ays *, ils „ tous les feminiens de la nature, comme il avoit „ dépouilid ceux de 1'honneur & de la religion.' A ce paffage M. Rouireau a re'pondu de la maniere fuivame: „ Je veux faire, avec fimplicité, la déclaration „ 'que femble exiger de moi eet atticle. Jamais au„ cune maladie de celles dont parle ici 1'auteur, ni „ petite, ni grande, n'a fouillé mon corps. Celle „ dont je fuis affligé.n'y a pas le moindre rapport: „ elie eft née avec moi, comrae le favent les per„ fonnes encore vivantes qui ont pris foin de mon enfance. Cette maladie eft connue de MM. Malouiu, Morand, Thierry, Daran & du frere Cóme. S'il s'y trouve la moindre marqué de dé. bauehe, je les prie de me confondre & de me faire home de ma devife. La perfonne fage & généralement eftirnée, qui me foigne dans mes maux & me confole dans mes ifflidlions, n'eft "„ malheureufe, que paree qu'elle partage le fort , d'un homme fort malheureux; fa mere eft aftu* 2  iv A VE R TIS SE ME NT pleureront fur les angoiflès d'une grande & belle ame, réduite a 1'état affreux d'oü elle devoit voir toute la terre fe liguer contre fon repos & fon honneur; & iis eommenceront la vengeance qui attend fes Mches perfécuteurs dans le mépris & Texécration de toute Ja poftérité. s, ellement pleine de vie Sten bonne fanré, malgré ft vieillefle. Je rr'ai jamais expofé, ni fait expofer aucun enfant a la porte d'aucun .hópital, ni ail„ leurs. Une perfonne qui auroit eu la chaiité dont „ on parle, auroit eu celle d'en gnrder le fecret; „ & chacun fent que ce n'eft pas de Geneve, oü je n'ai point ve"cu & d'oü tant d'animofité fe répand contre moi ,qu'on doit attendre des infor„ mations fidelles fur ma conduite. Je n'ajouterai „ rien fur ce paflige , finon qtfau meurtre prés, „ j'aimerois mieux avoir fait ce dont fon auteur „ m'accufe, que d'en avoir écrit un pareil." L'autre fe trouve dans une efpece de f*ië de Séneque , imprlmée a Paris depuis la mort de M. RoulTeau; dans laquelle 1'auteur anonyme, avec un zele digne de fon école, fous prétexte de défendre la mémoire d'un homme mort depuis 1500 ans, fe permet de noircir impitoyablement c ;lle d'un contemporain. Cet e'crivain parle d'un 'Suilius, qu'il qwalifie de délateurpar tt'm; puis il ajoute cetie note:  DE U EB IT EU R. v Je dois avertir tous ceux a qui le rrom eélebre de 1'auteur pourroit faire chercher de Famufement dans ces feuilles,qu'ils n'y trouveront rien, ni pour flatter leur goüt, ni pour fatisfaire a leur curiofité. Le froid philofophe daignera peut-être y voir un moreeau intéreffant pour fervir a 1'hifloire de 1'efprit humainr „ Si par une bizarrerie qui n'eft pas fans exemple, „ il paroifloit jamais un ouvrage oü. d'honnêtes gens „ fuiïent impitoyablement décbirés par un artifirieux „ fcélérat, qui pour donner quelque vraifemblauce „ afes injuftes & cruelles imputations, fe peindroit „ lui-même de couleurs odieufes, acücipez fur le „ moment & demandez - vous è vous- même: fiun „ impudent, un Cardan, qui s'avoueroit coupabls „ de mille méchancetés , feroit un garant bien digne „ de foi; ce que la calomnie auroit dü lui coüter, „ & ce qu'un forfait de plus ou de moins ajouieroit „ a la turpitude fècrete d'une vie cachée pendant plus „ de ciuquante ans fous le mafque le plus épais de ,r 1'hypocrifie. Jettez loin de vous fon infame li„ belle,.& craignez que, féduitparune éioquence „ perfide & entrainé par les exclaraations aufllptiiï„ riles qu'infenfées de fes enthoufiaftes, vous ne „ ÜHifïïez par devenir fes complices. Déteftez 1'ingrac * 3  vi JFERTISSEMENT S'il eft une plutne capable de peindre les nioeurs les plus firaples & les plus fublimes, une bicnveillance qui panageoic toutes les miferes du genre humain , un courage toujours pree a fe facrifier pour la caufe de la vérité , & furtout ces afpirations continuelies après la plus haute vertu, trop élevée peut-être pour que notre foiblefïc puiffe y atteindre , mais qui tiennent celui qui les reflènt dans une affiette bien au-defTus de „ qui dit du mal de fes bienfaiteurs; détcfiez I'homme atroce qui ne balance pas a noircir fes anciens „ amis; déteftez le lache qui laiiTe fur fa tombe la „ révélatlon des fecretsqui lui ont été covMs, ou „ qu'il a furpris de fon vivant. Pour moi, je jute „ que mes yeux ne feroient jamais _ fouiilés de la f) Ieéture de fon ouvrage; je protefte que je préfe'„ jerois fes inveflives a fon éloge." EJfai fur /« vie de S-éneque, page nü. Qui peut lire ces deux paflages, écrits a Ia diflance de feize ans 1'un de 1'autre, dont tout 1'intervalle a été rempü de pareiües horreurs, fans föliciter leur objet infortuné, d'avoir enfin trouvé le feul afyle, cü il fera également a 1'abri de la rage, du fana. cifme & des traits empoifounés de 1'envie i  DE UEDITEUR. vu celle des-anfes, ordinaires, — que cetce plurae écrive la Vie de Jean-Jaques Rousseau (*> É?) Soctate vivoit dans un fiecle oü fes préceptes & fon exemple lui attirerent une foule de difciples, & c'eft a quelques. uns d'entr'eux que nous devons tout ce que nous favons de eet homme admirable. Rouffeau a été feul dans le fien* mais fes Hvres nousreftent, & ceux qui favent les lire n'ont pas befoin d'awre hiftoire, ni de fa vie, ai de fes mocurs.  DU SUJET ET DE LA F O R ME DECETÉCRIT. J'a i fouvent dit que 111'on m'eut donné d'un autre homme les idéés qu'on a données de moi a mes contemporains, je ne me ferois pas conduit avec lui comme ils font avec moi. Cette afTertioo a laifie tout le monde fort indifférent fur ce point, & je n'ai vu chez perfonne la moindre curiofité de fa.voir en quoi ma conduite ent différé de celle des autres & quelles euflent été mes raifons. j'ai conclu de-la quele public, parfaitement für de 1'impoffibiiité d'en. nfer plus juflement ni plus bonnêtemeu qu'il ne fait a mon égard, 1'étoit par conféquent que dans ma fuppofition j'aurois eu tort de ne pas 1'iraiter. j'ai cru raéme appercevoir dans fa confiance une laauteur dédaigneufe qui ne pouvoit venir que d'une grande opinion de la verta de fes guides & de la fienne dans cette affaire. Tout cela, couvert pour rooi d'un myftere impénétrable, ne pouvant s'accordex avec mes raifons, m'a engagé a les dire pour les loumettre aux réponfes de quiconque auroit la charité de me détromper: car mon erreur, fi elleexifte, ïi'efl pas ici fans conféquence: elle me force a mal penfer de tous ceux qui m'entourent; & comme rien n'eft plus éloigné de ma volonté que d'étre ia. jutte & ingrat envers eux , ceux qui me défabuferoient , en me ramenant a de meilleurs jugemens, fubflitueroient dans mon coeur la gratitude a 1'indi-  Du S V J b t, &c. i* gnation, & me rendroient fenfible & reconnoiflant en me montrant mon devoir a 1'être : ce n'eft paa la , cependant, le feul motif qui m'ait mis la plume a la main. Uu autre encore plus fort & non moina légitime fe fera fentir dans cetécrir. Mais je protefte qu'il n'entre plus dans ces motifs 1'efpoir, ni prefque le defir d'obtenir enfin de ceux qui m'ont jugé , la juftiee qu'ils me refufent & qu'ils font bien dé» terminés a me refufer toujours. ENVoulant exécuter cette entreprife, je me fuis tu dans un bien fingulier embarras. Ce n'étoit pas de trouver des raifons en faveur de mon fentiment, c'étoit d'en imaginer de contraires, c'étoit d'établit fur quelque apparence d'équité des procédés on je n'en appercevois aucune. Voyant cependant tout Paris, toute la Francs, toute 1'Europe fe conduire a mon égard avec la plus grande confiance fur des maximes fi nouvelles, fi peu concevables pour moi y je ne pouvois fuppofer que eet accord unanime n'eüt aucun fondement raifonnable ou du moins apparent, & que toute une génération s'accordlt a vouloir éteindre a plaifir toutes les lumieres naturelles, violer toutes les Ioix de la juftice, toutes les regies du bon feus, fans objet, fans profil, fans prétexte, uniquement pour fatisfaire une fantaifie dont je ne pouvois pas même appercevoir le but & 1'occafion» Le filence profond, univerfel, non moins inconcevable que le myflere qu'il couvre, myftere que de« puis quinze ans on me cache avec un foin que je m'abüiens de qualifier, & avec unfuccès qui cieat * 5  i Du Sujet da prodige ; ce filence effrayant & terrible ne m'a pas laifle faifir la moindre idee qui pilt ni'éctairer fur ces étranges difpofitions. Livré pour toute lumiere a mes conjeétures, je n'en ai fu former aucune qui pii; expliquer ce qui m'arrive de maniere a pouvoir croire avoir démélé Ia vérké. Quand de forts indices m'ont fait penfer quelquefois avoir découvert avec le fond de 1'imrigue fon objet & fes auteurs , les abfurdités fans norabre que j'ai vu naltre de ces fuppofuicns m'ont bientót contraint de les abandonner, & toutes celles que mon imagination s'eft tourmentée a leur fubftituer, n'ont pas mieux foutenu Ie moindre examen. Ce/'Eis daint pour ne pas combattre une chifiiere, pour ne pas outrager toute une génération» il falloit bien fuppofer des raifons dans le parti approuvé & fuivi par tout le monde. Je n'ai rien epargné pour en chercher , pour en imaginer de propres a féduire la multitude; & fi je n'ai riert trouvé qui düt avoir produit eet elfet, le ciel m'eft témoin que ce n'eft faute ni de volonté ni d'erForts , & que j'ai rsiifemblé foigneufement toutes les idéés que mon entendement m'a pu fournir pour cela. Tous mes foins n'aboutiflant a rien qui püt me fa» tisfaire, j'ai pris le feul parti qui me reftoic a prendre pour m'expliquer : c'étoit, ne pouvant raifonner fur des motifs particuliers qui m'étoient inconnus & incompréhenfibles, de raifonner fur une hypoftiefe générale qui put tous les raffembler: c'étoit entre toutes les fuppofitions poffibles de cboifir la x  be cet ecrit. pire poar rnoi, la meilleure pour mes adverfains, & dans cette pofition, ..ajullée amant qu'il m'étoic poffible aux manoeuvres dont je me fuis vu fobjet, aux allures que j'ai entrevues , aux propos inytiérieux que j'ai pu faifir 9a 6: la, d'e.vaminer queile conduite de leur part eü: été la plus raifonnible & la plus jufle. Epuifer tout ce qui fe pouvoit dire en leur faveur, étoit le feul moyen que j'euile de trouver ce qu'ils difent en cffet, & c'eft ce que j'ai tdchd de faire, en mettant de leur cóté tout ce que j'y ai pu mettre de motifs plaufibles & d'argumens fpécieux, & cumulant contre moi toutes les charges imaginables. Malgré tout cela , j'ai fouvent rougi, je 1'avoue, des raifons que j'étois forcé de leur prêter. Si jven avois trouvé demeilleures, je les aurois employees de tout mon coeur & de toute ma force, & cela avec d'autant moins de peine qu'il me paroic certain qu'aueune n'auroit pu tenir contre mes réponfes ; paree que celles-ci dérivent iinmédiaternent des premiers principes de la juflice, des premiers élémens du bon fens & qu'elles font applicables a tous les cas polïïbles d'une fituation pareilie a celle oü.je fuis. La forrte du dialogue m'ayant paru la plus propre ö difcuter le pour & le contre, je 1'ai choïfie pour cette raifon. J'ai pris la liberté de reprendre dans ces entretiens. mon nom de familie que le publ;c a jugé a propos de m'óter, & je me fuis défigné en tiers a fon exemple par celui de baptème auquel il lui a plu de me réduire. En prenaat  xii Du Sujet un Francois pour mon autre interlocuteur, je n'ai rien fait que d'honnête & d'obügennt pour le nom qu'il porte, puifque je me fuis abftenu de le rendre eomplice d'une conduite que je défapprouve, & je n'aurois rien fait d'injufte en lui donnant ici le perfonnage que toute fa nation s'emprefle de faire a mon égard. J'ai méme eu 1'atteniion de la rame* lier a des fentimens plus raifonnables que je n'en ai trouvé dans aucun de fes compatrioies, & celui que j'ai mis en fcene eft tel, qu'il feroit auffi heu« reüx pour moi qu'honorable & fon pays qu'il s'y en trouvüt beaucoup qui 1'imitafienr. Que fi quelquefois je 1'engage en des raübnnemens abfurdes, je protefte derechef eft' fincéri:é de eoeur que c'eft toujo'urs malgré moi , & je crois póuvoir déficr toute la France d'en trouver de plus folides pour autorifer les fingulieres pratiques dont je fuis 1'objet & dont elle paroit fe glorifier fi fort. C e que j'avois a dire étoit fi clair & j'en étoii fi pénétré, que je ne puis aftez m'étonner des Iongueurs, des redites, du verbiage & du défordre de eet écrit. Ce qui 1'eüt reudu vif & véhément jbus la plume d'un autre,eft précifément ce qui 1'a rendu tiede & languiffant fous la mienne. C'étoit de moi qu'il s'agiftoit, & je n'ai plus trouvé pour mon propre intérét ce zele & cette vigueur da courage qui ne peut ezalter une ame généreufe que pour la caufe d'autrui. Le róle humiliant ds ma propre défenfe eft trop au-deflbus de moi, trop peu digne des fentimens qui m'anicient pouf.  BE C E T E C 11 I T. Jtlll ue j'aime a m'en charger. Ce n'eft pas non plui, on le fentira bientóc > celui que j'ai voulu reuiplir ici. Mais je ne pouvois examiner la conduite du public a mon égard , fans me contempler moimême dans la pofition du monde la plus déplorable & la plus cruelle. II falloit m'occuper d'idéej triftes & déchirantes, de fouvenirs amers & révoltans, de fentimens les raoins faits pour moncoeur; & c'eft encet état de douleur & de détreffe qu'il a fallu me refhettre , chaque fois que quelque noutel outrage forcant ma répugnance m'a fait faire un'nouvel eflbrt pour reprendre eet écrit fi fouvent abandonné. Ne pouvam fouftnr la continuité d'une eccupation fi douloureufe, jene m'y fuis livré que durant des momens très-courts, écrivanc chaque idéé quand elle me venoit & m'en tenant • la, écrivant dix fois la mêtne quand elle m'eft venue dix fois, fans me rappeller jamais ce que j'avois pré* cédemment écrit, & ne m'en appercevant qu'a lt lefture du tout, trop tard pour pouvoir rien corriger, comme je le dirai tout-a-l'heure. La colere anime qudquefois le talent, mais le dégout & le ferrement de cceur l'étouffcnt; & 1'on fentira mieux sprès m'avoir lu que c'étoient-la les difpofuions eonftantes oii j'ai dü me trouver durant ce pénibl» travail. Une autre difficulté me fa rendu fatigant » c'étoit, forcé de parler.de moi fans ceflTe, d'en parler avec juftice & vérité , fans louange & fans dépreffion. Cela u'eft pas difficiie a un homme a  x i v Du Sujet qui le public rend Phonneur qui lui eft du: il eft par-la difpenfé d'en prendre le foin lui• méme. 11 peut également & fe taire fans s'avilir, & s'attribuer avec franchife les qualités que tout le monde reconnoit en lui. Mafs celui qui fe fent digne d'hoiineur & d'eftime & que le public défigure & diffarae a plaifir, de quel ton fe rendra t il feu! la juftice qui lui eft due ? Doit-il fe parler de lui-méme avec des éloges mérités, mais généralement déaiemis? Doit-il fe vanter des qualités qu'il fent en lui, mais que tout le monde refufe d'y voir? II y «uroit moins d'orgueil que de baffeiTe a proftituer ainfi la vérité. Se louer alors même avec la plus rigouteufe juftice , feroit plutót fe dégrader que s'honorer , & ce feroit bien mal connoltre les hommes que de croire les ramener d'une erreur dans laqueile ils fe complaifent, par de telles proteftations. Un filence fier & dédaigneus eft en pareil cas plus a fa place, & eut été bien plus de mon goüt: mais il n'auroit pas rempli mon objet, & pour le remplir il falloit néceffairement que je diffe de quel oeil, fi j'étois un autre, je verrois *n homme tel que je fuis. J'ai taché de m'acquitter équitablement & impartiaiement d'un fi difficile devoir, fans infulter a 1'incroyable aveugletaent du public, fans me vanter fïérement des vertus qu'il me refufe, fans m'accufer non plus des vices que je n'ai pas & dont il lui plait de me charger, mais en expliquant firaplemeut ce que j'aurois déduit d'une conflitution femblable a la mienne , étudiée  de C e t E c a i t. XV avec foin dans un autre homme. Que fi Ton trouve dans mes defcriptions de Ia retenue & de Ia modération, qu'on n'aille pas m'en faire un mérite. Je déclare qu'il ne m'a manqué qu'un peu plus de modeffie pour parler de moi beaticoup plus honorablement. Voyant l'exceffiVe longueurde ces Dialogues, j'ai tenté plufieurs fois de les élaguer , d'en óter les fréquentes répétitions, d'y raettre un peu d'ordre & de fuite; jamais je n'ai pu foutenir ce nouveau tourment, Le vif fentimsnt de mes malheurs, ranimé par cette leéture, étoufFe toute l'attention qu'elle exige. 11 m'eft impoffible de rien retenir, de rapprocher deux phrafes & de comparer deux idéés. Tandis que je force mes yeux a fuivre les lignes, mon coeur ferré gémit & foupire. Aprés de fréquens & vains efforts, je renonce a ce travail dont je me fens incapable, &, faute de pouvoir faire mieux, je me borne a tranfcrire ces infonnes effais que je fuis hors d'état de corriger. Si tels qu'ils fonr, fentreprife en étoit encore a faire, je ne la fcrois pas, quand tous les biens de 1'univers y feroient attachés ; je fuis méme forcé d'abandouner des muhkudes d'idées meilleures & mieux rendues que ce qui tient ici leur place, & que j'avois jettées fur des papiers détachés dans 1'eipoir de les encadrer aifément ; mais 1'abattement m'a gagné au point de me rendre méme impoffible ce léger travail. Après tout , j'ai dit a peu prés ce que j'avois a dire: il eft noyé dans uu cahos de  xvi Du Sujet de cet Ecrit. défordre & de redites, mais il y eftï les bons «fbrits fauront 1'y trouver. Quant a ceux qui ne veulent qu'une leclure agréable & rapide , ceux qui n'ont cherché, qui n'ont trouvé que cela dans mes Confeflions, ceux qui ne peuvent fouffrir un peu de fatigue, ni foutenir une attention fuivie pour fïntérét de la juftice & de la vérité, ils feront bien de s'épargner 1'ennui de cette lefture; ce s'eft pas a eux que j'ai voulu parler, & loin de chercher è leur plaire , j'éviterai du moins cette derniere indignité que le tableau des miféres de ma vie foit pour perfonne un objet d'amufement. Que deviendra eet écrit? Quel ufiige en pourrai-je faire ? Je 1'ignore , & cette incertitude a beaucoup augmenté le découragement qui ne m'a point quitté en y travaillant. Ceux qui difpofent de moi en ont eu connoiflance aufiitót qu'il a été commencé, & je ne vois dans ma fituation aucun moyen poffible d'empêcher qu'il ne tombe entre leurs mains tót ou tard. Ainfi felon le cours naturel des chofes toute la peine que j'ai prife eft a pure perte. Je ne fais quel parti le ciel me fuggérera, mais j'efpérerai jufqu'h la fin qu'il n'abandonnera point la caufe jufte. Dans quelques maius qu'il fafle tomber ces feuilles, fi parmi ceux qui les liront peut-étre il eft encore un cceur d'homme,cela me fuflit, & je ne mépriferai jamais affez 1'efpece bumaine pour ne trouver dans cette idéé aucun fujet de confiance & d'elpoir. R O ü S-  ROUSSEAU J U G E DE JEAN JAQUES. D IA LOG UES (»> Bariarus hic ego fum quia non inteüigor Mis. O V I D. T R I S T. Premier Dialogue. R. QueUes incroyables chofes je viens d'apprendre ! Je n'en reviens pas. Jufte ciel! quel abominable homme! qu'il m'a fait de mali que je le vais détefter. F. Et notez bien que c'eft ce méme homme dont les pompeufes produftions vous ont fi charmé , fi ravi par les beaux préceptes de vertu qu'il y étale avec tant de fafte. R. Dites, de force. Soyons juftes, méme avec les méchans. Le fafte n'excite tout au plus C) Pour éviter de répéter continuelletnent les Noms des deux Interlocuteurs, qui font Roufeau & un Franfois, on s'eft contenté de les diftinguer par les Lettres R. & F. Supplém. Tom. III. A  2 Premier. qu'une admiration froide & ftérile, & furement ne me charmera jamais. Des écrits qui éleventl'ame & enflamment le cceur, méritent un autre mot. F. Fafte ou force, qu'importe le mot, fi 1'idée eft toujours la méme ? Si ce fublime jargon tiré par Phypocrifie d'une tête exaltée n'en eft pas moins dicté par une ame de boue? R. Ce choix du mot me paroit moins indifférent qu'a vous. 11 change pour moi beaucoup les idéés, & s'il n'y avoit que du fafte & du jargon dans les écrits de 1'auteuï que vous m'avez peint, il m'infpireroit moins d'horreur. Tel homme pervers s'endnrcit a La féchérefle des fermons & des prones, qui rentreroit peut-être en lui-même & deviendroit honnête homme, li 1'on favoit chercher & ranimer dans fon oreur ces fentimens de droiture & d'humanité que la nature y mit en réferve & que les paflïons étouffent. Mais celui qui peut contempler de fangfroid la vertu dans toute fa beauté, celui qui fait . Ia peindre avec fes charmes les plus touchans, fans cn ètre ému, fans fe fentir épris d'aucun amour pour elle; un tel être, s'il peut exifter, eft un méchant fans refihurce, c'eft un cadavre moral. F. Comment, s'il peut exifter? Sur 1'effet qu'ont produit en vous les écrits de ce miférable, qu'entendez-vous par ce doute, après les entretiens que nous venons d'avoir? Expliquez - vous. R. Je m'expliquerai. Mais ce fera prendre Ie foin le plus inutile ou le plus fuperflu: car tout  DlALOGUE. 3 ce que je vous dijrai ne fauroit être entendu que par ceux a qui 1'on n'a pas befoin de le dire. Figurez - vous donc un monde idéal femblable au nótre, & néanmoins tout différent. La nature y eft la même que fur notre terre, mais 1'économie en eft plus fenfible, 1'ordre en eft plus marqué , le fpeftacle plus admirable ; les forrnes font plus élégantes , les couleurs plus vives, les odeurs plus fuaves, tous les objets plus intéreffans. Toute la nature y eft fi belle, que fa contemplation enflammant les ames d'amour pour un fi touchant tableau, leur infpire avec le defir de concourir a ce beau fyftême la crainte d'en troubler 1'harmonie; & de-la nait une exquife fenlibilité, qui donne a ceux qui en font doués des jouiiTances immédiates, inconnues aux cosurs que les meines contemplations n'ont point avivé. Les paffions y font comme ici le mobile de toute action, mais plus vives, plus ardentes, ou feulement plus fimples & plus pures, elles prennent par cela feul un caractere tout différent. Tous les premiers mouvemens de la nature font bons & droits. lis terident le plus directement qu'il eft poflible a notre confervation & a notre bonheur: mais bientót manquant de force pour fuivre a travers tant de réfiftance leur première direótion, ils fe Iaiffcnt défléchir par mille obftacles qui, les détournant du vrai but, leur 'font prendre des routes obliques, oü 1'homme oublie fa première deftination. L'erreur du jugement, la A 2  4. Phemier force des préjugés, aident bfeaucoup a nous faire prendre ainfi le change; mais eet efFet vient principalement de la foibleffe de 1'ame qui, fuivant mollement 1'impulfion de la nature, fe détourne au choc d'un obftaele, comme une boule prend 1'angle de réfiexion; au lieu que celle qui fuit plus vigoureufenjent fa courfe ne fe détourne point, mais comme un boulet de canon, force 1'obftacle, ou s'amortit & tombe a fa rencontre. Les habitans du monde idéal don» je parle, ont le bonheur d'être maintenus par la nature, a laquelle ils font pkis attachés, dans eet heureux point de vus oü elle nous a placés tous, & par cela feul leur ame garde toujours fon caraftere origine!. Les paffions primitives , qui toutes tendent direftement a notre bonheur, ne nous occupent que des objets qui s'y rapportent, & n'ayant que 1'amour de foi pour principe, font toutes aimantes & douces par leur effence; mais quand, détournées de leur objet par des obftacles , elles s'occupent plus de robftacle pour 1'écarter que de 1'objet pour 1'atteindre, alors elles changent de nature & deviennent irafcibles & haineufes, & voila comment 1'amour de foi, qui eft un fentiment bon & abfolu, devient amourpropre, c'eft-a-dire, un fentiment relatif par lequel on fe compare, qui demande des préférences, dont la jouiffance eft purement négative, & qui ne cherche plus a fe fatisfaire par notre propre bien, mais feulement par le mal d'autrui.  DlALOSUE. 5 Dans la fociété humaine, fitót que la foulc des paffions & des préjugés qu'elle engendre, a fait prendre le change a 1'homme, & que les obftacles qu'elle entafte 1'ont détourné du vrai but de notre vie, tout ce que peut faire le fage, battu du choc continuel des paffions d'autrui & des Hennes, & parmi tanc de direftions qui 1'égarent, ne pouvant plus démêler celle qui le conduiroit bien; c'eft de fe tirer de la foule autant qu'il lui eft poffible, & de fe tepir fans impatience a la place ou le hafard Pa pofé; bien fur qu'en n'agiffant point, il évite au moins de courir è fit perte & d'aller chercher de nouvelles erjceurs. Comme il ne voit dans 1'agitation des hommes que la folie qu'il veut éviter, il plaint leur aveuglement .encore plus qu'il ne hait leur malice; il ne fe tourmente point a leur rendre mat pour mal, outrage pour outrage, & fi quelquefois il cherche a repouffer les atteintes de fes ennemis , c'eft 'fans chercher a les leur rendre, fans fe paffionner contre eux, fans fortir ni de fa place, ni du calme ou il veut refter. Nos habitans fuivant des vues moins profondes, arrivent prefque au même but par la route contraire, & c'eft leur ardeur même qui les tient dans l'inactton. L'état célefte auquel ils afpirent & qui fait leur premier befoin par la force avec laquelle ii s'offre a leurs ccurs, leur fait raffembier & tendre fans cefie toutes les puiffances de leur ame pour y parvenir. Les obftacles qui les A 3  6 Premier retiennent ne fauroient les occuper au point de Ie leur faire oublier un moment; & de-la ce mortel dégout pour tout Ie refte, & cette inaftion totale quand ils défefperent d'atteindre au feul objet de tous leurs vceux. Cette différence ne vient pas feulement du genre des paffions, mais auffi de leur force; car les paffions fortes ne fe laiffent pas dévoyer comme les autres. Deux amans, 1'un très-épris, 1'autre affez tiede, fouffriront néanmoins un rival avec la même impatience, 1'ub a caufe de fon amour, 1'autre a caufe-de fon amour-propre. Mais il' peut très-bien arriver que la haine du fecond, devenue fa paffion principale, furvive' a fon amour & même s'accroiffe après qu'il eft éteint; au lieu que le premier , qui ne aait qu'a caufe qu'il aime, ceffe de haïr fon rival, fitöt qu'il ne le craint plus. Or fi les ames foibles & tiedes fo«t plus fujettes aux paffions haineufes qui ne font que des paffions fecondaires & défléchies, & ü les ames grandes & fortes fe tenant dans leur première direétion, confervent mieux les paffions douces & primitives, qui naiffent direftement de 1'amour de foi, vous voyez comment d'une plus grande énergie dans les facultés & d'un premier rapport mieux fenti, dérivent dans les habitans de eet autre monde des paffions bien différentes de celles qui déchirent ici-bas les malheureux humains. Peut-être n'eft-on pas dans ces contrées plus vertueux qu'on ne l'eil autour dc nous, mais-  D I A L O c v i. 7 on y fait mieux aimer la vertu. Les vra's penchans de la nature étant tous bons, en s'y livrant lis font bons' eux-mêmes: mais Ia vertu parmi nous oblige fouvent a Combattre & vaincre la nature, & rarement font-ils capables de pareils efforts. La longue inhabitude de réfiftcr peut même amollir leurs ames au point de faire'le mal par foibleffe, par crainte, par néceffité : ils ne font exempts ni de fautes ni de vices; 1c crime même ne leur eft pas étranger, puifqu'il eft des fituations déplorables, oü la plus haute vertu fuffit a peine pour s'en défendre & qui forcent au mal 1'homme foible malgré fon cceur. Mais PexprefTe volonté denuire, Ia haine envénimée, 1'envie, la noirceur, la trahifon , la fourberie y font inconnues; trop fouvent on y voit des coupables, jamais on n'y vit un méchant. Enfin s'ils ne font pas plus vertueux qu'on ne 1'eft ici, du moins par cela feul qu'ils favent mieux s'aimer eux-mêmes, ils font moins malveillans pour autrui. Ils font aufli moins actifs, ou pour mieux dire, moins remuans. Leurs efforts pour atteindre a Pobjet qu'ils contemplent, confiftent en des élansvjgoureux; mais fitöt qu'ils en fentent Pimpuiffance ils s'arrêtent, fans chercher a leur portee des équivalens è eet objet unique, lequel feul ■ peut les tenter. Comme ils ne cherchent pas leur bonheur dans Papparence, mais dans le fentiment intime, en quelque rang que les ait placés la fortune, ils A 4  f F Jl E be i e b s'agitent pen pour en fortir ; ils ne cherchent gueres a s'élever, & defcendroient fans répugnance a des relations plus de leurgoüt, fachant bien que 1'état le plus heureux n'eft pas lè plug honoré de la foule, mals celui qui rend le coeur plus content. l»es préjugés ont fur eux trés - peu de prife, I'opinion ne les mene point, & quand ils en fentect 1'effet, ce n'eft pas eux qu'elle fubjugue, mais ceux qui influent fur leur fort. Quoique fenfuels & voluptueux, ils font pen de cas de 1'opulence, & ne font rien pour y parvenir, connoiffant trop bien 1'art de jouir pour ignoref que ce n'eft pas a prix_d'argent que le vrai plaifir s'achete; & quant au bien que peut faire un riche, fachant auffi que ce n'eft pas lui qui le fait, mais fa richefle, qu'elle le feroitfans lui mieux encore , répartie entre plus de mains, ou plutót anéantie par ce partage, & que tout ce bien qu'il croit taire par elle, équivaut rarement au mal réel qu'il faut faire pour 1'acquérir. D'ailleurs aimant encore plus leur liberté que leurs aifes, ils craindroient de les acheter par la fortune , ne füt-ce qu'a caufe de la dépendance & des embarras attachés au foin de la conferver. Le cortege inféparable de 1'opulence leur feroit cent fois plus a charge que les biens qu'elle procure ne leur feroient doux. Le tourment de la poffeiïïon empoifonnerott pour eux tout le plaifir de la jouiiTance. Ainfi bornés de toutes parts par Ia nature & par  DlALOGUE. 9 par la raifon, ils s'arrêtent & paffent la vie' i en jouir en faifant chaque jour ce qui leur paroit bon pour eux & bien pour autrui, fans égard a 1'eftimation des hommes & aux caprices de 1'opinion. F. Je cherche inutilement dans ma tête ce qu'il peut y avoir de commun entre les êtres fantaftiques que vous décrivez & le montere dont nous parlions tout - a - 1'heure. R. Rien fans doute , & je Ie crois ainfi: mais permettez que j'acheve. Des êtres fi finguliérement confKtués doivent néceiTairement s'exprimer autrement que les hommes ordinaires. II eft impoffible qu'avecdes ames fi différemment modifiées , ils ne portent pas dans 1'expreffion de leurs fentimens & de leurs idees I'empreinte de ces modifications. Si cette empreinte échappe a ceux qui n'ont aucune notion de cette maniered'être, elle ne peut échapper è ceux qui la connoiflent & qui en font affeélés eux-mêmes. C'eft un figne caractériftique auquel les initiés fe reconnoiffent entr'eux, & ce qui" donne un grand prix a ce figne fi peu connu Sc encore moins employé, eft qu'il ne peut fe contrefaire, que jamais il n'agit qu'au niveau de fa fource, & que quand il ne part pas du cceur da ceux qui 1'imitent, il n'arrive-pas non plus aux cosurs faits pour Ie diftinguer; mais fïtói qu'il y parvient, on ne fauroit s'y méprendre; il eft vrai, dés qu'il eft fenti. C'eft dans toute la conA 5  duite de Ia vie, plutót que dans quelques actiom éparfes , qu'il fe manifefte le plus fürement, Mais dans dés fituations vives oü 1'ame s'exalte involontairement, 1'initié diftingue bientót fcn frere de celui qui fans 1'être veut feulement en prendre 1'accent, & cette diftin&ion fe fait fentir également clans les écrits. Les habitans du monde enchanté font généralcment peu de livres, & ne s'arrangent point pour en faire; ce n'eft jamais un métier pour eux. Quand ils en font, il faut qu'ils y foient forcés par un ftimulant plus fort que 1'intérêt & même que la gloire. Ce ftimulant, difficile a contenir, impoffible a contrefaire, fe fait fentir dans tout ce qu'il produit. Quelque heureufe découverte a publier, quelque belle & grande vérité a répandre, quelque erreur générale & pernicieufe a combattre , enfin quelque point d'utilité publique a établir; voila les feuls motifs qui puiffent leur mettre la plume a la main : encore faut-il que les idéés en foient affez neuves, affez belles, affez frappantes, pour mettre leur zele en efFervefceiice & le forcer a s'exhaler. II n'y a point pour cela chez eux de tems, ni d'age propre. Comme écrire n'eft point pour eux un métier, ils commenceront ou cefferont de bonne heure ou tard, felon que le ftimulant les poufTera, Quand chacun aura dit ce qu'il avoit a dire, il reftera tranquille comme auparavant, fans s'aller fourrant dans le tripot littéraire, fans fentir cette ïidicule démangeaifon de rabacher & barbouiller  D r A L O O O H. if eternelleinent du papier, qu'cm dit être attachée iu métier d'auteur, & tel, né peut-être avec du génie, ne s'en doutera pas lui-même & mourra fans être connu de perfonne, fi nul objet ne vienc animer fon zele au point de le contraindre a fe «ontrer. F. Mon cher Monfieur Rouffeau, vous m'avez bien 1'air d'être un des habitans de ce monde-la! R. J'en reconnois un du moins fans le moindre doute dans 1'auteur d'Emile & d'Héloïfe. F. J'ai vu venir cette conclufion ; maispour vous paiTer toutes ces fiftions peu claires, il faudroit premiérement pouvoir vous accorder avec vous - même : mais après avoir paru convaincu des abominations de eet homme, vous voila maintenant le placant dans les aftres, paree qu'il a fait'des romans. Pour moi je n'entends rien a ces énigmes. De grace, dites-moi donc une fois votre vrai fentiment fur fon compte. R. Je vous l'aj dit fans myflere & je vous le répéterai fans détour. La force de vos preuves ne me laiiTc pas douter un moment des crimes qu'elles aftellen t, & Ia - deffus je penffe exadtement comme vous : mais vous unifTez deschofes que je fépare. L'auteur des livres &• celui des crimes vous paroit Ia même perfonne: je mê crois fondé a en faire deux. Voila, Monfieur, le mot de 1'énigme. F. Comnient cela, je vous prie ? Voici flut me paroit tout nouveau. A 6  12 P R E M I E R R. A tort, felon moi ,• car ne m'avez-vons pas dit qu'il n'eft pas 1'aiKeur du Devin du Village ? F. 11 eft vrai, & c'eft un fait dont perfonne ne doute plus: mais quant 4 fes autres ouvrages, je n'ai point encore ouï les lui difputer. R. Le fecond dépouillement me paroit pourtant une conféquence affez prochaine de 1'autre. Mais pour mieux juger de leur liaifon, il faudroit connoitre la preuve qu'on a qu'il n'eft pas 1'auteur du Devin. F. La preuve! II y en a cent, 'toutes péremptoires. R. C'eft beaucoup. Je me contente d'une; mais je la veux, & pour caufe, indépendante du témoignage d'autrui. F. Ah, trés-volontiers ! Sans vous parler donc des pillages bien atteftés dont on a prouvé d'abord que cette piece étoit compofée, fans même infifter fur le doute s'ir fait faire des vers, & par conféquent s'il a pu faire ceux du Devin du Village, je me tiens a une chofe plus pofitive & plus füre; c'eft qu'il ne fait pas la mufique: d'oii 1'on peut, a mon avis, conclme avec certitude qu'il n'a pas fait celle de eet opéra. R. II ne fait pss la mufique! Voila encore une de ces découvertes, auxquelles je ne me ferois pas attendn. F. N'en croyez la - defTus ni moi ni perfonne, mais véritiez par vous-même. R. Si j'avois a furmonter i'horreur d'appro  Dialogo e. jj cher du perfonnage que vous venez de peindre, ce ne feroit affurément pas pour vérifier s'il fait la mufique : Ia queftion n'eft pas affez intéresfanfe, lorfqu'il s'agit d'un pareil fcélérat. F. II faut qu'elle ait paru moins indifférente a nos Meffieurs qu'a vous: car les peines incroyables qu'ils ont prifes & prennent encore tous les jours pour établir de mieux en mieux dans le public cette preuve, paffent encore ce qu'ils ont fait pour mettre en évidence celle de fes crimes. R. Cela me paroit affez bizarre; car quand on a fi bien prouvé le plus, d'ordinaire on ne s'agite pas fi fort pour prouver le moins. F. Oh ! vis-a-vis d'un tel homme on ne doit négliger ni le plus ni le moins. A 1'horreur du vice fe joint 1'amour de la vérité, pour détruire dans toutes fes branches une réputation ufurpée , & ceux qui fe font empreffés de montrer en lui un monflre exécrable, ne doivent pas moins s'empreffer aujourd'h'ui d'y montrer un petit pillard fans talent. R. 11 faut avouer que la deftinée de eet homme a des fingularités bien frappantes: fa vie eft coupée en deux parties qui femblent appartenir a deux individus différens, dont I'époque qui les fépare, c'eft-a-dire le tems oii il a publié des livres, marqué la mort de 1'un & la naiffance de 1'autre. Le -premier, homme pai/ïblc & doux, fut bien voulu de tous ceux qui le connurent, & fes amis A 7  14 F R B st r E K lui refterent toujours. Peu propre aux grandes foeiétés par fon humeur timide & fon naturel tranquille,il aima la retraite, non pour y vivre feul, mais pour y joindre les douceurs de 1'étude aux eharmes de Tintimité. II confacra fa jeuneffe a la culture des belles connoiffances & des talens agréables-, & quand il fe vit forcé de faire ufagc de eet acquis pour fubfifter, ce fut avec fi pett d'oftentation & de prétention, que les perfonnes auprès defquelles il vivoit le plus, n'imaginoient pas même qu'il eüt affez d'efprit pour faire des livres. Son cceur fait pour s'attacher fe donnoit fans réferve; complaifant pour fes amis jufqu'a la foibleffe, il fe Iaiffoit fubjuguer par eux au point: de ne pouvoir plus fecouer ce joug impunément. Le fecond, homme dur, farouche & noir, fe fait abhorrer dé tout le monde qu'il ruit, ■& dansfon affreufe mifanthropie ne' fe plait qu'a marquer fa haine pour le genre-humain. Le premier, fcul, fans étude & fans maitre, vainquit toute» les difficultés a force de zele, & confacra fe» loifirs,. non a 1'oifiveté , encore moins a des- travaux nuifibles-, mais a remplir fa tête d'idées. charmantes, fon cceur de fentimens délicieux, & a formcr des projets, chimériques peut-être s force d'être utiles, mais dont 1'exécution, fi elleeüt été pofiible, eüt fait le bonheur du genrehumain. Le ficond, tout occupé de fes odieufes trames,. n'a fu rien donner de fon tems ni de fon efprit a d'agréables occupations „ encore moins i  Dialogos, jj e?es vues utilcs. Plongé dans les plus brutales- débauches, il a pafle fa vie dans les tavernes & les mauvais lieux, chargé de tous les vices qu'on y porte ou qu'on y contracte, n'ayant nourri que les goüts crapuleux & bas qui en font inféparables, il fait ridiculement contrafter fes inclinations rampantes avec les altieres produftions qu'il a 1'audace de s'attribuer. En vain a-t-il paru feuilleter des livres & s'occuper de recherches philofophiques, il n'a rien fait, rien concu que fes horribres fyftêrnes; & après de prétendus efïhis qui n'avoient pour but que d'en impofer au genrehumain, il a fini comme il avoit commencé, par roe rien favoir que mal faire. Enfin, fans vouloir fuivre cette oppofition dans toutes fes branches & pour m'arrêter a . eelle quim'y a conduit; Ie premier, d'une timidité qui alloit jufqu'a la bêtife, ofoit a peine moutrer a fes amis les productions de fes loiiirs: le fecond, d'une impudence encore plus béte, s'approprioit ficrement & publiquement les produclions d'autrui fur les chofes qu'il entendoit le moins. Le premier aima paffionnément la mufique, en fit fon occupation favorite & avec affez de fuccès pour y faire des découvertes, trouver les défauts, indiquer les correclions. II pafia une grande- partie de fa vie parmi les artiftes & les amateurs, tantot compofant de la mufique dans tous les genres en diverfes occafions, tantót écrivant fur eet ait, propofant des vues nouvelles, donnant de»  16 Premier lecois de compoficion, conftatant par des épreir-ves 1'avantage des méthodes qu'il propofoit, & toujours fe montrant inftruit dans toutes les parties de 1'art, plus que la plupart de fes contemporains, dont plufieurs ctoient a la vérité plus verfés que lui dans quelque partie, mais dont aucun n'en avoit fi bien faifi 1'enfemble & fuivi la liaifon. Le fecond, incpte au point de s'étre occupé de mufique pendant quarante ans, fans pouvoir 1'apprendre, s'eft réduit a 1'occupation d'en copier faute d'en favoir faire; encore lui-même ne fe trouve-t-il pas aflez favant pour le métier qu'il a choifi, ce qui ne 1'empêche pas de fe donner avec Ia plus fhipide effronterie pour 1'auteur de chofes qu'il ne peut exécuter. Vous m'avouerez que voila des contradictions difikiles a concilier. F. Moins que vous ne croyez, & fi vos autres énigmes ne m'étoient pas plus obfcures que celle-la, vous me tiendriez moins en haleine. R. Vous m'éclaircirez donc celle-ci quand il vous plaira; car pour moi, je déclare que je n'y comprends rien. F. De tout mon cceur, & trés - facilement ,• mais commencez vous - même par m'éclaircir yotre queftion. R. II n'y a plus de queftion fur le fait que vous venez d'expofer. A eet égard nous fomnjes parfaitement d'aceord, & j'adopte pleinement votre conféquence , mats je ia porte plus loin.  DlALOGUB. 17 Vous elites qu'un homme qui ne fait faire ni mufique ni vers, n'a pas fait le Devin du Village, & cela eft inconteftable : moi j'ajoute que celui qui fe donne faufiëment pour 1'auteur de eet opéra , n'eft pas même 1'auteur des autres écrits qui portent fon nom, & cela n'eft gueres moins évident; car s'il n'a pas fait les paroles du Devin, puifqu'il ne fait pas faire des vers, il n'a pas fait non plus 1'Allée de Sylvie, qui difEcilement en efFet peut être 1'ouvrage d'un fcélérat& s'il n'en a pas fait la mufique, puifqu'il ne fait pas la mufique, il n'a pas fait non plus Ia Lettre fur la Mufique Francoife, encore moins Ie Diclionnaire de Mufique, qui ne peut être que 1'ouvrage d'un homme verfé dans eet art & fachant Ia compofition. F. Je ne fuis pas la-deffus de votre fentiment , non plus que le public, & nous avons pour furcroit celui d'un grand mufïcien étranger, venu depuis peu dans ce pays. R. Eh! je vous prie , Ie connoifiëz-vous bien ce grand mulïcien étranger ? Savez-vous par qui & pourquoi il a été appellé en France, quels motifs Pont porté tout d'un coup a ne faire que de la mufique Francoife & a venir s'établir a Paris ? F. Je foupgonne quelque chofe de tout cela; mais il n'en eft pas moins vrai que J. J. étant plus que perfonne fon admirateur, donne lui-même du poids a fon fufrïage. R. Admirateur de fon talent, d'accord, je  jS Premier ïe fuis aulïï; mais quant a fon fuffrage, il fairdroit premiérement être au fait de bien des chofes, avant de favoir quelle autorité 1'on doit lui donner. F. Je veux bien , puifqu'il vous eft fufpect-v ne m'en pas étayer ici, ni même de celui d'aucunnru-ficien. Mais je n'en dirai pas moins de moimême, que pour compofer de la mufique, il faut Ia favoir fans doute; mais qu'on peut bavarder tant qu'on veut fur eet art fans y rien entendre, & que tel qui fe mêle.d'écrire' fort doctement fur la mufique, feroit bien embarraffë de faire unebonne baiïe fous un menuet & même de le noter, R. Je me doute bien aufli- de cela. Mais votre ihtention eft-elle d'appliqucr. cette idéé au Dictionnaire & a fon auteur ? F. Je conviens que j'y penfois. R. Vous y penfiez ! Cela étant, permettezs. moi de grace encore une queftion. Avez-vous lu ce livre? F. Je ferois bien Tacbé d'en avoir lu jamais une feule ligne, non plus que d'aucun de ceux qui portent cec odieux nom. R. En ce cas, je fuis moins furpris que nous penfions vous & moi fi différemment fur les points qui s'y rapportent. Ici, par exemple, vous ne confondriez pas ce livre avec ceux dont vous parlez, & qui ne roulant que fur des principes généraux ne contiennent que des idéés vagues ou des notions élémentaires.tirces peut-être d'autres écrits»  B I A L O G U E» If & qu'ont tous ceux qui favent un peu de mufique;; au lieu que le Diétionnaire entre dans le détail des regies, pour en montrer la raifon, 1'application, 1'exception, & tout ce qui doit guider le compofiteur dans leur emploi. L'auteur s'attachemême a éclaircir de certaines parties qui jufqu'alors étoient reftées confufes dans la tête des muilciens & prefque inintelligibles dans leurs écritsL'article Enharmonique, par exemple, explique ce genre avec une fi grande elarté, qu'on eft étonné dë l'obfcurité avec laquelle en avoient parlé tous. ceux qui jufqti'alors avoient écrit fur cette matier-e.. On ne me perfuadera jamais: que eet article* ceux d'exprejfion r fugue, hannonie, Ikenct , mode y moduktion, préparation, récitatif, trio (*), & giancl (*) Tous les articles de mufique que j'avois promi» pour 1'Encyclopédie, furent faits dès 1'année 1749 & remis par M. Diderot l'année fuivante Ji M. d'Alembert* comme entrant dans la partie roathéniatique dont il étoit chargé : quelque tems après parurent fes Elémens de mufique, qu'il r/eut pas beaucoup de peine h faire. En 1768 parut mon Diétionnaire & quelque tems après une nouvelle édition de fes Elémens, avec des augmentationt. Dans 1'intervalle avoit aufli paru un Diélionnaire des beau* arts, ou je reconnus plufieurs des articles que j'avois faits pour 1'Encyclopédie. M. d'Alembert avoit des bontés fi tendres pour mon Diclionnaire encore manufcrit, qu'il offrit obligeamment au Sieur Guy d'en revoir les épreuves; faveur que, fur 1'avis que celui-si m'en donna, je le priai de ne pa* accepter»  a© PREMIS* nombre d'autrcs répandus dans ce Diétionnaire, & qui fïirement ne fent pillés de perfonne, foient 1'ouvrage d un ignorant en mufique qui parle de ce qu'il n'entend point, ni qu'un livre , danslequel on peut apprendre la compofition, foit 1'ouTrage de quelqu'un qui ne la favoit pas, 11 eft vrai que plufieurs autres articles égalernect importans font reftés feulement indiqués, pour ne pas laiffer le vocabulaire imparfait comme il en avertit dans fa préface. Mais feroitil raifonnable de le juger fur les articles qu'il n'a pas eu le tems de faire, plutót que fur ceux oü il a mis La dernier-e main & qui demandoient aüurément autant de favoir que les autres? L'auteur convient,, il avertit même de cequi manque 2 fon livre & il dit Ia raifon de ce défaut Mais tel qu'il eff, il feroft cent fois plus croyable encore qu'un homme qui na fait pas Ia mufique ëüt fait le Devin que le Diétionnaire. Car, corobien ne voit-on pas, furtout en SuiiTe & en Allemagne, de gens qui ne fachant pas une note de mufique, & guidés uniquement par leur oreille & leur goüt, ne laiffent pas de compofer des chofes trés - agréables & même très-régulieres, quoiqu'ils n'aient nulle connoilTance des regies & qu'ils ne- puilTent dépofer leur compofition que dans leur mémoire. Mais il eft abfurde de penfer qu'un homme puifie enfeigner & même éclaircir dans un livre une fcience qu'il n'entend point, & bien plus encore dans un art dont fa feule  DlALOGUE. 21 iangne exige ime étude de plufieurs années avant qu'on puifle 1'entendre & la parler. Je conclus donc qu'un homme qui n'a pu faire le Devin du Village, paree qu'il ne favoit pas la mufique , n'a pu faire a plus forte raifoH le Diétionnaire qui demandoit beaucoup plus de favoir. F. Ne connoiffant ni 1'un ni 1'autre ou-^ vrage, je ne puis par moi-même juger de votre raifonnement. Je fais feulement qu'il y a une différence extréme a -eet égard dans l'eftiuiation du public: que Ie Diétionnaire paffe pour un ramaffis de phrafes fonores & inintelligibles, qu'on en cite un article Génie, que tout le monde pröne & qui ne dit rien fur la mufique. Quant a votre article Enhamonique & aux autres qui , felon vous, traitent pertinemment de 1'art, je n'en ai jamais ouï parler a perfonne, fi ce n'eft a quelques muficiens eu amateurs étrangers, qui paroiffoient en faire cas, avant qu'on les eüt mieux inftruits; mais les nótres difent & ont toujours dit ne rien entendre au jargon de ce livre. Pour le Devin, vous avez vu les tranfports d'admiration excités par la derniere reprife: 1'enthoufiafme du public pouffé jufqu'au délire, fait foi de la fublimité de eet ouvrage. C'étoit Ie divin J. J., c'étoit le moderne Orphée; eet opéra étoit le chef - d'ceuvre de 1'art & de 1'efprit humain, & jamais eet enthoufiafme ne fut fi vif que iorfqu'on fut que le divin J. J. ne favoit pas la mufique. Or, quoique vous en puifliez dire,  Premier de ce qu'un homme qui ne fait pas la mufique n'a pu faire un prodige de 1'art univerfellement admiré, il ne s'enfuit pas, felon moi, qu'il n'a pu faire un livxe peu lu, peu entendu & encore moins eftimé. R. Dans les chofes dont je peux juger par moi-même, je ne prendrai jamais pour regies de mes jugemens ceux du public, & furtout quand il s'engoüe, comme il t fait tout d'un coup pour le Devin du Village , après 1'avoir entendu pendant vingt ans avec un plaifir plus modéré. Cet engoüement fubit, quelle qu'en ait éte' la caufe, au moment oü le foi-difant auteur étoit 1'objet de la dérifion publique , n'a rien eu d'affez naturel pour faire autorité chez les gens fenfés. Je vous ai dit ce que je penfois du Diétionnaire, & cela, non pas fur 1'opinion publique, ni fur ce célebre article Génie, qui n'ayant nulle application particuliere a 1'art, n'eft-la que pour la plaifanterie ; mais après avoir lu attentivement 1'ouvrage entier , dont la plupart des articles feront faire de meilleure mufique , quand les artiftes en fauront profiter. Quant au Devin, quoique je fois bien fur que perfonne ne fent mieux que moi les véritables beautés de cet ouvrage, je fuis fort éloigné de voir ces beautés oü le public engoüé les plsce. Ce ne font point de celles que 1'étude & le favoir produifent, mais de celles qu'infpirent le g«üt & la fenfibilité; & 1'on prouveroit beau-  D I A L O O ü E. £3 coup mieux qu'un favant compofiteur n'a point fait cette piece, fi la partie du beau charit & de 1'invention lui manque, qu'on ne prouveroit qu'ua ignorant ne fa pu faire, paree qu'il n'a pas cet acquis qui fupplée au génie & ne fait rien qu'a force de travail. II n'y a rien dans le Devin du Village qui paffe, quant a la partie fcientifique, les principes élémentaires de la compofition; & non-feulement il n'y a point d'écolier de trois mois qui dans ce fens ne fut en état d'en faire autant; mais on peut bien douter qu'un favant compofiteur put fe réfoudre a être auiïï fimple. II eft vrai que 1'auteur de cet ouvrage y a fuivi un principe caché, qui fe fait fentir fans qu'on le remarque , & qui donne a fes chants un effet qu'on ne fent dans aucune autre mufique Francoife. Mais ce principe , ignoré de tous nos compofiteurs, dédaigné de ceux qui en ont entendu parler, pofé feulement par 1'auteur de la Lettre fur la Mufique Francoife, qui en a fait enfuite un article du Diétionnaire, & fuivi feulement par 1'auteur du Devin, eft une grande preuve de plus que ces deux auteurs font le même. Mais tout cela montre 1'invention d'un amateur qui a réfléchi fur 1'art, plutót que la routine d'un profefieur qui Ie poffede fupérieurement. Ce qui peut faire bonneur au muficien dans cette piece eft le récitatif: il eft bien modulé, bien ponélué, bien accentué, autant que du récitatif Francois peut 1'être. Le tour en eft neuf, du  24 Premier- moins il 1'étoit alors i tel point qu'on ne voulut point hazarder ce récitatif a la cour, quoiqu'adapté a la langue plus qu'aucun autre. J'ai peihe a concevoir comment du récitatif peut être pillé, a moins qu'on ne pille aufïï les paroles, & quand il n'y auroit que cela de la main de 1'auteur de la piece, j'aimerois mieux, quant a moi, avoir fait le récitatif fans les airs, que les airs fans ie récitatif; mais je fens trop bien la même main dans le tout pour pouvoir le partager a différens auteurs. Ce qui rend méme cet opéra prifable ponr les gens de goüt, c'eft le parfait accord des paroles & de la mufique, c'eft 1'étroite liaifon des parties qui le compofent, c'eft 1'enfemble exact du tout qui en fait 1'ouvrage le plus un que je connoifle en ce genre. Le muficien a partout penfé, fenti, parlé comme Ie poëte; 1'expreflion de 1'un répond toujours fi fidellement a celle de 1'autre, qu'on voit qu'ils font toujours animés du méme efprit; & 1'on me dit que cet accord fi jufte & fi rare réfulte d'un tas de pillages fortuitement .raflemblés ? Monfieur, il y auroit cent fois plus d'art a compofer un pareil tout de morceaux épars & découfus, qu'a le créer foi - même d'un bout a 1'autre. F. Votre objection ne m'eft pas nouvelle ; elle paroit même fi folide a beaucoup de gens, que, revenus des vols partiels, quoique tous fi bien prouvés, -ils font maintenant perfuadés que la piece entiere, paroles & mufique, eft d'une  Dialosue. as ti'une autre main, & que le charlatan a eu 1'adreffe de sën emparer & 1'impudence de fe 1'attribuer. Cela paroit même fi bien établi que Pon n'en doute plus gueres; car enfin il faut bien néceflairement recourir a quelque explication femblable; il faut bien que cet ouvrage qu'il eft inconteftablement hors d'état d'avoir fait, ait été fait par quelqu'un. On prétend même en avoir découvert' le véritable auteur. R. J'entends : après avoir découvert & trés - bien prouvé les vols partiels dont le Devin du Village étoit compofé, on prouve aujourd'hui non moins viétorieufement qu'il n'y a point eu de vols partiels; que cette piece , toute de la même main, a été volée en entier par celui qui fe Pattribue. Soit donc; car Punc & 1'autre de ces vérités contradiftoires eft égale pour mon objet. Mais enfin quel eft - il donc ce véritable auteur? Eft-il Francois, Suiffe, Italien, Chinois? F. C'eft ce que j'ignore ; car on ne peut gueres attribuer cet ouvrage a Pergolefe, comme un Salve Regina R. Oui, j'en connois un de cet auteur, & qui même a été gravé...... F. Ce n'eft pas celui - la. Le Salve dont vous parlez, Pergolefe Pa fait de fon vivant, & celui dont je parle en eft un autre, qu'il a fait vingt ans après fa mort, & que J. J. s'approprioit en difant Pavoir fait pour MHe,. Fel, Supplém. Tom. III. B  26 P R E M I K R comme beaucoup d'autres motets que le même J. J. dit ou dira de même avoir faits depuis lors, & qui par autant de miracles de M. d'Alembert, font & fc-ront toujours tous de Pergolefe, dont il évoque 1'ombre quand il lui plait. R. Voila qui eft vraiment admirable. Oh! je me doutois depuis longtems que ce M. d'Alembert devoit être un faint a miracles , & je parierois bien qu'il ne s'en tient pas i ceux-la. Mais, comme vous dites il lui fera néanmoins difficile, tout faint qu'il eft, d'avoir aufli fait faire le Devin du Village a Pergolefe, & il ne faudroit pas multiplier les auteurs fans néceflité. F. Pourquoi non? Qu'un pilfard prenne i droitc & a gauche, rien au monde n'eft plus naturel. R. D'accord; mais dans toutes ces mu/ïques aïnfi pillées on fent les coutures & les pieces de rapport, & il me femble que celle qui porte le nom de J. J. n'a pas cet air-la. On n'y trouvé même aucune phyfionomie nationale. -Ce n'eft pas plus de la mufique Italienne que de Ia mufique Francoife. Elle a le ton de la chofe & rien de plus. F. Tout le monde convient de cela. Comment 1'auteur du Devin a-t-il pris dans cette piece un accent alors fi neuf qu'il n'ait employé que la ? & fi c'eft fon unique ouvrage, comment en a-t-il tranquillement cédé la gloire a un autre, fans tenter de la revendiquer, ou du moins do  D i a ~ o « o ar.' «7 la partager par un fecond opéra femblable? Oa m'a promis de m'expliquer clairement tout cela; car j'avoue de bonne foi y avoir trouvé jufqu'ici quelque obfcurité. R. Bon! vous voila bien embarraffé ! Le pillard aura fait accointance avec 1'auteur: il fe fera fait confier fa piece, on la lui aura volée, & puis il 1'aura empoifonné. Cela eft tout fimple. F. Vraiment, vous avez-la de jolies idéés l R. Ah ! ne me faites pas honneur de votre bien! Ces idéés vous appartiennent; elles font 1'effet naturel de tout ce que vous m'avez appris. Au refte, & quoi qu'il en foit du véritable auteur de Ia piece, il me fufïït que celui qui s'eft dit 1'être , foit par fon ignorance & fon incapacité hors d'état de 1'avoir faite, pour que j'en conclue 11 plus forte raifon qu'il n'a fait ni le Diétionnaire qu'il s'attribue auffi , ni la Lettre fur la mufique Francoife, ni aucun des autres livres qui portent fon nom & dans lefquels il eft impoffible de ne pas fentir qu'ils partent tous de la même main. D'ailleurs, concevez-vous qu'un homme doué d'affez de talens pour faire de pareils ouvrages, aille au fort même de fon effervescence piller & s'attribuer. ceux d'autrui dans un genre qui non - feulement n'eft pas le fien, mais auquel il n'entend abfolument rien; qu'un homme qui, felon vous, eut affez de courage, d'orgueil, de fierté, de force, pour réfifter a la de* mangeaifon d'écrjre fi naturelle aux jeunes gen* B a  28 Premier qui fe fentent quelque talent, pour laiffcr meurr vingt ans fa tête dans le filence, afin de donner plus de profondeur & de poids a fes prodiiótions longtems méditées, que ce même homme, 1'ame toute remplie de fes grandes & fublimes vues aïlle en interrompre le développement , pour chercher par des manoeuvres auffi laches que puériles une réputation ufurpée & très-inférieure a celle qu'il peut obtenir légitimément ? Ce font des gens pourvus de bien petits talens par euxmêmes , qui fe parent ainfi de ceux d'autrui, & quiconque avec une tête aótive & penfante a fenti le délire & 1'attrait du travail d'efprit, ne va pas fervilement fur la tracé d'un autre pour fe parer ainfi de produftions étrangeres par préférence a celles qu'il peut tirer de fon propre fonds. Allez, Monfieur, celui qui a pu être affez vil & affez fot pour s'attribuer le Devin du Village fans 1'avoir fait & même fans favoir la mufique, n'a jamais fait une Iigne du Difcours fur 1'inégalité, ni de l'Emile, ni du Contrat Social. Tant d'audace & de vigueur d'un cöté, tant d'ineptie & de lacheté de 1'autre, ne s'aflocieront jamais dans la même ame. Voila une preuve qui parle a tout homme fenfé. Q_ue d'autres qui ne font pas moins fortes se parient qu'a moi, j'en fuis faché pour mon efpsce; elles devroient parler a toute ame fenfible & douée de l'infiinct moral. Vous me dites que tows ces écrits qui m'échauffent, me tou-  Dialocue. as chent, m'attendriflent, me donnent Ia volonté fincere d'être meilleur, font uniquement des produétions d'une tête exaltée, conduite par un cceur hypocrite & fourbe. La figure de mes êtres furlunaires vous aura déja fait entendre que je n'écois pas la-defius de votre avis. Ce qui me confirma encore dans le mien eft le nombre & l'étendue de ces mêmes écrits, oü je fens toujours & partout la même véhémence d'un cceur échauffé des mêmes fentimens. Quoi! ce fléau du genre - humain, cet ennemi de toute droiture, de toute juftice, de toute bonté, s'eft captivé dix a douze ans dans le cours de quinze volumes a parler 'toujours le plus doux, le plus pur, *» F,us énergique Iangage óp }f wm, « yiamdre les miferes humaines , a en montrer Ia fource dans les erreurs, dans les préjugés des hommes, a leur .tracer la route du vraj bonheur, a leur apprendre a rentrer dans leurs propres coeurs pour y retrouver le germe des vertus fociales qu'ils étouffent fous un faux fimulacre dans le progrés mal entendu des fociétés, a confulter toujours leur confeience pour redreftèr les erreurs de leur raifon, & a écouter dans Ie lilecce des paffions cette voix intérieure que tous nos philofophes ont tant h eeeur d'étouffer , & qu'ils traitent de chimère paree qu'elle ne leur dit plus rien: il s'eft fait fiffler d'eux & de tout fon fiecle pour avoir toujours foutenu que 1'homme étoit bon, quoique les hommes fufient méchans; que fes veitus lui B 3  3  D I A L _0 G O E. AI css paflages dans le fens qn'üs préfentent natureilemcnt a 1'efprjt du lefteur, & qu'ils avoient dans eelui de 1'auteur en les écrivant, lifez - les a leur place avec ce qui précede & ce qui fuit, eonMtez la difpofition de cceur oü ces lectures vous mettent; c'eft cette difpofition qui vous éclairera fur leur véritable fens. Pour toute réponfe a ces finiftres interprétatcurs & pour leur jufte peine, je ne voudrois que leur faire lire a haute voix 1'ouvrage entier qu'ils déchirent ainfi par lambeaux pour les teindre de leur venin ; je doute qu'en finiffant cette leéTure, il s'en trouvat un feul affez impudent pour ofer renouveller fon accufation. .F. Je fais qu'on blame en gérréral cette maniere d'ifoler & de défigurer les paffages d'un auteur, pour les interpréter au gré de la paffiond'un cenfcur iniufte, mais par vos propres principes, nos Meflieurs vous mettront ici loin de votre compte , car c'eft encore moins dans des traits épars que dans toute la fubftance des livres dont il s'agit, qu'ils trouvent le poifon que 1'auteur a pris foin d'y répandre; mais il y eft fondu avec tant d'art, que ce n'eft que par les plus fubtiles analjfes qu'on vient a bout de le découvrir. R. En ce cas il étoit fort inutile de 1'y mettre: car encore un coup, s'il faut chercher ce venin pour le fentir, il n'y eft que pour ceux qui I'y cherchent, ou plutót qui 1'y mettent. Pour moi,par exemple, qui neme fuis point avifé d'y en eherchei, je puis bien jurer n'y en avoir point trouvé*  42 Premier F. Eh ! qu'importe, s'il fait fon effet fans être appercu? Effet qui ne réfulte pas d'un tel ou d'un tel paffage en particulier, mais de la leéture entiere du livre. Qu'avez-vous a dire a cela? R. Rien , fmon qu'ayant lu plufieurs fois en entier les écrits que J. J. s'attribue, 1'effet total qui en a réfulté dans mon ame, a toujours été de me rendre plus hirmain , plus jufte, meilleur que je n'étois auparavant; jamais je ne me fuis occupé de ces livres fans profit pour Ia vertu. F. Oh! je vous certifie que ce n'eft pas la Teffet que leur leéture a produit fur nos Meflieurs. R. Ah , je le crois ! mais ce n'eft pas la faute des livres : car pour moi, plus j'y ai livré mon cceur, moins j'y ai fenti ce qu'ils y trouvent de pernicieux; & je fuis fur que cet effet qu'ils ont produit fur moi, fera le méme fur tout honnête homme qui les lira avec la même impartialité. F. Dites, avec la même prévention ; car ceux qui ont fenti 1'effèt contraire, & qui s'occupent pour Ie bien public de ces utiles recherches, font tous des hommes de la plus fublime vertu & de grands philofophes qui ne fe trompent jamais. R. Je n'ai rien encore a dire a cela. Mais faites une chofe; imbu des principes de ces grands philofophes qui ne fe trompent jamais, mais fincere dans 1'amour de la vérité, mettez-vous en état de prononcer comme eux avec connoiffance ■de caufe, & dedécider fur cet article entr'eux d'un •cóté, efcortés de tous leurs difciples qui nc jurent  BlALOGUE. dj que par les maitres, & de 1'autre tout le public avant qu'ils 1'cuflènt fi bien endoétriné. Pour cela, lifêz vous-même les livres dont il s'agit, & fur les difpofitions oü vous laiffera leur leéture, jugez de celle oü étoit 1'auteur en les écrivant,& de 1'efFet naturel qu'ils doivent produire quand rien n'agira pour le détourner. C'eft, je crois, le moyen le plus fur de porter fur ce point un jugement équitable. F. Quoi ! vous voulez m'impofer le fupplice de lire une immenfe compilation de préceptes de vertu rédigés par un coquin ? Fv. Non, Monfieur ; je veux que vous Iifiez le vrai fyftême du cceur humain rédigé par un honnête homme , & publié fous un autre nom. Je veux que vous ne vous préveniez point contre des livres bons & utiles, uniquement paree qu'un homme indigne de les lire a Paudace de s'en dire 1'auteur.. F. Sous- ce point de vue , on pourroit fe réfoudre a lire ces livres, fi ceux qui les ont Ie mieux examinés ce s'accordoient tous, excepté vous feul, a les trouver nuifibles & dangereux; ce qui prouve aflêz que ces livres ont été compofés, non comme vous dites, par tin honnête homme dans des intentions louables, mais par un fourbe adroit, plein de mauvais fentimens mafqués d'un. extérieur hypocrite , a la faveur duquel ils furprennent, féduifent & trompent les gens. R. Tant que vous continuerez de la fc-rte m  44- Premier mettre en fait fL,r 1'autorité d'autrui I'opinion contraire a Ia mienne , nous ne faurions étre d'accord. Quand vous voudrez juger par vousmême, nous pourrons alors cornparer nos raifons, & choifir I'opinion la mitux fondée. Mais dans une queftion de fait comme celle-ci, je ne vois pourquoi je lërois obligé de croire, fans aucune raifon probante, que d'autres ont ici mieux vu que moi. F. Comptez-vous pour rien le cakul des Toix, quand vous étes feul a voir autrement que tout Ie monde? R. Pour faire ce calcul avec juflefTe, il faudroit auparavant favoir combien de gens dans eette affaire ne voient, comme vous, que par les yeux d'autrui. Si du nombre de ces bruyantes voix on étoit les échos qui ne font que répéter celle des autre*, & que Pon corrptit celles qui reflent dans .le filence, faute d'ofer fe faire »ntendre, il y auroit peut-etre,moins de difproportion que vous ne penfez. En réduifant toute cette mukitude au petit nombre de gens qui menent les autres, il me refteroit encore une fortc raifon de ne pas préfércr leur avis- au mien. Car je fuis ici parfaitement fur de ma bonne foi, & je n'en puis dire autant avec la même affurance d'aucun de ceux qui , fur cet article, difent penfer autrement que moi. En un mot, je juge ici par moi-même. Nous ne pouvons donc raifonner au pair vous & moi , que vous ne vous niettiez.  DlALOOUE. 45 en état de juger par vous - méme auffi. F. J'aime mieux pour vous complaire faire plus que vous ne demandez, en adoptant votre opinion préférablement a I'opinion publique, car je vous avoue que le feul doute fi ces livfes ont été faits par ce miférable, mëmpêcberoit d'en fupporter la leéture aifément. Pv. Faites mieux encore. Ne fongez point a 1'auteur en les lifant, & fans vous prévenir ni pour ni contre, livrez votre ame aux impreffions qu'elle en recevra. Vous vous afiurcrez ainfi par vous - même de 1'intention dans laquelle ont été écrits ces livres, & s'ils peuvent être 1'ouvrage d'un fcélérat qui couvoit de mauvais defieins. F. Si je fais pour vous cet efforts, n'efpérez pas du moins que ce foit gratuïtement. Pour mëngager a lire ces livres malgré ma répugnance, il faut malgré la vótre, vous engager vous-même a voir 1'auteur, ou felon vous celui qui fe donne pour tel, a Pexaminer avec foin, & a démêler a travers fon hypocrifie le fourbe adroit qu'elle a mafqué fi longtems. R. Que m'ofez-vous propofer ? Moi que j'aille chercher un pareil homme! que je le voie! que je le hante ! Moi qui m'indigne de reipirer 1'air qu'il refpire , moi qui voudrois mettre le diametre de la terre entre lui & moi & m'en trouverois trop prés encore! RoulTeau vous a-t-il donc paru facile en liaifons , au point d'aller chercher Ia fréquentation des méchans ? Si jamais  46 Premie* j'avois le malheur de trouver celui-ci fur mes pas, je ne m'en confolerois qu'en le chargeant des noms qu'il mérite , en confondant fa morgue hypocrite par les plus cruels reproches, en 1'accablant de 1'affreufe lifte de fes forfaits. F. Que dites - vous la ? Que vous m'effrayez! Avez-vous oublié 1'engagement facré que vous avez pris de garder avec lui le plus profond filence, & de ne lui jamais laiffer connoitre que tous ayez même aucun foupcon de tout ce que je vous ai dé voilé? R. Comment ? vous m'étonnez. Cet engagement regardoit uniquement, du moins je Vzi cru, le tems qu'il a fallu mettre a m'expliquer les fecrets affreux que vous m'avez révelés. De peur d'en brouiller le fil, il falloit ne pas 1'interrompre jufqu'au bout, & vous ne vouliez pas que je m'expofaiTe a des difcuffions avec un fourbe, avant d'avoir toutes les inftructions néceffaires pour le confondre pleinenient. Voila ce que j'ai compris de vos motifs dans la filence que vous m'avez impofé, & je n'ai pu fuppofer que 1'obligation de ce filence allat plus loin que ne le permettent la juftice & la loi. F. Ne vous y trompez donc plus. Votre engagement , auquel vous ne pouvez- manquer fans violer votre foi, n'a, quant a fa durée, d'autres hornes que celles de la vie. Vous pouvez, vous devez même répandre, publier partout 1'affreux détail de fes vices & de fes crimes, travaiJler avec  Dialogo e. 47 zele a étendre & accroltre de plus en plus fa diffamation, le rendre autant qu'il eft poffible, odieux, méprifable, exécrable a tout le monde. Mais il faut toujours mettre a cette bonne oeuvre un air de myftere & de commifération qui en augmente lëffet, & loin de lui donner jamais aucune explication qui Ie mette a portee de répondre & de fe défendre, vous devez concourir avec tout le monde a lui faire ignorer toujours ce qu'on fait & comment on le fait. R. Voila des devoirs que j'étois bien éloigné de comprendre, quand vous me les avez impofés, & maintenant qu'il vous plait de me les expliquer, vous ne pouvez douter qu'ils ne me furprennent, & que je ne fois curieux d'apprendre fur quels principes vous les fondez. Expliquezvous donc, je vous prie, & comptez fur toute mon attention. F. O mon bon ami ! Qu'avec plaifir votre eceur navré du déshonneur que fait a Phumanité cet homme qui n'auroit jamais du naitre, va s'ouvrir a des fentimens qui en font Ia gloire dans les nobles ames de ceux qui ont démafqué ce malheureux ; ils étoient fes amis, ils faifoient profeilion de 1'être. Séduits par un extérieur honnête & fimple, par une humeur crue alors facile & douce, par la mefure de talens qu'il fallott pour fentir les leurs, fans prétendre a la concurrence, ils Ie rechercherent, fe 1'attacherent, & 1'eurent bientót fubjugué ; car il eil: certain que  a8 P h e m i e r cela n'étoit pas difficlle. Mais quand ils virent que cet homme ü fimple & ii doux, prenant tout d'un coup 1'elTor, s'élevoit d'un vol rapide a une réputation a laquelle ils ne pouvoient atteindre, eux qui avoient tant de hautes prétentions fi bien fondcës, ils fe douterent bientót qu'il y avoit la-deflbus quelque chofe qui n'alloit pas bien , que cet efpiit bouillant n'avoit pas fi longtems contenu fon ardeur fans myfiere, & désJors, perfuadés que cette apparente fimplicité n'étoit qu'un voile qui cachoit quelque projet dangereux,ils formerent la ferme réfolution de trouver ce qu'ils cherchoient, & prirent a loifir les mefures les plus füres pour ne pas perdre leurs peines. Ils fe concerterent donc pour éclairer toutes fes allures , de maniere que rien ne leur put échappsr. II les avoit mis lui - même fur la voie par la déclaration d'une fautê grave qu'il avoit commife, & dont il leur conria le fecret fans néceffité, fans utilité, non comme difoit 1'hypocrite, ■pour ne rien cacher a 1'amitié, & ne pas paroitre a leurs yeux meilleur qu'il n'étoit; mais plutót, comme ils difent trés - fenfément eux-mêmes, pour leur donner le change , occuper ainfi leur attention , & les détoumer de vouloir pénétrer plus avant dans le myftere obfcur de fon caracteie. Cette étourderie de fa part fut fans doute un coup du ciel,qui voulut fcrcer le fourbe a fe dé.mafquer lui-mtme, ou du moins a leur fournir ia prife dont. ils avoient befoin pour cela. Prori- tant  3? I A L O O O B. 49 tant habilement de cette ouverture I pour tendre leurs "pieges autour de lui, ils paüerent aifémei t de fa confidence a cdle des complices de fa faute, dsfquels ils fe firent bientót autant d'inftrumens pour lëxéeution de leur projtt. Avec beaucoup d'adreffe, un peu d'argent & de grandes pronufils, ils gagnerent tout ce qui 1'entouroit, & pardnrtnt Ainfi par degrés a être inflruits de ce qui Ie regardoic lufïï bien & mieux que lui-même. Le fruit de tous ces foins fut la découverte & Ia preuve de ce qu'ils avoient preflenti fitót que fes livres firent du bruit, favoir, que ce grand prêcheur de vertu n'étoit qu'un monftre chargé de crimes cachés, qui depuis quarante ans mafquoit 1'ame d'un fcélérat fous les dehors d'un honnêtt homme. , R. Continuez de grace. Voila vraknent des chofes furprenantes que vous me racontez - la. F. Vous avez vu en quoi confiftoient ces découvertes. Vous pouvez juger dé 1'embarras de ceux qui les avoient faites. Elles n'étoient pas de nature a pouvoir être tues, & 1'on n'avoit pas pris tant de peines pour rien; cependant, quand il n'y auroit eu a les publier d'autre inconvénient qus d'attirer au coupable les psines qu'il avoit méri.. tées, c'en étoit affez pour empêcher ces hommes généreux de 1'y vouloir expofer. Ils devoient, ils vouloient le démafquer, mais ils ne vouloienc pas le perdre, & l'un fembloit pourtant fuivre BéceiTairement de 1'autre. Cornajen? le co». Supplém. Tom. III. C  5o Pre mJ r e k fondre fans le punk? Comment 1'épargner lans fo ïendre refponfable de la cortinuation de fes crimes : car pour du repentir, ils favoient bien qu'ils n'en devoient point attendre de lui. lis favoient ce qu'ils devoient è la juftice, a la vérité, a la füreté publique; mais ils ne.favoient pas moins ce qu'ils fe devoient a eux-mêmes. Après avoir eu le malheur de vivre avec ce fcélérat dans 1'mtimité, ils ne ppuvoient Ie livrer a la vindiéte publique fans s'expofer a quelque blame, & leurs honnêtes ames, pleincs encore de commifération pour lui, vouloient furtout éviter Je fcandale & faire qu'aux yeux de toute la terre il leur dut fon bien-être & fa confervation. Ils concertereut donc foigneufe* ment leurs démarches, & réfolurent de graduer fi bien le développement de leurs découvertes, que la connoiffance ne s'en répandit dans Ie public qu'a mefure qu'on y reviendroït des préjugés qu'on avoit en fa faveur. Car fon hypocrifie avoit alors le plus grand fuccès. La route nouvelle qu'il s'étoit frayée, & qu'il paroiflbit fuivre avec aJTez da courage pour mettre fa conduite- d'accord avec fes principes ; fon audacieufe morale qu'il fembloit prêcher par fon exemple encore plus que par fes livres, & furtout fon défintéreffement apparent dont tout le monde alors étoit la dupe; toutes ces fingularités qui fuppofoient du moins une ame ferme, exckoient 1'admiration de ceux-mêmes qui les défapprouvoient. On-applaudifibit a fes maximes fans les adrnettre, & a fon exemple fans voulpii ls fuivre.  DïALOGUi. 51 Comme ces difpofitions du public auroient pu i'empêcher de fe rendre aifément a ce qu'on lui vouloit apprenJre , il fallut commencer par les cbanger. Ses fautes mifes dans le jour le plus odieux, commencerent 1'ouvrage; fon impmdence i les déclarer auroit pu paroitre franchife; il Ia fallut déguifer. Cela paroiffoit difficile; car on m'a dit qu'il en avoit fait dans 1'Emile un aveu prefque form;l, avec des regrets qui devoient naturel ■ lement lui épargner les reprocbes des honnêtes gens. Heureufement le public qu'on animoit alors contre lui, & qui ne voit rien que ce qu'on veut qu'il voye, n'appercut point tout cela, & bientót avec les renfeignemens fuffifans pour 1'accufer & le convaincre, fans qu'il parut que ce füt lui qui les eut fournis, on eut la prife néceiTaire pour rammeneer 1'ceuvre de fa diffamation. Tout fe trour voit merveilieufement difpofé' pour cela. Dans fes brutales déclamations il avoit, comme vous le remarquez vous-même, attaqué tous les états: tous ne demandoient pas mieux que de concourir i cette oeuvre, qu'aucun n'ofoit entamer de peur de paroitre écouter uniquement la vengjance. Mais a la faveur de ce premier fait bien établi & fuffifamment aggravé, tout le refte devint facile. On put, fans foupcon d'animofité, fe rendre 1'écho de fes amis, qui même ne le chargeoient qu'en le plaignant & feulement pour I'acquit de leur confcience,- cc voila comment, dirigé par des gens irjllruits du cajaitere affxeux  51 P E E ÏI I f f de ce monftrè , le public , revenu peu - h - pêf des jugemens favorables qu'il en avoit portcs li longtems, ne vit plus que du fafte cii il avoit vu du courage , de la baffeffe oü il avoit vu de la fimplicité, de la forfantf rie oü il avoit vu du défintéreffement', & du ridicule oü il avoit vu de la fihgularité. Voila Fétat oü il fallut amener les cbofes pour rendre croyables, même avec toutes leurs preumts, les noirs myfteres qu'on avoit a révéler, & pour le Iaiffer vivre dans une liberté du moins apparente & dans une abfolue impunitd. Car une fois bien connu, Pon n'avoit plus a craindrs qu'il püt ni tromper ni féduire perfonne, & ne pouvant plus fe donner des complices, il étoit hors d'état, furveillé comme il 1'étoit par fes amis & par leurs amis, de fuivre fes projets exécrables & de faire aucun mal dans la fociété. Dans cette fituation, avant de révéler les découvertes qu'on avoit faites, on capitula qu'elles ne porteroient aucun préjudice a fa perfonne, & que pour le lailfer méme jouir d'une parfaite fécurité, on ne lui laifferoit jamais Connoltre qu'on 1'eüt démasqué. Cet engagement contraclé avec toute la force poffible.a été remplijufqu'ici avec unefidélité qui tier-t cu prodige. Voulez-vous être le premier a Penfreindre , tandis que Ie public entier, fans diftinction de rang , d'age, de fexe, de caraftere & fans aucune exception, pénétré d'admiration pour la générofité d§ ceux qui ont conduit cette ajfaire ,  D I A L O S U E. Sf t'dt empreffé d'entrer dans leurs nobles vues, dt de les favorifer par pitié pour ee malheureux: car vous devez fentir que la-deffus fa füreté tient k fon ignorance, & que s'il pouvoit jamais croi-re que fes crimes font connus, il fe prévaudroit infailliblement de l'indulgence' dont on les couvre pour en tramer de nouveaux avec.la même impunité, que cette impunité feroit alors- d'un trop dangereux exemple, & que ces crimes font de ceux qu'il faut ou punir févérement, ou laiffer dans l'obfcurité.. R. Tout ce que vous venez de me! dire rn'eff fi nouveau, qu'il faut que j'y rêve longtems pour arranger la-deffus mes idéés. II y a tnêne quel» ques points fur lefquels j'aurois: befoin de plus. grande explication.. Vous dites , par exemple,, qu'il n'eft pas a craindre que cet homme une fois bien connu féJuife perfonne, qu'il. fe donne descompl ces, qu'il faffe aucun complot dangereuxCela s'accorde mal avec ce que vous m'avez raamt?' vous - même de la continuation de fes crimes, &. je craindrois fort, au contrairer qu'afHcbé de lai forte, il ne fervit d'enfeigne aux méchans pouir former leurs affociatiors criminelles, & pour. einployer fes fimeftes talens a les affermir. Le plu», grand mal & la plus grande honte de 1'état foc:al eft que le crimj y faffe des liens plus indifiblubles; que n'en fait la vertu. Les méchans fe lient entr'tux plus f jrtemsnt que les bons, & leurs liaifons; font bien plus durables, paree qu'ils ne psuventC 3  54- Premie» 3e« rompre impunément, que de la durée de ces Kaifons dépend le fecret de leurs trames, 1'impunité de leurs crimes, & qu'ils ont le plus grand intérêt a fe ménager toujours réciproquemenr. Au lieu que les bons, unis feulement par des afftétiona Jibres qui peuvent changer fans conféquence, rompent & fe féparent fans crainte & fans rifque, dés qu'ils cedent de fe convenir. Cet homme, tel que vous me 1'avez décrit, intrigant, actif, dangereux, doit être le foyer des complots de tous ies ftélêrats. Sa liberté, fon impunité, dont vous faites un fi grand mérite aux gens de bien qui la ménagent, eft un trés grand malheur public: ils font refponfables de tous les maux qui peuvent en arriver, & qui même en arrivent jonrnellement felon vos propres récits, Eft il donc louable a des hommes juftes de favorifer ainfi les méchans aux dépens dts bons? F. Votre objection pourroit avoir dè fa force, s'il s'agifToit ici d'un mécbant d'une cathégorfc* ordinaire. Mais fongez toujours qu'il s'agit d'un monftre, 1'horreur du genre - humain, auquel perfonne au monde ne peut fe fier en aucune forte , & qui n'eft pas même capable du pafte que les fqéjératf font entr'eux. C'eft fous cet afbeet qu'également connu de tous, il ne peut être a- craindre a qui que ce foit par fes trames. Détefté des bons pour fes ceuvres, il 1'eft encore plus des méchans pour fes livres: par un jufte chatiment de fa damnakie hypoenfie, les fripens qu'il déinafcjue pour  D I A L O G U E, 55 fe rnafquer, ont f tous pour lui la plus invincible? antipathie. S'ils cherchent a 1'approcher, c'effr feulement pour le furprendre & le trahir,' mais comptez qu'aucun d'eux ne tentera Jamais de raffocier a quelque mauvaife entreprife. R. C'eft en effet un méchant d'une efpece bien particuliere, que celui qui fe rend encore plus odieux aux méchans qu'aux bons, & a qui perforine au monde n'oferoit propofer une ïnjuftice. F. Oui, fans doute, d'une efpece part/culiere r & li particuliere que la nature n'en a jamais produit, & j'efpere n'en reproduira plusun femblable. Ne croyez pourtant pas qu'on fe repofe avec une aveugle confiance fur cette horreur univerfelle. Elle eft un des principaux moyens employés- par les fages qui 1'ont excitée, pour l'empêcher d'abufer par des> pratiques pernicieufes- de la liberté qu'on- vouloit lui laiffer, mais ellé n'eft' pas Is feul- Ils ont pris des précautions non moins efficaces, en le furveillant a tel point qu'il ne piiifTe dire tin mot qui ns foit écrit, ni faire un pas qui ne foit marqué, ni former un projet qu'on ne pénetre a 1'inftanc qu'iF eft concu. Ils ont fait en fort© que , ïïbre er* apparence au- milieu des hommes, il n'eiit avec eux: aucune fociété réelle , qu'il vécüt f;ul dans lafoule, qu'il ne füt rien de ce qui fe fait, rien de? ce qui fe dit autour ds lui, rien furtout de ce qui le regarde & 1'intéreffe Ie plus, qu'il fe fentlt partout chargé de chaines dont il ne put ni montrer ni voir le moindre veftige. Ils- ont élevé autouir C 4  5-5 Premier de lui des muts de ténebrcs impénétrabies a fes regards ; ils Tont enterré vif parmi les vivans. Voila peut« être la plus finguliere, la p'us é:onnante entreptife qui jamais ait é:é faite. Son plein fuccès atteite la force du génie qui 1'a circue, & de ceux qui en ont dirigé 1'exécuiion;. & ce. qui n'eft pas moirs étonnant encore,. eft le ztle avec iequel ie public entier's'y: prête, fans appercevoir lui-même la grandeur, la beauté du plan dont ii eft laveugle & le fidele executeur. . Vous fentez bien- néanmoins qu'un projtt de cette efpece, quelque bien concerté. qu'il püt ê re, n'auroit pu. s'exécuter. fans Ie concours du gouvernement : mats on euc d'autant moins de psine a 1'y faire entref qu'il s'agiCoit d'un homme odieus i eèux qui en tenoient ks rênes, d'un: auteur dont les fédicieux écrits ttftafcojfcnS l'aiitié.-tité républica;ne,& qui, dit-on, Laïlïbit le vifkat, méprifoit ks vifirs, vouloit qu'un roi gouvernat par luimême , que ks princes fuffent juftes-,que les. peuples fuffent libres & que tout obélt a la loi. L'adminiftration fe prêia donc aux manoeuvres, niceffaires pour Fenlacer & le kuveiljeri entrant tgi toutes les vues de 1'auteur du projt-t, elle pour vut a la füreté du coupable autant qu'a fon aviliftement, & fous un air bruyant, de proteciion, rendant fa diffamation p'us folemnelle, parvint par degrés a lui öter avtc toute efpece de crédit de confidération , d'eftime, tout moyen d'abufer de fts pernicieus talens pour le malheur du genre-humain. Afin  DiAtoeöK. C ? Afin de Ie déinafquer p'us comp'étement, on n'a épargné ni foins, ni tems, ni dépenfe pOüR éc'a;rer tous les momens de fa- vie, depuis fat naiffarxe jufqu'a ce jour. Tott9 ceux dont les; cajoleries 1'ontattiré dans leurs pieges,. tous ceux; qui, 1'ayant connu dans fa jeuneffd, ont fournt quelque nouveau fait contre lui, quelque nouveau.', trait a. fa charge, tous ceux en un mot qui ont contribué a le peindre comme on vouloit,. ont êtë récompenfés de maniere ou- d'autre, & plufieurs ont été avancés eux ou-leurs proches, pour être? entrés de bonne grace dans toutes les vues de nos; Meflieurs. On a envoyé des gens de conflance,, chargés de bonnes inftructions & de beaucoup d'argent a Venife, a Turin, enSavoye, en Suiffe,, a Geneve, partout oü il a demeuré. On a largement récompenfé tous ceux qui travaiUant avec: fuccès, ont laiffé de lui, dans ces pays, les iriées; qu'on en vouloit donner & en ont rapporto les; anecdotes qu'on vouloit avoir. Beaucoup méme de: perfonnes de tous les états, pour faire de nouvelles découvertes & contribuer a 1'ceuvre commune,, ont entrepris a leurs propres frais & de leur propre; mouvement, de grands voyages pour bien conftaterr la fcélérateffe de J. J- avec un zele. R. Qu'ils n'auroient fürement pas eu dans lè: cas contraire pour le conftater honnête homme.. Tant l'averfion pour les méchans a plus. de force: dans les belles ames que 1'attacheraent poup Un bons!  5? PREMIER Voila, comme vous le dites, un projet non moins admirable qu'admirablement exécuté. II feroit bien curieux , bien intérefiant de fuivre dans leur détail toutes les manoeuvres qu'il a faüu mettre en ufage pour en amener Ie fuccès a ca point. Cc mme c'eft ici un cas unique depuis que le monde exifte, & d'oü nait une loi toute nouvelle dans le code du genre humain, il impoiuroit qu'on connut a fond toutes les circonftances qui j'y rapportent. L'interdiétion du feu & de 1'eait chez ks Romains tomboit fur les cbofes néceffaires » la vie; celle d tombe fur tout ce qui peut la rendre fupportable & douce, 1'honneur, la juftice, ia vérité , la fociété , l'aitacbement, l'eftime. L'interdiction romaine raenoit a la mort; celle-ci fans la donner la rend defhable & ne laiiTe la vie que pour en fa're un fupplice affreux. Mais cette interdiction romaine étoit décernée dans une forme légale, par laquelle le criminel étoit juridiquemenc conJamné. Je ne vois rien depareil dans celle-ci. J'attends de favoir pourquoi cette omiffion, ou fe-ommejaf on y a fuppléé ? F. J'avoue que dans les formes ordinaires, j'accufation formelfe & 1'audition du coupable font néceiTaires pour Ie punk: mais au fond qu'importent ces formes quand le délit eft bien prouvé? La négation de 1'accufé (car il nie toujours pour échapper au fupplice) ne fait rien contre les preuves & n'empêche peint fa condamnation, Ainfi, cette formalité, fouvent inutile, 1'eft furtout dans  D I A L O G ü E. 59 le cas préfent, oü tous. les fiambeaux de 1'dvidencc éclairent des forfaits inouis.. Rem.arquez d'aiileuvs que quand ces formalitésferoient toujours néceffaires pour punir, elles ner. le font pas du moins pour faire grace, la feute chofe dont il s'agit ici. Si n'éeoutant cue la juftice y on eüt voulu traiter le miférable comme il Ie méri-toit, il ne falloit que le faifir, lé punir & tout étoit fait. On fe füt épargné des embarras', des; foins, des frais immenfes, & ce tiffu de pieges & d'artifices dont on le tient enveloppé. Mais Ia; générofité de ceux qui 1'ont dejnafqué, leur tendre commifération pour lui ne leur per met tant aucun procédé violent, il a bien fallu s'affuier de hit fans attenter a fa liberté , & le rendre 1'norreur de. 1'univers, afin qu'il n'en füt pas le fléau. Quel tort lui faiton, & de quoi pourroit- il plaindre ? Pour le laiffer vivre parmi les hommes , il a bien fallu le peindre a eux tel qu'il étoit. Nos Meflieurs favent mieux que vous queles méchans cherchent & trouvent toujours leursfemblables pour comploter avec eux leur9 mauvais^ defleins ; mais on les empêche de fe lier a*ee. celui - ci, en le leur rendant odieux a tel poins qu'ils n'y puiffent prendre aucune confiance,. Ne; vous y nez pas, leur dit-on, il vous trahira pour le feul plaifir denuire; n'efpérez pas le tenir par un intérêt commun. C'eft trés- gratuitement qu'il fe plait au crime; ce n'eft point fon intérêt qu'ili y chtrche; il ne connoit d'autre bien pour lui. qug: C 6  iO P R 3 M I S R le. rral d'autrui: il préférera toujours le mal plus grand ou plus prcmpt de fes eamarades, au taai moindre ou plus éloigné qu'il pourroit faire avec eux. Pour piouver tout cela, ü ne faut qu'expofer fa vie. En faifant fon hiftoire, on éioigne de lui les plus fcéiérats par la terreur. ï/efftt de e^tte méthode eft ft grand & fi fur, que depuis qu'on le furveille & qu'on édaire tous-' fes fecrats, pas un mortel n'a encore eu 1'audace de terter fur lui 1'appat d'une mauvaife aclion, & ce n'eft jamais qu'au leurre de' quelque bonne ceuvre qu'on parvieuti le furprendre. R. Voyez comme quelquefois les extrêmes fe touchent! Qui croiroit qu'un exces de fcélérateffe put ainfi rapprocher de Ia veitu? II n'y avoit que tos Mefïïeurs au monde qui puffent trouver uit-. & bel art. F. Ce qui rend 1'exécution de ce plan plus admirable, c'eft le myflere dont il a fallu le couvrir. II falloit peindre le perfonnage a tout le monde, fans que jamais 'ce portrait paffat fous fes yeux- IL falloit inftruire 1'univers de fes crimes, mais de telle facon que ce füt un myflere ignoré de lui feul. II falloit que chacun le montrat au doigt, fans qu'il crüt être vu de perfonne. En un mot, c'étoit un fecret dont te public entier devoit être dépofitaire, fans qu'il parvint jamais a celui qui en étoit le fujet. Ctla eüt été difScile, peut-être im> poffible a exécuter avec tout autre: mais les projets foraclé» fur des principes généraux , écLoutLt  D r a t o g u sr. 61 fruvent. En les appropriant tellemenü a' 1'individa qu'ils ne conviennent qu'a lui, on en rend 1'exccution bien plus (ure. C'eft ce qu'on a fait auffi ha^ büement qu'hiureufemcnt avec notre homilie. On favoit qu'étranger & feul, il étoit fans appui. fans parens, fans affiftance, qu'il ne tenoit è aucun. paiti, & que fon humeur fauvage tendoit d'elleméme a lifoler; on n'a fait pour Tifoler tout-a. fait que fuivre fa pente naturelle, y faire tout concourir, & dès-lors tout a été facile. En le féquestrart tout-a-fait; du commerce des hommes qu'il fuit, quel mal lui fait-on? En pouffant la bonté jufqu'a lui laiflir une liberté du moins apparente, ne falloit-il pas 1'empêcher d'en pouvoir abufer? Ne falloit-i! pas, en Ie'la;fTant au milieu des citoyens, s'atiacher a le leur bien faire connoitre ? Peut-on voir un ferpent fe gliffèr dans la place-publique fans crier a chacun de fe garder du ferpent? N'étoii-ce pas furtout une obiigation parti. culiere pour ks fages qui ont eu 1'adreffe d'écarter le mafqus dont il fe ccuvroit depuis quarante ans, & de le voir les premiers a travers fes déguifemens, tel qu'ils le montrent depuis Iors a tout le monde? Ce giand devoir de le faire abhorrer pour 1'empècher de nuire, combiné avec le tendre intérêt qu'il mfpire a ces hommes fublknes, eft ie vrai motif des foins infinis qu'ils prennent, des dépenfes immenfes qu'ils font, pour 1'entourer de tant de pieges, pour le livrer a tant de mains, pour 1'enlacer de tant de facpns, qu'au milieu de C 7  o2 PREMIER" cette liborté' feinte, il ne puiffe ni dire un mot, ni faire un pas, ni mouvoir un do'gt, qu'ils ne lefachent & ne le veuillent. Au fond tout ce qu'on en fait n'eft que pour fon bien, pour éviter le mal qu'on feroit cor.traint de lui faire, & dont on ne peut le garantir autrement. II falloit commencerr par 1'éloigner de fes anciennes connoiffances, pour avoir le tems- de les bien endoftriner; on 1'a fair décréter a Paris; quel mal lui a-t-on fait ? II falloit, par la même raifón, Pempêcher de s'établir a Gelieve ; on 1'y a fait- décréter auffi; quel mal lui a-t-on* fait ? On 1'a fait lapider a Motiers , mais les cailloux qui caflbient fes fenétres & fes portes ne1'ont point atteint; quel mal donc lui ont-ils fait? On 1'a fait chafïèr a l'entrée de 1'hiver de 1'ifle folitaire oü il s'étoit réfugié, & de toute la Suiffé; rnais c'étoit pour Ie forcer charitablement d'aller en Angleterre, (*) chercher 1'afyle qu'on lui préparoit a fon infcu depuis longtems, & bien meiileur que celui qu'il s'étoit obftiné de choifir, quoiqu'il (*) Choifir un Anglois poar mon dépofitaire & mon conHdent, feroit, ce me Terrible , réparer d'une maniere bien authentique Ie mal que j'ai pu penter & dire de fa nation. On 1'a trop abufde fur mon compte, pour que j'aie pu ne pas m'abufer quelquefois fur le fien (t> Ct) M- Roufeau étoit fi Hen revenu de fes prtjugés contre rAngleterre, que peu de tems avant fa mort, il donna commijfioti a ÜEdileur de lui chercher tin afyle dans ce payspour y finlr fes purs» Note de 1'Editeur.  DlALOGUE. 63 re put de-Ia faire aucun mal a perfonne. Mafs quel' mal lui a-t-on fait a lui-même, & de quoi fe plaint-il aujourd'hui? Ne le laifte-t-on pas tranquille dans fon cpprobre ? II peut fe vautrer a fon aife dans la fange cü 1'on Ie tient embourbé. On 1'accable d'indignités, il efi: vrai; mais qu'importe? quelles blelTure3 lui font - elles ? N'eft - il pas fait pour les fouffrir, & quand chaque paffant lui cracheroit au vifage, quel mal après tout cela lui feroit-il ? Mais Ce monffre d'ingratitude ne fent rien, ne fait gré de rien, & tous les ménagemens qu'on a pour lui, loin de le toucher, ne font qu'irriter fa férocité. En prenant Ie plus grand foin de lui óter tous fes amis, on ne leur a rien tant recommandé que d'en garder toujours 1'apparence & Ie titre, & de prendre pour le tromper le même ton qu'ils avoient auparavant pour 1'accueillir. C'eft fa coupable défiance qui feule le rend miférable. Sans elle il feroit un peu plus dupe, mais il vivroit tout auffi content qu'autrefois. Devenu 1'objet de 1'horreur publique, il s'eft vu par-Iè celui des attentions de tout le monde. C'étoit a qui le féteroit, a qui 1'auroit a diner , a qui lui orFriroit des retraites , a qui renchériroit d'empreffement pour obtenir la préférence. On eüt dit a 1'ardeur qu'on avoit pour 1'attirer, que rien n'étoit plus honorable,plus glorieux que de 1'avoir pour hóte,& cela dans tous les états, fans en excepter ks grands & fcs princes, & mon ours n'étoit pas content! R. II avoit tort, mais il devoit être bien furr  64 P a e ii i ?. ji pris? Ces grarcMa ne penfcient pas fans doute, comme ce Seigneur Efpagnol, dont vous favez la. réponfe a Charks-quint qui lui demandoit un defes cblteaux. pour y loger le Conr.étable de Bourbon (*)., s E, Le cas eft b;en différent j vous oubliez' qu'ici c'eft une bonne oeuvre. R. Pourquoi ne voulez-vous pas que 1'hofpitalité envers le Connétable füt une auffi bonnet oeuvre que 1'afyle offert a un fcélérat? F. Eh! vous ne voulez pas m'entendre! Le Connétable favoit bien qu'il étoit rebelle h fon Prince. R. Jean-Jaques ne fait donc pas qu'il eft un fcélérat? F. Le fin du projet eft d'en ufer extérieurement avec lui, comme s'il n'en favo't rien, ou comme fi on 1'ignoioit foi-même. De cette forte on éviteavec lui le danger des explications, & feignant dele prendre pour un honnête homme, on 1'obfede fi. bien fous un air d'empreffemer.t pour fon mérite,' que rien de ce qui fe rapporte a lui, ni lukmême. ne peut échapper a la vigilance de ceux qui Pap- (*) On a, dit on, renda inhabitable Ie chateau de Trye' depuis que j'y ai logé. Si cette opération a rapport è moi, elle n'ell pas conféquente a rempreffernent qui m'y avoit attiré, ni a celui avec lequel on engsgeoit M. le Prince' de Ligne h m'olïrir dans le mc-rne tems un afyle charmant dans fes terns, par une belle lettre qu'on eut mÊiae grani ibin de faire courir dans tout Paris.  D I A .L O G U E» f>5" prochent. Des qu'il Vélahlit quelque part', ce qu'on fait toujours d'avance, lts murs, les pianeheis, j les feraires, tout eft difpofé autour de lui pour,la fin. qu'on fe propofc, & 1'on n'oubüe pas de 1'envoifiner. convenablement; c'eft-a-dire, de mouches yenimeufes , de fourbes adroits & de filles accortes a qui 1'on a bien fait leur lecon„ C'eft une chofe affez plaifante de voir lts barboteuf s de nos Mefficurs prendre des airs de vierge pjur lacher d'aborder' cet ours. Mais ce ne font pis apparemment des vierges qu'il lui faut, car ni les lettres -patbétfques qu'on difte a' celles-la, ni les dolentss hifloires qu'on leur fait apprendre, rji tout 1'étalage de. leurs malheurs & de leurs vertus, ni celui de leurs charmes flétris n'ont pu l'auundrir. Ce peurci-au -J Fpicure eft dtvenu tout d'un coup. un Xtnocrate pour nos Meflieurs. R. N'en fat - il point un pour vos Dames? Si ce n'étoit pas la le plus biuyaut de fes fo.faits', cien feroit furemsnt Ie plus irrémiflible. F. Ah,. Monfieur Rouffrau,. il faut toujours,être galant, & de quelque facon qu'en ufe une femme, on ne doit jamais toucher cet article-Ia ! je n'ai pas be.foin de vous dire que toutes fes lettres font ouveites, qu'on retient foigneufement toutes celles dont il pourroit tirer quelque inftiuct;on, & qu'on M en fait écrire de toutes les f-cons par différentes mains, tant pour fon der fes difpofuions par fes reponfes, que pour lui fuppofer dans ctlks qu'il rtbute & qu'on garde, des,  66 Premier correfpondances dont on puifleun Jour tirer parti contre lui. On a trouvé 1'art de lui faire de Parisune folltude plus affreufe que les civernes & les bois, oii il ne trouve au milieu des hommes, ni; commumcation , ni confolation ; ni confeil, ni; lumieres, ni rien de tout ce qui pourroit lui aider i ie conduire, un labyrinthe immenfe oü 1'on ne lui laiffe appsrcevoir dans les ténebres que de fauffes routes qui 1'égarent de plus' en plus. Nulne 1'aborde qui n'ait déja fa lecon toute faite fur. ce qu'il doit lui dire & fur le ton qtï'il doit prendrei en lui pailanf. On tient nöte de,tous cmx qui demandent a levoi* (*), & on ne le leur permet qu'après avoir recu a fon égard les inftruétions que j'ai moi-même été chargé de vous donner, au premier defir que vous avez marqué de le connoitre. S'il entre en quelque lieu public, il y eft regar'dé & traité comme un peftiféré :: teut Ie monde I'entoure & le fixe, mais en s'écartant de lui & fans lui parler, feulement peur lui fsrvir de barrière, & s'il ofe parler lui - méme & qu'on daigne lui répondre, c'eft toujours ou par un menfonge , ou en éludant fes qusftions d'un ton fi rude & fi méprifant qu'il perde 1'envie d'en faire. (*) On a mis pour cela dans la rue un marchand de tableaux tout vis-a-vis de ma porte, óc a cette porte qu'on tient fermce un fecret , afin que toiis ceux qui voudront entrer cliez moi foient forcés de s'adrtffer aux voilins, qui out leurs inftructions & leurs ordres.  Dialogos. 6f Au parterre on a grand foin de le recommander k ceux qui 1'entourent, & de placer toujours a fes ccVés une garde ou un fergent, qui parle ainfi" fort clairement de lui fans rien dire. On 1'a montré, fignalé , recommandé partout aux facteurs, aux commis , aux gardes, aux moucb.es , aux favoyards, dans tous les fpectacles, dans tous 'es cafés, aux barbiers, aux marcbands, aux colporteurs, aux 1'braires. S'il cherchoit un livre, un almanac, un roman , il n'y en auroit plus dans tout Paris: 1e feul deiir rnanifeflé de trouver une chofe telle qu'elle foit , eft. pour lui 1'infaillible moyen de la faire d:fparoitre. A fon arrivée a: Paris il cberchoit douze chanfonnetr.es italiennes , qu'il y fit graver il y a une vingtaine d'années & >qui écoient de lui comme le Devin du Village r mais le recueil, les airs, les plancbes, tout difparut, tout fut anéanti dès 1'inflant, fans qu'il en ait pu recouvrer jamais un feul exemplaire. On eft parvenu a force de petites attentions multipliées, a le tenir dans cette ville immenfe toujours fous les yeux de la populace qui le voit avec horreur. Veut - il paffer 1'eau vis-a-vis les Quctrenations ? On ne paffera point pour lui, même en payant la voiture entiere. Veut-il fe faire décroter? Les décroteurs, furtout ceux du Temple & du Palais - royal, lui refuferont avec mépris leurs fervices. Entre-t-il aux Tuileries ou au Luxembourg? Ceux qui diftribuent des billets imprimés k la porte, ont ordre de le palier avec la plus-  68; Premier culrageante affeteion, & même de lui en refufer n t, s'il fe préfente pour en avoir, & tout cela,. non pour 1'importance de la chofe, mais pour le faire remarquer , cannokre & abborrer de p'.us en plus. Une de leurs plus jolles inventions eft le parti qu'ils ont fu tirer pour leur objet de I'ufage annuel de bruler en cérémonie un Suiffe de paiile dans la rue aux Ours. Cstte fête populaire paroiffoit fi barbare & fi ridicu'e en ce iiecle pbilofophe, que, déja négligée, on alloit la fuppvimer tout-a-fait, ü nos Meflieurs ne fe fuffeut avifcs de la renouveller bien pi écieufement pour J. J. A cet effet, ils ont fait donner fa figure & fon vêtement & 1'homme de paille, ils lui ont armé la main d'un couteau bien luifant, & en le faifant promener en. pomps dans les rues de Paris, ils ont eu foin qu'on le mit en ftation directement fous les fenêtres ds. J. J. ..tournant, & retournant la-figure de tous có:és four la bien montrer au peuple, a qui cependant da charitables irterpreks font faire 1'spplication qu'on defire, & 1'excitent a bruler J. J. en eüïgie,, en attondant mieux ('*)• Enfin 1'un de nos (*) 1! y auroit, a n,c brüler en perfonne , deux grands iiTcouvcniens qui peuvent iorcer ces Meffieurs a fe priver de ce phifir. Le premier eft qu'étant une fois mort & biftlé, je nö ferois plus en leur pouvoir, & ils perdroient le plaifir plus grand de me tourmenter vif. Le fecond , bkn pius grave , eft qu'avant de me bruler il faudroit  D- I A L O S U ï." 6$ Meflieurs m'a mêaie alTuré avoir eu Ie fenfible plaifir de voir des mendians lui rejetter au nez fon •aumóne, &• vous comprenez bien R. Qu'ils n'y ont rien perdu. Ah, quelle douceur d'ame! quelle charité! Le zele de vos Mcsfieufs n'oubh'e rien. F. Ou're toutes ces précautions, on a mis en oeuvre un moyen trés-ingénieux pour découvn'r s'il lui refte par malheur quelque perfonne de conflance, qui n'ait pas encore les inftruétions & les fentimens néceffaires pour fuivre a fon égard Ie plan généralement admis. On lui fait écrire par des gens qui, fe feignant dans la détreffe, implo-rent fon fecours ou fes confeils pour s'en tirer. II caufe avec eux, il les confole, il les recommande aux perfonnes fur lefquelles il compte. De cette maniere on parvient a les connoitre, & de-la facilement a les convertir. Vous né fauriez croire combien par cette manoeuvre on a découvert de gens qui l'eftimoient encore & qu'il continuoit de tromp;r. Connüs de nos Meflieurs, ils font bientót détachés de lui, & 1'on parvient par un art tout particulier, mals infaillible, a le leur rendre auffi ■odieux qu'il leur fut cher auparavant. Mais foit ■qu'il pénetre enfin ce manege, foit qu'en effet ii ne lui refte plus perfonne, ces tentatives font fans .enfin m'entendre, au moins pour la forme, & je doute ique malgré vingt ans de précautions & de trames, ilf ^fent erjeore en courir le rifque»  ?0 P R 2 M I a B, iiiccès depuis quelque tems. U refufe conftamment de s'employer pour les gens qu'il ne connoit pas & même de leur répondre, & cela va ioujours aux fins qu'on fe propofe en le faifant paffer pour un homme infenfible & dur. Car encore une fois rien n'eft mieux pour éluder fes pernicieux deffeins , que de le rendre tellement haïffable è tous, que dès qu'il defire une chofe c'en foit affez pour qu'il ne la puiffe obtenir, & que dès qu'il s'intereffe , en faveur de quelqu'un, ce que'.qu'un ne txouve plus ni patron ni affiftance. R. En effet tous ces moyens que vous m'avez détaillés, me paroiffent ne pouvoir manquer de faire de ce J. J. la rifée, le jouet du genre humain, & de le rendre le plus abhorré des mortels. F. Eh! fans doute. Voila le grand, le vrai but des foins généreux de nos Meflieurs. Et graces a leur plein fuccès, je puis vous affurer que depuis que le monde exifte, jamais mortel n'a vécu dan* une pareille dépreffion. R. Mais ne me difiez-vous pas au contraire que le tendre foin de fon bien-être entroit pour beaucoup dans ceux qu'ils prennent a fon égard? F. Oui, vraiment, & c'eft-la furtout ce qu'il y a de grand , de généreux , d'admirable dans le plan de nos Meflieurs , qu'en 1'empêchant de fuivre fes volcntés & d'accomplir fes mauvais deffeins, on cberche cependant a lui procurex les douceurs de la vie, de facon qu'il trouve partout cs qui lui eft néceflaije, & nulle part. ce dont il  D- I .V L O O V £. 71 .peut abufer. • On veut qu'il foit rafTafié du pain de lignominie & de la coupe de 1'opprobre. On affeéte même pour lui des attentions moqueufes & dérifoires (*), des refptcts comme ceux qu'on prodiguoit è Sancho dans fon ifle, & qui le ren•dcnt encore p'us ridicule aux yeux de la populace. ■Enfin, puifqu'il aime tant les diftinctions, il a lieu d'être content, on a foin qu'elles ne lui manquent pas, & on le fci't de fon goiit en le faifant partout montrer au doigt. Oui, Monfieur, on veut qu'il vive, & même agréablement, autant qu'il eft poffible a un méchant fans mal faire. On voudroit qu'il ne manquat a fon bonheur; que les moyens de troubler celui des autres. Mais c'eft un curs qu'il faut enchainer, de peur qu'il ne dévore les paffans. On craint furtout le poifon de fa plume,'& 1'on n'épargne aucune précaution pour 1'empêcher de 1'exhakr; on ne lui laiffe aucun moyen de défsndre fon honneur, paree qus cela lui feroit inutile, qua fous ce prétexte il ne manqueroit pas d'attaquer. celui d'autrui , & qu'il n'appartient pas è un homme livré a la diffamation d'ofer -diffamer perfonne. Vous concevez que parmi les gens dont on s'eft afiuré, 1'on n'a pas oublié les libraijreü, furtout ceux dont il s'eft (*) Comme quand on vouloit a toute force m'envoyer le vin d'honncur II Arr.:?r>s, qu'a I„ondres les tambours des 'gardes devoient venir battre h ma porte, & qu'su Temple M. ie Prince de Conti m'envoya fa mufique ii mom lever.  ■autrefois fcrvi. L'on en a même tenu un trés- lorgctms a la Baftille fous d'autres prétextes, mais en effet pour 1'enJoctrincr plus longtems a loifir fur Ie compte de J. ]. (*)■ On a recommandé a tout ce qui 1'entoure de veiller particuliérement a ce qu'il peut écrire. On a même taché de lui en öter les moyens, & 1'on étoit parvenu dans !a retraite oü on 1'avoit attiré en Dauphiné, a écarter de lui teute encre lifible, en forte quil nè put trouver fous ce ncm que de 1'eau légérement törflte, qui même en peu de tems perdoit toute •fa couleur. Malgré toutes ces précautions , le dróle eft encore parvenu a écrire fes mémoires .qu'il appelle fes confclïïons , & que nous appellons fes menfonges, avec de 1'encre de la Chine, a Iaquelle on n'avoit pas fongé: mais fi l'on ne peut 1'err/j (*J On y a détenu de même , en même tems & pour Ie même effet, un Genevois de mes amis, lequel, aigri par d'anciens griefs contre les magiftrats de Geneve, excitoit les citoyens cor.tr'eux & mon occafion. Je penfois bien différemment, & jamais, en écrivar.t foit a eux, foit a lui,, je ne ceffai de les prefler tous d'abandonner ma caufe & de remettre a de uieiiïeurs tems la défenfe de leurs droits. Cela n'etnpêcha pas qu'on ne publiat avoir trouvé tout la contraire dans les lettres que je lui écrivois, & que c'étoit moi qui étois le boute-feu. Que peuvent déformai» attendre des gens puiflans la juftice, la vérité , 1'innor «ace, quan4 une iois ils en fout yédus jufques -la? j  TD I A L O 6 U E. Tj Tempechër de bai'bouiller du papier & fon aife», "on 1'empêche au moins de faire circuler fon venin: car aucun-chiffon, ni petit ni grand, pas un billet de deux lignes ne peut fortir de fes ■jnains, fans tomber a 1'infcant même dans celles ■des gens établis pour tout recujillir. A l'-égüd da fes difcours, rien n'en eft perdu. Le premier 'foin de ceux qui 1'entourent, eft de s'attaeher a -le faire jafcr; ce qui n'eft-pas diiftcile, ni mêma de lui faire dire a peu prés ce qu'on veut, ou du moins comme on le veut, pour en tirer avan'tage, tantót en lui débitant de fauffes nouvelles , -tantót en 1'animant par d'adrottes concradictions & tantót, au contraire, en paroilTarit acquiefcer a. tout ce qu'il dit. C'eft alors furtout qu'on tienc un regiftre exact des indifcretes vivacités qui lui échappent, & qu'on ampürie & commente de fang-froid. Ils prennent en même tems toutes les précautions poffibles pour qu'il ne puiffe tirer d'eux aucune lumiere, ni par rapport a lui ni par rapport a qui que ce foit. On ne prononce jamais devant lui le nom de fes premiers délateurs, & l'on ne parle qti'avec la plus grande réferve de ceux ■-qui influent fur fon fort; de forte qu'il lui eft impoffible de parvenir a favoir ni ce qu'ils difent, ni ce qu'ils font, s'ils font a-Paris ou abfens, ni même s'ils font morts ou en vie. On ne lui parle jamais de nouvelles, ou on ne lui en dit que de fauffes ou de dangereufes, qui feroient de fa part de nouveaux crimes s'il s'avifoit de les répéter. Sujjpiém. Tem. III. D  ?4 P * £ 11 I E 4 En province on empêchoit aifément qu'il ne Iüt aucune gazette. A Paris, cii il y auroit trop d'aifeétation, l'on empéche au moins qu'il n'en voye aucune dont il puifle tirer quelque inftruction qui le regaide , & furtout celles oü nos Meffieurj font parler de lui. S'il s'enquiert de quelque chofe, perfonne n'en fait rien; s'il s'informe dequelqu'un, perfonne ne le connoit; s'il demandoit avec un peu d'empreffement le tems qu'il fait, on ne le lui diroit pas. Mais on s'applique en revanche a lui faire trouver les denrées, Jinon a meilleur marché, du moins de meilleure qualité qu'il ne les auroit au même prix, fes bienfaiteurs fuppléant généreufement de leur bourfe a ce qu'il en coüte de plus pour fatisfaire la délicateffe qu'ils lui fuppofent, & qu'ils tachent même d'exciter en lui par 1'occafion & le bon marché, pour avoir le plaifir d'en tenir note. De cette jnaniere mettant adroitement le menu peuple dans leur confidence, ils lui font 1'aumóne publiquejftrent malgré lui, de facon qu'il lui foit impoffible de s'y dérober; & cette charité , qu'on s'attache a rendre bruyante,. a peut- être contribué plus que toute autre chofe, a le déprimer autant que le defiroient fes amis. R. Comment, fes amis ? : F. Oui, c'eft. un nom qu'aiment a prendre toujours nos Meflieurs, pour exprimer toute leur bienveillance envers lui, toute leur follicitude pour fon bbafeeorj &, ce qui eft très-bien trouvé  O i a r. o « O e. 75 jpour le Faire accufer d'ingratitude, en fe mon trans li peu fenfible a tant de bonté. R. II y a - la quelque chofe que je n'entends pas bien. Expliquez- moi mieux tout cela, ja vous prie. F. 11 importoit,comme je vous I'ai dit, pour qu'on put le laiffer libre fans danger , que fa diffamation füt univerfelle (*). II ne fuffifoit paa de la répandre dans les cercles & parmi Ia bonnes compagnie ; ce qui n'étoit pas difficile & fut bientót fait. II falloit qu'elle s'étendit parmi (out le peuple, & dans les. plus bas étages auffi bien que dans les plus élevés; & cela préfentoit plua de difficulté; non - feulement paree que 1'affectation de le tympanifer ainfi a fon infeu pouvoit fcandalifer les fimples, mais furtout a caufe de (*) je n'ai point voulu parler ici de ce qui fe fait au théStre & ue ce qui s'imprime journellement en Hollanda & ailleurs, paree que cela paffe toute croyance,& qü'eu le voyant & en reflèntant continnellement les triliea «flets, j'ai peine encore k le croire moi-méme. II y a quinze ans que tout cela dure, toujours avec 1'approbation publique & 1'aveu du gouvernement. £t moi je •vieillis ainfi feul parmi ces forcenés, fans aucune confolation de perfonne, fans néanmoins perdre ni courage, *ii patience, &, dans 1'ignorance oü l'on me tient, élevant au ciel pour toute défenfe un cceur exejnpt de fraude & dss raains pures de tout mal.  jó" ^Premie*. il'invie-labie loi de lui cacher tout ce qui le-r-egnrde, pour éloigner a jamais de lui tout .éclai-roiffement., .toute inftruction , tout moyen de '«défénfe & de juftification > toute occafion de faire expliquer perfonne, de remonter a la fource ,des lumieres qu'on a fur fon compte , & qu'il étoit moins fur pour cet effet de compter fur Ja .difcrétion de la populace que fur celle des honnè„tes gens. -ör pour 1'intérefUr cette populace,,;i cc myflere, .fans paroitre avoir cet objet, ils ont admirablement tiré parti d'une ridicule arrogance ,de notre homme, qui eft de faire le fier fur lis dons, & de ne vouloir pas qu'on lui fafte 1'aumóne. R. Mais, je crois que vous & moi ferions affez eapables d'une pareille arrogance : qu'en penfez - vous ? F. -Cette délicatéffe eft -permife è d'honnêtes.gens. Mais un dróle comme cela qui fait le gueux, quoiqu'il foit riche, de quel droit ofc-t-il rejetter les menues charités de nos Meflieurs ? R. Du même dröit, peut-être, que les men.dians rejettent les fiennes. Quoi qu'il en foit, s'il fait le gueux, il recoit donc ou demande 1'aumóne ? car voila tout ce qui diftingue le gueux xlu pauvre,, qui n'eft pas plus riche que lui, mais qui fe contente de ce qu'il .a & ne demande rien i perfanne. * F. Eh non! celui-ci ne la demande pas direc«emejit. Au contraire, il la rejetre infolemment  D l A L O G v z. 77 cr'ab'ord ; mais il cede a la fin tout doucement,quand on s'obftiner R. II-n'eft donc pas fi'arrogant"qite voti? difiezd'abord, & retournant votre queftion , je déirrarrdea' mon tour pourquoi ils s'obftinent a lui faire? 1'aumöne comme a un gueux, puifqu'ils- favent ff bien qu'il eft riche?*' F. Le pourquoi, je vous 1'ai dëja dft. Cé feroit, j'en conviens, outrager un honnête homme r mais c'éft le fort que mérite un pareil féêlérat' dJêtre avili par tous- les moyens poffibles, & c'eft" une occafion de mieux' manifefter fon ingraatude, par celle qu'il témoigne a fes bienfaiteurs. R. Trouvez-vous que 1'intention de Pawlfr mérite une grande reconnoiffahce fé F. Non, mais o-'eft 1'aumöne qui la mérite, Car, comme difent très-bien nos Meffiëun, 1'argent rachete tout & rien ne lè racïïéte. Queliè' que foit 1'intention de-celui qui daime, même par' force, il refte toujours-bienfaiteur, & mérite-touvjours comme - tel la plus vive reconnc-ifiance/Pour éluder donc la brutale rufticité de notre" homme, on a imaginé de lui faire en détail foi infc'u beaucoup de petits dons bruyans, quK demandent le concours de beaucoup de gens &: furtout du menu peuple, qu'on fait- entrer ainfi*' fins affeftation dans la grande confidence, afin1 qu'i 1'horreur pour fes forfaits fë joigne le mépris:, pour fa mifere & le refpefl pour fes bienfaiteurs. On s'infónne des lieux oü il fe. pourvoit des'D 3  78 Premies denrées néceffaires. a fa fubfiftance, & l'on a foi» qu'au même prix on les lui fourniffe de meilleure qualité, & par conféquent plus cheres (*). Au fond, cela ne lui fait aucune économie, c"c il n'en a pas befoin, puifqu'il eft riche: mais pour le même argent il eft mieux fervi; fa baffeiTe & la générofité de nos Meflieurs circulent ainfi. jiarmi ie peuple, & l'on parvient de cette manlere a 1'y rendre abject & méprifable, en paroisfant ne fonger qu'a fon bien-être & a le rendre heureux malgré lui. Il eft difficile que le miférable ne s'appeicoive pas de ce petit manege, & tant mieux: car s'il fe fache, cela prouve de plus. en plus fon ingratitu.de, & s'il cbange de marc.hsnds, on répete auffitöt la même manoeuvre: Ia réputation qu'on veut lui donner, fe répand encore (») Voici une explication que la vériié femble exiger «Ie moi: L'augmentation du prix des denrées, £? les co»;» anenccmens de caducilt qui paroijjoient en lil. Roufeau yers la fin de fes jours, faifoient craindre a Ja femme ruil ne fuctombdt, faute d'une nourriture faine* Elle fe décid* alors, avec l'aveu d'une perfonne en qui elle avoit de la co:fa;;ce, cc iromper pieufement fon mart, fur le prix fu'on la fiiifnit paycr fa pitile provifton de bouche. Voici le fait; £? c'efi ainfi que cet infortuné royoit partoul la confirmalion de fes malheurs. Ses adverfaires s'y font pris tien adroitement, en poufant a bout fa fenfibilité: c'étoit feulement de ce cólé-la qu'ils pouvoient avoir quelqueptifi fur fa grande ame. Note de 1'fiditeur.  Dialoguï. 73 plus rapidement. Ainfi plus il fe débat dans fes lacqs & plus il les refièrre. R. Voila, je vous 1'avoue, ce qne je ne comprenois pas bien d'abord. Mais, Monfieur, vous en qui j'ai connu toujours un cceur fi droit, fe peut - il que vous approuviez de pareilles manoeuvres ? F. Je les blamerois fort pour tout autre; mais ici je les admire par le motif de bonté qui les dicle, fans pourtant avoir voulu jamais y tremper. Je hais J. J.: nos Meflieurs l'ahnent, ili veulent le conferver è tout prix; il eft naturel qu'eux & moi ne nous accordions pas fur la conduite a tenir avec un pareil homme. Leur fyftême, injufte pcut-être en lui-mème, eft rectifié par 1'intention. R. Je crois qu'il me la rendroit fufpefte: est on ne va point au bien par le mal, ni i Ia vertut par la fraude. Mais puifque vous m'affurez que T. J. eft riche, comment Ie public accorde-t-il ces chofes-la? Car enfin rien ne doit lui fernbler plus bizarre & moins méritoire, qu'un e amnóne faite par force a un riche fcélérat? F. Oh! Ie public ne rapproche pas ainfi les idéés qu'on a 1'adreffe de lui montrer fépar'émeptt ïi le voit riche pour lui reprocher de faire le pauvre, ou pour le fruftrer du produit de fon labeur , en fe difant qu'il n'en a pas befoin. II le voit pauvre pour infulter a fa mifere & le traiter comme un mendiant. Il ne le voit jamais que par le cöté qui pour 1'inftant le montre plus odieux ca D 4  So Premis» plus mïférablc, quoiqu'incompatible avec les autres-i afpefts fous lefquels il le voit en d'autresjems. R. II eft ccrtain qu'a moins. d'étre de ia pliB brute infenfibilité, il doit être auffi pénétré qua furprfe de cette ail'ociation d'attentions & d'outra. ges dont il fent a chaque inftant les eftus. Maisqunnd, pour 1'unique plaifir de rendre fa diffamation plus complete , on lui pafte journelïement tous fes crimes, qui peut être furpris s'il profite de cette coupable indulgence pour cn-commettre incelTumment de nouveaux? C'eft une object-ion que je vous ai déja faite & que je répete , paree que vous 1'avez éludée fans y répondre. Par toutce que vous m'avez raconté, je vois que, malgré toutes lea mefurës qu'on a prifes , il va toujours, fon train comme auparavant-, fans s.'.embarraiTer. en aucune ferte des furveillans. dont il fe voit-en» touré: Lui qui prit jadis la-defilis tant de précautions, que pendant quarantc ans, trompant exa£tement tout le monde , il paffa pour un honnête homme, je vois qu'il n'ufe- de la liberté qu'on lui laifle, que pour afibuvir fans gêne fi méchancctc, pour commettre chaque jour de nouveaux forfaits, dont il eft bien fur qu'aucun n'échappe a fes furveillans & qu'on lui Iaiffe tranquillemcnt confommer. -Eft-ce donc une vertu fi méritoire a vos Meflieurs d'abandonner ainfi les honnêtes gens a la furie d'un fcélérat, pour 1'unique plaifir de compter tranquillement fes crimes, qu'il. leur feT roit fi aifé d'empêcher? F. Ils  ÖlALOGUE. fi F Ils ont leurs raifons pour. cela» R. Je n'en doute point: mais ceux-mêmes-qui.commettent les crimes,, .ont fans doute auffi. leurs ~ raifons; cela fuffit-il ppur les.juftifier? ^Singulierebonté , convenez-en , que celle qui, pour. rendre.. la coupable odieux-, refufe d'empêcher Ie .crime & s'occupe a choyer Ie, fcélérat aux dépens des-innocens. dont il fait. fi proie.: Laiffer commectre i les crimes qu'on peut empêcher, n'e(I,pas.féulement en être témoin , c'eft'en- être complice.'. D'ailleurs, fi on lui laiffj toujours faire.tout ce; que vous dites qu'il fait, que fert donc.de 1'ef-' pionner de fi prés avec tant de vigilance & d'activité ? Que fert d'avoir découvert fes ceuvres pour ' les lui lailfcr continuer, comme fi on n'en.favoit rien ? Que fert de gêner fi fort fa volonté dans i les chofes indifFérentes pour la laifler en toute li- ■ berté, dès qu'il s'agit de mal faire? On diroit : que vos Meflieurs ne cherchent qu'a lui. öter tout : moyen de faire autre chofe que des crimes. Cette.: indulgence. vous paroit-elle donc fi. raifonnable, . li ■ bien entendue., & digne de. perfannages fi i vertueux ? F. II y a dans tout cela, je dois I'avouer, des-' chofes que je n'entends pas fort bien mowmême; , mais on m'a promis de m'expliquer totita monentiere fatisfaction-. Peut-étre pour le rendre plus. ■ exécrable a-t-on cru devoir charger un peu le tableau de fes crimes fans fa faire un grand f ru- pule de cette. charge qui, dans le.fond, importen D 5  hl Premier affez peu ; car puifqu'un homme coupable dim crime eft capable de cent, tous ceux dont on l'accufe font tout au moins dans fa volonté, & l'on peut a peine donner le nom d'impoftures a de pareilles accufations. Je vois que la bafe dn fyftême que Ton fuit & fon égard eft le devoir qu'on s'eft impofé qu'il füt bien démafqué, bien connu de tout le monde, & néanmoins de n'avoir jamais avec lui aucune explication, de lui óter toute connoiffance de fes accufateurs vraiment. C'eft encore un acte de D 7  35 P B. E M I K fc rcxtrême bonté dont on ufc a. fon égard de lui épargner la honte d'être confondu. Sur tant d'invincibles preuves , n'eft-il pas complétement jngé fans qu'il foit befoin de 1'entendre ? Oü regne 1'évidence du délit, la conviction du coupable n'eft-elle pas fuperflue ?• Elle ne feroit pour lui qu'une peine de plus. En lui ótant 1'inutile liberté de fe défendre , on ne fait que lui óter celle de mentir cc de calomnier. R. Ah, graces au ciel, je refpire! vous déli— vrez mon ceeur d'un grand poids. F. Qu'avez-vous donc ? D'.oü vous nait cet épanouiffement fubit, après l'air morne & penfif qui ne vous a point quitté durant tout cet entretien, & fi différent de l'air jovial & gai qu'ont tous nos Meflieurs, quand ils parient de J. J. & de fes crimes? R. Je vous 1'expliquerai , 1T vous avez Ia. patience de m'entendre; car ceci demande encore des digrefilons. Vous connoiffez afïêz ma deftinée pour favoir qu'elle ne m'a gueres laiffé goüter les profpérités de la vie: je n'y ai trouvé , ni les biens dont leshommes font cas, ni ceux dont j'aurois fait cas moi-même; vous favez a quel prix elle m'a vendu, cette fumée dont ils font fi avides, & qui même, eüt-elle été plus pure, n'étoit pas I'aliment qu'il falloit a mon cceur. Tant que la fortune ne m'afait que pauvre , je n'ai pas vécu malheureux. j'ai goüté quelquefois de vrais plaifirs dans.  D I A t O C ü E. 87 1'obfcurité : mais je n'en fuis forti que pour tomber dans un gouffre de calamités, & ceux qui m'y ont plongé, fe font appliqués a me rendre infupportables les maux qu'ils feignoient de plaindre,. & que je n'aurois- pas connus fans- eux» Revenu de cette douce chimère de 1'amitié, dont la vaine recherche a fait tous les malheurs de ma vie, bien plus revenu des erreurs de Popinioii dont je fuis la victime, ne trouvant plus parmi les hommes ni droiture, ni vérité, ni aucun de ces fentimens que je crus innés dans leurs ames r paree qu'ils 1'étoient dans Ia mienne , & fans lefquels toute fociété n'eft, que tromperie & menfonge, je me fuis retiré au-dedans de moi, & vivant entre moi & la nature, je goütois une douceur infinie k penftr que je n'étois pas feul , qua je ne converfois pas avec un être infenfible & mort, que mes maux étoient comptés, que ma patience étoit mefurée, & que toutes les miferes de ma vie n'étoient que des provifions de dédomjiïagemens & de jouiflances pour un meilleur état. Je n'ai jamais adopté la philofophie des heureux du fiecle; elle n'efl pas faite pour moi: j'en cherchois une plus appropriée k mon cceur, plus confolante dans 1'adverfité , plus encourageante pour la vertu. Je la trouvois dans les livres de J. J. J'y puifois des fentimens fi conformes a ceux qui m'étoient naturels, j'y fentois tant de rapport avec mes propres difpofitions que, feul parmi tous les auteurs que j'ai lus, il étoit  gf" T R E M I E R- pour-moi le peintre de la nature & l'hiftorien du : cceur humain. Jë reconnoiflois , dans fes écrits^ 1'homme que je retrouvois en moi , & leur: méditation m'apprenoit a tirer de moi-même la, jouiffance & le bonheur que tous les:autres vont. chercher .fi loin d'eux. .. San exemple m'étoit ■ furtout utile pour nourrir . ma confiance dans les fentimens .-que j'avois con- ■ fervé feul parmi. mes contemporains. . J'étois, croyant, je. 1'ai toujours é'é, quoiqu.e non pas comme les - gens a fymboles & a formules.. Les ■ hautes idees que j'avois Je Ja Divinité me faifoient prendre en dégout, les inftitutions des: hommes &' les religions faclices. Je ne voyois perfonne penfer comme moi; je me trouvois feul . au milieu de la mu'titude, autant par mes idéés . que par .mes fentimens. Cet état folitaire étoit.-. trlfte: J. J. vint m'en tirer. Ses livres me fortifïerent contre la dérifion des efprits-forts. Je trouvai fes principes fi confarmes a mes fentimens f . je les voyois naitre de méditations fi profondes, , je les voyois appuyés de fi fortes raifons que je . ceffai de craindre, comme on me le crioit fans ; ceffe, qu'ils ne fuffent 1'ouvrage des préjugés & . de Héducation. Je vis que dans ce flecle .oü la , philofophie ne fait que détruire, cet auteur, feul , édifioit avec folidité. Dans tous les autres livres, . je démélois d'abord la paffion qui les avoit i dictés f & le but perfonnel que 1'auteur avoit eu ■• envue. Le feul J. J. me parut chercher la.vérité ,  D I. A-, L O G O E» 8#> r.yec droiture & fimplicité de cceur. Lui feul me • parut montrer aux hommes la route du vrai bon-:heur en leur apprenant a dilïinguer la réalité de l'.dpparence, & 1'homme de la nature de 1'hommefa£cice & fantaftiqus que nos inftitutions ■ & nos préjugés lui ont fubftitué : lui feul en ua mot me . parut dans fa vébémence infpiré. par le feul, amour du bien public,.fans vue fecrete & fans, intérêt perfonnel. Je trouvois d'ailleurs fa vie fgs maximes fi bien d'accord que je me.confir-mois dans les miemies-, &, j'y prenois p'us de. confiance par 1'exemple d'un psnfeur qui les, médita fi longtems, d'un écrivain qui méprifant, 1'efprit de parti &-ne voulant. former.ni fuivre. saicune fecte, ne pouvoit avoir dans fes recher- ■ cbes d'Jutrc-. intérêt que 1'intérêt public & celui, dfl !: •. fi.r tantes,ces idéés, je me faifoïs, u.1 pUa de vie d->nt fon commerce auroit fait ie. charme, Sl mot i qui la.fociété des hommes, i fijgtems qu'une fauffe apparence vérité, fans attachement, fans. aocu . ' ble Kcord de fentimens ni d'idées, &. plus di^nc-de mon n cpris que de mon empreiTerl y'ii a 1'efpoir de retrouver en luito-'.it cc qu2 j'ava's perdu, de goütcr encore les. d i 81 ritte' fiucere, &.de me nourrir encore avec lui de ces grandes & raviflant.es con-, t5mplat:ons, qui font la meilleure jouiiTance de cette vie & la feule confolation folide qu'on. ttouve. dans 1'adverfité.  oo Premikr J'étois plein de ces fentimens, & vous favex pu eonnoitre, quand avec vos cruelles confidences vous êtes venu ref&rrer mon cceur & en chaffcr les douces illufions, auxquelles il étoit pret a s'ouvrir encore. Non, vous ne connoitrez jamais a quel point vous 1'avez déchiré. II faudroit pour eela fentir a combien de céiefles idéés tenoient celles que vous avez détruites. Je touchois au moment d'être heureux en dépït du fort & deshommes, & vous me replongez pour jamais dans toute ma mifere; vous m'ótez toutes les efpérances qui me la faifoient fupporter. Un feul homme' penfant comme moi nourriflbit ma confiance, un feul homme vraiment vertueux me faifoit croire ie la vertu, m'animoit a fa chérir, a 1'idolatrer, ;i tout efpérer d'elle; & voila qu'en m'ótant cet appui vous me laiffez feul fur Ia terre englouti dans un gouffrc de maux, fans qu'il me refte la moindre lueur d'efpoir dans cette vie, & prêt a perJreencore celui de retrouver dans un meiileur ordre de chofes Ie dédommagement de tout ce que j'ai foufFert dans celui-ci. Vos premières déclarations me bouleverferent. L'appui de vos preuves me les rendit plus accablantes, & vous navrates mon ame des plus ameres douleurs que j'aye jamais fenties. Lorfqu'entrant enfuite dans le détail des manoeuvres fyftématiques dont ce malheureux homme eft 1'objet, vous m'avez développé le plan de conduite a fon égard, tracé par 1'auteur de ces découvcrtes-, &  DlALOGÜE. Ql fidellement fuivi par tout Ie monde, mon attentiori partagée a rendu ma furprife plus grande & mon, affliftion moins vive. J'ai trouvé toutes ces manceuvres fi cauteleufes, fi pleines de rufe & d'aftuce, que je n'ai pu prendre de ceux qui s'ert font un fyftême, Ia haute opinion que vous vouliez m'en donner, & Iorique vous les combliez d'éloges, je fencois mon cceur en murmurer malgré moi. J'admirois comment d'aufli nobles motifs pouvoient dicter des pratiques auffi baffes; comment la fauffeté, la trabifon, le menfonge pou« voient être devenus des inftrumens- de bienfaifance & de charité; comment enfin tant de marches obliques pouvoient s'allier avec la droiturel Avois-je tort? Voyez vous-même, & rappellezvous tout ce que vous ïn'avezdit. Ah, convenez du moins que tant d'enveloppes ténébreufes font un manteau bien étrange pour la vertu! La force de vos preuves 1'emportoit néanmoins fur tous les foupcons que ces machinations pouvoient m'infpirer. Je voyois qu'après tout, cette bizarre conduite, toute choquante qu'elle me paroifiöit, n'en étoit pas moins une ceuvre de miféricovde, & que voulant épargner a un fcélérat lea traitemens qu'il avoit mérités , il falloit bien prendre des précautions extraordinaires pour prévenir le fcandale de cette indulgence, & la mettre a un prix qui ne tentat ni d'autres d'en défirer une pareille, ni lui-même d'en abufer. Voyant ainfi tout le monde s'empreflër a 1'envi dc le rafia-  oi' P r ë u: i e r' üer d'opprobres'ci d'indignités, Ioin de fe plaihsdre, je le méprifois dav.intage.d'acheter.fi lache-ment 1'impunité au prix d'un pareil deftin. Vous m'avez répété tout cela bien des fois>& je me Ie difois après. vous en gémiffant. L'an-goifle de mon cceur n'empêchoit pas ma raifon d'être fubjuguée., & de cet afTentiment que j'étois forcé de vous donner, réfultoit la fituation d'ame Ia plus cruelle pour un honnête homme ir.fortuné,. auquel on arrache impitoyablement toutes les confolations , toutes les reflburces, toutes les cfpérances.qui lui rendoient fes rnaux fupportablcs.- Un trait de lumiere eft venu me rendre tout oela dans un inftant. Quand j'ai penfé, quand» vous m'avez conflrmé vous - même que eet homme. fi indignement traité pour tant de crimes atroccs n'avolt été convaincu d'aucun , vous avez d'unfeul mot renverfé toutes vos preuves, & fi je n'ai pas vu l'impofture oü vous prétendcz voir 1'évidence , cetts évidence. au. moins a tellen-ent difparu a mes yeux,.. que dans .tout ce que vous m'aviez démontré, je ne vois plus qu'un problême infoluble, un myftere efFrayant, impenétrable, que la feule conviction du coupable peut éclaircir a mes,yeux.. Nous penfons bien différemment, Monfieur-, vous & moi fur cet article. Selon vous 1'évidence des crimes, fepplée a cette conviction , & felon moi cette évidence confiftc fi effentiellement dans? cette conviction même, qu'elle ne peut exifter.  B ï A L O 9 ü r. |P9 'fans elle. Tant qu'on n'a pas 'entendu i'accufé-, ■■•les preuves qui Ie condamnent, quelque fcrtes qu'elles foient , quelque convaincantes qu'elle* :paroiiTent, manquent du fceau qui peut les monurcr telles, même Iorfqu'il n'a pas été poflible ■d'entendre I'accufé, comme lorfqu'on fait le proct-s a la mémoire d'un mort, car en préfumant qu'il n'auroit rien eu a répondre, on peut avoir raifon-, mais on a tort de changer cette préfomption en ■certitude pour le ■ condamner, & il n'eft permis de punir le crime que quand il ne refte aucun ■moven d'en douter. Mais quand on vient jufqti'a ■rcfufer d'entendre I'accufé vivant & -préfent, bien que la chofe foit poffible & facile, quand on ;prend des mefures extraordinaires pour 1'empêcher de parler, quand on lui cache avec le plus grand foin 1'accufation, 1'accufateur, les preuves, dèslors toutes ces preuves devenues fu'fpectes, perdent toute leur force 'fur mon efprir. N'ofer les fouinettre k 1'épreuve qui les confirme, c'eft me faire préfumer qu'elles ne la foutiendroient pas. Ce grand principe, bafe & fceau de toute juftice, fans lequel la fociété humaine crouleroit par fes 'fondemens, eft fi facré, li inviolable dans la pratique, que quand toute Ia villc auroit vu un homme en affafliner un autre dans la place publi■que, encore ne puniroit-on point 1'affaffin fans 1'avoir préalablement entendu. F. Hé quoi! des formalités judiciaires qui doivent être générales & fins exception dans Ie*  >Q% P % E M I E * tribunaux, quoique fouvent fuperflues, font - elles loi clans des cas de grace & de bénignité comme celui - ci ? D'ailleurs', 1'omiiïïon de ces formalités peut-elle changer la nature des chofes, faire que ce qui eft démontré ceffe de 1'être, rendre obfcur ce qui eft évident, & dans 1'exemple que vous venez de propofer , le délit feroit-il moins avéré , le prévenu feroitil moins covrpable quand on négligeroit de 1'entendre, & quand fur la feule notoricté du fait on 1'auroit roué fans tous ces interrogatoires d'ufage , en feroit - on moins für d'avoir puni juftement un aflaflin? Enfin toutes ces formes établies pour conftater les délits ordinaires, font-elles néceffaires a 1'égard d'un monftre dont la vie n'eft qu'un tiffu de crimes, & reconnu de toute la terre pour être la honte & 1'opprobre de 1'humanité ? Celui qui n'a rien d'humain mérite -1 - il qu'on le traite en homme ? R. Vous me faites frémir. Eft-ce vous qui parlez ainfi ? Si je le croyois, je fuïrois au lieu de répondre. Mais non , je vous conrois trop bien. Difcutons de fang- froid avec vos Meflieurs ces queftions importantes, d'oü dépcnd avec le maintien de I'ordre focial la confervation du genre-humain. D'après eux vous parlez toujours de clémence & de grace : mais avant d'examiner quelle eft cette grace, il faudroit voir d'abord fi c'eft ici le cas & comment elle y peut avoir lieu. Le droit de faire grace fuppofe celui de punir, & par conféquent Ia préalable  DlALOGUE. OJ conviction du coupable. Voila premiérement de (juoi il s'agit. Vous prétendez que cette conviction devient fuperflue oü regne 1'évidence ; & moi je penfe, eu contraire, qu'en fait de délit 1'évidence rje peut réfulter que de Ia conviftion du coupable, & qu'on ne peut prononcer fur la force des preuves qui le condamnent qu'après l'avoir entendu. La raifon en eft que pour faire fortir aux yeux des hommes la vérité du fein des paffions, il faut que ces paffions s'entrechoquent, fe combattent, & que celle qui accufe trouve un contrepoids égal dans celle qui défend, afin que la raifon feule & la juftice rompent 1'équilibre & faffent pencher la balance. Quand un homme fe fait le-délateur d'un autre, il eft probable, il eft prefque fur qu'il eft mü par quelque pafiion fecrete qu'il a grand foin de déguifer. Mais quelque' raifon qui le détermine, & füt-ce même un motif de pure vertu , toujours eft - il certain "que du moment qu'il accufe, il eft animé du vif defir de montrer I'accufé coupable, ne füt-ce qu'afin de ne pas palfer pour calomniateur; & comme d'ailleurs il a pris a loifir toutes fes mefures, qu'il s'eft donné tout Ie tems d'arranger fes machines & de concerter fes moyens & fes preuves, le moins qu'on puiffe faire pour fe garantir de furprife, eft de les epepofer a 1'examen & aux réponfes de I'accufé, qui feiil a un intérêt fuffifant pour les examiner «vee toute 1'attention poflible, & qui feul encore  flfi P TL E M I E X. -peut donner tous les éclairciflemens néceffaires pour en bien juger. C'eft par une femblable raifon que la dépofition des témoins, en quelque nombre qu'ils puifiènt être, n'a de poids qu'après leur confrentation. -De -cette aftion--& réaction & du choc de ces intéréts oppofés, doit haturellercent fortir aux yeux du juge la lumiere de lu vérité; c'en eft du moins le meilleur moyen qui foit en fa puiffince. Mais fi 1'un de-ces intéréts agit feul avec toute fa force & que le contrepoids ■de Pauire manque, comment 1'équilibre reftera-t-il dans la balance ? Le juge , que je veux fuppofer tranquille, impartial, uniquemer.t animé de 1'amour de la juftice, qui communément n'infpire pas de grands efforts pour 1'intérèt d'autrui, comment s'affurera-t-il d'avoir bienpefé le pour & le contre, ü'avoir bien pénétré par lui feul tous les artitïces de 1'aecufateur, d'avoir bien démélé des faits exactement vrais ceux -qu'il centrouve, qu'il altere, qu'il colore a fa fantaifie, d'avoir même deviné ceux qu'il tait & qui changent 1'effet de ceux qu'il expofe ? Quel eft 1'homme audacieux qui, non moins für de fa pénétration que de fa vertu, s'ofe donner pour ce juge-la? II faut pour remplir avec tant de confïance un devoir fi téméraire, qu'il fe fente 1'infaillibilité d'un Dieu. Que feroit - ce fi, au lieu de fuppofer ici un juge parfaitement integre-& fans paflion, je le fuppofois animé d'un defir fecret de trouver I'accufé coupable, & ne cherchant que des moyens plau-  Dial»stJi:. 97 plaufibles de juitifier fa partialité k fes propres yeux? Cette feconde fuppofition pourroit avoir plus d'une application dans le cas particulier qui nous occupe : mais n'en eherchons point d'autre que la célébrité d'un auteur dont les fuccès paffes blesfent 1'amour-propre de ceux qui n'en peuvent obtenir de pareils. Tel applaudit k la gloire d'un homme qu'il n'a nul efpoir d'offufquer, qui travailleroit bien vite k lui faire payer cher 1'éclat qu'il peut avoir de plus que lui, pour peu qu'il vit de jour k y réuffir. Dès qu'un homme a eu le malheur de fe diftinguer a certain point, a moins qu'il ne fe faffe craindre ou qu'il ne tienne a quelque parti, il ne doit plus compter fur Üéquité des autres a fon égard , & ce fera beaucoup fi ceux - mêmes qui font plus célebres que lui, lui pardonnent la petite portion qu'il a du bruit qu'ils voudroient faire tout feuls. Je n'ajouterai rien de plus. Je ne veux parler iel qu'a votre raifon. Cherchez a ce que je viens de vous dire une réponfe dont elle foit contente, & je me tais. En attendant voici ma conclufion. 11 eft toujours injufte & téméraire de juger un accufé tel qu'il foit fans vouloir 1'entendre; mais quiconque jugeant un homme qui a fait du bruit dans le monde, non-feulement le juge fans 1'entendre , mais fe cache de lui pour le juger, quelque prétexte fpécieux qu'il allegue & füt - il vraiasent jufte & vertueux, füt-il un ange fur la terre, Sapplém. Tom. III. E  93 Premier qu'il rentre bien en lui-même, I'iniquité fans qu'il s'en doute eft cacbée au fond de fon cceur. Étranger, fans parens, fans appui, feul, abandonné de tous, trahi du plus grand nombre, J. J» eft dans la pire pofition oii l'on puiffe être pour étre jugé équitablement. Cependant, dans les jugemens fans appel qui le condamnent a 1'infamie, qui eft-ce qui a pris fa défenfe & parlé pour lui, qui eft-ce qui s'eft donné la peine d'examiner 1'accufation, les accufateurs, les preuves, avec ce zele & ce foin que peut feul infpirer 1'intérêt de foi-même, ou de fon plus intime ami? F. Mais vous-même qui vouliez fi fort être le fien, n'avez - vous pas été réduit au filence par les preuves dont j'étois armé? R. Avois-je les lumieres néceffaires.pour les apprécier & diftinguer a travers tant de trames obfeures les fauffes couleurs qu'on a pu leur donner ? Suis-je au fait des détails qu'il faudroit connoitre? Puis-je deviner les éclairciffemens, les obje&ions, les folutions que pourroit donner 1'accufe fur des faits dont lui feul eft affez inftruit? D'un mot peut-être il eüt levé des voiles impénétrables aux" yeux de tout autre, & jetté du jour fur 'des manoeuvres que nul mortel ne débrouillera jamais. Je me fuis rendu, non paree que j'étois réduit au filence, mais paree que je 1'y croyois réduit lui-même. Je n'ai rien,je 1'avoue; a répondre a vos preuves. Mais fi vous étiez ifolé fur la-terre, fans défenfe & fans défenfeur, &  depuis vingt ans en proie a vos ennemis comme J. J., on pourroit fans peine me prouver de vous en fecret ce que vous m'avez prouvé de lui, fans que j'euffe rien non pkrs a répondre. En feroit-ce affez pour vous juger fans appel & fans vouloir vous écouter ? Monfieur, c'eft ici depuis que le monde exifte la première fois qu'on a violé il ouvertement, fi publiquement la première & la plus fainte des loix fociales, celle fans laquelle il n'y a plus de füreté pour 1'innocence parmi les hommes. Quoiqüon en puiffe dire, il eft faux qu'une violation fi criminelle puiffe avoir jamais pour motif Maté» rêt de I'accufé ; il n'y a que celui des accufateurs & même un intérêt trés -preffant qui puiffe les y déterminer, & il n'y a que Ia paflion des juges qui puiffe les faire paffer outre, malgré I'infraftion de cette loi. Jamais ils ne fouffriroient cette infraétion, s'ils redoutoient d'étre injuftes. Non, il n'y a point, je ne dis pas de juge éclairé, mais d'homme de bon fens qui, fur les mefures prifes avec tant d'inquiétude & de foin pour cacher a I'accufé 1'accufation, les témoins, les preuves ne fente que tout cela ne peut, dans aucun cas posfible, s'expliquer raifonnablement que par 1'impofture de 1'accufateur. Vous demandez néanmoins quel inconvénient il y auroit, quand Ie crime eft évident, a rouer I'accufé fans 1'entendre? Et moi je vous demande en réponfe quel eft 1'homme, quel eft Ie juge E %  ioo Premier affez hardi pour ofer condamner a mort un accufe convaincu felon toutes les formes judiciaires, après tant d'exemples funeftes d'innocens bien interrogés, bien entendus, bien confrontés, bien jugés feion toutes les formes, & fur une évidence prétendue mis a mort avec la plus grande confiance pour des crimes qu'ils n'avoient point commis. Vous demandez quel inconvénient il y auroit , quand le crime eft évident, a rouer i'accufé fans 1'entendre? Je réponds que votre fuppofition eft impoiïible & contradictoire dans les termes, paree que 1'évidence du crime confifte effentiellement dans la conviction de I'accufé, & que toute autre évidence ou notoriété peut être fauffe, illusoire & ca'ufer le fupplice d'un innocent. En faut-il confirmer les raifons par des exemples ? Par malheur ils ne nous manqueront pas. En voici un tout recent tiré de la gazette de Leyde & qui meute d'être cité. Un homme accufé dans un tribunal d'Angleterre d'un délit notoire, attefté par un témoignage public & unanime, fe défendit par un alibi bien fingulier. II foutint & prouva que le même jour & a la même heure oü on 1'avoit vu commettre le crime, il étoit en perfonne occupé a fe défendre devant un autre tribunal & dans une autre ville, d'une accufation toute femblable. Ce fait non moins parfaitement attefté mit les juges dans un étrange embarras. A force de recherches & d'enquêtes dont aflurément on ne fs feroit pas ayifé fans cela, on découvrit  D I A L 0 6 U E. 101 enfin que les délits attribués a cet accufé avoient été commis par un autre homme moins connu, mais'fi femblable au premier de taille, de figure & de traits, qu'on avoit conftamment pris 1'un pour 1'autre. Voila ce qu'on n'etit point découvert fi, fur cette prétendue notoriété, on fe fut prelfé d'expédier cet homme fans daigner 1'écouter; & vous voyez comment, cet ufage une fois admié, il pourroit aller de la vie a mettre un habit d'une couleur, plutót que d'une autre. Autre article encore plus récent, tiré de Ia gazette de Krance du 3T Octobre 1774. „ Uh mal„ heureux, difent les lettres de Londres, alloit „ fubir le dernier fupplice, & il étoit déja fur „ 1'échaffaud, quand un fpeéhteur percant la foule „ cria de fufpendre I'exécution & fe déclara 1'au„ teur du crime pour lequel cet infortuné avoit „ été condamné , ajoutant que fa confeienes „ troublée (cet homme apparemment n'étoit pas ,, philofophe) ne lui permettoit pas en ce mo« „ ment de fauver fa vie aux dépens de 1'inno„ cent. " Après une nouvelle inftruéticn de 1'affaire, „ le condamné," continue 1'article, „a été ,, renvoyé abfous,-& le Roi a cru devoir faire ,, grace au coupable en faveur de fa générofité." Vous n'avez pas befoin,je crois,demes réflexions fur cette nouvelle inftruótion de 1'affaire, & fur Ia première en vertu de laquelle 1'innocent avoit été condamné a mort. Vous avez, fans doute, oui parler d# cet autre E 3  J02 P X E li I E X jugementjOii, fur la prétendue évidence du crime onze pairs ayant condamné I'accufé, le douzieme aima mieux s'expofer a mourir de faim avec fes collegues que de joindre ia voix aux leurs, & cela, comme il 1'avoua dans ia fuite, paree qu'il avoit lui-même commis le crime dont 1'autre paroiffoit évidemment coupable. Ces exemples font plus fréquens en Angleterre, oü les procédures criminelles fe font publiquement; au lieu qu'en France,oü tout fc paffe dans leplus effrayantmyftere, les foibles font livrés fans fcandaie aux vengeances des puiffans, & les procédures, toujours ignorées du public ou falfifiées pour le tromper, reftent, ainfi que Terreur ou 1'iniquité des juges, dans un fecret éternel , a moins que quelque événement extraordinaire ne les en tire. C'en eft un de cette efpece qui me rappelle chaque jour ces idéés a mon réveil. Tous les matins avant le jour la meffe de la Pie que j'entends fonner a St. Euftache, me femble un avertiffement bien folemnel aux juges & a tous les hommes d'avoir une confiance moins téméraire en leurs lumieres, d'opprimer & de méprifer moins la foibleffe, de croire un peu plus a 1'innocence, d'y prendre un peu plus d'intérêt, de ménager un peu plus la vie & 1'honneur de leurs femblables, & enfin de craindre quelquefois que trop d'ardeur a punir les crimes , ne leur en faffe commettre a eux-mêmes de bien affreux. Que la fingularité des cas que je viens de citer, les  D IALOCUÈ. 103 rende uniques chacim dans fon efpece , qu'on les difpute, qu'on les nie enfin fi l'on veut; combicn d'autres cas non moins imprévus, non moins pofiibles , peuvent être auffi finguliers dans la leur ? Oü eft celui qui fait déterminer avec certitude tous les cas oü les hommes, abufés par de fauffes apparences , peuvent prendre 1'imposture pour 1'évidence, & Terreur pohr la vérité ? Quel eft 1'audacieux qui, lorfqu'il s'agit de juger capitalement un homme, pafte en avant & le condamné fans avoir pris toutes les précautions posfibles pour fe garantir des pieges du menfonge & des illufions de Terreur ? Quel eft Ie juge barbase qui , refufant a Taccufé la déclaraticm de fon crime, Ie dépouille du droit facré d'être entendu dans fa défenfe; droit qui, loin de le garantir d'être convaincu fi 1'évidence eft telle qüon la fuppofe , trés-fouvent ne fuffit pas même pour empêcher le juge de voir cette évidence dans Timpofture & de verfer le fang innocent, même après avoir entendu Taccufé. Üfez-vous croire que les tribunaux abondent en précautions fuperfiues pour la füreté de Tinnocence ? Eh! qui ne fait, au contraire, que loin de s'y foucier de favoir fi un accufé eft innocent & de chercher k le trouver tel, on ne s'y occupe, at) contraire, qu'a tacher de le trouver coupable a tout prix, & qu'a lui óter pour fa défenfe tous les moyens qui ne lui font pas formellement accordés par la loi; tellement que fi, dans quelque cas fingulier E 4  lOi J X I u I I » il fe trouvé une circonftance effentielle qu'elle n'ait pas prévue , c'eft au prévenu d'expier, quoiqu'innocent, cet oubli par fon fupplice ? Ignorez - vous que ce qui flatte le plus les juges, eft d'avoir des victimes a tounnenter ; qu'ils aimeroient mieux faire périr cent innocens que de lattier échapper un coupable, & que s'ils pouvoient trouver de quoi condamner un homme dans toutes les formes, quoique perfuadés de fon innocence, ils fe hateroient de le faire périr en 1'honneurde la loi ? Ils s'affligent de la juftirication q un accufé comme d'une perte réelle ; avides de fang a répandre, ils voient a regret échapper de leurs mains Ia proie qu'ils s'étoient promife, &.n'épargnent rien de ce qu'ils peuvent faire impunément pour que ce malheur ne leur arrivé pas. Grandier, Galas, Langlade, & cent autres ont fait du bruit par des circonftances fortuïtes ; mais quelle foule d'infortunés font les vidlimes de Terreur ou de Ia cruauté des juges, fans que Tinnocence étouffée fous des monceaux de procédures vienne jamais au grand jour, ou n'y vienne que par hafard longtems après la mort des accufés & lorfque perfonne ne prend plus d'intérêt a leur fort-, Tout nous montre, ou nous feit fentir Tinfuffifanee des loix & Tindiftérence des juges pour la protection des innocens accufés, déja punis avant le jugement par les rigueurs du cachot & des fers, & a qui fouvent on arrache a force de tourmens Taveu des crimes qu ils n'ont pas cor%, mis»  D I A L 0 G U ï. «ES mis. Et vous, comme fi les formes établies cc trop fouvent inutiles étoient encore fuperflueg■ „ vous demandez quel inconvénient il y auroit,. quancï le crime eft évident, a rouer I'accufé fans 1'erftendre ! Allez, Monfieur, eette queftion' n'avoi'6 befoin de ma part d'aucime réponfe, & fi, quand vous la faifiez , elle eüt été féricufe, les murmuv res de votre cceur y auroient afièz répondu, Mais, fi jamais cette forme fi. facrée & U néceffaire pouvoit être omife a 1'égard de quelque fcélérat leconnu tel de tous- les tems, &• jugé par la voix publique avant qu'on lui: impittitt aucun fait particulier dont il eüt a fe défendre, que puis-je penfcr de la voir écartée avec tant de follicitude & de vigilance du jugemene du monde, oü elle étoit 1« plus indifpenfable, de celui d'un homme accufé tout d'un coup d'être: un monftre abominable, après avoir joui quarantss ans de l'eftime publique & de la bienveillancas de tous ceux qui l'ont connu. Eft - il naturel, efl> il raifonnabte, eft - il jufte de choifir feul pe-uir refufer de 1'entendre,celui qu'il fauclroit entendrs par préférence, quand on fe permettroit de né'gjüger pour d autre* une auffi fainte formalïté?' Jene pais vous cacher qu'une fécurité fi. crueile & fii téméraire me déplait & me choque dans ceux- qui! s'y livrent avec tant de confiance,- pour ne pas* dire avec tant de plaifir.. Si dans 1'année i-JfSquelqu'un eüt prédit. cette légere & dédaignaufe %on de juger un homme alors ft univerM&OKJUt  lofi Premier eftimé, perfonne ne 1'eiit pu croire, & fi le public regardoit de fang - froid le chemin qu'on lui a fait faire pour 1'amener par degrés a cette étrange perfuafion, il feroit étonné lui-même de voir les fentiers tortueux & ténébreux, par lefquels on Ta conduit infenfiblcment jufques-la fans qu'il s'en foit appercu. Vous dites que les précautions prefcrites par le bon fens & 1'équité avec les hommes ordinaires font fuperflues avec un pareil monftre; qu'ayant foulé aux pieds toute juftice & toute humanité, il eft indigne qu'on s'aiTujettiffe en fa faveur aux regies qu'elles infpirent, que la multitude & Ténormité de fes crimes eft telle que Ia conviction de chacun en particulier entraineroit dans des difcuflïons immenfes, que Tévidence de tous rend fuperflues. Quoi! paree que vous me forgez un monftre tel qu'il n'en exifta jamais, vous voulez vous difpenffer de la preuve qui met Ie fceau a toutes les autres ! Mais qui jamais a prétendu que Tabfurdité d'un fait lui fervit de preuve, & qu'il fuift pour en établir Ia vérité de montrer qu'il eft incroyable ? Quelle porte large & facile vous ouvrez a Ia calomnie & a 1'impofture, fi pour avoir droit de juger définitivement un homme a fon infcu & en fe cachant de lui, il fufBt de multiplier, de charger les accufations, de les rendre noires jufqüa faire horreur, en forte que moins elles feront Traifemblables, & plus on devra leur ajouter de  Dl A L O G U E. 10? foi. Je ne doute point qu'un homme coupable «Tun crime ne foit capable.de cent; mais ce que je fais mieux encore, c'eft qu'un homme accufé de cent crimes peut n'être coupable d'aucun. Entaffer les accufations n'eft pas convaincre, & n'en fauroit difpenfer. La même raifon qui felon vous rend fa conviction fuperflue, en eft une deplus felon moi pour la rendre indifpenfablc. Pour fauver 1'embarras de tant de preuves, je n'en demande qu'une, mais je la veux authentique, invincible & dans toutes les formes; c'eft celle du premier déüt qui a rendu tous les autres croyables. Celuila bien prouvé, je crois tous les autres fans preuves ; mais jamais Paccufation de cent mille autres nè fuppléera dans mon efprit a la preuve juridique de celui-la. F. Vous avez raifon: mais prenez mieux ma penfée & celle de nos Meflieurs. Ce n'eft pas tant a la multitude des crimes de J. J. qu'ils ont fait attention, qu'a fon caraétere affreux découvert enfin , quoique tard, & maintenant généralement reconnu. Tous ceux qui 1'ont vu, fuivi, examiné avec le plus de foin, s'accordent fur cet article ct le reconnoiffent unanimement pour être, comme difoit trés-bien fon vertueux patron Monfieur Hume, la honte, de l'efpece humaine & un monftre de méchanceté. L'exacte & réguliere difcuuTiorj des faits devient fuperflue, quand il n'en réfolte que ce qu'on fait déja fans eux. Quand J. J, n'suroit commis aucun crime, il n'en feroit pas mins E 6  5.08 Premier capable de tous. On* ne Ie punit ni d'un délit m d'un autre , mais on 1'abhorre comme les couvant tou» dans fon cceur. Je ne vois rien la que de jufte„ L'horreur & 1'averfion des hommes eft due au méchant,qu'ils laiflent vivre quand leur clémence les porte a 1'épargner. R. -Après nos précédens entretiens j je- ne m'attendoïs pas a cette diltinfHon nouvelle. Pour le juger par fon caraftere indépendamment des faits, 'il faudroit que je compriffe comment indépendamment de ces mêmes fairs en a fi fubitement & fi' fürement reconnu ce caraftere. Quand je fon'ge que ce monftre a vécu quarante ans généralement eftimé & bien-voulu, fans qu'on fe foit douté de fon mauvais naturel, lans que perfonne ait eu le moindre foupcjon de fès crimes, jè ne puis com» prendre comment tout-a-coup ces. deux chofes ont pu devenir- fi évidentes, & je comprends encore moins que l'une ait pu 1'être fars 1'autre. Ajcutons que ces découvertes ayant été faites conjointement & tout d'un coup par la même perfonne, elle a du néceffairement commencer par articuler des faits pour fonder des jugemens fi nouveaux, fi con, trahes a ceux qu'on avoit portés. jufqu'alors, 6. quelle eonfiance pourrois-je autrement prendre a des-apparences vagues, incertaines, fouvent trom:peufes, qui n'auroient rien de précis que l'on put articuler? Si vous'voyez la poffibilité qu'il ait paffé quarante ans pour honnête homme fans 1 être, ie vois bien mieux. encore celle qu'il paffe depuis  dfx ans a tort pour un fcélérat; car il y a dans ces deux opinions cette différence cffentielle, que jadis. on Ie jugeoit équitablement & fans partialité, & qu'on ne le juge plus qu'avec paffion & prévention. F, Eb ! c'eft pour cela jufiement qu'on s'y trornpoit jadis & qu'on ne s'y trompe plus aujourd'hui, qu'on y regarde avec moins d'indifférence. Vous me rappellez ce que j'avois a répóndre a ces deux êtres fi différens, fi contradióloires, dans lefquels \ous 1'avez ci-devant divifé. Son hypocrifie a longtems abufé les hommes, paree qu'ils s'en tenoient aux apparences & n'y regardoient pas de fi. prés. Mais depuis qu'on s'eft mis a 1'épier avec plus de foin & a Ie mieux examiner, on a bientót découvert la forfanterie; tout fon fafte moral a difparu, fon affreux caraclere a pereé de toutes parts. Les gens mêmes qui 1'ont connu jadis, qui 1'aitnoient, qui 1'eftimoient, paree qu'ils étoient fes dupes, rougiffent aujourd'hui de leur ancienne bêtife, & ne comprennent pas comment d'auffi grosfiers artifices ont pu les abufer fi longtems. On voit avec la derniere clarté que , différent de ce qu'il parut alors, paree que 1'illufion s'eft diffipée, il eft le même qu'il fut toujours. R. Voila de quoi je ne doute point. Mais qu'autrefois on füt dans Terreur fur fon compte, & qu'on n'y foit plus aujourd'hui, c'eft ce qui ne me paroit pas auffi clair qu'a vous. II eft plus dïfficile que vous ne femblez le croire, de voir exactement tel quül eft un homme dont on a d'avance: E 2  lro Premier une opinion décidée, foit en bien, foit en mal. On applique a tout ce qu'il fait, a tout ce qu'il dit, 1'idée qu'on s'eft formée de lui. Chacun voit & adraet tout ce qui confirme fon jugement, rejette oü explique a fa mode tout ce qui le contrarie. Tous fes mouvemens, fes regards, fes geftes font interprêtés felon cette idéé: on y rapporte ce qui s'y rapporte le moins. Les mêmes chofts que mille au'.res difent ou font, & qu'on dit ou fait foimême indifféremment , prennent un fens myftérieux dès qu'elles viennent de lui. On veut deviner, on veut être pénétrant; c'eft le jeu naturel de 1'ainour-propre: on voit ce qu'on croit & non pas ce qu'on voit. On explique tout felon le préjugé qu'on a, & l'on ne fe confole de Terreur oü Ton penfe avoir été, qu'en fe perfuadant que c'eft faute d'attention, non de pénétration, qu'on y eft tombé. Tout cela eft fi vrai, que fi deux hommes ont d'un troifieme des opinions oppofées, cette même oppofition regnera dans les obfervations qu'ils feront fur lui. L'un verra blanc & Tautre noir; Tun trouvera des vertus, Tautre des vices dans les acles les plus indifférens qui viendront de lui, & chacun , a force d'interprétations fubtiles, prouvera que c'eft lui qui a bien vu. Le même objct regardé en différens tems avec des yeux différemment affeclés, nous fait des impreffions trés - différentes, & même en convenant que Terreur vient de notre organe, on peut s'abufer encore en concluant qu'on fe trompoit autrefois, tandis que c'eft peut-ctre au-  DlALOSÜJE. II2 jourd'hui qu'on fe trompe. Tout ceci feroit vrai, quand on n'auroit que Terreur des préjugés a craindre. Que feroit-ce fi le preflige des paffions s'y joignoit encore? fi de charitables interpretes toujours alertes alloient fans ceffe au-devantde toutes les idéés favorables qu'on pourroit tirer de fes propres obfervations, pour tout défigurer, tout noircir, tout empoifonner? On fait a quel point Ia haine fafcine les yeux. Qui eft-ce qui fait voir des vertus dans Tobjet de fon averfion, qui eft-ce qui ne voit pas le mal dans tout ce qui part d'un homme odieux? On cherche toujours a fe juftifier fes propres fentimens; c'eft encore une difpofition très-naturelle. On s'efibrce i trouver haïffable ce qu'on hait, & s'il eft vrai que Thomme prévenu voit ce qu'il croit, il Teft bien plus encore que Thomme pafiionné voit ce qu'il defire. La différence eft donc ici que voyant jadis J. J. fans intérêt, on le jugeoit fans partialité, & qu'aujourd'hui Ia prévention & la haine ne permettent plus de voir en lui que ce qu'on veut y trouver. Auxquels donc, a votre avis, des anciens ou des nouveaux jugemens le préjugé de la raifon doit-il donner plus d'autorité? S ü eft impofllble, comme je crois vous Tavoir prouvé, que la- connoilTance certaine de la vérité & beaucoup moins 1'évidence réfulte de la méthode qu'on a prife pour juger J. J , fi Ton a évité a deffein les vrais moyens de portcr fur fon compte un jugement impartial, infailiible, cclairé, il  II2 P R E U 1 R K s'enfuit que fa condamnation fi hautement, fi fiérer» ment prononcée eft non-feulement arrogante & té-, méraire, mais violemment fufpeéte de la plus noire iniquité; d'oü je conclus que n'ayant nul droit de le juger clandeftinement, comme on a.fait, on n'a pas non plus celui de lui faire grace, puifque la grace d'un criminel n'eft que 1'exemption d'une peine encourue & juridiquement infligée. Ainfi Ia clémence dort vos Meflieurs fc vantent a fon égard , quand méme ils uferoient envers lui d'une bienfaifance réelle, eft trorrpeufe & fauflè, & quand ils comptent pour un bienfait Ie mal mérité dont ils difent exempter fa perfonne, ils en impofent & mentent,puifqu'ils ne 1'ont convair.cu d'au> cun acte puniflable, qu'un innocent ne méritant aucun chatiment n'a pas befoin de grace & qu'un pareil mot n'eft qu'un outrage pour lui. Ils font donc doublement injuftes, en ce qu'ils fe font un mérite envers lui d'une générofité qu'ils n'ont point, & en ce qu'ils ne feignent d'épargner fa perfonne , qu'afin d'outrager impunément fon honneur. Venons pour le fentir a cette grace fur laquelle vous infiftez fi fort, & voyons en quoi donc elle confifte. A trainer celui qui la regoit d'opprobre en opprobre & de mifere en mifere, fans lui laifler aucun moyen pofllble de s'en garantir. ConnoiiTez^ vous pour un cceur d'homme de peine auffi cruelle qüune pareille grace? Je m'en rapporte au tableau tracé par vous-même. Quoi! c'eft par bonté, par commifération, par bienveillance, qu'on rend  DlALOGUE. «3 cet infortuné Ie jouet du public, Ia rifée de la canaille, Thorreur de 1'univers; qu'on Ie privé de toute fociété humaine , qu'on l'étouffe a plaifir dans la fange, qu'on s'amufe a 1'er.terrer tout vivant ? S'il fe pouvoit que nous euffions a fubir vous ou moi le dernier fupplice, voudrions-nous l'éviter au prix d'une pareille grace ? voudrionsnous de la vie a condition de la paffer ainfi ? Non , fans doute; il n'y a point de tourment, point de fupplice que nous ne préféraflions è celui-la & la plu9 douloureufe fin de nos maux nous paroltroit defirable & douce, plutót que de lesprolongcr dans de pareilles angoiffes. Eh! quelle idéé ont donc vos Meflieurs de 1'honncur, s'ils ne comptent pas 1'infamie pour un fupplice ? Non, non, quoiqu'ils en puiffert dire, ce n'eft point accorder Ia vie que de la rendre pire que la mort. F. Vous voyez que notre homme n'en penfe pas ainfi , puifqu'au milieu de tout fon opprobre, il ne Iaifle pas de vivre & de fe porter mieux qu'il n'a jamais fait. II ne faut pas juger des fentimens d'un fcélérat par ceux qu'un honnête homme auroit a fa place. L'infamïe n'eft douloureufe qu'a proportion de 1'honneur qu'un homme a dans le cceur. Les ames viles, infenfibles a la honte, y font dans leur élément. Le mépris n'afFecte gueres celui qui s'en fent digne: c'eft un jugcment, auquel fon propre cceur 1'a déja: tout accoutumé. R. L'interprétation de cette tranquillité ftoï-  ï 14 P R E M I ER que au milieu de» outrages, dépend du jugement déja porté fur celui qui les endure. Ainfi ce n'eft pas fur ce fang-froid qu'il convient de juger Thomme; mais c'eft pav Thomme, au contraire, qu'il faut apprécier le fang-froid. Pour moi , je ne vois point comment 1'impénétrable diffimulation, la profonde hypocrifie que vous avez prêtée a celui-ci, s'accorde avec cette abjeétion prefque incroyable dont vous faites ici fon élément naturel. Comment, Monfieur, un homme fi haut, fi fier, fi orgueilleux qui , plein de génie & de feu, a pu, felon vous, fe contenir & garder quarante ans le filence pour étonner 1'Europe de Ia vigueur de fa plume; un homme qui met a un fi haut prix Topinion des autres, qu'il a tout facrifié a une faufle affeccation de vertu; un homme dont Tambitieux amour-propre vouloit remplir tout Tunivers de fa gloire, éblouir tous fes contemporains de Téclat de fes talens & de fes vertus, fouler a fes pieds tous les préjugés, braver toutes les puiffances, & fe faire admirer par fon intrépidité : ce même homme a préfent infenfible i tant d'indignités, s'abreuve a longs traits d'ignominie & fe repofe mollement dans la fange, comme dans fon élément naturel! De grace, mettez plus d'accord dans vos idéés, eu veuillez m'expliquer comment cette brute infenfibilité peut exifter dans une ame capable d'une celle effervefcence. Les outrages affeétent tous ks hommes , mais beaucoup plus ceux qui  DlALOGUE. 115 les mentent & qui n'ont point d'afyle en euxmêmes pour s'y dérober. Pour en être ému le moins qu'il eft poffible, il faut les fentir injuftes, & s'être fait de 1'honneur & de 1'innocence un rempart autour de fon cceur inacceffible a 1'opprobre. Alors on peut fe confolcr de Terreur ou de Tinjuftice des hommes: car dans le premier cas les outrages , dans 1'intention de ceux qui les font ne font pas pour celui qui les recoit, & dans le fecond ils ne les lui font pas dans I'opinion qu'il eft vil & qu'il les mérite, mais au contraire, paree qu'étant vils & méchans euxmêmes ils haïiTent ceux qui ne 1c font pas. Mais la force qu'une ame faine emploie a fupporter des traitemens indignes d'elle, ne rend pas ces traitemens moins barbares de Ia part de ceux qui les lui font effuyer. On auroit tort de leur tenir compte des reffources qu'ils n'ont pu lui öter & qu'ils n'ont pas même -prévues, paree qu a fa place ils ne les trouveroient pas en eux. Vous avez beau me faire fonner ces mots de bicnveillance & de grace. Dans Ie ténébreux fyftême auquel vous donnez ces noms, je ne vois qu'un rafinement de cruauté pour accabler un infortuné de miferes pires que la mort , pour donner aux plus noires perfidies un air de générofité, & taxcr encore d'ingratitude celui qu'on diframe, paree qu'il n'eft pas pénétré de reconnoiflance ■ des foins qu'on prend pour Taccabler & le livrer fans aucune défenfe aux lacb.es aflaffins  x icT Premier qui Ie poignardent fans rifque, en fe cachant a fes regards. Voila donc en quoi confifte cette grace prétendue, dont vos Meflieurs font tant de bruit. Cette grace n'en feroit pas une, même pour un coupable, a moins qu'il ne füt en même tems le plus vil des mortels. Qu'elle en foit une pour cet homme audacieux qui, malgré tant de réfiftance & d'effrayantes menaces, eft venu fiérement i Paris provoquer par fa préfence 1'inique tribunal qui 1'avoit décrété connoiffant parfaitement fon innocence ; qu'elle en foit une pour cet homme dédaigneux qui cache fi peu fon mépris aux traltres cajoleurs qui 1'obfedent & tiennent fa deftinée en leurs mains ; voila, Monfieur , ce que je ne comprendrai jamais ; & quand il feroit tel qu'ils le difent , encore falloit-il favoir de lui s'il confentoit a conferver fa vie & fa liberté a cet indigne prix ; car une grace, ainfi que tout autre don, n'eft légitime qu'avec le confentement, du moins préfumé, de celui qui la recoit, & je vous demande fi la conduite & les difcours de J. J. laiffent préfumer de lui ce confentement. Or tout don fait par force n'eft pas un don, c'eft un vol; il n'y a point de plus maligne tyrannie que de forcer un homme de nous être obligé malgré lui , & c'eft indignement abufer du nom de grace que de le donner a un traitement forcé, plus cruel que le chatiment. Je fuppofe ici I'accufé coupable; que feroit cette  DlALOCUE. 117 grace fi je le fuppofois innocent, comme je le puis & le dois tant qu'on craint de le convaincre? Mais, dites-vous, il eft coupable; on en eft certain, puifqu'il eft méchant. Voyez comment vous me ballottez! Vous m'avez ci-devant donné fes crimes pour preuve de la méchanceté, & vous me donnez a préfent fa méchanceté pour preuve de fes crimes. C'eft par les faits qu'on a découvert! fon caraftere , & vous m'alléguez fon caraftere pour éluder la réguliere difcullion des faits. Un tel monftre, me dites-vous, ne mérite pas qu'on refpefte avec lui les formes établies pour la conviftion d'un criminel ordinaire : on n'a pas befoin d'entendre un fcélérat auffi déteftable, fes ceuvres parient pour lui! J'accorderai que le monftre que vous m'avez peint ne mérite , s'il exifte , aucune des précautions établies autant pour la füreté des innocens que pour la conviftion des coupables. Mais il les falloit toutes & plus encore pour bien conftater fon exiftence, pour s'aflurer parfaitement que ce que vous appellez fes ceuvres font bien fes ceuvres. C'étoit par - la qu'il falloit commencer, & c'eft précifément ce qu'ont oublié vos Mesfieurs. Car enfin, quand le traitement qu'on lui fait fouffrir feroit doux pour un coupable, il eft affreux pour un innocent. Alléguer la douceur de ce traitement pour éluder la conviftion de celui qui le fouffre, eft donc un fophifme aufli cruel qu'infenfé, Convenez de plus, que o  ri8 Premier monftre, tel qu'il leur a plu de nous le forger, • eft un perfonnage bien étrange, bien nouveau, bien contradictoire , un être d'imagination tel qu'en psut enfanter le délire de la fievre, con• fufément formé de pitties hétérogenes, qui par leur nombre, leur difproportion , leur incompatibilité ne fauroient former un feul tout, & 1'extravagance de cet affemblage, qui feule eft une raifon d'en nier 1'exiftence, en eft une pour vous de 1'admettre fans daigner la conftater. Cet homme eft trop coupable pour mériter d'être entendu; il eft trop hors de la nature pour qu'on puiffe douter qu'il exifte. Que penfez-vous de ce raifonnement? C'eft pourtant le vötre ; ou du moins celui de vos Meflieurs. Vous m'afiurez que c'eft par leur grande bonté, par leur exceflïve bicnveillance qu'ils lui épargnent la honte de fe voir démafqué. Mais une pareille générofité reffemble fort a la bravoure des fanfarors , qu'ils ne montrent que loin du péril. II me femble qu'a leur place, & malgré toute ma pitié, j'aimerois mieux encore être ouvertement jufte & févere, que trompeur & fourbe par charité , & je vous répéterai toujours que c'eft une trop bizarre bienveillance que celle qui faifant porter a fon malheureux objet, avec tout le poids de la baine, tout 1'opprobre de la dérifïoa, ne s'exerce qu'a lui titer, innocent ou coupable, tout moyen de s'y dérober. J'ajouterai que toutes ces vertus que vous me vantez caiis  DlALOGUE. 119 les arbitres de fa deftinée, font telles que nonfeulement, graccs au ciel,je m'en fens incapable, mais que même je ne les concois pas. Comment peut-on aimcr un monflre qui fait horreur ? Comment peut-on fe pénétrer d'une pitié fi tendre pour un être auffi malfaifant, auffi cruel', auffi fangüinaire? Comment peut-on choyer avec tant de follicitude le fiéau du genre-humain, le ménager aux dépens des victimes de fa furie, & de peur de le chagriner, lui aider prefque a faire du monde un vafte tombeau? Comment, Monfieur, un traitre, un voleur, un empoifonneur, un ailaffin ! .... J'ignore s'il peut exifter un fentiment de bienveillance pour un tel être parmi les démons; mais parmi les hommes un tel fentiment me paroitroit un goüt puniffable & criminel, bien plutót qu'une vertu. Non, il n'y a que fon femblable qui le puiffe aimer. ï". Ce feroit, quoique vous en puiffiez dire , une vertu de 1'épargner, fi dans cet acte de clcmence on fe propofoit un devoir a remplir,plutót qu'un .penchant a fuivre. 11. Vous changez encore ici 1'état de la question, & ce n'eft pas la ce que vous difiez ci-devant^ mais voyons. F. Suppofons que le premier qui a découvert les crimes de ce miférable & fon caractere affreux , fe foit cru obligé, comme il 1'étoit fans contredit, non-feulenient ;\ le démafquer aux yeux du public, mais a Ie dénoncsr au gouvernement, & que ce-  Ho Premier pendant fon refpsft pour d'anciennes liaifons ne iui ait pas permis de vouloir être 1'inftrument de fa perte, n'a-t-il pas dn, cela pofé , fe conduire exaftement comme il 1'a fait, mettre a fa dénonciation la condition de la grace du fcélérat, & le ménager telkment en le démafquant, qu'en lui donnant h réputation d'un coquïn on lui confervat la liberté d'un honnête homme? R. Votre fuppofition renferme des chofes contradiftoires, fur lefquelles j'aurois beaucoup è dire. Dans cette fuppofition même je me ferois conduit & vous auffi , j'en fuis trés-fur, & tout autre homme d'honneur, d'une facon trés - différente. D'abord, a quelque prix que cefüt, je n'auróis jamais voulu dénoncer le fcélérat fans me montrer & le confondre, vu furtout les liaifons antérieures que vous fuppofez, & qui obligeoient encore plus étroitement 1'accufateur de prévenir préalablement le coupable de ce que fon devoir 1'obligeoit a faire i fon égard. Encore moins aurois-je voulu prendre des mefures extraordinaires pour empêcher que monnom, mes accufations, mes preuves ne par. vinffent a fes oreilles; paree qu'en tout état de caufe un dénonciateuf qui fecache.joue un ró'.e odieux , bas , lache, juftement fufpeft d'unposture , & qufl n'y a nüfle raifon fuffifante qui puiffe obliger un honnête bomms a faire un afte ïnjufte & fléuiffant. Des que vous fuppofez 1'obkgation de dénoncer un roalfaiteur, vous fuppofez auffi celle de le coiVafccre j paice que la première  D I A L O « U I. 121 •de ces deux obligations emporte nécelTairemsnt 1'autre, & qu'il faut ou fe montrer & confondre I'accufé, ou fi l'on veutfe cacher de lui, fe tape avec tout le monde; il n'y a point de milieu. Cette conviction de celui qu'on accufe, n'eft pas feulement 1'éprsuve indifpenfable de la vériré qu'on fe croit obligé de déclarer ; elle eft encore un devoir du dénonciateur envers lui - même, dont rien ne peut le difpenfer, furtout dans le cas que vous pofez: car il n'y a point de contradiftton dans la vertu, & jamais pour punir un fourbe elle ne permettra de 1'imiter. F. Vous ne psnfez pas la-deffus comme J. J. C'ejl en le traliiffant qu'il faut punir un traltre. Voüa une de fes max'mes; qu'y répondezvous ? R. Ce que voire cceur y Tépond lui-même. II n'eft pas étonnant qu'un homme qui ne fe fait fcrupule de rien , ne s'en faffe aucun de Ia trahifon: mais il Ie feroit fort que d'honnêtes gens fe cruffent autorifés par fon exemple' a 1'imiter. F. L'imiter! non pas généralement; mais que! lort lui fait-on en fuivant avec lui fes propres maximes, pour 1'empêcher d'en abufer? R. Suivre avec lui fes propres maximes! Y penfez-vous? Quels principes! quelle m'orale! fi l'on p;ut, fi l'on doit fuivre avec les gens leurs proprts maximes, il faudra donc mentir aux menteurs, voler les fripons, empoifonner les empo:tfonneuis, affjllher les affaffins, être fcélérat a Supplém. Tom. III.. F  121 "Premier ï'envi avec ceux qui le font, & il l'on n'eft plus obligé d'être honnête homme qu'avec les honnêtes gens, ce devoir ne mettra perfonne en grands frais de vertu dans le fiecle oii nous fommes. II eft digne du fcélérat que vous m'avez peint de donner des lccons de fourberie & de trahifon ; mais je fuis fêché pour vos Meflieurs que parmi tant de meilleures lecons qu'il a données & qu'il eüt mieux valu fuivre, ils n'aient profité que ds celle - la- Au refte, je ne me fouviens pas d'avoir rien trouvé de pareil dans les livres de J. J. Oir donc a-t-il établi ce nouveau précepte, fi contraire a tous les autres? F. Dansv'un vers d'une comédie. R. Quand eft-ce qu'il a fait jouer cette comédie ? F. Jamais. R. Oü efi-cs qu'il 1'a fait imprimsr? F. Nulle part. R. Ma foi, je ne vous entends point. F. C'eft une efpece de farce qu'il écrivit jadis i la hêie & prefque impromptu a la campagne, dans un moment de gaiié, qu'il n'a. pas même daigné corriger , & que nos Meflieurs lui ont volée comme beaucoup d'autres chofes, qu'ils ajustent enfuite a leur facon pour 1'édification publique. R. Mais comment ce vers eft-il employé dans cette p;ece ? Eft-ce lui-même qui le prononce ? F. Non; c'eft une jeune fille qui fe croyant  DIALOSÜeJ I2J trahie par fon amant, le dit dans un moment de dépit, pour s'encourager a interceptor, ouvrir & garder une lettre écrite par cet amant a fa rivale. R. Quoi, Monfieur, un mot dit par une jeune filie amoureufe & piquée, dans 1'intrigue galante d'une farce écrite autrefois a la hate, & qui n'a été ni corrigée , ni imprimée , ni repréfentëe; ce mot en l'air dont elle appuye dans fa colere un acte qui de fa part n'eft pas même une trahifon ; ce mot dont il vous plalt de faire une maxime de J. J., eft 1'unique autorité fur laquelle vos Meflieurs ont ourdi 1'affreux tiflu de trabifons dont il eft enveloppé ? Voudriez-vous que je ré pondiffe a cela férieufement ? Me Tavez-vous dit férieufement vous-même? Non, votre air feul en le prononcant me difpenfoit d'y répondre. Eh i qu'on lui doivé ou non de ne pas le trabir, tout homme d'honneur ne fe doit-il pas a lui-mê.ne dc n'être un traitre envers perfonne ? Nos devoirs envers les autres auroient beau varier felon le» tems, les gens, les occafions: ceux envers nousmêmss ne varient point; & je ne puis penfer que ■celui qui ne fe croit pas obligé d'être honnête homme avec tout le monde, le foit jamais avec qui que ce foit. Mais fans infifter fur ce point davantage, allons plus loin. Paffons au dénonciateur d'être un lacbe & un traitre, fans néanmoins être un knposteur, & aux juges d'être menteurs & diffimulés* fans néanmoins être iniques. Quand cette tnamere E a  124 Premier de procéder feroit auffi jufte & peimife qu'dle eft infidieufe & perfide, quelle en feroit 1'utilité dans cette occafion pour Ja fin que vous alléguez ? Oü donc eft la néceffité, pour faire grace a un criminel , de ne pas 1'entendre ? Pourquoi lui cacher a lui feul, avec tant de machines & d'artifices, fes crimes qu'il doit favoir mieux que perfonne, s'il eft vrai qu'il les ait commis? Pourquoi fuir, pourquoi rejetter avec tant d'eftroi la mariere la plus füre, la plus jufte, Ia plus raifonnable & la plus naturelle de s'affurer de lui, fans lui infliger d'autre peine que celle d'un hypocrite qui fe voit confondu? C'eft la punition qui nait le mieux de la chofe, qui s'accorde le mieux avec la grace qu'on veut lui faire, avec les füretés qu'on doit prendre pour 1'avenir , & qui feule préyient deux grands fcandales, favoir celui de la pubücation des crimes & celui de leur impunité. Vos Meflieurs alleguent néanmoins pour raifun de leurs procédés frauduleux, le foin d'éviter le feandale. Mais fi le fcandale confilte effentiellement dans la publicité, je ne vois point celui qu'on évite en cachant le crime au coupable qui ne peut 1'ignorer, & en le divulguant parmi tout le refte des hommes qui n'en favoient rien. L'air de myflere & de réferve qu'on met a certe publicaiion ne fert. qu'a 1'accéiérer. Sans doute, le public eft toujours fidelle aux fecrets qu'on lui confie; ils ne fortent jamais de fon fein. Mais il eft rifible qu'en d.ifant ce fecrgt a 1'oreijle a tout  DlALOGUI. 12 S le monde, & Ie cachant très-foigneufement au feu! qui, s'il eft coupable, Ie fait nécaffairement avant tout autre, on veuille éviter par-Ia le fcandale, & faire de ce badin myftere un acte de bienfaifance & de générofité. Pour moi, avec une fi tendre bienveillance pour le coupable , j'aurois choifi de le confondre fans le diffamer, plu'ót que de le diffamer fans le confondre, & il faut certainement, pour avoir pris le parti contraire, avoir eu d'autres raifons que vous ne m'avez pas dites & que certe bienveiüance ne comporte pas. Suppofons qu'au lieu d'aller creufant fous fes pas tous ces tortueux fouterrains , au lieu des triples muis de ténebres qu'on éleve avec tant d'fcfforts autour de 'ui, au lieu de rendre Is public & 1'Europe entiere complice & témoin du fcandile qu'on feint de vouloir éviter, au lieu de lui Iaiffir tranquillement continuer & confommer fes crimes en fe contentant de les voir & de les compter fans en empêcher aucun; fuppofons, dis-je, qu'au lieu de tout ce toi tillage, on fe füt ouvertement & directement adrefie a lui-méme & a lui feul , qu'en lui préfentant en face fon accufateur armé de toutes fes preuves, on lui eüt dit : „ miférable, qui fais 1'honnête homme & „ qui n'es qu'un fcéiérat, te voila démafqué, te „ voila connu; voila tes faits, en voila les preu„ ves , qu'as-tu a répondre ? " II eüt nié, direzvous, & qüimporte? Que font les négations contre les déaionftrations ? II füt refté convaineu * 3  Ï2Ó t R E |Ü I E R & eonfondu. Alors on eilt ajoulé en montrane fon dénonciateur: „ remercie cet homme géné„ reux que fa confeience a forcé de t'accufer & „ que fa bonté porte a te protéger. Par fon „ interceflion l'on veut bien te laiffer vivre & „ te laiffer libre; tu ne fe.ra9 même démafqué „ aux yeux du public qu'au;ant que ta conduite „, rendra ce foin néceffaire pour prévenir la con>i tinuation de tes forfaifs, Songe que des yeux „ percans font fans ceffe ouverts fur toi, que „ le glaive puniffeur pcnd fur ta tête, & qu'a „ ton premier crime tu ne lui peux échapper.-" Y avoit-il, a votre avis, une conduite plus fimple, plus füre & plus droite pour allier a fon égard la juftice, la prudence & la charité? Pour moi, je trouve qu'en s'y prenant ainfi l'on fe füt affuré de lui par Ia crainte beaucoup mieux qu'on n'a fait par tout cet immenfe appareil de machines qui ne 1'empéche pas d'aller toujours fon train. On n'eüt point eu befoin de Ie trainer fi barbareinent, ou felon vous fi bénignement, dans le bourbier; on n'eüt point habillé h juftice & la vertu des honteufes livrées de la perfidie & du menfonge; fes délateurs & fes juges n'euffent point été réduits a fe tenir fans ctffe enfoncés devant lui dans leurs tanieres, comme fuyant en coupables les regards de leur vi£time-& redoutant la Iumiere du jour: enfin l'on tüt prévenu, avec le doublé, fcandale des crimes & de leur impunité , celui d'uue maxime auffi funefte qu'infenfée, que vos  DlALOGU reufe vie tous 'es déchiremens que peut éprouver une ame fiere en fe voyant Ie Jouet & Ie rebut du genre-humain. Vous m'avez appris que parpitié, par grace, tous ces hommes vertueux avoient bfeti voulu lui óter tout moyen d'être inftruit des raiifons de tant d'outrages, s'abaiffer en fa faveur aiï róle de cajc-leurs & de traitres, faire adroitement le plongeon a chaque éclairoflement qu'il cherchoit, 1'environner de fouterrainr & de pieges tellesment tendus, que chacun de fes pas füt nécsfl3i'rr> ment une chüte, enfin le circonvenir avec tant d'a:dreffe qu'en bütte' aux ihfultes de tout le monde iH ne püt jamais favoir la raifon'de rien, appuendns un feul mot de vérité, repoufiV aucun outjj«sev F 6  132 Premier obtenir aucune explication, trouver, faifir aucun igreffeur, & qu a chaque inftant alteint des plus cruelles morfures, il fentit dans ceux qui Ten tour ent la flexibilité des ferpens, auffi bien que leur venin. Vous avez fondé le fyftême qu'on fu t a fon égard fur des devoirs dont je n'ai nulle idéé, fur des vertus qui me font horreur, fur des principes qui renverfent dans mon efprit tous ceux de la juftice & de la mora'e. Figurez - vous des gens qui commencent par fe mettre chacun un bon mafque bien attaché, qui s'arment de fer jufqu'aux dents, qui furprennent enfuite leur ennemi, le faififfent par derrière, le mettent nud, lui lient le corps, ks bras, les mairs, les picds, la tête, de fagon qu'il nepuiffe remuer, lui mettent un baillon dans la bouche, lui crevent les yeux, 1'étendent a terre, & paffent enfin leur noble vie a le maffacrer doucement, de peur que mourant de fes bleffures il ne ceffe trop tót de les fentir. Voila les gens que vous voüez que j'admire. Rappellez, Monfieur, votre équité, votre droiture, & fentez en votre confeience quelle forte d'admiration je puis avoir pour eux- Vous m'avez prouvé , j'en conviens, autant que cela fe pouvoit par la méthode que vous avez fuivie, que thomme ainfi terraffé eft un monftre abominable; mais quand cela feroit aufii vrai que diflïcile. a croire, 1'auteur & les directeurs du projet qui s'exécute a fon égard, feroient a mes yeux, je le déclare, encore plus abominables que lui. Ceitaineaient, vos preuves font d'une grande  DlALOGUE. I33 f .ree; mais il eft faux que cette force aille pour moi jufqu'a 1'évidence, puifqu'en fat de dél.ts & de crimes , cette évidence dépend effentiellement d'ure épreuve qu'on écarté ici avec trop de fuin pour qu'il n'y ait pas a cette omiflïon , quelque puilfant motif qu'on nous cache& qu'il importeroit de favoir. J'avoue pourtant, & je ne pu s trop le répéter,.que ces preuves tn'é:onnent, & m'ébranleroient peutê're encore, fi je ne leur. trouvois d'autres défauls non moins dir'mans felon- moi. Le premier eft dans k-ur force même Sl dans leur grand nombre de la part dont elles viennent. Tout cela'me paroltroit fort bien da:;s des procédures juridiques frites par le miniflere public:mais pour que des particuliers, & qui pis eft des amis :aient pris tant de peine, a'ent fait tant de dépenfes, aient mis tant de tems a faire tant d'informaticras, a raiTembler tant de preuves, a leur donner tant de force fans y être obligés par aucun devoir, il faut qu'ils aient été.animés pour cela par quelque paffion bien vive qui, tant qu'ils s'obftineront a la cacher, me rendra fufpecr. tout ce qu'elle aura produit. Un autre défaut que je trouve a ces invincibles preuves, c'eft qu'elles prouvent trop, c'eft qu'elles prouvent des chofes qui naturellement ne fauroient exifter. Autant vaudroit me prouver des miracles, "& vous f.ivez que je n'y cro's paf: II n'y a dans tout ceia des multituJes d'abfurdiics, auxqueües avec toutes leurs preuves il ne dépend pas de mon tfprit '' E 7  13+ P K. E MIER d'acquiefcer. Les explications qu'on leur donne & que tout le monde, a ce que vous m'aiïurez, trouve fi claires, ne font è mes yeux gueres moins abfurdes & ont le ridicule de plus. Vos Meflieurs femblent avoir chargé J. J. de crimes, comme vos théologiens ont chargé leur doctrine d'articles de foi; 1'avantage de perfuader en affiimar.t, la faciKté de faire tout croire les ont feduits. Aveuglés par leur paffion, ils ort entaflë faits fur faits, crimes fur crimes, fans précaution, fans msfurc. Et quand enfin ils ont appercu rincompatibilité de tout cela,ils n'ont p!us été a tems d'y remédier; le grand foin qu'ils avoient pris de tout prouver également, les forcant de tout admettre fous peine de tout rejetter. II a donc fallu chercher mille fubtilités pour ticher d'accor Jer tant de contradiciions, & tout ce travail a produic fous le nom de J. J. 1 etre le plus chimérique & le plus extravagant que Ie délire de la fievre puiffe fdire imaginer. Un troifieme défaut de ces Invincibles preuves eft dans la maniere de les adminiïlrer avec tant de myflere & de précautions. Pou quoi tout cela? La vérité ne cherche pas ainfi les ténebres & ne marché pas fi timidement. C'eft une maxime en jurifprudence (*), qu'on préfume le dol dans celui qui fuit au lieu de la droite route dés voies obliques & (*) Dolus pretfumitur in eo qui relict via non inceiit, fed per anjraltut & diyerlicula, Menoch, in Prjefump»  DlALOGÜE. Ijy chndeftines. C'en eft une autre (*), que celui qui décline un jugement régulier & cache fes preuves , eft préfumé foutenir une rSauvaife caufe. Ces deus maximes conviennént fi bien au fyftê.ne de vos Meflieurs, qu'on lescroiroit faites expres pour lui fi je ne citois pa? mon auteur. Si ce qu'on prouve d'un accufé en fon abfence n'eft jamais réguliérement prouvé, ce qu'on en prouve en fe cachant fi foigneufement de luPprouve plus contre KactuCiléta: que contre I'accufé, & par cela feul 1'accufation revéiue de toutes fes preuves dandeftincs doit être préfumée une impofture. Enfin le grand vice de tout ce fyftéme eft que fondé fur le merifonge ou fur la vérité, le fuccèsn'en feroit pas moins affuré d'une facon que de l'autre. Suppofez, au lieu de votre J. J., un véritablement honnête homme, ifolé, trompé, irahi, feul fur la terre , entouré d'ennemis puiiTans, rufés, mafqués, implacables, qui fans obftacle de la part de peifonne dreffent a loifir leurs machines autour de lui; & vous verrez que tout ca qui lui arrivé méchant & coupible, ne lui arriveroit pas moins innocent & vertueux. Tant par le fond que par Ia forme des preuves,tout cela ne prouve donc rien, précifément paree qu'.l prouve irop. Monfieur, quand les géometrts marchant de dé. moiiftration en démonllr ation parviennent a quel» (*j Judicium f-ibUiJag'-Lhs (f probatwnês oicullans malam caufam foyers p'r/r/uttiitur, lbid.  I3g Premier que abfurdité, au lieu de Tadmettre, quoique démontiée,ils revt'ennent fur leurs pas,&,fürs qüil f'eft gliffé dans leurs principes ou dans leurs raifonnernens quelque paralogifme 'qu'ils n'ont pas ap • percu, ils ne s'arrêtent pas qu'ils ne le trouvent, & s'ils ne peuvent le, découvrir; laiffant-Ia leur démonftration prétendue, ils prennent une autre route pour trouver la vénté qu'ils chercbent, fürs qu'elle n'admet point d'abfurdité. • F. N'appercevez - vous point que pour éviter de prétendues abfurdités vous tombsz dans une autre, finon plus forte, au moins plus choquante? Vous juftiSez un feul homme dont la condamnation vous tléplait, aux dépens de toute une nation, que disje! de toute une génération dont vous faites une génération de Tombes : car enfin tout eft d'accord, tout le publ c, tout le monde fans excepüon a i'onr.é fon affentiment au plan qui vous paroit fi répréhenfible; tout fe prête avec zele a fon exécution : perfonne ne 1'a défapprouvé, perfonne n'a commis la moindre indifciétion qui püt le faire échouer; perfonne n'a donné le moindre indice, la moindre lumiere a Taccufé qui püt le mettre en état de fe défendre; il n'a pu tirer d'aucune bouche un feul mot d'éclairciffement fur les charges atroces dont on Taccablc a Tenvi;tout s'empreffe a renforeer les ténebres dont on Tenvironne, & l'on ne fait a quoi chacun fe livre avec plus d'ardeur de le diffamer abfent, ou de le perfifler préfent. II faudroit donc cocdure de vos raifonnemens qu'il ne fe  DlALOGUE. T3'7 trouve pas dans toute la génération préfente un feul honr.ête homme, pas'un feul ami de la vérité. Admettez - vous cette conféquerce ? • R. A.Dieu neplaife! Si j'étois tenté de I'admettre, ce ne feroit pas auprès de vous dont je conrois la droiture invariable & la fincere équité. Mais je connois. auffi ce que peuvent fur les meijV leurs cceurs les préjugés & les paffions & combieu leurs illufions font quelquefo's inévitablës. Votre objeftion me paroit folide & forte.. Elle s'eft préfentée a mon efprit longtems avant que vous. me la fiffiez:; elle me paroit p'us facils a rétorquer qu'a réfoudre, & vous doit embarraffer du moins autant que moi: car enfin fi le public n'eft pas tout compofé de méchans & de fourbes, tous d'accord pour tsahir un ftul homme, il eft encore moins compofé fans exc.ption d'horames bienfaifans, généreux, francs de jaloufie, d'envie, de haine, dermalignité. Cts vices font-ils donc tellement éteints fur la terre, qu'il n'en refte pas le moindre germe dans lé* cceür d'aucun individu? C'eft pourtant ce qu'il faudioit admettre, fi ce fyftéme de fecret & de ténebres qu'on fuit fi fidellement envers J. J. n'étoit qu'une oeuvre de bienfaifance & de charité. Laiffons a part vos Mesfieurs, qui font des ames divines & dont vous admirez la tendre bienveillance pour lui. II a dans tous les états , vous me 1'avez dit vous-rrcme,, un grand nqaibre d'ennemis très-ardens, qui ne cherchent affurément pas 4 lui rendre. la vie agréa-  j 38 .Premier ble & douce. Concevez-vous que dans cette multitude de gens, tous d'accord pour épargner de Finquiétude a un fcélérat qu'üs abborrent & de la home a un hypocrite qu'ils déteftent, il ne s'en trouve pas un feul qui, pour jouir au moins de fa confufion, foit tenté de lui dire tout ce qu'on fait de lui? Tout s'accorde avec une patience plus qu'angélique a l'entendre provoquer au milieu de Paris fes perfécuteurs, donner des noms affez durs a ceux qui 1'obfedent, leur dire infolemment: Parkz haut trattres flie vous êtes; me voilé. Qu'avez - vous 1 dire? A c;s ftimulantes apoltrophes, la p'us incroyaWa patience n'abandonne pas un inftant un feul homme dans toute cette multitude. Tous infenfibles a fes reproches les endurent uniqrement pour fon bien, & de peur de lui faire la moin'rjpeine; iis fe laiffent traiter par lui avec un mépris que leur filence autorife de plus en plus. Qu'une douceur fi grande, qu'une fi fublime vertu anime généraleuient tous fes ennemis, fans qu'un feul tMmenre un moment cette univerfelle manfuétude, convei.ez que dans une génération qui nat,irellemsnt n'eft pas trop aimante , ce concours de patience & de générofité eft du moins auffi étonnant, que celui de malignité dont vous rejettez la fuppofition. La folution de ces difficuhés doit fe chercher, felon moi , dans quelque intermédiaire qui ne fnppofe dans toute une génération ni des vertus angéliques, ni la noircatr des démons, mais quel-  Dialoge; x. 130- qive difpofition naturelle au cceur humain, qui produit un effet uniforme par des moyens aJroitement difpofés a cette fin. Mais en attendant que mes propres obfervations me fourniffent lideffus quelque explication rafonnable, permettezmoi de vous faire une queftion qui s'y rapporte. Suppofantun moment qu'après d'attentives & i^par» liales recherches, J. J. au lieu d'être I'ame infernale & le monftre que vous voyez en lui , fe trouv&É au contraire un hcmme fimp'e, fenfible & bon, que fon innocence univerfllement reconrue par ceux-mêmes qui 1'ont traité avec tant d'indignité T vous forcat de lui rendre votre eftirne, & de vous reprochcr les durs jugemers que vous 'avez portés de lui: rer.trez au fond de votre ame, & ditesmoi comment vous fcriez affccté de ce changement ? F. Cruellement, foyez-en fur. Js fens qu'en Peftimant & lui réndant juftice, je Ie haïrois alors plus peut-ê^re encore pour mes torts que je ne le hais maintenant pour fes crimes: je ne lui pardonnerois jamais mon injuftice envers lui. Je me reproche cette difpofition, j'en rougis; mais je la fens dans mon cceur malgré moi. R. Homme véridique & franc, je n'en veux pas davantage, & je prends acte de cet aveu pour vous Ie rappeller en tems & lieu; il me fuffit pour le moment de vous y laiffer réfléchir. Au refte, confolez-vous de cette difpofition qui n'eti qu'un développement des plus naturels de i'amouc-  140 Premier propre. Elle vous eft commune avec tous les juges de J. J., avec cette dfférence que vous ferez le feul peut-être qui ait le courage & la franchife de 1'avouer. Quant a moi, pour lever tant de difficultés & déterminer mon propre jugement, j'ai befoin d'éclairciffemers & d'obfervations faites par moimême. Alors feulement je pourrai vous propofer ma penfée a ?ec conïiance. II faut avant tout commencer par voir J. J. & c'eft a quoi je fuis tout détermir.é. F. Ah! ah! vcus voila donc enfin revenu a ma propofition que vous avez fi dédaigneufement rejettée ? Vous voila donc difpofé a vous rapprocher de cet homme, entre Lcu.l & vous le diametre de la terre étoit er.core u^e diftance trop courte a votre gré ? R. M'en rapprocher ? Non, jamais du fcélérat que vous m'avez peint. mais b en de Thomme défïguré que j'imagine a fa place. Que j'a lie chercher un fcé'érat déteftable pour le hamer, 1'épier & le tromper, c'eft une indignité qu jamais n'approchera de mon cceur; mais que dans le doute fi ca prétendu fcélérat n'eft point peut-être un honnête homme infortuné, victime du plus noir complot, j'aille examiner par moi-même ce qu'il faut que j'en penfe, c'eft un des p'us beaux devoirs que fe puiffe impofer un cceur jufte, & je me livre a cette njble ïecherche avec autant d'estime & de coinentement de moi-même., que j'ai*-  DlALOGUF. 141 rois de regret & de honte a m'y livrer avec un motif oppofé. F. Fort bien! mais avec Ie doute qu'il vous plalt de conferver au milieu de tant de preuves , comment vous y prendrez-vous pour apprivoifer cet ours prefque inabordable ? II faudra bien que vous commenciez par ces cajoleries que vous avez en il grande averfion. Ercore fera-ce un bonheur fi elles vous réufuirent mieux qu'a beaucoup de gens qui les lui prodiguent fans mefure & fans fcrupule, & a qui elles n'attirent de fa part que des brufqueries & des mépris. R. Eft-ce k tort ? Parions franchement. Si cet homme étoit facile a prendre de cette matriere , il feroit par cela feul a demi jugé. Après tout ce que vous m'avez appris du fyflême qu'on fuif, avec lui, je fuis peu furpris qu'il repouiTe avec dédain la plupart de ceux qui I'abordent cc qui pour cela 1'accufent bien a tort d'être défiant; car la défiance fuppofe du doute, & il n'en fauroit avoir k leur égard: & que petit-il penfer de ces patelins flagorneurs dont, vu 1'ceil dont il eft regardé dans le monde & qui ne peut échapper au fien, il doit pénetrer aifément lts motifs dans l'empreffement qu'ils lui marquent ? II doit voir clairement que leur deffein n'eft ni de fe lier avec lui de bonne foi, ni même de 1'étudier & de le connoitre , mais feulement de le circonvenir. Pour moi qui n'ai ni befoin ni deffein de le tromper , je ne veux point prendie les a'lurss  14.2 Premier cauteleufes de ceux qui 1'approchent dans. cette ? intsntion. Je ne lui cacherai point la mienne: s'il en étoit alarmé, ma recherche feroit finie, cc je n'aurois plus rien a faire auprès de lal F. II vous fera moins aifé, peut-être, que vous ne penfez, de vous faire' diftinguer de ceux qui 1'abordent a mauvaife intention. Vous n'avez point la reffonrce de lui parler a cceur ouvert, & de lui dcclaier vos vrais motifs. Si vous me gardez la foi que vous m'avez donnée , il doit ignorer a jamais ce que vous favez de fes ceuvres criminelles & de fon caraftere atroce. C'eft un fecrtt invioiable, qui prés de lui doit refter a jamais caché dans votre cceur. II appercevra votre réferve, il 1'imitera, & par cela feul, fe tenant «n garde contre vous, il ne fe laiffera voir que comme il veut qu'on le voye, & non comme il eft en effet. R. Et pourquoi vou!ez-vous me fuppofer feul .aveugle parmi tous ceux qui 1'abordent journellement & qui fans luj infpirer plus de confiance 1'ont vu tous , & fi clairement a ce qu'ils vous difent, exaftement tel,que vous me favez peint? S'il eft fi facile a connoltre & a pénétrer quand on y regarde, malgré fa défiance & fon hypocrifie , malgré fes efforts pour fe cacher, pourquoi, plein du defir de 1'apprécier, ferai-je le feul a n'y pouvoir parvenir , furtout avec une idifpofition fi favorable a la vérité , & n'ayant .d'autre intérêt que de la connoltre? Eft-il étoa-  DlALOGUIi. 143 riant que I'ayant fi décidément jugé d'avance & n'apportant aucun doute a cet examen, ils 1'aient vu tel qu'ils le vouloient voir? Mes doutes ne me rendront pas moir.s attenr'f & rre rendront plus circonfpeft. Je ne cherche point a le vo:'r tel que je me le figure, je cherche a le voir tel qu'il eft. F. Bon ! n'avez - vous pas auffi vos idéés ? Vous le defirez innocent, j'en fuis très-fur. Vous ferez comme eux dans le fens contraire : vous verrez en lui ce que vous y cherchez. R. Le cas eft fort différent- Oui, je le defire innocent, & de tout mon cceur; fans doute je ferois heureux de trouver en lui ce que j'y cherche : mais ce feroit pour moi le plus grand des malheurs d'y trouver ce qui n'y feroit pas, de le _croïre honnête homme & de me tromper. Vos Meflieurs ne font pas dans des difpofitions fi favorables a la vérité. Je vois que leur projet eft une ancienne & grande entrcprife qu'ils ne venJent pas abandonner, & qu'ils r/abandonneroicnc pas impunémenr. L'ignominie dont ils l'on: couvert réjailliroit fur eux toute entiere, & ils ne feroient pas même a 1'abri de la vindiéte publique. Ainfi foit pour la füreté de leurs perfonnes, fo:'t pour le repos de leurs confciences, il leur importe trop de ne voir en lui qu'un fcélérat pour qu'eux & les leurs y voient jamais autre chofe. F. Mais enfin, peuvez - vous concevoir, imaginer quelque foüde réponfe aux preuves dont  ï44 Premier vous avez été fi frappé ? Tout ce que vous verTez ou croirez voir, pourra-t-il jamais les détiuir.e? Suppofons que vous trouviez un honnête homme, oü la raifon, le bon fens & tout le monde vans montrent un fcélérat, que s'enfuivra-t-il? Que vos yeux vous trompent, ou que le genre-humain tout entier, excepté vous feul, eft dépourvu de fens? Laqutlle de ces deux fuppofitions vous paroit la plus naturelle, & a laquelle enfin vous en tiendrez - vous ? R. A aucune des deux, & cette alternative ne me paroit pis fi néceffaire qu'a vous. II eft une autre explicaton plus naturelle qui leve bien des difficultés. CVft de fuppofer une ligue dont 1'objet €ft la diffamation de Ja J., qu'elle a pris foin d'ifoler pour cet effet. Et que dis-je, ÊippoferS Par quelque motif que cette ligue fe foit formée, elle exifte. Sur votre propte rapport elle fcuib'eroit univeiklle. Elle eft du moins grande, puiffante , nombreufe ; elle agit de concert & dans le p'us profond fecrst, pour tout ce qui n'y tntre pas & furtout pour 1'rnfortuné qui en eft 1'objet- Pour s'en défendre il n'a ni fccours, ni ami, ni appui , ni confell, ni lumieres ; tout n'eft autour de lui que pieges, menfonges, trahifons, ténebres. 11 eft abfolument feul & n'a que lui feul pour reffource , il ne doit attendre ni aide ni affiftanea de qui que ce foit fur la terre. Une pofition fi finguliere eft unique depuis 1'exiilence du genre-humain. Peur juger fainement de celui  D l A L O s U E. 145 celui qui s'y trouve & de tout ce qur fe rapporte a lui , les formes ordinaires fur lefquelles s'établiffent les jugemens humains ne peuvent plus fuffire. II me faudroit, quand même 1'accufé pourroit parler & fe défendre, des füretés extraordinaires pour croire qu'en lui rendant cette liberté on lui donne en même tems les connoisfances, les.inftrumens & les moyens néceffaires pour pouvoir fe juftifier s'il eft innocent. Car enfin fi , quoique fauffement accufé , il ignore toutes les trames dont il ef± enlacé , tous les pieges dont on 1'entoure, fi les feuls défenfeurs qu'il pourra trouver & qui feindront pour lui du zele font choifis pour le trahir, fi les témoins qui pourroient dépofer pour lui fe taifent, fi ceux qui parient font gagnés pour le charger, fi l'on fabrique de fauffes pieces pour Ie noircir, fi l'on cache ou détruit celles qui le juftifient, il aura beau dire non , contre cent faux témoignages i qui Ton fera dire om'; fa négation fera fans effet contre tant d'aftirmations unanimes, & il n'en fera pas moins convaincu aux yeux des hommes de délits qu'il n'aura pas commis. Dans 1'ordre ordinaire des chofes, cette objection n'a point la même force, paree qu'on Iaiffe a I'accufé tous les moyens pofCbles de fe défendre, de confondre les faux témoins, demanifefter 1'impofture, & qu'on ne préfume pas cette odieufe ligue de plufieurs hommes pour en perdre un. Mais fci cette ligue oxifte, rien n'eft plus conftant, vous me 1'avez Sapplém. Tom. III. G  145 P R JE M I E E • appris voüs - même , & par cela feul non-feulement tous les avantages qu'ont les accufés pour leur défenfe font ótcs a celui-ci, mais les accufateurs 'en les lui ótant peuvent les tourner tous contre lui-même ; il eft pleinement a leur difcrétion; maitres abfolus d'établir les faits comme il leur plait, fans avoir aucune contradiction a craindre, ils font feuls juges de la validité de leurs propres picces; leurs témoins, certains de n'être ni confrontés , "ni- confondus, ni punis, ne craignent rien de leurs menfonges; ils'font fürs en le chargeant de la protection des grands, de 1'appui des médecins, dé 1'approbation des gens de lettres & de la faveur publique; ils font fürs en le déferdant d'être perdus. Voila , Monfieur , pour. quoi tous les témoignages portés contre lui fous les chefs de Ia ligue, e'eft-a-dire, depuis qu'elle s'et formée , n'ont aucune autorité pour moi, & s'il en eft d'antérieurs, de quoi 'je doute. je ne les admettrai qu'après avoir bien examiné s'il n'y a ni fraude ni antidate , & furtout après avoir entendu les réponfes dé Taccufé. Par exemple, pour juger de fa conduite a Venife, je n'irai pas confiilter fottement ce qu'on en dit, & fi vous voulez ce qu'on en prouve aujourd'hui, & puis m'en tenir-1'a, mais bien ce qui a été prom'é & reconnu a Venife , a la cour, chez les Miniftres du Roi & parmi tous ceux qui ont eu connoiffance de cette aflfilM avant le miniftere du DtiC de CJ***, avant Tambaffade de TAbbé de  5 i * ï, » « « ï. 147 33*** i Venife & avant le voyage du Conful le B*** ii Paris. Plus ce qu'on en a penfé depuis eft différent de ce qu'on en penfoit alors, 5: mieux je rechercherai les caufes d'un changement 11 tariif & fi extraordinaire. De même, pour me décider fur fes pillages en mufique, ce ne fera ni a M. d'A***, ni a fes fuppóts, ni a tous vos MefEeurs' que je m'adreflerai; mais je'ferai rechercher fur les lieux par des perfonnes non fufpeótes, c'efta-dire, qui ne foient pas de leur connoiffancs, s'il y a des preuves authentiques que ces ouvrages ont exifté avant que J. J. les ait donnés pour être de lui. Voila la marché que Ie bon fens m'oblige de fuivre pour vérifier les délits, les pillages & les tmputations de toute efpece, dont on n'a ceffé de Ie charger depuis la formation du complot, & dont je n'apperco;s pas auparavant le moindre veftige. Tant que cette vérification ne me fera pas poflible, rien ne fera fi aifé que de me fournir tant de preuves qu'on voudra, auxquelles je n'aurai rien a répondre, mais qui n'opéreront fur mon efpric aucune perfuafion. "* Pour favoir exactement quelle foi je puis donner i votre prétendue évidence, il faudroit que je connuffe bien tout ce qu'une génération entiere, liguée contre un feul homme totalement ifolé, peut faire pour fe prouver elle-même de cet homme-la tout ce qu'il lui plak, & par furcrolt de précaution en fe cachant de lui trss - foignsuföG z  14S P E E M I E K ment. A force de tems, d'intrigne & d'argent,de quoi la puiffance & la rufe ne viennent-elles point a bout, quand perfonne ne s'oppofe a leurs manoeuvres, quand rien n'arrête & ne contremine leurs fourdes opérations? A quel point ne pourroit-on point tromper le public, 11 tous ceux qui le dirigent, foit par la force, foit par 1'autorité , foit par I'opinion, s'accordoient pour 1'abufer par de fourdes menées, dont il feroit hors d'état de pénétrer le fecret? Qui eft-ce qui a déterminé jufqu'ou des conjurés puiffans, nombreux & bien unis, comme ils le font toujours pour. le crime, peuvent fafciner les yeux, quand des gens qu'on ne croit pas fe connoitre, fe concerteront bien entr'eux; quand aux' deux bouts de PEurope des importeurs d'intelligence & dirigés par quelque adroit & puiiTant intrigant, fe conduiront fur le même plan, tiendront le même langage , préfenteront fous le même. afpect un homme a qui l'on a öté la voix , les yeux, les mains, & qu'on livre pieds & po'ings hés a> la merci de fes ennemis. Que vos Meflieurs au lieu d'être tels foient fes amis comme ils le crient a tout le monde, qu'étouffant leur protégé dans la fange, ils n'agiffent ainfi que par bonté, par généroilté, par compafilon pour lui, foit; je n'entends point leur difputer ici ces nouvelles vernis: mais il réfulte toujours de vos propres récits qu'il y a une ligue, & de mon raifonnement que iitót qu'une ligue exifte, on ne doit pas pour juger des preuves qu'elle apporte, s'en f,e«  D.I A L 0 0 0 E. 149 plr aux regies ordinaires, mais'en établir 'de plus rigoureufes pour s'affurer que cette- ligue n'abufe pas de 1'avantage immenfe de fe concerter,& paria d'en impofer, comme elle peut certainement le faire. Ici je vois, au contraire , que tout fe paffe entre gens qui fe prouvent entr'eux fans réfiftance & fans contradiétions ce qu'ils font bien aifes de croire; que donnant enfuite leur unanimité pour nouvelle preuve a ceux qu'ils defirent- amener i leur fentiment, loin d'admettre au moins 1'épreuve ' indifpenfable des réponfes de I'accufé, on lui dérobe avec le plus grand foin la connoiffance de Taccufation, de Paccufateur, des preuves & même de la ligue. C'eft faire cent fois pis qu'a 1'inquifition: car fi Pon y force le prévenu de s'accufer lui - même, du moins on ne refufe pas de 1'entendre,,on ne 1'empêche pas de parler, on ne lui cache pas qu'il eft accufé, & on ne le juge qu'après Pavoir entendu. L'Inquifition veut bien que I'accufé fe défende s'il peut, mais ici l'on ne veut pas qu'il le puiffe. Cette explication qui dérive des' faits que vou9 m'avez expofés vous-même, doit vous faire fentir comment le public, fans être dépourvude bon fens, mais féduit par mille preftiges , peut tomber dansi une erreur involontaire & prefque excufable, a 1'égard d'un homme auquel il prend dans le fond trés-peu d'intérêt, dont la fingularité révolte fon amour-propre, & qu'il defire généralement de trouver coupable, plutót qu'innocent, & comment auffi G 3  f * 3B XI 1 S 1 avec un intérét plus fincere a ce méme homme & flus de foin a 1'étudier .foi-même, on pourroit levoir autrement que ne fait tout la monde, fans ■être obligé d'en conclure que le public eft dans lé délire, ou qu'on eft trompé par fes propres yeux. Quand le pauvre Lazarille de Tormes, attaché dans le fond d'une cuve, Ia tête feule hors de 1'eau «ouronnée de rofeaux & d'algue, étoit prómenë de ville en ville comme un monftre marin, les: /psétateurs extravaguoient-ils de le prendre pour tel, ignorant qu'on 1'empêchoit de parler, & que *'il vouloit crier qu'il n'étoit pas un monftre roarin, une corde tirée en cachette le forcoit de iaire a 1'inftant le plongeon ? Suppofons qu'un d'entr'eux plus attentif appercevant cette manceuvre & par-la devinant le refte, leur eüt crié, l'on vous trompe, ce prétendu, monftre eft un homme, n'y eüt-il pas eu plus que de 1'humeur a s'offenfer de i;ette exclamation , comme d'un reproche qu'il» ^toient tous des infenfés? Le public, qui ne voit des chofes que 1'apparence, trompé par elle eft excufable; mais ceux qui fé difent plus fages que ïui, en adoptant fon erreur ne le font pas. Quoi qu'il en foit des raifons que je vous exjiofe, je me fens digne, même indépendamment d'elles, de douter de ce qui n'a paru douteux a perfonne. J'ai dans le cceur des témoignages plus forts que toutes vos preuves que 1'homme que vous m'avez peint n'exifte point, ou n'eft pas du moins ©ii vous le voyez. La feule patrie de J. J. qui eft  I> I A ï. O 6 V E- 9& la mienne, fuffiroit pour m'afforer qtf il n'eft point cet homme - la. Jamais elle n'a produit des êtres de cette efpece; ce n'eft ni chez les Proteftans ni dans les Rêpubliques qu'ils font commis. Les crimes dont il eft accufé font des crimes d'efclaves, qui n'approcherent jamais des ames Iibres; dan» nos contrées on n'en connoit point de pareils; & il me faudroit plus de preuves encore que celles que vous m'avez fournies pour me perfuader feule ■ ment que Geneve a pu produire un ernpoifonneur». Après vous avoir dit pourquoi vos preuves , tout évidentes qu'elles vous paroiffent, ne fauroient être convaincantes pour moi, qui n'ai ni ne puis avoir les inftruétions. néceffaires pour juger a quel point ces preuves peuvent être illufoires & m'en impofer par une fauffe apparence de vérité, je vous avoue pourtant. derechef que faas W- «fi* vaincre elles m'inquietent, m'ébranlent, & que j'ai quelquefois peine a leut réfifter.. Je dcfirerois fans doute, & de tout mon cceur, qu'elles fuffent fauffes, & que 1'hornme dont elles me font un monftre n'en füt pas un i mais je .cleiTre beaucoup davantage encore de ne pas m'égarer dans cette recherche & de ne pas me laiffer féduire par mon penchant. Que puis-je faire dans une pareille fituation (*) pour parvenii, s'il eft poflï- (*)Pour excufer le public autant qu'il fe peut, jie fuppofe partout fon errcur prefque invincible: mais mo* ^ui fais dans ma confeience qu'nucua erirae jjiaui* G 4  P K ï M T E R ble, a démêler la vérité? C'eft de rejetter dans. cette affaire toute autorité humaine, toute preuve qui dépend du témoignage d'autrui, & de me déterminer uniquement fur ce que.je puis voir de mes yeux & connoltre par moi-même. Si J. J. eft tel que 1'ont peint vos Meflieurs, & s'il a été fi aifément reconnu tel par tous ceux qui 1'ont approché, je ne ferai pas plus malheureux qu'eux ,• car je ne porterai pas a cet examen moins d'attention, de zele & de bonne foi, & un être auffi méchant, aufli difforme, auffi dépravé doit en effet être trés - facile a pénétrcr pour peu qu'on y regarde. Je m'en tiens donc a la réiblution de 1'examiner par moi-même & de le juger en tout ce que je verrai de lui, non par les fecrets defirs de mon cceur, encore moins par les interprétations d'autrui , mais par la mefure de bon fens & de jugement que je puis avoir recue, fans me rapporter fur ce point a 1'autorité de perfonne. Je pourrai me tromper fans doute, paree que je fuis homme; mais après avoir fait tous mes efforts pour éviter ce malheur, je me rendrai, fi néanmoins il m'arrive, le confolant témoignage que mes paffions, ni ma volor.té ne font n'approcha de mon cceur, je fuis fur que tout homme vraiment attentif, vraiment jufte, découvriroft Pimpoffure k travers tout Part du complot, paree qn'enfai je ne crois pas poffible qui jamais Ie menfonge ufurpe 3t i'approprie tous les carséieres de la vérité.  L> ft * ft o, o\ óf e. «33 font'point complices de mon meur, & qu'il n'a pas dépendu de moi de m'en garantir. Voila ma réfolution. Donnez-moi maintenant les moyens de 1'accomplir & d'arriver a notre homme; car, a ce que vous m'avez fait entendre, fon acces n'eft: pas aifé. F. Surtout pour vous qui dédaignez les feufs qui pourroient vous 1'ouvrir. Ces moyens font, jS le rcpete, de s'infinuer a force d'adreffe, de pat'elinage, d'opiniatre importunité, de le eaj'oler fans ceffe, de lui parler avec tranfport de fes talens, de fes livres & même de fes vertus; car ici le men'fonge & la fauffeté font des ceuvres pies. Lc mot i'a&tjiration furtout, d'un effet admirable auprès de lui, exprime affez bien dans un autre fens 1'idée des fentimens qu.'un pareil monftre .infpire , & ces doublés ententes jéfuitiques fi recherchces de nos Meflieurs leur rendent 1'ufage de ce mot très-familier avec J. J. & très-commode en lui parlant (*)', Si tout cela ne réuflït pas, on ne fe rebute point de fon froid accueil , on compte. pour rien fes (*} En m'écrivant c'eft la même frsncliife. J'ai i'hgit-tieur ffitre ayec tous les fentimens qui vous font Ms , avsc, les fentimens les p'us diJHngue's , avrc une confulératior. très-par^culiere, avec autant d'eflime qi(e ie nfpebi, &c. Ces MelTieurs fonf-ils donc avec ces tournures Smp1ir> bologiques, moins menteurs que ceux qui mentcne feut rotidenier!t ? Non. lis font feulement plus fiux & doublés, ils mentent feulement plus traitreufinkm. G S  154 Premier rebtiffades; paffant tout de fuite a Tautre eXtrèmitèV on le tance, on le gourmande, & prenant le ton le plus arrogant qu'il eft poflïble, on tache de le fübjuguer de haute Iutte. S'il vous fait des groflïéretés, on les endure eorhme venant d'un miférable dont on s'embarraffe fort peu d'être-méprifé. S'il vous chaffé de chez lui,, on y revient; s'il' \ ous ferme la porte, on y refte jufqu'a ee qu'elle; fe rouvre, on tache de s'y- fourrer« Une fois entré Aans fon repaire, -on sry établit, on s'y maintient bon gré malgré. S'il ofoit vous en chafTer de force, tant mieux: on feroit beau bruit, & l'on iroit crier par toute la terre qu'il affafïïne les gens qui lui font 1'honneur de 1'aller voir. II n'y a point, a ce qu'on m'afTure, d'autre voie pour s'inünuer auprès de lui. Etes - vous homme a prendre: celle-la ? R. Mais vous - même pourquoi ne Fave2 - voi* Jamais voulu prendre ? F. Oh 1 moi, je n'avois pas befoin de le voir l>our le eonnoitre. Je le connois par fes ceuvres; c'en eft affez & même trop. R. Que penfez-vous de ceux qui, tout auffi décidés que vous fur fón compte, ne laiffent pas «Je le fréquenter, de 1'obféder, & de vouloir s'introduire a toute force dans fa plus intim* familiarité ? F. Je vois que vous n'êtes pas content de Ia ïéponfe que j'ai déja fake a cette queftion. JU Kt vous non plus, je le vois auffi. J'ai*  D i ï i. * •• ' 'ï* i3"5 donc mes raifons pour y revenir. Prefque tout ec que vous m'avez dit dans cet entretien, me prouveque vous n'y parliez pas de- vous-mê"me. i\;: t;.avoir appris de vous les fentimens d'autrui, n'apprendrai - je jamais les vótres? Je le vois., vous» feignez d'établir des maximes que vous. fëriez avu défefpoir d'adoptec Parlez.-moi. donc enfin, plues franchement.. F. Ecoutez r. je n*aime pas JJ, J., mais; je Kai» encore plus 1'injuftice, encore plus 1'a tiahifonVous m'avez. dit des chofes qui me fiappent & auxquelles je veux réfléchir.. Vous refufiez de voir cet infortuné ; vous vous y déterminez". maintenant. J'ai refufé de lire fes livresje roe; savife ainfi que vous, & pour caufe.. Yqyeurs. Donnant trop d'attention i leurs difcours & pas aifez a leurs ceuvres , je les fiC'outots parler plutót que je ue les regardois agir; ce  K. D I A L O « V E. I6p ce qui, dans ce fiecle de philofophie & de beaux difcours, me les faifoit prendre pour autant de fages & juger de leurs vertus par leurs fentences. "Que fi quelquefois leurs actions attiroient mes regards, c'étoient celles qu'ils deftinoient a cette fin , lorfqu'Js montoient fur Ie théatre pour y faire lüie oeuvre d'éclat qui s'y fit admirer; fans fonger dans ma bêtife que fouvent ils mettoient en avant cette oeuvre brillante pour mafquer dans le cours de leur vie un tifiu de baiTefTes & d'iniquités. Je voyo;s prefque tous ceux qui fe piquent de fineffe & de péflétration, s'abufer en fens contraire par le même principe de juger du cceur d'autrui par le fien. Je les voyois faifir avidement en l'air ua trait, un geile, un mot inconfidéré, & 1'interprétant a leur mode s'applaudir de leur fagacité, en prêtant a chaque mouvement foftuit d'un homme un fens fubtil qui n'exiftoit fouvent que dans leur efprit. Eh! quel eft 1'homme d'efprit qui ne dit jamais de fottife? Quel eft 1'honnête homme auquel il n'échappe jamais un propos répréhenfible que fon cceur .n'a point diéié? Si l'on tenoie un regiftre exact de toutes les fautes que l'homiro le plus parfait a commifes, & qu'on fupprimat foigneufement tout Ie refte, quelle opinion donneroit-on de cet homme-la? Que dis-je, les fautes! Non, les aftions les plus innocentes, les geftes les plus indifférens, les difcours les plus fètffijg', tout dans un obfervateur qui fe paftionne, augmente & nourrit le préjugé dans lequel ii fe SuppléiH. Tom. III. n  i70 II. D I A L O G U S complalt; quand il détache chaque mofou chaque fait de fa place, pour le mettre dans le jour qui. lui convient. Je voulois m'y prendre autrement pour étudier a part moi un homme fi cruellement, fi légérement, fi univerfellement jugé. Sans m'arrêter a de vains difcours qui peuvent tromper, ou a des fignes paffagers plus incertains encore, mais fi commodes a la légéreté & a la malignité, je réfolus de Tétudier par fes inclinations, fes mceurs , fes goüts, fes penchans , fes habitudes , de fuivre les détails de fa vie, le cours de fon humeur, la pente de fes affeétions, de le voir agir en 1'entendant parler, de le pénétrer s'il étoit poffible . en dedans de lui-même, enunmot, de 1'obferver moins par des fignes équivoques & rapides que par fa conftante maniere d'être; feule regie infaillible de bien juger du vrai caraftere d'un homme & des paffions qu'il peut cacher au fond de fon cceur. Mon embarras étoit d'écarter les obftacles que , prévenu par vous, je prévoyois dans Texécution de ce projet.. Je favois qu'irrité des perfides empreffemens de ceux qui 1'abordent, il ne cherchoit qu'a repouffer tous les nouveaux venus; je favois qu'il jugeoit, & ceme femble avec affez de raifon, de 1'intention des gens par l'air ouvert ou réfervé qu'ils prenoient avec lui , & mes engagemens m'ótant le pouvoir de lui rien dire, je.de?ois m'attcndre que ces myfteres ne le difpoferoient  XI. Dialo6Ue. ï-ji pas a la familiarité dont j'avois befoin pour mon deffein. Je ne vis de remede a cela que de lui laiffer voir mon projet, autant que cela pouvoit s'accorder avec le filence qui m'étoit impofé , & cela même pouvoit me fournïr un premier préjugé pour ou contre lui-: car fi, bien convaincu par ma conduite &par mon langage de la droiture de mes intentions, il s'inquiétoit de mes regards, cherchoit a donner le change a ma curiofité & commencoit par fe mettre en garde, c'étoit dans mon efprit un homme a demi jugé. Loin de rien voir de femblable, je fus aulii touché que furpris, non de I'accueil que cette idéé m'attira de fa part, car il n'y mit aucun empreffement oftenfible, mais de la joie qu'elle me parut exciter dans fon cceur. Ses regards attendris m'en dirent plus que n'auroient fait des ca-reffes. Je le vis a fon aife avec moi , c'étoit le meillcur moyen de m'y mettre avec lui. A la maniere dont il me diftingua dés le premier abord de tous ceux qui 1'obfédoient , je compris qu'il n'avoit pas un inflant pris le change fur mes motifs. Car, quoique cherchar.t tous également a 1'obferver, ce deffein commuo dut donner k tous une allure affez femblable , ros recherches étoient trop difFérentes par leur objet pour que la diftinction n'en füt pas facile a faire. II vit que tous les autres ne cherchoient, ne vouloient voir que le mal, que j'étois le feul qui cherchant le bien ne voulüt voir que la vérité, & ce Uiotif qu'il démêla fans peine m'attira fa confiar.ee. H 2  i7* n. d i a l o g ti Entre tous les exemples qu'il m'a donnés de 1'intention de ceux qui 1'approchent, je ne vous en citerai qu'un. L'un d'eux s'étoit tellement diftingué des autres par de plus affeétueufes démonftrations & par un attendriflement poufle jufqu'aux larmes, qu'il crut pouvoir s'ouvrir a lui fans réferve & lui lire fes confeffions. II lui permit même de 1'arrêter dans fa leéture pour prendre sote de tout ce qu'il voudroit retenir par préférence ; il remarqua durant cette longue leéture que n'écrivant prefque jamais dans les endroits favorables & honorables , il ne manqua point d'écrire avec foin dans tous ceux oü la vérité le forcoit a s'accufer & fe charger lui - même. Voila comment fe font les remarques de ces Meffieurs. Et moi auffi j'ai fait celle-la, mais je n'ai pas comme eux omis les autres, & le tout m'a donné des réfultats bien différens des leurs. .Par 1'heureux effet de ma franchife, j'avois I'occafion la plus rare & la plus füre de bien connoltre un homme, qui eft de 1'étudier a loifir dans fa vie privée & vivant pour ainfi dire avec luimême: car il fe livra fans réferve & me rendit auffi maitre chez lui que chez moi. Une fois admis dans,fa retraite, mon premier foin fut de m'informer des raifons qui 1'y tenoient conüné. Je favois qu'il avoit toujours fui le grand monde & aimé la folitude: mais je favois auffi que dans des fociétés peu nombreufes, il avoit jadis joiü des douceurs de 1'intimité en homme  II. DlALOSUS. If2 dont Ie cceur étoit fait pour elle. Je voulus apprendre pourquoi maintenant détaché de touc, il s'étoit tellemant concentré dans fa retraite que ce n'étoit plus que par force qu'on parvenoit & I'aborder. F. Cela n'étoit - il pas tout clair? II fe gènoit autrefois paree qu'on ne le connoiffoit pas encore. Aujourd'hui que bien connu de tous il ne gagneroit plus rien a fe contraindre,. il fe livre tout-a-fait a fon horrible mifanthropie. II fuit les hommes, paree qu'il les détefie; il vit en loup - garou, paree qu'il n'y a rien d'humain dans fon cceur. R. Non , cela ne me paroit pas auffi clair qu'a vous, & ce difcours que j'entends tenir a tout Ie monde me prouve bien que les hommes le haïffent,. mais non pas que c'eft lui qui les haiu F. Quoi! ne 1'avez-vous pas vu , ne le voyexvous pas tous les jours, recherché de. beaucoup de gens , fe refufer durement a leurs avances? Comment donc expliquez-vous cela? R. Beaucoup plus naturellement que vous : car la fuite eft un effet bien plus naturel de Ia crainte que de la haine. II ne fuit point les hommes paree qu'il les hait, mais paree qu'il en at peur. II ne les fuit pas pour leur faire du mal, mais pour tacher d'échapper a celui qu'ils lui veubent. Eux, au contraire , ne le recherchent pas par amitié, mais par haine. Ils le cherchent & il les fuit, comme dans les fables d'Afrique oü fo»ï H 3  174- II. D' I A L O G U E. peu d'hommes & beaucoup de tigres, les hommee fuient les tigres & les tigres cherchent les hommes; s'enfuit-il de-la que les hommes font méchans, farouches, & que les tigres fónt fociables & hui-mins ? Même, quelque opinion que doive avoir J. J.. de ceux qui, malgré celle qu'on a de lui, ne laiffent pas de le rechercher , il ne ferme point fa porte k tout Ie monde; il recoit honnêtement fes anciennes connoiffances, quelquefois même les nouveaux-venus, quand ils ne montrent ni patelinage ni arrogance. Je ne l^i jamais vu. fe refufer durement qu'a des avances tyranniques,. infolentes & malhonnêtesqui déceioient clairement 1'intention de ceux qui les- faiföient. Cette maniere ouverte '& généreufe de repouffer la' perfidie & la trahifon ne fut jamais 1'allure des méchans. S'il reffembloit k ceux quilerecherchent; au lieu de fe dérober a leurs avances il y répondroit pour tacher de les payer en rr.ême monnoye, &, leur rendant fourberie pour fourberie, trahifon pour trahifon , il fe ferviroit de leurs propres armes pour fe défendre & fe venger d'eux; mais loin qu'on 1'ait jamais accufé d'avoir tracaffé dans les fociétés oii il a vécu , ni brouillé fes amis entr'eux, ni deffervi perfonne avec qui il fut en liaifon , le feul reproche qu'aient pu lui faire fes foi-difans amis, a été de les avoir quittés ouvertement, comme il a dü faire, fitót que les trouvant faux & perfides il a ceffé de les eftimer. Kon, Monfieur, le vrai mifanthrope, fi un  II. Dialogus. i;s être auffi contradictoire pouvoit exifter (i), ne fuiroit point dans la folitude; quel mal peut & veut faire aux hommes celui qui vit feul ? Celui qui les hait veut leur nuire, & pour leur nuire il ne faut pas les fuir. Les méchans ne font point dans les défcrts, ils font dans le monde. C'eft la qu'ils intriguent & travnillent pour fatisfaire leur paffion & tourmenter les objets de leur haine. De quelque motif que foit animé celui qui veut s'errgager dans la foule & s'y faire jour, il doit s'armer de vigucur pour repouffer ceux qui le pouffent, .pour écarter ceux qui font devant lui, pour fendre Ia preffe & faire fon chemin. L'hommedébonnaire & doux, l'homme timide &foible, qui n'a point ce courage & qui tache de fe tirer a I'éeart de peur d'être abattu & foulé'aux pieds, eft donc un méchant a votre- tprapèe : 'les traa-es plus forts, plus durs, plus ardens a percer fort ies teèflS ? J'ai vs pour la pseffliere fois cette. nouvelle doctrine dans un difcours publié par le Philofophe D préciièment dans Ie tema que fon ami J. J. s'étoit retiré dans Ia; folitude. II n'y a que le méchant, dit - i I , qui fóit jkuL Jufqu'alors on avoit regardé 1'amour de la retraite (i) Timou n'étoit point naturellement inifantlVrope,, & même se méritoit pas ce nom. II y avoit dans fon fait plus de dépit & d'enfantillage que de véritable méchanctté: c'étoit un fou mécontent qui boudait sontrs t« genre humain. H 4  1'iS II. D I A L O ff U Ev comme un des fignes les moins équivoques d'une ame paifible & faine, exempte d'ambition, d'envie & de toutes les ardentes paffions, filles de 1'amour-propre, qui naiffent & fermentent dans la fuciété. Au lieu de cela, voici par un coup de p'ume inattendu, ce goüt paifible & doux, jadis fi univerfeüement admiré, transformé tout d'un coup en une rage infernale; voila tant de Sages fefpc&és & Defcartes lui-même, changés dans ab inflant en autant de mifanthropres affreux & de fcélér-ats. Le Fhilofophe D *** étoit feul, peut-être, en écrivant cette fentence, mais je doute qu'il eut été feul a la méditer, & il prit grand foin de la faire circuler dans Ie monde. Eh, plüt a Dieu que Ie méchant fut toujours feul!; il ne fe feroit gueres de mal. Jê cróis bien que des folitaires qui le font par force , peuve; t, rong-es de dépit & de regrets dzzs h retraite iU ftwt detent», devenir Ihliumains, féroces, & prendre en haine avec leur cbaine tout ce qui n'en eft pas chargé comme eux. Mais les folitaires par goüt & par choix font naturellement humains, hofpitaliers, careflans. Ce :n'eft pas paree qu'ils haïfiènt les hommes, mais paree qu'ils aiment Ie repos & Ia paix qu'ils fuient le tumulte & le bruit. La longue privation de Ia fociété la leur rend même agréable & douce, quand elle s'offre a eux fans contrainte. Ils en jouiffent alors délicieufement, & cela fe voit. E'le eft pour eux ce qu'eft le coinmerce des femmes f li ï>°u£  U. D I A L Q g u 2v ponr ceux qui ne pailënt pas- leur vie avec elles „ mais qui,dans les courts momens,qu'ils y paffest» y trouvent des charmes igncrés des galans-: d«; profeilion- Je ne comprends- pas comment un fiomme ds; bon fens peut adopter un feul moment £a iëntences du Philofophe D***-; elle a beau. être. hautaine? & tranchante,. elle n'en eft pas- moins; abfimre. & fauffe. Eh! qui ne voit au- contraire- qu'ii. n'esrt pa» poffible que le méchant aime a. vivre feul &; vis-ir Vis de lui-même? 11 s'y fentiroit en trop mauvaite: compagnie, il y feroit trop-mal a fon aife., il ne; s'y fupporteroit pas iongtems-., ou bien , h pafïïon dominance y reftant toujours oifive, il faudrait qu'elle s'éteignit & qu'il y redevint bon. L'amonp propre. principe de toute méchanceté, s'avive &. s'exalte dans la fociété qui 1'a fait naltre éi. oir» l'on eft a chaque inftant forcé de fe comparer; iL languit & meurt faute d'aliment dans la folitude.. Oiriconque fe fuffit i lui - même, ne veut nuire ie qui, que ce foit. Cette maxime eft moins éclatante & moins arrogante , mais plus fenfée & plus-jufte que; eelle du Philofophe D***,& préférable aumoinr. en ce qu'elle ne tend a outrager perfonne,. Ne nous laiffons pas éblouir par 1'éclat fentenoieux dont fouvent 1'erreur & le menfons-e. fé couvrent ; ce n'eft pas la foule qui fait la fociété, & e'eft en.' vain qireles corps fe rapprochent, lorfque les-cceurs-. fe repoufTent. L'hommc vraiment fociable eft pluj? difficile en liaifons qu'un autre, celles qui ne eqp-  fjfS 11. DlALOGüE fiftent qu'en fauffes apparences ne fauroient Ru eonvenir. II aime mieux vivre loin des méchansfans penfer a eux, que de les voir & les haïr; il aime mieux fuir fon ennemi que de le rechercher, pour lui nuire. Celui qui ne connoit d'autre fociété que celle des cceurs, n'ira pas chercher la fienne dans vos cercles. Voila comment J. J. a dü penfer & fe conduire avant la ligue dont il eft 1'objet; jugez fi maintenant qu'elle exifte & qu'elle tend de toutes parts fes pieges autour de lui, il doit trouver du plaifir a vivre avec fes perfécuteurs, a fe voir 1'objet de leur dérifion, le jouet de leur haine, la dupe de leurs perfides careffes, a travers lefquelles ils font malignement percer l'air infultant & moqueur qui doit les lui rendre odieufes. Le mépris, 1'indignation, la colere ne fauroient le quitter au milieu de tous ces gens- la. II les fuit pour s'épargner des fentimens fi pénibles; il les fuit paree qu'ils méritent fa haine, & qu'il étoit fait pour les aimer. F. Je ne puis apprécier vos préjugés en fa faveur avant d'avoir appris fur quoi vous les fondez. Quant a ce que vous dites a 1'avantage des folitaires, cela peut être vrai de quelques hommes fingutiers qm s'étoient fait de fauffes idéés de la fa-' geffe; mais au moins ils donnoient des fignes non 'équivoques du louable tmploi de leur tems. Les méditations profondes & les immonets ouvrages dont les philoftphes que vous citez ont i fluit ré leur folitude, prouvent affez qu'ils s'y occupoieni  II. D X A -L O • V tk 1/9 d'une maniere utile & glorieufè, & qu'ils n'y pasfoient pas uniquement leur tems comme vette homme a tramer des crimes & des noirceurs.. R. C'eft a quoi, ce me femble, il n'y paffa pas non plus uniquement le fien.. La Lettre a M- d'Alembert fut les Speétacles, 1'Héloïfè-, Emile, Ie Contrat Social., les EiTais fur la Eaix pcr-pétuelle & fur 1'Imitation théatrale, & dJauttes, Echts- non, moins eftimables qui n'onc point parti;, font des, fruits de la retraite de J. J. Je doute qu'aucun philofophe ait médité plus profondément, plus utilement peut-étre, &pius écrit en fi pcu.de tems. Appellez-vous tout cela des noirceurs & des crimes ?• F. Je connois des gens aux yeux de qui e'en pourroient bien être •.- vous favez ce que penfent ou ce que difent nos Meflieurs de ces livres'; mais avez-vous oublié qu'ils ne font pas de lui,& que c'eft vous-même qui me 1'avez perfuadd? R. Je vous ai dit ce que j'imaginois pour expliquer des contradiétions que je voyois alors & «toe je ne vois plus. Mais fi nous continuons a palfer ainfi d'un fujet a 1'autre , nous perdren* notre objet de vue & nous ne l'atteindrs&s jamais. Reprenons avec un peu p'us de fuite le &l de mes obfervations, avant de paffer aux ccffictu fions que j'en ai tirées. Ma première atrention , après m'être introdr,': dans la familiarité de J. J., fut .i'examiner fi nos liaifons ne lui faifbient rien changer iüM fa ma.nierede vivre j ótj'eus bientót toute la ceititsi^e B 6  IÏO Si. D I A X. O 6 U £ poflïble que nor-feulement il n'y changeoit rien; peur moi; mais que de tout tems elle avoit touv jours été Ia même è*c parfaitement uniforme, ouand , msitre de Ia choifir, il avoit pu fuivre en liberté fon penchar.t. II y avoit cinq ans que, de retour a Paris, il avoit recommencé d'y vivre. D'abord, ne voulant fe eacher en aucune maniere-, jl avoit fréquenté quelques maifons dans l'inter> ■tion d'y reprendre fes plus anciennes liaifons & même d'en former de nouvelles. Mafs au: bout d'un an il ceffa de faire des vifites, & reprenant dans la capitale la vie folitaire qu'il menoit depuis tant d'années a la campagne, il partagea fon tems entre 1'occupation journaliere dont il s'étoit fait une refiburce, & les promenades champêtres dont il faifoit fon unique amufement. Je lui demandai la raifon de cette conduite? II me dit qu'ayantvu toute la génération préfente concourir a. I'ceuvre de ténebres dont il étoit 1'objet, il avoit d'abord mis tous fes foins a chercher quelqu'un qui ne partag( at pas 1'iniquité publique; qu'après de vaines recherches dans les, provinces , il étoit venu les continuer a Paris, efpérant qu'au moins parmi fes anciennes connoiffances il fê trouveroit quelqu'un moins diffimulé, moins faux, qui lui donneroit les lumieres dont il avcit befoin pour peieer cette obfeurité: qu'après bien des foins inutiles il n'avoit trouvé.. n ême parmi les plus honnêtes gens, que trahifo's, duplicitx, menfonge, & que tous en s'eropreffant 4 le recevoir , a le  tl. DïAI-OGUÏ. Wvenir, k l'attirer, paroHToient fi eontens de & ciffamation, y cortribuoient de fi cp^* faifoient des careffes fi fardées, le tont d un ton fi peu fenfibie k fon cceur, lm prod.guo-.ent 1'admiration la plus outrée avec fi peu defttme & de confidération, qu'ennuyé de ces démonftrat.ons moqueufes & menfongeres, & indigné d etre arr-H le jouet de fes prétendus amis, il ceffa de les vo.r, fe retira fans leur cacher fon dédain, & apres avoir cberché longtems fans fuccès un homme, etetgmt fa interne & fe renferma tout-a-fait au-dedans de lui. C'eft dans cet état de retraite abfolue que je Je trouvai & que j'entrepris de le connoltre. Attentif a tout ce qui pouvoit manifefter a mes yeux fon intérieur, en garde contre tout jugement pree pité . réfolu de le juger non far quelques mots épars, ni fur quelques circonftances particuheres, mais fur le concours de fes difcours, de fes aft;, ons de fes habitudes , & fur cette conftante maniere d'être, qui feule décele infailliblement un caraftere, mais qui demande pour être appercue plus de fuite, plus de perfévérance & moins de confiance au premier coup-d'ceil, que le t.ede amour de la juftice, dépouillé.de tout autre interet & combattu par les tranchantes décifions de i amour-ProPre,n'en infpire au commun des hommes. II fallut, par conféquent , commencer par tout .voir, par tout entendre, par tenimote de tout, avant de prononcer fur rien, jufqu'a ce que j'euiie H 7  ï?4 H. DiALoauE. .affemblé des matériaux fuffifans pour fonder m jugement folide, qui ne fut 1'ouvrage ni de lapaflion ni du préjugé. Je ne fus pas furpris de le voir tranquille: ■vous m'aviez prévenu qu'il 1'étoit ; mais vous attribuiez cette tranquillité a baffeffe d'ame; elle^ pouvoit venir d'une caufe toute contraire; j'avois a determiner ia véritable. Cela n'étoit pas difficile; car, a moins que cette tranquillité ne fut toujours inaltérable r il ne falloit pour en découvrir la caufe, que remarquer ce qui pouvoit Ia troubler. Si c'étoit la crainte, vous aviez raifon ; fi c'étoit 1'indignation, vous aviez tort. Cette vérificadon ne fut pas longue, & je fus bientót a quoi m'en tenir. Je le trouyai s'occupant a copier de la mufique a tant la page. Cette occupation m'avoit paru , comme a vous, ridicule & affeftée. Je m'appliquai d'abord a connoltre s'il s'y livroit férieufement ou par jeu, & puis a favoir au jufte quel motif Ia lüi avoit fait reprendre ,. & ceci demandoit plus- de recherche & de foin. II falloit connoltre exaclement fes reffources & 1'état de fa fortune, vérifier ce que vous m'aviez dit de fon aifance, examiner fa maniere de vivre, entrer dans le détail de fon petit ménage, comparer fa dépenfe & fon revenu , en un mot connoitre fa fituation pré fin te autrement que par fon dire & Ie dire contradictoire de vos Meflieurs. C'eft a quoi je donnai la plus grande attention.- Je  ft. D x * t o s a «. 183 teus m'appercevoir que cette occupation lui plaifoit, quoiqu'il n'y réuffit pas trop bien. Je cherchai la caufe de ce bizarre plaiür , & je trouvaL qu'elle tenoit au fond de fon, naturel 6e de fon humeur,, dont je n'avois encore aucune tdee & qu'a cette occafion je commencai 4 pénetrer. 11 affocioit ce travail a un amufcment dans lequel je le fuivis avec une égale attention.. Ses longs féjours 4 la campagne lui avoient donné du goftt pour 1'étude des plantes t il continuoit de fe livrer i cette étude avec plus d'ardeur que de fucces; foit que fa mémoire défaillante commencat 4 lui refufer tout fervice ; foit , comme ie crus le remarquer, qu'il fe fit de cette occupation plutót un jeu d'enfant qu'une étude véritable. 11 s'attachoit plus 4 faire de jolis herbiers qu'4 claffer & caractérifer les genres & les efpeces. 11 employoit nn tems & des foins incroyables 4 deffécher & applatir des rameaux, 4 étendre & déployer de petits feuillages , 4 conferver aux fl.urs leurs couleurs naturelleste forte que.collant avec foin ees fragmens fur des papiers qu'il ornoit de petits cadres, 4 toute la vérité de la nature il joignoit 1'éclat de la miniature & le charme de 1'imitauon. Je 1'ai vu s'attiédir enfin fur cet amufement, devenu trop fatigant pour fon age, trop coüteux pour fa bourfe, & b*i lui prenoit un tems neeefTaire dont il ne le déJommageoit pas. Peutétre nos liaifons ont-elles contribué 4 1'en delacher. Ou voit que la contemplation de la nature  II. DlALOffTJSv eut toufours un grand attrait pour fon cceur: il j trouvoit un fupplément aux attachemens dorït il avoit befoin; mais il eüt laiffé le fupplément pour la chofe, s'il en avoit eu le choix, & il ne fe réduifit a converfer avec les plantes qu'aprèi de vains efforts pour converfer avec des humains. Je quitterai volontiers, m'a-t-il dit, Ia fociété des végétaux pour celle des hommes,, au premier cfpoir d'en retrouver.. Mes premières recherches m'ayant jetté dans les détails de fa vie domeftique, je m'y fuis particuliérement attaché, perfuadé que j'en tirerois pour mon objet des lumieres plus füres que de tout ce qu'il pouvoit avoir dit öu fait en public, & que d'ailleurs je n'avois pas vu moi-même. C'eft dans la familiarité d'un commerce intime r danslacontinuité de la vie privée , qu'un homme 4 la longue fe laiffe voir tel qu'il eft; quand le, reffort de 1'attention far foi fe relacbe, St.qu'ou. bliant le refte du monde on fe livre a Timpulfiorj du moment. Cette méthode eft füre, mais longue & pénible : elle demande une patience & une, afïïduité que peut foutenir Ie feul vrai zele de Ia juftice & de la vérité-, & dont on fe difpenfe aifément. en fubftituant quelque remarque fortuite &rapideaux obfervations lentes, mais folides, que donue un examer. égal & fuivL J'ai donc regardé s'il' régnoit chez lui du dé* fbrdre ou de la regie , de la gêne ou de Ia liberié f s'il étoit fobre. ou diffolu, fcnfuel ou groffier, ft  II. D I A L O E U E. l85 fes' gouts étoient dépravés ou fains,^ s'il étok fombre ou gai dans fes repas, dominé par 1'habitude ou fujet aux fantaifies, chiche ou prodigue dans fon ménage , entier, impérieux, tyran dans fa petite fphere d'autorité, ou trop doux peutêtre au contraire & trop mou, craignant les dtsfentions encore plus qu'il n'aime 1'ordre, & foufftant pour la paix les chofes les plus contraires a fon goüt & a fa volonté: comment il fapporte 1'adverfité, le mépris, la haine publique: quelles fortes d'affeclions lui font habituelles; quels genres de peine ou de plaifir alterent le plus fon humeur. Je 1'ai fuivi dans fa plus conftante maniere d'être , dans ces petites inégalités , non moins inévitables, non moins utiles peut-être dans le calme de la vie privée, que de légeres variations de l'air & du vent dans celui des beaux jours. J'ai voulu voir comment il fe fache & eesam n s'appaife, s'il exhale ou contient ia colere , s'il eft rancunier ou emporté, facile ou difficile a appaifer ; s'il aggrave ou répare fes torts , s'il fait endurer & pardonner ceux des autres; s'il eft doux & facile a vivre, ou.dur & ficheux dans le commerce familier; s'il aime a s'épanclier au-dehors ou a fe concentrer en luimême, fi fon cceur s'ouvre aifément ou fe ferme aux careffes, s'il eft toujours prudent, circonfpect-, maltre de lui-même, ou fi fe laiffant dominer par fes mouvemens , il montre indifcrétement «haque fentiment dont il .eft ému. Je 1'ai gris  ï8ó* n. D r & l o g ü e. dans les fituations d'efprit les plas diverfes, les plus contraires qu'il m'a été pofilble de faiiir; tantót calme & tantót agité; dans un tranfport de colere & dans une effuiion d'attendriffement; dans la trifteffe & 1'abattement de cceur dans ces courts mais doux momens de joie que la nature lui fournit encore & que les hommes n'ont pu lui. óter; dans la gaité d'un repas un peu proion gé; dans ces circonftances imprévues oü un homme ardent n'a pas le tems de fe déguifèr, & oü le premier mouvement de la nature prévient toute réflexion. En fuivant tous les détails de fa vie, je n'ai point négligé fes difcours, fes maximes, fës opinions; je n'ai rien omis pour bien connoltre fes vrais fentimens fur les matieres qu'il traite dans fes écrits. Je 1'ai fondé fur la nature de 1'ame, fur 1'exiftence de Dieu, fur la moralité de. Ia vie htimaine, für le vrai bonheur, fur ce qu'il pcnfè de la doctrine a la mode & de f?5 ?!?teurs, enfin fur tout ce qui peut faire connoltre avec les vrais fentimens'd'un homme fur 1'ufage de cette vie & fur fa deftination , fes vrais principes de conduite. J'ai foigneufement comparé tout ce qu'il m'a dit avec ce qüe j'ai vu de lui dans la pratique, n'admettant jamais pour vrai que ce que cette épreuve a confirmé. Je 1'ai particuliérement étudié par les cótés qui tiennent a\ 1'amour-propre , bien für qu'un orgueil irafcible au point d'en avoir fait unsonftre, doit avoir de fortes & fréquentes explo-  g. D I A L O G U E. 187 fons.difficiles è contenir & impoffibles a déguifer aux yeux d un homme attentif a 1'examiner par ■ce cöté-la ; furtout dans, la pofition cruelle oü je le trouvois. ' Par les idéés dont un homme petri d'atnourpropre s'occupe le plus fouvent, par 1'effet inopiné des nouvelles imprévues, par la maniere des'affefter des propos qu'on lui tient , par les ïmpreffions qu'il recoit de la contenance & du rondes gens qui 1'approchent, par l'air dont 11 entend, louer ou décrier fes ennemis ou fts rivaux, par la facon dont il en parle lui-même , par le degré de joie oude trifteffe dont 1'affeftent leurs profpérités ou leurs revers , on peut a-la longue le pénétrer & lire dans fon ame, furtout lorfqu'un terrpérament ar Jent lui W le pouvoir de répnmer fes premiers mouvemens, (fi tant eft néanmoins qu'ün tempérament ardent & un violent amour-propre puiffent compatk enfemble dans urt même cceur.) Mais c'eft furtout en parlant des talens & des livres que les auteurs fe contiennent le moins & fe décelent le mieux: c'eft auffi par-la que je n'ai pas manqué d'examiner celui-ci. Je 1'ai mis fouvent & vu mettre par d'autres fur ce chapitre en divers tems & a diverfes occafions : j'ai fondé ce qu'il penfóit de la gloire littéraire, quel prix il donnoit a fa jouiffance , & ce qu'il tftimoit le plus en fait de réputation, de celle qui brille par les talens, oude celle moins éclatante *pie donne un caraftere eüimable. J'ai voulu vois  i&8 H. Dialogo- s; s'il étoit curieus de 1'hiftoire des réputatiotMf naiffantes ou déclinant-es , s'il épluchoit malignement celles qui faiibient le plus de bruit, comment il s'aftéctoit des fuccès ou des chütes des livres & des auteurs , & comment il fupportoit pour fa part les dures cenfures des critiques, les malignes louanges des rivaux , & le mépris affecté des brillans éerivains- de ce fiecle. Enfin je 1'ai examiné par tous les fens oü mes regards ont pu pénétrer, & fans chercher a rien interpréter felon mon defir, mais éclairant mes obfervations les unes par les autres pour découvrir la vérité, je r/ai pas un inftant oublié dans mes recherches qu'il y alloit du deftin de ma vie a ne pas me tromper dans ma conclufion. F. Je vois que vous avez regardé a beaucoup de chofes; apprendrai-je enfin ce que vous avez vu? R. Ce que j'ai vu eft meilleur a voir qu'a dire. Ce que j'ai vu me fuift, a moi qui 1'ai vu.-, pour déterminer mon jugement, mais non pas a vous pour déterminer le vótre fur mon rapport ; car il a befoin d'être vu pour être cru, & après la facon dont vous m'aviez prévenu, je ne 1'aurois p-is cru moi - même fur le rapport d'autrui, Ce que j'ai vu ne font que des chofes bien communes en apparence , mais très-rares en effet. Ce font des récits qui d'ailleurs convieadroient mal dans ma bouche, & pour les faire avec bienféanca il faudroit être un autre que moi. F. Comment, Monfieur! efpérez - vous me don>  ït. D 1 A 1. O G U E- l8>' odéretnent n'eft pas une cboen fa Jb£ft peu, qu'elle étoit courte è proportton quel- fumoit, les dévoroit elles-memes, & ^"P"9 " Z«ft rapides explofion. elles s'anéanuffoten S£ & le laiffoient retomber dans ce premier aumtot, ». « f t empire de e„SourdilTement qut lf Uv au^ P 1 habitude & me paroit etre ion etat p & naturel. . 3, , .. - , , t Voila le précis des obfervations, d ou j al tirétt connotffance de fa cönftkution phyfique,.& par des conferences néceffaires, confirmées Par fa ondm e en toute chofe, celle de fon vrat caraftere. Ces obfervations & les autres qui s'y rapportent ofSent pour réfultat un tempérament mate farf d'élemens qui paroiffent contraires; un cour fenfiWe, ardent ou trés-inflammable ; untcerveau coml fte & lourd, dont les parties folides & maffives Te peuvent Être ébranlées que par une agttation du Lg vive ft prolongée. Je ne cherche pomta kver en phyficien ces apparentes contrad&ons & que m'importe? Ce qui m'importoit, etott de maf. furer de leur rétlité, & c'eft auffi tout ce que ] al ui Mais ce réfultat, pour paroitre « vos ycu* dans tout fon jour, a befoin des oplications que je vais tacher d'y joindre. I 4  20O ft DlALOGUE. J'ai fouvent ouï reprocher a j. j., comme vouï venez de faire,un excès de fenfibilité, & tirer delf 1'évidente conféquence qu'il étoit un monftre. C'fcft furtout le but d'un nouveau livre Anglois, intiiulé Recherches fur l'ame, oü, a b faveur de je ne fa's combien de beaux détails anatomiques & tout-a-fait concluans, on prouve qu'il n'y a point d'ame, puifque 1'auteur n'en a point vu a 1'oiigine des nerfs, & l'on établit en prirdpe que la fenfibilité dans 1'homme eft Ja feule caufe de fes vices & de fes crimes, & qu'il eft méchant en raifon de cette fenfibilité, quoique par une exception a la regie 1'auteur accorde que cette méme fenfibilité peut quelquefois engendrtr des vertus. Sans difputer fur Ia doctrine impartiale du philofophe- chirurgien , tachons de commencer par bien entendre ce) mot de fenfibilité, auquel, fautc de notions exaftes, on applique a chaque inftant des idéés fi vaguts êt fouvent contradiftoires. La fenfibilité eft le principe de toute aétion. Un être, quoiqu'animé, qui ne fentiroitrien, n'agiroit point: car cü feroit pour lui le motif d'agir?Dieu lui-même eft fenfible, puifqu'il agit. Tous les hommes font donc fenfibles, & peut-être au même degré, ma;s non pas de la même maniere. II y a une fenfiblité phyfique & organique, qui, purement paffive, paroit n'avoir pour fin que la confervation de notre corps & celle de notre efpece par les directions du plaifir & de Ia douleur. II y a une autre fenfibilité que j'appelle sdUve & morale, qui n'eft  IL D I A L- O G' U E<- 20f n'eft autre chofe que la faculté d'attacher nos '-affeO tions k des êtres qui nous font étrangers, Celleci, dont 1'étude des paires de nerfs ne donne pas; la- connoüTance, femble offrir dans les ames une' analogie affez claire avec Ia faculté attraaive det? corps. Sa force eft en raifon des rapports que nous* fentons errfre nous & les autres êtres, &, felon Ia? nature de ces rapports, elle agit tantót pofuivement par attraftion, tantót négativement par répul-fion, corame un aimar.t par fes póles. L'aftion po^ fitive ou attirante eft 1'ceuvre fimple de la nature' qui cherche a étendre & renforcer Ie fentiment de notre être; la négative ou repoufTante qui comprimé & retrécit celui d'autrui , eft une combinaifow que Ia réflexion produit. De Ia première naiffent toutes les paffions aimantes & douces, de la- feconde toutes les paffions haineüfes & cruelles:. Veuillez, Monfieur, vous rappeller ici, avec les; diftinftions faites dans nos premiers entretiens entree ramour de foi-même & 1'amour - propre, la-mainiere dont 1'un & 1'autre agifiënt fur le areur. hu-main. La fenfibilité pofitive dérive imrfiédiatemenC de 1'amour de foi. 11 eft très-naturel que celui qpl; s'aime, cherche k entendre fon être & fes-jouiffani ces , & k s'approprier- par 1'attachement ce qu'il fent devoir être un bien pour lui: oeei eft une pure affaire de fentiment, oü. la réflexion n'èntre; pour rien. Mais fitót que cet amour abfolui dégénéré en amour-propre & comparatif. il produit- la', fenfibilité négative, paree qu'auffitót qu'on'- pretid' I 5  204 II- D I A L O G U E. 1'habitude de fe mefurer avec d'autres , & de fe tranfporter hors de foi pour s'affigner la première & meilleure place, il eft impoffible de re pas prendre en averfion tout ce qui nous furpaffe, tout ce qui nous rabaiffe, tout ce qui nous comprimé, tout ce qui étant quelque chofe nous empêche d'être tout. L'amour - propre eft toujours irrité ou rcécontent, paree qu'il voudroit que chacun nous préférat è tout & a lui - même, ce qui ne fe peut: il s'irrite des préférences qu'il fent que d'autres méritent, quand même ils ne les obtiendroient pas: il s'irrite des avantages qu'un autre a fur nous, fans s'appaifer par ceux dont il fe fent dédommagé. Le fentiment de 1'infériorité a un feul égard empoifonne alors celui de Ia fupériorité a mille autres, & l'on oublie ce qu'on a de plus pour s'accuper uniquement de ca qu'on a de moins. Voüs fentez qu'il n'y a pas a tout cela de quoi difpofer 1'ame a la bienveillance. Si vous me demandez d'oü nalt cette difpofition a fe comparer, qui change une pafiion naturelle & bonne en une autre pafiion factice & mauvaife; je vous répondrai qu'elle vient des relations fociales , du progrès des idéés & de la culture de 1'efprit. Tant qu'occupé des feuls befoins abfolus on fe borne a rechercher ce qui nous eft vraiment utile, on ne jette gueres fur d'autres un regard oifeux. Mais a mefure que la fociété fe reflerre par le lien des befoins mutuels, a mefure que 1'efprit s'étend, s'exerce & s'éclaire? il prend plus d'aöivité, il  II. D I A l O ff ï !• ta: embralTe-plus d'objets, faifit plus de rapports, etsmine, compare: dans ces fréquentes comparaifons, il n'oublie ni lui-même, ni fes femblable», U » place a laquelle il prétend parmi eux. Dès qu'on at commencé de fe mefurer ainfi l'on ne eeiTe plus, & le cceur ne fait plus s'occuper déformais qu.a mettre tout le monde au-deffous de nous- AuffE remarque-t-on généralement en confirmatioo de cttte théorie, que les geris d'efprit & furtout Hes gens de lettres font de tous les hemmes ceux qu* ont une plus grande intenfité d'amour-propre, les: moins poités a aimer, les plus portés a haïr, Vous me direz peut-être que rien n'eft plus commun que des fots pétris d'amour - propre. Cela n'eft vrai qu'en diftirguant. Fort fouvent les fots; font vains, mais rarement ils font jaloux, paree que.' fe croyant bonnement a la première place, ils .font toujours trés contens de leur lot. Un homme d'eCprit n'a gueres le même bonheur; il Cent patfaitement, & ce qui lui manque, & I'avantage qu'en fait de mérite ou de talens un autre peut avoir fut' lui. II n'avoue cela qu'a lui-même, mais ii le fent en dépit de lui, & voila ce que 1'amour - propre ne-' pardonne point. Ces écliirciffsmens m'ont paru néceffaires pouw "jetter du Jour fur ces imputations de fenfibilité',. tournees par les uns en éloges & par les aueressero reproches, fans que les uns ni les autres fkhenff trop ce qu'ils veulent dire par - la, fauto dfav-sftr cor.?u qu'il eft des genres de fenfibilité- de natums I ö  ÏÖ4 W. D I A L O G ü E'. différentes & même contraires, qui ne fauroient s'allier enfemble dans un même individu. PafTons maintenant a I'application. Jean-Jaques m'a paru doué de Ia fenfibilité phyfique a un affez haut degré. II dépend beaucoup de fes fens, & il en dépendroit bien davantage fi la fenfibilité morale n'y faifoit fouvent diverfion ; & c'eft même encore fouvent par celle-ci, que Tautre Fafrecte fi vivement. De beaux fons, un beau ciel, un beau payfage, un beau lac , des fleurs, des parfums , de beaux yeux» un doux regard; tout cela ne réagit fi fort fur fes fens, qu'après avo!r percé par quelque có:é jufqu'a fon cceur. Je 1'ai vu faire deux lieues par jour durant prefque tout un prir.tems pour aller écouter è Berci Ie roflignol a fon aife; il falloit 1'eau, la verdure, la< folitude & les bois pour rendre Ie chant de cet oifeau toucbant a fon oreille, & la campagne elle - même auroit moins de charme a fes yeux, s'il n'y voyoit les -foins de la mere commune qui fe plait a parer le féjour de fes enfans. Ce qu'il y a de mixte dans Ia plupart de fes fenfa'ions les tempere, & ótant a celles qui font purement matérielies 1'attrait féducteur des autres, fait que toutes agiffent fur lui plus modérement. Ainfi fa fenfualité , quoiqua vive, n'eft jamais fougueufe, &. fentant moins les privations que les- jouiffances:, il pourroit fe dire en un fens plutót tempérant que fobre. Gependant: 1'abftinence totale geut lui couter quand. VI*  II. D t & t O ff U E. msgioation Ie tourmente, au lieu que fa moJêr^ tion ne lui coüte plus rien dans ce quil poffede* paree qu'alors 1'itnagination n'agit plus.. Sld anio a iouir c'eft feulement après avoir delué, cc w mattend pas pour ceffer que le defir ceiTe : il fuffit qu'il foit attiédi. Ses goüts font fans, del. cats même, mais non pas rafkés. Le bon vin, les bons mets lui plaifent fort; mais 11 aime par préference ceux qui font fimples, communs j fans apprct, mais chotfis dans leur efpece, & ne fait aucun ca3 en aucune chofe du prix qüe donne uniquement la rareté. II hait ks n*« fins & la cbere troprecberebée. II entre bien rarement chez lm du sibier i & il n'y en entreroit jamais s'il ? étoit mieux le maltre- Ses repas, fes feftins font dm p'at unique & toujours le même, jufqu'a ce quU foit achevé. En un mot, il eft fenfuel, pl'« q»>* Be faudroit peut-être, mais pas affez pour n être que cela. On dit du mal de ceux qui le fort. Cependant Hl fuivent dans toute fa fimphette, Vinftinft de la nature, qui nous porte a rec.ercber ce qui nous flitte & a fair ce qui nous répugne: je ne vois pas quel mal produit un pare.I penchant. L'homme fenfuel eft HM de la nature; l'homme réfléchi eft celui deloptmon;c'eft celui-ci qui eft d-mgereux. L'autte ne peut jamais 1'être , quand même il tomberott dans1'excès. 11 eft vrai qu'il faut bomer ce mot de Cnfualité i 1'acception que je lui donne, & ne pas i;étendre a ces voluptueus de parade qui fe focc I I  ïce» II. D i a r. o g o e. une vanité de fêire, cu qui, pour vouloir paiTer les Jimites du plaifir tombent dans la dépravation, ou qui, dans les rafinemens- du luxe cherchant moins les charmes de Ia jouiffance que ceux de lexclufion , dédaignent les plaifirs dont tout homme a le choix, & fe bornent a ceux qui font envie au peuple. J. J. efclave de fes fens ne s'affecte pas néanmoins de toutes les .fenfations , & pour qu'un «jbjet lui faffe impreffion, il faut qu'a Ia fimple fcnfation fe joigne un fentiment diftinct de plaifir ou de peire, qui 1'attire ou qui Je repouffe. II en eft de même des idéés qui peuvent frapper fon eerveau,- fi 1'impreffion n'en pénetre jufqu'a fon cceur, elie eft nulle. Rien d'indüférent pour lui ne peut refter dans fa mémoire, & a peine peut-on dir,e qu'il appercoive ce qu'il ne fait qu'appercevoir. Tout cela fait qu'il. n'y eut jamais fur Ia terre d'homme moins curieux des affaires d'autrui r & de ce qui ne le touche en aucune forte , ni dé plus mauvais obfervateur, quoiqu'il ait cru longtems en être un ttès-bon , paree qu'il croyoic toujours bien voir quand il ne faifoit que fentir vivement. Mais celui qui ne fait voir que les objets qui le touchent, en déteimine mal les rapports, & quelque délicat que foit le toucher d'un aveugle , il ne lui tiendra jamais lieu de deux bons yeux. En un mot, teut ce qui n'eft que de pure curiofité, foit dans les arts, foit dans le monde » foit dans la nature, ne tente , ni ne  II. D I A t O G TT & 207 flatte T. T. en aucune forte, & jamais on ne le tions ordinaire* 1'empêchent d'entend» x en de ce qui fe dit & vont quelquefois jufqu * ftupidué Ces diltraftions ne vuanent ps de * Jg penfe a autre chofe, mais de ce qu. ne paroit diflrait fans 1 etre « ne« ïïffiS. imprudences & les balourdifes W échappent a tout moment, &**I« ent £ plus de mal que ne lui en auroient fc*£ v,«* L plus odieux: car ces vices auro.ent faree d'être attentif fur lui-même pour les dégmfcr ux yeux d'autrui. Les gens *dr01t^ ' „e Ls, font toujours en garde & ne donnent aucune ^^^^^^^ foieneux de cacher le mal quand on fen e bien mif le rachete, & qu'on ne rifque rten a fe monïer te^ 1'honnête homme qm n'a t n vice ni défaut, & qui * mettant toupur T couvert , ne dife & ne Me [a-sded»ta répréhenfibles? L'homme rufé qui ne e montre que tel qu'u veut qu'on le voye , nen paroit  208' II- R I A L 0 G 0 E'. point faire & n'en dit ja-na's, du moirs en public? mais défions-nous des gens parfaits. Même indépendamment des importeurs qui Ie défigurent, J. Jv eut touiours difficilement paru ce qu'il vaut paree qu'il ne fait pas mettre fon prix en montre, & que fa mal-adrefie y met inceffamment fes défauts. Te!s font en lui les effets'bons & mauva;s de Ia fenfibilité phyfique. Quant a Ia fenfibilité morale, je n'ai counu aucun homme qui en fut autant fubjugué, mais e'eft ici qu'il faut s.'entendre: car je n'ai trouvé en lui que celle qui agit pofitivement, qui vient de Ia nature & que j'ai ci-devant décrite. Le befoin d'attacher fon cceur , fatisfait avec plus d'errpreiTcment que de choix, a caufé tous les malheurs de fa vie,- mats quoiqu'il s'anime affez fréquemment & fouvent frès - vivement , je ne lui ai jamais vu de ees d&noDftrations afRftées & eonvulfives, de ces fingeries a la mode dont on nous fait des maladies de nerfs. Ses émotiohs s'appercoivent, quoiqu'il ne s'agite pas : elles font naturelles & fimples comme fon caraftere; il eft parmi tous ces énergumenes- de fenfibilité.* comme une belle femme fars rouge, qui n'ayart que les couleurs de Ia nature paroit pale au milieu des vifages fardés. Pour Ja. fenfibilité répulfive qui s'exalte dans la feciété, (& dont je difiingue Fimprefiïon vive & rppide du premier moment qui produit la colere & non pas la haine,) je ne lui ui ai. trouvé des veftiges que par le cóté-qui tient  H. Dialogo e» 200 avffoftfoct friörat; c'eft- a- dire, que la haine do I'injuftice & de la méchanceté peut bien lm rendre odieux l'homme injufte & le méchant, mais fans qu'il fe mèle a cette averfion rien de perfonne! «ui tienne * 1'amour-propre. Rien de celui d auteur & d'homme de lettres ne fe fait fentir en lui. Jamais fentiment de haine & de jaloufie contre aucun homme ne prif racine au fond de fon cceur. Jamais on ne 1'oüit déprifer ni rabaiffer les hommes eélebres pour nuire a leur réputation. De. fal vie il n'a tenté, même dans fes courts fucces, de fe faire ni pa» tl, ni profélytes, ni de primer imle part. Dans :outes les fociétés oü il a vécu, il a toujours IaifTé donner le ton par d'autres; s'attachant lui-même des premiers è leur char, paree qu'il leur trouwt du mérite & que leur efpnt épargnoit de la peine au fïen; tellement que dars -aucune de ces fociétés on ne s'eft jamais douU. des talens prodigieux dont le public le gratitw aujourd'hui pour en faire les inftrumens de fes crimes; & maintenant encore s'il vivoit parmi des gens non p-révenus, qui ne fuffent point quil a fait des livres, je fuis für que loin de 1'en cro.re capable, tous s'accorderoient a ne-lui trouver ni goüt ni vocation pour ce métier. Ce même naturel ardent & doux fe fait conftamment fentir dans tous fes écrits. comme dans fes d.fcours. II ne cherche ni n'évite de patier de fes ennemis. Quand 11 en parle, c'eft avec une Saté fans dédain, avec une p'aifanterie fans.  220 II. Dialogo e. fiel, avec des regrocbes fans amertume, avec une franchife fans maligniié. Et de même. il ne parle de fes rivaux de gloire, qu'avec des éloges mérités, fous lefquels aucun venin ne fe cache j ce qu'on ne dira fürement pas de c ux qu'ils font quelquwfois de lui. Ma:s ce que j'ai. rrouvé en lui de plus rare pour uri auteur & même pour tout homme fenfible c'eli la tolérarxe la plus parfaite en fait de fentimens & d'opin'ons , & 1'éloignement de tout efprit de paiti, même en fa faveur; voulant dire en liberté fon avis & fes raifons quand la chofe le demande , & même quand fon cceur s'échauffe y mettant de Ia pafiion; mais neblamant pas plus qu'on n'adopte pas fon fentiii:ent qu'il ne foufFre qu'on le lui veuille oter , & laiff nt a chacun la même liber é de penfer qu'il réclame pour lui-mêne. J'enterds tout le monde parler da tclérsnco, mais je £'aï connu de vrai tolérant que lui fuif. Enfin 1'efpece de fenfibilité que j'ai trouvée en lui peut rendre peu figes & trés - malheureux ceux qu'elle gouverne, mais elle n'en fait ni des cerveaux brülés, ni des monftres: elle en fait feulement des hommes inconféquens & fouvent en contradiction avec eux-mêmes, quand, uniffant comme celui-ci un cceur vif & un efprit lent, ils eommencent par ne fuivre que leurs penchans & finiffent par vouloir rétrograder, mais trop tard , quand leur raifon plus tardive les avertit enfin qu'ils s'égarent.  II. D I A L O G ü E. «* Cette oppofition entre les premiers élémens de fa conftituuon, fe fait fentir dans la plupart des qualités qui en dérivent & dans toute fa condu«e II 7 a peu de fuite dans fes afbons, patce que fea mouvemens naturels & fes projets réfiéchts „e le menant jamais fur la même ligne, les premiers le détournent a chaque inftant de la route qu'il s'eft tracée , & qu'en agiffant beaucoup li s'avance point. II n'y a rien de grand, de beau, de généreux. dont par élans 11 ne foit capable; mais il fe laffe bien vite & retorrbe auffitót dans fon inertie: c'eft en vain que les aéhons nobles & beft» fort que'ques inftans dans fon courage, la pareffe & la timidité qui fuccedent bientót le retiennent . 1'anéantiffent , & voila comment avec des fentimens quelquefois éleves & grands, 11 fut toujours petit & nul par fa conduite. Voulez-vous donc connoltre a fond fa conduite & fes mceurs? Etudlez bien fes inclinations & fes goüts : cette connoiffarce vous donnera 1'autre parfaitement; car jamais homme ne fe conduifit moins fur des principes & des regies, & ne fuivit plus aveug'ement fes penchans. Prudence, raifon, précaution , prévoyante; tout cela ne font pour lui que des mots fans effet. Quand il eft tenté, il fuccombe; quand il ne 1'eft pas, il refte dans fa langueur. Par-la vous voyez que fa "conduite doit être inégale & fautillante, quelques inftans impétueufe, & prefque toujours molie ou  212 II. D I A L O G V t. mille. II ne marché pas; il fait des bouds & retombe a la même place, fon aftivité même re tend qu'è le ramener a celle dont la force des chofes le tire, & s'il n'étoit pouffé que par fon plus conftant defir, il refteroit toujours immobile. Enfin jamais il n'exilla d'être plus fetfible a 1'émotion & moins formé pour 1'achon. J. J. n'a pas toujours fui les hommes, mais il a toujours aimé la folitude. II fe plaifoit avec les amis qu'il croyoit avoir, mais il fe plaifoit enco;e plus avec lui-même. II chérifToit leur fociété; mais il avoit quelquefois befoin de fe recueillir, & peut-être eüt-il encore mieux aimé vivre toujours feul, que toujours avec eux. Son affect-ion pour le roman de Robinfon, m'a fait juger qu'il ne fe füt pas cru fi malbeureux que lui, confiné dans fon ifle déferte. Pour un homme fenfible, fans ambition & fans vanité, il eft moins cruel & moins difBcile de vivre feul dans un défert.que feul parmi fes femblables. Du refte, quoique cette inclination pour Ia vie retirée & folitaire n'ait certainement rien de méchant & de mifanthrope, elle eft néanmoins fi finguliere , que je ne 1'ai jamais trouvée a ce point qu'en lui feul, & qu'il en falloit abfoiuuicnt déméler la caufe précife, ou renoncer a bien connoiire l'homme dans lequel je la remarquois. J'ai bien vu d'abord que la mefure des fociétés ordinaires oü regne -une familiarité apparente éi une léferve réelle, ne pouvoit lui convemr.  II. D I A L O G ü E.' 213 L'impoffibiliié de flatter fon langage & de cacher les mouvemens de fon cceur, mettoit de fon cóté un défavantage énorme vis- a- vis du refte des hommes, qui, fachant cacher ce qu'ils fentent & ce qu'ils font, fe montrent uniquement comme il leur convient qu'on les voye- II n'y avoit qu'une intimité paifaite qui püt entAux & lui rétablir teWiti. Mais quand il 1'y amife, ils n'en ont mis eux que 1'apparence; elle étoit de fa part une impruder.ce & de la leur une embuche, & cette tromperie, dont il fut la viftime, une fois fentie a dü pour jamais le tenir éloigné d'eux- Mais enfin perdant les douceurs de Ia fociété humaine, qu'a-t-il fubftitué qui püt Ten dédommager & lui faire préférer ce nouvel état a Tautre, malgré fes inconvéniens ? Je Ms que le bruit du monde effarouche les cceurs aimans & tendres, qu'ils fe refferrent & fe compriment dans la fou.e, qu'ils fe di atent & s'épanchent entr'eux, qu'il ƒ y a de véritable effufion que dans le tête-a-tete, qu'enfin cette intimité délicieufe qui fait la véritable jouiffance de Tamitié, ne peut gueres fe former & fe nourrir que dans la retraite: mais je fats auffi qu'une folitude abfolue eft un état trifte & contraire è la nature: les fentimens affeftueux nournffent 1'ame, la communication des idéés avive Tefpnt. Notre plus douce exiftence eft relative & collective, & notre vrai moi n'eft pas tout entier en nous. Enfin telle eft la conftitution de Thomme en cette vie, qu'on n'y parvient jamais a bien jouir de  214 DlALOOUE. foi fans Ie concours d'autrui. Le folitaire J. J. devroit donc être fombre, taciturne & vivre toujours mécontent. C'eft en effet ainfi qu'il paroit dans tous fes portraits, & c'eft ainfi qu'on me 1'a toujours dépeint depu's fes malheurs; même on lui fait dire dans une lettre imptimée, qu'il n'a ri dans toute fa vie que deux fois qu'il cite, & toutes deux d'un rire de méchanceté. Ma>'s on me parloit jadis de lui tout autrement, & je 1'ai vu tout autre lui-même, fitót qu'il s'eft mis a fon aife avec moi. J'ai furtout été frappé de ne lui trouver jamais 1'efprit fi gai, fi ferein, que quand on 1'avoit laiffé feul & tranquiile, ou au retour de fa promenade folitaire, pourvu que ce ne füt pas un flagorneur qui l'accoftat. Sa converfation étoit alors encore plus ouverte & douce qu'a 1'ordinaire, comme feroit celle d'un homme qui fort d'avoir du plaifir. De quoi s'occupoit-il donc ainfi feul, kii qui, devenu Ia rifée & 1'horreur de fes, contemporains , ne voit dans fa trifte deftinée que des fujets de larmes & de défefpoir ? O providence! ó nature ! tréfor du pauvre, reffource de 1'infortuné; celui qui fent, qui connolt vos faintes loix & s'y confie, celui dont le cceur eft en paix & dont Ie corps ne fouffre pas, graces a vous n'eft point tout entier en proie a 1'adveifité. Malgré tous les complots des hommes, tous les fuccès des méchans , il ne peut être abfolumtnt m.fé.able. Dépouillé par des mains cruelles de tcus les biers de cette vie, 1'efréraace 1'en dédou>  H. D I A L O G U Z. 215 mage dans 1'avenir, 1'imagination les lui rend dans Vinftant même f d'beureufcs fiftions lui tiennent lieu d'un bonheur réeü & que dis-je? lui feul eft folidement heureux, puifque les biens terreftres peuvent > chaque inftant échapper en mille manieres a celui qui croit les tenir: mais rien ne peut èter ceux de 1'imagination a quiconque fait en jouir. II les poffede fans rifque &fans crainte; la fortune & les hommes ne fauroient 1'en dépouiller. Foible reffource allez-vous dire , que des vifions contre une grande adverfité! Eh, Monfieur, ces vifions ont plus de réalité peut-être que tous ks biens apparens dont les hommes font tant de cas, puifqu'ils ne portent jamais dans 1'ame un vrai fentiment de bonheur, & que ceux qui les poffedent font également forcés de fe jetter dans 1'avenir, faute de trouver dans le préfent des jomsfances qui les fatisfaffent. Si l'on vous difoit qu'un mortel, d ailleurs très-infortuné, paffe réguliérement c.nq ou fix heures par jour dans des fociétés délicieufes , compofées d'hommes juftes, vrais, gais, arabies , Lples avec de grandes lumieres, doux avec de grandes vertus; de femmes charmantes & fages, pleines de fentimens & de graces, model es fans griinace, badines fans étourderie , tfufant de 1'afcendant de leur fexe & de 1'empire de leurs charmes, que pour nourrirentre les hommes 1 emulation des gr andes chofes & le zele de la ve. tu: que ce mortel conau, tftimé, dwi dans ces focetes  216 H. DlALOGUE. d'élite y vit avec tout ce qui les compofé dans un commerce de confrance, d'attacbement, de familiarité; qu'il y trouve a fon choix des amis fürs, des maltreffes fidelles, de tendres & folides amies, qui valent peut- être encore mieux. Penfez-vöus que la moité de chaque jour aïi:fi paffee ne racheteroit pas bien ies peines de 1'autre moitié ? Le fouvenir toujours préfent d'une fi douce vie & 1'efpoir affuré de fon prochain retour n'adouciroitil pas bien encore ramertume du refte du tems, & croyez-vous qu'a tout prendre l'homme le plus heureux de la terre compte dans le même efpace plus de momens auffi doux ? Pour moi, je penfe & vous penferez, je m'affure , que cet homme pounoit fe flatter malgré fes peines de paffer de cette maniere une vie auffi pleine de bonheur & de jouiffance que tel autre mortel que ce foit. Hé bien, Monfieur, tel eft 1'état de ]. J. au milieu de fes affl'étions & de fes firftions, de ce J. J. fi ciuellement, fi obftinément, fi indignement nonci, flétri , diffamé, & qu'a vee des foucis, des foins, des frais énormes, fes puiffans perfécuteurs travaillent depuis fi longtems fans relaehe a rendre le plus malheureux des êtres. Au milieu de tous leurs fuccès il leur échappe, & fe réfugiant dans les régions éthérées, il y vit heureux en dépit d'eux: jamais avec toutes leurs machines ils ne le pourfuivront jufques - la. Les hommes, Jivrés a 1'amour - propre & a fon trifte cortege ne connoiffent plus le charme & 1'effet ae  IL DlALOCUEÏ 2*7 ■ds 1'imagination. Ils pervertiffent 1'ufage de cette faculté confolatrice; au lieu de s'en fervir pour aioucir le fentiment de leurs maux, ils ne s'en fervent que pour 1'irriter. Plus occupés des objets qui les bleffent, que de ceux qui les flattent, ils voient partout quelque fujet de peine , ils gardent toujours quelque fouvenir attriftant; •& quand enfmte ils méditent dans la folitude fur ce qui les a le plus affeftés, leurs cceurs ulcérés rempliffent leur imagination de mille objets funeftes. Les concurrences, les préférences, les jaloufies, les rivalités, les oftenfes , les vengeances, les mécontentemens de toute efpece, l4ambition, les defirs, les proiets, les moyens, les obftacles rempliffent de penfées inquiétantes ces heures de leurs courts loifirs; & fi quelque image agréable ofe y paroitre avec 1'efpérance, elle en eft efFacée ou obfcurcie par cent images pfeibles , que le doute du fuccès vient bientót y fubfiituer. Mais celui qui, franchiffant 1'étroite prifon de 1'intérêt perfonnel & des petites paffions terreftres, s'éleve fur les alles de 1'imagination au-deflus des vapeurs de notre atmofphere, celui qui fans épuifer fa force & fes facultés a Iutter contre la fortune & la deftinée, fait s'élancer dans les régions éthérées, y planer & s'y foutenir par de fublimes contemplations, peut de-la braver les coups du fort & des infenfés jugemens des hommes. II efl audeffus de leurs atteintes; il n'a pas beibin de leur fuffrage pour être fage, ni de leur faveur pour Supplém. Toai. IIL K  2l8 II. DlALOGUB. être heureux. Enfin tel eft en nous 1'empire de rimagination, & telle en 'eft 1'influence, que d'elle naiffent non-feulement les vertus & les vices, mais les biens & les maux de la vie humaine, & que c'eft principalement la maniere dont on s'y livre qui rend les hommes bons ou méchans, heureux ou malheureux ici - bas. Un cceur aftif & un naturel pareffeux doivent infpirer Ie gout de la rêverie. Ce goüt perce & devient une pafiion trés - vive , pour peu qu'il foit fecondé par 1'imagination. C'eft ce qui arrivé trèsfréquemment aux Orientaux; c'eft ce qui eft arrivé a J. J. qui leur reflemble a bien des égards. Trop foumis a fes fens pour pouvoir dans les jeux de Ia fienne en fecouer le joug, il ne s'éleveroit pas fans peine a des méditations purement abftraites & ne s'y foutiendroit pas longtems. Mais cette IbibleiTe d'entendement lui eft peut - être plus avantageitfe que ne feroit une tête plus philofophique. I,e concours des objets fenfibles rend fes méditations moins feches, plus douces, plus illufoires, plus appropriées a lui tout entier. La nature s'habille pour lui des formes les plus charmantes, fe peint a fes yeux des couleurs les plus vives, fe peuple pour fon ufage d'êtres felon fon cceur; & lequel eft le plus confolant dans 1'infortune, de profóndes conceptions qui fatiguent, ou de riantes fiftions qui ravifient & tranfportent cehü qui s'y livre au fein de la félicité? II raifonne rooins, il eft vrai, mais il jou.it davantage:  II. D I A h O C O K. 415 il ne perd pas un moment pour la jouiffance, & fitót qu'il eft feul il eft heureux. La rêverie, quelque douce qu'elle foit, épuife & fatigue a la longue, eile a befoin de délaffement. On le trouve en laiflant repofer fa tête & Hvrant uniquement fes fens i 1'impreffion des objets extérieurs. Le plus indifférent fpeftacle a fa douceur par le relaehe qu'il nous procure, & pour peu que 1'impreffion ne foit pas tout-a-fait nulle, le mouvement léger dont elle nous agite , fuffit pour nous préferver d'un engourdiffement léthargique & nourrir en nous Ie plaifir d'exifter fans donner de 1'exercice a nos facultés. Le contemplatif J. J., en tout autre tems fi peu attentif aux objets qui 1'entourent, a fouvent grand befoin de ce repos & le goüte alors avec une fenfualité d'enfant dont nos fages ne fe doutent gueres. II n'appercoit rien finon quelque mouvement a fon oreille ou devant fes yeux, mais c'en eft affez pour lui. Non-feulement une parade de foire, une revue, un exercice, une proceffion 1'amufe; mais la grue, Ie cabeftan, le mouton, le jeu d'une machine quelconque, un bateau qui paffe, un moulin qui tourne, un bouvier qui laboure, des joueurs de boule ou de battoir, la riviere qui court, Toifeau qui vole, attachent f*s regards. II s'arrête même a des fpectacles fans mouvement, pour peu que la variété y fupplée. Des colifichets en étalage, des bouquins ouverts fur les quais & dont il ne lit que les titres, des images contre les murs qu'il parcourt d'un K 2.  II. B I A t o S ï t' ffi'il rtupide, tout cela 1'arréte & I'amufe quand fon ïmagination fatfguée -a befoin de repos. Mais nos niodernes fages qui le fuivent & I'épient dans tout #e èadaudage, en tirent des conféquences a leur mode fur les motifs de fon attention & toujours «lans t'aimable caraftere dont ils 1'ont obligeamKient gratifié. Je le vis un jour affez longtems arfété devant une gravure. De jeunes gens inquiets de favoir ce qui 1'occupoit fi fort, mais affez polis eontre fordinaire, pour ne pas s'aller interpofer «ntre 1'objet & kii, attendirent avec une rifible •impatience. Sitót -qu'il partie, ils coururent a Ia gravure & trouverent que c'étoit le plan des attaques du fort de Kehl. Je les vis enfuite longtems & vivement occupés dJun entretien fort animé, rfSans lequel je eompris qu'ils fatiguoient leur miserve -a chercher quel crime on pouvoit méditer en regardant le plan des attaques du foit de Kehl. Voila, Monfieur, une grande découverte & dont je me fuis beaucoup féücité, car je Ia regarde fomme la clef des autres fingularités de cet homme. De cette pente aux douces rêveries, j'ai vu dériver tous les goüts, tous lespenchans, toutes }e-s habitudes de J. J., fes vices mêmes, & les vertus qu'il peut avoir. II n'a guerez affez de fuite dans fes idéés pour former de vrais projets, mais gnflamrné par ta longue contemplation d'un objet, il fait par fois dans fa chambre de fortes & prompte* réfolutions, qu'il oublie ou qu'il abani nvTan{ d'être arrivé dans la iue, Toute h  ff. D i a i o o u Èt ÏSJtf vïgueur de fa volonté s'épuife k réfoudre; il n'ena plus pour exécuter. Tout fuit en lui d'une première inccnféquence. La même oppotition qu'o.frent les élémens de fa conftitution,. fe retrouve dans fes inclinations, dans fes mceurs & dans fa conduite. II eft aftif, ardent, laborieux, infatigrble i il eft indolent, pareffeux, fans vigueur; il eft fier, audacieux, téméraire} il eft craintif, timide', embarraffé; il eft froid, dédaigneus, rebutant juf-qu'a la dureté ; il eft doux , careffant, facile jufqu'a la foibleffe, & ne fait pas fe défendre de faire ou fouffrir ce qui lui plalt le moins. En un mot, il paffe d'une extrèmité a l'autre avec une incroyable xapidité, fans même remarquer ce paffage ni fe fouvenir de ce qu'il étoit 1'inffant auparavant, & pour rapporter ces effets divers k leurs caufes" primitives il eft lacbe & mou tant que la feule raifon 1'excite, il devient tout de feu fitót qu'il eft animé par quelque pafnon. Vous me direz que c'eft comme cela que font tous- iés hommes. Je penfe tout le contraire, & vous ne penferiez pas ainfi vous-même fi j'avois mis- le mot intérêc k la place du mot raifon, qui dans-le fond fignifie iet la même chofe : car qu'eft-ce que la raifon pratique,- fi ce n'eft le facrif.ce d'un bien préfent &paffager aux moyens de s'en procurer un jour de.' plus grands ou-de plus folides, &■ qu'eft - ce que' 1'intérêt, fi ce n'eft 1'augmentation & Fextenfiorf oontinuelle de ces mêmes moyens? L'homme injéreffé fonge moins è jouir qu'a multiplier pourK- 3.  222 II. D i A t o r, u k; lui 1'inftrument des jouiïTances. II n'a point pro prement de paffions, non plus que 1'avsre, ou i[jes furmonte & travaijje uniquement par un excès de prevoyance a fe mettre en état de fatisfaire a fon aife celles qui pourront lui venir un jour. Les vé«tables paffions, plus rares qu'on ne penfe parmi les hommes, Ie deviennent de jour en jour davantage; 1'intérêt les élime,les atténue, les engloutit toutes, & la vanité, qui n'eft qu'une bêtife de 1'amour-propre, aide encore a les étouffer. La devife du Baron de Fenefte fe Ik en gros caradteres fur toutes les aélions des hommes de hos jours c'eft pour paroiftre. Ces difpofiüons habituelles ne font gueres propres a laiffer agir les vrais mouvemens du cceur. Pour J- J-> incapable d'une prévoyance un peu fuivie , & tout entier a chaque fentiment qui 1'agite, il ne connoit pas méme pendant fa duree qu'il puifle jamais ceffer d'en être afFefté. II ne penie a fon intérèt, c'eft-a-dire, è 1'avenir que dansen calme abfolu; mais il tombe alors dans un tel engourdiffement, qu'autant vaudroit qu'tl n'y penfat point du tout. II peut bien dire au contraire de ces gens de 1'Evangile & de ceux de nos jours, qu'oü eft le cceur, Ia' eft auffi fon trefor. En un mot,fon ame eft forte ou foible a *'excès, felon les rapports fous lefquels on 1'envifage. Sa force n'eft pas dans 1'aftion , mais dans Ia réiiftance; toutes les puiffances de 1'uni*M ne feroicnt pas fléchir un inftant les direo  1f. D I A L O G U E. 223 lions defavolonté. L'amitié feule eüt eu le ouvoir de l'égarer, il ell H'épreuve de tout le Sfte Sa foibleffo ne eonflfte pas a fe laiffer 'tourner de fon but, mais a manquer de vigueur pour 1'atteindre & a fe laiffer arreter tout court par le premier obftacle qu'elle «Pg^ fecile l furmonter. Jugez fi dffpofu ons te xendroient propre a faire fon cfaemm dans le monde, oü l'on ne marche que par zigzag f Tout a concouru dès fes premières annees a détaeher fon ame des WW» pour 1'élever & la fixêr dans ces regions etheree, E je vousparloisci-devant. hommes de rL^^^vo^ dans un age oü rarement les enfans favent lire. Les traces de ces hommes anuques firent en lut des impreffions qui jamais n'ont Vj/f^f f ces leclures fuccéda celle de Caffandre & de. vieux Romans qui, tempérant fa fierté « ouvrirent ce cceur naiffant a tous les fentimens expanfifs & tendres, auxquels il n'étoit deja que trop difpofé. Dès-lors il fe fit des hommes & de la fociété, des idéés romanefques & fauffes, dont tant d'expériences funeffes n'ont jamais bien ÜU le guérir. Ne trouvant rien autour de lm qui réalifat fes idéés, il quitta fa patrio encore jeune, adolefcent, & fcW dans le monde avec confiance, y cherchant les Ariftides, fa**"*" & les Aftrées, dont il Le croyoit rempli. II paffe fa vie a jetter fon cceur dans ceuX qu'il crut K 4  «* n. d i A t o ff u a s'ouvrir pour fè recevoir, a croire avoir trouv' ce qu'il cherchoit & a fe défabufer. Durant fa jenneflë il trouva des ames bonnes & fimPles mais fans chalenr & fans énergie. Dans fon age" mftr il trouva des efprits vifs, éclairés & fins mais faux , doublés & méchans , qui parurert 1'aimer tant qu'ils eurent Ia première place, mais qui', dès qu'ils s'en crurent offufqués, n'üferent de fa confiance que pour 1'accabler d'opprobres & de malheurs. Enfin, fe voyant devenu Ia rifée & Ie jouet de fon fiecle fans favoir comment ni pourquoi, il eomprit que vieilliffant dans la haine publique il n'avoit plus rien a efpérer des hommes, & fe détrompant trop tard' des illufions qui 1'avoient abufé fi longtems , il fe livra tout entier a celles qu'il pouvoit réalifer tous les jours& finit par nourrir de fes feules chimères fon eceur que Ie befoin d'aimer avoit toujours dévoró. Tous fes goüts, toutes fes-paffions ont ainfi huis objets dans une autre fphere. Cet homme tient moins a celle - ci qu'aucun autre mortel qui me foit connu. Ce n'eft pas de quoi fe faire aimer de ceux qui 1'habitent, & qui fe fentant dépendre de tout le monde veulent auffi que tout le monde dépende d'eux. Ces caufës tirées des événemens de fa vie auroient pu feules lui faire fair la foule & rechercher Ia folitude. Les caufes naturelles tirées de fa conftitution auroient dü feules produire auffi Ie même effet-. Jugez s'il pouvoit échapper au concours-  fi. D I K L O O U Bi dburs de ces différentes caufes pour le rendre ce qu'il eft aujourd'hui. Pour mieux- fentir- cette néceffité, écartons- un moment tous les faits-,. ne' fuppofons connu que le tempérament que-je vous' ai décrit, & voyons ce qui devroit naturellemenfen réfulter dans un être fiftif dont-nous n'aurions; aucune autre idée.- Doué d'un cceur tres - fenfible & d'une- imagi-nation très-vive-, mais lent a penfer,-arrangeant" difficilement fes penfées & plus--difficilement-fes* paroles, il-.fuira. les- fituations- qui lui font péni-bles, & recherchera Celles qui lui font commo-des, il fe complaira dans le fentiment- de- fes avantages, il en jouira tout a fon-aife dans desrêveries dclicieufes , mais il aura la plus forte' répugnance a étaler fa gaucherie dans- les- a-ffemblées, & 1'inutile e-ffort d'être toujours attentif-aV ce qui fe dit &-d'avoir-toujours 1'efprit préfent'-&tendu pour y répondre, lui rendra les fociétés; indifférentes auffi fatigantes-que déplaifantes.- La^ mémoire & la réflexion renforceront-encore cêtte' répugnance, en lui faifant entendre après coupdes multitudes de chofes- qu'il n'a- pu diabord entendre-& auxquelles fórcé de répondre a-U'iü* ftant-, il a répondu de travers faute d'avoir' lètéms d'y penfer. Mais né-pour de vrais attac-hejmens, la fociété des cceurs & 1'intimité lui féront très-précieufes, & il fe fentira d'autant pluska fon aife avec fes amis que,- bien connu; deux ou- croyant 1'êtte, il n'aura pas peur qu'il - !w K 5  S26 II. Dialogue. jugent fur les fottifes qui peuvent lui échapper dans le rapide bavardnge de la converfation. Auffi Ie plaifir de vivre avec eux exclufivement fe marquera -1 - il fenfiblement dans fes yeux & dans fes manieres; mais 1'arrivée d'un furvenant fera difparoitre a I'inftant fa confiance & fa gaité. Sentant ce qu'il vaut en-dedans, Ie fentiment de fon invincible ineptie au-dehors pourra lui donner fouvent du dépit contre lui-même & quelquefois contre ceux qui le forceront de la montrer. II devra prendre en averfion tout ce flux de complimens qui ne font qu'un art de s'en attirer a foi - même & de provoquer une efcrime en paroles. Art furtout employé par les femmes & cbéri d-elles, füres de 1'avantage qui doit leur en revenir. Par conféquent quelque penchant qu'ait notre homme a la tendrelTe, quelque goüt qu'il ait naturellement pour les femmes, il n'eft pourra fouffrir le commerce ordinaire, oü fi faut fournir un perpétuel tribut de gentilleffes qu'il fe fent hors d'état de payer. II pariera peut-être auffi bien qu'un autre le langage de 1'amour dans le tête - a - tête, mais plus mal que qui que ce foit celui de la galanterie dans un cercle. Les hommes qui ne peuvent juger d'autrui que par ce qu'ils en appercoivent, ne trouvant rien en. lui que de médiocre & de comniun tout au, plus, 1'eftimeront au-deffous de fon prix. Ses yeux animés par intervalles promettroient en vain ce qu'il feroit hois d'état de tenir. Ik brilleroierit  n. D i M l o è ü Él fff en vam quelquefois d'un feu bl&b différent decelui de 1'efprit : ceux qui ne connoiffent que celui - ci ne le trouvant point en lui n'iroient pas plus loin, & jugeant de lui fur cette apparence,, ils diroient: c'eft un homme d'efprit en peinture , c'eft un fot en original. Ses amis mêmes pourroient fe tromper comme les autres fur fa mefure f & fi quelque événement imprévu les forcoit enfirn de reconnoltre en lui plus de talent & d'efpriic qu'ils ne lui en avoient d'abord accordé -,, leur amour-propre ne lui pardonneroit point leur première erreur fur fon comptc, & ils- pourroient le-' haïr toute leur vie , uniquement pour n'avoir pas: fu d'abord 1'apprécier. Get homme , enivré par fes contemplations; des charmes de la nature, 1'imagination pleine: de types, de vertus, de beautés, de perfections de' toute efpece, chercheroit longtems dans le mondedes fujets oti il trouvat tout cela. A force de defirer, il croiroit fouvent trouver ce qu'il: Cherche; les moindres apparences lui paroitroienr des qualités réelles, les moindres proteftstibaslui tiendroient lieu de preuves, dans tous fes attachemens il croiroit toujours trouver le fentiment qu'il y porteroit lui - même, toujours trompé dans fon attente & toujours careffant fon erreur,. il pafferoit fa jeuneffe a croire avoir réalifé- fiès Sétions; a peine 1'age mür & 1'expérience: les1 lui montreroient enfin pour ce qu'elles- font;,, & malgré les erreurs, les fautes & les' expiarjbr." K- 5  2^8 II. D r a l O' c' u e; d'une longue vie, il n'y auroit peut-être que Ier concours des plus cruels malheurs qui püt détruire» fon illufion chérie & lui faire fentir que ce qu'il cherche ne fe trouve point fur la terre, ou ne s'y trouve que dans un ordre de chofts bien différent de celui oü il Ta cherché. La vie contemplative dégoüte de i'aclion. II n'y a point d'attrait plus- fédüfteur que celui des fiétions d'un cceur aimant & tendre, qui dans 1'univers qu'il fe crée a fon gré,. fe dilate, s'étend afon aife,.délivré des dures entraves qui le compriment dans. celui-ci. La réflexion, Ia pré u .epos, ïprivaüon du bi*, l- ^ffité W de ma-  ZJCf II. D I A L O G U 2.. niere on' d'autre; qui s'enfïiivroient inévitablernenff & qui alarmeroient plus faparefie, que ]a crainte" du mal n'épouvanteroit fón courage. Mais tour eet effroi fubit & momentané feroit fans fuite & ftérile en effets. II craindroit moins la fouffrance que Tadtion. II aimeroit mieux voir augmenter fes. maux & refter tranquille que de fe tourmenter pour les adoucir; difpofition qui dontieroit beau' jeu aux ennemis qu'il pourroit avoir. . J'ai dit que J. J. n'étoit pas vertueux: notre homme ne le feroit pas non plus; & comment, fbible & fubjugué par fes penchans, pourroit-il I'être, n'ayant toujours pour guide que fon propre ceeur, jamais fon devoir ni fa raifon ? Comment la vertu qui n'eft que travail & combat, régneroicelle au fein de la molleffe & des doux loifirs ? II feroit bon , paree que la nature 1'auroit fait tel; il feroit du. bien, paree qu'il lui feroit doux d'en faire : mais s'il s'agiffoit de combattre fes plusehers defirs & de déchirer fon ceeur pour remplir fon devoir,. le feroit-il auffi? J'en doute. La loide la nature, fa voix du moins ne s'étend pas jufques-Ia. II en faut une autre alors qui commande,, & que la nature fe taife. Mais fe mettroit-il auffi dans ces fituatfons violentes d'oü naiffent des devoirs fi cruels ? J'en doute encore plus. Du tumulte des fociétés naiffent des multitudes de rapports nouveaux & fou^ vent oppofés, qui tiraillent en fens contraires ceux qui marchent avec ardeur dans la route fociale..  II. D I A L O G vr E. ij' A peine ont-ils alors d'autre bonne regie de juftice que de rófifter 4 tous leurs penchans, & de faire toujours le contraire de ce qu ds defirent par cela feul qu'ils le defi.ent. Mais celui qui fe tient a 1'écart & fuit ces dangereux combats, na pas befoin d'adopter cette morale cruelle n'etant point entrainé par le torrent, n force de ceder * fa fougue impétueufe de fe roidir pour y refifter m fe trouve naturellement foumis k ce grand précepte de morale, mais deftruétif de tout 1 ordre focial de ne fe mettre jamais en fitmtion a pouvoir trouver fon avantage dans le mal d'autrui.. Celui qui veut fuivre ce précepte a la rigueur,, n'a point d'autre moyen pour cela que de fe retirer tout-a-fait de la fociété, & celui qui en v.t féparé, fuit par cela feul ce précepte fans avoir befoin d'y fonger. - Nötre homme ne fera donc pas vertueux, paree qu'il n'aura pas befoin de 1'être & gt la meme raifon il ne fera ni vicieux, m méchant. C» 1'indolence & 1'oifivcté, qui dans la focietc font un fi grand vice, n'en font plus un dans qmconque a fu renoncer a fes avantages pour n en pas fupporter les travaux. Le méchant n'eft méchant S caufe du befoin qu'il i des autres , que ceux-ci ne le favorifent pas affez, que ceux-la lui font obftacle, & qu'il ne peut ni les eniployer , ni les écarter a fon gié. Le folitaire n a befoin que de fa fubfiftarice , qu'il aime mieux fe procurer par fon travail dans la retraite , que par fes  3.3S- II. Ö i i t o o fj j,. intrigues dans le monde , qui feroient-Ufl biitfi plus. grand travaü- pour lui.. Du refte , il n'a befoin d'autrui que paree que fon cceur a befoin d'attachement,- il fe donne- des amis imaginairespour n'en avoir pu trouver de réels; il ne fuür les hommes qu'après avoir vainement-cherche parmi eux ce qu'il doit aimer. Notre homme ne fera pas vertueux , paree qu'il fera foible & que la vertu n'appartient qu'aux ames fortes. Mais cette vertu a laquelle il nepeut atteinJre qui eft-ce qui 1'admirera ,- Ia ehérira,, 1'adarera plus que lui ? Qui eft-ce qui avec une imagination plus vive s'en peindra mieuxle divin fimulacre ? Qui eft - ce qui avec un cceur plus tendre s'enivrera- plus- d'amour pour elle? Qrdre, harmonie, beauté, perfe&ion , font lesobjets de fes plus douces méditations. Idolatre du beau dans tous les genres, refteroit-il froid uniquement pour Ia fuprême beauté ? Non, elle ornera de fes charmes immortels toutes ces images chéries qui remplifTent fon ame, qui repaiffent fon cceur. Tous fes premiers mouvemens feront vifs & purs ; les feconds auront fur lui peu; d'émpire. II voudra toujours ce qui eft bien , il le-fera quelquefois, & fi fouvent il laiffe éteindrefa volonté par fa foiblefle, ce fera pour retomber dans fa langueur. II ceffera de bien faire, il ne commencera pas- méme Iorfque la grandeur de1'effort épouvantcra fa parefle; mais-jamais il'ne; fera volontairement ce qui eft mal. En un mot,.  M. D I A L O G U 2. 233' s'il agit rarement comme il doit, plus mement encoi-e il agira comme il ne doit pas , & toutes fes fautes, même les plus graves, ne feront que des péchés d'omiffion:. mais c'eft par-la prcc:fcment qu'il fera le plus en fcandale aux hommes, qui ayant mis toute la morale en petites formules ' comptent pour rien le mal dont on s'abftient:, pour toute 1'étiquette des petits procédés, & font bien plus attentifs a remarquer les devoirs aux- . quels on manque , qu'a. tenir compte de ceux qu'on rempltt. -'° . Tel fera l'homme doué du temperament nont j'ai parlé, tel j'ai trouvé celui que je viewd'étudier. Son ame, forte en ce qu'elle ne fe laiffe point détourner de fon objet, mais fcible pour furmont-er les obftacles, ne prend gueres de mauvaifes direftions,, mais fuit lachement la bonne. Quand.il eft quelque chofe, 11' eft bon , mais plus fouvent il eft nul , & c'eft pour cela. même que fans être perfévérant il eft ferme que les traits-de 1'adverfité ont moins-de pnfe fur lui qu'ils n'auroient fur tout autre homme, & que malgré tous fes malheurs , fes fentimens font encore plus aftedueux que douloureux. Son cceur avide de bonheur & de joie , ne peut garder nulle imprefflon pénible. La douleur peut le déchirer un moment fans pouvoir y. prendre racinc. Jamais idéé sffligeante n'a pu longtemsFoccuper. Je 1'ai vu dans les plus grandes calamités de fa malheureufe vie pafler. rapidement.de--  234 II. D I A L O G 17 E. Ia plus profonde afHiclion a Ia p'us pure joie, & cela fans qu'il reftat pour le moment dans'fon ame aucune tracé des douleurs qui venoicnt de la déchirer, qui 1'alloient déchirer encore, & qui eonflituoient pour-Iors fon état habituel. Les affeétions auxquelles il a le plus de pente fe diflinguent même par des fignes phyfiques. Pour peu qu'il foit ému, fes yeux fe mouïllent & 1'inftant. Cependant jamais la feule douleur ne lui fit verfer une larme; mais tout fentiment tendre & doux, ou grand & noble, dont la vérité paffe a fon cceur, lui en arrache infailliblement. II ne fauroit pleurer que d'attendriiTement ou d'admiration : la tendrefTe & Ia générofité font les deux feules cordes fenfibies par lefquelles on peut vraiment Taffefter. II p ut voir fes malheurs d'un eeil fee; mais il pleure en penfant a fon innocence, & au prix qu'avoit mérité fon cceur. II eft des malheurs auxquels il n'eft pas même permis a un honnête homme d'être préparé. Tels font ceux qu'on lui deftinoit. En le prenant au dépourvu, ils ont commencé par 1'abattre; cela devoit être, mats ils n'ont pu le changer. II a pu quelques inftans fe laiffer décrader jufqu'a Ia baffeffe, jufqu'a la lacheté, jamais jufqu'a 1'injuftice, jufqu'a la fauffeté, jufqu'a la trahifon. Revenu de cette première furprife il s'eft relevé, & vraifemblablement ne fe laifTera plus abattre, paree que fon naturel a repris le delfos, que connoiftant enfin les gens auxquels il a a faire, il eft  II. D I A L O C U K. 235 préparé a tout, & qu'après avoir épuifé fur lui tous les traits de leur rage , ils fe fout mis hors d'état de lui faire pis. Tc 1'ai vu dans une pofition unique & prefqud incroyable , plus feul au milieu de Paris que Rooinfon dans fon ifle, & féqueftré du commcrce des hommes par la foule même empreffée a 1'entourer pour empêcher qu'il ne fe lie avec perfonne. Je 1'ai vu concourir volontairement avec fes perfécuteurs a fe rendre fans ceffe plus ifolé , & tandis qu'ils travaiiloient fans relache a le temr féparé des autres hommes, s'éloigner des autres & d'eux-mêmes de plus en plus. Hs veulent refter pour lui fervir de barrière, pour veiller a tous ceux qui pourroient 1'approcher , pour les tromper, les gagner ou les écarter, pour obftrver fes difcours, fa contenance, pour jomr a longs traits du doux afpect de fa mifere, pour chercher d'un ceil curieux, s'il refte quelque place en fon cceur déchiré oü ils puiffent porter encore quelque atteinte. De fon cóté il voudroit les éloigner , ou plutót s'en éloigner, paree que leur malignite, leur duplicité , leurs vues cruelles bleffent fes yeux de toutes parts, & que Ie fpectacle de la haine 1'afflige & le déchire encore plus que fes effets. Ses fens le fubjuguent alors , & fitot qu'ils font frappés-d'un objet te peine, il n eft plus makre de lui. La préfence d'un malveillant le trouble au point de ne pouvoir degiufer fon angoiffe. S'il voit un traitre le cajoler pour le  üje- H' D 1 A- L O G U furprendre, 1'indignation Ie fatfit, perce da teute* parts dans fon accent, dans fon regard dans fon gefte. Que Ie traitre difparoiffe, a 1'infiant il eft oublié, & 1'idée des noirceurs que l'un va blafte* ne fauroit occuper Tautre une minute a chercher les moyens de s'en défen die, C'eft pour écarter de lui cet objet de peine dont 1'afpeéc le tour-mente, qu'il voudroit ?tre. feul. II voudroit être feul pour vivre a fon aife avec les amis qu'il s'eft créés. Mais tout cela n'eft qu'une raifon de plus a ceux qui en prennent le mafque pour 1'obféder plus étroitement. Ils ne voiutroient pas même,. s'il leur étoit. poflible, lui laiffer dans cette vie la reffource des fiflions. Je 1'ai v,u ferré dans leurs lacqs, fe débattre erès-peu pour en fortir, entouré de menfonges & de ténebres attendre fans murmure la lumiere & la vérité, enfeimé. vif dans un cercueil s'y tenit affez- tranquille fans même invoquer la mort. Je 1'ai vu pauvre paffant pour riche, vieux paffant pour jeune, doux paffant pour féroce, complaifant & foible paffant pour inflexible & dur, gai paffant pour fombre, fimple enfin jufqu'a la bêtife, paffant pour rufé jufqu'a la noirceur. Je 1'ai vu Iivré par vos Meflieurs a la dérifion publique, flagorné-, perfifflé , moqué des honnêtes gens, fervirde jouet i la canaille, Ie voir,, le fentir, en gémir, déplorer la mifere humaine & fupporter patiemment fon état. Dans cet état devrjit-il fe manquer a lui.même,,  II, Rialogüe. £37 :au point d'aller chercher dans la fociété des indignités peu déguifées dont on fe plaifoit a 1'y charger? devoit-ü s'aller donner en fpeétacle a ces barbares, qui fe falfant de fes peines un objet d'ainufement, ne cherchoient qu'a lui ferrer le cceur par toutes les étreintes de la détreffe & de la douleur qui pouvoient lui être les plus fenfibles? Voila ce qui lui rendit indifpenfable la maniere de vivre a laquelle 11 s'eft réduit, ou pour mieux dire, a laquelle on 1'a réduit; car c'eft a quoi Ion en voudroit venir & l'on s'eft attaché a lui rendre fi cruelle & fi déchirante la fréquentation des hommes qu'il füt forcé d'y renoncer enfin tout-a-fait. Vous vie demandez, difoit-il, purquot je fuis les hommes? demandez - le i eux-mêmes, ils le favent encore mieux que moi. Mais une ame expanfive change-t-elle ainfi de nature, & fe détache-telle ainfi de tout? Tous fes malheurs ne viennent que de ee befoin d'aimer qui dévora fon cceur dès fon enfance & qui 1'inquiete & le trouble encore au point que, refté feul fur la terre, il attend le moment d'en fortir pour voir réalifer enfin fes vifions favorites, & retrouver dans un meilleur ordre de chofes une patrie & des amis. II atteignit& paffa 1'agemür fans fonger k faire des livres, & fans fentir un inftant le befoin de cette célébrité fatale qui n'étoit pas feite pour lui, dont il n'a goüté que les amertumes & qu'on l»i a fait payer fi cher. Ses vifions chéries lui tenoient lieu de tout, & dans le feu de la jeuijeffe  233 II. D i A L o 0 0 favive imagination furchargée, accablée d'objets charmans qui venoient incefTamment ia remplir tenoit fon cceur dans une ivreffe continuclle qui „è lui laiffoit, ni le pouvoir d'arranger fes idéés ni celui de Ies-fixer, ni Ie tems-de les écrire-, ni le defir de les communiquer. Ce ne fut que'quand ces grands mouvemens commencerent a s'appaifer, quand fes idéés prenant une marché plus réglée & plus lente, il en put fuivre affez la tracé pour la marquer f ce fut, dis-je, alors feulement, que 1'ufage de la plume lui devint poffible, & qU-a 1'exemple & a rinftigation des gens de lettres avec lefquels il vivoit alors , il lui vint en fantaifie de communiquer au public ces mêmes idéés dont il s'étoit longtems nourri lui-même & qu'il crut être utiles au genre-humain. Ce fut même en quelque facon par furprife & fans en avoir formé Ie projet qu'il fe trouva jetté dans cette fanefte carrière , oü des lors peut-être on creofoit déja fous fes pas ces gouffres de malheurs dans lefquels on 1'a précipité Dès fa jeuneiTe il s'étoit fouvent demande pourquoi il ne trouvoit pas tous les hommes bons fages, heureux , comme ils lui fembloient faits pour I'etre; il cherchoit dans foi cceur 1'obftacle qui les en empêchoit & ne le trouvoit pas. Si tous les hommes, fe difoit-il, me reffombloient, il regneToit fans doute une extréme langueur dans leur irduflne;ils auroient peu d'aftivité >n*en auroiei t que par brufques & rares fecouiTes; mais ils vivaient entr'eux dans une très-douce fociété. Pour-'  II. DlALOOUE. 239 quoi n'y vivent-ils pas ainfi? Pourquoi toujours accufant le ciel de leurs raiferes travaillent-ils fans ceffe a les augtnenter ? En admirant les progrès de 1'efprit humain, il s'étonnoit de voir croltre en méme proportion les calamités publiques. II entrevoyoit une fecrete oppofition entre la conftitution de l'homme & celle de nos fociétés; mais c'étoit plutót un fentiment fourd , une notion confufe qu'un jugement clair & développé. L'opinion pu blique l'avoit trop fubjugué lui-même pour qu'il ofat réclamer contre de fi unanimes décifions. Une malheurcufe queftion d'académie qu'il lut dans ufi Mercure vint tout-a-coup deffiller fes yeux, débrouiller ce cahos dans fa tête, lui montrer un autre univers, un véritable age d'or, des fociétés d'hommes fimples , fages, heureux, & réalifer en efpérance toutes fes vifions, par la deftruction des préjugés qui l'avoient fubjugué lui - même; mais dont il crut en ce moment voir découler les vices & les miferes du genre-humain. De la vive effervefcence qui fe fit alors dans fon ame fortirent des étincelles de génie qu'on a vu briller dans fes écrits durant dix ans de délire & de fievre; mais dont aucun veilige n'avoit paru jufqu'alors, & qui vraiferablablement n'auroicnt plus brillé dans la fuite, fi cet accès paffé il eüt voulu continuer d'écrire. Enflammé par la contemplation de ces grands objets, il les avoit toujours préfens a fa penfée, & les comparant a 1'état réel des chofes, il les voyoit charme jour fous des rapports tout  24° H' 'D I *a L O g "J E. nouveaux pour lui. Bercé du ridicule efpoir de faire enfin triompher des préjugés & du menfonge ra raifon, la vérité, & de rendre les hommes fages en leur montrant leur véritable intérèt, fon cceur, échauffé par 1'idée du bonheur futur dn genre-humain & par 1'honneur d'y contribuer, lui dicïoit un Iangage digne d'une fi grande entreprife. Contraint par-la de s'occuper fortement & longtems du même fujet, il aflujettit fa tête a la fatigue de Ia réflexion., il apprit a méditer profondement, & pour un moment il étonna I'Europe, par des productions dans lefquelles les ames vulgaires ne virent que de 1'éloquence & de 1'efprit, mais oii celles qui habitent nos régions étbérées leconnurent avec joie une-des leurs. F. Je vous ai laiiTé parler fans vous'interrompre , mais permettez qu'ici je vous arrête un moment R. Je devine.... une contradiclion , n'eftce pas? F. Non, j'en ai vu 1'apparence. On dit que cette apparence efl un piege que J. J. s'amufe a tendre aux lefteurs étonrdie. R. Si cela eft, il en eft bien puni par les lecteurs de mauvaife foi, qui font femblant de s'y prendre pour Paccufer de ne favoir ce qu'il dit. F. Je ne fuis point de cette derniere clafle & je tache de ne pas être de l'autre. Ce n'eft donc point une contradiftion qu'ici je vous reproche, mais c'eft un éclairciflement que je vous demande. Vqi*  " W. B i a i o e o «ï Hi Vous etiez ci-devant perfuadé que les livres qui rortent le nom de J. J. n'étoient pas plus de lui ^ue cette traduaion du Taffe fi fidelle & fi cou{ante qu'on répand avec tant d'affeftation fous fon „om. Maintenant vous paroiffez croue le contraire. Si vous avez en effet changé d'opmion, veutllez m'apprendre fur quoi ce changement eft R. Cette recherche fut le premier objet de mes fons. Certain que 1'auteur de ces livres & le monftre que vous m'avez peint ne pouvoient etre le même homme, je me bornois pour lever mes doutes a réfoudre cette queftion. Cependant je fuis fans y fonger parvenu a la réfoudre par la méthode contraire. Je voulois premiérement connoltre 1'auteur pour me décider fur l'homme, cc c'eft par la connoiffance de l'homme que je me fuis décidé fur 1'auteur. Pour vous faire fentir comment une de ces deux recherches m'a difpenfé de 1'autre, il faut reprendre les détails dans lefquels je Air entre pour cet effet; vous déduirez de vous-meme & très-aifément les conféquences que j'en ai tirees. Te vous ai dit que je 1'avois trouvé copiant de la mufique a dix fois la page; occupation peu fbrtable a la dignité d'auteur , & qui ne reffemblo.t gueres a celles qui lui ont acquis tant de reputation, tant en bien qu'en mal. Ce premier article m'offroit déja deux recherches a faire: Tune, s il fe livroit a ce travail tout de bon, ou feulement Supplém. Tom. 111. L  242 II. DlALOGUI, pour donner le change au public fur fes véritableï occupations: Tautre, s'il avoit réellement befoin de ce métier pour vivre, ou fi c'étoit une affectation de fimplicité ou de pauvreté, pour faire 1'Epiélete & le Diogene, comme 1'afiurent vos IMeffieurs. J'ai commencé par examiner fon ouvrage, bien für que s'il n'y vaquoit que par maniere d'acquit, j'y verrois des traces de 1'ennui qu'il doit lui donner depuis fi longtems. Sa note mal formée m'a paru faite pefamment, lentement, fans facilité, fans grace, mais avec exaftitude. On voit qu'il tache de fuppléer aux difpofitions qui lui manquent, è force de travail & de foins. Mais ceux qu'il y met ne s'appercevant que par 1'examen, & n'ayant leur effet que dans 1'exécution, fur quoi les muficïens, qui ne 1'aiment pas, ne font pas toujours finceres, ne compenfent pas aux yeux du public les défauts, qui d'abord fautent a la vue. N'ayant 1'efprit préfent a rien, il ne 1'a pas non plus a fon travail, furtout forcé par 1'affluence des furvenans de 1'afTocier avec le babil. II fait beaucoup de fautes, & il les corrige enfuite en grattant fon papier avec une perte de tems & des peines incroyables. J'ai vu des pages prefque entieres qu'il avoit mieux aimé gratter ainfi que de recommencer la feuille, ce qui auroit été bien piutnt fait; mais il entre dans fon tour'd'efprit laborieufement pareffeux , de ne pouvoir fe réfoudre a refaire a neuf ce qu'il a fait une fois.,  II. D I A L O S O E. 243 qüoique mal. Il met a le corriger «J»*»"^ i'il ne peut fatisfaire, qu'a force de peine & de Zm Du refte, le plus long, le plus ennuyeux fant faute fur feute, je 1'ai vu gratter & rep ter S^a percerle papier fur lequel -Mte Ü coho. des pieces. Rien ne m'a fait juger que ce travail ennnyat, & il paroit au bout de fix ans s'y hvrer avec le même goftt & le même zele que sil ne faifoit que de commencer. 1'ai fu qu'il tenoit regiftre de fon travail, j ai defiré de voir ce regiftre; il me 1'a communiqué. ry ai vu que dans ces fix ans li avoit écrit eu fimple copie plus de fis mille pages de mufique, dont une partie, mufique de harpe & de clavecn , ou folo & concerto de violon tres-charges & ei plus grand papier, demande une grande attention & prend un tems confidérable. II a inventé outre fa note par chiffres, une nouvelle maniere de copier la mufique ordinaire, qui la rend plus commode a lire, & pour prévenir & réfoudre toutes les difficultés, il a écrit de cette maniere une grande quantité de pieces de toute efpece. tant erj partition qu'en parties féparées. Outre ce travail & fon opéra de Daphnis & Cloé, dont un afte entier eft fait & une bonne partie du refte bien avancée, & le Devin du VilLe fur lequel il a refait a neuf une feconde mufique prefque en entier, Ü a dans le même inter valle compofé plus de cent morceaux de «wfiqua L 2  en divers genres, la plupart vocale avec des accouipagnemens, tant pour oblïger des perfonnes qui lui ont fourni les paroles,que pour fon propre amufement. II a fait & diftribué des copies de cette mufique,tant en partition qu'en parties féparées, tranfcrite fur les originaux qu'il a gardés. Qu'il ait compofé ou pillé toute cette mufique, ce n'eft pas de quoi il s'agit ici. S'il ne 1'a pas compofée, toujours eft-il certain qu'il 1'a écrite & notée plufieurs fois de fa main. S'il ne 1'a pas conpofée, que de tems ne lui a-t-il pas fallu pour chercher, pour choifir dans les mufiques déja toutes faites, celle qui convenoit aux paroles qu'on lui fourniffoit, ou pour 1'y ajufter fi bien qu'elle y füt pirfaitement appropriée, mérite qu'a particuliérement la mufique qu'il donne pour fienne. Dans un pareil pillage il y a moins d'invention fans doute; mais il y a plus d'art, de travail, furtout de confommation de tems, & c'étoit-la pour-lors 1'unique objet de ma recherche. Tout ce travail qu'il a mis fous mes yeux,' foit en nature, foit par articles exaftement détaillés, fait enfemble plus de huit mille pages de mufique (2), toute écrite de fa main depuis fon retour a Paris. Ces occupations ne 1'ont pas empéché de fe livrer i 1'amufement de la botanique, a laquelle il a donné pendant plufieurs années la meilleure CO Voyez U qote 12,  II. DlALOSUt. 245 da fon tems. Dans de grandes & &éq» herborifations il a fait une immenfe coUe$.oa de plantes ; 11 les a delTéehées avec des fcig? infinis; il les a collées avec une grande proprete fur des papiers qu'il ornoit de cadres rouges. tl s'eft applioué a conferver la figure & la couleur des fleurs & des feuilles, au point de faire de ces herbier» ainfi préparés des recueils. de numatures II en a donné , envoyé k diverfes perfonnes, & ce qui lui refte (3) fuffiroit pour perfuader & ceux qui favent combien ce travail exige de tems & de patience, qu'il en fait fon, unique occupation. F Afoutez le tems qu'il lui a fallu pour étudier a fond les propriétés de toutes ces plan, tes; pour les piler, les extraire, les diftiller T les préparer de maniere a en tirer les uiages aux. qnels il les deftine; car enfin, quelque. prevetra pour lui que vous puiffiez être, vous comprenez bien, je penfe, qu'on n'étudie pas Ia hotanique pour rien. R Sans doute. Je comprends que le charme' de 1'étude de la nature eft quelque chofe poun toute ame fenfible, & beaucoup pour un folitaire. Quant aux préparations dont vous parlez & qui. Jont nul rapport i la botanique , je n'en a> pa» v.u chez lui le moindre veftige;, je neme luis O) Qe refte a été donné prefque en enties ^ M. W tiju», qui 1 aclietd mes livres de botanique L 3  246" Iï. DiALoauE. point appercu qu'il eüt fait aucune étude dej propriétés des plrntes , ni même qu'il y crut beaucoup. „ Je connois, m'a-t-ildit, 1'organi„ fation végétale & la ftruéture des plantos fut le rapport de mes yeux, fur la foi de la nature „ qui me la montre & qui ne ment point; mais „ je ne connois leurs vertus que fur la foi des ,, hommes, qui font ignorans & mentcurs; leur „ autorité a généralement fur moi trop peu d'em„ pire pour que je lui en donne beaucoup en „ cela. D'ailleurs cette étude, vraie ou fauffo, ,, ne fe fait pas en plein ehamp, comme celle „ de Ia botanique, mais dans des laboratoires & „ cbez les malades; elle demande une vie appli„ quée & fédentaire qui ne me plak ni ne me „ convient". En effet, je n'ai rien vu chez lui qui montrat ce goüt de pharmacie. J'y ai vu feulement des cartons remplis des rameaux de plantes dont je viens de vous parler , & des graines diftribuées dans de petites boltes clafTées, comme les plantes qui les fourniffent, felon le fyftême de Linnams. F. Ah, de petites boltes ! Eh bien , Monfieur, ces petites boites ? a quoi fervent-elles ? qu'en dites-vous ? R. Belle demande! A empoifonner les gens a qui il fait avaler en bol toutes ces graines. Par exemple, vous avalerez par mégarde une once ou deux de graine de pavots, qui vous endormira pour toujours, & du refte comme cela. C'eft  II. D i a l o c tr «. 24? ^^^^^^ il vous les fait brouter comme du foi» o bien il vous en fait boire le jus dans des fauces. F. Eh non, Monfieur! on fait brer,'q«« n'eft pas de la forte que la chofe peut fe bH & „os médeeins qui 1'ont voulu décder amf .« L fait tort ehez les gens infiruits Une ecuelle. de jus de ciguë ne fuffit pas 4 Socratee J en fallut une feconde ; il faudroit donc que J. J. ™ boire a fon monde des baffins de jus tog* ou manger des litrons de gnunes. «hl „eft pas ainfi qu'il s'y prend! II ftit, * fo d'opérations, de «««ï-^'.?*^^ ment les poifons des plantes qu'üs agdïmt plu fortement que ceux - mêmes des mrnérae*.J £ efcamote, & vous lee«M» anpercoive; H les fait même agir de lou tomme. apptreoivc, comme le bafihc il la poudre de fympathie, « corrau feit empoifonner les gens en les regaroant. II « fuivi jadis un cours de chymie, certain. Or vous comprenez bien ce que c eft ce que ce peut être, qu'un homme qui nett m médecin ni apotbicaire , & qui cours de cbymie & cultive la botamquel Vous di s, cependant, n'avoir vu chez lui nuls veiljges, de P éparations chymiques. Quoil point dak»bics de fourneaux, de chapiteaux, de comueaf Rien qui ait rapport a un laboratoire 9 r pardonnez-moi, vraiment! J'ai vu dan* fe pëtite cuifine un réchaud, des ca&tietc» d* h *  24» II. D I A L O 8 ü 2. fer-bknc, des plats, des pots, des écuellcs de terre. F. Des plats-, des pots, des écuelies' Eh ' mats vraiment! voila 1'affaire. II n'en faut pas' éavantage pour empoifonner tout le genre-humaiin R. Témoin Mignot & fes- fuccefleurs. T. Vous me direz que les poifons qu'on prépare dans les éeuelles doivent fe manger a la cuiller, & que les potages ne. s'efcamotent pas » R. Oh non ! je ne vous dirai point tout cela, je vous jure , ni rien de femblable; je me contenterai d'admïrer. O la favante, la méthodique marché que d'apprendre la botanique pour fe faire empoifonneur ! C'eft comme fi l'on, apprenoit la géométrie pour fe faire affaffin. F. Je vous vois fourire bien dédaigneufement Vous paifionneiez-vous toujours pour cet homme - la ? R. Me pafilonner! moi! Rendez-moi plus de juftice, & foyez méme affuré que jamais Roufllau ne défendra J. J. accufé d'être un empoifonneur. F. Laiftons donc tous ces perfifflages & reprenez vos récits. J'y prête une oreille atteutive. Ils m'intéreffent de plus en plus. R. Ils vous intérefferoient davantage encore, j'en fuis trés-für, s'il m'étoit poflible ou permis ici de tout dire. Ce feroit abufer de votre attention que de 1'occuper i tous les foins que j'ai pris pour m'aflurer du véritable emploi de fon tems ,  li D I A L O •< U 24 > tems I de la nature de fes occupaties , & de S dans lequel il s'y livre. II vaut mteux me Do ner a des réfultats, & vous laiffer le foin deS vénfier par vous - même-„ fi ces recherche vous intireffent alTéz pour cela- e doispourtant ajouter aux. détails dans lefquels jpiiens d'entrer,.que J. I-, au milieu de tout ce, travail manuel, a encore empfoye fix. mo.s dans.. Ie même intervalle, tant i Fexamen te Ik con. ftitution d'une nation malheuren*, qu a propofesft idéés fur les correaions a faire a cette con. ftitution, & cela fur les inftances reiterees jufqu a •opiniat eté d'un des premiers pamotes de eg nfion, qui faifoit un devoir. d'humanrte desfoins qu'il lui impofoit: Enfin, malgré la réfolution qu'il avoit pr.fe en arrivant a Paris de.ne plus s'occuper de fes malheurs ni de reprendre la plume i ce fujet, les-undignités continuelles qu'il y . fouffertes, les har: «ellemens fans relache que la aainte qaii vit lui a fait effuyer, 1'impudence avec laquelle cm lui'attribuoit inceffamment de nouveaux livres, & la ftupide ou. maligne crédulité du public a cet égardfayant laffé fa patience & lui fai anC fentir qu'il ne gagneroit rien pour fon repos a fe taire l a fait encore un effort & s'occupanr. derechc, malgré lui de fa deftinée & de fes perfecuteurs, n a écrit en forme de Dialogue une efpece de jugqment d'eux & de lui, afléz femblable è celui .qui pourra réfultcr de nos entretiens. 11 m'a fouvett  25° II. D ï i L O C V t protefté que cet écrit étoit de tous ceux qu'i! a faits en fa vie, celui qu'il avoit entrepris avec le plus de répugnance & exécuté avec le plus d'ennui. II Peut cent fois abandonné, fi les outrages augmentant fans ceffe & poufles enfin aux derniers excès ne 1'avoient forcé malgré lui de le pourfuivre. Mais loin qu'il ait jamais pu s'en occuper longtems de fuite, il n'en eüt pas même enduré rangoiffe, fi fon travail journalier ne füt venu 1'interrompre & la lui faire oublier. De fbrte qu'il y a rarement donné plus d'un quart- d'heure par jour, & cette maniere d'écrire coupée & interrompue eft une des caufes du peu de fuite & de6 répétitions continuelles qui regnent dans cet écrit. Après m'être affiiré que cette copie de mufique n'étoit point un jeu, il me reftoit a favoir fi en effet elle étoit néceffaire a fa fubfiflance, & pourquoi, ayant d'autres talens qu'il pouvoit employer plus utilement pour lui-même & pour le public, il s'étoit attaché de préférence a celui-la? Pour abréger ces recherches, fans manquer a mes engagemens envers vous, je lui marquai naturellement ma curiofité, & fans lui dire tout ce que vous m'aviez appris de fon opulence, je me contentai de lui répéter ce que j'avois ouï dire mille fois, que du feul produit de fes livres, & fans avoir ranconné fes libraireê, il devoit être affez riche pour vivre a fon aife de fon revenu. Vous avez raifon, me dit-il , fi vous ne voulez dire en eek que ce qui pouvoit Ure; mis fi vous  II. D l i t » M 6 251 Mez en conclure que la chofe eft élement re: en me faifant copifte de mufique je n'ai ,, point prétendu prendre un état auftere & de „ mortifkation , mais choifir au contraire une „ occupation demon goüt,. qui ne fatiguat pas „ mon efprit pareffeux , & qui püt me fournir „ les commodités,de la vie,que mon mince ra„ venu ne pouvoit me procurer fans ce fupplé„ ment. En renoncant & de grand cceur a tout „ ce qui eft de luxe & de vanité, je n'ai point „ renoncé aux plaifirs réels , & c'eft même pour 3, les goüter dans toute leur pureté. que j'en ai „ détaché tout ce qui ne tient qu'a I'opinion. „ Les diflblutions ni les excès n'ont jamais été „ de mon goüt; mais fans avoir jamais été riche, „ j'ai toujours vécu commodément; & il m'eft „ de toute impoifibilité de vivre commodément „ dans mon petit ménage avec onze cents francs „ de rente, quand même ils feroient afliirés, bien  II. D i a l o a u e. 153 moins encore avec trots cents, auxquels d'un ' jour k 1'autre je puis être réduit. Mais écartoni ■ cette prévoyance. Pourquoi voulez-vous que. fur mes vieux jours je faffe fans néceffite le. " dur apprentiffage d'une vie plus que frugale " k laquelle mon corps n'eft point accoutumé;. H tandis qu'un travail qui n'eft pour moi qu'un " plaifir, me procure la continuation de ces " mêmes commodités dont 1'habitude m'a fait " un befoin, & qui de toute autre maniere fe" roient moins k ma portée ou me coüteroient. " beaucoup plus cher? Vos Meflieurs, qui n'ont ' pas pris pour eux cette auftérité qu'ils me prefcrivent, font bien d'mtriguer ou d empr.un" ter , plutót que ds s'affujettir. a un travail " manuel qui leur. paroit ignoble, ufurier, inM fupportable, & ne procure pas teut d'un couj " des raffles de cinquante mille francs. Mai; „ moi qui ne penfe pas comme eux fur la ventable dignité ; moi qui trouve une jou.fTance" trés douce dans le paffage alternatif du travail k " la récréation; par une occupation de mon gout " que je mefure k ma volonté, j'ajoute ce qui " manque k ma petite fortune pour me procurer " une fubfiftance aifée, & je jouis des douceurs d'une vie égale & fimple autant qu'il dépend " de mo'. Un désceuvxement abfolu m'aflujetti* * roit a 1'ennui, me forceroit peut-être a cher" cher des amufemens toujours coüteux, fouvent: '„ pénibles, rarement innocens; au lieu qu'apret L 7  254 D I A L O G U E. „ le travail Ie fimple repos a fon charme &■ „ fuffit avec la promenade pour 1'amufement „ dont j'ai befoin. Enfin c'eft peut-être un ,„ foin que je me dois dans une fituation auffi „ trifte, d'y jetter du moins tous les agrémcns „ qui reftent a ma portée pour tacher d'en adou„ cir 1'amertume, de peur que lé fentiment de „ peines aigri par une vie auftere ne fermentat „ dans mon ame & n'y produiflt des difpofitions „ haineufes & vindicatives, propres a me rendre „ méchant & plus malheureux. Je me fuis tous, jours bien trouvé d'armer mon cceur contre la ,, haine par toutes les jouiffances que j'ai pu me „ procurer. Le fuccès de cette méthode me Ia „ rendra toujours- chere, & plus ma deftinée eft. „ déplorable, plus je m'efforce a la parfemer de: „ douceurs, pour me maintenir toujours bon. „ Mais, difent-ils, parmi tant d'occupations „ dont il a le choix, pourquoi choifir par pré* „ férence celle a laquelle il paroit le moins pro„ pre & qui doit lui rendre le moins ? Pour„ quoi copier de la mufique, au lieu de faire des„ livres ? II y gagneroit davantage & ne fe dé„ graderoit pas. Je répondrois volontiers- a cette ,, queftion en la renverfant. Pourquoi faire des„ livres, au lieu de copier de Ia mufique, puifque ,, ce travail me plait & me convient plus que „ tout autre , & que fon produit eft un gain. „ jufte, honnê;e & qui me fuffit? Penfer eft un „ travail pour moi très-pénible, qui me faa'gue,  II. Dialogo e. 255 " me tourmente & me déplak; travailler de la main & laiffer ma tete en repos me recree & „ m'amufe. Si j'aime quelquefois a penfer, c elt „ librement & fars gêne, en laiffant aller a leur ' gré mes idéés fans les affujettir a rien.. Mais" penfer a ceci ou a cela par devoir, par me" tier- mettre a mes produöions de la correc. " tion', de la méthode, eft pour mol le travaü " d'un galérien, & penfer pour vivre me paroit " la plus pénible, ainfi que la plus ridicule de toutes les occupations. Que d'autres ufent de * leurs talens comme 11 leur plak, je ne les en blame pas; mais .pour moi je n'ai jama.s voulu proftituer les miens tels quels, en les mettant " l prix, für que cette vénalité meme les au" roit anéantis. Je vends le travail de mes , mail»; mais les produftions de mon ame ne , font point a vendre; c'eft leur défmtéreffement ; qui peut feul leur donner de la force & de , 1'élévation. Celles que je ferois pour de t«» „ gent n'en vaudroient gueres & m'en rendrotent „ encore moins. Pourquoi vouloir que je faffe encore des ;, livres quand j'ai dit tout ce que j'avois a dire, & qu'il ne me refteroit que la reffouree trop " chétive a mes yeux de retourner & répéter ', les mêmes idéés? A quoi bon redire une fe' conde fois & mal, ce que j'ai dit une fo.s de " mon mieux? Ceux qui ont la démangeaifon " de parler toujours, trouvent toujours quelque  2$S II. D I A L f> C ü' «. n Gn°fe a dire; cela eft aifé pour qui ne «ut „ qu'agencer des mots; mais je n'ai jamais été. „ tenté de prendre la plume que pour dire des „ chofes grandes,, neuves & néceüaires, & non „ pas pour rabaeher. J'ai fait. des livres,. i[ „ eft vrai., mais-jamais, je ne fus un livricr.. „ Pourquoi faire femblant de vouloir que je faffe „ encore des livres, quand en effet on craint „ tant que je n'en faffe & qu'on met tant. de „ vigilance a m'en óter tous les moyens ? On „ me ferme 1'abord de toutes les maifons, hors ,, celles des fauteurs de la ligue.. On me cache „ avec le plus grand foin la demeure & 1'adreffe „ de tout le monde. Les fuiffes & les portiers „ ont tous pour moi des ordres fecrets, autres „ que ceux de leurs maltres; on ne me laifl'j „ plus de communication avec les humains, mê-' „ me pour parler; me permettroit-on d'écrire?' „ On me laiffèroit peut - être exprimer ma pen„ fée afin de la favoir, mais trés-certainemer.t „ on m'empêcheroit bien de la dire au public. „ Dars la pofition ou je fuis, fi j'avois i „ faire des livres, je n'en devrois & n'en vou„ drois faire que pour la défenfe de mon hon„ neur, pour confondre & démafquer les impos„ teurs qui.le diffament: il ne m'eft plus permis „ fans me manquer a moi-même de traicer au„ cun autre fujet. Quand j'aurois, les lumieres „ néceffaires pour percer cet ablme de ténebres i, oü l'on m'a plongé, & pour éclairer toutes ces  fi. D i a l o er » e- *$7 trames fouterraines, y a-t-il du bon fens i „ fuppofer qu'on me laifferoit faire , & que les gens qui difpofcnt de moi fouftriroient que. nnftruififlfe le public de leurs manoeuvres &. de mon fort? A qui m'adrefferois - je pour ma " faire imprimer qui ne füt un de leurs énuftai'.'.res.ouquinele devint auffitót? M'ont-ils l laiiTÓ quelqu'un a qui je puffe me conto? Ne, , fait-on Pas tous les jours, a toutes les heures.a qui j'ai parlé, ce que j'ai dit, & dou' kz- vous- que depuis nos entrevues vous-mê, rae ne foyez auffi furveillé que moi? Quelqu'un petLl nepas voir. qu'invefti de toutes „arts gardé a vue comme je le fuis, li meit " impoffible de faire entendre nulle part la voix " de la juftice & de la vérité? Si l'on parois" foit m'en laiffer le moyen, ce feroit un. piege... Quandj'aurois Mtimé-i» =» ^ fens même que j'en fuffe rien (4), & F>* " qu'on falfifie tout ouvertement mes anciens " écrits qui font dans les mains- de tout le mon" de manqueroit-on de falfifier ceux qui n auroient point encore paru , & dont rien na pourroit conftater la falfification, puifque mes rW) Comme on fer. certainement du contenu de cet b« entre les mains de c. Meflieurs, ce q«. — turellement inévitable..  2S8 ** D^r.0CüE. » TOftatior* font comptées pour rien ? dés-fors queft;on, non ^ " P'? f£ faire e" fevanf a route » que j avois prfe- IPC ,om„ • • „ fiés & ie n„M ms etoient tr°P c"an- :: +121*3? ï •ris ** bUicies. Lunique doctrine oufl „ peut goüter défonnais,eft celle qui *t f " refte n! d^!ement de * cceurs. II ne ,, comme eux dans un/» m„ i \ Pocher "jns une morale hypocrite J'ai, mour des vertu? (V lü , ' vercus cc ja haine du v ce: mais anrèi ,., avoir commencé nar ™™n P tout «is r™,/*. Prononc" comme eux que °Ut füDt des ffl0* vuides de fens, faits pour  II. D I A L O G U E. 259 ; amufcr le peuple, qu'il n'y a ni vice ni vertu , dans le coeui de l'homme, puifqu'il n'y a m \ liberté dans favolonté, ni moralité dansjes ' aftions, que tout jufqu'a cette volónté même \ eft 1'ouvrage d'une aveugle néceffité, qu'enfm ,' la confeience & les remords ne font que préjtl\ gés & chimères, puifqu'on ne peut, ni s'ap' plaudir d'une bonne aftion qu'on a été forcé 'l de faire , ni fe repvocher un crime dont on * n'a pas eu le pouvoir de s'abftenir (s)- Ét " quelle chakur, quelle véhémence, quel ton " de perfuafion & de vérité pourrois-je mettre, " quand je le voudrois, dans ces cruelles doc" trinés qui, flattant les heureux & les nches, " accablent les infortunés & les pauvres, en 'l ötari aux uns tout frein , toute crainte, toute " rctenue, aux autres toute efpérance, toute con" folation; & comment enfin les accorderois-je " avec mes propres écrits pleins de la réfutation " de tous ces fophifmes? Non, j'ai dit ce que " je favois , ce que je croyois du moins etre " vrai, bon, confolant, utile. J'en ai dit affez 'l pour qui votidra m'écouter en finceTité de (O VéS» ce qu'ils out ouvertement enfeigné & publié iufqu'ici, fans qu'on ait fungé a les décréter pour ettedeétrin.. Cette peine étoit réfervée au ****** de la RcUfrn naturelle. A préfent c'eft h J. J. dire tout m * ^> °u crient * public avec eux. Rfrm Untatis, «muil  250 II. D I A L G- G » r. „ cceur „ & beaucoup trop pour le fiecle oü j'ai „ eu Ie malheur de vivre. Ce que je dirois de „ plus ne feroit aucun effet, & je le dirois mal, „ n'étant animé ni par 1'efpoir du fuccès comme' >. les auteurs a la mode,, ni comme autrcfois par ceite hauteur de courage qui. met au-defTus, & „ qu'infpire Ie feul amour de la vérité, fans mên lange d'aucun intérèt perfonnel." Voyant 1'inriignation dont il s'enfiammoit a ces idéés, je me gardai de lui parler de tous ces fatras de livres & de brochures qu'on lui fait bnrbouiller & publier tous les jours avec autant de fecret que de bon fens. Par.qudle inconcevabie betife pourroit-il efgérer, furveillé comme il eft, de pouvoir garder. un feul moment I'anonyme, & lui a qui l'on reproche tant de fe défier a tort'de tout le monde, comment auroit-il une confiance auffi ftupide en ceu.x qu'il chaigeroit de la pttbir• cation de fes manufcrits,, & s'il avoit en quelqu'un cette inepte confiance, eft - il croyable qu'il ne s'en ferviroit„ dans Ia pofition terrible oü il eft, que pour publier d'arides traduclions & de frivolcs' brochures (6) ? Enfin, peut-on penfer que fé voyant ainfi journellement découvert, il ne laifTat pas d'aller toujours fon train avec le même myflere, avec le même fecret fi bien gardé, foit en continuant de fe confier aux mêmes traitres, foit ea (ö; Aujourd'hui ce font des livres en forroe ; mais il y » c'ans 1'oeuvre qui me regarde „n progrts ,., pas aifé de prévojr,  IL D i a t o o u z. aöi choififfant de nouveaux confidens tout auffi fideles ? J'entend; infifler. Pourquoi fans reprendre ce métier auteur qui lui déplairtant, ne pas choifir au moins pour refTource quelque 'talent plus honorable ou p'us lucratif? Au lieu de copier de Ia mufique, s'il étoit vrai qu'il la füt, que n'en faifoit-il, ou que ne 1'enfeignoit-il? S'il ne la favoit pas, il avoit ou paffoit pour avoir d'autres connoiffances dont il pouvoit donner lecon. L'italien, la géographie, 1'arithmétique, que fais-je moi! Tont, puifqu'on a tant de facilités a Paris pour enfeigner ce qu'on ne fait pas foi-même; les plus médiocres talens valoient mieux a cultiver pour s'aider a vivre, que le moindre de tous qu'il pofiedoit mal & dont il tiroit fi peu de profit, même en taxant fi haut fon ouvrage. II ne fe füt point mis, comme il a fait, dans la dépendance de quiconque vient armé d'un chiffon de mufique lui débiter fon amphigouri, ni des valets infolens ■qui viennent dans leur arrogant maintien lui déceler les fentimens cachés des maltres. H n'eüt point perdu fi fouvent le falaire de fon travail, ne fe füt point fait mépriier du peuple & traiter de jüif par le philofophe D***, pour ce travail même. Tous ces profits mefquins font méprifés des grandes ames. L'illuftre D * * *, qui ne fouille point fes mains d'un travail mercenaire & dédaigne les petits gains ufuriers, eft aux yeux de PEurope entiere un fage auffi vertueux que défintéreffé; & lë copifte J. J. prenant dix fois pat page de fori  £5i II. DlALOSUÏ. travail pour s'aider a vivre, eft un j'uif que fon avidité fait univerfellement méprifer. Mais en dépit de fon apreté, la fortune paroit avoir ici tout reuiis dans 1'ordre, & je ne vois point que les ufures du Juif J. J. paier.t rendu fort riche, ni que Je délintéreffement du philofophe D*** 1'ait appauvri. Eh! comment peut-on ne pas fentir que fi J. J. eüt pris cette occupation de copier de Ia mufique uniquement pour donner le change au public ou par afftétation, il n'eüt pas manqué pour óter cette arme a fes ennemis & fe faire un mérite de fon métier, de le faire au prix des autres, ou même au - deffotfs ? F. L'avidité ne raifonne pas toujours bien. R. L'animofité raifonne fouvent plus mal encore. Cela fe fent a merveilles quand on examine les allures de vos MefHeurs, & leurs finguliers raifonnemens, qui les déceleroient bien vite aux yeux de quiconque y voudroit regarder & ne partageroit pas leur pafiion. Toutes ces objections m'étoient préfentes quand j'ai commencé d'obferver notre homme: mais en Ie voyant familiérement j'ai fenti bientót & je fens mieux chaque jour que les vrais motifs qui Ie déterminent dans toute fa conduite, fe trouvent rarement dans fon plus grand intérèt & jamais dans les opinions de la multitude. II les faut chercher plus ptès de lui, fi l'on ne veut s'abufer fans ceife. D'abord comment ne fent-on pas que pour tirer parti de tous ces petits talens dont on parle, il en  II. D I U O ! O E. 26S faudroit un qui lui manque, favoir celui de les faire valoir. 11 faudroit intriguer, courir a fon age de maifon en maifon, faire fa cour aux grands, ■aux riches, aux femmes, aux nrtiftes, a tous ceux dont on le Iaifferoit approcher ,• car on mettroit le même choix aux gens dont on lui permettroit 1'accès, qu'on met a ceux a qui l'on permet le fien, & parmi lefquels je ne ferois pas fans vous. II a fait affez d'expériences de la facon dont Ie traiteroient les muficiens, s'il fe mettoit a leur merci pour 1'exécution de fes ouvrages, comme il y feroit forcé pour en pouvoir tirer parti. J'ajoute que, quand même a force de manege il pourroit réuffir, il devroit toujours trouver trop chers des fuccès achetés a ce prix. Pour moi, du moins penfant autrement que le public fur le véritable hon« neur, j'en trouve beaucoup plus a copier chez foi de la mufique k tant la page, qu'a courir de porte en porte pour y fouffrir les rebuffades des valets, les caprices des maitres & faire partout le métier de cajoleur & de complaifant. Voila ce qua tout efprit judicieux devroit fentir lui-même; mais 1'étude particuliere de l'homme ajoute un nouveau poids a tout cela. J. J. eft indolent, pareffeux comme tous les contemplatifs: mais cette pareffe n'eft que dans fi tête. II ne penfe qu'avec effort, il fe fatigue a penfer, il s'effraye de tout ce qui 1'y force, a quelque foible degré que ce foit, & s'il faut qu'il réponde a un bon jour dit avec quelque tournure , il  *6> II. D T A L O « U 2,1 en fera rburmenté. Cependant il eft vif, Iaboriei» -a fa maniere. II ne peut foufFrir une oifiveté abfolue: il faut que fes mains, que fespieds, que fes doigts agiffent,que fon corps foit en exercice, & que fa tête refte en repos. Voila d'oü vient fa paffion pour la promenade; il y eft en mouvement, fans être obligé de penfer. Dans Ia rêverie on n'eft point affif. Les images fe tracent dans le cerveau, s'y combinent comme dans le fommeil, fans ie concours de la volonté: on laiffe a tout cela fuivre fa marche, & l'on jouit fans agir. Mais quand on veut arrêter, fixer les objets, les ordonner, les arranger, c'eft autre chofe ; on y met du fien. Sitöt que le raifonnemcnt & Ia réflexion s'en mélent, la méditation n'eft plus un repos; elle eft une adion très-pénible, & voila la peine qui fait l'effroi de J. J. & dont la feule idéé 1'accable & le rend pareffeux. Je ne 1'ai jamais trouvé tel, que dans toute oeuvre oü il faut que 1'efprit agifle, quelque peu que ce puiffe être. II n'eft avare ni de fon tems, ni de fa peine; il ne peut refter oifif fans fouffrir,- il pafferoit volontiers fa vie a bêcher dans un jardin pour y rêver a fon aife : mais ce feroit pour lui le plus cruel fupplice de la paffer dans un fauteuil en fatiguant fa cervelle a chercher des riens pour amufer les femmes. De plus il détefte la gêne, autant qu'il aime 1'occupation. Le travail ne lui coute rien ,pourvu qu'il le faffe a fon heure & non pas a celle d'autrui. II porte fans peine Ie joug de Ia néceffité des  ÏL D I A L O * U W des chofes j mais non celui de ia volonté des homtes II aunera mieux faire une tache doublé n penant fon tems, qu'une fimple » ^ P A-t-il une affaire, une vifite, un voyage fairï ilira furlechamp, fi rien ne le preffe; ï faut aller a IfinfcuK, « regimbera. Le mo- Xeauiourlajournée^lfedéhtdefamo,,^ L un d s plus doux de fa vie. Graces au ael ^t-il fans un tranfport de joie plus befoin de favoir 1'heure qu'il eft S'il fe plie avec peine aux fantatfies des autres ,ce n eft pas qu'il en ait beaucoup de ion chef jamais homme ne fut moins nmtateur & celiant moins capricieux. Ce;n'eft p*>& mfi» nuil'empêche de 1'être, c'eft fa pareffe, car 1 ca rices font des fecpufles de la volonte don il 4dr.it lafatigue. Rebelle a toute autre té il ne fait pas même obéir a la fienne, ou plu tó; il trouve fi faügant même de vouloir, quil aime mieux dans le courant de la vie fuivre une impreffion purement machinale qui Peatrame, fan qui ait la peine de la diriger. Jamais homme ne po ta P'us Pleinement & dès fa jeuneffe le joug propre des ames foibles & des vieülards favoir S de 1'habitude. C'eft par elle qu'd aime a faire encore aujourd'hui ce qu',1 fit hier, fans autre motif.fi ce n'eft qu'il le fit hier. La route etant déja frayée, il a moins de peine a la fuivre, qu a Peffort d'une nouvelle direaion. Il eft mcrpvable Supplém. Tom. HL M  *6* It Di.uo«Bti i quel point cette pareffe de vouloir le fuo™ Cela fe voit jufqucs dans fes promenades II repeter* toujours la méme jufqu'a ce que quelque motif Ie force. abfolument d'en changer: fes Pieds le reportent d'eux-mêmes oü ils 1'ont déja porté II aimeamarcher toujours devant lui, pare- que cela fe fait Pms avoir befoin d'y penfer. H iroit de cette facon toujours rêvant jufqu'a Ia Chine fans s'en sppercevoir ou fans s'ennuyer. Voila' pourquoi les longues promenades lui pUXent ■ mais il n'aime pas les jardins, oü a chaque bout d allee une petite direéïion eft néceflaüe pour tourner & revenïr fur fes pas, & en compagnie il fe met fans y penfer a la fuite des autres pour n'avoir pas befoin de penfer a fon chemin; auffi n'en a-t-il jamais retenu aucun qu'il ne 1'eüt fait feul. Tous les hommes font naturellement pareffeux ' leur intérèt même ne les anime pas, & les Vlül preffans befoins ne les font agir que par fecouflbsmiis a mefure que 1'amour-propre s'éveille 11 les excite, les pouffe , les tient fans celTe' en haleine, paree qu'il eft Ia feule paffion qui leur parle toujours: c'eft ainfi qu'on les voit tous dans la monde. L'homme en qui 1'amour-propre ne domine pas & qui ne va point chercher fon bonheur loin de lui, eft le feul qui connoifle 1'incurie & les doux Wits*, & J..J. eft eet homme-la autant que je puis m'y connoltre. Rien n.eft pIus uniforme que ta man ere de vme: il fc ieve, fe couche,mange,  31. D ï A L O C V t. 2«7 «nwaille, fort & rentre aux mêmes heures, fans le vouloir & fans le favoir. Tous les jours font iettés au même moule; c'eft le même jour toujours ïépété; fa routine lui tient lieu de toute autre regie- il la fuït trés - exactement fans y manquer & fans y fonger. Cette molle inertie n'influe pas feu- ^ lement fur fes aftions Indifférente*, mais fur teute fa conduite, fur les affea kaudgnncr'enfiu te travail, que d'ailleurs la mjuvaifeveM 3  5<° H. mpmut i v*. vfeiliit beaucoup qui, Jui otant les reffources «,•» s eft menagées, le forcera de faire un tardif & du, appren^ge d'une frugalité bien auftere. U rl doute pas n;êrre que vos Meflieurs n'aient dé» ZZTqui s'approche & P! ctft-a-d,re, de nouveaux moyens de lui faire »»ger le pain d'amertu.e & boie Ia coup d>hZ -to. Uftnt&p,évoit très-bien Jt cela «ujUprè, du terme de Ia vie il n> voit p s' « fort grand inconvénient- D'aüleurs/coml' =é £, iné,itab,e,c-eftfo,ieies'en to ! T l f ,C2 TOit S'y P;éc,>iter d'a™ que de tóercher a le prévenir. 11 pourvoit au préfent „ •9- dépend delui)&JaiircJefüinP; L f" a Ia providence. reu' J'ai donc vu J. J. Jivré t0Ht emifr »ons que Je viens de vous décrire, fe prome f, toujours feul, penfant peu , rêvar.t be^coup Jravaillant pfcfque machinalement, fans ceiTe occupe des feémci chofes fan, s'en rebtlter jamU. plus gal, plus content, fe portant mieux en tenant cette vie prefque automate, qu'il ne fit tout le tems qu'il confacra fi cruellement pour lui lomé du public merendplus onéreux qu'u.iU. C'eft ft. ^JWqieii de quidams étranger,ou inconnus, qui s'inWent cbce moi fous ceprfffote, & qui fave £a& *y cramponner mslKi^ mn, r •  II. D I A L O 8 O E. 27J * fi peu utilement pour les autres, au trifte . ,a wa Dès que cette vie fimple & labo l nS oas jouée, elle feroit fublime dans u» f 7 elle n'eft que naturelle, paree qu eile neft ]' J' 4" eflbrt ni celui de la raifon, Vouvraae d aucun errort , u» une fimple Impulfion du tempérament deter- . m\ 1 néceffité Le feul mérite de celui qui t^ -SSS-i a- réfiftance au pen7 ! ;a nature & du ne **N pas laiffé fZnt par une mauvaife bonte, ni p* une ot; va ite. Plus- j'examine cet homme *» le Sl de l'emploi de fes joutnées, dms lumforJt de cette vie machinale, dans le gout * ft p oit y prendre , dans le.contentement qud 7 Se, Is 1'avantage quM en tire pour fon huTeu & pour fa fanté; plus jeyois quecette * X de vivre étoit celle pour laqu.lie u etott ne^ ï! hommes, le figurant toujours a leur mode, en «rÏ^t «uVofbnd génie, ta** un pet* Stlatau, d'abord unproiige de vertu pms un ^ Ikilén^. toujour. 1'être du monde rplusétrange&le plus bizarre. La nature n en ffaic qu'un bon ar-tifan, fenfible, fi eft: vra , ufV^fport, idolatredubeau, paffionné »,l la juftice, dans de courts momens dcfferELce cap-rble de vigueur & d'élévat.on mais donc fe» habituel fut & fera toujours Luwt»  5r2 ^fiUi.i^ ? UnTTmo ' qU' oeft rare V,9Pa'-ce qu'il eft fim Ple. Une des chofes dont il feLcite, ef/^ mol n A r l nS aVOir Jamais beauco»P mont ni defcendu dans le cours de fa vie. Le fort Iarerms oü 1'a voit pl3cé la nature, il £ Plaud.t chaque Jour de ce concours. P • , Ces f0,utions fi knipte & pour ffloi fi chhe. e mes premiers doute,, m'onf fait fentir df jé & 6 finêU,an'tés de cet h°»™ "an, J Jgf & fi peu connu. Le grand tort de ceux oui Z ' te fa COn'Ju,te: des gens fi fins ne s'en doueront jamais (8)) m3, c.eft de n ^ les apprendre, d'avoir concouru de tout leur coeTr' aux W Lemens fi ^5, torment transfW* par ramotIr. ? ,a moindre idée des vrais ™~ ft' & "e COnno,t^t jamais rien .„ a,D£S honnees, paree qu'ils „e vo^nt „ q„e ,e mal, Z 2iÏ^9U??Bt ^£ d^i Auffi le^b- f«m,oq, ,ies gen, e ne s.accori)am 1-^ard, Mfolitpoint autorité cuez les fageS. ' Je ne connois pas deux Francois qui puITent parvenira cJu 7 / qiUnd mê'ne "S 'e detó^t * Lr leur " JCS' Je ne d's P« néanmoins qu'il n'y en a «*>«, je d,s feulement que je „>e„ C0M0/5 pa$  II.. D I A L O a- U E. 2 Ta aux moyens pril pour empécher, lui de les dite & eux de les favoir. Les gens même les p'us équitab'es font poités a chercher des caufes bharres a une condu'te extraordinaire, & au contraire, e'-eft a force d'êcre naturelle que celle de J. J. eft' peu commune: mais c'eft ce qu'on ne peut fentir qu'ap;ès avoir fait une étude attentive de fon tempérament, de fon humeur, de fes gotus, de toutefa conftitution. Les- hommes n'y font pas tant' de ■ facon pour fe juger entr'eux. lis s'attribuent réci- proquement les motifs qui pourroient faire agir le ■ jugeant, comme fait le jugé s'il étoit a fa place, & • fouvent ils rencontrent jufte paree qu'ils font tous > conduits par I'opinion, par les préjugés, par 1'amour - propre, par toutes les paffions fa&ices qui en font le cortege, & furtout par ce vif intérêspjévoyant & pourvoyant, qui les jette toujours : loin du piéfent & qui n'eft rien pour 1'bomms ds la nature. Mais ils font fi loin de remonter aux pmes' impulfions de cette nature & de les connoltre, que s'ils parvenoient a comprendre enfin que ce n'eft point par oftentation que J. J. fe conduit fi dlfféremment qu'ils ne font, le plus grand nombre en concluroit auiïïtót que c'eft donc par bafLffe d'ams, quelques-uns peut-être que c'eft par u .« héroïque vertu, Sc tous-fe tromperoient éga'emem. II y a de la baffelTe a choifir volontairement un ' emploi digne de mépris, ou a recevoir par aumóne ce qu'on peut gagner par fon travail; aais, il n'y M 5  274 H. D i a ï, o o v e. en a point i vivre d'un travail honnête, plutcV mfc d'aurrónes, ou plutót que d'intriguer pour parvenu". II y a de la vertu è vairxre fes penchans pour fahe fon devoir, mais il n'y en a point a les fuivre pour fe livrer a des occupatiors de fon goüt, quoiqu'ignobles aux yeux des hommes. La caufe des faux jugemens portés fur J. J. eft qu'on fuppofe toujours qu'il lui a fallu de grands effoits pour être autrement que les autres hommes; au lieu que, conftitué comme il eft, il lui en eüt fallu de très-grands pour être comme eux. Une de mes obfervations les plus ceitaines & dont le public fe doute le moins, eft qu'impatient, emporté, fujet aux plus vives coleres, il ne connoit pas néanmoins !a haine, & que jamais defir de vengeance n'entra dans fon cceur. Si quelqu'un pouvoit admettre un fait fi contraire aux idéés qu'on a de l'homme , on lui donneroit auffi ót pour caufe un tffort fublime, la pénible vi&oire fur 1'amour-propre, la grande mais difiküe vertu du pardon des ennemis, & c'eft fimplement' un uTet naturel du tempérament que je vous ai décrit. Toujours occupé de lui-rrême ou pour lui-même, & trop avide de fon propre bien pour avoir Ie ttms de fonger au mal d'un autre, il ne s'avife point de ces jaloufes comparaifoi^s d'amour-propre d'oii na ilent ks paffions haineufes dont j'ai parlé! J'ofe même d re qu'il n'y a point de conftitution plus élo.gnée que la fienne de la méchanceté; car fo» viee dc-minsnt eft de s'occuper de lui p!us qUf  II. DlALOSUI» 275 des autres, & celui des méchans, au contraire, eft de s'occuper plus des autres que d'eux; & c'eft précifément pour cela qu'a prendre le mot ó'égoïfme dans fon vrai fens, ils font tous égoïftes & qu'il ne 1'eft point, paree ijtfil ne fe met ni a cóté, ni au-deffus, ni au-deffous de perfonne, & que Ie déplacement de perfonne n'eft nécefLire a fon bonbeur. Toutes fes méditations font douees, paree qu'il aime 4 jour. Dans les fituations pénibies il n'y penfe que quand elles 1'y forcent ; tous les momens qu'il peut leur dérober font donnés 4 fes rêveries; il fait fe fourtraire aux idéés déplaifar» tes & fe tranfporter ailleurs qu'oü il eft mal. Oc eupé fi peu de fes peines, comment le feroit-U beaucoup de ceux qui les lui font foufïYir ? II s'en venge en n'y perfant point, non par efprit de vengeance, mais pour fe délivrer d'un tourment. Pa» reffeux & voluptueux, comment feroit-il haineux & vindicatif? Voudroit-il changer en fupplices fes eonfolations , fes jouiffanccs & les feuls plaiiïrs qu'on lui'laifle ici-bas? Les hommes bilieux & méchans ne cherchent la retraite que quand ils font triftes, & la retraite les attiifte encore p!u?. Le levain da la vengeance fermente dans la folitude par le plaifir qu'on prend 4 s'y livrer; mais ce trifte & cruel plaifir dévore & confume celui qui s'y livrej il le rend inquiet, aétif, intrigant: k folitude qu'il eherchoit, fait bientót ie fupplice de fon cceur haineux & tourmenté, il ft'y go<*W pöfot M d  275 II. D I A L O G V Z. cette aimable incurie, cette douce nonchalance qu> fait le channe des vrais folitaires; fa pafiion aramee par fes chagrines rérlexions cherche a fe fati»fake & bientót quittant fa fombre retraite il court attifcr dans le monde le feu dont il veut confumer fon ennemi. S'4 fort des écr.ts de la main d'un tel folitaire, ils ne reffembleront fihement ni a 1'Emile, ni k 1'Héloïfe; ils porteront, quelque art qu'emploie 1'auteur è fe déauifer, la reinte de la bile amere qui les difta. Pour J. J. les fru ts de fa folitude atteftent les fentimens dont il s'y nournt; il eut de 1'humeur tant qu'il vécut dans Ie monde, il n'en eut plus auffitót qu'il vécut feul. • Cette répugnance a fe nourrir d'idées noires & déplaifantes fe fait fentir dans fes écrits, comme dans fa converfation , & furtout dans ceux de longue haleine on 1'auteur avoit plus le tems d'être lui, & oii fon cceur s'eft mis, pour ainfi dire, plus a fon aife. Dans fes premiers ouvrages enualoé par fon fujet, indigné par le fpeftacle d,s mceurs publiques, excité par les gens qui vivo ent avec lui & qui dès-lors, peut-être, avoient déja leurs vues. il s'eft permis quelquefois de peindre les méchans & les vices en traits vifs & poignans, mais toujours prompts & rapides, & l'on voit qu'il ne fe complaifoit que dans les images riantes dont 11 aima de tout tems a s'occuper. 11 fe félicite a la fin de 1'Héloïfe d'en avoir foutenu 1'intéiêc durant iu volumes, fans Ie concours d'aucun perfonnsge  J1 DtALOOUE. 277 Méchant ni d'aucune mauvaife aftion. C'eft-lè, « me femble, le témoignage le moins éqmvoque des véritables goüts d'un auteur. F Eh i comme vous vous abufez 1 Les bons peir «ment les méchans fans crahte; ils n'ont pas peur d'être reconnus dans leurs portraits: mais un méchant n'ofe peindre fon femblable; il redoute 1 nPr ^r^Monfieur, cette interprétation fi naturelle eft-elle de votre facon? F Non, elle eft de nos Meflieurs. Oh moi, Je n'aurois jamais .eu 1'efprit de la trouver! r. Du moins, 1'admettez - vous férieufement pour bonne? * , F Mais, je vous avoue que je natme point a vivre avec les méchans, & je ne crois pas qu.il s'enfuive de-la que je fois un méchant moi - meme. r 11 s'enfuit tout le contraire, & non-feulement ks méchans aiment a vivre entr'eux, mats ïeurs écrits, comme leurs difcours, font lemphsde Lptures effroyables de toutes fortes de méchancetés Quelquefois les bons s-attachent de meme a les péindre, mais feulement pour les rendre odieufes au lieu que les méchans ne fe fervent des mêmes peintures que pour rendre olieux, moms les vices que les perfonnages qu ik ont en vue. Ces différencts fe font bien fentir a la lefbare & les cenfures vives, mais générales, des uns s y diftmEuentfacilement des fatyres perfonnelles des autres. Rien n'eft plus naturel è un auteur que de s occum 7  *78 IL T> I A L O O V E. ■ per par préférerce des matieres qui font k m de fon goüt. Celui de J. J. en 1'attachant a ! Mtude attefte par Jes produér'ons dont il ,v e* ocerpé, quelle e'pece de charmé a pu 1'y Ilh 't * 1 y rfetett*. Dans f, jeuneiTa & durant fes conl tes profpentëï n'ayant ereore a fe pjafndre de per* lonne tl n'aima pas moins la retraite qu'il I'aime dans fa mifere. II fe partageoit alors avec délice' entre les amis qu'il croyoit avoir & Ia douceur du recuedlement. Maintenant fi cruellement défabufé fe Lvre a fon goüt dominant fans partage. Ce' goüt ne le tourmente, ni ne fe ronge; tl nMe jend ni trifte, ni fombre; Jamais il „e fuc pIuJ cor nt m01'S rC"'Pé W™*™, P'us content, ni pus heureux, autant qu'on peut l'ètrk de fon propre fait, vivant dans l'adverfi:é. S'il é 01 tel qu'on nous Ie repréfente, ,. profpér, de fes ennenus, 1'opprobre dont ils 1'accablent ltmpulfince de s'en venger, 1'auroient déja feit penr de rage. B n'eüt trouvé dans Ia folitude qu'il cherche. que Ie défsfpoir & ]a mort. I, y Jüvl} le repos d efprit, la douceur d'ame, Ia fenté Ia vie. Tous les myflérieux argumens de vos Meffi^urs n'ébranleront jamais la certitudè qu'oper, ctlui-la dans mon efprit. Mais y a-Mi queJque mtudans ce(te douce(Jr? aucune » n'y a que la pente d'un nature] aimant & tendre qui, nouni de vifions délicieufes ne ptüt scn détach€r Poux s'oecuper d'idées feneftw  ÏI. D i a L o è rj e. 279 & de fentimens déctfrans. Pomquoi s'afrTger qun,d 5» peut joulr?,Pourquoi noyer fon ceeur de fiel & de bil , quand on peut 1'abreuver de benveilt & i£*f1 Ce choixfi raifonne n eft e r,; mi h mifon , r i par la volonté: mérite de la vertu, fans doute, maïs .1 n en a pas Zn plus l**ftfl* Celui qui durant f™ ans seft Bvüê aux feules ImprefHons de la nature, eft bien für de n'y réfifter jamais... Si ees impulfions ne le menent pas toujours dars la bonne route , rarement elles le menent danslamauvaife. Le ptu de vertus qu .1 a, n ont Ïmats fait de grands biens aux autres maïs es vices bien plus nombreux ne font de mal qua lui feul Sa morale eft moms une moiale d aftion que d'abftinerce s f, pareffe la lui . donr.ee & a raifon tf a fouvent confirmé: ne jama.s faire de l beaucoup plus difficile que celle - nieme de fair. du bien: car fouvent le bien qu'on fait fous un rapPo,t devient un mal fous mille autres : maïs dansl'ordre de la nature.il n'y aƒ vra, mal ^lemalpofitif. Souvent 11 n'y . d'autre moyen Tes'abftenbdenuireque de s'abftenir tout - a - fa. d'aRir, & Mon lal, K> melll6Ur reSline ' ta"C nioral que phyfique, eft un régime purement néZf. Mais ce n'eft pas celui qui convent a une Llofophie oftentatrice, qui ne veut que des ceu22Zdat & n'aPFend rien tant a fes f^ateurs  CSO II. D I A t 0 O U qu'a. beaucoup fe montrer. Cette maxima de ne ■ pomt faire de mal tient de bien prés è une autre qu'il doit. encore è fa parcffe, mais qui fe cbanpe en vertu pour quxorque s'en fait ün d-voir C'eft de ne fe mettre jamais dans une (Ituation qui lui fafte trotser fóa, avamage dans le péjudice d'autrui. Nu: homme ne redoute, une fituat'on pareille. Ils font tous trop forts, trop vertueux pour. craindre jamais que leur intérèt ne les tente contre leur devoir, & dans leur fiere confiance ils provoquent fans crainteles tentations auxquelles ils fe fentent fi fepérieurs. Félicitons - les de leurs • forces, mais ne blamons pas le foible J T de n'ofer fe fier a la fienne, &' d'aimer mieux fuir les tentations. que d'avoir i lés vaincre, trop p£u für du fuccès. d'un pareil combat, Cette feule indolencel'eütperdu dans-Ia foc'é é quand il n'y eüt pas apporté d'autres v-ces Les petits devoirs a remplir la lui ont rendue infup. portable , & ces petits devoirs négligés lui ont < fait cent fois plus de tort que des aftions injuftes ne lui en auroient pu faire. La morale du monde a.été mife comme celle des dévots en menues pra. tiques, en petites formules, en étiquettes de procédés qui difpenfent du refte. Quiconque s'attache avec fcrupule a tous ces petits détails-, peut au furplus être noir, faux, feurbe, traitre & méchant, peu irr.porte; pourvu. qu'il foit exafl. aux regies des procédés, il eft'toujours affez honnête homme. L'amour-propre de ceux. qu'on négligé  LI. D I A L O 8 O Ei «n pareil cas leur peint cette omiffion comme x* cruel outrage, ou comme »B? monftrueufe mgratttude, & tel qui donneroit pour un autre fa boune & fon fang, n'en fera jamais pardonné pour avoir omis dans quelque rencontre une attention de civrlité J. J- en dédaignant tout ce qui eft de pure formule & que font également bons & mauvais, amis & indifférens, pour ne s'attacher qua» folides devoirs qui n'ont rien de 1'ufage ordinaire & font peu de fenfation, a fourni les pré-extes que vos Meflieurs ont fi bab'lemsnt employés. II eut pu rempl'r fans bruit de gra.ds devoirs, dont jamais perfonne n'auroit rien dit: mais la neeligerxe des pgt te foins inutiles a caufé. fa psrte- Ces petits foins font auffi quelquefois des devoirs qu'il neft pas permis d'enfreirdre, & je ne prétends pas encela 1'excufcr. ]e dis feulamert que ce.malmeme qUi n'en eft pas un dans fa fource & qui n eft. tombé que fur lui, viert encore de cette Indolenco ds caraclere qui le domine & ne lui fait pas moins. néaliger fes intéréts que fes.devoirs. t i paroit n'avoir jamais convoiié fort ardemment les biens de la fortune, non par une modéraron dont on puiffe lui faire bonneur-, mais pare* cue ces biens, loin de procurer ceux dont il eft avide.enótent la jouiflance & legout. Les peites réelles ni les'efpérances ftuflrées, ne lont jamais, fort afftfté, II a trop defiré le bonheur pour defirer beaucoup ia ricbeffe , & s'il eut quelques nwmens d'ambition, fes defirs, comme fi» efforts,  I 282 !!• Dialogo e. ent été vffi & courts. Au premier obftacle qu-'il n'a pu vaincre du premier choc, il s'eft rebuté & retombant auflïtót dans fa langueur, il a ou' Wié ce qu'il ne pouvoit attendre. II fut toujours fi peu agifiant, fi peu propre au manege néceffaire pour réufïïr en toute entreprife, que les chofes les plus faciks pour d'autres devenant toujours difficiles pour lui, fa pareffe les lui rendoit impoifib.es pour lui épargner les efforts indifpenfabks pour les obtenir. Un amre oreiller de pareffe dans lome affaire un peu longue, quoiqu'aifée, étoit pour lui Pincertftude que le tems jette fflr les fueces qui dans 1'avenir femblent les plus affurés; mille empêchemens imprévus pouvant è chaque' mftant faire avorter les deffeins les mieux corcertés. La feulé inftab.lité de la vie réduit pour nous tous les événeraens fuiurs a de fiaiplcs prob.blités. La peine qu'il faut prendre eft certaine,' le prix en eft toujours douieux, & les pro/ets é!oignés ne peuvent paroitre que des leurres de qW* a quiconque a p'us a'indolence que d'ambition! Tel eft & fut toujours j. J.; „dent & vif par tempérament, il n'a pu dans fa jeuneffe être exempt de toute efpece de convoitife, & c'eft beaucoup s'il J'eft toujours , même aujourd'bu', Ma;s quelque defir qu'il ait pu former, & quel qu'en ait pu être 1'objet, fi du premier effort il na pu Patteindre, il fut toujours■ incapable d'une longue perfévérance a y afpirer. Maintenant il paroit ne plus rien defirer. In-  IL *D i a i- o g u s. 283 différent fur le refte de fa carrière il plaiflr approcher le terme, ma^s fan, Uccélere, «■ême par fes fouhaits. Je doute que jama.s mortel 3Tn5eS. «pto- fmcérement dit 4 D.eu, ?« MIM»>*ƒ<*'*> & " n'eft pas, fans doute^ me réfignation fort méritoire , 4 qui ne volt p.us run fur la terre qui puiffe flatter fon cceur. Mats tes ft ieuneffe, oü le feu du tempérament & de 1 ige dut fouvent enflammer fes defirs, il en put former d'affez v,fs, mais rarement d'afllz durables potr vaircre les obftacles quelquefois «ui rarrêtoier.t. En defirar t beaucoup il dto obtenirfort peu, pat ce que ce ne fort pas les feuls élans du cceur qui font atteindre a 1 ob-et, & qu J y faut d'autres moyens qu'il n'a jamais fu mettre en oeuvre. La plus Incrojable timidke, a plus exceff.ve indolents, auroient céde quelqu.fo.s peut-ê re 4 la force du defir, s'tl n'eüt trouvé dans cette force même 1'art d'éluder les foins qu elle fembloit exiger, & c'eft encore ici des clefs de on «rafel» *lle qei en découvre le tmeux les refforts. A force de s'occuper de 1'objet qu tl convoite, a force d'y tendre par fes defirs, fa btenfaifante imagmadon arrivé au terme, en fautantpardeffus les obftacles qui 1'arrêtent ou 1'eftarouchent. Elle fait plus; écattant de 1'objet tout ce I A L O O 0 I. «W Tïaturel auffi ardent qu'indifcret qu'on a tiré par un preftige admirable, le plus habile hypocnte & le plus rufé fourbe qui puiffe exifter. " Cette remarque étoit importante, & j'y ai porté la p'us grande attention. Le premier art de tous les méchans eft la prudence, c'eft-a-dire, la diffimulation. Ayant tant de deffeins & de fentimens a cacher,ils favent compofer leur extérieur, gouverner leurs regards, leur air, leur maintien, fe rendre maltres des apparences. Ils favent prendre leurs avantages & couvrir d'un vernis de fa«effe les noires paffions dont ils font rongés. Les cceurs vifs 'font bouillans, emportés, mais tout s'évapore au-dehors; les méchans font froids, pofés; le venin fe dépofe & fe cache au fond leurs cceurs pour n'agir qu'en tems & lieu: juf* qu'alors rien ne s'exhale, & pour rendre 1'effet plus grand ou plus für, ils le retardent a leur volonté. Ces différences ne viennent pas feulement des tempéramens, mais auffi de la nature des pasfions. Celles des cceurs ardens & fenfibles étant 1'ouvrage de la nature, fe montrent en dépit de celui qui les a; leur première explofion purement machinale eft indépendante de fa volonté. Tout ce qu'il peut faire a force de réfiftance eft d'en arrêter le cours avant qu'elle ait produit fon effet, mais non pas avant qu'elle fe foit manifeftée ou dans fes yeux, ou par fa rougeur, ou par fa voix, ©u par fon maintien, ou par quelque autre figne fenfible. Supplém. Tom. BI. Mi  *<5fi IL Dialosue. Mais 1'airmr-propre & les mouvemens qui ea dérivent, n'étantque des paffions fecondaires produites pa- Ia réflexion, n'agiffent pas fi fenfiblement fur la machine. Voila pourquoi ceux que ces fortes de paffions gouvernent, font plus maitres des apparences que ceux qui fe Iivrent aux iujpulfions directes de la nature. En général.fi les naturels ardens & vifs font plus aimans, ils font auffi plus emportés, moins cndurans, plus coleres; rnais des, emportemens bruyans font fans conféquence, & fitöt que le figne de la colere s'efface fur le vifage, elle eft éteinte auffi dans le cceur. Au contraire, les gens flegmatiques & froids , ii doux, fi patiens, fi modérés a 1'extérieur, en-dedans font haineux, vindicatifs, implacables,-ils favent conferver, déguifer, nourrir leur rancune jufqu'a ce que le moment de 1'affouvk fe préfente. En général, les premiers aiment plus qu'ils ne haïsfent, les feconds haïflent beaucoup plus qu'ils n'aiment, fi tant eft qu'ils fachent aimer. Les ames d'une haute trempe font néanmoins très-fouvent de celles-ci, comme fupérieures aux paffions. Les vrais fages font des hommes froids, je n'en doute pas ,• mais dans la claflë des hommes vulgaires, fans le contrepoids de la fenfibilité, 1'amour-propre emportera toujours la balance, & s'ils ne reftent nuls, il les rendra méchans. Vous me direz qu'il y a des hommes vifs cc fenfibles qui ne laiffent pas d'être méchans, haineux & rancuniers. Je n'en crois rien, mais il faut  ÏI. D I 1 'L O 6 B !i 2 01 «'entendre. II y a deux fortes de vivacité; celle des fentimens & celle des idéés. Les ames fenfibles -6'affectent fortement & rapidement. Le fang enflammé par une agitation fubite porte a 1'ceil, a la voix, au vifage, ces mouvemens impétueux qui marquent la paffion. II eft au contraire des efprits vifs qui s'aflbcient avec des cceurs glacés, & qui ne tirent que du cerveau 1'agitation qui paroit auffi dans les yeux, dans le gefte & accompagne la parole, mais par des fignes tout différens, pantomimes & comédiens, plutót qu'animés & paffionnés. Ceux-ci, riches d'idées, les produifent avec iine facilité extréme: ils ont Ia parole a commandement; leur efprit toujours préfent & pénétrant leur fournit fans ceffe des penfées neuves, des faillies, des réponfes heureufes; quelque force & quelque finefle qu'on mette a ce qu'on peut leur dire, ils étonnent par la promptitude & le fel de leurs réparties & ne reftent jamais court. Dans les chofes même de fentiment ils ont un petit babil fi bien agencé , qu'on les croiroit émus jufqu'au fond du cceur, fi cette juftefle même d'expreffion n'atteftoit que c'eft leur efprit feul qui travaille. Les autres, tout occupés de ce qu'ils fentent, foignent trop peu leurs paroles pour les arranger avec tant d'art. La pefante fucceffion du difcours leur eft infupportable; ils fe dépitent contre la lenteur de fa marche; il leur femble dans la rapidité dès mouvemens qu'ils éprouvent, que ce qu'ils fentent devroit fe faire jour & pénétrer d'un cceur a 1'ai». N »  39* H. Blit68ül) «re fans'le froid mmiftere de Ia parole. Les idéés fe préfentent d'ordinaire aux gens d'efprit en phraies tout arrangées; il n'en eft pas ainfi des fentimens. II faut chercher, combiner, choifir un lan;gage propre è rendre ceux qu'on éprouve, & quel eft Phomme fenfible qui aura la patience de fufpendre -le cours des afteftions qui 1'agitent pour s'occuper a chaque inftant de ce triage ? Une violente émotion peut fuggérer quelquefois des expreifions énergiques & vigoureufes; mais ce font d'heureux hafards que les mêmes fituations ne fournifllnt pas toujours. D'ailleurs un homme vi■vement ému eft-il en état de prêter une attention minutieufe a tout ce qu'on peut lui dire, a tout .ce qui fe paffe autour de lui, pour y approprier fa réponfe ou fon propos? Je ne dis pas que tous feront auffi diftraits, auffi étourdis, auffi ftupides que J. J., -mais je doute que quiconque a recu du ciel un naturel vraiment ardent, vif, fenfible & tendre, fok jamais un homme bien prefte a la ripofte. N'allons donc pas prendre, comme on fait dans le monde, pour des cceurs fenfibles des cerveaux brülés, dont le feul defir de briller anime les difcours, les aftions, les écrits , & qui , pour étre ap. plaudis des jeunes gens & des femmes, jouent de leur mieux la fenfibilité qu'ils n'ont point. Tout entiers a leur unique objet, c'eft-a-dire, a la célébrlté, ils ne s'échauffent fur rien au monde, ne prennent un véritable intérèt a rien; leurs têtes  H. D I A I. O G U E. W agitees d'idées rapides lailTent leuts cceurs vulde* de tout fentiment, excepté celui de 1'amour-propre mi, leur étant habituel,ne leur donne aucun mou* vement fenfible & remarquable au-dehors- Ainfi tranquilles & de fang-froid fur-toutes chofes, d* ne fongent qu'aux avantages relatifs a leur petiï individu, & ne laiffant jamais échapper aucune occafion, s'occupent fans celTe avec un fuccès qui ha rien d'étonnant,a rabaiffer leurs'-rivaux,a éearter leurs concurrens, a briller dans- le monde, a primer dansles lettres, & a dêprimer tout ce qui n'eft pas attaché a leur char. Que de tels hommesfoient méchans ou malfaifans, ee n'eft pas una merveille , mais qu'ils éprouvent d'autre paffiorr que 1'égoïfme qui les-doinine .qu'ils ment une véritable fenfibilité, qu ils foient capables detachement, d'amitié, méme d'amour, c'eft ce que je nie. Ils ne-favent pas feulement s'aimer ciK-mêmes; ils ne favent que haïr ee qui n'eft pas.eux. Celui qui fait régner fur fon propre cseur, te-nir toutes fes paflions fous le jong, fur qui l'inté* rêt perfonnel & les defirs fenfuels n'ont aucune puiffance, & qui, foit en public, foit tobt feul & fans témoins, ne fait en toute occafion que ce qui eft jufte & honnête, fens égard aux vceux fecret.* de fon coeur : celui-la feul eft homme vertueux* S'il exifte, je m'en réjouis pour 1'honneur de 1'elpece humaine, Je fais que des foules d'hommesvertueux ont jadis exifté fur la terre; je fais que> Fénélon, Catinat, d'autres moins connus, ont N 3  *94 II. TS t m t 6 « v E honoré les fiecles modernes, & parmi rms ,,; m GeorgjKdth fuivre encore leurs fublimeV ia ! ges. A cela prés je n'ai vu dans les apparentc* vertos des hommes, que forfanterie, hypmcrifi? &vanne. Mais ce qui fe rapproche un peu plu itrdT; 7qui eCi d"moins beaucoup *» *»» lordre de la nature, c'eft un mortel bien né qui 3 re?u du ciel des paffions expanfives & 'iouces, que des penchans aimans & aimables, quun cceur ardent a defïrer, rriais fenfible, affectueux dans fes defirs, qui n'a que faire de gloire m de trefors, mais de jouiffances réelles, de véritables attachemens, & qui comptant pour rien 1'apparence des chofes, & p0Ur peu I'opinion des hommes, cherche fon bonheur en dedans fans «ard aux „Pages fuivis & aux préjugés rerus. Cet nomme ne fera pas vertueux, puifqu'il ne vaincra pas fes penchans; mais en les fuivant il ne fera nen de contraire è ce que feroit, en furmontart ies fiens, celui qui n'écoute que la vertu. Labon-té, Ia commifération, la générofité, ces premières inclmations de Ia nature, qui ne font que des émariations de 1'amour de foi, ne s'érigeront point «lans fa tête en d'aufteres devoirs; mais elles feront des befoins de fon cceur qu'il fatisfera plus pour fon propre bonheur que par un principe d'humanué qu'il ne fongera gueres a réduire en regies Mnftinft de la nature eft moins pur peut-être, maïs certainement plus fór que la loi de la venu : «r on fe met fouvent en contradiétion avec fQn  II. D I A h o c u *. devoir, jamais avec fon penchant pour mal faire. L'homme de la nature édairé par la rarfon » des appctits plus délicats, mals non que dans fa première groffiéreté. Les aule, d'autorité, decélébrité, de préémmence ne lont rie„ pour lui; il ne veut être eonnu que pour etr* Zé U ne veut être loué que' de ce qm eft vratTnV l uable & qu'il polTede en effet. L'efpnt Te talens ne font mérite & ne le conftituentr pas. Ils font des deve oppemens néceffaire, dans Ie progrès des c ^ & qui ont leurs avantages pour les agrenicns Je .z ie' -is fobordonnés aux facultés ph-s preaeufe, L rendent l'homme vraiment fociaMe ft bon fc llnnocence au-deffus de tous les autres b ets, L'homme de la nature apprend «■ potter en tout* chofe ie jottg de la néceffité & a s y loumettre, * ne murmurer jamais contre la providence qm commerca par le comblcr de dons precieus,. qm promet i fon ceeur des biens plus prédeux encore, mais qui pour réparer les mjuftices de fefct»» & des hommes choifit fon heure & non pas la netre & dont ks vues font trop au- deffus de nor* pour qu'elle nous doive compte de fes moyens. L'homme de la nature eft affujetti par elle & pour fa propre confer.ation i des traniports .rafc.bles; & momentanés, k la eolere, H'emportemer.t, a I'indignation; jamais i des fentimens haineux & durables, nuüïbles a celui qui en eft la proie, & i  295 II. DiALoeuSS celui qui en eft 1'objet, & qui ne menent gift* insrl & a la deftruétion, fans fervir au bien ni a la confervation de perfonr.e; enfin l'homme de la nature , fans épuifer fes débiles forces a fe conflruirs ici-bas des tabernaeles, des machines énormes de bonheur ou de plaifir,jouit de lui-même & de fon ^exiftence, fans grand fouci de ce qu'en penfent les "hommes & fans grand foin de 1'avenir/ Tel j'ai vu 1'indolent J. J. fans affeftation, fans apprêt, livré par goüt a fes douces rêveries, penfant profondément quelquefois, mais toujours avec plus de fatigue que de plaifir, & airnant mieux fe laiffer gouverner par une imaginatica riante, que de gouverner avec effort f i tête par la raifon. Je 1'ai vu mener par goüt une vie égale, fimple & routiniere , fans s'en rebuter jamais. L'uniformité de cette vie & la douceur qu'il y trouve, montrent que fon ame eft en paix. S'il étoit mal avec lui-même, il fe lafferoit enfin d'y vivre; il lui faudroit des diverfions que je ne lui vois point chercher, & fi par un tour d'efprit diftLcile a concevoir, il s'obftinoit a s'impofer ce genre de fupplice, on verroit k Ia longue 1'effet de cette contrainee fur fon humeur, fur. fon teint, fur fa fanté. II jauniroit, il languiroit, il deviendroit trifte & fombre, il dépériroit. Au contraire (9), il fe porte mieux qu'il ne fit jamais. II n'a plus ces (9) Tout a fon terme ici - bas. Si ma fantê décline & fiiccombe enfin fous tant d'affliaions fans relSche, il relkra toujours étonnant qu'elle ait refifté fi long;ems.  II. DiAtoeuï. 297 ces fouffrances habituelles, cette maigreur, ce teint pale, cet air mourant, qu'il eut conftamment dix ans de fa vie, c'eft-a-dire, pendant tout le tems qu'il fe mêla d'écrire, métier auffi fmvfte i fa conftitution que contraire a fon goüt, & qui 1'eüt enfin mis au tombeau s'il 1'eü, continué plus longtems.- Depuis qu'il a repris les doux loifirs de fa jeuneffe il en a repris la tfrénité; il oecupe fon corps & repofe fa tête; il s'en trouve bien a tous égards. En un mot, comme j'ai trouvé dans fes livres l'homme de la nature , j'ai tiouvé dans lui l'homme de fes livres, fans avoir eu befoin de chercher expreffément s'il étoit vrai qu'il en fat' 1'auteur. ■ Je n'ai eu qu'une feule curiofité que j'ai voulu fatisfaire; >c'eft au fujet du Devin du Village. Ce que vous m'aviez dit li-deffus m'avoit tellemeat frappé que je n'aurois pas été tranquille, fi je ne m'en fuflë p wticuliérement éclairci. On ne concoit gueres comment un homme doué de qutlque génie & de talens , par lefquels il pourroit afpirer a une gloire méritée, pour fe parer effrontément d'un talent qu'il n'auroit pas, iroit fe fourrer fans néceffité dans toutes les occafions de montrer ladeffus fon ineptie. Mais qu'au milieu de Paris & des artiftes les moins difpofés pour lui a 1'indulgenee, un tel homme fe -donne-fans facón pour 1'auteur d'un ouvrage qu'il eft incapable de faire; qu'un homme -auffi timide, auffi peu fuffifant, s'érige parmi les maitres en précepteur d'un ait auquel il N S  ao8 lï. DiALoeuB» n'entend rien & qu'il les accufe de ne pas entendre, c'eft affurément une chofe des plus incroyables que l'on puiffe avancer. D'ailleurs il y a tant de baffeffe a fe parer ainfi des dépouilles d'autrui, cette manoeuvre fuppofe tant de pauvreté d'efprit, une vanité fi puérile, un jugement fi borné, que quiconque peut s'y réfoudre ne fera jamais rien de grand, d'élevé, de beau dans aucun genre, & que malgré toutes mes obfervations, il feroit toujours refté impoffible a mes yeux que J. J. fe donnant fauffement pour 1'auteur du Devin du Village, eüt fait aucun des autres écrits qu'il s'attribue, & qui certainement ont trop de force & d'élévation pour avoir pu fortir de la petite tête d'un petit pillard impudent. Tout cela me fembloit telleinent incom> p::tible,que j'en revenois toujours i ma première conféquence de tout ou rien. Une chofe encore animoit le zele de mes recherches. L'aüteur du Devin du Village n'eft pas, quel qu'il foit, un auteur ordinaire,non plus que celui des autres ouvrages qui portent le même nom. II y a dans cette piece une douceur, un charme, une fimplicité furtout qui la diftinguent fenfiblement de toute autre production du même tenre. II n'y a dans les paroles ni fituations vives, ni belles fentences, ni pompeufe morale: il ii'y a dans la mufique ni traits fav'ans, ni morceaux de travail, ni chants tournés, ni harmonie pathétique. Le fujet en eft plus comique qu'attendriffant, & cependant la .piece touche, reünie, attendrit juf-  11. Dutottl 299 eu'auT larmes; on fe fent ému fans favoir pourquoi D'oü ce charme fecret qui coule ainfi dans les cceurs tire-t-il fa fource? Cette fource unique,. oü nul autre n'a puifé, n'eft pas celle de lTiypo* crene • elle vient d'ailleurs. L'auteur doit être aufiL fingulier que la piece eft originale. Si connoiffantt déja J. J. j'avois vu pour la première fois Ie Devin dn.Village fans qu'on m'en nommat 1'auteur,, j'aurois'dit fans balancer, c'eft celui de la Nou-yelle Héloïfé, c'eft J, J., & ce ne peut être que lüi Golette intéreffe & touche comme Juhe, fana magie de fituations-,-fans apprêts. d evénemens romanefquesj même naturel, même douceur', même' accent;elles font foeurs.ou je ferois bien trompé.. Voila ce que j'aurois dit ou penfé.. Maintenant on'. m'afure au contraire, que J, J. fe donne fauffement. pour l'auteur de cette piece & qu'elle eft d'un autre- qu'on me le montre dor,c cet autre-la, que jevoye comment il eft fait;. Si ce n'eft pas-J. J., W doit du.moins lui reffembler, beaucoup, pu.fque' leurs produftions fi originales-, fi caraftérifées, fe ïeffemblent fi fort. II eft vrai que je ne puis avoir vu des produftions de J. J. en mufique, puifqu'il n'en fait pas faire; mais je fuis für que s'il en favoit faire, elles auroient un caraftere très-appro•chant de celui-!* A m'en rapporter * mon prcpre • iugement, cette mufique eft de lui: par les pre* ves que l'on me donne, elle n'en eft pas; quedois- je croire? Je réfolus de m'éclaircir fi bien ,Par moi-même fur cet article, qu'il ne me put N d  300 II. D I A L O G U IV refter la-deflus au.un doute; & je m'y fuis pris de Ja facon la plus courte, la plus iïïre pour y par ven ir. F. Rien n'eft plus fimple. Vous avez fait comme tout Ie monde; vous lui avez préfenté de la mufique a lire, & voyant qu'il ne faifoit que barbouiller, vous avez tiré la conféquence, & vous vous en êtes tenu-Iè. R. Ce n'eft point la ce que j'ai fait, & ce n'étoit point de cela non plus qu'il s'agiffoit; car il ne s'eft pas donné , que je fache, pour un croquefol, ni pour un chantre de cathédrale. Mais en donnant de la mufique pour être de lui, il s'eft donné pour en favoir faire. Voila. ce que j'avois & vérifier. Je lui ai donc propofé de la mufique, non a lire, mais a faire. C'étoit aller, ce me fenv ble, auffi direftement qu'il étoit poflïble au vrai point de la queftion. Je 1'ai prié de compofer cette mufique en ma préfence fur des paroles qui lui étoient inconnues & que je lui ai- foumies fur Ie champ. F. Vous aviez bien de la bonté; car enfin vous affurer qu'il ne favoit pas lire la mufique, n'étoitce pas vous affurer de refte qu'il n'en favoit pas compofer? R- Je n'en fais rien ,• je ne vois nulle impoflibilité qu'un homme trop plein de fes propres idéés ne fache ni faifir, ni rendre celles des autres; & puifque te n'eft pas faute d'efprit qu'il fait fi mal parler, ce peut, auffi n'être pas par ignorance qu'il  II. Duioe-oi. 3« lit fi mal la mufique. Mais ce que je fais bien, c'eft que fi de Pafte au poffible la conféquence eft valable , lui voir. fous mes yeux compofer de la mufique, étoit m aiïürer qu'il en favoit compofer.^ F. D'honneur, vo'ci .qui eft curieux! Hé bien , Monfieur, de quelle défaite vous paya-t- il? II fit le fier, fans doute, & rejetta la propofition avec hauteur? R. Non, il voyoit trop bien mon motif pour pouvoir s'en offenfer, & me parut même plus reconnoiffant qu'humilié de ma propofition. Mais il me pria de comparer les fitvwtions & les a>es. Confidérez, me dit-il, quelle différence vingtcinq ans d'intervalle, de longs ferremens de '„ cceur, lesennuis, Ie découragement, la viejl„ leffe doivent mettre dans les produftions du '„ même homme. Ajoutez a cela la contrainte que '„ vous m'impofez, & qui me plait paree que j'en , vois la raifon, mais qui n'en met pas moins des '* entraves aux idéés d'un homme qui n'a jamais fu les affujettir, ni rien produire qu'a fon beure, a fon aife & a fa volonté." F. Somme toute, avec de belles paroles il refufa 1'épreuve propofée? R. Au contraire, après ce petit préambule il s'y foumit de tout fon cceur, & s'en tira mieux qu'il n'avoit efpéré lui-même. II me fit avec un peu de lenteur, mais moi toujours préfent, de la mufique auffi fralche, auffi chantante, auffi bien tiaitée que celle d« Devin, & dont le ftyle affez N 7  JOS II. D I A O « B Ei femblable a celui de cette piece, mais moins nouveau qu'il n'étoit alors, eft tout auffi naturel, tout auffi exprelfif & tout auffi agréable.. II fut furpris lui-même de fon fuccès; „ Le defir, me dit-il, „ que je vous-at vu.de me voir réuffir, m'a fait, „ réuffir davantage. La défiance m'étourdit, m'ap„ péfantit,, & me reflèrre le cerveau comme le „ cceur; Ia confiance m'anime, m'épanouit & me „ fait planer fur des alles. Le ciel m'avoit fait „ pour 1'amitié : elle euf donné un nouveau „ reflbrt a mes facultés, &. j'aurois, doublé de „ prix par elle." Voila, Monfieur, ce que j'ai voulu vérifier par moi-même. Si cette expérience ne fuffit pas pour prouver qu'il a fait le Devin du Village, elle fuffit au moins pour détruire celle des preuves qu'il ne 1'a pas fait, a laquelle vous vous en êtes tenu. Vous favez pourquoi toutes les autres ne • font point autorité pour moi: mais voici une autre1 obfervation qui acheve de détruire mes doutes, &: me confirme ou me ramene dans mon ancienne. perfuafion. Après cette épreuve, j'ai examiné toute Ia mu< fique qu'il a compofée depuis fon retour a Paris & qui ne laifie pas de faire un recuëil confidérable, & j'y ai trouvé une uniformité de ftyle & de faire qui tomberoit quelquefois dans la monotö~ nie, fi elle n'étoit autorifée ou excufée par Ie grand rapport des paroles dont il a fait choix le plus fouvent. J. J. avec un cceur trop porcé a la  II. D I A L O G U E. 503 tendreffe, eut toujours un gout vif pour la vie champêtre. Toute fe mufique, quoique variée felon les fujets, porte une empreinte de ce goot. On croit entendre 1'accent paftoral des pipeaux, & cet accent fe fait partout fentir le même que dans le Devin du Village. Ur* connoifieur, ne peut pas plus s'y tromper qu'on net fe trompe au faire de* peinttes. Toute cette mufique a d'ailleurs. une firnplicité , j'oferois dire une vérité , que n'a parmi nous nulle autre mufique moderne. Non-feulement elle n'a befoin ni de trilles, ni de petites notes, ni d'agrémens ou de fleurtis d'aucune efpece mais elle ne peut même rien fupporter de tout cela Toute fon expreffion eft dans les feules nuances du fort & du doux, vrai caraftere d'une bonne mélodie; cette mélodie y eft toujours une & bien marquée, les accompagnement Paniment fans 1'offufquer. On n'a pas befoin de crier fans ceffe aux accompagnateurs: doux, plus doux.' Tout cela ne convient encore qu'au feul Devin du Village. S'il n'a pas fait cette piece, il faut donc qu'il' en ait l'auteur toujours a fes ordres pour lui compofer de nouvelle mufique, toutes les fois qu'il lui plak d'en produire fous fon nom, car il n'y a que lui feul qui en faffe comme celle -14. Je ne dis pas qu'en épluchant bien toute cette mufique, cn n'y trouvera ni reffemblances, ni réminifcences, ni traits pris ou imités d'autres auteurs; cela n'eft vrai d'aucune mufique que je connoifie. Mais, foit que ces imitations foient des lencon-  304 II. D l A L O' 6 17 B.' tres fortuïtes ou de vrais pillages, je dis que -Je la maniere dont.l'auteur les emploie lts lui approprie; je dis que 1'abondance des idéés dont al eft plein & qu'il aflbcie a ceJles-Ia, ne peut laiffer fuppofer que ce foit par ftériüté de fon propte fonds qu'il fe les attribue; c'eft pareffe ou précipitation., mais ce n'eft pas pauvreté: il lui eft trop aife de produire pour avoir jamais befoin de piller (io).. Cio) II y a trois feuls morceaux dans le Devin du Village qui ne font pas uniquement de moi; comme dès le commencement je 1'ai dit lans cefTeil tout le monde; tous trois dans le divertiflement. io. Les paroles de la chanfon qui font, en partie , & du moins 1'idée & le refrain , de M. Collé. 2«.' Les paroles de l'ariette qui font de' M. Cahufac, lequel m'engagea a faire après coup cette arierte pour complaire a Mlle. Fel, qui fe ptaignoit qu'il n'y avoit rien de brillant pour fa voix dans fön róle; 30. & 1'enrrée des Bergères quej furies vives inftances de M. d'HoIbach , j'arrangeai fur une piece de clavecin d'un recueil qu'il me préftnta. Je ne dirai pas quelle étoit i'intention de M. d'Holbach t mais-il me prefla fi fort d'employer quelque chofe de ce recueil que je ne pus, dans cette bagatelle, réfifier abftinément k fon defir. Pour la romance, qu_on m'a fait titer tantóide Suifle, tantêt de Lan» guedoc , tantér de nos Pfeaumes & tantót je ne fais 011 , je ne 1'ai tirée qne de ma tête, ainfi que toute la piece. Je la compofai revenu depuis peu d'Italie, patlionné pour la mufique que j'y avors entendue, & dont on n'avoit encore aucune cotinoifiitnce& Paris. Quand cette connoisftnee commenca de s'y répandre, on auroit bientót dé-  II. D I A L O 8 U ». 3°5 Te lui ai confeillé de rafiembler. toute cette mufique & de chercher. a s'en défaire pour s'aider a vivre'quand il ne pourra plus continuer fon travail mais de ticher fur toute chofe que ce recueil r,e tombe quien des mains fidelles & füres qui ne ]e laiflènt ni détruire ni divifer: car quand la pafiion ceffera de difter les jugemens qui le regardent, ce recueil fournira, ce me fcmble, une forte preuve que toute la mufique qui le comppfe tft d'un feul & même auteur (n). couvert mes pillages ,fi j'avei* fait comme font les com„ofiteur, Fratcpü„paree qu'ils font pauvres dIdees, nu'ils ne connoiffent pas même le vrai chant & que leurs accompïgnemens ne tónt que du barbouillage. On a ea 1'impudence de mettre en grande, pompe dans le recoeil de mes écrits fa romance deM. Vernes pour frire ctorre au publie que je me.l'attrrbuoir. Tbme ma réponfe a été de faire a cette ronuace deus autres airs meilleurs que celui - lk. Mon argument eft fimple. Celui qui a fut lei deux meilleurs airs favoit pas befoin de s'atmbuer fin» fement le moindre. r,0 mis fidellcment dans ce recueil toute la muttJe de toute efpece que j'ai compofée depuis mon retour l Paris, & dont j'aurois beaucoup retranché fi je n y av0is Uitt que ce qui me paroit bon. Mais j'ai voulu re rien omeure de ce que j'ai réellement fait, afin qu on en pCtc difcerner tout ce qu'on m'attribue auffi fauflement „u'impudemment, même en ce genre, dans le public , dans les journiux & jufques dans les recueils de mes propres écrits. Pourvu que les paroles foient grofiieres & mallionnêtes, ppuivu que les airs foient mauflades & pl««,  305 II. Dl A L .0 9 U E. Tout ce qui eft forti de la plume de J. J. dirrant fon effervefcence, porte une empreinte impoffible a méconnoltre & plus impoffible a imiter. Sa mufique, fa profc, fes vers, tout dans ces dix ans eft d'un coloris, d'une teinte qu'un autre ne trouvera jamais. Oui, je Ie répete, fi j'ignorois quel eft l'auteur du Devin du Village, je le fentirois a cette conformité. Mon doute levé furcette piece acheve de lever ceux qui pouvoient me refter fur fon auteur. La force des preuves qu'on a qu'elle n'eft pas de lui, ne fert plus qu'a détruire dans mon efprit celle des crimes dont on Paccüfe, & tout cela ne me Iaifle plus qu'une furprife, c'eft comment tant de menfonges peuvent être fi bien prouvé s, J. J. étoit né pour Ia mufique; non pour y payer de fa perfonne dans rexécution, mais pour en bater les progrès & y faire des découvcrtes. Ses idéés dans 1'art & fur I'art font fécond s, intariffables. II a trouvé des métbodes plus claires, plus commodes, plus fimples qui facilitsnt, les unes la compofition, les autres 1'exécution, & auxquellcs on m'accorrfora volontiers !e talent de compofer de cette mufique-la. Oii aflectera même de m'attribrter des airs d'un bon chant fsits par d'autres, peur faire croire que je me les attribue moi - même, & que je m'approprie les ouvrages d'autrui. M'oter mes produifttons & m'attribuér les leurs, a été depuis vingt ans la manoeuvre ta plus conftante de ces MeOieurs & la plus fure posr me décrier.  H. T> I A L O G ü E. 3C7 it ne manque pour être admifes que d'être propofées par un autre que lui. Il a fait dans 1'harrno-" nie une (*) dccouverte qu'il ne daigne pas même annoncer, für d'avance qu'elle feroit rebutée, ou ne lui attireroit comme le Devin du Village, que 1'imputation de s'emparer du bien d'autrui. II fera dix airs fur les mêmes paroles, fans que cette abondance lui coüte ou 1'épuife. Je 1'ai vu lire auffi fort bien la mufique, mieux que plufieurs de ceux qui la profeffent. Il aura même en cet art V impromptu de 1'exécution , qui lui manque en toute autre chofe , quand rien ne lintimidera, quand rien ne troublera cette préfence d'efprtt qu'il a fi rarement, qu'il perd fi aifément, & qu'il ne peut plus rappeller dès qu'il 1'a percue. 11 y a trente ans qu'on 1'a vu dans Paris chanter tout k livre ouvert. Pourquoi ne le peut-il plus aujourd'hui ? C'eft qu'alors perfonne ne doutoit du talent qu'aujourd'hui tout le monde lui refufe, & qu'un feul fpeftateur malveillant fuffit pour troubler fa tête & fes yeux- Qu'un homme auquel il aura -onfiar.ca lui préfente de la mufique qu'il ne conroiile point. Je parie, a moins qu'elle ne foit baroque ou qu'elle ne dife rien, qu'il la dechifire encore a la première vue & la chante paffablement. Mais fi, lifant dans le cceur de cet homme il le voit mal intentionné, 11 n'en dira pas une (*) Les Editeurs font perfuadés que 1'Auteur a laiffé quelques écrits für la découverte intéreffante dont il pa.-Ie, mais il ne leur a pas été pofiible d. les recouvrer.  30& ÏIi t> I A L O G U Bi nore, & voila parmi les fpeftateurs la concIufioH tirée fans autre examen. J. J. eft fur la mufique & fur les chofes qu'il fait le mieux, comme il étoit jadis aux échecs. Jouott-il avecun plus fort que lui qu'il croyoit plus foible, il le battoit le plira fouvent; avec un plus foible qu'il croyoit plus fort, il étoit battu; la fuffifance des autres. 1'intimide & le démontc infailiiblement. En ceci I'opinion Pa toujours fubjugué, .ou plutót , en toute chofe, comme il le dit lui-même,. c'eft-. au degré de fa confiance que fe mon te celui de fes facultés.. Le plus grand mal eft ici que fentant en lui fa capacité, pour défabufer eeux qui en doutent, il fe livre fans crainte aux occafions de la montrer, comptant toujours pour cette fois refter maitre de lui-même, & toujours intimidé , quoiqu'il faffe, il ne montre que fon ineptie. L'expérience la-deffiis a beau 1'inftruire, elle ne 1'a ja. mais corrigé. Les difpofitions d'ordinaire annoncent I'inolination & réciproquement. Cela eft encore vrai chez J. J. Je n'ai vu nul homme auffi paflionné que lui pour la mufique , mais feulement pour celle qui parle a fon cceur; c'eft pourquoi il aims mieux en faire, qu'en entendre, furtout a Paris, paree qu'il n'y en a point d'auffi bien appropriéa a lui que la fienne.' II la chante avec une voix foible & caiTée, mais encore animée & douce; il Paccompagne, non fans peine, avec des doigts tremblans, moins par l'effet.dês ans que d'une ins  CI. D i a 1 o » u I. sof vïncible timidité. II fe livre a cet amufement depuis quelques années avec plus d'ardeur que jamais , & il eft aifé de voir qu'il s'en fait une aimable diverfion a fes peines. 'Quand des fentimens douloureux affiigent fon ceeur, il cherche fur fon clavier les confolations que les hommes lui refufent. Sa douleur perd ainfi fa féchéreffe é^ lui fournit a la fois des chants & des larmes.' Dans les rues il fe diftrait des regards infutans des paffans en cherchant des airs dans fa tête; plufieurs romances de fa facon d'un chant trifte & languiffant, mais tendre & doux, n'ont point eu d'autre origine. Tout ce qui porte le même caraftere lui plait & le charme. II eft paffionné pour le chant du roffignol, ü aime les gémiffemens de la tourterelle & les a parfaitement imités dans 1'accompagnement d'un de fes airs: les regrets qui tiennent a 1'attachement 1'intéreffent. Sa paffion la plus vive & la plus vaine étoit d'être aimé ; il croyoit fe fentir fait pour 1'être : il fatisfait du moins cette fantaifie avec les animaux. Toujours il prodigua fon tems & fes foins a le* attirer, a les careffer; il étoit 1'ami, prefque 1'efclave de fon chien , de fa chatte, de fes fereins: il avoit des pigeons, qui le fuivoient partout, qui lui voloient fur les bras , fur la tête jufqu'a 1'importunité : il apprivoifoit les oifeaux, les po'ffons avec une patience incroyable, & 11 eft parvenu a Monquin a faire nicher des hirondelles dans fa chambre avec tant de confiance, qu'elles s'y lais-;  310 II. DlALOGUE. foient même enfermer fans s'effaroucher. En un mot, fes amufemens, fes plaifirs font innocens & doux comme fes travaux, comme fes penchans; il n'y a pas dans fon ame un goüt qui foit hors de la nature, ni coüteux ou criminel a fatisfaire, & pour être heureux autant qu'il eft poffible ici - bas, la fortune lui eüt été inutile, encore plus la célé"brité, il ne lui falloit que la fanté, le néceffaire, le repos & 1'amitié. Je vous ai décrit les principaux traits de l'homme que j'ai vu, & je me fuis borné dans mes defcriptious, non-feulement a ce qui peut de même être vu de tout autre, s'il porte a cet examen un ceil attentif & non prévenu, mais a ce qui n'étant ni bien, ni mal en foi, ne peut être affecté longtems par hypocrifie. Quant a ce qui, quoique vrai, n'eft pas vraifemblable, tout ce qui n'eft connu que du ciel & de moi, mais eüt pu mériter de 1'être des hommes, ou ce qui, même connu d'autrui , ne peut être dit de foi-même avec bienféance, n'efpérez pas que je vous en parle, non plus que ceux dont il eft connu; fi tout fon prix eft dans les furfrages des hommes, c'eft i jamais autant de perdu. Je ne vous parlerai pas non plus de fes vices; non qu'il n'en ait de trés - grands; mais paree qu'ils n'ont jamais fait de mal qu'a lui, & qu'il n'en doit aucun compte aux autres: le mal qui ne nuit' point a autrui peut fe taire, quand on tait le bien qui le rachete. II n'a pas été li difcret dans fes Confeflïons, & peut-être n'en a-t-U  II. DlALOGUE» git pas mieux fait. A cela prés, tous les détails que je pourrois ajouter aux précédens, n'en font que des conféquences, qu'en raifonnant bien, chacun peut aifément fuppléer. Ils fuflifent pour connoltre a fond le naturel de l'homme & fon caradlere. Je ne faurois aller plus loin, fans manquer aux engagemens par lefquels vous m'avez lié. Tant qu'ils dureront, tout ce que je puis exiger & attendre de J. J. eft qu'il me donne, comme il a fait, une explication naturelle & raifonnée de fa conduite en toute occafion , car il feroit in jufte & ahfurde d'exiger qu'il répondit aux charges qu'il ignore, & qu'on ne permet pas de lui déclarer; & tout ce que je puis ajouter du mien a cela eft de m'affurer, que cette expiication qu'il me donne, s'accorde avec tout ce que j'ai vu de lui par moi-même, en y donnant toute mon attention. Voila ce que j'ai fait: ainfi je m'arrête. Ou faites-moi fentir en quoi je m'abufe, ou montrez-moi comment mon J. J. peut s'accorder avec celui de vos Meflieurs, ou convenez enfin que deux êtres li différens ne furent jamais le même homme. F. Je vous ai écouté avec une attention dont vous devez être content. Au lieu de vous croifer par mes idécs, je vous ai fuivi dans les vótres, & fi quelquefois je vous ai machinalement h;terrompu, c'étoit, Iorfqu'étant moi-même de votre avis, je voulois avoir votre réponfe a des objections fouvent rebattues que je craignois d'ouhüer. Maintenant je vous demande en retour un peu. de  jri ft D I A L O O D TE.' l'attention que je vous ai donnée. J'éviterai d'etrë diffus; évitez, fi vous pouvez, d'être impatient. Je commence par vous accorder pleinement votre conféquence , & je conviens franchement que votre j. J. '& celui de nos Meflieurs ne fauroient être le même homme. L'un , j'en conviens encore , femble avoir été fait a plaifir pour le mettre en oppofition avec l'autre. Je vois même entr'eux des incompatibilités qui ne frapperoient peut-être nul autre que moi. L'empire de l'habitude & le goüt du travail manuel font par exemple k mes yeux des chofes inalliables avec les noires & fougueufes paffions des méchans, & je réponds que jamais un déterminé fcélérat ne fera de jolis herbiers en miniature & n'écrira en fix ans huit mille pages de mufique (12). Ainfi dès la première efquiffe nos Meflieurs & vous ne pouvez vous accorder. II y a certainement erreur ou menfonge d'une des deux parts; le menfonge n'eft pas de la vótre, j'en fuis trés-für ; mais 1'erreur y peut être. Qui m'affurera qu'elle n'y eft pas en effet? Vous accufes nos Meflieurs d'être préve- nus C12) Ayant fait une partie de ce calcul d'avauce & feulement par comparaifon, j'ai mis tout trop au rabais, & c'eft ce que je découvre bien fenfiblement a mefure que j'avance dans mon regiftre, puifqu'au bout de cinq ans & demi feulement j'ai déja plus de neuf mille pages bien Mtjculées, & fur iefquelles en 11e peut cgncsftetf  II. D i a l e e ü x. 3*3 mis quand ils le décrient, n'eft-ce point vous qui 1'êtes quand vous 1'honorez ? Votre penchant pour lui rend ce doute trés - raifonnable. Il faudroit , pour démêler fürement la vérité , des obfervations impartiales, & quelques précautions que vous ayez prifes, les vótres ne le font pas plus que les leurs. Tout le monde, quoique vous en puiffiez dire, n'eft pas entré dans le complot. Je connois d'honnêtes gens qui ne haïffent pas J. J., c'eft-a-dire, qui ne profeffent point pour lui cette bienveillance trartrëffè qui, felon vous, n'efi: qu'une haine plus meurtriere. Ils éftiment fes talens fans aimer^ni haïr fa perfonne, & n'ont pas une grande confiance en toute cette générofité li bruyante qu'on admire dans nos Meflieurs. Cependant fur bien des points , ces perfónnës équitables s'accordent a penfer comme le public a fon égard. Ce qu'elles ont vu par elles mêmes,' ce qu'elles ont appris les unes des autres, donne une idéé peu favorable de fes mceurs, de fa droiture, de fa douceur, de fon humanité , de fon défintéreffement, de toutes les vertus qu'il étalpit avec tant de fafte. II faut lui pafTer des défaüts, même des vices , puifqu'il efi: homme ; mais il en eft de trop bas pour pouvoir germer dans un cceur honnête. Je ne cherche point un homme parfait, mais je méprife un homme abjeft , & ne croirai jamais que les heureux penchans que vous trouvez dans J. J. puiffent compatir avec des vices tels que ceux dont il eft chargé. Vous voyez que je n'in* Supplém. Tom. III. O  314 II. .DlALOGUB. fifte pas fur des faits auffi prouvés qu'il y en ait au monde; mais dont 1'omiflion affectie d'une feule formalité énerve felon vous toutes les preuves. Je ne dis rien des créatures qu'il s'amufe a yioler, quoique rien ne foit moins néceffaire; des écus qu'il efcroque aux paffans dans les tavernes, & qu'il nie enfuite d'avoir empruntés; des copies qu'il fait payer deux fois, de celles oü il fait de faux comptes, de 1'argent qu'il efcsmote dans les payemens qu'on lui fait, de mille autres imputations pareilles. Je yeux que tous ces faits, quoique prouvés, foient fujets a chicane, comme les autres; mais ce qui eft généralement vu par tout le monde ne fauroit 1'être. Cet homme en qui vous trouvez unemodeftie, une timidité de vierge, eft fi bien connu pour un fatyre plein d'impudence, que dans les maifons même oü l'on tachoit de I'attirer a fon arrivée a Paris, on faifbit, dès qu'il paroiffoit, retirer la fille de la maifon, pour ne pas 1'expofer a la brutalité de fes propos & de fes manieres. Cet homme qui vous paroit fi doux, fi fociable, fuit tout le monde fans diftinfcion , dédaigne toutes les careffes , rebute toutes les avances, & vit feul comme un loup-garou. II fe nourrit de vifions, felon vous, & s'extafie avec des chimères: mais s'il méprife & repouffe les humains, fi fon cceur fe ferme a leur fociété, que leur importe celle que vous lui prêtez avec des êtres imaginaires ? Depuis qu'on s'eft avifé de 1'éplucher avec plus de foin , on 1'a trouvé non-fcu-  II. D I A L O C O B." 315 lement différent de ce qu'on Ie croyoit, mais contraire k tout ce qu'il prétendoit être. II fe difoit honnête, modefte; on 1'a'trouvé cynique & débauché ; il fe vantoit de bonnes mceurs, & il eft pourri de vérole; il fe difoit défintéreffé, & il eft de la plus baffe avidité ; il fe difoit humain,compatiffant; il repouffe durement tout ce qui lui demande affiftance; il fe difoit pitoyable & doux; il eft cruel & fanguinaire; il fe difoit charitable, & il ne donne rien k perfonne; il fe difoit liant, facile a fubjuguer; & il rejette arrogamment toutes les honnêtetés dont on le comble. Plus on le recherche , plus on en eft dédaigné : on a beau prendre en 1'accoftant, un air béat, un tonpatelin, dolent, lamentable, lui écrire des lettres a faire pleurer, lui fignifier net qu'on va fe tuer a 1'inftant fi l'on n'eft admis, il n'eft ému de rien, il feroit homme a laiffer faire ceux qui feroient affez fots pour cela, & les plaignans qui affluent a fa porte s'en retournent tous fans confolation. Dans une fituation pareille a la fienne, fe voyant obfervé de fi prés, ne devroit-il pas s'attacher a rendre contens de lui tous ceux qui 1'abordent, a leur faire perdre a force de douceur & de bonnes manieres, les noires impreffions qu'ils ont fur fon compte , k fubftituer dans leurs ames la bienveil lance a 1'eftime qu'il a perdue, & k les forcer au moins a le plaindre, ne pouvanc plus 1'honorer. Au lieu de cela il concourt par fon humeur fauvage & par fes rudes manieres a nourrir, comme. O 1  316 II. D I A L O • U E.' i plaifir, Ia mauvaife opinion qu'ils ont de lui. En le trouvant fi dur, fi repouffant, fi peu traitable, ils reconnoiffent aifément l'homme féroce qu'on leur a peint, & ils s'en retournent convaincus par eux-mêmes, qu'on n'a point exagéré fon caraftere & qu'il efl: auffi noir que fon portrait. Vous me répéterez fans doute que ce n'eft point la l'homme qu'a vu tout le monde, excepté vous feul. Vous ne parlez, dites-vous ,que d'après vos propres obfervations. La plupart de ceux que vous démentez, ne parlent non plus que d'aprcs les leurs. Ils ont vu noir oü vous voyezblanc; mais ils font tous d'accord fur cette couleur noire: la blanche ne frappe nuls autres yeux que les votres; vous êtes feul contre tous; Ia vraifemblance eft-elle pour vous ? La raifon permet-elle de donner plus de force a votre unique fuffrage qu'aux fufFrages unanimes de tout le public? Tout efl d'accord fur Ie compte de cet homme que vous vous obftinez feul a croire innocent, malgré tant de preuves auxquelles vous-même ne trouvez rien a répondre? Si ces preuves font autant d'impostures & de fophifmes j que faut-il donc penfer du genre-humain ? Quoi, toute une génération s'accorde è calomnier un innocent, a le couvrir de fange, a le fuffoquer pour ainfi dire , dans le bourbier de la diffamation? Tandis qu'il ne faut, felon vous, qu'ouvrir les yeux fur lui pour fe convaincre de fon innocence & de Ia noirceur de fes ennemis? Prenez garde, Monfieur Roufleau; c'eft  II. D I A L O 6 U B. 317 vous-même qui prouvez trop. Si J. J- étoit tel que vous 1'avez vu, feroit - il poffible que vous fuffiez le premier & le feul a 1'avoir vu fous cet afpecï? Ne refte-t-ïl donc que vous feul d'homme jufte & fenfé fur la terre? S'il en refte un autre qui ne penfe pas ici comme vous, toutes vos obfervations font anéanties, & vous reftez feul chargé de 1'accnfation que vous intentez a tout le monde, d'avoir vu ce que vous defiriez de voir, & non ce qui étoit en efflt. Répondez a cette feule objection, mais répondez jufte, & je me rénds fur tout le refte. R. Pour vous rendre ici franchife pour franchife, je commence par vous déclarer que cette feule objection a laquelle vous me fommez de répondre , eft a mes yeux un ablme de ténebres oü mon entendement fe perd. J. J. lui-même n'y comprend rien, non plus que moi. II s'avoue incapable d'txpliquer, d'entendre la conduite publique è fon égard. Ce concert avec lequel toute une génération s'empreffe d'adopter un plan fi exécrable, la lui rend incompréhenfible. II n'y voit ni des bons, ni des méchans, ni des hommes: il y voit des êtres dont_ il n'a nulle idée. II ne les honore, ni ne les méprife, ni ne les concoit; il ne fait pas ce que 'c'eft. Son ame incapable de haine , aime mieux fe repofer dans ctte ertiere ignorance, que de fe livrer par des interpi étattons cruelles, a des fentimens toujours pénibles a aelut qui les éprouve , quand ils ont pour objet de* O 3  :u3 II. D i a l e c u e. êtres qu'il ne peut eftimtr. J'approuve cette difp®fition , & je 1'adopte autant que je puis pour m'épargner un fentiment de mépris pour mes contemporains. Mais au fond je me furprends fouvent a les juger malgré moi : ma raifon fait fon office en dépit de ma volonté, & je prends le ciel a témoin que ce n'eft pas ma faute fi ce jugement leur eft fi défavantageux. Si donc vous faites dépendre votre afientiment au réfultat de mes recherches de la folution de votre objection, il y a grande apparence que me laiffant dans mon opinion vous refterez dans la vótre; car j'avoue que cette folution m'eft imposfible, fans néanmoins que cette impoffibilité puiffe1 détruire en moi la perfuafion commencée par Ia. marche clandeftine & tortueufe de vos Meflieurs, & confirmée enfuite par la connoiffance immédiate de l'homme. Toutes vos preuves contraires tirées de plus loin fe brifent contre cet axiome qui m'entraine irréfiftiblement, que la même chofe ne fauroit être & n'être pas, & tout ce que difent avoir vu vos Meflieurs eft, de votre propre aveu, entiérement incompatible avec ce que je fuis ceitain d'avoir vu moi - même.. J'en ufe dans mon jugement fur cet homme, comme dans ma croyance eri matiere de foi. Jecede a la conviftion directe, fans m'arrêter aux objeftions que je ne puis réfoudre; tant paree que ces objeftions font fondées fur des principes moins clairs, moins folides dans mon efprit, que ceux-  II. Dialogo e. 3i9 qui operent ma perfuafion, que paree qu'en cédant J ces objeftions je tomberois dans d'autres encore plus invincibles. Je perdrois donc a ce changement la force de 1'évidence, fans éviter 1'embarras des difficultés. Vous dites que ma raifon choifit le fentiment que mon cceur préfere, & je ne m'en défends pas. C'eft ce qui arrivé dans toute delibération oü le jugement n'a pas affez de lumieres pour fe décider fans le concours de la volonte. Croyez-vous, qu'en prenant avec tant d'ardeur le pa'rti contraire, vos Meflieurs foiént duermines par un motif plus impartial? Ne cherchant pas a vous furprendre, je vous devois d'abord'cetre déclaration A préfent jettons un coup-d'oeil fur vos difficultés, fi ce n'eft pour les réfoulre, au moins pour y chercher, s'il eft poffible, quelque forte d'explication. La principale 6c qui fait la bafe de toutes les autres, eft celle que vous m'avez ci-devant propofée fur le concours unanime de toute la généra»ion préfente a un complot d'impoftures & d'iniquité , contre lequel il feroit, ou trop injurieux au genre-humain de fuppofer"qu'aucun mortel ne réclame s'il en voyoit 1'injuftics, ou, cette injuftice étant auffi évidente qu'elle me paroit, trop orgueilleux a moi , trop humiliant pour le fens commun, de croire qu'elle n'eft appercue par perfonne autre. Faifons pour un moment cette fuppofition triviale que tous le» hommes ont la jauniflè & que O 4  Sao II. D i a l o e u E; vous feul ne 1'avez pas Je préviens Pinte*. ruption que vous me préparez Oticlk platte comparaifonlqu'eft-ce que c'eft que cette jaunijfe? Comment tous les hommes 1'ont - ilsgagnée, excepté vous. feul? C'eft pofer la méme queftion en d'autres termes;, mais ce n'eft pas Ia réfoudre, ce n'eft pas même /Vclaircir. Vouliez-vous dire autre chofe en min? terrompant? F. Non ; pourfuivez. R. Je réponds donc. Je crois 1'éclaircir, quorque vous en puiffiez dire, jorfque je fais entendre. qu'il eft, pour ainfi dire, des épidemies d'efpr.it qui gagnent les hommes de proch.e en procbe comme une efpece de contagion ,• paree que 1'ef. prit humain naturellement pareffeux aime è s'épargner de la peine en penfant d'après les autres, fuitout en ce qui flatie fes propres penchans. Cette pente a fe laiffer entrainer ainfi s'étend encore aux inclinations ,aux goüts, aux paffions des hommes; I'engouement général, maladie fi commune dans votre nation, n'a point d'autre fource, & vous ne m'en dédirez pas quand je vous citerai pour exemple a vous-même. Rappellez - vous 1'aveu que vous m'avez'fait ci-devant dans la fuppofition de 1'innocence de J J., que vous ne lui. pardonneriez point votre injuftice envers lui. Ainfi par la peine que vous donne:oit fon fouvenir," vous aimeriez mieux 1'aggraver que la réparer. Ce fentiment, naturel aux cceurs dévorés d'amourpropre, peut-il Pétre au vótre oü regne 1'amour de  IÏ. D I A L O 6 V E. 3*1 dc k juftice & dc ia raifon? Si vous euffiez réfléchi la-deffus pour chercher en votM-même la caufe d'un fentiment fi injufte, & qui vous eft fi étranger vous auriez bientót trouvé que vous haïïfiez dans J. J. non-feulement le fcélérat qu'on vous avoit peint, mais J. J. lui-même; que cette haine excitée d'abord par fes vices, en étoit devenue indépendante, s'étoit attachée a fa perfonne, & qu'innocent ou coupable, il étoit devenu,fans que vous vous en appercuffiez vous-méme, 1'objet de votre averfion. Aujourd'hui que vous me prêtez une attention plus impartiale, fi je vous rappellois vos raifonnemens dans nos premiers entreuens, vous fentiriez qu'ils n'étoient point en vous L'ouvrage du jugement, mais celui d'une pafiion fougueufe qui vous dominoit k votre infcu. Voila, JMonfieur , cette caufe étrangere qui féduifoif votre cceur fi jufte, & fafcinoit votre jugement fi fain dans leur état naturel. Vous trouviez une mauvaife face a tout ce qui venoit de cet infortuné,. & une bonne a tout ce qui tendoU a 1@ diffamer; les perfidies, les trahifons, lea menfonges perdoient k vos yeux toute leur noirceur lorfqu'il en étoit 1'objet, & pourvuque vous n'y trempafliez pas vous-même, vous vous étiez accoutumé k les voir fans horreur dans autrui : mais-ce qjit n'étoit en vous qu'un égarement paffager, eft devenu pour le public un délire habituel, un pnncipe conftant de conduite, une jauniffe unjvexfeüe, O 5  S« II. D I 1 L o 6 u fruit d'une bile êcre & rêpandue, qui n'aitere pas, feulement le fens de la vue, mais corrompt toutesles humeurs, & tue enfin tout-a-fait l'homme mo ral qui feroit demeurê bien conftitué fans elle. Si J. J. n'eüt point exifté, peut-être la plupart d'entr'eux n'auroient-ils rien a fe reprocher. Otez ce feul objet d'une pailion qui les tranfporte, a tout autre égard ils font honnêtes gens, commetout le monde, Cette animolM, plus viVe, plus agiflante que Ja fimple averfion, me paroit a 1'égard de J. la difpofition générale de toute la génération préfente. L'air feul dont il eft regardé paffant dans le» lues, montre évidemment cette difpofition qui fe gêne & fe contraint quelquefois dans ceux qui le rencontrent, mais qui perce & fe laiffe appercevoir malgré eux» A 1'empreffement groffier ce badautde s'arrêter, de fe retourner, de le fixer de le fuivre, au chuchotement ricaneur qui dirige fur lui le concours de leurs impudens regards , on. les prendroit moins pour d'honnêtes gens qui ont? le malheur de rencontrer un monftre effrayant, que pour des tas de bandits tout joyeux de tenir leur proie, & qui fe font un amufement digne d'eux' d'infiriter a fon malheur; Voyez-le entrant au fpectacle, entouré dans 1'inftant d'une éxroite enceinte de bras tendus & de cannes, dano- laquelle vot» pouvea penfer comme il eft a fon aife! A quoiV fert cette barrière? S'il veut la forcer, réfiftera*-elle? Non» fans doute. A quoi fert-elle donc?  II. DiALoeuBè 323- tTnlquement i fe donner 1'amufement de Ie voir enfermé dans cette cage, & a lui bien faire fentif qae tous ceux qui 1'entourent, fe font un plaifir d'être, i fon égard, autant d'argouzins &d'archers> Eft-ce' auffi P^ bonté qu'on ne manque pas 05 cracher fur lui, toutes les fois qu'il paffe a portée, & qu'on le peut fans être appercu de lui? Envoyef Ie vin d'honneur au même homme fur qui l'on crache Ceft rendre 1'honneur encore plus eruel cue 1'óutrage. Tous les fignes de haine, de mépris de fureur même, qu'on peut taciteöient donner a un homme, fans y joindre une infulte ouverte & directe, lui font prodigués de toutes parts & tout en 1'accablant des plus fades compiimens, en affeétant pour lui les petits foins mielleux qu'on rend aux jolles femmes r s'il avoit befoin d'une affiftance réetle, on le verroit périr avec joie , fans lui donner le moindre fccours. Te pai Vu dans la rue St. Honoré faire prefque fous un carroffe une chüte trés ■ péiilleufe; on court è lui, mais fitót qu'on «connoit J. J. tout fe difperfe, les paifans reprennent leur chemin, les marchands rentrent dans leurs boutiques, & r feroit refté feul dans cet état, fi un pauvre mercier ruftre & mal inftruit, ne Veut tót afleoir fur fon petit banc, & fi une fervante tout auffi pc» philofophe, ne lui eüt apporté un verre deau Tel eft en réalité Pintérêt fi vif & fi tendre donr Pheureux J. Ji eft 1'objet. Une animofité de cette efpece r« foit paf, O 6  32+ II. D i A L o e u e; guand elle eft forte & durable, Ia route la vüum courte, mais la plus fóre pour s'aiTouvir. Or cette route étant déja toute tracée dans le plan de vos Meflieurs, Ie public gu'il, ont mis avec art dans leur confidence, n'a plus eu qu'a fuivre cette route & tous avec Ie même fecret entr'eux,ont concourtl de concert a 1'exécution de ce plan. C'eft-14 ce qui s'eft fait, mais comment cela s'eft - il pu fajre?Voila votre difficulté qui revient toujours. Que cette animofité une fois excitée, ait altéré les facuhés de ceux qui s'y font Iivrés, au point de leur faire voir Ia bonté, Ia générofité, la clémenc* • dans toutes les manoeuvres de laplus noire perfide, rien n'eft plus facile 4 concevoir. Chacun, fait trop q„e les paffions violentes, commencant toujours par égarer Ia raifon , peuvent rendre l'homme injufte & méchant dans le fait, & pour ainfi dire, 4 1'infgu. de lui-même, fans avoir ceffé d'être jufte & bon dans 1'ame, oudu moins d'aimer la juftice & la vertu. Mais cette haine envénimée, comment eft-onvenu 4 bout de I'allumer? Comment a-t-on pu. rendre odieux 4 ce point , l'homme du monde Ie moins fait pour Ia haine , qui n'eut jamais nr interer, ni defir de nuire 4 autrui, qu, ne fit ne voulut, ne rendit, jamais de mal 4 perfonne " qm fans jaloufie, fans concurrence, n'afpirant 4 rien & marchant toujours feul dans fa route nefut en obftacle 4 nul autre, & qui au lieu des *IW at^hés * la célébrixé,n'a trouvé dans Ia  II. D i a l o e u i. 3*5 fienne qu'outrages, infultes , mifere & diffamation. J.'entrevois bien dans tout cela la caufe fecrete-. qui a mis en fureur les auteurs du complot. La. route que J. J. avoit prife étoit trop contraire a la leur, pour qu'ils lui pardonnaiïènt de donner un exemple qu'ils ne vouloient pas fuivre,.& d'occalionner des comparaifons qu'il ne leur convenoit pas de fouffrir. Outre ces caufes générales, & celles que vous-même avez affignées, cette haine primitive & radicale de vos Dames & de vos Mesfieurs, en a d'autres particulier.es & relatives a chaque individu , qu'il n'eft ni convenablede dire, ni facile a croire & dont je m'abftiendrai de parler, mais que la force de leurs effets rend trop. fenfibles pour qu'on puiffe douter de leur réalité ,. éi l'on peut juger de Ia violence de cette même haine par Part qu'on met a la cacher en 1'affou viffant. Mais plus cette haine individuelle fe décele, moins on comprend comment on eft parvenu a y faire pardciper tout le.monde, & ceux-même fur qui nul des motifs qui l'ont fait naltre ne pouvoit agir. Malgré 1'adrefle des chefs du complot,. la paffion qui les dirigeoit étoit trop vifible pour ne pas mettre a cet égard le public en garde contre tout ce qui venoit de leur part. Comment,. écartant des foupcons fi légitimes,. l'ont-ils fait entrer fi aifément, fi pleinement dans toutes leurs vues, jufqu'a le rendre auffi ardent qu'eux-mêmes a. les remplir? Voila ce qui n'eft pas facile a coinprendre & a expüquer. O J  326 II- DlALOGDE» Leurs marches fouterraines font trop ténébreufes pour qu'il foit poflïble de les y fuivre. Je erois feulement appercevoir, d'efpace en efpace, au-deffus de ces goufcres, quelques fóupiraux qui peuvent en indiquer les détours. Vous m'avez décrit vous-même dans notre premier entretien plufieurs de ces manoeuvres que vous fuppofiez légitïmes, comme ayant pour objet de démafquer un méchant; deftinées au contraire a faire paroitretel, un homme qui n'eft rien moins, elles auront également leur effet. Il fera néceffairement haï, föit qu'il mérite ou non de 1'être, paree qu'on aura pris des mefures certaines pour parvenir a le rendre odieux. Jufques-la ceci fe comprend encore; mais ici 1'effêt va plus loin: il ne s'agit pas feulement de haine, il s'agit d'animofité; il s'agit d'un concours très-aétif de tous è 1'exécution du projet concerté par un petit nombre, qui feul doit y prendre affez d'intérêt pour agir auffi vivement. L'idée de la méchanceté eft effrayante par ellemême. L'impreffion naturelle qu'on recoit d'un méchant dont on n'a pas perfonnellement a fe plaindre, eft de le craindre & de le fuir. Con' tent de n'être pas fa viftime, perfonne ne s'avife de vouloir être fon bourrem. Un méchant en place, qui peut & veut faire beaucoup de mal, peut exciter 1'animofité par la crainte, & Ie mal qu'on en redoute peut infpirer des efforts pour le prévenir; tfiais 1'impuiffance jointe a la inéchanceté ne peut produire que le mépris cc Pélffigne»  II. D I & L O 8 ü 1. 527 ment; un méchant fans pouvoir peut donner de 1'horreur, mais point d'animofité. On frérnit a fa vue, loin de le pourfuivre on le fuit, & rien n'eft plus' éloigné de 1'effet que produit fa rencontre qu'un fouris infultant & moqueur. LaiiTant au mi. niftere public le foin du chatiment qu'il mérite, un honnête homme ne s-'avilit pas jufqu'a vouloir y concourir. Quand il n'y auroit même dans ce chatiment d'autre peine affliftive que 1'ignominie & d'être expofé a 1» rifée publique ,- quel eft l'homme d'honneur qni voudroit prêter la main a eette oeuvre de juftice & attacher le coupable au carcan? II eft fi vrai qu'on n'a point généralement d'animofité contre les malfaiteurs,. que fi l'on en voit un pourfuivi par la juftice & prés d'être pris, le plus grand nombre, loin de le livrer, le fera fauver s'il peut; fon péril faifant' oublier qu'il eft criminel, pour fe fouveniï qu'il eft homme. Voila tout ce qu'opere la haine que les bons ©nt pour les méchans; c'eft' une haine de répugnance & d'éloignement, d'horreur même & d'eft froi ,. mais non pas d'animofité. Elle fuit fon ©bjet, en détourne les yeux-, dédaigne de s'en occnper: mais la haine contre J. ]H eft aftive, ardente, infatigable; loin de fuir fon objet, elle le cherche aves empreflement pour en faire a fon plaifir. Le tiflu de fes malheurs , 1'ceuvre combinée de fa diffamation n ontre une ligue très< étroite & très-agiffa te, ou tout Ie monde s'empreffe d'entrer. Chacun concourt avec la plus vive  328 II. Dialogutt. ému'ation a le circonvenir, a 1'environner de trahifons & de pieges, a empêcher qu'aucun avis utile ne lui parvienne, a lui óter tout moyen de juftification, toute poffibilité de repouffer les atteintes qu'on lui porte, de défendre fon honneur & fa réputation, a lui caeher tous fes ennernis, tous fes accufateurs, tous leurs complices. On tremble qu'il n'écrive pour fa défenfe, on s'inquiete de tout ce qu'il dit, de tout ce qu'il fait, de tout ce qu'il peut faire; chacun paroit agité de 1'effroi de voir paroitre de lui quelque apologie. On 1'obferve, on 1'épie avec le plus grand foin pour tacher d'éviter ce malheur. On veille exactement a tout ce qui 1'entoure, a tout ce qui 1'approche, a quiconque lui dit un feul mot. Sa fanté , fa vie font de nouveaux fujets d'inquiétude pour le public : on craint qu'une vieilleffe auffi fraiche ne démente 1'idée des maux honteux dont on fe fiattoit de le voir périr; on craint qu'il Ia longue les précautions qu'on entaffe ne fuffifent plus pour 1'empêcher de parler. Si la voix de 1'innocence alloit enfin fe faire entendre a travers les huées, quel malheur affreux ne feroit-ce point pour le corps des gens de lettres, pour celui des médecins, pour les grands, pour les magiftrats, pour tout le monde? Oui, fi forgant fes contemporains a le reconnoitre honnête homme, il parvenoit a confondre enfin fes accufateurs, fa pleine juftification feroit la défolation publ que. Tout cela prouve hivinciblement. que la haine  II. D I A L O G V B. 329 dont J. J. eft 1'objet, n'eft point la baine du vice & de la méchanceté , mais celle de 1'individu. IMéchant ou bon , il n'importe ; confacré a la haine publique il ne lui peut plus échapper, & pour peu qu'on connoiffe les routes du cceur humain, l'on voit que fon innocence recon-nue ne ferviroit qu'a le rendre plus odieux encore, & a transformer en rage 1'animofité dont il eft 1'objet. On ne lui pardonne pas maintenant de fecouer le pefant joug dont chacun voudroit 1'accabler, onlui pardonneroit bien moins les torts qu'on fe reprocheroit envers lui, & puifque vous-même avez un moment éprouvé un fentiment fi injufte, ces gens fi pétris d'amour ■ propre fupporteroientils fans aigreur 1'idée de leur propre baffeffe comparée a fa patience & a fa douceur ? Eh I foyez certain que fi c'étoit en effet un monftre on Ie fuiroit davantage, mais on le haïroit beaucoup moins. Quant i moi, pour expliquer de pareilles difpofitions je ne puis penfer autre chofe finon, qu'on s'eft fervi pour exciter dans Ie public cette violente animofité, de motifs femblables a ceux qui 1'avoient fait nahre dans 1'ame des auteurs du complot. Ils avoient vu cet homme , adcptant des prir.cipes tout contraires aux leurs, ne vouloir, ne fuivre ni parti, ni fefte, ne dire que ca qui lui fembloit vrai, bon, utile aux hommes , fans confulter en cela fon propre avantage ni celui de perfonne en particulier. Cette marche & la  33Ó II. Dialogo ï. fupériorité qu'elle lui donnoit fur eux, fut Ia grande fouice de leur haine. Ils ne purent lui parJonner de ne pas plier comme eux fa morale a fon pront, de tenir fi peu a fon intérèt & au leur, & de montrer tout franchement 1'abus des lettres & la forfanterie du métier d'auteur, fans fe foucier de 1'application qu'on ne manqueroit pas de lui faire a lui-même des maximes qu'il établisfbit, ni de Ia fureur qu'il alloit infpirer a ceux qui fe vantent d'être les arbitres de la renommée, les diftributeurs de la gloire & de la réputation des aétions des hommes, mais qui ne fe vantent pas, que je fache, de faire cette diftribution avec juftice & défintéreffement. Abhorrant Ia fatyre autant qu'il aimoit la vérité, on le vit touours diftinguer honorablement les particuliers & les combi er de linceres éloges , lorfqu'il avancoit des vérités générales dont ils auroient pu s'offenfer. II faifoit fentir que le mal tenoit è la nature des chofes & le bien aux vertus des individus. II faifoit & pour fes amis & pour les auteurs qu'il jugeoit eftimables , les mêmes exceptions qu'il croyoit mériter, & l'on fert en lifant fes ouvrages, le plaifir que prenoit fon cceur a ces honorables exceptions. Mais ceux qui s'en fentoient moins dignes qu'il ne les avoit crus, & dont Ia confcience repouflbit en fecret ces éloges, s'en irritant a mefure qu'ils les méritoient moins, ne lui pardonnerent jamais d'avoir fi bien démêlé les abus d'un métier qu'ils tachoient de faire admirer  II. D I A L O G U 35. 3SI au vulgaire , ni d'avoir par fa conduite déprifé tacitement, quoiqu'involontairement, la leur. La hame envénimée que ces réflexions firent naitre dans leurs cceurs, leur fuggéra le moyen d'en exciter une femblable dans les cceurs des autres hommes. Ils commencerent par dénaturer tous fes principes , par traveftlr un républicain févere en un brouil'lon féditieux, fon amour pour la liberté Iégale en une liccnce effrénée, & fon refpeft pour les loix en averfion pour les princes. lis 1'accuferent de vouloir renverfer en tout 1'ordre de la fociété paree qu'il s'indignoit, qu'ofant confacrer fous ce nom les plus funeftes défordres, on infulÜt aux mime» du genre-humain en donnant les plus criminels abus pour les loix dont ils font la rüine. Sa coltre cor.tre les brigandages publiés, fa haine contre les puiffans friptoos qui les fcutiennent, fon intrépide audace a dire des vérités dures a tous les états, furent autant de moyens era. ployés a les irriter tous contre lui. Pour le rendre odieux a ceux qui les rempliffent, on 1'accufa de les méprifer perfonnellement. Les reproches durs, mais généraux, qu'il faifoit a tous furent tournés en autant de fatyres particulieres, dont on fit avec art lés plus malignes applications. ' Rien n'infpire tant de courage que le témoignage d'un cceur droit, qui tire de la pureté de fes intentions, 1'audace de prononcer hautement & fans crainte, des jugemens didés par ie feul  332 II. DrALOeuE, amour de Ia juftice & de Ia vérité : mais rien n'expofe en même tems a tant de dangers & de rifques de la part d'enntmis adroits, que cttte méme audace, qui précipite un homme ardent dans tous les pieges qu'iis lui t.-nde:t, & le lh>rai,t a une impétuofité fars regie , lui fait faire contre la prudence mille fautes oü ne tomba qu'une ame franche &généreufe, mais qu'ils favent. transformer en autant de crimes affreux. Les hommes vulgaires, Lcapables de fentimens élevés & nobles, n'en fuppofent jamais que d'intéreffés dans ceux qui fe pafSonnent, & ne pouvant croire que 1'amour de la juftice & du bien public puifie exc ter unpareü zele, ils leur cor/trouvent toujours des motifs perfonnels, femblab'es a ceux qu'ils cachent eux-mêmes fous des noms pompeux, & fans lefquels m ne les verroit jamais s'échauffer fur rien. La chofe qui fe pardonne le moins, efl un mépris mérité. Celui que J. J. avoit marqué pour tout cet ordre focial prétendu, qui couvre en effet ks plus cruels défordres, tomboit bien plus fur la conftitution des différens états que fur les fujets qui les rempliffent, & qui, par cette conftitution même, font néceffilés a être ce qu'ils font. II avoit toujours fait une diftinetion trés -judicieufe entre les perfonnes & les conditions, eftimant fouvent les premières, quoique livrées a 1'efprit de leur état, lorfque le naturel reprenoit de tems a autre quelque afcendant fur leur intérèt, comme il arrivé affez fré:iu;mment a ceux qui font bien  II. D i a l o o u b. 333 nés. L'art de vos Meflieurs fut de préfenter les ■chofes fous un (óut autre point de vue, & de montrer en lui comme haine des hommes, celle que pour 1'amour d'eux il porte aux maux qu'ils fe font. II paroit qu'ils ne s'en font pas tenus a ces imputations générales, mais que, lui prêtant des difcours, des écrits, des ceuvres conformes a leurs vues, ils n'ont épargné ni fiétions, ni menfonges peur initer contre lui 1'amour-propre, & dans tous les états & chez tous les individus. J. J a même une op;nion qui, fi elle eft jufte, peut aider a expliquer cette animofité générale. Il eft perfuadé que dans les écrits qu'on fait pafllr fous fon nom, l'on a pris un foin particulier de lui faire infultcr brutalement tous les états de la fociété, & de changer en odieufes perfonnalités les reproches francs & forts qu'il leur fait quelquefois. Ce foupcon lui eft venu (13) fur ce que dans plufieurs lettres, anonymes & autres, on lui rappelle des chofes, comme étant de fes écrits , qu'il n'a jamais fongé a y mettre. Dans 1'une, il a, dit-on, mis fort plafamment en queftion ft les marir.s étoient des hommes ? Dans une autre, un officier lui avoue modeftement que , felon 1'expreffion de lui J. J., lui militaire radote de bonue foi , (l3) C'eft ce qu'il m'eft impoffible de verder, paree que ces Meflieurs ne laiffent parvenir jufqu'ii moi aucun exemplaire des écrits qu'ils fabriquent ou font fabriquer. fous mon nom.  334 II' D i a l o o u e. eommc la plupart de fes canaraies Tous les jours il recoit ainfi des citations de paflages qu'on lui attribue fauffement, avec la plus grande confiance, & qui font toujours outrageans pour quelqu'un. Il apprit il y a peu de tems qu'un homme de lettres de fa plus ancienne connoiffance, & pour lequel il avoit confervé de Peftime, ayant trop marqué peut-être un refte d'affe&ion pour lui, on 1'en guérit en lui perfuadant cue J. J. travailloit a une critique amere de fes écr'ts. Tels font a peu prés les refforts qu'on a pu mettre en jeu pour allumer & fomenter cette animofité fi vive & fi générale dont il efl 1'objet, & qui, s'attachant particuliérement a fa diffamation , couvre d'un faux intérèt pour fa perfonne, le foin de 1'avilir encore par cet air de faveur & de commifération. Pour moi je m'imagine que ce moyen d'expliquer les différens degrés de la haine qu'on lui porte, a proportion que ceux qui s'y livrent, font plus dans le cas de s'appliquer les reproches qu'il fait a fon fiecle & a fes contemporains. Les fripons publics, les intrigans, les ambitieux dont il dévoile les manoeuvres ; les paffionnés deftrucleurs de toute religion, de toute confcience, de toute iiberté, de toute morale, atteints plus au vif par fes cenfures, doivent le haïr & le haïffent en effèt encore plus que ne font les honnêtes gens trompés. En 1'entendant feulement nommer, les premiers ont peine a fe contenir , & la modération qu'ils tachent d'af.  II. Dialogub. 33S ftcter, fe dement bien vite, s'ils n'ont pas befoin de mafque pour affouvir leur paffion. Si la haine de l'homme n'étoit que celle du vice, la proportion fe renverferoit, la haine des gens de bien feroit plus marquée, les méchans feroient plus indifférens. L'obfervation contraire eft générale, frappante, inconteftable, & pourroit fournir bien des conféquences : contentons - nous ici de la confirmation que j'en tire, de la jufteffe de mon explication. Cette averfion une fois infpirée, s'étend, fe communiqué de proche en proche , dans les families, dans les fociétés, & devient en quelque forte un fentiment inné , qui s'affermit dans les enfans par 1'éducation & dans les jeunes gens par I'opinion publique. C'eft encore une remarque a faire, qu'excepté la confédération Lcrete de vos Dames & de vos Mefïïeurs, ce qui refte de la génération dans laquelle il a vécu , n'a- pas pour lui une haine auffi envénimée que celle qui fe propage dans la génération qui fuit. Toute la jeuneffe eft nourrie dans ce fentiment par un foin particulier de vos Meflieurs, dont les plus adroits fe font chargés de ce département. C'eft d'eux que tous les apprentifs philofophes prennent 1'attache; c'eft de leurs mains que font placés le$ gouverneurs des enfans, les fecrétaires des peres, les confidens des meres; rien dans 1'intérieur des families ne fe fait que par leur direétion, fans qu'ils paroiffent fe mêler de rien; ils ont trouvé  335 II. D i a l o P 3  3 4* II. D I A L O O U E. tres par des paffions auxquelles ils n'ont déja que trop depente, fait tout concourir contre un innocent qu'on a pris foin de charger de crimes, en lui ótant tout moyen de s'en laver. Dans Tautre explication, il faut que de toutes les générations la plus haineufe fe transforme tout d'un coup toute entiere & fans aucune exception, en autant d'anges céleftes en faveur du dernier des fcélérats , qu'on s'obftine a protéger & è laiffer libre,malgré les attentats & les crimes qu'il continue de commettre tout i fon aife, fans que perfonne au monde ofe, tant on craint de lui déplaire, fonger a 1'en empêcher, ni même a Jes lui reprocher. Laquelle de ces deux fuppoficions vous paroit la plus raifonnable & Ia plus admiffible? Au refle, cette objeélion tirée du concours unanime de tout le monde a 1'exécution d'un complot abominable, a peut-être plus d'apparence que de réalité. Premiérement, 1'art des moteurs de toute Ia trame a été de ne la pas dévoüer ég'alement a tous les yeux. Ils en ont gardé Ie prircipal fecret entre un petit nombre de conjuiés; ifa n'ont laiiTé voir au refle des hommes que ce qu'il falloit pour les y faire concourir. Chacun n'a vu 1'objet que par le có;é qui pouvoit 1'émouvoir, & n'a été initié dans le complot qu'autant que l'exigeoit la partie de 1'exécution qui lui étoit confiée. II n'y a peutêtre pas dix perfonnes qui fachent è quoi tient Ie fond de la trame, & de ces dix, il n'y en a peutêtre pas trois qui connoiffent affez leur viftime ,  II. D i a l o o o e. 543 pour ètie fürs qu'ils noirciffent un innocent. Le fecret du premier complot eft concentré entre deux hommes qui n'iront pas le révéler. Tout le refte des complices, plus ou moins coupaoles, fe tart illufion fur des manoeuvres qui, felon eux, tendent moins a perfécuter 1'innocence qu'a s'affurer d un méchant. On a pris chacun par fon caraftere particulier, par fa paffion favorite. S'il étoit poffiolo que cette mukitude de coopérateurs fe raffembliU & s'éclairat par des confidences réciproques, Us feroient frappés eux-mêmes des contradtftions abfurdes qü'ils trouveroient dans les faits qu on a prouvés a chacun deux, & des motifs non -feulement différens, mais fouvent contratres, par lefquels on les a fait concourir tous a 1'ceuvre commune, fms qu'aucun d'eux en vit le vrai but J. J. lui-même fait bien diftinguer d'avec la canaüle a laquelle il a été livré a Motiers, a Trye, a Monqu-n, des perfonnes dun vrai mérite, qui, trompées plutót que fédaites, &, fms è;re exemptes de b'ame, a plaindre dans leur erreur, n'onc pas luffé, malgré Popinion qu'elles avoient.de lui, de le recbercher avec le même empreffement que les autres, quoique dans de moins cruelles inteotions. Les trois quarts, peut-être, de ceux qu'on a fait entrer dans le complot, n'y reftent que paree qu ils n'en ont pas vu toute la noitceur. II y a meme plus de baffeffe que de malice dans les indignités dont le grand nombre 1'accable, & l'on voit a leur air, a leur ton, dans leurs manieres, qu'ds 1'ont P 4  344 IL D i a l o c u n. bien moins en horreur comme objet de haine qu'en dérifion comme infortuné. De plus; quoique perfonne ne combatte ouvertement I'opinion générale, ce qui feroit fe compromettre è pure perte, penfez-vous que tout Ie monde y acquiefce réellement? Combien de particuhers, peut-être, voyant tant de manoeuvres & de mines fouterraines. s'en indignent, refufent d'y concourir & gémiffent en fecret fur l'innocence opprimée! Combien d'autres ne fachant a quoi s'en tentr fur le compte d'un homme enlacé dans tant de pieges, refufent de Ie Juger fans 1'a voir entendu, & jugeant feulement fes adroits perfécuteurs, penfent que des gens a qui Ia rufe, Ia fauffeté, Ia trahifon content fi peu, pourroient bien n'être pas plus fcrupuleux fur 1'impofture. Sufpendus entre la force des preuves qu'on leur allegue, & celles de Ia malignité des accufateurs, ite ne peuvent accorder tant de zele pour la vérité avec tant d'averfion pour la Juftice, ni tant de générofité pour celui qu'ils aceufent, avec tant d'art a gauchir devart lui & fe fouftraire a lés défenfes. On peut s'abftenir de^'tniquité, fans avoir le courage de la combattre. On peut refufer d'être complice d'une trahifon, fans ofer démafquer les traltres. Un homme jufte, mais foible, fe retire alors de Ia foule, refte dans fon coin, & n'ofant s'expofer, plaint tout bas 1'opprimé, craint 1'oppreffeur & fe tait. Qui peut favoir combien d'honnêtes gens font dans cé cas ? ils ne fe font ni voir, ni fentir:. ik  ÏT. Dialogue. 345 fis laiffent le champ libre a vos Meflieurs, jufqu'a « que le moment de parler fans danger arrivé. Fondé fur I'opinion que j'eus toujours de Ia droiture naturelle du cceur humain, je crois que cela doit être. Sur quel fondement raifonnable peut-on foutenir que ceia n'eft pas? Voila, Monfieur, tout ce que je puis répondre a 1'unique objection a laquelle vous vous réduifez, & qu'au refte je neme charge pas de réfoudre a votre gré, ni même au mien, quoiqu'etfe, ne puiffe ébranlcr la perfu-afion directe qu'ont produit en moi mes recherches. Je vous ai vu prêt a m'interrompre, & j'ai compris que c'étoit pour me reprocher Ie foin fuperflue de vous établir un fait dont vous convenez fi bien vous - même , que vous Ie tournez en objeéhiorr contre moi, favoir qu'il n'eft pas vrai que tout Ie monde foit entré dans le complot. Mais remarquez' qu'en paroiffant nous accorder fur ce point, nous fommes néanmoins de fentimens tout contraires., en ce que, felon vous, ceux qui ne font pas. ducomplot penfcnt fur J. J. tout comme ceux. qui en font, & que, felon moi , ils doivent penfer tout. autrement. Ainfi votre exception que je. n'admets. pas , & la mienne que vous n'admettez pas non plus, tombantfur des perfonnes différentes„ s'excluent mutueliement ou du moins ne s'accordent pas. Je viens de vous dire fur quoi je fonde Jat mienne;- examinons la vótre a préfent- D'honnêtes gens, que vous dites ne pas entrerr dans le complot & ne pas haïr J. J. „ vcient cegen> P 5  346" tl. D I A L O G U E. dant en lui tout ce que difent y voir fes plus mortels ennemis; comme s'il en avoit qui convinffent de 1'être & ne fe vantaffent pas de 1'aimer! En me faifant cette objection, vous ne vous êtes pas rappellé celle - ci qui la prévient & la détruit. S'il y a complot, tout par fon effet devient facile a prouver a ceux-mêmes qui ne font pas du complot, & quand ils croient voir par leurs yeux , ils voient, fans s'en douter, par les yeux d'autrui. Si ces perfonnes dont vous parlez ne font pas de mauvaife foi; du moins elles font certainement prévenues comme tout le public, & doivent par cela feul voir & juger comme lui. Et comment vos Meflieurs ayant une fo:'s la facilité de faire tout croire, auroient-ils négligé de porter cet avantage auffi loin qu'il pouvoit aller ? Ceux qui dans cette perfuafibn générale ont écarté la plus füre «preuve pour difiinguer le vrai du faux, ont beau n'être pas a vos yeux du complot, par cela feul ils en font aux miens; & moi qui fens dans ma confcience, qu'oü ils croient voir la certitude & la vérité, il n'y a qu'erreur,menfonge, impofture, puis-je douter qu'il n'y ait de leur faute dans leur perfuafion, & que s'ils avoient aimé fincérement la vérité, ils ne 1'euffent bientót démêlée a travers les artifices des fourbes qui les ont abufés. Mais ceux qui ont d'avance irrévocablement jugé 1'objet de leur haine, & qui n'en veulent pas démordre , ne voyant en lui que ce qu'ils y veulent voir, tordent & détournent tout au gré de leur pailion, &  II. D I A L O G U E. 347 a foree de fubtilités, donnent aux chofes les plus «mtraires a leurs idéés, 1'interprétation qui les 7 peut ramener. Les perfonnes que vous croyez impartiales, ont-elles pris les précautions néceffaires pour furmonter ces illufïóns' ? F. Mais, Monfieur Rouffeau, y penfez-vous , & qu'exigez - vous la du public? Avez-vous pu croire qu'il examineroit la chofe auffi fcrupu'eufement que vous ? R. II en eüt été difpenfé fans doute, s'il fe fut abftenu d'une décifion fi cruelle. Mais en prononcant fouverainement fur 1'honneur & fur la deftinée d'un homme, il n'a pu fans crime négliger aucun des moyens effentiels & poffibles de s'affurer qu'il prononcoit juftement. Vous méprifez, dites-vous un homme abject, & ne croirez jamais que les heureux penchans que j'ai cru voir dans J. J- pmffent compatir avec des vices auffi bas que ceux dont il eft accufé. Je penfe exaftement comme vour fur cet article; mais je fuis auffi certain que d'aucune vérité qui me foit connue.que cetie abjeftion que vous lui reprochez eft de tous les vices le plus éloigné de fon naturel. Bien plus piés de Pextrêmüé contraire, il a trop debauteur dans 1'ame pour pouvoit tendre a 1'abjeftion. J. J. eft foible fans doute & peu capable de vaincre fes paffions! Mais il ne peut avoir que les paffions relatives i fon caraftere, & des tentations baffes ne fauroient approcher de fon cceur. La fource de tou-es fes confolations eft dans 1'eftiP 6  S48 IL D u l o s ï t. me de lui-même. II Ceroit Ie plus vertueux des hommes, fi fa force répondoit a fa volonté Mais avec toute fa foiblefie il ne peut être un homme vil, paree qu'il n'y a pas dans fon ame un penetrant ignoble auquel il füt bonteux de céder. Le feul qui 1'eüt pu mener au mal eft Ia mauvaife honte, contre laquelle il a lutté toute fa vie avec des efforts auffi grands qu'inutiles, paree qu'elle tient a fon humeur timide qui préfente un obftacle invincible aux ardens defirs de fon cceur, & Ie force a leur donner Ie change en mille facons fouvent blamables. Voila 1'unique fource de tout le mal qu'il a pu faire; mais dont rien ne peut fortir de femblable aux indignités dont vous 1'accufez- Eh! comment ne voyez-vous pas combien vos Meflieurs eux-mêmes font éloignés de ce mépris qu'ils veulent vous infpirer pour lui? Comment ne voyes» vous pas que ce mépris qu'ils affèaent n'eft point réel, qu'il n'eft que le voile bien tranfparent d'une eftime qui les déchire & d'une rage qu'ils cachent très-mal ? La preuve en eft manifefte. On ne s'in, quiete point ainfi des gens qu'on méprife. On en détourne les yeux, on les laiffe pour ce qu'ils font; on fait a leur égard, non pas ce que font vos Meffieurs a 1'égard de J. J., mais ce que lui-même fait au leur. II n'eft pas étonnant qu'après I'avoir chargé de pierres, ils le couvrent auffi de boue: tous ces procédés font trés - concordans de leur part; mais ceux qu'ils lui imputent ne le fontgué: res de la fienne, & ces indignités auxquelies vous.  Iï. D 1 A- L O © ü E". J4.!> revenez, font-elles mieux prouvées que les crimes fur lefquels vous n'infiftez plus? Non, Monfieur , après nos difcuffions précédentes , je ne vois plus de milieu poffible entre tout admettre & tout rejetter. Des témoignages que vous fuppofez impartiaux-, les uns portent fur des faits abfurdes & faux, mais rendus croyables a force de prévention: tels que le viol, labrutalité, la débauché, la cynique impudence, les baffes friponneries: les autres fur des faits vrais, mais fauffement interprétés; tels que fa dureté, fon dédain, fon humeur colere & repouffante, 1'obftination de fermer fa porte aux nouveaux vifages, furtout aux quidams cajoleurs & pieureux, & aux arrogans mal-appris. Comme je ne défendrai jamais J. J. accufé d'asfsffinat & d'empoifonnement, je n'entends pas non plus le juftifier d'être un violateur de fiHes, un monftre de débauché, un petit filou. Si vous pouvez alopter férieufement de pareilles opinions fur fon co.rpte, je ne puis que le plaindre, & vous plaindre auffi, vous qui careffez des- idéés dont vous rougiriez comme ami de la juftice, en y regardant de plus prés & faifant ce que j'ai faifc Lui débauché, brutal, impudent, cynique auprès du fexe! Eh! j'ai grand' peur que ce ne foit 1'excès contraire qui 1'a. perdu, & que s'il eut été ce que vous dites, il ne füt aujourd'hui bien moins mal, beureux. II eft bien aifé de faire a fon arrivée retijsex les filles de la maifon; mais qu'eft- ce que cela P l  35<5 II. Dialogos. prouve, finon la maligne difpofition des parens envers lui? A-t-on 1'exemple de quelque fait qui ait rendu néceffaire une précaution fi bizarre & fi affeclée ? & qu'en düt - il penfer 4 fon arrivée 4 Paris, lui qui venoit de vivre a Lyon très-familiérement dans une maifon très-eftimable , oit la mere & trois nlles charmantes, toutes trois dans la fleur de l age & de la beauté, 1'accabloient 4 1'envi d'amk'és & de careffes ? Eft - ce en abufant de cette familhrité prés de ces jeunes perfonnes, eft-ce par.des manieres ou des propos libres avec elles qu'il mérita 1'indigne & nouvel accueil qui 1'attendoit- a Paris en les quittant; & même encore aujourd'hui, des meres très-fages craignent-elles de mener leurs fiiles chez ce terrible fktyïe, devant lequel ces autres-la n'ofent laiffer un moment les leurs, chez elles & en leur préfence? En vérité, que des farces auffi grofïïeres puiffent abufer un moment les gens fenfés, il faut en être témoin pour le croire. Suppofons un moment qu'on eüt ofé publier tout cela dix ans plutót & lorfqus 1'eft'me des honnêtes gens qu'il eut toujours dès fa jeuneffe, étoii montée au plus haut degré: ces opinions, quoique" foutenues des mêmes preuves, auroient■ elles acquis le même crédit chez ceux qui maintenant s'empreffent de les adopter ? Non, fans doute; ils les auroient rejettées avec indignation. Us auro'ent tous dit: ,, quand un homme eft parvenu jufqu'a ,, cet age avec 1'efüme publique, quand fans patrie,  II, D I A L O O U £. 351 fans fortune & fans afyle, dans une fituation gênée, & forcé, pour fubfifter, de recourir fans „ ceffe aux expédiens, on n'en a jamais employés que d'honorables, & qu'on s'eft fait toujours confidérer & bien vouloir dans fa détreffe, on ne commence pas après 1'age mür,& quand tous les yeux font ouverts fur nous, a fe dévoyer de „ la droite route pour s'enfor.cer dans les fentiers „ bourbeux du vice, on n'alrccie point la baffeffe des plus vils fripons avec le courage & 1'éléva„ tion des ames fieres , ni 1'amour de la gloire aux , manoeuvres des filoux; & fi quarante ans d'hon,, neur permettoient a quelqu'un de fe démentir fi „ tard a ce point, il perdroit bientót cette vigueur „ de fentiment, ce reffort, cette franchife intiépide qu'on n'a point avec des paffions balles, & „ qui jamais ne furvit a 1'honneur. Un fripon ,, peut être lache, un méchant peut ê.re arrogant; „ mais la douceur de 1'innocence & la fierté de la vertu ne peuvent s'unir que dans une belle „ ame". Voila ce qu'ils auroient tous dit ou penfé, & ils auroient certainement refufé de le croire atteint de vices auffi bas, a moins qu'il n'en eut été convaincu fous leurs yeux. Ils auroient du moins voulu 1'étudier eux-mêmes, avant de le juger fi décidément & fi cruellement. lis auroient fait ce que j'ai fait, & avec 1'impartialité que vous leur fuppofez, ils auroient tiré de leurs recherches la  35« II- D i a t o c rj a« même conclufion que je tire des miennes. lTff n'ont rien fait de tout cela; les preuves les plus ténébreufes , les tétnoignages les plus fufpe&s leur ont fuffi pour fe décider en mal fans autre vérification, & ils ont foigneufement évité tout éclaircifièment qui pouvoit leur montrer leur erreur. Donc, quoique vous en puiffiez dire, ils font du complot; car ce que j'appelle en être n'eft pas feulement être dans le fecret de -vos Meflieurs, je préfume que peu de gens y font admis; mais c'eft adopter leur inique principe ï c'eft fe fa;re, comme eux, une loi de dire a tout le monde & de cacher au feul accufé le mal qu'on penfe ou qu'on feint de penfer de lui, & les raifons fur lefquelles on fonde ce jugement, afin de le mettre hors d'état d'y répondre, de faire entendre les fiennes: car fhót qu'on s'eft laifle perfuader qu'il faut le juger, non - feulement fans 1'entendre, mais fans en être entendu, tout le refte eft forcé, éi il n'eft pas pofilble qu'on réfifte a tant de témoignages fi bien arrangés & misa 1'abri de 1'inquiétante épreuve des réponfes de I'accufé. Comme tout le fuccès de la trame dépendoit de cette importante précaution, fon au. teur aura mis toute la fagaaté de fon efprit a donner a. cette injuftice le tour le plus fpécieux, & a la couvrir même d'un vernis de bénéficence & de générofité qui n'eüt ébloui nul efprit imparüial, mais qu'on s'eft empreffé d'admirer a I'égard  II. D I A L O G U E. 353 d'un homme qu'on n'eftimoit que par force, & dont les fingularités n'étoient vues de bon ceil par qui que ce füt. Tout tient k Ia première accufation qui 1'a fait déchoir tout d'un coup du titre d'honnête homme qu'il avoit porté jufqu'alors , pour y fubftituer celui du plus affreux fcélérat. Quiconque a 1'ame faine & croit vraiment a la probité, ne fe départ pis aifément de 1'eftime fondée qu'il a concue pour un homme de bien. Je verrois commettre un crime, s'il étoit poffible, ou faire une adieu baffe a Milord Marécbal, (17) que |e n'en croirois pas a mes yeux. Quand j'ai cru de J. J. tout ce que vous m'avez prouvé, c'étoit en le fuppofant convaincu. Cbanger a ce point, fuvr Is compte d'un homme eftimé durant toute fa vie, n'eft pas une chofe facüe. Mais auffi ce premier pas fait, tout le refte va de lui-même. De crime en crime, un homme coupable d'un feul devient, comme vous 1'avez dit, capable de tous. Rien n'eft moins furprenant que le paffige de la méchanceté a 1'abjection, & ce n'eft pas la peine de mefurer fi foigneufement 1'intervalle qui peut quel- (17) 11 efl vrai que IUilord Maréchal eft d'une illuftre saifiance, & J. J. un homme du peuple; mais il' faut penfer que Roufieaii qui parle ici, n'a pas en général une opinion bien fublirae de la haute vertu des gensdeqii»iité, & que 1'huloire de J. J. ne doit pr.s naturellement *grandir cette opinion.  354 JI- Dialo«ui. quefois féparer un fcélérat d'un fripon. On peut donc avilir tout a fon aife l'homme qu'on a com. mencé par noircir. Quand on croit qu'il n'y a dans lui que du mal, on n'y voit plus que cela; fes acïions bonnes ou indifférentes, changent bientót d'apparence avec beaucoup de préjugés & un peu d'interprétation , & l'on rétrafte alors fts jugemens avec autant d'aiTurance, que fi ceux qu'on leur fubftitue, étoient mieux fondés. L'a mour-propre fait qu'on veut toujours avoir vu foi-méme ce qu'on fait, ou qu'on croit favoir d'ailleurs. Rien n'eft fi manifefte auffitót qu'on y regarde; on a honts de ne l'avoir pas appercu plutót; mais c'eft qu'on étoit fi dtftrait ou fi prévenu , qu'on ne portoit pas fon attention de ce cóté; c'eft qu'on eft fi bon foi - même qu'on ne peut fuppofer la méchanceté dans autrui. Quand enfin 1'engouement devenu général parvient a 1'excès, on ne fe contente plus de tout croire, chacun pour prendre part i Ia fê:o cherche a renchérir, & tout Ie monde s'arllclionnant a ce fyftême, fe piqué d'y apporter du fien pjur 1'orner ou pour 1'afferimr. Les uns ne font pas plus empreffés d'inventer que les autres de croiie. Toute imputation paflè en preuve invincible, & fi l'on apprenoit aujourd'hui qu'il s'eft commis un crime dans la Iune, il feroit prouvé demain, plus clair que Ie jour, a tout le monde que c'eft J. J. qui en eft l'auteur. La réputation qu'on lui a dornée, une fois  II. D i A i- o r, u e. 355 ; bien établie, il eft donc trés-naturel qu'il en réfulte, même chez les gens de bonne foi, les effets que vous m'avez détaillés. S'il fait une < erreur de compte , ce fera toujours a deffein: eft-elle a fon avantage ? c'eft une friponnerie: eft-elle a fon préjudice ? c'eft une rufe. Un home me ainfi vu, quelque fiy'et qu'il foit aux oublis , aux diftractions, aux balourdifes, ne peut plus rien avoir de tout cela: tout ce qu'il fait par inadvertence, eft toujours vu comme fait exprès. Au contraire, les oublis, les omiffions, les bévues des autres a fon égard, ne trouvent p!us créance dans 1'efprit de perfonne; s'il les releve, I il ment; s'il les endure, c'eft a pure perte. Des I femmes étourdies, de jeuries gens évaporés feI ront des quiproquo dont il reftera chargé ; & ce fera beaucoup fi des laqwais gagnés ou peu fideI les, trop itftruits des fentimens des maltres a fon égard, ne font pas quelquefois tentés d'en | tirer avantage a fes dépens; bien fürs que 1'affaire ne s'éclaircira pas en fa préfence, & que quand cela arriveroit, un peu d'eifronterie aidée des préjugés des maltres , les tireroit d'affaire iJ aifément. J'ai fuppofé, comme vous, ceux qui traitent avec lui, tous finceres & de bonne foi; mais fi l'on cherchoit a le tromper pour le prendre en faute, quelle facilité fa vivacité, fon étourderie, fes diftractions, fa mauvaife mémoire ne donneI roient-elles pas pour cela?  35<5 II. Dialoöuï. D'autres caufes encore ont pu concourir a ces faux jugemens. Cet homme a donné a vos Mesfieurs par fes Confeffions qu'ils appellent fes Mémoires, une prife fur lui qu'ils n'ont eu garde de négliger. Cette leéture qu'il a prodiguée a tant de gens, mais dont fi peu d'hommes étoient capables, & dont bien moins encore étoient dignes, a initié le public dans toutes fes foibleffes, dans toutes fes fautes les plus fecretes. L'efpoir que ces Confeffions ne feroient vues qu'après fa mort, lui avoit donné Ie courage de tout dire , & de fe traiter avec une juftice fouvent même trop rigoureufe. Quand il fe vit défiguré parmi les hommes au point d'y paflër pour un monftre, la confcier.ce qui lui faifoit fentir en lui plus de bien que de mal , lui donna le courage que lui feul p.ut-être eut & aura jamais de fe montrer tel qu'il étoit; il crut qu'en manifeftant è plein 1'intérieur de fon ame, & révélant fes confesfrons, 1'explication fi franche, fi fimple, fi na turelle de tout ce qu'on a pu trouver de bizarre dans fa conduite, portant avec elle fon propre témoignage, feroit fentir la vérité de fea déclarations & la fauffeté des idéés horribles & fantaftiques qu'il voyoit répandre de lui, fans en pouvoir découvrir la fource. Bien loin de foupconner alors vos Meflieurs, la confiance en eux de cet homme fi défiant alla, non - feulement jufqu'a. leur lire cette hiftoire de fon ame, mais jufqu'i leur en laiffer le dépót affez longtems-  II. Dl-ALOeUE. 357 L'ufago qu'ils ont fait de cette imprudence a été d'en tirer parti pour diffamer celui qui l'avoit commife, & le plus facré dépót • de 1'amitié eft devenu dans leurs mains Pinftrument de la trahifon. Ils ont travefti fes défauts en vices , fes fautes en crimes, les foibleffus de fa jeimefle en noirceurs de fon age mür: ils ont dénat*ré les effets, quelquefois ridicules , de tout ce que la nature a mis d'aimable & de bon dans fon ame, & ce qui n'eft que des fingularkés d'un tempérament ardent retenu par un naturel timide, eft devenu par leurs foins une horrible dépravation de cceur & de goüt. Enfin toutes leurs manieres de procéder a fon égard & des allures dont le vent m'eft parvenu, me portent a croire que pour décrier fes Confeffions après en avoir tiré contre lui tous les avantages poffibies , ils ont intrigué , manceuvré dans tous les lieux oü il a vécu & dont il leur a fourni les renfeignemens, pour défigurcr toute fa vie, pour fabriquer avec art des menfonges qui en donnent l'air a fes Confeffions, & pour lui óter le mérite de la franchife même dans les aveux qu'il fait contre lui. Eb! puifqu'ils favent empoifonner fes écrits qui font fous les yeux de tout le monde, comment n'empoifonneroient-ils pas fa vie, que le public ne connolt que fur leur rapport ? L'Héloïfe avoit tourné fur lui les regards des femmes; elles avoient des droits affez naturels fur un homme qui décrivoit ainfi 1'amour j mais u\a  358 II. D i A i. o g ü t. connoiffant gueres que le phyfique, elles crurer.t qu'il n'y avoit que des fens trés-vifs qui puffen t infpirer des, fentimens fi tendres, & cela put leur donner de celui qui les exprimoit , plus grande op'n'on qu'il ne la méritoit peut-être. Suppofez cette opinion portee chez quelques-uns jufqu'a la curiofité , & que cette curiofité ne fut pas affez tót devinée ou fatisfaite par celui qui en étoit 1'objet ; vous concevrez aifément dans fa deflinée les conféquer.ces de cette balourdife. Quant a 1'accueil fee & dur qu'il fait 3ux quidams arrogans ou pleureux quiviennent a lui,j'en ai fouvent été le témoin moi-même, & je conviens qu'en pareüle fituation, cette conduite feroit fort imprudente dans un hypocrite démafqué qui, trop heureux qu'on voulüt bien feindre de prendre le change, devroit fe ptêter, avec une diffimulation pareille a cette feinte, & aux apparens ménagemens qu'on feroit fembiant d'avoir pour lui. Mais ofez - vous reprocher a un homme d'honneur outragé de ne pas fe conduire en coupable, & de n'avoir pas dans fes infortunes la lacheté d'un vil fcélérat? De quel eeil voulez-vous qu'il envifage les perfides empreffemens des traltres qui 1'obfedent, & qui tout en affectant le plus pur zele, n'ont en effet d'autre but que de 1'enlacer de plus en plus dans les pieges de ceux qui les emploient ? II fauJroit pour les accueillir qu'il füt en effet tel qu'ils le fuppofent ; il faudroit qu'auflï fourbe qu'eux & feignant de ne les pas pénétrer, il leur  IL Dialogue. 359 rendït trahifon pour trahifon. Tout fon crime eft d'être auffi franc qu'ils font faux: mais après tout, que leur importe qu'il les reepive bien ou mal ? Les fignes les plus manifeftes de fon impatience ou de fon dédain n'ont rien qui les rebute. II les outrageroit ouvertement qu'ils ne s'en iroient pas pour cela. Tous de concert laiffant a fa porte les fentimens d'honneur qu'ils peuvent avoir, ne lui montrent qu'infenfibilité, duplicité, lacheté, perfide, & font auprès de lui comme il devroit être auprès d'eux, s'il étoit tel qu'ils le repréfentent; & comment voulez-vous qu'il leur montre une êftime qu'ils ont pris fi grand foin de ne lui pas laiffei ? Je conviens qae le mépris d'un homme qu'on méprife foi-même eft facile a fupporter: mais encore n'eft- ce pas chez lui qu'il faut aller en chercher les marqués. Malgré tout ce patelinage infidieirx, pour peu qu'il croie appercevoir au fond des ames, des fentimens naturellement honnêtes & quelques bonnes difpofitions, il fe laifie encore fubjuguer. Je ris de fa fimplicité & je Pen fais rire lui - même. II efpere toujours qu'en le voyant tel qu'il eft, quelques-uns du moins n'auront pas le courage de le haïr, & aoit a force de franchife toucher enfin ces cceurs de bronze. Vous concevez comment cela lui réuffit; il le voit lui-même, & après tant de triftes expériences, il doit enfin favoir a quoi s'en tenir. Si vous euffiez fait une fois les rc'flexions que la raifon fuggere, & les peiquifitions que la juftice  35o II. DlALOGUI. exige, avant de juger fi févérement un infortuné, vous auriez fenti que dans une fituat'on pareille i Iafienne, & victime d'aufiï détefiables ramplots , il ne peut plus, il ne doit plus du moins fe livrer, pour ce qui 1'entcure , a fes penchans naturels, dont vos Meffiiurs fe font fervis fi longtems & avec tant de fuccès pour Ie prendre dans leurs filets. II ne peut plus fans s'y précipiter lui-même, agir en rien dans la fimplicité de fon cceur. Ainfi ce n'eft plus fur fes ceuvres préfcntes qu'il faut IeJ juger, même quand on pourroit en avoir le narré fidele. II faut rétrograder vers les tems oü rien ne 1'empêchoit d'être lui - même, ou bien Ie pénétrer plus intimément, intüs cïf in cute, pour y lire immédiatement les véritables difpofitions de fon ame que tant de malheurs n'ont pu aigrir. En le fuivant dans les tems heureux de fa vie, & dans ceux - même oü déja la proie de vos Meflieurs il ne s'en doutoit pas encore, vous eufiiez trouvé l'homme bienfaifant & doux qu'il étoit & paflbit pour être, avant qu'on 1'éüt défiguré. Dans tous les Iieux oü il a vécu jadis, dans les habitations oü on lui a laiffé faire affez de féjour pour y laiffer des traces de fon caraftere, les regrets des habitans l'ont toujours fuivi dans fa retraite, & feul peut-être de tous les étrangers qui jamais vécurent en Angleterre, il a vu le peuple de Wootton pieurer a fon déparr. Mais vos Dames & vos Meflieurs ont pris un tel foin d'effacer toutes ces traces, que c'eft feulement tan dis qu'e.'les étoient encore fiai- che?,  II. D I A L O 9 U t. 361 thes, qu'on a pu les diftinguer. Montmorenci plus prés de nous offre un exemple frappant de Ces différences. Grace a des perfonnes que je ne veux pas nommer, & aux Oratoriens devenus je ne fais comment les plus ardens fatellites de la ligue, vous n'y retrouverez plus aucun veilige üe Pattachement, & j'ofe dire de la vénération qu'on y eut jadis pour J. J. & tant qu'il y vécut & après qu'il en fut parti ; mais les traditions du moins en reftent encore dans la mémoire des honnêtes gens qui fréquentoient alors ce pays - la. Dans ces épanchemens auxquels il aime encore a fe livrer & fouvent avec plus de plaifir que de prudence, il m'a quelquefois confié fes peines, & j'ai vu que la patience avec laquelle il les fupporte, n'ótoit rien a 1'impreffion qu'elles font fur fon cceur. Celles que le tems adoucit le moins fe réduifent a deux principales, qu'il compte pour les feuls vrais maux que lui aient fait fes ennemis. La première eft de lui avoir öté la douceur d'être utile aux hommes & fecourable aux malheureux, foit en lui en ótant les moyens , foit en ne laiflant plus approcher de lui fous ce paffeport, que des fourbes qui ne cherchent a 1'intéreiTer pour eux , qu'afin de s'infinuer dans fa confiance, 1'épier & le trahir. La facon dont ils fe préfentent, le ton qu'ils prennent en lui parlant, les fades louanges qu'ils lui donnent, le patelinage qu'ils y joignent, Ie Supplém. Tom. III. Q  36" 2 II. DlALOSUE. fiel qu'ils ne peuvent s'abftenir d'y mêler, tout déccle en eux de petits hiftrions grimaciers, qui •ne favent ou ne daignent pas mieux jouer leur róle. Les lettres qu'il recoit ne font avec des lieux .communs de college & des legons .bien magiftrales fur fes devoirs envers ceux qui les écrivent, que de fottes déclamations contre les grands & les riches, par lefquelles on croit bien le leurrer , d'amers farcafmes fur tous les états , d'aigres reproches a la fortune de priver un grand homme comme l'auteur de la lettre, & par compagnie, 1'autre grand bomme k qui elle s'adreffe , des honneurs & des biens qui leur étoient dus, pour les prodiguer aux indignes ; des preuves tirées de-la, qu'il n'exifte point de providence ; de pathétiques déclarations de Ia prompte affiftance dont on a befoin , fuivies de iieres proteftations de n'en votiloir néanmoins aucune. Le tout iïnit d'ordinaire par la confidence de la ferme réfolution oü l'on eft de fe tuer, & par Tavis que cette réfolution fera mife en exécution fonica, fi Ton ne recoit bien vite une réponfe fatisfaifante a la lettre. Après avoir été plufieurs fois trés - fottement la dupe de ces menagans fuicides, il a fini par fe moquer & d'eux & de fa propre bêtife. Mais quand ils n'ont plus trouvé la facilité de s'introduire avec ce pathos, ils ont bientót repris leur allure naturelle , & fubftitué , pour forcer fa porte, la férocité des tigres a la fiexibilité des  II. D t A L O O U E. §6"J ferpens. II faut avoir vu les alTauts que fa femme eft forcée de foutenir fans ceffe, les injures & les outrages qu'elle effuye journellement de tous ces humbles admirateurs, de tous ces ver«ueux infortunés a la moindre réfiftance qu'ils trouvent, pour juger du motif qui les amene & des gens qui les envoient. Croyez-vous qu'il ait tort d'éconduire toute cette canaille & de ne vouloir pas s'en laiffer fubjuguer? II lui faudroit vingt ans d'application pour lire feulement tous les manufcrits qu'on le vient prier de revoir, de corriger, de refondre ; car fon tems & fa peine ne coütent rien a vos Meffieurs (18) ; il lui faudroit dix mains & dix fecrétaires pour écrire les requêtes, placets, lettres, mémoires, complimens, vers, bouquets dont on vient a 1'envi le charger, vu la grande éloquence de fa plume & la-grande bonté de fon cceur; car c'eft toujours la 1'ordinaire refrein de ces perfonnages fmceres. Au mot d'humanité qu'ont appris a bourdonner autour de lui des effaims de guêpes, (18) Je dois pourtant rendre juftice a ceux qui m'ofTrent de payer mes peines & qui font en affez grand nombre. Au moment même oü j'écris ceci, une Dame de province vient de me propofer douze francs, en attendant mieux, pour lui écrire une belle lettre a un Prince. C'eft dommage que je ne me fois pas avifé de lever boudque fous les charniers des Innocens. J'y aurois pu faire affez bien mes affaires. Q 2  364 H. Dialogue. elles prétendent le cribler de leurs aiguillons bien a leur aife , fans qu'il ofe s'y dérober , & tout ce qui lui peut arriver de plus heureux, eft de s'en délivrer avec de I'argent, dont ils le remercient enfuite par des injures. Après avoir tant réchauffé des ferpens dans fon fein, il s'eft enfin déterminé par une réflexion trés-fimple a fe conduire comme il fait avec tous ces nouveaux venus. A force de bontés & de foins généreux, vos Meflieurs parvenus a le rendre exécrable a tout le monde, ne lui ont plus laifle 1'eftime de perfonne. Tout homme ayant de Ia droiture & de I'bonneur, ne peut plus qu'abhorrer & fuir un être ainfi défiguré; nul homme fenfé n'en peut rien efpérer de bon. Dans cet état, que peut-il donc penfer de ceux qui s'adreflent a lui par préférence, le recherchent , le combient d'éloges , lui demandent ou des ferviees ou fon amitié , qui, dans I'opinion qu'ils ont de lui, defirent néanmoins d'être liés ou redevables au dernier des fcé!érats? Peuvent ils même ignorer que loin qu'il ait ni crédit, ni pouvoir, ni faveur auprès de perfonne, 1'intérêt qu'il pourroit prendre a eux ne feroit que leur nuire auffi bien qu'a lui; que tout I'effet de fa recommandation feroit, ou de les perdre s'ils avoient eu recours a lui de bonne foi, ou d'en faire de nouveaux traitres deftinés a 1'enlacer par fes propres bienfaits. En toute fuppofition poffible , avec les j'ugemens portés  II. D I A L O O U E.. 365' de lui dans le monde, quiconque ne laiffe. p«| de recourir aïui, n'eft-il pas lui-même un homme iueé, & quel honnête homme peut prendre intérèt a de pareils miférables! S'ils des fourbes, ne feroient-ils pas toujours des iniame-, & qui peut implorer des bienfaits dun homme qu'il méprife, n'eft-il pas lui-meme encore plus méprifable que lui? Si tous ces empreffés ne venoient que pour voir & chercher ce qui eft, fans doute il auroit tort de les éconduire; mais pas un feul n'a cet objet & il faudroit bien peu connoltre les hommes & a fituation de J, J. pour efpérer de tous ces gens-la ni vérité ni fidélité. Ceux qui font payes veulent «umer leur argent, & ils favent bien qu'ils n ont qu'un feul moyen pour cela, qui eft de dire, non ce qui eft, mais ce qui plait, & qu'ils feroient mal venus a dire du bien de lui. Ceux qui 1'epient de l°ur propre mouvement, mus par leur paffion,. ne verront jamais que ce qui la flatte; aucun ne vient pour voir ce qu'il voit, mais pour 1'interpreter a fa mode. Le blanc & le noir, le pour & le contre leur fervent également. Donne-t-ii PaumrV r 9 Ah le caffard! La refufe-t-il ? Voila cet homme fi charitable ! S'il s'enflamme en parlant de la vertu,c'eft un Tartuffe ;s'il s'anime en parlant de 1'amour, c'eft un Satyre: s'il Ut la ga»ette(i9), « Cij» A la grande fatisfaéVion de mes trés ■ inquiets pasions, je renonce a cette trifte lecuire, devenue iadiffeV Q 3  3»ci««J» Seft impoffible. Quand je n'auro.s nutteaut e ^euve du contraire, la méthode quon fuit avec L m en fourniroit une invincible. B lux méchans qu'on fait toutes ces chofes-la, ce font ettx qui les- font aux autres Pefez la conféquence qui fuit de-la. Si 1 adnu «iftrat on fi Ia police elle-même trempe dans Ie 2 abufer le public fur le compte de complot p ^ monde] que,que ftge qu, , lete.pourrafe garantir de Perreur a fon egard? Que de raifons nous font fentir que dans l etrange poftion de cet homme infortune, per one ne peut Plus juger de lui avec » ^ MpPport d'autrui, nifur aucune, e^F- né"'itlle: car fuppofé un moment qu'fi rempht de toutes fes forces les devoirs d'humanite de de bienfaifance dont tout homme eft fans Q +  3S8 II. D i a l o e u t„ cefle entouré, qui eft-ce qui lui rendroit dans ie public la juftice de les avoir remplis? Ce ne fe ron pas lui-même, a moins qu'il n'y mir cette oftentation philofophique qui gate 1'eeuvre par le motif. Ce ne feroit pas ceux envers qui il les auroit remplis, qui deviennent, fitót qu'ils l'approchent, miniftres & créatures de vos Meflieurs; ce feroit encore moins vos Meflieurs eux-mêmes non moins zélés a cacher le bien qu'il pourroit chercher a faire, qu'a publier a grand bruit celui quils difent lui faire en fecret. En lui faifantdes devoirs a leur mode,pour le bldmer de ne les pa3 remplir, ife tairoient les véritabks qu'il auroit remphs de tout fon cceur & Jui feroient le même reproche avec le même fuccès; ce reproche ne prouve donc rien. Je remarque feulement qu'il étoit bienfaifant & bon quand, üvrt fans gêne a fon naturel, il fuivoit en toute liberté fes pen chans; & maintenant qu'il fe fent er.travé de miüc pieges,entouré d'efpions.de mouches.de furveillans; maintenant qu'il ne fait pas dire un mot qui ne foit recueiüi, ne pas faire un mouvement qui ne foit noté, c'eft ce tems qu'il choifit pour lever le marqué de 1'bypocrifie & fe livrer a cette da. reté tardive, a tous ces petits Iarcins de bandits dont 1'accufe aujourd'hui le public! Convemez que voila un hypocrite bien béte & un trompeur bien mal-adroit. Quand je n'aurois rien vu par moimeme, cette feule réflexion me rendroit fufpefte la reputation qu'on lui donne a préfent. II en eft de  ft, D I A L * « V ï'. 4b teut eeci comme des revenus qu'on lui prodigueavec tant de magnificence. Ne faudroit- » pas dans fa pofition qu'il füt plus qu'imbécille pour tenter, s'il» étoient réels, d'en dérober un moment la connoiffance au public? Ces réfiexions fur les friponneries qu'il s'eft: mis a faire, & fur les bonnes ceuvres qu'il. ne fait plus, peuvent s'étendi* aux livres qu'il fait. fc publie encore, & dont 11 fe cacbe fi heureufemenf que tout le monde, auffitót qu'ils paroiffênc, eft: inftruit qu'il en eft l'auteur. Quoi, Monfieur,. ce: mortel fi ombrageux.fi farouche, qui voit 4 peine: approcher de lui un feul homme qu'il ne fache ou: Be croie être un traitre; qui fait ou qui croit.que; le vigilant Magiftrat, chargé des deux. départeraens de la police & de la librairie.le tient enlacé dans d'inextricables filets, ne laiffe pas d'aller barbouillant éternellement des livres a la douzainey & de les confier fans erainte au tiers & au quart pour les faire imprimer en grand fecret ?. Ces'livres s'impriment, fe publient, fe débitent haute-nient fous fon nom, même avec une afteftation,ridicule, comme s'il avoit peur de n'être pas connu,. & mon butor, fans voir , fans foupconner même cette manoeuvre fi publique, fans jamais croireêtre découvert, va toujours prudemment fon train,, tojours barbouillant, toujours imprimant, teujburss fe confiant è des confidens fi difcrets, & toujours igwe jant qu'ils fe moquent de lui 1 Que d'& ffugidiie; pour tant de fineffe! que de confiance-- rjomr un. Q, 5  370 II. D i A l o g u r. homme auffi foupcpnneux! Tout cela vous paroitil donc fi bien arfangé, fi naturel, fi croyable? Pour moi je n'ai vu dans J. J. aucun de ces deux extrêmes. II n'eft pas auffi fin que vos Meffieurs, mais il n'eft pas non plus auffi béte que le public, & ne fe payeroit pas comme lui de pareilles bourdes. Quand un libraire vient en grand appareil s'établir a fa porte, que d'autres lui écrivent des Iettres bien amicales, lui propofent de belles éditions, affrftent d'avoir avec lui des relations bien étroites, il n'ignore pas que ce voifinage, ces vifites, ces lettres lui viennent de plus loin; & tandis que tant de gens fe tourmentent a lui faire faire des livres dont le dernier cuiftre rougiroit d'être l'auteur, il pleure amérement les dix ans de & vie employés è en faire d'un peu moins plats. Voila, Monfieur, les raifons qui l'ont forcé de changer de conduite avec ceux qui I'approchent, & de réfifter aux penchans de fon cceur pour nê pass'enlacer lui-même dans les pieges tendus auteur de lui. J'ajoute a cela que- fon naturel timide & fon gout éloigné de toute oftentation ne font pas propres a mettre en évidence fon penchant a faire du bien, & peuvent même, dans une fituation fi trifte, 1'arrêter quand il auroit l'air de fe mettre en fCene. Je 1'ai vu dans un quartier trèsvivant de Paris s'abftenir malgré lui d'une bonne aeuvre qui fe préfentoit, ne pouvant fe réfoudre fixer fiir lui les regards • malveillans de deux. ««nta gerfonnes; cc dans un quartier peu éloigné., .  ii. DlALOGUE. 371 mais moins fréquenté , je 1'ai vu fe conduire différemment dans une occafion pareille. Cette mau^ vaife honte, ou cette blamable fierté me femble bien naturelle è un infortuné, für d'avance que? tout ce qu'il pourra faire de bien fera mal interrété. II vaudroit mieux fans doute braver 1'injuftice du public; mais avec une ame haute & un> naturel timide,qui peut fe réfoudre en faifant.une: bonne aftion qu'on accufera d'bypocrifie, de lire dans les yeux des fpcftateurs 1'indigne jugement qu'ils en portent? Dans une pareille fituation,, celui qui voudroit faire encore du bien s'en e* cheroit comme d'une mauvaife oeuvre, & ce ne: feroit pas ce fecret- la qu'on hoit épiant pour le pubiier- i ,.,, j Quant è la feconde & a la plus fenfible des peines que lui ont fait les barbares qui le tourmentent , il la dé vore en fecret, elle refte-en réferve au fond de fon cceur, il ne s'en eft ouvert a perfonne & je ne la faurois pas moi-même s'il eüt pu me la cacher. C'eft par elle que lui ótant toutes les confolations qui reftoient a fa portée,. ils lui ont rendu la vie a charge, autant qu'ellee peut 1'être i un innocent. A juger du vrai but devos Meflieurs par toute leur conduite a fon egard ,, ce but paroit être de i'amener par degrés, & tout jours fans qu'il y paroiffe, jufquiau plus violentf défefpoir, & fous l'air de 1'intérêt & de IMM mifération de le contraindre, a force de fecretes«ngoifiès, i finir par les dëlivrer- de- lui'.- tf» q ö  372 II. D I A L O O U E. miis, tant qu'il vivra, ils ne feront, malgré toute leur vigilance, fans inquiétude de fe voir découverts. Malgré la triple enceinte de ténebres qu'ils renforcent fans ceffe autour de lui, toujours ils trembleront qu'un trait de lumiere ne perce par quelque fiffure & n'éclaire leurs travaux fouterrains, lis efperent, quand il n'y fera plus, jouir' plus tranquillement de leur oeuvre; mais ils fe font abftenus jufqu'ici de difpofer tout - a - fait de lui, foit qu'ils craignent de ne pouvoir tenir cet attentat auffi caché que les autres, foit qu'ils fe faffenS encore un fcrupule d'opérer par eux-mêmes Pafte auquel ils ne s'en font aucun de le forcer, foit enfin qu'attacbés au plaifir de Ie tourmenter encore, ils aiment mieux attendre de fa main la preuve complete de fa mifere. Quel que foit leur vrai motif, ils ont pris tous les moyens poffibles pour le rendre a force de déchiremens, le miniüre de la haine dont il efl 1'objet. Ils fe font finguliérement appliqués a le navrer de profondes & eontinuelles blefiures par tous les endroits fenfibles de fon cceur. Ils favoient combien il étoit ardent & fincere dans. tous fes attachemens, ils fe font appliqués fans relache ine lui pas laiilerun feul ami.. Ils favoient que, fenfible a 1'honneur & a l'eftime des honnêtes gens, il faifoit un cas trés-médiocre de la réputation qu'on n'acquiert que par des talens, ils ont affefté de próner les fiens en cou> vrant d'opprobre fon caraftere. Ils ont vanté fon «font pour déshonorer fon cceur. Ils. le connoif-  TI, D i a l o s o r. 37$ fcient ouvert & franc jufqu'a 1'imprudence, déteftant le myftere & la fauffeté; ils Tont entouré de ttahifons, de menfongcs , de ténebres , de duplicité. Ils favoient combien u chériffott fa patrie; ils n'ont rien épargné pour le rendre méLfable & pour 1'y faire haïr. Ils connoiffoien fon dédain pour le métier d'auteur, combien A déploroit le court tems de fa vie qu'il perdit a ce trifte métier & parmi les brigands qui 1'exercent, ils lui font inceffamment barbouiller des livres, & ils ont grand foin que ces livres, tres-dignes des plumes dont ils fortent, déshonorent le nom qu'ils leur fontporter. lis 1'ont fait abhorrer du luple dont il déplora la mifere, des bons dont ï honora les ve.tus, des femmes dont il fut idolatre de tous ceux dont la haine pouvoit le plus l'affliger. A force d'outrages fanglans, maïs tacites a force d'attroupemens, de chucbotemens, de 'ricanemens, de regards cruels & farouches , ou infukans & moqueurs , ils font psrvenus a le ehaffer de toute affemblée , de tout fpeftacle, des cafés, des promenades publiques; leur projet eft de le chaffer enfin des mes, de le renfermer chez lui de 1'y tenir invefti par leurs fatelhtes, & de lui'rendre enfin la vie ft douloureufe qu'il ne la puiffe plus endurer. En un mot, eu lui portant a l fois toutes les atteintes qu'ils favoient lu. etre les p'us, fenfibles,, fans qu'il puiffe en parer aucune „ c\ ne lui laiffant qu'un feul moyen de s'y derob.r, ileft clair qu'ils L'o .t voulu fitt* a ie picudie. 0, ?  374' ir. D I A L CT G U E, Mais ils ont tout caJaqlë fans doute, hors Ia reffource de 1'innocence & de Ia réfïgnadon. Malgré Page & I'adverfité, fa fanté s'eft raffermie & fe maintient:: Ie calme de fon ame femble le rajeu. nir ; & quoiqu'il ne lui refte plus d'efpérance p*rmi les hommes, il ne fut jamais plus loin du défefpoir., J'ai jetté fur vos objeftions & vos doutes l'é> clairciffement qui dépendoit de moi. Cet éclairciiTement, je le répete,n'en peut difliper 1'obfcu«ité, même è mes yeux; car Ia réunion de toutes ces caufes eft trop au-deffous de I'efFet, pour qu'il n'ait pas quelque autre caufe encore plus puiffante, qu'il m'eft impoffible d'imaginer. Mais je ne trouverois rien du tout a vous répondre que je n'en refterois pas moins dans mon fentiment, non par un entêtement ridicule, mais paree que' j'y vois moins d'intermédiaires entre moi & le perfonnage jugé, & que de tous les yeux auxquels il faut que je m'en rapporte, ceux dont j'ai le moins a me défier font les miens. On nous prouve , j'en conviens, des chofes que je n'ai pu vérifier, & qui me tiendroient peut-être encore en doute, fi pon ne prouvoit tout auffi bien beaucoup. d'autres chofes que je fais trés - certainement être fcuffes,- & quelle autorité peut refter pour être crus en aucune chofe a ceux qui favent donner au menfonge tous les fignes de Ia vérité? Au refte, ftmvenez-vous que je ne prétends point ici que' mon jugement faffe autorité pour vous; mais a^s  II. D i a l o c n a. 37* les détails dans lefquels je viens d'entrer, vous ne fauriez blamer qu'il la faffe pour moi, & quelque appareil de preuves qu'on m-'étale en fe cachant de I'accufé, tant qu'il ne fera pas convaincu en perfonne, & moi préfent, d'être tel que 1'ont peint vos Meffieurs, je me croirai bien fonde a le juger tel que je 1'ai vu moi-même. A préfent que j'ai fait ce que vous avez de- firé il eft tems de vous expliquer a votre tour & de m'apprendre , d'après vos ledures, comment vous 1'avez vu dans fes écrits. F II eft tard pour aujourd'hui; je pars demain pour' la campagne: nous nous verrons a mon; retour. Ein du deuxieme Dialogue.  ROUSSEAU juge de J E AN-J AQ U E S. Ta oisieme Di alog u e. R. Vous avez fait un long fëjour en campagne. F. Le tems ne m'y duroit pas.. Je Ie paflöisavec votre ami. R- Oh! s'il fe pouvoit qu'un jour il devint le votre! F. Vous jugerez de cette poffibilité par 1'efFet de votre confeil. Je les ai lus enfin ces livres fi juftement déteftés. R. Monfieur! F. Je les ai lus, non pas affez encore pour ïes bien entendre j mais affez pour y avoir trouvé, nombré, recueilli des crimes irrémiffibles „ «jm n'ont pu manquer de faire de leur auteur le plus odieux de tous les morrftres & 1'horreur du genre humain. IL Que dites-vous? Eft-ce bien vous qui farlez, & faites-vous a\ votre tour des énigmes?' De grace, expiiquez- vous promptement. F. La lifte que je vous préfènte, vous fervira *! réponfe & d'explicaüon. En la USm, nul  IIL DlALOGUE. 377 homme raifonnable ne fera furpris de la deftinée de l'auteur. R. Voyons donc cette étrange lifte. F. La voila. J'aurois pu la rendre aifément dix fois plus ample ; furtout fi j'y avois fait entrer les nombreux articles qui regardent le métier d'auteur & le corps des gens de lettres; mais ils font fi connus , qu'il fuffit d'en donner un ou deux pour exemple. Dans ceux de toute efpece auxquels je me fuis boiné, & que j'ai notés fans ordre comme ils fe font préfentés, je n'ai fait qu'extraire & tranfcrire fidellement les paffages. Vous jugerez vous-méme des effets qu'ils ont du produire, & des qualifications que dut efpérer leur auteur, fitót qu'on put 1'en chaiger impunément. EXTEAITSV Les Gens de Lettres. i. „ Qui eft-ce qui nie que les favans fa„ chent mille chofes vraies, que les. ignorans „ ne fauront jamais ? Les favans font-ils pour „ cela plus prés de la vérité? Tout au con„ traire, ils s'en éloignent en avancant, paree „ que la vanité de juger faifant encore plus „ de progrès que les lumieres, chaque vérité „ qu'ils apprennent , ne vient qu'avec cent ju.„ gemens faux. II eft de la derniere évidence „ que les compagnies favantes de 1'Europe ne  378' IIL Dialogo r» „ font que des écoles publiques de menfónge, „ & trés - fürement il y a plus d'erreurs dans „ 1'Académie des fciences que dans tout un peurt ple de Hurons." Emile L. 3. 2. „ Tel fait aujourd'hui 1'efprit fort & Ie „ philofophe qui, par Ia même raifon, n'eüt „ été qu'un fanatique du tems de la ligue." Trèface du Difcours de Dijon. 3. „ Les hommes ne doivent point être 'm„ ftruits a demi. S'ils devoient refter dans Per„ leur, que ne les laiffiez-vous dans I'igno„ rance f A quoi bon tant d'éeoles & d'univer,, fités, pour ne leur apprendre rien de ce qui „ leur importe a favoiï? Quel eft done 1'objeü „ de vos colleges, de vos académies, de tou„ tes vos fondations favantes? Eft-ce de don„ ner le change au peuple, d'altérer fa raifon; „ d'avance, & de 1'empêcher d'aller au vrai ? „ Profeffeurs de menfonge, c'eft pour Pégarer „ que vous féignez- de 1'inflruire, & comme ces „ brigands qui mettent des fanaux fur les écueils , „ vous l'éclairez pour le perdre." Ltttre è M. de Beaumont. 4- ,, On Iifoit ces mots gravés fur un marbren aux Thermopylcs: Paffant, va dire a Sparte „ que nous fommes morts ici pour obéir a fes faintes „ loix. On voit bien que ce n'eft pas 1'Aca„. démie des infcriptions qui a compofé celle-la.." Emile L. 4..  UI. D I A L O G U Les Médecins,, 5. „ Un corps débile affoiblit 1'ame. De-la , 1'empire de la médecine; art plus pernicieux ', aux hommes que tous les maux qu'il prétend ' guérir. Je ne fais pour moi de quelle maladie ' nous guériffent les médecins; mais je fais qu'ils ' nous -en donnent de bien funeftes-; la lachete, ' la pufillanimité, la terreur de la mort; s'ils ' guériffent le corps, ils tuent le courage. Que l nous importe qu'ils faffent marcher des cada' vres? Ge font des hommes qu'il nous faut, & " l'on n'en voit point fortir de leurs mains. 1 „ La médecine eft a la mode parmi nous ; elledoit 1'ctre, C'eft 1'amufement des gens oififs, " qui ne fachant que faire de leur tems le pas" fent a fe conferver. S'ils avoient eu le malheur . de naitre immortels, ils feroient les plus mife." rables des étres, Une vie qu'ils n'auroient ja" mais peur de perdre ne feroit pour eux d'aucun v prix. II faut a ces gens-la des médecins-qui les" effraient pour les flatter , & qui leur donnent l chaque jour le feul plaifir dont ils foient " fufceptibles, celui de n'ètre pas morts. . Je n'ai nul deflèin de m'étendre ici fur Ia vanité de la médecine. Mon objet n'eft de la „ confidérer que par le cóté moral. Je ne puis pourtant m'empêcher d'obferver que les hom', mes font fur fon ufage les mêmes fophifme* ^ que fur la recherche de la vérité : ils fuppofent  38o III. D I A L O G V I. „ toujours qu'en traitant une maladie on Ia gné„ rit, & qu'en cherchant une vérité on la trouve. „ Ils ne voient pas qu'il faut balancer I'avantage „ d'une guérifon que le médecin opere par la „ mort de cent malades qu'il a tués, & I'utilité ,, d'une vérité découverte par le tort que font les „ erreurs qui s'érablifTent en même tems. La „ fcience qui inftruit & la médecine qui guérit, „ font fort bonnes fans doute ; mais la fcience „ qui trompe & la médecine qui tue font mauvai„ fes. Apprenez-nous donc a les diftïnguer. Voila „ le nceud de la queftion. Si nous favions igno„ rer la vérité, nous ne ferions jamais les dupes du „ menfonge: fi nous favions ne vouloir pas guérir „ malgré la nature , nous ne mourrions jamais „ par la main du médecin. Ces deux abftinences „ feroient fages; on gagneroit évidemment a s'y „ foumettre. Je ne difconviens pas que la méde„ cine ne foit utile a quelques hommes; mais je „ dis qu'elle eft nuifible au genre-humain. On me dira, comme on fait fans ceffe, que les „ fautes font du médecin, mais que la médecine „ en elle-même eft infaillible. A la bonne heu„ re; mais qu'elle vienne donc fans le médecin ,, car tant qu'ils viendront enfemble, il y ;ura „ cent fois plus a craindre des erreurs de I'artifte „ qu'a efpérer des fecours de 1'art". Emile L. i. 6. „ Vis felon la nature, fois patiënt & chaffe „ les médecins. Tu n'éviteras pas la mort, mais „ tu ne la fentiras qu'une fois, au lieu qu'ils la  III, D 1 A L O G U E. 38l ;, portent chaque jour dans ton imagination trou„ blée , & que leur art menfonger, au lieu de pro„ longer tes jours, t'en öte la jouiffance. Je de„ manderai toujours quel vrai bien cet art a fait „ aux hommes ? Quelques - uns de ceux qu'il gué„ rit mourroient, il eft vrai, mais des milliers „ qu'il tue refteroient en vie. Homme fenfé, ne ,', mets point a cette lotterie, ou trop de chances „ font contre toi. Souffre, meurs ou guéris, mais „ furtout vis jufqu'a ta demiere heure"- Emile L. 1. 7. „ Inoculerons - nous notre Eleve? Out & non, felon I'occafion , les tems, les lieux, les circonftances. Si on lui donne la petite vérole, on aura I'avantage de prévoir & connoltre fon mal d'avance; c'eft quelque chofe: mais s'il la " prerd naturellement, nous 1'aurons préfervé du médecin, c'eft encore plus". Emile L. 3. 8. ,, S'agit-il de chercher une nourrice, on Ia fait'choifir par 1'accoucheur. Qu'arrive-t-il de- '] la? que la meilleure eft toujours celle qui 1'a Ie mieux payé. Je n'irai donc point chercher un „ accoucheur pour celle d'Emile; j'aurai foin de la choifir moi-même. Je ne raifonnerai pas 14- [: deffus fi difertement qu'un chirurgien, mais 4 coup für je ferai de meilleure foi, & mon zele ,', me trompera moins que fon avarice". Emile L. 1.  S?2 III. D I A L O O O I, Les Rois, les Grands, les Riches. p. „ Nous étions faits pour-être hommes; les „ loix & la fociété nous ont replongés dans 1'en„ fance. Les rois, les grands, les riches font tous >, des enfans qui voyant qu'on s'emprefle a foula„ ger leur mifere, tirent de cela même une va„ nité puérile, & font tout fiers de foins qu'on ,, ne leur-rendroit pas s'ils étoient hommes faits". Emile L. 2. 10. ,, Ceft ainfi qu'il dót venir un tems, oü „ les yeux du peuple furent fafcinés è tel point ,, que fes conducteurs n'avoient qu'a dire au plus „ petit des hommes, fois grand, toi & toute „ ta race ; auffitöt il paroiflbit grand aux yeux „ de tout le monde & aux fiens, & fes defcen,, dans s'élevoient encore a mefure qu'ils s'éloi„ gnoient de lui: plus la caufe étoit reculée & „ incertaine, •& plus 1'cffet 1'augmentoit; plus on „ pouvoit compter de fainéans dans une familie & „ plus elle devenoit illuftre." Difc. fur ïinégalité. ir. ,, Les peuples une fois aceoutumés a des maitres ne font plus en état de s'en paffer. „ S'ils tentent de fecouer le joug, ils s'éloi„ gnent d'autant plus de la liberté que, prenant „ pour elle une licence effrénée qui lui eft oppofée , leurs révolutions les livrent prefque „ toujours a des féduéteurs qui, fous le leurre „ de la liberté, ne font qu'aggraver leurs chai„ nes". Ep. dedic. du Difc. fur l'inégalfa'.  III. D I A L O G U ï. 383 12. „Ce petit garpon que vous voyez-lb, di„ foit Thémiftocle a fes amis, efl l'arbitre de „ la Grece: car il gouvetne fa mere, fa mere me „ ' gouverne , je gouverne les Athénisns , les ' Athiniens gouvernent les Grecs. Oh! quels pe„ tits conducteurs on trouveroit fouvent aux plus „ grands Etats, fi du Prince on defcendoit par „ degrés jufqu'a la première main qui donne le „ branie en fecret! Emile L. 1. 13. „ Je me fuppofe riche. II me faut donc M des plaifirs exclufifs, des plaifirs deftruftifs ; „ voici de tout autres affaires. II me faut des terres, des bois, des gardes, des redevances, „ des honneurs feigneuriaux , furtout de 1'encens „ & de 1'eau bénite. Fort bien ! mais cette terre aura des voifins „ jaloux de leurs droits & defireux d'ufurper ceux des autres: nos gardes fe chamailleront, & peut-être les maltres: voila des altercations, des querelies, des haines, des procés tout au moins; cela n'eft déja pas fort agréable. Mes vaffaux ne verront point avec plaifir labourer " leurs bleds par mes lievres & leurs feves par mes fangliers: chacun n'ofant tuer 1'ennemi qui " détruit fon travail, voudra du moins le chaflër de fon champ: après avoir paffé le jour a cul"( tiver leurs terres, il faudra qu'ils paflënt la nuita les garder; ils auront des matins, des 'l tambours, des corne:s, des fonnettes. Avec ü tout ce tintanarre ils troubleront mon fom-  384 III. D I A L O G ü E. „ meil. Je fongerai malgré moi a la mifere de ces „ pauvres gens, '& ne pourrai m'empêcher de me „ la reprocher. Si j'avois Phonneur d'être Prince, „ tout cela ne me toucheroit gueres; mais moi „ nouveau parvenu , nouveau riche, j'aurai le „ cceur encore un peu roturier. „ Ce n'eft pas tout ; 1'abondance du gibier „ tentera les chaffeurs; j'aurai des braconniers i „ punir; il me faudra des prifons, des geoliers, „ des archers , des galeres. Tout cela paroit ,, affez cruel. Les femmes de ces malheureux „ viendront affiéger ma porte & m'importuner.de „ leurs cris ; il faudra qu'on les chaffé, qu'on les „ maltraité. Les pauvres gens qui n'auront point „ braconné, & dont mon gibier aura fourragé Ia „ récolte, viendront fe plaindre de Ieurcóté. Les „ uns feront punis pour avoir mé le gibier, les „ autres ruinés pour 1'avoir épargné : quelle trifte „ alternative! Je rie verrai de tous cötés qu'ob„ jets de mifere, je n'entendrai que gémiffemens; „ cela doit troubler-beaucoup, ce me femble, le „ plaifir de mafTacrer a fon aife des foules de „ perdrix & de lievres prefque fous fes pieds. Voulez-vous dégager les plaifirs de leurs „ peines ? Otez-en I'exclüfion Le plaifir „ n'eft donc pas moindre, & 1'inconvénient en „ eft óté, quand on n'a ni terre a garder, ni braconnier a punir , ni miférable a tourmenter. „ Voila donc une folide raifon de préférence. „ Quoi qu'on faffe, on ne tourmi nte point fans Sa  III. DlALOOUÏ. 385 „ fin les hommes qu'on n'en recoive.auffi quelque „ mal-aife, & les longues malédictions du peuple ,, rendent tót ou tard le gibier amer." Emile L. 4. 14-.--,, Tous les avantages de la fociété ne „ font-ils pas pour les puiffans & les riches ? Tous les emplois lucratifs ne font-ils pas rem„ plis par eux feuls? Toutes les graces, toutes „ les exemptions ne leur font-elles pas réfervées, „ & 1'autorité publique n'eft-elle pas toute en leur „ faveur? Qu'un homme de confidération vole „ fes créanciers ou faffe d'autres friponneries , „ n'eft-il pas toujours fur de 1'impunité? Les „ coups de baton qu'il diftribue, les violences „ qu'il commet, leg meurtres mêmes & les affaffi,', nats dont il fe rend coupable, ne font - ce pas ,, des bruits paffagers qu'on affoupit & dont au ,, bout de fix mois il n'eft plus queftion? Que „ ce même homme foit volé lui-même, toute la „ police eft auflitöt en mouvement, & malheur „ aux innocens qu'il foupconne! Paffe-t-il dans „ un lieu dangereux? voila les efcortes en cam,, pagne: 1'effieu de fa chaife vient-il a rompre? ,, tout vole a fon fecours: fait-on du bruit a fa „ porte? il dit un mot, & tout fe tait: Ia foute ,, 1'incommode-t-elle? il fait un figne, & tout ,, fe range. Un charretier fe trouve-1- il fur fon „ paflage? fes gens font prêts a 1'alTommer, & „ cinquante honnêtes piétons allant a leurs af„ faires feroient plutot écrafés cent fois, qu'un fa,, quin oifif un moment retardé dans fon équtSupplém. Tom. III. R  386 IIL Dialogüs. „ page. Tous ces égards ne lui content Pa6 un „ fou; ils font le droit de l'homme riche & „ non 'le prix de la richeffe. Que le tableau du „ pauvre eft différent! plus 1'humanité lui doit, „ plus la fociété lui refufe. Toutes les portes „ lui font fermées quand il a le droit de fe Ie» „ faire ouvrir, & fi quelquefois il obtient juftice, c'eft avec plus de peine qu'un autre n'obtien„ droit grace. S'il y a des corvées a faire, une „ milice a tirer, c'eft a lui qu'on donne la pré„ férence. Il porte toujours outre fa charge, celle dont fon voifin plus riche a le crédit de fe „ faire exempter. Au moindre accident qui lui „ arrivé, chacun s'éloigne de lui. Si fa pauvre „ charrette renverfe , loin d'être aidé par per„ fonne , il aura du bonheur s'il évite en paffant „ les avanies des gens leftes d'un jeune Duc En „ un mot, toute affiftance gratuite le fuit au be„ Yoin , précifément paree qu'il n'a pas de quoi Ia „ payer; mais je le tiens pour un homme perdu, „ s'il a le malheur d'avoir 1'ame honnête, une ,, fille aimable & un puiffant voifin". Difc. fur l'Econ. polit. Les Femmes. 15. ,, Femmes de Paris & de Londres, par„ donnez-le moi; mais fi une feule de vous a , 1'ame vraiment honnête, je n'entends rien a nos inftitutions". Emile L. 4. 16, „ 11 jouit de 1'eftime publique, il la mé-  III. DlALOGUE. 387 „ ilte. Avec cela füt-il le dernier des hommes, „ encore ne faudroit-il pas balancer; car il vaut s, mieux déroger a la nobleffe qu'a la vertu, & la femme d'un charbcrtinier eft plus refpectable „ que la maifreffe d'un Prince", Nouvelle Héloïje, „ 5^. Partie, Lettre 13. Les Anglois. 17. it Les chofes ont changé depuis que '„ j'écrivois ceci, (en 1756) , mais mon principe „ fera toujours vrai, II eft par exemple très-aifé ,, de prévoir que dans vingt ans d'ici (1) I'An„ gleterre avec toute fa gloire fera ruinée, & de „ plus aura perdu le refte de fa liberté. Tout lc „ monde affure que 1'agriculture fleurit dans cette „ ifle, &moi je parie qu'elle y dépérit. Londres „ s'agrandit tous les jours, donc le royaume fe „ dépeuple. Les Anglois veulent être conqué- rans, donc ils ne tarderont pas d'être efclaves". Extrait du Projet de paix perpétuelle. 18. ,, Je fais que les Anglois vantent beau„ coup leur humanité & le bon naturel de leur „ peuple qu'ils appellent good naturelpeople. Mais „ ils ont beau crier cela tant qu'ils peuvent , „ perfonne ne le repete après eux". Emile L. 2. Ci) II eft bon de remarquer que ceci fut écrit & pubiié en 1760, 1'époque de Ia plus.grande profpérité de 1'Angleterre, durant le miniftere de Mt Pitt, enfuite Lord Chatthain, R 2  388 III. D I A L O G U E.' Vous auriez trop a faire, s'il falloit achever, & vous voyez que cela n'eft pas néceffaire. Je favois que tous les états étoient maltraités dans les écrits de J. J., mais les voyant tous s'intéreffer néanmoins fi tendrement pour lui, j'étois fort éloigné de comprendre a quel point fon ciime envers chacun d'eux étoit irrémiffible. Je 1'ai compris durant ma leéture, & feulement en Jifant ces articles r vous devez fentir comme moi qu'un homme ifolé & fans appui, qui dans le fiecle oü r.ous fommes ofe ainfi parler de la médecine & des médecins, ne peut manquer d'être un empoifonneur ,• que celui qui traite ainfi Ia philofophie moderne, ne peut être qu'un abominable impie ; que celui qui paroit eftimer fi peu les femmes galantes & les maitreffes des Princes, ne peut être qu'un monftre de débauché; que celui qui ne croit pas a 1'infaillibilité des livres a Ia mode, doit voir brüler les fiens par la main du bourreau que celui qui , rebelle aux nouveaux oracles, ofe continuer de croire en Dieu, doit être brülé luimême a Pinquiiition philofophique comme un hypocrite & un fcélérat; que celui qui ofe réclamer Jes droits roturiers de la nature pour ces canailles de payfans contre de fi refpeftables droits de chaffé , doit être traité des princes comme les bèies fauves qu'ils ne protegent que pour les tuer & leur aife & a leur mode. A 1'égard de 1'Angleterre , les deux derniers paffages expliquent trop bien 1'ardeur des bons amis de J. J. a l*y  III. D I A L O C U t. S8« «onduire, pour qu'on puiffe douter de labénigniié des protedeurs & de Pingratitude du protégé dr.ns toute cette affaire. Tous ces crimes irrémiffibles, encore aggravés par les circonftances des tems & des lieux , prouvent qu'il n'y a rien d'étonnant dans le fort du coupable & qu'il ne fe foit bien attiré. Molière, je le fais, plaifantoit les médecins; mais outre qu'il ne faifoit que plaifanter, il ne les craignoit point. 11 avoit de bons appuis j il étoit aimé de Louis XIV, & les médecins, qui n'avoient pas encore fuccédé aux directeurs dans le gouvernement des femmes, n'étoient pas alors verfés comme aujourd'hui dans 1'art des fecretes intrigues. Tout a bien changé pour eux, & depuis vingt ans ils ont trop d'influence dans les affaires privées & publiqttes, pour qu'il füt prudent, même a des gens en crédit, d'ofer parler d'eux librement: jugez comme un J. J. y düt être bien venu! Mais fans nous embarqucr ici dans d'inutiles & dangereux détails, lifez feulement Ie dernier article de cette lifte, il furpaffe feul toüs les autres. 19. „ Mais s'il eft difficile qu'un grand Etat „ foit bien gouverné , il 1'eft beaucoup plus qu'il foit gouverné par un feul homme, & chacun „ fait ce qu'il arrivé quand le roi fe donne des „ fubftituts. „ Un défaut effentiel & inévitable qui mettra „ toujours Ie gouvernement monarchique au-def„ fous du républicain , eft que dans celüi-ci la R 3  390 III. D I A L O 6 U £. „ voix publique n'éleve prefque jamais aux pre. » mieres places que des hommes éclairés & ca„ pables qui les rempliffent avec honneur, au « lieu que ceux qui parviennent dans les monar» chies ne font Je plus fouvent que de petits » brouillons, de petits fripons, de petits intri» gans, a qui les petits talens qui font parvenir „ dans les cours aux grandes places, ne fervent „ qu'a montrer au public leur ineptie auffitót „ qu'ils y font parvenus. Le peuple fe trompe „ bien moins fur ce choix, & Un homme dim „ vrai mérite eft prefque auffi rare dans le mi„ niflere qu'un fot a la tête d'une république. „ Auffi quand par quelque heureux hafard un de „ ces hommes nés pour gouverner prend Ie timo» „ des affaires dans une monarchie ablmée par „ ces tas de jolis régiffeurs, on eft tout furpris „ de reffources qu'il trouve & cela fait époque „ dans un pays". Contrat Social L. 3. ch. 6. Je n'ajouterai rien für ce dernier article, fa feule Ieclure vous a tout dit. Tenez, Monfieur, il n'y a dans tout ceci qu'une chofe qui m'étonne; c'eft qu'un étranger ifolé, fansparéns, fans appui, ne tenant a rien fur la terre, & voulant dire toutes ces chofes-Ia, ait cru les pouvoir dire impunément. R. Voila ce qu'il n'a point cru, je vous affure^ II a dü s'attendre aux cruelles vengeances de tous eeux qu'offenfe Ia vérité, & il s'y eft attendu. II fevoit que les grands, les vifirs, les robins,. les  III. D I A L O « H Ë. 391 financiers, les médecins, les prêtres, les philofophes , & tous les gens de parti qui font de la fociété un vrai brigandage, ne lui pardonneroient jamais de les avoir vus & montrés tels qu'ils font. II a dit s'attendre a la haine, aux perfécutions de toute efpece, non au déshonneur, a 1'opprobre, è la diffamation. Il a dü s'attendre a vivre accabié de miferes & d'infortunes, mais non d'infamie & de mépris. II eft, je le répete, des genres de malheurs auxquels il n'eft pas même permis a un honnête homme d'être préparé, & ce font ceux-la précifément qu'on a choifis pour 1'en accablerComme ils l'ont pris au dépourvu, du premier choc il s'eft laifle abattre & ne s'eft pas relevé fans peine: il lui a fallu du tems pour reprendre fon courage & fa tranquillité. Pour les conferver toujours, il eüt eu befoin d'une prévoyance qui n'étoit pas dans 1'ordre des chofes, non plus tj«£ Ie fort qu'on lui préparoit. Non, Monfieur, ne croyez point que la deftinée dans laquelle il eft enfeveli foit le fruit naturel de fon zele a dire 'fans crainte tout ce qu'il crut être vrai, bon, falutaire, utile; elle a d'autres caufes plus fecretes, plus fortuïtes, plus ridicules, qui ne tiennenï en aucune forte a fes écrits. C'eft un plan médité de longue main, & même avant fa célébrité: c'eft 1'ceuvre d'un génie infernal, mais profond, a 1'écol© duquel Ie perfécuteur de Job auroit pu beaucoup apprendre dans 1'art de rendre un mortel malheuroux- Si cet bomme ne füt pdint né, J. J&» malR 4  3P2 III. D i x l e e v t. gré 1'audace de fes cenfures eut vécu dans I'infortune & dans la gloire, & les maux dont on n'eüt pas manquéde 1'accabler, loin de 1'avilir, Pauroient illuftré davantage. Non, jamais un projet auffi exécrable n'eüt été inventé par ceux-mémes qui fe font Iivrés avec le plus d'ardeur a fon exécution: c'eft une juftice que J. J. aime encore i rendre a la nation qui s'empreffe a Ie couvrir d'opprobres. Le complot s'eft formé dans Ie fein de cette nation ; mais il n'eft pas venu d'elle. Les Francois en font les ardens exécuteurs. C'eft trop, fans doute; mais du moins ils n'en fopt pas les auteurs. II a fallu pour 1'être une noirceur méditée & réfiéchie dont ils ne font pas capables; au lieu qu'il ne faut pour en étre les miniftres qu'une animofité, qui n'eft qu'un effet fortuït de certaines circonftances & de leur pencbant a s'engoüer tant en Eis' qu'en bien. F. Quoi qu'il en foit de la caufe & des auteurs du complot, 1'effet n'en eft plus étonnant pour quiconque a lu les écrits de J. J. Les dures vérités qu'il a dites, quoique générales, font de ces traits dont la bleffure ne fe ferme jamais dans les cceurs qui s'en fentent atteints. De tous ceux qui fe font avec tant d'oftentation fes patrons & fes proteéteurs, il n'y en a pas un fur qui quelqu'un de ces traits n'ait porté jufqu'au vif. De quelle trernpe font donc ces divines ames,dont les poignantes atteintes n'ont fait qu'exciter la bienveillance & 1'amour, & par le plus frappant de tous les pro- diges  11L DlALOGUS. 5?:« diges, d'un fcélérat qu'elles devoient abhorrer, ont fait 1'objet de leur plus tendre follicitude ? Si c'eft - la de la vertu, elle eft bizarre, maf» elle eft magnanime, & ne peut appartenir qu'a des ames fort au-deffus des petites paffions vulgaires; mais comment accorder des motifs fi fublimes avec les indignes moyens employés par ceux qat a'en difent animés? Vous le favez, quelque prévenu, quelque irrité que je fuffe contre ]. J., quelque mauvaife opinion que j'euffe de fon caraétere & de fes mceurs, je n'ai jamais pu gouter le fyftème de nos Meflieurs, ni me réfoudre a pratiqner leurs maximes. J'ai toujours trouvé autant de basfeffe que de faufTeté dans cette maligne oftentatioa de bienfaifance, qui n'avoit pour but que d'en avilir 1'objet. 11 eft vrai que ne eoncevant aueun défaut a tant de preuves fi claires, je ne doatoia pas un moment que J. J. ne füt un déteftabls hypocrite & un monftre qui n'eüt jamais dü naitre; & cela bien accordé, j'avoue qu'a vee tant de facilité qu'ils difoient avoir a Ie confondre, j'admirois leur patience & leur douceur a\ fe laiffer provoquer par fes clameurs fans jamais s'en émouvoir, & fans autre effet que de 1'enlacer de plus en plus dans leurs rets pour toute réponfe, Pou*ant Ie convainere fi aifément je voyois une héroïque modération a n'en rien faire, & méme m blamant la méthode qu'ils vouloient fuivre, je ne pouvois qu'admirer leur flegme ftoïque a s'y jtenïr. Vous ébranlitet dans nos premiers entretiej» I* R 5  3^4 III- D r 4 t o o o &. confiance que j'avois dans des preuves fi fortesy quoiqu'adminiftrées avec tant de myflere. En y repenfent depuis, je fus plus frappé de 1'extrême foin qu'on prenoit de les cacher a I'accufé que je ne l'avois été de leur force, & je commencois a; trouver fophiftiques & foibles les motifs qu'on alléguoit de cette conduite. Ces doutes étoient augmentés par mes réflexions fur cette affeftation d'intérêt & de bienveillance pour un pareil fcélérat. La vertu peut ne faire haïr que Ie vice, maisil eft impoffible qu'elle faffe aimer le vicieux, & pour s'obftiner a le laiffer en liberté malgré lescrimes qu'on le voit continuer de commettre, il faut certainement avoir quelque motif plus fort que la commifération naturelle & I'humanité, qui demanderoient même une conduite contraire; Vous m'aviez dit cela, je le fentois; & le zeletrés - fingulier de nos Meflieurs pour 1'impunité du; coupable, ainfi que pour fa diffamation , me préfentoit des foules de eontradiclions & d'inconféquences, qui commencoient a troubler ma pre* miere fécurité. J'étois dans ces difpofitions quand-, fur les cxhortations que vous m'aviez faites ,eommencant i parcourir les livres de J. J., je tombai fucceffii vement fur les paifages que j'ai tranfcrits & dont je n'avois auparavant nulle idéé; car. en me parlant de fes durs faicafmes, nos Meflieurs m'avoient üaitun fecret de ceux qui les regardoient, & a Ia maniere. dont ils s'intéreffoient è l'auteur, je n'au-  III. D I A L O O B Jt. rois jamais penfé qu'ils euffent des griefs p.aitócuw liers contre lui. Cette découverte & le myftere-' qu'iis m'avoient fait, acheverent de m'éclaircir fuff leurs vrais motifs; toute ma confiance en eu» s'évanouit, & je ne doutai plus que, ce que fusr leur parole j'avois pris pour bienfaifance & géne-rofité, ne füt 1'ouvrage d'une animofité cruelle'^ mafquée avec art par un extérieur de bonté.- Une autre réflexion renforcoit les précédenrts.De fi fublimes vertus ne vont point feules-, Elles; ne font que des branches de la vertu:je cherchois; le tronc & ne le trouvois point. Comment nosi Meflieurs, d'ailleurs fi vains, fi haineux, fi ran-r cuniers, s'avifoient-ils une feule fois en leur. vie-' d'être humains, généreux, débonnaires autremenjt qu'en paroles, & cela précifément pour le morrel felon eux, le moins digne de cette commifèration» qu'ils lui prodiguoient malgré lui ? Cette vertui fii nouvelle & fi déplacée eüt dü m'être fufpeóte',, quand elle eüt agj tout a découvert fans déguife-', ment, fans ténebres: qu'en devois-je penfer era 1'a? voyant s-'enfoncer avec tant de foin dans> de$ rou> tes obfcures cc tortueufes, & furprendre en ttahfi-fon celui qui en étoit 1'objet, pour le charge? malgré lui de leurs ignominieux-bienfaits t Plus, ajoutant ainfi mes propree obfervatübn* aux réflexionsque vous m'aviez fait faire',, je-'mé^ ditois fur ce même fujet, plus je m'étonnois> dis> 1'aveuglement oü j'avois été jufquïale-rs- für" las soumie de nos Meflieurs , & ma confiance-' e» sa* R 6-  3f>5 III. D i x l o g v t. s'évanouit au point de ne plus douter de leur fausfeté. Mais la duplkité de leur manoeuvre & padreffe avec laquelle ils cachoient leurs vrais motifs n'ébranla pas a mes yeux la certitude de leurs preuves. Je jugeai qu'ils exercoient dans des vues injuftes un acte de juftice, & tout ce que je concluois de Part avec lequel ils enlacoient leur victime, étoit qu'un méchant étoit en proie i d'autres méchans. Ce qui m'avoit confirmé dans cette opinion , étoit celle oü je vous avois vu vous - même que j. J. n'étoit point l'auteur des écrits qui portent fon nom. La feule chofe qui püt me faire bien penfer de lui, étoit ces mêmes écrits dont vous m'avies feit un fi bel éloge, & dont j'avois ouï quelquefois parler avantageufement par d'autres. Mais dès qu'il n'en étoit pas l'auteur, il ne me leftoit aucune idéé favorable qui püt balancer les horribles impreffions que j'avois recues fur, fon eompte , & il n'étoit pas étonnant qu'un homme auffi abominable en toute chofe, füt affez impudent & affez vil pour s'attribuer les ouvrages d'autrui. Telles furent a peu prés les réflexions que je fis fur notre premier entretien, & fur la leéture éparfe & rapide qui me défabufa fur le compte de nos Meflieurs. Je n'avois commencé cette leéture que par une efpece de complaifance pour I'intérêt que vous paroifllez y prendre. L'opinion, ei» je continuois d'être que ces livres étoient.  III. Dialocui. $91 d'un autre auteur , ne me laiffoit gueres pour leur lefture qu'un intérèt de curiofité. Je n'allai pas loin fans y joindre un autre motif, qui répondoit mieux a vos vues. Je ne tardai pas a fentir en lifant ces livres qu'on m'avoit trompé fur leur contenu, & que ce qu'on m'avoit donné pour de faftueufes déclamations , ornées de beau langage, mais découfues & pleines de contradi&ions, étoient des chofes profondément penfées & formant un fyftême lié qui pouvoit n'être pas vrai, mais qui n'offroit rien de contradictoire. Pour juger du vrai but de ces livres, je ne m'attachai pas a éplucher ca & la quelques phrafes éparfes & féparées , mais me confultant moi-même & durant ces leftures & en les achevant, j'examinois, corrrme vous 1'aviez defiré, dans quelles difpofitions d'ame elles me mettoient & me laiffoient, jugeant, comme vous, que c'étoit le 'meilleur moyen de pénétrer celie oü étoit l'auteur en les écrivant, & 1'effet qu'il s'étoit propofé de produire. Je n'ai pas befoin de vous dire qu'au lieu des mauvaifes intentions qu'on lui avoit prêtées, je n'y trouvai qu'une doftrine auffi faine que fimple, qui, fans épicuréifme & fans caffardage, ne tendoit qu'au bonheur du genre-humain. Je fentis qu'un homme bien plein de ces fentimens devoit donner peu d'importance a la fortune & aux affaires de cette vie ; j'aurois craint moi-même en m'y livrant trop de tomber bien plutót dans 1'incuxie & le R 7  $9$ ÏÏT- Dialogos.. quiétifme , que de devenir factieux , turbulent; & brouillon, comme on prétendoit qu'étoit l'auteur & qu'il vouloit rendre fes difciples. S'il ne fe fut agi que de cet auteur, j'aurois dès-Iors été défabufé fur le compte de J. J. 3 mais cette leéture en me pénétrant pour 1'un de 1'eftime Ia plus fincere, me laiffoit pour 1'autre dans la même lituation qu'auparavant, puifqu'eni paroiffant voir en eux deux hommes différens ,, vous m'aviez infpiré autant de vénération pour 1'un que je me fentois d'averfion pour 1'autre.La feule chofe qui réfultat pour moi de cette leéture, comparée a ce que nos Meflieurs m'en avoient dit,. étoit que, perfuadés que ces livresétoient de J. J., & les interprétant dans un tout autre efprit que celui dans lequel ils étoient écrits, ils m'en avoient impofé fur leur contenu. Ma leéture ne fit donc qu'achever ce qu'avoit commencé notre entretien , favoir de m'óter toute 1'eftime & la confiance qui m'avoient fait lïvrer aux impreffions de 'la ligue, mais fanschanger de fentiment fur l'homme qu'elle avoit diffamé. Les livres qu'on m'avoit dit être fii dangereux n'étoient rien moins ils infpiroient des fentimens tout contraires a ceux qu'ön prêtoit a leur auteur: mais fi J. J. ne 1'étóit pas, de quoii fervoient- ils a fa juftification ? Le foin que vous1 m'aviez fait prendre étoit inutile pour me faire' changer d'opinion fur fon compte, & reftant dans celle que vous m'zviez donnée que ces liwes  rri. diaüoour sps> étoient 1'ouvrage d'un homme d'un tout autre caraftere, je ne pouvois affez m'étonner que jufques-la' vous euffiez été le premier & le feul a fentir qu'un cerveau nourri de pareilles idéés étoit inalliabie avec un cceur plein de noirceurs. J'attendois avec empreffement rhiftoire de vosobfervations , pour favoir a quoi m'en tenir fur le compte de notre homme; car, déja fiottant fur le jugement que, fondé fur tant de preuves, j'en portois auparavant; inquiet depuis notre entretien , je' 1'étois devenu davantage encore depuis que mes leftures m'avoient convaincu de la. mauvaife foi de nos Meflieurs. Ne pouvant plusjes eftimer, falloit-il donc n'eftimer perfonne & ne trouver parcout que des méchans? Je fentois peu a peu germer en moi le defir que J. J. n'en fut pas un. Se fentir feul plein de bons fentimens & ne trouver perfonne qui lespartage, eft un état trop cruel. On eft alorstenté de fe croire la dupe de fon propre cceur & de prendre la vertu pour une chimère. Le récit de ce que vous aviez vu me frappa.. Py trouvai fi peu de rapport avec les relations des autres, que, forcé d'opter pour 1 exclufion, je penchois a la donner tout-a-fait a ceux pour qui j'avois déja perdu toute eftime. La force méme de leurs preuves me retenoit moins. Les ayant trouvés trompeurs en tant de chofes, je commencai de croire qu'ils pouvoient bien 1'être en tout, & a me familiarifer avec 1'idce qui  4CO III. DlALOGUE. m'avoit paru jufqu'alors fi ridicule de J. J. jnno, -cent & perfécuté. II falloit, il eft vrai, 'fuppofer dans un pareil tiflu d'impoftures un art & des preftiges qui me fembïoient inconcevables. Mais je trouvois encore plus d'abfurdités entaffées dans 1'obftination de mon premier fentiment. Avant néanmoins de me décider tout-a-fait, je réfolus de relire fes écrits avec plus de fuite & d'attention que je n'avois fait jufqu'alors. J'y croyois avoir fenti des inégalirés , même des contradiaions. Je n'en avois pas faifi 1'enfemble .affez pour juger folidement d'un fyftême auffi nouveau pour moi. Ces livres-la ne font pas comme ceux d'aujourd'hui, des aggrégations de penfées détacbées, fur chacune defquelles 1'efprit du Iefteur puiffe fe repofer. Ce font les méditations d'un folitaire; elles demandent une attention fuivie, qui n'eft pas trop du goüt de notre nation. Quand on s'obftine a vouloir bien en fuivre le fii, il y faut revenir avec effort & plus d'une fois. Je 1'avois trouvé paffionné pour la vertu, pour la liberté, pour 1'ordre, mais d'une vébémence qui fouvent 1'entrainoit au-dela du but. En tout je fentois en lui un homme trèsardent, trés-extraordinaire, mais dont le caractere & les principes ne m'étoient pas encore affez développés. Je crus qu'en méditant trés - attentivement fes ouvrages, & comparant foigneufement 1'auteur avec l'homme que vous m'aviez peint, je parviendfois i éclairer ces deux objets 1'uo  III. DlALOGUE. Ad par 1'autre, & a m'affurer fi tout étoit bien d'accord & appartenoit inconteftablement au même individu. Cette queftion décidée me parut devoir me tirer tout-a-fait de mon irréfolution fur fon compte; & prenant un plus vif intérèt a ces recherches que je n'avois fait jufqu'alors, je me fis un devoir, a votre exemple, de parvenir, en joignant mes réflexions aux lumiercs que je tenois de vous, a me délivrer enfin du doute oü vous m'aviez jetté, & a juger I'accufé par moi-même, après avoir jugé fes accufateurs. Pour faire cette recherche avec plus de fuite & de recueillemcnt, j'allai paffer quelques mois a la campagne & j'y portai les écrits de J. J. autant que j'en pus faire le difcernement, parmi les recueils frauduleux publiés fous fon nom. J'avois fenti, dès ma première leéture, que ces écrits marchoient dans un certain ordre , qu'il falloit trouver pour fuivre la chaine de leur contenu. J'avois cru voir que léur ordre étoit rétrograde a celui de cette publication, & que l'auteur remontant de principes en principes n'avoit atteint les premiers que dans fes derniers écrits. II falloit donc , pour marcher p r fynthefe, commence'- par ceux-ci, & c'eft ce que je fis en m'attachant d'abord a l'Emile,par lequel il a fini; les deux autres écrits qu'il a publiés depuis ne faifant plus partie de fon fyftême, & n'étant deftinés qu'a la défenfe perfonnelle de fa patrie & de fon honneur.  402 III. DlALO CUE. R. Vous ne lui attribuez donc plus ces autres livres qu'on publie journellement fous fon nom, & dont on a foin de farcir les recueilg de fes écrits pour qu'on ne puifTe plus difeerner les véritables ? F. J'ai pu m'y tromper, tant que j'en jugeai fur la parole d'autrui. Mais après 1'avoir lu moi-même, j'ai fa bientót a quoi m'en tenir. Après avoir fuivi les manoeuvres de nos Mesfieurs, je fuis furpris, a la facilité qu'ils ont de lui attribuer des livres, qu'ils ne lui en attribuent pas davantage; ear dans la difpofition oh ils ont mis le public a fon égard, il ne s'imprimera plus rien de fi plat ou de fi punifTable, qu'on ne s'emprefle a croire 'être de lui, li tót qu'ils voudrönt 1'affirmer. Four moi, quand même j'ignorerois que depuis dotrze-ans H a quitté la pïume, un coupd'ceil fur les écrits.qu'ils lui pret nt me fuffiroit pour fentir qu'ils ne fauroient être de l'auteur des autres: non que je me croye un juge infaillible en matiere de ftyle; je fais que fort peu de gens le font, & j'ignore jufqu'a quel point un auteur adroit peut imiter Ie ftyle d'un autre, comme Boileau a imité Voiture & Balzac. Mais c'eff fur les chofes mêmes que je crois ne pouvoir être trompé. J'ai trouvé les écrits de J. J. pleins d'aneftions. d'ame qui ont pénétré la mienne. J'y ai trouvé des manieres de fentir & de voir, qui le diftinguent aifément de tous lés  III. D I A L O G U E. AOS éerivains de fon tems & de la plupart de ceux qui l'ont précédé: c'eft, comme vous le dificz, tin habitant d'une autre fphere, oü rien ne resfemble a celle-ci. Son fyftême peut être faux;, mais en le développant il s'eft peint lui - même au vrai d'une facon fi caraótériftique & fi füre, qu'il m'eft impoffible de m'y tromper. Je ne fuis pas a la feconde page de fes fots ou mal in s imitateurs que je fen9 la fingerie (2), & combien, eroyant dire comme lui, ils font loin de fentir & penfer comme lui; en le copiant même ils le dénaturent par la maniere de 1'encadrer. II efï bien aifé de contrefaire le tour de fes phrafes; ce qui eft difficile a tout autre eft de faifir fes idéés & d'exprimer fes fentimens. Rien n'eft fi (i) Voyez , par exemple, la Vhtlofophie Ae la nature qu'on a brttlée au CMtelet. Livre tJK!crsb!e & coüteaa il deux tranchans, fait tout exprès pour me 1'attr.ibuer, du moins en province & chez 1'étranger, pour agir en conféquence & propager \ mes dépens la doftrine de ees Meflieurs fous le mafque de Ia mienne. Je n'aipoint vu ce livre, & j'efpere re le verrai jamais; mais j'ai lu tout cela dans le réquifitoire trop clairement pour pouvoir m'y tromper, & je fuis certain qu'il ne peut y avoir aucune vraie reflemblance entre ce livre & les miens, paree qu'il n'y en a aucune entre les ames quii les ont dictés. Notez que depuis qu'on a fu que j'avois vu ce réquifitoire, on a pris de nouvelles mefures pour qu'il ne me paivint rien de pareil k raveuit»  4°4 UtL D I A L O G H Ê. contraire k 1'efprit philofophique de ce fiecle , dans lequel fes faux imitateurs retombent toujours. Dans cette feconde leéture, mieux ordonnée & plus réiléchie que la première, fuivant de mon mieux Ie fil de fes méditations, j'y vis partout le développement de fon grand principe, que la nature a fait l'homme heureux & bon, mais que te fociété Ie déprave & le rend miférable. L'Emile, en particulier, ce livre tantlu, fi peu entendu & fi mal apprécié, n'eft qu'un traité de Ia bonté originelle de Thomme, deftiné è montrer comment Ie vice & 1'erreur, étrargers a fa conftitution, s'y introduifent du dehors & 1'alterent fnfenfiblement. Dans fes premiers écrits* il s'attache davantage k détruire ce preftige d'illufion qui nous donne une admiration ftupide pour les inftrumens de nos miferes, & k corriger cette eftimation trompeufe qui nous fait honorer des talens pernicteux & mëprifer des v.rtus uttles. Partout il nous fait voir 1'eipece humaine meilleure, plus fage & plus heureufe dans fa conftitution primitive; aveugle, miférable & méchante, a mefure qu'elle s'en éloigné. Son but eft de redreflër 1'erreur de nos jugemens pour retarder Ie progrès de nos vices, & de nous montrer que la oü nous cherchons Ia gloire & I'éclat, nous ne trouvons en effer qu'erreurs & mikres. Mais la nature humaine ne rétrograde pas, & jamais on ne remorte vers les tems d'innocence & d'égalité quand une fois on s'en eft éloigné; c'eft  III. DlALOGUE. 405 encore un des principes fur lefquels il a le plus infifté. Ainfi fon objct ne pouvoit être de ramener les peuples nombreux , ni les grands états a leur première fimplicité, mais feulement d'arrêter, s'il étoit poffible , le progrès de ceux dont la petitefie & la fituation les ont préfervés d'une marche auffi rapide vers la perfection de Ia fociété & vers la détérioration de 1'efpece. Ces diftinftions méritoient d'être faites & ne l'ont point été. On s'eft obftiné a 1'accufer de vouloir détruire les fciences, les arts, les théatres, les académies & replonger 1'univers dans fa première barbarie, & il a toujours infifté, au contraire , fur la confervation des inftitutions exiftantes, foutenant que leur deftruction ne feroit qu oter les palliatifs en laiffant les vices , & fubftituer le brigandage a la corruption. II avoit travaillé pour fa patrie & pour les petits états conftitués comme elle. Si fa doctrine pouvoit être aux autres de quelque utiiité, c'étoit en changeant les objets de leur eftime & retardant peut - être ainfi leur décadence qu'ils accélerent par leurs fauffes appréciations. Mais, malgré ces diftinclions fi fouvent & fi fortement répétées, la mauvaife foi des gens de lettres, & la fottife de 1'amour-propre qui perfuade a chacun que c'eft toujours de lui qu'on s'occupe, lors même qu'on n'y penfe pas, ont fait que les grandes nations ont pris pour elles ce qui n'avoi pour objet que les petites républiques, & l'on s'eft obftiné 3 voir un promoteur de bouleverfemeqs  405 III. DlALOGUE. & de troubles dans l'homme du monde qui porte un plus vrai refpeéï aux loix & aux conftitutions nationales, & qui a le plus d'averfion pour les révolutions & pour les ligueurs de toute efpece , qui la lui rendent bien. En faififfant peu-a peu ce fyftême par toutes fes branches dans une leéture plus réfléchie, je m'arrêtai pourtant moins d'abord a 1'examen direét de cette doctrine, qu'a fon rapport avec le caraftere de celui dont elle portoit le nom, & fur Ie portrait que vous m'aviez fait de lui, ce rapport me parut li frappant que je ne pus refufer mon affentiment i fon évidence. D'oü Ie peintre & 1'apologifte de la nature, aujourd'hui fi défigurée & fi calomniée, peut-il avoir tiré fon modele, fi ce n'eft de fon propre cceur? II 1'a décrite comme il fe fentoit lui-même. Les préjugés dont il n'étoit pas fubjugué, les paffions faélices dont il rfétoit pas la proie , n'offufquoient point a fes yeux, comme a ceux des autres , ces premiers traits il généralement oubliés ou méconnus. Ces traits fi nouveaux pour nous & fi vrais, une fois tracés, trouvoient bien encore au fond des cceurs 1'atteftation de leur juftefle, mais jamais ils ne s'y feroient remontrés d'eux-mêmes, fi 1'hiftorien de ia nature n'eüt commencé par óter la rouille qui les cachoit. Une vie retirée & folitaire, un goüt vif de rêverie & de contemplation, l'habitude de rentrer en foi & d'y rechercher dans le calme des paffions, ces premiers traits difparus chez la mul-  III. DlALOGUE. 407 titude, pouvoient feuls les lui faire retrouver. En. un mot, il falloit qu'un homme fe fut peint luimême pour nous montrer ainfi l'homme primitif; & fi l'auteur n'eüt été tout auffi fingulier que fes livres, jamais il ne les eüt écrits. Mais oü eft-il cet homme de la nature qui vit vraiment de la vie humaine, qui comptant pour rien I'opinion d'autrui, fe conduit uniquement d'après fes penchans & fa raifon, fans égard a ce que le public approuve ou blame? On le chercheroit en vain parmi nous. Tous, avec un beau vernis de paroles, tachent en vain de donner le change fur leur vrai but; aucun ne s'y trompe, & pas un n'eft la dupe des autres, quoique tous parient comme lui. Tous cherchent leur bonheur dans 1'apparence, nul ne fe foucie de la réalité. Tous mettent leur être dans le paroitre: tous, efclaves & dupes de 1'amour - propre, ne vivent point pour vivre, mais pour faire croire qu'ils ont vécu. Si vous ne m'euffiez dépeint votre J. J., j'aurois cru que l'homme naturel n'exiftoit plus; mais le rapport frappant de celui que vous m'avez peint avec l'auteur dont j'ai lu les livres, ne me laifferoit pas douter que 1'un ne füt l'autre, quand je n'aurois nulie autre raifon de le croire.- Ce rapport marqué me décide, & fans m'embarraffer du J. J. de nosMesfieurs, plus monftrueux encore par fon éloignement de la nature que le vötre n'eft fingulier pour en être refté fi prés, j'adopte pleinement les idéés que vous m'en avez données, & fi votre J. J. n'eft  408 III. D I A L O G U E. pas tout-a-fait devenu Ie mien, il a Phonneur de plus d'avoir arraché mon eftime fans que mon penchant ait rien fait pour lui. Je ne 1'aimerai peutêtre jamais, paree que cela ne dépend pas de moi: mais je 1'honore, paree que je veux être jufte, que je le crois innocent, & que je le vois opprimé. Le tort que je lui ai fait en penfant fi mal de lui, étoit 1'effet d'une erreur prefque invincib!e,dontje n'ai nul reproche a faire a mavolonté. Quand 1'averfion que j'eus pour lui dureroit dans toute fa force, je n'en ferois pas moins difpofé i 1'eftimer & Ie plaindre. Sa deftinée eft un exemple peut être unique de toutes les humiliations poffibles, & d'une patience prefque invincible i les fupporter. Enfin le fouvenir de 1'illufion dont je fors fur fon compte, me laiffe un grand préfervatif contre une orgueilleufe confiance en mes lumieres, & contre la fuffifance du faux favoir. R. C'eft vraiment mettre a profit I'expérience & rendre utile 1'erreur même que d'apprendre ainfi, de celle oü l'on a pu tomber , a compter moins fur les oracles de nos jugemens, & a ne négliger jamais, quand on veut difpofer arbitrairement de Phonneur & du fort d'un homme, aucun des moyens prefcrits par la juftice & par la raifon paur conftater la vérité. Si malgré toutes ces précautions nous nous trompons encore , c'eft un effet de la mifere humaine, & nous n'aurons pas du moins a nous reprocher d'avoir failli par notre faute. Mais rien peut-il excufer ceux qui re-  Lil. D I A L O O V E. "TEjettarit obftinément & fans raifon, les formes les plus inviolables, & tout fiers de partager avec des Grands & des Princes une ceuvre d'iniquité, condamnent fans crainte un accufé & difpofent en maltres de fa deftinée & de fa réputation, uniquement paree qu'ils aiment a le trouver coupable, & qu'il leur plalt de voir Ia juftice & 1'évidence, oü la fraude & 1'irrrpofture fauteroienti des yeux non prévenus ? ]e n'aurai point un pareil reproche a me faire a 1 égard de J. J., & fi je m'abufe en Ie jugeant innocent, ce n'eft du moins qu'après avoir pris toutes les mefures qui étoient en ma puiffmee .pour me garantir de 1'erreur. Vous n'en pouvez ■pas tout-a-fait dire autant encore, puifque vous ne 1'avez ni vu ni étudié par vous-même, & qu'au milieu de tant de preftiges, d'illufions, de ■préjugés, de menfonges & de faux témoignages,, ce foit, felon moi, le feul moyen für de le connoltre. Ce moyen en amene un autre non moins indifpenfable, & qui devroit être le premier, s'il étoit permis de fuivre ici 1'ordre naturel; c'eft la difcuffion contradictoire des faits par les parties elles-mêmes, en forte que les accufateurs & I'accufé foient mis en confrontation & qu'on 1'entende dans fes réponfes. L'effroi que cette forme .fi facrée paroit faire aux premiers, & leur obftijiation a s'y refufer font contr'eux, je 1'avoue, un préjugé très-fort, très-raifonnable & qui fufEioit feul pour leur condamnation , fi la foule Supplém. Tom. III. S  410 III. D I A L 0 8 U E. & Ia force de leurs preuves fi frappantes, fi éblouiffantes n'arrêtoit en quelque forte 1'effet de ce refus. On ne congoft pas ce que I'accufé peut répondre, mais enfin jufqu'a ce qu'il ait donné ou refufé fes réponfes, nul n'a droit de prononcer pour lui qu'il n'a rien è répondre, ni, fe fuppofant parfaitement inftruit de ce qu'il peut ou ne peut pas dire, de le tenir, ,ou pour convaincu tant qu'il ne 1'a pas été, ou pour tout-a-fait Juftifié tant qu'il n'a pas confondu fes accufateurs. Voila, Monfieur, ce qui manque encore è la certitude de nos jugemens fur cette affaire. Hommes & fujets a 1'erreur , nous pouvons nous tromper en jugeant innocent un coupable, comme en jugeant coupable un innocent. La première erreur femble, il efl vrai, plus excufable; maïs peut-on 1'être dans une erreur qui peut nuire & dont on s'eft pu garantir ? Non, tant qu'il refle un moyen poffible d'éclaircir la vérité, & qu'on le négligé, 1'erreur n'eft point involontaire & doit être imputée a celui qui veut y refter. Si donc vous prenez affez d'intérét aux livres que vous avez lus pour vouloir vous décider fur l'auteur, & fi vous haïffez 1'injuftice pour vouloir ïéparer celle que d'une facon fi cruelle vous avez pu commettre a fon égard, je vous propofe premiérement de voir I'bomaje; venez, je vous introduirai chez lui fans peine. II eft déja prévenu; je lui ai dit tout ce que j'ai pu dire a votre égard fans bleffer mes engagemens. II fait d'avancs que fi jamais vous vous piéfentez a fa  Ui. D i a l o c o ï; '4it porte, ce fera pour le connoltre , & non pas pour le tromper. Après avoir refufé de le voir tant que vous 1'avez jugé comme a fait tout le monde, votre première vifüe fera pour lui la confolante preuve que vous ne défefpérez plu» ds lui devoir vo-re eftime & d'avoir des torts I réparer envets lui. Sitót que, ceffant de le voir par les yeux de vos Meflieurs , vous le verrez par les votres, je ne doute point que vos jugemens ne confirment les miens, & que, retrouvant en lui l'auteur de fes livres , vous ne reftiez perfuadé, comme moi, qu'il eft l'homme de la nature, & point du tout le monftre qu'on vous a peint fous fon nom. Mais enfin pouvant nous abufer 1'un & l'autre dans des jugemens deftitués de preuves pofitives & régulieres, il nous refters toujours une jufte crainte fondée fur Ia pofiibilité d'être dans 1'erreur, & fur la difficulté d'expliquer, d'une maniere fatisfaifante , les faits allégués contre lui. Un pas feul alors nous refte ï faire pour conftater la vérité, pour lui rendre hommage & Ia manifefter a tous les yeux: c'eft de nous réunir pour forcer enfin vos Meflieurs a s'expliquer hautement en fa préfence & a confondre un coupable auffi irapudent, ou du moins i nous dégager du fecret qu'ils ont exigé de nous, en nous permcttant de le confondre nous - mêmes. Une inftancs auffi légitime fera le premier pas F. Anêtez je frémis fsulement a vous S 2  4« III. D IA L O G U E. . entendre. Je vous ai fait fans détour I>veU mt .| ai cru devoir a la juftice & a Ia vérité. Je veux être jufte, mais fans témérité. Je ne veux point me perdre inutilement fans fauver 1'innocent auquel je me facrifie, & c'eft ce que je ferois en fuivant votre confeil; c'eft . ce que vous feriez vous-méme en voulant le pratiquer. Apprenez ce que je puis & veux faire, & n'attendez de moi rien au-dela. Vous prétendez que je dois aller voir J. ƒ pour vérifier par mes yeux ce que vous m'en avez dit & ce que j'infere moi-même de Ia lecture de fes écrits. Cette confirmation m'eft fuperflue. & fans y recourir je fais d'avance a quoi m'en tenir fur ce point. I! eft Cngu]ier je fois maintenant plus décidé que vous fur les fentimens que vous avez eu tant de peine a me faire asopter; mais cela eft pourtant fondé en raifon. Vous infiftez encore fur Ia force des preuves alléguées contre lui par nos Meflieurs. Cette force eft déformais nulle pour moi, qui en ai démélé tout 1'artifice depuis que j'y ai regardé de plus prèf. J'ai la-deflus tant . de faits que vous ignore*; j'ai lu fi clairement dans.les cceurs avec la plus vive inquiétude fur ce que peut dire I'accufé, h defir le plus ardent de lui óter tout moyen os fe défendre; j'ai vu tant de concert , de foin, d'aftivité, de chaleur dans les mefures prifes pour.cet effet, que des preuves adminis. trees de .cette maniere, par des gens fl^affionEés,  MI. D- I A L O G V Z. 413 pe-rdent- toute autorité dans mon efprit v:s-a-vis de vos obfervations. Le public eft trompé , je !e vois, je le fais;■ mais il fe plait a 1'être & n'aimeioit pas a fe voir défabufer. J'ai moi-même été dans ce cas & ne m'en fuis pas tiré fans peine. Nos Meflieurs avoient ma confiance, paree qu'ils flattoient le penchant qu'ils m'avoier.t donné; mais jamais ils n'ont eu pleinement mon eftime, & quand je vous vantois leurs vertus , je n'ai pu me réfoudre a, ks imiter. Je n'ai voulu jamais approcher de leur proie pour la cajoler, la tromper, la errconvenir a leur exemple, & la même répugnance que je voyois dan* votre cceur étoit dans le mien quand je cherchoUa la combattre. J'approuvois leurs manceuvres v fans vouloir- les adopter. Leur faüfleté qu'ili' appeltoient bienveillance ne pouvoit me féduire». paree qu'au lieu de cette bienveillance dont ils fe'vantoient,- je ne fentois pour celui qui en éto&t 1'objet qu'antipathie, répugnance, averfion. J'étoisbien aife de les voir nourrir pour lui une forte' d'afièaion méprifante & dérifoire qui avoit toug = les effets de la plus mortelle haine: mais je ne' pouvois ainfi me donner le change è moi-même,. & ils me 1'avoient rendu fi odieux que je le baïsfois de tout mon cceur fans feinte & tout a dé-couvert. J'auiois craint d'approcher de lui comme d'un monftre eftroyable; & j'aimois mieux n'avok pas le plaifir de lui nuire, pour n'avoir pas 1'hotreur de le voir. S 3  4t4 ui. Duïomè: En me ramenant par degrés a la raifon, voüs m'avez infpiré autant d'eftime pour fa patience & fa douceur qua de compafllon pour fes infortunes. Ses livres ont acfaevé 1'ouvrage que vous „. J " les mant quelie panton dqnnoit tant d'énergie è fon ame & de véhémence i fa diaion. Ce n'eft pas une explofion paffagere, c'eft un fentimens dominant cc permanent, qui peut fe foutenir ainfi durant dix ans & produire douze volume» toujours pleins du même zele , toujours arrachés par la même perfuafion. Oui, je Te fens, &je foutiens comme vous, dès qu'il eft auteur,des- écrits qui portent fon nom, il ne peut:avair q«e Ie cceur d'un homme de bien. Cette leaure attentive & réflécbiè a pleifiement acbevé dans mon efprit la révolution que vous avez commencée. C'eft en faifant cette lécture avec le foin qu'elle exige, que j'ai fenti toute la maligmté, toute la déteftable adrefie de fes amera commentateuis. Dans tout ce que je lifois de 1'oiiginal, je fentois la fincérité, la droiture d'une ame haute & fiere, mais franche & fans nel, qui fe montre fans précaution, fans crainte, qui een fure a découvert, qui loue fans réticence, & qui n'a point da fentiment a cacher. Au contraire, tout ce que je lifois dans les réponfes montroit une D.utalité féroce, ou une politeffe infidieufe, traltreffe, & couvroit du miel des éloges le ftel de la fatyre & le poifon de la calorie. Qu'oa  ÏIL Diai-o»*11' 4*5 Hfe avec foin la lettre honnête, mais franche, a M d'A*** fur les fpeftac1.es, & qu'on la compare avec la réponfe de celui-ci; cette réponfe fi foigneufement mefurée, fi pleine do circonfpeftion affeftée, de compliniens aigre-doux , fi propre a faire penfer le mal en feignant de ne le pas dire; qu'on cherche enfuite fur ces lefturei a découvrir lequel des deux auteurs efl le méchant. Croyez-vous qu'il fe trouve dans 1'univers un mortel affez impudent pour dire que c'eft Jean - Jaques ? Cette différence/ s'annonce dés Paford par leurs? épigraphes. Celle de votre ami tirée de 1'Enéide efl une priere au ciel de garantir les bons d'une erreur fi fanefte & de la laiffér aux ennemis. Voici celle de M. d'A*** tirée dé la Fontaine: Quiitez-moi votre ferpe, inflrument de dommage. . L'un ne fonge qu'a prévenir un mal; Tautre dèff 1'abord oublie la queftion pour ne fonger qu'* nuire i fon adverfaire, & dans 1'examen dfe Pi*tilité des thé&tres adreffe très-a-propos k J- J. ce; même vers que dans La- Fontaine le ferpenfi. adreffe a l'homme. Ah! fubtil & rufé d'A***, fi vous n'avez pas une ferpe, inflrument très-utile, quoi qu'en dife le ferpent, vous avez en ravanche un ftilet bien affilé qui n'eft gueres , furtout dans- vos mains, un outil de bienfaifance. Vous voyez que je fuis plus avancé que vous dans votre propre recherche, puifqu'il vous refte b S 4  ** nr- D i a ter c o K. cet égard des fcrupules que je &| plus. NorT.' pour favoir a quoi m'en tenir fur fon compte. V J vu de trop prés les manceuvres dont ff eft la vie «toe, pour laiffer dans mon efprit Ia moindre au. tonté a tout ce qui peut en réfulter. Ce-qu'il étoit aux yeux du public Iors de h publication de fon premier ouvrage il Ie redeviene aux rnienS) que le preihge de tout ce qu'ön a fait dés lors pour e éfi eft détru.C)& ^ ™ dans toutes Ies preuves qui vous frappent encore que fraude, menfónge, illufiom f9r,cVrfdeTdfeZS'jTeï!'ftoU ""complot. Oui, ft»idouto,,la,exffl8Un,fttelqu.aIn'y en eut & n y en aura jamais de femblable. Cda n'étoit - il Pas cla.r des Pannée du décret par ]a brufque & mcroyable fortie de tous. les imprimés, de tous les journaux, de toutes les gazettes, de toutes les bro> cbures contre cet infortuné,- ce décret fut le tociïn de toutes ces fureurs. Pöuvez-vous croire que fes auteurs de tout cela, quelque jaloux, quelque méchans quelque vi/s qu'ils puflèntétre, fe fuffent ainfi décbalnés de concert en loups enragés contre un homme alors & dès-lors en-proie aux pJu8 emeöes adverfités? Pouvez - vous croire qu'on eüt mfotemment farci les recueils de fes propres écrits de tons.ee. noirs libelles, fi ceux qui les écrivoient Ceux qui ,es emp!oyoient,n'euffent été infpiré* par cette ligue qUi depuis longtems graduoit fa, marche en filetoe, & Rrit aIors ffl p Jlc fm ^ mier.-  IM.. D r a l ö o ü' *. 4i7 mier efïbr. La leéture des écrits de J. J.' m'a fait faire en même tems celle de ces venimeufes pro* duétions qu'on a pris grand foin d'y mêler. Si j'avois fait plutót ces lectures, j'aurois compris dès-lors tout le refte. Cela n'eft- pas difficile i qui peut les parcourir de fang-froid. Les ligueurs eux-mêmes l'ont fenti, & bientót ils ont pris une autre méthode qui leur a beaucoup mieux réufS. C'eft de n'attaquer J. J. en public qu'a mots couverts & le plus fouvent fans nommer ni lui, ni fes livres; mais de faire en forte que 1'application de ce qu'on en diroit fut fi claire que chacun la fit fur le champ. Depuis dix ans que l'on fuit cette méthode, elle a produit plus d'eftet que des outrages trop groiliers qui, par cela feul, peuvent déplaire au public ou lui devenir fufpeéts. C'eft dans les entretiens particuliers, dans les cercles, dans les petits comités fecrets, dans tous ces petits tribunaux littéraires dont les femmes font les préfidens, que s'affilent les poignards dont on le crible fous Is manteau. On ne concoit pas comment la diffamatlon d'un particulier fans emploi, fans projet, faiïsparti, fans crédit, a pu faire une affaire auffi importante & auffi univerfelle. On concoit beaucoup moins comment une pareille entreprife a pu paroitre affez belle pour que tous les rangs fans exception fe foient empreffés d'y concourir per ƒ« fv? nefas, comme a 1'ceuvre Ia plus glorieufe. Si les auteurs de cet étonnant complot, fi les chefs. S 5  4i8 III. B i A l o o u qui en ont pris la direérion, ,TOient mis a queique honorable entreprife ]a moitié des foto des peines, du trav.il, du tems, de Ia dépenfe'qu'ils ont prodtgués i 1'exécution de ce beau Proiet ils auroient pu fe couronner d'une gloire immor telle a beaucoup moins de frais- (3), m ne leur en a coüté pour accomplir cette ceuvre de ténebres dont i\ ne peut réfuker pour eux ni bien, ni bonBeur, mais feulement le plaifir d'affouvir cn fecret a plus Uche de toutes les p.fflons, & dont encore a pafence & la douceur de leur viftime ne les laiffera jamais jouir pleinement.-. 11 «ft impoffible que vous ayez une jufte idéé de la pofition dc votre J. J. ni de la maniere dont eft enlacé. Tout eft fi bien concerté a fon é*ard quun ange defcendroit du ciel pour J. défendre' fans y pouvo.r parvenir. Le complot dont il eft 1fujet neft pas de ces impofiures jettées au bafard qu. font un effet rapide mai< paffager, & qu'un in' Itant découvre & détruit. C'eft, comme il 1'a fenti ui-meme, un projet médité.de longue main, doat lexécution lente & graduée ne Vopere qu'avec au, tant de précaution que de méthode, effacant a mefure qu'elle avance & les traces des routes queljc a fu.vies 6c les veftiges de. la vérité qu'elle a faii (5) On mereprochera, j'en fu,s trés-für dr me donder tme Jmportance proüïgieufe. Ahifi je n'en avois pSS ïoLau» y."x )d'at,tfui 3l,'auï fflien' •»0« tm .ju01b8 a platste j  III. D I A L O « V 4* dffparoitre. Pouvez-vous croire qu'évitant ave? tant de foin toute efpece d'explication, les auteurs & les chefs de-ce complot négligent de détruire & de' dénaturer tout ce qui pourroit un jour fervir a les confondre,& depuis p us de quinze ans qu'il eft en' pleine exécution, n'ont-ils pas eu tour le temsqu'il leurfallok pour y réuffir-? Plus ils avancenJ dans 1'avenir, plus il leur eft facile d'obütérer le' paffé, ou de lui:donner la-tournure qui leur convient. Le moment' doit venir ou, tous les témoignages étant a leur' difpofition', ils pourroient fans rifque lever le voile impénétrable qu'ils ont mis fur les yeux de leur viétime. Qui fait fi ce moment n'eft pas déja venu? Si par les-mefures qu'ils ont eu tout le tems de prendre, ils ne pourroient pas dès- a-préfent s'expofer a des - confrontations qui' confondroient 1'innocence & feroient triomphe? 1'impofture? Peut-êire ne les évitent-ils encorss que pour ne pas paroitse changer de maximes, &» fi vous voulez, par un refte de crainte attachée au i menfonge de n'avoir jamais affez tout pi-é-.-u.- Jp' vous le répete, ils ont travailié fans relache a ditpofer toutes chofes pour n'avoir den a cramdrp d'une difcuffion réguliere, fi jamals ils étoient forcés d'y acquiefcer, & il me paroit qu'ils «#a tout le tems-& tous les moyens de mettre le fiiceè> de leur entreprife a 1'abri de tout événement im« prévu. Eh! quelles feroient déformais les refiourcw de J- J. & de fes déjenfetirs, s'il s'en ofoit préfeam? Oü trouveroit • il des jugvis qui ne Mfeiü gas S dignité de parkr la-deffus contre ma penfée, ni de joindre contre lui ma voix a la- voix publique , comme j'ai fait jufqu'ici dans une autre opinion. Mais ne vous attendez pas non plus qua j'aille étourdiment me porter 4 découvert pour fon défenfeur & forcer fes délateurs a quitter leur mafque pour 1'accufer bautement en face. Je ferois en cela une .démarche auiil imprudente qu'inutile, a laquelle je ne veux point m'expofer. J'ai unétat, dss amis è, conferver, une familie i foutenir, des patrons a ménager.. Je ne veux point faire ici le Dom Quichotte & lutter contre les puiffances, pour faire un moment parler de moi & me perdre pour le refte de ma. vie. Si je puis réparer mes torts envers 1'infortuné J. J. & lui être utile fans m'expofer ,a la bonne heure, je le ferai de tout mon cceur. Mais fi vous attendez de moi quelque démarche d'éclat qui me compromette & m'expofe au blame des mien», détrompez-vous; je n'irai jamais jufques-la. Vous „e pouvez vous-même aller p'us loin que vous n'avez fait fans manquer a votre parole, & me mettre avec vous dans un embarras dont nous ne fortirions ni 1'un ni Tautre auffi aifémsnt que vous 1'avez préfümé; R. Raffurez-vous, je vous prie; je veux bien plutót me conformer moi-même a vos réfolutions que d'exiger de vous rien qui vous déplaife. Dans la démarche que j'aurois defiré de faire,, & 7.  *t2 ■ IIL D i a L o e v i. j'avois plus pour objet notre entiere & communefat.sfaftion que de ramener ni Ie public, ni vos Meflieurs aux fentimens de la juftice & au chemin de la vérité. Quoiqu'intérieurement auffi perfuadé que vous de J'innocence de J. J., je n'en fuis pas réguliérement convaincu , puifque n'ayant pu- 1'inftruire des chofes qu'on lui impure je n ai pu ni le confondre par fon filence, ni 1'ab' foudre par fes réponfes. A cet égard je metiensau jugement immédiat que j'ai pürté fur l'homme. fans prononcer fur les faits qui comba.tent ce jugement, puifqu'ils manquent du caraftere qui peut feul les conftater ou les détruire a mes yeux Je n a. pas affez de confiance en mes propres lumieres pour croire qu'elles ne peuvent me tromper & je refterois peut-être encore ici dans Je doute ü le plus légitime & Ie plus fort des préjugés ne" venoit a 1'appui de mes propres lemarques, & ne me montroit Ie menfonge du cóté qui fe refufe a l'épieuve de Ia vérité. Loin de craindre une difcuffion contradiftoire, J. J. n'a ceffé de la chercher.de provoquer a grands cris fes accufateurs & de dire hautement ce qu'il avoit a dire. Eux au contraire, ont toujours efquivé, fait le plongeon, parlé toujours entr'eux a voix bafie, lui cachant avec le plus grand foin leurs accufa«ons. leurs témoins, leurs preuves, furtout Lurs perfonnes, & fuyant avec- le pJus é.-ident effroi toute efp ce de confrontation. - Donc ils ont de fortes ra,for,s pour Ia craindre; celles qu'ils alle£«ent pom- Cda iwt ineptes, au point d'être--  III. D i a x. o s u b. 4»3 même outrageantes pour ceux qu'ils en veulent payer, & qui, je ne fais comment, ne WhTent pas de s'en contenter ;; mais pour moi je ne m'en contenterai jamais, & dès - la toutes ■ leurs preuves dandertines font fans autorité fur moi. Vous voila dans !e mèm3icas oü je fuis 3 mais avec un moindre dégré.de certitude fur 1'innocence de I'accufé, puifque ne Fayant point exa- • miné par vos propres yeux, vous ne jugez de lui que par fes écrits & fur mon témoignage. Donc vos fcrupules devroient être plus grands que lts miens, fi les manoeuvres de fes perfécuteurs que •vous avez mieux fuivies, ne faifoient pour vous une efpece de coxpenfation. Dans cette pcfitior„" j'ai penfé que ce que nous avions de mieux g faire pour nous affurer de la vérité, étoit de Is mettre a fa derniere & plus füre épreuve, cele précifément qu'éludent fi foigneufement vos Mes.fieurs. II me fembloit que fans trop nous cotnpromettre, nous aurions pu leur. dire: „Nous ne faurions approuver quaux dépens de la , juftice & de la füreté publique, vous faffiez a un , fcélérat une grace tacite qu'il n'accepte point, s, & qu'il d't n'être qu'une horrible baibarie que vous couvrez d'un beau nom. Quand cette grace en feroit réellement me, étar.t faitc par „. force elie change de nature; au lieu d'être un bienfait, elle devient un cruel outrage & rien n n'tft plus injufte & plus tyrannique que ds .„ fotcet un hoawse a nous être obligé malgré lui.  4~** Hl D r A i. o' o 0 £ „ C'eft fans doute un des crimes de J. T 'jp,, n'avoir, au lieu de la reconnoiffance qu'il 'vous „ doit, qu'un dédain plus que méprifant pour „ vous & pour vos manoeuvres. Cette impudence „ de fa part mérite en particulier une punitio» „ fortable, & cette punition que vous lui devez „ & a vous-mêmes eft de Ie confondre, afin que „ forcé de reconnoitre enfin votre indulgence, ,, il ne jette plus des nuages fur les motifs qj „ vous font agir. Que Ia confufion d'un bypr> „ crite auffi arrogant foit, ft vous voulez, fi „ feule peine, mais qu'il la fcnte pour I'écn'nca„ tion, pour Ia füreté publique & pour I'honneur „ dê Ia génération préfente qu'il paroit dédai„ gner fi fort. Alors feulement on pourra fans rifque Ie laiffer errer parmi nous avec honte* „ quand il fera bien autbentiquement comairxu „ & démafqué. Jufques a quand fouffrirez - vous „ cet odieux fcandale, qu'avec Ia fécurité de Vu*. „ nocence, ]e crime ofe infolemment provoquer „ Ia vertu qui gauebit devant lui & fe cache„ dans 1'obfcurPé? C'eft lui qu'il faut réduire „ a cet indigne filence que vous gardez lui pré.„ fent: fans quoi 1'avenir ne voudra jamais croire „ que celui qui fe montre feul & fans crainte efl „ le coupable, & que celui qui, bien efcorté „ n'ofe 1'attendre, eft I'innocent." t En leur parlant a.nft nous les aurions forcés * s'explquerouvertement, ou a convenir tacirg. ment de, leur impofture, &,par la difcuffion con,-  lil. D i A L O G ü £. 42-S tradiccoire des faits, nous aunons pu potter un jugement certain fur les accufateurs & fur I'accufé, &°prononcer définitivemenr entr'eux & lui. Vous dites que les juges & les témoins. entrant tous dans la ligue auroient rendu la prévarication trèsfacüe a exécuter, très-difBcile a découvrir, & cela doit être: mais iï n'eft pas impoffible auffi que I'accufé n'eüt trouvé quelque réponfe imprévue & péremptoire, qui eut démonté toutes leurs batterfes & manifefté le comp'ot. Tout eft contre lui, je le fais, lepouvok, larufe, 1'argent, 1'intrigue, le tems, les préjugés, fon ineptie, fes diftractions, fon défaut de mémoire; fon embairas da s'énoncer, tout enfin, hors finnocer.ee & la vérité, qui feules lui ont donné 1'affurarce de rschercher, de demander, de provoquer avtc ardeur ces txplications, qu'il auroit tant de raifons d& craindre fi fa confeience dépofoit contre lui. Ma» fes defirs attiédis ne font plus animés, ni par 1'efpoir d'un fuccès qu'il ne peut plus attendre que d'un miracle, ni par 1'idée d'une réparation qui püt flatter fon cceur. Mettez-vous un moment a fa place, & fentez ce qu'il doit penfer de la génération préfente & de fa conduite a\ fon égard. Après le plaifir qu'elle a pris a le diffamer en le «jolant, quel cas pourroit-il faire du retour de fon eftime, & de quel pn'x pourroient être a fes yeux les careffes finceres des mêmes gens qui lui en prodiguerent de fi fauffes avec des cceurs gleins. d'averfion pour lui? Leur duplic'.té,. lete  III. D I A L O C U E." trahifon, leur perfidie, ont-elles pu lui laiffer pour eux le moindre fentiment favorable, & ne feroitil pas plus.- indigné que flatté de s'en voir fêté . fincérementy avec les mêmes démonftrations qu'ils employerent fi longtems en dérifion a faire de lui le jouet de la canaille. Non, Monfieur, quand fes contemporains , auffi repentans & vra's qu'ils ont été jufqüict faux & cruels a fon égard , reviendroient enfin de leur erreur ou plutót de leur haine, & que réparant leur longue injuftice , ils tacheroient a force d'honneurs de lui faire oublier leurs outrages, pourroit-il oublier Ia baüeffe & 1'indignité de leur conduite, pourroit- il cefièr de fe dire que, quand même il eüt été Ié fcélérat qu'ils fe plaifent a voir en lui, leur maniere de procéder avec ce prétendu fcélérat, moins inique, n'en feroit que plus abjecte, & que s'avilir autour d'un monftre a tant: de maneges infidieux étoit fe mettre foi-même au-defibus de lui ? . Non, il n'eft plus au pouvoir de fes contemporains de lui óter le dédain qu'ils ont tant pris de peine h lui infpirer.. Devenu même infenfible a leurs infultes, comment pourroit-il être touché de leurs éloges ? Gomment pourroit - il agréer Ie retour tardif & forcé de leur eftime, ne pouvant plus lui - même en avoir pour eux? Non, ce retour de la part' d'un public fi méprifable, ne pourroit plus lui donner aucun plaifir, ni lui rendre aucun honntur. il en feroit plus importur.é, fans en être pius  III. D I A t O 6 U E. fatisfait. Ainfi Texplication juridique cc décifive qu'il na pu jamais obtenir & qu'il a ceffé de öefirer, étoit plus pour nous que pour lui. Elle ne pourroit plus, même avec la plus éclatante juftification , jetter aucune véritable douceur dans fa ▼ieilleffe. II eft déformais trop étranger ici-bss pour prendre a ce qui s'y fait aucun intérèt qui lui foit perfonnel. N'ayant plus de fuffifante raifon pour agir, il refte tranquille, en attendant avec la mort la fin de fes peines , &. ne voit plusqu'avec indifférenoe le fort du peu: de jours qui lui reftent a paffér- fur la terre.. Quelque confolation néanmoins eft" encore a fa" portee; je confacre ma vié a.la lui donner & je vous exhorte. d'y concourir. Nous ne fommes entrés ni 1'un ni Tautre. dans les fecrets de la» ligue dont il eft 1'objet;: nousn'avons point partagé la fauffeté de ceux qui la compofent : nousn'avons point cherché i le furprendre par des^ careffes perfides. Tant que vous Pavei haï vous1'avez fui, & moi je ne 1'ai recherché que dans. I'efpoir de le trouver digne de mon amitié; & 1'épreuve néceffaire pour porter un jugement éclairé fur fon compte, ayant été longtems autant recherchée par lui qu'écartée par vos Meflieurs, forme un préjugé qui fupplée autant qu'il fe peut a cette épreuve, & confirme ce que j'ai penfe de lui apiès un examen auffi long qu'impartial 11 m'a dit cent fois qu'il fe feroit corrfolé de t'nv juflice publique , s'il eüt trouvé un feul cceur  426 lil, D i- & l o- g a-s. d'homme qui s'ouvrlt au fien , qui ftmit fes petf nes & qui les plaignit; 1'eftime francbe & p'ein* d'un feul 1'eüt déiommagé du-mépris de tous les autres. Je puis lui donner ce dédommagament & je le lui voue. Si vous vous • joignez i moi pour cette bonne ceuvre, nous* pouvons lui rendre dans • fes vieux jours la douceur d'une fociété véritable qu'il a perdue depuis fi longtems & qu'il n'efpéroit plus retrouver ici-bas. Lafsfons le public dans 1'erreur oü il fe complait & dont il,eft..digne, & montrons feulement a celui qui en eft la viftime. que nous ne la partageo.ns pas, iPne s'y trompa déja plus a mon égard, II ne-s-y trompera point, au vótre & fi rc^s venea a lui avec les fentimens qui lui font düs-, vous le trouverez prèt a.vous les-rendre. Les'; nótres, lui ftront d'autant plus fenfibles qu'il ne les astendoit plus de perfonne,- & avec le cceur que je lui connois, il n'avoit pas befoin d'une fi longue privation pour lui en faire fentir Ie prix. Que fes perfécuteurs continuent de triompher, il verra leur profpérité fans peine: Ie defir de Ia vengeance ne le tourmenta jamais. Au milieu de tous leurs fuccès il les plaint encore, &. les croit bien plus malheureux' que lui. En effet, quand la trifte jouiffance des maux qu'ils lui ont faits pourroit remplir leurs cceurs d'un confentement véritable, peut-elle jamais les garantir de Ia crainte d'être un jour découverts & démafqués ?-' Xa»t de foins qu'ils fe.donnent, tant de. mefurss ÉM  li I. D I A L O C V E. '429 qu'ils prennent fans rettche depuis tant d'années, ne marquent-elies pas la frayeur de n'en avoir ; jamais pris affez? Ils ont beau renfermer la vésite dans de triples murs de menfonges & d'imI poftures qu'ils renforcent continuellement, ils 1 tremblent toujours qu'elle ne s'échappe par quelï que fiffure. L'immenfe édifke de ténebres qu'ils ent élevé autour de lui ne fuffit pas pour les rasI furer. Tant qu'il vit, un accident imprévu peut lui dévoiler leur myftere & les expofer a fe voir confondus. Sa mort méme, loin de les tranquilI lifer doit augmenter leurs alarmes. Qui fait s'il n'a point trouvé quelque confident difcret qui, lcrfque 1'animofité du public ceffera d'être attifée par la préfer.ce du condamné, faifira, pour fe 1 faire écouter, le moment oü les yeux commen) ceront a s'ouvrir? Qui fait fi que'que dépofitaire 2 fidele ne produira pas en tems & lieu de telles I preuves de fon innocence que le public, forcé de s'y rendre, fente & déplore fa longue erreur ? J Qui fait ,fi dans le nombre infini de leurs compli; Ges il ne s'en trouvera pas quelqu'un que Ie rer pentir, que le remords faffe parler ? On » beau pré voir ou arranger toutes les combinaifons ima: ginables, on craint toujours qu'il n'en refte quel; qu'une qu'on n'a pas prévue, & qui faffe décou- 3 vrir la vérité quand on y penfera le moins. La ;i prévoyance a beau travailler, la crainte eft encore |: plus active , & les auteurs d'un pareil .projet ont j fans y penfer facrifié a leur haine Ie repos du refte 1 de leurs jours.  UI- D I A I. O 6 ü B.' Si leurs accufations étoient véritables & que J. J. füt tel qu'ils Tont peint, l'ayaht une fois démafqué pour Tacquit de leur confcience & dépofé leur fecret chez ceux qui doivent veiller è Tordre public, ils fe repoferoient fur eux du refte, cefferoient de s'occuper du coupable & ne penfeioier.t plus a lui. Ma:s Tceil inquiet & vigilant qu'ils ort fans ceffe attaché fur lui, les émiffaires dont ils I'entourent, les mefures qu'ils ne ceffent de prendre pour lui fermer toute voie a toute explication, pour qu'il ne puiffe leur échapper en aucune forte, décelent avec leurs alarmes Ia caufe qui les entretient & les perpétue: elles nc peuvent plus ceffer, quoiqu'ils faffent; vivant ou mort.il les inquiétera toujours, & s'il aimoit la vengeance, il en auroit une bien affurée dans la frayeur dont, malgré tant de précautions entaffées, ils ne cefferont plus d'être agités. Voila le contrepoids de leurs fuccès & de tou* tes leurs profpérités. Ils ont employé toutes les reffources de leur art pour faire de lui le plus malheureux des êtres; a force d'ajouter moyens fur moyens ils les ont tous épuifés, & loin de parve ■ nir a leurs fins ils ont produit 1'effet contraire. Ils ont fait trouver a J. J. des reffources en lui-même qu'il ne connoltroit pas fans eux. Après lui avoir fait le pis qu'ils pouvoient lui faire, ils l'ont mis en état de n'avoir plus rien a craindre ni d'eux, ni de perfonne, & de voir avec la plus profonde in« différente tous les événemens humaios. II n'y a  III. DlALOGUE. point d'atteinte fenfible a fon ame qu'ils ne lui aient ' portée; mais en lui faifant tout le mal qu'ils lui pouvoient faire, ils l'ont forcé de fe réfugier dans; des afyles oü il n'eft plus en leur pouvoir de pénétrer. II peut maintenant les défier & fe moquer de leur impuiffance. 'Hors d'état de le rendre plus malheureux , ils le deviennent chaque jour davantage, en voyant que tant d'efforts n'ont abouti qu'a' empirer leur fituation & adoucir la fienne. Leur rage devenue impuiffante n'a fait ques'irriter , en voulant s'affouvir. Au refte, il ne doute point que malgré tant d'efforts, le tems ne leve enfin le voile de l'fofc pofture & ne découvre fon iftnocence. La certitude qu'un jour on fentira le prix de fa patience conttibue a la foutenir, & en lui ótant tout fes perfécuteurs n'ont pu lui óter la confiance & 1'efpoir. Si ma mémoire devoit, dit-il, s'éteindre avec moi, je me confolerois d'avoir été fi mal connu des hommes dont je ferois bientót oublié; mais „ puifq'Je mon exiftence doit être connue après moi par mes livres & bien plus par mes mil-, , heurSj je ne me trouve point, je 1'avoue, afféz de réfig; ation pour penfer fans impatience, moi * qui me fens meilleur & plus jufte qu'aucun homme qui me foit connu, qu'on ne fe fouviendra de moi que comme d'un monftre, & que mes écrits, oü le cceur qui les dicta eft empreint a „ chaque page , pafieront pour les déclamatiora d'un Taituffe, qui ne cheichoit qu'a tromper le  432 III. -D I A L O « ü I. „ public. Qu'auront donc fervi mon courage ■& mon zele, fi leurs monumens, loin d'être utiles „ aux bons (4) ,ne font qu'aigrir & fomenter 1'ani„ mofité des méchans; fi tout ce que 1'amour de „ la vertu m'a fait dire fans crainte & fans intéi ét, „ ne fait è Tavenir, comme aujourd'hui, qu'exciter „ contre moi la prévention & la haine & ne pro sl duit jamais aucun bien; fi au lieu des bénédic. „ tions qui m'étoient dües, mon nom que tout >: devoit rendrehonorable, n'eft prononcé dans 1'a„ venir qu'avec imprécation! Non, je ne fupporn terois jamais une fi cruelle idéé;elle abforberoit „ tout ce qui m'eft refté de courage & de con„ ftance. Je confentirois fans peine a ne point „ exifter dans la mémoire des hommes, mais je ne „ puis confentir, je 1'avoue, a y refter difFamé: „ non.le ciel ne le permettra point, & dans quel„ que état que m'ait réduit la deftinée, je ne dc„ fefpérerai jamais de la providence, fachant bien „ qu'elle choifit fon heure & non pas lanótre, & „ qu'elle aime a frapper fon coup au moment qu'on „ ne 1'attend plus. Ce n'eft pas que je donne „ encore C<0 Jamais les difcours d'un homme qu'on croit parler contre fa penfée ne toucheront ceux qui ont cette opinion. Tous ceux qui penfant mal de moi difent avoir piofité dans la vertu par la leéture de mes livres, mentent & mêaie trés - Ornement. Ce font ceux-la qui font vraiment des Tartuffes.  III. DlALOSOI. AS? g encore aucune importance, & furtout par rap,j port a moi, au peu de jours qui me reftent a vivre, quand même j'y pourrois voir renaltre '„ pour moi toutes les douceurs dont on a pris " peine a tarir le cours. J'ai trop connu la mifere *t des profpérités humaines pour être fenfible a " mon age a leur tardif & vain retour, & quel", que peu croyable qu'il foit , il leur feroit encore plus aifé de revenir qu'a moi d'en re" prendre le goüt. Je n'efpere plus & je defire trés-peu, de voir de mon vivant la révolution qui doit défabufer le public fur mon compte. Que mes perfécuteurs jouiffent en paix , s'ils peuvent, toute leur vie du bonheur qu'ils fe font fait des miferes de la mienne. Jc na defire de les voir ni confondus, ni punis, & „ pourvu qu'enfin la vérité foit connue, je ne „ demande point que ce foit a leurs dépens : mais je ne puis regarder comme une chofe in„ différente aux hommes le rétabliffement de ma „ mémoire & le retour de 1'eftime publique qui „ m'étoit due. Ce feroit un trop grand malheur a pour le genre-humain que la maniere dont on „ a procédé a mon égard fervlt de modele & „ d'exemple, que Phonneur des particuliers dé„ pendit de tout impofteur adroit, & que la fociété , foulant aux pieds les plus faintes loix „ de la juftice, ne füt plus qu'un ténébreux bri„ gandage de trahifons fecretes & d'impoftures adoptées fans confrontation, fans contradiótion, Supplém. Tom. III. T  434- 11 !• Dialogüe. „ fans vérification, 6c fans aucune défenfe laiffée aux accufés. Bientót les hommes a la merci „ les uns des autres n'auroient de force 6c d'ac,, tion que pour s'entre-déchirer entr'eux, fans ,, en avoir aucune pour la réfiftance; les bons, , livrés tout-a-fait aux méchans, deviendroient „ d'abord leur proie, enfin leurs difciples; 1'innocence n'auroit plus d'afyle, & la terre devenue un enfer, ne feroit couverte que de démons occupés a fe tourmenter les uns & les „ autres. Non , le ciel ne laiffera point un „ exemple auffi funefte ouvrir au crime une route ,, nouvelle, inconnue jufqu'a ce jour; il décou„ vrira la noirceur d'une trame auffi cruelle. Un , jour viendra, j'en ai la jufte confiance, que „ les honnêtes gens béniront ma mémoire & * pleureront fur mon fort. Je fuis für de Ia „ chofe, quoique j'en ignore le tems. Voila le fondement de ma patience 6c de mes confolations. L'ordre fera rétabli tót ou tard, même fur la terre, je n'en doute pas. Mes oppreffeurs peuvent reculer le moment de ma juftification , mais ils ne fauroient empêcher qu'il ne vienne. Cela me fuffit pour être tranquille au milieu de leurs ceuvres; qu'ils continuent a difpofer de moi durant ma vie, - mais qu'ils fe „ preflent; je vais bientót leur échapper". Tels font fur ce point les fentimens de J. J., & tels font auffi les miens. Par un décret dont il ne m'appartient pas de fonder la profondeur,  III. Dialocuï. 435 il doit paffer le refte de fes jours dans Ie mépris & 1'humiliation :. mais j'ai le plus vif preffentiment qu'après fa mort & celle de fes perfécuteurs, leurs trames feront découvertes & fa mémoire juftifiée. Ce fentiment me paroit fi bien fon dé , que pour peu qu'on y réfléchiffe, je ne vois pas qu'on en puiffe douter. C'eft un axiome généra| • lement admis que tót ou tard la vérité fe découvre, & tant d'exemples Tont confirmé 'que 1'expérience ne permet plus qu'on en doute. Ici du moins il n'eft pas concevable qu'une trame auifi compliquée refte cachée aux ages futurs; il n'eft pas même a préfumer qu'elle le foit longtems dans le nótre. Trop de fignes la décelent, pour qu'elle échappe au premier qui voudra bien y regarder, & cette volonté viendra fürement a plufieurs, fitót que J. J. aura ceffé de vivre. De tant de gens employés a fafciner les yeux du public , il n'eft pas pofïïble qu'un grand nombre n'appercoive la mauvaife foi de ceux qui les dirigent, & qu'ils ne fentent que fi cet homme étoit réellement tel qüils le font, il feroit fuperflu d'en impofer au public fur fon compte, & d'employer tant d'impoftures pour le charger de chofes qu'il ne fait pas, & déguifer celles qu'il fait. Si 1'intérêt, 1'animofité, la crainte les font concourir aujourd'hui fans peine è ces manoeuvres; un tems peut venir oü leur pafiion calmée & leur intérèt changé leur feront voir fous un jour bien différent les; ceuvres fourdes dont ils font aujourd'hui té- T 2  436" III. DlALOGUE. matris & complices. Eft - il croyable alors qu'aucm de cójs coopérateurs fubalternes ne pariera couf d-.-mmcnt a perfonne de ce qu'il a vu, de ce qu'on Tui a fait faire, & de 1'effet de tout cela pour abufer le public? que, trouvant d'honnêtes gens ©Opjefféï a la recherche de la vérité défigurée , ils ne feront point tentés de fe rendre encore néceffaires en Ia découvrant comme ils le font maii.tenant pour la cacher , de fe donner quelque importance en montrant qu'ils furent admis dans la confidence des grands & qu'ils favent des anecdutes ignorées du public? Et pourquoi ne croirois-je pas que Ie regret d'avoir contribué a noircir un innocent en rendra quelques-uns indiferets ou véridiques, furtout a 1'heure oü prêts a fartir de cette vie, ils feront follicités par leur confcience a ne pas emporter leur coulpe avec eux? Enfin pourquoi les réflexions que vous & moi faifons aujourd'hui ne viendroient-elles pas alors dans 1'efprit de plufieurs perfonnes, quand elles examineront de fang-froid la conduite qu'on 5 tenue & la facilité qüon eut par elle de peindre cet homme comme ou a voulu ? On fentira qu'il eft beaucoup plus incroyable qu'un pareil homme ait exifté réellement, qu'il ne 1'eft que la crédulité publique cnhardiffant les importeurs, les ait portés 6 le peindre ainfi fucceffivement & en enchériffant toujours,. fans s'appercevoir qu'ils paffoient même la mefure du; poffible. Cette marche , tres »natuxelle a la paifficn v eft -un piege qui la  III. DlALOGUE, 437 décele & dont elle fe garantit rarement. Cetil qui voudroit tenir un regiftre exact de ce que, felon vos Meflieurs, il a fait, dit, écrit, imprimé depuis qu'ils fe font emparés de fa perfonne, joint a tout ee qu'il a fait réellement, trouveroit qu'en cent ans il n'auroit pu fuffire i tant de chofes. Tous les livres qu'on lui attribue, tous les propos qu'on lui fait tenir, font auffi concordans & auffi naturels que les faits qu'on lui impute, & tout cela toujours fi bien prouvé qu'en admettant un ftttl de ces faits, on n'a plus droit d'en rejetter aucun autre. Cependant avec un peu de cnlcul & de bon fens, on verra que tant de chofes font incompatibles , que jamais il n'a pu faire tout cela, ni fe trouver en tant de lieux différens en fi pen de tems; qu'il y a par conféquect p'us de fiétions que de vérités dans toutes ces anecdotes entaffées, • & qu'enfin les mêmes preuves qui n'empêchent pas les unes d'être des menfonges, ne fauroient établir que les autres font des vérités. La force même & le nombre de toutes ces preuves fuffiront pour faire foupconner le complot, & dès - 'ors toutes celles qui n'auront pas fubi 1'épreuve légale perdront leur force, tous les témoins qui n'auront pas été confrontés a Taccufé perdront leur autorité , & il ne reftera contre lui de charges folides que celles qui lui auront été connues & dont il n'aura pu fe juftifier; c'eft-a-dire, qu'aux fautes prés qu'il a déclarées le premier , & dont vós T 3  438 III. D i A L o o u i. Meflieurs ont tiré un fi grand parti, on n'aura rien du tout a lui reprocher. C'eft dans cette perfuafion qu'il me paroit raifonnable qu'il fe confole des outrages de fes contemporains & de leur injüftice. Quoiqu'ils puiffent faire, fes livres tranfmis a la poftérité, montreront que leur auteur ne fut point tel qu'on s'efforce de le peindre, & fa vie réglée , fimple , uniforme , & la même depuis tant d'années ne s'accordera jamais avec le caraftere affreux qu'on veut lui donner. II en fera de ce ténébreux complot formé dans un fi profond fecret, déveIoppé avec de ü grandes précautions & fuivi avec tant de zele , comme de tous les ouvrages des paffions des hommes qui font paflagers & périffables comme eux. Un tems viendra qu'on aura pour le fiecle oü vécut J. J. Ia même horreur que ce fiecle marqué pour lui , & que ce complot immortalifant fon auteur, comme Eroftrate, paffera pour un chef-d'ceuvre de génie & plus encore de méchanceté. F. Je joins de bon cceur mes vceux aux vótres pour Paccompliflëment de cette prédiftion , mais j'avoue que je n'y ai pas autant de confiance, & a voir le tour qu'a pris cette affaire je jugerois que des multitudes de carafteres & d'événemens décrits dans 1'biftoire n'ont peut-être d'autre fondement, que 1'invention de ceux qui fe font avifés de les affirmer. Que le tems faffe triompher la vérité, c'eft ce qui doit arriver trés - fouvent,  LIL D i a l o g u eJ 439 mais que cela arrivé toujours, comment le fait-on, & fur quelle preuve peut-on 1'affurer? Des vérités longtems cachées fe découvrent enfin par quelques circonftances fortuites. Cent mille autres peutêtre refteront 4 jamais offufquées par le menfonge, fans que nous ayons aucun moyen de les reconnoitre & de les manifefter ; car tant qu'elles reftent cachées , elles font pour nous comme n'exiftant pas. Otez le hafard qui en fait decouvrir quelqu'une, elle continueroit d'être cachee & qui fait combien il en refte pour qui ce hafard „e viendra jamais? Ne difons donc pas que le tems fait toujours triompher la vérité, car c'eft ce qu'il nous eft impoffible de favoir , & il eft bien plus croyable qüeftacant pas a pas toutes fes traces, il fait plus fouvent triompher Ie menfonge furtout quand les hommes ont intérèt a le fou'tenir. Les conjectures fur lefquelles vous croyez que le myftere de ce complot fera dévoilé me paroiffent, a moi qui 1'ai vu de plus prés, beaucoup moins plaufibles qu'a vous- La ligue eft trop forte , trop nombreufe, trop bien hee pour pouvoir fe diffoudre aifément, & tant qu'elle durera comme elle eft, il eft trop périlleux de s'en détacher pour que perfonne s'y hafarde fans autre intérèt que celui de la juftice. De tant de fils divers qui compofent cette trame, chacun de ceux qui la conduifent ne voit que celui qu'il doit gouverner & tout au plus ceux qui 1'avoifinent. Le concours général du tout n'eft appercu que T 4  440 III. D i a l o e v e. des directeurs, qui travaillent fans relache * démeier ce qui s'embrouille, a óter les tiraillemens les contradictions, & a faire jouer le tout d'une maniere uniforme. La multitude des chofes incompatibles entr'elles qu'on fait dire & faire i J. J. n'eft, pour ainfi dire, que le magafin des matériaux dans lequel, les entrepreneurs faifant un tnage, choifiront a loitlr les chofes affortiffantes qui peuvent s'accorder, & rejettant celles qui tranchent, répugnent & fe contredifent, parviendront bientót a les faire oublier après qu'elles auront produit leur effet. Inventez toujours, difent-ils aux ligueurs fubalternes, nous nous chargeons de choifir d'arranger après. Leur projet eft, comme je vous 1'ai dit, de faire une refonte generale de toutes les anecdotes recueillies ou fabriquées par leurs fateltites, & de les arranger en un corps d'hiftoire difpofée avec tant d'art & travaillée avec tant de foin, que tout ce qui eft abfurde & contradictoire, loin de paroitre un tiffu de fables groffieres, parofrüs 1'effet de ï'inconféquence de l'homme, qui, avCc des paffions diverfes & monftrueufes , vouloit le blanc & le noir, & paffoit fa vie a faire & défaire , faute de pouvoir accomplir fes mauvais deffeins. Cet ouvrage qu'on prépare de longue main pour le publier d'abord après fa mort, doit, par les pieces & les preuves dont il fera mimi, fixer fi bien le jugement du public fur fa mémoire, que perfonne ne s'avife même de former la-deffus le  III* DlALOGUtï 44 ï le moindre doute. On y affeftera pour lui le même intérèt, la même affection dont 1'apparence bien ménagée a eu tant d'effet de fon vivant, & pour marquer plus d'impartialité, pour lui donner comme a regret un caractere affteux, on y joindra les éloges les plus outrés de fa plume & de fes talens , mais tournés de facon a le rendre odieux encore par-la, comme fi dire & prouver également le pour & le contre , tout pt rfuader & ne rien croire eüt été le jeu favori de fon efprit. En un mot, 1'éerivain de cate vie, admirablement choifi pour cela, faura comme 1'Alttès du ïaffe: Menteür adroit, favant dam 1'art de nnire, Sous la forrne d'éloge habitler la fatire. Ses livres, dites-vous, tranfmis a la poftérité, dépoferont en faveur de leur auteur. Ce fera, je 1'avoue, un argument bien fort pour' ceux qui penfcront comme vous & moi fur ces. livres. Mais favez-vous a quel.'point on peut les défigurer, & tout ce qui a déja été fait pour cela avec le plus grand fuccès, ne prouve -1 - il pas qu'on peut tout faire fans que le public le eroie ou» le trouve mauvais? Cet argument thé de fes livres a toujours inquiété nos Meflieurs. Ne pouvant les anéantir, & leurs plus malignes interprétatioas ne ffiffffant pas encore pour les décrier k leur gré, ils en ont entrepris la falfiiication„ & cette entreprife qui fembleit d'abord prefque impoffible, T S  442 III. DlALOGUE. eft devenue par la connivence du public, de fa plus facile exécution. L'auteur n'a fait qu'une iéule édition de chaque piece. Ces impreffions éparfes ont difparu depuis longtems, & le peu d'exemplaires qui peuvent refter, cachés dans quelques cabinets, n'ont excité la curiofité de perfonne pour les comparer avec les recueils dont on affecte d'inonder le public. Tous ces recueils, groffis de critiques outrageantes, de Iibelles veninieux, & faits avec 1'unique projet de défigurer les produétions de l'auteur, d'en altérer les maximes , & d'en changer peu k peu 1'efprit, ont été , dans cette vue , arrangés & falfifiés avec beaucoup d'art, d'abord feulement par des retranchemens qui fupprimant les éclaircifièmens néceffaires, altéroient le fens de ce qu'on laiffoit, puis par d'apparentes négligences qu'on pouvoit faire paffer pour des fautes d'impreffion, mais qui produifoïent des contre - fens terribles , & qui , •fidellement tranfcrites a chaque imprefïïon nouvelle , ont enfin fubftitué par tradition ces fauffes lecons aux véritables. Pour mieux réuffir dans ce projet on a imaginé de faire de belles éditions, qui par leur perfection typographique fiffent tomber les précédentes & reftaffent dans les bibliotheques; & pour leur donner un plus grand crédit, -ona taché d'y intérefler Pauteur même par 1'appat du gain, & on lui a fait pour cela,. par le Libraire chargé de ces manoeuvres, des propqöfions afiez; magnifiques pour devoir natu^  ï 11. D I A L O G W K. 443 rellement le tenter. Le projet étoit d'ctablir ainfi la confiance du public, de ne faire paffef fous les yeux de l'auteur que des épreuves correctes & de tirer k fon in feu les feuilles deftinéetf pour le public , ét oü le texte eüt été accómmodé felon les- vues de nos Meffiéursv kier» n'eüt été fi facile par la maniere dont iï eflf enlacé que de lui cacher ce petit manege, & de le faire ainfi fervir lui-méme a atitorifer la fraude* dont il devoit être la viftime & qu'il eüt' ignorée, croyant tranfmettre a la poftérité une édition fidelle de fes écrits. Mais foit dégout,- foitf pareffe, foit qu'il ait eu quelque vent du projet,, non content de s'être refufe a la propofitionil; a défavoué dans une proteftation fignée touff ce' qui s'imprimeroit déformais fous fon nom'.- L-'on" a donc pris Ie parti de fe paffer de lui & d'alletf en avant comme s'il participoit a l'entrepr-ife.L'édition fe fait par foufcription & s'imprime,, dit-on, a Bruxelles, en beau papier, beau cae raftere , belles cftampes. On n'épargnera' r-ien> pour la próner dans toute 1'Europe, & pour- en' vanter furtout I'exactitude & la fidélité,- dontfon' ne doutera pas plus que de la reffëmblance-' disi portrait publié par 1'ami Hume.- Comme-' *% contiendra beaucoup de nouvelles pieces-refoiidues; ou fabriquées par nos Meflieurs, on aura' gfabdj foin de les munir de titres- plus que iuffifansauprè* d'un public qui ne demande. pas mieux. T 6'  444 WIU DlALOGUE. que de tout croire, & qui ne s'avifera pas fi tardf de faire le difficile fur leur authenticité. R. Mais comment! cette déclaraticn de J. J; dont vous venez de parler ne lui fervira donc de rien pour fe garantir de toutes ces fraudes, & quoiqu'il puiffe dire, vos Meflieurs feront paffer fans obftacle tout ce qu'il leur plalra d'imprimer fous fon nom? F. Bien plus; ils ont fu tourner contre luijufqu'a fon défaveu. En le faifant imprimer eux-mêmes, ils en ont tiré pour eux un nouveP avantage , en publiant que , voyant fes mauvais principes mis a découvert & confignés dans fes écrits, il tacboit de fe difculper en rendant leur fidélité fufpefte. Paffant habiiement fous filence les falfifications réelles, ils ont fait entendre qu'ir accufoit d'être falfifiés des paffages que tout le monde fait bien ne 1'être pas, & fixant toute Patlention du public fur ces paffages , ils l'ont ainfi détourné de vérifiêr leurs infidélités. Suppofez qu'un homme vous dife: J. J. dit qu'on lui a volé des poires, & il ment; car ii a fon compte de pommes; donc on ne lui a point volé de poires: ils ont exafcement raifonné comme cet hommela, & c'eft fur ce raifonnement qu'ils ont perfiflé fa déclaration. Ils étoient fi fürs de fon peu d'effet qüen même tems qu'ils la faifo.ent impri*mer , ils imprimoient auffi cette prétendue tra» duclion du ïaffe tout expres pour la lui attribuer,  III. Dialosue. 445 & qu'ils lui ont en effet attribuée, fans la moindre objeftion de la part du public ; comme fi cette maniere d'écrire aride & faiuillante , fans harmonie & fans grace, étoit en effet la fienne. De forte que , felon eux , tout en proteftant contre tout ce qui paroltroit défo-rmais fous fon nom , ou qui lui feroit attribué , il publioit néanmoins ce barbouillage , non - feulement fans s'en cacher, mais ayant grand'peur de n'en être pas cru l'auteur, comme il paroit pas la préface fingereffe qu'ils ont mife i la tête du livre. Vous croyez qüune balourdife auffi groffiere, une auffi extravagante contradiftion devoit ouvrir les yeux a tout le monde & révolter contre 1'impudence de nos Meffieurs pouffée ici jufqu'a Ia bêtife ? point du tout: en réglant leurs manoeuvres fur la difpofition ou ils ont mis le public , fur la crélulité qu'ils lui out" donnée , ils font bien plus fürs de réuffir que s'ils agiffoient avec plus de fineffe. Dès qu'il s'agit de J. J. il .n'eft befoin de mettre ni bon fens, ni vraifemblance dans les chofes qu'on en débite; plus elles font abfurdes & ridicules , plus on s'empreffe a n'en pas douter. Si d'A***, ou D***, s'avifoient d'affirmer aujourd'hui qu'il a deux têtes, en le voyant pafier demain dans la rue tout le monde lu: verroit deux têtes très-diftmftement, & chacu i feroit tres - furpris de n'avoir pas appercu platót cette monftruofité. Nos Meflieurs fentent fi bien c;t avantage , T 7  44* III. D i a l o e tr t, & favent fi bien s'en prévaloir, qu'il entre dan* leurs plus efficaces rufes d'employer des manoeuvres pleines d'audaee & d'impudence au point d'en être incroyables, afin que s'il les apprend & s'en plaint, perfonne n'y veuille ajouter f0i. Quand, par exemple, un honnête imprimeur ,. Simon , dira publiquement a tout le monde que J. J. vient fouvent chez lui voir & corriger les épreuves de ces éditions frauduleufes qu'ils font de fes écrits, qui eft-ce qui croira que J. J. ne connolt pas Timprimeur Simon & n'avoit pas même ouï parler de ces éditions quand ce difcours lui revint? Quand encore on verra fon nom pompeufement étalé dans les liftes des foufcripteurs de livres de prix, qui eft-ce qui dèsa-préfent & dans 1'avenir ira s'irnaginer que toutes ces foufcriptions prétendues font-la mifes i fon infcu, ou malgré bi, feulement pour lui donner un air d'opulence & de prétention qui démente Ie ton qu'il a pris. Et cependant.... R. Je fais ce qu'il en eft, car il m'a protefté n'avoir fait en fa vie qu'une feule foufcription, &voir celle pour la ftatue de M. de Voltaire (*)[ (*) Lettre de M. Roujeau ét M. de la Tourette. a Lyon a Juin 1770. J'apprends, Monfieur, qu'on a ibnné le projet d'e'Iever une ftatue Hl. de Voltaire, & qu'on permet a tous ceux qui f. nt connus par quelque ouvrage imprimé, de concourir a cette entreprife. J'ai psyé srffcz cher le droit  iH. D i t. l o o ü e. 447 F Hé bien , Monfieur, cette feule foufcription'qu'il a faite eft la feule dont on ne fait rien; car le difcret d'A***, qui Ta recue, n'en a pas fait beaucoup de bruit. Je comprends bien que cette foufcription eft moins une générofité qu'une vengeance; mais c'eft une vengeance a Ia Jean-Jaques, que Voltaire ne lui rendra pas. d'être admis a cet honneur, pour ofer y prétendre, & je vous fuppüe de vouloir bien interpofer vos bons efficïs pour me faire infcrire au nombre des foufcrivans. J'efpere, Monfieur, que les bonté* dont vous m'honorez & 1'occafion pour laquelle je m'en prévaux ici, vous feront aifément pardonner la liberté que je prends. Je vous filue, Monfieur, très-humblement & de tout mon cceur. Leiire de M. de Voltaire a BI. de la Tourette, relativa a la précédente, trartfcrite fur Voriginal. 83 Juin 1770, a Ferney. Vous favez peut-Être , Monfieur, qu'on a imprimé dans la gaaeue deBerne que Jean-Jaques RomTeau vous avaic écrit, une lettre , par Uqnells il foufcrivait entre vos mains pour ccrtaine ftatue. jé vous prie de me dire fi la chofe eft vraie. J'ai peur que les gens de lettres de Paris ne veuillent point admettre d'étranger. Ceci eft „ne galanterie toute Francaife. Ceux qui 1'ont imaginée font tous ou artiftes, o» amateurs. M. leDuc.de ChoJ. feul eft i la tête, & trouverait peut-être mauvais que rarticle de la gazette fe trouvat vrai. Mde. Denis vous fait les plus fihceres compliment Agréez, Monfieur, les ÉFurancei de mon tendre attaché, ment pour vous & pour teute votre familie.  448 III. D i A l o o v i, Vous devez fentir par ces exemples que dg quelque facon qu'il s'y prenne , & dans aucun tems, il ne peut raifonnablement efpére» que la vérité perce è fon égard a travers les filets tendus autour de lui, & dans lefquels en s'y débattant il ne fait que s'enlacer davantage. Tout ce qui lui arrivé eft trop hors de 1'ordre commun des chofes pour pouvoir jamais être cru, & fes proteftations mêmes ne feront qu'attirer fur lui les reproches d'impudence & de menfonge que méritent fes ennemis. Donnez a J. J. un confeil; Ie meilleur peutétre qui lui refte a fuivre, environné comme il eft d'embuches & de pieges, oü chaque pas ne peut manquer de 1'attirer: c'eft de refter s'il fe peut, immobile, de ne'point agir du tout (5), de n'acquiefcer a rien de ce qu'on lai propofe] fous quelque prétexte que ce foit, & de réfifter méme a fes propres mouvemens tant qu'il peut (5.) I> ne m'efl: pas permis de fuivre ce confeii en ce qui regarde la jufte défenfe de mon nonneur. Je dois jufqu'a la fin faire tout ce qui dépend de moi, Cm dire & plus importantes pour moi que des fatires a> Comte Wielhorski. Le fuccès de touies ces menées efi un effet nc'ccffaire du fyftême de conduite que l'on fuit * mon égard. Qu'ett-ce qui pourroit empócher de réuffir tout ce qu'on entreprend cortre moi, dam je ne fais rien, * quoi je ne peax rien & que teut le monde favorife ?  III. D I A L O C U B. 451 il doit comprendre, pour peu qu'il y réflécbiffe, que toute propofition qu'on lui fait & quelque couleur qu'on y donne, a toujours un but qu'on lui cache & qui 1'empécheroit d'y confentir fi ce but lui étoit connu. Il doit fentir, furtout, que le motif de faire du bien ne peut être qu'un piege pour lui de la part de ceux qui le lui propofent, & pour eux un moyen réel de faire du mal a lui ou par lui , pour le lui imputer dans la fuite; qu'après Pavoir mis hors d'état de rien faire d'utile aux autres ni a lui-même, on ne peut plus lui préfenter un pareil motif que pour le tromper ; qu'enfin n'étant plus dans fa pofition en puiffance de faire aucun bien , tout ce qu'il peut déformais faire de mieux eft de s'abftenir tout-a-fait d'agir , de peur de mat faire fans le voir ni le vouloir, comme cela lui arrivera infailliblement chaque fois qu'il cédera aux inftances des gens qui Penviror.nent & qui ont toujours leur lecon toute faite fur les chofes qu'ils doivent lui propofer. Surtout qu'il ne fe laiffe point émouvoir par le reproche de fe refufer a quelque bonne eeuvre; für au contraire que fi c'étoit réellement une bonne eeuvre, loin de 1'cxhorter a y concourir , tout fe réuniroit pour Pen empêcher, de peur qu'il n'en eüt le mérite & qu'il n'en réfultót quelque effet en fa faveurr. Par les mefures extraordinaires qu'on prend pour altérer & défigurer fes écrits, & pour l«i  452 III. DlALOGUE. en attribuer auxquels il n'a jamais fongé, vous devez juger que 1'objet de la ligue ne fe borne pas a la génération préfente, pour qui ces foins ne font plus néceffaires, & puifqu'ayant fous les yeux- fes livres, tels a peu prés qu'il les a compofés , on n'en a pas tiré 1'objeftion qui nous paroit fi forte a 1'un & a 1'autre contre 1'affreux caraftere qu'on prête a l'auteur; puifqu'au contraire on les a fu mettre au rang de fes crimes, que la Profeffion de foi du Vicaire eft devenue un écrit impie, 1'Héloïfe un roman obfcene, le Contrat Social un livre féditieux; puifqu'on vient de mettre a Paris Pygmalion malgré lui fur Ia fcene tout exprès pour exciter ce rifible fcandale qui n'a fait rire perfonne, & dont nul n'a fenti la comique abfurdité : puifqu'enfin ces écrits , tels qu'ils exiftent, n'ont pas garanti leur auteur de la diffamation de fon vivant, Pen garanti. ront-ils mieux après fa mort, quand on les aura mis dans 1'état projetté pour rendre fa mémoire odieufe, & quand les auteurs du complot auront eu tout le tems d'effacer toutes les traces de fon innocence & de leur impofture ? Ayant pris toutes leurs mefures en gens prévoyans & pourvoyans qui fongent i tout, auroient-ils oublié la fuppofition que vous faites du repentir de quelque complice, du moins a 1'heure de la mort , & les déclarations incommodes qui pourroient en réfulter s'ils n'y mettoient ordre? Non, Monfieur , comptez que toutes leurs mefures font ü  III. DlALOGUE. 453 bien prifes , qu'il leur refte peu de chofe a craindre de ce cóté- la. Parmi les fingularités qui diftinguent le fiecle oü nous vivons de tous les autres, eft 1'efprit méthodique & conféquent qui depuis vingt ans dirige les opinions publiques. Jufqu'ici ces opinions erroient fans fuite & fans regie au gré des paffions des hommes; & ces paffions s'entrechoquant fans ceffe , faifoient flotter le public de 1'une a 1'autre fans aucune direcïion conftante. II n'en eft plus de même aujourd'hui. Les préjugés eux-mêmes ont leurs marches & leurs regies , & ces regies auxquelles le public eft affervi, fans qu'il s'en doute, s'établiffent uniquement fur les vues de ceux qui le dirigent. Depuis que la fefte philofophique s'eft réunie en un corps fous des chefs, ces chefs , par Part de 1'intrigue auquel ils fe font appliqués , devenus les arbitres de I'opinion publique, le font par elle de la réputation, même de la deftinée des particuliers & par eux.de celle de 1'Etat. Leur effai fut fait fur J. J. & la grandeur du fuccès qui düt les étonner eux-mêmes, leur fit fentir jufqu'oü leur crédit pouvoit s'étendre. Alors ils fongerent a s'affocier des hommes puiflans pour devenir avec eux les arbitres de la fociété, ceux furtout qui , difpofés comme eux aux fecretes intrigues & aux mines fouterraines, ne pouvoient manquer de rencontrer & d'éventer fouvent les leurs. Ils leur liient fentir que travaillant de  454 III- Dialogue. concert ils pouvoient étendre tellement leurs rameaux fous les pas des hommes , que nul ne trouvat plus d'alfiette folide & ne püt marcher que fur des terrains contreminés. Ils fe donnerent des chefs principaux qui de leur cöté dirigeant fourdement toutes les forces publiques fur les plans convenus entr'eux , rendent infaillible Fexécution de tous leurs projets. Ces chefs de Ia ligue philofophique la méprifent & n'en font pas eftimés , mais Pintérêc commun les tient étroitement unis les uns aux autres, paree que la haine ardente & cachée eft la grande paffion de tous ; & que par une rencontre affez naturelle , cette haine commune eft tombée fur les mêmes objets. Voila comment le fiecle oü nous vivons eft devenu le fiecle de la haine & - des fecrets complots : fiecle oü tout agit de concert fans affeótion pour perfonne, oü nul ne tient a fon parti par attachement, mais par averfion pour le parti contraire ; oü , pourvu qu'on faffe le mal d'autrui, nul ne fe foucie de fon propre bien. R. C'étoit pourtant chez tous ces gens fi haineux que vous trouviez pour J. J. une affection fi tendre. F. Ne me rappellez pas mes torts; ils étoient moins réels qu'apparens. Quoique tous ces ligueurs m'euffent fafciné 1'efprit par un certain jargon papilloté , toutes ces ridic'ules vertus fi pompeufement étalées étoient prefque auffi choquautes a mes yeux qu'aux- vótres. J'y fentois une  III. DlALOGUE. 4SS forfanterie que je ne favois pas démêler, & mon jugement fubjugué, mais non fatisfait, cherchoit les-éclairciffemens que vous m'avez donnés, fans favoir les trouver de lui-méme. - Les complots ainfi, arrangés, rien n'a étd plus facile que de les mettre a. exécution par des moyens affoitis a cet effet. Les oracles des grands ont toujours un grand crédit fur le peuple. On n'a fait qu'y ajouter un air de myftere pour les faire mieux circuler. Les philofophes , pour conferver une certaine gravité, fe, font donné, en fe faifant chefs de parti, des multitudes de petits éleves qu'ils ont initiés aux fecrets de la feéte, & dont ils ont fait autant d'émiffaires & d'opérateurs de fourdes iniquités; & répandant par eux les noirceurs qu'ils inventoient & qu'ils feignoient eux de vouloir cacher, ils étendoient ainfi leur cruelle influence dans tous les rangs fans excepter les plus élevés. Pour s'attacher inviolablement leurs créatures, les chefs ont commencé par les employer a mal faire , comme Catilina fit boire a fes conjurés le fang d'un homme; fürs' que par ce mal oü ils les avoient fait tremper, ils les tenoient liés pour le refte de leur vie. Vous avez dit que la vertu n'unit les hommes que par des liens fragiles, au lieu que les chaines du crime font impoffibles a rompre. L'expérience en eft fenfible dans 1'hiftoire de J. J. Tout ce qui tenoit a lui par 1'eftime & Ia bienveillance, que fa droiture & la douceur de  456" III. DlALOGUE. fon commerce devoient naturellement infpirer , s'eft éparpillé fans retour a la première épreuve, ou n'eft refté que pour le trahir. Mais les complices de nos Meflieurs n'oferont jamais ni les démafquer, quoiqu'il arrivé,' de peur d'être démafqués eux-mêmes , ni fe détacher d'eux de peur de leur vengeance, trop bien inftruits de ce qu'ils favent faire pour 1'exercer. Demeurant ainfi tous unis par la crainte, plus que les bons ne le font par 1'amour, ils forment un corps indiflbluble dont chaque membre ne peut plus être féparé. Dans 1'objet de difpofer par leurs difciples de I'opinion publique & de Ia réputation des 'hommes , ils ont afTorti leur doctrine a leurs vues, ils ont fait adopter a leurs feclateurs les principes les plus propres a fe les tenir inviolablement attachés, quelque ufage qu'ils en veuillent faire, & pour empêcher que les directions d'une importune morale ne vinffent contrarier les leurs, ils l'ont fappée par la bafe en détruifant toute religion , tout libre-arbitre , par conféquent tout remords, d'abord avec quelque 'précaution par Ia fecrete prédication de leur doctrine , & enfuite tout ouvertement , lorfqu'ils n'ont plus eu de puiffance réprimante a craindre. En paroifïant prendre le contre-pied des Jéfuites, ils ont tendu néanmoins au même but par des routes détournées en fe faifant comme eux chefs de parti. Les Jéfuites fe rendoient tout-puiiTans en exercant I'au-  III. Dialogo e. 457 ■1'autorité divine fur les confciences, cc fe faifant au nom de Dieu les arbitres du bien & du mal. Les philofophes ne pouvant ufurper la même autorité fe font appliqués a la détruire, & puis ,en paroiffant expliquer la nature (7) a leurs dociles fe&ateurs & s*en faifant les fuprêmes interpretes , ils fe font établis en fon nom une autorité non moins abfolue que celle de leurs ennemis, quoiqu'elle paroiffe libre & ne regner fur les volontés que par la raifon. Cette haine mutuelle étoit au fond une rivalité de puiffance, comme celle de Carthage & de Rome. Ces deux corps , tous deux impérieux , tous deux intolérans, étoient par conféquent incompatibles, puifque le fyftême fondamental de 1'un & de 1'autre étoit de regner defpotiquement. Chacun voulant regner feul ils ne pouvoient partager Pempire & regner enfemble ; ils s'excluoient mutuellement. Le nouveau, fuivant plus adroitement les erremens de Tautre, 1'a fupplanté en lui débauchant fes appuis, & par eux eft venu a bout de le détruire. Mais on le voit déja ma-rcher fur fes traces avec autant d'audace & plus de fuccès, puifque 1'autre a toujours éprouvé de (7) Nos philofophes ne manquent pas d'étaler pompcufeinent ce mot de Nature k la tê;e de tous leurs écrits. Mais ouvrez le livre & vous verrez quel jargon métaphyiïque ris ont décoré de ce beau noia, Supplém. Tom. III. V  4 53 III. DlALOGUE. la réfiftance & que celui-ci n'en éprouve p'us. Son intolérance plus cachée & non moins cruelle ne paroit pas exercer la méme rigueur, paree qu'elle n'éprouve plus de rebelles ; mais s'il renaiffoit quelques vrais défenfeurs du théïfme, de la tolérance & de la morale, on verroit bientót s'élever contr'eux les plus terribles perfécu. tions ; bientót une inquifition philofophique , plus cauteleufe & non moins fanguinaire que 'l'autre, feroit brüler fans miféricorde quiconque oferoit croire en Dieu. Je ne vous déguiferai point qu'au fond du cceur je fuis refté croyant moi-même auffi bien que vous. Je penfe ladeffus , ainfi que J. J. , que chacun eft porté naturellement a croire ce qu'il defire , & que celui qui fe fent digne du prix des ames juftes ne peut 1'empêcher de 1'efpérer. Mais fur ce point, comme fur J. J. lui-même , je ne veux point profeffer hautement & inutilement des fentimens qui me perdroient. Je veux tacher d'allier la prudence avec la droiture , & ne faire ma véritable profeffion de foi que quand j'y ferai forcé fous peine de menfonge. Or cette doctrine de matérialifme & d'athéïfme prêchée & propagée avec toute 1'ardeur des plus zélés miffionnaires, n'a pas feulement pour objet de faire dominer les chefs fur leurs profélytes , mais dans les myfteres fecrets oü ils les emploient, de n'en craindre aucune indifcrétion durant leur vie, ni aucune repentance a leur  III. DlALOGUE. 4S9 mort. Leurs trames après le fuccès meurent avec leurs complices , auxquels ils n'ont rien tant appris qu'a ne pas craindre dans l'autre vie ce Poul-Serrhb des Perfans , objecté par J. J. a ceux qui difent que la religion ne fait aucun bien. Le dogme de 1'ordre moral rétabli dans l'autre vie, a fait jadis réparer bien des torts dans celle-ci, & les importeurs ont eu dansles derniers momens de leurs complices un danger a courir qui fouvent leur fervit de frein. Mais notre philofophie en délivrant fes prédicateurs de cette crainte & leurs difciples de cette obliga■tion , a détruit pour jamais tout retour au repentir. A quoi bon des révélations non moins dangereufes qu'inütiles? Si l'on meurt on ne'rifque rien, felon eux, a fe taire, & l'on rifque tout a parler fi l'on en revient. Ne voyez-vous pas que depuis longtems on n'entend plus parler de reftitutions, de réparations , de réconciliations au lit de la mort; que tous les mourans fans repentir , fans remords , emportent fans effroi dans leur confcience le bien d'autrui, le raenfonge & la fraude dont ils la chargerent pendant leur vie? Et que ferviroit même a J. J. ce repentir fuppofé d'un mourant, dont les tardives déclarations étouffées par ceux qui les entourent, ne tranfpireroienS jamais au-dehors & ne parviendroient a la con« noiiTance de perfonne? Ignorez-vous que tous les ligueurs futveillans les uns des autres forcent & font forcés de refter fideles au complot, & V 2  4<5o Ui. Dialogo e. q i'entourés, furtout a leur mort, aucun d'eux ne trouveroit pour recevoir fa confeffion, au moins a I'égard de J. J., que de faux dépofitaires qui ne s'en ehargeroient que pour 1'enfevelir dans un fecret éternel ? Ainfi toutes les bouches font ouvertes au menfonge, fans que parmi les vivans & les mourans il s'en trouve déformais aucune qui s'ouvre a la vérité. Dites-moi donc quelle reffource lui refte pour triompher, même a force de tems, de 1'impofture, & fe manifefter au public , quand tous les intéréts concourent a la tenir cachée, 5: qu'aucun ne porte a la révéler? R. Non, ce n'eft pas a moi a vous dire cela, C'eft k vous-même, & ma réponfe eft écrite dans votre cceur. Eh! dites-moi donc a votre tour quel intérèt , quel motif vous ramene de 1'averfion, de l'animofité même qu'on vous infpira pour J. J. k des fentimens il différens? Après 1'avoir fi crueljement haï quand vous 1'avez cru méchant & coupable, pourquoi le plaignez - vous fi fincerement aujourd'hui que vous Ie jugez innocent? Croyez-vous donc être Ie feul homme au cceur duquel parle encore Ia juftice indépendamment de tout autre intérèt? Non, Monfieur, il en eft encore, & peut-être plus qu'on ne penfe, qui font plutót abufés que féduits , qui font aujourd'hui par foibleffe & par imitation ce qu'ils yoient faire k tout le monde, mais qui rendus a eux-mêmes agiroient tout différemment. J. J. ]ui-même penfe plus favprablement que vous de  III. Dialogue. 4ör plufieurs de ceux qui 1'approchent; il les voit, trompés par fes foi-difans patrons, fuivre fans le favoir les impreffions de la haine, croyant de bonne foi fuivre celles de la pitié. II y a dans la difpofition publique un preftige entretenu par les chefs de la ligue. S'ils fe relachoient un moment de leur vigilance , les idees dévoyées par leurs artifices ne tarderoient pas a reprendre leur cours naturel , & la tombe elle-même, ouvrant enfin les yeux , & voyant oü l'on 1'a conduite , s'étonneroit de fon propre égarement. Cela, quoique vous en difiez, arrivera tót ou tard. La queftion fi cavaliérement décidée dans notre fiecle fera mieux difcutée dans un autre, quand la haine dans laquelle on entretient Ie public ceffera d'être fomentée ,• & quand dans des générations meilleures celle-ci aura été mife a fon prix , fes jugemens formeront des -préjugés contraires; ce fera une honte d'en avoir été loué, & une gloire d'en avoir été haï. Dans cette génération même il faut diftinguer encore, & les auteurs du complot , & fes directeurs des deux fexes , & leurs confidens en trés - petit nombre initiés peut-être dans le fecret de I'impofture , d'avec Ie public qui, trompé par eux & le croyant réellement coupable, fe prête fans fcrupule & tout ce qu'ils inventent pour le rendre plus odieux de jour en jour. La confcience éteinte dans les premiers n'y laiffe plus de prife au repentir. Mais 1'égarement des autres eft 1'effet d'un prettige qui V 3  462 III. D I A L O 6 ü ï. peut s'évanouir, & ieur confcience rendue h ellemême peut leur faire fentir cette vérité fi pure & fi fimple , que la méchanceté qu'on employé a diffamer un homme prouve que ce n'eft point potir fa méchanceté qu'il eft diffamé. Sitót que Ia pafiion & Ia prévention cefleront d'être entretenues, mille chofes qu'on ne remarque pas aujourd'hui frapperont tous les yeux. Ces éditions frauduleuss de fes écrits dont vos Meflieurs attendent un fi grand effet, en pïoduiront alors un tout contraire & ferviront a les déceler, en manifeftant aux plus ftupides les perfides ir.tentionsdes éditeurs. Sa vie écrite de fon vivant par des traltres en fe cachant trés - foigneufement de lui , portera tous les carafteres des plus noirs Iibelles: enfin tous les maneges dont il eft 1'objet paroltront alors ce qu'ils font; c'eft tout dire. Que les nouveaux philofophes aient voulu prévenir les remords des mourans par une doctrine qui mlt leur confcience a fon aife , de quelque poids qu'ils aient pu la charger, c'eft de quoi je ne doute pas plus que vous, remarquant furtout que Ia prédication paflïonnée de cette doctrine a commencé précifément avec 1'exécution du complot , & paroit tenir a d'autres complots dont celui-ci ne fait que partie. Mais cet engouement d'athéïfme eft un fanatifme éphémere , ouvrage de la mode, & qui fe détruira par elle, & l'on voit par 1'emportement avec lequel le peuple s'y livre , que ce n'eft qu'une mutinerie contre fa  IIL DlALOGUE. 463 ^fcience dont il fent Ie mnrmure avec dépit. Cette commode philofophie des heureux & des Tiches qui font leur paradis en ce monde , ne fauroit être longtems celle de la multitude vifhme de leurs paffions , ei qui, faute de bonheur m cette vie, a befoin d'y trouver au moins 1 efpe-ance & les confolations que cette barbare doarme leur óte. Des hommes nourris dès 1'enfance dans „ne intolérante impiété pouitée jufqu'au fanatifme dans un libertinage fans crainte & fans honte-'une jeuneffe fans difcipline, des femmes fans moeurs (8), des peoples fans foi, des rois fan, loi fans fupérieur quils- craignent & dehvrés de, toute efpece de frein , tous les devoirs de la confcience anéantis, 1'amour de la patrie & 1'attachement au Prinee éteints dans tous les cceurs , enfin nul autre lien focial que la force; on peut prévoir aifément, cc me femble , ce qui doit ~Ö0 Je viens d'apprendre que Ia génération préfente' fe vante finguliérement fournir a ceux qui viendront après nous un fiü qui les guide dans ce labyrinthe. Si nous pou* vions conférer avec J. J. fur tout cela , je ne doute point que nous ne tiraffions de lui beaucoup de lumieres qui refteront a jamais éteintes ,, & que nous ne fuffions furpris nous- mêmes de ti? facilitéavec laquelle quelques mots defapartexpiir queroient des énigmes qui fans cela■ demeurerontf peut-être impénétrables par 1'adrefle de fes enne; mis. Souvent dans mes entretiens avec lui,- jïêtt' ai recu de fon propre mouvement des éclaircifféi mens inattendus fur des objets que j'avois- vuss bien différens , faute d'une circonftanoe- que- jjSP n'avois pu deviner & qui leur donnoiti un: tbutf autre afbeet. Mais, gêné par mes engagemens& forcé'de fupprimer mes objeftions,: je- meefülss V 6  468 III. DlALOGUE. fouvent refufé malgré moi aux foludons qu'if fembloit m'offrir , pour ne pas paroitre inftruit de ce que j'étois contraint de lui taire. Si nous nous uniffons pour former avec lui une fociété fincere & fans-fraude, une fois fur de notre droiture & d'être eftimé de nous, il nous ouvrira fon cceur fans peine; & recevant dans les notres les épanchemens auxquels il eft naturellement fi difpofé, nous en pourrons tirer de quoi former de précieux mémoires dont d'autres générations fentiront la valeur, & qui du moïns les mettront a portée de difcuter contradicloirement des queftions aujourd'hui décidées fur le feul rapport de fes ennemis. Le moment viendra, mon cceur me 1'affure, oü fa défenfe auffi périlleufeaujourd'hui qu'inutile, honorera ceux qui s'en voudront eharger, & les couvrira, fans aucun nfque, d'une gloire auffi belle, auffi pure que la vertu généreufe en puiffe obtenir ici-bas. F. Cette propofition eft tout-a-fait de mon goüt, & j'y confens avec d'autant plus de plaifir que c'eft peut-être le fcUl moyen qui foit en mon pouvoir de réparer mes torts envers un innocent perfécuté, fans rifque de m'en faire è moi-même Ce n'eft pas que la fociété que vous me propofezfoit tout-a-fait fans péril. L'extrême attention quon a fur tous ceux qui lui parient, même une feule fois, ne s'oubliera pas pour nous. "Nos; Meflieurs ont trop vu ma répugnance a fuivreca» memens & i cireonvenir comme eux. un  XII. DlALOGUE. 46S> homme dont ils m'avoient feit de fi affreux portraits, pour qu'ils ne foupconnent pas tout au moins qu'ayant changé de langage a fon égard, j'ai vraifemblablement auffi changé d'opinion. Depuis longtems déja, malgré vos précautions & les Hennes, vous êtes infcrit comme fhlpeft fur leurs regiftres, & je vous préviens que de maniere ou d'autre, vous ne tarderez pas a fentir qu'ils fe font occupés de vous: ils font trop attentifs a tout ce qui approche de J. J. pour que perfonne leur puiffe échapper ; moi furtout qu'ils ont admis dans leur demi-confidence, je fuis für de ne pouvoir approcher de celui qui en fut 1'objet fans les mquiéter beaucoup. Mais je tacherai de me conduire fans fauffeté, de maniere a leur donner le moins d'ombrage qu'il fera poffible. S'ils onft quelque fujet de me craindre, ils en ont auffi de me ménager, & je me flatte qu'ils me connoiffent trop d'honneur pour craindre des trahifons d'un homme qui n'a jamais voulu tremper dans les leurs. Je ne refufe donc pas de le voir quelquefois avec prudence & précaution r il ne tiendra qu'a lui de connoltre que je partage vos fentimens a fon égard, & que fi je ne puis lui révéler lesmyfteres de fes ennemis, il verra du moins que forcé de me taire je ne cherche pas a le tromper. Je concourrai de bon cceur avec vous pour dérober a leur vigilance & tranfmettre * de meilieurs tems les faits qu'on travaille a faire difparoitre & qui fourniront un jour de puiffans indices pour patV 7  47£> HL D r c l o c u k.. venir a la connoiffance de la vérité. Je fais- qUB' fes papiers dépofés en divers tems, avec plus de confiance que de choix, en des mains qu'il crut fidelles, font tous paffés dans celles de fes perfécuteurs, qui n'ont pas manqué d'anéantir ceux qui pouvoient ne leur pas convenir & d'accommoder a leur gré les autres; ce qu'ils ont pu faire a difcrétion, ne craignant ni examen, ni vérification de Ia part de qui que ce fut, ni furtout degens intéreffés a découvrir & manifefter leur fraude Si depuis lors il lui refte quelques papiers encore,' on les guette pour s'en emparer au plus tard a fa mort, & par les mefures prifes- il eft bien difficile qu'il en échappe aucun aux mains commifes pour tout faifir. Le feul moyen qu'il ait de les conferver efl de les dépofer fccrétement, s'il eft poffiMe, en des mains vraiment fidelles & füres. Je m'offre a partager avec vous les rifques de ce depót, & je m'engage a n'épargner aucun foirt pour qu'il paroiffe un jour aux yeux du public tel que je 1'aurai recu augmenté de toutes les obfervations que j'aurai pu recueillir tendantes a dé voile* la vérité. Voila tout ce que la prudence me permet de faire pour 1'acquit de ma confcience,, pour 1'intérêt de Ia juftice ét poar le fervice' de la vérité. R. Et c'eft auffr tout ce qu'il defire lui-même. L'efpoir que fa mémoire foit rétablie un jour dans Phonneur qu'elle mérite, & que fes livres deviennent utiles par 1'eftime due k leur auteur, ell  III. D r a l o s u e. ' 47r dé'fotmais le feul qui peut le flatter en ce monde. Ajoutons-y de plus la douceur de voir encore deux cceurs honnêtes & vrais s'ouvrir au fien. Tempérons ainfi Phorreur de cette folitude oü l'on le force de vivre au milieu du genre-humain. Enfin fans faire en fa faveur d'inutiles efforts qui pourroient caufer de grands défordres, & dont le fuccès même ne le toucheroit plus, ménageons-lui cette confolation pour fa derniere heure que des mains amies lui ferment les yeux. Fin du troifieme Diakgue,  HISTOIRE D U PRÉCÉDENT ÉCRIT. Je ne parlerai point ici du fujet, ni de 1'objet, ni de la forme de cet Ecrit. C'eft ce que j'ai fait dans I'avant-propos qui Ie précede. Mais je dirai quelle étoit fa deftination, quelle a été fa deftinée & pourquoi cette copie fe trouve ici. Je m'étois occupé durant quatre ans de ces Dialogues, malgré le ferrement de cceur qui ne me quittoit point en y travaillant, & je touchois a la fin de cette douioureufe riche, fans favoir , fans irnaginer comment en pouvoir faire ufage. & fans me réfoudre fur ce que je tenterois du moins pour cela. Vingt ans d'expérience m'avoient appris quelle droiture & quelle fidélité je pouvois attendre de ceux qui m'entouroient fous le nom d'amis. Frappé furtout de 1'infigne duplicité de***, que j'avois eftimé au point de lui confier mes Confeffions, & qui du plus facré depót de 1'amitié n'avoit fait qu'un inftrument d'impofture & de trahifon, que pouvois-je attendfe des gens qu'on avoit mis autour de moi depuis ce tems la, & dont toutes les manoeuvres m'annoncoient fi dairement les intentions? Leur confier mon manufcrit n'étoit autre chofe que vouloir Ie remettrè moi-  H ! s t o i k i nu, &c. 473 même k mes perfécuteurs, & la maniere dont j'étois enlacé ne me laiffoit plus le moyen d'aborder perfonne autre. Dans cette fituation, trompé dans tous mes ehoix & ne trouvant plus que perfidie & fauffeté parmi les hommes, mon ame exaltée par le fentiment de fon innocence & par celui de leur iniquité, s'éleva par un élan jufqu'au fiege de tout ordre & de toute vérité, pour y chercher les reffources que je n'avois plus ici-bas. Ne pouvant' plus me confier a aucun homme qui ne me trahit, je réfolus de me confier uniquement a la providence & de remettre a elle feule 1'entiere difpofition du dépot que je defirois laiffer en de füres mains. J'imaginai pour cela de faire une copie au net de cet écrit, & de la dépofer dans une églife fur un autel; & pour rendre cette démarche auffi folemnelle qu'il étoit poffible, je choifis le grand autel de ,1'églife de Notre-Dame, jugeant que partout ailleurs mon dépot feroit plus aifément caché ou détourné par les curés ou par les motnes, & tomberoit infailliblement dans les mains de-mes ennemis, au lieu qu'il pouvoit arriver que le bruit de cette action fit parvenir mon manufcnt jufques fous les yeux du Roi; ce qui étoit tout ce que j'avois a defirer de plus favorable, & qui ne pouvoit jamais arriver en m'y prcnant .de toute autre facon. Tandis que je travaillois a tranfcrire au net  I 474 H i s t o i h e nu mon écrit, je méditois fur les moyens d'exécttrer mon projet, ce qui n'étoit pas fort facile & furtout pour un homme auffi timide que moi. Je penfai qu'un famedi, jour auquel toutes ks femaines on va chanter devant Pantel de Notre.Dame nn motet durant lequel le chceur refte vuide, feroit fe jour oü j'aurois le plus de facilité d'y mtrer, d'arriver jufqu'a 1'autel & d'y placer mon dépot. Pour combiner plus fürement ma démarche i'alla. piufieure fois de ,oin en Join 1 état des chofes & la difpofition du chceur & de fes avemes; car ce que j'avois a redouter, c'étoit detre r.tenu au paffee, fa qae dès_,ors mQn projetetoit manqué. Enfin mon manufcritétantprêt je 1'enveloppai & j'y mis la fllfcriptlon Wy>nJ . ' Dépot kemis a ia Provibence. Pbotecteüh des opprimés, Dien de juftice „ & de vérité, recois ce dépót que remet fur ,9 ton autel & confie a ta providenee un étranger „ infortuné, feul, fans appui, fans défenfeur fur „ Ia terre, outragé, moqué, diffi né, trahi de toute une génération, chargé dept* qutnze ans >, a Penvi de traitemens pires que la mort, & „ d'indignités inouïes jufqu'ici parmi les bumams, „ fans avoir pu jamais en apprendre au moins la „ caufe. Toute explication m'eft refufée, toute „ communication m'eft ótée; je n'attends que des d hommes , aigris par leur propre injuftice, qu'af-  PRÉCÉDENT ECRIT. 475 „ fronts, menfonges & trahifons. Providence „ éternelle, mon feul efpoir eft en toi; daigne prendre mon dépot fous ta garde & le faire , tomber en des mains jtunes & fidelles, qui le >5 tranfmettent exempt de fraude a une meilleure „ génération ,• qu'elle apprerne, en déplorant mor* „ fort, comment fut traité par eelle-ci un homme fans fiel & fans fard, ennemi de 1'injuftice, „ mais patiënt a 1'endurer, & qui jamais n'a fait, ni voulu, ni rendu de mal a perfonne. Nul " n'a droit, je le fais, d'efpérer un miracle, „ pas même 1'innocence opprimée & méconnue. „ Puifque tout doi rentrer dans I'ordre un jour, il fuffit d'atten -re. Si donc mon travail eft „ perdu, s'il doit être livré a mes ennemis & par ■ eux détruit ou défiguré, comme cela paroit inévitable, je n'en compterai pas moins fur „ ton eeuvre, quoique j'en ignore 1'heure & les. „ moyens; & après avoir fait, comme je 1'ai dit* „ mes efforts po:r y concourir ,*j'attends avec confiance, je me repofe fur ta juftice & me „ réfigne h ta volonté". Au verfo du titre & avant la première page étoit écrit ce qui fuit: „ Qui que vous foyez, que le ciel a fait 1'ar„ bitre de cet écrit, quelque ufage que vous ayez de l'auteur, cet auteur infortuné vous coniure „ par vos entrailles humaines & par les angoiffes '„ qu'il a fouffertes en I'écrivant, de n'en difpofer „ qu'après 1'avoir lu tout entier. Songez que cette-  A76 Histoire du „ grace que vous demande un cceur brifé de don,, leur, eft un devoir d'équité que le ciel vous impofe". Tout cela fait, je pris fur moi mon paquet, & je me rendis le famedi 24 février 1776 fur les deux heures a Notre-Dame, dans 1'intention d'y préfenter le même jour mon offrande. Je voulus entrer par une des portes Iatérales, par laquelle je_comptois pénétrer dans Ie chceur. Surpris de la trouver fermée, j'allai paffer plus bas par l'autre porte laterale qui donne dans la. nef. En entrant, mes yeux furent frappés d'une grille qus je n'avois jamais remarquée & qui féparoit de la nef la partie des bas-cótés qui entouré le chceur. Les portes de cette grille étoient fermées, de forte que cette partie des bas-cótés dont je viens de parler, étoit vuide. & qu'il m'é. toit impoffible d'y pénétrer. Au moment oü j'appercus cette grille, je fus faifi d'un vertige comme un homme qui tombe en apoplexie, & ce vertige fut fuivi d'un bouleverfement dans tout mon être, tel que je ne me fouviens pas d'en avoir éprouvé jamais un pareil. L'églife me parut avoir tellement changé de face, que doutant fi j'étois bien dans Notre-Dame, je cherchois avec effort a me reconnoitre & £ mieux difcerner ce que je voyo!sDepuis trente-fix ans que je fuis a Paris, j'étois venu fort fouvent & en divers tems a NotreDame; j'avois toujours vu le paiTage autour du chceur ouvert & libre & je n'y avoismême jamais  rnÉcÉD ent Ecrit. 477 remarqué ni grille ni porte, autant qu'il put m'en fouvenir. D'autant plus frappé de cet obftacle imprévu que je n'avois dit mon projet aperfonne, je crus dans mon premier tranfport voir concourir ie 'ciel même a 1'ceuvre d'iniquité des hommes, & le murmure d'indignation qui m'échappa, ne peut être concu que par celui qui fauroit fe mettre a ma place, ni excufé que par celui qui fait lire au fond des cceurs. Je fortis rapidement de 1'églife, réfolu de n'y rentrer de mes jours; & me livrant a toute mon agitation, je courus tout le refte du jour, errant de toutes parts fans favoir ni oü j'étois ni oü j'allois, jufqu'a ce que n'en pouvant plus, la laffitude & la nuit me forcerent de rentrer chez ■ moi rendu de fatigue & prefque hébété de douleur. Revenu peu a peu de.ce premier faififlement, je commencai a réfléchir plus poiement a ce qui m'étoit arrivé, & par ce tour d'efprit qui m'eft propre, auffi prompt a me confoler d'un malheur arrivé, qu'a m'effrayer d'un malheur a craindre, je ne tardai pas d'envifager d'un autre ceil le mauvais fuccès de ma tentative. J'avois dit dans ma fufcription que je n'attendois pas un miracle, & il étoit clair néanmoins qu'il en auroit fallu un pour faire réuffir mon projet: car 1'idée que mon manufcrit parviendroit directement au Roi, & que ce jeune Prince prendroit lui-même la peine de lire ce long écrit; cette idéé, dis-je, étoit fi folie que je rn'étonnois moi-même d'avoir pu m'en bercer un  478 HlSTOIRE DU moment. Avois-je pu douter que, quand même i'éclat de cette démarche auroit fait arriver mon dépót jufqu'a la cour, ce n'eüt été que pour y tomber, non dans les mains du Roi, mais dans celles de mes plus malins perfécuteurs ou de leurs amis, & par conféquent pour être ou tout-a-fait fupprimé ou défiguré , felon leurs vues , pour le rendre funefle a ma mémoire? Enfin le mauvais fuccès de mon projet dont je m'étois fi fort affeclé, me parut, a force d'y réfléchir, un bienfait du ciel qui m'avoit empêché d'accomplir un*defTein fi contraire a mes intéréts ,• je trouvai que c'étoit un grand avantage que mon manufcrit me fut refté pour en difpofer plus fagement, & voici 1'ufage que je réfolus d'en faire. Je venois d'apprendre qu'un homme de lettres de ma plus ancienne connoiffance, avec lequel j'avois eu quelque liaifon, que je n'avois point ceffé d'eftimer & qui paffoit une grande partie de 1'année a la campagne, étoit a Paris depuis peu de jours. Je regardai la nouvelle de fon retour comme une direétion de la providence, qui m'lndiquoit le vrai dépofitaire de mon manufcrit. Cet homme étoit, il eft vrai, philofophe, auteur, académicien *& d'une province dont les habitans n'ont pas une grande réputation de droiture: mais que faifoient tous ces préjugés contre un point auffi bien établi que fa probité 1'étoit dans mon efprit? L'exception, d'autant plus honorablequ'elle étoit rare, ne faifoit qu'augmenter ma confiance  PRÉCÉDENT EcRIT. 479 en lui; & quel plus digne inflrument le ciel pouvoit-il choifir pour fon oeuvre, que la main d'un homme vertueux? Je me détermine donc; je cherche fa demcure; enfin je la trouve, & non fans peine. Je lui porte 'mon manufcrit, & je le kii remets avec un tranfport de joie, avec un battement de cceur qui fut peut-être le plus digne hommage qu'un mortel ait ;pu rendre i la vertu. Sans favoir encore de quoi il s'agiffoit, il me dit en le recevant qu'il ne feroit qu'un bon & honnête ufage de mon dépot. L'opinion que j'avois de lui me rendoit cette affurance trés fuperflue. Quirrze jours après je retourne chez lui, fortement perfuadé que le moment étoit venu oü Ie voile de ténebres qu'on tient depuis vingt ans fur mes yeux alloit tomber , & que de maniere ou d'autre, j'aurois de mon dépofitaire des éclairciflëmens qui me paroiflbient devoir néceflairement fuivre de Ia leéture de mon manufcrit. Rien de ce que j'avois prévu n'arriva. II me paria de cet écrit comme il m'auroit parlé d'un ouvrage de littérature , que je 1'autois prié d'examiner pour m'en dire fon fentiment. II me paria de tranfpofitions a faire pour donner un meilleur ordre a mes matieres: mais il ne me dit rien de 1'effet qu'avoit fait fur lui mon écrit, ni de ce qu'il penfoit de l'auteur. II me propofa feulement de faire une édition correcte de mes ceuvres, en me demandant pour cela mes direclior.s. Cette  480 HlSTOIHE Dü même propofition qui m'avoit été faite, & même avec opiniatreté par tous ceux qui m'ont entouré, me fit penfer que leurs difpofitions & les fiennes étoient les mêmes. Voyant enfuite que fa propofition ne me plaifoit point, ii offrit de me rendre mon dépot. Sans accepter cette ofïre je le priai : feulement de Ie remettre a quelqu'un plus jeune que lui, qui püt furvivre aifez & a moi & a mes perfécuteurs pour pouvoir le publier un jour fans ■crainte d'offenfer perfonne. II s'attacha finguliérement a cette derniere idéé, & il m'a paru par Ia fufcription qu'il a faite pourl'enveloppe dupaquet, & qu'il m'a communiquée, qu'il portoit tous fes foins a faire en forte, comme je Ten ai prié, que Ie manufcrit ne füt point imprimé ni connu avant ia fin du fiecle préfent. Quant a l'autre partie de mon intention, qui étoit qu'après ce terme 1'écrit füt fidellemert imprimé & püblié, j'ignore ce qu'il a fait pour la remplir. Depuis lors j'ai ceffé d'aller chez lui. II m'a fait deux ou trois vifites que nous avons eu bien de la peine a remplir de quelques mots indifférens , moi n'ayant plus rien a lui dire, & lui ne voulant me rien dire du tout. Sans porter un jugement décifif fur mon dépofitaire, je fentis que j'avois manqué mon but & que vraifemblablement j'avois perdu mes peines & mon dépót: mais je ne perdis point encore courage. Je me dis que mon mauvais fuccès venoit de mon mauvais choix; qu'il falloit être bien  PRBCKÜENT E C 8 I Ti 481 bien aveugle & bien prévenu pour me confier fc un Francois trop jaloux de Phonneur de fa nation pour en manifeftér 1'iniquité; a un homme agé, trop prudent, trop circonfpeét pour s'échaufTer pour la juftice & pour la défenfe d'un opprimé, Quand j'aurois cherché tout exprès le dépofitaire le moins propre a remplir mes vues, je n'aurois pas pu mieux choifir. C'eft donc ma faute fi j'ai mal réufli, mon fuccès ne dépend que d'un meilleur choix. Be 11 ei de cette nouvelle efpérance, je me remis ii tranfcrire & mettre au net avec une nouvelle ardeur: tandis que je vaquois a. ce travail , un jeune Anglois que j'avois eu pour voifin 4 Woöi. ton, pafl'a par Paris revenant d'Italie & me viat voir. Je fis comme tous les malheureux qui croient voir, dans tout ce qui leur arrivé, une expreffe direftion du fort. Je me dis: voilé le dépoficaire que la providence m'a choifi; c'eft elle qui me i'envoie, elle n'a rebuté mon choix que pour m'amener au fien. Comment avois-je pu ne pas voir que c'étoit un jeune homme, un étrauger qu'il me falloit, hors du iripot des auteurs, loin des intrlgins de ce pays, fans intérèt de me nuire & fans paffion contre moi? Tout cela me parut fi claïr que, croyant voir Ie doigt de Dieu dans cette oc cafion fortuhe, je me preffai de la faifir. Malheureufement ma nouvelle cople n'étoit pas avancéej mais je me hdtai de lui remettre ce qui étoit fait, renvoyant a 1'année prochaine a lui remettre le refte fi., comme je n'en doutois pas, 1'amour de la vé» Supp'.ém.- Tom, ///. X  4 4$fe HlSTOIRU DTJ rité lui donnoit le zele de .revenir le chercher. Depuis fon départ de nouvelles réflexions out jetté dans mon efprit des doutes fur Ia fageffe de tous ces choix; je ne pouvois ignorer que depuis longtems nul ne m'approehe qui ne foit expreffément envoyé, & que me confier aux gens qui m'entqurent c'eft me Iivrer a mes ennemis. Pour trouver un confident fidele, il auroit fallu Palier chercher loin de moi parmi ceux dont je ne pouvois approcher. Mon efpérance étoit donc vaine, toutes mes mefures étoient fauffes, tous mes foins étoient inutiles, & je devois être für que 1'ufage Ie moins criminel que feroient de mon dépót ceux a qui je 1'allois ainfi confiant feroit de Panéamir. Cette idéé me fug^iéra une nouvelle tentative dont j'attendis plus d'effet. Ce fut d'écrire une efpece de billet circulaire adreflé a la nation Fran$oife,d'en faire plufieurs copies &de les difttibuer aux promenades & dans les rues aux inconnus dont la phyfionomie me plairoit le plus. Je ne manquai pas d'argumenter è ma maniere ordinaire en faveur de cette nouvelle réfolution. Ou ne me laiffe de communication, medifois-je, qu'avec des gens spoftés par mes perféctiteurs. Me confier a quelqu'un qui m'approehe, n'eft autre chofe que me coufier a eux. Du moins parrai les inconnus il s'en peut trouver qui foient de bonne foi: mais quiconque vient chez moi, n'y vient qu'è mauvaife iniertion; je dois étre für de cela. J ë fis donc mon petit écrit en ferme de billet  precedent Echt. - 483 & j'eus Ia patience d'en tirer un grand nomlbre de copies. Mais pour en faire Ia diflribution, j'éprou. vai un obfiacle que je n'avois pas prévu, dans Ie refus de le recevoir par ceux a qui je le préfenfois. La fufcription étoit, A tout Francois aimant encore la juftice cj? la vérité. Je n'itnaginois pas que fur cette adreffe aucun 1'ofat refufer; prefque aucun ne 1'accepta. Tous, après avoir lu 1'adrefTe, me déclarerent avec une ingénuité qui me fic rire au milieu de ma douleur qu'il ne s'adreffoit pas 3. eux. Vous avez raifon, leur difoTs-je en le reprenant, je vois bien que je m'étois trompé. Voiia la feule parole franche que depuis quinze ans j'aye obtenue d'aucune bouche Francoife. E co n duit aufïï par ce cóté , je ne me rebutai pas encore. J'envoyai des copies de ce billet en réponfe a quelques Iettres d'inconnus qui vouloient a toute force venir chez moi , & ja crus faire merveilles en mettant au prix d'une ré* ponfe décifive a ce méme billet l'acquiefcement a leur fantaifie. J'en remis deux ou trois autres aux perfonnes qui m'accofloient ou qui ne venoient voir.. Ma's tout cela ne produifk que desréponfes ïmphigouriques & nonnandes, qui m'atteftoient dans leurs auteurs une fauffeié a toute épreuve. C e dernier mauvais fuccès, qui devoit mettre le comble a mon défefpoir, ne m'affecta point co;rme les précédens^ En m'apprenant que mon fort étoit fans reffources, il m'apprit a ne plus lutter comre la néceffité. Un paffage de 1'Eaiile que je X 2  4'H H 1 II O I t I D ü roe rappellal, me fit rentrer en moi-même & m'y fit trouver ce que j'avois cherché vainement au dehors. Quel mal t'a fait ce complot? Que t'a-t-H èié detoi? Quel membre t'a-t-il mutilé? Quel crime t'a-t-il fait commettre? Tant que les hommes n'arracheront pss de ma poitrine le cosirr qu'elles enferme, pour y fubflituer, moi vivant, celui d'un malhonnête'homme, en quoi pourront-ils altérer, changer, détériorer mon être? lis auront beau faire un J. J. a leur mode, Rouffeau reflera. toujours le même en dépit d'eua. N'ai-j-e donc connu la vanité de Topinioa que pour me remettre fous fon joug aux dépens de la paix de mon ame & du repos de mon cceur? Si les hommes veulent me voir autre que je ne fuis , que m?importe? L'efFence de mon étre eft-elle dans leurs regards? S'ils abufent & trompent fur mon compte les générations fuivantes, que m'importe encore?Je n'yferai plus pour être viétime de leur erreur. S'ils empoifonnent & tournent a mal tout ce que Ie defir de leur bonheur m'a fait dire & faire d'utile, c'eft a leur dam & non pas au mien. Emportant avec moi le témoignage de ma confcience, je trouverai en dépit d'eux le dédommagement de toutes leurs in. dignités, S'ils étoient dans Perreur de bonne foi, je pourrois en me plaignant les plaindre encore & gémir fur eux & fur moi ; mais quelle erreur peut excufer un fyftême auffi exécrable que celui •pi'ils fuivent a mou égard avec un zele impoffible  P ii E C E Ti e N T £ C R I T. 485 J 3r qualifier; qtielle erreur peut faire trairer publi* '■• quernent en fcélérat eonvaincu, le même homme qu'on empéche avec tant de foins d'apprendre au moins de quoi on 1'accufe ? Dans le rafmement de i' leur barbarie, ils ont trouvé 1'art de me faire fouf« frir une longue mort en me tenant enterré tout vifi «i S'ils trouvent ce traitement doux, il faut qu'ils aient »i des ames de fange; s'ils le trouvent aufli cruel qu'il i» l'eft, les Phalaris, les Agathocle ont été plus dé1» boiinaires qu'eua. J'ai donc eu tort d'efpérer les ramener en leur momrant qu'ils fe trompent ; ce 9 n'eft pas de cela qu'il s'agit, & quand ils fe trom5 ptroient fur mon compte, ils ne peuvent ignorer leur propre iniquité. Ils ne font pas injuftes & méchans envers moi par erreur, mais par volonté: ils le font paree qu'ils veulent 1'étre, & ce n'eft ï pas ii leur raifon qu'il faudroit parler, c'eft a leurs i. cceurs dépravés par la haine. Toutes les preuves ( de leur injuftice ne feront que 1'augmenter; elle eft ii , 1111 grief de plus qu'ils ne me pardonneront jamais. ij. Mais c'eft encore plus a tort que je me fuii n affecté de leurs outrages au point d'en tomber dans é Tabatiement & prefque dans le défefpoir. Comme |(. s'il étoit au pouvoir des hommes de changer la nain, ture des chofes, & dem'óterles confolationsdont ij, II rien ne peut dépouiller 1'innocentl Et pourquoi ï; 1 donc eft - il néceffaire a mon bonheur étetnel, qu'ils ij 3 me connoiiTent & me rendent juftice? Le ciel n'ali t- II donc nul autre moyen de rendre mon ame heu; s Mufe & de la dédommager des maux qu'ils m'ont & 3  486" IIlSTOIKE DU fait fouffrir injuflement? Quand Ia mort m'aura tiré de leurs mains, faurai-je & m'inquiéterai ■ je de favoir ce qui fe paffe encore a mon égard fur la terre? A 1'inftant que la barrière de 1'éternité s'ouvrira devant moi, tout ce qui eft en deck difpa* roltra pour jamais, & fi je me fouviens alors de pexifience du genre - humain, il ne fera pour moi dès cet inflant méme que comme n'exiftant déja plus. J'ai donc pris enfin mon parti tout - è - fait; détaché de tout ce qui tient k Ia terre & des infenfés jugemens des hommes, je meréfigne a être ü jamais défiguré parmi eux, fans en moins comp« ter fur le prix de mon innocence & de ma fouffrance. Ma félicité doit être d'un autre ordre; ce n'eft plus chez eux que je dois -la chercher, & il n'efl pas plus en leur pouvoir de 1'empêcher que de la connoltre. Deftiné a être dans cette vie la proie de Terreur & du menfonge, j'attends 1'heure de ma délivrance & le triomphe de la vérité fans les plus chercher parmi les mortels. Détaché de toute affection terreflre & délivré même de 1'in. quiétude de l'efpérance_ ici• bas, je ne vois plus de prife par laquelle ils puiffent encore troubler le repos de mon cceur. Je ne réprimerai jamais le premier mouvement d'indignation, d'emportement, de co'.ere, & tnêine je n'y tache plus; mais le calme qui fuccede a cette agitation paffagere , eft un état permanent dont rien ne peut plus me tirer. L'tspérancë éieinte étouffe bien le defir.  PRECEDENT ECRIT. A?>7 mais elle n'anéantit pas le devoir, & je veux juf. qu'a la fin remplir le mien dans ma conduite avec Jes hommes. Je fuis difpeufé déformais de vains efforts pour leur faire coimoitre la vérité qu'ils font décerininés a rejetter toujours, mais je ne le fuis pas de leur laiffer les moyens d'y revenir autant qu'il dépend de moi, & c'eft le dernier ufage qui me refle a faire de cet écrit. En multiplier inceffamment les copies pour les dépofer ainfi ca & Ik dans les mains des gens qui m'approchent, ftioit excéder inutilement mes forces, & je ne puis raifonnabiement efpérer que de toutes ces copies ainfi difperfées , une feule parvienne cntiere a fa deflination. Je vais donc me borner a une, dont j'offtirai la leéture a ceux de ma connoiflance que je croirai les moins injuftes, les moins prévenus, ou qui, quoique liés avec mes perfécuteurs, me paroitrcnt avoir néanmoins encore du reifort dans 1'ame & pouvoir étre quelque chofe par eux • mêmes. Tous, je n'en doute pas, refteront fourds a mes raifons, infenfibles a ma deflinée, auffi cachés & faux qu'auparavant. C'eft un parti pris univerfellement & fans retour, furtout par ceux qui m'approchent. Je fais tout cela d'avance, 6c je ne m'en tiens pas moins-a cette derniere réfolu. tion, paree qu'elle eft le feul moyen qui refle en mon pouvoir de concourir a 1'ceuvre de la provi. dence & d'y mettre la poffibilité qui dépend de moi. Nul ne m'écoutera , 1'expérience m'en avertit j mais il n'eft pas impoffible qu'il s'en trouve un qui  488 HlSTOIRE 1) O m'écoute, & il eft déformais impoffible que Ier yeux des hommes s'ouvrent d'eux-mêinesa la véi rité. C'en eft affez pour m'impofer 1'obligation da 4» la tentative, fans en efpérer aucun fuccés. Si je me contente de laiffer cet Ecrit après moi, cette proie n'échappera pas aux mains de rapine qui n'attendent que ma derniere heure pour tout faiftr & brüler ou falfitier. Mais fi parmi ceux qui m'auront lu, il fe trouvoit un feul cceur d'homme', ou feulement un efprit vraiment fenfé, mes perfécuteurs auroient perdu leur peine, & bkntót la vérité perceroit aux yeux du public. La certitude, fi ce bonheur inefpéré m'arrive, de ne pouvoir m'y tromper un moment, m'encourage a ca nouvei effai. Je fais d'avance quel ton tous prendront après m'avoir lu. Ce ton fera le méme qu'auparavant, ingénu , patelin, bénévole; ils me plaindront beaucouo de voir fi noir ce qui eft fi blane, car ils ont tous la candeur des cignes: mais ils na comprendront rien k tout ce que j'ai dit-la. Ceuxli, jugés a 1'inflant, ne me furprendront point du tout & me fècheront trés-peu. Mais fi, contre toute attente, il s'en trouve un que mes raifons frappent & qui commence a foupconner la vérité , je ne refterai pas un moment en doute fur cet effet, & j'ai le figne affuré pour le diftinguer des autres, quand méme il ne voudroit pas s'ouvrlr a moi. C'eft de celui-la que je ferai mon dépofitaire, fans même examiner fi je dois compter fur fa probité: car je n'ai befoin que de fon jugement pour  PRECEDENT ECRIT. 489 pour 1'intéreffer a m'être fidele. II fentira qu'en Pup. priinaur mon dépót il n'en tire aucun avantage; qu'en le livrant il mes ennemis, il ne leur livre que ce qu'ils ont déja, qu'il ne peut par conféqtient donner un grand prix a cette trahifon , ni éviter lót ou tard par elle le jufte reproche d'avoir fait une vibine aftion. Au lieu qu'en gardant mon dépót, il refte toujours le maltre de Ie fupprtmer quand il voudra, & peut un jour, fi des révolutions affez muurelies changent les difpofitions du public, fe faire un honneur infini , & lirer de ce mêaie depót un grand avantage dont il fe privé en le facrifiant. S'il fait prévoir & s'il peut attendre, il doit en raifonnant bien m'étre fidele. Je dis plus; quand même Ie public perfifteroit dans les mêmes difpofitions oü il eft a mon égard, encore un mouvement trés-naturel le portera -1 - il tót ou tard a dcfirer de favoir au moins ce que J. J. auroit pu dire fi on lui eüt laiffé la liberté de parler. Q.te mon dépofitaire femontrant leur d>fe alors:,, vous „ voulez donc favoir ce qu'il auroit dit, hé bien! Ie „ voila." Sans prendre mon parti , fans vouloit défendre ma caufe ni ma mémoire, il peut enfefaL faut non fimple rapporteur, & reftant au furplus, s'il peut, dans I'opinion de tout le monde, jetter cependant un nouveau jour fur lecaraderede Phoume jugé: cat c'eft toujouis un trait de plus a fon potuait de favoir comaient un pareil liDtnme ofa pailer de lui - même. Si parmi mes lecteurs je trouve cet homtns fenfé, Supplêm. Tom, UI. Y  49° H I I I O I R E Dy difpofé pour fon propre avantage ft m'étre fidele je fuis déterminé it lui remettre non-feulement cet écrit, mais auffi tous les papiers qui reflent enire mes mains & defquels on peut tirer un jour de grandes lumieres fur ma defiinée, puifqu'ils con. tiennent des anecdotes, des explications & des faits que nul autre que moi ne peut donner, & qui font les feules clefs de beaucoup d'énigmes qui fans cela refteront è jamais inexplicables. Si cet homme ne fe trouve point, il efl poffible au moins que la mémoire de cette leéture reilde dans 1'efprit de ceux qui 1'auront faite, réveille un jour en quelqu'un d'eux quelque fentiment de juftice & de commifération, quand longtems après ma mort Ie délire public commencera a. s'affoiblir. Alors ce fouvenir peut produire en fon ame quelque heureux eflfet que la pafiion qui les anime arréte de mon vivant, & il n'en faut pas davantage pour commencer 1'ceuvre de la providence. Je profiterai donc des occafions de faire connoltre cet éah, fi je les trouve, fans en attendre aucun fuccès. Si je trouve un dépofitaire que j'en puiffe raifonnabiementcbarger, je le ferai, regardant néanmoins mon dépót comme perdu & m'en confolant d'avance. Si je n'en trouve point, comme je m'y attends , je continuerai de garder ce que je lui aurois remis, jufqu'a Ce qu'a ma mcrt, fi ce n'eft pluiót, mes perfecuteurs s'en faififient. Ce deflin de mes pafiers que je vois inévitabie ne m'alarme plu/. Quoi que faftènt les hommes, le ciel a fcn  precedent E c r 1 t. 491 tour fera fon eeuvre. J'en ignore le tems, les moyens, 1'efpece. Ce que je fais, c'eft que 1'arbitre fuprême eft puiffimt & jufte, que mon ame eft innocente & que je n'ai pas mérité mon fort. Cela me fuffit. Céder déformais a ma deftinée, ne plus m'obftiner a lutter contre elle, laiffer mes perfécuteurs difpofer è leur gré de leur proie , refter leur jouet fans aucune réfiftance durant le refte de mes vieux & trifles jours, leur abandonner même 1'honneur de mon nom & ma réputation dans 1'avenir, s'il plait au ciel qu'ils en difpofent, fans plus m'afieéter de iien,quoi qu'il arrivé; c'eft ma derniere réfolution. .Que les homm«s fa (Tent déformais tout ce qu'üs voudront, après avoir fait moi ce que j'ai dü, ils auront beau tourmenter ma vie, ils ne ruempêch*. ront pas de mourir en paix. C O P I E Dn Billet circulaire, dont il efl farlé dans PEerJt précédent. A tout Francois aimant encore i,a justice et la vérité. Fr a n c o i s ! Nation jadis aimable & douce, qu'étes-vous devenus? Que vous êtes chsngés pour un étranger inforuraé, feul, 4 votre merci, fans appui, fans défenfeur, mais qui n'en auroit pas befoin chez un peuple jufte; pour un homme fans fard & fans Hel, eimemi de 1'injuflice, mais patiënt Y 2  492 HlSTOIRE DU a 1'endurer, qui jamais n'a fait, ni voulu, ni rendu de mal a perfonne, & qui depuis quinze ans piongé , trainé par vous dans la fange de 1'opptobre & de la diffamation, fevoit, fe fent charger a 1'envi d'indignités inouïes jufqu'ici parmi les bumains, fans avoir pu jamais en apprendre au moins Ia caufe! C'eft donc la votre franchife , votre douceur , votre hofpitalité ? Quittez ce vieux nom de Francs; il doit trop vous faire rougir. Le perfécuteur de Job auroit pu beaucoup apprendre de Ceux qui vous guideut dans 1'art de rendre uu mortel malheureux. Ils vous ont perfuadé , je n'en doute pas, ils vous ont prouvé méme, comme cela eft toujours facile en fe cachant de I'accufé, que je métitois ces traitemens indignes , pires cent fois que la mort. En oe cas , je dois me refigner; car je n'asen.ls , ni ne veux d'eux ni de vous aucune grace; mais ce que je veux cc qui m'eft do tout au moins après une coudamnation fi cruelle & fi infamanta, c'eft qu'on apptenne enfin quels font mes crimes, & comment & par qui j'ai été jugé! Poun quoi faut il qu'un fcandale auffi public foit pour moi feul un myflere impénétrable ? A qtioi bon tant de machines, de rufes , de trahifon?, de mcnfonges pour cacher au coupable fes crimes qu'il doit favoir mieux que perfonne, s'il eft vrai qu'il les ait cotnmis? Qje fi , pour des raifons qui me ptuT.nt , perfiüant a m'ó.er un  PRECEDENT ECRIT. 4P3 droit (*) dont on n'a privé jamais aucun criminel, vous avez re'folu d'abreuver le refte de mes triftes jours d'angoifTes, de dérifions , d'opprobres , fans vouloir que je fache pourquoi, fans daigner écouter mes griefs, mes raifons, mes plaintes, fans me permettre méme de parler (f) ; j'éleverai au ciel pour toute défenfe un cceur fans fraude & des mains pures de tout mal , lui demandant, non, peuple cruel, qu'il me venge & vous puniffe, (ah qu'il éloigné de vous tout malheur & toute erreur!) nv.is qu'il óuvre bientót a ma vieiileffe un meilieur afyle, oü vos outrrges ne nfaueigaeDt plus. (*) Quel homme de bon fms cioira jamais qii'ur.e ai [fi ctianre violation de la loi naturelle & du droir des gens puilTe avoir pour principe une vertu? S'il eft permis de dépouiller un mortel cle fon état d'homme, ce ne peut Être qu'apiès 1'avoir jugé, mais non pas pour le juger. Je vois beaucoup d'ardens exéctttcurs, mais je n'ai point apperett de juge. Si tels font les préceptes d'équité de la phi'.ofuphie moderne, malheur fous fes aufpices au foible innocent & fimple, honneur & gloire aux intrigans cruels & rufés. (fj De bom es raifons doivent toujours être écotit&s furtout de la pait d'un accufé qui fe défend on d'un öpprimé qui fe ptaint; & fi je n'ai rien de folide it dire , que ne me Iaiffe-t on parler en liberté ! C'eft le plus für moyen de déciier tout-a-fait ma caufe & de juftifier pleiuement mes accufateurs. Mais tant qu'on m'empécliera de parler ou qu'on refufera de m'entendre, qui pourra jamais lans témérité pronoucer que je n'avois rien ï; dire ? Y 3  494 II I S TOIBE D V &c. P. S. Francois, on vous tient dans un délire qui ne ceffera pas de mon vivant. Mais quand je n'y ferai plus, que 1'accês fera paifé , & que votre animofité ceffant d'être attifée , laiffera 1'équité naturelle parler a vos cceurs , vous regarderez mieux, je 1'efpere, a tous les fairs, dits, écrits que l'on m'attribue en fe cachant de moi trés-foigneufement , ii tout ce qu'on vous fait faire par bonté pour moi. Vous ferez alors bien furpris & moins contens de vous que vous ne Têtes; vous trouverez, j'ofe vous le prédire, la leéture de ce billet plus intéreffante qu'elle ne peut vous paroitre auionrd'hui. Quand enfin ces Meflieurs , couronnant toutes leurs bontés , auront publié la vie de 1'inforiuné qu'ils auront fait mourir de donleur; cette vie impartiale & fidelle qu'ils préparent depuis longtems avec tant de fecret & de foin, avaut que d'ajouter foi a leur dire & a leurs preuves, vous rechercherez , je m'afliire, la fource de tant de zele, le motif de tant de peine, la conduite furtout qu'ils eurent envers moi de mon vivant. Ces recherches bien faites, je confens, je le déclare, puifque vous voulez me juger fans m'entendre,que vous jugiez entr'eux & moi fur leur propre pioduétion.  TAB L E DES PIECES Contenues dans ce Volume. Avertijfement. . . . I . . Page i Du fujei & de la forme de cet Ecrit . vi 11 Du fyftême de conduite envers J. jf. adoptê par FAdminiftration avec Papprobalioa du Public. Premier Dialogue . . i Du naturel de J. J. & de fes habitudes. Second Dialogue . . . 15Ö De 1'efprit de fes Livres. Troifieme Dialogue. 376 Hifloire du précédent Ecrit öf Conclufien 472 8