01 2579 öfc>/ö  ffiü VRES D E J. J. ROUSSEAU. T 0 U E TRE1ZIEME..   SUP PL EMENT (E U V R E S JEAN-JAQUES ROUSSEAU,. GONTE N A NT LES PIECES MANUSCRI TE S, PUBLIÉES APRËS SA MORT. T O M E SECOND, 4 A M S T E R D A M, Chez D. J. C II A N G U I 0 N *T BARTHELEMY VLAM. MDCCLXXXIV. A U X D E   LES CONFESSIONS D E J. J. ROUSSEAU. Li vb e Premier. m Je forrae utie entreprife qui n'eut jamais d'exem. ple, & donc 1'exécution n'aura poinc d'imitateur. Je veux montrer a mes femblables un homme dans toute la vérité de la nature; & eet homme , ce fera moi. M o i feul, Je fens mon cceur, & je connois les hommes. Je ne fuis fait comme aucuu de ceux quej'ai vus; j'ofe croire n'êire fait comme aucun de ceux qui exittent. Si je ne vaux pas mieux , au moins je. fuis autre. Si la nature a bien ou mal fait de brifer le moule dans lequel elle m'a jetté , c'eft ce dont on ne peut juget qu'apiès m'avoir lu. Que la trompette du jugement dernier fonne quand elle voudra ; je viendrai , ce livre a Ia main , me préfenter devant le fouverain Juge. Ja dirai hautement . „ voila ce que j'ai fait, ce „ que j'ai penfé , ce que je fus. J'ai dit le „ bien & le mal avec la même franchife. J« Confejjions. A  2 lus CONFESSIONS, .„ n'ai rien tü de mnuvais , rien ajoiué de boa; „ &'s'il m'efl arrivé d'employer quelque ornement „ indifférent, ce n'a jamais été que pour rempür „ un vuide occafionné par mon défaut de mémoi„ re; j'ai pu fuppofer vrai ce que je favois avoir „ pu 1'êcre, jamais ce que je favois. étre faux. „ Je me fuis montré tel que je fus; méprifable &' .„ vil quand je l'ai été; bon, généreux, fublime, „ quand je l'ai été: j'ai dévoilé mon intérieur tel „ que tu 1'as vu toi-même^ Etre éternel, raflem„ ble autour de moi 1'innombrable foule de mes « femblables: qu'üs écoutent mes Confeffions , „ qu'ils gémiflent de mes indignités , qu'ils rou. „ giffent de mes miferes. Que chacun d'eux „ découvre a fon tour fon coeur aux pieds de ton „ tróne avec la mêine fincérité , & puis qu'un „ feül te dife, s'il 1'ofe : Je fus meilkur que eet homme-!a," Je fuis né a Geneve en 1712, d'Ifaac Rousfeau, citoyen, & de Sufanne Bernard, citoyenne. Un bien fort médiocre , a partager eutre quinze enfans , ayant réduit prefqu'a rien la portion de mon pere, il nVoit pour fubfifter que fon métier d'horloger, dans lequel il étoit, a la vérité, fort habilc. Mamere, fille du miniftre Bernard, étoit plus riche; elle avoit de la fageffe & de la beautés ce u'étoit pas fans peine que mon pere 1'avoit obtenue. Leurs amours avoient commencé prefque avec leur Vie. Dés 1'age de huit a neuf ans, i!s fe promenoient enfemble tous les foirs fur la  L i v u g I. 3 Treille; a dix ans, i!s ne pouvoient plus fe quitter. La fympachie, 1'accord des ames alFermit en eux Ie fentirnent qü'avoit produit 1'habitude. Tous deux , nés tendres & fenfibles, n'attendoient que le moment de trouver dans un autre la même dirpofuion , ou plutót ce moment les attendoic eux-mêmes, & chacun d'eux jetta fon creur dans le premier qui s'ouvrit pour Ie recevoir. Le fort , qui fembloit contrarier leur paflïon , ne fic que 1'animer. Le jeune amant, ne pouvant obtenir fa maitreiTe , fe confumoit de douleur; elle lui confeilla de voyager pour 1'oublier. II voyagea fans fruit , & revint plus amoureux que jamais. II retrouva celle qu'il aimoit, tendre & fidelle. Après cette épreuve, il ne reftoit qu'a s'aimer toute la vie; ils Ie jurerent, & le eiel bénit leur ferment. Gabriel Bernaud, frere de ma mere, devint amoureux d'une des foeurs de mon pere; mais elle ne confentit a époufer le frere , qu'a condition que fon frere épouferoit la fceur. L'amour arrangea tout, & les deux mariages fe firent le même jour. Ainfi mon oncle étoit le mari de ma tante, & Ieurs enfans furent doublement mes coufins - germains. II en naquit un de part & d'autre au bout d'une année; enfuite il fallut encore fe féparer. Mon oncle Bernard étoit Ingénieur : il alfa fervir dans 1'Empire & en Hongrie fous le Prince Eugene. II fe diftingua au fiege & a la bataille A 2  Les Contessionï, de Belgrade. Mon pere , aptès la naiflance de mon frere iinique, parut pour Conflantinople, oü il étoit appellé & devint horloger du ferrail. Durant fon abfence , la beauté de ma mere , fon efprit, les talens (*) , lui attirerent des hommages. M. de la Clofure , Réfident de France, fut des plus empreffés a lui en offrir. II falloit que fa pafiion füt vive, puifqu'au bout de trente ans, je l'ai vu s'attendrir en me parlant d'elle. Ma meré avoit plus que de la vertu pour s'en défendre , elle aimoit tendrement fon mari ; elle le prefik de revenir. II quitta tout, & revint. Je fus Ie trifte fruit de ce retour. Dix mois aprés , je naquis infrme & malade \ je coütai la vie a ma mcre , & ma naiflance fut le premier de mes malheurs. ] e n'ai pas fu cornment mon pere fupporta cette perte ; 'mais je fais qu'il ne s'en confola jamais. 11 croyoit Ia revoir en moi, fans pouvoir C*0 Elle en avoit de trop brillans pour fon état j le .jninifire Ion pere, qui 1'adoroit, ayant pi is grand foin de Ton cducation. Rllè cicffinóit, elle chamoit, elle s'accom1 agrtoit du théorbe, elle avoit de la lechue & faifoit des veis paifables. Jin voici qu'elle lit impromptu dans l'sblence de fon frere & de fon maii, fe pronienant avec Ta bclletceur & kuis deux enfans , fur un propos que quclqu'ua lui tint ü leur fujet; Ces deux Meffieurs qui font abfens Nous font ctaërs de bien des manieies ; Ce font nos amis, nos nmans > Ce font nos maris & nos freres, Et les peres de ces enfans.  L 1 V li E I. S oublier que je la lui avois ótée ; jamais il ne m'embraffa que je ne fentiffe a fes foupirs , a fes convulfives étreintes, qu'un regret amèr fe móioit a fes carefles; elles u'en étoient que plus tendres. Quand il me difoit: ,, Jean-Jacques., parlons de „ ia mereje lui dilbis: „ Hé bien, mon „ pere, nous allons donc pleurerj" & ce mot feul lui tiroit déja des larmes. „ Ah!" difoit-il en gémiffant, ,, rends - Ia - moi, confole - moi d'elle , ,, remplis le vulde qu'elle a laiffé dans mon ame. ,, T'aimerois-je ainfi fi tu n'éto.is que mon fils?" Quarante ans après 1'avoir perdue , il efl mort dans les bras d'une feconde femme; mais le notn de la première a la bouche, & fon image au fond du cceur. Tels furent les auteurs de mes jours. De tous les dons que le ciel leur avoit départis, un ccear fenfible eli le feul qu'ils me laifferent; mais il avoit fait leur bonheur, & fit tous les malheurs de ma vie. J'étois né prefque mourant; on efpéroit peu de me conferver. J'apportai le germe d'une incommodüé que les ans ont renforcée , & qui maintenant ne me donne quelquefois de relaches que pour me laiffer fouffrir plus cruellement d'une auire fafon. Une foeur de mon pere, fille aimab'e & fage , jprit fi grand foin de moi , qu'elle me fauva. Au moment oü j'écris ceci, elle efl encore en vie, foignant , a 1'age de quatre-vingts ans , un mari plus jeune qu'elle, mais ufé par la boiflbn. A 3  6 Les Confessunj, Chere tante , je vous pardonne de m'avoir fait vivre , & je m'sfflige de ne pouvoir tous réftdrè , a la fin de vos jours, les tendres foins que vous m'avez prodigués au commencement des miens. J'ai auflï ma mie Jacqueline encore vivante, faine & robufle. Les mains qui m'onvrirent les yeux a ma nailfance , pourront jne les fermer a ma mort. J e fentis avant de petffer, c'efl le fort commun de l'huthabité. Je 1'éprouvai plus qu'un autre. Jignore ce que je fis jufqu'a cinq ou (lx ans: je ne fais comment j'appris a lire; je ne me fouvicns qua de mes premi-eres leclures & de leur effet Air moi: c'eft le temps d'ofi je date fans interruption la confcience de moi-mêrne. Ma mere avoit laiffé des romans. Nous nous mimes a les lire après fonpé , mon pere & moi. II n'étoit queflion d'abord que de m'exercer a Ia leclure par des livrei amufans; mais bientót 1'intérêt devint fi vif, que nous lifions tour-a- tour fans relache, & paffions les nuits a cette occupation. Nous ne pouvions jamais quitter qu'a la fin du volume. Quelquefois mon pere , entendant le matin les hirondelles ,. difoit tout honteux : „ allons nous coucher, je „ fuis plus enfant que toi." E n peil de temps, j'acquis par cette dangereufe méthode, non- feulement une exuéme facilitd a lire & a m'eiitendre , mais une intelligence unique a mon age fur les paffions. Je .n'avois aucuiie idéé des chofes , que tous les feminiens  L I V H E L '7 m'étoient déjrt connus. Je n'avois rien concu ; j'avois tout fenti. Ces émorions confufes que j'éprouvai coup iur coup , * n'altcroient point la raifou que je n'avois pas encore; mais elles m'en formerent une d'une autre trempe, & me donnerent de la vie humaine des notrons bizarres & romanefques , dont 1'expérience & la réflexion n'ont jamais bien pu me gudrir. Les romans finirent avec 1'été de 1719. L'hiver fuivant ce fut autre chofe. La biblioiheque de ma mere épuifce , 011 eut recours a la ponion de fon pere qui nous étoit échue. Heureufement il s'y trouva de bons livres; & cela ne pouvoit gueres être autrement ; cette bibliotheque ayant été formée par un miniftre, a la vérité, & favant même , car c'étoit la mode alors , mais homme de gout & d'efprit. L'Iliftoire de 1'églife & de 1'empire par le Sueur, le Difcours de BofTuet fur 1'Hiftuire Univerfelle, les Hommes Hluftces de Plutarque , 1'Hiftoire de Venife par Nani , les Métamorpbofes d'Ovide,'La Oruyere, les Mondes de Fontenelle, fes Dialogues des Morts, & quelques tomes de Molière, furent tranfportés dans le cabinet de mon pere, & je les lui lifois tous les jours durant fon travail. J'y pris un gout rare & peut-être unique a eet Éige. Plutarque, furtout , devint ma leéture favorite. Le piailir que je prenois a le rclire fans cefl*e me guérit un peu des romans, &'je préférai bientót Agefilas , Bruuts , Ariflide , a Orondate , Artameue & Juba. A 4  i> Li.! confession!, De ces intéreffantes leélures, des entretiens qu'elles occafionnoient entre mon pere & moi , fe forma eet efprit libre & réjmblicarn, ce caraétere indomptable & fier, impatient de jong & de fervitude , qui m'a tourmenté tont le temps de ma vie dans les fituations les moins propres a lui donner 1'effor. Sans ceffe occupé de Rome & d'Athenes, vivant, pour ainfi dire , avec leurs grands hommes , né moi - même citoyen d'une re'publique, & flls d'un pere dont 1'amour de la patrie étoit la plus fone paffion , je m'en enflammois a fon exemple j je me croyois Grec ou Romain; je devenois le perfonnage dont je lifois la vie: le récit des traits de confiance & d'intrépidité qui m'avoient frappé, me rendoit les yeux étincelants & la voix forte. Un jour que je racontois a table 1'aventure de Scévola , on fut effrayé de me voir avancer & tenir la main fur un rechaud, pour repréfeuter fon aétion. J'a v o i s un frere plus agé que moi de fept ans. II spprenoit la profeflion de mon pere. L'extrême arfeflion qu'on avoit pour moi, le faifoit un peu négliger , &' ce n'eft pas cela que j'approuve. Son éducation fe fentit de cette négligence. II prit Ie train du libertinage, même avant 1'age d'être un vrai libertin. On le mit chez un autre maitre, d'oü il faifoit des efcapades , comme il en avoic fait de la maifon paternelle. Je ne le voyois prefque point: a peine puis-je dire avoir fait connoiffance avec lui: mais je ne laiffois pas de l'ai-  L 1 V R z I. 9 l'aimer tendrement , & il m'aitnoit , autant qu'un poliflbn peut aimer quelque chofe. Je me fouviens qu'une fois que mon pere Ie chatioic rudement & avec colere, je me jettai impétueufetnent entre deux, 1'embraffant étroitement. Je le couvris ainfi de mon corps, recevant les coups qui lui étoient portés, & je m'obftinai fi bien dans cette attitude, qu'il fallut enfin que mon pere lui fit grace, foit défarmé par mes cris & mes larmes, foit pour ne pas me maltraiter plus que lui. Enfin, mon frere tourna fi mal, qu'il s'enfuit & difparut tóut-a-fait. Quelque temps après, on fut qu'il étoit en Allemagne. II n'écrivit pas une 1'eule fois. On n'a plus eu de fes nouvelles depuis ce temps-la, & voila comtuent je fuis demeuré fils uuique. S i ce pauvre garcon fut élevé négligemment , iln'en fut pas ainfi de fon frere; & les enfans des rois ne fauroient être foignés avec plus de zele que je le fus duraut mes premiers ans, idolatré de tout ce qui m'environnoit , & toujours , ce qui eft bien plus rare, traité en enfant chéri, jamais en enfant gaté. Jamais une feule fois , jufqu'a ma fortie de la maifon paternelle, on ne m'a laiffé courir feul dans la rue avec les autres enfans: jamais on n'eut a réprimer en moi ni a fatisfaire aucun de ces fantafques humeurs qu'on impute a la nature , & qui naiffent toutes de la feule éducation, J'avois les défauts de mon age; j'étois babillard , gourmand, quelquefois menteur. J'aurois volé des ftuks, des bonbons, de la manA 5  i,o Les C'onfesstons, geaflle, mais jamais je n'ai pris plaifir a faire diï mal, du dégat, a cliarger lesautres, a tourmenter de pauvres animaux. Je me fouviens pourtant d'avoïr une fois piffé dans la marmite d'une de ros voifines, appellée Madame Clot,. tandis qu'elle étoit au préche. J'avoue même que ce fouvenir me fait encore rire , paree que Madame Clot, bonne femme au demeurant , étoit bien la vieille la plus grognon que je connus de ma vie. Voila la courte & véridique hiftoire de tous mes méfaits enfantinsi C o m m ent ferois-je devenu méchant, quand je n'avois fous les yeux que des exemples de dou* ceur, & autour de moi que les meilleures- gens du monde? Mon pere, ma tante, ma mie, mesparens, nos amis, nos voifins, tout ce qui m'environnoit, ne m'obéilToit pas a Ia vérité , maism'aimoit; & moi je les aimois de même^ Mesvolontés étoient fi peu excitées- & fi peu contraiiées,. qu'il ne me venoit pas dans 1'efprit d'en avoir.. Je puis jurer que jufqu'a mon afferviffement fons un maltre, je n'ai pas fu ce que c'étoit qu'une fantaifie. Hors le temps que je paffois 4 lire ou écrire auprès de mon pere , & celui oüma mie me menoit promener, j'étois toujours avec ma tante, a la voir broder, & 1'entendre chanter,. afïïs ou debout a cóté d'elte, & j'étois content.. Son enjouement, fa douceur, fa figure agréable , m'ont laiffé de fi fortes impreflións , que je vois ertcote. fon. air, fortiregard ', fon attitude je me -  L i v r e I. II feuviens de fes petits propos carefTans. Je dirois comment elle étoit vêtue & coëffee, fans oublier les deux crochets que fes cheveux noirs faifoient fur fes tempes, felon la mode de ce temps -la. Je fuis perfuadé que je lui dois le gout ou plutót la paffion pour la mufique, qui ne s'eft bien développé en moi que longtemps après. Elle favoit une quantité prodigieufe d'airs & de chanfons, qu'elle chantoit avec un filet de voix fort douce. La férénité d'ame de cette excellente fille , éloignoit d'elle & de tout ce qui 1'environnoit la rêverie & la triftefie. L'attrait que fon chant avoit pour moi fut tel, que non-feulement plufieurs de fes chanfons me font toujours reftées dans la mémoire , mais qu'il m'en revient méme, aujourd'hui que je l'ai perdue , qui , totalement oubliées depuis mon enfance, fe retracent a mefure que je vieillis , avec un charme que je ne puis exprimer. Diroit-on que moi, vieux radoteur, rongé de foucis & de peines , je me furprends quelquefois a pleurer comme un enfant , en marmotant ces petits airs d'une voix déja caffée & tremblame? II y en a un furtout, qui m'eft bien revenu tout entier, quant a 1'air; mais la feconde moitié des paroles s'eft conftamment refufée k tous mes efForts pour me la rappeller, quoiqu'il m'en revienne confufément les rimes. Voici le commenceinent, & ce que j'ai pu me rappellerdu refte. A 6  Is Les Confessions, Tircis, je n'ofe Ecower "ton chalumeau Sous 1'ormpau; Car on en caufe Déja dans notre hameau. . - . . un Berger .... s'engagcr ; ..... fans danger.; , Et toujoms 1'épine eft fous la rofe. Je cherche oü eft le charme attendriiTant que mon coeur trouve a cette chanfon: c'eft un caprice auquel je ne comprends rien ; mais il m'efi de toute impoffibilité de la chanter jufqu'a Ia fin , fans être arrêté par mes larmes. J'ai cent fois piojetté d'écrire a Paris pour faire chercher le iefte des paroles, fi tant eft que quelqu'un les connoiffe encore. Mais je fuis prefque für que le plaifir que je prends a me rappeller eet air s'eV.üoniroit en partie , fi j'avois Ia. preuve que d'autres que ma pauvre tante Sufon 1'ont chanté. Telles furent les premières atféflions de mon entree a la vie; ainfi commencoit a fe former ou a fe montrer en moi ce coeur a la fois fi fier & fi tendre , ce caraflere efféminé , mais pounaiK -indomptable, qui ", flottant toujours entre la foibleffe & le courage ,• entre la molleffe & la vertu, m'a jufqu'au bout mis en contradiaion avec moimême, & a fait que 1'abft.inence & la jouiffauce, ie plaifir & la fagefie, m'ont également échappé. Ce uain d'éducation fut interrompu par urt  L I V R E I. 13 nccident dont les fuites ont infiué fur le relTe de ma vie. Mon pere eut un démêlé avec un M. G***, Capitaine en France, & apparenté dans le Confeil. Ce G***, homme infolent & Iache, faigna du nez ; & pour fe venger , accufa mon pere d'avoir mis 1'épée a la main dans la ville. Mon pere, qu'on voulut envoyer en prifon , s'ob. ftinoit a vouloir que, felon la loi, faccufateur y entrat auffi-bien que lui. N'ayant pu Pobtenir, il aima mieux fortir de Geneve & s'expatrier pour le rêfle de fa vie, que de céder fur un point oft 1'lwnneur & la liberté lui paroiflbient compromis. Je reftai fous la tutelle de mon oncle Bernard, alors employé aux fortifications de Geneve. Sa fille ainée étoit morte , mais il avoit un fils de même age que moi. Nous fümes mis enfemble a Bolfey en penfiori;chez le miniftre Lambercier, pour y apprendre , • avec le latin , tout le menu fatras dont on 1'accompagne föits le nom d'édueatiou. Deüx ans paffés au village adoucirent un peu mon Éipreté romaine , & me ramenerent a 1'état d'enfant. A Geneve,, oü fon ne m'impofoit rien, j'aimois 1'application , la ieaure ; c'étoit prefque mon feul amufemeut. A BolTey, le travail me fit aimer les jeux qui lui fervoient de relache. La «arppagne.étoit pour moi fi nouvelle, que je ne pouvo^s me laffer d'en jouir. Je pris pour elle un gout fi vif, qu'il n'a jamais pu s'éteindre. Le fpuveuir des jours heureux que j'y ai paffés, m'a A 7  14 Les C'onfessions, fait tegretter fon féjour, & fes piaifirs dans tous les ages , jufqu'a celui qui m'y a ramené. M. Lambercier éioit un homme fort raifonnable , qui, fans négliger notre inftruétion , ne nous chargeoit point de devoirs extrémes. La preuve qu'il s'y prenoit bien, eft que, malgré mon averfion pour la gêne, je ne me fuis jamais rappellé avec dégoüt mes heures d'étude , & que , fi je n'appris pas de lui beaucoup de chofes, ce que j'appris je 1'appris fans peine & n'en ai rien oublié.. La fimplicité de cette vie champêtre me fit un bien d'un prix ineftimable, en ouvrant mon cceur a 1'amitié. Jufqu'alors je n'avois connu que des feminiens élevés , mais imaginaires. L'habitude de vivre enfemble dans un état paifible , m'unit tendrement a mon coufin Bernard. En peu de temps, j'eus pour lui des fentimens plus affeaueux que ceux que j'avois eus pour mon frere, & qui ne fe font jamais efiacés. C'étoit un grand garcon fort efflanqué, fort fluet, auffi doux d'efprit que foible de corps, & qui n'abufoit pas trop de Ia prédileaion qu'on avoit pour lui dans la maifon ,. comme fils de mon tuteur. Nos travaux , nos amufemens , nos gouts étoient les mêmes nous étions feuls ; nous écions de même age; chacun des deux avoit befoin d'un camarade : nous féparer, étoit en quelque forte nous anéantir. Quoique nous euffions peu d'occafions de faire preuve denotre attachement 1'un pour 1'autre, il étoit exirême ; & non - feulement nous ne pouvions vivre  L nrs'ï ï» IS en inflant féparés-, mais nous n'imnginions pas que nous puffions jamais 1'être. Tous deux d'un efprit facile a céder aux careffes , complaifans quand on ne vouioit pas nous contraindre, nouiétions toujours d'accord fur tout. Si, par la faveur de xceux qui nous gouvernoient, il avoit fur moi quelque afcendant fous leurs yeux , quand nous étions feuls, j'en avois un fur lui qui rétabliffoit 1'équilibre. Dans nos études , je lui foufflois flu lecon quand il héfitoit ; quand mon thême étoit fait , je lui aidois a faire le fien , & dans nosaraufemens mon goüt plus adif lui fervoit toujours de guide. Enfin , nos deux caracteres s'accordoient fi bien , & 1'amnié qui nous uniffoit éioic fi vraie, que , dans plus de cinq ans que nousfumes prefque inféparables, tant a Boiley qu'a Geneve,. nous nous battlmes fouvent, je 1'avoue;. mais jamais ou n'eut befoin de nous féparer , jamais une de nos querelles ne dura plus d'un quart-d'heure , & jamais une feule fois nous ne portames Pun contre 1'autre aucune accufation.. Ces remarques font, fi 1'on veut, puériles; maisil en réfulte pourtant un exemple peut-être unique, depuis qu'il exifie des enfans. La maniere dont je vivois a Bolfey me convenoit fi bien, qu'il ne lui a manqué que de durer plus longtemps pour fixer abfolument mon carac tere. Les feminiens tendres, affeótueux , paifibles,. en faifoient le fond. Je crois que jamais individu de notre efpece. n'eut. naturellemeat moins do  j5 Les Confessions, vanité que moi. Je m'élevois par élans a des mouvemens fubümes , mais je retombois aufïitót dans ma langueur. Etre aimé de tout ce qui m'approchoit , étoit ie plus vif de mes defirs. J'étois doux, mon coufin 1'étoit; ceux qui nous gonvernoient, 1'étoient eux-mêmes. Pendant deux ans entiers, je ne fus ni témoin, ni victiine d'un fentiment violent. Tout nourriflbit dans mon coeur les difpofitions qu'il recut de la nature. Je ne connoilfois rien d'auffi charmant que de voir tout le monde content de moi & de toute chofe. Je me fouviendrai toujours qu'au temple, répondant au catéchifme, rien neme troubloit plus quand il m'arrivoit d'héfiter , que de voir fur le vifage de Mlle. Lambercier des marqués d'inquiétude & de peine. Cela feul m'afïïigeoit plus que la home de manquer en public , qui m'affeétoit pourtant extrêmement: car quoique peu fenfible aux louanges, je le fus toujours beaucoup a Ia honte, & je puis dire ici que 1'attente des réprimandes de Mlle. Lambercier me donnoit moins d'allarmes que la crainte de la chagriner. Cependa nt elle ne manquoit pas au befoin de févérné, non plus que fon frere: mais comme cette févérité, prefque toujours jufte, n'étoit jamais emportée, je m'en affligeois & ne m'en mutinois poiut. J'étois plus faché de déplaire que d'être puni , & le figne du mécontentement m'étoit plus cruel que la peine affliftive. II eft embarraffant de m'expliquer mieux, mais cependant il le faut.  L i v rt e I. Qu'on changeroit de méthode avec Ia jeuneffe , fi 1'on voyoit mieux les effets éloignés de celle qu'on emploie toujours indiftinctement & fouvenc indifcrétement! La grande Ie9on qu'on peut tirer d'un exemple auffi commun que funefte , me fait réfoudre a le donner. Comme Mlle. Lambercier 3voit pour nous 1'affection d'une mere, elle en avoit aufli 1'autorité , & la portoit quelquefois jufqu'a nous infliger la pnniiion des enfans, quand nous 1'avions méritée. Afiez longtemps elle s'en tint h la menace , & cette menace d'un chatiraeni nouveau pour moi me fembloit trés - effrayante ; mais après l'exécution , je la trouvai moins terrible a 1'épreuve que 1'attente ne 1'avoit été : & ce qu'il y a de plus bizarre, eft que ce chatirnent m'affectionna davantage encore ii celle qui me 1'avoit impofé. II falloit même toute la vérité de cette affeftion & toute ma douceur naturelle, pour m'empêcher de chercher le retour du même traitement en le méritant : car j'avois trouvé dans la doüleur , dans la honte même, un mélange de fenfualité qui m'avoit laiffé plus de defir que de crainte de 1'éprouver déréchef par la même main. 11 eft vrai que, comme il fe mêloit fans doute a cela quelque inltinft précoce du fexe, le même chatiment recu de fon frere ne m'eüt point du tout pasu plaifant. Mais de 1'humeur dont il étoit, cette fubflitution n'étoit gueres a craindre; & fi je m'abfienois de mériter la correclion, c'étoit uniquément de peur  i8 Les Confessions, de fkher Mlle. Lambercier; car tel eft en moi 1'empire de la bienveillance , & méme de celle que les fens ont fait naitre , qu'elle leur donna toujours la loi dans mon cceur. Cette recidive que féloignoïs fans Ia craindre, arriva fans qu'il y eüt de ma faute , c'eft-a-dire, de ma volonté; & j'en profitai, je puis dire, en füreté de confcience. Mais cette feconde fois fut aulïï la derniere: car Mlle. Lambercier s'étant fans doute appercue a quelque figne, que ce chatirnent n'alloit pas a fon but, déclara qu'elle y renoncoit, & qu'il la fatiguoit trop. Nous avions jufques-la couché dans fa chambre, & même en hiver quelquefois dans fon lit. Deux jours après, on nous fit coucher dans une autre chambre , & j'eus déformais rhonneur, dont je me ferois bien paffe, d'être traité par elle en grand garcon. Qui croiroit que ce chatirnent d'enfant, recu a huit ans par la main d'une fille de trente, a décidé de mes goüts, de mes defirs, de mes pafiions, de moi pour le refte de ma vie, & cela, préct. fément dans le fins contraire a ce qui devoit s'enfuivre naturellement ? En même temps que mes fens furent allumés, mes defirs prirent fi bien le change, que, bornés a ce que j'avois éprouvé , ils ne s'aviferent point de chercher autre chofe.•Avqc un ^ang brülant de fenfualité prefque dés ina naiffance , je me confervai pur de toute fouillure jufqu'a 1'age oü les tempéramens les plus froids & les plus taidifs fe développent. Tourmencé  - . L i v u e I. i longtemps, fans favoir de quoi , je dévorois d'un oeil ardent les belles perfonnos; mon iniagination me les rappellok fans ceffe; uniquemcnt pour les mettre en oeuvre a ma mode, & en faire amant de Demoifelles Lambercier. ' Même apiès 1'age nubile, ce goiit bizarre tou« jours perliflant, & poné jufqu'a la dépravatiou, julqu'a la folie , m'a confetvé les mceurs honnêteï qu'il ferableroit avoir du m'óter. Si jamais éducation fut modefie & chafle, c'eft affurément celle que j'ai recue. Mes trois tantes n'étoient pasfeulement des perfonnes d'une fageffe exemplaire , mais d'une réferve que depuis longtemps les femmes ne connoiffent plus. Mon pere, homme de plaifir, mais galant a la vieille mode, n'a jamais tenu prés des femmes qu'il aimoit le plus, des propos dont une vierge eüt pu rougir, & jamais on n'a pouffé plus loin que dans ma familie & devaut moi le refpect qu'on doit aux enfans. Je ne trouvai pas moins d'attention chez M. Lambercier fur le même article; & une fort bonne fer» vante y fut mife a la porte, pour un mot un peu gaillard qu'elle avoit prononcé dcvant nous. Nonfeulement je n'eus jufqu'a mon adolefcence aucune idee diftincte de 1'union des fexes ; mais jamaiscette idéé confufe ne s'offrit a moi que fous une. image odieufe & dégoutante. J'avois pour les filles publiques une horreur qui ne s'eft jamais, effacée ; je ne pouvois voir un débauché fans dédain, fans eft'roi même : car mon averiion pour  Les Convessions, Ia débauche alloit jufques-la, depuis qu'allant un jour au petic Sacconex par un chemin creux, je vis des deux cótés, des cavités dans la terre, ou. 1'on me dit que ces gens-la faifoient leurs accouplemens. Ce que j'avois vu de ceux des chiennes, me revenoit aufli toujours a 1'efprit en penfant aux autres, & le coeur me foulevoit i ce feul fouvenir. C e s préjugds de 1'éducation , propres par euxmêmes a retarder les premières explofions d'un tempérament combuftible , furent aidés , comme j'ai dit , par la diverfion que firent fur moi les premières pointes de la fenfualité. N'imaginant que ce que j'avois fenti; malgré des effervefcences de fang trés - incommodes , je ne favois porter mes defirs que vers 1'efpece de volupté qui m' étoit connue , fans aller jamais jufqu'a celle qu'on m'avoit rendue haïffable & qui teuoii de fi prés a 1'autre, fans que j'en euffe le moindre foupcon. Dans mes fottes fantaifies , dans mes érotiques fureurs, dans les aftes extravagans auxquels elles me portoient quelquefois, j'empruntois imaginairement ie fecours de 1'autre fexe, fans penfer jamais qu'il fut propre a nul autre ufage qu'a celui que je brülois d'en tirer. Non-seulement donc c'eft ainfiqu'avec un tempérament três-ardent, trés lafcif, très-précocc, je paffai toutefois fage de puberté fans defirer, fans connoltre d'autres plaifirs des fens que ceux dont Mlle. Lambercier m'avoit très-innocemment  L I V R E I. SI donnéd'idée; mais quand enfin le progrê3 des ans m'eut fait homme, c'eft encore ainfi que ce qui devoit me perdie me conferva. Mon ancien goüt d'enfant, au lieu de s'évanouir, s'affocia tellement a 1'autre, que je ne pus jamais 1'écarter des defirs allumés par mes fens; & cette folie, jointe a ma ümidité naturelle, m'a toujours rendu trés-peu entreprcnant prés des femmes, faute d'ofer tout dire ou de pouvoir tout faire ; 1'éfpece de jouiffa:ice dont 1'autre n'étoit pour moi que le dernier tenue , ne pouvaut être üfurpée par celui qui la defire , ni devinée par celle qui peut 1'accorder. l'ai ainfi paffe ma vie a convoiter & me taire aüprês des perfonnes que j'aimois le plus. N'ofant jamais déclarer mon goüt, je 1'amufois du moins par des rapports qui m'en confervoient 1'idée. Ëtje aux genoux d'une maiueffe impérieufe, obéir a fes ordres, avoir des pardous & lüi demander, étoient pour moi de trés - douces jouifiances; & plus ma vive imagination m'enflammoit le fang, plus j'avois 1'air d'un amant tranfi. On concoit que cette maniere de faire 1'amour n'amene pas des progrès rapides, & n'eft pas fort daugereufe a la vertu de celles qui en font fobjet. J'ai donc fort peu poffédé, mais je n'ai pas laifle de jouir beaucoup a ma maniere; c'eft-adire, par 1'imagi* nation. Voila comment mes fens, d'accord avec mon humeur timide & mon efprit romanefque , m'onc confervé des feminiens purs & des mceurs honnêtes, par les méines goüts qui, peut-être avec un  as Les Confessions, peu plus d'efFronterie, m'auroient plongé dans les plus brutales voluptés. J'ai fait le premier pas & le plus péuible clans le labyrinthe obfcur & fangeux de mes confefïïons. Ce n'eft pas ce qui eft criminel qui cotite le plus a dire, c'eft ce qui eft ridicule & honteux. Dès a préfent je fuis für de moi; après ce que je viens d'ofer dire, rien ne peut plus m'arrêter. On peut juger de ce qu'ont pu me coüter de femblables aveux, fur ce que , dans tout le cours de ma vie , emporté quelquefois prés de celles que j'aimois, par les fureurs d'une paffion qui m'ótoit Ia facuké de voir, d'enteudre, hors de fens , & faifi d'un tremblement convulfif dans tout mon corps, jamais je n'ai pu prendre fur moi de leur déclarer ma foüc , & d'implorsr d'elles dans la plus intime familiarité la feule faveur qui manquoit aux autres. Cela ne m'eft jamais arrivé qu'uue fois dans 1'enfauce, avec un enfant de mon age; encore fut - ce elle qui en fit la première propo fuion. E n remontant de cette forte aux premières traces de mon être fenfible , je trouve des élémens qui , femblant quelquefois incompatibles , n'ont pas laiffé de s'unir pour produire avec force un effet uniforme & firnple; & j'en trouve d'autres, qui, les meines en apparence, ont formé par le concours de certaines circonftances de fi différentes combiuaifons , qu'on n'imagineroit jamais qu'ils eulfent entr'eux aucun rapport. Qui croiroit, par  L i v s e I. £3 exemple , qu'un des refforts les plus vigoureux de mon ame fut trempé dans la même fource d'oü la Iuxure & la mollefle ont coulé dans mon fang ? Sans quittcr le fujet dont je viens de parler, on en va voir fortir une impreffion bien différente. J'étudiois un jour feul ma lecon dans li chambre contigue a la cuifiue. Lafervante avoit mis fdcher a la plaque les peigues de Mlle. Lambercier. Quand elle revint les prendre, il s'en trouva un, dont tout un cóté de dents étoit brifé. A qui s'en prendre de ce dégat? perfonne autre que moi n'étoit entré dons la chambre. On m'interroge ; je nie d'avoir touché le peigne. M. & Mlle. Lambercier fe réuniflent, m'exhortent, me presfent , me menacent; je perfifte avec opiniatreté; mais la conviftion étoit trop forte, elle l'emporta fur toutes mes protefiations , quoique ce füt la première fois qu'on m'eüt trouvé tant d'andace a meutir. La chofe fut prife au férieux, elle méritoit de 1'être. La méchanceté , le menfonge , 1'obHination parurent également dignes de punition; mais pour le coup ce ne fut pas par Mlle. Lambercier qu'elle me fut infligée. On écrivit a mon oncle Bernard; il vint. Mon pauvre coufin étoit chargé d'un autre délit non moins grave: nous fümes enveloppés dans la même exécution. Elle fut terrible. Quand, cherchant le remede dans le mal même, on eüt voulu pour jamais amortir me3 fens dépravés, on n'auroit pu mieux s'y prendre. Aufli me laüTerent-ils en repos pour longtemps.  S4 Les Confessions, O n ne put m'arracher 1'aveu qu'on exigcolr. Repris a plufieurs fois, &. mis dans 1'état le plus affreux , je fus inébranlable. J'aurois fouffert la mort, & j'y étois réfolu. II fallut que la force même cédat au diabolique entêtement d'un enfant; car on n'appella pas autrement ma conftance. Enfin je fortis de cette cruelle épreuve en pieces, mais triomphant. Il y a maintenant prés de cinquante ans de cette aventure , & je n'ai pas peur d'être puni déKchef pour le rnémè fait. IIé bien, je déclare a h face du cièl que j'en étois innocent, que je n'avois ni caiTé , ni touché le peigne , que je n'avois pas approehé de la plaque & que je n'y avois pas même fongé. Qu'on ne me demande pas comraent ce dégat fe fit; je 1'ignore, & ne puis le comprendre: ce que je fais trés- certainement, c'ett que j'en étois innocent. Qu'on fe figure un caraftere timide & docile dans la vie ordinaire, mais ardent, fier, indomptable dans les paffions ; un enfant toujours gouverné par la voix de la raifon, toujours traité avec douceur , équité , complaifance ; qui n'avoit pas même 1'idée de 1'injuftice , & qui , pour la première fois, en éprouve une fi terrible, de la part précifément des gehs qu'il chérit & qu'il refpeéte le plus. Quel renverfemeut d'idées! quel défordre de fentimens! quel bouleverfement dans fon coeur, dans fa cervelle, dans tout'fon petit être intelligent & moral ! Je dis: qu'on s'imagine tout cela,  L I V R E I. 45 cela , eft poffible ; car pour moi , je ne ms fens pas capable de démêler, de fuivre la moindre tracé de ce qui fe paffoit aiors en moi. Je n'avois pas encore affez de raifon pour fentir combien les apparences me condamnoient, & pour me mertre a la place des autres. Je ma tenois a la miemie ; & tout ce que je fentois , c'étoit la rigueur d'un chatirnent efrroyable pour un crime que je n'avois pas commis. La douleur dn corps, quoique vive, m'étoit peu fenfible; je ne fentois que 1'indignation , la rage , Ie défefpoir. Mon coufin , dans un cas a peu prés femblable, & qu'on avoit puni d'une faute involontaire comme d'un acte prémédité , fe mettoit en fureur a mon exemple, & fe montoit , pour ainfi dire, a mon uniffon. Tous deux dans le même lit nous nous embraffions avec des tranfports convulfifs, nous étouffions; & quand nos jeunes coeurs un peu foulage's, pouvoient exhaler leur colere, nous nous levions fur notre féant, & nous nous mettions tous deux a crier cent fois de toute notre force: Carnifex , Carr.ifcx, Carnifex. Je fens en écrivant ceci, que mon pouls s'éle. ve encore; ces momens me feront toujours préfens , quand je vivrois cent mille ans. Ce premier fentiment de Ia violence & de l'injuflice eft refté fi profonddment gravé dans mon ame, que routes les idéés qui s'y rapportent, me rendent ma première émoiion; & ce fentiment, relatif a moi dans fon ojigine , a pris une telle confiftauce eu Confeftons. ]}  25 Lr. s CoHFiissioNS, lui - même, & s'eft telleinetit détaché de tout intérét perfonnel, que mon coeur s'enfiamme au fpeaacle ou au récit de toute' adion injufte , quel qu'en foit 1'objet & tn quelque üeu qu'elle fe coinmette, comme fi 1'effet en retombok fur moi. Quand je lis les cruautés d'un tyran féroce , les fubtiles noirceurs d'un fourbe de prêtre, je partirois volontiers pour aller poignarder ces miférnbles, duflo-je cent fois y perk. Je me fuis fouvent mis en nage , a pourfuivre a la courfe , ou a coups de plerre un coq , mie vache, un chien, un animal que j'en voyois tourmeiuer un autre , uniquement paree qu'il fe feiitoit le plus fort. Ce mouvement peut m'être naturel, & je crois qu'il feit; mais 1-e fouvenir profond de la première injulliee que j'ai foufterte, y IVt trop longtemps & trop fortemeiitlié, pour ne IV. oir pas beaucoup renfbreé. La fut le tcririe de la férénité de ma vie enfan. tine. Dès ce moment je cefiai de jouir du bonheur pur, & je fens, aujourd'hui même , que le fouvenir des charmes de mon enfance s'arrête-la. Nous reüames encore a Doffey quelques mois. Nous y' fümes comme ou nous repréfente le premier homme , encore dans le paradis terreftre , mais ayant ceffé d'en jouir. C'étoit en apparence, la même lituadon, & en effet une toute autre maniere d'étre. L'auachement, le refpeft, 1'intimité, la cor.fiauce, ne lioieoc plus les êleves a leurs guides; haüB ne les regardions plus comme des dieux qui lifoiehc duns nos"cceursj nous euons moins hon-  L 1 V R E I. teux dé mnl faire, & plus craimifs d'étre accufés: nous commencions a nous cacher, a nous mutinci', a raentir. Tous les vices de notre age corrompoient notre iunocence , & enlaidiffoient nos Jeux. La campagne m:me perJit a nos yeux eet attrait de douceur & ce firnplicité qui va au cceur. Elle nous fembloit déferte & fombre; elle s'étoit comme couverte d'un voile qai nous en cachoit les beautés. Nous ceffaraes de cultiver nos petits jardins , nos herbes , nos fleurs. Nous n'allions plus gratter légéremen: la tare, & crier de joie, en découvrant le germe du grain que nous avions femé. Nous nous dégoütames de cette vie ; on fe dégoüta de nous ; mon oncle nous retira , & nous nous féparames de M. & Mlle. Lambercier, raffafiés les uns des autres, & regrettant peu de nous quitter. P r. È s de trente ans fe font paffés depuis ma fortie dë Boffey, fans que je m'en fois rappellé la fortie d'une maniere sgréable par des fouvenirs un peu liés: mais depuis qu'ayant paffé 1'age mür, je décline-vers la vieilleffe, je fens que ces meines fouvenirs renaiffent, tandis que les autres s'effacent & fe gravent dans ma mémoire avec des trafts dont le charme & la force augmentent de jour en jour; comme fi fentant déja la vie qui s'éehappe, je cherchois a la reflaifir par fes commencemens. Les moindres faits de ce temps-li me plaifent par cela feul qu'ils fout de ce temps-la. Je me rappelle toutes les circonitaaces des lieux, li 2  Les Confessions, des perfonnes , d=s heures. Je vois la fervame ou le valet agiflant dans la chambre , une hiron. delle entrant par la fenêtre, une mouche fe pofer fur ma main , tandis que je récitois ma lecon: je vois tout 1'arrangement de la chambre oii nous étions; le cabinet de M. Lambercier a main droi« te , une eftampe repréfcntant tous les Papes , un barometre , un grand cakndricr ; des framboifiers qui, d'un jardin fort éievé , dans lequel Ia maifon s'enfoncoit fur le derrière , venoient ombragtr la fenétre, & paffoient quelquefois jufqu'en dedans. Je fais bien que le Lefteur n'a pas befoin de favoir tout cela; mais j'ai befoin, moi, de le lui dire. Que n'ofé-je lui raconier de même toutes les petites anecdotes de eet heureux age, qui me font encore ireiTailiir d'aife quand je me les rappelle 1 Cinq ou (lx furtout .... compofons. Je vous fais grace des cinq , mais j'en veux une , une feule ; pourvu qu'on me la laifTe conter le plus longuement qu'il me fera poiïïble, pour prolonger mon plaifir. Si je ne cherchois que le vótre, je pourroi* choifir celle du derrière de Mlle. Lambercier, qui, par une malheureufe culbute au bas du pré, fut étalé tout en plein devant le Roi de Sarcïaigne a fon paffage; mais celle ou noyer de la terrsffe eft plus amufante pour moi, qui fus afteur, au lieu que je re fus que fpeclateur de !a culbute, & j^voue que je ne trouvai pas le moindre mot pour rire a un accident qui , bien que comique en  L I V II E I. Sji lui-mcme, m'allarmoit pour une perfonne que j'aimois comme une mere , & peut-être plus. O vous! leéteurs curieux de la grande hiftoire du noyer de la terraffe, écoutez-en l'horrible tragédie , & vous abftenez de frémir fi vous pouvez. Il y avoit hors la porte de la cour une terraffe a gauche en entrant, fur laquelle on alloit fouvent s'affeoir 1'après-midi, mais qui n'avoit point d'om. bre. Pour lui en donner, M. Lambercier y fit planter un noyer. La plantation de eet arbre fe fit avec folemnité. Les deux penfionmires en furent les parrains; & tandis qu'on combloit le creux, nous tenions i'arbre chacun d'une main, avec des chants de triomphe. On fit pour 1'arrofer, une efpece de baflin tout autour du pied. Chaque jour, ardens fpeftateurs de eet arrofement, nous nous confumions, mon coufin & moi, dans 1'idée trèsnaturelle qu'il étoit plus beau de planter un arbre fur la terraffe qu'un drapeau fur la brêche; & nous réfolümes de nous procurer cette gloire , fans la partager avec qui que ce fut. Po un cela, nous allames couper une bouture d'un jeune faule, & nous la p'antames fur la terraffe , a hutc ou dix p'eds de 1'augufte noyer. Nous n'oubliames pas de faire auffi un creux autour de notre arbre: la diflïculté étoit d'avoir de quoi le rempür; car 1'eau venoit d'afi'ez loin, & on ne nous laiffbit pas courir pour en aller pren" dre. Cependant , il en falloit abfolument pour notie faule. Nous employames toutes fortes de B 3  3© Les CoKFEssfoNs, rufes pour lui en fournir durant quelques jours, & cela nous réuffit fi bien-, que nous le vlmes bourgeonner & poufler de petites feuilles , dont nous rnefurions 1'accroiflement d'heure en heure; perfuadés, quoiqu'il ne fut pas a un pied de terre, qu'il ne tarderoit pas a nous ombrager. Comme notre arbre, rious occupant tout en. tiers, nous rendoit incapables de toute application, de toute étude, que nous étions comme en dénre , & que ne fachant a qui nous en avions, on nous tenoit de plus court qu'auparavant, nous vlmes 1'inflant fatal oü 1'eau nous alloit manqner, & nous nous déiölions dans 1'attente de voir notre arbre périr de féchérefle. Enfin , la nécefiité , mere de 1'induftrie, nous fuggéra une invention pour garantir 1'arbre & nous d'une mort certaine : ce fut de faire par-deffous terre une rigole, qui conduiflt fecretement au faule une panie de 1'eau dont on arrofoit le noyer. Cette entreprife, cxécutée avec ardeur, ne réuffit pourtant pas d'abord. Nous avions fi mal pris la pente , que 1'eau ne couloit point. La terre s'ébouloit & bouchoit la rigole; 1'entrée fe rempliiïbit d'ordüres; tout alloit de travers. Rien ne nous rebuia. Omnia vindt labor improbus. Nous creufames davantage la terre & notre baffin ,• pour donner a 1'eau fon écoulement; nous coupames des fonds de boices en pefites planches étroites, dont les unes mifes de plat a la file, & d'autres pofées en angle des deux cótéi fur celles-la , nous firent un canal triangulaire  LlTS! !. 31' pour notre conduit. Nous plantames a 1'entrée de petits bouts de bois minces & a c'aire - voie, qui, faifant une efpece de grillage ou de crapautfine, retenoit le limon & les pierres , fans boucher le pafiage a 1'eau. Nous recouvriraes foigneufement notre ouvrage de terre bien foulée; & le jour oü tout fut fait , nous attendimes dans des tranfes d'efpérance & de crainte 1'heure de 1'arrtfferment. Après des fiecles d'aitente, cette heure vitu enfin: M. Lambercier vint auffi, a fon ordinaire , affifter ii 1'opératïon , durant laquelle nous nous tenions tous deux derrière lui pour cacher notre arbre , auquel tres - heureufement il tournoit le dos. A peine achevoic-on de veTfer le premier feau d'eau, que nous commencames d'en voir couler dans notre bafiin. A eet afpeft la prudence nous abandonna; nous nous mlmes a poulTer des cris de joie qui firent retourner M. Lambercier, & ce fut dommsge: car il prenoit grand plaifir a voir comment la terre du noyer étoit bonne & buvoit avidement fon eau. Frappé de la voir fe partager entre deux baflins, il s'écrie a fon tour, regarde, appercoit la fripponnerie, 'fe fait brufquement apporter une pioche, donne un coup , fait voler deux ou trois éclats de nos phnches , & criant a pleiue tèie: un aquedue, un aquedue! il frappe de toutes parts des coups impitoyables, dont chaenn portoit au milieu de nos cceurs. En un moment , les planches , le coniuit , le baffin , le B 4  $1 Les'Confesïions, faule , tout fut détruit, tout fut labouré ; fans qu'il y eüt durant cette expédition terrible, nul autre mot prononcé, finon i'exclamation qu'il répé:oit fans ceflë. Un aquedue, s'écrioit-il en brifant tout, un aquedue, un aquedue! On croira que l'aventure linie mal pour les petits architeótes. On fe trompera: tout fut fmi. M. Lambercier ne nous dit pas un mot de reproche, ne nous fit pas plus mauvais vifage, & ne nous en paria plus ; nous fentendimes même un peu aprés rire aupiès de fa foeur a gorge déployée; car le rire de M. Lambercier s'emeuJoit de loin ; & ce qu'il y eut de plus étonnant encore, c'eft que, paffe le premier fuifiiïlment, nous ne fümes pas nous-mêmes fort affligés. Nous plantames ailleurs un autre atbre , & nous nous rappellions fouvent la cataftrophe du premier , en répétant entre nous avec emphafe : un aquedue, un aque. duc i Jufques - la j'avois eu des accês d'orgueil par intervalles , quand j'étois Ariftide ou Brutus. Ce fut ici mon premier mouvement de vanité bien marquée. Avoir pu conftruire un aquedue de nos mains, a^oir mis une bouture en concurrence avec un grand arbre, me paroiflbit le fuprême degré de la gloire. A dix ans j'en jugeois mieux que Céfar a trente. L'idbe de ce noyer, & la petite hiftoire qui s'y rapporte, m'eft fi bien reftéc ou revsnue, qu'un de mes plus agréablcs projets dans mon voyage de Geneve tn J75}, étoit d'dler a Bolfty revoir ks  L i v ii e L 33 les monumens des jeux de mon enfanCe, & furtout le cher noyer qui devoit alors avoir déja Ie tiers d'un fiecle. Je fus fi cominuellement obfédé, fi peu mattre de moi - même, que je ne pus trouver le moment de me fatisfaire. II y a peu d'apparence que cette occafion renaiiïe jamais pour moi. Cependant , je n'en ai pas perdu le defir avec 1'efpérance ; & je fuis prefque für, que fi jamais retournant dans ces lieux chéris j'y retrouvois mon cher noyer encore en être, je 1'arroferois de mes pleur?. De retour a Geneve , je paffiii deux ou trois ans chez mon oncle, en attendant qu'on réfolüt ce que 1'on feroit de moi. Comme il deftinoit fon rils au génie, il lui fit apprendre un peu da deffin , & lui enfeignoit les élémens d'EucIide. J'apprenois tout cela par compagnie , & j'y pris goüt , furtoüt au deffin. Cependant on délibéroit fi 1'on me feroit horloger, procureur ou minilire. J'aimois mieux être miniftre, car je trouvois bien beau de prêcher. Mais le petit revenu du bien de ma mere, a partager entre mon frere & moi, ne fuflïfoit pas pour pouffer mes études. Comme 1'age oü j'étois ne rendoit pas ce choix bien preffant encore, je refiois en attendant chez mon oncle, perdant a peu prés mot) temps , & ne laiffant pas de payer , comme il étoit jufte , une alfez forte penfioti. Mon oncle, homme de plaifir, ainfi que mon pere, ne favoit pas comme lui fe captiver pour B 5  34 Les Cok fissiok!, fes devoirs, & prenoit affez peu de foin de nous. Ma tante étoit une devote un peu piétifte , qui aimoit mieux chanter les pfeaumes que veiller a notre éducation. On nous laiffoit prefque une liberté eutiere,. dont nous n'abufames jamais. Toujours inféparables, nous nous fuffifions 1'un a 1'autre; & n'étant point teote's de fréquenter les poliffons de notre age , nous ne primes aucune des habitudes libertines quel'oifiveté nous pouvoit infpirer. J'ai même tort de nous fuppofer oififs, cat de la vie nous ne le fümes moins ; & ce qu'il y avoic d'heureux, étoit que tous les amufemens dont nous nous pafïïonnions fucceffivement, nous tenoient enfemble occupés dans la maifon , fans que nous fuiïions même tentés de defcendre a la rue. Nous faifions dês cages , des flütes , des volans, des tambours, des inaifbns, des équijjïcs, des arbalétes. Nous gaüons les outils de mon vieux grandpere , pour faire des montres a fon imitaiion. Nous avions furtout un goüt de prc'férence, pour barbouiller du papier, deffiner, laver, enluminer, faire un dégat de couleurs. II vint a Geneve un charlatan Itaüen , appellé Gamba - corta; nous allames le voir une fois, & puis nous n'y voulümes plus aller: mais il avoit des marionnettes, & nous nous mimes a faire des marionnettes ; fes marionnettes jouoient des manieres de comédies, & nous fimes des comédies pour les nótres. Faute de pratiques, nous contrefaifions du gofier la voix de l olichinelle pour jouer ces cliarmantes comédies,  L i v r e I. 35 cjue nos pauvres bons parens avohnt la patience de voir &'d'entendre. Mais mon oncle Bernard ayant un jour lu dans la familie un trés-beau fermon- de fa facon , nous quittames les comédies, & nous nous mlmes a compofer des fermons. Ces détails ne font pas fort intérelT.ms , je 1'avoue ; mais ils montrent a quel point il falloit que notre première éducation eüt été bien dirigée, pour que, maitres prefque de notre temps & de nous dans un age fi tendre, nous fufïïons (1 peu tentés d'en abufer. Nous avions fi peu befoin de nous faire des camarades, que nous en négligions même 1'occafion. Quand nous allions nous promener, nous regardions en paffant leurs jeux fans convoitife , fai.s fonger m£me a y prendre part. L'amitié remplifibit fi bien nos cceurs , qu'il nous fuffifoit d'êire enfemble, pour que les plus fimplei goüts fjffent nos délices. A force de nous voir inféparables, on y prit garde ; d'autatu plus ,que mon coufin étant trèsgrarid , & moi très-petit, cela faifoit un couple affez plaifamment afforti, Sa longue figure effilée, fon petit vifage de pomme cuite , fon air mou, fa démarche nonchilante excitoient les enfans a fe woquer de lui. Dans le patois du pays, on lui donna le furnom de Barna Brcdanna ; & fitöt que nous fortions, nous n'entendions que BarnA Brcdanna tout auteur de nous. II enduroit cela plus tranquillement que moi. Je me fachai , ja touIus me battre; c'étoit ce que les petits coquins li 6  3ö Les Con?essions, demandoient. Je battis, je fus battu. Mon pauvre coufin me foutenoic da tón mieux; mais il étoit foible, d'un coup de poing on le renverfoit. Alors je devenois furieux. Cependant, quoique j'attrapasfe force horions, ce n'étoit pas a moi qu'on en vouloit, c'étoit a Barnd Brcdanna; mais j'augmentai tellement le mal par ma inutine colere , que nous n'ofions plus fonir qu'aux heures oü 1'on étoit en claffe , de peur d'être hués & fuivis par les écoliers. Me voila déja redreffeur des torts. Pour étre un paladin dans les forines, il ne me manquoit que d'avoir une Dame ; j'en eus deux. J'allots de temps en temps voir mon pere a Nion, perite ville du pays de Vaud oü il s'étoit établi. Mon pere étoit fort aimé, & fon fils fe léntoit de cette bienveillance. Pendant le peu de féjour que je faifois prés de lui, c'étoit 4 qui me féceroit. Une Madame deVulfon, furtout, me faifoit mille caresfes; & pour y ir.ettre le comble, fa fille me prit pour fon galant. On fent ce que c'eft qu'un galant d'onze ans, pour une fille de vingt-deux. Mais toutes ces fripponues font li aifes de mettre ainfi de petites poupées en avant pour cacher les gran. des, ou pour les tenter par 1'image d'un jeu qu'elles favent rendre attirant! Pour moi qui ne voyois foint entre elle & moi de difconvenance, je pris la chofe au férieux ; je me livrai de tout mon coeur, ou plutót de toute ma tête; car je n'étois suues amoureux que par-la, quoique je le fu0è i  L i v k e I. 37 la folie, & que mes tranfports, mes agitations , mes iureurs donriaflent des 1'cenes a pamer de rire. Je connois deux fortes d'amours trés - diflinéts, très-réels & qui n'ont prefque rien decommun, quoique très-vifs l*un cc 1'autre , & tous deux diiférens de la tendre amitié. Tout Ie cours de ma vie s'eft partagé entre ces deux amours de 11 diverfes natures, & je les ai méme éprouvés tous deux a la fois ; car, par exemple , au moment dont je parle, tandis que je m'emparois de Mlle. deVulfon (i publiquement, 11 tyranniquement, que je ne pouvois foufffir qu'aucun homme approchat d'elle , j'avois avec une petite Mlle. Gjioii des tóte-a-têtts affez couns, mais aflez vifs , dans lefquels elle daignoit faire la maltreffe d'école , & c'étoit tout; mais cetout, qui, en effct, étoit tout pour moi , me paroiffoit le bonheur fupréme; & fentant déja le prix du myflere, quoique je n'en fuffe ufer qu'en enfant , je rendois a Mlle. de Vulfon, qui ne s'en doutoit guere, le foin qu'elle prenoit de m'employer a cacher d'autres amours. Mais a mon grand regret, mon fecret fut découvèrt, ou moins bien gardé de la part de ma petite mahreffe d'école que de ia mienne ; car on ne tarda pas a nous féparer. C'jStoit en vérité une finguüere perfonne que cette petite Mlle. Goton. Saus être belle , elle avoit une figure difficile'a oublier, & que je me rappëtlè encore , fouvent beaucoup trop pour un vieux fou. Ses ycux fuitout n'étoieut pas d* B 7  38 Les Confbsjions, fon age, ni 'a taille, ni fon maarden. Elle avoit un petit air impofant & fier, trés propre a fon ró'.e, & qui en avoit occafionné la première idéé entre nous. Mais ce qu'elle avoit de plus bizarre, étoit un mélange d'audace & de réferve difficile a concevoir. Elle fe permettoit avec moi les plus gran'des privautés, fans jamais m'en permettre aucune avec elle ; elle me traitoit exadtement en enfant. Ce qui me fait croire , ou qu'elle avoit déja ceffé de 1'être , ou qu'au contraire elle 1'étoit encore aflez elle - même pour ne voir qu'un jeu daas le péril auqu.'l elle s'expofoit. J'étois tout entier pour ainfi dire a chacune de ces deux perfonnes, & fi parfauement , qu'avec aucune des deux il ne. m'arrivoit jamais de fonger a 1'autre. Mais du rede , rien de femblable en ce qu'elles me faifoient éprouver. ]'aurois paffe" ma vie entiere avec Mlle. de Vulfon fans fonger a la quitter ; mais en 1'abordaut , ma joie étoit tranquille , & n'alloit pas a 1'émotion. Je 1'aimois furtout en grande compagnie ; les plaifstneries, les agaeeries, les jaloufies mémes m'attachoieat, m'intérelfoient; je triomphois avec orgueil de fes préférences", prés des grands rivaux qu'elle paroilfoit maltraiter. j'étois tourmenté , mais j'aimois ce tourment. Les applaudiffemens, les encouragemens, les ris m'échauil'oient, m animoient. J'avois des emportemens , des faillies; j'étois tranfporté d'amour dans un cercle. Tète-atè'.e j'aurois été contraint, froid, peut-ê:re ennuyé.  L l v II E I. 29 Cependant je m'intéreflbis tendrement a elle, je fouffrois quand elle étoit malade: j'aurois donné ma fanté pour retablir la fienne; & notez que je favois trés-bien par expérience ce que c'étoit que maladie , & ce que c'étoit que fanté. Abfent d'elle , j'y penfois ,, elle me manquoit ; préfent , fes careflés m'étoient douces au coeur, non aux fens. J'étois iuipunément familier avec elle; mon imagination ne me demandoit que ce qu'elle m'ac* cordoit: cependant je n'aurois pu fupporter de lui en voir faire autant a d'autres. Je 1'aimois .en frere; mais j'en étois jaioux en amant. | e 1'eulTe été 'de M;ie. Goton en Turc , en furieux , en tigre , ft j'avois feulement imaginé qu'elle pii't faire a un autre le même traitement qu'elle m'accordoit; car cela même étoit une grace qu'il falloit demander a genoux. J'abordois Mlle. de Vulfon avec un plaifir-trés ■ vif, mais fms trouble; au lieu qu'en voyant feulement Mlle. Goton, je ne voyois plus rien ; tous mes fens étoient bouleverfés. J'étois. familier avec la première, fans avoir de familiarités ; au contraire , j'étois auili tremblant qu'agtté devant Ia feconde, même au fort des plus grandes familiarités. Je crois que fi j'avois refjé trop longtemps avec elle, je n'aurois pu vivre; les palpitations m'auroient étouffé. Je ei ai. gnois également de leur déplaire; mais j'étois plus complaifant pour füne & plus obéiffan't pour 1'autre. Pour rien au monde, je n'aurois voulu facber Mlle. de Vulfon; mais fi Mlle. Goton m'eüt or-  Les ConfeisIonï, donné de me jetier dans les Hammes, je crois qu'è 1'inftant j'aurois obéi. Mes amours ou plutót mes rendez-vous avec celle-ci durerent peu, trés - heureufement pour elle & pour moi. Qjoique mes liaifons avec Mlle. de Vulfon n'euflent pas le même danger , elles ne laifferent pas d'avoir aufïï leur cataftrophe , aptès avoir un peu plus longtemps duré. Les fins de tout cela devoient toujours avoir 1'air un peu romanefque , & donner prife aux exclamations. Quoique mon commerce avec Mlle. de Vulfon füt moins vif, il étoit plus attachant peut-être. Nos féparations ne fe faifoient jamais fans larmes , & il ell fingulier dans quel vuide accablant je me fentois plongé aprés 1'avoir quittée. Je ne pouvois parler que d'elle , ni penfer qu'fc elle ; mes regrets étoient vrais & vifs : mais je crois qu'au fond ces héroïques regrets n'étoient pas tous pour elle , & que , fans que je m'en appercuffe , les amufements dont elle étoit le centre y avoient leur bonne part. Pour tempérer les douleurs de Tab. fence, nous nous écrivions des lettres d'un pathétique a faire fendre les rochers. Enfin , j'eus Ia gloire qu'elle n'y put plus tenir , & qu'elle vint me voir a Geneve. Pour le coup Ia tête acheva de me tourner, je fus ivre & fou les deux jours qu'elle y refta. Quand elle partit, je vouiois me jetter dans 1'eau aprés elle, & fis longtemps retentir 1'air de mes cris Huit jours aprés, elle m'envoya des bonbons & des gants; ce qui m'evu paru  L i v r e I. 4ï fort galant, fi je n'euffe appris en même temps qu'elle étoit maiïée, & que ce voyage clont il lui avoit plu de me füre honneur, étoit pour acheter fes babits de noces. Je ne déerirai pas ma fi> reur; elle fe concoit. Je jurai dans mon noble courroux de ne plus revoir Ia perfide, n'imaginant pas pour elle de plus terrible punition. Elle n'en mourutpas, cependant; car vingt ans aprés, éiant allé voir mon pue, & me promenant avec lui fur Ie lac, je deinandsi qui étoient des Dames que je voyois dans un batcau peu loin du nótre? „ Com. „ inent," me dit mon pere en fcuriant , „ le „ cceur ne te le dit-il pas? Ce font tes ancien„ nes amours; c'efi Madame Criflin , c'eft Mlle. „ de Vulfon."' Je trelfailiis a cc nom prefque oublié: mais je dis aux bateliers de changer de route; ne jugeant pas, quoique j'euffe affez beau jeu pour prendre alors ma revanche , que ce füt la peine d'être parjure, & de renouveller une querelle de vingt ans avec une femme de quarante. A1 n s i fe perdoit en niaiferies Ie plus précieux temps de mon enfance , avant qu'on eüt déci ié de ma defiination. Aprés de longues délibérations pour fuivre mes difpofitions naturelles , on prit enfin le parti pour lequel j'en avois le moins, & 1'on me mit chez M. Mafferon , greffier de la ville, pour apprendre fous lui, comme difoit M. Bernard, 1'utile métier de Grapignan. Ce fumom me déplaifoit fouverainement; 1'efpoir de gagner force écus par une voie i^njble, flattoit peu mon  4ï Les Confessionj, humeur hautaine ; 1'occupation me paroiffoit ennuyeufe , infupportable , faffiduité , l'affujettiffe. ment acheverent de m'en rebuter, & je n'entrois jamais au greffe qu'avec une horreur qui croiflbit de jour en jour. M. Mafferon, de fon cóté, peu content de moi,me traitoit avec mépris,me reprochant fans ceffe mon engourdiffement , ma bêtife; me répécant tous les jours que mon oncle 1'avoit afftc ré, que je favois, que je favois, tandis que dans Ie vrai je ne favois rien ; qu'il lui avoit promis un joü garcon, & qu'il ne lui avoit donné qu'un anc. Enfin, je fus renvoyé du.'greffe ignominieufement pour mon inepae, & il fut prononcé par les clercs de M. Mafleron, que je n'étois bon qu'a mener la lime. Ma vocatiou ainfi déterminée , je fus mis en appremiffage; non toutefois chez un horloger, mais chez un graveur. Les dédains du greffier m'avoient extrêmement humilié , & j'obéis fans murmure. Mun maitre, appellé M. Ducommun , étoit un jeune homme rufire & violent, qui vint a bout en trés peu de temps de ternir tout 1'éclat de mon enfance , d'abrutir mon caraftere aimant & vif, & de me réduire par 1'cfprit ainfi que par la fortune, a mon véritable état d'spprentif. Mon latin, mes amiquités, mon hifloire, tout fut pour longtemps oublié: je ne me fouvenois pas même qu'il y eüt cu dés Kom*ihs au monde. Mon pere , qusnd je 1'allois voir, ne uouvoit plus en moi fon idole; je n'étois plus'pour les Dames le galant Jean Jae-  Li v k e I. 43 ques, & je fentois fi bien moi-même que M. ik Mlle. Lambercier n'auroient plus recohnu en moi leur éleve , que j'eus honte de me repréfenter a eux , & ne les ai plus revus depuis lors. Les goüts les plus vils, 'la plus baffe polilfonnerie fuc. céderent a mes aimables amufemens , fans m'en lailïer même Ia moindre idée. II faut que, malgré féduca-.ion la plus honnête, j'euiTe un grand penchant a dégénérer; car cela fe fit très-rapidement , fans Ia moindre peine , & jamais Céfar fi précoce ne devint fi promptement Laridon. Lu métier ne me déplaifoit pas en lui-même; j'avois un goüt vif pour le deffin; le jeu du burin m'amuföit alfez ; & comme le talent du graveur pour 1'horlogerie eft trè; - borné , j'avois Tefpoir d'en atteindre la perfeftion. J'y ferois parvenu, peut-être, fi la brutalité demon maitre & la gêne exceffive ne m'avoient rebuté du travail. Je lui dérobois mon temps , pour i'employer en occupations du même genre, mais qui avoient pour mo' 1'attrait de la libené. Je gravois des efpeces de médailles, pour nous fervir a moi & a mes camarades d'ordre de Chevalerie. Mon maitre me furprit a ce travail de contrebande, 6k me roua dè coups, difaut que je m'exercpois a faire de la fauffe monnoie, paree que nos médailles avoient les ar* mes de la République. Je puis bien jurer que je n'avois nulle idée de la fauiïë monnoie, & très-peu de la véritablê.' Je favois mieux comment fe faifoien'. les As romains, que nos pieces de trois fois.  44 Lts Confessions, La tyrannie de mon maitre finit par me rendr* infupportable le travail que j'aurois aimé, me psrdonner des vices que j'aurois haïs , tels que le menfonge , la fainéantife , le vol. Rien ne m'a mieux appris la diflerence qu'il y a de la dépendance filiale a 1'efelavage fervile , que le fouvenir des changemens que produifit en moi cette époque. TVatLirelIement timide & honteux, je n'eus jamais plus d'éloignemein pour aucun défaut que pour 1'efFronterie. Mais j'avois joui d'une liberté honnête, qui f.ulement s'étoit retlreinte jufques-lil par degrés, & s'évanouit enfin tout-a-fait. J'étois hardi chez mon pere, libre chez M. Lambercier, difcret chez mon oncle; je devins craintif chez mon maitre, &, dès-lors je fus un enfant perdu. Accoutumé è une égaliié parfaite avec mes fupérieurs dans la maniere de vivre, a ne pas connoltre un plaifir qui ne fut a ma portée, a ne pas voir un mets dont je n'eufie ma part, a n'avoir pas un defir que je ne témoignaffe, a mettre enfin tous les mouvemens de mon cceur fur mes levres, qu'on juge de ce que je dus devenir dans une maifon oü je n'ofois pas ouvrir la bouche, oü il falloit fortir de table au tiers du repas, vk de la chambre aufiitót que je n'y avois rien a faire , oü fans celle enchainé a mon travail, je ne voyuis qa'objets de jouiflances pour d'autres, & de privations pour moi feul , oü 1'image de la liberté du maitre & des compagnons augmentoit le poids is mon alTujettifitmcnt, oü, dansles difputes fur  L i v r e I. 4$ ce que je favois le mieux , je n'oföis ouvrir la bouche, oü tout enfiu ce que je voyois devenoit pour mon cceur un objet de convoitife, unique» ment p.irce que j'étois p.ivé de tout. Adieu 1'aifance, la gaieté, les mots heureux qui jadis fouvent dans mes fautes m'avoient fait échapper au chatirnent. Je ne puis me rappeller fans rire qu'un foir chez mon pere , étar.t eöddamné pour quelque efpiégleiie a m'aller coucher fans fjuper, & palïant p^r la cuifine avec mon trifte raorceau de paiu, je vis & fhirai le róii tournant a la broche. On étoit autour du feu; il fillut en pafflut faluer tout le monde. Quand 1» ronde fut fake, lorgnant du coin de 1'ceil ce róti qui avoit fi bonne mine, & qui fentoit f: bon, je ne pus m'abftenir de lui faire aufli la révérence, & de lui dire d'un ton piteux: adieu, rêti. Cette faillie de naiVeté parut fi plaifante , qu'on me fit refter il fouper. Peut-étre eüt-elle eu le même bonheur chez moa maitre; mais il eft für qu'elle ne m'y feroit pas venue, ou que je n'aurois ofé m'y livrer. V o t L a comment j'appiis a convoiter en filence, a diffimuler, a mentir & a dérober, enfin; fantaifie qui jufqu'alors ne m'étoit pas venue , & dont je n'ai pu depuis lors bien me guérir. La convoitife & 1'impuiffance mment toujours la. Voila pourquoi tous les laquais font frippotis, & pourquoi tous les apprentifs doivent 1'être ; mais dans un état égal & tranquille , oü tout ce qu'ils voient eft a leur portée, ces demiers perdent en  4.5 Les Co. nfessions, grandiffant ce bouteux penchant. N'ayant pas eu le même avantage , je n'en ai pu tirer ie même profic. . Ce font piefque toujours de bons feminiens mal dirigés, qui font faire aux enfans le premier pas vers le mal. Malgré les privations & les tentations cominuelles, j'avois demeuré plus d'un an chez mon mattre fans pouvoir me réfoudre a rien prendre, pas même des chofes a manger. Mon premier vol fut une affaire de complaifance ; mais', il ouvric la porte a d'autres, qui n'avoient pas une fi lóuable fin. Il y avoit chez mon maitre un compagnon, appellé M. Verrat, dont la maifon, dans Ie voifinage, avoit un jardin afl'ez éloigné-qui produifoit de trés-belles afperges. II prit envie a M. Verrat, qui n'avoit pas beaucoup d'argent, de voler a fa mere des afperges dans leur primeur, & de les vendre pour faire quelqucs bons déjeünés. Comme U ne vouloit pas. s'expofer lui-même, & qu'il n'étoit pas fort ingambe, il me choific pour cette expédition. Aprês quelques cajoleries préliminaires, qui me .gagnerent d'autant mieux que je n'en voyois pas le but, il mé la propofa comme une idéé qui lui venoic fur le champ. Je difputai beaucoup 5 il infifta. Je n'ai jamais pu réfifter aux cartlfes; je me reudis. j'allois tous les matins moiflbnner les plus belles afperges; je les ponois au Molard, oü quelque bonne femme qui voyoit que je venois de les voler, me le di-  L i v r e I, 4? foit pour les a^oir a meilleur compte. Dans ma frayeur, je prenois ce qu'elle vouloit bien me donner; je le portois a.iM. Verrat. Cela fe chan. geoit promptement en un déjeüné dont j'étois la. pourvoyeur, & qu'il partageoit avec un autre camaracle ; car pour moi , trés - content d'en avoir quelque bribe, je ne touchois pas même a leur v-in. Ce petit manege dura plufkurs jours, fans qu'il me vl.u même a l'*fprk de voler le voleur, & de dixmer fur M. Verrat le produit de fes afperges. J'exécutois ma frippounc-rie avec la plus grande SdölUé; mon feul motif étoit de compiaire a celui qui me la faifoit faire. Cependant fi j'euffe été furpris, que de coups, que d'injures, quels tr;.itemens cruels n'euiTé-je poiiit elfuyés, tandis que le öïiférable en . me démemant uit été eiu fur fa parole , & moi doublement puni pour avoir ofé le charger, attendu qu'il étoit compagnon, & que je n'étois qu'apprentif! Voila. comnK-nt en tput état le fort coupable fe fauve aux dépeus du foible innocent. J'appris ainfi qu'il n'étoit pas fi terrible de voler que je l'avois cru, & je tirai bientót fi bon pani de ma fcience, que rien de ce que je convoitois n'étoit a ma portée en füreté. Je n'étois pas abfolument mal nourri chez mon maitre , & la fobriété ne m'étoit pénible qu'en la lui voyant fi mal garder. L'ufage de faire fjrtir de tabla les jeuues gens quand on y feit ce qui les terne le plus, me parolt trés-bien cntendu pour les rendre  4? Les Confessions, auffi friauds que frippons. Je devins en peu de temps I'un & 1'autre , & je m'en trouvois fort bien pour 1'ordinaire, quelquefois fort mal, quand j'étois furpris. Un fouvenir qni me fait frémir encore, & rire tout a la fois, eft celui d'une chaffe aux pommes qui me coüta cher. Ces pommes étoient au fond d'une dépenfe, qui, par une jaloufie élevée, recevoit du jour de la cuifine. Un jour que j'étois feul dans la maifon , je montai fur la may pour regarder dans le jardin des Hefpéiid-es ce précieux fruit dont je ne pouvois approcher. J'allai chercher la broche pour voir fi elle y pourroit atteit:dre: elle étoit trop courte. Je 1'allongeai par une autre petite broche qui fervoit pour le menu gibier; car mon maitre aimoit la chaffe. Je piqiai plufieprs fois fans fuccös; erfirt , je fentis avec tranfport que j'amenois une pomme. Je tirai trésdoucement; déja la pomme touchoit a la jaloufie; j'étois prêt a la faifir. Qui dira ma douleur? La pomme étoit trop groffe; elle ne put paffer par le trou. Que d'inventions ne mis-je point en ufage pour la tirer? II fallut trouver des fupports pour tenir la broche en état , un couteau affez long pour fendre la pomme, une latte pour la foutenir. A force d'adrtfle & de temps , je parvins a la partager, efpérant tirer enfuite les pieces 1'une après 1'autre. Mais a peine furent-elles féparées, qu'elles tomberent toutes deux dans la dépenfe. Letfeur pitoyable, partagez mon «ffliétion!  L 1 ï 8 E I. 49 Je ne perdis point courage; mais j'avois perdti beaucoup de temps. Je craignois d'être furpris; je renvoye au lendemain une tentative plus heureufe, & je me remets a 1'ouvrage tout aufïi tranquillement que fi je n'avois rien fait, fans fonger aux deux témoins indifcrets qui dépofoient contre moi dans la dépenfe. L e lendemain , retrouvant 1'occafion belle, je tente un nouvel effai. Je monte fur mes treteaux, j'alonge la broclie , je 1'ajufte , j'étois pret a piquer,.... malheureufemeut le dragon ne dormoit pas; tout-a-coup la porte de la dépenfe s'ouvre; mon maitre en fort, croife les bras, me regarde, & me dit : courage La plume me tombe des mains. B i e n ï ó t a force d'effuyer de mauvais traite•mens, j'y devins moins fenfible; ils me parurent entin une forte de compenfation du vol, qui ma mettoit en droit de le continuer. Au lieu de retourner les yeux en arriere & de regarder la pu. nition, je les portois en-avant & je regardois la vengtance. Je jugeois que me battre comme frippon , c'étoit m'autorifer a 1'être. Je trouvois que voler & être battu alloient enfemble, & conftituoient en quelque forte un état, & qu'en rem* püffant la partie de eet état qui dépendoit de moi, je po.ivois laifferlefbindel'auireamon maitre. Sur cette idéé , je me mis a voler plus tranquillement qu'auparavant. Jemedifois: „ Qu'en arrivera-t-il, » enfin ? ïe ferai battu. Soit: je fuis fait pour 1'être." Confejjwns. Q  lution , il accourut , non pour m'en diffuader ou la partager, mais pour jetter par de petits préfents quelque agrément dans ma fuite; car mes propres reffources ne pouvoient me mener fort loin. II me donna entr'autres une petite épée dont j'étois fort épris , & que j'ai portée jufqu'a Turin , oü le befoin m'en fit défaire , & oü je me la paffai , comme on dit, au travers du corps. Plus j'ai réfléchi depuis a la maniere dont il fe conduifit avec moi dans ce moment critique, plus je me fuis perfuadé qu'il fuivit les inftruaions de fa mere, & peut - être de fon pere; car il n'eft pas poffible que de lui - même il n'eut fait quelque effort  Livre I. étions faits pour nous aitner. Avant de m'abandonner a la fa:alité de ma deftinée, qu'on mepermette de tourner un momenc les yeux fur celle qui m'attendoit naturellement, fi j'étois tombé dans les mains d'un mtilleur maitre. Rien n'étoit plus convenable a mon humeur , ni plus propre a me rendre heureux , que 1'état tranquille & obfcur d'un bon artifan, dans certaines claffes furtout, telles qu'eft a Geneve celle des graveurs. Cet état, alfez lucratif pour donner une fubfiflance aifée , & pas affez pour mener Ji la fortune, eüt borné mon ambition pour le refte de mes jours; & me laiffant un loiffr honnête pour cultiver des gotits modérés, il m'eüt contenu dans ma fphere , fans m'offnr aucun moyen d'en fortir. Ayant une imagination affez riche pour orner de fes chimères tous les états, affez puiffante pour me tranfporter, pour ainfi dire, k mon gré de 1'un a 1'autre, il m'importoit peu dans lequel je fuffe en effet. II ne pouvoit y avoir fi loin du lieu oü j'étois au premier chateau en Efpagne, qu'il ne me fut aifé de m'y établir. De cela feul il fuivoit , que 1'état le plus fimple , celui qui dcnnoit le moins de tracas & de foins, celui qui  64 Les Confessions, &c. laifloit I'efpric le plus libre, étoit celui qui me convenoit le mieux , & c'étoit précifément le mien. J'aurois paffé dans le fein de ma religion, de ma patrie , de ma familie & de mes amis, une vie paifible & douce , telle qu'il la falloit a mon caraétere , dans 1'uniformité d'un travail de mon goüt & d'une fociété felon mon coeur. J'aurois été bon chréden, bon citoyen, bon pere de familie , bon ami, bon ouvrier , bon homme en toute chofe. J'aurois aiiné mon état; je 1'aurois honoré peut - être; & après avoir pafië une vie obfcure & limple, mais égale & douce, je ferois mort paifiblement dans le fein des miens. Eientót oublié , fans doute, j'aurois été regretté du moins auffi longtemps qu'on fe feroit fouvenu de moi. Au lieu de cela .... quel tableau vais-je faire ? Ah! n'anticipons point fur les miferes de ma vie, }e n'occuperai que trop mes lefteurs de ce trifle fujet. Fin du Livre premier.  LES CONFESSIONS D E J. J. ROUSSEAU. L i v u it Seconp. A utant le moment oü 1'effroi me fuggéra le projet de fuir m'avoit paru tiifie, autant celui oü je 1'exécutai me parut charmant. Encore enfant, quitter mon pays, mes parens, mes appuis , mes reffources , laillër un apprentiffage a moitié fait fans favoir mon métier affez pour en vivre, me iivrer aux horreurs de la mifere , fans -voir aucun d'ea fortir; dans 1'age de la foibleffe & de 1'innocence, m'expofer a toutes les tentations du vice & du défefpoir; chercher au loiu les maux , les erreurs, les pieges , 1'efclavage & la mort , fous un jojg bien plus inflexible que celui que je n'avois pu fouffrir; c'étoit - la ce que j'allois faire, c'étoit la perfpeclive que j'aurois dü envifager. Que celle que je me peignois étoit différente! L'iudépendance que je croyois avoir acquife, étoit le feul fentiment qui m'affeétoit. Libre & maitre de moiméme, je croyois pouvoir tout faire, atteindre a tout: je n'avois qu'a m'élancer pour m'élever &  66 Les Confessions, voler dans les airs. J'entrois avec fécurité dans le vafte efpace du monde; mon mérite alloit le remplir: a chaque pas, j'allois trouver des feftins, des tréfors, des aventnres, des amis prêts a me plaire : en me montrant , j'allois occuper de moi . 1'univers : non pas pourtant 1'univers tout cntier; je 1'en difpenfois en quelque forte , il ne m'en falloit pas tant. Une fociété charmante me fuffifoit, fans m'embarraffer du refte. Ma raodération m'in'. fcrivoit dans une fphere étroite , mais délicieufement choifie, oü j'étois afi'uré de régner. Un feul chateau-bornoit mon ambition. Favori du Seigneur & de la Dame, amant de la Demoifelle , ami du frere & protefteur des voifins' , -j'étois content ; il ne m'en falloit pas davamage. E n attendant ce modefte avenir , j'errai quelques jours autour de la ville , logeant chez des payfans de ma connoifliince, qui tous me recurent avec plus de bonté que n'auroient fait des urbains. Ils m'accueüloient, me logeoient, me nourriffoient trop bonnement pour en avoir le mérite. Cela ne p#uvoit pas s'appeller faire 1'aumóne, ils n'y mettoient pas alfez 1'air de la fupériorité. A force de voyager & de parcourir le monde, j'allai jufqu'a Confignon, terres de Savoie, a deux lieues de Geneve. Le Curé s'appelloit M. de Pontverre. Ce notn, fameux dans 1'hiftoire de la République , me frappa beaucoup. J'étois curieux de voir comment étoient faits les defcendants des Gentilshommes de la cuiller. J'allai voir M. de  L I V VL E II. 67 Pontverre. II me recut bien, me paria de I'héréfie de Geneve, de l'autorité de la fainte mere églife, & me donna a diner. Je trouvai peu de chofes k répondre h des argumens qui finiflbienc ainfi, & je jugeai que des Curés, chez qui 1'on dinoit fi bien , valoient tout au moins nos Miniftres. J'étois certainement plus favant que M. de Pontverre , tout gentilhomme qu'il étoit; mais j'étois trop bon convive pour être fi bon théologien: & fon vin deFrangi, qui me parut excellent, argumentoit fi viftorieufement pour lui , que j'aurois rougi de fermer la.bouche a un fi bon hóte. Je cédois donc, ou du moins je ne réfiftois pas en face. A voir les ménagemens dont j'ufois , on m'auroit cru faux ; on fe füt trompé. Je n'étois qu'honnête , cela eft certain. La flatterie , ou plutót la condefcendance , n'eft pas toujours un vice ; elle eft plus fouvent une vertu, furtout dans les jeunes gens. La bonté avec laquelle un homme nous traite, nous attaché a lui; ce n'eft pas pour 1'abufer qu'on lui cede, c'eft pour ne pas 1'attrifter, pour ne pas lui rendre le mal pour le bien. Quel intérêt avoit M. de Pontverre a m'accueillir, a me bien traiter, a vouloir me convaincre? Nul autre que le mien propre. Mon jeune ceeur fe difoit cela. J'étois touché de reconnoiflance & de refpeél pour le bon prêire. Je fentois ma fupériorité; je ne voulois pas 1'en accabler pour prix de fon hofpitalité. II n'y avoit point de motif hypocrite a cette conduite: je ne fongeois point a changer  68 Les C o n"f e s s i o n s, de religion; & bien-loin de me familianfer fi v!ce avec cette idéé , je ne 1'envirageois qu'avec une horreur qui devoit 1'écarter de moi pour longtemps: je voulois feulement ne point lacher ceux qui me carefibient dans cette vue; je voulois cultiver leur Lienveillance , & leur laiffer 1'efpoir du fuccès en paroiffant moins armé que je ne 1'étois en effet. Ma faute en cela reffembloit a la coquetterie des honnêtes fernmes, qui, quelquefois pour parvenir a leurs fins , favent, fans rien permettre ni rien promettre , faire efpérer plus qu'elles ne veulent ienir. . . L a raifon , la pitié , l'amour de 1'ordre exigeoient affurément que , loin de fe prêrer a ma folie, on m'éloignat de ma pene oü je courois , en me renvoyant dans ma familie. Ceft-la ce qu'auroit fait ou taché de faire tout homme vraiment vertueux. Mais, quoique M. de Pontverre fut un bon homme , ce n'étoit affurément pas un homme vertueux. Au contraire , c'étoit un dévot qui ne connoifibic d'autre vertu que d'adorer les images & de dire le rofaire; une efpece de miffionnaire, qui n'imaginoit rien de mieux pour le bien de la foi, que de faire des libelles contre les Miniflres de Geneve. Loin de penfer il me renvoyer chez moi, il profita du defir que j'avois de m'en éloigner, pour me mettre hors d'état d'y retourner , quand même il m'en prendroit envie. II y avoit tout a parier qu'il m'envoyoit périr de mifere, ou devenir un vaurien. Ce n'étoit point la ce qu'il voyoit. II voyoit uue  Livre II. 631 atne 6r.de a Tnéréfie, & rendue a 1'églife. Honnête homme ou vaurien, qu'importoit cela, pourm que j'allafle a la mefJfe ? II ne faut pas croire, au rede, que cette facon de penfer foit particuliere aux Catholiques; elle eft celle de toute religion dogmatique, oü Ton fait 1'effentiel, non de faire, mais de croire. „ Dieu vous appelle", me dit M. de Pontverre.." „ Allez a Annecy; vous y trouverez une „ bonne Dame bien charitable , que les bienfaits „ du Roi mettent en état de retirer d'autres ames „ de Terreur dont elle eft fortie elle - même;" II s'agiffott de Madame de Warens, nouvelle convertie, que les prêtres forcoient en efFet de partager avec la canaille qui venoit vendre fa foi, une penfion de deux mille francs que lui donnoit le Roi de Sardaigne. Je me fentois fort humilié d'avoir befoin d'une bonne Dame bien charitable. J'aimois fort qu'on me donnat mon néceffaire , mais non pas qu'on me fit Ia criante; & une dévoté n'étoit pas pour moi fort attirante. Toutefois preffé par Mé de Pontverre, par la faim qui me talonnoit; bienaife aulïï de faire un voyage & d'avoir un but, je prends mon parti, quoiqu'avec peine, & je pars pour Annecy. J'y pouvois être aifément en un jour; mais je ne me prelTois pas, j'en mis trois. Je ne voyois pas un chateau a droite ou a gauche, fans aller chercher 1'aventure que j'étois fur qui m'y attendoit. Je n'ofois entrer dans le chateau, ni heurter; car j'étois fort timide. Mais je chantoi»  7<3 Les Confrssions, fous la fenêrre qui avoit le plus d'apparence, fott furpris, aprés m'être longtemps époumonné, de ne voir paroitre ni Dames, ni Demoifelles qu'attirat la beauté de ma voix, ou le fel de mes chanfons; va que j'en favois d'admirables, que mes camarades m'avoient apprifes & que je chantois admirablement. J'ariuve enfin; je vois Madame de Warens. Cette époque de ma vie a décidé de mon caractere; je ne puis me réfoudre a la pafler légérement. J'étois au milieu de ma feizieme année. Sans être ce qu'on appelle un beau garcon, j'étois bien pris dans ma petite taille; j'avois unjoli pied, la jambe fine , fair dégagé , la phyfionomie animée , Ia bouche mignonne, les fourcils & les cheveux noirs, les yeux petits & même enfoncés , mais qui lancoient avec force le feu dont mon fang étoit embrafé. Malheureufement je ne favois rien de tout cela, & de ma vie il ne m'eft arrivé de fonger a ma figure, que lorfqu'il n'étoit plus temps d'en tirer parti. Ainfi j'avois avec la timidité de mon age celle d'un naturel très-aimant, toujours troublé par la crainte de déplaire. D'ailleurs , quoique j'euflë 1'efprit aiïez orné , n'ayant jamais vu le monde , je manquois totalement de manieres ; & mes connoillances, loin d'y fuppléer, ne fervoient qu'il m'intimider davantage , eii me faifant fentir combien j'en manquois. Craigsant donc que mon abord ne prévint pas en ma faveur, je pris autrement mes avantages, & je fis une belle lettre en flyle d'orateur, oü,  Livre II. 7» coufant des phrafes des livres avec des locutions d'apprentif, je déployois toute mon éloquence pour capter la bienveiliance de Madame de Warens. J'enfermai la lettre de M. de Pontverre dans la mienne, & je partis pour cette terrible audience. Je ne trouvai point Madame de Warens; on me dit qu'elle venoit de fortir pour aller a 1'églife. C'étoit le jour des Rameaux de 1'année 1728. Je cours pour la fuivre : je la vois , je l'atteiirs , je lui parle je dois me fouvenir du Iieu; je l'ai fouvent depuis mouillé de mes larmes & couvert de mes baifers. Que ne puis-je entourer d'un baluftre d'or cette heureufe place! que n'y puis-je attirer les hommages de toute la terre! Quiconque •aime a honorer les monumens du falut des hommes, n'en devroit approcher qu'a genoux. C'iToiï un palfage derrière fa raaifon, entre un ruifleau a main droite qui la féparoit du jardin, & le mur de la cour a gauche , conduifant par une faufle porte a 1'églife des Cordeliers. Prête a entrer dans cette porte , Madame de Warens fe retourne a ma voix. Que devins-je a cette vue! ]e m'étois figuré une vieille dévote bien réchignée: la bonne Dame de M. de Poutverre ne pouvoit être autre chofe a mon avis. Je vois un vifage pétri de graces, de beaux yeux bleus pleins de douceur, un teint éblouiffant, le contour d'une gorge enchantereflë. Rien n'échappa au rapide coup d'ceil du jeune profélyte , car je devins a 1'inlUnt le fieu; fur qu'uue religion prêchée par de tels mif-  f2 LesConfessions, fionrniiTs ne pouvoit manquer de mener en paradis, Elle pand en fouriant la lettre que je lui prcTente d'une main iremblante , 1'ouvre , jette un coup d'ceil fur celle de M de Pontverre , revient a Ia mknne qu'elle lit toute entiere , & qu'elle eüt relue encore , fi ron laquais ne 1'eut avertie qu'il étoit temps d'entrer. „ Eh! mon enfant ," me dit-elle d'un ton qui me fit trelfaillir, „ vous voila „ courant-le pays bien jeune ; c'eft dommage , „ en vérité." Puis fans attencire ma réponfe, elle ajouta: „ allez chez moi m'attendre; elites qu'on „ vous donne a déjeüner : apiès Ia mefie j'irai „ caulër avec vous." Louise-Eleonore de Warens étoit une Demoifeile de Ia Tour de Pil , noble & ancienne familie de Vevay, ville du pays de Vaud. Elle avoit époufé fort jeune M. de Warens, de Ia maii'ön de Loys, fils alné de M. de Villardin, de Laufanne. Cemariage, qui ne produifit point d'en. fans, n'ayant pas trop réuflt, Madame de Warens, poulTée par quelque chagrin domeftique , prit le temps que le Roi Viftor- Amédée étoit a Evian pour paffer le lac & venir lë jetter aux pieds de ce Prince; abandonnant ainfi fon mari, fa familie & fon pays, par une étourderie affez femblable a la mienne, & qu'elle a eu tout le temps de pleurer aufli. Le Roi, qui aimoit a faire le zélé Caiholiqi e, la prit fous fa proteétion , lui donna une penfion de quinze eens livres de Piémont, ce qui étoit beaucjup pour un Prince aufli peu pro- digue;  L i v s e II. 71 éiigue ; & voyant que fur eet accueil on 1'en croyoit amoureux, il 1'envoya a Annecy, efcortée par un detachement de fes gardes, oü , fous la direétion de Michel - Gabriel de Bernex, Evèque titulaire de Geneve, elle fit abjuration au couvent de la Vifitation. Il y avoit fix ans qu'elle y étoit quand j'y vins, & elle en avoit alors vingt-huit, étant née avec le fiecle. Elle avoit de ces beautés qui fe confervent, paree qu'elles font plus dans la phyfionomie que dans les traits; aufli la fienne étoitelle encore dans tout fon premier éclat. Elle avoit un air careflant & tendre, un regard très-doux, un fourire angéiique, mie bouche a la mefure de la mienne, des cheveux cendrés d'une beauté peu commune, & auxquels elle donnoit un tour négligé qui la rendoit trés - piquaute. Elle étoit petite de flature , courte même & ramaflee un peu dans fa taille, quoique fans diiïörmité. Mais il étoit impoffible de voir une plus belle téte, un plus beau fein, de plus belles inains & de plus beaux bras. Son éducation avoit été fort mêlée. Elle avoit, ainfi que moi, perdu fa mere dés fa naifiance; & recevant indifteremment desinftructtons comme elles s'étoient préfentées, elle avoit appris un^peu de fa gouvernante, un peu de fon pere, un peu de fes maltres, & beaucoup de fes amans ; furtout d'un M. de Tavel, qui , ayant du goüt & des connoilTances, £n orna la perfonne qu'il aimoit. Mais tant de genres différents lè nuifirent les uns aux Ctnfeflions. D  74 Les Confessions, autres; & le peu d'ordre qu'elle y mit, empécha que fes diverfes études n'étendilfent la jufteffe natu» relle de fon efprit. Ainfi, quoiqu'elle eüt quelques principes de philofophie & de phyfique , elle ne lailfa pas de prendre le goüt que fon pere avoit pour la médecine erapyrique & pour 1'alchymie; elle faifoit des élixirs, des teintures, des baumes, des magifteres; elle prétendoit avoir des fecrets. Les charlatans profitant de fa fotblelfe, s'emparerent d'elle, 1'obféderent, Ia ruinerent , & confumerent au milieu des fourneaux & des drogues, fon efprit, fes talens & fes charmes , dont elle eüt pu faire les délices des meilleures fociétés. Mais fi de vils frippöns abuferent de fon éducation mal dirigée, pour obfcurcir les lumieres de fa raifon, fon excellent coeur fut a 1'épreuve & demeura toujours le même : fon caraftere airaant & doux , fa fenfibilité pour les malheureux , fon inépuifable bonté , fon humeur gaie , ouverte & franche , ne s'altérerent jamais ; & même aux approches de la vieillefle, dans le fein de findigence, des maux, des calamités diverfes, la férénité de fa belle ame lui conferva jufqu'a la fin de fa vie toute la gaieté de fes plus beaux jours. Ses ejjreurs lui vinrent d'un fond d'aélivité inépuifable qui vouloit fans celfe de 1'occupation. Ce n'étoient pas des intrigues de femmes qu'il lui falloit, c'étoit des entreprifes a faire & a diriger. Elle étoit née pour les grandes affaires.. A fa place, Madame de Longueville n'eut-été qu'une tracalïïere;  Livre II. 75 a la place de Madame de Longueville , elle eüt gouverné 1'Etat. Ses talens 'ont été déplacés; & ce qui eüt fait fa gloire dans une fituation plu» élevée, a fait fa perte dans celle oü .elle a vécu. Dans les chofes qui étoient a fa portée, elle étendoit toujours fon plan dans fa tête , & voyoit toujours fon objet en grand. Cela faifoit qu'èmployant des moyens proportionnés- a fes vues, plus qu'a fes forcgs , elle échouoit par la faute des autres; & fon projet verant a manquer, elle étoit ruinée oü d'autres n'auroient prefque rien perdu. Ce goüt des affaires qui lui fit tant de maux, lui fit du moins un grand bien dans fon afyle monaflique , en 1'empêchant de s'y fixer pour le refte de fes jours, comme elle en étoit tentée. La vie .uniforme & fimple des religicufes, leur petit cailletage de parloir, tout cela ne pouvoit flatter un efprit toujours en mouvement, qui, formant chaque jour de nouveaux fyffêmes, avoit befoin de liberté pour s'y livrer. Le bon Evêque de Bernex, avec moins d'efprit queFmicois deSales, lui relfembloit fur bien des poïnts; & Madame de Warens , qu'il appelloit fa fille, & qui reflëmbloit a Madame de Chantal fur beaucoup d'autres, eüt pu lui reffembier encore dans fa retraite, fi fon goüt ne Teüt déiournée de 1'oifiveté d'un couveut. Ce ne fut point manqne de- zele, fi cette aimable femme ne fe livra pas aux menues pratiques de dévotion qui fembloient convenir a une nouvelle convertie, vivant fous la direaion d'un Prélat. Quel qu'eüt été D a  ?6 LEs CöNFESSIONg, Ie motif de fon changement de religion, elle fut fincere dans celle qu'elle avoit embraffée. Elle a pu fe repentir d'avoir commis la faute, mais non pas defirer d.'en revenir. Elle n'eft pas feulement morte bonne Catholique , elle a vécu telle de bonne foi; & j'ofe affirmer, moi qui penfe avoir lu 'dans le -fond de fon ame, que c'étoit uniquement par averfion pour les fimagrées, qu'elle ne faifoit point en public la dévote. Elle avoit une piété trop folide , pour atfecter de la dévotion. Mais ce n'eft pas ici le lieu de m'étendre fur fes principes; j'aurai d'autres occafions d'en parler. Que ceux qui nient la fympathie des ames, expliquerit, s'ils peuvent, comment dés la première entrevue , du premier mot , du premier regard, Madame de Warens m'infpira, nou-feulement le plus vif attachement, mais une confiance parfaite & qui ne s'eft jamais démentie. Suppofons que ce que j'ai fenti pour elle, fut véritablement de 1'amour ; ce qui paroltra tout au moins douteux aqui fuivra 1'hiftoire de nos liaifons, comment cette pafiïon fut-elle accompagnée dés fa nailfance des fentimens qu'elle infpire le moins; la paix du coeur, Ie calme, laférénité, la fécurité, 1'alfurance? Comment en approchant pour la première fois d'une femme aimable, polie , éblouilTante; d'une Dame d'un état fupérieur au mic-n, dont je n'avois jamais abordé la pareille ; de celle dont dépendoit mon fort en quelque forte, par 1'intérêt plus ou moins grand qu'elle y prendroit; comment, dis-je, avec  Livre II. 77 tout cela me trouvai-je a rinftant aufli libre, aufli a mon aife, que fi j'eufle été parfaitement für de lui plaire ? Comment n'eus- je pas un moment d'embarras, de timidité, de gêne? Naturellement honteux, déconténancé, n'ayant jamais vu le monde, comment pris-je avec elle, du premier jour, du premier inftant, les manieres faciles, le langage ten. dre , le ton familier que j'avois dix ans aprés, lorfque la plus grande intimité 1'eüt rendu naturel? A-t-on de 1'araour, je ne dis pas fans defirs, j'en avois ; mais fans inquiétude , fans jaloufie ? Ne veut-on pas au moins apprendre de 1'objet qu'on aime, fi 1'on eft aimé? C'eft une queftion qu'il ne m'eft pas plus venu dans 1'efprit de lui faire une fois en ma vie, que de me demander a moimême fi je m'aimois -, & jamais elle n'a été plus curieufe avec moi. 11 y eut certainement quelque chofe de fmgulier dans mes fentimens pour cette charmante femme, & 1'on y trouvera dans la fuite des bizarreries auxquelles on ne s'attend pas. Il fut queftion de ce que je deviendrois; & pour en caufer plus a loifir, elle me retint a diner. Ce fut le premier repas de ma vie oü j'eufte manqué d'appétit; & fa femme-de-chambre, qui nous fervott, dit aufli que j'étois le premier voyageur de mon age & de mon éioffe qu'elle en eüt vu manquer. Cette remarque, qui ne me nuifit pas dans 1'efprit de fa maitreffe , tomboit uri peu a plomb fur un gros manant qui dlnoit avec nous, D 3  78 Les Confessions, & qui dévora lui tout feul un repas honnête pour fix perfonnes. Pour moi, j'étois dans un ravilfement qui ne me permettoit pas de manger. Mon coeur fe nourriffoit d'un fentiment tout nouveau, dont il occupoit tout mon être : il ne me laiflbit des efprits pour nulle autre fonftion. Madame de Warens voulut favoir les détails de ma petite hiltoire ; je retrouvai , pour la lui conter, tout le feu que j'avois perdu chez mon maitre. Plus j'intérefTois cette excellente ame en ma faveur, plus elle plaignoit le fort auquel j'allois m'cxpofer. Sa tendre compaffion fe marquoit dans fon air, dans fon regard , dans fes geftes. Elle n'ofoit m'exhorter a retourner a Geneve. Dans fa pofition , c'eut été un crime de Iefe - catholiciré ; & elle n'ignoroit pas combien elle étoit furveillée & combien fes difcours étoient pefés. Mais elle me parloit d'un ton fi touchant de 1'affliétion de mon pere , qu'on voyoit bien qu'elle eüt approuvé que j'allaire le confoler. Elle ne favoit pas combien , fans y fonger, elle plaidoit contre ellemême. Outre que ma réfolution étoit prife comme je crois l'avoir dit, plus je la trouvois éloquente, perfuafive, plus fes difcours m'alloient au cceur, & moins je pouvois me réfoudre a me détacher d'elle. Je fentois que retourner a Geneve, étoit mettre entre entr'elle & moi une barrière prefque infurmontable, a moins de revenir a la démarche qne j'avois faite , & a laquelle mieux valoit me tenir tout d'un coup. Je m'y tins donc. Madame  ,L i v k e II. 79 de Warens, voyant fes efforts inutiles, ne les poufla pas jufqu'a fe compromettre : mais elie me dit, avec un regard de commifération: „ Pauvre pet.it, tu dois aller oü Dieu t'appelle ; mais quand tu feras grand , tu te fouviendras de moi." Je crois qu'elle ne penfoit pas elle-même que cette prédiétion s'accompliroit fi cruellement. La difficulté reftoit toute entiere. Comment fubfifter fi jeune hors de mon pays ? A peine a la moitié de mon apprentiffage, j'étois bien loin ^de favoir mon métier. Quand je 1'aurois fu, je n'en aurois pu vivre en Savoie, pays trop pauvre pour avoir des arts. Le manant qui dinoit pour nous, forcé de faire une paufe pour repofer fa machoire, ouvrit un avis qu'il difoit venir du ciel, & qui, a juger par les fuites, venoit bien plutót du cóié contraire. C'étoit que j'allafle a Turin, oü, dans ITO hofpice établi pour 1'inftruftion des cathécumenes, j'aurois, dit - il, la vie temporelle & fpirituelle, jufqu'a ce qu'entré dans le fein de 1'églife, je trouvaife, par la charité des bonnes ames, une place qui me convtnt. „ A 1'égard des fraix du voyage," continua mon homme, „ fa Grandeur, " Monfeigneur 1'Evêque , ne manquera pas , fi " Madame lui propofe cette fainte oeuvre , de "} vouloir charitablement y pourvoir; & Madame la Baronne , qui eft fi charitable ," dit - il en sMnclinant fur fon afliette, „ s'empreiTera fürement d'y contribuer aufli." ] e trouvois toutes ces charités bien dures; j'avois D 4  So Les Confessions,- Je cceur ferré, je ne difois rien; & Madame de Warens, fans faifir ce projet avec amant d'ardeur qu'il étoit offert, fe contenta de répondre que chacun devoit contribuer au bien felon fon pouvoir, & qu'elle en parleroit a Monfeigneur: mais mon disble d'homme, qui craignit qu'elle n'en parlat pas a fon gré & qui avoit fou petit intérêt dans cette affaire, courut prévenir les aumóniers, & embou. cha fi bien- les bons prêtres , que quand Madame de Warens, qui craignoit pour moi ce voyage, en voulut parler a l'fïvêque, elle trouva que c'étoit une affaire arrangée , & il lui remit a 1'infiant 1'argent deftiné pour mon petit viatique. Elle n'ofa infifter pour me faire refter: j'approchois d'un age oü une femme du fien ne pouvoit décemment vouloir retenir un jeune homme auprès d'elle. M o n voyage étant ainfi réglé par ceux qui prenoient foin de moi, il failut bien me foumettre, & c'eft méme ce que je fis fans beaucoup de répugnance. Quoique Turin füt plus loin que Geneve , je jugeai qu'étant la capitale , elle avoit avec Annecy des relations plus étroites qu'une ville étrangere d'état & de religion ; & puis , panant pour obéir a Madame de Warens, je me regardois comme vivant toujours fous fa direftion ; c'étoit plus que vivre a fon voifinage. Enfin, 1'idée d'un grand voyage ftattoit ma manie ambulante qui déja commencoit a fe déclarer. II me paroiffoit beau de paffer les monts a inon age, & de m'élever au - deffus de mes camarades de toute la hauteur dei  • des Alpes. Voir du pays , eft un appat auquel un Genevois ne réfifte guere; je donnai donc mon confentemenr. Mon manant devoit partir dans deux jours avec fa femme. Je leur fus confié & recommandé. Ma bourfe leur fut remife, rerforcée par Madame de Warens , qui de plus me donna fecretement un petit pécure, auquel elle joignit d'amples inftruftions, & nous partimes le mercredi- laint. Le lendemain de mon départ d'Annecy, mon pere y arriva courant a ma pifle avec un M. Rival, fon ami, horloger comme lui, homme d'efprit, bel-efprit même , qui faifoit des vers mieux que la Motte & parloit prefque aufli bien qua lui, de plus parfaitement honnête homme, mais dont la littérature déplacée n'aboutit qu'a faire un de fes fils coraédien. Ces Meflïeurs virent Madame de Warens, & fe contentereut de pleurer mon fort avec elle, au lieu de me fuivre & de m'atteindre , comme ils 1'auroient pu facilement, étant a cheval, & moi a piad. La même'chofe étoit arri/ée a mon oncle Bernard. 11 étoit venu a Confignon; & de-la, fachant que j'étois a Annecy , il s'en retourna a Geneve. Il fembloit que mes proches confpiralTeut avec mon étoile pour me livrer a'u deflin qui m'attendoit. Mon frere s'étoit perdu par une fem. blable négligence, & (ï bien perdu qu'on n'a jamais ftt ce qu'il étoit devenu. Mom pere n'étoit pas feulement on hornrae D 5  64 Les Confessions, ■ d'honneur, c'étoit un homme de probité (ure, & il avoit une de ces ames fortes qui font les graudes vertus. De plus, il étoit bon pere, furtout pour moi. II m'aimoit trés - tendrement, mais il aimoit aufli fes plaifirs, & d'autres goüts avoient un peu attiédi 1'aflèétion pSternelle depuis que je vivois loin de lui. Il» s'étoit remarié a Nion ; & quoique fa femme ne füt plus en age de me donner des freres , elle avoit des parens : cela faifoit une autre familie, d'autres objets, un nouveau ménage,-qui ne rappelloit plus fi fouvent mon fouvenir. Mon pere vieillifToit , & n'avoit aucun bien pour foutenir fa vieiilefle. Nous avions mon frere & moi quelque bien de ma mere, dont le revenu devoit appartenir a mon pere durant notre éloignement. Cette idéé ne s'ofFroit pas a lui direftement, & ne 1'empêchoit pas de faire fon devoir; mais elle agiffbit fourdement fans qu'il s'en appercut lui-fnême, & ralentiflbit quelquefois fon zele qu'il ent poufle plus loin fans cela. Voila, je crois , pourquoi, venu d'abord a Annecy fur mes traces, il ne me fuivit pas jufqu'a Chambery, oü il étoit moralement für de m'atteindre. Voila pourquoi encore l'étant allé voir fouvent depuis ma fuite , je recus toujours de lui des carefles de pere, mais fans grands eftbrts pour me retenir. Cette conduite d'un pere dont j'ai fi bien connu la tendreffe & la vertu , m'a fait faire des réflexions fur moi même, qui n'ont pas peu conttibué a me maintenir le coeur fain. J'en ai tiré  Livre II. §3 cette grande maxime de morale, Ia feule peut-êtra d'ufnge dans la pratique, d'évker les fituations qui mettent nos devoirs en oppofition avec nos intéréts, & qui nous montrent notre bien dans le mal d'autrui: für que dans de telles fituations , quelque fincere amour de la vertu qu'on y porte, on foiblit tót ou tard fans s'en appercevoir , & 1'on devient injufte & méchant dans le fait, fans avoir ceffé d'être jufte & bon dans 1'ame. Cette maxime fortement imprimée au fond de mon coeur , & mife en pratique, quoiqu'un peu tard , dans toute ma conduite , eft une de celles qui m'ont donné 1'air Ie plus bizarre & le plus fou dans le public & furtout parmi mes connoiffances. On m'a imputé de vouloir être original & faire autrement que les autres. En vérité, je ne fongeois gueres a faire ni comme les autres, ni autrement qu'eux. Je defirois fincérement de faire ce qui étoit bien. Je me dérobois de toute ma force a des fituations qui me donnat fent un intérêt contraire a 1'intérêt d'un autre homme, & par conféquent un defir fecret, quoiqu'in volontaire, du mal de eet homme-la. Il y j deux ans que Mylord Maré'chal me voulut mettre dans fon teftament. Je m'y oppofai de toute ma force. Je lui marquai que je ne voudrois pour rien au monde me favoir dans le teftament de qui que ce fik, & beaucoup moins dans le fien. II fe rendit; maintenant il veut me faire une penlïon viagere, & je ne m'y oppofe D 6  &4 Les Confeijions, pas. On dira que je trouve mon compte a ce changement: cela peut être. Mais, ó mon bienfaiteur & mon pere! fi j'ai le malheur de vous furvivre, je fais qu'en vous perdant j'ai tout a perdre & que je n'ai rien a gagner. C'est-la, felon moi, la bonne philofophie, la feule vraiment affortie au coeur humain. Je me pénetre chaque jour davantage de fa profonde folidité , & je l'ai retournée de difFérentes manieres dans tous mes derniers écrits; mais le public qui eft frivole, ne 1'y a pas fu remarquer. Si je furvis afièz a cette entreprife confommée pour en reprendre une autre, je me propofe de donner dans la fuite de 1'Emile un exemple fi charmant & fi frappant de cette maxime ,^iue mon leéteur foit forcé d'y faire attention. Mais c'eft affez de réflexions pour un voyageur; il eft temps de reprendre ma route. Je la fis plus agréablement que je n'aurois da m'y attendre, & mon manant ne fut pas fi bourru qu'il en avoit 1'air. C'étoit un homme entre deux ages, portant en queue fes cheveux noirs grifonrans ; 1'air grenadier, la voix forte , affez gai, marchant bien , mangeant mieux , & qui faifoit toute forte de métiers faute d'en favoir aucun. H avoit prcpofé, je crois, d'établir aAnnecy,je ne fais quelle manufacture. Madame de Warens n'avoit pas manqué de donner dans le projet; & c'étoir, pour tacher de le faire agréer au Miniftre , qu'il faifoit, bien défrayé, le voyage de Turin- Notra  Livre II. «5 homme avoit le talent d'intriguer en fe fourrant toujours avec les prêtres ; & , faifant l'emprelTé pour les fervir, il avoit pris è leur école un certain jargon dévot dont il ufoit fans cefle , fe piquant d'être un grand prédicatettr. II favoit même un palfage latin de la Bible, & c'étoit comme s'il en avoit fu mille, paree qu'il le répétoit mille fois le jour. Du refte, manquant rarement d'argent quand il en favoit dans la bonrfe des autres. Plus adroit pourtant que frippon , & débitant d'un ton de racoleur fes capucinades, il reffembloit a 1'hermite Fierre, prêchant la croifade le fabre au cóté. Pour Madame Sabran, fonépoufe, c'étoit une affez bonne femme, plus tranquille le jour que la nuit. Comme je couchois toujours dans leur chambre, fes bruyantes infomnies m'éveilloient fouvent , & m'auroient éveillé bien davantage fi j'en avois compris le fujet. Mais je ne m'en doutors pas même, & j'étois fur ce chapitre d'une bêtifè qui a laitTé a la feule nature tout le foin de mon inftruclion. J e m'acheminois gaiement avec mon dévot guide & fa fémillante compagne. Nul accident ne troubla mon voyage ; j'étois dans la plus heureufe fituation de corps & d'efprit oü j'aie été de mes jours. Jeune, vigoureux, plein de fanté, de fécutité , de confiance en moi & aux autres, j'étois dans ce courc, mais précieux moment de la vie , oü fa plénitude expanfive étend pour ainfi dire notre être par toutes nos fenfations, & embellit in D 7  86 Les Confessions, nos yeux Ia nature entiere du charme de notre exiftence. Ma douce inquiétude avoit un objet qui la rendoit moins errante & fixoit mon imagination. Je me regardois comme 1'ouvrage, Téleve, 1'ami, prefque 1'amant de Madame de Warens. Les chofes obligeantes qu'elle m'avoit dites, les petites carefies qu'elle m'avoit. faites , 1'intérêt li tendre qu'elle avoit paru prendre & moi, fes regards charmausqui me fembloient pleins d'amour, paree qu'ils m'en infpiroient ; tout cela nourriflbit mes idees durant la marche , & me faifoit rêver délicieufement. Nuüe crainte, nul doute fur mon fort ne troubloit ces réveries. M'envoyer a Turin, c'étoit, felon moi, s'engager a m'y faire vivre, a m'y placet convenabiement. Je n'avois plus de fouci fur moi-meme; d'autres s'étoient chargés de ce foin, Ainfi je marchois légérement allégé de ce poids; les jeunes defirs, felpoir enchanteur, les brillans projets remplilfoient mon ame. Tous0 les objets que je voyois , me fembloient les garants de ma prochaine félicité. Dans les maifons , j'imaginois des feftins ruftiques ; dans les prés , de folatres jeux; le long des eaux les bains, des promenades , la pêche; fur les arbres, des fruits délicieux; fous leur ombre, de voluptueux tête-a-têtes; fur les montagnes, des cuves de lait & de crème , une oifiveté charmante, la paix, lafimplicité, le plaifir d'aller fans favoir oü. Enfin , rien ne frappoit mes yeux fans porter a mon coeur quelque attrait de jouiflance. La grandeur, la variété, la beauté  Livre II» 8? réelle du fpeaacle rendoit eet attrait digne de la raifon ; la vanité même y mêloit fa pointe. Si jeune, aller en Italië, avoir déja vu tant de pays, fuivre AnnibaJ a travers les monts, me paroiflbit une gloire au-deffus de mon age. Joignez a tout cela des flations fréquentes & bonnes, un grand appétit & de quoi le contenter : car en vérité ce n'étoit pas la peine de m'en faire faute , & fur le diné de M. Sabran le mien ne paroiflbit pas. ] e ne me fouviens pas d'avoir eu dans tout le cours de ma vie d'intervalle plus parfaitcment exempt de foucis & de peine, que celui des fept ou huit jours que nous mimes a ce voyage ; car le pas de Madame Sabran fur lequel il falloit régler le nótre, n'en fit qu'une longue promenade. Ce fouvenir m'a taillé le goüt le plus vif pour tout ce qui s'y rapporte , furtout pour les montagnes & les voyages pédeflres. Je n'ai voyagé a pied que dans mes beaux jours, & toujours avec délices. Biemót les devoirs, les affaires , un bagage a porter m'ont forcé de faire le Monfieur, & de prendre des voitures : les foucis rongeans , les embarras, la gêne y font montés avec moi ; & dés-Iors, au-lieu qu'auparavant dans mes voyages je ne fentois que le plaifir d'ailer, je n'ai plus fenti que le befoin d'arriver. J'ai cherché longtemps it Paris deux camarades du même gotit que moi , qui vouluffent confacrer chacun cinquante louis de fa bourfe & un.an de fon temps a faire enfemWe a pied le tour de 1'Italie , fans autre équipage  88 Les Conpessions, qu'un garcon qui portat avec nous un fac de nuir. Beaucoup de gens fe font préfentés, enchantés de ce projet en apparence : mak au fond le prenant tous pour un pur chateau en Efpagne, dont on caufe en converfation fans vouloir 1'exécuter en efFet. Je me fouviens que parlant avec paflion de ce projet avec Diderot & Grimm , je leur en donnai enfin la fantaifie. Je crus une fois 1'afFaire faite ; mais le tout fe réduifit a vouloir faire un voyage par écrit, dans lequel Grimm ne trouvoit rien de fi plaifant que de faire faire a Diderot beaucoup d'impiétés, & de me faire fourrer a 1'In. quifition a fa place. Mon regret d'arriver fi vlte a Turin, fut tempéré par le plaifir de voir une grande ville , & par f eTpoir d'y faire bientót une figure digne de moi; car déja les fumées de 1'ambiiion me montoient a la tête ; déja je me regardois comme infimment au-delfus de mon ancien état d'apprentif; j'étois bien loin de prévoir que dans peu j'allois être fort au-deffbus. Avant que d'aller plus loin , je dois au tecleur mon excufe ou ma juflification, tant fur les menus détails oü je viens d'entrer, que fur ceux oü j'entrerai dans la fuite, & qui n'ont rien d'intérefiant a fes yeux. Dans 1'enireprife que j'ai faite de me montjer tout entier au public, il faut que rien de moi ne lui rede obfcur ou caché; il faut que je me tienne inceflamment fous fes yeux, qu'il me fuive dans tous les égaremens de moa  Livre II. 8p eeeur, dans tous les recoins da ma vie ; qu'il ne me perde pas de vue un feul inftant , de peur que , trouvant dans mon récit la moindre lacune , le moindre vuide, & fe demandant , qu'a-t-il fait durant ce temps-lè, il ne m'aceufe de n'avoir pas voulu tout dire. Je donne affez de prife a la malignité des hommes par mes récits, fans lui en donner encore par mon filence. Mon petit pécule étoit parti; j'avois jafé, & mon indifcrétion ne fut pas pour mes conduéteurs a pure perte. Madame Sabran trouva le moyen de m'arracher jufqu'a un petit ruban glacé d'argent que Madame de Warens m'avoit donné pour ma petite épée , & que je regrettai plus que tout le refte : f épée même eüt refté dans ^eurs mains , fi je m'étois moins obftiné. Ils m'avoient fidélement défrayé dans la route , mais ils ne m'avoient rien laiffé. J'arrive a Turin fans habits, fans argent, fans linge , & laiffant trés - exaétement a mon feul mérite tout l'honneur de la fortune que j'allois faire. J'avois des lettres, je les portai, & tout de fuite je fus même a 1'hofpice des cathécumenes , pour y être inftruit dans la religion pour laquelle on me vendoit ma fubfijtance. En entrant, je via une groffe porte a barreaux de fer, qui , dès que je fus paffé , fut fermée a doublé tour fur mes talons. Ce début me parut plus impofant qu'agréable , & commencoit a me donner a penfer, quand on me fit entrer dans une affez grande piece. J'y vis pour tout meuble un autel de bois fur»  je- Les Confessions, monté d'un grand crucifix au fond de la chambre, ,& autour , quatre ou cinq chaifes aufli de bois qui paroiflbient avoir été cirées, mais qui feulement étoient luifantes a force de s'en feryir & de les frotter. Dans cette falie dWemblée étoient quatre ou cinq affreux bandits, mes camarades d'inftruclïon, & qui fembloient plutót des archers du Diable que des afpirans a fe faire enfans de Dieu. Deux de ces coquins étoient des Efclavons qui fe difoient juifs & Maures , & qui, comme ils me 1'avouerent , paflbient leur vie a couvir 1'Efpagne & 1'ltalie, embrafl'ant le Chriftianifme, & fe faifant baptifer partout oü le produit en valoit la peine. On ouviit une autre porte de fer, qui partageoit en cfeux un grand balcon regnant fur la cour. Par cette porte entrerent nos tours les cathécumenes, qui, comme moi, s'alloient régénéter, non par le baptême, mals par une folemneile abjuration. C'étoient bien les plus grandes falopes & les plus vilaines coureufes qui jamais aient erapuanti le bercail du Seigneur. Une feule' me parut jolie & aflez intéreflante. Elle éroit a peu prés de mon age , peut-être un an ou deux de plus. El'e avoit des yeux frippons , qui rencomroient quelquefois les miens. Cela m'infpira quelque defir de faire connoiflance avec elle; mais pendant prés de deux mojs qu'elle demeura encore dans cette maifon oü elle étoit depuis trois, il me fut abfolument impoflible de 1'accofter, tant elle étoit lecomrrandée a notre vieille geoliefe, ik obfédée  L i v ii i II. ff\ par le faint Miffionnaire, qui travailloit a fa converfion avec plus de zele que de diligence. II falloit qu'elle füt extrêmement ftupide, quoiqu'elle Vn'en eüt pas 1'air ; car jamais inltruétion ne fut plus longue. Le faint homme ne la trouvoit toujours point en état d'abjurer; mais elle s'ennuya de faclóture, & dit qu'elle vouloit fortir, chréiienne ou non. II faliut la prendre au mot, tandis qu'elle confentoit encore a 1'être , de peur qu'elle ne fe mutinat & qu'elle ne le voulüt plus. L n petite communauté fut alfemblée en 1'hon. neur du nouveau - venu. On nous fit une courte exhortation, a moi, pour m'engager a répondre a la grace que Dieu me faifoit , aux autres , pour les inviter a m'accorder leurs prieres & a m'édifier par leurs exemples. Après quoi , nos vierges étant rentrées dans leur clóture, j'eus le temps de m'étonner tout a mon aife de celle oü je ma trouvois. L e lendemain matin , on nous aflerobla de nouveau pour i'inftruétion, & ce fut alors que je commencai a réfléchir pour la première fois fur le pas que j'allois faire , & fur les démarches qui m'y avoient entrainé. J'ai dit, je répete & je répéterai peut-être une chofe dont je fuis tous les jours plus pénétré; c'eft que fi jamais enfant recut une éducation rai. fonnable & faine, c'a été moi. Né dans une famille que fes moeurs dillinguoient du peuple , je n'avois recu que des lecons de fagefie , & des  Les Confessions, exemples d'honneur de tous mes pareus. Mon pere, quoique homme de plaifir, avoit non-feulement une probité füre, mais beaucoup de religion. Galant homme dans le monde , & Chrétien dans .'intérieur, il m'avoit hrfpiré de bonne heure les fentimens dont il étoit pénétré. De mes trois tantes, toutes fages & vertueufes, les deux ainées étoient dévotes; & la troifieme, fille a la fois pleine de graces, d'efprit & de fens, 1'étoit peut-être encore plus qu'elles, quoiqu'avec moins d'oftentation. Du fein de cette efiimable familie, je pallai chez M. Lambercier, qui, bien qu'homme d'églife & prédicateur, étoit croyant en- dedans, faifoit prefque aulïï bien qu'il difoit. Sa fceur & lui culiiverent, par des infirudtions douces & judicieufes, les principes de piété qu'ils trouverent dans mon coeur. Ces dignes gens employerent pour cela des moyens fi vrais, fi difcrets, fi raifonnables, que loin de m'ennuyer au fermon, je n'en fortois jamais fans être intérieurement touché, & fans faire des réfolut'ons de bien vivre, auxquelles je manquois rarement en y penfant. Chez ma tante Bernard, la dévotion m'énnuyoit un peu plus, paree qu'elle en faifoit un métier. Chez mon maitre, je n'y penfois plus guere, fans- pourtant penfér différemment. Je ne trouvai point de jeunes gens qui me pervertifient. Je devins polilfon, mais non libertin. J'avois donc de la religion, tout ce qu'un enfant a 1'age ou j'étois en pouvoit avoir. J'en avois même davautage ; car. pourquoi déguifer ici  L 1 v .1 e II. 9i ma penfée? Mon enfance ne fut point d'un enfant. Je fentis, je penfai toujours en homme. Ce n'eft qu'en graridiffant que je fuis rentré dans la claffe ordinaire; en naiifant j'en étois forti. L'on rira de me voir me donner modefteinent pour un prodige. Soit ; mais quand on aura bien ri, qu'on trouve un enfant qu'a fix ans les romans attachent, intéreflent, tranlportent, au point d'en pleurer a chau» 1 des larmes; alors je fentirai ma vanité ridicule, & je conviendrai que j'ai tort. Ainsi , quand j'ai dit qu'il ne falloit point parler aux enfans de religion, fi l'on vouloit qu'un jour ils en euiïent, & qu'ils étoient incrpables de connoitre Dieu , même a notre maniere , j'ai tiré mon fentiment de mes obfervations , non de ma propre expérience: je favois qu'elle ne conoluoit rien pour les autres. Trouvez des J. J. Rouffeau a fix ans , & parlez-leur de Dieu a fept; je vous réponds que vous ne courrez aucun rifque. On fent, je crois, qu'avoir de la religion pour un enfant, & même pour un homme, c'eft fuivre celle oü il eft né. Quelquefois on en óte, rare. ment on y ajoute; la foi dogmatique eft un fruit de 1'éducation. Outre ce principe comtnun qui m'a'ttachoit au culte de mes peres, j'avois 1'aver. fion particuliere a notre ville pour le catholicifine, qu'on nous donnoit pour une affreufe idolatrie, & dont on nous peignoit le clergé fous les plus noires couleurs. Ce fentiment alloit fi loin chez moi , qu'au commencement je n'entrevoyois jamais le  54. Les Cosmiioii!, dedms d'une églife, je ne rencontrois jamais uh prêtre en furplis , je n'entendois jamais la fonnette d'une proceffion , fans un frémitfement de terreur & d'effioi qui me quitta bientöt dans les villes, mais qui fouvent m'a repris dans les paroiïTes de campagne , plus femhlables a celles oü je favois d'abord éprouvé. II eft vrai que cette impreffïou étoit fmguliérement contraftée par le fouvenir des carelfes que les curés des environs de Geneve font volomiers aux enfans de Ia ville. En inéme temps que la (onnette du viatique me faifoit peur, la cloche de la meïïe & des vêpres me rappelloit un déjeuner, un goüter, du beurre frais, des fruits , du laitage. Le bon dïné de M. de Pontverre avoit produit encore un grand effet. Ainfi je m'étois aifénient étourdi fur tout cela. N'envü'ageant ]e Papifme que par fes liaifons avec les amufemens & la gourmandife, je m'étois apprivoifé fans peine avec 1'idée d'y vivre; mais celle d'y entrer folem. nellcment, ne s'étoit préfentée a moi qu'en fuyant & dans un avenir éloigné. Dans ce moment, il n'y eut plus moyen de prendre le change : je vis avec 1'horreur la plus vive 1'efpece d'engagement que j'avois pris, & fa fuite inévicable. Les futurs néophytes que j'avois autour de moi, n'étoient pas propres a foutenir mon courage par leur exemple , & je ne pus me diffimuler que la fainte oeuvre que j'allois faire, n'étoit , au fond , que 1'atfion d'un bandit. Tout jeune encore, je fentique quelque religion qui füt la vraie, j'allois ven-  Livre II» 95 dre Ia mienne, & que, quand même je choifirois bien, j'allois au fond de mon cceur mentir au SaintEfprit & mériter le mépiis des hommes. Plus j'y penfois, plus je m'indignois contre moi-même, & je gémiffbis du fort qui m'avoit atnené-la, comme li ce fort n'eut pas été mon ouvrage. II y eüt des momens oü ces réfkxions devinrent fi fones , que fi j'avois. un inftant trouvé la porte ouverte, je me ferois certaineraenc évadé; mais il ne me fut pas poflible, & cette réfolution ne tint pas non plus bien fortement. T u o p de defirs fecrets la combattoient pour ne la pas vaincre. D'ailleurs , l'obdiuation du dellëin formé de ne pas retourner a Geneve ; la honte , la difficulté même de repalfer les monts; 1'embarras de me voir loin de mon pays fans amis , fans telfources ; tout cela concouroit a me faire regarder comme un repentir tuvdif les remords de ma confcience; j'affectois de me reprocher ce que j'avois fait, pour excufer ce que j'allois faire. En aggravant les torts du paffé, j'en regardois favenir comme une fuite néceflaire. Je ne me difois pas: rien n'eft fait encore , & tu peux être innocent fi tu veux; mais je me difois : gémis du crime dont tu t'es rendu coupable, & que tu t'es mis dans la néceffité d'achever. En effet, quelle rare force d'ame ne me falloitil point a mon age, pour révoquer tout ce que jufques-la j'avois pu promettre ou. laiffer efpérer, pour rompre les chaines que je m'étois données,  t>fj LEi CONHSSI ON 3 , pour déclarer avec intrépidité que je voulois refter dans la religion de mes peres, au rifque de tout ce qui en pouvoit arriver V Cette vigueur n'étoit pas de mon age , & il eft peu probable qu'elle eüt eu un heureux fuccès. Les chofes étoient trop avancées pour qu'on voulüt en avoir le démenti; & plus ma réfiflance eüt été grande, plus de maniere ou d'autre on fe füt fait une loi de la furmonter. L e fophifme qui me perdit, eft celui de la plupaw des hommes, qui fe plaignent de manquer de force quand il eft déja trop tard pour en ufer. La vertu ne nous coüte que par notre faute; & 11 nous voulions être toujours fages , rarement aurions-nous befoin d'être vertueux. Mais des penchans faciles a furmonter nous entralneut fans réfiflance: nous cédons a des tentations légeres dont nous méprifons le danger. Infenfiblement nous tombons dans des fituations périlleufes dont nous pouvions aifément nous garantir , mais dont nous ne pouvions plus nous tirer fans des eflbrts hétoïques qui nous effraient& nous tombons enfin dans 1'abtme, en difant a Dieu, pourquoi m'as-tu fait fi foible ? Mais malgré nous , il répond a nos confciences: je t'ai fait trop foible pour fortir du goufFre, paree que je t'ai fait affez fort pour n'y pas tomber. Je ne pris pas précifément la réfolution de me faire Catholique: mais, voyant le terme éloigné, je pris le temps de m'apprivoifer a cette idéé, & en  L 1 V u e II. 97 en attendant je me figurois quelque événement imprévu qui me tireroit d'embarras. Je réfolus, pour gagner du temps , de faire la plus belle défenfe qu'il me feroit poiïtble. Bientót ma vanité me difpenfa de fonger a ma réfolution ; & dès que je m'appercus que j'embarraflbis quelquefois ceux qui vouloient m'inftruire, il ne m'en fallut pas davantage pour chercher a les terrafier tout-a. fait. Je mis même a cette entreprife un zele bien ridicule: car, tandis qu'ils travailloient fur moi, je voulus travailler fur eux. Je croyois bonnement qu'il ne falloit que les convaincre, pour les engager a fe faire Protefians. Ils ne trouverent donc pas en moi tout-a-fait autant de facilité qu'ils en attendoient, ni du cóter des lumieres , ni du cótc de la volonté. Les Proteftans font généralement mieux inftruits que les Catholiques. Cela'doit être: la doébrine des uns exige la difcuffion, celle des autres la foumifïïon. Le Catholique doit adopter la décilion qu'on lui donne , Ie Proteftant doit apprendre a fe décider. On favoit cela; mais on n'attendoit , ni de mon état, ni de mon age, de grandes difficultés pour des gens exercés. D'ailleurs, je n'avois point fait encore ma première communion, ni recu les infiructions qui s'y rapportent; on le favoit encore: mais on ne favoit pas qu'en revanche j'avois été bien inftruit chez M. Lambercier; & que de plus, j'avois par devers moi un petit magafm fort incommode a ces Meflieurs , dans 1'Hiftoire de Confejfwns. E  ,p8 Les C o n f e s s io n s, 1'Eglife & de 1'Ernpire, que j'avois apprife prefque par cceur chez mon pere , cV depuis a peu prés oubliée , mais qui me revint, a mefure que la difpute s'échauffoit. U n vieux prêtre, petit, mais affez vénérable 4 nous fit en commun la première conférence. Cette conférence étoit, pour mes camarades, un catéchifine plutót qu'une controverfe, & il avoit plus a faire a les inftruire, qu'a réfoudre leurs objections. 11 n'en fut pas de même avec moi. Quand mon tour vint , je 1'arrêtai fur tout, je ne lui fauvai pas une des difficultés que je pus lui faire. Cela rendit la conférence fort longue & fort ennuyeufe pour les aflïftans. Mon vieux prêtre parloit beaucoup , s'échauffoit, battoit la campagne, & fe tiroit d'affaire en difant qu'il n'entendoit pas bien le Francois. Le lendemain , de peur que mes iudifcretes objections ne fcandalifaffent mes camarades , on me mit a part dans une autre chambre, avec un autre prêtre plus jeune , beau parleur, c'eft-a-dire, faifeur de longues phrafes, & content de lui, fi jamais Doéteur le fut. Je ne me lailfai pourtant pas trop fubjuguer a fa mine impofante; & fentant qu'aprês tout je faifois ma tache, je me mis a lui répondre avec aflez d'aflurance , & a le bourrer par-ci par-la du mieux que je pus. H croyoit m'aflbmmer avec Saint Anguftin, Saint Grégoire & les autres Peres; & il trouvoit , avec une furprife incroyable , que je aianiois tous ces Per«s-la prefque aufli légérement  Livre II. pc, ■que lui: ce n'étoit pas que je les eufie jamais lus, ni lui peut-être; mais j'en avois retenu beaucoup tle paflages tirés de mon Le Sueur; & fitót qu'il m'en citoit un, fans difputer fur la citation, je lui ripoftois par un autre du même Pere, & qui fouvent 1'embirraffoit beaucoup. II 1'emportoit pourtant a la fin, par deux raifons. L'une, qu'il étoit le plus fort, & que me fentant, pour ainfi dire, a fa merci, je jugeois trés -bien , quelque jeune que je fuffe, qu'il ne falloit pas le poulTer a bout; car je voyois affez que le vieux petit prêtre n'avoit pris en amitié ni mon érudition, ni moi. L'a'utre raifon étoit que le jeune avoit de 1'étude, & que je n'en avois point. Cela faifoit qu'il mettoit dans ft maniere d'argumenter une méthode que je ne poiivois pas fuivre , & que , fitót qu'il fe fentoit prcfl'é d'une objeétion imprévue, il Ia remettoit au lendemain, difant que je fortois du fujet préfent. II rejettoit même quelquefois toutes mes citations, foutenant qu'elles étoient fauffes, & s'olfrant a m'aller chercher Ie livre, me défioit de les y trouver. II fentoit qu'il ne rifquoit pas grand'chofe, & qu'avec toute mon érudition d'emprunt, j'étois trop peu exercé a manier les livres, & trop peu Latinirte pour trouver un paffage dans un gros volume , quand même je ferois affuré qu'il y eft. je Ie foupconne même d'avoir ufé de 1'infidélité dont il accufoit les Miniftres, & d'avoir fabriqué •quelquefois des paflages pour fe tirer d'une objeolion qui 1'incommodoit. E 2  ïoo Les Confkssion's, Mms enfin , le féjour de 1'hofpice me devenant chaque jour plus défagréable, & n'appercevant pour en fortir qu'une feule voie, je m'emprefiai de la prendre, autant que jufques-la je m'étois efforcé de 1'éloigner. Les deux Africains avoient été baprifés en grande cérémonie, habillés de blanc de la tête aux pieds , pour repréfenter la candeur de leur ame régénérée. Mon tour vint un mois aprés ; car il fallut tout ce temps-la pour donner a mes directeurs fhonneur d'une converfion difficile, & l'on me fit palier en revue tous les dogmes pour triom. pher de ma nouvelle docilité. Enfin, fuffifamment inftruit & fuffifamment difpofé au gré de mes maitres, je fus mené proceflionnellement a 1'églife St. Jean , pour y faire une abjuration folemnelle & recevoir les acceflbires du baptême , quoiqu'on ne me baptifat pas léellement; mais comme ce font a- peu -prés les tnêmes cérémonies, cela ferc a perfuader au peuple que les Protellans ne font pas Chrétiens. J'étois revêtu d'une certaine robe grife, garnie de brandebourgs blancs & deftinée pour ces fortes d'occafions. Deux hommes portoient devant & derrière moi des baflïns de cuivre,fur lefquels ils frappoient avec une cleï, & oü chacun mettoit au gré de fa dévotion ou de 1'intérét qu'il prenoit au nouveau converti. Enfin, rien du falie catholique ne fut omis pour rendre la folemnité plus édifiante pour le public , & plus humiliaute pour moi. 11 n'y  Livre II. toi eut que 1'habit blanc qui m'eüt été fort utiie , & qu'on ne me donna pas comme au Maure, attendu que je n'avois pas 1'honneur d'être Juif. Ce ne fut pas tout. II fallut enfuite aller a l'Inquifition recevoir i'abfolution du crime d'héréfie , & rentrer dans le fein de 1'églife avec la même cérémonie, a laquelle Henri IV fut foumis par fon Ambafladeur. L'air & les manieres du très-révérendPerelnquifiteur, n'étoient pas propres a dilTTper la terreur fecrete qui m'avoit faifi en entrant dans cette maifon. Aprés plufieurs queftions fur ma foi, fur mon état, fur ma familie, il me demanda brufquement fi ma mere étoit damnée? L'efFroi me fit réprimer le premier mouvement de mon indignation ; je me contentai de répondre que je voulois efpérer qu'elle ne 1'étoit pas , & que Dieu avoit pu 1'éclairer a fa derniere heure. Le moine fe tut; mais il fit une grimace qui ne me parut point du tout un figne d'approbation. Tout cela fait au moment oü je penfois être enfin: placé felon mes efpérances, on me mit a la porte avec un peu plus de vingt francs en petite monnoie qu'avoit produit ma quête. On me recommanda de vivre en bon chrétien, d'être fidele a la grace ; on me fouhaita bonne fortune, on ferma fur moi la porte & tout difparut. Ainsi s'éclipferent en un inftant toutes mes grandes efpérances, & il ne me refta de la démarche intéreflee que je venois de faire, que le fouvenir d'avoir été apofiat & dupe tout a la fois. E 3  io2 Les ConfesSions, II eft aifé de juger qüelle brufque révolution dut fe faire dans mes idéés , lorfque de mes brillans projets de fortune je me vis tomber dans la plus complete mifere , & qu'aprés avoir délibéré le matin fur le choix du palais que j'habiterois , jé me vis le foir réduit a coucher dans la rue. Ou croira que je commencai par me livrer a un déféf» poir d'autant plus cruel , que le regret de mes fautes devoit s'irriter en me reprochant que tout mon malheur étoit mon ouvrage. Rien de tout cela. Je venois pour la première fois de ma vie d'être enfermé pendant plus de deux mois. Le premier fentiment que je goütai, fut celui de la liberté que j'avois recouvrée. Aprés un long efclavage, redevenu maitre de moi-même & de mes aétions , je me voyois au milieu d'une grande ville, abondaute en reflburces, pleine de gens de condition , dont mes talens & mon mérite ne pouvoient manquer de me faire accueillir fitót que j'en ferois connu. J'avois, deplus, tout le temps d'attendre; & vingt francs que j'avois dans ma poche , me fembloient un tréfor qui ne pouvoit s'épuifer. J'en pouvois difpofer a mon gré, fans rendre compte a perfonne. C'étoit la première fois que je m'étois vu fi riche. Loin de me livrer au découragement & aux larmes, je ne fis que changer d'efpérances , & 1'amour - propre n'y perdit rien. Jamais je ne me femis tant de confiance & de fécurité.je croyois déja ma fortune faite, & je trouvois beau de a'en avoir 1'obligation qu'a moi feul.  Livre IL 103 L a première chofe que je fis, fut de fatisfaire ma curiofité en parcourant toute la ville, quand ce n'eüt été que pour faire un acle de ma liberté. J'allai voir monter la garde; les inftrumens militaires me plaifoient beaucoup. Je fuivis des proeeffions ; j'aimois le faux bourdon des prétres. J'allai voir le palais du Roi: j'en approchois avec crainte ; mais voyant d'autres gens entrer, je fis comme eux, on me laifla faire. Peut-être dus-je cette grace au petit paquet que j'avois fous les bras. Quoi qu'il en foit, je concus une grande opinion de moi-même en me trouvant dans ce palais: déja je m'en regardois prefque comme uti habkant. Enfin, a force d'aller & de venir, je me laffai, j'avois faim, il faifoit chaud; j'entrai Chez une marchande de laitage : on me donna de la giunca, du lak caillé ; & avec deux griffes de eet excellent pain de Piémont que j'aime plus qu'aircun autre , je fis pour mes cinq ou fix fois un des bons dinés que j'aie faïts de mes jours. Il fallut chercher un glte. Comme je favois déja affez de piémontois pour me faire entendre, il ne me fut pas difficile a trouver , & j'eus la prudence de le choifir, plus felon ma bourfe que felon mon goüt. On m'enfeigna dans la rue du Pó la femme d'un foldat, qui retiroit a un fois par nuk des domeftiques hors de fervice. Je trouvai chez elle un grabat vuide, & je m'y établis. El'e étoit jeune & nouvellement mariée, quoiqu'efe eüt déja cinq ou fix enfans. Kous couchames E +  104 Les Confess. ions, tous dans la même chambre, la mere, les enfans, les hótes, & cela dura de cette facon tam que je reflai chez elle. Au demeurant, c*éioit une bonne femme , jurant comme un chartier , toujours débraillée & décoëffée, mais douce de coeur, ofïïcieufe , qui me prit en amitié & qui même me fut utile. Je paflai plufieurs jours a me livrer uniquement au plaifir de findépendance & de la curiofité. J'allois errant dedans & dehors la ville, furetant, vifitant tout ce qui me paroilfoit curieux & nouveau, & tout 1'éroit pour un jeune homme fanaat de fa niche , qui n'avoit jamais vu de capitale, J'étois furtout fort exafl a faire ma cour, & i'aiïïdois réguliérement tous les matins a la mefle du Roi. Je trouvois beau de me voir dans la même chapelle avec ce Prince & fa fuite : mais ma paffion pour la mufique, qui commencoit a fe déclarer, avoit plus de part a mon afliduité que la pompe de la cour, qui bientót vue & toujours !a même , ne frappe pas longtemps. Le Roi de Sardaigne avoit alors la meilleure fymphonie de 1'Europe. Somis, Desjardins, les Bezuzzi y brilloient alternativement. 11 n'en falloit pas tant pour attirer un jeune homme, que le jeu du moindre inflrument, pourvu qu'il füt jufle , tranfportoit d'aife. Du refte, je n'avois pour la magnificence qui frappoit mes yeux, qu'une admiration iiupide & fans convoitife. La feule chofe qui m'intéreliat dans tout 1'éclat de la cour, étoit. de voir s'il n'y au-  Livre II. los auroit point la quelque princeffe qui méritat mon hommage & avec laquelle je pulTe faire un roman. J e faillis en commencer un dans un état moins brillant, mais oü, fi je 1'euife mis a fin, j'aurois trouve des plaifirs mille fois plus délicieux. Quoique je vécufTe avec beaucoup d'économie, ma bourfe infenfiblement s'épuifoit. Cetta économie, au refte, étoit moins I'effet de la pru. dence que d'une fimplicité de goüt, que méme aujourd'hui 1'ufage des grandes tables n'a poinc altéré. Je ne connoiffois pas , & je ne connois pas encore de meilleure chere que celle d'un repas ruftique. Avec du laitage, des ceufs, des herbes, du fromage, du pain bis & du vin paflable, on eft toujours für de me bien régaler; mon bon appéctt fera le refte, quand un maitre- d'hótel & des laquais autour de moi ne me raffafieront pas de leur importun afpeil. Je faifois. alors de beaucoup m^illeurs repas avec fix ou fept fois de dépenfe, que je ne les ai faits depuis a fix ou fept francf. J'étois donc fobre, faute d'être tenté de ne pas 1'être ■, encore ai-je tort d'appeller tout cela fobriété, car j'y mettois toute la fenfualité poffible. Mes poires , ma giunca , mon fromage , mes griffes , & quelques verres d'un gros vin de Montferrat a couper par tranches , me rendoient le plus heureux des gourmands. Mais encore avec tout cela pouvoit-on voir la fin de vingt livres. C'étoit ce que j'appercevois plus fenfi. blement de jour en jour; & malgré 1'étourderie E 5  ICf? L E S C O N V U S S I O N S, de mon age , mon inquiétude fur 1'avenir alta bientót jufqu'a 1'effroi. De tous mes chateaux en Efpagne , il ne me refta que celui de chereher une occupation qui me fit vivre ; encorè n'étoit- il pas facile a réalifer. Je fongeai a morl ancien métier; mais je ne le favois pas affez pour aller travailler chez un maitre, & les maltres même n'sbondoient pas a Turin. Je pris donc en attendant mieux le parti d'aller m'offrir de boutique én boutique pour graver un chiffre ou des armes fur de la vaiffelle, efpérant tenter les gens par le bon marché en me mettant ii leur difcrétion. Cet expédient ne fut pas fort heurenx. Je fus prefque partout éconduit ; & ce que je trouvois a faire étoit fi peu de chofe, qu'a peine y gagnai-je' quelques repas. Un jour , cependant , paffant d'affez bon matin dans la Contra nova, je Vis, il travers les vitres d'un comptoir , une jeune marchande de fi bonne grace & d'un air fi attirant, que, malgré ma timidité prés des Dames, je n'héfitai pas d'entrer & de lui offrir mon petit talent. Elle ne me rebuta point, me fit aflëoir , corner ma petite hifioire, me plaignit, me dit d'avoir bon courage, & que les bons Chrétiens ne m'abandonheroient pas: puis, tandis qu'elle envoyoit chercher chez un orfevre du voifinage les outils dont j'avois dit avoir befoin , elle monta dans fa cuifine & m'apporta elle-même è déjeüner. Ce début me parut de bon augure; la fuite ne le démentit pas. Elle parut contente de mon petit travail ; encore  Livre II. ie7 plus de mon petit babtl, quand je me fus un peu rafïïiré: car elle étoit brillante & parée; & malgré fon air gracieux , eet éclac m'en avoit impofé. Mais fon aecueil plein de bonté , fon ton compatilTaiu, fes maniefes douces & careffam.es, me mirent bientót h mon aife. Je vis que je réufïïs* fois, & cela me fit reuffir davantage. Mais, quoiqu'Italienne, & trop jolie pour n'être pas un peu eoquette, elle étoit pourtant fi modefte , & moi fi timide, qu'il étoit diffieile que cela vïnt fitót a ■Dien. On ne nous laifla pas le temps d'achevet 1'aventure. Je ne m'en rappelie qu'avec plus de charmes les courts momens que j'ai paffés auprês d'elle , & je puis dire y avoir goücé dans leurs prémices les plus doux , ainfi que les plus purs plaifirs de l'a'mour. C'étoit une brune extrémement piquante , mais dont le bon naturel, peiut fur fon joli vifage,. rendoit la vieacité touchnnte. Elle s'appelloit Madame Bafiie. Son mari , plus agé qu'elle & paffablement jaloux, la laiffoitj, durant fes voyages, fous la garde d'un corhmis trop mauffade pour être féduifant, & qui ne IsnToit pas d'avoir des prétentions pour fon compte , qu'il ne montroit guere que par fa mauvaife humeur. II en prit beaucoup contre moi , quoique j'aimaflè a I'entendre jou er de Ia fiüte, dont il jouoit aiï'ez bien. Cë nouvel Egifle grognok toujours, quand il me voyoit entrer Chez fa Dame: il me traitoit avec tin dédain qu'elle lui rendoit bien, Il femblok même qu'elle fe ptót j. E t3 .  ïcf? Les Confessi. ons, pour le tourmenter, a me careffer en fa préfence; & "cette forte de vengeance, quoique fort de mon goüt, 1'eüt été bien plus dans le tête-a-tête. M2is elle ne la poulfoit pas jufques - la , ou du moins ce n'étoit pas de la même maniere. Soit qu'elle me trouvat trop jeune , foit qu'elle ne fut point faire les avances, foit qu'elle voulüt férieufetnent être fage, elle avoit alors une forte de réferve qui n'étoit pas repouflante, mais qui m'iatimidoit fans que je fuife pourquoi. Quoique je ne me fentilfe pas pour elle ce refpeét aufli vrai que tendre que j'avois pour Madame de Warens, je me fentois plus de crainte & bien moins de familiarité. J'étois embarralfé, tremblant; je n'ofois la regarder , je n'ofois refpirer auprès d'elle ; cependant je craignois plus que la mort de m'en éloigner. Je dévorois d'un oeil avide tout ce que je pouvois regarder fans être appercu : les fleurs de fa robe, le bout de fon joli pied; 1'intervalle d'un bras feime & blanc, qui paroiflbit entre fon gant & fa manchette , & celui qui fe faifoit quelquefois entre fon tour de görge & fon mouchoir. Chaque objet ajoutoit a l'impreflion des autres. A force de regarder ce que je pouvois voir, & même au - dela , mes yeux fe troubloient , ma poitrine s'opprdfoit , ma refpitation, d'inftant en inflant plus embarralfée, me donnoit beaucoup de peine a gouverner ; & tout ce que je pouvois faire , étoit de filer fans bruit des foupirs fort incommodes dans le filence oü nous étions aflêz fouvent. Heu-  Livre II. jo^ reufement Madame Bafile, occupée a fon ouvrage, ne s'en appercevoit pas , a ce qu'il me fembloitv Cependant je voyois quelquefois , par une forte de fy.mpathie , fon fichu fe renfler affez fréquemïnent. Ce dang>reux fpeftacle achevoit de me perdre; & quand j'étois prêt a céder a mon tranfport, elle in'adreffbit quelques mots d'un ion tran» quille , qui me failoit rentrer. en moi-même a 1'inftant. Je la vis plufiéurs fois feule de cette maniere, fans que jairais un mot, un gefte, un regard même tfcp expreflif marquat entre nous la moindre intel# ligerce. Cet état trés-tourmentant pour moi, faifoit cependant mes déiices, & a peine dans la fimplicité de mon coeur pouvois je imaginer pourquoi j'étois ü tourmenté. II paroiffbit que ces petits têtes-a-têtes ne lui déplaifoient pas non plus; du moins elle en rendoit les occafions affez fréquentes;. foin bien gratuit affurément de fa part pour 1'ufage qu'elle en faifoit & qu'elle m'en laiffbit faire. Un jour qu'ennuyée des fots colloques du commis, elle avoit monté dans fa chambre, je me hatai dans 1'arriere-boutique oü j'étois d'achever ma petite tache, & je la fuivis. Sa chambre étoit entr'ouverte; j'y entrai fans être appercu. Elle brodoit prés d'une fenêtre, ayant en face le cóté de la chambre oppofé a la porie. Elle ne pouvoit me voir entrer, ni m'entendre , a caufe du bruit que des chariots faifoient dans la rue. Elle fe xnettoit toujours bien: ce jour-la fa parure approE 7  in Les Confessioms, choitdela coquetterie. Son attitude étoit gracieufe, la tête un peu baiffée Iaiftbit voir la blancheur de fon col, fes cheveux relevés avec élégance étoient ornés de fleurs. II regnoit dans toute fa figure un charme que j'eus le temps de confidérer, & qui me mit hors de- moi. Je me jettai a genoux a 1'entrée de la chambre en- tendant les bras vers ella d'un mouvement paffionné , bien für qu'elle ne pouvoit m'entendre & ne penfant pas qu'elle püt me voir, mais il y avoit a la cheminée une glacé qui me trahit. Je ne fais quel effet ce tranfport fit fur elle: elle ne me réganla point, ne me pafia point; mais touinant a demi la tête, d'un fimple mouvement de doigt elle me montra la natte a fes pieds. Treffaillir, pouffer un cri , m'élancer a la place qu'elle m'avoit marquée , ne fut pour moi qu'une même chofe: mais ce qu'on auroit peine & croire , eft que dans eet état je n'ofai rien entreprendre au-dela, ni dire un feul mot, ni lever les yeux für elle , ni la toucher même dans une attitude aufli contrainte , pour m'appuyer un inflant fur fes genoux. J'étois muet , immobile , mais non pas tranquille affurément : tout raarquoit en moi 1'agitation , la joie , la reconnoiffance , les ardens defirs, incertains dans leur objet, & contenus par la frayeur de déplaire, fur laquelle mon jeune coeur ne pouvoit fe raffurer. Elle ne paroiflbit ni plus tranquille, ni moins timide que moi. Troublée de me voir-la, interdite de m'y avoir attiré, & commencant a fentir  L i v b e IL ui toute la conféquence d'un figne parti fans doute avant la réflexion, elle ne m'accueilloit ni ne me repoufiöit; elle n'ótoit pas les yeux de deflus fon ouvrage ; elle tachoit de faire comme fi elle ne m'eüt pas vu a fes pieds: mais toute ma bêtife nê 'm'empêchoit pas de juger qu'elle partageoit mon embarras , peut - être mes defirs , & qu'elle étoit retenue par une home femblable a la mienne, fans que cela me donnat la force de la furmonter. Cinq ou fix ans qu'elle avoit de plus que moi , devoienr, felon moi , mettre de fon cóté toute la ïiardïeffe, & je me difois que, puifqu'elle ne faifoit rien pour exciter la mienne, elle ne vouloit pas que j'en euffe. Même encore aujourd'hui, je trouve que je penfois jufte; & fürement elle avoit trop 'd'efprit pour ne pas voir qu'un novice tel que moi avoit befoin, non-feulement d'être encoulagé, mais d'être inftruit. Je ne fais comment eüt fmi cette fcene vive & muette, ni combien de temps j'aurois demeuré immobile dans eet état ridicule & délicieux , fi nous n'euffions été interrompus. Au plus fort de mes agitations , j'entcudis ouvrir Ia porte de la cuifine qui touchoit la chambre oü nous étions 9 & Madame Bafile allarmée me dit vivement de Ia voix & du gefte: „ Levez-vous, voici Rofina." En me levant en hate, je faifis une main qu'elle me tendoit, & j'y appliquai deux baifers brülans , au fecoml defquels je fentis Cette charmante mam fe prefier un peu contre mes levres. De mes jours  112 Les Confessions, je n'eus un fi doux moment: mais 1'occafion que j'avois perdue ne revint plus, & nos jeunes amours en refterent-la.. C'esï peut-être pour cela même que .'image de cette aimable femme eft reftée empreime au fond de mon coeur en traits fi charmans. Elle s'y eft même embellie a mefure que j'ai mieux: connu le monde & les femmes. Pour peu qu'elle eüt eu d'expérience , elle s'y füt prife autrement pour animer un petit garcon : mais fi fon coeur êtoit foible, il étoit honnête; elle cédoit involontairement au penchant qui 1'entrainoir: c'étoit, felon toute apparence, fa première infidélité, 61 j'aurois peut - être eu plus a faire a vaincre fa honte, que la mienne. Sans en être veuu-la, j'ai goüté prés d'elle des douceurs inexprimables. Rien de tout ce que m'a fait fentir la poffeffion fles femmes , ne vaut les deus minutes que j'ai palfées a fes pieds fans ofer toucher a fa robe.. Non, il n'y a point de jouilfances pareilles a celles que peut donner une honnête femme qu'on aime : tout eft faveur auprès d'elle. Un petit figne du doigt, une main légérement prelfée contre ma bouche , font les feules faveurs que je recus jamais de Madame Bafile, & le fouvenir de ces faveurs fi légeres me tranfporte encore en y penfant. Les deux jours fuivans j'eus beau guetter un nouveau tête- a- tête; il me fut impoffible d'en trouver le moment, & je n'appercus de la part aucun foin pour le ménager. Elle eut même la  Livre II. 115 maintien , non plus froid, mais plus retenu qu'a 1'ordinaire, & je crois qu'elle évitoit mes regards-, de peur de ne pouvoir affez gouverner les fiens. Son maudit commis fut plus défolant que jamais. II devint même railleur, goguenard; il me dit que je ferois mon chemin prés des Dames. Je tremblois d'avoir commis quelque indifcrétion; & me regardant déja comme d'intelligence avec elle, je voulus couvrir du myftere un goüt qui jufqu'alors n'en avoit pas grand befoin. Cela me rendit plus circonfpeft a faifir les occafions de le fatisfaire; & a force de les vouloir füres, je n'en trouvai plus du tout. Voici encore une autre folie romanefque dont jamais je n'ai pu me guérir, & qui, jointe a ma timidité naturelle, a beaucoup démenti les prédic tions du commis. J'aimois trop fincérement, trop parfaitement , j'ofe dire , pour pouvoir aifément être heureux. Jamais paffions ne furent en même temps plus vives & plus pures que les miennes; jamais amour ne fut plus tendre, plus vrai, plus défmtérelfé. J'aurois mille fois facrifié mon bonheur a la perfonne que j'aimois; fa réputation m'étoit plus chere que ma vie; & jamais, pour tous les plaifirs de la jouilfance, je n'aurois voulu compromettre un moment fon repos. Cela m'a fait apporter tant de foins, tant de fecret , tant de précautions dans mes entreprifes, que jamais aucuna n'a pu réuflir. Mon peu de fuccés pres des femmes eft toujours venu de les trop airner. >  H4 Les Confessions, Pov 1.1 revenit an flüeeur Egifte , ce qu'il y avoit de fingulier, étoit qu'en devenant plus infupportable, le traitre fembloit devenir plus coroplaifant. Dês le premier jour que fa Dame m'avoit pris en affection , elle avoit fongé a me rendre utile dans le magafin. Je favois paffablement 1'arithmétique; elle lui avoit propofé de m'apprendre a tenir les livres : mais mon bourru recut trés-mal la propofition, craignant peut-étre d'être fupplanté. Ainfi tout mon travail , après mon'burin , étoit de tranfcrire quelques comptes & mémoires, de mettre au net quelques livres, & de traduire quelques lettres de commerce dTtalien en Francois. Tout d'un coup mon homme s'avifa de rcvenir a la propofition faite & rejettée , & dit qu'il m'apprendroit les comptes a partiés doublés, & qu'il vouloit me mettre en état d'offrir mes fervices a M. Bafile, quand il feroit de retour. II y avoit dans fon ton , dans fon air , je ne fais quoi de faux , de malin, d'ironique , qui ne me donnoit pas de la confiance. Madame Bafile, fans attendre ma réponfe, lui dit féchement que je lui étois obligé de fes oflres , qu'elle efpéroit 'que la fortune favoriferoit enfin mon mérite , & que ce feroit grand dommage qu'avec tant d'efprit je ne fuffe qu'un commis. Elle m'avoit dit plufieurs fois qu'elle vouloit «ie faire faire une comioiffance qui pourroit m'être utile. Elle penfoit affez fagement pour fentir qu'il étoit temps de me détacher d'elle. Nos muettes  l i v ït e n. 115- déclarations s'étoient faites le jeudi. Le dimanche elle donna un dlné oü je me trouvai, & oü fe trouva aufli un Jacobin de bonne mine, auquel elle me préfenta. Le moine me traita très-affectueufement, me féllcita fur ma converfion, & ma dit plufieurs chofes fur mon hiftoire, qui m'appri. rent qu'elle la lui avoit détaillée: puis me donnatlt deux petits coups d'un revers de main iür la joue , il ine dit d'être fage, d'avoir bon courage & de 1'aller voir , que nous cauferions plus a loifir enfemble. Je jugeai par les égards que tout le monde avoit pour lui,que c'étoit un homme de confidération, & par le ton paternel qu'il prenoit avec Madame Bafile , qu'il étoit fon confefleur. Je me rappelle bien aufli que fa décente familiarité étoit mêlée de marqués d'eflime & même de refpeét pöur fa pénitente , qui me firent alors moins d'impreflion qu'elles ne m'en font aujourd'hui. Si j'avois eu plus d'intelligence, combien j'eufle été touché d'avoir pu rendre fenfible une jeune femme refpeélée par fon confefleur! La table ne fe trouva pas aflez grande pour Ie nombre que nous étions ; il en fallut une 'petite, oü j'eus 1'agréable tête - a - téte de Mon-fieur le commis. Je n'y perdis rien du cóté des attentions & de la bonne chere; il y eut bien des affiettes envoyées a la petite table, dónt l'intcmioii: n'étoit fürement pas pour lui. Tout alloit trésbien jufques-la; les femmes étoient fort gaies  Iio" Les Confessions, les hommes fort galans ; Madame Bafile faifoit fes honneurs avec une grace charmante. Au milieu du diné, l'on entend arrêter une chaife a la porte, quelqu'un monte; c'eft M. Bafile. Je le vois comme s'il entroit aétuellement, eu habit d'écarlate a boutons d'or; couleur que j'ai prife en averfion depuis ce jour-la. M. Bafile étoit un grand & bel homme ? qui fe préfentoit trés. bien. 11 entre avec fracas, & de fair de quelqu'un qui furprend fon monde, quoiqu'il n'y eütla.que de fes amis. Sa femme lui faute au cou, lui prend les mains, lui fait mille carelfes, qu'il recoit fans les lui rendre. B falue la compagnie; on lui donne un couvert, il mange. A peine avoit-on commencé de parler de fon voyage, que jettant les yeux fur la petite table, il demande d'un ton févere ce que c'eft que ce petit garcou qu'il appercoit- Ia? Madame Bafile le lui dit tout naïvemenu B demande .fi- je loge dans la maifon? On lui dit que non. „ Pourquoi non?" reprend-il grofliérement: „ puifqu'il s'y tient le jour, il peut „ bien y refter la nuit." Le moine prit la parole; & aprés un éloge grave & vrai de Madame Bafile , il fit le mien en peu de mots. ajoutant que loin de blamer la pieufe charité de fa femme, il devoit s'emprelfer d'y prendre part , puifque rien n'y pafibit les bornes de la difcrétion. Le mari repliqua d'un ton d'humeur dont il cachoit la moitié , contenu par la préfence du moine, mais qui fuflk  LlïH! II. ujr pour me faire fentir qu'il avoit des inftructions fur mon compte, & que le commis m'avoit fervi de fa farpon. A peine étoit-on hors de table, que celui -ei dépêché par'fon bourgeois, vint en triomphe me fignifier de fa part de fortir a 1'inftant de chez lui & de n'y remettre les pieds de ma vie. II affaifonna fa commiiïion de tout ce qui pouvoit Ia rendre infultante & cruelle. Je partis fans rien dire, mais Ie cceur navré, moins de quitter cette aimable femme , que de la laifler en proie a la brutalité de lbn mari. 11 avoit raifon , fans doute, de ne vouloir pas qu'elle füt infidelle; mais, quoique fage & bien née, elle étoit Italienne , c'efta-dire, fenfible & vindicative, & il avoit tort, ce me femble, de prendre avec elle les moyens les plus propres a s'attirer le malheur qu'il craignoit. Tel fut le faccès de ma première aventure. Je voulus eflayer de repalTer deux ou trois fois dans la rue, pour revoir au moins celle que mon cceur regrettoit fans celfe: mais au lieu d'elle, je ne vis que fon mari & le vigilant commis, qui m'ayant appercu, me fit avec 1'aune de Ia boutique , un gefte plus exprefïif qu'attirant. Me voyant fi bien guetté , je perdis courage & n'y palfai plus. Je voulus aller voir au moins le patron qu'elle m'avoit ménagé. Malheureufement je né favois pas fon nom. Je rodai plufietirs fois inu. tilement autour du couvent , pour tacher de Ie rencontrer. Enfin, d'autres événemens ïn'óterent  il8 Les Confessions, les charmans fouvenirs de Madame Bafile , & dans peu je 1'oubliai fi bien , qu'auffi fimple & aufli novice qu'auparavant, je ne reftai pas même affriandé de jolies femmes. Cependant fes libéralités avoient un pevi remonté mon petit équipage , très-modeftemenc toutefois, & avec la précaution d'une femme prudente . qui regardoit plus a la propreté qu'a la parure, & qui vouloit m'empêeher de fouffrir, & non pas me faire briller. Mon habit que j'avois apporté de Geneve, étoit bon & portable encore; elle y ajouta feulement un chapeau & quelque linge. Je n'avois point de manchettes ; elle ne voulut point m'en donner , quoique j'en eufle bonne envie. Elle fe contenta de me mettre en état de me tenir propre, & c'eft un foin qu'il ne fallut pas me recommander , tant que je parus devant elle. Peu de jours aprés ma cataftrophe, mon hóteffe qui, comme j'ai dit, m'avoit pris en amitié, me dit qu'elle m'avoit peut-étre trouvé une place, & qu'une Dame de condition vouloit me voir. A ce mot , je me crus tout de bon dans les hautes aventures, car j'en revenois toujours la. Celle-ci ne fe trouva pas aufli brillante que je me Petris figuré. Je fus chez cette Dame avec le doroeftique qui lui avoit parlé de moi. Elle m'intenogea , m'examina ; je ne lui déplus pas; & tour de fui e jVntrsi a fon fervice , non pas tout-a^fait en .qualité de favori, mais en qualité  l i v r e ii. x i j» de laquais. Je fus vêtu de la couleur de fes gens: la feule diflin&ion fut qu'ils portoient 1'éguillette & qu'on ne me la donna pas: comme il n'y avoit point de galons a fa livrée, cela faifoit a-peu-prés un habit bourgeois. Voila le terme innttendu , auquel aboutirent enfin mes grandes efpérances. Madame la Comteffe de Vercellis, chez qui j'entrai, étoit veuve & faus enfans; fon mari étoit piémontois: pour elle, je l'ai toujours crue favoyarde, ne pouvant imaginer qu'une piémontoife parlat fi bien francais & eüt un accent fi pur. Elle étoit entre deux ages , d'une figure fort noble , d'un efprit orné , aimant la littéramre francoilë, & s'y connoiffant. Elle écrivoit beaucoup, & toujours en francois. Ses lettres avoient le tour & prefque la grace de celles de Madame de Sé* vigné; on auroit pu s'y tromper a quelques-unes. Mon principal emploi & qui ne me déplaifoit pas, éteit de les écrire fous fa diftée; un cancer au fein , qui la faifoit beaucoup foufFrir, ne lui permettant plus d'écrire elle-méme. Madame de Vercellis avoit non - feulement beaucoup d'efprit, mais une ame élevée & forte. J'ai fuivi fa derniere maladie, je l'ai vue foufFrir & mourir fans jamais marquer un inftant de foiblefie, fans faire le moindre efFort pour fe contraindre, fans fortir de fon róle de femme & fans fe douter qu'il y eüt a cela de la philofophie ; mot qui n'étoit pas encore a la mode, & qu'elle na  \20 Les CoNfessions, connoiflbit même pas dans le fens qu'il porte sujourd'hui. Cette force de caraétere alloit quelquefois jufqu'a la féchérelfe. Elle m'a toujours paru aufli peu fenfible pöur autrui que pour ellemême; & quand elle faifoit du bien aux malheureux, c'étoit pour faire ce qui étoit bien en fci, plutót que par une véritable commiféraiion. J'ai un peu éprouvé de cette infenfibilité pendant les trois mois que j'ai palfés auprés d'elle. 11 étoit naturel qu'elle prit en affection un jeune homme de quelque efpérance qu'elle avoit incelfamment fous les yeux , & qu'elle fongeat, fe fentant mourir, qu'après elle il auroit befoin de fecours & d'appui: cependant, foit qu'elle ne me jugeat pas digue d'une attention particuliere , foit que les gens qui 1'obfédoient ne lui ayant permis de fonger qu'a eux, elle ne fit rien pour moi. J e me rappelle pourtant fort bien qu'elle avoit marqué quelque curiofité de me connoitre. Elle m'interrogeoit quelquefois ; elle étoit bien aife que je lui montrafle les lettres que j'écrivois a Madame de Warens, que je lui rendifle compte de mes fentimens. Mais elle ne s'y prenoit affurément pas bien pour les connoitre , en ne me montrant jamais les fiens. Mon cceur aimoit a s'épancher , pourvu qu'il fentlt que c'étoit dans un autre. Des interrogations feches & froides , fans aucun figne d'approbation ni de blame fur mes réponfes, ne me donnoient aucune confiance. Quand rien ne m'apprenoit fi mon babil plaifoit oü  Livre II. rei ou déplaifoit, j'étois toujours en crainte , & je cherchois moins a montrer ce que je penfois, qu'a ne rien dire qui put me nuire. J'ai remarqué depuis que cette maniere feche d'interroger les gens pour les connoitre, eft un tic affez commun chez les femmes qui fe piquent d'efprit. Elles s'imaginent qu'en ne laiffant point paroitre leur fentiment , elles parviendront a mieux pénétrer le vótre ; mais elles ne voient pas qu'elles ótent par - la le courage de le montrer. Un homme qu'on interroge , commence par cela feul a fe mettre en garde; & il croit que, fans prendre a lui un véritable intérët, on ne veut que le faire jafer, il ment, ou fe tait, ou redouble d'attention fur lui-même, & aime encore mieux palier pour un fot que d'être dupe de votre curiofité. Enfin, c'eft toujours un mauvais moyen de lire dans le cceur des autres, que d'affeéter de cacher le fien. Madame de Vercellis ne m'a jamais dit un mot qui fentit 1'affeétion , la pitié , la bienveillauce. Elle m'interrogeoit froidement, je répondois avec réferve. Mes réponfts étoient fi timides, qu'elle dut les trouver balles & s'en ennuya. Sur la fin, elle ne me queftionnoit plus, ne me parloit plus que pour fon fervice. Elle me jugea reoins fur ce que j'étois, que fur ce qu'elle m'avoit fait-, & a force de ne voir en moi qu'un laquais, elle m'empêcha de lui paroitre autre chofe. Je crois que j'éprouvai dès-lors ce jeu malin des intéréts cachés qui m'a traverfé toute ma vie, Confcjpom. F  • 22 L F. S CoNFESSIONS, & qui m'a donné une averfion bien naturelle pour 1'ordre apparent qui les produit. Madame de Vercellis n'ayant point d'enfans, avoit pour héritier fon neveu , le Comte de la Roque, qui lui faifoit affiduement fa cour. Outre cela, fes principaux domefliques qui la voyoient tirer a fa fin, ne s'oublioient pas, & il y avoit tant d'empreffés autour d'elle, qu'il étoit difficile qu'elle eüt du temps pour penfer a moi. A la téte de fa maifon étoit un nomraé M. Lorenzy , homme adroit , dont la femme, encore plus adroite, s'étoit tellement infinuée dans les bonnes graces de fa maitreffe, qu'elle étoit plutót chez elle fur le pied d'une amie que d'une femme a fes gages. Elle lui avoit donné pour femme de chambre une niece a elle , appellée MUe. Pontal , fine mouche , qui fe donnoit des airs de Demoifelle-fuivante , & aidoit fa tante a obféder fi bien leur maitrefTe , qu'elle ne voyoit que par leurs yeux & n'agiflbit que par leurs mains. Je n'eus pas le bonheur d'agréer a ces trois perfonnes: ja leur obéifibis , mais je ne les fervois pas ; je n'imagïnois pas qu'outre le fervice de notre commune maitrelfe , jé duffe être encore le valet de fes valets. J'étois d'ailleurs une efpece de perfonnage inquiétant pour eux. Ils voyoient bien que je n'étois a ma place; ils craignoient que Madame ne le vit aufli, & que ce qu'elle feroit pour m'y mettre ne diminnat leurs portions: -car ces fortes de gens, trop aiides pour être juftes, regardent tous les legs  L i v it e II. 123 qui font pour d'autres, comme pris fur leur propre bien. Ils fe réunirent donc pour m'écarter de fes yeux. Elle aimoit a écrire des lettres; c'étoit un amufement pour elle dans fon état: ils 1'en dégoüterent , & 1'en firent détourner par le médecin , en la perfuadant que cela la fatiguoit. Sous prétexte que je n'entendois pas le fervice , on eraployoit au lieu de moi deux gros manans de porteurs de chaifes autour d'elle: enfin , fon fit fi bien, que quand elle fit fon teftament, il y avoit huit jours que je n'étois entré dans fa chambre. II eft vrai qu'aprês cela j'y fus même plus affidu que perfonne : car les douleurs de cette pauvre femme me déchiroient, la conftance avec laquelle elle les fouffroit me la rendoit extrêmement refpectable & chere, & j'ai bien verfé dans fa chambre des larmes finceres, fans qu'elle ni perfonne s'en appercüt. Nous la perdhnes enfin. Je la vis expirer. Sa vie avoit été celle d'une femme d'efprit & de fens; fa mort fut celle d'un fage. Je puis dire qu'elle me rendit la religion Catholique aimable, par la férénité d'ame avec laquelle elle en remplit les devoirs, fans négligence & fans affectation. Elle étoit naturelleinent férieufe. Sur la fin de fa maladie , elle prit une forte de gaieté trop égale pour être jouée, & qui n'étoit qu'un contre-poids donné par la raifon même, contre la triltefle de fon état. Elle ne garda le lit que les deux dernicrs jours, & ne cefla de s'enttetenir paifiblemenc F 3  \i\ Les ConfïüIons, avec tout le monde. Enfin, ne parlant plus, Sr déja dans les combats de 1'agonie , elle fit un gros pet. „ Bon," dit - elle en fe retournant, „ femme qui pete, n'eft pas morte." Ce furent les derniers mots qu'elle prononca. Elle avoit légué un an de leurs gages a fes bas domefiiques ; mais n'étant point couché fur 1'état de fa maifon, je n'eus rien. Cependant le Comte de la Roque me fit donner trente livres, & me iaiffa 1'habit neuf que j'avois fur le corps, & que M. Lorenzy vouloit m'óter. II promit même de chercher a me placer, & me permit de ralier voir. J'y fus deux ou trois fois fans pouvoir lui parler. J'étois facile a rebuter , je n'y retouruai plus. On verra bientót que j'eus tort. Que n'ai-je achevé tout ce que j'avois a dire de mon féjour chez Madame de Vercellis! Mais, bien que mon apparente fituation demeurat la même, je ne fortis pas de fa maifon comme j'y étois entré. J'en emportai les longs fouvenirs du arme, & 1'infupportable poids des remords, dont, au bout de quarante ans, ma confcience eft encore chargée, & dont 1'amer fentiment, loin de s'affoiblir, s'irrite a mefure que je vieillis. Qui croiroit que la faute d'un enfant püt avoir des fuites aufli cruelles? C'eft de ces fuites plus que probables, que mon cceur ne fauroit fe confoler. J'ai peutêtre fait périr dans 1'opprobre & dans la mifere, une fille aitnable, honnête , eftimable & qui fürement valoit beaucoup mieux que moi.  L I V R E II. 125 ïh eft bien difficile que la diflblution d'un ménage n'entralne un peu de confufion dans la maifon, & qu'il ne s'égare bien des chofes. Cependant , telle étoit la fidélité des domeftiques, & la vigilance de M. & Madame Lorenzy, que rien ne fe trouva de manque fur 1'inventaire. La feule Mlle. Pontal perdit un petit ruban couleur de rofe & argent , déja vieux. Beaucoup d'autres meilleures chofes étoient a ma portée; ce ruban feul me tenta, je le volai; & comme je ne Ie cachois guere, on me le trouva bientót. On voulut favoir oü je favois pris. Je me trouble, je balbutie, & enfin je dis en rougiffant , que c'eft Marion qui me 1'a donné. Marion étoit une jeune Mauriennoife, dont Madame de Vercellis avoit fait fa cuifiniere, quand , ceflant de donner a manger , elle avoit renvoyé la fienne, ayant plus befoin de bons bouillons que de ragoüts fins. Non-feulement Marion étoit jolie, mais elle avoit une fra!cheur de coloris qu'on ne trouve que dans les montagnes , & furtout un air de modeftie & de douceur qui faifoit qu'on ne pouvoit la voir fans 1'aimer: d'ailleurs , bonne fille , fage & d'une fidélité a toute épreuve. C'eft ce qui furprit , quand je la nommai. L'on n'avoit guere moins de confiance en moi qu'en elle , & l'on jugea qu'il importoit de vérifier lequel étoit le frippon des deux. On la fit venir; 1'alfemblée étoit nombreufe, le Comte de Ia Roque y étoit. Elle arrivé, on lui oiontre le ruban, je la charge effronté.F 1  12$ Les Confessions, ment; elle refle interdite , fe tait, me jette un regard, qui auroit défarmé les démons, & auquel mon barbare cceur réfifte. Elle nie enfin avec aflurance, mais fans emportement, m'apoitrophe, m'exhorte a rentrer en moi - même, a ne pas déshonorer une fille innocente , qui ne m'a jamais fait de mal; & moi, avec une impudence infernale , je confirme ma déclaration & lui foutieus en face qu'elle m'a donné le ruban. La pauvre fille fe mit a pleurer, & ne me dit que ces mots: „ Ah, lloufleau! je vous croyois un bon carac„ tere. Vous me rendez bien malheureufe, mais „ je ne voudrois pas être a votre place." Voila tout. Elle continua de fe défendre avec autant de fimplicité que de fermeté , mais fans fe permettre jamais contre moi la moindre inveétive. Cette modération comparée a mon ton décidé, lui fit tort. II ne fembloit pas naturel de fuppofer d'un cóté une audace aufli diabolique, & de 1'autre une aufli angélique douceur. On ne parut pas fe décider abfolument , mais les préjugés étoient pour moi. Dans le tracas oü l'on étoit, on ne fe donna pas le temps d'approfondir la cliofej & le Comte de la Roque, en nous renvoyant tous deux , fe contenta de dire que la confcience du coupable vengeroit affez 1'innocent. Sa prédiélion n'a pas été vaine; elle ne celle pas un feul jour de s'accomplir. J'i g n o n e ce que devint cette viftime de ma calomnie; mais il n'y a pas d'apparence qu'elle ait  Livre II» ï27 «prés cela trouvé facilement a fe bien placer. Elle emportoit une imputaüon cruelle a fon honneur de toutes manieres. Le vol n'étoit qu'une bagatelle , mais enfin c'étoit un vol, & qui pis • eft, employé a féduire un jeune garcon; enfin, le menfonge & 1'obftination ne laiflbient rien a efpérer de celle en qui tant de vices étoient réu« nis. Je ne regarde pas même la mifere & 1'abandoi» comme le plus grand danger auquel je 1'aie expofée. Qui fait, a fon age, oü le découragement de finnocence avilie a pu la porter. Eh ! fi le remords d'avoir pu la rendre malheureufe eft infupportable, qu'on juge de celui d'avoir pu la rendre pire que moi. Ce fouvenir cruel me trouble quelquefois & me bouleverfe au point de voir dans mes infomniés cette pauvre fille venir me reprocher mon crime , comme s'il n'étoit commis que d'hier. Tant que j'ai vécu tranquille , il m'a moins tourmenté ; mais au milieu d'une vie orageufe, il m'óte la plus douce confolation des innocens perfécutés : il me fait bien fentir ce que je crois avoir dit dans quelque ouvrage , que ie remords s'endort durant un deftin profpere & s'aigrit dans 1'adverfité. Cependant, je n'ai jamais pu prendre lur moi de décharger mon coeur de eet aveu dans le fein d'un ami. La plus étroite 'mtimité ne me 1'a jamais fait faire a perfonne, pas même a Madame de Warens. Tout ce que j'ai pu faire, a été d'avouer que j'avois a me reprocher une acfion  12 8 Les Confes.spons, atroce; mais jamais je n'ai dit en quoi elle eenfiftoit. Ce poids eft donc refté jufqu'a ce jour fans allégemeut fur ma confcience, & je puis dire que le defir de m'en délivrer en quelque forte, a beaucoup contribué a la réfolution que j'ai prife d'écrire mes Confeflions. J'ai procédé rondement dans celle que je viens de faire , & l'on ne trouvera fürement pas que j'aie ici pallié la noirceur de mon forfait. JMais je ne remplirois pas le but de ce livre ,. fi je n'expofois en méme tems mes dirpofitions intérieures , & que je craignilfe de m'excufer en ce qui eft conforme a la vérité. Jamais Ia méchanceté ne fut plus loin de moi que dans ce cruel moment, & lorfque je chargeai cette malheureufe fille : il eft bizarre , mais il eft vrai , que mon amitié pour elle en fut la caufe. Elle étoit préfente a ma peufée., je m'excufai fur le premier objet qui s'offrit. Je 1'accufai d'avoir fait ce que je voulois faire, & de m'avoir donné le ruban., paree que mon intention étoit de le lui donner. Quand je la vis paroitre enfuite, mon cceur fut déchiré, mais la préfence de tant de monde fut plus forte que mon repentir. Je craignois peu la punition , je ne craignois que la honte, mais. je la craignois plus que la mort, plus que le crime, plus que touï au monde. J'aurois voulu m'enfoncer, m'étoufFer dans le centre de la terre: 1'invincible honte 1'emporta fur tout , la honte feule fit mon imprudence.; & pius je deyenois criminel, plus.  • Livre II» tap plus rc-ffroi d'en convenir me rendott intrépide. Je ne voyois que 1'horreur d'être reconnu , déclaré publiquement, moi préfent , voleur , menteur , calomniateur. Dn troubie univerfel m'ótoit tout autre fentiment. Si l'on m'eut laiffé revenir a moi-m;me , j'aurois infailliblement toin*déclaré. Si M. de la Roque m'eüc pris a part, qu'il m'etit dit: „ Ne perdez pas cette pauvre fille; fi vous „ êtes coupableavouez-le moi:" je me ferois jetté a fes pieds dans Pinflant; j'en fuis parfaite. ment für. Mais on ne fit que ïn'imimider, quand il falloit me donner du courage. L'age eft encore une attention qu'il eft jufte da. faire. A peine étois-je forti de 1'enfance , ou plutót j'y étois encore. Dans lajeunefle, les véritables noirceurs font plus criminejles encore que dans 1'dge mür; mais ce qui n'eft que foibleffe, 1'eft beaucoup moins , & ma faute au fond n'étoit gueres autre chofe. AufiT fon fouvenir mYfflige-1 - il moins, a caufe du mal en lui-même, qu'a caufe de celui qu'il a dó caufer. II m'a même fait ce bien, de me garat; tir pour le refte de ma vie de tout acle tendaut au crime, par 1'impreffion terrible qui m'eft reftée du. feul que j'aye jamais commis; & je crois fentir que mon averfion pour le menfonge, me vient en grande partie du regret d'en avoir pu faire inii aufli noir. Si c'eft un crime qui puiffe être expié, comme j'ofe le croire, il doit 1'être par tant de1 malheurs dont la fin de ma vie eft accablée, paiv qtiarante ans de droiture & d'honneur dans dea F 5,  ijo Lei CoNf essiotns, &c. occafions diïïïeiles ; & la pauvre Marion trouve tant de vengeurs en ce monde, que quelque grande qu'ait été mon offenfe envers elle, je crains peu d'en emporter la coulpe avec moi. Voila ce que j'avois a dire fur eet article. Qu'il ma foit perïtis de n'en reparler jamais. Fin du Livre fesond.  LES CONFESSIONS D E J. J. ROUSSEAU. L I V 11 li T R O I S I E M E. o i! t i de chez Madame de Vercellis a peu prés comme j'y étois entré , je retournai chez mon ancienne hóteife, & j'y reftai cinq ou fix femaï-nes , durant lefquelles la fanté , la jeunelfe & 1'oifiveté me rendirent fouvent mon tempérament, importun. J'étois inquiet , diftrait , rêveur; jepleurois, je. foupirois , je defirois un bonheur dout je n'avois pas d'idée , & dont je fentois pourtant Ia privation. Cet état ne peut fe décrire,. & peu d'hommes même le peuvent imaginer ; paree que Ia plupart ont prévenu cette plénitude de vie, a la fois tourmentante & déücieufe, qui, dans 1'ivreffe du defir, donne un avantgoüt de la jouilfance. Mon fang allumé remplilToit incelfam-ment mon cerveau de filles & de femmes; mais n'en fentant pas le véritable ufage, je les occupoisbiz".rrement en idéé a mes fancaifies, fans en favoir rien faire de plus; & ces idees tenoient mes fens dans une attivité très-incommode, dont'par bon* E 6  132 Les Cqnfessions, heur elles ne m'apprenoient point a me délivrer.. J'aurois donné ma vie pour retrouver un quartd'heure une Demoifelle Goton. Mais ce n'étoit plus le temps oü les jeux de 1'enfance alloient-la comme d'eux-mêmes. La honte, compagne de la confcieace du mal, étoit venueavec les années; elle avoit accru ma timidité naturelle au point de la rendre invincible;. & jamais ni dans ce temps la, ni depuis, je n'ai pu parvenir a faire une propo. lition lafcive, que celle a- qui je la faifois ne m'y ait en quelque forte contraint par fes avances, quoique fachant qu'elle n'étoit pas fcrupuleufe- & prefque alfuré d'être pris au mot. Mon féjour chez Madame de Vercellis m'avoit procuré quelques connoiflances, que j'entretenois dans 1'efpoir qu'elles pourroient m'être utiles. J'ailois voir quelquefois entre autres un Abbé Savoyard, appellé M. Gaime , précepteur des enfans du Gomte de Mellarede. 1! étoit jeune encore , & peu répandu, mais plein de bon fens, de probité, de lumieres, & 1'un des plus honuêtes hommes que j'aie connus. II ne me fut d'aucune reflburce pour 1'objet qui m'attiroit chez lui; il n'avoit pas alfez de crédit pour me placer : mais je trouvai prés de lui des avantages plus précieux qui m'ont profité toure ma vie, les lefons de la faine morale & les maximes de la droite raifon. Dans 1'ordre fuccefiïf de mes goüts & de mes idéés , favois toujours été trop haut ou trop bas; Achiile •au Therfite,. tantót héros, & tantót vaurien. M«.  Livre III„ j^g. Cfaime prit le foin de me mettre a ma place , & de me montrer a. moi-même, fans m'épargner ni me décourager. II me paria trés - honorablemenc de mon naturel & de mes talens; mais il ajouta qu'il en voyoit nattre les obftacles qui m'empêeheroient d'en tirer parti, de forte qu'ils devoient., felon- lui, bien moins me fervir de degrés pour monter a la fortune, que de relTources pour m'en pafler. II me fit un tableau, vrai de la vie humaine, dont je n'avois que de fauffes idéés; il me momra comment dans un deftin contraire , 1'homme fage peut toujours tendre au bonheur., & courir au plus prés du vent pour y parvenir; comment il n'y a point de yrai bonheur fans fageife , & comment la fagefie eft de tous les états. II amortit beaucoup mon admiration pour Ia grandeur, en me prouvant que ceux qui dominoient les autres, n'étoient ni plus fages , ni plus heureux qu'eux. II me dit une chofe qui m'eft fouvent revenue a la mémoire, c'eft que fi chaque homme pouvoit lire dans les cceurs de tous les autres, il y auroit plus de gens qui voudroient defcendre que de ceux qui voudroient monter. Cette réflexion dont la vérité frappe & qui n'a rien d'outré, m'a été d'un grand ufage dans le cours de ma vie pour me faire tenir a, ma place paifiblement. II me donna les premières vraies idéés de Ifhonnêteté, que mon génie ampoulé n'avoit faifie que dans fes excès. Il me fit fentir que 1'enthoufiafme des vertus fublimes étoit peu d'ulage F. 7  j.g-j L e » C o N p fi;S S i o N S, clans la [bciété ; qu'en s'élancant trop haut, on étoit fujèt aux chntes j que la continuité des petits devoirs toujours bien remplis, ne demandoit pas moins de force que les aétfoni héroïques; qu'on en tiroit meilleur parti pour fbonneur & pour le bonheur , & qu'il valoit infiniment mieux avoir toujours 1'eftime des hommes, que quelquefois leur admiration. Pour établir les devoirs de 1'homme, il falloit bien remonter a leurs principes. D'ailleurs, le pas que je venois de faire , & dont mon état préfent étoit la fuite, nous conduifoit a parler de Religion. L'on congoit déja que 1'honnête M. Gaime eft, du moins en grande panie, 1'original du Vicaire Savoyard. Seulement la prudence 1'obligeant a parler avec plus de réferve, il s'expliqua moins ouvertement fur certains points; mais, au refte, fes maximes, fes fentimens, fes avis furent les mêmes ; & jufqu'au confeil. de retourner dans ma patrie, tout fut comme je l'ai rendu depuis au public. Ainfi fans m'étendre fur des entretiens dont chacun peut voir la fubftance, je dirai que fes lecons, fages , mais d'abord fans effet , furent dans mon cceur un germe de vertu & de religion qui ne s'y étouffa jamais, & qui n'attendoit pour fruftifier que les foins d'une main plus chérie. Quoiqu'alorï ma cnnverfion fut peu ionde, je ne laiffois pas d'crre ému. Loin de m'en.. nuyer de fes entretiens, j'y pris goüt a caufe de  Livre III. 135 leur c^rté , de leur limplicité , & furtout d'un certr n iötérét de cceur dont je fentois qu'ils étoient tle,i s, J'ai 1'ame aimante, & je me fuis toujours attaché aux gens , moins a proportion du bien qu'ils m'ont fait, que de celui qu'ils m'ont voulu;. & c'eft fur quoi mon taét ne me trompe guere. Aufli je m'afleélionnois véritablement a M. Gaime, j'étois pour ainfi dire fon fecond difciple, & cela me fit pour le moment même 1'ineflimable bien de me détourner de la pente au vice oü m'entiai«oit mon oifiveté. U n jour que je ne penfois a rien moins, on vint me chercherde la part du Comte de la Roque. A force d'y aller & de ne pouvoir lui parler, je m'ctois ennuyé, je n'y allois plus : je crus qu'il m'avoit oublié , ou qu'il lui étoit refté de mau« vaifes impreflions de moi. Je me trompois. II avoit été témoin plus d'une fois du plaifir avec lequel je rempliflbis mon devoir auprès de fa tante;, il le lui avoit même dir, & il m'en reparla quand moi-même je n'y fongeois plus. II me recut bien , me dit que fans m'amufer de promefles vagues, il avoit cherché a me placer, qu'il avoit réuffi, qu'il me mettoit en chemin de devenir quelque chofe; que c'étoit a moi de faire Ie refle; que la maifon oü il me faifoit entrer, étoit puiffante & confidérée ; que je n'avois pas be'öin d'autres proteéteurs pour m'avancer , & que, quoique traité d'abord en fimple domeftique , comme je venois de 1'être, je pouvois ê.re alTuré O ©  ty£ Les ConfbkI'ON., fi l'on me jugeoit par mes fentimens & par raa conduite au - deffus de eet éiat, on étoit difpofé a ne m'y pas laiffer. La fin de ce difcours démentit cruellement les brillantes efpérances que le commencement m'avoit données. Quoi! toujours laquaisl me dis-je en moi-même avec un dépit amer que la cpnfiance eff.ica bientót. Je me fentois trop peu fait pour cette place, pour craindre qu'on. m'y laiffat. Ll me mena chez le Comte de Gouvon, pre» mier Ecuyer de la Reine , & chef de 1'illuflie maifon de Solar. L'air de dignité de ce refpedacle vieillard , me rendit plus touchante faffabilité de fon accueil. II m'iuterrogea avec intérêt, & je lui répondis avec fincérité. II dit au Comte de Ia Roque que j'avois une phyfionomie agréable & qui promettoit de 1'efprit , qu'il lui paroiflbit qu'en effet je n'en manquois pas , mais que ce n'étoit pas la tout, & qu'il falloit voir le refte. Puis fe tournant vers moi: „ Mon enfant, me w dit-il, piefque en toutes chofes les commencemens font rudes; les vótres ne le feront pourtant pas beaucoup. Soyezfage, & cherebez a plaire ici a tout le moDde; voila, quant, a préfent, votre unique einploi. Du refte, ayez bon n courage; on veut prendre fuip de vous." Tout de fuite il paffa chez la Marquife deBieil, fa bellefin e , & me préfenta a elle, puis a 1'Abbé de Gouvon , fon fils. Ce dt'but me parut de bon augure.. J'en favois affez. déja pour juger qu'on O  L i v r e III. fcgjr ne fait pas tant de facon a la réception d'un laquaia. En effet, on ne me traita pas comme tel. J'eus la table de 1'office; on ne me donna point d'habit de livrée; & le Comte de Favria, jeune étourdi, m'ayant voulu faire monter derrière fon carrolTe , fon grand-pere défendit que je fuivifle perfonne hors de la maifon. Cependant je fervois a table-, & je faifois a peu prés au-dedans le fervice d'un laquais; mais je le faifois en quelque facon librement, fans être attaché nommément a perfonne. Hors quelques lettres qu'on me diétoit, & des images que le Comte de Favria me faifoit découper, j'étois prefque le maitre de tout mon temps dans la journée. Cette épreuve , dont je ne m'appercevois pas, étoit alfiiréq^nt très-dangereufe ;' elle n'étoit pas même fort humaine; car cette grande oifiveté pouvoit me faire contracter des vices, que je n'aurois pas eus fans cela. Mais c'eft ce qui trés-heureufement n'arriva point. Les lecons de M. Gaime avoient fait irn. prelïïon fur mon cceur, & j'y pris tant de goüt,y que je m'échappois quelquefois pour aller les entendre encore. Je crois que ceux qui me voyoient fortir ainfi furtivement, ne devinoient gueres oü j'allois. II ne fe peut rien de plus fenfé que les avis qu'il me donna fur ma conduite. Mes com. mencemens furent admirables; j'étois d'une affi, duité , d'une attention , d'un zele qui charmoit tout Ie monde. L'Abbé Gaime m'avoit fagement averti de modérer, cette première ferveur,. de peur  138 Les C o n f e s s i o n s, qu'elle ne vint a fe relacher & qu'on n'y prtc garde. „ Votre début, me dit-il, elt la regie de „ ce qu'on exigera de vous: tachez de vous „ ménager de quoi faire plus dans la fuite, mais „ gardez-vous de faire jamais moins." Comme on ne m'avoit gueres examiné fur mes petits talens, & qu'on ne me fuppofoit que ceux que m'avoit donné la nature, il ne paro'uToit pas, malgré ce que le Comte de Gouvon m'avoit pu dire, qu'on fongeat a tirer parti de moi. Des affaires vinrent a la traverfe, & je fus a peu prés oublié. Le iVIarquis de Brei!, fils du Comte de Gouvon , étoit alors Ambaffadeur a Vienne. 11 furvint des mouvemens a la cour , qui fe firent fentir dans la^amille , & l'on y fut quelques femaines dans une agitation qui ne laiffoit 'guere le temps de penfer a moi. Cependant jufques-la je m'étois peu relaché. Üne chofe me fit du bien & du mal, en m'éloignant de toute difïïpation extérieure, mais en me rendant un peu plus dilirait. fur mes devoirs. Mademoiselle de Breil étoit une jeune perfonne a peu prés de mon êge, bien faite, affez belle, très-blanche , avec des cheveux très-noirs, &, quoique brune, penant fur 'fon vifage eet air de douceur des blondes auquel mon coeur n'a jamais réfifté. L'habit de cour, fi favorable aux jeunes perfonnes , marquoit fa jolie taille , dégageoit fa poitrine & fes épaules, & rendoit fon teint encore plus éblouiffant par le deuil qu'oa  L t V R E III. portoit alors. On dira que ce n'eft pas a un domeftique de s'appercevoir de ces chofes - U ; favois tort, fansdoute, mais je m'en appercevois toutefois', & même je n'étois pas le feul. Le maitre-d'hótel & les valets-de-chambre en parloient quelquefois & table avec une grofïïéreté qui me faifoit cruellement fouffrir. La tête ne me tournoit pourtant pas au point d'être amoureux tout de bon. Je ne m'oubliois point; je me tenois a ma place; & mes defirs même ne s'émancipoient pas. J'aimois a voir Mademoifelle de Breil , a lui entendre dire quelques mots,qui marquoient de 1'efprit , du fens, de 1'hounêteté; mon ambition , bornée au plaifir de la fervir, n'alloit point au-dela de mes droits. A table , j'étois attentif a chercher 1'occafion de les faire valoir. Si fon laquais quittoit un moment fa chaife, a 1'inftant on m'y voyoit établi: nors dela, je me tenois vis-a-vis d'elle; je cherchois dans fes yeux ce qu'elle alloit deraander, fépiois le moment de changer fon afïïette. Que n'aurois-je point fait pour qu'elle. daignat m'ordotiner quelque chofe, me regarder, -me dire un feul mot! mais point; j'avois la mortification d'être nul pour elle; elle ne s'appercevoit pas même que j'étois-la. Cependant fon , frere, qui m'adreflbit quelquefois la parole a table, m'ayant dit je ne fais quoi de peu obligeant, je lui fis une réponfe fi fine & fi bien tournee, qu'elle y fit attention & jetta les yeux fur moi. Ce coup d'ceil, qui fut court, ne laifla Eas de  lift* Les Confessions, me tranfporter. Le lendemain, 1'occafion fe préfenta d'en obtenir un fecond, & j'en profuai. On donnoit ce jour - la un grand diné, oü pour la première fois je vis, avec beaucoup d'e'tonnement, le maitre-d'hótel fervir l'épée au cóté & le chapeau fur la tête. Par hafard, on vint a parler de la devife de la maifon de Solar, qui étoit fur la tapifferie avec les armoiries: Tel fiert qui netuepas. Comme les Piémontois ne font pas, pour 1'ordinaire, confommés dans la langue Francoife , quelqu'un trouva dans cette devife une faute d'orthographe, & dit qu'au mot fiert il ne falloit point de t. Le vieux Comte de Gouvon alloit répondre; mais ayant jetté les yeux fur moi , il vit que je fouriois fans ofer rien dire: il m'ordonna de parler. Alors je dis que je ne croyois pas que le t füt de trop ; que fiert étoit un vieux mot Frangois qui ne venoit pas du nom ferus., fier, menagant; mais du verbe fierit, il frappe, il blefie: qu'ainfl la devife ne me paroiflbit pas dire, tel menace , mais tel frappe qui ne tue pas. Tout le monde me regardoit & fe regardoit fans rien dire. On ne vit de la vie un pareil étonnement. Mais ce qui me flatta davantage , fut de voir clairement fur le vifage de MademoU felle de Breil un air de fatisfaétion. Cette perfonne, 0 dédaigneufe, daigna me jetter un fecond regard qui valoit tout au moins le premier; puis, tour» nant les yeux vers fon grand - papa , elle fembloit attendre avec une forte d'impatience la louange  Livre III. 141 qu'il me devoit, & qu'il me donna en' effet, fi pleine & entiere , & d'un air fi content, que toute la table s'empreffa de faire chorus. Ce moment fut court , mais délicieux a tous égards. Ce fut un de ces momens trop rares, qui replacent les chofes dans leur ordre naturel , & vengent Ie métite avili des outrages de la fortune. Quelques minutes après , Mademoifelle de Breil , levant déréchef les yeux fur moi, me pria, d'un ton de voix aufli timide qu'affable, de lui donner a boire. On juge que je ne la fis pas attendre. Mais en approchant, je fus faifi d'un tel tremblement , qu'ayant trop rempli le verre , je répandis une partie de 1'eau fur fafïïette, & même fur elle. Son frere me demanda étourdiment pourquoi je tremblois fi fort ? Cette queftion ne fervit pas a me raffurer , & Mademoifelle de Breil rougit jufqu'au blanc des yeux. I c 1 finit le roman , oü l'on remarquera, comme avec Madame Bafile & dans toute la fuite de ma vie, que je ne fuis pas heureux dans la conclufion de mes amours. Je m'affeftionnai inutilement a 1'antichambre de Madame de Breil ; ja n'obtins plus une feule marqué d'attention de la part de fa fille. Elle fortoit & eniroit fans me regarder, & moi j'ofois è peine jetter les yeux fur elle. J'étois même fi béte & fi mal - adroit, qu'un jour qu'elle avoit en paffant laiffé tomber fon gant, au lieu de m'élancer fur ce gant que j'aurois voulu couvrir de baifers, je n'ofai fortir  J42 Les Confessions, de ma place, & je laiflai ramafler le gant par un gros butor de valet que j'aurois volontiers écrafé. Pour achever de m'intimider, je m'appercus que je n'avois pas le bonheur d'agréer a Madame de Breil. Non - feulement elle ne m'ordonnoit rien , mais elle n'acceptoit jamais mon fervice; & deux fois me trouvant dans fon amichambre, elle me demanda d'un ton fort fee fi je n'avois rien a faire ? II fatkit renoncer a cette chere antichambre: j'en eus d'abord du regret ; mais les diftraaions vinrent a la traverfe, & bientót je n'y penfai plus. J'eus de quoi me confoler du dédain de Madame de Breil , par les bontés de fon beau-pere, qui s'apperput enfin que j'étois-la. Le foir du dlné dont j'ai parlé, il eut avec moi un entretien d'une demi - heure, dont il parut content & dont je fus enchanté. Ce bon vieillard, quoiqu'homme d'efprit, en avoit moins que Madame de Vercellis, mais il avoit plus d'entrailles, & je réuflis mieux auprès de lui. II me dit de m'attacher a 1'Abbé de Gouvon fon fils, qui m'avoit pris en affeaion; que cette affeaion , fi j'en profuois , pouvoit m'être utile & me faire acquérir ce qui me manquoit pour les vues qu'on avoit fur moi. Dès le lendemain matin, je volai chez M. 1'Abbé. II ne me reput point en domeffiquej il me fit affeoir au coin de fon feu , & m'interrogeant avec la plus grande douceur, il vit bientót que mon éducation , commencée fur tant de chofes , n'étoit achevée fur aucune. Trouvant furtout que j'avois  Livre III. j43 peu de latin, il ehtreprit de m'en enfeigner tlavantage. Nous convinmes que je me rendrois chez lui tous les matins, & je commencai dès le len. demain. Ainfi par une de ces bizaireries qu'on trouvera fouvent dans le cours de ma vie , en même temps au-deflus & au-deflbus de mon état, j'étois difciple & valet dans la même maifon; & dans ma fervitude, j'avois cependant un précepteur d'une nailfance a ne 1'être que des enfans des Rois. M. 1'Abbé de Gouvon* étoit un cadet deftiné par fa familie a 1'épifcopat , & dont par .ette raifon l'on avoit pouilé les études, plus qu il n'eft ordinaire aux enfans de qualité. On l'avoit envoyé a 1'univerfité de Sienne, oü il avoit refté plufieurs années, & dont il avoit rapporté une afléz forte dofe de crufcantifme, pour être a peu prés a Turin ce qu'étoit jadis a Paris 1'Abbé de Dangeau. Le dégout de la théologie l'avoit jetté dans les belleslettres ; ce qui eft trés - ordinaire en Italië a ceux qui courent la carrière de la prélature. II avoit bien Iu les poè'tes; il faifoit paflablement des vers Latins & Italiens. En un mot , il avoit le goüt qu'il falloit pour former le mien , & mettre quelque choix dans le fatras dont je m'étois farci la tête. Mais foit que mon babil lui eüt fait quelque illufion fur mon favoir, foit qu'il ne put fupporter 1'ennui du Latin élémentaire , il me mit d'abord beaucoup trop haut; & a peine m'eüc-il fait tra-  144 Les 'C o n f e s s io n s, duire quelques fables de Phedré , qu'il me jetta dans Virgile , oü je n'entendois prefque rien. J'étois deftiné , comme on verra dans la fuite, a rapprendre fouvent le Latin , & a ne le favoir jamais. Cependant je travaillois avec affez de zele, & M. 1'Abbé me prodiguoit fes foins avec une bonté dont le fouvenir m'attendrit encore. Je paffois avec lui une bonne partie de la matinée, tant pour mon inftruétion que pour fon fervice : non pour celui de fa perfonne, car il ne fouffrit jamais que je lui en rfndiffe aucun , mais pour écrire fous fa diaée & pour copier ; & ma fonaion de fecrétaire me fut plus utile que celle d'écolier. Non-feulement j'appris ainfi 1'Iialien dans fa pureté; mais je pris du goüt pour la littérature, & quelque difcerneraent des bons livres qui ne s'acquéroit pas chez la Tribu, & qui me fervit beaucoup dans la fuite, quand je me mis a travailler feul. Ce temps fut celui de ma vie oü, fims projets romanefques , je pouvois le plus raifonnablement me livrer a 1'efpoir de parvenir. M. 1'Abbé, très-content de moi, le difoit a tout le monde, & fon pere m'avoit pris dans une affeaion fi finguliere, que le Comte de Favria m'apprit qu'il avoit parlé de moi au Roi. Madame de Breil elle - même avoit quitté pour moi fon air méprifant. Enfin , je devins une efpece de favori dans la maifon , a la grande jaloufie des autres domefli- ques,  Livre III. i4S «nes , qui , me voyant honoré des inftruétions du fils de leur maitre, fentoient bien que ce n'étoit pas pour refter longtems leur égal. Au tant que j'ai pu juger des vues qu'on avoit fur moi par quelques mots lachés a la volée, & auxquels je n'ai réfléchi qu'après coup, il m'a paru que la maifon de Solar votilant courir la carrière des ambaflades, & peut-être s'ouvrir de loin celle du miniftere, auroit été bien arfe de fe former d'avance un fujet qui eüt du mérite & des talens, & qui dépendant uniquement d'elle, eüt pu dans la fuite obtenir fa confiance & la fervir utilement. Ce projet du Comte de Gouvon étoit noble, judicieux, magnanime & vraiment digne cTun grand feigneur bienfaifant & prévoyant: mais outre que je n'en voyois pas alors toute 1'étendue, il étoit trop fenfé pour ma tête & demandoit un trop long aflujettiflement. Ma folie ambition ne cherchoit la fortune qu'a travers les aventures; & ne voyant point de femme a tout cela, cette maniere de parvenir me paroiflbit lente, pénible & trifte ; tandis que j'aurois dü la trouver d'autant plus houorable & füre que les femmes ne s'en raéloient pas, 1'efpece.de mérite qu'elles protégent ne valant aflurément pas celui qu'on me fuppofoif. Tout alloit a merveilles. J'avois obtenu, prefque arraché 1'eftime de tout le monde: les épreuves étoient linies & p.on me regardoit généralement dans la maifon comme un jeune homme de la plus grande efpérance, qui n'étoit pas a fa place Cmfcfions. G  1^5 Les Confessions, & qu'on s'attendoit d'y voir arriver. Mais ma place n'étoit pas celle qui m'étoit affigne'e par les hommes, & j'y devois parvenir par des chemins bitn différens. Je touche a un de ces iraits caractériftiques qui me font propres, & qu'il fuffit de préfentpr su leéteur, fans y ajouter de réflexion. QooiQu'iL y eüc a Turin beaucoup de nouveaux convertis de mon efpece, je ne les aiinois pas & n'en avois jamais voulu voir aucun. Mais j'avois vu quelques Genevois qui ne 1'étoient pas; entr'autres un M. Muflard furnommé tord-gueule, peintre en miniature & un peu mon parent. Ce M. Muflard déterra ma demeure chez le Comte de Gouvon, & vint m'y voir avec un autre Genevois appellé Bacle, dont j'avois été camarade durant mon apprentiflage. Ce Bacle étoit un garcon trés • amufant, trés - gai, plein de laillies bouffonnes que fon age rèndoit agtéables. Me voila tout d'un coup engoué de M. Bacle, mais engoué au point de ne pouvoir le quitter. II alloit partir bientót pour s'en retourner a Geneve. Quelle perte j'allois faire! J'en fentis bien toute la grandeur. Pour mettre dü moins a profit le tems qui m'étoit laifle, je ne le quittois, plus, ou plutót il ne me quittoit pas lui-même, car la tête ne me tourna pas d'abord au point d'aller hors de 1'hótel palier la journée avec lui fans congé: mais bientót voyant qu'il m'obfédoit entiérement ón lui défendit la porte , & je m'échauffai fi bien qu'oubliant tout hors mon ami Bacle, ja n'allois ni chez' M.  Livre III. i^jr PAbbe ni chez M. le Comte, & l'on ne me voyoit plus dans la maifon. On me fit des réprimandes que je n'écoutai pas. On me menaga de me congédier. Cette menace fut ma pene; elle me fit entrevoir qu'il étoit pofiible que Bacle ne s'en allat pas feul. Dès-Iors je ne vis plus d'autre plaifir, d'autre fort, d'autre bonheur que celui de faire un pareil voyage, & je ne voyois a cela que 1'ineffable félicité du voyage, au bout duquel pour furcrolt j'entrevoyois Madame de Warens, mais dans un éloignement immenfe; car pour retourner a Geneve, c'eft a quoije ne penfai jamais. Les monts, les prés, les bois , les ruifleaux, les villages fe fuccédoieiTt fans fin & fans cefle avec de nouveaUx charmes; ce bienheureux trajet fembloit devótr abforber ma vie entiere. Je me rappellois avec délices combien ce même voyage m'avoit paru charmant en venant. Que devoit-ce être lorfqu'a tout 1'attrait de findépendance, fe joindroit celui de faire route avec un camarade de mon age, de mon goüt & de bonne humeur, fans gêne, fans dcvoir, fans contrainte.. fans obligation d'aller ou reder que comme il nous plalroit? 11 faüoit être fou pour facrifier une pareille fortune a des projets d'ambition d'une exécution lente, difficile, incertaine, & qui, les fuppofant réalifés un jour, ne valoient pas dans tout leur éclat un quart-d'heure de vrai plaifir & de liberté dans Ia jeunelTe. . Plein de cette fage fantaifie, je me conduifis üf bien que je vins a bout de me faire chafler, & Ga  148 Les Contessioms, en vérité ce ne fut pos fans peine. Un foir comme je rentrois, le maitre - d'hótel me fignifia mon congé de la part de M. le Comte. C'étoit précifément ce que je demandois; car fentant malgré moi 1'extravagance de ma conduite, j'y ajoutois pour m'excufer 1'injuftice & 1'ingratitude, croyant mettre ainfi les gens dans leur tort, & me jutlifier a moi. même un parti pris par nécefïité. On me dit de la part du Comte de Favria d'aller lui parler le lendemain matin avant mon départ, & comme on voyoit que la tête m'ayant tourné j'étois capable de n'en rien faire , le maitre - d'hótel remit aprês cette vifite a me donner quelque argent qu'on m'avoit defiiné, & qu'aifurément j'avois fort mal gagné : car ne voulant pas me laifier dans 1'état de valei on ne m'avoit pas fixé de gages. L e Comte de Favria, tout jeune & tout étourdi qu'il étoit, me tint en cette occafion les discours les plus fenfés, cc j'oferois prefque dire, les plus tendres; tant il m'expofa d'une maniere flatteufe & touchante les foins de fon oncle & les intentions de fon grand-pere. Enfin, aprês m'avoir mis vivement devant les yeux tout cc que je facrifiois pour courir a ma pene, il m'offrit de faire ma paix, exigeant pour toute condition que je ne viffe plus ce petit malheureux qui m'avoit féduit. I l éfoit fi clair qu'il ne difoit pas tout cela de lui-même, que malgré mon flupide aveuglement je fentis toute la,bonté de mon vieux maitre &  L, x v ii ii III. MP j'en fus touché: mais ce cher voyage étoit trop empreint dans mon imagination pour que rien put en balancer le charme. J'étois tout-a-fait hors de fens; je me raffermis , je m'endurcis, je fis le fier, & je répondis arrogamment que puifqu'on m'avoit donné mon congé je favois pris, qu'il n'étoit plus tems de s'en dédire & que, quoi qu'il put m'arriver en ma vie, j'étois bien réfolu de ne jamais me faire chaifer deux fois d'une maifon. Alors ce jeune homme, julietnent irrité, me donna les noms que je méritoi3, me mit hors de fi? chambre par les épaules, & me ferma Ia porte aux talons. Moi, je fortis triomphant comme fi je venois d'emportc-r la plus grande victoire, & de peur d'avoir un fecond combat a foutenir, j'eus 1'indignité de panir, fans aller remercier M. 1'Abbé de fes bontés. Pour concevoir jufqu'oü mon délire alloit dans ce moment, il faudroit connoitre h quel point mon coeur eft fujet a s'échaufler fur les moindres chofes & avec quelle force il fe plonge dans 1'imagination de 1'objet qui 1'attire, quelque vain que foit quelquefois eet objet. Les plans les plus bizarres, les plus enfantins, les plus foux, viennent careffer mon idéé favorite & me montrer de la vraifemblance a m'y livrer. Croiroit-on qu'a prés de dix - neuf ans on puifl'e fonder fur une phiole vuide la fubfiftance du refte -de fes jours? Or écoutez. L'a ü bk de Gouvon m'avoit fait préfent, il y G 3  150 Les Confessions, avoi: quelques femaines, d'une petite fontaine de héron fort jolie & dont j'étois tranfporté. A force de faire jouer cette fontaine & de parler de notre voyage, nous penlames, le lage Bacle & Bioi, que 1'une pourroit bien fervir a 1'autre & le prolonger. Qu'y avoit-il dans le monde d'auffi curieux qu'une fontaine de hérou ? Ce principe fut le fondement fur lequel nous batimes 1'édifice de notre fortune. Kous devions dans chaque village affembler les payfans autour de notre fontaine, & la les repas & la bonne diere devoient nous tomber avec d'autant plus d'abondance , que nous étions perfuadés 1'un & 1'autre que les vivres ne coütent rien a ceux qui les recueillent, & que , quand ils n'en gorgent pas les palTans, c'eft pure mauvaife volonté de leur part. Nous n'imaginions partout que feftins & noces, comptant que fans rien débourfer que Ie vent dé nos poumons & 1'eau de notre fontaine, elle pouvoit nous défrayer en Piémont, en Savoye, en France & par tout le monde. Nous faifions des projets de voyage qui ne finiflbient point, & nous dirigions d'abord notre courfe au Nord , plutót pour le plaifir de paffer les. Alpes, que pour la néceffité fuppofée de nous arrêter enfin quelque part. Tel fut leplan fur lequel je me mis en cara? pagne, abandonnant fans regret mon proteéteuf-/' mon précepteur, mes études, mes efpérances & 1'attente d'ime fortune prefque alTurée, pour com» mencer la vie d'un vrai vagabond. Adieu la capi-  Livre III. -5» tale , adieu la cour, 1'ambition, la vanité, 1'amour, les belles & toutes les grandes aventures dont 1'efpoir m'avoit amené 1'année précédente. Je pars avec ma fontaine & mon ami Bacle, la bourfe légérement garnie, mais Ie cceur faturé de joie & ne fongeant qu'a jouir de cette ambulante félicité , a laquelle j'avois tout-a-coup borné mes brillans projets. Je fis eet extravagant voyage prefque aufli agréablement toutefois que je m'y étois attendu, mais non pas tout-a-fait de Ia même maniere; car bien que notre fontaine amufat quelques momens dans les cabarets les hötefies & leurs fervantes, il n'en falloit pas moins payer en fortant. Mais cela ne nous troubloit gueres, & nous ne fongions a tirer parti tout de bon de cette reflburce que quand 1'argent viendroit a nous manquer. Un accident nous en évita la peine; la fontaine fe calfa prés de Bramant, & il eu étoit tems; car nous fentions fans ofer nous le dire qu'elle commenpoit a nous ennuyer. Ce malheur nous rendit plus gais qu'auparavant, & nous rimes beaucoup de notre étourderie , d'avoir oublié que nos habits & nos fouliers s'uferoient, ou d'avoir cru les renouveller avec le jeu de notre fontaine. Nous continuames notre voyage aufli allégrement que nous 1'avions commencé, mais filant un peu plus droit vers le terme , oü notre bourfe tariflante nous faifoit une néceflité d'arriver. A Chambéri je devins penfif,. non fur la fottife G 4  152 Les CoBf ïssiüiis, que je venois de faire: jamais homme ne prit fitót ni fi bien fon parti fur le paffe; mais fur 1'accueil qui m'attendoit chez Madame de Warens; car j'envifageois exaótement fa maifon comme ma maifon paternelle. Je lui avois écrit mon entrée chez le Comte de Gouvon, elle favoit fur quel pied j'y étois, & en m'en félicitant elle m'avoit donné des lecons três-fages fur la maniere dont je devois correfpondre aux bontés qu'on avoit pour moi. Elle regardoit ma fortune comme affurée, fi je ne la détruifois pas par ma faute. Qu'alloit • elle dire en me voyant arriver ? 11. ne me vint pas méme a 1'efprit qu'elle put me fermer fa porte ; mais je craignois le chagrin que j'allois lui donner ; je craignois fes reproches, plus durs pour moi que la mifere. Je réfolus de tout endurer en filence, & de tout faire pour 1'appaifer. Je ne voyois plus dans funtvers qu'elle feule: vivre dans fa difgrace étoit une chofe qui ne fe pouvoit pas. Ce qui m'inquiétoit le plus étoit mon compa. •gnon de voyage, dont je ne voulois pas lui donner le furcroit, & dont je craignois de ne pouvoir me débarraffer aifément. Je préparai cette féparation en vivant affez froidement avec lui la derniere journée. Le dróie me comprit; il étoit plus fou que fot. Je crus qu'il s'affefteroit de mon inconftance; j'eus tort; mon ami Bacle ne s'affecïoit de rien. A peine en entrant a Anuecy avions-nous mis le pied dans la ville, qu'il me dit: „ te voila chee toi," m'embraffa, me dit adieu, fit une pirouette, &  Livre III. 153 dirparnt. Je n'ai jamais plus entendu parler de lak Noire connoilfance & notre amitié durerent en touc environ fix femaines, mais les fuites en dureront autant que mor. s QuEle cceur me battit en approchant de la maifon de Madame de Warens! mes jambes tretnbloient fous moi, mes yeux fe couvroient d'un voile, je ne .voyois rien , je n'entendois rien, je n'aurois reconnu perfonne; je fus contrahit de m'arrêter plufieurs fois pour refpirer & reprendre mes fens. Etoit-ce la crainte de ne pas obtenir les fecours dont j'avois befoin qui me troubloit a ce point ? A 1'age oü j'étois, la peur de mourir de faim donne-1.elle de pareilles alarmes? Non, non, je le dis avec autant de vérité que de fierté ; jamais en aucun tems de ma vie il tt'appartinc a l'intérêt ni a 1'indigence de m'épanouir ou de me ferrer le coeur. Dans le cours d'une vie inégale cc mémorable par fes viciflïtudes, fouvent fans afyle & fans pain , j'ai toujours vu du même ceil 1'opulence & la mifere. Au befoin j'aurois pu rnendier ou i'oler comme un autre , mais non pas me troubler pour en être réduit-la. Peu d'honunes ont autant gémi que moi, peu ont autant verfé de pleurs dans leur vie; mais jamais la psuvreté ni la craiute d'y tomber ne m'ont fait poud'er un foupir ni répandre une larme. Mon ame a 1'épreuve de la fortune n'a connu de vrais biens ni de* vrais ïmux que ceux qui ne dépeiident pas d'elle,- & c'eft quand tien ne m'a manqu^ pour le néceffaire, que je G 5  154 Les Confëssions» me fuis fenti le plus malheureux des moreels. A peine parus - je aux yeux de Madame de Wa. rens que fon air me raflura. Je treiTaillis au premier fon de fa voix, je me précipité a fes pieds , & dans les tranfports de la plus vive joie je colle^ ma bouche fur fa main. Pour elle,. j'ignore fi elle avoit fu de mes nouvelles; mais je vis peu de furprife fur fon vifage, & je n'y vis aucun chagrin. „ Pauvre petit, me dit-elle d'un ton careflant, te „ revoila donc? Je favois bien que tu étois trop jeune „ pour ee voyage; je fuis bien aifeau moins qu'il „ n'ait pas aufli mal tourné que j'avois craint." Enfuite elle me fit conter mon hiftoire, qui ne fut pas longue, & que je lui fis trés-fidellement, en fuppvimant cependant quelques articles; mais au refte fans m'épargner ni ra'excufer. Il fut queftion de mon glte. Elle confulta fa femme - de - chambre. Je n'ofois refpirer durant cette délibération, mais quand j'entendis que je coucherois dans la maifon, j'eus peine a me contenir, & je vis perter mon petit paquet dans la chambre qui m'étoit deftinée, a peu prés comme St. Preux vit remifer fa chaife chez Madame de Wolmar. J'eus pour furcroit le plaifir d'apprendre que cette faveur ne feroit point palfagere, & dans un moment oü l'on me croyoit attentif a toute autre chofe, j'entendis qu'elle difoit: „ on dira ce „ qu'on voudra, mais puifque la providence me „ le renvoye, je fuis déterminée a ne pas 1'aban„ douner." .  Livre III. 155 Me voila donc enfin établi chez elle. Cet éta* bliffement ne fut pourtaut pas encore celui dont je date les jours heureux de ma vie, mais il fervit a le préparer. Quoique cette fenfibilité de cceur qui nous fait vraiment jouir de nous, foit 1'ouvrage de la nature & peut-être un produit de forganifation, elle a befoin de fituations qui la développenr. Sans ces caufes occafionnelles, un homme né trëf» feufible ne fentiroit rien & mourroit fans avoir connu fon être. Tel a-peu-prés j'avois été jufqu'alors, & tel j'aurois toujours été peut ■ être, fi je n'avois jamais connu Madame de Warens, ou fi même 1'ayant connue, je n'avois pas vécu afiez longtems auprês d'elle pour contracter la douce habitude des fentimens affectueux qu'elle m'infpira. J'oferai le dire; qui ne fent que 1'amour ne feut pas ce qu'il y a de plus doux dans la vie. Je connois un autre fentiment, moins impétueux peut-être,. mais plus délicieux miiie fois, qui quelquefois eft joint a 1'amour & qui fouvent en eft féparé. Ce fentiment n'eft pas non plus 1'amitié feule; il eft plus voluptueux, plus tendre ; je n'imagine pas qu'il puifte agir pour quelqu'un du même fexe; du moins je fus ami fi jamais homme ie fut, & je ne 1'éprouvai jamais prés d'aucun de mes amis. Ceci n'eft pas clair, mais il le deviendra dans la fuite , les fentimens ue fe décrivent bien que par leurs effets. Elle habitoit une vieille maifon, mais afiez grande pour avoir une belle piece de réferve, dont G 6^  156 Les Confessions, elle fit fa chambre de parade, & qui fut celle oü l'on me logea. Cette chambre étoit fur le paffage dont j'ai parlé oü fe fit notre première entrevue, & au-dela du ruilTeau & des jardins on découvroit la campagne. Cet afpeil n'étoit pas pour le jeune habitant une chofe indifférente. C'étoit depuis Boffey , Ia première fois que j'avois du verd devant mes fenêtres. Toujours mafqué par des murs, je n'avois eu fous les yeux que des toits ou le gris des rues. Combien cette nouveauté me fut fenfible & douce! elle augmenta beaucoup mes difpo» fiiions a 1'attendriffement. Je faifois de ce charmant payfage encore un des bienfaits de ma chere patrone: il me fembloit qu'elle l'avoit mis - la tout exprès pour moi; je m'y placois paifiblement auprès d'elle: je la voyois partout entre les fleurs & laverdure; fes chaimes & ceux du printems fe confondoient a mes yeux. Mon cceur jufqu'alors comprimé fe trouvoit plus au large dans cet efpace, & mes foupirs s'exhaloient plus librement parmi ces vergers. O n ne trouvoit pas chez Madame de Warens la magmficence que j'avois vue a Turin, mais on y trouvoit la propreté, la décence & une abondance patriarchale, avec laquelle le fafte ne s'allie jamais. Elle avoit peu de vaiffelle d'argent, point de porcelaine, point de gibier dans fa cuifine ni dans fa cave de vins étrangers; mais 1'une & 1'autre étoient bien garnies au fervice de tout le monde, & dans des taffes de fayence elle donnoit d'excellent  Livre III. café. Quiconque la yenoit voir, étoit invité a diner avec elle ou chez elle ; & jamais ouvrier, meflager ou palfant ne fortoit fans matiger ou boi-re. Son domeftique étoit compofé d'une femmede-chambre fribourgeoife afTez jolie, appellée Merceret, d'un valet de fon pays, appellé Claude Anet dont il fera queflion dans la fuite, d'une cuifiniere & de deux porteurs de louage quand elle alloit en vifite, ce qu'elle faifoit rarement. Voilé bien des chofes pour deux mille livres de rente; cependant fon petit revenu bien ménagé eüt pu fuffire a tout cela, dans un pays oü la terre eft tvès - bonne & 1'argent trés - rare. Malheureufement 1'économie ne fut jamais fa vertu favorite; elle s'endettoit, elle payoit; 1'argent faifoit la navette & tout alloit. La maniere dont fon ménage étoit monté,étoit précifément celle que j'aurois choifie; on peut croire que j'en profitois avec plaifir. Ce qui m'en plaU foit moins, étoit qu'il falloit refter trés - longtems a table. Elle fupportoit avec peine la première odeur du potage & des mets. Cette odeur Ia faifoit prefque tomber en défaillance, & ce dégoüt duroit longtems. Elle fe remecroit peu-a-peu, caufoit, & ne mangeoit point. Ce n'étoit qu'au bout d'une demi-heure qu'elle eifayoit le premier morceau. J'aurois dmé trois fois dans cet inter. valle: mon repas étoit fait longtems avant qu'elle eüt commencé le fien. Je recommencois de compagnie ; ainfi je mangeois pour deux, & ne m'en  I5S Les Confisssions-, trouvois pas plus mal. Enfin je me" livrois d'au» tant plus au doux fentiment du bien - être que 'j'éprouvois auprês d'elle , que ce bien. être dont je jouilTois n'étoit mêlé d'aucune inquiétude fur les moyens de le foutenir. N'étant point encore dans 1'étroite confidence de fes affaires, je les fup» pofois en état d'aller toujours fur le même pied. J'ai retrouvé les mêmes agrémens dans fa maifon par la fuite; mais, plus inftruit de fa fituation réelle, & voyant qu'ils anticipoient fur fes rentes, je ne les ai plus goütés fi tranquillement. La prévoyance a toujours gaté Chez moi la jouiffance. J'ai vu 1'avenir a pure perte: je n'ai jamais pu 1'ëviter. D è s le premier jour la familiarité la plus douce s'ét?blit entre nous au même degré oü elle a continué tout le refte de fa vie, Petit fut mon nom, Maman fut le fien, & toujours nous demeurames Petit & Maman, même quand le nombre des années en eut prefque efiacé la différence entre nous. Je trouve que ces deux noms rendent a 'merveille i'idée de notre ton, la fimplicité de nos manieres & furtout la relation de nos coeurs. Elle fut pour moi la plus tendre des merei, qui jamais ne chercha fon plaifir, mais toujours mon bien; & fi les fens entrerent dans mon attachement pour elle, ce n'étoit pas pour en changer la nature, mais pour le rendre feulement plus exquis» pour m'enivrer du charme d'avoir une maman jeune & jolie qu'il m'étoit délicieux de carelTer; je dis, carefler  Livre III. i^p, au pied de Ia lettre ; car jamais elle n'imagina de m'épargner les baifers ni les plus tendres careffes maternelles,. & jamais il n'entra dans mon coeur d'en abufer. On dira que nous avons pourtant eu a la fin dés relations d'une autre efpece; j'en conviens, mais il faut attendre; je ne puis tout dire a la fois. Le coup-d'ceil de notre première entrevue fut le feul moment vraiment paflïonné qu'elle m'ait jamais fait fentir; encore ce moment fut-il 1'ouvrage de Ia furprife. Mes regards indifcrets n'alloient jamais furetant fous fon mouchoir, quoiqu'un embonpoint mal caché dans cette place eüt bien pu les y attirer. Je n'avois ni tranfports ni defirs auprês d'elle: j'étois dans un calme raviflant, jouiffant fans favoir de qui. J'aurois ainfi pafte ma vie & 1'éternité même fans m'ennuyer un inllant. Elle eft la feule perfonne avec qui je n'ai jamais fenti cette féchérefTe de converfation qui me fait un fupplice du devoir de la foutenir. Nos tête - a-tëtesétoient moins des c-ntretiens qu'un babil intariflabfe, qui pour finir avoit befoin d'être interrompu. Loin de me faire une loi de parler, il falloit plutót m'en faire une de me taire. A force de méditer fes projets, elle tomboit fouvent dans la rêverie. Hé bien, je la laifibis rêver; je me talfois, je la contemplois, & j'étois le plus heureux des hom. mes. J'avois encore un tic fort fingulier. Sans prétendre aux faveurs du tête - a-tête, je le recher. chois fans cefle , & j'en jouiflbis avec une paflïon  i(5o Les Confessions, qui dégénéroit en fureur, quand des importuns vénoient ie troubler. Sitót que quelqu'un arrivoit, homme ou femme, il n'importoit pas, je fortois en murmurant, ne pouvant fouffrir de refter en tiers auprès d'elle. J'allois compter les ininutes dans fon antichambre , maudiffanc mille fois ces éternels vifiteurs, & ne pouvant coucevoir ce qu'ils avoient tant a dire., paree que j'avois a dire encore plus. J e ne fentois toute la force de mon attachement pour elle que quand je ne la voyois pas. Quand je la voyois, je n'étois que content; mais mon inquiétude en fon abfence alloit au point d'être douloureufe. Le befoin de vivre avec elle me donnoit des élans d'attendriffement qui fouvent alloient jufqu'aux lartnes. Je me fouviendrai toujours qu'un jour de grande fête, tandis qu'elle étoit a vêpres, j'allai me promener hors de la ville, le creur plein de fon image & du defir ardent de paffer mes jours auprès d'elle. J'avois affez de fens pour voir que quant a préfent cela n'étoit pas poffible, & qu'un bonheur que je gotltois fi bien feroit court. Cela donnoit a ma rêverie une trifteffe qui n'avoit pourtant rien de fombre & qu'un efpoir flatteur tempéroit. Le fon des cloches qui m'a toujours finguliérement affetfé, !e chant des oifeaux, la beauté du jour, la douceur du payfage, les maifons éparfes & champêtres dans lefquelles je plnpois en idee notre commune demeureri tout cela me frappoit telLement d'une imprefliots  Livre III. • fa vive, tendre , trifte & touchante, que je me \k comme en extafe tranfporté dans cet heureux féjour, oü mon coeur poffédant toute la félicité qui pouvoit luiplaire, la goütoit dans des raviüeaiens inexprimables, fans fonger même a la volupté des 1'eHs. Je ne me fouviens pas de m'être élancé jamais dans 1'avenir avec plus de force & d'illufion que je fis alors; & ce qui m'a frappé le plus dans le fouvenir de cette rêverie quand elle s'eft réalifée, c'eft d'avoir retrouvé des objets tels exactement que je les avois imaginés. Si jamais rève d'un homme éveillé eut fair d'une vifion prophéiique, ce fut alfurément celui-la. Je n'ai été déCu que dans fa durée imaginaire; car les joürs & les ans & la vie entiere s'y paffoient dans une inaltérable tranquillité, au lieu qu'en effet tout cela n'a duré qu'un moment. Hélas ! mon plus conftant bonheur fut en fonge. Son accompliflément fut prefque a 1'inftant fuivi du réveil. Je ne finirois pas fi j'entrois dans le détail de toutes les folies que le fouvenir de cette chere Maman me faifoit faire, quand je n'étois plus fous fes yeux. Combien de fois j'ai baifé mon lit en fongeant qu'elle y avoit couché, mes rideaux, tous les meubles de ma chambre,en fongeant qu'ils étoient a elle, que fa belle main les avoit touchés , le plancher même fur lequel je me profternois en fongeant qu'elle y avoit marché. Quelquefois même en ft préfence il m'échappoit des extravagances que le plus violent amour feul fera-  icj2 Lr.s Confessions, bloit pouvoir infpirer. Un jour a table, au moment qu'elle avoit mis un morceau dans fa bouche, je m'écrfe que j'y vois un cheveu, elle rejette le morceau fur fon afiiette, je m'en faifis avidement & Pavalëi En un mot, de moi a 1'amant le plus paffionné il n'y avoit qu'une différence unique, mais eflentielle, & qui rend mon état prefque inconcevr.ble a la raifon. J'É " 01 s revenu d'Italië, non tout- h - fait comme j'y étois allé, mais comme peut-être jamais a mon age on n'en eft revenu. J'en avois rapporté non ma virginité, mais mon pucelage. J'avois fenti le progrès des ans; mon tempérament inquiet s'étoft enfin déclaré, & fa première éruption trèsinvolontaire, m'avoit donné fur ma fanté des alar. mes qui peignent mieux que toute autre chofe 1'innocence dans laquelle j'avois vécu jufqu'alors. Bientót rafturé j'appris ce dangereux fupplément qui trompe Ia nature & fauve aux jeunes gens de mon humeur beaucoup de défordres aux dépens- de leur fanté, de leur vigueur & quelquefois de leur vie. Ce vice que la horite & la timidité trouvent (i commode, a de plus un grand attrait pour les imaginations vives ; c'eft de difpofer pour ainfi dire a leur gré de tout le fexe, & de faire fervir a leurs plaifirs Ia beauté qui les tente fans avoir befoin d'obtenir fon aveu. Séduit par ce funefte avantage, je travaillois a détruire la bonne conftitution qu'avoit rétablie en moi la nature, & a qui j'avois donné le tems de fe bien former.  Livre III. i8$ Qu'on ajoute a cette difpofition le Iocal de ma fituation préfente; logé chez une jolie femme, carefiant fon image au fond de mon cceur, la voyant fans celTe dans la journée; le foir entouré d'objets qui me la rappellent, couché dans un lit oü je fais qu'elle a couché. Que de ftimulans! tel lecteur qui fe les repréfente, me regarde déja comme a demi-mort. Tout au contraire, ce qui devoit me perdre fut précifément ce qui me fauva, du moins pour un tems. Enivré du charme de vivre auprès d'elle, du deur ardent d'y palfer mes jours, abfente ou préfente je voyois toujours en elle une teudre mere, une fceur chérie, une délicieufe amie & rien de plus. Je la voyois toujours la même, & ne voyois jamais qu'elle. Son image toujours préfente a mon cceur n'y laiffoit place a nulle autre; elle étoit pour moi la feule femme qui füt au monde, & 1'extrême douceur des fentimens qu'elle m'inipiroir ne laiflant pas a mes fens le tems de s'éveiller pour d'autres, me garantiffoit d'elle & de tout fon fexe. En un mot, j'étois fage paree qua je 1'aimois. Sur ces efFets que je rends mal, dife qui pourra de quelle efpece étoit mon attachement pour elle. Pour moi tout ce que j'en puis dire, elt que s'il paroit déja fort extraordinaire, dans la fuite il le paroitra beaucoup plus. J e paffois mon tems le plus agréablement du monde , occupé des chofes qui me plaifoient le moins. C'étoient des projets a diriger, des  if54 Les Confessions, mémoires a mettre au net, des recettes a tranfcrire; c'étoient des herbes a trier , des drogues a piler, des alambics a gouverner. Tout a travers tout cela venoient des foules de palTans, de mendians , de vifites de toute efpece. II falloit entretenir tout a la fois un foldat, un apothicaire, un chanoine, une belle dame, un frere-lai. Je peftois, je grommelois, je jurois, je donnois au diable toute cette maudite cohue. Pour elle qui prenoit tout en gaité, mes fureurs la faifoient rire aux larrnes, & ce qui la faifoit rire encore plus, étoit de me voir d'autant plus furieus que je ne pouvois moi-méme m'empêcher de rire. Ces petits intervalles oü j'avois le plaifir de grogner étoient charmans, & s'il furvenoit un nouvel importun durant la querelle, elle en favoit tirer parti pour 1'amufement, eu prolongeant malicieufemeut la vifite, & me jettant des coups-d'oeil pour lefquels je 1'aurois volontiers battue. Elle avoit peine a s'abflenir d'éclater en me voyant contrahit & retenu par la bienféance lui faire des yeux de polfédé, taudis qu'au fond de mon cceur & même en dépit de moi je trouvois tout cela trés - comique. Tout cela, fans me plaire en foi, m'amufoit pourtant , paree qu'il faifoit partie d'une maniere d'être qui m'étoit charmante. Rien de ce qui fe faifoit autour de moi , rien de tout ce qu'on me faifoit faire n'étoit felon mon goüt , mais tout étoit felon mon cceur. Je crois que je ferois parvenu a aimer la médecine, fi mon  Livre III. iö"5 dégout pour elle n'eüt fourni des fcenes folatres qui nous égayoient fans celle: c'eft peut-être la première fois que cet art a produit un pareil effet. Je prétendois connoiire a 1'odeur un livre de médecine , & ce qu'il y a de plaifant eft que je m'y trompois rarement. Elle me faifoit goüter des plus détetlables drogues. J'avois beau fuir ou vouloir me défendre; malgré ma réfiftance & més horribles grimaces , malgré moi & mes dents; quand je voyois ces jolis doigts barbotiillés s'approcher de ma bouche, il falloit finir par 1'ouvrir & fueer. Quand tout fon petit ménage étoit raffemblé dans la même chambre, a nous entendre courir & crier au milieu des éclats de rire , on eüt cru qu'on y jouoit quelque farce , & non pas qu'on y faifoit de 1'opiate ou de 1'élixir. Mon temps ne fe paftoit pourtant pas tout entier a ces poliffonneries, J'avois trouvé quelques livres dans la chambre que j'occupois: le Speélateur , Puffendorff, St. Evremond, la Ilenriade. Quoique je n'euffe plus mon ancienne fureur de lefture , par défceuvrement je lifois un peu de tout cela. LeSpectateur furtout me plut beaucoup & me fit du bien. M. 1'abbé de Gouvon m'avoit appris a lire moins avidernent & avec plus de réflexion ; la leflure me proficoit mieux. Je m'accoutumois a réfléchir fur i'élocution, fur les conftrudions élégantes; je m'exercois a difcerner le francois pur de mes idiomes provinciaux. Par exemple, je fus corrigé d'une faute d'orthographe  t66 Les Confessions, qUe je faifois avec tous nos Genevois, par ces deux vers de la Henriade: Soit qu'un ancien relpect pour le fang de leurs nuitres, Parlat encore pour lui dans le cceur de ces traitres: Ce mot parldt qui me frappa, m'apprit qu'il falloit un * a la troifieme perrenne du fubjonaif; au lieu qu'auparavant je 1'écrivois & prononcois paria, comme le préfent de 1'indicatif. Quelquefois je caufois avec Maman de mes (eétures; quelquefois je lifois auprès d'elle; j'y prenois grand plaifir; je m'exercois a bien lire , & cela me fut utile aufli. J'ai dit qu'elle avoit 1'efprit prné. 11 étoit alors dans toute fa fleur. Plufieurs gens de lettres s'étoient emprefléY a lui plaitc , & lui avoient appris il juger des ouvrages d'efprit. Elle avoit , fi je puis parler ainfi , le goüt un peu proteftant ; elle ne parloit que de Bayle & faifoit grand cas de St. Evre. mond, qui depuis longtems étoit mort en France. Mais cela n'empêc'aoit pas qu'elle ne connüt la bonne littérature & qu'elle n'en parlat foit bien. Elle avoit été éievée dans des fociétés choifies , & venue en Savoye encore jeune , elle avoit perdu dans le commerce charmant de la noblefle du piys, ce ton maniéré du pays de Vaud, oü les femmes prennent le bel efprit pour 1'efprit du monde & ne favent parler que par épigrammes. Quoi qu'elle n'eut vu la cour qu'en paffeut, ellety avoit jetté un coup-d'ceil rapidè* qui  Livre III. xg7 lui avoit fuffi pour Ia connoitre. Elle s'y conferva toujours des amis, & malgré de fecretes jaloufies , malgré les murraures qu'excitoient fa conduite & fes dettes, elle n'a jamais perdu fa penfion. Elle avoit 1'expérience du monde , & 1'efprit de réflexiou qui fait tirer parti de cette expérience. C'étoit le fujet favori de fes converfations , & c'étoit précifément, vu mes idéés CBimériques, la forte d'inftruétioa dont j'avois le plus grand befoin. Nous lifions . enfemble la Eruyere: il lui plaifoit plus que Ia Rochefoucault, livre trifte & défolant , principalement dans la jeunc-ITe oü l'on n'aime pas a voir 1'homme comme il eft. Quand elle moralifoit , elle fe perdoit quelquefois un peu dans les èfpaces; mais en lui baifant de tems en tems la bouche ou les mains je prenois patience , & fes longueurs ne m'en. nuyoient pas. Cette vie étoit trop douce pour pouvoir durer. Je ie fentois & 1'inquiétude de la voir finir étoit Ia fetrfe chofe qui en troubloit Ia jouiffance. Tout en folatrant Maman m'étudioit, m'obfervoit , m'interrogeoit, & bitiflbit pour ma' fortune force projets dont je me ferois bien pafTé. Heureufement ce n'étoit pas le tout de connoitre mes penchans, mes goüts, mes petits talens, il falloit trouver ou faire naitre les occafions d'en tirer parti , & tout cela n'étoit pas 1'affaire d'un jour. Les préjugés méme qu'avoit concus la pau. vre femme en faveur de mon mérite reculoient  lt>!5 Les Confessions, les momens de le mettre en oeuvre, en la rendanf plus difficile fur le choix des moyens; enfin tout elloit au gré de mes defirs, grace a la bonne opinion qu'elle avoit de moi ; mais il en fallut rabattre , & dès-lors , adieu la tranquillité. Un de fes parens appellé M. d'Aubonne la vint voir. C'étoit un homme de beaucoup d'efprit, intrigant, génie a projets comme elle , mais qui ne s'y ruinoit pas, une efpece d'aventurier. U venoit de propofer au Cardinal de Fleury un plan de lotterie très-compofée, qui n'avoit pas été gouté. II alloit le propofer a la Cour de Turin , oü il fut adopté & mis en exécution. II s'arrêta quelqUe tems a Annecy & y devint amoureux de Madame l'lmendante, qui étoit une perfonne fort aimable , fort de mon goüt & la feule que je vifle avec plaifir chez Maman. M. d'Aubonne me vit, fa parente lui paria de moi, i! fe chargea de m'examiner , de voir a quoi j'étois propre , & s'il me trouvoit de 1'étoffe , de -chercher a me placer. Madams de Warens ra' envoya chez lui deux ou trois matins de fuite, fous prétexte de quelque commiiïion, & fans me prévenir de rien. 11' s'y prit ttès-bien pour me faire jafer , fe familianfa avec moi, me mit a mon aife autant qu'il étoit poflïble, me paria de niaiferies & de toutes fortes de fujets: le tout fans paroitre m'obferver , fans la moindre affeaation , & comme fi, fe plaiknt avec moi , il eüt voulu converfer fans gêne. j'étois  Livre III. i Cenfcficns. n J  17«> Les Confessions, fuis emporté, mais ftupide; il faut que je fois de fang-froid pour penfer. Ce qu'il y a d'étonnant eft que j'ai cependant Ie tact aflëz für , de la pénétration , de la fineflé même , pourvu qu'on m'attende: je fais.d'excellens impromptus a loifir; mais fur le tems je n'ai jamais rien fait ni dit qui vaille. Je ferois une fort jolie converfation par la pofte, comme on dit que les Efpagnols jouent aux échecs. Quand je lus le trait d'un Duc de Savoye qui fe retourna , faifant route, pour crier : a votre gorge , marchand de Paris , je «lis, me voila. Cette lenteur de penfer, jointe a cette vivactté de fentir, je ne Pal pas feulement dans la conveifation, je l'ai même feul & quand je travaille. Mes idéés s'arrangent dans ma tête avec la plus incroyable difficulté. Elles y circuleut fourdement ; elles y fermentent jufqu'a m'émouvoir , m'échauffer , me donner des palpitations; & au milieu de toute cette émotion je ne vois rien nettement; je ne faurois écrire un feul mot, il faut que j'attende. InCenfiblement ce grand mou« vement s'appaife, ce cahos fe débrouille, chaque chofe vient fe mettre a fa place, mais lentement & aprês une longue & confufe agitation. N'avezvous point vu quelquefois 1'opéra en Italië ? Dans les changemens de fcene il regne fur ces grands théatres un défordre défagréable ik qui dure affez longtems: toutes les décorations font entremêlées; on voit de toutes parts un tiraillement qui fait  Livre III. \y\ peine; on croit que tout va renverfer. Cependant peu a peu tout s'arrange, rien ne manque , & i'on eft tout furpris de voir fuccéder a ce long tumulte un fpeétacle raviflant. Cette manoeuvre eft a peu prés celle qui fe fait dans mon cerveau quand je veux écrire. Si j'avois fu premiérement attendre , & puis rendre dans leur beauté les chofes qui s'y font ainfi peintes, peu d'auteurs m'auroient furpafté. De-la vient 1'extrême difliculté que jctrouve a écrire. Mes manufcrits raturés , barbouifé; , mêlés , indéchiffrafcles , atteftent la peine qu'ils m'ont coütée. II n'y en a pas un qu'il ne m'ait fallu tranfcrire quatre ou cinq fois avant de le donner a la prelfe. Je n'ai jamais pu rien faire la plume a la main vis-a-vis d'une table & de mon papier: c'eft a la promenade , au milieu des rochers & des bois , c'eft la nuit dans mon lit & durant mes infomnies que j'écris dans mon cerveau ; l'on peut juger avec quelle ienteur , furtout pour un homme abfolument dépourvu de mémoire verbale, & qui de la vie n'a pu retenir fix vers par cceur. II y a telie de mes périodes que j'ai tournée & retournéé~ cinq ou fix nuits dans ma tête avant qu'elle Uit en état d'être mife fur le papier. De-la vient encore que je réulïïs mieux aux ouvrages qui demandent du travail , qu'a ceux qui veuleut être faits avec une certaine légéreté , comme les lettres; genre dont je n'ai jamais pu prendre le ton, & dont 1'occupatioii H a  17a Les Confessions, me met au fupplice. Je n'écris point de lettres fur les moindres fujets qui ne me coütent des heures de fatigue, ou fi je veux écrire de fuite ce qui me vient, je ne fais ni commencer ni finir; ma lettre eft un long & confus verbiage; a peine m'entend-on quand on la lir. Non-s eule ment les idéés me coütent a rendre, elles me coütent même a recevoir. J'ai étudié les hommes & je me crois afiëz bon obfervSteur. Cependant je ne fais rien voir de ce que je vois; je ne vois bien que ce que je me rappelle , & je n'ai de 1'efprit que dans mes fouvenirs. De tout ce qu'on dit, de tout ce qu'on fait, de tout ce qui fe paffe en ma préfence, je ne fens rien , je ne pénetre rien. Le figne extérieur eft tout ce qui me frappe. Mais enfuite tout cela me revient: je rappelle le lieu, le tems, le ton , le regard , le gefte , la circonfïance , rien ne m'échappe. Alors fur ce qu'on a fait ou dit , je trouve ce qu'on a penfé , & il eft rare que je me trompe. S i peu maitre de mon efprit feul avec moimême, qu'on jnge de ce que je dois être dans la conveifation , oü, pour parler a propos , il faut penfer a la fois & fur le champ a mille chofes. La feule idéé de convenances dont je fuis für d'oublier au moins quelqu'une, fuffit pour m'intimider. Je ne comprends pas même comment on ofe parler dans un cercle : car a cliaque mot il faudroit pafier en revue tous les  Lives III, 17, gans qui font.la: il faudroit connoitre tous leurs carafteres , favoir leurs hïftoires, pour être für de ne rien dire qui puifle offenfer quelqu'un. La-defliis ceux qui vivent dans le monde ont un grand avantage: fachant mieux ce qu'il faut taire, ils font plus sürs de ce qu'ils difent: encore leur échappe-t-il fouvent des balourdifes. Qu'on juge de celui qui tombe-la das nues! il lui eft prefque impoflible de parler une minute impunément. Dans Ie tête- tête il y a un autre inconvénient que ja trouve pire ; la néceflité de parler toujours. Quand on vous parle, il faut répondre, & fi l'on ne dit mot , il faut relever la converfation. Cette infupportable contrainte m'eüt faule dégoüté de la fociété. Je ne trouve point de gêne plus terrible que 1'obligation de parler fur le champ & toujours. Je ne fais fi ceci tient a ma mortelle averfion pour tout aflujettilTement; mais c'eft alfez qu'il faiile abfolument que je parle pour que fe dife une fottife infailliblement. Ce qu'il y a de plus fatal eft qu'au lieu de favoir me taire quand je n'ai rien a dire , c'eft alors que pour payer plutót ma dette j'ai la fureur de vouloir parler. Je me hate de balbutier promptement des paroles fans idéés , trop heureux quand elles ne fignifient -rien du tout. En voulant vaincre ou cacher mon ineptie, je manque rarement de la montrer. Jb crois que voila de quoi faire alfez comprendre comment n'étant pas un fot, j'ai cepenH 3  174 Les Confessions, dam fouvent paffe pour 1'être , méme chez des gens en état de bien juger: d'autant plus malheureux que ma phyfionomie & mes yeux promettent davantage, & que cette attente fruftrée rend plus choquante aux autres ma ftupidité. Ce détail qu'une occafion particuliere a fait naltre, n'eft pas inutile a ce qui doit fuivre. 11 contient la clef de bien des chofes extraordinaires qu'on m'a vu faire , & qu'on attribue a une humeur fauvage que je n'ai point. J'aimerois la fociété comme un autre, fi je n'étois für de m'y montrer nonfeulement a mon défavantage , mais tout autre que je ne fuis. Le parti que j'ai pris d'écrire & de me caeher eft précifément celui qui me coi:venoit. Moi préfent on n'auroit jamais fu ce que je valois , on ne 1'auroit pas foupponné même ; & c'eft ce qui eft arrivé a Madame Dupin, quoique femme d'erprit, & quoique j'aie vécu dans fa maifon plufieurs années. Elle me 1'a dit bien des fois elle-même depuis ce tems-la. Au refte, tout ceci fouffre de certaines exceptions, & j'y reviendrai dans la fuite. La mefure de mes talens ainfi fixée , 1'état qui me convenoit ainfi défigné, il ne fut plus queftion pour la feconde fois que de remplir ma vocation. La difficulté fut que je n'avois pas fait mes études & que je ne favois pas méme alfez de latin pöur être prêtre. Madame de Warens imagina de me faire inftruire au féminaire pendant quelque tems. Elle en paria au fupérieur; c'étoit  Livre III. 175 ira Lazarifte appellé M. Gros, bon petit hornme a moitié borgne, maigre, grifon , le plus fpirituel & le moins pédant Lazarille que j'aie connu; ce qui n'eft pas beaucoup dire, ö la vérité. Il venoit quelquefois chez Maman, qui l'ac« cueilloit , le careflbit, l'agacoit même , & fe faifoit quelquefois lacet par lui ; emploi dont il fe chargeoit aflez volontiers. Tandis qu'il étoit en fonétion, elle couroit par la chambre de cóté & d'autre, faifant tantót ceci, tantót cela. Tiré par le lacet, Monfieur le Supérieur fuivoit en grondant, & difant a tout moment; mais, Madame, tenez-vous donc. Cela faifoit un fujet aflez pittorefque. M. G11 o s fe préta de bon cceur au projet de Maman. 11 fe contenta d'une penfion trés-modi» que & fe chargea de 1'inftruétion. II ne fut queftion que du confentement de 1'Evêque , qui non-feulement 1'accorda , mais qui voulut payer Ia penfion.- II permit aufli que je reftafle en habit laïque , jufqu'a ce qu'on püt juger par un eflai du fuccès qu'on devoit efpérer. Quel changement! 11 fallut m'y foumettre. J'allai au féminaire comme j'aurois été au fupplice. La trifte maifon qu'un féminaire , furtout pour qui fort de celle d'une aimable femme ! J'y portai un feul livre que j'avois prié Maman de me prêter, & qui me fut d'une grande reffource. On ne devinera pas quelie forte de livre c'étoit : un livre de mufique. Parmi les talen* H 4  17Ö Les Confessions, qu'elle avoit cultivés , la mufique n'avoit pas été oubliée. Elle avoit de la voix , chantoit pafl'ablement & jouoit un' peu du clavecin. Elle avoit la complaifance de me donner quelques lecons de chant, & il fallut commencer de loin, car a peine favois-je la mufique de nos pfeaumes» Huit ou dix lecons de femme & fort interiompues , loin de me mettre en état de folfier ne m'apprirent pas le quart des fignes de la mufique.. Cependant j'avois une telle paflion pour cet art, que je voulus eifayer de m'exercer feul. Le livre que j'emportai n'étoit pas même des pius faciles; c'étoient les cantates de Clerambault. On concevra quelle fut mon application & mon obfti* nation, quand je dirai que fans connoitre ni trsmfpofuion ni quantité , je parvins a déchirfrer & chantcr fans faute le premier récitatif & le premier air de la cantate d'A/phée & Aréthufe -y & il eft vrai que cet air eft fcandé fi jufte, qu'il ne faut que réciter les vers avec leur mefure pour y mettre celle de fair. Il y avoit au féminaire un maudit Lazarifte qui m'enireprit & qui me fit prendre en horreur le latin qu'il vouloit m'enfeigner. 11 avoit des cheveux plats, gras & noirs, un vifage de pain d'épice, une voix de buffle, un regard de chathuant, des crins de fanglier au lieu de barbe ; fon töurire étoit fardonique; fes membres jouoienc comme les poulies d'un manequin : j'ai oublié fon odieux nom ; mais fa figure effiayante & doit'  Livre TIL 177 doucereufe m'eft bien reüée, & j'ai peine a me Ja rappelier fans frémir. Je crois le rencontrer encore dans les corridors, avanpant gracieufement fon cralTeux bonnet quarré pour me faire figne d'entrer dans fa chambre, plus affreufe pour moi qu'un cachot. Qu'on juge du contraire d'un pareil maitre pour Ie difeiple d'un abbé de cour! Si j'e'tois refté deux mois a Ia merci de ce monfire, je fuis perfuadé que ma tête n'y auroit pas réfifié. Mais le bon M. Gros qui s'apperput que j'étois trifte , que je ne mangeois pas, que je maigriffois , deviua Ie fujet de mon chagrin -r cela n'étoit pas difficüe. I! m'óta des griffes de' ma béte , & par un autre contraire encore plus marqué me remit au plus doux des hommes. C'étoit un jeune abbé Faucigneran , appellé M. Gatier, qui faifoit fon féminaire & qui par complaifance pour M. Gros, & je crois, par huma. nité, vouloit bien prendre fur fes études le tems qu'il donnoit a diriger les mieunes. Je n'ai jamais vu de phyfionomie plus touchante que celle de M. Gau'er. II étoit blond & fa barbe tiroit fur le roux. II avoit le maintieu ordinaire aux ^ens. de fa province, qui fous une figure épaifie cachent tous beaucoup d'efprit ; mais ce qui marquoit vraiment en lui étoit une ame fenfible , affeftueufe, aimante. 11 y avoit dans fes grands' yeux bleus un mélange de douceur, de tendreffe & de triftefie , qui faifoit qu'on ne pouvoit Ir voir. fans s'intéreffer a lui. Aux regards-, au ton.  178 Les Confessions, de ce pauvre jeune homme , on eüt dit qu'il prévoyoit fa deftiuée, & qu'il fe fentoit né pour être malheureux. Son caraclere nedémentoit point faphyfionomie» Plein de patience & de complaifance , il fembloit plutót étudier avec moi que m'inftruire. II n'en falloit pas tant pour me le faire aimer, fon prédécefleur avoit rendu cela très.facile. Cependant malgré tout le tems qu'il me donnoit, malgré toute la bonne volonté que nous y mettions 1'un & 1'autre, & quoiqu'il s'y pril trés.bien, j'avancai peu en travaillant beaucoup. II eft fingulier qu'a» vee aflez de conception je n'ai jamais pu rien apprendre avec des maltres, excepté mon pere & M. Lambercier. Le peu que je fais de plus, je l'ai appris feul, comme on verra ei - après. Mon efprit impatient de toute efpece de joug ne peut s'aflervir a la loi du moment. La crainte même de ne pas apprendre m'empêche d'être attentif. De peur d'impatienter celui qui me parle, je feins d'entendre, il va en avant & je n'entends rien. Mon efprit vent marcher a fon heure, il ne peut fe foumettre a celle d'autrui. Le tems des ordinations étant venu, M. Gatier s'en retourna diacre dans fa province. II emporta mes regrets, mon attachement, ma reconnoiflance. Je fis pour lui des vceux qui n'ont pas été plus exaucés que ceux que j'ai faits pour moimême. Quelques années apiès j'appris qu'étant vicaire daas une paroifle il avoit fait un enfant A  Livre IIJ. une fille, la feule dont avec un cceur trés-ten. dre il eüt jamais été amoureux. Ce fut un fcanciale effroyable dans un dioccfe adminifiré trés-fé. vérement. Les prétres, en bonne regie, ne doivent faire des enfans qu'a des femmes mariées. Pour avoir manqué a cette loi de convenance il fut ■mis en prifon, diffamé, chafie. Je ne fais s'il aura pu dans la fuite rétablir fes affaires; mais le * fentiment de fon infortune profondément gravé dans mon cceur me revint quand j'écrivis 1'Emile, & réunifiant M. Gatier avec M. Gaime, je fis de ces deux dignes Prêtres 1'original du Vicaire Savoyard. Je me flatte que 1'imitation n'a pasdéshonoré fes modeles. Pendant que j'étois au féminaire, M. d'Aubonne fut obligé de quitter Annecy. M ***. s'avifa de trouver mauvais qu'il fit 1'amour a fa femme» C'étoit faire comme le chien du jardinier; car quoique Madame*** füt aimable, il vivoit fort mal avec elle & la traitoit fi brutalement qu'il' fut queflion de féparation. M***. étoit un vilaiiv homme , noir comme une taupe, fripon comme une chouette, & qui a force de vexations finit par fe faire chafler lui - méme. On dit que les Pro* vencaux fe vengent de leurs ennemis par des chanfons; M. d'Aubonne fe vengea du den par une comédie: il envoya cette piece a Madame de Warens qui me la fit voir. Elle me plut & me fit' naitre la fantaifie d'en faire une pour efïayer 0: j'étois en effet aufïï béte que 1'auteur 1'avou pronoa. KL &  i8o Les Confessions, cé: mais ce ne fut qu'a Chambéri que j'exécu» tai ce projet en écrivant 1''Amant de lui - même-, Ainfi quand j'ai dit dans la préface de cette pitce que je favois écrite a dix-huit ans, j'ai men» ti de quelques années. Ce s ï a peu prés a ce tems - ci que fe rapporte un événement peu important en lui-mê« me , mais qui a eu pour moi des fuites, & qui a fait du bruit dans le monde quand je l'avois ou- * blié. Toutes les femaines j'avois une fois la permiflion de fortir; je n'ai pas befoin de dire quel ufage j'en faifois. Un dimanche que j'étois chez Maman, le feu prit a un batiment des Cordeliers attenant a la maifon qu'elle occupoit. Ce batiment oü étoit leur four étoit plein jufqu'au comble de fafcines feches. Tout fut embrafé en trés - peu de tems. La maifon étoit en grand péril & couverte par les Hammes que le vent y portoit. Ou fe mit en devoir de déménager en hate & de porter les meubles dans le jardin , qui étoit visa • vis mes anciennes fenêtres & au-dela du ruifleau dont j'ai parlé. J'étois fi troublé que je jettois indifféremment par la fenêtre tout ce qui me tomboit fous la main, jufqu'a un gros mortier de pierre, qu'en tout autre tems j'aurois eu peine a foulever: j'étois prét a y jetter de même une grande glacé, fi quelqu'un ne m'eüt retenu. Le bon Evêque qui étoit venü voir Maman ce jour-la ne ïeiïa pas, non plus, oifif. II 1'emmena dans le jjtttdiajoü'il fe mit en prieres avec elle & tous ceux  Livre III. iS'l qui étoient-la, en forte qu'arrivant quelque tems aprés je vis tout le monde a genoux & m'y mis comme les autres. Durant la priere du faint homme le vent changea, mais fi brufquement & fi a propos, que les flammes qui couvroient la maifon & entroient déja par les fenêtres, furent por • tées de 1'autre cóté de la cour, & la maifon n'eut aucun mal. Deux ans aprês M. de Bernex étant mort, les Antonins, fes anciens confrères, commencerent a recueillir les pieces qui pouvoient fervir a fa béatification. A la priere du P. Bou.. det je joignis a ces pieces une atteftation du fait que je viens de rapporter, en quoi je fis bien ; mais en quoi je fis mal, ce fut de ctenner cé fait pour un miracle. J'avois vu 1'Evêque en priere, k durant fa priere j'avois vu le vent changer, & même trés. a - propos: voila ce que je pouvois dire & certifier: mais qu'une de ces deux chofes fut la caufe de 1'autre, voila ce que je ne de. vois pas attefter, paree que je ne pouvois le favoir. Cependant, autant que je puis me rappeller mes idéés, alors fincérement catholique, j'étois de bonne foi. L'amour du merveilleux fi naturel au cceur humain, ma vénération pour ce vertueux Pré. lat , 1'orgueil fecret d'avoir peut - être coutribué moi-même au miracle, aiderent a me féduire, & ce qu'il ya de für eft que fi ce miracle eüt été 1'effet des plus ardentes prieres, j'aurois bien pu m'en attribuer ma part. Plu» de trente ans aprés, lorfque j'eus publié' H 2  182 Les Confessions, ies Lettres de la montagne, M. Fréron déterra ce certificat, je ne fais comment, & en fit ufage dans fes feuilles. II faut avouer que Ia découverte étoit heureufe & 1'a-propos me parut a moi-même très-plaifant. J' é t o i s deiliné a être le rebut de tous les états. Quoique M. Gatier eüt rendu de mes progrês le compte le moins défavorable qu'il lui füt poflïble , on voyoit qu'ils n'étoient pas proportionnés a mon travail, & cela n'étoit pas encourageant pour me faire pouffer mes études. Aufli 1'Evêque & le Supérieur fe rebuterent-ils, & on me rendit a Madame de Warens comme un fujet qui n'étoit pas même bon pour être prêtre; au refte aflez bon garcon, difoit-on, & point vicieux; ce qui fit que malgré tant de préjugés rebutans fur mon compte, elle ne m'abandonna pas. Je rapportai chez elle en triomphe fon livre de mufique dont j'avois tiré fi bou parti. Mon air d'AIphée & Aréthufe étoit a- peu -prés tout ce que favois appris au féminaire. Mon goüt marqué pour cet art lui fit naitre la penfée de me faire muficien. L'occafion étoit commode. On faifoit chez elle au moins une fois la femaine de la mufique , & le maitre de mufique de la cathédrale qui dirigeoit ce petit concert, venoit la voir trés - fouvent. C'étoit un Parifieu nommé M. le Maitre , bon compofiteur , fort vif, fort gai , jeune encore , affez bien fait, peu d'efprit, mais au demeurant trés - bon homme.  L i v r 2 III.. 183 Maman me fit faire fa connoifiancc ; je m'attachois a lui, je ne lui deplaifois pas: on paria da penfion; l'on en convint. Bref, j'entrai chez lui, & j'y paflai 1'hiver d'autant plus agréablement que la rnaitrife n'étant qu'a vingt pas de ia maifon de Maman , nous étions chez elle en un momiht, & nous y foupions trés-fouvent enfemble. On jugera bien que Ia vie de la maltrife , toujours chantante & gaie, avec les muficiens & les enfans de chceur, me plaifoit plus que celle du féminaire avec les peres de St. Lazare. Cependant cette vie, pour être plus libre, n'en étoit . pas moins égale & réglée. J'étois fait pour aimer 1'indépendance & pour n'en abufer jamais. Durant fix mois entiers, je ne fortis pas une feule fois que pour aller chez Maman ou a 1'églife, & je n'en fus pas même tenté. Cet intervalle eft un de ceux oü j'ai vécu dans le plus grand calme, & que je me fuis rappellé avec le plus de plaifir. Dans les fituations diverfes oü je me fuis trouvé, quelques-uns ont été marqués par un tel fenti» ment de bien-être, qu'en les remémorant j'en fuis affeété comme fi j'y étois encore. Non - feulement je me rappelle les tems, les lieux , les perfonnes; mais tous les objets environnans Ia température de 1'air, fon odeur, fa couleur, une certaine impreffion locale qui ne s'eft fait fentir que la, & dont le fouvenir vif m'y tranfporte de nouveau. Par exemple , tout ce qu'on répétoit a Ia rnaitrife, tout ce qu'on chantoit au chceur, tout ce qu'on  t84 Lés Confessions» y faifoit; le bel & noble habit des ehanoines, les ehafubles des prêtres, les mitres des chantres, la figure des muficiens, un vieux charpentier boiteux qui jouoit de la contrebalfe, un petit abbé blondia qui jouoit du violon, le lambeau de foutane qu'aprè^ avoir pofé fon épée, M. le Maitre endolfoit par delfus fon habit laïque, & le beau furplis fin dont il en couvroit les loques pour aller au chceur: 1'orgueil avec lequel j'allois, tenant ma petite flute a bec m'établir dans forcheflre a la tribune , pour un petit bout de récit que M. le Mal. tre avoit fait exprès pour mo": Ie bon diné qui nous attendoit enfuite , le bon appétit qu'on y portoit; ce concours d'objets vivement retracé m'a cent fois charmé dans ma mémoire , autant & plus que dans la réalité. J'ai gardé toujours une affection tendre pour un certain air du Conditor alme fyderum qui marche par jambes, paree qu'un dimanche de 1'Avent j'entendis de mon lit chanter cette hymne avant le jour fur le perron de Ia cathédrale, felon un rite de cette églife-la. Mlle. Merceret,femme-de-chambre de Maman, favoit un peu de mufique: je n'oublierai jamais un petit motet offerte que M. le Maitre me fit chanter avec elle & que fa maitrelfe écoutoit avec tant de plaifir. Enfin tout jufqu'a la bonne fervan.e Pcrrine qui étoit fi bonne fille & que les enfans de chceur faifoient tant endêver, tout dans les fouvenirs de ces tems de bonheur èz d'innocence revient fouvent. me ravir & ïmaitiuler..  Livre III» j&y Je vivois a Annecy depuis prés d'un an fans is moindre reproche; tout le monde étoit content de moi. Depuis mon départ de Turin je n'avois point fait de fottife, & je n'en fis point tant que je fus fous les yeux de Maman. Elle me conduifoit, & me conduifoit toujours bien; mon attachement pour elle ftc-it devenu ma feule paffion; & ce qui prouve que ce n'étoit pas une paffion folie, c'eft que mon cceur formoit ma raifon. II eft vrai qu'un feul fentiment abforbant pour ainfi dire toutes mes facultés, me mettoit hors d'état de rien apprendre; pas même la mufique, bien que j'y fifie tous mes efforts. Mais il n'y avoit point de ma faute; la bonne volonté y étoit toute entiere , 1'affiduité y étoit. J'étois diftrait, rêveur , je foupirois: qu'y pouvois-je faire? IJ ne manquoit a mes progrès rien qui dépendit de moi; mais pour que je fiffe de nouvelles folies, il ne falloit qu'un fujet qui vint me les infpirer. Gj: fujet fepréfenta; Je hafard arrangea les choles; & comme on verra dans la fuite, ma mauvaife tête en tira parti. DNfoirdu mois de Février qu'il faifoit bien froid, comme nous étions tous autour du feu nous entendtmes frapper a la porte de la rue' Perrine prend fa lanterne , defcend, ouvre: un jeune homme entre avec elle, monte, fe préfente d'un air aifé, & fait a M. le Maitre un compliment court & bien tourué, fe donnant pour ua mufiaen fraupois que le mauvais état de fes finan-  iScT Les Corïeüions, ces forcoit de vicarier pour palfer fon chemin. A " ce mot de mudden frangois le cceur treflaillit au bon le Mahre; il aiinoit pafllonnément fon pays & fon art. II accueillit le jeune paleger, lui offrit Ie gïte dont il paroiflbit avoir grand befoin & qu'il accepta fans beaucoup de facon. Jel'examinai, tandis qu'il ft chauflbit & qu'il jafoit en attendant le foupé. 11 étoit court de ïlature, mais large de quarrure; il avoit je ne fais quoi de contrefait dans fa taille, fans aucune difformité particuliere; c'étoit pour ainfi dire un boifu a épaules plattes, mais je crois qu'il boitoit un peu. 11 avoit un habit noir plutót ulé que vieux, & qui tomboit par pieces, une chemife trés fine & trés fale, de belles manchettesd'effilé, des guêtres, dans chacnne defquelles il auroit mis fes deux jambes, & pour fe garantir de la neige un petit chapeau a porter fous 1e bras. Dans ce comique équipage il y avoit pouroant quelque chofe de noble que fon maintien ne démentoit pas; fa phyfionomie avoit de Ia fineffe & de 1'agrément ; il parloit facilement & bien, mais trés-peu modeftement. Tout marquoit en lui un jeune débauché qui avoit eu de 1'éducation & qui n'alloit pas gueufant comme un gueux , mais comme un fou. II nous dit qu'il s'appelloit Venture de Villeneuve , qu'il venoit de Paris, qu'il s'étoit égaré dans fa route , & oubliant un peu fon róle de muficien , il ajouta qu'il alloit a Grenoble voir un parent qu'il avoit dans Ie parlement.  Livre III, .g». Pendant le foupé on paria de mufique, & il en paria bien. II connoiiïbic tous les grands virtuofes, tous les ouvrages célebrei, tous les aéteurs, toutes les aétrices, toutes les joües fem* mes, tous les grands feigneurs. Sur tout ce qu'on difoit il paroiflbit au fait; mais a peine un fujet étoit-il entamé, qu'il brouilloit 1'entretkn par quelque poliflbnnerie qui faifoit rire & oublier ce qu'on avoit dit.» C'étoit un famedi, il y avoit le lendemain mufique a la catbédrale. M. Ie Maitre lui propofe d'y chanter; très-volontiers ; lui demande quelle eft fa partie ? la haute contre, & il parle d'autre chofe. Avant d'aller a 1'églife, on lui offrit fa partie a prévoir; il n'y jetta pas les yeux.' Cette gafconade furprit le Maitre: „ vous verrez, me dit-il a 1'oreille, „ qu'il ne fait pas une note n de mufique, — J'en ai grand-peur, " lui répondis-je. Je les fuivis trés-inquiet. Quand on commenca, le cceur me battit d'une terrible force, car je m'intéreflbis beaucoup a lui. J'eus bientót de quoi me rafl'urer. II chanta fes deux récits avec toute la juftefle •& tout le goüt imaginables, & qui plus eft avec une trés jolie voix. Je n'ai gueres eu de plus agréable furprife. Aprés la mefle M. Venture recut des complitnens a pene de vue des chanoines & des muil* ciens, auxquels il répondoit en poliflbnnant, mais. toujours avec beaucoup de grace. M. le Maitre rembrafla de bon cceur; j'en fis autant: il vit que j'étois bien aife & cela parut lui faire plaifir.  183 Les Confessions, On conviendra, je m'aflure, qu'après m-'être engoué de M. Bacle, qui tout compte n'étoit qu'un manant, je pouvois m'engouer de M. Venture qui avoit de 1'éducation , des talens , de 1'efprit, de 1'ufage du monde, & qui pouvoit palier pour un aimable débauché. C'elt aufli ce qui m'arriva, & ce qui feroit arrivé", je penfe, a tout autre jeune homme a ma place , d'auiant plus facilement encore qu'il auroit eu un meilleuj^tacT: pour femir le mérite & un meilleur goüt pour s'y attacher: car Venture en avoit, fans contredit, & il en avoit furtout un bien rare a fon age , celui de n'être point preflë de montrer fon acquis. 11 ?"eft vrai qu'il fe vantoit de beaucoup de chofes qu'il ne favoit point; mais pour celles qu'il favoit & qui étoient en aflez gtand nombre, il n'en difoit rien: 11 attendoit 1'occafion de les montrer» il s'en prévaloit alors fans emprefl'emeni, & cela faifoit le plus grand effet. Comme il s'arrêtoit aprês chaque chofe fans parler du refle, on ne favoit plus quand il auroit tout moiuré. Badin, folatre, inépuifable , féduiftint dans la converfation , fouriant toujours 6c ne riant jamais, il difoit du ton le plus élégant les chofes les plus groflietes & les faifoit palfer. Les femmes même les plus modeftes s'étonnoient de ce qu'elles enduroient de lui. Elles avoient beau fentir qu'il falloit fe faeher, elles n'en avoient pas la force. II ne lui falloit que des filles perdues, & je ne crois pas qu'il füt fait pour avoir des bonnes fortunes, mais il étoit fait  Livre III. ^ pour mettre uu agrément infini daas Ia fociété des gens qui en avoient. II étoit difficile qu'avec tant de talens agréables, dans un pays oü l'on s'y connoit & oü on les aime, il reflat borné longtems a la fphere des muficiens. Mon goüt pour M. Venture, plus raifonnable dans fa caufe, fut aufli moins extravagant dans fes effèts, quoique plus vif & plus durable que celui que j'avois pris pour M. Bacle. J'aimois a le voir, a 1'entendre j tout ce qu'il faifoit me paroiflbit charmant, tout ce qu'il difoit me fembloit des oracles: mais mon engouement n'alloit point jufqu'a ne pouvoir me féparer de lui. J'avois a mon voifinage un bon préfervatif contre cet excês. D'ailleurs, trouvant fes maximes trés ■ bonnes pour lui, je fentois qu'elles n'étoient pas a mon ufage; il me falloit une autre forte de volupté dont il n'avoit pas 1'idée & dont je n'ofois même lui parler , bien für qu'il fe feroit moqué de moi. Cependant j'aurois voulu allier cet attachemênt avec celui qui me dominoit. J'en parlois a Maman avec tranfport; le Maitre lui en parloit avec éloges. Elle confentit qu'on le lui amenat: mais cette entrevue ne réuflit point du tout: il la trouva précieufe; elle le trouva libertin, & s'alarmant pour moi d'une aufli mauvaife connoiflance, non-feulement elle me défendit de le lui ramener, mais elle me peignit fi fortement les dangers que je courois avec ce jeune homme, que je devins un peu plus circonfpetf a m'y livrer, &, trés.heureufement pour  £po Les Confessions, mes mceurs & pour ma tête, nous fumes bientót féparés. M. le Maitre avoit les gotits de fon art; il ai. moit le vin. A table cependant il étoit fobre; mais en travaillant dans fon cabinet il falloit qtfU büt. Sa fervante le favoit fi bien que, fitót qu'il prépatoit fon papier pour compofer & qu'il prenoit fon violoncelle, fon pot & fon verre arrivoient finflant u'après, & le pot fe renouvellott de tems a autre. Sans jamais être abfolument ivre, il étoit prefque toujours pris de vin, & en vérité c'étoit dommage, car c'étoit un garcon elfemiel. lementbon, & fi gai que Maman ne 1'appellott que petit chat. Malheureufement il aimoit fon ' talent, travailloit beaucoup, & buvoit de même. ' Cela prit fur fa fanté & enfin fur fon humeur; il étoit quelquefois ombrageux & facile a offenfer. Incapable de groffiéreté , incapable de manquer a qui que ce fut, il n'a jamais dit une mauvaife parole ,*même a un de fes enfans de chceur. Mais il ne falloit pas non plus lui manquer, & cela étoit jufie. Le mal étoit qu'ayant peu d'efprit, il ne difcernoit pas les tons & les carafteres, & prenoit fouvent la mouche fur rien. L'ancien Chapitre de Geneve, oü jadis tant de'Princes & d'livêques fe faifoient honneur d'entrer, a perdu dans fon exil fon ancienne fplen. deur, mais il a confervé fa fierté. Pour pouvoir y être admis, il faut toujours être gentilhomme ou doaeur de Sorbonne, & s'il eft un or-  Livre III. t£t gueil pardonnable* aprês celui qui fe tire du mérite perfonnel, c'eft celui qui fe tire de la naiffance. D'ailleurs tous les ptêtres qui ont des laïJUes a leurs gages, les traitent d'ordinaire avec alfez de hauteur. C'eft ainfi que les chanoines traitoient ■fouvent le pauvre le Maitre. Le chantre furtout, appellé M. 1'abbé de Vidonne , qui , du refte , étoit un trés-galant homme, mais trop plein de fa nobieffe, n'avoit pas toujours pour lui les égards que méritoient fes talens, & 1'autre n'enduroit pas volonticrs ces dédains. Cette année ils eurent durant la femaine fainte un démêlé plus vif qu'a 1'ordinaire dans un diné de regie que 1'Evêque donnoit aux chanoines, & oü le Maitre étoit toujours invité. Le chantre lui fit quelque paffe - droit & lui dit quelque parole dure, que celui - ci ne put digérer. II prit fur le champ la réfolution de s'enfuir la nuit fuivante, & rien ne put 1'en faire dérrfcirdre, quoique Madame de Warens, a qui il alla faire fes adieux, n'épargnat rien pour 1'appaifer. II ne put renoncer au plaifir de fe venger de fes tyrans, en les laiffanr dans 1'embarras aux fêtes de Paques, tems oü l'on avoit Ie plus grand befoin de lui. Mais ce qui retnbarrafibit lui-méme, étoit fa mufique qu'il vouloit emporter; ce qui n'étoit pas facile. Elle formoit une caifie affez grofle & fort lourde , qui ne s'emportoit pas fous Ie bras. Maman fit ce que j'aurois fait & ce que je ferois encore a fa place, Aprés bien des efforti  Les Confessions, ïnutiles pour le retenir, Ie voyanf réfolu de partlr comme que ce fut, elle prit Ie parti de 1'aider en tout ce qui dépendoit d'elle. J'ofe dire qu'elle le devoit. Le Maitre s'étoit confacré , pour ainfi dire, a fon fervice. Soit en ce qui tenoit a fon art , foit en ce qui tenoit a fes foins, il étoit entiérement a fes ordres , & Ie cceur avec lequel il les fuivoit , donnoit a fa complaifance un nouveau prix. Elle ne faifoit donc que rendre a un ami dans une occafion eflentielle ce qu'il faifoit pour elle en détail depuis trois ou quatre ans; mais elle avoit une ame qui pour remplir de pareils devoirs n'avoit pas befoin de fonger que c'en étoient pour elle. Elle me fit venir, m'ordonna de fuivre M. le Maitre au moins jufqu'a Lyon, & de m'attacher a lui aufii longtems qu'il auroit befoin de moi. Elle m'a depuis avoué que le defir de m'éloigner de Venture étoit entré pour beaucoup dans cet arrangement. Efie c<*ifulta Claude Anet, fon fidele domellique, pour le tranfport de la caiffe. II fut d'avis qu'au lieu de prendre a Annecy une béte de fomme qui nous feroit infailliblement découvrir , il falloit quand il feroit nuk , porter la caiife a bras jufqu'a une certaine dillance, & louer enfuite un ane dans un village pour la tranfporter jufqu'a Seysfel . oü éiant fur terres de France nous n'aurions plus rien a rifquer. Cet avis fut fuivi: nous panimes le même foir a fept heures, & Ma. mjui, fous préteste de payer ma dépenfe, groffit Ia  L i v R e III. Ip3 ïa petite bourfe du pauvre petit-chat d'un furcroit qui ne lui fut 'pas inutile. Claude Anet, le jardinier & inoi, portames la caifiè comme nous pümes jufqu'au premier village, oü un ane nous relaya, & la même nuk nous nous rendimes a Seyffel. Je crois avoir deja remarqué qu'il y a des tems oü je fuis fi peu fembiable a moi-même, qu'on me preudroit pour un autre homme de caraclere tout oppofé. On en va voir un exemple. M. Reydelet, curé de Seyflèl, étoit cbanoine db St. Pierre, par conféquent de la connoiffance de M. le Maitre, & 1'un des hommes dont il de. voit le plus fe cacher. Mon avis fut, au contraire , d'aller nous préfenter a lui, & lui demander gite fous quelque prétexte , comme fi nous étions-la du confentement du chapitre. Le Maitre goüta cette idéé, qui reudok fa vengeance moqueufe & plaifante. Nous allames donc efironté. ment chez M. Reydelet, ^ui nous regat trés-bien. Le Maitre lui dit qu'il alloit a Bellay, a la priere' > de 1'Evêque, diriger fa mufique aux fétes de P4ques, qu'il comptoit repaffer dans peu de jours, & moi a 1'appui de ce inenfonge j'en enfilai cent autres fi naturels que M. Reydelet me trouvant joli garcon, me prit en amitié & me fit mille careffes. Nous fümes bien régalés, bien couchés: M. Reydelet i*e favoit quelle chere nous faire; & nous nous féparames les meilleurs amis du monde, avec promefle de nous arréter plus longtems au retour. A peine pümes-nous attendre que.nous fi.ffions Conpjfiom, \  Ip4 Les Cokfessiohs, feuls pour commencer nos éclats de rire, & favone qu'ils me reprennent encore en y penfant; car on ne fauroit imaginer une efpiéglerie mieux foutenue ni plus heureufe. Elle nous eüt égayés durant toute la route, fi M. Ie Maitre qui ne ceffoit de boire ck de battre la campagne, n'eüt été attaqué deux ou trois fois d'une atteinte a laquelle il devenoit três-fujet, & qui reffembloit fort a 1'épilepfie. Cel3 me jetta dans des embarras qui m'effrayerent, & dont je penfai bientót a me tirer comme je pourrois. Nous allarnes a Bellay palfer les fêtes de Paques comme nous 1'avions dit a M. «Reydelet; & quoique nous n'y fuffions point attendus, nous fümes recus du maitre de mufique & accueillis de tout le monde avec' grand plaifir. M. le Maitre avoit de la confidération dans fon art & la méritoit. Le maitre de mufique de Bellay fe fit bonneur de fes meilleurs ouvrages & tacha d'obtenir 1'approbation d'un fi b«, jugp: car outre que le Maitre étoit connohTeur ,"il étoit équitable , point jaloux & t>oint flagorneur. II étoit fi fupérieurO a tous ces maitres de mufique de province, & ils le fentoient fi bien eux-mêmes, qu'ils le regardoient moins comme leur confrère, que comme leur chef. Après avoir paifé très-agréablement quatre ou o cinq jours a Bellay, nous en repartities & con- j tinuames notre route , fans aucun accident que i ceux dont je viens de parler. Arrivés t Lyon  t> Livre III, üous fümes Ioger a Notre Dame de pitié,. Sc en attendant la caifl'e, qu'a la faveur d'un autre menfonge nous avions embarquée fur le Rhóne par les foins de notre bon patron M. Reydelet, M. Ie Maitre alla voir fes connoililmces, entr'autres ie Pere Caton, cordelier, dont il fera parle dans Ia fuite, & 1'abbé Dortan, comte de Lyon. L'uit & 1'autre le recurent bien, mais ils le traliirent, comme on verra tout-a-l'beure; fon bonheur s'éroit épuifé chez M. Reydelet. Deux jours aprês notre arrivée a Lyon, comme nous pafïïons dans une petite rue non loin de notre auberge, ie Maitre fut furpris d'une de fes atteintes, & celle-la fut ft violente que j'en fus faifi Ti'effroi. Je fis des cris, appellai du fecours, nommai fon auberge '& fuppliai qu'on 1'y fit porter; puis tandis qu'on s'alTembloit & s'emprefibit autour d'un homme tombé fans fentiment & écumant au milieu de "la rue , il fut délaifi'é du feul ami fur lequel il etit dü compter. Je pris.l'inllant oü perfonne ne fongeoit a moi; je tournai le coin de la rue & je difparus. Graces au ciel j'ai fini ce troifieme aveu pénible ; s'il m'en reftoit beaucoup 'de pareiis a faire, j'abandonnerois le travail que j'ai commencé. De tout ce que j'ai dit jufqu'a préfent, il en efl refté quelques traces dans les lieux oü j'ai vécu ; mais ce que j'ai a dire dans le livre fuivant efl: prefque entiére^nent ignoré. Ce font les plus grandes extravagances de ma vie, & il efl; hen. I 2  ïo6" Les Confessions», reux qu'elles n'aient pas plus mal fini. Mais ma tête montée au ton d'un inftrument étranger étoic hors de fon diapafon; elle y revint d'elle-même', & alors je cefiai mes folies , ou du moins j'en fis de plus accordantes a mon naturel. Cette époque de ma jeunelTe eft celle dont j'ai 1'idée la plus confufe. Rien prefque ne s'y eft paiTé d'aflez in-? téreifant a mon cceur pour m'en retracer vivement le fouvenir, & il eft difficile que dans tant d'allées & venues, dans tant de déplacemens fucceffifs, je ne falfe pas quelques tranipofitious de tems ou de lieu. J'écris abfolument de mémoire, fans monumens, fans matériaux qui puilfent me la rappeller. II y a .des événemeus de ma^ vie qui me font aufli préfens que s'ils venolent d'arriver ; mais il y a des lacunes & des vuides que je ne peux remplir qu'a 1'aide de récits aufli confus que le fouvenir qui m'en eft refté. J'ai donc pu faire des erreurs quelquefois & j'en pourrai faire encore fur des bagatelles, jufqu'au tems oü j'ai de moi des renfeignemens plus füts; mais en ce qui importe vraiment au fujet je fuis alfuré d'être exact & fidele, comme je tacherai toujours de 1'être: voila fur quoi l'on peut compter*. Sitót que j'eus quitté M. le Maitre, ma réfolution fut prife, & je repartis pour Annecy. La caufe & le myftere de notre départ m'avoit donné un grand intérêt pour la füreté cle notre retraite; & cet intérêt m'occupant tout eutier avoit fait diverfion durant quelques jours a celui qui me rap.  L 1 V r e 11 r. \yf pelloit en arriere; mais dés* que la fécurité me laiffa plus tranquille, le fentiment dominant reprit fa place. Rien ne me flattoit, rien ne me tentoit,. je n'avois de defir pour rien que pour retourner auprès de Maman. La tendreiTe & la vérité de mon attachement pour elle avoit déraciné de mon cceur tous les projets imaginaires, toutes les folies de fambition. Je ne voyois plus d'autre bonheur que celui de vivre auprès d'elle, & je ne faifois pas un pas fans fentir que je m'éioignois de ce bonheur. J'y revins donc auffitót que cela me fut poffible. Mon retour fut fi prompt & mon etprk fi diftrait que, quoique je me rappelle avec tant de plaifir tous mes autres voyages, je n'ai pas le moindre fouvenir de celui-la. Je ne m'en rappelle rien du tout, finon mon départ de Lyon & mon arrivée a- Annecy. Qu'on juge furtout fi cette derniere époque a dü fordr de ma mémoire ! en arrivant je ne trouvai plus Madame de Warens : elle étoit partie pour Paris. Je n'ai jamais bien fu le fecret de ce voyage. Elle me 1'auroit dit, j'en fuis trés für, fi je 1'en avois preffée; mais jamais homme ne fut moins curieux que moi du fecret de fes amis* Mon cceur, uniquement occupé du préfent, en remplit toute la capacité, tout fon efpace, &, hors les plaifirs paffés qui font déformais mes uniques jouiffauces, il n'y rede pas un coin de vuide pour ce qui n'eft plus. Tout ce que j'ai cru d'entrevoir dans le peu qu'elle m'en a dit, eft que, dans la  ip8 Les Confessions, &c. révolution caufée a Tufin par 1'abdication du roi de Sardaigue, elle craignic d'être oubliée & vou« lut, a la faveur des imrigues de M. d'Aubonne, chercher le même avantage a la cour de France, oü elle m'a fouvent dit qu'elle 1'eüt préfêré; paree que la multitude des grandes affaires fait qu'on n'y eft pas fi défagréablement furveillé. Si cela eft, il eft bien étonnant qu'a fon retour on ne lui ait pas fait plus mauvais vifage, & qu'elle ait toujours joui de fa penfion fans aucune interruption. Bien des gens ont cru qu'elle avoit été chargée de quelque commiffion fecrete , foit de la part de 1'Evêque qui avoit alors des affaires a la cour de France, oü il fut lui - même obligé d'aller, foit de ia part de quelqu'un plus puiffant encore, qui fut lui ménager un heureux retour. Ce qu'il y a de für, fi cela eft; eft que 1'ambaffadrice n'étois pas mal choifie , & que, jeune & belle encore, elle avoit tous les talens néceffaires pour fe biga tirer d'une négoeiation. Fin du Livre troifiems*  LES CONFESSIONS D E J. J. RÓUSSEAU. LlVUU QlIJlTBIliME. J'Aruive & je ne la trouve plus. Qu'on juge de ma furprife & dé ma douleur! C'eft alors que le regret d'avoir lachement abandonné M. le Maitre commenca de fe faire fentir. II fut plus vif encore quand j'appris le malheur qui lui étoit arrivé. Sa caiiTe de mufique, qui contenoit toute fa fortune, cette précieufe caiLTe iaavée avec tant de fatigue, avoit été faifie en arrivant a Lyon par les foins du Comte Dortan, a qui le Chapitre avoit fait écrire pour le préveuir de cet enlevement furtif. Le Maitre avoit en vain réclamé fon bien, fon gagne - pain, le travail de toute fa vie. La propriété de cette caiife étoit tout au moins fujette a litige; il n'y en eut point. L'affaire fut décidée a 1'inftant méme par la loi du plus fort, & Ie pauvre le Maitre pcrdit ainfi le fruit de fes talens, 1'ouvrage de fa jeunelTe & la refiburce de fes vieux jours. I 4-  2oo Les Confessions, I l ne mauqua rien au coup que je recus, pour le rendre accsblant. Mais j'étois dans un age oiï les grands chagrins ont peu de prife, & je me forgeai bientót des confolations. Je comptois avoir dans peu des n'ouvelles de Madame de Warens, quoique je ne iufle pas fon adrelTe, & qu'elle ignora"t que j'étois de retour; & quant a ma défer» tion, tout bien compté, je ne Ia trouvois pas fi coupable. J'avois été utile a M. le Maitre dans fa retraite; c'étoit le feul fervice qui dépeudit de moi. Si j'avois refté avec lui en France, je ne 1'aurois pas guéri de fon mal, je n'aurois pas fauvé. fii cailfe, je n'aurois fait que doubler fa dépenfe , lans lui pouvoir étre bon a tien; Voila comment alors je voyois la chofe; je la vois autrement aujourd'hui. Ce n'eft pas quand une vilaine aftion vient d'être faite qu'elle nous tourmente, c'eft quand longtems aprês on fe la rappelle; car le fouvenir ne s'en éteint point. L e feul parti que favois a prendre pour avoir des uouvelles de Maman, étoit d'en attendre i car oü 1'aller chercher a Paris, & avec quoi faire le voyage f II n'y avoit point de lieu plus für qu'Annecy pour favoir tót ou tard oü elle étoit. J'y reftai donc. Mais je me conduifis aflez mal. Je n'allai point voir 1'Evêque, qui m'avoit protégé & qui me pouvoit protéger encore. Je n'avois plus ma patronne auprès de lui & je craignois les réprimandes fur notre évafion. J'allai moins encore au Séminaire. M. Gros n'y étoit plus. Je ne vi*  Livre IV. 201 vis perfonne de rna connoiiTance: j'aurois poufranc bien voulu aller voir Madame 1'intendante, mars je n'ofai jamais. Je fis plus mal que tout cela. Je retrouvai M. Venture, auquel malgré mon enthoufiafme je n'avois pas même penfé depuis mon1 départ. Je le retrouvai brillant & fêté dans tout Annecy; les Dames fe 1'arrachoient. Ce fuccès' acheva de me tourner la tête. Je ne vis plus rienque M. Venture, & il me fit prefque oublier Madame de Warens. Pour profiter de fes lecons plus a mon aiie, je lui propofai de partager avec moi' fon gite ; il y confentit. II étoit logé chez un cordonnier , plaifant & bouffon perfonnage, quidans fon patois n'appelloit pas fa femme autremenr que falopiet-e; nom qu'elle méritoit affez. 11 avoit avec elle des prifes4 que Venture avoit foin de faire durer en paroiffant vouloir faire le contraire. II leur difoit d'un ton froid & dans fon accent provencal des mots qui faifoient le plus grand effet; c'étoient des fcenes a pamer de rire. Les matinées fe paiibient ainfi fans qu'on y fongeat. A deux ou trois heures nous mangions un morceau. Venture s'en alloit dans fes fociétés oü il foupoit & moi j'allois me proraener feul, méditant fur fon grand mérite, admirant, convoitant fes rares talens, & maudiffant ma mauffade étoile qui ne m'appelloit point a cette heureufe vie. Eh que je m'y connoiffois mal! Ia mienne eüt été cent fois plus charmante, fi j'avois été moins béte & fi j'em avois fu mieux jouir. L 5, •  soi Les Coneessions, .Madame de Warens n*avoit emmené qu'Anet avec elle; elle avoit laiffé Merceret, fa femmede-chambre dont j'ai parlé. Je la trouvai occupant encore 1'appartement de fa maltrelTe. Made. moifelle Merceret étoit une fille un peu plus agé© que moi, nonpasjolie, mais affez agréable; une borïhe fribourgeoife fans malice, & a qui je n'ai connu d'autre défaut que d'être quelquefois un peu mutine avec fa maitreffe. Je 1'allois voir affez fouvent ; c'étoit une ancieune connoiffance; & fa vue m'en rappelloit une plus chere qui me la faifoit aimer. Elle avoit plufieurs amies, entr'autres une Mademoifelle Giraud, Genevoife ,qui pour mes péchés s'avifa de prendre du goüt pour moi. Elle preffoit toujours Merceret de m'amcner chez elle ; je m'y laiffois inener, paree que j'aimois affez Merceret, & qu'il y avoit-la d'autres jeunes perfonnes que je voyois volontiers. Pour Mademoifelle Giraud qui me faifoit toutes fortes d'agaceries, onne peut rien ajouter a 1'averfion que j'avois pour elle. Quand elle approchoit de mon vifage fon mufeau fee & noir, barbouillé de tabac d'Efpagne, j'avois peine a m'abftenir d'y cracher. Mais je prenois patience; a cela prés, je me plaifois fort au milieu de toutes ces filles, & foit pour faire leur cour a Mademoifelle Giraud, foit pour moi» même, toutes me fêtoient a 1'envi. Je ne voyois a tout cela que de 1'amitié. J'ai penfé depuis qu'il n'eüt tenu qu'a moi d'y voir davantage: mais je ne m'en avifois pas, je n'y penfois pas.  Livre IV, 20-3 IVai-lleurs, des coüturieres, des- filïes- dechambre, des petiies marchandes ne me tentoient gueres. II me falloit des Demoifelles.' Chacun a ïes fantaifies, c'a toujonrs été la mienne, & je ne penfe pas comme Horace fur ce point»la. Ce n'eft pourtant pas du tgut la vanité de 1'état & du rang qui mV.tire; c'eft un teint mieux confervé, de plus belles mains, unê* parure plus gracieufe, un air de délicatefïe & de propreté fur toute la perfonne, plus de goüt dans la maniere de fe mettre & de s'exprimer, une robe plus fine & mieux faite, une cbauffure plus mignonne, des rubaos, de Ia dentelle, des cheveux mieux a ju ft és: Je préférerois toujours Ia moins jolie ayant plus de tout cela. Je troüvé moi • même cette préférence trés-ridicule; mais mon cceur ia donne malgré, moi. Hu bien! cet avantage fe préfentoit encore & i! ne tint encore qu'a moi d'én profker.' Que j'aime a tomber de tems en tems fur les momens agréables de ma jeunefte! Ils m'éroient fi doux; i'ls ont été fi courts, fi rares, & je les ai goütés a fi bon marché! Ah! leur feul fouvenir rend encore a mon cceur une volupté pure, dont j'ai befoinpour ranimer mon courage & foutenir les ennuis du refte de mes ans. ' L'auroue un matin me parut fi belle quem'étant habilié précipitamment, je me hatai de gagner la campagne pour voir lever le foleil. Je goütai ceplaifir dans tout fon charme ; c'étoit Ia lêmaiaa: I 6-  204 Les Confkssions, sprès la St. Jeau. La terre dans fa plus grande parure étoit couverte d'herbe & de fleurs; les ros» figno's prefque a la fin de leur ramage fembloient fe plaire a le renforcer: tous les oifeaux faifant en concert leurs adieux au printems, chantoient la naiilance d'un beau jour d'été, d'un de ces beaux jours qu on ne voit plus a mon age, cV qu'on n'a jamais vus dans le trifle fol oü j'habite aujourd'hui. J e m'érois infenfïblement éloigné de la ville, la chaleur augmentoit, & je me promenois fous des ©mbrages dans un vallon le long d'un ruiffeau. J'entends derrière moi des pas de chevaux & des voix de filles qui fembloient embarraffées, mais qui n'en rioient pas de moins bon cceur. Je me retourne, on m'appelle par mon nom, j'approche » je trouve deux jeunes perfonnes de ma connoiffance, Mademoifelle de G*** & Mademoifelle GalJey, qui n'étant pas d'excellentes cavalieres, ne favoient comment forcer leurs chevaux a paffer le ruilfeau. Mademoifelle de G*** étoit une jeune Bernoife aimable, qui par quelque folie de fon age ayant été jettée hors de fon pays, avoit imité Madame de Warens, chez qui je l'avois vue quelquefois • mais n'ayant pas eu une penfion comme. elle , elle avoit été trop heureufe de s'attacher a Mademoifelle Galley, qui 1'ayant prife.en amitié avoit engagé fa mere a la lui donner pour compagne, jufqu'a ce qu'on la püt placer de quelque. fiacon. Mademoifelle Galley, d'un an plus jeune, qu'elle, étoit encore plus joliej elle. avoit je. ne  Livre I V.. 205 fais quoi de plus délicat, de plus fin; elle étoit en même tems trés-mignonne & très-formée, ce qui eft pour une fille le plus beau moment. Toutes deux s'aimoient tendrement, & leur bon caractere a 1'une & a 1'autre ne pouvoit qu'emretenit longtems cette union, fi quelque amant ne ve. nok pas la déranger. Elles me dirent qu'elles alloient a Toune, vieux chateau appartenant a Ma. dame Galley; elles implorerent mon fecours pour faire palTer leurs chevaux, n'en pouvant venir a bout elles feules; je voulus fouetter les chevaux , mais elles craignoient pour moi les ruades, & pour elles les haut-le-corps. J'eus recours a un autre expédient: je pris par la bride le cbeval de Mademoifelle Galley, puis le tirant aprés moi, je traverfai le ruilfeau ayant de 1'eau jufqu'a mi-jambes, & 1'autre cheval fuivit fans difficulté. Cela fait, je voulus faluer ces Demoifelles & m'en aller comme un benêt: elles fe dirent quelques mots tout bas, & Mademoifelle de G*** s'adrefiant a moi: „ non pas, non pas, me-dit-elle, on ne „ nous échappe pas, comme cela. Vous vous „ êtes mouillé.pour notre fervice, & nous devons „ en confcience avoir foin de vous fécher : il. „. faut, s'il vous plak, venir avec nous, nous„ vous arrétons «prifonnier. " Le cceur me bat- • tojt; je regardois Mademoifelle Galley: „ oui., „ oui, " ajouta- t-elle en riant de ma mine effarée, „ prifonnier de guerre; montez en croupe. „ derrière elle, nous voulons rendre compte de 1 7.  20(5 Les Confessioïjs, „ vous. Mais, Mademoifelle,. je n'ai point „ 1'honneur d'être connu de Madame votre mere; ,, que dira-t-elle en me voyant arriver ? Sa mere, '* reprit Mademoifelle de G***. „ n'eft pas a i, Toune; nous fommes feules: nous revenons ce „ foir, & vous reviendrez avec nous. " L'effet de rélectricité n'eft pas plus prompr que celui que ces mots firent fur moi. En m'élancant fur le cheval de Mademoifelle de G***. je tremblois de 1 joie, & quand il fallut i'embrafler pour me tenir, 'le cceur me battoit il fort qu'elle s'en appercu:; elle me dit que le fien lui battoit aufli par la frayeur de tomber; c'étoit prefque dans . ma poflure une invitation de vérifïer la chofe; je n'ofai jamais, & durant'tout le trajet, mes deuxbras lui fervirent de ceinture , très-ferrée, a la véiité , mais fans fe déplacer un moment. Telle femme qui lira ceci me fouffletteroit volontiers, & n'auroit pas tort. L'a gaité du voyage & le babil de ces filles aiguiferent tellement le mien, que jufqu'au foir & tant que nous fümes enfembte, nous ne déparlav mes pas un moment. Elles m'avoient mis fi bien. a mon aife, que ma langue parloit autant que mes yeux , quoiqu'elle ne dit pas les mêmes cho* fes. Quelques inftans feulemerft, quand je me trouvois tête • a • tête avec 1'une ou 1'autre , 1'entretien s'embarraflbit un peu; mais 1'abfente revenoit bien vite, & ne nous laiflbit pas le tems d'éclaircir cet embarras.  Livre IV. 2t? Arrivés a Toune, 6t moi bien féché , nous. déjeünaines. Enfuite il fallut procéder a 1'importante affaire de préparer le diné. Les deux Demoifelles tout en cuifinant, baifoient de tems en tems les enfans de la grangere, & le pauvre marmiton regardoit faire en rongeant fon frein. On avoit envoyé des provifions de la ville, & il y avoit de quoi faire un trés-bon diné, furtout en friarffiifes; mais malheureufement on avoit oublié du vin. Cet oubli n'étoit pas étonnant pour des filles qui n'en buvoient gueres; mais j'en 'fus faché, car j'avois un peu compte fur ce fecours pour m'enbardir. ÈHes en furent fdchées aufïï, par la méme raifon peut-être; mais je n'en crois tien. Leur gaité vive & charmante étoit 1'inno. ceuceménrc, & d'ailleurs qu'euffent- elles fait de moi entr'elles deux ? Elles envoyerent chercher du vin partout aux envirous; on n'en trouva point tant les payfans de ce canton font fobres & pau» vres. Ccmme elles m'en marquoient leur chagrin, je leur dis de n'en pas être fi fort en peïne, & qu'elles n'avoient pas befoin de vin pour m'enivrer. Ce fut la feule galanterie que j'ofai leur dire de Ia journée; mais je crois que les friponnesvoyoknt de refte que cette galanterie étoit une vérité. Nous dinames dans la cuifine de la grangere, les deux amies affifes fur des bancs aux deux cótés de la longue table, & leur hóte entr'elles deux fur uue efcabelle a trois pieds. Quel diné 1  joS Les Confessions, quel fouvenir plein da» charmes! Comment pouvant a fi peu de frais goüter des plaifirs fi purs & fi vrais, vouloir en rechercher d'autres ? Jamais fbupé des petites maifons de Paris n'approcha de ce repas, je ne dis pas feulement pour la galté , pour la douce joie, mais je dis pour la fenfualité. APKEsle diné, nous fimes une économie. Au lieu de prendre le café qui nous refioit du déjeüné, nous le gardames pour le goüté avSb de la crème & des gateaux qu'elles avoient apportés, & pour tenir notre appétit en haleine, nous allames dans le verger achever notre deilert avec des cerifes. Je montai fur 1'arbre & je leur en jettois des bouquets, dont elles me rendoient les noyaux a travers les branches. Une fois Mademoifelle Galley, avancant fon tablier & reculant lf tête, fe préfentoit fi bien, & je vifai fi jufle, que je lui fis tomber un bouquet dans le fein; & de rire. Je me difois en moi-même: que mes levres ne font-elles des cerilês l comme je les leur jetterois ainfi de bon cceur! La journée fe pafla de cette forte a folatrer avec la plus grande liberté, & toujours avec la plus grande décence. Pas un feul mot équivoque, pas une feule plaifanterie hafardée; & ceite décence nous ne nous fimpofions point du tout, elle venoit toute feule, nous prenions le ton que nous donnoient nos cceurs. Enfin ma modeilie, d'autres diront ma fottife, fut telle que la plus grande privauté qui m'échappa, fut de baifer  Livre IV. 209 une feule fois Ia main de Mademoifelle Galley. II eft vrai que la circonftance donnoi: du prix ■ cette légere faveur. Nous éiions feuls, je refpirois avec embarras, elle avoit les yeux baiffés. Ma bouche, au lieu de trouver des paroles, s'avifa m de fe colier fur fa main , qu'elle retira doucement, aprês qu'elle fut baifée, en me regardant d'un air qui n'étoit point irrité. Je ne fais ce que j'aurois pu lui dire : fon amie entra & me parut laide en ce moment. Enfin elles fe fouvinrent qu'il ne falloit pas attendre la nuit pour rentrer eiifville. II ne nous relloit que le tems qu'il falloit pour arriver de jour, & nous nous hatames de partir, en nous diftribuant comme nous éiions venus. Si j'avois ofé, j'aurois tranfpofé cet ordre; car le regard de Mademoifelle Galley m'avoit vivement ému le cceur; mais je n'ofai rien dire, & ce n'étoit pas a elle de le propofer. En marchant, nous difions que Ia journée avoit tort de finir; mais loin de nous plaindre qu'elle eüt été courte, nous trouvames que nous avions eu le fecret de la faire Iongue par tous les amufemens dont nous avions fu Ia remplir. Je les quittai a. peu prés au même endroit oü. elles m'avoient pris.» Avec quel regret nous nous féparames! Avec quel plaifir nous projettames de nous revoir! Douze heures paflees enfemble nous valoient des fiecles de famiüarité. Le doux fouvenir de cette journée ne coütoit rien a ces aimables.  Sio Les Confessioms, filles; la tendre union qui regnoit entre nous troi3 ëfc-4Waloie des plaifirs plus vifs & n'cüt pu fubfifter avec eux : nous nous aimions fans myitere & fans honte, & nous voulions nous aimer toujours ainfi. L'innocence des mceurs a fa volupté qui vaut bien 1'autre, paree qu'elle n'a point d'intervalle & • qu'elle agit continuellement. Pour moi, je fais * que la memoire d'un fi beau wur me touche plus, me charme plus, me revient plus au cceur que O celle ti'aucuns plaifirs que j'aie gotltés en ma vie. Je ne favois pasjrop bien ce que je voulois a ces deux charmants perfonnes: mais elles m'intérefibient beaucoup toutes deux. Je ne dis pas que fi j'eufle été le maitre de mes arrangemens, ■ mon cceur fe feroit partagé; j'y fentois un peu de préférence. J'aurois fait mon bosheur d'avoir pour maitreffe Mademoifelle de G***, mais a choix je crois que je 1'aurois mieux aimée pour confidente. Quoi qu'il en foit, il me fembloit en les quittant que je ne pourrois plus vivre fans 1'une & fans 1'autre. Qui m'eut dit que je ne les reverrois de ma vie, & que la finiroient nos éphémeres amours? Ceux qui liront ceci ne manqueront pas de rire de mes aventures galantes , en remarquant qu'après beaucoup de préliminaires , les plus avancées finiflent par baifer la main. O mes lecleurs, ne vous y trompez pas! J'ai peut-être eu plus de plaifir dans mes amours en finifiant par cette main baitée, que vous n'en aurcz jamais dans les  L 1 v 15 e IV. £11 vótres, cn commencant tout au moins par-la. Venture qui s'étoit couché fort tard li v, veille, 'rentra peu de tems aprês moi. Pour cet te fois je ne le vis pas avec le même plaifir qu'a 1'ordinaire, & je me gardai de lui dire comment j'avois pafle ma journée. Ces> Demoifelles m'avoient parlé de lui avec peu d'eftime, & m'avoient paru mécontentes de me favoir en fi mauvaifes mains; cela lui fit tort dans mon efprit: d'ailleurs tout ce qui me diflrayoit d'elles, ne pouvoitque m'être défagréable. Cependant il me rappella bientót a lui &a moi en me parlant de ma fittiation. Elle étoit trop critique pour pouvoir durer. Quoique je dépenfafle trés-peu de chofe, mon petit pécule achevoit de s'épuifer; j'étois fans refiburce. Point de nouvelles de Maman; je ne fa« vois que devenir, & je fentois un cruel ferrement de cceur, de voir 1'ami de Mademoifelle Galley réduit a 1'aumóne» Venture me dit qu'il avoit parlé de moi &. M. le Juge-Mage, qu'il vouloit m'y mener diner le lendemain , que c'étoit un homme en état de me rendre fervice par fes amis; d'ailleurs une bonne connoifiance a faire; un homme d'efprit & de lettres * d'un commerce fort agréable, qui avoit des talens & qui les aimoit; puis mêiant a fon ordinaire aux chofes les' plus férieufes la plus mincefrivolité, il me fit voir un joli couplet venu de Paris, fur un air d'un opéra de Mouret qu'on jouoit alors. Ce couplet avoit plü fi fort a M»  212 Les Confessïons, Siinon, (c'étoit le nom du Juge-Mage,) qu'il vouloit en faire un autre eu réponfe fur le même air: il avoit dit a Venture d'en faire aufli -un, & la folie prit a celui-ci de m'en faire faire un troifieme; afin, difoit-il, qu'on vit les couplets arriver le lendemain , comme les brancards du roman - comique. L a nuit ne pouvant dormir, je fis comme je pus mon couplet; pour les premiers vers que j'euffe faits ils étoient paflables , meilleurs même , ou du moins faits avec plus de goüt qu'ils n'auroienr été la veille; le fujet roulant fur une fituation fort tendre, a laquelle mon cceur étoit déja tout difpofé. Je montrai le matin mon couplet a Venture , qui le trouvant joli le mit dans fa poche, fans me dire s'il avoit fait le fien. Nous allames diner chez M. Simon, qui nous recut bien. La converfation fut agréable; elle ne pouvoit manquer de 1'étre entre deux hommes d'efprit a qui la leclure avoit profité. Pour moi, je faifois mon róle; j'écoutois & je me taifois. Us ne parierent de couplet ni 1'un ni 1'autre; je n'en parlai point non plus, & jamais, que je fache, il n'a été queflion du mien. Monsieur Simon parut content de mon maintien: c'eft a peu prés tout ce qu'il vit de moi dans cette entrevue. 11 m'avoit déja vu plufieurs fois chez Madame de Warens, fans faire une grande attention a moi. Ainfi c'eft depuis ce diné que je puis dater fa connoiflance, qui ne me  L i v r e IV. 215 fervit de rien pour robjet qui me l'avoit fait faire, mais dont je tirai dans la fuite d'autres avnntages qui me font rappeller fa mémoire avec plaifir. J'aurois tort de ne pas parler de fa figure, que , fur fa qualité de magiflrat, & fur Ie bei efprit dont il fe piqubit, 011 n'imagineroit pas fi je n'en difois rien. M. le Juge Mage Simon n'avoit affurément pas deux pieds de haut. Ses jambes droites, menues & même affez longues , 1'auroient agnuidi fi elles euffent été verticales; mais elles po« foient de biafs,comme celles d'un compas très-014vert. Son corps é:oit non feulement court, mais mince & en tout fens d'une petiteffe inconcevable. 11 devoit paroitre une fauterelle quan 1 il étoit nud. Sa tête, de grandeur naturelle, avec un vifage bien formé, fair noble, d'affez beaux yeux, fembloit une tête pofliche qu'on auroit plantée fur un moignon. 11 eüt pu s'exempter de faire de la dépenfe en parure; car fa grande perruque feule 1'habilloit patfaitement de pied en cap. Il avoit deux voix toutes différentes, qui s'entreméloient fans ceffe dans fa converfation, avec un, contrafte d'abord trés- plaifant, mais bientót trésdéfagréable. L'une étoit grave & fonore ; c'étoit, fi j'ofe ainfi parler, la voix de fa tête. L'autre, claire, aiguë & percante, étoit la voix de fon corps. Quand il s'écoutoit beaucoup, qu'il parloit trés - pofément, qu'il ménageoit fon haleine, il pouvoit parler toujours de fa grofle voix, inais pour peu qu'il s'animat & qu'un accent plus  SI4 Les Confessions, vif vlnt fe préfenter, cet accent devenoit comme le fifflement d'une clef & il avoit toute la peine du monde a reprendre fa bafle. Avec la figure que je viens de peindre, & qui n'eft point chargée, M. Simon étoit galant, grand oonteiM de fleurettes, & poufibit jufqu'a la coquetterie le foiu de fon ajuftemeut. Comme il cherchoit a prendre fes avantages, il donnoit volontiers fes audiences du matin dans fon lit; car quand on voyoit fur 1'oreiller une belle tête, perfonne n'alloit s'imaginer que c'étoit -1* tout. Cela donnoit lieu quelquefois a des fcenes dont je fuis für que tout Annecy fe fouvient encore. U n matin qu'il attendoit dans ce lit ou plutót fur ce lit les plaideurs,en belle couTe de nuit bien fine & bien blanche , ornée de deux grolfes bouffettes de ruban couleur de rore, un payfan arrivé , heurte a la porte. La fervante étoit fortie. M, le Juge-Mage entendant redoubler , crie , entrez : & cela, comme dit un peu ttop fort, partit de fa voix aiguë. L'homme entre, il cherche d'oü vient cette voix de femme, & voyant dans ce lit une cornette, une fontange, il veut reiTortir en faifant a Madame de grandes excufes. M. Simon fe fache & n'en crie que plus ciair. Le payfan, confirmé dans fon idéé & fe croyant infulté, lui chante pouille, lui dit qu'apparemment elle. n'eft qu'une coureufe, & que M. le Juge-Mage ne donne guires bon exemple chez lui. Le JugeMage furieux & n'ayant pour toute arme que fon  Livre IV» Hg pot - de - chambre , alloit le jetter a la tête de ca pauvre homine, quand fa gouvernante arriva. C s petit nain fi difgracié dans fon corps par la nature, en avoit été dédommngt du cóté de 1'efprit: il l'avoit naturellement agréable & il avoit pris foin de 1'orner. Quoiqu'il fut a ce qu'on difoit, alfez bon jurifconfulte, il n'aimoic pas fon métier. 11 s'étoit jetté dans la belle littérature, & 11 y avoit réufli. 11 en avoit pris furtout cette brillante fuperficie, cette fleur qui jette de 1'agré. ment dans le cornmerce, même avec les femmes. II favoit par cceur tous les petits traits des av.a & autres femblables: il avoit 1'art de lts faire valoir, en contant avec intérêt, avec niyfïere & comme une anecdate de la veille, ce qui s'étoit paffe il y avoit foixante ans. II favoit la mufique & chantoit agréablemcnt de fa voix d'homme: enfin il avoit beaucoup de jolis talens pour un magiflrat. A force de cajoler les Dames d'Annecy, il s'étoit mis a la mode parrni elles; elles 1'avoient a leur fuite comme un petit fapajou. II prétendoit mê. rrn a des bonnes fortunes, & cela les amufoit beaucoup. Une Madame' d'Epagny difoit que pour lui la derniere faveur étoit de fskifer une femme au genou. Comme il connoiffbit les bons livres & qu'il en parloit volontiers, fa converfiidon étoit nonfeulement amufante, mais inflruétive. Dans la fuite, lorfque j'eus pris du goüt pour 1'étude , je cultivai fa connoifiance & je m'en trouvai trés-  ai6 Les Confessions, « bien. J'allois quelquefois le voir de Chambery oü j'étois alors. II louoit, animoit mon émulation, & me donnoit pour mes leélures de bons avis dont j'ai fouvent fait mon profit. MalheureU' fement dans ce corps fi fluet, Iogeoit une ame trés • fenfible. Quelques années aprês, il eut je ne fais quelle mauvaife affaire qui le chsgrina & il en mourut. Ce fut domrnage ; c'étoit affurément un bon petit homme, dont on commencoit par rire, & qu'on finiiToit par aimer. Quoique fa vie ait été peu liée a 1» mienne, comme j'ai recu de lui des lecons utiles, j'ai cru pouvoir par reconnoiffance lui confacrer un petit fouvenir. S i t ót que je fus libre, je courus dans la rue de Mademoifelle Galley , me flattant de voir entrer ou fortir quelqu'un, ou du moins ouvrir quelque fenêtre. Rien; pas un chat ne parut & tout le tems que je fus - la , la maifon demeura aufli clofe que fi elle n'eöt point été habitée. La rue étoit petite & déferte, un homme s'y remarquoit: de tems en tems quelqu'un paffoit, entroit ou fortoit au voifinage. j'étois fort embarraffé de ma figure; il me fembloit qu'on devinoit pourquoi j'étois-la, & cöte idéé me mettoit au fupplice: car j'ai toujours ptéféré a mes plaifirs 1'honneur & le repos de celles qui m'étoient cheres. Enfin las de faire 1'amant efpagnol & n'ayant point de guitarre , je pris le parti d'aller écrire a Mademoifelle de G***. J'aurois préféré d'écrire a fon amie; mais je n'ofois, & il couvenoit de '* com-  Livre IV. 417 ccmmencer par celle a qui je devois Ia connoiffance de 1'autre & avec qui j'étois plus familier. Ma lettre faite, j'allai la porter a Mademoifelle Giraud, comme j'en étois convenu avec ces Demoifelles en nous féparanc. Ce furent elles qui me donnerent cet expediënt. Mademoifelle Giraud étoit contre-pointiere , & travaillant quelquefois chez Madame Galley, elle avoit 1'entrée de fa maifon. La meifigere ne me parut pourtant pas trop bien choifie; mais j'avois peur fi je faifois des difficultés fur celle - ia, qu'on ne m'en proppfijt point d'autre. De plus, je n'ofai dire qu'elle vouloit travailler pour fon compte. Je me fentois humilié qu'elle osüt fe croire pour moi du même fexe que ces Demoifelles. Enfin j'aimoismieux cet entrepot-la que point, & je m'y tins a tout rifque. Au premier mot la Giraud me devina : cela n'étoit pas difficile. Quand une lettre a porter fc de jeunes filles n'auroit pas parlé d'elle- même „ mon air fot & embarrafié m'auroit feul décelé. On peut croire que cette commiffion ne lui donna pas grand plaifir a faire: elle s'en chargea toutefois & 1'exécuta fidellement. Le lendemain mat:a je courus chez elle & j'y trouvai ma réponfe. Comme je me preffai de fortir pour 1'aller lire & baifer a mon aifel Cela n'a pas befoin d'être dit • mais ce qui en a befoin davantage, c'eft le parti que prit Mademoifelle Giraud, & 0(1 j'ai irouvé plus de délicatefle & de modération que je n'en ConfeJJJons. K  2 i 3 Les Confessions, autois attendu d'elle. Ayant affez de bon fens pour voir qu'avec fes trente-fept ans, fes yeux de lievre, fon nez barbouillé , fa voix aigre & fa peau noire, elle n'avoit pas beau jeu contre deux jeunes perfonnes pleines de graces & dans tout 1'dclat de la beauté, elle ne voulut ni les trahir ni les fervir, & aima mieux me perdre que de me ménager pour elles. Il y avoit déja quelque tems que la Merceret n'ayant aucune nouvelle de fa maltreffe, fongeoit a s'en retourner aFribourg; elle 1'y dérermina touta - fait. Elle fit plus, elle lui fit entendre qu'il fe. roit bien que quelqu'un la conduislt chez fon pere, & me propofa. La petite Merceret, a qui je re déplaifois pas non plus, trouva cette idee fort bonne a exécuter. Elles m'en parierent dés le même jour comme d'une affaire arrangée, & comme je ne trouvois rien qui me déplüt dans cette maniere de difpofer de moi, j'y coufentis, regardant ce voyage comme une affaire de huit jours tout au plus. La Giraud qui ne penfoit pas de même arrangea tout. II fallut bien avouer 1'état de mes finauces. On y pourvut: la Merceret fe chargea de me défrayer, & pour regagner d'un cóté ce qu'elle dépenfoit de 1'autre, a ma priere on décida qu'elle enverroit devant fon petit bagage, & que nous irions a pied a petites journées. Ainfi fut fait. Je fuis faché de faire tant de filles amoureulés de moi. Mais comme il n'y a pas de  L i V 11 E 1 V. 2If> quoi être bien vain du parti que j'ai tiré de toutes ces amours-la, je crois pouvoir dire la vérité fans fcrupule. La Merceret, plus jeune & moins déniaifée que la Giraud, ne m'a jamais fait des agaceries aufli vives; mais elle imitoit mes tons, mes accens, redifoit mes mots, avoit pour moi les attentions que j'aurois dü avoir pour elle, & prenoit toujours grand foin, comme elle étoit fort peureufe, que nous couchaflïons dans la même chambre: nientité qui fe borne rarement la dans un voyage, entre un garcon de vingt ans & une fille de vingt - cinq.. ■EllE s'y boma pourtant cette fois. Ma fimplicité fut telleque, quoique la Merceret ne fut pas 'défagréable , il ne me vint pas même a 1'efprit duraut tout le voyage, je ne dis pas la moindre tentation galante, mais même la moindre idéé qui s'y rapportat, & quaud cette idéé me feroit venue, j'étois. trop fot pour eu favoir profiter. Je n'imaginois pas comment une fille & un garcon paivenoient.a coucher enfemble ; je croyois-,qu'il falloit des fiecles pour préparer ce terrible arrangement. Si la pauvre Merceret en me défrayant comptoit fur quelque équivalent , elle en fut la dupe, & nous arrivames a Fribourg exaftement comme nous étions partis d'Annecy. En paflant a Geneve je n'allai voir perfonne; mais je fus pret a me trouver mal fur les ponrs. Jamais je n'ai vu les murs de cette heureufe ville, jamais je n'y fuis entré fans fentir une K 2  aio Les Confessionj, certaine défaillance de coeur qui venoit d'un excês d'attendriiTemen*. En méme tems que Ia noble image de la liberté m'élevoit 1'ame, celles de 1'égalité, de 1'union, de la douceur des mceurs me touchoient jufqu'aux lartnes & m'infpiroient un vif regret d'avoir perdu tous ces biens. Dans quelle erreur j'étois, mais qu'elle étoit naturelle! Je croyois voir tout cela dans ma patrie, paree que je ie portois dans men cceur. Il falloit palier a Nion. Paffer fans voir mon bon pere! Si j'avois eu ce courage, j'en ferois mort de regret. Je laiifai Ia Merceret a fauberge & je 1'allai voir a tout rifque. Eh ! que j'avois tort de le craindre! Son ame a mon abord s'ouvrit aux fentimens paternels dont elle étoit pleine. Que de pleurs nous veriames en nous embraiTanti 11 crut d'abord que je revenois a lui. Je lui fis mon hiflore & je lui dis ma réfolution. 11 la combauit foiblement. 11 me fit voir les dangers auxquels je m'expofois, me dit que les plus courtes folies étoient les meilleures. Du refte, il n'eut pas même la tentation de me retenir de force, & en cela je trouve qu'il eut raifon; mais 11 eft certain qu'il ne fit pas pour me ramener tout ce qu'il auroit pu faire; foit qu'après le pas que j'avois fait il jugedt lui - même que je n'en devois pasrevenir, foit qu'il füt embarralfé peut-être è favoir ce qu'a mon age il pourroit faire de moi. J'ai fu depuis qu'il eut de ma compagne de voyage une opinion bien injufle & bien éloignée de Ia vé-  Livre IV. 22 3 rité, muis du refte affez naturelle. Ma belle-mere, bonne femme, un peu mielleufe, fit femblant de vouloir me retenir a fouper. Je ne reftai point; mais je leur dis que je comptois m'arrêter avec eux plus longtems au retour, & je leur laiflai en dépót mon petit paquet que j'avois fait venir par le bateau & dont j'étois ernbarraifé. Le lendemain je partis de bon matin, bien content d'avoir vu mon pere & d'avoir ofé faire mon devoir. Nous arrivames heureufement a Fribourg. Sur la fin du voyage les empreffemens de Mademoifelle Merceret diminuerent un peu. Aprês notre arrivée elle ne me marqua plus que de la froideur, & fon pere, qui ne nageoit pas dans 1'opulence, ne me fit pas non plus un bien grand accueil; j'allai loger au cabaret. Je les fus voir le lendemain; ils nfoffiirent a diner, je 1'acceptai. Nous nous fépardmes fans pleurs, je retournai le foir a ma gargotte, & je repartis le furlenderrrain de mon airivée, fans trop favoir oü j'avois deflein d'aller. Voila encore une circonftance de ma vie, oü Ia providence m'ofTroii précifément ce qu'il me falloit pour couler des jours heureux. La Merceret étoit une très-bonne fille, point briljante, point belle) mais point laide non plus; peu vive, fort raifonnable a quelques petites hunwurs prés. qui fe paflbient il pleurer & qui n'avoient jamais de fuite orageufe. Elle avoit un vrai goüt pour moii j'aurois pu l'époufer fans peine & fuivre K 3  222 LeS confessions, Je métier de fon pere. Mon goüt poür 'la mu(rque me 1'auroit fait aimer. Je me ferois ëtabli èt Fribourg, petite ville peu jolie, .mais penplée de três'- bonnes gens. J'aurois perdu fans doute de grands plaifirs; mais j'aurois vécu en paix jufqu'a ma derniere heure, & je dois favoir mieux que perfonne qu'il n'y avoit pas a balancer fur ce marcbé. „ Je revius, non pas a Mon, mais a Laufanne. Je voulois me raffafier de la vue de ce beau lac qu'on voit-ladans fa plus grande éttndue. La plupart de mes fecrets motifs déterminans n'ont pas été plus folides. Des vues éloignées ont rarement aflez de force pour me faire agir. L'incertitude de 1'avenir m'a toujours fait regarder les projets de longue exécution comme des leurres de dupe.. Je me livre a i'efpoir comme uu autre, pourvu qu'il ne me coüte rien a nourrir; mais s'il faut prendre longtems de la peine, je n'en fuis plus. Le moindre petit plaifir qui s'offre a ma portée me tente plus que les joies du paradis. J'excepte pourtant Ie plaifir que la peine doit fuivre: celuiei ne me tente pas, paree que je n'aime que des jouilfances pures, & que jamais on n'en a de telles quand on fait qu'on s'apprête un repentir. J'avois grand befoin d'arriver en quelque lieu que ce füt, & le plus proche étoit le mieux; car m'étant égaré dans ma route je me trouvai le foir a Mouuon, oü je dépenfai le peu qui me reftoit, hors dix creutzers qui partirent le lendemain it la dinée , & arrivé le foir a un petit village au-  Livre IV. 223 prés de Laufanne, j'y entrai dans un cabaret fans un fois pour payer ma couchée & fans favoir que devenir. J'avois grand'faim; je fis bonne conténance & je demandai a fouper, comme fi j'eulfe eu de quoi bien payer. J'allai me coucher fans fonger a rien, je dormis tranquillement, & compté avec 1'hóte, je voulus pour fept batz a quoi montoit ma dépenfe lui laiffer ma vefte en gage. Ce brave homme la refufa; il me dit que graces au ciel il n'avoit jamais dépouillé perfonne, qu'il ne vouloit pas commencer pour fept batz, que je gardalfe ma vefte & que je le paycrois quand je pourrois. Je fus touché de fa bonté, mais moins que je ne de vois 1'être & que je ne l'ai été depuis en y repenfant. Je 11e tardai gueres h lui renvoyer fon argent avec des remerciemens par un homme für: mais quinze ans aprés repalfant par Laufanne a mon retour d'italie, j'eus un vrai regret d'avoir oublié le nom du cabaret & de 1'hóte. Je 1'aurois été voir. Je me ferois fait un vrai plaifir de lui rappeller fa bonne oeuvre & de lui prouver qu'elle n'avoit pas été mal placée. Des fervices plus importans fans doute.mais rendus avec plus d'oftentation, ne m'ont pas paru fi dignes de recannoilfance que 1'humanilé fimple & fans éclat de cet honnête homme. E n approchant de Laufanne je rêvois a la détrefiè oü je me trouvois, aux moyens de m'en tirer fans aller montrer ma mifere a ma bellemere, & je me comparois dans ce pélerinage K 4  224 Les Conpessions, pédeftre a mon ami Venture arrivant a Annecy, Je m'échaufTai fi bien de cette idéé , que, fans fonger que je n'avois ni fa geutilleiTe ni fes talens, je me mis en tête de faire a Laufanne Ie petit Venture, d'enfeigner la mufique que je ne favois pas, & de me dire de Paris oü je n'avois ja. mais été. En conféquence de ce beau projet, comme il n'y avoit point la de rnaitrife oü je pulfe vlcarier, & que d'ailleurs je n'avois garde > d'aller me fourrer parmi les gens de l'art, je commencai par m'inforraer d'une petite auberge oü l'on püt être aflez bien & a bon marclié. On m'enfeigua un nommé Perrotet, qui tenoit des penfionnaires. Ce Perrotet fe trouva être le meilleur homme du -eonde , & me recut fort bien. Je lui contai mes petits menfonges, comme je les avois arrangés. Jl me promit de parler de moi & de tacher de me procurer des écoliers: il me dit qu'il ne me demanderoit de 1'argeut que quand j'en aurois gagné. Sa penfion étoit de cinq écus blancs; ce qui étoit peu pour la chofe, mais beaucoup pour moi. 11 me confeilla de ne me mettre d'abord qu'a la demi - penfion, qui confifioit pour le diné en une bonne foupe & rien de plus, mais bien a fouper le foir. J'y confentis. Ce pauvre Perrotet me fit toutes ces avances du rneilleur cceur du monde, & n'épargnoit rien pour m'être utile. Pourquoi faut-il qu'ayant trouvé tant de bonnes gens dans majeunelle, j'en trouve fi peu dans un age avancé? leur race eft-elle épuifée? Non j.  LlTSE IV. 235 Non; mais 1'ordre oü j*ai befoin de les chercher aujourd'hui, n'eft plus le même oü je les trouvois alors. Parmi le penple, oü les grandes paffions ne parient que par intervalles, les fentimens de la nature fe font plus fouvent entendre. Dans les états plus élevés ils font étoufïe's abfolument, & fous Ie mafque du fentiment il n'y a jamais que 1'intérêt ou la vanité qui parle. J'écrivis de Laufanne a mon pere, qui m'envoya mon paquet & me marqua d'excellentes chofes dont j'aurois dü mieux profiter. J'ai déja noté des momens de déüre inconcevables oü je n'étois plus moi ■ même. En voici encore un des plus marqués. Pour comprendre a quel point la tête me tournoit alors, a quel point je m'étoïs pour ainfi dire venturifé, il ne faut que voir combien tout a la fois j'accumulai d'extrav«gances. Me voila maitre a chanter fans favoir déchiftrer un air; car quand les fix mois que j'avois paffés avec le Maitre m'auroient profité , jamais ils n'auroient pu ftiffire; mais outre cela j'apprenois d'un maitre, c'en étoit affez pour apprendre mal. Parifien de Geneve & catholique en pays proteftant, je crus devoir changer mon nom, ainfi que ma religion & rna patrie. Je m'approchois toujours de mon grand modele autant qu'il m'étoit pofiible. II s'étoit appellé Venture de Ville - neuve; moi je fis 1'ansgramme du nom de Rouffeau dans celui de Vauffore, & je m'appellai Vauflbre de Ville-neuve. Venture favoit la compofition, quoiqu'il n'en eüt K 5  .22(5 Les Confessions, rien dit; moi fans la favoir je m'en vantai a tout le monde, & fans pouvoir noter le moindre vaudeville je me donnai pour compofiteur. Ce n'eft pas tout: ayant été préfenté a M. de Treytorens, Profeffeur en Droit, qui aimoit la mufique & faifoit des concerts chez lui; je voulus lui donner un échantillon de mon talent, & je me mis a compofer une piece pour fon concert, aufiï effrontément que fi j'avois fu comment m'y prendre. J'eus la conftance de travailler pendant quinze jours a ce bel ouvrage, de le mettre au net, d'en tirer les parties & de les diftribuer avec autant d'affurance que fi c'eüt été un chef- d'oeuvre d'harmonie. Enfin , ce qu'on aura peine a croire, & qui-eft trés-vrai, pour couronner dignement cette fublime produftion, je mis a la fin un joli menuct qui couroit les mes, & que tout le monde fè rappelle peut - être encore fur ces paroles jadis fi connues: Quel caprice ! r v U Qiielle ii'jiiffice t Quoi , ta Clarice Trahiroit tes feux ? Venture m'avoit appris cet air avec la balTe fur d'autres paroles, a 1'aide defquelles je favois ietenu. Je mis donc a la fin de ma compofition «e menuet & fa baffe en fupprimant les paroles, & je le donnai pour être de moi, tout aufli réfolument que fi j'avois parlé a des habitans de. la lunev  Livre IV. 227 O n s'aiTemble pour exécuter ma piece. J'explique a chacun Ie genre du mouvement, le goüt de 1'exécution, les renvois desparties; j'étois fort affairé. On s'accorde pendant cinq ou fix minutes, qui furent pour moi cinq ou fix fiecles. Enfin tout étant pret, je frappe avec un beau rouleau de papier fur mon pupitre magifiral les cinq ou fix coups du prenez garde a vous. On fait filence, je me mets gravement a battre la mefure, on commence non , depuis qu'il exifte .des opéra francois, de la vie on .n'ouït un femblable charivari. Quoi qu'on eüt pu penfer de mon prétendu talent, 1'effet fut pire que tout ce qu'on fembloit attendre. Les muficiens étouffoient de rire;. les auditeurs ouvroient de grands yeux & auroient bien voulu fermer les oreilles; mais il n'y avoit pas moyen. Mes bourreaux de fymphoniltes qui vouloient s'égayer, racloient a percer le tympan d'un quinze- vingt. J'eus la confiauce d'aller toujours mon train, fuant, il eft vrai, a groffes gouttes, mais retenu par la honte, n'ofaut m'enfuir & tout planter-la. Pour ma confolation j'entendois autour de moi les afïïftans fe dire a leur oreille, 011 plutót a la mienne: 1'un, „ il n'y a rien „ la .de fupportable; " un autre, „ quelle mu„ fique enragée? " un a.utre,- „ quel diable de„ fabbat ? " Pauvre Jean Jaques! dans ce cruef moment tu n'efpérois gueres qu'un jour devant leRoi de France & toute fa cour, tes fons excite-toient des murmures de furprife & d'applaudiflb-  328 Les Confesspons, ment, & que dans toutes les loges autour de'tor les plus aimables femmes fe diroient a demi-voix: „ quels fons charmans! quelle mufique enchante„ refTe! Tous ces chants-la vont au coeur." Mais ce qui mit tout le monde de bonne humeur fut le menuet. A peine en eüt • on joué quelques mefures, que j'entendis partir de toutes parts les éclats de rire. Chacun me félicitoit fur mon joli goüt de chant; on m'aifuroit que ce menuet feroit parler de moi , & que jeméritois d'être chanté partout. Je n'ai pas befoin de dépeindre mon angoiiTe , ni d'avouer que je la inéritois bien. Le lendemain 1'un de mes fymphoniftes appellé Lutold vint me voir, & fut alfez bon homme pour ne pas me féliciter fur mon fuccès, Le profond fentiment de ma fottife, la honte, le regretr le défefpoir de 1'état oü j'étois réduit , 1'impofllbilité de tenir mon crenr fermé dans fes grandes peines, me firent ouvrir a lui; je lachai Ia bonde a mes larmes, & au lieu de me contenter de lui avouer mon ignorance, je lui dis tout, en lui demandant le fecret qu'il me promit & qu'il me garda comme on peut le croire. Dês le même foir tout Laufanne fut qui j'étois, & ce qui eft remarquable, perfonne ne m'en fit femblant, pas même le bon Perrotet, qui pour tout cela ne fe rebuta pas de me loger & de me nourrlr. Je vivois, mais bien triftement. Les fuites d'un pareil début ne firent pas pour moi de Laufrnne un féjour fort agréable. Les écoliers ne fe  : L i v k e iv. 329 préfentoient pas en foule; pas une feule écoliere-, & perfonne de la ville. J'eus en tout deux ou trois gros Teutches aufli flupides que j'étois igno. rant, qui m'ennuyoicnt a mourir & qui dans mes mains ne devinrent pas de grands croque-notes. Je fus appellé dsns une feule maifon, oü un petit ferpent de fille fe donna le plaifir de me montrer fceaucoup de mufique dont je ne pus pas lire une uote, & qu'elle eut la malice de chanter devant M. le maitre pour lui montrer comment cela s'exécutoit. J'étois fi peu en état de lire un air de première vue , que dans le brillant concert dont j'ai parlé, il ne me fut pas poffible de fuivre un moment 1'exécution, pour favoir fi l'on jouoit bien ce que j'avois fous les yeux & qUe j'avois compofé moi- méme. Au milieu de tant d'humiliations j'avois des confolations très-douces, dans les nouvelles que je recevois de tems en tems des deux charmantes amies. J'ai toujours trouvé dans le fexe une grande vertu confolatrice , & rien u'adoucit plus mes affliétions dans mes difgraces que de fentir qu'une perfonne aimable y prend intérêt. Cette corref. pondance cefla pourtant bientót aprés & ne fut jamais renouée; mais ce fut ma faute. En changeant de licu je négligeai de leur donner mon adreffe, & forcé par la nécefïïté de fonger continuellement a moi-méme, je-les oubliai bientót endérement. H y a longtems qu« je n'ai parlé de ma pauvre K 7  230 Les Confessions, maman; mais fi l'on croit que je Foubliois auftï, l'on ié trompe fort. Je ne ceflbis de penfer a elle & de defirer de la retrouver, non - feulement pour le befoin de ma fubfiftance, mais bien plus pour le befoin de mon cceur. Mon attachement pour elle, quelque vif, quelque tendre qu'il fut, ne m'empêehoit pas d'en aimer d'autres; mais ce n'étoit pas de la méme facon. Toutes devoient également ma tendrefiê a leurs charmes , mais elle tenoit uniquement a ceux des autres & ne leur eüt pas furvécu; au lieu que Maman pouvoit devenir vieille & laide fans que je I'aimaffe moins tendrement. Mon cceur avoit pleinement tranfmis è fa perfonne fhommage qu'il fit d'abord a fa beauté , & quelque changement qu'elle éprouvat, pourvu que ce füt toujours elle, mes fentimens nè pouvoient changer. Je fais bien que je lui devois de la reconroilTance ; mais cn vérité je n'y fongeois pa?. Quoi qu'elle eüt fait, ou n'eut pas fait pour moi, c'cüt été toujours la même chofe. Je ne 1'aimois ni par devoir ni par intérêt, ni p3r convenance; je 1'aimois paree que j'étois né pour 1'aimer. Quand je deveinois amoüreüx de 'quel. que autre, cela faifoit diftraétion, je 1'avoue, & je penfois moins fouvent a elle; mais j'y penfois avec le même plaifir, & jamais, amoureux ou non, je ne me fuis occupé d'elle fans fentir qu'il ne pouvoit y avoir pour moi" de vrai bonheur dans la vie, tant que j'en ferois féparé. KTayant point de fes uouvelles depuis fi long-  L I V It E IV. £3I tems, je ne crus jamais que je 1'eulTe tout-a-fait perdue,, ,ni qu'elle eüt pu m'oublier. Je me difois: elle faura tót ou tard que je fuis errant, & me donnera quelque figne de vie ; je la retrouverai, j'en fuis certain. En attendant c'étoit une douceur pour mei d'habiter fon pays, de palier dans les rues oü elle avoit pallé, devant les maifons oü elle avoit demeuré, & le tout par conjecture; car une de mes ineptes bizarreries étoit de n'ofer m'infoimer d'elle, ni prononcer fon nom fans la plus abfolue néceffité. II me fembloit qu'en la nommant je difois tout ce qu'elle m'infpiroit, que ma bouche révéloit le fecret de mon cceur, que je la compromettois en quelque forte. Je crois méme -qu'il fe méloit a -cela quelque frayeur qu'on ne me dit du ma! d'elle. Ou avoit pailé beaucoup de fa démarche & un peu de fa conduite. De peur qu'on n'en dit pas ce que je voulois emendre, j'aimois mieux qu'on n'ên parlat point du tout. Com me mes écoliersne m'occupoient pas beaucoup & que fa ville natale n'étoit qu'a quatre lieues de Laufanne, j'y fis une promenade de deux ou trois jours,durant lefquels la plus douce émotion ne me quitta point. L'afpefl du lac de Geneve & de fes admirabies cötes eut toujours a mes yeux un attrait particulier que je ne faurois expliquer, & qui ne tieut pas feulement a la beauté du fpectacle, mais a je ne fais quoi de plus intéreflant qui m'afïèfte & m'attendrit. Toutes les fois que  232 Les Confsssions, j'approche du Pays-de- Vaud, j'éprouve mie impreflïon compoféc du fouvenir de Madame de Warens qui y eft née, de mon pere qui y vivoit, de Mlle. de Vulfon qui y eut les prémices de mon coeur , de plulreurs voyages de plaifir que j'y fis dans mon enfance, & ce me femble, de quelque autre caufe encore plus fecrete & plus forte que tout cela. Quand 1'ardent defir de cetre vie heureufe & douce qui me fuit & pour laquelle j'étois né, vient enflammer mon imagination', c'eft toujours au Pays • de - Vaud , prés du lac, dans des campagnes charmantes qu'elle fe fixe. II me faut abfolument un verger au bord de ce lac & non pas d'un autre; il me faut un ami für, une femme aimable, une vache & un petit bateau. Je ne jouirai d'un bonheur parfait fur la terre que quand j'aurai tout cela. Je ris de la fimplicité avec laquelle je fuis allé plufieurs fois dans ce pays - la , uniquement pour y chercher ce bonheur imaginaire. J'étois toujours furpris d'y trouver les nabitans, furtout les femmes, d'un tout autre caractere que celui que j'y cherchois. Combien cela me fembloit difparaie ! Le pays & Ie peuple dont il eft couvert, ne m'ont jamais paru faits run pour 1'autre. Dans ce voyage de Vevai, je me livrois en fuivant ce beau rivage a la plus douce mélancolie. Mon cceur s'élancoit avec ardeur a mille félicltés innocentes; je m'attendrifibLs, je foupirois & je pleurois comme un enfant. Combien de fois m'ar.  Livre IV. 233; ïêtant pour pleurer a mon aife, aflïs fur une grofiè pierre, je me fuis- araufé a voir tomber mes larmes dans 1'eau! J'allai- 1 Vevai Ioger a la Clef, & pendant deux jours que j'y reffai fans voir perfonne, je pris pour cette ville un amour qui m'a fuivi dans tous mes voyages , & qni m'y a fait établir enfin les héros de mon roman. Je dirois volontiers a ceux qui ont du goüt & qui font fenfibles:^,, aflez a Vevai, vifitez le pays, examinez ,, les fites, promenez-vous fur le lac, & dites fi „ la nature n'a pas fait ce beau pays pour une „ Julie, pour une Claire & pour un St. Preux ; ,,. mais ne les y cherchez pas." Je reviens a moa kifloire. Comme j'étois catholique & que je me dot> nois pour tel, je fuivois fans myflere & fans fcrupule lé culte que j'avois emhraflé. Les dimah* dies quand il faifoit beau j'allois a Ia mtffe a Afens, a deux lieues de Laufanne. Je faifois ordinairemenr cette courfe avec d'autres catholi.ques, furtout avec un brodeur Parifien, dont j'ai oublié le nom. Ce n'étoit pas un Parilitn comme moi, c'étoit un vrai Parifien de Paris, un archi-parifien du bon Dieu, bon homme comme ua Champenois. 11 aimoit fi fort fon pays qu'il ne Voulut jamais douter que j'en fuflè, de peur de perdre cette occafion d'en parler. M. de Crouzas, Lieutenant-Baillival, avoit un jardinier da Paus aufli, mais moins complaifam, & qui trou.  BJ4- Lr. s CoNFES-SLONS, voit la gloire de fpn pays compromife a ce qu'on ofat fe donner pour en être, lorfqu'on n'avoit pas cet honneur. II me queftionnoit de fair d'un homme für de me prendre en faute, & puis fourioit malignement. II me demanda une fois ce qu'il y avoit de retnarquable au marché-neuf? Je battis la campagne , comme on peut croire. Aprês avoir psfi'é vingt ans 'a Paris,'je dois a préfent connoitre cette ville. Cependant fi l'on me faifoit aujourd'hui pareille queflion , je ne ferois pas moins embarraffé d'y répondre , & de cet embarras on pourroit aufli bien conclure' que je n'ai jamais été a Paiis. Tant, lors même qu'on rencontre la vérité, 1'on eft - fujet a fe fonder fur des principes trompeurs! J e ne faurois dire exaétement combien de tems je demeurai a Laufanne. Je n'apportai pas de cette ville des fouvenirs bien rappellans. Je fais feulement que n'y trouvant pas a vivre, j'allai de-Ia a Neufchatel & que j'y paflai 1'hiver. Je réuffts mieux dans cette derniere ville; j'y eus des écoliers, & j'y gagnai de quoi m'acquitter avec mon bon ami Perrotet, qui m'avoit fidellement envoyé mon petit bagage , quoique je lui reduiTe aflez d'argent. J'apprenois infenfiblement la mufique en 1'enfeignant. Ma vie étoit aflez douce jun homme raifonnable eüt pu s'en contenter: mais mon cceur inquiet me demandoit autre chofe. Les dimanches &: les jours oü j'étois libre, j'allois courir  h t V R E IV. 235 les campagnes & les bois des environs, toujours errant, rêvant, foupirant, & quand j'étois une fois forti de la ville, je n'y rentrois plus que le foir. Un jour étant a Boudry, j'entrai pour diner dans un cabaret: j'y vis un homme a grande barbe, avec un habit violet a la grecque, un bonnet fourré, 1'équipage & 1'air alfez noble, & qui fouvent avoit peine a fe faire entendre, ne parJant qu'un jargon prefque indéchiffrable , mais plus relfemblant a 1'Italien qu'a nulle autre Iangue. J'enrendois prefque tout ce qu'il difoit & j'étois le feu!; il 11e pouvoit s'énoncer que par fignes avec 1'hóte & les gens du pays. Je lui dis quelques mots en Italien qu'il entendit parfaitement; il fe Ieva & Vint m'embraffer avec tranfport. La liaifon fut bientót faite, & dés ce moment je lui fervis de trucheinent. Son diné étoit bon, le mien étoit moins que médiocre; il m'invita de prendre part au fien, je fis peu de facons. En buvant & ba. ïagouinant nous achevames de nous familiarifer, & dés la fin du repas nous devinmes inféparables.. 11 me conta qu'il étoit Prélat Grec & Archimandrite de Jérufalem; qu'il étoit chargé de faire une quête en Europe pour le rétabliflement du faint Sépulcre. II me montra de belles patentes de la Czarine & de 1'Empereur; il en avoit de beau. coup d'autres Souverains. Il étoit affez content de ce qu'il avoit amalTé jufqu'alors ; mais il avoit eu des peines incroyables en Allemagne, n'enten. dant pas un mot d'AUemand, de Latin ni de Fm*  ay5 Les Confessic-n», . eois; & réduit a fon Grec, au Turc & a la latf. gue Franque pour toute reflburce, ce qui ne lui en procuroit pas beaucoup dans le pays oü il s'étoit enfourné. II me propofa de l'accornpagner pour lui fervlr de fecrétaire & d'interprete. Malgré mon petit habit violet Houvellement acheté & qui ne cadroit pas mal avec mon nouveau pofte, j'avois 1'air fi peu étoffé qu'il ne me crut pas diilcile a gagner & il ne fe trompa point. Notre accord fut bientót fait; je ne demandois rien , & il promettoit beaucoup. Sans camion, lans füreté, fans connoiflarice, je me livre a fa conduite, & des le lendemain me voila parti pour Jérulalem, Nous commcncames notre toumée par le canton de Fribourg, oü il ne fit pas grand'chofe. La dignité épifcopale ne perrncttoit pas de fairs le mendiant & de quêter aux particuliers; mais nous préfentames fa commiffion au Sénat, qui lui donna une petite fommc. De • la nous fümes a JBerne. Nous logeames au Faucon, bonne auberge alors , oü l'on trouvoit bonne compagnie. La table étoit nombrcufe & bien fervie. 11 y avoit longtems que je faifois mauvaife chere ; j'avois grand befoin de me refaire ; j'en avois 1'occafion , & j'en profitai* Monfeigneur 1'Archimandrite étoit lui-même un homme de bonne compagnie, aimant affez a tenir table, gai, parlant bien pour ceux qui 1'entendoient , ne manquant pas de certaines connoiffances, & placant fon érudition grecque avec aflez- d'agrércent. Un jour caffant au dei-  L I v n 2 I?. 3 3Jr Ten des noifettes, il fe coupa le doigt fort avant, & comme Ie fang fortoit avec abondance, il montra fon doigt a la compagnie, & dit en riant: mirate , Sigitori; queflo è fangue Pelafgo. A Berne mes fonftions ne lui furent pas inutiles, & je ne m'en tirai pas aufli mal que j'avois craint. J'étois bien plus iiardi & mieux parlant que je n'aurois été pour moi-même. Les chofes ne fe pafferent pas auiïï fimplement qu'a Fribourg. II fallut de löngUes & fréquentes conférences avec les premiers de 1'Etat, & 1'examen de fes titres ne fut pas 1'afïbire d'un jour. Enfin tout dünt en regie, il fut admis a 1'aud-ience du Sénat. J'entrai avec lui comme interprête, & l'on me dit de parler. Je ne m'attendois a rien moins, & il ne m'étoit pas venu dans 1'efprit qu'après avoir longtems conféré avec les membres, il fallut s'aJreffer au corps comme fi rien n'eüt été dit. Qu'on juge de mon embarras! Pour un homme aufli honteux, parler non •feulement en public, mais devant le Sénat de Berne, & parler impromptu fans avoir une feule minute pour me préparer; il y avoit-la de quoi m'anéantir. Je ne fus pas méme inamidé. J'expofai fuccintement & nettement la commiffion de 1'Archimandrite. Je louai la piété des Princes qui avoient contribué a Ia collefte qu'il étoit venu faire. Piquant d'émulation celle de Leurs Excellences, je dis qu'il n'y avoit pas moins a efpérer de leur raunificence accouturaéj, & puis lacham de prouver que cette bonne ceuvre  438 Les Confessions, en étoit également une pour tous les Chrétiens fans diftinftion de feéte, je finis par prom-ettre les bénédiétions du ciel a ceux qui voudroient y prendre part. Je ne dirai pas que mon difcours fit effet, mais il eft für qu'il fut goüté, & qu'au fortir de 1'audience rArchimandrite recut un préfent fort honnête, & de plus , fur 1'efprit de fon lècrétaire, des complimens dont j'eus 1'agréable emploi d'être le truchement; mais que je n'ofai lui rendre a la lettre. Voila Ia feule fois de ma .vie que j'aie parlé én public & devant un fouverain , & la feule fois aufli, peut-être, que j'ai parlé hardiraent & bien. Quelle différence dans les difpofitions du même homme! 11 y a trois ans qu'étant allé voir a Yverdinvmon "Vieux'ami M. Roguin, je recus une députation pour me reraercier de quelques livres que j'avois donnés a la bibliotheque de cette ville. Les Suiffes font grands harangueurs; ces Meflieurs me haranguerent. Je me crus obligé de répondre; mais je m'embarraffai tellement dans ma répoufe, & ma tête te. brouiUa fi bien que je reftai court & me fis moquer de moi. Quoique timide naturellement, j'ai été hardi quelquefois dans ma jeuneffe, jamais dans mon age avancé. Plus j'ai vu le monde , moius j'ai pu me faire a fon ton. Parti s de Berne, nous allames a Soleurre; car le deffein de 1'Archimandtite étoit de reprendre la route d'AUemagne, & de s'en retourner par la Hoiigrie ou par la Pologue , ce qui faifoit une  LlïRE IV. 23^ route immenfe; mais comme chemin faifyit ft bourfe s'empliiToit plus qu'elle ne fe vuidoit, ü craignoit peu les détours. Pour moi qui me plaifois prefque autant a cheval qu'a pied, je n'aurois pas mieux demande que de voyager aintl toute ma vie: mais il étoit écïit que je n'irois pas fi loin. . '■ ■ ■ . I La première chofe que nous fines arrivant 4 Soleurre, fut d'aller faluer"M.' 1'Ambaiïhdeur de France. Malheureufement pour mon Èvêque cet Ambafiadeur étoit le Marquis de Bo'na'c, qui avöit été Ambalfadeur a la Porte & qui - devoit être au fait de tout ce qui regardoit le Saint Sépulcre. L'archimandrite eut une audience d'un quartd'heure,- oü je ne fus pas aduiis, paree que M. 1'Ambalfadeur entendoit la langue Franque & parloit 1'Italien du moins aufli bien que moi. A la fortie de mon Grec je voulus le fuivre; on me retint: ce fut mon tour. M'étant donné pour Parifien, j'étois comme tel fous la jurifi dietion de Son Excellence. Elle me demanda qui j'étois, m'exhorta de lui dire la vérité; je le lui promis, en lui demandant une audience particuliere qui me fut accordée. M, 1'Ambaffadeur m'einmena dans fon cabinet, dont il ferma fur nous la porte, & la me jettant a fes pieds je lui tips parole. Je n'aurois pas moins dit quand je n'aurois rien promis; car un continuel befoin d'épanchement met a tout moment mon cceur fur mes levres, & après m'être ouvert fans réferve  £4© Les Confessions, au muficien Lutold , je n'avois garde de faire Ie myltdrieux avec le Marquis de Bonac. II fut fi content de ma petite hilroire & de feitufion de cceur avec laquelle il vit que je l'avois contée, qu'il me prit par la main, entra chez Madame l'Ambaffadrice, & me préfenta a elle en lui faifant un abrégé de mon récit. Madame de Bonac m'accueillit avec bonté & dit qu'il ne falloit pas me lailTer aller avec ce moine Grec. U fut réfolu que je reflerois a 1'hótel, en attendant qu'on vit ce qu'on pourroit faire de moi. Je voulus aller faire mes adieux a mon pauvre archim andrite, pour lequel j'avois concu de 1'attachemeut: on ne me le permit pas. On envoya lui fignifier mes arréts, & uh quart- d'heure aprés je vis arriver mon petit fac. M. de la Martiniere, Secrétaire d'Ambafl'ade, fut en quelque facon chargé de moi. En me conduifaut dans la chambre qui m'étoit deftinée, il me dit: „ cette chambre a éte occupée „ fous le Comte du Luc par un homme célebre , ,, du méme nom que vous. II ne tient qu'a 'vous ,, de le remplacer de toutes manieres, & de „ faire dire un jour: Roufl'eau premier, Rouireau „ fecond." Cette conformité qu'alors je n'efpérois gueres, eut moins flatté mes defirs, fi j'avois pu prévoir a quel prix je 1'acheterois un jour. Ce que m'avoit dit M. de Ia Martiniere me donna de la curiofité. Je lus les ouvrages de celui dont j'occupois la chambre, & fur le com- pii-  I» i V t» k IV, S4.I pliment qu'on m'avoit fait , croyant avoir du goüt pour la poéfie, je fis pour mon coup d'effai une cantate a la louange de Madame de Bonac. Ce goüt nc fe foutku pas. J'ai ig de tems en tems de médio:res vers; c'eft un exercice alfez bon pour fe rompre aux inverfions élégatites & ■apprendre a mieux écrire en profe; mais je n'ai jamais trouvé dans Ia poéfle francoife aflez d'attrak pour m'y livrer tout-Ju fait. M. de la Martiniere voulut voir de mon ftyle & me demanda par écrit le même détail que j'avois fait a M. 1'AmbafTadeur. Je lui écrivis une longue lettre, que j'apprends avoir été con. fervée par M. de Mariaune, qui étoit attaché depuis longtems au Marquis de Bonac , & qui depuis a fuccédé a M. de la Martiniere fous 4'ambaflade de M. de Courteilles. J'ai prié M. de Malesherbes de tacher de me procurer une copie de cette lettre. Si je puis l'avoir par lui ou par d'autres, on la'trouvera dans Ie recueil, qui doit accompagner mes Confeflïons. L'e xp é ui en cs que je commen9ois d'avoir, modérok peu a peu mes projets romanefques, & par exemple, non-feulement. je ne de.vius point amoureux de Madame de Bonac , maïs je fentis d'abord que je ne pouvois faire un grand chemin dans la maifon de fon mari. M. de la Martiniere en place, & M. de Marianne, pour ainfi dire , en furvivance, ne me laiflbient efpérer pour toute fortune qu'un emploi de fous - fecrétaire qui ne' Conffjpons. L  242 Les Co n fes si ons, me tentoit pas infiniment. Cela fit que, quand on me confulta fur ce que je voulois faire , je marquai beaucoup d'envie d'aller a Paris. M. l'Ambafladeujp goüta cette. idéé, qui tendoit au moins a le débarralTer de moi. M. de Merveilleux, Secrétaire-interprete de fambaffiide , dit que fon ami M. Godard , Colonel SuilTe au fervice de France , cherchoit quelqu'un pour mettre auprès de fon ueveu qui entroit fort jeune au fervice , & penfa que je pourrois lui convenir. Sur cette idéé aflez légérement prife mon départ fut réfolu, & moi qui voyois un voyage a faire & Paris au bout, j'en fus dans la joie de mon cceur. On me donna quelques lettres, cent francs pour mon voyage, accompagnés de fort bonnes lecons, & je partis. Je mis h ce voyage une quinzaine de jours que je peux compter parmi les heureux de ma Vie. J'étois jeune, je me portois bien , j'avois aflez d'argent, beaucoup d'elpérance, je voyageois a pied, & je voyageois feul. On feroit étonné de me voir compter un pareil avantage , fi déja Fon n'avoit du fe famtliarifer avec mon humeur. Mes doucas chimères me tenoient compagnie, & jamais la chaleur de mon imagination n'en enfanta de plus magnifiques. Quand on m'offroit quelque place vuide dans une voiture, ou que quelqu'un nfaccoftoit en route , je rechignois de voir renverfer la fortune dont je batiffois i'édifice en mar. chaut, Cme fois mes idees étoient maniales. J'allois  Li v li ü IV. ï 13 m'attacher a un militaire & devenir „militaire moimême; car on avoit arrangé que je commeucerois par être cadet. Je croyois déja me voir en hsbit d'officier avec un beau plumet blane. Mon cceur s'enfloit a cette idée. J'avois quelque teinture de géométrie & de fortilications; j'avois un oncle ingénieur; j'étois en quelque forte enfant de la balie. Ma vue courte offroit un peu d'obflacle, mais qui ne m'embarralToit pas ; & je comptois bien & force de fang-froid & d'intrépidité fuppléer a ce défaut. J'avois lu que le Maréchal deSchomberg avoit la vue trés-courie; pourquoi le Maréchal Roufleau ne 1'auroit-il pas ? Je m'échauffois tellement fur-ces folies -que je ne voyois plus que troupes , re-mparts , gabions, batteries , & moi au milieu du feu & de la fumée, donnann tranquillement mes ordres h lorgnette a la main. Cependant quand je paffois dans- des campagnes agréables , que je voyois' des bocages & des ruilTeaux, ce touchant afpeft me faifoit foupirer. de regret; je fentois au milieu de ma gloire que mon cceur n'étoit pas fait pour tant de fracas, & bientót, fans favoir comment, je me retrouvois au milieu de mes cheres bergeries , renoncant pour jamais aux travaux de Mars. Combien 1'abord de Paris démentit 1'idée que j'en avois ! La décoration extérieure que j'avois vue a Turin , la beauté des rues, la fymmétrie & Falignement des maifons me faifoient L 2  244 Les Conff. ssions, chercber è Paris autre chofe encore. Je m'étois iiguré une viile aufli belle que grande, de 1'afpeft le plus impofant , oü Ton ne voyoit que de fuperbes rues, des palais de marbre & d'or. En entrant par le fauxbourg St. Marceau je ne vis que de petites rues fales & puantes , de vilaines mnifons noires , 1'air de Ia mal - propreté , de la pauvreté ; des mendians , des charretiers , des ravaudeufes, des ciieufes de tifanne & de vieux cbapeaux. Tout cela me frappa d'abord a tel point, que tout ce que j'ai vu depuis a Paris de magnificence réelle, n'a pu détruire cette première impreflion , & qu'il m'en eft refté toujours un fecret ddgoü't 'p'our 1'habitation de cette capitale. je puis dire que tout le tems que j'y ai vécu dans la fuite, ne fut employé qu'a y chercher des reflburces pour me mettre en état d'en vivre éloigné. Tel eft le fruit d'une imagination trop aaive qui exagere par- deflus 1'exagération des hommes, & voit toujours plus que ce qu'on lui dit. On m'avoit tant vanté Paris que je me 1'étois figuré comme 1'ancienne Babylone, dont je trouverois pent-être autant atrabattre, fi je l'avois vue, du portrait que je m'en fuis fait. La même chofe m'atriva a 1'opéra, oüje me preffai d'alicr le lendemain de mon arrivée; la même chofe m'arriva dans la fuite a Verfailles, dans la fuite encore en voyant la mer, & Ia même chofe m'arrivera toujours en voyant des fpeélacles qu'on m'aura  Livre IV. 245 trop annoncés: car il eft irapoffible aux hommes & diflicile a la nature elle-même de palier en Tichelle mon imagination. A la maniere dont je fus recu de tous ceux pour qui favois des lettres , je crus ma fortune faite. Celui a qui j'étois le plus recommandé &> qui me carefla le moins, étoit (VI. de Surbeck retiré du fervice & vivant philofophiquement aBagneux, cé je fus Ie voir plufieurs tois & oü jamais il . ne m'o.Trit un verre d'eau. J'eus plus d'aecieil de Madame de Merveillêus, belle-fceur de 1'interprete, & de fon neveu officier aux gardes. No;> feulement la mere & le fils roe recurenr bien, mais ils m'offrirent leur table, dont je profitai fouvent durant mon féjour a Paris. Madame de Merveilleux me parut avoir été belle, fes cheveux étoient d'un beau uoir & faifoient a la vieille mode le crochet fur fes tempes. II lui reftoit ce qui ne périt point avec les attraits , un efprit trés - agréable. Elle me parut goüter lo mien , & fn tout ce qu'_eüe..put pour me rendre fervice; miis perfonne ne la feconda, & je fus bientót défabufé de tout ce grand intérêt qu'on avoit paru prendre a moi. 11 faut pourtant rendre juflice aux Francois.; ils ne s'épuifent point tant qu'on dit en proteftations, .& celles qu'ils font font prefque toujours ilnceres; mais ils ont une maniere de paroitre s'intérefrer a vous qui trompe plus qua des paroles. Les gros complimens des SuiiTes n'en peuvent impofer qu'a des fots. Les manieres des Franyois font plus L i  246" Les Confessions, féduifantes en cela même qu'elles font plus fimples ; on croiroit qu'ils ne vous difent pas tout ce qu'ils veulent faire, pour vous fürpreudre plus agréablement. Je dirai plus; ils ne font point faux dans leurs démonftrations ; ils font naturellement oflicieux , huiiiains , bienveillans , & même, quoi qu'on en dife, plus vrais qu'aucune autre nation ; mais ils font légers & volages. lis ont en ellèt le fentiment qu'ils ^ous témoignent ; mais %> femiment s'en va comme il eft venu. En vous parlant ils font pleins de vous; ne vous voient-ils plus , ils vous oublient. Rien n'ell permanent dans leur cceur: tout eft chez eux 1'ceuvre du moment. J e fus donc beancoup flatté & peu fervi. Ce Colonel Godard , au neveu duquel on m'avoit donné, fe trouva être un vilain vieux avare, qui, quoique tout coufu d'or , voyant ma détreffe, me voulut avoir pour rien. II prétendoit que je fuffe aupjès de fon neveu une efpece de valet fans gages, plutót qu'un vrai gouverneur. Attaché continuellement a lui, & par-la difpenfé du fervice , il falloit que je vécuffe de ma paye de cadet, c'eft-a-dire, de foldat, & a peine confentoit-ii a me donner 1'uniforme; il auroit voulu que je me contentafTe de celui du régiment. Madame de Merveilleux indignée de fes propofitions , me détourna elle-même de les accepter: fon rils fut du même fentiment. On cherchoit autre chofe, & l'on ne trouvoit rien. Cependant  L 1 v r e I V. 2^7 je commencois d'être preffé , & cent francs fur lefquels j'avois fait mon voyage ne pouvoient me mener bien loin. Heureufement je recus de Li part de M. ,1'AmbaiTadeur encore une petite remifu. qui me fit grand bien , & je crois qu'il ne m'auroit pas abandonné fi j'eufle eu plus de patience : mais languir , attendrï , folliciter, font pour moi chofes iropoffibles. Je me rebutai , je ne parus plus, & tout fut fin!. Je n'avois pas 0 oublié ma pauvre Maman ; mais comment la tronver ? oü la chercher 's Madame de Merveilleux qui favoit mon. hiftoire m'avoit aidé dans ce?te 1 recherche , & longtems inutilement. Enfin elle m'apprit qua Madame de Warens étoit repartie il y avoit plus de deux mois, mais qu'on ne favoit fi elle étoit allée en Savoye ou a Turin, & que quelques perfonnes la difoient retournée en Suifie. 11 ne m'en fallut pas davantage pour me détermiuer a la fuivre, bien für qu'en quelque lieu qu'elle fut, je la trouverois plus aifétneut en province que je n'avois pu faire tt Paris. Avant de partir j'exer9ai mon nouveau talent poétique dans une épitre au Colonel Godard , oü je le drapai de mou mieux. Je montrai ce barbouillage a Madame de Merveilleux qui , au lieu de me cenfurer comme elle auroit dü faire , rjt beaucoup de mes farcafmes, de même que fon fils, qui, je crois, n'aimoit pas M. Godard, & il faut avouer qu'il n'étoit pas aimabie. J'étois tenté de lui envoyer mes vers; ils m'y encouraL 4  24$ Les Confessions, gerent: j'en fis un paquet a fonadreflê, & comme il n'y avoit point alors k Paris de petite pofte, je le mis dans ma poche , & le lui envoyai d'Auxerre en pafl'ant. Je ris quelquefois encore en fongeant aux grimaces qu'il dut faire en lifant ce panégyrique, oü il étoit peint trait pour trait. Il commencoit amfi: Tu croyois, vieux penard, qu'une folie manie D'élevcr ton neveu m'infpireroit 1'envie. Cette petite piece mal faite, a Ia vérité, mais qui ne manquoit pas de fel & qui annoncoit du talent pour Ia fatyre , eft cependant le feul écrjt fatyrique qui foit forti de ma plume. , J'ai le cceur trop peu haineux pour me prévaloir d'un pareil talent ; mais je crois qu'on peut juger par quelques écrits polémiques faits de tems a autre pour ma défenfe , que fi j'avois été d'aumeur batailleufe, mes agreiTeurs auroient eu rarement les rieurs de leur cóté. La chofe que je regrette le plus dans les détails de ma vie dont j'ai perdu la mémoire, eft de n'avoir pas fait des journaux de mes voyages. Jamais je n'ai tantpenfé, tantexifté, tant vécu, tant été moi, fi j'ofe ainfi dire, que dans ceux que j'ai faits feul & a pied. La marche a quelque chofe qui anime & avive mes idéés: je ne puis prefque penfer quand je refte en place ; il faut que mon corps foit en branie peur y mettre mon efprit. La vue de la campagne, la fucceffion ' des  L r v r e IV.. 2 4 p des afpects agréables , le grand 'air, Ie 'grand «ppétft, la bonne fanté que je gagne en marchant, Ia liberté du cabaret, 1'éloignetnent de tout ce qui me fait fentir ma dépendance, de tout ce qui me rappelle a ma fituation , tout cela dégage mon ame , me donne une plus grande audace de penfer, me jette en quelque forte dans 1'immenlité des étres pour les combiner, les choifir, me les approprier a mon gré, fans gêne & fans crainte. Je difpofe en maitre de la nature entiere ; mon . cceur errant d'objet en objet , s'unit, s'identifie a ceux qui le flattent, s'entoure d'images charmantes, s'enivre de fentimens délicieux. Si pour les fixer je m'amufe a les décrire en moi-même, quelle vigueur de pinceau , quelle fraicheur de coloris, quelle énergie d'expreflion je leur donne! On a, dit-on, trouvé de tont cela dans mes ouvrages , quoiqu'écrits vers le déclin de mes ans. O ! fi l'on eüt vu ceux de ma première jeuneflb, ceux • que j'ai faits durant mes voyages , ceux que j'ai compofés & que je n'ai jamais écrits.... Pourquoi, direz-vous, ne les pas écrire? Et pour» quoi les écrire, vous répondrai - je: pourquoi m'óter le charme aftuel de la jouifl'ance , pour dire a d'autres que j'avois joui? Que m'importoient des lefteurs, un public & toute Ia terre r tandis que je planois dans le ciel ? D'ailleurs portois-je avec moi du papier, des plumes? Si j'avois pcnfé a tout cela, rien ne me feroit venu. Je ne prévo.yois pas que j'aurois des idéés; elles vieunenp i  E5o Les Confessio'ns, quand il leur plait, non quand il me plait- Elles r.e viennent point , ou elles viennent en foule , elles m'accablent de leur nombre & de leur force. I)ix volumes par jour n'atiroient pas fuffi. Oü prendre du tems pour les écrire ? En arrivant je ne fongeois qu'a bien diner. En partant je ne fongeois qu'a bien marcher. Je fentois qu'un nouveau paradis m'attendoit a la porte; je ne fongeois qu'a 1'aller chercher. Jamais je n'ai fi bien fenti tout cela que dans le retour dont je parle. En venant a Paris je m'étois borné aux idéés relatives a ce que j'y allois faire. Je m'étois élancé dans la carrière oü j'allois er.trer , & je l'avois parcourue avec alfez de gl tri re 5 maiï cette carrière n'étoit pas celle oü mon cceur m'appelloit, & les êtres réels nuifoient enx êtres imaginaire.*. Le Colonel Godard & fon neveu fïguroient mal avec un héros tel que moi. Graces au ciel, j'étois maintenant délivré de tous ces oMhcles: je pouvois m'enfoncer a mon gré dans le pays des chimères , car il ne reftoit que cela devant moi. Aufli je m'y égarai fi bien que je perdis réellement plufieurs fois ma route, & j'eiifle été fort faché d'aller plus droit; car fentani qu'a Lyon j'allois meretrouver fur la terre, j'aurois vonlu n'y jamais arriver. Un jour entr'autres m'étant a deflein détourné pour voir de prés un lieu qui me parut admirable, je m'y plós fi fort & j'y fis tant de tours que je me perdis enfin lout-a-fait, Aprés plufieurs heures  h 1 V B E ||T. 251 de courfe inutile , las & ïnourant de foif & de kim , j'entrai chez un payfan dout la maifon n'avoit pas belle apparence, mais c'étoit la feule que je viffe aux environs. Je croyois que c'étoit comme a Geneve ou en Suifie , oü tous les habitans a leur aife font en état d'exercer 1'hofpitalité. Je priai celui-ci de me donner a diner en payant. II m'offiit du lait écrêmé & de gros pain d'orge , en me difant que c'étoit tout ce qu'il avoir. Je buvois ce lait avec délices & je," mangeois ce pain , paine & tout . müis cela n'étoit pas fort reftaurant pour un homme épuifé de fatigue. Ce payfan qui m'examinoit, jugea de la vérité de mon hiftoire par celle de mon appétit: Tout de fuite aprés avoir dit qu'il voyoit bien (*) que j'étois un bon jeune honnête homme qui n'étoit pas la pour le vendre, il ouvrit une petite trappe a cóté de fa cuifme, defcendit, & revint un moment aprés avec un bon pain bis de pur froment, un jambon trés-appétiffant, quoiqu'entamé, & une bouteille de vin, dont 1'afpect me réjouit le eceur plus que tout le refte. On joi-mit a cela une omelette affez épaiflè , & je fis un diné tel qu'autre qu'un piéton n'en connüt jamais. Quand ce vint a payer , voila fon inquiétude & fes craintes qui k reprennent; ü ne vouloit point de- « Apparemment je n'avois pas encore alors Ja. pfi^ somic qu'on m'a donnée depuis dans nies portraits. L 6  252 Les Confessions, mon argent ; il le repoulfoit avec un trouble extraordinaire, & ce qu'il y avoit de plaifant étoit que je ne pouvois imaginer de quoi il avoit peur. Enfin il prononca en frémiifant ces mots terribles de commis & de rats-de-cave. II me fit entendre qu'il cachoit fon vin a caufe des aides , qu'il cachoit fon pain a caufe de la taille , & qu'il feroit un homme perdu fi l'on pouvoit fe douter qu'il ne mourüt pas de faim. Tout ce qu'il me dit a ce fujet, & dont je n'avois pas la moindre idéé , me fit une impreffion qui ne s'effacera jamais. Ce fut-la Ie germe de cette haine inextinguible qui fe développa depuis dans mon cceur contre les vexations qu'éprouve le malheureux peuple & contre fes opprelfeurs. Cet homme , quoique aifé , n'ofoit manger le pain qu'il avoit gagné a la fueur de fon front, & ne pouvoit éviter fa ruïne qu'en montrant la même mifere qui regnoit autour de lui. Je fortis de fa maifon aufii indigné qu'attendri, & déplorant le fort de ces belles contrées, a qui la nature n'a prodigué fes dons que pour en faire la proie des barbares publicains. Voila le feul fouvenir bien difiinét qui me refte de ce qui m'eft arrivé durant ce voyage. Je me rappelle feulement encore qu'en approchant de Lyon je fus tenté de prolonger ma route pour slier voir les bords du Lignon ; car parmi les romans que j'avois lus avec mon pere , 1'Aftrée a'avoit pas été öubliée , & c'étoit celui qui me  Livre IV. s53 revenoït au coeur Ie plus fréquemment. Je demandai la route du Forez, & tout en caufant avec une hóteffe , elle m'apprit que c'étoit un bon pays de reiïburce pour les ouvriers, qu'il y avoit beaucoup de forges & qu'on y travaillöit fort bien en fer. Cet éloge calma tout-a-coup ma curiofité romanefque, & je ne jugeai pas a propos d'aller chercher des Dianes & des Sylvandres chez un peuple de forgerons. La bonne femme qui m'encourageoit de la forte, m'avoit fürement pris pour un garcon ferrurier. Je n'allois pas tout-a-fait a Lyon fans vue. En arrivant j'allai voir aux Chafottes Mlle. du Chatelet, amie de Madame de Warens, & pour kquelle elle m'avoit donné une lettre quand je vins avec M. le Maitre: ainfi c'étoit une connoiffance déja faite. Mlle. du Chatelet m'apprit qu'en effet fon amie avoit paffé a Lyon, mais qu'elle ignoroit fi elle avoit pouffé fa route jufqu'en Piémont , & qu'elle étoit incertaine elle-même en partant fi elle ne s'arrêteroit point en Savoye: que fi je voulois elle écriroit pour en avoir des nouvelles , & que le meilleur parti que j'euüe a prendre étoit de les attendre a Lyon. J'acceptai 1'offre : mais je n'ofai dire a Mlle. du Chatelet que j'étois prelfé de la réponfe , & que ma petite bourfe épuifée ne me laiffoit pas en état de l'attendre longtems. Ce qui me retint n'étoit pas* qu'elle m'eüt mal re9u : au contraire , ella m'avoit fait beaucoup de careffes & me traitoit, L 7.  «54 Les Conté ssions, fur un pied d'égalité, qui rn'ótoit le courage de lui laiffer voir mon état & de defeendre du róie de bonne compagnie a celui d'un malheureux jnendiant. Il me fcmble de voir affez clairement la fuite de tout ce que j'ai marqué dans ce livre. Cependant je crois me rappeller dans le même intervalle un autre voyage de Lyon dont je ne puis marquer la place, & oü je me trouvai déja fort a fétroit: Ie fouvenir des extrêmités oü j'y fus réduit , ne contiibue pas k m'en rappeller agréablement la mémoire. Si j'avois été fait comme un autre , que j'euffe eu le talent d'emprunter & de m'endetter è. .mon cabaret, je me ferois aifément tiré d'affaire; mais c'eft a quoi mon inaptitnde égaloit ma répugnance ; & pour imaginer a quel point vont 1'rjne & 1'autre , il fufflt de favoir qu'aprês «voir palfé prefque toute ma vie. dans Ie mal-être, & fouvent prêt a mr.nquer de pain , il ne m'eft jamais arrivé une feule fois de me faire demander de 1'argent par un créancier fans lui en donner a 1'inftant même. Je n'ai jamais fu f;dre des dettes criardes, & j'ai toujours mieux airné foulfrir que devoir. C'étoit fouffrir affuréoient que d'être réduit & pafier la nuit dans la rue, & c'eft ce qui m'eft arrivé plufieurs fois a Lyon. J'aimois mieux employer quelques fous qui me reftoient k payer mon pain que mon gi'e, paree qn'après tont* je rifquois moins de snourir de fommeil que de fainu  L i v « e tV. 355 Ce qu'il y a d'étonnant, c'eft que dans ce cruel éiat je n'étois ni inquiet ni trifte. Je n'avois pas le moindre fouci fur 1'avenhr, & j'attendois les réponfes que devoit xecevoir Mlle. du Chatelet, couchant a la belle étoile, & doïmant étendu par terre ou fur un banc auffi tranquillcment que fur un lit de rofes. Je me fouviens même d'avoir ptiffé une nuk déiicieufe hors de la ville dans'un chemin qui cótoyoit le Rbóne ou la Saóne , car je ne me rappelle pas lequel des deux. Des jardins élevés en terraffe bordoient le chemin du cóté oppofé. 11 avoit fait t;ès-chaud ce jour-la; la foirée étoit charmante; la rofée humectoit 1'herbe flétrie; point de vent , une nuit tranquille ; fair étoit frais fans être froid; le foleil aprês fon coucher avoit laiifé dans le ciel des vapeurs rouges, dont la réflexion rendolt 1'eau couleur de rofe ; les arbres des terraffes étoient chargés de rodignok qui fe répondoient de 1'un a- 1'autre. Je me promenois dans une forte d'extafe , livrant mes fens & mon cceur a la jouiflance de tout cela , & foupirant feulement un peu d'en jouir feul. Abforbé dans ma douce rêverie , je prplongesri fort avant dans Ia nuit ma promenade fans m'appercevoir que j'étois las. Je m'en appercus enfin. Je me couchai voluptueufement fur la tablet» d'une efpece de niche ou de fauffe porte, enfoncée dans un mur de terraffe: le ciel de mon lit étoit formé par les têtes des -atbres ; un roffignol étoit précifément au- deffus de moi ; je m'endorrais è  t$6 Les Confessions, fon phants mon fommeil fut doux, mon réveil la fut davantage. II étoit grand jour: mes yeux en s'ouvrant virent 1'eau , la verdure , un payfage admirabie. Je me levai, me fecouai ; la faim me prit ; je ïrr'acheminai gaiment vers la ville , réfolu de mettre a- un bon déjeüné deux pieces de fix blancs qui me refloient encore* J'étois de fi bomie humeur que j'allois chantant to.ut.le long du chemin , & je me fouviens même , que je chantois une cantate de Batillin , intitulée les Baim de Thomery, que je favois par cceur. Que béni foit le bon Batiftin & fa bonne cantate qui m'a valu un meilleur déjeüné que celui fur lequel je comptois , & un diné bien meilleur encore , fur lequel je n'avois point compté du tout. Dans mon meilleur train d'aller & de chanter, j'entends quelqu'un derrière moi ; je me retourne, je vois un Antonin qui me fuivoit & qui paroiflbit m'écouter avec plaifir. II m'accofte , me falue, me demande fi je fais la mufique ? Je réponds, «« peu, pour faire entendre beaucoup. II continue a me queftionner: je lui conté une partie de mon hifloire. II me demande fi je n'ai- jamais copié de la mufique? Souvent, lui dis-je, & cela étoit vrai; ma meilleure maniere de 1'apprendre étoit d'en copier, „ Ehbien, me dit-il, venez avec moi; „ je pourrai vous occuper quelques jours, durant „ lefquels rien ne vous manquera , pourvu que „ vous coufentiez a ne pas fortir de la chambre." J'acquiefcai trés-volontiers, & je le fuivis..  Livre IV. 257 Cet Antonin s'appelloit M. Rolichon ; il aimoit la mufique, il Ia favoit, & chantoit dans de petits concerts qu'il faifoit avec fes amis. II n'y avoit rien la que d'innocent & d'honnête ; mais ce goüt dégénéroit apparemment en fureur, dont il étoit obligé de cacher une partie. II me conduifit dans une petite chambre que j'occupai, & oü je trouvai beaucoup de mufique qu'il avoit copiée. II m'en donna d'autre a copier , particuliérement la cantate que j'avois chantée, & qu'il devoit chanter lui-même dans quelques jours, j'en deraeurai-la trois ou quatre , a copier tout le tems oü je ne mangeois pas ; car de ma vie je ne fus fi affamé ni mieux nourri. II apportoit mes repas lui même de leur cuifine, & il falloit qu'elle fut bonne , fi leur ordinaire valoit le mien. De •mes jours je n'eus tant de plaifir a manger, & il faut avouer aufïï que ces lippees me venoient fort a propos , car j'étois fee comme du bois. Je travaillois prefque d'aufïï bon cceur que je mangeois, & ce n'eft" pas peu dire. II eft vrai que je n'étois pas auffi correct que diligent. Quelques • jours aprês, M. Rolichon que je rencontrai dans la rue, m'apprit que mes parties avoient rendu Ia mufique inexécutable; tant elles s'étoient trouvées pleines d'omifïïous, de duplications & de tranfpofitions. II faut avouer que j'ai choifi - Ia dans Ia fuite Ie métier du monde auquel j'étois le moins propre. INon que ma note ne fut belle , & que je ne copiaffe fort nettement; mais 1'ennui d'un'" O  «58 Les Confessions, long travail me donne des diftraclions fi grandes , que je paffe plus de tems a gratter qu'a noter , & que fi je n'apporte la plus grande attention a collationner mes parties, elles font toujours manquer 1'exécution. Je fis donc treV-mal en voulant bien faire , & pour aller vite j'allois tout de travers. Cela n'ernpêcha pas M. Rolichon de me bien traiter jufqu'a la fin, & de me donner encore en fortant un petit écu, que je ne métitois gueres & qui me remit tout-a-fait en pied : car- peu de jours aprés je réc-us des nouvelles de Maman qui étoit a Chambery, & ce 1'argent -pour 1'aller joindre ; ce que je fis avec tranfport. Depuis lors mes finances ont fouvent été fort courtes , mais jamais affez pour êire obügé de jifmer. *J» marqué cette époque avec un cceur fenfible aux foins de Ja Providerce. C'ell la der-niere fois de ma vie que j'ai fenti la mifere & Ja faim. Je refhi a Lyon fept ou bult jours encore pour attendre les commiflions dont Maman avoit chargé Mlle. du Chatelet, que je vis durant ce tems-la plus afïiduement qu'auparavant , ayant le plaifir de parler avec elle de fon amie , & n'étant plus diflrai: par ces cruels retours fur ma fituation qui me forcoient de Ia cacher. Wille, du Chatelet n'étoit ni jeune ni jolie , mais elle ne manquoit. pas de grace ; elle étoit liante & familiere , & fon efprit donnoit du prix a cette familiarité. Elle avoit ce gout de morale obfervatrice qui porte a étudier les hommes , & c'eft. d'elle en première O  L i v n e IV. 259 origine que ce même goüt m'eft venu. Elle aimoit les romans de le Sage, & particuliéremeu Gil Bias; elle m'en paria, me le prêtaj je le lus avec plaifir; mais je n'étois pas mür encore pour ces fortes de leélures: il me falloit des romans a grands fentimens. Je paflbis ainfi mon tems a la grille de Mlle. du Chatelet avec autant. de plaifir que de profit, & il eft cenaiu que les entretiens intérefians & fenfés d'une femme de mérite font plus propres a former un jeune homme que toute la pédantefque philofophie des livres. Je fis connoiffance aux Chafottes avec d'autres penfionnaires & de leurs amies ; entr'autres avec une jeune perfonne de quatorze ans , appellée Mlle. Serfe , a laquelle je ae fis pas alors une grande attention , mais dont je me paffionnai huit ou neuf ans aprês , & avec raifon; car c'étoit una charmante fille. O ecu pi de 1'attente de re voir bientót ma bonne Maman , je lis un peu de trêve a mes chimères-, & le bonheur réel qui m'attendoit, me difpenfa d'en chercher dans mes vifions. Nonfeulement je la retrouvois , mais je retrouvois prés d'elle & par elle un état agréable ; car elle marquoit m'avoir trouvé une occupation qu'elle efpéroit qui me conviendroit, & qui ne m'éloigneroit pas d'elle. Je m'épuifois en conjeéhires pour deviner quelle pouvoit être cette occupation, & il auroit fallu deviner en effet pour rencomrer jufte. J'avois fuffifamment d'argent pour Milt  26o Les Comfessiors, commodément Ia route. Mlle. du Chatelet vouloit que'je priffe un cheval; je n'y pus confemir, & j'eus raübn : j'aurois perdu le plaifir du dernier voyage pédeflre que j'ai fait en ma vie; car je ne peux donner ce nom aux excurfions que je faifois fouvent a mon voifinage, tandis .que je demeurois a Motiers. C'est une chofe bien finguliere que mon imaginaiion ne fe monte jamais plus agréabiement quë quand mon état eft le moins agréable; & qu'au contraire elle eft moins riante lorfque tout rit autour de moi. Ma mauvaife tête ne peut s'aflujettir aux chofes. Elle ne fauroit embellir, elle veut créer. Les objets réels s'y peignent tout au plus tels qu'ils font; elle ne fait parer que'les objets imaginaires. Si je veux peindre le printems, il faut que je fois en hiver; fi je veux décrire un beau payfiige, il faut que je fois dans des murs, & j'ai dit cent fois que fi jamais j'étois mis a la Baftille, j'y ferois le tableau de la liberté. Je ne voyois en partaut de Lyon qu'un. avenir agréable; j'étois aufli content & j'avois tout lieu de 1'être, que je 1'étois peu quand je panis de Paris. Cependant je n'eus point durant ce voyage ces réveries délicieufes qui m'avoient fuivi dans 1'autre. J'avois le cceur ferein, mais c'étoit tout. Je me rapprochois avec attendrifiement de 1'excellente amie que j'allois revoir. Je goütois d'avance , mais fans ivreiTe , le plaifir de vivre auprès d'elle : je m'y étois toujours attendu ; c'étoit  Livre IV. 261 comme s'il ne m'étoit rien arrivé de nouveau. Je m'inquiétois de ce que j'allois faire, comme fi cela eüt été fort inquiétant. i Mes idéés étoient paifibles & douces , non célefles & ravilfantes. Les objets frappoient ma vue; je donnois de Fattention aux payfiges ; je remarquois les arbres, les maifons , les ruifleanx; je délibérois aux croifées des chemins, j'avois peur de me perdre s & je ne me perdois point. En un. mot, je n'étois plus dans i'empyrée, j'étois tantót oü j'étois, tan. tót oü j'allois, jamais plus loin. J e fuis en racontant mes voyages cómme j'étois en les faifant: je ne faurois arriver. Le .cceur - me battoit de joie en approchant de ma chere maman , & je n'en allois pas plus^vlte. J'aime a marcher a mon aife, & m'arrêter quand il me plak. La vie ambulante eft celle qu'il me •faut. Faire route a 'pied par uu beau tems dans un beau pays, fans être preiïe & avoir pour terme de ma courfe un objet agréable; voila de toutes les manieres de vivre cellê qui eft le plus ji de mon goüt. Au refte, on fait déja ce que j'entends par un beau pays. Jamais pays de plaine, quelque beau qu'il füt, ne parut tel a mes yeux. II me faut des torrens, des rochers, des fapins, des bois noirs, des montagnes, des chemins raboteux a monter & a defcendre, des précipices a ines cötés qui me faiïènt bien peur. J'eus ce plaifir, & je le goütai dans tout fon charme en approchant de Chambery. • Kon loin d'une mon-  oS2 Les Confessions, tagne coupée qu'on appelle le Pas- de - TEchelle, r.u-delTous du grand chemin taillé dans leroc, a 1'endroit pppellé Chailles, court & bouillonne dans des gouffres affreux une petite riviere, qui. paroit avoir mis a les creufer des milliers de fiecles. Oa a bordé le chemin d'un parapet pour prévenir les malheurs: cela faifoit que je pouvois contempler au fond & gagner des vertiges tout & mon aife; car ce qu'il y a de plaifant dans mon goüt pour les lieux efcarpés, eft qu'ils me font tourner la tête, & j'aime beaucoup ce tournoiement, pourvu que je fois en füreté. Bien appuyé fur le parapet, j'avancois le nez, & je reftois-la des heures entieres, entrevoyant de tems en tems cette écume & cette eau plette dont j'entendois le mugilfement a travers les cris des corbeaux & des oifèaux de proie, qui voloient de roche en roche & de broufiaille en broulfaille a cent toifes au-deifous de moi. Dans les endroits oü la pente étoit aflez unie , & la broulfaille aflez claire pour laiflêr pafler des cailloux, j'en allois chercher au loin d'aufli gros que je les pouvois porter, je les ralfemblois fur le pajapet en pile, puis les lancant 1'un aprês 1'autre, je me déleclois a les voir rouler, bondir & voler en mille éclats avant que d'atteindre le fond du précipice. Plus prés de Chambery j'eus un fpedtacle fem. blable en fens contraire. Le chemin pafle au pied de la plus belle cafcade que je vis de mes jours. La montagne eft tellement efcarpée, que 1'eau fe  L I U E IV. 2ö"3 détache net & tombe en arcade affez loin pour qu'on puifie palier entre la cafcade & la roche , quelquefois lans être mouillé. Mais fi fon ne prend bien fes mefutes on y eft aifément trompé, comme je le fus: car a caufe de Péxtrêrnë hauteur 1'eau fe divife & tombe en poufliere. & lorfqu'on approche un peu trop de ce image, fans s'appercevoir d'abord qu'on fe mouille, a 1'inflant on eft tout trempé. J*a n r i v e enfin , je la revois. Elle n'étoit pas feule. M. 1'Intendant :général étoit chez elle au moment que j'entrai. Sans me parler elle me prend par la main & ine préfente a lui avec cette grace qui lui ouvroit tous les cceurs: ,, le voila, Mon"„ fieur, ce pauvre jeune homme; daignez le pro„ téger aufli longtems qu'il le méritera; je ne fuis „ plus en peine de lui pour le refte de fa vie." Puis m'adreflant la parole-: „ mon enfant, me dit„ elle, vous appartenez au Roi: remerciec M. „ 1'lntendant qui vous donne du pain.v J'ouvrois de grands yeux- fans rien dire , fans favoir trop qu'imagmer: il s'en fallut peu que fambition naifr fame re me touroat la tête, & que je ne fifl'e déja Ie petit Intendant. Ma fortune fe trouva moins brillante que fur ce début je ne l'avois imaginée; mais quant a préfent c'étoit aflez pour vivre , & pour moi c'étoit beaucoup. Voici de quoi il s'agiflbit. L e Roi Viétor Amédée jttgeant par le fort des ■guerres précédentes & par la pofition de Tanden patrimoine de fes peres, qu'il lui échapperoit quel-  s6+ Les Confessions, que jour, ne chcrchcit qu'a 1'épuifer. II y avoit peu d'années qu'ayaut réfolu d'en mettre la.NoblefiVa la taille, il avoit ordonné un cadaflre général de tout le pays, afin que rcndant 1'impolltion réelle , ou put Ia rc'pa'rtir avec plus d'équité. Ce travail commencé fous le pere fut achevé fous Ie fils. Deux ou trois eens hommes , tant arpenteurs qu'on appelloit géometres , qu'écrivains qu'on appelloit fecrétaires, furent employés a cet ouvrage, & c'étoit parmi ces derniers que Maman m'avoit fait inferire. Le pofte fans étre fort lucratif donnoit de quoi vivre au large dans ce pays-la. Le mal étoit que cet'emploi n'étoit qu'a tems; mais il mettoit en état de chercher & d'attendre, & c'étoit par prévcyance qu'elle tachoit de m'obtenir de 1'lntendant une proteélion particuliere pour pouvoir palier a quelque cmploi plus folide, quand le tems de celui-la feroit fjni, J'entrai en fonflion peu de jours après mon arrivée. II n'y avoit a ce travail rien de difficile & je fus bientót au fait. C'eft ainfi qu'aptés quatre ou cinq ans de courfes, de folies & de foufirances depuis ma fortie de Geneve, je comraencai pour la première fois de gagner mon pain avec honneur. Ces longs détails de ma première jeunelfe auront parti bien pucriles & j'en fuis faché: quoique né homme a certains égards, j'ai été longtems enfant & je le fuis encore a beaucoup d'autres. Je n'ai pas promis d'offrir au public un grand per-  L 1 V R K IV. 265 perfonnage; j'ai promis de me peindre tel que je fuis & pour me connoitre dans mon age avancé, il faut m'avoir bien connu dans ma jeuneffe. Comme en général les objets font moins d'imprefïïon fur moi que leurs' fouvenirs & que toutes mes idéés font en images, les premiers traits qui fe font gravés dans ma tête y font demeurés, 63c ceux qui s'y font empreints dans la fuite fe font plutöt combinés avec eux qu'ils ne les ont eïficés. 11 y a une certaine fucceffion d'afteétions & d'idées qui modifient celles qui les fuivent & qu'il faut connoitre pour en bien juger. Je m'applique a bien développer partout les premierfes caufes pour faire fentir 1'enchainement des effets. Je voudrois pouvoir en quelque facon rendre mon ame tranfparente aux yeux du lefteur , & pour cela je cherche il la lui montrer fous tous les points de vue , a 1'éclairer par tous les jours , a faire en forte qu'il ne s'y paffe pas un mouvement qu'il n'appercoive, afin qu'il puiiTe juger par lui-même du principe qui les produit. Si je me chargeois du réfultat & que je lui diffe , tel efl mon caractere , il pourroit croire , finon que je le trompe , au moins que je me trompe. Mais en lui détaillant avec fimplicité tout ce qui m'eft arrivé, tout ce que j'ai fait, tout ce que j'ai penlé, tout ce que j'ai fenti, je ne puis 1'induire en erreur a moins que je ne le veuille, encore même en le voulant n'y parviendrois-je pas aiftment de cette facon. Ceft a lui d'aifembkr Confcffions. M  26*5 Les Confessions, &c, ces dlémens & de déterminer Tê;re qu'ils compofent; le réfultat doit être fon ouvrage, & s'il fe trompe alors, toute Terreur fera de fon fait. Or il ne fuffit pas pour cette fin que mes récits foient fidelles, il faut aufli qu'ils foient exacts. Ce n'eft pas a moi de juger de Fimportance des faits, je les dois tous dire, & lui lailfer le foin de choifir. C'eft a quoi je me fuis appliqué jufqu'ici de tout mon courage, & je ne me relacherai pas dans Ia fuite. Mais les fouvenirs de Tage moyen font toujours moins vifs que ceux de Ia première jeunefle. J'ai commencé par tirer de ceux-ci le meilleur parti qu'il m'étoit poflible. Si les autres me reviennent avec la même force , des lecteurs impatiens s'ennuyeront peut-être, mais moi je ne ferai pas mécontent de mon travail. Je n'ai qu'une chofe a craindre dans cette entreprife ; ce n'eft pas de trop dire ou de dire des menfonges; mais c'eft de ne pas tout dire, & de taire des vérités. Fin du Livre quatrieme.  CONFESSIONS D E y y rousseau. L i v k li C i n O ü i e m e. p v-'e fut, ce me femble, en 1732, que j'arrival a Chambery, comme je viens de le dire, & que je commencai d'être employé au cadaflre pour le fervice du Roi. J'avois vingt ans paffés , prés de vingt-un. J'étois afTez formé pour mon age du eóté de 1'efprit; mais le jugement ne 1'étoit gueres , & j'avois grand befoin des mains dans lefquelles je tombai pour apprendre a me conduire, car quelques années d'expéiience n'avoient pu me guérir encore radicalement de mes vifions roma. nefques, & malgré tous les maux que j'avois foufferts, je connoiffois aufli peu le monde & les hommes que fi je n'avois pas acheté ces iuitruétions. Je logeai chez moi, c'eli-a-dire chez Maman; mais je ne retrouvai pas ma chambre d'Annecy. Plus de jardin , plus de ruiflèau, plus de payfage. La maifon qu'elle occupoit étoit fombre & triftè, & ma chambre étoit la plus fombre & la plus M 2 LES  268 Les Confessions, trifte de la maifon. Un mur pour vue, un culde-fac pour rue, peu d'air, peu de jour, peu d'efpace , des grillons , des rats , des planches pourries 5 tout cela ne faifoit pas une plaifante habitation. Mais j'étois chez elle , auprès d'elle, fans ceire a mon bureau ou dans fa chambre, je m'appercevois peu de la laideur de la mienne, je n'avois pas Ie tems d'y rêver. II paroiira bizarre qu'elle fe füt fixée a Chambery tout exprös pour habiter cette vilaine maifon : cela méme fut un trait d'habileté de fa part que je ne dois pas taire. Elle alloit ü Tutin avec répugnance, fentant bien qu'aprês des révolutions toutes récentes & dans 1'agiiation oü l'on étoit encore a la cour , ce n'étoit pas le moment de s'y préfenter. Cependant fes affaires demandoient qu'elle s'y montiat; elle craignoit d'être oubüée ou deffervie. Elle favoit furtout que le Comte de ***, Intendant-général des finances, ne la favorifoit pas. II avoit a Chambery une maifon vieille, mal batie & dans une fi vilaine pofition qu'elle refioit toujours vuide; elle la loua & s'y établit. Cela lui réuffit mieux qu'un voyage; fa penfion ne fut point fupprimée, & depuis'lors le Comte de '*** fut toujours de fes amis. J'y trouvai fon ménage a péu prés monté comme auparavant, & le fidele Claude Anet toujours avec elle. C'étoit, comme je crois favoir dit, un payfan deMoutrou, qui dans fon enfance herborifoit dans lejura pour faire du thé deSuiflé,  L 1 V tl E V. 26p & qu'elle avoit pris a fon fervice è caufe de fes drogues, trouvant commode d'avoir un herborifte dans fon laquais. II fe patliouna fi bien pour 1'étude des plances , & elle favorifa fi bien fon goüt qu'il devint un vrai botanifte, & que s'il ne füt mort jeuue il fe feroit fait un nom dans cette fcience, comme il en méritoit un parmi les honnêtes gens. Comme il étoit férieux, même grave, & que j'étois plus jeune que lui, il devint pour moi une efpece de gouverneur qui me fauva beaucoup de folies; car il m'en impofoit , & je n'ofois m'oublier devant lui. II en impofoit même a fa maitreffe, qui connoiflbit fon grand fens, fi droiture, fon inviolable attachement pour elle, & qui le lui rendoit bien. Claude Anet étoit fans contredit un homme ~rare, & le feul même de fon 'efpece que j'aie jamais vu. Lent , pofé , réfléchi, circonfpeét dans fa conduite, froid dans fes manieres , laconique & fentencieux dans fes propos, il étoit dans fes palïïons d'une impétuofité' qu'il ne laiifoit jamais paroitre , mais qui le dévoroit en-dedans & qui ne lui a fait faire en fa vie qu'une fottife, mais terrible; c'eft de s'être empoifonné. Cette fcene tragique fe paffa peu aprês mon arrivée, & il la falloit pour m'apprendre 1'intimité de cc garcon avec fa maïtrelfe ; car fi elle ne me 1'eüt. dit elle-même, jamais je ne m'en ferois douté. Affurément fi 1'attachement, Ie zele & la fidélité peuvent mériter une parei'le récompenfe, elle lui étoit bien düe, & ce qui prouve M 3  270 Les Conïissions, qu'il en étoit digne, il n'en abufa jamais. Ils avoient rarement des querelles, & elles finiflbient toujours bien. II en vint pourtant une qui finit mal : fa maitreiTe lui dit dans la colere un mot outrageant qu'il ne put digérer. II ne confulta que fon défefpoir, & trouvant fous fa main une phiole de laudanum, il 1'ava'a, puis fut fe coucher tranquillement, comptant ne fe réveiller jamais. Heureufement Madame de Warens inquiete, agitée elleméme , errant dans fa maifon , trouva la phiole vuide & devina le refte* En volant a fon fecours, elle poufla des cris qui m'attirerent; elle m'avoua tout , implora mon afliftance , & parvint avec beaucoup de peine a lui faire vomir 1'opium. Témoin de cette fcene , j'admirai ma bêtife de 11'avoir jamais eu le moindre foupcou des liaifons qu'elle m'apprenoit. Mais Claude Anet étoit fi difcret, que de plus clairvoyans auroient pu s'y méprendre. Le raccommodement fut tel que j'en fus vivement touché moi - même , & depuis ce tems , ajoutant pour lui le refpeét a 1'eftime, je devins en quelque facon fon éleve , & ne m'en trouvai pas plus mal. Je n'appris pourtant pas fans peine que quelqu'un pouvoit vivre avec elle dans une plus grande intimité que moi. Je n'avois pas fongé même a defirer pour moi cette place ; mais il m'étoit dur de la voir remplir par un autre ; cela étoit fort naturel. Cependant, au lieu de prendre en averfion celui qui me l'avoit foufflée, je fentis réellement  Livre V. 271 s'étendre a lui fnttachement que j'avois pour elle. Je delirois fur toute chofe qu'elle füt heureufe ; l & puifqu'elle avoit befoin de lui pour 1'être , j'étois content qu'il füt heureux aufli. De fon cóté , il entroit parfaitement dans les vues de fa maltrelfe , & prit en fincere arnitié 1'arai qu'elle s'étoit choifi. Sans affeéter avec moi 1'autorité que fon pofte le mettoit en droit de prendre, il prit naturellement celle que fon jugement lui donnoit fur le mien, Je n'ofois rien faire qu'il parüt défapprouver, & il ne défapprouvoit que ce qui étoit mal. Nous vivions ainfi dans une union b qui nous rendoit tous heureux , & que la mort feule a pu détruire. Une des preuves de 1'excellence du caraétere de cette aimable femme , eft que tous ceux qui 1'aimoient s'aimoient entr'eux. La jaloufie, la rivalité même cédoit au fentiment dominant qu'elle infpiroit, & je n'ai vu jamais aucuu de ceux qui 1'entouroient fe vouloir du mal 1'un a 1'autre. Que ceux qui me lifent fufpendent un moment leur leéture a cet éloge, & s'ils trouvent eu y penfant 'quelqu'autre femme dont ils puiflent dire la même chofe, qu'ils s'attachent a elle pour le repos de leur vie. Ici commence, depuis mon arrivée a Chambery jufqu'a mon départ pour Paris en 174.1, un intervalle de huit ou neuf ans, durant lequel j'aurai peu d'événemens a dire, paree que ma vie a été aufli fimple que douce, & cette uniformité étoit précifément ce dont j'avois le plus grand befoin M 4  272 Lp. s Confessions, pour achever de former mon caraétere, que des troubles continuels empêchoient de fe fixer. C'eft durant ce précieux intcrvalle que mon éducation mêlee & fans fuite ayant pris de la confiftanee , m'a fait ce que je n'ai plus celle d'être a travers les orages qui m'attendoient. Ce progrés fut infenfible & Jent , chargé de peu d'événemens mémorables; mais il mérite cependant d'être fuivi & développé. A u commencement je n'étois gueres occupé que de mon travail ; la gêne du bureau ne me lailfoit pas fonger a autre chofe. Le peu de tems que j'avois de libre fe palfoit auprès de la bonne Maman, & n'ayant pas même celui de lire, la fantaifie ne m'en prenoit pas. Mais quand ma befogne , devenue une efpece de routine , occupa moins mon efprit, il reprit fes inquiétudes, la leéture me redevint néceflaire , & comme fi ce goüt fe füt toujours inité par la difficulté de m'y livrer, il feroit redevenu paffion , comme chez mon maitre , fi d'autres goüts venus a la traverfe n'euiTent fait diverfion a celui - la. Quoiqu'il ne fallüc pas a nos opérations une arithmétique bien tranfcendante, il en falloit aflez pour m'embarrafler quelquefois. Pour vaincre cette difficulté , j'achetai des livres d'arichmétique , & je 1'appris bien; car je 1'appris feul. L'arithmétique pratique s'étend plus loin qu'on ne penfe , quand on y veut mettre 1'exacte précifion. II y a des opérations d'une longueur extréme, au milieu def-  L i v h e V. defquelles j'ai vu quelquefois de bons géometress'égarer. La réflexion jointe a 1'ufage donne des idéés nettes , & alors on trouve des méthodes abrégées dont 1'invention flatte 1'amour-propre , dont la jullefie fatisfait 1'efprit , & qui font faire avec plaifir un travail ingrat par lui-même. Je m'y enfoncai fi bien, qu'il n'y avoit de quefiion foluble par les feuls chifFres qui m'embarraflat, & maintenant que tout ce que j'ai fu s'efface journellement de ma mémoire, cet acquis y demeure encore en partie, au bout de trente ans d'interi rupiion. II y a quelques jours que dans un voyage que j'ai fait a Davenport chez mon höte, aflïftant k la Iecon d'arithmétique de fes enfans, j'ai fait fans faute avec un plaifir incroyable une opération des plus compofées. 11 me fembloit en pofant mes chifites, que j'étois encore a Chambery dans mes heureux jours. C'étoit revenir de loin fur mes pas. L e lavis des mappes de nos géometres m'avoit aufli rendu le goüt du delfein. J'achetai des couleurs & je me mis a faire des fleurs & des payfages. C'eft dommage que je me fois trouvé peu de talent pour cet art; 1'inclination y -étoit toute entiere. Au milieu de mes crayons & de mes pinceaux, j'aurois paffi; des mois eniiers fans fortir. Cette occupation devenant pour moi trop attachame, on étoit obligé de m'en. arracher. II en eft ainfi de tous les goüts auxquels je' conimence a me livrer, ils augmcnteuL, devien> M 5  Les Confessio-ns, ^ nent paffion, & bientót je ne vois plus rien avt monde que l'amufement dont je fuis occupé. L'age ne m'a pas guéri de ce défaut ; il ne 1'a pas diminué méme , & maintenant que j'écris caci, me voila comme un vieux radoteur, engoué d'une autre étude inutile oü je n'entends rien, & que ceux-même qui s'y font livrés dans leur jeuneffe font forcés d'abandonner a l'age oü je la veux commencer. Cé t o i t alors qu'elle eüt été a fa place. L'occafion étoit belle, & j'eus quelque tentation d'en profiter. Le contentement que je voyois dans les yeux d'Anet revenant chargé de plantes nouvelles , me mit deux ou trois fois fur, le point d'aller herborifer avec lui. Je fuis prefque aiTuré que fi j'y avois été une feule fois cela m'auroit, gagné, & je ferois peut-être aujourd'hui un grand botanifte : car je ne connois point d'étude au monde qui s'afibcie mieux avec mes goüts naturels que celle des plantes ; & la vie que je mene depuis dix ans a la campagne n'eft gueres qu'une herborifation continuelle, a la vérité fans objet & fans progrès; mais n'ayant alors aucune idéé de la botanique , je favois piife en une forte de mépris & méme de dégoüt ; je ne la regardois que comme une étude d'apothicaire. Maman, qui 1'aimoit, n'en faifoit pas elle-même un autre ufage; elle ne recherchoit que les plantes ufuelles pour les appliquer a fes drogues. Ainfi la botanique, la chymie & 1'anatomie, confondues dans  Livre V. 275 mon efprit fous le nom de médecine, ne fervoient qu'a me fournir des farcafmes plaifans toute la journée , & a m'attirer des foufflets de tems en tems. D'ailleurs, un goüt différent & trop contraire a celui - lil croiffoit par degrés, & bientót abforba tous les autres. Je parle de la mufique. II faut affurément que je fois né pour cet art, puifque j'ai commencé de 1'aimer dés mon enfance , & qu'il eft le feul que j'aye aimé conftamment dans tous les tems. Ce qu'il y a d'étonnant, eft qu'un art pour lequel j'étois né , m'ait néanmoins tant coüté de peine a apprendre^ & avec des fuccès fi lents , qu'après une pratique de toute ma vie , jamais je n'ai pu parvenir ii chanter fürement tout a livre ouvert. Ce qui me rendoit furtout alors cette étude agréable, étoit que je la pouvois faire avec Maman. Ayant des goüts d'ailleurs foit différens, la mufique étoit pour nous un point de réunion dont j'aimois a faire ufage. .Elle ne s'y refufoit pas ; j'étois alors a peu prés aufti avancé qu'elle ; en deus ou trois fois nous déchiffrions un air. Quelquefois la voyant empreffée autour d'un fourneau , je lui difois: „ Maman, voici „ un duo charmant , qui m'a bien fair de faire „ fentir 1'empyreume a vos drogues. Ah ! „ par ma foi, me difoit-elle, fi tu me les fais „ brüler, je te les ferai manger." Tout en dit putant je 1'entrainois il fon clavecin : on s'y oublioit; i'extrait de genievre ou d'abfynthe étoii M 6  275 Les Confessions, calciné, elle m'en barbouilloit le vifage, & tout cela étoit délicieux. O n voit qu'avec peu de tems de rede, j'avois beaucoup de chofes a quoi 1'eraployer. 11 me vint pourtant encore un amufement de plus, qui fit bien valoir tous les autres. Nous occupions un cachot fi étouffé , qu'on avoit befoin quelquefois d'aller prendre 1'air fur la terre. Anet engagea Maman a louer dans un fauxbourg un jardin pour y mettre des plantes. A ce jardin étoit jointe une guinguette alfez jolie, qu'on meubla fuivant l'ordemnance. On y mit un lit; nous allions fouvent y diner & j'y couchois quelquefois. infenfiblement je m'engouai de cette petite retraite, j'y mis quelques livres, beaucoup d'eftampes; je paffois une partie de mon tems a 1'orner & a y préparer a Maman quelque furprife agréable , lorfqu'elle s'y venoit promener. Je la quittois pour venir m'occuper d'elle, pour y penfer avec plus de plaifir; autre caprice que je n'excufe ni n'explique, mais que j'avoue, paree que la chofe étoit ainfi. Je me fouviens qu'une fois Madame de Luxembourg me parloit en raillant d'un homme qui quiitoit fa maitrelfe pour lui écrire. Je lui dis que j'aurois bien été cet homme-la, & j'aurois pu ajouter que je l'avois été quelquefois. Je n'ai pourtant jamais fenti prés de Maman ce befoin de m'éloigner d'elle pour Talmer davantage; car tête 4 tête avec elle j'étois aulfi parfaitement a moa  Livre V. 277 aife que fi j'euffe été feul, & cela ne m'eft jamais, arrivé prés de perfonne autre, ni homme ui femme, quelque attachement que j'aye eu pour eux. Mais. elle étoit fi fouvent entourée, & de gens qui me convenoient fi peu , que le dépit & 1'ennui me chafiöient dans mon afyle , oü je favois comme je la voulois, fans crainte que les importuns vinffent nous y fuivre. Tan uis qu'ainfi partagé entre le travail, le plaifir & l'infiruftion, je vivois dans le plus doux repos, 1'Europe n'étoit pas fi tranquille que moi. La France & 1'Empereur venojent de s'entre-décla» rer la guerre: le roi de Sardaigne étoit entré. dans la querelle , & 1'armée Francoife filoit en Piémont pour entrer dans le Milanois. 11 en paffa une colonne par Chambery, & entr'autres le régiment de Champagne dont étoit colonel M. le Duc de la Trimouille, auquel je fus préfenté, qui me promit beaucoup de chofes & qui fürement n'a jamais re. pecfé a moi. Notre petit jardin étoit précifément au haut du fauxbourg par lequel entroient les troupes, de forte que je me raffafiois du plaifir d'aller les y voir paffer, & je me paffionnois pour le fuccês de cette guerre, comme s'il m'eüt beaucoup intéreffé. Jufques-la je ne m'étois pas encore avifé de fonger aux affaires publiques, & je me mis a lire les gazettes pour la première fois, mais avec une telle partialité pour la France, que le cceur me battoit de joie il fes moindres avantages, &; que fes revers m'aflligeoient comme s'ils fuflent, M 7  278 Les Confsssioss, tombés fur moi. Si cette folie n'eüt été que paffagere, je ne daignerois pas en parler; mais elle s'eft tellement enraciuée dans mon cceur fans aucune raifon, que lorfque j'ai fait dans Ia fuite a Paris 1'anti - defpote & le fier républicain, je fentois en dépit de moi-même une prédileélion fecrete pour cette même nation que je trouvois fervile, & pour ce gouvernement que j'affeétois de fronder. Ce qu'il y avoit de plaifant, étoit qu'ayant honte d'un penchant fi contraire a mes maximes, je n'ofois 1'avouer a perfonne, & je raillois les Francois de leurs défaites, tandis que le cceur m'en faignoit plus qu'a eux. Je fuis fürement le feul qui vivant chez une nation qui le traitoit bien & qu'il adoroit, fe foit fait chez elle un faux air de la dédaigner. Enfin ce penchant s'eft trouvé fi défintérelfé de ma part, fi fort, fi conftant, fi invincible, que même depuis ma fortie du royaume, depuis que le gouvernement, les msgiftrats, les auteurs, s'y font a 1'envi déchainés contre moi, depuis qu'il eft devenu du bon air de m'accabler d'injuftices & d'outrages, je n'ai pu me guérir de ma folie. Je les aime en dépit de moi , quoiqu'ils me mal - traitent. J'ai cherché longtems la caufe de cette partialité, & je n'ai pu la trouver que dans 1'occafion qui la vit naitre. Un goüt croilfant pour la littérature, m'attachoit aux livres Francois, aux auteurs de ces livres, & au pays de ces auteurs. Au moment même que défüoit fous mes yeux 1'armée  Livre V; 27p Francoife, je lifois les grands Capitaines de Brantóme. J'avois la tête pleine des Cliffon, des Bayard, des Lautrec, des Coligny, des Montmorency, des la Trimouille, & je m'affeaionnois a leurs defcendans comme aux héritiers de leur mérite & de leur courage. A chaque régiment quï paffoit, je croyois revoir ces fameufes bandes noires qui jadis avoient tant fait d'exploits en Piémonr. Enfin j'appliquois a ce que je voyois les idéés que je puifois dans les livres; mes leélures continuées & toujours tirées de la même nation nourrilfoient mon affeaion pour elle, & m'en firent enfin une paffion aveugle que rien n'a pu furmonter. J'ai eu dans la fuite occafion de remarquer dans mes voyages que cette imprefnbn ne m'étoit pas parti. culiere, & qu'agifTant plus ou moins dans tous les pays fur la partie de la nation qui aimoit la leaure & qui cultivoit les lettres, elle balancoit la haiue générale qu'infpire 1'air avantageux des Francois. Les romans, plus que les hommes, leur attachent les femmes de tous les pays ; leurs chef - d'ceuvres dramatiques affeaionnent la jeuneffe a leurs théatres. La célébrité de celui de Paris y attire des foules d'étrangers qui en reviennent enthoufiaftes. Enfin 1'excellent goüt de leur littérature leur foumet tous les .efprits qui en ont, & dans la guerre fi malheureufe dont ils fortent , j'ai vu leurs auteurs & leurs philofophes foutenir la gloire du nom Francois ternie par leurs guerriers. J'étois donc Francois ardent, & cela ma  a8o Les Confessions, rendit nouvellifte. j'allois avec la foule des gobes- mouches attendre fur la place 1'arrivée descouriers,& plus béte que fine de la fable, je m'inquiétois beaucoup pour favoir de quel inaitre j'aurois fhonneur de porter le bat: car on prétendoit alors que nous appartiendrions a la France, & l'on faifoit de la Savoye un échange pour le Milanois. II faut pourtant convenir que j'avois quelques fujets de crainte; car fi cette guerre eüt mal tourné pour les Alliés, la penfion de Maman couroit un grand rifque. Mais j'étois plein de confiance dans mes bons amis, & pour le coup, malgré la furprife de M. de Broglie, cette confiance ne fut pas trompée, graces au roi. de Sardaigne a qui je n'avois pas penfé. Tjindis qu'on'fe battoit en Italië, on chantoit en France. Les opéra. de Rameau commen.coient a faire du bruit & relevercnt fes ouvrages théoriques que leur obfcurité IaïiToIc a la portée de peu de gens. Par hafard , j'entendis parler de fon traité de 1'harmonie, & je n'eus point de repos que je n'eufie acquis ce livre. Par un autre hafard, je tombai malade. La ma? ladie étoit inflammatoire; elle fut vive & courte; mais ma convalefcenee fut longue, & je ne fus d'un mois en état 4e fortir. Durant ce tems j'ébauchai, je dévorai mon traité de 1'harmonie; mais il étoit fi long, fi diffus, fi mal arrangé , que je fentis qu'il me falloit un tems confidérable pour 1'étudier & le débrouiller. Je  Livre V. £>8t ftifpendois mon appiication & je récréois mes yeux avec de la mufique. Les cantates de Bernier fur lefquelles je m'exercois-ne me fortoient pas de 1'efprit. J'en appris par cceur quatre ou cinq, entr'autres celle des amours dormans, que je n'ai pas revue depuis ce tems-la, & que je fais encore prefque toute entiere, de même que Famour piqué par une abeille , trés - joiie cantate de Clerambault, que j'appris a peu prés dans le 3 même tems. Pour m'achever il arriva de Ia Valdofte un jeune organifte appellé 1'abbé Palais, bon muficien, bon homme & qui accompagnoit trés-bien du clavecin. Je fais connoilfance avec lui; nous voila inféparables. II étoit éleve d'un moine Italien, grand organifte. II me parloit de fes principes; je les comparuis avec ceux de mon Rameau ; je remplilfois ma tête d'accompagnetnens, d'accords, d'harmonie. II falloit fe former 1'oreille a tout cela: je propofai a Maman un petit concert tous les mois; elle y confentit. Me voila fi plein de ce concert, que ni jour ni nuit je ne m'occupois r d'autre chofe; & réellement cela m'occupoit, & beaucoup, pour rafl'embler la mufique, les concertans, les infirumens, tirer les parties, &c. Maman chantoit, le Pere Caton, dont j'ai déja parlé & dont j'ai a parler encore, chantoit aufli; un maitre a danfer appellé Roche & fon fils j jouoient du violon; Canavas, muficien Piémontois, qui- travailloit au cadaftre & qui depuis s'eft marié  282 Les Confessions, a Paris, jouoit du violoncelle; 1'abbé Palais accompagnoit du clavecin ; j'avois 1'houneur de conduire la mufique, fans oublier le baton du bucheron. On peut juger combien tout cela étoit beau! Pas tout - ü-fait comme chez M. de Treytorens, mais il ne s'en falloit gueres. Le petit concert de Madame de Warens, nouvelle convertie , & vivant, difoit-on , des charités du Roi, faifoit murmurer la fequelle dévote; mais c'étoit un amufement agréable pour plufieurs honnétes gens. On ne devineroit pas qui je mets a leur tête en cette occafion? Un moine; mais un moine homme de mérite, & même aimable, dont les infortunes m'ont dans la fuite bien vivement affecté, & dont la méraoire, liée a celle de mes beaux jours , m'eft encore chere. II s'agit du P. Caton cordelier, qui conjointement avec le comte d'Ortan avoit fait faifir a Lyon la mufique du pauvre petit chat; ce qui n'eft pas le plus beau trait de fa vie. 11 étoit Dachelier de Sorbonne: il avoit vécu longtems a Paris dans le plus grand monde & trés - faufilé furtout chez le Marquis d'Antremont , alors Arabafladeur de Sardaigne. C'étoit un grand homme bien fait, le vifage plein, les yeux a fleur de tête , des cheveux noirs, qui faifoient fans affeétation le crochet a cóté du front, fair a la fois noble , ouvert, modefte, fe préfentant fimplement & bien ; n'ayant ni le maintien caffard ou eftronté des moines, ni 1'abord cavalier d'un homme a la mode, quoiqu'il le füt, mais  Livre V. 2S3 1'aflurance d'un honnête homme qui,fans rougir de fa robe, s'honore lui-même & fe fent toujours a fa place parmi les honnêtes gens. Quoique le P. Caton n'eüt pas beaucoup d'étude pour un Docteur, il en avoit beaucoup pour un homme du monde , & n'étant point preiTé de montrer fon acquis, il le placoit fi a propos qu'il en paroiflbit davantage. Ayant beaucoup vécu dans Ia fociété, il s'étoit plus attaché aux talens agréables qu'a un folide favoir. II avoit de 1'efprit, faifoit des vers, parloit bien , chantoit mieux , avoit la voix belle , touchoit 1'orgue & le clavecin. II n'en falloit pas' tant pour être recherché, aufli 1'étoit-il; mais cela lui fit fi peu négliger les foins de fon état, qu'il parvint, malgré des concurrens très-jaloux, a être élu Définiteur de fa province, ou , comme on dit, «n des grands colliers de 1'Ordre. Ce Pere Caton fit connoiflance avec Maman chez le Marquis d'Antremont. II entendit parler de nos concerts, il en voulut être, il en fut & les rendit brillans. Nous fümes bientót liés par notre goüt commun pour la mufique, qui chez fun & chez 1'autre étoit une paffion trés-vive, avec cette différence qu'il étoit vraiment muficien, & que je n'étois qu'un barbouillon. Nous allions avec Cma. vas & 1'abbé Palais faire de la mufique dans, fa chambre, & quelquefois a fon orgue les jours de fête. Nous dinions fouvent a fon petit couvert; car ce qu'il avoit encore d'étonnant pour un moine, eft qu'il étoit généreux, magnifique & fenfuel  284 Les Confessions, fans grolüéreté. Les jours de nos concerts il foupoic chez Maman. Ces foupers étoient très-gais, trés agréables; on y difoit le mot & la chofe, on y chantoit des duo: j'étois a mon aife, j'avois de 1'efprit, des raillies; le P. Caton étoit charmant, Maman étoit adorable , 1'abbé Palais avec fa voix de bceuf étoit le plaftron. Momens fi doux de la folatre jeuneffe, qu'il y a de tems que vous étes partis! Comme je n'aurai plus a parler de ce pauvre P. Caton , que j'acheve ici en deux mots fa trifte hifloire. Les autres moines jaloux ou plutót furieux de lui voir un mérite, une élégance de mceurs qui n'avoit rien de la crapule monaftique,, le prireut en haine , paree qu'il n'étoit pas aufli haïlfable qu'eux. Les chefs fe liguerent contre lui & ameuterent les moinülons envieux de fa place, & qui n'ofoient auparavant le regarder. On lui fit mille aflrants, on le deflitua , on lui óta fa chambre qu'il avoit meublée avec goüt, quoiqu'.avec fimplicité, on le relégua je ne fais oü; enfin ces miférables 1'accablerent de tant d'outrages , que fon ame honnête & fiere avec juflice n'y putréfitter; & aprês avoir fait les délices des fociétés les plus aimables, il inourut de douleur fur un vil grabat, dans quelque fond de celluie ou de cachot, regretté , pleuré de tous les honnêtes gens dont il fut connu , & qui ne lui ont trouvé d'autre défaut que d'être moine. Avec ce petit train de vie je fis fi bien en  L J V R E V. 2S5 trés peu de tems, qu'nbforbé tout entier par la mufique je me trouvai hors d'état de penfer a autre chofe. Je n'allois plus a mon bureau qu'a contre-cceur, la gêne & 1'aiïiduité au travail m'en firent un fupplice infupportable, & j'en vïns enfin a vouloir quitter mon emploi pour me livrer totalement a la mufique. On peut croire que cette folie ne palmpas fans oppofition. Quitter un pofte honnête & d'un revenu fixe pour courir aprês des éc^iers incertains, étoit un parti nop peu fenfé pour plaire a Maman. Même en fuppofanc mes progrès futurs aufli grands que je me les figurois, c'étoit borner bien modeftement mon ambition que de me réduire pour Ia vie a 1'état de muficien. Elle qui 11e formoit que des projets magnifiques & qui ne me prenoit plus tout-afait au mot de M. d'Aubonne, me voyoit avec peine occupé férieufement d'un talent qu'elle trouvoit 11 frivole , & me répétoit fouvent ce proverbe de province, un péu moins jufte a Paris, que, qui bien chante & bien danfe, fait un métier qui peu avance. Elle me voyoit d'un autre cóté entrainé par uri gout irréfiftible; ma paflion de mu'fique devenoit une furetir, & il étoit: a craindre que mon travail fe fentaiit de mes difiraiflions, ne m'attiiat un congé qu'il valoit beaucoup mieux prendre de moi-même. Je lui repréfentois encore que cet emploi n'avoit pas longtems a durer, qu'il me'falloit un talent pour vivre, & qu'il étoit plus für d'achever d'acquérir par la pratique celui au-  286 Les Coneessions, quel mon goüt me portoit & qu'elle m'avoit choili, que de me mettre a la merci des protections , ou de faire de nouveaux effais qui pouVoient mal réufllr & me laiffèr, aprés avoir pafle l'age d'apprendre , fans relfoutce pour gagner mort pain, Enfin j'extorquai fon confencement, plus a force d'importunités & de careffes, que de raifons dont elle fe contentat. Auffitót je courus reinercier fiérement M. Coccelli,'Directeur-géne'ral du cadaftre, comme fi j'avois fait 1'acte le plus hfroïque, & je quittai vorontairement mon emploi fans fujet, fans raifon, fans prétexte, avec autant & plus de joie que je n'en avois eu a le prendre, il n'y avoit pas deux ans. Cette démarche toute folie qu'elle étoit m'attira dans le pays une forte de confidération qui me fut utile. Les uns me fuppoferent des refiöurces que je n'avois pas; d'autres me voyant livré touta-fait a la mufique , jugerent de mon talent par mon facrifice, & crurent qu'avec tant de paffion pour cet art je devois le polféder fupérieurement. Dans le royaume des aveugles les borgnes foflt rois; je paffai-la pour un bon maitre, paree qu'il n'y en avoit que de mauvais. Ne manquant pas, au refte, d'un certain goüt de chant, favorifé d'ailleurs par mon age & par ma figure, j'eus bientót plus d'écolieres qu'il ne m'en falloit pour remplacer ma paye de fecrétaire. I l eft certain que pour 1'agrément de Ia vie on ne pouvoit paffer plus rapidement d'une extrêmité  Livre V. 287 a 1'autre. Au cadaftre, occupé huit heures par jour du plus mauffade travail avec des gens encore plus mauiïades , enfermé dans uu trifte bureau empuanti de 1'haleine & de la fueur de tous ces manans, la plupart fort mal peignés & /ort inal> propres, je me fentois quelquefois accabié jufqu'au vertige par 1'attention, 1'odeur, la gêne & f ennui. Au lieu de cela me voila tout a-coup jetté parmi le beau monde, admis, recherché dans les meilleures maifons ; partout un accuei! gracieux , careffant, un air de féte: d'aimables Demoifelles -bien parées m'attendent, me recoivent avec em. preflement; je ne vois que des objets diarmans, je ne fens que la rofe & la fleur d'orange; on chante, on caufe, 011 rit, on s'amufe; je ne fors de-la que pour ailleurs en faire autant: on conviendra qu'a égalité dans les avantages , il n'y avoit pas a balancer dans le choix, Aufli me trouvai-je fi bien du mien, qu'il ne m'eft arrivé jamais de m'en repentir, & je ne m'en repens pas même en ce moment, oü je pefe au poids de la raifon les actions de ma vie, & oü je fuis délivré des motifs peu fenlës qui m'ont entrainé. Voila prefque funique fois qu'en n'écomant que mes penchans, je n'ai pas vu trornper mon attente. L'accueil aifé , 1'efprit liant, 1'humeur facile des habitans du pays me rendit le commerce du monde aimable, & Ie goüt que j'y pris alors m'a bien prouvé que fi je n'aime pas a vivre parmi les hommes, c'eft moins ma faute que la leur.  288 L e s C o n f e s 5 i o n s, Cest dommage qne les Savoyards ne foient pas riches, ou peut-être feroit ■ ce dommage qu'ils le fufient; cir tcls qu'ils font, c'eft le meilleur & le plus fociable peuple que je connoiffè. S'il eft une petite ville au monde oü l'on goüte Ia douceur de la vie dans un corcmerce agréable & für, c'eft Chambery. La nobleffe de la province qui s'y raffemble,n'a que ce qu'il faut de bien pour vivre, elle n'en a pas aflez pour parve'nir, & ne pouvant fe livrer a 1'ambition , elle fait par néceffité le confeil de Cynéas. Elle dévoue fa jeunefle a 1'état militaire, puis revient vieillir paifiblement chez foi. L'honneur & la raifon préfident a ce partage. Les femmes font belles & pourroient fe pafl'er de 1'être ; elles ont tout ce qui peut faire valoir la beauté & méme y fuppléer. II eft fingulier qu'appellé par mon état a voir beaucoup de jeunes filles, je ne me rappelle pas d'en avoir vu a Chambery une feule qui ne füt pas charmante. On dira que j'étois difpofé a les trouver telles, & l'on peut avoir raifon; mais je n'avois pas befoin d'y mettre du mien gour cela. Je ne puis en vérité me rappeller fans plaifir Ie fouvenir de mes jeunes écolieres. Que ne puis-je en nommant ici les plus aimables, les rappeller de même & moi avec elles , a l'age heureux oü nous étions, lors des motnens aufli doux qu'innocens que j'ai paffés auprès d'elles! La première fut Mlle. de Mellarede, ma voifine, fceur de 1'éleve de M. Gaime. C'étoit une brune trés-vive , mais d'une vivacité ca.  L I V K E V. S39 careffanté, pleine de graces & fans étourderie. Elle étoit un peu maigre , comme font la plupart des filles a fon age ; mais fes yeux brillans , fa taille fine & fon air attirant n'avoient pas befoin d embonpoint pour plaire. J'y allois le matin, & elle éioit encore ordinairement en déshabillé , fans autre coiffure que fes cheveux négligemmei;t relevés , ornés de quelque fleur qu'on meitoic a nio* arrivée & qu'on ótoit a mon départ puur fe coiffer. Je ne crains rien tant dans le monde qu'une jolie perfonne en déshabillé; je la redouterois cent fois moins, parée. Mlle. de Menthon, chez qui j'allois 1'aprés-midi , l'étoit toujours & me faifoit une impreflion tout aufli douce , mais différente. Ses cheveux étoient d'un blond cendré: elle étoit très-mignonne, trés timide & très-blanehe ; une voix nette , jufte & flütée , mais qui u'ofoit fe développer. Elle avoit au fein la'cicatrice d'une bruiure d'eau bouillante, qu'un fichu de chenille Bleue ne cachoit pas extrêmement. Cette marqué attiroit quelquefois de ce cóté moa attention, qui bientót n'étoit plus pour la cicatrice. Mlle. de Challes, une autre de mes voifines, étoit une fille faite : grande , belle quarrure , de l'en> bonpoint : elle avoit été trés - bien. Ce n'étoit plus une beauté ; mais c'étoit une perfonne a citer pour la bonne grace , pour 1'humeur égale , pour Ie bon naturel. Sa fceur, Madame de Chaily, Ia plus belle femme de Chambery, n'apprenoit plus la mufique, mais elle la faifoit apprendre a fa fille €otifeffions. N  ajjo Les Confessïons, toute jeune encore, mais dont la beauté naiïïatite eut promis d'égaler celle de fa mere, fi malheureufement elle n'eüt été un peu rouffe. j'avois a la Vifitation une petite Demo'felle Francoife, dont j'ai oublié le nom , mais qui mérite une place dans la lifte de mes préférences. Elle avoit pris le ton lent & trainant des religieufes, & fur ce irainant elle difoit des chofes trés - faillantes, qui re fembloient pas aller avec fon maintien. «Au lelie, elle étoit parelfeufe, n'airaoit pas a prendre la peine de montrer fon efprit , & c'étoit une faveur qu'elle n'accordoit pas a tout le monde. Ce ne fut qu'aprês un mois ou deux de lecons & de négligenee, qu'elle s'avifa de cet expédient pour me rendre plus affidu , car je n'ai jamais pu prendre fur moi de 1'étre. Je me plaifois a mes lecons quand j'y étois, mais je n'aimois pas étre obligé de m'y rendre ni que 1'heure me commandat : en toute chofe la gêne & l'afiujettilfement me font infupportables; ils me feroient prendre en haine le plaifir même. On dit que chez les Mahométans un homme paffe au point du jour dans les rues pour ordonner aux maris de rendre le devoir a leurs femmes. Je ferois un mauvais Turc il ces heures-la. J'avois quelques écolieres aufli dans la bourgeoifie , & une entr'autres qui fut la caufe indirecte d'un changement de relation dont j'ai a parler, puifqu'enfin je dois tout dire. Elle étoit fifk d'un épicier , & fe nommoit Mile. L* * *,  Livre V. api vrai nioJele d'une ilatue grecque , & que je ciïsrois pour la plus belle fille que j'aie jamais vue, s'il y avoit quelque véricable beauté fans vie & fans ame. Son indolence , fa froideur, fon infenfibilité alloient a un poinfeincroyable. 11 étoit également impofiible de lui plaire & de la lacher, & je fuis perfuadé que fi l'on eüt fait fur elle quelque entreprife, elle auroit lailTé faire, non par goüt, mais par llupidité. Sa mere, qui n'en vouloit pas courir le rifque, ne Ia quittoit pas d'un pas. En lui faifant apprendre a chanter, en lui donuant un jeune maitre, elle faifoit toue de fon mieux pour 1'émouïliller, mais cela ne réuilit point. Tandis que le maitre agacoit la fille, la mere agacoit le maitre , & cela ne réuiüflbit pas beaucoup mieux. Madame L*** ajoutoit a fa vivacité naturelle, toute celle que fa fille auroit da avoir. C'étoit un petit minois éveillé, chif. fonné , marqué de petite vérole. Elle avoit de petits yeux três-ardens & un peu rouges, paree qu'elle y avoit prefque toujours mal. Tous les matins quand j'arrivois, je trouvois prêt mon café a la crème; & la mere ne manquoit jamais de m'accueillir par un baifer bien appliqué fur la bouche, & que par curiofité j'aurois voulu rendre a la fille , pour voir comment elle 1'auroit pris. Au refle, tout cela fe faifoit fi fimplement & fi fort fans conféquence , que quand M. L* * * -étoit-la , les agaceries & les baifers n'en alloient pas moins leur train. C'étoit une bonne pate N s  Les C o n f h s i o » t, d'homme , le vrai pere de fa fille , & que ft femme ne trompoit pas , paree qu'il n'en étoit pas befoin. Je me prêtois a toutes ces carelTes avec m« balourdife Ordinaire, les prenant tout bonnement four des marqués de pure amitié. J'en étois pourtant importuné quelquefois ; car la vive Madame L* * * ne laifïbit pas d'être exigeante , & fi dans la journée j'avois pafïë devant la boutique fans m'arrêter, il y auroit eu du bruir. II felloit quand j'étois prelfé, que je priiTe un détour pour palTer dans une autre rue, fachant bien "qu'il n'étoit pas auffi aifé de fortir de chez elle que d'y entrer. Madame L*** s'occupoit trep de moi pour que je ne m'occnpafle póint d'elle. Ses attentions me touchoient beaucoup; j'en parlois a Maman comme d'une chofe fans myftere , & quand il y cn auroit eu , je ne lui en aurois pas moins parlé ; car lui faire un fecret de quoi que ce füt , ne m'eüt pas été poffible: mon cceur étoit ouvert devant elle comme devant Dieu. Elle ne prit pas tout-a-fair la chofe avec la même fimplicité que moi. Elle vi; des avances oü je n'avois vu que des amitiés , elle jugea que Madame L*** fè faifant un point - d'honneur de me lailfer moins fot qu'elle ne m'avoit trouvé , parviendroit de maniere ou d'autre a fe faire entendre , & outre qu'il n'étoit pas jufte qu'une autre femme fe chargeat de ftnllruction de fon éleve, elle avoit  Lr i v tt e V. des motifs plus dignes d'elle , pour me garantie des pieges auxquels mon age & mon état m'expofoient. Dans le même tems on m'en tendit un d'une efpece plus dangereufe, auquel j'échappai, mais qui lui fit fentir que les dangers qui me menacoient fans cefle, rendoient néceifaites tous les préfervatifs qu'elle y pouvoit apponer. Madame la Comtelfe de M***, mere d'une de mes écolieres, étoit une femme de beaucoup d'efprit & paflbit pour n'avoir pas moins dë méchanceté. Elle avoit été caufe è ce qu'on difoit, de bien des brouilleries & d'une entr'autres qui avoit eu des fuites fatales a la Maifon d'A***. Maman avoit été alfez liée avec elle pour connoitre fon caraétere ; ayant trés - innocemment infpiré du goüt a quelqu'un fur qui Madame de M*** avoit des prétentions , elle refta chargée aupvés d'elle du crime de cette préférence , quoiqu'clle n'eüt été ni recherchée ni acceptée, & Madame de M*** chercha depuis lors ft jouer a fa rivale plufieurs tours dont aucun ne réullit. J'en rapporterai un des plus comiques par maniere d'échan. tillon. Elles étoient enfemble a la campagne avec plufieurs gentilshommes du voifinage & entr'autres 1'afpirant en queftion. Madame de M*** dit un jour a 1'un de ces Melfi.urs que Madame de Warens n'étoit qu'une précieufe , qu'elle n'avoit point de goüt , qu'elle fe mettoit mal , qu'elle couvroit fa gorge comme une bourgeoife. n Quant N 3  3P4 Lei Cokfessions, „ a ce dernier article ,* lui dit 1'homme , qui étoit un phiftnt, „ eile a fes raifons, & je fais » qu'elle a un gros vilain rat empreint fur le fein, „ mais fi reffemblant qu'on diroit qu'il court." La haine, ainfi que 1'amour, rend crédule. Ma, dame de M*** réfolut de tirer parti de cette découverte , & un jour que Maman étoit au jeu avec 1'ingrat favori de la Dame, celle-ci prit fon lems pour palTer derrière fa rivale, puis renverfant * demi fa chaife elle découvrit adroitement fon mouchoir. Mais au lieu du gros rat, le Mon (leur ne vit qu'un objet fort différent, qu'il n'étoit pas plus aifé d'oubiier que de voir, & cela ne fit pas le compte de la Dame. Je n'étois pas un perfonnage 4 occnper Madame de M***, qui ne vouloit que des gens bnllans autour d'elle. Cependant elle fit quelque attention a moi, non pour ma figure, dont affurément elle ue fe foucioit point du tout, mais pour 1'efprit qu'on me fuppofoit & qui m'eüt pu rendre utile a fes goüts. Elle en avoit un affez vif pour la fatyre. Elle aimoit a faife des chanfons & des vers fur les gens qui lui dépfaifoient. SI elle m'eüt trouvé affez de talent pour lui aider a tournet fes vers , & affez de complaifar.ee pour les écrire, entr'elle & moi nous aurions bientót mis Chambery fens - deflüs - deffous. On feroit remomé è la fource de ces libelles; Madame de M*** fe feroit tirée d'aflaire en me facrifiant ,  L i v si £ V. sos & j'aurois été enfermé le refle de mes jours peut-être , pour m'apprendre a faire le Phceb® svec les Dames. Heureusement rien de tout cela n'arriva. Madame de M*** me retint a diner deux ott trois fois pour me faire caufer, & trouva que je n'étois qu'un fot. Je le fentois moi-même & j'en gémilTois, enviant les talens de mon amï Venture, tandis que j'aurois dü remercier ma bêtife des périls dont elle me fauvoir. Je demeurai pour Madame de M*** le maitre a chanter de fa fille & rien de plus: mais je vécus tranquille & toujours bien voulu dans Chambery. Cela valoit mieux que d'être un bel - efprit pour elle, & un ferpent pour le pays. Quoi qu'il en foit, Maman vit que pout m'arracher aux périls de ma jeuuelTe, il étoit tems de me traiter en homme , & c'eft ce qu'elle fit * mais de la facon la plus finguliere dont jamais femme fe foit'avifée en pareille occafion. Je luï uouvai fair plus grave & le propos plus moral qn'a fon ordinaire. A la gaité folatre dont elle entremêloit ordinairement fes inftructions, fuccéda tout-a-coup un ton toujours foutenu, qui n'étoic ni familier ni févere , mais qui fembloit préparer une esplicatiou. riprés avoir cherché vainement en moi-même la raifon de ce changement, je la lui demandai ; c'étoit ce qu'elle attendoit. Elle me propofa une promenade au petit jardin pour le lendemain : nous y fümes dès le matin. Eiia N 4  2pt> Les CoKPEsiios s-, avoit pris fes mefures pour qu'on nous laiffat feuis tbüte la journée : elle 1'employa a me préparer aux bontés qu'elle vouloit avoir pour moi , non comme une autre femme, par du manege & des agaceries, mais par des entretiens pleins de fentiment & de raifon , plus faits pour m'infiiuire que pour me féduire , &. qui parloient plus a mon cceur qu'a mes fens. Cependant, quelque excellens & utiles que fulfent les difcours qu'elle me tint; & quoiqu'ils ne fulfent rien moins que froids & triftes, je n'y fis pas toute 1'attention qu'ils méritoient , & je ne les gravai pas dans ma mémoire, comme j'aurois fait dans tout autre tems. Son début , cet air de préparatif m'avoit donné de 1'inquiétude; tandis qu'elle parloit , rêveur & difirait malgré moi, j'étois moins occupé de ce qu'elle difoit, que de chercher a quoi elle en vouloit venir ; & fitót que je Teus compris, ce qui ne me fut pas facile , la nouveauté de cette idéé qui depuis que je vivois auprès d'elle, ne m'étoit pas venue une feule fois dans 1'efprit, ni'occupant alors tout entier, ne me laifla plus le maitre de penfer a ce qu'elle me difoit. Je ne penfois q->'a elle, & je ne 1'écoutois pas. Volloir rendre les jeunes gens attentifs k ce qu'on leur veut dire , en leur montrant au bout un objet trés-inréreflant pour eux , efl un contre-fens trés - ordinaire aux inftituteurs & que je n'ai pas év'ué moi-même dans mon Jimile. Le jèune homme frappé de 1'objet qu'on lui préfente, s'en  L i v u e V. 297 s'en occupe uniquemenc, & faute a pïeds joints par-deifus vos difcours préliminaires, pour aller d'abord oü vous le menez trop lentement a fon gré. Quand on veut le ren Jre attentif, il ne faut pas Ie l-ifler pénétrer d'avance , & c'eft en quoi Maman fut mal - adroite. Par une fingularité qui tenoit a fon efprit fyltématique , elle prit la précauiion trés *vaine de faire fes conditions; mais fitót que j'en vis le prix , je ne les écoutai pas même , & je me dépêchai de confemir a tout. Je douie même qu'en pareil cas il y ait fur la terre eniiere un homme affez franc ou aflez courageux pour ol'er marchander , & une feule femme qui püt pardonner de favoir fait. Par une fuixe de la même bizarrerie , elle mit a cet accord les formalités les plus graves, & me donna pour y penfer huit jours , dont je 1'affurai fauflement que je n'avois pas belbin: car, pour comble de fingularité , je fus trés aife de les avoir, tant la nou» veauté de ces idéés m'avoit frappé , & tant je fentois un bouleverfement dans les miennes , qui' me demandoit du tems pour les arranger. On croira que ces huit jours me durerent huiï fiecles. Tout au contraire, j'aurois voulu qu'ils les euffent durés en effet. Je ne fais co-ramen»; décrire fetat oü je me trouvois, plein d'un certain effroi mêlé d'impatienee , redoutant ce que je defirois, jufqu'a chercher quelquefois tout de bon' dans ma tête quelque hom-éte moyen. dVvitev d'être heureux. Qu'on fe repréfente mon tempé-N-s  *p8 Les Coneessions, rament ardent & Iafcif, mon fang enflammé, moa cceur enivré d'amour, ma vigueur, ma fanté , mon age; qu'on penfe que dans cet état, altéré de la foif des femmes, je n'avois encore approché d'aucune; que 1'imagination, le befoin, la vanité, la curiofité fe réuniifoient pour me dévorer de 1'ardent defir d'être homme & de le paroitre. Qu'on ajoute furtout, car c'eft te qu'il ne faut pas qu'on oublie, que mon vif & tendre attachement pour elle , loin de s'attiédir, n'avoit fait qu'augmenter de jour en jour, que je n'étois bien qu'aupiés d'elle , que je ne m'en éloignois que pour y penfer, que j'avois le cceur plein, nonfeulement de fes bontés, de fon ciraétere airnable, mais de fon fexe, de fa figure, de fa perfonne, d'elle; en un mot , par tous les rapports fous Jefquels elle pouvoit m'être chere; & qu'on n'imagine pas que pour dix ou douze ans que j'avois de moins qu'elle , elle füt vieillie ou me parut 1'être. Depuis cinq ou fix ans que j'avois éprouvé des tranfports fi doux a fa première vue , elle étoit réellement trés-peu changée , & ne me le paroiflbit point du tout. Elle a toujours été charmante pour moi, & 1'étoit encore pour tout le monde. Sa taille feule avoit pris un peu plus de rondeur. Du refle , c'étoit le même ceil, le méme teint, le même fein, les mêmes traits, les mêmes beaux cheveux blonds, la même gaité, tout jufqu'è la même voix , cette voix argentée de la jeunefle, qui fit toujours fur moi tant d'knt  Livre V. 2pp prefïïon, qu'encore aujourd'hui je ne puis entendre fans émotion le fon d'une jolie voix de fille. Naturellement ce que j'avois a craindre dans 1'attente de la poffeflion d'une perfonne fi chérie, étoit de 1'anticiper & de ne pouvoir affez gouverner mes defirs & mon imagination pour refter inaiire de moi-mê%e. On verra que dans un age avancé, la feule idéé de quelques légeres faveurs qui m'attendoient prés de la perfonne aimée, allumoit mon fang a tel point qu'il étoit impofiible de faire impunément le court trajet qui me féparoit d'elle. Comment, par quel prodige, dans la fleur de ma jeuneffe , eus-je fi peu d'empreflement pour la première jouilfance? Comment pus-je en voir approcher 1'heure avec plus de peine que de plaifir 'i Comment , au lieu des délices qui devoient m'enivrer, fentois-je prefque de la répu. gnance & des craintes? II n'y a point a douter que fi j'avois pu me dérober a mon bonheur avec bienféance , je ne 1'eufle fait de tout mon cceur. J'ai promis des bizarreties dans 1'hiftoire de mon attachement pour elle! En voila fürement une, a laquelle on ne s'attendoit pas. L e lefteur déja révolté juge qu'étant poffédée par un autre homme , elle fe dégradoit a mes yeux en fe partageant, & qu'un fentiment de méfeftime attiédiflbit ceux qu'elle m'avoit infpirés; il fe trompe. Ce partage, il eft vrai, me failoit une cruelle peine , tant par une délicatefle fort naturelle, que paree qu'en effet je le, ttouvois peu N 6  3»o Le* Confessions,' digne d'elle & de moi; mais quant a mes fenti. mens pour elle il ne les altéroit point, & je peux jurer que jamais je ne 1'aimai plus tendrement que quand je defirois fi peu de la pofleder. Je connoiflbis trop r0n coeur chafte & fon tempérament de glacé, pour croire un moment que Je plaifir des lens eüc aucune part a eft abandon dV-llemême: j'étois parfoitement für que le feul foin de m'arracher a des dangers autrement prefqu'inévita. bles & de me confèrver tout entier a moi & a mes devoirs , lui en faifoit enfreindre un qu'elle ne regardoit pas du méme ceil que les autres femmes, comme it fera dit ci - aprés. Je la plaignois, & je me plaignois. J'aurois voulu lui dire: „ non, „ JVJamiin, il n'eft pas néctffaire; je vous réponds „ de moi fans cela:" mais je n'ofois; prenaiérement paree que ce n'étoit pas une chofe a dire, & puis paree qu'au fond je fentois que cela n'é.oit pas vrai, & qu'en effet il n'.y avoit qu'une femme qui püt me garantir des autres femmes & me mettre a 1'épreuve des tentations. Sans defirer de la pofiéJ-.r j'étois bien-aife qu'elle m'ótat le defir d'en pofleder d'autres; tam je régardois tom ce qui pouvoit me dilïraire d'elle comme un ttalheur. " L a longue habitmie de vivre enfernble & d'y vivre innocemment, loin d'afibiblir mes fentimens pour elle, les avoit nnforcés, mais leur avoit en méme tems dome une autre tournure qui les fendoic plus affeélueux , plus tendres peut-être ,  Livre V. jot mais moins fenfuels. A force de 1'appeller Maman, a force d'ufer avec elie de la familiarité d'un fils , je m'étois accoutumé a me regarder comme tel. Je crois que voilé la véniable caufe du peu cfemprellement que j'tus de la pofleder , quoiqu'elle me füt fi chere. Je me fouviens trés-bien que mes pren.icrs lemimens , lans être plus vifs, étoient plus voluptueux. A Annecy j'étois dans 1'ivreflè, il Chambery je n'y étois plus. Je 1'aimois toujours aufli paflionnément qu'il fut poflible ; mais je 1'aimois plus pour elle & moins pour moi, ou du moins je cherchois plus mon bonheur que mon plaifir auprès d'elle: elle étoit pour moi plus qu'une fceur, plus qu'une mere, plus qu'une amie , plus même qu'une mnitreffe , cy c'étoit pour cela qu'elle n'étoit pas un$ maitrefle. Enfin je 1'aimois trop pour la convoiter : voila ce qu'il y a de plus clair dans mes idéés. C e jour , plutót redouté qu'attendu , vint enfin. Je promis tout & je ne mentis pas. Mon cceur confirmoit mes engagemens fans en defirer la prix. Je 1'obtins pourtant. Je me vis pour la première fois dans les bras d'une femme, & d'uns femme que j'adorois. Fus-je heureux? non; je goütai le plaifir. Je ne fais quelle invinctble trifkfle en empoifonnoit le charme. J'étois comme fi j'avois commis un incefte. Deux ou trois fois, en la preflant avec tranlport dans mes bras , j'inoudai fon fein de mes larnu-s. Pour elle, elle 8'étoit ni trifte ni vive ; elle étoit careflante & N 7  gos Les Confessions, tranquille. Comme elle étoit peu fenfuelle & n'avoit point recherché la volupté , elle n'en eut pas les délices & n'en a jamais eu les remords. Je le répete: toutes fes fautes lui vinrent de fes erreurs , jamais de fes paffions. Elle étoit bien née , fon cceur étoit pur, elle aivnoit les chofes honnêtes , fes penchans étoient droits & vertueux, fon goüt étoit délicat, elle étoit faite pour une élégance de mceurs qu'elle a toujours aimée & qu'elle n'a jamais fuivie , paree qu'au lieu d'écouter fon cceur qui la menoit bien , elle écouta fa raifon qui Ia menoit mal. Quand des principes faux I'ont égarée , fes vrais fentimens les ont toujours démentis: mais malheureufement elle fe piquoit de phiiofophie, & Ia rnorale qu'elle s'étoit faite, gata «geile que fon cceur lui dietoit. M. de Tavel, fon premier amant , füt fon maitre de phiiofophie, & les piincipes qu'il lui donna, furent ceux dont il avoit befoin pour la féduire. La trouvant attachée « fon mari, a fes devoirs , toujours froide , raifonnante & 'inattaquable par les fens, il l'attaqUa par des fbphifmes & parvint a lui montrer fes devoirs auxquels elle étoit fi attachée, comme un bavardage de cathéchifrae, fait uniquement pour amufer les enfans, 1'union des fexes comme l'atfe le plus indifférent en foi, la fidélité conjugale comme une apparence obligatoire dont toute la moralité regardoit 1'opiBion , le repos des maris comme ia feule regie du devoir des femmes; en forte que des infidéiüés-  Livre V. 303 ignorées , nulles pour celui qu'elles ofTenfoient , Tétoient aufli pour la confcience; enfin il lui perfuada que la chofe en elle-même n'étoit rien, qu'elle ne prenoit d'exiftence que par le fcandale, & que toute femme qui paroiflbit fage, par cela feul 1'étoit en effet. C'eft ainfi que le malheureux parvint a fon but en corrompant la raifon d'un enfant dont il n'avoit pu corrompre le cceur. II en fut puui par la plus dévorante jaloufie, perfuadé qu'elle le traitoit lui-même comme il lui avoit appris a traiter fon mari. Je ne fais s'il fe trompoit fur ce point. Le Miniftre p*** pafla pour fon fuccefleur. Ce que je fais , c'eft que le tempérament froid de cette jeune femme qui 1'auroit dü garantir de ce fyftême , fut ce qui 1'empècha dans la fuite d'y renoucer. Elle ne pouvoit concevoir qu'on donnat tant d'importance a ce qui n'en avoit point pour elle. Elle n'honora jamais du nom de vertu une abftinence qui lui coütoit fi peu. Elle ïfeüt donc gueres abufé de ce faux principe pour elle-même; mais elle en abufa pour autrui, & cela par une autre maxime prefque aufli fauffe , mais plus d'accord avec la bonté de fon cceur. Elle a toujours cru que rien n'attachoit tant un homme a une femme que la pofleffion , & quoiqu'elle n'aimat fes amis que d'amitié , c'étoit d'une amitié fi tendre qu'elle employoit tous les moyens qui dépendoient d'elle pour fe les attacher plus fonemen:. Ce qu'il y a d'ex»  304 Les Cobfeshons,. tmoHiriaife, eft qu'elle a prefque toujours réulïï, Elle éoit fi réellement aimableque, plus l'j„,jmj,é' dans lsquelle on vivoit avec elle éioit grande plus on y trouvoir de nouveaux fujets de 1'aimer! Une autre chofe digne de remarque, eft qu'aprésfa première foiblelfe elle n'a gueres favorjfé que de. malheureuxs les gens brillans ont tous perdu leur peine auprès d'elle ; mais il falloit qu'un homme qu'elle commencoit par plaindre, füt bien peu aunable fi elle ne tinilToit par faimer. Quand elle fe fit des choix peu dignes d'elle, bien loin que ce füt par des inclinations balles qui n'approCherent jamais de fon noble cceur , ce fut uniquement par fon caraétere trop généreux , trop humain, trop co.npatiilant, trop fenfible., qu'elle ne gouverna pas toujours avec aflez de difcernement. Si quelques principes huix l'ont égarée, combien n'en avoit-elle pas d'admirables dont elle ne fe départoh jamais ? Par combien de vertus ne rache.oh elle pas fes foib effes, fi fon peut appeller de ce nom des erreurs oü les fens avoient fi peu de part ? Ce méme homme qui la trompa fur un point, 1'inftruiih excellemment fur nnlle autres ; & fes paffions qui lfélolem pas fougueufés, lui permettant de fuivre toujours fes lumieres , elle alloit bien quand fes fophifmes ne 1'égaroiem pas. Ses motifs étoient louables jufques dans fes ftuies ; en s'abufant elle pouvoit mal faire , mal? elle ne pouvoit vouloir rien qui füt mal. Eüe abhorroit Ia duplicité, le menfonge  Livre V. go> elle étoit jufte, équitable , humaine , définté. reffée , fidelle a fa parole , a fes amis , a fes devoirs qu'elle reconnoifloit pour tels , incapable de vengeance & de haine , & ne concevant pas méme qu'il y eüt le moindre mérite è pardonner. Enfin , pour revenir a ce qu'elle avoit de moins excufable, fans tflimer fes faveurs ce qu'elles valoient, elle n'en fit jamais un vil comvnerce ; elle les prodiguoit, mais elle ne les vendoit pas, quoiqu'elle füt fans ceffe aux expédiens pour vivre , & j'ofe dire que fi Socrate put eftimer Afpafie, il eüt refpefté Madame de Warens. Je ftis d'avance qu'en lui donnant un caractere fenfible & un tempérament froid, je ferai accufé de contradiétion, comme a f ordinaire & avec autant de raifon. II fe peut que la nature ait eu tort, & que cette combinaifon n'ait pas dü être ; je fais feulement qu'elle a été. Tous ceux qui ont connu Madame de Warens, & dont un fi grand nombre exifle encore, ont pu favoir qu'elle étoit ainfi. J'ofe même ajouter qu'elle n'a connu qu'un feul vrai plaifir au monde ; c'étoit d'en faire a ceux qu'elle aimoit. Toutefois permis a chacun d'argumenter la - deffus tout a fon aife , & de prouver d< élement que cela n'ell pas vrai. Ma fonflton eft de dire la vérité, mais non pas de la faire croire. J'appkis peu a peu tout ce que je viens de dire dans les entretiens qui fuivirent notre umon, & qui feuls Ia rendirent délicieufe. Elle avoit eu  3oö* Les Confejsions, raifon d'efpérer que fa complaifance me feroit utile ; j'en tirai pour mon inftruaion de grandsavantages. Elle m'avoit jufqu'alors parlé de moi feul comme a un enfant. Elle commenca de me traiter en homme & me paria d'elle. Tout ce qu'elle ine difoit m'étoit fi intéreflimt , je m'en fentois fi touché que, me repliant fur moi-même , j'appliquois è mon profit fes confidences plus que je n'avois fait fes lecons. Quand on fent vraiment que le cceur parle, le nótre s'ouvre pour recevoir fes épanchemens, & jamais toute la rnorale d'un pédagogue ne vaudra le bavardage affectueux & tendre d'une femme fenfée pour qui l'on a de 1'attachement. L' i n t i m i t £ dans laquelle je vivois avec elle , 1'ayant mife a portée de m'apprécier plusavantageufement qu'elle n'avoit fait , elle jugea que malgré mon air gauche je valois- la peine d'être cuhivé pour le monde, & que fi je m'y niomrois un jour fur un csrtain pied, je ferois en état d'y faire mou chemin; Sur cette idéé elle s'attachoit, non-feulement a former mon jugement, mais mon extérieur , mes manier-es, è me rendre aimable aut-ant qu'ettimable, & s'il eft vrai qu'on puifle allier les fuccês dans le monde avec la vertu, ce que pour moi je ne crois pas, je fuis für au moins qu'il n'y a pour cela d'autre route que celle qu'elle avoit prife & qu'elle vouloit m'enfeigner ; car Madame de Warens connoilïbit les hommes & favoit fupérieurement 1'art de traites-  Livre V. 3ey avec eux fans menfonge & fans imprudence, fans les tromper & fans les facher. Mais cet art étoit dsus fon caraétere, bien plus que dans fes lecons> elle favoit mieux le mettre en pratique que fenfeigner , & j'étois 1'homme du monde le moins propre a 1'apprendre. Aufli tout ce qu'elle fit Jt cet égard , fut-il, peu s'en faut, peine perdue, de même que le foin qu'elle prit de me donner des maitres pour la danfe & pour les armef. Quoique lelie & bien pris dans ma taille, je ne pus apprendre a danfer un menuet. J'avois tellement pris, a caufe de mes cors , 1'habitude de marcher du talon, que Roche ne put me la faire perdre, & jamais avec 1'air afll-z iugambe je n'ai pu fauter un médiocre folTé, Ce fut encore pis a la falie d'armes. Aprês trois mois de lecon je tirois encore a la munitie , hors d'état de faire affaut, & jamais je n'eus le poignet afffz fouple ou le bras affez ferme pour retenir mon fleuret quand il plaifoit au maitre de le faire fauter. Ajoutez que j'avois un dégout mortel pour cet exercice & pour le maitre qui tachoit de me 1'enfeigner. Je n'aurois jamais cru qu'on püt être fi fier de 1'art de tuer un homme. Pour mettre fon vafle génie a ma portée, il ne s'exprimoit que par des comparaifons tirées de la mufique qu'il ne favoit point. II trouvoit des analogies frappantes entre les bottes de tiercé & de quarte, & les intervalles muficaux du même nom. Quand il vouloit faire une feinte, il me difoit de prendre garde a ce  #o8 Les Confessions, diefe , paree qu'anciennement les diefes s'appeltoient des feintes: quar)d il m'avoit fait fauter de la mam mon fleuret , il difoit en ricananc que céroit une paufe. Enfin je ne vis de ma vie un Pédant plus infupportable que ce pauvre homme, avec fon plumer. & fon "plaftron. Je fis donc peu de progrés dans mes exercices que je quitrai bientÓ£ par pur dég0Ü£. majs fen fis davantage dans un art plus utile , celui d'être content de mon fort & de n'en pas defirer un Plus bnllant, pour lequel je corumenyois a fentir que je n'étois pas né. Livré tout entier au deinde rendre a Maman la vie heureufe, je me plaifois toujours plus auprès d'elle , & quand il falloit m'en éloigner pour courir en ville , malgré ma paffion pour la mufique, je commencois a fentir 2a gêne de mes lecons. J'ignore fiClaudeAnet s'appercut de 1'intimité de notre commtrce. J'ai l,eu de croire qu'il «e lui fut pas cachd. C'étoit un garcon tréscla.r-voyant,mais trés - difcret, qui ne parloit jamais contre fa penfée , mais qui ne la difoit pas toujours. Sans me faire le moindre femblant qu'il fuc inflruit, par fa conduite il paroiflbit 1'être, & cette conduite ne venoit fürefnent pas de baflefle d'ame, mais de ce qu'étant entré aans les principes de fa mafrrefle, il ne pouvoit défapprouver qu'elle agit conféquemment. Quoiqu'auffi jeune qu'elle Jl étoit fi mür & fi grave , m no(JS regardo.'t prefque comne deux enfans dignes d'mdulgence,  Livre V. 305 & nous le regardions 1'un & 1'autre comme un homme refpetftable dont nous avions 1'eftime a ménager. Ce ne fut qu'aptês qu'elle lui fut infidelle, que je connus bien tout Tattachement qu'elle avoit pour lui. Comme elle favoit que je ne penfois , ne feniois, ne refpirois que par elle, elle me montroit combien elle Taimoit, afin que je l'aimaffe de même, & elle appuyoit encore moins fur fon amitié pour lui que fur fon ellirne, paree que c'étoit le fentiment que je pouvois partager Ie plus pleinement. Combien de fois elle attendrk nos crje rs & nous fit embrafier avec larmes, en nous d«fant que nous étions nécefiaires tous deux au bonheur de fa vie ; & que les femmes qui liront ceci ne fourient pas malignement. Avec le tempérament qu'elle avoit , ce befoin n'étoit pas éqnivoque : c'étoit uniquement celui de fon cceur. Ai[msi s'étabüt entre nous trois une fociété fans autre exemple peut-être fur Ia terre. Tous nos voeux, nos foins, nos cceurs étoient en commun. Rien n'en palToit au dela de ce petit cercle. L'ha. bitude de «vivre enfemble & d'y vivre exclufivement devint fi grande, que 11 clans nos repas un des trois manquoit 011 qu'il vint unquatrieme, tout 'étoit dérangé, & malgré nos liaifons particulieres les tête-a-têtes nous étoient moins doux que la réunion. Ce qui prévenoit entre nous la gêne, étoit une extréme confiance réciproque , & ce qui prévenoit 1'ennui, étoit que nous étions tous fort occupés. Maman , toujours projettante &  15lo Lts ïonfessions, toujours agiflante, ne nous laiiloit gueres oififs nl 1'un ni 1'autre, & nous avions encore chacun pour notre compte de quoi bien remplir notre tems. Selon moi, le défceuvrement n'eft pas moins le fléau de la fociété que celui de la folitude. Rien ne retrécit plus 1'efprit, rien n'engendre plus de riens, de rapports, de caquets, de tracafl'eries , de meufonges, que d'être éternellement renfermés vis - a- vis les uns des autres dans une chambre, réduits pour tout ouvrage a la néceiïité de babilier continuellement. Quand tout le monde eft occupé, l'on ne parle que quand on a quelque chofe a dire; mais quand on ne fait rien, il faut sbfolument parler toujours, & voila de toutes les gênes la plus incommode & la plus dangereufe. J'ofe même aller plus loin , & je foutiens que pour rendre un cercle vraiment agréable, il faut non - feulement que chacun y falie quelque chofe, mais quelque chofe qui demande un peu d'attention. Faire des nceuds c'eft ne rien faire; & il faut tout autant de foin pour amufer une femme qui fait des nceuds, que celle qui tient les bras croifés. Mais quand elle brode, c'eft autre chofe ; elle s'occupe alfez pour remplir les intervalles du filence. Ce qu'il y a de choquant, de ridicule, eft de voir pendant ce tems une douzaine de flandrins fe lever , s'aflèoir, aller, venir, pirouetter fur leurs talons, retourner deux eens fois les magots de la cheminée, & fatiguer leur minerve a maintenir un intariflable flux de paroles: la belle occupation! Ces  Livre V. <3U" gens - la , quoi qu^ils falTent, feront toujours a charge aux autres & a eux • meines. Qaand j'étois a Motiers, j'allois faire des lacets chez mes voilines; fi je retournois dans le monde , j'aurois toujours dans ma poehe un bilboquet , & j'eu jouerois toute la journée pour me difpenfer de parler quand je n'aurois rien a dire. Si chacun en faifoit amant, les hommes deviendroient moins méchans, leur commerce deviendroit plus für, & je penfe, plus agréable. Enfin que les plaifans rient s'ils veulent, mais je foutiens que Ia feule morale a la portee du préfent fiecle efl ia morale du bilboquet. A u refle, on ne nous lailToit gueres le foin d'éviter 1'ennui par nous- mêmes, & les importuns nous en donnoient trop par leur affljence, pour nous en laiffer quand nous reflions feuls. L'impatience qu'ils m'avoient donnée autrefois n'étoit pas diminuée , & tóu:e la dilférence étoit que j'avois moins de tems pour m'y livrer. La pauvre Maman n'avoit point perdu fon ancienne fantaifie d'emreprifes & de fyftêmes. Au contraire , plus fes befoins domeftiques devenoient preffans, plus pour y pourvoir elle le livroit a Ces vifions. Moins elle avoit de reffources préfentes, plus elle s'en forgeoit dans 1'avenir. Le progrès ies ans ne faifoit qu'augmenter en elle cette manie, & a mefure qu'elle perdoit le goüt des plaifirs du monde & de la jeuneiTe, elle le remplacoit par celui des fccrets & des projets. La maifon ne dé.  313 Les Confxssions, femplilToit pas de charlatans, • de fabricans , de fouffleurs, d'entrepreneurs de toute efpece, qui , diftribuant par millions la fortune , finiiToient par avoir befoin d'un écu. Aucun ne fortoit de chez elle a vuide, & 1'un de mes étonnemen» eft qu'elle ait pu fuffire aufli longtems a tant de profufions, fans en épuifer la fource & fans laffer fes créanciers. Le projet dont elle étoit le plus occupée au tems dont je parle, & qui n'étoit pas le plus dératlbnnable qu'elle eut fonné , étoit de faire établir a Chambery un jardin royal de plantes, avec un démonttrateur appointé , & l'on comprend d'avance a qui cette place étoit deftinée. La pofition de cette ville au mitléü des Alpes, étoit trés - favorable a la botaniqtie , & Maman qui facilitoit toujours un projet par un autre , y joiguoit celui d'un college de pharmacie, qui véritablement paroiflbit trés - utile dans un pays aufli pauvre, oü les apothicaires font prefque les feuls médecins. La retraite du Proto-médecin Grofti a Chambery, aprés la mort du Roi Viftor , lui parut favorifer beaucoup cette idéé , & la lui fuggéra peut - être. Quoi qu'il en foit , elle fe mit a cajoler Grofli , qui pourtant n'étoit pas trop cajolable, car c'étoit bien le plus cauftique & le plus brutal Monfieur que j'aie jamais connu. On en jugera par deux ou trois traits que je vais citer pour échantillon. Un jour il étoit en confultation avec d'autres médecins , un entr'autres qu'on avoit fait venir d'An-  L I V IR E V. 313 i'Annecy & qui étoit. le médecin ordinaire dn malade. Ge jeune homme ■ encore mal appris pour un médecin , ofa n'être pas de 1'avis de Monfieur Ie Proto. Celui-ci pour toute réponfe lui demanda quand il s'en retoumoit, par oü il palibit, & quelle voiture il prenoit? L'autre aprês 1'avoir fatisfait lui demande a fon tour s'il y a quelque chofe pour fon fervice? „ Rien, rien, „ dit Groffi , llnon que je veux m'aller mettre „ a une fenêtre fuo votre pafiage,,, pour avoir „ le plaifir de voir palier un ane a cheval." 11 étoit aufli avare que riche & dur. Un de fes amis lui voulut un jour emprunter de 1'argent avec de bonnes füretés. „ Mon ami, " lui dit-il ea lui ferrant le bras & grincant les-dents: „ quand „ St. Pierre defcendroit du ciel pour m'empruntec „ dix pifloles , & qu'il me donneroit la Trinhé" „ pour caution, je ne les lui prêterois pas." Un jour invité a diner chez M. Ie Comte Picon , Gouverneur de Savoye & trés-dévot, il arrivé avant 1'beure , & Sou Excellence alors occupée a dire Ie rofaire, lui en propofe 1'amufemenc Ne fachant trop que répondre, il fait une grimace affieufe & fe met a genoux., Mais a. peine avoit-il récité deux Ave, que n'y pouvant plus tenir, il fe leve brufquement, prend fa canne & s'en va fans mot dire. Le Comte Picon court aprês, & lui crie: „ Monfieur Groffi, Monfieur Groffi, reflez. j, donc; vous avez-la-ba.s a la broche urn» * excellente bartavelk. — Monfieur le Comte!'' Confejfions. q  3<4 LtC S CoNFESSIONS, lui répond 1'autre en fe retournant : „ vous me donneriez un ange róti que je ne refterois pas." Voila quel étoit M. le Proto-médecin Groffi, que Maman entreprit & vint a bout d'apprivoifer. Quoiqu'extrêmement occupé il s'accoutuma a venir très.fouvent cbez elle, pritAnet en amitié, marqua Me cas de fes connoifl'ances , en parloit avec eftime , & , ce cfu'on n'auroit pas attendu d'un pareil ours, afteftoit de le traiter avec confidération pour eifacer les imprefiions du palfé. Car, quoir que Anet ne füt plus fur le pied d'un domeflique, ou favoit qu'il l'avoit été , & il ne falloit pas moins que 1'exemple & 1'autorité de M. le Protomédecin, pour donner a fon égard le ton qu'on n'auroit pas pris de tout autre. Claude Anet, avec un habit noir, une perruque bien peignée, «n maintien grave & décent, une conduite fage fk circónfpedte, des connoilfances aflez étendues cn matiere médicale & en botanique, & la faveur du chef de la faculté, pouvoit raifonnablemen* efpérer de remplir avec applaudiflement la place de Démonflrateur Royal des plantes , fi 1'établiffèment projetté avoit lieu, & réellement Groffi en avoit goüté le plan, l'avoit adopté , & n'attendoit pour le propofer a la cour. que le moment oü la paix permettroit de fonger aux chofes utiles, & lailletoit difpofer de quelque argent pour y pourvoir. ' lAis'ce projet dont 1'exécunon m'eüt probablement jetté dans la botanique. pour laq'uelie il me-femble que j'étois névmanqu» Par un dei ces  L i v k k V. 3ly coups inattendus qui renverfent les deffeins les mieux concerte's. J'étois deftiné a devenir par degrés un, exemple des mileres humaines. On dir«it que la providence qui m'appelloit a ces grandes épreuves, écartoit de fa main tout cequi m'eüt empéché d'y arriver. Dans une courfe qu'Anet avoit faite au haut des montagnes pour aller chercher du Génipi, plante rare qui ne croit que fur les Alpes & dont M. Groffi avoit befoin, ce pauvre garcon s'échauffa tellement qu'il gagna une pleuréfie dont le Génipi ne put le fauver, quoiqu'il y foit, dit-on , fpécifique; & malgré tout 1'art de Groffi, qui certainement étoit un très-habile homme, malgré les foins infuus qü*e nous primes de lui, fa bonne maitrelfe & moi, il mourut le cinquieme jour enire nos mains aprés Ia plus cruelle agonie, durant laquelle il n'eut d'autres exhonations que les miemies, & je les lui prodiguai avec des i élans de douleur & de zele qui , s'il étoit en état de m'entendre , devoient être de quelque confolation pour lui. Voila comment je perdis Ie 1 plus folide ami que j'eus en toute ma vie, homme ) eflirnable & rare, en qui Ia nature tint lieu d'éduj canon ,. qui nourrit dans la fervitude toutes les ; vertus des grands hommes, & a qui peut-être il ne manqua pour fe montrer tel a tout le monde, ) que de vivre & d'être placé. Le lendemain j'en parlois avec Maman dans 1'affliction Ia plus vive & la plus fincere, & tout 1 d'un coup au milieu de 1'entretien j'eus la vile & O 2  3 ifj Les Cokfissiohs, indigne penfée qne j'héritois de fes nippes, & furtout d'un bel habit noir qui m'avoit donné dans la vue. Je le penfai, par conféquent je le dis; car pres d'elle c'étoit pour moi la même chofe. Rien ne lui fit mieux fentir la perte qu'elle avoit faite , que ce lache & odieux mot, le défiutéreflement & la noblefle d'ame étant des qualités que le défunt .avoit éminemment polTédées. La pauvre femme fans rien répondre fe tourna de 1'autre cóté & fe mit a pleurer. Cheres & précieufes larmes! elles furent entendues & coulerent toutes dans mon crxur; elles y laverent jufqu'aux dernieres traces d'un fentiment bas & ma!-honnête ; il .»'y tn eft jamais entré depuis ce tems - lit. Cette perte caufa a Maman autant de préjudice que de douleur. Depuis ce moment fes tffaires ne celTerent d'aücr en décadence. Anet étoit un garcon excft & rangé , qui maintenoit 1'ordre dans la maifon de fa maitrelTe. On craignoit fa vigilance, & le gafpillage étoit moindre. Ellemême craignoit fa cenfure & fe contenoit davantage dans fes diffipations. Ce n'étoit pas aflez pour elle de fon attachement, elle vouloit c.onferver fon eftime , & elle redoutoit le julle reproche qu'il ofoit quelquefois lui faire, qu'elle prodiguoit le bien d'autrui autant que le fien. Je penfois comme lui , je Ie difois méme ; mais je n'avois pas le même afcendant fur elle, & mes difcours n'en itnpofoient pas comme les fiens. Quand il  Livre V. • 317 ne fut plus, je fus bien forcé de prendre fa place, pour laquelle j'avois aufli peu d'aptitude que ds goüt; je la remplis mal-. J'étois peu foigneux, j'étois fort timide; tout en grondant a part moi, je laiffois tout aller comme il alloit. D'ailleurs j'avois bien obtenu la même confknce, mais non pas la même autorité. Je voyois Ie défordre, j'en ® gémilTois , je m'en plaignois , & je n'étois pas écouté. J'étois trop jeune & trop vif pour avoir le droit d'être raifonnable, & quand je voulois me mêler de faire le cenfeur, Maman me donnoit de petits foufflets de ca.relTes , m'appelloit fon petit Mentor, & me forcoit a reprendre le róle qui me convenoit. Le fentiment profond de la détreffe oü fes dépenfes peu mefurées devoient néceffaireinent la jetter tót ou tard, me fit une impreffion d'autant plus forte, qu'étant devenu 1'infpefteur de fa maifon, je jugeois par moi-même de 1'inégalité de la balance entre le doit & Vavoir. Je date de cette époque le penchant a 1'avarice que je me fuis toujours fenti depuis ce tems-la. Je n'ai jamais été follement prodigue que par bourafques; mais jufqu'alors je ne m'étois jamais beaucoup inquiété fi j'avois peu ou beaucoup d'argent. Je commencaï a faire cette attention, & a prendre du fouci de ma bourfe. Je devenois vilain par un motif trésnoble; car en vérité je ne fongeois qu'a ménager a Maman quelque reffource dans la catatirophe que je. prévoyois. Je craignois que fes créanciers ne O 3  318 * Les C o « f e s s i o « 5 , Ment faifir fa penfion , qu'elle ne füt tout-afait fupprimée, & je m'imaginois, felon mes vuei étroites, que mon petit magot lui feroit alors d'un grand fecours. Mais pour le faire & furtout pour le conferver, il falloit me cacher d'elle; car il n'eüt pas convenu, tandis qu'elle étoit aux eïpédiens, qu'elle eüt fu que j'avois de 1'argent mignon. J'allois donc cherc-hant pr.r-ci par-la de petites caches oü je fourrois quelques louis en dépot, comptant augmenter ce dépót fans celle, jufqu'au moment de le mettre a fes pieds. Mais j'étois fi mal adroit dans le choix de mes cacheues, qu'elle les éventoit toujours; puis pour m'apprendre qu'elle les avoit trouvées, elle ótoit 1'or que j'y avois mis, & en mettoit davantage en autres efpeces. Je veuois tout honteux rapporter a la bourfe commune mon petit tréfor, & jamais elle ne manquoit de 1'employer en nippes ou meubles a mon profit, comme épée d'argent, montre ou autre chofe pareille. Bien convaincu qu'accumuler ne me réulïïroit jamais & feroit pour elle une mince relTource, je fentis enfin que je n'en avois point d'autre contre le malheur que je craignois, que de me mettre en état de pourvoir par moi-même a fa fubfiflance , quand , ceffant de pourvoir a la mienne , elle verroit le pain prêt a lui manquer. Malheureufement jettant mes projets du cóté de mes goüts, je m'obflinois a Chercher follement ma fortune dans la mufique, & fentant naltre des idéés &des chants  L i v ïi e V. 31? dans ma tête, je crus qu'auflitót que je ferois en état d'en tirer parti j'allois devenir un homme célebre, un Orphée moderne, dont les fons devoient ■attirer tout 1'argent du Pérou, Ce dont il s'agilToit pour moi, cominencant a lire paflablement la mufique , étoit d'apprendre la compofition. La difficulté étoit de trouver quelqu'un pour me 1'enfei. gner-, car avec mon Rameau feul je n'efpérois pas y parvenir par moi-mème, & depuis le départ de M. le Maitre, il n'y avoit perfonne en Savoye qui entetidit rïen è 1'harmonie. I c 1 l'on va voir encore une de ces inconféquences dont ma vie eft remplie, & qui m'ont fait fi fouvent aller contre mon but, lors même que j'y penfois tendre direaement. Venture m'avoit beaucoup parlé de d'abbé Blanchard, fon maitre de compofition, homme de mérite & d'un grand talent, qui pour-lors étoit maitre de mufique de la cathédrale de Befancon, & qui 1'eft maintenant de la chapelle de Verfailles. Je me mis en tête d'aller a Befancon prendre lecon de 1'abbé Blanchard, & cette idéé me parut fi -raifonnable que je parvins a la faire trouver telle a Maman. La voila tiavaillant a mon petit équipage, & cela avec la profufion qu'elle mettoit a toute chofe. Ainfi toujours avec le projet de prévenir une banqueroute & de réparer dans 1'avenir 1'ouvrage de fa diffipation, je commeneai dans le moment méme par lui caufer une dépenfe de huit cents francs; j'ac> célérois fa ruine pour me mettre en état d'y reméO 4  •J2ó Les Confessjons, dier. Quelque folie que füt cette conduite, 1'illufion étoit entiere. de ma part & même de la fienne. Nous étions perfuadés 1'un & 1'autre, moi que je travaiilois-milement pour elie, elle que je travaillois utilement pour moi. .J'avois compté trouver-Venture encore a Annecy & lui demander une lettre pour 1'abbé Blanchard. II n'y étoit plus. II fallut pour -tout rettfeignement me contenter d'une meiTe k quatre parties de fa compofition & de fa main qü'il m'avoit laifi'ée. Avec cette recommandation je vais a Befancon, pafTant par Geneve, oü je fus voir mes parens, & par Nion, oü je fus voir mon pere, qui me recut comme a fon ordinaire, & fe char. gea de faire parvenir ma malle qui ne venoit qu'aprés moi , psrce que j'étois a cheval. J'arrive a Befancon. L'abbé Elanchard me . rr-cch binm, me promet fes inftruélions & m'o.Tre fes fervices! Kous étions préts a commencer, quand j'apprends par une lettre de mon pere que ma malle a été faifie & confifquée aux Rouffes, Bureau de France fur les frontieres de Suiflé. ElTrayé de cette nou. veile j'emploie les connoiflar.ces que je m'étois faites a Befancon pour favoir le motif de cette confifcation; car bien für de n'avoir point de contrebande.je ne pouvois concevoir fur quel prétexte on l'avoit pu fonder. Je 1'apprends enfin: il fm le dire, car c'eft un fait curieux. Je voyois a Chambery un vieux Lyonnois,fort bon homme , appellé M. Duvivier , qui avoit tra»  Livre V. 321 rravaillé au Vifa fous la Régence, & qui faute d'emploi étoit venu travailler au Cadaflre. II avoit vécu dans Ie monde ; il avoit des talens, quelque favoir, de la douceur, de la politeflè; il favoit la mufique, & comme j'étois de chambrée avec lui, nous nous étions liés de préférence au milieu des ours mal léchés qui nous entouroient. II avoit a Paris des correfpondances qui lui fournilToient .ces petits riens.ces nouveautés éphémeres qui courent, on ne fait pourquoi , qui meurent on ne fait comment , fans que janfais perfonne y repeuffe quand on a ceifé d'en parler. Comme je le menois quelquefois diner chez Maman, il me faifoit fa cour en quelque forte, & pour fe rendre agréable il tachoit de me faire aimer ces fadaifes, pour lefqueTles j'eus toujours un tel dégoüt qu'il ne m'eft arrivé de la vie d'en lire une a moi feul, Malheureufement un de ces maudits papiers refta dans la poche de vette d'un habit neuf que j'avois porté deux ou trois fois pour être en regie avec les Commis. Ce papier étoit une parodie Janfém'lte aflez plate de la belle fcene du Mithridate de Racine. Je n'en avois pas lu dix vers & 1'avois laifle par oubli dans ma poche. Voila ce qui fit confifquer mon équipage. Les Commis firent a la tête de 1'iuventaire de cette malle un magnifique procés-verbal, oü, fuppofunt que cet écrit venoit de Geneve pour être irapruné & diitribué en France, ils s'étendoient en faiutes inveétives contre les eunemis de Dieu & de 1'Eglife, & en éloges O 5  322 Les Confessions, <3e leur pieufe vigilance, qui avoit arrêté 1'exécution de ce projet infernal. Ils trouverent faus doute que mes chemifes fentoient aufli Théréfle ; car en vertu de ce terrible papier tout fut confifqué , fans que jamais j'aieeu ni raifon ni nouvelle de ma pauvre pacotille. Les gens des fermes a qui l'on s'adrefia, demandoient tant d'inflruetions , de renfeignemens, de certificats, de mémoires, que me perdant mille fois dans ce labyrinthe, je fus contraint de tont sbandonner. J'ai un vrai regret de n'avoir pas confervé le procés-verbal du bureau des Roufles. C'étoit une piece a figurer avec diftinérion parmi celles dont le recueil doit accompagner cet écrit. Cette ptrte me fit revenir a Chambery tout de fuite, "fans avoir rien fait avec 1'abbé Blanchard, & tout bien pefé, voyant le malheur me fuivre dans toutes mes entreprifes, je réfolus de m'attacher uniquement a Maman, de courir fa fortune, & de ne plus m'inquiéter inutilement d'un avenir auquel je ne pouvois rien. Elle me recut comme fi j'avois rapporié des tréfors, remonta peu-a-peu ma petite garderobe, & mon malheur, affez grand pour 1'un & pour 1'autre, fut prefque auflkót oubliéqu'arrivé. Quoique ce malheur m'eüt refroidi fur mes projets de mufique , je ne laiffois pas d'étudier toujours mum Rameau , & a force d'efforts je parvins enfin a 1'entendre & a faire quelques petits effais de compofition dont le fuccés m'encouragea. Le Comte de Bellegarde, fils du Marquis d'AntreBont, étoit revenu de Dresde aprés la mort du  L i v li ï V. 3«3 Roi Augufte. II avoit vécu longtems a Paris, il aimoit extrêmement la mufique, & avoit pris en paffion celle de Rameau. Son frere le Comte de Nangis jouoit du violon; Madame la ComteiTe de la tour, leur foeur, chantoit un peu. Tout cela mit a Chambery la mufique a la mode, & l'on établit une maniere de concert public , dont on voulut d'abord me donner la direétion 5 mais on s'appereut bientót qu'elle pafloit mes forces & l'on s'arrangea autrement. Je ne laiflbis pas d'y donner quelques petits rnorceaux de ma facon, & entr'autres une cantate qui plüt beaucoup. Ce n'étoit pas une piece bien faite, mais elle étoit pleine de chants nouveaux & de chofes d'effet , que l'on n'attendoit pas de moi. Ces Meffieurs ne puren: croire que lilant fi mal la mufique, je fufle en état d'en compofer de paflable, & ils ne douterent pas que je ne me fufle fait honneur du travail d'autrui. Pour vérifier la chofe, un matin M. de Nangis vint me trouver avec une cantate de Clerambault qu'il avoit tranfpofée, difoit-i!, pour Ia commodité de la voix, & a laquelle il falloit faire une autrebaife, la tranfpofition rendant celle de Clerambault impraticable fur 1'inllrument; je répondis que c'étoit un travail confidérable & qui ne pouvoit étre fait fur le champ. II crut que je cherchois une défaite& me preffa de lui faire au moins la bafie d'un récitatif. Je Ia fis donc, mal fans doute, pareequ'en toute chofe il me faut pour bien faire, mes; aifes ét la liberté; mais je la fis du moins dans O 6  524 Les Confessions, les regies, & comme il étoit préfent, il ne put douter que je ne fufle les élémens de la compofition. Ainfi je ne perdis pas mes écolieres, mais je me refroidis un peu fur Ia mufique, voyant qu'on faifoit un concert & que l'on s'y paflbit de moi. Ce fut a peu prés dans ce tems-la que, Ia pais étant faite , 1'armée Francoife repafla les monts. Plufieurs Officiers vinfént voir Maman; entr'autres M. Ie Comte de Lautrec , colonel du régiment d'Orléans, depuis Plénipoientiaire ft Geneve, & enfin Maréchal de France ; auquel elle me préfenta. Sur ce qu'elle lui dit, il parut s'intéreiTer beaucoup a moi & me promit beaucoup de chofes , dont il se s'eft fouvenu que la derniere année de fa vie:, lorfque je n'avois plus befoin de lui. Le jeune JMarquis de Senneéterre , dont le pere étoit alors Ambafiadeur a Turin, pafla dans le méme tems a Chambery. 11 dlna chez Madame de Menthon ; j'y dtnois aufli ce jour-la. Aprés le diné il fut queftion de mufique; il la favoit très-bieu. L'opéra de Jephté étóit alors dans fa uouveauté;il en paria, on Ie fit apporter. 11 me fit frémir en me propofant d'exécuter a nous deux cet opéra, & tout en ouvrartt Ie livre il tomba fur ce morceau célebre a deux chceurs: La terre, I'enler, le ciel merrie', Vont trembler devant Ie Seigneur. 11 me dit: „ combien voulez-vous faire de  Livre V: ^Mp „ parties? Je ferai pour ma part ces fix-la," Je n'étois pas encore accoutumé a cette pétulauce francoife, & quoique j'euffe quelquefois annoncé des partitions, je ne cotnprenois pas comment le même homme pouvoit faire en même tems fix parties, ni même deux. Rien ne m'a plus coüté dans 1'exercice de Ia mufique que de fauter ainfi légérement d'une partie a 1'autre , & d'avoir 1'eeil a la fois fur toute une partition. A Ia maniere dont je me tirai de cette entreprife,. RI. de Senneéterre dut être tenté de croire que je ne favois pas la mufique. Ce fut peut-éire pour vérifier cé doute, qu'il me propofa de noter une chanfon qu'il vouloit donner a Mlle. de Menthon. Je ne pouvois m'en défendre. II chanta Ia chanfon; je Récrivis, même fans le faire beaucoup répéter. II la lut enfuite , & trouva, comme il étoit vrai, : qu'elle étoit trés-correétement notée. II avoit vu . mon embarras, il prit plaifir a faire valoir ce petit fuccès. C'étoit pourtant une chofe trés-fimple. Au fond je favois fort bien la mufique, je ne manquois que de cette vivacité du premier coup. , d'oeil, que je n'eus jamais fur rien- & qui ne s'acquiert en mufique que par une pratique confommée. Quoi qu'il en foit, je fus fcnfible a- 1'honnéte foin qu'il prit d'effacer dans 1'efprit des autres & dans le mien la petite honte que j'avois eue; & douze ou quinze ans aprés me rencontrant avec lui dans diveifes maifons de Paris, je fus tenté plufieurs fois de lui rappeller cette anecdote, & de luj O 7  326 Les Confsssions, montrer que j'en gardois le fouvenir. Mais il avoit perdu les yeux depuis ce tems-la. Je craignis de renouveller fes regrets , en lui rappellant 1'ufage qu'il en avoit fu faire, & je me tus. Je touche au moment qui commence a lier 'mon exiftence palfée avec la préfente. Quelques amitiés de ce tems-la prolongées jufqu'a celui-ci me font devenues bien précieufes. Elles m'ont fouvent fait regretter cette heureufe obfcurité, oü ceux qui fe difoient mes amis 1'étoient & m'aimoiept pour moi, par pure bienveillance, non par la vanité d'avoir des liaifons avec un homme connu, ou par le defir fecret de trouver ainfi plus d'occafions de lui nuire. C'eft d'ici que je date ma première connoilfance avec mon vieux ami Gauffecourt, qui m'eft toujours refté, malgré les ' efforts qu'on a faits pour me 1'óter. Toujours refté! non. Hél as! je viens de le perdre. Mais il n'a cefle de m'aimer qu'en celfant de vivre, & notre amitié n'a fini qu'avec lui. M. de Gauffecourt étoit un des hommes les plus aimables qui aient exiflé. 11 étoit impoflible de le voir fans 1'aimer, & de vivre avec lui fans s'y atiacher tout- a • fait» Je n'ai vu de ma vie une phyfionomie plus ouverte, plus careffante , qui eüt plus de férénité , qui marquat plus de confiance. Quelque réfervé qu'on. püt être, on ne pouvoit dês la première vue fe défendre d'être aufli familier avec lui, que fi on 1'eüt connu depuis vingt ans , & rr.oi qui avois tam de peine d'être a mon aife avec les nouveaux  L i v i i V. 327 vifages, j'y fus avec lui du premier moment» Son ton , fon accent , fon propos accompagnoient parfaitement la phyfionomie. Le fon de fa voix étoit net, plein, bien timbré; une belle voix de baffe étoffée & mordante qui rempüffok 1'oreille & fonnoit au cceur. II eft impoffible d'avoir une gaité plus égale & plus douce, des graces plus vraies & plus fimples, des talens plus naturels & cultivés avec plus de gout. Joignez a cela un cceur aimam, mais atmant un peu trop tout le monde, un caraétere officieux avec peu de choix, fervant fes amis avec zele , ou plutót fe faifant 1'ami des gens qu'il pouvoit fervir , & fachant faire très-adroitement fes propres affaires en faifant trés - chaudeinent celles d'autrui. Gauffecourt étoit fils d'un finiple horloger & avoit été horloger luimême. Mais fa figure & fon mérite l'appelloient dans une autre fphere,oü il ne tarda pas d'entrer. II fit connoiffance avec M. de la Clofure, Réfident de France a Geneve, qui le prit en amitié. II lui procura a Paris d'autres connoiffances qui lui furent utiles, & par lefquelles il parvint a avoir la fourniture des fels du Valais, qui lui valoit vingt mille livres de rente. Sa fortune , affez belle, fe borna-la:du cóté des femmes la preffe y étoit; il eut a choifir & fit ce qu'il voulut. Ce qu'il y eut deplus rare & de plus honorable pour lui, fut qu'ayant des liaifons dans tous les états, il fut partout chéri, recherché de tout le monde, fans jamais être envié ni haï de perfonne, & je crois  3 2 Les C o n f e s s> i o n s,< qu'il eft mort fans avoir eu de fa vie un feul enna. mi. Heureux homme ! 11 venoit tous les ans aux bains d'Aix, oü fe raffemble la bonne compagnie des pays voifins. Lié avec toute la NoblelTe de Savoye.il venoit d'Aix a Chambery voir le Comte de Bellegarde & fon pere le Marquis d'Autremont, chez qui Maman fit & me fit faire connoiflance avec lui. Cette connoiflance qui fembloit devoir n'aboutir a rien & fut nombre d'années interrompue, fe renouvella dans 1'occafion que je dirai & devint un véritable attschemcnr. C'eft alfez pour m'autorifer a pat Ier d'un ami avec qui j'ai été fi étroitement lié: mais quand je ne prendrois aucun intérêt perfonnel a fa mémoire, c'étoit un homme fi aimable & fi heureufement né, que pour 1'honneur de 1'efpece humaine je la croirois toujours bonne è conferver. Cet homme fi charmant avoit pourtant fes défauts, ainfi que les autres, comme on pourra voir ci- aprês; mais s'il ne les eüt pas eus, peutêtre eüt-il été moius aimable. Pour le rendre intéreflant autant qu'il pouvoit 1'être , il falloit qu'on eüt quelque chofe a lui pardonner. Unk autre liaifon du même tems n'eft pas éteinte , & me leurre encore de cet efpoir du bonheur temporel qui meurt fi difficilement dans le cceur de 1'homme. M. de Conzié, gentilhomme Savoyard, alors jeuue & aimable, eut la fantaifie d'apprendre la mufique, ou plutót de faire con> noiflance avec celui qui 1'enfeignoit. Avec de 1'efprit & du goüt pour les belles coiinoiflauces.,  Livre V. 325 Mi de Conzié avoit une douceur de caraftere qui le rendoit très-liant, & je l'étois beaucoup moïméme pour les gens en qui je la trouvois. La IiaifoB fut bientót faite^, Le germe de littératuse & de phiiofophie qui commcncoit a fennenter dans ma tête & qui n'attendoit qu'un peu de culture & d'émulatiou pour fe développer tout-a» fait , les trouvoit en lui. M. de Conzié avoit peu de difpofition pour la mufique ; ce fut un bien pour moi: les heures des lecons fe paffoient a toute autre chofe qu'a folfier. Kous déjeiinions, nous caufions, nous lifions quelques nouveautés, & pas un mot de mufique. La correfpondance de Voltaire avec le Prince Royal de PrulTe faifoit du bruit alors ; nous nous entretenions fouvent de. ces deux hommes célebres , dont 1'un depuis peu fur le tróne s'annoncoit déja tel qu'il devoit dans peu fe montrer, & dont 1'autre, aufli décriii qu'il efl admiré maintenant, nous faifoit plaindre fincérement le malheur qui fembloit le pourfuivre, & qu'on voit fi fouvent être 1'appanage des grands talens. Le Prince de Pruffe avoit été peu heureux fdans fa jeunefl'e , & Voltaire fembloit fait pour ne 1'ê.re jamais. L'intérét que nous prenions a . 1'un & a 1'autre s'étendoit a tout ce qui s'y rapportoit. Rien de taut ce qu'écrivoit Voltaire ne nous écliappoir. Le gout que je pris a ces leflures, m'infpira le dcfir d'spprenere a écu're avec élégance, & de tachcr d'imiter le beau coloris de cet auteur dont j'étois enchanté. Quelque-  «30 Les Confessions, tems après parurent fes lettres philofophiques ; quoiqu'elles ne foient alfurément pas fon meilleur ouvrage , ce fut celui qui m'attira le plus vers 1'étude , & ce goüt naiflant ne s'éteignit plus depuis ce tems-la. Maïs le moment n'étoir pas venu de m'y livrer tout de bon. II me reftoit encore une humeur un peu volage, un defir d'aller & de venir qui s'étoit plutöt borné qu'éteint , & que nourriffoit le train de la raai l'on de Madame de Warens, ;trop bruyant pour mon humeur folitaire. Ce tas d'inconnus qui lui affluoient journellement de toutes parts, & la perfuafion oü j'étois que ces gens - la ne cherehoient qu'a la duper chacun a fa maniere , me faifoient un vrai tourment de moii habitation. Depuis qu'ayant fuccédé a Claude Anet dans la conndence de fa maitreffe, je fuivois de plus prés 1'état de fes affaires , j'y voyois un progrès en mal dont j'étois effrayé. J'avois cent fois remontré, prié, pretTé, conjuré, & toujours inutilement. Je m'étois jetté a fes pieds, je lui avois fortement repréfenté la cataftrophe qui la menafoit, je favois vivement exhortée a réformer fa dépenfe, ii commencer par moi , a fouffrir plutót un peu tandis qu'elle étoit encore jeune, que, multipliant toujours fes dettes & fes créanciers, de s'expofer fur fes vieux jours a leurs vexations & a la mifere. Senfible a la fincérité de mon zele elle s'attendrilfoit avec moi, & me promettoit les plus belles chofes du monde. Un croquant arrivoit - il ? A  Livre V. 33t 1'inftant tout étoit oublié. Après mille épreuves de 1'inutilité de mes remontrances, que me reitoit-i! a faire,que de détourner les yeux du mal que ie ne pouvois prévenir? Je m'éloignois de la maifon dont je ne pouvois garder la porte; je faifois de petits voyages a Nion, a-Geneve, è Lyon, qui m'ctourdilfaut fur ma peine fecrete , en augmentoient en même tems le fujet par ma dépenfe. Je puis jurer que j'en aurors- fouffert tous les retranchemens avec joie , fi Maman eüc vraimeut profité de cette épargne; mais certain que ce que je me refufois palfoit a des fripons, j'abufois de fa facilité pour partager avec eux, & comme le chien qui revient de la boucherie, j'emportois mon lopin du morceau que je n'avois pu fauver. Les prétextes ne me manquoient pas pour tous ces voyages, & Maman feule m'en eüt fourni de refte, tant elle avoit partout de liaifons, de négociations , d'affaires, de commililons a donner a quelqu'un de für. Elle ne demandoit qu'a m'envoyer , je ne demandois qu'a aller; cela ne pouvoit manquer de faire une vie ambulante. Ces voyages me mirent a portée de faire quelques bonnes connoiflauces, qui m'ont été dans la fuite agréables ou utiles : entr'autres a Lyon celle de M. Perrichon, que je me reproche de n'avoir pas aiTez cultivé, vu les bontés -qu'il a eues pour moi; celle du bon Parifot dont je parlerai dans fon tems: a Grenoble celles de Madame Deybens. & de Madame la Préfidente de Bardonanche ,  332 Les C o n f e s s-i o n s, femme de beaucoup d'efprit, & qui- m'eut prij en amitié fi j'avois été a portee de la voir plus fouvent : a Geneve celle de M. de la Clofuie, Réfident de France , qui me parloit fouvent de ma mere , do;it malgré la mort & le tems , fon cceur n'avoit pu fe déprendre; celle des deux Barriilot, dont Ie pere, qui m'appelloit fon petitfils, étoit d'une fociété trés-aimable, & 1'un des plus dignes hommes que j'aie jamais connus. Durant les troubles de la République , ces deux citoyens fe jetcerent dans les deux partis contraires ; le fils. dans celui de Ia Bourgéoifie , Ie pere dans celui des Magiflrats , & lorfqu'on prit les armes en 1737, je vis, étant a Geneve, le pere & le fils fortir ar mis de la même maifon, 1'un pour monter a 1'hótel-de- ville , 1'autre pour fe rendre a fon quartier, fürs de fe trouver deux heures aprês 1'un vis-a-vis de 1'autre, expofés k s'entr'égorger. Ce fpectacie alfreux me fit une impreffion fi vive , que je jurai de na tremper jamais dans aucuue guerre Civile, & de ne foutenir jamais au - dedans Ia liberté par les armes , ni de ma perfonne ni • de mon aveu , fi jamais je rentrois dans mes droits de citoyen. Je me rends le témoignage d'avoir tenu ce fermentdans une occafion délicate, & l'on trouvera, du moins je Ie penfe , que cette. modération fut-, de quelque prix. Mais je n'en étois pas encore a- cette première fermcntation. de patriotifme que Geneve en armes  Livre V. 333 ■estcita dans mon cceur. On jugera combien j'en étois loin par un fait trés - grave a ma charge, que j'ai oublié de mettre a fa place & qui ne dolt pas être omis. Mon oncle Bernard éroit depuis quelques années paffé dans Ia Ciroline, pour y faire batir la ville de Charleftown dont il avoit donné le plan. II y mourut peu aprés; mon pauvre coufin étoit suffi mort au fervice du Roi de Prufie, & ma tante perdit ainfi fon fils & fon mari prefque en même tems. Ces pertes réchaufferent un peu fon amitié pour Ie plus proche parem qui lui reftat & qui étoit moi. Quand j'allois a Geneve, je logeois chez elle & je m'araufois a -fureter & feulUeter les livres & papiers que mort oncle avoit laifies. J'y trouvai beaucoup de pieces chrieufes & cles lettres dont affurément on ne fe dotiteroit pas. Ma tante qui faifoit peu de cas de ces paperaffeG , m'eut laiffé tout emporter fi j'avois vertin. Je me eontentai de deux ou trois livres commentés de la main de mon grand-pere Bernard Ie miniftre, & entr'autres les ceuvres pofthumes de Rohault in-quarto, dont les marges étoient pleines d'excellentes fcholies qui me firent aimer les mathématiques. Ce livre efl refté parui ceux de Madame de Warens ; j'ai toujours été faché de ne l'avoir pas gardé. A ces livres je joignis cinq ou fix mémoires manufcrits, & un feul imprimé , qui étoit du fameus Micheli Ducret, homme d'un grand talent, favant, éclairé , mais  334 Les Confessions, trop remuant , traité bien cruellement par les Jylagiflrats de Geneve, & mort derniérement dans la fotterefle a'Arberg, oü il éioit enfermé depuis longues années , pour avoir , difoit - on , trempé dans la conl'piration de Berne. C e mémoire étoit une critique affez judicieufe de ce grand & ridicule plan de fortification qu'on a exécuté en partie a Geneve, a la grande rifée des gens du métier , qui ne favent pas le but fecret qu'avoit le Contéil dans 1'exécution de cette magnifique entreprife. M. Ivlicheli ayant été exclu de la chambre des fortifications pour avoir blamé ce plan , avoit cru , comme membre des deux. cents, & même comme citoyen, pouvoir en dire fon avis plus au long, & c'étoit ce qu'il avoit fait par ce mémoire qu'il eut 1'imprudence de faire imprimer , mais non pas publier ; car il n'en fit tirer que le nombre d'exemplaires qu'il envoyoit aux deux ■ cents , & qui furent tous interceptés a la potte par ordre du petit confeil. Je trouvai ce mémoire parmi les papiers de mon oncle , avec la réponfe qu'il avoit été chargé d'y faire, & j'emportai 1'un & 1'autre. J'avois fait ce voyage peu apiès ma fortie du cadaflre, & j'étois demeuré en quelque liaifon avec 1'avocat Coccelli qui en étoit le chef. Quelque tems aprês le directeur de la douane s'avifa de me prier de lui tenir un enfant, & me donna Madame Coccelli pour commere. Les honneurs me touinoient la tête , & fier d'appartenir de fi ptès a M. 1'avocat, je tachois  Livre V. 335 de faire 1'important pour me montrer digne de cette gloire. Dans cette idéé, je crus ne pouvoir rien faire de mieux que de lui faire voir mon mémoire imprimé de M. Micheli , qui réellement étoit une piece rare, pour lui prouver que j'appartenois a des notables de Geneve qui favoieiu les fecrets de 1'Etat. Cependant, par une demi-réferve dont j'aurois peine a rendre raifon , je ne lui montrai point la réponfe de mon oncle a ce mémoire, peut-étre paree qu'elle étoit manufcrite , & qu'il ne falloit a M. 1'avoeat que du moulé. II fentit pourtant fi bien le prix de 1'écrit que j'eus ia bêtife de lui confier. que je ne pus jamais le ravoir ni le revoir , & que bien. convaincu de 1'inutilité de mes effons, je me (is un mérite de la chofe & transformai ce vol en préfent. Je ne douie pas un moment qu'il n'ait bien fait valoir a la cour de Tutin cette piece , pius curieufe cependant qu'utile , & qu'il n'ait eu grand foin de.fe faire rembourfer de maniere ou d'autre de 1'argent qu'il lui en avoit dü coüter pour 1'acquérir. Heureufement, de tous les futurs contingens, un des moins probables eft qu'un jour le roi de Sardaigne affiégera Geneve. Mais comme il n'y a pas ü'impoiTibilité a la chofe , j'aurai toujours a reprocher a ma lotte vanité d'avoir montré le» plus grands défauts de cette place a fon plus aucien ennemi, J e paffai deux ou trois ans de. cette facon  3^5 Les Confessions, «ntre la mufique, les magifteres, les projets, les voyages , flottant inceflainment d'une chofe a 1'autre, cherciiant a me fixer fans favoir a quoi, mais entralné pourtant par degrés vers 1'étude-, voyaut des gens de lettres , entendant parler de littérature, me mêlant quelquefois d'en parler moimême, & prenant plutót le jargon des livres que la connoiflance de leur contenu. Dans mes voyages de Geneve, j'allois de tems en tems voir en paffant mon ancien bon ami M. Simon , qui fomentoit beaucoup mon émulation naiffante par des nouvellcs toutes fiaiches de la République des Lettres, tirées de Baillet ou de Colomiés. Je voyois aufli beaucoup a Chambery un Jacobin, profelfeur de phy. fique, bon homme de moine dont j'ai oublié le nom, & qui faifoit fouvent depetitesexpériences qui m'amufoient extrêmemenr. Je voulus a fon exemple faire de 1'encre de fympathie. Pour cet effet, aprês avoir rempü une bouteille plus qu'a demi de chaux vive, d'orpiment & d'eau , je la bouchai bien. L'elfervefcence comtnenca prefque a 1'inflant trés - violemment. Je courus a la bouteille pour la déboucher , mais je n'y fus pas a tems; elle me fauta au vilage comme une bornb*. J'avalai de 1'orpiment, de la chaux ; j'en faillis mourir. Je reflai aveugle plus de fix femaines , & j'appris ainfi a ne pas me mêler de phyfique expérimentaïe fans en favoir les éléraens. Cette aventure m'arriva mal-a-propos pour ma fanté, qui depuis quelque tems s'altéroit fen- (»•  Livre V. 33? Cbleraent. Je ne fais d'oü venoit qu'étant bien conformé par le cofFre & ne rfaifant d'excès d'au. cune efpece, je déclinois a vue d'ceil. J'ai une affez bonne quarrure, la poitrine large; mes poumons doivent y jouer a 1'aife; cependant j'avois Ia courte haleine; je me fentois oppreiTé; je foupirois involontairement; j'avois des palpitadons; je crachois du fang; la fievre lente furvint & je n'en ai jamais été bien quitte. Comment peut-on tomber dans cet état a la fleur de l'age, fans avoir aucun vifcere vicié, fans avoir rien fait peur détruire fa fanté? L'kple ufe Ie fotirreau, dit-on quelquefois. Voila mon hiftoire. Mes paflions m'ont fait vivre, & mes paflions m'ont tué. Quelles paflions, dira' t-oni Des riens; les chofes du monde les plus puériles, mais qui m'afleéloient comme s'il fe füt agi de Ia pofleflion d'Helene ou du tróne de 1'univers. D'abord les femmes. Quand j'en eus une, mes fens furent tranquilles, mais mon cceur ne le fut jamais. Les befoins de 1'amour me dévoroienc au fein de Ia jouiflance. J'avois une tendre mere, une amie chérie, mais il me falloit une maltrefle. 'Je me la figurois a fa place ; je me la créois de mille faeons pour me donner le change a moi-même. Si j'avois cru tenir Maman dans mes bras quand je 1'y tenois , mes étrcintes n'auroient pas été moins vives , mais tous mes defirs fe feroient éteints; j'aurois fanglotté de tendreflè , mais je n'aurois pas joui. Jouir! Ce fort eft-il fait pour ConfeJJwm, p  33§ Les Coxfsssioss, 1'homme? Ah! fi jamais une feule fois en ma vie j'avois goüté dans lefir plénitude toutes les délices de 1'amour,je n'imsgine pas que ma frêle exifteuce y eüt pu fuffire; je ferois mort fur le fait. J'étois donc brülant d'amour fans objet, & c'eft peut-être ainfi qu'il cpuife le plus. J'étois inquiet, tourmenté du mauvais état des affaires de ma pauvre Maman & de fon imprudente conduite, qui ne pouvoit manquer o\opérer fa ruiue totale en peu Öè tems. Ma cruelle imagination qui va toujours au devant des malheurs, me montroit celui-la fans ceife dans tout fon exces & dans toutes fes fuites. Je me voyois d'avance forcément féparé par la ■ mifere de celle a qui j'avois confacré ma vie, & fi-ns qui je n'en pouvois jouir. Voila comment j'avois toujours 1'ame agitée. Les defirs €é les c.sintes me dévoroient alternativement. La mufique étoit pour moi une autre paffion, ro'.ns fougueufe, mais non moins confumante par 1'ardeur avec laquelle je m'y livrois, par 1'étude opiniatre des obfcurs livres de Rameau, par mon invincible obftination a vouloir en charger ma mé- | moiré qui s'y refufoit toujours, par mes courfes continuelles, par les compilations immenfes que I i'entaflbis, paffant trés-fouvent a copier les nuits : entieres. Et pourquoi m'arrêter aux chofes permanentes, tan lis que toutes les folies qui paflbient dans mon inconftante tête, les goüts fugitifs d'un I feul jour , m voyage, un concert, u:i foupé, une promenade a faire, un roman a lire, une  O Livre V. 339 comédie ii voir, tout ce qui étoit le moins du monde prémédité dans mes plaifirs ou dans mes affaires, devenoit pour moi tout autant de paflions violentes, qui dans leur impétuofité ridicule me donnoient le plus vrai tourment. La leéture des malheurs imaginaises de Cleveland , faite avec fureur & fouvent interrompue, m'a fait faire, je crois, plus de mauvais fang que les miens. Il y avoit un Genevois nomvné M. Bagueret, lequel avoit été employé fous Pierre le Grand a la Cour de Ruflie; un des plus vilains hommes ' & des plus grands fous. que j'aie jamais vus, toujours plein de projets aufli fous que lui, qut faifoit tomber les miilions comme la pluie, & a qui les zéros ne coütoient rien. Cet homme étant venu a Chambery pour quelque procés au Sénat, s'empara de Maman comme de raifon, & pour fes tréfors de zéros qu'il lui prodiguoit généreufement , lui tiroit fes pauvres écus piece & piece. Je ne 1'aimois point, il le voyoit; avec moi cela n'eft pas difficile : il n'y avoit forte de baflefle qu'il n'employat pour me cajoler. II s'avifit de me propofer d'apprendre les échecs qu'il jouoit un peu. J'eflayai, prefque malgré moi, & aprés avoir tant bien que mal appiis la marche, mon progrés fut fi rapide qu'avant Ia fin de la première féance, je lui donnai la tour qu'il m'avoit donnée en commencant. II ne m'en fallut pas davantage: . me voila forcené des échecs. J'achete un échiquier: j'achete le Calabrois; je m'enf.rme dans ma P a  S4Ö Les Confessions, O chambre, j'y paffe les jours & les nuits a vouloir apprendre par cceur toutes les parties , a les fourrer dans ma tête bon gré malgré, a jouer feul fans relache & fans fin. Aprês deux ou trois mois de ce beau travail & d'effons inimaginables, je vais au café , malgré, jaune & prefque hébêté. Jem'eflsye, je rejoue avec M. Bagueret: il me bat une fois, deux fois, vingt fois; tant de combinaifons s'étoient brouillées dans ma tête, & mon imngmation s'étoit fi bien amortie, que je ne voyois plus qu'un nuage devant moi. Toutes les fois qu'avec le livre de Philidor ou celui de Stamma j'ai vouiu m'exercer a étudier des parties, la même chofe m'eft arrivée , & aprês m'être épuifé de fatigue, ja me» fuis trouve' plus foible qu'auparavant. Du refle, que j'aie abandonné les échecs, ou qu'en jouant je me fois remis en haleine, je n'ai jan.ais avancé d'un cran depuis cette première féance , & je me fuis toujours retrouvé au même point cii j'étois en la finiffant. Je m'exercerois des milliers de fiecles que je fmirois par pouvoir donner la tour a Bagueret, & rien de plus. Voila du tems bien employé, direz« vous! & je n'y en ai pas employé peu. Je ne finis ce premier effai que quand je n'eus plus Ia force de continuer. Qiand j'allai me montrer fortant de ma chambre, j'avois 1'air d'un déterré, & fuivant le même train je n'aurois pas refté déterré longtems. Ou conviendia qu'il eft diffi.  L i v u e V. gijl' rffe, & furtouc dans 1'ardeur de la jeuneffe, qu'une pareille lête laiffë toujours le corps en fanté. L'altération de la mienne ngit fur mon humeur, & tempera 1'ardeur de mes fantatSei. Me fentant affoiblir , je devins plus iranquille & perdis un peu la fureur des voyages. Plus fé- II dentaire, je fus pris, non de 1'ennui, mais de la mélancolie; les vapeurs fuccéderent aux patïïons; ma Ungueur devint triftefle; je pleurois & foupi* rois a propos de rien; je fentois la vie m'échapper fans l'avoir goütée; je gémiflbis fur 1'état oü je laiffois ma pauvre Maman , fur celui oü je la voyois prëte a tomber ; je puis dire que la quitter & la laiffer a plaindre étoit mon unique regret. Enfin je tombai tout-a-fait malade, Elle me foigna comme jamais mere n'a foigné fon enfant, & cela lui fit du bien a elle-même, en faifant diverfion aux projets & tenant écartés les projetteurs. Quelle douce mort, fi alors elle fut venuel Si j'avois peu "£oüté les biens de la vie, j'en avois peu femi les malheurs. Mon ame paifible pouvoit partir fans le fentiment cruel de l'iajuftice des hommes qui empoifonne la vie & la mort. J'avois la confolation de me furvivre dans , i la meilleure moitié de moi-même; c'étoit a peine - mourir. Sans les inquiétudes que j'avois fur fon fort, je ferois mort comme j'aurois pu m'endormir, & ces inquiétudes mêmes avoient un objet alfectueux & tendre qui en tempéroit 1'amertume. Je lui difois: , vous voila dépoficaire de tout mon être} P 3  342 Les Confessions, „ faites en forte qu'il foit heureux." Deux ou trois fois quand j'étois le plus mal, il m'arriya de me lever dans la nuit & de me trainer a fa chambre, pour lui donner fur fa conduite des confeils, j'ofe * Jire Pleins de julleiTe & de fens, mais oü 1'intérêt que je prenois a fon fort fe marquoit mieux que toute auire chofe. Comme fi les pleurs étoient ma nourriture & mon remede, je me fonifiois de ceux que je veifois auprès d'elle, avec elle, afïïs fur fon lit, & tenant fes mains dans les miemies. Les heures couloient dans ces entretiens noéturnes, & je m'en retournois en meilleur état que je n'étois venu; content & calme dans les promeffes qu'elle m'avoit faites, dans les efpérances qu'elle m'avoit données, je m'endormois la-deflus avec la paix du cceur & la réfignation a la providence. Plaife a Dieu qu'après tant de fujets de hafe la vie, aprês tant d'orages qui ont agité la mienne & qui ne m'en font plus qu'un fardeau , la mort qui doit la terminer,me foit aufli peu iSuelle qu'elle me 1'eüt été dans ce moment-la! A force de foins, de vigilance & d'incroyables peines, elle me fauva , & il efi certain qu'elle feule pouvoit me fauver. J'ai peu de foi a la médecine des 'médecins, mais j'en ai beaucoup a. celle des vrais amis: les chofes dont notre bonheur dépend, fe font toujours beaucoup mieux que toutes les autres. SM y a dans la vie un fentiment délicieux , c'eft celui que nous éprouvames d'être xendus 1'un a 1'autre. Notre attachement mutuei  L 1 v u b V. 343 n'en augmema pas, cela n'étoit pas potïïble; mais H prit je ne fais quoi de plus intitne , de plus touchant dans fa grande fiinplicité. je devenois tout-è. fait fon ceuvre , tout-a-fait fon enfant, & plus que fi elle eüt été ma vraie mere. Noug^ cotnmencames, fans y fonger , a ne plus nous féparer 1'un de 1'autre, a mettre en quelque forte toute notre exiflence en commun; & fentant que réciproquement nous nous étions non-feulement néceflaires, mais fuffifaus, nous nous accoutumames a ne plus penfer & rien d'étranger a nous, a borner abfolument notre bonheur & tous nos defirs a cette poffelTion mutuelle & peut-être unique parmi leshumains, qui n'étoit point, comme je l'ai dit, celle de 1'amour, mais une poffeiïlon pluselfentielle qui, fans tenir aux fens, au fexe, a l'age, a la figure, tenoit a tout ce par quoi 1'on eft foi, & qu'on ne peut perdre qu'en ceffant d'être. A quoi tint - il que cette précieufe crife n'amenat le bonheur.du refte de fes jours & des miens? Ce ne fut pas a moi, je m'en rends le confolant témoignage. Ce ne fut pas non plus a elle, dut moirfs a fa volonté. 11 étoit écrit que bientót 1'invincible naturel reprendroit fon empire. Mais ce fatal retour ne fe fit pas tout d'un coup. 11 y ':' eut, graces au ciel,tin intervalle;court & précieux intervalle! qui n'a pas fioj par ma faute, & dont je ne me reprocherai pas d'avoir mal profité. Quoique guéri de ma gj-ande maladie , je | n'avois pas repris ma vigueur. Ma poitrine n'étoit P 4  344 Les Confessionj, pas rétablie; un refle de fievre duroit toujours & me tenoit en langueur. Je n'avois plus de goüt a rien, qu'a finir mes jours prés de celle qui m'étoit chere, a la maintenir dans fes bonnes réfolutions, *pa lui faire fentir en quoi confiftoit le vrai charme d'une vie heüreufe, a rendre la fienne telle autant qu'il dépendoit de moi. Mais je voyois, je fentois méme que dans une maifon fombre &trifte, la continuelle folitude .du téte-a-tête deviendroit a la fin trifle aufli. Le remede a cela fe préfenta comme de lui-méme. Maman m'avoit ordonné le lait & vouloit que j'allafTe Ie prendre a la campagne. J'y confentis, pourvu qu'elle y vint avec moi. 11 n'en fallut pas davantage pour la déterrniner; il ne s'agit plus que du choix du lieu. Le jardin du fauxbourg n'étoit pas proprement a !a campagne; entouré de maifons & d'autres jardins, il n'avoit point les attraits d'une retraite champêtre, D'ailleurs aprés la mort d'Anct nous avions quitté ce jardin pour raifon d'économie , n'ayant plus a> cceur ci'y tenir des plantes, & d'autres vues nous faifant peu regretter ce réduir. Profitant maintenant du dégoüt que je lui trouvai pour la ville, je lui propofai de 1'abandonner tout-a-fait, & de nous étabür dans une folitude agréable, dans quelque petite maifon affez éfoignée pour dérouter les imporruns. Elle 1'eüt fait, & ce parti que fan bon ange & le mien me fuggéroient, nous eüt vraifemblablement afluré des jours heureux & trano.uilles, jufqu'aa moment ar» k  Livre V. 345 Ta mort devoit nous féparer. Mais cet état n'étoit pas celui oü nous étions appellés. Maman devoit éprouver toutes les peines de 1'indigence & du mal-être, aprês avoir paffe fa vie dans 1'abondance, pour la lui faire quitter avec moins da regret; & moi, par un aflemblage de maux de " toute efpece, je devois être un jour en exemple a quiconque infpiré du 4>ul amour du bien public & de la juflice , ofe, fort de fa feule innocence , dire ouvertement la vérité aux hommes, fans s'etayer par des cabales , lans s'être fait des partispour Ie protéger. Une malheureufe crainte la retint. Elle n'ofa quitter fa vilaine maifon, de peur de /acher le propriétaire..,, Ton projet de retraite eft charmant, „ me dit-elle, & fort de mon goüt; mais dans „ cette retraite il faut vivre. En quittant ma „ prifon je rifque de perdre mon pain, & quand „ nous n'en aurons plus dans les bois, il en faudra „ bien retourner cherclier a la ville. Pour avoir „ moins befoin d'y venir, ne la quittons pas touc„ a-fair. Payons cette petite penfion au Comte „ de ****, pour qu'il me laiffe la miemie. „ Cherchons quelque réduit affez loin de la ville, „ pour vivre en paix , & affez prés pour y re„ venir toutes les fois quMl fera néceffiire." Ainfi fut fait. Aprês avoir un peu cherché, nous nous fixames aux Charmettes, une terre de M. de Coazié,, a la porte de Chambery, mais retirée & fohtaire comme fi l'on étoit a cent lieues. Entre deux. P 5  346 LisConfessions, &c. cóteaux aflez élevés eft un petit vallon Nord &• Sud, au fond duque! coule une rigole entre descailloux & des arbres. Le long de ce vallon a mi-cóte font quelques maifons éparfes.fort agréables pour quiconque aime un aryle un peu fauvage & retiré. Aprês avoir effhyé deux ou trois de ces maifons, nous choifimes enfin la plus jolie, appartenant a un gentilbomme^qui étoit au fervice, appellé M. Noiret. La maifon étoit très-logeable. Au-devant un jardin en terraffe, une vigne audeiïiis, un verger au-deflbus, vis - a- vis un petit bois de chataigners, une fontaine a portée ; plus haut dans la montagne, des prés pour 1'entretien du bétail;# enfin tout ce qu'il fallois pour ie petit ménage champêtre que nous y vouüons établir. Autant que je puis me rappelier les tems & les dates, nous en primes pofléffion vers la fin de 1'été de 1736". J'étois tranfporté, le premier jour que nous y couchames. „ O Maman!" dis-Je a cette chere amie,en l'embraffant & 1'inondant de larmes d'attendrifTement & de joie: ,, ce féjour eft celui „ du bonheur & de 1'innocence. Si nous ne les „ trouvons pas ici 1'un avec 1'autre, il ne les faut 9 cacrcher nulle part." Fin du cinquieme Livre.  LES CONFESSIONS D E J. J. ROUSSEAU. L I V II 1! SlXIliME. Ihc erctt in yotis: modus ngri non ita magnus, Hortus ubi, £? teSlo ykinus aqua fous } Et paululiim fyly* fupcr fiis forst. J a ne puis pas ajouter: auiïiüs atque BI meliiis fecere;raüs n'importe , il ne m'enfalioit pas davanta. ge; il ne m'en falloit pas même la propriété: c'étoit aflez pour moi de la jouiifance, & il y a longtems que j'ai dit & fenti que le propriétaire & le poflelïeur font fouvent deux perfounes trés différeates, même en laiffant a part les maris & les amans. Ici commence Ie court bonheur de ma viej ici viennent les paifibles , mais rapides momens qui m'ont donné Ie droït de dire que j'ai vécu. Momens précieux & fi regrettés! Ah ! recommencez pour moi votre aimable cours ; coukz plus lentement dans mon fouvenir, s'il eft poflihle , que vous ne fites réellement dans vo.re fugiiive CuccelEon, Comment ferai-je pour prolouger i P 6  348 Les Confessions, mon gré ce réeit fi touchant & fi fimple; pont redire toujours les mêmes chofes & n'ennuyer paï plus mes leóteurs en les répétant, que je ne m'ennuyois moi-même en les recovnmencant fans celfe? Encore fi cela confifloit en faits, en aétions, en paroles, je pourrois le décrire & le rendre en quelque facon: mais comment dire ce qui n'étoit ni dit ni fait, ni penfé même, mais goüté, mais f£nti, fans que je puiffe éBoncer d'autre objet de mon bonheur que ce fentiment même. Je me levois avec le foleil & j'étois heureux ; je me promenois & j'étois heureux; je voyois Maman & j'étois heureux;je la quittois & j'étois heureux; je parcourois les bois, les cóteaux, j'etrois dans les valloiis , je lifois, j'étois oifif, je travaillois au jardin, je cueiilois les fruits, j'aidois au ménage , & le bonheur me fuivoit partout; il n'étoit. dans aucune chofe afïïgnable, il étoit tout en moi. même, il ne pouvoit me quitter tin feul inftant. Rien de tout ce qui m'eft arrivé durant cette époque chérie , rien de ce que j'ai fait, dit cc penfé tont le tems qu'elle a duré, n'eft échappé. de ma mémoire. Les tems qui précédent & qui fuivent me reviennent par intervalles. Je me les jappelle inégaleraent & confufémeut;. mais je me tappelle celui-la tout entier comme s'il duroit tncore. Mon imagination , qui dans ma jeunefle alloit toujours en avant & maintenant rétrograde, compenfe par ces doux fouvenirs 1'efpoir que j'ai pour jamais perdu. Je ne vois plus rien dans  LrvRiï VI. * 34> ravouir qui me tente; les fetils retours du paffe" peuvent me fiatter , & ces retours fi vifs & fi vrais dans 1'époque dont je parle, me font fouvent vivre heureux malgré mes malheurs. ]'e döhnèfai de ces fouvenirs un feul exemple qui pourra faire juger de leur force.& de leur vérité. Le premier jour que nous allames coucher aux Charmettes, Maman étoit en chaife a porteurs, & je la fuivois a pied. Le chemin monte; elle étoit affez pefante, & ctaignant de trop fatiguer fes porteurs , elle voulut dtfcendre a pen prés a moitié chemin pour faire le refte a pied. En marchant elle vit quelque chofe de bleu dans la haie & me dit: „ voila de la pervenche encore „ en fleur." Je n'avois jamais vu de Ia pervetr. ehe, je ne me baiffai pas pour 1'examiner, & j'ai la vue trop courte pour diftinguer a terre les plantes de ma hauteur. Je jettai feulement en paffant un coup-d'ceil fur celle-la, & prés de trente ans fè font paffés fans que j'aie revu de la pervenche-, ou que j'y aie fait attérrtion. En 1764 étant a Grt'flier avec mon ami M. du Peyrou, nous mon. tions une petite6 montagne, au fommet de laquelle il a un joli fallon qu'il appellé avec raifon Belle, vue. Je commenc-ois alors d'herborifer un peu. En montant & regardant parmi les buiffons , je pouffe un cri de joie,: ah ! voila de la-pervenche \ & c'en étoit en effet. Du Peyrou s'apperput du tranfport, mais il en ignoroit la caufe; i!Tappren. dra-, je 1'efpere, lorfqu'un jour il lira ceci. Le P 7  3$o Les C o n r u s s i o n s~, leéteur peut juger par Pimprefiïon d'un fi petit objet de celle que m'ont fait tous ceux qui fe rapportent a la mème époque. Cependant l'air de la campagne ne me rendit point ina première fanté. J'étois languiffant; je le devins davantage. Je ne pus fupporter le lait, il fallut le quitter. C'étoit alors la mode de 1'eau pour tout remede; je me mis a 1'eau , & fi peu difcrétement qu'elle faillit me guérir, non de mes maux , mais de la vie. Tous les matin» en me levant j'allois a la fontaine avec un grand gobelet , & j'eti buvois fucceflïvement en me promenant la valeur de deux bouteilles. Je quittai tout-a-fait le vin a mes repas. L'eau que ja buvois étoit un ptu crue & difficile a paffer, comme font la plupart des eaux des montagnes. Bref, je fis fi bien qu'en moins de deux mois je me détruifis totalement 1'eflomac, que j'avois eu trés-bon jufqu'alors. Ne digérant plus, je compris qu'il ne falloit plus efpérer de guérir. Dans ce même tems il m'arriva un accident auflï fingulier par lui-même que par fes fuites, qui ne finiront qu'avec moi. • Un matin que je n'étois pas plus mal qu'a 1'ordinaire , en dreffant une petite table fur fon pied,je fentis dans tout mon corps une révolution fubite & prefque inconcevable. Je ne faurois mieux la comparer qu'a une efpece de tempête quj s'éleva dans mon fang & gagna dans 1'inftant jpus mes membres. Mes aneres fe mirent a battre;  Livre VI. 351 • d'une fi grande force , que non- feulement je fentois leur battement , mais que je 1'entendois même & furtout celui des carotides. Un grand * bruit d'oreilles fe joignit a cela, & ce brult étoit triple ou plutót quadruple , favoir: un bourdonnement grave & fourd, un murmure plus clair comme d'une eau courante , un (Ifflement trèsaigu , & le battement que je viens de dire & dont je pouvois aifément compter les coups fans me tater le pouls ni toucher mon corps de mes mains. Ce bruit interne étoit fi grand qu'il m'óta la finefie d'ouïe que j'avois auparavant , & me rendit, non tout-a-fait fourd, mais dur d'oreille,. comme je le fuis depuis ce tems-li. On peut juger de ma furprife & de mon effroii. Je me crus mort; je me mis au lit: le médecin fut appellé; je lui coniai mon cas en frémilfant. & le jugeant fans remede. Je crois qu'il en penfa de même, mais il fit fon métier. II m'enfila de longs raifonnemens, oü je ne compris rien du tout ; puis en conféquence de fa fublims théorie il commenca in animd vili la cure expérimentale qu'il lui plüt de tenter. Elle étoit fi pénible, fi dégoütante & opéroit fi peu que je m'en lalfai bientót, & au bout de quelques femaines voyant que je n'étois ni mieux ni pis , je quittai le lii & repris ma vie ordinaire, avec mon battement d'arteres & mes bourdonnemens, qui depuis ce tems-la, c'elt-a-dire depuis trente ans, ne m'ont pas quitté une miaute,  3.52 Les- C o n f e s s i o n s, • J'avois été jufqu'alors grand dormeur. L» totale privation du fommeil qui fe joignit a tous ees fymptömes, & qui les a confhmment accompagnés jufqu'ici » acheva de me perfuader qu'ilme reftoit peu de tems a vivre. Cette perfuafion me tranquilifa pour un tems fur le foin de guérir, Ne pouvant prolonger ma vie, je réfolus de tirer du peu qu'il m'en reftoit tout le parti qu'il étoit poflible , & cela fe pouvoit par une finguiiere faveur de la nature, qui dans un érat fi funefte m'exemptoit des douleurs qu'il fembloit devoir m'attirer. j'étois importune de ce bruit, mais je n'en fouifrois pas ; il n'étoit accompagné d'aucune autre iucoramodité habituelle que de 1'infomiiia durant les nuits, & en tout tems d'une coune haleine qui n'alloit pas jufqu'a 1'allhme, & ne fe faifoit fentir que quand je voulois courir ou agir un peu fortement. Cet accident qui devoit tuer mon corps na tua que mes paffions, & j'en bénis le ciel chaque jour par 1'heureux effet qu'il produifu fur mon ame. Je puis bien dire que je ne commencai da vivre que quand je me regardai comme un homma mort. Donnant leur véritable prïx. aux chofes que j'allois quitter , je commenfai de m'occuper da foins plus iiobles, comme par anticipation fur ceux ' que j'aurois bientót a remplir & que j'avois fort négligés "Jufqu'alors. J'avois fouvent travefti la religion a ma mode , mais je n'avois jamais été tout-a-fait fans rUi^ton. II ui'en couta moins  L i v n k VI. 353 de revenir a ce fujet fi trifle pour tant de gens , mais* fi doux pour qui s'en fait un objet de confolation & d'efpoir. Maman me fut en cette occafion beaucoup plus utile que tous les theologiens ne me 1'aufoient été. Elle qui mettoit toute chofe en fyftêine, n'avoit pas manqué d'y mettre aufli la religion, & ce fyflöme étoit comporé d'idées trés-difparates-, les unes trés - faines, les autres trés-folies, de feltimens relatifs a fon caraftere , & dê préjugés venus de fon éducation. En général, les croyans font Dieu comme ils font eux-mêmes: les bons le font bon , les méchans le font méchant : les dévots haineux & bilieux ne voient que 1'enfer, paree qu'ils voudroient damner tout le monde: les ames aimantes & douces n'y croient gueres, & 1'un des étotinemens dont Je ne reviens point, eft de voir le bon Fénélon en parler dans fon Télémaque, comme s'il y croyoit tout de bon: maisj'efpere qu'il mentoit alors; car enfin quelque véridique qu'on foit, il faut bien mentir quelquefois quand 011 eft évêque. Maman ne mentoit pas avec moi , & cette ame fans fier, qui nepouvoit imaginer un Dieu vindicatif & toujours courroucé , ne voyoit que clémence & miféricorde, oü les dévots r,e voient que jufiice & punitiom Elle difoit fouvent qu'il n'y auroit point de jufiice' en Dieu d'être jufte envers nous , paree que ne nous ayant pas donné ce qu'il faut po'ur 1'être, ceferoit redematider plus qu'il n'a- donné.» Ce- qu'il.  354 Les Confessio-ns-, y avoit de bizarre étoit que fans croire a 1'enfer, ■ elle ne laiflbit pas de croire au purgatoire. -Cela venoit de ce qu'elle ne favoit que faire des arnes des méefcans , re pouvant ni les damner ni les mettre avec les bons, jufqu'a ce qu'ils le fuffent devenus; & il faut avouer qu'en effet & dans ce monde & dans 1'amre, les mechans font toujours bien embarrafjans. •Auike bizarrerie. On voit que toute la doctrine dy pêché originel & de la rédemption efl détruite par ce fyflème , que la bSfe du Chriflia. nifme vulgaire en efl ébranlée, & que le Catholicifme au moins ne peut fubfifler» Maman cependant étoit bonne catholique ou prétendoit 1'être, & il eft für qu'elle le prétendoit de trés-bonne foi. II lui fembloit qu'on expliquoit trop littérclement & irop durement 1'Eeriture. Tout ce qu'on y lit des tourmens é'ternels lui paroiffoit comminatoire ou figuré. La mort de Jéfus-Chrift lui parpiffoit un exemple de charité vrairaent divinepour apprendre aux hommes a aimer Dieu & a s-'aimer tntt'eux de même. En un mot, fidelle a la religion qu'elle avoit embrafTée , elle en admettoit fincérement toute la profefïïon d^p foi ; mais quand on venoit a Ia difcuffion de chaque article , il fe trouvoit qu'elle croyoit tout autrement que 1'Eglife , toujours en s'y foumettant. Elle avoit la-deflüs une fimplicité de cceur, une frauchife pltis éloquente que des ergoteries , & qui fouvenf embarraffoit jufqu'a fon confefleur t  L i r r k VL 35S car elle ne lui déguifoit rien. „ Je fuis bonne „ catholiquc , lui difoit-elle; je veux toujours „ 1'être ; j'adopte de toutes les puilfances de „ mon arae les déciiïons de Sainte Mere Eglife. „ Je ne fuis pas maitreffe de ma foi, mais je le „ fuis de ma volonté. Je la foumets fans réfer. „ ve, & je veux tout croire. Que me demandez„ vous de plus?" Quand il n'y auroit point eu de morale chrétienne , je crois qu'elle 1'auroit fuivie , tant. elle s'adaptoit bien ü fon caraélere. Elle faifoit tout ce qui étoit ordonné, mais elle 1'eüt fait de même quand il n'auroit pas été ordonné. Dans les chofes indilférentes elle aimoit a obéir, & s'il ne lui eüt pas été permis, prefcrit même de faire gras-, elle auroit fait maigre entre Dieu & elle , rans que la prudence eüt eu befoin d'y entrer pour rien. Mais toute cette morale étoit fubordonnée aux principes de M. de Tavel, ou plutót elle prétendoit n'y rien voir de contraire. Elle eüt couché tous les jours avec vingt hommes en repos de confeience, & fans même en avoir plus de fcrupule que de defir. Je fais que force dévotes ne font pas fur ce point plus fcrupuleufes, mais la dilférence eft qu'eiles fout féduites par leurs paflions , & qu'elle ne 1'étoit que par fes fophifmes. Dans les converfations les plus touchantes & j'ofe dire les plus édifiantes , elle füt tombée fur ce point fans changer ni d'air ni dc ton, fans fe croire en contracTiclion avec elle-même.  ZS-S Les Confessï'ons, Elle 1'eüt même interrompue au befoin pour re fait, & puis feilt répriffe avec la méme férénita qu'aüparavanti tant elle étoit intiraément perfuadée que tout cela n'étoit qu'une maxime de police fbciale, dont toute perfonne fenfée pouvoit faire Tinterprétaiion , 1'application , 1'exception felon 1'efprit de la chofe, fans le moindre rifque d'olïénfer Dieu. Qjoique fur ce point je ne fuffa afïürément pas de fon avis, j'avoue que je n'ofois le combattre, honteux du róle peu galant qu'il m'eüt fallu faire pour cela. J'aurois bien cherché d'établir la regie pour les autres en tachant de m'en excepter ; mais outre que fon tempérament prévenoit affez 1'abiis de fes principes, je fais qu'elle n'étoit pas femme a prendre Ie change, & que réclamer l'exception pour moi c'étoit Ia lui laiflér pour tous ceux qu'il lui plalroit. Au refte, je compte ici par occafion cette inconféquence avec les autres, quoiqu'elle ait eu toujours peu d'effet darts fa conduite & qu'alors elie n'en eüt point du tout;. mais j'ai promis d'expofer fidellement fes principes, & je veux tenircet engagement: je reviens a moi. Trouvant en elle toutes les maximes dont j'avois befoin pour garantir mon ame des terreurs de la mort & de fes fuites, je puifois avec fécurité dans cette fource de confiance. Je m'attachois a elle plus que je n'avois jamais fait ; j'aurois. voulu tranfporter toute en elle ma vie- que je fentois prête a m'abandonner. De ce redoublement d'attachement pbur elle , de la perfualion.  L i v si e VI. 357 qtfil me refloit peu de tems a vivre, de ma profonde fécurité fur mon fott a venir, réfultojj un état habituel trës-caime, & fenfuel même, en ce qu'amortiffant toutes les paflions qui portent au loin nos craintes & nos efpérances, il me laiilbic jouir fansinquiéiude & fans trouble du peu de jours qui m'ótoient lailTés. Une chofe contribuoit è les rendre plus agréables; c'étoit le foiu de nourrir fon goüt pour la campagne par tous les amufemens que j'y pouvois ralTtmibler. En lui faifant aimer fon jardin , fa balTe - cour , fes pigeons, fes vaches, je m'affeflionnois moi-même a tout cela, & ces petites occupations qui rempliffoient ma journée, fans troubler ma trauquillité, me valurent mieux que le lait & tous les remedes, pour couferver ma pauvre machine & la rétablir méme autant que cela fe pouvcit. Les vendanges , la récolte des fruits nous amuferent Ie refle de cette année, & nous attacheren! de plus eu plus a la vie ruftique au milieu des bonnes gens dont nou? étions entourés. Nous vimes arriver 1'hiver avec grand regret, & nous retournames a la ville, comme nous ferions allés en exil. Moi furtout qui doutant de revoir Ie printems, je croyois dire adieu pour toujours auxCharmettes. Je ne les quittai pas lans baifer Ia terre & les abres, & fans me retourner plufieurs fois en m'en éloignant. Ayant quitté depuis longtems mes écoiieres, ayant perdu le goüt des amufetncns & des fociétés de la ville, je ne fortois plus, je n«  .358 Les Co n*f essioss, •voyois plus perfonne , excepté Maman , & M. 'S.'.loi»on, devenu depuis peu fon médecin & le mien , honnête homme , homme d'efprit, grand Cartéfien, qui parloit aflez bien du fyliême du monde, & dont les entretiens agréables & inftructifs me valurcnt mieux que toutes fes ordonnances. Je n'ai jamais, pu fupporter ce fct & niais remplis. fage des converfations ordinaires; mais des converfations unies & folides m'ont toujours fait grand plaifir, & je ne m'y fuis jamais refufé. Je pris teaucoup de goüt a celles de M. SaIomon;il me fembloit que j'anticipois avec lui fur ces hautes connoifiances, que mon ame alloit acquérir quand elle auroit perdu fes entraves. Ce goüt que j'avois pour lui s'étendit aux fujets qu'il traitoit, & je commencai de rechercher les livres qui pouvoienr m'aider a Ie mieux entendre. Ceux qui mêloient la dévotion aux fciences, m'étoient les plus convenables; tels étoient psrticuliérement ceux de l'Oratoire & de Port-Royal. Je me mis a les lire ou plutót a les dévorer. 11 m'en tomba dans les mains un du Pere Lami , intitulé Entretiens fur les Sciences. C'étoit une efpece d'imroduétion a la connoiflance des livres qui en traitent. Je le lus & relus cent fois; je réfolus d'en faire mon gtiide. Enfin je me fentis entrainé peu a peu malgré mon état, ou plutót par mon état vers 1'étude avec une force irréfiflible, & tout en regardant chaque jour comme le dernier de mes jours, j'étudiois avec autant d'ardeur que fi j'avois dü toujours vivre.  . L i v n * VI. On difoit que cela me faifoit du mal; je crois, moi, que cela me fic du bien, & non - feulement a mon ame, mais a mon corps ; car cette appiïcation pour laquelleje me paflionnois, me devint fi délieicufe que , ne penfant plus a mes maux, j'en étois beaucoup moins affecté. II eft pourtant ■ vrai que rien ne me procuroit, un foulagement réel; mais n'ayaut pas de doulcurs vives, je m'accoutu. mois a languir.a ne pas dormir, a penrer,au lieu ■d'agir, & enfin a regarder Ie dépéri^èment acceffif & lent de ma machine comme un progrés inévita. ble que la mort feule pouvoit arrêter. Non-seulejient cette ópinion me détacha de tous les vains foins de la vie, mais elle me délivra de 1'importunité des remedes, auxquels on m'avoit jufqu'alors foumis malgré moi. Salomon convaiucu que fes drogues ne pouvoient me fauver, m'en épargna le déboire & fe contenta d'amufer Ia douleur de ma pauvre Maman avec quelques-unes de ces ordonnances indifférentes, qui leurrent 1'efpoir du malade & maintiennent le crédit du médecin. Je quittai 1'étroit régime, je repris 1'ufage du vin , & tout le train de vie' pn homme en fanté felon la mefure de mes forces, fobre fur toute chofe, mais ne m'abftenant de rien. Je fortis méme & recommencai d'aller voir mes connoifiaiices, furtout M, de Conzié , dont le commérce me plaifoit 'fort. Enfin , foir quu me parut bcau d'apprendre jufqu'a" ma demiere heure , foit qu'un refte d'efpoir de  ■ggo Les C o # f e s s i e k s , vivre fe cachat au fond de mon cceur, Patten» de la mort, loin de ralentir mon goüt pour 1'étude, fembloit 1'animer , & je me preflbis d'arnaffer un peu d'acquis pour 1'autre monde, comme 0 j'avois cru n'y avoir que celui que j'aurois emporté. Je pris en iffeétion la boutique d'un libraire appellé Bouchard, oü fe rendoient quelques gens de let' tres, & le printems c*ae j'avois cru ne pas revoir étant proche, je m'aflbrtis de quelques livres pour les Charmettes, en cas que j'eulfe le bonheur d'y • * retourner. J'e u s ce bonheur , & j'en profitai de mon mieux. La joie avec laquelle je vis les premiers bourgeons eft inexprimable. Revoir le printems ëtoit pour moi reffufciter en paradis. A peine les neiges commercoient a fondre que nous quittames notre cachot, & nous fümes aftez tót aux Charmettes pour y avoir les prémices du roffignol. Dêslors je ne crus plus mourir; & réellement il eft fingulier que je n'ai jamais fait de grandes maladies a la campagne. J'y ai beaucoup fouffert, mais je n'y ai jamais été alité. Souvent j'ai dit, me fentant plus mal qu'a Pordinaiie •■ quand vous me verrez prêt a mouiir, portez-moi a fombre d'un chênei je vous promets que j'en reviendrai. Quoique foible je repris mes fonclions champêtres, mais d'une maniere proportionnée a mes forces. j'eus un vrai chagrin de ne pouvoir faire le jardin tout feul; mais quand j'avois donné fix coups de bêche, j'étois hors d'haleine,la fueur me  Livre* VI. 35t me ruifleioit, je n'en pouvois plus. Quand j'étois "bailTé > mes battemens redoubloient , & ie Hing me montoit a la tête avec tant de force, qu'il falloit bien vite me redreffer. Contrahit de me borner a des foins moins fatigans, je pris entr'autres celui du colombier, & je m'y affedtionnai fi fort que j'y paflbis fouvent plufieurs heures de fuite fans m'ennuyer un moment. Le pigeon efl: fort timide & difficile fi apprivoifer. Cependant je vins a bout d'inTpiref aux miens tant de confiince, qu'ils me fuivoient partout & fe laiflbient prendre quand je Voulois. Je ne pouvois paroitre au jardin ni dans la cour fans en avoir a l'mflant deux ou trois fur les bras, fur la tête, cy enfin, malgré le plaifir que j'y prenois, ce cortege me devint fi incominode, que je fus obügé de leur óter cette familiarité. J'ai toujours pris un fingulier plaifir a apprivoifer les animaux, furtout ceux .qui font craintifs & fauvages. II me paroiflbit «charmant de leur infpirer I une confiance que je n'ai jamais trornpée. Je I voulois qu'ils m'aimaflent en liberté. J'a t dit que j'avois apporté des livres; j'en fis I ufage, mais d'une maniere moins propre a m'ia* I' ftruire qu'a m'accabler. La faufle idéé que j'avois des chofes, me perfuadoit que pour lire un livre avec fruit il falloit avoir toutes les connoiflances qu'il fuppofoit: bien éloigné de penfer que fouvent jl'auteur ne les avoit pas lui-même & qu'il les puifoit dans d'autres livres a mefure qu'il en avoit befoin. LWec cette folie idéé j'étois arrêté a chaque inftant, Confejpons. Q  3Ó2 Les Confessions,' forcé de courir incefl'amment d'un livre a 1'autre, & quelquefois mm d'être a la dixierne page de celui que je voulois étudier , il m'eüt fallu e'puifer des biblio'.heques. Cependant je m'obftinai fi bien a cette extravagante méthode, que j'y perdis un tems infini & faillis a me brouiller la tête au point de ne pouvoir plus ni rien voir ni rien favoir. Heureufement je m'appercus que j'enfïlois une fauffe route, qui m'égaroit dnns un labyrinthe immenfe & j'en fortis avant d'y être tout-a-fait perdu. Pour peu qu'on ait un vrai goüt pour les fciences, la' première chofe qu'on fent en s'y livrant, c'eft leur liaifon qui fut qu'elles s'attirent, s'aident , s'éclairent mutuellement , & que 1'une ne peut fe palier de fautre. Quoique 1'efprit humnin ne puifle fuffire a toutes, & qu'il en Taille toujours préférer une comité la principale, fi Tm ji'a quelque notion des aut;es, dans la fiennemême on fe trouve fouvent dans 1'obfcurité. Je fentis que ce que j'avois entrepris étoit bon & utile en lui-même, qu'il n'y avoit que la méthode achanger. Prenant d'abord 1'encyclopédie j'allois la divifant dansjes branches; je vis qu'il falloit faire tout le contraire; les prendre cbacune féparéraent, & les pourfuivre chacune a part jufqu'au point oü elles fe réuniffent. Ainfi je revins a la fynthefe ordinaire ; mais j'y revins en homme qui fait ce qu'il fait. La mëditation me tenoit en cela lieu de conuoiiïance, & une réfkxion très-naturelle aidoit it me bien guider. Soit que je vécuife ou  L i v k e VI. 353 que je mourufiè, je n'avois point de tems a perdre. Ne tien favoir a prés de vingt-cinq ans & vouloir tout apprendre, c'eft s'engager a bien mettre le tems a profit. Ne 'fachant a quel poinc le fort ou la mort pouvoient arrêier mon zele, je voulois a tout événement acquérir des idéés de toutes chofes, tant pour fonder mes difpofitions naturelles, que pour juger par moi-même de ca qui méritoit Ie mieux d'être cultivé. Je trouvai dans 1'exécution de ce plan un autre avantage auquel je n'avois pas penfé ; celui de mettre beaucoup de tems a profit. Il faut que je ne fois pas né pour 1'étude; car une longue apph> catiou me fatigue a tel point qu'il m'eft impoffible de m'occuper dcmi-heure de fuite avec force dn même fujet, furtout en fuivant les idéés d'autrui; car il m'eft arrivé quelquefois ce me livrer plus longtems aux miennes & même avec alfez de) fuccês. «Quand j'ai fuivi durant quelques pages un auteur qu'il faut lire avec applicatiou, mon efprit 1'abandonne & fe perd dans les nuages. Si je m'obfline, je m'épuife inutilement; les éblouiffeïnens me prennent, je ne vois plus rien. Mais que des fujets différens fe fuccedent, même fans interruption, 1'un me délaffe de 1'autre ; & fans avoir befoin de relache, je les fuis plus aifément. Je mis a profit cette obfervation dans mon plan d études , & je les entremêlai tellement que ia moccupois tout Ie jour & ne me fatiguois jamais, ü eft vrai que les foins champêtres & domefti- Q 2  364 Les Confessions, ques faifoient des diverfions utiles; mais dans ma ferveur croiflante , je trouvai bientót le moyen d'en ménager encore le tems pour 1'étude, & de m'occuper a la fois de deux chofes', fans fonger que chacune en alloit moins bien. Dans tant de menus détails qui me charment & dont j'excede fouvent mon lecteur , je mets pourtant une difcrétion dont il ne fe douteroit gueres fi je n'avois foin de 1'en avertir. Ici par exemple je me rappelle avec délices tous les différens elfais que je fis pour diflribuer mon tems de facon que j'y trouvaffe a Ia"fois autant d'agrément & d'utilité qu'il étoit poffible, & je puis dire que ce tems oü je vivois dans la retraite & toujours inalade, fut celui de ma vie oü je fus le moins oifif & le moins ennuyé. Deux ou trois mois fe pafferent ainfi a tater la pente de mon efprit & a jouir dans la plus belle faifön de 1'année, & dans un lieu qu'elle rendoit enchanté, du charme de la vie dont je fentois fi bien le prix, de celui d'une fociété aufli libre que douce, fi l'on peut donner le nom de fociété a une aufli parfaite union, & de celui des belles comioiflances que je me propofois d'acquérir; car c'étoit pour moi comme fi je les avois déjè pofledées; ou plutót c'étoit mieux encore, puifque le plaifir d'apprendre entroit pour beaucoup dans mon bonheur. Il faut pafler fur ces eflais, qui tous étoient pour moi des jouiflances, mais trop fimples pour pouvoir être expliquées. Encore un coup , le  Livre VI. ^ vrai bonheur ne fe décrit pas, il fe fein, & fe fein d'autant mieux qu'il peut le moins fe décrire, paree qu'il ne réfulte pas d'un recueil de faits, mais qu'il eft un état permanent. Je me répete fouvent, mais je me répéterois bien davantage, fi je difois la méme chofe autant de fois qu'elle me vient dans j'efprit. Quand enfin mon train de vie fouvent changé eüt pris un cours uniforme, voici a peu prés quelle en fut la diftribution. J e me levois tous les matins avant Ie folei!. Je montois par un verger voifin dans un trés-jolt chemin qui étoit au-deffus de Ia vigne & fuivoit la cóte jufqu'a Chambery. La, tout en me promenant je faifois ma priere, qui ne confiftoit pas en un vain balbutiement de levres, mais dans une fincere élévatiou de cceur a 1'auteur de cette aimable nature dont les beautés étoient fous mes yeux. Je n'ai jamais aimé a prier dans Ia chambre: il ine fembie que les murs & tous ces petits ouvragés des hommes s'interpofent entre Dieu & moi. J'aime a Ie contempler dans fes ceuvres*' tandis que mon cceur s'éleve a lui. Mes prieres étoient pures, je puis le dire, & dignes par-la d'être exaucées. Je ne demandois pour moi & pour celle dont mes vceuxne me féparoient jamais, qu'une vie innocente & tranquille , exempte du vice, de la douleur, des péiiibles befoins,Ia mort des juftes & leur- fort dans 1'avenir. Du relte, cet afte fe paffoit plus en admiration & en contemplation qu'en demandes, & je favois qu'auprès Q 3  366 Les Conpe'ssions, du difpenfateur des vrais biens, le meilleur moven d'obtenir ceux qui nous font néceffaires, eft moins de les demander que de les mériter. Je revenois en me promenant,par un alfez grand tour,occupé a confidérer avec intérêt & volupté les objers te champêtres dont j'étois environné, les feuls dont ]'ceil & le cceur ne fe laflent jamais. Je regardois de loin s'il étoit jour chez Maman ; quand je voyois fon contrevent ouvert , je treffaillois de joie & j'accourois. S'il étoit ferraé, j'entrois au jardin en attendant qu'elle fat réveillée, m'amufant a repaffer ce que j'avois appris la veille, ou a jardiner. Le contrevent s'ouvroit, j'allois l'embralfer dans fon lit, fouvent encore a moitié endormie, & cet embraflément auffi pur que tendre tiroit de fon innocence même un charme qui n'etl jamais joint a la volupté des fens. Nous déjetmions ordinairement avec du café au lait. C'étoit le tems de la journée oü nous étions le plus tranquilfcs, oü nous caufions le plus a" notre aife. Ces féances , pour 1'ordinaire aifez longues, m'ont lailfé un goüt vif pour les déjeimés, & je préfere infmiment 1'ufage d'Angleterre & de Suiflë, oü le déjeüné eft un vrai repas qui raffemble tout le monde, a celui de France, oü chacun déjeüné feul dans fa chambre, ou le plus fouvent ne déjeüné point du tout. Aprês une heure ou deux de cauferie, j'allois a mes livres jufqu'au diné. Je commencois par quelque livre de phiiofophie, comme laLogique de Port-Royal ,1'Eflat deLocke,  Livre VI. 357 Mallebranche, Leibnitz, Defcartes, &c. Je m'appercus bientót que tous ces auteurs étoient entr'eux en contradiétion prefque perpétuelle, & je forrnai le chimérique projet de les aceorder, qui ine fatigua beaucoup & me fit perdre bien du tems. Je me brouillois la tête, & je n'avancois point. Enfin renoncant encore a cette méthode j'en pris uneinfiniment meilleure, & a laquelle j'attribue tout le progrès que je puis avoir fait, malgré mon défaut de capacité; car il efl certain que j'en eus toujours fort peu pour 1'étude. En lifant chaque auteur, je me fis une loi d'adopter & de fuivre toutes fes idéés fans y mêler les miemies ni celles d'un autre, & fans jamais difputer avec lui. Je me dis, commencons par me faire un magafin d'idées, vraies ou faulïés, mais nettes, en attendant que ma tête en foit affez fournie pour pouvoir les comparer & choifir. Cette méthode n'eft pas fans inconvéniens, je le fais, mais elle m'a réuffi dans 1'objet de m'inftruire. Au bout de quelques années, paffées a ne penfer exaétement que d'aprös autrui,fans réfléchir, pour ainfi dire & prefque fans raifonner, je me fuis trouvé un affez grand fonds d'acquis pour me fuffire a moi-même & penfer fans Ie fecours d'autrui. Alors, quand les voyages & les affaires m'ont óté les moyens de confulter les livres, je me fuis amnfé a repalfer & comparer ce que j'avois lu, a pefer chaque chofe a la balance de la raifon, & a juger quelquefois mes maltree. Pour avoir commencé lard a mettre en cxcrcice ma faculté judiciaire, je q 4  368 Les Confessions, n'ai pas trouvé qu'elle eüt perdu fa vigueur, & quard j'ai publié mes propres idees, on ne m'a pas accufé d'être un difciple fervile, & de jurer in verba magiftri. Je paflbis de-la a la géométrie élémentaire, car je n'ai jamais été plus loin, m'obflinant a vouloir vaincre mon peu de mémoire a force de revenir cent & cent fois fur mes pas, & de recommencer inceffamment la même marche. Je ne goütai pas celle d'Euclide, qui cLerche plutót la chalne des démonftrations que la liaifon des idéés; je préférai la géométrie du Pere Lami,qui dés-lors devint un de mes auteurs favoris , & dont je relis encore avec plaifir les ouvrages, L'algebre fuivoit, & ce fut toujours le P. Lami que je pris pour guide; quand je fus plus avancé, je pris la fcience du calcul du P. Reynaud, puis fon analyfe démontrée que je n'ai fait qu'efHeurer. Je n'ai jamais été alfez loin pour bien fentir 1'application de l'algebre a la géométrie. Je n'aimois point cette maniere d'opérer fans voir ce qu'on fait; & il me fembloit que réfoudre un problême de géométrie par les 1 équations , c'étoit jouer un "air en tournant une manivelle. La première fois que je trouvai par le calcul que le quarré d'un binorae étoit compofë du quarré de chacune de fes parties & du doublé produit de 1'une par 1'autre, malgré la jufteffe de ma multiplication , je n'en voulus rien croire jufqu'a ce que j'euffe fait la figure. Ce n'étoit pas que je n'euffe un grand goüt pour l'algebre, en a'X  L i v ft E VI. 35, n'y confidérant que Ja quantité abilraite; mafs apphquée a 1'étendue je voulois voir 1'opération fur les Hgnes, autrement je n'y comprenois plus rien. Aprés cela venoit le latin. C'étoit mon étude la Plus pénible , & dans laquelle je n'ai jamais fait de grands progrés. Je me mis d'abord a Ia methode latine de Port-Royal, mais fans fruir. Ces versoflrogoths me faifoient mal au coeur & ne pouvoient entrer dans mon oreille. Je me perdois dans ces foules de regies, & en apprenant Ia dern.ere, j oubliois tout ce qui avoit précédé. Une étude de mots n'eft pas ce qu'il faut a un homme fans mémoire, & c'étoit préciféraent pour forcer ma mémoire a prendre de la capacité , que je mobllinois a cette étude. 11 ftilut 1'abandonner a la fin. J enter-dols alfez la conftrucïion pour pouvoir lire un auteur faefle, a 1'aide d'un diftionnatte. Je fMvb cette route , & je m'en trouvai bien. Je m'appliquai a la traduftion, non par écnt, mais mentale, & je m'en tins-la. A force de tems & d'exercice, je fuis parvenu a lire affez couramment les auteurs latins, mais jamais a pouvoir ni parler ni écrire dans cette Jangne ; ce qui m a fouvent mis dans 1'embarras quand je me fuis trouvé, je ne fais comment, enrólé parmi les gens de lettres. Un autre inconvénient, conféquent J cettemaniere d'apprendre, eft que je n'ai jLis ft la profodie , encore moins les regies de la veifification. Defirant pourtant de fentir .'harmonie «Ie la langoe en vers & en profe , j'ai fait bien Q 5  370 Les Confessions, des efforts pour y parvenir; mais je fuis convaincu que fans maitre cela eft prefque impoilible. Ayant appris la compofition du plus facile de tous les vers qui eft 1'hexamêtre, j'eus la patience de fcander prefque tout Virgile , & d'y marqt»er les pieds & la quantité ; puis quand j'étois en doute fi une fyllabe étoit longue ou breve, c'étoit mon Virgile que j'allois confulter. On fent que cela me faifoit faire bien des fautes, a caufe des altérations permifes par les regies de la verfification. Mais s'il y a de 1'avantage a étudier feul, il y a aufli de grands inconvéniens, & furtout une peine incroyable. Je fais cela mieux que qui que ce foir. Avant midi je quittois mes livres, & fi le diné n'étoit pas pret , j'allois faire vifite a mes amis les pigeons, ou travailler au jardin en atten. dant 1'heure. Quand je m'entendois appelier , j'accourois fort content & muni d'un grand appétit; car c'eft encore une chofe a noter, que quelque malade que je pniffe être, 1'appétit ne me manque jamais. Nous dinions trés-,agréablement, en caufant de nos affaires, en attendant que Maman put manger. Deux ou trois fois la femaine , quand il faifoit beau , nous allions-derrière la mailön prendre le café dans un cabinet frais & touffu que j'avois garni de houblon, & qui nous faifoit grand plaifir durant la chaleur; nous paflions-la une petite heure a vifiter nos légumes , nos fleurs , a des entretiens relatifs a notre maniere de vivre & qui nous en faifoient mieux gouter la  Livre VI. 37 £ douceur. J'avois une autre petite familie au bout du jardin: c'étoient des abeilles. Je ne manquois gueres, & fouvent Maman avec moi, d'aller leur rendre vifite ; je m'intéreflbis beaucoup a leur ouvrage, je m'amufois mfiniment a les voir revenir de la picorée, leurs petites cuiffes quelquefois fi chargées qu'elles avoient peine a raarcher. Les premiers jours la curiofité me rendit indifcret, & elles me piquerent deux ou trois fois; mais enfuite nous fimes fi bien connoiflance, que quelque prés que ie vinffe elles me laiffoient faire , & quelques pleines que fuflént les ruches, prétes a jetter leur eflaim, j'en étois quelquefois entouré, j'en avois fur les mains , fur le vifage, éins qu'aucune me piquat jamais. Tous les aniinaux fe déiïent de fhomme ik n'ont pas tort; mais font-ils fürs une foïs qu'il ne leur veut pas nuire, leur confiance devient fi grande, qu'il faut être plus que barbare pour en abufer. Je retournois a mes livres: mais mes occupations de 1'aprés-midi devoient moins porter le nom de travail & d'étude, que de récréations & d'amufe-ment. Je n'ai jamais pu fupporter 1'application du cabinet aprés mon diné, & en généial toute peine me coüte durant ia chaleur du jour. Je m'occupois pourtant , mais fans géne & prefque fans regie, a lire fans étudier. La chofe que je fuivois le plus exaftement , étoit 1'hiftoire & la géographie , & comme cela ne demandoit point de contention d'efprit, j'y fis autant de progrés Q 6  372 Les CoNFEüioNi, que le permettoit mon peu de mémoire. Je voulus étudier le P. Pétau , & je m'enfoiipai dans les ténebres de la chronologie; mais je me dégoutai de la partie critique qui n'a ni fond ni rive, & je m'affectionnai par préf'érence a 1'exacte mefure des tems & a la marche des corps céleftes. J'aurois même pris du goüt pour 1'aftronomie, fl j'avois eu des inftrumens; mais il fallut me contenter de quelques élémens pris dans des livres , & de quelques obfervations groffieres faites avec une lunette d'approche, feulement pour connoitre la fituation générale du ciel; car ma vue courte ne me permet pas de ciilinguer a yeux nuds affez nettement les aftr». Je me rappelle a ce fujet une aveotüre dont le fouvenir m'a fouvent fait rire. J'avois acheté un plsnifphere célefte pour étudiier les tot (lelladons. J'avois attaché ce planifphete fur un cbaffis, & lts nuits oü le ciel étoit feieiu , j'allois dans le jardin pofér mon cbaffis fur quatre piqaets de ma «auteur, le jShtnifphexe tourné en-deflbusr, & pour 1'éclairer fans que le vent fouffla- ma chandelie, je la mis dans un (eau a terre entre les xjuatre piquecs; puis regaidaur alternati«temeftt Ie pfmifphere avec mes yeux, & les aflres avec ma lunene, je m'exercois a cönuoitrje les étoiles & a difcerner les conrfellatious. Je crois avoir dit que le jardin de M. Noiret étoit en terraffe ; on voyoit du chemin tout ce qui j'y faifoit. Un foir des payfans paffant aflez tard, me virent dans un grotefque équipage,  Livre VI. s?3 occupé a mon opération. La Iueur qui donnoit fur mon planifphere & dont ils ne voyoient pas la caufe, paree que. la lumiere étoit cachée a leurs yeux par les bords du feau , ces quatre piquets, ce grand papier barbouillé de figures, ce cadre & le jeu de ma luuette qu'ils voyoient aller & venir, donnoient a cet objer un air de grimoire qui les efltaya. Ma paiure n'étoit pas propre a les raflurer: un chapeau clabaud par deffus mon bonnet, & un pet-en-l'air ouetté de Maman qu'elle m'avoit obligé de mettre , oirroit-nt a leurs yeux 1'image d'un viai forcier, & comme il étoit prés de minuit ils ne douterent point que ce ne füt le commencement du fabbat, Peu curitrx d'en voir davantage ils fe fauverent irès-alarn,és, eveiilerent leurs voifins pour leur corner leur vifion , & 1'hiftoire courut fi bien que dé» le lendemain chacun fut dans le voifinage que le fabbat fe tenoit chez M. Koiret. Je ne fais ce qu'tüt produit enfin cette rumeur, fi 1'un des payfans léinoin de mes conjurations n'en eüt le même jour porté fa plainte a deux Jéfuites qui venoient nous voir, & qui fans favoir de quoi il s'agiffoit le défabu. ferent par provifion. Ils nous eonterent 1'hiftoire, je leur en dis la caufe, & nous rimes beaucoup. Cependant il fut réfolu, crainte de recidive, que j'obferverois déformais fans lumiere & que j'iiois coufulter le planifphere dans ia maifon. Ceux qui ont lu dans les Le/tres de la montagne ma magie Q 7  374 Les Confessions, de Venife, trouveront,\ je m'affure, que j'avois de longue main une grande vocation pour être forcier. Tel étoit mon train de vie aux Charmettes quand je n'étois occupé d'aucuns foins champêtres ; car ils avoient toujours la préférence , & dans ce qui n'excédoit pas mes forces, je travaillois comme un payfan • mais il eft vrai que mon extréme foibleffe ne me laifTbit gueres alors fur cet article que le mérite de la bonne volonté. D'ailleurs , je voulois faire a la fois deux ouvr;> ges, & par cette raifon je n'en faifois bien aucur, Je m'étois mis dans la tête de me donner par force de la mémoire ; je m'obflinois è vouloir beaucoup apprendre par cceur. Pour cela je portois toujours avec moi quelque livre , qu'avec une peine incroyable j'étudiois & repaffois tout en travaillant. Je ne fais pas comment 1'opiniatreté de ces vains & continuels eifbrts ne m'a pas enfin' rendu ftupide. II faut que j'aie appris & rappris bien vingt fois les éclogues de Virgile, dont je ne fais pas un feu! mot. J'ai perdu ou dépareillé des multitudes de livres, par 1'habitude que j'avois d'en porter partout avec moi, au colombier, au jardin , au verger , a la vigne, Occupé d'autre chofe je pofois mon livre au pied d'un arbre ou fur la haie ; partout j'oubliois de le reprendre, & fouvent au bout de quinze jours je le retrouvois pourri ou rongé des fburmis & des limapons. Cette ardeur d'apprendre devint une manie qui me  L 1 V 15 E vr. 375 rendoit comme hébêté, tout occupé que j'étois faus ceffe & marmoter quelque chofe entre mes dents. Les écrits de Port-Royal & de 1'Oratoire étanc ceux que je lifois le plus fréquemment, m'avoient rendu demi-Janfénitte, & malgré toute ma confiance leur dure théologie m'épouvantoit quelquefois. La terreur de 1'enfer, que jufques-la j'avois trés-peu craint, troubloit peu a peu ma fécuiité, & fi Maman ne m'eüt tranquillifé 1'ame , cette eiïïayante doctrine m'eüt enfin :out-a-fait bouleverfé. Mon confefleur, qui étoit auffi le fien , contri. buoit pour fa part a me maintenir dans une bonne, afliette. C'étoit le Pere Hemet, Jéfuite, bon et fage vieillard, dont la mémoire me fera toujours en vénération. Quoique Jéfuite, il avoit Ia fimplicité d'un enfant, & fa morale moins relachée que douce étoit précifément ce qu'il me falloit pour balancer les trifies imprefïlons du Janfénifme. Ce bon homme & fon compagnon le Pere Coppier, venoient fouvent nous voir aux Charmettes, quoique le chemin füt fort rude & aflez long pour des gens f de leur age. Leurs vifites me faifoient grand bien : que Dieu veuiile le rendre a leurs ames! car ils étoient trop vieux alors pour que je les préfume en vie encore aujourd'hui. J'allois auffi les voir a Chambery, je me familiarifois peu a peu avec leur maifon; leur bibliotheque étoit è mon fervice; le fouvenir de cet heureux tems fe lie avec celui des Jéfuites, au point de me faire simer 1'un par 1'autre , & quoique leur doétrine  37*5 Les Confessions, in'ait toujours paru dangereufe, je n'ai jamais pu trouver en moi le pouvoir de les hsïr fincerement. Je voudrois favoir s'il paffe quelquefois dans les cceurs des autres hommes-des puérilités pareilles ïseelles qui paflént quelquefois dans le mien. Au milieu de mes études & d'nne vie innocente, autant qu'on la puiife metier, & malgré tout ce qu'on m'avoit pu aire, ia peur de 1'enfer m'agitoit encore fouvent. Je me demandois: en quel état fuis-jef Si je mourois a ''inftajat même, ferois-je damné ? Selon mes Janféniftes la chofe étoit iudubitabie; mais felon ma confeience il me paroiflbit que non. Toujours craintif & fiotiant dans cette cruelle incertitude, j'avois ïecours pour en fortir aux expédiens les plus rifibles, & pour lei'quels je ferois volontiers enfermer un homme fi je lui en voyois faire autant. Un jour révant a ce triile fujet je m'exercois machiiialement a lancer des pierres contre les iroucs des arbres, & cela avec mon adrefle ordi. naire, c'eft-a-oire, fans prefque en toucher aucun. Tout au miiitu de ce bel exercice, je m'aviiai de m'en faire une efpece de pronoflic pour calmer mon inquiétuue; Je me dis: je m'en vais jetter cette pierre contre 1'arbre qui efl vis-a-vis de moi. Si je le touche , flgne de falut ; fi je le manque, figne de damnation. ïout en djfant ainfi je jette ma pierre d'une main tremblante & avec un horrtble battement de cceur, mais fi heureufement qu'elle va frapper au beau milieu de 1'arbre; ce qui véritablement n'étoit pas difficile, car j'avois  L i v ii ï VI. 2,7? eu füin de le choifir fort gros & fort prés. Depuis lors je n'ai plus douté de mon falut. Je ne fais en me rappellant ce trait, fi je dois rire ou gémir fur moi-même. Vous autres grands hommes qui riez fürement, félicitez-vous, mais n'infultez pas a ma mifere; car je vous jure que je la fens bien. Au refte ces troubles, ces alarmes inféparables peut-étre de la dévotion , n'étoient pas un état permanent. Communément jiétois affez tranquille, & 1'impreffion que 1'idée d'une mort prochaine _ faifoit liir mon ame , étoit moins de la triftelfe qu'une langueur paifible & qui méme avoit fes douceurs. Je viens de retrouver parmi de vieux papiers une efpece d'exhortation que je me failbis a moi - méme, & oü je me félicitois de mourir a l'age oü l'on trouve alfez de courage en foi pour envifager la mort, & fans avoir éprouvé de grands inaux ni de corps ni d'efprit durant ma vie. Que j'avois bien raifon! Un preffentiment me faifoit cramdre de vivre pour fouffrir. II fembloit que je prévoyois le fort qui m'attendoit fur mes vieux jours. Je n'ai jamais été fi prés de la fagelfe que durant cette heureufe époque. Sans grands remords fur le paffe , délivré des foucis de 1'avenir, le fentiment qui dominoit conftamment dans men ame étoit de jouir du préfent. Les dévots ont pour 1'ordinaire une petite fenfualité trés-vive, qui leur fait favourer avec délices les plaifirs innocens qui leur font permis. Les mondains leur en font un crime, je ne fais pourquoi, ou pluiót je le fais  378 Les Confessions, bien. C'eft qu'ils envient aux autres la jouifTnnce des plaifirs fimples dont eux-mêmes ont perdu le goüt. Je 1'avcis ce goüt, & je trcuvois charmant de le fatisfaire en füreté de confcience. Mon cceur neuf encore fe livroit a tout avec un plaifir d'enfant , ou plutót fi je 1'ofe dire , avec une volupté d'ange: car en vérité ces tranquillcs jouiffances ont la férc'ni.'é de celles du paradis. Des dïnés faits fur 1'herLfe a Montagnole , des foupés fous le berceau, la récolte des fruits, les veudanges, les veillées a teiiler avec nos gens , tout cela faifoit pour nous autant de fêtes , auxquelles Maman prenoit le même plaifir que moi. Des promenades plus folitaires avoient un charme plus grand encore, paree que le cceur s'épanchoit plus en liberté. Nous en fimes une entr'autres qui fait époque dans ma mémoire, un jour de St. Louis dont Maman portoit le nom. Nous partimes enfemble & feuls de bon matin , aprés la meffa qu'un Carme étoit venu dire a la pointe du jour dans une chapelle attenante è la maifon. J'avuis propofé d'aller parcourir la cóte oppofée a celle oü nous étions, & que nous^n'avions point vifitée encore. Nous avions envoyé nos provifions d'avance , car la courfe devoit durer tout le jour; Maman, quoiqu'un peu ronde & grafïé, ne marchoit pas mal; nous allions de colline en colline & de bois en bois, quelquefois au foleil & fouvent a l'ombre; nous repofant de tems en tems, & nous oubliant des heures entieres; caufant de nous, de  L I V K E VI. 2?*> notre union , de la douceur de notre fort , & faifant pou.r fa durée des vrènx qui ne furent pas exaucés. Tout fembloit ccnfpirer au bonheur de cette journée. II avoit plu depuis peu ; point de poufïïere, & des ruiffcatix bien courans. üa petit vent fiats agitoit les feuüles, fair étoit pur, fhorizon fans nuages; la fércnité régnoit au ciel comme dans nos cceurs. Notre diné fut fait chez xm payfan & partagé avec fa familie qui nous béniffoit de bon cceur. Ces pauvres. Savoyards font fi bonnes gens.' Aprês Ie diné nous gagnames fombre fous de grands arbres, oü tandis que j'amaflbis des brins de bois fee pour faire notre café , Maman s'amufoit a herborifer parmi les brouffailles, & avec les fleurs du bouquet que chemin faifant je lui avois ramaffé, elle me fit re' marquer dans leur ftructure mille chofes curieufes qui m'amuferent beaucoup & qui devoient me donner du goüt pour la botanique; mais le moment n'étoit pas venu, j'étois difirait par trop d'autres études. Une idéé qui vint me frapper, fit diverfion aux fleurs & aux plantes. La fituation d'ame oü je me trouvois, tout ce que nous avions dit & fait ce jour-la,, tous les objets qui m'avoient frappé, me rappellerent 1'efpece de rêve que tout éveillé j'avois fait a Aimecy fept ou huit ans auparavant & dont j'ai rendu compte en fon lieu. Les rapports en étoient fi frappans, qu'en y penfant j'en fus ému jufqu'aux larmes. Dans un tranlbort d'attendriflement j'embraflai cette chere amie-;;  3'!o Les Confessions, „ Maman, Maman," lui dis-je avec paffion , ce „ jour m'a été promis depuis longtems, & je ne „ vois rien au-dela. Mon bonheur, graces a vous, „ eft a fon combie: puifle -1 - il ne pas décliner „ déformais! Puifle-t-il durer auffi longtems que n j'en conferverai le goüt! il ne finira qu'avec moi." Ainsi coulerentmes jours heureux,& d'autant plus heureux que n'appercevant rien qui les düt troubler, je n'envifageois en effet leur fin qu'avec la mienne.^ Ce n'étoit pas que la fource de mes foucis füt abfolument tarie; mais je lui voyois prendre un autre cours, que je dirigeois de mon mieux fur des objets miles, afin qu'elle portat fon remede avec elle. Maman aimoit naturellement la campagne, & ce goüt ne s'attiédiflbit pas avec moi. Peu a peu elle prit celui des foins cham. pêtres; elle aimoit a faire valoir les terres, & elle avoit fur cela des connoiflances dont elle faifoit ufage avec plaifir. IVon contente de ce qui dépendoit de la maifon qu'elle avoit prife , elle louoit tantót un champ, tantót un pré. Enfin portant fon humeur entreprenante fur des objets d'agriculture, au lieu de refter oifive dans fa maifon, elle prenoit le train de devenir bientót une grofle fermiere. Je n'aimois pas trop a la voir ainfi s'é« tendre, & je m'y oppofois tant que je pouvois; bien für qu'elle feroit toujours trompée , & que fon humeur libérale & prodigue porteroit toujours la dépenfe au-dela du produit. Toutefois je me confolois en ptnfant que ce produit du moins ne  Livre VI. 3^ feroit pas nul & lui aideroit a vivre. De toutes les entreprifes qu'elle pouvoit former, celle-Ia me paroiflbit la moins ruineufe, & fans y envifager comme elle un objet de profit, j'y envifageois une occupation continuelle , qui Ia garantiroit des mauvaifes affaires & des efcrocs. Dans cette idee je deflrois ardemaient de recouvrer autant de force & de fanté qu'il m'en falloit pour veiller a fes affaires, pour être piqueur de fes ouvriers ou fon premier ouvrier , & naturelletnent 1'exercice que cela me faifoit faire, m'arrachant fouvent a mes livres, & me diltrayant fur mon état, devoit le rendre meilleur. Umvzii fuivant.Barillot revenant d'Italie m'ap. porta quelques livres, entr'autres le Bontempi & Ia Cartella • per mufica du P. Banchierl, qui me donnerent du goüt pour 1'hiftoire de la mufique & pour les recherches théoriques de ce bel art. Barillot refta quelque tems avec nous , & comme j'étois majeur depuis plufieurs moi», il fut convenu que j'irois le printems fuivant a Geneve redemander Ie bien de ma mere, ou du moins la part qui m'en revenoit, en attendant qu'on füt ce que mon frere étoit devenu. Cela s'exécuta comme il avoit été réfolu. J'allai a Geneve; mon pere y vint de fon cóté. Depuis longtems il y revenoit fans qu'on lui cherchat querelle , quoiqu'il n'eüt jamais purgé fon décret: mais comme on avoit de 1'eflhne pour fon courage & du refpeft pour fa 'Probité, on feignoit d'avoir oublié fon affaire, &  5S2 Les Confesüoïïs, les Msgifttats occupés du grand projet qui éclata peu aprés, ne vouloient pas effaroucher avant le tems la Bourgeoifie, en lui rappellant mal apropos leur ancienne partialité. J e craignois qu'on ne me fit des difficultés fur mon changement de religion; l'on n'en fit aucune. Les loix de Geneve font a cet égard moins dures que celles de Berne, oü quiconque change de religion, perd non feuleraer.t fon état, mais fon bien. Le mien ne me fut donc pas difputé, mais fe trouva je ne Pais comment réduit a fort peu de chofe. Quoiqu'on füt a peu prés für que mon frere étoit mort , on n'en avoit point de preuve juridique. Je manquois de titres fuflifans pour réclamer fa part, & je la laiifai fans regret pour aider a vivre a mon pere, qui en a joui tant qu'il a vécu. Si tót que les formalités de juöice furent faites, & que j'eus repu mon argent , j'en mis quelque partie en livres, & je volai porter le rede aux pieds de Maman. Le cceur me battoit de joie durant la route, & le moment oü je dépofai cet argent dans fes mains, me fut mille fois plus doux que celui oü il entra dans les miennes. Elle le recut avec cette fimplicité des belles ames, qui faifant ces chofes-la fans effort , les voient fans admiration. Cet argent fut employé prefque tout entier a mon ufage, & cela avec une égale fimplicité. L'emploi en eüt exaétement été le méme, s'il lui füt venu d'autre part. Cependant ma fanté ne fe rétabliffoit point.  L ï v k e VI. 5^3 Je depérifibis, au contraire, a vue d'ceil. J'étois pale comuie un mort, & maigre comme un fquelette. Mes battemens d'arteres étoient terribles, mes palpitations fréquentes; j'étois cominuellement oppreffé, & ma foiblefle enfin devint telle que j'avois peine a me mouvoir; je ne pouvois prefik le pas fans étouffer, je ne pouvois me baiffer fans avoir des vertiges, je ne pouvois foulever le plus léger fardeau ; j'étois réduit a 1'inaétion la plus tourmeutante pour un homme aufli remuant que moi. II elf certain qu'il fe méloit a tout cela beaucoup de vapeurs. Les vapeurs font les maiadies des gens heureux ; c'étoit la mienne : les pleurs que je verfois fouvent faus raifon depleurer; les frayeurs vives au bruit d'une feuille ou d'un oifeau ; 1'inegalité d'humeur daas le calme de la plus douce vie; tout cela marquoit cet ennui du bjen-ctre qui fait pour ainfi dire extravaguer la flnfibiiité. Nous Pommes fi peu faits pour étre heureux ici-bas, qu'il faut néctffairernent que i'ame ou le corps fouffie, quand ils ne foufireat pas tous les deux, & que Ie bon état de 1'un fait prefque toujours tort a 1'autre. Quand j'aurois pu jouir. délicieufement de la vie, ma machine en décadeuce m'en empéchoit, fans qu'on püt dire oü Ia caufe du mal avoit fon vrai fiegc. Dans la fuite , malgré le déclin des ans & des maux trés-réels & trés-graves , mon corps femble avoir repris des farce;, pour mieux fentir mes malheurs, & maintenant que j'éctis ceci, infirme & prefque fexa.  334 Les Confessions, génaire, accablé de douleurs de toute efpece, je me fens pour foufFrir plus de vigueur & de vie, que je n'en eus pour jouir a la fleur de mon age & dans le fein du plus vrai bonheur. Pour m'achever, ayant fait entrer un peu de phyliologie dans mes leétures, je m'étois mis a étudier "'anatomie, & paflant en revue la multitude & le jeu des pieces qui compofoient ma machine, je m'attendois a fentir détraquer tout cela vingt fois le jour: loin d'être étonné de me trouver mourant, je 1'étois que je pufle encore vivre, & je ne lifois pas la defcription d'une maladie que je ne crufle être la mienne. Je fuis für que fi je n'avois pas été malade, je le feruis devenu par cette fatale étude. Trouvant dans chaque maladie des fymp» tómes de la mienne je croyois les avoir toutes, & j'en gagnai par deflus une plus cruelle encore dont je m'étois cru délivré; la fantaifie de guérir: c'en efl: une difficile a éviter , quand on fe met a lire des livres de médecine. A force de chercher, de réflé» chir, de comparer , j'allai m'imaginer que la bafe de mon mal étoit un polype au cceur, & Salomon lui - même parut frappé de cette idée. Raifonncblement je devois partir de cette opinion pour me confirmer dans ma réfolution précédente. Je ne fis point ainfi. Je tendis tous les reflbrts de mon efprit pour chercher comment on pouvoit guérir d'un polype au cceur , réfolu d'gntreprendre cette merveilleufe cure. Dans un voyage qu'Anet avoit fait a Montpellier pour aller voir le jardin des plautes  Livre VI. 385 plantes & le démonflrateur M. Sa*vages, on lui avoit dit que M. Fizes avoit guéri un pareil polype. Maman s'en fouvint & m'en patla. II n'en fallut pas davantage pour m'infpirer le deur d'aüer confulier Mi Fizes. L'efpoir de guérir me fait retrouver du courage & des forces pour emreprenJre ce voyage. L'argent venu de Geneve en fpurnit le moyen. Maman loin de m'en détoumer m'y èxbortej & me voila parti pour Montpeliier. Je n-'eus pas befoin d'aller fi loin puur trouver Ie médecin qu'il me falloit. Le cheval me fatiguaat trop, j'avois pris une chaife a Grenoble. A Moirans cinq ou fix autres chaifes arriverent a la file aprês la mienne. Pour le coup c'étoit vraiment 1'aventure des brancards. La plupart de ces chaifes étoient le correge d'une nouvelle mariée appellée Madame de ***. Avec elle étoit une autre femme appellée Madame N***, moins jeune & moins belle que Madame de **% mais non moins aima. ble, & qui de Romans oü s'arrêtoit celle-ci -devoit pourfuivre fa route jufqu'au *»*, près ;e Pont du St. Efprit. Avec ia timidité qu'on ma connoit, on s'attend que ia connoiflance ne fut pas fitót faite avec des femmes brillantes ■& la fuite qui les entouroit: mais enfin fuivant la même toute, logeant dans les mêmes" auberges, & fUUj peine de paifer pour un loup-garou, fórcé de me préfenter a la même table, il falloit bien que cette .■connoiflance fe fit ; elle fe fit donc , & même plutö; que je n'aurois voulu ; car tout ce Ihtcas 11e convenoit gueres a un malade & iünout a un Cor.fifiotis. R  •>86 Les C o n f e s s ï o n s, jnalade de mof humeur. Mais Ia curiofité rend ces coquines de femmes fi infinuantes, que pour parvenir a connoitre un homme , elles commencent par lui faire tourner la tête. Ainfi arriva de moi. Madame de ***, trop entourée de fes jeunes roquets , n'avoit gueres le tems de m'agacer, & d'ailleurs ce n'en étoit pas la peine, puifque nous aliiom .ons quitter; mais Madame N***, moins cbfédée , avoit des provifions a faire pour fa route : voila Madame N ***. qui m'entreprend , & adieu le pauvre Jean - Jaques, ou plutót adieu la fievre, les vapeurs , le polype ; tout part auprès d'elle, hors certaines palpitations qui me reflerent & dont elle ne vouloit pas me guérir. Le mauvais état de ma fanté fut le premier texte de notre connoiiTance. On voyoit que j'étois malade, on favoit que j'allois a Montpellier, & il faut que mon air & mes manieres n'annoncaflent pas un débauché •, car il fut clair dans la fuite qu'on ne m'avoit pas foupconné d'aller y faire un tour de cafferole. Quoique 1'état de maladie ne foit pas pour un homme une grande recommaudatiop prés des Dames, il me rendit toutefois intérelfant pour celles -ci. Le matin elles envoyoient favoir de mes nouvelles, & m'inviter a prendre le chocolat avec elles ; elles s'informoient comment j'avois paffé la nuit. Une fois, felon ma louable coutume de parler fans penfer , je répondis que je ne favois pas. Cette réponfe leur fit "croire que j'étois fou; elles m'examinerent davantage, & cet examen ne me nuifit pas. J'entendis^ une fois  L I V RE VL 387 Madamede *** dire a fon amie:„il manque de „ mo»de,mais il eft aimable." Ce mot me raflura beaucoup, & fit que je le devins en effet. En fe familisrifant il falloit parler de foi, dire d'oü l'on venoit, qui fon étoit. Cela m'embarralToit; car je fentois tres - bien que parmi la bonne compagnie, & avec des femmes galantes, ce mot de nouveau converti m'alloit tuer. Je ne fais par quelle bizarrerie je m'avifai de paffer pour Anglois. Je me donnai pour Jacobite, on me prit pour tel ; je m'appellai Dudding, & l'on m'appella M. Dudding. Un maudit Marquis de *** qui étoitla, malade ainfi que moi, vieux par-deffiis, & d'affez mauvaife humeur,s'avifa delier converfation avec M. Dudding. II me paria du Roi Jaques du Prétendant, de 1'ancienne cour de St. Germaiii. J'étois fur les épines. Je ne favois de tout cela que le peu que j'en avois lu dans le Comte Hamilton & dans les gazettes ; cependant je fis de ce peu fi bon ufage que je me tirai d'affaire: heureux qu'on ne fe füt pas avifé de me queftionner fur Ia langue dont je.ne favois Pas un feul mor. Toute Ia compagnie fe convenoit & voyoit a regret le moment de fe quitter. Nous faifions des journées de limacon. Nous nous trouvmne» un dimanche a St. Marcellin; Madame N * ** voulut aller a la mefie , j'y fus avec elIe . ^ fiillit a gater mes affaires. Je me comportai comme j'ai toujours fait. Sur ma contcnance modelle & recueiilie, elle me crut dévot & prit de moi R 2  3S8 Les Confessions, Ja plus mauvaife opinion du monde , comme elle me 1'avoua deux jours après. II me fallut ^nfuite beaucoup de galanierie pour tffncer cetie mauvaife impreffion , ou plutót Madame N * **, en ft mme d'expérience & qui ne fe rebutoit pas aifément, voulut bien courir les rifques de fes avances pour voir comment je m'en tirerois. Elle m'en fit beaucoup, & de telles, que bien éloigné de préfumer de ma figure, je crus qu'elle fe moquoit de moi. Sur cette folie il n'y eut forte de bétifes que je ne fiffe ; c'e!toit pis que le Marquis du Legs. Madame N** * fint bon , me fit tant d'agaceries & me dit des chofes fi tendres, qu'un homme beaucoup moins fot eüt eu bien de la peine a prendre tout cela férieufemenr. Plus elle en faifoit, plus elle me confirmoit dans mon idéé, & ce qui me tourmentoit davantage, étoit qu'a bon compte je me prenois d'amour tout de bon. „ Je me difois & je lui difois en foupirant:" ah! „ que tout cela n'eft-il vrai! je ferois le plus heu„ reux des hommes." Je crois que ma fimplicité de novice ne fit qu'irriter fa fantaiüe ; elle n'en voulut pas avoir le démenti. Nous avions laiffé a Romans Madame de * * * & fa fuite. Nous continuions notre route le plus lentement & le plus agréablement du monde, Madame N * * *, le Marquis de ***, & moi. Le Marquis , quoique malade & grondeur, étoit un alfez bon homme , mais qui n'aimoit pas trop a manger fon pain a la fumée du róti. Madame  Livre V L 389 N*** cachoit fi peu le goüt qu'elle avoit pour moi, qu'il s'en appercut plutót que moi-même, & fes farcafmes malins auroient dü me donner au moins la confiance que je n'ofois prendre aux bontés de la Dame, fi par un travers d'efprit dont moi feul étois capable , je ne m'étois imagjné qu'ils s'entendoient pour me peififfler. Cette lotte idéé acheva de me renverfer la tête , & me fit faire le plus plat perfonnage; dans'une fituation oü, mon cceur étant réellement pris, m'en pouvoit diéter un affez brillont. Je ne concois pas comment Madame N*** ne fe rebuta pas de ma maufladetie , & ne me congédia pas avec le dernier mépris. Mais c'étoit une femme d'efprit qui favoit difcerner fon monde , & qui voyoit bien qu'il y avoit plus de bédfe que de tiédeur dans mes procédés. Elle parvint enfin a fe faire entendre, & ce ne fut pas fans peine. A Valence nous étions arrivés pour diner, & felon notre louable coutume nous y paflamea le refte du jour. Nous étions logés hors de la ville a St. Jaques ; je me fouviendrai toujours de cette auberge, ainfi que de la chambre que Madame N*** y occupoit. Aprês le diné elle voulut fe promener; elle favoit que le Marquis n'étoit pas allant: c'étoit le moyen de fe ménager un tête-a- tête, dont elle avoit bien réfolu de tirer parti; car il n'y avoit plus de tems a perdre pour en avoir a mettre a profit. Nous nous promenions autour de la ville, le long des R 3  3po Les Confessions, foiTés. La je repris la longue hiftoïre de mes complaintes , auxquelles elle répondoit d'un ton fi tendre, me prefTant quelquefois contre fon cceur le bras qu'elle tenoit, qu'il falloit une flupidité pareille a la mienne pour m'empécher de ve'rifier fi elle parloit férieufement. Ce qu'il y avoit d'impayable étoit que j'étois moi-même exceiïïvement ému. J'ai dit qu'elle étoit aimable; 1'amour k rendoit charmante; il lui rendoit tout 1'éclat de la première jeuneffe, & elle ménageoit fes agaceries avec tant d'art qu'elle auroit féduic un homme a 1'épreuve. J'étois donc fort mal a mon aife & toujours fur le point de m'émanciper. Mais la crair.te d'offenfer ou de dëplaire; ia frayeur plus grande encore d'être hué, fifflé, berné, de fournir une hiftoire a table , & d'être complimenté fur mes entreprifes par 1'impitoyable Marquis , me retinrent au point d'être indigné moi-même de ma fotte honte, & de ne la pouvoir vaincre en me la reprochant. J'étois au fupplice; j'avois déja quitté mes propos de Céladon dont je fentois tout le ridicule en fi beau chemin ; ne fachant plus quelle contenance tenir ni que dire, je me taifois; j'avois 1'air boudeur; enfin je faifois tout ce qu'il falloit pour m'attirer le traitement que j'avois redouté. Heureufement Madame N*** prit un parti plus humain. Elle interrompit brufquemc-nt ce filence en palfant un bras autour de mon cou, & dans 1'inflant fa bouche paria trop clairement fur la mienne pour me laifïér mou erreur. La  L i v n e VI. ' 3 <; i crife ne pouvoit fe faire plus a propos. Je devins aimable. II en étoit tems. Elle m'avoit donné cette confiance, dont le défaut m'a prefque toujours empêché d'être moi. Je le fus alors. Jamais mes yeux, mes fens , mon cceur & ma bouche n'ont fi bien parlé; jamais je n'ai fi pleinement réparé mes torts, & fi cette petite conquête avoit coüté des foins a Madame + j jvus ijeu ^e croire qu'elle n'y avoit pas regret. Quand je vivrois cent ans, je ne me rappellerois jamais fans plaifir le fouvenir de cette charmante femme. Je dis charmante , quoiqu'elle ne füt ni belle ni jeune; mais nfétam non plus ni laide ni vieille , elle n'avoit rien dans fa figure qui empêchat fon efprit & fes graces de faire tout leur effet. Tout au contraire des autres femmes, ce qu'elle avoit de moins fiais étoii le vifage, & je crois que le rouge le lui avoit gaté. Elle avoit fes raifons pour être facile : c'étoit le moyen de valoir tout fon prix. On pouvoit la voir fans faimer, mais non pas la pofféder fans 1'adorer, & cela prouve , ce me femble , qu'elle n'étoit pas toujours aufli prodigue de fes bontés qu'elle le fut avec moi. Elie s'étoit prife d'un goüt trop prompt & trop vif pour être excufable, mais oü le cceur entroit du moins autant que les fens; & durant le tems court & délicieux que je pafiai auprès d'elle, j'eus lieu de croire aux ménagemens forcés qu'elle m'impofoit, que, quoique fenfuelle & voluptueufe, elie aimoit encore mieux i»a fanté que fes plaifirs. R 4  3(ja 'Les Cokfessions, Notre intelligence n'échappa pas au Marquis. II n'en tiroit pas moins fur moi: au contraire, il me traitoit plus que jamais en pauvre amoureux tranfi, martyr des rigueurs de fa Dame. II ne lui échappa jamais un mot, un fourire , un regard, qui püt me faire foupconner qu'il nous eut devinés, & je 1'aurois cru notre dupe, fi Madame N***, qui voyoit mieux que moi, ne m'eüt dit qu'il ne 1'étoit pas, mais qu'il étoit galant homme; & eu effet on ne fauroit avoir des attentions plus honnêtes,ni fe comporter plus poliment qu'il fit toujours, méme envers moi, fauf fes piaifanteries, furtout depuis mon fuccès : il m'en attribuoit 1'honneur peut-être, & me fuppofoit moins fot que je ne l'avois paru ; il fe trompoit, comme on a vu , mais n'importe; je profitois de fon erreur, & il eft vrai qu'alors les rieurs étant pour moi, je prêtois le flanc de bon cceur & d'alfez bonne grace a fes épigrammes, & j'y ripoftois quelquefois même aflez heureufement, tout fier de me faire honneur auprès de Madame N*** de 1'efprit qu'elle m'avoit donné. Je n'étois plus le même homme. Nous étions dans un pays & dans une faifon de bcnne chere. Nous la faifions partout excellente, grace aux bons foins du Marquis. Je me ferois pourtant paffe qu'il les étendit jufqu'a nos chambres; mais il envoyoit devant fon laquais pour les retenir, & le coquin, foit de fon chef, foit par 1'ordre de fon maitre , le Iogeoit toujours a cóté de Madame N***, & me fourroit a 1'autre bout  Livre VI. 393 bout de la maifon; mais cela ne m'embarraffoit gueres, & nos rendez-vous n'en étoient que plus piquaus. Cette vie délicieufe dura quatre ou cinq jours, pendant iefquels je m'enivrai des plus douces voluptés. Je les goütai pures, vives, fans aucun mélange de peines, ce font les premières & les feules que j'aie ainfi goütées, & je puis dire que je dois a Madame N*** de ne pas mourir fans avoir connu le plaifir. S1 ce que je fentois pour elle n'étoit pas préciV fément de 1'amour, c'étoit du moins un retour fi tenure pour celui qu'elle me témoignoit ; c'étoit. une fenfualité fi brülante dans le plaifir & une inti. mité fi douce dans les entretiens , qu'elle avoit tout le charme de la paffion, fans en avoir le délire qui tourne la tête & fait qu'on ne fait pas jouir. Je n'ai fenti 1'amour vrai qu'une feule fois en ma vie, & ce ne fut pas auprès d'elle. Je ne 1'aimois pas non plus comme j'avois aimé & comme j'aimois Madame de Warens; mais c'étoit pour cela méme que je la poffédois cent fois mieux. Prés ce Maman, mon plaifir étoit toujours troublé par un ferrement de cceur que je ne furmontois pas fans peine; au lieu de me féliciter de la pofleder, je me reprochois de favilir. Prés de Madame N***, au contraire , fier d'être homme & d'être heureux , je me livrois a mes fens avec joie, avec confiance; je partageois 1'impreflion que je faifois fur le» flens ; j'étois aflez a moi pour contempler avec »■ 5  354 Les Confessions, autant de vanité que de volupté mon trioinphe, & pour tirer de la de quoi le redoubler. Je ne me fouviens pas de 1'endroit oü nousquitta le Marquis qui étoit du pays ; mais nous nous trouvames feuis avant d'arriver a Montelimar, & dês-lors Madame N*** établit fa femme-dechambre dans ma chaife, & je palfai dans Ia fienne avec elie. Je puis affurer que Ia route ne nous ennuyoit pas de cette maniere, & j'aurois eu bien de la peine a dire comment le pays que nous parcourions étoit fait. A Montelimar elle eut des afiaires qui 1'y retinrent trois jours, durant lefqucls elle ne me quitta pourtant qu'un quart - d'heure, pour une vifite qui lui attira des importunités défolantes & des invitations qu'elle n'eut garde d'accepter. Elle prétexta des incommodités, qui ne nous empêcherent pourtant pas d'aller nous promener tous les jours tête-a-tête dans Ie plus beau pays & fous le plus beau ciel du monde. Oh, ces trois jours! J'ai dü les regretter quelquefois; il n'en eft plus revenu de femblables. Des amours de voyage ne font pas faits pour durer. II fallut nous féparer, j'avoue qu'il en étoit tems; non que je fuife rafi'afié ni prêt a 1'être: je m'attachois chaque jour davantage ; mais malgré toute la difcrétion de la Dame , il ne me reftoit gueres que la bonne volonté. Nous donnames le change a nos regrets par des projets pour notra réunion. II fut décidé que,puifque ce régime me faifoit du bien j'en uferois , & que j'irois palier  Livre VL 3^5 1'hiver au***, fous la direction de MadameN***. Je devois feulement refter a Montpellier cinq ou fi* femaines, pour lui laifier Ie tems de préparer les chofes de maniere a préveuir les caquets. Elie me donna d'amples inftructions fur ce que je devois favoir, fur ce que je devois dire, fur Ia maniere dont je devois me comporter. En attendant nous devions nous écrire. Elle me paria beaucoup & férieufemenr du foin de ma fanté; m'exhorta de confulter d'habiles gens,d'être trés» attentif a tout ce qu'ils me prefcriroient, & fe chargea, quelque févere que püt être leur ordon« nance ,de me la faire exécuter, tandis que jeferois auprès d'elle. Je crois qu'elle parloit fincérernent, car elle m'aimoit: elle m'en donna mille preuves plus lüres que des faveurs. Elle jugea par mon équipage, que je ne nageois pas dans 1'opulence; quoiqu'elle ne fatpasriche elle-même, elle voulut: a notre féparation me forcer de partager fa bourfe qu'elle apportoit de Grenoble affez bien garnie, & j'eus beaucoup de peine a m'en défendre. Enfm je la quittai le cceur tout plein d'elle, & lui laiffant, ce me fenible , un véritable attachemenc pour moi. J'a cue vois ma route en la recommencane dans mes fouvenirs, & pour le coup trés-content d'être dans une bonne chaife pour y rêver plus a mon aife aux plaifirs que j'avois goütés, & a ceux qui m'étoient promis. Je ne penfois qu'au * * * <& a la charmante vie qui m'y attendoit. Je ne voyois R 6  396 Les Confessions, que Madame N*** & fes entours. -Tout le refte de 1'univers n'étoit rien pour moi , Maman même étoit oubliée. Je m'occupois a combiner dans ma tête tous les détails dans lefquels Madame N*** étoit entrée pour me faire d'avance une idee de fa demeure, de fon voifinage , de fes ïociétés, de toute fa maniere de vivre. Elle avoit une fille dont elle m'avoit parlé très-fouvent en mere idolatre. Cette fille avoit quinze ans paffés; elle étoit vive, charmante & d'un caractere aimable. On m'avoit promis que j'en ferois careffé; je n'avois pas oublié cette promefTe , & j'étois fort curieux d'imaginer comment Mademoifelle N*** traiteroit le bon ami de fa Maman. Tels furent les fujets de mes rêveries depuis le Pont St. Efprit jufqu'a Remoulin, On m'avoit dit d'aller voir le Pont-du-Gard; je n'y manquai pas. Aprês un déjeüné d'excellentes figues , je pris un guide & j'allai voir le Pont-du-Gard. C'étoit le premier ouvrage des Romains que j'euffe vu. Je m'attendois a voir un monument digne des mains qui 1'avoient conftruit. Pour le coup 1'objet paffa mon attente , & ce fut la feule fois en ma vie. II n'appartenoit qu'aux Romains de produire cet effet. L'afpeét de ce fimple & noble ouvrage me frappa d'autant plus qu'il efl au milieu d'un défert, oü le lllence & la folitude rendent 1'objet plus frappant & 1'admiration plus vive; car ce prétendu pont n'étoit qu'un aquedue. On fe demande quelle force a tranfporté ces pierres énor-  Livre VI. 397 mes fi loin de toute carrière , & a réuni les bras de tant de milliers d'hommes dans un lieu oü il n'en habite aucur. ? Je parcourus les trois étages de ce fuperbe édifice, que le refpeét m'empêchoit prefque d'ofer fouler fous mes pieds. Le retentiffetnent de mes pas fous ces immenfes voütes me faifoit croire entendre la forte voix de ceux qui les avoient baties. Je me perdois comme un infecte dans cette immenfité. Je fentois,teut en me faifant petit.je ne fais quoi qui m'élevoit 1'ame, & je me difois en foupirant: „ que ne fuis-je néRoraain!" Je reftai-la plufieurs beures dans une contemplation raviffante. Je m'en revins diftrait ik rèveur , & cette rêverie ne fut pas favorable Jt Madame N***. Elle avoit bien fongé è me prémunir contre les filles de Montpellier, mais non pas contre le Pont-du-Gard. On ne s'avife jamais de tout. A Nimes j'allai voir les Arênes; c'eft un ouvrage beaucoup plus magnifique que Ie Pont-du-Gard, & qui me fit beaucoup moins d'impreffion , foit que mon admiration fe füt épuifée fur le premier objet, foit que la fituation de 1'amre au milieu d'une ville ftlt moins propre a 1'exciter. Ce vafle & fuperbe Cirque eft entouré de vilaines petites maifons, & d'autres maifons plus petites & plus vilaines encore en remplilfent 1'arêne, de forte que le tout ne produit qu'un effet difparate & confus, oü le regret & 1'indignation étouffent le plaifir & la furprife. J'ai vu depuis le Cirque de Vérone, infiuiment plus petit & moins beau que celui, de, R 7  358 Les Confessiohs, Nimes, maïs entretenu & confervé avec toute la dêcence & la propreté poffibles, & qui par cela même me fit une impreffion plus forte & plus agréable. Les Francois n'ont foin de rien & ne refpeétent aucun .monument, lis font tout feu pour entreprendre & ne favent rien fiuir ni rien entretenir. J'étois changé a tel point & ma fenfualité mife en exercice s'étoit fi bien éveillée, que je m'arrêtai un jour au Pont-de-Lunel pour y faire bonne cbere, avec de la compagnie qui s'y trouva. Ce cabaret, le plus eflimé de 1'Europe , méritoi: alors de 1'être. Ceux qui le tenoient, avoient fu tirer parti de fon heureufe fhuation pour le tenir abondamment approvifionné & avec choix. C'étoit réellement une chofe curieufe de trouver dans une ' maifon feule & ifolée au milieu de la campagne, une table fournie en poiilön demer & d'eau douce, en gibier excellent, en vins fins, fervie avec ces attentions & ces foins qu'on ne trouve que chez les grands & les riches, & tout cela pour vos trente-cinq fous. Mais le Pont-de-Lunel ne refta pas longtems fur ce pied, & a force d'ufer la réputation, il la perdit enfin tout-a-fait. J'avois oublié durant,ma route que j'étois malade; je m'en fouvins en arrivant a Montpellier. Mes vapeurs étoient bien guéries , mais tous mes autres maux me relfoient, & quoique 1'habitude m'yrendit moins fenfible, c'en étoit alfez pour fe croire mort a qui s'en trouveroit attaqué  L I V H E V L 3gp tout d'un coup. En effet ils e'toient moins douioureux qu'effrayans , &. faifoient plus foufFrir 1'efprit que le corps, dont ils fembloient annoncer la deftruftion. Cela faifoit que diffrait par des paflions vives je ne fongeois plus a mon état; mais comme il n'étoit pas imaginaire, je le fentois fitót que j'étois de fang-froid. Je fongcai donc férieufement aux confeils de Madame N ***, & au but de mon voyage. J'allai confulrer les praticiens les plus illuflres, furtout M. Ftzes, & pour furabondance de précaution je me mis en penfionchez un médecin. C'étoit un Irlandois appellé Fitz-Moris, qui tenoit une table aflez nombreufe d'étudians en médecine, & il y avoit cela de commode pour un malaoe a s'y mettre, que M. FitzMoris fe contentoit d'une penfion honnête pour la nourriture & ne prenoit rien de fes penfionnaires pour fes foins, comme médecin. 11 fe chargeade l'exéctnion des ordounances de M. Fizes, & de veiller fur ma fanté. il s'acquitta fort bien de cet emploi quant au régime; on ne gagnoit pas d'indigeflion, a*cetre penfion-la, & quoique je ne fois pas fort fenfible aux privations de cette efpece, les objets de comparanon étoient fi proches que je ne pouvois m'empêcher de trouver quelquefois en moi même, que M*** étoit un meilleur pourvoyeur que M. Fitz-Moris. Cependant comme on ne mouroit pas de faim , non plus, Sc que toute cette jeunefle étoit fort gaie; cette manierede vivre me fit du bien réellement, & m'empêcha de re-  40 o Les Conféssions, tomber dans mes Iangueurs. Je paflbis Ia matinee a prendre des drogues, furtout, je ne fais quelles eaux, je crois les eaux de Vals, & a écrire a Madame N***, car Ia correfpondance alloit fon train, & RonlTeau fe chargeoit de retirer les lettres de fon ami Dudding. A midi j'allois faire un tour a la Canourgue avec quelqu'un de nos jeunes commenfaux, qui tous étoient de trés-bons enfans; on fe ralfembloit, on alloit- diner. Aprés diné, une importante affaire occupoit la plupart d'entre nous jufqu'au foir: c'étoit d'alier bors de la ville jouer Ie gotité en deux ou trois parties de mail. Je ne jouois pas;je n'en avois ni Ia force ni fadrefie, mais je pariois, & fuivant avec 1'intérêt du pari, nos joueurs & leurs boules a dravers des chemins raboteux & pleius de pierres, je faifois un exercice agréable & falutaire qui me convenoit tout-a-fait. On goütoit dans un cabaret hors la ville. Je n'ai befoin de dire que ces goutés étoient gais, mais j'ajouterai qu'ils étoient aflez décens, quoique les filles du cabaret fulfent jolies. M. Fitz-Moris, grand joueur de mail, étoit notre préfiflent, & je puis dire malgré la mauvaife réputation des étudians, que je trouvai plus de raceurs & d'honnêteté. parmi toute cette jeuneffe, qu'il ne feroit aifé d'en trouver dans le même nombre d'homrnes faits. Ils étoient plus bruyans que crapuleux, plus gais que libertins, & je me monte fi aifément b. un train de vie quand il eft volontaire, que je n'aurois pas mieux demandé que de voir durer celui-la.  L i v a e VI. 401 toujours. II y avoit para»! ces étudians plufieurs Irlandois , avec lefquds je tachois d'apprendre quelques mots d'Anglois par prëcautiou pour le***, car le tems approchoit de m'y rendre. Madame N*** m'en preffbit chaque ordinaire, & je me préparois a lui obéir. II étoit clair que mes médecins, qui n'avoient rien compris a mon mal, me redragoient comme un maiade imaginaire & me traitoient fur ce pied, avec leur fquine, leurs eaux & leur petit-lait. Tout au contraire des théologiens, les médecins & les philofophes n'admettent pour vrai que ce qu'ils peuvent expliquer, & font de leur intelligence la mefure des poiïibles. Ces Meffieurs ne connoiffoient rien a mon mal; donc je n'étois pas malade: car comment fuppofer que des Docïeurs ne Oiffent pas tout° Je vis qu'ils ne cherchoient qu'a m'amufer & me faire mauger mon argent, & jugeant que leur fubltitut du *** feroit cela tout auffi bien qu'eux, mais plus agréablement, «fe réfolus de lui donner la préférence, & je quittai Montpellier dans cette* fage intention. Je partis vers la fin de Novernbre, aprês fix femaiues ou deux mois de féjour dans cette ville, oü je lailfai une douzaine de louis fans aiicun profit pour ma fanté ni pour mon inftruétion , fi ce n'eft un cours d'anatomie commencé fous M. Fitz-Moris, & que je fus obligé d'abandonner par 1'horrible puanteur "des cadavres qu'on difféquoit & qu'il me fut impoffible de fupporter. Mav a mon aife au-dedans de moi fur Ia  402 Les Co'nfessions, réfolution que j'avois prife , j'y réfléchiiTois en m'avancant toujours vers le Pont St. Efprit, qui étoit également la route du *** & de Chambery. Les fouvenirs de Maman & fes lettres, quoique moins friquentes que celles de Madame N***, réveilloient dans mon cceur des remords que j'avois étouffés durant ma première route. Ils devinrent fi vifs au retour que, balancant 1'amour du plaifir, ils me mirent en état d'écouter la raifon feule. D'abord dans le róle d'aventurier que j'allois recommencer je pouvois être moins heureux que Ia première fois; il ne falloit dans tout le * * * qu'une feule perfonne qui eüt été ea Angleterre, qui connüt les Anglois, on qui füt leur langue, pour me démafquer. La familie de Madame N * * * pouvoit fe prendre de mauvaife humeur conti e .vioi , & me traiter peu honnêtement. Sa fille, a laquelle malgré moi je 'penfois plus, qu'il n'eüt faüu , m'inquiétoit encore. Je tremblois d'en devenir amoureux, & *ette peur faifoit" déja la» moitié de 1'ouvrage. Allois-je donc pour prix des bontés de Ia mere, chercher a corrompre fa fille, a lier le plus déteflable commerce, it mettre Ia difiention, le déshonneur, le? fcandale & Penfer dans fa maifon? Cette idéé ma fit horreur; je pris bien la ferme réfolution de me combatire & de mevaincre, fi ce malheureux pen- * cham venoit a fe déclarer". Mais pourquoi m'expoler a ce combat? Quel miférable état de vivre. avec Ia mere dont je ferois rafTafié, & de brüJeï  O Livre VI. 403 pour la fille fans ofer lui montrer mon cceur ? Quelle nécefïïté d'aller chercher cet état, & m'expofer aux malheurs, aux afT'ronts, aux remords, pour des plaifirs dont j'avois d'avance épuifé le plus grand charme: car il eft certain que ma fantaifie avoit perdd fa première vivacité. Le goüt du plaifir y étoit encore, mais la paffion n'y étoit plus. A cela fe mêloient des rc'flexions relativesa ma fituation, a mes devoirs, a cette Maman fi bonne, fi généreufe, qui déja chargée de dettes, l'étoit encore de mes folies dépenfes, qui s'épuifoit pour moi & que je trompois fi indignement. Ce reproche devint fi vif qu'il 1'emporta a la fin. En approchant du St. Efprit, je pris la réfolutior» de brüler 1'étape du * * * & de paffér tout droit„ Je 1'exécutai courageufement, avec quelques foupirs, je 1'avoue; mais auffi avec cette fatisfaftion intérieure que je goütois pour la première fois. de ma vie de me dire : je mérite ma propreeflime; je fais préférer mon devoir a mon plaifir. Voila la première obligation véritnble que j'aie k fétude. C'étoit elle qui m'avoit appris a réfléchir, a comparer. Aprés les principes fi purs que j'avois adoptés il y avoit peu de tems; aprés les regies de fageffe & de venu que je m'étois faites & que je m'étois fenti fi fier de fuivre; la honte d'être fi peu conféquent a mot-même, de démentir fitót & fi haut mes propres maximes, 1'emporta fur la volupté: 1'orgueil eut peut-être aut3nt de part a ma réfolution que la venu ; mais fi cet-  404 Les Confessions, orgueil n'eft pas la venu même, il a des effets fi femblsbles qu'il eft pdrdonnable de s'y tromper. L'un des avatuages des bonnes actions eft d'élever 1'ame & de la dilpoiér a en faire de meilleures: car telle eft la foiblelfe humaine qu'on doit mettre au nombre des bonnes aérions, fabilinence du mal qu'on eft tenré de commettre. S^iót que j'eus pris ma réfolution je devins un autre homme, ou plutót je redevin;, celui que j'étois auparavant, & que ce moment d'ivrelfe avoit fait difpa. roltre. Plein de bons fentimens & de bonnes réfolutions, je continuai ma route dans la bonne intention d'expier ma faute; ne penfant qu'a régler déformais ma conduite fur les loix de la vertu, a me confacrer fans réferve au fervice de la meilleure des meres, a lui vouer autant de fidélité que j'avois d'attachement pour elle , & a n'écouter plus d'autre amour que celui de mes devoirs. Hélas! la fincérité de mon retour au bien fembloit me promettre une autre deftinée ; mais Ja mienne étoit écrite & déja coramencée, & quand mon cceur plein d'amour pour les chofes bonnes & honuêtes, ne voyoit plus qu'innocence & bonheur dans la vie, je touchois au moment funefte qui devoit trainer a fa fuite Ia longue chalne de mes malheurs. L'empressement d'arriver me fit faire plus de diligence que je n'avois compté. Je lui avois annoncé de Valence Ie jour & 1'heure de mon arrivée. Ayant gagné une demi-journée fur mon  Livre VI. 405 calcul, je reftai autant de tems a Chaparillan, afin d'arriver jufte au moment que j'avois marqué. Te voulois goüter dans tout fon charme le plaifir de la revoir. J'aimois mieux le difterer un peu pour y joindre celui d'être atteudu. Cette précautipn m'avoit toujours réufli, J'avois vu toujours marquer mon arrivée par une efpece de petite fête: je n'en attendois pas moins cette fois & ces etnprelfemens qui m'étoient fi fenfibles, valoient bien Ja peine d'être ménagés. J'arrivai donc exaftement k l'heure. De tout loin je regirdois fi je ne la verrois point fur le chemin; le cceur me battoit de plus en plus, a mefure que j'approchois. J'arrive eiïbufflé; car j'avois quitté ma voiture en ville: je ne voi.-. perfonne dans la cour, fur la porte, a la fenêtre; je commence a "me troubler; je redoute quelque accident. J'entre; tout eft tranquille; des ouvriers goü-oient dans la cuifine; du refte auctin apprêt. La fervante parut furprife de me voir; elle ignoroit que je duffe arriver. Je monte, je la vois enfin, cette chere Maman fi tendrement, fi vivement, fi purement aimée; j'accours, je m'élance a fes pieds. „ Ah! te voila, petit!" me dit-elle en m'embraffant: ,, as-tu fait bon voyage? Coin. „ ment te portes-tu?" Cet accueil m'interdit un peu. Je lui demandai fi elle n'avoic pas recu ma lettre ? Elle me dit qu'oui. ,, j'aurois cru que „ non," lui dis - je; & 1'éclairciffement finit-la. Un jeune homme étoit avec elle. Je le connois'  40Ö L b s Cokkessions, fois pour favoir vu déja dans la maifon avant mon départ: mais cette fois il y paroiflbit étabii , il 1'étoit. Bref, je trouvai ma place prife. Cs jeune homme étoit du Pays-de-Vaud: fon pere appellé Vintzenried étoit conciërge, ou foidifant capitaine du chateau de Chillon. Le fils de Monfieur le capitaine étoit garcon perruquier, & couroit le monde en cette qualité , quand il vint fe préfenter a Madame de Warens, qui le recut bien, comme elle faifoit tous les paflans & furtouc ceux de fon pays. C'étoit un grand fade blondin, aflez bien fait, le vifage plat, 1'efprit de méme, parlant comme le beau Liandre; mêlant tous les tons, tous les goüts de fon état avec la longue hifloire de fes bonnes fortunes; ne nommant que' la moitié des Marquifes avec lefquelles il avoit couché, & prétendant n'avoir point coiffé de jolies femmes, dont il n'eut aufli coiffe les maris. Vain, fot, ignorant, infolent; au demeurant le meilleur fils du monde. Tel fut le fubllitut qui me fut donné durant mon abfence, & 1'aflbcié qui me fut offert aprés mon retour. O! fi les ames dégagées de leurs terreftres entraves , voient encore du fein de 1'éternelle lumiere ce qui fe paffe chez les mortels, pardon, nez, ombre chere & refpeétable, fi je ne fais pas plus de grace tt vos fautes qu'aux miennes; fi je dévoile également les unes & les autres aux .yeux des leéleurs! Je dois, je veux être vrai, pour vous comme pour moi - même; vous y perdrez  L. i v n e VI, 407 toujours beaucoup moins que moi. Bh! combien votre aimable & doux caraétere, vorre inépuifable bonté de cceur , voire fr.inchife & toutes vos excellentes. vertus ne rachetent - elles pas de foibleifes, fi l'on peut appelier ainfi les torts de :votre feule raifon ? Vous eutes des erreurs & non pas des vices; votre conduite fut répréhenfi. ble, mais votre coeur fut toujours pur. Le nouveau-venu s'étoit montré zelé , diligent , exaét pour toutes fes petites commiflions qui étoient toujours en grand nombre; il s'étoit fait le piqueur de fes ouvriers. Aufli bruyant que je 1'étois peu , il fe faifoit voir & furtout entendre a la fois a la charrue , aux foins , au bois , a 1'écurie , a la baffe-cour. II n'y avoit que le jardin qu'il négligeoit , paree que c'étoit un travail trop paifible & qui ne faifoit point de •bruic. Son 'grand plaifir étoit de charger & charrier , de fcier ou fendre du bois.; on le voyoit .toujours la hache ou la pioche a la main ; on 1'entendoit courir , coigner , crier a pleine tête. Je ne fais da combien d'hommes il faifoit le travail, mais il faifoit toujours le bruit de dix ou douze. Tout ce tintarnarre en impofa a ma pauvre Maman; elle erut ce jeune homme un tréfor pour fes affaires. Voulant fe 1'attacher , ella employa pour cela tous les moyens qu'elle y crut propres & n'oublia pas celui fur lequel elle tomptoit Ie plus. On a dü connoitre mon cceur, fes fentimens les plus conftans, les plus vrais, ceux furtout qui  408 Les Confessions, me ramenoient en ce moment auprès d'elle. Quel prompt & plein bouleverfernent dans tout mon être 1 qu'on fe niette a ma place pour en juger. En un moment je vis évanouir pour jamais tout 1'avenir de fëlicité que je m'étois peint. Toutes les douces idéés que je careffois fi affl ctueufement difparurent ; & moi qui depuis mon eiifance^ne favois voir mon exiflence qu'avec la fienne , je me vis feul pour la première fois. Ce moment fut affreux : ceux qui le fuivirent furent toujours fombres. J'étois jeune encore: mais ce doux fentiment de jouiffance & d'efpérance qui vivifie la jeuneffe, me quitta pour jamais. Dès-lors 1'être fenfible fut mort a demi. Je ne vis plus devant moi que les triftes reftes d'une vie infipide, & fi quelquefois encore une image de bonheur effleura mes defirs, ce bonheur n'étoit plus celui qui m'étoit propre ; je fentois qu'en 1'obtenant je ne ferois pas vraiment heureux. J'étois fi béte & ma confinnce étoit fi pleine, que malgré le ton familier du nouveau - venu , que je regardois comme un effet de cette facilité d'humeur de Maman, qui rapprochoit tout le monde d'elle , je ne me ferois pas avifé d'en foupponner la vériiable caufe , fi elle ne me.l'eüt dite ellemême; mais elle fe preffa de faire cet aveu avec une franchife capable d'ajouter a ma rage, fi mon cceur eüt pu fe'toutner de ce cóté-lü; trouvant quant a elle la chofe toute fimple, me reprochant ma négligence dans la maifon & m'alléguant mes fré-  L I v r k VI. 409 fréquentes abfences, comme fi elle eut été d'un , tempérament fort prelfé d'en remplir les vuidcs. „ Ah, Maman!" lui dis-je, Ie cceur ferré de douleur, „ qu'ofez-vous m'apprendre ? Quel prix „ d'un attachement pareil au mien? Ne m'avez„ vous tant de fois confervé la vie , que - pour „ m'öter tout ce qui me la rendoit chere? J'en „ mourrai , mais vous me regretterez." Elle me répondit d'un ton tranquille a me rendre fou, que j'étois un enfant, qu'on ne mouroit point de ces chofes - la ; que je ne perdrois rien , que nous n'en ferions pas moins bons amis, pas moins hui. mes dans tous les fens, que fon tendre attachement pour moi ne pouvoit ni diminuer ni finir qu'avec elle. Elle me fit entendre en un mot, que tous mes droits demeuroient les mêmes , & qu'en les partageant avec un autre, je n'en étois pas privé pour cela. Jamais la pureté, la vérité, la force de mes fentimens pour elle ; jamais la fincérité, 1'honnéteté de mon ame ne fe firent mieux fentir a moi que dans ce moment. Je me précipitai a fes pieds, j'embrafTai fes genoux en verfant des torrens de larmes. „ Non , Maman ," lui dis-je avec tranfport; „ je vous aime trop pour vous avilir ; „ votre polfeflïon m'eft trop chere pour la parta« ger: les regrets qui 1'accompagnerent quand je w 1'acquis, fe font accrus avtc mon amour; non, „ je ne la puis conferver au même prix. Vous „ aurez toujours mes adorations; loyez-en toujours CotifeJJions. g  41» Les Confessions, digne: il m'eft plus néceffaire encore de vous A honorer que de vous pofféder. C'efi a vous, „ 6 Maman, que je vous cede; c'eft a 1'unioa „ de nos cceurs que je facrifie tous mes plaifirs. „ PuiiTé- je périr mille fois , avant d'en goüter „ qui degradant ce que j'aime!" J e tins cette réfolution avec une conftance digne , j'ofe le dire , du fentiment qui me l'avoit fait former. Dés ce moment je ne vis plus cette Maman fi chérie que des yeux d'un véritable fils; & il eft a noter que, bien que ma réfolution n'eüt point fon approbation fecrete , comme je m'en fuis trop appercu, elle n'employa jamais pour m'y faire renoncer , ni propos infinuans , ni carelfes, ni aucune de ces adroites agaceries dont les femmes favent ufer fans fe commettre & qui manquent rarement de leur réuffir. Réduit a me chercher un fort indépendaut d'elle, & n'en pouvant même imaginer, je paflai bientót a 1'autre extrêmité & le cberchai tout en elle. Je 1'y cherchai fi faiMtement, que je parvins prefque a m'oublier moiroême. L'ardent defir de la voir heureufe a quelque prix que ce füt , abforboit toutes mes affections: elle avoit beau féparer fon bonheur du mien, je le voyois micn, en dépit d'elle. Ainsi commencerent a germer avec mes mal. hcuts les vertus dont Ia femence étoit au fond de mon ame, que 1'étude avoit cultivées & qui n'attendoient pour éclorre que le ferment de 1'adverfité. Le premier fruit de cette difi ofiiion fi défimérelfée  L I V K E VL fut d'écarter de mon cceur tout fentiment de haine & d'envie contre celui qui m'avoit fupplanté. Je voulus , au contraire, & je voulus fincérement m'atiacher a ce jeune homme, le former, travailler * fon éducation , lui faire fentir fon bonheur , 1'en rendre digne, s'il étoit pofïïble, & faire, en un mot, pour lui tout ce qu'Anet avoit fait pour moi dans une occafion pareille. Mais la parité manquoit entre les perfonnes. Avec plus de douceur & de luinieres, je n'avois pas le fang-froii & Ia fermeté d'Anet, ni cette force de caraftere qui en impofoit Si dont j'aurois eu befoin pour réuffir. Je trouvai encore moins dans le jeune homme les qualités qu'Anet avoit trouvées en moi; la docilité, I'attachement, la reconnoiffance, furtout le fentiment du befoin que j'avois de fes foins & 1'ardent defir de les rendre utiles. Tout cela' manquoit ici. Celui que je voulois former ne voyoit en moi qu'un pédant importun qui n'avoit que du babil. Au contraire, il s'admiroic lui-même comme un homme important dans la maifon ; & mefurant les fervices qu'il y croyoit rendre fur le bruit qu'il y faifoit, il regardoit fes haches & fes pioches comme infiniment plus utiles que tous mes bouquins. A quelque égard il n'avoit pas tort; mais il partoit de-la pour fe donner des airs a faire mourir de rire. Il tranchoit avec les payfans du gentilhomme campagnard ; bientót il eu fit autant avec moi, & enfin avec Maman elle-même. Son nom de Vimzenried ne - S 2  412 Les Confessions, lui paroifl'aiK pas aflez noble , il Ie quitta pour celui de Monfieur de Courtilles, & c'eft fous ce" dernier nom qu'il a été connu depuis a Chambery & en Maurienne, oü il s'eft marié. - Enfin, tant fit niluftre perfonnage qu'il fut tout dans la maifon & moi rien. Comme lorfque j'avois le malheur de lui déplaire, c'étoit Maman & non pas moi qu'il grondoit , la crainte de 1'expofer a fes brutalités me rendoit docüe a tout ce qu'il defiroit; & chaque fois qu'il fendoit du bois , emploi qu'il rempliflbit avec une fierté fans égale, il falloit que je fufle-la fpectateur oifif & tranquille admirateur de fa proueffe. Ce garc/on n'étoit pourtant pas abfolument d'un mauvais naturel ; il aimoit Maman, paree qu'il étoit impoflible de ne la pas aimer : il n'avoit méme pas pour moi de 1'averfion ; & quand les intervalles de fes fougues permettoient de lui parler, il nous écoutoit quelquefois aflez docilement , convenant franchement qu'il n'étoit qu'un fot; aprés quoi il n'en faifoit pas moins de nou velles fottifes. II avoit d'ailleurs une inteliigence fi bornée & des goüts fi- bas , qu'il étoit difficile de lui parler raifon & prefque impoflible de fe plaire avec lui. A la pofkfïïon d'une femme pleine de charmes, il ajouta le ragout d'une femnie-de-cham. bre vieille , roufle , édentée , dont Maman avoit la patience d'endurer le dégoütant fervice , quoiqu'elle lui fit mal au cceur. Je m'appercus de ce nouveau manege, & j'en fus outré d'indiguation:  Livre VI. 413 mais je m'apperpus d'une autre chofe qui m'affeéta bien plus vivement encore & qui me jetta dans . un plus profond découragement que tout ce qui s'étoit paffe jufqu'alors. Ce fut le refroidiffement de Maman envers moi. La privation que je m'étois impofée & qu'elle avoit fait femblant d'approuver , eft une de ces chofes que les femmes ne pardonnent point, quelque mine qu'elles Mem , moins par la privation qu'il en réfulte pour elles -mêmes, que par 1'indifférence qu'elles y voient pour leur pofMioii. Prenez la femme la plus fenfée , la plus phito. fophe, la moins attachée a fes fens, le crime le plus irrémiffible que 1'homme, dont au refte elle fè foucie le moins, puifle commettre envers elle, eft d'en pouvoir jouir & de n'en rien faire. 11 faut bien que ceci foit fans exception, puifqu'une fympathie fi naturelle ik fi forte fut altérée en elle par une abftinence qui n'avoit que des motifs de vertu , d'attachetnent ik d'eftime. Dês-lors je ceflai de trouver en elle cette imimité des cceurs qui fit toujours.la plus douce jouiffance du mien. Elle ne s'épanchoit plus avec moi que quand elle avoit a fe plaindre du nouveau-venu; quand ils étoient bien enlëmble, j'entrois peu dans fes confidences. Enfin elle prenoit peu a peu une maniere d'être dont je ne faifois plus partie. Ma préfence lui faifoit plaifir encore, mais elle ne lui faifoit plus befoin, ik j'aurois paffe des 'ours entiers fans la voir, qu'elle ne s'en feroit pas appercue. S 3  414 Les Confessicns, Insensiblement je me femis iCcAé & feu! dans cette même maifon, dont auparavant j'étois 1'ame & oü je vivois pour ainfi dire a doublé. Je m'accoutumai peu a peu a me féparer de tout ce qui s'y faifoit, de ceux-mêmes qui 1'habitoient; & pour m'épargner de continueis déchiremens, je m'enfermai avec mes livres , ou bien j'allois foupirer & pleurer a mon aife au milieu des bois. Cette vie me devint bieniót tout-a-fait infupponable. Je femis que la préfertce perfonnelle & l'éloignement de cceur d'une femme qui m'étoit fi chere irritoient ma douleur, & qu'en ceffant de la voir je m'en fentirois moins cruellement féparé. Je formai le projet de quitter fa maifon; je le lui dis, & loin de s'y oppofer elle le ikvorifa. Elle avoit a Grenoble une amie appellée Madame Deybens. dont le mari étoit ami de M. de Mably, Grand» Prêvót a Lyon. M. Deybens me propofa 1'éducation des enfans de M. de Mably: j'acceptai, & je partis pour Lyon, fans Jaiffer ni prefque fentir le moindre regret d'une féparation , dont auparavant la feule idéé nous eüt donné les angoiffes de la mort. J'avois a peu prés les connoiffances néceiTaires pour un précepteur & j'en croyois avoir le talent. Durant un an que je paflai chez M. de Mably, j'eus le tems de me défabufer. La douceur de mon naturel m'eüt reudu propre a ce métier, fi 1'emportement n'y eüt mêlé fes orages. Tant que tout alloit bien & que je voyois réuffir  L i v ft b VI, 415 mes foins & mes peines qu'alors je n'épargnois point , j'étois un ange. J'étois un diable, quand les chofes alloient de travers. Quand mes éleves ne m'entendoient pas , j'extravaguois, & quand ils marquoient de la méchanceté , je les aurois tués: ce n'étoit pas le nioyen de les rendre favans & fages. j'en avois deux; ils étoient d'humeurs très-différemes. L'tm de huit a neuf ans, appellé Sainte Marie , étoit d'une jolie figure, Fefprit affez ouvert, affez vif, étourdi , badin, malin , mais d'une malignité gaie. Le cade:, appellé Condillac, paroiflbit prefque ftupide, mu> fard, têtu comme une mule & ne pouvant riea apprendre. On peut juger qu'entre ces deux fujets je n'avois pas befogne faite. Avec de la patience & du fang-froid peut-être aurois-je pu réufiir; mais faute de i'une & de 1'autre, je ne fis rien qui vaille, & mes éleves tournoient très-mal. Je ne manquois pas d'afiiduité, mais je manquois d'égalité, furtout de prudence. Je ne favois employer auprès d'eux que trois inftrumens toujours inutiles & fouvent pernicieux auprès des enfans; le fentiment, le raifonnement, la coiere. Tantót je m'attendriffois avec Sainte Marie jufqu'a plcurer; je voulois 1'attendrir lui-méme , comme fi 1'enfant étoit fufccptible d'une véritable émotion de cceur: tantót je m'épuifois a lui parler raifon , comme s'il avoit pu m'entendre; & comme il me faifoit quelquefois des argumens très-fubtils , je le prenois S. 4  426" Les Confessiows, tont de bon pour raifonnable , paree qu'il étoit raifonneur. Le petit Condillac étoit encore plus embarraffant, paree que n'entendant rien, ne répondant rien , ne s'émouvant de rien , &* d'une opiniatreté a toute épreuve, il ne triomphoit jamais mieux de moi que quand il m'avoit mis en fureur; alors c'étoit lui qui étoit Ie fage & c'étoit moi qui étoit 1'enfsnt. Je voyois toutes .mes fautes, je les fentois , j'étudiois 1'cfprit de mes éleves, je les pénétrois très-bien, & je ne crois pas que jamais une feule fois j'aie été la dupe de leurs rufes: mais que me fervok de voir le mal, fans favoir appliquer le remede? En pénétraut tout je n'cmpêchois rien , je ne réuffiflbis a rien, & tout ce que je faifois étoit précifémeiit ce qu'il ne falloit pas faire. Je ne réusfilTois gueres mieux pour moi que pour mes éleves. J'avois été recommandé par Madame Deybens a Madame de Mably. Elle l'avoit priée de former mes manieres & de me donner Ie ton du monde; elie y prit quelques foins & voulut que j'apprilïe a faire les honneurs de fa maifon; mais je m'y pris fi gaucbement, j'étois fi honteux, fi fot, qu'elle fe rebuta & me planta-la. Cela ne in'empêcha pas de devenir felon ma coutume amoureux d'elle. J'en fis affez pour qu'elle s'en apperf üt, mais je n'ofai jamais me déclarer; elle ne fe trouva pas d'humeur a faire les avances, & j'en fus pour mes lorgneries & mesfoupirs, dont même je  L i v k k VI. 4I? je m'ennuyai bientót, voyant qu'ils n'aboutis* loient a rien. J'avois toura-fait perdu chez Maman Ie goüt des petites friponneries , paree que tout étant a mo. , je n'avois rien a voler. D'ailleurs , les prmetpes élevés que je m'étois faits devoient me rendre déformais bien fupérieur a de telles baflèfles, & .1 efl certain que depuis lors je l'ai d'ordinaire été: mais c'eft moins pour avoir appris a vaincre mes tentations que pour en avoir coupé la raeine & j'aurois grand'peur de voler comme dans mon' enfance, fi j'étois fujet aux mêmes defirs. T'eus Ja preuve de cela chez M. de Mably. Environné de petites chofes volables que je ne regardois même Pas, je m'avifai de convoiter un certain petit vin blanc dArbois trés-joli, dont quelques verres qlle par-ci Par-la je buvois a table m'avoient fort affnandé. II étoit un peu louche ; je crovoi, favoir bien colier le vin: je m'en vautai, on me confia celui-la; je le collai & Je ga:ai, mais £ yeux feulement. II refta toujours agréable a boire' & 1 occafion fit que je m'en accommodai de tems' en tems de quelques bouteilles pour boire a mon aife en mon petit particulier. Malheureufement ie n a. jamais pu boire fans manger. Comment faire pour a.oir du pain ? II m'étoit impoflible d'en mettre en réferve. En faire acheter par les iaquais c étoit me déceler & prefque infulter le maitre de la maifon. En acheter moi-même, je n'ofai j«mai?. Un beau Monfieur, 1'épée au cóté, aller chez t S 5  4.18 Les Confessions, boulanger acheter un morceau de pain , cela fe pouvoit-il? Enfin je me rappellai le pis-aller d'une grande Princeffe, a qui l'on difoit que les payfans navoient pas de pain , & qui répondit : qu'ils mangent de la brioche. Encore , que de facons pour en venir-la! Sorti feul a ce defiein, je parcourois quelquefois toute la ville & paffois devant trente patifliers avant d'entrer chez aucun. II falloit qu'il n'y eüt qu'une feule perfonne dans la bouti. que , & que fa phyfionomie m'attirat beaucoup pour que j'otafle franchir le pas. Mais aufli quand j'avois une fois ma chere petite brioche, & que bien enfermé dans ma chambre j'allois trouver ma bouteille au fond d'une armoire, quelles bonnes petites buvettes je faifois-la tout feul en lifant quelques pages de roman! Car lire en mangeant fut toujours ma fantaifie, au défaut d'un tête-a- tête. C'eft le fupplément de la fociété qui me manque. Je dévore alternativement une page & un morceau : c'eft comme fi mon livre dinoit avec moi. J e n'ai jamais été diffolu ni crapuleux , & ne ine fuis enivré de ma vie. Ainfi mes petits vols a'étoient pas fort indircrets: cependant ils fe découvrirent; les bouteilles me décelerent. On ne ïn'en fit pas femblant, mais je n'eus plus la direction de la cave. En tout cela M. de Mably fe conduifit honnêtement & prudemment. C'étoit un trés galant homme qui, fous un air aufli dur que Ion emploi, avoit une véritable douceur de caracuse & une rare bonté de coeur. II étoit judicieux,  L 1 v r E VI. 4-^. équitablö, &, ce qu'on n'attendroit pas d'un offi. cier de maréchauffée, même trés-humain. En fentant Ton indulgence, je lui en devins plus attaché, & cela me fit prolonger mon féjour dans fa maifon plus que je n'aurois fait fans cela. Mais enfin dégoüté d'un métier auquel je n'étojs pas propre, & d'une fituation trés-gênante qui n'avoit rien d'agréable pour moi, aprês un an d'elfai durant lequel je n'épargnai point mes foins, je me déter. minai a quitter mes difciples, bien convaincu que je ne parviendrois jamais a les bien élever. M. de Mably lui-même voyoit cela tout auffi bien qua moi. Cependant je crois qu'il n'eut jamais pris fur lui de me renvoyer fi je ne lui en euffè éparguéia peine, & cet excês de condefcendance en pareil cas n'eft affurément pas ce que j'approuve. Ce qui me rendoit mon état plus infupportable, étoit la comparailbn contiuuelle que j'en faifois' avec celui que j'avois quitté ; c'étoit Ie fouvenir de mes cheres Charmettes, de mon jardin, de mes arbres, de ma fontaine, de mon verger & furtout de celle pour qui j'étois né,qui donnoit de 1'ame a tout cela. En repenfimt a elle, a nos plaifirs a notre innocente vie, il me prenoit des ferremens de cceur, des étouffemens qui m'ótoient Ie courai» de rien faire. Cent fois j'ai été violemment tenté de partir a 1'inftant & a pied pour retourner mptis delle; pourvu que je la revifle encore une fois j'aurois été content de mourir a 1'infiant méme! Enfin je ne pus réfifter a ces fouvenirs fi. tendres S 6-  420 Les Confessigns, qui me rappelloient auprès d'elle a quelque prix que ce füt. Je me difois que je n'avois pas été affez patiënt, affez complaifant , afféz careffant; que je pouvois encore vivre heureux dans une amitié très-douce, en y mettant du mien plus que je n'avois fait. Je forme les plus beaux projets du monde, je brüle de les exécuter. Je quitte tout, je renonce a tout, je pars, je vole, j'arrive dans tous les mêmes tranrports de ma première jeuneffe, & je me retrouve a fes pieds. Ah! j'y ferois mort de joie, fi j'avois retrouvé dans fon accueil, dans fes careiTes , dans fon cceur enfin, le quart de ce que j'y retrouvois autrefois, & que j'y reportois encore. Aff reu se illufion des chofes humaines! Elle me recut toujours avec fon excellent cceur qui ne pouvoit mourir qu'avec elle: mais je venois rechercher le paffé qui n'étoit plus & qui ne pouvoit renaitre. A peine eus-je refté demi-heure avec elle, que je fentis mon ancien bonheur, mort pour toujours. Je me retrouvai dans la même fituation défolante que j'avois été forcé de fuir, & cela, fans que je pufte dire qu'il y eüt dé la faute de perfonne; car au fond Courtilles n'étoit pas mauvais, & parut me revoir avec plus de plaifir que de chagrin. Mais comment me fouffrir furnuméraire prés de celle pour qui j'avois été tout, & qui ne pouvoit ceiTer d'être tout pour moi? Comment vivre étranger dans la maifon dont j'étois 1'enfant? L'afpeót des objets témoins de mon bonheur paffé  Vi' 421 me rendoit la comparaifon plus cruellP i> -ins^ert dans une >Z S^M^ me vo,rraPpeilerinceiram,ne„t tant de douv fou ven» , c'étoit irriter le fentiment de meffe Confumé de vains regrets, üvrë a fa' plJfa ' mélancolié* repris le train de refter ? , esheures desrepa, Enfernré avec'mes ,> es U cherchois des difiraélions utiles, &fenn, a' Ptol imminent que j'avois tant crninr J me tourmentois deréchef è chercher en 1 ' 1 diffipatenr I, vouIoit bri)ler; ™ tm équipage 11 «möft a s'étaler noblement lu ' ^ des voifins; il faifoit des entrenriP,, l V * mangeoit d'avance, ,es quartiers en^0enlw gés, les loyers étoient arriérés & !! ?° ahoient leur train. Je üon netarderoit pas d'être faifie & peut - étre fUT Pntnée Enfin je n'envifageois qneWg^ ftres, &le moment m'en fembloit fi proche qi e jen fentois d'avance toutes les horreurs q Mon cher cabinet étoit ma feuie 'dm™*- s 7  42^2 LllS COSFÜSIOHS, veaux chateaux en Efpagne, pour tirer cette pauvre Maman des extrêmités cruelles oii je la voyois prête a tomber. Je ne me fentois pas affez favant & ne me croyois pas aiTez d'efprit pour briller dans la république des lettres, & faire une fortune par cette voie. Une nouvelle» idee qui fe préfenta, m'infpira la confiance que Ia médiocrité de mes talens ne pouvoit me donner. Je n'avois pas abandonné la mufique en ceifant de l'enfeigner. Au contraire , j'en avois aflez étudié Ia théorie pour pouvoir me regarder au moins comme favant en cette partie. En réfléehilïant a la peine que j'avois eue d'apprendre a déchiffrer la note, & a celle que j'avois encore a chanter a livre ouvert, je vius a penfer que cette difficulté pouvoit bien venir de la chofe, autant que de moi, fachant furtout qu'en général apprendre la mufique n'étoit pour perfonne une chofe aifée. En examinant la confliiution des fignes , je les trouvois fouvent fort mal inventés. 11 y avoit longtems que j'avois penfé a noter 1'échelle par chiffres pour éviter d'avoir toujours a tracer des lignes & portées y lorfqu'il falloit noter le moindre petit air. J'avois été arrêcé par les difficultés des oftaves , & par celles de la mefure & des valeurs. Cette ancienne idéé me revint dans 1'efprit, & je vis en y repenfant que ces difficultés n'étoient pas infurmontables. J'y rêvai avec fuccès, & je parvins a noter quelque mufique que ce fut par mes chiffres avec Ia plus grande exa.dtuude, & je puis dire avec la,  L i v R e VI. 4„3. plus grande fimplicité. Dés ce moment je crus ma fortune faite , & dans 1'ardeur de la partager avec celle a qui je devois tout , je ne fongeai qu'a partir pour Paris, ne doutant pas qu'en préfentant mon projet è 1'Académie je ne fiffe une révolution. J'avois rapporté de Lyon quelque argent-, je*vendis mes livres. En quinze jours ma réfolution fut prife & exécutée. Enfin, plein des idéés magnifiques qui me 1'avoient infpirée , & toujours le même dans tous les tems, je partis de Savoye avec mon fyltéme de mufique , comme auirefois j'étois parti de Turin avec ma fontaine de héron. Telles ont été les erreurs & les fautes da ma jeuneffe. J'en ai narré 1'hifloire avec une fidélité dont mon cceur eft content. Si dans la fuite j'honorai mon age mür de quelques vertus, je les surois dites avec la même franchife, & c'étoit mon deftein. Mais il faut m'arrêter ici. Le tems peut lever bien des voiles. Si ma mémoiré parvient a Ia poftérité , peut-être un jour elle apprendra ce que j'avois a dire. Alors on faura pourquoi je me lais. Fin du ftxieme Liyre.  QUATRE LETTRES A 'Monsieur le President ■ 3DE MALESM]ERlBjES9 Conterant le vf'&i tableau de mon cnraftere cï? les vrais molifs de toute ma cmdjiite. première lettre. De Montmorenci, le 4 Janvier 1762. J'aurois moins tardé, Monfieur, a vous remercier de la derniere lettre dont vous m'avez honoré , fi j'avois mefuré ma diligence a répondre , fur le plaifir qu'elle m'a fait. Mais , outre qu'il m'en coüte beaucoup d'écrire , j'ai penfé qu'il falloit donner quelques jours aux importuuités de ces tems-ci, pour ne vous pas accabler des miennes. Quoique je ne me confole point de ce qui vient de fe paffer , je fuis trés-content que vous en foyez indruk, puifque cela ne m'a point óté votre eftitne; elle en fera plus a moi, quand vous ne me croirez pas meilleur que je ne fuis. Les motifs auxquels vous attribuez les partis qu'on m'a vu prendre, depuis que je porte une efpece de nom dans le monde, me font peut-être plus d'bonneur que je n'en mérite; mais ils font certainemeat plus prés de la vérité, que ceux que  L«E Tï R E S A M. DE M'AL E S II E II B É S. 4,5 tach min,1 "J*" ,f°P ftnfible » d'a^ SI;pour être fi fott 4 r°Pini0" P** que, j ,lme trop mon plaifir & n!on inJ. ^ pour etre efdave de la vanirn .^encianLe» luppoftnt. Celui pour qui Ja fonune & r -. . de Parvenu-, ne baianca jamais un rendef-vou ou l i f , ° a eUr aU de,5r de faire pailer de u 'ft em P,°i,KdU homme qU' ^ fe"C talent, & qui tarde ,)f , qttarante ans B le faire connoi.re foit a^T* Pour a„er s'ennuyer ,e refte deL^s Imjuitice & la méchanceté, cette paffion n'eft pas feZ d7lnante Pour me de'terminer feu!e fhir a ibcteté des hommes, fijVois en taqJt ™ que grand facrifice a faire. Non, mon mo-i ei moins noble, & pIus p,és de moj< m° « «vee un amour naturel pour la folitude, qu n\ to êt s chimf- ' mieUX m0" C°'^e -«e te etre. ch.ménques que je raffemble autour de ï la' *" i£ V0is *»■ ^ mond * 13 l0Ciété dont mon imagination fait ]es frais ^ "* ^^rtfr " °e,leS que Jai **•*». Vous me fupp0;ea  Lettres- tnalheureux & confumé de raélancolie. Oh! Moff. fieur, combien vous vous trompez ! C'eït a Parisque je 1'étois; c'eft a Paris qu'une bile noire rongeoit mon cceur, & 1'amertume de certe bile ne fe fait que trop fentir dans tous les écrits que j'ai publiés tant que j'y fuis refté. Mais, Monfieur,. comparez ces écrits avec ceux que j'ai faits dans ma folkude; ou je fuis trompé, ou vous fentirez dans ces dcrniers une canaise férénité d'ame qui' ne fe joue point, & il* laquelle on peut porter un jugement certain de 1'état intérieur de 1'auteur. L'extrême agitation que je viens d'éprouver, vous a pu faire porter un jugement contraire; mais il eft facile a voir que cette agitation n'a point fon principe dans üoe imagination déréglée, prête a s'effaroucher fur tout & a porter tout a l'extrême. Des fuccès continus m'ont ren da fenfible a Ia gloire, & il n'y a point d'homme ayant quelque Mauteur d'ame & quelque vertu , qui püt penfer faas le plus mortel défefpoir, qu'après fa mort on fubflitueroit fous fon nom a un ouvrage utile, un ouvrage pemicieux , capable de dé.-honorer fa mémoire , & de faire beaucoup de mal H fe peut qu'un tel bouleverfement,ait accéléré le piogres de mes maux ; mais , dans la fuppofhion qu'un tel accès de folie m'eüt pris a Paris , ii n'eft point für que ma propre vo'onté n'eut pas épargné le refte de 1'ouvrage a la nature. Longtems je me fuis abufé moi-méme fur la caufe de cet iuvincible dégoüt que j'ai toujours  A M. d e ma les her b-es. ^27 éprouvé dans le commerce des hommes; je 1'attribuois au chagrin de n'avoir pas 1'efprit afTez préfent, pour montrer dans la converfation le peu que j'en ai , & par contte-coiip a celui de ne pas occuper dans le monde la place que j'y. croyois mérirer. Mais quand , après avoir barbouillé du papier, j'étois bien (ür, mime en difant des fottifes, de n'ê.re pas pris pour un for; quand je me fuis vu recherché de tont le monde, & honoré de beaucoup plus de confidération que ma plus ridicule vanité n'en eüt oCé prétendre; & que malgré cela, j'ai fenti ce même dégoüt plus augmenté que diminué, j'ai conclu qu'il venoit d'une autre caufe, & que ces efpeces de jouiflances n'étoient point celles qu'il me faltoir. Quelle eft donc enfin cette caufe? elle n'eflautre que cet indomptable efprit de liberté, que rien n'a pu vaincre , & devant lequel les honBeurs, la fortune, & la réputation même ne me font rien. II eft certain que cet efprit de liberté me vient moins d'orgueil que de parelfe 5 mais cette pareffe eft incroyable; tout 1'effarouche 5 les moindres devoirs de la vie civile lui font infupportables; un mot a dire, une lettre a écrire, une vifite a faire, dés qu'il le faut, font pour moi des fuppüces. Voila pourquoi, quoique Ie commerce ordinaire des hommes me foit odieux , 1'intime amitié m'eft fi chere, paree qu'il n'y a plus de devoirs pour elle; on fuit fon cceur, & tout eft, fait. Voila encore pourquoi j'ai toujours tant re. •  428 Lettres douré les bienfaits. Car tout bienfait exige reconnoilfance; & je me fens le coeur ingrat, par cela feul que la reconnoiffance eft un devoir. En un mot, 1'efpc-ce de bonheur qu'il me faut, n'eft pas tant de faire ce que je veux, que de ne pas faire ce que je ne veux pas. La vie aéïive n'a rien qui me tente; je confentirois cent fois plutót a ne jamais rien faire, qu'a faire quelque chofe malgré moi; & j'ai cent fois penfé, que je n'aurois pas vécu trop malheureux a la Baftille, n'y étant tenu a rien du tout qu'è refter-la. J'ai cependant fait dans ma jeuneffe, quelques efforts pour parvenir. Mais ces efforts n'ont jamais eu pour but que la retraite ik le repos dans ma vieilleffe; & comme ils n'ont été que par fecouffe, comme ceux d'un pareffeux, ils n'ont jamais eu le moindre fuccès. Quand les maux font venus, ils m'ont fourni un beau prétexte pour me livrer a ma paffion dominante. Trouvant que c'étoit une folie de me tourmenter pour un age auquel je ne parviendrois pas, j'ai tout planté-la ik je me fuis dépèché de jouir. Voila, Monfieur, je vous le jure, la véritable caufe de cette retraite, a laquelle nos gens de lettres ont été chercher des modfs d'oftentation, qui fuppofent une conftance , ou plutót une obftination a tenir a ce qui me coute, direétement contraire a mon caraétere naturel. Vous me direz, Monfieur, que cette indo» lence fuppofée s'accorde mal avec les écrits que j'ai compofés depuis dix ans3 & avec ce defir de  A M. DE MaLESHËREES. ^2p / gloire qui a dü m'exciter a les publier. Voila une objediona réfóudre, qui m'oblige a proion. ger ma lettre, & quj par confëquent me force k ia finir. J'y reviendraj , Monfieur , fi mon ton familier ne vous déplalt pas; car dans i'épanchement de mon cceur je n'en faurois prendre un autre; ,e me peindrai fans fard & fans modeftie• je me montrerai a vous tel que je me vois & tel que je fuis ; car paffant ma vie avec moi je do.s me connoitre, & je vois par Ja maniere dont ceux qui penfent me connoitre, interpretent mes ad.ons & ma conduite, qu'ils n'y connoiffrnt rien Perfonne au monde ne me connoit que moi feul Vous en jugerez quand j'aurai touOdit. Na me renvoyez point mes lettres, iwonfi»Ur je vous fupplie; builez-les, paree qu'elles'„e' valent pas Ja peine d'être gardées, mais non pas par égard pour moi. Ne fongez pas non pjus de grace, a retirer celles qui font entre les mains de Duchêne. S'il falloit effaeer dans Je monde les tracés de toutes mes folies , ij y auro;t t de iettres a retirer , & je ne remuerois pas ie bout du doigt pour cela. A charge & a déchar-e je ne mins point d'être vu tel que je Fuis %é connois mes grands défauts, & je lens vivement tous mes vlees. Avec tout ceia je mourrai plein 'delpoir dans le Dieu fuprême, & trés - perfuadé que de tous les hommes que j'ai eonnus en ma vie, aucun ne fut meilleur que moi.  L e' t ï «. £ s SECONDE LETTRE. A Montmorenci, le 12 Janvier 1762. Je continue, Monfieur, a vous rendre compte de moi, puifque j'ai commencé; car ce qui peut m'être le plus défavorable , eft d'être connu a demi 5 & puifque mes fautes ne m'ont point óté votre eftime, je ne préfume pas que ma franchife me la doive óter. Une ame pareffeufe qui s'effraye de tout fom, un tempérament ardent , bilieux, facüe a s'affeC ter, & fenfitle a 1'excès a tout ce qui 1'atTeae, femblentne pouvoir s'allier dans le même caraftere; & ces deux contraires compofent pourtant le fond du mien. Quoique je ne puifTe réfoudre cette oppofidofl par des principes, elle exifie pourtant 5 je la fens, rien n'eft plus certain , & j'en puis du moins donner par les faits, ur.e efpece d'hiltorique a rimpreffion du recueil de tous: mais fi contre mon attente, je puis aller jufques-la & prendre une fois congé du public, croyez, Monfieur, qu'alors je ferailibre, ou que jamais homme ne 1'aura été. O utinam\ O jour trois fois heureux! Non, il ne me fera pas donné de le voir. Je n'ai pas tout dit, Monfieur, & vous aurez peut - être encore au moins une lettre a effuyer. Heureufement rien ne vous oblige de les lire, & peut-être y feriez.vous bien embarrafTé. Mais pardonnez , de grace ; pour recopier ces longs fatras, il faudroit les refaire, & en vérité je n'en ai pas le courage. J'ai fórement bien du plaifir a vous écrire, mais je n'en ai pas moins a me repofer', & mon état ne me permet pas d'écrire longtems de fuite. «/\ires vous avoir expofé , Monfieur, les vrais motifs de ma conduite, je voudrois vous parler de mon état moral daus j»a' retraite; mais je TROISIEME LETTRE. A Moritinorenci, le 26 Janvier 1762.  a M. de Malesh-ebses. 437 fens qu'il eft bien tard, mon ame aliénée d'eüemême eft toute a mon corps. Le délabrement de ma pauvre machine 1'y tient de jour en jour plus attachée, & jufqu'a ce qu'elle s'en fépare enfin tout a coup. C'eit de mon bonheur que je vou. drois vous parler, & l'on parle mal du bonheur quand on foulfre. Mes maux font 1'ouvrage de Ia nature, mais mon bonheur eft le mien. Quoi qu'on en puilTe dire, j'ai été fage, puifque j'ai été heureux autant que ma nature m'a permis de 1'être: je n'ai point été chercher ma félicité au loin, je l'ai cherchée auprès de moi, & 1'y ai trouvée. Sparden dit que Similis, courtifan de Trajan, ayant fans aucuu mécontentement perfonnel quitté la cour & tous fes emplois pour aller vivre paifiblement a la campagne, fit mettre ces mots fur fa tombe: foi de. meuré foixante cjf feize ans fur la terre, & fen ai vécu fept. Voila ce que je puis dire, a quelque égard , quoique mon facrifice ait été moindre: je n'ai commencé de vivre que le 9 Avril 1756' Jenefaurois vous dire, Monfieur, combienj'ai été touché de voir que vous m'eftirniez le plus malheureux des hommes. Le public fans doute en jugera comme vous, & c'eft encore ce- qui m'afflige. O que le fort dont j'ai joui, n'eft-il connu de tout 1'univers ! chacun voudroit s'en faire un femblable; Ia paix regneroit fur la terre, les hommes ne fongeroient plus a fe auire, & il  43*8 Lettres n'y auroit plus de méchans, quand nul n'auroit intérêt a 1'étre. Mais de quoi jouifTois-je enfin quand j'étois feul? De mei, de 1'univers entier, de tout ce qui eft, de tout ce qui peut être, de tout ce qu'a de beau le monde fenfible, & d'iim. ginable le monde intelleétuel: je raffembfois autour de moi tout ce qui pouvoit flatter inon cceur ; mes defirs étoient Ia mefure de mes plaifirs. Non, jamais les plus voluptueus n'ont connu de pareiiles délices, & j'ai cent fois plus joui de mes chimères qu'ils ne font des réalités. Quand mes douleurs me font trifrement mefurer Ia longueur des nuits, & que 1'agitation de Ia fievre m'empêche de goüter un feul inftant de fommeil , fouvent je me diftrais de mon état préfent en fongeant aux divers événemens de ma vie ; & les repentirs , les doux fouvenirs , les regrets , 1'attendrilTement fe partagent le fo'lri de me faire oublier quelques momens mes fouffrances. Quels tems croiriez- vous, Monfieur, que je me rappelle le plus fouvent & le plus volontiers dans mes rêves? Ce ne font point les plaifirs de majeuneffe, ils furent trop rares, trop mêlés d'amertumes, & font déja trop loin de moi. Ce font ceux de ma retraite , ce font mes promenades folitaires , ce font ces jours rapides, mais délicieux, que j'ai paffés tous entiers avec moi feul avec ma bonne & fimple gouvernante, avec mon chien bien-aimé, ma vieille chatte , avec les oifeaux de la campagne & les biches de la forêt-;-  a M, de Maleshurbes. 435 avec ta nature entiere & fon inconcevable auteur. En me levant avant le foleil pour aller voir, contempler fon lever dans mon jardin ; quand je voyois commencer une belle journée, mon premier fon» hait étoit que ni lettres, ni vifites n'en vinffent troubler le charme. Aprês avoir donné la matinée a divers foins que je rempliflois tous avec plaifir, pirce que je pouvois les remettre il un autre tems, je me hatois de diner pour échapper aus importuns , & me ménager un plus long aprês-midi. Avant une heure, même les jours les plus ardens, je partois par le grand foleil avec le fidele Achate, prelTant le pas dans la crainte que quelqu'un ne vlnt s'emparer de moi , avant que j'eufi'e pu m'efquiver ; mais quand une fois j'avois pu doubler un certain coin , avec quel battement de coeur , avec quel pétillement de joie je commencois a refpirer en me fentant fauve , en me difant, me voila maitre de moi pour le refte de ce jour ! J'allois alors d'un pas plus tranquille chercher quelque lieu fauvage dans la forêt, quelque lieu défert, oü rien ne montrant la main des hommes, n'annoncat la fervitude & la domination , quelque afyle oü je puflê croire avoir pénétré le premier, & oü nul tiers importun ne vint s'interpofer entre la nature & moi. C'étoit- la qu'elle fembloic déployer a mes yeux une magnificence toujours nouvelle. L'or des genéts & Ia pourpre des bruyeres frappoient mes yeux d'un luxe qui touchoit mon cceur; la majefté des arbres qui me couvroient T 4,  44° Lettres de leur ombre , Ia délicatefTe des arbufies ^ui m'environnoient, 1'étonnante variété des herbes & des fleurs que je foulois fous mes pieds, tenoient •mon efprit dans une alternative cominuelle d'obfer- v vation & d'admiration: le concours de ramt d'objets inréreffans qui fe difputoient mon attention, m'attirant fans ceffe de 1'un a 1'autre, favorifoit mon lumeur rêveufe & parelTeufe , & me faifoit fouvent redire en moi-même: nou, Salomon dans toute fa gloire ne fut jamais vêtu comme 1'un d'eux. Mon imagination ne Iaiffoit pas longtems. déferte Ia terre ainfi parée. Je Ia peuplois bientót d'ëtres felon mon cceur , & chaffant bien loin 1'opinion , les préjugés , toutes les paflions fadices, je tranfportois dans les afyles de la nature , des hommes dignes de les habiter. Je m'en for' mois une fociété charmante dont je ne me fentois pas indigne , je me faifois un fiecle d'or a ma fantaifie, & remplifftnt ces beaux jours de toutes les. fcenes de ma vie, qui m'avoient laiffé de doux fouvenirs , & de toutes celles que' mon cceur pouvoit defirer encore, je m'attendriffois jufqu'aux larmes fur les vrais plaifirs de f hurnanité, plaifirs fi délicieux , fi. purs, & qui font déformais fi-, loin des hommes. O fi dans ces momens quelque idéé de Paris , de mon fiecle , & de ma petite gloriole d'auteur , venoit rroabler mes rêveries, avec quel dédain je la chaffbis a 1'inflant pour me' livrer fans diflradion aux fentimens exquis dont mon. ame étoit pleinc! Qependant au milieu de tout  A M. BE MALE SM ER BES. tout cela, je 1'avoue, le néant de roes chimères venoit quelquefois la contrifter tout*a-coup. Quand tous mes rêves fe feroient tournés en réalités, ne m'auroient pas fuffi ; j'aurois imaginé , ré'vé , defiré encore. Je trouvois en moi un vuide inex« plicable que rien n'auroit pu remplir; un certain élancement de coeur vers une autre forte de jouiffance dont je n'avois pas d'idée, & dont pourtant je fentois le befoin. Hé bien , Monfieur, celc même étoit jouilfance , puifque j'en étois pénétré d'un fentiment ttés-vif & d'une trifteffe attirante, que je n'aurois pas voulu ne pas avoir. Bientót de Ia furface de Ia terre, j'élevois mes idéés a tous les êtres de la nature., au fyflême univerfel des chofes , a PEtre incompréhenfible qui embralTe tout. Alors 1'efprit perdu dans cette imraenfité , je ne penfois pas , je ne raifonnois pas , je ne philofophois pas; je me fentois avec une forte de volupté accablé du poids de cet univers, je me livrois avec raviflement a la confufion de ces grandes idéés , j'aimois a me perdre en imagination dans 1'efpace ; mon cceur relTerré dans les bornes des êtres s'y trouvoit trop a 1'étroit , j'étouffois dans 1'univers , j'aurois voulu m'élancer ^dans 1'infini. Je crois que fi j'eufTe dévoilé to'us les myfieres de la nature , je me ferois fenti dans une fituation moins délicieufe que cette étourdiffante extafe a Iaquelle mon efprk fe livroit fans retenue, & qui dans 1'agitation de ffles tranfports , me faifoit écrier quelquefois , * X S  Lettres- grand Etre! 6 grand Etre! fans pouvoir dire, aF penfer rien de plus. Ainsi s'écouloient dans un délire continuel, les journées les plus eharmantes que jamais crésture humaine ait paffées; & quand le coucher du foleil me faifoit fonger a la retraite, étonné de la rapidité du tems, je croyois n'avoir pas affez mis a profit ma journée, je penfois en pouvoir jouir davantage encore, & pour réparer Ie tems perdu, je me difois; je reviendrai demain. Je revenois a petit pas,, la tête un peu fat:» guée , mais le cceur content ; je me repofois agréablement au retour, en me livrant a Eimprefrfion des objets, mais fans penfer, fans imaginer, fans rien faire autre chofe , que fentir Ie calme & le bonheur de ma fituation. Je trouvois mon couvert mis fur ma tertaffe. Je foupois de grand Jipjpétit dans mon petit domeftique, nulle image de fervitude & de dépendance ne troubloit la bier> veillance qui nous uniffoit tous. Mon chien lu'. même étoit mon ami , non mon efclave ; nous avions toujours la même volomé , mais jamais il ne m'a obéi;. ma gaité durant toute la foirée ' témoignoit que j'avois vécu feul tout le jour : j'étois bien différent quand j'avjis vu de la compagnie , j'étois rarement. content des autres , & jamais de moi. Le foir j'étois grondeur & taciturne.: cette remarque eft de ma gouvernante, & depuis qu'elle me Pa dite , je l'ai toujours trouyie jutte en m'obfervant. Enfin, aprês avoir füt.  a M.. de M al k S he RB e s. 443' encore quelques tours dans mon jardin, ou. chanté quelque air fur mon épinette , je trouvois dans mon lit un repos de corps & d'ame , cent fois plus doux, que le fommeil méme. Ce font-la les jours qui ont fait le vrai bonheur de ma vie, bonheur fans amerturae, fans ennuis, fans regrets , & auquel j'aurois borné volontiers tout celui de mon exiftence. Oui , Monfieur r que de pareils jours rempliffent pour moi 1'éternité, je n'en demande point d'autres, & n'imagine pas que je fois beaucoup moins heureux dans ces raviiTantes contemplations, que les intelligences célefies. Mais un corps qui foulfre, óte a 1'efprit fa liberté; déformais je ne fuis plus feul, j'ai un hóre qui m'importune , il faut m'en délivrer pour êre'amoi, & Üeffai que j'ai fait de ces douces jouiffances , ne fert plus qu'a me faire atténdre avec moins d'elTroi , le moment de les goüter fins dillraction. Mais me voici déja a la fin de ma feconde feuille. II m'en faudroit pourtant encore unej, Encore une lettre donc, & puis plus. Pardon Monfieur, quoique j'aime trop a parler de moi, je n'aime pas en parler avec tout le monde; c'eft ce qui me fait abufer de 1'occafion quand je l'ai, & qu'elle me plait. Voila mon tort & mon. excufe. Je vous prie de Ia prendre en gré. T 6  ILETTRES QUATRIEME LETTRE. a8 Janvier 1762. Je vous ai montré, Monfieur, dans le feeree de mon cceur, les vrais motifs de ma retraite & de toute ma conduite; motifs bien moins nobles fans doute que vous ne les avez fuppofés, mais tels pourtant qu'ils me rendent content de moi-raême, & m'infpirent la fierté d'ame d'un homme qui fe fent bien ordonné, & qui ayant eu le courage de faire ce qu'il falloit pour 1'être, croit pouvoir s'en imputer le mérite. II dépendoit de moi, non de me faire un autre tempérament, ni un autre caractere, mais de tirer parti du mien, pour me rendre bon è moi-méme , & nullement méchant aux autres. C'eft beaucoup que cela, Monfieur, & peu d'hommes en peuvent dire autant. Auffi je 31e vous déguiferai point que, malgré le fentiment de mes vices, j'ai pour moi une haute eftime. Vos gens de lettres ont beau crier qu'un homme feul eft inutile a tout le monde & ne remplit pas fes devoirs dans la fociété. j'efüme moi , les ppyfans de Montmorenci des membres plus utiles de la fociété, que tous ces tas de défoeuvrés payés de la graiffe du peuple, pour aller fix fois la femaine bavarder dans une Académie; k. je fuis jlus content, de pouvoir dans l'occ»fio»> faire 4'44  A- Mi DE M'A LE SHEJSBE So. 44^ quelque plaifir a mes pauvres voifins, que d'aider ■parvenir a ces foules de petits intrigans, don: lans eft plein , qui tous afpirent a 1'honneur d'être des inpons en place, & que pour le bien public, ainfi que pour le leur , on devroit tous renvoyer labourer la terre dans leurs provinces. C'eft quelque chofe de donner aux hommes 1'exemple de la vie qu'ils devroient tous mener. C'eft quelque chofe quand on n'a plus ui force, ni fanté pour travaiüer de fes bras, d'ofer de fa retraite faire entendre la. yoix de la vérité. C'eft quelque chofe d'avertir. les hommes de la folie des opinions qui les rendent m.férables. C'eft quelque chofe d'avoir pu contnbuer i empêcher, ou différer au moins dans ma patne, fétablilfement pernicieux que pour faire fa cour a Voltaire a nos dépends, d'AIembert vouloit qu'on fit parmi nous. Si j'euflevécu dans Geneve, je n'aurois pu, ni publier 1'Epitre dédtcatoire du Difcours fur 1'inégalité, ni parler même de 1'éta. bliflement de la comédie, du, ton que Je l'ai fait. Je ferois beaucoup.plus inutile ames compatriotes, vivant au milieu d'eux, qUe je ne puis 1'être dans 1 occafion de ma retraite. Qu'importe en quel lieu J habite, fij'agis ou je dois agir? D.aiileurS) ,ej bab.tans de Montmorenci font-ils moins hommes que les Parifierw, & quai]d je puis en diiïuader quelquun d'envoyer fon enfant fe corrompre a la. vtlle, fais-je moins de bien que fi je pouvois dela ville le renvoyer au foyer paternel V Mon indU gence feule ne m'empêcheroit- elle pas d'être inuüls ■ T 7.  44 6 Lettres de la maniere que tous ces beaux parleurs ï'emerrdcnt; & puifque je ne matige dn pain qu'autanr que j'en gagne, ne fuis-je pas forcé de travailkr pour ma fubfiftance, & de payer a Ia fociété tour le befoin que je puis avoir d'elle ? II eft vrai que je me fuis refufé aux occupaüons qui ne m'étoienc pas propres 5 ne me fentant point Ie talent qui pouvoit me faire mériter Ie bien que vous m'avez voulu faire, 1'accepter eüt été le voler a quelque homme de leitfes anffi indigent que moi, & plus capable de ce travail -Ia; en me l'offrant vous fuppofiez que j'étois en état de faire un extrait, que je pouvois m'occuper de matieres qui m'étoient indifférentes, & "cela n'ëtant pas, je vous aurois trompé, je me ferois rendu indigne de vos bomés, en me conduifant autrement que je n'ai fait; ort n'eft jamais excufable de faire mal ce qu'on fait volontairement: je ferois maintenant mécontent de moi, & vous auffi; & je ne goüterois pas le plaifir que je prends a vous écrire. Enfin tant que mes forces me 1'ont permis , en travailhmt pour moi, j'ai fait felon ma portée tout ce que j'ai pu pour la fociété; fi j'ai peu fait pour elle , j'en ai encore moins exigé, & je me crois fi bien quitte avec elle dans 1'état oü je fuis, que fi je pouvois déformais me repofer tout-a-fait, & vivre pour moi feul, je le ferois fans fcrupule. J'écarterai du moins de moi de toutes mes forces , 1'importunité' du bruit public. Quand je vivrois encore cent ans, je n'éctirois pas une ligne pour  a Mi 1>E MALESt3EH bes. 44^ la preiïe, & ne croirois vraiment recommencer iï vivre, que quand je ferois tout-a-fait oublié. J'avoue pourtant qa'il a tenu a peu, que je ne me fois trouvé rengagé dans le monde, & que je n'aie abandonné ma foütude-, non par dégout pour elle, mais par un goüt non moins vif que j'ai failli lui préférer. II fauJroit, Monfieur, que vous connuffiez 1'état de déMfferrrent & d'abandou de tous mes amis oü je me trouvois, & Ia protonde douleur dont mon ame en étoit affectée , lorfque Monfieur & Madame de Luxembourg defirereutde me connoitre, pour "juger de fimpreffion que firent fur mon cceur affligé leurs avances cVt leurs carefles. J'étois mourant; fans1 eux je ferois kifailliblement mort de trifteffe; ils m'ont rendu la vie, il eft bien jufte que je 1'employe a les aimer. J'a 1 un cceur très-aimant, mais qui peut fe fuffire & Iui-même. J'aime trop les hommes pour avoir befoin de choix parmi eux- ; je les aima tous, & c'eft paree que je les aime, que je hais 1'injuftice; c'eft paree que je les aime, que je les fuis; je fouffre moins de leurs maux quand je ne les vois pas; cet intérêt pour. 1'efpece fuffit pour nourrir mon cceur; je n'ai pas befoin d'amis particuliers, mais quand j'en ai, j'ai grand befoin de ne les pas perdre; car quand ils fe détachent, ils me déchirent, en cela d'autant plus coupables, que je ne leur demande que de 1'amitié, & que pourvu qu'ils m'aiment, & que je le fache, je n'ai. pas même  44* Lettres befoin de les voir» Mais ils ont toujours vouiu mettre a la place du fentiment, des foins & desfervices que le public voyoit & dont je n'avois que faire; quand je les aimois, ils ont voulu paroitre m'aimer. Pour moi, qui dédatgne en tout les apparcnces,. je ne m'en fuis pas contenté, & ne trouvant que cela, je me le fuis tenu pour dit. Ils n'ont pas précifément ceffé de m'aimer, j'ai feulement découvert qu'ils ne m'aimoient pas. Po un la première fois de ma vie , je me trouvai donc tout-a-coup le cceur feul, & cela, feul auffi dans ma retraite, & prefque auffi malade que je le fuis aujourd'hui. C'eft dans ces circonflances que ctunuietica ce nouvel attachement, qui m'a fi bien dédomraagé de tous les autres, & dont lien ne me dédommagera; car il durera, j'efpere, autant que ma vie,. & quoiqu'il arrivé, il fera le dernier. Jè ne puis vous dilfimuler, Monfieur, que j'ai une violente averfion pour les états qui dominent les autres;, j'ai même tort de dire que je ne puis le difflmuler , car je n'ai nulle peine a vous 1'avouer, a vous né d'un fang illuflre, fils du Chancelier de France , & Premier PréGdenc d'une Cour fouveraine; oui, Monfieur, a vous qui m'avez fait mille biens fans me connoitre, & a qui, malgré mon ingratitude naturelle , il ne m'en coüte rien d'être obligé. Je hais les grands, je hais leur état, leur dureté, leurs préjugés, leur petitelfe & tous leurs vices , & je les haïroii hten davantage fi je les ménrilbis moins. C'eft  A M. DE MiLliS'BEBLES. 449 avec ce fentiment que j'ai été comme entrainé au chateau de Montmorenci; j'en ai vu les maitres; ils m'ont aimé, & moi, Monfieur, je les ai aimés, & les aimerai tant que je vivrai de toutes les forces de mon ame: je donnerois pour eux, je ne dis pas ma vie, le don feroit foible dans 1'état oü je fuis; je ne dis pas ma réputation parmi mes contemporains dont je ne me foucie gueres; mak la feule gloire qui ait jamais touché mon cceur, ■1'honneur que j'attends de la poftérité , & qu'elle me rendra paree qu'il m'eft dü, & que la poftérité eft toujours jufte. Mon cceur qui ne fait point s'attacher a demi, s'eft donné a eux fans -réferve, & je ne m'en repens pas, je m'en repen» tirois même inutilement, car il ne feroit plus tems de m'en dédire. Dans la chaleur de 1'enthoufiafme qu'ils m'ont infpiré, j'ai cent fois été fur le point de leur demander un afyle dans leur maifon pour y paffer le refte de mes jours auprès d'eux, & ils me 1'auroient accordé avec joie , fi même, a Ja maniere dont ils s'y font pris , je ne dois pa» me regarder comme ayant été prévènu par leurs offres. Ce projet eft certainement un de ceux que j'ai médité le plus longtems & avec Ie plus de complaifance. Cependant il a fallu fentir a Ia fin malgré moi , qu'il n'étoit pas bon. Je ne penfois qu'a 1'attachement des perfonnes, fans fonger aux intermédiaires qui nous auroient tenus éloignés, & il y en avoit de tant de fortes, furtout dans l'iiicommodité attachée a mes maux,qu'ua  4J0 L E T T R E S ter projet n'eft cxcufable, que par Ie fentiment qui favoit infpiré. D'ailleurs, la maniere de vivre qu'il auroit fallu prendre, choque trop direétement tous mes goüts , toutes mes habitudes, je n'y aurois pas pu réfifter feulement trois mois. Enfin nous aurions eu beau nous rapprocher d'habitation, la diftance refiant toujours Ia même entre les états, cette intimité délicieufe qui fait le plus grand charme d'une étroite fociété, eüt toujours manqué a la nótre; je n'aurois été ni 1'ami, ni le domeftique de Monfieur le Maréchal de Luxembourg 5 j'aurois été fon hóte; en me fentant hors de chez moi , j'aurois foupiré fouvent après mon ancien afyle, & il vaut cent fois mieux être éloigné des perfonnes qu'on aime , & defirer d'être auprès d'elles , que de s'expofer a faire un fouhait oppofé, Quelques degr-és plus rapprochés euffent peut'être fait révolution dans ma vie. J'ai cent fois fuppofé dans mes rêves Monfieur de Luxembourg point Duc , point Maréchal de France , mais bon Gentilhomme de campagne , habitant quelque vieux chateau, & J. J. Rouffèau point auteur , point faifeur de livres , mais ayant un efprit médiocre & un peu d'acquis, fe préfentant au Seigneur chatelain & a la Dame, leur agréant, trouvant auprès d'eux le bonheur de fa vie, & contribuant au leur ; fi pour rendre le rêve plus agréable , vous me permettiez de poufler d'un coup d"épaule le chateau de Malesherbes a demi* lieue de-la, il me femble, Monfieur, qu'en rêvant  a M. df. MALrSHÉH BflJ. 43 ( de cette maniere, je n'aurois de longtems envie de m'éveiller. Mais c'en eft fait; il ne me refte plus qu'a terminer le, long rêve ; car les autres font déformats tous hors de faifon ; & c'e(t beaucoup , fi je puis me promettre encore quelques-unes d»s heures délicieufes que j'ai paffées au chateau de Montmorenci. Quoi qu'il en foit , me voila tel que je me fens affeété , jugez-moi fur tout ce fatras fi j'en vaux la peine , car je n'y faurois mettre plus d'ordre, & je n'ai pas le courage dè recommencer: fi ce tableau trop véridique m'óte votre bienveillauce, j'aurai ceffé d'ufurper ce qui ne m'apparteuoit pas; mais fi je la conferve, elle m'en deviendra plus chere, comme étant plus a moi. FIN.