fon fiecle. Le feul piege dangereux qui déformais lui refte a éviter, eft celui de la flatterie; s'il fe laiffe louer , il eft perdu. Qu'il fache qu'il n'y a plus d'éloges dignes de lui, que ceux qui fortiront des cabanes de fes payfans. Savez-vous, Mylord, que Voltaire chercbe a fe raccom.noder avec moi?il a eu fur mon • compte un long cntretien avec M***, dans lequel il a fupérieurement joué fon róle: il n'y en a point d'éfranger au talent de ce grand comédien, delis iuftruBus fjf arte pelasgd. Pour moi, fe ne puis lui promettre une eftime qui ne dépend pas de moi: mais a cela prés, je ferai, quand il le voudra, toujours prêt a tout oublier; car je vous jure, Mylord, que de toutes les vertus chrétiennes, il n'y en a point qui me coüte moins que le pardon des injures. II eft certain que fi la protection des Calas lui a fait grand ïionneur, les perfécutions qu'il m'a fait efluyer Ü Geneve, lui en ont peu fait a Paris; elles y ont excité un cri univerfel d'indignation. J'y jouis, malgré mes malheurs, d'un honneur qu'il n'aura jamais nulle part; c'eft d'avoir lailTé ma mémoire en eftime dans le pays oü j'ai vécM. Bon jour, Mylord.  J.. J. ROUSSEAU. Lettre a Madame de ***. Le 27 Mars 1763. {^ue votre lettre, Madame, m'a donnS d'émotions diveifes! Ah! cette pauvre Madam; de *** ! Pardonnez, fi je commence par elle, Tant de malheurs une amitié de treize ans.... Femme aimable & infortunée !... . vous la p'atgnez, Madame; vous avez bien rai/'fon: fon mérite doit vous intérefier pour elle; mais vous la plaindriez bien davantage, fi vous aviez vu comme moi, toute fa réfiftance a ce fatal manage. II femble qu'elle prévoyoit fon fort. Pour celle-Ia , les écus ne 1'ont pas éblouie; on 1'a bien rendue malheureufe malgré elle. Hélas! elle n'eft pas la feule. De combien de maux j'ai a gémir! Je ne fuis point étonné des bons procédés de Madame ***; rien de bien ne me furprendra de fa part; je 1'ai toujours eftimée & honorée;mais avec tout cela elle n'a pas I'ams de Madame de ***. Dites-moi ce qu'eft deventi ce miférable: je n'ai plus entendu parler de lui. J e penfe bien comme vous, Madame ; je n'aime point que vous foyez a Paris. Paris, Ie fiege du goüt & de la politeffe, convient a votre efprit, a votre ton, k vos manieres; mais le féjour du vice ne convient point a vos moeurs,. Id •  204 Lettres de & une ville ou 1'amitié re réfifte ni a 1'adverfuê 'ni a l'ab'er.ce , ne fauroit plaire a votre coeuf. Cette cor,ta,ion ne le gagnera pas; n'eft-ce pas, . Madame? Que ne lifez-vous dans le mien , 1'attendi iflement avec lequel il m'a dicté ce motla l L'heureux ne fait s'il eft aimé, dit un poëte latin ; & moi j'ajoute , l'heureux ne fait pas aimer. Pour moi, graces au ciel, j'ai bien fait toutes mes épreuves; je fais a quoi m'en tenir fur le cceur des ai.tres & fur le mien. II eft bien eonftaté qu'il ne me refte que vous feule en Fiance, & quelqu'un qui n'eft pas encore jugé., mais qui ne tardera pas è 1'être. S' i l faut moins regretter les amis que 1'adJ verii é nous óte, que prifer ceux qu'elle nous donne, j'ai plus gagné que perdu: car elle m'en a donné un qu'aiTurément elle ne m'ótera pas. Vous comprenez que je veux parler de Mylord Maréchal. II m'a accueilli, il m'a honoré dans mes difgraces, plus peut-être qu'il n'eüt fait durant ma profpérité. Les grandes ames ne portent pas feulement du refpeft au mérite; elles en portent encore au malheur. Sans lui j'étois tout auffi mal recu dans ce pays que dans les autres, & je ne voyois plus d'afyle autour de moi. Mais un bienfait plus précieux que fa proteftion, eft 1'amitié dont il m'honore , & qu'asfurément je ne perdrai point. 11 me reflera celui-U: jen réponds. Je fuis bien-aife que vous m'ayez marqué ce qu'en penfoit M. d'A***;  ]. R o. u s s E a u. «ajr cela me prouve qu'il fe connok en hommes ; & qui s'y connolt, eft de leur claiTe. Je compte aller voir ce digne protecleur, avant fon départ poui» Berlin: je lui parlerai de M. d'**** & de vous, Madame; il n'y a rien de fi doux pour moi, que de voir ceux qui m'aiment, s'aimei entr'eux. Quand des quidams fous le nom de S*** ont voulu fe porter pour juges de mon livre, &. fe font auffi bêtement qu'infolemment arrogé le droit de me cenfurer; après avoir rapidement parcouru leur fot écrit, je 1'ai jetté par terre & j'ai craché deffus pour toute réponfe. Mais je n'ai pu lire avec le même dédain, le Mandement qu'a donné contre moi M. 1'Archevêque de Paris; premiérement, paree que 1'ouvrage en lui-même eft beaucoup moins inepte; & paree que, malgré les travers de 1'auteur, je 1'ai toujours eftimé & refpeété. Ne jugeant donc pas eet écrit indigne d'une réponfe , j'en ai fait une qui a été imprimée en HoJlande, & qui, fi elle n'eft pas encore publique, le fera dans peu. Si elle pénetre jufqu'a Paris & que vous en entendiez parler, Madame, je vous prie de me marquer naturelleraent ce qu'on en dit; il m'importe de le favoir. Il, n'y a que vous de qui je puifle apprendre ce qui fe paffe a mon égard, dans un pays cü j'ai paffé une partie de ma vie, oü j'ai ea des amis & qui ne peut me devenir indiffé» I 7  rent. Si vous n'étiez pas a portée de voir cette lettre imprimée, & que vous puffiez m'indiquer quelqu'un de vos amis qui eüt fes ports francs, je vous 1'enverrois d'ici: car quoique la brbchure foit petite, en vous l'envoyajat directementi, eHe vous coüteroit vingt fois plus de port, que ne valent 1'ouvrage & 1'auteur. J e fuis bien touché des bontés de Mademoifelle L*** & des foins qu'elle veut bien prendre pour moi; mais je ferois bien faché qu'un auffi joli travail que le fien & fi digne d'être mis en vue , refiat caché fous mes grandes vilaines manches d'Arménien. En vérité, je ne faurois me réfoudre è le profaner ainfi, ni par conféquent ü 1'accepter, a moins qu'elle ne m'ordonne a le porter en écharpe ou en collier , comme un. ordre de cbevalerie inftitué en fon honneur. Bon jour, Madame , recevez les hommages de votie pauvre voifin. Vous venez de me faire paffer une demi-heure délicieufe , & en vérité j'en avois befoin ; car, depuis quelques mois, je fouffre prefque fans relache, de mon mal & de mes chagrins. Mille chofes, je vous fupjjplie, a M. le Marquis,.  J. J; R O U S S j5 A U. t e T-T r e Le dernier facrifice qui me refte a faire, eft celui d'un nom qui me fut fi cher. Mais, Monfieur , ma patrie , en me devenant étrangere, ne peut me devenir indifférente ; je lui refte attaché par un tendré fouvenir,& je n'oublie d'elle que fes outrages. Puifle.  2,o8 Lettres de t-c!le profpérer toujours, & voir augmenter fa gloire! PuilTe-t-elle abonder en citoyens mei> leurs & furtout plus heureux que moi! Recevez, je vous prie, Monfieur, les aflu» rances de mon profond refpeét» Lettre a M. Ufteri , Profeffeur a Zurich, fur le Cliapitre VIII du denier Livre du Contra ct Social. Motiers , le 15 JuiHet 1763; Qoelqu'excédé que je fois de difputes & d'objeclions , & quelque répugnance que j'aie d'employer a ces petites guerres Ie prccieux commerce de 1'amitié, je continue a répondre » tos difficultés, puifque vous 1'exigez ainfi. Je vous dirai donc avec ma francbife ordinaire , que vous ne me paroiffez pas avoir bien faifi l'état de la queftion. La grande fociété , ia fociété humaine en général, eft fondée fur 1'humanité, fur Ia bienfaifance univerfelle. Je dis, & j'ai toujours dit que le Chriftianifme ©ft favorable a celle-lè. Maïs les fociétés particulieres, les fociétés politiques & civiles ont un tout autre principe; ce font des établiffemens purement humains , dont. par conféquent Ie vrai chriftianifme nous  J. J. rousseau» 2*J) détache, comme de tout ce qui n'eft que terreftre. 11 n'y a que les vices des hommes qui rendent ces établiiTemens nécefiaires, il n'y a que les paffions humaines qui lés confervent. Otez tous les vices a vos chrétiens, ils n'auront plus befoin de magifirats ni de loix. Otez- leur toutÊS les paffions humaines, le Hen civil perd & 1'inftant tout fon reflbrt: plus d'émulation , plus de gloire, plus d'ardeur pour les préférences. L'intérêt particulier eft détruit, & faute d'un foutien convenable , l'état politique tombe en langueur. Votre fuppofition d'une fociété politique & rigoureufe de chrétiens, tous parfaits a la rigueur, eft donc contradictoire ; elle eft encore outrée quand volts n'y voulez pas admettre un feul homme injufte, pas un feul ufurpateur. Sera-telle plus parfaite que celle des Apótres ? & cependant il s'y trouva un Judas Sera t-elle plus parfaite que celle des Anges? & le Diable, dit-on, en eft forti. Mon cher ami, vous oubliez que vos chrétiens feront des hommes, & que la perfeclion que je leur fuppofe, eft celle que peut comporter 1'humanité. Mon livre n'eft pas fait pour les Dieux. Ce n'eft pas tout. Vous donneza vos cit'oyens un tact moral, une fineffe exquife; & pourquoi? paree qu'ils font bons chrétiens. Comment ! Nul ne peut être bon chrétien è votre compte, fans être un la Rochefoucault, un la Bruyeret?  $ro Lettres de A quoi pen foit donc notre maitre , quand il béniffoit les pauvres en efprit ? Cette afiertionJa, premiérement, n'eft pas raifonnable, puifque la fineiTe du tact moral ne s'acquiert qu'è force de comparaifons & s'exerce même infiniment mieux fur les vices que 1'on cache, que fur les vertus qu'on ne cache point. Secondement, cette même affertion eft contraire è toute expérience, & 1'on voit conftamment que c'eft dans les plus grandes villes, cbez les peuples les plus corrompus qu'on apprend a mieux pénétrer dans les cceurs, a mieux obferver les hommes , a mieux interprêter leurs difcours par leur fentiment, d mieux diftinguer la réalité de 1'apparence. Nierez-vous qu'il n'y ait d'infiniment meilleurs obfervateurs moraux a Paris qu'en SuilTe ? ou conclurez-vous de la qu'on vit plus vertueufement a Paris que cbez vous? Vous dites qne vos citoyens feroient infiniment choqués de la première ii)juftice. ]e le crois; mais quand ils la verroient, il ne feroit plustems d'y pourvoir; & d'autant mieux qu'ils ne fe permettroient pas aifément de mal pen fer de leur prochain, ni de donner une mauvaife interprétation a ce qui pourroit en avoir une bonne. Cela feroit trop contraire a la charité. Vous n'ignorez pas que les ambitieux adroits fe gardent bien de commencer par des injuftices; au contraire, ils n'épargnent rien pour gagner d'abord la confiance & 1'eftime publique, par la  J, J. R o u s s e a tl "i pratique extérieure de Ia vertu. Ils ne jettent 3e mafque & ne frappent les grands coups, que quand leur partie eft bien liée & qu'on n'en peut plus revenir. Cromwel ne fut connu pour un tyran, qu'après avoir paffé quinze ans pour le vengeur des loix & le défenfeurde la religion. Pour conferver votre république chrétienne, vous rendez fes voifins auffi juftes qu'elle; 41a bonne heure. Je conviens qu'elle fe. défendra toujours afle? bien, pourvu qu'elle ne foit point attaqués. A 1'égard du courage que vous donnez h fes foldats, par Ie iimple amour de la confer. vation, c'eft celui qui ne manque a perfonne. Je lui ai donné un motif encore plus puiffant fur des chrétiens; favoir, 1'amour du devoir. La-deflus, je crois pouvoir pour toute réponfe. vous renvoyer a mon livre, oü ce point eft bien difcuté. Comment ne voyez-vous pas qu'il n'y a que de grandes paffions qui faffent de grandes chofes? Qui n'a d'autre paffton que celle de fon falut.nö fera jamais rien de grand dans Ie temporel. Si Mutius Scevola n'eüt été qu'un faint, croyez. vous qu'il eüt fait lever le fiege de Rome? Vous meciterez peut-étre la magnanime Judith. Mats nos chrétiennes bypothétiques , moins barbare» ment coquettes, n'iront pas, je crois, féduire leurs ennemis, & puis, coucher avec eux pour les maffacrer durant leur femmeil. Mon cher ami, je n'afpire pas i vous convaincre. Je fais qu'il n'y a pas deux têtes orgaj  SIS LïTTKES Er nifées de même, & qu'après bien des difputesj bien des objecïions , bien des éclairciiTemens r chacun finit toujours par refter dans fon fentiment comme auparavant. D'ailleurs, quelque philofophe que vous puiffiez être, je fens qu'il faut toujours un peu tenir a l'état. Encore une fois, je vous réponds, paree que vous le voulez; mais je ne vous en eftimerai pas moins, pour ne pas penfer comme moi. J'ai dit mon avis au public, & j'ai cru Ie devoir dire, en chofes importantes & qui intéreffent 1'humanité. Au refte, je puis m'être trompé toujours , & je me fuis trompé fouvent fans doute. J'ai dit mes raifons ; c'eft au public, c'eft i vous a les pefer, k les juger, 4 choifir. Pour moi, je n'en fais pas davantage, & je trouve trés - bon que ceux qui ont d'autres fentimens, les gardent, pourvu qu'ils me laiflene en paix dans le mien. Lettre i M. de M***. Motiers • Travers, le n Septembre 1763; Je ne fais, Monffeur, fi vons vous rappe!Iere2 un bomme, autrefois connu de vous; pour moi qui n'oublie point vos honnêtetés. je me fuis avec plaifir rappelié vos traits dans ceux de Monfieur votre fils, qui m'eft venu voir il y a quelques jours. Le récit de fes raalheui faut que la Bonne ait fa. conduite, toute- tracés  J' J' ---------- iïicêe & une pleine 'confianée dans Ie fuccès.' '• Lii meiiioire ïnttrüctit qu il laut lui donner, eft une piece trés-importante; II ' fauc qu'elle 1'étudie fans'cefTé1, il faut 'qu'elle \£ fiche par cceur, mieux qu'un AmbafTadeur nêf dolt favóir fes'inftrücttons. "lvfafs.ee qui eft'plus important encore, c'eft qu'elle foit parfaitcmerit* convaincuc qu'il n'y a point d'autre route pons* aller au bu: qu'on lui- marqué , & par conféquent*" au fier. • Il ne faut "pas' pour cela lui'donner'd'aóbrd* le mémoire. Il faut'lui dire premiéfc'ment ce' que ;vous voulez faire ; luf möntrer l'état de' corps •& 'd'ams ou -vou3 exigez qu'elle niette' votre enfant. La^ deflus toute difpute ou objeflion de fa part eft inutile: vcus n'avez point' de raifons a lui rendre de vctre voldnté. rvhn' il faut lui pro'uver que la chofe eft faifa51e". ft qu'elle ne 1'eft que par les moyens que vous" propofez : c'eft fur cela qu'il faut beaucoup' rartonner avec'elle; il faut lui dire vos'raifon?" clairemerft, fimplement, au long; en termes a fa portée. II faut écouflr fes réponfës , fe.V fentimens, fes obj.ctiöns , les difcuter a loifir' enf,mble , non pas tant pour ces objection?• Biêth s , qui probablement feront fuperflclëiles;3 qu? pour faifir. l'occafiori dé bien lire dans fo'i efp'it, de la bien convaindre que les moyens' qus vous indiquez font lts feuls propres a réi.s-' fir, 11 faut s'affurer que de tout point elle eft  aaö Lettres d i con vair cue, non en paroles mais intérieurement^. Alors feulement il faut. lui donner Ie mémoire, le lire avec elle , I'examiner , 1'éc'.aircir , le corriger, peut-être, & s'affurer qu'elle rentend i ° parfaitement. Il furviendra fouvent durart 1'éducation des ciiconilancts ., imprévucs : fouvent- les chofes prefc ites ne t'urnerot t pas comme on avoit cru: les é'éme' s néctffaires pour. léfoulre les problêmes moi aux font en trés-grand nombre, & un feui omis rend la folution fauffe. Cela demandera des conférences fiéquentes-, des ■ difcuffions , des éclaircifltmtns auxquds il ne laut jamais fe refufer, & qu'il faut même rendre 3giéables 4 la gouvernante par le plaifir avec lequel on s'y prêtera. C'eft encore un fort bon. moyen de 1'érudier elle-rrême. Ces dérails me femblent .plus particuliére» ment la licbe de la mere, II faut qu'elle fache le mémoire auffi bien que la gouvernante; mais il faur qu'elle le fache autr. nu;t La gouvernante le faura par les rt'gltj la mere Ie faura par tes principes: cairfjprtmiérement ayant reen une éducajion plus foignée, & ayant eu l'efprit plus exercé, elle doit être plus. en état de généraiifer fes idéés & d'en voir tous les rapports; & deplus prenant au luccès un unérêt plus vif encnre , elle doit plus s'occuper des moyens d'y parvenir.  J." J, R O V S S E A U. ' ïi'^ ' Troisieme regie. La Bonne doit avoir un- • pouvoir .abfolu fur l'enfant. Cette regie bien entendue fe réd uit k~~ celle-ci, que le mémoire feul doit tout gou-' v„-rner: car, quand cliacun fe réglera fcrupuleu-! fement fur Ie mémoire , il s'enfuit que tout le mönde agira toujours de concert, fauf ce qui pourroit ê re ignoré des uns ou des autres; mais il eft atfé de pourvoir a cela. Je n'ai pas per Ju mon objet de vue, mais j*:,I été forcé de faire un bien grand détour. Voila déj'a 'la difficuité levée en grande partie ; cu' notre éleve aura peu a craindre des domeftiques, quand la feconde mere aura tant d'intérêt a Is furveilier. Parions a préfent de ceux - ci. Il y a dans une maifon nombreufe des moyens généraux pour tout faire,- & fans lesquels on ne parvient jamais a rien. D'ABORDles moeurs, l'impofanre image de la vertu devant laquelle tout fiéchit , jufqu'au vice mêVne; enfuite 1'ordre, la vigilarce; enfin 1'intérêt, le dernier de tous; j'ajou'erois Ia va. nité , mais 1'ëiat fervile eft trop prés de la niifere; la vajiité n'a fa grande force que fur les gens qui ont du pain. Pour ne pas me répéter ici , permettez , Mot fieur le Duc , que je vous renvoye i la cinquieme partie de 1'Héioïfe, Lettre dixieme. Vous y trouverez un recueil de maximes qui me paroilfent fondamcntales, pour donner dans une K 6  atïjj Let t r-e- s b -e raaifon grande ou petite du reffort a 1'autorité; du refte je conviens de la difficulté de.I'exécu-s tion, paree que, de tors les ordres d'bommes iaaginabks., celui des valets laiiTe-- le inoir sd© piifa pour le me.rer oü 1'on. veut. Mais- tous» ; ks raifonnemei s du monde ne feront pas qu'une chofe n» foit pas ce qu'elle ell , que ce qui> n'y efl paa.s'y trouve,-que des valets ne foient. pas des valets. • Ls train d'un grand Seigneur eft fafcepti'ile de -plus . & de moins , fans ceffer d'être conv^nab'e. Je-pars de'la- pour., établir- ma pre» ïiriere maxime- . I. RéduiSEZ votre fuite au moindre-ncmbre de gens qu'il foit pofCble; vous. aurez moins d'enm.mis. &■ vcus -en ferez mieux- fcrvi. S'il y a dans voue- maifon un feul homme qui n'y foit pas nécelfaire, il y eft nuifible; foye^-en fur. 2; Me*ttez. du choix dans ceux que vous gardera/., & préférez Je beaucoup. un fervice exact a un fervice.agréahler Ces gens qui applaniflUu tout deva.n leur maitre, font tous des •ftiponj-- Surtout poinx de difTipa»eur. , 3i, Soti.ME.TTEZ-iïs è la#regle en toute chofe, même au travail, ce qu'ils^fexont düt-il n'être.bon a.rien.- 4 F ai te s qu'ils aient un. grand intérêt 'i jefkx;, longtems a votre fervice, qu'ils s'y attavch,-nr a mefuie qu'ils y reftent, qu'ils craignent-, p^r conféquent* d'autfinuphs d'en fc«ir qu'ils jt  j. ].; X OBS SE-i U. «9» ■ font reftésplus longtems. La raifon & les moyensK de cela fe trouvent dans le livre indiqué. Csci font les donuées que je peux fuppofer, paree que, bien qu'elles deu.andent beaucoup de-■: pejne , enfin elles dëpendent de vous. Cela p.ofé :. Quelque tems- avant que de leur parler,. vous avez quelquefois des entreüens ,è table fur. I'éducation de votre enfant, & fur ce que vous. vous propofezde faire , fur les difficultés que vous aurez è vaincre &. fur la ferme réfolution oii vous êtes de n'épargner aucun foin pour réuffir. Prot.ablement vos gens n'auront pas manqué> de critiquer entr'eux la maniere extraordinaire d'éle* ver l'ênfant;ils y auront trouvé de Ia bizarrerie; il la faut juftifier, mais fimplement & en peu de mots. Du refte, il faut montrer votre objet beaucoup plus du cóté moral & pieux, que du cóté phitofophique. Madame la PrincelTe en, ne , confultant que.fon coeur, peut y mêler des mots c'oarmans. M, TilTot peut ajouter quelques ré," flexions dignes-de lui. ■ O n eft fi peu accoutumé de voir les, grands • avoir des eivrailles. aimer la. vertu, s'occuper de leurs enfans que ces converfations courtes & bien ménagées ,ne peuvent manquer de produire un grand efFet. Mais furtout nulle ombre d'affeétauon , point d& 'longueur. Les domeftiques ont I'ceil très-peicant : tout feroit perdu s'ils foupconncient feulement qu'il y eüt en cela ïien. de concerté , &,, en. effet, rien. ne K 7  jgO I/E t t R E S DE doit 1'être. Bon pere , bonne mere, laiffez parler vos cceurs avec fimplicité: ils trouveront * des chofes toucbantes d'eux-mêmes; je vois-d'icï vos domeftiques derrière vos chaifes fe profterner devant leur maitre au fond de leurs ccsurs: voilé les difpofitions qu'il faut faire naltre, & dont il faut prorlter pour les regies que nous avoos è leur prefcrire. Ces regies font de deux efpeces, felon le jugement que vous porterez vous-même de l'état de votre maifon & des mceurs de vos gens. S i vous croyez pouvoir prendre en eux une confiance raifonnable & fondée fur leur intérêt, il ne s'agira que d'un énoncé clair & bref' de la maniere dont on doit fe coi»duire toutes les fois qu'on approchera de votre enfant, pour ne point contrarier fon éducation. Que fi malgré routes vos précautions, vous croyez devoir vous défïer de ce qu'ils pourront dire ou faire en fa préfence, la regie alors fera plus fimple & fe réduira è n'en approcher jamais fous quelque prétexte que ce foit. Quel de ces deux partis que vous choifisflez, il faut qu'il foit fans exception & le même pour vos gens de tout étage, excepté ce que vous deftinez fpéciatement au fervice de l'enfant &-qui ne peut être en trop petit nombre , ni trop fcrupultufement choifi. Uk jour donc vous ;ff;mblez vos gens, & dans un difcours grave & fimple, vous leur dnes-  j.' j. R o V S S e a u. 2JÏ que vous croyez devoir, en bon pere, apporter tous vos foins è bien élever l'enfant que Dieu vo. s a donné. '- ,, Sa mere & moi fentons touc „ ce qui nuifit a Ia nd re. Nais !'en voulons „ préferver; & fi Dieu bénit nos effbrts, nous „.n'aurons point de cornpte a lui rendie des ,,.,défauts ou des vices que notre enfant pourroit contraéter. Nous avons pour cela de grandes „ précautions a prendre: voici celles qui vous „ regaident , & auxquelles j'efpere que vous „.vous prêterez en honnêtes gens , dont les „ premiers devoirs font d'aider a rempljr ceux „, de leurs maitres." Ap ès i'énoi cé de Ia regie dont vous prefcrivesr 1'obfervation , vous ajoutez que ceux qui feront exacts a la fuivre, peuvent compter fur votre bienveillance & même fur vos bienfaits, „ Mais je vous déciare en même tems," pourfuivez-vous d'une voix plus haute; „ que, ,, quiconque y aura manqué une feule fois , & „.en quoi que.ee puifle être, fera caffé fur ie „ champ & petdra fes gages. Comme c'eft -la „ la condiiion fi us laquelle je vous garde, & „ que je vous e.n préviens tous, ceux qui n'y „ veulent pas acquiercr, peuvent fortir." Des regies fi ptu ênantes, ne feront fortir que ceux qui feroient U-t is fans cela. a.Dii vous ne perdez rien a leur mettre le marc.hé a la main , & vous leur en impofez beauc up. Peiu-être a» coinmencement , quelque étourdi en fera-t-ül  23» Let -t -r -e "s d 2 * la victime, & il faut qu'il le foit. Fut-ce ra Maitre - d'Hótel, s'il n'eft chaffé comme un co> quin, tout eft manqué. Mais s'ils voient une fois que c'eft tout de bon & qu'on les furveille, on aura défarmais peu befoin de les furveiller. Mn. le petits moyens relatifs naiflent de ceux-la, mais il ne faut pas tout dire, & ce mömoire eft déja trop long. J'ajouterai feulement un avis tres-impoitant & propre a couper cours au mal qu'on n'aura pu prévenir. C'eft d'exa* miner toujours l'enfant avec le plus grand foin, & de fuivre attentivement les progrès de fon corps & de fon cosur. S'il fe fait queique chofe autour de lui contre la regie, 1'impreffion s'en marquera dans l'enfant même. Dès que vovrs y verrez un ft^rie nouveau, chercbez-en la caufe avec foin; vous la trouverez infaillib'ement. A certain a.ge il y a toujours remede au mal qu'on n'a pu prévenir, pourvu qu'on fache le connoitre < & qu'on s'y prenue a tems pour le guérir. Tous ces expédiens ne font.pas faciles, & je ne réponds pas -abfolument de leur fuccès 2 cependant je crois qu'on y peut prendre une conriance raifonnable, & je ne vois rien d'équi* valent dont j'en puifle dire autant. Dans une route toute nouvelle, il ne faut pas cheicher des chemins battus , & jamais entreprife extraordinaire & difficile ne s'exócuie par des moyens aifés & commurs. D.u-refte, ce. ne font peut-être ici que k»  j.' j.' R o o s s X a- u. 433 délires d'un fiévreux. La comparaifon dc ce qui eft a ce qui doit être, m'a donné l'efprit romanefque & m'a toujours jetté loin de tout ce qui fe fait. Mais vous ordonnez, Monfieur le Duc; j'obéis. Ce font mes idéés que vous demandez, les voila. Je vous trotnperois, fi je vous donnois la raifon des autres, pour les folies qui font 4 moi. En les faifant paffer fous les yeux d'un fi'bon juge, je ne crains pas le mal qu'elles peuvent caufer.- Lettre & Madame de li. (*) Décembre 1763. Je n'ai rien , Madame, a vous dire fur le jugemcnt quervous avez porté de la probité de (_*■)• Voki le dibut de la Lettre de Mde. de B., h laquelle réfond celle de M. Roujfettu. „ Pnris, le 10 Novembre 1763. „ MONSIEUR , „II y a environ un mois que j'eus 1'honneur de vous ,, écrjre; ignorant votre atireffe , j'envo.yai ma lettre bien „ caclietée a M. de Voltaire, avec 1'afiurance de cette probité commune a tous les bonnêtes gens, je le priai ,,.de vous 1'envoyer,; mais quelle a été.ma (ürprife, lors„ que le 4 de ce mois j'ai recu en réponfe un imprimé n qui a pour tirre , Sermon des cinquante ! Seroit - ca „ vous , Monfieur, ou M. de Voltaire qui ine 1'avea- . envr.yé? je n'ofe.penfer que c'eft vous-. öia.-.&c".  iU. Lettres de M. de Voltaire; je vous dirai feulement que jé' n'ai point recu la lettre que vous lui avez aJresfée pour moi, & que je n'ai envoyé ni h vous, ni a perfonne , 1'imprimé intitulé : Sermon des cinquante , que je n'ai même jamais vu. Du refte , il me paroit bizarre que, pour me faire parvenir une lettre , vous vous foyez adreflee au chef de mes perfécuteurs. A 1'égard des doutes que vous pouvez avoir, Madame , fur certains points de la religion, pourquoi vous adreffez• vous pour les lever, a un homme qui n'en eft pas exeropt lui - même ? St malheureufement les vótres tombent fur les principes de vos devoirs, je vous plains. Mais s'ils n'y tombent pas, de quoi vous mettez- vous en peineV Vous avez une religion qui difpenfe de tout examen; fuivez la en fimplicité de coeur. C'eft 'le meilleur confeil que je puis vous donner, & je le prends autant que je peux pour moi - même. Recevez, Madame, mes falutations & mon refpecL Lettre <» M. VA. de ***• Motiers-Travers, le 27 Novembre 17^S- J'ki recu, Monfieur, ta lettre obligeante danslaquelle votre uonnête crxur s'épancbe avec moi.  J. J. ROUSSEATJ. 835 Je fuis touché de vos fentimens & reconnoiffant de votre zele; mais je ne vois pas bien fur quoi vous me confultez. Vous me dites: „ j'ai de „ la naiffance dont je dois fuivre la vocation, „ paree que mes parens le veulent; apprenez„ moi ce que je dois faire: je fuis gentilhomme ,% & veux vivre comme tel; apprenez-moi tou- tefois a vivre en homme: j'ai des préjugés „ que je veux refpedter; apprenez-moi tcutefoiï „ a les vaincre." Je vous avoue, Monfieur, que je ne fais pas répondre a cela. Vous me parlez avec dédain des deux feuls métiers que la noblefTe connoiffe & qu'elle veuille fuivre: cependant, vous avez pris un de ces métiers. Mon confeil eft, puifque vous y êtes, que vous tichiez de le faire bien. Avant • de prendre un état, on ne peut trop raifonner fur fon objet: quand il eft pris, il en faut remplir les devoirs; c'eft alors tout ce qui refte a faire, Vous vous dites fans fortune, fans biens, vous ne favez comment, avec de la naiffance, (car Ia naiffance revient toujours) vivre libre & mourir vertueux. Cependant, vous offrez un afyle a une perfonne qui m'eft attachée; vous m'affurez que Madame votre mere Ia mettra k fon aife: le fils d'une Dame qui pea? mettre une étrangere a fon aife, doit naturellement y être auffi. II peut donc vivre libre & mourir vertueux. Les vieux gentilshommes, qui valoient bien ceux d'aujourd'hui, cuitivoient leurs terres & faifuient  L e ttr es d e du bien a leurs payfans. Quoi que vous eir puiffiez dire, je ne crois pas que ce fut dérogerque d'en faire autant. Vous voyez, Monfieur, que je trouve dans. votre lettre même la folution des difficultés qui, vous embanafient. Du refte, 'excufez ma franchife, je dois répondre a votre eftime par Ia. mienne , & je ne puis vous en donner une. preuve plus fure qu'en ofant, tout' gentilhomme. que vous êtes, vous dire la vérité. Je vous falue, Monfieur,-de tout mon cceu.v Quoi , Monfieur , vous avez renvoyé voav portraits de familie & vos titres! vous vous êtesi défait de votre cachet I voila bien plus de prouesfes que je n'en aurois fait a votre place. J'aurois laiiTé les portraits oü ils étoient; j'aurois gardé, mon cachet, paree que je' 1'avois; j'aurois IaitTéV. moifir mes titres dans leur coin, fans m'imaginer même que tout cela valut la peine d'en faire un facrifice; mais vous-êtes pour les grandes a&ione. Je vous en féliciie de tout mon cceur. A force de me parler da vos doutes, vous m'en donnez d'inquiétans fur votre compte. Vous me faites douter. s'il y a des chofes dont vous Lettre au même. Motiers, Ie 6 Janvier  j. 'j. R o u s s e a-u. 23? ne doutiez pas. Ces doutes mêmes, è mefure qu'ils croiffent, vous rendent tranquille : vous .vous y repofez comme fur un oreiller de pareffe! Tout cela m'effrayeroit beaucoup pour vous, fi ^vos grands fcrupules ne me raffuroient. Ces fcrupules font affurément refpeétables comme fondés fur la vertu ; mais 1'obligation d'avoir de la vertu, fur quoi la fondez-vous? II feroit bon .de favoir fi vous êtes bien décidé fur ce point. Si vous 1'êtes, je me raffure; je ne vous trouve -plus fi fceptique que vous affeftez de 1'être ; & quand on eft bien décidé fur les principes de fes devoirs, le refte n'eft pas une fi grande af. faire. Mais fi vous ne 1'êtes pas, vos inquiétudes jne femblent peu raifonnées. Quand on eft fi tranquille dans Ie doute de fes devoirs, pourquoi tant s'affefter du parti qu'ils nous impofent ? Votre délicattffe fur l'état eccléfiaftique eft fublime ou puérile, felon le degré de vertu que vous avez atteint. Cette délicateffe eft", fans doute, un devoir pour quiconque remplit tous -les autres; &, qui n'eft faux ni menteur en rien dans ce monde,ne doit pas 1'être même en cela. •Mais je ne connois que Socrate & vous a qui la raifon pöt paffer un tel fcrupule : car i nous autres hommes vulgaires , il feroit impertinent & vain d'en ofer avoir un pareil. 11 n'y a pas un de nous qui ne s'écarte de la vérité «cent fois le jour dans le commerce des hommes  2j8 Lettres de «n chofes claires , irnportant.es & fouvent pré» judiciables , & dans un point de pure fpécularion, dans lequel nul ne voit ce qui eft vrai ou faux, & qui n'importe ni a Dieu ni aux hommes, nous nous ferions un crime- de condefcendre aux préjugés de nos freres, & de dire oui.oü nul n'eft en droit de dire non ? Je vous avoue qu'un homme, qui d'ailleurs n'étant pas un faint, s'aviferoit tout de bon d'un fcrupule que l'Abbé de Saint Pierre & Fénelon n'ont pas eu, me deviendroit par cela trés-fuipecr. Quoi! dirois-je en moimême, eet homme refufe d'embraiTer le noble état d'oflïcier de morale, un état dans lequel il peut être le guide & le bienfaiteur des hommes, dans lequel il peut les inftruire, les foulager, les confoler, les protéger, leur fervir d'exemple; & cela pour quelques énigmes , auSquelles ni lui ni nous n'entendons rien, & qu'il n'avoit qu'i prendre & donner pour ce qu'elles valent, en ramena'nt fans bruit le Chriftianifme a fon véritable objet ? Non, conclurois-je, eet homme ment , il nous trompe , fa faufle vertu n'eft point aftive, elle n'eft que de pure oftentatton; il faut être un hypocrite foi-même pour ofer taxer d'hypocrifie déteftable ce qui n'eft au fond qu'un formulaire indifferent en lui-même, mais confacré par les loix. Sondez bien votre cosur, Monfieur, je vous en conjure: fi vous y trouvez cette raifon telle que vous me la donnez, elle  j. j. R o V s s e a V. t$9 doit vous déterminer, & je vous admire. Mais ibuvenez-vous bien qu'alors fi vous n'êtes le plus digne des hommes, vous aurez été Ie plus fon. A la maniere dont vous me demandez des prêceptes de vertu , 1'on diroit que vous la «regardez comme un métier. Non, Monfieur; la vertu n'eft jque la force de faire fon devoir dans les occafions difikiles, & la fageffe , au contraire, eft d'écarter la difficulté de nes devoirs. Heureux celui qui fe contentant d'être homme de bien, s'eft mis dans une pofition k n'avoir jamais befoin d'être vertueux . Si vous n'allez k la campagne que pour y porter le falie de la vertu, reftez k la ville. Si vous voulez a toute force exercer les grandes vertus, l'état de prêtre voifs les rendra fouvent néceflaires. Mais 11 vous vous fentez lei paffions affez modérées, 1 efprir affez doux, le cceur affez fain pour vous accommoder d'une vie égale, fimple &laborieufe, allez dans vos terres, faites-les valoir, travaillez vous-même, foyez le pere de vos domeftiques, 1'ami de vos voifins, jufte & bon envers tout le monde: laiffez-Ia vos rêveries métapbyfiquss, & fervez Dieu dans la fimplicité de votre cceur : vous ferez affez vertueux. Je vous filue, Monfieur, de tout mon cceur. Au refte, je vous difpenfe, Monfieur, du fecret qu'il vous plak de m'offrir, je ne fais pourquoi. Je n'ai pas, ce me femble, dans ma conduite, 1'air d'un homme fort myflérieux.  .' L ett-b.es 3 e Lettre au mime. Motiers, !e 4 Mts 1704. J'ai parcouru, Mcjifieur, la lofgae lettre cït vous m'expofez vos fentimens fur la nature de 1'ame & fur 1'exiftence de Dieu. Quoique j'eufle réfolu de ne plus rien dire fur ces matieres, j'ai ciu vous devoir une exception pour la peine que vous avez prife, & dont il ne m'eft pas aifé de démêler le but. Si c'eft d'établir entre nous un commerce de difpute, je ne faurois en cela vous complaire; car je ne djfpute jamais , perfuadé que chique homme a fa maniere de raifonner, qui lui eft propre en quelque chofe & qui n'eft bonne en tout a nul autre que lui. Si c'eft de me guérir des erreurs oü vous me jugez être, je vous remercie de vos bonnes intentions; mais je n'en puis faire aucun ufage, ayant pris depuis longtems mon parti fur ces chofes la. Ainfi. Morfieur, votre zele philofophique eft è pure perte a n me de bien; & je me réjouis prefque de la flenne j^aifqu'elle m'eft une occafion de vous eftimer davjntage. Ah! ***, puiffé-je m'être trompé & goüter le plüfir de me reprocher cent fois le jour de vous avoir été juge trop févere. Il eft vrai que ie ne vous pj ia point de mon écrit fur les fpeitacl s, car, comme je vous 1'ai dit plus d'ui e fois, je r.e me fiois pas a vous. Cet écrit eft bien loin de la prétendue mécbanceté dont vous parlez; 1 eft lache & foible, les méchans n'y font p'us gourrnandés; vous ne m'y reconnoltrez plus: cepei dant,je 1'aime plus que tous les amres, paree qu'il m'a fauvé la vie & qu'il me fervit de diftraction dans des momens de douleur, oii fans lui je ferois mort de défefpoir. II n'a pas dépendu de moi de mieux faire; j'ai fait mon devoir, c'eft affez pour moi. Au furplus, je livre I'ouvrage è ■votre jufte critique. Honorez la vérité, je vous abandonne tout le refte- Adieu, je voüs embralfis de tout mon cceur. J. J. ROUSSEAÜ» Lettre a M. Romilli. O n ne fauroit aimer les peres fans aimer des enfans qui leur font chers; ainfi, Monfieur t je vous aimois fans vous connoitre & vous croyez bien que ce que je recois de vous n'eft pas propre  J. ]. R o V i n t tri 251 h relacher eet attachement. J'ai lu vo're ode, j'y ai trouvé de 1'energie, des images nobles, & quelquefois des vers heureux; mais votre poéfie parolt gênée, elle fent la lampe, & n'a pas acquis Ia correétion. Vos rimes , quelquefois riches, font rareraent élégantes, & le mot propre ne vous vient pas toujours. Mon cher Romilli, quand je paye les complimens par des vérités, je rends mieux que ce qu'on me donne. Je vous crois du talent, & je ne doute pas que vous ne vous fafliez honneur dans la carrière oü vous entrez. J'aimerois pourtant mieux, pour votre bonheur, que vous euffiez fuivi la profeffion de votre digne ptre; furtout fi vous aviez pu vous y diftinguer comme lui. Un travail modéié. une vie égale & fimple. la paix de 1'ame & la fanté du corps qui fort Ie fruit de tout cela, valent mieux pour vivre heureux , que le favoir & la gloire. Du moins, en culavant les talens des gens de lettres ,' n'en prenez pas les préjugés ; n'eftimez votre état que ce qu'il vaut, & vous en vaudrez davantage. J e vous dirai que je n'aime pas Ia fin de votre lettre; vcus me paroiflez juger trop févérement les riches. Vous ne fongez pas, qu'ayant contrafté dès leur enfance mille befoins que nous n'avons po'nt, 1 s réduire a l'état des pauvres, ce feroit les rendre plus miférables qu'eux. II fatit être jufte envers tout le monde , même envers ceux qui ne le font pas pour -nous. Eh, Monfiew, L 6  25^ Lettres de fi nous avions les vertus contraires^ aux vices qué nous leur reprochons , nous ne fongerions pas même qu'ils font au monde, & bientót.ils auroient plus befoin de nous que nous d'euxl Encore un mot, & je finis. Pour avoir droit de méprifer les riches, il faut être éco"o:n & prudent foiniême, afin de n'avoir jamais befoin de richeffes. A d i f o mon cher Romilli, je vous embraiTe de tout mon cceur. J. ]. Rousseau. Lettre a M. P***. Motiers, i Mars 1764. J e fais ffatté, Monfieur , que fans un fréquent co'imi-cj de lettres, vous rendiez iuftice a mes fcntimens pour vous; ils feront auffi durables que -l'eftime fur laquelle ils font fondés,. & j'efpere que le retour dont vous m'honorez, ne fera pas moins a 1'épreuve du tems & du filence. La feule chofe -cbangée entre nous eft 1'efpoir d'une connoiffance pirfonneile. Cette attente , Monfi ur , m'étoit douce; ma's il y faut renoncer, fi je ne puis la remplir que fur les terres de Geneve, ou dans les envirois. La-deflus mon parti eft pris pour Ia vie, & je pa's vous affurer que vous êtes entré pour beaucoup dans ce qu'il m'en a coaté de le prendre. Du tefte , je fens avec furpnfe qu'il  J.' J. H o rj S S IA È i'Sf m'en coiVera moins de le tenir que je ne m'étois figuré. Je ne penfe plus a mon ancienne paTie qu'avec indifFérence; c'eft même un aveu que jé vous fais fins bonte, fachant bien qua nos fentimens ne dépsndent pas de nous ;& cette indifFérence étoit peut-être le feul qui pouvoit refter pour 'el.'e dars un cceur qui ne fut jamais haïr. Ce n'ell pas que je me croye quitte envers elle ; on ne 1'eft jamais qu'a la mort. J'ai le zele du devoir encore; mais j'ai perdti ce'ui de 1'attachement. Mais oii eft-elle cette patrie? exifte-t-elle encore ? Votre lettre décidé cette queftion. Ce ne lont ni les murs ni les hom nes qui font la patrie: ce font les loix , les mceurs , les coutumes, le gouvernement., la conftitution , la maniere d'être qui réfulte de tout cela. La patrie eft dans les relations de 1'Etat a.ies . membres : quand ces relations chang&nt ou s'anéantiflsnt, la pitrie s'évanouit. Ainfi, Monfieur, pleurons Ia nótre; elle a péri; & fon fimulacre qui refte encore, ne fert plus qu a la déshonorer. Je me mets. Monfieur, a votre place, & je comprends combien le fpecTacle que vous avez fous les yeux doit vous déchirer le cceur. Sans contreJit on fouffre moins, loin de fon piys, que de le vo r dans un état fi déplorable ; mais les affe&ions quand la patrie n'eft plus, fe refL-rrent autour de la familie, & un bon pere- fe- confole avec fes enfans, -de ne plus vivre avec fes freres. Cila mefüt coraprendra qua des intéréts fi diers, L 7  254 L I TT 1 I ! DB malgré les obj'ets qui vous afBigent, te vous per-" Biettront pas de vous dépayfer. Cependant s'il arrivoit que par voyage ou déplacement, vous vous éloignaflïez de Geneve , il me feroit trés - doux de vous embrafllr : car bien que nous n'ayons plus de commune patrie , j'augure des fentimens qui nou» animent, que nous ne ceflerons point d'être concitoyens ,* & les Hens de 1'fcftime & de 1'amitié demeurent toujours quand même on a rompu tous les autres. Je vous falue, Monfieur, de tout mon cceur. Lettre a M. L. P. L. E. de W. Qui, moi > Des contes ! a mon age & dans mon état? Non , Prince , je ne fuis plus dans 1'enfance , ou plutót je n'y fuis pas encore, & malheureufement je ne fuis pas fi gai dans mes maux que Scarron 1'étoii dans les fiens. Je dépér!s tous les jours, j'ai des comptes a rendre, & point de contes a faire. Ceci m'a bien l'air d'un bruit préliminaire répandu par quelqu'un qui veut m'honorer d'une gentiliefie de fa fagon. Divers auteurs non contens d'attaquer mes 1'ottifes, fe font mis a m'imptiter les leurs. Paris eft inondé d'ouvrages qui poi tent mon nom, & dont on a foin de faire des chefs-d'ceuvre de bêtife, fans doute ii Mars 1764.  J. J. ROUSSEAU. S.5$ afin de mieux tromper les lséteurs. Vous n'imagineriez jamais quels coups détoumés on porte a ma réputation, i mes mceurs , a mes principes; en voici un qui vous fera juger des autres. Tous les amis de M. de Voltaire répandent & Paris qu'il s'intéreffe tendrement a mon fort,* (& il eil vrai qu'il s'y intéreffe) ils font entendre qu'il eft avec moi dans la plus intime liaifon. Sur ce bruit, une femme qui ne me connolt point, me demande par écrit quelques éclairciffemens fur Ia religion, & envoie fa lettre a M. de Voltaire, le priant de me la faire paflèr. M. de Voltaire garde la lettre qui m'eft adreffée , & renvoie è cette Dame, comme en réponfe , le Sermon des cinquante. Surprife d'un pareil envoi de ma part, • cette femme m'écrit par une autre voie (*), & voila comment j'apprends ce qui s'eft paffé. . Vous êtes furpris que ma lettre fur la providence n'ait pas empêcbé Candide de naitre? C'eft elle, au contraire, qui lui a donné naiffance i Candide en eft la réponfe. L'auteur m'en fit une de deux pages (f), dans laquelle il battoit la campagne , & Candide parut dix mois après. Je voulois philofopher avec lui; en réponfe, il m'a perfifflé. Je lui ai écrit une fois que je le haïffois, & je lui en ai dit les raifons. II ne m'a pas écrit la même chofe, mais il me 1'a vivement fait fentir. C) Cette lettre esiile parmi les papiers de M. Roufieao. On en trouve la réponfe ci-deflus, page 253. Q) C'eft celle du ia Septembre 1756. O  Lettres b e Je me venge en profitant des excellentes lecons quf font dans fes ou>ra*cs, & fe le force a continuer de me faire du bien malgré lui. Pardon, Prince, voila trop de Jérémiades; mais c'eft un peu votre fau"e fi je prends tant de plaifir a m'épancher avec vous. Que fait M idame la Princeffe? Daignez me parler qutlquefois de fon état. Quand aurons-nous ce précieux enfant de 1'amour qui fera 1'éleve de la vertu? Que ne deviendra-t-il point fous de tels aufpices ? De quelles fleurs charmantes , de qu.ls fruits délicieux ne couronnera-t-il point les liens de fes dignes parens? Mais cependant quels nouveaux foins vous font impofés? Vositravaux vont redoubler ; y p^urrezvous fuffire: aurez-vous la force de p;rfévérerr jufqu'a la fin ? Pardon, Monfieur le Dcc , vos fentimens connus rae font garans de vos fuccès. Auffi mon inquiétude ne vient-elie pas de défiance., mais du vif intérêt que j'y prends. Lettre. i Mylord Maréchal. 35 Mars 1764.. Ent in, Mylord, j'ai recu dans fon tems par M. Rougemont votre Lettre du 2 Février ; & c'eft de toutes les réponfes dont vous me parlez, la feule qui me foit parvenue. J'y vois p«r votre dégout de rEcofie, par i'incenitude du choix.de ®  J. J. R o u s s e A tj. *57 votre demeure, qu'une partie de nos cbateaux en Efpagne eft déja détruite, & je crains bien que le progrès de mon dégériffement, qui rend chaque jour mon déplacemerit plus difficile, n'acbeve de renverler 1'autre- Que le cceur de l'homme eft inquiet! Quand j'éto;s prés de vous, je foupirois, pour y être plus a mon aife, après le féjour de rEcofle; & maintenant je donnerois tout au monde pour vous voir encore ici Gouverneur de Neufchatel. Mes vcbux font divers , mais leur objet eft toujours le même. Revenez a Colombier , Mylord, cultiver votre jardin & faire du bien a des ingrats, même malgré eux; peut-on terminer plus dignement fa carrière? Cette exhortation de ma part eft intéreffée , j'en conviens. Mais fi elle oftenfoit votre gloire, le cceur de votre enfant ne fe la permettroit jamais. J' a i beau vouloir me flatter. Je vois, Mylord , qu'il faut renoncer a vivre auprès de vous, & malheureufement je n'en perdrai pas fi facilement le befoin que 1'efpoir. La circonftance oü. vous m'avez accueilli, m'a fait une impreifion que les jours paffes avec vous ont rendue ineffacable; il me femble que je ne puis plus être libre que fous vos yeux , ni valoir mon prix que dans votre eftime. L'imagination du moins me rapprocheroit fi je pouvois vous donner les bons momens qui me reftent: mais vous m'avez refufé des Mémoires fur votre illuftre frere. Vous avez eu geuï  as8 Lettres de que je ne fiffe le bel-efprit, & que je ne gètaffe la fublime ïïmplidté du probus vixit, fortis obiit. Ah, Mylord! fiez - vous a. mon cceur; il faura trouver un ton qui doit plaire au vAtre pour parler de ce qui vous appartient. Oui, je donnerois tout au monde pour que vous vouluffiez me fournir des matériaüx pour m'occuper de vous, de votre familie; pour pouvoir tranfmettre a la poftérité quelque témoignage de mon attachement pour vous, & de vos bontés pour moi. Si vous avez la complaifance de m'envoyer quelques mémoires, foyez perfuadé que votre confiance ne fera point trompée; d'ailleurs vous ferez le juge de mon travail, & comme je n'ai d'autre objet que de fatisfaire un befoin qui metourmente, fi j'y parviens, j'aurai fait ce que j'ai voulu. Vous déeiderez du refte, & rien ne fera publié que de votre aveu. Penfez i cela, Mylord, je vous conjure, & croyez que vous n'aurez pas peu fait pour le bonheur de ma vie, fi vous me mettez a portée d'en confacrer le iefte a m'occuper de vous. J e fuis touché de ce que vous avez écrit a M. le Confeiller Rougemont au fujet de mon teftament. Je cou.pte, fi je me remets un peu, 1'alle» voir eet été a Saint-Aubin , pour en conférer avec lui. Je me détournerai pour paffer a Coloirtbier. J'y reverrai du moins ce jardin, ces allées, ces bords du lac , oü fe font fait de fi douces. froHienades, 6V oü vous devrtez venir les recom-  J. J. Rouïseaü. 959 meneer, pour réparer du moins, dans un cl'mat qui vous étoit falutaire , 1'altération que celui d'Edimbourg a fait a votre fanté. Vous me promettez, Mylord, de me donner de vos nouvelles, de m'inftruire de vos directions itinéraires. Ne 1'oubliez pas, je vous en fupplie. J'ai été cruellement tourmenté de ce long filence. Je ne craignois pas que vous •m'eufliez oublié, mais je craignois pour vous Ia rigueur de 1'hiver. L'été je craindrai la mer, les fatigues, les déplacemens & de ne favoir plus oü vous éciire* Lettr e au mime. 31 Mars 17Ö4. Sur Tacquifition , Mylord, que vous avez faire 1 & fur 1'avis que vous m'en avez donné, Ia meilleure réponfe que j'aye a vcus faire, eft de vous tranferire ici ce que j'écris fur ce fu'ct a la perfonne que je prie de donner cours a cette lettre» en lui parlant des acclamations de vos bons compa'riotes. Tous ks plaifas ont beau être pour les méchans; en voila pourtant un que je leur défie de goüter. II n'a rien eu de plus preffé que de me donner avis du changement de fa fortune ; vous devinez aifément pourquoi. Félicitez - moi de tous mes malheurs, dame, ils m'ont donné pour ami Mylord Maréchal.  tffo Lettres de Sur vosflffres qui regardent Mlle. Ie Vafleur & moi, je commencerai, Mylord, par vous dire que loin de mettre de 1'amour - propre a me refufer a vos dons , j'en mettrois un trés - noble a les recevoir. Ainfi la-deffus pojnt de difpute; les preuves que vous vous intéreffez a moi, de quelque genre qu'elles puiffent être, font plus propres a m'enorgueillir qu'a m'humilier, & je ne m'y refu-ferai jamais, foit dit une fois póur toutes. Mais j'ai du pain quant a préfent, & au moyen des arrangemens que je médite, j'en aurai pour le refte de mes jours. Que me ferviroit le iurplus ? Kien ne me manque de ce qus je defire & qu'on peut avoir avec de 1'argent. Mylord, il faut préférer ceux qui ont befoin a ceux qui n'ont pas befoin, & je fuis dans ce derm'er casD'ailleurs, je n'aime point qu'on me parle de teftamens. Je ne voudrois pas être, moi le fachant, dans celui d'un indifférent; jugez li je voudrois me favoir dans le vótre ? Vous favez, Mylord , que MHe. Ie Vafleur a une petite penfion demon libraire, avec laquelle elle peut vivre, quand elle ne m'aura plus. Cependant , j'avoue que le bien qus vous voulez lui faire m'eft plus précieux que s'il me regardoit directement, & je fuis exttêmement touché de ce moyen trouvé 'par votre cceur , de contenter la bienveillance dont vous m'honorez. Mais s'il fe • pouvoit que vous lui afiignafliez plu'ót la rente de la, fomme que la fomme même , c;la m'éviteroit  J. J. Rousseaüï 26f Tembarras de cbercher a la placer; forte d'affaire oü je n'entends rien. J'espere, Mylord, que vous aurez recu ma précédente lettre. M'accorderez-vous des mémoires? Pourrai-je écrire l'hiftoire de votre maifon? Pourrai - je donner quelques éloges * a ces bons EcoiTois a qui vous êtes (F cher & qui, par-la, me font chers auffi? Lettre au même. Avril 1764. J'ai répondu tr.ès-exactement , Mylord, a char cune de vos deux lettres du 2 Février & du 6 Mars, & j'efpere que vous ferez content de ma facon de penfir fur les bontés dont vous m'ho• norez dans la derniere. Je recois a 1'inftant celle du 26 Mars, & j'y vois que vous prenez le pa|ti que j'ai toujours prévu que vous prendriez a la fin. En vous menacant d'une defcente ,* le Roi 1'a effectué, & quelque redoutable qu'il foit, il vous a encore plus fürement conquis par fa lettre (*), qu'il n'auroit fait par fes armes. L'afyle (*) Voici cette Lettre que Ia verfion qu'en a publiée M. d'Alembsrt dans fon Eloge de Lord Maréchal d'Ecolle, nous autorite 4 donner ici. ,, Je difputerois bien avec les habitans d'Edirabourg ,, 1'avantage de vous pofTéder; ii j'avois des v.iitTeaux, „ je médictrois une defcente en EcoiTe pour enlever mon  Lettres d t qu'il vous prefle d'accepter, eft le feul digne de vous; allez, Mylord, k votre deilination, il vous convient de vivre auprès de Fréderic, comme il m'eüt convenu de vivre auprès de George Keith. II n'eft ni dans 1'ordre de la juftice, ni dans celui de Ia fortune', que mon bonheur foit préféré au vótre. D'ailleurs, me? maux" empirent & deviennent prefque infupportables; il ne me refte qu'ü fouffrir & mourir fur Ia terre; & en vérité c'eót été dommage de n'aller vous joindre que pour cela. Voila donc ma derniere efpérance évanouïe Mylord , puifque vous voila devenu fi riche & fi ardent a verfer fur moi vos dons, il en eft un que j'ai fouvent defiré, & qui malheureufement me devient plus defirable encore, lorsque je perds 1'efpoir de vous revoir. Je vous laifie expliquer cette énigme. Le cceur d'un pere eft fait pour la deviner. I l eft vrai que le trajet que vous préférez,' vi&is épargnera de la fatigue. Mais fi vous n'étiez pas bien fait a la mer, elle pourroit vous „ cher Mylord & pour 1'emtnener ici; mais nos barques ,, de 1'Elbe font peu ptopres a. une pareille expédition. „ II n'y a que vous fur qui je puifle compter. J'étois „ ami de votre frere, je lui avois des obligations, je „ fuis le vdtre de cceur & d'ame ; voila mes titres; voi„ lil les droits que j'ai fur vous ; vous vivrez ici dans „ le fein de 1'amitié, de la liberté & de la phiiofophie; „ il n'y a que cela dans le monde, mon cher Mylord; „ quand on a paffé pat toutes les métamorphofes des >, états, quand on a goaté de tout, on en revient-la.  J. J. Rousseau. *ö3 éprouver beaucoup a votre age, furtout s'il furvenoit du gros tems. En ce cas , le plus long' trajet par terre me paroitroit préférable, mêma au rifque d'un peu de fatigue de plus. Comme j'efpere auffi que vous attendrez, pour vous em« barquer , qua la faifon foit moins rude; vous voulez bien, Mylord, que je compte encore fur une de vos Iettres avant votre départ. Lettre a M. A. Motiers - Travers, Ie j Avril 1764. L'ét at oü j'étois, Monfieur, au moment oü votre lettre me parvint, m'a empêché de vous en accufer plutót la réception, & de vous remercier, comme je fais aujourd'hui, du plaifir que m'a fait ce témoignage de votre fouvenir. J'en fuis plus touché que furpris, & j'ai toujours bien cru qua 1'amitié dont vous m'honoriez dans mes jours profperes, ne fe refroidiroit ni par mes difgraces, ni par mon exil. De mon cóté, fans avoir avec vous des relations fuivies, je n'ai point ceiTé, Monfieur, de prendre intérêt aux changemens agréables que vous avez éprouvés depuis nos anciennes liaifons. Je ne doute point que vous ne foyez auffi bon mari & auffi digne pere de familie, que vous étiez homme aimable, étant garcon; que vous ne vous appliquiez a donner a vos enfans  254 lettres de une éducation raifonnabte & vertueufe , & que 'vous ne faffiez le bonheur d'une femme de mérite qui doit faire le vó'.re. Toutes ces idéés, fruits de 1'eftime qui vous eft due, me rendent la vótre plus précieufe. Je voudrois vous rendre compte de moi pour répondre a 1'intérêt que "vous daignez y prendre; mais que vous dirois-je? Je ne fus jamais bien grand'chofe ; raaintenant je ne fuis plus rien; je me regarde comme ne vivant déja plus. Ma pauvre machine délabrée me laiffera jufqu'au bout, j'efpere, une ame faine quant aux fentimens & a la volonté; mais du cóté de 1'entendement & des idéés, je fuis aufli malade de l'efprit que du corps. Peut - être eft - ce un avantage pour ma fituation. Mes maux me rendent mes malheurs peu fenlïbles. Le coeur fe tourmente moins quand le corps fouffre, & Ia nature me donne tant d'affaires que 1'injuftice des hommes ne me touche plus. Le * remede eft cruel, je 1'avoue, mais enfin c'en eft un pour moi.. Car les plus vives douleurs me laiffent toujours quelque relache, au lieu que les grandes affiictions ne m'en laiffent point. Il eft donc bon que je fouffre, & que je dépériftè^pour être moins attrifté; & j'aimerois mieux être Scarron malade, que Timon en fanté. Mais fi je fuis déformais peu fenfible aux psines, je le fuis encore aux confolations; & c'en fera toujours une pour moi d'apprendre que vous vous portez bien, que vous êtes heureux, & que vous continuez de m'ai- mer  J. J. R o u S s e A W. ïa"S mer. Je vous falue, Monfieur, & vous embrifls de tout mon cosur. 'Lettre & Mademoifelle de M. 7 Mai 1764. Je ne preuds pas le change , Henriette , fur 1'objet'de votre lettre,non plus que fur votre date de-Paris. Vous recherchez moins mon avis fur la parti que vous avez a prendre , que mon approbation pour celui qus vous avez pris. Sur clwcune de vos lignes, je lis ces mots écrits en gros caracteres : Voyons fi vous aurez le front de condamner k ne pluspenfer, ni lire, quelqu'un qui peife £? écrit ainfi. Cette interprétation n'eft aflurément pas un reproche, & je ne puis que vous favoir gté de me mettre au nombre de ceux dont les jugemens vous importent. Mais en me flattant , vous n'exigez pas, jecro:s, que je vous flatte; & vous déguifer mon fentiment, quand il y va du bonheur da votre vie, feroit mal répondre a 1'honneur que vous m'avez fait. Commencons par écarter les délibérations inutiles. II ne s'agit plus de vous réduire a coudre & broder. Henriette , on ne quitte pas fa tète comme fon - bonnet, & 1'on ne revient pas plus a la fimplicité qu'a 1'enfance; l'efprit une fois Lettres. M  2.m L E T Tl E S Dl ■en effervefcence, y refte toujours , & quxonque .a penfé, penfera toute fa vie. C'eft - la le plus grand malheur de l'état de réflexion; plus on en ftmt les maux, plus on les augmente, & tous nos efForrs pour en fortir, ne font que nous y embouriber plus profondément. Ne parions donc pas de cbanger d'état, mais .én parti que vous pouvez tirer du vótre. Cet éttt eft malheureux, il doit toujours 1'êire. Vos maux font grands & frfris remede," vous ks fentez, •vous en gémiffez , "& pour les rendre fupportables, vous cherchez du moirs un palliatif. N'eftce pas la 1'objet que vous vous propofez dans vos plans d'études & d'occupations ? Vos moyens peuvent être bons dans une autre •vue, mais c'eft voire fin qui vous ttompe, paree que ne voyant pas la véritable fource de vos maux, vous en cherchez radouciffement dans la caufe qui les fit naitre. Vous les cherchez dans votre -fi matton, tandis qu'ils font votre ouvrage. Combi en de peifonncs de mérite néss dans le bienêtre & tombées dans 1'indigence , 1'ont fupportée avec moins de fuccès & de bonheur que vous, & toutefois n'ont pas ces réveils triftes & cruels dont vous décrivez 1'horreur avec tant d'énergie. pourquoi cela? Sans doute, elles n'aurontpas, direz - vous , une ame auffi fenfible. Je n'ai vu perfonne en ma vie qui n'en di> autant. Ma's ou'eft-ce enfin que cette fenfibilité fi vantée? Vou-  J. J. E. o U s 6 E A U. 2fJ?' lez-vous le favoir, Henriette? C'eft en dernierc analyfe un amour-propre qui fe compare. J'ai mis le doigt fur le fiege du mal. .Toutes vos miferes viennent & viendront de vous ê;re affichée. Par cette maniere de chercber le bonheur, il eft impoffible qu'on le trouve. On n'obtient jamais dans Topmion des autres la place qu'on y prétend. S'ils nous 1'accordent a quelques égards, ils nous la refufent a mille autres , & une feule exclufion tourmente plus que ne flattent cent préférences. C'eft bien pis encore dans une femme, qui voulant fe faire homme , met d'abord tout fon fexe contre elle, & n'eft jamais prife au mot par le nótre ; en forte que fon orgueil eft fouvent auffi mortifié par les honneurs qu'on lui rend , que par ceux qu'on lui refufeEl!e n'a jamais précifément ce qu'elle veut, paree qu'elle veut des chofes contradiftoires, & qu'ufurpant les droits d'un fexe , fans vouloir renoncer a ceux de 1'autre, elle n'en polTede aucun pleinement. Mais le grand malheur d'une femme qui s'affiche, eft de n'attirer, ne voir que des gens qui font comme elle, & d'écarter le mérite folide & modefte qui ne s'affiche point & qui ne court point oü s'aflemble la foule. Perfonne ne juge fi mal & fi fauflement des hommes, que les gens a prétentions; car ils ne les jugent que d'après euxmêmes & ce qui leur reflemble; & ce n'eft eertainement pas voir le genre humain par fon beau M 2  rl-fjg ;L •*£ t t r e « be tcóté. Vous êtes mécontente de toutes vos foc'é. tés; je !e crois bien. Celles oü vous avez vécu,, .étoient les moins propres a vous rendre heureufe. Vous n'y trouviez perfonne en qui vous puffiez pr.ndre cette confiance qui fou'ape. Comment 1'auxiez-vous trouvée parmi des gens tout occupés d'.eux fey.ls, .a qui vous demandiez dans leur cceur Is première place, & qui n?en or.t pas même une ftconde k donner? Vous >vouliez briller , vous >vouliez pr'mer, .& vous vouüez être aimée ; ce font des chofes ircampatibles. II faut opter. II n'y.a point d'am'tié fans égaUté, & il n'y a jamais d'égalité reconnue entre gens a prétention. 11 ne •fuffit pas diavoir befoin d'un ami, pour en trou. ver .; il faut encore avoir de quoi fournir anx befoins d'un autre. Parmi lts provifions que vous sv.ez faites • vous avez oublié celle - la. La marche par laquelle vous avez acquis des connoiil'ances, n'en juflifie ni 1'objet ni 1'ufage: v,ous .avez voulu paroitre philofophe: c'étoit renonce a 1'être; & il va'oit beaucoup mieux avoir 1'jljr d'une fille qui attend un mari, que d'un fage qui attend del'encens. Loin de trouver le bonheur dans '1'effet des foins que vous n'avez donnés qüa la fcule apparence, vous n'y avez trouvé que des biens apparens, & des maux yéritibles. L'état de réflexion oü vous vous êtes jettée, vous a fait -faire incefifamment des retours douloureux fur ■vcus-même, .& vous voulez pourtant bannir ces idéés par Je même £,enre d'occupatipn qui vous ies douw.  J„ J. R O, U S S E A ü. Vous voyez 1'erreur dê la route que vous; avez prife,& croyant en changer par votie projet,, vous allez encore au mêrne but par un détour. Cé' n'eft point pour v^s que vous vou'ez revenir a 1'éiudë, c'eft encore pour lés autres. Vous voulez • faire des proviflons de connoiflances pour fupplé(radans un autre age, a la figure; vous voulez fub'> ftituer 1'erpire du favoir a celui des charmes. V'otrs ne voulez pas devenir la complaifante' d'une autre femme; mais vous voulez avoir des compiaifans: Vous voulez avoir des amis, c'eft-a< dire, une cour. Car les amis d'une femme jeune' ou viëiH'e; font toujours fes courtifans.- lis Ia fervent, ou Ia quitcent; & vous prenez de loin dis mef-res pour les retenir, aSn d'être toujours Iecentre d'une fphere, petite ou grande. Jé crois; fans cela que les proviflons que vous voulez faire r, feroient la chofe la plus inutile, pour 1'objet qus: vous cr^yez' bonnement vous propofer. Vous< •youdriez, dites-vous, vous mettre en état d'entendre les autres. Avez - vous befbin d'un nouvef' acqu;s pour cela? Je ne fais'pas au vrai , queller' opinion vous avez de votre intelligence actuelle^ mais dufliez-vous avoir pour amis des OedipSs j'ai psine a croire que vous foyez fort curieufe desjamais entendre les gens que vous ne pouvez entendre aujourd'hui. Pourquoi donc tanf de foins pourobtenir ce que vous avez déja? Non; Henriette „. ce n'eft pas cela ; mais quand- vous ferez urie Sybille., vous voulez prononcer des oracles*- vous^M- fc*  2?o Ljettsbs b' e vrai projet n'eft pas tant d'écouter les autres, que tfavoir vous-même des auditeurs. Sous prétexte de travailler pour I'iridépendance, vous travailiez encore pour la dominaticn. C'eft ainfi que , loin d-'aüégcr le poids de I'opinion*ui vous rend malbeureufe, vous voulez en aggraver le joug. Ce Beft pas le moyen de vous procurer des réveils plus iereins. Vous croyez que Ie feul foulagement du fentiment pénible qui vous tourmente, eft de vous éloigner de vous. Moi, tout au contraire , je firois que c'eft de vous en rapprocher. Toute votre lettre eft pleine de preuves que jufqu'ici, 1'unique but de toute votre conduite a é:é de vous mettre avantageufement fous les yeux d'autnr. Commei.t, ayant réufiï dans le ■ public autant cue perfonne , & en rspportant li peu de fati.'fiftion intérieure, n'avez-vous pas fenti que ce n'étoit pas la le bonheur qu'il vous falloit, & qu'il étoit tems de changer de plan? Le vótie peut être bon pour la gloire, mais il eft mauvais-. pour la félicité. II ne faut point chercher a s'é. loigner de foi, paree que cela n'eft pas poflible, & que tout nous y ramene, malgré que nous en ayons. Vous convenez d'avoir palTé des heures trés douces en m'écrivant & me parlant de vous. II eft étonnant que cette expérience ne vous mette pas fur la voie , & ne vous apprenne pas oü vous devez chercher, finon le bonheur, au moins lü paix.  • f. J. R o u s s e a u». a>7* Cependant, quoique mes idéés en eed: different beaucoup des vótres , nous fommes ü peu prés d'accord fur ce que vous devez faire. L'étude eft déforma's pour vous la lance d'Achille,. qui doit guérir la blefiure qu'elle a faite. Mais vous ne voulez qu'anéantir la douleur, & je voudrois óter la caufe du mal. Vous vou'ez vous diftra're de vous par la phiiofophie ; moi , je voudrois qu'elle vous détachat de tout & vous rèndit h. vous - même. Soyez fiire que vous ne ferez contente des autres que quand vous n'aurez plus befoin d'eux , & que la fociété. ne peut vous devenir agréable , qu'en ceflant de vous être nécefiare. N'ayant jamais a vous plaindre de ceux dont vousn'exigerez rien , c'eft vous alors qui leur fereznéceffaire ; &. fentant quj- vous vous fuffifez & vous-même , ils vous fauront gré du mérite qus vous voulez bien en mettre en commua. lis necroiront plus vous faire grace; ils la recevronf tonjouis. Les agrémens de la vie vous rechercheront, par cela feul, que.vous ne les rechu>cherez pas; & c'eft alors qus, contente de vous,. fans pouvoir être mécontente des au-res, vous aurez. un fommeil pa fible, & un réveil delicieus. IL eft vrai que. des études faites dans des vues fi contraires, ne doivent pas beaucoup fe reflembler, & il y a bien da la différence entre la cuN ture qui orne l'efprit, & celle qui nourrit 1'ame. Si vous aviez le cou-age de goüter un projet, dont 1'exécution vous fera d'abord tiès -pé'nible, il M 4,  272 Lettres be faudroit beaucoup changer vos directVons. Cela demanderoit d'y bien penfer, avant de fe mettre a l'ouvrage. Je fuis malade, occupé, aba'tu ; j'ai. l'efprit lent; il me faut des effiorts pénibles pour foitir du petit cercle d'idées qui me font famiberes, & rien» n'en eft plus éloigné que votre ütuation. II n'eft pas jufte que je me fatiguê» a pure pcrte ; car j'ai peine a croire que vous vouliez entreprendre de refondre, pour ainfi dire, toute votre conftitution morale. Vous avez trop de phiiofophie pour ne pas. voir avec effroi cette entreprife. Je défefpérerois de- vous, fi vous vous y mettiez aifément. N'allors dor.c pas plus loin quant a préfent. 11 fuffit que votre prineipaie queftion eft réfolue: fuivez Ia carrière des Lettres* 11 na vous en refte plus d'autre a choifir. Ces L'gnes que je vous écris a la bate, diftraiê & fouffrant, ne difent pc ut-être rien de ce qu'il faut dire: mais les. erreuis.que ma piécipitationpeut m'avoir fait faire, ne font pas irréparables. Ce qüil falloit avant toute chofe , étoit de vous faire fentir combien vous m'intéreiTez ; & je croisque vous n'en douterez pas en lifant cette lettre. Je ne vous regardois jufqu'ici que comme une belle per.f;ufc qui, fi elle avoit recu un caraftere de Ia nature, avoit pris foin de 1'étoufFer, de 1'anéantir fous 1'extérieur; comme un de ces-chefs-d'ceu-. vre jettés en bronze, qu'on admire par les dehors , & dont Ie dedans eft vuide. Mais li vous favez picurer. encore fur votie état, il n'eft pas fans res-. fOlUCQ'  J. Jj R o u s 3 ar a ur- gftjg fource; tant qüil refte au ccBur-un peu d'étofie.,il ne faut déf.fpérer de rien. Lettre A 'la mMet - Mptie-3, 4 Noverabre Si votre fituation, Mademoifelle, vous. laiffe in peine le tems de m'écrire, vous devez concev0lr que la mienne m'en laiffe encore moins pour vous xépondre.- Vous- n'ètes que dans la dépendance de vos affaires &des gens i qui vous tenez; moi je fuis dans celle de toutes les affaires &- de tout le monde, paree que- chacun. me jugeant libre, veut par droit de premier-occupant difpofei* • de moi. D'ailleurs, toujours harcelé-, touvours • fouffrant, accablé. d'ennuis & dans un état pire que le vótre* j'emploie a refpirer le peu de mömens qu'on me laiffe; je. fuis trop.occupé pour n'être pas pareffeux- Depu's un-mois, je cherche un moment pour vous écrire a mon aife: ce möment ne vient point; il faut donc vous écrire a 'la dérobée; car vous m'intéreffez trop pour . vous laiffer fans réponfe. Je connois peu de gens qui m'attachent davantage. & per-lbnne qui m'étonneautant que vous.». Si vous avez trouvé dans ma lettre beaucoup de chofes qui ne quadroient pas ï la vótre, c'eft qu'elle étoit écrite pour une autre que vous. H 'y M 5  2-74- Lettres, ds a dans votre fïtuation des rapports fï frappans avec celle d'une autre perfonne, qui précifément étoita Neufchatel quand je recus votre lettre , que je re doutai point que cette lettre* ne vlnt d'elle, & je pris Je change , dans l'.idóe qu'on cherchoit a me Ie donner. Je vous parlai donc moins fur ca que vous. me difiez de votre cara&ere, que fur ce qui m'étoit connu du fien. Je crus trouver dans fa manie de s'afficher, car c'eft une fa van te & un bel-efprit en titre, Ia raifon du mal aife intérieur dont vous me faifitz le détail - je commencai par attaquer cette manie, comme ft c'tiït été la votre, & je ne doutai point, qu'en vous ramenant a vous - même, je ne vous rapprochaffe du repos, dont rien n'eft plus. élo'gné, felon moi, que l'état d'une femme qui s'affiche. Un t lettre fake fur un pareil quiproquo, doifc comemr b'en des balourclifes. Cependant il y avoit cela de bon dans mon erreur, qu'elle me dormoit la dif dc titsi moral de celle a qui je penfcvs écrire; & fur eet état fuppofé. je croyois entrevoir un proiet a fuivre, pour vous tirer des angoifles qiu vous me déciiviez, fans rtcourir aux diftraétions qui, ftlon vous, en font Ie féul remede, & qui, felon moi, ne font pas même un palliatif. Vous mapprenez que je me fuis trompé, & que je n'ai rien vu de ce que je croyois voir. Comment trouvero^s - je un ren,ede a votre état , puifqu-s eet état m'eft inconcevable ? Vous m'êtes une énigme amigeante & humiltaute. Je croyois-  j; J, Roos s e a uv 27S, connoitre le cosur humain, & je ce co-mois rien < au vótre. Vous fouffrez, & je ne. puis vousi foulager. Quoi! paree que rien d'étranger k vous, ne vous contente, vous voulez vous für, & paree que vous avsz a vous plaindre des autres, paree que vous les méprifez, qu'ils vous en ont donné le droit, que vous fentez en vous une ame digne d'eftime, vous ne voulez pns vous confolrr avec elle, du mépris que vous infpirent celles qui ne • lui reiTemblent pas? Non, je n'entends rien i cette bizarrerie, elle me paffe. Cette ftnfibilité qui vous rend mécontente de tout, ne devoit-elle pas fe replier fur elle-même? ' ne devoit-elle pas nourrir votre cceur d'un fentiment fublime & délicieux d'amour-propre ?-'n*s* t-on pas toujours en lui la reffoutce contre Hnjustice & le dédommagement de i'infenfibilité? II eft ' fi rare, dites-vous, de rencontrer une ame-. il eft vrai; mais comment peut - on en avoir une, ne pas fe complaire avec elle. Si 1'on fent k la fonde, les autres étroites & refférrées, on s'en rebute, on s'en détache; mais après s'être fi mal trouvé chez les autres, qutl plaifir n'a-t- on pas de rentrer dans fa maifon ? Je fais combien le befoin d'attachement rend affltgeante aux.coeurs fenfibles, 1'impofiibilité d'en former. ■ Je fais combien eet état eft trifte; ma:s je fais qu'il a pourtant des douceurs; il fait verfer des ruiffeaux de larmes \ il donne une mélancolie qui nous rend- témoignage M 6  2/3 Lettres »-e de jïous - mêmes, & qu'on ne voudro't pas ne pas avoir. 11 fait recbercher la folitude comme le ftul afyle oü 1'on fe retrouve avec tout ce qu'on a raifon d'aimer,- Je ne puis trop-vous le redire j je ne connois ni bonheur ni repos dans 1'éloignt. ment de foi - même; & au contraire je fens mieux, de jour .en jour, qu'on ne peut être heureux fin la terre, qu'a proportion qu'on s'éloigne des c! o, fes, & .qu'on fe- rapproche de foi. S'il y a quelque fentiment plus doux .que 1'eftime de foi même; s'il y a.quelque cccupation pluj aimabla que cella d'au'-menter ce fentiment, je puis avoir tort. Mais voila .comme je penfe; jugez fur cela, s'il m'eft poffible d'enirer dars .vos vues , ój, même de car ce voir votre état. J e ne pu s nj'en pêcher d'efpérer .encore que vous vous trompez fur ie-principe de votre mal» aife , & qu'-au tién de venir du. fentiment qui réfiéchit fur vous-même, il vient au. contraire de c*Iui qui vous- I e encore a. voire in feu, airx, chofes do t vous vous croyez détachée., Stdont p.ut-être vous défefpérez feulement de jouir; je voudiois que ctla fik; je verrois une prife pour agir; mais il vous accufez jufle, je. n'en vois point. Si j'avois aétueliement fous les yeux votre. première I. t-re . & plus de loifir pour y réfléchir, peut-être parViendrois - je a vous comprendre , & je-n'y épargnerois pas ma peine ; car vo;;s m'in-> quiétez v'éri'ablement; mais cette lettre eft noyée dans.des-tas de papiers; il me faudroit, pour la  J.l j. 8.0' W S S E A- Ti. 277 - retrouver, plus de tems- qu'on ne m'en laiffe; jo fuis forcé de renvoyer cette recherche a d'autres momens. Si Wnutiiité de notre correfpondance- ne vous rebutoit pas de m'écrire, ce feroit vraifemblablement un moyen de vous entendre a la fin. Ma's je ne puis vous promettre plus d'exactitude dans mes réponfes, que je ne fuis en état d'y eri mettre; ce que je vous promets & que je tiendiai bien, c'eft de m'occuper beaucoup de vous,. & de ne vous oublier de ma vie. Votre derniere lettre, pleine de traits de lumiere & de fentimens profonds, m'affcfte encore plus que la précédents. Quoique vous en puiffiez dire , "je croirai toujours qu'il ne tient qu'a celle qui 1'a écrite, de fe plaire avec elle-même, & de fe dédommager par-Ja des ligueurs de fon forr.„ Lettre a Mademoifelle G. en lui envoyant un. lacet. \ 14, Mai 1764'. C e préfent, ma bonne amie,. vous fut deiliné du moment que j'eus le bien de vous connoitre, & quoiqüen pit dire votre modeftie, j'étois fur qu'il aurojt dans peu fon emploi. La récompenfe fuit de prés la bonne ceuvre. Vous éüez eet hiver garde-malade & ce printems Dieu vous donne un mari; vous lui ferez charitable & Dieu vous don; M 7  278 tl TI R t ! D nera des enfans; vous les éleverez en fa^e mera & ils vous rendront heureufe un iour. D'avance vous devez 1'être par les foins d'un époux aimab'e & aimé, qui ftura vous rendre Ie bonheur qu'il attend de vous. Tout ce qui promet un bon choix, m'fcit garant du vótre; des liers d'amitié formés dès 1'enfance, éprouvés par le tems-, fondds fur la connoiffance des caraiteres, 1'union des cceurs que le manage affermit, mais ne produit pas, 1'ae» cord des efprits oü des deux parts Ia bonté dcmine, & oü Ia gaieté de 1'un, la folidité de 1'autre fe tempérant mutuellement, rendront douce & chere a tous deux 1'auftere loi, qui fait - fuccéder aux jeux de 1'adolefcence des foins plus gr.'ves, mals plus touchar.s. Sans parler d'autres convenances, voila de bonnes raifons de compter pour toute la vie fur un bonheur commun dans l'état oü vous entrez, & que vous honorerez par votre conduite. Voir véiifier un augure fi bien fondé, fèra, chere Ifabelle , une confolation trés-douce pour votre ami. Du refte , la connoiffance que j'ai de vos principes, & 1'exerrple de Madame votre foeur, me difpenfent de faire avec vous des conditions. Si vous n'afmez pas les enfans, vous aimerez vos devous. Cet amour me répond de l'aure,& votre mari dort vous fixerez les gems fur divers atticles, faura bien changer le vcVre fur celui - la. En prenant Ia plume, j'éto s phin de ces idees.. Les voila pour tout comp.iment. Vous attendiez peut-être une lettre faite pour être montriei /  J. J. Roüsseatj. 2f£j, maïs auriez - vous dü me Ia pardonner, & reconnoitriez - vous 1'amitié qua vous m'avez inCpirée, dans une épltre , oü je fongerois au public en pailant a vous ? Lettre A M. de P. 23 Mai 1764. Je fais, Monfieur, que depuis deux ans Paris fourmille d'écrits qui portent mon nom, mais dont heureuftmert peu de gens font les dupes. Je n'ai ni écrit ni vu ma prétcndue lettre a M. 1'Arche» vêque d'Aufch, & la date de Neufchatel prouve qye 1'auteur n'eft pas même initmicde ma demeure. Je n'avois pas attendu les exbortations des Proteftans de France pour réclamer contre les mauvais traitemens qu'ils effuient. Ma lettre a M. 1'Archevêque de Paris porte un témoignage affez éclatant du vif intérêt que je prends a leurs peines ,• il feroit difficile d'ajouter a la force des raifons que j'apporte pour engager le gouvernement 1 les tolérer & j'ai même lieu de préfumer qu'tl y a fait quelque attention. Quel gré m'en ont - ils fu ? On diroit que cette lettre qui a ramené tant de Catholiques , n'a fait qüachever d'aliéner les Proteftans; & combien d'entr'eux ont ofé m'en £aire un nouveau crime ? Comment voudriez-vous,  ZÏO L E T T X I S D" E Monfieur, qus je priffe avec fuccès Jeur défer.fa lorfque j'ai moi-même a me défendre de leurs outrages'? Opprimé.' perfétuté, pourfuivi chei eux de toutes pars comme un fcélérat, je les ai vu tous réunis p^ur achever de . m'accabler ; & lorfqü'enfin la p-otection du Roi a mis ma perfonne a couvert, ne pouvant plus autrerneflt me nuire, ils n'ont cefië de m'injurier. Ouvrez jufqu'a vos Mercures , & vous verrez de quelle facon ces charitables Chrétiens m'y tra'tent; fi je continuois a prendre leur caufe, ne me defnanderoit - on pas 'de quoi je me mêle ? Ne jugeroit - on pas qu'apparemment je fuis de ces braves qu'on mene au combat a coups de baton ? „ Vöus avez bonne » grace de venir nous prêcher la tolérance, me j, diroit- on , amiis que vos gens fe montrent plus intolérans que nous. Votre propre hiftoire dé,5 ment vos principes, & prouve que les Réformés1, „ doux p2ut-étre quand ils font foibles, font tiès' „ violeris fiiöt qürls font les plus forts. Les „ uns vous décretent, les autres vous banniflent-, J(.les au;res vous recoivent en rechignant. Cepen„ dant vous- voulez que nous les traitions fur des „ maximes de douceur qu'ils- n'ont pas eux-mêmes! „. Non, puifqu'ils perfécutent, ils doivent être „ perfécutés; c'eft la loi de 1'équité qui veut qu'on „ faffe a chacun comme il fat aux autres. Croyez„ nous, ne vous mêlez plus de leurs affaires, car 3, ce nefont point les vó;res- Ils ont grand foin  J: J; Rousse.au. 28 ï „ de le déclarer tous les jours en vous reniant „ pour leur frere, en proteftant que votre reli„ gion n'eft pas la leur." Si vous voyez, Monfieur, ce que j'aurois de folide a répondre è ce difcours , ayez la bonté de me le dire; quant a moi je ne le vois pas. Et puis, que fais-je encore? Peut-être en voulant les défendre, avancerois - je par mégarde quelque héréfie , pour laquelle on me feroit faintement biüler. Enfin, je fuis abatm,découragé ,fouffrant, & 1'on me donne tant d'affaires è moi-même, que je n'ai plus le tems de me mêler de celles d'autruk R e c e v e z mes falutations, Monfieur, je vous fupplie, & les affurances de mon refpecV Lett.re a M. I. P. de W. Motiers, le 16 Mai 1764* Jia reco's avec reconnoilTance Ie livre que vouï avez tu Ia bonté de m'envoyer; & lorfque je reli* ral eet ouvrage, ce qui, j'efpere , m'arrivera quel,quefois encore, ce fera toujours dans 1'exemplaire que je tiens de vous. Ces entretiens ne font point de Phocion, ils font de 1'Abbé de Mably, frere de 1'Abbé de Condillac , célebre par, d'exceliens livres de métaphyfique, & connu lui-même par disers ouvrages de politique, trés -buns .auiB.rJans  282 Lettres de leur genre. Cependant on retrouve quelquefois dans ceux ci de ces principes de la politique moderne , qu'il feroit a defirtr' que tous fes hommes de votre rang blamaiTent ainfi que vous. Aufii , quoique 1'Abbé de Mably foit un honr.ête homme, rempli de vius très-faines, j'ai pourtant été furpris de Ie voir s'éiever, dans ce dernier ouvrage, & une morafe fi pure & fi fublime. C'eft pour. cela, far.s doute, que ces entreiiens, d'ailleurs trés - bien faits, n'ont eu qu'un fuccès médiocre en Frarcejmais ils en ont eu un trés-grand en Suifie, cii je vois avec plaifir qu'ils ont été réin primés. J'ai le cceur plein de vos deux dunieres lettres. Je n'en recois pas une qui n'augmente mon refpect , & fi j'ofe le dire, mon sttachement pour vous. L'hcrrme vertueux, le grand homme élevépar les difgraces, me fait tout-a-fait oublier Ie Prince & le frere d'un Souverain,& vu 1 antipathie pour eet état qui m'eft naturelle, ce mVft pas peu de m'avoir amené-la. Nous pourrions bien cependant n'être pas toujours de même avis en toute chofe, & par exeniple, je ne fuis pas trop convaincu qu'il fuffife, pour être heureux, de bien remplir ks devoirs de fon tmploi. Sürement Turenne en brulant le Paiatinat par 1'ordre de fon Prince, ne jouifloit pas du vrai bonheur, & je ne crois pas que les Fermiers - Généraux les p'us appliqués autour de leur tapis verd, en jouifient da.yantage: mais fi ce fentiment eft une erreur,  J. J. RoossEAU' a83 eïle eft plus belle en vous que la vérité même; elle eft digne de qui Tut fe choifir un état, dont »ous les devoirs font des vertus. Le cceur me bat a chaque ordinaire , dans 1'attente du moment defiré qui doit tripier votre être. Tendres époux que -vous êtes heureux! .que vous allez le devenir encore, en voyant multiplier des devoirs fi charmans a remplir! Dans la difpofition d'ame ou je vous vois tous les deux, non, je n'imagine aucun bonheur pareil ad vötre. Hélas ï quoiqu'on en puifle dire , la vertu f.ule ne le donne pas; mais elle feule nous le fait connoitre, & nous apprend a le goüter. • Lettre a M * * *. Motiers, le 28 Mai 17(54.1 CI/es-t rendre un vrai fervice a un folitaire éloigné de tout, que de 1'avertir de ce qui fe paffe par rapport a lui. Voila, Monfieur, ce qus vous avez trés - obljgeamment fait en m'envoyant un exemplaire de ma prétendue lettre a M. 1'Arcbevêqua d'Aufch. Cette lettre, comme vous 1'avez deviné, n'eft pas plus de moi que tous ces écrits pfeudonymes qui courent Paris fous mon nom. Je n'ai. point vu le mandement auquel elle répond, je n'en ai même jamais ouï parler,-& il y a buit jours  284 Lettres » e que j'ignorois qu'il y eüt un M. du Tiflét au monde. J'ai psine a croire que 1'au'eur di cette lettre ait voulu perfuader férieufement qu'elle étoit de moi. N'ai-je pas affez des affaires qu'on me fufcite fans m'aller mêler de celles* d'autrui ? Depus quand m'a-t-on- vu devenir homme de parti ? Quel nouvel intérêt m'auroit fait changer fi" brusquement de maximes? Les Jéfuites font-ils en meilteur état'que quand jé refufois d'écrire'con' tr'eux dans leurs difgraces ? Quelqu'un me connoit-. il affez lache, affez- vil pour infulter aux malbeu* reux ? Eh ! li j'oubliois les égards qui leur font düs , de qui pourroient-ils en- attendre? Que jn'importe, enfin, le fort des Jéfuites, quel qu'il puiffe être? Leurs ennemis fe font-ils montrés pour moi plus tolérans qu'eux? La trifte vérité délaiffée eft-elle plus chere aux uns qu'aux autres ? & foit qu'ils triórnphent < ou * qu'ils fuccombent, en ferai • je moins perfécuté ? D'ailleurs, pour peu qu'ón life attentivement cette lettre, qui ne fentira pas, co.Tine vous, que je n'en fuis point 1'auteur ? Les mal-adreffes y font entaffées: elle eft da ée da Neufchatel , oü je n'ai pas m's le pied ; on y emploie Ia formule du très-hwnble ferviteur, dont je n'ufe avec perfonne: on m'y fait prendre. Ie titre de Citoyen de Gêneve, auquel j'ai renoncé: tout . en commencant on s'écbauffe pour M. de Voltaire, le plüs ardent, Ie plu's adroit de mes per fécuteurs, & qui fe paffe b'en , je crois', d'un üéfenfeur tel que moi: on affecte quelques imitatious de mes  J. L R o u * s a a v. *85 pbrafes , & ces imitations fe démentent l'inftant après; le ftyle de la lettre peut être meilleur que le mien , mais enfin ce n'eft pas re mien-: on m'y pi ête des expreffions balles; on m'y fait dire des gröffiérétés qu'on ne trouvera certainement dans aucun de mes écrits: on m'y feit dire vous a Dieu; ufage que je ne blame pas, mais qui n'eft pas la nótre. Pour me fuppofer 1'auteur de cette lettre, il faut fuppofer auffi que j'aie voulu me déguifer. II n'y falloit donc pas mettre mon nom, & alors on aurnit pu ptrfuader aux fots qüelle étoit de moi. Telles font, Monfieur, les'armes dignes de mes adveifaires, dont ils achevent de m'accabier. Non contens de m'outrager dans mes ouvrages, ils prennent le parti plus cruel encore de m'attribuer les leurs. A la vérité le public jufqu'ici n'a pas pris le change, & il faudroit qu'il futbfen aveuglé pour le prendre aujoura'hui. La juftice que j'attends fur ce point, eft une confolation bien foible pour tant de maux. Vous favez la nouvelle affliftion qui m'acc;ble: la perte de M. de Luxem. bourg met le co.nb'e a toutes les autres.; je la fantirai jufqu'au tombeau. II fut mon confolateur durant 'fa vie, il fera mon profecteur après fa mort. Sa chere & honorable mémoire défendra la mienne des infultes de mes ennemis, & quand ils voudront la fouiller par leurs calomnLs, onleur dira : „ com„ ment cela pourroit-il être? Le plus bonnête „ homme de Frarce fut fon ami." Je vdus icmercie & vous falue, Monfieur, de ■tout mon cceur.  186 Lettres de Lettre « M. de Chamfort, 24 Juin .1764. J'ai toujours defiré, Monfieur, d'être oublié de la tourbe infolente & vile qui ne fonge aux infortunés que pour infulter a leur mifere; mats 1'eftime des hommes de mérite eft un précieux dédommagement de fes outiages , & je ne pms quêtre flati é de 1'honneur que vous m'avez fait en m'envoyant votre pïece. Quoiqu'accueillie du public , elle doit 1'être des connoiffeurs & des gens fenfibles aux vrais charmes de la nature. L'effet le plus fur de mes maximes, qui eft de m'attirer la haine des méchans & 1'afFeftion des gens.de bien-, & qui fe marqué autant par mes malheurs que par mes fuccès, m'apprend par Tap. probation dont vous honorez mes écrits, ce qu'on doit attendredes vótres, & me fait defirer, pour 1'utilité publique , qu'ils tiennent tout ce que promet votie début. Je vous falue, Monfieur, de tout mon cceur. Lettre a M. H. d. P. Motiers, le 15 Juillet 1764. Si mes raifons, Monfieur, contre la propofition qui m'a été faite par le canal de M. P***. vous  7. j. R.ousseau» 2 8? piroiffsnt mauvaifes, celles que vous m'objeftez ne me femblent pas meilleures , & dans ce qui regarde ma conduite, je crois pouvoir refter juge des motifs qui doivent me déterminer. I l ne s'agit pas, je le fais, de ce que tel ou tel peut mériter par la loi du talion; mais il s'agit de l'objection par laquelle les Catholiques me ferm.roient la bouche, en m'accufant de comba'.tre ma propre religion. Vous écrivez contre les perfécuteurs , me diroient-ils , & vous vous dites Proteftant! Vous avez donc tort; car les Proteftans font tout auffi pjrfócuteurs que nous , & c'eft pour cela que nous ne devons point les tolérer, bien fürs que s'ils devenoient les plus forts, ils ne nous toléreroient pas nous-mêmes. Vous nous trompez, ajouteroient - ils, ou vous vous trompez, en vous mectant en contradiction avec les vótres, & nous prêchant d'autres maximes que les leurs. Ainfi 1'ordre veut qu'avant d'attaquer les Catholiques, je commence par attaqusr les Proteftans, & par leur montrer qu'ils nefavent pas leur propre religion. EI* ce la, Monfieur, ce que vous m'ordonnez de faire ? Cette entreprife préliminaire rejetteroit 1'autre encore loin , & il me parolt que la grandeur de la tache ne vous effraye guerss, quand il n'eft que de 1'impofer. Que fi les argumens ad hominem qu'on m'objecteroic vous paroifiênt psu embarraflans , ils me le paroifiênt beaucoup? a moi, & dans ce cas,c'eft è celui qui fait les rétbulre, d'en prendre le foin. Il y a encore, ce me femble, quelque chofe.  tSS -Lettres o 'e de dur & d'injufte de compter pour rien tout ce que j'ai feit, & de regarder ce qu'on me prefcrit cemme un nouveau travail a faire. Quand on a bien établi une vérité par cent preuves invincibles, ce n'eft pas un fi grand crime i mon avis, de ne pas courir après la cent & unieme, furtout fi elle n;exifte pas: j'alme a dire des chofes uciles; mais je n'aime pas a les répéter; & ceux qui veulent abfolument des redites, n'ont qu'a prendre plufieurs exemplaires du mérne écrit. Les Proteftans de France jouiffent maintenant d'un repos auquel je puls avoir contribué, non par de vaines déclamations comme tant d'autres , mais par de fortes raifons politiques bien expofées. Cependant voila qu'ils me preflent d'écrire en leur faveur; c'eft faire trop de cas de -ce que je puis faire, ou trop peu de ce que j'ai fait. Ils avouent qu'ils font tranquilles; mais ils veulent étre mieux que bien , & c'eft après que je les ai fervi de toutes mes forces, qu'ils me rejffechent de ne pas les fervir au-dela de mes forces. Ce reproche, Monfieur, me parolt peu reconnoiffant de leur part, & peu raifonné de la vótre. Quand un homme revient d'un long combat, hors d'haleine & couvert deb'efiures , eft - il tems de 1'exhorter gravement a prendre les armes, tandis qu'on fe tient foi-même en repos? Eh! Meffieurs, chacun fon tour, je vous ptie. Si vous êtes fi curieux des coups, allez - en chercher votre part; quant a moi, j'en ai bien la mienne; il eft tems de  J. J. R o ü S s e A vl S59 de fonger a la retraite ; mes cheveux gris m'avertiffent que je ne fuis plus qu'un vétéran; mes maux & mes malheurs me prefcrivent le repos, & je ne fors point de la lice, fans y avoir payé de ma perfonne. Sat Patriot Priamoque damm. Prenez mon rang , jeunes gens , je vous le cede ; gardez-le feulement comme j'ai fait; & après cela ne vous tourmentez pas plus des exhortations indifcretes, & des reproches déplacés , que je ne m'en tourmenterai déformais. Ainsi, Monfieur, je confitme a loifir ce que vous m'accufez d'avoir écrit a la bate , & qua vous jugez n'être pas digne de moi j jugement auquel j'éviterai de répondre, faute de 1'entendre fuffifamment- Recevez, Monfieur, je vous fupplie , les afiurances de tout mon refpeft. Lettke«M..'. ". j 22 Juillet 1764ï J e crains, Monfieur, que vous n'alliez un peu vlte en befogne dans vos projets; il faudroit, quand rien ne vous prefte, proportionner la matulité des délibérations a 1'importancedes réfolutions'. Pourquoi quitter fi brufquement l'état que vous aviez embraffé, tandis que vous pouviez a loifir vous arranger pour en prendre un autre, fi tant Lettres. N  s$o Lettres t»e eft qu'on puiffe appeller un état Je genre de vie que vous vous êtes choifi, & dont vous ferez peut-être auffitót rebuté que du premier ? Que rifquiez-vous a mettre un peu moins d'impétuofité dans vos démarches. & i tirer parti de ce retard, pour vous confirmer dans vos principes, & pour aflurer vos réfolutions par une plus müre étude de vous-même? Vous voila feul fur Ia terre dans 1'age oü l'homme doit tenir 4 tout; je vous plains,. & c'eft pour cela que je ne puis vous approuvor, puifque vous avez voulu vous ifbler vous-même, au moment oü cela vous convenoit ie moins. Si vous croyez avoir fuivi mes principes, vous vous trompez , vous avez fuivi 1'iinpétuoftté de votre age; une démarche d'un tel éclat valoit affurément la peine d'être bien pefée avant d'en venir a 1'exécution. C'eft une chofe faite, je le fais: je veux feulement vous faire entendre que la maniere de Ia foutenir, ou d'en revenir , demande un peu plus d'examen que vous n'en avez mis a la faire. Voici pis. L'effet naturel de cette conduite a été de vous brouiller avec Madame votre irere. Je vois, fans que vous me le montriez , le fil de tout cela; & quand il n'y auroit que ce que vous me dites, a quoi bon aller effaroucher la confcience tranquille d'une mere, en lui montrant, fans néceffité, des fentimens différens des fiens? II falloit, Monfieur, garder ces fentimens au-dedans de vous pour la re^le de votre  J. J. ROÜSSEAO» 291 conduite; & leur premier effet devoit être de vous faire endurer avec patience les tracalTeries de vos prêtres, & de ne pas changer ces tracas. feries en perfécutions, en voulant fecouer hautement Ie joug de Ia religion oü vous étiez né. ]e penfe li peu comme vous fur eet article, que quoique Ie clergé proteftant me faiTe une guerre ouverre & que je fois fort éloigné de penfer comme lui fur tous les points , je n'en demeure pas moins fincerement uni è Ia communion de norre égltfe.bien réfolu d'y vivre & d'y mourir, s'il dépend de moi. Car il eil trés - confolant pour un croyant affligé, de refter en communauté de culte avec fes freres, & de fervir-Dieu conjointement avec eux. Je vous dirai plus. & je vous déclare que fi j'étois né Catholique, je demeurerois Catholique, fachant bien que votre églife met un frein très-falutaire aux écarts de la raifon humaine , qui ne trouve ni fond ni rive, quand elle veut fonder l'abime des chofes;& je fuis fi convaincu de 1'utilité de ce frein, que je m'en fuis moi-même impofé un fembla. ble, en me prefcrivant, pour le refte de ma vie, des regies de foi dont je ne me permets plus de fortir. Auffi je vous jure que je ne fuis tranquille que depuis ce tems-Ia,bien convaincu que fans cette précaution je ne l'aurois été de ma vie. Je vous parle, Monfieur, avec effufion de cceur, & comme un pere parleroit a, fon enfant. Votre brouillerie avec Madame votre. N a  ï02 Lettres de rreie me navis. J'avois dans mes malheurs fa ccnfolation de croire que mes écrits nepouvoient faire que du bien; voulez-vous m'óter encore cette confolation? Je fais que s'ils font du mal, ce n'eft que faute d'être entendus; mais j'aurai toujours le regret de n'avoir pu me faire entendre. Cher ***, un fils brouillé avec fa mere a toujours tort: de tous les fentimens naturels Ie feul demeuré parmi nous , eft l'afFeétion mater* nelle. Le droit des meres eft le plus Cacré que je connoifle; en aucun cas, on ne peut le violer fans crime; raccommodez- vous donc avec ïa vótre. Allez-vous jetter a fes pieds; a quelque prix que ce foit appaifez • la; foyez fur que fon cceur vous fera rouvert , fi le vótre vous ramene a elle. Ne pouvez-vous fars fauiTe'é lui faire le facrifke de quelques cpmions inutües, ou du moirs les diffimuler? Vous ne ferez jamais appel'é è perfécuter perfonne; que vous importe Ie refte ? 11 n'y a pas deux morales. Celle du Chriftianifme & celle de Ia Phiiofophie font la même; Tune & 1'autre vous impofent ici le même devoir; vous pouvez le remplir; vous Ie devez; la raifon, 1'honneur, votre intérêt, tout le veut; moi je 1'exige, pour répondre aux fentimens dont vous m'honorez. Si vous le faites, comptez fur mon amitié, fur toute mon eftime, fur mes foins , fi jamais ils vous font bons a quelque chofe. Si vous re Ie faites pas, vous n'a?éz qu'une raauvaife tê e , ou, qui pis eft ,  J. J. ROUSSEAU. 593 votre cceur vous conduit mal , & je ne veux conferver de liaifons qu'avec des gens dont la tête & le cceur foient fajns. Lettre a Myltri Maréchal. Motiers, le 21 Aoüt i7fT4>.' X j e plaifir que m'a caufé, Mylord, la nouvelle de votre heureufe arrivée a Berlin par votre lettre du mois dernier , a été retardé par un voyage que j'avois entrepris, & que la lafïïtude & le mauvais tems m'ont fait abandonuer l moitié chemin. Un premier reffentiment de fciatique, mal héréditaire dans ma familie, m'etfrayoit avec raifon. Car jugez de ce que deviendroit cloué dans fa chambre un pauvre malheureux qui n'a d'autre plaifir "'ans la vie que la prome. nade & qui n'eft plus qu'une machine ambulante? Je m'étois donc mis en chemin pour Aix, daos 1'intention d'y prendre la douche & auflï d'y voir mes amis les Savcjyards, le meilleur peupie, 4 mon avis, qui foit fur la terre. J'ai fait la route jufqu'a Morges, pédeftrement a mon ordinaire, affez careffé partout. En traverfant 1» lac, & voyant de loin les clochers de Geneve, "je me fuis furpris a foupirer auffi lacliement que N 3  ap4 Lettres de j'aurois fait jadis pour une perfide maitreffe. Arrivé a Thonon.il a fallu rétrograder, malade, & fous une pluie continuelle. Enfin me voici de retour, non" cocu a la véiitó, mais battu, mais content, puifque j'apprends votre heureux retour auprès du Roi, & que mon protecteur & mon pere aime toujours fon enfant. Ce que vous m'apprenez de 1'afFranchifTement des -payfans de Poméranie,joint a tous les autres traits pareils que vous m'avez ci-devant rapportés, me montrepartout deux chofes également belles, favoir, dans 1'objet le génie de Frédéric , & dans le choix le cceur de George. On feroit une hiftoire digne d'immortalifer le Roi> fans autres Mémoires que vos Lettres. A propos de Mémoires, j'attends avec impa» tjence ceux que vous m'avez promis. J'abandonjierois volontiers la vie particuliere de votre frere, fi vous les rendiez affez amples.pour en pouvoir tirer l'hiftoire de votre maifon. J'y pourrois parler au long de 1'Ec.offe que vous aimez tant, & de votre illuflre frere, & de fen illuflre frere , par lequel tout cela m'eiï devenu cher. Il eft vrai que cette entreprife feroit immenfe & fort au-deffus de mes forces, fuitout dans 1 état oü je fuis; mais il s'agit moins cje faire un ouvrage, que de m'occuper de vous, & de fixer mes indociles idéés qui voudroient aller leur train malgré moi. Si vous voulez que  j. J. R o u s s e au. 295 i'écrive la 'vie de 1'aral dont vous me pnrlez , que votre volonté foit faite; ia mienne y trouvera toujours fon compte , puifqüen vous obéiffant , je m'oecuperai de vous. Bon jour, M.lord. Lettre A Madame la C. de B. Motiers, le W5 Aoüt 1764* Après les preuves touchantes , Madame, j'ai eues de votre amitié dans les plus cruel* momens de ma vie, il y auroit a moi de 1'tngra--. titude de n'y pas compter toujours; mats ,1 faut pardonner beaucoup k mon état ; la conhance abandonne les malheureux & je fens au plaifir ou» m'a fait votre lettre, que j ai befoin dêtre ainfi raffuré quelquefois. Cette confolation ne pouvoit me venir plus k propos: apres tant da Ltes irréparables, & en dernier lieu celle de Monfieur de Luxembourg, il m'importe de fentir qu'il me refte des biens afiez précieux pour valoir lapeinede vivre. Le moment oh j'eus le bonheur deleconnoitre.ïefrembloit beaucoup k celui ou je fat perdu;dans 1'un Sedans 1'autre j'étois affl.gé, délaiiTé, malade. 11 me confola de tout;qui me confolera de lui? Les amis que j'avois avant de le perdre; car mon cceur ufé par les maux & W 4  29ö* Lettbes de déja durci par les ans,eft fermé deformais a tout nouvel attachement. jEne puis penfer, Madame, que dans les critiques qui regardent 1'éducation de Monfieur votre fils, vous compreniez ce que, fur le parti que vous avez pris de 1'envoyer & Leyde, j'ai •écrit au Chevalier de L***. Critiquer quelqu'un, c'eft blatner dans le public fa conduite; mais dire fon fentiment a un ami commun fur un pareil fujet, ne s'appellera jamais critiquer; a moins que 1'amitié n'impofe la loi de ne dire jamais ce qu'on penfe, même en chofes oü les gens du meilleur fens peuvent n'être pas du même avis. Après la maniere dont j'ai conftamment penfé & parlé de vous, Madame, je me décrierois moi-même , fi je ïn'avifois de vous critiquer. Je trouve, a la vérité, beaucoup d'inconvéniens A envoyer les jeunes gens dans les univerfités; mais je trouve auffi que, felon les circonftances, il peut y en avoir davantage a ne pas le faire, & 1'on n'a pas toujours en ceei le choix du plus grand bien, mais du moindre mal. D'ailleurs, une fois la néceffité de ce parti fuppofée, je crois comme vous- , qu'il y a moins de danger en Hollande, que partout ailleurs. J e fuis ému de ce que vous m'avez marqué de Meffieuis les Comtes de B***; jugez, Ma. dame , fi la bienveil'lance des hommes de ce mérite m'eft précieufe , a moi, que ceile-même des  j. j. r o o s s ï A o. 191 des gens que je n'eftime pas fubjugue toujours? Je ne fais ce qu'on eüt fair. de moi par les ca. reiTes: heureurement on ne s'eft pas avifé dj me giter 14-deffus. On a travaitlé fans reliche a donner 4 mon cceur, & peut-être 4 mon génie, le relTort que naturellernent ils n'avoient pas. J'étois né foible; les mauvais traitemens m'ont fortifié: k force de vouloir m'avilir, on m'a rendu fier. Vous avez Ia bonté, Madame, de vouloir ,des détails fur ce qui me regarde ; que vous dirai-je? Rien n'eft plus uni que ma vie ; rien n'eft plus borné que mes projets. Je vis au jour la journée fans fouci du lendemain , ou plutót j'acheve de vivre avec plus de lenteur que je n'avois compté. Je ne m'en irai pas plutót qu'il ne plaft 4 fa nature; mais fes longueurs ne laiffent pas de m'embarrafTer, car je n'ai plus rien 4 faire ici. Le dégoüt de toutes chofes me livre toujours plus k 1'indolence & k l'oifiveté. Les maux pbyfiques me donnent feuls un peu d'acTrivité. Le féjour que j'habite, quoiqüaffez fain pour les autres hommes, eft pernfcieux pour mon état; ce qui fait que pour me dérober aux injures de 1'air & 4 1'importunité des défceuvrés, je vais errant par le pays durant la belle faifon ; mais aux approches de 1'hiver, qui eft ici trèï • rude & trés - long, il faut revenir & foufFrir. II y a longtems que je cherche 4 délogerj mais oü aller? Comrgent ïn'ax-  ao.8 1 Lettres de ranger? J'ai tout a la fois l'embatras de 1'indigence & celui des richeffes ; toute efptce de foin m'efFraye j le ranfport de mes gut-nHes & de mes livres par ces montagnes eft pénible & cotiteux : c eft bien la peine de déloger de ma maifon', dans 1'attente de déloger bientót de mon corps! Au lieu que reflant oii je fuis, j'ai des journées délicieufes , errant fans fouci , fans projet , fans afFaires , de bois en bois & de rochers en rochers , rêvant toujours & ne penfant point. Je dom eiois tout au monde pour favoir la botanique; c'elt la véritable occupation d'un cirps ambulant & d'un efprir pareffeux, je ne répondrois pas que je n'eufle la folie d'effayer de 1'apprendre, fi je fa vois par oü commencer. Quant a ma fituation du cóté des n ffources, n'en foyez point en peine ; le néceffaire , même abondant , ne m'a p 'int manqué jufqu'ici , & probablement ne me manquera pas fitót. Loin de vous gronder de vos offres, Ma Jame, je vous en remercie; ma s vous convicmlrez qüelles feroient mal placées, 13 je m'en prévalois avant le befoin. Vous vouliez des détails; vous devez être contente. Je fuis trés - co itent des vó- ies i cela prés , que je n'ai jamus pu lire le nom du, lieu que vous habitez. Peut -être le connoisje, & il me feroit bien doux de ious y fuivre, du moins par l'imagination. Au rede, je vous flains ds n'en êtte eucore qu'a la phiiofophie,  J. J. R. O V S S E A- 299 Je fuis bien plus avancé que vous, Madame: fauf mon devoir, & mes amis, me voilé re« venu è rien. Je ne trouve pas le Chevalier fi déraifon* nable, puifqu'il vous divenir; s'il n'étoit que déraifonnable, il n'y par iendroit fürement pas. II eft bien a plaindre r'ans les accès de. fagutte; car on fouffre ciuellement: mais il a du moins 1'avartage de fouffrir fans rifqu~. Des fcélérats ne rafiaffintront pa» & perfonne n'a intérêta le tuer. E'es-vous a ponée, Madame, de voir fouvent Ma.lame UrMaréchale? Dans les -trines circonftances oü elle fe trouve , elle a bien befoin de tous fes amis & furtout de vous. Lettre A M. Butta-Foêi (*). Motiers-Travers, lc 22 Septembre 1764, \v eft fuptrflu , Monfieur, de cbereher exciter mon zele pour 1'cntreprife que vous me (.»; Cette lettre efl une réponfe i celle ie Sf. Butta-FoCj iu 31 Aoüt 1764, dont voici l'extraii. Vou- avez fait nèntinn des Cr>rfes da,,s VOIre Con" , 'trat Sotial d'une fac»n bien avamageule pour eux. '„Un pateiï eiofee, loifqu'.l part d'une plume aaiB H 6  300 Lettres de propofez. La feule idéé m'éleve 1'ame & me tranfporte. Je croirois le refte de mes jours bien fincere que la vêtre, «ft trés-propre St exciter I'ému„ lation & le defir de mieux faire. II a fait fouhaiter k „ la nation que vous voulufïïez être eet homme fage qui „ pourroit lui piocurer les moyens de conferver eetta 5, liberté qui lui a coüté tant de fang. • ,, Qu'il feroit cruel de ne pas pro- fiter de 1'heureufe circonflaace oü fe trouve la Corfe „ pour fe donner le gouvernement Ie plus conforme a, ,, 1'humanité & kh raifon; Ie gouvernement le plus pro» „ pre k fixer dans eette ifle la vraie liberté „ Une nation ne doit fe flatter de devenir heureufe & „ floriflante que par Ie moyen d'une bonne infliwtion politique: notre ifle, comme vous Ie dites très-bien, „ Monfieur, efl capabte de recevoir une bonneIégiflation, „ mais il faut un !égiflatenr; & il faut que ce iégiflateia: ait vos principes , que fon bonheur foit indépendant „ du n£tre, qu'il connoiffe a fond la nature humaine, que dans les progrès des tems fe ménageant une „ ?,loire éloignée, il veuilie travailler dans un fiecle & „ jouir dans mn autre. Daignez, Monfieur , être eet homme-la, & coopérer au bonheur de toute une na„ tion, en tnf ant le plan du fyftême politique qu'elle „ doir. adopter. . . . „ Je fais bien , Monfieur, que Ie travail que j'ofe vous „ prier d'eHtreprendre, exige des détails qui vous faffent „ connoitre a fond notre vraie fituation; mais G vous „ diignez vous en-charger, je vous fotirnirai toutes les „ lumieres qui pourront vous êcre néceflaires , & M. „ Paoli, général de la nation, fera trés - empreffé k vous „ procurer de Corfe tous les éclairciffèmens dont vous t, pourrez avoir befoin. Ce digne chef & ceux d'entre „ mes compatriotes qui font a portée de connoitre vos „ ouvrages, partagent moo defir & tous les fentimens M d'eflcime que 1'Europe entiere a pour vous, & qui „ vous font düs a tant de titres, &e, &t, &c.  Ji J. J o n f ! ! A »: «óblement, bien vertueufement, bien heureufe* ment employé; je croirois même avoir bien racheté 1'inutilité des autres, fi je pouvois rendre ce trifte refte bon en quelque chofe 4 vos braves compatriotes; fi je pouvois concourir par quelque confeil utile, aux vues de leur digne chef & aux vótres ; de ce cóté - 14 donc foy'ez fur de moi; ma vie & mon cceur font 4 vous. Mais, Monfieur. le zele ne donne pas les moyens, & le defir n'eft pas le pouvoir. Je ne veux pas faire ici fottement Ie modefte; je fens bien ce que j'ai, mais je fens encore mieux ce qui me manque. Premiérement , par rapport 4 la chofe, il me manque une multitude de connoiffances relatives 4 la nation & au pays; connoiffances indifpenfables, & qui, pour les acquérir , demanderont de votre part beaucoup d'inftructïons, d'éclairciffemens, de mémoires, &c; de Ia mienne, beaucoup d'étude & de réflexions. Par rapport 4 moi, il me manque plus de jeuneffe, un efprit plus tranquille, un cceur moins épuifé d'ennuis, une certaine vigueur de génie qui, même quand on Pa, n'eft pas 4 Pé» preuve des années & des chagrins; il me manque la fanté, le tems; il me manque, accablé d'une maladie incurable & cruelle, 1'efpoir de voir la fin d'un long travail , que la feule attente du fuccès peut donner le courage de fuivre; il me manque, enfin, Pespérience dans les affaires N 7  Lettres d e t ^ui, feule, éclaire plus fur l'art de conduire les hommes que toutes les méditations. • S i je me portois paffablement, je me dirois: j'irai en Corfe. Six mois paffes fur les lieux„ m'inftruiront plus que cent volumes. Mais comment entreprendre un voyage auflï pénible, auffi long, dans l'état oü je fuis?Le foutiendrois je? me laiiTeroit-on paiTei? Mille obftacles m'arrêteroient en allant; 1'air de la mer acheveroit de me détruire avant le retour; je vous avoue que je defiré mouri;' parmi les miens. Vous pouvez être prefTé : un travail de cette importance ne peut être qu'une affaire de trés-longue baleine, même pour un homme qui fe porteroit bien. Avant de foumettre mon ouvrage 4 1'examen de la nation & de fes chefs, je veux commencer par en être content moi« même : je ne veux rien donner par morceaux : 1'ouvrage doit être un ; 1'on n'en fauroit juger féparément» Ce n eil déja pas peu de chofe que de me mettre en état de commencer; pour ache^ ver cela va loin. I l fe préfente auffi des réflexions fur l'état précaire oü fe trouve encore votre ifle. Je ;"ais que fiu» un chef tel qu'ils Pont iuj'mra'hui les Corfes n'ont rien a craindre de Gênes: je crois qu'ils n'ont rien 4 craindre ron pus des troupes tju'on du que la France y envoie; & ce qui me continue dans ce fentiment, eft de voir un auffi  J. J. ROUSSEAU. 303 bon pamote que vous me paroiflez 1'être, refter, malgré 1'envoi de ces troupes, au feiv.c de la puiffance qui les donne. Mais, Monfieur, 1'in. dépendance de votre pays n'eft point affurée, tant qüaucune puiffance ne la reconnoir ; & vous m'avouerez qu'il n'eft pas e courageant pour un auffi grand travail, de l'entreprendro fans favoir s'il peut avoir fon ufage, même en le fuppofant bon. Ce n'eft point pour me refufer k vos invttations, Monfieur, que je vous fais ces objec tions, mais pour les foumettre k votre examen & k celui de M. Paoli. Je vous crois trop gens de bien 1'un & 1'autre, pour vouloir que mon affeftion pour votre patrie me faffe confumer 1© peu de tems qui me refte, è des foins qui ne feroient bons k rien. Ex a mi ne z donc, Meffieurs; jugez vous» mêmes & foyez fürs que 1'entreprife dont vous m'avez trouvé digne , ne manquera point pa» ma volonté. Recevez, je vous prie, mes trés - humbles falutations. rousseaü. P. S. lïn relifant votre lettre, je vois Mon> ' fieur, qu'è la première lefture, j ai prs le chan. ge fur votre objet. J'ai erg, q»e *ous demandiez un corps complet de légiflation , & ja vois que vous demandez feulement une mftkutioa  •jOi L ! I T i E S B S politique, ce qui me fait juger que vous avez rjéji un corps de loix civiles, autre que Ie droit écrit, fur lequel il s'agit de calquer une forme de gouvernement qui s'y rapporte. La tftche eft moins grande, fans être petite, & il n'eft pas für qu'il en réfulte un tout auffi parfait; on n'en peut juger que fur Ie recueil complet de vos loix. J e ne fais , Monfieur , pourquoi votre' lettre du 3 ne m'eft parvenue que hier. Ce retard me force, pour profiter du courier , de vous lépondre a la hate, fans quoi ma lettre n'arriveroit pas 4 Aix affez töt pour vous y trouver. Je ne puis gueres efpérer d'être en état d'alIer en Corfe. Quand je pourrois entreprendre ce voyage, ce ne feroit que dans la belle faifon; d'ici 14 le tems eft précieux, il faut 1'é'pargner tant qu'il eft poffible , & il fera perdtt jufqu'4 ce que j'aie recu vos inftruétions. Je jains ici une note rapiJe des premières, dont j'ai befoin; les vótres me feront toujours néceffaires dans cette entreprife. II ne faut point ü-deffus me parler, Monfieur, de votre infuffifance. A juger de vous par vos lettres, je dois plus me fier 4 vos yeux qu'aux miens ; & 4 juger par Lettre au même. Motiers, le 15 Oetobre 17Ö4.  J. J, ïloUSSEA (?. S»? vous de votre peuple, il a tort de chercher fes guides hors de chez lui. 1 h s'agit d'un fi grand objet que ina témérité me fait trembler ; n'y joignons pas du moins 1'étourderie, j'ai l'efprit trèslent; Yige & les maux le ralentiffent encore ; un gouvernement provifionnel a fes inconvéniens. Quelque attention qu'on ait è ne faire que les changemens néceffaires , un établiflement tel que celui que nous cherchons, ne fe fait point fans un peu de commotion , & 1'on doit t&cher au moins de. n'en avoir qu'une. On pourroit d'abord jetter les fondemens, puis élever plus a loifir 1'édifice ; mais cela fuppofe un plan déja fait, & c'eft pour tracer ce plan même qu'il faut le plus méditer. D'ailleurs, il eft a craindre qu'un établiflement imparfait ne falie plus fentir fes embarras que fes avantages, & que cela ne dégoüte le peuple de 1'achever. Voyons toutefois ce qui fe peut faire: les mémoires dont j'ai befoin, recus, il me faut bien fix mois pour m'inflruire, & autant au moins pour digérer mes inftructions; de forte que, du printems prochain en un an.je pourroie propofer mes premières idéés fur une forme provifionnelle, & au bout de trois autres années mon plan complet d'inftitution. Comme on ne doit promettre que ce qui dépend de foi, je ne füis pas für de mettre en état mon travail en fi peu de tems; mais je fuis fi für de ne pouvoir 1'abréger , que s'il faut rapprocher un de ces?  3o6 Lettres de deux (errnes, il vaut mieux que je n'entreprea» ne rien. Je fuis charmé du voyage que vous faites en Corfe dans ces circonftances ; il ne peut que nous êtes trés - ntile. Si, comme je n'en doute pas, vous vous y occupez de notre objet, vous verrez mieux ce qu'il faurme dire que je ne puis voir ce que je dois vous demander. Mais, permettez-moi une curiofité que m'infpirent 1'eftime & 1'admiration. Je voudrois favoir tout ce qui ïegarde M. Paoli; quel age a-t-il ? eft - il marié? a-1 - II des enfans? oü a-t-il appris l'art militaire? comment le bonheur de fa nation 1'a-t-il mis a la tête de fes troupes? quelles fonclions exerce t-ii^dans 1'adminiftration politique & civile? ce grand homme fe réfoudroit-il a n'être que citoyen dans fa patrie, après en avoir été Ie fauveur? Surtout parlez-moi fans déguifement i tous égards ;la gloire ,1e repos , Ie bonheur de votre peuple dépendent ici plus de vous que de moi. Je vous falue, Monfieur, de tout mon cceur. Mémoire joint & cette réponfe. Une bonne carte de la Corfe, oü les divers diftriéb foient marqués & diftingués par leurs noms , même s'il fe peut par des couleurs. Une exafte defcription de 1'ifle, fon hiftoï*e naturelle , fes produftions , fa culture , fa divifion par diflriéts ; le nombre , la grandeur, ia fuuation des villes, bourgs , paroiiTes, 1»  j. j. R o V s s E a V. 30? dénombrement du peuple auffi exaft qu'il fera poffible; l'état des foitereffes, des ports ; 1'mduftrie, les arts, la marine; le commerce qu'on fait, celui qu'on pourroit faire, &c. Quel eft le nombre, le crédit du clergéi, quelles font les maximes, quelle eft fa conduite relativement a la patrie? Y a-t-il des maifons anciennes, des corps privilégiés, de la noblefie? les villes ont-elles des droits municipaux ? En font-elles fort jaloufes? Qüelles font les mceurs du peuple, fes goüts; fes occupations, fcs amufemens, 1'ordre & les divilions militaires , la difcipline, la ma. niere de'faire la guerre, &c? L'hifioire de la nation jufqu'a ce moment, les loix, les ftatuts; tout ce qui regarde 1'admini. ftration aduelle, les inconvéniens qu'on y trouve, 1'exercice de la juftice, les revenus publics,. Pordre économique, la maniere de pofer ét d» lever les taxes; ce que paye a peu piés le peu. ple, & ce qu'il peut payer annuellement & 1'un portant 1'auire. Ceci contienten général, les inftructions néceiTaires;mais les unes veulent être détaillées; il fuffit de dire les autres fommaircment. En général, tout ce qui fait le mieux connoitre la génie national ne fauroit être erop expliqué. Souvent un trait, un mot, une aftion dit plus. que tout un livre; mais il vaut mieux trop qua pas afiez.  308 Lettre» » s Lettre au même. Motiers - Travers, 24 Mars 176$. Je vois, Monfieur, que vous ignorêz dans quel gouffre de nouveaux malheurs je me trouve englouti. Depuis votre pénultieme lettre on ne m'a pas laiffé reprendre haleine un inflant. J'ai recu votre premier envoi fans pouvoir prefque y jetter les yeux. Quant a" celui de Perpignan, je n'en ai pas ouï parler. Cent fois j'ai voulu vous écrire , mais 1'agitation continuelle, toutes les fouffrances du corps & de l'efprit, 1'accfbJement de mes propres affaires, ne m'ont pas permis de fonger aux vótres. J'attendois un moment d'tn. tervalle; il ne vient point, il ne viendra point, & dans 1'inftant même oü je vous réponds, je fuis, malgré mon état, dans le rifque de ne pouvoir finir ma lettre ici. Il eft inutile , Monfieur, que vous comptiez fur le travail que j'avois entrepris; il m'eüt été trop doux de m'occuper d'une fi glorieufe tache: cette confolation m'eft ótée : mon ame épuifée d'ennuis n'eft plus en état de penfer: mon cceur eü te même encore, mais je n'ai plus de tête: ma faculté intelligente eft éteinte: je He fuis plus capahle de fuivre un objet avec quel. que attention; & d'ailleurs, que voudriez - vous que fit un milheureus fugitif qui, malgré la pro-  j, J. R o u s s i a oi 3">S teftion du Roi de Pruffe, Souvetaïn du pays, malgré la protection de Mylord Maréchal qui en eft Gouverneur, mais malheureufement trop éloignés 1'un & 1'autre, y boit les affronts comme 1'eau; & ne pouvant plus vivre avec honneur dans eet afyle, eft forcé d'aller errant en chercher un autre fans favoir plus oïi le trouver ?... Si fait pourtant, Monfieur, j'en fais un digne de moi, & dont je ne me crois pas indigne: c'eft parmi vous, braves Corfes, qui favez étre libres, qui favez être juftes & qui fütes trop malhedreux pour n'être pas compatiffans. Voyez, Monfieur, ce qui fe peut faire; pariezen a M. Paoli. Je demande a pouvoir Jouer dans quelque canton folitaire une petite maifon pour y finir mes jours en paix. J'ai ma gouvernante qui depuis vingt ans me foigne dans mes infirmités continuelles ; c'eft une fille de quarantecinq ans , francoife, catholique , honnête & fage, & qui fe réfout de venir, s'il le faut, au bout de 1'univers, partager mes miferes & me fermer les yeux. Je tiendrai mon petit ménage avec elle, & je tkherai de ne point rendre les foins de Phofpitalité incommodes a mes voifins. Maïs, Monfieur, je dois vous tout dire: il faut que cette hofpitilité foit gratuite, non quant tl la fubfiüance, je ne ferai la-deffus a charge k perfonne, mais quant au droit d'afyle qu'il faut qu'on m'accorde fans intérêt. Car fitót que je ferai parmi vous, n'attendez rien de moi fur le  3io Lkttr.es de projet qui vous occupe. Je Ie répete , je fuis déformais hors d'état d'y fonger; & quand je ne Ie ferois pas, je m'en ablliendrois par cela même que je vivrois au milieu de vous; car j'eus, & j'aurai toujours po ir maxime inviolable de porter le plus profond refpcct au gouvernement fous lequel je vis, fans me mêler de vouloir jamais Ie cenfurer & critiquer , ou réformer- en aucune maniere. J'ai même ici une raifon de plus & pour moi d'une très-grande force. Sur le peu que j'ai parcouru de vos mémoires, je vois que mes idéés different prodigieufement de celles de votre nation. 11 ne feroit pas poffible que le plan que je propoferois ne fit beaucoup de mé» contens, & peut-être vous-même tout le premier. Or, Monfieur, je fuis raiTafié de difpu. tes & de querelles. Je ne veux plus voir ni faire de mécontens autour de moi, k quelque prix que ce puiffe être. Je foupire après la tranquillité la plus profonde, & mes derniers vceux font d'être aimé de tout ce qui m'entoure & de mourir en paix. Ma réfolution lè-deffus eft inébranlable. D'ailleurs, mes maux continuels m'abforbent & augmentent mon indolence. Mes propres affaires exigent de mon tems plus que je n'y en peux donner. Mon efprit ufé n'eft plus capable d'au> cune autre application. Que fi peut-être la douceur d'une vie calme prolonge mes jours affez pour me ménager des loifirs , & que vous me jugiez capable d'écrire votre hiftoire , j'entre-  j.. J. Rousseau. 3iX prendrai volontiers ce travail honorable qui fatisfera mon cceur, fans trop fatiguer ma tête, • & je ferois fort flatté de laiffer a la poftérité ce monument de mon féjour parmi vous; mais ne me demandez rien de plus. Comme je ne veux pas vous tromper, je me reprocberois d'achetet votre prote&ion au prix d'une vaine attente. Dans cette idéé qui m'eft venue, j'ai plus confulté mon cceur que mes forces; car dans 1'écat oü je fuis, il eft peu apparent que je foutienne un fi long voyage, d'ailleurs très-embarraffant, furtout avec ma gouvernante & mon petit bagage. Cependant pour peu que vous m'encouragiez je Ie tenterai , cela eft certain, duffé-je refter & périr en route; mais il me faut *au moins une affurance morale d'être en repos pour le refte de ma vie; car c'en eft fait, Monfieur , je ne peux plus courir. Malgré mon état critique & précaire , j'attendrai dans ce pays votre réponfe avant de prendre aucun parti, mais je vous prie de différer le moins poffible ; car malgré toute ma patience, je puis n'être pas le maitre des événemens. Je vous embraffe & vous falue, Monfieur, de tout mon cceur. P. S. J'oubliois de vous dire, quant è vos prêtres, qu'ils feront bien difikiles s'ils ne font contens de moi. Je ne difpute jamais fur rien. Je ne parle jamais de religion. J'aime naturellement même autant votre clergé que je hais le nótre. J'ai beaucoup d'amis parmi le clergé de  312 Lettres de France , & j'ai toujours trés-bien vécu avec eux; mais quoi qu'il arrivé, je ne veux point changer de religion, & je fouhaite qu'on ne m'en parle jamais, d'autant plus que cela feroit inutile. Pour ne pas perdre de tems, en cas d'affirmation , il faudroit m'indiquer quelqu'un è Livourne a qui je pulTe demander des inftructions. pour le paffage. Lettre au même. Motiers , 26 M»i 1765. T t k crife orageufe que je viens d'elTuyer, Monfieur, & I'incertitude du parti qu'elle me feroit% prendre, m'ont fait différer de vous répondre & de vous remercier jufqu'a ce que je fufTe déterminé. Je le fuis maintenant par une fuite d'événetnens qui, m'offrant en ce pays, finon la tranquillité, du moins la füreté , me font prendre le parti d'y refter fous la protecTion déclarée & confirmée du Roi & du gouvernement. Ce n'eft pas que j'aie perdu le plus vrai defir de vivre dans le vótre; mais l'épuifement total de mes forces, les foins qu'il faudroit prendre, les fatigues qu'il faudroit effuyer, d'autres obftades encore qui naifient de ma fituation , me font du moins pour le moment abandonner mon entreprife, a laquelle, malgré ces difficultés , mon cceur ne peut fe réfoudre a renoncer tout-a-fait encore.  J. J. R O ï i s e i it. 315 eacore. Mais, mon cher Monfieur, je vieillis» je dépéris, les forces me qufttent, Ie defir s'ir< rite & 1'efpoir s'ëteint. Quoi qu'il en foit , recevez & faites agréer è M, Paoli mes plus vifs, mes plus tendres remerciemens de 1'afyle qu'il a bien voulu m'accorder. Peuple brave & hofpita. lier! Non , je n'oublierai jamais un moment de ma vie que vos cceurs, vos bras, vos foyers m'ont été ouverts a I'inftant qu'il ne me reftoit prefqu'aucun autre afyle en Europe. Si je n'ai point le bonheur'de laiffer mes cendres dans votre ifle, je t&cberai d'y laiffer du moins quelque monument de ma reconnoiffance, & je m'honorer-ai aux yeux de toute Ia terre de vous ap. peller mes bótes & mes protefteurs. Je regus bien par M. Ie Chevalier R,.. Ia lettre de M. Paoli; mais pour vous faire entendre pourquoi j'y répondis en fi peu de mots & d'un ton fi vague, il faut vous dire, Monfieur, que Ie bruit de Ia propofition que vous m'aviez faite s'étant répandu fans que je fache comment, M. de Voltaire fit ehtendre a tout le monde que cette propofition étoit une invention de fa facori; il prétendoit m'avoir écrit au nom des Corfes une lettre contrefaite dont j'avois été la dupe. Comme j'étois très-für de vous, je le laiffai dire, j'allai mon train & je ne vous en parlai pas même. Mais il fit plus : il fe vanta 1'hiver dernier que malgré Mylord Maréchal & le Roi même, il me feroit chaffer du pays. II avoit Lettres. O  jjia Lettres de des émiffaires, les «ns connus, les autres fecrets. Dans le fort de la fermentation k laquelle mon derrtièr écrit fervit de prétexte, arrivé ici M. de R....; il vient me voir de la part de M. Paoli, fans m'apporter aucune lettre ni de la ilenne, ni de la vótre, ni de perfonne; il refufe de fe nornmer ; il venoit de Geneve, il avoit vu mes plus ardens ennemis, on me l'écrivoir. Son long féjour en ce pays, fans y avoir aucune affaire, avoit 1'air du monde le plus myftérieux. Ce féjour fut précifément le tems oü 1'orage fut excité contre moi. Ajoutez qu'il avoit fait tous fes efforts pour favoir quelles relations je pouvois avoir en Corfe. Comme il ne yous avoit point nommé, je ne voulus point vous nornmer non ■plus. Enfin il m'apporte la lettre de M. Paoli dont je ne connoiffois point 1'écriture; jugez fi tout cela devoit m'être fufpect? Qu'avois-je i faire en pareil cas? — lui remettre une réponfe dont, k tout événement , on ne püt tirer d'édairciffement; c'eft ce; que je fis. j e voudrois k préfent vous parler de nos affaires & de nos projets, mais ce n'en eft gueles le moment. Accablé de foins, d'embarras; forcé d°al|f r me chercher une autre habitation k cir.q ou fix lieues d'ici , les feuls foucis d'un déménagement très-incommode m'abforberoient quand je n'en aurois point d'autres; & ce font les moindres des miens. . A vue de pays, quand w tÊte fe remettroit, ce que je regarde ccmme  J. J. R O ü i S ! 1 B' 3IS Snipoülble, de plus d'un an d'ici , il ne feroit pas en moi de m'occuper d'autre chofe que de moi-même. . Ce que je vous promets, & fur quoi vous pouvez compter dès k préfent, eft que pour le refte de ma vie je ne ferai plus occupé que de moi ou de-la Corfe: toute autre affaire eft entiérement bannie de mon efprit. En attendant , ne négligez pas de raffembler des matériaux, foit pour 1'hiftoire, foit pour ï'inftitution; ils font les mêmes. Votre gouvernement me paroit être fur un pied k pouvoir attendre. J'ai, parmi vos papiers, un mémoire daté de Vefcovado 1764, que je préfume être de votre facon, & que je trouve excellent. L'ame & la tête du vertueux Paoli feront plus que tout le refte. Avec tout cela pouvez-vous manquer d'un bon gouvernement provifionnel? Aufll bien, tant que des puiffances étrangeres fe mêleront de vous, ne pourrez- vous gueres établir autre chofe. Je voudrois bien, Monfieur, que nous pusfions nous voir: deux ou trois jours de conférence éclairciroient bien des chofes. Je ne puis gueres être affez tranquille cette année pour vous rien propofer; mais vous feroit-il poffible , 1'année prncbaine, de vous ménager un paffige par ce pays? J'ai dans la tête que nous nous verrions avec plaifir, & que nous nous quitterions contens 1'un de 1'autre. Voyez , puifque voili 1'hófpitalité établie entre nous, venez ufer de votre droit. Je vous embraffe. O a  -SMS Lettres dé Lettre a M. de C***. ivïotiers, 6 Oétobre 1^64. f e vous remercie, Monfieur, de votre derniere piece, .& du plaifir que m'a fait fa leclure. Elle .décidé le talent qu'annoncoit la première, & déja 1'auteur m'inrpire afiez d'eftime pour ofer lui dire du mal de fon ouvrage- Je n'aime pas trop qu'4 • votre age vous faffiez le grand-pere, que vous me donniez un intérêt fi tendre pour le petit-fils que vous n'avez point, & que dans une épitre oü vous dites de fi belles chofes, je fente que -ce n'eft pas vous qui parlez. Evitez cette métaphyfique i la mode, qui depuis quelque tems .obfeurcit tellement les vers francois qu'on ne peut les lire qu'avec contention d'efprit. Les -vótres ne font pas dans ce cas encore, mais ils y. -tomberoient, fi la différence qu'on fent entre •votre première piece & la feconde alloit en augmentant. Votre épitre abonde, non • feulement en grands fentimens, mais en penfées philofophiques, auxquelles jereprocberois quelquefois de 1'être trop. Par exemple, en louant dans les jeunes gens Ia foi qu'ils ont, & qu'on doit è la vertu , croyez- vous , que leur faire entendre que cette foi n'eft qu'une erre.ur de leur age , foit un bon moyen de la leur conferver ? Il ne faut pas, Monfieur, pour paroitre au-deffus des préjugés,  J. J. K' O U S S K £ tfc Si?' faper les fondemens de la morale. Quoiqu'il n'y" alt aucune parfaite vertu fut la terre, il n'y a peut-être aucun homme qüi ne furhionte fespenchans en quelque chofe, & qüi par confé-' qüent n'ait quelqVie vertu; les uns en ont plus, les autres moins., Mais fi la mefure eft indéterminée,eft-ceè dire que la chofe n'exifte point? C'eft ce qu'affurément vous ne croyez point, & qite pourtant vous faites enténdre. Jé vous condamne:, pour réparer cette faute, a faire une' piecè, oü vous prouverez que malgré les vices des hommes, il y a parmi eux des vertus , & ifiême de Ia vertu, & qu'il y en aura-toujours. Voila, Monfieur, dè quoi s'élever a fa plus haute" phiiofophie: il y en a da van t age a combaure1 les préjugés philofophiques qui fortt nuifibles y qu'a combattre les préjugés populaifes qüi font utiles. Entreprenez hardiment Cet ouvrage, &-' fi vous le traitez', comme vous Ie pouvez faire»! un prix ne fauroit vous manquer, E n vous parlant des gens qui m'accablent dans' mes malheurs, & qui me portent leurs coups en fecret, j'étois bien éloigné, Monfieur, de fonger a rien qui eüt le moindre rappor! au Parlement de Paris. J'ai pour cet illuflre Corps, les mêmes-fentimens qu'avant maf difgrace , & je rends toujours la même juftice k fes membres-v qttoiqüils me 1'aient fi mal rendué.' Jé veusèmême pen fer qu'ils ont cru faire envers tnoiv leur devoir d'homm.s publicS; mais' c'ert étoit a 3>  *3Ï8 Lettres ba un pour eux de mieux 1'apprendre. On trouveroit difflcilement un fait, oü le droit des gens füt violé d'autant de manieres: mais quoique les fuites de cette affaire m'aient plongé dans un gouffre de malheurs d'oü je ne forcirai de ma vie, je n'en fais nul mauvais gré a ces Meffieurs. Je fais que leur but n'étoit point de me nuire, mais feulement d'aller & leurs fins. Je fais qu'ils n'ont pour moi ni amitié, ni haine; que mon être & mon fort eft la chofe du monde qui les intérene le moins. Je me fuis trouvé fur leur paffage comme un caillou qu'on pouffe avec le pied fans y regarder. Je connois a-peu-près leur portée & leurs principes. Ils ne doivent pas dire qu'ils ont fait leur devoir, mais qu'ils ont fait leur métier. LoRsquE vous voudrez m'honorer de quel. que témoignage de fouvenir, & me faire quelque part de vos travaux littéraires, je les recevrai toujours avec intérêt & reconnoiffance. Je vous falus, Monfieur, de tout mon cceur. Lsttre dre, fans que mon arnour-propre s'en foit mêlév Ses écrits m'infhuiront & me plalront toute ma. vie. ]e lui (*) crois des égaux parmi fes contemporains en qualiié de penfeur & de philofopbe^mais en qualité d'écrivain je ne lui en connois point. C'eft la plus belle plume de fon fiecle; je ne doute point que ce ne foit-la le jugement de la poftérité. Un de mes regrets eft de n'avoir pas été a portée de le voir davantage & de profiter de fes obligeantes invitations. Je fens combien ma tête"& mes écrits auroient gagné dans fon commerce. Je quittai Paris au (*) Quand M. Roufieau écrivoit ceci, M. le Comte de Ruffon u'avoit pas encore publié les Epojuitde I" Nature,. O 4  $io Lettres de moment de fon manage; ainfi je n'ai point en le bonheur de connoitre Madame de Buffon, mais je fais qu'il a trouvé dans fa perfonne & dans fon mérite 1'aimable & digne récompenfe du fien. Que Dieu les béniffe 1'un & 1'autre de vouloir bien s'intéreffer è ce pauvre profent: Leurs bontés font une des confolations de ma vie: qu'ils fachent, je vous en fupplie, que je les honore & les aime de tout mon cceur. - • Je fuis bien éloigné , Monfieur, de renoncer aux pélerinages-projettés. Si la ferveur de Ia botanique vous dure encore , & que vous nerebutiez pas un éleve a barbe gtife, jecompteplus que jamais aller herborifer cet été fur vos pas.J Mes pauvres Corfes ont bien maintenant d'autres* affaires que d'aller éiablir PTJtopie au milieu deux. Vous favez la ma;che des troupes Franco! fes; il faut voir ce qu'il en réfultera. En atrendant , il faut gémir tout bas & aller hviborifen Vous me rendez -fier en me marqirant qu» Mlle, li*** n'ofe me venir voir a caufe des bienféances de fon fexe, & qu'elle a peur de moi comme d'un circoncis. II y a plus de. q iinze ans que les jolies femmes me faifoient en 1'rarce 1'afFront de me traiter comme un- bon homme fans conféquence-, jufqu'a venir diner avec moi tête-a-tête dans la plus infultante fa.miliarité , jufqu'a m'embralTer dédaigneufement dèyaut tout Ie monde., comme Ie grand-pere: de.  J.' ]f a orj i ri /oi' 3*E- dé' leur nourrice. Graces'au ciel , rrre voüfc» bien rétabli dans ma dignité, puirque lesDemoi* felles " I-e crois , mon ch'er ami-, qu?au'point o?} nous en fommes, la rareté des lettres- eft phis-une* marqué -de confiance que-de négligence* vott® 1 O 5>  $22 Lettres de filence peut m'inquiéter fur votre fanté , maïs non fur votre amitié, & j'ai lieu d'attendre de vous Ia même fécurité fur la mienne. Je fuis errant /out Pété , malade tout Phiver, & en tout tems fi furchargé de défceuvrés, qu'a peine ai-je un moment de relache pour écrire knies amis. Le recueil fait par Duchefne, eft en efFet incomplet, & qui pis eft très-fautif; mais il n'y manque rien que vous ne connoifliez, ex«epté ma Réponfe aux Lettres écrites de la Campagne, qui n'eft pas encore publique. J'efpérois vous la faire remettre auffitót qu'elle feroit k Paris; mais on m'apprend que M. de Sartine en a défendu 1'entrée, quoiqu'aflürément il n'y ait pas un mot dans cet ouvrage, qui puifle déplaire k la France ni aux Francois, ér, que le 'clergé Catholique y ait k fon tour les rieurs aux dépens du nótre. Malheur aux opprimés , furtout quand ils le font injuftement; car alors ils n'ont pis même ledroit de fe plaindre, & je ne ferois pas étonné qu'on me fit pendre , uniquement pour avoir dit & prouvé que je ne méritois pas d'être décrété. Je preflens le contre-coup de cette défenfe en ce pays. Je vois d'avance le parti qu'en vont tirer mes implacables ennemis, & furtout ipje dolt fdbrkator Epeus. J'ai toujours le projet de faire enfin moïroême un recueil de mes écrits, dans lequel je pouriai faire entrer quelques chiffons qui font  J. f. R O U S S E A V. ■ - gïj encore en manufcrits,& entr'autres lepetit'conte' dont vous parlez , puifque vous jugez qu'il en vaut la peirje»- Mais outre que ce:te entreprifem'efFraye, furtout dans- l'état oü je fuis, je ne fais pas trop oü la faire. En France il n'y faut' pas fonger. La Hollande eft trop loin de moi,. Les libraires de ce pays n'ont pas d'alïéz- vsitejdébouchés pour cettë entreprife j.'les profits sn feroient peuds chofe; & je vous avoueque je n'y fonge, que pour me procurer du pain durant le refte de mes malbeureux jours, ne me fentant plus en état d'en gagner.. Quant aux mémoiresde ma vie dont vous parlez, ils font trés-diffieiles a faire fans compromettre perfonne; pour y fonger il faut plus de tranquilité qu'on ne m'en laiffe & que je n'en aurai j^obablement jamais; fi je vis toutefois, je n'y renonce pas ; vous avez' toute ma confiance, mais vous fentez qu'il y a des chofes qui ne fe difent pas de fi loin. ® Mes courfes dans nos montagnes fi riches en' plantes, m'ont donné du goüt pour Ia botanique ; cette occupation convient fort a une machine ambulante, h laquelle il etc interdit de penfer. Ne pouvant laiffer ma tête vuide, je la veux empailler; c'eft de foin qu'il faut 1'avoirpleine , pour être libre & vrai , fans crainted'être décrété. J'ai 1'avantnge de ne connoitre encore que dix plantes, er, comptant Pbyfope; j'aurai longtems du plaifir a prendre, avant d'§n être aux arbres de nos forêts, O 6  314 L e t i r, e s d-jt J'aitïnds avec impatience votre nouvelle édiiion des- Confidér.ations fur les mceurs. . Puifque vous avez. des facilités pour . tout le. royaume, .adreffez le paquet a Pontarlier, a moi. direólement, ce qui fuffit, ou a M, Junet, Directeur des poftes; il me le fera parvenir. Vous. ppuve^ auffi le.rtmettre a Duchefne , qui me le; fera paffer a vec d'autres en vois» . Je vous demanderai même fans facon de faire relier 1'exemplaire, ce .que je ne puis faire ici. fans le gatei *•• je. Ie. prendrai fecrétement'dans ma pocfae en. allant herborifer, &. quand je ne verrai point d'aTcbers autour de mei , j'y jetteraf les yeux i !a dérobée» . Mon cher ami , comment faites-> vous pour pen fer être honnête homme, &. ne vous pas faire pendre? Cela me parolt difficile, en vérité. Je vous emofaffe de .tout mon cceur. ® L je t t r e & M. Mylord Maréchak 8 Décembre 1764.. Sur la derniere lextre , Mylord, que. vous avez dü recevoir de moi, vous aurez pu juger du plaifir que m'a caufé celle dont vous m'avez bonoré Ie 24 Oétobre. Vous' m'avez fait fentir un peu cruellement,. è quel point je vous fuis attaché* & trois mois de filence de votre part » m'ont plus affeété & navré que ne fit k décret  j. jtf, R o y s s e- a o. 3 a §" du. Confeil de Geneve. Tant de malheurs ont rendu mon cceur inquiet, & je crains toujour» de perdre ce que je defiré fi ardemment decon» ferver. Vous êtes mon feul prote£teur, le feul: homme a qui j'aye-de véritahles obligations, 1& feul ami fur- lequel je compte, le dernier auquel je me fois attaché & auquel ü n'en fuccédera jamais d'autres. Jugez fur cela, fi vos bontés me font cheres, & fi. votre oublim'eft facile i„ füpporter. Te fuis faché que vous ne puifiiez habiter votre maifon que dans un an. Tant qu'on en eft encore auxchateaux en Ejfpagne, toute habi. tation nous eft. bonne en attendant ; mais quand enfin 1'expérience & la raifon nous ont appris qu'il n'y a de véritable jouiffance que celle de foi-même, un logement commode & un corps fain devieniient les feuls biens de la vie , & dont le piix fe. fait fentir de jour en jour, i niefure qu'on eft détaché du refte. Comme il n'a. pas fallu fi longtems pour faire votre jardin „j'efpere que dès-i-préfent il vous amufe, & que vous en tirez. déja de quoi foumir ces oilks fi favoureufes , que fans être fort gourmand je regrette tous les jours. QüE.ne puis-je m'inftruire auprès de vous dans une culture plus utile, quoique plus ingratel Que mes bons & ir.fortunés Corfes ne peu» vent-ils, par mon entremife, profiter de vos lengues-St nrofondes obfervations fur les hommes O 7  jatf Lettres de ft'Ies gouvernemens ? Mais Je fuis loin de vous; N'fmporte : fans fonger è I'impoffibilité du. fuccès , je 'm'occuperai de ces pauvres gens, comme fi mes rêveries leur pouvoient être utiies. Puifque je fuis dévoue aux chimères , je veux du moins m'en forger d'agréables. En fongeant a ce que les hommes pourroient être, je tacherai d'oublier ce qu'ils font. Les Corfes font, comme vous le dites fort bien, plus prés de cet état defirable , qu'aucun autre peuple. Par exemple, je ne crois pas que la difiblubilité des mariages, très-utile dans Ie Brandebourg , Ie füt de longtems en Corfe, 011 Ia fimpücité des mosurs & la pauvreté générale rendent encore les grandes paffions inaétives, & les mariages paifibles & heureux. Les femmes font laborieufes & chafies; les hommes n'ont de plaifirs que dans leur maifon: dans cet é:at, iln'ellpasbon de leur fuire envifager comme poffible , une féparation qu'ils n'ont nulle occafion de defirer. Je n'ai point encore recu la lettre avec la traduaion de Fhtcber que vous m'annoncez. Je 1'attendois pour vous écrire, mais voyant que le paquet ne vient point, je ne puis différer plus longtem?. Mylord, j'ai Ie cceur plein de vous lans cefle. Songez quelquefois a votre fils le cadet.  J. J. R o tj g s E a vl 327 Lettre I3*e6. jours , fans manger le pain de~ perfonne* réfolution formée depuis longtems, & dont quoi q»'il arrivé, je ne me* départirai jamais, - ■  J. J. rotjssiau. 32$ Je compte pour ma part , fur un fonds da dis a douze mille livres, & j'aime mieux ne pas faire 1'entreprife s'il faut me réduire a moins, paree qu'il n'y a que le repos du refte de mes jours que je veuille acheter par quatre ans d'efclavage. Si ces Meffieurs peuvent me faire cette fomme, mon deftein eft de la placer en rentes viageres.fr, & puifque vous voulez bien vous charger de cet emploi-, elle vous fera comptée, & tout eft- dit. H convient feulement pour la fareté de la chofe, que tout foit payé, avant que 1'on commence 1'impreffion du dernier volume; paree que je n'ai pas le tems d'attendre le débit deTédition pour afiurer mon état. Mais comme une telle fomme en argent coinptant pourroit gêner les entrepreneurs, vu les grandes avances qui leur font néceffaires, ils simeront mieux me faire une rente viagere, ce qui, vu mon age & l'état de ma fanté, leur doit probablement.tourner plus a compte. Ainfi, moyennant des füretés dont vous foyez content, j'accepterai Ia rente viagere , fauf une fomme en argent comptant lorfqu'on commencera 1'édiv tion, & pourvu que cette fomme ne foit pas moindre que cinquante louis, je m'en contente en déduftion du-capital^ donton me fera la rente. Voila, Monfieur", les divers arrangemens dont je leur laifferois le choix , fi je traitois directement avec eux ; mais comme il fe peut  330 LETTXIS DB que je me trompe , ou que j'exige trop , oa qu'il y ait quelque meilleur parti a prendre pour eux ou pour moi, je n'entends point vous donner en cela des regies, auxquelles vous deviez vous tenir dans cette négociation. Agiflez poür rooi comme un bon tuteur pour. fon pupille, mais ne chargez pas ces Meffieurs d'un traité qui leur foit onéreux. Cette entreprife n'a de leur part qu'un objet de profit, il faut qu'ils gagnent; de ma part elle a un autre objet, il fuffit que je vive; & toute réflexion faite, je puis bien vivre a moins de ce que je vous ai marqué. Ainfi n'abufons pas de la réfolution oü ils paroifiênt être d'entreprendre cette affaire a quelque prix que ce foit ; comme tout le rifque demeure de leur cóté, il doit être compenfé par les avantages. Faites I'accord dans cet efprit, & foyez für 'que de ma part il fera ratifié. Je vous vois avec plaifir prendre cette peine. Voila , Monfieur, le feul compliment que je vous ferai jamais. Lettre a M. de Montmoilin, en lui envoyant les Lettres écrites de la Montagne. Le 23 Décembre 1764. Plaionez-moi, Monfieur, d'aimer tant Ia paix & d'avoir toujours la guerre..-. Je n'ai pu,  J. J. R O U ! S E A D. 33» refufer & mes anciens compatriotes de prendre leur défenfe comme ils avoient pris la mienne» .C'eft ce que je ne pouvois faire fans repouffer les outrages dont, par la plus n«ire ingratiiude, les Miniftres de Geneve ont eu la baffeffe de m'accabler dans mes malheurs, & qu'ils ont ofé porter jufques dans la chaire facrée. Puifqu'jls aiment fi "fort la guerre, ils 1'auront; & après mille agreflions de leur part, voici mon p.emier afte d'hofiilité, dans lequel toutefois je défends une de leurs plus grandes prérogatives, qu'ils fe laiffent Ikbement enlever; car pour infulter a leur aife au malbeureux , ils rampent volontiers fous la tyrannie. La querelle au refte eft tout-a-fait perfonnelle entr'eux & moi; ou fi j'y fais entrer la religion Proteftante pour quelque chofe, c'eft comme fon défenfeur contr^ ceux qui veulent la renverfer. Voyez mes raifons,. Monfieur, & foyez perfuadé que plus on me mettra dans la néceflité d'expliquer mes fentimens, plus il en réfultera d'honneur pour votre conduite envers moi & pour la juftice que vous m'avez rendue. Recevez, Monfieur, je vous prie, mes falutations & mon refpect.  33* Lette es de Lettre « Af-**"*, au Juist d'un Mémoire en' faveur des Pttteftans , qus 1'on devoit aireffer aux Evêques de France. 1765. Huk lettre, Monfieur,& le mémoire deM***.' que vous m'avez envoyés , confirment bierf 1'eftime & le refped que j'avois pour leur auteur. II y a dans ce mémoire des chofes' qui font tout-a-fait bien; cependant il me paroit que le plan & 1'exécUtion demanderoient une refónte conforme aux excellentes obfervations contenuts dans votre lettre. L'idée d'adrefler uri mémoire aux évêques- n'a pas tant pour but de lés perfuader eux - mêmes , que de perfuader indlreftement la cour & le clergé Catholique, qui feront plus portés a donner au corps épifcopal le tort donf on ne les chargera pas eurmêmes. D'oii il doit arriver que les évêques auront honte d'élever des oppofitlons a la tolé. rar.ce des Proteftans , ou que , s'i's font ces oppofitions, ils" atiireront contr'eux la clameur publique & peut-être les rebuffades de la cour. Sur cette idéé, il paroit ne s'agir pas tant, comme vous le dites trés ■ bien, d'explications fur la doftrine qui font affez connues & ont éié données mille fois, que d'une expofition politique & adroite del'utilité dont ks Proteftans font  J. J. Eoüssea o. • 533 a la France.; a quoi 1'on peut ajouter la bonne remarque de M***. fur ,1'impoffibilité reconnue de les réunir a 1'églife , & par conféquent fur 1'inlütilité de les opprimer ; oppreffion qui're pouvant les détruire , ne peut fervir qüa les aliéner. ■ En prenant les évêques, qui, pour la plu.part, font des plus grandes maifons du royaume, ,.du cóté des avantages de leur naiffance & de Jeurs places, on peut leur montrer avec force, .poinbien ils doivent être attachés au bien de l'état, a proportion du bien dont il les comble .& des privileges qu'il leur accorde; combien il feroit horrible a eux, de préférer leur intéiêt 6c leur ambition particuliere, au bien général d'une fociété dont ils font les principaux membres; on> peut leur prouver que leurs devoirs de citoyens, loin d'être oppofés è ceux de leur miniftere, ■en recoivent de nouvelles forces; que 1'humanité, la religion, la patrie leur prefcrivent la même conduite, & la même obligation de protéger leuis malheureux freres opprimés, phuót que de les pourfuivre. 11 y a mille chofes vives & faillantes a dire la-deffus, en leur faifant honte d'un cóté, de leurs maximes barbares, fans pourtant les leur reprocher; & de 1'au're excitant contr'eux, 1'indignation du miniftere & des autres ordres du royaume, fans pourtant paroltre y ticher. Je fuis, Monfieur, fi prefie, fi accablé, fi  334 L I T T t E 1 BE furchargé de lettres, que je ne puis vous j'ettei ici quelques idéés, qu'avec Ia plus grande rapidité. Je voudrois pouvoir entreprendre ca mé« moiré, mais cela m'eft abfolument impoffible, & j'en ai bien du regret; car outre le plaifir de bien faire , j'y trouverois un des plus beaux fujes qui puifTent honorer la plume d'un auteur. Cet ouvrage peut être un chef-d'ceuvre de politique & d'éloquence, pourvu qu'on y mette Ie tems: mais je ne crois pas qu'il puifle être bien traité par un théologien. Je vous falue, Monfieur , de tout mon cceur. Lettre & M, D. Motiers , Ie 24 Janvier 1765. Je vous avoue que je ne vois qu'avec elTroi 1'engagement (*) que je vais prendre avec la compagnie en queftion, fi 1'affaire fe confomme; ainfi, quand elle manqueroit, j'en ferois tièspeu puni. Cependant , comme j'y trouverois des avantages foüdes, & une commodité trésgrande pour 1'exécution d'une entreprife que j'ai d coeur ; que d'ailleurs je ne veux pas répondre malhonnêtement aux avances de ces Mesfieurs, je defire, fi l'entreprife fe rompt, que ce ne foit pas par ma faute. Du refte, quoique (_*) Pour une édition générale de fes ouvrage».  j. J. RöUSSElTi S3? je trouve les demandes que vous avez faites en mon nom un peu fortes, je fuis fort d'avis, puifqu'elles font faites , qu'il n'en foit rien rabattu. J e vous reconnois bien, Monfieur , dans 1'arrangement que vous me propofez au défaut de celui-la; mais quoique j'en fois pénétré de reconnoiffance, je me reconnoitrois peu moimême, fi je pouvois 1'accepter fur ce pied-la. Toutefois j'y vols une ouverture pour fortir, avec votre aide, d'un furieux embarras oü je fuis. Car, dans l'état précaire oü font ma fanté & ma vie, je mourrois dans une perplexité bien cruelle, en fongeant que je laiffe mes papiers, mes effets & ma gouvernante è Ia merci d'un inconnu. II y aura bien du malheur, fi 1'intérêt que vous voulez bien prendre è moi & la confiance que j'ai'en vous, ne nous amenent pas k quelque arrangement qui contente votre coeur,' fans faire foufFrir le mien. Quand vous ferez une fois mon dépofitaire univerfel , je ferai' tranquille; & il me femble que le repos^de mes jours m'en fera plus doux, quand je vous en ferai redevable. Je voudrois feulement qu'au préalable nous pufïïons faire une connoiiTance encore plus intime. J'ai dés projets de voyage pour cet été. Ne pourrions-nous en faire quelqu'un en femble? Votre batiment vous occupera-1- il fi fort, que vous ne puifllez le quitter quelques femaines.'même quelques mois, file  535 Lettres de cas y échéoic ? Mon cher Monfieur , il faut commencer par beaucoup fe connoitre , pour favoir bien ce qu'on fait quand oh fe lie. Je m'attendris a penfer qu'après une vie fi malheureufe, peut-être trouverai-je encore des jours fereins prés de vous, & que peut • être une chaine de traverfes m'a-t-elle conduit a 1'homrne que la providence appelle a me fermer les yeux ? Au refte, je vous parle de mes voyages, paree qu'a force d'habitude , les déplacemens font devenus pour moi des befoins. Durant toute la belle faifon, il m'eft impoffible de refter plus de deux ou trois jours en place, fans me contraindre & fans foufFrir. Lettre a Af. le C. de ***. Motiers, 26 Janvier 1765. Je fuis pénétré, Monfieur, des témoignages d'eftime & de confiance dont vous m'honorez: nrSis comme vous dites fort bien , laisfons les complimens &, s'il eft poffible, allons a 1'utile. Je ne crois pas que ce que vous defirez de moi , fe puiffe exécuter avec fuccès d'emblée dans une feule lettre, que Madame la ComtefTe fentira d abord être votre ouvrage. II vaut mieux , ce me femble, puifque vous m'affurez qu'elle'  J. ], Rousseau» 33? qu'elle eft portée a bien penfer de moi, que je faffe avec elle les avances d'une correfpondance qui fera naitre aifément les fujets dont il s'agit, & fut lefquels je pourrai lui préfenter mes réflexions de moi-même, a mefure qu'elle m'en fournira 1'occafion. Car il arrivera de deux 'cho. fes 1'une, ou m'accordant quelque confiance elle épanchera quelquefois fon honnête & vertueux cceur en m'écrivant , & alors Ia liberté que je prendrai de lui dire mon fentiment, autorifée par elle-même ne pourra lui déplaire; ou elle reftera dans une réferve qui doit me fervir de regie, & alors n'ayant point 1'honneur d'être connu d'elle, de quel droit m'ingérer a lui donner des Iecons ?La lettre ci-jointe eft écrite dans cette vue & prépare les matieres dont nous aurons a treiter, li ce texte lui agrée- Difpofez de cette lettre, je vous fupplie, pour la donner ou la fupprimer felon qu'il vous paroltra plus convenable. En vérité, Monfieur, je fuis enchanté de vous & de votre digne époufe. Qu'aimable & tendre doit être un mari qui peint fa femme fous des traits fi charmans. Elle peut vous aimer trop pour votre repos , ma's jamais trop pour votre mérite , ni vous, 1'aimer jamais affez pour le fien. Je ne , connois rien, de plus intéreflant que le tableau de votre union & tracé par vous - même. Toutefois voyez que fans y fonger vous n'ayez donné peut être a fa délicatefle quelque raifon particu liere de craindre votre éloignemer.t. Monfieur, Lettres. P  333 Lettres de les corurs fenfibles font faciles a blefier, tout les Üarme, & ils font d'un fi grand prix qu'ils valent bien 'cs peines qu'on prend a les contenter. Les foins amoureux de nouveaux époux bientót fe relacbent. Les témoignages d'un attachement durable » fondé fur 1'eftime & fur la vertu , font moins *frivoles & font plus d'eftet. Laiffez a votre femme le plaifir de facrifier quelquefois fes goüts aux vótres , mais qu'elle voye toujours que vous cherchez votre bonheur dans le fien, & que vous la diftinguez des autres femmes par des fentimens a 1'épreuve du tems. Quand une fois elle fira bien convaincue de la folidité de votre attache«ient , elle n'aura pas peur que vous lui foyez enlevé par des folies. Pardon, Monfieur, vous dsma» c'ez des avis pour Madame la Comtefle, & c'eft a vous que j'ofe en donner. Mais vous m'infp'rez un intérêt fi vif pour votre union, qu'en vous parlant de tout ce qui me femble propre a 1'affermir, je crois déja me mêler de mes affaires. Lettre a Mie. la C. de***. Motiers, 26 Janvier 1765. T * t J'apprends, Madame, que vous etes une f mme aufli vertueufe qüaimable, que vous avez jour votre mari autant de tendrefie qu'il en a pour vous, & que c'eft a tous gjards dire autant qu'il  J. J. R o u s s e a ü. 3 3? eft poffible. On ajoute que vous m'honorez da votre eftime & que vous m'en préparez même un témoignage qui me donneroit 1'honneur d'appartenir a votre fang par des devoirs. (*) En voila plus qu'il ne faut, Madame, pour m'attacher par le plus vif intérêt au bonheur d'un fi digne couple, & bien affez, j'efpere , pour m'autorifer a vous marquer ma reconnoiffance pour la part qui me vient de vous des bontés qu'a pouc moi Monfieur le Comte de***. J'ai penfé qua 1'heureux événement qui s'approche , pouvoit „' felon vos arrangemens, me mettre avec vous en correfpondance, & pour un objet fi refpeétable ja fens du plaifir a la prévenir. Une autre idéé me fait livrer a mon zele avec confiance. Les devoirs de Monfieur le Comte de*** 1'appelleront quelquefois loin de vous. Je' rends trop ds juftice a vos fentimens nobles poun» douter que fi le charme de votre préfence lui faifoit oublier ces devoirs, vous ne les lui rappellafïïez vous-même avec courage. Comme un amour fondé fur Ja vertu peut fans danger braver 1'abfence, il n'a rien de la molleffe du vice, il fe renforce par les facrifices qui lui coütent & dor.t il s'honore a fes propres yeux. Que vous êtes heureufe, Madame, d'avoir un mérite qui vous met au - deffus des craintes, & un époux qui fait O Mde. la C. de B. avoit paru fouliaker que M. Rouïfcau vóufdt être le parrain de l'enfant , dont elle étoit fur le point d'accouclier. P 2  340 Lettres de fi bien en fentir le prix! Plus il aura de comparaifors a faire, plus il s'applaudira de fon bonheur. Dans ces intervalles, vous pafferez un tems tics-doux a vous occuper de lui, des chers gages de fa tendreffe, a lui en parler dans vos lettres, a en parler a ceux qui prennent part a votre union. Dans ce nombre oferois-je me compter auprès de vous pour quelque chofe ? J'en ai le droit par mes fentimens; effayez fi j'entends les vótres, fi je fens vos ÜriquiétudèS, fi quelquefois je puis les ca'mer. Je ne me flatte pas d'adoucir vos peines, mais c'eft quelque chofe que les partager, & voila ca que je ferai de tout mon cceur. Recevez, Ma ame, je vous fupplie, les aflurances de mon refpecl. 9 Lettke i Mdumc la M. de V. Motiers, le 3 Février 17^5. A u milieu des foins que vous donne , Madame, le zele pour votre familie., & au premier moment de votre convalefcence , vous vous occupez de nci; vous prefisntez les nouveaux dangers ok vtnt me replonger les fureurs de mes ennemis, irdignés que j'aie ofé montrer leur injuftice. Vous r.e vous trompez p s, Madame; on ne peut rien imaginer depareil a la rage* qu'ont excité les Lttires ce la Montagne. Mefiiaurs de Berne viennent de  J. J. R O U S t E A ü. 3 4-1 défendre cet ouvrage en tenues trés fofultans; je ne ferois 'pas futpris qu'on me fit un mauvais parti fur leu's terres, lorfqüe j'y remettrai le pied. il faut en ce pays même toute la proteftion du Roi pour m'y laiffer'en füreté; le Confeil de***, qui fouffle Ie feu tant ici qu'en Hollande, attend le moment d'agir ouvertement a fon tour, & d'achever de m'écrafer s'il lui eft poffible. De quelqus có'é que je me tourne, je ne vois que griffes pour me déchirer, & que gueules ouvertes pour m'en» gloutir. J'efpérois du nfbins plus d'humariité du cóté de la France, mais j'avois tort; coupable du crime irrémiffible d'être injuftement opprimé , je n'en dois attendre que mon coup de grace. Mon parti eft pris , Madame; je laifferai tout faire, tout dire, & je me tairai; ce n'eft pourtant pas faute d'avoir a parler. Je fens qu'ileft impoffible qu'on me laiffe refpirer en paix ici. Je fu's trop prés de *** & da***. La pafnon de cette heureufe tranquiilté m'agice & me travaille cbaque jour dayantage. Si je n'efpérois la trouver a Ia fin, je fer.s que ma eonftance acheveroit de m'abandonner. J'ai quelque envie d'effayer d'Itaüe, dont le c'imat & 1'inqu fition me feront peut - être plus doux qu'en Francs & qu'ici. Je tacherai cet été de me trainer do ce cóté-la, pour y chercher un gite paifible,; & fi je le puis trouver, je vous promets bien qu'on rAntendra plus parler de moi. Repos, repos,chere idole de mon cceur, oü te trouverai-je'jr P 3  342 Lettres de Eft - il poftlble que perfonne n'en veuille laiffèr jouir un homme qui ne troubla jamais celui da perfonne! Je ne ferois pas furpris d'être a la fin forcé de me réfugier chez les Turcs, & je ns doute point que je n'y fufle accueilli avec plus d'humanité & d'équité que chez les Chrétiens. On vous dit donc, Madame, que M. de Voltaire m'a écrit fous le nom du Général Paoli, & que j'ai donné dans Ie piege. Ceux qui difent cela , ne font gueres. plus d'honneur, es me femble, a la probité de*M. de Voltaire qu'a mon d fcernrment. Depuis Ia réception de votre lettre, voici ce qui m'c-ft arrivé. Un Chevalier de Malte, qui a beaucoup bavardé dans Geneve, & qui dit venir d'Italie, eft venu me voir, il y a quinze jours, de la part du Général Paoli, faifant beaucoup 1'empreffé des commiffions dont il fe difoit chargé prés de moi, mais me difant au fond tréspeu de chofe , & m'étalant d'un air important d'aflez chétives paper alles fort pochetées. A chaqua piece qu'il me montroit, il étoit tout étonr.é de me voir tirer d'un tiroir, la même piece, & la lui montrer a mon tour. J'ai vu que cela Ie inortifïoit d'autant plus, qüayant fait tous fes efforts pour favoir quelles relations je pouvois avoir eues en Corfe, il n'a pu la-deffus m'arracber un feul mot. Comme il ne m'a point appoité des lettres, & qu'il n'a voulu. ni fe nornmer, ni me donner Ia rnoindre notion de lui, je 1'ai remercié des vifites qu'il vouloit continuer de me faire. II n'a pas  J. J. R o u s s e a u. 3 43 laiffé de paffer encore ici dix ou douze jours fans me revenir voir. J'ignore ce qu'il y * fait. On m'apprend qu'il eft repard d'bier. Vous vous imaginez bien, Madame, qu'il n'eft plus queftion pour moi de la Corfe, tant a caufe de l'état .oü je me trouve, que par m'lte raifons qu'il vous%t aifé d'imaginer. Ces Mas* fisurs dont vous me parlez (*), ont de la fanté, du pain, du repos; ils ont Ia tête libre , & Ie cceur épanoui par le bien - être; ils peuvent méiiter & travailler a leur aife; felon topte apparence les groupes Franqoifes , s'ils vont dans le pays, na maltraiteront point leurs perfonnes ; & s'ils n'y vont pas , n'empêcoeront point leur travail. Je defiré paffionnément voir une légiflation de kur fecon: mais j'avoue que j'ai peine a voir quel fondement ils pourroient lui^lonner en Corfe: car malheureufement les fèmmes de ce pays-la font trés - laides, & trèsf chaftesi, qui pis eft. Que mon voyage projetïé n'aille pas, Madame , vous faire renoncer au vótre. . J'en ai plus bffoin que jamais, & tout peut trés-bien s'arranger, pour vu que vous veniez au commencemer.t, ou a la fin de la belle faifon. Je compte ne partir qu'a la fin de Mai, & revenir au mois de Sept.'mbre. (*) Meffieurs Helvetius Sc Diderot, auxque's les Corfes, difoit-on, s'éioient adrefiës pour avoir un plan de Ugiflacion. 1 4  344 Lettres de J e ne doute point , MonfieiiF, qu'hier jour de Deux-Cent, on n'ait biülé mon livre a Geneve; du moins toutes les mefuies étoient prifespour cela. Vous aurez fu qu'il fut brülé le 2 2 a la Haye. Rey me marqué que 1'Inquifiteur a écrit dans ce pays-ia beaucoup de lettres, & que Ie Miniftrc^ Ch * * * de Geneve s'eft donné de grands mouvemens. Au furplus, on laiffe Rey fort tianquil'e. Tout cela n'eft-il pas plaifant? Cette affaire s'eft tramée avec beaucoup de ftcret & de d.l gerce ; car le Comte de B * "O , qui m'écrivit peu de jours auparavant , n'en favoit rien. Vous me direz, pourquoi ne 1'a-t-il pas enpêchée au moment de 1'exéculion ? Monfieur, j'ai partout des amis puiffans, illuftres, & qui , j'en fuis ti és - für, m'aiment de tout leur cceur ; mais ce font tous gei s droits , bons, doux , pacifiques, qui déjaignent toute voie oblique. Au contraire, mes ennemis font arders , adroits , intrigars , rufés, infatigables pour nuire,& qui manceuvrent toujours. fous terre, comme lts taupes. Vous fentez que Ia partie n'eft pas égale. L'Inquifiteur eft l'homme "Ie plus actif que la une ait produit; il gouverne m quelque facon teute 1'Enrope. Tu Lettre a M. D. Motiers, le 7 Février 1765.  J. J. K O B s ! I H.' 3 4S T u dois régner, ce monde eft fak pour les méchans. Je fuis trés - für qu'a moins que je ne lui furvive, je ferai perfécuté jufqu'a la mort. Je ne digere point que M. de *** fupp-ife que c?eft moi qui m'attire fa haine- Eh! qu'ai-je donc fait pour cela? Si 1'on parle trop de moi, ce n'eft pas ma faute:. je me pafierois d'une célébrité acquife a ce prix. Marquez a M. de*** tout ce que votre amitié po'iir moi vous infpirera-, & en attendant que je fois en état de lui écrire., parlez-lui, je vous fupplie, de tous les. fentimens dont vous me favez pénétré pour lui.- M. Vernes défavoue hautement & avec horreur le libelle oü j'ai mis fon nom. II m'a écrit la-deffus une lettre honnête, a laquelle j'ai répondu fur. le même ton , ofFrant de contribuer autant qu'il me feroit poffible, a répandre fon dófaveu. Malgré la certitude oü je croyois être que 1'ouvrage étoit de lui , certains faits récens me.font foupconner qu'il pourroit bien être de quelqu'un qui fe cache fous fon manteau.. Au refte, Fimprimé de Paris s'eft très-promp.tement & très-finguliérement répandu a Geneve. Plufieurs particuliers en ont recu par la pofte des exemplaires fous enveloppe, avec.ces feuls mois écrits d'une main de femme : Lifez, bonnes gens! Je donnerois tout au monde, pour favoir qui eft cette aimable femme qui s'intéreffe fi vivement a un pauvre cpprimé, & qui fait marquer fon indignation en teimes fi brefs & fi plems d'énergie^ P 5  £+fj Lettres b e J'a vois bien prévu , Monfieur, que votrecalcul ne fsroit pas admiffible, & qüauprès d'un homme que vous aimez , votre coeur feroit déraifonner votre tête en matiere d'intérêt. Nous cauferons de cela plus a notre aife „ en herborifant cet été; car, loin de renoncer a nos caravanes, même en fuppofant Ie voyage d'Italie, je veux bien tacher qu'il n'y nuife pas. Au refte, je vous dirai que je fens moi, depuis quelques jours, une révolution qui m'étonne. Ces derniers événemens qui devoient achever de m'accabler, m'ont, je ne fais comment, rendu tranquille & même affez gai. II me femble que je donnois trop d'impor« tance a des jeux d'enfans. II y a dans toutes ces brüleries quelque chofe de fi niais & de fi béte, qu'il faut ê:re plus enfant qu'eux pour s'en émouvoir. Ma vie morale eft finie. Eft-ce Ia peine. de tant choifir la terre oii je dois laiffer mon corps ? La partie la plus précieufe de moi - même eft déja iBorte: les hommes n'y peuvent rien, & je ne regarde plus tous ces tas de .magiftrats fi barbares, «|ue comme autant de vers qui s'amufent k ronger mon cadavre; L a machine ambulante fe montera donc cet été pour aller herborifer; & fi 1'amitié peut la réchauffer encore, vous ferez le Prométhée qui me rapgortera le feu du ciel. Bon jour, Monfieur.  J, J. R O V s S e a Vt %\ J Lettre au Lord Maréchal d'EcojJe. Motiers, le it Février 1765, Vo ü s favez, Mylord , une partie de ce qni rnarrive. La brülerie de la Haye, la défenfe dj Berne, ce qui fe prépare è Geneve; mais vow n; pouvez favoir tout. Des malheurs fi conftirs , une animofité fi univerfelle comrnencoient è m'accibler tout-a-fait. Quoique les mauvaifes nouvelle; fe flïultiplient depuis Ia réception de votre lettre, je »is plus tranquille & même affez gai. Quand Üs m'auront fait tout le mal qn'ils peuvent, jepourrai les mettre au pis. Graces a Ia protection du Roi & a la vótre, ma perfonne eft en füreté contra leurs atteintes; mais elle ne 1'eft pas contre leurs tracafferies, & ils me le font bien fentir. Quoi qu'il en foit, fi ma tête s'afFoiblit & s'altere, mon cceur me refte en bon état. Je 1'éprouve en lifant votre derniere lettre & le billet qne vous avezécrit pour la eommunauté de Couvet. Je crois que M. Meuron s'acquittera avec p'aifir de Ia commiffion que vous lui donnez ; je n'en dirois pas autant de 1'adjoint que vous lui afibciez pour egt effet, malgré 1'empreflement qu'il affecte. Un des tourmens de ma vie eft d'avoir quelquefo's è me plaindre des gens que vous aimez & a me lo.ier de ceux que vous n'aimez pas. Corubien teut cs P 6  348 Lettres de qui vous eft attaché me feroit cher, s'il vouloit feulement ne pas repouffer mon zele. Mais vos * bontés pour moi font ici bien des jaloux, & dans I'occafion c?s jaloux ne me cachent pas trop leur baine. PmfTd-t-elle augmenter fans ceffe au même prix! Ma bonne fceur Emétulia , confervez - moi foigneufement notre pere. Si je le perdois , je ferois le plus malheureux des êtres. A v e z - v o u s pu croire que j'a;e fait la mohrdre démarche pour obtenir Ia permiffion d'imprimer ici le recueil de mes écrits, ou pour empêcher que cette permiflion ne fikt révoquée? Non, Mylord , j'étois fi parfaitement la - deffus dans "vos fentimens fans les connoitre, que dés Ie comriftncement je partei fur ce ton aux alTociés qni fe préfenterent, & a M * * *. qui a bien voulu fe cbarger de triiter avec eux. La propofition eft venue d'eux , & je ne me fuis point preffé d'yconfentir. Du refte, je n'ai rien demandé, je ne deroande rien, je ne demanderai rien, & quoiqu'il arrivé on ne pourra pas fe vanter de m'avoir fait un refus, qui après tout me nuira moins qu'a eux-mêmes, puifqu'il ne fera qu'óter au pays cinq ou fix cents mille francs que j'y aurois fait entrer de cette maniere, & qu'on ne rebutera peut - être pas fi dédaigneufement ailleurs. Mais s'il arrivoit contre toute attente, que la permiffion fut accordée ou ratifiée , j'avoue que j'en ferois touché comme fi perfonne n'y gagnoit que moi feul, & que je nVattacjero's au pays pour le refte de ma vie.  J, J. R o u' s*s e a tj. 3-49 Gomme probablement cela n'arrivera pas, & que l* voifinage de Geneve me devient de jour en jour plus infupportable , je cherche a m'en éloigner i tout prix; il ne me refte a choifir que deux afyles, l'Angleterre ou 1'Italië. Mais 1'Angleterre eft trop éloignée;. il y fait trop cher vivre, & mon corps ni ma bourfé n'en fupporteroient pas le trajet. Refte 1'Italië & furtout Venife, dont le climat. & 1'inquifition font plus d/mx qu'en SuiiTe. Mais St. Mare, quoiqu'évangélifte, ne pardonne gueres & j'ai bien dit du mal de fes enfansj Toutefois je crois qüa la fin j'en courrai les risques, car j'aime encore mieux la prifon & la paix que la liberté & la guerre. Le tumulte oii je fuis ne me permet encore de rien réfoudre; je vous en dirai davantage quand mes fens feront plus raffis. Un peu de vos confeils me feroit bien néceffaire : car je fuis fi malbeureux quand j'agis de moimême, qu'après avoir bien raifonné deteriera fequor, J'apprends ,. Meffieurs, que vous êtes en peine des lettres que vous m'avez écrites- Je les ai toutes recues jufqu'a cdle du 15 Février inclufivement. Je regarde votre fituation comme P 7 Lettre a Mrs. de Luc. 24 Février 1765.  3 ja Lettres de décidée. Vous êces trop gens de b'en pour pouffer les chofes k 1'extrême. & ne pas préférer la pais i la liberté. ^ Un peuple celTe d'être libre quand ks loix ont perdu leur force: mais la vertu ne perd jamais la fienne, & l'homme vertueux de* meure libre toujours. Voila déformais, Meffieurs, votre reflburce; elk eft affez grande, affez belle, pour vous confoler de tout ce que vous perdez; «omme citoyens.© Pour moi je prends k Teul parti qui me refte, & je le prends irrévocablement. Puifqu'avec des intentions auffi pures, puifqu'avec tant d'amour pour la juftice & pour la vérité, je n'ai fait que du mal fur la terre, je n'en veux plus faire, Sc je me retire au - dedans de moi. Je ne veux plus •ntendre parler de Geneve ni de ce qui s'y paffe. Ici finit notre correfpondance. Je vous aimerai toute ma vie, mais je ne vous écrirai plus. Embraffez pour moi votre pere. Je vous embralTe, Meffieurs, de tout mon cceur. Lettre a Af. Meuron, Procureur-Général. 25 Février 1765. J'apprends, Monfieur, avec quelte bonté de cceur & avec quelle vigueur de courage vous aves pris la défenfe d'un pauvre oppnme. Pourfuivi  J. J. R9 V ï S E A S. 355 par la claffe, & défendu par vous, je pu:s bien dire comme Pompée: nttrix caufa Diis plocuit,fei viSin Cqtoni. Toutefois je fuis malbeureux, mais non pas vabicu: mes perfécuteurs, au contraire, ont tout fait pour ma gloire, puifque s'eft par eux qup j'ai pour proteêteur le plus grand des Rois, pour. pere le plus vertueux des hommes, 6c pour patro» 1'un des plus éclairés magiftrats- . - Lettre a M. de Pe.. 25 Février 1765^ \7"o t r e lettre , Monfieur , m'a pénétré ju*qu'aux larroes. Que la bienveillance eft une douca chofe ! 6c que ne donnerois - je pas pour avoir celte de tous les honnêtes gens ! PuiiT=nt mes nouveaux compatriotes m'accorder la leur è votra exemple! puifle le lieu de mon refuge être auflï eelui de mes attachemens! Mon coeur eft bon, il eft ouvert a tout ce qui lui reflemble, il n'a be* foin, j'en fuis trés-fur, que d'être connu pour être aimé. II refte après la fanté trois biens qui rendent fa perte plus fupportable , la paix , 1* liberté, 1'am'tté. Tout cela, Monfieur, fi je le trouve, me deviendra plus doux encore, lorfquo j'en pourrai jouir prés de vous.  Lettres1 b'i Lettre a M, de C. P. a, j}. Février' 1765; J'attesdois des réparations, Monfieur, & vous en exigez; nous fommes fort loin de compte. Je veux croire que vous n'avez point concourui dans les lieux oü vous êtes , aux iniquités qui font 1'ouvrage de vos confrères, mais il falloit, Monfieur, vous élever contre une manoeuvre fi oppofée a l'efprit du chriftianifme, & fi déshonorante pour votre état. La lacWfcté n'eft pas moins répréhenfible que la viólence dans les Miniftres du Seigneur. Dans tous les pays du monde il eft permis a 1'innocent de défendre fon innocence* Dans le vótre on- 1'en punit, on fait plus, on ofe eroployer la religion a cet ufage- Si vous avez protefté contre cette profanation, vous êtes ex, cepté dans mon livre, & je ne vous dois point de réparation; fi vous n'avez pas protefté, vous êtes coupable de connivence, & je vous en dois encore moins-. Agréez , Monfieur, je vous fupplie, mes. falutations & mon refpecc. 35^"  j. j. Rousseau. 353 T „ e fouvenir , Monfieur , de vos anciennes bontés pour moi vous caufe une nouvelle importur nité de ma part. II s'agiroit de vouloir%ien être, pour la feconde fois , cenftur d'un de mes ouvrages. Ceft une trés - mauvaife rapfodie que j'ai compilée il y a plufieurs années, fous le nom de DiHionnake de Mufique, & que je fuis forcé de donner aujourd'hui pour avoir du pain. Dans le torrent des malheurs qui m'entraine, je fuis hors d'état de revo'r ce recueil. Je fais qu'il eft plein d'erreurs & de bévues. Si quelqüintérêt pour le fort du plus malheureux des hommes vous portoit a voir fon ouvrage avec un peu plus d'attention que celui d'un autre, je vous ferois fenfiblement obligé de toutes lts fautes que vous voudriez bien corriger chemin faifant. Les indiquer fans les conïger ne feroh rien faire, car je fuis abfolumert hors d'état d'y donner la moindre attention, & fi vous daignez en ufer comme de vctre bien , pour cbanger , ajouter, ou retrarxher, vous exercerez une charité très-utile & dont je ferai trésreconnoiflant. Rtcevez , Monfieur , mes txè&> humbles excufes & mts felutationa. Lettre i M> Gairaut. Motiërs- Travers, le 3 M*« ^5'  3?* Lettres de %^oits ignorcz, je Ie vois, ce qui fe paffe ici par rapport a moi. Par des manoeuvres fouterraines que j'ignore, les Miniffrts, Montmoilin a leur tête, fe font tout-a- coup déchalnés contre moi, mais avec une telle.violence que, malgré Mylord Maréchal & le Roi même, je fuis chaffé d'ici fans lavoir plus oü trouver d'afvle fur la terre; il ne m'en refte que dans fon fein. Cher M**+, voyez mon fort. Les plus grands fcélérats trouvent un refuge; il n'y a que votre ami qüi n'en trouve point. J'aurois encore 1'Angleterre; mais quel trajet, quelle fatigue, quelle dépenfe ! Encore fi j'étois feul! . .. Que la nature eft lente a me tirer d'affaire! Je ne fais ce que je deviendrai; mais en quelque lieu que j'aille terminer ma mifere, fouvenez - vous de votre ami. Il n'eft plus queftion de mon édition générale. Selon toute apparence je ne trouverai plus a la faire , & quand je le pourrois , je ne fais fi ja pourrois vaincre 1'horrible averfion que j'ai concua pour ce travail. Je ne regarde aucun de mes livres fans frémir; & tout ce que je defire au monde, eft un coin de terre oü je puifle mourir en paix, fans toucher ni papier ni plume. Lettre té & de ma liberté , .peut - être pour le refte de ma vie. En attendant 1'impreffion, vous 0buvez donner & envoyer des copies. Je ne ferai peut-être en état de vous écrire de long-tems. De grace, mettez-vous a ma place & ne foyez pas trop exigeant. Vous devriez fentir qu'on ne me laifTe pas du tems de refte. Mais vous en avez pour me donner de vos nouvelles & même des miennes; car vous favez ce qui fe paffe par rapport a moi. Pour moi, je 1'ignore parfaitement. Je vous embraiTe. Lettre a M. le P. de Pelice. Motiers, le 14 Mars 1765. Je n'ai point fait, Monfieur, 1'ouvrage intitulé des Princes; je ne 1'ai point vu; je doute même ^qu'il exifte. Je comprends aifément de quelle fabrique vient cette invention, comme beaucoup d'autres, & je trouve que mes ennemis fe rendent bien juftice en m'attaquant avec des armes fi dignes d'eux. Comme je n'ai jamais défavoué aucun ouvrage qui fut de moi, j'ai le droit d'en être  J, J. RoUSSEAU. 361 ètre cru fur ceux que je déclare n'en pas être. Je vous prie, Monfieur, de recevoir •& de publier cette déclaration en faveur de la vérité & d'un bomme qui n'a qu'elle poui fa défenfe. Recevez nies trés-humbles falutations. Lettre & M. Miuron, Procureur - Général li Neufchtitel. Motiers, Ie 23 Mars 1765. Je ne fais, Monfieur, fi je ne dois.pas bénïr mes miferes, tant elles font acco npagnées de confolations. Votre lettre m'en a donné de bien dcuces & j'en ai trouvé de plus douojs encore dans le paquet qu'elle contenoit. J'avois expofé a Mylord Maréchal les raifons qui me fufoient defirer de quitter ce pays , pour chercher la tranquillité & pour 1'y laiffer. II approuve ces raifons & il eft , comme moi , d'avis que j'en forte: ainfi, Monfieur, c'eft un parti pris, avec regret, je vous le jure , maiVinévocablement. Affurément tous ceux qui ont des bontés pour moi ne peuvent défapprouver que, dans le trifte état oü je fuis, j'aille chercher une terre de paix pour y dépofer mes os. Avec plus de vigueur & de fanté je confentirois a faire face a mes perfécuteurs pour le bien public: mais accablé d'inür.nités & de malheurs fans exemple , je fuis peu Lettres. O  3<ü Lettres © e propre a jouer un róle, & il y auroit de !a cruauté h me Pimpoft-r. Las de combats & de querelles, je n'en paux p'us fupporter. Qu'on me laiffe aller mourir en paix ailleurs, car ici cela n'eft pas posfible, moirs par la mauvaife humeur des habitans, que par le trop grand voTinage de Geneve; inconvénient qu'avec la meilleure volonté du monde, il no dépend pas d'eux de lever. Ce parti , Monfieur, étant celui auquel on vouloit me réduire, doit naturellemei^ faire tomber toute démarche ultérieure pour m'y forcer. Je ne fuis point encore en état de me tranfporter, & il me faut quelque tems pour mettre ordre a mes affaires , durant lequel je puis raifonnablement éfpéreï qu'on ne me traitera pas plus mal qu'un Turc, un Juif, un Payen, un Atbée; & qu'on voudia bien me laiffer jouir, pour quelques femaines, de 1'hofpitalité qu'on ne rtfufe a aucun étranger. Ce n'eft pas, Monfieur , que je veuille déformais me regarder comme tel; au contraire , IVonneur d'être infcrit parmi les citoyens du pays, me fera toujours précieux par lui-mcme, encore plus par la rrain dont il me vient, & je mettrai tcujours au rang de mes premiers devoirs le zele & la fidélité que je dois au Roi, comme notre Prince & comme mon prottéteur. J'ajoute que j'y laiffe un bien trés - regrettable, mais dont je n'entends point du tout me deffaifir. Ce font les pmis que j'y ai trouvés dans mes difgraces, & que jvfpere y confeiver malgré mon éloignement.  J, J. Rousseao. 303 Quant a Meffieurs les Miniftres, s'ils trouvent a propos d'aller toujours en avant avec leur Confïftoire, je me tralnerai de mon mieux pour y comparoltre, en quelqüétat que je fois, puifqüils le veulent ainfi , & je crois qu'ils trouveront, pour ce que j'ai a leur dire, qu'ils auroient pu fe pafftr de tant d'appareil. Du refte, ils font fort les maitres de m'excommunier, Ji cela les amufe: être excommunié de Ia facon de M. de Voltaire, m'amufera foit auffi. Permettez, Monfieur, que cette lettre foit commune aux deux Meffieurs qui ont eu Ia bonté de m'écrire avec un intérêt fi généreux. Vous fentez que dans les embarras oü je me trouve, je n'ai pas plus 3e tems que les termes pour exprimer combien je fuis touché de vos foins & des leurs. Mille falutatiorrs & refpeóts. Lettre au Cmfiftoire de Motiers. Motiers, so Mars Messieurs, Sur votre citation, j'avois hier réfolu, malgré mon état , de comparoitre aujourd'hui par-devant vous ; mais fentant qu'il me feroit impoffible , malgré toute ma bonne volonté, de foutenir une longue féance , & , . fur la matiere de foi qui q z  gg^ :L E T T R E S D E " fait Punique objet de la citation , réfléchifïarrt ,que je pouvois également m'expliquer par écrit., ie n'ai point douté, Meffieurs, que la douceur de £1 chatké ne s'albat en vous au zele de la foi, & que vous n'agréaffiez dans cette lettre la même sépoi.fe que j'aurois pu faire de bouche aux que.flior.s de M. de Montmoilin, quelles qu'elles foient. I l me paroit denc qu'a moins que la .rigueur dont la vénérab'e clafie juge t propos d'ufer cortre moi , ne fo:t fondée fur une loi pofitive , qu'on m'aiiure ne pas exifter dans cet Etat, rien «'eft p'us nouveau, plus irrégulier, plus attentatoire a Ia liberté civile, & furtout plus contraire a 1'efprit de la religion, qu'une pareille procédure •jn ruve Hiatiere de foi*» Cu, Meffieurs, je vous fupplie de confidérer ..q-ae , vivant depuis longtems dans le fein de rég'i'fe, & n'étant ni pafteur , ni profciTlur, ni chargé d'aucune partie de Tinftruftton publique, je 'ne dois être foumis, moi particulier, moi^ fimple • quelle abfurdité, quel fcandale ne fèroit-ce poinf de s'en être contenté, après'la publication d'un liv:c oü le chriftianifme fembloif fi violemment' aniqué, & de ne s'en pas contenter maintênant,après Ia publication d'un autre livre, oü 1'auteur' peut errer, fans doute , puifqu'il eft homme ma's oü du moins il erre en" chrétien, puifqu'il ne ceffe de s'appuyer pas a pas fur 1'autor tè de' 1'évangile? C'étoit alors qu'on pouvoit m'ócer li communion; mais c'eft a préfert qu'on devroit me" la rendre. Si vOus faites le contraire, Mefiieurf,' penflz a vos" cónfciences,- pöurmoi, quoi qu'iï arrivé, la mienne eft en prix'. Jè vous döis, Meffieurs, & je veux vous reni.be toutes fortes de déférences, & je fouhaite de tout mon cteur qu'on n'oublie pas affez la proteétion dont lé Roi m'honore, pour me forcer d.'imploisr celle du gouvernement. Q 3;  366 L i t r x e s b e B. e c e v e 2, Meffieurs, je tous fupplie, let affurances de tout mon refpeét. Je joins ici ia copie de la déciaration für laquelle je fus admis a la communion en 1762, öc que je confiime aujourd'hui. (*) Je fouffre beaucoup depuis quelques jours, & les tracas que je croyois finis & que je vois fe mul- » tiplier , ne contribuent pas a me tranquilfer Ie corps ni 1'ame. Voilé donc de nouvelles lettres d'éclat a écrire, de.nouveaux engagemens a prendre, & qu'il faut jetter a la tête de tout la monde, jufqu'è ce que je trcuve quelqu'un qui les daigne agréer. Voila, toute chofe ceffante, ua déménagement a faire. 11 faut me réfugier è. Couvet, paree que j'ai le malheur d'être dans la difgrace du minifbre de Motiers ,• il faut vlte aller chercher un autre miniftre & un autre confiftoire, car fans miniftre & fars confiftoire il ne m'eft plus permis de refpirer; & il' faut errer de paroifle en paroifle, jufqu'a ce que je trouve un miniftre affez bénin pour daigner me tolérer dans la fienne. Cependant, M. de p***. appelle cela le pays Ie (*) Voyez ci-devant la lettre du 24 Aout 176a adrelïes a M. de Montmoilin. Let the « M. D * * *. Ce 6 Avril 17(15.  J. J. R o u S s e a' u»- 3<5f plas libre de la terre. A la bonne heure, ma's cette liberté-la n'eft pas de mon goüt. M- de' p * * *. fait que je ne veux plus rien avoir a Hl» avec les nfniftras; il me i'a confeillé luimêms; il fait que naturelle.nent je fuis déformais dans ce cas avec cslui-cij ü fi* le conf.-il d'état m'a exempté de la jurifd flion de fon confiftoire; par qualle étrange maxime veut-il que je m'alle refourer tout expiès fous la jurifliction d'un autre confifto're, dont le confeil d'état ne m'a point exemp'é, & fous celle d'un autre miniftre qui me trac.ff;ra plus poliment fans doute1; mais qui me tracaff.-ra toujours; voudra poliment favoir commJ je panfe, & que poliuent j'enverrai promener? Si j'avois une hab'tit'on a ciuifir dans Ci pays, ce feroit ceiie-ci, précifément par la raifon qu'on veut qua j'en forte. J'en forcirai donc j, puifqu'il le faut; mais ce ne fera fürement pa» pour a'.ler a Couvet. Quant a la* lettre que vous jugez a propos que j'écrive pour promettre le filence pandant mon féjour en SufD, j'y confens. Je ddfirerois feulement que vojs me fiiïïez 1'amitié de m'envoyer le modele de cette lettre, que je tranfoirai exactement & de me marquer a- qui je dois radreiTer» Garrotez moi fi b'en que je ne pu'fle plus remucr ni pied ni patte; voila mon cceur & mes rnains dans les liens de 1'amitié. Je fuis trè's-détermit s a vivre en repos fi je puis , & a ne plus rien écrire quoi qu'il arrivé , fi ce n'eft ce que vou» Q 4  3 68 Lettres de favez, & pour Ia Coife, s'il Ié faut abfolument & que je vive affez pour cela. Ce qui me fiche, encore un coup, c'eft d'aller offrant cette promeffé de porte en port.e , jufqu'a ce qu'il fe trouve quelqu'un qui la daigne agiéer. Je ne fache rien au monde de plus humiliant. C'eft donner a mon filerrce une irrportance que perfonne n'y voit que moi feul. 'Pardonnez, Monfieur, l'hucneur qui me ronge; j'ai onze 1,-ttrts fur ma table, la plupart trésdéfagréables & qui veulent toutss la plus prompte réponfe. Mon fang eft ckiné, la fievre meco-fume, je ne p;ffe plus du tout; & jamaisrien ne m'a tant coü:é de ma vie que cette promeffé authenn'que qu'il faut que j,3 faffe d'une chofe que je fitis bien déterminé a tenïr, que je la promatJ ou non. Mais tout en grognant fort. mauffadiment, j'ai le cco-.ir plein dis fentimens les plus tendres pour ceux qui s'intéreffent fi gênéruifement a mon repos, & qui" me donnent les meillcurs confeils pour 1'affurer. Je fais qu'ils ne me confeillent que pour mon bien; qu'ils ne .prennent a tout cela d'autre intérêt que Ie mien propre. Moi de mon cóté, tout en murmurant, je veux leur complaire , fans fonger a ce qui. m'eft bon. S'ils- me demandoient pour eux ce qu ils me. demandent pour moi - móme , il ne mi coüteroit plus rien. Mais comme il eft p.rmis de faire en rechignant fon propre avantage, je veux leur obéir, les aimer & les gronder. Je vous eu.hraffe. JP. S..  JI J;!- R d tf S S"E" Avtf.' $tsy) P". S: Tout bien penfé , je crois" pótfrtarrt' qu'avant le départ de M. Meuren je ferai os qu'on defiré. Ma pareiTé commence-toujours par fé dépiter, mais air fin mon cceur cede,- Si je refto s, j'en reviendrois, en attendant que votre m iifon fet fi'te, au projet de chercher quelque jolie habitation prés de Neufchatel; & de m'abonner a qudque. fociété oü j'euffe a la fois te' liberté-&'-Ie commerce des hommes. Je n'ai pas befoin de focié,é pour me garantir de 1'ennui: aa> conti aire : mais j'en ai befoin pour me détóurnet de ré ver & d'écrire, Tant que je vivrai feul, ma tête ira malgré moi. - L-jettee a Mylord Maréchal, - Lè 6 Avrfl irféi • ' II me paroit, Mylord, que graces aöx foins des honnêtes gens qui vous- font attachés , les pro:e s des prédicans • contre moi s'en iront'en rumée, ou aboutiront tout au plus ime-gmantii da i'ennui de ■ leurs lourds fermons. Je n'entrerai point dans le détail de ce qui s'eft pall'é, fachan: qu'on vous en a rendu ün fidele compte. Ma>s il y .auroit de l'ingratitude a moi de ne vous rien dire de la coaleur que M: Cdaillet a mife a toute cette affaire, & de 1'activhé pletne ala fois de prudeire, Q 5  37Q Lettre» de & de .vigueur avec laquelle M. Meuron 1'a conduite. A ponée, dans Ia place oü vous 1'avez jnis, d'agir & de parler au nom du Roi & au vótre, il s'eft prévalu de cet avantage avec tant de dtxtérité que, fans indifpofer p/rfonne, il a ramené tout le confeil d'état è fon avis, ce qui n'étoit pas peu de chofe, vu 1'extrcme fermentation qu'on avoit trouvé le moyen d'exciter dans les efprits. La maniere dont il s'eft tiré de cette affjire, prouve qu'il eft tr.ès en état d'en manier de plus grandes. Lorsque je recus votre lettre du 10 Mars avec les petits bülets numerotés qui i'accompagnoient, je me fentis le cceur fi 'pénétré de ces tendres foins de votre part, que je m'épanchai Jadsffus avec M. le Prince Louis de Wirtemberg, homme d'un mérite rare, épuré par les difgraces & qui m'honore de fa correfpondance & de fon amitié Voici la-deffus fa réponfe; je vous la tranfmets mot èt mot. „ Je n'ai pas douté un moment „ que la Roi de Pruffe ne vous foudnt : mais „ vous me faites chérir Mylord Maréchal; veuillez „ lui témoigner toute Ia vivacité des fentimens „ que cet homme refpecbable m'infpire. Jam3i« ,, perfonne avant lui ne s'eft avifé de faire un ,, journal ir honorable pour 1'humanité." Quoiqu'il me p3roiffe a peu prés décidé que te puis jouir en ce pays de toute la füreté poffible, fous la proteélion du Roi, fous la vótre, & , graces a vos précautions , comme fujet de  ■ J. J. Roossi*i TfX l'état (*), cependant il me paroit toujours imposfible qu'on m'y hiiTe tranquille. Geneve n'en eft pas plus loin qu'auparavant, & les brouillons de miniftres me haïffent encore plus a caufe du mal qu'ils n'ont pu me faire. On ne peut compter fur rien de folide dans un paysoü les têtes s'écbauffent tout d'un coup fans favoir pourquoi. Je perfifte donc a vouloir fuivre votre confeil & m'éloigner d'ici. Mais comme il n'y a plus de danger, riep re preffe; & je prendrai tout le tems de cléübérer & de bien peter mon choix, pour ne pas faire une fottife & m'aller mettre dans de nouveaux laqs, ïout.s mes raifons contre l'Angleterre fubfiflent, & il fuffit qu'il y ait des miniftres dans ce payS - la pour me faire craindre d'en approcher. Mon état & mon goüt m'attirent également vers 1'Italie; & fi la lettre dont vous m'avez envoyé copie, obtient une réponfe favorable , je penche extrémement pour en profiter. Cttte lettre, Mylord, eft un chef-d'ceuvre; pas un mot de trop, fi ce n'eft des louanges; pas une idéé omife pour aller aufeut. Je compte fi bien fur fon effet , que fans autre füreté qu'une pareille lettre, j'kois volontiers me livrer aux Vénitiens. Cependant, comtne je pus attendre & que la faifon n'eft pas bonne encore pour paffir les monts, je ne prendrai nul parti définitif, fans en bien confulter avec vous. (*) Lord Maréchal lui avoit obtenu des lettres d« nsttaralifation, Q 6  372 Lettres de I l eft certain, Mylord , que je n'ai pour le. moment nul befoin d'argent. Cependant ie vous 1'ai dit & je vous le répete; loin de me défer.dfe de vos dom, je m'en tiens bonoré. Je vous dois les biers l.s plus pi-écieux- de la vie; marchander fur les autres, fe'rdit de ma part une ingratitua'e. Si je quitte ce pays, je n'oublierai pas qtfil y a dans l.s mairsde M. Meiiron cmquante loüs dont je pus difpofer au befoin. Je n'oublierai pas non plus de remercier le Roi de fes graces: c'a toujours été mon defièin, fi jamais je quittois fes états. Je vois, Mylord, avec une grande joie, qu'en tout ce qui eft convenable & bonnête, nous nous entendons-fans nous être communiqués.. Lettre h M. d'Ivernois. Motiers, ie 8 Avrii 17(5. jBieh arrivé, mon cher Mönfieur, ma joie eft grande, ?iais elle n'eft pas complete, püfquevous n'avez pas paffé par ici. II eft vrai que vous y auriez trouvé une fermer taiion défagréable i votre amitié pour moi. J'efpere quand vous viendrez, que vous trouverez tout pacifié La chance commer.ce è tourner extrêmement. Le Roi s'eft fi hautement déclaré, Mylord Marécbal a fi vivement écrit, les gens en crédit ont pris mon parit fi  J, j. K o O s s i a u. 373' ctiaudement, que Ie confeil d'état s'eft unammement déclaré pour moi, & m'a, par un arrêt> exempté de la jurifdiftion du confiftoire & affuré la prottdtion du gouvernement. Les- Miniftres font généralélnent hués ; l'homme a qui vous avez écrit eft confterné & fuiieux; il ne lui rtfte plus d'autre reffource que d'ameuter la canaille, ce. qu'il a fait jufqu'ici avec affez de fuccès. Un dss plus platfans bruits qu'il fait courir, eft que j'ai dit dans mon dernier livre que les femmes n'avoient point d'ame ; ce qui les met dans une «elle furtur par tout le Val de Travers que, pour être honoré du fort d'Orphée, je n'ai qu'a fortir de chez moi. C'eft tout le contraire a Neufchatel , oü toutes ks Dames fe font déclarées en ma faveur. Le fexe dévot y tralne les miniftres dans les bouts. Une des plus aimables difoit, il y a quelques jours, en pleine affemblée, qu'il n'y avoit qu'une feule chofe qui la fcandalifat dans tous mes écrits; c'étoit 1'éloge de M. de Montmoilin. Lts fuites de cette affaire m'occupent extrêmement. M. Andiié m'eft arrivé de Berlin de la part de Mylord Maréchal. II me furvient de toutes paits dès multitudes de vifites. Je fonge a déménager de cette maudite p3.oiiTe pour.aller m'établu prés de Neufchatel, oü tout lê monde a la bonté de me defirer. Par deüus tous ces tracas , mon trifte état ne me laiffe point de relache, & voici le feptieme mois que je ne fuis forti qu'une feule föis, dont je rae fuis trouvé fort mal. Jugez Q 7  374 L e t t r e 8 db d'après tout cela fi je fuis en état de recevoir Rf. deServant, quelque defir que j'en eufie. Dans tout le cours de ma vie, il n'auroit pas pu choifir plus mal fon tems pour me venir voir. Diftualez1'en, je vous fupplie, ou qu'il flfe s'en prenne pas i moi, s'il perd fes pas. Je ne crois pas d'avoir écrit a perfonne que peut - être je ferois dans le cas d'aller a Berlin. Ii m'a tant paffé de chofes par la tête que celle-Ia pourroit y avoir paffé auffi; mais je fuis prefque afiuré de n'en avoir rien dit a qui que ce foit. La mémo're que je perds abfolument, m'empêche de rien afiirmer. Des motifs trés - doux, trés - presfans, trés - honorables m'y attireroient fans doute. Ma's le cümat me fait peur. Que je cherche au moins la bénignité du foleil, puifque je n'en dois point attendre des hommes! J'efpere que celle de 1'amitié me fuivra pirtout. Je connois la vótre & m'en prévaudrois au btfoin; mais ce n'eft pas 1'argent qui me manque; & fi j'en avois befoin, cinquante louis font a Neufcbatt.1 a mes ordres, graces è la prévoyance de Mylord Maréchal. Lettre « Madmaifelle G..., Motiers, 9 Avril 17Ö5. .Au moins, Mademo'felle, n'allez pas m'accufer auffi de croire que ks femmes d'ont point d'ame;  J. J. Rousseau. 375^ «ar, au contraire, je fuis trés - perfuadé que toutes celles qui vous reiTernblent, en ont au moins deux a leur difpolitioh. Qael dommage que la vótre vous fuffife! j'en connois une qui fe plaïroit fort a loger en même lieu. Mille reCpe^s a la chere maman & a toute la familie. Je vous prie, Mademoifelle, d'agiéer les miens. Lettre « M. Meuron, Procureur-général h Neufchdtel. Motiers, le 9 Avril 1765. Permettez, Monfieur, qu'avant votre départ je vous fupplie de joindre è tant de foins obligeans pour moi, celui de faire agréer a Mesfieurs du confeil d'état mon profond refpeft & ma vive reconnoiffance. II m'eft exttêmement confolant de jouir, fous 1'agrément du gouvernement de cet état, de la protcOïon dont le Roi m'honore, & des b'ontés de Mylord Maréchal; de fi précieux artes de bienveillance m'impofent de nouveaux devoirs que mon cceur remplira toujours aveczele, non-feulement en fidele fujet de l'état, mais en homme paruculierement obligé è l'illuftre corps qui le gouverne. Je me flatte qu'on a vu jufqu'ici dans ma conduite une fimplicité fincere & autant d'averfion pour la difpute qae d'amoor pour la paix. J'ofe diie que jamais homme ne chi'rcha moins a répandre fes opiuions & ne fut moina  Dettre* üe auteur dans la vie privée & focialé ; fi dans-Ja chalne de mes d fgraces , les follicitations , 5e devoir, 1'honneur même m'ont forcé de prendre k plume pour ma 'défenfe & ponr ctlle d'autrui; je n'ai rempli qu'a regret un devoir fi trifte, & j'ai regardé cette cnielle néceflïté, comme un nouveau malheur pour moi. Maintenant, Monfieur, que graces au ciel j'en fuis quitte, je m'impofe la loi dé me t^re; & pour mon repos & pour celui de l'état oü' j'ai Ie bonheur cfe vivre , je m'engage librement, tant que j'aurai le même avantage, a ne plus traiter aucune matiere qui puifle y déplaire, ni dans aucun des état voifins. Je firai plus, je rentre avec plaifir dans 1'obfcürité, oü j'aurois dü toujours vivre, &■ j'efpjre fur aucun fujet ne plus occup;r le public de moi. Je voudrois de tout mon cceur offrir a • ma nouvelle patrie un tribut plus digne d'elle ; je lui facrifie un bien trés-peu regrettable, & je préfere infiniment ats vain bruit du monde, 1'amüié-de fes membres & la faveur de fes chefs. Rectevez. Monfieur, Je vous fupplie, mss trés-humbles falutations, -  j. j, R o u< s s £ a ». 37T Lettre a M. D. A l'ifle de St. Pierre , ce 17 Oilobre 1765. On ma chaffe d'ici (*) , mon cher hóte ; le elfmat de Berlin eft trop rude pour moi. Je ma détermine a paffer en Angleterre, oü j'aurois dfl d'abord aller. J'aurois grand befoin de tenir confeil' avec vous, mais je necpuis aller a Neufchatel; voyez fi vous pourriez par cbaritê vous dérober a vos affaires pour faire un tour jufqu'ici. Je vous embraffe- Lettre a M. D. Bienne, le 27 Octobre 1765.- J'ai céJé, mon cher hóte, aux careffes & aux folliciiation»; je refte a Bienne, réfolu d'y paffer Pbiver; & j'ai lieu de croire que je 1'y paffcrai tranqulkment. Cela feta quelque changement dans nos arrangemens, & mes effets pouvant ma venir joind»e avec Mlle. le Vafibur, je pourrai, pendant 1'hiver, faire moi-même le catalogue de (*0 t.'ille de St..Pierre, au milieu du lac de Bienne, oi M.Rmineau s'étoit réfugié après !a lapidaiion deMotieisOn pe'ic voir-h defcription de ceire Ifle dans les RJvericl du Promitieur Solitaire, cinquieme promenade.  3 7 S Lettres de mes livres. Ce qui me flattedans tout ceci, eft que je refte votue vo fin , avec 1'efpoir de vous vo:r qualquefois dans vos momens de lobïr. Donnezmoi de vos nouvelles & de celles de nos aais. Je vous embraffe de tout mon cceur. Lettre au mênte. B|gine, lundi 28 Oclobre 17(55. On m'a trompé, mon cher rxSte. Je parsdemain ma'in avant qu'on me chaiTe. Donnez-moi de vos nouvelles a Bafle. Je vous recommande ma pauvre gouvernante. Je ne puis écrire a perfonne, quelque defir que j'en aie. Je n'ai pas même le tems de refpirer, ni la force. Je vous embraiTe. Lettre d M. d. L. C. I l faut, Monfieur, que vous ayez une grande opinion de votre éloqaerce & une bien patite du difcernement de l'homme dont vous vous d.tes enthoufiafte , pour croire l'intérefier* en votre faveur, par le petit roman fcandaleux qui remplit la lettre que vous m'avez écrite & par 1'hiftoriette qui le fuit. Ce que j'apprends de plus für dans cette lettre, c'eft que vous êtes bien jeune & qua vous me croyez bien jeune aufii.  J. J. ROUSSEAV. 379 Vous voila, Monfieur, avec votre Zéliecomme ces faints de votre églife, qui, dit - on , couchoient dévotèment avec des filles & attifoient tous les feux des tentations, pour fe mortifier, en combattant le defir de les éteindre. J'ignore ce que vous prétendez par les détails indécens qus vous m'ofez faire: mais il eft difficile de les lire, fans vous croire un menteur , ou un impuiffant. La mode peut épurer les fens, je le fais; il eft cent fois plus facile a un véritable amant d'être fage qu'a un autre homme: 1'amour qui refpecte fon objet, en chérlt la pureté; Ceft une perfcction de plus qu'il y trouve & qu'il craint de lui óter. L'amour-propre dédommage un amant des privattons qu'il s'impofe, en lui montrant 1'objet qu'il convoite, plus digne des fentimens qu'il a pour; lui. Mais fi fa maitrefle, une fois livrée 4 fes carefles, a déja perdu toute modeftie; fi fon corps eft en proie a fes attouchemens lafcifs; fi fon coeur brille de tous les feux qu'ils y portent; fi fa vo. lonté même déja corrompue, la livre a fa difcrétion , je voudrois bien favoir ce qui lui refte a refp-fter en elle- Surroso ns qu'après avoir ainfi fouillé la perfonne de votre maitrefle , vous ayez obtenu fur vous-même l'étrange victoire dont vous^ vous vantez, & que vous en ayez le mérite, l'avezvous obtenue fur elle, fur fes defirs, fur fes fens même? Vous vous vantez de'l'avoir fait p&mer entte vos bras. Vous vous êtes donc ménagé le  ygo Lettres de fot plaifir de la voir pamsr feule. Et c'étoit'-la 1'épargner filön vous ?' non, c'étoit 1'avilir. Eileeft plus méprifab'e que fi vous en euffiez' joui.Voudriez-vous- d'ure femme qu! feroit fortie ainfi' des mair.s d'un autre? Vous appellez pourtant tour cela des facrifiees k: la vertu. II faut que vousayez d'étranges- idéés de cette- vertu dont vcus; parlez, & qui ne vous laiffe pas même le mokdre fcrupule d'avoir déshonoré la file d'un homme dont vous mangiez le pain. Vous n'adoptez pas lesmaximes de l'Héloïfe; vous vous p'qttez de ies braver.' II eft faux, felon vous , qu'on ne doit' rien accorder aux fens, quand on veut leur rtfufer quelque chofe. En accordant aux vó rcs- tout ce* qui peut vous-rendre coupable, vous ne leur refufiez que ce qui pouvoit vous excufer. Votre: exemple , fuppofé vrai , ne fait point. contre la. max'me; il la confirme. Ge joli conté eft fu'vi d'un autre pms vraTernblabls, mais que le premier me rend bien fufpLÉt.Vous voulez avec- 1'art de votre age , émouvoir mon amour-propre, & me forcer, au moins par bienféance , a m'intérefler pour vous* Voila*. Monfieur, de tous les pieges qu'on peut me ten. dre, celui dans- leqik-1 on me prend le moins , furtout quand on i le tend auffi peu finement. It y auroit de 1'bumjur a- vous b^amer de la maniere dont vous dites avoir foutenu ma-caufe & mêms une forte d'ingratitude a ne vous en pas favoir gré. Gsfomémt, Monfieur, mon-livre ayant été con-  J. J. R O t) S S E A ïïï 38ï damné par votre parlement, vous ne pouviez meitre trop de modeftie & de circonfpeétion a le défendre, •& vous ne devez pas me faire une obligation ptrfonnelle envers vous, d'une juftice que vous avez du rendre a la vérité , ou a ce qui vous a paru 1'être. Si j'étois fur que les .chofes fe fuffent palTées comme vous me Ie marquez , je croirois devoir vous dédommager , fi je pouvois , d'un préjudice dont je ferois, en -quelque maniere, Ia caufe. Mais cela ne m'engagetoit pas a vous recommander fans vous connol're, préférablement st beaucoup de gens de mérite que je connois, fans pouvoir ks fervir; & je me garderois de vous procurer des élsves, furtout, s'ils avoient des fceurs, fans autre garant de leur bonne éducation, que ce que vous m'avez appris de vous & la piece de vers que vous m'avez envoyée. Le libraire a qui vous 1'avez préfentée a eu tort de vous réponrra auffi brutakment qüill'a fait; & 1'ouvrage du *ó é de la.compoliBon n'eft pas auffi mauvais qu'il 1'a paru croire. Les vers font faits avec facilité; il y en a de trés-bons, parmi beaucoup d'autres foibles & peu corrects. Du refte , il y regne p'irót un ton de déclamation , qu'une certaine chaleur d'ame. Zamon fe tue en afteur de tragédie; cette mort ne perfuade , ni ne touche ; tous les fentimens font Örés de Ja nouvelle Héloïfe, on en trouve a peine un qui vous appartienne; ce qui n'eft pas un grand figne de la chaleur de votre cceur, ni de la vérité de 1'hiftoire. D'ailleurs fi  384 L I T f 1 t I BZ le libraire avoit tort dans un fens, il avoit bien raifon dans un autre, auquel vraifemblablement il ne fongeo't pas. Comment un homme qui fe piqué de vertu, peut - il vouloir publier une piece d'oü réfulte la p'us pernicieufe morale, une piece pleine d'images licencieufes que rien n'épure, une piece q ii tend a perfuader aux jeunes perfonnes que les piivautés des amans font fans conféquence, & qu'on peut toujours s'arrêter oii 1'on veut; maxime auffi faufTe que dangereufe, & propre a détruire toute pudeur, toute honnêteté, toute retenue entre les deux fexes. Monfieur, fi vous n'êtes pas un homme fans mceurs, fans principes, vous ne ferez jamais imprimer vos vers, quoique paiTables, fans un correétif fuffifant pour en empêcher le mauvais effet. Vo u s avez des talens, fans doute, mais vous n'en faites pas un ufage qui porte i les encourager. Puiffiez-vous, Monfieur, en faire un meilleur dans la fuite, & qui ne vous attlre ni regrets a vous-même, ni le blame des honnêtes gens. Je vous falue de tout mon cceur. P. S. Si vous aviez un befoin preffant des deux louis que vous demandiez au libraire , je pourrois en difpofer fans m'incommoder beaucoup. Pailez-moi naturellement; ce ne feroit pas vous en faire un don, ce feroit feulement payer vos veis au prix que vous y aviez mis vous-mems.  J. J. E o u i i e i i. SSj • • Lettre 4 iW. D. Strasbourg, Ie 5 Novembre 1765. Je fuis arrivé , mon cher hóte , a Strasbourg famedi , tout-a-fait hors d'état de continuer ma route, tant par 1'tffet de mon mal & de la fatigue, que par la fievre & une chakur d'entrsillcs qui s'y font jointes. II m'eft auffi impoffible d'ailor mairtenant è Potsdam qu'a la Chine, & je ne fais pius trop ce que je vais devenir; car probabkmeiit on ne me laiffera pas longtems ici. Quand on eft une fois au point oü je fuis, on n'a p'us de projets a faire; il ne refte qu'a fe réfoudre a toutes chofes, & plier la tête fous le pefant joug de la néceffité. J'ai écrit a Mylord Maréchal ; 'je voudrois attendre ici fa réponfe. Si 1'on me cbafie, j'irai chercher de 1'autre cóté du Rhin quelque humanité , quelque hofpitalité : fi je n'en trouve plus nulle part, il faudra bien chercher quelque moyen de s'en paffer. Bon jour, non plus mon hóte , mais toujours mon ami. George Keith & vous, m'at'.achez encore a la vie. De tels liens ne fe rompent pas aifément. Je vous embraffe.  Lettres de Lettre au même, • Strasbourg, le 10 Novembre 1765. assurez-vous, mon cher hóte, & rasfurez nos amis fur les dangers auxquels vous me croyez expofé. Je ne recois ici que des marqués de bienveillance, & tout ce qui commande dans la ville & dans la province, paroit s'accorder a me favorifer. Sur ce que m'a dit M. le Maréchal, que je vis hier, je dols me regarder comme auffi en füreté a Strasbourg qüi Berlin. M. Fifcher m'a lervi avec toute la chaleur & tout le zele d'un ami, & il a eu le plaifir de trouver tout le monde auffi bien difpofé qu'il pouvoit le defirer. On me fait appercevoir bien agréablement que je ne luis plus en SuifTe. J e n'ai que le tems de vous marquer ce mot pour vous rafiurer fur mon compte. J e vous embrafle de tout mon cceur. Lettre è M. Pavid Hume, Strasbourg, Ie 4 Décembre 1765. "Vos bontés, Monfieur, me pénetrent autant qu'elles m'honorent. La plus digne réponfe que je 384  J. }o R o v s s e a O. S85 je puifle faire i vos offres, eft de les accepter, & je les accepte. Je partirai dans c;nq ou fix jours pour aller me jetter entra vos bras. C'eft le confeil de Mylord Maréchal , mon protefteur , mon ami , mon pere ; c'eft celui de Madame de*** , dont la bienveillance écla'rée me guiie autant qu'elle me confole " enfin, j'ofe dire que c'eft celui de mon cceur, qui Cs plait a devoir beaucoup au plus illuflre de mes contemporains, dont la bonté-furpafle la gloire. Je foupire après une retraite folitaire & libre, oü je puifle finir mes jours en paix. Si vos foins bienfiifms me la procurent, je jouirai tout enfemble & du feul bien que mon cceur defire, & du plaifir de le tenir de vous. Je vous falue, Monfieur, de tout mon cceur. .A.vAnt-hier foir, Monfieur, j'arrivai ici très-fatigué , trés-malade, ayant le plus grand befoin de repos. Je n'y fuis point incognito, & je n'ai pas befoin d'y être. Je ne me füs jamais caché, & je ne veux pas commencer. Comme j'ai pris mon parti fur les injuftices des hommes, je les mets au pis fur toutes chofes, & je m'attends a tout de leur part, même quelquefois a ce qui eft bien. J'ai écrit en effet la lettre è M. le Baiüi Lettres. R Lettre .qu'on m'en a impofé: c'eft une petite faute qui peut: n'ê.re que 1'ouvrage d'une vanité obligeante, quand'elle ne revient pas deux fois. Si vous y avez trtmpé,. je vous confeille de quitter une fo's pour toutes ces pe-tltesrufes quine peuvent avoir un bon principe quand' R l»  3CO LETTRES B * tlles fe tournent en pieges contre Ia fimplicltéi Je vous embrafle , mon cher pairon , avec le même coeur que j'efpere & defire trouver en vous.. Lettre au même^ Wootton, le 29 Mars 1766. u s avez vu , mon cher patron , par lo> lettre que M. Davenport a dü vous remettre, combien je me trouve ici placé felon mon goüt. j'y ferois peut-être plus k mon aife fi 1'on y a.voit pour moi moins d'attentions; mais les foinsd'un fi galant homme font trop obligeans pour •'en ficher; &, comme tout eft mêlé d'inconvéniens dans la vie, celui d'être trop bien eft un de ceux qui f§. tolerent le plus aifément; J'en trouve un plus grand a ne pouvoir me faire bien: entendre des domefliques, ni furtout entendre un mot de ce qu'ils me difent. Heureufement: Mademoifelle le Vafleur me fert d'interprete,. & fes doigts parient mieux que ma langue. Je trouve même 4 mon ignorance un avantage qui pourra faire compenfation , c'eft d'écarter lesoififs en les ennuyant. J'ai eu hier la vifite de M. le Miniftre qui, voyant que je ne lui parlois que Francois, n'a pas voulu me parler Anglois; de forte que 1'entrevue s'eft paffée a peu prés fans mot dire. J'ai pris goüt è 1'expédient ,\ je.  j"k j. R' o V s s i a c. 391 m'en fervirai avec tous mes voifins, fi j'en ai,& duffé je apnrendre 1'Anglois, je ne leur parlerai que Francois , furtout fi j'ai le bonheur qu'ils n'en facbent pas un mot. C'eft a peu prés la rufe des finges qui, difent les Negres" , ne veulent pas parler, quoiqu'i'sle puiflent,de peur qu'on ne les falie travaiiler. Il n'eft point vrai du tout que je fois cönve- ■ nu avec M. GofTet de recevoir un modele en préfent. Au contraire, je lui en demandai le prix, qu'il me dit être d'une guinée & demie, ajoutant qu'il m'en vouloit faire la galanterie, ce * que je n'ai point accepté. Je vous prie donc de; vouloir bien lui payer le mode'e en queftion,dont M. Davenport aura la bonté dé vous rem' bourfer. S'il n'y confent pas-, il faut le lui: rendre & le faire acheter par une autre main. Il eft deftiné pour M. du Peyrou , qui depuis longtems defire avoir mon portrait, & en a fait faire un en miniature qui n'eft point du tout reslemblant. Vous êtes pourvu mieux que lui®, mais je fuis faché que vous m'ayez óté par une diligence auffi flatteufe le plaifir de rempür lemême devoir envers vous. Ayez la bonté, mon cher Patron , de faire remettre ce modele a MM.. Guinand & Hankey, Little- St. Hellen's Bisbopfga. te-Street, pour 1'envoyer a M. du Peyrou par Iapremière occafion fure. II gele ici depuis que* j'y fuis: il a neigé tous les jours: le vent coupec te vifage; malgré cela, j'aimerois mieus habitat-: R ^  3S>2 Letties OS le trou d'un des lapins de cette garenne, que Ie plus bel appartement de Londres. Bon jour, mon cher patron, je vous embrafle de tout mon coeur. Lettre a Mylord * * *. 7 Avril 176(5. c e n'eft plus de mon chien qu'il s'agit, Mylord , c'eft de moi ■ même. Vous ver-rez par Ia • 1'ritre ci-jointe pourquoi je fouhaite qu'elle paroifie dans les papiers publics, fuitout dans Ie St. James Chroncle, s'il eft poflible. Cela nefera pas aifé, felon mon opinton; ceux qui m'entourent de leurs embuches ayant óté a mes vrais amis & è moi-même tout moyen de faire entendre la voix de la vérité. Cependant, il convient que le public apprenne qu'il y a des trattres fecrets qui, fous Ie mafque d'une amiu'é perfide, tr-availltfct fans relache a me déshonorer. Une fois averti, fi le public veut encore être trompé, qu'il le foit. Je n'aurai plus rien a lui dire.. J'ai cru, Mylord, qu'il ne feroit pas au • deffous de vous de m'accorder votre afliliance en cette Oftcaiion. A notre première entrevue , vousjugerez fi je la mérite & fi j'en at befoin. En attendant, ne dédaignez pas ma confiance, ou ne m'a pas appris a' la prodiguer ; les trahifón* qua j'éprouve doivent lui donner quelque prix. let--  j.- R o « s 3 e' i }.. 3933 Lettre a- l'autew du- Saint ■ Jamts Choniclei- • Wootton y\s 7'Avril iyfiS.■ V ous avez manqué , Monfieur ,■ au refpec"ïf que tout particulier doit aux têtes couronnées». en attribuant publiquement au Roi de Pruffe-' une lettre pleine d'extravagance & de-méchanceté»dont par cela feul vous deviez favoir qu'il nepouvoit être- 1'auteurv Vous avez même- ofé' tr-anferire fa fignature, comme ft vous 1'aviez vue écrit ede fa main. Je vous apprends, Mon¬fieur, que cette- lettre' a été fabriquée è Paris,. & ce qui navre & déchire mon coeur, que l'iin-pofieur a des complices en Angleterre.- Vous devez au Roi de Pruffe, a la vérité, ii moi, d'imprimer la lettre que je vous écris &•ciue je figne, en réparation d'une faute que vous-* vous reprocberiez fans- doute, fi vous faviez dequelles noirceurs vous vous rendez l'inflrumenY. • Je vous fais, Monfieur, mes finceres falutations».  354 Lettres- b e L e t t k e a Lord * **. Wootton, le 19 Avril 1766; • Je ne fauroi.s, Mylord, attendre votre retour i. Londres, pour vous faire les remerciemens qua je vous dois. Vos bontés m'ont convaincu que j'avois eu raifon de compter fur votre générofité. Pour excufer 1'indifcrétion qui m'y a fait recourir, il fuffit de jetter un coup-d'ceil fur ma fituation. Trompé par des traltres qui , ne pouvant me déshonorer dans les lieux oü j'avois vécu, m'ont. entrainé dans un pays oü je fuis inconnu & dont j'ignore la langue , afin d'y exécuter plusaileir^nt leur abominable projet , je me trouve jetté dans cette ifle après des malheursfans exemple. Seul , fans- appui, fans amis , fans défe.nfe, abandonné a la témérité des jugemens publics & aux effets qui en font la fuite ordinaire, furtout chez un peuple qui naturelle3t»ent n'aime pas les étrangers , j'avois le plus grand befoin d'un protedteur qui ne dédaign&e pas ma confiance; oü pouvois-je mieux le chercher que parmi cette illuflre noblefle è laquelle je me plaifois a rendre honneur , avant de penfer qu'un jour j'aurois befoin d'elle pour jn'aider a défendre le mien? Vous me dites, Mylord, qu'apiès s'être un  JV- J. R ou s se x>u. 3-95, peu amufé , votre- public rend ordhiairemenc juftice; mais c'eft un amufement bien cruel, ce' me femble, que celui qu'on prend aux dépens des infortunési & ce n'eft pas affëz de- fir,ir par: rendre juftice, quand on commence par en manquer. J'apportois au fein de votre nation deuxgïands droitsqu°élIe eütdürefpefter davantage; le' droit facré de 1'hofpitalité & celui des égards que' 1'on doit aux malheureux; j'y apportois l'eftimeuniverfelle & le refpecï même de mes ennemis. Pourquoi m'a-t-on dépouillé .chez voüs de cela?'' Qu'ai - je fait pour mériter un traitement fi cruel?' En quoi me fuis-je mal conduit a Londres-, oh'< 3'on me traitoic fi favorablement avant que j'y/ faiTe arrivé ? Quoi, Mylord ! des diffamations fccretes qui ne devroient produire qu'une jufte horreur pour les fourbe-- qui les répandent, fuffiroient pour détruire l'eftet de cinquante ans d'honneur & de mceurs honnêtes! Non , les pays. oh' je fuis connu ne me jugeront point d'après votre public mal inftruit; 1'Europe entiere conti» i nuera de me rendre la juftice qu'on me refufe en Angleterre , & 1'éclatant accueil que , malgré le décret, je viens de recevoir a Paris h mon paftage, prouve que partout oü ma conduite eft connue , elle m'attire 1'honneur qui m'eft dü. Cependant fi le public francois eüt' été aiifiï prompt 4 mal juger que le vótre, il en ent eu le même fujet. L'année derniere on fit courir ft 6 ■  3£>6" LETT'BES BE, è Geneve un libel le (*) affreux fur ma condukea Paris. Pour toute réponfe , je fis impiimer ce übeüe a Paris même. II y fut recu comme ib méritoit de i'-être, & il femble que tout ce que les deux fexes ont d'illullre &. de vertueutt dans cette capitale, ait voulu me venger par lespius grandes marqués. d'eftime, des outrages de nies vüs ennemis. Vous direz , Mylord, qu'on me connoit i Paris & qu'on ne me connoit pas a Londres; voila précifément de quoi je me plains. Oni n'óte point a un homme d'honneur, fans le con-. noitre & fans 1'entendre-, 1'eftime publique dont il jouit. Si jamais je vis en Angleterre aufö' Songtems que j'ai vécu en France, il faudra bien . qu'enfin votre public me rende fon eftime mais quel pré lui en faurai-je, lorfque je 1'y, aurai forcé? Par down ez, Mylord. cette longue lettre;■ me pardonneriez-vous mieux d'être indifférent 4. ma réputation dans votre pays ? Les Anglois^ valent bien qu'on foit faché de les voir injuftes-, & qu'afin qu'ils ceffent de 1'être, on leur faffefentir combien ils Ie font.- Mylord, les mal-, heureux font malheureux partout. En France? cn les décrete; en Suifle on les Iapide; en An-. gleterre on les déshonore; c'eft leur vendre chex< Khofpitalité.. C*) Sentinuas des Ciioycas  j. j. R o v s s e a u. 397 Lettre a Mde,, de Luze.. Wootton , lè 10 Mai 1766. SuiS'jE affez heureux, Madame, pour que; vous penfiez quelquefois è mes tets, & pour que vous me fachiez mauvais gré d'un fi long fiience ? J'en ferois trop puni ft vous n'y étiez pas. fenfible. Dans le tumulte d'une vie orageufe,. combien j'ai regretté les douces heures que jepaffois prés de vous! Combien de fois les premiers momens du repos après lequel je foupirois ont éré confacrés d'avance au plaifir de vous écrire! J'ai maintenant celui de remplir cet engagement,& les agrémens du lieu que j'habite m'invitent a m'y occuper de vous, Madame, & de M. de Luze , qui m'en a.fait trouver beaucoup a y venir. Quoique je n'aie point direétement de fes nouvelles, j'ai fu qu'il étoit arrivé a Parisen bonne fanté , & j'erpere qu'au moment oü j'écris cette lettre , il eft heureufement de retour prés de vous. Quelque intérêt que je prenne èfes avantages, je ne puis m'empêcber de lui envier celui-lè, &jevous jure, Madame, que cette paifible retraite perd pour moi beaucoup de fon prix quand*je fonge qu'elle eft s trois cents lieues de vou?.. Je voudrois vous la décrire avec tous fes charmes, alin de vous temer, jen'ofe, R 7  3S8 E, E T T R E S D E dire de m'y venir voir, mais de Ia venir voir,. <& moi j'en profiterois» Figuiiez-vous, Madame, mie maiforj' feule, non fort grande, mais fort propre, batie ■ ami-cóte fur Ie penehant d'un valion, dont la pente eft affez interrompue pour laiffer des pro. inrenades de plein-pied fur la plus belle peloufe-' de 1'univerSi Au-Jevant de la maifon regne une grande terraffe, d'oii 1'ceil fuit dans une demi. circonférence quelques lieues d'un payfage formé de prairies , d'arbres , de fermes éparfes , de maifons plus ornées & bordée en forme de baffih par des cóteaux élevés qui bornent agréablementla vue quand elle ne pourroit aller au-dela. Au fond du vallon, qui fertè la foisdegarenne &de paturage , on entend murmurer un ruiffsau, qui d'une montagne voiiine vient couler para! "élement a la maifon, & dont les petits détours, les cafcades font dans une telle direétiön , que des fenêtres & de la terraffe 1'ceil peut affez longtems fuivre fon cours. Le vallon eft garni par places de rochers & d'arbres, oü 1'on trouve des réduits 5 délicieux , & qui ne laiffent pas de s'éloigner affez de tems en tems du ruiffeau, pour offrir1 fur fes bords des promenades commodes, ;\ 1'abri des ven's & même de Ia pluie, en forte que par les plus vilains tems du monde je vais tranquillement herborifer fous les roches avec les • moutons & les lapinsj mais, hélas, je ne trouve point de Scotdium.  ], J. R o u s s e a>ü„. 3-99. A u bout de Ia terraffe a gauebe font les batimens rulliques- & lepotager, a droite font desbofquets & un jet-d'eau. Derrière Ia maifon eft un pré entouré d'une lifiere de bois , laquelle tournant au dela du vallon couronne Ie pare, fi 1'on peut donner-ce nom ï une enceinte laquelle on a lailfé toutes les beautés de la nature». Ce pré mene a travers un petit village qui dépend de la maifon, a une montagne qui en eft è une demi-lieue & dans laquelle font diverfts mines de plomb qüe 1'on exploite. Ajoutez qu'aux environs on a le choix des promenades-, foit dans des prairies charmantes, foit dans les bois,. foit dans des jardins al'angloife, moins peignés,. mais de meilleur gout que ceux des Francois. La maifon, quoique petite, eft trés-logeable. & bien diftribuée. II y a dans le milieu de la facade un avant-corps a l'angloife, par lequel la chambre du maitre de la maifon & Ia mienne qui eft au-deffus ont une vue de trois cótés. Son; appartement eft compofé de plufieurs pieces fur le devant, & d'un grand fallon fur le derrière? le mien eft diftribué de même, excepté que je n'occupeque deux chambres, entre lefquelles & le fallon eft une efpece de veftibule ou d'antichambre fort finguliere, éclairée par une large lanterne de vitrage au milieu du toit- Avec cela, Madame, je dois vous dire qu'on fait ici bonne chere ü la mode du pays, c'eft-idire,.limpje & faine, précüément comme il me  4'oq Lettres* de la faut. Le pays eft humide & froid, ainfTles Jégumes ont peu de-goüt, le gibier aucun; maisla viande y eft excellente, le laitage abondant &■ bon. Le maitre de cette maifon la trouve trop" faui-age & s'y tient peu. II en a de plus riantes' qu'il lui préfere , & auxquelles je la préfere, moi, par la même raifon. J'y fuis non-feulement le maitre, mais mon maitre , ce qui eft' bien plus. Point de grand village aux environs r la ville la plus voifine en eft a deux- lieues: parconféquent peu de voifins défceuvrés. Sans leMiniftre, qui m'a pris dans une affection fingu-liere, je ferois ici dix mois-de 1'année abfolument feul. Que penfez-vous de mon habitation, Mada^' me? la trouvez-vous affez bien choifie, & ne • croyez-vous pas que pour en préférer une autre' il faille être ou bien fage ou bien fou? Hé bien Madame, il s'en prépare une peu loin du Biez, plus prés du Tertre, que je regretterai fanscelfe, & oü, malgré 1'envie, mon cceur habitera toujours. Je ne la regretterois pas moins quand' cel!e-ci m'offriroit tous les autres biens poffibles, excepté celui de vivre avec fes amis. Mais au refte, après vous avoir peint le beau cóté, jeDe veux pas vous difümuler qu'il- y en a d'autres-, & que, comme dans toutes les chofes de la vie,lés avantages y font mêlés d'ineonvéniens. Ceux du climat font grands; il eft tardif & froid; Ie: pays eft beau , mais trifte ; la nature y. eft.-  ƒ. J. R O U S S K A ü. 401 engourdie & pareffeufe. A peine avons-nousdéja des violeues , les arbres n'ont encore aucunes feuilles, jamais on n'y entend de roffignols. Tous les fignes du printems difparoiflent devant moi. Mais ne ga-ons pas le tableau vrai que je viens de faire: il eft pris dans le point de vue oü je veux vous montrer ma demeure ; afin que vos idéés s'y promenent avec plaifir. Ce n'eft qu'auprès de vous , Madame , que jepouvois trouver une fociété préférable è la folitude. Pour la former dans cette province, il y faudroit tranfporter votre familie entiere , une partie de Neufchatel & prefque tout Yverdun. Encore après cela, comme l'homme eft infatiable, me faudroit-il vos bois, vos monts-»vos vignes, enfin tout jufqu'au lac & fes poisfans. Bonjour, Madame, mille tendres falu»tations a M. de Luze. Parlez quelquelois avec Madame de Proment & Madame de Sandoz de ce pauvre exilé. Pourvu qu'il ne le foit jamais de vos crxurs, tout autre exil lui (era fupportable. Lettre d M. le Général Conway. Le i2 Mai 1706. Monsieur, V ive m ent touché des graces dont il plalt k S., M. 'de m'honorer , & de vos bontés qui me-  jjm L e r r * t s n « les ont attirées, j'y trouve dès è préfent ce bien précieux è mon cojur, d'intérefler a mon fort le meilkur des rois & l'homme le plus digne d'être aimé de lui. Voilé , Monfieur , un avantage que je ne mériterai point de perdre; mais il faut vous parler avec la franchife que vous aimez. Après tant de malheurs, je me croyois préparé è tous les événemens pcfllbles ; il m'en arrivé pourtant que je n'avois pas prévus, & qu'il n'eft pas même permis è un honnête homme de prévoir. Ils m'en afFtctent d'autant plus crueile.ment; & Ie trouble oii ils me jettent, m'ótant la liberté d'efprit néceffaire pour me bien conduire , tout ce que me dit la raifon dans un émt aufü tufte, eft de fufpendre ma réfolution fur toute affaire importante, telle qu'eft pour moi celle dont il s'agit. Loin de me refufer aux bienfaits du roi par 1'orgueil qu'on m'impute,. je le mettrois & m'en glorifier , & tout ce que j'y vois de pénible, eft de ne pouvoir m'en honorer aux yeux du public comme aux miens propres. Mais lorfque je les recevrai, je veux pouvoir me livrer tout entitr aux fentimens qu'ils m'infpirent, & n'avoir Ie cceur plein que des bontés de S. M. & des vótres : je ne crains pas que cette facon de penfer les puifle altérer. Daignez donc, Monfieur, me les conferver pour des tems plus heureux. Vous connoltrez alorsque je n'ai différé de m'en prévaloir que pour. ticher. de. m'en rendre plus digqe..  J. J. R o u s $ e a o.. 4»3 Agréez, Monfieur, je vous fupplie, mes tiès-humbles falutations & mon refpect. Lettre a M. Hume. Le 23 Juin 1766* Je croyois que mon filence interprété par votre confcience, en difoit aiTez: mais puifqu'il entre dans vos vues de ne pas 1'entendre, je parlerai. ] e vous connois , Monfieur , & vous re' 1'ignorez pas. Sans liaiibns intérieures , fans querelles, fans démêlés , fans nous connoitre autrement que par la réputation littéraire, vousvous empreffez a m'ofFrir dans mes malheurs, vos amis & vos foins; touché de votre générofité, je me jette entre vos bras; vous Hi'amenez £H Anglstfrrs , en apparence pour m'y RXö* curer un afyle & en efFet pour m'y déshono. rer. Vous vous appliquez 4 cette noble ceuvre avec un zele digne de votre coeur, & avec un. art digne de vos talens. II n'en falloit pas tant pour réuffir; vous vivez dans Ie grand monde, & moi dans Ia retraite; le public aime h è re trompé & vous êtes fait pour le tromper. Jaconnois pourtant un homme que vous ne tromperez pas, c'eft vous-même. Vous favez avec quelle horreur mon coeur repoufla le premier foupcon de vos deiTeius. Je vous dis , en vous ambraffant les yéux enlarmes.que fi vous n'étiez.  4'04- Lettres de pas Ie ineilleur des hommes , il faudroit que vous en fuffiez Ie plus nom En penfant a votreconduite feeree , vous vous direz quelquefois que vous n'étes pas le meiileur des hommes; & je doute qu'avec cette idéé vous en foyez jamais le plus heurtux. Je laiffe un libre cours aux manoeuvres de vos amis & aux vótits , & j: vous abandonne avec peu de regret ma réputation dorara ma vie, bien für qu'un jour on nous rendra juftice a tousdeux. Quant aux bons offices en matiere d'in. téiêt, avec lerquels vous vous mafquez, je vousen remercie & vous en difpenfe. Je me doisde n'avoir plus de commerce avec vous, & de n'accepter, pas même è mon avantage, aucune affaire dont vous foyez (e médiateur. Adieu y Monfieur, je vous fouhaite le plus vrai bonheur j mais comme nous ne devons plus rien avoir i nous dire, voici la derniere lettre que vous re. cevrez de moi. Lettre a M. Davenport. Wootton, le 2 Juillet 1766. Je vous dois-, Monfieur, toutes fortes de défé* rences ; & puifque M. Hume demande abfolm menc une explication , peut-être la lui dois-je auffi; iM'aura donc, c'eft fur quoi vous pouvez  J. J. R O U S S E L V'. 4©J .compter. Mais j'ai befoin de quelques jours .pour me remsrtr^ .car en vérité les forces me saianquent tout-è - fair. Mille tiès humbles falutations. Lettre a, Mylord Maréchal. Le 20 Juillet 1766. derniere lettre, Mylord , que j'ai recue de vous étoit du 25 Maf. Depuis ce tems, j'ai éié forcé de déclarer mes fentimens a M. Hume; i! a voulu une t^lication ; il l'a eue; j'ignore 1'ufage qu'il en fera. Quoi qu'il en foit, tout eft dit déformais entre lui & moi. Je voudrois vous envoyer copie des lettres , mais c'eft un livre pour la groiTeur. Mylord, le fentiment cruel que nous ne nous verrons plus, charge mon creur d'un poids infupportabie. Je donnerois la moitié de mon fang pour vous voir un ftul quart - d'heure encore une fois en ma vie. Vous favez combien ce quart-d'heure me feroit doux,,-, mais vous ignorez combien il me feroit important. Apres avoir bien réflécbi fur ma fi.uation préfente, je n'ai trouvé qu'un feul moyen poffible de m'affiirer quelque repos fur mes dernit-rs jours. C'eft de me faire oublier des hommes auffi parfaitemer.t que fi je n'exiftois plus , fi tant eil qu'on -puifle appeller exiftence un iefie  ao6 Lettres ox de végétation inutile a foi-même & aux autres^ loin de tout ce qui nous eft ^her. En conféquence de cette réfolution , j'ai pris eelle de rompre toute correfpondance hors les cas d'abfolue néceflïté. Je cefle déformais d'écrire & de répondre è. qui que ce foit. Je ne fais que deux feules exceptions , dont 1'une eft pour M du Peyrou; je crois fuperflu de vous dire quelle eft 1'autre; déformais tout a 1'amitié, n'exillant plus que par elle , vous fentez que j'ai plus befoin que jamais d'avoir quelquefois de vos lettres. J e fuis très-heureux d'avoir pris du goöt pour la botanique. Ce goüt fe change infenfiblement en une paffion d'enfant, ou $lu:ót en un radotage inutile & vain: car je n'apprends aujourd'hui qu'en oubliant ce que j'appris hier, mais n'importe. Si je n'ai jamais le plaifir de favoir, j'aurai toujours celui d'apprendre, & c'eft tout ce qu'il me faut. Vous ne fauriez croire coin. bien 1'étude des plantes jette d'agrément fur mes promenades folitaires. J'ai eu le bonheur de me conferver un coeur afTez fain, pour que les plus fimples amufemens lui fuffifent, & j'empêche, en m'empaillant la tête , qu'il n'y refte place pour d'autres fatras. L'occtjpation pour les jours de pluie, fréquent en ce pays, eft d'écrire ma vie: non ma vie extérieure comme les autres ; mais ma vie réelle, celle de mon ame, l'hiftoire de mes fentimens les plus fecrets. Je ferai ce que nul  J. J. Roussujtü. 40? j homme n'a fait avant moi, & ce que vraifemI 'blablement nul autre ne fera dans la fuite. Je dirai tout, le bien, le mal, tout enfin; je me fens une ame qui fe peut montrer. Je fuis loin •de cette époque cbérie de 1762, mais j'y vient drai, je 1'efpere. Je recommencerai du moir.s xn idéé ces pélérinages de Colombier, qui furent les jours les plus purs de ma vie. Que ne peuvent-ils recommencer encore & recommencer fans cefle ! Je ne demanderois point d'autre éternité. M. du Peyrou me marqué qu'il a recu les trois cents louis. Ils viennent d'un bon pere qui,-mon plus que celui dont il eft 1'image, n'aitend pas que fes enfans lui demandent leur pain quotidien. J e n'entends point ce que vous me dites d'une prétendue charge que les habitans de Derbentshire m'ont donnée. 11 n'y a rien de pareil, je vous allure; & cela m'a tout 1'air d'une plaifanterie rque quelqu'un vous aura faite fur mon compte; du refte, je fuis trés-content du pays & d§s habitans , autant qu'on peut 1'être è mon age d'un climat & d'une maniere de vivre auxquels i on n'eft pas accoutumé. J'efpérois que vous me parleriez un peu de votre maifon & de votre jardin, ne füt-ce qu'en faveur de la botanique. Ah! que ne fuis-je a portée de ce bienheureux jardin, düt mon pauvre fultan Ie fourrager un peu, comme il fit celui de Colombier 1  aq8 Lettre» de L £ t t k e om même. Le 9 Aoüt 17^6. s chofes incroyables que M. Hume écrit a Paris fur mon compte, me font préfumer que,. s'il 1'ofe, il ne manquera pas de vous en écrire autant. Je ne fuis pas en peine de ce que vous en penferez. Je me flatte, Mylord, d'être afTez connu de vous, & cela me tranquillife. Mais il m'accufe avec tant d'audace d'avoir refnfé malhonnêtement la penfion après 1'avoir acccptée, que je crois devoir vous envoyer une copie fidelle de Ia lettre que j'écrivis è ce fujet SM. le Général Conway (*). J'étois bien embarraffé dans cette lettre, ne voulant pas dire la véritable caufe de mon refus , & ne pouvant en alléguer aucune autre. Vous convieidrez , je m'affure, que fi 1'on peut s'en tirer mieux que je ne fis, on ne peut du moins s'en tirer plus i»nnêtement. J'ajouterois qu'il efl faux que j'aie jamais accepté la penfion. J'y mis feulement votre agiément pour condition néceflaire , & quand cet agrément futvenu, M. Hume alla en avant fans me confulter davantage. Comme vous ne pouvez favoir ce qui s'eft paffé en Angleterre a mon égard depuis mon arrivée, ii efl impoflible que (*) Celle du 12 Mai 1766.  J. J R o v s s e * a. 409 que vous prononciez dans cette affaire , avec. connoiffance, entre M. Hume & moi; fes procédés fecrets font trop incroyables , & il n'y a perfonne au monde moins fait que vous, pour y ajouter foi. Pour moi qui les ai fent is fi cruellement & qui n'y peux penfer qu'avec la douleur la plus amere, tout ce qu'il me refte a defirer, eft de n'en reparler jamais. Mais comme M. Hume ne garde pas Ie même filence , & qu'il avance les chofes les plus fauffes du ton le plus afErmatif , je vous demande aufli , Mylord, une juftice que vous ne pouvez merefufer, c'eft lorfqu'on pourra vous dire ou vous écrire que j'ai fait volontairement une chofe injufte ou malhonnête, d'être bien perfuadé que cela n'eft pas vrai. Lettre au même, Le 7 Septembre 1766". Je ne puis vous exprimer , Mylord , a quel point, dans les circonftances oü je me trouve, je fuis alarmé de votre filence. La derniere lettre que j'ai recue de vous étoit du Seroit-il poffible que les terribles clameurs da M. Hume euffent fait impreffion fur vous , & m'euffent, au milieu de tant de malheurs, óté la feule confolation qui me reftoic fur la terre ? Lettres, S  4.1e Lettres de • Non, Mylord, cela ne peut pas être. Votre .ame ferme ne peut être entrainée par 1'exemple ,de la foule; votre efprit judicieux ne peut être abufé k ce point. Vous n'avez point connu cet homme, perfonne ne 1'a connu,ou plu-ót il n'eft plus le même. II n'a jamais haï que moi feul; mais aufll quelle haine i Un même coeur pour,roit-il fufBre k deux comme celle-lafll a maiché jufqu'ici dans les ténebres, il s'eft caché, mais ■jnaintenant il fe montre è découvert. II a rempli l'Angleterre, la France, les gaxettes, 1'Europe entiere de crisauxquels je ne tais que répondre, & d'injures dont je me croirois digne, li je dai'gnois les repoulfer. Tout cela ne décele-t-il pas avec évidence le but qu'il a caché jufqu'a préfent avec tant de foin? Mais laiflbns M. Hume; j.e veux 1'oublier, malgré les maux qu'il m'a faits. Seulement qu'il ne m'óte pas mon pere. Cette pene eft la feule que je ne pourrois fupporter. Avez-vous recu mes deux dernieres lettres, 1'une du 20 Juillet & 1'autre du 9 Aoüt? Ont-elles eu ]e bonheur d'échapper aux filets qui font tendus tout autour de moi, & au travers defquels peu de chofe paffe ? II paroit que 1'intention de mon perfécuteur & de fes amis, eft de m'óter toute communication avec le continent, & de me faire péiir ici de douleur & de mifere. Leurs mefures font trop bien prires pour que je puiffe aifément leur échapper. Je fuis préparé a tout, & je puis tout fuppoxter, hors votre filence. Je  J. J. 8. O O S S S L tf. Aï* m'adrefle a M. Rougemont; je ne connois que lui feul è Londres è qui j'ofe me confier. S'il me refufe fes fetvices, je fuis fans reffource & fans moyen pour écrire k mes amis. Ah, Mylord! qu'il me vienne une lettre de vous & je me confole de tout Je refte. Lettre au méms. Wootton, le 27 Septembre 1766. J e n'ai pas befoin, Mylord, de vous dire combien vossdeux dernieres lettres m'ont fait de plaifir & m'étoient néceffaires. Ce plaifir a pourtant été tempéré par plus d'un article, par un furtout auquel je réferve une lettre expres, & auffi par ceux qui regardenc M. Hume, dont je ne faurois lire le nom ni rien qui s'y rapporte, fans un ferrement de cceur & un mouvement convulfif, qui fait pis que de me tuer, puifqu'il me laiffe vivre. Je ne cherche point, Mylord, k détruire 1'opinion que vous avez de cet hom. me , ainfi que toute 1'Europe ; mais je vous conjure par votre coeur paternel de ne me reparIer jamais de lui fans la plus grande néceffité. J e ne puis me difpenfer de répondre è ce que vous m'en dites dans votre lettre du 5 de ce mois. Je vois avec douleur , me marquezvous, que vos ennemis meur ent Jur ie ainpte de S 2  +ia Lettres de M. Hume tout ce qu'il leur plaira d'ajouter au démSlé d entre vous £? lui. Mais que pourroientils faire de plus que ce qu'il a fait lui-même? LMront-ils de moi pis qu'il n'en a dit dans les Jettres qu'il a écrires a Paris, par toute J'Europe, & qu'iJ a fait mettre dans toutes les ga2et1.es? Mes auires ennemis me font du pis qu'ils peuvent & ne s'en cachent gueres; lui fait pis qu'eux & fe cache, & c'eft lui qui ne manqueia pas de mettre fur leur compte, Ie mal que jusqu'a mg mort il ne ceiïera de me faire en fecret. Vous me dites encore, Mylord, que je trouve mauvais que M. Hume aic follicité Ia penfion du Roi d'Angleterre i men infga. ComE-.ent avez-vous pu vous killer furprendre au point d'affirmer ainfi ce qui n'eft pas? Si cela étoit vrai, je ferois un ex.iavagant , tout au moins; mais rien n'eft plus faux. Ce qui m'a fiché, c'étoit qu'avec fa profonde adrefle il fe f«it fervi de cette penfion , fur laquelle il reveHok a mon infeu, quoique refufée , pour me ft rcer de lui motiver mon refus & de lui faire Ia déciaration qu'il vouloit abfolument avoir , & que je voulois éviter, fachant bien 1'ufage qu'il en vouloit faire. Voilé, Mylord, I'exafte vérité, dont j'ai les preuves, & que vous pouvez affirmer. Gr ac es au ciel , j'ai fini quant a préfent fur ce qui regarde M. Hume. Le fujet dont j'ai nnimenant i vous pailer eft tel que je ne  J. J. RoussKAüe 4T3 puis me réfoudre a le mêler avec celui-U dans la même lettre. Je Ie réferve pour la première que je vous écrirai. Ménagez pour moi vos ptéc'eux jours, je vous en conjure. Ah! vous re favez pas, dans 1'abime de malheurs oü je fuis plongé, quel feroit pour moi celui de vou» furvivre! Lettre a Madame de ***. Wootton, le 27 Septembre 17c6. T j e cas que vous m'expofez , Madime, efi dans le fond trés- commun, mais mêlé de chofei fi extraordinaires-, que votre lettre a 1'air d'un roman. Votre jeune homme n'eft pas de fon fiecle; c'eft un prodige ou un monftre. II y » des monftres dans ce fiecle, je le fais trop, mai» plus vils que courageux , & plus fourbes que féroces. Quant aux prodiges, on en voit fi peu que ce n'eft pas la peine d'y croire , & fi CaEus en eft un de force d'ame, il n'en eft affurément pas un de bon fens & de raifon. Il fe vante de facrifices qui,quoi qu'ils faiTentt horreur, feroient grands s'ils étoient péniblesj, & feroient héroïques s'ils étoient néceffaires f mais ou faute de 1'une & de 1'autre de ces con» ditions, je ne vois qu'une extravagance qui me fait trés-mal augmer de celui qui les a |aitK S 3,  4M LZTTKX! sz Convenez, Madame, qu'un amant qui oublie ft belle dans un voyage, qui en redevient amoureux quand il la revoit, qui 1'époufe & puis qui s'éloigne & 1'oublie encore, qui promet féche. ment de revenir a fes couches & n'en fait rien, qui revient enfin pour lui dire qu'il 1'abandonne» qui part & ne lui écric que pour confirmer cette belle réfolution ; convenez , dis-je, que fi cet homme eut de 1'amour, il n'en eut gueres, & que la viftoire dont il fe vante avec tant de pompe, lui coute probablement beaucoup moins qu'il ne vous dit. Mais fuppofant eet amour aflez violent pour ie faire honneur du facrifice, oü en eft la néceflïté? C'eft ce qui me paffe. Qu'il s'occupe du fublime emploi de délivrer fa patrie, cela eft fort beau, & je veux croire que cela tft utilej. mais ne fe permettre aucun fentiment étranger a ce devoir, pourquoi ctla ? Tous les fentimens vertueux ne s'étayent-ils pas les uns les autres, & peut-on en détruire un fans les affoiblir tous? J'ai cru long'ems, dit-il, combiner mes affeühnt: avec mes devoirr* II n'y a point \k de combi, naifons a faire, quand ces affections elles-mêmes. font des devoirs. L'illufwn cejje , je veis qu'un vrai citoyen doit les abolir. Quelle eft dor.c cette iilulion , & oü a-t-il pris cette affreufe maxime ? S'il eft de triftes fituations dans la vie, s'il eft de cruels devoirs qui nous forcenfj quelquefois èleur en Lacrifier d'autres, a décbires  j. j. R o u 5 8 k a t). notre coeur pour obéir a la nécöffittS pretTanteou k 1'inflexible vertu , en eft - il , en ptut-il' jamais être qui nous forcent d'étoufFer des fentimens auffi légitimes que ceux de 1'amour rtlial conjugal, paternel j & tout homme qui fe fait une expreffe loi de n'être plus ni fils, ni mari,, ni pere , ofe-t-il ufurper le nom de citoyen 3. ofe-t-il ufurper le nom d'bomme'?' On diroit, Madame, en lifant votre lettre', qu'il s'agit d'une confpiration. Les confpirationr peuvent être des aaes béroïques de patriotifme, & il y en a eu de telles; mail prefque toujours elles ne font que des crimes puniffables-, dont les autturs fongent bien moins k fervir la patrie* qu'a 1'afllrvir, & k la délivrer de ft5 tyrans qüi' 1'être. Pour moi je vous déclare quö je ne voudrois pour rien au monde avoir trempé danste confpiration la plus légitime; paree qu'enfin ces fortes d'entreprifcs ne peuvent s'txécuter fans troubles , fans défordres , fans violences, quelquefois fars effufion de Tang, & qu'a monavis le fang d'un feul homme eft d'un plus grand prix que la liberté de tout le genre humain. Geux qui aimeiit fincérement la liberté n'ont pas befoin, pour la trouver, de tant de machines;, & fans caufer ni révolutiors ni troubles,, qui. conque veut être libre, 1'eft en efPeti- Posor-s toutefois cette grande entreprife' comme un devoir facré qui doit régner fur tous. let autres, doic• il pour cela les-anéantir, &• ces.-  4*6 LlTTRES BE djfFérens devoirs font-iis donc & tel point inf compatibles , qu'on ne puiiFe fervir, Ja patrie fans renoncer h rbumanité ? Votre Caffius eft-il donc le premier qui ait formé le projet de délivrer la fienne, & ceux qui 1'ont exécuié, 1'ontils fait au prix des facrifices dont il fe vante? Les Pélopidas, les Brutus, les vrais Caffius & tant d'autres ont-ils eu befoin d'abjurer tous Jes droits du fang & de la nature, pour accomplir leurs nobles deffeins ? Y eut-il jamais de meilieus fik , de meilleurs maris, de meilieurs peres qut ces grands hommes ? La plupart, au contraire, concerterent leurs entreprifes au fein de leurs families, & Brutus ofa révéler , fans rtéceffité , fon fecret a fa femme , uniquement paree qu'il la trouva digne d'en être dépofitaire. Sans atier fi loin chercher des extmples , je puis, Madame, vous en citer un plus moderne d'un héros a qui rien ne manque pour être & cóté de ceux. de 1'antiquité , que d'être auffi connu qu'eux. Ceft le Comte Louis de Ficsque, iorfqu'il voulut brifer les fers de Gênes fa patrie, & la délivrer du joug des Doria. Ce jeune homme fi aimable, fi vertueux , fi pariait, forma ce grand deflein prefque dés fon enfance, & s'éleva , pour ainfi dire, lui-même pour 1'exécuter. Quoique trés - prudent, il le confia a fon frere , a fa familie , a fa femme auffi jeune que lui; & après des préparatifs trèsgrands, très-ients, trés - difficiles, le ftcret fut , 4 *' ' fi  J. J. R O O S S b A tf. 4I7 fi bien gardé, 1'entïeprife fut fi bien coneertée & eut un fi plein fuccès, que le jeune Fiefque? étoit maitre de Gênes au moment qu'il pérk paf un accident. Je- ne dis pas qu'il fok fage de révéler ce» fortes de feerets, même a fes procbes, fans lat plus grande nécefiité ; mais autre cbofe efl, garder fon fecret, & autre chofe, rompre avec ceux a qui on le cache. J'accorde même qüer» méditant un grand deffein, 1'on eft obligé de s'y livrer quelquefois au point d'oublier pour un tems, des devoirs moins prefians peut-être, mais non moins facrés fitót qu'on peut les remplir» Mais que de propos délibéré , de gaité de cceur, le fachant, le voulant, onair, avec la barbarie de renoncer pour jamais a tout ce qui nous doit être cher, celle de l'accabler de cette déclaration cruelle, c'eft, Madamerca qüaucune fituation imaginable ne peut ni autorifer, ni fuggérer même a un homme dans fon boni fens qui n'eft pas un monftre. Ainfi je conclus, quoiqüa regret, que votre Caffius eft fou tout au moins, & je vous avoue qu'il m'a tout-a-fais 1'air d'un ambitieux embairaffé de fa femme, qui veut couvrir du mafque de 1'héroïfme fon incomftance & fes projets d'agrandiffement. Or,. eeux qui favent employer a fon age de pareilles rufes, font des gens qu'on ne ramene jamais & qui jarement en valent la peine» It fe peut, Madame,- que je me trompé; S 5  4-i 8; Lettre» de- c'eft a vous d'en ffcgeifc. Je voudrois avoir deschores plus aeiéables i vous dire: mais vous me demandez mon fentiment; il faut vous le dire, ou me.- r-aire , ou, vous tromper. Des troispar is j'aii cvoifi le plus honnête „ & celui qui pouvoit le nrieux. vous marquer, Madame, madéfé.rence & mon refpefh. Lettre a Mie.. Dewer^ Wootton, Ie 9 Décembre 1760.. M a belle voifine, vous me rendbz injufte & jaloux pour Ia première fois de ma vie; je n'ai pu voir far.s envie les chaines dont vous honoriez mon fukan; & je lui ai ravi 1'avantsge de les perter le premier, J'en aurois dü parer votre brebis chérie, ma's je n'ai ofé empiéter fur les droits d'un jeune & aimable berger. C'eft déja. trop paffer les miens de faire le galant a mon ftge; miis puifque vous me 1'avez fait oublier, tachez de Poublier vous-même,. & penfez moias aui barbon qui vous rend hommage, qu'au foin que vous avez prs de lui rajeunir le cceur. J e ne veux pas , ma belle voifine , vous snnuyer plus longtems de mes vieilles fornettes. Si je vous contois toutes les bontés & amitiés dont vo^re cher oncle m'honore, je ferois encore anauyeux par mes longueurs; ainfi je me tais»  j.. j. R o o i 9 e a o,. Mais revenez 1'été prochain en être Iè témoin vous-même . & ramenez Madame la Comtesfe (*), k condition que nous ferons cette fois-ci les plus forts, & qüau lieu de vous lattier enlever comme cette année , vous nous aiderez li 3a retenir». Let-T-SE a-Mylord Miréchah 11 Décembre 1760V J^Lbhéger. ia correfpondance i... Mylörd^. que m'annoncez-vous, & quel tems prenez-voug^ pour cela? Serois-je dans-votre difgrace?^ Ah|i dans tous les malheurs qui m'accablent, voila lefeul que je ne faurois fupporter». Si j'ai des torts , daignez les pardonner , en eft-il, enpeut-il être que mes fentimens pour vous ne' doivent pas racheter ? Vos bontés pour moi! font toute la - confolation de ma vie, Voulez-vous m'óter cette unique & douce confolation ?' Vous avez ceiTé d'écrire è vos parens.- Ehl. qu'importe , tous vos parens , tous vos amis en femble ont - ils pour vous un attachement com-1 paranie au mien ? Eh ! Mylord , c'eft votre age, ce font mes maux qui nous rendent. plus utiles 1'un a 1'autre. A quoi peuvent mieux s'em- (*) Madame Ia Comtefle Cowper, venv« dü feu Comte Cowper & rille du Comte de Gtanville. s &  4i3 Lettres de ployer les redes de la vie qu'a s'entretenir avec ceux qui nous font chers? Vous nfavez promis uns étemelle awirié je la veux toujours, j'en fuis toujours digne. Les terres & les mers nous féparent, les hommes peuvent temer bien des erreurs entre nous; mais rien ne peut fcparer mon coeur da vótre, & celui que vous aimates une fois n'a point ch.irgé. Si réellement vous crai^nez fa peine d écrire, c'eft mon devoir de vous 1'épargner autant qu'il fe peu'. Je ne demande & chaque fois que deux lignes, toujours les mêmes & rien de plus. J'ai regu votre lettre de telle date. fe me porte bien. £f je boui aime tonjours. Voila tout. Répétez-moi ces dix mots douze feis Tanrée , & je fuis content. De mon cóté j'auiai 1uc de Grafton. Wootton, le 7 Février 1767. Monsieur le Duc, J e vous dois des remerciemens que je vous pr.ie d'agréer. Quoique les droits qu'on avoit exigés pour mes livres a Ia douane, me paruffent foris pour la chofe & pour ma bourfe, j'étois bien éloigné d'en demander & d'en defirer le rein. bourfement. Vos boncés, très-gratuïtes fur ce point , en font d'autant plus obligeantes ; & puifque vous voulez que j'y reconnoiffe même celles du Roi, je me tiens aufü flacté qu'honoré d'une grace d'un prix ineftimable, par la fource dont elle vient, & je la recois avec la reconnoilTance & la vénération que je dois aux faveurs de Sa Majefté, paffant par des maics auffi dignes de les répandre. Daionez, Monfieur le Duc, recevoiravec bonté les aflürances de mon profond refpecL & 1  Lettres b b Lettre a M. Guy.. Wootton, Ie . . ..Février 1767.. JFaI'Iu, Monfieur, avec atrendriffemem 1'ouvrage de mes riéfenfeurs, dont vous ne m'aviez point parlé. II me femble que ce n'étoit pas pour moi que leurs- honorables noms- devoient être un fecret, comme fi 1'on vouloit les dérober * ma reconraiflance. Je ne vous pardonBeroiV jamais furtout de m'avoir til celui de la Dame,, fi je ne 1'eufle a. 1'inftant deviné. C'eft de ma. part un bien petit mérite: je n'ai pas affez d'amiscapables de ce zele & de ce talent, pour avoir pu m'y tromper. Voi*i une lettre pour elle, i', laquelle je n'ofe mettre fon nom, è caufe des rifquts que peuvent courir mes lettres, mais ( h elle verra que je Ia reconnois bien. Je vous charge,. Monfieur Guy, ou plutót j'ofe vous permettre en Ia lui remettant, de vous mettre en mon' noma genoux devant elle, & de lui baifer laniain droite, cette charmante main, plus augufte que celles des Impératiiccs & des Reines, qui fait défendre & honorer«fi plememen*. & fi noblement 1'innocence avilie; Je me natte que j'aurois reconnu de même. fon digne collegue fi nousnous é.ions connus auparavant, mais je n'ai paseu ce bonheur; & je ne fais fi je dois m'en féli* 422  j. L R' o o s s s a 17. 4fH oiter ou m'en plaindre, tant je trouve noble & beau , que ta voix de 1'équité s'éleve en ma faveur, du fein même des inconnus-. Les édi» teurs du factum.de LVL Hume, difenrrqüil abandonne fa caufe au jugement des efpritsdroits &. des^ cojurs honnêtes;, c'eft-la ce qu'eux & lui föi garderont bien de faire; mais ce que je fais moi avec confiance, & qu'avec de pareils défenfeurs j'aurai fait avec fuccès. Cependant on a mis dans ces deux pieces des chofes trés - effende]; les; & on y.a fait des méprifes qu'on eüt é^itées ii, m'avertiffant a tems de ce qu'on vouloit faire; on m'eüt demandé des éclairciffcmens. II eft étonnar t que perfonne n'ait encore mis la queftion fous fon vrai point de vue; il ne falloit que cela feul, & tout étoit dit. A o refte , il eft certain que la lettre qae je vous écrivis a été tradutte par extraits faits-, comme vous pouvez penfer, dans les papiers de Londres; & il n'eft pas difficile de comprendre d'oü venoier» ces extraits, ni pour quelle Sm. Mais voici un fait aflez bizarre qu'il eft facheux que mes dignes- défenfeurs- n'aient pas fu. Croiriez-vous que les deux feuilles que j'ai citées du St. Jaines - Cbronicle ont difparu en Anglererre? M. Davenport les a fait chercher inutilement chez l'imprimeur & dans les cafés de Londres, fur une indication fuffifante, par fon libraire, qu'il m'a affuré être un honnête isomme, &_il n'a rien trouvé»- Les feuilles foni.  4U Lettres b e éclipfées. Je ne ferai point de commentaire fur ce fait ; mais convenez qu'il «donne a penfer. O mon cher Monfieur Guy, faut - il donc mourir dans ces contrées éloignées, fans revoir jamaisia face d'un' ami für , dans le fein duquel je puiiTe épancher mon cceur. Lettre a Mylord Maréchal. Q.uor, Mylord, pas un feul mot de vous? Quel filence, & qu'il eft cruel! Ce n'eft pas Ie pis encore, Madame Ia DucheiTe de Portland' m'a donné les plus grandes alarmes en me inarquant que les papiers publics vous avoient dit fort mal , & me priant de lui dire de vos nouvelles. Vous connoifTez mon cceur, vous pouvezjuger de mon état; craindre 4 la fois pour votre amitié & pour votre vie, ah! c'en eft trop* J'ai écrit auffitót a M. Rougemont pour avoir de vos nouvelles; il m'a marqué qu'en efFet vous aviez été fort malade, mais que vous étiez mieux. II n'y a pas la de quoi me raffurer aifez , tant que je ne recevrai rien de vous. Mon protecteur, mon bienfaiteur, mon ami, mon pere, aucunde ces titres ne pourra t il vous émouvoir ? Je me profte.ne a vos pieds pour vous demander un feul mot. Que voulez-vous que je marqué' Le 8 Février 1767.  J. J. RoUSSEAU. 4Ï5 5 Madame de Portland? Lui dirai.je: Madame , Mylord Marécbal m'aimoit , mais il me trouve trop malbeureux pour m'aimer encore, il ne vi écrit plus? La plume me tombe des mains. Lettre « M. Granville. Wootton, ls •.. Février 17^7. Je crois ,' Monfieur , la tifanne du médecin Efpagnol meilleure & plus faine que le bouillon rouge du médecin Frarcois ; la provifion de miel n'eft pasmoirs bonne, & fi les apothicaires fourniflbient d'aufli bonnes drogues que vous, ils auroient bientót ma pratique; mais, badinage èpatt, que j'aye avec vous un moment d'explication féricufe. j ad is j'aimois avec paflïon la liberté, l'éga« lité , & voulant vivre exempt des obligations dont Je ne pouvois m'acquitter en pareille monnoie, je me refufois aux eadeaux mêmes de mes amis , ce qui m'a fouvent attiré bien de querelles. Maintenant j'ai changé de goüt, & c'eft moins la liberté que la paix que j'aime: je foupire inctffamment après elle; je la préfere déformais a tout; je la veux & tout prix avec mes amis; je Ia veux même avec mes ennemis0 s'il eft poffible. J'ai donc réfolu d'endurer déformais des uns tout le bien, & des autres tout  4j* Lettre» ds Je mal qu'ils voudront me faire, fans difputer, fans m'en défendre , & fans leur réfiiler en quelque faeon que ce foit. Je me livre a tous pour faire de moi, foit peur, foit contre, entiérement a leur volonté: ils peuvent tout, hors de m'engagtr dans une difpute, ce qui trés eertainement n'arrivera plus de mes jours. Vous voyez, Monfieur , d'après cela combien vous avez beau jeu avec moi dans les cadeaux conti» nue's qu'il vous plalt de me faire; mais il faut tout vous dire, fans les refufer je n'en ferai pas plus recennoiffant que fi vous ne m'en faifiez aucun. Je vous fuis attaché, Monfieur, & je bénis le ciel, dar.s mes mifeies, de la confolation qu'il m'a rrénagée , en me donnant un voifin tel que vous: mon cceur eft plein de l'in« térêt que vous voulez bien prendre i moi, de vos attentions, de vos foins, de vos bontés, mais non pas de vos dons; c'eft peine perdue, je vous aflure; ils n'ajoutent rien a mes fentimens pour vous; je re vous en aimerai pas moins^ & je ferai beaucoup plus a mon aife fi vous voulez bien ks fippiimer déformais. Vous voila bien averti , Monfieur5 vous favez ermment je penfe , & je vous ai parlé trés férieufement. Du refte, votre volonté foit faite & non pas la mienne; vous ferez toujours 16 maitre d'en urer comme il vous plalra. Le tems eft b;en froid pour fe mettre en route. Cependant fi vous ètes abfolument réfokn  J. J. R o ü s s £ A u. 4*7 de partir, recevez tous mes fouhaits pour votre bon voyage, & pour votre prompt & heureux retour. Quand vous verrez Madame la Ducheffe de Portland, faites-lui ma cour, je vous fupplie; ra!Turez-la fur l'état de Mylord Maréchal. Cependant , comme je ne ferai par fait ement raffuré moi-même que quand j'aurai de fes nou. velles, fitót que j'en aurai regu , j'aurai 1'honneur d'en faire part a Madame la Ducheffe. Adieu, Monfieur, derechef, bon voyage, & fouvenez-vous quelquefois du pauvre bermite, votre voifin. Vous verrez , fans doute , votre aimable niece. Je vous prie de lui parler quelquefois du captif qu'elle a mis dans fes cbaines & qui s-'honore de les porter- Lettre a Mylord Marêchah Cv'bn eft donc fait, Mylord; j'ai perdu pour jamais vos bonnes graces & votre amitié. fan» qu'il me foit même poflible de favoir & d'imagb ner d'oü. me vient cette perte,. n'ayanc pas ua fentiment dans mon cceur, pas une aélion dans ma conduite qui n'ait dü, j'ofe le dire, confirmer cette précieufe bienveillance, que felon vos promeiles tant de fois rékérées, jamais tien ne pouyoifr ie 19 Mars 1757.  4i8 Lettres ö s m'óter. Je concois aifément tout ce qu'on a pu faire auprès de vous pour me nuire; je 1'ai prévu , je vous en ai prévenu; vous m'aves affuré qu'on ne réufliroit jamais, j'ai dü le croire. A -1 - on réufii malgré tout cela, voila ce qui me paffe; & comment a-t on réuffi au point que vous n'ayez pas même daigné me dire de quoi je fuis coupable, ou du moins de quoi je fuis accufé? Si je fuis coupable, pourquoi me taire mon crime; ii je ne le fuis pas, pourquoi me traiter en criminel ? En m'annoncant que vous cefferez de m'écrire , vous me faites entendre que vous n'écrirez plus è perfonne. Cependant j'apprends que vous écrivez a tout le monde, & que je fuis feul excepté , quoique vous fachiez dans quel tourment m'a jetté votre filenee. Mylord , dans quelque erreur que vous puifliez être , fi vous connoiffiez , je ne dis pas mes fentimens, vous devez les connoitre, mais ma fituation , dont vous n'avez pas 1'idée, votre humanité du moins vous parleroit pour moi. Vous êtes dans Terreur, Mylord , & c'eft ce qui me confole. Je vous connois trop bien pour vous croire capable d'une aufli incompréhenfible légéreté, furtout dans un tems oh venu par vos confeils dans le pays que j'habite, j'y vis accablé de tous les malheurs les plus fenfibles a un homme d'honneur. Vous êtes dans i'erieur, je le répete; l'homme que vous n'aimea.  J. J. rousseau. 4'9 plus, mérite, fans doute, votre difgrace , mais cet homme que vous prenez pour moi n'eft pas moi. Je n'ai point perdu votre bienveillance, paree que je n'ai point mérité de la perdre, & que vous n'êtes ni injufle , ni inconflant. On vous aura figuré fous mon nom un fantóme, je vous 1'abandonne & j'attends que votre illufion ceffe , bien für qüaufiiiót que vous me verrez tel que je fuis, vous m'aimerez comme auparavant. Mais en attendant ne pourrai-je du moins favoir .fi vous recevez mes lettres ? Ne me reftet-il nul moyen d'apprendre des nouvelles de votie famé qu'en m'informant au tiers & au quart , & n'en recevant que de vieilles qui ne me tranquillifent pas ? Ne voudriez • vous pas du moins permettre qu'un de vos laquais m'écrivk de tems en tems comment vous vous portez ? Je m.e réfigne a tout, mais je ne concois rien de plus cruel que 1'incertitude continuelle oii je vis fur ce qui m'intéreiTe le plus. Lettre ere enfant que le ciel vous enleve fans qu'.ticun fecours humain pufte vous la rendre. Que tous les foins que vous iui  J. J. R o u s s e & t?. 437 rendrez déformais foient pour contenter votre tendreffi- & la tui montrer, mais qu'ils ne réveillent plus en vous une efpérance Cruella, qui donne la mort a cbaque fois qu'on la perd. Lettre a Mik. Z).w«. «5 Janvier 1768. Si je vous ai la;fi*é , ma bel'e voifine, une empreirte que vous avez bien gardée, vous m'en avez laiffée une autre que j'ai garrlée encore mieux, Vous n'av.z mon cachet que fur un papier qui puit. fe perdre, mais j'ai le < ótre empreint dans mon coeur, d'oü rien ne peut I'effacer. Pu'fqu'il' étoit certain que j'tmportois votre gage, & douteux que vous eufiiez confervé le mien, c'étoit moi f ul qui- devois defirer de vérifk-r la chofe ; c'tll moi Geul qui perds a ne 1'avoir pas fait. Ai je donc befo n, pour mieux fentir mon malheur, qu0 vous m'en faffiez encore un crime ? cela n'eft pas trop horna n. Mais votre fouvenir me confole de vos reproehes; j'aune mieux vous favoir injufta qu'indifférente & je voudrois être grondé da vous tous les jours au même prix. Daignez, donc ma belle voifine,. ne pas oublier touf-a-fait vo're efclave , & continuer a lui dire quelquefois fes vérités. Pour moi, fi j'ofois a mon tour vous, dire les vótres, vous me trouveriez trop galant X 3  438 L i ï 1 i 5 J »* pour un barbon. Bon jour , ma belle voiilne l jnffilez-vous bientót, fous les aufpices du cher & refptctable oncle, donner un pafteur a vos brebisv de Calvvicb. JjiiTiï « M. d'Ivemois. Trye, le 29 Janvier i?68t J'a 1 recu, mon dïgne ami, votre paquet du 12 i fc il me feroit également parvenu (bus 1'adrefie que je vous ai donnée, quand vous n'auriez pas pris 1'inutile précaution de la doublé enveloppe, fous laquelle il n'eft pas même a propos que le nom de votre ami paroifle en aucune facon. C'eft avec le plus fenfible plaifir que j'ai enfin apprisde vos nouvelles: mais j'ai été vivement ému de 1'envoi de votre familie a Laufanne» cela m'apprend affez è quelle extrêmité votre pauvre ville, & tant de bravts gens dont elle eft pleine, font a la veille d'être réduits. Tout perfuadé que je fois que rien ici-bas ne mérite d'être acheté au prix du fang humain , & qu'il n'y a plus de liberté fur la terre que dans le coeur de l'homme jufte , je fens bien toutefois qu'il eft naturel 4 des genade courage, qui ont vécu libres, de préférer une mort honorable è la plus dure feivitude.. Cependant, même dans le cas Ie plus clair de Ia jufte défenfe de vous - mêmes, la certitude oü je fuis,  j. j. Rousseaü. 439 qtf eufïïez ■ vous pour un moment 1'avantage , vos malheurs n'en froient en fuite que plus grands & plus fürs me ptouye qu'en tour. état de caufe les voies de fait ne peuvent ;am» s vous tirer de la fituation critique oü vous êtes, qu'en aggravant vos malheurs. Pais donc que perdus de toutes facons, fuppofé qu'on ofc poufTer la chofe a Vtexs trême, vous êtes prêts a vous enfevelir fous les ruines,de la patrie, faites plus; ofez vivre pour fa gloire, au moment qu'elle n'ex'ft.ra p'us. Oui, Meffieurs, il vous refte, dans le cas que je fuppofe, un dernier parti a prendre; & c'eft, j'ofe le dire, le feul qui foit digne de vous: c'tft, au lieu de fou'ller vos mains dans le firg de vos compatrictes, de leur abandonner ces murs qui devoient être l'afyle de la liberté , & qui vort n'être plus qu'un npaire de tyrar.s. C'eft d'en foitir tous, tous enfembie, en plein jour , vos femmes & vos enfans au mlieu de vcus, & puifqu'il faut porter des iers, d'aller porter du moins ceux de qjelque grand Prince, & non pas I'irfupportable & oJieux joug de vos égaux. Et ne vous imag'nez pas qu'en pareil cas vous refteriez fans afyle: vous ne favez pas quelle eftime & quel refpecl votre courage , votre modération, votre fagefle ont infpiré pour vous dans toute 1'Europe.'Je n'imagine pas qu'il s'y trouve aucun Souverain, je n'en excepte aucun ,qui ne recüt avec honneur, jlofe dire avec refpecl: , cette colonie émigrante d'hotnrrjes trop vertueux pour ne favoir pas êtrs • T 4.  443 LETTRES BK fuiets auffi fideles-qu'ils fur-ent zélés citoyens. Je«on'prenJs bien qu'en pireil cas plufiturs d'entre vous feroient ruirés; mais je prnfe que des gens qui fiivent facrifier leur vie au devoir, fauroient facrifkr leurs biers k 1'honncur & s'applaudir de ce ficrifice; & après tout , ceci n'eft qu'un deruier expéuient pour conferver fa vertu & fon innocenci. quand tout le refte eft perdu. Le coeur plein de cette idéé, je ne me pardonnerois pas de n'avoir ofé vous la communiquer. Du refte , vous êtes échirés & fages; je fuis trés - für que vous ptendrez toujours en tout le meilkur parti, & je re puis croire qu'on laiffe jamais aller les. chofts au point qu'il eft bon d'avoir prévu d'avance pour être prêts a tout événement. S i vos affaires vous laiffent quelques momens i donner a d'autres chofes qui ne font rien moins; que preffé' s, en voici une qui me tienc au coeur' & fur laquelle je voudrois vous prier de prendre quelque éclairciffement, dans quelqu'un .des voyagesque je fuppofe que vous ferez a Laufanne, tandis, que vctre familie y fera. Vous favez que j'ai a: Uyon une tante qui m'a élevé & que j'ai toujours tendrement aimée, quoique j'aie une foi'3, comme vous pouvez vous en fouvenir, facrifié le plaifirde la voir a i'empreffement d'aller avec vous joindre nos amis. Elle eft fort vieille, elle foigne. un mari fort vieux; j'ai peur qu'elle n'ait plus de peine que fon age ne comporte,. & je voudrois lui aider a payer une fervante pour la foulager. Mak • heuj-  J. J. B. o v s s- e a; vit 44 ï heureufement, quoique je n'aie augmenté ni mon train, nimacuifine, que je n'aie aucun domeftique a-mes gages, & que je fois ici logé &chauffé' gratuïtement, ma pofition me rend la vie ici fi difpendieufe, que nu penfion me fuffit a peins pour les dépenfes inévitables dont je fuis chargé.Voyez, cher ami, fi cent francs de France par an pourroient jetter quelque douceur dans la vie der ma pauvre vieille tante & fi vous pourriez les lui faire accepter. En ce cas , Ia première année courroit depuis le commencement de celie-ci , & vous pourriez la t'rer fur moi d'avance, aufluóir que vous aurez arrangé cette petite aftaire-Ii. Mais. je vous conjure de voir que ctt argent foit employé ftlon fa deftination, & non pas au profk de parens. ou voiiins èpres, qui fouvent obfedent les vieil les gens. Pardon , cher ami, je cboifis bien mal mon tems; mais il fe peut qu'il n'y en ait pas i perdre. Lettre au mime; 24, Mars 1753.'- *Pi h f 1 n je refpire; vous aurez Ia paix, & vous 1'aurez avec un garant für qu'elle fera folide, favoir l'eftime publique & celle dé vos magiftrats, qui vous traitant jufqu'ici comme un peupla ordinaire, n'ont jamais pris fur ce faux préjugé que de faus* T- 5  44* Lettres de fis mefures. Ils doivent être enfin gué'ris de cetteetreur, cc je ne doute pas que Ie difcours tenus par le procureur - général en Deux-Cent ne foit fincere, Cela pofé, vous devez efpérer que 1'on ne tentera de longtems de vous futprendre, ni de tromper les puifllnces étrangeres fur votre compte; & ces deux moyens manquant, je n'en voisplus d'autres pour vous aiTtrvir. Mes digne»; amis , vous avez pris les feuls moyens contre lefquels la force même perd fon efFet; 1'union, la fag.'fle & le courage. Quoi que puiffent faireks hommes, on efl toujours libre quand on fait mourir. J e voudrois a prjjfent que de votre cóté vous. ne fiffiez pas a demi les chofes, & que Ia cor> corde une fois rétablie ramenat la confiance & ia. fuborJination ;uffi pleine & entiere, que s'il n'y eüt ja nais eu. de difiention. Le refpecl pour les m;giftrats fait dans les républiques la gloire des ciioyens, & rien n'eft fi beau que de favoir fe j&umettre après avoir prouvé qu'on favoit réfifler. Le peuple de Geneve s'eft toujours diftingué par ce refpecl pour fes chefs qui le rend lui-même ü lefpeétable. Ceft a préfent qu'il doit ramenen dans fon kin toutes les vertus fociales que 1'amour de 1'ordre établit fur 1'amour de la liberté. II eil impofiible qu'une patrie qui a de tels enfans ne retrouve pas enfin fes peres, .& c'eft alors que la grande. familie fera tout a la fois illuflre, floris» fcnte, heureufe, & doapera vrairnent au monde  J. J. R O U S S E A W. A'A J un exeirple digne d'imitation. Pardon, cher ami;; emporté par mes defirs, je fais ici fottement la prédicateur ; mais après1 avo'r vu ce que vous; étkz, je fuis plein de ce que vous pouvez être,. Des hommes li fagfs n'ont affurément pas btfoirj' d'txhortation pour continuer a 1'être; m'ais moi j'ai befoin de donner quelque tffor aux plus arder.s vobux de mon coeur. Au refte, je vous félicite en particulier d'unbonheur qui n'eft pas toujours attaché a la bonne caufe; c'eft d'avoir trouvé pour le foutien de lavótre des talens capables de la faire valoir. Vos mémoires font des chefs-d'ceuvre de logique & de dlction. Je fais quelles lumieres regnent dans voscercles, qu'on y raifonne bien, qu'on y connoir a fond vos édits, mjrs on n'y trouve pas commu» nément des gens qui tiennent ainfi la plume. Celui qui a tenu la vótre, qutl qu'il foit, eft un homme rare; n'oubliez jamais la reconnoiffance que vous. lui devez. A 1'égard de Ia réponfe amicale que vous me' demandez fur ce qui me regarde, je Ia ferai avec' la plus pleine confiance. Rien dans le monde n'a plus affligé & navi.é mon cceur que le ciécret de Geneve. 11 n'en fut jamais de plus inique, de plus abfurde & de plus ridicule: cepemlant'il n'a pu détacher mes affections de ma patrie, & rien au monde ne les en peut détacher.- 11 m'eft indifférent , quant a mon fort, que ce décret foit annullé ou fubfifte, puifqu'il ne m'eft poffibie en I 6  444* Lettres d e- aucun cas de profiter de mon rétabliffement: maiifc il ne me feroit pourtantpas indifférent, je I'avoue, que ceux qui ont commis Ja- faute, fintiffent leurr tort & euffent le courage de le1 réparer. Je croisqu'ën pareil'cas j'en mout rois de joie, paree que j'y verro's la fin d'üne haine implacablè, & que je pourrois- de bonns grace me livrer aux fentimensrefptctutux que mon CGeur m'infp;re, fans crainte de m'avilir. Tout ce que je puis vous dire a ce fujet, eft que fi cela arrivoit, ce qu'aiTurémcnt je n'êfpere pas, le confeil feroit content- de mesfentimens & de ma1 conduite, & il connoitroit .bientót qutl immortël honneur il s'eft fait. Maisje vous avoue aufii que ce rétabliffement ne fauroit me flatter, s'il ne viertrd'eux • mêmes; & jamais de mon c-onfentcment il ne fi-jra follicité; -Je fuis fur de vos fentimens-, les preuves m'en 'font inu* tiles; ni3!s celles des leurs me toucheroient d'au* tam plus que je m'y attends moins. Bref, s'ils font cttte demarche d'eux-mêmes, je ferai moa devoir; s'ils ne la font pas, ce ne fera pas Ia, feule injuftice dont j'aurai a me confoler; & je ne veux pas, en teut état de caufe, rifquer de fervir de pierre d'achoppement au plus parfait rétabliffement de la concordé. V 01 o i un mandat fur Ia veuve Duchefne pour. Jes cent francs que vous avez bien voulu avancera ma bonne vieille tante. Je vous redois autre chofe, mais malheureufement je n'en fais, pas ie. jBomant»  tl Ji ft O V S S E A' Vi Lettre d Al: Di. Lyon, Ie 20 Juin 1765; Je ne me pardönnerois pss,. mon cher hóte, da* vous laiffer ignorer mes marches,. ou les, appren-fdre par d'autres avant moi. Je fuis a Lyon dtpuis; deux jours, rendu dés fatigues de la diligence , ayant grand befoin d'un peu de repos & trèsempreffé d'y recevoir dé vos nouvelles, d'autant plus que le trouble qui regne dans le pays oii vous vivez me tient en peine, & pour vous, cï pour nombre d'honnêtes gens auxquels je prends intérêt. Jtattends de vos nouvelles avec 1'impatience da 1'amitié. Donnez - m'en, je vous prie, le plutót que vous pourrez. J/ Le defir de faire oiveriion a tant d'afttrifians fouvenirs qui, a force d'affefter mon cceur, akér roient ma tête , m'a fait prendre Ie parti de cherr cher dans un peu de voyages & d'htrbjorifations, les amufemens & les difiraétions dont j'avois btfoin;. & le patron de la café ayant approuvé cette idéé, je 1'ai fuivie: j'apporte avec moi mon herbier & quelques livres, avec lefquels je me propofe de faire quelques pélerinages de botanique. Je fouhaiterois, mon cher hóte, que la relatton de mes trouvailles püt eontribuer a vous amufer; j'tn aurois er.core glus de plaifir a les faire.. Je vous dirai, par T 7.  A l 5 I, ï I T l I )' Ö E . exemplè, qu'étant allé. hier voir Madame Boy de la Tour a fa campagne, j'ai trouvé dans fa vigne beaucoup d'ariftoloche que je n'avois jamais vue,. & qu'au premier coup-d'ceil j'ai reconnue avec tranfport» « * Adieu, mon cher hóte, jè vous embraffe, & j'attends dar.s votre première lettre de. bonnes nouvelles de vos yeux. Lïttr» au même. Rourgoin, le 9 Septembre 1768.' j^pïès diverfes courfes, mon cher hóte, qui out achevé de me convaincre , qu'on étoit bien déterminé a ne me laiflèr nulle part la■ tranquillité que j'étois venu cherche^dans ces provinces-, j'ai pris le puti, rendu de fatigue & voyant'la• faifon s'avar.cer, de m'arrêter dans c<:tte petite ville pour y paffer 1'hiver. A peine y ai-je été, qu'on s'eft preffé de m'y harceler avec la pstite hiftoire que vous affez lire dans 1'extrait d'une lettre qu'un certain avocat *** m'écrivit de Grenobie le 22 du mois dernier. Le Sr. Tbevenin , cbamoifeur de fon métier, fe trtiuva logé il y a environ dix ans cbez le Sr* Janin, hóte du bourg des Ver dier es de Jouc prés de Neufcbdtel, avec M. Rouffeau, qui fe trouva lui-même dans 1$ cas d'avoir befoin ds quelque  }. ]. R o v s s e a b. 447 argent, ?'» s'adreffa au Sr. Janin fon héte-, pour oitenir cet argent du Sr. Thevenin. Ce dernier n'ofant pas priftnter a M.- Rouffeati. la modiqitefomme qu'il demandoit , attendit fon dtpart rjf l'accompagna effeüivement des Verdieres de Jóuc jufqu'a St. Sulpice avec ledit Janin ; £? après avoir dinê evfemble dans une auberge qui a un foleil pour enfeigne-, il lui fit remettre neuf livres de France! par ledit Janin. M. Rovffeau pénétré de recent naiffance, donna audit Thevenin quelques lettres de- , recommandation, entr'autres une pour M. de Faugnes, direüeur des fils a Tverdun, rjf une pour M. Jidimande la même ville, dans laquelle M. Rouffeau figna fon nom , fc? figna , le voyageur prpituel, dans une autre pour quelqu'un a Paris» dont le Sr. Tbevenin ne fe rappelle pas le nom. Voici maintenant, mon cher. hóte, copie de ma réponfe en date du 23. „Je n'ai pas pu, Monfieur, loger il y a envi'n ron dix ans oü que ce fut, prés de Neufcha„ tel, paree qu'il y en a dix,. & neuf, & huit3 „ & fépt que j'en étois fort loin, fans en avoir „ approché durant tout ce tems pius prés de cent lieues. „Je n'ai jamais logé au bourg des Verdieres, „ & n'en ai même jamais entendu parler. C'eft „ peut-ê;re le village des Verxieres qu'on a voulu „ dire. J'ai paffé dans ce village une feule fois, l, il n'y a pas cin Rousseaü. 44H ,» la raifon trés- fimple qu'il ne m a jimaïs manqué „ dans ce pays-la,& vous m'avouerez Monfiiur, „ qu'ayant p.ur amis tous ceux qui y tenoient le. premier rang, il eut éte du moins fort b farre „ que j'allafle emprunter neuf francs d'un cMamoi„ feur que je ne connoifiins pas, & ctla a un „ quart - de - lieue de chez moi; ear c'eft a peu prés la diftance de St. Sulpice, oir 1'on dit que „ cet argent m'a été prêté, z Motiers oü je de„ meurois." Vo u s croii iez, mon cher hóte, fur cette lettre. & fur ma répcnfe que j'ai envoyée au commandant de la province, que tout a été fini, & que l'im> poflure étant fi clairement prouvée, 1'irrpofteur a été cl atié , ou bien cenfuré. Point du tout. L'affa're eft encore la; & ledit Thevenin, confeillé par ceux qui 1'or.t apofté fe retranche a dire qu'il a peut- être pris un autre M. RoulTeau pour J. J. RouiTeau , & perfifte a fuutenir avoir prêté Ia. fomme a un homme de ce nom, fe tirant d'affaire, je ne fais comment, au, fujet des lettres de recommandation. De forte qu'il ne me refte d'autre moyen pour le confondre, que d'aller moi-même ï Grenoble me confronter avec lui: encore ma mémoire trompeufe & vaciilarte peut-elle fouvent m'abufer fur les fait». Les feuls ici qui me font certains, eft de n'avoir jamais connu ni Thevenin ni Janin; de n'avoir jamais voyagé ni mangé avec eux; de n'avoir jamais écrit a M. Aldiman; de a&voir, jamais emgrunté. de 1'argent, ni peu ni  450 X E T T R ■ * I'S beaucoup de perfonne durant mon féfour a Neufchatel ; je ne crois pas non plus avoir jamais écrit a M. de Faugnes, furtout pour lui recommander quelqu'un ; ni jamais avoir figré h voyageur perpi. tuel; ni jamais avoir couché aux- Verrieres, quoiqu'il ne me foit pas poffib'e de me rappeller oii nous eouchames en revenant da Pontarlier avec Sautrersheim dit Ie Baron, (car en allant je me fouviens parfaitement qae nous n'y eouchames p?.s). Je vous fais tous ces détails, mon cher hAte, afin que fi, par vos amis, vous pouvez avoir quelque édaircifiement fur tous ces faits, vous me rendiez le bon office de m'en faire part le plutót qu'il fera poffible. J'écris par ce même courier a M. du Terreau , Maire des Verrieres, a M. Breguet, a M. Guyenet Litutenant du Val-de-Travers, mais fans leur faire, aucun détail ; vous aurez la bonté d"y fuppléer , s'il eft néceflaire , par ceux de cette lettre. Vous pouvez m'écrire ici en droiture : mais fi vous avez des éclairciflemens intérefians 4 me donner, vous ferez bien de me les envoyer par duph'cata , fous enveloppe , a 1'adreflfe de M. le Comte de Tonnerre, Lieutenantgênéral des armées du Roi , Commandant pour S. Ma. en Dauphiné , a Grenoble. Vous pourrez même m'écrire A 1'ordinaire fous fon couvert; mes lettres me parviendront plus lentement , mais plus fürement qu'en droiture^ J'es?ere qu'on eft tranquille a piéfent dans votre pays. Euiffe le ciel accorder & tous les.-  J. J. R. o v s t * A ü. 4?ï hommes la paix qu'ils ne veulent pas me Taisfer! Adieu, mon cher bóte , je vous embraflb. Lettre sa mint. Bourgoin, Ie ai Novembre 1768. Je vous remercie, mon cher hóte, de 1'arrêt de Thevenin; je 1'ai envöyé a M. de Tonnerre, avec condition iXpreiTü (qui du refte n'étoit pas foit Béceffaire a ftipuler) de n'en faire aucun ufage qui püt nuire è ce malheureux. Votre fuppofitior* qu'il a été la dupe d'un autre importeur, eft abfolument imconpatible avec fes propres déclarations, avec celle du cabaretier Janet & avec tout ca qui s'eft paffe: cependant, fi vous voulez abfolnment vous y tenir, foit. Vous dites que mes ennemis ont trop d'efprit pour cboifir une calomnie auffi abfurde. Prenez garde qu'en leur accordant tant d'efprit, vous ne leur en accordiez pas encore affez: car leur objet n'étant que de voir quelle contenance je tenois vis a vis d'un faux témoin, il eft clair que plus 1'accufation étoit abfurde & ridicule, plus elle alloit a leur but. Si ce but eüt été de perfuader le public, vous auriez; raifon; mais- il étoit autre. On favoit trés bien. que je me tirerois de cette affaire; mais on vouloit voir comment je m'en tirerois. Voila toutQn fait que Theveninne m'a gas giêté. neuf francs,.  4l2 LZTTRXS SS peu irnporte; mais on fait qu'un importeur peut m'embarraiTer; c'eil quelque chofe (*). (*) M, RoulTeau pouvoit ajouter que tonre grof-fiere. qu'dioit certe farce jouée p»r Tlievenin , elle tendóit a compromeitre fa füreté, en le mettant dans l'oblii/qtion de fe produire fotis le nom de J. J'. RoulTeau, que par coufidérations majeures il avoit quitté pour prendr» «lui de Renou. Quant au nom de Foyegeur' perpétuel denné par The» venin a M. Roufleau, voici une «neclote aflèz fmgiiliele , tranf'crite mot i mot fur 1'original d'une lettre qtij ■ous a été adreiTée. v J'étois un jnur a me prometier au jardin des Thuils, leries; appercevant quelques-uns de nos lettrés, Sr 3, facha.:t 1'endroit oü ili tunoient ordi airetnent leurs. 9, afuTes, je fus les y dévancer, plutot par déf«"uvrement 3, que par curiofité. • 3> ka Lettre de M. Roufleau ï M. l'Arclievéq'.ie de „ Beaumont ptroiflbit depuis peu Ce fut fur cet ou-,3 vrage que ronla prefque la converlation. On en paria 3, diverfement, on critiqua; la critique fut plus injufle „ que févere; on attaqua 1'auteur, & on ne fut ni modéré ni hoilnête. ,, l\f. Ducios en paria feul comme un admirateur de ,, M. RoufTcau, pénétré de fes malheurs & paroiffanc „ les partager: il me parut déplacé dans ce cejcle. M. „ de Sie. Eoix paria en inquifiteur. Un abbé dont ma mémoire ne me permet pas dans ,, Is moment d'appliquer le nom fur fa figure fratche „ & bénéficialè , brilla. M. D*** étoit vis-a-vis de », lui , & fourioit de tems an tems a, 1'abbé en forme „ d'approbation. Je ne tardai pas d'èntendre une voix de faulTet qui' ,3 drfoit: ce pauvrc Roujjeau veut h tout prix occaper le „ pui/ie.. ... . cette gloriole eft bun permifs._. fans doute,. „ quand elle ne dégénéré pas en folie que dites-yous' „ de fes allées & vennes il n'eft bien nulle part... .«■ „SEAT. UN POT AG EUR PERPETUEX.  J. J. R o o i s e a ü. 453 Vos maximes, mon trés cher hóte, font trés» ftoïqu.s & trés b. lies, quoiqu'uti peu outrées, comme font celles de Sénque, & généralemert celles de tous cuix qui phüof-iphent tranquillemert dans Uur cabmet fur les malhturs dont ils font loin, & fur 1'opinion des hommes qui ks honore. J'ai ^ppris affurément a n'eftim r 1'opinion d'auDui que ce qu'elle laut , & je cr-ls favoir, du moms auffi bien que vous , de combien de chof.s la paix de 1'ame dédommage; mais que feule elle tienne lieu de tout , & rende feule heureux ks infortunés , voilé ce que j'avoue ne pouvoir admettre, ne pouvant. tant que je fuis homme, .compter totalement pour rien la voix de la nature patiffante & le cri de 1'innocence av.ilie. Touto fois, comme il nous importe toujours, & furtout dans 1'adverlité , de tendre a cette impaffibil té fubhme a laquelle vous dites être parvenu, je tacherai de profiter de vos fentences , & d'y faire Ia réponfe que fit 1'architeéte Athénien a la harangue de 1'autie : Ce qu'il a dit, je le ferai. „ Ce n'eft pas fur Ie difcours pbiloibphique que j'ar>,, puic. Je ne m'arréte qu'ït ces mots : un yoyagiur „ perpétuel. II eft bien fingulier que Ie msraud de Tl>e- verin ait eu la ïi-éme idéé , bien longtems après; & „ que M. Rnufft-su l'ait Fait nature, lui qui depuis lbn „ retour d'Iutlea Paris iufqn'a fon départ pour la Suifle, „ n'avoit l'ait qu'un r >y.ige en dix-buit ans. „ Mais tiiaque fiecli a eu fon genre de per.fécution , „ & tel qn s'tl> li-ré & ridi;ujtfer Roufleau, n'auroic „ peut - itre pas été ie den-ier a accufer Socrate."  454 Lettres be Certaines décou vertes, amplifiées peutétre par mon imagination , m'ont jetté durant plufieurs jours dans une agitation fiévreufe qui m'a fait beaeuoup de mal; & qui, tant qu'elle a duré, m'a empêché de vous écrire. Tout eft calmé; je fuis content de moi , & j'efpere ne plus ceffer de 1'être , puifqu'il ne peut plus rien n'arriver de la part des hommes, a quoi je n'aye appris a nfattendre & a quoi je ne fois préparé. Bon jour, mon cher hóte, je vous embraffe de tout mon cceur. L e t t k e (*) écritt de Bourgein le i Décembre 1768 par f. J. Rouffeau a Madame la Préfidente de Verna de Grenoble, laquelle infarmee qu'il étoit venu herborifer en Dauphiné, lui avoit offert un logement dans Jon chdteau. Laissons a part, Madame, je voirs fupplie, les livres & leurs auteurs. Je fuis fi fenfible a votre obligeante invitation, que fi ma fanté me permettoit de faire en cette faifon des voya^es de pla-fir, j'en ferois un bien volontiers pour aller vous remercier. Ce que vous avez la bonté de me dire, Madame, des étangs & des montagnes (*) Mrdame la Marquife de Rufiïeiix, fille de Madame la Préfidente de Verna , pofTede 1'oricinal de cet'elettre. r.lli a permis a M. i. C. d. L. d'en tirer une cnpi? qui a é é iroprimée pour la première fois dans le Journal ie Paris du 14 Juillet dernier.  J. J. R o u s s E A v. 455 de votre contrée, ajouteroit k mon empreffement, mais n'en feroit pas la première caufe On dit «jue la grotte de la Balme eft de vos cótés; c'eft encore un objet de promenade & même d'habitation, fi je pouvois m'en pratiquer une dont kt fourbes & ks chauves-fouris n'approchaffent pas. A 1'égard de 1'éuide des plantes, permettez, Madame , que je la faffe en naturalifte & non pas en apothicaire. Car, outre que je n'ai qu'une foi tiès -médiocre k la médecine , je connois 1'organifatton des plantes fur la foi de la njture, qui ne ment point, & je ne connois leurs vertus médicinales que fur la foi des hommes , qui font menteurs. Je ne fuis pas d'humeur a les croire für Uur parole, ni a portee de la vérifier. Ainfi, .quant a' moi, j'aime cent fois mieux voir dans 1'émail des prés des guirlandes pour les bergères, que des heibes pour des lavemens. PuiiTé-je, Madame , auifitót que le printems ramenera la verdure , aller faire dans vos cantons des hèrborifations qui ne pourront qu'être abondantes & brillantes, fi je juge par les fleurs que répand votre plume , de celles qui doivent naltre autour de vous. Agréez, Madame, & faites agréer a M. le Préfident, je vous fupplie, les afiurances de tout mont refpecr,. (Signé) Rknou (*). (_*) C'eft Ie nom que prit le Citoyen d* Geneve dans fa retraite en Dauphiné.  LeTT&XS BK Lettre b M. I. C d. L. Monquin, le io Otflobre 1769. M e vo?ci , Monfieur , en vous répondant, dans une fituation bien bizarre, fac'iant bien a qui, mais non pas a quoi: non que tout ce que vous écrivez ne mérite b;en qu'on s'en fouvienne, mais paree que je ne me fouviens plus de rien. - J'avois mis a part votre lettre pour y répondre; & après avoir vingt fois renverfé ma chambre & tous les fatras qui la rempliffent , je n'ai pu paivenir a retrouver cette lettre; touufois je n'en veux pas avoir le démenti, ni que mon étorrderie me privé du plaifir de vous écrire. Cene fera pas, fi vous voulez une réponfe, ce fera unbavardage de rencontre, pour avoir, aux dépens de votre patience, 1'avantage de caufer un nioment avec vous Vo u s me parliez, Monfieur . du nouveau-né, dont je vous fais mes bien Cordiales fél cnat'ons. Voiia vos pertes lépatéts. Que vous êtes hturtux de voir les p'aifirs piterneis fe mui' pher autour de vous! Je vous le dis, & ben du fond de mon cceur; quxonque a le bonheur de pouvoir r mplir des foins fi chers, trouve chez lui des plaifir pus vras que tous ceux du monde, & ks plus douces confolan'ons dars l'adverfité. Hturtux qui peut élever fes enfans fous fes yeux! Je p.ains un pere de  • j. fj. R o u ï S e a V. 457 dc familie obligé d'aller chercher au loin la fortune: car pour le vrai bonheur de la vie, il en a la fource aupiès de lui. Vous ma parliez du logement, anqikl vous aviez eu la bonté de fonger pour moi. Vous avez bien. Monfieur, tout ce qu'il faut pour ne pas me laiffer renoncer fans regret a I'efpoir d'être votre voifin; & pourq'Joi y renoncjr ? Qa'eft-ce qui emiêcheroit que, dans une faifon plus douce, je n'ailaffe vous voir, & voir avec vous l:s habtations qui pmrroient me convenir ? S'il s'en trouvoit une afiez voifine de la vótre pour me-p ocurer 1'agrément de vctre fociété, il y auroit la de quoi rachiter bien des inconvéniens , &p)urvu qu-je trouvaffe a- psu prés le plus nécefia re , di quoi me confoler de n'avoir pas ce qui le feroit moins. Vous me parliez de littéraiure. & prédfément cet article, le plus plein de c'iofes & le p us d'gne d'être retenu , eil celui que j'ai totalement oublié. Ce fujet qui ne me rappelle que des idéés trifteï" & que 1'inftinct éloigne de ma mémoire , a fait tort a l'efprit avec lequel vous 1'avez traité. Je me fuis fouvenu feulement qus vous étiez trés aimable, même en traitant un fujet que je n'aimois plus. Vous me parliez de botamque & d'herborifations. C'eft un objet fur lequel il me refte un peu plus de mémoixe; encore ai - je grand'peur quï bientót elle ne s'en aille de même avec le gotJt de Ia chofe, & qu'on ne parvienne a me rendre défaLcttrcs. V  45-S LETTRES DE • gréable jufqu'a cet innocent amufement. Quelqus ignorant que je fois en botanique, je ne le fuis pas au point d'aller , comme on vous i'a dit, chercher en Europe une plante qui empoifonne par fon odeur; & je penfe. au contraire, qu'il y a beaucoup a rabattre des qualités prodigieufes tant en bien qu'en mal, que 1'ignorarce, la charlatanerie, la crédulité , & quelquefois la méchanceté pêten.t anx plantes, & qui, bien examinées, fe léduifent pour 1'ordinaire a trés peu de chofe, fouvent tout- a-fait a rien. J allois a Pila faire avec trois Meflldiirs, qui faifoient femblant d'a'mer la botanique, une herborifation, dont le principal objet étoit un commenccment d'herbier peur 1'un des trois , a qui j'avois taché d'infpirer le gtüi de cette douce & aimable étude. Tout en marchant, M. le médec'n M * * *. m'appella pour jne montrer, difoit - il , ur,e trés belle ancolie. ,, Comment, Monfieur, une ancolie I" lui dis-je en voyant fa plante : „ c'eft le napel." La-deffus je leur racontai les fables que le peuple débite en Suifle fur le napel , & j'avous qu'en avaicant & nous trouvant comme enfeveüs dans une forêt de napels, je crus un moment fentir un peu de mal c!e tête, dont je reconnus la chimère, & ris avec ces Meffieurs au même inftant. Mais- au lieu d'une plante a laquelle je n'avois pas fongé , j'ai vraiment & vainement cherché a Pila une fontaine glacante qui tuoitj a ce qu'on nous dit, quiconque <.n buvoit. Je uéclarai que  'J. J. Roüsseatj. 459 j'en voulois faire Vt&A fur moi même, non pas pour me tuer, je vous jure, mais pour défabufer ces pauvres gens , fur la foi de ceux qui fa plaifent a calomnier la nature, cra'gnant jufqu'an lait de leur mere#, & ne voyant pirtotit qus les périls & la mort. J'aurois bu de 1'eau de cette fontaine , comme M. Storck a mangé du napel. Mais au lieu de cette fontaine homicide qu ne S^öft point trouvée, nous trouvames une fontaine tres? bonne, trés fraiche, dont nous bümes tous avec grand plaifir & qui ne tua perfonne. A u refte , mes voyages pédeftres ayant été jufqu'ici tous très-gais, faits avec des camarades d'auffi bonne humeur que moi, j'avois efpéré que ce feroit ici 'la même cbofe. Je voulus d'abord bannir toutes petites facons de ville: pour mettre en train ces Meflleurs, je leur dis des canons; je voulus leur en apprenJre; je m'imaginois que nous allions chanter, criailler , folatrer toute Ia journée. Je leur fis même une chanfon (fair s'entend) que je notai, tout en marchant par la pluie, avec des chiffres de mon invention. Mais quand ma chanfon fut faite , il n'en fut plus queftion ni d'amufemens , ni de gal.é , ni de familiarité: voulant êcre badin tout feul, je ne me trouvai que groflier; toujours Ie graud cérémonial, & toujours Monfieur Dom Japhet: a la fin je me le tins pour dit ; & m'amufant avec mes plantes , je laiiTai ces Meffieurs s'amufer a me faire des facons. Je ue fais pas trop fi raas V a  .4-6-Ö 'L I T T R E S D R ïongues rabécheries vous amufent. Je fais feulemgnt que -fi je les piolongeois encore, elles vous ennuyeroient certainement a la fin. Voila, Monfieur , l'hiftoire exacte de ce tant célebre pélerinage, qui court déjè les quatre coins de la Frar.ce & qui remplira bientót rEuropè entiere de fon lifible fracas. Je vous falue, Monfieur , & vous embi.affe de tout mon cceur. Lettre a M. du Butloy. i A Monquin, par Bourgoin, le n) Février 1770. JPauvres aveugles que nous fommes.' Ciel I démafque les impofleurs , Et force leurs barbares ceeurs 4 Suurrir aux regards des hommes. J'honorois vos talens, Monfieur, encore plus le digne ufage que vous en faites, & j'admi. rois comment le même efprit patriotique nous avoit conduits par la même route a des deftins fi contraires: vous a l'acquifition d'une nouvelle patrie & a des honneurs diftingués, moi a la perte de la mienne & a des opprobres inouis. Vous m'avez reflembié , dites-vous , par Ie malheur; vous me ferie^ pieurtr fur vous, fi je pouvois vous en croire. E.es-vous f.ul en terre étrangere , ifolé, féquturé tron pé , trahi, diffauié par wut ce qui vous envixonne, enlacé de  J. J; r o u s j ï i ci ac i trames horribles dont vous fentiez 1'efFet', farïs pouvoir parvenu- a les connoitre, a les démêL'r? Etes - vous a la merci de la puiffance, de la rufe, de 1'iniquité , reünies pour vous trainer dans la fange, pour élever autour de vous une iropénétrable ceui're de ténebres p#ur vous enferm^r tout vivant dans un cercueil? Si tel eft ou fut votre' fort, veriez , gérmffons enfemble; mais en tout' autre cas, ne vous vantez point' de faire avec moi' focié'é de malheurs; J e lifois votre Bayard, fier que vous euffiez trouvé mon Edouard digpe de lui fervir de modele en quelque chofe, & vous me faifiez vénérer ces ant'ques Francois auxquels ceux d'auïourd'hui reffemblent'fi peu, mais que vous faites trop bieri' agir & parler pour ne pas leur reiTembler vous- ■ même. A ma feconde lecture. je fuis tombé fur un vers qui m'avoit échappé dans la première, & • qui par réfl.xion m'a déchiré (*). J'y ai reconnu, non, graas au ctel, le coeur de J. J., mais les gens a qm j'ai a faire & que pour mon malheur je connois trop bien. J'ai compris, j'ai penfé du moins qu'on vous avoit fuggéré ce vers - la. Mifero huinaine, me fuis-je dit! Que les méchans difFament les bons , ils font leur oeuvre ; mats comment les trompent-ils les uns a 1'égard des" (*) II eft probable que ces deux vers étoient ceux-cïï Que de vertu brilloit dans fon faux repentir 1 Beut-on fi bien ia peindre 6? ne pas la-fetilir-9-'  0 46*2 LïTTXES D 2 autres? Leurs ames n'ont-elles pas pour fe reconnoltre des marqués plus füres que tous les picftiges des impoftturs? J'ai pu douter qut Iques inftans,, je 1'avoue, fi vous n'étiez point féouft, plutót que trompé par mes ennemis. Dans ce même ttms j'ai recu votre lettre & votre Gabrielle, que j'ai lue & relue auffi, mais avec un plaifir bien plus doux que celui que m'avoit donné le guerrier Bayard; car Phéroïfme de Ia valeur m'a toujours moins touché que le charme du fentiment dans les ames bien nées. L'attachement que cette piece m.'infpire pour fon Auteur, eft un de ces mouvemens , peut-êcre aveugles, mais auxquels mon cceur n'a jamais réiifté. Ceci me mene a 1'aveu d'une autre folie, a laquelle il re réfilte pas mieux. Ceft de faire de mon Héloïfe le criterium fur lequel je juge du rapport des autres cosurs avec Ie mien. Je conviens volontiers qu'on peut être plein d'honnêteté, de vertu, de fens, de raifon, de goüt, & trouver ce roman déteftable ; quiconque ne I'aimera pas, peut bien avoir part a mon eftime, mais jamais a mon amitié. Quiconque n'idolatre pas ma Julie, ne fent pas ce qu'il faut aimer; quiconque n'eft pas 1'ami de St., Preux, ne fauroit être Ie mien. D'après cet en té tement , jugez du plaifir que j'ai pris en lifant votre -Gabrielle , d'y retrouver ma Julie un peu plus hétoïquement requinquée, mais gardant fon même naturel, animée peut-être d'un peu p'us de chaleur, plus énergique dans les fituations: tiagi-  J. j. R o u s s e a: v. 4o"3- ^ues, mais moins enivrante auffi , felon moi ,■ dans Ie calme. Frappé de voir dans dos multitudes de vers, a quel point il faut que vous avez"' eontemplé cette image fi tendre dont je fuis le Pygmalion, j'ai cru fur ma regie ou fur ma manie, que la nature nous avoit fait arms; & revenantavec plus d'incertitude aux vers de votre B3yard j'ai réfolu'd'en parler avec ma franchife ordinaire ^ fauf a vous de me répondre ce qu'il vous plalra. Monsieur du Beüoy, je ne penfe pas de 1'hon-neur, comKie vous de la vertu, qu'il foit poffible' d'en parler , d'y revenir fouvent par goüt, par choix & d'en parler toujours d'un ton qui touche & remue ceux qui en ont, fans- 1'aimer & fansen avoir foi - même : ainfi, fans vous connoitre-' autrement que par vos pieces , je vous crois dans; ]e coeur i'honneur d'un ancien Chevalier, & j©5 vous demande de vouloir me dire, fans détour, s'il y a quelque vers dans votre Bayard dont en' 1'écrivant vous m'ayez voulu faire 1'applicatiomDites-moi fimplement oui ou non, & je vous cro:'s. Quant au' projet de récbaufFer les cceurs de ® vos compatriotes par 1'image des sntiques vertusde leurs peres, il eft beau, mais il eft vain. L'otr peut tenter de guérir des malades-, mais non pas • de reffufciter des morts. Vous venez foixante-dix ars trop tard. Contemporain du grand Catinat, du brillant Villars , du vertueux Fénelon, vous auriez pu dire: voila encore des Francois dont je vous parle „, leur rac: n'eft pjs éieinte : maisV 4  6fi4t Lbtthbs b« aujourd'hui vous n'êtes plus que vox ótamans uii éefcrto, Vous. ne mertez fuilemt'nt fur la fcene des gens d'un autre fiecle, mais d'un autre monde;, ils n'ont plus rien de commun avec celui - ci. II ne refte a. votre nation , pour fe confoler de .n'avoir plus de vertu, que de n'y plus croire & de. la diffamer dans les autres. O s'il étoit encore des Bayards en France . avec quelle noble colere, avec quelle vive indignation ! Croyea- moi, du Belloy,. ne faites plus de ces beaux vers a la gloire des anciens Francois., de peur qu'on ne foit tenté., par la jufteife de la parodie, de 1'appliqucr a ceux d'auj'ourd'hui. Adieu., Monfieur, fi cette lettre vous par,vient, je vous prie de m'en donner avis, afin que je ne fois pas k jufte. Je vous ialue de tout mon cceur. Leitïx au même. Monquin, le 12 Mars 1770.. Pauvres aveugles que nous'fommes I del! Mmnf jue les impafleurs , El force. leurs barbares cceurs /l s'ouyrir aux regards des hommes.. Il faut, Monfieur, vous réfoudre a bien de 1'ennui , car j'ai grand'peur de vous écrire une. longue lettre»  j." J. ■ R- o- «- »-s -i a V.- 4 vanta jamais au grand jour-, mais tout m'efFarou»che dans les ténebres qui m'environnent, & je-ne ' vois que du noir dans l'obfcur.'té^ 5aiua-'s 1'objet " lé plus hideux ne me fit peur dans mon enfance, . mais une figure cachée fous un drap. blanc-me -' donnoit des convulfions; fur ce* point comme fur " beaucoup d'autres, je refte rai enfant jufqu'a la mort-» • Ma défiance efl; d'aucant plus- déplorable , qua prefque toujours fondée , (& je n'ajoute prefque ' qu'a caufe de vous) eile eft toujours fans barnes, . paree que tout ce qui efl hors de la nature n'eu ■ connoit plus. Voila, Monfieur , - non 1'excufe, , mals la caufe de ma faute que d'autres circonflaa- ces ont amenée & même aggravée, & qu'il faut c V-s -  166 Letth.es de bien que je vous déclare pour ne pas vous trompsr. Perfuadé qu'un homme puiffant vous avoit fait entrer dans.ft's vues a mon égard, je répondis felon cette idéé a quelqu'un qui m'avoit parlé de vous, & je répondis avec tant d'imprudence , que je nommai l'homme en queftion. Né avec un caraótere boullant dont rien n'a pu calmer 1'efférvefcence, mes premiers mouvemens font. toujours marqués par une étourderie auJacieufë, que je prends alors pour de 1'irtrépidité, &«qtie j'ai tout le tems de pleurer dans Ia fuite, furtout quand elle eft injufte, comme dans cette occafion. Fiez-vous a mes. ennenrs du foin de m'en pur.ir. Mon repentir antidpa même fur leurs foins a la réception de votre lettre; un jour plutéfc elle m'eut épargné beaucoup de fottifés ; mais puifqu'dles font faites, il ne me refte qu'a les expSér & a ticher d'en obtenir le pardon cue je vous demande par la cominifération due a mon état. Ce que vous me dites des imputations dont vcus m'avez entendu charger & du peu d'effet qu'elles ont fait fur vous, ne m'étonne que par f imbécillfté de ceux qui penfoient vous furprendre par cette voie. Ce n'eft pas fur des hommes tels que vous que des difcours en 1'air ont quelque prife; mais les frivoles clameurs de la calomnie qui n'excitent gueres d'attention, font bien difFérentes, dans leurs effets, des complots tramés & concertés durant longues années dans un profond 'ülerice, & dont les développemens fuceeflifs fe  j. J." Kous s e A.ÏWJ 4 0""T font' lentement , fourdement & avec méthode,. Vous parlez d'évidence ;: quand vous la verrez' contre moi, jngez - moi, c'eft votre droit; mais n'oubliez pas de juger auiïï mes accufateurs;: examinez quel motif leur infpire' tant de zele. J'aitoujours vu que les méchans*infpiroient de Thorreur , mais point d'animofité. ■ On les punit ois • on les fuit, mais on ne fe tourmente pas d'eiucfans ceiTe ; on ne s'occupe pas fans ceffe a les • circonvenir, a lestromper, a les trahir; ce n'eft point a eux que 1'on fait ces chofes-la, ce fonteux qui les font aux autres. Dites donc a ces honnêtes gens fi'zélés , fi vertueux , fi fiers furtout* d'êire des traltres, & qui fe mafquent avéc tant" de foin pour me démafquer:: „ Meffieurs, j'ad- ,> mire votre zele, & vos preuves me paroifiênt ,, fans réplique; mais pourquoi donc craindre fi1 „ fort que 1'accufé ne les fache & n'y réponde ? ' „ Permettez que je 1'en inftruife & que je vous 1 nomme. II n'eft pas généreux , • il n'eft pas' .„ même jufte de diffamer un homme, quoi qu'il ! „ foit, en fe cacbant de lui. C'eft, dites-vous,, ,, par ménagement pour lui que vous ne voulez ' „ pas le confondre; mais il feroit moins cruel, 1 j, ce me femble, de le confondre que de le diffa„ mer, & de lui óter la vie que de la lui rendre ■ „ infupportable. Tout hypocrite de v-rtu do't c „ être publiquement confondu; c'eft-la fon vies ■ „ chatiraent, & l'évidence elle-même eft fufpecce, „ quand elle élude Ia conviétion de l'accufé." Ea V <-  lèur parlant de la forte, examirez leur contenan»■ ce, pifez leur réponfe^ fuivez , en la jugeant, ks mouvemens de votre ceeur &.. les lumieres de votre. rui fon; voila-, Monfieur, tour ce que je vous demande,, & je. me tiens alors pour bien jugé. Vcu s- me tancez avec. grande raifon. fur la maniera dont je vous parois juger votre nation; ce n'eft pas ainfi que je. la juge de fang-froid, & jefu'sbien éloigné, je vous jure., de lui rendre 1'injuftice dont ejla ufe envers,moi.. Ce.jugeiner.t trop dur étoit 1'ouvrage d'un moment de dépit 6: de. colere, qui même ne fe rapponoit pas a moi, ma;s, au.grand homme qu'on vient.de chaffer de fa naiffanje patrie , qu'il illuftroit ddja dans fon berceau, & dont on ofe encore fouiller les veitus avec tant d'artifice &, d'injuftice.. S'il reftoit , me difois-je , de ces F;aa§ois..cél.ébrés.par du Belloy,. pourquoi leur indignation ne réclameroit - elle point contre ces manoeuvres fi peu dignes. d'eux? C'ES.Tr a. cette occafion que Bayard me revint: en mémoire, bien fur.de ce qu'il diroit ou.feroit, s'il vivoit. aujourd'hui. Je ne fentois pas affez que. tous. les. Lommes, même vertueux, ne.font: pas. des Bayard s, qu'on peut être timide fans ceffer d'être jufte, & qu'en penfant a ceux qui machinent & crient, j'avois tort d'ouhlier ceux qui gémiiTent & fe taifent.. J'ai toujours aimé votre^nation, elle eft, même. celle de PEurops que j'honore le plus, non que j'y croie appercevoir plus, de vertus que daas les autres ., mais par. un précieuï' refte de  J." J, R O U S S E -V U. 4-69 léur amour qui s'y eft confervé & que vous réveil- ■ YZ quand il étoit piêc a s'éteindre. II ne faut jamais défefpérer d'un peuple qui airne encore ce qui eft jufte & bonnête, quoiqu'il ne le pratique pjus. Les Francois auror.t beau applaudir aux • traits héroïques que vous leur préfentez , je doute qu'ils les imitent, mais ils s'en tranfportercjpt dans^ vos pieces. & les aimeront dans les autres hommes,, cuand on ne les empêchera pas de les y voir. On i eft encore forcé de les tromper pour les rendre injuftes , précaution dont je n'ai pas vu qu'on eut grand l befoin pour d'autres peuplés.. Voila, Monfieur, comment je penfe conftamment a 1'égard des Francois , quoique je n'attende plus de leur part qu'injuftice , outrages & perfécution ; ma,s ce n'eft pas a la nation que je les impute, & tout cela n'empêche pas quef ulufieurs de fes membres n'aient toute mon .eftim traire c'eft fouvent de les corriger; ma's de s'attacher aux principes & d'en fuivre exactsment les conféquences, avec les modifications qu'exige néceffairement toute application particuliere. Vous ne pouvez ignorer quelle fiche imnenfe vous vous donnez. Vous voila pendant dix ans au moins nul pour vous-même, & livré tout entier. avec toutes vos iaculfés, a votre éleve. Vigilance, patience , fermeté , vo.la furtout trois quaütés fur lefquelles vous ne fauriez vous relacner un feul inftant, fans rifquer de tout perdre. Oui de tout psrdre, entiérement tout. Un moment d'impatience, de néglijence ou d'oubii, peut vous óter le fruit de fix ans de travaux, fans qu'il vous en refte rien du tout, pas même la poffibiüté -de le recouvrer par le travail de dix autres. Certakement sM y a quelque chofe qui méiite le nom d'héroïque & de grand parmi les hommes, c'elt Ie fuccès des entreptifcs pareilles a Ia vótre; car le fuccès eft toujours proportionné a la dépenfe de talens & de verius dont on 1'a achcté. Mais auffi, quel don vous aurez fait a vos femblables, & quel prix pour vous-même de vos granas & pénibles travaux? Vous vous ferez fait un ami, car c'eft-  4?o Lettres n e li le terme nécefTaire du refpect, de refHme & de la reconnoiffance dont vous 1'aurez pénétré. Voyez, Monfieur, dix ans de travaux immenfes, & toutes les plus douces jouifiances de la vie pour ö le refie de vos jours & au-de!a. Voila les avances que vous avez faites. &^vo;la' le prix qui do;t les payer. Si vous avez 'befoin d'encouragetnent dans cette entreprife, vous me trouverez toujours prêt. Si vous avez befoin de cor.feils, ils font déformais au-deffus de mes forces. Je ne puis vous promettre que de la bonne volonté. Mais vous la trouverez toujours pleine & fincere. Soit dit une fois pour touus, & lorfque vous me croirez bon a quelque chofe , ne craignez pas de m'importuner. Je vous falus de tout mon cceur. Lettre au mtmt. Monqmn, le 14 Mars 1770. Je voudrois, Monfieur , pour 1'amour de vous, que l'apphca:ion qu'il vous plair de faire de votre quatrain, fut sffez naturelle pour être croyable: mais puifque vous aimez miriix vous excufer, que vous accufer d'une promp i ude que j'aurcis pu moi-même avoir a votre piace, foit; je n'épiloguerai pas la deffus. D e r u 1 s 1'imprefllon de YEmile, je ne 1'ai relu qu'une fois, il y a fix ans, pour corriger un exem- plaire,  J. J. ROUSSSATT. 4«i pkire, & le trouble continuel oü 1'on aime bso* faire vivre , a tellement gagné ma pauvre tête , que j'ai perdu le peu de mémoire qui me rcftoit, & que je garde & peine une idéé générale du contenu de mes écrits. Je ms rappelle pourtant fort bien qu'il doit y avoir dans ïEmile un palTage lelatif k celui que vous me citez ,'^ais je fuis parfaitement für qu'il n'eft pas le mems, paree qu'il préfente, ain3 vengeance, & a laiffer le coupable triompbant i & vous remarquerez que ce qui rend le traic du Major vra:msnt béroïque, eft moins la mort qu'il ©fe donne , que la fiere & noble vengeance qu'il fait tirer de fon Roi. C'eft fon premier coup de pillolet qui fait valoir le ftcond: qu;l fujet il lui óte, & quels remords il lui laiffe ! Encore una fois, le cas entre particuliers eft tout différent. Cependant fi 1'honneur prefcrit la vengeance, il la prefcrit courageufe; celui qui fe venge en Iache, au lieu d'effacer fon infamie y met le combie; raai» celui qui fe venge & meurt, efl bien réhabüité. Si donc un homme indignement, injuftement flécri par un autre, va le chercher un piftolet a la main, dans 1'amphithéatre de 1'opéra , lui ciffe la tête devant tout le monde, & puis fe laiffant tranquil. lement mêner devant les juges, leur dit: Je viens de faire un aüe de juftice , que je me devois & qui n'appaWnoit qu'a moi , faites ■ moi penke fig)vous Vofez; il fe pourra bien qüüs le faffent pendre en effet, paree qu'enfin quiconque a donné la mort la mérite, & qu'il a dü même y compter ; ma's je réponds qu'il ira au fupplice avec 1'tftime de tout homme équitable & fenfé , comme avec la mienne; & fi cet exemple intimide un peu la» tateurs d'hommes, & fait marcher les gens d'honneur, qui ne feraillent pas, la tête un peu plus levée, je dis que la mort de cet homme de courage ne fera pas inutile a la fociété. La concluiion, tant de ce détail, que de ce que j'ai dit a. X 3  $i Lettbes d z ce fujet dans VEmüe, & que je répélai fouvent quand ce livre parut, a ceux qui me parierent de cet article, eft qu'on ne déshonore point un homme qui fait mourir. Je ne dirai pas ici fi j'ai tort; O cela pourra fe difcuter a loifir dans la fuite: mais tart ou non, fi cette doctrine me trompe, vous permettrez néanmoins ,n'en déplaife a votre iliuffre próneur d'oracles, que je ne me tienne pas pour déshonoré. J e viens, Monfieur, s Ia queftion que vous me propofez fur votre éleve. Mon fentiment eft qu'on ne doit forcer un enfant a manger de rien. 11 y a des répugnances qui ont leur caufe dans Ia conftitution particuliere de 1'individu , & celles - la font invincibles; les autres qui ne font que des 1antaifies , ne font pas durables, a moins qu'on ne lts rende telles a force d'y faire attention.' II pourroit y avoir quelque chofe de vrai dans le cas de prévayance qu'on vous allegue, fi (chofe prefque inouïe) il s'agiffoit d'alimens de première néceffité, comme le pain, le lait , les fruits. II faudroit du moins tacher de vaincre cette répugnance, fans que l'enfant s'en sppercüt & fans le contrarier; ce qui, par exemple, pourroit fe faire en 1'expofant a avoir grand'faim, & a ne trouver, comme par hafard, que 1'aliment auquel il répugne. Mais fi cet efiai ne réufiit pas, je ne ferois pas d'avis de s'y obflmer. Cue s'il s'agit de mets compofés tels qu'on en fert fur les tables des grands, la pré«ution paroit d'abord affez fuperflue ; car il eft  J, J. R O u s S e A V. Aoj' peu apparent que le -petit bon-homme fe trouve un jour réduit dans les bois ou ailleurs, a des ragouts de truffes ou a des profiteroles, au chocolat pour toute nourriture. Mais peut-être a-ton un autre objet qu'on ne vous dit pas & qui n'eft pas fans fondement. Votre éleve eft fait pour avoir un jour place aux petits foupés des rois & des princes: il doit aimer tout ce qu'il* aimeront; il doit préférer tout ce qu'ils préféreront ; il doit en toute chofe avoir les goüts qu'ils auront; & 11 n'eft pas d'un bon.courtifan d'en avoir d'exclufifs. Vous devez comprendre par-la & par beaucoup d'autres chofes , que ce n'eft pas un Emile que vous avez a élever. Ainfi gardez-vous bien d'être un Jean - Jaques; car comme vous voyez, cela ne réuffit pas pour Ier bonheur de cette vie. Pret a quitter cette demeure, je n'ai plusd'adreffe affez ft» 4 vous donner pour y rece^voir de vos iettres. Adieu, J^onfieur. Lettre, 4 Madame: B. Monquiii, Ie 28 Octobre 17(19, 5 1 je n'avois été garde - malade , Madame, ct fi je ne 1'étois encore , j'aurois été moins lent 6 je ferois moins bref i vous remarcier du plaifii que m'a fait votre lettre , & du defir que- X 3.  480* Lettres de j'ai de mériter & cultfver.la correfpondance que vous daignez m'offi ir. Votre caractere aimable & vos bons-fentimens m'éioient déja affez coneus pour me donner du regret de n'avoir pu leur rendre mon hommage en perfonne, lorfque Ie fris un inftant votre voifin. Maintenant vous m'offrez, Madame, dans la douceur de m'entretenirquelquefois avec vous, un dédomtrjagement dont je fer.s déja le prix, mais qui ne peut pourtant qu'a 1'aide d'une imagination qui vous cherche, fugpléer au charme de voir animer vos yeux & vos traits par ces fentimens viviflans & bonnètes dont votre cceur me paroic pénétré. Ke craignez point que le mien repouffe la con- Jflance dont vous voulez bien m'honorer & dont je ne fuis pas indigne. Adieu, Madame, foyez fure , je vous fupplie, que mon cceur rt'pond trés-bien au vótre , & que c'eft pour cela que ma plume n'ajoute rien. Lettre « la mime. Monquin, le 7 Décembre 1769. ^Epréfume, Madame, que vous voilé heureufement arrivée a Paris & peut-étre déja dans Ie tourbillon de ces phifirs bruyans dont vous preffientiez le vuidet en vous propofant de les  J. J. R O. O S S E A üi 487 chercher. Je ne crains pas que vous les trouviez a 1'épreuve, plus fubftantiels pour un coeur tel que le vótre me paroit être , que vous ne les avez eftimés ; mais il en pourroit réfulter de leur habitude une chofe bien cruelle, c'eft qu'ils devinffent pour vous des befoins , fans tVre des alimens ; & vous- voyez dans quel état cruel cela jette , quand on eft forcé de chercher fon exiftence 11 oü 1'on fent bien qu'on ne trouvera jamais le bonheur. Pour®prévenir un pareil malheur quand on eft dans le train d'en coarir le rifque, je ne vois gueres qu'une chofe a -faire , c'eft de veiller févérement fur foi-même, & de ïompre cette habitude, ou du moins de 1'interrnnpie avant de s'en laiffer fubjuguer. Le mal eft que dans- ce «as, comme dans un au're plus grave , on ne commence ' gueres a craindre le joug que quand on le porieét qu'il n'eft plus tems de le fecouer jmais j'avoue aufC que quiconque a pu faire cet acle de vigueur dans le cas le plus difficile, peut bien compter fur foi-même aufli dans 1'autre; il fuffit de prévoir qu'on en aura befoin. La conclufion de ma morale fera donc moins auftere que le débur„. Je ne blame affurément pas que vous vgus livriez , avec la modération que vous y voulez mettre , aux amufemens du grand monde oü vous vous trouvez. Votre age, Madame, vos fentimens, vos réfolutions, vous donnent tout le droit d'en goüter, les innocens plailirs fans X 4,  4SS Lettres db alarmes; & tout ce que je vois deplus I craindre dans les fociétés oü vous allez briller, efl que vous ne rendiez beaucoup plus difficile » fuivre pour d'autres, 1'avis que je prends Ia liberté de vous dont er. Ja crairsbien, Madame, que 1'intéiêt peutêtre un peu trop vif que vous m'infpirez, ne m'ait fait vois prendre un peu trop légérement au mot fur ce ton de pédagogue que vous m'invitez en quelque fac^n de prendre avec vous. Si vous trouvez mon radotage impertinent ou mauffade, ce fera ma vengeance de la petite ma ice avtc laquelle vous êtes venue agacer un pauvre barbon qui fe dépêche d être fermoneur, peur éviter la tentation d'être encore plus ridicule. Je Ibis même un peu tenté, je vous Taverne, de m'en tenir lè; l'état oü vcus m'apjrcnez que vous êtes actuellement, & le vuide du cceur, accompagné d'une tikleffe Kabituelle que laiffe dans le vótre ce tumulte qu'on appelle fociété, me donnent, Madame, un vif defir de rechercher 3vtc vcus s'il n'y auroit pas moyen de faiie fervir une de ces deux chofes de reinede a 1'autre; mais cela, me meneroit a des difculïïoos fi dt'p'acét s dans le train d'amuftmexis oir je vous fuppofe , & que le carnaval dont nous apptochons va probablement rendre plus wfs, qu'il me faudroit de votre part plus qu'une rermiffion pour ofer entamer cette matiere dans i,a mom.nt auffi défavanta^eux; fi vcus m'ea. tendea  j. Jv. R t i u i t' h 48y tendez d'avance, comme fe puis l'efpfrer ou Ie craindre, dites-moi de grace fi. je dois parler ou me taire, & foyez (ure, Madame, que dans; 1'un ou 1'autre cas je vous obéirai, non- pas avec: le même plaifir peut-être, mais avec la. mêmafidélité-.. Lettre a la même.- Honqain, le 17 Janvier 17701- 'Votre lettre, Madame, exigeroit une 1 brogue réponfe, mais je crains que Ie trouble passfager oü- je fuis , ne me permette pas de la fair©? comme il faudroit. II m'eft difficile de m'acr. soutumer affez aux. outrages & k 1'impofture' même la*pfus comique, pour ne pas fentit at cbaque fois qu'on les renouvelle, les bouillonnemens d'un cceur fier qui s'indigne., pr*(céder le ris- moqueur qui doit être ma feule réponfe ai tout cela. Je croj,s pourtant avoir gagré beaucoup ; j'efpere gagner davantage; &. je croisvoir le moment affez proche oü je me ferai un amufement de fuivre , dans leurs mat ceuvresfouterraines , ces troupes de noires taupes q ü fe fatiguent k me jetter de la terre fur les pieds.. En attendant , nature patit encore un peu , je; 1'avoue; mais le mal eft court, bientót il ferai nuL le viens k vous.  4.QO Lettres d b J'ëus-toujours le cceur un peu romanefque^ & j'ai peur d'être. encore ma! guéri de ce penchant en vous. écrivam;. excufez donc, Madame,, s'il fe mê-le un peu de vifions è mes idéés; & s'il s'y mèie aufB un peu de raifon., ne la déJaignez pas fous quelque forme & avec quelque sortege qu'elle ïb préfente. Notre correrpon* danct a commencé d'une maniere a me la rendre è jamais in;érefDinte. Un a&e de vertu dont je connois bien tout Ie prix; un befoin de nourriture k votie ame qui me fait préfumer de Ia: vigueur pour la digérer, & la fanté qui en eft Ia fource.. Ce vuide interne dont vous vous plaignez, re fe fait fentir qu'aux cceurs faits pour être remplis. Les cceurs étroits-ne fentent jamais de vuide, paree qu'ils font toujours pleins de rien; il en eft, au contraire, dont la capacité vorace eft fi grande , que les^5étifs êtres qui nous entourent ne la peuvent remplir. Si la naturê vcus a fait le rare & funefte piéfent d'un cceur trop fenfible au befoin d'être heureux, ne cherchez rien au dehors qui lui puifle fuffire: ce n'eft que de fa propre fubftance qu'il doit fe nourrir,.' Madame, tout le bonheur que nous voulons tirer de ce qui nous eft étranger , eft un bonheur faux. Les gens qui ne font fufceptibles d'aucun autre, font bien de s'en contenïerj mais fi vous êtes celle que je fuppofe, vousse ferez jamais heureufe que par vous-même; ïfauendez rien pour cela que^e vous. Ce fens  T. T. R O U S S E A< Ui 49*1'! moral fi rare parmi les hommes» ce fentimentr. exquis du beau, du vrai, du jufte, qui réfléchit toujours fur nous-mêmes, tient 1'ame de? quicorjque eu eft doué, dans un raviffement con£ tinuel qui eft la plus déücieufe des jouiffances,. La rigueur du fort, la méchanceté des hom*mes, les maux imprévus, les calamités de toute; efpece peuvent 1'engourdir pour quelques momens, mais jamais 1'éteindre; & prefque étoufféï fous le faix des noirceurs humaines, quelquefoisune explofion fubite peut lui rendre fon premier éclat. On croit que ce n'eft pas a unefemme de votre age qu'il faut dire ces chofesla; & moi je crois, au contraire, que ce n'eft" qu'i votre age qu'elles font utiles & que le: cceur s'y peut ouvrir; plutót il ne fauroit lesentendre; plus tard fon habitude eft déja prife, il ne fauroit les goüter. Comment s'y prendre , me direz-vous?Qjiefaire pour cultiver & développer ce fens morai?' Voila, Madame, a quoi j'en voulois venir; Ie.' goüt de la- vertu ne fe prend point par despréceptes, il eft l'effet d'une vie fimple & faine; on parvient bientót a aimer ce qu'on fait,, quand on ne fait que ce qui eft bien. Maïspour prendre cette habitude, qu'on ne commence a goüter qu'après 1'avoir prife , il faut un motif. Je vous en offre un que votre état mefuggere: nourriflez votre enfant. J'entends les clameurs, les objections-; tout haut, les erobar Xi 6  492 Lettres de ras, pojnt de lait, un mari qu'on 'importune..^ tout bas, une femme qui fe gêne, 1'ennui de Ja vie domeftique, les foins ignobles , 1'abfti- r.ence des plaifirs Des plaifirs? Je vous en. promets & qui rempliront vraiment vo;re ame. Ce n'eft point par des plaifirs entalTés qu'on eft heurens , mais par un état permanent qui n'eft point compcfé d'actcs diftit.cts. Si le bonheur n'entre pour ainfi dire en difïblution dans notre ame, s'il ne fait que Ia toucher, 1'efHeurer p; r quelques points , il n'eft qu'apparent , il n'eft rien pour elle. L'habituce la plus douce qui puifle txirter, eft celie de Ia vie domeftique qui nous tient plus prés de nous qu'aucune autre; rien ne s'identifie plus fortement, plus conftamment avec nors que notre familie tk nos enfans. Les fentimens que nous acquéror s ou que nous renforcp> s dans ce commerce intirr.e , font les p'us vrais, les pius durables , les plus foiidts qui puiftlnt nous attacher aux êtres périfiables, puisque la mort feule peut les éteindre , au lieu que 1'amour & 1'amitié vivent rarement autant que nous: ils font auffi les plus purs, puifqu'ils (ienrent de plus prés 4 la nature, i 1'ordre, & par leur feule force nous éloignent dü vice & des goüts dépravés. J'ai beau chercher oü 1'on peut trouver Ie vrai bonheur; s'il en eft fur la terre , ma i ai fon ne me le montre que ia..... Les Gomteffes ne vont pas d'ordinaire  ]. J. R o ü s s ff A d. 493 |*7 chercher, je Ie fais-, elles ne fe font pas nourrices & gouvernantes ; mais il faut auffi qu'elles fachent fe paffer d'être heureufes : il faut que fubfütuant leurs bruyans plaifirs au vrai bonheur, elles ufent leur vie dans un travail de foicat, pour éehapper è 1'ennui qui les étouffe auffitót qu'elles refpirent, & il faut que celles que la nature doua de ce divin fens moral qui charme quand on s'y livre , & qui pefe quand on 1'élude, fe réfolvent a fentir incesfamment gémir 6c foupirer leur cceur , tandt* que leurs fens s'amufent. Mais moi qui parle de familie, d'enfars .. Madame, plaignez ceux qu'un fort de fer privé dun pareil bonheur. Plaignez-les s'ils ne font eoupables. Pour moi, jamais on ne me verra prévaricateur de la vérité, püer dans mes égalemens mes maximes a ma conduite j jamais on ne me verra falfifier les faintes loix de ia nature & du devoir, pour exténuer mes fautes. J'aime mieux les expier que les excufer; quand ma raifon me dit que j'ai fa*t dans ma iituation ce que j'ai du faire , je l"en crois moins que mon cceur qui gémit & qui la dément- Gondamnez-moi donc, Madame, mais écoutez-moi. Vous trouverez un homme ami de la vérité jusques dans fes fautes, & qui ne craint point d'en rappeller lui-même le fouvenir, lorfqu'ü en peut réfulter quelque bien. Néanmoins je rends graces au ciel, de n'avoir abreuvé que X 1  494 L £ T T R ï » Tl 1 inoi des amertumes da ma vie, & d'en avoir garanti mes enfans. J'aime mieux qu'ils vivent dans un état obfcur fars me connoitre, que de las voir, dans mes malheurs, balïbment nourris par la traifreffe générofité- de mes ennemis, ardens a les inftruire è haïr, & peut-être *.'; trahir , leur pere ; & j'aime mieux cent foisêtre ce pere infortuné, qui négligea fon devoir par foiblcffe, & qui pleure fa faute, que d'être * 1'ami perfide qui trahit la confïance de fon ami, & divulgue pour le diffamer le fecret qu'il a veifé dans fon fein. Jeune femme, voulez-vous travaiiler è vous 7endre heureufe, commencez d*abord par nourrirvotre enfant. Ne mettez pas votre fille dans un couvent, élevez-la vous-même; votre mari eft jeune, il eft d'un bon naturel, voila ce qu'il nous faut. Vous ne me dites point comment il vit avec vous; n'importe, fut - il livré a tous les gouts de fon age & de fon tems, vous I'en anacberez par les vótres, fans lui rien dire. Vos enfans vous aideront a le retenirpar des liens auffi forts & plus conftans que ceux de 1'amour. Vous pafferez la vie la plus. fimple, il eft vrai, mais auffi Ia p'us douce & la plus heureufe dont j'aie 1'idée. Mais encore une fois, fi celle d'un ménage bourgeois vous; dégoüte, & fi 1'bpinion vous fubjugue, guérisfez vous de la foif du bonheur qui vous tout' menie, car vous ne 1'étancberez jamais.  J. J. R 0 U S 8 E J; U. 405 Voila mes idéés; fi elles font fauflès oia fidicules, pardonnez Terreur a Tintention. Je me trompe peut-être, mais il eft fur que je neveux- pas vous tromper, Bon jour , Madame %. Tiniérêt que vous prenez a moi me tojcbe, & je vous jure que je vous le rends bien. Toutes vos Iettres font ouvertes; la der-. mere ff été; celle-ci Ie fera; rien n'eft plus eertain. Je vous en dirois bien la raifon, mais ma lettre ne vous parviendrott pas. Comme ce n'eft pas è vous qu'on en veut, & que ce ne font pas vos feaets qu'on y cherche; je ne crois pas que ce que vous pourriez avoir a me dire, fut expofé a beaucoup d'indifcréuon;. mais'encore faut-il que vóus foyez avertie. i— Li t t a e & la même. Monquin, le 2 Février 1770. Si votre defiein, Madame, lorfo/ie vouscommengates de m'écrire, étoit de me circonvenir & de m'abufer par des cajoleues, vous avez parfaitement réuffi. Touché de vos avances, je prètois a votre ame la candeur de votre age; dans I'attendriffement de mon cceur, je vous regardois déja comme Taimable confolatrice de mes malheurs & de ma vieillefte; & lfiiée charmante que je me faifois de vous ,  490* Lettres d i efFrcoit ('idéé horrible des auteurs des trames dont j'e fuis enlaeé. Me voila défabufé} c'eft ï'ouvrage de votre derniere lettre. Son tortil* lage ne peut être ni la réponfe que la mienne a óè narurellement vous fuggérer , ni le langage ouvert & franc de la. droiture. Pour moi ce langage ne ceftèra jamais d'être 1| mien; je vois que vous avez refpiré t'air de vorre voi. finage. Eh! mon Dieu, Madame, vous voill bien jeune initiée è des myfleres bien noirs, }'en fuis facbé pour moi, j'en fuis affligé pour vous a viflgt-deux ans ! Adieu Madame. Rousseau. En reprenant a$ec plus de fang-froid votrelettre , je trouve la mienne crfte & même injufte; car je v.ois que ce qui rend vos pbrafesembarraffées , eft qu'une involontaire fkïcérité s'y mê!e a la diflimulation que vous voulezavoir. En blamant mon premier mouvement, je ne veux pourtant pas vous le- cacher. Non , Madame, vous ne voulez pas me tromper, je le fens; c'ëft vous qu'on trompe, & bien craellement. Mais cela pofé, H me refte une queftion a vous faire; dans fe jugement que vous portez de moi, pourquoi m'écrire? Pourquoi me recbercber? Que me voulez-vous ? Recherche-t-orr quelqu'un qu'on n'eftime pas ? Eh! je fuirois jufqu'au bout du monde,, un homme que jeveri  J. ƒ. Rousseau» 497 rois comme vous paroiffez me voir. Je fuis environné , je le fais, d'efpions empreffés & d'ardens fatelllres qui me flattent pour me poignarder; mais ce font des trakres, ils font leur mét ié*. Mais vous , Madame , que je veux honoier autant que je méprife ces miférables, de grace, que me voulez-vous? Je vous demande fur ce point une réponfe précife, & pour Dieu fuivez, en la faifant, le mouvement de votre cceur & non pas l'impulfion d'autrui. Je veax répondie en détail a votre lettre, & j'efpere avoir longtems la douceur de vcus parler de vous ; mais pour ce moment commeneons par moi; commencons par nous mettte en regie fur ce que nous devons penfer 1'un de 1'autre. Quand nous faurons bien a qui nous parions, nous en faurons mieux ce que nous aurons è nous dire. ■ JË vous prie, Madame, de ne plus m'écrire fous un au:re nom que celui que je figne & que je n'aurots jamais dü quitter. Lettee a la même. Monquin, le 16 Mars 1770. Rose je vous crois, & je°vous croirois avec plus de plaifir encore fi vous eufliez moins irafifté. La vérité ne s'exprime pas toujours a"ec fimpKcité , mais quand cela lui artive , ella O  49$ LlTTKES SI brille alors de tout fon éclat. Je vais quitter cette habitation : je fais ce que je veux & dois faire; j'ignore encore ce que je ferai: jê fuis entre les mains des hommes; ces hommes ont leurs raifons pour craindre Ia vérité, & ils n'ignorent pas que je me dois de la mettre en évidence, ou du moins de faire tous mes efforts pour cela. Seul & a leur merci , je ne puis rien, ils peuvent tout, hors de changer la nature des chofes, & de faire que la poitrine de J. J. RoulTeau vivant , ceffe de renfermer le cceur d'un homme de bien. Ignorant dans cettefituation en quel lieu je trouverai, foit une pierre pour y pofer ma tête, foit une terre pour y pofer mon corps, je ne puis vous donner aucune adrelTe affurée: mais fi jamais je retrouve un moment tranquille, c'eft un foin que je n'oublierai pas. Rofe, ne m'oubliez pas non plusVous m'avez accordé de 1'titime fur mes écrits; vous m'en accorderiez encore plus fur ma vie, lï elle vous étoit connue; &-davantage encore. fur mon ceeur, s'il étoit oavert a vos yeux: it n'en fut jamais un plus tendre, un meilleur, un plus jufte; la méchanceté ni la haine n'en approcherent jamais. J'ai de grands vices, fans doute, mais qui n'ont jamais fait de mal qu'i moi; & tous mes Malheurs ne me viennent que de mes vertus. Je n'ai pu malgré tous mes efforts percer le myftere affreux des trames dont je. fuis enlacé; elles font il. ténébreufes, on me. ©  J. J. R o « s s E A ü. 499 fes cache avec- tant.de foin , que je n'en apper$ois que la noirceut. Mais les maximes communes que vous m'alléguez fur la calomnie & 1'impofture ne fauroient convenir a celle-la; & les frivoles clameurs de la calomnie font bitn différentes, dans leurs efFets, des complots tramés & concertés durant longues années, dans un profond filence, & dont les développemens fuccelTifs-, dirigés par la rufe , opérés par la puiffance , fe font lentement , fourdement & avec méthvte. Ma ficuation eft unique; mon cas eft inoui depuis que le monde exifte. Selon toutes les regies de la prévoyance humasne, je dois fuccomber; & toutes les mefures font tellement prifes, qu'il n'y a qu'un miracle de Ia Frovidence qui puifle confondre les importeurs. Pourtant une certaine confiance foutient encore mon courage. Jeune femme, écoutez-moi, quoi qu'il arrivé, & quelque fort qu'on me prépare: quand on vous aura fait 1'énumération de mes crimes; quand on vous en aura montré les frappans témoignages, les preuves fans replique, Ia démonftration, 1'évidence ; fouvenez-vous des. trois mots par lefquels ont fini mes adieux s je SUiS INNOCENT.. Rousse au. Vous approchez d'un terme iiitéreflant poi»r mon cceur; je defire d'en favoir 1'heureux événement auflnót qu'il fera pöffible. Pour cela,  500 L e T _ t r e s d k fi vous n'avez p.is avart ce-tems-la de mes nouvelles , préparez d'avance un petit billet que vous ferez mettre a la pofte aufutót que vous ferez délivrée, fous une enveloppe a l'adreiTe fuivante : A Mdt. Beis de la Tour, nét Roguin, i Lyon. Lettre a la même. Paris, le 7 Juillet 1770. D eux raifons, Madame, outre Ie tracas d'un débarquement, m'ont empêcbé d'aller vous voir a mon arrivée. La. première que vous m'avez écrit vous-même, que quand même nous ferions rapprocbés , nous ne pourrions pas nous- voir; 1'autre, que je fuis déterminé è n'avoir aucune relation avec quiconque en a avec Madame de *+*. C'eft è vous, Madame, a m'inflruire fi ces deux obftacles exiflent ou non ; s'ils n'exiftent pas, j'irai avec Ie plus vif empreflement contenter le befoin de vous voir, que me donna la première lettre que. vous me fites 1'honneur de m'écrire, & qu'ont augmenté toutes les au;res. Un. rendjz-vous au fpsélacle ne fauroit me Convenir, paree que, bien éloigné de vouloir me cacber, je ne veux pas non plus me donner en fpeélacle moi-même; mais s'il arri»Qit qps. ie hafard nous y conduisit en même-  J. J. .ROTJSSJB-AW. 5o£ jour, & que je le fuffb, ne doutez pas que je ne profitaffe avec tranfport du plaifir de vous y voir, & même que je ne me préfeniaffe 4 votre loge, fi j'étois für que cela ne vous déplüt pas. Je°fuis affl'gé d'apprendre votre prochain départ. Eft-ce pour augmenter mon regret que vous me propofez de vous fuivre en Nivernois ? Bon jour, Madame,donnez-moi de^os nouvelles & vos ordres durant le féjour qui vous refte è faire 4 Paris ; donnez-moi votre adreffe en province, & fouvenez-vous de moi quelquefois. Pas un mot du préiendu opéra qu'on dit que je vais donner. J'efpere que de fa vie J. J. RoulTeau n'aura plus rien 4 démêler avec le public. Quand quelque bruit court de moi , croyez toujours exaftement Ie contraire ; vous vous tromperez rarement. Lettre a la même. Paris, le 13 Juillet 1770. Je ne puis, Madame, vous aller vois que la femaine prochaine , puifque nous fommes 4 la fin de celle-ci; je tacherai que ce foit mardi, mais je ne m'y engage pas, encore moins pour le diner ; il faut que tout cela fe preruie impromptu ; car tous les engagemens pris d'avance, m'ótent tout le plaifir de les lemplir.  50ï Lettres de Je déjeune toujours en mé Ievant; mais cela ne m'empêcbera pas, li "ous prenez du café ou du chocolat, d'en prendre encore avec vous. Ne m'envoyez point de voiture, j'aime mieux aller è pied; & fi je ne fuis pas chez vous a dix heures, ne m'attendez plus. J e vous fais gré de me reprocher mon air gauche & embarraffé; mais fi vous voulez que je m'en défaffe, il faut que ce foit votre ouvrage. Avec une ame affez peu craintive , un naturel d'une infupportable timidité, furtout auprès des femmes, me rend toujours d'autant plus mansfade, que je voudrois me rendre plus agréable. De plus, je n'ai jamais fu parler, furtout quand j'aurois voulu bien dire; & fi vous avez la préférence de tous mes embarras, vous n'avez pas trop a vous en plaindre. Bon jour, Madame, voila votre laquais; a mardi s'il fait beau, mais fans promefle. Je fens qu'ayant a vous perdre fi vite , il ne faut pas me faire un befoin de vous voir. O f Lettre a M. Paris, le 24 Novembre 1770. Soyb:.? content, Monfieur, vous. & ceux qui vous dirigent. II vous falloit abfolument une lettre de moi: vous m'avez voulu forcer a 1'é-  j. J. Rouüitl Soj ctire & vous avez réuffi: car on fait bien que quand quelqu'un nous dit qu'il veut fe tuer, on eft obligé en confcience è 1'exhorter de n'en rien faire. g J E ne vous connois point , Monfieur , cc n'ai nul defir de vous connoitre; mais je vous trouve trés a plaindre & bien plus encore que vpus ne penfez: néanmoins dans tout le détail de vos malheurs, je ne vois pas de quoi fonder la terrible réfolution que vous m'affurez avoir prife. Je connois l'indigence & fon poids, auffi bien que vous, tout au moins; mais jamais elle n'a fuffi feule pour déterminer un homme de bon fens k s'óter la vie. Car enfin le pis qu'il en puifle arriver, eft de mourir de faim, & 1'on ne gagne pas grand'chofe è fe tuer pour éviter la mort. II lït pourtant des cas oü la mifere eft terrible, infupportable , mais il en eft oü elle eft moins dure a fouffrir ; c'eft le vótre. Comment, Monfieur, a vingt ans, feul, fans familie, avec de la fanté, de l'efprit, des bras & un bon ami, vous ne voyez d'autre afyle contre la mifere que le tombeau ? Sürement vous n'y avez pas bien regardé. Mais Topprobre La mort eft h préfé- rer, j'en conviens: mais encore faut-il commencer par s'affurer que cet opprobre eft bien réel. Un homme injufte & dur vo'us perfécute, il menace d'attenter a votre liberté. Eh bienl Monfieur , je fuppofe qu'il exécute fa barbare  joi Lettres de menace, ferez-vous déshonoré pour cela? Des fers déshonorent-iis 1'innocent qui les porte? Socrate mourut-il dans 1'ignominie? Et oü efl donc, Monfieur, cette fuperbe morale que vous étalez fi pompeufement dar.s vos lettres , & comment avec des maximes fi fublimes fe rendon ainfi 1'efclave de 1'opinion ? Ce n'eft pas tout; on diroit 4 vous entendre que vous n'avez^ d'autre alternative que de mourir ou de vivre en captivité. Et point du tout; vous avez 1'expédient tout fimple de fortir de Paris; cela vaut encore mieux que de fortir de la vie. Plus je relis votre lettre, plus j'y trouve de colere & d'animofité. Vous vous complaifez 4 1'image de votre fang jailliflant fur votre cruel parent; vous vous tuez plutót par vengeance que par défefpoir, & vous fongéz5 moins 4 vous tirer d'affaire qu'4 punir votre ennemL. Quand je lis les réprimandes plus que féveres dont il vous plait d'accabler fiérement le pauvre St. Preux, je nepuis m'empêcher de croire que, s'il étoit14 pour vous répondre, il pourroit avec un peu plus de juftice vous en rendre quelques - unes 4 fon tour. Je conviens pourtant, Monfieur , que votre lettre eft trés-bien faite, & je vous trouve fort difert pour un défefpéré. Je voudrois vcus pouvoir féliciter fur votre bonne foi, comme fur votre lloquence; mais la maniere dont vous narrez notre entrevue , ne me le permet pas trop.  J. J. Rouss K A ff. 5 o$ Trop. II eft certain que je me ferois , ïl y a dix ans, jetté r\ votre tête , que j'aurois pris votre affaire avec chaleur & il eft probable que, comme dans tant d'affaires femblables dont j'ai eu le malheur de me mêler, Ia pétulance de mon zele m'eüt plus nui qu'elle ne vous auroit fervi. Les plus terribles expériences m'ont rendu plus réfervé ; j'ai appris i n*accu;illir qu'avec circonfpection les nouveaux vifages, Sc dans l'impoffibilité de remplir è Ia fois tous les nombreux devoirs qu'on m'impofe, A ne me mêler que des gens que je connois. Je ne vous ai pourtant point refufé le confeil que vous m'avez demandé. Je n'ai point approuvé le ton de votre lettre a M de M,, je vous ai dit ce que j'y trouvois è reprendre , & la preuve que vous entendltes bien ce que je vous difois, eft que vous y répondite- plufieurs fois. Ce« pendant vous venez me dire aujourd'hui que Ie chagrin que je vous montrai . ne vous permit pas d'entendre ce que je vous dis , & vout ajoutez qu'apiès de müres délhérations, il vous fembla d'appercevoir que je vous blamois de vous ê're un peu trop abandonné h votre haine: mais vraiment il ne falloit pas de bien müres délibérations pour appercevoir cela, car je vous 1'avois bien articulé, & je m'étois afluré que vous m'entendiez fort bien. Vous m'avez demandé confeil, je ne vous Tai point refufé. J'ai fait plus; je vous ai offert, je vous offre encoLettres. Y  gQ.6 -LETTRES DE ie, d'alléger en ce qui dépend de moi la dureté j'ai pris a votre égard, & Ie fcul que vous me-' laiffiez 4 prendre, pour ne pas vous livrer a< tous vos défauts & me rendre tout-a fait malb'eureufe. Je ne vous laiffe point a Paris, pour ne pas avoir a comba'tre fans ceife , en <~ous voyant trop fouvent, le defir de vous rapprocher de moi. Mais je ne vous tiendrai pas non plus fi éloigné, que fi 1'on eft ontent-de vous> je ne puiffe vous faire venir ici queiquefois.&c."' Je fuis. fort trompé, Madame, iï toute. fa-'  J, J, R. O U S S E A U." «ylt' bauteur tient i ce coup inattendu, dont il fentiratoute la conféquence vu furtout \i tendre' attacbement que vous lui connoifTez pour vous,. ■& qui dans ce nroratnl fera taire tout autre pen~chanr.- II pleurera, il gémira, il pouffera des* cris\ auxquels vous ne ferez , ui ne paroltrez' infenfible; mais lui parlant toujours de fon départ comme d'une chofe arrangée , vous lui' montrerez du regret qu'il ait laiffé venir ceC arrangement au point de ne pouvoir plus être' révoqué. Voila felon mot la route par laquelle vous 1'amenerez fans peine a une capitulation , ■ qu'il acceptera avec des tranfports de joie , &• dont vous réglerez tous les articles fans qu'il régimbe contre aucun: encóre avec tout cela ne paroltrez-vous pas compter extrêmement fuc la folidifé de ce traité; vous le recevrez plutót dans votre maifon comme par elfai.que par uneréunion conftante; & fon voyage paroltra plutót différé que rompu, 1'aiTurant cependant que s'il tient réellement fes engagemens , il fera Ie bonheur de votre vie, en vous; difpenfant ds1'éloigner de vous. Il me femble que voila le moyen de faire' avec lui 1'accord le plus folide qu'il foit poffible de faire avec un enfant, & il aura des raifons de tenir cet accord fi puiflantes & tellement è< fa portée, que felon toute apparence il revi;ndra fouple & docile pour longtems. Voila, Madame, ce qui m'a paru ïé nfieus Y' *  Lettres d b k faire dans la circonflance j il y a une conti-nuité de régime a obferver qu'on ne peut détail, lerr dans une lettre, 6e qui ne peut fe déterminer: qua. par 1'examen du fujet j. & d'ailleurs ce nleffit pas une mere.- auffi tendra que vous , ce n'eft. pa& un efprit-auffi clair-voyant que le vótie qu'il', faut guider dans-tous ces- détails. Je vous- 1'ai; dit-, Madame, je m'en fuis pénétré. dans notreunique converfatioa-; vous n'avez befoin des> cjoufeils- de perfonne dans la grande & refpeclable. tache. dont-vous êtes chargée, & que vous ïempliffsz. fi bien, J'ai dü. cependant m'acquitter. de celle que votre modeftie.m'a impofée; je.' 1'ai- fait par obéiflance & par devoir., mais; bien perfuadé que pour favoir ce qu'il y a de mieux. a faire il fufijfoit. d'obferver ce. que. "«ouss fer&z». Jü. eft;, Madame j des fituations auxqueltes; il? n'afti pas. permis i un honnête.- homme d'être? ^régaré;, &, celle oü je me trouve. depuis dixi ans^,, eft la plus inconcevable: & la.plus étrange. dbnkon o,idfe. avoir-- 1'idée» J'en aL fenti. 1'hor"rem-, fans:, en pouvoir percer les ténabres. J'ai, IfrayaquiL les- impolteurs-. & les. traitr.es par, tous lans Let t.r-e a Madame* ,-. . . », Paris le 14 Aout- 1772..  J. J. RfttfSSIAOt 513 les moyens permis & juftes qui pouvoient avoir prife fur des ceeurs humains. Tout a été inutile. I's ont fait le plongeon , & eontinuant leurs manoeuvres fouterraines, ils fe font cachés de moi avec le plus grand foin. Cela étoit naturel, & j aurois dü m'y attendre. Mais ce qui l'eft moins , eft qu'ils ont rendu le public entier complice de leurs trames & de leur fausfeté; qu'avec un fuccès qui tient du prodige , on m'a óté toute connoiffance des complots dont je fuis la viftimey en m'en faifant feule^ ment bien fentir Teffet, & que tous ont marqué le même empreiTement a me faire boire Ia ccupe de 1'ignominie , & a me cacher la bénigne main qui prit foin de la préparer. La colere & 1'indignation m'ont jetté d'abord dans des transports qui m'ont fait faire beaucoup de föttifes, fur lefquelles on avoit compté. Comme je trou» vois injufte d'envelopper tout mon fiecle dans le mépris qu?on doit è quiconque fe cache d'un homme pour le difFamer, j'ai cherché quelqu'un qui eüt affez de droiture & de juftice pour m'éclairer fur ma fituation, ou pour fe refufer au moins aux intrigues des rburbes. J'ai portépartout ma lanterne inutilement, je n'ai poine trouvé d'homme ni d'ame humaine. J'ai vu avec dédain la groffiere fauffeté de ceux quE vouloient m'abufer par des careffes fi mal-adroites & fi peu diftées par la bienveillance & 1'efiime, qu'elles cachoient même & affez mal une X 5,  f/i< Ï-ETTRÏÏ B » fecrette animofité. Je pardonne 1'erreur, maï* non la trahifon. A peine dans ce délire univerfel , ai-je trouvé dans tout Paris quelqu'un qui ne s'avilit pas a cajoler fadement un homme qu'ils vouloient tromper, comme on cajole un oifeau mais qu'on veut prendre. S'ils m'euffent fui, s'ils m'euffent ouvertement maltraité, j'aurois pu , les- plaignant & me plaignant , du moins let eftimer encore. Ils n'ont pas voula me laiffer cette confolation; Cependant, -il eft parmi eux d;s perfonnes , d'ailleurs ll dignesd'ellime, qu'il paroit injufte de les'mépri fer. Comment expliquer ces contra-iiftidns? J'ai fait mille effons pour y parvenir; j'ai fait routes les fuppofitions poffibles ; j'ai fuppofé 1'impofture armée de tous les ftarftbeauac de 1'évidence. Jeme fuis dit, ils font trompés, leur erreur eft invincible. Mais, me fuis-je répondu; rion* feulement ils font trompés; mais loin de déplorer leur erreur, ils 1'aiment, ils la chériffent. Tout leur plaifir eft de me croire vil hypocrite & coupable. Ils craindroient comme un malheur affreux de me rerrouver innocent & digne d'eftime. Coupable ou non , tous leurs foinsfont de m'óter 1'exercice de ce droit 11- naturel, fi facré de la défenfe de foi-même. Hélas ! toute leur peur eft d'être forcés de voir leur injuftice, tout leur defir eft de 1'aggraver. Ils font trompés ? Hé bien! fuppofons. Mais , trompés doiveat-ils fe conduire comme tts  J. J. ROUSSEAU. 5IS font ? d'honnêtes gens peuvent - ils fe conduire ainfi? Me conduirois je ainfi moi-même a leur place? Jamais, jamais. Je fuirois le fcélérat ou confondrois l'hypocrite. Mais le flatter pour le circonvenir, feroit me mettre au deflbus de lui. JNon , fi j'abordois jamais un coquin que je croirois tel, ce ne feroit que pour le confondre & lui cracber au vifage. Après mille vains efforts inutïles pour expliquer ce qui m'arrive dans toutes les fuppofitions, j'ai donc ceffé mes recherches & je me fuis dit: je vis dans une génération qui m'eft inéxplicable. La conduite de mes contemporains k mon égard ne permet k ma raifon de leur accorder aucune eftime. La haine n'entra jamais dans mon coeur. Le mépris eft encore un fentiment trop tourmentant. Je ne les eflime donc, ni ne les hais, ni ne les méprife. Ils font nuls a mes yeux; ce font pour moi des habitans de la Iune. Je n'ai pas Ia moindre idéé de leur être moral. La feule chofe que je fais, eft qu'il n'a point de rapport au mien & que nous ne fommes pas de la même efpece. J'ai donc renoncé avec eux k cette feule fociété qui pouvoit m'être douce & que j'ai fi vainement cherchée , favoir k celle des cceurs. Je ne les cherche ni ne les fuis. A moins d'affaires je n'irai plus chez perfonne. Mes vifites font un honneur que je ne dois plus k qui que ce foit déformais, un pareil témoignage d'eftime feroit troropeur de ma part, & je ne fuis  sis Lettres. pas homme a imiter ceux dont je me détache. A 1'égard des gens qui pleuvent chez moi, je ferme autant que je puis ma porte aux quidams & aux brutauxi mars ceux dont au moins le nom m'eft connu, & qui peuvent s'abftenir de m'infulter chez moi, je les recois avec indifFérence, mais fans dédain. Comme je n'ai plus ni humeur ni dépit contre les pagodes au milieu defquelles je vis, je ne refufé pas même , quand 1'occafion s'en préfente, de m'amufer d'elles & avecelles, autant que cela leur convient & a moi aufli. Je laiflerai aller les chofes comme elles s'arrange» ronc d'elles-mêmes, mais je n'irai pas au-dela ; & a moins que je ne retrouve enfin contre toute attente ce que j'ai cefTé de chercher, je ne ferai de ma vie plus un feul pas fans néceflité pour rechercher qui que ce foit. J'ai du regret, Madame, a ne pouvoir faire exception pour vous; car vous m'avez paru bien aimable. Mais cela n'empêche pas que vous ne foyez de votre fiecle, & qu'a ce titre je ne puifle vous excepter. Je fens bien ma perte en cette occafion. Je fens même auffi Ia vótre, du moins fi , comme je dois le croire, vous recherches dans la fociété, de-s chofes d'un plus grand prix que I'élétjance des manicrrs & l'agrément de. Ia converfation. Voila mes réfolutiof»s, Madame, ót en voila les mjufs. Je vous fupplie d'agréer mon refpecl. FIN.   ■I