iUVRES D E J. J. ROUSSEAU. T 0 M E OUINZIEME.   5 U PPLEMEN T a u x (E U V R E S JEAN-JAQUES ROUSSEAU, c 0 nte na nt les pieces manuscrites, fubliées après sa mort. t o m £ quatrieme. a amsterdam, Cbez d. j. changuion xx barthelemy vlam, mdcclxxxiv.   LES RÊ VERIES D U PR O M E N EUR SOLITAIRE. Première Promenade. M e voici donc feul fur la terre, n'ayant plus de frere , de prochain , d'ami , de fociété que moi-même. Le plus fociable & le plus aiman: des humains en a été profcrit par un accordj unanime. Ils ont cherché dans les rafinemens de leur haine quel tourment pouvoit être le plus cruel a mon ame fenfible, & ils ont brifé violemmenc tous les liens qui m'attachoient a eux. J'aurois aimé les hommes en dépit d'eux - mêraes. Ils n'ont pu qu'en ceflant de 1'être fe dérober a mon affection. Les voila donc écrangers, inconnus, nuls enfin pour moi, puifqu'ils font voulu. Mais moi, détaché d'eux & de tout , que luis-je moimême ? Voila ce qui me refle a chercher. MaN heureufement, cctte recherche doit être précédêe d'un coup • d'oeil fur ma pofition. C'eft uue idee Supplêm. Tom. IF. A  s Les Ueverie*, par laquelle il faut néceffaireraent que je paffe, pour arriver d'eux a moi. DiiPins quinze sus & plus que je fuis dans cette éirange pofition, elle me paroic encore un rive. Je m'imagine toujours qu'une indigeflion me tourmente, que je dors d'un mauvais fommeil, & que je vais me reveiller bien foulagé de ma peine en me retrouvant avec mes amis. Oui , fans doute , il faut que j'aye fait , fans que je m'eii appercuffe , un faut de la veille au fommeil , ou plutót de la vie a Ia mort. Tiré je ne fais comment de 1'ordre des chofes, je me fuis vu précipité dans un cahos incompréhenfible oü je n'appercois rien du tout; & plus je penfe a ma lituation préfente , & inoins je puis comprendre oii je fuis. Eu! comment aurois-je pu prévoir le deflin qui m'attendok ? Comment le puis-je concevoir encore aujourd'hui que j'y fuis livré? Pouvois-je dans mon bon fens fuppoier qu'un jour, moi le même homme que j'écois, le même que je fuis encore, je pafferois, je ferois tenu fans le moindre doute pour un monflre , un empoifonneur, un affaflin ; que je deviendrois 1'horreur de la race humaine, le jouet de la canaille ; que toute la falutation que me fetoient les paffans feroit de cracher fur moi; qu'une génération toute entiere s'amuferoit d'un accord unanime a m'enterrer tout vivant? Quand cette étrange révoluiion fe fit, pris au dépourvu, j'en fus d'abord bouleverfé. Mts  pe. Promenade. 3 sgkations , mon indignation me pïongerent dans un déüre qui n'a pas cu trop de dix ans pour fe calmer; & dans eet intervalle, tombe" d'erreur en erreur, de faute en faute , de fottife en fottife, j'ai fourni par mes imprudences aux direfteurs de ma deftinée autant d'inftruraeiis qu'ils ont habilement mis en oeuvre pour Ia fixer fans retour. Je me fuis débattu longtems auffi violemment que vainement. Sans adrefle , fans art, fans diflïmulation , fans prudence , franc , ouvert , impatient, emporté, je u'ai fait en me débattant que m'enlacer davantage, & leur donner iucesfamment de nouvelles prifes qu'ils n'ont eu garde de négliger. Seutant enfin tous mes effbrts inutiles & me tourmentant a pure perte, fsi pris Ie feul parti qui me reftoit a prendre, celui de me foumettre, a ma deftinée fans plus regim. ber contre la nécefïïté. J'ai trouvé dans cette réfignation le dédommagement de tous mes maux par la tranquillité qu'elle me procure, & qui ne pouvoit s'allier avec Iê travail continuel d'une réflftance aulïï pénible qu'infruélueufe. Une autre chofe a contribué a cette tranquillité. Dans tous les rafinemens de leur haine , mes perfécuteurs en ont omis un que leur animofité leur a fait oublier ; c'étoit d'en graduer fi bien les effets, qu'ils pulTent entretenir & renouveller mes douleurs fans celTe, en me ponant toujours quelque nouvelle atteinte. S'ils avoient eu Tadrefle de me laifier quelque lueur d'efpérance , ils me A 2  4- Les R e v e r i e s, tiendroient encore par-la. Ils pourroient faire encore de moi leur jouet par quelque faux leurre, & me navrer enfuite d'un tourraent tou. jours nouveau par mon attente décue. Mais ils -ont d'avance épuifé toutes leurs rellburces ; en ne me lahTant rien ils fe font tout óté a euxmêmes. La difFamation , la déprefïïon , la dérifion, 1'opprobre dont ils m'ont couvert, ne font pas plus fufceptibles d'augmentation que d'adoucif. fement; nous fommes également hors d'dtat, eux de les aggraver, & moi de m'y foufiraire. lis fe font tellement preiïes de porter a fon comble la mefure de ma mifere, que toute la puilTance humaine , aidée de toutes les rufes de fenfer, n'y fauroit plus rien ajouter. La douleur phyfique elle-même, au lieu d'augmenter mes peines, y feioit divetfion. En m'arrachant des cris, peutctre, elle m'épargneroit des gémiiïemens, & les déchireraens de mon corps fufpendroient ceux de mon coanr. ? Je n'ai pas plus a me louer qu'a me blamer : je fuis nul déformais parmi les hommes, & c'eft tout ce que je puis être, n'ayant plus avec eux de relation réelle, de véritable fociété. Ne pouvant plus faire aucun bien qui ne toutne a mal, ne pouvant plusagir fans nuire a autrui, ou a moi - même, m'abilenir eft devenu mon unique devoir , & je le remplis amant qu'il eft en moi. Mais dans ce défoeuvremtnt du corps mon ame eft encore aétive , elle produit encore des fentimens, des penfées, & fa vie interne & morale femble encore s'être accrue par la mort de tout intérêt terreftre & temporel. Mon corps n'eft plus pour moi •qu'un embarras, qu'un obftacle, & je m'en dégaga (d'avance autant que je puis» Ujne Piuation fi finguliere mérite aflurément d'être examinée & décrite, & c'tft a eet examen que je confacre mes derniers loifirs. Pour le faire avec fuccèü il y faudroit procéder avec ordre & méthode: mais je fuis incapable de ce travail & même il m'écarteroit de mon but qui eft de me ïendre compte des modifications de mon ame & de kurs fucceffions. Je ferai fur moi-même a  i«> Promenade, u quelque égard les opératious que font les phylïciens fur 1'air pour en connoltre 1'état journalier. J'appliquerai le barometre a mon ame , & ces opérations bien dirigées & longtems répétées me pourroient fournir des réfultats auffi fürs que les leurs. Mais je n'étends pas jufques-la mon entreprife. Je me contenterai Ie plus croyable en lui-mème, fans m'arrêter aux objeétions que je ne pouvois réfoudre, mais qui fe rétorquoient par d'autres objeftions non moins fortosdans le fyllême oppofé. Le ton dogmatique fur ces matieres ne convient qn'a des charlatans; mais iï importe d'avoir un fentiment pour foi, & dé le choifir avec toute la maturité de jugement qu'on y peut mettre. Si malgré cela nous tombons dans 1'erreur, nous n'en faurions porter la peine eu bonne juftice, puifque nous n'en aurons point la coulpe. Voila le principe inébranlable qui fert de bafe a ma fécurité. L e réfultat de mes pénibles recherches, fut tel h peu prés que je 1'ai configné depuis dans la profeffion de foi du Vicaire Savoyard; ouvrage indignement proftitué & profané dans la génération p.'éfente , mais qui peut faire un jour révolution parmi les hommes, fi jamais il y renait du bon fens & de la bonne foi. .Depuis lors, refté tranquille dans les principes que j'avois adoptés après une méditation fi longue & fi réfléchie, j'en ai fait la regie immua-.  Hitna. Promenade. 39 ble de ma conduite & de ma foi, fans plus m'inquiéter ni des objeflions que je n'avois pu réfoudre, ni de celles que je n'avois pu prévoir,& qui fe préfentoient nouvellement de tems a autre a mon efprit. Elles m'ont inquiété quelquefois, mais eiles ne m'ont jamais ébranlé. Je me fuis toujours dit: tout cela ne font que des arguties & des fubtilités métaphyfiques, qui ne font d'aucun poids auprès des principes fondamentaux adoptés par ma raifon, eonfirmés par mon cceur, & qui tous portent Ie fceau de 1'affentiment intérieur dans le filence des paffions. Dans des matieres fi fupérieures a 1'entendement humain, une objeétion que je ne puis réfoudre, renverfera-t-elle tout un corps de doétnne fi folide, fi bien liée & formée avec tant de méditation & de foin, fi bien appropriée a ma raifon , a mon cceur, a tout mon être, & renforcée de 1'afiéntiment intérieur que je fens manquer a tous les autres ? Non, de vaines argumentations ne détruiront jamais la convenance que j'appercois entre ma nature immortelle & la conflitution de ce monde, & 1'ordre phyfique que j'y vois régner.. J'y trouve dans 1'ordre moral correfpondant & dont Je fyftême eft le réfultat de mes recherches , les appuis dont j'ai befoin pour fupporter les miferes de ma vie. Dans tout autre fyftême je vivrois fans reflburce , & je mourrois fans efpoir. Je ferois la plus malheureufe des créatures. Tenons-nous en donc a celui qui feul fuffit pour me rendre heureux en dépit de la fortune & des hommes.  40 Les Revekifs,- Cette délibération & la conclufion que j'en tirai, ne femblent-elles pas avoir été diétées par le ciel même pour me préparer a la deflinée qui m'attendoit & me mettre en état de la foutenir? Que ferois-je devenu, que deviendrois-je encore, dans les angoifiès afFreufes qui m'attendoient, & dans Pincroyable fuuation oü je fuis réduit pour le refte de ma vie, fi, refté fans afyle oü je pufie échapper a mes implacables perfécuteurs , fans dédommagement des opprobres qu'ils me font efïïiyer en ce monde, & fans efpoir d'obtenir jamais lajuflice qui m'étoit due, je m'étois vu livré tout entier au plus horrible fort qu'ait éprouvé fur la terre aucun. mortel? Tandis que , tranquille dans mon innocence je n'imaginois qu'ellime & bienveillancepour moi parmi les hommes; tandis que mon cceur ouvert & conftant s'épanchoit avec des amis & des freres, les traitres m'enlapoient de rets forgés au fond des enfers. Surpris par les plus imprévus datous les malheurs & les plus terribles pour une ame fiere, trainé dans la fange fans jamais favoir par qui ni pourquoi, plongd dans un abime d'i» gnominie, enveloppé d'horribles ténebres a travers lefquelles je n'sppercevois que de finiftres objets, & la première furprife je fus terraffé, & jamais je neferois revenu de 1'abattement oü me jetta ce genreimprévu de malheurs, fi je ne m'étois ménagé d'a* vance des forces pour me relever dans mes chütes. Ce ne fut qu'aprês des années d'agitations que reprenant enfin mes efprits & cbmniencant de reri,  J lljmc. Pu OMEKADE. +1 trer en moi-même, je fentis le prix des resources q ie je m'étois ménagées pour l'adveifité. Décidé" fur toutes les chofes dont il m'importoit de juger, je vis, en comparant mes maximes a ma fituation, que je don nuts aiix infenfés jugemens des hommes, & aux petits événemens de cette courte vie , beai> coup plus d'importance qu'ils n'en avoient. Que cette vie n'étant qu'un état d'épreuves, il importoit peu que ces épreuves fulfent de telle ou telle forte, pourvu qu'il en réfultat 1'efFet auquel elles étoient dellinées, & que par conféquent plus les 'épreuves étoient grandes, fortes, multipliées,plus il étoit avantageux de les favoir foutenir. Toutes les plus vives peines perdent leur force pour quiconque en voit Ie dédommagement grand & fik; & la certitude de ce dédommagement étoit le principal fruit que j'avois retiré de mes uiéJit.v tions précédemes. I l eft vrai qu'au milieu des outra-ges fans nombre & des indignités fans mefure dont je me fen. tois accablé de toutes parts, des intervalles d'inquiétude & de doutes venoient de tems a autre ébranler mon efpérance & troubler ma tranquillité. Les puiflames objeétions que je n'avois pu réfoudre fe préfentoient alors a mon efprit avec plus de force, pour achever de m'abattre précifément dans les momens, oü furchargé du poids de ma deftinée, j'étois prêt a tomber dans le découragement. Souvent des argumens nouveaux que j'enteniois faire me revenoieut dans 1'efprit a 1'appui de ceus,  4a Les R e. v e r i e s, qui m'avoient déja tourmenté. Ahl me difois-je alors dans des ferreraens de cceur prêts a m'étouffer, qui me garsntira du déferpoir, fi dans l'horreur de mem lort je ne vois plus que des chimères dans les confülations que me fournifibit ma raifon? Si détruifant ainfi fon propre ouvrage, elle renverfe tour 1'appui d'efpérance & de confiance qu'elle m'avoit ménagé dans 1'adverfité. Quel appui que des illufions qui ne bercent que moi feul an monde ? Toute la génération préfente ne voit qn'erreurs & préjugés dans les feminiens dont je me nourris feul; elle trouve la vérité, 1'évidence dans le fyftême contraire au mien; elle femble méme ne pouvoir croire que je 1'adopte de bonne foi, & moi-même en m'y livrant de toute ma volonté, j'y trouve des difficultés infurmontables, qu'il m'eft impoffible de réfoudre & qui ne m'empéchent pas d'y perfiftèr. Suis-je donc feul fage , feul éclairé parmi les mortels? Pour croire que les chofes font ainfi, fuffit-il qu'elles me conviennent? Puis-je prendre une confiance dclairée en des apparences qui n'ont rien de folide aux yeux du refte des hommes, & qui me fembleroient illufoires a moi • même fi mon cceur ne foutenoit pas ma raifon ? N'eüt- il pas mieux valu combattre mes perfécuteurs a armes égales en adoptant leurs maximes, que de refter fur les chimères des miennc en proie a leurs at* teintes fans agir pour les repoufler? Je me crois fage, & je ne fuis que dupe, vidtime & msnyr d'une vaine erreur.  Tjrme. Promenade. 43 Combi en de fois dans ces momens de doute d'incertitude je fus pret a m'abandonner au défefpoir. Si jamais j'avois paffé dans eet état un mois entrer, c'étoit fait de ma vie & de moi. Mais ces crifes,quoiqu'autrefois aifez fréquentes, ont toujours. été courtes, & maintenant que je n'en fuis pas délivré tout-a-fait encore, elles font fi rares & fi rapides, qu'elles n'ont pas même Ia force de troubler mon repos. Ce font de légeres inquiétudes qui n'affeflïnt pas plus mon ame , qu'une plume qui tombe dans la riviere ne peut altérer le cours de 1'eau. J'ai fenti que remettre en dél'.bératiou les mêmes points fur lefquels je m'étois ci • devant décidé, étoit me fuppofer de nouvelles lumieres, ou le jugement plus formé, ou plus de zele pour la vérité que je n'avois lors de mes recherches, qu'aucun' de ces cas n'étant ni ne pouvant être le mien, je ne pouvois préférer par aucune raifon fölide, des opinions qui daas 1'accableraent du défefpoir ne me tentoient que pour augmenter ma mifere, a des fentimeus adoptés dans la vigueur de 1'age, dans toute la maturité de 1'efprit, aprês .'examen le plus réfiéchi, & dans des tems oü le calme de ma vie ne me laiflbit d'autre intérêt dominant que celui de connoltre Ia vérité. Aujourd'hui'que mon cceur ferré de détreiTe, mon ame afFaiffée par les ennuis, mon imagination effarouchée, ma téte troublée par tant d'affreux myfteres dont je fuis environné; aujourd'hui que toutes mes facultés affoiblies par la vieü. ).e!Te & les augoifles ont perdu tout, leur reiTuir».  44 L ï s R e v e a i e s, irai-je m'óter a plaifir toutes les réflources que je m'étois ménagées, & donner plus de confiance a ma raifon déclinante pour me rendre injuftement malheureux, qu'a ma raifon pfeine & vigoureufe pour me dédommager des maux qne je fbuffie fins les. avoir mérités? Non, je ne fuis ni plus fage, ril mieux inflruit, ni de frieifleure fois que quand je me décidai fur ces grandes queftions; je n'igno. rois pas alors les difficultés dont je. me laiffe tioabler aujourd'hui; elles ne m'arröterent pas, & s'il s'en préfeiite quelques nouvelles dont on ne s'étoit pas encore avifé, ce font les fophifmes d'ure fub. tile métaphyfjque, qui nefauroient balancer les vérite's etetnelles, adtnifes de tous les tems, par tous les fages, reconnues par toutes les nations, & gravées dans le cceur humain en carafteres ineffacabies. Je favois en méditant fur ces matieres que 1'entendement humain circoufcrit par les fens ne le» pouvoit embrafier dans toute leur étendue. Je m'en tins donc a ce qui étoit a ma portée,fans m'eugager dans ce qui la patlbit. Ce parti étoit raifonnable, je rembraflai jadis & m'y tins avec 1'aiTentiment de mon cceur & de ma raifon. Sur quel fon. dement y renoncerois • je aujourd'hui, que tant de puiflans motifs m'y doivent tenir attaché? Quet danger vois • je il le fuivre ? Quel profit trouverois -je a 1'abandonner ? En prenant la doctrine de mes perfécuteurs, prendrois je aufïï leur morale ? Cette morale fans racine & fans fruit, qu'ils étalent pompeufement dans des livres ou dans quelque-  Hïuie. Promenad e. 45 s£tion d'cclat fur Ie théatre, fans qu'il en pénetre jamais rien dans le cceur ni dans laiaifon; ou bien cetce autre morale fecrette & cruelle, doctrine inférieure de tous leurs iniiiés, a laquelle 1'autre ne fert que de mafque, qu'ils fuivent feul? dans leur conduite, & qu'ils ont fi habilement pratiquée a mon égard. Cette*morale, pureraent offenfive, ne fert point a la défenfe, & n'eft bonne qu'a 1'aggrefiion. De quoi me ferviroit-elle dans 1'état oü ils m'ont réduit? Ma feule innocence me foutient dans les malheurs, & combien me rendrois-je plus malheureux encore, fi m'ótant cette unique, mais puiffante reflburce, j'y fubfiituois la méchanceté? Les atteindrois ■ je dans 1'art de nuire, & quand j'y réulïïrois, de quel mal me foulageroit celui que je leur pourrois faire ? Je perdrois ma propre eflirne, & je ne gugnerois rien a la place. Cest ainfi que raifonnant avec moi-même je .parvins a ne plus me laiflor ébranler dans mes prin. cipes par des argumens captieux, par des objeclions infolubles, & par des difficultés qui pafiöient ma portée & peut être celle de 1'efprit humain. Le mien, reftant dans la plus folide alïïette que j'avois pu lui donner, s'accoutuma fi bien a s'y repofer a 1'abri de ma confcience, qu'aucuue doétrine étrangere ancienne ou nouvelle ne peut plus 1'émouvoir, ni troubler un inftant mon repos. Tombé dans la langueur & 1'appefantiflement d'efpiit, j'ai oublié jufqu'aux raifonnemens fur lefquels je fondois ma ctoyance. & mes maximes; mais je n'ou-  4Ö Les R e v e r i c s, blierai jamais les conclufions que j'en ai tirées avec 1'approbation de ma confcience & de ma raifon, & je m'y tiens déformais. Que tous les philofophes viennent ergoter contre : ils perdront leur tems & leurs peines. Je me tiens pour Ie refte de ma vie en toute chofe, au parti que j'ai pris quand j'étois plus en état de bien choifir. Teanquili.e dans ces difpofirions, j'y trouve avec le contentement de moi, 1'efpérance & les confolations dont j'ai befoin dans ma fituation. II n'eft pas poffible qu'une folitude aufïï complette, aufïï permanente, aufïï trifte en ellemême, 1'animofité toujours fenfible & toujours active de toute la.génération préfente, les indignités dont elle m'accable fans cefTe, ne me jettent quel" quefois dans l'abattement: 1'efpérance ébranlée, les doutes découragcans, reviennent encore de tems è autre troubler mon ame & la remplir de triftefle. C'eft alors qu'incapable des opérations de 1'efprit néceffaires pour me raffurer moi-même, j'ai befoin de me rappeller mes anciennes réfolutions ; les foins, 1'attention , Ia fincérité de cceur que j'ai mifesa les prendre, re vienti ent alors a mon fouvenir & me rendent toute ma confiance. Je me refufe ainfia toutes nouvelles idéés, comme a des erreurs funeltes, qui n'ont qu'une fauffe apparence & ne font bonnes qu'a troubler mon repos. Ainsi retenu dans 1'étroite fphere de mes an. ciennes connoiflauces, je n'ai pas, corame Solon, Ie bonheur de pouvoir m'inftruire chaque jour en  ly-me. Promenade. 47 vieilliflaiit, & je dois même me garantir du dangereux orgueil de vouloir apprendre ce que je fuis déformais hors d'état de bien favoir. Mais s'H me refte peu d'acquifitions a efpérer du cóté des lumieres utiles, il m'en refte de bien importantes a faire du cóté des venus néceffitires a mon état. C'eft-la qu'il feroit tems d'enrichir & d'orner mon ame d'un acquis qu'elle püt emporter avec elle , lorfque délivrée de ce corps qui 1'ofFufque & IV veugle, & voyant la vérité fans voile, elle appercevra Ia mifere de toutes ces connoiflances dont nos faux favans font fi vains. Elle géraira des momens perdus en cette vie a les vouloir acquérir. Mais la patience, Ia douceur, la réfignation, fintégrité, Ia juftice impartiale , font un bien qu'on emporte avec foi, & dont on peut s'enrichir fans cefte, fans craindre que Ia mort même nous en falie perdre le prix. C'eft a cette unique & utile étude que je confacre le refte de ma vieillefte. Ileureux fi par mes progrés fur moi-même, j'apprends a fortir de la vie , non meilleur, car cela n'eft pas poffible, mais plus vertueux que je n'y fuis entré! Q uatrieme Promenade. D ans Ie petit nombre de livres que je lis quelquefois encore, Plutarque ell celui qui m'attache  4? Les Rever.ies,. & me pronte le plus. Ce fut la première Ieétute de mon enfance, ce fera la derniere de ma viei 'leffe-. c'elt prefque le feul auteur que je n'ai jamais lu fans en tirer quelque fruit. Avant-hier je lifois dans fes ceuvres morales le traité , comment on ■pourra tirer utilité de fes ennemis? Le même jour en rangeant quelques brochures qui m'ont éié envoyées par les auteurs , je tombai fur un des journaux de 1'abbéR***, au titre duquel il avoit mis ces parolcs: vitam vero impendenti, R * * *. Trop au fait des tournures de ces Meflieurs, pour prendre le change fur celle-la , je compris qu'il avoit cru (bus eet air de politelTe me dire une cruelle contre-vérité: mais fur quoi fondé? Pour'quoi ce farcafme ? Quel fujet y pouvois-je avoir donné ? Pour mettre a profic les lec-ons du bon "Plutarque, je réfolus d'employer a m'examiner fur le menfonge, Ia promenade du lendemain, & j'y •vins bien coulïrmé dans 1'opinion déja prife que, le connois toi-même du Temple de Delphes. n'étoit pas une maxime fi facile a fuivre, que je 1'avois cru dans mes Confeffions. Le lendemain m'étant mis en marebe pour exé> cuter cette réfolution, 'la première idéé qui me vint en commencant a me recueillir,fut celle d'un menfonge affieux fait dans ma première jeuneffé, dont le fouvenir m'a troublé toute ma vie & vient jufques dans ma vieilielTe contriffer encore mon coeur déja navré de tant d'autres facons. Ce. menfonge, qui fut un grand crime en lui mêjie, en dut  IV'Ke. Promenade. 4? dut être un plus grand encore par fes effets que j'-ai toujours ignorés, mais que le remords m'a fait fuppofer aufli cruels qu'il étoit pofïïble. Cependant a ne confulter que la difpofition oü j'étois en le faifant, ce menfonge ne fut qu'un fruit de la mauvaife honte, & bien loin qu'il partit d'une imention de uuire a celle qui en fut la victime, je puis jtirer a la face du ciel qu'a l'inlTant même oü cette honte invincible me 1'arrachoit, j'aurois donné tout mon fang avec joie pour eu détourner 1'effet fur moi feul. C'eft un déiire que je ne puis expliquer, qu'en difant comme je crois le fentir, qu'eu eet infiant mon naturel timide fubjugua tous les vceux de mon cceur. Le (öuvenir de ce malheureux acte & les inextinguibles regrets qu'il m'a laifles, m'ont infpiré pour le menfonge une horreur qui a dü garantir mon, cceur de ce vice pour le refie de ma vie. Lorfque je pris ma devife, je me fentois fait pour la mériter, & je ne doutois pas que je n'en fufie digne quand, fur le mot de 1'Abbé R * * *, je commencai de m'examiner plus férieufement. Alors en m'épluehant avec plus de foin, je fus bien furpris du nombre de chofes de mon iuven. tion que je me rappellois avoir dites comme vraies dans le même tems oü,. fier en moi-meme de mon amour pour la vérité, je lui facrifiois ma füreté, mes intéréts , ma perfenue, avec un • impartialité dont je ne connois nul autre exemple parmi les humains. j Supplim. Tom. IK C  5o. Les Revebies, Ce qui me furprit le plus étoit qu'en me rappeilaïit ces' chofes controuvées , je n'en fentois aucun yrai repentir. Moi dont 1'horreur pour la fauiïeté n'a rien dans mon cceur qui la balance, moi qui braverois les fupplices s'il les falloic éviter par un menfonge, par quelle bizarre inconféquence mentois-je ainfi de gaité de cceur fans néceffité, fins profic, & par quelle iuconcevable contradiction n'en fentois-je pas le moindre regret, moi que le remords d'un menfonge n'a ceifé d'affliger pendant cinquante ans ? Je ne me fuis jamais endurci fur mes fautes; 1'inftinct moral m'a toujours bien conduit, ma confcience a gardé fa première intégrité, ck quand même elle fe feroit altérée en fe pliant a mes intéréts, comment, gardant toute fa droiture dans les occafions, oü 1'homme fordé par fes paflïons peut au moias s'excufer fur fa foiblelfe, la perd - elle uniquement dans les chofes indifféremes oü le vice n'a point d'excufe? Je vis que de la folution de ce problême dépendoit la jufleffe du jugement que j'avois a porter en ce point fur moi - même , & après l'avoir bien examiné, voici de quelle maniere je parvins a me 1'expliquer. Je me fouviens d'avoir lu dans un livre de philofophie que mentir c'eft cacher une vérké que 1'on doit manifefler. 11 fuit bien de cecte défini* tion que taire une vérité qu'on n'efl pas obligé de dire n'elt pas mentir: mais celui qui non content en pareil cas de ne pas dire la vérité dit le contraire, ment-il alors, ou ne ment-il pas? Selon la  IVme« Promenade. 51 définition 1'on 11e fauroit dire qu'il ment. Car s'il donne de la fauffe monnoie a un homme auquel il ne doit rien , il trompe eet homme, fans doute, mais il ne le vole pas. Il fe préfente ici deux queflions a examiner, trés - importantes l'une & 1'autre. 'La première, quand & comment on doit a autr'ui la- vérité, puifqu'on ne la doit pns toujours. La fecomde, s'il eft des cas oü 1'on puilfe tromper innócémment. Cette feconde queflion eft trés- décidée , je le fais bien; négativement dans les livres, oü la plus auftere morale ne coüte rien a 1'aureur,'  Co Les R e v e e i e s, qu'il ne cherche a tromper perfonne, qu'il efl auffi fidele a la vérité qui 1'accufe , qu'a celle qui 1'honore , & qu'il n'en impofe jamais pour fon avantage, ni pour nuire a fon ennemi. La différence donc qu'il y a entre mon homme vrai, & Tautre , eft que celui du monde est trés-rigoureufement fidele & toute vérité qui ne lui coüte rien, mais pas au-dela, & que le mien ne la fert jamais fifidellement, que quand il faut s'immoler pour elle. Mais, diroit-on, comment accorder ce rela\chement avec- eet ardent amour pour la vérité dont je le glorifie? Cet amour eft donc faux, puifqu'il föuffre tant d'alliage ? Non, il eft pur & vrai: mais il n'eft qu'une émanation de i'amotir de la juftice, & ne veut jamais être faux, quoiqu'il foit fouvent fabuleux. Juftice & vérité fout dans fon efprit deux mots fynonymes, qu'il preud 1'un pour l'autre indifféremment. La fainte vérité que fon cceur adore,ne confifte point en faits indifférens & en noms inutiles, mais a rendre fidellement a chacun ce qui lui eft ■ dü en chofes qui font véritablement fiennes , en imputaiious bonnes ou mauvaifes , en rétributions d'honneur ou de blame , de louange & d'improbation. II n'eft faux ni contre autrui, paree que fon équité 1'en empêche & qu'il ne veut nuire a perfonne injuftement , ni pour lui-même, paree que fa confcience 1'en empêche, & qu'il ne faurcit s'approprier ce qui n'eft pas a iui. C'eft furtout de fa propre eftirae qu'il eft jaloux» c'eft le bien dont il peut le moins fe paflër,  ïv"ie' Promenade. óï & il fentiroit une perte rëelle d'acquérir celle des autres aux dépens de ce bien-la. II rnentira donc quelquefois en chofes indifférentes, fans fcrupule & fans croire mentir, jamais pour le dommage ou le profit d'autrui, ni de lui-même. En tout ce qui tient aux vérités hiftoriques, en tout ce qui a trait a la conduite des hommes, a la juftice, a la fociabilité, aux lumieres utiles, il garajitira de 1'erreur, & lui-même, & les autres, autant qu'il dépen Jra de lui. Tout menfonge hors de - Ia , felon lui, n'en eft pas un. Si le Temple de Guide eft: tin ouvrage utile, 1'hiftoire du manufcrit Grec n'eft: qu'une fïction trés-innocente; elle eft un menfonge trés - punillable , fi 1'ouvrage eft dangereux. Telles furent mes regies de confcience fur le menfonge & fur la vérité. Mon cceur fuivoit macliinalement ces regies avant que ma raifon les eüt adopiées, & 1'inftinét moral en fit feul 1'application. Le criminel menfonge dont la pauvre Marion fut la viéïirae, m'a lailfé ü'ineffacables remords, qui m'ont garanti tout le refte de ma vie non - feulement de tout menfonge de cette efpece, mais de tous ceux qui de quelque facon que cs püt êtra pouvoient toucher 1'intérêt & la réputation d'autrui. En généralifant ainfi 1'exclufion je me fuis difpenfé de pefer exaaement 1'avantage & le pré. judice, & de marquer les limites précifes du menfonge nuifible & du menfonge officieux; en regardant 1'un & 1'autre comme coupables, je me les fuis imerdits tous les deux. C 7  dl Les R.everie3, E n ceci comme en rt>rJt le refte, mon tempera, ment a beaucoup influé fnr mes maximes , ou plurót fur mes habitudes; car je n'ai gueres agi pit regies ou n'ai gueres fuivi d'autres regies en toure chofe que les impulfïons de mon naturel. Jamais menfonge prémédité n'approcha de ma penfée , jamais je n'ai menti pour mon inte'rét; mais fouvent j'ai menti p»r honte, pour me tirer d'embarras en chofes indifïérentes, ou qui n'intérefToient tout au plus que moi feul, lorsqu'ayant a foutenir un entretien, la lenteur de mes idees & i'aridité de ma converfation me forcoient de recourir aux fiaions pour avoir quelque chofe ri dire. Quand il faut nécesfairement parler, & que des vérités amufantes ne fe préfèntcnt pas afTez tót a mon efprit, je débite des fables pour ne pas demeurer muet: mais dans 1'invention de ces fables, j'ai foin, tant que je puis, qu'elles ne foient pas des menfonges, c'efia - dire, qu'elles ne blefTent ni la juftice ui la vérité due, & qu'elles ne foient que des fiaions indifférentes h tout Ie monde & a moi. Mon defir feroit bien d'y fubftituèr au moins è Ia vérité des faits une vérité morale, c'eft-a-dire d'y bien repréfenter les affeaions naturelles au cceur humain, & d'en faire fortir toujours quelque inftruaion utile, d'en faire en un mot des contesmoraux, des apologues; mais il faudroit plus de préfence d'efprit que je n'en ai, & plus de facilité dans la parole pour favoir mettre a profit pour rinftruaion , le babil de la converfation. Sa marche, plus rapide que celle  -yme. Promenade» €3 de mes idéés,me forcant prefque toujours deparler avant de penftr, m'a fouvent fuggéré des foltifes ck des inepties, que ma raifon defapprouvoit , & que mon cceur défavouoit a mefure qu'elles écbnppoient de ma bouche, mais qui précédant monpropre jugement ne pouvoient plus être réformées par fa cenfure. C' e s t encore par cette première & irréfiflible impulfion du tempéramsnt, que dans des momens imprévus & rapides, la honte ék Ia timidité m'arrachent fouvent des menfonges, auxquelsma volonté n'a point de part, mais qui la précédent en quelque forte par la nécefliré de répondre a 1'inftant. L'impreffion profonde du fouvenir de Ia pauvre Marion peut bien retenir toujours ceux qui pourroient être nuifibles a d'autres, mais non pas ceux qui peuvent fervir a me tirer d'embarras quand il s'agit de moi feul; ce qui n'eft pas moins contre ma confcience ék mes principes, que ceux qui peuvent influet fur le fort d'autrui. J'a t t e s ï e le ciel que tl ie pouvois 1'inftant d'aprèsretirer le menfonge qui m'exculé, ck dire la vérité qui me charge fans me faire un nouvel affront en me rétraéhnt , je le ferois de tout mon cceur ï mais la honte de me preinlre ainfi moi-même en faute me retienc encore, ék je me repens très-fmcérement de ma faute . fans néanmoins 1'ofer réparer. Un exemple expliquera mieux ce que je veux dire , & montrera que je ne mens ni par iutérêt ni par amour-propre , encore moins par envie oupat  64 Les Reveriks, malignité , mais uniquement par embarras & mauvaifs honte ,-iachant même très-bien quelquefoisque ce menfonge eft connu pour tel & ne peut me fervir du tout 4 rien. Il y a quelque tems que M. F*** m'engagea contre mon ufage a aller avec ma femme, diner en maniere de pic-nic avec lui & M. B*** chez la Dame ***. réflauratrice, laquelle & fes deux filles draerent aufïï avec.nous. Au milieu du diné, 1'ainée, qui eft mariée depuis peu 6: qui étoit groliè, s'avifa de me demander brufquement ck en me fiXant, fi j'avois eu des enfans? Je répondis en rougiflant jufqu'aux yeux que je n'avois pas eu ce bonheur. Eile fourit malignement en regardant la compagnie: tout cela n'étoit pas bien obfcur, méme pour moi. 1 l eft clair d'abord que cette réponfe n'eft point celle que j'aurois voulu faire , quand même j'aurois eu 1'intention d'en impofer; car dans la difpofition ou je voyois les convives, j'étois bien fur que ma réponfe ne changeoit rien & leur opinionfur ce point. On s'attendoit è cette négative, on Ia provoquoit même pour jouir du plaifir de m'avoic fait mentir. Je n'étois pas affcz bouché pour ne pas fentir cela. Deux minutes après, la réponfe que j'aurois dit faire ine vint d'elle-même: Foilè une. queflion peu discrete de la part d'une jeune femme, aun homme qui a vieilli garcon. En parlant ainfi, fans mentir, fans avoir a rougir d'aucun aveu , je mettois les rieurs de mon cóté, & je lui faifois une petite  lyme. Pr oMENADU. 6$ lecon, qui naturellement devoit la rendre un peu moins impertinente a me queflionner. Je ne fis rien de tout cela, je ne dis point ce qu'il falloit dire; je dis ce qu'il ne falloit pas & qui ne pouvoit me fervir de rien. 11 eft donc certain que ni mon jugement ni ma volonté ne diéterent ma réponfe , & qu'elle fut 1'effet machinal de mon embarras. Au. trefois je n'avois point eet embarras, & je faifois 1'aveu de mes fautes avec plus de franchife que de honte , paree que je ne doutois pas qu'on ne vit ce qui les rachetoit ck que je fentois au dedans de moi; mais 1'ceil de la malignité me navre ék me déconcerte: -en devenant plus malheureux , je fuis ^ devenu plus timide, ék jamais je n'ai menti que par timidité. J e n'ai jamais mieux fenti mon averfion naturelle pour le menfonge qu'en écrivant mes Confeffions: car c'eft - la que les tentations auroient été fréquentes ék fortes, pour peu que mon penchant m'eüt porté de ce cóté. Mais loin d'avoir rien tu, rien dilïïmulé qui fut a ma charge, par un tour d'efprit que j'ai peine a m'expliquer ék qui vient peut; être d'éloignement pour toute imitation, je me fentois plutót porté a mentir dans le fens contraire en m'accufant avec trop de févérité, qu'en m'excufaut avec trop d'indulgence, ék ma confcience m'afiure qu'un jour je feiai jugé moins févérement que je ne me fuis jugé moi-même. Oui ,je le dis ék le fens avec une fiere élévation d'ame, j'ai porté dans eet écrit la bonne foi, la véracité, la frandiife, auffi loin,  66 L 2 s Reveries, plus loin même, au moins je le crois, que ne fe jamais aucun autre homme ; fentant que le bien furpafibit le mal, j'avois mon intérêt a tout dire , & j'ai tout dit. Je n'ai jamais dit moins, j'ai dit plus quelquefois, non dans les faits, mais dans les circonfiances, & cette efpece de menfonge fut plutöt 1'efFet du délire de 1'imagination, qu'un afte de volonté. J'ai tort même de 1'appeller menfonge, car aucune de ces additions n'en fut un. J'écrivois mes Confeffions déj& vieux & dégoüté des vains plaifirs de la vie que j'avois tous effleurés , & dont mon cceur avoit bien feuti le vuide. Je les écrivois de mémoire; cette mémoire me manquoit fouvent, ou ne me fournillbit que des fouvenirs iraparfaits, & j'en rempliflbis les lacunes par des détails que j'imaginois enfupplément de ces fouvenirs, mais qui ne leur étoient jamais contraïres. J'aimois a m'étendre fur les momens heureux de ma vie, & je les embelliflbis quelquefois des ornemens que de tendres regrets venoient mefoumir.Je difois les chofes que j'avois oubliées, comme il me fembloit qu'elles avoient dd être , comme elles avoient été peut-être en effet, jamais au contraire de ce que je me rappellois qu'elles avoient été. Je prêtois quelquefois è la vérité des charmes étrangers; mais jamais je n'ai mis le menfonge a Ia place pour pallier mes vices, ou pour m'arroger des vertus. Q u a fi quelquefois, fans y fonger , par ua mouvement involontaire j'ai caché le cóté difforme  ivme. Promenade. 67 en me peignant de profil , ces réticences onr bien été compenfées par d'autres réticences plus bizarres, qui m'ont fouvent fait taire le bien plus foigneufement que le mal. Ceci eft une fingularité de mon naturel, qu'il eft fort pardonnable aux hommes de ne pas croire, mais qui tout incroyable qu'elle eft n'en eft pas moins réelle: j'ai fouvent dit le mal dans toute fa turpitude , j'ai rarement dit le bien dans tout ce qu'il eut d'aimable , & fouvent je 1'ai tu tout-a- fait paree qu'il m'honoroit trop, & que faifant mes Confesfions j'aurois 1'air d'avoir fait mon éloge. J'ai décrit mes jeunes ans fans me vanter des heureufes qualités dont mon cceur étoit doué, & même en fupprimant les faits qui les mettoient trop en évidence. Je ui'en rappelle ici deux de ma première.enfance, qui tous deux font bien venus a mon fouvenir en écrivant, mais que j'ai rejettés 1'un ck 1'autre par 1'unique raifon dont je viens de parler. J'allois prefque tous les dimanches, pafler la journée aux Paquis chez M. Fazy , qui avoit époufé une de mes tantes ék qui avoit - la une fabrique d'indiennes. Un jour j'étois a 1'étendage dans la chambre de la calandre ék j'en regardois les rouleaux de fonte : leur luifant flattoit ma vue, je fustenté d'y pofer mes doigts ék je les promenois avec plaifir fur le lifle du cylindre, quand le jeuue Fazy s'étant mis dans la roue lui donna un demi quart de tour fi adroitement, qu'il n'y prit que le bout de mes deux plus longs doigts ; mais c'en fut affez pouï  6*8 Les Reveries, qu'üs y fiifient écrafés par Ie bout & que. les deux ongles y reftairent. Je fis un cri percant: Fazy détourne a Tiufiant Ia roue • mais les ongles ne referent pas moins nu cylindre & le lang ruifll'loit de mes doigts. Fazy conlierné s'écrie, lort de la roue, m'embralïe & me conjure d'appaifer mes cris, ajoutant qu'il étoit perdu. Au tbrt de ma douleur Ia .fienne me toucha, je me ■ n», nous fümes a Ia carpiere, oü il m'aida a laver mes doigts & a étancher mon fang avec. de la moufie. II me fupplia avec larmes de ne point 1'accuier; je le lui promis & le tins fi bien, que plus de vingt ans aprés, perfonne ne favoit par quelle aventure j'avois deux de mes doigts cicatrifés; car ils le font demeu. rés toujours. Je fus détenu dans mon lit plus de trois femaines, & plus de deux mois hors d'état de me fervir de ma main, difant toujours qu'une grofle pierre en tombant m'avoit écrafé mes doigts. Magnanima menzógna ! or quanda è H ytro Si heüo che fi 'pofa ci tè preporre ? Cet accident me fut pourtant bien fenfible par la circonftance, car c'étoit le tems des exercices oü 1'on faifoit manceuvrer Ia bourgèoifie , & nous avions fait un rang de trois autfés enfans de mon age avec lefquels je devois en uniforme faire 1'exercice avec la compagnie de mon quartier. J'eus la douleur d'entendre le tambour de la compagnie palfant fous ma fenêtre avec ines trois camarades, tandis que j'étois dans mon lit.  IVme. Promenade. fi^v Mon autre hiftoire eft toute ferablable, mais d'un age plus avancé. J e jouois au mail a Plain - Pafais avec un de mes camarades appellé Piince. Nous primes querelle au jen, nous nous battlmes, & durant le combat il me donna fur la téte nue un coup de mail fi bien appliqué, que d'une main plus forte il m'eüt fait fauter la cervelle. Je tombe a 1'inftant. Je ne vis de ma vie une agitation pareille a celle de cepauvre garcon, voyant mon fang ruilfuler dans .mes cheveux, II crut m'avoir tué. II fe précipite fur moi, m'embrafté, me ferre étroitement, en fondant en larmes & pouflant des ctis percans. Je 1'embrafibis aufli de toute ma force, en pieurant comme lui dans une émotion conf'ufe, qui n'étoit pas fans quelque douceur. Enfin il fe mit en devoir d'étancher mon fang qui continuoit de couler, & voyant que nos deux mouchoirs n'y pouvoient futlire, il m'entralna chez fa mere qui avoit un petit jardin prés de - la. Cette bonne Dame faillit a fe trouver mal en me injjant dans eet état. Mais elle fut conferver des. forces pour me pateer, & après avoir bien baffiné ma plaie elle y' appliqua des flsürs de lys macérées dans-1'eau-de-vie, vulnéraire excellent & très-ufité dans notte pays. Ses larmes & celles de fon fils pénétrerent mon cceur au point, que longtems je la regardois comme ma mere & fon fils comme mon frere, jufqu'a ce qu!ayant; perdu 1'un & 1'autre de yue., je les oubliai peu a peu. J a gardai le même fectet fur eet accident que  jo Les Rev bries, fur 1'autre, &il m'en eft arrivé cent autres depareille nature en ma vie, dont je n'ai pas même été tenté de parler dans mes Confeffions, tant j'y cherchois peu 1'art de faire valoir le bien que je fentois dans mon caraétere. Non , quand j'ai parlé contre la vérité qui m'étoit connue, ce n'a. jamais été qu'en chofes indifférentes, ék plus, ou par 1'embarras de parler, ou pour le plaifir d'écrire', que par aucun motif d'intérêt pour moi, ni d'avantage ou de préjudice d'autrui. Er quiconque lira mes Confeffions impartialement, fi jamais cela arrivé, fentira que les aveux que j'y fais font plus humilians, pluspéniblesafaire, que ceux d'un mal plus grand,mais moins honteux a dire, ék que je n'ai pas dit, paree que je ne 1'ai pas fait. iLfuit de toutes ces réflexions que la profeffion de véracité que je me fuis faite, a plus fon fondement fur ces fentimens de "droiture ék d'équité , que fur la réalité des chofes ék que j'ai plus fuivi dans la pratique les directions morales de ma confcience, que les notions abflraites du vrai ék du faux. J'ai fouvent débité bien des fables, mais j'ai trés - rarement menti. En fuivant ces principes j'ai donné fur moi beaucoup de prife aux autres, mais je n'ai fait tort a qui que ce fut, ék je ne me fuis point attribué a moi même plus d'avantage qu'il ne m'en étoit dü. C'eft uniquement par-la, ce me femble, que la vérité eft une vertu. A tout autre égard elle n'eft pour nous qu'un être métaphyfique, dout il ne réfulce ni bien, ni mal.  l\me. Promenade. 71 J e ne fens pourtant pas mon cceur affez content de ces diftinctions pour me croire tout-a-fait irrépréhenfible. En pefant avec tant de foin ce que je devois aux autres, ai-je affez examiné ce que je me devois a moi-même? S'il faut êtrejufle pour autrui, il faut être vrai pour foi; c'eft un hommage que Thonnête homme doit rendre a fa propre dignité. Quand la ftérilité de ma converfation me forcoit d'y f'uppléer par d'innoceutes fiétions, j'avois tart, paree qu'il ne Snit point pour amufer autrui s'avilir foi- même; & quand, entraiué par le plaifir d'écrire, j'ajoutois a des chofes réelles des omemens inventés, j'avois plus de tort encore, pareeque orner la vérité par des fables, c'eft en effet la défigurer. Maïs ce qui me rend plus inexcufable, eft li devife que j'avois choifie. Cette devife m'obligeoit plus que tout autre homme a une profeffion plus étroite de la vérité, ék il ne fuffifoit pas que je lui facrifialTe partout mon intérêt ék mes penchans; il falloit lui facrifier aufli ma foiblefië ék mon naturel timide. II falloit avoir le courage ék la force d'être vrai toujours, en toute occafion , ék qu'il ne fortit jamais ni fiétions ni fables d'une bouche & d'une plume, qui s'étoit particulierement confacrée a la vérité. Voila ce que j'aurois dü me dire en prenant cette fiere devife, èi me répéter fans cefle tant que j'ofai la poiter. Jamais la faufleté ne diéta mes menfonges, ils font tous venus de foiblefle; mais cela m'excufe trés-mal. Avec une  •72 Les Revehies, ame foible on peut tout au plus fe garantir du vice, mais c'eft arrogant & téméraire d'olèr profefl'er de grandes vernis. Voila des réflexions qui probablement ne me feroient jamais vennes dans I'efprit, fi 1'nbbé R*** ne me les eüt fuggérées. II eft bien tard, fans doute, pour en faire ufage ; mais il n'eft pas trop tard au moins pour redrefler mon erreur & remetire ma volonté dans la regie: car c'eft déformais tout ce qui dépend de moi. Rn ceci donc & en toutes chofes femblables, la maxime de Solon eft applicable a tous les ages, & il n'eft jamais trop tard pour appreudre même de fes ennemis a êt're fage , vrai , modefte & a moins préfumer de foi. C i n q u i e m e Promenade. D e toutes les habitations oü j'ai demeuré (& j'en ai eu de charmantes,) aucune ne m'a rendu fi véritablement heureux & ne m'a laifle de fi tencVes regrets que 1'iflè de S.t. Pierre, au milieu du lac de Bienne. Cette petite ifle, qu'on appelle a Neufchatel 1'ifle de la Motte, eft bien peu connue même en Suifiê. Aucun voyageur, que je fache, n'en iait mention. Cependant , elle eft trés - agréable & fingulierement fituée pour le bonheur d'un homme qni aime a fe circonfcrire -, car quoique je fois peut-être le feul au monde a qui fa deftinée en  vme* Promenade. 73 en ait fait uneloi, je ne puis croire être le feul qui ait un goüt fi naturel, quoique je ne 1'aie trouvé jufqu'ici chez nul autre. Les rives du lac- de Bienne font plus fauvages & romantiques que celles du lac de Geneve, paree que les rochers & les bois y bordent 1'eau de plus prés; mais elles ne font pas moins riantes. S'il y a moins de culture de charaps & de vignes, moins de villes ék de maifons, il y a aufii plus de verdure naturelle , plus de prairies, d'afyles ombragés de bocages, des contrafies plus fréquens ék des accidens plus rapprochés. Comme il n'y a pas fur ces heureux bords de grandes routes commodes pour les voitures , le pays eft peu fréquenté par les voyageurs; mais il eft intéreflant pour des contemplatifs folitaires, qui aiment a s'enivrer h loifir des charmes de la nature ék a fe recueillir dans un filence que ne trouble aucun autre bruit que le ert des aigles, le ramage entrecoupé de quelques oifeaux, ék le roulement des torrens qui tombent de la mon» tagne. Ce beau baflïn d'une fonne prefque ronde enferme dans fon milieu deux petites ifles, 1'une habitée ék cultivc'e d'environ demi - lieue de tour , 1'autre plus petite, déferte ék en fiiche, ék qui fera détruite a la fin par les tranfports de la terre qu'on en óte fans celfe pour réparer les dégats que les vagues ék les orages font a la grande. C'eft ainfi que la fubftance du foible eft toujours employée au profit du puiflant. Il n'y a dans 1'ifle qu'une feule maifon, mais Supplém. Tom. IK D  Les Reveries, grande, agréable & commode, qui appartient a i'hópital de Berne, air.fi que 1'ifie, & oü loge un receveur avec fa familie & fes domeftiques. 11 y emretient une nombreufe bafle-cour, une volière & des réfervoirs pour le poiflbn. L'ifle dans fa petitelTe eft tellement variée dans fes terreins ék fes afpeéls, qu'elle offre toutes fortes de fites, ék fouffre toutes fortes de cultures. On y trouve des champs, des vignes, des bois, des vergers, des gras paturages ombragés de bofquets, ék bordés d'arbrilTeaux de toute efpece, dont le bord des eaux enttetient la fraicheur: une haute terrafie plantée de deux rangs d'arbres borde Fifle dans fa longueur, ék dans Ie milieu de cette tenaiTe on a bati unjoli fallon, oü lès habitans des rives voifines fe rafiemblent ék viennent danfer les èimanches durant les vendanges. Ce s t dans cette ifie que je me réfugiai après Ia Ifpidation de Motiers. J'en trouvai le féjour fi charmant, j'y menois une vie fi convenable & mon humeur que, réfolu d'y finir mes jours je n'avois d'autre iuquiétude, finon qu'on ne me laiiTat pas exécuter te projet, qui ne s'accordoit pas avec celui de m'entrainer en Angleterre, dom je fentois déja les premiers effets. Dans les prtfllmifficns qui m'incuiétoient, j'aurois voulu qu'on mVüt fait de eet afyle une prifon perpétuelle, qu'on m'y eüt confiné pour toute ma vie, & qu'en ni'ótant toutepuifTance ék tout efpoir d'en fortir. on m'eüt interdit toute efpece de communication avec la terre - ferme, de  V1",0, Promenade. 75 forte qu'ignorant tout ce qui fe faifoit dans Ie monde j'en euffe oublié 1'exiftence, & qu'on y eüt oublié la mienne aufïï. On ne m'a lai(Té paffer gueres que deux mois dans cette ifle ; mais j'y aurois paffé deux ans, deux fiecles, & toute 1'éternité fans m'y ennuyer un moment, quoique je n'y euffe avec ma compa» gue , d'autre fociété que celle du receveur, de fa femme & de fes domeftiques, qui tous étoient a la vérité de trés-bonnes gens & rien de plus; mais c'étoit précifément ce qu'il me falloit. Je compte ces deux mois pour Ie tems Ie plus heureux de ma vie, & tellement heureux qu'il m'eüt fuffi durant toute mon exiftence, fans laiffer naitre un feul inftant dans mon ame le defir d'un autre état. Quel étoit donc ce bonheur & en quoi confiftoit fa jouiffance? Je le donnerois a deviner i tous les hommes de ce fiecle fur la defcription de la vie que j'y menois. Le précieux far niente fut Ia première & la principale de ces jouiffances que ja voulus favourer dans toute fa douceur, & tout ce que je fis durant mon féjour ne fut en effet que 1'occupation délicieufe & néceffaire d'un homme qui s'eft dévoué a 1'oifiveté. L'e s p o i r qu'on ne demanderoit pas mieux que de me laiffer dans ce féjour ifolé, oü je m'étois enlacé de moi-même, dont il tn'étoit impoffible de fortir fans affiftance & fans être bien appercu, & oü jene pouvois avoir ni communication ni correfpondance, que par le concours des gens qui m'en' D 2  7& Les Reveries, touroient ; eet efpoir, dis-je, me donnoit celui d'y finir mes jours plus tranquillement que je ne les avois palfés, ck 1'idée que j'aurois le tems de m'y arranger tout a loifir, fit que je commencai par n'y faire aucun arrangement. Tranfporté - la brufquement feul ck nud, j'y fis venir fucceffivement ma gouvernante, mes livres ék mon petit équipage, dont j'eus Ie plaifir de ne rien déballer, laiffant mes cailfes ék mes malles comme elles étoient arrivées & vivant dans 1'habitation ou je comptois achever mes jours, comme dans une auberge dont j'aurois dü partir Ie lendemain. Toutes chofes telles qu'elles étoient, alloient fi bien que vouloir les mieux ranger étoit y gater quelque chofe. Un de mes plusgrands délices étoit furtout de Iailfer toujours mes livres bien eneailfés ék de n'avoir point d'écritoire. Quand de malheureufes lettres me forcoient de prendre la plume pour y répondre, j'empruntois en murmurant 1'écritoire du receveur, ék je me hatois de la rendre, dans la vaine efpérance de n'avoir plus befoin de Ia remprunter. Au lieu de ces triftes paperalfcs ék de toute cette bouquinerie, j'empliflbis ma chambre de fleurs ék de foin; car j'étois alors dans ma première ferveur de botanique , pour laquelle le doéteur d'Ivernois m'avoit infpiré un goüt qui bientót devint paflion. Ne voulant plus d'ceuvre de travail il m'en falloit une d'amufement, qui me plüt ék qui ne me donnat de peine que celle qu'aime a prendre un parefleux. J'entrepris de faire la Flora petrinfularis & de décrire toutes les plantes de  \rnie. Promenade. 77 1'ifle fans en omettre une feule , avec un détail fuffifant pour m'occuper le refte de mes jours. On dit qu'un Allemand a fait un livre fur un zeft de citron, j'en aurois fait un fur chaque gramen des prés, fur chaque moufie des bois, fur chaque lichen qui tapifle les rochers; enfin je ne voulois pas laiffer un poil d'herbe, pas un atóme végétal qui ne füt amplement décrit. En conféquence de ce beau projet, tous les matins apiès le déjeiiné, que nous faifions tous enfemble, j'allois, une loupe & la main ék mon fyfiema natura fous le bras, vifiter uncanton de l'ifle, que j'avois pour eet effec divifée en petits quarrds, dans rintention de les parcourir 1'un après 1'autre en chaque. faifon. Rien n'eft plus fingulier que les raviflémens, les extafes que j'éprouvois a chaque obfervation que je faifois fur la ftructure ck 1'organifation végétale, ék fur le jeu des parties fexuelles dans la frucYification, dont le fyftême étoit alors tout-a-fait nouveau pour moi. La diftinction des caraéteres génériques, dont je n'avois pas auparavant la moindre idee, m'enchantoit en les vdtifiant fur les efpeces communes, en attendant qu'il s'en effiit a moi de plus rares. La fourchure des deux longues étamines de la Brunelle, le reflbrt de celles de 1'Ortie ék de la Pariétaire, 1'explollon du fruit de la Balfamine ék de la capfule du Buis, mille petits jeux de la fruétification que j'obfervois pour la première fois ine combloient de joie, ék j'allois demandant fi 1'on avoit vu les cornes de la Branelle, comme La Fontaine demandoit fi 1'on avoit lu D 3  78 'Les R e v e tt i e s, Habacuc. Au bout de deus ou trois heures je m'en revenois chargé d'une ample moifl'on, provifion d'amufement pour 1'après - dlnée au logis en cas de pluie. J'employois le refte de la matinee a aller avec le receveur, fa femme & Thérefe vifiter leurs ouvriers & leur récolte, mettant le plus fouvent la main a 1'oeuvre avec eux , & fouvent des Bernois qui me venoient voir, m'ont trouvé juché fur de grands arbres ceint d'un fac que je rempliflbis de fruit, & que je dévallois enfuite a terre avec una corde. L'exercice que j'avois fait dans la matinée & la bonne humeur qui en eft inféparable, me rendoient le repos du diné trés - agréable; mais quand il fe prolongeoit trop & que le beau tems m'invitoit, je ne pouvois fi longtems attendre, & pendant qu'on étoit encore a table je m'efquivois & j'allois me jetter feul dans un bateau, que je conduifois au milieu du lac quand 1'eau étoit calme , & la, m'étendant tout demon long dans le bateau les yeux tournés vers le ciel, je me laiffois aller ék dériver lentement au gré de 1'eau, quelquefois pendant piufieurs heures, plongé dans mille réveries confufes, mais délicieufes, ék qui fans avoir aucun objet bien déterminé niconftant, ne laiflbient pas d'être a mon gré cent fois préférables a tout ce que j'avois trouvé de plus doux dans ce qu'on appelle les plaifirs de la vie. Souvent averti par le baifler du foleil de fheure de la retraite, je me trouvois fi loin de 1'ifle que j'étois forcé de travailler de toute ma force pour arriver avant la nuk clofe. D'autres fois, au lieu  Vrae" Promenade. ft de m'écarter en pleiue eau, je me plaifois a cótoyer les verdoyantes rives de 1'ifle , dont les limpides eaux & les ombrages frais m'ont fouvent engagé a m'y baigner. Mais une de mes navigations les plus fréquentes étoit d'ailer de la grande a la petite ifle, d'y débarquer & d'y palfer 1'après • dinée, tantót a des promenades trés-circonfcrites au milieu des mar* ceaux, des bourdaines, des perficaires, des arbriffeaux de toute efpece, & tantót m'établiflant au foinmet d'un tertre fablonneux, couvert de gazon, de ferpolet, de fleurs, méme d'efparcette, & de treffles qu'on y avoit vraifemblablement femels autrefois, & trés - propre a loger des lapins qui pouvoientla multiplier en paix fans rien craindre & fans nuire k rien. Je donnai cette idéé au receveur, qui fit venir de Neufchatel des lapins males & femelles, & nous allames en grande pompe, fa femme, une de fes fceurs, Thérefe & moi les établir dans la petite ifle, oü ils commencoient h peupler avant mon départ & oü ils auront profpéré fans doute s'ils ont pu foutenir la rigueur des hivers. La fondation de cette petite colonie fut une fête. Le pilote des Argonautes n'étoit pas plus fier que moi, menant en triomphe la compagnie & les lapins de la grande ifle a la petite , & je notois avec orgueil, que la receveufe qui redoutoit 1'eau al'excés & s'y trouvoit toujours mal, s'embarqua fous ma conduite avec confiance & ne montra nulle peur durant ia traverfée. Quand le lac agjté ne me pennettoit pas la D 4  8o Les Reveries, risvigation , je paflbis mon aprês - midi h parcourrr 1'ifle en herborifant a droite &a gauche, m'afieyant tantót dans les réduits les plus rians & les plus folitaires pour y rêver a mon aife, tantót fur les terraffes & les tertres, pour parcourir des yeux le fuperbe & raviflant coup. d'ceil du lac & de fes rivages, couronnés d'un cóté par des montagnes prochaines, & de 1'autre élargis en riches ék feniles plaines , dans lefquelles la vue s'étendoit jufqu'aux montagnes bleuatres plus éloignées qui la bornoient. Quand le foir approchoit, je defcendois des cimes de 1'ifle, & j'allois volontiers m'afleoir au bord du lac fur la greve dans quelque afyle cache'; la le bruit des vagues & 1'agitation de feau fkant mes fens, ék chaflant de mon ame toute autre agitation, la plongeoient dans une rêverie délicieufe, oü la nuit me furprenoit fouvent fans que je m'en fufle apperpu. Le flux ék reflux de cette eau, fon bruit continu, mais renflé par intervalles, frappant fans relache mon oreille ék mes yeux, fuppléoient aux mouvemens internes que la rêverie éteignoit en moi, ék fuffifoient pour me faire fentir avec plaifir mon exiflence, fans prendre la peine de penfer. De tems a autre naiflbit quelque foible ék courte réflexion fur 1'inftabilité des chofes de ce monde, dont la furface des eaux m'offroit 1'image: mais bientót ces impreflions légeres s'effacoient dans 1'uniformité du mouvement continu qui me bercoit, ék qui fans aucun concours aétif de mon ame ne laiflbit pas de m'attacher au point , qu'appellé par 1'heure ék par le  Vme' P r Cr m e n a d e. 8 l le fignal convenu ,- je ne pouvois m'arracher de-la fans efforts. Après le foupé, quand la foirée étoit belle, nous allions encore tous enfemble faire quelque tornde promenade fur Ia terrafle pour y refpirer fair du lac & la fraicheur. On fe repofoit dans le pavillon , on rioit, on caufoit, on chantoit quelque vieille chanfon qui valoit bien le lortillage moderne , & enfin fon s'alloit coucher content de fa journée & n'en defirant qu'une femblable pour le lendemain Telle eft, laiflant a part les vifites imprévues& importunes, la maniere dont j'ai pafle mon tems dans cette ifle durant le féjour que j'y ai fait. Qu'on me dife a préfent ce qu'il y a-la d'affez attrayant pour esciter dans mon cceur des regrets fi vifs, fi tendres & fi durables, qu'au bout de quinze ans il m'eft impoffible de fonger a cette habitation chérie, fans m'y fentir a chaque fois tranfporter encore par les élans du defir. J'ai remarqué dansles viciffitudes d'une longue vie, que les-époques des plus douces jouiflances & dei plaifirs les plus vifs ne font pourtant pas celles dont le fouvenir m'attire & me touche le plus. Ces; courts momens de délire & de paffion, quelques vifs qu'ils puiflent étre, ne font cependant & par leur vivacité même, que des points bien clair - femós dans la ligne de la vie. Ils font trop rares & trop rapides pour conftituer un état, & Ie bonheur que mon cceur regrette, n'eft point compofé d'inflans Cugitifs,, mais un état fimple & permanent,, qui D-5  ts Les Rêverie s, rien de vif en lui • même , mais dont la durce accroit le charme au point d'y trouver enfin la fuprême félicité. Tout eft dans un flux continuel fur la terre. Rien n'y garde une forme conftante & arrêtée, & nos EtTeétions qui s'atiachent aux chofes extérieures, psflent & changent néeeflairement comme elle?. Toujours en avant ou en arriere de nous, elles rappellent le pafle qui n'eft plus, ou préviennent 1'avenir qui fouvent ne doit point être: il n'y a rien Ia de folide, a quoi le cceur fe puifle attacher. Auflï r>'a-t-on gueres ici-bas que du plaifir qui paffe; pour le bonheur qui dure, je doute qu'il y foit connu. A peine eft- il dans nos plus vives jouiffances un inftant oü le cceur pnilfe véritablement nous dire: je voudroh que eet inftant iurdt toujours. Et comment peut-on appeller bonheur unétatfugiïif qui nous laiffe encore le cceur inquiet & vuide , qui nous fait regretter quelque ■ chofe avant, ou defirer encore quelque chofe après ? Ma is's'il eft un étatoü 1'ame trouve une affiette affez folide pour s'y repofer toute entiere & raffembler - la tout fon étre, fans avoir befoin de rap» pe'ler le pafte, ni d'enjamber fur 1'avenir; oü le tems ne foit rien pour elle, oü le préfent dure toujpurs, fans néanmoins marquer fa durée & fans aucune tracé de fuccefïïon, fans aucun autre feminien t de privatidn ui de jouiftance, de plaifir nide peine, de defir nidecrainte, que celui feuldenotre txiflence, & que ce fentiment feul puüTe la rempliï  yme. Promenade. 83 toute entiere; tant que eet état dure, celui quis'y trouve peut s'appeller heureux, non d'un bonheur imparfiik , pauvre & relatif, tel que celui qu'on trouve dans les plaifirs de la vie , mais d'un bonheur fuffifant, parfait & plein, qui ne laiffe dins 1'arae aucun vuide qu'elle fente le befoin de remplir. Tel efi 1'état oü je me fuis trouvé fouvent a ViÜi de St. Pierre dans mes rêveries folitaires, foitcouché dans mon bateau que je laüfois dériver au gré de 1'eau, foit affis fur les rives du lac agité , foit ail» leurs au bord d'une belle rivicre, ou d'un ruilfeau murmurant fur le gravier. ■ D11 quoi jouit - on dans une pareille fituation ? De rien d'extérieur a foi, de rien finon de foi ■oiêrae & de fa propre exiftenee: tant que eet état dure, on fe fuffica foi-même, comm.2 Dieu. Le fentiment de l'exütence dépouillé de toute autre atfedtion eft par lui-même un fentiment précieux de contentsment & de paix, qui fufüroit feul pour ren ire cette exiftenee chere SB douce, a qui fauroit écarter de foi toutes les impreffions fenfuelles & terreltres qui viennent fans ceffe nous en diltraire & en troubler ici - bas la douceur. Mais la plupart des hommes a^ités de paffions continuelles connoiffent peu eet état, & ne 1'ayant goüté qu'imparfaitemeut durant peu d'inflans, n'en confervent qu'une idéé obfeure & confufe qui ne leur en fait pas fen ir le charme. II ne feroit pas même bon, dans- la préfente conftitution des chofes, qti'avides de ces dotces extafes, ils s'y dégoütalTent de la vie active D 6  84 Les Rêverie s, dont leurs befoins toujours renaiffans leur prercrivent le devoir. Mais un infortuné qu'on a retranché de la fociété humaine, & qui ne peut plus riea faire ici-bas d'utile & de bon pour autrui ni pour foi, peut trouver dans eet état, a toutes les félicités humaines des dédommageraens que la fortune & les hommes ne lui fauroient óter. Il est vrai que ces dédommagemens ne peuvent être fentis par toutes les ames ni dans toutes les Ctuations. II faut que le coeur foit en paix & qu'aucune paflïon n'en vienne troubler le calme. II y faut des dilpofitions de Ja part de celui qui les éprouve, il en faut dans le concours des objets environnans. II n'y faut, ni un repos abfolu, ni trop d'agitation, mais un mouvement uniforme & mo.déré, qui n'aitui fecoulfes ni imervalles. Sans mouvement , la vie n'eft qu'une léthargie. Si le mouvement eft inégal ou trop fort, il réveille; en nous. rappellant aux objets environnans, il détruit le charme de la rêverie , & nous arrache d'au- dedans de nous, pour nous remettre a 1'inftant fous le joug de la fortune & des hommes, & nous rendre au fentiment de nos malheurs. Un filence abfolu porte a la tiifteiTe. II offre une image de la mort. Alors, le fecours d'une imagination riante eft néceffaire & fe préfente affez naturellement 4 ceux que le ciel en a gratifiés. Le mouvement qui ne vient pas du dehors, fe fait alors au- dedans de nous. Le repos eft moindre, il eft vrai, mais il eft aufli plus agréable,. quand.de.légeres & douces idéés, fans agite-  Vme» P u o M E N a D E. &5 le fond de 1'ame, ne font pour ainfi dire qu'en cffleurer la furface. II n'en faut qu'alfez pour fe fouvenir de foi-même en oubliant tous fes maux. Cette efpece de rêverie peut fe goüter partout oü 1'on peut être tranquille; & j'ai fouvent penfé qu'a la Baftille, ék même dans un cachot oü nul objet n'eüt frappé ma vue, j'aurois encore pu rêvec agréablement. Mais il faut avouer que cela fe faifoit bien mieux. & plus agréablement dans une ifle fertile ék folitaire, naturellement circonfcrite ék féparée du refte du monde, oü rien ne m'offroit que des images riantes, oü rien ne me rappelloit des fouvenirs attriftans, oü la fociété du petit nombre d'habitans étoit liante ék douce, fans être intéreflante au point de m'occuper incelfamment, oü je pouvois enfin me livrer tout le jour fans obftacle ék fans foinsaux occupations de mon goüt, ou a la plus molle oifiveté. L'occafion fans doute étoit belle pour un rêveur, qui, fachant fe nourrir d'agréables chimeresau milieu des objets les plus déplaifans, pouvoit s'en ralfafier a fon aife en y faifant concourir tout ce qui frappoit réellement fes fens. En fortant d'une longue ék douce rêverie, me voyant entouré de verdure, de fleurs, d'oifeaux, ék laiflant errer mes yeux au loin fur les romauefques rivages qui bordoient une vafte étendue d'eau claire ék criflalline, j'affimilois a mes fiétions tous ces aimables objets ; & me trouvant enfin ramenépsr degrés a moi - même & a ce qui m'entouroit, je ne pouvöis marquer. D 7.  ■ 86" Les Reveries, le point de féparation des fiétions aux réalités; tant tout concouroit également a me rendre chere la vie recueillie & folicaire que je menois dans ce beau féjour. Que ne peut-elle renaitre encore! Que ne puis - je aller finir mes jours dans cette ifle cliérie fans en reffortir jamais, ni jamais y revoir aucun habitant du continent qui me rappeMt le fouvenir des calamités de toute efpece, qu'ils fe plaifent a rafl'embler fur moi depuis tant d'années! Ils feroient bientót oubliés pour jamais: fans doute ils ne m'oublieroient pas de même: mais que m'importeroit , pourvu qu'ils n'cufient aucun accès pour y venir troubler mon repos ï Délivré de toutes les paiïions terreltres qu'engendre le tumulte de la vie fociale, mon ame s'élanceroit fréquemment au-deffus de cette atmofphere, & commerceroit d'avance avec les intelligences céleftes, dont elle efpere aller augmenter le nombre dans peu de tems. Les hommes fe garderont, je le fais, de me rendre un fi doux afyle , oü ils n'ont pas voulu me laiffer. Mais ils ne m'empêcheront pas du moins de m'y tranfporter chaque jour fur les aiies de fimagination, d'y goüter durant quelques heures , le même plaifir que fi je 1'habitois encore. Ce que j'y ferois de plus doux, feroit d'y rêver a mon aife. En rêvant que j'y fuis, ne fais-je pas la même chofe? Je fais même plus; è 1'attrait d'une rêverie abflraite & monotone, je joins des images charmantes qui la vivifient. Leurs objets échappoient fouvent a mes fens dans mes extafes; & maintenant, plus ma rêverie ert profon-  Vlme. Promenade. 2? de, plus elle me les peint vivement. Je fuis fouvent plus au milieu d'eux, & plus agréablement encore, que quand j'y étois roellement. Le malheur eft qu'a mefure que Timagination s'attiédit, cela vient avec plus de peine & ne dure pas fi longtems. Ilélas! c'eft quand on commence a quitter fa dépouille, qu'on en eft le plus offufqué! S t x 1 e m e Promenade. No u s n'avcns gueres de mouvement machinal dont nous ne puffions trouver la cnufe dans notre cceur, fi nous favions bien 1'y chercher. Hip.r en paflant fur le nouveau boulevard pour aller herborifer le long de la Bievre du cóté de Gentiüy, je fis le crochet a droite en approchant de la barrière d'enfer, &.m'écartant dans la campagne j'allai par la route de Fontainebleau gagner les hauteurs qui bordent cette petite riviere. Cette marche étoit fort indifTerenre en elle-même; mais en me rappellant que j'avois fait piufieurs fois machinalement le même détour, j'en recherchai la caufe en moi-même, & je ne pus m'empêcher de rire quand je vins a la démêler. Dans un coin du boulevard, a la fortie de la barrière d'enfer, s'établit journellement en été une femme qui vend du fruit, de la tifanne & des petits pains. Cette femme a un petit garcon fort gentil, mais boiteux, qui, clopiuant avec fes bé-  $8 Les R e v e vl i e s1, quiiles- s'en va d'affez bonne grace demandant 1'aamóne aux pnffans. J'avois fait une efpece de connoiifance avec ce petit bon homme; il ne manquok pas chaque fois que je paffois de venir me faire fon petit compliment, toujours fuivi de ma petite offrande. Les premières fois je fus charmé de Ie voir, je lui donnois de trés-bon cceur & je continuai quelque tems de le faire avec le même plaifir, y jorgnant même le plus fouvent celui d'exciter & d'écouter fon petit babil que je trouvois agréableCe plaifir devenu par degréshabitudefetrouva, je ne fais comment, transformé dans une efpece de devoir dontje fentis bientót la gêne; furtout a caufe de la harangue préliminaire qu'il falloit écouter , & dans laquelle il ne manquok jamais de m'appeller fouvent M. Rouffeau, pour montrer qu'il me connoiflbit bien; ce qui m'apprenoit affez, au contraire, qu'il ne me^ connoiffoit pas plus que ceux qui 1'avoient inftruit. Dès-lors je paffois par-la moins volontiers, & enfin je pris machinale» ment 1'habitude de faire le plus fouvent un détour quand j'approchois de cette traverfe.. Voila ce que je découvris en y. réfléchiflant: car rien de tout cela ne s'étoit offert jufqu'alors diftinctement il ma penfée. Cette obfervation m'en a rappellé fucceffivement des multitudes d'autres, qui m'ont bien confirmé que les vrais & premiers motifs de la plupart de mes aétions ne rae font pas aufli clairs a moi - même que je me 1'étois longtems figuré. Je. fais. & je fens que. faire du,.  VTne. Promenade. 8j? bien eft le plus vrai bonheur que le cceur humain puifle goüter; mais il y a longtems que ce bonheur a été mis hors de ma portée, & ce n'eft pas dans un auffi miférable fort que le mien, qu'on peut efpérer de placer avec choix & avec fruit une feule aftion réellement bonne. Le plus grand foin de ceux qui reglent ma deftinée, ayant été que tout ne füt pour moi'que fauffe & trompeufe apparence, un motif de vertu n'eft jamais qu'un leurre qu'on me préfente pour m'attirer dans le piege oü 1'on veut m'enlacer. Je fais cela; je fais que le feul bien qui foit déformais en ma puiftance eft de m'abftenir d'agir, de peur de mal faire fans le vouloir & fans le favoir. Maïs il fut des tems plus heureux oü fuivant les mouvemens de mon cceur, je pouvois quelquefois rendre un autre cceur content, & je me dois 1'honorable témoignage que chaque fois que j'ai pu goüter ce plaifir, je 1'ai trouvé plus doux qu'aucun autre. Ce penchant fut vif, vrai, pur, & rien dans mon plus fecret intérieur ne 1'a jamais démenti. Cependant j'ai fenti fouvent le poids de mes propres bienfaits par la chatne des devoirs qu'ils entrainoient a leur fuite: alors le plaifir a difparu, & je n'ai plus trouvé dans la continuation des mêmes foins qui m'avoient d'abord charmé, qu'une géne prefque infupportable. Durant mes courtes profpérités beaucoup de gens recouroient a moi, & jamais dans tous les fervices que je pus leur rendre, aucun d'eux ne fut éconduic. Mais de ces premiers  po Les Reveries, bienfaits verfés avec effiifiori de cceur, naiflbient des cHaWs d'engagemens fuccelïïfs que je n'avois pas prévus & dont je ne potivois plus fecouer le jong. Mes premiers fervices n'étoient aux yeux de ceux qui les recevoient que les arrhes de ceux qui les devoient fuivre; & dès que quelque infortuné avoit jetté fur -moi le grapin d'uu bienfait recu , c'en étoit fait déformais, & ce premier bienfait libre & volontaire devenoit un droit indéfini a tous ceux dont il pouvoit avoir befoin dans la fuite, faus que 1'impuiiïance méme fuflit pour m'en affranchir. Voila comment des jouilfances trés-douces fe transformoient pour moi dans la fuite en d'onéreux affujettinemens. Ces cbaines cependanc ne me parurent pas trés - pefantes , tant qu'igaoré du public je vécus dans 1'obfcurité. Mais quand une fois ma perfonne fut afficbée par mes écrits, faute grave fans doute, mais plus qu'expiée par mes malheurs; dès-lors je devins le bureau général d'a.lreffe de tous les fouffreteux ou foi-difints tels, "de tous les aventuriers qui ch'.'rchoient des dupes, de tous ceux qui fous prérexte du grand crédit qu'ils fetgnoient de m'atrribuer, vouloient s'emparer de moi de maniere ou d'autre, Celt alors que j'eus lieu de connoitre que tous les penchans de la nature , fans excepter la bienfaifance elle-même, portés ou fuivis dans la fociété fans prudence & fans choix, changent de nature & deviennent fouvent aufli nuifibles qu'ils étoient utiles dans leur presnicre  Vjme. promenade. pi direétion. Tant de cruelles expériences changerent peu a peu nies premières dilpofiiions, ou plutót les renfermant enfin dans leurs véritables hornes, elles m'apprirent a fuivre moins aveuglément mon penchant a bien faire, lorfqu'i! ne fervoit qu'a favorifer la méchanceté d'autrui. Mais je n'ai point regret a ces mêmes expériences , puifqu'elles m'ont procuré par la réflexion de nouvelles lumieres fur la connoilfance de moi-même, & fur les vrais motifs de ma conduite en mille circonftsnces, fur lefquelles je me fuis fi fouvent fait illufion. J'ai vu que pour bien faire avec plaifir, il falloit que j'agiffe librement, fans contrainte, & que pour m'óter toute la douceur d'une bonne oeuvre, il fuffiibit qu'elle devinc un devoir pour moi. Dès-lors le poids de 1'obligation me fait un fardeau des plus douces jouiffances, &, comme je 1'ai dit dans ï'Eraile, a ce que je crois, j'euffe été chez les Turcs un mauvais mari a 1'heure oü le cri public les appelle a remplir les devoirs de leur état. Voila'ce qui modifie beaucoup 1'opinion que j'eus longtems de ma propre vertu, cai il n'y en a point a fuivre fes peucbans, & a fe donner, quand ils nous y portent, le plaifir de bien faire: mais elle confifie a les vaincre quand le devoir le commande, pour faire ce qu'il nous prefcrit, & voila ce que j'ai fu moins faire qu'hommedu monde. Né fenfible & bon, portant la pitié jufqu'a la foibleffe, & me fentanc exalter 1'ame par tout ce  j>2 Les Rêverie s, qui tient & Ia générofité, je fus humain , brenfaifant, fecourable par goüt, par pafïïon même, tant qu'on n'incérelTa que mon cceur; j'euffe été le meilleur & le plus clément des hommes , fi j'en avois été le plus puiflant, & pour éteindre en moi tout defir de vengeance, il m'eüt fuffi de pouvoir me venger. J'aurois même été jufte fans peine contre mon propre intérêt, mais contre celui des perfonnes qui m'écoient cheres je n'aurois pu me réfoudre a 1'être. Dès que mon devoir ék mon cceur étoient en contradiction, le premier eut rarement Ia victoire, a moins qu'il ne fallüt feulement que m'abftenir; alors j'étois fort le plus fouvent; mais agir contre mon penchant me fut toujours impolfible. Que ce foit les hommes, le devoir ou même la néceffité qui commande, quand mon cceur fe tait, ma volonté refte fourde, & je ne faurois obéir. Je vois le mal qui me menace ék je le laiife artiver, plutót que de m'agiter pour le prévenir. Je commence quelquefois avec effort, mais eet effort me laffe ék m'épuife bien vite; je ne faurois continuer. En toute chofe imaginable ce que je ne fais pas avec plaifir, m'eft bientót impolfible a faire. Il ya plus. La contrainte d'accord avec mon defir fuffit pour 1'anéantir ék changer en répugnance, en averfion même, pour peu qu'elle agifle trop fortement; ék voila ce qui me rend pénible la bonne oeuvre qu'on exige ék que je faifois de moi-même, lorfqu'on ne 1'exigeoit pas. Un bien»  VTUie. P Jt O M E N A I) E. $3 fait puremem gratuit eft certainement une ceuvre que j'aime k faire. Mais quand celui qui 1'a recu s'en fait un titre pour en exiger Ia continuation fous peine de fa haine, quand il me fait une loi d'être a jamais fon bienfaiteur, pour avoir d'abord pris plaifir a fêtre, dès - lors la gêne commence & le plaifir s'évanouir. Ce que je fais alors quand je cede, eft foibleffe & mauvaife honte, mais la bonne volonté n'y eft plus,& loin que je m'en ap. plaudiffe en moi-même, je me reproche en ma confcience de bien faire a contre-cceur. J e fais qu'il y a une efpece de contrat & même le plus faint de tous entre le bienfaiteur & 1'obligé. C'eft une forte de fociété qu'ils forment 1'un avec Tautre, plus étroite que celle qui unit les hommes en général, & fi 1'obligé s'engage tacitement a la reconnoiflance, le bienfaiteur s'engage de même a conferver a l'autre, tant qu'il ne s'en rendra pas indigne , la même bonne volonté qu'il vient de lui témoigner, & a lui en renouveller les aétes toutes les fois qu'il Ie pourra & qu'il en fera requis. -Ce ne font pas la des conditions exprefles, mais ce font des effets naturels de la relation qui vient de s'établir entr'eux. Celui qui la première fois reMe un fervice gratuit qu'on lui demande, ne donne aucun droit de fe plaindre a celui qu'il a refufé; mais celui qui dans un cas femblable refufe au même la même grace qu'il lui accorda ci-devant, fruftre une efpérance qu'il 1'a autorifé a concevoir; il trompe & cément une attente qu'il a fait nattre. On  P4- Les Rkveries, fent dans ce refus je ue fais quoi d'injufte & de plus dur que dans 1'autre, mais il n'en eft pas moins 1'effet d'une inJépeaditnce que le cceur aime, & a laqöelle il ne renonce pas fans effort. Quand je paye unedeite, c'eft un devoir que je remplis; quand je fais un don , c'eft un plaifir que je me donne. Or le plaifir de remplir fes devoirs eft de eeux que la feule habitude de la vertu fait naitre: ceux qui nous viennent immédiatement de la nature ne s'élevent pas fi haut que cela. Après tant de triftes expe'riences, j'ai appris a prévoir de loin les conféquences de mes premiers mouvemens fuivis, & je me fuis fouvent abftenu d'une bonne oeuvre que j'avois le defir & le pouvoir de faire, effrayé de raffujettiffement auquel dans la fuite je m'allois foumettre, fi je m'y livrois inconfidérement. Je n'ai pas toujours fenti cette crainte , au contraire, dans ma jeuneffe je m'attacliois par mes propres bienfaits, & j'ai fouvent dprauvé de même que ceux que j'obligeois s'affectionnoient a moi par reconnoiffance, encore plus que par intérêt. Mais les chofes ont bien changé de face a eet égard, comme a tout autre, aufïïtót que mes malheurs ont commencé. J'ai vêcu dés-lors dans une génération nouvelle, qui ne reffembloit point i la première , & mes propres fentimens pour les autres ont fouffert des changemens que-j'ai trouvés dans les leurs. Les mêmes gens que j'ai vus fucceffwement dans ces deux générations fi différentes, fe fout pour ainfi dire affimilés fucceflïve-  y[me. Pu o m e n a r> e. SS ment a 1'une & a 1'auire. De vrats & francs qu'ils étoient d'abord, devenus ce qu'ils font, ils ont fait comme tous les autres. Et par cela feul que les tems font changés, les hommes ont changé Comme eux. Eh! comment pourrois-je garder les mêines feminiens pour ceux en qui je trouve le contraire de ce qui les fit naitre! Je ne les hais point, paree que je ne faurois haft; mais je ne puis me défendre du mépris qu'ils méritent, ni m'abftenir de le leur témoigner. Peut-ktre, fans m'en appercevoir, ai-je changé moi-même plus qu'il n'auroit fallu. Quel naturel réfifteroit, fans s'altérer, a une fituation pareille b la mienne? Convaincu par vingt ans d'expérience que tout ce que la nature a mis d'heureufesdifpofitions dans mon cceur eft tourné par ma deftinée, & par ceux qui en difpofent, au préjudice de moi-même ou d'autrui. Je ne puis plus regarder une bonne oeuvre qu'on me préfente a faire que comme un piege qu'on me teiid, & fous Iequel eft caché quelque mal. Je fais que quel que foit 1'effet de 1'ceuvre, je n'en aurai pas moins le mérite de ma bonne intention. Oui, ce mérite y eft toujours fans doute, mais le charme intérieur n'y eft plus; & fitót que ce ftimulant me manque, je ne fens qu'indifférence & glacé au-dedans de moi; & Air qu'au lieu de faire une aclion vrai. ment utile, je ne fais qu'un acte de dupe, 1'indignation de l'amour-propre,jointe au défaveu de la raifon ne ra'infpire que répugnance & réfiftauce,  j>6" Les Reveeieï, oü j'eulTe été plein d'ardeur & de zele dans mon état naturel. Ir. eft des fortes d'adverfités qui élevent & renforcent 1'ame, mais il en eft qui 1'abattent & la tuent; telle eft celle dont je fuis la proie. Pour peu qu'il y eüt eu quelque mauvais levain dans la mienne, elle feut faitfermenter a 1'excès, elle m'eüt rendu frénétique; mais elle ne m'a rendu que nul. Hors d'état de bien faire & pour moi-même & pour autrui, je m'abftiens d'agir,- & eet état qui n'eft innocent que paree qu'il eft forcé, me fait trouver une forte de douceur a roe livrer pleinement fans reprocbe ainon penchant naturel. Je vais trop loin fans doute, puifque j'évite les occafions d'agir, même oü je ne vois que du bien a faire. Mais certain qu'on ne me laiffe pas voir les chofes comme elles font, je m'abftiens de juger fur les apparences qu'on leur donne; & de quelque leurre qu'on couvre les motifs d'agir, il fuffit que ces motifs foient lailfés a ma portee pour que je fois fur qu'ils font trompeurs. Ma deftinée femble avoir tendu dès mon enfance le premier piege qui m'a rendu Iongtems fi facile a tomber dans tous les autres. Je fuis né le plus confiant des hommes, & durant quarante ans entiers jamais cette confiance ne fut trompée une feule fois. Tombé tout d'un coup dans un autre ordre de gens & de chofes, j'ai donné dans mille embuches, fans jamais en appercevoir aucune, & vingt ans d'expérieuce ont a peine fuffi pour m'éclairer fur mon fort. Une  Vlme* Promenade» 97 Une fois convaincu qu'il n'y a que menfonge & fauiïeté dans les démonflrations grimacieres qu'oa me prodigue, j'ai palTé rapidement a 1'autre extrêmité: car, quand on eft une fois forti de fon naturel, il n'y a plus de bornes qui nous retiennent. Dès-lors je me fuis dégoüté des hommes, & ma volonté concourant avec la leur a eet égard, me tient encore plus éloigné d'eux que ne font toutes leurs machines. Ils ont beau faire: cette répugnance ne peut jamais aller jufqu'a 1'averfion. En penfant a Ia dépendance ou ils fe font mis de moi pour me tenir dans la leur, ils me font une pitié réelle. Si je ne fuis malheureux, ils le font eux-mêmes; & chaque fois que je renire en moi, je les trouve toujours a plaindre. L'orgueil peut - être fe mêle encore a ces jugemens, je ine fens trop au-deffus d'eux pour les haïr. Ils peuvent m'intérefler tout au plus jufqu'au mépris, mais jamais jufqu'a. lahaine: enfin jem'aime trop moi-même, pour pouvoir haïr qui que ce foit. Ce feroit relferrer, comprimer mon exiftence, & je voudrois plutót 1'étendre fur tout 1'univers. J'ai me mieux les fuir que les haïr. Leur afpeft frappe mes fens, & par eux, mon cceur d'impreflions que mille regards cruels me rendent pénibles; mais Ie mal - aife ceffe, auffitót que 1'objet qui le caufe a difparu. Je m'occupe d'eux , & bien malgré moi, par leur préfence, mais jamais par leur fouvenir. Quand je ne les vois plus, ils font pour moi comme s'ils n'exiftoient point. Supplim. Tom. IV, E  $8 Les Reveries, lts ne me font même indifTérens qu'en ce qui fe rappotte a moi: car dans leurs rapports entr'eux, ils peuvent encore m'intérefïer ék m'émouvoir comme les perfonnages d'un diame que je verrois repréfenter. II faudroit que mon être moral füt anéanti pour que la juftice me devïnt indifférente. Le fpectacle de 1'injuftice & de la méchanceté me fait encore bouillir le fang de colere; les aétes de vertu on je ne vois ni forfanterie ni oflentation me font toujours treffaillir de joie ék m'arrachent encore de douces larmes. Mais il faut que je les voye & les spprécie moi - même; car après ma propre hiftoire, il faudroit que je fuffe infenfé pour adopter, fur quoi que ce füt, le jugement des hommes, & pour croire aucune chofe fur la foi d'autrui. S i ma figuré & mes iraiis étoient aufli parfaitemem inconnus aux hommes, quele font mon caractue & mon naturel, je vivrois encore fans peine au milieu d'eux. Leur fociété même pourroit me p'.riire, tant que je leur fetois parfaitement étranger. Livré fans contrainte a mes inclinations naturelles, je les aimerois encore s'ils ne s'occupoient jamais de moi. J'exercerois fur eux ure bienveillance univcrfelle ék parfaitement del'mtérelïëe: mais fans foriner jamais d'attachement particulier, ék fans porter le joug d'aucun devoir, je ferois envers eux librement ék de moi-même, tout ce qu'ils ont tant de pèine a faire incités par leur amour-propre ék contraints par toutes leurs loix. Si j'érois refté libre, obfeur , ifolé, comme  V {me. Promenade. , pj j'étois foit pour l'ê;re, je n'.uirois fait que dubieu: car je n'ai dans le cceur le gersne d'aucune paflïon uuifible. Si j'euffe. été invifible & tout ■ puilTanc comme Dieu, j'aurois été biunfaifant & bon coinrae lui. C'eft la force & la Iiberté qui font les excellens hommes. La foibleffe & 1'efclavage n'pnt jamais fait que des méchans. Si j'euffe été poffeffeur de l'anneau de Gygès, il m'eüt tiré de la dépendance des hommes & les eüt mis dans la mienne. Je me fuis fouvent demandé dans mes chateaux en Efpagne , quel ufage j'aurois fait de eet anneau; cnr c'eft bien la que la tentation d'abufer doit être prés du pouvoir. Maitre de contenter mes defirs, pouvant tout, fans pouvoir être trompé par perfonne, qu'aurois-je pu defirer avec quelque fuite? Une feule chofe; c'eüt été de voir tous les c'ceurs contens. L'afpect de la félicité publique eüt pu feul toucher mon cceur d'un fentiment permanent, & 1'ardent defir d'y concourireüt été ma plus conftante paffion. Toujours jufte fans partialité, & toujours bon fans foibleffe, je me ferois également garanti des méfiances aveugles ék des haines implacables; paree que voyant les hommes tels qu'ils font, ck lifant aifément au fond de leurs cceurs, j'en aurois peu trouvé d'affez aimables pour mériter toutes mes affeétions, peu d'affez odieux pour mériter toute ma haine, ék que leur méchanceté même m'eüt difpofé a les pla'ndre, par la connoiffance certaine du mal qu'ils fe font a eux-mêmes, en'voulant eu faire a autrui. Peut - être aurois-je eu dans des E 2  'ïoo Les R e v e k i e s, momens de gaité fenfantillage d'opérer quelquefois des prodiges: mais parfaitement défintérelTé pour moi - même, & n'ayant pour loi que mes inclinations naturelles, fur quelques aótes de juftice févere, j'en aurois fait mille de clémence & d'équité. Miniftre de la providencé & difpenfateur de fes loix, felon mon pouvoir, j'aurois fait des miracles plus fages & plus utiles que ceux de la légende dorée, & du tombeau de Saint Médard. I l n'y a qu'un feul point fur lequel la faculté de pénétrer partout invifible m'eut pu faire chercher des tentations auxquelles j'aurois mal réfifté, & une fois entré dans ces voies d'égarement oü n'eulTé-je point été conduit par elles? Ce feroit bien mal connoitre la nature & moi-même, que de me flatter que ces faciütés ne m'auroient point féduit, ou que la raifon m'auroit arrêté dans cette fatale pente. Sür de moi fur tout autre article , j'étois perdu par celui - la feul. Celui que fa puiffancc met au-deflus del'homtne, doit être au-deflus des foib'efies de 1'humanité; fans quoi eet excès de force ne fervira qu'a- Ie mettre en effet au - deffous des autres & de ce qu'il eüt été lui-même s'il füt refté leur égal. Tout bien confidéré, je croisquejeferaimieux de jetter mon anneau magique avant qu'il m'ait fait faire quelque fottife. Si les hommes s'obftinent 4 me voir tout autre que je ne fuis & que mon afpeét irrite leur injuftice, pour leur óter cette vue il faut les fuir, mais non pas m'éclipfer au milieu  Vlme* Promenade. ioi d'eux. C'eft a eux de fe cacher devant moi, de me dérober leurs manoeuvres, de fuir la lumiere du jour, de s'enfoncer en terre comme des taupes. Pour moi qu'ils me voient s'ils peuvent, tant mieux, mais cela leur eft impoflible; ils ne verront jamais a ma place que le J. J. qu'ils fe font fait & qu'ils ont fait felon leur cceur pour le haïr a leur aif/. J'aurois donc tort de m'affecter de la facon dont i!s me voient: je n'y dois prendre aucun intérét véritable, car ce n'eft pas moi qu'ils voient ainfi. Le réfultat qae je puis tirer de toutes ces réflexions eft, que je n'ai- 'jamais été vraiment propre a la fociété civile, oü' tout eft gêne, obligation, devoir, ék que mon naturel indépendant me rendit toujours incapable des afTujettiflemens néceffaires a qui veut vivre avec les hommes. Tant que j'agi* librement, je fuis bon ék je ne fais que du bien; mais fitót que je fens le joug, foit de la néceffité , foit des hommes, je de/iens rebelle ou plutót rétif; alors je fuis nul. Lorfqu'il faüt faire le contraire de ma volonté, je ne le fai3 point, quoi qu'il arrivé; je ne fais pas non plus ma volonté même, paree que je f.üs foible. Je m'abftiens d'agir: car toute ma foibleffe eft pour 1'action, toute ma force eft négative, ék tous mes péchés font d'omiflion, rarement de commiffion. Je n'ai jamais cru que la liberté de 1'homme confiftêt & faire ce qu'il veut, mais bien a ne jamais faire ce qu'il ne veut pas, ék voila celle que j'ai toujours reclamée, fouvent confervée, ék par qui j'ai été le plus ea E 3  los, Les Reveries, fcandale a mes contemporains. Car pour eux, aclifs, remuans, ambkieux , déteftaut la liberté dans les autres & n'en voulant point pour eux-mêmes, pourvu qu'ils faffent quelquefois leur volonté, ou plutót qu'ils dominent celle d'autrui, ils fe gênent toute leur vie a faire ce qui leur répugne , & n'omettcnt rien de fervile pour commander. Leur tort n'a donc pas été de m'écarter de la .fociété comme un membre inutile, mais de m'en profcrire comme un membre pernicieux: car j'ai trés-peu fait de bien, 5e 1'avoue ; mais pour du mal, il n'en eft entré dans ma volonté de ma vie, & je doute qu'il y ak aucun homme au monde qui en ait réellement moins fait que moi. Seftieme Promenade. Le recueil de mes longs rêves eft fi peine commencé, & déjè je fens qu'il touche a fa fin. Un autre amufement lui fuccede , m'abforbe & m'óte même le tems de rèver. Je m'y livre avec un engouement qui tient de 1'extravagance & qui faitrire moi-même quand j'y réfléchis; mais je ne m'y livre pas moins; paree que dans la fituation oü me voila, je n'ai plus d'autre regie de conduite que de fuivre en tout mon penchant fans contrainte. Je ne peux rien a mon fort, je n'ai que des inclinations innoceutes, & tous les jugemens des hommes  VIL™0, pbomenade. 103 étant déformais nuls pourmoi, la fageflfe mëtneveut qu'en ce qui refte a ma portée je fafle tout ce qui me flatte, foit en public, foit a part moi, fans autre regie que ma famaifie, & fans autre mefure que le peu de force qui m'eft refté. Me voila donc a mon foin pour toute nourrkure, & a la botanique pour toute occupation. Déja vieux j'en avois pris la première teinture en Suiffe auprès du Docteur d'Ivernois, & j'avois herborifé aflez heureufement durant mes voyages pour prendre une connoilfance paflable du regne végétal. Mais devenu plus que fexagénaire & fédentaire a Paris, les forces commencant a me manquer pour les grandes herborifations, & d'ailleurs affez livré ama copie de mufique pour n'avoir pas befoin d'autre occupation, j'avois abandonné eet amufement qui ne m'étoitplusnéceflaire j j'avois vendu mon herbier, j'avois vendu mes livres, content derevoir quelquefois les plantes communes que je trouvois autour de Paris dans mes prome«ades. Durant eet intervalle , le peu que je favois s'eft prefque entiérement effacé de ma mémoire & bien plus rapidement qu'il ne s'y étoit gravé. Tout d'un coup, &gé de foixante • cinq ans paffés, privé du peu de mémoire que j'avois & des fotces qui me reftoient pour courir la campagne , lans guide, fans livres, fans jardki, fans herbier, me voila repris de cette folie, mais avec plusd'ar. deur encore que je n'en eus en m'y üvrant la première fois; me voila ferieufement occupé du fage projet d'apprendre par cceur tout le regnum vegettt' E 4..  104 Les Revekies, bik de Murray, & de connoitre toutes les plantes counues fur la terre. Hors d'état de racheter des livres de botanique je me fuis mis eu devoir de tranfcrire ceux qu'on m'a prêtés , & réfolu de refaire un berbier plus riche que le premier, en attendant que j'y mette toutes les plantes de lamer & des Alpes & de tous les arbres des Indes. Je commence toujours k bon compte par le Mouron, le Cerfeuil, la Bourache & le Senecon; j'herborife favamment fur la cage de mes oifeaux, & a chaque nouveau brin d'herbe que je rencontre, je me dis avec fatisfaction: voila toujours une plante de plus. Je ne cherche pasa juftifierleparti quejeprends de fuivre cette fantaille; je la trouve trés-raifon. nable, perfuadé que dans la pofition oü je fuis, me livrer aux atnufemens qui me flattent, eft une grande fagefle & même une grande vertu: c'eft; le moyen de ne laiffergermer dans mon cceur aucun levain de vengeance ou de haine, & pour trouver encore dans ma deftinée du goüt a quelque amu> fement, il faut affurément avoir un naturel bien épuré de toutes palïïons irafcibles. C'eft me venger de mes perfécuteurs a ma maniere, je ne faurois les punir plus cruellement que d'être heureux malgré eux. Oui, fans doute, la raifon me permet, me prefcrit même de me livrer a tout penchant qui m'attire & que rien ne m'empêche de fuivre; mais elle re m'apprend pas pourquoi ce penchant m'attire & quel attrait je puis trouver a une vaine étude, faite fans  VIIme- Promenade. i 05 fans profit, fans progrès, & qui, vieux ,■ radoteur, déja caduc & penfant, fans faqilké, fans mémoire, me ramene aux exercices de la jeunefle- ck aux lecons d'un écolier. Or c'eft une bizarrerie queje voudrois m'expliquer: il me femble que, bien éclaircie, elle pourroit jetter quelque nouveau jour fur cette connóilfance de moi-même, a l'acquifition de laquelle j'ai confacré mes derniers loifirs. ]'ai penfé quelquefois affez profondéraent, mais rarement avec plaifir, prefque toujours contre mon gré ék comme par force: la rêverie me délafie ék m'amufe, la réflexion me fatigue ék m'attrifte; penfer fut toujours pour moi une occupation pénible ck fans charme. Quelquefois mes rêveries finiflênt paria méditation, mais plus fouvent mes méditations finifient par la rêverie, ék durant ces égaremens, mon ame erre ék plane dans 1'univers fur les ailes de Pimagination dans des estafes qui palfent toute autre jouiffance. Tant que je goütai celle-la dans toute fa ptireté, toute autre occupation me fut toujours inGpide. Mais quand une fois jetté dans la carrière littéraire par des impulfions étrangeres, je fentis la fatigue du travail d'efprit ék 1'iinportunité d'une célébrité malheureufe, je fentis en même tems languir ék s'attiédir mes douces rêveries, ék bienrót forcé de m'occuper malgré moi de ma trifte fituation, je ne pus plus retrouver que bien rarement ces cheres extafes qui durant cinquante ans m'avoient tenu lien de fortune . ék, de gloite, ék fans autre dépenfe-quw E 5  106 Les Rêveries, celle du tems, m'avoierit rendu dans 1'oifiveté le plus heureux des mortels. J'a v o i s méme a craindre dans mes rêveries , que mon irnagination effarouchée par mes malheurs ne tournat enfin de ce cóté fon activité, & que le continuel fentiment de mes peines me relferrant le cceur par degrés, ne m'accablat enfin de leur poids. Dans eet état , un inftinét qui m'eft naturel, me faifant fuir toute idéé attriftante impofa filenceamon imagination, & fixant mon attention fur les objess qui m'environnoient, me fit pour la première fois détailier le fpeétacle de la nature , que je n'avois gueres contemplé jufqu'alors qu'en malle & dans Ion enfemble. Les arbres, les arbriffeaux, les plantes font la parure & le vêtement de la terre. Rien n'eft fi trifte que Parpect d'une campagne nue & pelée , qui n'étale aux yeux que des pierres, du limon & dos fables. Mais vivifiée par la nature & revétue de fa robe de noces au milieu du cours des eaux & du chant des oifeaux, la terre dffre a 1'homme dans 1'harmonie des trois regnes, un fpeftacle plein de vie, d'intérêt & de charmes, le feul fpeflacle an monde dont fes yeux & fon cceur ne fe laflent jamais. Plus on contemplateur a 1'ame feufible, plus il fe livre aux extafes qu'excite en lui eet accord. Une rêverie douce & profoude s'empare alors de fis fens, & il fe perd avec üne délicieufe ivreffe  VI'Inie' P r « m e n a « e. ic/ dans 1'immenfité de ce beau fyftême avec lequel ii fe fent identifié. Alors tous les objets particuliers échappent ; il ne voit & ne fent rien que dans le tout. II faut que quelque circontlance particuliere reflerre fes idéés & circonfcrive fon irnagination; pour qu'il puifle obferver par partie eet univers qu'il s'eiforcoit d'etnbraffer. Ce s r ce qui m'arriva nnturellement, quand mon coeur reilétré par la détrefle, rapprochoit & conceutroit tous fes mouvemens autour de lui pour conferver ce refte de chaleur prêt a s'évaporer & s'éteindre dans 1'abatcement oü je tombois pardégrés. j'errcis nonchalaniment dans les bois ck dans les montagnes , n'ofant penfer de peur d'at.itér mes douleurs. Mon irnagination qui fe refufe aux objets de peine, kaiflöjf mes fens fe livrer aux impreflions légeres, mais douces, des objets environnans. Mes yeux fe promenoient fans ceflé de 1'un a 1'autre, & il n'étoit pas poffible que dans une variété (j grande, il ne s'en trouvat qui les fixoient davantage & les arrètoient plus longrems. ] e pris goüt a cette récréation des yeux, qui dans 1'infortune repofe, amufe, diftrait 1'efprit ck fufpend le fentiment des peines. La nature des objets aide beaucoup a cette diverfion èk la ren J plus féJuilante. Les odeurs fuaves, les yives couleurs, les plus élégantes formes femblent fe difputer a 1'envi le droit de fixer uotre attention. II ne faut qu'aiuur le plaifir pour fe livrer .1 des feiifations fi douces; ck li eet effit n'a pas iieu fur tous ceux qui enlon* li Les Rêveries, en regardant de prés les champs, les vergers , Iss bois & leurs notnbreux habitans, que le regue végétal étoit un magafin d'alimens donnés par la nature a rhomme & aux animaux. Mais jamais il ne m'eft venu a 1'efprit d'y chercher des drogues & des remedes. Je ne vois rien dans ces diverfes productions qui m'indique un pareil ufage, & elle nous autoit montré le choix, fi elle nous f avoit prefcrit, comme elle a fait pour les comeftibles. Je fens même que le plaifir que je prends a parcourir les bocages, feroit empoifonné par le ftntiment des ïnfirmités humair.es, s'il me laiflbit penftr ala fievre, alapieire, a la goutte & au mal caduc. Du refte, je ne difputerai point aux végétauxlesgrandcs vertus qu'on leur attribue; je dirai feulement qu'en fuppofant ces vertus réelles, c'eft malice pure aux malades de continuer a 1'être; car de tant de maladies que les hommes fe donnent, il n'y en a pas une feule dont vingt fortes d'herbes ne guérilfenrradicalement. Ces tournures d'efprit qui rapportent toujours tout a notre intérêt matériel, qui font chercher partout du profit ou des reroedes, & qui feroient regarder avec indifférence toute la nature, fi 1'on fe portoit toujours bien , n'ont jamais été les miennes. Je me fens la - deffus tout k rebours des autres hommes: tout ce qui tient au fentimcnt de mes befoins attrifte & gate mes penfées, & jamais je n'ai trouvé de vrais charmes aux plaifirs de 1'efprit qu'en perdaut tout -a- fait de vue 1'intérêt de mon corps. Ainfi quand même je croirois a la méde*  VHiue. Proménadc. iii cine, & quand même fes remedes feroient agréables-, je ne trouverois jamais a m'en occuper, cesdéüces que donne une contemplatie»] pure & défintéreflee, & mon ame ne fauroit s'exalter & planer fur Ia nature, tact que je la fens tenir aux liens de mon corps. D'aüleurs, fans avoir eu jamais grande confiance a la médecine, j'en ai eu beaucoup è des médecins, que j'ellimois, que j'aimois & a qui je kifibis gouverncr ma carcalfe avec pleine autorité. Quinze ans d'expérience m'ont iiiftruit a mes dépens: rentré maintenant fous les feules loix de la nature , j'ai repris par elles ma première fanté. Quand les médecins n'auroient point contre moi d'autres griefs, qui pourroit ^étonner de leur baine? Je fuis ia , preuve vivante de Ia vanité de leur art & de l'inutifité de leurs foins. Non, rien de perfonnel, rien qui rienne a l'fö» térêt de mon corps, ne peut occuper vraiment mon ame. Je ne médite, je ne rêve jamais plus délicieufement que quand je m'oublie moi-même. Je fens des extafes, des ravifièmens inexprimables a me fondre pour ainfi- dire dans Ie fyftême des êtres, a m'identifier avec la nature entiere. Tant que Iet hommes furent mes freres, ie me fsifois des projets de félicité terreftre; ces projets étant toujours relatifs au tout, je ne pouvois être heureux que de la félicité publique, & jamais 1'idée d'un bonheur particulier n'a touché mon cceur, que quand j'ai vu mes freres ne chercher le leur que dans ma mifere. Alors, pour ne les pas hifi il a bien fallu les fuir,  i ia Les Rêveries, alors me réfugiant chez la mere commune, j'ai cherché dans lés bras a me fouflraire aux atteintes de fes enfans; je fuis devenu folitaire, ou, comme ils difent, infociable ék mifanthrope, paree que la plus fauvage folitude me paroit préférable a la fociété desméchans, qui nefe nourrit que de trahifons ék de haine. F o r c é de m'abftenir de penfer, de peur de penfer a mes malheurs malgré moi; forcé de contenir les reftes d'une irnagination riante, mais lan.guiflante-, que tant d'angoiffes pourroieiu effaroucher a la fin; forcé de tacher d'oublier les hommes, qui m'accablent d'ignominie & d'outrages, de peur que 1'indignation ne m'aigrit enfin contre eux; je rie puis cependant me concentrer tout entier en moi ■ même, paree que mon ame expanfive cherche, malgré que j'en aie, a étendre fes fentiraens ck fon exiftence fur d'autres êtres, ék je ne puis plus, comme autrefois, me jetter tête baiffée dans ce vafle océan de ,1a nature, paree que mes facultés affoiblies ék relachées ne trouvent plus d'objets affez déterminés , affez fixes, affez a ma portee pour s'y attacher fortement, ék que je ne me fens plus affez de vigueur pour nager dans Ie cahos de mes anciennes extafes. Mes idéés ne font prefque plus que des .Cenfations, ék la fphere de mon entendement ne paffe pas les objets dont je fuis immédiatement entouré. Fuyanï les hommes, cherchant la folitude, .n'imaginant plus, penfant encore moins, ék cepeniiant doué d'un tempérament vif qui ra'éloigne de  Vipe. Promenade. 113 1'apathie languiflante & mélancoliqne , je commencai de m'occuper de tout ce qui m'entouroit; & par un inftinét fort naturel, je donnai la préférence aux objets les plus agréables. Le regne minéral n'a rien en foi d'aimable & d'attrayant; fes richeffes enfermées dans le fein de la terre femblent avoir été éloignées des regards des hommes pour ne pas tenter leur cupidité: elles font-la comme en réferve pour fervir un jour de fupplément aux véritables richeifes qui font plus a fa portee, & dont il perd le goüt b. mefure qu'il fe corrompt. Alors il faut qu'il appelle 1'induftrie, la peine & le travail au fecours de fes miferes, il fouille les entrailles de la terre , il va chercher dans fon centre aux rifques de fa vie & aux dépens de fa fanté des biens imaginaires a la place des biens réels qu'elle lui offroit d'elle - même quand il favoit en jouir. II fuit le foleil & le jour qu'il n'eft plus digne de voir; il s'enterre tout vivant & fait bien, ne méritant plus de vivre a la lumiere du jour. La des carrières, des gouffres, des forges, des fourneaux, un appareil d'enclumes, de marteaux, de fumée & de feux, fuccedent aux douces images des travaux chatnpêtres. Les vifages haves des malheureu.' qui languiflent dans les infeétes vapeurs des mines, de noirs forgerons, de hideux cyclopes, font le fpectacle que 1'appareil des mines fubftitue au fein de la terre, a celui de la verdure & des fleurs, du ciel azuré, des bergers amoureux & des laboureurs robuftes fur fa furface.  U4 Les Rêveries, Il eft aifé, je Pavoue, d'aller ramaflant du fable & des pierres, d'en remplir fes poches ck fon cabinet, ék de fe donner avec cela les airs d'un naturalifle: mais ceux qui s'attachent ék fe bornent a ces fortes de collections font pour 1'ordinaire de riclies ignorans, qui ne cherchent a cela que Ie plaifir de 1'étalage. Pour profiter dans 1'étnde des minéraus , il faut être chymifte ék pbyficien; il faut faire des expérienccs pénibles ék coüteufes, travailler dans des laboratoires, dépenfer beaucoup d'argent ék de tems parmi Ie chaibon , les creufets, les fourneaux, les cornues, dans la fumée ék les vapeurs étoufFantes, toujours au rifque de fa vie ék fouvent aux dépens de fa fanté. De tout ce trifte ék fatigant travail réfulte pour 1'ordinaire beaucoup moins de favoir que d'orgueil, ék oü eft le plus médiocre chymifte qui ne croie pas avoirpénétré toutes le? grandes opérations de la nature, pour avoir trouvé , par hafard peut- être, quelques petrtes combinaifons de Part. Le regne animal eft plus a notreportée, ék certainement mérite encore mieux d'être étudié; mais enfin cette étude n'a t - elle pas aufïï fes dim"cültés, fes embarras, fes dégoüts ék fes peines ? Surtout pour un folitaire qui n'a ni dans fes jeux , ni dans fes travaux, d'afliftance a efpérer de perfonne; comment obferver, difléquer, étudier , connoitre les oifeaux dans les airs, les poiflbns dans les eaux, les quadrupedes plus légers que le vent , plus forts que 1'homme ék qui ne font pas plus  VTjaie- Promenade. ng difpofés a venir s'oflrir a mes recherches, que moi de courir après eux pour les y foumettre de force ? J'aurois donc pour reflburce des efcargots, des vers, des mouches, & je pafterois ma vie a me mettre hors d'haleiiie pour courir après des papillons, a empaler de pauvres infeétes, a diiféquer des fouris quand j'en pourrois prendre., ou les charognes des bêtes, que par hafardje trouverois mortes. L'étude des animaux n'eft rien fans 1'anatomie ; c'eft par elle qu'on apprend a les clafler, a diftinguer les genres, les efpeces. Pour les étudier prr leur» mceurs, par leurs caracteres, il faudroit les contraindre, en quelque maniere que ce pilt être, a refter raffemblés autour de moi; je n'ai ni le goüt, ni les moyens de les tenir en captivité, ni 1'agilité néceflaire pour les fuivie dans leurs allures quand ils font en liberté. II faudra donc les étudier morts, les déchirer, les défolfer , fouiller a loifir dans leurs entrailles palpitantes. Quel appareil affreus qu'un amphithéatre anatomique, des cadavres puans, de baveufes & livides .chairs , du fang, des inteflins dégoütans, des fquelettes affreux, des vapeurs peftilentielles! Ce n'eft pas la, fur ma parole, que J. J. ira chercher fes amufemens. BuiLLAfMTEs fleurs, émail des prés, ombrages frais, ruiifeaux, bofquets, verdure , veneas purifier mon irnagination falie par tous ces hideux objets. Mon ame morte è tpus les grands motivemens ne peut plus s'aiTtéler que par des objets fenCbles- je n'ai plus que des fenfatictBS, & ce n'eft  li6 Les Rêveries, plus que par elles que la peine ou le plaifir peuvent m'atteindre ici-bas. Attiré par les rians objets qui m'entourent, je les confidere, je les contemple, je les compare, j'apprends enfin a les clafier, & me voila tout d'un coup auffi botanifte qu'a befoin de 1'étre celui qui ne veut étudier la nature que pour trouver fans ceife de nouvelles railbns de 1'aimer. Je ne cherche point a m'inltruire: il eft trop tard. D'ailleurs, je n'ai jamais vu que tant de fcierice contribu&t au bonheur de la vie: mais je cherche a me donner des amufemens doux & Gfnples , que je puiffe goüter fans peine, & qui me dillraifent de mes malheurs. Je n'ai ni dépenfe a faire, ci peine a prendre pour errer nonchalamment d'heibe enherbe, de plante en plante, pour les examiner, pour comparer leurs divers caracteres, pour marquer leurs rapports & leurs différences; enfin pour obferver 1'organifation végétale de maniere a fuivre la marche & le jeu de ces machines vivantes, k chercher quelquefois avec fuccês leurs loix générales , la raifon & la fin de leurs fiructures diverfes, & a me livrer aux charmes de 1'adiniration reconnoilTante, pour la main qui me fait jouir de tout cela. Les plantes femblent avoir été femées avec profufion fur la terre, comme les étoiles dans le ciel, pour inviter 1'homme par 1'attrait du plaifir & de la curiofité a l'étude de la nature; mais les aftres font placés loin de nous; il faut des connoiiTances préliminaires, des inftrumens , des ma-  Vlime. Promenade. nf chines, de bien longues éehelles pour les atteindre & les rapprocher a notre portee. Les plantes y font naturellement. Elles nailfent fous nos pieds, & dans nos mains pour ainfi dire, & fi la petitelTe de leurs parties elfentielles les dérobe quelquefois a la fimple vue, les inflrumens qui les y rendent, font d'un beaucoup plus facile ufage que ceux de 1'aftronomie. La botanique eft l'étude d'un oifif & parelfeux folitaire: une pointe & une loupe font tout 1'appareil dont il a befoin pour les obferver. II fe promene , il erre libretnent d'un objet k 1'autre, il fait Ia revue de chaque fleur avec intérêt & curiofité, & fitót qu'il commence a faifir les loix de leur ftructure, il goüte a les obferver un plaifir fans pefne , aufïï vif que s'il lui en coütoit beaucoup. II y a dans cette oifeufe occupation un charme qu'on ne fent que dans le plein calme des pafïïons, mais qui fuffit alors pour rendre Ia vie heureufe & douce: mais fitót qu'on y mêle un motif d'intérêt ou de vanité, fon pour remplir des places, ou pour faire des livres , fitót qu'on ne veut apprendre que pour inftruire, qu'on n'herborife que pour devenir auteur, ou profefleur, tout ce doux charme s'évanouit, on ne voit plus dans les plantes que des inftrumens de nos pafïïons, on ne trouve plus aucun vrai plaifir dans leur étude, on ne veut plus favoir, mais montrerqu'on fait, & dans les bois on n'eft que fur le théatre du monde, occupé du foin de s'y faire admirer; ou bien fe boinant a la botanique de cabinet & de jar-  iiS Les Rev bries, din tout au plus, au lieu d'obferver les végétaux dans la nature on ne s'occupe que de fyftêmes & de méthodes; matiere éternelle de difpute qui ne fait pas connoitre une plante de plus, &c ne jette aucune véritable lumiere fur 1'hiftoire. naturelle & le regne végétal. De-la les haines, les. jaloufies que la coucurrence de célébrité excite chez les botaniftes auteurs, autant & plus que chez les autres favans. En dénaturant cette aimable étude, ils la tranfplantent au milieu des villes & des académies, ou elle ne dégénéré pas moins que les plantes exotiques dans les jardins des curieux. Des difpofuions bien différentes ont fait pour moi de cette étude une efpece de pafllon, qui remplit le vuide de toutes celles que je n'ai plus. Je gravis les rochers, les montagnes; je m'enfonce 'dans les vallons, dans les bois, pour me dérober autant qu'il eft poffible au fouvenir des hommes & aux atteintes des méchans. II me lemble que fous les ombrages d'une forêt, je fuis oublié ,libre & paifible, comme li je n'avois plus d'ennemis, ou que le feuillage des bois dut me garantir de leurs atteintes, comme il les éloigne de mon fouvenir, & je m'imagine dans ma bêtife qu'en ne penfant point a eux,ils ne penléront point a moi. Je trouve une fi grande douceur dans cette illufion, que je m'y livrerois tout entier fi ma fituation , ma foibleffe & mes befoins me le permettoient. Plus la folitude oü je vis alors eft profonde, plus il faut que quelque objet en lemplifle le vuide, & ceux  V j -me. Promenade. i j y crue mon irnagination me refufe ou que ma mémoire repouflé, font fupp'éés par les produétions fpontanées, que la terre non forcée par les hommes ovTre a mes yeux de toutes parts. Le plaiür d'aller dans un défert chercher de nouvelles plantes couvra celui d'échapper a mes perfécuteurs , & parvenu dans des lieux oü je ne vois nulles traces d'hommes, je refpire plus a mon aife, comme dans un afyle oü leur baine ne me pourfuit plus. Je me rappellerai toute ma vie une herborifation que je fis un jour du cóté de Ia Robaila, moniagne du jufiicier Clerc. J'étois feul, je m'enfoncai dans les anfractuofités de la montagne, & de bois en bois, de roche en roche, je parvins a un réduit fi caché, que je n'ai vu de u.a vie un afbeet plus fauvage. De noirs fapins entremêles de hêtres prodigieux , dont piufieurs tombés de vieillefle & entrelaflés les uns dans les autres , fermoient ce réduit de barrières impénéirables; quelques intervalles que lailfoit cette fombre enceinte n'ofFroient au-dela que des roches coupées a pic , & d'horribles précipices que je n'ofois regarder qu'en me couchant fur le ventre. Le duc, la chevêche & 1'orfraye faifoient entendre leurs cris dans les fentes de la montagne; quelques petits oifeaux rares , mais familiers, tempéroient cependant 1'horreur de cette folitude: la je trouvai la dentaire Heptap'iy/ks, le Ciclamen, le Nidus avis , Ie grand Laferpiüutn & quelques autres plantes qui me charmerent & m'amufeient longtems: mais infenfiblement dominé  ,29 Les Rêveries, par la forte impreffion des objets, j'oubliai la bot», nique ck les plantes, je m'affis fur des oreillers de Lycopodium ék de moulfes, ék je me vis a rêver plus a mon aife en penfant que j'étois-la dans un refuge ignoré de tout 1'univers, oü les perfécuteurs ne me déterreroient pas. Un mouvement d'orgueil fe mêla bientót a cette rêverie. Je me comparois . a ces grands voyageurs qui découvrent une ifle déferte, ék je me difois avec complaifance, fans doute je fuis le premier mortel qui ait pénétré jufqu'ici-, je me regardois prefque comme un autre Colomb. Tandis que je me pavanois dans cette idéé, j'entendis peu loin de moi un certain cliquetis q'te je crus reconnoltre ; j'écoute : le même bruit fe répete ék fe multiplie: furpris ék curieux, je me leve, je perce a travers un fourré de brousfailles du cóté d'oü venoit le bruit, ék dans une combe a vingt pas du lieu même oü je croyois être parvenu le premier, j'appercois une manufacture de bas. Je ne faurois exprimer 1'agitation confufe & contradictoire que je fentis dans mon cceur a cette découverte. Mon premier mouvement fut un fentiment de joie de me retrouver parmi des humaius, oü je m'étois cru totalement feul: mais ce mouvement plus rapide que 1'éclair, fit bientót place h un fentiment douloureux plus durable, comme ne pouvant dans les antres même des Alpes échapper aux cruelles mains des hommes acharnés a me tourmenter. Car j'étois bien fur qu'il n'y avoit peut- être  VII0--* Promenade. 121 être pas deux hom-mes dans cette fabrique qui ne fctSep initiés dans le complot dont le prédicant Montrnollin s'étoic fait le chef ckqui tiroit deplus loin fes premiers mobiles. Je me hatai d'e'carter cette erifte idéé & jefinis par rire en ,moi-même& de mavanité puérile & de la manierecomique dont f en avois été puni. Maïs en effet, qui jamais eüt dü s'attendre a trouver une manufaéture dans un précipice. II n'y a que la Suiffe au monde qui préfente ce mélange de la nature fauvage & de 1'induftrie humaine. La Suiffe entiere n'eft pour ainll dire qu'une grande ville i dont les rues larges & lougues plus que celle de St. Antoine, font femées. de foréts, coupées de montagnes, & dont les maifons éparfes & ifolées ne communiquent entr'elles que par des jardins augloi;. Je me rappellai a ce fujet une autre herborifation que du Peyroti, Defcherny, le colonel Pury, le jufticier Clerc & moi avions faite il y avoit quelque tems fur la montagne de Chafteron, du foramet de laquelle on découvre fept lacs. On nous dit qu'il n'y avoit qu'une feule maifon fur cette montagne , & nous n'euffions fürement pas deviné la piofeffion de celui qui 1'habitoit, fi 1'on n'eüt ajouté que c'étoit un libraire, & qui même faifoit fort bien fes affaires dans le pays (*_). U mefemble C) C'eft, fans doute, Ia refiemblaijce des noms qui a entrairé M. RouÜeau a appliquer 1'anecdote du libraire, a Supplém, Tom, 1F. F  122 Les - Rêveries, qu'un feul fait de cette efpece fait mieux connoitre la SuifTe, que toutes les defcriptions des voyageurs. En voici une autre de même nature, ou a peu prés, qui ne fait pas moins connoitre un peuple fort différent. Durant mon féjour a Grenoble je faifois fouvent de petites herborifations hors Ia ville avec le Steur Bovier, avocat de ce pays-la, non pas qu'il aitu&t ni füt la botanique, mais paree que s'étant fait mon garde de la manche, il fe faifoit, autant que la chofe étoit poffible , une loi de ne pas me quitter d'un pas. Un jour nous nous promenions le long de 1'Ifere dans un lieu tout plein ;de faules épineux. Je vis fur ces arbriffeaux des ■fruits mürs,. j'eus la curiofité d'en goüter, & leur trouvant une petite acidité très-agréable, je me mis a manger de ces grains pour me rafraichir; le Sieur Bovier fe tenoit a cóté de moi fans m'imiter & fans rien dire. Un de fes amis furvint, qui me voyant picorer ces grains, me dit: „ eh! Mon„ fieur, que faites- vous la? ignorez - vous que ce „ fruit empoifonne? Ce fruit empoifonne !" m'écriai-je tout furpris! „ Sans doute, reprit-il, & ,, tout le monde fait fi bien cela, que perfonne „ dans Ie pays ne s'avife d'en goüter." Je regardois le Sieur Bovier & je lui dis: „ pourquoi donc ne „ m'averüffiez - vous pas? Ah, Monfieur," me "Chafleron, au lieu de Chaïïèral, autre montagne tres - élevée f-ir les frontieies dc la Piiucipauté de Neufchatel.  Vl[me. Promenade. 123 répondit - il d'un ton refpedtueux: „ Je n'ofois pas „ prendre cette liberté." Je me mis a rire de cette humilité Dauphinoife, en difcontinuant néanmoins ma petite collation. J'étois perfuadé , comme je le fuis encore, que toute production naturelle agréable au goüt ne peut être nuifible au corps, ou ne 1'eft du moins que par fon excès. Cepen Jan: j'a« voue que je m'écoutai un peu tout le refte de la journée: mais j'en fus quitte pour un peu d'inquiétude: je foupai trés-bien, dormis mieux & me levai le matin en parfaite fantd, après avoir avalé la veille, quinze ou vingt grains de ce terrible hip. pophose, qui empoifonne a trés petite dofe, a ce que tout le monde me dit a Grenoble Ie lendemain. Cette aventure me parut fi plaifante, que je ne me la rappelle jamais fans rire de la finguliere diicrétion de Monfieur 1'avocat Bovier. Toutes mes courfes de botanique, les diverfes impreiïions du local des objets qui m'ont frappé, les idéés qu'il m'a fait naitre, les incidens qui s'y font mêlés, tout cela m'a iaiffé des impreffions qui fe renouvellent par 1'afpeft des plantes herborifées .dans ces mêmes lieux. Je ne revcrrai plus ces beaux payfages, ces forêts, ces lacs, ces bofquets, ces rochers, ces montagnes, dont 1'afpect a toujours touché mon cceur: mais maintenant que je ne peux plus courir ces heureufes contrées, je n'ai qu'a ouviïr mon herbier, & bientót il m'y tranfporte. Les fragmens des plantes que j'y ai cueillies, fufïïfent pour me rappeller tout ce magnifique fpectacle. F 2  124 Les II e v e r i e s, Cet herbier eft pour moi un jouruai n'herborifstions, qui meies fait reconmiencer avec un nouveau charme, & produit 1'effct d'un optique qui ies peiudroit derécbef a mes yeux. . , Ce s t la chaine des ide'es acccffoires qui m'attache è la botanique. Elle rnflemble & rappelle a mon imr.gmation toutes les idécs qui la flattent cavantage; les pre's,.les eaux, les bois, la folitude, la paix furtout , & le repos qu'on trouve au milieu de tout cela , font retracés par elle inceiTamment a ma mémoire. Elle me fait oublier les perfécutions des hommes, leur haine, leur mépris, leurs outrages & tous les maux cont ils ont payé mon tendre & fioc.eie .attachement pour eux. Elle me tranfporte ditis des habitations paifibles, au milieu de gens iiraples & bons, tels que ceux avec qui j'ai vécu jadis. Elle me rappelle & mon jeune age & mes jnnocens plaifirs, elle m'en fait joüïr deréchef, & me reud heureux bien fouvent encore, au milieu du plus trifte fort qu'ait fubi jamais un mortel. Huitieme Promenade. E n méditant fur les difpofitions de mon ame dans toutes les fitustions de ma vie, je fuis extrêmement frappé de voir fi peu de proponion entre les diverfes combinaifons de ma deftinée, & les feminiens lwbituels de bien ou mal-être dont elles m'ont  Vnirnc. Promenade. 155 affeété. Les divers intervaües de mes courtes profpérités ne m'ont lailfé prefque aucun fouvenir agréable de la maniere intime & permanente dont elles m'ont affecté; & au contraire , dans toutes les miferes de ma vie, je me fentois conflamment rempll de fentimens tendres , touchans, délicieux, qui verfant un baume fr.lutaire fur les bleiTures de mon cceur navré, fembloient en convertir la douleur en volupté, & dont faimable fouvenir me revient feul, dégagé de celui des maux que j'éprouvois en même tems. II me femble que j'ai plus goüté la douceur de l'exiflence; que j'ai réellement plus vécu quand mes fentimens refferrés, pour ainfi dire, autour de mon cceur par ma deftinée, n'alloient point s'évaporant au-dehors fur tous les objets de 1'eftime des hommes qui en méritentfi peu par eux-mêmes, & qui font 1'unique occupation des gens que 1'on croit heureux. Quand tout étoit dans i'ordre autour de moi; quand j'étois content de tout ce qui m'entouroic & de Ia fphere dans laquelle j'avois a vivre, je lx rempliffois de mes affections. Mon ame expanfive s'étendoit fur d'autres objets. Et toujours attiré loin de moi par des goüs de mille efpeces, par des attachemens aimables qui fans cefle occupoient mon coeur; je m'oubliois en quelque facon moi-même, j'étois tout entier a ce qui m'étoit étranger, & j'éprouvois dans la continuelle agitation de mon cceur , toute la viciffitude des chofes humaines. Cette vie oragcufe ne me laiflbit ni paix au • dedans, F 3  125 Les Rêveries, ni repos au - dehors. Heureux en apparence, je n'avois pas un fentiment qui pilt foutenir l'épreuve de la réflexion, & dans lequel je pufle vraiment me complaire. Jamais je n'étois parfaitement content ni d'autrui ni de moi - même. Le tumulte du monde ni'étourdiflbit, la folitude m'ennuyoit; j'avois fans ceffe befoin de changer de place, & je n'étois bien nulle part. J'étois fêté pourtant, bien voulu, bien recu, careffé partout; je n'avois pas un ennemi, pas un malveuillant, pas un envieux; comme on ne cherehoit qu'a m'obüger, j'avois fouvent le plaifir d'obliger moi - même beaucoup de monde ; & fans bien, fansemploi, fans fauteurs, fansgrands talens bien développés ni bien connus, je jouifibis des avantages attachés & tout cela, ck je ne voyois perfonne dans aucun état, dont le fort me parut préférable au mien. Que me manquoit- il donc pour être heureux? je 1'ignore; mais je fais que je ne 1'étois pas. Que me manque-t-il aujourd'hui pour être le plus infortuné des mortels? rien de tout ce que les hommes ont pu mettre du leur pour cela. Hé bien! dans eet état déplorable, je ne changerois pas encore d'être & de deftinée contre le plus fortuné d'entr'eux , & j'aime encore mieux être moi dans toute mamifere, que d'être aucun de ces gensla dans toute leur profpérité. Réduit a moi feul, je me nourris, il eft vrai, de ma propre fubftance, mais elle ne s'épuife pas; jemefufiis a moi-même, quoique je rumine, pour ainfi dire, h vuide, & que mon irnagination tarie ck mes idéés éteintesne  Vinme. Promenade. 127 fourniffent plus d'alimens a mon cceur. Mon ame offufquée, obftruéepar mes organes s'affaifie de jour en jour, & foüs le poids de ces lourdes mafles n'a plus affez de vigueur pour s'élancer comme autre-, fois hors de fa vieille enveloppe. C'est a ce retour fur nous-mêmes que nors force 1'adverfité ; & c'eft peut - être Hi ce qui Ia rend le plus infupportable a la plupart des hommel Pour moi, qui ne trouve a me reprocher que des fautes, j'en accufe ma foibleffe & je me confo'e, car jamais mal prémédité n'approcha de mon cceur. Cependant, a moins d'être ftupide, comment contempler un moment ma fituation fans Ia voir aufli horrible qu'ils 1'ont rendue, & fans périr de douleur & de défefpoir. Loin de cela, moi le plus fenfible des êtres, je la contemple & nem'en émeus pas; & fans combats, fans efforts fur moimême , je me vois prefque avec indifférence dans un érat dont nul autre homme peut-être ne fupporteroit 1'afpecT: fans effroi. Comment en fuis - je venu - la ? car j'étois bien loin de cette difpofkion paifible au premier foupcon du complot dont\ j'étois enlacé depuis longtems, fans m'en être aucunement appercu. Cette découverte nouvelle me bouleverfa. L'infamie & la trahifon me furprirent au dépourvu. Quelle ame honnête eft préparéea de tels genres de peines? II faudroit les mériter pour les prévoir. Je tombai dans tous les pieges qu'on creufa fous mes pas. L'indignation, Ia fureur, le délire s'emparereut de moi; F 4  S28 Les Rêveries, je perdis !a tramontane. Ma téte fe boulevetfa, & dans les ténebres horribles oü 1'on n'a celle de me tenir plongé , je n'appercus plus ni iueur pour me conduire, ni appui, ni prife oü je pufie me tenir ferme & réfifter au dèïefpoir qui m'entrainoit. .Comment vivre heureux & tranquille dans eet état affreux ? J'y fuis pourtant encore & plus enfoncé que jamais, & j'y ai retrouvé le calme & la paix; & j'y vis heureux & tranquille, & j'y ris des incroyables tourmens que mes perfecuteurs fe donnent fans celTe, tandis que je refte en paix, occupé de fleurs, d'étamines & d'enfantillages, & que je ne fonge pas même a eux. Comment s'eft fait ce paffage ? Naturellement, infenfiblement & fans peine. La première furprife fut épouvantable. Moi qui me fentois digne d'ainour & d'eftime ; moi qui me croyois honoré , chéti, comme je méritois de 1'être, je me vis travefti toutd'un-coupen un monftre affreux tel qu'il n'en exifla jamais. Je vois toute une génération fe précipiter toute entiere dans cette étrange opinion , fans explication, fatis doute, fans honte & fans que je puiffe parvenir a favoi-r jamais la caufe de cette étrange révolution. Je me débattis avec violence & ne fis que mieux m'enlacer. Je voulus forcer mes perfécuteurs a s'expliquer-avec moi; ils n'avoient garde. Après m'être longtems tourmenté fans fuccès, il fallut bien prendre haleine. Cepen> dam j'efpérois toujours, je me difois: un aveugle. ment fi ftupide, une fi abfurde prévention ne flm- roit  Vlijme. Promenade. ity rolt gagner tout le genre • humain. II y a des hommes de fens qui ne partagent pas le délire, il y a des ames juftes qui déteftent la fourberie & les trai< tres. Cherchons, je trouverai peut - être enfin un homme; fi je le trouve, ils font confondus. J'ai cberché vainement, je ne 1'ai point trouvé. La ligue eft univerfelle, fans exceptiou, fans retour, & je fuis fur d'achever mes jours dans cette af. freufe profcnption , fans jamais en pénétrer le myftere. C'esï dans eet état déplorable qu'aprös de longues angoiiTes, au lieu du défefpoir qui fembloit devoir être enfin mon part?ge> j'ai retrouvé la férénité, la tranquillité, la paix, le bonheur même, puifque chaque jour de ma vie me rappelle avec plaifir celui de la veille, & que je n'en defire point d'autre pour le lendemain. D'ou vient cette dilférence? D'une feule chofe ; c'eft que j'ai appris a porter le joug de la nécefïïté fans murmure. C'eft que je m'eftbrcois de tenir encore a mille chofes, & que toutes ces prifes m'ayant fuccefïïvement échappé, réduit a moi feul, j'ai repris enfin mon affiette. Preffé de tous cótés je demeure en équilibre, paree que je ne m'attache plus-a rien, je ne m'appuye que fur moi. Quand je m'élevois avec tant d'ardeur contre 1'opinion, je poftois encore fon joug fans que je m'en appercttfie. On veut être eftimé des gens qu'on eftime, & tant que je pus juger avantageufement des hommes, ou du moins de quelques F 5  130 Les Rêveries, hommes, les jugemens qu'ils portoient de.moi ne pouvoient m'être indifférens. Je voyois que fouvent les jugemens du public font équitables, mais je ne voyois pas que cette équité même étoit 1'effet du hafard; que les regies fur lefquelles les hommes fondent leurs opinions, ne font tirées que de leurs paffions ou de leurs préjugés, qui en fontl'ouvra. ge; & que lors même qu'ils jugent bien, fouvent encore ces bons jugemens nailfent d'un mauvais principe, comme lorfqu'ils feignent d'honorer en quelque fuccès le mérite d'un homme, non par efprit de juftice , mais pour fe donner un air impartial, en calomniant tout a. leur aife le même homme fur d'autres points. Mais, quand après de fi longues & vaines recherches, je les vis tous refter fans exception dans le plus inique & abfurde fyftême que 1'efprit infernal püt inventer; quand je vis qu'a mon égard la raifon étoit bannie de toutes les têtes, & 1'équité de tous les cceurs; quand je vis une génération frénérique fe livrer toute entiere a 1'aveugle fureur de fes guides contre un infortuné qui jamais ne fit, ne voulut, ne rendit de mal aperfonne; quand après avoir vainement cherché un homme, il fallut éteindre enfin ma lanterne & m'écrier: il n'y en a plus; alors je commencai k me voir feul fur la terre , & je compris que mes contemporains n'étoient par rapport a moi, que des êtres mécaniques, qui n'agiübient que par impulfion, & dont je ne pouvois calculer 1'acuon que par les  VlIIme. Promemadk. 131 loix du mouvement. Quelque intention, quelque' paflïon que j'eufle pu fuppofer dans leurs ames, elles n'auroient jamais expüqué leur conduite a mon égard, d'une facon que je pufle entendre. C'eft ainfi que leurs diipofiiions intérieures cefferent d'être quelque chofe pdur moi. Je ne vis plus en, eux que des maiïes différemment mues, dépourvues a mon égard de toute moralité. Dans tous les maux qui nous arrivent, nons regardons plus a 1'intention qu'il 1'effet. Une tuile qui tombe d'un tolt peut nous blefTer davantage, mais ne nous navre pas tam qu'une pietre lancée h delTein par une main malveuillante. Le coup porie a faux quelquefois, mais 1'intention ne manque jamais fon atteinte. La douleur matérielle e!l ce qu'on fent le moins dans les atteintes de la fortune; & quand les infortunés ne favent a qui s'era prendre de leurs malheurs, ils s'en prennent a Ia' deftinée qu'ils perfonnifient, & a laquelle ils protent des yeux & une intelligence pour les tourmenier a deffelni C'eft ainfi qu'un joueur dépité par fés pertes, fe met en fureur fans favoir contre qui. il imagine un fort qui s'acharne a deflein fur lui pour Ie tourmenter, & trouvant un aliment a fa colere, il s'anime & s'enflamme contre 1'enncmi qu'il s'eft créé. L'homme fage qui ne voit dans tous 'es malheurs qui M arrivent que les coups ds J'aveugle néceffité, n'a point ces agitations infea. fëes; il crie dans fa douleur, mais fans emportemeac, fans colere; il ne feut du mal doiiï iï eê F 6  132 Lës Rêverie s, la proie, que 1'atteintematérielle; & les coups qu'U, recoit ont beau blefler fa perfonne, pas un n'arriva jufqu'a fon coeur. C'est beaucoup que d'en être venu-Ia, mais ce n'eft pas tour. Si 1'on s'arrête, c'eft bien avoir coupé le mal, mais c'elt avoir laifle la racine. Car cette racine n'eft pas dans les êtres qui nous font étrangers,elle eft en nous-mêmes, & c'eft-la qu'il faut travailler pour 1'arracber tout-a-fait. Voila ce que je fentis parfaitement, dés que je commencai de revenir a moi. Ma raifon ne me montrant qu'abfurdités dans toutes les explications que je cherchois a donner a ce qui m'arrive, je compris que les caufes, les inftrumens, les moyens de tout cela m'étant inconnus & inexplicables, devoient être nuls pour moi; que je devois regarder tous les détails de ma deftinée, comme autant d'aftes d'une pure fatalité , oü je ne devois fuppofer ni direétion, ui intention, ni caufe morale; qu'il f'alloit m'y fotiBiettre fnns raifonner & fans regimber, paree que cela étoit inutile; que tout ce que j'avois a faire eucore fur la terre étant de m'y regarder comme un être purement paffif, je ne devois point uier a réfifter inutilement a ma deftinée, la force qui me refloit ponr la ftipporter. Voila ce que je me difois; ma raifon, mon cosur y acquiefcoient, & néanmoins je fentois ce coeur murmurer encore. D'oit venoitce mumure? Je le cherchai, je le trouvahil venoit de 1'amour-propte qui, apres s'étre indigné contre les hoiumes, fe foulevoit encore contre la raifon.  VUInie. Promenade. 133 Cetth découverte n'étoit pas fi facüe a faire qu'on pourroit croire, car un innocent perfe'cuté prend longtems pour un pur araour de Ia juftice 1'orgueil de fon petit individu. Mais auffi la véritable fource une fois bien connue , eft facile a tarir ou du moins a détoutner. L'eftirne de foimè.ne eft Ie plus grand mobile des ames fieres; latnour-propre fertile en illufions fe déguife & fe fait prendre pour cette eftime; mais quand la fraude enfin fe découvre , & que 1'amour - propre ne peut plus fe cacher, dès-lors i! n'eft plus a craindre & quoi qu'on l'étouffe avec peine, on le iubjugue au moins aifément. Jë n'eus jamais beaucoup de pente è l'amouf propre. Mais cette paffion faftice s'étoit exaltée en moi dans le monde, & furtout quand je fus auteur; j'en avois peut-être encore moins qu'un au'.re, mais j'en avois prodigienfement. Les terribles lecons que j'ai recues l'ont bientót renfermé dans fes premières borres; il commen9a par fe révolter contre finjuftice , mais il a fini par la dédaigner: en fe repliar.t fur mon ame, en coupant les relations extérieures qui le rendent exigeant, en renoncant aux comparaifons, aux préférences, il s'eft contenté que je fuffe bon pour moi; alors redevenant amour de moi-même, il eft rentré dans 1'ordre de la nature & m'a délivré du joug de 1'opinion. Dès-lors j'ai reirouvé Ia paixdel'ame, & prefque Ia félicité. Car dans quelque fuuatiou qu'on F 7  134 Les R e v e u i e s, fe trouve, ce n'eft que par lui qu'on eft conftaminent malheureux. Quand il fe tak, & que la raifon parle, elle nous confole ènfin de tous les maux qu'il n'a pas dépendu de nous d'éviter. Elle les anéantit même autant qu'ils n'agiflent pas immédiatement fur nous •, car on eft für alors d'éviter leurs plus poignantes atteintes en ceflant de s'en occuper. lis ne font rien pour celui qui n'y penfe pas. Les offenfes, les vengeances', les paffe • droits, les outrages, les injuftices ne font rien pour celui qui ne voit dans les maux qu'il endure, que le mal même & non pas. 1'intention; pour celui dont la place ne dépend pas dans fa propre eflime de celle qu'il plait aux autres de lui accorder. De quelque facon que les hommei- veuillent me voir, ils ne fauroient changer mon être , & malgré leur puiffance & malgré toutes leurs fourdes inirigues, je cominuerai , quoi qu'ils falfent, d'être en dépit d'eux ce que je fuis. 11 eft vrai que leurs difpofitions a mon égard influent fur ma fituation réelle. La barrière qu'ils ont mife entr'eux & moi, m'óte toute reflburce de fubfiftance & d'affiftance dans ma vieilleffe & mes befoins. Elle me rend 1'argent méme inutile, puifqu'il ne peut me procurer les fervices qui me font néceflaires; il n'y a plus ni commerce ni fecours réciproque, ni corrc-fpondance entt'eux & moi.Seul au milieu d'eux, je n'aj que moi. Seul au miliea d'eux , je n'ai que moi feul pour reflburce, & cette reflburce eft bien foible a mon 4ge & dans 1'état oü je fuis. Ces maux font grands, mais ils ont  VIIIme- Pbomenade. 135 perdu fur moi toute leur force, depu.is que j'ai fu les fupporter fans m'en irriier. Les points oü le vrai belbin fe fait fentir font toujours rares. La prévoyance & 1'imagination les multiplient, & c'eft par cette continuité de fentiment qu'on s'inquiete & qu'on fe rend malheureux. Pour moi j'ai beau favoir que je fouffrirai demain, il me fufïït de ne pas fouffrir-aujouid'hui pour être tranquille. Je ne m'afleóte point du mal que je prévois, mais feule» ment de celui que je fens & cela leréduit atrès-peu de chofe. Seul, malade & délaillë dans mon lit, j'y peux mourir d'indigence, de froid & de faim, Jfens que petfonne s'en mette en peine. Mais qu'importe fi je ne m'en mets pas en peine moi - même, & fi je m'afl'ecle auiïï peu que les autres de mon deflin, quel qu'il foit. N'eft-ce rien furtout amon age que d'avoir appris a voir la vie & la mort, la maladie & la fanté, la richefle & lamifere, lagloire & la dilïamation avec la même indifference ? Tous les autres vieillards s'inquietent de tout; moi je ne m'inquiete de rien; quoi qu'il puifle arriver, tout m'eft indifférent , & cette indifference n'eft pas 1'ouvrage de ma fagefle, elle eft celui de mes ennemis, & devient une compenfation des maux qu'ils me font. En me rendant infenfible a 1'adverfité, ils m'ont fait plus de bien, que s'ils m'euffent épar. gné fes atteintes. En ne 1'éprouvant pas je pouvois toujours la craindre, au Hen qu'en la fubjuguant, je' ne la crains plus. Cette difpofition me Iivre, au milieu dss  136 Les Rêverie s, traverfes de ma vie, a Pincurie de mon naturel, prefque auffi pleinement que fi je vivois dans la plus complete profpérité. Hors les courts momens ott je fuis rappellé par la préfence des objets aux plus douloureufes inquiétudes, tout le refte du tems, livté par mes penchans aux affeclions qui m'attirent, mon coeur fe nourrit encore des fentimens pour lefqu«ls il étoit né , & j'en jouis avec les' étres imaginaires qui les produifent & qui les partagent, comme frees étres exilloient réelleinent. Ils exiflent pour moi qui les ai créés, & je ne crains ni qu'ils me trahiiïént ni qu'ils m'abandonnent. Ils duieront Biitant que mes malheurs mêmes & fuffiront pour me les faire oublier. Tout me ramene a la vie heureufe & douce pour laquelle j'étois né; je paffe les trois quarts de ma vie, ou occupé d'objets inftruétifs & même agréables, auxquels je livre avec délices mon efprit & mes fens; ou avec les enfans de mes fantaifies que j'ai créés felon mon coeur, & dont le commerce en nourrit les fentimens, ou avec moi feul , content de moi-même & déja plein du bonheurque ja fens m'être dü. En tout ceci 1'amour de moimême fait toute 1'oeuvre, 1'amour - propre n'y entre pour rien. II n'en eft pas ainfi des triftes momens que je paffe encore au milieu des hommes, jouet de leurs carefles traitreffes, de leurs complimens empoulés & ddrifoires, de leur mielleufe nialignité. De quelque facon que je m'y fuis pu prendre, 1'amour - propre alors fait fon jeu. La haine & 1'ani-  Viiyne. Promenade. 137 woficé que je vois dans leurs cceurs, a travers cette groffiere enveloppe, déchirent le mien de douleur , & 1'idée d'êire ainfi fouement pris pour dupe , ajoute encore a cette douleur un dépit trés-puérile, fruit d'tn lot araour-propre doiu je fens toute la bêtife, mais que je ne puis fubjuguer. Les efforts.que j'ai faits pour m'aguerrir a ces regards infuitans & mcqueurs, fout incroyables. Cent fois j'ai paffe par les promenades publiques & par les lieux fréque* lés, dans 1'unique defl'ein de m'exercera ces crue*ks luttes. Non-feulement je n'y ai pu parvenir, mais je n'ai même rien avancé, & tous mes péuibies, mais vains efforts m'ont laiffé tout auffi facile a troubler, a navrer & a indiguer qu'auparavant. DoMiwi par mes fens, quoi que je puifle faire, je n'ai jamais fu réfifler a leurs imprefiions, & tant que 1'objet agit fur eux, mon coeur ne ceflé d'en être affeaé; mais ces affeaions paffageres ne durent qu'autant que la fenfation qui les caufe. La préfence del'homme haineux m'affiéte violemment : mais fkót qu'il difparoit, 1'impreffion ceffe; a 1'iiftant que je ne le vois plus, je n'y penfe plus. J'ai beau favoir qu'il va s'occuper de moi, je nefaurois m'occuper de lui. Le mal que je ne fens poir.t aaueüement ne m'affeéle en aucuneforte; le pe:« fécuteur que je ne vois point eft nul pour moi. Je fens 1'avantage que cette pofition donne a ceux qui difpofent de ma deftinée. Qu'ils en difpofetu donc tout a leur aife. J'aiine encore mieux qu'ils me  138 Les R e v e r i e s, tourmentent fans réfiftance., que d'étre forcé depenfer a eux pour me garantir de leurs coups. Cette aétion de mes fens fur mon cceur fait le feul tourment de ma vie. Les lieux oü je ne vois perfontie, je ne penfe plus a ma deftinée. Je ne la fens Blus, - je ne fouffre plus. Je fuis heureux & content fans diverfion , fans obflaclc. Mais j'échappe rnrement a quelque atteinte fenfible; & lorfque j'y penfe Ie moins, un gefte, un regard finiftre que j'appercois, un mot envenimé que j'entends, un malveuillant que je rencontre, fuffitpour me bouleverfer. Tout ce que je puïs faire en pareil cas, eft d'oubüer bien vlte & de fuir. Le troubie de mon cceur difparoit avec 1'objet qui fa caufé, & je rentre dans le calme auffitót que je fuis feul. Ou fi quelque chofe m'inquiete, c'eft Ia cratnte de rencontrer fur mon paflage quelque nouveau fujee de douleur. C'eft-la ma feule peine; mais elle fufïïc pour altérer mon bonheur. Je loge au milieu de Paris. En fortant de chez moi je foupire après Ia campagne & Ia folitude; mais il faut 1'aller chercher fi loin qu'avant de pouvoir refpirer a mon aife je trouve en mon chemin mille objets qui me ferrent le coeur, & la moitié de la journée fe pafte en angoiffes, avant que j'aye atteint 1'afyle que je vais chercher. Heureux du moins quand on me Iaiffe achever ma route. Le moment oü j'échappe au cortege des méchans eft délicieux; & fitót que je me vois fous les arbres, au milieu de la verdure, je  VIlIme- P r o m e n a d e. 139 crois me voir dans le paradis terreftre, & je goüte un plaifir interne aufii vif que fi j'étois le plus heureux des mortels. J e me fouviens parfaitement que durant mes courtes profpe'rités, ces mêmes promenades folitaires, qui me font aujourd'hui fi délicieufes, m'étoient infipides & ennuyeufes. Quand j'étois chez quelqu'un a la campagne, le befoin de faire de 1'exercice & de refpirer le grand air, me faifoit fouvent fortir feul, & m'échappant comme un voleur, je m'allois promener dans le pare ou dans la campagne. Mais loin d'y trouver le calme heureux que j'y goüte aujourd'hui, j'y portois 1'agitation des vaines idéés qui m'avoient occupé dans le fallon-, le fouvenirde la compagnie que j'y avois laiffée m'y fuivoit. Dans la folitude, les vapeurs de 1'amour - propre & le tumulte du monde ternilToient a mes yeux la fraieheur des bofquets & troubloient la paix de la retraite. J'avois beau fuir au fond des bois, une foule im. portune m'y fuivoit partout & voiloit pour moi toute la nature. Ce n'eft qu'aprés m'étre détaché des paffions fociales & de leur trifte cortege, que je 1'ai retrouvée avec tous fes charmes. Convaikcu de rimpoffibilité de contenir ces premiers mouvemens involontaires, j'ai ceffé tous mes efforts pour cela. Je lailTe a chaque atteinte mon fang s'allumer, la colere & 1'indignation s'emparer de mes fens; je cede a la nature cette première explofion que toutes mes forces ne pourroient arrêter ni fufpendre. Je tache feulement d'en arrê-  14° Les Reveries, ter les fiiites avant qu'elle aït produit aucun effèr. Les yeux étincetons, le feu du vifage, le tremblement des membres, les fuffocantespalpitations, tout cela tient au feul pbyfique , & le raifoimement n'.y peut rien. Mais aprés avoir laiffé faire au naturel fa première explofion , Ton peut redevenir fon propre matee en reprenant peu-a-peu fes fens; c'eft ce que j'ai taché de faire longtems fans fuccès, mais enfin plus heureufement; & ceffant d'employer ma force en vaine réfiftance, j'attends le moment de vaincre en laiiï'ant agir ma raifon, car elle ne me parle que quand elle peut fe faire écouter. Eh! que dis-je, hélas! ma raifon? j'aurois grand tort encore de lui faire 1'honneur de ce triomphe , car elle n'y a gueres de part: tout vient également d'un tempérament verfatile qu'un vent impétueux agite, mais qui rentre dans le caline a 1'inftant que le vent rae foufBe plus; c'eft mon naturel ardentqui m'agite; c'eft mon naturel indolent qui m'appaife. je cede a toutes les impulfions préfentes, tout choc me donne un mouvement vif & court ; fitót qu'il n'y a plus de choc, le mouvement ceffe, rien de communiqué ne peut fe prolonger en moi. Tous les. événemens de la fortune, toutes les machines des hommes ont peu de prife fur un homme ainfi conflitué. Pour m'affeéKr de peines durables, il faudroiique 1'impreffion fe renouvellat a chaque inftant. Car les intervalles, quelque courts qu'ils foient, fuffifent pour me rendre è moi-même. Je fuis ce qu'il plait aux hommes, tant qu'ils peuvenc agir fin  ÏX<»* V R o m e n a d e. ,4r ■mes fens, mais au premier irtftahï de reiache je redeviens ce que la nature a voulu; c'tlMa, q\,0l;. qu'on puifïè faire* mon état Ie plus coufta'nt, & celui par Iequel, en dépte de la deftinée, je gbftte un bonheur pour Iequel je me fens cönflitué. J'ai déctit eet état dans une de mes rêveries; il me convient fi bien que je ne defire autre chofe que fa durée, & ne crains que de le voir troubler. Le mal que m'ont fait les hommes ne me touche en aucune fone: Ia crainte feulede celui qu'ils peuvent m; faire encore eft capabïe de m'agiier: mais certain qu'ils n'ont plus de nouvelle prife par laquelle ils puiflent m'aBééter d'un fentiment permanent, je me tis de toutes leurs trames, & je jouis de moimême en dépit d'eux. N e u v i e m e Promenade. L e bonheur eft un état permanent qui ne femble pas fait ici-bss pour 1'homme. Tout eft fur la terre dans un flux continue!, qui ne permet è rien d'y prendre une forme conftante. Tout change autour de nous. Nous chaugeons nous-mêmes, & nul ne peut s'aüurer qu'il aimcra demain ce qu'il aime aujourd'hui. Ainfi tous noi projets de félicité pour cette vie font des chimères. Profitons du contemement d'efprit quand il vient, gardons - nous de 1'élüigntr par notre faute, mais ne faifons pas des  142 Les IIeveries, projets pour 1'enchalner, car ces projets-la font de pures folies. J'ai peu vu d'hommes heureux, peutêtre point: mais j'ai fouvent vu des cceurs contens, & de tous les objets qui m'ont frappé c'eft celui qui m'a le plus contenté moi-même. Je crois que c'eft une fuite naturelle du pouvoir des fenfations fur mes fentimens internes. Le bonheur n'a point d'enfeigne extérieure; pour le connokre il faudroit lire dans le coeur de 1'homme heureux; mais le contentement fe lit dans les yeux, dans le maintien, dans 1'accent, dans la démarche, & femble fe communiquer a celui qui 1'appercoit. Eft-il une jouiffance plus douce que de voir un peuple entier fe livrer a la joieunjour de föte, & tóus les cceurs s'épanouir aux rayons expanfifs du plaifir qui paffe rapidernent, mais vivement, a travers les nuages de la vie? . . Il y a trois jours que M. P. vint avec un empreflement extraordinaire, me montrer 1'éloge de Mde. Geoffrin par M. D. La leóture fut précédée de longs & grands éclats de rire fur le ridicule néo» logifme de cette piece, & furies badins jeux de mots dont il la difoit remplie. II commenca de lire en riant toujours. Je 1'écoutois d'un férieux qui le calma, & voyant que je ne 1'imitois point, il ceffa enfin de rire. L'article le plus long & le plus recherché de cette piece, rouloit fur le plaifir que prenoit Mde. Geoffrin a voir les enfans & a les faire caufer. L'auteur tiroit avec raifon de cette difpofition une preuve de bon naturel. Mais il ne s'arrètoit pas la, & il accufoit décidément de mauvais  IXnw. Promenade. t,, naturel & de méchancecé , tous ceux qui n'avoient pas le même goüt, au point de dire que fi Pon interrogeoit la deflus ceux qu'on mene au gibet ou a la roue, tous conviendroient qu'ils n'avoient pas aimé les enfans. Ces aflertions fiifeieat un effet fiagulier dans la place oü elles étoient. Suppofant tout cela vrai, étoit-ce la 1'occafion dele dire, & falloit-il fouiiler 1'éioge d'une femme eftiinable des images de fuppliee & dé malfaireurs ? Je compris aiférnent le inotif de cette affeéiation vilaine & quand M. P. etlt fini de lire, en relevant ceqpj m'avoitparu bien dans 1'éloge, j'ajoutai que 1'auteur en 1'écrivant avoit dans le coeur moins d'amitié que de haine. Le lendemain, le tems étant afTez beau, quoique froid, j'allai faire une courfe jufqu'a 1'école militaire, comptant d'ytrouver desmouflès en pleitte fleur; en allant je rövois fur la vifite de Ia veille & fur 1'écrit de M. D. d'oü je penfois bien que lê placage épifodique u'avoit pas été mis fans deflèin & la feule affeftation de m'apporter cette brochu! re, a moi, è qui 1'on cac'he tout, m'apprenoit affez quel en étoit robjet. J'avois mis mes enfans aux enfans • trouvés. C'en étoit afTez pour m'avoir travefii en pere dénaturé; & de-la en étendant & carefïant cette idéé, on en avoit peu a peu tiré Ia conféquence évidente que je haiïTois les enfans; en fuivant par la penfée la chalne de ces gradations j'admirois avec quel art 1'induflrie humaine fait chan' ger les chofes du blanc au noir. Car je ne crois  £44 Les II e v e r ï e s, pas que jamais homme ait plus aimé que moi a voir de petïcs bambins folatrer & jouer enfemble, & fouvent dans la nie & aux promenades je m'arrête k regarder leur elpiéglerie & leurs petits jeux avec un intérèt que je ne vois partnger a perfonne. Le jour même oü vint M. P., une heure avant fa vifite, j'avois eu celle des deux petits du Souflbi, les plus jeuncs enfans de mon höte, dont 1'ainé peut avoir fept ans. Ils étoient venus m'embralTer de fi bon coe jr, & je leur avois rendu fi tendrement leurs careffes; que malgré la difparité des ages, i!s avoient paru fe plaire avec moi fmcérement; & pour moi j'étois tranfporté d'aife de voir que ma vieille figure ne les avoit pas rebutés; le cadet même paroiffoit venir a moi fi volontiers que, plus enfant qu'eux, je me fentois attacher a lui déja par préférence, & je le vis partir avec autant de regret que s'il m'eüt appartenu. Je comprends que le reproche d'avoir mis mes enfans aux enfans-trouvés a facilement dégénéré, avec un peu de tournure, en celui d'être un pere dénaturé & de liaïr les enfans. Cependant, il eft fur que c'eft la" crainte d'une deftinée pour eux mille fois pire , & prefque inévitable par toute autre voie, qui rn'a le plus déterminé dans cette démarche. Plus indifférent fur ce qu'ils deviendroient, & horsd'état de les élever moi-même, il auroit fallu, dans ma fituation, les lailfer élever par leur mere, qui les auroit gütés, & par fa familie, qui en auroit fait des mon-  I$ffl«- Promenade. i45 monftres. Ja frémis encore cf y penfer. Ce que Mahomet fit de SeïJe n'eft rien auprès de ce qu'on auroit fait d'eux a mon égard, & les pieges qu'on m'a tendus la-deflus dans la fime, me confirment aiTez que le projet en avoit été formé. A la vérité j'étois bien éloigné de prévoir alors ces trames atroces: mais je favtois que 1'éducaiiou pour eux;la moins périlL-ufe étoit cello des enfans - trouvés, & je les y mis. Je le ferois-encore, avec bien moins de doute auffi, fi la chofo éroic a faire, & je fais bien que nul pere n'eft plus teudre que je 1'aurois été pour eux, pour peu que 1'uabitude eut aidé la nature. Si j'ai fait quelque progcês dans la connoiiTance du coeur humain, c'eft le plaifir que j'avois a voir & obferver les enfans qui m'a valu cette connoif. fance. Ce même plaifir darts ma jeunefle y a mis une efpece d'obftaele, car je jouois avec les enfans fi gaiment & de fi bon cceur, que je ne fongeois gueres a les étudier. Mais <]Uand en vieiiliffmt j'ai vu que ma fignre caduque les inquiétoit, je me fuis.abftenu de les importuner; j'ai micux aimé me priver d'un plaifir que de troubler leur joie, & content alors do me fi.tisf.ure en regardan.t leurs jeux & tous leurs petits maneges, j'ai trouvé le dédommagement de mon facrifice dans les.lumieres que cesobfervations m'ont fait ncquérir fur les premiers & vrais mouvemens de la nature, auxquels tous nos favans ne comioiiTent rien. J'ai- config,^ dans mes écrits Ja preuve que je m'étois occupé de Supplém. Tom. IF. G  146" Les Reveries, cette recherche, trop foigneufement pour ne 1'avolr pas laite avec plaifir, & ce feroit aflurément la chofe du mondèla plus incroyable , que l'Héloïïe& 1'Emile fuflent 1'ouvrage d'un homme qui n'airnoit pas les enfans. Je n'eus jamais ni pTéfence d'efprit, ni faciüté de parler; mais depuis mes malheurs ma langue & ma tête fe font de plus en plus embarraffées. L'idée & le mot propre m'éehappent également, & rien n'exige un meilleur difcernement & un choix d'expreffions plus juftes que les propos qu'on tient aux enfans. Ce qui augmente encore en moi eet em» barras, eft f attention des écoutsns, les interprétations &le poids qu'ils donnent a tout ce qui part d'un homme qui, ayant écrit exprefTément pour les enfans , eft fuppofé ne devoir leur parler que par oiacles. Cette géne extréme & 1'inaptitude que je me fens me trouble, me déconcerte, & je fërois bien plus amonaife devant un Monarque d'Afie , que devant un bambin qu'il faut faire babiller. Un autre inconvénient me tient maintenant plus 41oigné d'eux, & depuis mes malheurs je les vois ïoujours avec le même plaifir, mais je n'ai plus avec eux la même familisrité. Les enfans n'aiment pas la ^ieillefle. L'afpedt de la nature défaillante eft hièeux a leurs yeux. Leur répugnance que j'appereois me navre, & j'aime mieux m'abftenir de les earefTer, que de leur donner de la gêne ou du dégout. Ce motif qui n'agit que fur les ames vrai^uent aimantes, eft nul pour tous nos dofteurs &  IX''-"e' Promenade. \^ doftorefles. Mde. Geoffnn s'embarraflbit fort peu que les enfans eufTent du plaifir avec elle, pourvu qu'elle en eüt avec eux. Mais pour moi ce plaifir eft pis que nul; il eft négacif quand il n'eft pas partagé, & je ne fuis plus dans la fituation ni dans Page oü je voyois le petit cceur d'un enfant s'épanouir avec le mien. Si cela pouvoit m'arriver encore, ce plaifir devenu plus rare n'en feroit pour moi que plus vif: je 1'éprouvois bien 1'autre matin par celui que je prenois a carefier les petits du Souflbi, non-feulement paree que la Bbnne qui le* conduifoit ne m'en impofoit pas beaucoup, & que je fentois moins le befoin de m'écouter devant elle? mais encore paree que Pair jovial avec Iequel ils m'aborderent ne les quitta point, & qu'ils ne parurent ni fe déplaire ni s'ennuyer avec moi. Oh! fi j'a vois encore quelques momens de pure* careffes qui vinflent du cceur, ne füt-ce que d'un enfant encore en jaquette; fi je pouvois voirencora dans quelques yeux la joie & Ie contentement d'être avec moi, decombiende maux & depeines neme dédommageroient pas ces courts.mais doux,épan. chemens de mon cceur? Ah! je ne ferois pas obligé? de chercher parmi les animaux, le regard de 1» bienveillance qui m'eft déformais refufé parmi le* humains. j'en puis juger fur bien peu d'exemples, mais toujours chers a mon jfbuvenir. En voici ua qu'en tout autre état j'aurois oublié prefque, & dont 1'imprelfion qu'il a fait fur moi peine bien toute ma mifere. G %  143 Les R e v e r i e s, Il y a deux ans, que m'étant allé promener da cóté de la Nouvelle France, je poufiai plus loin; peis tirant a gauche & voulant toumer sutour de Mommanre, Je traverfai le village de Clignancourr. Ie mïtrchois difirait & révant fans regarder autóur de moi, quand tout-a-coup je me fentis faifirles genonx. Je regarde, & je vois un peut enfant de cinq a Cx ans qui ferroit mes genoux de toute fa force, en me regardant d'un air fi fanulier & fi carefiant, que mes cntrailles s'émurent. Je me difois: c'tft ainfi que j'aurois été traité des miens. Je pns 1'enfant dans mes bras, je le baifai plufieurs fois t^ans une efpece de traufport, & puis je contmuai mon chemiu. Je fentois en marchant qu'il me manquoit quelque chofe. Un befoin naifiant me ramenoit fur mes pas. Je me reprochois d'avoir quitté fi bmfquement eet enfant; je croyois voir dans fon aftion . fans caufe apparente , une forte d'infpiratton qu'il ne failoit pas dédaigner. Enfin cédant a la tenta'tion , je reviens fur mes pas: je cours a 1'enfsnt, je 1'embrafle de nouveau, & je lui donne de quoi acheter des petits pains de Nanterre, dont le marchand palToit-la par hafard, & je commencai a le faire jafer; je lui demandai qui étoit fon pere* 11 me le monira qui relioit des tonnejux; j'étois ptét a quitter 1'enfant pout aller lui parler, quand je vis que j'avois été prévenu par un homme de mruvaife mine , qui me parut être une de ces mouches qu'on tient fans ceflea mes troufies. landis que eet homme lui pailoit a 1'oreüJe, je vis les  IXme- Promenade. 149 regards du tonnelier- fe fixer attentivement fur moi d'un air qui n'avoit rien d'amieal. Cet objet me reiferra le coeur a 1'inftant, & je quittai le pere & 1'enfant avec plus de promptitude que je n'en avois mis a revenir fnr mes pas, mais dans un trouble moins agréabie qui changea toutes mes difpofitions. Je les ai pounant fenti renalcre fouvent depuis iors; je fuis repaffé plufieurs foïs par Clignancourt dans I'efpérance d'y revoir cet enfant, mais je n'ai plus revu ni lui ni le pere, & il ne m'eft plus refté de cette rencontre qu'un fouvenir affez vif, "mêlé toujours de douceur & de triffeiTe, comme toutes les émotions qui pénetrent encore quelquefois jufques a mon coeur. Il y a compenfation a tout; fi mes plaifirs font rares & courts; je les goüte auffi plus vivement quand ilsviennent, que s'ils m'étoient plusfamiliers; je les rumine, pour ainfi dire, par de fréquens fouvenirs; & quelques rares qu'ils foient, s'ils étoient purs & fans mélange, je ferois plus heureux, peutétre, que dans ma profpérité. Dans 1'extrême mifere on fe trouve riche de peu. Un gueux qui trouve un écu, en eft plus affedté que ne le feroit un riche en trouvant une bourfe d'or. On riroit fi fon voyoit dans mon ame 1'impreffion qu'y font les moindres plaifirs de cette efpece, que je puis dérober a la vigilance de mes perfécuteurs. Un des plus doux s'offrit il y a quatre ou cinq ans, que je ne me rappelle jamais, fans me fentir ravi d'aifs d'en avoir fi bien profité. G 3  159 Les ReVesies, U N dimanche nous étions allés, ma femme & »oi, diner a Ia porte Maillot. Après le diner nous «averfames le bois de Boulogne jufqu'a la Muette. La nous nous affimes fur 1'herbe a 1'otnbre, en atttndant que le foleil fut baiffé, pour nous en relourner enfuite tout doucement par PalTy. Une vingtaine de petites filles conduites par une maniere de religieufe, vinrent les unes s'affeoir, les autres folatrer affez prés de nous. Durant leurs jeux vint a pafjer un oublieur avec fon tambour & fon tourniquet , qui cherchoit pratique. Je vis que les petites filles convoitoient fort les oublies, & deux ou trois d'entr'elles qui apparemment poffédoient quelques fords, dernanderent la permilïïon de jouer. Tandis que Ia gouvernante héfitoit & difputoit, j'appellai 1'oublieur & je lui dis: faites tirer toutes ces Demoifelles chacune a fon tour & je vous payerai le tout. Ce mot répandit dans toute la troupe une joie qui feule eüt plus que payé ma bourfe, quand je 1'aurois toute employée a cela. Comme je vis qu'elles s'empreflbient avec un peu de confufion, avec 1'agrément de la gouverBante, je les fis ranger toutes d'un cóté, & puis paiTer de 1'autre cóté 1'une après 1'autre, a mefure qu'elles avoient tiré. Quoi qu'il n'y eüt point de billet blanc & qu'il revint au moins une oublie a chacune de celles qui n'auroient rien, qu'aucune «Telles ne pouvoit donc être abfolument mécontente; afin de rendre la fête encore plus gaie, je dis en fecret a 1'oublieur d'ufer de fon adreffe ordinaire  IXme- Promenade. 151 «n fens contraire , en faifant tomber autant debons lots qu'il pourroit & que je lui en tiendrois compte. Au mo« yen de cette prévoyance, il y eut prés d'unecentain* d'oublies diftribuées, quoique lesjeunes filles ne tiraffent chacune qu'une feulefois; car la- deflus je fusinexorable, ne voulant ni favorifer des abus, ni mafquer des préférences qui produiroient des mécontentetnens. Ma femme infinua a celles qui avoient de bons lots d'en ftire partè leurs camarades; au moyen de quoi le par»ge devint prefque égal, & Ja joie plus générale. J e priai la religieufe de tirer a fon tour, crafgnant fort qu'elle ne rejett&t dédaigneufement mon offre; elle 1'accepta de bonne grace, tira comme les penfionnaires, & prit fans fapon ce qui lui revint. Je lui en fus un gré infini, & je trouvai a cela une forte de politefie qui me plut fort, Ss qui vaut bien, je crois, celle des ilmagrées. Pendant toute cette opération, il y eut des difputes qu'on porta devant mon tribuual, &cespetites filles venant plaider tour- a- tour leur caufe, me donnerent occaConderemarquer que, quoiqu'il n'y en eut aucune de jolie , Ja gentiilefle de quelques-unes faifoii oublier leur laideur. Nous nous quittamesenfin très-contens les uns des autres, & cet aprés ■ midi fut un de ceux de ma vie dont je me rappelle le fouvenir avec Ie plu* de fatisfaclion. La féte, au rede, ne fut pas ruineufei Pour trente fols qu'il m'en coüta tont au plus, il y eut pour plus de cent écus de contente* ment; tant il eft vrai que le plaifir ne fe mefurepas G 4  152 Les R. e-v e r i e s, fur la":dépenfe; & que la joie eft plus amie des Hards que des Iouis. Je fuis revenu plufieurs autres fois a la mérae place, a la même heuré, efpéram d'y rencontrer encore la petite troupe; mais cela n'eft plus arrivé. Ceci me rappelle un autre amnfement a pen prés de même efpece, dont le fouvenir m'eft refté 'de beaucoup plus loin. C'étoit dans le malheureux tems oü faufilé parmi les riches & les gens de lettres, j'étois quelquefois réduit a partager leurs triftes plaifirs. J'étois a la Chevrette au tems de la fête du maiire de la maifon; toute fa familie s'étoit réunie potir la céltbrer; & tout 1'éclat des plaifirs bruyans fut mis en oeuvre pour cet effet. Speéta. cles, fefiins, feux d'artifice, rien ne fut épargné. L'cn n'avoit pas le tems de prendre haleine, & 1'on s'étourdiffoit, au )ieu de s'amufer. Aprês le diner on alla prendre 1'air dans 1'avenue, oü fe tenoit une efpece de foire. On danfoit; les Meffieurs daignerent danfer 'avec les payfarines, mais les Dames garderent leur dignité. On vendoit-la des pains d'épice. Urr jeune homme de la compagnie s'avifa d'en acheter pour les lancer 1'un après 1'autre au milieu de la fcule, & 1'on prit tant de plaifir a voir tous ces manans fe précipiter, fe battre, fe renverfer-pour c-n avoir, que toutle monde voulut fe donner le même plaifir. Et pains d'épice de voIer a droite & a gauche, & filles & garcons de courir, d'entafler , & s'eftropier ; cela paroiffoit charmant a tout le monde. Je fis comme les autres par  IXme. Promenade. 153 par mauvaife home, quoiqu'en dedans je 11e m'amufaffe pas amant qu'eux. Mais bièntót ennuyé de vuider ma bouriepour faire écrafer les gens, je laiffai- la la bonne compagnie, & je fus me proinener feul dans la foire. La variété des objets m'amufa longtems. J'appercus entt'autres cinq ou fix Saveyards.autour d'une petite fille, qui avoit encore fur fon inventaire une douzaine de chétives pommes, dont elle auroit bien voulu fe débarraffer. Les Savoyards de leur cóté auroient bien voulu 1'er* débarraffer, mais ils n'avoient que deux ou trois liards a eux tous, & ce n'étoit pas de quoi faire une grande brêche aux pomtnes. Cet inventaire étoit pour eux le jardin des Hefpérides, & la petite fille étoit le dragon qui les gardoit. Cette comédie m'amufa longtems-; j'en fis enfin le dénouement, en payant les pommes a la petite fille & les. lui faifant diliribuer aux petits garcons. J'eus alors un des plus doux fpeétacles qui puiffent flitter un cceur d'homme, celui de voir la joie unie avec 1'innocence de 1'age fe répandre tout autour de mor, Car les fpeftateurs même en la voyant la paragerent, & moi qui partageois a fi bon marché cette joie, j'avois de plus celle de fentir qu'elle étoit mon ouvrage. 'En comparant cet amufement avec ceux que je venois de quitter, je fentois avec fatisfaftion In différence qu'il y a des goüts fains & des plaifirs naturels, a ceux que fait naitre Fopulence, & qu» ne font gueres.que des plaifirs de moquene^ Si G 5  Ï54- hit Reveuies, des gonts exclufifs engendrés par le mépris. Car quelle forte de plaifir pouvoit-on prendre a voir des troupeaux d'hommes avilis par la mifere, s'entafTer, s'étouffer, s'eftropier brutaleinent, pour s'arracher avidement quelques morceaux de pains d'épice foulés aux pieds & couverts de boue? D e mon cóté , quand j'ai bien réfléchi fur fefpece de volupté que je goütois dans ces fortes d'occafions, j'ai trouvé qu'elle confiftoit moins dans un fentiment de bienfaifimce, que dans le plaifir de voir des vifages contens. Cet afpeét a pour moi un charme qui, bien qu'il pénetre jufqu'a mon cceur, femble e parut homme de fens & de inceurs. Je fus furpris & charmé de fon ton ou» vert & affable. Je n'étois pas accoummé & tant de faveur. Ma furprife ceffa, quand j'appris qu'il arrivoit tout nouvellement de province. Je compris tfu'on ne lui avoit pas encore montré ma figure & donné fes inftruftions. Je profuai de cet incognito pour converfer quelques momens avec un homme, & je fentis a la douceur que j'y irouvois, combien la rareté des plaifirs les plus communs eft capable d'en augmenter le prix. En fortant du bateau, il préparoit fes deux pauvres Hards. Je payai le paffage & le priai de les refferrer, en tremblant de le cabrer. Cela n'arriva point: au contraire, il parut fenfible a mon attention, & furtout a celle que j'eus encore, comme il étoit plus vieux que moi, de lui aider a fortir du bateau. Qui croiroit que je fus aflez enfant pour en pleurer d'aife ? Je mourois d'en vie de lui mettre une piece de vingt-qua. tre fols dans la main pour avoir du tabac; je n'ofai  i6o Les R e v e r i e «, jamais. La même honte qui me retint, m'a fouvent empêché de faire de bonnes aftions qui m'auroient combiéde joie, &donc je ne me fuis abftenu qu'en déplorant mon imbécillité. Cette fois après avoir quitté mon vieux Invalide, je me confolai bientót en penfant que j'aurois, pour ainfi dire, agi contre mes propres principes, en mêlant aux chofes honnêtes un prix d'argent qui dégrade leur nobleffe & fouille leur défmtéreflement. II faut s'emprelTer de fecourir ceux qui en ont befoin; mais dans ls commerce ordinaire de la vie, laiflbns la bienveillance naturelle & 1'urbanité faire chacune leur ceuvre, fans que jamais rien de vénal & de mercantille ofe approcher d'une fi pure fource pour la corrompre ou pour 1'akérer. On dit qu'en Hollande le peuple fe fait payer pour vous dire 1'heure & pour vous montrer Ie chemin. Ce doit être un bien méprifable peuple que celui qui trafique ainfi des plus fimples devoirs de 1'humanité. J'ai remarqué qu'il n'y a que 1'Europe feule oü 1'on vende 1'hofpitalité. Dans toute 1'Afie on vous loge gratuitement. Je comprends qu'on n'y trouve pas fi bien toutes fes aifes. Mais n'eft-ce rien que de fe dire, je fuis homme & recu chez des humains? C'eft 1'humanité pure qui me donna Ie couvert. Les petites privations s'endurent fans peine, quand le eceur eft mieux traité que le corps.  Xme. Promenade. i6"i D i x i e m e Promenade. Aujourd'hui jour de paques-fleuries, il y a précifément cip.quante ans de ma première connoit fince avec Madame de Warens. Elle avoir, vingthuit ans alors, étant née avec le fiecle. Je n'en avois pas encore dix-fept, & mon tempérament naiffant, mais que j'ignorois encore, donnoit une nouvelle chaleur a un cceur naturellement plein de vie. S'il n'étoit pas étonnant qu'elle concüt de la bienveillance pour un jeune homme vif, mais doux & modefle, d'une iigure afl'ez agréable, il 1'étoit encore moins qu'une femme charmante, pleined'efprit & de graces, m'infpirat avec la reconnoiffance , des fentimens plus tendres que je n'en diftinguois pas. Mais ce qui eft moins ordinaire, eft que ce premier moment décida de moi pour toute ma vie, & prodnifit par un enchalnement inévitable le deftin du refte de mes jours. Mon ame, dom mes organes n'avoient point développé les plus précieufes facultés, n'avoit encore aucune forme déterminée. Elle attendoit dans une forte d'impatience le mo. ment qui devoit la lui donner, & ce moment accéleré par cette rencontre ne vint pourtant pas firót; & dans la fimplicité de mceurs que 1'éducation m'avoit donnée, je vis longtems prolonger pour moi cet état délicieux, mais rapide, oü 1'amour & 1'innocence habiteni le même cceur. Elle m'avoit eïoigné. Tout me rappelloit a elle. II y fallut  i5a Les R e v e r i e s, revenir. Ce retour fixa ma deftinée, & longtems encore avant de la polTéder, je nevivois plus qu'en elle & pour elle. Ah! fi j'avois fuffi a fon cceur, comme elle fuffifoit au mien! quels paifibles & délicieux jours nous euffions coulés enfemble! Nous en avons paffes de tels, mais qu'ils ont été courts & rapides, & quel deftin les a fuivis! II n'y a pas de jours oü je ne me rappelle avec joie & attendtiffement cet unique & court tems de ma vie, oü je fus moi pleinement, fans mélange & fans obfiacle, oü je puis véritablement dire avoir vécu. Je puis dire, a peu prés comme ce Préfet du Prétoire qui, difgracié fous Vefpafien, s'en alla finir paifiblement fes jours è la campagne: fai pajfé foixantt & dix ans fur la terre & j'en ai vécu fept. Sans ce court, mais précieux efpace, je ferois refté peutétre incertain fur moi; car tout le refte de ma vie , facile & fans réfiftance, j'ai été tellement agité, ballotté, tiraillé par les paffions d'autrui que, prefr qu* p.sffif dans une vie auffi orageufe, j'aurois peine a déméler ce qu'il y a du mien dans ma propre conduite, tant la dute nécefïïté n'a ceffé de s'appéfantir fur moi. Mais durant ce petit nombre d'années, aimé d'une femme pleine de complaifance & de douceur, je fis ce que je voulois faire, je fus ce que je voulois être, & par Pemploi que je fis de mes Ioifirs, aidé de fes lepons&defonexemple, je fus donner a mon ame, encore fimple & neuve, la forme qui lui convenoit davantage, & qu'elle a gardée toujours. Le goüt de la folitude & de ,»  Xmc' Promenade. 163 contemplation naquit dans mon coeur avec les fentimens expanfifs & tendres, faits pour être fon aliment. Le tumulte & le bruit les relferrent & les étouffent, le calme & la paix les ranimenc & les exaltent. J'ai befoin de me recueillir pour aimer. J'engageai Maman a vivre a la campagne. Une maifon ifolée au penchant d'un vallon fut notre afyle, & c'eft-la que dans 1'efpace de quatre oucinq ans j'ai joui d'un fiecle de vie, & d'un bonheur pur & plein qui couvre de fon charme tout ce que mon fort préfent a d'affreux. J'avois befoin d'une amie felon mon cceur, je Ia polTédois. j'avois defiré la campagne, je 1'avois obtenue. Je ne pouvois fouffrir 1'affujettiffement, j'étois parfaitement libre & mieux que libre, car aflujetti par mes feuls attachemens, je ne faifois que ce que je voulois faire. Tout mon tems étoit rempli par des foins affectueux ou par des occupations champêtres. Je ne defirois rien que la continuation d'un état fi üoux; ma feule peine étoit la crainte qu'il ne durèt pas longtems, & cette crainte née de la gêne de notre fituation n'étoit pas fans fondement. Dés-lors je fongeai a me donner en même tems des diverfions fur cette inquiétude & des ref. fources pour en prévenir 1'effet.Je penfai qu'uneprovifion de talens étoit la plus füre reflburce contre Ia mifere , & jeréfolus d'employar mes loilirs a me mettre en état, s'il étoitp'offible, derendreun jour il lameilleure des femmes, rafliftance que j'en avois recue. .  LESAMOURS D E MILORD ED OUARD BO MSTON. (*) L e s bizarres aventures de Milord Edouard a Hoine, étoient trop romanefques pour pouvoir être mêlées avec celles de Julie fans en gater la fimpli" cité. Je me contenterai donc d'en extraire & abréger ici ce qui fert a 1'intelligence de deux ou trois Lettres oü il en eft queflion. Mitoitu Edouard, dans fes tournées d'Italie, avoit fait connoiffance a Rome avec une femme de qualité, Napolitaine, dont il ne tarda pas a devenir fortement amoureux; elle de fon cóté confut pour lui une p'afiion violente, qui la dévora le refie de fa vie & finit par la mettre au tombeau. Cet homme, ipre & peu galant, mais ardent & fenfible, extréme & grand en tout, ne pouvoit gueres infpirer ni fentir d'attachement médiocre. (*) Cette' piece qui parott pour la première fois, a été eopiée fur le manufcrit original & unique de la main de 1'auteur, qui appartient &exifte entre lesmains de Madame la Maréchale de Luxeraboarg, qui a bien'voulu le confier.  Les Amours de Milord Edouard. 165 Les principes ftoïques de ce vemieux Anglois inquiéioient la Marquife. Elle prit le parti de fe faire paffer pour veuve durant 1'abfence de fon mari; ce qui Uy fut aifé, paree qu'ils étoient tous deux étratigers a Rome, .& que le Maiquis fervoit dans les ttoupes uef Empereur. L'araoureux Edouard ne tarda pas a parler de mariage^ Ia Marquife allégua la dilïérence de religion & d'autres prétextes. Enfin ils Herent enfemble un conunerce intitne & libre, jufqs'a ce qn'Edouard ayant découvert que le mari vivoit, voulut rompre ayec elle, après fjfj voir accabléö des plus vifs reproches; ourré de fe trouver coupable, fans le favoir, d'un ctiine qu'il avoit cn horreur. La Marquife, femme fans principes, mais adroite & pleine de charmes, n'épargna rien pour le retenir & en vint a bout. Le commerce adultere fut fupptimé, mais les liaifons continueren!. Toute indigne qu'elle étoit d'aimer, elle aimoit pourtant; il fallut confentir a voir fans fruit un homme adoré, qu'elle ne pouvoit conferver autrement, & cette bardere volontaire irritant 1'amour des deux cótés, jl en deyint plus aident par la contrainte. La Marquife ne négligéa pas les foins qui pouvoient faire oublier a fon amant fes réfolutions: elle étoit féduifante & belle; tout fut inutile. L'Anglois reffa ferme; fa grande ame étoit a 1'épreuve. La pre. miere de fes palïïons étoit la vertu. 11 eüt facrifié fa vie a fa maltrefle, & fa maltreffe a fon devoir. Une fois Ia féduétion devint trop preflante; le moyeu  t66 Les Amours qu'il alloit prendre pour s'en délivrer, retintla Marquife & rendit vainstous fes pieges. Ce n'eft point paree que nous fommes foibles, mais paree que nous fommes Idches, que nos fens nous fubjuguent toujours. Quiconque craint moins la mort que le crime, n'eft jamais forcé d'être criminel. Il y a peu de-ces atnes fortesqui entralnent les autres & les élevent a leur fphere; mais il y en a. Celle d'Edouard étoit de ce nombre. La Marquife efpéroit le gagner; c'étoit lui qui la gagnoit infeufiblement. Quand les lecons de la vertu prenoient dans fa bouche les accens de 1'amour, il la touchoit, il la faifoit pleurer; fes feux facrés anitnoient cette ame rampante ; un fentitnent de juftice & d'honneur y portoit fon charme étranger; le vrai beau commencoit a lui plaire: fi le méchant pouvoit changer de nature, le cceur de la Marquife en auroit changé. L'a m o u r feul profita de ces émotions légeres; il en acquit plus de délicateffe : elle coinmenca d'aimer avecgénérofité; avec un tempérament ardeut & dans un climat oü les fens ont tant d'empire, elle oublia fes plaifirs pour fonger a ceux de fon amant, & ne pouvant les partager, elle voulut au moins qu'il les tint d'elle. Telle fut de fa part 1'inter. prétation favorable d'une démarche oü fon caraótere & celui d'Edouard qu'elle connoiflbit bien , pouvoient faire trouver un rafinement de féduétion. Elle n'épargna ni foins, ni dépenfe, pour faire chercher daus tout Home une jeune perfonne  de Milord Edouard. ify facile & füre; on la trouva, non fans peine? Un foir après un entretien forc tendre, eiie la lui préfenta: „ difpofez- en, lui dit-elle avec un fou- rire; qu'elle jouifle du prix de mon amour; mais „ qu'elle foit la feule. C'eft afiez pour moi, fi „ quelquefois auprès d'elle vous fongez a la main „ dont vous la tenez." Elle voulut fortir, Edouard la retint: „ Arrêtez, lui dit-il; fi vous me croyez; „ affez lache pour profiter de votre offre dans vo„ tre propre maifon, le facrifice n'eft pas d'un grand „ prix, & je ne vaux pas la peine d'étre beaucoup „ regretté. — Puifque vous ne devez pas étre a moi, „ je fouhaite, dit la Marquife, que vous ne foyez „ a perfonne; mais fi 1'amour doitperdre fesdroits, „ foufftez au moins qu'il en difpofe. Pourquoi „ mon bienfait vous eft-il a charge? avez-vous „ peur d'être un ingrat ? " Alors elle 1'obligea d'ac> cepter 1'adrefle de Laure, (c'étoit le nom de la jeune perfonne) & lui fit jurer qu'il s'abftiendroit de tout autre commerce. II dut étre touché, il le fut. Sa reconnoiflance lui donna plus de peine a eontenir que fon amour, & ce fut le piege le plu* dangereux que la Marquife lui ait tendu de fa vie. Extreme en tout, ainfi que fon amant, elle fit fouper Laure avec elle, & lui prodigua fes careiTes, comme pour jouir avec plus de pompe du plus grand facrifice que 1'amour ait jamais fait, Edouard pénétré fe livroit a fes tranfports; fon ame émue & fenfible s'exhaloit dans fes regards, dans fes geftes; H ne difoit pas un mot qui ne fut 1'expreflion d#  r-68 Les Amours- la p-ffion la plus vive. Laure étoit charmante; a peine la regsrdoit- il. Elle n'imita- pas cette indifférence; elle regardoit, & voyoit dans le vrai tableau-de 1'amour, un objet tout nouveau pour elle. Apiiijs le foupé la Marquife renvoya Laure & refta fijule avec fon amant. Elle avoit compté fur les dangers de ce tête a tête; elle ne.s'étoit pas trompée en cela; mais coinptant qu'il y fuccotnberoit, eile fe trompa: toute fon adreffe ne fit que rendre le triomphe de Ia venu plus e'clatant & plus douloureus a 1'un & a 1'autre. C'eft a cette foirée que fe rapporte, a la fin de la quatrieme partie de Julie, l'admiration de St. Preux pour la force de fon ami. Edouard étoit yertueux, mais homme. II avoit toute la fimplicité du vémable honneur, & rien de ces fauffes bienféances qu'on lui fubftitue & dont les gens du monde font fi grand cas. Après plufieurs jours paffes dans les mêmes tranfports prés de la Marquife, il fentit augrnenrer le péril; & pret a fe laiffer vaincre, il aima mieux manquer de déIicateffe que de vettu ; il fut voir Laure. Elle treffaillk a fa vue: il la trouva trifte, il entreprit de l'égr:yer & ne crut pas avoir befoin de beaucoup de foins pour y réuffir. Cela ne lui fut pas fi facile qu'il 1'avoit cru. Ses careffes furent mal recues, fes offres furent rejettées d'un air qu'on oe prend point en difputant ce qu'on veut accorder. Un accueil auffi ridicule ne le rebuta pas, il 1'irriia. Devoit-il des égards d'enfant a une fille de cet  w5« de Mhom Edouard. n?p cet ordrë? II ufa fans ménagemeut de fes droits. Laure, malgré fes cris, fes pleur , fa réfiflance, le fentantvaincue, fait un effort, s'élauce a 1'autre extrêmicé de Ia chambre, & lui crie d'une voix animées „tuez-moi, fi vous voulez; jamais vous „ ne me toucherez vivante." Le geile, Ie regard, le ton , n'étoient pas équivoques. Edouard dans' un étounement qu'on ne peut concevoir, fe calme, Ia prend par la main, la fait raiTeoir, s'alTeye l có,é d'elle, & Ia regardant fans parler, attend froidement le dénouemcnt de cette comédie. Elle ne difoit rien; elle avoit fes yeux baiffés; fa refpiration étoit inégale, fon cceurpalpitoit, * tout marq«o» en elle une agitation extraordinaire. Edouard rompit enfin le filence, pour lui demanderce que fignifioit cette étrange fcene ? , Me » ferois-je trompé, lui dit-il? ne feriez vous „ point Lauretta Pifana ? ~ Plut aDieu! " dit-elle d'une voix tremblante. „ Quoi donc!" reprit-il avec un fourire moqueur: „ auriez-vous par ha„ zard changé de métier? — Non , dit Laure; je „ fuis toujours Ia même, on ne revient plus de » 1'état oü je fuis." II trouva dans ce tour de phrafe & dans 1'accent dont il fut prononcé , quelque chofe de fi extraordinaire qu'il ne favoit plus que penfer & quil crut que cette fille étoit devenue folie II contmua: „ pourquoi donc, charmante Laure ai» je feul 1'exclufion? Dites-moi ce qui m'attire „ votre haine. _ Ma haine! » s'écria-t-elle d'un «n plus v,f. „ Je n^poto, ahné ceux „ ™ Supplém. Tom. 1F, \\ H 1  i^o Les Amours „ recus. Je puis fouflrir tout le monde, hors vous sj feul. — Mais pourquoi cela? Laure, expliquez„ vous mieux; je ne vous entends point. — Eh! „ m'entends - je moi - même! Tout ce que je fais, „ c'eft que vous ne me toucherez jamais „ Non!" s'écria-1-elle encore avec emportement, „ jamais vous ne me toucherez. En me fentant „ dans vos bras, je fongerois que vous n'y tenez „ qu'une fille publique & j'en mourrois de rage." Elle s'animoit en parlant. Edouard appercut dans fes yeux des fignes de douleur & de défefpoir qui 1'attendrirent. II pric avec des manieres moins méprifantes, un ton plus honnéte & plus careffant. Elle fe cachoit le vifage; elle évitoit fes regards. I! lui prit la main d'un air aiïe&ueux. A peine elle finüt cette main qu'elle y pona la bouche & la preffa de fes levres, en pouflant desfanglots & verlam des totrens de larmes. C e langage, quoiqu'alTez clair, n'étoit pas précis. Edouard ne 1'amena qu'avec peine a lui parler plus nettement. La pudeur éteinte étoit revenueavec 1'amour, & Laure n'avoit jamais prodigué fa perfonne avec tant de honte qu'elle en eut d'avouer cju'elle aimoit. A peine cet amour étoit-il né, qu'il étoit déj* dans toute fa force. Laure étoit vive & fenfible; afTez belle pour faire une-paffion-, aflez tendre pour la partager. Mais vendue par d'indignes pareus dès ia première jeunefle, fes charmes fouillés par la débauehe avoient perdu leur empire. Au fein des  e e M i l o's d E d o ui a d. i?r nomeux plaifirs, 1'amour fuyok devant elle; de malheureux corrupteur* ne pouvoient ni le fentir ni j mrpirer. Les corps combuftibles ne brulent point deux-mémes; qu'une étincelle approche & tou part. Amfi prit feu ie cceur de Laure aux tranfpo™ de ceux d'Edouard & de la Marquife. A ce nou! veau langnse, elle fentit un frémifXement de'licieux; ede Prêto,t une oreiile attentive: fes avides regards ne Ia fTotent rien échapper. La flamme humide q„ forto» des yeux de ,'amant pénetroit par les Hen juf uau fond du cceur; un flng plusbintcou o c dans fes vemes; la voix d'Edouard avoit un accen qu. laguott; le fendment lui fembloit peint dan" ous fes geiles; tous fes traits arnmés par la paffiott S lneü. „en feut, pour une autre, peut-étre „'eutelle rien fenti pour lui. T o dt e cette agitation la fuivit chez elle. Le trouble de 1'amour nai/Tant eft toujours doux. Son premter mouvement fut de fe livrer a ce nouveau charme; Je p cond fe „ w^ ™« Pour la premtere fois de fa vie elle vit fon état" eHe en eut horreur. Tout ce qui nourrit 1'efpLte & les defirs des amans, fe tóurnoit en défefpoir nolStYfe: Lap0ffeffi-de-^ea£ » offro, a fes yeux que 1'opprobre d'une abjeéte & vtlefeature a laquelle on prodigue fon 'méprÏ ^ vTS fnSie^d'«urheurL "e vu que lmfame proaitution> Sgs n 2  !« Les A m o u x s les plus inrupportables lui venoient ainfi de fes propres defin. Plus il lui étoit aifé de les fatisfaite, plus fon fort lui fembloit affreux ; fans honneur, fans efpoir, fans reflbutces, elle ne connut famour que pour en regretter les délices. Ainfi commencerent fes longues peines , & finit fon bonheur d'un moment. La paffion naiffante qui 1'humiüpit a fes propres yeux , 1'élevoit a ceux d'Edouard. La voyant capable d'aimer, il ne la méprifa plus. Mais quclles confolations pouvoit-elle attendre de lui ? Quel feniiment pouvoit-il lui marquer, fi ce n'eft le foible intétêt qu'un cceur honnête qui n'eft pas lifcre, peut prendre a un objet de pitié, qui n'aplus 4'honneur qu'aflez pour fentir fa home? 11 la confola comme il put & promit de la vcrir revoir. ü ne lui dit pas un mot de fon état, pas même pour 1'exhcrter d'en fortir. Que fervo:t ci'augmenter 1'effcoi qu'elle en avoit, puifque cet eitroi même la faifoit défefpérer d'ellc? Un feul mot fur un tel fujet tiroit a conféquence & fembloit la rapprocher de lui: c'étoit ce qui ne pouvoit jamais étre. Le plus grand malheur des métiers infames eft qu'on ne gagne rien a les quitter. A p h è s. une feconde vifite, Edouard n'oubliant pas la magnificence angloife lui envoya un cabinet «Ie laqué & plufieurs bijoux d'Angleterre. Elle lui renvoya le tout avec ce billet: J'ai perdu le droit de refufer des préfens. „ J'ofe pouitant vous renvoyer le vótre; car peut-  de Mhoid Edouard. 173 „ être n'aviez - vous pas dtflein d'en faire un figne „ de mépris. Si vous le reuvoyez encore il faudra que je 1'accepte : mais vous avez un» hjen cruelle générofité." E d o u a tt d fut frappé de ce billet; il le treuvoit a la fois humble & fier. Sans fonir de la haffelle de fon état, Laure y montroit une forte de dignité. C'étoit prefque effacer fon opprobre, £t force de s'en avilir. 11 avoit ceffé d'avoir du mépris pour elle, il commenca de 1'eflitner. 11 con«inua de la voir fans plus parler de-préfent; s'il ne s'honora pas d'être aimé d'elle, il ne put s'empécher de s'en applaudir. Il ne cacha pas fes vifites a la Marquife. II u'avoit nulle raifon de les lui cacher; & c'eut été de fa part une ingraiitude. Elle en voulut favoir davantage. II jura qu'il n'avoit point touché Laure. Sa modération eut un effet tout contraire a celui qu'il en attendoit. „ Quoi! " s'écria la Marquife en fureur: ,, vous la voyez & ne la touchez point ? „ Qu'allez-vous donc faire chez elle? " Alors s'éveilla cette jaloufie infernale, qui la fit cent fois attenter a la vie de 1'un & de 1'autre, & la confuma de rage jufqu'au moment de fa mort. D'autües circonflances acheverent d'allumer cette paffion furieufe & rendirent cette femme a fon vrai caraftere. J'ai déja remarqué que dans fon integre probité Edouard raanquoit de délicatelTe. II fit a Ja Marquife le même préfent que lui avoit renvoyé Laure. EDe 1'accepta, non par avarice, mais parca H 3  Les Amours qu'ils étoient fur le pied de s'en faire 1'uu a 1'autre : échange auquel, a la vérité, ia Marquife ne perdoit pas. Malheureufement elle vim a favoir la première deiïination de ce préfent & comment il lui étoit revenu. Je n'ai pas befoin de dire qu'a 1'inftant tout fut brifé & jetté par les fenêtres. Qu'on juge de ce que dut fentir en pareil cas une maitrefTe jaloufe & une femme de qualité! Cepf.ndant plus Laure fentoit fa home, moins elle tentoit de s'en délivrer j elle y reftoit par défefpoir, & le dédain qu'elle avoit pour ellemêtne réjailliiToit fur fes corrupteurs. Elle n'étoit pas fiere; quel droit eüt-elle eu de I'être?-Mais un profond fentiment d'iguominie qu'on voudroit en vain repouffer; 1'affreufe trifteffe de 1'opprobre qui fe fent & ne peut fe fuir; Pindignatioti d'un cceur qui s'honore encore & fe fent a jamais déshonoré; tout verfoit le remords & 1'ennui fur des plaifirs abhorrés par 1'amour. Un refpeft étrsnger a ces ames viles, leur faifoit oublier le ton de la débauche ; un trouble involontaire empoifonnoit leurs tranfports, & touchés du fort de leur victiine, ils s'en retournoient pleurant fur elle & rougiffant d'eux. La douleur la confumoit. Edouard qui peu a peu la prenoit en amitié, vit qu'elle n'étoit que trop sffligée & qu'il falloit plutót la ranirner que 1'abattre. 11 la voyoit; c'étoit déja beaucoup pour la confoler. Ses entretiens firent plus: ils 1'encouragerem. Ses difcours élevés & grands rendoient a-  de M i l o r d E d 0 d A r d, fonaineaccabléele refiort qu'elle avoit perdu. Quel effet ne faifoient - ils point, panant d'une bouche aimée, & penetrant dans un cceur bien né que le fort livroit a la honte, mais que la nature avoit fait pour 1'honnêteté? C'eft dans ce cceur qu'ils trouvoient de la prife, & qu'ils portoient avec fruit les lecons de la vertu. Par ces foins bienfaifans, il Ia fit enfin mieux penfer d'elle. S'il n'y a de fiétriflure éternelle que celle d'un cceur corrompu, je fens en moi de quoi pouvoir effacer ma honte. Je ferai toujours méprifée, mais je ne mériterai plus de 1'étre; je ne me mépriferai plus. Echappée a 1'horreur du vice, celle du mépris m'en fera moins amere. Eh! que m'importent les dédains de toute la terre, quand Edouard m'eftimera? Qu'il voie fon ouvrage & qu'il s'y complaife; feul il me dédommagera de tout. Quand 1'honneur n'y gagneroit 'rien, du moins 1'amour y gagnera. Oui, donnons au cceur qu'il enflamme «ne habitation plus pure. Sentiment délicieux! je ne profanerai plus tes tranfports. Je ne puis étre heureufe; je ne Ie ferai jamais, je le fais. Hélas! je fuis indigne des carefTes de 1'amour, mais je n'en fouffrirai jamais d'autres. Son état étoit trop violent pour pouvoir durer; mais quand elle tenta d'en fortir, elle y trouva des difficultés qu'elle n'avoit pas prévues. Elle éprouva que celle qui renonce au droit fur fa perfonne, nele recouvre pas comme i! lui plait, & que 1'honneur eft une fauve-garde civile qui laifie bien fotoles II 4  t?6 Les Amours ceux qui Tont perdu. Elle ne trouva d'autre parti pour fe retirer de 1'oppreffion, que d'aller brufquement fe jetter dans un couvent & d'abandonner fa maifon prefque au pillage; car elle vivoit dans une opulence commune a fes pareilles, furtout en Italië , quand 1'age & la figure les font valoir. Elle n'avoit rien dit a Bomflon de fon projet, trouvant une forte de baflefie a en parler avant 1'exécution. Quand elle fut dans fon afyle, elle le lui marqua parun billet, lepriant de la protéger contre les gens puiffans qui s'intérefToient a fon défordre& que fa retraite alloit offenfer. II courut chez elle alTez tót pour fauver fes effets. Quoiqu'étranger dans Rome, un gTand feigneur conlidéré, riche & plaidant avec force la caufe de 1'honnêteté, y trouva bientót alTez de crédit pour la maintenir dans fon couvent, & même 1'y faire jouir d'une penfion que lui avoit lailfé le Cardinal, auquel fes parens 1'avoient vendtie. Il fut la voir. Elle étoit belle; elle aimoit; elle étoit pénitente; elle lui devoit tout ce qu'elle alloit être. Que de titres pour toucher un cceur comme le fien! 11 vint plein de tous les fentimens qui peuvent porter au bien les cceurs fenfibles; il n'y manquoit que celui qui pouvoit la rendre heureufe & qui ne dépendoit pas de lui. Jamais elle n'en avoit tant efpéré; elle étoit tranfportée; elle fe fentoit déja dans 1'état auquel on remonte fi rarement. Elle difoit, je fuis honnéte; un homme vermeux s'intérefie a moi: amour, je ne regrette plus  de Mi lord Edouard. 177 plus les pleurs, les foupirs que tu me coütes; tu m'as déja payé de tout. Tu fis ma force & tu fais ma récompenfe; en me faifant aimer mes devoirs, tu deviens le premier de tous. Quel bonheur n'étoit réfèrvé qu'a moi feule. C'eft ramour qui m'é. leve & m'honore ; c'eft lui qui m'arrache au crime, 4 Popprobre; il ne peut plus fonir de mon cceur qu'avec la vertu. O Edouard! quand je redetien» drai méprifable, j'aurai ceflé de t'aimer. Cette retraite fit du bruit: les ames bafTes, qui jugent des autres par eiles-mêmes , ne purent imaginer qu'Edouard n'eüt mis a cette afFaire que de Pirttérét & de 1'honnêteté. Laure étoit trop aimabie pour que les foins qu'un homme prenoit d'elle ne fufleot pas toujours fufpefts. La Marquife qui avoit fes efpions fut inilruite de tout Ia première, & fes emportemens qu'elle ne put contenir acheverent de divulguer fon intrigue. Le bruit en parvint au Marquis jufqu'a Vienne ; & 1'hiver fuivantil vint è Rome cbercher un coup d'épéepour rétablir fon honneur qui n'y gagna rien. Ainsi commencerent ces doublés liaifons, qui dans un pays comme Pltalie expoferent Edouard a mille périls de toute efpece; tantót de la part d'une femme jaloufe & vindicativej tanröt de la part de ceux qui s'étoient attachés a Laure & que fa perte mit en fureur. Liaifons bizarres s'il en fi» jamais, qui Penvironnant de périls fans utiüté té partageoient entre deux maltreiTes pafiïonnées, fans en pouvoir pofTéder aucune; refufé de la courtiH 5  178 Les Amours fanne qu'il n'aimoit pas, refufant l'honnête femme qu'il adoroit; toujours vertueux, il eft vrai, mais croyant toujours fervir la fageffe en n'écoutant que fes paflions. I l n'eft pas aifé de dire quelle efpece de fympathie pouvoit unir deux caracleres fi oppofés que ceux d'Edouard & de la Marquife; mais malgré la différence de leurs principes, ils ne purent jamais fe détacher parfaitement 1'un de 1'autre. On peut juger du défefpoir de cette femme emportée, quand elle crut s'être donnée une rivale, & quelle rivale! par fon imprudente générofité. Les reproches, les dédains, les outrages, les menaces, les tendres carefles, tout fut employé tour il lour pourdétacbei Edouard de cet indigne commerce, oü jamais elle ne put croire que fon cceur n'eüt point de part. II demeura ferme; il 1'avoit promis. Laure avoit borné fon efpérance & fon bonheur a ie voir quelquefois. Sa vertu naiflante avoit befoin d'appui, elle tenoit a celui qui 1'avoit fait naitre; c'étoit a lui de la foutenir. Voila ce qu'il difoit a Ia Marquife, alui-même; & peut-être ne fe difoit-il pas tout. Oü eft 1'homme affez fdvere pour fuir les regards d'un objet charmant, qui ne lui demande que de fe jaifTer aimer ï oü eft celui dont les Iarmes de deux beaux yeux n'enflent pas un peu le coeur honnête? cü eft 1'hommebienfaifant dont 1'utileamour- propre n'aime pas a jouir du fruit defesfoins? II avoit rendu Laure trop eftimable pour ne faire que 1'eftimer. L a Marquife n'ayant pu obrenir qu'il cefTat de  DE M'ItORD EDOUARB, \y

. place prife. Cepen.uant Ia Marquife perdoit toujours dn terrein par fes vices; Laure en gagnoit par fes vernis. Au furplus, la conffance étoit égale des deus cótés; mais le mérite n'étoit pas le même & la; Marquife avilie,, dégradée par tant de crimes,, finit  be MlLOUD EDOÜAIID. I prr donner a fon amour fans efpoir les fuppléinens que n'avoit pu fupporter celui de Laure. A chaque voyage, Bomflon trouvoit a celle -ci de nouvelles, perfedtions. Elle avoit appris 1'Anglois, elle favoit par cceur tout ce qu'il lui avoit confeillé de lire; elle s'inftruifoit dans toutes les connoilfances qu'il paroilToit aimer: elle cherchoit a mouler fon ame fur la fienne & ce qu'il y refloit de fon fond ne Ia déparoit pas» Elle étoit encore dans 1'dge cü la beauté croit avec les années. La Marquife étoit dans celui oü elle ne fait plus que déctinér; & quoi qu'elle eüt ce ton du fentiment qui plait & qui touche, qu'elle pariat d'hutnanité, de fiJélité., de vertus avec grace; tout cela devenoit ridicule par fa conduite & fa réputation dementoit tous ces beaux difcours. Edouard la connoilïöit trop pour en efpérer plus rien. 11 s'en. détachoit infenfiblement, fans pouvoir s'en détacher tout-a-fait; i! s'approchoit toujours de 1'indiffcrence, fans pouvoir jamais y arriver. Sou cceur Ie rappeüoit fans ceiTe chez la Marquife; les pieds 1'y porto'ent fans qu'il y fongedt. Un homme fenfible n'oublie jamais, quoi qu'il falTe, 1'intimité dans laquelle ils avoient vécu. A force d'intrigues, de rufes, de noirceurs , elle parvint enfin a s'en faire méprifer;. mais il la méprifa fans celTer de la plaindre, fans pouvoir jamais oublier ce qu'elle avoit fait pour lui* ni ce qu'il avoit fenti pour elle. Ainsi dominé par fes habitudes, encore plusque par fes penchans, Edouard ne pouvoit rompre, ü 7  182 Les Amours de Milofd Edouaud. les attachemens qui 1'attiroient a Rome. Les douceurs d'un ménage heureux lui firent defirer d'en établir un femblabie avant de vieillir. Quelquefois il fe taxoit d'injuftice, d'ingratitude même envers la Marquife, & n'imputpic qu'a fa pallion les vices de ibn caraflere. Quelquefois il oublioit le pre. mier état de Laure, & fon cceur franchiflbit fans y fonger la barrière qui le féparoit d'elle. Toujours clierchant dans fa raifon des excufes a fon penetrant, il fe fit de fon dernier voyage uh motif pour éprouver fon ami, fans fonger qu'il s'expofoit lui-même a une épreuve dans laquelle il auroit fuccombé fans lui. Le fuccés de cette entreprife & le dénouement des fcenes qui s'y rapportent, font détaillés dans la Xlle Lettrede la Ve. Partie & dans la llle de Ia VI?., de maniere a n'avoir plus rien d'obfcur a la fuite de 1'abrégé précédent. Edouard aimé de deux maitreil'es, fans en pofféder aucune, paroit d'abord dans une fituation rifible. Mais fa vertu lui donnoit en lui-même une jouiffance plus douce que celle de la beauté, & qui ne s'épuife pas comme elle. Plus heureux des plaifirs-qu'il fe re« fufoit, que le voluptueux n'eft de ceux qu'il goilte, il aima plus longtems , refta libre & jouit mieux de la vie que ceux qui 1'ufent. Aveugles que nous fommes, nous la paffons tous a courir après nos chimères. Eh! ne faurons-nous jamais que de toutes les folies des hommes, il n'y a que celles dujufte qui le rendeut heureux?  EMILEetSOPHIE. o u LES SOLITAIRE S. Avis bes Editeurs Sur le Fragment qui fuit. I l faut cu convenir, les feuls Mens fur kfqutk les hommes puijfent compter, font ceux qu'ils om' mis en réferve au fond de leur ame\ auffile moyen, iinique peut - être, de pourvoir efficacement a leur bonheur, c'eft de leur donner des reffources fürel contre les coups du fort, foit pour les réparer a force de talens, foit pour les fupporter a force de ver fus. Ce fut le grand objet que M. Rous> seau/è propofa dans fon Traité de 1'Education ; POuvrage fuivant étoit deftiné a prouver qu'il Favoit rempli. En mettant Ëlnile aux prifes avec la fortune , en le plagant dans une fuite de fituations ejfrayantes, que le mortel le plus intrépide n'enviJageroit pas fans frémir, il vouloit montrer que les principes dont il fut nourri depuis fa naiffance, pouvoient feuls l'élever au - dejfus de ces fituations. Ce plan étoit beau , Pexécution en auroit été aulji intéreffante qu'utile; c étoit mettre en aêïion la morale d'Emüe, la juftifier & In faire aimer:  ll?4 AvISDESÊDITEÜRS. mais la mort ne permit pas a M. Rousseau d'élever ce nouveau monument a fa gloire , cï? de reprendre cet ouvrage , qu'il avoit interrompu pour fes Confejjions. Nous donnons au public le feul morceau qu'il en ait êcrit, & nous le difons fans défour; nous le donnons avec une forte de rèpugnance. Plus le tableau quelle mus préfente ejl empreint du génie de fon fublime auteur & plus il eft ré'-oltant. Ëmi'e défefpéré, Sophie aviïie! Qui pourroit fupporter ces odieufes images! J'ai du moins la reflburce des larmes , quand je vois la vertu -malhcureufe gémir ; mais que me refte-t-il quand elle eft en proie aux remords? Et puis, quelle confiance prendroit on dans des préceptes qui n'ont abouti qu'a faire une femme adultere ? S"il eft vrai cependant que les éducations aufteres ne font que des hypocritcs de yertu , l'éducation feule de Sophie doit faire des filles vertueufes; mais des filles vertueufes deviennent-elles des époufes perfides & parjurcs? Gardons ■■ nous d'imputer a M. Rousseau ces contradiêtions: nous le favons; elles n'exifloient point dans fon plan. Auroit-il voulu défgurer lui-même fon plus bel ouvrage? Sophie fut coupable , elle ne fut 'point vile; dimprudentes liaifons firent fes faut es & fes malheurs: une femme ypcieufe & jaloufe de fes vertin, fans altérer fon ame pure, furprit fa fimplicilé: un breuvage empoifenné n'égara fes fens qu'en troublant fa raifon ; Pitpfortunée cédoit a fon époux, en fe livrant au vil  Avis des Éditeurj. igj fédutteur qui outrageoit fon innocencc; e'le fuccomba comme Clarifte, & fe releva plus fublime qu'elle. Mais fi Emile devoit connoitre Fexcès du malheur, ne falloit- il pas que Sophie füt infidelle ? Auprès d'elle pouvoit il étre malheureux? Et qui pouvoit 1'en féparer ? Les hommes. ...La mort.... Non : le crime feul de Sophie. PoürquoiA/. Rousseau n'a-t ilpasachevé ces tri/les récits ? Pourquoi ce long tifu d'objets fune fles, de traver fes, de calamités, de fautcs, de remords, de défefpoir £? de repentir, ne nous a-t-il pas conduits a ces jours de paix £? de gloire , oü , vainqueurs du fort, des hommes & d'eux - mêmes, Emile & Sophie, ivres d'amour & brillans de vertus , auroient, loin des hiimains & dans le calme de l'innocence, retrouvé le bonheur de leurs premiers ans ? Quel cceur flé'tri par le fentiment de leurs pethes, ne fe feroit pas ranimé aux doux accens de leur félicité ! O u i, ma Sophie, retracons le cours fortuné de ■nos beaax jours , n'en laiffons point ejfacer la mémoire , après les avoir rendus fi charmans. Rappellons leurs tranfports, leurs délices; rappellons jufqu'a leurs traverfes, jufau'a ces tems cruels" de tafaute & de mon défefpoir. Tems de doukurs S? de larmes, que F amour, les vertus, le bonheur mit fi bien Cachet és! Oh! qui voudroit a ce prix li'avoir pas foufert, n'avoir pas gémi, n'avoir t%s detefté fa vie & n'avoir pas vécu !  i3o Avis des Éditedrs. P l e u R s de douleur & de rage, qiï'êtes- vous dans ges torrens de joie & de plaifirs qui vous ont abforbés! Souvenirs amers cï? délicieux, ne vous dérobcz v jamais a nos coeurs, dont rien ne peut plus troubler la paix. T e n e z nous lieu de tout, maintenant que , bor' nés a jamais l'un a 1'autre , nous fommes feulsfur la terre, & que le genre humain n'eft plus rien pour nous. Sophie, machere Sophie, que ne puis-je revivre tous les jours de tna vie dans chacun de ceux que je paffe avec toi, je n'en aurois jamais ajfez pour goüter ma félicité ! Lettre Première. J'étois libre, j'dtois heureux, ó mon maitrel Vous m'aviez fait un cceur propre a goüter le bonr heiir, & vous m'aviez donne" Sophie. Aux déü. ces de 1'amour, aux épanchemens de 1'amiiié, une familie naiiTante ajoutoit les charmes de la tendrelTe patemelle; tout m'annoncoit une vie agréable, tout me promettoit une douce vieilleiTe & une mort paifible dans les bras de mes enfans. Hélas! qu'efl devenu ce tems heureux de jouilTance & d'efpérance, oü 1'avenk embelliffoit le préfent , oü mon cceur, ivre de fa joie, s'abreuvoit chaque jour d'un fiecle de félicité? Tout s'elï évanoui comme  Emile e ï Sophie. 187 Kn fonge; jeune encore j'ai tout perdu, femme, enfans, amis, tout enfin, jufqu'au cotnmerce de mes femblables. Mon cceur a été déchiré par tous lés attachemens; il ne tient plus qu'au moindre de tous, au tiede amour d'une vie fans plaifirs, mais exempte de remords. Si je furvis longtems a mes pertes, mon fort eft de vieillir & rnourir feul fans jamais revoir un vifage d'homme, & la feule Providence me fermera les yeux. E n cet état, qui peut m'engager encore a prendre foiu de cette iriffe vie que j'ai fi peu de raifon d'airaer ? L>cs fouvenirs, & la confolation d'être dans 1'ordre en ce monde, en m'y foumettant fans murmure aux décrets éternels. Je fuis mort dans tout ce qui m'étoit cher: j'attends fans impatience & fans ctainte que ce qui refte de moi rejoigne ce que j'ai perdu. Mais vous, mon cher maitre, vivez-vous? êtes - vous mortel encore ? êtes - vous encore fur cette terre d'exil avec votre Emile, ou fi déja vous habitez avec Sophie la patrie des ames juftes? Hélas! oüque vous foyez, vous êtes mort pour moi, mes yeux ne vous verront plus; mais mon cceur s'occupera de vous fans ceflé. Jamais je n'ai mieux connu leprix de vos foins, qu'après que la dure ncrec précipitation; je me mets è marcher com^ me auparavant, fans fuivre de route déterminée: je cours, j'erre de part & d'autre, j'abandonne mon corps a tou:e 1'agitation de mon cceur; j'en fuis ks ünprefSons fans contrainte i je me met» hors  et Sophie. 205 d'lialeine, & mêlant mes foupirs tranchans a ma refpiratioti gênée, je me fentois quelquefois prêt a fuffoquer. Les fecoufTes de cette marche précipitée fembloient m'étourdir & me foulager. L'inftindt dans ies pafïïons violentes dide des cris, des mouvemens, des geftes, qui donnent un cours aux efprits & font diverfion a la pafïïon; tant qu'on s'agite on n'eft qu'emporté; le morne repos eft plus a craindre, il eft voifin du défefpoir. Le même foir je fis de cette différence une épreuve prefque rifible, fi tout ce qui montre Ia folie & la mifere humaine devoit jamais exciter a rire quiconque y peut êue pflujetti. Aprüs mille tours & retours faits faas m'eii étre appercu, je me trouve au milieu de la villeentouré de carroffes a 1'heure des fpefiacles & dans une rue oü il y en avoit un. J'allois être écrafé dans 1'embarras, fi quelqu'un , me tirant par le bras, ne m'eüt averti du danger: je me jette dans une porte ouverte; c'étoit un café. J'y fus accofté par des geus de ma connoiffance; on me parle, on m'eniralne je ne fais oü, Frappé d'un bruit d'iuflrumens & d'un éclat de lumieres, je reviensi moi, j'ouvre les yeux, je regarde: je me trouve dans la falie du fpectacle un jour de première repréfentation, prefle par la foule & dans 1'impuiffance de fortir. J e frémis; mais je pris mon parti. Je ne dis tien, je me tins tranquille , quelque cher que me I 7  2o6" Emile cotVdt cette apparente tranquilüté. On fit beaucoup de bruit, on parloit beaucoup, on me parioit; n'entendant rien que pouvois - je répondre ? Mais un de ceux qui m'avoient amené ayant par hazard nommé rna femme, k ce nom funefte je fis un cri percant qui fut ouï de toute raiTemblée & caufa quelque rumeur. Je me remis promptement & tout s'appaifa. Cependant ayant attiré par ce cri 1'attention de ceux qui m'environnoient, je cherchai le moment de m'évader , & m'approchant peu a peu de la porte, je fortis enfin avant qu'on eüt achevé. En entrant dans la rue & retirant machinalement ma main, que j'avois tenue dans mon fein durant tou:e la repréfentation, je vis mes doigts pleins de fang, & j'en crus fentir couler fur ma poittine. J'ouvre mon fein, je regarde , je le trouve fanglant & déchiré comme le cceur qu'il enfermoit. On peut penfer qu'un fpeftateur tranquille a ce prix, n'étoit pas fort bon juge de la piece qu'il venoit d'entendre. Je me hêtai de fuir, tremblant d'être encore rencontre". La nuit favorifant mes courfes, je me remis a parcourir les rues, comme pour me dédommager de la contrainte que je veuois d'éprouver; je marchai plufieurs heures fans me repofer un moment: enfin ne pouvant prefque plus me foutenir & me trouvant prés de mon quartier, je rentre chez moi, non fans un affreux battement de cceur: je demande ce que fait mon fils; on me dit qu'il dort; je me tais & foupire: mes gens  et Sophie. 207 venlent me parler; je leur impofe filence; je me jette fur un lit, ordonnant qu'on s'aillo coucher. Après quelques heures d'un repos pire que 1'agitation de la veille, je me leve avant le jour, & tra» verfant fans bruit les appartemens, j'approche de la chambre de Sophie; la fans pouvoir me retenir je vais avec la plus déteftable lacheté couvrir de cent baifers & baigner d'un torrent de pleurs le feuil de fa porte, puls m'échappant avec Ia crainte & les précautions d'im eoupable, je fors doucement du logis, réfolu de n'yrentrer de mes jours. I ci finit ma vive , mais courte folie, & je rentrai dans mon bon fens. Je crois même avoir fait ce que j'avois dü faire, en cédant d'abord a la paflïon que je ne pouvois vaincre, pour pouvoir la gouverner enfuite après lui avoir laiiTé quelque effor. Le mouvement que je venois de fuivre m'a. yant difpofé a 1'attendriffement, la rage qui m'avoic tranfpoité jufqu'alors fit place a la trifteffe, & je commencai a lire afTez au fond de mon cceur pour y voir grave'e en traits ineffacables Ia plus profonde aflMion. Je marchois cependant, je m'éloignois du lieu redoutable, moins rapidement que la veil. le, mais aufïï fans faire aucun détour. Je fortis de Ia ville, & prenant le premier grand chemin, je me mis a le fuivre d'une démarche lente & mal aiTurée, qui marquoit la défaillance & 1'abattc-ment. A mefure que le jour croiffant éclairoit les objets, je croyois voir un autré ciel, une autre terre, un autre univers; tout étoit changé pour moi. Je  ao8 Emile n'étois plus le même que'la veille.ou plutót, je n'étois plus: c'étoit ma propre mort que j'avois a pleurer. O combien de délicieux fouvenirs vinrent afïïéger mon cceur ferré de détreffe, & le forcer de s'ouvrir a leurs douces images pour le noyer de vains regretsl Toutes mes jouiilances paiTées venoient aigrir le feutiment.de mespertes, & merendoient plus de tourmens' qu'elles ne m'avoient donné de voluptés. Ah! qui eft - ce qui connoit le contrafle affreux de fa u ter tou: d'un coup de 1'excès du bonheur.al'excèsdela mifere, & de fraucair cet immenfeintervalIe,fbiis,avoir un moment pour s'y préparer ? Hier, hier même, aux pieds d'une époufe adorée, j'étois le plus heureux des étres; c'étoit 1'amour qui m'afferviffoit a fes loix, qui me tenoit dans fa dépendance; fon tyrannique pouvoir étoit 1'ouvrage de ma tendreffe, je jouiffois même de fes rigueur». Que ne m'étoit-il donné de paffer le cours des fiecles dans cet état trop aimable, a 1'eflimer, la refpecter, Ia chérir, a gémir de fa tyrannie, a vouloir la fléchir fans y parvenir jamais, a demander, implorer, fupplier, defirer fans ceffe, & jamais ne rien obteuir. Ces tems, ces tems chac mans de retour attendu , d'efpérance trompeufe , valoient ceux-mémes oft je la poffédois. Et main. tenant hai', trahi, déshonoré, fans efpoir, fans reflburce, je n'ai pas même la confolation d'ofer former des fouhaits Je m'arrêtois, effrayé d'horreur a 1'objet qu'il falloit fubftituer a celui qui m'-occupoit avec tant de charmes. Coutempler So-  et Sophie. 2op phie avtlie & méprifable! Quels yeux pouvoient fouffrir cette profanation ï Mon plus cruel tourment c'étoit pas de m'occuper de ma mifere, c'étoit d'y mèler la honte de celle qui 1'avoit caufée, Ce tableau défolant étoit le feul que je ne pouvois fop» porter. La veille, ma douleur flupide & forcenée m'avoit garanti de cette affreufe idéé ; je ne fongeois 4 rien qu'a fouffrir. Mais a mefure que le fentiment de mes maux s'arrangeoit pour ainfi dire, au fond de mon cceur, foreé de remonter a leur fource, je me retracois malgré mot ce fatal objet. Les mouvemens qui m'étoient éehappés en fortant ne marquoient que trop 1'indigne p'enchant qui m'y ramenoit. La haine que je lui devois me coütoit moins que le dédain qu'il y falloit joindre, & ce qui me déchiroit le plus cruellement n'étoit pas tant de renoncer a elle , que d'être forcé de la méprifer. Mes premières réflexions fur elle furent ameres. Si 1'infidélité d'une femme ordinaire eft un crime, quel nom falloit-il donner a la fienne? Les ames viles ne s'abaiffent point en faifant des baffefTes, elles reftent dans leur état; il n'y a point pour elles d'ignominie, paree qu'il n'y a point d'élévation. Les atlulteres des femmes du monde ne font que des galanteries; mais Sophie adultere eft le plus odieux de tous les monftres : la diftance de ce qu'elle eft a ce qu'elle fut eft immenfe; non, il  210 Emile n'y a point d'abaiffement, point de crime pareil au fien. Mais moi, reprenois-je, moi qui 1'accufe, & qui n'en ai que trop le droit, puifque c'eft moi qu'elle offenfe, puifque c'eft a moi que 1'ingrate a donné la mort, de quel droit ofé-je la juger fi fé« veremeut avant de' m'être jugé moi-même, avant de favoir ce que je dois me reprocher de fes torts? Tu 1'accufes de n'être plus la même, ó Emile! & toi n'as-tu point ehangé? Combien je t'ai vu dans .cette grande ville différent prés d'elle de ce que tu fus jadis I Ah! fon inconftance eft 1'ouvrage de la tienne. Elle avoit juré de t'étre fidelle; & toi n'avois-tu pas juré de 1'adorer toujours? Tu 1'abandonnes, & tu veux en être toujours honoré! C'eft ton refroidiffement, ton oubli, ton indifférence qui t'ont arraché de fon cceur; il ne faut point ceffer d'être aimable, quand on veut être toujours aimé. Elle n'a violé fes fermens qu'a ton exem. ple; il falloit ne la point négliger, & jamais elle ne t'eüt trahi. Quels fujets de plainte t'a -1 - elle donnés dans la retraite oü tu 1'as trouvée, & oü tu devois tou. jours la laiffer? Quel attiédiffement as-tu remarqué dans fa tendreffe ? eft • ce elle qui t'a prié de la tirer de ce lieu fortuné ? Tu le fais, elle 1'a quitté avec le plus mortel regret. Les pleurs qu'elle y verfoit, lui étoient plus doux que les folatres jeux de la ville. Elle y paffoit fon innocente vie a faire le  et Sophie. bonheur de la tienne: mais elle t'aiinoit mieux que fa propre tranquillité; après t'avoir voulu retenir, elle quitta tout pour te fuivre: c'eft toi qui du fein de la paix & de la vertu 1'entrainas dans fabiine de vices & de miferes, ou, tu t'es toi- même précipité. Hélas 1 il n'a tenu qu'a toi feul qu'elle ne füt toujours fage, & qu'elle ne te rendlt toujours heureux. O Emile! tu 1'as perdu, tu dois te haïï & la plaindre; mais quel droit as • tu de la méprifer ? Es - tu refté toi - même irréprochable ? Le monde n'a • t - il rien pris fur tes moeurs ? Tu n'as point partagé fon.infidélité, mais ne 1'as-tu pas excufée, en ceflant d'honorer fa vertu? Ne 1'as-tu pas excitée en vivant dans les lieux oü tout ce qui eft honnête eft en dêrifion, oü les femmes rougiroient d'être • chaftes, oü le feul prix des vertus de'leur fexe eft la raillerie & 1'incrédulité ? La foi que tu n'as point violée , a-t-elle été expofée aux mêmes rifques? As-tu recu comme elle ce tempérament de feu, qui fait les ■ grandes foibleiTes, ainfi que les grandes vertus? As-tu ce corps trop formé par 1'araour, trop expofé aux périls par fes charmes & aux tentations par fes fens? O que le fort d'une telle femme eft a plaindre! Quels combats n'a-telle point Jt rendre, fans relache, fans ceffe, contre autrui, contre elle-même? Quel courage invincible, quelle opiniatre réfiftance, quelle héroïque fermeté lui font néceflaires! Que de dangereufes viétoires n'a -1 ■ elle pas a remporter tous les jours,  213 Emile fans autre témoin de fes triomphes que le ciel & fon propre cceur? Et après tant de belles années ainfi pallêes a fouffrir, combatire & vaincre inceffamment, un inftant 'de foibleflè, un feul inftant ce relache & d'oubli fouille a jamais cette vie ié, réprochable & déshonore tant de vertus. Femme infortunéej Mlas! un moment d'égarement fait tous tes malheurs & les miens. Oui , fon cceur.eft refté par, tout me.l'aiTure; il m'eft trop connu pour pouvoir in'abufer. Eb! qui fait dans quels pieges adroits les perfides rufes d'une femme vicieufe & jaloufe de fes vertus a pu furprendre fon innocente fimplicité? N'ai-je pas vu fes regrets, fon repentir dans fes yeux ? N'eft-ce pas fa touchaute. Jou» leur qui m'a rendu toute ma tendreffe? Ah! ce n'eft pas ia la conduite artificieufe d'une infideüe qui trompe fon mari & qui fe complajt dans fa trahifon! Puis venant enfuite aréfléchir plus en détail fur fa conduite & fur fon étonnante déclaration , que ne fentois-je point en voyant cette femme, timide & modefte vaincre Ia honre par la franchife, rejetter une eftime démentie par fon cceur,. dédaigner de conferverma copfiance& faréputation encachant une faute que rien ne la forcoit d'avouer, en ia couvrant des careffes qu'elle a rejettées, craindre d'ufurper ba tendrefle de pere pour un enfant qui n'étoitpas.de raon.ftng? Quelle force n'admirois je pas dans cette invincible hauteur de courage qui, mêthe auprix de 1'honneur & de la vie, nepouvgit  et S '0 p' U 1 e. 213 s'&baiffer a la faufTeté &; portoit jufques dans le crime 1'intrépide audacedelavertu? Oui, medifoisje evec nn applaudilfement fecret, au fein même de 1'ignoinime cette ame forie conferve encore tout fon telfort; elle eft coupable fans êire vile; elle a pu commettre un ctime, mais non pas une lacheté. C'est ainfi que peu a peu le penchant de mon cceur me ramenoit en fa faveur a des jugemens plus doux & plus fupportables. Sans la juftifier je 1'excufois; fans pardonner fes outrages, j'approuvois fes bons procédés. Je me complaifois dans ces fentimens. Je ne pouvois me défaire de tout mon , amour, il eüt été trop cruel de le conferver fans eftime. Sitót que je crus lui en devoir encore, je fentis un foulagement inefpéré. L'homine eft trop foible pour pouvoir conferver longtems des mouvemens extrêmes. Dans l'excès mê.ne du défefpoir la Providence nous ménage des confolations. Malgré 1'horreur de mon fort, je fentois une forte de joie è me repréfenter Sophie eftimable & malheureufe; j'aimois a fonder ainfi l'inteïit que je ne pouvois ce'fler de prendre a elle. Au lieu de la feche douleur qui me confumoit auparavant, j'avois la douceur de m'attendrir jufqu'aux larmes. Elle eft perdue & jamais pour moi, je le fais, me difois-je; mais du moins j'oferai penfer encore a elle, j'oferai Ia regretter; j'oferai quelquefois encore gémir & fojpirer fans rougifi Cepenuam j'avois pourfuivi ma route &, diftrait par ces idéés, j'avois matché tout le jour  214 Emile fans m'en appercevoir, jufqu'a ce qu'enfin revenant a moi & n'étant plus foutenu par 1'animofité de la veille, je mefentisd'une laflïtude & d'un épuifement qui demandoient de la nourriture & durepos.Graces aux exercices de ma jeuneffe j'étois robufie & fort, je ne craignois ni Ja faim ni Ia fatigue; mais mon efprit malade avoit tourmenté mon corps, & vous m'aiviez bien plus garanti des pafïïons violentes qu'appris a les fupporter. J'eus peine a gagner un village qui étoit encore a une lieue de moi. Comme il y avoit prés de trente-fix 'heitres que je n'avois pris aucun aliment, je foupai, & méme avec appétit. je me couchai délivré des fureurs qui m'avoient tant tourmenté, content d'ofer penfer a Sophie, & prefque joyeux de 1'imaginer moins défigurée & plus digne de mes regrets que je n'avois efpéré. J e dormis paifiblement jufqu'au matin. La trifrefTe & 1'infortune refpeflent le fommeil & laiffent du rehkhe a 1'ame; il n'y a que les remords qui n'en laifiènt point. En me levant je me fentis 1'efprit afTez calme& en état de délibérerfurce que j'avois a faire. Mais c'étoit ici la plus mémorable, ainfi que Ia plus cruelle époque de ma vie. Tous mes attacheraens étoient rompus ou altérés, tous mes devoirs étoient changés; je ne tenois plus a rien de la même maniere qu'auparavant; je devenois, pour ainfi dire, un nouvel être. 11 étoit important de pefer mürement le parti que j'avois a prendre. J'en pris un provifionnel pour me donner Je loifir d'y réfléchir.  et Sophie. 1215 J'achevai le chemin qui refloit a faire jujqu'a la ville la plus prochaine; j'entrai cliez un raaltre, & je me mis a travailler de mon métier, en attendant que la fermentation de mes efprits fut tout-a-fait appaifée, & que je puiTe voir les objets tels qu'ils étoient. Je n'ai jamais mieux fenti la force de 1'éducation que dans cette cruelle circouftance. Né avec une ame foible, tendre a toutes les impreffions, facile a troubler, timide a me refoudre, après les premiers momens cédés a la nature, je me trouvai maitre de moi-même, & capable de confidérer ma fituation avec autant de fang - froid que celle d'un autre. Soumis a la loi de la néceflué je celTai mes vains murmures, je pliai ma volouté fous 1'inévitzble joug, je regardai le paffé comme étrauger k moi, je me fuppofai commencer denaitre, & tirant de mon état préfent les regies de ma conduite, en attendant que j'en fulTe alTez inftruit, je me mis paifiblemental'ouvrage, comme fi j'eulTe été leplus content des hommes. J e n'ai rien tant appris de vous dés mon enfance qu'aêtre toujours tout entier oü je fuis, a ne jamais faire une chofe & rêver a une autre; ce qui pro-> prement eft ne rien faire & n'étre tout entier nulle part. Je n'étois donc attentif qu'a mon ttavail du* rant la journée: le foir je reprenois mes réflexions, relayant ainfi 1'efprit & le corps 1'un par 1'autre, j'entirois lemeilleur parti qu'il m'étoit poflible, fans jamais fatiguer aucun des deux.  aicT Emile D e s Ie premier foir, fuivsnt Ie fil de mes idees de la veille, j'examinai fi peut-êire je ne prenois point trop i cceur le ciime d'une femme, & fi ce qui me paroifibit une cataftrophe de ma vie n'étoit point un événement trop coramun pour devoir être pris fi gravement. 11 eft cenain, me difois-je, que partout oü les mceurs font en eftime, les infidélités des femmes déthonorent les maris: mais il eft für auffi que dans toutes les grandes villes, & partout oü les hommes, plus corrompus, fe croient plus éclairés, on tient cette opinion pour ridicule & peu fenfée. L'honneur d'un homme, difentils, dépend-il de fa femme? Son malaeur doit-il faire fa honte, & peut- il être .déshonoré des vi. cesd'autrui? L'autre morale abeau être plusfévere celle - ci paroit plus conforme a la raifon. D'ajlleuus, quelque jugement qu'on portdt de mes procédés, n'étois-je pas p:;r mes principes au-deifus de 1'opinion publique? Que m'iinportoit ce qu'on penferoit de raoi.pourvu que dans mon propre cceur je ne celTafte point d'être bon, jufte, honnéte? Etoit-ce un crime d'être miféricordieux? Etoit-ce une lacheté de pardonner une offenfe? Sur quels devoirs allois • je donc me régler? Avois-je fi longtems dédaigné Ie préjugé des hommes, pour lui facrifier enfin mon bonheur? Mais, quand ce préjugé feroit fondé, quelle indut nee peut-il avoir dans un cas fi different des autres? Quel rapport d'une infortunée au défefpoir a qui le remords feul arrache 1'aveu de fon crime, ■ a ces  ET SOP H I E. 217 a ces perfides qui couvrent le leur du menfonge & de la fraude, eu qui uiettent reffronterie a la place de la franchife & fe vantent de leur déshonneur? Toute femme vicieufe, toute femme qui méprife 'encore plus fon devoir qu'elle ne 1'offenfe, eft indigne de ménagement; c'eft partager fon infamie que la tolérer. Mais celle a qui 1'on reproche plutöt une faute qu'un vice, & qui' 1'expie par fes regrets, eft plus digne de pitié que de haine; on peut fa plaindre & la pardonner fans honte ; le malheur même qu'on lui reproche eft garant d'elle pour 1'avenir. Sophie reftée eftimable jufques dans le crime fera refpectabie dans fon repentir; elle fera d'autant plus fidelle que fon cceur fait pour la vertu a fenti ce qu'il en coüte a 1'ofFenfer; elle aura tout a la fois la fermeté qui la conferve & la modeftie qui la rend aimable ; 1'humiliation dtl remords adoucira cette ame orgueilleufe & rendra moins tyrannique ' .'empire que 1'amour lui donna fur moi ; elle en fera plus foigneufe & moins fiere; elle n'aura conitnfs une faute que pour fe guérir d'un défaut. Quand les pafïïons ne peuvent nous vaincre k vifage découvert, elles prennent le mafque de la fa. gefTe pour nous furprendre, & c'eft en imitant le langage de la raifon qu'elles nous y font renoncer. Tous ces fophifmes ne m'en impofoient que paree qu'ils flattoient mon penchant. J'aurois voulu pouvoir revenir a Sophie infidelle, & j'écoutois avec complaifance tout ce qui fembloit autotifer Suppit», Tom. IK K  2i 8 Emile ma lacheté. Mais j'eus beau faire, ma raifon moins traitable que mon cceur ne put adopter ces folies. Je ne pus me diffimuler que je raifonnois pour m'abufer, non pour m'éclairer. Je me difois avec douleur, mais avec force, que les maximes du monde ne font point loi pour qui veut vivre pour foi-même, & que préjugés pour préjugés ceux des bonnes mceurs en ont un de plus qui les favorife: que c'eft avec raifon qu'on impute a un mari le déTordre de fa femme, foit pour 1'avoit mal choifie, foit pour Ia mal gouverner; que j'étois moi-méme un exemple de Ia juftice de cette imputation, & que, fi Emile eut été toujours fage, Sophie n'etit jamais failli; qu'on a droit de préfumer que celle qui ne fe refpeéte pas elle-même, refpeéte au moins fon mari s'il en eft digne & s'il fait conferver fon autorité; que le tort de ne pas prévenir le déréglement d'une femme eft aggra'vé par 1'infamie de le fouffrir; que les conféquences de 1'impunité font effrayantes, & qu'en pareil cas cette impunité marqué dans 1'offenfé une indifférence pour les mceurs honnétes, & une baffeffe d'ame indigne de tout honneur. jEfentois furtout en mou fait particulier, que ce qui rendoit Sophie encore eftimable en étoit plus défefpérant pour moi: car on peut foutenir ou renforcer une ame foible, & celle que 1'oubli du devoir y fait manquer, y peut être ramenée par la raifon; mais comment ramener celle 'qui garde en péchant tout fon courage, qui fait avoir des vertus dans le crime & ne fait le mal que comme  et Sop n ie. 219 il lui plak? Oui, Sophie eft coupabie, paree qu'elle a voulu 1'être. Quand cette ame hautaine a pu vaincre la honte, elle^ pu vaincre toute autre palïïon; il ne lui en etit pas plus coüté pour m'être fidelle que pour me déclarer fon forfait. Envain je reviendrois a mon époufe, elle ne reviendroit plus a moi. Si celle qui m'a tant aimé, fi celle qui m'étoit fi chere a pu m'outrager, fi ma Sophie a pu rompre les premiers nceuds de fon cceur, li la' mere de mon fils a pu violer la foi conjugale encore entiere , fi les feux d'un amour que rien n'avoit offenfé, fi le noble orgueil d'une vertu que rien n'avoit altérée n'ont pu prévenir fa première faute, qu'eft-ce qui préviendroic des rechütes qui ne coütent plus rien? Le premier pas vers le vice est Ie feul pénible; on pourfuit fans même y fonger. Elle n'a plus ni amour, ni vertu, ni eftime a ménager; elle n'a plus rien & perdre en m'offenfant, pas même le regret de m'offenfer. Elle connolt mon cceur, elle m'a rendu tout auffi malheureux que je puis 1'être; il ne lui en coütera plus rien d'achever. Non, je connois le fien; jamais Sophie n'ai. mera un homme a qui elle ait doimé droit de la méprifer.... Elle ne m'aime plus.... 1'ingrate ne 1'a • t- elle pas dit elle-même? Elle ne m'aime plus, la perfide! Ah! c'eft-li fon plus grand crime: j'aurois pu tout pardonner, hors celui-la. Hélas! reprenois-je avec amertume, je paria toujours de pardonner,, fans fonger que fouvent K 2  2 20 Emile 1'oiTenfé pardonne, mais que 1'oiTénfeHr ne pardonne jamais, Saus doute, elle ine veut tout .'e msti qu'elle m'a fait. *h ! combien elle doit me haïr! Emile, que m t'abufes quand tu juges Bê venir fur le pafte! Tout eft changé. Vainemrnt W vivrois encore avec elle ; les jours heureux qu'elle t'a donnés ne revienriront plus. Tu ne retrouverois plus ta Sophie, & Sophie ne te retrouveroit plus. Les fituations dépendent des affections qu'en y potte : quand les cceurs'changent, tout change; tout a beau demeurer le même, quand on n'a plus les mémes yeux, on ne voit plus rien comme auparavant. Ses ireeurs ne font point défefpérées, je le fais bien: elle peut être encore digne d'eflime, mériter toute ma tendreilë, elle peut me rendre fon cceur, Biais elle ne peut n'avoir point failli, „i pertfre' &. m'ótcr le fou venir de fa faute. La fidélité, la vertu, 1'amour, tout peut revenir, hors la cón> fiance , & fans la confiance il n'y a plus que dégoüt, trifleiïe, ennui dans lemariage; le déli. cieux charme de 1'inr.ocence eft évanoui. C'cn eft fait, c'cn eft fait, ni prés, ni loin, Sophie ne peut plus êre beureufe & je ne puis étre heureux que de fon !>ónfcet:r. Cela feul me décide; j'aime mieux foiilïrir lom d'elle que par elle-: j'aime niieux ia regretter, que la tourmenter. O ui, tous nos liens font rompus, ils le font par elle. .En violant fes engagemens elle m'sffranchit des raiènsi Elle ne m'eft plus rien, ne 1'a -1 • elte  f. t Sop h i e. = 2 ! pas dit encore ? Elle n'eft p'us ma femme : la reverrois-je comme étrangere ? Non, je ne la reverrai jamais, je fuis libre; au moins je dois 1'êcre'. que mon cceur ne 1'eftil autant que ma foil Mais quoi! mon affront rtftera - t • il iinpuni? Si 1'infidelle en aime un autre, quel mal lui fais-je en la délivrant de moi? C'eft moi que je punis & non pas elle: je remplis fes vceux a mes dëpens. Eft-ce-la le reffentiment de 1'honueur outragé? Oit eft la juftice, oü eft la vengeance? Eh! malheureux, de qui veux • tu te venger ? De celle que ton plus grand défefpoir eft de ne pouvoir plus rendre heureufe. Du moins ne fois pas la viélime de ta vengeance. Fais-lui , s'il fe peut, quelque mal que m ne femes pas. II eft ded crimes qu'il faut abandonner aux remords des coupables; c'eft prefque les auiorifer que les punir. Un mari cruel mérite-t-il une femme fiJ.lle? D'ailleurs de quel droit la punir, a quel titre ? Estu fon juge, n'é.ant même plus fon éponx? Lort qu'elle a vioié fes devoirs de femme, elle ne s'en eft point canfervé les droits. Dés 1'inflant qu'elle a formé d'auirts nce.ids, elle a btifé les tiens & ne s'en eft point cachée; elle ne s'efl point parée a tes yeux d'une fiJélité qu'elle n'avoit plus; elle ne t'a ni trahi, ni menti ; en ceflant d'être a toi fenl elle a déclaré ne t'être plus rien: quelle autorité peut te refter fur elle? S'il t'en reftoit tu devro:s 1'abdiqiur pour ton propre avantage. Crois-moi, fois- bon par f»gefle & clément par vengeanije. K 3  222 Emile Défie ■ toi de Ia colere; crains qu'elle ne te ramene a fes pieds. A i n s i tenté par 1'amour qui me rappelloit oupar le dépit qui vouloit me féduire, que j'eus de combats a rendre avant d'être bien détefminéi & quand je crus 1'être, une réflexion nouvelle ébranla tout. -L'idée de mon fils m'attendrit pour fa mere plus que rien n'avoit fait auparavant. Je fentis que ce point de réunion 1'empêcheroit toujours de m'être étrangere; que les enfans forment un nceud vraiJnefit indiflbluble entre ceux qui leur ont donné 1'être, & une raifon naturelle & invincible contre le divorce. Des objets fi chers, dont aucuu des deux ne peut s'éloigner, les rapprochent néceiTairement; c'eft un intérét commun fi tendre qu'il leur tiendroit lieu de fociété, quand ils n'en auroient point d'autre. Mais que devenoit cette raifon, qui plaidoit pour la mere de mon fils, appliquée a celle d'un enfant qui n'étoit pas-a moi? Quoi! Ia nature elle - même autorifera le crime, & ma femme en partageant fa tendrefle a fes deux fils, fera forcée a partager fon attachement aux deux peres! Cette idéé , plus horrible qu'aucune qui m'eüt paffé dans 1'efprit, m'embrafoit d'une rage nouvelle; toutes les furies revenoient déchirer mon cceur en fongeant a cet afFreux partage. Oui, j'aurois mieux aimé voir mon fils mort que d'en voir a Sophie un d'un autre pere. Cette imagination m'aigrit plus, m'aliéna plus d'elle que tout ce qui m'avoit tourmenté jufqu'alors. Dês cet inftant je me décidai  e ï Sophie. 223 fans retour, & pour ne laiffer plus de prife au doute je celfai de délibérer. Cette réfolution bien formée éteignit tout mon reflentiment. Morte pour moi je ne la vis plus coupable; je ne Ia vis plus qu'eftimable & mal. heureufe, & fans penfer a fes torts, je me rappellois avec attendriffement tout ce qui me la rendoit regrettable. Par une fuite de cette difpofition , je voulus mettre a ma démarche tous les bons procédés qui peuvent confoler une femme abandonnée; car, quoi que j'eufl'e afFeété d'en penfer daijs ma colere, & quoi qu'elle en eüt dit dar?s forir défefpoir, je ne doutois pas qu'au fond du cceur elle n'eüt encore de 1'attachement pour moi & qu'elle ne fentlt vivement ma perte. Le premier effet de notre féparation devoit être de lui óter mon fils. Je frémis feulement d'y fonger, & après avoir été tant en peine d'une vengeance , je pouvois a peine fupporter 1'idée de celle-la. J'avois beau me dire en m'irritant que cet enfant feroit bientót remplacépar un autre; j'avois beau appuyer avec toute la force de la jaloufie fur le cruel fupplément; tout cela ne tenoit point devant 1'image de Sophie au défefpoir en fe voyant arracher fon enfant. Je me vainquis toutefois; je formai, non fans déchirement, cette réfolution barbare, & la regardant comme une fuite néceflaire de la première oü j'étois für d'avoir bien raifonné, je 1'aurois eertainemeut exécutée malgré ma répugnance, fi un événement imprévu ne m'eüt contraint a la mieux examiner. K 4  224 ë m i l ss Il me reftoit a faire une autre délibératiou que je comptois pour peu de chofe, après celle dom je venois de me tirer. Mon parti étoit pris par rapport a Sophie, il me reftoit il le prendre par rapport a moi, & a voir ce que je voulois devenir me retrouvant feul. 11 y avoit longtems que je n'étois plus «ri étre ifolé fur la terre: mon cceur tenoit, comme vous me 1'aviez prédit, aux attachemens qu'il s'étoït donnés, il s'étoit accouiumé a ne faire qu'un avec ma familie; il falloit 1'en détacher, du moins enpartie, & cela même étoit plus pénible que de 1'en détacher tout- a- fait. Quel vtiide il fe fait en nous, combien on perd de fon exiftence, quand on a tenu a tant de chofes & qu'il faut ne tenir plus qu'a foi, ou qui pis eft, a ce qui nous fait fentir inceftamment le détachctnent du refte! J'avois a cherehsr fi j'étois cet homme encore, qui fait reinpür fa place dans. fou efpece, quand nul individu ne s'y imé. rtfle plus. Mais, oü eft-elle cette place pour celui dont tous les rapports font détruits ou changés ? Que faire, que devenir, oü porter mes pas, a quoi employer une vie qui ne devoit plus faire mon bonheur, ni celui de ce qui m'étoit cher, & dont le fort m'ótoit jufqu'a 1'efpoir de contribuer au bonheur de perfonne? Car fi tant d'inftrumens préparés pour le mien n'avoient fait que ma mifere, pouvoisje efpérer d'être plus heureux pour autrui que vous ne 1'aviez été pour moi? Non, j'aimois mon devoir tn-  et S- o p ir i e. 225 encore, mais je 11e le voyois plus. En rappeller les principes & les regies, les appliquer a mon nouvel état, n'étoit pas 1'affairc d'un moment, & mon efprit fatigué avoit befoin d'un peu de relftch.2 pour fe livrer k de nouvelles méditations. J'avois fait un grand pas vers le repos. Délivré de 1'inquiétude de 1'efpérance, & für de perdre ainfi peu a p-:u celle du defir, en voyant que le pafte ne m'étoit plus rien, je taehois de me mettre tout-a-fsit dans 1'état d'un homme qui comnunee a vivre. Je me difois qu'en effet nous ne faifons jamais que commencer, & qu'il n'y a point d'autre liaifon dans notre exiftence qu'une fuccelïïon re momens préfens, dont le premier eft toujours celui qui eft en acte. Nous mourons & nous naifi'ons cbaque inftant de notre vie, & quel intérét la mort peut • elle nous laiffer? S'il n'y a rien pour nous que ce qui feta, nous ne pouvons être heureux ou malheureux que par 1'avenir, & fe tourmenter du palTé, c'eft tirer du néant les fujets de notre mifere. Emile, fois un homme nouveau, tu n'auras pas plus k te plaindre du fort que de la nature. Tes malheuis font nu.'s, l'ablme du néant les a tous engloutis; mais ce qui eft réel, ce qui eft exiftant pour toi, c'eft ta vie, ta fanté, ta jeuneffe, ta raifon, tes talens, tes lumieres, tes vertus, enfin, fi tu le veux, & par conféqueut ton bonheur. J e repris mon ttavai!, attendant paifiblement que mes idéés s'anangeaflent afi'ez dans ma tête pour me montrer ce que j'avois a faire, & cependant K 5  22ó Emile en comparant mon état a celui qui 1'avoit précédé, j'étois dans Ie calme; c'eft 1'avantage que procure indépendamment des événemens toute conduita conforme a la raifon. Si 1'on n'eft pas heureux malgré la fortune , quand on fait maintenir fon cceur dans 1'ordre, on eft tranquille au moins en dépit du fort. Mais que cette tranquillité tient a peu de chofe dans une ame fenfible! II eft bien aifé de fe mettre dans 1'ordre, ce qui eft difficile, c'eft d'y refter. Je faillis voir renverfer toutes mes réfolutions au moment que je les croyois le plus affermies. J'étois entré chez Ie maitre fans m'y faire beaucoup remarquer. J'avois toujours confervé dans mes vêtemens la fimplicité que vous m'aviez fait aimer; mes manieres n'étoient pas plus recherchées, & fair aifé d'un homme qui fe fent partout a fa place étoit moins remarquable chez un menuifier qu'il ne 1'eüt été chez un grand. On voyoit pourtant bien que mon équipage n'étoit pas celui d'un ouvrier; mais a ma maniere de me mettre a 1'ouvrage on jugea que je 1'avois été, & qu'enfuite avancé h quelque petit pofte j'en étois déchu pour renner dans mon premier état. Un petit parvenu retombé n'infpire pas une grande confidération , & 1'on me prenoit a peu prés au mot fur 1'égalité oü jem'étois mis. Tout-a ■ coup je vis changer avec moi le ton de toute la familie. La familiarité prit plus de réferve, on me regardoit au travail avec une forte d'étonnement; tout ce que je faifois dans  et Sophie. 227 1'attelier j'y faifois tout mieux que le maltre) excitoit 1'admiration; 1'on fembloit épier tous mes mouvemens, tous mes geiles. On tachoit d'en ufer avec moi comme a 1'ordinaire; mais cela ne fe faifoit plus fans effort, & 1'on eüt dit que c'étoit par refpeét qu'on s'abftenoit de m'en marquer davantage. Les idéés dont j'étois préoccupé m'empêchereut de m'appercevoir de ce changement auiiïcóc qde j'aurois fait dans uu autre tems: mais mon habitude en agiflant d'être toujours a la chofe me ramenant bientót a ce qui fe faifoit amour de moi, ne me lailTa pas longtems ignorer que j'étois devenu pour ces bonnes gens un objet de curiofité qui les intérelToit beaucoup. J e remarquai furtout que la femme ne me quittoit pas des yeux. Ce fexe a une forte de droits fur les aventuriers qui les lui rend en quelque forte plus intérelfans. Je ne pouiïbis pas un coup d'échope qu'elle ne parüt effrayée, & je la voyois toute furprife de ce que je ne m'étois pas bleiTé, „ Madame", lui dis - je une fois: „ je vois que ,, vous vous défiez de mon adreffe; avez-vous „ peur que je ne fache pas mon métier ?*Mon(ieur, „ me dit-elle, je vois que vous favez bien le „ nótre; on diroit que vous n'avez fait que cela ,, toute votre vie." A ce mot je vis que j'étois connu : je voulus favoir comment je 1'étois. Après bien des myfteras, j'appris qu'une jeune Dame étoit venue, il y avoit deux jours, defcendre & ta porte du maltre; qua fans permettre qu'on mV K 6  4a8 E si i l e vertit, elle avoit voulu me voir; quelle s'étoit arrêcée derrière une porte vitree d'ou elle pouvoit m'appercevoir au fond de 1'attelier, qu'elle s'étoit mife a genoux a cette porte, ayant a cóté d'elle un petit enfant qu'elle ferroit avec tranfport dans fes bras par intervalles, poufTant de longs fanglots a demi étouiTés, verfant des torrens de larmes & dormant divers fignes d'une douleur dont tous les témoins avoient été vivement émus: qu'on 1'avoit vueplufieurs fois fur le point de s'élancer dans 1'at. telier, qu'elle avoit pam ne fe retenir que par de violens eflbrts fur elle-même: qu'enfin aptês m'avoir confidéré longtems avec plus d'attention & de recueillement, elle s'étoit levée tout d'un coup, &, collant le° vifage de 1'enfant fur le fien, elle s'étoit écriée a demi - voix.' non , jamais il ne vowlra fóter ta mere; viens, nous itavons rien a faire ici. A ces mots elle étoit fortie avec précipitation; puis après avoir obtenu qu'on ne me parleroit de rien, rsmonter dans fon carroffe & partir comme nn éclair, n'avoit été pour elle que 1'afFaire d'un inftant. Ils ajouterent que le vif intéiêt dont ils ne pouvoient'fe défendre pour cette aimable Dame, les avoit rendus fideles a la promefté qu'ils lui, avoient faite & qu'elle avoit exigée avec tant d'inftances, qu'ils n'y manquoient qu'a regret; qu'ils voyoient aifément a fon équipage & plus encore a fa figure, que c'étoit une perfonne d'un haut rang, & qu'ils ne pouvoient préfumer autre chofe de fa démarche & de fon difcours, finon que cette femme  et Sophie. 22$ étoit la miemie, car il étoit impoffible de la prendre pour une fille entretenue. J u g ü z de ce qui fe paflbit en moi durant ce récit! Que dechofes tout cela fuppofoit! Quelles inquiétudes n'avoit-il pas fallu avoir, quelles recherches n'avoit-il point fallu faire pour retrouver ainfi mes traces! Tout cela eft-il de quelqu'un qui n'aime plus? Quel voyage! quel motif 1'avoit pu faire emreprendre! dans qucüe occupation elle m'avoit furpris ! Ah! ce n'étoit pas la première fois: mais: alors elle n'étoit pas h genoux, elle ne fondoit pas en larmes. O tems, tems heureux! Qu'elt devenu cet auge du ciel ? Mais que vient donc faire tci cette femme elle amene fon fils mon fils.... & pourquoi?.... Vou- loit-el'e me voir, me parler? Pourquoi s'enfuir?.. me braver? .... Pourquoi ces larmes? Que me veut-elle, la perfide? vient-elle infulter a ma mifere? A-t-elle oublié qu'elle ne m'eft plus rien? Je cherchois en quelque forte a m'irriter de ce voyage pour vaincre 1'attendrifTement qu'il me caufoit, pour réfifler aux tentations de courir après finfortunée qui m'agitoient malgré moi. Je demeurai néanmoins. Je vis que cette démarche ne prouvoit autre chofe finon que j'étois encore aimé, & cette fuppofition même étant entree dans ma délibération , ne de voit rien changer au parti qu'elle m'avoit fait prendre. Aloks examinarit plus pofément toutes les l K 7  230 Emile circonftances de ce voyage, pefant furtout les derniers mots qu'elle avoit prononcés en partant, j'y crus démêler le motif qui 1'avoit ainenée & celui qui 1'avoit fait repartir tout d'un coup fans s'être laiffé voir. Sophie parloit fimplement; mais tout ce qu'elle difoit portoit dans mon coeur des traits de lumiere, & c'en fut un que ce peu de mots: 11 ne fótera pas ta mere, avoit-elle dit. C'étoit donc la crainte qu'on ne la lui ótat qui 1'avoit amenée, & c'étoit la perfuafion que cela n'arriveroit pas qui 1'avoit fait repartir; & d'oü la tiroit - elle , cette perfuafion? qu'avoit - elle vu? Emile en paix, Emile au travail. Quelle preuve pouvoit-elle tirer de cette vue, finon qu'Emile en cet état n'étoit point fubjugué par fes pafïïons & ne formoit que des réfolutions raifonnables ? Celle de la féparer de fon fils ne 1'étoit donc pas felon elle, quoi qu'elle le füt felon moi: Iequel avoit tort? Le mot de Sophie décidoit encore ce point; & en effet en confidérant le feul intérêt de 1'enfant, cela pouvoitil même étre mis en doute? Je n'avois envifagé que 1'enfant óté a fa mere, & il falloit envifager la mere ótée a 1'enfant. J'avois donc tort. Oter une mere a fon fils, c'eft lui óter plus qu'on ne peut lui rendre, furtout a cet age ; c'eft facrifier 1'enfant pour fe venger de la mere: c'eft un acte de pafïïon, jamais de raifon, a moins que la mere ne foit folie ou dénaturée. Mais Sophie eft celle qu'il faudroit defïrer a mon fils, quand il en auroit une autre. II faut que nous 1'élevions  KT S O P H I li. S3I elle ou moi, ne pouvant plus 1'élever enfemble, ou bien pour contenter ma colere, il faut le rendre orphelin. Mais que ferai-je d'un enfant dans f état oii je fuis ? J'ai afTez de raifon pour voir ce que je puis ou ne puis faire, non pour faire ce que je dois. Trainerai-je un enfant de cet dge en d'autres contrées, ou le tiendrai - je fous les yeux de fa mere, pour braver une femme que je dois fuir? Ah! pour ma füreté je ne ferai jamais afTez loin d'elle! Laiffons - lui 1'enfant, de peur qu'il ne lui ramene a la fin le pere. Qu'il lui refte feul pour ma vengeance; que chaque jour de fa vie il rappelle a 1'infidelle le bonheur dont il fut le gage & 1'époux qu'elle s'eft óté. Il eft certain que Ia réfolution d'óter mon fils a fa mere avoit été 1'efTet de ma colere. Sur ce feul point la pafïïon m'avoit aveuglé, & ce fut le feul point auffi fur Iequel je chaugeai de réfolution. Si ma familie eüt fuivi mes intentions, Sophie eüt élevé cet enfant, & peut-étre vivroit-il encore; mais peut-être auffi dès-lors Sophie étoit-elle morte pour moi; confolée dans cette chere moitié de moi-même, elle n'eüt plus fongé a rejoindre 1'autre, & j'aurois perdu les plus beaux jours de ma vie. Que de douleurs devoient nous faire expier nos fautes, avant que notre réunion nous les fit oublier! Nous nous connoifïïons fi bien mutuellement, qu'il ne me fallut, pour deviner le motif de fa brufque retraite, que fentir qu'elle avoit prévu ce  232 Emile qui feroit arrivé fi nous nous fufïïons revus. J'étois raifonnable, mais foible; elle Ie favoit; & je favois encore mieux combien cette ame fublime & fiere confervoit d'inflexibilité jufques dans fes fautes. L'iJée de Sophie rentrée en grace lui étoit infupportable. Elle fentoit que fon crime étoit de ceux qui ne peuvent s'oublier; elle aimoit mieux être punie que pardonnée: un tel pardon n'étoit pas - fait pour elle; la punition même favililfoit moins a fon gré. Elle croyoit ne pouvoir effacer fa faute qu'en 1'expiant, ni s'acquitter avec Ia jufiice qu'en foufirant tous les maux qu'elle avoit mérités. C'elt pour cela qu'intrépide & barbare dans fa franchife, elle dit fon crime a vous, a toute ma familie, taifant en même tems ce qui 1'excufoit, ce qui la juliifioit peut-être, le cachant, dis-je, avec une telle obftination, qu'elle ne m'en a jamais dit un mot a moi-même, & que je ne I'ai fu qu'aprés fa mort. D'aiLiiutts, rafiurée fur la crainte de perdre fon fils, elle n'avoit plus rien a defirer de moi pour elle-même. Me fiichir eüt été m'aviiir, & elle étoit d'autatit plus jaloufe de mon honneur , qu'il ne lui en reftoit point d'autre. Sophie pouvoit être criminelle, mais 1'époux qu'elle s'étoit choifi devoit être au-delfus d'une laeheté. Ces rafinemens de fon amour-propre ne pouvoient convenir qu'a elle, & peut-être n'appartenoit-il qu'a moi de les pénétrer. J e lui eus encore cette obligation, méme aprês  kt Sophie. 233 m'êtrc féparé d'elle, de m'avoir ramené d'un parti peu raifonné que la vengeance m'avoit fait prendre. Elle s'étoit troinpée en ce point dans la bonne opinion qu'elle avoit de moi, mais cette- erreur n'en fut plus une, auffitót que j'y eus penfé; en ne coiitïdérant que 1'intérêt de mon fils, je vis qu'il falloit le laifier a fa mere, & je m'y déterminai. Du reffe, confirmé dans mes fentimens, je réfolus d'éloigner fon malheureux pere des rifques qu'il venoit de courir. Pouvois-je être afTez loin d'elle, puifque je ne devois plus m'en rapprocher? C'étoit elle encore, c'étoit fon voyage qui venoit de me donner cette fage lecon; il m'importoit, pour Ia fuivre, de ne pas refter dans le cas de la recevoir deux fuis. Il falloit fttir; c'étoit-Ia ma grande affaire, & la conféqiience de tous mes précédens raifonnemens. Mais oü fuir? C'étoit a cette déli&ération que j'en étois demeuré, & je n'avois pas vu que rien n'étoit plus indifférent que le choix du lieu, potirvu que je m'éloignafTe. A quoi bon tant balancer fur ma retraite, puifque partout je trouvereis a vivre ou mourir, & que c'étoit tout ce qui me reftoit a faire? Quelle bêtife de 1'amour - propre de nous montrer toujours toute Ia nature intéréffée aux petits évétiemens de notre vie? N'eüt on pas dit ame voir délibérer fur mon féjour, qu'il importoit beaucoup au genre humain que j'allaffe habiter un pays plutót qu'un autre, èc que le poiifc de mon corps alloit rompre 1'équiiibre du globe? Si je  234 E m i l e n'eftimois mon exiftence que ca qu'elle vaut pour mes femblables , je m'inquiéterois moins d'aller chercher des devoirs a remplir, comme s'ils ne me fuivoient pas en quelque lieu qua je fufle; & qu'il ne s'en préfentat pas toujours autant qu'en peut remplirceluiquilesaime; jeme dirois qu'en quelque lieu que je vive, en quelque fituation que je fois, je trouverai toujours a faire ma tacbe d'homme, & que nul n'auroit befoin des autres fi chacun vivoit convenablement pour foi. L e fage vit au jour la journée, & trouve tous fes devoirs quotidiens autour de lui. Ne tentons rienau-dela de nos forces & ne nous portons point en avant de notre exifience. Mes devoirs d'aujourd hui font ma feule tache, ceux de demain ne font pas encore venus. Ce que je dois faire a préfent eft de m'éloigner de Sophie, & Ie chemin que je dois choifir eft celui qui m'en éloigne le plus directement. Tenons-nous en la. Cette réfolution prife, je mis 1'ordre qui dépendoit de moi a tout ce que je laiftbis en arriere; je vous écrivis, j'écrivis a ma familie, j'écrivis a Sophie elle-même, je réglai tout, je n'oubliai que lesfoins qui pouvoient regarder ma perfonne, aucun ne m'étoit néceflaire, & fans valet, fans argent, fans équipage, mais fans defirs & fans foins, je partis feul & a pied. Chez les peuples oü j'ai vécu, fur les mers que j'ai parcourues, dans les - déferts que j'ai traverfés, errant durant tant d'années, je n'ai regretté qu'une feule chofe, & c'é-  et Sophie. 235 toit celle que j'avois a fuir. Si mon cceur m'eüs laiiTé tranquille, mon corps n'eüt manqué de rien. Lettue II. J'ai bu 1'eau d'oubli; le pafte* s'efface de ma mémoiré, & 1'univers s'ouvre devant moi. Voila ce que je me difois en quittant ma patrie dont j'avois a rougir, & a laquelle je ne devois que le mépris & la hainé, puifqu'heureux & digne d'honneur par moi - même, je ne tenois d'elle & de fes vils habitans que les maux dont j'étois la proie & 1'opprobre oü j'étois plongé. En rompant les nceuds qui m'attachoient a mon pays, je 1'étendois fur toute la terre, & j'en devenois d'autant plus homme, en ceffant d'être citoyen. J'ai remarqué dans mes longs voyages, qu'il n'y a que 1'éloignement du terme qui rende le trajet difficile. II ne 1'eft jamais d'aller a une journée du lieu oü 1'on eft, & pourquoi vouloir faire plus, fi de journée en journée on peut aller au bout du monde? Mais en comparant les extrêmes, on s'effarouche de i'intervalle; il femble qu'on doive le franchir tout d'un faut; au lieu qu'en le prenant par partïes, on ne fait que des promenades & Ton arrivé. Les voyageurs, s'environnaut toujours de leurs ufages, de leurs habitudes, de leurs préjugés, de tous leurs befoins faclices, ont, pour ainfi  23t> Emile dire , une atmofphere qui les iepare des lieux on ils font, comme ri'autant d'autres mondes dilTérens du leur. Un Franc.ois voudroit porter avec lui toute la France; fitót que quelque chofedece qu'il avoit lui manque , il compte pour rien les équi. valens & fe croit perdu. Toujours comparant ce qu'il trouve a ce qu'il a quitté, il croit être mal quand il n'eft pas de la même maniere , & ne fanroit dormir aux Indes, fi fon lit n'eft fait tout comme a Paris. Pour moi, je fuivois la direélion contraire a 1 objet que j'avois a fuir, comme autrefois j'avois fuivi 1'oppofé de 1'ombre dans la forét de Montmorenci. La vitefle que je ne mettois pas a mes courfes, fe compenfoit par la ferme réfolution de ne point ré trograder. Deux jours de marche av.oient déja fermé derrière moi la barrière, en me laiiTant le tems de réflichir durant mon retour, fi j'eufle été tenté d'y fonger. Je refpirois en m'éloignant, & je marchois plus a mon aife a raefure que j'échappois au danger. Borné pour tout projet a celui que j'exécutois, je fuivois le même air de vent pour toute regie; je marchois tantót vite & tantót lente-ment, felon ma commodité, ma fanté, mon humeur, mes forces. Potirvu , non avec moi, mais en moi, de plus de reflburces que je n'en avois befoin pour vivre, je n'étois embarraffé ni de ma voiture, ni de ma fubfiftance. Je ne cr-aignois point les voteurs; ma bourfe & mon pafteport étoient da..s mes bras:-mon vcxraeut formoit  kt S o p h i f. 237 toute ran garderobe; il étoit commode & bon pour un ouvrier. Je le renottve:lois fans peine, a mefure qu'il s'ufoit. Comme je ne marchois ni avec 1'appareil ni avec i'inqtiiëttrêe d'un voyageur, je n'cxcitois 1'attention de peifomie; jé paifois partout pour un homme du pays. il étoit rrre qu'on m'arrê'at fur des frontieres, & quand cela m'arrivoit, peu m'importoit; je reftois- li fans impatience, j'y travaillois tout comme ailleursj j'y aurois fans peine paflë ma vie fi 1'on m'y eüt toujours retenu, & mon peu d'empreflement d'aller plus loin m'ouvroit enfin tous les paffages. L'air affairé & foucieux eft toujours fufpeét, mais un homme tranquille infnire de la confiance; tout le monde me laiffbit libre en voyant qu'on pouvoit difpofer de moi fans me facher. Q 0 a n n je ne trotwois pas ft travailler de mon métier, ce qui étoit rare , j'en faifois d'autres. Vous m'aviez fait acquérir 1'inftruraent univerfel. Tantót payfan, tantót artifin, tantöt artifte, quelquefois même homme i talens, j'avois partout quelque connoiffance de mife, & je me reudois maitre de leur ufhge par mon peu d'emprefïe-ment ft les montrer. Un des fruits de mon éducation étoit d'être pris au mot fur ce que je me donnois pour être. & rien de plus; paree que j'étois fimple en toute chofe, & qu'en rempliffant un pofte je n'en briguois pas un autre. Ainfi j'étois toujours £ ma place & 1'on m'y lailfoit toujours. Si je lombois malade, accident bien rare ft uh  238 Emile homme de mon tempérament, qui ne fait excès ni d'alimens, ni de foucis, de travail, ni de repos, je reftois coi fans me tourmenter de guérir, ni m'effrayer de mourir. L'animal malade jeüne,refte en place & guérit ou meurt; je faifois de méme, & je m'en trouvois bien. Si je me fufle inquiété de mon état, fi j'eufle importune les gens de mes craintes & de mes plaintes, ils fe fèroient ennuyés de moi, j'eufle Infpiré moins d'intérêt & d'empreflement que n'en donnoit ma patience. Voyant que je n'inquiétois perfonne, que je ne me lamentois point, on me prévenoit par des foins, qu'on ïu'eüt refufés peutétre fi je les eufle implorés. J'ai cent fois obfervé que plus on veut exiger des autres, plus on les difpofe au refus: ils aiment agir librement, & quand ils font tant que d'être bons, ils veulent en avoir tcjut le mérite. Demander un bienfait c'eft y acquérir une efpece de droit, 1'accorder eft prefque un devoir, & 1'amour - propre ai me mieux faire un don gratuit que payer une dette. Dans ces pélerinages, qu'on eüt btèmés dans le monde comme Ia vie d'un vagabond, paree que je ne les faifois pas avec le fafte d'un voyageur opulent , fi quelquefois je me demandois : que fais-je? oü vais-je? quel eft mon but? Je me répondois: qu'ai ■ je fait en naiflant, que de commencer un voyage qui ne doit finir qu'a ma mort ? Je fais ma lache , je refte a ma place, j'ufe avec iauocence & fimplicité cette courte vie, je fais  et Sophie. =39 toujours un grand bien par le mal que je ne fais pas parmi mes femblables, je poiuvois a mes befoins en pourvoyant aux leurs, je les fers fans ja. mais leur nuire, je leur donne 1'exemple d'être heureux & bons fans foins & fans peine: j'ai répudié mon patrimonie, & je vis 5 je ne fais rien d'injufte, & je vis; je ne demande point 1'aumóne, & je vis- Je fuis donc utile aux autres en proportion de ma fubfiftance: car les hommes ne donnent rien pour rien. .Comme je n'emreprends pas 1'hifloire de mes vo\ages, je paffe tout ce qui n'eft qu'événemenr. J'atrive a Marfeilie: pour fuivre toujours la même direction je m'embarque pour Naples; il s'agit de payer mon paflage; vous y aviez pourvu en me faifant apprendre la manoeuvre: elle n'eft pas plus difficile fur la Méditerranée que fur 1'Océan, quelques mots changés en font toute la différence. Je me fais matelot. Le capitaine du batiment, efpece de patron renforcé, étoit un renégat qui s'étoit rapatrté. 11 avoit été pris depuis lors par les cor. faires & difoit s'étre échappé de leurs mains fans avoir été reoonnu. Des marchands Napolitains lui avoient confié un autre vaiffeau & il faifoit fa feconde courfe depuis ce rétabliflement. II contoit fa vie a qui vouloit 1'entendre, &. favoit fi bien fe faire valoir qu'en amufant il donnoit de la confiance. Ses goüts étoient auffi bizarres que fes aventures. 11 ne fongeoit qu'a divertir fon équipage: il avoit fur fon bord deux méchans piertiers qu'il  B40 E Jï U e tirailloit tout lejour; toute Ia nuit il „ïolt des Fulées; on n'a jamais vu patron de navire auffi gat, Pouu moi je m'amufois a m'exercer dans la marine, & quand je n'étois pas de quart, je n'en demeurois pss moins è la manoeuvre ou au gouvernail. L'attention me tenoit lieu d'expérience, & je ne tardai pas a juger que nous dérivions beau. coup a l'oueft. Le compas étoit pourtant au rumb convenable; mais le cours du iblei! & des étoiles, me fembloit contrarier fi fort fa direétion qu'il ia'. loit, felon moi, que 1'aiguüle déclinat prodigieulément. je le dis au capitaine; il battit Ia campagne en fe moquant de moi, & comme la mer devint haute & le tems nébuleux, il ne me fut pas poffible de vérifier mes obrervations. Nous eümes un vent forcé qui nous jetta en pleine mer; il dura deux jours: le troifieme nous appergümes la tetre a notre gauche. Je demandai au patron ce que c'étoit. II me dit, teire de 1'églife. Un matelot foutint que c'étoit Ia cote de Sardaigtie; il fut hué, & paya de cette facon fa bienvenue; car quoique vieux matelot, il étoit nouvellement fur ce bord, ainfi que moi. Il ne m'importoit gueres oü que nous fuffions; mais ce qu'avoit dit cet homme ayant ranimé ma curiofité, je me mis a fureter autour de 1'habitacle, pour voir fi quelque fer mis-la par mégarde na faifoit point décliner 1'aiguille. Quelle fut ma furprife de trouver un gros aimant caché dans un coin! Ln 1'ótant de fa place, je vis 1'aiguiile en mouvement  et Sophie. 24.1 ment veprendre fa direction. Dans le même inftant quelqu'un cria: Voile! Le patron regarda avec fa lunette, & dit que c'étoit un petit batiraent fran. cois; comme il avoit Ie cap fur nous & que nous ne 1'évitions pas, il ne tarda pas d'être a pleitte vue, & chacun vit alors que c'étoit une voile barbarefque. Trois marchands Napolitains que nous avions a bord avec tout leur bien, pouflerent des cris jufqu'au ciel. L'énigme alors me devint claire. Je m'approchai du patron, & lui dis a i'oreille: Patron , fi nous fommes pris, tu es mort; compte Id-dcfus. J'avois paru fi peu ému , & je lui tins ce difcours d'un ton fi pofé, qu'il ne s'en alarma gueres & feignit même de ne 1'avoir pas entendu. I l douna quelques ordres pour la défenfe, mais il ne fe trouva pas une armeen état, & nous avions tant brülé de poudre que quand on voulut charger les piertiers, a peine en refta-t- il pour deux coups. Elle nous eüt même été fort inutile; fi.ót que nous fümes a portée, au lieu de daigner tirer fur nous on nous cria d'amener, & nous fümes abordés prefque au même inftant. Jufqu'aiors le patron, fans en faire femblant, m!ob(êrvoit avec quelque défiance: mais fitöt qu'il vit les corfaires dans notre bord, il celfa de faire attention a moi & s'avauca vers eux fans précaution. En ce moment je me crus juge ckexécuteur, pour venger mes compagnons d'efclavage, enpurgeantle genre-humain d'un traitre & la mer d'un de fes monftres. Je courus a lui, & lui criant: je te Fat promis, je te tiens Supplém. Tom. IV. L  242 Emile parole; d'un fabre dont je m'étois faifi, je lui fis voler la tête. A 1'inflant, voyant le chef des barbarefques venir impétueufement a moi, je 1'attendis de pied ferme, & lui préfentant le fabre par la poignée: tktis, Capitaine, lui dis-je en langue franque , je viens de faire juftice; tu peux la faire a ton tour. II prït le fabre, il le leva fur ma tête; j'attendis le coup en filence: il fourit, & me tendant la main, il défendit qu'on me mit aux fers avec les autres, mais il ne me paria point de 1'expédition qu'il m'avoit vu faire; ce qui me confirma qu'il en favoit alTez la raifon. Cette diflinction, au refte, ne dura que jufqu'au port d'Alger, & nous ftimes envoyés au bagne en débarquant, coupiés comme des chiens de chafië. Jusqu'alobs, attentif a tout ce que je voyois, je m'occupois peu de moi. Mais enfin Ia première agitation ceiTée me laida réfléchir fur mon changement d'état, & le fentiment qui m'occupoit encore dans toute fa force me fit dire en moi-même avec une forte de fatisfaclion: Que m'ótera cet événement ? Le pouvoir de faire une fottife. Je fuis plus libre qu'auparavant. Emile efclave! reprenois-je, eh! dans quel fens ? Qu'ai-je perdu de ma liberté primitive? Ne naquis-je pas efclave de la néceflité? Quel nouveau joug peuvent m'irnpofer les hommes? Le travail? ne travaillois-je pas quand j'étois libre ? La faim? combien de fois je Fai foufferte volontairement! La douleur ? toutes les forces humaines ne m'en donneront pas plus que  et. Sophie. 243 ne m'en fit fentir un grain de fable. La contrainte ? fera-t elle plus rude que celle de mes premiers fers? & je n'en voulois pas fortir. Soumis par ma naiffance aux pafïïons humaines, que leur joug me foit impofé par un autre ou par moi, ne fautil pas toujours le porter; & qui fait de quelle part il me fera plus fupportable? J'aurai du moins toute ma raifon pour les modérer dans un autre , cotn. bien de fois ne m'a-1-elle pas abandonné dans les miennes? Qui pourra me'faire porter deux chaines? N'en portois • je pas une auparavant ? II n'y a de fervitude réelle que celle de la nature. Les hommes n'en font que les inftrumens. Qu'un maitre m'afTomme ou qu'un rocher m'écrafe, c'eft le même événement a mes yeux, & tout ce qui peut m'arriver de pis dans 1'efclavage, eft de ne pas plus fléchir un tyran qu'un caillou. Enfin fi j'avois ma liberté, qu'en ferois je? Dans 1'état oü je fuis, que puis-je vouloir? Eh! pour ne pas tomber dans ranéantiflement, j'ai befoin d'être animé par ïa volonté d'un autre au défaut de la mienne. Je tirai de ces réflexions la conféquence, que mon changement d'état étoit plus apparent que réel; que, fi la liberté confiftoit a faire ce qu'on veut, nul homme ne feroit libre; que tous font foibles, dépendans des chofes, de la dute nécefïïté; que celui qui fait le mieux vouloir tout ce qu'elle ordonne, eft le plus libre; puifqu'il n'eft jamais forcé de faire ce qu'il ne veut pas. O ui, mon pere, je puis le dire; le tems de L 2  244 Emile ma fcrvitude fut celui de mon regne, & jamais je a'eus tant d'autorité fur moi que quand je portai les fers des barbares. Soumis è leurs pafïïons fans les partager, j'appris a mieux connoitre les miemies. Leurs écarts furent pour moi des inflruftions plus vives que n'avoient été vos Iecons, & je fis fous ces rudes maitres un cours de philofophie encore plus utüe que celui que j'avois fait prés de vous. Je n'éprouvai pas pourtant dans leur fcrvitude toutes les rigueurs que j'en attendois. J'efïïiyai de mauvais traitemens, maïs moins, peut-étre, qu'ils n'en euffent eiTuyés parmi nous; & je connus que ces noms de Maures & de Pirates portoient avec eux des préjugés dont je ne m'étois pas affez défendu. Ils ne font pas pitoyables, mais ils fout juftes, & s'il faut n"attendre d'eux ni douceur ni clémence, on n'en doit craindre non plus ni caprl. ce ni méchanceté. Us veulent qu'on fafTe ce qu'on peut faire, mais ils n'exigent rien de plus, & dans leurs chatimens ils ne puniffent jamais fimpuifTance, mais feulement Ia mauvaife volonté. Les Negres feroient trop heureux en Amérique, fi 1'Européeu les traitoit avec Ia même équité; maïs comme il ne voit dans ces malheureux que des intirumens de travail, fa conduite envers eux dépend tiniquement de 1'utilité qu'il en tire; il mefure fa juflice fur fon profit. J e changeai plufieurs fois de patron: 1'on ap. pelloit cela me vendre, comme fi jamais 0:1 pouvoit vtndre un homme. On vendoit Ie travail de  et Sophie. 245 mes mams; mais ma volonté , mon entendement, mon être, tout ce par quoi j'étois moi & non pas un autre, ne fe vendoit aiTurément pas; & la preuve de cela eft, que la première fois quejevoulus le contraire de ce que vouloit mon prétendu maltre, ce fut moi qui fus le vainqueur. Cet événement mérite d'êtte raconté. Je fus d'abord aflez doucement traité ; 1'on comptoit fur mon rachat, & je vécus plufieurs mois dans une inactionqui m'eütennuyé, fi je pouvois connoitre 1'ennui. Mais enfin voyant que je n'intriguois point auptès des confuls Européens &: des moines, que perfonne ne parloit de ma rancon & què je ne paroiflbis pas y fonger moi-même, ön voulut tirer parti de moi de quelque maniere, & 1'on me fit travailler. Ce changement ne me furprit ni ne me facha. Je crsignois peu les travaux pénibles, mais j'en aimois mieux de plus amufans. Je trouvai le moyen d'entrer dans un- attelier, dont Ie maltre ne tarda pas a comprendre que j'étois le fien dans fon métier. Ce travail devenant plus lucratif pour mon patron que celui qu'il me faifoit faire, il m'établifpour fon compte & s'en trouva bien. f J'avois vu difperfer prefque tous mes anciens camarades du bagne; ceux qui pouvoient être rachetés, 1'avoient été; ceux qui ne pouvoient 1'étre, avoient eu le même fort que moi; mais tous n'y avoient pas trouvé le même adouciflement. Deux chevaliers de Malthe entre autres avoient été délaiffés. Leurs families étoient pauvres. La Religion L 3  24<* Emile ne rachete point fes captifs, & les Peres ne pouvant racheter tout le monde , donnoient, ainfi que les Confuls, une préférence fort naturelle & qui n'eft pas inique a ceux dont la reconnoiflance leur pouvoit étre plus utile. Ces deux chevaiiers, 1'un jeune & 1'autre vieux, étoient inftruits & ne manquoient pas de mérite; mais ce mérite étoit perdu dans leur fituatiou préfente. Ils favoient le génie, la tactique, -le latin, les belles-lettres, lis avoient des talens pour briller, pour commandcr, qui n'étoient pas d'une grande reflburce a des efdaves. Pour furcrolt, ils portoient fort impatiemment leurs fers, & Ja philofophie dont ils fe piquoient extrêmement , n'avoit point appris a ces fiers gentilshommes a fervir de bonne grace des pieds- plats & des bandits; car ils n'appelloient pas autrement leurs maltres. Je plaignois ces deux pauvres gens; ayant renoncé par leur noblefle a leur état d'hommes a Alger ils n'étoient plus rien; méme ils étoient moins que rien. Car parmi les corfaires, un corfaire ennemi fait efclave eft fort au ■ deflbusdu néant. Je ne pus fervir le vieux que de mes confeils qui lui étoient fuperflus, car plus favaut que moi, du moins de cette fciencequi s'étale, il favoit a fond toute la morale, &fes préceptes lui étoient très-familiers; il n'y avoit que la pratique qui lui manquat, & 1'on ne fauroit porter de plus mauvaife grace le joug de la néceffité. Le jeune encore plus impatient, mais ardent, aftif, intrépide, fe perdoit en projets de révoltes & de confpirations impoflibles ft exécuter, & qui  ET S O P U I E. 247 toujours découverts ne faifoient qu'aggraver fa mi. fere. Te tentai de 1'exciter a s'évertuer a mon exemple & a tirer parti de fes bras pour rendre fon état plus fupponable; mais il méprifa mes coufcils & me dit fierement qu'il favoit mourir. Monfieur, lui dis-je, il vaudroit encore mieux favoir vivre. Je parvins pourtant a lui procurer quelques foulagemens, qu'il recut de bonne grace & en ame nob.'e & fenfible, mais qui ne lui firent pas goüter mes vues. II continua fes trames pour fe procurer la liberté par un coup hardi, mais fon efprit remuaut lafla la patience de fon maltre qui étoit le mien. Cet homme fe défit de lui & de moi; nos liaifons lui avoient paru fufpeétes, & il crut que j'employois a 1'aider dans fes manoeuvres, les entretiens par lefquels je tachois de 1'en détourner. Nous fümes vendus a un entrepeneur d'ouvrages publics, & condamnés a travailler fous les ordres d'un furveillant barbare, efclave comme nous, mais qui pour fe faire valoira fon maitre, nous accabloit de plus de travaux, que la force humaine n'en pouvoit porter. Les premiers jours ne furent pour moi que des jeux. Comme on nous partageoit également le travail & que j'étois plus robufle & plus ingambe que tous mes camarades, j'avois fait ma tache avant eux ; après quoi j'aidois les plus foibles & les allégeois d'une partie de la leur. Mais notre piqueur ayant remarqué ma diligence & la fupériorité da mes forces, m'empêcha de les employer pour d'auL 4  «4« Emile tres, en doublant ma tache, &, toujours augmentant par degrés, fait par me furcbarger a tel point & de travail & de coups, que malgré ma vigueur j'étois menacé de fuccomber bientót fous le faix: tous mes compagnons, tant forts que foi. bles, malnourris & plus maltraités, dépériiToient fous 1'excês du travail. Cet état devenant tout-a-fait infupportable, je réfolus de m'en délivrer a tout rifque: mon jeune chevalier, a qui je communiquai ma réfolu"on, lapartagea vivemem. Je le connoiirois homme de courage , capable de conilance; pourvu qu'il füt fous les yeux des hommes, & dés qu'il s'agiffoit d'aftes brillans & de vertus héroïques, je me tenois für de lui. Mes relTources néanmoins étoient toutes en moi-même, & je n'avois befoin du concours de perfonne pour exécuter mon pro. jet •, mais il étoit vrai qu'il pouvoit avoir un efiet beaucoup plus avantageux, exécuté de concert par mes compagnons de mifere, & je réfolus de le leur propofer, conjointement avec le chevalier. J'eus peine a obtenir de lui que cette propofition fe feroit fimplement & fans intrigues préliminaires. Nous primes le tems du repas, oü nous étions plus raiTemblés & moins furveillés. Je m'adrelTai d'abord dans ma langue a une douzaine de compatriotes que j'avois-la, ne voulant pas leur parler en langue franque de peur d'être entendu des gens du pays. „ Camarades, leur dis-je, écou„ tez-moi. Ce qui me refle de force ne peut fuf. fire  et Sophie. 249 „ fire ft quinze jours encore du travail dont on me „ futcharge, & je fuis un des plus robuftes de la ", troupe; il faut qu'mie fituation fi violente pren„ ne une prompte fin, foit par un épuifement to„ tal, foit par une réfolution qui le prévienne. Je ', choifis le dernier parti , & je fuis détermiué ft me refufer dés demain ft tout travail, au pétil l, ma vie & dé tous les traiteraens que doit m'at- tirer ce refus. Mon chois eft une affaire de „ calcul. Si je refte comme je fuis, il faut pénr „ infailliblement en trés-peu de tems & fans aucu„ ne reflburce; je m'en ménage une par ce facti„ fice de peu de jours. Le parti que je prends, peut effrayer notie infpecteur & éclairer fon \, malire fur fon véritabie intérêt. Si cela n'arrive „ pas, mon fort, quoiqu'accéleré, ne fauroit être „ empiré. Cette reflburce feroit tardive & mille, „ quand mon corps épuifé ne feroit plus capable „ d'aucun travail •, alors en me ménageant ils n'au„ roient rien ft gagner, en m'achevant ils ne fe„ roient qu'épargner ma nourriture. II me con„ vient donc de choifir Ie moment oü ma perte en „ eft encore une pour eux. Si quelqu'un d'entre „ vous trouve mes raifons bonnes, & veut, ft „ 1'exemple de cet homme de courage , prendre Ie „ même parti que moi, notre nombre fera plrs „ d'effet &. rendra nos tyrans plus traitables. „ Mais fufïïons-nous feuls lui & moi, nous n'en „ fommes pas moins réfolus ft perfifter dans notre L 5  25 E m i 12 c ,, refus, & nous vous prenons tous a témoins de „ la facon dont il fera foutenu." C e difcours fimple & ümplemem prononcé, fut écouté fans beaucoup d'émotion. Qua:re 0U c.nq de la troupe me dirent cependant de compter fur eux & qu'ils feroiem comme moi. Les autres ne duentmot cc tout refla calme. Le chevalier möcontent de cette tranquilüté paria aux fiens dans fa langue avec plus de véhémence; leur nombre étoit grand; il leur fit è haute voix des defcriptions ammees de 1'état oü nous étions réduits & de la cruauté de nos bourreaux. II excita leur indigna«on par la peinture de notre aviliiTement, & leur «deur par 1'efpoir de Ia vengeance: enfin il enflamma tellement leur courage par 1'admiration de Ia force d'ame qui fait braver les tourmens & qili tnomphe de la puiffance même, qu'ils 1'interrompirent par des cris, & tous jurerent de nous imiter & d étre inébranlables jufqu'a la mort. Le lendemain fur notre refus de travailler, nous fumes, comme nous nous y étions attendus, trésmaltraités les uns & ies autres, inutiiement toutefois quant a nous deux & a mes trois ou quatre compagnons de la veilie, a qui nos bourreaux n'arracherent pas même un feul cri. Mais 1'ceuvre du chevalier ne tint pas fi bien. La conftance de fes bouillans compatriotes fut épnifée en quelques minutes, & bientót è coups de nerfs de bceuf, on les ramena tous au travail , doux comme des  et Sophie. 25» agneaux. Outré de cette lAcheté, le chevalier, tandis qu'on le toarmentoit lui-même', les chargeoic de reproches & d'injures qu'ils n'écoutoient pas. Je tachai de 1'appaifer fur une défertion que j'avois prévue & que je lui avois prédite. Je favois que les effets de 1'éloquence font vifs, mais momentanés. Les hommes qui fe laiflent fi facilement émouvoir, fe calment avec la même facilité. Un raifonnement froid Sr fort ne fait point d'effervefceuce; mais quand il prend il pénetre, & 1'effet qu'il produit ne s'efface plus. La foiblefie de ces pauvres gens en produifit un autre, auquel je ne m'étois pas attendu <& que j'attribue a une rivalité nationale, plus qu'a 1'exemple de notre fermeté. Ceux de mes compatriotes qui ne m'avoient point imité les voyant revenir au travail, les huerent, les quitterent a leur tour &, comme pour infulter a leur couardife, vinrent fe ranger autour de moi; cet exemple en emraina d'autres &c bientót la révolte devint fi générale, que le raaitre attiré par le bruit Sr les cris, vint lui-même pour y mettre ordre. Vous coaiprenez ce que notre infpeéteur put lui dire pour s'excufer & pour 1'irriter contre nous. II me manqua pas de me défiguer comme 1'auteur de 1'émeute, comme un chef de mutins qui cherchoit a fe faire craindre par Ie irouble qu'il. vouloit exciter. Le maltre me regarda &c me dit: „ c'eft „ donc toi qui débauches mes efclave»? Tu viens „ d'enteudre 1'accufauon. Si tu as quelque chofe L 6  25= Emile „ » répondre, parle". Je fus frappé de cette ta* derat.on dans le premier emportement d'un homme apre au gain, menacé de fa ruine; dans un mo. ment oü tout maitre Européen , touché jufqu'au v.f par fon intérêt, eüt commencé, fans vouloir mentendre, par me condamner a mille tourmens. » Patron , lui dis-je en langue franque: „ tu ne „ peux nous haïr; tu ne nous connois pas même; „ nous ne te haïlTons pas non plus, tu n'es pas 1 auteur de nos maux, tu les ignores. Nous fa,, vons porter le joug de la néceffité qui nous a „ foumis a toi. Nous ne refufons point d'em« ployer nos forces pour ton fervice, puifque le « fort nous y condamne; mais en les excédant 'on „ efclave nous les óte & va te ruiner par notre ,,-perte. Crois-moi, tranfporte a un homme plus „ fage 1'autorité dont il abufe a ton préjudice „ Mieux diftribué, ton ouvrage ne fe fera pas „ moins, & tu conferveras des efclaves laborieux, „ dont tu tireras avec Ie tems un pront beaucoup' „ plus grand que celui qu'il te veut procurer en „ nous accablant. Nos plaintes font juftes: nos „ demandes font modérées. Si tu ne les écoutes „ pas, notre parti eft pris; ton homme vient d'en „ faire 1'épreuve; tu peux Ia faire a ton tour." Je me tus; le piqueur voulut répliquer. Le patron lui impofa filence. 11 parcourut des yeux mes camarades, dont le teint have & la maigreur atteftoient la vérité de mes plaintes, mais dont la contenance au furplus n'annonpoit point du tout des  et Sophie. 253 gens iniimidés. Enfuite m'ayant confidéré deréchef: „ Tu parois, dit - il, un homme fenfé: je veux „ favoir ce qui en eft. Tu tances Ia conduite de „ cet efclave; voyons la tienne ft fa place; je te „ la donne & le mets ft la tienne." Auflïtót il ordonna qu'on m'ótat mes fers & qu'on les mlt ft notre chef; cela fut fait ft 1'inftant. J ■ n'ai pas befoin de vous dire comment je me conduifis dans ce nouveau pofte, & ce n'eft pas de cela qu'il s'agit ici. Mon aventure fit du bruit, le foin qu'il prit de la répandre fit nouvelle dans Alger: le Dey même entendit parler de moi & voulut me voir. Mon patron m'ayant conduit ft lui & voyant que je lui plaifois , lui fit préfent de ma perfonne. Voilft votre Emile efclave du Dey d'Alger. L e s regies fur lefquelles j'avois ft me conduire dans ce nouveau pofte, découloient de principes qui ne m'étoient pas inconnus. Nous les avions difcutés durant mes voyages, & leur application bien qu'imparfaite & trés en petit, dans le cas oü je me trouvois, étoit füre & infaillible dans fes effets. Je ne vous entretiendrai pas de ces menus détails, ce n'eft pas de cela qu'il s'agit entre vous & moi. Mes fuccès m'attirerent la confidération de mon patron. Assem Oglou étoit parvenu ft la fuprême puiffance par la route la plus honorable qui puiiTe y conduire: car de fimple matelot paflant par tous les grades de la marine & de la milice , il s'étoit fucL 7  254 Emile et Sophie. ceffivemcnt élevé aux premières places de 1'état, & après la mort de fon prédèceiTeur il fut élu' pour lui fuecéder par les fuiTrages unanimes des Turcs & des Maures, des geus de guerre & des gens deloi U y avoit douze ans qu'il rempIifToit avec honneur ce pofte d.fficile, ayant a gouverner un peuple indoctle & barbare, une foldatefque inquiete & mu. tine, avide de défordre & de trouble, qui ne fachant ce qu'elle defiroit elle-même, ne vouloit que remuer & fe foucioit peu que les chofes allaffent mieux, pourvu qu'eljes allaflènt autrement. On ne pouvoit pas fe plaindre de fon adminiftration, quoiqu'eile ne répondk pas è 1'eipérance qu'on en avott coneue. II avoit maintenu fa régence aflez tranquille: tout étoit en meilleur état qu'auparavant, le commerce & 1'agriculture alloient bien , la marine étoit en vigueur, le peuple avoit du pain. Mais on n'avoit point de ces. opérations éclatantes  LEL E VITE D' É P H R A I M. Chant Premier. Sa in te colere de la vertu , viens animer m» voix; je dirai les crimes de Benjamin, & les vengeances d'IfraëU je dirai des forfaits inouis, & des chatimens encore plus terribles. Mortels, refpeftez la beauté, les mceurs, 1'hofpitalité; foyez juftes fans crtfauté, miféricordieux fans foibleffe ; & fachez pardonner au coupable, plutót que de punir 1'innocent. O vous, hommes débonnaires, ennemis de toute inhumanité, vous qui, de peur d'envifager les crimes de vos freres, aimez mieux les laifier impunis, quel tableau viens-je ofirir a vos yeux? Le corps d'une femme coupé par pieces; fes membres déchirés & palpitans envoyés aux douze tribus? tout le peuple, faiü d'horreur, élevant jufqu'au ciel une clameur unanime & s'écriant de concert : non, jamais rien de pareil ne s'eft fait en Iftaël, depuis le jour oü nos peres fortirent d'Egypte jufqu'a ce jour. Peuple faint, rafl'emble toi; prononce fur cet acle horrible & décerne le prix  =5^ L ï L é v i t e qu'il a mérité. A de tels forfaits, celui qui détourpe fes regards eft un.lache, un déferteur de la ju. ftice; la véritable humanité les euvifage, pour les connoltre, pour les juger, pour les détefter. Ofbns entrer dans ces détails, & remontons a la fource des guerres civiles qui firent périr une des tribus & coüterent tant de fang aux autres. Benjamin, trifte enfant de douleur,- qui donnas'la mort a ta mere, c'eft de ton fein qu'eft forti le crime qui t'a perdu, c'eft ta race impie qui put le commettre, & qui devoit trop, 1'expier. Dans les jours de liberté, oünul ne régnoitfur le peuple du Seigneur, il fut un tems de Iicence oü chacun, fans reconnoicre ni magiftrat ni juge étoit feul fon propre maitre & faifoit tout ce qui lui fembloit bon. Ifraël, alors épars dans les champs, avoit peu de grandes villes, & la fimplicité de fes mceurs rendoit fuperflu. 1'empire des loix. Mais tous les cceurs n'étoient pas également purs, & les méchans trouvoient 1'impunité du vice dans la fécurité de la vertu. Duranï un de ces courts intervalles de calme & d'égalité qui reftent dans 1'oubli, paree que nul ne commande aux autres, & qu'on n'y fait point de mal, un Lévite des monts d'Ephraïm vit dans Bethléera une rille qui lui plut. II lui dit: „ fii„ le de Juda, tu n'es pas de ma tribti, tu n'as „ point de frere; tu es comme les filles' de Sal» „ phaad, & je ne puis t'époufer felon la loi du'  b' E p ii R a i M. =57 Seigneur. (*) Mais mon cceur eft a toi; „ viens avec moi, vivons enfemble; nous ferons „ unis & libres; tu feras mon bonheur, & je „ ferai le tien." Le Lévite étoit jeune & beau; la jeune fille fourit; ils s'unirent, puis il 1'emmena dans fes montagnes. La, coulant une fi douce vie, fi chere aux cceurs tendres & fimples, il goütoit dans fa retraite les charmes d'un amour partagé: la, fur un fiftre d'or fait pour chanter les louanges du Trös-Haut, il chantoit fouvent les charmes de fa jeune époufe. Combien de fois les cóteaux du mont Hébal retentirent de fes aimables chanfons ? Combien de fois il la mena fous 1'ombrage, dans les vallons de Si* chem, cueillir des rofes champêtres & goüter Ie ftais au bord des ruifleaux? Tantót il cherchoit dans les creux des rochers des rayons d'un miel doré dont elle faifoit fes délices; tantót dans le feuillage des oliviers, il tendoit aux oifeaux des pieges trompeurs & lui apportoit une tourtetelle craintive qu'elle baifoit en la flattant. Puis 1'enfer. mant dans fon fein, elle treflailloit d'aife en la fentant fe débattré & palpiter. „ Fille de Bethléem, „ lui difoit.il, poutqui pleures-tu toujours ta fa„ mille & ton pays ? Les enfans d'Ephraïm n'onf C*3 Nombres Ch. XXXVI. v. 8. Je fais que les. enfans de Lévi pouvoient fe marier dans toutes les tribus , mais non dans le cas fuppofê.  25Ö L e L e v i t e „ ils point auffi des fêtes, les filles de la riante „ Sichetn font-elles fans grace & fans gaké, les „ habitat» de 1'antique Atharot manquent-ils de „ force & d'adrefie? Viens voir leurs jeux & les ,> embellir. Donne- moi des plaifirs, ó ma bien„ aimée;en eft-il pour moi d'autres que les tiens?" TouTEfois Ja jeune fille s'ennuya du Lévite, peut-être paree qu'il ne lui laiflbit rien a defirer. Elle fe dérobe & s'enfuit vers fon pere, vers fa tendre mere, vers fes folatres fceurs. Elle y croit retrouver les plaifirs innocens de fon enfance , comme fi ejje y portoit le même age & le même cceur. Mais le Lévite abandonné ne pouvoit oublier fa volage époufe. Tout lui rappelloit dans fa fo. htude les jours heureux qu'il avoit paffés auprês d'elle; leurs jeux, leurs plaifirs, leurs querelles & leurs tendres raccommodemens. Soit que le foleil levant dorat la cime des monragnes de Gelboë, foit qu'au foir un vent de mer vint rafraichir leurs roches brülantes; il erroit en foupirant dans les lieux qu'avoit aimés 1'infidelle, & la nuit, feul dans fa couche nuptiale, il abreuvoit fon chevei de fes pleurs. A p u È s avoir flotté quatre mois entre le regret & Ie dépit; comme un enfant chaffié du jeu par les autres feint n'en vouloir plus en brülant de s'y remettre, puis enfin demande en pleurant d'y rentrer, le Lévite, entralné par fon amour, prend fa monture, & fuivi de fon ferviteur avec deux aiies  D' E P il R i l M. 25P d'Epha chargés de fes provifions & de dons pour les parens de la jeune fille, il retourne a Bethléem, pour fe réconcilier avec elle & tücher de la ramener. La jeune femme 1'appercevant de Ioin treflaillit, court au-devant de lui, & faccueillant avec careffes 1'iniroduit dans la maifon de fon pere; Iequel apprenaut fon arrivée , accourt auffi plein de joie, 1'embrafle, le recoit, lui, fon ferviteur , fon équipage, & s'emprefTe a le bien traiter. Mais le Lévite ayant le cceur ferré ne pouvoit parler; néanmoins ému par le bon accueil de la familie, il leva les yeux fur fa jeune époufe, & lui dit: „ Fille d'Ifraè'l, pourquoi me fuis ■ tu ? Quel mal „ t'ai - je fait ? " La jeune fille fe mit a pleurer en fe couvrant le vifage. Puis il dit au pere: „ ren„ dez-moi ma compagne: rendez-la moi pour „ 1'amour d'elle, pourquoi vivroit-elle feule & dé„ laiiTée? Quel autre que moi peut honorer com,, me fa femme celle que j'ai recu vierge ? " L e pere regarda fa fille , & la fille avoit le cceur attendri du retour de fon mari. Le pere dit donc a fon gendre : „ mon fils, donnez-moi trois jours; palTbns ces trois jours dans la joie,-& le ,, quatrieme jour vous & ma fille partirez en paix." Le Lévite refta donc trois jours avec fon beaupere & toute fa familie, mangeant & buvant familiérement avec eüx : & la nuit du quatrieme jour. fe levant avant le foleil, il vouloit partir. Mais fon beau - pere 1'arrêtant par la main lui dit :„Quoi!  2.60 Le Levite *» voulez-vous partir a jeün? venez fortifier votre ,, eilomac, & vous partirez." Hé fe mirent donc i 5 „ Ces méchans ne font pas des gens que la raifon ramene & qui reviennent jamais de ce qu'ils ont „ rélblu." Toutefois il fort au - devant d'eux pour tacher de les ftécïiir. II fe profterne, & levant au ciel fes mains pures de toute rapine, il leur dit: „ O mes freresJ quels difcours avez-vous pro„ noncés? Ahl ue faites pas ce mal devant le „ Seigneur; n'outragez pas ainfi la nature, ne vio„ lez pas la fainte hofpitalité." Mais voyant qu'ils ne 1'écoutoient point, Ck que prêts a le maltraiter lui-même, ils alloient forcer la maifon, le vieillard au défefpoir prit k 1'inflant fon parti, & faifant figne de la main pour fe faire entendre au mi* lieu du tumulte, il reprit d'une voix plus forte: ,, non, moi vivant un tel forfait ne déshonorera „ point mon hóte & ne fouillera poin t ma maifon: „ mais, écoutez, hommes cruels , les fupplica. „ tions d un malheureux pere. j'ai une fille en,, core vierge , promife a. 1'un d'entre vous; je „ vais 1'amenerpour vous être immolée, mais feu» „ lement que vos mains facrileges s'abftienneut de „ toucher au Lévite du Seigneur." Alors, fans attendre leur réponfe, il court chercher fa fiile pour racheter fon hóte aux dépens de fon propte fang. Maïs le Lévite, que jufqu'a cet inftant la terreur rendoit immobile, fe réveillant a ce déplorable afpeft, prévient le généreux vieillard,- s'élance au-devant de lui, le force a rentrer avec fa fille-, & prenant lui-même fa compagne bien-aimée , fans lui dire un feul mot, fans lever les yeux fur SuppJém. Tom. IF. M  z66 L e L i v i r e elle, I'entratne jofqü'4 la porte, & la livre a ces maudits. Aufïïiót ils entourent la jeune li:ie a demi-morte, la faifiue-nt, fe 1'arrachent fans piiié ; tels dans leur brutale furie qu'au pied des Alpes glacées un troupeau de Ioups afFamés furprend une foible genifie, fe jette fur elle & Ia déchire, au retour de 1'abreuvoir. O tniférables, qui détruifez votre efpece par les plaifirs defiinés a ia reproduire, comment cette beauté mourante ne glacé-telle point vos féroces defirs ? Voyez fes yeux déja fermés a Ia lumiere, fes traits eftacés, fon viiage éteiut; Ja paleur de la mort a couvert les joues, les violettes liyides en ont chatTé les rofes, elle n'a plus de voix pour gémir, fes mains n'ont plus tie force pour repoufler vos outrages: hélasl elle eïi déja morte! Barbares, indignes du nom d'hotnmes; vos hurleinens refiemblent aux cris de 1'horrible hyene, & comfne elle, vous dévorez les cadavres. Lt s approches du jour qui rechafle les bêtes faroüches dans leurs tanieres, ayant difperfé ces brigands, 1'infortunée ufe le refte de fa force è fe trainer jufqu'au logis du vieillard, elle tombe a la porte la face contre terre & les bras étendus fur le feuil. Cependant, après avoir paflé la nuit a remplir la maifon de fon hóte d'imprécations & de pleurs, le Lévite prêt a fortir ouvre la porte & trouve dans cet état celle qu'il a tant aimée. Quel fpediacle pour fon cceur déchiré ! 11 éleve un cri plainiif vers le ciel vengeur du crime: puis, adres-  l E p ii a a i M. 267 fan: la parole a !a jeune fille: „Leve-toi, lui dit„ il, fuyons la malédiaioa qui couvre cette terre: „ viens, 6 ma compagnel Je fuis caufe de ta „ perte, je ferai ta confolation: pétiffe fhomme injufte & vil qui jamais te reprochera ta mifere; „ tu m'es plus refpeétable qu'avant nos malheurs." La jeune fille ne répond point: il fe trouble, fon, cceur faifi d'emoi commence a craindre de plus gtands maux: il 1'appelle deréchef, il regarde, il la touche; elle n'étoit plus. „ O fille trop aimable „ & trop aimée! c'eft donc pour cela que je t'ai „ tiré de la maifon de ton pere? Voila donc le „ foit que te préparoit mon amour! " II acheva ces mots prêt a la fuivre, & ne lui furvécut que pour la venger. Dès cet inftant, occupé du feul projet dont fon ame étoit remplie, il fut fourd a tout autre fentiment; 1'amour, les regrets, la pitié, tout en lui fe change en fureur. L'afpeft même de ce corps, qui devrolt le faire fondre en larmes, ne lui arrache plus ni plaintes ni pleurs: il le contemple d'un ceil fee & fombre; il n'y voit plus qu'un objet de rage & de défefpoir. Aidé de fon ferviteur, il le charge fur fa monture & 1'emporte dans fa maifon. La , fans héfiter, fans trembler, le barbare ofe couper ce corps en douze pieces; d'une main ferme & füre il frappe fans crainte, il coupe la chair & les os, il fépare la tête & les membres, & après avoir fait aux tribus ces envois M a  2Ö8 L f. L e v i t e efTroyables, il les précede ft Mafpha, déehire fes vêtemens, couvre fa tête de cendres, fe prolterne ft mefure qu'ils arrivent, & réclame ft grauds cris la jufiice du Dieu dHftaëï. C H a N ï TaoiSIEME. Ce pendant vous en fïïez vu tout le peuple de Dieu, s'émouvoir, s'aiTembler, fortir de fes demeures, accourir de toutes les tribus ft Mafpha devant le Seigneur, comme un nombreux eflaim d'abeilies fe rafiemble en bourdonnant autour de leur rei. Ils vinrent tous, ils vinrent de toutes parts, de tous les cantons, tous d'accord comme un feul homme depuis Dan jufqu'a Beerfabée, & depuis Ga.'aad jufqu'a Mafpha. Alors le Lévite s'étant préfenté dans un appareil lugubre, fut interrogé par les anciens devant 1'ailemblée fur ie meurtre de Ia jeune fille, & il leur paria ainfi: „ Je fuis entrédans Gabaa, ville de „ Benjamin, avec ma femme pour y pafler la nuit • „ & les gens du pays ont entouré la maifon oü „ j'étois logé, voulant m'outrager & me faire pé„ rir. J'ai été forcé de livrer ma femme ft leur .„ débauche, & elle eft morte eu fortant de leurs „ mains. Alors j'ai pris fon corps, je 1'ai mis 9) en pieces, & je vous les ai envoyées ft cha-  u* E p h r a i m. 269 „ cun dans vos limites. Peuple du Seigneur, j'ai „ dit la vérité; faites ce qui vous femblera jufte „ devant le Trés - Haut." A Tintent il s'éleva dans tout Ifiaët un feul cri, mais éclatant, mais unauime: Que le fang „ de la jeune femme retombe fur fes meurtriers. „ Vive 1'Eternel! nous ne rentrerons point dans „ nos demeures & nul de nous ne retournera fous „ fon tolt, que Gabaa ne foit exterminé. " Alors le Lévite s'écria d'une voix forte: ,, béni foit „ lfraè'1, qui punit 1'infamie & venge le fang inno. „ cent! Fille de Beihléem, je te porte une bon„ ne nouvelle; ta mémoire ne reflera point fans „ honneur." En difant ces mots, il tomba fur fa face & raourut. Son corps fut honoré de funérailles publiques. Les membres de la jeune femme furent raffemblés & mis dans le même fépulcre, & tout lfraël pleura fur eux. Les apprêts de la guerre qu'on alloit entreprendre, commencerent par un ferment folemnel de mettre a mort quiconque rïégligeroit de s'y trouver. Enfuite on fit le dénorabrement de tous les Hébreux portant armes, & 1'on choifit dix de cent, cent de mille & mille de dix mille, la dixieme partie du peuple entier, dont on fit une armée de quarante mille hommes qui devoit agir contre Gabaa, tandis qu'un pareil nombre étoit chargé des com vois de munitions & de vivres pour 1'approvifionuement de 1'armée. Enfuite le peuple vint a Silo M 3  2?0 L e L e v i t ï devant 1'arche du Seigneur, en difant: „ quelle „ tribu commandera les autres .contre les enfans „ de Benjamin? " Et le Seigneur répondit: „ c'eft „ le fang de Juda qui crie vengeance; que Juda „ foit votre chef." Mais avant de tirer leglaive contre leurs freres, lil envoyerent è la tribu de Benjamin des hérauts, lefquels dirent aux Benjamites: „ Pourquoi cette „ horreur fe trouve-t-elle au milieu de vous? Li„ vrez-nous ceux qui 1'ont commife, afin qu'ils » meurent, & que le mal foit óté du fein d'lfrsël." Les farouches enfans dejémini, qui n'avoient pas ignoré-r'afleinblée de Mafpha, ni Ia réfolution qu'on y avoit prife, s'étant préparés de leur cóté, crurent que leur valeur les difpenfoit d'être juftes. Ils n'écouterent point 1'exhortation. de leurs freies, &, loin de leur accorder la fatisfaétion qu'ils leur devoient, ils foitirent en armes de toutes les villes de leurs partages, & accoururent è la défenfe de Gabaa, fans fe laiffer effrsyer par le nombre, & réfolus de combattre feuls tout le peuple réuni. L'armée de Benjamin fe trouva de vingt-cinq mille hommes tirant 1'épée, outre les habitans de Gabaa, au nombre de fept cents hommes bien aguerris, msnisnt les armes des deux mains avec la même adrelTe, & tous fi excellens tirecrs de fronde qu'ils pouvoient atteindre un cheveu, fans que Ia pierre déclinat de cóté ni d'autre. L'armiS e d'Krsël s'étant niTemblée & a;,ant éiu fes chefs vint camper devsnt Gabaa, comptaiu em-  D' E p h a a i ar. 27* porter aifément cette place. Mais les BenjamiteLnt fottis en bon ordre, 1'attaquent, la rompent la pouriuivent avec furie; la terreur les péeede & la mort les foit. On voybit les forts d Iftael en déroute'tomber par milliers fous leur épée, & les champs deRama fe couvrir de cadavres, comme les fables d'Elath fe couvrent de nuées de fautetelles, qu'un vent brülant apporte & tue en un jour. Vingt-deux mille hommes de 1'armée d'Ifrael penrent dans ce combat: mais leurs freres ne fe découragerent point, & fe fiant a leur force & a eur grand nombre, encore plus qu'a la juüice de leur caufe, ils vinrent le lendemain fe ranger en batatlle dans le même lieu. Toutefois avant que de rifquer un nouveau combat, ils étoient montés la veille devant le Seigneur, & pleurant jufqu'au foir en fa préfence ils Pavoient confulté furie fort de cette guerre. Mms U leur dit; „ allez & combattez; voire devoir dépend„ il de 1'événement?" Comme ils marchoient donc vers Gabaa, les Benjamites firent une fortie par toutes les portes, & tombant fur eux avec plus de fureur que la veille ils les déQrent, & les pourfuivirent avec un tel acharnement, que dix-huit mille hommes de guerre périrent encore ce jour-la dans 1'armée d'Ifrael. Alors le peuple vint deréchef fe proüerner & pleurer devant le Seigneur, & jeüuant jufqu'au foir, Us offiirent des obla;ions & des facrifices:,, Dieu d'A„ biaham," dilbient • ils en gémiffant, „ ton peuple, M 4  272 L E L 12 V I T E „ épargné tant de fois dans ta jufte colere, périrs„ t - il pour vouloir óter le mal de fon fein?" Pujs s'étant préfentés devant 1'Arche redoutable, & confultant deréchef le Seigneur par la boucbe de Phinées, fils d'Eléazar, ils lui dirent: » marcberons„ nous encore contre nos freres, ou laiflerons. „ nous en paix Benjamin? " La voix du ToutFuilTant daigna leur répondre: „ Marchez, & ne „ vous fiez plus en votre nombre, mais au Sei„ gneur qui donne & óte le courage comme „ iJ luiplalt: demain je livrerai Benjamin entre „ vos mains. " A 1'inflam ils fentent déja dans leurs cceurs 1'effet de cette pronaefle. Une valeur froide & füre fuccédant a leur brutale impétuofité les éclaire & les conduit. Ils s'apprétent pofément au combat, & ne s'y préfentent plus en forcencs, mais en hommes fages & braves, qui favent vaincre fans fureur & mourir fans défefpoir. Us cachent des troupes dtr. riere Ie cóteau de Gabaa, & lé rangent en bataille avec le refte de leur armée; ils attirent loin de la ville les Benjamites, qui, fur leurs premiers fuccês, pleins d'une confiance trompeufe , fortent plutót pour les tuer que pour les combattre; ils pourfuivent avec impétuofité 1'armée qui cede & recule è deflein devant eux; ils arrivent après elle jufqu'oü fe joignent les chemins de Béthei & de Gabaa, & crient en s'animant au carn^e: „ ils tombent devant „ nous, comme les premières fois. ".Avetigles, qui • dans réblouiflement d'un vain fuccês ne voienr pa.s 1'ange  d' E p h r a i m. 2/3 1'ange de la vengeance qui vole déjit fur leurs rangs, armé du glaive exterminateur. Cependant le corps de troupes caché derrière le cóteau, fort de fon embufcade en bon ordre, au nombre de dix mille hommes, & s'étendant amour de la ville, 1'attaque, la force, en paffe tous les habitans au 'fil de fépée; puis élevant une grande fumée, il donne a 1'armée lefignal convent», tandis que le Benjamite acharné, s'excite a pourfuivre fa victoire. Maïs les forts d'Ifrael ayant appercu lefignal, firent face a 1'ennemi en Bahal - Tamar. Les Benjamites, furpris de voir les baiaillons d'lfraël fe former.fe développer, s'étenJre., fondre fur eux, cimraencerent a perdre courage, & tournant le dos ils virent avec efftoi les tourbillons de fumée qui leur annoncoient le défaflre de Gabaa. Alors ftappés de terreur a leur tour, ils connurent que le bras du Seigneur les avoit atteints, ck fuyant en déroute vers le délert, ils furent environnés, pourfuivis, més, foulés aux pieds; tandis que divers détachemens entrant dans les villes, y mettoient a mort chacun dans fon habitation. En ce jour de colere & de meurtre, prefque . toute la tribu de Benjamin, au nombre de vingtfix mille hommes, périt fous 1'épée d'lfraël; favoir, dix-buit mille hommes dans leur premieie retraite depuis Menuha jufqu'a l'Eft du cóteau, cinq mille daas la déroute vers le défert, deux. mille qu'on M 5  a74 L e Lévite atteignit prés de Guidhon , & Ie refte dans les places qui furent brülées, & dont tous les habitans, hommes & femmes, jeunes & vieux, grands & petits, jufqu'aux bêtes, furent mis a mort, fans qu'on fit grace a aucun: en forte que ce beau pays, auparavant fi vivant, fi peuplé, fi fertile , — & maintenant moiiTonné par la flamme & par le fer, n'offroit plus qu'uhe affreufe folitude couverte de cendres & d'oiremens. Sjx cents hommes feulement, dernier refte de cette malheureufe tribu, échapperent au glaive ei'Ifraël, & fe réfugierent au rocher de Rhimmon, oü. ils refterent cachés quatre mois, pleurant ttop tard le forfait de leurs freres & la mifere oü il les avoit réduits. Mais les tribus viaorieu fes voyant Ie fang qu'elles avoient verfé , fentirent la plaie qu'elles s'étoient faite. Le peuple vint & fe rafiemblant devant la maifon du Dieu fort, éleva un autel fur Iequel il lui rendit fes hommages, lui oifrant des holocauftes & des afiious de graces ; puis élevant fa voix, il pieitra; il pleura fa viétoire après avoir pleuré fa défaite. „ Dieu d'Abraham," s'écrioient-ils dans leur sffliaion, „ ah! oü font tes „ promeftes, & comment ce mal eft-il arrivé t „ ton peuple qu'une tribu foit éteinte en Ifraël ? „ Malheureux humains, qui ne favez ce qui vous eft bon, vous avez beau vouloir fanaifier vos „ paffions; elles vous puniïTent toujours des excés-  D' E p H r A I m. 275 qu'elles vous font commettre, & c'eft en «ff f '', 9ant vos vceux injuftes que le ciel vous les fait „ expier." Chabt Quatrieme. Après avoir géml du mal qu'ils avoient fait dans leur colere, les enfans d'lfraël y chercherent queloue remede qui put réiablit en fon entier la race de lacob mutilée. Emus de compaffion pour les fix cents hommes réfugiés au rocher de Rhimmon, iis dirent: „ que ferons-nous pour conferver ce ' dernier & précieux refte d'une de nos tribus " prefque éteinte? " Car ils avoient juré par le Seigneur, difant: fi jamais aucun d'entre nous donne fa fille au fils d'un enfant de Jémini & mele fon fang au fang de Benjamin. Alors pour éluder un ferment fi cruel, méditant de nouveaux carna„es üs fïremle déuombrement de 1'armée, pour voir fi, malgré 1'engagement folemnel, quelqu'un d'eux avoit manqué de s'y rendre, & U ne s y trouva nul des habitans de Jabés de Galaad. Cette branche des enfans de Manalfé, regardant moins a la punition du ctime qu'a 1'eiTufion du fang frater, „el s'étoit refufée a des vengeances plus atroces que le forfait, fans confidérer que le parjure & la défertion de la caufe commune font pires que la cruauté. Hélas! la mort, la mort barbare tut le M 6  2J6 l e lévite pris de leur injufte pitié. Dix mille hommes détachés de 1'armée d'lfraël recurent & exécutercnc cet ordre enroyable: „ allez, exterminez Jabès de „ Galaad & tous fes habitans, hommes., femmes, „ enfans, excepté les feules fillesvierges que veus' „ amenerez au camp, afin qu'elles foient données „ en mariage aux enfans de Benjamin." Ainfi pour réparer la délblatiou de tant de meurtres, ce peuple farouche en commit de plus grands; femblable en fa furie a ces globes de ferlancés par nos machines embrafées, iefquels, tombés a terre après leur premier effèt, fe relevent avec une impétuofité nouvelle, & dans leurs boncis inattendus, renverfent & détruifent des rangs entiers. Pendant cette exëcutiön funefte, Ifraël en. voya des parolès de paix aux fix cents de Benjamin réfugiés au rocher de Rhimmon; & ils revinrent parmi leurs freres. Leur retour ne fut point un retour de joie, ils avoient la contenance abat» tue & les yeux bailT«.s; Ia honte & le remords couvroient leurs vifages, & tout Ifraël conflerné, pouffa des lamentations en voyant ces triftes reftes d'une de fes tribus bénites, de laquelle Jacob avoit dit: „ Benjamin eft un lotjp dévorant; au matin il „ déchirera fa proie & le foir il partageta le butin A p k ë s que les dix mille hommes envoyés a Jabès furent de retour, & qu'on eüt dénombré les filles qu'ils amenoient, il ne s'en trouva que qua. tre cents, & on les donna a autant de Benjamites, comme une proie qu'on venoit de ravir pour eux.  Quelles noces pour de jeunes vierges timides, dont on vient d'égorger les freres, les peres, les meres devant leurs yeux , & qui recoivent des hens d'attachement & d'amour par des mains dégoütantes du fang de leurs proches! Sexe toujours efclave ou tyran, que 1'homine opprime ou qu'il-adore, & qu'il ne peut pourtant rendre heureux ni 1'être, qu'en le laiflant êgal ft lui. Malgre ce terrible expediënt, il reftoit deux cents hommes a pourvoir,& ce peuple, cruel dans fa pitié même & a qui le fang de fes freres coü, toit fi peu, fongeoit peut-être ft faire pour eu* de nouvelles veuves, lorfqu'un vieillard de Lébona parlant aux anciens leur dit: „ hommes Ifraëlites, écoutez 1'avis d'un de vos freres. Quand * vos'roains fe lafl'eront elles du meurtre des mno" eens? Voici les jours de la folemniié de 1'Eter- pel en Silo. Dites ainfi aux enfans de Benja. * mll|. Aüez, & mettez des embüches aux vi" gnes: puis quand vous verrez que les filles de * Silo fortiront pour danfer avec des flüies, alors * vous lts enveloppaez, & raviflant chacun fa l femme, vous retourneiez vous établir avec elles „ au pays de Benjamin. Et quand les peres ou les freres des jeune filles viendront fe plaindre ft nous, nous leur di- * rons; ayez pitié d'eux pour 1'amour de nous & " de vous-memes qui êtes leurs freres-, puifque 1 n'ayant pu.les pour voir après cette guene & ne m ^  2; £ L E L B V I TE „ pouvant leur donner nos filles contre le ferment, „ nous ferons coupables de leur perte fi nous les laiflbns périr fans defcendans." Les enfans donc de Benjamin firent ainfi qu'il leur fut dit, & lorfque les jeunes filles fortirent de Silo pour danfer, ils s'élancerent & les environnerent. La craintive troupe fuit, fe difperfe; la terreur fuccede a leur innocente gaité; chacune appelle i grands cris fes compagnes & court de toutes fes forces. Les ceps déchirent leurs voiles, la tene efl jonchée de leurs parures, la courfe anime leur teint & 1'ardeur des raviffeurs. Jeunes beautés, oü courez-vous? En fuyant 1'opprelTeur qui vous pourfüit, vous tombez dans des bras qui vous enchainent. Chacun ravit la fienne, & s'efforcant de 1'appaifer, 1'effraye encore plus par fes carelfes que par fa violence. Au tumulte qui s'éleve, aux cris qui fe font entendre au loin, tout le peuple accourt; les peres & meres écartent la foule & veulent dégager leurs filles; les raviffeurs autorifés défendent leur proie; enfin les anciens font entendre leur voix, & le peuple, ému de compaffion pour les Benjaraites, s'intéreffe en leur faveur. Maïs les peres, indignés de 1'outrage fait a leurs filles, ne ceffoient point leurs clameurs. „ Quoi! s'écrioient-ils avec véhémence, des filles „. d'lfrëal feront-elles alfervies & traitées en efcla„ ves fous les yeux du Seigneur? Benjamin nous „ fera-t-il comme le Moabite &l'Iduméen? Oü ^ eft la liberté du peuple de Dieu? " Partagée  »' E t h r a I m. 27i> entre la juflice & la pitié, 1'aflemblée pronouce enfin que les captives feront remifes en liberté & décideront elles-mêmes de leur fort. Les ravilTeurs forcés de céder a ce jugement les relichent a regret, & tachent de fubfHtucr a Ia force desmoyens plus puiiTans fur leurs jeunes cceurs. Auffitót elles s'échappent ik fuient toutes eiifemble, ils les fuivent, leur tendent les bras, & leur crient: „ fillesde Silo, ferez - vous plus heureufes avec u'autres? Les refies de Benjamin font- ils indignés de vous flécbir? " Mais plufieurs d'entr'elles, déja liées par des attachemens fecr'ets, palpitoient d'aife d'échapper & leurs ravilTeurs. Asa, la tendre Axa parmi les autres, en s'éiarcant dans les bras de fa mere qu'elle voit accourir , jette funivement les yeux fur le jeune Elmacin auquel elle étoit promife, & qui venoit plein de douleur & de rage la dégager au prix de fon fang. Elmacin la revoit, tend les bras, s'écrie & ne peut parler; la courfe & 1'éraotion l'ont mis. hors d'haleine. Le Benjamite appercoit ce tranfport, ce coup-d'ceil; il devine tout, il gémit & pret a fe retirer il voit arriver le pere d'Axa. C'étoit le même vieillard, auteur du confeil donné aux Benjamites. II avoit choifi lui-même. Elmacin pour fon gendre; mais fa ptobité 1'avoit empêché d'avertirïa fille du rifque auquel il expofoit celles d'autrui. Il arrivé, & la prenant par la main : „ Axa, lui dit-il, tu connois mon cceur; j'aime Elmacin, ^ il eüt été la confolation de mes vieux jours : mais  28» Le Leviïk d'Ephraim. n le falut de ton peuple & 1'honneur de ton per" „ doivent 1'emporter fur lui. Fais ton devoir, ma „ fille, & fauve-moi de 1'opprobre parmi 'mes „ freres: car j'ai confeillé tout ce qui s'eft fait." Asa bailfe la tête & foupire fans répondre; mais enfin levant les yeux, elle rencontre ceux de fon vénétable .pere. Ils ont plus dit que fa boucbe: elle prend fon parti. Sa voix foible & rremblante' pronouce a peine dans un foible & dernier adieu le noin d'Ëlmacin qu'elle n'ofe regarder , & fe retournant a l'inftant demi-morte, elle tombe daus les btas du Benjamite. U n bruit s'excite dans 1'afTemblée. Mais Elmacin s'avance & fait figne de Ia main. Puis eievant la voix: „ écoute, ó Axa, lui dit il, mon vceu „ folemnel. Puifque je ne puis étre a toi, je ue „ ferai jamais a nulk autre: Ie feul fouvtnir de nos „ jeunes ans que 1'innocence & 1'amour ont embellts „ me fuffit. Jamais le fer n'a pafië fur ma tête, „ jamais le vin n'a mouillé mes levres, mon corps „ eft auffi pur que mon cceur: Prêrres du Dieu „ vivant, je me voue a fon fervice; recevez le M Nazaréen du Seigneur." Auffitót, comme par une infpiration fubite, toutes lesfilles, enttainées par 1'exemple d'Axa,imitent fbu facrifice, & renoncant a leurs premières amours fe livrent aux Benjamites qui les 'fuivoient. A ce touchant afpeft il s'éleve un cri de joie a'u milieu du peuple. Vierges d'Ephraïm, par vous Benjamin va renaltre. Béni foit Ie Dieu de nos peres: il eft encore des venus en Iiïaé'I. „ vivu.u, je u.c vuile a ion tervice; recfupy i„  LETTRES A SARA. Jam nee fpes animi credula tnutui. Hor.  AVERTISSEMENT. On comprendra fans peine comment une efpece de dép a pu faire écrire ces Lettres. On demandoit fi un amant d'un demi-fiecle pouvoit ne pas faire rire? 11 m'a femblé qu'on pouvoit fe laiffer fuiprendre a tout dge, qu'un barbon pouvoit même écrire jufqua quatre Lettres 'd'amour, & intércfiir encore les honnêtes gens, mais qu'il fie pouvoit aller jufqu'a fix fans fe déshonorer. Je n'ai pas befoin de dire ici mes raifons, on peut les fentir en lifant ces Lettres; après leur lefture, on en jugcra.  L E T T R E S A SAR A. Première Lettiie. Tu lis dans mon cceur, jeune Sara; tu m'as pénétré, je le fais, je le fens. Cent fois le jour ton ceil curieux vient épier 1'eiTet de tes charmes. A ton air fatisfait, a tes cruelles bontés, a tes méprifantes agaceiies, je vois que tu jouis en fecret de ma mifere, tu t'applaudis avec un fouris moqueur du défefpoir oü tu pionges un malheureux, pour qui famour n'eft plus qu'un opprobre. Tu te trompes, Sara, je fuis a plaindre , mais je ne fuis point a railier: je ne fuis point digne de mépris, mais de pitié, paree que je ne m'en impofe ni fur ma figure ni fur mon age, qu'en aimant je me fens indigne de plaire, & que la fatale illufion qui m'égare, m'empêche de te voir telle que tu es, fans rn'empêcher de me voir tel que je fuis. Tu peux m'abufer fur tout, hormis fur moi-même: tu peux me perfuader tout au monde, exceptéque tupuifles partager mes feux infenfés. C'eft le pire de mes fupplices de me voir comme tu me vois; tes trorapeufes cartffes 'ne font pour moi qu'une humiliatie»  2P4 Lettres de plus, & j'aime avec Ja certitude affreufe de ne pouvoir être aimé. Sots donc contente. Hé bien, oui, je t'adore; oui, je brute pour toi de la plus cruelle des paffions. Mais teute, fi tu 1'ofes, de m'enchainer i ton char comme un foupirant a cheveux gris, comme un amant .barbon qui veut faire i'agréable, &, dans fon extravagant délire, s'imagine avoir des droits fur un jeune objet. Tu n'auras pas cette gloire, ó Sara, ne t'en flatte pas: tu ne me verras point a tes pieds vouloir t'amufer avec ie jargon de ia galanterie, ou t'attendrir avec des propos langottreux. Tu peux m'arracher des pleurs, mais ils font moins d'amour que de rage. Ris, fi tu veux, de ma foibleffe; tu ne iiras pas, au moins, de ma crédulité. Je te parle avec emportement de ma paffion, paree que 1'humiliaiion eft.toujours cruelle, & que Ie dédain eft dur a fupporter: mais ma palïïon; toute folie qu'elle eft, n'eft point emportée; elle eft a Ia fois vive & douce comme toi, Piivé de tout efpoir , je fuis mort au bonheur cc ne vis que de ta vie. Tes plaifirs fout mes feuls plaifirs; je ne puis avoir d'autres jouilfances que les tiennes, ni former d'autres vceux que tesveeux. j'aimerois mon rival même fi tu 1'aimois; fi tu ne l'aimois pas , je voudrois qu'il pik mériter ton amour; qu'il eüt mon cceur pour t'aimer plus dignement & te rendre plus heureufa. C'eft le feul deur permis a quiconque oiè aimer &w être  a S a U A. 2f?S ' dmable. Aime & fois aimée, ó Sara. Vis contente, & je mourrai content. Seconde L e t t r e. Pu is que je vous ai écrit, je veux vous écrire encore. Ma première faute en attire une autre; mais je faurai m'arréter, foyez-en fïïre; & c'eft la maniere dont vous m'aurez traité durant mon délire, qui ddcidera de mes fentimens è votre égard, quand j'en ferai revenu. Vous avez beau feindre de n'avoir pas lu ma lettre: vous mentez, je le fais; vous 1'avez lue. Oui, vous mentez fans me rien dire, par 1'air égal avec Iequel vous croyez m'en impofer: fi vous êtes la même qu'auparavant, c'eft paree que vous avez été toujours fauffe, & la fimplicité que vous affeeïez avec moi, me prouve que vous n'en avez jamais en. Vous ne difïïmulez ma folie que pour 1'augmenter; vous n'êtes pas contente que je vous écrivc, fi vous ne me voyez encore a vos pieds: vous voulez me rendre aulfi ridicule que je peux 1'être: vous voulez me donner en fpeétacle a vous - même, peut- être a d'autres, & vous ne vous croyez pas affez triomphante, fi je ne fuis déshonoré. Je vois tout cela, fille artificieufe, dans cette feinte modeftie par laquelle vous eipérez nr*"en impofer, dans cette feinte égalité par laquelle vous  Lettres femblez vouloir me temer d'otibüer ma faute, en paroilTant vous • méme n'en rien favoir, Encore une fois, vous avez lu ma lettre; je le fais, je 1'ai vu. Je vous ai vu, quand j'entrois dans votre chambre, pofer précipitamnient Ie Iivre oü je 1'avois mife; je vous ai vu rougir & marquer un moment de trouble. Trouble fédufteur & cruel qui peut-être eft encore un de vos pieges, & qui m'a fait plus de mal que tous vos regards. Que devins.je a cet afpeft qui m'agite encore? Cent fois en un inftant, prêt a me précipiter aux pieds de 1'orgueilleufe, que de combats, que d'efïbrts pour me retenir! Je fortis pourtanr, je fortis palpitant de joie d'échapper a 1'indigne balTeffe que j'allois faire. Ce feul moment me venge de tes outrages. Sois moins fiere, ó Sara, d'un penchant que je peux vaincre, puifqu'une fois en ma vie j'ai déja triomphé de toi. Infortüné! J'impute a ta vanité des fiélions de mon amour-propre. Que n'ai-je le bonheur de pouvoir croireque tu t'occupes de moi, nefüt-ce que pour me tyrannifer! mais daigner tyrannifer un amant grifon, feroit lui faire trop d'honneur encore. Non, tu n'as point d'autre art que ton indifférence, ton dédain fait touie ta coquetterie, tu me défoles fans fonger a moi. Je fuis malheureux jufqu'a ne pouvoir t'occuper au moins de mes ridicules, & tu méprifes ma folie jufqu'a ne daigner pas même t'en moquer. Tu as lu ma lettre, & tu 1'as oubliée; tu ne m'as point parlé de mes inaux, paree  a Sara. 287 que tu n'y fongeois plus. Quoi! je fuis donc nul pour toi? Mes fureurs, mes tourmens, loin d'exciter ta pitié, n'excitent pas même ton atteniion? Ah! oü eft cette douceur que tes yeux promettem? oü eft ce fentiment fi tcndre qui paroit les animer?.... Barbare! ... infenfible ft mon état tu dois 1'être ft tout fentiment honnête. Ta figure promet une ame; elle ment, tu n'as que de la férocité ., Ah Sara! j'aurois attendu de ton bon cceur quelque confolation dans ma mifere. Troisiejie Lettre. Enfin, rien ne manque plus ft ma honte, & je fuis auffi humilié que tu 1'as voulu. Voilft donc ft quoi ont abouti mon dépit, mes combits, mes réfolutions, ma conftance? Je ferois moins avili fi j'avois moins réfifté. Qui, moi! j'ai fait 1'amour en jeune-homme? j'ai paffii deux heures aux genoux d'un enfant? j'ai verfé fur fes mains des torrens de larmes? j'ai fouffert qu'elle me confolat, qu'elle me plaignlt, qu'elle eiTuyat mes yeux ternis par les ans? j'ai recu d'elle des le90ns.de raifon, de couraTe? j'ai bien profité de ma longue expérience & de°mes triftes réflexions! Combien de fois j'ai rougi d'avoir été ft vingt ans ce que je redeviens ft cinquante! Ah, je n'ai donc vécu que pour me déshonorer! Si du moins un vrai repentir me rame-  2$5> Lettres noit ft des fentimens plus honnêtes: mais non, fe me complais malgré moi dans ceux que tu m'infpires, dans le délire oü tu me pionges, dans 1'abaiffement oü tu m'as réduit. Quand je m'imaginea mon êge ft genoux devant toi, tout mon cceur fe fouleve & s'irrite; mais il s'oublie & fe perd dans les raviffemens que j'y ai fentis. Ah I je ne me voyois pas alors; je ne voyois que toi, fille adure'e:'tes charmes, tes fentimens, tes difcours remplilïbiem, formoient tout mon étre : j'étoit jeune de ta jeunefle, fagedeta raifon, vertueux de ta vertu. Pouvois-je méprifer celui que tu honorois de ton eflime? Pouvois-je hai'r celui que tu daignois appeiler ton ami? Hélas! cette tendrefTe de pere que tu me demandois d'un ton fi touchant, ce nom de fille que tu voulois recevoir de moi, me faifoient bientót rentrer en moi-même: tes propos fi tendres, tes carciTes fi pures m'enchantoient & me déchiroient , des pleurs d'amour & de rage couloient de mes yeux. Je fentois que je n'étois heureux que par ma mifere, ck que fi j'eufle éié plus digne de plaire, je n'aurois pas été fi bien traité. - N\mporte. J'ai pu porter Pattendriffement dans ton cceur. La pitié le ferme a i'amour, je le fais; mais elle en a pour moi tous les charmes. Quoi! j'ai vu s'huwecter pour moi tes beaux yeux? j'ai fenti tomber fur ma joue une de tes larmes ? O cette larme, quel embrafement dévorant elle acaufé! & je ne ferois pas le plus heureux des hommes ? Ah, combien je le fuis au - defl'us de ma plus orgueiileufe attente! 0üJ>  a Sara. 289 Oui, que ces deux- heures revienne'nt fans ceffc quelles' rempliffent de leur retour ou de leur fo'uvcnir le refte de ma vie. Eh! qu'a-t-elle eu de couiparable a ce que j'ai fenti dans cette attitude? J'étois humilié, j'étois infënfé, j'étois ridi.' cule; mais j'étois heureux, & j'ai goüté dans ce court efpace plus de plaifirs que je n'en eus dans tout le cours de mes ans. Oui, Sara , oui, charmante Sara, j'ai perdu tout repentir, toute honte; je'ne me fouviens plus de moi; je ne fens que le feu qui me dévore; je puis- dans tes fers braver les huées du monde entier. Que m'importe ce que je peux paroitre aux autres? j'ai pour toi le cceur d'un jeune-homme, & cela me fuffit. L'hiver a beau couvrir 1'Etna de fes glacés, fon fein n'eft pas Hioins cmbrafé. Quatrieme Lettre. Quotl c'étoit vous que je redoutois ; c'étoit vous que je rougiffois d'aimer P O Sara, fille adorable, ame plus belle que ta figure ! fi je m'eftime délbrmais quelque chofe, c'eft d'avoir un cceur fait pour fentir tout ton prix. Oui, fans doute, je rougis de 1'amour que j'avois pour, toi, mais c'eft paree qu'il étoit trop rampar.t, trop languiifant, trop foibletrop peu digne de fon objet. Il y a fix mois que mes yeux & mon cceur dévorent tes 'Supplim. Tom. IV, N  29» L Ê T T R E S charmes, il y a fix mois que 'tu m'occupes feule & que je ne vis que pour ioi: mais ce n'eft que d'hier que j'ai appris a t'aimer. Tandis qtie tu me parlois & que des difcours dignes du ciel fortoient de ta bouche, je croyois voir changer tes traits, ton air, ton port, ta iigure; je ne fais quel feu furnaturel luifoit dans tes yeux, des rayons de Jumiere fembloient t'entourer. Ah, Sara! fi réellement tu n'es pas une mortelle, fi tu es 1'ange envoyé du ciel pour ramener un cceur qui s'égare, dis-le mol; peut - être il eft tems encore. Ne laifle plus profaner ton image par des defirs formés -ratrigré moi. Hélas! fi je m'abufe dans mes vceux, dans mes tranfports, dans mes téméraires hommages, guéris. moi d'une erreur qui t'offénfe, apprends-moi com. ment il faut t'adorer. Vous m'avez fubjugué, Sara, de toutes les manieres, & fi vous me faites aimer ma folie, vous me Ia faites cruellement fentir. Quand je compare votre conduite a Ia mienne, je trouve un lage dans une jeune fille, & je ne fens en moi qu'un vieux enfant. Votre douceur, fi pleine de dignité, de raifon, de bienféance, m'a dit tout Ce que ne m'eüt pas dit un accueil plus févere; elle m'a fait plus rougir de moi que n'eulTent fait vos reproches; & 1'accent un peu plus grave que vous avez mis hier dans vos difcours m'a fait aifément connoitre que je n'aurois pas dü vous expofer h me les tenir deux fois. Je vous entends, Sara , & j'efpere vou* prouver auffi que fi je ne fuis pas digne de vous  A S A K A. *J>1 phirepar mon amour, je le fuis Pnr les fentimens quil'accompagnent. Mon égarement fera auffi coort qu'il a été grand, vous me 1'avez montre, cela luffit • j'en faurai fortir, foyez-en füre : quelque aliéné que je puilTe être, fi j'en avois vu toute fétendue, jamais je n'aurois fait le premières, Ouand je méritois des cenfures vous ne mavez ïonné que des avis, & vous avez bien voulu ne me voir que foible, lorfque j'étois criminel. Ce que vous ne m'avez pas dit, je fais me le dire; je fats donner a ma conduite auprès de vous le nora que vous ne lui avez pas donné, & fi j'ai pu faire une bauefle fans la connoitre, je vous ferai voir que je ne porte point un cceur bas. Sansdoute, c'eft moins mon age que le vótre qui me rend coupable. Mon mépris°pour moi m'empêchoit de voir toute 1'mdignité de ma démarche. Trente ans de différence ne me montroient que ma honte & me cachoient vos dangers. Hélas! quels dangers? Je n'étois pas alTez vain pour en fuppofer, je n'imaginois pas pouvoir tendre un piege a votre innoceuce, & fi vous euffiez été moins vertueufe, j'étois un fuborneur, fans en rien favoir. O Sara! ta vertu eft a des épreuves plus dange. reufes, & tes charmes ont mieux a choifir. Mais mon devoir ne dépend ni de ta vertu ni de tes charmes, fa voix me parle & je le fuivrai. Qu'un: éternel oubli ne peut-il te cacher mes erreurs |. Que ne les puis-je oublier moi-même! Mais non, je le fens, j'en ai pour la vie, & le trait s'enfoncs N 2  s92 Lettres par mes efïbrts pour 1'arracher. C'eft mon fort de brüler jufqu'a mon dernier foupir d'un feu que rien ne peut éteindre, & auquel chaque jour öte un degré d'efpérance & en ajoute un de déraifon. . Voila ce qui ne dépend pas de moi; mais voici, Sara, ce qui en dépend. Je vous donne ma foi d'homme qui ne la fauffa jamais, que je ne vous reparlerai de mes jours de cette paflion ridicule & malheureure que j'ai pu peut-être empêcher de naitre, mais que je ne puis plus étouffer. Quand je dis que je ne vous en parlerai pas, j'entends que nen en moi ne vous dira ce que je dois taire. J'impofe a mes yeux Ie même filence qu'è ma bouche: mais de grace impofez aux vótres de ne plus venir m'arracher ce trifte fecret. Je fois a I'épreuve de tout, hors de vos regards: vous favez trop combien il vous eft aifé de me rendre parjure. Un triomphe fi für pour vous & fi flétriflant pour' moi pourroit-il flatter votre belle ame? Non, divine Sara, ne profane pas le temple oü tu es adorée, & laifle au moins quelque vertu dans ce cceur l qui tu as tout óté. Je ne puis ni ne veux reprendre Ie malheureux fecret qui m'eft échappé; il eft trop tard, il fal,t qu'il vous refte, & il eft fi peu intéreflant pour vous qu'il feroit bientót oublié fi 1'aveu ne s'en re. nouvelloit fans ceiTe. Ah! je ferois trop a plaindre dans ma mifere fi jamais je ne pouvois me dire que vous la plaignez, & vous .devez d'autant plus la plaindre que vous n'aurez jamais a m'en ccnfoler.  A S A 1 A. 2P3 Vous me verrez toujours tel que je dois être , mais connoiiTez-moi toujours tel que je fuis: vous n'aurez plus a cenfurer mes difcours, mais foufftez mes lettres; c'eft tout ce que je vous demande. Je n'approcherai de vous que comme d'une Divmue, devant laquelle on irapofe filence a fes paffions. Vos vertus fufpendront 1'effet de vos charmes; votte préfence purifiera mon cceur; je ne craindrai point d'être un fédufteur, en ne vous difant rien quMl ne vous convienne d'entendre; je ceflerai de me croire ridicule quand vous ne me verrez jamais tel; & je voudrai n'étre plus coupable, quand je »e pourrai 1'être que loin'de vous. ' Mns Lettres? Non. Je ne dois. pas même defirer de vous écrire, & vous ne devez le foufïrir iamais. Je vous eftimerois moins fi vous en étiez capable. Sara, je te donne cette arme, pour t'en fervir contre moi. Tu pens être dépofuaire de mon fatal fecret, tu n'en peux être la confidente. C eft alTez pour moi que tu le faches, ce feroit trop pour toi de 1'entendre répéter. Je me tairai: quaurois-je de plus a te dire? Bannis-moi, mépnfemoi déformais, fi tu revois jamais ton amant dans 1'ami que tu t'es choifi. Sans pouvoir te fuir, je te dis adieu pour la vie. Ce facrifice étoit le dernier qui me reftoit a te faire. C'étoit le feul qui füc digne de tes vertus & de mon cceur. N 3  L E P ER SIFL E UR (*). Dès qu'on m'a appris que les écrivains qni s'étoient chargés d'examiner les ouvrages nouveaux, avoient par divers accidens, fucceiïïvement réfigné leurs emplois, je me fuis mis en tête que je pourrois fort bien les remplacer; &, comine je n'ai pas la mauvaife vanité de vouloir être modefte avec le public, j'avoue franchement que je m'en fuis trouvé três-capable; je -foutiens même qu'on ne doit jamais parler autrement de foi, que quand on eft bien für de n'en pas étre Ia dupe. Si j'étois un auteur connu, j'affeaerois peut-étre de débiter des contre- vérités a mon défavantage, pour tacher k leur faveur, d'amener adroitement dans la même clafté les défauts que je ferois contraint d'avouer: mais aétuellement Ie flratagême feroit trop dangereux, Ieleéleur, par provifion, me joueroit infailliblement le tour de tout prendre au pied de la lettre: or, je le demande a mes chers confrères, eftce la Ie compte d'un auteur qui parle mal de foi ? C *) Ce morceau devoit être Ia première feuille d'un écrit périodique projetté, dit 1'auteur, pour être fait aïternativeménc entre M. D... & lui: 1'auteur en efquilTa la première feuille, & par des événemens itnprévus le projet en demcura -li.  vis d'eux une avance reiative uc qu'ils ont fait en arriere. ' jE pars ainfi d'un préjugé favorable, & le conürme par les raifons fuivantes, trés- cap bles , 4 mon avis! «3e difliper pour jamais toute efpece dc doute défavantageüx fur mon compte. i° Oss a oublié depuis un grand nombre dan riéfc une infmité de journaux, feuilles cVautreso». vra es Pérlodicp-es en tout toute angue TL *né la plus fcrupuleufe «tention a ne jaö. ] ai apporte i F condus que mais rien lire de tout ceia. ^ j „'ayant point la tête farcie de ce jargon , jetfu« en état d'en tirer des produaions beaucoup me.1. eures en elles-mêmes , quoique peut-etre n mo ndre quantité. Cette raifon eft bonne pour le pubic, mais j'af été contraint de la retourner Pou; mon libraire/enluidHant que le jugement engen- i r . * mpfure aue la mémoiie en elt dre plus de chofe-j a mciute qiu. i* N 4  Le Persifu„ k< moins chargée, & qu'ainfi les matériaux ne nous manqueroient pas. a°. Je n'ai pas non p]Us trouvé a propos, & a Pen prés par la méme raifon , de perdre beaucoup de tems a 1'étude des feie„Ces ni a celle des auteurs anciens. La Phyfique fyftématique eft depuis longtems reléguée dans lepays des romans, la phyfique expérimentale ne me paroit plus que 1'art d'arranger agréablement de jolis brimborions , & |a geometrie celui de fe palier du raifonnement a 1'aide de quelques formules. Quant aux anciens, il m'a femblé que dans es jugemens que jfaurois a porter, la probité ne voulou pas que je donnaJTe lechangeames letfeurs ainfi que faifoient jadis nos favans , en fubftituant frauduleufement, a mon avis qu'ils attendroient celui d'Ariftote ou de Cicéron dont ils n'ont que faire; grace a 1'efprit de nos modemes, il y a longtems que ce fcandale a ceUé & je me garderai bien d'en ramener la pénible mode. Je ine fuis feulement appliqué a la leéture des diélionnaires & j'y ai fait un tel pront, qu'en moins de trois mois je me fuis vu en état de décider de tout avec au, tant d'aflurance & d'autorité. que li j'avois eu deux ans d'étude. J'ai de plus acquis un petit recueil de paflages latins tirés de divers poëtes, oü je trouverai de quoi broder & enjoliver mes feuilles, en les ménageant avec économie afin qu'ils durent longtems; je fais combien les vers latins cités a propos donnent de reliëf a un phiiofophe, & par la même i • • raifon  L e P e r s i f l e u r. 2P7 iaifon je me fuis fourni de quantité d'axiomes & de fentences philofophiqnes, pourorner mesd.ffertations quand il fera queftion de poéfie. Car je mgnore pas que c'eft un devoir indifpenfable pour quiconque afpire a la réputation d'auteur célebre , de parler pertinemment de toutes les fciences, hors celle dont il fe mêle. D'ailleurs je ne fens point du tout la néceffité d'être fort favant pour juger les ouvrages qu'on nous donne aujourd'hui. Ne diroiton pas qu'il faut avoir lu le P. Pétau, Montfaucon, Ékc. & être profond dans les inathématiques, &c.*Pour juger Tanzaï, Grigri, Angola, Mifapouf & autres fublimes produftions de ce fiecle. Ma derniere raifon, & dans le fond ia feule dont j'avois befoin, eft tirée de mon objet même. Le bat que je me propofe dans le travail médité, eft de faire 1'analyfe des ouvrages nouveaux qui paroitront, d'y joindre mon fentiment & de communiquer l*un & 1'autre au public; or dans tout cela , je ne vois pas la moindre néceffité d'être favant: juger fainement & impartialement, bien écrire, favoir fa langue; ce font li, ce me femble, toutes les connoiffances néceffaires en pareil cas: mais ces connoiffances, qui eft-ce qui fe vante de les pofféder mieux que moi & a un plus haut degré; a la vérité , je ne faurois pas bien démontrer que cela foit réellement tout-i-fait comme je le dis, mais c'eft juftement i caufe de cela que je le crois encore plus fort: on ne peut trop fentir foi-même ce qu'on veut perfuader aux autres: N 5  tVt\dzc tpreraier qui a force de fe »üblT & r rauroit aufli fait croire ™ S , ', fi Je parviens a »«* "onner de moi une fembhble opinion, qu'elle foit bien ou mal fondée, neft-ce pas pour ce qui me regarde a peu' prés 1* même chofe dans le cas dont il s'agitt Oh ne peut donc nier que je ne fois trés - fondé * menger en Ariftarque, en juge fouverain des ouvrages nouveaux, louant, blamant, critiquant a ™3 fa"taifie' &™ queperfonne foit en droit de me mer de téraérité, fiuf 4 tQus & un ^ fc Prévaloir contre moi du droit de repréfailles que je leur accorde de trés-grand cceur, defirant feulement quü Jeur preme m gré de d.re ^ dg moi de la même maniere & dans le même fens que ]e m avife d'en dire du bien. C'esï- par une fuite de ce principe d'équité que, néant point connu de ceux qui pourroient devenir mes adverfaires, je déclare que toute cri•>que ou obfervation perfonnelle fera pour toujours bannie de mon journal: ce ne font que des livres que je vais examiner, le mot d'auteur ne fera pour moi que 1'efprit du Jivre même, il „e s'étendra point au-dela, & j'avertis pofitivement que je ne men fervirai jamais dans un autre fens; de forte que fi, dans mes jours de mauvaife humeur, il m'arnve quelquefois de dire: voilé un for, un impertinent écrivain, c'eft l'ouvrage feul qui fera taxé dimpertinence & de fottife, & je n'entends nullement que.l'auteur en foit moins un digne académi-  L e P e ii s 1 f l ï u r. 299 cien. Que fais-je, par exemple, fi fon ne s'avi- a poinc de régaler mes feuiliets des ép.the Zr je viens de parler: ot oa voit bien dabord que'jene celTerai pas pour cela d'être un homme rip beaucoup de mérite. 4 Co mm e tout ce que j'ai dit jufqu'a préfent paroiuoit un peu vague, fi je n'ajoutois rien pour exp r plus nettement mon Projet: & la maniere don % me propofe de 1'exécuter, je va.s preven.r mon fteur fur certaines particularités de mon caracïere quUemettront au fait de ce qu'il peut s'attendre . trouver dans mes écnts. Ou and Boileau a dit de 1'homme en général qu'ft changeoit du blanc au noir, il .. croqaé mon pömaif.en deux mots, en qualité d'indiv.du. 1 S renduplus précis, s'il y eüt ajoute toutes es aUtres couleurs avec les nuances intermedimres. Rien n'eft Q diffemblable a moi que 1.101-meme: 7& pourquoi il feroit inutile de temer de me de, finir autrement que par cette variété f.nguhere» elle eft telle dans mon efprit qu'elle infiue de_ tems a antre jufques fur mes fentimens. Quelquefois ,e fuis un du' & féroce mifa.uhrope: en d'autres momens, l n e eï ex.afe au milieu des charmes de la fociété k es délices de 1'amour. Tant6t je fuis auftere 6, dévot, & pour le bien de mon ame je fais; tous mes effotts pour rendre dutables ces fainces difpo. fuions: mais je deviens bientót un franc libemn, & comme je m'occupe alors beaucoup plus de mes fens que de ma raifon, je m'abftiens conftammew Nó  3oa L e Persifleur. d'écrire dans ces momens-la: c'eft fur quoi il eft bon que mes lefteurs foient fuffifamment prévemi*. de Peur qu'ils „e s'attendent a trouver dans mes' feu.Iies des chofes que certainement ils n'y verroilt jamais. En „u mot, un Protée, un Caméléon une femme font des étres moins chaugeans què mo,. Ce qu, doit dés 1'abord óter aux curieux toute efperance de me reconnottre quelque jour a mon «raétere: car ils me trouveront toujours fous quelque fonne particuliere, qui ne fera Ia mienne que pendant ce moment-la, & ü, ne peuvent pas même efpérer de me reconnoltre a ces changemens; car comme ils n'ont point de période fixe, ils fe feront quelquefois d'un inftant a 1'autre, & d'autres fois je demeureraf des mois entiers dans Ie même état. Ceft cette irrégularité même qui fait le fond de ma conftitution. Bien plus; ie retour des mémes objets renouvelle ordinairement en moi, des difP0 fnions femblables è celles oü je me fuis trouvé la première fois que je les ai vus; c'eft pourquoi je fuis alTez conftamment de la même humeur avec les mémes perfonnes. De forte qu'a entendre féparément tous ceux qui me connoiiTent, rien ne paroltrott moins varié que mon caraétere.-. mais allez auxderniers éclairciflemens, 1'un vous dira que je fuis badm, 1'autre grave, celui-ci me prendra pour un ignorant, 1'autre pour un homme fort dofte; en un niot, autant de tê.es, autant d'avis. Je me trouve (1 b.zarrement difpofé a cet égard qu'étant unjourabordé par deux perfonnes è la fois, avecl'une defquelles i avois accoutumé d'être gai jufqu'a la folie &  Le Pkusiflïur. 3°l P1US ténébreux qu'Héraclite avec 1'autre , je me fentis fi puiffamment agité que je fus* contraim de les quitter brufquemem, de peur que le coutralle des pafflons oppofées ne me flc totnber en fyncope. Avec tout cela, a force de m'examiner, je n'ai pas laiiTé que de démêler en moi certames difpofitions dominantes Sc certains retours prefque Pé. riodiques, qui feroientdifficilesaremarquera tout autre qu'a 1'obfervateur le plus attentif, en un mot, q„'a moi-même: c'eft a peu prés ainfi que toutes les viciffitudes & les irrégularités de 1'air, n'empêchent pas que lesmarins & les habitans de la carapagne n'y aient remarqué quelques circonftances annuelles & quelques pbénomenes qu'ils out réduus en regie, pour prédire a peu prés le tems qu'il fera dans certaines faifons. Je fuis fujet, par exemple, a deux difpofuions principales qui changent affez conftamment de buit en huit jours, & que j'appelle mes ames hebdomadairesparl'une je metrouvefagement fou, par 1'autre follement fage; mats de telle maniere pourtant que la folie 1'emportant fur la fageffe dans 1'uu & dans 1'autre cas , elle a furtout manifeftement le deflus dans la femaine oü je m'appellefage; car alors, le fonds de toutes les matieres que je traite, quelque raifonnable ou'il puiffe être en foi, fe trouve prefque enttérement abfotbé par les futilités & les extravagances dont j'ai toujours foin de 1'habiller. Pour mon ame folie, elle eft bien plus fage que cela, car bien qu'elle tire toujours de fon propre fond le texte fut N 7  302 Le Peiisifleus. iequel elle argumente, elle met tant d'art» tant d'oN dre, & tant de. force dans fes raifonnemens & dans fes preuves, qu'une folie .ainfi déguifée ne dilfere prefque en' rien de la fagefie. Sur- ces idees que je garantis juftes ou a peu prés, je trouve un petit problême a propofer a mes lefteurs, & je les prie de votiloir bien décider, laquelle c'eft de mes deux ames qui a diété cette feuille ? ' Qu'on ne s'attende donc point a ne voir ici que de fages & graves diftertations, on y en verra fans doute, & oü feroit te variété: mais je ne ga. rantis point du tout qu'au milieu de la plus profonde métaphyfique, il ne me prenne tout d'un coup unefailfie extravagante, & qu'emboïtant mon lec teur dans 1'Icolaëdre de Bergerac, je ne le tranfporte tout d'un coup, dans la hme; tout comme a propos de 1'Ariofte & de 1'Hypogriphe, je pourrois fort bien lui citer Platon, Locke ou Mallebranche. A v refte, toutes matieres feront de ma compétence, j'étends ma jurifdiétion indiftinclement fur tout ce qui fortira de Ia preflé-, je m'arrogerai même, quand le cas' y écherra, Ie droit de révifion fur les jugemens de mes confrères; & non content de me foumettre toutes .les imprimeries de France, je me propofe auffi de faire de tems en tems de' bonnes excurfions hors dü royaume, & de me rendre tributaires 1'Italie, Ia Hollande & même 1'An'gleterre, chacune a fon tour, prometiant foi de voyageur, la véracité la plus exafte dans les ades que j'en apponerai.  L E P E R S I F L E U R. 3«3 O u01 que le lefteur fe foucie, fans doute, aflez Péu des détails que je lui fais ici de moi & de mon caraftere, j'ai réfolu de ne pas lui en faire grace d'une feule ligne; c'eft amant pour on pro aue Pour ma commodité que ]'en ag.s ainfi. Après avoir commencé par me perfifler moi-meme, ].toni tout le tems de perfifler les autres, ] ouvrirai les lx, j'écrirai ce que je vois, & 1'on trouvera Le ie me ferai afiêz bien acquitté de ma tache. H me refte a faire excufe d'avance aux auteurs ouejepourrois maltraiter a tort, & au public de Ls les éloges injuftes que je pourrois donner aux ouvrages qu'on lui préfente. Ce ne fera jamais volontairement que je commettrai de pareilles erreurs; ie fais que 1'impartialité dans un journal.fte ne fert qu'a lui faire des enuemis de tous les auteurs, pour tfavoir pas dit au gré de chacun d'eux alTez de bien de lui ni afTez de mal de fes confrères: c eft Lr cela que je veux toujours refter inconnu, ma Inde folie eft de ne vouloir ne confulter que la raifon & ne dire que la vérité; de forte que foivant 1'étendue de mes lumieres & la difpofition de mon efprit, on pourra trouver en moi tantót uu & bourru, non pas un fatytique amer ni un puer 1 • adulateur. Les jugemens peuvent être faux, mais le ju^e ne feia jamais inique.   L' ENGAGEMENT COMÉDIE EN VERS.   AVERTISSEMENT. Rien neft plus plat que cette Piece. Cependant ƒ'ai gardé quelque attachementpour elle, a caufe de la gdltè du troifeme Me & de lafacilité avec laquelle elle fut jatte en trois jours, graces a la tranquillité 6 au contentement d'efprit, oü je vims alors fans connoitre Tart 'f écrire & Jans aucune prétention. Si je fais moï-même Védition générale , fefpere avoir ajfez de rasfin pour en retrancher ce barbouillage, ftnon je laijfe a ceux que faurai chargé de cette entreprïfe, le J'oin de juger de ce quü convient, foit a ma mémoire, foit au gout préfent du public.  D ORANTE,ï VALERE, S AmiS* ISABELLE, Veuve. E L I A N T E, Coufine d'lïabelle. L I S E T T E, Suivante d'Iftbelle. c A R L I N, Valet de Dorante. U N NOTAIRE, UN LAQUAIS. La Scène eft dam le chdteau d'Ifahelle.  L'ENGAGEMENT TÊMÉKAIR E, C O M É D I E. ACTE PREMIER. SCÈNE PREMIÈRE. ISABELLE, ELIANTE. I S A B E L L E. L'Hymsn va donc, enfin, ferrer desnceuds fidoux: Valere, a fon retour, doit être votre époux, Vous allez être heureufe. Ah» ma chere Eliantel E t i a n T E. Vous foupirez? Hé bien! Si 1'exemple vous tente, Dorante vous adore & vous le voyez bien. Pourquoi gêner votre cceur & le fien ? Car vous 1'aimez un peu: du moins, je le foupconne. IsABELLE. Non, l'hymen n'aura plus de droits fur ma perfonne, Coufine; un premier choix m'a trop mal réufïï. E L I A N T E. Prenez votre revanche en faifant celui - ci. x IsABELLE. Je veux fuivre la loi que j'ai fu me prefcrire; Ou du moins Car Dorante a voulu me féduire,  SI» L'E n G A G r. M ent Sous Ie teint nom d'ami s'emparer de mon cceur Seróisf jé donc ainfi Ia dupe d'un trompeur, Qji par le fuccés même en feroit plus coupable? Et qui 1'eft trop, peut • être. E l i A n t e. II eft donc pardonnable. I s a b e l l e. Point; il ne m'aura pas trompée inpunément. II vient. Eloignons-nous, ma coufine, un moment. JI n eft pas de fon but auflï prés qu'il le penfe, Et je veux a Ioifir méditer ma vengeance. • SCÈNE II. Dorante. Elle m'évite encor! Que veut dire ceci? Sur 1'état de fon cceur quand ferai-je éclairci? Hazardons de parler Son humeur m'épouvante.... Carlin connoit beaucoup fa nouvelle Suivante; Je veux II appergoit Carlin. Carlin? SCÈNE III. Carlin, Dorante. Carlin. Monsieur? Dorante. Vois-tu bien ce chateau?  T i m & b a I R E. SU Carlin. Oui, depuis fort longtems. Dorante. Qu'en dis-tu? Carlin. Qu'il eft beau. Dorante. Mais encor?' Ca b l 1 n. Beau, trés - beau, plus beau qu'on ne peut être. Qje diable! Dorante. Et fi bientöt j'en devenois le maltre, T'y plairois - tu ? Carlin. * Selon; s'il nous reftoit garni, Cuifine foifonnante & cellier bien fourni. Pour vos atnufemens, Ifabelle , Eliante. Pour ceux du Sieur Cirlin, Lifette la Suivante: Mais, oui, je m'y plairois. Dorante. Tu n'es pas dêgoüté Hé bien, réjouis-toi, car il eft Carlin. acheté ? Dorante. Non, mais gagné bientót. Carlin- Bon! par quelle a/enture? Ifabelle n'eft pas d'age ni de figure  jis L' Engagement A perdre fes chateaux en qüatre coups de dé. D o 11 a n t e. II eft a nous, te dis-je, & tout eft décidé Déja dans mon efprit Carlin, Pefle! Ia belle emplettej Réfolue è part vous ? c'eft une affaire faite? Le chateau déforraais ne fauroit nous manquer. Dorante. Songe a me feconder au lieu de te moquer. Carlin. Oh! Monfieur, je n'ai pas une téte fi vive; Et j'ai tant de Ienteur dans 1'imaginative, Que mon efprit grofïïer toujours dans 1'embarras, Ne fait jamais jouir des biens que je n'ai pas: Je ferois un Créfus fans cette mal - adreffe. Dorante. Sais - tu , mon tendre ami, qu'avec ta gentilleffe Tu pourrois bien, pour prix de ta moralité, Attirer fur ton dos quelque réalité? Carlin. Ah! de moralifer je n'ai plus ïiulle en vie. Comme on te traite, hélas! pauvre philofopliie! Ca , vous pouvez parler; j'écoute fans fouffler. Dorante. Apprends donc un fecret qu'è tous il faut céler, Si tu le peux, du moins. Carlin.' Rien ne m'eft plus facile. D o 11 A n 1 e.  t é m e r a i r e. s's Dorante. Dieu le veuille! En ce cas tu pourras m'étre utile. Carlin. Voyons. Dorante. J'aime Ifabelle. Carlin. Oh! quel fecret! Ma foi Je le fa vois fans vous. Dorante. Qui te fa dit? Carlin. Vous. Dorante. Moi? Carlin. Oui, vous: vous conduifez avec tam de myftera Vos intrigues d'amour, qu'en cherchant k les taire, Vos airs myftérieux, tous vos tours & retours En inftrnifent bienrót la ville &. les fauxbourgs PafTons. A votre amour la Belle répond-elle? Dorante. Sans doute. Carlin. Vous croyez être aimé d'Ifabelle ? Quelle preuve avez .vous du bonheur de vos feux? Dorante. Patbleu! Mefleu Carlin, vous êtes curieux! Carlin. Oh! ce ton • la, ma foi, fent la bonne fortunei Mais trop de confiance en fait iflanquer plus d'une, Supplém. Tom. IV. O  S T4 L'. Engagement Vous Ie favez fort bien. •' Dorante. Je fuis für de mon hit, Ifabelle en tout lieu me fuït* Carlin. Mais en efiet C'eft de fa tendre ardeur une preuve conftantel D o r 'a n t e. Ecoute jufqu'au bout. Cette veuve charmante A Ia fin de fon deuil déclara fans retour Que fon cceur pour jamais renongoit a 1'amour. Prefque dés ce moment mon ame en fut touchée; Je la vis, je 1'aimai; mais toujours- attschée Au vceu qifelle avoit fait, "je féntis qu'il faudroit Ménager fon efprit par un détour adroit: Je fejguis pour 1'hymen beaucoup d'antipathie, Et réglant mes difcours fur fa philofophie, Sous le tranquille nom d'une douce amitié, Dans fes amufemens je.fus mis de nioitié. Carlin. Pefie! ceci va bien. En amufant les belles On vient au férieux. 11 faut rire auprès d'elles; Ce qu'on fait en riant eft autant d'avan'cé. D o r a n t E. Dans ces ménagemeus plus ci'un an s'eft pafTé. 'f u peux bien te dotuer qu'aprês toute une anne'e On eft; plus familier qu'aprês une journée; Et mille aimables jeux fe pafï'ent entre amis, Q i'avec un étranger on n'auroit pas permis. Ür, depuis quelque tems j'appercois qu'HabelIef  T i m £ R a I R E.- 315 Se comporte avec moi d'tme facon nouvelle. Sa coufine toujours. me recoit de même ceil: Mais fous 1'air affe&é d'un favorable accueil, Avec tant de réferve Ifabelle me traite, Qu'il faut, ou qu'en fecret prévoyant fa défaite, Elle veuille .éviier de m'en faire 1'aveu, Ou que d'un autre amant elle approuve le feu, G a r l i n. O 0 Eb!'qui voudriez-Vous qui püt. ici .lui plaire? 11 n'entre en ce chateau que vous feul & Valere, Qui. prés de la coufine en efclave enchalné, Va bientAt par rhymen voir fon feu couronné. Dorante. Moi donc, n'appercevant aucun rival a craindre, Ne dois-je pas juger que, voulant fe contraindre, Ifabelle aujourd'hui cherche a m'en impofer Sur le progrès' d'un feu qu'elle veut cléguifer. Mais avec quelque foin qu'elle cache fa flarae, Mon cceur a péuétré le fecret de fon ame; Ses yeux ont fur les miens lancé ces traits charmans, Prérages fortuués du bonheur des amans. Je fuis aimé, te dis-je, un retour plein de charmes Paye enfin mes foupirs, mes tranfports & mes larmes. Carlin. . Economifez mieux ces exclamitions; 11 eft, pour les placer, d'autres occafions, OCi cela fait merveille. Or, quant a notre affaire, Je ne vois pas encor ce que mon miniftere, Si vous êtesaimé, peut en, votre faveur; Que vous faut• il de plus? O  3ili 7 v u< V Dieuxl quels légérs travauxpour tant derécompenfe 1 ■ ' ■ • Isabelle. ..." Oui, mais fi vous manquez un moment de prudence De moindre acte d'amour, un foupir, un regard, Un trait de jaloufie, enfin, de votre part, Vous privent è 1'inftani du droit que je vous laifle: "Je punirai fur moi votre propre foiblefie, En vous voyant alors pour la dérniere fois» Telles font du pari les imraüables loix.  TÉMÉRAIRE. 323 Dorante. Ah! que vous m'épargnez de mortelles alarmes! Mais quel eft donc enfin cet objet plein de charmes Dont les attraits pour moi font tant a redouter? Isabelle. Votre cceur aifément pourra les rebuter; Ne craignez iien, Dorante. Et c'eft? ■ ; Isabelle. C'eft moi. | | Dorante. Vous? Isabelle. Oui, moi-mém*. Dorante. Qu'eiueuds- je? Isabelle. D'oü vous vient cette furprife extréme? Si le combat avoit moins de facilité, Le prix ne vaudroit pas ce qu'il auroit coüté. Lisette. Mais regardez-le donc; fa figure eft a peindrei Dorante, d part. Non, je n'en reviens pas. Mais il faut me contraindre. Cherchons en cet inftant a remettre mes fens. Mon cceur contre foi-même a lutté trop longtems; II faut un peu de treve 4 cet excès de peine. La cruelle a trop vu le penchant qui m'entiaifle , . O 6  324 L' Engagement Et je ne fais prévoir, a force d'y penfer, Si 1'on veuc me punir ou me récompenfer. SCÈNE VI. isabellle, LlSETTE. Lisette. De ce pauvre garcon Ie fort me touche 1'ame. Vous vous plaifez par trop a maltraiter fa flame, Et vous le puniffez de fa fidéüté. Isabelle. Va, Lifette; il n'a rien qu'il n'ait bien mérité. Quoi! pendant 13 longtems il m'aura pu féduire? Dans fes pieges adroits il m'aura fu conduire? II aura, fous le nom d'une douce amitié..... Lisette. Tait profpérer 1'amour! Isabelle. Et j'en aurois pitié? II faut que ces trompeurs trouvent dans nos caprices Le jufle chatiment de tous leurs artifices. Tandis qu'ils font amans, ils dépendent de nous; leur tour ne vient que trop, fitót qu'ils font épouxf L i s e t t e. Ce font bien, i! eft vrai, fes plus francs hypocrites • 11» vous favent longtems faire les chatemites: Et puis gare la griffe; oh! d'avance auprés d'eux ïreeons notre revanche.  325 Isabelle. en fit.même. Oui, le tour eft heureux. (a Lifette.) Te médite a Dorante une aflez bonne piece, Oü nous aurons befoin de toute ton adrefle. Valere en peu de jours doit venir de Paiwt L 1 s e t T e. II arrivé aujourd'hui, Dorante en a 1'avis. Isabelle. Tant mieux, a mon projet cela vient a merveilles. Lisette. Or expliquez- nous donc la runt J Maïs fi fon foible cceur ne peut exécuter La loi que par ma bouche il s'elf laiffé ditf er • Si fon étourderie un peu trop loin 1'entraine ' Un eternel adieu va devenit la peine Dont je me vengerai de fa féduétion, Et dont je punirai fon indifcrétion. L i s E T t E. Mais s'il ne commettoit qu'une faute légere Pour qui la moindre peme eft encor trop feVere? Isabelle. D'abord, a fes dépens nous nous amuferons Puis nous verrons après ce que nous en fero'ns, ACTE SECOND. SCÈNE PREMIÈRE. Isabelle, Lisette. Lisette. O u r,, tout a réuffi. Madame, par merveilles Luame écoutoit de toutes fes oreilles  TÉMÉRAIRrV. 32pr Et fur nos propos feints, dans fa~ vaine terreur, Nous donne bien, je penfe, au diable de bon cceur. 1 s a B k l L e. Elle croit tout de bon-que j'en veux k Valere? ' L t s e t't'e: Et que trouvez - vous-la que de fort ordinaire? D'une arri"ie-en fecret i'approprier 1'amant, Dame! attrape qui peut. Isabelle. Ah! trés-aflurément, Ce procédé va mal avec mon catactere. D'ailleurs Lisette. Vous n'aimez point 1'amant qui faij lui plaire, Et la vertu vous dit de lui lailTer fon bien. raAh ! qu'on eft généreux , quand il n'en coüte VferX Isabelle. Non , quand je 1'aimerois, je ne fuis pas capable.... L 1 S e t. t e. Mais croyei-vpus au fond d'être bien moins coupable^ I s a b e l, l e. . '\ " '" ' /. Le tour, je te 1'avoue, eft malin, . L i s e t t e. ! " ' Trés. mtlinv Isabelle. Mais Lisette. Les frais en font faits, il faut en voir la £u.P  323 l'e ngage me nt Isabelle. Oui, je vais faire Ia faufle lettre. A Valere feignant de la vouloir remettre Tu tècheras tantót, mais trés» adroitement, Qu'elle parvienne aux mains de Dorante'. Lisette, Oh! waimeut J Carlin eft fi nigaud que Isabelle. Le voici lui • même. Rentrons. II vient a point pour uotre fltatagême. SCÈNE IU Carlin. y^alere eft arrivé, moi j'accours a 1'inftant; Êt 'voila la facon dont Dorante m'attend? Oü diable le chercher? Hom , qu'il m'en doit de belles ? On dit qu'au Dieu Mercure on a donné des alles; II en faut en effet pour fervir un amant, S'il ne nourrit fon monde afTez légérerhent Pour compenfer cela. Quelle maudite vie Que d'être affujetti a tant de fantaifiesl Parbleu! Ces maftres-ta font de plaifans fujetst ïlspreuneat, par ma foi, leurs genspour leurs valets!  T é m i « a i « e. 329 SCÈNE III. Eliante, Carlin. E l i a n t e. Ciel! que viens-je d'entendre, & qui voudra le croire ? Inventa-t-on jamais petfidie aufll noire? Carlin. Eliante parolt; elle a les yeux en pleurs! A qui diable en a - t- elle? Eliante. A de telles noirceufi Qui pourroit reconnoitre Ifabelle & Valere? Carlin. Ceci couvre a coup für quelque nouveau myftere. Eliante. Ah! Carlin, qu'a propos je te rencontre ici! Carlin. Et moi, trés - a - propos je vous y trouve auflï, Madame, fi je puis vous y marquer mon zele. Eliante. Cours appelier Dorante & dis - lui qu'Ifabeüe, Lifette & fon ami nous trahilfent tous trois. Carlin. Je le cherche moi-même, & déja par deux f019 J'ai couru jufqu'ici pour lui pouvoir apprendre Que Valere au Iogis eft refté pour 1'attendre. E l 1 a n t e. Valere? Ah! le peifide! il méprife mon cceur.,  330 L' En gagement II époufe Ifabelle & fit coupable ardeur, A fon ami Dorante arrachant fa maürefle, Oiurage en inéme tems 1'honneur & Ia tendreffe. "C a k l i n. Mais de qui tcnez-vous un fi bizarre fait? II fsut fe défïer des rapports qu'on nous fait. Eliante. j'en ai, pour mon malheur, Ia preuve trop certaine. J'étois par pur hazard dans Ia chambre prochaine; Ifabelle & Lifette arrangeoient leur complot. A travers la cloifon, jufques au moindre mot J'ai tout entendu. Carlin. Mais, c'efl de quoi me confondre? A cette preuve-Ia je n'ai rien a répondre. Que puis- je, cependaut, faire pour vous fervir ? Eliante. Lifette en peu d'inQans fürement doit fortir Pour porter a Valere elle-méme une lettre Qu'Ifabelle en fes mains tantót a dü remettre. Tache de la furprendre, ouvre-la, porte - la Sur le champ a Dorante; il pourra voir par-Ia De tout leur Hoir complot Ia trame criminelle, Qu'il tache & pré venir cette injure cruelle: Mon outrage eft le fien. Carlin. Madame, Ia douleur Que je relTcnspour vous dans le fond de mon cceur. .. Allume dans mon ame une telle colere Que mon efprit .... ne peut.... fi je tenois Valere..... Suffit... jene dis tien Mais, ounousnepourrons,  T b 'h e r a i r e. 33» Madame, vous fervir ..... ou nous vous fervirons. E i. 1 a n t f.. De mon jufte recour tu peux tout te promettre. Lifette va venir: fouviens-toi de la lettre. Un autre procédé feroit plus généreux, Mais contre les trompeurs on peut agir comme eux. Faute d'autre moyen pour le faire connoltte, C'eft en le trahiffant qu'il faut punir un traltte. SCÈNE IV. , , C a r l i n. S 0 u v ie n s-t 01! C'eft bien dit: mais pour exécutet Le vol qu'elle demande, il y faut méditer. Lifette n'eft pasgrue, & le diable m'emporte, Si 1'onprend ce qu'elle a que de la bonne forte, Je n'y vois qu'embarras.; Examinons pourtant Si 1'on ne pourroit point Le cas eft important, Mais il s'agit ici de ne point nous commettre, Car mon dos.... C'eft LifJtte, &j'appercois la lettre. Eliante,' ma foi, ae s'eft troropée en rien. SCÈNE V. Carlin, Lisette avec une Lettre dai.sk fein. Lisette,*} part. Voila déja mon tkóle aux aguets, tout va bien. Carlin. é part. Hazardons l'aventure. Haut. Et comment va, Lifette?  33* L'Engagement Lisette. Je ne te voyois pas; on diroit qu'en vedette, Quelqu'un t'auroit wis-la pour détroufler les gens. Carlin. Mais, j'aimerois alTez "4 piller les paffims Qui te reflembleröieut. Lisette. Auffi peu redoutables? Carlin. Non, des gens qui feroient autant que toi volables. Lisette. Que leur volerois-tu, pauvre enfant, je n'ai rien? Carlin. Carlin de ces riens-Ia s'accotnmoderoit bien. Par exemple, d'abord je tacherois de prendre .... efayant d'efcamoter la Lettre. Lisette. fort bien, mais de ma part tachantde me défendre, Vous ne prendriez rien, du moins pour le moment. ... Elle met la Lettre dans la poche de fen tablier du cóté de Carlin. Carlin. II faudroit donc tacher de m'y prendre autrement. Qu'eft - ce que cette Lettre ? oü vas - tu donc la mettre ? Lisette, feignant d'être embarraffée. Cette Lettre, Carlin? Eb! mais, c'eft une Lettre,.. Que je mets dsns ma poche. Carlin. Oh! vraiment! je le vois.  TsMiaAiRi. 333 Mais voudrois - tu me dire fc gut.... R tdihe encore de prendre la Lettre. Lisett'e, mettant la Lettre dans Pautre poche oppoféc d Carlin. Déja iteux fois Vous avez effayé de Ia prendre par rufe. Je voudrois bien favoir.... Je te demande excufe; Je dois h tes fecrets ne prcndra aucune part. Je voulois feulement favoir fi par hazard Cette Lettre n'eft point pour Valere ou Dorante. Lisette. Et fi c'étoit pour eux.... Carlin. D'abord, je me préfente, Ainfi que je ferois même en tout autre cas, Pour la porter moi - même & vous fauver des pas. Lisette. Elle eft pour d'autres gens. Carlin. Tn mens; voyons la Lettre. Lisette. Et fi vous la donnant, je vous faifois promettre, De ne la point montrer, me le tiendr.ez-vous? Carlin. Oui, Lifette, en honneur, j'en jure a tes genoux. Vous m'apprenez comment il faudra me conduire:  334 L Engagement De ne Ja point montrer on a fu me prefcrire, J'ai promis en honnsur. Carlin. . Oh! c'eft un autre point: Ton honneur & le mien ne fe reffemblent point. L i s e t t h. Ma foi, Monfieur Carlin, j'en ferois trés - fachée. Voyez 1'impenincr.t. Carlin. "Ah! vous étes cachée! Je connois maintenant quel eft votre motif. Votre efprit en détours feroit moins inventjf, Si la Lettre touchoit un autre que vous - même. Un trattre de rival eft 1'objet du ftratagême, Et j'ai, pour mon malheur, trop fu le pcnétrer Par vos précautions pour ne Ia point montrer. Lisette. II eft vrai; d'un rival devenue amoureufe, De vos foins déformais je fuis peu curieufe. C a r l i n, en déclamant. Oui, perfide, je vois que vous me trahifTez. Sans retour pour mes foins, pour mes travaux paffes. Quand je vous promenois par toutes les guinguettesi Lorfque je vous aidois è pliffer vos cornettes, Quand je vous faifois voir la foire ou 1'opéra', Toujours, medifiez-vous, notre amour durera. Mais déja d'autres feux ont chaffé de ton ame Le charmant fouvenir de ton ancienne flame. Je fens que le regret m'accable de vapeurs; Barbare, c'en eft fait, c'eft pour toi que je meun.  T £ M i R * 1 E E* 335 Lisette. TJju , je t'aime toujours. Mais 11 tombe en foiblefle. Pendant que Lifette le futient & lui fait fentir fon flacon , Carlin lui vole la Lettre. Pourquoi vouloir auffi lui caclier ma tendreffls ? C'eft moi qui 1'aflaiïïne. Ebl vlte mon flacon; Sens.fens.tnonpauvreenfant. ^^.Ab! leruféfripon 1 Iiaut. Comment te trouves- tu? carlin' Je reviens a la vie. Lisette. De la mienne bientót ta mort feroit fuivie. c a b l i n. Ta divine liqueur m'a tout. reconforté. LisBTTt.i part. C'efl ma Lettre , coquïn, qui t'i reffufcité. Hout- Avec toi cependant, trop longtems je m'amufe; 11 faudra que je rêve 4 trouver quelque excufe, Et déja je devrois être ici de retour. Adieu, mon cher Carlin. c a u l i n. Tu t'en vas, mon amour? Raffiire-aoi, du moins, fur ta perfévérance. Lisette. Et qaoil peux-tu douier de toute ma confiance? Apart. II croit nvavoir dupée, & rit de mes propos. Avec tout leur efprit les hommes font des fots.  33ö L' Engagement SCÈNE VI. Carlin. A Ia fin je triomphe & voicï ma conquête. Ce n'eft pas tout; il faut encor un coup de tête: Car, a Dorante ainfi fi je vais la porter, 11 la rend aufïïiót fans la décacheter, La chofe eft immanquable: & cependant Valere Vous lui fouffle Ifabelle, & fous mon miniftere Je verrai fes appas, je verrai fes écus PafTer en d'autres mains & mes projets perdus! 11 faut ourrir la Lettre.... Eh! oui; mais fi je 1'ouvre, Et par quelque malheur que mon vol fe découvre, Valere pourroit bien .... la pefte foit du fot! Qui diable le faura? moi, je n'en dirai mot. Lifette aura fur moi quelque foupcon peut-étre: Et bien, nous mentirons.... Allons, fervons mon maltre, Et contentons furtout ma curiofité. La cire ne tient point: tout eft déja fauté: Tant mieux: la refermer fera chofe fecile... // Ui en parcourant. Diable! voyons ceci. II lit. Je vous préviens par cette Lettre, mon cher Valere, fuppofant que vous arriverez aujourd'hui, comme nous en fommes convenus. Dorante eft notre dupe plus que jamais: il eft toujours perfuadé que c'eft a Eliante que vous en voulez, & fai imaginé la ■ defus un flrategême afez plaifant, pour nous amufer  T k m é r a i r e. 337 cmufcr a fes dépans & l'empêcher de troubler notre mariage: fat fi/it avec lui une efpece de pari, par Iequel il s'e/L engagê d ne me donner iTici d demai* aucune marqué cTamour ni de jahufie, fous peine de ne me, voir jamais. Pour le féduire plus fürement, je l'accablerai de tendreffes outrées, que vous ne devez prendre d fon égard que pour ce qii'elles ■ vaknt: s'il manque a fon engagement , il m'autorife b rov.ipre avec lui fans détour; <2? s'il l'obferve ,.il nous délivre de fes importunités jufqii'cl la conclufion de l'affaire. Adieu! le Notaire eft déja mandé; tout eft prét pour l'Jieure marquée, & je puis être d vous dès ce foir. I "s a b e L L e. Tubleu, le joli ftyle ! Après de pareils tours on ne dit rien, finon Qu'il faut pour les trouver être femme ou de'mon. Oh! que voici de quoi bien réjouir mon maltre! Quelqu'un vient: c'eft lui» même.' S C ENE VII. Dorante, Carlin, D o r a n t e. O u te tiens - tu donc, traitre ? Je te cherche partout. Carlin. Moi, je vous cherche auffi; Ne m'avez-vous pas dit de revenir ici? Supplém. Tom. IK P  333 L* E n g a g li m e n t Dorante. Mais pourquoi fi longtems Carlin. Donnez - vous patience. Si vous montrez en tout la même pétulance, Nous allons voir beau jeu. Dorante. Qu'eft-ce que ce difcours? Carlin. . Ce n'eft rien; feulement a vos tendres amouis 11 faudra dire adieu. Dorante. Quelle fotte nouvelle Viens - tu Carlin. Point de courroux : Je fais bien qu'Ifabelle Dans le fond de fon cceur vous aitne uniquement; Mais, pour npurrir toujours un fi doux fentiment, Voyez comme de vous elle parle è Valere. Dorante. L'écriture, en effet, eft de fon caractere. II Ut la Lettre. Que vois-je? malheureux! d'oü te vient ce billet? Car l i n. Allez-vous foupconner que c'eft moi qui 1'ai fait. Dorante. D'oü tevient-il, te dis-je? Carlin. A la chere Suivante Je 1'ai furpris tan tót par ordre d'Eliante.  7 £ m k r a ! r e. 33^ Dorante. D'Eliante! Comment? ~ Car l i n. Elle avoit découvert Toute la trahifon qu'arrangeoient de concert Ifabelle & Lifette, & , pour vous en inftruire, Jufqu'en ce veftibule a couru me le dire. La pauvre enfant pteuroit. Dorante. Ah! je fuis confondu! Aveuglé que j'éto's! comment n'ai-je pas du: Dans leurs airs affcétés voir leur intelligence? On abufe aifément un cceur fans défiance. Ils fe rioient ainfi de ma fimplicité! < Carlin. Pour moi, depuis longtems je m\n étois doutd. Continuellement on les trouvoit enfemble. Dorante. Ils fe voyoient fort peu devant moi, ce me femble. Carlin. Oui, c'étoit jufiement pour mieux cacher leur jeu: Mais leurs regards Dorante. Non pas, ils fe regardoient peo Par affectation. Carlin. Parbleu! voila l'afraire. Dorante. Chez moi-même a 1'inflant ayant trouvé Valere, J'aurois düvoir au ton dontparlant de leurs nceuds> P a  3 40 L' E n g ag e m ent D'Eliante avec arjt il faifoit 1'amoureux, Que 1'ingrat ne cherchoit qu'a me dounerlechange. Carlin. Jamais crédulité fut-elle plus étrange? Mais que fert le regret, & qu'y faire, après tout? Dorante. Rien; je yeux feulement favoir fi jufqu'au bout lis oferont porter leur lache ftratagême. ,C a r l i n. Quoi! vous prétendez donc être têmoin vous-même... Dorante. Je veux voir Ifabelle, & feignant d'ignorer Ie prix qu'è ma tendrelfe elle a fu préparer, Pour la mieux détefter je prétends, me contraindre Et fur fon propre exemple apprendre fan de feindre. Toi, va lout prdparer pour partir dés ce foir. Carlin va & revient. Peut - être Dorante. Quoi? Carlin. JTy cours. Dorante. Je fuis au défefpoir. Elle vient. A fes yeux déguifons ma colere. Qu'elle eft charmante Iflélasl commentfepeut-il faire Qu'un efprit aufli noir anime tant d'attraits?  T £ m £ u * - R 2« 34* SCÈNE VIII. Isabelle, Dorante. Isabelle. 'Dorante, il n'eft plus leras d'alTeóter déformais Sur mes vrais fentimens un fecret inutile. Quand la chofe nous touche , onvoit la moins habile A 1'erreur qu'elle feint fe livrei rarement. Je prétends avec vous agir plus franchement. Je vous aime , Dorante, & ma flarae fmcere Quittant ces vains dehors d'une fageiï'e auftere, Dont le fafte fert mal a déguifer le cceur, Veut bien a vos regards dévoiler fon ardeur. Après avoir longtems vanté 1'inditTérence , Après avoir fouffert un an de violeuce, Vous ne fentcz que trop qu'il n'en coüte pas peu Quand on fe voit réduite a faire un tel aveu. Dorante. 11 fatit en convenir? je n'avois pas 1'audace De m'attendre, Madame, -X cet excés de grace. Cet aveu ma confond & je ne puis douter Combien, en le faifant, il a du vous coüter. Isabelle. Votre difcrétion, vos feux , votre conftance, Ne- méritoient pas moins que cette récompenfe: C'eft au plus tendre amour, a 1'amour éprouvé, Qu'il faut rendrej'efpoir dont je 1'avois privé. Plus vous auriez d'aideur, plus craignant ma colere, 1' 3  34-» L*E N G A G E M E N T Vous vous attacheriez a ne pas me déplaire; Et mon exemple feul a pu' vous difpenfer De me cacher un feu qui devoit m'offenfer. Mais quand è vos regards toute ma flame éclate Sur vos vrais fentimens peut-être je me flatte, Et je ne les vois point ici fe déclarer, Tels qu'aprês cet aveu j'aurois pu 1'efpérer. Dorante. Madame, part'onnez au trouble qui me gêne, Mon bonheur eft trop grand pour lecroire fans peine. Quand je Congé quel'prix vous m'avez deftiné, Dj vos rares bontés je me fens étonné. Mais moins a ces bontés j'avois droit deprétendre, Pius au retour trop dü vous devez vous attendre. Croyez, fous ces dehors de Ia tranquillité, Que le fond de mon coeur n'eft pas moins'agité. Isabelle. Non, je ne trouve point que votre air foit tranquide, Mais il femble annoncer plus de torrens de bile, Que de tranfports d'amour: je ne crois pasponrtant, Q je mon difcours, pour vous, ait eu tien d'infultant,' Et, lans trop me flatter d'autres a votre place L'auroient pu recevoir d'un peu meilleure grace. Dorante. A d'autres, en effet, il eüt convenu mieux. Avec autant de goüt on a de meilleurs yeux, Er je ne trouve point, fans doute, en mon mérite De quoi juflifier ici votre conduite: Mais, je vois qu'avec moi vous voulez plaifanter; C'eft a moi de favoir, Madame, m'y prèter.  T i m £ t a i r e. 343 Isabelle. Dorante, c'eft pouffer bien loin la modeftie: Ceci n'a point trop fair d'une plaifanterie, 11 nous en coüte affez en declarant nos feux, Pour ne pas faire un jeu de ferablables aveux. Mais, je crois pénétrer le fecret de votre ame; Vous craignez que, cherchant a tromper votre flame, le ne veuille abufer du défi de tamót Pour tacher aujourd'hui de vous prendre e;i défaut. Je. ne vous cache point qu'il me parolt étrange Qu'avec autant d'efprit on prenne ainfi le change: Penfez-vous que des feux qu'allument nos attraits Nous redoutions fi fort les tranfports indiferets, Et qu'un amour ardent jufqu'a 1'exiravagance, Ne nous flatte pas mieux qu'un exces de prudence? Croyez, fi votre fort dépendoit du pari, Que c'eft de le gagner que vous feriez puni. Dorante. Madame, vous jöuez fort bien la comédie; Votre talent m'étonne, il me fait même envie, Et, pour favoir répondre a des difcours fi doux, Je voudrois en cet art exceller comme'vous: Mais, pour vouloir trop loin poufler le badinage, Je pourrois a la fin manquer mon perfonnage, Et reprenant, peut - être, un ton trop férieux Isabelle. A la plaifanterie, il n'en feroit que mieux. Tout de bon, je ne fais oü de cette boutade, Votre efprit a pêché la grotefque iucartade. Je m'en amuferois beaucoup en d'autres tems. • P 4  34.4 L' Engagement Je ne veux point ici vous géner plus ion ,lemu » vousprenëz ce tem par. pure gentilieffe, Vous potrrriez 1'aflbrtir.avec Ja politeffe: Si vos mépris pour moi veulent fe Cigmkt II iaudra bien. chercher de quoi m'en confoler. D o it a n t t, en fureur. Ah.' per Isabelle, fintcrrompant viyement Quoi? f , Dorante, faifaht effort pour. fe mimet* Je me tais. ■ Isabelle, i.part. De peur d'étourderie , Alions faire en fecret veïïler fur fa furie. Dans fes emportemens je vois tout fon amour Je crains bien a Ia fin de 1'aimer r mon tour. 'Èi/l forien.faifant d'un air poli , mais railkur y une révérence d Dorante. SCÈNE IX. D o r a n t e. Me fuis-je affez longtems contraint en fa préfence?A'-je montré .prè: d'elle alïèz de patience? Ai - je affez obfertté fes perfides noirceurs ? Suis-je afTez poignardé de fes faufTes douceurs? Douceurs pleincs de nel, d'amertume & de'larmes: Grands Dieux J que pour mon cceur vous eufïiez e-jde charmes Si  T é M £ R A I R E. 345 Si fa bouche, parlant avec fincéiité JM'eüt'pas au fond du fien trahi Ia vértté! J'en ai trop enduré, je devois la confondre-, A cette lettre, enfin, qu'eüt-e-lle ofé répondre? Jü devois a mes yeux un peu i'humilier; Je devois .... mais plutót, fongeons a 1'oublier. • Fuyons, éloignons • nous de ce féjour funefte; Aehevons d'étouffer un feu que je dérefle, Mais ne partons qu'aprês avoir tiré raifon Du perfide Valere & de fa trahifon. ACTE TROISIEME. SCENE PRE MIERE. Liset te, Dorante,Valere; Lisette. Que vous êtes tous deux ardens a la colere! Sans moi, vous aliiez faire une fort belle affaire! Voila mes bons amis fi prompts a s'engager: lis fout encore plus prompts, fouvent, a s'égorger. Dorante. J'ai tort ,.mon cher Valere , & t'en demande excufe: Mais pouvois-je prévoir une fcmblable rufe? Qu'un cceur bien amoureux eft facile a duper! 11 n'en falloit pas tant, hélas! pour me ttoiu^er, P S  346 L' Engagement Valere. Ami, je fuis charmé du bouheur de ta tMme. II manquoit & celui qui pénetre mon ame, De trouver dans ton cceur les mémes fentimens, Et de nous voir heureux tous deux en même tems. Lisette* Valere. Vous pouvez en parler tout-a-fait a votre aife; Mais pour Monfieur Dorante, il faut, ne lui déplaife, Qu'il nous falfe 1'honneur de prendre fon congé. Dorante. Quoi! fonges - tu.... Lisette. C'ell vous qui n'avez pas fongé A la loi qu'aujourd'hui vous prefcrit Ifabelle. Ou peut fe battre, au fond, pour une bagatelle, Avec les gens qu'on croit qu'elle veut époufer: Mais Ifabelle eft femme a s'en formalifer. Etle va, par orgueil, mettre en fa fantaifie, Qu'un tel combat s'eft fait par pure jaloufie; Et fur de tcls exploits, je vous laiffe è juger Quel prix a vos lauriers elle doit adjuger? Dorante. Lifette, ah ! mon enfant, ferois - tu bieH capabie De ttahir mon amour en me rendant coupable? Ta maltreflè de tout fe rapporte a ta foi; Si tu veux me fauver, c.-la dépend de toi. Lisette. Point, je veux lui conter vos brillantes prouelTes, Pour vous faire ma cour. Dorante. Uélas J de mes foiblcifes  T E m £ R A I U E. 34f Montre quelque pitié. Lisette. Trés-noble Chevalier, Jamais un Paladin ne s'abaifle è prier: Tuer d'abord les gens c'eft la bonne maniere. Valere. Peux- tu voir de fang-froid comme il fe défefpere , Lifette ? Ah! fa douleur auroit dü t'at'tendrir. Lisette. Si je lui dis un mot, ce mot pourra 1'aigrir, Et contre moi, peut ■ être, il tirera 1'épée. Dorante. J'avois compté fur toi, mon attente eft trompée; Je n'ai plus qu'a mourir. Lisette. Oh! le rare fecret! Mais il eft du vieux teins, j'en ai bien du regret, C'étoit un beau prétexte. Valere. En! ma pauvre Lifette! LailTe de ces propos l'inutile défaite: Scrs-nous fi tu le peux, fi tu le veux du moins, Et compte que nus cceurs acquitteront tes foins. Dorante. Si tu rends de mes feux 1'efpérance accomplie, Difpofe de mes biens, difpofe de ma vie; Cette bague d'abord Lisetee, prenant la bague, Quelle néceffité? Je prétends vous fervir par géiiérofué. P 6  34$ L' E, n g AC b m' e n ï Je veux vous protéger auprés de ma raaltrefrV il faut qu'elle partage enfin:, votre.iendrefie- ' Et voiei mon proj.r. Prévoyant de vos coups, Elle m avoit tant.óc envoyé, prés de vq1IS Pour emp.êcher le mal fij ramener Valere, Afin qu'il ne vous püt édaircir ie myftere: Que fi Je ne pouvois autrement tout parer Elle m'avoit chargé de vous tout déclarer ' C'eft donc ce que j'ai fait, quand. vous vonliez vou* battre, & qu'il vous.afal,U)Monfieurjtem.t ]a[rej Mais je devois de plus obferver av*c foin Lesgeftes, dirs.& faits dont je ferois témoin, ■ Pour voir fi vous étiez fiaele a Ia gageure. Or, 11 je m'en tenois a la vétité pure Vous feme* bien, je crois, que c'eft ftj, de vos feux Jl faudra donc mentir; mais pour la trotnper mieux ' II me vient dans 1'efprit une nouvelle idéé. " ' D O R A N ï £. Qu'eft • ce ? Vale re.. Dis-nous un pen Lisette. ftT „ Je fuis perfuadée..., No»....0.... n-Mt je crois.;.. ffia fo1,.;* n y fuis plus. 1 D O U A M X B. Woibleui. _ , . ■ LliiETTJ, Maïs a quoi bon tam dé foins !uperfiüs?\  T i ii i i * i r e,' 3'4-Sï Uidéeefl toute fimple; écoutez bien, Dorante. Sur-ce :qüe je dirai, bieniót impatiente Ifabelle chez vous va vous faire appeller, Venez; mais comme fi j'avois fu vous céler Le prqjet qu'aujourd'hiii fur vous elle médiie, Vous viendrez fur le pied d'une fimple vifite, Approuvant froidement' tout ce qu'elle dira Ne contredifant rien de ce qu'elie voudra, Ce foir un feint contrat pour elle & pour Valere Vous fera propofé pour vous mettre en colere; Signez-le fans facon vvons pouvez être fur D'y voir partout du blanc pour le nom du futur. Si vous vous tirez bien de votre petit róle, Ifabelle, obligée a tenir fa patole, Vous cede le pari, peut-étre dés ce foir, Et le prix, par la loi, refte en votre pouvoir. Dorante. Dieux!' quel'fefpoir flatfeurfuccede a'ma fo"uffrai5ce.» Mais n'abufes- tu point ma crédule efpérance! Puis - je compter fur toi? L i s e t t e. Le compliment eft doux!: Vous me payez ainfi'de ina Bonté pour vous? ValereII eft fort queftion de te mettre ^en colere! Songe a bien accompHr ton projat lalutaire, Et loin de t'irriter contre ce pauvre amant, Connois a fes terreurs 1'excés de fon tó'utmenr. Mais je brüle dVdëur de revoir Eliante, Ne puis-je pas entrer? Mon ame impatiente...- P 7  J5o L' Engagement Lisette. Que les amans font vif's! Oui, venez avec moi, A Dorante. Vous, de votre bonheur fiez-vous a ma foi Et retournez chez vous attendre des nouvelles. SCÈNE \h Dorante. Je verrois terminer tant de peines cruelles! Je pourrois voir enfin mon amour couronné ? Dieux! a tant de plaifirs lerois-je dertiné? Je fens que les dangers ont irrité ma flame; Avec moins de fureur elle brüloit mon ame, Qjand je me figurois par trop de vanité Tenir déja le prix dont je m'étois flatté. Quelqu'un vient. Evitons de me laifier connoitre.. Avant le tems prefcrit je ne dois pomt paroitre. Hélas! mon foible cceur ne peut fe ralfurer, Et je crains encor plus que je n'ofe efpérer. SCÈNE III. Eliante, Vale re. Eliante. Ooi, Valere, déja de tout je fuis inflruite, Avec beaucoup d'adretTe elles m'avoient féduite, Par un entretien feinr entre elles concerté, Et que, faas m'en douter, j'avois trop écouté.  T i m é a a i r e. i 35* Valere. -Eh! quoi, belle Eliante, avez - vous dortc pu croire Que Valere a ce point ennemi de fa gloire, De fon bonheur , furtout, cherchat en d'autres nceuds Le prix dont vos bontés avoient flatté fes vceux? Ah! que vous avez mal jugé de ma tendrefle! Eliante. Je conviens avec vous de toute ma foiblefTe. Mais que j'ai bien payé trop de créduliré ! Qae n'avez-vous pu voir ce qu'il m'en a coütér LabeUe, k la fin, par mes pleurs attendiie A, par un franc aveu , cal mé ma jaloufie: Mais cet aveu pourtant, en exigeant de moi, Que fur un tel fecret je donnalle ma foi, Que Dorante par moi n'en auroit nul indice. A mon amour pour vous j'ai fait ce facrifice: Mais il m'en coüte fort pour le tromper ainfi» Valere. Eorante eft comme vous inftruit de tout ceci. Gardez votre fecret en aftldant de feindre. Ifabelle bientót laffe de fe contraindre , Suivant notre projet peut-être dés ce jour Tombe en fon propre piege & fe rend a 1'amour.  35- L' E n g a g e ii e -n t SCÈNE IV. Isabelle, Eliante, Valere, & Lisette un peu après. Isabelle, foi-,néme. C e. fang - froid de Dorante & me piqne & m'otitrage. II m'aime donc bien peu, s'il n'a pas le courage. De rechercher dn moins un éciaircill'ement J Lisette,. arrivant. Dorante va venir, Madame , en un moment. J'ai fait en même tems appelier Je Noraire. Isabelle. Mais il nous faut encor le fecours de Valere; Je crois qu'il voudra bien nous fervir aujourd'hui. J'ai bonne caution qui me repond de lui. V a l e' ii e. Si mon zele fulHt & mon refpefl extréme, Vouspourriez bien, Madame.en répondre vous mèine.. Isabelle. J'ai befoin d'un mari feuleraent pour ce foir, Voudriez - vous bien 1'être? Eliante. Ehl mais! il faudra voir. Comment! il vous faut donc des camions, coufine, Pour pleiger vos maris ? Lisette. OhJ ouij car pour la mine, Elle trompe fouvent.  T £■ n' £ r a i r e. 353 Is a b e , l v, iv i Were ni Kt bien, qu'en dites-vous? Vale .r. e. On, ne refufe pas, Madame,, un fort Cj doux; Mais d'un testte trop coutt I s a ■ b e l l e. • 11 eft bon de vous dire, Au refte, que ceci n'eft qu'un hymen pour rire. Lisette. Dorante eft-la; fans moi, vous alliez tout ga-tei- Isabelle. fefpere que fon cceur ne pourra réfifter Au trajï ,qnejejui garde SCÈNE V. Isabelle, Dorante, Eliante, V a l e r e , L l s t t t e. _t , l„ s av b e tL L ,e. 0 Au! vous voila, Dorante, De vous voir auffi peu, je ne fuis pas contente; Pourquoi me fiiyez - vous ? trop de préforaption M'a fait croire, il eft vrai, qu'un peu de palUn De vos foins prés de;moi pouvoit être la caufe: Maïs faut - il pour cela prendre fi mal la chofe? Quand j'ai voulu tantót par de trop -doux aveux Etïgager votre cceur il dévoiler fes feux, Je u'avois pas penfé qu,c ce fut une offenfe j A iroubler entre nous la botme intelligence;  354 L E n o a g e M e n t Vous m'avez, cependant, par des airs fiiffifans, Marqué trop ciairemeht vos mépris offenfans; Maïs fi 1'amant méprife un fi foible efclavage, II faut tien que i'arai du moins m'en dédomraage; Ma tendrefïé n'eft pas un tel affront, je crois, Qa'il faille m'tn punir en rompant avec moi. Dorante. Je fens ce que je dois è vos bontés, Madame. Mais vos fages lecons ont fi touché mon ame, Que pour vous rendre ici méme fincérité, Peut-être mieux que vous j'en aurai profité. Isabellle, bas a Lifette. Lifette, qu'il eft froidj ila 1'air tout de glacé. Lisette, bas. Bon! c'eft qu'il eft piqué; c'eft par pure grimace. Isabelle. Depuis notre entreiien, vous, ferez bien furpris D'apprenJte en cet inftant Ie parti que j'ai pris. Je vals me marier. Dorante, froia'emerit. Vous n.arier! vous- même ? Isabelle. En perfonne. D'oü vient cette furprife extréme? Ferois-je mal, peut étre? Dorante. . Oh! non: c'eft fort bien fait. Cet hymen.Ia s'eft fait avec un grand fecret. 1 sabelle. Point. C'eft fur le refus que vous m'avez fu faire Que je vais époufer devinez.  T i m i r - & i R e« £55 Dorante. Qui? Isabelle. Valere. Dorante. Valere ? Ah! mon ami, je t'en fais compliment. Mais Elianie , donc? Isabelle. Me cede fon amant. Dorante. Parbleu ! voila, Madame, un exemple bien rare. Lisette. Avant le mariage, oui, le fait eft bizarre; Car, fi c'étoit après; ah! qu'on en céderoit Pour fe débarraffer. Isabelle, bas & Lifette. Lifette, il me parolt Qu'il ne s'anime point. Lisette, bas. II croit que 1'on badineAttendez le contrat, & vous verrez fa mine. Isabelle,^ part. Péiiffent mon caprice & mes jeux infenfésl Un Laquais. Le Notaire eft ici. Dorante. Mais, c'eft être preffés. Le contrat dès ce foir! Ce n'eft pas raillerie. Isabelle. Non , fans doute, Monfieur, & méme je vous ptie.  S56 V E n-g'a G E m e n t En qualité d'amj, de vouloir y figner. Dorante. A vos ordres toujours je dois .ne refiguer. ïsa13eli.e. S'il figne, c'en fcIt iait, il fsut qui j-y renollce> SCÈNE VI. L i m o ta ie e , t%k, /meimde la Scèneprécédent*. " IN o t a i r e. Requiert-on que tout haut Ie contrat je prononce ? Valere. Non, Monfieur le Notaire; on s'en rapporte en tout , A ce qu'a fait Madame; il fffffij qu'i fon goüt Le contrat foit paiTé. In».tl» r»„~-J-„. T». . - .. ' „ „, , „è„,u„rn uorante d m ail. de -fópfö Je na> Pss lieu de craindre, Que de-ce'qu'il contient perfopne ait a fe plaindre.. L e N o t'a i r e. Or, puifqu'il efi ainfi, je vais fommairement En bref, fuccintement, compendieufement ' Rérumer, expliquèr, en ftyle laconique ' Les points articulés en cet afte authentique, Et jouxte la minute entre mes mains reftant' Ainfi que felon droit & coutume s'entend ' D'abord po.T les futurs. Irem, pour feD^«> S?Ie2uW^Ö&' Pète«'if«W, fils & filles Da motns réputés tels, ajüfi! qu L'EngAGEMKNT T £ .11 £ r A 1 n e. ■ Carlin. Quoi! c'étoit tout exp.rès? LlSEIT E. Mon Dieu, quel imbécille.' Tu t'imaginois donc étre le plus habile ? Carlin. ' Je fens que j'avois tort; cette rufe d'enfer Te doit donner le pas fur Monfieur Lucifer. Lisette. Jamais comparaifpn ne fut moins méritée; Au bien de mon prochain toujours je fuis portee: Tu vois que par mes foins ici tout eft content y Ils vont fe marier, en veux - tu faire autant? 'Carlin. Tope! j'en fais, le faut, mais fois bonne diablefle; A me cacher tes tours mets toute ton adrefle; Toujours dans Ia maifon fais profpérer le bien; Nargue du demeurant quand je n'en faurai rien. Lisette. Souvent parmi les jeux le cceur de la plus fage Plus qu'elle nevoudroit en badinant s'engage; Belles, fur cet exemple apprenez en ce jour, Qu'on ne peut fans danger fe jouer a 1'amour.  P Y G MALI O N, SCÈNE LYRIQUE. L e ThëStre repréfente un attelier de fculpteur. Sur les cótés on voit des bloes de marbre, des grouppes, des frames ébauchées. Dans le fond eft une autre ftatue, cachée fous un pavillon d'une étoffe légere & brillante, orné de crepines & de guirlandes. Pygmalion affïs & accoudé, rêve dans f attitude dun homme inquiet & trifle ,• puis fe levant " tout a coup, il prend fur fa table des outils de fon art, va donner, par intervalles, quelques coups da cifeau fur quclqu"une de fes ébauches, fe recule & regarde d'un air mécontent £? découragé. Pygmalion. iLn'y a point la d'atne ni de viej-, ce n'eft aue de Ia pierre; je ne ferai jamais rien de tout cela. O mon génie, oü es-tu? Mon talent, qu'es-tu devenu? Tout mon feus'eft éteint, mon imagination s'eft glacée, le marbre fort froid de mes mains. Pygmalion, tu ne fais plus des dieux, tu n'es qu'un vulgaire attifte Vils infkumens, qui n'e> tes plus ceux de ma gloireallez, ne deshonorez, plus mes mains. q 2  3^4- Pygmalion. (II jette avec dédain fes outils & fe promene quelque tems en rèvant, les bras croifés.) Que fuis-je devenu?.... quelle étrange révo'ution s'eft faite en moi! ... Tyr, ville opulente & fuperbe, les monumens des arts, dont tu brilles, ne m'attirent plus. J'ai perdu le goüt que je prenois a les admirer. Le commerce des artiftes & des philofophes me devient infipide; 1'entretien des peintres & des poëtes eft fans attraits pour moi; Ia louange & Ia gloire n'élevent plus mon ame; les éloges de ceux qui en recevront de la poftérité ne me touchent plus; 1'amitié même a perdu pour moi fes charmes. Et vous, jeunes objets, chefscTceuvres de la nature, que mon art ofoit imiter & fur les pas defquels les plaifirs m'attiroient fans ceffe; vous, mes charmans modeles, qui m"embrafiez a. la fois des feux de 1'amour & du génie, depuis que je vous ai furpaffés, vous m'êtes tous indifferens. (7/ s'ajjied & contcwple tout autour de lui.) Retenu dans cet atteliei par un charme inconcevable... je ne fais rien faire... & je ne puis m'en éloigner... J'erre de grouppe en grouppe... de figure en figure... Mon cifeau foible.. . incertain ... ne reconnoit plus fon guide... Ces ouvrages grofïïers, reftés a leur timide ébauche, ne fentent plus la main qui ia<'is les eüt animds. (jl fe leve impétueufement.) C'en eft fair. . . c'en eft fait... j'ai perdu mon génie... fi jeune encore , je furvis a mon talent... Mais quelle eft donc cette ardeur interne qui me  P Y G M A L I e H. 365 dévore!.. Qu'ai-je en moi qui femble m'embrafer... Quoi! dans la langueur d'un génie éteint, fent-on ces émoüons? fent-on ces élans des paffions impétueufes, cette inquiétude infurmontable, cette agitation fecrette qui me tourmenté & dont je ne puis démêlei la caufe ? j'ai craint que 1'adrairation de mon piopre ouvrage ne caufat la diftraaion que j'appottois a mes tiavaux. Je 1'aicaché fousle voile; mes profanes mains ont ofé couvtir ce monument de leur gloire. Depuis que je ne le vois plus, je fuis plus trifie & ne fuis pas plus attentif. Qu'il va m'étre cher, qu'il va m'être précieux, cet immortel ouvrage! Quand mon génie éteint ne produira plus rien de grand, de beau, de digne de moi, je montrerai ma Galathée & je dirai: voila ce que fit autrefois Pygmalion! O ma Galathée! quand j'aurai tout perdu, tu me refteras & je ferai confolé! {Jl sapproche du pavillon , puis fe retire , va, vient &" s'arrête quelquefois a Ie regarder en foupirant.') Mais pourquoi la cacher?.. qu'eft-ce que j'y gagne?.. Réduit a 1'oifiveté, poutquoi m'óter Ie plaifir de contempler la plus belle de mes ceuvres? Peut-être y refte-t-il quelque défaut, que je n'ai pas remarqué; peut-être pourtai- je encore ajouter quelque ornement a fa parure ? Aucune grace iraaginable ne doit manquer a un objet fi charmant. Peut - être cet objet ranimera -t-il mon imagination laiiguilfante. 11 la faut levoir, l\xaminer de nou- y 3  355 P ï G M A L 1 O N. veau. Que dis-je? ah! je ne 1'ai point encore examinée, je n'ai fait jufbu'ici que 1'admirer. (Jl va pour lever le voile, & le laiffe retomber comme efft-ayé.^ Je ne fais quelle émotion j'éprouve en touchant ce voile: une frayeur me faifi:; je crois toucher au fanéhiaire de quelque Divinité,.. Infenfé! c'eft une pierre, c'eft ton ouvrage. Qu'importe? onfert des Dieux dans nos temples, qui ne font pas d'une autre matiere & qui n'ont pas été faits d'une autre main. (II leve le voile en trcmblant & fe proflerne: on voit la ftatue de Galathée pofée fur un piedeflal fort petit, mais exhauffé par un gradin de marbre , formé de marches demi ■ circulaires.*) O Galathée! recevez mon hommage: oui, je me fuis trompé, j'ai voulu Vous faire Nyinphe & je vous ai fait Déeffe: Vénus méme eft moins belle que vous... Vanité! foibleffe humaine! je ne puis me laffer d'admirer mon ouvrage! je m'tnivre d'amour-propre, je m'adore dans ce que j'ai fait... Non, rien de fi beau ne pnrut dans la nature; j'ai paffé 1'ouvrage des dieux. Quoi! tant de beautés fortent de mes mains! ... mes mains les ont donc touchées... Ma bouche a donc pu... Pygmalion.. je vois un défaut; ce vêtement couvre trop le nud; il faut 1'échancrer davantage; les charmes qu'il recele, doivent être mieux annoncés. (Jl prcnd fon maillet & fon cifeau , puis s'avanfant leutcmcnt, il monte en héfitant les gradins  P Y G M A L I O N. 367. 4e la {latue , qu'il femble itofer toucher', enfin le cifeau déja levé , il s'arrête.) Quel- tremblement! ... quel trouble!... je tiens le cifeau d'une main mal alTurée... Je ne puis... je n'ofe.. .je g^terai tout... 1 II s'encourage, & enfin préfentant fon cifeau , il en donne un cou.p &, faifi d'efroi, il le laife tomber en poufant un grand cri.} Dieux! je fens la chair palpitaine repóuffer le cifeau!... j (// defcend, tremblant & confus.) Vaine terreur... fol aveuglement.... Non , je n'y toucherai point. Les Dieux m'épouvantent fans doute; elle eft déja confacrée a leur rang. (7/ la confidere de nouveau) Que veux-tu chauger!.. regarde... quels uouveaux charmes veux - tu lui donner ?... Ah! c'eft fa perfedion qui fait fon défaut. Divine Galathée! moins parfaite, il ne te manqueroit rien. (Tendrement.') Mais, il ne te manque qu'une ame; ta figure ne peut s'en palier. (Avec plus d'attendrifement encore.) Que 1'ame faite pour animer un tel corps doit être belle! (ƒ/ s'arréte longtems, puis retournant iaffeoir, H dit d'une voix lente , entrecoupée & changêe.') Quels defirs ofois-je former... quels vceux in- ftfcffisi.. Qu'eft- ce que je fens... 6 ciel! le voile Q '4 .  3öS P Y G M A L I O M. de 1'iIJufion tombe... & je n'ofe voir dans mon cceur, j'auroi? trop a m'en inJigner. (Longue paufe . dans un profond. accablement.) Voila Uonc la noble paflion qui m'egare... C'eft donc pour cet objet inanimé que je n'ofe fortir dMci... un marbre, une pierte, une malle informe & dure, travaillée avec cefer... Infenfél tentre en toi-même... gemis fur toi, fur ton erreur... vois ta folie... Mais, non... (Impètueufement?) Non, Je n'ai point perdu le fens: non, je n'extravague point: non, je ne me reproche rien... Ce n'eft point de ce marbre que je fuis épris; c'eft d'un être vivant qui lui refiemble; c'eft de la figure qu'il offre a mes yeux.., En- quelque lieu que foit cette figure adorable, quelque corps qui la porte & quelque main qui l'ait faite, elle aura tous les vceux de mon cceur... Oui, ma feule folie eft de difcerner la beauté; mon feul crime eft d'y être fenfible... II n'y a rien la dont je doive rougir. .. (Moins vivement, mais toujours avec paffion.) Quels traits de feu femb'ent fortir de cet objet, pour embrafer mes fens & retourner avec mon ame a leur fource! I|élas,.il refte immobile &froid, tandis que mon cceur, embrafé par fes. charmes, voudroh quitter mon corps, peur aller échaufter le fien .. Je crois, dans mon délire, pouvoir m'élancer hors de moi... je crois lui pouvoir donner ma vie & 1'animer de mon ame... Ah! que Pygmalion  Pygmalion. 369 malion meure pour vivre dans Galathée .. Que disje, ó ciell fi j'étois elle, je ne la verrois pas, je ne ferois pas celui qui 1'aime... Non , que uia Galathée vive, & que je ne fois pas elle... Ahl que je fois toujours un autre, pour vouloir toujours être aelle, pour la voir, pour 1'aimer, pour en être aimé. Tranfports, tourmens, vceux , defirs, rage, impuiffance , amour terrible, amour funefte!... tout Penfer eft dans mon cceur agité..; Dieux puilfans! dieux bienfaifans! dieux du peuple, qui connütes les paflions des hommes! Ah! vous avez tant fait de prodiges pour de moindres caufes! Voyez cet objet, voyez mon cceur; foyez juftes & méritez vos autels. (Avec un enthoufiafme plus pathétique?) Et toi, fublime effence, qui te cache aux fens & te fais fentir aux cceurs! ame de 1'univers, principe de toute exiftence, toi, qui par 1'amour donnes 1'harmonie aux élémsns, la vie a la matiere, le fentiment aux corps & la forme & tous les êtres!... feu facré! célefte Véuus, par qui tout fe conferve & fe reproduit fans cetfe!... Ah! oü eft ton équilibre? oü eft la force expanfi/e? oü eft la loi de la Nature dans le fentiment que j'éprouve ?... oü eft ta chaleur vivifiaute dans lïnanité de mes vains defirs?... Tous tes feux font concentrés dans mon cceur, & le froid de la mort refle fur ce marbre; je péris par i'excés de vie qui lui manque... Hélas! je n'attends point de prodiges: il exifte, il Q 5  Z7° Pygmalion. doitceffer: 1'ordre eft trouble; la nature eft outra» gée: rends leur empire a fes loix; réiablis fon cours bienfaifant & verfe également ta divine iufluence. Oui, deux étres manquent a la plénitude des chofes. Partage leur cette ardeur dévorante quiconfume 1'un fans animer 1'autre. C'eft toi qui formas par ma main ces charmes & ces traiis qui n'attendent que Ie fentiment & la vie... donne-lui la moitié de la mienne... donne - lui tout, s'il le faut; il me fuffira de vivre en elle. O toi qui daignes fourire aux hommages des inortelsl qui ne fent rien, ne t'houore pas. Etends ta gloire avec tes ceuvres. Déeffe de la beauté, épargne cet affront a la nature; qu'un fi parfait modele foit 1'image de ce qui n'eft pas. (Jl revient a lui par degrês, avec un mouvement d"afurance & de joie.) Je reprends mes fens... quel calme inattendu , quel courage inefpéré me ranimé... Une fievre mor.' telle embrafoit mon fang: un baume de confiance & d'efpoir coule dans mes veines: je crois me fentir renaitre... Ainfi, le fentiment de notre dépendance fert quelquefois a notte" conlolation. Quelque malheureux que foient les monels, quand ils ont invoqué les Dieux, ils font plus tranquilles: mais cette injufte confiance trompe ceux' qui font des vceux infenfés. Hélas" en 1'état oü je fuis, on invoqué tout & rien ne nous écoute. L'efpoir qui nous abufe, eft plus infenfé que Ie defir. Honteux de tant d'égaremens, je n'ofe pas même en con-  P y g m a l t o m. templer la caufe. Quand je veux lever les yeux fur cet objet fatal, je fens un nouveau trouble, une palpitation me fuffoque, une fectette frayeur m'arrête... Clfon%e amen.) Eh! regarde, malheureux! deviens intrépide, ofe fixer une ftatue. (Jl la voit ianimer , ö? fe Jêtonrne fatfi tfcflroi Ö? le cceur ferré de douleur.) Qu'ai-je vu, dieux! ... qu'ai-je cru voir... le coloris des chairs... un feu dans les yeux... des mouvemens même... Ce n'étoit pas alfez d'efpérer des prodiges; pour comble de miferes, enfin je 1'ai vu. 'Excès daccabkment.) * Infoftuné! c'en eft donc fait... ton délire eft i fon detnier terme; ta raifon t'abandonne, ainfi que ton génie: ne ta regrette point, Pygmalion , fa pene couvrita ton opprobre. (Vive indignation.") II eft trop heureux pour 1'amant d'une pierre de devenir un homme a vifion. (// fe retourne & voit la flatue fe mouvoir £? defcetidre elle même les gradins 11 fc je'.te. a ge* noux, leve les mains & les yeux au ciel.) Dieux immortels! ... Vénus!... Galathée!... O preftige d'un amour forcené I. • • Galathee fe touche, Moi. Q ö  37a Pygmalion. Pygmalion, tranfporlê. Moi. , , . : , Galathee fe touchant encore* C'eft moi. Pygmalion. RaviiTante illufion, qui paflez jufqu'a mes oreil. * les. Ah! n'abandonnez jamais mes fens. Galathee fait quelques pas & touche un marbre. Ce n'eft plus moi. (Pygmalion, dans des agitations, dans des transports qu'il a peine a contenir, fuit tous fes mouvemens, l'écoute, Pobferve avec une vive att ention, qui lui permet d peine de refpirer. (Gaiaihée s'avance vers lui & le. regarde.^) (// Je leve précipitamment, lui tend les bras £?• /./ regarde avec extafe. Elk pofe une main fur lui ; il treffaillit, prend cette main , ia porte d fa* coeur, puis la couvre d'ardcns baifers.) G alathée, avec un foupir. Ah! encore moi.... Pygmalion. Oui, cher & charmant objet: oui, digne chefd'ceuvre de mes mains, de mon cceur & des dieux.. c'eft toi , c'eft toi feul... je t'ai donné tout mon étre: je ne vivrai plus que par toi. è  LES MUSES GALANTE S, BALLET. Q 1   AVERTISSEMENT Cet Ouvrage eft fi médiocre en fon genre, q> le genre en eft fïmauvais, que pour comprei.dre comment il m'a pu plaire, il faut fentir toute la force de l'habitude &1 des préjugés. Nou/ri dès mon enfance dans le goüt de la Mufique Frangoife & de Vefpece de Poéfte qui lui eft propre, je prenois lé bruit pour de Vharmonie, le merveilleux pour de Vintérêt, & des chanfons pour un opéra. Ën travaillant a celui- ci, je ne fongeois qua me donner des paroles propres a déployer les trois caracleres de Muftque dont j'étois occupé; dans ce deffein je choifts Héjiode pour le genre élevé & fort, Ovide pour le tendre, Anacréon pour le gai. Ce plan n'étoit pas mauvais, fi j avois mieux ju le remplir. Cepündant, quoique la Mufique de cette Piece ne vaille gueres mieux que la Foéfie, on ne laiffe pas d'y trouver de tems en tems des morceaux pleins de chaleur & de vie. V'ouvrage a été exécuté plufieurs  AVERTISSEMENT. fois avec ajjèz de fuccès; favoir, en 1745 devant M. le Duc de Richelieu qui k deflinoit pour la Cour; en i747 fur leThédtre de ÏOpéra,&> en 1761 devantM. le Prince -de Conti. Ce fut même fur ïexécutïon de quelques morceaux que j'en avois fait répéter chez M. de la Popeliniere', que M. Rameau, qui les entendit, congut contre mot cette violente haine dom ü na cefé de donner des marqués jufqu'a fa mort.  LES MÜSES GALANTE S, BALLET. PROLOGUE. Le Thidtre repréfente le mont Parnaffe; Apollon y parot fur' fon tróne , & les Mufes font affifes auteur de lui. SCÈNE PREMIÈRE. Apollon et les Muses. JNI ais se z divins efprits, naifléz fameux héros; Btillez par les beaux arts, briilez par la viftoire; Méritez d'être admis au temple de mémoire: * Nous réfervons è votre gloire Un prix digne de vos travaux. Apollon. Mufes, filles du ciel, que votie gloire eft pure! Que vos plaifirs font doux! Les plus beaux dons de la nature Sont moins brillans que ceux qu'on tient de vous. Si r ce paifible mont, loin du bruit & des armes, Des innocens plaifirs vous goütez les douceurs.  \ 3?8 Les M ü s e s La fiere ambition, 1'amour ni fes faux charmes . Ne trouble-.u point vos cceurs. Les Muses. Non, nbn, 1'amour ni fes faux charmes Ne troubleront jamais nos cceurs. 08 entend une fynphonie brillante & douce alternativ-ement. SCÈNE If. La Gloire & tAmour defcendent du même char. Apollon, les Muses. Apollon. Que vois-je? ó ciel.' dois-je Ie croire! L'Amour dans le char de la Gloire.' La Gloire. Quelle trifte erreur vous féduit! Voyez ce Dieu charmant, foutien de mon empire, Par lui 1'amant triomphe & Ie guerrier foupire; II forme les héros, & fa voix les conduit. 11 faut lui céder ia victoire, Quand on veut briller a ma cour: Rien n'eft plus chéri de Ia gloire Qu'un grand cceur guidé par 1'amour. Apollon. Quoi! mes divins lauriers, d'un enfant téméraire Ceindroient le. front audacieux?  Galantïs. 37Ü L' A m o u r. Tu méprifes 1'Amour, éprouve fa colere. Aux pieds d'une beauté févere Va former d'inutiles vceux. Qu'un exemple éclatant montre aux cceurs amoureux Que de moi feul dépend Ie don de plairc; Que les talens, 1'eiprit, 1'ardeur fincere Ne font point les amans heureux. Apollon. Ciel! quel objet charmant fe retrace a mon ame! Quelle foudaine flame 11 infpire a mes fens! C'eft ton pouvoir, Amour, que je reflens. Du moins a mes foupirs naiflans Daigne rendre Daphué fenfible. L' A m o u r. Je te rendrois heureux! je piétends te punir. Apollon. Quoi! toujours foupirer fans pouvoir la fléchir? Cruel! que ma peine eft terrible l II s'en va. L' A m o u r. C'eft la vengeance de 1'Amour. Les Muses. Fuyons un tyran peifide, Craignons a notre tour. La Gloire. Pourquoi cet efïioi timide? Apollon regnoit parmi vous; Soufftez que 1'Amour y prcfide Sous des aufpices plus doux.  3§o Les M u i e i L' A m o u r. Ah! qu'il eft doux, qu'il eft charmant de plaire! C'eft 1'art le plus néceftaire. Ah! qu'il eft doux, qu'il eft Auteur De favoir parler au cceur. Les Mufes, perfuadées par 1'Amour, ripetent ces quatre vers, L' A m o u r. Accourez jeux & ris, doux féduéteurs des belles; Vous par qui tout cede a 1'Amour, Confirmez mon triomphe, & parez ce lëjour De myrthes & de fieurs nou velles: Graces plus brillanres qu'elles, Venez embellir ma cour. SCÈNE III. L'Amour, la Gloire, les Muses, les Graces, troupes de Jeux & de Ris. C h (e u r. . , Accourons, accourons dans ce nouveau féjour; Soupirez, beautés rebelles, Par nous tout cede a 1'Amour. On danfe. La Gloire. Les vents, les affreux orages, Font par d'horribles ravages , La terreur des matelots: Amour, quanti ia voix le guide,  Galante s. 331 On voit 1'aicyon timide Braver la furetir des flots. Tes divines -flames Des plus foibles ames Peuvent faire des héros. On danfè. C ii ce u r. Gloire, Amour, fur les cceurs partagez la vlétoire, Que le myrthe au laurier foit uni dés ce joüi! Que les foins rendus a la Gloire Soient toujours payés par 1'Amour! L' A m o u r. Quirtez, Mufes,'quittez ce défert trop flérile, Venez de vos appas enchanter lunivers; Après avoir omé mille climats divers, Que 1'empire des Lys foit notre heureux afyle, Au milieu des beaux arts puiffiez - vous y brille* De votre plus vive lumiere! Un regne glorieux vous y fera trouver Des amans dignes de vous plaire Et des héros a, célébrer. FIN DU PROLOG U E.  jSa Les Muses PREMIÈRE ENTREE HïSlODE, Le Thèdtre repréfente un Bocage, au travers duquel on voit des Hameaux. SCÈNE PREMIÈRE. E g l &, D o r i s. D o r i s. L'Am our va vous offrir la plus charmante fête , Déja pour difputer chaque Berger s'apprète : Le don de votre main au vainqueur cd promis. Qu'Héflode eft a plaindre! hélas! il vous adore. Mais les jeux d'Apollon font des arts qu'il ignore, De fes tendres foupirs il va perdre le prix. Eclé, Doris, j'aime Héfiode, & plus que 1'on ne penfe Je m'o.ccupe de fon bonheur: Mais c'eft en éprouvant fes feux & fa conftance Que j'ai .dü m'aiTurer qu'il méritoit mon cceur. Doris. A vos engagemens pourrez-vous vous fouftraire? E g l £. Je ne fais point, Doris, manquer de foi. Doris. Comment avec vos feux accorder votre loi ?  Galante s. 383 , • E g l >. , Tu verras dés ce jour tout ce qu'Eglé peut faire. D o r. 1 s. Eglé dans nos hameaux , inconnue , étrangere, Jouit fur tous les cceurs d'un pouvoir mérité; Rien ne lui doit étre impoffible Avec le fecours invincible De i'efprit & de la beauté. Eglé.. J'appercois Héfiode. Doris. Accablé de triftefle, II plaint le malheur de fes feux. ,, E g l i. Je faurai diffiper la douleur qui le prefle: Mais pour quelques inftans cachons - nous a fes yeux. SCÈNE II. H é s i o d e. E g l 13 méprife ma tendrefie, Séduite par les chants de mes heureux rivaux; Son cceur en eft le prix, & feul dans ces hameaux J'ignore les fecrets de 1'art qu'elle couronne; Eglé le fait & m'abandonne 1 Je vais la perdre fans retour. A de frivoles chants fe peut - il qu'elle donne Un prix qui n'étoit du qu'au plus parfait am.our? On entend une fymphonie douce.  384 Lus Muses Quelle douce harmonie ici fe fait entendre!.... Elle invite au repos Je ne puis m'en défendre Mes yeux appefantis laiifent tarir leurs pleurs Dans le fein du fommeil je cede a fes douceurs. SCÈNE III. Eglé, H'ésiode endonni. E o l b. Commencez le bonheur de ce berger fidelle, Songes, en ce féjour Euterpe vous appelle , Accourez a ma voix, parlez a mon amant, Par vos images féduifantes, Par vos illufions charmantes, AnnoHcez-lui le deftin qui 1'attend. Entrée des Songes. TJ n S o n g e. Songes flaneurs, Quand d'un cceur miférable Vos foins appaifent les douleurs, Douces erreurs, Du fort itnpitoyable Sufpendez longtems les rigueurs; Réveil, éloignez - vous: Ah! que le fommeil eft douxf Mais quand un fonge favorable Préfage un bonheur véritable, Sommeil, éloignez • vous; Aki  Galante s» 3*5 Ah ! que le réveil eft doux ! Les Songes fe retirent. Eglé. Toi pour qui j'ai quitté mes fceurs & le Parnsfle, Toi que le ciel a fait digne de mon amour, Tendre berger, d'une feinte difgrace Ne crains point 1'efFet en ce jour. Recois le don des Vers. Qu'un nouveau feu t'animel Des tranfports d'Apollon reffens 1'etTet fublime, Et par tes chants divins t'élevant jufqu'aux cieux Ofe en les célébrant te rendre égal aux Dieux. Une lyre fufpendue d un laurier séleve a cóté d'Héfiode. Amour, dont les ardeurs ont embrafé mon ame, Daigne animer mes'dons de ta divine fiame: Nous pouvons du génie exciter les efforts; Mais les fuccès heureux font düs a tes tranfports. SCÈNE IV. H i s 1 o d E. Ou fuis-je! Quel réveil? Quel nouveau feu m'infpire ? Quel nouveau jour me luit? Tous mes fens font furpris! ... 11 appergoit la Lyre. Mais quel prodige étonne mes efprits? Il la touche G? elle rend des fons. Dieux! quels fons éclatahs'partent de cette Lyre! Supplém. Tom, IV. R  3§ Les Muses D'un traofport inconnu j'éprouve le délire! Je forme fans eiTort des chants harmonieux. O Lyre! ó cher préfent des Dieux! Dtfja par ton fecours je parle leur langage. Le plus puiflant de tous excite mon courage, Je reconnois J'amour a des tranfports fi beaux, Et je vais triompher de mes jaloux rivaux. S C E N E V. fli Slo DE) Troupe de Bergers qui s'ajfemblent pour la Féte. C h ce u r. Que tout retentifle, Qiie tout applaudiffe A nos chants divers! Que 1'écho s'unilfe, Qu'Eglé s'attendriffè A nos doux concerts! Doux efpoir de plaire, Animez nos jeux, Apollon va faire Un amant heureux; Flatteule vicloire! Triomphe enchanteur! L'amour & la gloire Suivront le vainqueur. On danfe, après quoi JJéJtode sapproche pour difputer.  GA.LANÏBI. 3*7 C ii ce u R. O Berger, dépofez cette Lyre inutile, Voulez-vous dans nos jeux difputer en cejour? H é s i o d e. Rien n'eft impoiTible a 1'atnour. Je n'ai point fait de 1'art une étude fervile, Et ma voix indocile Ne s'eft jamais unie aux chalumeaux. Mais dans le fuccès que j'efpere, J'attends tout du feu qui m'éclaire Et rien de mes foibles travaux. C n ce u R. Chantez, Berger témérairej Nous allons admirer vos prodiges nouveau*. II ii s i o d e commence. Beau feu qui confutnez mon ame, Infpirez a mes chants votre divine ardeur: Portez dans mon efprit cette brillante flème, Dont vous brülez mon cceur C H ce u r, qui interrompt Héfiode. Sa Lyre efface nos Mufettes. Ah! nous fommes vaincus! Fuyons dans nos retraites. SCÈNE VI. Hesiode, Eglê\ H £ s i o d e. Belle Eglé Mais, 6 ciel! quel* charmes inconnus 1 ... R a  33!» Les M u s e s Vous étes immortelle, & j'ai pu m'y méprendre! Vos céleftes appas n'ont-ils pas dü m'apprendre, Qu'il n'eft permis qu'aux Dieux de foupirer pour vous? Hélas! a chaque inftant fans pouvoir m'en défendre, Mon trop coupable cceur accroit votre courroux. E u t e r p e. Ta craïnte offenfe ma gloire. Tu mérites Ie prix qu'ont promis mes fermens; Je le dois a ta viétoire, Et lé donne a tes fentimens. H i s i o d e. Quoi ? vous feriez ? .. \0 ciel I eft - il poffible ? Mufe, vos dons divins ont prévenu mes vceux, Dois-je efpérer encor que votre ame fenfible Daigne aimer un berger & partager mes feux ? E u t e r i> e. La vertu' des mortels fait leur rang chez les Dieux Une ame pure, un cceur tendre & iïncere, Sont les biens les plus précieux; Et quand on fait aimer le mieux, On eft le plus digne de plaire. /lux Bergers, Calmez votre dépit jaloux, Bergers, raflemblez - vous: Venez former les plus riantes fêtes; Je me plais dans vos bois, je chéris vos mufettes, Reconnoiffez Euterpe & célébrez fes feux.  Galante s. 38p SCÈNE VIL EuTERPE, HÉSI0DE, LES BERGERS. C II ce u r. Müse charmante, Mufe aimable, Qui daignez parmi nous fixer vos tendres vceux; Soyez-nous toujours favorable, Préfidez toujours a nos jeux. On danfe. Doris. Dieux, qui gouvernez la terre, Tout répond a votre voix. Dieux qui lancez le tonnerre, Tout obéit a vos loix. De votre gloire éclatante, r ; De votre grandeur brillante Nos cceurs ne font point jaloux. D'autres biens font faits pour nouj» Unis d'un amour fincere, Un Berger, une Bergère, Sont-ils moins heureux que vous?  gpö Les Muses SECONDE ENTREE. Le Thédtre repréfente lesjardins cTOvide d Thême, fi?, darts le fond, des Montagnes ajfreufes par. femées de précipices & couvertes de Keiges. SCÈNE PREMIÈRE. O v 1 d e. Cru el amour, funefte flamel Faut-il encor t'ahandormer mon ame? Cruel amour, funefte fl&mc , Le forc d'Ovide eft - il d'aimer toujours? , Dans ces climats glacés au fond de la Seyinie9 Contre tes feux n'eft-il point de feeours? . J'y brüle, hélas! pour la jeune Erithie! Pour moi, fans elle, il n'elt plus de beaux jours, Cruel amour, &c. Acheve du moins ton ouvrage, Soumets Erithie a fon tour. Ici tout languit fans amour, Et de fon cceur encor elle ignore 1'ufage; Ces fleurs dans mes jardins 1'attirent chaque jour, Et je vais par des jeux-.... C'eft elle, ó doux préfage! Je m'éloigne 'a-.regret: mais bientót fur mes pas Tout va lui parler le langage Du Dieu charmant qu'elle ne connoit pas.  Galante s. $9- SCÈNE II. Erithie. C'en eft donc fait; & dans quelques momens Diane a fes autels recevra mes fermens. Jardins chéris, rians bocages, Hélas! a mes jeux innocens Vous h'offrirez plus vos ombrages. Oifeaux, vos féduifans ramages Ne charmeront donc plus mes fens. Vain éclat, grandeur importune! Heureux qui dans 1'obfcurité N'a point foumis a la fortune Son bonheur & fa liberté ! Mais, quels concerts fe font entendre? Quel fpedacle enchanteur ici vient me furprendre? SCÈNE III. La Statue de f Amour iileve au fond du Thêdtre, £? toute la fuite d'Ovide vient former des Danfes 6? des Chants autour £ Erithie. C h CE u r. ~ D i e v charmant, Dieu des tendres cceur», Rcgne iS jamais, lance tes flames; Eh! quel bien flatteroit nos ames S'ü n'étoit de tendres ardeurs? R 4  393 Les Muses Chamons, ne cefibns point de célébrer fes eharim Qu'il occupe tous nos momens, Ce Dieu ne fe fen de fes armes Que pour faire d'heureux amans. Les foins, les pleurs & les foupirs, Sont les tributs de fon empire; Mais tous les biens qu'il en retire, II nous les rend par les plaifirs. On danfe. E r i t h i e. Quels doux concerts! quelle fête agréable! Que je trouve charmant ce Iangage nouveau 1 Quel eft donc ce Dieu favorable ? Elle conjidere la flatue. Hélas! c'eft un enfant; mais quel enfant aimable l Pourquoi cet are & ce bandeau, Ce carquois, ces traits, ce flambeau? Un Homme de la Fête. Ce foible enfant eft le maltre du monde , La nature s'anime a, fa flame féconde, Et 1'univers fans lui périroit avec nous. Reconnoiflez, beiie Erithie, Un Dieu fait pour regner fur vous 5 II veut de votre aimable vie Vous rendre les inftans plus doux. Etendez les droits légitimes Du plus puiflant des Immortels; Tous les cceurs feront fes viclimes Quand vous fervirez fes autels. Esiibu  Galante s. . S93 ER i t h i e. Ces aimables le9ons ont trop tart de me plaire; Mals quel efl donc ce Dieu dont on veut me parler, O v i d e. De fes plus doux fecrets, difcret dépofitaire, A vous feule en ces lieux je dois les révéler. SCÈNE IV. Erithie, O v i d e. O v i d e. C'est un aimable myftere Oui de fes biens charmans aflaifonne le prix. Plus on les a fentis, Et mieux on fait les taire. v Erithie. Pïgnore encor quels font des biens fi doux, ;; Mais je biüle de m'en inflruire. O v i d e. Vous 1'ignorez? n'en .accufez que vous, Déja dans mes regards vous auriez dü le lire. Erithie. Vos regards! ...Dans fes yeux quel poifon féducteur! Dieux i quel trouble confus s'éleve dans mon cceur! O v i d e. Trouble charmant, que mon ame partage, Vous êtes le premier hommage Que 1'aimable Erithie ait offert a 1'Amour. R 5  3P4 Les Muses Erithie. L'Amour eft donc ce Dieu li redoutable? O v i D e. L'Amour eft ce Dieu favorable Que mon cceur enflammé vous annonce eii ce jour; Profiions des bienfaits que fa main nous prépare; ünis par fes liens.... E r i t ii i e. Hélas! on nous fépare ! Du temple de Diane on me commet Ie foin; Tout le peuple d'Ithome en veut être témoin, Et je dois dés ce jour O v i d e. Non , charmante Enthie, Les peuples mémes de Scythie Sont foumis au vainqueur dont nous fuivons les loix : 11 faut les attendrir, i! faut unir nos voix. Eft-il des cceurs que notre amour ne touche , S'il s'expüque £ la fois Par vos larmes & par ma bouche? M;.is on approcbe ... on vient ... Amour, fi pour ta gloire Dans un exil affreux i! faut paffer mes jours, De mon encens du moins conferve la niémoire, A mes tendres accens accorde ton fecours.  Galante*. 3S>5 SCÈNE V. Ovide, Erithie, troupe de Sarmates. C h ce u r. Célébrons la gloire éclatante De la Déeffe des forêts: Sans foins, fans peine & fans attente Nous fubfitlons par fes bienfaits. Célébrons la Beauté charmante Qui va la fervir déformais: Que fa main longtems lui préfente Les offrandes de fes fujets. On dar.fe. HÈ Chef des Sarmates. Venez, belle Erithie O v 1 d e. Ah! daignez m'écouter. De deux tendres amans différez le fuppüce •• üu, fi vous achevez ce cruel facrifice, Voyez les pleuts que vous m'allez coüteu C h ce u r. Non , elle eft promife a Diane : Nos engagemens font.des loix; Qui poutroit être affez profane Pour ptiver les Dieux de leurs droïts? Ovide et Erithie. Du plus puiffant des Dieux nos cceurs font Icpartage. Notre amour eft fon ouvrage: K 6  39ö LesMuses- Efl-il des droits plus facrés? Par une injuile violence Les Dieux ne font point honorés. Ah! fi votre indifférence Méprife nos douleurs, A ce Dieu qui nous alTemble, Nous jurons de mourir enfembl« Pour ne plus féparer nos cceurs. C h ce u n. Quel fentiment fecret vient attendrir nos ames Pour ces amans infortunés? Par 1'Amour 1'rm a 1'autre ils étoient deflinés, Que 1'Amour couronne leurs flamesi Ovide. VoUs comblez mon bonheur, peuple trop génércux. Quel prix de ce bienfait fera Ia récompenfe? Puifïïez - vous par mes foins, par ma reconnoiflance, Apprendre a devenir heureux J L'Amour vous appelle, Ecoutez fa voix; Que tout foit fidelle A fes douces loix. Des biens dont 1'ufage Fait Ie vrai bonheur, Le plus doux partage . j EiT un tendre cceur. M  Galante s. Jp^ TROISIEME ENTRÉE. Le Thèdtre repréfente la Péryftila du Tetnple de Junan' a Sanios. SCÈNE PREMIÈRE. polycuate, ASAClf os, Anacréon. Les beautés de Samos aux pieds de la Déefle Par votre ordre aujourd'hui vont préfenter leurs vceux ; Mais, Seigneur, fi j'en crois le foupcon qui me preffe, Sous ce zele myftérieux Un foin plus doux vous intérene. polycrate. On ne peut fur la tendrefle Tromper les yeux d'Anacréon. Oui, le plus doux penchant m'entraine. Mais j'ignore a la fois le féjour & le noia De 1'objet qui m'enchaine. A n a c r é o n. Je concois le détour; Parmi tant de beautés vous efpérez conroltre Celle dont les attraits ont fixé votre amour. Mais cet amour enfin polycrate. Un inftant le fit naltre: R 7  3lp8 Les Muses Ce fut dans ces fuperbes jeux Oü mes heureux fuccës célébrés par ta lyre A n a c r é o n. Ce jour, il m'en fouvient, je devins amoureux De la jeune Thémire. Polycrate. Eh! quoi? toujours de nouveaux feux? Anacréon. A de beaux yeux aifément mon cceur cede: 11 change de même aifément; L'amour & 1'aiuour y fuccede, Le goüt feul du plaifir y regne conftamment. Polycrate. Bientót une douce viéloire T'a fans doute aflérvi fon cceur ? Anacréon. Ce triomphe manque a ma gloire, Et ce plaifir a mon bonheur. Polycrate. Mais on vient Que d'appas! Ah! les cceurs les plus fages En voyant tant d'attraits doivent craindre des fers. Anacréon. Junon , dans ce beau jour, les plus tendres hommages Ne font pas ceux qui te feront offerts.  G a l a n t e s. 3JJ9 SCÈNE II. Polycrate, Anacréon. Troupe de jeunes Samiennes, qui viennent ofrir leurs hommages d la Déejfe. Hymne a J u n o n. Reine des Dieux, Mere de 1'Uiiivers , Toi par qui tout refpite, Qui combles cet empire De tes biens les pius chers; Junon , vois ces offrandes: Nos cceurs que tu deinanJes Vont te les préfenter. Que tes mains bienfaifautes De nos mains innocentes Daignent les accepter! On danfe. Thêmire portant une corbeille de fleurs , entre dans k Temple d la tête des jeunes Samiannes. ■ Polycrate, appercevant Thémire. O bonheur! * Anacréon. O plaifir extréme! Polycrate. Quels traits chatmans! quels regards enchanteurs ï Anacréon. Ah! qu'avec grace elle porte ces fleurs! Polycb ate. Ces fleur»! Que dites - vous! C'eft Ia beauté que j'aime  4co Les Muses Anacréon. C'eft Thémire elle • même. Polycrate. Ami tvop cher, rival trop dangeretix.' Ah! que je crains tes redoutables feux! De mon cce.ir agité fais ceiT'er le martyre! Porte a d'autres appas tes volages defirs. Laifie-moi goüter les plaifirs De te chérir toujours & d'adorer Thémire. Anacréon. Si ma ftatne étoit volontaire Je 1'immolerois a 1'inftant: Mais 1'amour dans mon cceur n'en eft pas moins fincere Pour n'être pas toujours conftant. La gloire & la grandeur au gré de votre enviei Vous aflurent les plus beaux jours, Mais que ferois-je de la vie, Sans les plaifirs, fans les amours ? Polycrate. £h! que te fervira ta vaine réfiftance? Ingrat, évite ma préfence! Anac réon. Vous calmerez cet injufte courroux , II eft trop peu digne de vous. SCÈNE nu Polycrate. T* an sports jaloux, tourmens, que jedétefte ,  G a l a n t e s. 4°3 Ah! faut • il me livter a vos triftes fureurs ? Faut - il toujours qu'une rage funefte infpire avec 1'amour la baine & fes horreurs! Cruel amour! ta fatale puiflatiqe Défunit plus de cceurs, Qu'elle n'en met d'iiuelligence : (e vois Thëmire. O tranfpotts enchanteurs! SCÈNE IV. Polycrate, Tbémiie. Polycrate. The mi re, en vous voyant la réfiftance eft vaine, Tout cede a vos attraits vainqueurs. Heureux 1'amaut dont les tendres ardeurs Vous feront panager la chaine Que vous donnez a tous les cceurs. T ii é m i r e. Je fuis les foupirs, les langueurs, Les foins, les tourmens, les alarmest Un plaifir qui coüte des pletirs Pour moi n'aura jamais de charmes. Polycrate. C'eft un tourment de n'aimer rien; C'eft un tourment affieux d'aimer fans eipérance t Mais il eft un fuprême bien, C'eft de s'aimer d'intelligence. T 11 é m i r e. Non, je crains jufqu'aux nceuds affortispr.r fansogi*  402 Les Muses Polycrate. Ah! connoifiez du moins les biens qu'il vous appréte. Vous devez a Junon le refte de ce jour Demain une illuflre conquête Vous eft promife en ce féjour. SCÈNE V. T h É m i r e, I i me cachoit fon rang, je feignois a mon tour. Polycrate m'ofTre un hommage Qui combleroit 1'auibition: Un fort plus doux me fiatte davantage; Et mon cceur en fecret chérit Anacréon, Sur les fleurs d'une alle légere, On voit voltiger les zépbirs. Comme eux d'une ardeur pafl'agere Je voliige fur les plaifirs. D'une chalue redoutable, Je veux préferver mon cceur; L'amour m'amuferoit comme un enfant aimable; Je le crains comme un fier vainqueur. SCÈNE VI. Anacréon, Th é m ik e. AjJACRb'oN. B slu Tbémire, enfin le Roi vous rend les armes,  Galante s. 4°* L'aveu de tous les cceurs autorife le mien; Si 1'amour animoit vos charmes, li ne leur manquetoit plus rien. T h é m i r e. Vous m'annoncez par cette indifférence Combien le choix vous paroliroit égal. Qui voit fans peine un rival N'eft pas loin de 1'inconftance. Anacréon. Vous faites a ma flame une cruelle oftenfe, Vous la faites fimout a ma fincérité ; En amour même Je dis la vérité , Et quand je n'airae plus, je ne dis plus que j'aim* T il é M I r E. Quand on fent une ardeur extréme, On a moins de tranquillité. Anacréon, Thémire, jugez mieux de ma fidéiité. Ah! qu'un amant a de folie D'aimer, de haïr tour-il-tour; Ce qu'il donne a la jaloufie, Je le donne tout a 1'amour. T h é m i r e. Je crains ce qu'il en cottte a devenir trop tendre; Non , 1'amour dans les cceurs caufe trop de tourmens. anacréon. Si 1'hiver dépare nos champs, Eft-ce a Flore de les défendre? S'il eft des maux pour les amans,  4