iUVRES D E J. J. ROUSSEAU. TOME DIX-HUITIEME.   SUPPLEMENT A U X A. 4-  % Les CoifitjiiOHJ. J'avois obligation a tous ces honnétes gers, Dans la fuite je les négligeai tous, non certainement par ingratiiude, Eiais par cette invinc.ble pareffs qui m'en a fouvene donné 1'air. Jamais lefentiment de Iturs fervices n'eft forti de mon crew; mais il m'en eót moins coüté de leur prouver ma reconnoiffance que de la leur témoigner affidu ment. L'exactitude a écrire a toujours été au-desfus de mes forces; fi-tót que je commence a me relacher, la bente & 1'embarras de réparer mafau. te me la font aggraver, & je n'écris p!us du tout. J'ai paru les oublier. Parifot & Perrichon n'y önt pas même fait attention, & je les ai toujours trouvé les mêmes; mais on verra ringt ans aprèsdans AL Bordes jufqu'oü I'amour- propre d'un bel efprit peut porter lavengeance lorfuu'il fe croit négligé. Avant de quittes Lyon, je ne dois pas oublie une aimable perfonne que j'y revis avec plus de plaifir que jamais, & qui lailTa dans mon cocurdes fouvenirs bien tendres. 'C'eft Mlle. Serre dons j'ai parlé dans ma première Partie, & avec laquelle j'avois renouvellé connoifTance, tandis qua }'étais chez M. de. Mably. A ce voyage, ayar.t plus de loifir, je la vis dayantage; mon cceur fe p;rit, & trcs vivement. J'eus porti?. Au refle, qu'on écarté (cl totite apnlication irtjurieufe a tna femme. Elle eft, il 6ft vrai, ioible & plus facile h tromper que je ne 1'avois cru; mais pour Ion c.irac'lère pur, excellent, fans malice, il eft dicne de. teute mon eftime,.  L' i v ie VIL- «f> j'eus- quelque lieu de penfer que le fien ne m'étoi"/ pas contraire; mais elle m'accorda une confiance' qui m*óta la tentation d'en abufer. Elle n'avoit:': rien ni moinoaplus; nos fituations étoiént trop1 femblables pour que nous puffions nous unir, & dans les vues qui m'occupoient j'étois bien éloigne? de focger au mariage, Elle m'apprit qu'ün jeune' négociant appellé M. Genève paroiffoit vou!oir s'attacber a elie. Je le vis chez elle une fois ou1 deux; il me parut honnête homme , il paubit pour 1'ctre. Perfuadé qu'elle feroit heureufe avec lui, je deflrai qu'il 1'épousat, comme il a faiE' dans la fuite; & pour ne pas troubler leurs innocentes amours je me hatai de partif, faifant pour le bonheur de cette charmante perfonne, des vceüX qui n'ont été exaucés ici bas que pour un temps',, hélas! bien court; car j'appris dans la fuite qu'elii ■ Ie étoit morte au bout de deux ou trois ans dfr mariage. Occupé. de mes tendres regrets durant' toute ma route, je fentis, & j'ai fóuvent féntidé-puis lors en y repenfant, que fi les facrifices; qu'on fait - au devoir & a Ia vertu coütent a faire, on en eft bien payé par les doux fouvenirs qu'ils laiffent au fond du coeur, Autant a mon précédent voyage j'avois vö' Paris .par fon cóté défavorable, autant a celui-eije le vis par fon cóté brillant, non pas töute>fois quant i mon logement; car fur uneadreuV' que . m'avoit donnée M. Bsrdes, j'allai loger ,'r 1'hótel St. Quentin rue des CordierSj pioclA 5^  Sb Les Confessions. Sorbonne, vilaine rue , vilain hótel, vilaine cham» bre; mais oii cependant avoient logé des hommes, de mérite, tels que Greffet, Bordes, les abbésde Mably, de Condillac & plufieurs autres dont malheureufement je n'y trouvai plus aucun; mais j'y trouvai un M. de Bonnefond, hobereau, boiteux,, plaideur, faifant le purifte, auquel je dus la connoiffance de M. Roguin, maintenart le doyen demes amis, & par lui celle du philofophe Diderot,, dont j'aurai beaucoup a parler dans la fuite. J'arrivai a Paris dans 1'automne de 1741,. avec quinze louis d'argent comptant, ma comédie de NarciiTe & mon projet de mufique pouKtoute relfource & ayant par conféquent peu detemps a perdre pour tacher d'en titer partï. Je me. preffai de faire valoir mes recommandations. Un jeune homme qui arrivé a Paris avec une figure paffable, & qui s'annonce par des talens, eft toujours sur ü'être accueilli. Je le fus; cela me procura des agrémens fans me mener a grand' chofe. De toutes les perfonnes a qui je fus recommandé,trois feules mefurent utiles. M. Damefin, gentilhomme Savoyard, alors écuyer &, jecrois, fèvori de Mde. la princefle de Carigran. M. de B.»fecrétaire de 1'académie des infcriptions, & garde des médailles du cabinet du Roi, & le P.. Caftel, Jéfuite, auteur du cjavecin oculaire. Toutes ces recommandations, excepté celle de$L Damefin, me venoient de 1'abbé de Mably. M, ÜKÖefih poarvut aa plus preffé par deux.  L i v r e VIL im cannoiffances qu'il me procura. L'une de M. de; (5a fc, préfident a mortier au parlement de Bordeaux, & qui jouoit trés bien du violon r 1'autre; de M. 1'abbé de Léon qui logeoit alors en Sorbonne ; jeune feigneur très-aimable, qui mourut: k la fleur de fon age, après avoirbrillé quelques; inftans dans le monde fous le nom de chevalier de^ Rohan. L'un & 1'autre eurent la fantaifie d'apprendre la compofition. Je leur en doinai quelquesmois de lecons, qui foutinrent un peu ma bourfê tarifiante. L'abbé de Léon me prit en amitié &vouloit m'avoir pour fon fecrétaire; mais il n'étoic .pas riche & ne put m'offrir en tout que huit eensfrancs que je refufai bien k regret, mais qui cc pouvoient me fuffire pour mon logement > ma nourriture & mon entretien. M. de B.. me regut fort bien. II aimoit' le favoir; il en avoit, mais il étoit un peu pédant. Mde. de B.. auroit été fa rille ; elle étoit brillante= & petite maltreffe. J'y dlnois quelquefois; on nefauroit avoir 1'air plus gauche & plus fot qus j&ne 1'avois vis A-vis d'elle. Son maintien dégagé: m'intimidoit & rendoit le mien plus plaifant,. Quand elle me préfentoit une afllette, j'avancois; ma fourchette pour piquer modeftement un petiÈ' morceau de ce qu'elle m'offroit, de forte qu'ellarendoit k fon laquais 1'affiette qu'elle m'avoit des-tinée, en fe tournant pour que je ne la vifie pas^ rire.. Elle ne fe doutoit guères que dans la tête; de ce campagnard il ne laiflbit pas d'y; avoir quel» A. fi,  j2 Les Confessions. que efprit. M. de B,. me préfenta i M,. de Réau-mur fon ami, qui venoit diner chez lui tous les. yendredis, jour. d'Académie des fciences. II lui paria de mon projet, & du defir que j'avois de ie foumettre a 1'examen de lAcadé.mie. M. de Réaurour. fe chargea de la propofition , qai fut agréée le jour donné, je fus introduit & préfenté par M; de Réaumur, & le même jour 2.2 Aoüt 1742, j'eus 1'feonneur de lire a 1'Académie Ie.mémoire que j'avois prépa é pour cela. Quoique cette tP Juftre affemblée fut affurément très-impofante, j'y fus bien moins intimidé que devant Mde. de B.., & je me tirai paffablement de mes leflures & de mes réppnfes. Le mémoiré réuffit, m'attita des. complimens qui me furprirent autant qu'ils me flattéren!., imaginant a peine que devant une Acadéi mie, quiconque n'en étoit pas, put avoir le fens commun. Les commiffaires qu'on me donna, furent Mrs. de. Mairan, Hellot & de Fouchy; tous trois gens de mérite affurément, mais dor.t pas un ne favoit la mufique, aiïez du moins pour être en état de jug.er de mon projet. Durant mes conférences avec ces Meflleurs, je me cpnvainquis, avec autant de certitude que defurprife, que fi quelquefois les favans ontmoins de préjugés que les autres hommes, ils tiennent, en revanche, encore plus fortement a ceux qu'ils ont. QjJpJqueS foibles, qualques faüOss que fuüent la plupart de leurs objeétions , &. quoique j'y réponti«Te timiflement, Jë' 1'a.yous, fit en mauvais ter-  L iv U VII. 13: mes, mais par des raifons péremptoires, je.no; vins pas une feule fois a bout de me faire enten-, dre & de les contenter. J'étois toujours ébahi d& la faciliié avec laqueüe, a 1'aide de que'ques phrafes fonores, ils- me réfutoient fans m'avoir. compris-. lis déterrèrent je ne fais oü, qu'un moine appelé le P. Souhaitti, avoit jadis imaginé de noter la gamme parchiffres, C'en fut affez pour prétendie que mon fyftême n'étoit pas-neuf; & paffe pour cda; car bien- que je n'euffe jamais oui parler du P. Souhaitti, & bien quefamaniè* re d'écrire les fept not.es'du plain chant, fans même fonger aux octaves, ne méritat, en aucune forte, d-entrer en paraüèle avec ma fimple & commode invention pour noter aifément par chifF.es toute mufique imaginable, clefs, filences, oclaves-, mefures, temps & valeurs des notes; chofes auxsjuelles Souhaiiti n'avoit pas même fongó:; il étóit né'anmoins très-vrai de dire , que quant .a 1'élémentaire expreflion des fept notes, il en étoit le premier inventeur. Mais outre qu'ils donnèrent a cette invention primitive plus d'importance qu'elle n'en avoit, ils ne s'en tinrent pas la, & fitót qu'ils vouhirent parier du fonds du fyftêma, ils ne firent plus que déraifonner. Le plus grand avantage du mien étoit d'abroger les tranfpofitions & les clefs, enforte que le néme morceau fe trouvat noté & tranfpofé a volonté dans quelque ton qu'on voulüt, au moyen du changement fuppofé d-'une fïule lettre. initiale a la .têxe.de.l'air, A 7  14 Les Conjessions. Ces Meffieurs avoient oui dire aux croquefols cfo Paris que la méthode d'exéeuter par trarfpofition ne valoit rien. Ils partirent de-la pour tourner en invkcible objeftion contre mon fyftême, fon. avantage le plus marqué, & ils décidèrent que ma note étoit bonne pour Ia vocale, & mauvaife pour 1'inftrumentale; au lieu de décider, commeils 1'auroient du, qu'elle étoit bonne pour Ia vocale & meilleure pour 1'inftrumentale. Sur leur ïapport, 1'Académie m'accorda un certificat plein de très-beaux complimens, a travers lefquels on démêloit, pour le fonds, qu'elle ne Jugeoit mon fyftême ni neuf ni utile. Je ne crus pas devoir orner d'une pareille piece 1'ouvrage intitulé: Disfertation fur la muftqne moderne, par lequel j'en appelois au public. J'eus lieu de remarquer en cette occafion combien, même avec un efprit borné, la connoifTance unique, mais profonde de la chofe, eft préférable, pour en bien j'uger, a toutes les lumiéres que dorne la culture des fciences, lorfqu'on n'y a pas joint 1'étude particuliere de celle dont il s'agit. La feule objeftion folide qu'il y eüt a faire a mon fyftême, y fut faite par Rameau. A peine le lui eus-je expliqué, qu'il en vit le cóté foible. Vos fignes, me dit-il, font trés-bons, en ce qu'ils déterminect fimplement & clairement les valeurs, en ce qu'ils repréfentent nettement les intervalles & montrent toujours le fimple dans la redoubJé, toutes chofes que ne fait pas la hq--  L i v u e VII. 15 ie ordinaire; mais ils font mauvaisence qu'ils exigent une opératibn de 1'efprit, qui ne peut toujours fuivxe la rapidité de Texécution. La pofitioa de nos notes", continua-t-il, fe peint i 1'ceil fans-, le concours de cette opération. Si deux no:es, Tune trés haute, & Tautre trésbaffe, font jointes par une tirade de notes intermédiaires, je vois du premier coup d'eeil Ie progrés de Tune i Tautre par degrés conjoints; mais pour m'affurer chez. vous de cette tirade, il faut néceffairement que j'épelle tous vos chiffres Tun aprés Tautre; le coup d'eeil ne peut fuppléer a rien. L'objectioij' me parut fans replique, & j'en convinsaTirftant: quoiqu'elle foit fimple & frappante, il n'y a qu'une grande pratique de Tart qui puiiTe Ia fuggérer & il n'eft pas étonnant qu'elle ne foit venue a aucun Académicien; mais il Teft que tous ces grands favans qui favent tant de chofes, fachent fi peu , que chacun ne devroit juger que de fon métier. Mes fréquentes vifites a mes commiffaires & a d'autres Académiciens me mirent a portée de faire connoiffatce avec tout ce qu'il y avoit a Paris de plus diftingué dans la littérature, & par-la cette connoiflance fe trouva faite , lorfque je me vis dans la fuite inferit tout d'un coup parmi eux. Quant-a-préfer.t, concentré dans mon fyftême de mufique, je rn'obftinai a vouloir par-la faire une révolution dans eet art, & parvenir de la forte a ane célébrité qui dans les beaux arts fe conjoint  16 Les G o n f e-ss i orrf si toujours a Paris avec la fortune. Je m'ecfermaL dans ma chambre & travaillai deux ou trois mois. avec une ardeur inexprimable, a refondre, dans un ouvrage deftiné pour le public, le mémoire que j'avois lu a 1'Académie. La difficulté fut de. trouver un libraire qui voulüt fe charger de mon. manufcrit; vu qu'il y avoit quelque dépenfe a faire pour les nouveaux caractères, que les libraire» ne jettent pas leurs écus a la tête des débutans,, & qu'il me fembloit cependant bien jufte que mon ouvrage' ms renditlepain que j'avois mangé en 1'écrivant. Bonnefond me procura Quillau le père, qui fit avec moi un traité a moitié protit, fans compter ie privilége que je payai feul. Tantfutopéré par ledit Quillau, que j'en fus pour mon privilége & n'ai tiré jamais un Hard de cette. édiuon, • qui vraifemblablement eut un débit médiocre, quoique Tabbé Des Fontaines m'eüt prjmis de la faire aller, & que les autres Journaliftes en eus? fent dit afftz de bien. Le plus grand obftacle a 1'effai de mon fyftême, étoit la crainte que s'il n'étoit pas admis, on ne perdit le temps qu'on mettroit a 1'apprendre. Je difois a cela que la pratique de ma note rendoit les idéés fi claires, que pour apprendre la mufique par les caractères ordinaires, on gagneroit encore du temps a comtnencer par les miens Pour en donner la preuve par 1'expérience, j'enfei mai. .fitatuitement la mufique a .une, jeune Américaiog:  Ltrri VTL i'7' appelée Mlle. Des Roulins, dont M. Roguin m'avoit procuré la connoiflar.ee; en trois mois elle fut en état de déchiffrer fur ma note quelque mufique que ce fut, & même de chanter a livre ouvert, mieux que moi même, toute celle qui n'étoit pas chargée de difficultés. Ce fuccès fut frappant, mais ignoré. Un autre en auroit rempli les journaux; mais avec quelque talent pour trou. ver des chofes utiles, je n'en eus jamais pour les faire valoir. Voilé comment ma fontaine de héron fut en> core caffée; mais cette feconde fois j'avois trents. ans, & je me trouvois fur le pavé de Paris, oü. Ton ne vit pas pour rien. Le paiti que je pris dans cette extrémité, n'étonnera que ceux qui n'auront pas bien lu la première partie de ces mémoires. Je- venois de me donner des mouvemens auflï grands qu'inutHes;. j'avois befoin de reprendre baleine. Au lieu de me livrer au défefpoir, je me livrai tranquillement a ma parefle & aux foins de la Providence, & pour lui donner Ie temps de faire fon oeuvre, je me m::s a. manger fans me preffer, quelques Iouis qui ms reftoient encore, réglant la dépenfe de mes nonchalans plaifirs fans la retrancher , n'aüant plus au café que de deux jours 1'un, & au fpectacle que deux fois Ia femaine. A 1'égard de Ia dépenfe des filles, je n'eus aucune réforme a y faire; n'ayant mis de ma vie un fol a eet ufage, fi ee n'eft une feule fois3.doct j'auraibier,tótaparlex.  it Les CosfEssiQjsrs.' - La fécurité, la volupté, Ia confiance avec Ia» quelle je me livrois a cette vie indolente & folitaire que je n'avois pas de quoi faire darer trois mois, eft une des fingularités de ma vie & une des bifarreries de mon humeur. L'extrême befoin que j'avois qu'on pensat k moi, étoit précifément ce qui m'ótoit le courage de me montrer, éi la nécefllté de faire des vides me les rendit infupportables, au point que je ceiTai même de voir les Académiciens & autres gens de lettres avec lefquels j'étois déja faufilé. Marivaux, 1'abbé de Mably, For.tenelle furent prefque les feuls chez qui je continuai d'aller quelquefois. Je montrai même au premier ma comédie de NarciiTe. Ells lui plut, & il eut la complaifance de la retoucher. Biderot, plus jeune qu'eux, étoit a peu-prés de mon age. II aimoit la mufique; il en favoit la. théorie; nous en parlions enfemble: il me parloit aufli de fes projets d'ouvrages. Cela forma bientöt entre nous des liaifons plus intimes qui ont duré quinze ans, & qui probablement dure^roient encore fi malheureufement, & bien par fa faute, je n'euiTe été jeté dans fon même métier. On n'imagineroit pas k quoi j'employois ce court & précieux intervalle qui me reftoit encore avant d'être forcé de mendier mon pain; k étudier par cceur des palfages de poëtes, que j'avois ap» pris cent fois & autant de fois oubliés. Tous les matins vers les dix heures j'allois me promener au Lusembourg, un VirgUe ou un Rouffeau dans  t 1 V R 1 VII. 10- mapoche, & la jufqu'a 1'heure du diner je reméniorois tantö' une ode facrée & tantöt une bucoüque, fans me rebuter de ce qu'en repaffant celledu jour je ne manquois pas d'oublier celle de la veille. Je me rappellois qu'après la défaite de Nicias a Syracufe, les Athéniens captifs gagnoient leur vie a réciter les poëmes d'Homère. Le parti que je tirai de ce trait d'érudition pour me prémunir contre la misère, fut d'exercer mon heusreufe mémoire a retenir tous les poëtes par cceur. J'avois un autre expediënt non moins folidedans les échecs , auxquels je confacrois réguliérement ehez Maugis les après-midi des jours que je n'aüois pas au fpe&acle. Je fis la connoiflance avec M. de Légal, avec un M.. HufTon , avec Philidor, avec tous les grands joueurs d'échecs de ce temps-Ia > & n'en devins pas plus habile. Je ne doutai pas, cependant, que je ne devinfTe a la fin plus fort qu'eux tous, & c'en étoit affez felon moi, pour me fervir de reflóurce. De quelque folie que je m'engouaffe, j'y portois toujours la même manière de raifonner. Je me difois: quicorque prime en quelque chofe, eft toujours für d'être recherché. Primons donc, n'importe en quoi, je ferai recherché; les occafions fe préfenteront, & monmérite fera le refte. Cet enfantillage n'étoit pasje fophifme de ma raifon, c'étoit celui de mon indolence. Effrayé des grands & rapides efForts qu'il auroit fallu faire pour m'évertuer, je tachois de flatter ma parefTe, & je m'en voi'ois la hon te par des argumens dignes d'ells.  29 Lei C 8 n » ï S'S i aï jf J'attendois ainfi tranquillement Ia fin de mos argent, & je crois que je ferois arrivé au dernies fol fans m'en émouvoir davantage, fi le P. Caflel que j'allois voir quelquefois en allant au café, ne m'eüt arraché de ma lethargie. Le P. Caflel étoit fou, mais bon homme au demeurant: il étoit faché de me voir confumer ainfi fans rien faire, Puifque les mufieiens, me dit-il, puifque les favans ne chantent pas a votre uniflön, changez de wde & voyez les femmes. Vous réuffirez peut,être mieux is- ce cóté-Ia. J'ai parlé de vous i Mde. de B. 1; allez Ia voir de ma part. C'efl une bonne femme qui verra avec plaifïr un Pays de fon fils & de fon mari. Vous verrez chez elle Mde. de B.,.. e, fa fille, qui eft une femme d'efprit. Mde. D...n en eft une au're, a qui j'ai auffi parlé de vous; portez-lui votre ouvrage; elle a envie de vous voir, & vous recevra bien. On ne fait rien dans Paris que par les femmes. Ge font comme des courbes dont les fages font les afymptotes; ils s'en approchent fans ceffd, mais ils n'y touchent jamais; Après avoir remis d'un joui" a l'autre ces terribles corvées, je pris enfin courage, & j'allai voir Mde de B 1. Elle me recut avec bonté; Mde. de B ....e étant entrée dans fa chambre, elle lui dit: ma fille, voüa M. Roufleau dont Ie P. Caftel nous a parlé. Mde. de B e me fit compliment fur mon ouvrage, & me menant a fon clavedrj, me fit voir qu'elle s'en étoit occupée»  X I V R ï VII. *l 'Voyant a fa pendule qu'il étoit prés d'uoe beure-, je voulus m'en aller. Mde. de B 1 me dit : vous ètes loin de votre quartier, reftez ; vous dinerez ici. Je ne me fis pas prier. Un quartd'heure après je compris par quelque mot, que le diner auquel elle m'invitoit, étoit celui de fon cffice. Mde. de B 1 étoit une trés.bonne femme, mais bornée, & trop plei'ne de fon iiiuftre noblefle Polonoife; elle avoic peu d'idée des égards qu'on doit aux talens. Elle me jugeoit même en cette occafion fur mon maintien plus que fur mon équipage, qui, quoique très-fimple, étoit fort propre, & n'annoncoit point du tout un homme fait pour diner a 1'office. J'en avois oublié le chemin depuis trop long-temps pour vouloir le tapprendre. Sans laiffer voir tout mon dépit, je dis a Mde. de B 1 qu'une petite affaire qui me ïevenoit en mémoire me rapptloit dans mon quartier, & je voulus partir. Mde. de B ...,e s'approcha de fa mere, & lui dit a 1'oreille quelques mots qui firent effet. Mde. de B 1 fe leva pour me re'enir, & me dit: je compte que c'eft avec nous que vous nous ferez Phonneur de diner. Je crus que faire le fier feroit faire le fot, & je reftai. D'ailleurs la bonté de Mde. de B.... e m'avoit touché & me la rendoit intéreffante. Je fus fort aife de diner avec elle, & j'efpérai qu'en me connoiffant davantage, elle n'auroit pas regret a m'avoir procuré eet honneur. M. Ie préfider.t de L, m , grand ami de la maifon, y dlna auffi.  ti Les C o n f e s s i-o h s. II avoit, ainfi que Mde. de B e, ce petit jargon de. Paris, tout en petits mots, tout en petites allufions fir.es. 11 n'y avoit pas la de quoi killer pour le pauvre Jean - Jacques. J'eus le bon fens de ne vouloir pas faire Ie gentil malgré Minerve, & je me tus. Heureux fi j'euiïe été toujours aufli fage ! je ne ferois pas dans 1'abime oü je fuis aujourd'hui. J'étois défolé de ma lourdife, & de ne pouvoir juftifier aux yeux de Mde. de B e ce qu'elle avoit fait en ma faveur. Après le diner, je m'avifai de ma rtflource ordinaire, j'avois dans ma pocbe u.je épire en vers, écrite a Parifot pendant mon féjour a Lyon. Ce morceau rre man-quoit pas de chaleur; j'en mi; dans Ia facon de Ie réciter, & je les fis pleurer tous frois. Soitvanité, foit vérité dans mes interprétations, je crus voir que les regards de Mde. de B e difoient a fa mère: hé bien , Maman ! avois - je tort de vous dire que eet bomme étoit plus fait pour diner avec vous qu'av:;c vos femmes? Jufqu'a ce moment j'avois eu le cceur un peu gros, mais après m'ctre ainfi vengé je fus content. Mde. de B.....e pouffant un peu trop loin le jugemenc avantageux qu'elle avoit porté de moi, «ut que j'allois faire fenfation dans Paris, & devenir un homme a bonr.es fortunes. Pour guider mon inexpérience, elle me donna les Cmftjfions du Comte de ***. Ce livre, me dit-elle , eft un mentor dont vous aures befoin dans Is monde. Vous ferez bien de le confuker  LlVRE-VII. ' £J querlquefois. J'ai gardé plus de vingt ans eet er«mplaire a«ec reconnoiffance pour ia main dont il me venoit; mais riant fouvent de 1'opinion que pawffoit avoir cette Dame de mon mérite galant. Du moment que ,'cus lu eet ouvrage, je défirai d'obtenir 1'amitié de I'auteur Mon penchant m'infpiroit nès- bien: c'eft ie feu! ami vrai que j'aie eu parmi les gens de lettres (*). Dès-iors j'ofai comt ter que Mde. la baronne de B. . .1 & M e. la marquife de B e prenant intérêt a moi , ne me laifieroient pas longtemps fans reuburce, & je ne me trompai pa'. Parions maintenant de mon entrée chez Mde. D...n, qui a eu de plus longues fuites. Mde. D...n étoit, comme on fait, fille de S ...1 B d & de Mde. F. .. .e. Elles étoient trois fceurs qu'on pouvoit appeler les trois graces. Mde. de la T....e , qui fit une efcapade en Angleteire avec le duc de K n. Mde. D...y, 1'amie, 1'uni- que & fircère amie de M. le P....e de C....i; femme adorable, autant par la douceur, par la bonté de fon charmant caraéïère, que par 1'agrément de fon efprit, & par 1'inaltérable gaieté de fon humeur. Enfin Mde. D...n, la plus belle des trois, & la feule a qui Ton n'ait point reproché d'écart dans fa conduite. ,( ) Je '«> cru fi longtemps & fi parfaitement, que Ctit s, lui que, tfepuis mon retour a Paris, je conliai le manufcrit de mes Confeffions. Le dofianr T. T. n'a jamais pii croire a la perlidie & a Is iaufleté qu'après en avoir été la victune. '  34 Lis C » H IE'5 S I O RS. Elle fut le prix de 1'hofpitalité de M. D...n, i tjui fa mère la donna avec une place defermier-gé» uéral & une fortune immenfe, en reconnoilfance du bon accueil qu'il lui avoit fait dans fa province. Elle étoit encore, quand je la vis pour la première fois, une des plus belles femmes de Palis. Elle me regut a fa toilette. Elle avoit les bras nuds, les cheveux épars, fon peignoir mal arrangé. Cet abord m'étoic trés nouveau; ma pauvre tête n'y tint pas: je me trouble, je m'égare; & bref, me voila épris de Mde. D,..n. Mon trouble ne parut pas me nuire auprés d'-elle j elle re s'en appercut point. Elle accueilHt le li'. re & 1'auteur, me paria de mon projet en perTonne inftruite, cbanta, s'accompagria du cla« vee n, me retint a diner, me fit mettre a table a cóté d'elle; il n'en falloit pas tant pour me rendre fou, je le devins. Elle me permit de la venir voir; j'ufai, j'abufai de la permiffion. J'y alloii prefque tous les jours, j'y dinois deux ou trois fois la femaine. Je mourois d'envie de parler; je n'ofai jamais. Plufieurs raifons renforcoienc ma timidité naturelle. L'entrée d'une maifon opulente étoit une porte ouverte a la fortune,: jt ne voulois pas, dans ma fituation, rifquer de me la fermer. Mde. D...n, toute aimable qu'elle étoit, étoit férieufe & froide; jene trourois rien dans fes manières d'aiTez agagant pour m'enhardir. Sa maifon, auflj brillante alors qu'aucune autre dans Paris, raffembloit des fociétés auxquelles il ne sianquoit  L i v r e VII. 2S inanquoit que d'être un peu moins nombreufes pour être d'élite dans tous les genres. Elle aimoit a voir tois les gens qui jettoient de 1'éclat: les grands, Jes gens de lettres, les belles femmes. On ne voyoit chez elle que ducs, ambafladeurs, cordons - bleus. Mde. la princeffe de Roban, Mde. la comtefle*de Forcalquier , Mde. de Mirepoix, Mde. de Brignolé, milady Hervey pouvoient pafier pour fes amies. M. de Fontenelle , 1'abbé de St. Pierre, 1'abbé Saliier, M. deFourmont, M. de Bernis, M.de BufFon, M. de Voltaire, étoient de fon cercle & de fes diners. Si fon main ien réfervé n'attiroit pas beau. coup les jeunes geis, fa fociété d'autant mieux compofée n'en étoit que plus impofante, & le pauvre J. J. n'avoit pas de quoi fe flatter de briller beaucoup au milieu de tout cela. Je n'ofai donc parler, mais ne poucant plus me taire j'ofai écrire. Elle garda deux jours ma lettre fans m'en parler. Le troifième jour elle me la rendit, m'adreffant verbalement quelques mots d'exhortation d'un ton froid qni me glaca. Je voulus parler, la parole expira fur mes lèvres: ma fubite paffion s'éteignit avec l'efpérance, & après une déclaration dans les formes, je continuai de vivre avec elle comme auparavant, fans plus lui parler de rien, même des yeux. Je crus ma fottife oubliée; je me trompai. M. de F !» fiIs de M. D...u &' beau-fils de Madame , étoit è peu prés de fon age & du mien' Snppl, Tem. Vil. R  2$ Les Confessions. II avoit de 1'efprit, de la figure; il pouvoit avoir des prétentions; on difoit qu'il en avoit auprès d'elle, uniquement peut-être paree qu'elle lui avoit donné une femme bien laide, bien douce, & qu'elle vivoit parfaitement avec tous les deux. M. de F......1 aimoit & cultivoit les talens. La mufique, qu'il favoit font bien, fut entre nous un moyen de liaifon. Je le vis beaucoup; je m'attachois a lui; tout d'un coup il me fit entendreque Mde. D...n trouvoit mes vifites trop fréquentes, & me prioit de les difcontinuer. Ce compliment auroit pu être a fa place quand elle me rendit ma lettre; mais huit ou dix jours après & fans aucune autre eaufe, il venoit, ce me femble, hors de propos. Cela faifoit une pofition d'autant plus bizarre, que je n'en étois pas moins bien-venu qu'auparavant chez M. & Mde. de F 1. J'y al ■ lai cependant plus rarement, & j'aurois ceffé d'y aller tout-a.fait, fi par un autre caprice imprévu , Mde. D...n ne m'avoit fait prier de veiller pendant huit ou dix jours a fon fils, qui changeant de gouverneur, reftoit feul durant eet intervalle. Je paffai ces huit jours dans un fupplice que le plaifïr d'obéir a Mde. D...n pouvoit feul me rendre fouffrable: je ne m'en ferois pas chargé huit autres jours de plus, quand Mde. D ..n fe feroit donnée 4 moi &?ur récompenfe. de F 1 me prenoit en amitié, je tra- vaillois avec lui; nous commencames enfemble #n cours de chymie chez Eouelle. Pour me rap;  Livn VII, Zj procher de lui, je quittai mon hótel St. Quentin, & vins me loger au jeu de paume de la rue Verdelet, qui donne dans Ia rue Piatriere, oii logeoit M. D...n. La, par la fuite d'un rhume négligé , je gagnai une fluxion de poitrine dont je faillis mourir. J'ai eu fouvent dans ma jeunefTe de ces maladies inflammatoires, des pleuréfies, & furtout des efquinancies auxquelles j'étois trés. fujet, dont je ne tiens pas ici Ie regiftre, & qui toutes m'ont fait voir la mort d'ailez prés pour me familiarifer avec fon image. Durant ma convalefcence, j'eus Ie temps de réfléchir fur mon état, & de déplorer ma timidité , ma foiblefle & mon indolence, qui, malgré le feu dont je ine fentois embrafé, me laifibient languir dans 1'oifiveté d'efprit, toujours a Ia porte de la mifère. La veille du jour oii j'étois tombé malade, j'étois allé a un opéra de Royer qu'on donnoit alors & dont j'ai oublié le titie. Malgré ma préyention pour les talens des autres, qui m'a toujours fait défier des miens, je ne pouvois m'empécher de trouver cette mufique foible , fans cha. leur, fans invention. J'ofois quelquefois me dire, il me femble que je ferois mieux que cela. Mais' la terrible idéé que j'avois de Ia compofitiort d'un opéra, & 1'importance que j'entendois donner par les gens de 1'art è ceite entreprife, m'en rebutoient è Tinftant même, & me faifoient rou; gir d'ofer y penfer. D'ailleurs, oü trouver quelqu'un qui voulüt me fournir des paroles , &, B 2  «8 Les C o k f e s s i o s ï. prendre Ia peine de les tourner a mon gré? Ces idéés de mtifique & d'opéra me revinrent durant ma maladie, & dans le tranfport de ma fièvre je compofois des chants, des duos, des chosurs. Je fuis certain d'avoir fait deux ou trois morceaux di prima intetizior.e, dignes peut-être de Tadmiration des maitres, s'ils avoient pu les entendre exécuter. Ohl fi 1'on pouvoit tenir regïftre des rêves d'un fiévreux , quelles grandes & fublimes chofes on verroit fortir quelquefois de fon délire! Ces fujets de mufique & d'opéra m'occupèrent encore pendant ma convalefcence, mais plus tranquillement. A force d'y penfer & même malgré moi, je voulus en avoir le cceur net, & tenter de faire a moi feul un opéra, paroles & mufique. Ce n'étoit pas tout a fait mon coup d'eiTai. j'avois feit a Chambéri un opéra-tragédie intitulé: Iphis £5* Amxarete, que j'avois eu le bon fens de jeter au feu. J'en avois fait a Lyon un autre intitulé : la décotiverte du nouveau monde, dont, après 1'avoir lu a M. Bordes, a 1'abbé de Mably, a 1'abbé Trublet , & a d'autres, j'avois fini par faire le même ufage, quoique j'euiTe déja fait Ia mufique du prologue & du premier afte, & que David m'eut dit en voyant cette mufique, qu'il y avoit des morceaux dignes du Buononcini. Cette fois, ai/ant de mettre la main a 1'ouvrage, je me donnai le temps de méditer mon plan. Je projetai dans un ballet héroïque, trois fujets  LlVRE VII. i9 Jifférens en trois actes détachés, chacun dans uni différent caradtere de mufique , & prenant pour chaque fujet ies amours d'un poëte, j'intitulaï eet opéra: les Mufes galantes. Mon premier acte en genre de mufique forte, étoit Ie TafTe: le fecond, en genre de mufique tendre, étoit Ovide; Si le troifième, intitulé Anacréon , devoit refpirer la gaieté du Dithyrambe. Je m'eflayai d'abord fur le premier afte, & je m'y livrai avec une ardeur qui, pour la première fois, me fitgoüter les délices de Ia verve dans la compofition. Un fofr prêt d'entrer a 1'opéra, me fentant tourmenté , maltrifé par mes idéés, je remets mon argent dans ma poche, je cours m'enfermer chez moi, je me mets au lit, après avoir bien fermé tous mes rideaux pour empêcher le jour d'y pénétrer, & Ja, me livrant a tout 1'Oeftre poétique & mufical, je compofai rapidement en fept ou huit heures Ia meilleure partie de mon afte. Je puis dire que mes amours pour la princefle de Ferrare (car j'étois le TafTe pour-lors) & mes nobles & fiers fentimens vis a-vis de fon injufte frère, me donnèrent une nuit cent fois p'us délicieufe que je ne 1'aurois trouvée dans les bras de la princefle ellemême. II ne refta Ie matin dans ma tête qu'une bien pedte partie de ce que j'avois fait; mais ce peu, prefque effacé par la laffitude & le fommeil, ne laiflbit pas de marquer encore i'énergie des morceaux dont il offroit les débris. Pour cette fois, je ne pouffai pas fort loin ce b a  30 Les Conjessions, travail, en ayant été détourné par d'autres affaires. Tandis que je m'attachois a la maifon D....n , Mde. de B 1 & Mde. de B ....e que je conti- nuai de voir quelquefois, ne m'avoient pas oublié. M. le comte de M , capitaine aux gardes, venoit d'être nommé ambaffadeur a Venife. C'étoit un ambaffadeur de la facon de Barjac, auqusl il faifoit affidument fa cour. Son frère le chevalier de M , gentilhomme de Ia manche de Mgr. Ie Dauphin, étoit de la connoifTance de ces deux dames, & de celle de 1'abbé Alary, de 1'Académie frangoife, que je voyois auffi quelquefois. Mde. de B e, fachant qus Tambafladeur cher- choit un fecrétaire, me propofa. Nous entrames en pour-parler. Je demandois cinquante louis d'appointement; ce qui étoit bien peu dans une place oii 1'on eft obligé de figurer. II ne voulbit me donner que cent piftoles, & que je fiiTe Ie voyage a mes frais. La propofïtion étoit ridicule. Nous ne pümes nous accorder. M. de F 1, qui faifoit fes efForts pour me retenir, 1'emporta. Je reftai, & M, de M partit, emmenant un autre fecrétaire, appelé M. Follau, qu'on lui avoit donné au bureau des affaires étrangères. Apeine furent-ils arrivés a Venife qu'ils fe brouillèrent. Follau voyant qu'il avoit k faire k un fou, le planta la. Et M. de M n'ayant qu'un jeune abbé , appelé M. de B...s, qui écrivoit fous le fecrétaire & n'étoit pas en état d'en remplir la place, eut recours k moi. Le chevalier fon frère,  Livrï VII. |f homme d'efprit , me tourna fi bien , me faifant entendre qu'il y avoit des droits attachés a la place de fecrétaire, qu'il me fit accepter les mille francs. J'eus vingt louis pour mon voyage & je partis. A Lyon j'aurois bien voulu prendre la route dis mont - Cenis, pour voir en paflant ma pauvre maman. Mais je defcendis le Rhöne & fus m'embarquer a Toulon , tant a caufe de la guerre & par raifon d'économie , que pour prendre un paflcport de M. de Mirepoix, qui commandoit alors en Provence & a qui j'étois adreffé. M. de M ne pouvant fe paiTer de moi m'écrivoit lettre fur lettre pour prelfer mon voyage. Un incident le retarda. C'étoit Ie temps de la pefte d<; Mefline. La fiotte Angloife y avoit mouillé, & vifita la felou* que fur laquslle j'étois. Cela nous affujettit en arrivant a Gênes, après une longue & pénible traverfée, a une quarantai. ne de vingt - un jours. On donna Ie choix aux paiTagers de la faire a bord ou au lazaret, dans Iequel on nous prévint que nous ne trouverions que les quatre murs, paree qu'on n'avoit pas encore eu le temps de le meubler. Tous choifirent la felouque. L'infuppor-' table chaleur, 1'efpace étroit, 1'impoffibilité d'y marcher, la vermine, me firent préférer le lazaret , a tout rifque. Je fus conduit dans un grand batiment è deux étages abfolument nud, ou je B 4  21 LtS CoNFESSIONS. ne trouvai ni fenêtre, ni lit, ni table, nichaife, pas méme un efcabeau pour m'aiTeoir, niune botte de paille pour me coucher. On m'apporta mon manteau, mon fac de nuit, mes deux malles; on ferma fur moi de groffes portes a grofles ferrures, & je reflai - la, maltre de me promener a mon aife de chambre en chambre & d'étage en étage, trou Vant partout la même foütude & la même nudité. Tout cela ne me fit pas repentir d'avoir cho fi Ie lazaret, plutót que la felouque, & comme un nouveau Robinfon, je me mis a m'arranger pour mes vingt-un jours, comme j'aurois fait pour toute ma vie. J'eus d'sbjrd l'amufement d'aller a la chaffe aux poux que j'avois gagnés dans la felouque. Quand a force de changer de linge & de hardej, je me fus enfin rendu net, je procédai a 1'ameublement de la chambre que jem'étois choifie. Je me fis un bon matelas de mes veftes & de mes chemifes; des draps, de plufieurs ferviettes que je coufus; une couverture de ma robe de chambre; un oreiller de mon manteau roulé. Je me fis un fiège d'uae malle pofée a plat & une table de ï'au'.re de champ. Je tirai du papier , une écritoire; j'arrangeai, en maniere de biblio:béque, une douzaine de livres que j'avois. Bref, je m'accommodai fi bien qu'a 1'exception des rideaux & des fenêtres, j'étois prefqu'auifi comnodément a ce lazaret, abfolument nud, qu'a mon jeu de paume de la rue Verdelet. Mes repas étoient fervis avec beaucoup de pompe; deux grenadiers, la bayon- nette  L i v a i VII, 33 nette au bout du fuiil, les efeortoient; 1'efcalier étoit ma falie a manger; le palier me fervoit de table, la marche inférieure me fervoit de fiège, & quand mon diné étoit fervi, 1'on fonnoit en fe retirant, une clochette pour m'avertir de me mettre a table. Entre mes repas, quand je ne lifois ni n'écrïvois, ou que je ne travaillois pas a mon ameublement, j'allois me promener dans le cimetiere des Proteftans qui me fervoit de cour, ou je montois dans une lanterne qui donnoit fur le port, & d'oü je pouvois voirentrer & fortirles navires. Je paiTai de la forte quatorze jours, & j'y aurois paffé la vingtaine entière fans m'ennuyer un mo, ment, fi M. de Jouville, envoyé de Trance, k qui je fis parvenir une lettre vinaigrée, parfumée & demi - brülée, n'eut fait abréger mon temps de huit jours: je les allai pafier chez lui, & je me trouvai mieux, je 1'avoue, du gite de fa maifon que de celui du lazaret. II me fit force careiTes. Dupont, fon fecrétaire, étoit un bon gareon, qui mè mena tant a Gênes, qu'a la campagne, dans plufieurs maifons oü 1'on s'amufoit aflTez, & je liai avec lui connoiiTatjce & correfpondance, que nous entretinmes fort longtemps. Je pourfuivis agrésblement ma route a travers la Lombardie. Je vis Milan, Vérone, Breffe, Padoue, & j'arrivai enfin k Venife , impatiemment auendu par M, 1'ambaiTadeur. Je trouvai des tas de dépêches tant de Ia c©ic B S  14. Les Confessions. que des autres ambaffadeurs, dont il n'avoit pa lire ce qui étoit chiffré, quoiqu'il eüttous les chiffres néceffaires pour cela. N'ayant jamais travaillé dans aucun bureau, ni vu de ma vie un chiffre de miniftre, je craignis d'abord d'être embarrafTé; mais je trouvai que rien n'étoit plus fimple, & en moins de huit jours j'eus déchiffré le tout, qui affurément n'en valoit pas la peine; car outre que Pamba'ffade de Venife eft toujours affez oifive, ce n'étoit pas a un pareil homme qu'on eüt voulu confier la msindre négociation. 11 s'étoit trouvé dans un grand embarras jufqu'a mon arrivée, ne fachant ni dicter, ni écrire lifiblement. Je lui étois trèsutile; il le fentoit & me traita bien. Un autre motif 1' y portoit encore. Depuis M. de F.... y, fon ptédécefTeur, dont ia tête s'étoit dérangée, le conful de France, appelé 3VL le Blond, étoit refté chargé des affaires de 1'ambaflade, & depuis 1'arrivée de M. de M,. il continuoit de les faire jufqu'è ce qu'il Teut mis au fait. M. de M , jaloux qu'un autre fit fon métier, quoique lui -même en fut incapable, prit en guignon Ie conful, & fitót que je fus arrivé, il lui óta les fonttions de fecrétaire d'ambaflade pour me les donner. Elles étoient inféparafeles du titre; il me dit de Ie prendre. Tant que je reftai prés de lui, jamais il n'envoya que moi fous ce titre au fénat & a fon conférent; & dans le fond il étoit fort naturel qu'il aimit mieux avoir pour fecrétaire d'ambaflade un homme a lui, qu'un  LlVRE VII. 33 conful ou un commis des bureaux nommé par Ia cour. Cela rendit ma fituation affez agréable , & empêcha fes gentilshommes qui étoient Italiens, ainfi que fes pages & la plupart de fes gens, de me difputer la primauté dans fa maifon. Je me fervis avec fuccès de 1'autorité qui y étoit attachés pour maintenir fon droit de lifte , c'eft-a-dire, Ia franchife de fon quartier contre les tentativeg qu'on fit plufieurs fois pour 1'enfreindre, & auxquelles fes Officiers Vénitiens n'avoient garde de réfifter. Mais aufïï je ne fouffris jamais qu'il s'y refugiat des bandits, quoiqu'il m'en eut pu revenu- des avantages dont fon Excellence n'auroit pas dédaighé fa part, Elle ofa même la réclamer fus les droits du fecrétariat, qu'on appeloit la chancellerie. On étoit en guerre; il ne laiffbit pas d'y avoir bien des expéditions de pafTe-ports. Chacun de ces paffe-ports payoit un fequin au fecrétaire, qui 1'expédioit & ie contrefignoit. Tous mes prédéceffeurs s'étoient fait payer indiftinfte» ment ce fequin tant des Francois que des étran-' gers. Je trouvai eet ufage injufle, & fans être Francois je 1'abro'géai pour les Francois: mais j'exigeai fi rigöureufement mon droit de tout autre, que le marquis Scotti, frere du favori de la reine d'Efpagne, m'ayant fait demander un paffe - port fans m'envoyer le fequin, je le lui fis demander; hardieffe que le vindicatif Italien n'oublia par. Dès qu'on fut la réforme que j'avois faite dans 1* B 6  35 Les Confessions. taxe des paffe - ports, il ne fe préfenta plus pour en avoir que des foules de prétendus Francois, qui dans des baragouins abominables fe difoient, 1'un Provencal, Tautre Picard, Tautre Bourguignon. Comme j'ai Toreille affez fine, je n'en fus guères la dupe, & je doute qu'un feul Italien m'ait foufflé mon fequin, & qu'un leul Francois Tait payé. J'eus la bètife de dire a M. M , qui ne favoit rien de rien, ce que j'avois fait. Ce mot de fequin lui fit ouvrir les oreilles, & fans me dire fon avis fur la fuppreflion de ceux des Francois, il précendit que j'erjtraffe en compte avec lui furies autres, me promettant des avantages équivalens. Plus indigné de cette baffeffe, qu'affeélé par mon propre intérét, je rejettai hautement fa propofition; il iniifta, je m'échauffa?. Non , Monfieur, lui dis - je trés vivement; que votre Excellence garde ce qui eft a elle, & me laiffe ce qui eft a moi; je ne lui en céderaijamais un fou. Voyant qu'il ne gagnoit rien par cette voie, il en prit une autre, & n'eut pas honte de me dire que, puifque j'avois les profits de fa chancellerie, il étoit jufte que j'en fiffe les frais. Je ne voulus pas chicaner fur eet article, & depuis lors j'ai fourni de monargent, encre, papier, cire, bougie, nompareille, jufqu'au fceau que je fis refaire fans qu'il m'en ait rembourfé jamais un liard. Cela ne m'emr écha pas de faire une petite part du produit des paffe-ports a Tabbé de B...s, bon gargon, & bien éloigné de prétendre  L i v a e VII. 3? a rien de femblable. S'il étoit complaifant envers moi, je n'étois pas moins fconnête envers lui; & nous avons toujours bien vécu enfemble. Sur 1'eflai de ma befogne, je la trouvai moins embarraffante que je n'avois craint pour un homme fans expérience , auprès d'un ambaiTadeur qui n'en avoit pas davantage, & dont, pour furcroit, Tignorance & 1'entêtement contrarioient comme a plaiiir tout ce que le bon fens & quelques lumières m'infpiroient de bien pour fon fervice & celui du roi. Ce qu'il fit de plus raifonnable, fut de fe lier avec le marquis M. i , ambaiTadeur d'Efpagne, homme adroit & fin; qui Teut mer.é par le nez, s'il 1'eüt voulu , mais qui, vu 1'union d'intérêt des deux couronnes, Ie confeilloit d'ordinaire affez bien, li Tautre n'eüt gaté fesronfeils en fouriant toujours du fien dans leur exécution. La feule chofe qu'ils euffent a faire de concert, étoit d'engager les Vénitiens a maintenir ia neu. tralité. Ceux-ci ne manquoient pas deproteder de leur fidélité i 1'cbferver, tandis qu'ils fournifi\>ient publiquement des munitions aux troupes Autrichiennes & même des recrues , fous pré exte de défertion. M. de M.- , qui je crois vouloït plaire a la République, ne manquoit pas auffi, malgré mes repréfentations, de me faire afiiirer dars toutes fes dépêches "qu'elle n'eHfreindroit jamais la neirralité. L'entêtement & Ia ftupidité de ce pauvre homme me faifoient écrire & faire a tout moment des extravagances dont j'étois biea B 7  38 Les Confessions. forcé d'être Tagent, puifqu'il le vsuloit, mais qui me rendoient quelquefois mon métier infupportable & même prefque impraticable. II vouloit abfolument, par exemple, que la plus grande partie de fa dépêche au roi & de celle au miniftre füt en chiffres, quoique Tune & Tautre ne continiTent abfolument rien qui demandat cette précamion. Je lui repréfentai qu'entre le vendredi, qu'arrivoient les dépêches de la cour &Ie famedi, que partoient les nótres, ïl n'y avoit pas affez de temps pour Temployer a tant de chiffres, & i la forte correfpondance dont j'étois chargé pour Ie même courier. Il trouva a cela un expédient admirable; ce fut de faire dès le jeudi la réponfe aux dépêches qui devoient arriver le lendemain. Cette idéé lui parut même fi heureufement trouvée, quoique je puffe lui dire fur Timpoflibilité, fur 1'abfurdité ds fon exécution, qu'il en fallut paffer par - la, & tout le temps que j'ai demeuré chez lui , après avoir tenu note de quelques mots qu'il me difoit dans la femaine a la volée, & dequelques nouvelles triviales que j'allois écumant par-ci par-la; muni de ces uniques matériaux, je ne manquois jamais le jeudi matin de lui porter Ie brouillon des dépêches qui devoient partir le famedi, fauf quelques additions ou correétions, que je faifois a la hate, fur celles qui devoient venir le vendredi, & auxquelles les nótres ifebvoient de réponfes. II avoit un autre tic fort jplaifant & qui donnoit a fa correfpondance un  Livre VII. 3$ ridicule difficile a imaginer. C'étoit de renvoyer chaque nouvelle a fa fource, au lieu de lui faire fuhre fon cours. Il marquoit a M. Ame'ot les nouvelles de la cour, a M. de Maurepas celles de Paris, a M. d'Avrincourt celles de Suède, i M. de la Chetardie celles de Pétersbourg, & quelquefois a chacun, celles qui venoient de luimême & que j'habillois en termes un peu différens. Comme de tout ce que je lui portois a figner, il ne parcouroit que les dépêches de la cour, & fignoit celles des autres ambalTadeurs fans les lire; cela me rendoit un peu plus le maltre de tourner ces dernières a ma mode, & j'y fis au moins croifer les nouvelles. Mais il me fut impoffible de donner un tour raifonnable aux dépêches effentielles: heureux encore quand il ne s'avifoit pas d'y larder impromptu quelques lignes de fcn eftoc, qui me forcoient de retourner trütttfc'rire en bate toute la dépêche ornée de cette nouvelle impertinence, a laquelle il falloit donner Phonneur du chiffre, fans quoi il ne Pauroit pas fignée. Je fus tenté vingt fois poür 1'amour de fa gloire, de chiffrer autre chofe que ce qu'il avoit dit: mais fentant que rien ne pouvoit autorifer une pareille infidélité, je le laiffai délirer a fes rifques, content de lui parler avec franchife, & ce remplir aux mieris, mon devoir auprès de lui, C'eft ce que je fis toujours avec ure droiture, cm zè'e & un courage quf méritoient de fa part une autierécorripenfe que celle que j'en iegus è la  40 Les Confessions. fin. II étoit temps que je fuiTe une fois ce que Ie ciel qui m'avoit doué d'un heureux naturel, ce que Téducation que j'avois recue de la meilleure des femmes, ce que celle que je m'étois donnée a moi-même m'avoit fait être, & je le fus. Livré a moi feul, fans ami, fansconfeil, fans expérience, en pays étranger, fervant une nation étrangère, au milieu d'une foule de fripons qui, pour leur intérêt & pour écarter Ie fcandale du bon exemple, m'excitoient a les imiter; loin d'en rien faire , je fervis bien Ia France a qui je ne derois rien, & mieux 1'ambaiTadeur, comme il étoit jufte , en tout ce qui dépendoit de moi. Irréprochable dans un pofte alïez en vue, je méritai, j'obtins I'eftime de la République, celle de tous les ambaiTadeurs avec qui nous étions en correfpondance, & Taffeftion de tous les Francois établis'a Venife, fans en excepter le conful même que je fupplantois a regret dans des fonftions que je favois lui être dues, & qui me donnoient plus d'embarras que de plaifïr. M. de M , livré fans réferve au marquis M..i, qui n'entroit pas dans Ie détail de fes devoirs, les négligeoit a tel point, que fans moi les Francois qui étoient i Venife ne fe feroienc pas appercus qu'il y eüt un ambaiTadeur de leur nation. Tou,'ours éeonduits fans qu'il voulüt les entendre, lorfqu'ils avoient: befoin de fa protection, ils fe rebutèrent, & 1'on n'en voyoit plus aucun , ni a fa fuite, ni a fa table, ok il ne les  L I V E E VI I. 4ï invita jamais. Je fis fouvent de mon chef ce qu'il auroit dü faire : je rendis aux Francois qui avoient recours a lui ou a moi, tous ies fervices qui étoient en mon pouvoir. En tout autre pays j'aurois fait davantage ; mais ne pouvant voir perfonne en place, a caufe de la mienne, j'étois forcé de recourir fouvent au conful, & le conful établi dans le pays oü il avoit fa familie, avoit des ménagemens a garder, qui 1'empêchoient de faire ce qu'il auroit voulu. Quelquefois, cependant, le voyant mollir & n'ofer parler, je m'a. venturois a des démarches hafardeufes dont plufieurs m'ont réuffi. Je m'en rappelle une dont le fou.-enir me fait encore rire. On ne fe douteroit guères que c'eft a moi que les amateurs du fpeftacle a Paris ont dü Coralline & fa fceur Camille: rien cependant n'eft plus vrai. Veronefe , leur père , s'étoit engagé avec fes enfans pour la troupe italienne, & après avoir recu deux mille francs pour fon voyage , au lieu de partir , il s'étoit tranquillement mis a Venife au théatre de St. Luc (*), oü Coralline , tout enfant qu'elle étoit encore, attiroit beaucoup de monde. M. Ie duc de Gefvres, comme premier gentühomme de Ia chambre, écrivit a I'ambafladeur pour réclamer le père & la fille. M. de M me donnant Ia lettre me dit pour toute inftru&ion , voyez cela. C) Je fuis en doute fi ce n'étoit point St. Samuel. Les noms propres m'tSchappent abioluraent.  4* Les Cokj issioss. J'allai chez M. le B'ond le prier de pader aa patricien a qui appartenoit le chéatre de St. Luc, & qui étoit je crois un Zuftiniani, afin qu'il renvoyat Véronefe qui étoit engagé au fervice du roi. Le Blond, qui ne fe foucioit pas trop de la commifiion , la fit mal. Zuftiniani battit la campagne, & Véronefe ne fut point renvoyé. J'étois piqué ; 1'on étoit en carnaval. Ayant pris la bahute & le mafque, je me fis mener au palais Zuftiniani. Tous ceux qui virent entrer ma gondole avec la livrée de TambaiTadeur furent frappés: Venife n'avoit jamais vu pareille chofe : J'entre, je me fais annoncer fous le nom a'una fwra Mafchera. Sitót que je fus introduit, j'óte mon mafque & je me nomme. Le fénateur palit & refte ftupéfait. Monfieur, lui dis-je en véuitien, c'eft a regret que j'importune V. E. de ma vifite ; mais vous avez a votre théatre de St. Luc , un homme nommé Véronefe qui eft engagé au feryice du roi & qu'on vous a fait demander inutüement: je viens le réclamer au nom de S. M. Ma courte harangue fit effet. A peine étois-je parti que mon homme courut rendre compte de fon aventure aux inquifiteurs d'état, qui lui lavèrent Ia tête. Véronefe fut congédié le jour même. Je lui fis dire que s'il ne partoit dans la huitaine , je le ferois arrêter, & il partit. Dans une autre occafion, je tirai de peine un capitaine de vaiffeau marchand, par moi feul, &  L i v a t VIL 43 prefque fans Ie concours de perfonne, II s'appelIoit le capitaine Olivet de Marfeille ; J'ai oublié Ie nom du vaiffeau. Son équipage avo:t pris querelie a ;ec des Efclavons au fervice de la république ; il y avoiü eu des voies de fait, & le vaiffeau avoit été mis aux arrêts avec une telle févérité que perfonne, exceptë le feul capitaine, n'y pouvoit aborder ni fortir fans permiffion. II eut recours a 1'arfibaffadeur, qui Tenvoya promener; il fut au conful, qui lui dit que ce n'étoit pas une affaire de commerce & qu'il ne pouvoit s'en mêler; ne fachant plus que faire il revint a moi. Je repréfentai a M. de M qu'il devoit me permettre de donner fur cette affaire un mémoire au fénat; je ne me rappelle pas s'il y confentit & fi je préfentai Ie mémoire au fénat; mais je me rappelle bien que mes démarches n'a« boutiffant a rien , & 1'embargo durant toujours , je pris un parti qui me réuflït. J'inférai Ia relation de cette affaire dans une dépêche a M. de Maurepas, & j'eus même afTez de peine a engager M. de M a laifler paffcr eet article. Je favois que nos dépêches, faas valoir trop Ia peine d'être ouvertes, 1'étoient a Venife. J'en avois Ia preuve dans les articles que j'en trouvois mot pour mot dans la gazette , infidélité dont j'avois inutilement voulu porter l'ambafTadeur a fe plaindre. Mon objet en parlant de cette vexation dans la dépêche, étoit de tirer parti de leur eu-  44 Les Confessions. rioflté pour leur faire peur & !es engager a délivrer le vaiffeau ; car s'il eüt fallu attendre pour cela la réponfe de la cour , le capitaine é oit ruiné avant qu'elle füt venue. Je fis plus; je me rendis au vaiffeau pour interroger 1'équipage. Je pris avec moi 1'abbé Patizel, chancelier du confulat, qui ne vint qu'a coatre - cceur , tant tous ces pauvres gens craignoient de déplaire au fénat! Ne pouvant monter a bord k caufe de la défenfe, je reftai dans ma gondole, & j'y dreffai mon verbal, interrogeant a haute voix & fucceffivement tous les gens de 1'équipage, & dirigeant mes queftions de manière a tirer des réponfes qui leur fuffent avan» tageufes. Je voulus engager Patizel a faire les interrogations & le verbal lui - même , ce qui en efftt éto:t plus de fon métier que du mien; il n'y vou'ut jamais confentir, ne dit pas un feul mot, & voukit a peine figner le verbal après moi. Cette démarche un peu hardie, eut cependant un heureux fuccès, & le vaiffeau fut délivré longtemps avant la réponfe du miniftre. Le capitaine voulut me faire un préfent. Sans me facher je lui dis, en lui frappant fur Tépaule : capitaine Olivet, crois-tu que celui qui ne regoit pas des Francois un droit de paffe port qu'il trouve établi , foit homme a leur vendre la proteétion du roi ? II voulut au moins me donner fur fon bord un dlné, que j'acceptai, & oü je menai le fecrétaire d'ambaffade d'Efpagne, nommé Carrio, homme d'ef-  L i v s i VII. 4j -prit & trés aimable, qu'ön a vu depuis fecrétaire d'ambaflade i Paris & chargé des affahes, avec leque! je m'étois intimément lié a 1'exemp'e de nos ambafladeurs. Heureux, fi lorfque je faifois avec Ie plus parfait défintéreffement, tout Ie bien que je pouvois faire, j'avois fu mettre affez d'ordre & d'attention dans tous ces menus détails pour n'en pas être Ia dupe & fervir les autres a mes dépens. Mais dans des places comme celie que j'occupoL, oü les moindres fautes ne font point fans conféquence, j'épuifois toute mon attention pour n'en point faire contre mon fervice; je fus, ju-qu'a !a rin du plus grand ordre & de la plus grande exaftitudé en tout ce qui regardoit mon devoir effentiel. Hors quelques erreurs qu'une précipitation forcée me fit faire en chiffrant, & dont les commis de M. Amelot fe plaignirent une fois, ni 1'ambafla. deur, ni rerfonne n'eut jamais a me reprocher une feulenégügence dans aucune de mes fonctiontce qui eft a noter pour un homme auflï négliger t que moi: mais je manquois par fois de mémoire & de foin dans les affaires particulières dont je me chargeois, & 1'amour de la juflice m'en a toujours fait fupporter Ie préjudice de mon propre mouvement , avant que perfonne fongcat a f; plaindre. Je n'en citerai qu'un feul trait, qui fe rapporte a mon départ de Venife, & dont j'ai fenti le contrecoup dans la fuite a Paris. Notre cuifinier, appellé Roufiëlot, avoit ap-  46 Les C o h f e s s i o k s. porté de France un ancien billet de deux cents francs, qu'un perruquiu de fes amis avoit d'un noble Vénitien appellé Z o N..i, pour fourni- tures de perruques. Rouffelot m'apporta ce billet, me priant de tacher d'en tirer quelque chofe par accommodement. Je favois, il favoit aufJC que 1'ufage conftant des nobles Vénitiens eft de ne jamais payer, de retour dans leur patrie, les dettes qu'ils ont contraftées en pays étranger; quand on les y veut contraindre, ils confument en tant de longueurs & de frais le malheureux créancier, qu'il fe rebute & finit par tout abandonner ou s'accommoder prefque pour rien. Je priai M. le Blond de parler a Z o; celui-ci convint du billet, non du payement. A force de batailler il promit enfin trois fequins. Quand le Blond lui porta le billet, les trois fequins ne fe trouvèrent pas prêts; il fallut attendre. Durant cette attente, furvint ma querelle avec Tambaifadeur, & ma fortie de chez lui. Je Iaiffai les papiers d'ambaflade dans le plus grand ordre, mais le billet de Rouffelot ne fe trouva point. M. le Blond m'aflura me 1'avoir rendu; je Ie connoilfois trop bonnête pour en douter , mais il me fut impoffible de me rappeler ce qu'étoit devenu ce billet. ComtneZ . ..o avoit avoué la dette , je priai M. le B ond de tacher d'en tirer les trois fequins fur un recu, ou de Pengager a renouveller le billet par dupli- cata. Z o fachant le billet perdu, ne voulut faire ni 1'un ni l'autre. J'oflris a Rouffelot les  LivkeVII. 47 trois fequins de ma bourfe , pour 1'acquit du billet. II les refufa & me dit que je m'accommoderois a Paris avec Ie créancier, dont il me donna PadreiTc. Le perruquier fachant ce qui s'étoitpaffé, voulut fon billet ou fon argent en entier. Que n'aurois-je point donné dans mon indignation pour retrouver ce maudit billet! Je payai les deux cents francs, & cela dans ma plus grande détrelfe. Voila comment la perte du billet valut au créancier le payement de la fomme entière , tandis que fi malheureufement pour lui ce billet fe fut retrouvé, il en auroit difficilement tiré les dix écus promis par fon Excellence Z o N..i. Le talent que je crus me fentir pour mon emploi, me le fit remplir avec goiit, & hors Ia fociété de mon ami de Carrio, celle du vertueux Altuna, dont j'aurai bientót a parler, hors les récréations bien innocentes de la place SainfMarc, du fpeftacle, & de quelques vifites que nous faifions prefque toujours enfemble, je fis mes feuls plaifirs de mes devoirs. Quoique mon tra. vail ne füt pas fort pénible, fur-tout avec Paide de 1'abbé de B...s, comme la correfpondance étoit tres - étendue & qu'on étoit en temps de guerre , je ne laiiTois pas d'être occupé raifonnablement. Je travaillois tous les jours une bcnne partie de Ia matinée, & les jours de courier quelquefois jufqu'a minuit. Je confacrois le refte du temps a 1'étude du métier que je commencois, & dans lequel je comptois bien, par le fuccès de moa  48 Les C o n f e s s i o n s. début, être employé plus avantageufement dans la fuite. En effet, il n'y avoit qu'une voix fur mon compie , a commencer par celle de 1'ambafladeur, qui fe louoit hautement de mon fervice , qui ne s'en eft jamais plaint, & dont toute la fureur ne vint dans la fuite que de ce que m'étant plaint inutilement moi-même, je voulus enfin avoir mon congé. Les ambaffadeurs & miniftres du roi avec qui nous étions en correfponi dance, lui faifoient fur le mérite de fon fecrétaire des complimens qui devoient le flatter, & qui dans fa mauvaife tête produifirent un effet tout contraire. Il en requt un fuitout , dans une circonftance effentielle, qu'il ne m'a jamais pardon ■ né. Ceci vaut la peine d'être expliqué. II pouvoit fi peu fe gêner , que le famedi même, jour de prefque tous les couriers, il ne pouvoit attendre pour fortir que le travail füt achevé, & me talonnant fans ceffe pour expédier les dépêches du Roi & des Miniftres , il les fignoit en hate, & puis couroit je ne fais oü , laiffant la plupa" des autres Iettres fans fignature , ce qui me forcoit, quand ce n'étoit que des nouvelles, de les tourner en bulletins; mais lorfqu'il s'agifloit d'affaires qui regardoient le fervice du Roi, il falloit bien que quelqu'un fignat, & je fignois j'en ufai ainfi pour un avis important que „ous venions de recevoir de M. Vincent, chargé des affaires du Roi a Vienne. C'étoitdans le temps que le Prince de Lobkowitz marchoit a Naples,  LivreVII. 45 & que Ie Comte de Gages fit cette mémorable retraite, Ia plus belle manoeuvre de guerre de tout le fiècle, & dont PEurope a trop peu parlé. L'avis portoit qu'un homme dont M. Vincent nous envoyoit le fignalement, partoit de Vienne & devoit paiTer a Venife, allant furtivement dans 1'Abruzze, chargé d'y faire foulever Ie peuple a Papproche des Autrichiens. En 1'abfeace de M. le Comte de M qui ne s'intéreflbic a rien, je fis pafier a M. Ie Marquis de PH ....1 eet avis fi a propos, que c'eft peut-étre a ce pauvre Jean-Jacques fi bafoué, que la maifon de Bourbon doit la confervation du royaume de Naples. Le Marquis de 1'H I, en remerciant fon collègue, comme il étoit jutte, lui paria de fon fecrétaire & du fervice qu'il venoit de rendre i la caufe commune. Le Comte de M qui avoit a fe reprocher fa négligence dans cette affaire, crut entrevoir dans ce compliment un reproche, & m'en paria avec humeur. J'avois été dans Ie cas d'en ufer avec Ie Comte de C, e • AmbaiTadeur a Conftantinoplc, comme avec le Marquis de PH 1, quoiqu'en chofes moins im- portantes. Conmc il n'y avoit point d'autre pofte pour Conftantinop'e que Jes couriers que Ie fénat envoyoit de temps en temps a fon Bayle, oa donnoit avis du départ de ces couriers a 1'Ambaffadeur de Francc, pour qu'il put écrire par cette voie a fon collègue, s'il le jugeoit a propos. Cet Siqp!. Tm. VII. C  JO L £ S C O K F E J 3 I 0 H S. avis venoit d'ordinaire un jour ou deux a I'avancc: jnais on faifoit fi peu de cas de M. de M qu'on fe contentöit d'envoyer chez lui, pour la forme , une heure ou deux avant le départdu courier ; ce qui me mit plufieurs fois dans le cas de faire la dépêche en fon abfence. M. de C e, en y répondant, faifoit mention de moi en termes honnêtes; autant en faifoit a Gênes M. de Jonville; autant de nouveaux griefs. J'avoue que je ne fuyois pas 1'occafion de me faire connoitre; mais je ne la cherchois pas non plus hors de propos, & il me paroiifoit fort jufte, en fervant bien, d'afpirer au prix naturel des bons fervices, qui eft 1'eftime de ceux qui font en état d'en jugcr & de les récompenfer. Je ne dirai pas fi mon exaftitude a remplir mes for.ctions étoit de la part de rAmbaffadeur un légitimc fujet de plainte, mais je dirai bien que c'eft le feul qu'il ait articulé jufqu'au jour de notre fépaxation. Sa maifon, qu'il n'avoit jamais mife fur un trop bon piei, fe remplifloit de canaille: les Francois y étoient mal traités, les Italiens preno:er,tra!cendant,&même parmieux les bons fer viteurs, attachés depuis longtemps a 1'ambaifade, fu ent tous mal honnêtement chaifés, entr'autres fon premier Gentilhomme , qui 1'avoit été du Comte de F y, & qu'on appelloit, je crois, le comte P«ati, ou d'un nom trés -approchant. Le fecond gentilhomme, du choix de M. de M ,  l I V R 2 Vil. jj étoit un bandit de Mantoue, appeüé Oominique Vitali, a qui l'rrmbafiadeur confk Ie foindefa maifon, & qui, i force de pateliuage & de baffs léGne, obtint fa confiance & devint fon favori, au grand préjudice du peu d'honnêtes gens qui y étoient encore, & du fecrétaire qui étoit a leur têie. 'L'ceil intègre d'un honr.ête homme eft toujours inquiétant pour les fripons. II n'en auroit pas fallu davantage pour que celui -ci me pric en haine; mais cette haine avoit une autre caufe encore, qui Ia rendit bien plus crueile. H faut dire cette caufe, afin qu'on me condamne, fi j'a. vois torr. L'ambaffadeur avoit, felon 1'ufage, une loge a chacun des cinq fpeftaclej. Tous les jours°a diner il nommoit le théatre oü il vouloit aller ce jour-Ia; je choififfois après lui, & les gentilshommes difpofoient des autres loges. Je prenois en fortant la def de la lo6e que j'avois choifie. Un jour Vitalf n'étant pas la, je char^-eai Ie valei-de-pied qui me fervoit, de m'apporter la mienne dans une maifon que je lui indiquai. VitaJÏ au lieu de m'envoyer ma clef, dit qu'il en avoit' difpofé. J'étois d'autant plus outré, que le valet de pied m'avoit rendu compte de ma commiffion devant tout Ie monde. Le foir, Vitali voulut me dire quelques mots d'excufe que je ne recai point. Demain, Monfleur, lui dis- je vous viendrj* me les faire I telle heure, dans'la mai-' C a  Les Confessions. fon oü j'ai recu 1'affront, & devant les gens qui en ont été témoins; ou après - demain, quoiqu'i! arrivé, je vous déclare que vous ou moi fortirons d'ici. Ce ton déeidé lui en impofa. II vint au lieu & è i'hcure, me faire des excufes publiques avec une baffeffe digr.e de lui; mais il prit a loifir fes Eiefurcs, & tout en me faifant de grandes courbettes, il travailla tellement a lafourdine, que, ne pouvant porter rambafTadeur a me donner jnon congé , il me mit dans la réceflité de Ie prendre. Un pareil miférable n'étoit affurément pas fait poür me connoitre, mais il connoiffoit de moi ce qui fervoit a fes vues. 11 me connoiffoit bon & doux a 1'excès pour fupporter des torts involontaires, fier éi peu endurant pour des offenfes préméditées, aimant la décence & la dignité dans les chofes convenables , & non moins exigeant pour Thonneur qui m'étoit du , qu'attentif a rendre celui que je devois aux autres. C'eft par-14 qu'il entreprit & vint a bout de me rebuter. II mit la maifon fens deifus deffous; il en öta ce que j'avois ta:hé d'y mair.tenir de règle, de fubordination, de propreté, d'ordre. Une maifon fans femme a bcfo'n d'une difcipline un peu févère, pour y faire régner la modeflie inféparable de Ia dignité. II fit bientót de Ia nötre un lieu de crapule & de licence, un repaire de fripons & de débauchés. II doina pour fecond gentilhomme i S. E., a la place de celui qu'il avoit fait chafr  L I V 5 £ Vil. j£ fer, un autre maquereau comme lui, qui ceiioig bordel public a la croix de Malthe; & ces deus coquins bien d'accord étoient d'une indécence) égale a leur infolence. Hors la feule chambre de* 1'ambaffadeur, qui même n'étoit pas trop en règle, il n'y avoit pas un feul coin dans Ia maifon fouffrable pour un honnête homme. Comme S. E. ne foupoit pas, nous avions, Ier foir, les gentilshommes & moi, une table parttcuüère, oü mangeoient aufli 1'abbé de B...s 8£ les Pages. Dans la plus vilaine gargote on eft fervi plus proprement, plus décemment, en lingef moins fale, & 1'on a mieux a manger. On nouS dor.noit une feule petite chandelle bien noire', des afliettes d'étain , des fourchettes de fer. Paffe encore pour ce qui fe faifoit en fecret, mais on m'óta ma gondole: feul de tous les fecrétaires d'ambaffaJeurs, j'étois forcé d'en louer une, ou d'aller a pied , & je n'avois plus Ia livrée de S. E., qua quand j'allois au fénat. D'ailleurs, rien de ce qut fe paffoit au dedans, n'étoit ignoré dans la ville. Tous les officiers de 1'ambaffadeur jetoient IeS hauts cris. Dominique, la feu'e caufe de fout, crioit Ie plus haut, fachant bien que 1'jndécencer avec laquelle nous étions traités , m'étoit plusfenfible qu'a tous les autres. Seul de la maiforr, je ne difois rien au-dehors , mais je me plaignoisvivement a 1'ambaffadeur, & du rede, & de lui* même, qui fecrétement exc'té par fon ame dam* nee, me faifoit chaque four quelque nou vel affront. C 3  54 Les Confessions. Forcé de dépenfer beaucoup pour me tenir au ' pair de mes confrères, & convenablement a mon pofte, je ne pouvois arracher un fol de mes appointemens; & quand je lui demandois de 1'argent il me parloit de fon cftime & de fa confiance, comme fi e^le eüt dü remplir ma bourfe & pourvoir a tout. Ces deux bandifs finirent par faire tourner touta-fait la tête a leur maltre, qui ne 1'avoit déjè pas trop droite, & le ruinoient dans un. brocantage continuel, par des marchés de dupe, qu'ils lui perfuadoient être des marchés d'efcroc. I's lui firent louer fur la Iirenta un Palazzo le doublé de fa valeur, dont ils partagèrent le furplus avec le propriétaire. Les appauemens en étoient incrufrés en mofaïque, & garnis de co'onncs & de pilaftres de trés beaux marbres, a la mode du pays. M. de M fit fuperbement mafquer tout cela d'une boiferie de fapin, par 1'unique raifon qu'a Paris les appartemens font ainfi boifés. Ce fut par une raifon femblable que, feul de tous les ambaffadeurs qui étoient a Venife, il óta 1'épée a fes pages, & la canne a fes valets-de - pied. Voila quel étoit 1'homme qui, toujours par le même motif peut-être, me prit en gripps, uniquement fur ce que je le fervois fideliement. J'endurai patitmment fes dédains, fa brutalité , fes mauvais traitemens, tant qu'en y voyant de 1'humeur, je crus n'y pas voir de Ia haine; mais dès que je vis le defiein rbrmé de me priver de  L i v i e VIL '53r l'honneur que je méritois par mon bon fervice, je réfclus d'y renoncer. La première marqué que je recus de  58 Les Confe ssions. quille ; mais a cette menace la colère & 1'Indignation me tranfpor»èrent a mon tour. Je m'élancii vers la porte, & après avoir tiré un boiron qui la fermoit en dedans: non pas, M. le Comte, lui dis-je, en revenant a lui d'un pas grave; vos gens ne fe mêleront pas de cette affaire: trouvez bon qu'elle fe paffe entre nous. Mon aftion , mon air le calmèrent a 1'inftant même: Ia furprife & l'effroi fe marquèrent dans fon maintien. Quand je le vis revenu de fa furie, je lui fis mes adieux en peu de mots, puis fans attendre fa réponfe j'allai rouvrir la porte, je 'fortis & paffai pofément dans 1'anti - chambre au milieu de fes gens qui fe levèrent a 1'ordinaire', & qui, je crois, m'auroient plutót prêté maïnforte contre lui, qu'a lui contre moi. Sans remonter chez moi je defcendis 1'efcalier tout de fuite, & fortis fur le champ du palais pour n'y plus rentrer. J'allai droit chez M. Ie Blond lui corner 1'aventure. H fut peu furpris, il connoiffoit 1'bomme. 11 me retint a diner. Ce diner, quoiqu'impromptu, fut brillant. Tous les Francois de confidétation qui étoient a Venife s'y trouvèrenr. L'ambaffadeur n'eut pas un chat. Le conful conta mon cas a la compagnie. A ce récit il n'y eut qu'un cri , qui ne fut pas en faveur de S. E. Elle n'avoit point réglé mon compte, ne m'avoit pas do 'né un fol, & réduit pour toute reffóurce a quelques iouis que j'avois fur moi, j'étois dans l'-embarras  L I V R E VII. 59 pour mon retour. Toutes les bourfes me furent ouvertes. Je pris une vingtaine de fequins dans celle de M. le Blond, autant dans celle de M. de St. Cyr, avec lequel, après lui, j'avois le plus de liaifon; je remerciai tous les autres, & en attendant mon départ, j'allai loger chez le chancelier du confulat, pour bien prouver au public que la nation n'étoit pas complice des injuftices de 1'ambaiTadeur. Celui ci, furieux de me voir fêté dans mon infortune, & lui délailTé, tout ambaiTadeur qu'il étoit, perdit tout-a-fait la tête & fe comporta comme un forcené. II s'oublia jufqu'a préfenter un mémoire au fénat pour ms faire arrêter; fur 1'avis que m'en donna 1'abbé de B,..s, je réfolus de refter encore quinze jours, au lieu de partir le fur - Jendemain comme j'avois compté. On avoit vu & approuvé ma conduite; j'étois univerfellement eftimé. La feigneurie ne daigna pas móm-e répondre a 1'extravagant mémoire de 1'ambaffadeur, & me fit dire par Ie conful que je pourois refter a Venife auffi long - temps qu'il me plairoit, fans m'inquiéter des démarches d'un fou. Je conticuai de voir mes amis: j'allai prendre congé de M. rambaffadeur d'Efpagne, qui me recut trés bien, & du comte de Fiuochietti, rmniftre de Naples, que je ne trouvai pas, mais a qui j'écrivis, & qui me répondit Ia lettre du monde la plus obligeante. Je partis enfin, ne laiflant, malgré mes C 6  60 Les Confessions. embarras, d'autres dettes que les emprunts dont je viens de parler, & une cinquantaine d'écus chez un marchand oommé Morandi, que Carrio fe chargea de payer, & que je ne lui ai jamais ren 'us, quoique nous nous foyions fouvent revus depuis ce temps-la: mais quant aux deux emprunts dont j'ai parlé , je les rembourfai trés • exaftemsnt, fitót que la chofe me fut pofllble. Ne quittons pas Venife fans dire un mot des célèbres amufemens de cette ville, ou du moins de la très-petite part que j'y pris durant mon féjour. On a vu dans Ie cours de ma jeuneffe combien peu j'ai couru les plaifirs de eet a.ge, ou du moins ceux qu'on nomme ainfi. Je ne changeai pas de goüt a Venife, mais mes occupations qui d'ailleurs m'en auroient empêché, rendirent plus piquantes les récréations Cmples que je me permettois. La première & la plus douce étoit Ia fociété des gens de mérite. MM le Blond, de St. Cyr, Carrio, Altuna, & un gentilhomme Forlan dont j'ai grand regret d'avoir oublié Ie nom & dont je ne me rappelle point fans émotion 1'aimable fouvenir: c'étoit de tous les hommes que j'ai connus dans ma vie celui dont le cceur leffembloit Ie plus au micn. Nous étions liés auffi avec deux ou trois Anglois pleins d'efprit & de connoiffances, paffionnés de la mufique, ainfi que nous. Tous ces meffieurs avoient leurs femmes, ou leurs amies, ou leurs maiueffes ; ces deiniè>  LlVRE VII. gt res prefque toutes filles a talens, chez Iefquelles on faifoit de la mufique ou des bals. On y jouoit auffi , mais tiès peu: les gouts vifs, les talens, les fpeétacks r.ous rendoient eet amufement infipide. Le Jeu n'eft que Ia rtflburce des gens ennuyés. J'avois apporté de Paris le préjugé qu'on a dansce pays-la contre la mufique italienne;mais j'avois auffi recu de la nature cette fenfibilité de taét contre laquelle les préjugés ne tiennent pas. J'eus bientót pour cette mufique Ia paffion qu'elle infpire i ceux qui font faits pour en juger. En écoutant des barcarolles, je trouvois que je n'avois pas oui chanter jufqu'alors, & bientót je m'engouai tellement de 1'opéra, qu'ennuyé de babiller, manger & jouer dans les loges', quanJ je n'aurois voulu qu'écouter, je me dérobois fouvent a Ia compagnie pour aller d'un autre cóté. La tout feul, enfermé dans ma loge, je me livrois malgré !a loagueur du fpeclacle au plaifir d'en jouir a mon aife & jufqu'a Ia fin. Un jour au théatre de St. Cbrifoftome je m'endormis & bien plus profondément que je n'aurois fait dans mon lit. Les airs bruyans & brillans ne me réveillirent point. Mais qui pourroit exprimer Ia fenfation délicieufe que me firent la douce harmonie, & les chants angéliques de celui qui me réveilla? Quel réveil! quel raviffiement} quelle extafe, quand j'ouvris au même infiant les oreilles & les yeux! Ma première idéé fut de me croire en paradis. Ce morceau raviflaat que C 7  C2 Les Confessions. je me rappelle encore & que je n'oublierai de ma vie, commencoit ainfi: Conjervami la tella Cke fi ni'acceriii il cor. Je voulus avoir ce morceau, je I'eus, & je 1'ai gardé longtemps; mais il n'étoit pas fur mon papier comme dans ma mémoire. C'étoit bien la même note, mais ce n'étoit pas la même chofe. Jamais eet air divin ne peut être exécuté que dans ma tête, comme il le fut en effet le jour qu'il me réveilla. Une mufique a mon gré bien fupérieure a celIe des opera, & qui n'a pas fa femblable en Italië ni dans le refte du monde, eft celle des fcuolt. Les fcuole font des maifons de charité établies pour donner 1'éducation a de jeunes filles fans bien, que la république dote enfuite, foit pour le mariage, foit pour le cloltre. Parmi les talens qu'on cultive dans ces jeunes filles, la mafique eft au premier rang. Tous les dimanches a 1'églife de chacune de ces quatre fcuole on a du. rant les vêptes, des motets a grand chceur & en grand orcheftre, compofés & dirigés par les plus grands maitres de 1'Italie, exécu'és dans les tri. bunes grillées, uniquement par des filles dont la plus vieille n'a pas vingt ans. Je n'ai 1'idée de rien d'auffi voluptueux, d'aufïï touchant que cette mufique: les richeffes de 1'art, le goüt exquis des chants, la beauté des voix, la jufteffe de  LlVRE VII. 63 1'exécution , tout dans ces délxieux concerts concourt a pro-iuire une impreflion qui n'eft afiuré-nient pas du bon coftume, mais dont je doute qu'aueun coeur d'homme foit a 1'abri. Jamais Carrio ni moi ne manquions ces vêpr^s aux Menii. canti & nous n'étions pas les feuls, L'églife étoit toujours pleine d'amateurs: les acteurs même de 1'opéra venoient fe former au grand goüt du chant fur ces excellens modèles. Ce qui me défoloit, étoit ces maudites grilles, qui ne laisfoient pafilr que des fons, & me cacboient les anges de beauté dont ils étoient dignes. Un jour que j'en parlois chez le Blond: fi vous êtes fi curieux, me dit-il , de voir ces petites filles, il eft aifé de vous contenter. Je fuis un des administrateurs de la ma> fon. Je veux vous y donner a goüter avec eller. Je ne le laiffai pas en repos qu'il ne m'tüc teru parole. En entrant dans le falon qui renfermoit ces beautés fi convoitées, je fentis un frémiiTement d'amour que je n'avois jamais éprouvé. M. le Blond me préfenta 1'une après l'autre ces chanteufes céiébres, dont la voix & le nom étoient tout ce qui m'étoit connu, Venez, Sa- phie...... elle étoit horrible. Venez, Cattina elle étoit borgne. Venez, Bettina, lapetite vérole 1'avoit défigurée. Prefque pas ur.e n'étoit fans quelque notable défaut. Le bomreau nok de ma furprife. Deux ou trois cependant me parnrcot paffableselles ne chantoient que dans les chceurs, J'étois défolé. Durant le goücé on  64 Les Confessiohs, les agaga, elles s'égayèrent. La Iaideur n'exelirJ pas les graces; je leur en trouvai. Je me difois, on ne chante pas ainfi fans ame: elles en ont. Enfin , ma facon de les voir changea fi bien , que je fortis prefque atnoureux de tous ces laidrons. J'ofois a peine retourner a leurs vêpres. J'eus de quoi me raiTurer. Je continuai de trouver leurs chants délicieux, & leurs voix fardoient fi bien leurs vifages que tantqu'elleschantoient, je m'obftinois, en dépit de mes yeux, a les trouver belles. La mufique en Italië coüte fi peu de chofe, que ce n'eft pas la peine de s'en faire faute quand on a du goüt pour elle. Je louai un clavecin, & pour un petit écu j'avois chez moi quatre ou cinq fymphoniftes, avec lefquels je m'exergois une fois Ia femaine a exécuter les morceaux qui m'avoient fait le plus de plaifir a 1'opéra. J'y fis effayer auffi quelques fymphonies de mes Mufes galantes. Soit qu'elles pluffent, ou qu'on me voulut cajoler; le maltre des ballets de St. Jean Cbryfoftome m'en fit demander deux, que j'eus le plaifir d'entendre exécuter par eet admirable orcheftre, & qui furent danfés par une pstite Bettina, jolie & furtout aimable fille, entretenue par un efpagnol de nos amis appellé Fagoaga, & chez laquelle nous allions paiTer la foirée atTez fouvent. Mais a propos de filles, ce n'eft pas dans une ville comme Venife qb'on s'en abftient; n'avez-vous rien, pourroit-on me dire, i coiifefler fur eet article ? Oui, j'ai quelque  Livre VII. 65 ehofc a dire, en effet, & je vais procéder a cette confeffion avec la même naïveté que j'ai mife a toutes les autres. J'ai toujours eu du dégout pour les filles publiques, & je n'avois pas a Venife autre chofe a ma portée; 1'entrée de la plupart des maifons du pays m'étant interdite a caufe de ma place. Les filles de M. le Blond étoient trés aimables, mn's d'un difiicile abord, & je confidérois trop le père & la mère pour pen fer même a les convoiter. j'aurois eu plus de goüt pour une jeune perfonne appelée Mlle. de Cataneo, fille de 1'agent du roi de Pruffe; mais Carrio étoit amoureux d'elle: il a même été queftion de mariage. Il étoit a fon aife & je n'avois rien; il avoit cent louis d'appointemens, je n'avois que cent pifloles, & outre que je ne voulois pas aller fur lei brifées d'un ami, je favois que par-tout, & furtout a Venife, avec une bourfe auffi mal garnie, on ne doit pas fe mèler de faire le galant. Je n'avo's pas perdu Ia funefte habitufe de donner le ehange a mes befoins,- trop occupé pour fentir vivement ceux que le climat donne, je vécus plus d'un an dans cette ville, auffi fage que j'avois fait a Paris, & j'en fuis reparti au bout de dix-huit mois fans avoir approché du fexe que deux feules fois, par les fingulières occafions que je vais dire. La première me fut procurée par 1'honnête gentilhomme Vitali, quelque temps après l'excu-  Ég Les C o n r e s s i o n s- fe que je 1'obligeai de me demander dans toutes les formes. O.i parloit a table des amufemens de Venife. Ces Meffieurs me reprochoient mon indifférecce pour le plus piquant de tous, vantant la gentillelTe des courtifannes Vénitiennes & di« fant qu'il n'y en avoit point au monde qui les valuifent. Dominique dit qu'il fallolt que je fiifeconnoiffance avec la plus aimable de toutes, qu'il vouloit m'y mener, & que j'en ferois content. Je me mis a rire de cette offre obligeante, & le comte Piati, homme déja vieux & vénérable, dit avec plus de franchife que je n'en aurois attendu d'un Lalien, qu'il me croyoit trop fage pour me laiiTer mener chez des filles par mon ennemi: Je n'en avois en effet ni 1'ir.tention, ni la tentation; & malgré cela, par une de ces incor.féquences que j'ai peine a comprendre moi-même, je .finis par me laifTer entraïner conti e mon goüt, mon cceur, ma raifon, ma volonté même, uniquement par foibleffe, par honte de marquer de la défiance, & comme on dit dans ce pays-lè p:r non panr mppo coglior.0. La Padoana chez qui nous allames, étoit d'une affez joliefigure, belle même, mais non pas d'une beauté qui me p!üt. Dominique me laiffa chez elle; je fis venir des forbetti, je la fis chanter, & au bout d'une demi-heure, je voulus m'en aller en laiffant fur la table unducat; mais elle eut le fingulier fcrupule de n'en vou'oir point qu'elle ne 1'eüt gagné, & moi la fingul.ère bêtife de lever fon fcrupule. Je m'en  l i v * e vu. ei retournai au palais fi pevfuadé que J'étois ooi /ré, que la première chofe que je fis en arrfvabt, fut d'envoyer cheicher le chirurgien pour lui demander des tifannes. Rien ne peut égaler le ma!-aife d'efprit que je foufFris durant trois femaines, fans qu'aucune incommodité réelle, aucuti figne apparent Ie juftifiat. Je ne pouvois cóncevbfr qu'on put fortir impunément des bras de la P/doana. Le chirurgien lut-même eut toute Ia peine imaginable a me raffurer. jj n'en put venir a bout, qu'en me perfuadant que j'étois confo-mé d'une facon particulière, & ne pouvoir aifément etre infeclé; & quoique je me fois moins expofé peut-être qu'aucun autre homme a cette expédence, ma fanté de ce cóté n'ayant jamais recu d'atteinte, m'eft une preuve que Ie chirurgien avoit raifon. Cette opinion cependant ne m'a jamais rendu téméraire [ & fi je tiens en effet eet avantage de la nature, je puis dire que Je n'en ai pas abufé. Mon autre aventure, quoiqu'avec une fille auffi, fut d'une efpèce bien différente , & quant è fon origine, & quant k fes effbts. J'ai dit que Ie capitaine Olivet m'avoit donné a diner fur fon bord , & que j'y avois mené Ie fecrétaire d'Efoagne. Je m'attendois au falut du canon. L'équipage nous recut en haie, mais il n'y eut pas une amorce bniiée, ce qui me mortifia beaucoup a caufe de Carrio, que je vis en être un peu piqué! & il étoit vrai que fur les  48 Les Cohfessions. vailTeaux marchands on accordoit le falut du? canon a des gens qui ne nous valoient certainement pas; d'ailleurs je croyois avoir mérité quelque diftinclion du capitaine. Je ne pus me déguifer, paree que cela m'eft toujours impoflible, & quoique le dlné füt trés bon, & qu'Olivet en fit trés bien les honneurs, je le commencai de mauvaife humeur, mangeant peu,& parlantencore moins. A la première fanté, du moins, j'attendois une falve : rien. Carrio qui me lifoit dans 1'ame. rioit de me voir grogner comme un enfant. Autiers du dlné je voisapprocher une gondole. Mafoi,Monfieur, me dit le capitaine, prenez garde a vous, voici 1'ennemi. Je lui demande ce qu'il veut dire; il répond en plaifantant. La gondole aborde, & j'en vois fortir une jeune perfonne éblouiffante, fort coquètement miie & fort lefte, qui dans trois fauts fut dans la chambre , & je la vis établie i cóté de moi avant quej'euiTe appe.-cu qu'on y avoit mis un couvert. Elle étoit aufli charmante que vive , une brunette de vingt ans au p'us. Elle ne parloit qu'italien; fon accent feul eut fuffi pour me tourner la tête. Tout en mangeant, tout en caufant, elle me regarde , me fixe un moment; puis s'écriant: Bonne Vierge! Ah mon cher Brémond, qu'il y a de temps que je ne t'ai vu ! fe jette entre mes bras, colle fa boucbe contre la mienne, & me ferre a m'étouffer. Ses grands yeux noirs a 1'orientale lan-  L I V R £ VII. Gg ■^oient dans «ion cceur des traits de feu, & quoique Ia furprife fit d'abord quelque diverfïoa, la volupté me gagna trés rapidement, au point que, malgré les-fpectateurs, il fallut bientót que cette belle me contint elle-même; car j'étois ivre, ou plutót futieux. Quand elle me vit au point oü elle me vouloit, elle mit plus de modération dans fes careifes, mais non dans fa vivacité ; & quand il lui plut de nous expliquer la caufe vraie ou faufTe de toute cette pétulance, elle nous dit que je reffemblois, a s'y tromper, a M. de Brémond, direéteur des douanes dé Tofcane; qu'elle avoit rafFolé de ce M. de Bré mond, qu'elle en raffoloir encore ; qu'elle 1'avoit quitté, paree qu'elle étoit une fotte ; qu'elle me prenoit k fa place; qu'elle vouloit m'aimer, paree que cela lui convenoit; qu'il FaNoit par la même raifon que je 1'aimaife tant que cela lui conviendroit, & que quand elle me planteroitia, je prendrois patience comme avoit fait fon cher Brémond. Ce qui fut fait. Elle prit pofie». fion de moi comme d'un homme k elle, me donnoit a garder fes gants, fon éventail', fon cinda, ia coiffe; m'ordonnoit d'aller ici ou la, de faire ceci ou cela, & j'obéiifois. Elle me dit d'aller renvoyer fa gondole, paree qu'elle vouloit fe fervir de la mienne , & j'y fus. elIe me dit de m'óter de ma place & de prier Carrio de s'y mettre, paree qu'elle avoit a lui par]er, & je le fis. Ils caufèrent très-long temps enfem.  -0 Les C o n f e s.s r o n s. ble & tout bas; je les laiffai faire. Elle m^' pella, je revins. Ecoute, Zaneito, me dit-elle; je ne veux point être aimée a la francoife, & même il n'y feroit pas bon. Au premier moment d'ennui, va-t-en;mais ne rede pas a demi, je t'en avertis. Nous allames après le èiné voir la verreria a Murano. Elle acheta beaucoup de petitesbreloques, qu'elle nous laiffa payer fans facon. Mais elle donna partout des tiingueltes beaucoup plus forts que tout ce que nous avions déper fé. Par 1'indifférence avec laquelle elle jetoit fon argent & neus laiflbit jeter le nötre, on voyoit qu'il n'étoit d'aucun prix pour elle, Quand elle fe faifoit payer, je crois que c'étoit par vanité plus que par a.arice. Elle s'applaudilTcit du p ix qu'on mettoit a fes faveurs, Le foir nous la ramenames chez elle. Tout en caufant, je vis deux piftolets fur fa toilette. Ah' ah! dis-je ën en prenant un, voici une beite a mouches de nouvelle fabrique; pourr^it0!) favcir quel en eft 1'ufage? ]e vous conncis d'autres armes qui font feu mieux que celles-lè. Après quelques plaifanteries fur le même ton, elle nous dit avec une naïve fierté, qui la rendoit encore plus charmante: quand j'ai des bontés pour des gens que je n'aime point, je leur fais payer 1'ennui qu'ils me donnent; tien n'eft plus jufte: mais en endurant leurs careiTes, je ne veux pas tndurer leurs infultes, & je ne manquerai pas le premier qui me manquera.  L I V R E VII. n En Ia quittant, j'avois pris fon hetire pour Ie lendemain. Je ne Ia fis pas attendre. Je la crouvai in veftito di confi isnza, dans un déshabillé plus que galant, qu'on ne connolt que dans les pays méridionaux, & que je ne m'amuferai pas è décrire, quoique je me Ie rappelle trop bien. Je dirai feulement que fes manchettes & fon tour de gorge, étoient bordes d'un fil de foie gami de pompons couleur de rofe. Cela me parut animer fort une belle peau. Je vis enfuite que c'étoit la mode i Venife, & 1'efFet en eft fi charmant, que je fuis furprisque cette mode n'ait jamais paifé en France. Je n'avois point d'idée des vo.uptés qui m'attendoient. J'ai parlé de Mde. de L e, dans les tranfports que fon fouveni- me rend quelquefois encore; mais qu'elle étoit vieille & laide & froide auprès de ma Zulietta! Ne tache* pas d'imaginer les charmes & les graces de cette fille enchantereffe; vous refteriez trop loin de la vérité. Les jeunes vierges des cloitres font moins fral. ches, les beautés du ferrail font moins vives, les houris du paradis font moins piquantes. Jamais fi douce jouiffance ne s'offn't au cceur & aux fens d'un mortel. Ah! du moins, fi je 1'avois fu gouter pleine & entiere un feul moment.,,..! Je fa goütai, mais fans charme. J'en émouflai tous les délices; je les tuai comme a plaifir. Non , la nature re m'a point fait pour jou'r. Elle a mis dans ma mauvaife tête le poifon de ce bonheur ineffa. We, dont elle a mis 1'appétic dans mon cceur.  74 Les CoiiïES tïDNf. c-il eft une circonSance de ma vie, qui pefp* bien mon naturel, c'eft celle que je vais raconter. La force avec laquelle je me rappelle en ce momentWdemonlivre, me fera mépnfer ici ITfaJfe bienféance qui m'empêcheroit de le rem1 Qui que vous foyez, qui voulez connoitre Pun homme , cfez lire les deux ou trois pages J fuivent, vous allez connoitre a plein J. J. ¥ïS«i dans la chambre d'une courtifane, com- Ten crus voir la civinité dans fa perfonne e n aumis iamais cru que fans refpeft & fans eft.me on S. A peine eus-je connu dans les prem.eres l ,. .,,e mix de fes charmes & de fes Ïet ueV eur d'en perdrele fruit ,avan«1e vóu?us mehater delecueillir. Tout a coup, au lieu des «s qui me dévoroient, je fltt un froid mortel courir dans mes veines: les jambVm^ flageolent, & pi* i me trouver mal, U m.afTeve & I'leure comme Un 2 ^•'SSoiJEd^toér la caufe de mes hrmes &cequi me paffoit par la tête ence moment ? t me difois: eet objet dont je d.fpofe eft e \pf d-ceuvre de la nature & del'amour; lefpnt, chef.doeuvre f lle eft auffi bon- 510 M les pri ces, devroient ét» fes eftlam, StpSKroient etre a fes pieds. Cepen-  L i v r e VII. 7$ dsnt.la voi'a miférable coureufe, livrée au public; un capitaine de vaiffeau marchand difpofe d'elle; e! e vient fe jetter a ma tête, a moi qu'elle fait qui n'ai rien, a moi dont le mérite qu'elle ne peut connoitre, doit être nul a fes yeux. II y a la quelque chofe d'inconcevable. Ou mon cceut me trompe, fafcine mes fens & me rend la dupe d'une indigne falope, ou il faut que quelque défaut fecret que j'ignore, détruife 1'effet de fes charmes & la rende odieufe è ceux qui devroient fe la difputer. Je me mis a' chercber ce défaut avec une content ion d'efprit finguliere, & il ne me vint pas même a 1'efprit, que la v.... put y avoir part. La fralcheur de fes chairs, 1'éc-lat de fon coloris, la blancheur de fes dents, la douceur de fon haleine , 1'air de propreté répandu fur toute fa perfonne, éloignoient de moi fi parfaitement cette idéé, qu'en doute encore fur mon état depuis la Padoana, je me faifo.'s plutót un fcrupule de n'étre pas affez fain pour elle, & je fuis trés - perfuadé qu'en cela ma confiance ne me trompoit pas. Ces réflexions fi bien placées, m'agitèrent au point d'en pleurer. Zulietca, pour qui cela faifoit furement un fpectacle tout nouveau dans la circonftance , fut un moment interdite. Mais ayant fait un tour de chambre & paffé devant fon miroir, elle comprit, & mes yeux lui confirmèrent, que le dégout n'avoit point de part a. ce rat. II ne lui fut pas difEcile de m'en guérir & d'effacer cette petite honte. Mais au moment Suppl. Tom. VIL D  1% Les Confessions. que j'étois pret a me pamer fur une gorge qui fembloic pour la première fois foufïïir la bouche & la main d'un homme, je m'appercus qu'elle avoit un teton borgne. Je me frappe, j'examine, je crois voir que ce teton n'eft pas conformé comme Tautre. Me voila cherchant dans ma téte comment on peut avoir un teton borgne, & psrfuadé que cela tenoit a quelque notable vice naturel, a force de tourner & retoumer cette idéé, je vis clair comme le jour que dans la plus charmante perfonne dont'je puffe me former Timage, je ne tenois dans mes bras qu'une efpèce de monftre, le rebut de la nature, des hommes, & de 1'am'our. Je pouffai la ftupidité jufqu'a lui parler de ce teton borgne. Elle prit d'abord la chofe en plaifantant, & dans fon humeur folatre, dit & fit des chofes a me faire mourir d'amour. Mais gardant un fonds d'inquiétude que je ne pus lui cacher, je la vis enfin rougir, fe rajufter, fe redreffer, & fans dire un feul mot, s'aller mettre a fa feuê tre. Je voulus m'y mettre a cóté d'elle; elle s'en öta, fut s'affeoir fur un Ut de repos, fe leva le moment d'après, & fe promenant par la chambre en s'éventant, me dit d'un ton froid & dédaigneux : Zanetto, lafcia le dorme, e ftuiia la ma'.amatica. Avant de la quitter, je lui demandai pour le lendemain un autre rendez-vous qu'elle remit au troifième jour, en ajoutant avec un fourire ironique, que je de vois avoir befoin de repos. Je paffa'i ce temps mal a mon aife, le cceur plein de  L I V R E VII. 7j {Si charmes & de fes graces, fentant mon extravaganee, me Ia reprochant, regrettant les momens fi mal employés qu'il n'avoit tenu qu'è moi de rendre les plus doux de ma vie, attendant avec Ia plus vive impatience celui d'en réparer Ia perte , & néanmoins inquiét encore, malgré que jVneuffe' de concilièr les perfedtions de cette adorable fille' avec 1'indignité de fon état. Je courus, je volai' chez elle a 1'heure dite. ' Je ne fais fi fon tempérament ardent eut été plus content de cette vifite Son orgueil 1'eüt été du moins, & je me faifois d'avance une jouiffance délicieufe de lui montrer de toutes manières commept je favois réparer mes tous. Elle m'épargna cette épreuve. Le gondolier, qu'en abordant j'envoyai chez elle me rapporta qu'elle étoit partie la veille pour Florence Si je n'avois pas fenti tout mon amour en Ia poffédant, je le fentis bien cruellement en Ia perdant. Mon regret infenfé ne n.'a point quitté. Toute aimable, toute charmante qu-elle étoit i mes yeux , je pouvois me confoler de Ia perdremais de quoi je n'ai pu me confoler, je i'avoue' c'efl qu'elle n'ait emporté de moi qu'un fouvenir' mépnfant. Voila mes deux hiftoires. Les dix-huit mois que j a, paffes è Venife ne m'ont fourni de plus k dire, quun fim?le projet tout au plus. Carrio étoit ga an, Ennuyé de n'aller toujours que che. de fi lesengagéesad'autres, il eut la fantaifie d'en «voir une a fon tour; & comme nous étions £ D 2  'Les Cokf issi o k!. féparables, il ms propofa 1'arrangement peu rare .1 Venife d'en avoir une a ious deux. J'y confentis. II s'agiiToit de Ia trouver füre. II chercha tant qu'il déterra une petite fille de onze a douze ans , que fon indigne mère cherchoit a vendre. Nous fümes la voir enfemble. Mes entrailles s'émurent en voyant eet enfant. Elle étoit blonde & douce comme un agneau; on ne Tauroit jamais crue italienne. On vit pour trés peu de chofe a Venife: nous donnames quelque argent a la mère & pourv fitnes a Tentretien de la fille. Elle avoit de la voix; pour lui procurer un talent «le reffource, nous lui donnames une épineite & ,un maltre a chanter. Tout cela nous coütoit a peine a chacun deux fequins par mois, & nous en épargnoit davantage en autres dépenfes: mais comme il falloit attendre qu'elle fut müre, c'étoit femer beaucoup avant que de recueillir. Cependant, contens d'aller la pafTer les foirées, caufer & jouer très-innocemment avec eet enfant, nous nous amufions plus agréablement peut-être que ü nous 1'avions poffédée. Tant il eft vrai que ce qui nous attaché le plus aux femmes, eft moins la débauche qu'un certain agrément de vivre auprès d'elles. Infenfiblement mon cceur s'attachoit a Ia petite Anzoletca, mais d'un attachement paternel, auquel les fens avoient fi peu de part, qu'a mefure qu'il augmentoit il m'aurolt été moins poffible de les y faire entrer, & je fentois que j'aurois eu Jjorreur d'approcher de cette petite fille devenue  L I V R E Vlf. $f Éabile, comme d'un incefïe abominable. Je voyois ies fentimens du bon Carrio prer.dre a fon infctf Ie même tour. Nous nous ménagicms fans y penfer des plaifirs non moins doujr, mais bien difFérens de ceux dont nsus avions d'abord eu 1'idée, & je fuis certain que quelque belle qu'eüt pu devenir cette pauvre enfant, loin d'être jamais les corrupteurs de fon innocence, nous en aurions été les protecteurs. Ma cataftrophe, arrivée peu de temps après, ne me laiifa pas celui d'avoir part è cette bonne ceuvre, & je n'ai è me louer dans cette affaire que du pencbant de mon cceur.' Reven ons a mon voyage; Mon premier projet, en fortant dé chez M„- de M étoit de me retirer a Genève, en attendant qu'un meilleur fort écartant ies obflacles,. püt me réunir a ma pauvre maman; mais Téclat qu'avoit fait notre querelle & la fottife qu'il fit d'en écrire a la cour, me fit prendre le parti d'aller moi-méme y rendre compte de ma conduite, & me plaindre de celle d'un forcené. Je marquai de Venife ma réfolution a M. dn Theil chargé par intérim des affaires étrangères, après Ia moré de M. Amelot. Je partis aüflT-tÓt que ma lettre : je pris ma route par Bergame, Cöme & Domo1 d'Offda; je traverfai le St. Plomb. A Sion, M'.de Cöaignon, chargé des affaires de France, mö fit mille amitiés: a Genève, M. de la Clofure m'en fit autant. J'y renouvellai connoifTance aveCM. cie* Gauffecourt, dont j'avois quelque argent * D 3  78 Les Cosiissioss. recevoir. J'avois traverfé Nyon fans voir mon père; non qu'il re m'en coutat extiémement, mais je n'avois pu me réfouire a me montrer a ma beüe-mère après mon défaftre, certain qu'elle me jugeroit fans vouloir m'écouter. Le libraire du Villard , ancien ami de mon père, me reprocha vivement ce tort. Je lui en dis la caufe; & pour le réparer fans m'expofer a voir ma belle-mère, je pris une chaife, .& nous fümes enfemble a Nyon defcendre «u cabaret. Du Villard s'en fut chercher mon pauvre père, qui vint tout courant m'embraiTer. Nous foupames enfemble; & après avoir paffé une foirée bien douce a mon cceur, je retournai le lendemain matin a Genève avec du Villard, pour qui j'ai toujours confervé de la reconnoiffance du bien qu'il me fit en cette occafion. Mon plus court chemin n'étoit pas par Lyon , mais j'y voulus paffer pour vérifier une fripponne. rie bien baffe de M. de M....... J'avois fait venir de Paris une petite caiffe contenant une veile brodée en or, quelques paires de manchettes & fix paires de bas de foie blancs; rien de plus. Sur la propofition qu'il m'en fit lui-même, je fis ajouter cette caiiTe ou plutót cette boite, a fon bagage. Dans le mémoire d'apothicaire qu'il voulut me donner en payement de mes appointemens & qu'il avoit écrit de fa main, il avoit mis que cette boite, qu'il appelloit ballot, pefoit onze quintaux, & il m'en avoit paffé Ie port a im prix  Livre VII. 7# énorme. Par les foins de M. Boy - de - Ia - Tour, auquel j'étois recommandé par M. Roguin fon oncle, il fuc vérifié fur les regiftres des douanes de Lyon & de Marfeille, que ledit ballot ne pefoit que quarante-cinq livres, & n'avoit payé le port qu'a raifon de ce poids. Je joignis eet extrait au. thentique au mémoire de M. de M ....; & munl de ces pièces & de plufieurs autres de la même force, je me rendis a Paris trés impatient d'en faire ufage. J'eus durant toute cette longue route de petites aventures, a Cöme, en Valais & ailleurs. Je vis plufieurs chofes la, entr'autres les ifles Boromées qui mériteroient d'être décrites; mais le temps me gagne, les efpions m'obfèdent; je fuis forcé de faire a la bate & mal, un travail qui demanderoit le loifir & la tranquillité qui me marquent. Si jamais Ia providence jetant les yeux: fur moi, me procure enfin des jours plus calmes; je les deftine a refondre fi je puis eet ouvrage, ou a y faire au moins un fupplément dont je fens qu'il a grand befoin (*). Le bruit de mon biftoire m'avoit dévancé, & en arrivant je trouvai que dans les bureaux& dans le public tout le monde étoit fcandalifé des folies de 1'ambaffadeur. Malgré cela, malgré Ie cri public dans Venife, malgré les preuves fans réplique que j'exhibois, je ne pus obtenir aucune juftice. Loin d'avoir ni fatisfaction ni réparation. 00 J'ai renor.cé k ce projer. D 4  ■$ö Les C o n p e 's s i o n s. je fus même laifTé a la difcrétion de 1'ambaffadeur pour mes appointemens, & cela par 1'unique raifon, que, n'étant pas Francois, je n'avois pas droit a la protection nationale, & que c'étoit une affaire particuliere entre lui & moi. Tout le monde convint avec moi que j'étois offenfé , léfé, malheureux; que 1'ambaffadeur étoit un extravagant cruel, inique, & que toute cette affaire le déshonoroita jamais. Mais quoi! il étoit 1'ambasfadeur; jen'étois, moi, que le fecrétaire. Le bonordre, ou ce qu'on appelle ainfi, vouloit que je n'obtinffe aucune juftice, & je n'en obttns aucune. Je m'imaginai qu'a force de crier & de traiter publiquement ce fou comme il le mé.ritoic, on me di oit a la fin de me taire, & c'étoit ce que j'attendois, bien réfolu de n'obéir qu'après qu'on auroit prononcé. Mais il n'y avoit point alors de miniftre des afiaires étrangères. On me laiffa clabaudtr, on m'encouragea même, on faifoit chorus: mais Taffa're en refla toujours li, jufqu'i ce que, las d'avoir toajours raifon & jama's juftice, je perdis enfin courage, & plantai-la tout. La feule perfonne qui me recut mal & dont j'aurois le moins attendu cette injullice, fut Mde. de B 1- Toute p'tine des prérogaiives du rang & de la nobleffe, elle ne put jamais fe mettre dans la tête qu'un ambaiTadeur put avoir tort avec fon fecrétaire. L'accutil qu'elle me fit, fut conforme a ce préjugé. J'en fus fi piqué qu'en fortant de chez elle, je lui écrivis une des fortes & viyes lettres.  Liït! VIL %t- lettres que j'aye peut-cire écrites, & n'y fuis jamais retourné. Le P. Caflel me recut mieux?' mais a travers le patelinage jéfuitique, je le vis fuivre affez fidellement une des grandes maximes de la fociété, qui eft d'immoler toujours le plus" fóible au plus puiffant. Le vif feminent de la ju-ftice de ma caufe & ma fierté naturelle, ne me-' laiifèrent pas endurer patiemment cette partialité, Je ceffai de vcir le P. Caflel, & par-la d'aller-' aux Jéfuites, ou je ne connoifTois que lui feul. D'ailleurs, Tefprit tyrannique & intrigant de fesconfrères, fi différent de la bonhommie du bon père Hemet, me donnoit tant d'éloignement pour leur commerce, que je n'en ai vu aucun depuis ce temps-la, fi ce n'eft le P. Berthier, que je vis deux ou trois fois chez M. D...n, avec lequel il travailloit de toute fa force a la réfutation de Montefquieu. Acaevons,' pour n'y plus revenir, ce qui me refte a dire de M. de M Je lui avois dit dans nos démêlés qu'il ne lui falloit pas un fecrétaire, mais un clerc de procureur. II fuivit eet avis, & me donna réellement pour fuccefTeur un vrai • procureur, qui dans - moins d'un an lui vola vingt ou trente mille li nes. II le chafla, le fit mettre en prifon, chaffa fes gentilhommes avee efclandre & fcandale , fe fit par-tout des querelles, recut des affronts qu'un valet n'endureroit pas, & finit k force de folies, parfe fake• renvoytr planter fes choux. Apparemment que ' parmi D 5,  $2 Les Confessions. les réprimandes qu'il recut a la cour, fon affaire avec moi re fut pas oubliée.. Du moins peu de temps après fon retour , il m'envoya fou maitre-d'hótel pour folder mon compte & me donner de 1'argent- J'en manquois dans ce moment-U : mes dettes de Venife, dettes d'honneur, fi jamais il en fut, me pefoient fur le cceur. Je fai* fis le moyen qui fe préfentoit de les acquitter, de même que le billet .de Z.,.,..o N..i. je recus ce qu'on voulut me donner, je payai toutes mes dettes, & je reftai fans un fol comme auparavant, mais foulagé d'un poids qui m'étoit infupportable. Depuis lors je n'ai plus entendu parler da- M. de M qu'a fa mort, que j'apptis par la voix publique. Que Dieu faffe paix i ce pauvre homme ! 11 étoit auffi propre au méiiir d'ambafiadeur.que je 1'avois été dans mon enfance a ceki de grapignan. Cependant, il n'avoit tenu qu'a lui de fe foutenir honorablement par mes fervices, & de me faire avancer rapidement dans 1'état auquel le comte de Gouvon m'avoit defliné dans majeuneffe, & dont par moi feul je m'étois rendu capable dans un age plus avancé. La juftice & 1'inutiüté de mes plaintes me laifierent dans 1'ame un genre d'indignation contre nos fottes infiitutions civiles, oii le vrai bien public & la vérkable jufiice font toujours facri. ëés a je ne fais quel ordre apparent, deftructif en effet de tout ordre, & qui ne fait qu'ajouter la fiEQfcn da L'autorM publique. a. 1'opprefllQn da  Livu VIL foible & a 1'iniquite du fort. Deux chofes empêv ehèrentce germe de fe développer pour-lors comme ifa fait dans la fuite: Tune qu'il s'agiifoit de moi dans cette afFaire, & que 1'intérêt privé, qui n'a jamais rien produit de grand & de noble, ne fauroit tirer de mon cceur les divins élans qu'il n'appartient qu'au plus pur amour du jufte? & du beau d'y produire. L'autre fut le charme de? 1'amitié qui lempéroit & calmoit ma colère par 1'afcendance d'un fentiment plus doux. J'avois fait connoiiTance a Venife avec un Bifcayen, ami de mon ami de Carrio, & digne de 1'être de tout homme de bien. Cetaimablejeune homme,. né pour tous les talens & pour toutes les vertus, venoit de faire Ie tour de TItalie pour prendre Ie goüt des beaux arts, & n'imaginant rien de plus a acquérir, il vouloit s'en retourner en droiture dans fa patrie. Je lui dis que les arts n'étoient que Ie délaüement d'un gér.ie comme Ie iien, fait pour cultiver les fciences, & je lui confullai, pour en prendre le gouc, un voyage & fix mois de féjour a Paris. Il me crut & fut a Paris. II y étoit & m'attendoit quand j'y anivai. Sonloge ment étoit trop grand pour lui; il m'en offrit Ia moitié; je I'acceptai. Je ie trouvai dans la ferveur des hautes connoiifances. Rien n'étoit au deifus de fa portée; il dévoroit & digéroit tout avec une prodigieufe rapidité. Comme il me remercia d'avoir procuré eet a'iment i fon efpiit, que le befoin de favcir tourmentoit fans qu'il s'en doxtót D 6  84- Les C o n f e s s i o n s. lui-méme! Quels tréfots de lumières & de vertak je jrouvai dans cette arae forte !< Je fentis que c'étoit» 1'aKii qu'il ms falloit: nous devlnmes intimes.. Nos goüts n'étoient pas. les mêmes: nous difpu? tions toujours. Tous deux opiniatres, nous n'étions jamais d'accord fur rien. Avec cela nous ne pouvions nous quitter; & tout en nous contrariant fans. celTe, aucun des deux n'eiit voulu que Tautre fut autrement. Ignacio Emanuel de Altuna étoit un de ces hommes rares que TEfpagne feule produit, & dont elle produit trop peu pour fa gloire. Il n'avoit pas ces violentes pafllons nationales communes dans fon pays. L'idée de la vengeance ne pou» v.oit pas plus ent^er dans fon efprit, que le défir dans fon cceur. II étoit trop fier pour être vindicatif, & je lui ai fouvent oui dire avec beaucoup de .fang froid, qu'un mortel ne pouvoit pas offenfer fon ame. II étoit galant fans être tendre, ïl jouoit avec les femmes, comme avec de jolis enfans.. II fe plaifoit avec les maitreffes de fes amis ; mais je ne lui en ai jamais vu aucune, ni aucun, défir d'en. avoir. Les flammes de la vertu, dont fon cceur étoit dévoré, ne permirent jamais a celles de fes fens de.naitre.. Après fes voyages il s'eft marié , il eft mort. jeune, il a laifle des enfans;: & je fuis perfuadé,. «gmme,; de: mon exiftence> que ft femme eft li premiers &. la feule qui lui ait.fait connoitre les pjaifii3, de, Tamour,, A, T extérieur, il étoit dé.yok  E i H r VIL fs. oomme un Efpagnol , mais en-dedans c'étoit Iapiété d'un ange Hors moi, je n'ai vu que lui feul de tolérant depuis que j'exifte. 11 ne s'eft> jamais informë d'aucun homme comment il penfoit en matiere de relig;on. Que fon ami fut' juif, proteftant, turc, bigot, athée, peu lui importoit, pourvu qu'il fut honnête-homme. Obftiné, têtu pour des opinions indifférente», dèsqu'il s'agiffoit de religion, même de moralo, il. fe recueilloit, fe taifoit, ou difoit fimplement:. je ne fuis chargé que ie moi. II eft incroyable qu'on. puilfe afTocier autant d'élévation d'ame avec un efprit de détail, porté jufqu'a la minutie, II par-tageoit & fixoit d'avance 1'emploi de ia journée. par heures, quarts-d'heure & minutes, & fuivoit cette diftribution avec un tel fcrupule, qus fi, 1'heure eüt fonné tandis qu'il lifoit fa phrafe, il eüt fermé le livre fans achever. De toutesces mefures de temps ainfi rompues, il y en avoit pour telle étude; il y> en avoit pour telle rutre; il y en avoit pour la réflexion , pour la, converfation, pour 1'offke, pour Locke, pour le rofaire, pour les vifit.es, pour, la mufique, pour la peinture; & il n'y avoit ni plaifir, ni tentation, ni complaifance, qui put intervertir eet ordre, Un devoir i remplir feul 1'auroit pu. Quand il me faifoit Ia lifte de fes diftributions, afin que je m'y confermaffe, je commengois par rire, & je finiffois par pleurer d'admiration.. Jjajaii U.ncgênoit perfonne, ni ne fupportoitis  86* Les Confessioks. gêne; il brufquoit les gens qui par politefle voutloient Ie gêner. 11 étoit emporté fans être bou deur. Jc I'ai vu fouvent en colère; mais je ne 1'ai jamais vu fiché. Rien n'étoit fi gai que foa humor ; il entendoit raillerie, & il aimoit i railler. Il y brilloit même & il avoit le talent de 1'épigramme. Quand on 1'animoit, il étoit bruyant & tapageur en paroles; fa voix s'entendoit de loin. Mais tandis qu'il crioit, on le voyoit fourire, & tout a travers fes emportemcns, il lui venoit quelque mot plaifant qui faifoit échter tout le monde. II n'avoit pas plus le teint efpagnol que le phlegme. II avoit Ia peau blanche, les joues colorées, les cheveux d'un chatain prefque blond. Il étoit grand & bien fait. Soa corps fut formé pour loger fon ame. Ce fage de cceur, ainfi que de tête, fe connoilToit en hommes & fut mon ami. C'eft toute ma réponfe a quieonque ne 1'eft pas. Nous nous liames fi bien, que nous fimes le projet de pas. fer nos jours enfemble. Je devois dans quelques années aller a Afcoytia, pour vivre avec lui dans fa terre. Toutes les parties de ce projet furent arrangées entre nous la veille de fon départ. II n'y manqua que ce qui ne dépend pas des hommes dans les projets les mieux concertés. Les événemens poftérieurs, mes défaftres, fon mariage, fa mort enfin nous ont féparés pour toujours. On diroit qu'il n'y a que les noirs complots des méchans qui réufliffent; les projets innocens des bons n'cuit prefque jamais d'accompliffemect.  L I V 8 E VIL t? Ayant fenti 1'icconvénient de Ia dépendance, je mc'promis bien de ne m'y plus expofer. Ayant vu icnverfer, dès leur naiifance, les projcis d'ambition que Töccafion m'avoit fait former, rebutéde rentrer dans la carrière que j'avois fi bien commencée, & dont néanmoins je venois d'être expu'fé, je réfolu's de ne plus m'attacber a per» fonne, mais de reder dans 1'indépendance en tirant parti de mes talens, dont enfin je commencois a fentir la mefure, & dont j'avois trop modeftement penfé jufqu'alors. Je repris le travail de mon opéra , que j'avois interrompu peur aller a Venife; & pour m'y livrer plus tranqtiilleraent, après le départ d'Altuna je retournai loger a mon ancien hótel St. Quentin, qui dans un quartisr folitaire, & peu loin du Luxernbourg, m'étoit plus commode pour travailler a mon aife, que la bruyante rue St. Honoré. La m'attendoit la feulé confolation réelle que Te ciel m'ait fait goüter dans ma mifère, & qui feule me la rend fuppor table. Ceci n'eil pas une connoifiance paffagère; je dois entrer dans qu§N que détail fur la manière dont elle fe fit, Nous avions une nouvelle hóteffe qui étoit d'Orléans. Elle prit pour travailler en linge une fille de fon pays, d'environ vingt-deux a vingttrois ans, qui mangeoit avec nous, a'nfi que 1'höteffe. Cette fille appellée Thérèfe le Vafieur, étoit de bonne familie. Sou père étoit officier de Ia monnoia d'Orléans, fa mère étoit maxchande»  88 Les C o h f e s s i o » s. ils aroient beaucoup d'enfans. La monnoie d'Or= léans n'allant plus, le père fe trouva fur le pavé? la mère ayant eiToyé des banqueroutes fit mal fes . affaires, quitta le commerce & vint a Paris avec fon mari & fa fille qui les nourriffoit tous trois de fon travail.. La première fois que je vis paroitre cette fille a table, je fus frappé de fon maintien modefte & plus encore de fon regard vif & doux, qui pour moi n'eut jamais fon femblable. La tabl4 Les Coat essioks, donna une dixaine de fymphoniftes, & poar chanteurs, Albert, Bérard & Mlle. Bourbonnois. Rameau commenca, dès 1'ouverture, a faire entendre, par fes éloges outrés, qu'elle ne pouvoit être de moi. 11 ne laifla paffer aucun morceau fans donner des fignes d'impatience: mais a un air de haute - contre, dont le chant étoit male ét fonore, & 1'accompagnement tiès-brillant, il ne put plus fe contenir; il m'apoftropba avec une brutalité qui fcandalifa tout le monde, foutenant qu'une partie de ce qu'il venoit d'entendre, étoit d'un homme confommé dans Tart, & le refte d'un ignorant qui ne favoit pas même la mufique: & il eft vrai que mon travail inégal & fans règle, étoit tantót fublime & tantót trés plat, comme doit être celui de quiconque ne s'élève que par quelques élans de génie & que la fcience ne foutient point. Rameau prétendit ne voir en moi qu'un petit pillard fans talent & fans goüt. Les affiftans, & furtout le maltre de Ia maifon , ne penfèrent pas de même. M. de Richelieu qui, dans ce temps-la, voyoit beaucoup M. & Md?, de la Popliniére , ouit parler de mon ouvrage , & voulut 1'entendre en entier, avec le projet de Ie faire donner a la cour, s'il en étoit content. II fut exécuté a grand choeur & en grand orcheftre aux frais du Roi, chez M. de Bonneval, intendant des Menus. Frarcceur dirigeoit 1'exécution. M. Ie Duc ne ceflbk de s'écrier & d'rpplaudir, & a la fin d'un chceur, dans i'aéta  L I V R E VII. pj du TafTe, il fe leva, vint a moi & me ferrant Ia main: M. RoufTeau, me dit-il, voila de Pharinonie qui tranfporte. Je n'ai jamais rien entendu de plus beau: je veux faire donner cec ouvrage a Verfailles. Md?. (je ja popliniére, qui étoit-Ia, ne dit pas un mot. Rameau, quoiqu'invité, n'y avoit pas vou'u venir. Le lendemain Mde. de la P0. plinière me fic, a fa toilette, un accueil fon dur afFeéïa de rabaiuer ma pièce, & me dit que' quoiqu'un peu de clinquant eüt d'abord ébloui M. de Richelieu, il en étoit bien revenu, & qu'elle ne me confeilloit pas de compter fur mon opéra. M. le Duc arriva peu après & me tint un tout autre langage, me dit des chofes flatteufes fur tees talens, & me parut toujours difpofé a faire donner ma pièce devant le Roi. I! n'y a, ditil , que l'aéte du TafTe qui ne peut paffer' a Ia Cour; il en faut faire uh autre. Sur ce feul mot j'allai m'enfermer chez moi; & dans trois femaines j'eus fait , a Ia place du TafTe , un autre acte, dont Ie fujet étoit Héfiode infpiré par une mufe. Je trouvrai le fecret de faire paiïer dans eet afte une partie de 1'hiftoire de mes talens, & de la jaloufie dont Rameau vouloit bien les honorer. II y avoit dans ce nouvel afteune élévation moins gigantefque & mieux foutenue que celle du TafTe. La mufique en étoit auffi noble & beaucoup mieux faite, & fi les deux autres actes avoient valu celui-la, la pièce entière eüt avantageufement fou-  Jfc Les CoNFESstbNS. te-B la repréfentation; mais tandis que j'achevoi* £ la mettre en état, une autre entreprife fufpen- a;i- ïvyécution de celle-la. ^L'hTvï , qul fuivit la bataille de Fontenoi, « y e t beLcoup de fêtes a Verfailles entrjautre, Ifieurs opéra au tbéatre des petites ecune De tombre'futle dramede Voltaire, intuué: Princeffe de Na.arre, dont Rameau avoit fait la mufi ue, & qui venoit d'étre cbangé & réformé r , m des fêtes de Ramire. Ce nouveau fujet SanS^^-^Te' de Ta; ien! tant dans les vers que da«s La mufique. 11 s'agiffoit de trouver quelqu'un qui püt remplir ce ouble obje:. Voltaire, alors en Lorraine & Rameau, tous deux occupés pour 1 opera du Tem Ïe de la gloire, ne pouvant donner des te , '1 M de Richeüeu penfa a moi, me rit DtVfe 'df m'en charger, & pour que je puife Sner mieux ce qu'il y avoit i faire, ,1 m'envovr ïéparément le poême & la mufique. Avant P ,We ie ne voulus toucher aux paro'.es ^e l' v^ del'auteur, & je lui écrivis a ce VousréuniiTez, Monfieur, deux talens qui ónt toujours été féparés jufqu'a prétent Vo..a " Zii d ux bonnes raifons pour moi de vous " eft mer , cc de chercher a vous aime, Je fuis "fthép ur vous que vous cmployiez ces deux  L 1 v iK i VII. 5" talens h un ou ;rage qui n'en eft pas trop digne. 11 y a quelques mois que M. le duc de Richc- lieu m'ordonna abfolument de faire en un clin,, d'osil une petite & mauvaife efquiffe de quel. „ ques fcènes inilpides & tronquées, qui devoient „ s'ajufter a des divertiffemens qui ne font point faits pour elles. J'obéis avec Ia plus grande „ exaftitude , je fis trés - vite & trés - mal. J'en„ voyai ce miférable croquis a M. le duc de Richelieu, comptant qu'il ne ferviroit pas, ou „ que je le corrigerois. Heureufement il eft entre vos mains, vous en êtes le mal re abfolu; j'ai ,, perdu entièrement tout cela de vue. Je ne doute „ pas que vous n'ayez reótifié toutes les fautes „ échappées néceffairement dans une compofition fi rapide d'une fimple efquiffe, que vous n'ayez ,, fuppléé a tout. „ Je me fouviens. qu'entre autre;- balourdifes „ il n'eft pas dit dans ces fcènes q i lient les di„ vertiffemens, comment la prin efle Greiadine paffe tout - d'un - coup d'une. prifon dans un jar„ din ou dans un palais. Comme ce n'eft point „ un magicien qui lui donne des fêtes, mais un ., feigneur Efpagnol, il me femble que rien ne doit fe faire par erschaatement. Je vous prie. „ Monfieur, de vouloir bien re voir eet endroit, „ dont je n'ai qu'une idéé confufe. ,, Voyez s'il eft néceffdre que la prifon s'ou-' ,, vre, & qu'on laffe paffer notre prineeffe de „ cette prifon dans un beau palais doré & verni, Supfl. Tem. Vil. E  98 Las CoNrEssio h s, „ préparé pour elle. Je fa:s très-bien que tout „ cela eft fort miférable, & qu'il eft au - deffous 5, d'un être penfant de faire une affaire férieufe rt de ces bagatelles; mais enfin, puifqu'il s'agit „ de déplaire le moins qu'on pourra , il faut „ mettre le plus de raifon qu'on peut, même „ dans un mauvais divettiffement d'opéra. „ Je me rapporte de tout a vous, Ie a M.' ',, Ballot, & je compte avoir bientót l'honneur 4, de vous faire mes remercimens, & de vous „ affurer, Monfieur, a quel point j'ai celui „ d'être, &c. " Qu'on ne foit pas furpris de la grande politeffe Nde cette lettre comparée aux autres lettres demicavalières qu'il m'a écrites depuis ce temps-la. 11 jhe crut en grande faveur auprès de M. de Richelieu; & la foupleffe courtifane qu'on lui connoit, Tobligeoit a beaucoup d'égards pour un nouveau venu, jufqu'a ce qu'il connüt mieux la mefure de fon crédit. Autorifé par M. de Voltaire & difpenfé de tous égards pour Rameau, qui ne cherchoit qu'a me nuire, je me mis au travail, & en deux mois ma befogne fut faite. Elle fe borna, quant aux vers, a trés peu de chofe. Je tachai feulement qu'on n'y fentït pas la différence des ftyles, & j'eus la préfomption de croire avoir réufli. Mon travail en mufique fut plus long & plus pénible. Outre que j'eus a faire plufieurs morceaux d'appareil, & entr'autres 1'ouverture, tout le ré-  L I V ft E VIL 99 KituK dont j'étois chargé, fe trouva d'une difficulté extréme, en ce qu'il falloit lier, fouvent en peu de vers, & par des modulations trèsrapides, des fymphonies & des chceurs dans des tons fort éloignés; car pour que Rameau ne m'accuilt pas d'avoir défiguré fes airs, je n'en voulus chan«er ni tranfpofer aucun. Je réuffis a ce récitatif. II étoit bien accentué, plein d'énergie, & furtouc excellemtnent modulé. L'idée des deux hommes fupérieurs auxquels on daignoit m'aifocier, m'avoit élevé Ie génie, & je puis dire que dans ce travail ingrat & fans gloire, dont le public ne pouvoit pas même être informé, je me tins prefque toujous a cóté de mes modéls. La pièce dans 1'état oii je 1'avois mife, fut répétée au grand théatre de 1'opéra. Des trois auteurs, je m'y trouvai feul. Voltaire étoit abfent, & Rameau n'y vint pas, ou fe cacha. Les paroles du premier monoiogue étoient trés lugubres; en voici le début : O mort! viens tenniaer les mallieurs de ma vie. II avoit bien fallu faire une mufique aiTortiiTante.' Ce fut pourtant la deffus que Md«. de la PopÜnière fonda fa cenfure, en m'accufant avec beau.' coup d'aigreur, d'avoir fait une mufique d'enterrement. M. de Rkhelieu commenca judicieufe^ ment par s'informer de qui étoient les vers de ce monoiogue. Je lui préfentai Ie manufcrit qu'ü m'avott enroyé, & qui faifoit foi qu'ils étd'ient E 3  ico Les Confessions. de Vo'taire. En ce cas, dit-il, c'eft Voltaire feul qui a tort, Durant ia répétition tout ce qui étoit de moi fut fucceifivement improuvé par JVlde. de la Popliniére & juftifié par M. de Richelieu. Mais enfin j'avois affaire k trop forte partie, & il me fut fignifié qu'il y avoit a refaire a mon travail plufieurs chofes, fur lefquelles il falloit confulter M. Rameau. Navré d'une concluiion pareille, au lieu des éloges que j'attendois, & qui cersainement m'étoient düs, je rentrai chez moi la mort dans le cceur. J'y tombai malade , épuifé de fatigue, dévoré de chagrin; & de fix fetnaines je ne fus en état de fortir. Rameau , qui fut chargé des changemens indiqués par Mde. de la Popliniére, m'envoya demander 1'ouverture de mon grand opéra, pour Ia fubftituer k celle que je venois de faire. Heureufement je fentis le croc-en jambe , & je Ia refufai. Comme il n'y avoit plus que cinq ou fix jours jufqu'a Ia repréfentation , il n'eut pas le temps d'en faire une , & il fallut laiffer la mienne. Elle étoit a 1'itaüenne & d'un ftyle très-nouveau pour-lors en France. Cependant elle fut goütéc, & j'appris par M. de Valmalette, maltre d'hótSl du roi & gendre de M. Muffard, mon parent & mon ami, que les amateurs avoient été très-contens de mop ouvrage, & que le public ne 1'avoit pas diftingué de celui de Rameau; mais celui-ci, de concert avec Mde, de la Popliniére, prit des mefures pour qu'on ne füt pas ruime que j'y av<»is  L i v r E VII. ,01 rravaillé. Sur les livres qu'on diftribue auxfpeétateurs, & oü les auteurs font toujours nommés, il n'y eut de nommé que Voltaire; & Rameau aima mieux que fon nom fut fupprimé, que d'y voir affocier le mien. Sitöt que je fus en état de fortir, je voulus aller chez M. de Richelieu: il n'étoit plus temps. II venoit de partir pour Dunkerque, oü il devoit commander le débarquement deftiné pour 1'Ecoffe; A fon retour, je me dis, pour autorifer ma pareffe, qu'il étoit trop tard. Ne 1'ayant plus revu cepuis iors, j'ai perdu l'honneur que méritoic mon ouvrage, 1'honoraire qu'il devoit me pro. duire; & mon temps, mon travail, mon chagrin, ma maladie & 1'argent queh'e me coüta, tout cela fut a mes frais, fans me rendre un fol' de bénefice, ou plutót de dé iommagement. II m'a cependant toujours paru que M. de Richelieu avoit naturellement de 1'inclination pour moi, & penfoit avantageufement de mes talens. Mais mon malheur & Mde. de la Po, linière empêchèxent tout 1'effet de fa bonre volonté. Je ne pouvois rien comprendre a 1'averfion de «tte femme, a qui je m'étois efforcé de plaire, & a qui je faifois affez réguliérement ma cour! Gauffecouit m'en expliqua les caufes. D'abord, medit il, fon amitié pour Rameau, dontelleeft Ja pröneufe en titre, & quine veut fouffriraucun concurrent; & de plus un pêché originel qui vous damne auprès d'elle, & qu-eile ne vous doa„ E 3  Ï-Qfc Ll9 C tl H I ISilCilS, «era jamais, c'eft ^'être Genevois. La-deffus, ii m'expliqua que 1'abbé Hubert qui 1'étoit, & fincère ami de M. de la Popliniére, avoit fait fes effens pour 1'empêcher d'époufer cette femme qu'il connoiffoit bien, & qu'après le mariageelle lui avoit voué une haine implacable, ainfi qu'a tous les Genevois. Quoique la Popliniére, ajoutatri), ait de 1'amitié pour vous, ét que je le fache, ne comptez pas fur fon appui. II eft amoureux de fa femme; elle vous hait, elle eft méchante, elle eft adroite; vous r.c ferez jamais rien dans cette maifon. Je me le tins pour dit. Ce même GaufFecourt me rendit a peu prés dans le même temps un fervice dont j'avois grand befoin. Je venois de perdre mon vertueux père , agé d'environ foixante ans. Je fentis moins cette perte que je n'aurois fiit en d'autres temps , oii les embarras de ma fituation m'auroient moins occupé. Je n'avois point vouluréclamerde fon vivant ce qui reftoit du bien de ma mêre, & dont il tiroit Ie petit revenu. Je n'eus plus la deffus de fcrupule après fa mort. Mais Ie défaut de preuve juridique de la mort de mon frère. faifoit ure difficuité que Gauffecou.'t fe chargea de lever, & qu'il leva en effet par les bons offices de Pavocat de Lo'.me. Comme j'avois le plus grand befoin de cette petite refTource, & que 1'évér.ement étoit douteux, j'en attendois la nouvelle définitive avec !e plus vif empreffement. Un foir, en rentrant chez moi , je trouvai Ia  Lrvn VII. rog1 lettre qui devoit contenir cette nouvelle, & je la pris pour Pouvrir avec un tremblement d'impatience, dont j'tus honte au-dedans de moi. Eh qüoi! me dis-je avec dédain, Jean-Jacques fe laiiferat.il fubjuguer a ce point par 1'intérêt &' par la curiofité ? Je remis fur !e champ la lettre fur ma cheminée. Je me déshabillai, me couchai tranqulllèment, dormis mieux qa'a mon ordinaire, & me levai le lendemain affez tard, fans plus penfer a ma lettre. En m'habillant je 1'appercus, je 1'ouvris 'fans me preffer; j'y trouvai une lettrede change. J'eus bien des plaifirs a Ia fois; mais je puis jurer que le plus vif fut celui d'avoir fume vaincre. J'aurois vingt traits parei's a citer en ma vie, mais je fuis trop preffé pour pouvoir tout dire. J'envoyai une petite partie de eet argent a ma pauvre maman, regrettant avec larmes 1'heureux temps oü j'aurois mis Ie "tout a fes pieds. Toutes fes lettres fe fentoient de fa détreffe. Elle m'envoyoit des tas de recettes & de fecrets dont elle prétendoit que je fiffe ma fortune & la fienne. Déja le fentiment de fa mifère lui refferroit le cceur & lui rétréciflöit 1'efprit. Le peu que je lui envoyai fut la proie des frippons qui 1'obfédoient. Elle ne profita de rien. Cela me dégoüta dé paftager mon néceffaire avec ces miférables, furtout après 1'inutile tertative que je fis pour la leur arracher, cómme il fera dit ci-après. Le temps &'écoufoit & I'argent avec lui. Nous étions deux,> E 4  104 Les Comfessions. même quatre, cu, pour mieux dire, nous étiorcsfept ou buit. Car, quoique Thérèfe fut d'un defintéreffeaient qui a peu d'excmple , fa mère n'étoit pas comme elle. Sitöt qu'elle fe vit un peu remmtée par mes foins, elle fit venir toute fa familie pour en partager le fruit. Sceurs, fils, filles, petites filles, tout vint, hors fa fille ainée, mariée au directeur des caroifes d'Angers. Tout ce que je faifois pour Thérèfe étoit détourné par fa mère en faveur de ces aifamés. Comme je n'avois pas affaire a une perfonne avide, & que je n'étois pas fubjugué par une pafiion folie, je ne faifois pas des folies. Content detenir Thérèfe honnêtement, mais fans luxe, a 1'abri des presfans befoins, je confentois que ce qu'elle gagnoit par fon travail füt tout entier au profit de fa mère , & je ne me bornois pas a cela; mais par une. fatalité qui me pourfuivoit, tandis que maman étoit en proie a fes croquans, Thérèfe étoit en proie a fa familie, & je ne pouvo's rien fa re d'aucun cóté qui profitat a celle pour qui je 1'avsis deftiné. II étoit fingulier que la cadette des enfans de Mde. Ie Vaffeur , la feule qui n'eüt point été dotée, la feule qui nourriffoit fon père & fa mère, & qu'après avoir été longtemps battue par fes frères, par fes fceurs, même par fes nièces, cette pauvre fille en étoit maintenanr. pillée , fans qu'elle put mieux fe défendre de leurs vols que de leurs coups. Une feule de fes nièces, appelée Goton Ie Duc, étoit afTez aimable & d'un carac- tère  L 1 v & e VII, 105" tére affez doux , quoique gatée par Pexemple Sc les lego s des autres. Comme je les voyois fouvent enfemble, je leur donnois les noms qu'elles s'entre-donnoicnt: j'appelois la nièce ma nièce, & la tante ma tante. Toutes deux m'appeloient leur oncle. De-Iè le nom de tante, duquel j'ai continué d'appeler Thérèfe, & que mes amis répétoient quelquefois en plaifantant. On fenr que, dans une pareille iïtuation, je n'avois pas un moment $ perdre pour tacher de m'en tirer. Jugeant que M. de Richelieu m'a'-oit oublié, & n'efpérant plus rien du cóté de Ia cour, je fis quelques tentatives pour faire paffer a Paris mon opéra; mais j'éprouvai des difficultés qui demandoient bien du temps pour les vaincre, & j'étois de jour en jour plus preffé. Je m'avifai de préfenter ma pitite comédie de Narciffe aux Italiens: elle y futrecue, & j'eus les entrées, qui me firent grand plaifir, Mais ce fut tout. Je ne pus jamais parvenir a faire jouer ma pièce, & ennuyé de faire ma cour a des comédiens, je les plantai-Ia. Je revins enfin au dernier expédient qui me reftoit. & le feul que j'aurois du prendre. En fréquentant la maifon de M. de la Popliniére, je m'étois éloigné de .celle de D,..n, Les deux dames, quo.que parentes, étoient mal enfemble, & ne fe voyoient point. II n'y avoit aucune fociété entre les deux maifons, & Thiériot feul vivoit dans 1'une & danS l'autre. II. fut chargé de tacher de me ramener chez M. D. ,n. M. de F...,...l fuivoit alc-rs  Lth Confessions. 1'hifloire naturelle & la chymie, & faifoit un cabinet. Je crois qu'il afpiroit a 1'académie des feicnces:. il vouloit pour ce'a faire un livre, & il j'ugeoit que je pouvois lui être utile dans ce travail. M. de D...n, qui, ce fon cóté, méditoit un au're livre, avoit fur moi des vues a peu: prés femblables. Ils auroient voulu m'avoir en cpmmun pour une efpèce de fecrétaire, & c'étoitla. 1'objet des femonces de Thiériot. J'exigeai préalablex.ent que M. de F 1 em p'oycroit fon crédit, avec celui de Jeyote , pour faire répéter mor» ouvrage a 1'opéra : il y confentit. Les Mufcs galantes furent répétées d'abord plufieurs fois au magafin, puis au grand tbéatre. 11 y ajoit bemeoup de monde i la grande répéti-. tion , & plufieurs morceaux furent très-applaudis; cependant je fentis moi-même durant l'exécutiorr, fort mal conduite par Rebel, que la pièce ne paiferoit pas, & même qu'elle n'étoit pas en état de. paroitre fans de grande; corrections. Ainfi je la retirai fans mot dire, & fans m'expofer au re-, fus: mais je vis clairement, par plufieurs indices, que 1'ouvrage., eitt-il été parfait, h'auroit pas paifé. M. F .1 m'avoit bien promis de le faire répéter, mais non pas de le faire recevoir. V. me tint exactement parole. J'ai toujours cru. voir, dans cette occafion & dans beaucoup d'au tres, cue ni lui, niMd«. D...n, ne fe foucioiene de me laiffer acquérir une. certaine réputation è&i le .^onde, de pear peu'.-êtr-e qu'on ne fiippo-,  L i v & e VIL ;*j fit, en voyant leurs livres, qu'ils afoient greffé" leurs talens fur les miens. Cependant comme Md^ D...ri m'en a toujours fuppofé de trés médiocres, & qu'elle- ne m'a jamais employé qu'a écrire fous fa diftée , ou a des recherches de pure érudition; ce reproche, fur-tout a fcn égard, eut été bien' injufte. Ce dernier inauvais fuccès acheva de me décourager; j'abandonnai tout projet d'avancement & de gloire, fans plus fonger a des talens vrais ou vains qui me profpéroient fi peu, je confacrai mon temps & mes foins a nis procuier ma fubfistance & celle de ma Tnérèfe, comme il plairoil a ceux qui fe cbargeroient d'y pourvoir. Je m'attachai donc tout a-fait a Mde. D...n & a M. de F.......1. Cela ne me jeta pas dans une grande opulence; car avec huit a neuf cent francs par an, que j'eus les deux premières années, è peine avoiS'je de quoi fournir a mes premiers befoins; forcé de me loger a leur voiiinage, en chambre garnie, dans un quartier affez cher, & psyantun autre loyer a 1'extrêmité de Paris, tout au haut de la rue St. jacques, oü, quelque temps qu'il fit, j'allois fouper-prefque tous les fairs. Je pris bientót le train & même le goüt ds mes nouvellés öccupations. Je m'attachai a la chymie: j'en fis plufieurs cours avec M. de F 1 chez M, Rouelle, & nous nous mimes a barbouiller dü papier tant bien que mal fur cette fciericé, dont nous pplfédions a peine les éléjnens. En 1747, E. 6  io8 Les ConfessionsJ nous aliames pafler 1'automne en Touraine, au chateau de Chenonceaux, maifon royale fur le Cher, batie par Henri fecond pour Diane de Poitiers, dont on y voit encore les chtffre^, & mail tenant poffédée par M. D..n, fermier général. On s'amufa beaucoup dans ce beau lieu; on y faifoit trés bonne cbère; j'y devins gras comme un moine. On y fit beaucoup de mufique. J'y compofai plufieurs trios k chanter, pleins d'une affez forte harmonie, & dont je reparlerai peut-être dans mon fupplément, fi jamais j'en fais un. On y joua la comédiej j'y en fis en quinze jours une en trois acïes intitulée: l'Engagement téméraire, qu'on trouvera parmi mes papiers, & qui n'a d'autre mérite que beaucoup de gaieté. J'y cornpofai d'autres petits. ouvrages, entr'autres une piéce en vers, intitulée: VAilés de- Sylvie, du nom d'une allée du pare qui bordoit le Cher, & cela fe fit fans difconiinuer mon travail fur la chymïe, & celui que je faifois auprès de. Mde. D,,..n. Tandis que j'engraiffois k Chenonceaux, ma pauvre Thérèfe engraiffoit k Paris d'une autre maniere; quand j'y revins, je trouvai 1'ouvrage que- j'avois mis fur le métier plus avancé que je aeL'avois cru. Cela m'etit jeté, vu ma fituation, d'ans, un embarras extreme, fi des camarades de ïable ne m'eufient fourni la feule lefTouree qui geavoiü rnen tirer. C'efi ua de. ces récits effeniiïïs ojue je ne puis faire avec trop dc fimplicitéj  "Livre Vil. ici paree qu'il faudroit, en les commentant, m*excufer ou me charger, & que je ne dois faire ici ni 1'un ni Tautre. Durant le féjour d'Akuna a Paris, au lieu d'aller manger chez un traiteur, nous mangions ordinairement lui & moi a notre voifinage, prefque vis-è vis le cul de-fac de Topéra, chez Mdö. la Selle, femme d'un tailleur, qui donnoit affez mal a manger, mais dont la table ne laiffoit pas d'être recherchée, a caufe de Ia bonne & fure -compagnie qui s'y trouvoit; car on n'y recevoic aucun inconru, & i) falloit être introduit par quelqu'un de ceux qui y mangeoient d'ordinaire. Le commandeur de G e, vieux débauché, plein de politetfe & d'efprit, mais ordurier, y attiroit une folie & brillante jeunetTe en officiers aux gardes & moufquetaires. Le commandeur de N t, chevalier de toutes les filles de Topéra , y apportoit journeilement toutes les nouvelles de ce tripot. MM. du Pleflls, lieutenant- colonel retiré, bon & fage vieillard, & Ancelet, (*) offi- C) Ce fut a ce M. Aticeta que fe donnai une petite comddie de ma facon, intitulée les Pri/onniers de Gucrrque j'avois faite après les délaltres des Francois en Ba" vière & en Bohème, & que je n'oiai jamais avouer ni «ïontrer, & celapar La fingulièrc raifon q,ue iamais i» Roi ni la France, ni les Francois ne furent peut-Ore mieux kuds ni de meilleur ctfiur que dsns cette pièce, & que lépujbTïcain & frondetir en titre, fe n'nfofs ni'avouer panégyrifle d'une nation dont toutes les maximes étoient. contrsirts aux miennes. Plus navré des malheurs de Ist iuace que les Francois mêmes, j'avois peur qu'on ce  iio L st Co K f ï SS I O H s* der des moufquetaires. y maintenoient un certairj ordre parmi ces jeunes gens. Il y venoit auffi des commercans. des financiers, des vivriers, mais polis, honnêtes & de ceux qu'on diftinguoit dans leur métier. M. de Beffe, M. de ForcaJe & d'autres dont j'ai oublié les nórtis. Enfin Ton y voyoit des gens te mife de tous lés états, excepté des abbés & des gens de robe que je n'y ai jamais vus, & c'ét>;t une convention de n'y cn point introduire. Cette table affèx irombreufe: étoit tres gaie fans être bruyante , & Ton y poliiTonnoit beaucoup fans groffièreté. Le vieux commandeur avec nus fes contes gras, quant a la fubftance, ne perdoit jamais fa politefle de la vieille cour, & jamais un mot de gueule ne fortoit de fa boucbe, qu'il ne fut fi plaifant que des femmes Tauroient pardmné. Son ton ferveit de règle a toute la table; tous ces jeunes gens contoient leurs aventures galantes avec autant de licence que de grace, & les contes de filles manquoient d'autant moins, que le magafin étoit i Ta porte: car 1'allée par oii 1'on alloit chez Mde. la Selle, étoit la même'oü donnoit la boutique èe la Duchapt, célèbre marchande de modes, qui avoit alors de trés jolies filles, aveclefquelles nos meffieurs alloient caufer avant- ou après di- tasfic de flattetie & de lacheté les inarques d u , fincère attachement dont j'ai dit 1'époque & la caufe dans ma première partie, & que j'étois hontetm de moatrer.  Ii I ï il e VU. m ftejv Je m'y ferois aaiufé comme Ie? autres, fi j'emTe été plus har. i. II ne falloit qu'entrercom. me eux-: je n'ofai jamais. Quant a Md . la Selle, je continuai d'y aller manger afiez fouvent après le départ d'Altuna. J'y apprenois des foules d'anecdotes trés amufantes, &. j'y pris auffi peu a, peu, non, graces au ciel, jamais les roasurs, mais les maximes que j'y vis établies. D'honnêtes. perfonnes mifes a ma], des maris trompés, des femmes féduites, des accouchemens clandeftins, étoient Ia les textes les plus ordinaires, & celui qui peuploit le mieux ies Enfans trouvés étoit toujours Ie plus applaudi. Cela me gagna: je formai ma faeon de penfer fur celle que je voyois en règne chez des gens très-aimables, & dans Ie fond trèshonnêtes gens, & je me dis: puifque c'eft 1'ufage du pays, quand on y vit on peut Ie fuivre; voila 1'expédient que je cherchois. Je m'y déterminai gaillardement, fans le moindre fcrupule, & Ie feul que j'eus a vaincre, fut celui de Thérèfe a qui j'eus toutes les peines du monde de faire adopter eet unique moyen de fauverfon honneur. Sa mère, qui de plus craignoit un ncuvel embarras de marmaille, étant venue a mon fecours, elle fe laiffit vaincre. On choifit une fage-femme prudente & füre, appelée MHe. Oouin, qui demeuroit a la pointe St. Euftache, ppur ■ lui confier ce dépöt, & quand le temps fut venu, Thérèfe fut menée par fa mère chez Ia Opuin. pour y faire fes couches. j'allai l'y voir  irz Lrts CoNjbssion:. plufieurs fois, & je lui portai un chiffre qu$ j'avois fait a doublé, fur deux cartes, dont une fut mife dans les langes de 1'enfant, & il fut dépofé par la fage-femme au bureau des Enfars trouvés dans la forme ordinaire. L'année fuivante même inconvénient & mêmeexpédient, au chiffre prés qui fut négligé. Pas plus de réflexion de ma part, pas plus d'approbation de celle da la mère; elle obéit engémiffant. On verra fucceffivement toutes les viciflituies que cette fatale conduite a produites dans ma fagon de penfer, ainfi que dans ma deftinée. Quant apréfent tenonsnous a cette première époque. Ses fuites auffi cruelles qüimprévues, ne me forceront que trop d'y revenir. Je marqué ici celle de ma première connoifTance avec Mde. D' y, dont le nom reviendra fouvent dans ces mémoires. Elle s'appeloit MUe. des C s, venoit d'époufer M. D' y, fils de M. de L....e de B e, fermier général. Son mari étoit muficien, ainfi que M. de F !. Elle étoit muficiene auffi, & la paffion de eet art mit entre ces trois perfonnes une grande inti- mité. M. de F 1 m'introduifit chez Mde. D'.».y; J'y ibupoïs quelquefois avec lui. Elle étoit aimable, avoit de Tefprit, des talens; c'étoit affurément une bonne connoifTance a faire. Mais elle avoit une amie, appeléeMile. d'E..e, qui paffoit pour méchante, & qui vivoit avec te «hevalier de V....y, ^ui ne paffoit pas pour bon. Je  Livre VII. 113 crois quelecommercedecesdeuxperfonnesfittoft a Mde. D'.,..y, a qui Ia nature avoit donné, avec un tempérament très-exigeact, des qualités excelIentes pour en régler ou racheter les écarts. M. de F I lui communiqua une partie de I'amitié qu'il avoit pour moi, & m'avoua fes liaifons avec elle, dont, par cette raifon, je ne parlerois pas ici, II elles ne fuffent devenues publiques , au point de n'être pas même cachées a M. D' y. M. de F . ...1 me fit même fur cetto dame des confidences bien fingulières, qu'elle ne m'a jamais faites e le-même & dont elle ne m'a jamais cru infiruit; car je n'en ouvris ni n'en ouvrirai de ma vie la bouche, ni a elle nia qui que ce foit. Toute cette confiance de part & d'autre rendoit ma iltuation très-embarraffante, furtout avec Mde. de F 1, qui me connoiffoit affez pour ne pas fe défier de moi, quoiqu'en liaifon avec fa rivale. Je confolois demon mieux ce:te pauvre femme, a qui fon mari ne rendoit affu.ément pas 1'amour qu'elle avoit pour lui. J'éc utois féparément ces trois perfonnes; je gar.'ois leurs fecrets avec Ia plus grande fiJélité, fans qu'aucune des trois m'en arrachat jamais aucun de ceux des deux autres, & fans d)ffimul«t a chacune des deux femmes mon attacbement pour fa rivale. Mde. de F 1 qui vouloit fe fervir da moi pour bien des cbofes, effuya dss refus for- mels, & Mde. p- y m'ayant voukichargerune fois d'une lettre pour M. de F .1, non feule»  rï4 Les Confessiohs. lement en recut j* pareil, mais encore une déclaration trés nette que fi elle vouloit me chafler pour jamais de chez elle, elle n'avoit qu'a me faire une feconde fois pareille propofitiou. II faut rendre juftice a Mde. D' f. Lom que ce procédé parut lui déplaire, elle en paria i M de F I avec éloge, & ne m'en recut pas moins bien. C'eft ainfi que dans des relations orageufes entre trois perfonnes que j'avois a ménager, dont je dépendois en quelque forte, & pour qui j'avois de 1'attachement, je conferva. jufqu'a la fin leur amidé , leur eftime, leur coafiance, en me conduifant avec douceur & complaifance, mais toujours avec droiture & fermeté. Malgré ma bêtife & ma gaucherie, Mde. D' y voulut me mettre des amufemens de Ia Chêvrette , chateau prés de St. Denis, apparte- nant a M. de B e. 11 y avoit un théatre ou 1'on jouöit fouvent des pièces. On me chargea d'un lóle que j'étudiai fix mois fans relache, & qu'il fallut me fouffler d'un bout a 1'autre a la repréfentation. Après cette épreuve on ne me propofa plus de róle. En faifant la connoiffance de Mde. D ••■ -y> Je fis auffi celle de fa belle-fceur Mllé. de B e qui devint bientót comteiTe de H t. La pre- mière fois que je la vis, elle étoit a la veille de fon mariage: elle me caufa long-temps avec cette familiarité charmante qui lui eft naturelle. Je Ia ttouvai très-aimable, mais j'étois biên élöigné de  Livre VII. llS prévoir que cette jeune perfonne feroit un jour Ie deftin de ma vie, & m'entraineroit, quoique. bien innocemment, dans 1'abime oü je fuis aujourd'huï. Quoique je n'aye pas parlé de Diderot depuis mon retour de Venife, non plus que de mon ami M. Roguin, je n'avois pourtant négligé ni 1'un ni 1'autre, & je m'étois furtout lié de jour en jour plus intimément avec le premier. II avoit une Nanette,ainfi que j'avois une Thérèfe: c'étoit entre nous une conforrnité de plus. Mais la différence étoit que ma Thérèfe, auffi bien de figure que fa Nanette, avoit une humeur douce & un carsétère aimable, fait pour attacherunhonnête homme, au lieu que la iienne, pigrièche & harangère, ne montroit rien aux yeux des autres qui put racheter Ia mauvaife éducation. II 1'époufa toutefois: ce fut fort bien fait, s'il Pa, voit promis. Pour moi qui n'avois rien promi's de femblable, je ne me preffai pas de 1'imiter. Je m'étois auffi lié avec 1'abbé de ConJillac,. qui n'étoit rien, non plus que moi, dans Ia littéraire, mais qui étoit fait pour devenir ce qu'il eft aujourd'hui. Je fuis le premier, peut - être, qui ait vu fa portée & qui 1'ait eftimé ce qu'il va' loit. II paroiffoit auffi fe plaire avec moi, & tandis qu'enfermé dans ma chambre, rue Jeara St. ^ Denis prés 1'opéra, je faifois mon acre d'Héfiode, il vehoic quelquefois diner avec moi tête-a tête en pic-aic. II travaillojt alors a Vem  iifl Les Cohjfessions. fur Torigine des connoiffances humaines, qui eft fon premier ouvrage. Quand il fut achevé, 1'embarras fut de trouver un libraire qui voulut s'en charger. Les libraires de Paris font durs pour tout homme qui commence, & la métaphyfique, alors trés peu a la mode, n'offroit pas un fujet bien attrayant. Je parlai a Diderot de Condillac & de fon ouvrage; je leur fis faire connoiflance. Ils étoient faits pour fe convenir; ils fe convinrent. Diderot engagea le libraire Durand è prendre le manufcrit de 1'abbé, & ce grand métaphyficien eut de fon premier livre, & prefque par grace, cent écus qu'il n'auroit peut-ctre pas trouvés fans moi. Comme nous demeurions dans des quartiers fort é'oignés les uns des autres, nous nous raffemblions tous trois une fois la femaine au Palais royal, & nous allions diner enfemble a Tbótel du Panier-fleuri. II falloit que ces petits dlnés hebdomadaires plutfent estrêmement a Diderot; car M, qui manquoit prefque a tous fes rendez-vous, ne manqua jamais aucun de ceux-la. Je formai-la le projet d'une feuille périodique , intitulée U Perfifflsur, que nous devions faire alternativement, Diderot & moi. J'en efquiffai la première feuille, & cela me fit faire connoiflance avec d'Alembert, a qui Diderot en avoit parlé. Des événemens imprévus nous barrèjent, & ce projet en demeura-la. Ces deux auteurs venoient d'entreprendre le DiUknnairt Encyctyéiiaut, qui ne devoit d'abord  L i v & fi VII. jij étie qu'une efpèce de traduftion de Chambers femblable a peu prés a celle du Diftonnaire de' médecme de James, que Diderot venoit d'achever. Celui.ci voulut me faire entrer pour quelque chofe dans cette feconde entreprife, & ma propofa la partie de la mufique que j'acceptai & que j'exécutai trés a la Mte & trés mal, dans les trois mois qu'il m'avoit donnés, comme a tous les auteurs qui devoient concourir a cette entreprife Mais je fus le feul qui fut prêc au terme prefcrit. Je lui remis mon manufcrit que j'avois fait mettre au net par un laquais de M. de F 1, appelé Dupont, qui écrivoit trés bien , & a qüi'je payai dix écus, tirés de ma poche, qui ne m'ont jamais été rembourfés. Diderot m'avoit promis, de la part des libraires, une rétribution dont il ne m'a jamais reparlé, ni moi a lui. Cette entreprife de 1'Encyclopédie fut interrompue par fa détention. Les Penfées phikjophitucs lui avoient attiré quelques chagrins qui n'eurent point de fuite. II „'en fut pas de même de la Lxtrefur les aveugles, qui n'avoit rien de repréhenfible que quelques traits perfonnels dont Md*, du Pré de St. Maur & M. de Réaumur furent choqués, & pour lefquels il fut mis au donjon de Vincennes. Rien ne peindra jamais les angoiffes que me fit fentir le malheur de mon ami. Ma funefie imagination, qui porte toujours le mal au pis, s'effaroucha. Je le crus-Ia pour lc refte de fa vie. La tête faillit a m'en tourner  jïg Les Cokiissioss. J'écrivis a McK de P r pour la conjurer de le faire relacher, ou d'obtenir qu'on m'enferm&t avec lui. Je n'eus aucune réponfe a ma lettre; elle étoit trop peu raifonnable pour être efficace, je ne me flatte pas qu'elle ait contribué aux adoucilTemens qu'on mit quelque temps après a la captivité du pauvre Diderat. Mais fi elle eüt duré quelque temps encore avec la même rigueur, je crois que je ferois mort de défefpoir aux pieds de ce malheureux donjon. Au relte, fi ma lettre a produit peu d'effet, je ne m'en fuis pas non plus beaucoup fait valoir; car je n'en parlai qu'a très-peu de gens, & jamais a Diderot lui-même- Fin du feptième Livre.  IES CONFESSIONS D E J. J. ROUSSEsfU. LlVHE Huit ie me. J'ai dü faire une paufe a Ia fin du précédent livre. Avec celui-ci commence dans fa première origine Ia longue chaine de mes malheurs. Ayant vécu dans deux des plus brillantes maifons de Paris, je n'avois pas laiifé, malgré mon peu d'entregent, d'y faire quelques connoiffances. J'avois fait entr'autres chez Mde. D...n celle du jeune prince héréditaire de Saxe-Gotha & du baron de Thun, fon gouverneur. J'avois fait chez M. de la P e celle de M. Seguy.ami du ^baron de Thun, & connu dans le monde littéraire par fa belle édition de RouiTeau. Le baron nous invita, M. Seguy&moi, d'aller paffer un jour ou deux a Fontenai fous bois, oü le prince avoit une maifon. Nous y fümes. En pafTant devant Vincennes, je fentis a la vue du donjon un déchirement de cceur dont le baron re« marqua 1'effet fur mon vifage. A fouper, le prince paria de la détention de Diderot. Le baron,  Ia0 Les C a n fe s s i o n s. D0Ur me faire parler, accufa le prifonnier d'M. oruJence: j'en mis dans la manière impétueufe dont je le défendis. L'on pardonna eet excès de zèle a celui qu'infpire un ami malheureux, & Pon paria d'autre chofe. Il y avoit la deux alle„ands attachés au prir.ee. L'un, appelé M. Klupffell, homme de beaucoup d'efprit, étoit fon chapelain, & enfuite fon gouverneur, apres avoir fupplanté le baron. L'autre étoit un jeune hommeappelé M. G ..., qui lui fervoit de lecSTen attendant qu'il trouvat quelque place & dont féquipa,, trèsmince annonco.t e preifant befoin de la trouver. Dès ce même foir Klupffel & moi commeneames une liaifon qui b entot devint amitié. Celle avec le Sr. G.... n'alla pas tout-a-fait fi vite; il ne femettoitguere en avant bien éloigné de ce ton avantageux que U profpéJé lui donna dans la fuite. Le lendema.n a diner 1'on paria de mufique; il en paria bien. Je fus'tranfporté d'aife en apprenant qu'il accompaInoitdu claveein. Après le diner, on fit apporter T la mufique. Nous mufieames tout le jour au davecin du prince, & ainfi commenea cette aS qui d'abord me fut fi douce, enfin fi fu*efte & dont j'aurai tant a parler déforma.s. En'revenanta Paris, j'y appris Tagréable nouvelle que Diderot étoit forti du donjon & quon Zf avoit donné le chateau & le pare de V.neennes pour prifon, fur fa parole, avec perm.flion d voir fe ami, Qu'ilme fut dur de n'y pouvo.  Livre VIL I£J: courir a 1'inftant même! mais retenu deux ou trois jours chez Mde. D...n par des foins indifpenfable*-, après trois ou quatre fiècles d'impatience, je volai dans les bras de mon ami. Mo • ment inexprimable! II n'étoit pas feul; d'AIem bert & le tréforier de Ja Sainte-Chapelle étoient avec lui. En entrant je ne vis que lui, je ne fis qu'un faut, qu'un cri, je collai mon vifage furie fien, je le ferrai étroitement fans lui parler autrement que par mes pleurs & par mes fanglots; j'étouffois de tendreffe & de joie. Son premier mouvement, forti e mes bras, fut de fe tourner vers l'eccléfiaftique, & de lui dire: vous voyez, Monfieur, comment m'airaeut mes amis. Tout entier a mon émotion, je ne rdfléchis pas alors a cette manière d'en tirer a anr.age. Mais en y penfant quelquefois depuis ce temps-lè, j'aiA toujours jugé qu'a la place de Diderot, ce n'eut pas été lè la première idéé qui me feroit venue. Je Ie trouvai très-affecïé de fa prifon. Le donjon lui avoit fait une impreiTion terrible, & quoiqu'il füt fort agréablement au chateau' & maitre de fes promenades dans un pare qui n'eft pas même fermé de murs, il avoit befoin de Ia fociété de fes amis pour ne pa> fe Iivrer è fon humeur noire. Comme j'étois .affurément celui qui compatiffoit Ie plus a fa peine, je crus être auifi celui dont la vuelui feroit la plus confolante. Suppl. Tom. VU. F  j22 Les Co k fession s. & tous les deux jours au plus tard, malgré des occupations très-exigeantes, j'allois, foit feul, foit avec fa femme, pafler avec lui les aprèsmidi. Cette année 1749, 1'été fut d'une chaleur excejfive. On compte deux lieuesde Paris a Vincennes. Peu en état de payer des 'fiacres, a deux heures après-midi j'allois è pied, quand j'étois feul, & j'allois vite pour arriver plutót. Les arbres de la route toujours élagués, a Ia mode du pays, ne donnoient prefque aucune ombre, & fouvent rendu de chaleur & de fatigue, je m'étendois par terte, n'en pouvant plus. Je m'avifai, pour modérer mon pas, de prendre quelque livre. Je pris un jour le mercure de France, & tout enmarchant & le parcourant, je tombai fur cette queftion propofée par 1'académiede Dijon pour le prix de 1'année fuivante : Si le progtès des fciences ci? des arts a contribué a corrompre eu a épurer les maursl A 1'inftant de cette lefture, je vis un autre univers, & je devins un autre homme. Quoique j'aie un fouvenir vif de 1'impreiTion que j'en recus, les détails m'en font échappés depuis que je ies ai dépofés dans une de mes quatre lettres a M. de Malesherbes. C'eft une des fingularités de ma mémoire qui mérite d'être dite. Quand elle me fert, ce n'eft qu'autantque je me fuis repofé fur elle, fitöt que j'en confie le dépot au papier, elle m'abandonne, & dès qu'une fois  , L i v a £ VII. 123 fa! écrit une chofe, je ne m'en fouviens plus du tout. Cette fingularité me fuit jufques dans la mufique. Avant de 1'apprendre, je favois par cceur des n ultitudes de chanfons: fitót que j'ai fu char.ter des airs notés, je n'en ai pu retenir aucun, & je doute que de ceux que j'ai le plut aimés j'en puffe aujourd'hui redire un feul tout entier. Ce que je me rappelle bien diftinébment dars cette occafion, c'eft qu'arrivant a Vincennes, j'étois dans une agitation qui tenoit du délire. Diderot 1'appercut; je lui en dis la caufe, & je iui lus la profopopée de Fabricius, écrite eu crayon fous urli chêne. II m'exhorta de donnet 1'effor a mes idéés, ét de concourir au prix. Je le fis, & dés eet inftant je fus perdu. Tout le refte de ma vie & de mes malheurs fut 1'effet inévitable de eet inftant d'égaremenr. Mes fen imens fe montèrent avec la plus iaconce«?able rar idité au ton de mes idéés. Toutes mes perites paffions furent étouffées par 1'enthou» fiafme de la véiité, dela liberté, de la vertur & ce qu'il y a de plus étonnant, eft que cette" eftervefcence fe foutint dans mon cceur durant plus de quatre ou cinq ans, a un auffi haut degré peut-être qu'elle ait jamais été dans le cceur d'aucun autre homme. Je travaillai ce difcours d'une fjcon bien fingulière, & que j'ai prefque toujours fuivie dans mes autres ouvrages. Je lui confacrois les infomnies de mes nuits. Je médi« F t  124 Les Coshssioss. tois dans mon lit a yeux fermés, & je tourrois & retournois mes périodes dans ma tête avec des peines incroyables: puis quand j'étois parvenu a en être content, je les dépofois dans ma mémoire jufqu'a ce que je pulïe les mettre fur le papier: mais le temps de me lever & de m'habiller me faifoit tout perdre , & quand je m'étois mis a mon papier, il ne me venoit prefque plus • rien de ce que j'avois compofé. Je m'avifai de prendre pour fecrétaire, Mde. le Vaffeur. Je 1'avois iogée avec fa fille & fon mari plus prés de moi, & c'étoit elle qui. pour m'épargner un domeflique, venoit tous les matins al'umer mon feu & faire mon petit fervice. A fon arrivée je lui diftois de mon lit mon rravail de la nuit, & cette pratique, que j'ai long-temps fuivie, m'a fauvé bien des oublis. Quand ce difcour.» fut fait, je le montrai a Diderot, qui en fut content, & m'indiqua quel. ques correftiors. Cependant eet ouvrage plein da chaleur & de force, manque abfolument de logique & d'ordre; de tous ceux qui font fortis de ma plume c'eft le plus foible de raifonnement, & le plus pauvre de nombre & d'harmonie ; mais avec quelque talent qu'on puiffe être né , Tart d'écrire ne s'apprend pas tout d'un coup. Je fis partir cette pièce fans en parler a perfonne autre, fi ce n'eft, je penfe, a G...., avec lequel depuis fon entrée chez le comte de F....  Livre VU. n§ je commercois a vivre dans Ia plus grande intimlV té. II avoit un clavecin qui nous fervoit de point de réunion, & autour duquel je paflbis avec lui tous les momens que j'avois de libres, a chanter des airs italiens & des barcarolles fans trève & fans relache du matin au foir, ou plutót du foir au matin, & fitót qu'on ne me trouvoit pas chez Mde. D...n, on étoit für de me trouver chez M. G..., ou du moins avec lui, foit a la promenade, foit au fpeétade. Je ceffai d'aller a la comédie italienneoü j'avois mes entrees, mais qu'il n'aimoitpas, pour aller avec lui, en payant, i la comédie frangoife dont il étoit paffionné. Enfin un attraic fi puiffant me lioit è ee jeune homme , & j'en devins tellement inféparable, que la pauvre tante elle-même en étoit néghgée, c'eft-a-dire, que je Ia voyois moins ^ car jamais un moment de ma vie mon attachement pour elle ne s'eft afFoiblie. Cette impoflïbilité de pariager a mes inclinations le peu de temps que j'avois de libre, renouveüa plus vivement que jamais ie defir que j'avois depuis longtemps de ne faire qu'un ménage avec Thérèfe; mais Pembarras de fa nombreufe familie, & fur-tout le défaut d'argent pour acheter des meubles, m'avoit jufqu'alors retenu. L'oecafion de faire un efiört fe préfenta, & j'en profitai, M. de F 1 & Mde. D...n' fentant bien que huit a neuf cent francs par an ne pouvoient me fuffire , portèrent de leur propre mo». F 3  X 2 6 Les C o h f e s s i a n s-, vement mon honoraire annuel jufqu'a cinquante Jouis, & de plus, Mde. D ..n apprenant que je eherchois a me mettre dans mes meubles, m'aida de quelques fecours pour cela; avec les meubles qu'avoit déia Thérèfe nous mimes tout en commun, & ayant loué un petit appa-tement al'hótel de Larguecioc, rue de Grenelle St. Honoré, chez de très-bonnes gens, nous nous y arrangeimes comme nous purn.es, & nous y avons demeuié paifiblement & agréablement pendant fept ans, ïufqu'a mon délogement pour 1'Her.mitage. Le père de Thérèfe étoit un vieux bon homme trè"-doux, qui craignoit extrêmement fa femme, & qui lui avoit donné pour cela le furhom delieutenant ciiminel, que G.... par plaifanterie tranfporta dans la fuite a la fille. Mde. le Vaffour ije manquoit pas d'efprit, c'eft-a-dire d'adreffe ; eile fe piquoit même de poli toffe & d'airs du grand monde; mais elle avoit un patelinage myftérieux qui m'étoit infupportable , donnant d'affsz mauyais confeils a fa fille, cherchant a la rendre diffimulée avec moi, & cajolant féparément mesamis aux dépens les uns des autres & aux miens; du jefte afTez bonne mère, paree qu'elle trouvoit fon compte a 1'ê're, & couvrant les fautes de fa fille, paree qu'elle en proikok. Cette femme, que je comblois d'attentions, de foins, de petits cadeaux, & dont j'avois extrêmement a cceur de me faire aimer, éto:t, par 1'impoffibüité que j'éprouvois d'y parvenir, la feule caufe de peine que.  Livre VII, I2Y j'euiTe dans mon petit ménage; &, du refte, je puis dire avoir goüté durant ces iïx ou fept ans le plus parfait bonheur comeftique que la foibleffe hurnaine puiiTe comporter. Le cceur de ma Thérèfe étoit celui d'un ange: notre attachement croilToit avec notre intimité , & nous fentions davantage de jour en jour combien nous étions faits 1'un pour Tautre. Si nos plaifïrs pouvoient fe décrire, ils feroient rire par leur fimplicité. Nos promenades tête a tête hors de la ville , oü je dépenfois magnifiquement huit ou dix fole a quelque guinguette. Nos petits foupés a la croifée de ma fenêtre , aflls en vis-a-vis fur deux petites chaifes, pofées fur une malle qui tenoit la largeur de Tembrafure. Dans cet e fituation Ia fenêtre neus fervoit de table, nous refpirions Tair , nous pouvions voir les environs , les pailans, &, quoiqu'au quatrième étage, plonger dans la rue tout en mangean*. Qui déciira, qui femira les charmes de ces repas, compofés pour tout mets d'un quarlier de gros pain , de quelques cerifes , d'un petit raorceau de fromage, & d'un demi-feptier de vin que nous buvions è nous deux? Amitié, confiance„ intimité, douceurd'ame, que vos aiTaifonnemens font délicieux! Quelquefois nous reftions-la jufqu'a minuit fans y fonger, & fans nous douter de Theure, fi la vieiile maman ne nous en eüt avertis. Mais laiiTons ces détails qui paroitront infipi» ï 4-  S28 Les Confessïons. des ou rifibles: je 1'ai toujours dit & fenti, la véritable jouiffarxe ne fe décrit point. J'en eus a-peu-près dans le même temps une plu> groffière, la dernière de cette efpèce que j'aie eue i me reprocher. J'ai dit que le miniftre Klupffeli étoit aimable; mes liaifons avec lui n'étoient guères moins étroites qu'avec G...., & de« vinrent auffi fami;:ères ; ils mangeoient quelquefois chez moi. Ces repas, un peu plus que firn-' pies, étoient égayé par les fines & folies poliffonneries de Klu, ffell & par les plaifans germanifmes de G qui n'étoit pas encore devenu punfte. La fenfualité ne préfidoit pas a nos petites orgies; mais la joie y fuppléoit, & nou< nous trouvions fi bien enfemble, que nous ne pouvions plus nous quitter. Klupffeli avoit mis dans fes meubles une petite fille qui ne laiflbit pas d'étre a tout le monde, paree qu'il ne pouvoit 1'entretenir a lui feul. Un foir, en entrant au café, nous le trouvames qui en fonoit pour aller fouper avec elle. Nous le raillames; il s'en vengea galamment en nous mettant du même fouper, & puis nous raillant a fon tour. Cetie pauvre créature me parut d'un affez bon naturel, très-douce, & p u faite a fon métier, auquel une forcière , qu'elle avoit avec elle, la ftyloit de fon mieux. Les propo< & le vin nous égayerent au point que nous i ous oubliamei. Le bon Klupffeli ne voulut pas faire fes honneurs a demi, & nous paflames tous  Livre VIL 129 tous trois fuccefllvement dans Ia chambre voifine avec Ia pauvre petite, qui ne favoit fi elle devoit rire ou pleurer. G.... a toujours affirmé qu'il ne 1'avoit pas touchée : c'étoit donc pour s'amufer a nous impatienter qu'il refta fi long-temps avec elle; & s'il s'en abftint, il eft probable que ce fut par fcrupule, puifqu'avant d'entrer chez le comte de F.... il logeoit chez des filles au même quartier St. Roch. Je fortis de la rue des Moineaux, oü logeoit cette fille, aufli honteux que St. Preüx fortit de la maifon oü on 1'avoit enivré, & je me rappelai bien mon hiftoire en écrivant Ia fienne. Thérèfe s'appercut a quelque figne & furtout a mon air confus, que j'avois quelque reproche a me faire; j'en allégeai le poids par ma franche & prompte confeffion. Jeüs bien, car dès Ie lendemain G vint en triomphe lui raconter mon forfait en 1'aggravant, & depuis lors rl n'a jamais manqué de lui en rappeler malignement le fouveni'r; én cela d'autant plus coupable, que 1'ayant mis libremcct & volontairement dans ma confidence, j'avois droit d'attendre de lui qu'il ne m'en feroit pas repentir. Jamais je ne fentis mieux qu'en cette occafion Ia bonté de cceur de ma Thérèfe: car elle fut plus choquée du procédé de G qu'offenfée de mon infidélité; & je n'effuyai de fa part que des reproches touchans & tendres , dans lefquels jg n'appercus jamais Ia moindre tracé de dépit. La fimplicité d'efprit de cette excellente fille ft,  ijj Les C o kf e s s i o n s. égaloit fa bonté de cceur, c'eft tout dire; mais un exerrple qui fe préfente, mérite pourtant d-'être ajouté. Je lui avois dit que Klupffeli éto t miniftre & chapelain du prince de Saxe-Gotha U.i miniftre étoit pour elle un homme fi fingulier, que, confondant comiquement les idéés le> plus difparates, elle s'avifa de prendre Klupffeli pour le pape ; je la crus folie la première fois qu'elle me dit, comme je remrois, que le pape m'étoit venu voir. Je la fis expliquer, & je n'eus rien de plus preffé que d'aüer conter cette bifloire a G.... & ï K'upffpl, a qui le nom de pape en refta parmi nous. Nous donnames a la fille de la rue des Moirieaux , le nom de Papeffe Jeanne. C'étoient des rires inextinguibles; nous étoufBons. Ceux qui, dans une lettre qu'il leur a plu de m'attribuer, m'ont fait dire que je n'avois ri que deux fois en ma, vie, ne m'ont pas connu dans ce temps-la, ni dans ma jeuneffe: car affurément cette idéé n'auroit jamais pu leur venir, L'année fuivante 1750, comme je ne fongepis plus Èt mon difcours, j'appris qu'il avoit ïeroporté le prix a Dijon. Cette nouvelle réveilla iputes les idéés qui me 1'avoient diélé, les anima, d'une nouvelle force & acheva de mettre en fer? sentation dans.mon cceur ce premier levain d'bé' TOïfme &. de veitu, que mon père & ma patrie & ÏJutarque y avoient mis dans mon enfance. Je ne trouvai plus rien, de. grand & de beau que d'être Ijjtae, & vertueujt, au deffus de la fortune & dt\  E r v r e VII. Xlt- 1'öpinion, & de fe fuffire a foi-même. Quoique la mauvaife bonte & la crainte des iifflets m'empêchaffent de me conduire d'abord fur ces prin» cipes, & de rompre brufquement en vifière aux< maximes de mon fiècle, j'en eus dès-lors Ia volonté déciJée, & je ne tardai a Texécuter qu'au. tant de temps qu'il en falloit aux contradictions; pour 1'irriter & la rendre triomphante. Tandis que je philofophois fur les devoirs de i'bomme, un événement vint me fa're mieux réfléchir fur les miens. Thérèfe devint groflè pour la troifième fois. Trop fincère avec moi, trop fier en dedans peur vouloir démentir mes principes par mes ceuvres, je me mis a examiner Iadeftination de mes enfans, fc mes liaifons avec leur mère fur les löis de la nature, de la juftice & de la raifon, & fur celles de cette religion pure, fainte , éternelle comme fon auteur, que les hommes ont fouillée en feignant de vouloir la purifier, & dont ils n'ont plus fait par leurS formules qu'une religion de mots, vu qu'il en coüte peu de prefcrire 1'impoffible, quand on fé difpenfe de Ie pratiquer. Si je me trompai dans mes réfultats, rien n'ell plus étonnant que la fécurité d'ame avec laquellè' je m'y livrai. Si j'étois de ces hommes mal nés, fourds a Ia douce voix de la nature, au-dedans öefquels aucun vrai fentiirent de juftice & d'humanité ne germa jamais, eet endurciifement feroii iout fimple. Mais cette chaleur de creur,, cette E <5  ,32 Les Cobfissiobs, fenfibilité fi vive, cette facilité k former des attachemens; cette force avec laquelle ils me fubjuguent; ces déchiremens cruels quand il les faut ,rompre ; cttte bienveillance innée pour mes temblables; eet amour ardent du 6rand, duvrai, du beau, du jufte; cette horreur du mal en tout genre; cette impoffibilité de haïr, de nuire & même de le vouloir; eet attendriifement, cette vive fcdouce émotion que je fens k 1'afpeft de tout ce qui eft vertueux, génereux, aimable: tout ce!a peut-ii jamais s'accorder dans la même ame avec la dépravation qui fait fouler aux pieds fans ïcrupule le plus doux des devoirs? Non, ie le fens, & Ie dis hautement; cela n'eft pas poffible. Jamais un feul inftant de fa vie J. J. n'a pu être un homme fans fentiment, fans entrailies, un père dénaturé. Vai pu me tromper, mais non m'endurcir. Si je difois mes raifons, j'en dirois trop. Puifqu'elles ont pume féduire, elles en féduiroient bien d'auties: je ne veux pas expofer les jeunes gens qui pourroient me lire a fe laiffer abufer par la même erreur Je me contenterai de dire qu'elle fut telle, qu'en livrant mes enfans k 1'éducation publique, faute de pouvoir les élever moi-même; en les deftinant a devenir ouvriers & payfans, plutót qu'aventuriers & coureurs de fortunes, je crus faire un a£te de citoyen & de père; & je me rejrardai comme un membre de la république de P!abn Plus d'une fois depuis Iors, les regrets de aon eceur m'ont appris que je m'étoü trompé;  LlVEE VII. j5S mais loin que ma raifon m'ait donné le même avertifiement, j'ai fouvent béni le ciel de les avoir garanti par-la du fort de leur père, & de celui qui les menacoit quand j'aurois éte forcé de les abar donner. Si je les avois laiffés a Mde. D'. ...y, ou k Mde de L g, qui, {oit par ami. tié , foit par générofité , foit par quelqu'autre motif, ont voulu s'en charger dans la fuite, auroient-ils été plus beureux, auroient-ils éié élevés du moins en connétes gens? Je 1'i'gnore; mais je fuis fur qu'on les auroit portés k haïr, peutêtre a trabir leurs parens: il vaut mieux cent fois qu'ils ne les ayent point conrus. Mon troifième enfant fut donc mis auxEnfanstrouvés, ainfi que les premiers, & il en fut de même des deux fuivans; car j'en ai eu cinq en tout. Cet arrangement me parut fi bon, fi fenfé, 6 légiiime, que fi je ne m'ea vantai pas ouverte' ment, ce fut uniquement par égard pour Ia mère mais je le dis a tous ceux k qui j'avois déclaré nos liaifons; je Ie dis a Diderot, a G....; je 1'ap. pris dans la fuite a Mde. D'.... y, & dans Ia fuite encore i Mde. de L g, & cela librement, franchement, fans aucune efpèce de néceffité & pouvant aifément le cacher i tout Ie monde; car la Gouin étoit une honnête femme, très-difbrète & fur laquelle je comptois parfaitement. Le feu} de mes amis k qui j'eus quelqu'intérêt de m'ouvrir, fut le médecin Thierry, qui foigna ma pauvre' tante dans une de fes couches, oü elle fe trouva E2  x34, Les C' o n * e s s i o n fort raai, En un mot, je ne mis aucun myftère a ma conduite, non-feulement paree qua je n'at jamais rien fu cacher a mes amis, mais paree qu'en effet "je n'y voyois aucun mal. Tout pefé, je choifis pour mes enfans le mieux , ou ce que je crus ritte. J'aurois voulu, je voudrois encore avpijt été élevé & nourri comme ils font été. ■ Tandis que je faifois ainfi mes confidences,. Mde le VatTeur les faifoit auffi de fon cóté, mais dans'des vues moins défintéreffées. Je les avoisinuoiuites, elle & fa fiU?, chez Mde. D...n, qui, par amitié pour moi, avoit mille bontés pour elles. La mère la mit dans le fecret de fa fille. Mde. D...n, qui eft bonne & généreufe, & a qui elle fie difoit pas combien, malgré la modicité de mes reflöurces, j'étois attentif a pourvoir a tout, y pourvoyoitde fon cóté avec une libérale ' que par 1'ordre de la mère, la fille m'a toujours cachée durant mon féiour a Paris, & dont elle ne me fit 1'aveu qu'a 1'Herinitage, a la fuite de plufieurs autres épanchemens de cceur. J'ignoI0is que Mde. D...n, qtti ne m'en a jamais fait le moindre femblant, fut fi bien inftruite: j'i- gnore encore fi Mde. de C i fa bru te fut auffi • mais Mde. de F 1 fa beUe-fiile le fut. &■ Be put s'en taire. Elle m'en paria 1'année fuivante lorfque j'avois déja quitté leur maifon. Cela m'êngagea a lui écrire a ce fujet une lettre qu'on trouvera dans mes recueils. & dans laquelle j'expofb: celles de mes raifens que je pouvois dire fans con>  Livre VII. pmmettre Mde. Ie Vaffeur & fa familie; car les plus déterminantes. venoient de-la, & je les tus. Je. fuis fur de Ia difcretion de Mde. D...n & de 1'amitié de Mde. de C x; je Pétois ce celle de Mde. de F I, qui , d'ailleurs, mou- rut longtemps avant que mon fecret fut ébruLé. Jamais il n'a pu 1'être que par les gens mémes a. qui je 1'avois confié, & ne 1'a été en effet qu'a. prés ma rupture avec eux. Par ce feul fait, jjs fontjugés: fans vouloir me difculper du blümeque je mérite, j'aime mieux en être chargé que de celui que mérite leur méchanceté.. Ma firnte eft grande, mais c'eft une erreur: j'ai négligé mes devoirs, mais Ie défir de nuire n'eft pasef.tré dans mon cceur, & les entrailles de père ne fauroient parler bien puiffamment pour des enfans qu'op n'a jamais vus: mais trahir Ia confiance de 1'amitié, violer Ie plus faint de tous les pades,. publier les fecrets verfés dans notre fein, déshonorer a plaifir 1'ami qu'on a trompé, & qui rous refpecte encore en nous quittant, ce ne font pas la des fautes; ce font des bafieffes d'ame & des noirceurs. J'ai promis ma confeffion, non ma juftifcation; ainfi je m'arrête ici fur ce point. C'eft A moi d'être vrai: c'eft au leéteur d'être jufte. Je ne lui demanderai jamais rien de plus. Le mariage de Mi de C x me rendit Ia maifon de fa mère enore plus agréable par le mérite & 1'efprit de la nouvelle, mariée, jeune  i3 arque ici 1'époque qui m'attira leur jaloufie: ils m'auroient pardonné peut-être de briller dans Tart d'écrire; mais ils ne purent me pardonner de donner par ma conduite un exemple qui fembloit les importuner. J'étois né pom 1'amitié, mon humeur fa. cile & douce la nourriffoit fans peine. Tant que je vécus ignoré du public, je fus aimé de ious * ceux qui me connurent, & je n'eus pas un feul ennemi; mais fitöt que j'eus un nom , je n'eus plus d'amis. Ce fut un trés grand malheur ; un plus grand encore fut d'être environné de gens qui prenoient ce nom, &qui n'ufèrent des droits qu'il leur donnoitque pour m'entrainer a ma perte.  i+i Les Cosftssioss. La fuite de ces mémoires déroloppera cette odieufe trame; je n'en montre ici que 1'origine, on en Terra bientót former le premier nreud. Dans 1'indépendance oü je voulois vivre, il falloit cependant fubfifter. J'en imaginai un moyen trés fimple: ce fut de copier la mufique a tant la page. Si quelque occupation plus folide eut rempli le même but, je 1'aurois prife; mais ce tatent étant de mon gofu& le feul qui, fans affujetr tiffement perfonnel, put me donner du pa.n au jour le jour, je m'y tins. Croyant n'avo.r plus befoin de prévoyance, & faifant taire la yanite de caiffier d'un financier, je me fis coprfte de mufique. Je crus avoir gagné beaucoup a ce choix, & je m'en fuis fi peu repenti, que je n'ai quitté ce métier que par force, pour le reprendre aufiltót que je pourrai. Le fuccès de mon premier difcours me rendit 1'exécution de cette réfolution plus facile. Quand il eut remporté le prix, Diderot fe chargea de Ie faire imprimer. Tandis que j'étois dans mon lit il m'écrivit un billet pour m'en annoncer a publicatie* & 1'efFet. flprwd, me marquoit-il, teut par dtfu, les nuts ; il n'y a f* d'exmple d m fuccès pareil. . , Cette faveur du public nullement bnguée, & pour un auteur inconnu, me donna la première aifurance véritable de mon talent, dont, malgré le fentiment interne, j'avois toujours douté jufqu'alors. Je compris tout 1'avantage que j'en pou-  L i v s £ VII. 143 vois tirer pour Ie parti que j'étois prët a prendre, & je jugeai qu'un copifte, de quelque célébrité dans ies lettres, ne manqueroit vraifemblablemeat pas de travail. Sitót que ma réfolution fut bien prife & bien confirmée, j'écrivis un billet a M. de F 1 pour lui en faire part, pour le remercier, ainfl que Mde. D...n, de toutes leurs bontés, & pour leur demander leur pratique. F 1 ne eomprenant rien a ce billet, & me croyant encore dans le tranfport de la fièvre, accourut chez moi; mais il trouva ma réfolution fi bien prife, qu'il ne put parvenir a Tébranler. 11 alla dire k Mde, D....n & k tout le monde que j'étois devenu fou; je laiffai dire, & j'allai mon train. Je commengai ma réforme par ma parure; je quittai la dorure & les bas blancs; je pris une perruque ronde; je pofai 1'épée; je vendis ma montre, en me difant avec une joie incroyable: Grace au ciel, je n'aurai plus befoin de favoir 1'heure qu'il eft! M. de F 1 eut 1'hon- nêteté d'attendre affez longtemps encore avant de difpofer de fa caiffe. Enfin, voyant mon parti bien pris, il la remit a M. d'Alibard, jadis gouverneur du jeune C x, & connu dans Ia botanique par üFiora parifienfa (*). Queiqu'auftère (*) Je ne doute pas que tout ceci ne foit maimenant conté bien diffcremment par F...{••) & fes conlortsj mais je m'en rapporte a ce qu'il en dit alors & long;  144 Les Confessions. que fut ma réforme fomptuaire, je ne Tétendis pas d'abord jufqu'a mon linge, qui étoit beau & en quantité, refte de mon équipage de Venife, & pour lequel j'avois un attacnement particu'ier. A force d'en faire un objet de propreté, j'en avois fait un objet de luxe, qui ne laiffoit pas de m'être coüteux. Quelqu'un me rendit le bon office de me délivrer de cette fervitude. La veille de JNoël, tandis que les gou-erneufes étoient a vepres & que j'étois au conce-t fpirituel, on forgala porte d'un grenier, oü étoit étendu tout notre linge après une leffiwe qu'on ■ enoit de faire. On vola tout, & entrautres quara.te-deux chemifes a rnoi de très-bel'e toile , & q-i faifoient le fond de ma garde-robe en linge. A la facon dont les voifins dépeUnuent un homme qu'on avoit vu fortir de 1'hö el portant des paquets a la même heure , Thérèfe & moi fupconnames fon frère, qu'on favoit être un trés mauvais fujet. La mère repouiTa vivement ce foupcon, mais tant d'indices le confïrmèrent, qu'il nous refta malgré qu'elle en eüt. Jen'ofai faire d'exades recherches de peur de trouver plus que je n'aurois voulu. Ce frère ne fe mon« tra plus chez moi, & difparut enfin tout a fait. Je déplorai le fort de Thérèfe & le mien, de tenir a une familie fi mêlée, & je I'exhor;ai plus que temps après h tout le monde jufqo'a la formation da complot, & Jont les gens de bon fens & de bonne foi ont ciü conferver le louvenir.  Livre VIII. 145 que jamais de fecouer un joug auffi dangereux. Cette aventure me guérit de la ppffion du beau linge, & je n'en ai plus eu depuis lors que da trés commun, plus affortiffant au refte de mon équipage. Ayant ainfi completté ma réforme, je ne fongeai plus qu'a la rendre folide & durable, en travaillant a déraciner de mon cceur tout ce qui tenoit encore au jugement des hommes, tout ca qui pouvoit me détourner par Ia crainte du blams de ce qui étoit bon & raifonnable en foi. A 1'aide du bruit que faifoit mon ouvrage, ma réfolution fit du bruit auffi, & m'attira des pratiques; de forte que je commencai mon métier avec aflez de fuccès. Plufieurs caufes, cependant, m'empêchèrent .d'y réuffir comme j'aurois pu faire en d'autres circonftances. D'abord ma mauvaife fanté. L'attaque que je venois d'efluyer eut des fuites qui ne m'ont laiiTé jamais auffi bien portant qu'auparavant, & je crois que les médecins auxquels je me li /rai, me firent bien autant de mal que la maladie. Je vis fucceffivement Morand, Daran, Helvét'us, Malouin, Thyerri, qui, tous très-favans, tous mes amis, me traitèrent chacun a fa mode, ne me foulagèrent point, & m'affoiblirent confidérablement. Plus je m'afierviffois a leur direftion, plus je devenois jaune, maigre, foible. Mon imaginati. n, qu'ils effarouchoient, mefurant mon état fur 1'efFët de leurs drogues, ce me montroit avant la mort qu'une Suppl. Tom. VII. G  ï^rj Les Cohfusioss, fuite de fouffrances, les rétentions, la gravelle, Ia pierre. Tout ce qui foulage les autres, les tifannes, les bains, la faignée, empiroit mes jnaux. M'étant appercu que les fondes de Daran, qui feules me faifoient quelqu'effet, & fans lefquelles je ne croyois plus pouvoir vivre, neme donnoient cependant qu'un foulagement momentané , je me mis a faire a grands ftais d'immenfes proviiions de fondes pour pouvoir en potter, toute ma vie, même au cas que Daran vint a manquer. Pendant huit ou dix ans que je m'en fuis fervi fi fouvent, il faut, avec tout ce qui m'en refte, que j'en aye acheté pour cinquante louis. On fent qu'un traitement fi couteux, fi dos> loureux , fi pénible, ne me laiflbit pas travailler fans diftraótion, & qu'un mourant ne met pas une ardeur bien vive a gagner fon painquotidicn. Les occupations littéraires firent une autre distracïion non moins préjudiciable a mon travail journalier. A peine mon difcours eut-ilparu, que les défenfeurs des lettres fondirent fur moi comme de concert. Indigné de voir tant de petitsMesfieurs JotTe, qui n'entendoient pas rr.ême Ia queftitm, vouloir en décider en maïtres, je pris la plume, & j'en traitai quelques-uns de manière a ne pas laüfer les rieurs de leur cóté. Un certain M. Gautier, de Nancy, le premier qui tornba fous ma plume, fut rudement mal mené dans une lettre a M. G.... Le fecond fut le roi  Livre VIII. 147 Staniflas lui-même, qui ne dédaigna pas d'entrer en lice avec moi. L'honneur qu'il me fit me for5a de changer de tour pour lui répondre; j'en pris un plus grave, mais non moins fort: & fans manquer de refpect a 1'auteur, je réfutai pleine. ment Touvrage. Je favois qu'un Jéfuite, appellé le P. de Menou, y avoit mis la main; je me fiai a mon taft pour démêler ce qui étoit du prince & ce qui étoit du moine; & tombant fans ménagement fur toutes les phfafes jéfuitiques, je relevai chemin faifant un anachronifme, que je crus ne pouvoir venir que du ré vérend. Cette pièce, qui, je ne fais pourquoi, a fait moins de bruit que mes autres écrits, eft jufqu'a préfeht un ouvrage unique dans fon efpèce. J'y faifis 1'occafion qui m'étoit offerte d'apprendre au public comment un particulier pouvoit défendre la caufe de la vérité contre un fouverain même. U eft difficüe de prendre en même temps un ton. plus fier & plus refpeélueux que celui que je pris pour lui répondre. J'avois le bonheur d'avoir a faire a un adverfaire pour lequel mon cceur pleind'eflime pou/oit, fans adulation, la lui témcigner; c'eft ce que je fis avec affez de fuccès,mais toujours avec dignité. Mes amis, effrayés pour moi, croyoient déja me voir a la Baftillc. Je n'eus pas cette crainte un feul moment, ct j'eus raifon. Ce bon prince, après avoir vu ma réponfe, dit: J'ai mon compte, je ne m'y frottt'plus. Depuis lors je recus de lui diverfes marqués G *  3 4.8 Les Ccnfessions. d'eftirne & de bienveillance, dont j'aurai quelcraes-unes a citer, & mon écrit courut tranquillement la France & 1'Europe, fans que perfonne y trouvat rien a blamer. J'eus peu de temps après un autre adverfaire auquel je ne m'étois pas attendu; ce même M. Bordes, de Lyon, qui, dix ans auparavant, m'avoit fait beaucoup d'amitiés & rendu plufieurs fervices. Je ne 1'avois pas oublié, mais je Pavois négligé par pareffe, & je ne lui avois pas envoyé mes écrits faute d'occafion toute trouvée pour les lui faire patier. J'avois donc tort , & il m'attaqua, honnêtement toutefois, & je répondis de même. II répliqua fur un ton plus décidé. Cela donna lieu a ma dernière réponfe, après laquelle il ne dit plus rien; mais il devinc mon plus ardent ennemi, faifit le temps de mes malheurs, pour faire contre moi d'affreux libelles & fit un voyage a Londres exprès pour m'y nuire. Toute cette polémique m'occupoit beaucoup, avec beaucoup de perte de temps pour ma copie, peu de progrès pour la vérité & peu de profit pour ma bourfe. Piffot, alors mon libraire, me donnant toujours trés peu de chofe de mes brochures , fou. vent rien du tout; &, par exemple, je n'eus pas un liard de mon premier difcours: Diderot le lui donna gratuitement. II falloit attendre longtemps, en tirer fou a fou le peu qu'il me donnoit; cependant la copie n'alloit point. Je faifois deux mé. tiers, c'étoit le moyen de faire mal 1'un & 1'autre.  Livre VIII. 14^ lis fe contrariolent encore d'une autre facort par les diverfes manières de vivre auxquelles ils m'aiTujettifToient. Le fuccès de mes premiers écrita m'avoit mis a la mode. L'état que j'avois pris excitoit la curiofité : 1'on vou'oit connoitre eet homme bifarre qui ne recherchoit perfonne, & ne fe foucioit de rien que de vivre libre & heureux 4 fa manière : c'en étoit affez pour qu'il ne le put point. Ma chambre ne défempliffoit pas de gens qui , fous divers prétextes , venoient s'einparer de mon temps. Les femmes employoient mille rufes pour m'avoir k diner. Plus je brufquois les gens , p'us ils s'obftinoient. Je ne pouvois refufer tout le monde. En me faifant mille ennemis par mes refus, j'étois inceffamment fubjugué par ma complaifance, & de quelque facon que je m'y priffe, je n'avois pas par jour une heure de temps a moi. Je fentis alors qu'il n'eft pas toujours aufïï aifé qu'on fe 1'imagine d'êtie pauvre & indépendant. Je vou'ois vivre de mon mét'er; le public ne le vouloit pas. On imaginoit mille petits moyens dc me dédommager du temps qu'on me faifoit perdre. Bientót il auroit fallu me montrer comme Polichinelle, a tant par perfonne. Je neconnois pas d'alTu,e!tiiTement plus aviliffant & plus cruel que celui-la. Je n'y vis de remède que de refufer les cadeaux grands & petits, & de ne faire d'exception pour qui que ce fut. Tout cela ne fit qu'attim les donneurs, qui vouloient avoir la gloire G 3  $5» Les Contessi ü'n s. de vaincre ma réfiftance & me forcer de leur être obligé malgré moi. Tel qui ne m'auroit pas donné un écu fi je 1'avois demandé , ne ceffoit de m'importuner de fes offres, & pour fe venger de les voir rejettées, taxoit mes refus d'arrogance & d'oftentation. On fe doutera bien que Ie parti que j'avois pris, & Ie fyftême que je voulois fuivre, n'étoient pas du gout de Mde. Ie Vaffeur. Tout Ie céfintéreiTement de Ia fille ne 1'empêcboit pas de fuivre les direfttons de fa mère , & les gouvirxcufes, comme les appeloit Gauffecourt, n'étoient pas toujours aufïï fermes que moi dans leurs refus. Quoiqu'on me cacbat bien des chofes, j'en vis affez pour juger que je ne voyois pas tout, & cela me tourmenta moins par I'accufation de connivence , qu'il m'étoit aifé de pré voir , que par 3'idée cruelle de ne pouvoir jamais être maitre chez moi ni de moi. Je priois, je conjurois , je me fichois; le tout fans fuccès: la Maman me faifoit pafTer pour un grondeur éternel, pour un bourru. C'étoient avec mes amis des chuchoteries continuelles ; tout étoit myftère & fecret pour moi dans mon ménage, & pour ne pas m'expofer fans ceffe a des orages, je n'ofois plus m'informer de ce qui s'y paffoit. II auroit fallu pour me tirer de tous ces tracas , une fermeté dont je n'étois pas capable. Je fa vois crier & non pas agir; on me laiffoit dire & 1'on alloit fon train. Ces tiraillemens continuels & les importunités  Livre VIII. 151 journalières auxquelles j'étois affujetti, me rendirent enfin ma demeure & Ie féjour de Paris défagréables. Quand mes incommodités me permettoient de fortir, & que je ne me laiffois pas entrainer ici ou la par mes connoifTances, j'allois me promener feul, je rêvois a mon grand fyftême ; j'en jetois quelque chofe fur le papier, a 1'aide d'un livret blanc & d'un crayon que j'avois toujours dans ma poche. Voiia comment les défagrémens imprévus d'un état de mon choix, me jetèrent par diverfion tout-a-fait dans la littérature, & voila comment je portai dans tous mes premiers ouvrages la bile & 1'humeur qui m'en faifoient occuper. Une autre chofe y contribuoit encore. Jeté malgré moi dans le monde fans en avoir le ton, fans être en état de le prendre & de m'y pouvoir affujettir , je m'avifai d'en prendre un a moi qui m'en difpenfat. Ma fotte & maufTade timidité que je ne pouvois vaincre , ayant pour principe Ia crainte de manquer aux bienféances, je pris pour m'enhardir, le parti de les fouler aux pieds. Teme fis cynique & cauftique par honte; j'atfectai de • mépiifer la politeffe que je ne favois pas pratiquer. II eft vrai que cette apre'é, conforme a me* nouvejux principes, s'ennoblifToit dans mon ame, y prenoit 1'intrépidité de la vertu , & c'eft, je 1'ofe dire, fur cette augufte bafe qu'elle s'eft foutenue mieux & plus longtemps qu'on auroit d'Ê Ta tèndre d'un effet fi contraire a mon naturel.G 4  15a ' L e s C o n >- r. s s i o n s. Cependant malgré Ia réputation de mifan'ropie que mon extérieur & quelques mots heureux me donnèrent dans le monde, il eft certain que dans le particulier je foutins toujours mal mon perfonBage , que mes amis & mes connoiffances menoient eet ours fi farouche cemme un agneau, & que, bornant mes farcafmes a des vérités dures, mais générales , je n'ai jamais fu dire un mot defobligeant a qui que ce fut. Le Devin du village acheva de me mettre a la mode, & bientót il n'y eut pas d'homme plus recherché que moi dans Paris. L'hiftoire de cette pièce, qui fait époque, tient a celle des liaifons que j'avois pour-lors. C'eft un détail dans lequel je dois entrer pour 1'intelligence de ce qui doit fuivre. J'avois un affez grand nombrede connoiffances, mais deux feuls amis de cboix, Diderot & G.... Par un effet du defir que j'ai de raffembler tout ce qui m'eft cher , j'étois trop 1'ami de tous les deux pour qu'ils ne le fuffent pas bientót Tun de 1'autie. Je les liai; ils fe convinrent, &s'unirent encore plus étroitement entr'eux qu'avec moi. Diderot avoit des connoiffances fans nombre, mais • G.... étranger & nouveau venu, avoit befoin d'en faire. Je ne demandois pas mieux que de lui en procu er. Je lui avois donné Diderot; jelui donnai Gauffecourt. Je Ie menai chez Mde. de C x . chez Mde. D'.. .y . chez le baron d'H k, avec lequel je me trouvois lié prefque malgré  Livre VIII. IS3 malgré moi. Tous mes amis devinrent les fiens; cela étoit tout fimple : mais aucun des fiens ne devint jamais le mien ; voila ce qui 1'étoit moins. Tandis qu'il logeoit chez le comte de F , il nous donnoit fouvent a diner chez lui; mais jamais je n'ai recu aucun témoignage d'amitié ni de bien- veillance du comte de F , ni du comte de S g fon parent, très-familier avec G ... , ni d'aucune des perfonnes tant hommes que femmes avec lefquelles G.... eut par eux des liaifons. J'excepte le feul abbé Raynal, qui, quoique fon ami, fe montra des miens, & m'offrit dans 1'occaiion fa bourfe avec une générofité peu commune. JMais je connoiiTois Tabbé Raynal long-temps avant que G.... le connüt lui-même, & je Un avois toujours été attaché depuis un procédé plein de délicatefle & d'honnêteié qu'il eut pour moi dans une occafion bien légere, mais que je n'oubliai jamais. Cet abbé Raynal eft certainement un ami chaud. J'en eus la preuve a-peu-piès au temps dont je parle, envers le même G...., avec lequel il étoit très-étroitement lié. G..., après avoir vu quelque temps de bonne amitié MUe. F.., s'avifa tout d'un coup d'en devenir éperdument amoureux & de vouloir fupplanter C ....c. La belle fe piquant de conftance, éconduifit ce nouveau prétendant. Celui-ci prit 1'affaire au tragique & s'avifa d'en vouloir mourir. II tomba tout fubitcment dans la plus étrange maladie dont jamais peut-être on ait G 5  154 Les Cü s i i is iob i, oui parler. II paffoit les Jours & les nuits dans unecontinuelle lethargie , les yeux bien ouverts. Ie; pouls bien battant, mais fans parler, fans manger, fans bouger, paroilTant quelquefois entendre, mais ne répondant jamais, pas mème parfigne; & du refte fans agitation, fans douleur,, fans fièvre, & reftant-!è comme s'il eut été mort. L'abbé Raynal & moi nous partageames fa garde. L'abbé, plus robufle & mieux portant, y paffoit les nuits, moi les jours, fans le quitter jamais enfemble, & 1'un ne partoit jamais que 1'autre-- ne fut arrivé. Le comte. de F allarmé, lui amena Senac, qui, après 1'avoïr bien examiné, dit que ce ne,feroit rien, & n'ordonna rien. Mon efFroi pour mon-ami me fit obferver avec foin la , contenance du médecin, & je Ie vis fourire ep foliant.- Cependant le malade refta plufieurs jours . immobile, fans prendre ni bouillon ni quoi que ce fut, que. des cerifes confites que je lui .met»tois de temps en temps fur Ia langus, & qu'il ayaioit fort bien. Un beau matin il fe leva, s'habilla & reprit fon train de.vie ordinaire, fans. que jamais il m au reparie, ni que je lacne, a l'abbé Raynal, ni a perfonne de cette, fingulière létbargie., ni des foins que nous lui.avions ren. djis.s tandis qu'elle avoit duré. Cette aventure ne laiffa pas de faire du bruit,' &c'eut été réellement une anecdote merveilleufe quccla . cruauté, d'une fi le d'opéra eut fait mourïr ag homme de, défefpoir. Cette belle,; pafllon mi;  Livre VUL'. JS5: G... a Ia mode; bientót il palTa pour un prodige' d'amour, d'amitié, d'attachement de toute efpece, Cette opinion Ie fit rechercher & fêter dans le grand riionde, & par-la 1'éloigna de moi, qui jamais n'avois été pour lui qu'un pis-aller. Je le vis prêt a m'échapper tout-a-fait; car tous lesfentimens vifs dont il faifoit parade étoient ceux: qn'avec moins de bruit j'avois pour lui. J'étois' bien aife qu'il réuflït dans le monde; mais je n'aurois pas voulu que ce fut en oubliant fon ami. Je lui dis ua jour: G ..., vous me négligez, je vous Ie pardonne-: quand la première ivrelfe des fuccès bruyans aura fait fon effet & que vous fenti.ez le vide , j'efpère que vous reviendrez i moi, & vous me retrouverez toujours: quant i préfent ne vous gênez point: je vous laiffe libre & je vous attends. II me dit que j'avois raifon, s'arrangea en conféquence, & fe mit fi bien i fon aife, que je ne le vis plus qu'avec nos amis communs. Notre ptincipal point de réunion , avant qu'iï fut auffi lié avec Mde. D' y, qu'il le fut dans la fuite, étoit la maifon du baron d'H ...k. Ce dit baron étoit un fils de parvenu, qui jouiffoit d'une affez grande foriune dont il ufoit noblement, recevant chez lui des gens de lettres & de mérite, & par fon fivoir & fes lumières, tenant biea fa place au milieu d'eux. Lié depuis long-temps avec Diderot il m'avoit recherché par fon enircm'fe, même a;ant que mon nom fnt connvu G r>  156 Les Confessiohs. Une répugnance naturelle m'empêcba longtemps de répondre k fes avances. Un jour qu'il m'en demanda la raifon, je lui dis: Vous êtes trop ricbe. Il s'obftina, & vainquit enfin. Mon plus grand malheur fut toujours de ne pouvoir réfifter aux careffes: je ne me fuis jamais bien trouvé I d'y avoir cédé. Une autre connoifTance qui devint amitié, fitót que j'eus un titre pour y prétendre, fut celle de M. Duclos. 11 y avoit plufieurs années que je 1'avois vu pour la première fois a la C e chez Mde. D' y, avec laquelle il étoit très-bren. Nous ne fimcs que diner enfemble, il repartit le même jour. Mais nous caufames quelques momens après le diné. Mde. D' y lui avoit parlé de moi & de mon opéra des Mufes galantes. Duclos, doué de trop grands talens pour ne pas aimer ceux qui en avoient, s'étoit prévenu pour moi, m'avoit invité k 1'aller voir. Malgré mon ancien penchant, renforcé par la connoifTance, ma timidité, ma pareffe me retinrent tant que je n'eus aucun paffe-port auprès de lui que fa complaifan. ce: mais encouragé par mon premier fuccès & par fes éloges qui me revinrent, je fus le voir, il vint me voir; & ainfi commencèrent entre nous des liaifons qui me le rendront toujours cher, & k qui je dois de favoir, outre Ie témoignage de mon propre cceur, que la droiture & la probité peuvent s'allier quelquefois avec la culture des lettres.  Livre VI IL 1.57 Beaucoup d'autres Iiaifoas moins folides, & dont je ne fais pas ici mention, furent 1'efFet de mes premiers fuccès, & durè-ent jufqu'a ce que la curiofité fut fatisfaite. J'étois un homme fi ót vu qu'il n'y avoit rien a voir de nouveau dès le lendemain. Une femme, cependant, qui me rechercha dans ce temps-la, tint plus folide» ment que toutes les autres: ce fut Mde. la marquife de Créqui, nièce de M. le baiüi de Froulay, ambaiTadeur de Malte, dont le frère avoit précédé M. de M.< dans 1'ambaffade de Venife, & que j'avois été voir a mon retour de ce paysla. Mde.de Créqui m'écrivit; j'allai chez elle: elle me prit en amitié. J'y dlnois quelquefois; j'y vis plufieurs gens de lettres, & entr'autres M. S. 1'auteur deSpartacus, deBarnevelt, &c. devenu depuis lors mon implacable ennemi, fans que j'en puifie imaginer d'autre caufe, finon que je porte le nom d'un homme que fon père a bien cruellement perfécuté. On voit que pour un copifte qui devoit être occupé de fon métier du matin jufqu'au foir, j'ai vois bien des diftractions qui ne rendoient pas ma journée fort lucraiïve, & qui m'empêchoient d'être affez attentif a ce que je faifois, pour Ie bien faire; auffi perdoisje a effacer ou gratter mes fautes, ou a recommenccr ma feuille, plus de la moitié du temps qu'on me laiffoit. Cette importunité me rendoit de jour en joar Paris plus infupportable, & me faifoit rechercher la P 7  *53- Les C o n f e s s t o h s, campagne avec ardsur. J'allai plufieurs fois paffee quelques jours a Marcouffis, dont Mde. le A'affeur connoiffoit le vicaire-, chez lequel nous nous 3rrangions tous, de facon qu'il ne s'en trouvoit pas mal. G.... y vint une fois avec nous (i). Le Vicaire avoit de la v0ix, chantoit bien , & quoiqu'il ne fut pas Ia mufique , il apprenoit fa partie avec beaucoup de facilité & de précifion. Nous; v paffions le temps a chanter les trios que j'avois-. 'compofés É C. x. J'y en fis deux ou trois- n juveaux fur des paroles que G .. & le vicaire batifföient tant bien que mal. Je ne puis m'empêcher de regretter ces trios faits & chantés dans des momens de bien pure joie, & que j'ai laiffés a Wootton avec toute ma mufique. Mlle. Davenpert ei a peut-être déja fait des papillo'.tes; mais ils méritoient d'être confervés, & font pour Ia plupart d'en très-bon contre-point. Ce fut après quelqu'un de ces petits voyages oü j'avois Ie plaifir de voir Ia tante a fon aife, bien gaie, & oü je m'égayois fort aufii, que j'écrivis au vicaire fort rapidement & fort mal une épitre en vers qu'on trouvera parmi mes papiers. CO Puisque j'ai négligé de «conter ici une petite ,mals mémorable .venture, que j'eus-la avec ledic M. 'G .. un matin que nous devions aller diner a la tonMine de St. Vandrille, je n'y reviendrai paw mais en V reaenfcnt dans la fuite , j'en ai coiidu qq il couvoit dès-iors au fond de Ion cceur, le cötftfSJot qu il a e»e. *ucé depuis avec un li piouigieux.iuccesj.  £ I V R E VIII,. I Pavois, plus pres de Paris, une autre ftation fort de mon gout, chez M. MufTard, mon compatriote, mon parent & mon ami, qui s'étoit fait a EaiTy une retraite charmante, oü j'ai coulé de bien paifiblei momens» M. MuiTard étoit un joail-ler, homme de bon fens, qui, après avoir acquis dans fon commerce une foitune honnête, & avoir marié fa fille unique a M. de Valmalette, fils d'un agent-de-change, & maltre d'hötel du roi, prit Ie fage parti de quitter fur fes vieux, jours lenégoceéc les affaires, & de mettre un intervalle de repos & de jouiflance entre les tracas de la vie & la mort. Le bon-homme MuiTard, vrai philofophe de pratique, vivoit fans fouci dans aae maifon très-agréable, qu'il s'étoit batie d'auteur & fürement s'il n'y eüt eu li que des hommes , je n'aurois pas été dévoré comme je 1'étois fan-> ceflè du défir de recueillir de mes lèvres , les délicieufes larmes que je faifois couler. J'ai vu des pièces exciter de plus vifs tranfports d'admiration, mais jamais une ivreffe auffi pleine, auffi douce, auffi touchante regner dans tout un fpectacle, & furtout a Ia cour , un jour de première repréfentation. Ceux qui ont vu ce!Ie-!a doivent s'en fouvenir ; car 1'effet en fut unique. Le même foir M. le duc d'Aumont me fit dire de me trouver au chateau le -lendemain fur les onze heures, & qu'il me préfenteroit au roi. M. de Cury qui me fit ce meflage , ajouta qu'on croyoit qu'il s'agiflöit d'une penfion, & que Ie roi vouloit me 1'annoncer lui-même. Croira-t-on que la nuit qui fuivit une auffi brillante journée, fut une nuit d'angoifle & de perplexité pour moi ? Ma première idéé, après celle de cette préfentation, fe porta fur un fréquent befoin de fortir qui m'avoit fait beaucoup fjuffrir le foir même au fpectacle, & qui pouvoit me tourmenter Ie lendemain quand je ferois dans la gallerie ou dans les appartemens du roi parmi tous ces grands, attendant Ie pafTage de fa Majefté. Cette infirmité étoit la principale caufe qui me tenoit écarté des cercles, & qui m'empêchoit d'aller m'enfermer chez des femme?. L'idée feule de 1'état oü ce befoia pouvoit me mettre, étoit capable de me le donnet Suppl.Toin.FII. H  J7o Lés 'C o x f £ s s i o » s, au point de m'en trouver mal , a moins d'un efclandre auquel j'aurois préféré la mort. II n'y a que les gens qui connoiffent eet état, qui puiffent juger de 1'effroi d'en courir le rifque. Je me fïgurois enfuite devant le roi, préfenté a fa Majefté , qui daignoit s'arrêter & m'adreffer la parole. C'étoit-la qu'il falloit de la jufteiTe & de la préfence d'efprit pour répondre. Ma maudite timidité qui me trouble devant le moindre inconnu, m'auroit - elle quitté devant le roi de Trance, ou m'auroit-elle permis de bien choifir a 1'inftant ce qu'il falloit dire ? Je voulois , fans quitter 1'air & le ton févère que j'avois pris, me montrer fenfible a l'honneur que me faifoit un fi grand monarque. II falloit envelopper quelque grande & utile vérité dans une louange belle & méritée. Pour préparer d'avance une réponfe heu. reufe, il auroit fallu pré voir jufte ce qu'il pourioit me dire, & j'étois für après cela de ne pas retrouver en fa préfence un mot de ceque j'aurois médité. Que deviefidrois-je en ce moment & fous les yeux de toute la cour , s'il alloit m'échapper dans mon trouble quelqu'une de mes balourdifes ordinaires? Ce dar>ger m'allarma, m'effraya, me fit fréniir au porot de me déterminer, a tout rifque, ü ne m'y pas expofer. Je perdois, il eft vrai, la penfion qui m'étoit offerte-en quelque forte; mais je m'exemptcis auffi du jou^ qu'elle m'eut impofé. Adieu la vérité, la:liberté, le courage. Comment ofer dé-  L I V R £ VIII. i1% formais parler d'indépendance & de défintérefiement ? II ne falloit plus que flatter ou me tairs r en recevant cette penfion i encore qui m'afluroit qu'elle me feroit payée? Que de pas a faire, que de gens k folliciter ] II m'en coüteroit plus de foins, & bien plus défagréables, pour Ia conferver que pour m'en palier. Je crus donc en y renoncant prendre un parti trés-conféquent a mes principes, & facrifier 1'apparence a Ia réalité. Je dis ma réfolution k G.... qui n'y oppofa rien. Aux autres j'alléguai ma fanté , & je partis le matin même. Mon départ fit du bruit, & fut généralement blamé. Mes raifons ne pouvoient être fenties par tout Ie monde ■ m'accufer d'un fot orguei! étoit bien plutót fait, & contentoit mieux Ia jalouiïe de quiconque fentoit en Iui-même qu'il ne fe feroit pas conduit ainfi. Le Iendemain Jelyotte m'écrivit un billet oü i! me détailla les fuccès de ma pièce & 1'engouement oü le roi lui-même en étoit. Toute la j'ournée, me marquoit-il, Sa Majefté ne cefie de chanter, avec Ia voix laplus fauffe de fon royaume : J'ai perdu mon ferviteur, j'ai perdu tout mon bonheur. II ajoutoit que dans Ia quinzaine on devoit donner une feconde repréfentation du Devin, qui conilateroit aux yeux de tout le public le plein fuccès de Ia première. Deux jour» après , comme j'entrai le foir fuc les neuf heures chez Mde. D'....y , oü j'allois fouper, je me vis croifé par un fiacre a Ia porte. H 2  372 Les Cos?issi,oiu, Quelqu'un qui étcit dans ce fiacre rue fit figne d'y monter; j'y monte: c'étoit Diderot. 11 me paria de la penfion avec un feu que, fur pareil fujet, je n'aurois pas attendu d'un philofophe. Il ne me fit pas un crime de n'avoir pas voulu être préferté jan roi, mais il m'en fit un terrible de mon indifference pour la penfion. II me dit que fi j'étois défintéreffé pour mon compte, il n'étoit pas permis de 1'être pour celui de Mde. Ie Vafieur & de fa fille ; que je leur devois de n'omettre aucun moyen poffible & honnête de leur donner du pain; & comme on ne pouvoit pas dire après tout que j'eufle refufé cette penfion, il foutint que, puifqu'on avoit paru difpofé a me 1'accorder, je devois Ia folliciter & 1'obtenir a quelque prix que ce fut. Quoique je fuffe touché de fon zèle, je ne pus goüter fes maximes, & nous eümes a ce fujet une difpute trés vive, la prermère que j'aie eue avec lui; & nous n'en a;ons jamais eue que de cette efpèce, lui me prefcrivant ce qu'il prétendoit que je devois faire, & moi m'en défendant, paree que je croyois ne le devoir pas. II étoit tard quand nous nous quittames. Je voulus le mener fouper chez Mde. D' y, il ne le voulut point; & quelqu'effort que le défir d'unir tous ceux que j'aime , m'ait fait faire en divers temps pour 1'engager a Ia voir, jufqu'a Ia mener a fa porte , qu'il nous tint fermée, il s'en eft toujours défendu, ne parlant d'elle qu'en termes jtrès-méprifans. Ce ne fut qu'après ma brouilletje  'Livre VIII. fjf avec elle & avec lui, qu'il? fe lièrent, & qu'iï coinmenga d'en parler avec honneur. Depuis lors Diderot & G... femblerent prendre a tache d'aliéner de moi les gouverneufes , leur faifant entendre que fi elles n'étoient pas plus i leur aife, c'étoit mauvaife völonté de ma part, & qu'elles ne feroient jamais rien avec moi. Ils tachoient de les engager è me quitter, leur promettant un regrat de fel, un bureau a tabac, & je ne fais quoi encore , par le crédit de Mde. DV...y. Ils voulurent même entralner Duclos, ainfi que d'H k, dans leur Iigue, mais le premier s'y refufa toujours. J'eus alors quelque vent de tout ce manégemais je ne Pappris bien diftinftement que long-temps après, & j'eus fouvent a déplorer le zèle aveugle & peu difcret de mes amis, qui chercbant a me réduire, incommolé comme j'étois , a la p'us trifle folitude travaiüoient dar.s leur idéé a me rendre heureux par les moyens les plus propres en effet a me rendre miférable. Le carnaval fui"ant 1753, le Devin fut joué i Paris: j'eus le temps, dans eet intervalfe, d'en faire 1'ouverture & Ie divertiffement. Ce divertiffement , tel qu'il efl gravé , devoit être en aclion d'un bout a l'autre, & dans un fujet fuivi, qui , felon moi , fournifïbit des tableaux trèsagréables. Mais quand je propofai cet'e idéé i 1'opéra , on ne m'entendit feulement pas , & ii fallut coudre des chants & des danfes a 1'ordinaire ; H 3  174 Les Comfessioms. cela fit que ce divertilTement, quoique plein d'idées charmantes, qui ne déparentpoint les fcènes, réuffit trés - médiocrément. J'ótai le récitatif de Jelyotte, & je rétablis Ie mien, tel que je 1'avois fait d'abord & qu'il eft gravé: & ce récitatif, un peu francifé, je 1'avoue, c'eft-a-dire , tralné par les acteurs, loin de choquer perfonne, n'a pas moins réuffi que les airs, & a parti même au public, tout aufiï bien fait pour Ie moins. Je dédiai ma pièce a M. Duclos qui 1'avoit protégée, & je déclarai que ce feroit ma feule dédicace. J'en ai pourtant fait une feconde avec fon confentement; msis il a dü fe tenir encore plus honoré de cette exception, que fi je n'en avois fait aucune. J'ai fur cette piéce beaucoup d'anecdotes, fur lefquelles des chofes plus importantes a dire r.e me laiifent pas Ie loifir de m'étendre ici. J'y reviendrai peut-être un jour dans le fupplément, Je n'en faurois pourtant omettre une, qui peut avoir trait a tout ce qui fuit. Je vifitois un jour dans ie cabinet du baron d'H k fa mufique; après en avoir parcouru de beaucoup d'efpèces, il me dit en me montrant un recueil de pièces de clavecin : voila des pièces qui ont été compy. fées pour moi; elles font pleines de goüt, bien ehantantes, perfonne ne les connoit ni ne les verra que moi feul. Vous en devriez choifirquelqu'une pour 1'inférer dans votre divertilTement. Ayant dans la tête des fujets d'airs & de fjmphonies, beaucoup plus que je n'en pouvois employer^  L I V E E VIII. Ï7£ je me fouciois très-peu des fiens. Cependant il me prefla tant, que par complaifance je choifis une paftorelle que j'abrégeai, & que je mis en trio pour 1'entrée des compagne» deColette. Quelques mois après & tandis qu'on repréfentoit le Devin, entrant un jour chez G...., je trouvai dumonde autour de fon clavecin, d'oü il fe leva brufquement a mon arrivée. En regardant machinalement fur fon pupitre, j'y vis ce même recueil du bsron d'H k ouvert précifément a cette même pièce qu'il m'avoit prefTée de prendre, en .m'affurant qu'elle ne fortireit jamais de fes mains. Quelque temps ap-ès je vis encore ce même recueil ouvert fur le clavecin de M. D'.... y, un jour qu'il y avoit mufique chez lui. G.... ni perfonne ne m'a jamais parlé de eet air, & je n'en parle ici moi-rnême que paree qu'il fe répandit quelque temps après un bruit, que je n'étoij pas 1'auteur du Devin dü Viliage. Comme je ne fus jamais un grand croque-note, je fuis perfuadé que fans mon diftionnaire de mufique, on mtoii dit a la fin que je ne la favois pas (*). Quelque temps avant qu'on donnat le Devin du viliage, il étoit arrivé a Paris des boufiöns italiens qu'on fit jouer fur le théatre de 1'opéra,. fans prévoir Peffet qu'ils y alloient faire. Quoiqu'ils fuffent déteftables & que 1'orcheftre, alors (♦) le ne prévoyois gnercs encore gu'on le diroir enSaiJU 4-  Ï75 Les Confessions. trés ignorant, eftropiat a plaifir les pieces qu'ifs donnèrent, elles ne lailTèrent pas de faire a Topéra frarco's un torc qu'il n'a jamais réparé. La comparaifon de as deux mufiques, entendues le même jour fur le même théatre, déboucha les oreilles francoifes; il n'y eut perfonne qui püt endurer la trainerie de leur mufique après Taccent vif & marqué de Titalienne ; fitót que les bouffons avo'ent fini, tout s'en alloit. On fut forcé de changer Tordre & de mettre les bouffons a Ia fin. On donnoit Eglé, Pigmalion, le Sylphe; rien ne teno't. Le feul Devin du viliage foutint la co.xparaifon, & p'ut encore après la Serva Padrona. Quand je compofai mon Intermède , j'avois I'efprit rempli de ceux-Ia ; ce furent eux qui m'en donnèrent Tidée, & j'étois bien éloigné de prévoir qu'on les paffjioit en revue a cóté de lui. Si j'euffe été un piliard , que de vo's feroient alors deverus manifeftes, & combien on eüt pris foin de les fa re fentir! Mais rien: on a eu beau faire, on n'a pas trouvé dans ma mufique la moindre réminifcence d'aucune autre, & tous mes chants comparés aux prétendus originaux, fe font trouvés auffi neufs que le caraflère de mufique que j'avois créé. Si Ton eüt mis Mondonville ou Rameau a pareille épreuve, ils n'en feroient fortis qu'en lambeaux. Les boufibns firer.t a la mufique italienne des fectateurs très-ardens. Tout Paris fe divifa en deux partis plus échauffës que s'il fe fut agi d'une affaire d'état ou de religion. L'un, plus puiffant, plus  Livre VlII. r]f plus nombreux, compofé de? grands, des riehes & des femmes, foutenoit la mufique francoife;, 1'autre, p'us vif, plus fier, plus entboufiafte,, étoit compofé des vrais connoiftiu-s, des gens a talens, des hommes de génie. Son petit pelottott fe raffembloit a l'opéra fous la loge de la reine» L'autre parti remp'LToit le refte du parterre & de la falie; mais fon fojer p.incipal étoit fous Ia loge du mi. Voila d'oü vinrent ces noms de partis célèbres dans ce temps - la, de CM du roi & de Coin de la reine. La difpute en t'arainant produtfit des brochures. Le din du roi voulut plai. fanter; il fut moqué par Ie Petit Prophete: il voulut fe mêler de raifonner; il fut écrafé par la Lettre fur la mujiqut fra'pife. Ces deux petits écrits, 1'un de G.... & 1'au're de moi, font les feuls qui furvivent a cette querelle: tous les autres font déja morts. Mais le Petit Prophéte, qu'on s'obftina long temps a m'attribuer malgré moi, fut pris en p'aU fanteris, & ne fit pas la moindre pcir.e a fon auteur; au lieu que la Lettre fur Ia mufique fut prife au férieux, & fouleva contre moi toute la nation, qui fe crut ofFenfée dans fa mulique. La defcription de 1'incroyabte effet de cette brochure feroit digne de Ia plume de Tacite. C'étoit le temps de la grande qusrelle du parlement & du clergé. Le parlement venoit d'être exilé; la fer. mentation étoit au comble: tout menacoit d'un prochain foulèvement. La brochure parut; a 1'inr M S  173 Les Co k k e s s-i ons» itant toutes les autres querelles furent oub'.ic'es: on ié fohgea qu'au péril de la mufique francoife, & il n'y eut p'us de foulèvemcnt que contre moi. H fut tel que la nation n'en eft jamais bien revenu. A la cour on ne balancok qu'entre la Baf. rille & 1'exil, & la lettre-de-cachet alloit être éxpédiée, fi M. de Voyer n'en eut fait fentir le ridicule. Quand on lira que cette brochure a peut-être empêché une révolution dans 1'état, on croira rêver. C'eft pourtant une vérité bien réelle que tout Paris peut encore atteiTer, puifqu'il n'y a pas aujourd'hui plus de quinze ans de cette fingulière anecdote. Si 1'on n'attenta pas a ma liberté, 1'on ne m'épargca pas du moins les infultes; ma vie même fut en danger. L'oicheitre de l'opéra fit 1'honrête complot de m'affaffiner quand j'en fortirois. Gn me le dit; je n'en fus que plus alïidu a l'opéra , & je ne fus que Iong-temps après que M. Ancelet, officier des moufquetaires, qui avoic de 1'amitié pour moi, avoit détourné 1'effet du complot-, en me faifant efcorter, è mon infgu, a la fórtie du fpectacle. La ville venoit d'avoir la ditection de l'opéra. Le premier exploit du prévót des marchands fut de me faire óter mes entrées, & cela de la facon la plus malhonnêts qu'il fut poffible; c'eft-a-dire, en me les faifantrefufer publiquement a mon paffage; de forte que je ras obügé de prendre un billet d'arophithéatre pour n'avoir pas 1'afiront de m'en retournet. ce.  £ I V 1 1! "VIII. IÏQ' jour-la. L'injuftice étoit d'autant plus criante que: le feu! prix que j'avois mis a ma pièce, en Ia' leur cédant, étcit mes entrées a perpétuité: car,. quoique ce fut un droit pour tous les auteurs, & que j'eulTe ce droit a doublé titre, je re laiiTai pas de le ftipuler expreffémer.t en préfence de M. Duclos. II eft vrai qu'on m'envoya pour mes honoraires, par le caiflier de l'opéra, cinquantc louis que je n'avois pas demnndés ; mais outre que ces cinquante louis ne faifoient pas même Ia1 fomme qui me revenoit dans les régies, ce paie» ment n'avoit rien de commun avec le droit d'entrées formellement ftipulé, & qui en étoit entièrement indépendant. Il y avoit dans ce procédé une telle complication d'iniqu'té & de brutalité, que le public , alors dans fa plus grande animoiïté contre moi, ne IaifFa pas d'en être unanimement choqué, & tel qui m'avoit infulté Ia' veille, crioit le lendemain tout haut dans la falie qu'il étoit honteux d'Ater ainfi les entrées a un auteur qui les avoit fi bien méritées, 6c qui pouvoit même les réclamer pour deux. Tant eft jufte Ie proverbe italien qu' ogn' tn ama la givjlizia in cajt d'ahrui. Je n'avois la-deflus qu'un parti k-prendre; c'é. toit de réclamer mon ouvrage, puifqu'on m'ea óto't le prix convenu. j'écrivis pour eet effet è M. d'A qui avoit le département de l'opéra, & je joignis k ma lettre un mémoire qui étoit fans rép.lique, & qui demeura fans léponfe &  i8o Les Cokfessions. fans effet, ainfi que ma lettre. Le filence de eet homme injufte me refta fur le cceur, & r.e contribua pas a augmenter 1'eftime très-médiocre que j'eus toujours pour fon caraftère & pour fes talens. C'eft ainfi qu'on a gardé ma pièce a Topéra , en me fruftrant du prix pour lequel je Tavois cédée. Du foib'.e au fort ce feroit voler, du fort au foible c'eft feulement s'approprier le bien d'autrui. Quant au produit pécuniaire de eet ouvrage, quoiqu'il ne m'ait pas rapporté le quart de ce qu'il auroit rapporté dans les mains d'un autre, il ce laiffa pas d'être affez grand pour me mettre en état de fubfifter plufieurs aanées, & fuppléer a la copie qui alloit toujours affez mal. J'eus cent louis du roi, cinquante de Mde. de Pompadour pour la repréfentation de Bellevue, oü elle fit «11e-même le róle de Colin, cinquante ce Topéra, & cinq cents francs de Pillot pour la gravure; enforte que eet intermède, qui ne me coüta jamais que cinq ou fix femaines de travail, me rappor» .prefque autant d'argent, malgré mon malheur & ma balourdife, que m'en a depuis rapporté TEmile, qui n»'avoit coüté vingt ans de méditation & trois ans de travail: mais je payai Bien Taifance pécuniaire cü me mit cette piece par les chagrins infinis qu'elle m'attira, Elle fut Jr gei me des fecrettes jaloufies- qui. n'ont éclaté quelorrg-temps après» Depuis fon fuccès, je ne «marquar plus ni dans G.,.., ni dans Diderot, kë daas prefque aucun des gens de lettres de m*  L i Til VUL ïC-i tmmmÊbm cette aariMMj cette fracdKW, ce r": 2r :e Et voir ~_; i r.i er-.::.ï=r ^qa'aktc Dès cjr je paraftts cfaez Ie bar cc. la ■nMa cs5bü c'&re géséxate. Cfc fc raifer':!:;: ri: f-"-'i or. zzzz-.:: : i i'crsil e, ft je rsjcis fM fci farcir ïts: cai j :i: ;: :ï ::::_:=: ='ri= i-ir . t~: c_: Z'lre. - iE . - . - - : : : aaanfele, -*e aeceaoat toKoats öica, Je fappor- de-sa Diderot, tfmae dit pas m aot, & éc u V.ir£t^—. :.: 2::.: ec ; iir:.-c : jiriii 'j: — z-z ::■=?:= :er:.r::i;t;. r..r: itJlg^t: ij- trer.-: r:: ca L i:-::; : : : .1 z: : z-fiz. V:. ; = .. ii:: :ir wfufifti nes prédkticBS & nes aaintes. tlacre Je tate da lino, ft. sTeiccleas liwss, sak q«'üs ae psm ae pilaar Iie. D' y y avoit fait faire cet ouvrage en  L mi i VUL F.rzzt L - rt-zzz iz zzi ;. is:;;'-;-: ::;!■ -:~;s e ; -rs :.: s- tztzzi zzi 'zrpz.'z: zzxd ocw, roiü rocre afyle; c'eft vaas qai 1'avez ehoift; c'eft raadde qn toe» i :£rs r; e ".s tzzs z:tn .1 zrzt z ztz de voos élngaer de moi. Je ae crois pas aroir f.i z-: zzz- f.zs i.rizzzz:. z z; U:z:.zz'z- rs~: er;: e r:_.:.L ;? :s_r:- li zri - ::s;:;i. :"tz:e ;e = ~e, i: ü- ;e -e r_j -u — z-zt esc irftant r&oe , ;e ns eErfcxrer;: ébnrJé. Mde. TT—j mm ae voakat pas ea awosr le dézzizz . zzi.-'. 2 z-rZiz-s . z~z :iz: zs ■oyeaa» iaat de geas poer —e : —:-rec; ; zzz-s: --zzz zz i M:s. e ViTsr- k :i z ï, trnfenm eUe trioamtmde mtaiéamarioac. Kenenct-: 't :.: ie zzi zzzr.s. e r;r: jg . - f<£- s dUttcr fBumiugc, & ca atteadaat qae ie Udrer.: fee , el.ê ;.\: : e- r-ernrer e; - = i; . zz:z".z zzi z:êz - rz^tzz .e z: ~zïz~zi . —t:;:. L~-_s zz. z zi zzizzzz- » -; zzZïrzzl- -er. ! -nr! I.-zi:: : = V: :; -; ;e Ge. rere: -e r-;s irrre j f;;;.: :;t:. .;: :- : z-z .:: ; -- ^ris 1; • -- : r-; • -; zzzzzz- zzi zzz zzifiziïz* is ?irii : zz.i rs ü:s crJc. £ zzz z z. z i z i.zzi c;:;t 5*3 =a cotrhlte, ^.r :. .. zè :s rcii.:: :: .".rrcrub-ls. zz zzy +zzt 2 = 1: :;~s -r; V; 1 1  IS8 Lts C O 3 f t S 1 I O B !, . m'écrivit fur mon dernier ouvrage me donna lieu d'infinuer mes craintes dans ma réponfe ; 1'efFet qu'elle produifit les confirma. Dès - lors je tins Genève perdue, & je ne me trompai pas. J'aurois du peut-être faire tête a 1'orage, fi je m'en étois fenti le talent. Mais qu'eufl"é-je fait feul, timide & parlant trés mal, contre un homme arrogant, opulent, étayé du crédit des grands, d'une brillante faconde (*), & déja 1'idole des femmes & des jeunes gens ? Je craignis d'expofer inutilement au péril mon courage; je n'écoutai que mon naturel paifible, que mon amour du repos, qui, s'il me trompa, me trompe encore aujourd'hui fur ie même article. En me retirant a Genève j'aurois pu m'épargner de grands malheurs a moi-même; mais je doute qu'avec tout mon zèle ardent & patriotique, j'eulTe fai: rien de grand & d'utile pour mon pays. T qui dans le même temps a-peu-près fut s'établir a Genève, vint quelque temps après a Paris, & en emporta des tréfors. A fon arrivée il me vint voir avec le chevalier de Jaucourt. Mde. D\,..y fjuhaitoit fort de le confulter en particulier, mais la preffe n'étoit pas facüe a pereer. Elle eut recours a moi. J'engageai T....... k 1'ailer voir. Ils commencèrent ainfi fous mes aufpices des liaifons qu'ils refierrèrent enfuite a mes dépens. Telle a toujours été ma deftinée: (*) Vieux mot qui fignifie éloquence. Nott de l'Ed'mur.  Livre VIII. i$y fitót que j'ai rapproché 1'un de l'autre deux amis que j'avois féparément, ils n'ont jamais manqué de i'unir contre moi. Quoique dans le complot que formoient dès-lors les T s contre leur patrie, ils duifent tous me haïr mortellement, le D.....r pourtant continua longtemps a me témoi. ner de la bienveillancei II m'écrivit même après fon retour a Genève pour m'y propofer la place de bibliothécaire honoraire. Mais mon parti étoit pris, & cette offre ne m'ébranla pas. Je retournois dans ce temps-la chez M. d'H fel L'occafion en avoit été la mort de fa femme, ar- rivée, ainfi que celle de Mde. F i( durant mon féjour a Genève. Diderot;—en me la eterquant, me' paria de la profonde sfifictioa dumari. Sa douleur émut mon cceur. Je regrettois vive* ment moi même cette aimable femme. J'exrivis fur ce fujet a M. d'H k. Ce trifte événement me fit oublier tous fes torrs, & lorfque je fus de retour de Genève, & qu'il fut de retour Iui-mêma d'un tour de France, qu'il avoit fait pour fe distraire, avecG...., & d'autres amis, j'allai levoir, & je continuai jufqu'a mon départ pour 1'Hermitage, Quand on fut dans fa cotterie que Md . D' y, qu'il ne voyoit point encore, m'yprépa- roit un logement, les farcafmes tombèrent fur moi comme la grêle, fondés fur ce qu'ayant befoin de I'encens & des amufemens de.la ville, je ne foutiendrois pas la folitude feulement quinze jours. Sentant en moi ce qu'il en étoit, Je laiiTai I 4  sec Les Ccïhjuoss. iire & rsI!ai mon train. M. d'H k ce lahö %zs cs m'étre utüe (*) paar pbcer Ie vieux ben fcocnje ie Varfeffl- ooi avoir pies de qaaarwmgo s=s . & dont fa fcrx^je ca: s'ec fectoüfjcfcargée, se OOBOil de me prier de fa débarraflèr. 11 fa aas dans ene maifon de cfcarité, oh 1'age & Ie «giet de fe voir loin de la familie, le Barnaa aa tc-bean prefqne en arxivanr. Sa femme & fes szi-ti -z:~zzï lz r;|re::ere-: ztz. • Tzt:t'z, c— ! n'a -zzzzis zz :'z zzz'd- Ier de fa pene | fc a avoxr toefen qae ü prés de mm terme, 3 aMat loin d'elie acbever fes jonrs. pens a-pea-près daas le méme teams ene vürte s :.z-i..z z ze zz'zzzzzzzl; r.zzz . jzz'.zzt :e fat nae bien accienne cerx»idarce. Je rarie de mon ami Ventnre, qai aait me Ikjjauadie ca feeao matin, lor:cc3 e ne penfcis a riea aaaas. Ka aane boaane éuit aaec icL Qa'ii me parat caaagé > Au lieu de fes aacJaaaB zraces, je ne "zz--- r._s z. -r. air crirue-r. zz. zz'.zzzèz'zz zz t. -razcu-r -~.z .... C_ re; ~zzz z tttaeat plas ka mémes T ou la débaacae avoit (*) Vckd en esasfte des toms qoe ae jpae aa moiré. CoBSzmps rprès zvoir écrir eed , je viess firn paeacke en cs&rt avec ma fi^f de Sim vieux boe1-nrf de père, 91e ce ne tui point M. d'H.... .k,e2.s X. de Qencrcezrxx , atoa eb de» «hnhaan de rHdscj Dien, qci ;e n: piacer. fe» ïv»u § totajemect per. i Tidée , & fivois ceUe de M. dTL..: k fi ptefcate , «rui ,-' -rr_ r-.-_: :t .  £ : v i s TUL *cs ït.-i:. «i>rft :a *" ?:«- -i: :er:r.-r 1 cd ui de Ja jeaacSb gifl a'aaok p-'ta. Je ie ~.i r e' ;e i.z :s.i-E-.:t--:i i z:-< -.:•-} -re::r..j z-Z.z ~z.it-.--u --ii- \zzzzi . ï-z zz-ii . 1; -i-re-..: ; = r:; ! ,.."::= is I "cirr- - re::; ferxe is- £, zza, :- -::-:.-!=: —:: : l-se-5 =ci"* etirzei r_e - ;i :;.:ei :.z::r::e; ic :e-. kirrzc-r. . ',z zz-zziztlzzs :--_rr.ee := J.-.-.f . r. ;_^e i~:: ::~: ; .r.r>: :r~ re :<: re .;. _:z ezrrï ie= ZzZÏ. C"l -J'!;: i: Z.ZZ'. - i ZZ-.Z - z'. a*ok éré Vmsi/mc- twens, & «aa, aaègré ce."a, x.-.;.: z-.z-ï'- 2 -2 zz-iz.zzz-. ' izzzz. :zzs ces nxziüvt iMliict «faa jeaaa rirrs. :c ere: e e :;r:: r:~; pccrja zzzz.-: :zz.zi ca :e z:.i z.'rez:;: zza rrer: T;:."ir re? zrzza :*-.- zzi ,.-Z:Z= i :'_■ .>:-.-s it."::=i s rer_^ rr- . Ar zzzzi i' . zz i tï:2z 2.; .;-z :e:r_: :: :.; ï - . - :.s :::v; ;.; =r=i r... - =!- 1c: ::-:=; Avant de qakter Paris, few padzra rairer -.re.; n: :-;.:- :e -t :.- Ir :'; re r: -cxzz, ïi. z.z e |:-:j! c-z-i ::-:•£ "i r-rre:e. 7: acadéaticiea de Naacy, concn par faeftrjas dkaaas, vssoè «Ten óorem db i Lrasc *üle, deraii. ie r^i ie Pol-e-gne. H cru: mum zïzzzza'-Z :'„.; :'i _-. : :-: ::r: :- zz-^z* L 5  202 Li S COÜÏSSSIOSS, un homree qui avoit ofé fe mefurer avec Ie roi la plume a la main. Stanislas, qui étoit généreux & qui n'aimoit pas la faiyre, fut indigné qu'on ofat ainfi perfonnaüfer en fa préfence. M. ie comte de Treffan écrivit par 1'ordre de ce prince , a d'Alembert & a moi pour m'informer que 1'intention de Sa Majefté étoit que le fieur Paliffot füt chaffé de fon académie. Ma réponfe fut une vive prière a M. de Treffan, «'intercéder auprès du roi de Pologne pour obtenir la grace du fieur Paliffot. La grace füt accordée, & M. de Tresfan , en me le marquant au nom du roi, ajouta que ce fait feroit inferit fur les regiftres de 1'académie. Je repliquai que c'étoit moins accorder une grace, que perpétuer un chatiment. Enfin j'obtins, a force d'inftance, qu'il ne feroit fait mention de rien dans les regiftres, & qu'il ne refteroit aucune tracé publique de cette affaire. Tout cela fut accompagné, tant de Ia part du roi que de celle de M. de Treffan, de témoignages d'eftime & de confidération dont je fus extrêmement flatté, & je fentis en cette occafion que 1'eftime des hommes qui en font dignes euxmêmes, produit dans Paine un fentiment bien plus doux & plus noble que celui de la vanité. J'ai tranferit dans mon recueil les Iettres ce M. ie Treffan avec mes réponfes & 1'on en trouvera les originaux. Je fens bien que fi jamais ces mémoires par'ïiennent a voir le jour, je perpétue ici mei-  ,L iti ! VI IL 1^3 même ie {basenir d'un fürit dan: Je voulois efracer ia tracé; mais j'en tranfrcers bien c'autres maigre moi. Le grind objet de mon entreprife toujom» prefect a mes yeux, rindifpecfabie deroir de la rsrrplir dans toate fba étenine, r.e m'en laiflètont poict détanxer pra-.de plas fbib'es ccnfidérat\3Z3 cïi m ecarteroiscr, de c:n ' ur. Dans Pétïizgs-, dais-l'maqaa feuation cii ;e me trouve, je me dois trop a autrai. Pour me bier.connolrre, ii faur rr.3 conrxitre dans tous mes rappcrts bons cV. mauvais. Mes confeiEons fort néceiTairemeijt l.izs arec ceiies ce beaucoup ^e gexs: je fais les ■ma ft bp autres avec la même franchife en tolt ce qai fe rapporté a moi, ne croyant devoir a qui que ce foit plus de ménagemens que je n'en ai pour moi-rnême, ét voulant toutefois en avoir beaucoup plus. Je veux ére toujou-s jute & vrai, dire d'autrui le bien tar.t qu'ii me f.n posfifale, ne dire jamais que le mal qui me regarde, & qu'antant cue j'y fuis forcé. Qui eft ce qui, dans Petst oü Pon m'a mis, a droit d'exiger de mol davantage? Mes confeiEons ne font point faites pour paroitre de mon viiant ni de celui des perforrxes cui y font péniblemcnt ictéreffées. Si j'étois Ie maitre de ma desticée & de cei.'e de cet écrït, ii ne verroit Ie jour qu'après ma mort & Ia leur. Mais les efForts que la terreur de Ia vérité fait faire a mes pa'llkns opprefTeurs peur en efiacer les traces, me ferceut a faiie peer les conferver tout ce que me permettect le dioii It i e  sa. in Ci ifiicik, £i » «Da lm  LES COXFESSIOXS J. % RO USSEAU. 1:£fC-i '.ZZi, Hcï TZZl mzzzü zzz ! - r.Jzzz.zzz Zz !: - " i7:-i zzz: :=r: : n:.:: er.-: i -i p:.-:.:;.e, i ;.c. zz zzï .z 777.7 z. zz *J P™» ascea peaple ae facit faaoa. cos ce cz-ejz zz 'ze ?:.7=-i=ii: e :'.:;.: =:re : pï77 7; "-. r. : ::;::;, =--" zzz zzzz Zzi i 7. ziV.i-zl: e e.: .1 zzz.-z zz z: .T;;-;r_:e7: zzzzzt 1 tZZZZÏZ ZZ -■tZZ-Z ZZZZ 'ZZZZZZZZl.'.iZ-Z-iZ.lizï, - - -; ■= ~; ; -7 ; 7 : ;- .r : 7 «aas «■ P*"1 fiiAid aas? J*a. »:* cm voü qae .7 .;-.: : :e : zz z:z: : re::; ;: , - ~™ i[t -■- ■ -=--■ — : q-/ .e 7-;~' .-- ;i zz _:e .e :_;z: 7,77-3 ? -7 : ;■ 7; 1 .;_ f r 7. :.: ;; fc -:; ------ 777477.77; 7; 7; -; 777: :: j* u-i—- ^a laat est» b»bbbbbe a da saaasas  212 Les ConFEssroNS. me faire pardonner d'avoir pu voir la-defTus us peu plus loin qu'eux. Quoiqu'il y eüt déja cinq ou ftx anS que je travaillois a cet ouvrage, il n'étoit encore guéres avancé. Les livres de cette efpèce demandent de la méditation, du loifir, de la tranquillité. De plus, je faifois celui-la, comme on dit, en bonne fortune, & je n'avois voulu communiquer mon projet a perfonne, pas même a Diderot. Je craigrois qu'il ne parut trop hardi pour le fiècle & Ie pays oü j'écrivois, & que 1'efFroi de mes amis (*) ne me gênat dans 1'exécution. J'ignorois encore s'il feroit fait a temps , & de manière a pouvoir paroltre de mon vivant. Je voulois pouvoir fans contrainte donner a mon fujet tout ce qu'il me demandoit; bien für que, n'ayant point 1'humeur fatyrique, & ne voulant jamais chercher d'application, je ferois toujours irrépréhenfible en toute équité. Je voulois ufer pleinement, fans doute, du droit de penfer que j'avois (*) C'étoit furtout la fage févérité de Duclos qui m'infpiroit cette crainte; car pour Dider.it, je ne fais comment toutes mes conférences avec lui tendoient toujours h me rendre fatyrique & mordant plus que mon naturel ne me portoit a. 1'être. Ce fut cela même qui me détourna de le confulter fur une entreprife, oü je voulois mertre uniquement toute la force du raifonnement, fins aucun vettige d'humeur & de partialité. On peut jugei du ton que j'avois pris dans cet ouvrage, par celui du Corttrat Social qui en eft tité.  Lives IX, ar3 j>ar ma naiffance; mais loujours en refpeclant Ie gouvernement fous lequel j'avois a vivre, fans jamais défobéir a fes lois, & très-attentif a ne pas violer le droit des gens, je ne voulois pas noa plus renoncer par crainte a fes avantages. J'avoue même qu'étranger & vivant en France, je trouvois ma pofition très-favorable pour ofer dire la vérité; fachant bien que continuant comme je voulois faire, a ne rien imprimer dans 1'Etat fans permiffion, je n'y devois compte a perfonne de mes maximes & de leur publication partout ailleurs. J'aurois été bien moins libre a Gejnève même, oü, dans queique lieu que mes livres fuffent imprimés, le magiftrat avoit droit d'épiloguer fur leur contenu. Cette confidération avoit beaucoup Cjntnbué a me faire céder aux inftances de Mde. D'....y, & *enoncer au projet d'aller m'établir a Genève. Je fentois, comme je Pai dit dans 1'Emile, qu'a moins d'être homme d'intrigues, quand on veut confacrer des livres au vrai bien de Ia patrie, il ne faut point les compofer dans fon fein. Ce qui me faifoit trouver ma pofition plus heureufe, étoit la perfuafion oü j'étois, que !c gouvernement de France, fans peut-être me voir de fort bon ceil , fe feroit un bonneur, iir.on de me protéger, au moins de me laiffcr tranquille. C'étoit, ce me fembloit, un trait de politique très-fimple & cependant très-adroite, de fe faire un mérite de tolérer ce qu'on ne pouvoit empê;  214 Les üokfessiohs. cher; puifque fi 1'on m'eüt cbaffé de France, ce qui étoit tout ce qu'on avoit droit de faire, mes livres n'auroient pas moins été faits, & peut-être avec moins de retenue; au lieu qu'en me laiffant en repos, on gardoit 1'auteur pour caution de fes ouvrages, & de plus, on effacoit des préjugés bien enracinés dans le refte de 1'Europe, en fe donnant la réputation d'avoir un refpect éclairé pour le droit des gens. Ceux qui jugeront fur 1'évènement, que ma confiance m'a trompé, pourroient bien fe tromper eux-mêmes. Dans 1'orage qui m'a fubmergé, mes livres ont fervi de prétexte, mais c'étoit a. ma perfonne qu'on en vouloit. On fe foucioit trés peu de 1'auteur, mais on vouloit pendre Jean - Jacques, & le plus grand mal qu'on ait trouvé dans més écrits, étoit l'honneur qu'ils pouvoient me faire. N'enjambons point fur 1'avenir. J'ignore fi ce myftère, qui en eft enccre un pour moi, s'éclaircira dans la fuite aux yeux des lecleurs ;# je fais feulement que fi mes principcs manifeftés avoient dü m'attirer les traitemens que j'ai foufferts, j'aurois tardé moins long-temps a en être la victime, puifque celui de tous mes écrits oii ces principes font manifeftés avec le plus de hsrdieffe, pour ne pas dire • d'audace, avoit paru avoir fon effet, même avant ma retraite a 1'Hermitagé , fans que perfonne eüt fongé, je re dis pas è me chercher querelle, mais a empêcher feulement la publica-  L i v j e IX. 215 tion de 1'ouvrage en France, oü i! fe vendoit auffi publiquemeu qu'en Hollande. Depuis lors la nouvelle Héloïfe parut encore avec Ia même facilité, j'ofe dire, avec Ie même applaudiffement, &, ce qui femble même incroyable, la profeffion de foi de cette même Héloïfe mourante eft exaétement la même que celle du Vicaire Savoyard. Tout ce qu'il y a de hardi dans le Contrat Social étoit auparavant dans le Difcours fur 1'inégalité; tout ce qu'il y a de hardi dans 1'Emile, étoit auparavant dans la Julie. Or ces chofes hardies n'excitérent aucune rumeur contre les deux premiers ouvrages; donc ce ne furenr pas elles qui 1'exciterent contre les derniers. Une autre entreprife a-peu-prés du même genre, mats dont Ie projet étoit plus récent, m'occupoit davantage en ce moment: c'étoit 1'extrait des ouvrages de l'abbé de St. Pierre, dont entraloé par Ie fil de ma narration, je n'ai pu parler jufqu'ici, L'idée m'en avoit été fuggérée, depuis mon retour de Genève, par l'abbé de Mably, non pas immédiatement, mais par 1'entremife de Made. D..n, qui avoit une forte d'intérêt a me la faire adopter. Elle étoit une des trois ou quatre jolies.femmes de Paris dont le vieux abbé de St. Pierre avoit été 1'enfant gaté, & fi elle n'av-oit pas eu décidément la préférence, elle 1'avoit par- tagée au moins avec Mde. d'A n. Elle con- fervoit pour la mémoire du bon-homme un refpect & une affeétion qui faifoient honneur a tous deux,  JUÖ L E S C O N FE S S I O M 5. & fon amour-propre eüt été flatté ds voir reffufciter par fon fecrétaire les ouvrages motts - nés de fon ami. Ces mênes ouvrages re laiiToient pas de contenir d'excellentes chofes, mais fi mal dites, que la lefture en étoit difficile a foutenir, & il eft étonnant que l'abbé de St. Pierre qui regardoit fes lecteurs comme de grands enfans, leur parlat cependant comme a des hommes, par le peu de foin qu'il prenoit de s'en faire écouter. 1 C'étoit pour cela qu'on m'avoit propofé ce travail comme utile en lui-même, & comme trés convenable a un homme laborieux en manoeuvre, mais pareffeux auteur, qui trouvant la peine de penfer très-fatigante, aimoit mieux en chofes de fon goüt, éclaircir & pouffer les idéés d'un autre que d'en créer. D'ailleurs en ne me bornant pas a la fonction de tradufteur, il ne m'étoit pas défendu de penfer quelquefois par moi-rnême, & je pouvois donner telle forme a mon ouvrage, que bien d'importantes vérités y pafieroient fous le manteau de Vabbé de St. Pierre, encore plus heureufement que fous le mien. L'entreprife, au refte, n'étoit pas légère: il ne s'agiflbit de rien moirs que de lire, de méditer, d'extraire vingt-trois volumes, diffus, confus, pleins delongueurs, de redites, de petites vues courtes ou fauffes, parmi lefquelles il en falloit pêcher quelques-unes, grandes, belles, & qui donnoient Ie courage de fupporter ce pénible travail. Je 1'aurois moi-rnême fouvent abandonnée, fi j'euffe honnêtement pu m'en dé- di-  Livre IX. 217 dire; mais en recevant lesmanufcn'ts de 1'abbé, qui me furent donnés par fon neveu le comte de St. Pierre, a la follicitation de St. Lambert, je m'étois ■en quelque forte engagé d'en faire ufage, & il falloit ou les rendre ou tacher d'en tirer parti. C'étoit dans cette dernière intention que j'avois apporté ces manufcrits a .'Hermitage, & c'étoit Ik le premier ouvrage auquel je comptois donner mes Ioifirs» J'en méditois un trolfième dont je devois I'idée k des obfervations faites fur moi-rnême, & je me fentois d'autant plus de courage k 1'entreprendre, que j'avois lieu d'efpérer de faire un livre vraiment utile aux hommes, & même un des plus uti. les qu'on püt leur offrir, fi 1'exécution répondoit dignement au plan que je m'étois tracé. L'on a remarqué que la plupart des hommes font dans Ie cours de leur vie fouvent diffemblables a eux-mêmes, & femblent fe transformer én des hommes tout différens. Ce n'étoit pas pour établir une chofe auffi conr.ue que je voulois faire un livre; j'avois un objet plus neuf & même plus impor. tant. C'étoit de chercher les caufes de ces variations, & de m'attacher a celles qui dépendoient de nous, pour montrer comment elles pouvoient être dirigées par nous-mêmes pour nous rendre meilleurs & plus fïirs de nous. Car il eft, fani contredit, plus pénible k 1'honnête homme de réfifter a des defirs déja tout formés qu'il doit vaincre, que de prévenir, changer ou modifier Suppl. Tom. Vil. K  ai8 Les Confessions. Ces uéraes défirs dans leur fource, s'il étoit en état d'y remonter. Un homme tenté réfifte une fois, paree qu'il eft foible: s'il eüt été le même qu'auparavant, il n'auroit pas fuccombé. En fondant en moi-même & en recherchant dans les autres a quoi tenoisnt ces diserfes manières d'être, je trouvai qüelles dépendoient en grande partie de l'impreflion antérieure des objets extérieurs, & que modifiés continuellemenc par nos fens & par nos organes, nous portions, fans nous en appercevoir dans res idéés, dans nos feitiroens, dans nos actions mêmes, 1'eftet de ces modifications. Les frappantes & nombreufes obfervations que j'avois recueillies étoient au-defTus de töute difpute, & par leurs principes phyfiques elles me paroiffoient propres a fournir un régime extérieur qui, varié felon les circonftances, pouvoit mettre ou maintenir 1'ame dans 1'état le plus favorable a la vertu. Que d'écarts on fauveroit a la raifon, que de vices on empêcheroit de naitre, fi 1'on favoit forcer réconomie animale a favorifer 1'ordre moral qu'elle trq»bje fi fouvent! Les climats, les faifons, les fons, lts couleurs, 1'obfcurité, la lumièxe, les élémens, les alimens, le bruit, le filence, le mouvement, le repos, tout agit fur notr* machine & fur notre ame par conféquer.t; tout rou. oftre mille prifes prefqu'affurées pour gouverner dans leur. origine les fentimens dont nous nous laiffons dominer. Telle étoit  Livre IX. sip i'idée fondamentale dont j'avcis déja jeté 1'efquifTe fur Ie papier, & dont j'efpérois un effet d'autant plus fur pour les gens bien nés qui, aimant fincèrement la vertu, fe défient de leur foibleffe, qu'il me paroiffoit aifé d'en faire un livre agréable a lire, comme il 1'étoit a ccmpofer. J'ai cependant bien peu travaillé a cet ouvrage, dont le titre étoit la Morals ferjitive , ou le Matériaiifmt du fage. Des diftraótions, dont on apprendra bientót la caufe, m'empêchèrentdem'enoccuper, & 1'on faura auffi quel fut le fort de mon efquiSi., qui tient au mien de plus prés qu'il re fembleroit. Outre tout cela, je méditois depuis quelque temps un fyftême d'éducation dont Mde. de C x, que celle de fon mari faifoit trembler pour fon fils, m'avoit prié de m'occuper. L'au torité de 1'amitié faifoit que cèt objet, quoique moins de mon goüt en lui-même, me tenoit au cceur plus que tous les autres. Auffi de tous les fujets dont je viens de parler, celui-la eft-il le feul que j'ai conduit a fa fin. Celle que'je m'étois propofée en y travaillant, méritoit, ce femble, a 1'auteur une autre deftinée. Mais n'anticipons pas ici fur ce trifte fujet. Je ne ferai que trop forcé d'en parler dans la fuite de cet écrit. Tous ces divers projets m'offroient des fujets de méditations pour mes promenades : car, com-' me je crois 1'avoir dit, je ne puis méditer qu'en marcbant; fitót que je m'arrête, je ne penfe plus, & ma tête ne va qu'avec mes pieds. j'aK 2  220 Les Confessioks. vois cependant eu Ia précaution de me pourvoir auffi d'un travail de cabfnet pour les jours de pluie. C'étoit mon Dictionnaire de mufique, dont les matériaux épars, mutilés, informes, r«ndoient 1'ouvrage néceffaire a reprendre prefque a neuf. J'apportois quelques livres dont j'avois befoin pour eela; j'avois paffé deux mois a faire 1'extrait de beaucoup d'autres qu'on me prêtoit a Ia bibüothèque du roi , & dont on me permit même d'emporter quelques - uns a 1'Hermitage. Voila mes provifions pour compiler au logis, quand le temps ne me permettoit pas de fortir, & que je m'ennuyois de ma copie. Cet arrangement me convenoit fi bien, que j'en tirai parti tant a 1'Hermitage qu'a Montmorenci, & ma me enfuite a Motiers, oü j'achevai ce travail tout en en faifant d'autres, & trouvant toujours qu'un changement d'ouvrage eft un véritable délaffement. Je fuivis affez exacïement pendant quelque temps, la diftribution que je m'étois prefcrite , &. je m'en trouvois ïrès-bien; mais quand la belle faifon ramena plus fréquemment Mdc. D'... y a E....y, ou a la C e, je trouvai que des foins qui, d'abord, neme coütoient pas, mais que je n'avois pas mis en ligne de compte,, dérargeoient beaucoup mes autres projets. J'ai déja dit que Mde. D' y avoit des qualités trés aimables-: elle aimoit bien fes ami., elle les fervoit avec beaucoup de zèle, & n'épargnant pour eux ni fon temps, ni fes foins; elle méri»  Livre IX* 22ï toit affurément bien qu'en retour ils euiTent des' attentions pour elle. Jufqu'alors j'avois rempli ce* devoir fans fonger que c'cn étoit un; mais enfin je compris que je m'étois chargé d'u^e chaine' dont 1'amitié feule m'empêchoit de fentir lepoids: j'avois aggravé ce poids par ma répugnance pour les fociétés nombreufes. Md2. D' y s-'étt prévalut pour me faire une propofition qui parois-foit m'arranger, & qui Parrangeoit davantage.C'étoit de me faire avertir toutes les fois qu'eil# feroit feule ou a-peu-prè?. J'y confentts, far_svoir a quoi je m'engageois. II s'enfuivit de-laqué je ne lui faifois plus de vifite a mon hreute». mais a la fienne, & que je n'éto's jamais fur de pouvoir difpofer de moi-rnême un feul jour. Cette-' gêne altéra beaucoup le plaifir que j'avois prisjufqu'alors a 1'aller voir. Je trouvai que cettff lberfé qu'elle m'avo't tant promife, ne m'étoiff donr.ée qu'a condition de ne m'en prévaloir ja* mais, & pour une fois ou deux que j'dn voulus effayer, il y eut tant de meffages, tar.t de biüets 5, tant d'alarmes fur ma fanté, que je vis bien qu'il n'y avoit que Pexeufe d'être a plat de lit qui put me difpenfer de courir- a fon premier' mot. II falloit me foumettre a ce joug:; je k Ss,. & même affez voloztiers pour un auffi grand enneml' de la dépendance; 1'attachement fincère que j'avois pour elle, m'empêchant en grande partie de fentir le bien qui s'y joignoit. Elle remplislöit ainfi tant bien que mal les vides que Pabfencs' K j  J2J Les CoRrESSioNs. de fa cour ordinaire laiiToit dans fes amufemerrs. C'étoit pour elle un fupplément bier. mince, mais qui va'oit encore mieux qu'une fo'itude abfolue qu'elle ne pouvoit fupporter. Elle avoit cependant de quoi la reropür bien plus aifément, depu's qu'elle avoit voulu taterde la littérature, & qu'e'Ie s'étoit fourré dans la tête de faire bon gré malgré , des romans, des lettres, des comédies, des contes, & d'autres fadaifes comme cela. Mais ce qui 1'amufoit n'étoit pas tant de les écrire que de les lire, & s'il lui arrivoit de barbouiller de fuite deux ou trois pages, il falloit qu'elle füt füre au moins de deux ou trois auditeurs bénévoles, au bout de cet immenfe travail. Je n'avois guères l'honneur d'être au nombre des é'us qu'a la faveur de quelque autre. Seul, j'étois prefque toujours coLpté pour rien en toute chofe, & cela non feulement da-s la foc'été de Mdc. D' y, mais dans celle de M. d'fï....k, & par-tout oü M. G.... donnoit le ton. Cette nulüté m'accommodoit fort par-tout ailleurs que dans le tête-a-tête, oü je ne favois quelle contenance tenir, c'ofant parler de littérature, dont il ne m'appartenoit pas de juger, ni de galanterie, étant trop timide & craignant plus que la mort Ie ridicule d'un vieux galant; outre que cette idéé ne me vint jamais prés de Mde. D'... .y, Sc ne m'y feroit peut - être pas venue une feule fois en ma vie, quanrl je 1'aurois paffée er.tière auprès d'elle: non que j'euffe pour fa peifonne aucune  l : v i ï ix. 2iJ  2 s 4. Les C o n f e s s. i o ks. quels elle y avoit beaucoup de monde, pour jouirr de ma folitude avec ma bonne Thérèfe & fa mére, de manière a m'en bien faire fentir le prix. Quoique depuis quelques ar.nées j'allaffe affez fréquemment a la campagne, c'étoit prefque fans la goüter, & ces voyages, toujours faits avec des gens a prétentions, toujours gatés par la gêne, ne fai. foient qu'aiguifer en moi le goüt des plaifirs rufti. ques dont je n'entrevoyois de plus prés 1'image que pour mieux fentir leur privation. J'étois fi ennuyé de falons, de jets d'eau, de bofquets-, de parterres & des plus ennuyeux inontreurs de tout cela; j'étois fi excédé de brochures, de clavecin , de trios, de noeuds, de fots bons mots, de fades minauderies, de petits conteurs & de 1'ceil un fimple pauvre buifLn d'épines, une haie, une grange, un pré; quand je humois, en traverfant un h3tneau, la vapeur d'une bonne ome. lette au cerfeuil; quand j'entendois de loin le ruftique refrein de la chanfon des bifquières, je donnois au diable & le rouge óclesfalbalas & 1'ambre, & regretant le diné de la ménagère & le vindu cru ; j'aurois de bon cceur paumé la gueule i Monfieur Ie chef & a Monfieur le maitie, qui me faifoient clner a 1'heure oü je foupe, fouper a 1'heure oü je dors, mais fur-tout a Meffteur. les laquais qui dévoroient des yeux mes morceaux , óï fous peine de mourir de foif, me ven-  Livre IXv 2ï%' vendot'ent Ie vin drogué de leur maire dix foisplus cher que je n'en aurois payé de mjuleur au cabaret. . Me voira donc enfin chez moi , dans un afyle agréable & folitaire-, maitre d'y couler mes jours dans cette vie indépendante, égale & paifible, pour laquelle je me fentois né. Avant ck dire 1'effet que cet état, fi nouveau pour moi, fit fur mon cceur, il convient d'en récapituler les af-feclions fecrètes, afin qu'on fuive mieux dans fes caufes le progrès de ces nouvelles moaificationj.J'ai toujours regardé le jour qui m'unit-a ma; Thérèfe comme celui qui fixa mon être moral,J'avois befoin d'un attacheaient, puifqu'enfincelui qui devoit me fuflire avoit été fi cruellemenï? rompu. La foif du bonheur ne s'éteint point dansle cceur de 1'nomme. Maman vieilliffoit & s'aviliafoit. Il m'étoit prouvé qu'elle ne pouvoit plus être heureufe ici-bas. Reftoit a chercher un bon^ heur qui me füt propre, ayant perdu tout-efpoirde jamais partager le fien. Je fiottai- quelque; temps d'idée en idéé & de projet en projet. Monvoyage de Venife m'eü: jeté dans les affairespubliques, fi' 1'homme avec qui j'allai me fourreravoit eu le fens commun, Je fuis facile a décoai rager, fur-tout dans les entreprifes pénibles &de-' longue haleine. Le mauvais- fuccès de celle-ci me' dégoüta de toute autre , & regardant, felon ffiöflancienne maxime, les. objets loir.tains comme des- leurres de dupe, je medéxrminai a-vivr§-'  .26 Les Conpessionj. déformais au Jour la joutnée, ne voyant plus rien dans Ia vie qui me tenat de m'évertuer. Ce fut précifément alors que fe fit notre connoifTance. Le doux caractèn. de cette bonne fille me parut fi bien convenir au mien , que je m'unis a elle d'un attachement a 1'épreuve du temps & des torts, & que tout ce qui 1'auroit dü rompre n'a jamais fait que 1'augmenter. On connoitra la force de cet attachement dans Ia fuite, quand je découvrirai les plaies, les déchirures dont elle a navré mon cceur dans le fort de mes mifères, fans que jufqu'au moment oü j'écris ceci, il m'en foit échappé jamais un feul mot de plainte i perfonne. Quand on faura qu'après avoir tout fait, tout bravé pour ne m'en point féparer, qu'après vingt-cinq ans pafTés avec elle, en dépit du fort & des hommes, j'ai fini fur mes vieux jours par 1'époufer, fans attente & fans follicitation de fa part, fans engagement ni promeffe de la mienne, on croira qu'un amour forcené, m'ayant dès le premier jour tourné Ia tête, n'a fait que m'amener par degré è la dernière extravagance; & on le croira bien plus encore, quand on faura Ie» raifons particulières & fortes qui devoient m'empêcher d'en jamais venir la. Que penfera donc le lefteur, quand je lui dirai dans toute la vérité qu'il doit mairtenant me connoitre, que du premier moment que je Ia vis, jufqu'a ce jour, je* n'ai jamais fenti la moindre étincelle d'ainour  Livre IX. 227 pour elle, que je n'ai pas plus defiré de la pöiTéJer que Mde. de Warens , & que les befoins des fens, que j'ai faiLfaits auprès d'elle, ont uniquement été pour moi ceux du fexe, fans avoir rien de propre a 1'individu? II croira qüautrement conftitué qu'un autre homme, je fus incapable de fentir 1'amour, puifqüü n'entroit point dans les fentimens qui m'aitacboient aux femmes qui m'ont été les plus cbètes. Patience, ó mon lecteur! le moment funefte approche, oir vous ne ferez que trop bien défabufé. Je me répète, on le fait; il le faut. Le premier de mes befoins, le plus grand, le plus fort, Ie plus inextinguible, étoit tout entier dans mon cceurc'étoit le befoin d'une fociété intime & auffi in ime qu'elle pouvoit 1'être: c'étoit furtout pour cela qu'il me falloit une femme plutftt qu'un homme, une amie plutót qu'un ami. Ce) befoin fingulier étoit tel, que la plus étroite tition des co. ps ne pouvoit encore y fufïlre : il m'auroit fallu. d.ux ames dans le même corps; fans cela je feritoi< toujours du vide. Je roe crus au moment de n'en plus fentir. Cette jeune perfonne, aimable par mille exceilentes qualités, & même alors par la iïgure, fans ombre d'art ni da coquetterie, eüt borné dans elle feule mon exiftence, fi j'avois pu borner la fienne en moi,' comme je 1'avois efpéré. je n'avois rien a craindre de Ia part des hommes; je fuis fur d'être Ie feul qu'elle ait. véritablement aimé, & fes uanquillei K 6  228 Les Confessions. fens ne lui en ont guères demandé d'autres, même; quand j'ai ceiTé d'en être un pour elle a cet égard.. Je n'avois point de familie; elle en avoit une; & cette familie dont tous les naturels différoient trop du fien, ne fe trouva pas telle que j'en' puffe faire la mienne. La fut la première caufe de mon malheur. Que n'aurois-je point donné pour me faire 1'énfant de fa mère! Je fis tout pour y parvenir, & n'en pus venir a bout. J'eus beau vouloir unir tous nos intéréts , cela me fut impoffible. Elle s'en fit toujours un différent du mien, contraire au mien, & même è celui de fa fille , qui , déja , n'en étoit plus féparé. Elle & fes autres enfans & petits-enfansdevinrent autant de fang-fues, dont le moin»dre mal qu'ils fiffent a Thérèfe étoit de la voIer. La pauvre fille , accoutumée a fléchir , même fous fes nièces, fe laiffoit dévalifcr & gouverner fans mot dire; & je voyois avec douleur, qüépuifant ma bourfe & mes lecons, je ne faifois rien pour elle dont elle put profker. J'effayai de la détacher de fa mère; elle y réfifta toujours. Je reipeétai fa réfiftancc & 1'en eftimois davantage; mais fon refus n'en tourna pas moins èi fon préjuiice & au mien. Livrée a fa mète & aux fiens,, elle fut a eux plus qu'a moi, plus qu'aella-même. Leur avidité lui fut moins ruineufe, que leurs confetls ne lui furent pernicieux j enfinfii S^ce a ion amour pour moi, fi, grïlce a fanbon natuiei:, eUe. ae fut pas tout a fait. fubju-.  Livre FX. 2s_o> guée; c'en fut affez, du moins, pour empêcher en grande partie 1'effet des bonnes maximes que je m'effbrcois de lui infpirer; c'en fut affez pour que, de quelque facon que je m'y foispu prendre, nous ayons toujours continué d'être deux. Voila comment dans un attachement fincère &réciproque, oii j'avois mis toute la tendreffe de mon cceur, le vide de ce cceur ne fut pourtanCjamais bien rempli. Les enfans, par lefquels il1'eüt été, vinrent; ce fut encore pis. Je frémisde les livrer a cette familie mal élevée pour enêtre élevés encore plus mal. Les rifques de 1'é-ducation des Enfans-trouvés étoientbeaucoup moindres. Cette raifon du parti que je pris, plus forte. que toutes celles que j'énor cai dans ma lettre a\, Mde. de F 1, fut pourtant la feule que je. n'ofai lui dire. J'aimai mieux être moins difculpéd'un blame auffi grave, & ménager la familie d'une perfonne que j'aimois. Mais on peut jugerpar Iesmceurs de fon malheureux frère, fi jamais, quoiqu'on en püt dire, je devois expofer mes enfans a recevoir une éducation femblable a la, fienne. Ne pouvant goüter dans fa plénitude cette intime fociété dont je fentois le befoin, j'y cherchois des fupplémens qui n'en rempliffoient pas le vide, mais qui me le laiffoient moins fentir, Faute d'un ami qui füt a moi tout entier, il ma falloit des amis dont l'impulfion fijrmontat mon. K 7.  230 Les Cour essiobs. inertie; c'eft ainfi que je cultivai, que je refferrai mes liaifons avec Diderot, avec l'abbé de Condillac, q\n j'en fis avec G.... une nouvelle, plus étroite encore, & qu'enfin je me trouvai par ce malh.ureuxdifcours, dont j'ai raeonté 1'hiftoire, rejeté fans y fonger dans la littérature dont je me eroyois forti pour toujours. Mon début me mena par une route nouvelle dans un autre monde intellectuel, dont je ne pus fans enthoufiafme envifager la fimple & fiére économie. Bientót è force de m'en occuper, je ne vis plus qüerreur & folie dans la doctrine de nos fages, qu'oppreffion & mifère dans notre ordre focial. Dans 1'iilufion de mon fot orgueil, je me crus fait pour diffiper tous ces preftiges, & ju-, geant que pour me faire écouter, il fa,loit mettre ma conduite ri'accord avec mes principes, je pris 1'allure fingulière qu'on ne m'a pas permis de fuivre, dont mes prétendus amis ne m'ont pu pardonner 1'exemple, qui d'abord me rendit ridicule, & qui m'tiit enfin rendu refpeetable, s'il m'eut été poffible d'y perfévérer. Jufques-la j'avois été bon : dès-lors je devins vertueux, ou du moins enivré d<; la vertu. Cette ivr*fie avoit commencé dans ma tête, mais elle a tttft paffé dans mon cceur. Le plus noble orguei* y germa fur les débris de la vanité déracinée. Je r,e jouai rien; je devins en effet tel quejeparus, & pendant quatre ans au moins que dura cette effervefcence dans toute la force, rien de grand  LivreIX. & de beau ne peut entrer dans un cceur d'homme, dont je ne fuffe capablc entre !e ciel & moi. Voili d'oü naquit ma fubice éloquence, voilé d'oü fe répandit dans mts premiers livres ce feu vraiment célefte qui m'embrafoit, & dont pendant quarante ans il ne s'étoit pas échappé la moindre édncelle, paree qu'il n'étoit pas encore allumé. J'étois vraiment transformé; mes amis, mes connoiffances ne me reconnoiffbient plus. Je n'étois plus cet homme timide & plutót honteux que modefte, qui n'ofoit ni fe préfenter ni parler; qu'un mot badin déconcertoit, qu'un regard de femme faifoit rougir. Audacieux, fier, intrépide, je portois par-tout une aflurance d'autant plus ferme qu'elle étoit fimple & réfidoit dan» mon ame plus que dans mon maintien. Le mépris que mes profondes méditations m'avoient infpiré pour les moeurs, les maximes & les préjugés de mon fiècle, me rendoit infenfible aux railleriesde ceux qui les avoient, & j'écrafois leurs petits bons-mots avec mes fentences, comme j'écraferois un infecle entre mes doigts. Quel changement! tout Paris répétoit les acres & mordans farcafmes de ce même homme, qui, deux ans auparavant & dix ans après, n'a jamais fu trouver la chofe qu'il avoit è dire, ni te mot qu'il devoit emploser. Qu'on cherche 1'état du monde le plus contraire a mon naturel, on trouvera celui-!a. Qu'on fe rappelle un de ces courts momens de ma vie oü je devenois un autre, & ceiïöis  ï>35». Les Confessions. d'être moi; on le trouve encore dans le tempsdont je parle; mais au lieu de durer fix jours, fix femair.es, il dura prés de fix ans, & dureroit peut-être encore, fans les circonftances particulières qui le firent ctlTer, & me rendirent a la nature, au.deflus de laquellej'avois voulum'élever. Ce changement commenga fitót que j'eus quitté Paris, & que le fpectacle des vices de cette grande ville ceffa de nourrir 1'indignation qu'il m'avoit infpiré. Quand je ne vis plus les hommïs, je' ceffai de les m'ëprifer ; quand je ne vis plusles méchms , je ceffai de les haï*. ivron cceur peu fait pour la haine, ne fit plus que déplorer leur mifère & n'en diilinguoit pas leur mécban.ceté. Cet état plus doux, mais bien moins fubli-'me, amortit bientót 1'ardent enthoufiafme qui m'avoit tranfporté fi long- temps; & fans qu'ons'en appercüt, fans prefque m'en appercevoir moü même,je redevins craintif, complaifant, timide, en un mot, le même Jean-Jacques que j'avois été auparavant. Si la révolution n'eüt fait que me rendre a' moi-même & s'arrêter-la, tout-étoit bien: mais malheureufement elle alla plus loin & m'èmportarapidement a 1'autre extréme. Dès-lors mon ame en branie, n'a plus fait quepaiTerpar la ligne de repos, & fés ofcillations toujours renouvelées, ne lui ont jamais permis d'y refter. Entrons dans le détail de cette feconde révolution, époque terrible & fatale d'un fort qui n'a point d'exemple che-i les mortels.  L i v n e IX. 235: N'étant que trois dans notre retraite, Je loifk & la folitule devoient naturellement reflerrer notre intimité. C'eft auffi ce qu'ils firent entre Thérèfe & moi- Nous paffions tête-a lête fous les ombrages des heutes charmantes dont je n'avois jamais fi' bien fenti la douceur. Elle me parut la gotiter elle-même encore plus qu'elle n'avoit fait jufqu'alors-. Elle m'ouvrit fon coeur fans réferve, & m'apprit de fa mère & de fa familie des chofes qu'elle avoit eu la force de me taire pendant long-temps. L'une & l'autre avoient recu de Mde. D...n des multitudes de préfens faits a mon intention , mais que la vieille madrée, pour ne pas me facher, s'étoit approprié pour elle & pour fes autres enfans> fans en rien laifier a Thérèfe, & avec très-févères tïf***'. t" p:irler; ordre «we la pauvre rille avoit fmvi avec une obéiffance incroyable. Mais une chofe qui me furprit beaucoup da. vantaga. fut d'apprendre qu'outre les entretiensparticuhers que Düerot& G.... avoient eu fouvent avec l'une & l'autre pour les détacher de moi, & qui n'avoientpas réuffi, par la réfifrance de Thérèfe, tous deux avoient eu depuis lors de fréquens & fecrets colloques avec fa mère, fans qu'elle eut pu- rien favoir de ce qui fé braffoit entr'eux. Elle favoit feulement que les petits préfens s'en étoient mêlés, & qu'il y avoit de petites allées & venues dont on tachoit de lui faire myflère, & dont elle ignoroit abfolument lamotif. Quand nous partïmes de Paris, ily avoit  234 Les Confessiohs» déja longtemps que Mde. le VafTeur étoit dans 1'ufage d'aller voir M. G.... deux ou trois fois par mois, & d'y paffer quelques heures a des converfations fi fecrètes que Ie iaquais de G.... étoit toujours renvoyé. Je jugeai que ce motif n'étoit autre que Ie même projet dans lequel on avoit taché de faire entrer Ia fille, en promettan- de leur procurer par Mde. D' y un regrat de fel, un bureau k tabac, & les tentant en un mot par 1'appat du gain, On leur avoit repréfenté qu'étant hors d'état de rien fsire pour elles, je ne pouvois pas même a caufe d'elles parve.-.ïr k rien faire pour moi. Comme je ne voyois k tout cela que de la bonne intent'on, je ne leur favois pas abfolument m*i~alM Srt H n-y avoit que ie myftère qui me révoltat, furtout de la part de la vieille , qui, de plus, de venoit de jour en jour plus flagorneufa & plus pateline avec moi; ce qui ne 1'empêchoit pas de reprocher fans ceffe en fecret k fa fille qüeHe m'aimoit trop. qu'elle me difoit tout, qu'elle n'étoit qn'une béte, & qu'e'le en feroit la dupe. Cette femme poffédoir au fur rême degré 1'art de tirer d'un faedix moutures, de cacher a 1'un ce qu'elle recevoit de l'autre, & a moi ce qu'ellerecevoitde tous. j'aurois pu lui pardonner fon avidité , maisjenepouvoislui pardonner fa diffimulation. Que pouvoit-elle avoir k me cacher, k moi qu'elle  Livre IX. favoit fi bien qui faifois mon bonheur prefque unique de celui de fa fille & du fien? Ce que j'avois fait pour fa fille, je 1'avois fait pour moi; mais ce que j'a "ois fait pour elle,. méritoit de fa part quelque reconnoiffance; elle en auroin dü favoir gré, du moins a fa fille, & m'aimer pour 1'amour d'elle qui m'aimoit. Je 1'avcis tirée de la plus compléte wiifère, elle tenoit de moi fa fiiSfiftance, elle me devoit toutes ces connoiffances dont elle tiro t fi bon parti. Thérèfe 1'avoit longtemps nourrie de fon travail, & la nourrifiöit maintenant de mon pain. EÜe tenoit tout de cette fille pour Iaquelle elle n'avoit rien fait, & fes autres enfans qu'elle avoit dotés, pour lefquels elle s'étoit ruinée, loin de lui aider a fubfifter, dévoroient encore fa fubfiftance & la mienne. Je trouvois que dars une pareille fituation, elle devoit me regarder comme fon unique ami, fon plus fur protefteur, & loin de comploter contre moi dans ma propre maifon, m'avertir fidellement de tout ce qui pouvoit m'intéreffer, quand elle Papprenoit plutót que.moi. De quel eeil pouvois-je donc voir fa conduite fatiffe & myftérieufe? Que devois-je penfer fur. tout des fenfmens qu'elle s'effóre,oiï de donner a fa fille ! Quel mondrueufe ingratitude devoit être Ia fienne , quand elle cherchoit a lui en infpirer? Toutes ces réflexions a'iénèrent enfin mon cffiur de cette femme, au point de ne pouvoir plus  2'3:5 Les Contes nous. Ia voir fans dédain. Cepen-dant je ne ceffai jamais de traiter avec refpeft la mère de ma compagne, & dé lui marquer en toute chofes prefque les égards & la confidération d'un fi's; mais il eft vrai que je n'aimois pas a refter longtemps avec elle, & il n'efl guères cn moi de favoir me gêner. C'eft encore ici un de res courts momens de ma vie, oü j'ai vu le bonheur de bien prés fans pouvcir l'atteindre, & fans qu'il y eüt de ma faute a 1'avoir minqué. Si cette femme fe fut trouvée d'un bo'; caraclère, nous étions heureux tous les trois jufqu'a la fin de nos jours; le dernier vivant feul fut refté a plaindre. Au lieu de cela, vous altez voir la marche des chofes, & vous ju^erez fi j'ai pu la changer. Mde. le Vaffeur, qui vit que j'avois gagné du terrain fur le cceur de fa fille, & qu'elle en avoit perdu, s'efforca de le reprendre; & au lieu de re ?enir a moi par elle, tenta de me 1'aiiéner tout-a-fjit. Un des- moyens quelle employa, fut d'appeler fa famil:e a fon aide. J'avois prié Thérèfe de n'en faire venir perfonne a 1'Hermitage , elle me le promik On les fit venir en mon abfence fans la confulter & pui on lui fit promettre de n'en rien di e. Le premier pas fait, tout le refte fut facile; quan 1 une fois on fait a quelqu'un qu'on aime un fecret de quelque chofe, on ne fe feit bientót plus guères de fcrupule de lui en faire fur tout. Sitót que j'étois a la G-......Ö-,,  L i v r s IX. 237 1'Hermitage étoit plein de monde qui s'y réjouisfoit affez bien. Une mère eft touiours bien forte fur une fiüe d'un bon naturel; cependant de quelque facon que s'y prit la vieille, elle ne put jamais faire entrer Thérèfe dans fes vues, & 1'engager a fe liguer contre moi. Pour elle, elle fe décida fans retour, & voyant d'un cóté fa fiüe & moi, chez qui Pon pouvoit vivre, mais c'étoit tout; de l'autre, Diderot, G..,., d'H ....k, Mde D'.. ..y, qui promettoient beaucoup & donnoient quelque chofe, elle n'eftima pas qu'on put jamais avoir tort dans le parti d'une fermiere générale & d'un baron. Si j'euffe eu de meilleurs yeux, j'aurois vu dès-lors que je nourriffois un ferpent dans mon fein. Mais mon aveugle confiance, que rien encore n'avoit altérée, étoit telle, que je n'imaginois pas méme qu'on put vouloir nuire a quelqu'un qu'on devoit aimer: en voyant ourdir autour de moi mille trames, je ne favois me plaindre que de la tyrannie de ceux que j'appelois mes amis, & qui vouloient, felon moi, me forcer d'être heureux h leur mode , plutót qu'a la mienne. Quoique Thérèfe refufat d'entrer dans la ligue avec fa mère, elle lui garda derechef Ie fecret: fon motif étoit louable; je ne dirai pas fi elle fit bien ou . mal. Deux femmes qui ont des fecrets aiment a babiller enfemble: cela les rapprochoit, & Thérèfe, en fe partageant, me'  238 Les Cokfsssions. laiffoit fentir quelquefois que j'étois feul; car je ne pou . ois plus compter pour fociété celle que nous avions tous trois enfemble. Ce fut alors que je fentis vivement le tort que j'avois eu, durant nos premières liaifons, de ne pas profiter de la docilité que lui donnoit fon amour, pour 1'orner de talens & de connoiffances, qui, nous tenant plus rapprochés dans notre retraite, auroient agréablement rempli fon temps & le mien, fans jamais nous laiffer fentir Ialongueurdutête-a-tête. Ce n'étoit pas que 1'entretien tarlt entre nous, & qu'elle parut s'ennuyer dans nos promenades; mais enfin nous n'avions pas affez d'idées communes pour nous faire un grand magafin ; nous ne pouvions plus parler fans ceffe de nos projets bornés déformais a celui de jouir. Les objets qui fe préfentoient m'infpiroient des réflexions qui n'étoient pas a fa portée. Un attachement de douze ans n'avoit plus befoin de paroles; nous nous connoiffions trop pour avoir plus rien a nous apprendre. Reftoit la reffource des caillettes, médire & dire des quolibets. C'eft furtout dans la folituJe qu'on fent 1'avantage de vivre avec quelqu'un qui fait penfer. Je n'avois pas befoin de cette reffource pour me plaire avec elle; mais elle en auroit eu befoin pour fe plaire toujours avec moi. Le pis étoit qu'il falloit avec cela prendre nos têtes-a - têtes en bonne fortune; fa mère qui m'étoit devenue importune, me fercoit a les épier. J'étois gêné chez moi;  Livre IX. 239 c'eft tout dire: Pair de 1'amour gatoit Ia bonne amitié. Nous avions un commerce intime, fans vivre dans I'intirnité. Dès que je crus voir que Thérèfe cberchoit quelquefois des prétextes pour éluder les promenades que je lui propofois, je ceffai de lui en propofer, fans lui favoir mauvais gré de ne pas s'y plaire autant que moi. Le plaifir n'eft point une chofe qui dépetide de Ia volonté. J'étois fur de fon cceur, ce m'étoit affez. Tant que mes plailirs étoient les fiens, je les goütois avec elle : quand cela n'étoit pas, je préférois fon contentement au mien. Voüa comment a demi-trompé dans mon attente, menant une vie de mon goüt, dans un féjour de mon choix, avec une perfonne qui m'étoit chère, je parvins pourtant a me fentir prefque ifolé. Ce qui me manquoit, m'empêchoit de goüter ce que j'avois. En fait de bonheur & de jouiffances, il me falloit tout ou rien. On verra pou'quoi ce détail m'a paru néceffaire. Je reprends a préfent le fil de mon récit. Je croyois avoir des tréfors dans les manufcrits que m'avoit donnés le comte de St. Pierre. En les examinant, je vis que ce n'étoit prefque que le recueil des ouvrages imprimés de fon oncle, annotés & corri^és de fa main, avec quelques autres petite* pièces qui n'avoient pas vu le jour. Je me coriirmai par fes écrits de morale, dans 1'idée que m'avoient denné quelques lettres de lui,  .24.0 Les Confessioss, que Mde. de Créqui m'avoit montrées, qu'il avoit beaucoup plus d'efprit que je n'avois cru-, mais 1'examen approfondi de fes ouvrages de politique ne me montra que des vues fuperficielles, des projets utiles, mais impraticables par Pidée dont 1'auteur n'a jamais pu fortir, que les hommes fe conduifoient par leurs lumières, plutót que par leurs paffions. La haute opinion qu'il avoit des connoiffances modernes lui avoit fait adopter ce faux principe de la raifon perfeftionnée, bafe de tous les établiffemens qu'il propofoit, & fource de tous fes fophifmes politiques. Cet homme rare, l'honneur de fon fiècle & de fon efpèce, & le feul peut-être depuis 1'exiftence du genre humain, qui n'eut d'autre paffion que celle de la raifon, ne fit cependant que marcher d'erreur en erreur dans tous fes fyftêmes, pour avoir voulu rendre les hommes femblables a lui, au lieu de les prendre tels qu'ils font, & qu'ils continueront d'être. II n'a travaillé que pour des êtres imaginaires, en penfant travailler pour fes contemporains. Tout cela vu, je me trouvai dans quelque embarras fur la forme a donner a mon ouvrage. Paffer è 1'auteur fes vifions, c'étoit ne rien faire d'utile: les réfuter a la rigueur étoit faire une chofe malhonnête, puifque le dépót de fes manufcrits, que j'avois accepté & même demandé, m'impofoit 1'obligation d'en traiter honorablement 1'auteur. Je pris en "in le' parti qui me parut le plus  Livre IX. 241 plus décent, le plus judicieux & Ie plus utile. Ce fut de donner féparément les idéés de 1'auteur & les miennes, & pour cela d'enrer dans fes vues, de les éclaircir, de les étendre, & de ne rien épargner pour leur faire valoir tout leur piix. Mon ouvrage devoit donc être compofé de deux parties abfolument féparées; l'une deftinée a expoftr de la facon que je viens de dire les divers projets de 1'auteur. Dans l'autre, qui ne devoit paroitre qu'après que la p-emière auroit fait fon effet, j'aurois porté mon jugement fur ces roêmes projets; cequi, je 1'avoue, eüt pu les expofer quelquefois au fort du fonnet du mifantrope. A la tête de tout 1'ouvrage devoit être une vie de 1'au'eur; pour laquelle j'avois ramaffé d'affez bons matériaux, que je me flattois de ne pas gater en les employant. J'avois un peu vu l'abbé de St. Pierre dans fa vieilleffe, & la vénération que j'avois pour fa mémoire m'étoit garant, qu'a tout prendre, M. le comte ne feroit pas mécontent de la manière dont j'aurois traité fon parent. Je fis mon effai fur la paix perpétuelle, Ie plus confidérable & le plus travaülé de tous lts ouvrages qui compofoient ce recueil, & avant de me livrer a mes réfiexions, j'eus Ie courage de lire abfolument tout ce que l'abbé avoit écrit fur ce beau fujet, fans jamais me rebuter par fes Ion' gueurs & par f;s redites. Le public a vu cet extrait; ainfi je n'ai rien a en dire. Quant au S'ippl. Tom. VII. L  2 42 LtS CONFESSIONS. jugement que j'en ai porté, il n'a point été imprimé, & j'ignore s'il Ie fera jamais: mais il fut fait en même temps que 1'extrait. Je paffai tie-lè a Ia polyfynodie, ou pluralité des confeils; ouvrage fait fous le régent pour favorifer 1'adminiflration qu'il avoit choifie, & qui fit chaifer de Pacadémie francoife l'abbé de St. Pierre, pour quelques traits contre 1'adminiflration précédente, dont la ducheffe du Maine & le cardinal de Polignac furent fichés. J'achevai ce travail comme le précédent, tant le jugement que 1'extrait; mais je m'en tins-la , fans vouloir continuer cette entreprife, que Je n'aurois pas du commencer. La réflexion qui m'y fit renoncer fe préfente d'elle-même, & il étoit étonnant qu'elle ne me füt pas venue plutót. La plupart des écrits de l'abbé de St. Pierre étoient ou contenoient des obfervations critiques fur quelques parties du gouvernement de France, & il y avoit même de fi libres, qu'il étoit heureux pour lui de les avoir faites impunéme,-t. Mais dans les bureaux des miniflres on avoit de tout temps regardé l'abbé de St. Pierre comme une efpèce de prédicateur , p'utót que comme un vrai poiitique, & on le laiffoit dire tout a fon aife, paree qu'on voyoit bien que perfonne ne Pécoutoit. Si j'étois parvenu a le faire écouter, le cas eüt été différent. Il étoit Francois, je ne Pétois pas, & en m'avifant de répéter fes een fures, quoique fous fon nom, je m'expofois a me faire demander un peu rudement, mais fans  Livre IX. 24 j injuftice, de quoi je me mêlois. Heureufement avant d'aller plus loin, je vis la piife que j'allois donner fur moi, & me retirai bien vite. Je favois que vivant feul au milieu des hommes, & d'hommes tous plus puilTans que moi , je ne pouvois jamais, de quelque facon que je m'y prilTe , me mettre a 1'abri du mal qu'ils voudroient me faire. II n'y avoit qu'une chofe en cela qui dépendic de moi ; c'é'oit de faire enforte au moins que, quand ils m'en voudroient faire, ils ne le putTent qu'injuftement. Cette maxime qui me fit aban. donner l'abbé de St. Pierre , m'a fait fouvent renoncer a des projets beaucoup plus chéris. Ces gens, toujours prompts a faire un crime de Padverfité , feroient bien furpris s'ils favoient tous les foins que j'ai pris en ma vie , pour qu'on ne put jamais me dire avec vérité dans mes malheurs : tu les a Hen mérités. Cet ouvrage abandonné me lailTa quelque temps incertain fur celui que j'y ferois fuccéder, & cet intervalle de défceuvrement fut ma perte , en me laiffant tourner mes réflexions fur moi - même , faute d'objet étranger qui m'occupat; je n'avois plus de projet pour 1'avenir qui püt amufer mon imagination. II ne m'étoit pas même poffible d'en faire, puifque la fituation oü j'étois étoit précifément celle oü s'étoient réunis tous mes défirs. Je n'en avois plus a former, & j'avois encore Ie cceur vide. Cet état étoit d'autant plus cruel, que je n'en voyois point a lui préférer. J'avois rafLmL 2  S44 Les Confessions. b!é mes plus tendres afFections dans une perfonne felon mon cceur, qui me les rendoit. Je vivois avec elle fans gêne, & pour ainfi dire a difcrétion. Cependant un fecret ferrement de cceur ne me quitioit ni prés ni loin d'elle. En Ia poffédant je tentois qu'elle me manquoit encore , & la feule idéé que je n'étois pas tout pour elle , faifoit qu'elle n'étoit prefque rien pour moi. j'avois des am s des deux fexes, auxquels j'étois a tacbé par Ia plus pure amitié, par la plus parfaite eftime; je comptois fur Ie plus vrai retour de leur part, & il ne m'étoit pas même venu dans l'efprit de douter une feule fois de leur fincérité ; cependant ce.te amitié m'étoit plus tourmentante que Jouce, par leur affeccation même a .conrarier tous mes goüts , mes penchans, ma mauière de vivre, tellement qu'il me fuffifoit de paroiire defirer une chofe qui n'intéreiToit que moi feul, & qui ne dépendoit pas d'eux , pour les voir tous fe li&uer a 1'inilant même, pour me contraindre d'y renoncer. Cette obftination de me contsó'er en tout dans mes fantaifies , d'autant plus injufte que loin de conttó'er les leurs, je ne m'en informois pas même, me devint fi cruellement onéreufe, qu'enfin je ne recevois pas une de leurs lettres fans fentir en Pouvrant un certain tfFroi qui n'étoit que trop juftifié par fa lecTure. Je trouvois que pour des gens tous plus jeunes que moi , & qui tous auroient eu grand befoin pour eux-mêmes des lecons qu'ils me prodi-  Luns IX. 245 guoient, c'étoit auffi trop me traiter en enfant: Aimez-moi, leur difois-je, comme je vous aime, & du refte, ne vous mêlez pas plus de mes affaires que je re me mêle des vótres; voüa tout ce que je vous demande. Si de ces deux cSofss ils m'en ont accordé une, ce n'a pas été du moins la derrière. J'avois une demeure ifolée, dans une folitude charmante ; maltre chez moi, j'y pouvois vivre :k ma mode, fans que perfonne eüt a m'y cor.tióler. Mais cette habitation m'impofoit des devoirs doux a remplir, mais indifpenfables. Toute ma libtrté n'étoit que précaire; plus affervi que par des ordres, je devois 1'être par ma volonté; je n'avois pas un feul jour dont, en me levant, je puffe dire: j'employerai ce jour comme il me plalra. Bien plus; outre ma dépendance des arran- gemers de Mde. D' y, j'en a^ois une autre, bien plus importune, du public & des furvenans. La diflance oü j'étois de Paris n'empêchoit pas qu'il ne me vlrt journellement des tas de dé eeu. vrés, qui, ne fachant que faire de leur temps, prodiguoient le mien fans aucun fcrupule. Quand j'y penfois le moins, j'étois impitoyablementaffaiiH, & rarement j'ai fait un joü projet pour ma journée fans Ie voir renverfer par quelqu'arrivant. Brcf; au milieu des biens que j'avois le plus convoités, ne trouvant point de pure jouiffanre, je revenois par élans aux jours fereins de ma jeunefTe, & je m'écriois quelquefo's en foupiL 3  24Ö LltS C O N F E SSIONS. mnt: Ah! ce ne font pas encore ici les Charmettes! Les fouvenirs des divers temps de ma vie m'amenèrent a réfléchir fur Ie point oü j'étois parvenu, & je me vis déja fur le déclin de Page, en proie a des maux douloureux, & croyant ap. procher du terme de ma carrière, fans avoir goüté dans fa plénituie presqu'aucun des plaifirs dont mon cceur étoit avide, fans avoir donné PeiTor aux vifs fentime-s que j'y fentois en réferve, fans avoir favouré, fans avoir effleuré du moins cette enivrante volupté que je fentois dans mon ame cn puiffance, & qui faute d'objet s'y trouvoit toujours comprimée fans pouvoir s'exhaler autrement que par mes foupirs. Comment fe pouvoit-il qu'avec une ame naturellement expanfive , pour qui vivre , c'étoit aimer, je n'eulTe pas trouvé jufqu'alors un ami tout a moi, un vëritable ami; moi qui me fentois fi bien fait pour 1'être? Comment fe pou; voit-il qu'avec des fens fi combuftib'.es , avec un cceur tout pétri d'amour, je n'euffe. pas du moins une fois brülé de fa flarame pour un objet déterminé? Dévoré du befoin d'aimer, fans 1'avoir jamais pu bien fatisfaire, je me voyois atteindre aux portes de la vieilleffa, & mourir fans avoc vécu. Ces réflexïons triftes, mais attendriffantes, me faifoient replier fur moi-même avec un regret qui n'étoit pas fans douceur. II me fcmbloit «M  L i t i i IX. 247 Ia deflinée me devoit quelque chofe qu'elle ne m'avoit pas donné. A quoi bon m'avoir fait naitre avec des facul tés exquifes, pour les laiifer jufqu'è la fin fans emploi ? Le fentiment de mon prix interne, en me donnant celui de cette injuftice , m'en dédommageoit en quelque forte, & me faifoit vcrfer de» larmes que j'aimois a laifTer couler. Je faifois ces méditations dans Ia plus belle faifon de 1'année, au mois de Juin , fous des ombrages frais, au chant du roffignol, au ga?ou Ilement des ruiffeaux. Tout concourut è me replonger dans cette mollefTe trop féduifante, pour laquclle j'étois né, mais dont le ton dur & févère oü venoit de me monter une longue effcrvefcence, m'auroit dü délivrer pour toujours. J'allai malheureufemement me rappeler Je diner du cniteau de Toune, & ma rencontre avec ces deux ciarmantes filles, dans la mê;ne faifon & dans des lieux a-peu prés fembiables a ceux oü j'étois dans ce moment. Ce fouvenir, que 1'innocence qui s'y joignoit me rendoit plus doux encore, m'en rappela d'autres de la même efpéce. B entót je vis rafiemblés autour de moi tous les objets qui m'avoient donné de 1'émotion dans ma jeunefle, Mlle. Galley, MUe de G d, Mlle. de Breil, Mde. Bazile, Mde. de Larnage, mes jolies écolières, & jufqu'a Ia piquante Zulie ta, que mon cceur ne peut oublier. Je me vis entouré d'un férail d'houris, de mes anciennes ccnnoisL 4  248 Les Confessions. fances, pour quile goüt le plus vif ne m'étoit pss un fentiment nouveau. Mon fang s'allume & pétille, la tê:e me tourne malgré mes cheveux déja grifonnans, & voila le grave citoyen de Genève, 1'auftère Jean-Jacques è prés de quarante cinq ais, redevenu tout-a-coup le berger extravagant. L'ivreiTe dont je fus faifi, quoique fi prompte & fi folie, fut fi durable & fi forte, qu'il n'a pas moins fallu, pour m'en guérir, que lacrife imprévue& terrib'e des malheurs oüelle m'a précipiié. Cette ivreffe, a quelque point qu'el'e fut Fortée, n'alla pourtant pas jufqu'a me faire oublier rr.on age & ma fituation, jufqu'a me flatter de pouvo:r infpirer de 1'amour encore, jufqu'a tenter de communiquer enfin ce feu dévorant, mats ftérile, dont depuis mon enfance je fentois en vain confumer mon cceur. Je ne 1'efpérai point, je ne le défirai pas même. Je favois que le temps d'aimer étoit paffé; je fentois trop le ridicule des ga'ans furanr.és, pour y tomber, & je n'étois pas homme a devenir avantageux & confiant fur mon déclin, après 1'avoir été fi peu durant mes belles années. D'ailleurs, ami de Ia paix, j'aurois craint les orages domeftiques, & j'aimois tiop fincèrement ma Thérèfe pour 1'expofer au cbagrin de me voir porter a d'autres des fentimens plus vifs que ceux qu'elle m'infpiroit. Que fis-je en cette occafion ? Déja mon lecteur 1'a deviné, pour peu qu'il m'ait fuivi jufqu'ici. L'impoffibilité d'atteindie aux êtres réels, me jeu  Livre IX, 249 jeta dans Ie pays des chimères, & ne voyant rien d'exiftant qui füt digne de mon délire, je Ie nourris dans un monde idéal, que mon imagination eut bientót peuplé d'êcres felon mon cceu;-. Jamais cette reffource ne vint plus a propos & te fe trouva fi féconde. Dans mes■ continueMes extafes je m'enivrois a torrens des plus délicieux fentimens qui jamais foient entrés dans un cceur d'homme. Oubliant tout-a-fait la race bumaine, ja me fis des fociétés de créaiures parfaites, auifi céleftes par leu-s vertus que par leurs beautés, d'amis fürs, tendres, fidele», tels que je n on trouvai jamais ici-bas. Je pris un tel goüt a planer ainfi dans 1'empyrée au milieu des objets charma js dont je m'étois entouré , que j'y paflbis les heures , les jours fans compter, & perdant le fouvenir de' toute autre chofe, a peine avois -je. mangé un morceau è la héte, que je b.ülois de m'échapper p ur courir retrouver mes bofquets. Quand, prêt a partir pour Ie monde enchanté, je voyois aniver de malheureux mortels qui venoient me retenir fur la terre, je ne pouvois ni modérer, ni cacher mon dépit, & n'étant plus maltre de moi, je leur faifois un accueil fi brufque, qu'il pouvoit porter Ie nom de brutal. Cela ne fit qu'augmenter ma réputation de mifantropie, par tout ce qui m'en eut acquis une bien contraire, fi 1'on eüt mieux lu dans moh cceur. Au fort de ma plus gnnde exalt.tion, je fus roiré tout dün coup par ie cordon comme un L 5  150 Les Co h f e s s i o n j. cerf-volant, & rerais a ma place par la nature, 1 I'aiie d'une attaque affez vive de mon mal. J'em. ployai le feul remède qui m'etrt foulagé, & cela fit trève a mes angéliques amours: car, outre qu'on n'eft guères amoureux quand on fouffre, mon imagination qui s'anime a la campagne & fous les arbres, languit & meurt dans la chambre & fous les folives d'un plancher. J'ai fouvent regretté qu'il n'exiftlt pas des Driades; c'eüt infaiiübiement été parmi elles que j'aurois fixé mon attachement. D'autres tracas domeftiques vinrent en mêmetemps augmenter mes chagrins. Mde. le ValTeur , en me faifant les p'us beaux complimens du monde, aliénoit de moi fa fille tant qu'elle pouvoit. Je recas des lettres de mon ancien vjifinage, qui m'apprirent que la bonne vieille avoit fait i mon infc j plufieurs dettes au nom de Thérèfe, ,qui ls favoit, & qui ne m'en avoit rien dit. Les dettes a payer me fachoient beaucoup moins que' le fecret qu'on m'en avoit fait. Eh ! comment celle pour qui je n'eus iamais aucun fecret, pouvoït-ell© en avoir pour moi ? Peut-on diffimuler quelque chofe aux gens qu'on aime ? La cotterie jj ^ , qui ne me voyoit faire aucun voyage 4 Paris, eommencoit a craindre tout de bon que je ie me plufle en campagne , & que je ne fufle aflêz fou pour y demeurer. Lir commencèrent les tracafleries par lefquelte, tffl cherchoit i me rappeler inlirectemsnt a la  Livn IX. 251 v?!!e. Diderot , qui ne vouloit pa» fe montrer fïtöt lui - même , commenca par me détacher De Leyre , a qui j'avois procuré fa connoiffance, lequel recevoit & me tranfmettoit les impreillons que vouloit lui donner Diderot, fans que De Leyre en vtt le vrai but. Tout fembloit concourir è me tirer de ma douce & folie rêverie. Je n'étois pas guéri de mon attaque , quand je recus un exemplaire du poëme fur Ia ruine de Li.-bonne , que je fuppafai m'être envoyé par 1'auteur. Cela me mit dans 1'obligation de lui écrire & de lui parler dj fa pièce. Je le fis par une lettre qui a été imprimée long - temps après fans mon aveu, comme il fera dit ci- après. Frappé de voir ce pauvre bomme accablé, pour ainfi dire, de profpérités & de gloire, èéclamer toutefois amèrement contre les mifères de cette vie, & trouver toujours que tout étoit mal;. je formai 1'infenfé projet de le faire rentrer en lui-même, & de lui prouver que tout étoit bien, Voltaire , en paroiiTant croire en Dieu, n'a réetlement jamais cru qu'au diable; puifque fon dieu prétendu n'eft qu'un être malfaifant qui , felon lui, ne prend de plaifir qu'a nuire. L'abfurdité de cette doctrine, qui faute aux yeux, eft furtout révoltante dans un homme comblé des biens de toute efpèce, qui, du fein du bonheur, cherche a défefpérer fes femblables par 1'image affreuie & eruelle de toutes les calamités dont il eft exempr, " L 6  251 Lis Confbssiows. Autorifé plus que lui a compter & pefer tous les maux de la vie humaine , j'en fis 1'équitable examen, & je lui prouvai que de tous ces maux, il n'y en avoit pas un dont la prondence ne füt Jifculpée, & qui n'eftt fa fource dans 1'abus que 1'homme fait de fesfacultés, plus que dans la nature elle-inême. Je le traitai dans cette lettre avec tous les égards , toute la confidération , tout Ie ménagement, & je puis dire avec tout le refpect poffibles. Cependant lui connoiiTant un amourpropre extrêmement irritable , je ne lui envoyai pas cette lettre k lui-même , mais au doéteur Troncbia, fonjmédecin & fon ami, avec pleinpouvoir de la donner ou fupprimer felon ce qu'il trouveroit le plus convenable. Tronchin donna la lettre. Voltaire me répondit en peu de lignes, qu'étant malade & garde-malade lui-même . il remettoit a un autre temps fa réponfe, & ne dit pas un mot fur la queftion. Tronchin, en m'envoyant cette leyre, en joignit une, oü il marquoit peu d'eftime pour celui qui la lui avoit remife. Je n'ai jamais publié ni même montré ces deux lettres, n'aimant point k faire parade de ces fortes de petits triompb.es; mais elles font en originaux dans mes recueils. Depuis lors Voltaire a publié cette réponfe qu'il m'avoit promife , mais qu'il dj m'a pas envoyée. Elle n'eft autre que le roman dé Candide, dont je ne puis parler, paree que je ne 1'ai pas lü.  L I V R £ IX. 253 Tcutes ces diftraclions m'auroient dü guérir radica'ement de mes fantafques amours, & c'étoit peut - être un moyen que le ciel m'offroit d'en prévenir les fuites funeftes; mais ma mauvaife étoüe fut la plus forte , & a peine recommencaije a fortir , que mon cceur, ma tête & mes pieds, reprirent les mêrnes routes. Je dis les mêmes, a certains égards ; car mes idéés , un peu moins exaltées, reftèrent cette fois fur la terre, mais avec un choix li exquis de tout ce qui pouvoit s'y trouver d'aimible en tout genre, que cette élite n'étoit guères moins chimérique que le monde imaginaire que j'avois abandonné. Je me figurai 1'amour , 1'amitié , les deux idoles de mon cceur , fous les plus raviffanteg images. Je me plus a les orner de tous les charmes du fexe que j'avois toujours adoré. J'imaginai deux amies, plutót que deux amis, paree que fi 1'exemple eft plus rare, il eft auffi plus aimable. Je les douai de deux caractères analogues , mais différens, de deux figures, non pas parfaites, mais de mon goüt, qüanimoient Ia bienveillance & la fenfibilité. Je fis l'une brune & l'autre blon* de , l'une vive & l'autre douce , l'une fage & l'autre foible i mais d'une foiblefle fi touchante, que la vertu fembloit y gagner. Je donnai a l'une des-deux un amant dont l'autre fut la tendre amie, & même quelque chofe de plus , mais je n'admis ni rivalité , ni querelles , ni jaloufie, paree que tout fentiment pénible me coüte a imaL 7  SJ4 Lis C O H I E 1 S ! O » I, giner, & que je ne vou'ois ternir ce riant tableau par rien qui dégradat la n3ture. Epris de mes deux charmans nodeles, je m'identifiois avec 1'amant & 1'ami le plus qu'il m'étoit poffible ; mai» je Ie fis aimable & jeune, lui donnant au furplus les vertus, & les défauts que je me fentois. Pour placer mes perfonnages dans un féjout qui leur convint, je pafTai fucceflivement en revue les plus beaux lieux que j'eufTe vus dans mes voyages. Mais je ne trouvai point de bocage affez frais, point de payfage affez touchant a mon gré. Les vallée» de la Theffaüe m'auroient pu contenter fi je les avois vues ; mais mon imagination fati^uée a inventer, vou'oit quelque lieu réel qui püt lui fervtr de point d'appui, & me faire illufion fur la réalité des habttans que j'y voulois mettre. Je fongesi long-temps aux iles Boromées , dont 1'afpeél délicieux m'avoit tranfporté , mais j'y trouvai trop d'ornement & d'art pour mes perfonnages. Il me falloit'cependant un lac, & je fin is par choifir celui autou' duquel mon cceur n'a jamais ceffé d'errer. Je me fixai fur la partie des bords de ce Iac,a laquelle depuis long-temps mes voeux ont placé ma réfidcnce dans le bonheur imaginaire auquel Ie fort m'a borné. Le lieu natal de ma pauvre maman avoit encore pour moi un attrait de prédileélion. Le contrafte des pofitions, la r cbeffe & Ia variété des fites, Ia magnificenee, la majefté de 1'enfemble qui ravit les fens, émeut le cceur, élève 1'ame, achevèrent de me détei-  Livre IX. miner, & j'établis 4 Vevey mes jeunes pupiles. Voila cc que j'iimginai du premier bond, le refte n'y fut ajouté que dans la fuite. Je me bornai long-tems a un plan fi vague, paree qüil fuffifoit pour remplir mon imaginatiori d'objets agréables , & mon cceur de fentimens dont il aime a fe nourrir. Ces fictions, a force de re^enir, prirent enfin plus de confiftance, & fe fixèrent dans mon cerveau fous une forme déterminée. Ce fut alors que la fantaifie me prit d'exprimer fur le papier quelques - unes des fituations qu'elles m'offroient. & rappellant tout ce que j'avois fenti dans ma jeunelTe , de donner ainfi 1'eflbr en quelque forte au défir d'aimer que je n'avois pu fatisfaire , & dont je me fentois dévoré. Je jettai d'abordquelques lettres éparfes, fan» fuite & fans liaifon, & lorfque je m'avifai de lea vouloir coudre , j'y fus fouvent fort embarraffé. Ce qu'il y a de peu croyable & de très-vrai , eft que les deux premières parties ont été écrites prefqu'en entier de cette manière, fans que j'euffe aucun plan bien fbrmé , & même fans pré voir qu'un jour je ferois tenté d'en faire un ouvrage en règle. Aufïï voit-on que ces deux parties, formées après coup de matériaux qui n'ont pas été taillés pour la place qu'ils occupent, font pleinei d'un rempliiTage verbeux qu'on ne trouve pas dan» les autres. Au plus fort de mes rêveries, feos une vifitfl  256 Les Confesstons. de Mde. d'H , Ia pren iere qu'elle m'tüt faite en fa vie, mais qui malheureufement ne fut pas Ia dernière , comme on verra ci-après. La ComteXe d'H. étoit fille de feu M. de B e , fermier général, fceur de M. D' y. & de MM. de L & de Ia B , qui, depuis, ont été tous deux Inrodudteurs des Ambaffadeurs. J'ai parlé de la connoifTance que je fis avec elle é'ant fille. Depuis fon mariage , je ne la vis qüaux fêtes de la C e chez Mde. D' y fa bef e-fceur. Ayant fouvent paffé plufieurs jours avec elle tant a la C e qu'a E ...y, non - feu- lement je la trouvai toujou.s trés-aimable , mais je crus lui voir aufïï pour moi de la bienveillance. EUe aimoit alTe? a fe promener avec moi; nous étions marcbeurs 1'un & l'autre, & 1'entretien ne tariffoit pas entre nous. Cependant , je n'allai jamais la voir a Paris, quoiqu'elle m'en eüt prié & même follicité plufieurs fois. Ses liaifons avec M de St. L t, avec qui je commencois d'en avoir, me Ia rendirent encore plus intéreffante, & c'étoit pour m'apporter des nouvelles de cet ami, qui, pour-lors, étoit, je crois, a Mahon, qu'elle vint me voir a 1'Hermitage. Cette vifite eut un peu 1'air d'un début de tornar. Elle s'égara dans Ia route. Soncocher, quittant le chemin qui tournoit, voulut traverfer en droiture du moulin de Clairvaux a 1'HermitaDe : fon carroffe s'embourba dans Ie fond du valion; elle voulut defcendre & faire le refte du  Livre IX. 257 trijet a pied. Sa mignonne chaufiure fut bientót percée ; elle enfoncoit dans la crotte . fes gens eurent toutes les peines du monde a la dégager, & enfin elle arriva a 1'Hermitage en bottes , & percant 1'air d'éclats de rire, auxquels jemêlai les miens en la voyant arriver : il fallut changer de tout; Thérèfe y pourvut, & je 1'engageai d'oublier fa dignité pour faire une colation ruftique , dont elle fe trouva fort bien. II étoit tard, elle refte peu ; mais 1'entrevue fut fi gaie qu'elle y prit goüt, & parut difpofée a revenir. Elle n'exécuta pourtant ce projet que 1'année fuivante; mais , bélas! ce retard ne me garantit de ilei. Je paffai 1'automne a une occupation dont on re fe douteroit pas , a la garde des fruits de M. D' y. L'Hermitage étoit le réfervoir des eaux du pare de la C e: il y avoit un Jardin clos de murs & garni d'efpaliers , & d'autres arbres, qui donnoient plus de fruits a M. D' y que fon potager de la C e, quoiqu'on lui en volat les trois quarts. Pour n'être pas un hóte abfolument inutile, je me cbargeai de Ia direétion du Jardin & de 1'infpection du Jardinier. Tout alla bien jufqu'au temps des fruits ; mais a mefure qu'ils müriffoient je les voyois difparoitre, fans favoir ce qu'ils étoient devenus. Le Jardinier m'affura que c'étoient les 'oirs qui mangeoient tout. Je fis la guerre aux loirs; j'en détruifis beaucoup, & le fru't n'en difparoiffoit pas mo'ns. Je guettai fi bien qu'enfin je trouvai que le Jardinier !ui-même  158 Les Conpessions. étoit le grand loir. Il logeoit a Montmorenci, d'oü il venoit les nuits avec fa femme & fes enfans, enlever les dépóts de fruits qu'il avoit fait pendant la journée , & qu'il faifoit vendre è la halls a Paris auffi publiquement que s'il eut eu un jardin a lui. Ce miférable que je comblois de bienfaits , dont Thérèfe habilloit les enfans, & dont je nourrifTois prefque le père , qui étoit mendiant , nous dévalifoit auffi aifément qu'effrontément, aucun des trois n'étant afftz vigilant pour y mettre ordre , & dans une feule nuit il p.arvint a vider ma cave, oü je ne trouvai rien Ie lendemain. Tant qu'il ne parut s'adreffer qu'a moi, j'endurai tout; mais voulant rendre compte du fruit, je fus obligé d'en dénoncer le voleur. Mde. D' y me pria de le payer , de Ie mettre dehors, & d'en chercher un autre: ce que je fis, Comme ce grand coquin ródoit toutes les nuits autour de 1'Hermitage , armé d'un gros baton ferré qui avoit 1'air i'une maflue , & fuivi d'autres vauriens de fon efpèce; pour raffurer les gouverneufes que cet honme effrayoit terriblement je fis coucher fon fucceffeur toutes le nuits è 1'Hermitage ; & cela ne tranquillifant pas encore , je fis demander a Mde D' ....y un fufi que je tins dans la chambre du Jardinier, avec charge a lui de ne s'en fervir qu'au befoin , fi 1'on tentoit de forcer la porte ou d'efcalader Ie jardin , & de ne tirer qu'a poudre , uniquement pour effrayer les toleurs, C'étoit affurément la moindre précaution  Livre IX. 25? que put prendre pour la füreté commune un homme incommodé, ayant a paffer 1'hiver au milieu desbois, feul avec deux femtnes timides. Enfin, je fis 1'acquifition d'un r ctit chien pour fervir de fentinelle. De Leyre m'étant venu voir dans ce temps-la, je lui contai mon cas, & ris avec lui de mon appareil militaire. De retour a Paris il en voulut amufer Diderot a fon tour , & voila •omment le cotterie H e apprit que je voulois tout de bon pafTer 1'biver a 1'Hermitage. Cette conftance qu'ils n'avoient pu fe figurer les déforienta, & en attendant qu'ils imaginaffent quelqu'autre tracafferie pour me rendre mon féjour déplaifant, ils me dé acbèrent, par Diderot, ce même De Leyre , qui d'abord ayant trouvé mes précautions toutes fimples , finit par les trouver inconféquentes a mes principes, & pis que ridicules, dans des Iettres oü il m'accabloit de plaifanteries amères, & affez piquantes pour m'offenfer, fi mon humeur eüt été tournée de ce cóté-Ia. Mais alors faturé de fentimens affectueux 6c tendres, & n'étant fufceptible d'aucun autre, je ne voyois dans fes aigres farcafmes que le mot pour rire, & ne Ie tr.mvois que fo'atre, oü tout autre 1'eüt trou é extravagant A force de vigilance & de foins, je parvins è garder fi bien le jardin que, quoique la récolte du fruit tüt p-efque manqué cette année, le produ't fut triple de celui des années précédentes, & il eft vrai que je ne m'épargnois point pour !•  26o Les Co n fession s. préferver, jufqu'a cfcorter les envoïs que je faifois a la C .. .. e & a E....y, jufqu'a porter des paniers moi-même, & je me fouviens que nous en portames un fi lourd la tante & moi, que prêts a fuc comber fous Ie faix, nous fümes contraints de nous reporter de dix en dix pas, & n'arrivames que tout en nage. Quand la mauvaife faifon commenga de me renfermer au logis, je vou'us reprendre mes occupations cafanière?; il ne me fut pas poffible. Je ne voyois par - tout que les deux charma- tes amies, que ieur ami, leurs entours, le piys qu'elles babitoient, qüobjets créés ou emSellis pour elles par mon imagination. Je n'étois plus un moment a moi-même , le délire ne me quittoit plus. Après beaucoup d'efforts inutiles, pour écarter de moi toutes ces fiftions. je fus enfin tout-a-fait féiuit par elles, & je ne m'occupai plus qu'a tacher d'y mettre quelque ordre & quelque fuite pour en faire une efpèce de roman. Mon grand embarras étoit la honte de me démentir ifnfl moi-même fi nettement & fi hautement. Après les pri cipes févères que je venois d'écablir av-c tant de fracas , après les maximes auflèreï que j'avois fi fortement prêchées, après tant d'invcctives mordantes contre le» livres efFémf és qui refpiroient 1'amour & la mollefTe , pou oit-on rien imaginer de plus inat. tendu, de plus choquant, que de me v0ir tout d'un coup m'infrrire de ma pro,ire main parmi les  Livre IX. 261 auteurs de ces livres, que j'avois fi durement cenfurés? Je fentois cette inconféquence dans toute fa force, je me la reprochois, j'en rougifiöis, je m'en dépitois: mais tout cela ne put fuffire pour me ramener a la raifon. Subfugué complètement il fallut me foume:tre a tout rifque . & me réfoudre a braver le qu'en dira-r-on; fauf a délibérer dans la fuite fi je me réfou>irois i montrer mon ouvrage ou non: car je ne fuppofois pas encore que j'en vinfie a le publier. Ce parti pris, je me jette a plein collier dans mes rêveries , & a force de les toumer & retour, ner dans ma tête, j'en forme enfin 1'efpèce de plan dont on a vu I'exécution. C'étoit affurément le meilleur parti qui fe put tirer de mes folies : 1'amour du bien , qui n'eft jamais forti de mon cceur, les tourna vers des objets utiles, & dont Ja morale eut pu faire fon profir. Mes tableaux voluptueux auroient perdu toutes leurs graces, fi le doux coloris de 1'innocence y eut macqué. Une fille foible eft un objet de pitié, que 1'amour peut rendre intéreffant & qui fouvent n'eft pas moins aimable: mais qui peu fupporter fans indignation, le fpectacle des mceurs a la mode, & qüy a-t-il de plus révoltant que l'orgueil d'une. femme infidelle, qui foulanr. ouvertement aux pieds tous fes devoirs, prétend que fon mari foit pénétré de reconnoiffance de ia „race qu'elle lui accorde de vouloir bien ne pas fe laiffer prendre  aöa Les Confessions. fur le fait? Les étres parfaits ne font pas dans Ia nature, & leurs lecons ne font pas affez prés de nous. 'Mais qüune jeune perfonne née, avec un cceur auffi (endre qu'honnête , fe laiffe vaincre l 1'amour étant fille, & retrouve étant femme des forces pour le vaincre a fon tour, & redevenir vertueufe: quiconque vous dira que ce tableau dans fa totalité eft fcandaleux & n'eft pas utile, eft un menteur & un hypocrite; ne 1'écoutez pas. Outre cet objet de mceurs & d'honneteté conjugale, qui tient radicalement atout 1'ordre focial, je m'en fis un plus fecret de concorde & de paix pubiique, objet plus grand, plus important peut-être en lui-même, & du moins pour le moment oü 1'on fe trouvoit. L'orage excité par 1'Encyclopédie, loin de fe calmer, étoit alors dans fa plus grande force. Les deux partis déchalnés 1'un contre l'autre avec la dernière fureur, resfembloient bientót a des loups enragés, acharnés l s'entre-déchirer, qu'a des chrétiens & des philofophes qui veulent reciproquement s'éclairer, fe convaincre, & fe ramener dans la voie de la vérité. II nemanquoit peut-être a run & a l'autre que des chefs remuans qui euffent du crédit, pour dégénérer en guetre civile, & Dieu fait'ce qu'eüt produit une guerrecivile de religion, oü 1'intolérance la plus cruelle étoit au fond la même des deux cótés. Ennemi né de tout efprit de parti, j'avois dit franchement aux uns & aux  L i v * i IX. a«3 autres des vérités dures qu'ils n'avoient pas écoutées. Je m'avifai d'ua autre expediënt, qui dans ma firaplicité me parut admirable: c'étoit d'adoucir leur haine réciproque en détruifant leurs préjugés, & de montrer a chaque parti le mérite & la vertudans l'autre,dignes de 1'eftimepublique & du refpeét de tous les mortels. Ce projet peu fenfé, qui fuppofoit de Ia bonne foi dans les hommes, & par lequel je tombois dans Ie défaut que je reprochois a l'abbé de St. Pierre, eut le fuccès qu'il devoit avoir; il ne rapprocha point les partis, & ne les réunit que pour m'accabler. En attendant que 1'expérience m'eüt fait fentir ma folie, je m'y livrai, j'ofe ledire, avec un zèle digne du motif qui me 1'infpiroit, & je deffinai les deux caracfères de Volmar & de Julie, dans un raviffement qui me faifoit efpérer de les rendre aimables tous les deux, & qui plus eft, 1'un par l'autre. Content d'avoir groffièrement efquiffé mon plan, je revins aux fituations de détail que j'avois tracécs, & de 1'arrangement que je leur donnai réfultèrent les deux premières parties de Ia Julie, que je fis & mis au net durant cet hiver avec un plaifir inexprimsble, employant pour cela Ie plus beau papier doré, de la poudre d'azur & d'argent pour fécher 1'écriture, de la nompareille bleue pour coudre mes cahiers; enfin ne trouvant rien d'affez galant, rien d'afTez mignon pour les cbarmances filles dont je raffolois comme  264 . Les C o n f e s s i o h s. nn autre Pigmalion. Tous les foirs au coin de mon feu, je lifois & relifois ces deux parties aux gouverneufes. La fille, fans rien dire, fanglottoit avec moi d'attendriifement; fa mère qui, ne trouvant point la de complimens, n'y comprenoit rien refloit tranquille, & fe contentoit dans les momens de filence de me répéter toujours: Monfieur , cela eft bitn beau. Mde. D'....y, inquiète de me favoir feul ea hiver au milieu des bois dans une maifon ifolée, envoyoit très-fouvent favoir de mes nouvelles. Jamais je n'eus de fi vrais témoignages de fon amitié pour moi, & jamais la mienne n'y répondit plus vivement. J'aurois tort de ne pas rpécifier parmi ces témoignages, qu'elle m'envoya fon portrait & qu'elle me demanda des inftructtons pour avoir le mien, peint par La Tour, & qui avoit été expofé au fallon. Je ne dois pas non plus omettre une autre de fes attentions, qui paroitra rifible, mais qui fait trait i 1'hiftoire de mon caraftère par 1'impreflion qu'elle fit fur moi. Un jour qu'il geloit très-fort, en ouvrant un paquet qu'elle m'envoyoit de plufieurs commiffions dont elle s'étoit chargée.j'y trouvai un petit jupon de deffous de fknelle d'Angleterre, qu'elle me marquoit avoir porté ,& dont elle vouloit que je fiffe un gilet. Cefoin, p'us qu'amical, me parut fi tendre, comme fi elle fe füt dépouillée pour me vêtir, que dans mon émotion, je baifai vir.gt fois en pleurant le billet & le jupon. Thérèfe me croyotE  L i 7 t' i IX. Ï65 eroyoit devenu fou. II eft fingul ier que de toutes les marqués d'amitié que Mde. D' y m'a prodi- guées, aucune ne m'a jamais touché comme celle. Ia, & que même depuis notre rupture, je n'y ai jamais repenfé fans attendriflement. J'ai longtemps confervé fon petit billet, & je Paurois encore, s'il n'efit eu le fort de mes autres bidets du même temps. Quoique mes maux me laiffafTent alors peu de relache en hiver, & qu'une partie de celui - ci, je fulTe occupé d'y c'iercher du foulagement, ce fut pourtant a tout prendre, la faifon que depuis ma demeure en France, j'ai paffee avec le plus de douceur & de tranquillité. Durant quatre ou cinq mois que le mauvais temps me tint davantage a 1'abri des furvenans, je favourai plus que ja n'ai fait avant & depuis, cette vie indépendante, égale & fimple, dont la jouiiTance ne faifoit pour moi qu'augmenter le prix, fans autre com. pagnie que celle des deuxgouverneufes enréalité, & celle des deux coufines en idée. C'eft alors fur-tout que je me félicitois chaque jour davantage du parti que j'avois eu le bon fens de prendre, fans égard aux clameurs de mes amis, fichés da me voir affranchi de leur tyrannie; & quand j'appris 1'attentat d'un forcené, quand de Leyre & Mde D y me parloient dans leurs lettres du trouble & de 1'agitation qui régnoient dans Paris, combien je remerciai le ciel de m'avoir éloigné de ces fpeétacles d'horreurs & de crimes, qui Suppi, Tom. FIT. M_  16 teaux d'Andiily, qui font charmans. Je rêvois en marchant a celle que j'allois poir, a l'accueili careffant qu'elle me feroit, au ba.fer qui m'a'tendoit a mon arrivée. Ce feul ba:fer ce bafer funefte. avant même de le recevoir, m'embra> foit le fang a 'el point, que ma tête fe troubloit;. un éblouiffement m'aveuiloit, mes genoux tremblans ne pouvoient me foutenir, j'ë.ois forcé de m'arrêter, de m'affeoir. toute ma machine étoit dans un défordre mcorxevable: j'étois p.êt a m'évanouir. Inftruit du danger, j'e rachais en partanr de me diftraire & de penfer a autre chofe. Je n'avois pas fait vingt pas que les mêmes fouvenirt & tous les accidens qui en étoient la fuite, revenoier.t m'aiTaillir fans qu'il me füt poiïïble de m'en délivrer, & de quelque facon que je m'y fois pu prendre , je ne crois pas qu'il me foit jamais arrivé de faire feul ce trajet impunément. J'arrivois a Eaubonne foible, épuifé, rendu, me fbutenant a peine. A 1'inllant que je la voyois,. tout étoit réparé; je ne fentois plus auprès d'elle que 1'imgortunité d'une vigueur inéguiCole- &  L r v re m IX. *W «oujours inutile. 11 y avoit fur ma route, a la vu* d'Eaubonne, une terraffè agréable, appellée le' mont Olympe, oü nous nous rendions quelquefois , chacun de notre có'é. J'arrivois le premier, j'étois fait pour 1'attendre; mais que cette attenteme coütoit cher! Pour me diftraire, j'effayois d'écrire avec mon crayon des billets que j'auroispu tracer du plus pur de mon fang : je n'en ai jama;s pu achever un qui füt lifible. Quand elle en trouvoit quelqu'un dans la niche dont nousétions convenus, elle n'y pouvoit voir au're chofe que 1'état vraiment déplorable cü j'étois en 1'écri. vant. Cet état, & fur-tout fa durée, pendant trois mois d'iiritation continuelle & de privation,. me jeta dans un épuifement dont je n'ai pu metirer de plufieurs années, & finit par me donner une incommodité que j'emponerai, ou qui m'em-porïera au tombeau. Telle a été Ia feule jouiffance amoureufe de 1'homme du tempérament Ie pluscombuftible, mais le plus timide en même temps, que peut. être la nature ait jamais produit Tekent été les derniers beaux jours qui m'ayent été comptés fur Ia terre : ici commence Ie long tiffu des malheurs de ma vie, oü 1'on ne verra plusd'interruption. On a vu dans tout Ie cours de ma vie, que' mon cceur tranfparent comme le criftal, n'a jamais fu cacher, durant une minute entière, un ffcntiment un peu vif qui s'y füt réfugié. Qu'on juge s'il me fut poflible de cacher longtemps mon  i8o Les Confessions. amour pour Mde. d'H.... . Notre intimité frappoit tous les yeux, nous n'y mettions ni fecret ni myttère. Elle n'étoit pas de nature a en avoir befoin, & comme Mie. d'H avoit pour moi 1'amitié la plus tendre, qu'el'e ne fe reprochoit point; que j'avois pour elle une eftime dont perfonne ne coanoiffoit mieux que moi toute la justice: elle, franche, diftraite, étourdie: moi, vrai, ma'-adroit, fier, impatient, emporté, nous donnions encore fur nous, da'is notre trompeufe fécurité, beaucoup plus de prifes que nous n'aurions fait, fi nous euffions été coupables. Nous aliions 1'un & l'autre a la C... e; nous nous y trouvions fouvent enfemb'e, quelquefois même par rendez - vous Nous y vivions a notre ordinaire,- nous promenant tous les jours tête 4téte en parlant de nos amours, de nos de oirs, de notre ami, de nos innocens projets, dans le pare, vis-a-vis 1'appartement de Mde. D'... .y, fous fes fenêtres, d'oü. ne ceflant de nous examiner, & fe croyant bravée, elle aifouviflbit fon cceur par fes yeux , de rage & d'indignation. Les femmes ont toutes 1'art de cacher leur fureur, furtout quand elle eft vive; Mde. D',....y, violente, mais réfléchie, poffèJe fmtout cet art émkemment. Elle feignit de ne rien voir, de re rien foupconner, & dans le même temps qu'elle redoubloit avec moi d'attentions, de foins, & prefque d'agaceries, elle affedtoit d'accabler fa belie-fcEur de procédés malhonnêtes, & de mar*  L I T K E IX. ïêl ques d'un défain, qu'elle fembloit vouloir me cotumumqusr On juge bien qu'elle ne réuffiffoit pas; mais j'étois au fupplice. Déchiré de fentimens contraire*, en même temps que j'étois touché de fes careffes, j'avois peine a contenir ma colère quand je la voyois manquer a Mie. d'H La douceur angélique de cel'e-ci lui faifoit tout endurer fans fe plaindre, & même fans lui en favoir plus mauvais gré. Elle étoit d'ailleurs fouvent fi diftraite, & toujours fi peu fenfible a ces chofes la, qua la moitié du temps elle re s'en appercevoit pas. J'étois fi préoccupé de ma paffion. que ne voyant rien qu" Sophie, (c'étoit un des noms de Mde. d'H ) je ne remarquois pas même que j'étois devenu la fable de toute la maifon & des furvenans. Le baron d'H k qui ri'était jamais venu que je fache a la C e, fut au nombre de ces derniers. Si j'euffe été auffi défiant que je Ie fuis devenu dans la fuite, j'aurois fort foupconné Mde. D'.....y d'avoir arrangé ce voyage, pour lui donner 1'amufant cadeau de voir le Citoyen amoureux. Mais j'étois alors fi béte que je ne voyois pas même ce qui crevoit les yeux a tout Ie monde. Toute ma ftupidité re m'empêcba pour tant pas de trouver au baron 1'air plus content, plus jovial qua fon ordinaire. Au lieu de me regarder en noir felon fa cou;ume, 'il me lachoit cent propos goguenards, auxqueis je ne comprenois rien. J'ouvrois de grands yeux fans rien  28i Les C o n f e s si o k f, répondre : Mde. D' y fe tenoit les cötés de' rire; je ne favois fur queile horbe ils avoieu' marché. Coaime rien ne paffoit encore les hornesde la plaifanterie, tout ce que j'aurois eu de mieux a faire, fi je m'en étois appercu, eut été de m'y prêter. Mais il eft vrai qu a travers Ia railleufe gaieté du ba.on, 1'on voyoit btiikr dans fes yeux une maligne joie, qui m'auroit peut-être inquiété, fi je 1'eufTe auffi bien remarquée alors, que je me la rappelai dans la fuite. Un jour que j'allai voir Mde. d'H a Eaubonne, au retour d'un de fes voyages de Paris, je la trouvai trifte, & je vis qu'elle avoit pleuré. Je fus obligé de me contraindre, paree que Mde. de B....... e. feeur de fon mari, étoit-iè: mais- fitót que je pus trouver un moment, je lui mar quai mon inquiétude. Ah! me dit-elle en foupi rant, je crains bien que vos folies ne me coütent le repos de mes jours. St. L.....t eft inftruit & mal inftruit. II me rend juftice; mais il a de 1'humeur, dont, qui pis eft, il me cacbe une partie. Heureufement je ne lui ai rien tü de nos liaifons, qui fe font faites fous fes aufpices. Mes lettres étoient pleines de vous. ainfi que mon ceeur: je ne lui ai cacbé que votre amour infenfé , dor.t j'tfpérois vous yuértr, & dont, fans m'en parler, je vqis qu'il me fait un crime. On nousa defTeryi; on m'a fait tort, mais n'importe. Ou rompons tout a fait, ou foyez tel que ous devez être. Je ne veux plus rien avoir a cacher a men amant,.  L i v r i IX. 283 Ce fut la le premier moment oü je fus fenfible a la honte de me voir humilié par le fentiment de ma faute, devant une jeune femme dont j'éprouvois les juftes reproches, & dont j'aurois d4 être le Mentor. L'indignation que j'en reffentig contre moi-même eut fuffi peut être pour furmonter ma foibleiTe, fi la ttndre compainon que m'en infpiroit Ia viétime, n'eut encore amolü mon cceur. Hélas! étoit ce le moment de pouvoir 1'endurcir, lorfqu'il étoit inondé par des larmes qui le pénétroient de toutes parts? Cet- attendriifein-nt fe changea bientót en colère cor.tre les vils délateurs, qui n'avoient vu que Ie mal d'un fentiment criminel , mais involontairs, fans croire, fans imaginer même la fincère honcêteté de cceur qui Ie rachetoit. Nous ne reftames pas long-temps en doute fur la main d'oü partoit Ie coup» Nous favions 1'ün & l'autre que Mdö. D'.....y étoit en commerce de lettres avec St. L ....t, Ce n'étoit pas Ie premier orage qu'elle avoit fus- cité è Mde. d'H , dort elle avoit fait mille efforts pour Ie déncrer, & que les fuccès de quelques uns de ces efforts faifoient tremb-ier pour la fuite. D'aüleu s, G qui, ce me femble, avoit fuvi M. de C s a l'armée, étoit en Weflphalie auffi bien que St. L t; i's fe voyoient quelquefois. G... avoit fait auprès de M-'e. d'H.. quelques tentatives qui n'avoient pas téuffi. G.... trèi-picué sefla teut a-ce-up dek;  SÊ4 Les C o n f e s s i ö n t. voir. Qu'on juge du fang-froid avec lequel, modefte comme on fait qu'il 1'eft, il lui fuppofok des préférences pour un homme plus agé que lu;, & dont lui G depuis qu'il fréquentoit les grands, ne parloit plus que comme de fon protégé. Mes foupcons fur Mde. D' y fe changèrent en certitude, quand j'appris ce qui s'étoit paffe chez moi. Quand j'étois a Ia C e, Thérèfe y venoit fouvent, foit pour m'apporter mes lettres, foit pour me rendre des foins nécelfaires i ma mauvaife fanté. Mde D' y lui avoit deman- dé fi nous ne nous écrivions pas Mde d'H & moi? Sur fon aveu, Mde. D'....y la preffa de lui remettre les lettres de Mde. d'H , 1'aflu- rant qu'elle les recacheteroit li bien qu'il n'y pa roitroit pas. Thérèfe fans montrer combien cette propofition !a fcandalifoit & même fans m'avertir, fe conten'a de mieux cacher les lettres qu'elle m'apportoit: précaution très-heu?eufe, car Mde. D' y Ia faifoit guetter a fon arrivée, & 1'atten- dant au paffage, poulfa plufieurs fois 1'audace jufqu'a chercher dans fa bavetr.e. Elle fit plus: s'étant un iour invitée a venir avec M. de M y diner a 1'Hermitage pour la première fois depuis que j'y demeurois, elle prit le temps que je me p omenois avec M y pour entrer dans mon cabinet avec la mère & la fille, & les preffer de lui montrer les lettres de Mde. d'H Si la mère eut fu oü elles étoient, les lettres étoient livrées; mais heureufement la fille feule le (avoit,  L i v r b IX. ajj- & nia que j'en euffe confervé aucune. Menfonge affurément plein d'honnêteté, de fidélité, de générofité, tandis que la vérité n'eüt été qu'une perfidie. Mde. D' y voyant qu'elle ne pouvoit la féduire, s'efforca de Pirriter par la jaloufie, en lui reprochant fa facilité & fon aveugltment. Gom» ment pouvez - vous, luidit-elle, ne pas voir qu'ils ont entr'eux un commerce criminel ? Si, malgré tout ce qui frappe vos yeux, vous avez befoin d'autres preuves, prêtez-'-ous donc a ce qu'il faut faire pour les avoir; vous dites qu'il décbire les lettres de M^e. d'H , auflitót qu'il les a lues. Hé bien, recueiliez avec foin les pièces & donnez les moi; je me charge de les raffembler. Telles étoient les lecons que mon amie donnoit a ma c mpa-ne. Thérèfe eut la difcrétion de me taire affez long-temps toutes ces tentatives; mais voyant mes perplexités, elle fe crut obligée è me tout dire, afin que, fachant a qui j'avois a faire, je priffe mes mefures pour me garantir des tra. hifons qu'on me préparoit. Mon indignation , ma fureur ne peut fe décrire. Au lieu de difli- muler avec Mde. D' y k fon exemple, & de me fervir de contre-rufes, je me livrai fans mefure a Pimpétuofité de mon naturel, & avec mon étourderie ordinaire, j'éclatai tout ouvertement. On peut juger de mon imprudence par les lettres fuivantes, qui montrent fuffifamment la ma-  286 Les Cohiessioss. nière de procéder de 1'un & de l'autre en cette occafion. Billet de Mit. D' y. „ Pourquoi donc ne vous vois-je pas, mon t, cher ami? Je fuis inquiète de vous. Vous m'aviez tant promis de ne faire qu'aller& venir „ de 1'Hermitage ici. Sur cela je vous ai laiffé libre; & point du tout, vous laiffez pafler „ huit jours. Si on ne m'avoit pas dit que vous „ étiez en bonne fanté, je vous croirois malade. „ Je vous attendois avant-hier ou hier, & je ne vous vois point arriver. Mon Dieu, qu'avez, vous donc? Vous n'avez point d'affaires: vous 4I n'avez pas non plus de chagrins; car je me fiatte que vous fsriez venu fur le champ me „ les confier. Vous êces dor.c malade ! ti tz-tLoi „ d'inquiétude bien vi'.e, je vous en prie. Adieu, „ mon cher ami: que cec adieu me donne un „ bon jour de vou"." Réparjt. „ Je ne puis rien vous dire encore. J'attcnds „ d'être mieux inftruit, & je le ferai tót ou tard. „ En aitendant, fcyez füre que 1'innocence „ accufée, trouvera un défenfeur aflbi ardent „ pour donner quelque repentir aux calomniateurs „ quels qu'ils foient." Stcond Billet de Ia néme. „ Savez-vous que votre lettre m'effraie? qu'efr„ ce qüeiie veut donc dire? Je Pal relue plus de „ vingt-cinq fois. En vérité, je n'y comprends  Liïse IX. 2g7 ■>.i *ien- J'y vois feuiement que vous êces inquiec „ & tourmenté, & que vons attendez que vous „ ne le foyez plus pour m'en parler. Mon cher „ ami, eft-ce la ce donc nous étions convenus? „ qu'eft donc devenue cette amitié, cette con„ fiancé, & comment l'ai-je perdue? Eft-ce con„ tre moi ou pour moj que vous êces fiché? „ Qu->i qu'il en foit, venez dès ce foir, je „ vous en conjure; fou venez-vous que vous m'a„ vez promis, il n'y a pas huit jours, de ne rien garder fur ie cceur, & de me parler fur .„ Ie champ. Mon cher ami, je vis dans cette ,, confiance... Tenez, je viens encore de lire j, votre lettre; je n'y concois pas davantage, „ mais eile me fait trembler. Il me femble que' „ vous étes cruellement aj.ité. Je voudrois vous fl calmer, mais comme j'ignore le fujet de vos „ inquiétudes, je ne fais que vous dire, finon ,, quj me voila tout auffi malhêureufe que vous „ jufqu'a ce que je vous aie vu. Si vous n'êtes „ pas ici ce foir a fix heures , je parts demain „ pour 1'Hermitage, quelque temps qu'il faffe & „ dans quelqu'état que je fois; car je ne faurois „ tenir a cette inquiétude. Bon jour, mon cher bon ami. A tout hafard, je rifque de vous dire, fans favoir fi vous en avez befoin ou „ non, de tacher de prendre garde & d'arréter les „ progrès que fait 1'inquiétuie dans la folitude. „ Une mouche devient un monftre, je 1'ai fou„ vent éprouyé."  s88 Les C o m t e s s i o k •. Réponfe. Te ne puis vous aller voir, ni recevo:r ■ votre vilite, tant que durera 1'inquié'u le oii ' ie fuis. La confiance dont vous pari ez, n'eft " plus, & il ne vous fera pas aifé de la recou" vrer. Je ne vois a préfent dans votre empreffe*; ment que le defir de tirer des aveux d'autrui , quelqüavantage qui convienne a «os vues, cc mon cceur fi prompt a s'épancher dans un cceur * qui s'ou.re pour le recevoir, fe ferme a la rufe & i la fineffe. Je reconnois votre adrefie " ordinaire dans la difficulté que vous trouvez i " comprendre mon billet. Me croyez-vous affez " dupe pour penfer que vous ne 1'ayez pas com" pris? Non; mais je faurai vaincre vos fubtilites " i force de franchife. Je vais m'expliquer plus clairement, afin que vous m'entendiez encore " m°Deux amans bien unis & dignes des'aimer, me font chers: je m'attends bien que vous ne " faurez pas qui je veux dire, a moins que je " ne vous les nomme. Je préfume qu'on a tenté " de les défunir, & que c'eft de moi qu'on s eft " fervi pour donner de lajaloufie a 1'un des deux. " Le choix n'eft pas fort adroit, mais il a pan, " commodeala méchanceté,&cetteméchanceté, c'eft vous que j'en foupconne. J'efpere que ceci devient plus clair. Ainfi donc la femme que j'eftimele plus, „ luroit, de mon fi», ttofc-i *■ Pa«ager  L I V & E IX. 2&f- „ fon cceur & fa perfonne entre deux amans, & moi ceile d'ê;re un de ces deux laches? Si je „ favois qu'un feul moment de la vie vous euffiez „ pu penfer ainfi d'elle ou de moi, je vous haï- rois jufqu'a la mort. Mais c'eft de 1'avoir dit,t „ & non de 1'avoir penfé que je vous taxe. Je „ ne comprends pas en pareil cas, auquel c'eft ,, des trois que vous avez voulu nuire; mais il „ vous aimez le repos, craigrez d'avoir eu Ie ,, malheur de réuffir. Je n'ai caché ni a vous ni ,, a elle tout le mal que jc penfe de certaincs „ liaifons, mais je veux qu'elles finifTent par un „ moyen aufïï honnête que fa caufe , & qu'un „ amour illégi ime fe change en une éternelle „ amitié. Moi qui ne fis jamais de mal è per. „ fonne, ferviro's-je innocemment a en faire i ,, mes amis? Non, je r.e vous Ie pardor-nero's jamais , je rieviendrois votre irréconciliable ,, ennemi. Vos fecrets feuls feroient refpeótés; „ car je ne ferai jamais un homme fans foi. „ Je n'imagine p is que les perplexités oü je ,, fuis, puiffent durer bien longtemps. Je ne tar„ derai pas a favoir ii je me fuis^trompé- Alors „ j'aurai peut-être de grands torts a réparer,' & je n'aurai rien fait en ma vie defi bon cceur. ,, Mais favez-vous comment je racheterai mes „ fautes durant Ie peu de temps qui me refte i „ pafler prés de vous ? En faifant ce que nul „ autre ne fera que moi; en vous difant fran„ chement ce qu'on penfe de vous dans le mem? Suppl. Tm. VU. N  ajpo Les Confessions. „ de, & les brèches que vous avez a réparer „ a votre réputation. Malgré lous les prétendus amis qui vous entourent, quand vous m'aurez „ vu partir, vous pourrez dire adieu a la vé„ rité; vous ne trouverez plus perfonne qui vous „ la dife. " . Troifièmt Lettre de la même. „ Je n'entendois pas votre lettre de ce matin : je vous 1'ai dit, paree que cela étoit. J'entends „ celle de ce foir, n'ayez pas peur que j'y ré„ ponde jamais; je fuis trop preffée de 1'oublier, & quoique vous me faffiez pitié, je n'ai pu „ me défendre de l'amertume dont elle me rem„ plit 1'ame. Moi! ufer de rufes, de fineffes „ avec vousl moi! accufée de la plus noire des „ infamies! Adieu, je regrette que vous ayez lf la adieu, je ne fais ce que je dis .... adieu: je ferai bien preffée de vous pardon- ner. Vous viendrez, quand vous voudrez; „ vous ferez recu mieux que ne I'exigeroient vos „ foupgons. Difpenfez - vous feulement de vous „ mettre en peine de ma réputation. Peu m'im„ porte celle qu'on me donne. Ma conduite eft „ bonne, & cela me fuffit. Au furplus, j'igno„ rois abfolument ce qui eft arrivé aux deux per„ fonnes qui me font auffi cbères qu'a vous. " Cette dernière lettre me tira d'un terrible embarras, & me replongea dans un autre qui n'étoit guères moindre. Quoique toutes ces Iettres & régonfes fuffent aüées & venues dans 1'efpace d'un  L 1 V E E IX. jour avec une extréme rapidité, cet intervaüe avoit fuffi pour en mettre entre mes tranfports de fureur, & pour me laiffer réfléchir fur 1'énormité de mon imprudence. Mde. d'H. ne m'avoit rien tant recommandé que de refter tranquille, de lui laiffer le foin de fe tirer feule de cette affaire, & d'éviter, furtout dans le moment même, toute rupture & tout éclat; & moi, par les infultes les plus ouvertes & les plus atroces, j'allois achever de porter la rage dans le cceur d'une femme qui n'y étoit déja que trop difpofée. Je ne devois na'turellement attendre de fa part qu'une réponfe fi fiére, fi dédaigneufe, fi méprifante, que je n'aurois pu, fans la plus indigne Iacheté, m'ab. ftenir de quitter fa maifon fur Ie champ. Heureufement, plus adroite encore que je n'étois emporté, elle évita par le tour de fa réponfe de me réduire a cette extrêmité. Mais il falloit ou fortir ou l'aller voir fur le champ; 1'alternative étoit inévitable. Je pris le dernier parti, fort embarraffé de ma contenance, dans 1'explication que je prévoyois. Car comment m'en tirer fans ccmpro- mettre ni Mde. d'H ni Thérèfe? & malheur a celle que j'aurois nommée! il n'y avoit rien que la vengeance d'une femme implacable & intrigante ne me fit craindre pour celle qui en feroit 1'objet. C'étoit pour prévenir ce malheur que je n'avois parlé que de foupcons dans mes lettres„ afin d'être difpecfé d'énoncer mes preuves. Ii eft vrai que cela rendoit mes emportemens plus inesN a  2.0 a Les.Cojsfkssions.. cufables, mi'.s fimples fourcons ne pouvant m'«mtorifer atraiter une femme, & furtout une arme, comme je venois de trailer Mde. D'....y. Mais ici commence la grande & noble tache que j'ai clignement remplie , d'expier mes fautes & mes foibleiTes cachées, en me chargeant de fautes plus graves dont j'étois incapable, & que je ne commis jamais. Je n'eus pas a foutenir la prife que j'avois redoutée, & j'en fus qu'tte pour la peur. A mon abord Mde- D'....y me fauta au cou en fondant en larmes. Cet sccue:l inattendu, & de la part d'une ancienne amie, m'émut extrêmement; je pleurai beaucoup aufïï; je lui dis quelques mots qui n'avoient pas grand fens; elle m'en dit quelques-uns qui avoient encore moins, & tout fuiit la. On avo'.t fervi; nous allames a table,oü dans 1'attente de 1'explication que je croyois reuife après le foupé, je fis mauvaife figure; car .je fuis tellement fubjugué par la moindre inqüétude qui m'occüpe, que je ne la faurois cacher aux moins clairvo*;ans. Mon air embatraffé devoit lui donner du courage ; cependant elle ne rifqua point l'aventure: il n'y eut pas plus d'explication après foupé qu'avant. II n'y en eut pas plus Ie lendemain, & nos filencieux tête-a-têtes ne furer t remplis que de chofes indifférentes, ou de quelques propos honnêtes de ma part, par lefquels lui témoignant ne pouvoir encore rien prononcer ƒ« le fondement de mes foupcons, je lui pro-  Livre IX. 193- teftois avec bien de la vérité, que s'ils fe bOfZ voient mal fondés, ma vieentière feroit employée a réparer leur injuftice. Èlle ne marqua pas la moindre curiofité de favcir précifément quels éto'ent ces foupcons, ni comment ils m'étoient venus, & tout n<5rre raccommodement, tant de fa part que de la mienne, confifla dans Pembraffement du premier abord. Puifqüelle étoit feul» oifenfée, au moins dans la forme, il me parut que ce n'étoit pas a moi de chercher un éclairciiTement qu'elle ne cherchoit pas elle-même & je m.'en retournai comme j'étois venu. Continuant au refte a vivre avec él!e comme auparavant, j'oubliai bier.tóc prefqu'entièrement cette querelle, & je crus bêtement qu'elle 1'oublioit elle-même, paree qu'elle paroiffoit ne s'en plus fouvenir. Ce re fut pas la, comme on verra bientót, Ie feul chagrin que m'attira ma foiblefTe; mais, j'en avois d'autres non moins fenfib'es que je ne m'étois point attirés, & qui n'avoient pour caufe que le défir de m'a'rracher de ma folitude (*) a force de m'y tourmenter. Ceux-ci me veroient de la part de Diderot & des H s. Depurs mon établiflement a 1'Hermitage, Diderot n'avoit ceffé de m'y harceler, foit par lui-même, foit par (* I C'eft-ï-dire, d'en irrache* la vicille, dont on avoit bifoin pour arranger le complot. II eft étonnant 011e, dnrart tont ce leng ora-ge , ma ftupide ronfiance m'ait empèche oe comprendte que ce n'étoit point moi, m»it clle.qu 0.1 votiloi; ravoir ?i Parif. ' ' N 3  mpi Les Co-nfessioks. De Leyre., & je vis bientót aux plaifanteries de celui-ci, fur mes courfes bofcarefques, avec quel plaifir ils avoient travefti 1'hermite en galant berger. Mais il n'étoit pas queftion de cela dans mes prifes avec Diderot; elles avoient des caufes plus graves. Après la publication°du Fils naturel, il m'en avoit envoyé un exemplaire, que j'avois Iu avecl'intérêt & 1'attention qü'on donne aux ouvrages d'un ami. En lifant Pefpèce de Poëtique en dialogue qu'il y a jointe, je fus furpris & même un peu contrifté, d'y trouver parmi plufieurs chofes défobligeantes, mais tolérables contre les folitaires, cette apre & dure fentence, fans aucun adoucifTement: n'y a que le méchant qui foit feul. Cette fentence eft équivoque & préfente deux fens.ce me femble; 1'un trés-faux; puifqüil eft même impoffible qu'un homme qui eft & veut être feul, puiffe & veuille nuire a perfonne, & par conféquent qu'il foit un méchant. La fentence en elle-même, exigeoit donc une interprétation; elle 1'exigeoit bien plus encore de la part d'un auteur, qui, lorfqüil imprimoit cette fentence, avoit un ami retiré dans une folitude. Il me paroiflbit choquant & malhonnête,ou d'avoir oublié en Ia pubüatt cet ami foütaire, ou s'il s'en étoit fouvenu, de n'avoir pas fait, du moins en maxime générale, 1'honorable & julie exception qu'il devoit, non-feulement a cet ami, mais a tant de fages refpectés, qui dans tous les temps ont cherché le calme& la paix dans la retraite, & dont,  Livre IX. 255 pour la première fois depuis que Ie monde exifte, un écrivain s'avife avec un trait de plume, de faire indiftinétement autant de fcélérats. J'aimois tendrement Diderot, je 1'eftimois fincèrement, & je comptois avec une entière confiance fur les mêmes fentimens de fa part. Mais excédé de fon infatigable obftination a me contrarier éternellement fur mes goüts, mes penchans, ma manière de vivre , fur tout ce qui n'intéreffoit que moi feul; révolté de voir un homme plus jeune que moi vouloir a toute force me gouverner comme un enfant; rebuté de fa fa. cilité a promettre, & de fa négligence a tenir; ennuyé de tant de rendez-vous donnés & manqués de fa part, & de fa fantaifie d'en donner toujours de nouveaux pour y manquer dcréchef; gêné de 1'attendre inutilement trois ou quatre fois par mois, les jours marqués par lui-même, & de diner feul le foir, après être allé au-devant de lui jufqu'a St. Denis, & 1'avoir attendu toute la journée, j'avois déja le cceur plein de fes torts mütipliés. Ce dernier me parut plus grave & me navra davantage. Je lui écrivis pour m'en plaindre, mais avec une douceur & un attendrifTement qui me fit inonder mon papier de mes larmes, & ma lettre étoit affez touchante pour avoir dü lui en tirer. On ne devineroit jamais quelle fut fa réponfe fur cet article; Ia voici mot pour mot. ,, Je fuis bien aife què mon ouvrage vous ait b plü , qu'il vous ait touché. Vous n'êtes pas de N 4-  £06 Les C o n r e s s i o k s. „ mon avis fur les bernvtes; dites-en tant de „ bien qu'il vous plai-a, vous ferez le feul au „ monde dont j'en penferai: encore y auroit-il „ bien a dire la-deffus, fi 1'on pouvoit vous „ parler fans vous facher. Une femme de quatre„ vingt* ans! &c. On m'a dit une phrafe d'une leitre du fils de Mde. D'... .y qui a dü vous „ peiner beaucoup , ou je connois mal le fond de votre ame." II faut expliquer les deux dernières pbrafes de éette lettre. Au commencement de mon féjour a 1'Hermitage, Mde. le Vaffeur parut s'y déplaire & trouver 1'habitation trop feule. Ses propos la-deffus m'étant revenus, je lui offris de la renvoyer a Paris, fi elle s'y plaifoit davantage, d'y payer fon loyer, & d'y prendre le même foin d'elle que fi elle étoit encore avec moi. Elle rejeta mon offre, me protefla qu'elle fe plaifoit fort a 1'Hermitage , que pair de la campagne lui faifoit du bien; & Pon voyoit que cela étoit vrai, car elle y rajeuniffoit, pour ainfi dire , & s'y portoit beaucoup mieux qu'a Paris. Sa fille m'affura même qu'elle eüt été dans le fond très-fachée qua nous quittaflions 1'Hermitage, qui réellement étoit un féjour charmant; aimantfort ie petit tripotage du Jardin & des fruits dont elle avoit le maniement , mais qu'elle avoit dit ce qu'on lui avoit fait dire, peur m'cngager a retourner a Paris. Cette tentative n'ayant pas réuffi, ils tachèrent d'ob  L i v s £ IX. 257 d'obter.ir par le fcrupule l'effet que la complaifance n'avoi' pas produic , & me firent un crime da garder la cet:e vieille femme, loin des fecours , dont elle pcuvoit avoir befoin è fon êge; fans fonger qu'elle & beaucoup d'autres vieilles gehs , dont 1'excellent air du pays protorgeo;t la vie, pouvoient tirer ces fecours de'-Montmorenci, qua j'avois a ma porte , & comme s'il n'y avoit des vieillards qu'a Paris, & que partout ailleurs ils fuffent hors d'état de vi re. Mde. Ie Vaffeur qui mangeoi' beaucoup & avec une extréme voracité, étoit fujette a des déborcemens de bile & a de fortes diarrhées, qui lui duroient quelques jours & lui fervoient de remède. A Paris, elle n'y faifoit jamais rien, & laiffoit a,:ir la nature. Ella en ufoit de même i l'Heanitage , fachant bien qu'il n'y avoit rien de mieux a faire. N'importey paree qu'il n'y avoit pas des médecins & óeê apothicaires a la campagne , c'étoit vouloir fi mort que de 1'y laiffer , quoïqu'elle s'y portaê trés-bien. Diderot auroit diVdétérminer 3 qüel age il n'eft plus permis, fou peine d'homicider de 'aiffer vivre ,'es - i ;llles gens. bbrs de Paris. C'étoit-la une des deux accufations atroces futf lefquelles il ne' m'exceptoit pas de fa fentence} qu'il n'y avoit que le méchant qui fut feul, & c'étoit ce que fignifioit fon exclamatiott pathétiq'ue & Vet cmttra qu'il y avoit bénignement ajoiTté J Une femme de q'tatre - ringts ans! £fc. Je crus se pouvoir mieux répondre a ce rSr N s  apS Les C o h f e s s i o h s. proche qu'en m'en rapportant a Mie. Ie VaiTeur elle-même. Je la priai d'écrire naturellement fon fentiment i Mde. D' y. Pour la mettre plus a fon aife, je ne voulus point voir fa,lettre, & je_ lui montrai celle que je vais tranfcrire, & que j'écrivis a Mde. D' y au fujet d'une réponfe que j'avois' voulu faire a une autre lettre de Diderot encore plus dure, & qu'elle m'avoit empêché d'envoyer. Lt Jeuii. ~„ Mde. le VafTeur doit vous écrire, ma bonne ^ amie ; je 1'ai priée de vous dire fincèrement m ce qu'elle penfe. Pour la mettre bien a fon lg aife, je lui ai dit que je ne voulois point voir ,„ fa lettre, & je vous prie de ne me rien dire ,,. de ce qu'elle contient. Je n'enverrai pas ma lettre , puifque vous 'm vous y oppofez; mais me fentant trés-grieve,„ ment offenfé , il y auroit i convenir que j'ai tt tort, une balTeffe & une fauffeté que je re ,„ faurois me permettre. L'Evangile ordonne bien i celui qui recoit un foufflet d'ofErir l'autre „ joue- > mais non pas de demander pardon. m Vous fouvenez-vous de cet homme de la coa média, qui crie en donnant des coups de bt„ ton ? Voili Ie róle du philofophe. Ne vous fiattez pas de 1'empêcher de venir ^ parr Ie mauvais temps qu'il fait. Sa colère lui a, daimera le: temps & les forces que 1'amitié Jui  Livre IX. a'jjp „ refufe , & ce fera la première fois de fa vie „ qu'il fera venu le jour qu'il avoit promis. ,, II s'excédera pour venir me répéter de „ bouche les injures qu'il me dit dans fes Iet,, tres; je ne les endurerai rien moins que pa,, tijmment. Il s'en retournera être malade s ,, Paris, & moi je ferai , felon 1'ufage, un „ homme fort odieux. Que faire ? II faut „ fouffrir. ,, Mais n'admirez - vous pas la fageffè de cet „ homme qui vouloit me vanir prendre a St. ,, Denis en fiacre, y diner , me ramener en ,, fiacre, &aqui, huit jours après, fa fortune „ ne permet plus d'aller a 1'Hermitage autrement „ qu'è pied? II n'eft pas abfolument impofTible, „ pour parler fon langage, que ce foit - Ia le ton „ de la bonne foi, mais en ce cas il faut qu'en „ huit jours il foit arrivé d'étranges changemens „ dans fa fortune. „ Je prends part au chagrin que vous donne ,, la maladie de T\lde. votre mère ; mais vous ,, voyez que votre peine n'approche pas de Ia „ mienne. On fouffre encore moins a voir mala- des, les perfonnes qu'on aime, qu'injuites cc ,, cruelles. „ Adieu, ma bonne amie; voici la derniere „ fois que je vous parlerai de cette malheureufe „ affaire. Vous me parlez d'aller a Paris avec „ un fang-froid, qui me réjouiroit dans un autre „ temps." » 6  «co Les Confessions. J'écrivis a Diderot ce que j'avois fait au fujet de Mde. le Vaffeur fur la propjfition de Mde. D'..,. y elle-même, & Mde. le Vaffeur ayant choifi, comme on peut bien croire, de refter a 1'Hermitage , oü elle fe portoit trés - bien , oü elle avoit toujours compagnie, & oü elle vivoit trés -agréablement; Diderot ne fachant plus de quoi me faire un crime, m'en fit un de cette précaution de ma pirt, & ne laiffa pas de m'en faire un autre , dc la continuation du féjour de Mde. le Vaffeur a 1'Hermitage , quoique cette continuation füt de fon choix, & qu'il n'eüt tenu & ne ilnt toujours qu'a elle de retoumer vivre a Paris , avec les mê.nes fecours de ma part qu'elle avoit auprès de moi. Voila 1'expücation du premier reproche de la lettre de Diderot. Celle du fecond eft dans la lettre fuivante. Le Lcuré (c'étoit un nom de „ plaifanterie donné par G... au fils de Mde. D'"."]?) a dü vous écrire qu'il y avoit fur le )r rempart vingt pauvres qui mouroient de fiutm „ & de froid , & qui attendoient le liard que „, vous leur donniez. C'eft un échantillon de „ notre petit babil & fi vous entendiez le rt refte, il' vous amuferoit comme cela." Voici ma réponfe a ce terrible argument dont Biderot paroiffoit fi fier. „ Je crois avoir répondu au Ltttré , c'eft-3"„ dire , au fermier-général, que je ne plaignois „ jas les pauvres qu'il avoit appercus fur le tem-  Livre IX. 301 part en attendant mon liard , qu'apparemment il les en avoit amp'.ement dédommagés j que je „ 1'établiifois mon fubftitut: que les pauvres de Paris n'auroient pas a fe p'aindre de cet échan„ ge ; que je n'en trouverois pas aifément un ,, auffi bon pour ceux de Montmorenci qui en avcient beaucoup plus de befoin. II y a ici un „ bon vieillard refpectable qui , après avoir „ pafTé fa vie a travailler, ne le pouvant plus, ,, meurt de faim fur fes vieux jours. Ma conf,, cience eft plus contente des deux fois que je „ lui donne tous les Iundis, que de cent Hards „ que j'aurois diftribués a tous les gueux du ,, rempart. Vous êtes plaifans, vous au:res phi„ lofophes, quand vous regariez tous les habi,, tans des villes comme les feuls hommes aux» „ quels vos devoirs vous lient. C'eft a la campa,, gne qu'on apprend a aimer & fervir 1'humanité; „ on n'apprend qu'a la méptifer dans les villes." 'fels étoient les finguliers fcrurules fur lefquels un homme d'efpr t avoit l'imbécilité de me faire férieuftment un crime de mon éloignement de Paris , & prétendoit me preuver par mon propre exemple, qu'on ne pouvoit vivre hors de la cap'tala fans être un méchant homme. Je ne comprends pas aujourd'hui comment j'eus la bêtife de lui répondre , & de me facher, au lieu de lui tire au nez pour toute réponfe. Cependant les décifions de Mie. D' y & les clameurs de la cotterie H..,..t,e avoient tellement fafciné les  302 Les Coneessions. efprits en fa faveur, que je paflbis généralement pour avoir tort dans cette affaire, & que Mde. d'H y elle-même, grande enthoufiafte de Diderot, voulut que j'allafTe ie voir a Paris, & que je fiffe toutes les avances d'un raccommodement, qui, tout fincère & entier qu'il fut de ma part, fe trouva pourtant peu durable. L'argument viélorieux fur mon cceur dont elle fe fervit, fut qu'en ce moment Diderot étoit malheureux. Outre 1'orage excité contre 1'EncycIopédie , il en effuyoit alors un trés - violent au fujet de fa piece, que, malgré la petite hiftoire qu'il avoit mife a Ia tête, on 1'accufoit d'avoir prife en entier de Goldoni. Diderot, plus fenfible encore aux critiques que Voltaire, en étoit alors accablé. Mde. de Grafigny avoit même eu la méchanceté de faire courir le bruit que j'avois rompu avec lui è cette occafion. Je trouvai qu'il y avoit de la juftice & de la générofité de prouver publiquement le contraire , & j'allai paffer deux jours, nonfeulement avec lui, mais chez lui. Ce fut, depuis mon établiffement a 1'Hermitage, mon fecond voyage a Paris. J'avois fait le premier pour courir au pauvre Gauffecourt, qui eut une attaque d'apoplexie dont il n'a jamais été bien retnis, & durant laquelie je ne quittai pas fon chevet qu'if ne fut hors d'affu're. Diderot me recut bien. Que Pernbrafrément d'un ami pent effacer de torts! Quel refferitiment peut après cela refter dans le cceur? Nous eümes  Livre IX. 393 peu d'explications. Il n'en eft pas befoin pour des invecïives réciproques. 11 n'y a qu'ane chofe a faire, favoir, de les oublier. II n'y avoit point eu de procédés fouterrains, du moins qui fufient a ma connoifTance : ce n'étoit pas comme avec Mde D' y. II me montra le plan du Père de familie. Voila, lui dis-j'e, Ia meilleure défenfe du Fils naturel. Gardez le filence , travaillez cette pièce avec foin , & puis jetez - la tout d'un coup au nez de vos ennemis pour toute réponfe. Il Ic fit & s'en trouva bien. II y avoit prés de fix mois que je lui avois envoyé les deux premières parties de la Julie, pour m'en dire fon avis. II ne les avoit pas encore lues. Nous en lümes un cahier enfemble. II trouva tout cela feuillet, ce fut fon terme ; c'eft-a-dire, chargé de paroles & redondant. Je 1'avois déja bien fenti moi-même:. mais c'étoit Ie bavardage de la fièvre; je ne 1'aï jamais pu corriger. Les dernières parties ne font pas comme cela. La quatrième fur-tout, & Ia fixième font des chef-d'ceuvres de diction. Le fecond jour de mon arrivée , il voulut abfolument me mener fouper chez M. d'H k. Nous étions loin de compte; car je voulois même rompre 1'accord du manufcrit de chymie , dont je m'indignois d'avoir I'obligation a cet homme-la. Diderot I'emporta fur tout. 11 me jura que M. d'H k m'aimoit de tout fon cceur , qu'il falloit lui pardonner un ton qu'il prenoit avec tout Ie stonde, & doat fes amis avoient plus a fauflzir  304 Les C o n f e s s i o n s. que perfonne. II me repréfenta que refufer Ie produit de ce manufcrit , après 1'avoir accepté deux ans auparavant, étoit un affront au donateur , qüil n'avoit pas mérité , & que ce refus pourroit même être méfinterprêté , comme un fecret reproche d'avoir attendu fi long-temps d'en conclure le marché. Je vois d'H k tous les jours, ajoura-t-il; je connois mieux que vous 1'état de fon ame. Si vous n'aviez pas lieu d'en être content, croyez - vous votre ami capable de vous confeiller une baifefTe ? Bref, avec ma roibleife ordinaire je me laiffai fubjuguer, & nous allames fouper chez le baron qui mc recut a fon ordinaire. Mais fa femme me re$ut froïdement, & prefque malhonnêtement. Je ne reconnus plus cette aimable Caroline , qui marquoit avoir pour moi tant de bienveillance étant fille. J'avois cru fentir dès lo"g-temps auparavant que depuis que G. .. fréquentoit la maifon d'A...e , on ne m'y voyoit plus d'auffi bon ceil. Tandis que j'étois & Paris, St. I 1 y arriva de 1'armée. Comme je n'en favois rien, je ne le vis qu'après mon retour en campagne, d'abord k la c e, & enfuite a 1'Hermitage, oü il vint avec Mde. d'H me demander a diner. On peut juger fi je les recus avec plaifir ! Mais j'en pris bien plus encore a voir leur bonne intelligence. Content de n'avoir pas troublé leur bonheur , j'en étois heureux moi - même, & je puis jurer que durant toute ma folie paffion , mais fur-  L i v k x IX. 305 tout en ce moment , quand j'aurois pu lui 6 er Mde. d'H je ne 1'aurois pas voulu faire, & je n'en aurois pas même été tenté. Je la fouvois fi aimable, aimant St. L...t, que je m'imaginois a peine qu'elle eü' pu 1'être autant en m'aimant moi-même , & fans vouloir troubler leur union. Tout ce que j'ai le plus véritablement défiré d'elle , dans mon délire , étoit qu'elle fe laiffat aimer. Enfin de quelque violente paffion que j'aie brulé pour elle , je trouvo's auffi doux d'être Ie confident que 1'objet de fes amours , & je n'a jamais un moment regardé fon amant comme mon rival, mais toujours comme mon ami. On dira que ce n'étoit pas encore la de 1'amour: foit, mais c'étoit donc plus. Piur St. L....t , il fe conduifit en honnête homme & judicieux: comme j'étois le feul coupable, je fus auffi le feul puni & même avec indulgence. II me traita durement, mais amicalement, & je vis que j'avois perdu quelque chofe dans fon eftime, mais rien dans fon amitié. Je m'en confolai , fachant que l'une me feroit bien plus facile a recouvrer que l'autre, & qu'il étoit trop fenfé pour confondre ure foiblefle involontaire & paffagère avec un vice de caraftète. S'il y avoit de ma faute dans tout ce qui s'étoit paffé , il y en avoit bien peu. Etoit-ce moi qui avois recherché fa maitrefie ? N'étoit ■ ce pas lui qui me 1'avoit envoyée? N'étoit ce pas elle qui m'avoit cberehé? Que pouvois-je faiie ? Eux feuls avoient  305 Les Confessiohs. fait le mal , & c'étoit moi qui 1'avois fouifert. A ma place il en eüt fait autant que moi, peutétre pis: car enfin quelque fidelle, quelque efti- mable que füt Mde. d'H elle étoit femme; il étoit abfent; les occafions étoient fréquentes; les tentations étoient vives, & il lui eüt été bien difficile de fe défendre toujours avec le même fuccès contre un homme plus entreprenant. C'étoit affurément beaucoup pour elle & pour moi dans une pareille fituation, d'avoir pu pofer des limites qtle nous ne nous foyons jamais permis de paffer. Quoique je me rendiffe au fond de mon cceur untémcignage affez honorable, tant d'apparences étoient contre moi , que 1'invincible honte qui me domina toujours me donnoit devant lui tout 1'air d'un coupable, & il en abufoit pour m'humilier. Un feul trait peindra cette pofition réciproque'. Je lui lifois après le diner la lettre que j'avois écrite 1'année précédente a Voltaire , & dont lui St. L t avoit entendu parler. 11 s'en- dormit durant la lecïure , & moi jadis fi fier , aujourd'hui fi fot, je n'ofai jamais interrompre ma lefture, & continuai de lire, tandis qu'il continuoit de ronfler. Telles étoient mes indignités, & telles étoient fes vengeances; mais fa générofité ne lui permit jamais de les exercer qu'entre nous trois. Quand il fut reparti, je trouvai Mde. d'H fort changée a mon égard. J'en fus furpris,  Livre IX. 307 comme fi je n'avois pas dü m'y attendre; j'en fus touché plus que je n'aurois dü 1'être, & cela me lit beaucoup de mal. II fembloit que tout ce dont j'attendois ma guérifon, ne fit qu'enfoncer dans mon cceur davantage le trait qu'enfin j'ai plutót brifé qu'arraché. J'étois déterminé tout-a-fait a me vaincre , & i ne rien épargner pour changer ma folie paffion, en une amitié pure & durable. J'avois fait pour cela les plus beaux projets du monde, pour 1'exécution defquels j'avois befoin du concours de Mde. d'H Quand je voulus lui parler, je la trouvai diftraite , embarraffée; je fentis qu'elle avoit ceffé de fe plaire avec moi , & je vis clairement qu'il s'étoit paffé quelque chofe qu'elle ne vouloit pas me dire, & que je n'ai jamais fir. Ce changement dont il me fut impoffible d'obtenir 1'explication, me navra. Elle me redemanda fes Iettres , je les lui rendis toutes 'avec une fidélité dont elle me fit 1'injure de douter un moment. « Ce doute fut encore un déchirement inattend» pour mon cceur, qu'elle devoit fi bien connoitre. Elle me rendit juftice; mais ce ne fut pas fur le champ : je compris que 1'examen du paquet, que je lui avois rendu, lui avoit fait fentir fon tort: je vis même qu'elle fe le reprochoit, & cela me fit regagner quelque chofe. Elle ne pouvoit retirer fes lettres fans me rendre les miennes. Elle me dit qu'elle les avoit brülées; j'en ofai douter -  go8 LlS COBIEÜIONS. mon tour , & j'avoue que j'en doute encore. Non, 1'on ne met point au feu de piretllcs lettres. On a trouvé brülantes celles de la Julie. Eh D eu ! qüauroit-on donc dit de celles-la? Non , non , jamais celle qui peut infp-'rer une pareille paffion n'aura le courage d'en brüler les preuves. Mais je ne crains pas non p'us qu'elle en ait abufé: je ne 1'en crois pas capable, & de plus , j'y avois mis bon ordre. La fotte , mais vive crainte d'être perfifflé , mlavoit fait commencer cette correfpondance fur un ton qui mit mes lettres a 1'abri des c„mmunications. Je portai jufqu'a la tutoyer, la familiarité que j'y pris dans mon ivreffe : mais quel tutoiement ! elle n'en devoit fu-ement pas être offenfée. Cependant elle s'en plaignit plufieurs fois, mais fans fuccès: fes plaintes ne faifoient que réveiller mes craintes, & d'ailleurs, je ne pouvois me réfoudre a rétrograder. Si ces leures font encore en être , & qu'un jour elles foient vues , on connoltra comment j'ai aimé. • La douleur que me caufa le refroid ffement de jyije, d'H , & la certitude de ne 1'aroir pas mérité , me firent prendre le fingu'ier parti de m'en plaindre a S. L t même. En attendant 1'effet de la lettre que je lui écrivis a ce fujet, je me jetai dans les diftraétions que j'aurois dü cher- cher plutót. II y eut des fêtes a la C e.pour lefquelles je fis de la mufique. Le plaifir de me faire honneur auprès de Mde, d'H d'un talent  L I V R £ IX, gC£ ou'elle aimoit, excita ma verve, & un autre objet contribuo't encore a 1'animer, favoir, le défir de menner que 1'Auteur du Devin du viliage favoit la mufique ; car je m'appercevois depuis longtemps que quelqu'un travailloit en fecret * rend e cela douteux, du moins quant i la cotnpofition. Mon début a Paris, les épreuves oü j'y avois été nrs a diverfes fois, tant ch'êz M. D... n , qte chez M. de la Popliniére; quantité de mufique que j'y avois compofée pendant quatorze ans au milieu des plus célèbres artiftes, & fous leurs yeux. Enfin l'opéra des Mufes galantes , celui même du Devin , un motet que j'avois fait pour MUe. Fel , & qu'elle avoit chabté au concert fpirituel; tant de conférer ces que j'avoh eues fur ce bel art avec les plus grands m ïtres, tout fembloit devoir prévenir ou diffiper un pareil doute. II exiftoit , cependant , même a la C e St je voyois que M. D' y n'en étoit pas e'xempt. Sans paroitre m'appercevoir de cela, je me criargeai de lui compofer un mo:et pour 'la dédicace de la cbapelle de la C e, & je le priai de me fourmr des paroles de fon choix. II chargea De Brnant, Ie gouverneur de fon fils, de les faire. De Linant arrangea des paroles converables au' fujet , & huit jours après qu'elles meurent été données, le motet fut achevé. Pour cette fois le dépit fut mon Apollon, & jamais mufique plus étoffée ne fortit de mes mains. Les paro'es c0m. mencent par ces mots : Ecct Jedes-hk UnmU.  3i» Les Coniessioms. (J'ai appris depuis que ces p-.roles étoient de Santeuil & que M, De Linant fe les étoit doucement appropriées). La pompe du début répond aux paroles, & toute la fuite du motet eft d'une beauté de chant qui frappa tout le monde. J'avois tra- Taillé en grand orcheftre. D' y raffembla les meilleurs fymphonift.es. Mde. Bruna , chanteufe Italienne, chanta le motet, & fut bien accompagnée. Le motet eut un fi grand fuccès qu'on 1'a donné dans la fuite au concert fpirituel , óii, malgré les fourdes cabales & 1'indigne exécution , il a eu deux fois les mêmes applaudiffemens. Je donnai, pour la fête de M. D'..,. y, 1'idée d'une efpèce de pièce , moitié drame, moitié pantomime, que Mde. D' y compofa, & dont je fis encore la mufique. G...., en arrivant, entendit parler de mes fuccès harmoniques. Une heure après on n'en paria plus: mais du moins on ne mit plus en queftion , que je fache , fi je favois la compofition. A peine G.... fut-il a la C oii déja je ne me plaifois pas trop, qu'il acheva de m'en rendre le féjour infupportable, par des airs que je ne vis jamais a perfonne, & dont je n'avois pas même 1'idée. La veille de fon arrivée, on me délogea de la chambre de faveur que j'occupois, contigue a celle de Mde. D* ys on la prépara pour M. G. .., & on m'en donna une autre plus éloignée. Voila, dis-je en riant a Mde. D' y,  L 1 v j t IX. ju comment les nouveaux venus déplacent les anciens. Elle parut embarraiTée. J'en compris mieux k raifon dès le même foir, en apprenant qu'il y avoit entre fa chambre & celle que je quittois, unc porte mafquée de communication , qu'elle avoit jugé inutile de me montrer. Son commerce' avec G n'étoit ignoré de perfonne, ni chez elle, ni dans le public, pas même de fon mari: cependant , loin d'en convenir avec moi, confident de fecrets quLJui importoient beaucoup davant.-ge & dont elle étoit bien füre, elle s'en défendit toujours trés - fortement. Je compris que cette ré- ferve venoit de G qui, dépofitaire de tous mes fecrets, ne vouloit pas que je le fuife d'aucun des fiens. Quelque prétention que mes anciens fentimens qui n'étoient pas éteints, & le mérite réel de cet homme-la me donnaflent en fa faveur, elle ne put tenir contre les foins qu'il prit pour la détruire. Son abord fut celui du comte de TufEère; è peine daigna-t-il me rendre le falut, il ne m'adreffa pas une feule fois la parole, & me corrigea bientót de la lui adreffer, en ne me répondant point du tout. Il paffoit par-tout le premier, prenoit par-tout la première place, fans jamais faire aucune attention a moi. Paffe pour cela, s'il n'y eut pas mis une affectation choquante.- mais on en jugera par un feul trait pris entre mille. Un foir Mde. D' y fe trouvant un peu incommo- dée , dit qu'on lui portat un morceau dans fa  jjf Les CoHKiinon. chambre, & el!e monta pour fouper au'coin de ln fco. Elle me propofa de monter avec elle flens. G....vint e, fuite. La petite table étbit Li mife, ü n'y avoit que deux couverts. On 11 • Mde D'.....y prend U place a 1'un des co.ns du feu M. G prend un fauteuil, s'étabht a f- utr coTn, tire !a petite .able entr'eux deux, eer fans me dire un feul mot. Mde. D 5 Pour 1'engagera réparer » groffiéreté S^c L propro place. II ne dit nen , ne me resarda pas. Ne pouvant approcer du feu, je Zl le pani de me promener par la chambre en Sd»t qu'on m'apportat un couvert II me la ff fóuper au bout de la tabie, loin Cu feu, fans me f7o la moindre honrêteté, a moi incommodé, Z ié fon ancien dans Ia maifon , qui 1'y avo.s mro u t & a qui même comme favon de la Dame i eüt , ü faire les honneurs. Toutes fes ™ïes avec moi répon'oient fort bien a cet ecS» 11 ne me traitoit pas précifément rrirrTT^^det: Lards" J'en avois encore plus a concilier ce proS filence, & cette morgue infultante avec Ia , ; amitié qu'il Cé vantoit d'avoir pour mo., , Z ceuqu'il favoit en avoir eux-mêmes. ^"^témoignoit guères que pour L plaindre de ma fortune, dont ie ne me ^la.  Livre Ia. 313 ,gnois point, pour compatir a mon trifte fort dont j'étois content, & pour fe lamenter de me voir me refufer durement aux foins bienfaifans qu'il difo.t vouloir me rendre. C'étoit avec cet art qu'il faifoit admirer fa tendre générofitë, blamer mon ingrate mifantropie, & qu'il accoutumoit infenfiblement tout le monde a n'imaginer entre un pro. tefteur tel que lui, & un malheureux tel que moi, que des liaifons de bienfaits d'une part & d'obligations de l'autre, fans y fuppofer, même dans les poffibles, une amitié d'égal a égal. Pour moi j'ai cherché vainement en quoi je pouvois être obli^é a ce nouveau patron. Je lui avois prèté de l'argent, il ne m'en prêta jama's; je 1'avois gar. dé dans .fa maladie, a peine me venoit-il voir dans les mienr.es; js lui avois donné tous mes amis, il ne nfen donna jamais aucun des fiens; je 1'avois prAné de tout mon pouvoir: & lui, s'il m'a pröné , c'efb moins publiquement, & c'eft d'une autre manière. Jamais il ne m'a rendu ni même offert aucun fervice d'&ucune efpèce. Comment étoit - il donc mon Mécène ? Comment étois-je fon protéié ? Cela me pafToit, & me paffa encore. 11 eft vrai que du p'us au moins, il étoit arrogant avec tout le monde, mais avec perfonne aufli bru alement qu'avec moi. Je me fouviens qu'une fois St. L . ..t faillit k lui jeter fon afïïe te a la tête fur ure efpèce de démenti qu'il lui donna en pleine table, en lui difant groffièrement: cela tCeft pas vrai. A fon ton naturellement tranchant, Suppl. Tom. VU. O  3'ï* Les CoNPIÜIONi, ii ajouta la fufEfance d'un parvenu, et devint même ridicule a force d'être impertinent. Le coramerce des grands 1'avoit féduit au point de fe donner a lui - même des airs qu'on ne voit qu'aux moins feofés d'entr'eux. II n'appeloit jamais fon laquais que par Eh ! comme fi, fur le nombre de fes gens, Monfeigneur n'eut pas fu lequel étoit de garde. Quand il lui donnoit des comrniffions, il lui jettoit l'argent par terre, au lieu de le lui donner dans Ia main. Enfin oubliant touta-fait qu'il étoit homme, il Ie traitoit avec uri mépris fi choquant, avec un dédain fi dur en toute chofe , que ce pauvre garcon , qui étoit un fort bon fujet que MJe D' y lui avoit donné, quitta fon fervice fans autre grief que Pimpoflibi'i é d'endurer de pareils trattemens: c'étoit Ie la Fleur de ce nouveau Glorieux. Tout cela n'étoit que des ridicules, mais bien antipathiques a mon caraclère. I's achevèrent de me rendre fuipect Ie fien. J'eus peine a croire qu'un homme aqui la tête tournoit de cette facon? put conferver un cceur bien placé. I! ne fe p'iquoit de rien tant que de feniibilité d'ame & d'énergie de fentiment. Comment cela s'accordoit - il avec des défauts qui font propres aux petites ames? Comment les vifs & continuels élans que fait hors de lui-même un cceur fenfible., peuvent-ils le laiiler s'occuper fans ceife de tant de patits foins pour fa petite perfonne? Eh mon Dieu! celui qui fent embr^fer fon cceur de ce feu célefte,  Livre IX. 315 cherche a 1'exhaler , & veut montrer le dedans. II voudroit mettre fon cceur fur fon vifage ; il n'imaginera jamais d'autre fard. Je me rappelai le fommaire de fa morale, qua Mde. D' y m'avoit dit, & qu'elle avoit adopté. Ce fommaire confifloit en un feul article; favoir que l'unique devoir de 1'homme eft de fuivre en tout les penchans de fon cceur. Cette morale, quand je 1'appris, me donna terriblement a penfer, quoique je ne la prille alors que pour un jeu d'ef. prit. Mais je vis bientót que ce principe étoit réellement la règle de fa conduite, & je n'en eus que trop dans la fuite la preuve a mes dépens. C'eft la doctrine inférieure dont Diderot m'a tant parlé, mais qu'il ne m'a jamais expliquée. Je me rappelai les fréquens avis qu'on m'avoit donnés, il y avoit p'ufieurs années, que cet homme étoit faux, qu'il jouoit le fentiment, & fur-tout qu'il ne m'aimoit pas. Je me fouvins de plufieurs petites anecdotes que m'avoient la-deffus racon- tées M. de F 1 & Mde. de C x, qui ne 1'eftimoient ni 1'un ni l'autre, & qui devoient le connoitre, puisque Mde. de C x étoit fiüe de Mde. de R t, intime amie du feu comte de F....e, & que M. de F 1, tiès-lié alors avec le vicomte de P c, avoit beaucoup vécu au palais royal, précifément qusnd G..,. commeneoit a s'y introduire. Tout Paris fut inftruit da fon défefpoir après la mort du comte de F., .e. Il s'agiiToit de foutenir la réputation qu'il s'étoit O 2  3i< ' Lss Co Kr £ n i o n s< donnée après les rigueurs de MUe. Fel, & don* j'aurois vu la forfanterie mieux que perfonne, fi j'euffe alors été moins aveuglé. Il faltut 1'entralner a l'hótel de Caftries, oü il joua dignement fon róle, Iivré a la p'us mortelle afflidtion. La, tous les mstins il alloit dans le jardin pleurer a fon aife, tenant fur fes yeux fon mouchoir baigr.é de lammes, tant qu'il étoit en vue de 1'hótel, mais au éétour d'une ceitaine allée, des gens auxquels il ne fongeoit pas, le virent me tre a 1'infiant le mouchoir dans fa poche & tirer un livre. Cet e obfervation qu'on répéta, fut bientót publique Cai s tout Paris, & prtfqu'auffitót oubliée. Je 1'avois oubliée moi - même; un fait qui me rega.doit fervit k me Ia rappeler. J'étois a 1'extrêmité dans mon lit, rue de Grenelle: il étoit a la campagre, il vint un matin me voir tout eiToifHé, difant qu'il venoit d-'arriver k 1'inftant n.ême; je fus un moment après qu'il étoit arrivé de la veille, & qu'on 1'avoit vu au fpectacle le mêa.e jour. II me revint miile faits de cette efpèce; mais une obfervation que je fus furpris de faire fi tard , me ffappa plus que tout cela. J'a ois donré è G.... tous mes amis fans exception; ils étoient tous devenus les fiens. Je pouvois fi peu me féparer de lui, que j'aurois a peine voulu me conferver 1'entrée d'une maifon oü il ne 1'auroit pas eue. 11 n'y eut que Mde. de Créqui qui refufac'e i'aiffiettre, & qüauffi jé ceffai prefque de voir  L i v a b IX. 31? depuis ce temps-ia. G...., de fon cóté, fe fit d'au res amis, tant de fon eftoc, que de celui du eomte de F. ..e. De tous ces amis-la, jamais un feul n'eft devenu le mien: jamais il ce m'a dit un mot pour m'engager de faire au moins leur counoifrVce, & de tous ceux que j'ai quelquefois rencor.fés c-.ezlui, jamais un feul ne m'a marqué la moindre bienveillance, pas même le comte de F....e chez lequel il demeuroit, & avec lequel il m'eut par co- féquent été trés - agréable de former quelque liaifon, ni le comte de S g fon pareet, avec lequel G.... étoit encore plus famili: r«- Voici plus: mes propres amis dont je fis les fiens, & qui tous m'étoient tendrement attachés avant cette connoiffance, changèrent fenfiblement pour moi quand elle fut faite. II ne m'a jamais donné aucun des fiens, je lui ai donné tous les miens. & il a fini par me les tous óter. Si ce font -la des effets de 1'amitié, quels feront donc ceux de Ia haine? Diderot même, au commencement , m'avertit plufieurs fois que G a qui je donnois tant de confiance , n'étoit pas mon ami. Dans la fuite il changea de langage, quand lui - mêma eut celfé d'ê re le mien. La manière dont j'avois difpofé de mes enfans ri'avoit befoin du concours de perfonne. j'en iiftruifis cependant mes amis , uniqueraent pour les en ir.ftruire, pour ne pas paroitre a leurs y,eu* Ö 3  3i8 Les Confessions. meilleur que je n'étois. Ces amis étoient au nom- bre de trois: Diderot, G.... , Mde. D' y. Duclos, le plus digne de ma confidence, fut le feul a qui je ne la fis pas. II la fut cependant: par qui ? Je 1'ignore. Il n'eft guère probable que cette infidélité foit vetue de Mde D'. ...y, qui favoit qüen 1'imitant, fi j'en cufle étécapable, j'avois de quoi m'en venger cruellement. Reftent G..-.. & Diderot, alors fi unis en tant de chofes, furtout contre moi, qu'il eft plus que probable que ce crime leur fut commun. Je parierois que Duclos , a qui je n'ai pas dit mon fecret, & qui, par conféquent, en étoit le maitre, eft le feul qui me 1'ait gardé. O.... & Diderot, dans leur projet de m'óter les gouverneufcs, avoient fait effort pour le faire ertrer dans leurs vues: il s'y refufa toujours avec dédain. Ce ne fut que dans Ia fuite que j'appris de lui tout ce qui s'étoit paffe entr'euxacet égard; mais j'en appris dès -lors affez par Thérèfe pour voir qu'il y avoit i tout cela quelque deffein fe. cret, & qu'on vouloit difpofer de moi , finon contre mon gré, du moins a mon infcu, ou bien qu'on vouloit faire fervir ces deux perfonnes d'inftrument a quelque deffein caché Tout cela n'étoit affurément pas de la droiture. L'oppofition de Duclos le prouve fans réplique. Croira qui voudra que c'éto't de 1'amitié. Cette prétendue amitié m'étoit auffi fatale audedans qu'au - dehors. Les longs & fréquens en-  L i v a s. IX. 3i9 tretiens avec Mde. le Vaffeur depuis plufieurs annéts, avoient changé fenfiblement cette femme a mon égard , & ce changement ne m'étoit affurément pas favorable. De quoi traitoient-ils donc dans ces finguliers tête ■ a • têtes? Pourquoi ce proford myftère? La converfation de cette vieilla femme étoit-elle donc affez agréable pour la prendre airfi en bonne fortune, & affez importante pour en faire un fi grand fecret ? Depuis trois ou quatre ans que ces colloques duroient, ils m'avoient paru rifibles: en y repenfant alors, je commencat de m'en étonner. Cet étonnement eut été jufqu'a. 1'inquiétude, fi j'avois fu dès-lors ce que cette femme me préparoit, Malgré le prétendu zèle pour moi dont G.... fe targuoit au-dehors, & difficile a concilier avec le ton qu'il prenoit vis-a-vis de moi-même, il ne me revenoit rien de lui d'aucun cóté qui füt a mon avantage , & la commifération qu'il feigno''t d'avoir pour moi, tendoit bien moins k me fervir qüa m'avilir. II m'ótoit même , autant qu'il étoit en lui, la reffource du métier que je m'étois choifi, en me décriant comme un mauvais copifle, & je conviens qu'il difoit en cela la vérité; mais ce n'étoit pas a lui de la dire. II prou/oit que ce n'étoit pas plaifanterie, en fe fervant d'un autre copifle , & en ne me laiffant aucune des pratiques qu'il pou-'oit m'óter. On eüt dit que fon projet étoit de me faire dépendre de lui & de fon ctéO 4  3io Las Confessïows. dit pour ma fubfiflance, & d'en tarir Ia fourcejufqu'a ce que j'en fufTe réduit-Ia. Tout cela réfumé, ma raifon fit taire mon adcienne prévention. qui parloit encore. Je jugeai fon carscl'ère au moins trèt-fufpeét, & quant a fón amitié, je la décidai fauffe. Puis, réfolu de ïre Ie plus voir, j'en avertis Mde. D' y, appuyant ma réfolution dé plufieurs faits fans réplique, mafs que j'ai mair tenant oubliés. Elle combartit fortement cette réfolution , faris favoir trop que dire aux raifóns fur lefquelles elle éföft fondée. Elle ne s'étoit pas encore concertée avec lui; mais le lëndemain, au lieu de s'expliquer verbalement avec moi, elle me rtmit une lettre très-adroite, qu'ils avoier.t minutée enfemble, & par laquelle, fans entrer dans aucun détail des f>its, elle le juftifïoit par fon cara&ère cor.centré , & me faifant un crime de 1'avoir foupconné de perfidie envers fón ami, m'exhortoit a me raccommoder avec lui. Cette lettre m'ébranla. Dans une converfation que nous eümes enfuite, & oü je Ia trouvai mieux préparée qu'elle n'étoit Ia première fois, j'achevai de me laifTer vaincre, je vins a croire que je pouvois avoir mal jugé; qu'en ce cas, j'avois réellement envers un ami des torts graves que je devois réparer. Bref, comme j'avois déja fait plufieurs fois avec Diderot, avec le Baron d'H k, moitié gré, moitié fói- bleiTe, je fis toutes les avances que j'avois droit. d'txigtE,.  Li n s ïX. tf% *exiger, j'allai chsz M. G>... comme un autre George Dandin, lui faire excufe des offenfes qu'il m'avoit faites; toujours dans cette fauffe perfua. fion qui m'a fait faire en ma vie mille bafLffes auprès de mes feints amis, qu'il n'y a point de haine qu'on ne défarme a force de douceur & de bons procédés; au lieu qüau contraire Ia hüne des méchans ne fait que s'animer davantage par rimpoffibilité de trouver fur quoi la fonder, & le fentiment de leur propre injuftice n'eft qu'un grief de plus contre celui quf en eft 1'objet. J.'ai, fans fortir de ma propre hiftoire, une preuve- bien, forte de cette maxime dans G.... éi dans T ,. , devenus mes deux p'us implacables ennemis par goüt, par plaifir, par fantaifie, fans pouvoir alléguer aucun tort d'aucuce efpèce que j'aie eu jamais avec aucun des deux (*), & dont Ia rage s'accrolt de jour en jour, comme celle des tigres par la facilité qu'ils trouvent a l'affouvirv Je m'atfendois que confus de ma condefcendance & de mes avances, G.... me recevroit les bras ouyerts avec la plus tendre amitié. 11 me recut en empereur Romain, avec une morgue que je n'avois jamais vue a perfonne. Je n'étois point (*) Je n'ai donné dans la fuite au dernier Ie furpom de ? que long-remps après ibn inimitié déclaréc & les tanglfintes perlécutiöns qu'il m'a luicitées a Gen.ve ailleurs. jfsil même bientót fupprimé ce nom quand je m< lub vu tput-a-fait fa vietime. Les balles vengeanees fo . Tri'!fli»nes de mon cceur, & ia haine n'y prend jama,1 gie rois pouffé la franchife aofTi' loin- qu'elle pouvoit aller. J'étois prêt a lui écrire une feconde let re, a laquelle j'étois sür qu'il auroit répondu, quand j'appris la trifte caufe de fon filence fur la pre. mière. II n avoit pu foutenir, jufqu'au bout, les fatigues de cette campagne. Madame D' y m'apprit qu'il venoit d'avoir une attaque de para- lyfie , & Madame d'H , que fon affliction fiait par rendre malade elle-même, & qui fut hors d'éta: de m'écrire fur le champ, me marqua, deux ou trois jours après, de Paris oü- elle étoit alors qu'il fe faifoit porter & Mt la Chapelle pour y prendre les bains. Je ne dis pas que cette tnlle nouvelle m'sfSigea comme elle; mais je doute  L'r 7 n £ IX; 3*5 cj-Jer 1ê ferremerft de cosur qu'elle me donna , fik moins pénible que fa douleur & fes larmts. Le cfiagrin de le favoif dans1 cet état"* augmetté pat la craime que l'inquié ude tótüt contribüé a-!'y' meure, me- toueha plus que tout ce qui m'étoit arrivé jufqu'-aiors, &je fewis' cruellement qu'iL me manquoir, dans- ma propre eftime,. la force dont fa vois befoin pour fupporter tant de- dépiaifirs. Heureufement ce- généreux ami ne me laifia pas long-temps-dans-eet- accajlement-; il ne m'oublia pas, malgré fon attaque, & je ne tardai pas d'apprendre par luwnème que j'avois tröpmal jugé de fes fentimens-& de fon état. Mais il eft tempsd'en venir a la grande révolution- de ma defimée,a la cataftrophe qui a partagé ma vie en deux parties fi différentes, & qui, d'une bien légere caufe, a tiré'de fi terriblts-effetSi ■ Un jour que je ne fongeois a rien moins, Ma- dame D' y m'envoya chercher. En entrantj'ap- pergus, dans fes yeux & dans toute fa contenance, un air de trouble dont je fus d'autant plus frappé, que cet air ne lui étoit point ordinaire-, perfonne au monde ne fachant mieux qü-elle gouverner fon vifage & fes mouvemens» Mon ami', me dit-elle, je pars pour Genève; ma poiirine eft en mauvais état, ma fanté. fe délabre au point que toute chofe ceifante, il faut que j'aille voir & confulter Tronchin. Gette réfolution, fi brufquenunt prife & a 1'emrée de la mauvaife faifon, m'étonna d'autant plus que je 1'avois quittée ticn:e-fix heuss 0 i  jj$5 Les C o s r e s j i o u ii auparavant, fans qu'il en fut queftion. Je lui de mandai qui elle emmeneroit avec elle? Elle ma dit qu'elle emmeneroit fon 6h, avec M. de Linant, & puis elle ajouta nég'igernment: Et vous, monours, ne viendrez->ous pas auffi? Cmms je ne crus pas qu'elle parlat féri«ufement, fa-chant qu3 dans la faifon oü nous entrions, j'étois -è peine en état de fortir de ma chambre, je plaifantai fur 1'utilité du cortége d'un malade pour un autre malade: elle parut elle-même n'en avoir pas fait tout de bon Ia propofition , .& il n'en fut plus queftion. Nous ne paria nes plus que des .pTéparatifs de fon voya:.e dont elle s'occupoit avec .beaucoup de vicacité, réfolue a partir dans quir/ze iours. Elle ne perdit rien a mon refus, ayar.t en. gagé fon mari a 1'accompagner. Quelques jours aprèi, je recus de Diderot Ie billet que je vais t.anfcr re. billet, feulement pliéendeux, de maniére quetouc le dedans fe H- .foit fans peine, me fut adreffé chez Mde. D' y ,& recommandé è M. de Linant, le gouverneur du fi!s & confident de la mère. BilUt de Diderot. „ Je fuis fait pour vous aimer, & pour vous „ donner du chagrin. J'apprends que Mde. D'....y, ,, va a Genève, & je n'entends point dire que vous 1'accompagniez. Mon ami, content de „ Madame D'... .y, il faut partir avec elle: mé,, content, il faut partir beaucoup plus vie. „ Etes-vous furchargé du poids des obligations  LtfU IX, „ que vous iüi avez? Voila une orcafion de vous acquitter en partie & de vous foulager. Trou,, verez-vous une autre occafion, dars votre vie, ,. de lui témoigner votre reconnoiflarce ? Elle ,, va dans un piys oü elle fera comme tombée des nues. El'e eft malade; elle aura befoin „ d'amufement & de difiraftion. L'hiver! voyez , ,, mon ami. L'objection de votre fanté peut être „ beaucoup plus forte que je ne la crois. Mais êces-vous plus mal aujourd'hui que vous ne 1'é„ tiez au commencement du prirtemps? Ferez,, vous, dans trois mois d'ici, le voyage plus „ commodement qu'aujourd'hui ? Pour moi , je „ vous avoue que fi je ne pouvois fupporter Ia „ cbaife, je prendrois un baton & je Ia fuivrois. Et puis. ne craigrez-vous point qu'on ne mé„ finterprête votre conduite? On vousfoupconne,, ra ou d'ingratitude, ou d'un autre motif fecret. ,, Je fais bien que, quoi que vous faffiez, vous „ aurez toujours pour vous Ie témoignage de votre ,] confeience: mais ce témoignage "tüffit-il feul, & eft-il permis de négüger jufqu'a certain point „ celui des autres hommes ? Au refte , mon ami, c'eft pour m'acquitter avec vous & aveC moi, „ que je vous écris ce billet. S'il vous déplait, „ jetez-Ie au feu, & qu'il n'en foit non plus „ queftion que s'il n'eüt jama's été écrit. Je vous ',, falue, vous aime & vous embrafle."- Le tremblement de colère, réblouiffement qui me gagnoient en lifant ce billet, & qui me per.  r p.t' Les Q o w f e s s ?-o ïfX mirent a peine de I'aehever,. ne- m'empêcbêrenC' pas d'y remarquer Tadreff^ a ;ec laquelle Diderot y affectoit un ton plus doux, plus careflant, plus honnête que dans toutes fes autres lettres, dans lefqueües il me traito t touc-au plus de mon cher, fans da'gner m'y donner le nom d?ami Je vis aifëmei.'t le ricochet par- lequel me-venoit ce billet, dont Ia fufc iption, la forme & la marche déceIoient, mê ne affez mal-adroitement, le détour: car nous nous écri zions ordinairement par Ia pofte Ou par le MelTager de Montmorenci, & ce fut la première & 1'unique fois qu'il fe fervit de cette voie-lè.: Quand le premir tran?pört de mon indigna'.ion nie-permit d'éerire, je lui tracai précipitamment Ia réponfe fuivante, que je ponai fur le champ, di 1'Hermitage oit j'étois-pour-lors, a-la C. . ..e, pour la montrer a Madame D'.. y, a qui, dans mon aveu»!e colère, je la-voulus lire moi même, ainfi que le billet de Diderot. " ,, Mon cher ami, vous ne pouvez favoir ni „ la force des • obligations que je puis a oir s Madame D' y,- ni jufqu'a quel point- elles „ ine lient , ni fi elle a réellement befoin de moi „- dans f jn voyage,. ni fi elle deflre que je 1'ac„• compagne, ni s'il m'eit pofïïble de ie faire, „ ni les raifons que je puis avoir de m'en ab„ ftenir. Je ns refufe pas .de ditoer avec vcus „ tous ces points; mais, en attendant, conve ,,, nez que me prefcrire fi »lmtna:ivement ce que  E, I' V R K IX. 3"2'9 „ jé dois faire, fans vous être mis en état d'en ,,- juger, c'eft, mon cher phi'ofophe, cpiner en „ franc étourdi, Ce que je vois de pis a cela, ,, eft que votre avis ne vient pas de vous. Outre que je fuis peu d'humeur a me laiffer mener', ,, fous votre nom , par le tiers & Ie quart. je trouve „ a ces ricocnets certains détours qui ne vont pas ,, a votre franchife, & dont vous ferez bien, „ pour vous & pour moi, de vous abftenirdéformais. „ Vous craignez qu'on n'interprète mal ma „ conduite; mais je défie un cceur comme le vó„ tre d'ofer mal penfer du mien. D'autres peut,, être parlefoient mieux de moi, fi je leur res,, fcmblois davantage. Que Dieu me préferve „ de me faire approuver d'eux! que les méchans ,, m'épient & m'interprètent: Rouffeau n'eft pas „ fait pour les eraindre, ni Diderot pour les „ écouter;. ,, Si votre billet m'a dëplif, vous voUlez que je le jette au feil, & qu'il n'en foit plus ques;„ tion. Pen fez-vous qu'on oub ie ainfi ce qui vient de vous? mon' cher, vous' fa tes auffi bon ,, marché de mes larfnes dars les peines que vous me donnez, qae de ma vie & de ma fai.té „ dans les foins que vous m'exhortez a piendre. ,, Si vous pouvies vous corriger de cela, votre „ ami ié m'en feroit plus douce , & j'en devien» „ drois moins a plaindre." En entrant dans la chambre de Mde. D' f, je trouvai G<.,. avec elle, & j'en fus charmé. Je  330 Les Confessions. leur lus a haute & claire voix mes deux le'tres avec une intrépidité dont je ne me fetois pas cru capaMe, & j'y ajoutai, en finiflaot, quelques difcours qui ne la démentci'-nt pas. A cette aadace inattendus dans un homme ordinairement craintif, je les vis 1'un & l'autre atterrés, abafourdis, ne répondant pas un mot; je vis furtout cet homme arrogant baifier les yeux è terre, & n'ofer foutenir les étincelles de mes regards : mais , dans Ie même inftant, au fond de fon cceur, il juroit ma perte, & je fuis für qu'ils la concertèrent , avant de fe féparer. Ce fut a peu piés dans ce temps-la que je re$us enfin par Mde. d'H la réponfe de St. L t, datée encore de Wo'fenbutel, peu de jours après fon accident, è ma lettre qui avoit tardé longtemps en route. Cette réponfe m'apporta des confol a Madame d'H ou a moi-même, & je'pris le dernier parti. Je le pris hautement, pleinement, fans tergiverfer, & avec une générofité digne affurément de laver les fautes qui m'avoient réduit a cette extrémité. Ce facrifice, dont mes ennemis ont fu tirer parti, & qu'ils attendoient peut-être, a fait la ruine de ma réputa-  Livre IX. 335 tion, & m'a öcé, par leurs fjins, I'eftime publique; mais il m'a rendü la mienne, & m'a con. fo!é dans mes malheurs. Ce n'eft pas la dernière fois, comme cn verra, que j'ai fait de pareils facrifices, ni Ia dernière auffi qu'on s'en eft préva!u pour m'accabler. G.... étoic Ie feul qui parut n'avoir pris aucune part dans cette affaire; ce fut a lui que je réfolus de m'a.Jreffer. Je lui écrivis une longue lettre, dans laquelle j'expofai le ridicule de vouloir me faire un devoir de ce voyage de Genè'e, 1'inu-* tilité , Pembarras même dont j'y aurois été a Mde. D'... .y , & les inconvéniens qu'il en auroit réfulté pour moi-même. Je ne réfiftai pas, dans cette lettre, a Ia tentatïon de lui laiffer voir que j'étois inftru:t, & qu'il me paroifibit fingulier qu'on prétencit que c'étoit a moi de faire ce voyage, tandis que lui-même s'en difpenfoit, & qu'on ne faifoit pas mention de lui. Cette letrre, oü, faute de pouooir dire nettement mes raifons, je fus forcé de batire fouvent Ia campagne, m'auroit donné dans le public 1'apparence de bien des terts; mais elle étoit un exemple de retenue & de difcrétion pour les gens qui, comme G...., é'oient au fait des chofes que j'ytaifois, & qui jultifïoient pleinement ma conduite. Je ne craignis pas même de mettre un préjugé de plus contre moi, en prêtant 1'avis de Diderot a mes autres amis, pour infinuer que Madame d'H avoit penfé de même, comme il étoit vrai; & taifant  3-36 Les CokiiüiC» -s. que, fur mes raifons, elle avoit changé d'avis, je nê pouvois mieux la difcu'per du foupcon de oonniver arfc moi, qu'en paroiiTant fur ce poiat mécontent d'elle. .Cette lettre .finiflbit par un acte de confiance dont tout autre homme auroit éte touché; car en exhortant G ... a pefer mes raifons & k me marquer après cela fon avis , ie lui marquois que cet avis feroit fuivi, quel qu'il Rut être, & c'étoit mon in ention, eüt-il même opiné pour mon dép,rt; car M. D'.....y s'éiant fait le conducteur da fa femme dans.ce vovage , le mien prenoit alors un coup d'eeil tout différent; au lieu que c'étoit moi d'abord qu'on vou'ut charger de cet emploi, & qu'il ne fut quefïion de lui qu'après mon refus. La répo;,fe de G ... fe fit attendre; elle fut fingu'ière, je vais la tranferire ici. Le dép art de Mde. D'... .y eft recu'é ; fon fils eft malade, il faut attendre qu'il foit réta" bli. Je rêverai k votre lettre. Tenez- vous " tranquille a votre Hermitage. Je vous ferai " paffer mon avis k temps. Comme elle ne par. " tira fürenunt pas de quelques jours , rien ne preffe. En attendant, fi vous le jugez k propos , vous pouvez lui faire vos of&es , " quoique cela me paroffe encore affez égal. Car , connoiffant votre pofition auffi bien " que vous-même, je ne doute point qu'elle re " réponde k vos offres, comme elle doit; & " tout ce que je vois k gagnei a cela, c'eft que " ., vous  Livre IX. ƒ37 » veas pourrez dire a ceux qui vous preffent, „ que fi vous n'avez pas été, ce n'eft pas faure „ de vous être offert. Au refte, je ne vois pas „ pourquoi vous voulez abfolument que Ie Phi„ lofophe foit le porte-voix de tout le monde, & „ paree que fon avis eft que vous partiez, pour„ quoi vous imaginez que tous vos amis préten-; „ dent la même chofe. Si vous écrivez a Mde. „ D' y, fa réponfe peut vous fervir de ré- „ plique a tous ces amis, puifqu'il vous tient „ tant au cceur de leur répliquer. Adieu, jefalue „ Mde. le Vaffeur & le Criminel (*)." Frappé d'étonnement en lifant cette lettre, je cherchois avec inquiétude ce qu'elle pouvoit fignifier, & je ne trouvois rien. Comment! au lieu de me répondre avec fimplicité fur la mienne, il prend du temps pour y rêver, comme ii celui qu'il avoit déja pris ne lui avoit pas fuffi. II m'avertit même de la fufpenfion dans Iaquelle il me veut tenir, comme s'il s'agiffoit d'un profona problême a réfoudre, ou comme s'il importoit i fes vues de m'óter tout moyen de pénétrer fon fentiment jufqu'au moment qu'il voudroit me le déclarer. Que fignifient donc ces précautions, ces retardemens, ces myftères ? eft-ce ainfi qu'on répond a la confiance ? cette allure eft-elle celle de (*) M. le Vafleur, que fa femme menoit un peu ruietnent, l'appeiloit le Lieutenam-criminel. M. O..- donnoit pnr plairamene le móma nom a la fille, ik pom abréaer, il lui plut d'en retrancher le premier mot. Suppl. Tm. VU. P  338 Lr. b C o » f n s t o b !. la droiture & de la bonne foi? Je cherchois -en vain quelque interprétadon favorable a cette conduite , je n'en trouvois point. Quel que füt fon defitin, s'il m'étoit contraire, fa pofition en fa> cilitoit 1'exécution, fans que par la mierine il me füt poffible d'y mettre obftacle. En faveur dans la maifon d'un grand prince, répandu dans le monde, donnant le ton a nos communes fociétés, dont il étoit 1'oracle, il pouvoit avec fon adreffe ordinaire difpofer a fon aife toutes fes machines; & moi, feul dans mon Hermitage, loin de tout, fans avis de perfonne, fans aucune communication, je n'avois d'autre parti que d'attendre & refter en paix; feulement j'écrivis a Mde. D' y, fur la maladie de fon fils, une lettre auffi honnéte qu'elle pouvoit 1'être, mais oü je ne donnai pas dans le p'iége de lui offrir de partir avec elle. Après des fiècles d'attente dans Ia cruelle incertitude oü cet homme barbare m'avoit plongé, j'appris au bout de huit ou dix jours que Mde. D' y étoit partie,& je recus de lui une feconde lettre. Elle n'étoit que de fept a huit lignes que je n'achevai pas de lire C'étoit une rupture, mais dans des termes tels que la plus infernale haine les peut diéter, & qui même devenoient bêtes a force de vouloir être offenfans. Il me défendoit fa préfence, comme il m'auroit défendu fes Etats. 11 ne manquoit a fa lettre, pour faire lire, que d'être lue avec plus de fangfioid. Sans la ttanferire, fans mê ne en achever la ledure , je la lui renvoyai fur le champ avec celle-ci.  „ Je me refufois a ma jufte défiancej j'achèvi „ trop tard de vous connoitre. Voüa donc la lettre que vous vous êces donné „ le loifir de méditer; je vous la renvoie, elle „ n'eft pas pour moi. Vous pouvez montrer la „ mienne a toute la terre, & me haïr ouverte„ ment; ce fera de votre part une fauiTeté de „ moins." Ce que je lui difois, qu'il pouvoit montrer ma précédente lettre, fe rapportoita un article de Ia fienne, fur lequel on pourra juger de Ia profonde adreffe qu'il mit a toute cette affaire. J'ai dit que pour gens qui n'étoient pas au fait, ma lettre pouvoit donner fur moi bien des prifes. II Ie vit avec joie, mais comment fe prévajoir de cet avantage fans fe compromettre ? En montrant cette lettre, il s'expofoit au reproche d'abufer de la confiance de fon ami. Pour fortir de cet embarras, il imagina de rompre avec moi de la fagon la plus piquante qu'il fut poffible, & de me faire valoir dans fa lettre la grace qu'il me faifoit de ne pas montrer la mienne. II étoit bien sur que dans I'indignation de macolére, je me refuferois a fa feinte difcrétion, & lui permettrois de montrer ma lettre a tout le monde; c'étoit précifément ce qu'il vouloit , & tout arriva comme il 1'avoit arrangé. II fit courir ma lettre dans tout Paris avec des commentaires de fa facon, qui, pourtant, n'eurent pas tout le fuccès qu'il s'en étoit promis. On ne P a  340 Les Confessiosïs. trouva pas que la permiffion de montrer ma lettre. qu'il avoit fu m'extorquer, 1'exemptat du blatne de m'avoir fi légèrement pris au mot pour me nuire. On demandoit toujours quels torts perfonnels j'avois avec lui, pour autorifer une fi violente haine. Enfin 1'on trouvoit que, quand j'aurois eu de tels torts qui 1'auroient obligé de rompre, 1'amitié, même éteinte, avoit encore des droits qu'il auroit dü refpeéter. Mais malbeureufement Paris eft frivole: ces remarques du moment s'oublient; 1'abfent infortuné fe négligé, 1'homme qui profpère en impofe par fa préfence; le jeu de 1'intrigue & de la méchanceté fe foutient, fe renouvelle, & bientót fon effet, fans cefle renaiflant, efface tout ce qui Pa précédé. Voila comment, après m'avoir ii longtemps trompé, cet homme enfin quitta pour moi fon mafque, perfu3dé que dans Pétat oü il avoit amené les chofes, il ceffoit d'en avoir befoin. Soulagé de Ia crainte d'être injufte envers ce miférable, je 1'a. bandonnai a fon propre cceur, & ceffai de penfer i lui. Huit jours après avoir recu cette Lettre, je recus de Mde. D'.-.-.y fa réponfe, datée de Genève, a ma précédente. Je compris au ton qu'elle y prenoit, pour Ia première fois de fa vie, que 1'un & l'autre, comptant fur le fuccès de leurs mefures, agisfoient de concert, & que me regardant comme un homme perdu fans reffource, ils fe livroient déforjrtais fans rifque au plaifir d'achever de m'écrafer. Mon état en effet étoit des plus déplorables.  L i v r I IX. 34Ï Je voyois s'éloigner de moi tous mes amis, fans qu'il me fut poffible de favoir ni comment, ni pourquoi. Diderot qui fe vantoit de me refter, de me refter feul & qui depuis trois mois me promettoit une vifite, ne venoit point. L'byver commengoit a fe faire fentir, & avec lui les atteintes de mes maux habituels. Mon tempérament, quoique vigoureux, n'avoit pu foutenir les com« bats de tant de paffions contraires. J'étois dans un épuifement qui ne me laiflöitni force ni courage, pour réfifter i rien: quand mes engagetnens, quand les continuelles repréfentations de Diderot' & de Mde. d'H m'auroient permis en ce moment de quitter 1'Hermitage, je ne favois ni' oü aller, ni comment me trainer. Je reftois immobile & ftupide, fans pouvoir agir ni penfer. La feule idéé d'un pas a faire, d'une lettre & écrire, d'un mot è dire, me faifoit frémir. Je ne pouvois cependant laiffer la lettre de Madame D'....y fans repüque, & moins de m'avouer digne des traitemens dont elle & fon ami m'accabloient. Je' pris Ie parti de lui notifier mes fentimens & mes réfolutions, ne doutant pas un moment que, par humanité, par générofité, par bienféance, par les bons fentimens que j'avois cru voir en elle, malgré les mauvais, elle ne s'emprefsat d'y fbus~ crire. Voici ma lettre. A 1'Hermitage, le 23 Nbvembre 1757. „ Si 1'on mouroit de douleur, je ne ferois pas' j». en vie. Mais enfin, j'ai pris mon parti. L'aE 3  342 Les C o n f e s s r o> x s. '„ mitié eft éteinte entre nous, Madame;maïs cel!* qui n'eft plus, garde encore des droits que je fais „ refpecter. Je n'ai point oublié vos bontés pour 3) moi & vous pouvez comptcr de ma part fur toute }, la reconnoiffance qu'on peut avoir pour quel„ qu'un qu'on ne doic plus aimer. Toute autre exJ „ plication feroit inutile: j'ai pour moi ma conf- cience, & vous renvoie a la vötre. „ J'ai voulu quitter 1'Hermitage, & je le de„ vois. Mais on prétend qu'il faut que j'y refte „ jufqu'au printemps , & puifque mes amis Ie veulent, j'y refterai jufqu'au printemps, fi vous „ y confentez." Cette lettre écrite & partie, je ne penfai plus qu'a me tranquillifer a 1'Hermitage, en y foignant ma fanté; tachant de recouvrer des forces & de prendre des mefuics pour en fortir au printemps, fans bruit & fans affi:ner une rupture. Mais ce n'étoit pas la Ie compte de M. G ... & de Mde. D' y, comme on verra dans un moment. Quelques jours après , j'eus enfin le plaifir de recevoir de Diderot cette vifite fi fouvent promife & manquée. Elle ne pouvoit venir plus k propos: c'étoit mon plus ancien ami , c'étoit prefque le feul qui me reftit; on peut jugeï du. plaifir que j'eus k le voir dans ces circonftances. J'avois le cceur plein, je 1'épanchai dans le fien. Je 1'éclairai fur beaucoup de faits qu'on lui avoit tus, déguifés ou fuppofés. Je lui appris, de tout ce qui s'étoit paffé, ce qu'il m'étoit permis de lui dire.  L i ï i i IX. 343 Je n'afFeclai point de lui taire ce qu'il ne favoit que trop , qu'un amour aufïï malheureux qu'infen. fé avoit été 1'inftrument de ma perte; mais je ne convins jamais que Mde. d'H en füt inftruite, ou du moins que je Ie lui euiïe déclaré. Je lui parlai des indignes manoeuvres de Mde. E>' y pour furprendre les lettres très-innocentes que fa belle-fceur m'écrivoit. Je voulus qu'il apprlt ces détails de la bouche même des perfonnes qu'elle avoit tenté de féduire. Thérèfe le lui fit exactement: mais que devirfs-je, quand ce fut Ie tour de Ia mère, & que je 1'entendis déclarer & foutenir que rien de cela n'étoit è fa connoiflance? Ce furent fes termes, & jamais elle re s'en départit. II n'y avoit pas quatre jours qu'eLe m'en avoit répété le récit a moi-même, & elle me démentit en face de mon ami! Ce trait av, parut: décifif, & je fentis alors vivement mon impruder.ce d'avoir gardé fi longtemps une pareille femme auprès de moi. Je ne m'étendis point en inveólïves contre elle; a peine daignai-je lui dire quelques mots de mépris. Je fentis ce que je devois a la fille, dont 1'inébranlable droiture contraftoit avec 1'indigne lacheté de la mère: mais dès-lors mon parti fut pris fur le compte de la vieille , & je n'attendis que le moment de 1'exécuter. Ce moment vint plutót que je ne 1'avois attendu. Le io Décembre. je recus de Mde. D'.... y ré. ponfe a ma précédente lettre. En voici le content». P 4  54:4- Lis C o h f e s s » o » *. A Genèvt, le ir. Décembre 1757. ,, Après vous avoir donné, pendant plufieur3: ]t années, toutes les marqués poffibles d'amitié 6: „ d'intérêt, il ne me refte qu'a vous plaindre. Vous êtes bien malheureux. Je defïre que „ votre confcience foit aufli tranquille que la „ mienne. Gela pourroit être nécefïaire au repos „ de votre vie. ,, Puifque vous vouliez quitter 1'Hermitage, ,, & que vous le deviez, je fuis étonnée que „ vos amis vous aient retenu. Pour moi je ne „ confulte point les miens, fur mes devoirs, & je ,, n'ai plus rien a vous dire fur les vótres". Un congé fi imprévu, mais fi nettement prononcé, ne me laiffa pas un inftant & balancer. Ii falloit fortir fur le champ, quelque temps qu'il fit , en quelqu'état que je fufle, duffe-je coucher dans les bois & fur la nsige, dont- la terre étoit alors couverte, & quoique püt dire & faire Mde. d'H ; car je voulois bien lui complaire ea tout, mais non pas jufqu'a 1'infamie. Je me trouvai dans le plus terrible embarras oü j'aie été de mes jours; ma's ma réfo'ution étoit prife: je jurai, quoi qu'il arrivat, de ne pas coucher a l'Heruitage, Ie huitième jour. Je me mis en devoir de fo-tir mes effets, déterminé a les laiffer en plein champ, pluiót que de ne pas donner les clefs dans la huïtaine; car je voulois furtout que tout füt fait avant qu'on püt icrire a Genève & recevo'r réponfe. J'étois d'uu cou.-  L I V R E tJZ 34-5' courage que je ne m'étois jamais fertti: toutes mes forces étoient revenues; L'honneur & Tin* dignation m'en rendirent, fur lefquelles Mde. D' y n'avoit pas compté. La fortune aida mon audace. M. Mathas, procureur - fifcal de M; le prince de Condé, entendit parler de mon embar,ras. II me fit offrir une petite mailen qu'il avoit è fon jardin de Mont - Louis. a Montmorencj. j'acceptai avec enrpreflemerit & reconnohTance. Le marché fut bientót fait; je fis en hare acheter sraskjues meubles, avec ceux que j'avois déja, pour nous coucher Thérèfe & moi. Je fis charr ?r \,.ïs effets- è grande peine & è grands frais: malgré la glacé & Ia neige, mon déménagement fut fait dans deux jours, & le quinze Décembre je rendis les clefs de 1'Hermitage, après avoir payé les gages du jardinier, ne pouvant payer mon loyer. Quant a Mdë. le ValTiurt; je lui déclarai qu'il failoit nous féparer; fa fille voulut m'ébranler.: ie fus inflsxible. Je la fis partir pour Paris dans la voiture du meffager, avec tous des effets & mcub.'es que-fa-fiile ét e;le avoient en commun. Je lui donnai quelqu'ar^ent, & je m'engageai 3 Idi payer fon loyer chez fes enfans ou ailleurs , a- pourvoit a fa fubfiftatce, autant qu'il me feroit pjfiibie, & a ne jamais la laifTer manquer de pain, tant que j'en aurois moi-même. Enfin, lefur-lendemainde monarrivée aMont- Lovis, j'écrivis a Mde. D' y ia lettre fuivante. P 5-  34(5 Les Confessioks. A Mo< tmnrenci, le 17 Décembre 1767. „ Rien n'eft fi fimple & fi néceflaire, Mada- dame, que de déloger de votre maifon , quar.d j, vous n'approuvez pas que j'y refte. Sur votre „ refus de confenur que e pafiaffe a 1'Hermitage „ le refte de 1'hiver, je 1'ai donc quitté lequinze „ Décembre. Ma defHnée étoit d'y entrer malgré ,, moi & d'en foitir de même. Je vous remercie- rois davantage, fi je 1'avois payé moins cher, „ Au refte, vous avez raifon de me croire mal„ heuieux; perfonne au monde ne fait mieux qus „ vous combien je dois 1'être. Si c'eft un mal„ beur de fe tromper fur le choix de fes amis , „ c'en eft un autre non moins cruel de revenir „ d'une erreur fi douce." Tel eft le narré fidéle de ma demeure a 1'Hermitage & des raifons qui m'en ont fait fortir. Je n'ai pu couper ce récit, & il impottoit de Ie fuivre avec la plus grande exactitude; cette époque de ma vie ayant eu fur la fuite une influence qui s'étendra jufqu'a mon dernier fouvenir. Fin du muvièmt Livre.  LES CONFESSIONS D E J. J. ROUSSEAU. Livre Dixume. La force extraordinaire qu'une effervefcencepaf. fagèie m'avoit donnée pour quitter l'Hermitage, m'abandonna fitóc que j'en fus dehors. A peine fus-je établi dans ma nouvelle demeure, que de vives & de fréquentes attaques de mes rétentions fe compliquèrent avec 1'incommodité nouvelle d'u. ne hernie qui me tourmentoit depuis quelque temps, fans que je fuffe que c'en étoit une. Je tombai bientót dans les plus cruels accidens. Le médecin Th;erri, mon ancien ami , vint me voif & m'éclaira fur mon état. Tout 1'appareil des in« ikmités de 1'age raffembié autour de moi, me fit durement fentir qu'on n'a plus le cceur jeune im. punément, quand le corps a ceffé de 1'être. La belle faifon ne me rendit point mssforces, & je paffai toute 1'année 1758 dans un état de langueur, qui me fit croire qne je touchois i la fin de ma carrière. J'en voyois approcher le termeavec une forte d'empreflement. Revenu des chimères  L E S ClïKFiSSIüBt. qe 1'amitié, détacbé de tout ce qui- m'avoit fait aimer la vie, je n'y voyois plus.rien qui püt ms la rendre agréable: je n'y voyois plus que des ]jj5ux & des misères qui in'-emf êcboient de jouir de moi. J'afpirois au moment d'être libre & d'échapper a mes ennemis. Mais reprenons; le fil des lévénemens. Il paroït que ma retraite a Montmorenci dérconcerta Mde. D'. ...y: vraifcmblablement elle. -.e s'y étoit pas. attendue, Mon tufte état, la rigueur de ia faifon, 1'abandon général oü je me. trouvois, tout leur Faifoit croire a G: .. & a elle, qu'en ire poufBnt a la dernière exuêmité, ils me léduiroient è'crier merci, & a m'avilir aux derrières bafRffes pour être laifFé dans 1'a-fyle dont l'honneur m-'ordornoit de fortir. Je délogeai li dr,ufqnement qu'ils n'eurent pas ie temps de préveuir le coup . il ne leur refta plBS que le choix de, jouer a quitte ou doublé, & d'achever de me perdre, ou de tacher de me ramener. G ... prit lepremier parti, mais je crois que Mde. D'. ...y eüt préféré l'autre, & j'en juge par fa réponfe a t^a. dernière, oü elle radoucit beaucoup Ie ton qu'elle avoit pris dans les précédentes & oü elle fifmblöit-ouvrir la porte a un raccommodement. Le Itos-retard de-cette réponfe , qu'elle- me fit atlendreun mois entier., indique affiïz 1'embarras; »'{)' el'e. fe- trouvoit • pour lui donner un tour. con4nabiec&.les délibératio.is dont ella la fit précéMh- 1^-ne -ppyoit s'ayancer plas. loin. ftfifefti  E i' v- a e X. 349 ecrnmettre: mais, après fes lettres précédentes & après ma brufque forf'e de fa maifon, 1'on r,e peutqa'être frappé du foin qu'elle prend dans cette lettre, de n'y pas laiffer gliffer un feul mot défo» 'bligeant. Je-vais Ia tranfcrire en entier, afin, qu'on en juge. A Genève-, le 17 Janvier- 1 7.51. ,, Je n'ai recu votre lettre du 17 Décembre., „ Monfieur, qu'hier. On me 1'a envoyée dans „ une caiffe remplie de différentes chofes, qui.a „ été tout ce temps en chemin. Je ne lépondrai „ qu'a 1'apoftille: quant a la lettre, je ne 1'en» „ tends pas bien; & , fi nous étions dans le cas „ de nous espliquer, je voudrois bien mettre toufr ,, ce qui s'eft paffé fur le compte d'un mal - en„ tencu. Je reviens a 1'apoftille. Vous pouves „ vous jappeler, Monfieur, que nous étions con„ venus que les gages du jardinier de 1'Hermitage„ pafferoient pas vos mains, pour lui mieux faire „ fentir qu'il dépendoit de vous, & pour éviter„ des fcènes auffi ridicules & indécentes, qu'en ,, avoit fait fon prédéceffeur. La preuve en efb „ que les premiers quartiers de fes gages vous,, ont été remis, & que j'étois convenue avec „. vous, peu de jours avant mon départ, de vous ,,. faire rembourfer vos avances. Je fais que vous ,, en fites d'abord difficulté; mais ces avances, je vous avois priéde les faire: il étoit fimple j, de m'acquitter, & nous en convinmes. Cahouet „.m'a marqué que vous n'avez point- voulu rees£ 7,  35» Les Coneessiows. „ voir cet argent. II y a affurément du qui-pro-qua „ la-dedans. Je donne ordre qu'on vous Ie re„ porte, & je ne vois pas pourquoi vous vou„ driez payer mon jardinier, malgré nos con,, vertions, & au-deia même du terme que vous „ avcz habité 1'Hermitage. Je compte donc Mon„ fieur, que, vous rappelant tout ce que j'ai „ l'honneur de vous dire, vous ne refuferez pas ,, d'être rembourfé de 1'avance que vous avez ,, bien voulu faire pour moi". Apiès tout ce qui s'étoit paffé, ne pouvant plus prendre de corfiance en Mde. D'....,y, je ne voulus point renouer avec elle cette lettre, & notre correfpondance finit-la. Voyant mon parti pris, elle prit le fien , & entrant alors dans toutes les vues de G.... & de la cotterie H e, elle unit fes efforts aux leurs pour me couler k fond. Tandis qu'ils travailloient a Paris, elle tra- vailloit k Genève. G qui dans Ia fuite alla Vy joindre, acheva ce qu'elie avoit commencé. T , qu'ils n'eurent pas de peine a gagner, les feconda puiffamment, & devint le plus furieux de mes perfécuteurs, fans avoir jamais eu de moi, non plus que G...., Ie moindre fujet de plainte. Tous trois d'accord femèrent fourdement dans Genève le germe qu'on y vit éclore quatre ans après. Ils eurent plus de peine a Paris, oü j'étois plusconnu, & oü les cceurs, moins difpofét a la haine, n'en recurent pas fi aifément les itv.  L i v n e X. 351 preffions. Pour porter leurs coups avec plus d'adrefle, ils commencèrent par débiter que c'étoit moi qui les avois quittés. De-'a, feignant d'être toujours mes amis, ils femoient leurs accufations malignes, comme des plaintes d'injuftice de leur ami. Cela faifoit que , moins en garde, on étoit plus porté a les écouter & a me blamer. Les fourdes accufations de perfidie & d'ingratitu.e fe débitoient avec plus de précaution, & par-la même avec plus d'effet. Je fus qu'ils m'imputoient des noirccurs atroces, fans jamais pouvoir apprendre en quoi ils les faifoient confifter. Tout ce que je pus dédutre de la rumeur publique, fut qu'elle fe réduifoit è ces quatre crimes capitaux: 10 Ma retraite a la campagne. 2°. Mon amour pour Mde. d'H 3°. Refus d'accompagnera Genève Mde. D'. ...y. 4 '. Sortie de 1'Hermitage. S'ils y ajoutèrent d'autres griefs, ils prirent leurs mefures fi juftes, qu'il m'a été parfaitement impolfible d'ap. prendre jamais quel en a été le fujet. C'eft donc ici que je crois pouvoir fixer 1'établiffement d'un fyftême adopté depuis par ceux qui difpofent de moi, avec un progrès & un fuccès fi rapides, qu'il tiendroit du prodige pour qui ne fauroit pas quelle facilité, tout ce qui ne favorife la malignité des hommes, trou»e a s'établir. 11 faut tacher d'expliquer, en peu de mots, ce que cet obfcur & profond fyftême a de vifible' a mes yeux. Avec un nom déja célèbre & connu dans toute  J5a Les Cokiissh 1'Europe , j'avois confervé Ia ilmplicité de mes premiers gcüts. Ma mortelle ai'erfion pour tout ca qui s'appelloit parti, fa&ion , cabale, m'avoit maintenu hbre, indépendant, fans autre chaise que les> attachemens de mon cceur Seul . étranger, ifolé,, fans appui, fans familie, ne tenant qu'è mes principes & a mes devoirs, je fuivois avec intrépi» dité les routes- de Ia droiture, ne flattant, ne. inénageant jamais perfonne aux dépens- de la jafiice & de la vérité. De plus, retiré depuis deux ans dans Ia folitude, fans correfpondance denou~ velles, fans relition des affaire;: du monde, fans être inflruit ni curieux de ;ieo , je vivois a qua» tre lieues de Paris, aufli féparé de cette capitale par mon incurie , que je 1'aurois été par. les mers dans l'ifle de Tinian. G..., Dideiot, d'H ....ft, au contraire, aa centre du tourbillon, vivoient répandus dans la plus grand monde, & s'en partageoient, prefque entr'eux , toutes les fphères. Gra,,ds, beaux ef. prits, gens de lettres, gens de. robe, femmes, ils pouvoient de concert fe faire écou.er partout» On doit voir déja 1'avantage que cette pofition donne a trois hommes bien unis, contre un qua» _trième, dans celle oü je me.rrouvois. II eft vrai que Diderot & d'H d n'étoient pas, du moins je ne puis. le croire, gens a trainer des complots bien noirs; 1'un n'en avoit pas la méchanceté, ni l'autre 1'habileté: mais c'étoit en cela,même que Japartie. étoit mieux liée. G.„. feul formoit,,fon.  Livre X. 333 plan dans fa tête, & n'en montroit aux deux autres que ce qu'ils avoient befoin de voir pour concourir a 1'exécution. L'afcendant qu'il avoit pris fur eux rendoit ce concours facile, & 1'effet du tout répondoit a la fupériorité de fon talent. Ce fut avec ce talent fupérieur que, fentant 1'avantage qu'il pouvoit tirer de nos pofitions refpectives, il forma le projet de renverfer ma réputation de fond en comble, & de m'en faire une toute oppofée, fans fe compromettre, en commencant par élever autour de moi un édifïce de ténèbres qu'il me fut inipoflible de percer pour éclairer fes manoeuvres & pour le démafquer. Cette entreprife étoit difficile, en ce qu'il en falloit pallier 1'iniquité aux yeux de ceux qui devoient y concourir. II falloit trompcr les bonnêtes gens; il falloit écarter de moi tout le monde, ne pas me laiffer un feul ami, ni petit r ni grand. Que dis-je?- il ne- fa'loit pas laiffer percer un feul mot de vérité jufqu'a moi. Si unfeul homme généreux me fut v.:nu dire: Vous faites le vertutux , cependant voila comment on vous traite, & voila fur quoi 1'on vous ju^e : qu'avez-vous a diie? La vérité triemphe, & G.... éroit perdu. II le favoit;. mais il a fondé foa propre cceur, & n'a eitimé les hommes que ce qu'ils valent. Je fuis fiché, pour l'honneur de 1'humanité, qu'il ait calculé fi jufte. En marchant dans ces fouterrains, fes pas, four être furs, devoient être lents. II y a dopze  354 Las Confejsions. ans qu'il fuit fon plan, & le plus difficile refte encore a faire; c'eft d'abufer le public entier. II y refte des yeux qui 1'ont fuivi de p'us prés qu'il ne penfe. II le craint, & n'ofe encore expofer fa trame au grand jour (*). Mais il a trouvé le peu difficile moyen d'y faire entrer la puiffance , & cette puiffance difpofe de moi. Soutenu de cet appui, il avance avec moins de rifque. Les fatellites de Ia puiffance fe piquant peu de droiture pour Pordinaire, & beaucoup moins de franchife, il n'a plus guères a craindre 1'indifcrétion de quelque homme de bien. Car il a befoin fur-tout que je fois environné de ténèbres impénétrables, & que fon complot me foit toujours caché, fachant bien qu'avec quelque art qu'il en ait ourdi Ia trame, elle ne foutiendroit jamais mes regards. La grande adreffe eft de paroitre me ménager en me diffammt, & de donner encore a fa perfidie Pair de la géntrofué. Je fentis les premiers effets de ce fyftême par les fourdes accufations de la coiterie H e, fans qu'il me fut pofiible de favoir ni de conjectu rer même en quoi confiftoient ces accufations. De Leyre me difoit dans fes lettres, qu'on m'imputoit des noirceurs. Diderot me difoit plus myftérieufement la même chofe, & quand j'entrois" en C J Depuis que ceci eft écrit, il a franchi le pas avec le plus plein & le plus inconcevable fuccès. Je crois que c'eft T qui lui en a donné le courage & les moyens.  L i v i i X. explication avec 1'un & l'autre, tout fe réduifo;t aux chefs d'accufation ci-devant notés. Je fentois un refroidiffement graduel dans les lettres de Madame d'H....... Je ne pouvois attribuer ce refroidiffement a St. L t, qui continuoit am'écrire avec la même amitié, & qui vint même me voir après fon retour. Je ne pouvois, non plus, m'en imputer la faute, puifque nous nous étions féparés trés contens 1'un de l'autre, & qu'il ne s'étoit rien paffé de ma part depuis ce temps-la, que mon départ de PHermitace, dont elle avoit ellemême fenti la néceffité. Ne fachant donc a quoi m'en prendre de ce refroidiffement, dont elle ne conver.oit pas, mais fur lequel mon cceur ne prenoit pas le change, j'étois inquiet de tout. Je favois qu'elle ménageoit extrêmement fa bellefceur & G.... a caufe de leurs Iiaifons avec St. L....t; je craignois leurs céiivres. Cette agitation rouvrit mes plaies & rendit ma correfpon. dance orageufe, au point de 1'en dégoèter touta-fait. J'entrevoyois mille chofes cruelles, fans rien voir diftinctement. J'étois dans la pofition Ja plus infupportable pour un homme dont 1'imagination s'allume aifément. Si j'euffe été tout-afait ifolé, fi je n'avois rien fu du tout, je ferois devenu plus tranquille ; mais mon cceur tenoit encore a des attachemens par lefquels mes ennemis avoient fur moi mille prifes, & les foibles rayons qui percoient dans mon afyle, ne fervoient qu'a  3J6" Ll s Confessiows; me laiffer voir la noirceur des myftères qu'on me cachoit. J'aurois fuccombé, je h'en doute point, a ce tourment trop cruel, trop infupportable a mon naturel ouvert & franc, qui, par 1'impoffibilité de cacher mes fentimens, me fait tout craindre de ceux qu'on me cache, ll très-heureufement il ne fe füt préfenté des objets affez intéreffans i mon ceeur, pour faire une diverfion falutaire a ceux qui m'occupoient malgré moi. Dans Ia dernière vifite que Diderot m'avoit faite a 1'Hermitage, il m'avoit parlé de 1'article Genève qued'Alembert avoit mis dans 1'EncycIopédie; il m'avoit appris que cet article, concerté avec des Géne» vois du haut étage, avoit pour but 1'établilfement de la comédie a Genève, qu'en conféquence les mefures étoient prifes & que cet établiffement ne tarderoit pas d'avoir lieu. Comme Diderot paroiffoit trouver tout cela fort bien, qu'il ne doutoit pas du fuccès, & que j'avois avec lui trop d'au res débats pour difputer encore fur cet article , je ne lui dis rien; mais indigné !e tout ce ma ège de féduction dans ma patrie, j'attendois avec impatience le volume de 1'Encyclopédie oü étoit cet article. pour ^oir s'il n'y auroit pas moven d't faire quelque réponfe qui püt parer ce malhe-jreux coup. Je recus le volume peu après mr,n établiffement a Mont-Louis, & je trou.«ai 1'article fait avec beaucoup .d'adreffe & d'art.,  L i r i i X. 3S7 & digne de la plume dont il étoit parti. Cela ne me détourna pourtant pas de vouloir y répondre, & malgré 1'abattement oü j'étois, malgré mes chagrins & mes maux, la rigueur de la faifon & 1'incommodité de ma nouvelle demeure, dans laquelle je n'avois pas encore eu Ie temps de m'arranger, je me mis a 1'ouvrage avec un zèle qui furmonta tout. Pendant un hiver affez rude, au mois de Février, & dans 1'état que j'ai décrit ci-devant, j'allois tous les jours paifer deux heures Ie matin, & autant 1'après-diné, dans un donjon tout ouvert, que j'avois au bout du jardin oü étoit mon habitation. Ce donjon, qui terminoit une allée en terraffe, donnoit fur la vallée & 1'étang de Montmorenci, & m'offroit, pour terme du point de vue, le iimple mais refpectable chateau de Saint-Gratien, retraite du vertueux Catinat. Ce fut dans ce lieu, pour-lors glacé, que, fans abri contre le vent & la neige, & fans autre feu que celui de mon cceur, jecompofai, dans 1'efpace de trois femaines, ma lettre a d'AIembert fur les fpeétacles. C'eft ici, car la Julie n'étoit pas è moitié faite, le premier de mes écrits oü j'aie trouvé des charmes dans Ie travail. Jufqu'alors 1'indignation de la vertu m'avoit tenu lieu d'Apollon: la tendrefTe & la douceur d'ame m'en tinrent lieu cette fois. Les injuftices dont je n'a. vois été que fpectateur, m'avoient iriité; celles dont j'étois devenu 1'objet m'atriftètent, & cette  SS8 Les Cokfesjions. triftelTe fans fïel n'étoit que celle d'un cceur trop tendre, qui, trompé par ceux qu'il avoit cru de fa trempe, étoit forcé de fe retirer au-dedans de lui. Plein de tout ce qui venoit de m'arriver, encore ému de tant de violens mouvemens, le mien mêloit le fentiment de fes peines aux idéés que la méditation de mon fujet m'avoit fait naltre; mon travail fe fentit de ce mélange. Sans m'en appercevoir, j'y décrivis ma fituation aétuelle, j'y peignis G...., Mde D' y. Mde. d'H , St. L t, moi-même. En 1'écrivant, que je verfai de délicieufes hrmes! hélas! on y fent trop que 1'amour, cet amour fatal dont je m'efforcois de guérir, n'étoit pas encore forti de mon cceur. A tout cela fe mêloit un certa'n attendrisfement fur moi-même, qui me fentois mourant & qui croyois faire au public mes derniers adieux. Loin de craindre la mort, je la voyois approcher a-ec joie: mais j'avois regret de quitter mes femblables fans qu'ils fentiffent tout ce que je valois, fans qu'ils fuffent combien j'aurois mérité d'être aimé d'eux, s'ils m'avoientcornudavantage. Voila les frcrettes caufes du ten fingulier qui régne dans cet ouvrage, & qui tranche fi prodigieufement avec celui du précédent (*) Je retouchois & mettois au net cette lettre, & je me difpofois è la faire imprimer, quand, après un long filence, j'en recus une de Mde. t*) Le Difcours fur 1'inégalité.  L i v k £ X. 359 d'H , qui me plongea dans une afilietion nouvelle, la plus fenfible que j'euiïe encore éprouvée. Elle m'apprenoit, dans cette lettre, que ma paffion pour elle étoit connuedans tout Paris, que j'en avois parlé a des gens qui 1'avoient rendue publique; que ces biuits parvenus a fon amant avoient failli lui coüter la vie; qu'enfin il lui rendoit juftice , & que leur paix étoit faite; mais qu'eL'e lui devoit, ainfi qu'a elle-même & au foin de fa réputation, de rompre avec moi tout commerce: m'afluranc, au refte, qu'ils ne cefferoient jameis 1'un & l'autre de s'intérefler k moi, qu'ils me défendroient dans le public, & qu'elle enverroit de temps en temps favoir de mes nouvelles. Et toi auffi, Diderot, m'écriai-je! Indigne ami !.... Je ne pus cependant me réfoudre a le juger encore. Ma foibleffe étoit connue d'autres gens qui pouvoient 1'avoir fait parler. Je voulus douter... mais bientót je ne le pus plus. St. L t fit peu après un afte digne de fa générofité. II jugeoit, connoiiTant affez mon ame, en quel état je devois être; trahi d'une partie de mes amis, & délaifle des autres. II vint me voir. La première fois il avoit peu de temps a me donner. II revint. Malheureufement, ne 1'attendant pas, je ne me trouvai plus chez moi. Thérèfe qui s'y trouva, eut avec lui un entretien de plus de deux heures, dans lequel ils fe dirent mutuellement beaucoup de faits dont il m'importoit que lui & moi fuffions informés. La furprife avec laquelle  36o Les Confessï«ks. j'appris par lui que peTfbnne ne doutoit da:s 1« monde que je n'euffe vécu avec Mde. D'. ...y, comme G...y vivoit maintenant, ne peut être égalée que par celle qu'il eut lui-même, en apprenant combien ce bruit étoit faux. St. L... .t, au grand déplaiiïr de la Dame, étoit dans le même cas que rooi; & tous les éclairciffemens qui réfultèrent de cet éntretien, achevèrent d'éteindre en moi tout regret d'avoir rompu fans retour avec elle. Par rapport a Mde. d'H il détailla a Thérèfe plufieurs circonftances, qui n'étoieht connues ni d'elle, ni même de Mde. d'H.. que je favois feul, que je n'avois dites qu'au feul Diderot fous le fceau de 1'amiiié, & c'étoit pré- cifément St. L t qu'il avoit choifi pour lui en faire la confidence. Ce dernier trait me décida, & réfolu de rompre avec Diderot pour jamais, je ne delibérai plus que fur la manière; car je m'étois appercu que les ruptures fecrètes tournoient a mon préjudice, en ce qu'elles laiffoient le mafque de 1'amitié a mes plus cruels ennemis. Les régies de bienféance établies dans le monde {ur cet article, femblent dictées par 1'efprit de menfonge & de trahifon. Paroltre encore 1'ami d'un homme dont on a ceffé de 1'être, c'eft fe réferver des moyens de lui nuire, en furprenant les honnêtes gens. Je me rappelai que,quand 1'iL luftre Montefquieu rompit avec le P. de Tournemine, il fe hata de le déclarer hautement, en difant a tout le monde: N'écoutez ni le P. de Tour- ne-  L I v k i X. s5i Bémine ni moi, parlant 1'un de l'autre, car nous Svons ceffé d'être amis. Cette conduite fut trèsapplaudie, & tout le monde en loua la franchife & Ia générofité. Je réfolus de fuivre avec Dide?ot fe même exemple ; mais comment, de ma retraite , publier cette rupture autbentiquement, & pourtant fans fcandale? Je m'avifai d'inférer, par forme de note dans mon ouvrage, un paffage du livre de 1'Eccléfiaftique, qui déclaroit cette rupture, & même le fujet affez clairement, pour quiconque étoit au fait, & ne fïgnifioit rien pour le refte Ju monde. M'attachant, au furpius, a r>e défigner, dans 1'ouvrage, 1'ami auquel je renoncois, qu'avec l'honneur qu'on doit toujours rendre a 1'amitié même éteinte. On peut voir tout cela dans 1'ouvrage même. II n'y a qu'reur& malheur dans ce monde; & il femble que tout acte de courage foit un crime dans 1'adverfité. Le même trait qu'on avoit aimiré dans Montefquieu ne m'attira que blame & reproche. Sitót que mon ouvrage fut imprimé, & que j'en eus des exemplaires, j'en envoyai un 4 St. L....t, qui, la veillemême, m'avoit écrit, au nom de Mde. d'H.. .... & au fien, un billet plein de la plus tendre amitié. Voici la lettre qu'il m'écrivit en me renvoyant mon exemplair». Eaubo'ne, 10 Otlobrt 1758. „ En vérité, Monfieur, je ne puis accepter „ leptéfent que vous verez de me faire. A 1'en„ droit de votre préface oü, a l'occafiea de.DiSuppl. Tom, VII. Q  jgS L E S.' C 9 K r E S S ï O » ï. derot,vous citez un paflage de 1'Eccléfiafte (II „ fe trompe, c'eft de 1'Eccléfiaftique), le livre „ m'eft tombé des mains. Après les converfations „ de cet été, vous m'avez paru convaincu que „ Diderot étoit innocent des prétendues indifcrétions que vous lui imputiez. II. peut avoir des fi torts avec vous, je 1'ignore; mais je fais bien „ qu'ils ne vous donnent pas le droit de lui fsire „ une infulte publique. Vous n'ignorez pas les „ perfécutions qu'il eiTuie, & vous allez mêler la „ voix d'un ancien ami aux cris de 1'envie. Je „ ne puis vous diffimuler, Monfieur, combien „ cette atrocité me révolte. Je ne vis point avec Diderot, mais je 1'honoie, & je fens vivc„, ment le chagrin que vous donnez a un bomme, a qui, du moins vis a-vis de moi, vous n'avez jamais reprochs qu'un peu de foibleffe. Monfieur, nous différons trop de principes pour " nous convenir jamais. Oubliez mon exiftence; g cela ne doit pas être difficile. Je n'at jamais fait aux hommes ni le bien ni le mal dont on & fe fouvient long-temps. Je vous promets, moi, Monfiepr, d'oublier votre perfonne, & de ne me fouvenir que de vos talens." Je ne me fentis pas moins déchiré qu'indigné de cette lettre, & dans 1'excès de ma mifere , retrouvant enfin ma fierté, je lui répondis par le billet fuivant. A Montmrenci, •« K OtloWe 1758. E, Monfieur, en lifant votre lettte, je vous ai  L i v jt k X. 3t>3 « fait l'honneur d'en être furprls, j'ai eu Ia bé„ tife d'en être ému; mais je 1'ai trouvée indis) gne de réponfe. ,, Je ne veux point continuer les copies de ,, Mde. d'H S'il ne lui convient pas de gar- 4t der ce qu'elle a, elle peut me Ie renvoyer, je „ lui rendrai fon argent. Si elle Ie garde, il 4, faut toujours qu'elle envoie chercher Ie refte de „ fon papier & de fon argent. Je Ia pne de me „ rendre en même temps le profpeéïus dont elle „ eft dépofitaire. Adieu, Monfieur." Le courage dans I'infortune irrite les cceurs iaches, mais il plalt aux cceurs généreux. Jl parolt que ce billet fit rentrer St. L ...t en lui-même, & qu'il eut regret è ce qu'il avoit fait; mais trop' fier a fon tour pour en revenir ouvertement, il faifit, i] prépara peut-être le moyen d'amortir le coup qu'il m'avoit porté. Quinze jours après, je recus de M. D'. ...y Ia lettre fuivante: Ce Jeudi 26. * Tai re?u» Monfieur, Ie livre que vous '„ avez eu Ia bonté de m'envoyer; je Ie lis avec „ Ie plus grand plaifir. C'eft Ie fentiment que j'ai „ toujours éprouvé a la leclure de tous les ou„ vrages qui font fortis de votre plume. Rece„ vez-en tous mes remercimens. J'aurois été vous „ les faire moi-même, fi mes affaires m'euffent „ permis de demeurer quelque temps dans votre „ voifinage; mais j'ai bien peu habité la C.......e .1 cette année. M. & Mde. D...n vienner.t m'y Q 2  30*4 Lm CoSfkssions. „ demander a diner dimanche prochain. Jecomp» „ te que MM. de St. L t,de F 1 & Mde. ~ d'H feront de la partie; vous me feriez „ un vrai plaifir, Monfieur, fi vous vouliez ê re ,, des nótres. Toutes les perfonnes que j'aurai „ chez moi vous defirent, & feront charmées do „ partager avec moi Ie plaifir de paffer avec vous i, une partie de la journée. J'ai l'honneur d'êfe „ avec la plus parfaite cor fidération , &c." Cette lettre me donna d'horribles battemens de cceur. Après avoir fait depuis un an la nou'elle de Paris, 1'idée de m'aller donner en fpectacle vis-a-vis de Madame d'H me faifoit ttern- bler, & j'avois peine a trouver aflfez de couiage pour foutenir cette épreuve. Cependant, puis qu'elle & St. L t le vouloier.t bien, puifque P' y parloit au nom de tous les convié?, & qu'il n'en nommoit aucun que je ne fuffe bien aife de voir, je ne crus point, après tout me compromettre en acceptant un diné, oü j'étois en quelque forte invité par tout le monde. Je promis donc. Le Dimanche il fit mauvais. M. D'.. Jf m'envoya fon carroffe, & j'allai. Mon arrivée fit fenfation. Je n'a! jamais recu d'accutil plus careflant. On tüt dit que toute la compagnie fer toit combien j'avois befoin d ê:re rafluré. 11 n'y a que les cceurs frarcois qui connoiiTent ces fortes de délicatefles. Cependant je trouvai plus de monde que je ne m'y étoit attendu; cntr'iutres, le comte d'H » que je ne con-  Livre X. 363 fiöifTuis point du tout, & fa fceur, MJe. de 8 ... ..-e, dont je me ferois bien paffé. Elle étoit venue plufieurs fois 1'année p-écéiente a Eaubonne; & fa belle-fceur, dans nos promenades folw taires, 1'avoit fouvent laiffé s'ennuyer a garder le n ulet. Elle avoit nourri ^contre rfioi un relTentiment qu'e'le-fatisfit durant ce dlné tout a fon aife; car on fent qüe ia préfence du C rate d'H & de' St. L t, ne mettoit pas les rieursde mon cóté, & qu'un homme embarraffé dans les entretiens lesplus facties, n'étoit pas fort briilant dans celuilè. Je n'ai jamais tant (buffert, ni fait plus mauvaife contenance, ni recu d'atteintes plus imprévues. Enfin, quar.d on fut forti de table, je m'éloignai de cette mé,ère; j'eus le plaifir de voir Sc. L... .t & Mde. d'H s'approcher de moi, & nous causames e;femble une pirtie de 1'aprèsmidi, de chofes indifrerentes, a la vén'té , maisü.ec la mê ae fatiihar ié qu'a.-ant mon égarement. Ce procédé ne fut pas pe Ju dans mjrj cceur, & fi St. L. ...t y eüt pu lire, il en eüt iürementété content. Je puis jurer que, quoiqu'cn arri- vant Ia vue di Mde. d'H m'eüt donné des palpitations jufqu'a Ia défaillance, en m'en retournant je ne penfai prefque pa* a elle ; je ne fus occupé que de St. L t. Malgré les malins farcafmes de Madame de B e ce di.ié me fit grand bien, & je me- félicitai fort de ne m'y être pas rcfufé. J'y recot^ Q* 3'  3<ï(5 Lis Cosmsions; nus, non-feulement que les iatrigues de G.... & des H s n'avoient point détaché de moi' mes anciennes connoiffancas (*); mais ce qui me flatra davantage encore, que les fentimens de Mde. d'H & de St. L ... t étoient moins changés que je n'avois cru, & je compris enfin qu'il y avoit plus de jaloufk que de méfefiimft" dans 1'éloignement ou il la tenoit de moi. Cela me confola & me tranquillifa. Sur de n'étre pas un objet de mépris pour ceux qui 1'étoient de mon efline, j'en travaillai fur mon propre cceur avec plus de courage & de fuccès. Si je ne vins pas 4 bout d'y éteindre entiérement une paffion coupa. ble & malheureufe, j'en réglai du moins fi bien les reftes, qu'ils ne m'ont pas fait faire une feulev foute depuis ce temp:-!è. Des copies de Mde. d'H qu'elle m'engagea de reprendre, mes- ouvrages que je continuai de lui envoyer quand ils paroiffoient, m'attirèrent encore de £a part, de temps a autre, quelques meffages & billets indifférens, mais obligeans. Elle fit même plus„ eomme on verra dans la fuite, & la conduite ré* ciproque de tous les trois , quand notre commerce eut ceffé, peut fervird'exemple de la maniére dont leshonré'es gens fe féparent, quand il ne leur convient plus de fe voir. Un autre avantage que me procura ce dlné (*) VoilJi ce que, dans la fimplicité de mon cc*ur,.j£ cioyois encore quand j'écrivis mes Confeflions»  ii I V R E X. §6? fut qu'on efi paria dans Paris, & qu'il fervit de réfutation fans replique au bruit que répardoient partouf mes ennemis, que j'étois brouillé motrellemenf avec tous ceux qui s'y trouvèrsnt, & fur-toiit avec M. D'...y. Én quttant 1'Hermitage jé lui avois écrit'une lettre de remercinent tréshoni.éte, aiaquelle il répondit non moins hon* sêtement, & les attertions mutuelles ne cefsèrent point tant avec lui qu'avec M. de la L... fon frère, qui même vint me voif k Montmorenci, & m'envoya fes gravures. Hors les deux bellet- fteurs de Mde. d'H , je n'ai jamais été maf avec perfonne de fa familie. Ma lettre k d'Alembert eut grand fuccès. Tous' mes ouvra ges en avoient eu, mais celui-ci me fut plus fa-orable. II apprit au public a fe défisf des infinuarions de la cotterie H .e'. Quand j'allai k 1'Hermitage, elle prédit avec fa fuffifince ordinaire que je n'y tiendrois pas tfois mois. Quand elle vit que j'y en avois tenu vingt, & que, forcé d'en fortir , je fixois encore ma demeure d ïa campagne, elle foutint que c'étoit obftinatioa pure, que je m'ennuyois k la mort dans ma re. traite; mais que rongé d'or^ueil, j'aimois mieux y périr viftime de rron opinia rtté, que de m'en dédire & de revenir a Paris. La Lettre a d'Alembert refpiroit une douceur d'ame qu'on fe'ntit' n'ètre point jouée. Si j'euffe été rongé d'humcur dans ma retraite, mon ton s'en feroit feritli li en regnoit dans tous les écrits que j'avois faits è Pa- q 4.  jö8 Les Confessions. lis: il n'en regnolt plus dans le premier que j'avois fait a la campagne. Pour ceux qui favent obferver, cette remarque étoit décilive. On vit «)ue j'étois rentré dans mon élément. Cependant ce même ouvrage, tout plein de douceur qu'il étoit, me fit encore, par ma balourdife & par mon malheur ordinaire , un nouvel ennimi parmi les gens de lettres. J'avoL fait c.nnoiffance avec Marmontel chez M. de la Pop'inière, & cette connoifLnce s'étoit entretenue chez le baron. Marmontel faifoit alors le Mercure de France. Comme j'avois la fierté de ne port envoyer mes ouvrages aux auteurs périodiques, & que je voulois cependant lui envoyer celui-ci, fans qu'il cru. que c'étoit a ce titre, ni pour qu'il en paria' dans le Mercure, j'écrivi»' fur fon cxeniphire que ce n'étoi: poirt pour 1'autcur du Mercjire, mais p .ur M Marmontel. Je crus lui faire un trés beau corr.plimer.t; ii crut y voir une cruelle offtnfe & devint mon irréconciliable enneni. II écrivit contre cette même lettre avec politefTe, mais avec un fiel qui fe fent aife ment; & depuis lors il n'a manqué aucune occafion de me nuire dans la fociété , & de me maltra'ter indireétemept dans fes ouvrages: tant le trèï-irritable amour-propre des gens de lettres eft difficile a ménager, & tant on doit avoir foiu de cerien laiffer dans les complimens qu'on leur fa.t, qui puifTe même avoir la moindre apparence équivoque! De-  Ii 1 V 4 I X- Devenu tranquille de tous les cótés, je profltai du loifir & de 1'indépendance oü je me trouvois, pour reprendre mes travaux avec plus de fuite. J'achevai, cet hiver, la Julie, & je 1'envoyaia Rey, qui la fit imprimer 1'année fuivante. Ce travail fut cependant encore interrompu par une petite diverfion , & même aiTez défagréable. J'appris qu'on préparoit è 1'Opéra une nouvelle remife du Devin au viliage, Outré de voir ces gens -14 difpofer arrogamment de mon bien, je repris le mémoire que j'avois envoyé a M, d'Argenfon, & qui étoit demeuré fans réponfe; & 1'ayant retemcné , je le fis remettre par M. Sellon , réfidcnc de Genève, avec une lettre dont il voulut bien fe charger, a M. le comte de Saint - Flörentin, qui avoit remplacé M. d'Argenfon dans le dépar* tement de 1'Opéra. M. de Saint Flörentin promit une réponfe, & n'en fit aucune. Duclos, a qui j'écrivis ce que j'avois fait, en paria aux petits violons, qui offrirent de me rendre, non mon opéra, mais mes entrées dont je ne pouvois plus proiiter. Voyant que je n'avois d'aucun cóté aucune juftice è efpérer, j'abandonnai cette affaire; & la direélion de l'opéra, fans répondre a mes raifons ni les écouter, a continué de difpofer, comöie de fon propre bien , & de faire fon profit du Devin du viliage, qui très-inconteftabkment n'appartient qu'a moi feul (*), '*) II lui app'riient depuis lors, par unaceordqii'sllt « fait avec moi to.it ncuvtfement» Q 5  570 Les Couïsffo vs/ Depuis que j'avois fècoué le joug de mes cylans, je menois une vie aflez égale & paifible: privé dn charme des attachemens trop vifs, j'étois libre du poids de leurs chaines. Dégoèté des amis protecteurs qui vouloient abfolument difpofer de ma deftinée, & m'affeivii a leurs prétendus bienfaits malgré moi, j'étois réfolu de m'en tenir déformais aux Iiaifons de fimple bienveiliance qui, fans gêner la libtrté, font 1'agrément de la vis & dont une uiife d'égal'ité fait le fondement, J'en avois de cette efpèce autant qu'il m'en falloit pour goüter les douceurs de la liberté, fans en fouffiif la dépendance, & fitót que j'eus effayé de ce genre de vie, je fentis que c'éioic celui qui me^ convenoit a mon age, pour finir mes jours dans]« calme, loin de 1'orage , des brouiileries & desiracafiéries, oü je venois d'être a demi fubmergé. Durat't mon féjour a 1'Hermitage, & depuis mon établiffement a Montmorenci, j'avois fait & mon voifinage quelques connoiffances qui m'étoient agréables & qui ne m'affujettifToient a rien. A leur tête étoit le jeune Loifeau de.Mauléon, quiy débutant alors au barreau, i^noroit quelle y feroit fe place. Je n'eus pas comme lui ce doute. Je lui raarquai bientót la carrière illuftre qu'oa le voit foucenir aujourd'hui. Je lui prédis que s'il fe rendoit févère fur le choix des caufes, & qu'il ne fat jamais que le défenfeur de la juftice & de la Tertu, fon génie, élevé par ce fentiment fublim, égaleroit celui des plus grands or-ateurs. U  Li tij X, 27t I ffltm mon confeil, & il en a fenti 1'efFef. Sadéfenfe de M. de Forfeïetldigwe de Dénrofthène. II venoit tous les ans, a un qtiart de lieue de rH-ermitage, paffcr les vacances, & Saint Brice, dans Ie fief de Mauléon, appartenant a fa mère, & oit jadis avoit logé le grand Boffuet. Voila un fief dont une fucceffion de pareils maltres rendroit Ia nobleffe difficile a foutenir. J'avois au même viliage de Saint-Brice, Ie libraire Guérin, homme d'efprit, lettré. aimahle, & de Ia hau'e volée dans fon état. II me fit faire auffi connoifTance avec Jesn Néaulme, libraire d'Amfrerdarn , fon correfpondant & fon ami, qui dans la fuite imprima 1'Emile'. J'avois plus pres ercore que Sr. Brice, M. Mdtor, curé de Groslay, plus 'fait pour être homme d'état & miniftre, que curé de viliage, ü£ a qui 1'on eüt donné tout au moins un diocèfe a goaverner, fi les talens décidoient des places. il avoit été fecrétaire du comte du Luc, & avoit connu tiès-particuiièrement Jean-BaptifteRomTeau. Atiffi plein d'eftime pour la mémoire de cet illaflre banni;. que d'horreur pour celle du fourbe qui 1'avoit perdu, il avoit fur 1'un & fur l'autre beaucoup d'anecdotes curieufes, que Séguy n'avoit pas mifes dans la vie encore manufcrite du premier, & il .m'afiiiroit que !e comte du Luc , loin d'avoir eu jamais a s'en plaindre, avoit confervé .jufqu'a Ia fin de fa vie, la plus ardente amitié pour lui. M. Ksltor., a qui M. de Vimijailte 9. *  372 Les C o k f e s s i o w s? avoit donné cette retraite affez bonne après 13 mort de fon patron, avoit été employé jadis dans beaucoup d'affaires dont il avoit, quoique vieux, la mémoire encore préfente, & dont it raifonnoit trés bien. Sa converfation, non moins inftru&ive qu'amufante, ne fentoit point fon curé de viliage: il joignoit le ton d'un homme du monde aux connoiffances d'un homme de cabinet. Il étoit de tous mes voifins permanens, celui dont Ia fociété m'étoit le plus agréable , & que j'ai eu le plus de regret de quitter. J'avois a Montmorenci les Oratoriens & en- tr'autres le P. B r, p ofeffeur de pbyiique, auquel malgré quelque léger vernis de pédar.terie, je m'étois attaché par un certain air de bonbo'nieque je lui tröuvois. J'avois cependant peine i concilier cette grande fimplicité avic le defir & Part qu'il avoit de fe fjurrer partout, chez le» femmes, chez ks dévots, chez les phüofophes. II favoit ié faire tout a tous. Je me plaifois fort avec lui, j'en parlois a tout Ie monde. Ap parem,, ment ce que j'en difois, lui revint. U me remercioit un jour de l'avoir trouvé bon horome. Je trouvai dans fon fouris je ne fais quoi de fardonique, qui changea totalement fa phyfionomie 4 mes yeux, & qui m'eft fouvent revenu , depuis lors, dans la mémoire. Je ne peux pas mieux comparer ce fouris qu'a celui de Panurge achetant jes moutons de Dindenaut. Notre connoiflance jlïoit commencé peu de temps après mon arrivés  L 1 V K E X. 373 a 1'Hermitage, cu il me venoit voir trés ftVivent, J'étois déja établi a Montmorenci. quat.d il en partit pour retourner demeurer a Paris 11 y voyoit fouvent Mde. le Vaffecrr. l)n jour que je ne penfois a rien moins, il m'écrivit ue la part de cette femme pour m'informer que M. G.... offroit de fe charger ie fon entretien, & pour me demander la pernrifïion d'accepter cette otTre. J'appris qu'elle confiftoit en une penfion de trois cents livres, & que Mde. le VafTcur c'e oit venir demeurer a Deuil, entre la Chevrette & Montmorenci. Je ne dirai pas rimprefiion que fit fur mot cette nouvelle, qui auroit été moins furprenante, fi G ... avoit eu dix mille livres de rentes, ou quelque relation plus facile a comprendie avec cette femme, & qu'on ce m'eüt pas fait un fi grand crime de 1'avoir amenée a la campagne, cii cependant il lui ^plaifoit maintenant de la ramener, comme fi elle é'oU ra;eunie depuis ce temps la. Je compris que la bon e vieille ne me demandoit ceite permiffion, dont elle amok bien pu fe paff r, fi je 1'avois refufée, qu'afin de ne pas s'expofer a perdre ce que je lui donnois de mon cóté. Quoique cette charité me parüt trèsextraordinairê, elle ne me frappa pas alors au.ant qu'elle a fait dans la fuite; mais quand j'aurois fu tout ce que j'ai pér.éué depuis. je n'en aurois pas moins donné mon confentement, comme je fis, & comme j'étois obl gé de faire, a moins de renchérir fur i'offre de M. G.... Depuis Q 7  $7*4 Lis é' o' k f'b S s i |V lc# . fe' P, B... .f irie'r/uér'it un peu de Pimpiv tation 'e bonhomie qui lui avoit paru fi plaifante It donc :e' 1'avois fi étoufdiment ehargé. Ce même P. B r avoit ia connoifTance de- deux hommes qui rechèrchèrent auffi ]a mienne, je ne fais pourquoij car il y avoit affurément peu' de rapport entre leurs goüts & les miens1. Cétoient des enfans de Melchiféuec, dont on1 ne connoiffoit ni le pays, ni la familie, ni p-o* habiement le vrat nom. Us étoient Janfénifles, toient de ccufins. ils logeoient a Pa-is avec d'it» kmbert, chez fa nourrice, appellée Mde. Rousfeau; & ils avoient pris a Montmorenci un petit appartement pour y paffer les étés. lis faif .iene leur ménage eux-mêmes, fans d-jmeflique & fans commiffionnaire. Ils avoient alternati^ement c!w< Éun fa femaine pour aller aux provifions, fai'e la euifine & balayer Ia maifon. D'a'jleiirs ils fe te« ïioient ïffez bien; nous mang ons quelqmfo ■■■ les Sns chez les autres. Je ne fais pas pomquoi ils fe fou«ioient de moi; pour moi, je ne me fou»  L i V t B Xy ff $ €\ois ö'erx, que paree qu'ils jouoient aux échecs , & pour obtenir une pauvre petite partie, j'endivrois quatre heufes d'ennui. Comnie ils fe fourroient partout , & vouloient fe mêler de tout, Thérèfe les appelloit les commères, & ce nor» kur eft demeuré è Montmorenci. Telles étoient, avecf mon héte, M. Mathas ,qui étoit un bon homme, mes principales connoiffances de campagne. II m'en reflou afllz a Paris pour y vivre, quand je voulois, avec: agrément, hors de la fphère des gens de lettres,, eu je ne comptois que le feul Duclos pour ami: car de Leyre étoit encore trop jeune, & quoi» qu'après avoir «u de prés les manoeuvres de la1 clique philofophique a mon égard, il s'en fut tcut-a-fait détaché, du moins je le crus ainfi, je ne pouvois encore oublier la facilité qu'il avoiC eu a fe faire auprès de moi le porte-voix de tous* ces Kens-'iu J'avois d'abord mon ancien & refpeftable ami M. RofUin. C'étoit un ami du bon temps, que je ne devois point a mes écrits, mais a moi-même, & que pour cette raifon j'ai toujours confervé; J'avois Ie bon Lenieps, mon compatriote, & f» fille alors vi-ante, Mde. Lambert. j'avois un jeune Génevois appel'é C bon garcon , foigneux , ofiicieux, zélé, qui m'étoit venu voir dès le commencement de ma demeure a 1'Hermitage, &, fans autre introdufteur que lui même , s'étoit bientót ttabli chez moi. H avoit quelqu»  %~j6 Les Cö Sr » s ii dk <, goüt pour le deflln & connoiffoit' les aniftes.. II me fut utile pour les eftampes de la Jn'nef il fe chargea de la direct ou des deffins & des plans-hes , & s'acquitta bien de cette commifflon. J'avois la maifon de M. D. .n qui, moins brillante que durant les beaux jours de Mde, D...n, te laiffoit pas d'être encore, par le mérite des maltres & par le choix du monde qui i'y raffembloit, une des meilleures maifons de Faris. Comme je ne leur avois préféré pe fonne. que je ne les avois quittés que pour vi/re libxe, i!s n'avoient point ceffé de me voir avec amitié , & j'étois für d'être en tout temps bien recu de Mie* D ..n. Je la pouvois même compter pour u e de mes voifines de campagne, depuis qu'i's s'étoient fait un établiffement a Clichy, oii j'allois quelquefois paffer un jour ou deux, & oü j'aurois été' davantage, fi Mde. D ..n & Mde. de C .,i avoient vécu de meilleure intelliger.ee. Mais la difficulté étoit de fe partager dans la même malfort entre deux femtnes qui ne fympathifoient pas. J'avois Ie plaifir de la voir plus a mon aife & Deuil, prefque a ma porte, oii elle avoit loué une peü'.e maifon, & même chez moi, oü elle me venoit voir affez fouvent. J'avois Mde. de Créqui qui, s'étant jetés dans la haute dévotion, .avoit ceffé de voir les d'Alembert, les Marmontel, & la plupart des gen ■ de lettres. excepté , je crois, l'abbé T.....t, tnanière alors de demi-caffard, dont eile étoit  Livre X. 377 Jhêmc affez ennuyée. Pour moi, qu'elle avoit recherché , je ne perdij ni fa bienveillance, ni fa corre'pondance. Elle m'envoya des poulardes du Mans aux étrennes, & fa partie étoit faite piur venir me voir 1'année fuivante, quand un voysge de Mde. de Luxembourg croifa Ie fien Je lui dois ici une place a part; tlle en aura toujours une ciiflinguée dans mes fouvenirs. J'avois un homme , qu'excepté Roguin, j'aurois dó mettre le premier en compte: mon ancien confrère & ami de Cirrio, ci-devant fecrétaire titulaire de 1'ambafTadeur d'Efpagne a Venife, puis en Suède, ou il fut par fa cour c' argé des affaires, & enfin r.ommé réellemsnt fecrétaira d'ainbafïade a Paris. II me vint furprendre & Montmorenci, lorfque je m'y a'tendois le moins. IJ étoit décoré d'un orire d'Efpagne, dont j'ai oublié le nom , avec u .e bel e cro:.-; en p:e re ries. 11 avo t é é o'-lLjé . da s fts p:ea es, d'ajcuter une iettre a fon nom de Canto, cl por lot celui du chevalier de Carrion. Je le trou ai toujours le même, Ie même excellent cceur, 1'efprit de jour en jour plus aimab e. J'aurois repris avee lui la même intimié qu'auparavant, fi C s'interpofant entre nous, a fon or inaire, n'eüt profité de mon éloi ;nement pour s'irifbjuer a ma place & en mon nom dans fa conhance, & me fupplanter a force de /èle a me fervir. La mémoire de Carrion me rappeie celle d'an de mes voifins dc campagne, dont j'auroit- d'au  37 & Les Cosriisiom. tant prus de tort de ne pas parler, que j'en ai a confeffer un bien inexcufable envers lui. C'étoit Phonnête M. le Blond , qui m'avoit ren iu fer. vice a Venife, & qui, étant venu faire un \ oyage en France avec: fa familie , a?óit Ioué une maifon de' campagne a la Eriche, pas loin de Montmcrenci (*). Shot que j'appris qu'il étoit mon voifin, j'en fus dars la joie de rhön cceur , & me fi* encore plus une féte qu'un d'evoir d'aller lui rendre vifice. Je par.is pour cela dès le lendemain. Je fus rencontré par des gens qui me venoient voi* mo;-même, & avec ltfquels il fallut retour-er. Deux jou s après je pars encore; il avoit dltié a P^ris avec toute fa familie. Une troifième f is il étoit chez lui: j'entendis des voix de femmes , je vis a la porte un carroffe qui me fit peur. Je voulois du moins, pour la première fois, Ie voir a mon aife & caufe* avec lui de Bos anciennes Iiaifons-. Enfin, je r'emis fi bien ma vifite de jour a-autre, que Ia honte He remplir fi tard' un parei! devoir, fit que je ne le remplis point du tout: après a-oir ofé tant atfenJre, je n'ofai plus me montrer. Gette négligence, dont M le Blond ne put qu'être juflement i digné, me atennas vis-a-vis de lui I'atr de ''ingrati*;ude a ma parefle; & cefiendant je fentois mon cceur fi peu coup;ib'e, que fi j'avois pu faire a M. le Blond (* Quand j'éciivois ceci, plein de mnn aticienne & svtuült coofiancc, j'éiois bien loin de (0up9on11erlevrf.it «i9tif & P effet da cc voyage de Paris.-  Liïkï X. 37* fuelque vrai plaifir, mê;r.e a fon infcu, je fuif bien iiïr qu'il ne m'eut pas trouvé parefleux. Mais 1'indolenee, la négligenee & les délais dans les petits devoirs a remplir, m'ont fait plus de tort que de grands vices. Mes pires fautos ont été d'omiffion: j'ai rarement fait ce qu'il ne falloit pas faire, & malheureufement j'ai- plus rarement encore fait ce qu'il falloit. Puifque me voili revenu' a mes connoiffancesie Venife , je n'en dois pas oubiier une qui s'y rapporté, & que je n'avois interrompue, ainfi que les autres, que depuis beaucoup moins de temps. C'eft celle de M. de J..-..e, qui avoit continué, depuis fon retour de Gênes, a me faire beaucoup d'amitiés. II aimoit fort è me voir & i caufer avec moi des affaires d'ltalie & des foliesde M. de M dont il favoit de fón cóté bien des traits par les bureaux des affaires étrangeres, dans lefquels il avoit- beaucoup de iiaifons.- jféus le plaifir auffi de revoir chez lui mon ancien camarade Dupont, qui avck acheté une charge dans fa provirce, & dont les affaires le rsmenoient quelquefois a Paris. M. de J......e devint peu a peu fi empreffé de'm'a'oir, qu'il en de»fnr même gênant; & quoique nous logeaffions dans des quaaiers fort éloig és, il y avoit du b'uit entre neus quand je paflbi* une femaine entière fans- aller dlrer chez lui. Quand il alloic a J e, if m'y vouloit rrujours emmener; mais y étar.t une fois allé palier huit jours, qui me parment fort  38© ■ Le» Cokfésszoks. Iongs, je n'y voulus plus retoun.er. M. de ].,..,.§ étoic affurément un bonnête & galant homme , aimable même a ceitains égards, mais il avoit peud'ef rit; il étoit beau, tant foit peu narcif. fe, & palfablement ennuyeux. 11 avoit un recu;il fingulier, & pe.t-être unique au monde, dont il s'occupoit beaucoup , dont il occupoit auffi fes hó tes, qui quelquefois s'en amufoient moins que lui, Cé oit une col'eftion très-comp'ète de tous les vaudevilles de la cour & de Paris, depuis plus de cinquante ans, cü 1'on trouvoit beaucoup d'anecdoes qu'on auroit inutilement cv>erchées ai! leurs. Voila des mémoires pour 1'biftoire de France, dont on ne i'aviferoit guères cheï toute autre nation. Va jour, au fo-t de notre meilleure intelligente, il me fit un accueil fi froid, fi glacmt, fi peu dans fon ton ordinaire, qu'après lui avoir do né occafion de s'expliquer, & n.ê.ne 1'en avoir prié, je fortis deche* lui avec la réfo'u'.ion, que j'ai tenue, de n'y plus remettre les fieds, car ön ne me vöit guères oü j'ai été une fois mal regi & i' n'y avoit point iet de Diderot qui plaioat pour M. de J..... e. Je cherchai vainement dans ma tê e quel tort je pouvois avoir avec lui, je ne trouvai rien. J'étois sür de n'a voir jamais parlé de lui ni des fiens que de la fac >n la plus honorable, car, je lui étois fincerement attaché; &, ou re que je n'en avois que du bien a dire, ma p'us inviolable maxime a toujours été  L i v i i X. 38Ï de re parler qu'avec honneur Bei maifons que je fréjutntois. Enfin, i force de ruminer, voici ce que je conjetturai. La première fb:s que nous nous étions vus, il m'avoit donné a fouper chez des filles de fa connoifTance , avec deux ou trois commis des affaires étrangères, gens trés - aiinables , & qui n'avoient point du tout 1'air ni le ton libertin; & je puis jurer que de mon cóté la foirée fe paffa a méditer affez triflement fur !e malheureux fort de «es créatures. Je ne pnyai pas mon écot, paree que M. de J.... e nous donnoit a fouper; & je ne donnai rien a ces filles, paree que je ne leur fis point gagrer, comme a li Padoana, le payement que j'aurois pu leur ofFrir. Nous fortimes tous affez gais & de très-bonne intelügence. Sans être retourné chez ces filles, j'allai trois ou quatre jours après diner chez M. de J... . e que je n'avois pas revu de; uis lors, & qui me fit 1'accueil que j'ai dit. N'en pouvant imaginer d'autre caufe, que quelque mal-entendu relatif a ce fouper, & voyant qu'il ne vouloit pas s'expliquer, je pris mon parti & ceffai de le voir, mais je continuai de lui envoyer mes ouvrages: i! me fit faire fouvent des complirrens, & 1'ayar.t un jour rencontré au chauffiür de la comédie, il me fit, fur ce que je n'allois plus levoir, des reproches obligeans, qui ne m'y ramenèrert pa». Ainfi, cette affaire avoit p'u'ót 1'air d'une bouderie que d'une rup-ure. Toutefjis ne 1'ayant pas revu & n'ayant plus ouï par-  g8a Les ConniMess. Ier de lui depuis lors, il eüt été trop tard pour f retourner au bout d'une interruption de plufieurs années. Voila pourquoi M. de J n'entre point ici dans ma lifte, quoique j'euffe affez long-temps fréquenté fa maifon. Je n'enflerai point la même lifte de beaucoup d'autres connoiffances moins familiéres, ou qui, par mon abfence, avoient ceffé de 1'être, que j'e ne laiffai pas de voir quelquefois en campagne, tant chez moi qu'a mon voifinage, te'les, pat exemple, que les abbés de Condülac, de Mably, MM. de Mairan, de la Live, de Boisgelou , Watelet, Ancelet, & d'auttes qu'il feroit trop long de nommer. Je pafferai légèrement auffi fur celle de M. de Margency, gentilhomme ordi- naire du roi, ancien mcmbre de la cotterie H e qu'il avoir quittée ainfi que moi, & ancien ami de jMJe, D' y, dont il s'étoit détaché ainfi que moi; ni fur celle de fon ami Dafmahis, auteur célcbre, mais é| bémère, de la comédie de 1'Impertinent. Le premier étoit mon voifin de campagne, fa terre de Margency étant prés de Montmorenci. Nous étions d'anciennes connoiffances; mais le voifinage & une certaine conformité d'expériences, nous rapprocbèrent davantage. Le fecond mourut peu après. II avoit du mérite & de 1'tfpiit, mais il étoit un peu 1'origtnal de fa comédie, un peu fat aupiès des femmes, & n'en fut pas extrêmement regreré. Mais je ne puis omettre une correfpondance  Livre X. sjf nouvelle de ce temps-la, qui a trop influé fur Ie refte de ma vie, pour que je négligé d'en marquer le comrrpncement. II s'agit de M. de L de M s, premier préfident de la Cour des Aides, chargé pour-'o s de Ialibrairie, qu'il gouvernoic avec autant de lum eres que de douceur, & a Ia grande fatisfa&ion des gens de lettres. Je ne 1'avois pas été voir a Paris une feule fois: cependant j'avois toujours éprouvé de fa part les facilités les plus obligeantes, quant 4 la centure, & je favois qu'en plus d'une occafion, il avoit fort mal mené ceux qui éctivoient contre moi. j'eus de nouvelles preuves de fes bontés au fuj.et de 1'impreffion de la Julk; car les épreuyes d'un fi grand ouvrage étant fort coüteufes a faire v.cnir d'Amflerdam par Ia pofte, il permit, ayant fes ports francs, qu'eiles lui fus» fent adreifées, & il me les envoyoit franches auffi fous le contrc-feing de M. le Chancelier fon père. Quand 1'ouvrage fut imprimé, il n'en permit le débit dans le royaume, qu'enfuite d'une édition qu'il en fit £»ire a mon profit, malgré moi-mcme; comme ce profit ent été de ma part un vol fait a Rey, a qui j'avois vendu mon ma» nufcrit, non feulerrent je ne vou'us point accepter Ie préfent qui m'étoit deftiné pour cela, fans fon aveu qu'il accorda uès généreufement, mais je voulus parager avec )ui les cent piftoles 4 quoi monta ce rréfent, & dont il ne vou'ut rien. Pour ces cent piftoles, j'eus le aéfa^rément dont  '384 Les Cosrisuomi je m s ne m'avoit pas prévenu, de voir horriblement mutiler mon ouvrage, & empêcher le débit de la bonne édition, jufqu'è ce que la mauvaife füt écoulée, J'ai toujours regardé M. de M s comme un homme d'une droiture a toute épreuve. Jamais rien de ce qui m'eft arrivé ne m'a fait douter un moment de fa probité: mais auffi foible qu'hon. êie, il nuit quelquefois aux gèw pour lefquels il s'intéreffe, a force de les vouloir préferver. Non feulement il fit retrmcl er plus He cent pages dans 1'é 'ition He Paris; ma's il fit un retrancbement, que 1'auteur feul pouvmt fe permettre, dans 1'exemplaire de la bonne édition qu'il envoya a Madame de P r. 11 eft dit, quelque part dans cet ouvrage, que la femme d'un charbonnier eft plus digne de refped que !a mcitrelTe d'un prince. Cette phrafe m'étoit venue dans la chaleur de la compofition, fans aucune application, je le jure. En relifa-t 1'ouvrage, je vis qu'on feroit cette application. Cependant, par la trés imprudente m,xime de ne rien óter, par égard aux applications qu'on pouvoit faire, quand j'avois dans ma confcience Ie témoignage de ne les a 'oir pas faites en écrivant, je ne voulus point ó er cette ph afe, & je me contentai de fubitituer le mot Prince au ma Roi, que j'avois d'abord mis. Cet adouciffement ne parut pas fuffifant a M. de M.... s: il retrancha la phrafe entière dans un caiton qu'il fit imprimer exp-ès  Livre X. 3J5 * col Ier aufll proprement qu'il fat poffible dans 'l'-exemplaire de Mde. de P..... r. Elle n'ignora pas ce retour de paffe-paffe. II fe trouva de bonnes ames qui Ten inftruifirent. Pour moi, je ne I'appris que longtems après, lorfque je com: mencois d'en fentir les fuites. N'eft-ce point encore ici Ia première origine de Ia haine cou verte , mais implacable, d'une autre Dame qui étoit dans un cas pareil, fans que j'en fuffe rien, ni même que je Ia connuffe quand j'écrivis ce paffage? Quand Ie livre fe publia, Ia connoifTance étoit faiie & j'étois très-inquiet. Je le dis au chevalier de Lorenzy, qui fe moqua de moi, & m'affura que cette Dame en étoit fi peu offenfée, qu'elle n'y avoit pas même fait attention. Je le crus, un peu légèrement peut-être, & je me tranquillifai fort mal a propos. Je recus, a 1'entrée de 1'hiver, une nouvelle marqué des bontés de M. de M s, a laquelle je fus fort fenfible, quoique je ne jugeaffe pas a .propos d'en profiter. II avoit une place vacante dans le journal des favans. Margency m'écrivit pour me la propofer comme de Iui-même. Mais il me fut aifé de comprendre, par le tour de fa lettre, qu'il étoit inftruit & autorifé; & lui-même me marqua dans la fuite qu'il avoit été chargé de me faire cette offre. Le travail de cette place étoit peu de chofe. H ne s'agiffoit que de deux extraits par mois, dont on m'apporteroit les livres fans être obligé jamais a aucun voyage de Paris» Suppl. Tm. VII. &  385 Lis Confessions. pas même pour faire au magiftrat une vifite de remerciment. J'entrois par-la dans une fociété de gens de lettres du premier mérite. MM. deMairan, Clairaut, de Guignes, & l'abbé Bartheiemi, dont la connoiiTance étoit déja faite avec les deux premiers, & trés-bonne a faire avec les deux autres. Enfin, pour un travail fi peu pénib'e, & que je pouvois faire fi commodément, il y avcit un honoraire de huit cents francs, attaché a cetre place. Je fus indécis quelques heures avant que de me déterminer, & je puis jurer que ce ne fut que par la crainre de ftcher Margency, & de dé- plaire a M. de M .s. Mais enfin la gêne in- fupportable de ne pouvoir travailler è mon beure & d'être commandé par le temps; bien plus encore, la certitude de mal remplir les fonctions dont il falloit me charger, 1'emportèrent fur tout, & me déttrminèrent a refufer une place pour !aquelle je n'étois pas propre. Je favois que tout mon talent ne venoit que d'une certaine chaleur d'ame fur les matières que j'avois a traiter, & qu'il n'y avoit que 1'amour du grand , du vrai, du beau qui püt animer mon génie: & que m'auroient importé les fujets de la plupart des livres que j'aurois è exiraire , & les livres inêmes! Mon indifférence pour la chofe eüt glacé ma plume & abruti mon efprit. On s'imaginoit que je pouvois écrire par métier, comme tous les autres gens de lettres, au lieu que je ne fus jamais écrire «ae par paifion. Ce n'étoit afiurément pas la ce  qu'il falloit au journal des favans. J'écrivis donc a Margency une lettre de remcrclment, tournee avec toute 1'honnêteté poilible, dans laquelle je lui lis fi bien le détail de mes raifons, qu'il ne Fe peut pas que ni lui, ni M. de M s aient cru qu'il entrat ni humeur ni orgueil dans mon retus. Auffi 1'approuvèrent-ils 1'un & l'autre, fans m'en fai-e moins bon vifage; & le fecret fut fi bien gardé fur cette affaire, que le public n'en a jamais eu Ie moindre vent. Cette propofition ne venoit pas dans un moment favorable pour Ia faire agréer. Car, depuis quelque temps, je formois le projet de quitter tout-è-fait la littérature, & furtout Ie métier d'auteur. Tout ce qui venoit de m'arriver m'avoit abfolument dégotité des gens de lettres & j'avois éprouvé qu'il étoit impoffible de couri'r Ia meme carrière fans avoir quelques Iiaifons avec eux. Je ne 1'étois guère moins des gens du monde & en genéral de la vie mixte que je venois de mener, moitié a moi-même, & moitié è des focétés pour lefquelles je n'étois point fait. Je fentois plus que jamais, & par uns conftame ' rience, que toute affociation inégale eft- ,ouiours défavantageufe au pani foïble. Vivanf avec des gens opulens, & d'un autre état que celui que J avois cboifi, fans tenir maifon comme eux j'étois obligé de les imiter en bien des chofes & de menues dépenfes, qui n'étoient rien pour eux, «torent pour moi non moins ruineufes nu'indif.  fis Les CounssiOKi, penfables. Qu'un autre homme aille dans un» maifon de campagne, il eft fervi par fon laquals, tant a table que dans fa chambre : il 1'envoie chercher tout ce dont il a befoin; n'ayant rien 4 faire direttement avec les gens de la maifon, ne les voyant même pas, ii ne leur donne des étrennes que quand & comme il lui plalt: mais moi, feul, fans domeftique , j'étois 4 la merci de ceux de la maifon, dont il falloit néceffairement capter les bonr.es graces, pour n'avoir pas beaucoup a fouffrir; & traité comme Pégal de leur maltre, il en falloit auffi traiter les gens comme tel & même faire pour eux plus qu'un autre, paree qu'en effet j'en avois bien plus befoin. Paffe encore quand il y a peu de domeftiques; mais dans les maifons oix j'allois, il yen a/oit beaucoup, tous très-rogues, trésftipons, trèsalertes, j'entends pour leur intérêt, & les coquins fa^oient faire en forte que j'avois fuccefïïvemett befoin de tous. Les femmes de Paris, qui ont tant d'efprit, n'ont aucune idéé jufle fur cet article, & a force de vouloir économifer ma bourfe, elles me ruinoient. Si je foupois en viile, un peu loin de chez moi, au lieu de fouffrir que j'envoyaffe chercher un fiacre, la dame de la maifon faifoit mettre des cbevaux pour me remmener; elle étoit fort aife de m'épargner les vingt-quatre fois du fiacre: quant 4 l'écu que je donnois au laquais & au cocher, elle n'y fongeoit pas. Une femme m'écrivoit-elle de £öis 4 1'Hermitage ou a Mcitmorenci ? ayant  L ï v t ï X. 385 regyef-ux quatre fois de port que fa lettre m'au'j'oit coütés, elle me 1'envóyoit par un de fes gens, qui arrivoit a pied tout en nage, & a qui je donnois a diner & un écu qu'il avoit aflurément bien gagné. Me propofoit-elle d'aller pafle'r buit ou quinze jours avec elle d fa campagne, elle fe difoit en elle-même: ce fera toujours une économie pour ce pauvre garcön; pendant ce tems-la, fa nourriture ne lui coütera rien. Elle ne fongeoit pas qu'auffi, durat t ce temps-Ia, je ne travaillois poirt, que mon ménage, & mon loyer, & mon linge & mes habits n'en alloient pas ffioins, que je payois mon barbier k doublé, & qu'il ne laifTut pas de m'en coüter chez elle, plus qu'il ne m'en auroit couté chez moi. Qnoiqus je bornaffe mes petites largeffes aux feuies maifons oir je vivois d'habitude, elles ne laiffoient pas de m'étre ruineufes. Je puis affurer que j'ai bien verfé vingt-cinq écus chez Madame d'H a Eaubonne, oü je n'ai cou ■ ché que quatre ou' cinq fois & plus de cent pi. ftoles, tant k E....y, qu'a la C e, pendant les cinq ou fix ans que j'y fus le plus aifidu. Cès dépenfes font iné vitables pour un homme de mon humeur, qui ne fait fe pourvoir de rien , ni s'in. génier fur rien, ni fupporter 1'afpeét d'un valet qui grogne & qui vous fert en rechignant. Cbez Mde. D...n même, oü j'étois de la maifon, & oü' je rendois mille fervices aux doiefliques, je n'ai jamais recu les kurs qu'a Ia pointe de mon arger.ti*  39° Les C o a ; i s si o s i, Dans Ia fuite , il a fallu renoncer tout-a-fa't i ces petites libéralités que ma fitutation ne m'a plus permis de faire, & je vins a fentir bien plus duremen» encore, 1'inconvénient de fréquenter des gens d'une autre condition que Ia mienne. Encore fi cette vie eüt été de mon goüt, je me ferois confolé d'une dépenfe onéreufe, confacrée a mes plaifirs: mais fe ruiner pour s'ennuyer étoit trop infupportab.'e; & j'avois fi bien fenti Ie poids de ce train de vie que, profitant de 1'intervalle de liberté oü je me trouvois pour-Iors, j'étois déterminé a le perpétuer, è renoncer totalement è la grande fociété, a Ia compofition des li -res, a tout commerce de littérature, & a me renfermer, pour Ie refte de mes jours,dans Ia fphère étroite & paifible pour laquelle je me fentois né. Le produit de la Lettre a d'AIembert & de la Nouvelle Héloïfe avoit un peu remonté mes finances, qui s'étoient fort épuifées a 1'Hermitage. Je me voyois environ mille écus devant moi. L'Emile, auquel je m'étois mis tout de bon , quand j'eus achevé ''Héloïfe,étoit fort avancé, & fon produit devoit au moins doubler cette fomme. Je formai le projet de placer ce fonds de manière a me faire une petite rente viagère qui püt, avec ma copie, me faire fubfifter fans plus écrire. J'avois encore deux ouvrages fur le chantier. Le premier étoit mes Inflitutions pilitiques. J'examinai 1'état dc ce livre, & je trouvai qu'il demandoit encore plufieurs années de travail. Je n'eus pas Ie courage de le pourfuivre & d'attendre qu'il  Livre X. 351 fütaehevé, pour exécuter ma réfo'ution. Ainfi, renoncant a cet ouvrage, je réfolus d'en tirer ce qui pouvoit fe détacher, puis de brüler tout le refte; pouffant ce travail avec zè!e, fans interrompre celui de 1'Emile, je mis, en moins de deux ans, la dernière main au Comrat Sacial. Iteftoit le D.clionnaire de mufique. C'étoit un travail de manoeuvre qui pouvoit fe faire en tout temps, & qui n'avoit pour objet qu'un produit pécuniaire. Je me réfervai de 1'abandonner ou de 1'achever a mon aife, felon que mes autres ref« fources raffemblées me rendroient celle-Ia néceffaire ou fuperflue. A 1'égard de la Morale fcnfcive, dont 1'entreprife étoit reftée en efquifTe, je 1'abandonnai totalement. Comme j'avois en dernier projet, ii je pouvois me paffer tout-a-fait de la copie, celui de m'éloigner de rans, oü 1'fffluence des furvenans rendoit ma fubfiftance coüteufe & m'ótoit le temps d'y pourvoir; pour prévenir, dans ma retraite, 1'ennui dans lequel on dit que tombe un auteur, quand il a quitté Ia plume, je me réfervois une' occupation qui pütremplir le vide de ma folttude, fans me tenter de plus rien faire imprimer de mon vivant. Je ne fais par quelle fantaifie Rey me preffoit depuis longtemps d'écrire les mémoires de ma vie. Qtioiqn'üs ne fulfent pas jufqu'alors fort intéreffans par les faits, je fentis qu'ils pouvoient le devenir par Ia franchife que j'étois cap-Me d'y mettre, & je réfolus d'en faire un oui R 4  3J?2 Les Counssio»!. vrage unique par ure véracité fans exemple, afir qu'au moins une fois, on püt voir un homme tet qu'il étoit en dedans. J'avois toujours ri de la fauffe naïveté de Montagne, qui faifant femblant d'avouer fes defauts, a grand foin de ne s'en donner que d'aimables:. tandis que je fentois, moi, qui me fuis cru toujours, & qui me crois encore, a tout prendre, Ie meilleur des hommes, qu'il n'y a point d'intérieur humain, fi pur qu'il puiffe être, qui ne recèle quelque vice odieux. Je fa. vois qu'on me peignoit dans Ie public fous des traits fi peu femblables aux miens, & quelquefois li difformes, que, malgré le mal dont je ne voulois rien taire, je ne pouvois que gagner encore 1 me montrer tel que j'étois. D'ailleurs, cela ne fe pouvant faire fans laiffer voir aufli d'autres gens tels qu'ils étoier.t, & par conféquent cetouvrage ne pouvant parol re qu'après ma mort & celle de braucoup d'autres, cela m'enhardiffoit davantage a faire mes Confcffïons, dont jamais je n'aurois i rougir devant perfonne. Je réfolus donc de confacrer rr.es loifirs i bien exécuter cette entreprife, & je me mis a recueiiür les Iettres & papiers qui pouvoient guider ou réveiller ma mémoire, regrettant fort tout ceque j'avois déchiré,. brulé, perdu jufqu'alors. Ce proiet de retraite abfolue, un des plus fenfés que j'euffe jamais fait, étoitfortementempre nt dans mon efprit, & déja je travaiilois a fon exé«ution, quand le ciel, qui me próparoit une aa..  £ i' V fi.' s' X. 353' Sufte deftinée, me jeta dans un nouveau tbnrSillon. Montmorenci, cet ancien & beau patritrioiné de Pilluftre maifon de ce nom, ne lui appartient plus depuis la confifcation. II' a paffé, par la faeur du duc Henri', dans la maifon de Condé, qui aJ changé' le nom de Montmorenci en celui d'Engulen, . & ce duché n'a d'autre chateau qü'uner vieille tour', oii 1'on fient les archives & oü 1'on recoit les hommages des vaffaux. Mais on vok, 4 Montmorenci ou Enguien, une maifon particuItérö, batie par Croifat, dit le Pauvre, laquelle ayant Ia magnificence des plus fuperbes chateaux, en mérite & en porte Ie' nom. L'afpect impofanf de ce bel édifice', la terraffe fur laquelle il eft bati, fa vue, unique peut-étre au monde, fon* vafïe falon peint d'une excellente main, fon jardin planté par le célèbre Le Nótre; tout cèla forme ün tout1 dont la majefté frappante a pourtant je ne fais quoi defimple, qui foutient & nourrit Padrhiration. M. Je Maréchal duc dë Luxembourg; qui occupbif alors cette maifon, venoit tous lesans dans ce pays, oü jadis fes pères étoient Ie* maltres, paffer, en deux fois , cinq oa fix femaihes, comme fimple habitant, mais avec un éclat" qui ne dégénéroit point' de 1'ancienne fplendeur de fa maifon. Au premier voyage qu'il y fit, depuii' mon établifTement a Montmorenci, M., & Mde. la Mtaéchale envoyèrerit un valet-de-chambre me faire compliment de leur part & m'inviter a- foaR  ;94 Les Confessions.' per chez eux toutes les fois que cela me feroit plaifir. A chaque fois qu'ils revinrent, ils ne manq'jèrent point de réitérer le même compliment & la même invitation. Cela me rappeloit Mde. de B 1 m'en voyant diner a 1'office. Les temps étoient changés; mais j'étois demeuré Ie même. Je ne voulois point qu'on m'envoyat diner a 1'office, & je me fouciois peu de la table des grands. J'aurois mieux aimé qu'ils me lailTaifent pour ce que j'étois, fans me fêter & fans m'avilir. Je répondis bonnêtement & refpectueufement aux politeffes de M. & Mde. de Luxembourg; mais je n'acceptai point leurs offres, &, tant mes incommoiités que mon humeur timide, & mon embarras a parler, me faifant f émir a la feule idéé de me prefenter dans une affemblée de gens de Ia cour, je n'allai pas même au cb&teau faire une vifite de remerclment, quoique je compriiTe affez que c'étoit ce qu'on cherchoit, & que tout cet empreüement étoit plutót une affaire de curiofité que de bienveillance. Cependant les avances continuèrent, & allèrent même en augmentmt. Madame la comteffe de Uoufflers, qui étoit fort liée avec Madame la Ma échale, étant venue a Montmorenci, envoya favoir de mes nou;elles & me propofer de me venir voir. Je répondis comme je devois, mais je ne démarrai point. Au voyage de Paques de 1'année fuivame 1759, Ie chevalier de Lorenzy, qui étoit de, la fociété de Madame de Luxera-  Livre X. -pj fcourg, vint' me voir plufieurs fois; nous ft mei connoiflance; il me preffa d'aller au chateau: je h'en fis rien. Enfin, un après-midi que je ne fongeoisèrien moins, je vis arriver M. le Maréchal de Luxembourg, fuivi de cinq ou fix perfonnes. Pour-lors il n'y eut plus moyen de m'en dédire, & je ne pus éviter, fous peine d'être un arrogant & un mal-appris, de lui rendre fa vifite & d'aller faire ma cour a Madame Ia Maréchale, de la part de laquelle il m'avoit comblé des chofes les plus obligeantes. A'nfi commencèrent, fous de funeftes aufpices, des Iiaifons dont je ne pus plus long-temps me défendre, mais qu'un prefientiment trop bien fondé me fit redouter jufqu'a ce que j'y fuffe engagé. Je craignois exceffivement Madame de Luxembourg. Je favois qu'elle étoit aimable. Je 1'avoi* vue plufieurs fois au fpectacle, & chez Madame D....n, il y avoit dix ou douze ans, lorfqu'elle étoit ducheffe de B s & qu'elle brilloit encore de fa première beauté. Mais elle paffoit pour maligne, cc, dans une auffi grande Dame, cette réputation me faifoit trembler. A peine 1'eus-je vue, que je fus fubjugué. Je la trouvai charmante, de ce charme a 1'épreuve du temps, Je plus fait pour agir fur mon cceur. Je m'attendois a lui trouver un entretien mordant & plein d'épigrammes. Ce n'étoit point cela: c'étoit beaucoup mieux. La converfation de Madame de Luxembourg ns pétille pas d'efprit. Ce ne font pas ié ft. 6  %ft Lzs CoNfESsroas. faillies, & ce n'eft pas même proprement de Ia ff» nefle»mais c'eft une délicateffe exquife qui ne frappe jamais & qui plait toujours. Ses flatteries font d'autant plus enivrantes qu'elles font plus fimples; on diroit qu'elles lui échappent fans qu'elle y penfe, & que c'eft fon cceur qui s'épanche uniquement paree qu'il eft trop rempli. Je crus m'appercevoir, dès la première vifite, que, malgré mon air gauche & mes lourdes phrafes, je ne lui déplaifois pas. Toutes les femmes de la cour favent vous perfuader cela quand elles veulent, vrai ou non j mals toutes ne favent pas, comme Madame de Luxembourg, vous rendre cetteperfuafion fidouce qu'on ne s'avife plus- d'en vouloir douter. Dès le premier jour ma confiance en elle eüt été auffi entière qu'elle ne tarda pas a le devenir., fi.Ma. dame la duchefle de Montmorenci- fa belle-filles jeune folie, affez maligne auifi, ne fe füt avifée de m'entreprendre ,& tout au travers de force élo» ges de fa maman, & de feintes agaceries pour fon propre compte, ne m'eüt mis en doute. fi jea'étois pas perfifiié. Je me ferois peut-être difficilement- rafiuré fui cette crainte auprès des deux Dames, fi les ex» trêmes bontés de M. le Maréchal ne m'euffent: eonfirmé que les leurs étoient férieufes. Rien de plus furprenant, vu mon cara&ère timide, que Ia. promptituJe avec laquelle je Ie pris au mot, fur le pied d'égalité oü il voulut fe, mettre avec moi, S,ce_n'.eft peutrêtre.celle.avec, laquelle-il meerit  I J f i t X. szy au met lui-même, fur l'indépenr'a-.ce abfolue dans laquelle je voulois vivre. Perfaadés 1'un & 1'au* tre que j'avois-raifon d'être content de mon état& de n'en vouloir pas changer, ni lui ni Madame de Luxembourg n'ont paru vouloir s'occuper un inftant de ma bourfe ou de ma- fortune:: quoique je ne pufte douter du tendre intérê&' qu'ils prenoient è moi tous les- deux, jamais ils ne m'ont propofé de place & ne. m'ont offert leur crédit, fi ce n'eft une feule fois que Madame de Luxembourg parut defirer que je vouluffé entrer? a 1'Académie Francoife. J'alléguai- ma religion: elle me dit que ce n'étoit pas un obftacle, ou qu'elle s'engageoit a Ie levert Je répondis que quelque honneur que ce füt pour moi d'être mem. bre d'un corps fi illuftre, ayant refufó a M. de Treffan, & en quelque forte au roi de Pologne, d'entrer dans 1'académie de Nancy, je ne pouvois plus bonnêtement entrer dans aucune. Madame de Luxembourg n'infifta pas, & il n'en fut plus reparlé. Cette fimplicité de commerc» avec de fi grands feigneurs, & qui pouvoienttout en ma faveur, M. de Luxembourg étant & méritant bien d'être 1'ami particulier du roi% eontrafte bien fingulièrement avec les continuels foucis, non moins importuns qu'officieux, des amis protefteurs que je venois de quitter, & qui cherchoient moins a me fervir qu'a m'avilir.. Quand M. le Maréchal m'étoit venu voir a Mont-Louis, je 1'avois recu avec r.eine lui & fa R 7  |9§ ti* CoKflssiBDÊ, fuite, dans mor. üniquè chambre, non paree qüs je fus obligé de le faire affeoir au milieu-de mei afficttes fales & de mes pnts caffés; mais pareg que mon plancher pourri tornooit en ruine, & que je Craignois que le poids de fa fuite ne 1'effondrat tout-a-fait. Moins occupé de mon propre danget que de celui que I'aifabilité de ce bon feigneur lui faifoit courir, je me hat» de le tirer de-la pour le meter, malgré le froid qu'il faifoit er.core, a mon donjon, tout ouvert & fans cheminée. Quand il y fut, je lui dis la rai* fon qui m'avoit engagé a 1'y conduire: il la redit i Mde. la Maréchale, & 1'un & l'autre me pref' serent, en attendant qu'on referoit mon plancber, d'accepter un logement au cuateau, ou, fi je 1'airaois mieux, dans Un édifice ifolé qui étoit au milieu du pare, & qu'on appe'.loit le petit chateau. Cette demeure enchantée mérite qu'on en parle. Le pare ou jardin de Montmorenci n'eft pas en plaine, comme celui de la C e II eft inégal, montueux, mêlé de Collines & d'enfoncemens, dont Pnabiie artifte a tiré parti pour varier les bofquets, les ornemens, les eaux, les points de vue, & multiplier, pour ainfi dire, & force d'art & de génie, Un efpacc en lui - même aflez reiferré. Ce pare eft couronné dans te haut par la terraife & le chateauj dans le bas, ilforrne une gorge qui s'ouvre & s'élargit vers la vallée, & dont 1'angle eft rempli par unc grande pièce d'eau. Entre 1'orangerie qui occupe cet élar^iffe-  L i n ! X. $99 tnent & cette pièce d'eau entouréedecóteauxbien décorés, de bofquets & d'arbres, eft le petit chateau doet j'ai patlé. Cet édifice & le terrain qui 1'entoure, appartenoit jadis au célébre le Brun, qui fe plut a le batir & le décorer avec c© goiit exquis d'ornemens & d'arcbiteclure, dont ce grand peintre s'étoit nourri. Ce chateau depuis lors a été rebati, mais toujours fur le deflin du premier maitre. Il eft petit, fimple, mais élégant. Comrce il eft dans un fond, entre le baffin de 1'orangerie, & la grande pièce d'eau, par conféquent fujet a 1'humidité, on 1'a percé, dans fon milieu, d'un périftile a jour entre deux éta. ges de colonnes, par lequel 1'air jouant dans tout 1'édifice, le maintient fee malgré fa fituation. Quand on regarde ce bariment de la hauteur oppofée qui lui fait perrpective, il parolt abfolument environné d'eau, & 1'on croit voir une ile encbantée, ou la p'us jolie des trois iles Borromées, appeliée ifola bella, dans le iac majeur, Ce fut dans cet édifice folitaire qu'on me donna le choix d'un des quatre appartemens complets qu'il contient, outre le rez - de chauffée , compofé d'une falie de bal, d'une falie de billard & d'une cuifine. Je pris le plus petit & le p'us fimple au-deflus de la cuifine, que j'eus auffi. II étoit d'une propreté charmante, 1'ameublement en étoit blanc & bleu. C'eft dans cette profonde & délicieufe f jlitude, qu'au milieu des bois & des eaux, aux concern des oifeaux de toute efpèce,  4*0 I E S' C 0 N F E S J I 0 ïï tS au parfum de la fleur d'orange, je compofaï,'. dans une continueüè extafe, le cinquième livre5 iCEmüe, donc je dus en grande partie le coloris' affez frais a la vive imprefiiön du Iocal oir je Té»crivois. Avec quel emprefferrient' je cöurois tbus Ies< matins, au lever du foleil, refpirer un air erri» baumé fur le périftile! quel bon café au lait j'y prenois tête-a-tête avec ma Thérèfe! ma chatttf & mon chien nous faifoient compagnie. Cs feul' cortège m'etit fuffl pour toute ma vie, fafts éprou^ ver jamais un moment d'ennui. J'étois-la, dans Iö; Paradis terreftre; j'y vivois a >ec autant d'inno-1cence , & j'y goutois lè même bonheur. Au voyage de Jui Iet, M. & Madame deLuxembourg me marquèrent tant d'attentions, & me firent tant de careffes, que logé chez eux & comblé de leurs bontés , je ne pus moins faire que d'y répondre en les voyant afiïdument. Je ne les quittois prefque point: j'allois le matia faire ma cour a Madame la Maréchale; j'y dlnois ,j'allois 1'après-midi me prötnener avec M. le Mai réchal, mals je n'y foupois pas, a caufe dü grand monde, & qu'on y foapoit trop tard pour moi: Jufqu'alors tout étoit convenable & il n'y avoit point de maf encore, fi j'avois fum'en tenir-lai Mais je n'ai jamais fu garder un milieu dans mes attachemens, & remplir fimplement des devoirs de fbciété. J'ai toujours été tout ourièn; bientót je fus tout, &■ me voyant fê:é, gité par des per*  L i v x e X fennes de cette confidération, jepafïai les bornes,. & me pris pour eox d'une amitié qu'il n'eft permis d'avoir que pour fes égaux. J'en mis toute la famLiarité dans mes manières, tandis qu'ils na fe relacbèrent' jamais dans les leurs, de la poli» tefle a laquelle ils m'avoient accoutumé. Je n'ai pourtant jamais été trés a mon aife avec Madame la Maréchale. Quoique je ne fuffe pas parfaitement rafTuré fur fon caradtère, je la redoutois moins que fon efprit. C'étoit par lè furtout qu'elle m'en impofoit. Je favois qu'elle étoit difficile en converfations, & qu'elle avoit droit de 1'être, Je favois que les femmes & furtout les grandes dames vculent abfolument être amufées;. qu'il vaudroit mieux- les offenfer que les ennuyer, & je jugeois, par fes commentaires fui ce qu'avoient die les gens qui venoient de partir, de ce qu'elle devoit penfer de mes balourdifes. Je m'avifai un fupplémenfi pour me fauver auprèi d'dle 1'embarras de parler; ce fut de lire. EKe avoit ouï parler de Ia Julie; elle favoit qu'on 1'imprimoit; elle marqua de 1'em. preffement de voir cet ouvrage; j'offris de le lui lire; elle accepta. Tous les matins je me rendois chez elle fur les dix. heures; M. de Luxembourg y venoit: on fermoit la porte. Je lifois a có'.é de fon lit, & je compafTai fi bien mes leotures, qu'il y en auroit eu pour tout le voyage, quand même il n'auroit pas été ir-terrompu (*)- Le la pcru d'une grande tntaille, qui aüligea bein»  402 Les CoNFESsrous. fuccès de cet expédient paffa mon attente. Mt. dame de Luxembourg s'engoua de Ja Ju'ie & de fon auteur; elle ne parloit que de moi, ne s'occupoit que de moi, me difoit des douceurs toute Ia journée, m'embrafTolt dix fois Ie jour. Elle voulut que j'euffe toujours ma place a cóté d'elle, & quand quelques fei^neurs vouloient prendre cette place, elle leur difoit que c'étoit la mienne, & les faifoit mettre ailleurs. On peut ju jer de Pimpreffion que ces manières cbarmantes faifoient fur moi, que les moindres marqués d'affection fubjuguent. Je m'attachois réellement a elle, è proportion de 1'attachemert qu'elle me témoignoit. Toute ma crainte, en voyant cet engouement, & me fentant fi peu d'agrément dar.s 1'efprit pour le foutenir, é:oit qu'il ne fe changeat en dégoüt, & malheureufement pour moi cette crainte ne fut que trop bien fondée. Il falloit qu'il y eut une oppofition naturelle entre fon tour d'efprit & le mien, puifqu'indépendamment des foules de balourdifes qui m'échappoient a cbaque inftant dans la con ver fat ion, dans mes lettres mêmes, & lorfque j'étois le mieux avec elle, il fe trouvoitdes chofes qui 'ui déplaifoient, fans que je puffe imaginer pourquoi. ceup le Roi , forca M. de Luxembourg de retourner prfcij,'itammcnt ii la cour.  L i v s. - X. 40.3 Je n'en citerai qn'un exemple, & j'en pourrcis citer vingt. Elle fut que je faifois pour Madame d'H une copie de 1'Hélcïfe, a tant la page. Elle en voulut avoir une fur le même pied. Je la lui promis, & la mettant par-la du nombre de mes pratiques, je lui écrivis quelque chofe d'obligeant & d'honnêtea ce fujet, du moins telle étoit mon intention. Voici fa réponfe, qui me fit somber des nues. A Verfailles, ce mardi. „ Je fuisravie, je fuis contente; votre lettre m'a fait un plaifir infini, &je me preffe pour ,, vous le mander & pour vous en remercier. ,, Voici les propres termes de votre le:tre: „ Quoique tous foyezjurement w.e tiès-lonne prtaique, ,, jt me fais qurtque pdne de prendre votre argent; „ rigulièrtmtr.t ce f-toit a moi de payer le plaifir „ que j'aurois de travailler pour vous. Je ne vous „ en dis pas davantage. Je me plains de ce que „ vous ne me parlez jamais de votre fatté. Rien ,, ne m'intérefTü davantage. Je vous aime de tout „ mon cceur; & c'eft, je vous affure, bien ,, triftement que je vous le mande, car j'aurois „ bien du plaifir z vous le dire moi-même. M. „ de Luxembourg vous aime & vous embraffe de „ tout fon cceur." En recevant cette lettre, je me hatai d'y répondre, en atteridant plus ample ex-.men, pour protefter contre toute interprétation défoblipeante; & aptès m'être occapé quelques jours a cet examen  404 Les CosCrs * sio avec' 1'inquiécude qu'on peut concevcir, & totfjours fens y rien comprendre, voici quelle fut enfin ma dernière réponfe'a ce fujet. A Mo*tmorerci, le 8 Décembre 1780- „ Depuis ma dernière lettre, j'ai examiné '„ cent & cent fois Ie pafTa^e en quefiion. Je „ 1'ai confidéré par fon fens propre & naturel ;■ „ je 1'ai confidéré par tous les fens qu'on peut „ lui donner, & je vous avoue, Madame la ,, Maréchale, que je ne fais plus fi c'eft moi qui ,v vous dois des excufes, ou- fi' ce n'eft point' „ vous qui m'en devez." 11 y a- maintenant dix ans que ces lettres ont été écrites-, J'y ai fouvent repenfé' depuis ccr temps-la, & telle eft encore aujourJ'hui ma ftupidité fur cet article , que je n'ai pu parvenir a fentir ce qu'èlle avoit pu trouver dans ce paflage, je ne dis pas d'offenfant , mais même qui put lui dépla're; A' propos dë cet exemplaire manufcrit dë l*Hé» loïfe, que voulut avoir Mde. de Luxembourg, je dois dire ici ce que j'imaginai pour lui donner quelque avantage marqué qui le dlftinguat de tout autre. J'avois écrit a part les aventures de Milord Edouard, & j'avois balancé long-temps a les inférer, fo't en entier, foit par extrait, dans cet ouvrage, oü elles me paroiflbient manquer. Je me déterminai enfin 4 les retrancher tout-a-fait, paree fjue n'étant pas du ton de tout le refte, elles en au* loientgaté la touchante fimplicité. J'eus uce autre^  ïatfon bien plus forte, quand je connus Mde. de Luxembourg. Ceft qu'il y avoit, dans ces aventures , une marquife romaine d'un mauvais caraflère, dont quelques traits, fans lui être applicables , auroient pu lui être appliqués par ceux qui ne la connoisfoient pas bien. Je me félicitai donc beaucoup du parti que j'y avois pris, & m'y confirmai. Mais, dans I'ardent défir d'enricbir fon exemplare de quelque chofe qui ne fut dans aucun autre, n'allai-je pas fonger i ces malheureufes aventures, & former Ie projet d'en faire 1'extrait , pour 1'y ajouter ? Projet infenfé , dont on ne peut expliquer 1'extraiaganee que par 1'aveugle fatalité qui m'entralooit a ma pene' Qjios vult perdere Jupiter dtmentat, J'eus la ftupilité de faire cet extract avec bien du foin, bien du travail, & de lui envoyer ce morceau comme la plus belle chofe du monde ; en la prévenant toutefois. comme il étoit vrai, que j'avois brulé i'brigjaalj que 1'extrait étoit peur elle feule, & ne feroit jamais vu de perfonne, a moins qu'elle ne le montrat elle-même; ce qui, loin de lui prouver ma prudence & ma difcrétion, comme je croyois faire, n'étoit que 1'aveitir du jugement que je portois moi-même fur 1'application des traits dont elle auroit pu s'offenfer. Mon imbécillité fut telle, que je ne doulois pas qu'elle ne fit enchantée de mon procédé.  aoS Les Cokfessions. Elle ne me fit pas la delïus les grands compümens que j'en attendois, & jamais; a ma trés • grande furprife, elle ne me paria du cahier que je lui svois envoyé. Pour moi, toujours charmé de ma conduite dans cette affaire, ce ne fut que longtemps après que je jugeai, fur d'autres indices, de 1'effet qu'elle avoit produit. J'eus encore, en faveur de fon manufcrit, une autre idéé plus raifonnable, mais qui, par des effets plus éloignés, ne m'a guères été moins nuifible; tant tout concourt a l'oeuvre de la destinée, quand elle appelle un homme au malheur! Je penfai d'orner ce manufcrit des deffins des eftampes de la Julie, lefquels deffins fe trouvèrent être du même format que le manufcrit. Je demanrlai a C ces deffins, qui m'appartenoient a routes fortes de titres, & d'autant plus que je lui avois abandonné le produit des planches, lefquelles eurent un grand détut. C eft auffi rufé que je le fuis peu. A force de fe faire demander ces deffins, il parvint a favoir ce que j'en voulois faire. Alors, fous prétexte d'ajouter quelqu'ornement a ces deffins, il fe les fit laisfer, & finit par les préfenter Iuimême. Ego verficulos feci. tulit alter honores. Cela acheva de Pintroduire a 1'hótel deLuxem' bourg, fur un certain pied. Depuis mon établisfement au petit chateau, il m'y venoit voir trèsfouvent, & toujours dès le matin, fur-tout quani  Livre X. 407 M. & Madame de Luxembourg étoient a Montmorenci. Cela faifoit qne , pour paffer avec lui la journée, je n'allois point au chateau. On me reprocha ces abfences: j'en dis la raifon. On me preffa d'amener M. C ; je le fis. C'étoit ce qu'il avoit cherché. Ainfi, graces aux bontés exceffives qu'on avoit pour moi, un commis de M. T , qui vouloit bien lui donner quelquefois fa table, quand il n'avoit perfonne a diner, fe trouva tout d'un coup admis a celle d'un Maréchal de France, avec les princes, les duchefles, & tout ce qu'il y avoit de grand ï la cour. Je n'oublierai jamais qu'un jour qu'il étoit obligé de retourner a P.:ris, de bonne heure, M. le Maréchal dit, après le diné, a la compagnie: Allons nous promener fur le chemin ,de Saint Denis, nous accompagnerons M. C Le pauvre gar- con n'y tint pas; fa tête s'en alla tout-a-faic. Pour moi j'avois le cceur fi ému, que je ne pus dire un feul mot. Je fuivois par derrière, pleurant comme un enfant, & mourant de baifer les pas de ce bon Maiéchal: mais la fuite de cette hifloire de copie m'a fait anticiper ici fur les temps. Reprenons-les dans leur ordre, autant que ma mémoire me le perrnetrra. Sitóc que Ja petite maifon de Mont-Louis fut prête, je la fis meubler proprement, fimplement, & retournai m'y établir; ne pouvant renoncer a cette loi que je m'étois faite en quittant 1'Hermitage, d'avoir toujours mon logement a moi:  ^©8 Lis Cos? ESJIOHS." mais je ne pus me réfoudre non plus a quittet mon appartement du petit chateau. J'en gardai li Clef, & tenant beaucoup aux jolis déjeünés du périflile , j'allois fouvent y coucher, & j'y paffois quelquefois deux ou trois jours, comme a une maifon de campagne. J'étois peut ê re alors ie particulier de 1'Europe le mieux & le plus agréablement logé. Mon hóte, M. Mathas, qui étoit le meilleur homme du monde, m'avoit abfolument laiffé la direction des réparations de Mont-Louis, & voulut que je difpofaffe de fes oumers, fans même qu'il s'en mêlit. Je trouvai donc le moyea de me faire, d'une feule chambre au premier, un appartement complet, compofé d'une chambre, d'une anti-chambre & d'une garde-robe. Au rez-de-chauffée étoit la cuifine & la chambre de Thérèfe. Le donjon me fervoit de cabinet, au moyen d'une bonne cloifon vi tourner Ie lendemain matin. J'entrois & je fortois par le jardin qui donnoit fur le bouvelard, de forte que ie pouvois dire, avec la plus exafte vérité , que je n'avois pas mis le pied fur le pa é de Paris- Au fein de cette profpértté paffagère fe préparoit de loin la cataftrophe qui devoit en marquer la fin. Peu de temps après mon retour a Mont-Louis, j'y fis, & bien ma'gré moi, comme a I'ordinaire, une nouvelle connoifTance qui fait encore époque dans mon Hftoire. On jugera dans Ia fuite fi c'eft en bien ou en mal. C'eft Mde. Ia Mirquife de V n, ma voifine, dont le mari Venoit d'achtter une maifon de campagne a S...  Lives X. 411 prés de Montmorenci. Mademoifelle d'A.., fillt du comte d'A.., homme de condition, mais pauvre, avoit époufé M. de V n, vieux, laid» fburd, dur, brutal, jaloux, balafré, borgne, au demeurant bon homme, quand on favoit Ie prendre, & poffefleur de quinze a vingt mille livre* de rentes auxquelles on la maria. Ce mignon, jurant, criant, grondant, tempêtant, & faifant pleurer fa femme toute Ia journée, finiffoit par faire toujours ce qu'elle vouloit, & cela pour la faire enrager, attendu qu'elle favoit lui perfuader que c'étoit elle qui ne Ie vouloit pas. M. de Margency, dont j'ai parlé, étoit 1'ami de Madame, & devint celui de Monfieur. II y avoit quelques années qu'il leur a-^oit loué fon chateau de Margency, prés d'Andilly, & ils y étoient précifément durant mes amours pour Mde. d'H....... MJe. d'H & Mde. de N......n fe connoif- foient par Mde. d'Aubeterre, leur commune amie; & conme le jardin de Margency étoit fur le paiTage de Mde. d'H pour aller au Mont- Olympe, fa promenade favorite, Mde. de V n lui donna une clef pour paffer. A la faveur de cette clef, j'y paiTois fouvent avec elle; mais je n'aimois point les rencontres imprévues, & quand Mde. de V n fe trouvoit par hafard fur notre pafrage, je les laiflöis enfemble fans lui rien dire, & j'allois toujours devant. Ce procédé peu galant n'avoit pas dü me mettre en bon prédicament auprès d'elle. Cependant quand elle füt a S...., S 2  £T* Les CoBFBSsiOff.su '«He ne ïailTa pas de me rechercher. Elle me vinf .voir plufieurs fois a Mont-louis fans me trouver., & vol ant que je ne lui rendois pas fa vifite, elle s'avifa, pour m'y forcer, de m'envoyer des po's de flefrs pour ma terrafle. II fallut bien 1'aller remercier: c'en fut aiTez. Nous voila Hés. Cette liaifon commenca par étre orageufe, comme toutes celles que je faifois malgré moi. 11 n'y régna même jamais un vrai calme. Le tour d'efprit de Mde. V n étoit par trop antipatbi- que avec le mien. Les traits malins & les épip grammes partent chez elle avec tant de fimpücité, qu'il faut une sttertion continuelle, & pour moi irèb-fatigante , pour fentir quand on eft perf filé. Une niaiferie, qui me revient, fuffira pour en juger. Son frére venoit d'avoir le commandemer.t d'une frégaie en courfe contre les Anglois. Je parlois de la manière d'armer cette fré^ate, fans rui'e a fa légèreté. Qui, dit-elle d'un ton tout uni, 1'on ne pretd de car.or.s quece qu'il en faut pour feb2t re. Je 1'ai raterrent oui parler en bien de quelqu'un de fes amis abfens, fans glilTer que'» que mot a leur charge. Ce qu'elle ne voyoit p?s en mal, elle le voyoit en ridicule, & fon ami Margency n'étoit p?s excepté. Ce que je trouvois encore tn elle d'infepportable, étoit la gêne continuelle de cadeaux, de fespeiits billets, auxquels il falloit me battre les flancs pour répondre, & toujours nouveaux e;r;barras pour remercier OU jour refufer. Cependant, a force de la voir, je  L r v R- E X. 413! fi.,is paf m'attacher a elle. Elle avoit fes chagrins, ainfi que moi. Les confidences réciproques nous rendirent intéreffans nos têces-a-tétes. Rien ne 11e tant les cceurs que la- douceur de pleurer enfemble. Nous nous cberchions pour nous confoler, & ce befoin m'a fouvent fait paffer fur beau-coup de chofes. J'avois mis tant de dureté dans ma fianchife avec elle , qu'après avoir montré quelquefois fi peu d'eftime pour fon caraftère, il falloit' réellement en avoi-beaucoup pour croire qu'elle püt fincèrement me pardonner. Voici unéchantillon des lettres que je lui ai quelquefois écrites, & dont il eft a- noter que jamais dans aucune de fes r-éponfes, elle n'a paru piquée en aucune fagon. A Montmormci, k 5 Njvembre 1760. „ Vous me dites, Madame, que vous ne' ,v vous êtes pas bien expliquée, pour me faire ,y entendre que je m'explique mal. Vous me par,r Iez de votre préten lue bètife, pour me faire ,r fentir la mienne: vous vous vantez ds n'être „-qu'une bonne femtns, comms fi vous a.riez peur d'être prife au mot, & vous ma fakes ,t des excufes pour m'apprend e que je vou". en dois. Oui, Madam-3, je le fais bien; c'eft moi qui fuis une béte, un bon-hom:ne, & ,> pis encore, s'il eft poffible; c'eft moi qui ,, choifis ma! m?s termss, au gré d'uoe belle: Dame francoife, qui fait autant d'attention aux,,- paroles, & qui parle auffi bien que vous; mais.,»■ confi-Jérei que je les prends dans le fens comS 33  'jfr$ Les Confessions. „ mun de la langue, fans étre au fait ou en foUel des honnetes accept ions qu'on leur donne dan6 „ les vertueufes fociétés de Paris. Si quelque„ fois mes expreffions font équivoques, je tache s) que. ma conduite en détermine le fens, &." Le refte de la lettre eft a peu prés fur Ie même ton. C , entreprenant, hardi jufqu'a 1'effron- terie, & qui fe tenoit a 1'affut de tous mes amis, ne tarda pas è s'introduire, en mon nom, chez 2Mde. de N n, & y fut bientót, a mon infcu, plus familier que moi-même. C'étoit un fingulier corps, que ce C II fe préfentoit, de ma part, chez toutes mes connoiffances, s'y établisfoit, y mangeoit fans facon. Tranfporté de zèle pour mon fervice, il ne parloit jamais de moi que les larmes aux yeux: quand ilme venoit voir, il gardoit Ie plus profond filenee fur toutes ces Iiaifons, & fur tout ce qu'il favoit devoir m'intéreffer. Au lieu de me dire ce qu'il avoit appris, ou dit, ou vu qui m'intéreffoit; il m'écoutoit, m'interrogeoit même. Il ne favoit jamais rien de Paris, que ce que je lui en apprenois; enfin, quoique tout Ie monde me parlèt de lui, jamais il ne me parloit de perfonne; il n'éoit fecret & myftérieux qu'avec fon ami: mais laifTons, quant a préfent, C & Mde. de V n; nous y reviendrons dans la fuite. Quelque temps après mon retour ï Mont- Louis, la Tour, le peintre, vint m'y voir, & m'apporta mon portrait en pafte!, qu'il avoit expofé au fa-  L i v « i |, Ion, il y avoit quelques années. II avoit voulu me donner ce portrait que je n'avois pas accep:é; mais Mde. D' y qui m'avoit donné le fien, & qui vou'oit avoir celui-la, m'avoit engagé a le lui, redemander. II avoit pris du temps pour le retoucher. Dans cet intervalle, vint ma rupture a'.'ec Mde. D' y; je lui rendis fon portrait j & n'étant plus queftion de lui donner le mien,, je Ie mis dans ma chambre, au petit chateau. M. de Luxembourg 1'y vit., & Ie trouva bien; je le lui offris, il !'acct;p;a, je le lui envoyai. lis comprirent lui & Madame la Maréchale, que je fe. rois bien aife d'avoir les leurs. II les firent faire en miniature de très-bonne main, les firent encbaffer dans une boite è bonbors, de crifial de roche, montée en or, & m'en firent Ie cadeau d'une facon trés galante, dont je fus enchanté. Madame de Luxembourg ne voulut jamais confciitir que fon portrait ocrurat le ctifus de Ia bol e. El'e m'aoit reproché p'ufieurs fois que j'aimois mieux M. de Luxembourg qu'elle & je ne m'en étois point défendu, paice que cela étoit vrai. Elle me témoigna bien galamment, mais bien clairement, nar cet'e freon de placer fon; portrait, qu'elle n'oublioit pas cette préférence. Je fis, a peu prés dans ce même temps, una fottife, qui ne contribua pas a me conferver fes bonnes graces. Quoique je ne conntrife point da tout M. de Sil-mms, & que je fuiL- peu porté a l'ainier, j'avois une grande opinion de fan & 4  ïiS Les Compessioni. miniftration. Lorfqu'il ccmmenca d'appefantir ü main fur les financiers, je vis qu'il n'entamoit pas fon opération dans un temps favorable; je n'en fis pas des vceux moins ardens pour fon fuccès; & quand j'appris qu'il étoit déplacé, je lui éc/ivis dans mon intrépide étourderie, la lettre fuivan e, qu'aflurément je n'entreprends pas' dejuftifier. A Montmorenci, le 2 Décembre 1759. „ Daignez, Monfieur, recevoir 1'hommagc d'un fohtaire qui n'eft pas connu de vous, mais „ qui vous eftime par vos' talens, qui vous ref„ pefte par votre adminiftration, & qui vous a fait l'honneur de croire qu'elle ne vous refte„ roit pas long-temps. Ne pouvant fauver l'£tai> >t qu aux dépens de la capkale qui 1'a.perdu,„ vous avez bravé les cris oes gagneurs- d'argent. En vous voyant écrafer ces miférables, je „ vous enviois votre place; en vous la voyant y, quitter, fans vous être démenti, je vous ad„ mite. Soyez content de vous, Monfieur; elle „ vous laiiTe un honneur dont vous jouirez long,, temps fans concurrent. Les malédiftions des „ fripons font la gloire de 1'homme jutte." Mde. de Luxembourg, qui favoit que j'avois; écrit cette lettre , m'en paria au voyage de Paques; je la lui mor.trai j elle en fouhaita une copie; je la lui donnai; mais j'igrorois, en lalui donnant, qu'elle é'o't intéreiTée aux fous-fermes & au dépIacementdeM. de Silhcuette. On tut dit;,.  IÏ I' V R E- X.- 417, dit, a toutes- mes'balourdifes, que j'allois exeitant a plaifir la haine d'une femme aimable &• puiffante, a laquelle, dans le vrai, je m'attachois davantage de-jour en jour, & dont j'étois bien éloigné de vouloir m'atcirct la difgraee, quoique- je fiffe, aforce de gaucheries, tout ce qu'il ftl'oit pour cela. Je cro s qu'il eft' affez fuperflud'avertir que c'eft a elle que fe rapporté 1'hiftoire de 1'opiat de- M. Tronchin , dont j'ai parlé dans' ma première partie: 1'dutre Dame étoit Madame de Mirepoix: Elles ne m'en ont jamais reparlé, rii fait le moindre femolant de s'en fouvenir, ni 1'uce ni-l'autre ;• mais de préfumer que Madame de Luxembourg ait pu 1'cublierréellement, c'eft ce qui me paroit bien difficile, quand même on ie fauro't rien des- événemens fubféquens. Pour moi, je-m'étourdiffois fur l'efret de mes bêtifes, par le témoignage que- je me rendots de n'en avoir fait, aucune- a- deiTein de 1'offenfer: comme fi jamais femme en pouvoit pardonner de pareilles', même avec la plus parfa-itecertiiude que la volonté n-y.a pas eu la moindre part. Cependant,- quoiqu'elle parüt ne rien voir,. B'e-rien fentir, & que je ne trouvafle encore ni dimiruion dans fon- emprefiement, ni changement- dans fes manières, la continuation même' d'un preflentiment trop bien fondé, me faifoittrembler fans ceffe, que 1'ennui ne fuccédat bientót a cet engouement. Pouvois-je attendre d'une fi-grande Dsms une confiance a 1'épreuve de mo» S 5  '418 Les C o n f e s s i o k s. peu d'adreife k la foutenir? Je ne favois pas même lui cacher ce preffentiment fourd qui m'inquiétoit, & ne me rendoit que plus mauffade. On en jugera par la lettre fuivante, qui contient une bien fingulière prédiétion. NB. Cette Lettre, fans date dans mon brouilhn, ejl du mois d'OBobre 1760 au plus tard. „ Que vos bontés font cruelles! pourquoi r„ troubler la paix d'un folitaire, qui renoncoit „ aux plaifirs de la vie pour n'en plus fentir les ennuis? J'ai paifé mes jours k chercher en vain „ des attachemens folides. Je n'en ai pu former dans les conditions auxquelles je pou -ois sttein- dre; eft-ce dans la vótre qu j'en dois chercher? „ 1'ambition, ni 1'intérêt ne me tentent pas; je „ fuis peu vain, craintif; je puis réfifter k tout, j, hors aux careflts. Pourquoi m'attaquez-vous tous deux par un foi'ole qu'il faut vaincre, puif„ que, dans la diftance qui nous fépare, le» „ épanchemens des cosurs fenfibles ne doivent „ pas rapprocher le mien de vous ? la recon- noüTance fuftira -1 - elle pour un cosur qui ne „ connolt pas deux manières de fe donner, & ne „ fe fent capable que d'amitié? Madame ia Ma„ réchale! ah! voila mon malheur! Il eft beau „ è vous, k M. le Maréchal, d'employer ce „ terme: mais je fuis infenfé de vous prendre au „ mot. Vous jouez, moi je m'attache; & la Sn „ du jeu me prépare de nouveaux regrets. Que » je hais tous vos titres, & que je vous plaine  L 1 V r e X, 419 de les porterl vous me femblez il dignes de „ goiV.er les charmes de la vie privée 1 que n'ha„ bitez-vous Garens! J'iro's y chercher le bon„ heur de ma vie: mais le chateau de MortH morenci, mais l'hó:el de Luxembourgl eft* m ce-la qu'on doit voir Jean - Jacques ? eft ce - lè qu'un ami de 1'égalité doit porter les affeéVions- d'un cceur fenfible qui, parant ainfi 1'eftime „ qu'on lui témoigne, croit rendre autant qu'il „ recoit. Vous êces bonne & fenfible auffi ; je le ,j fais, je 1'ai vu; j'ai regret de n'avoir pu plu- tót le croirei mais, dans le rang oü vous ê es, v dans votre manierede vivre, rien ne peut faire ,, une impreffion durable, & tant d'objets noU. „ veaux s'effacent fi bien rhutuellement, qu'au„ cun ne demeure. Vous m'oubÜrez, Madame, „ après m'avoir mis hors d'état de vous imiter. Vous aurez beaucoup fait pour me rendre mal* „ heureux, & pour être in-.xcufable." Je lui joignois-la M. de Luxembourg, afin de rendre le compliment moins dor pour elle, car, ëu refte, je me fentois fi für de lui, qu'il ne m'étoit pas même venu dans 1'eTprit une feule crainte fur la durée de fon amitié. Rien de ce qui m'intimidoit de la part de Madame la Matéc.hale ne s'eft un moment étendu jufqu'a lui. Je n'ai jamais eu la moindre défiance fur fon caractére, que je favois être foible, mais für. Je ne craignois pas plus de fa part un refroidiflement, que je n'en attendois un attachement hércïqufi S 6  42>o Lis. C 0 » f e s s i o n s. La fimplicité. la familiarité' de nos manières 1'üht avec l'autre marquoit combien nous coraptions réciproquement fur nous. Nous avions raifon tous; deux:: j'honorerai, je chérirai, tant que je vivrai ,, la mémoire de ce digne feigneur; & quoiqu'on ait pu faire pour le détacher de moi, je; fuis auffi certain qu'il eft mort mon ami , que fï j['avois recu fon dernier foupir. Au fécond voyage de Montmorenci de 1'annéa^ 1760, la lecture de la Julie étant finie, j'eus. aecours a celle de l'Emile, pour me foutenir auprès- de Madame de Luxembourg; m?is cela ne* réuffit Pas fi bien; foit que la matière fut moins-. de fon goüt, foit que tast de lectures 1'ennujat a la fin. Cependant, comme elle me reprochoit de me laiffer cluper par mes libraires, elle voulut que. je lui laiffaffe le foir. de faire imprimer cet ouvrage,. afin d'en tirer un meilleur parti. J'y.' jtonfentis,, fous 1'cxpreffe condition qu'il ne s'im.primeroit point en France, & c'eft fur quoi nous eümes une longue difpute; moi, prétendant que lai permiffion tacite étoit impoffible a obtenir, itnprudente. même a demander, & ne voulant' point permettre autrement 1'impreffion dans le> «oyaume;. elle , foutenant que cela ne feroit pasmême une diffieulté a la cenfure, dans le fyftêmeque- Ie.gouvernement avoit-adopté. Elle trouva le- mo.en- de faire entrer dan* fès vues M-deM. s„ qvü'iu'écrivit j ce fujet-une longue ledtre ttuede> J&main, pour me prtuvtr que la profeClon.de!  E f v i e 2T. $t~t- fbi du vicaire Savoyard étoit précifément' ilrie-' pièce faite pour avoir par - tout 1'approbat ion du' genre humain , & celle de la cour, eans la ciroonftance; Je fus- furpris de voir ce magiftiaev toujours fi prudent , devenir-fi coulant dans cetter affaire. Comme rimprefllon d'un livre qu'il api prouvoit, étoit pour cela feul légitime, je n'avois plus d'objections a faire contre celle de cel! ouvrage. Cependant, par un fcrupule extraordinaire, j'exigeai toujours que 1'ouvrage s'imprime; roit en Hollande, & même par le libraire Néaul Paris , foit oü 1'on voudroit, attendu que ce débit ne me rcgardoit pas. Voia exacfement ce quü fut convenu entre Mde. de Luxembourg & moi,, après quoi je lui remis mon manufcrit.- Elle avoit amené a ce voyage fa petite-frlle;, Mademoifelle de Boufflers, aujourd'hui MJe, la; ducheffe de Lauzun. Elle s'appelloit' .Amélie.. C'étoit une charmante perfonne. Elle avoit vraiment une figure, une douctur, une timidité vir^ ginale. Rien de plus aimable & de plus intéref-fant que fa figure; rien de plus tendre & de plus cbafte que les fentimens qu'elle infpiroit, D'ailleurs, c'étoit un enfant; elle n'avoit pas onze ans.. Mde. la Maréchale, qui la trouvoit-tropurni.it' „ iaifèit fes efl'orts peur 1'animer, EUe me-  411 Les Coijï sssiowi, perrrrt plufieurs fois de lui è^Q.mer un baifer: et que je fis av.sc ma maulfadjrie oi.iinaire. Au lieu des gentiiK ffes qu'un autre eüt $ite; a ma place, je reftois-la muet, interJit, & je ne fai.* lequel étoit le plus honteux de la pauvre petite ou de moi. Un jour je la rencontrai feule dans 1'efcalief du petit chateau: elle venoit de voir Thérèfe, avec laquelle fa gouvernante étoit encore. Faute de favoir que lui dire, je lui propofai un boffer, que dans 1'innocence de fon ccenr, elle ne refufa pas, en ayant recu un le maiin même par 1'ordre de fa grand-maman, & en fa préfence. Le len» demain, lifant l'Etwle au chevet de Madame la Maréchale, je tombai précifément fur un paffage oü je cenfureoavec raifon, ce que j'avois fait la veille. Elle trouva la réflexion très-jufte, Sc die li-deffus quelque cbofe de fort fenfé, qui me fit rougir. Que je maudis mon incroyable bêtife, qui m'a fi fouvent donné 1'air vil & coupable, quand je n'étois que fot & embarraffé! bêtife qu'on prend même pour une fauffe excufe dans un hom» me qu'on fait n'être pas fans efprit. Je puisjurer, que dans ce baifer fi repréhenfible, ainfi que dans les autres, le cceur & les fens de Maletnoifelle ilméiie n'étoient pas plus purs que lei tnieis, & je puis jurer même que fi, dans ce moment, j'avois pu éviter fa rencontre, je Vau* lois fair; non qu'elle ne me fit grand plaifir è voir, mais par 1'embarras de f ouver en pafla. s quelque mjt agréable a lui dire. Comment fe  Livre X. 4*3 peut • il qu'un enfant mêms intimide un homroe que le pou.oir des Rois n'a pas efRajé? quel parti prendre? corrrfnênt fe conduire, dénué de tout impromptti l'i Vi- ? Si je me force a parler aux getos que ;o re-contre, je dis une balou'dife infailli emerit: fi je ne dis rien, je fuis un mifantr'ipe, m animal farouche, on ours. Une totale imbécillité m'eut été bien plus favorable: mais les talens dont j'ai manqué dans le monde, on' fait les inffrumens de ma peite & d« celle des talens que j'eus a part moi, A la fin de ce même voyage, Mde, de Luxembourg fit une bonne ecu re a laquelle j'eus quelque part, Diderot ayant trés imprudemment offenfé Mde. la princefle de Robeek, fille de M. dc Luxembourg; Paliffot, qu'elle protégoit, la vengea par Ia comédie des Pbilofophes, dans laquelle je fus tourné en ridicule, & Diderot extrêmement maltraité. L'auteur m'y ménagea da vantage, moins, je penfs, a caufe de 1'obligatio» qu'il m'avoit, que de peur de déplaire au père de fa proteflrice, dont il favoit que j'étois aimé, Le libraire Duchefne, qu'alors je ne connoiffois point, m'envoya cette pièce quand elle fut imprimée , & je foupconne que ce fut par 1'ordre de Paliffot, qui erut peut-être que je verrois avec plaifir déchirer un homme avec lequel j'avois rompg, 11 fe trompa fort. En roropant avec Diderot, qae je croyois moins mé-  4*4. Ces C'öKFisi i'örf s; dhant qu'indilcret & foib'e, j'ai toujours confervédans Tame- da 1'attacheinent pour lui, même de 1'eftime, & du refpeft pour notre ancisnne amitié, que je fais avoir été long-temps auffi fincère de-' fa- part que de la mienne-. C'eft toute au-re c",ofe avec G. . , homme faux par caraar-tout' contre moi, avec une aigreur qui m'aftectï>it peu , fachant qu'elle étoit cönnue de tout Ie* monde pour une harangère. Diderot, a fon tour, trouva un vengeür dan» l'abbé Morrellet, qui fit contre Paliffot un petit éc-it imité du petit Prophéte, & intitulé la Viftm.II offenfa trés impruiemmenr, dans- cet écrit,Madame de Robeck, dont les amis le firent mettre k la Baftille: car, peur elle, naturellement peu vindicati /e , & pour-lors mourante,- je fuis perfuadé qn'élle ne s'en méla pas. D'Alembert, qui étoit fort lié avec' l'abbé Morrellet, m'écrivit pour m'éngager k f rier Madame de Luxembourg de folliciter fa Hberé, lui prorre'tant en reconnoiffance des louanges dans.1'Encyclopédie: voici ma réponfe.. ,, Je n'ai pas attendu-votre lettre, Monfieur,. , pour ténioigner k Madame Ia Maréchale de „ Luxembourg Ia peine que me faifoit la déten„ don de l'abbé Morrellet. Elle fait Pintérêc que,., j'y prends, elle faura celui que vous y prenez, ,, & if lui fuffi-oit,- pour y prendre intérê: elle„ même, de favoir que c'êft un homme de mé„ rite. Au- furplus, quoiqu'elle &■ M; le Maré„ chal m'honorent d'une bienveil'ance qui fait „ la confolation de ma vie, & que le nom de „ votre ami foit prés d'eux une recommanda-ion „ pour l'abbé Morrellet, j'ignore jufqu'a quel goint il- leur-convient. d'tm^loyer en cette. oc /  416* Les Ccm e s n o s i, "„ cafion le crédit attaché a leur rang, & Ia conti„ dération due a leurs perfon .es. Je ne fuis pas „ même perfua'é que Ia vengeance en qauftion regarde Madame la prlnceffe de Robecs, au- tant que vous paroiffez le cnire, & quand cela „ feroit, on ne doit pas s'attendre que le plaifir „ de la veni^eance appartienne aux philofophes „ exclufivement, & que quand ils voudront être „ femmes, les femmes feroit philofophes. Je vous rendrai compte de ce que m'aura dit „ Madame de Luxembourg, quand je lui aurai j, montré votre lettre. En artendant, je crois la H connoitre affez pour pouvoir vous affurer d'a„ vance que quand elle auroit le plaifir c'c co'i- tribuer a rélargiffemer.t de l'abbé Morrellet, „ elle n'accepteroit point le tribut de reconnoif„ fance que vous 'ui promeitez dans 1'Encyclopé„ die, quoiqu'elle s'en tint honorée; paree qu'elle ne fait point le bien pour la louange, M mais pour contenter fon bon ccuur." Je n'épargna' rien pour exciter Ie zèle & Ia commifération de Mde. de Luxembourg en fa"eur du pauvre captif: je réuflïs. Elle fit un voyaie a Verfailles expiès pour voir M. Ie comte de St. Florer tin, & ce voyage abrégea celui de Montmorenci . que M. le Maréchal fut obligé de quitter en même temps pour fe rendre a Rouen, oü le rol l'envoyoit comme gouverneur de Normar,die, au fujet de quelques mouvemens du parlement  Livre X. 427 qu'on vouloit contenir. Voici la lettre que m'écri. vit Mde. de Luxembourg, Ie furlendemain de fon départ. A Vfjailles, ce mcrcredi. „ M. de Luxembourg eft parti hier, a fix „ heures du matin. Je ne fais pas encvre fi j'irai. „ J'attends de fes nouvelles, paree qu'il ne fait ,, pas lui-même combien de temps il y fera. J'ai vu M. de St. Flörentin, qui eft le mieux dif,, pofé pour l'abbé Morrellet; mais il y trouve „ des obftacles dont il efpère cependant triompher a fon premier travail avec le roi, qui fera Ia „ femaine proch^ine. J'ai deman-é auffi en grace „ qu'on ne 1'exüat point, paree qu'il en étoit queftion ; on vouloit 1'envoyer a Nanci. Voilé, ,, Monfieur, ce que j'ai pu obtenir; mais je „ vous promtts que je ne laiflerai pas M. de ,, St. Flörentin en repos, que raffaire ne foit „ finie comme vous le defirez. Que je vous dife „ donc a préfent le chagtin que j'ai eu de vous ,, quitter fitót, mais je me flatte que vous n'en „ doutez pas. Je vous aime de tout mon cceur, „ & pour toute ma vie.'' Quelques jours aprè!, je recus ce billet de d'Alembert, qui me donna une véritable joie. Ce iv rt e X. 42» couloir me dire le fien. Comme je hais fc-uveraicement lep rufei rs de cette efpèce, je lui fis les •remerclmens que je lui devois, mais j'y mis un ton dur qu'il fentit, & qui ne 1'empêcha pas de me patelint-r encore en deux ou trois lettres, jufqu'a ce qu'il füt tout ce qu'il avoit voulu favoir. Je compris bien, quoiqu'en püt diie T.. ..t, que F....y n'avoit point treuvé cute lettre imprimée, & que la première impreflion en venoit de iui. Je le connoiffois pour un effronté pillard, qui, fans facon, fe faifoit un revei u des ouvrages des autres, quoiqu'il n'y eüt pas mis encore 1'impudence incroyable d'óter d'un livre déja public, le nom de l'auteur, d'y mettre le fien, & de le vendre a fon prcfit (*).. Mais comment ce manufcrit lui étoit-il parvenu? C étoit-la la queftion, qui n'éroit pas difiacile a réfoudre, mais dont i'tus la firrplicité d'être embarraffé. Quoique Voltaire fut honoré par ex.ès dans cette lettre, comme enfin, malgré fes procédés malhor r è:es, il tin été fondé a fe plaindre , fi je 1'avois fait imprjmer far.i fon aveu, je pris le par i de lui écrire a ce fujet. Voici cette feconde lettre, a laquelle il ne fit aucune réponfe, & dont , pour mettre fa brutalité plus i 1'aife, il fit femblant d'être i.rrité jufqu'a la fureur. A Mo Cmnrtr.ci, le 1 7 Juin 1760. „ Je ne pen fois pas, Monfieur, me trouver {.*) C'tft aiafi qu'il i'£fl dans la fuite approprié YEmiltt  43<3 L I ! C O N F E S S ï O N S. „ jamais en correfpondance avec vous. Mais ap. „ prenant que la lettre que je vous écrivis < en tt 17SÖ1 a été imprimée a Berlin, je dois vous „ rendre compte de ma conduite a cet égard, „ & je remplirai ce devoir avec vérité & firn„ plicité. „ Cetfe lettre vous ayant été réellement adref., fée, n'étoit point deftinée a 1'impreiTion. Je „ la communiquai, fous condition, è trois perfon„ nes a qui les droits de 1'amitié ne me per- mettoient pas de rien refufer de fetnbiable, 0C t) a qui les mêmes droits permettoient encore „ moins d'abufer de leur dépot en violant leur „ promeffe. Ces trois petfonnes font, Mde. de n C x, belle fille de Mie. D...n; Mde. Ia comteiTe d'H , & un Atlemand nommé „ M. G.... Mde. de C... x foubaitoit que „ cette lettre füt impiimée, & me demanda mon „ confer.tement pour cela. Je lui dis qu'il dé„ pendoit du vótre. ll vous fut demandé; vous „ Ie refufates, & il n'en fut plus queftion. „ Cependart M. l'abbé T ... t avec qui je „ n'ai nulle efpèce de liaifon, vient de m'écrire, ,, par une attention p'eine d'honnêteté, qu'ayant „ recu les feuilles d'un Journal de M. F....y, il „ y avoit lu cette même lettre, avec un avis „ dans lequel 1'Editeur dit, fous Ia date du 23 ,, Octobre 1759, qu'il 1'a trouvée, il y a quel„ ques femaires, chez les libraires de Herlin, „ & que, comme c'eft une de ces feuilles volan.  Livre X. 43j „ tes qui difparoiffent biemót fans retour, il a „ cru lui devoir donner place dans fon Journal. „ Voia, Monfieur, tout ce que j'en fais. II „ eft trés- fur que jufqu'ici 1'on n'avoit pas même „ ouï parler a Paris de cette lettre. II eft très-för ,, que 1'exemplaire, foit manufcrit, foit imprimé, ,, tombé dans les mains de M. F.,...y, n'a pu „ lui venir que de vous, ce qui n'eft pas vrai., femblable, ou d'une des trois perfonnes que „ je viens de nommer. Enfin, il eft trés-fur „ que les deux Dames font ircapables d'une pa-„ reille infidélité. Je n'en puis favoir davantage „ de ma retrai.'e. Vous avez des correfpondances, „ au moyen defquelles il vous feioit aifé, fi la „ chofe en valoit la peine, de lemonter a la „ fource & de vérifier le fair. „ Dans la même lettre, M. l'abbé T t me „ marqué qu'il tient la feuille en réferve,& ne la „ prêtera point fans mon confentement, qu'afui. ,, rément je ne donnerai pas. Mais cet exem„ plaire peut n'êire pas le feul a Paris. Je fou,, haite, Monfieur que cette lettre n'y foit pas „ imprimée, & je ferai de mon mieux pour cela; „ mais fi je ne pouvois éviter qu'elle Ie füt, & „ qu'inftruit a temps, je pufte avoir la préfé„ rence, alors je n'héfiterois pas a Ia faire im„ primer moi-même: cela me parolt jufte & „ naturel. „ Quant a votre réponfe a Ia même lettre, ii elle n'a été communiquée a perfonne, & vous  ■ 432 Les CoSIESUOSi a, pouvez compter qu'elle ne fera point imprint ,', f„ns votre aveu, qu'afturément je n'surai point. „', l'indifcrétion de vous demander, fachant bien que ce qu'un homme écrit a -un autre., il ne '] 1'écrit pas au public; mais fi vous en vouliez „ faire une pour être publiée, & me l'adreffer, Z je vous promets de la joindre fidèlement a ma „ lettre, & de n'y pas repüquer un feul mot. Je ne vous aime point , Monfieur; vous „ m'avez fait les maux qui pou oient m'« re les plus fenfibles , a moi, votre difciple & votre l, enthoufiafte. Vous a ez perdu Génève pour le Z prix de 1'afyle que vous y avez regu; vous avez aliéné de moi mes concitoyens, pour le prix des applaudifiemens que je vous .ai prodigués " parmi eux; c'eft vous qui me rendez le féjoor " de mon pays ir.fupporrable; c'eft vous qui me 1 ferez mourir en terre étrangère, privé de toutes lesconfokrions des mou ans, & jeté, pour ~ tout honneur, dans ure voirie, tandis que ]] tous les honneurs qu'un homme peut attendre, V vous accompagneront dans mon pays. Je vous „ bals, enfin, puifque vous 1'avez voulu; mais j je vou^ hais en homme encore plus digne de " vous Mmer, fi vous 1'aviez voulu. De tou-. les 'l fentimens dont mon cceur étoit péné'ré pour vous, il n'y refte que l'admiration qu'on nepeut ", refufer a votre beau gén e, & 1'amour de vos écritf. Si je re pui» honorer en vous que vos " ta'ens, ce n'eft pas ma faute. Je ne manquerai *' » ja-  Livre X. '„ jamais au refpect. qui leur eft dü, ni aux pro„ cédés que ce refpect. exige." Au milieu de toutes ces petites tracafferies littéraires, qui me confirmoient de plus en plus dans ma réfoIu:ion, je recus le plus grand honneur que les Iettres m'aient attiré, & auquel j'ai été le plus fenfible, dans la vifite que M. Ie prince de Conti daigna me faire par deux fois, l'une au petit chateau , & l'autre a Mont-Louis. II choifit même, toutes les deux fois, Iff temps que Mde. de Luxembourg n'étoit pas a Montmorenci, afin de rendre plus manifefte qu'il n'y veno t que pour mot. Je n'ai jamais douté que je ne duffe les premières bontés de ce prince a Mde. de Luxembourg & a Mde. de Boufflers; mais je ne doute pas non plus que je ne doive a fes propres fenymens & a moi-même, celles dont il n'a ceffé de m'honorer depuis lors (*). Comme mon appartement de Mont-Louis étoit très-petit, &, que la fituation du donjon étoit charmante, }'y conduifis le prince, qui, pour comble de graccs, voulut que j'euffe l'honneur de faire fa partie aux échecs. Je favois qu'il gagnoit le chevalier de Lorenzy, qui étoit plus fort que moi. Cependant, malgré les figr.es cc les grimaces du chevalier & des affiftans, que je ne fis (*) Remarquez la perfévérance de cette aveugle & ftupide conlïsnce, au milieu de tous les traitemers qui devoient le plus m'en défabitfer. Elle n'a celfé que depuis mon retour ;ï Paris en 1770. Suppl. Tom. VU T.  434 Les Confessiohs. pas femblant de voir, je gagnai les deux parties que nous jouames. En finiffant, je lui dis d'un ton refpeétueux, mais grave: Monfeigneur, j'honore trop votre altefle féréniffime, pour ne Ia pas gagner toujours aux échecs. Ce grand prince, plein d'efprit & de lumières, & fi digne de n'être pas adulé, fentit en effet, du moins je Ie penfe, qu'il n'y avoit-la que moi qui Ie traiuffe en homme; & j'ai tout lieu de croire qu'il m'en a vraiment fu bon gré. Quand il m'en auroit fu mauvais gré , je ne me reprocherois pas de n'avoir voulu le tromper en rien, & je n'ai pas affurément a me reprocher non plus, d'avoir mal répondu dans mon cceur a fes bor.tés, mais bien d'y répondre quelquefois de mauvaife grace, tandis qu'il mettoit lui-même une grace infinie dans la manière de me les marquer. Peu de jours après, il me fit envoyer un panter de gibier, que je recus comme'je devois. A quelque temps de-la, il m'en fit envoyer ua autre; & 1'un de fes officiers des chaffes écri.it, par fes ordres, que c'étoit de la chaffe de fon Alteffe, & du gibier tiré de fa propre main. Jé le recus encore; mais j'écrivis a Mde. de Boufflers, que je n'en recevrois plus. Cette lettre fut généralement blamée-, & méritoit de I'être. Refufer des préfens en gibier d'un prince du fang, qui, de plus, met tant d'honnêteté dans 1'envoi, eft moins la délicateffe d'un homme fier qui veut conferver fon indépendance, que Ia rufiicité d'un  1 I V 1 E X. 435 mal-appris qui fe méconnolt. Je n'ai jamais relu cette lettre dans mon recueil, fans en rougir, & fans me reprocher de 1'avoir écrite. Mais enfin, je n'ai pas entrepris mes Confeffions pour taire mes fottifes, & celle-la me révolte trop moi-même, pour qu'il me foit permis de la diffimuler. Si je ne fis pas celle de devenir fon rival, il s'en fallut peu: car alors Mde. de B s étoit encore fa maitrefTe, & je n'en favois rien. Elle me venoit voir affez fouvent avec le chevalier de Lorenzy. Elle étoit belle & jeune encore, elle afFeftoit 1'efprit romain, & moi je 1'eus toujours romanefque; cela fe tenoit d'affez prés. Je faillis me prendre; je crois qu'elle le vit: le chevalier le vit auffi, du moins il m'en paria, & de manière a ne pas me décourager, Mais, pour Ie coup, je fus fage, & il en étoit temps, a cin-J quante ans. Plein de la Iecon que je venois de donner aux barbons dans ma lettre a d'Alembert, j'eus honte d'en profiter fi mal moi-même: d'ail. leurs, apprenant ce que j'avois ignoré, il auroit fallu que la tête m'eüt tourné pour porter fi haut mes concurrences. Enfin, mal guéri peut-être encore de ma paffion pour Madame d'H , je fentis que plus rien ne la pouvoit remplacer dans mon cceur, & je fis mes adieux a 1'amour pour le refte de ma vie. Au moment oü j'écris ceci, je viens d'avoir d'une jeune femme, qui avoit fes vues, des agaceries bien dangereufes, & avec des yeux bien inquiétans: mais fi elle a fait fera; T 2  43<5 Les Cosfess to ui. blant d'cub'ier mes douze luftres; pour moi, je Bï'en fuis fouvenu. Après m'être tiré de ce pas, je ne crairs plus de chütes, & je réponds de moi pour le reflc de mes jours. Mde. de B s s'étant appergue de l'émotion» qu'elle m'avoit donnée, put s'appercevoir auffi que fen avois triomphé. Je ne fuis ni affez fou, ni affez vain pour croire, avoir pu lui infpirer du goüt a mon age; mais fur certains propos qu'elle tint a Théièfe, j'ai cru lui avoir infpiré de la curiofité: fi cela eft, & qu'elle ne m'ait pas pardonné cette euiiofré fruftrée, il faut avouer que j'é.ois bien né pour être vicliue de mes foiblef. fes, puifque 1'amour vainqueur me fut fi funefte, & que 1'amour vaincu me le fut encore plus. ici finit le recueil des lettres qui m'a fetvi de guide dans ces ceux livres. Je ne vais plus marcr.er que fur la tracé de mes fouvenirs: mais ils font tels dans cette cruel'e époque, & laforte in> prtffion m'en eft fi bien reilée, que, perdu dans la mer imrrenfe de mes malheurs, je ne puis oubüer les détails de mon premier naufrage, quoique fes fuites ne m'oiTrent plus que des fouvenirs confus, Air.li. je puis marcher dans le livre fuivant avec ercoieaffez d'i,ffiirance, Si je vais plus loin, ce ne fera plus qu'en tatonnant. Fin du dixièni Lirn.  LES CONFESSIONS D E J. J. RO USSEAU. LlVttE 0 SZIEME. Q_o.que Ia Julie, qui depuis longtemps étoit fous prefTe, ne parut point encore a Ia fin de 1760, elle commencoit a faire grand bruit. Mde.. de Luxembourg en avoit parlé a Ia cour. Mada. me d'A a Paris. Cette dernière avoit même obtenu de moi pour St. L t la permifilon de la faire lire en manufcrit au Roi de Pologne, qui en avoit été encbanté. Duclos, a qui je Pavcis auffi fait lire, en avoit parlé a l'acaJémie. Tour Paris étoit dans 1'impatience da voir ce roman les lib^aires de Ia rue St. Jacques, & celui duPa'a's royal étoient affiégés de gens qui en demandoicr.t des nou,-elles. II parut enfin, & fort fuccès, contre 1'ordinaire, répondi: a 1'empreffeneit avec lequel il avoit é:é attendu. Mde. la Daupbine , qui 1'avoit Iu des prem'ères, en paria a M. de Luxembourg comme d'un ouvri^e iaviïfïnt. Les fentimens furent partagés CYe'z les fcfns ds !e:trv-s; unis dans Ie monde, il n'y eut T i  438 Les Confessions. qu'un avis, & ies femmes furtout s'enivrèrent & du livre & de 1'auteur, au point qu'il y en avoit peu, même dans les hauts rangs, dont je n'euffe fait la conquête, fi je 1'avois entrepris. J'ai de cela des preu es que je ne veux pas écrire, & qui, fans avoir eu befoin de 1'expérience, au. torifent mon opinion. II eft fingulier que ce livre ait mieux réuffl en France que dans le r^fte de 1'Europe, quoique les Francois, hommes & femmes , n'y foient pas fort bien traités. Tout au contraire de mon attente, fon moindre fuccès fut cn Suiffe, & fon plus grand a Paris. L'amitié 1'amour, la vertu règnent-ils donc a Paris plus qu'ailleurs? Non, fans doute; mais il y règne encore ce fens exquis qui tranfporte le ceeur, a leur image, & qui nous fait chérir dans les autres les fentimens purs, tendres, honnêtes que nous n'avons plus. La corruption déformais eft par-tout la même: il n'exifte plus ni mceurs, ni vertus en Europe; mais s'il exifte encore quelque amour pour elles, c'eft a Paris qu'on doit le chercher (*\ II faut, a travers tant de préjugés & de paffions faftices, favoir bien analyfer le cceur humain pour y démê er les vrais fentimens de Ia nature. Ii faut une délicatelTe de taét qui ne s'acquiert que dans 1'éducation du grand monde, pour j'écriyois ceci en 1769.  Livre XL 4?? fentir, fi j'ofe ainfi dire, les fineiTes de cceur dont cet ouvrage eft rempli. Je mets fans 'crain'e fa quatrième partie è cóté de la princtffe de G!è-7e ,- & je dis que fi ces deux morceaux n'euffent été lus qu'en province, on n'auroit jamais fenti tout leur prix. II ne faut donc pas s'étonner fi le plus grand fuccès de ce livre fut a Ia cour. II abonde en traits vifs, mais voilés, qui doivent y plaire, paree qu'on eft plus exercé a les pénétrer. II faut pourtant les y diftinguer encore. Cette ledture n'eft aflarément pas propre a cette forte de gens d'efprit qui n'ont que de Ia rufe, qui ne font fins que pour pénétrer le mal, & qui ne voient tien du tout oü il n'y a que du bien a voir. Si, par exemple, te Julie eüt été pubüée en certain pays que je penfe, je fuis sür que perfonne n'en eüt achevé la leéture, & qu'elle feroit morte en naiffant. J'ai ralfemblé la plupart des lettres qui me furent écrites fur cet ouvrage, dans une liaffe qui eft entre les mains de Mde. de Nadillac, Si jamais ce recueil paroit, on y verra des chofes bien fingulières, & une oppofition de juccment qui montre ce que c'eft que d'avoir a faire au public. La cbofe qu'on y a Ie moins vue, & qui en fera toujours un ouvrage unique, eft Ia fimplicité du fujet & Ia chüine de Tintérêt qui, cencentré entre trois perfonnes, fe foutient durant fix volumes, fans méchanceté d'aucune efpèce, ni dans T 4  44° Les Cosisssiok j. les perfonnages, ni dans les aft:cns. Dilerot a fait de grands complimens a Ricr-ardfon fur la prodigieufe variété de fes tableaux & fur la mul» titude de fes perfonnages; Ricbardfon a, en effet, le mérite de les avoir tous bien cara&érifés: mais quant a leur nombre , il a ce!a de. commun avec les plus infipiies romanciers, qui fuppléent è la ftéiilité de leurs idéés a force de perfjnnages ct d'aves tures. II eft aifé de réveiller l'attention en piéfentant inceffamment & des événemens i^ot/ïs & de nouveaux vifeges, qui paffent comme les figures de la lanterne magique; mais de fou enir toujours cette attention fut les mêmes objets & fans aventures merveilleufes, cela, certainement, tft plus difficile, & fi, toute chofe égale, la fmpliciié du fi'jet ajoute a la beau é de 1'ouvrage, les romans de Richardfon , fupérieurs eu tant d'autres chofes, ne fauroient, fur cet article, entrer en parallèle avec le mien. 11 eft mort, cependant, je le fais, & j'en fais la caufe; mais il reflufcitera. Toute ma crainte étoit qu'a force de fïmplicité, ma marche ne füt ennDyeufe, & que je n'euffe pu rourrir affez 1'inférêt pour !e foutenir jufqu'au bout. Je fus ralTuré psr un fait qui, feul, m'a p!us flatté que tous les complimens qu'a pu m'attirer cet ouvrage. ll parut au commencement du carnaval. Un colporteur le porta a Mde. la princeffe de Tal- mont  L ï V E E XI. 44! JJiont (*), un jour de bal de l'opéra. Après fou per, eile fe fit habiller pour y aller, & en attendant Tbeure, elle fe mit a lire le nouveau roman. A minuit, elle ordoflna qu'on mk fes chevaux, continué de lire. On vint lui dire que fes chevaux étoient mis; elle ne répondit rien. Ses gens voyant qu'elle s'oublioit, vinrent 1'averfir qu'il étoit deux heures. Rien ne preffe encore, dit-elle, en lifant tou;ours. Quelque temps aprè?, fa montre étant anêrée, elle fonna pour favoir queile heure il étoit. On lui dit qu'il étoit quatrè heures. Cela étant, dit-elie, il eft trop ta'fd pour aller au bal, qu'on óte mes chevaux. Elle fe fit déshabiller, & paffa le refte de la nuit a lire. Depuis qu'on me raconta ce trsi'r, j'ai tötï» jours defiré voir cette Dame, non-feulement pour favoir d'elle-même s'il eft exactetnent vrai; mais auffi paree que j'ai toujours cru qu'on re pouvoit prendre un inérêt fi vif a 1'Héloïfe, fans a-oir ce fixième fens, ce fens moral dont ft peu tü coeurs font doués, & fans lequel nul ne f&ïöö entendre le mien, Ce qui me tenüt les femmes fi favorables, fut la perfuafion oü elles furent que j'avois éc it ma propre hiftoire, & que j'étois moi-même le héros de ce roman. Cette croyance étoit fi bien établie ; (*) Ce n'eft pas elle, mais une autr» Dame i! i?: j' gnore le nom, T 5  442 Les Confëssiohs." que Mde. de Polignac écrivit a Mde. de V n pour Ia prier de m'engager a lui laiffer voir Ie portrait de Julie. Tout le monde étoit perfuadé qu'on ne pouvoit exprimer fi vivement des fentimens qu'on n'auroit point éprouvés, ni peindre ainfi les tranfports de 1'amour , que d'après fon propre cceur. En cela , 1'on avoit raifon, & il eft certain que j'écrivis ce roman dans les plus brülantes extafes; mais on fe trompoit en penfant qu'il avoit fallu des objets ïeels pour les produire; on étoit loin de cor.cevoir a quel point je puis m'enflammer pour des êtres ima^inaires. Sans quelques réminifcences de jeuijeffe & Mde. d'H , les amours que j'ai fentis & décrits, n'zuroient été qu'avec des fylpbides. Je ne voulus ni confirmer ni détruire une erreurqui m'étoit avantageufe. On peut voir, dans la préface en dialogue , que je fis imprimer a pait, comment je laiffai la-deffus le public en fufptns. Les rigoriftes difent que j'aurois du déclarer la vérité tout rondement. Pour moi, je ne vois pas ce qui m'y pouvoit obliger, & je crois qu'il y auroit eu p'us de bêtife que de franchife a cette déclaration faitefans néceffité. A peu prés dans le même temps, parut la Paix ferpctuelle, dont 1'année précéde.ite j'avois cédé Ie manufcrit a un certain M. de Baftide, auteur d'un journal, appellé le Monde; dans lequel il vouloit, bon gré malgré, fourrer tous mes maEufcritf. II étoit de la connoiffanee de M. Duclos,  Livre XL 4+3 & vint, en fon nom, me prelTer de lui aider a rempür le Mondt. Il avoit ouï parler de la Julie, & vouloit que je la miffe dans fon journal: il vouloit que j'y miffe YEmile ; il auroit voulu que j'y miife le Contrat focial, s'il en eüt foupconné 1'exiftence. Enfin excédé de fes importur.ités , je pris le parti de lui céder pour douze louis mon extrait de la Paix perpétuelle. Notre accord étoit qu'il s'imprimeroit dans fon journal; mais fitót qu'il fut propriétaire de ce manufcrit, il jugea è propos de le faire imprimer a part, avec quelques retranchemens que le cenfeur exiges. Qu'eüt-ce été, fi j'y avois joint mon jugement fur cet ouvrage, dont trè>heureufement je ne parlai point a M. de Baflide, & qui n'entra point dans notre marché ? Ce jugement eft encore en manufcrit parmi mes papiers. Si jamais il voit le jour, on y verra combien les plaifanteries & le ton fuffifant de Voltaire, a ce fujet, m'ont dü faire rire, moi qui voyois fi bien la portée de ce pauvre borotne dans les matieres politiques dont il fe mêloit de psiler. Au milieu de mes fuccès, dans le public, & de la faveur des Dames, je me fentois déchoir a 1'r.ótel de Luxembourg, non pas auprès de M. le Maréchal, qui fembloit même /edoubler chaque jour de bontés & d'amitiés pour moi, mais auprès de Mde. la Maréchale. Depuis que je n'avois plus rien a lui dire , fon appartement m'étoit moins ouvert, & durant les voyages de MontmoT 6  444 Lis Codpesüons. renci, quoique Je me préfentaffe affez ex-'étement, je ne la voyois plus guère qu'a table. Ma place même n'y étoit plus aufïï marquée a cóté d'elle. Comme elle ne me 1'offroit plus , qu'elle me parloit peu, & que je n'avois pas non plus gr^nd* chofe a lui dire, j'aimois autant prendre une autre place oü j'étois plus a mon aife, fur-tout Ie foir; car machinalement je prenois peu a peu 1'habitude de me placer plus pres de M. le Ma'échat. A propos du foir, je me fouviens d'avoir dit que je ne foupois pas au chateau, & cela étoit vrai dans le commencement de Ia connoifTance ; mais comme M. de Luxembourg ne dinoit point, & r.e fe mettoit pas même a table, il arriva de-la qu'au bout de plufieurs mois, & déja tres famiüer dans la maifon, je n'avois encore jamais mangé avec lui. II eut la bonté d'en faire la remarque, C=Ia me détermina d'y fcuper quelqu-.-fois quand il y avoit peu de monde , & je m'en trouvois tres bien , vu qu'on dinoit prefqu'en 1'air , & , comme on dit, fur Ie bout du banc; au lieu que le fouper étoit tres long, paree qu'on s'y repo'bir avec plaifir au retour d'une longue promenade; très-bm, paree que M. de Luxembourg aimoit la* bonne chère; & très-agréable, paree que M. deLux;mbourg en faifoit les honneurs a cbarmer. Sans cete explication 1'on entendroit difficilement la fin d'une lettre de M de Luxembourg, oü il' me ei: qu'il fe rappele avec délices nos promenades; furto.t, ajoute-t-il, cjwnl, en rentrant les  L I V K TE XI. 445 foirs dans Ia cour, nous n'y trouvions point de traces de caroffes; c'eft que, coi.me on païTöil tous les rriatins le ratfau fu; le fable de la cour, pour effacer les ornietei ,je jugecispar le nombre de ces traces, du monde qui étoit futvenu dans 1'aptès - midi. Cette année 1761 mit Ie comble aux prrtes continuelles que fit ce bon feigneur depu s que j'avois l'honneur de le voir; comme fi les maux que me préparoit la deftinée, euflèht ét commencer par 1'homme pour qui j'avois le plus d'attachement, & qui en étoit le plus digne. La première année', ii peidit fa fceur, Madame la duchtffe de Viüeroy; Ia feconde, il peidit fa fille, Mi* dame la priccefte de Robeck; la troifième, il perdit dans le duc de Montmorenci, fon fils mrque; &, dans le comte de Luxembourg, fon peiit-fiis, les feuls & derniers Lutiens de fa branche & de fon nom. 11 fupporta toutes ces pertes avec un courage apparent; ma's fon creur ne ctffa de fargntr en dedans tout le refte de fa vie, & fa fanté ne fit plus que décliner. La mort impréïue & tragique de fon fils dut lui être d'autant plus fenfible, qu'elie arriva préciféi.ent au moment oü Ie roi venoit de lui accorder pour fon fils, & de lui promettre pour fon petit-fil», Ia farvivance de fa charge de eapitain'edesgarJesi du-corps. 11 eut la douleur de voir t'éteii dre peu-a-peu ce deiüer enfant de la plus grande T 1  446" Les C o n f e s s i o n s. efpérance, & cela par 1'aveugle confiance de Ia mère au médecin , qui fit périr Ce pauvre enfant d'icanition, avec des médecines, pour toute nourriture. Hélas! ii j'en euffe été cru, Ie grand» père & le petit-SIs feroient tous deux encore en vie. Que ne dis-je point, que n'écrivis-je point a Madame de Montmorenci, fur Ie régime plus qu'auftère que, fur Ia foi de fon médecin, elle faifoit obferver a fon fils! Madame de Luxembourg, qui penfoit comme moi, ne vouloit point ufurper Pautorité de la mère; M. de Luxembourg, homme doux & foible ,n'aimoit point a contrarier.Madame de Montmorenci avoit dans B...,. une foi, dont fon fis finit par être la viclime. Que ce pauvre enfant étoit aife quand il pnuvoit obtenir Ia permiffion de venir a Mont-Lcuis avec Madame de Boufflers, demander a' goüter a Thé« ïèfe, & mettre quelque a'iment dans fon eftomac affamé! combien je déplorois en moi-même les mifères de la grandeur, quand je voyr is cet unique héritier d'un ii grand bien, d'un fi grand nom, de tant de titres & de dignités, dé orer, avec 1'avidité d'un mendiant, un pauvre petit morceau de pain! eijfin, j'eus beau dire & beau faire, Ie médecin triomrha, & l'erfant mourut de faim, La même confiance aux chailatans, qui fit périr le petit-fils, creufa le tornbeau du gran I-père, & il s'y jcignit de . lu> Ia pufiilanimi'é du voulpja fe diflimuler les inlirmités de 1'age. M, de Luiem-  L i v i t XI, 447 bourg avoit eu par intervalles quelques douleursau gros doigt cu pied; il en eut une atteinte a Montmorenci, qui lui donna de Tinfomnie, & un peu de hèvre. J'ofai prononcer le mot de goutte; Madame de Luxembourg me tanca. Le valet-de-chambre, chirurgien de M. le Maréchal, foutint que ce n'étoit pas Ia goutte, & fe mit a panfer la partie fouffrante avec du beaume tranquille. Malheureufement la douleur fe calma, & quand elle revint, on ne manqua pas d'employer k même remède qui 1'avoit o'mée: Ia confti'.ution s'a'.téra, les maux augmentèrent & les remèdes en même raifon. Madame de Luxembourgr qui vit bien enfin que c'étoit la goutte, s'oppofa a cet infenfé traitement. On fe cacha d'elle, & M. de Luxembourg périt par fa faute au bout de quelques années, pour avoir vou'u s'obftiner a guérir. Mais n'anticipons point de fi loin fur les malheurs; combien j'en ai d'autres a narrer avanc celui-la I 11 eftfingulier avec queile fatalité toutce que je pouvois dire & faire, fembloit fait pour déplaire a Madame de Luxembourg, lors même que j'avois Ie plus & cceur de conferver fa bienveillance. Les afflictiors que M. de Luxembourg éprouvoit, coi-p fur coup, ne faifoient que m'attacher a Madame de Luxembourg: car ils m'ont toujours paru fi fincérement unis, que les fentimens qu'on avoit pour 1'un, s'étendoient néceffairement a l'autre. M. Ie Maréchal vieilliffoit. Son affiiuité  448 Les Confessionü. a Ia conr, les füns qu'e:le entralnoit, les efrafv fes cor.cinuelles Ia fatigue, furtout ciu fervice durant fon quartier, auroient deinandé Ia vigucuï d'un jeune homme, & je ne voyois plus rien qui pu; foutenir Ia fienne dans cette carrière. Fuifqus fes diénités devoient être difperféas, & fon nom éteint aprè« lui, peu lui importoit de continuer une vié laborieufe, dont 1'objet principal avoit été de mé.-.ager la faveur du prince a fes enfans. Un jour que nous n'étions que nous trois , & qu'il fe plaignoit des fa igues de la cour, erf homme que fes pertes avoient découragé; j'ofai par'er de retraite, & lui donner Ie confeil que Cyneas donnoit a Pyrrhus: il foupira, & ne répondit pas décifivement. Mais, au premier mo« ment oh Madame de Luxembourg me vit en particulier, elle me relanca vivement fur ce confeil qui me parut 1'avoir alarmée. Elle ajouta une chofe dont je fentis la juftefie, & qui me fit renoncer a retoucher jamais la même corde; c'eft que la longue habifude de vivre a la cour devenoit un vrai befoin , que c'étoit même en ce moment une diffipation pour M. de Luxembourg, & que la retraite que je lui confeiüois , feroit moins un repos pour lui qu'un exil , oü 1'oifiveté, 1'ennui, la iriikffe, achèveroient bientót de le confumer. Quoiqu'elle dut voir qu'elle m'avoit perfuadé, quoiqu'elle dfit compter fur la promtife que je lui fis & que je lui tins, elle ne paiut jamais bien tianquiihfte a cet égard, & je  Livre XI. 440 me fuis rappelé qae depuis lors mes tête-è-fêtes avec M. Je Maréchal avoient été plus rares & prefque toujours interrompus. Tandis que ma balourdife & mon guigron me nuifoient ainfi de concert auprès d'elle , les gens qu'elle voyoit & qu'elle aimoic le plus ne m'y fer-oient pas. L'abbé de B s fur-tout, jeune homme auffi brillant qu'il foit poffible de 1'être, re me parut jamais bien difpofé pour moi, & con feulement il eft le feul de la fociéré de Ma. dame la Maréchale, qui ne m'ait jamais marqué la moindre attention ; mais j'ai cru m'appercevoir qu'a tous les voyages qu'il fit a Montmorenci, je perdois quelque chofe auprès d'elle, & il eft vrai qu3, fans même qu'il le voulut, c'étoit affez de fa feule préfence: tant la grace & le fel de fes gentilltffes appéfantiflbient encore mes lourds ffrrop"jri'J' Les deux premières années, il n'éto't prefque pas venu a Montmorenci, & par l'indulgence do Madame la Maréchale je m'étois paffab.ement foutsnu ; maïs mot qu'il parut un peu de fuite, je fus écrafé fms retour. J'aurois voulu me refugiér fous fon ai'e , 6? faire en forte qu'il me prit en amtiié. mais la m'êmd mSufTaièriè qui me faifoit uo befoin de lui plaire, m'empêcha d'y réuffir, & ce que je fis pour cela mal-a droitement, acheva de me perdre auprès de Madame la Maréchale. fans m'ètre uüie a:près de lui. Avec autant d'efprit il eu' pu réuffir a tout, mais 1'impoflïbiüté de s'appliqdéï ét ie goüt de  4J0 Les Conpessioiïs. Ia diffipation , ne lui ont permis d'acquérir que des derai-talens en tout genre. En revanche il en a beaucoup & c'eft tout ee qu'il faut dans le grand monde oü il veut briiler. II fait très-bien de petits vers, écrit très-bien de perites lettres, va jouaillant un peu de peinture au paftel. Il s'avifa de vouloir faire le portrait de Madame de Luxembourg; ce portrait étoit horrible. Eüe prétendoit qu'il ne lui reflembloit point du tout, & cela étoit vrai. Le traitre d'abbé me confulta, & moi, comme un fot & comme un menteur, je dis que le portrait reffembloit. Je voulois cajoler l'abbé , mais je ne cajolois pas Madame la Maréchale, qui mit ce traie dans fes regiftres, & l'abbé, ayant fait fon coup , fe moqua de moi. J'appris, par ce fuccès de mon tardif coup d'eflai, è ne plus me mêler de vouloir flagorner & flatter, malgré Minerve. Mon talent étoit de dire aux hommes des vérités utiles, mais dures, avec aflez d'énergie & de courage; il falloit m'y tenir. Je n'étois point né, je ne dis pas pour flatter, mais pour louer. La mal -a 'rtffe des iouanges que j'ai voulu donner. m'a fa:t plus de mal que 1'apreté de mes cenfure--, J'en ai a citer ici un exemple fi terrible que fes fuitcs ont non - feulemert fait ma deftinée pour le refte de ma vie, mais décide, ront peut-être de ma réputation dans toute la poftéri'.é. Durant ksvo;apes ds Monmorerci, M. de  Livre XI. 451 Choifeul veno't quelquefois fouper au chateau. II y vint un jour que j'en fortois. On paria de moi, M. de Luxembourg lui conta mon hiftoire de Venife avec M. de M M. de Choifeul dit que c'étoit dommage que j'eufïe abandonué eette carrière, & que fi j'y voulois rentrer, il rie demandoit pas mieux que de m'occuper. M. de Luxembourg me redit cela; j'y fus d'autant p'us fenfible, que je n'ëtois pas accoutumé d'être gaté par les miniftres, & il n'eft pas sur que, malgré mes réfolutions, fi ma fanté m'eüt permis d'y fonger, j'euffe évité d'en faire de nouveau la folie. L'ambition n'eut jamais chez moi que les courts intervalles oü toute autre paffion me laifibic libre; mais un de ces intervalles eüt fufK pour me rengager. Cette bonne intention de M. de Choifeul m'affectionnant a lui, accrut 1'efiime que, fur quelques opérations de fon miniflère, j'avois conque pour fes talens, & Ie pacle de familie en particulier me parut annoncer un homme d'état du premier ordre. II gagnoit encore dans mon efprit au peu de cas que je faifois de fes pré- décefieurs, fans excepter Mde. deP r, que je regardois coxme une freon de premier miniftre-; & quand Ie bruit coarut que, d'elle ou lui, 1'un des deux expulferoit l'autre, je cru: faire des vceux pour Ia gloire de la France, en en faifant pour que M. de Choifeul triomphat. Je m'étois fenti de tout temps pour Mde. de P r de Pantipathie, même ayant fa fortune; je ''avois vue chez Mde.  452 Les C o » t e ü i J o k t de Ia Popliniè-e, portantencore le nom de Mde. d'E s. Depuis lórs, j'avois été mécontent de fon filence au fujet de Diderot, & de tous fes procédés par rapport k moi, tant au fujet des Fit» d: Ram're & des Mufes galantes, qu'au fujet du Divin du viliage, qui ne m'avoit valu, dans aucun genre de produit, des avantages pro* portionnés k fes fuccès, •& dans tou'es les occa* fions je I'avois toujours trouvée très-peu difpofée k m'obliger; Ce'qui n'empêcha pas Ie chevalier de Lorenzy de me propofer de faire quelque chofe a la louange de cette dame, en m'influuant qus cela pourroit m'être u'ile. Cette propofition m'indigna d'autant pius, que je vis bien qu'il ne le faifoit pas de fon chef, fachant que cet homme, nul par lui-même, ne penfe & n'agit que par 1'impu'fion d'autrui. Je fais trop peu me Contraindre pour avoir pu lui cacher mon dédain pour fa propofition , ni k perfonne mon peu de penchant P"ur- Ia favorite; e'le Ie connotffoit , j'en étois sfir, & tout cela inê'oit mon intérêt propre a mon inclination naturelle dans les vceux que je faifois pour M. dc Chaifeul. Prévenu d'eftime pour fes talens, qui étoient tout c^ que je connoiffois de lui, plein dé reconnoiffince pour fa bonne vo'onté. ignorant d'aillturs dms ma retraite fes gofits & fa manière de vivre, je Ie regardois d'avance comme le vëngeur du public & Ie mien; & met'ant a'ors la dernière tnain au Co-urx dxid', j'y marquai, dans uti feul  Livre XI. 453 trait, ce que je penibis des précédens minifhes, & de celui qui comnier.coit a les éclipfer. Je manquai, dans cette occafion, a ma plus conftan e maxime , & de - plus, je ne fongeai pas que, quand on veut louer & blamer fortement dans un rrême article, fans nommer les gens, il faut tellenent approprier la louange a ceux qu'elle rt^arde, que le plus ombrageux amour-propre ne puiffe y trpuvtr ce qui-pio-quo. J'étois ladeffus dans une fi folie fécuité, qu'il r.e me vint j as n ê ne a i'tfprit que quelqu'un püt prendre le change. On verra bienötfi j'eus faifon. Une de mes chances étoit d'avoir toujours dans mes Iiaifons des femmes .auteurs. Je croyois au moirs parmi les grands éviter cette chance. Point du tout: ei.'e m'y fuivoitencore. Miie.de Luxetnbourg ne fut pourtant jamais, que je fachi, atteinte de cette marde; mais Mde. la comteffe de B s le fut. E le fit une tragédie en profe, qui fut d'abord Iue, promenée & prönée dans la fociété de M. le pri: ce de Conti, & fur laquelle, non cortente de tant d'éloges, tlle voulut aufïï me confiilter ronr avoir le tuien. Elle 1'eut, mais moié é, tel que le méritoit- 1'ouvrage. Elle eut de plus 1'ayertifFtment que je crus lui devoir, que fa pièce, irjii'ulée l'Efclaye, gér.értvx, a . oit un trés giand rapport a ure p;èce angloife, aflez peu contue, raai* pourtant traduite, intitulée Oioonoko. Mee. de B s me remercia de 1'avis, en m'af- furant touttfo's que fa pièce ne reffembloit point;  454 Les Contessiohs. du tout a l'autre. Je n'ai jamais parlé de ceplagiat a perfonne au monde qu'a elle feule, & cela pour remplir un devoir qu'elle m'avoit impofé; cela tiem'a pas empêché de me rappeler fouvent depuis lors, le fort de celui que remplit Gil-Blas ptès de 1'archevêque prédicateür. Outre l'abbé de B s, qui ne m'aimoit pas, outre Mde. de B s, auprès de laquelle j'avois des torts que les femmes ni les auteurs ne pardonnent pas, tous les autres amis de Mde. la Maiéchate m'ont toujours paru peu difpofés a être des miens, entr'autres M. le préfident Hénault, lequel, enrölé parmi les auteurs, n'étoit pas exempt de leurs défauts; entr'autres auffi Mde. du DefFand & Mlle. de LefpinaiTe, toutes deux en grande liaifon avec Voltaire, & intimes amies de d'Alembert, avec lequel la dernière a même fini par vivre, s'entend en tout bien & en tout honneur, & cela ne peut même s'entendre autrement. J'avois d'abord commencé a m'intérefTer fort a Mde. du DefFand, que la perte de fes yeux faifoit aux miens un objet decommifératior; mais fa manière de vivre fi contraire a la mienne, que 1'heure du lever de 1'un étoit prefque celle du coucher de l'autre; fa paffion fans bornes pour le petit bel-efprit; 1'importance qu'elle donnoit, foit en bien, foit en mal, aux moindres torcheculs qui paroiffbient; le defpotifme & 1'emportement de fes oracles; fon enttouement outré pour ou contre toutes chofes, qui ne lui permettoit de  Livre XI. 455 parler de rien qu'avec des convulfions; fes préjugés incroyable*,' fjn •invfndSle obfïination, 1'enth'oufiafme' de- déraifon oü fa porroit 1'opiniatreté dè' fes Jugemens paffionnés; tout cela me rebuta bientót des foins que je voulois lui rendre; je la négligeai, elle s'en appereut; c'en fut affez pour Ia mettre en fureur, & quoique je fentiffe affez combien une femme de ce caractère pouvoit être è craindre, j'aimai mieux encore m'expofer au fléau de fa haine qu'a celui de fon amitié. Ce n'étoit p3s affez d'avoir fi peu d'amis dans la fociété de Mde. 8e Luxembourg, fi je n'avois des ennemis dans fa familie. Je n'en eus qu'un, mais qui, par la pofition oü je me trouve aujourd'hui, en vaut cent. Ce n'étoit affurément pas M. Ie duc de Villeroy fon frère: car, non-feulement il m'étoit yenu voir, mais il m'avoit invité p'ufieurs fois d'aller a Villeroy: & comme j'a« vois répondu a cette invitation avec autant de refpe£l & d'honr.êttté qu'il m'avoit été poffible, partant de cette réponfe vague comme d'un confenterr.ert, il avoit arrangé avec M. & Mde. de Luxembourg im voyage d'une quinzaine de jours , dont je devois être, & qui me fut propofé. Com. me les foins qu'exigeoit ma fanté ne me permettoient pas alors de me déplacer fans rifque, je priai M. de Luxembourg de vouloir bien me dégager. On peut voir par fa réponfe que cela fe fit de Ia meilleure grace du monde, & M. de Villeroy ne m'en témoigna pas moins de bonté  456 Les Confessions.' qu'auparavant. Son neveu & fon héritier, Ie jeune marquis de V , ne participa pas a la bienveillance dont m'honoroit fon oncle.ni aufli, je 1'avoue, au refpect que j'avois pour lui. Ses airs éventés me Ie rendirent iniupportable, & mon air froid m'attira fon averfion. II fit même ' un foirj a table, une incartade dont je me tirai mal, paree que je fuis béte, fans préfence d'ef- ' prit, & que Ia colère, au lieu d'aiguifer le peu que j'en ai, me 1'öte. JVois un cbien qu'on m'avoit donné tout jeune, prefqu'a mon arrivée a I'flerm'tage, & que j'avois alors appe'é da:. Ce cbiëo, non beru, mals rare en fon efpèce, duqupl j'avois fait mon compagnon, mon ami, & qui certainement mér.toit mieux ce titre que la oiupart de ceux qui i'ont pris étoit devenu célè'"re au chateau de Montmorenci par fou naturel aimant, fenfible & par 1'attachement que nous avions 1'un pour l'autre; mais par une pufillanimité fort fotte , j'avois chingé fon nom en celui de tarc, comme s'il i'y avoit pas des multifudes de chiens qui s'appellent Marquis, fans qu'aucun marquis s'en fache. Le marquis de V , qui fut ce changement de non), me pouffa tellement la-deflus, que je fus oblfgé de conter en pleine table ce que j'avois fait. Ce qu'il y avoit d'offenfant pour le nom de duc, dans cette hiftoire, n'étoit pas tant de le lui avoir óté. Le pis fut qu'il y avoit la plufieurs ducs; M. de Luxembourg 1'étoit, fon fils 1'étoit: le marquis de V. fait * pour  Livre XI. 457' pour Ie devenir, & qui 1'eft aujourd'hui, j'ouit avec une cruelle joie de 1'embarras oü il m'avoit mis, & de I'effet qu'avoit produit cet embarras. On m'affura Ie lendemain que fa tante 1'avoit vivement tancé la-deffus; & 1'on peut juger ii cette réprimande, en la fuppofant réelle, a dü beaucoup raccommoder mes affaires auprès de lui. Je n'avois pour appui contre tout cela, tant l 1'hótel de Luxembourg, qu'au Temple, que Ie feul chevalier de L y, qui fit profeffion d'être mon ami; mais il 1'étoit encore plus de d'Alembert, a 1'ombre duquel il paffoit chez les femmes pour un grand géomètre. 11 étoit d'ailleurs Ie iigisbée, ou plutót le complaifant de Mde. la comteffe de B s, très-amie elle-même de d'AIembert, & Ie chevalier de L.....y n'avoit d'exiftence & ne penfoit que par elle. Ainfi , loin que j'euffe au - dehors quelque corttrepoids a mon ineptie, pour me foutenir auprès de Mde. de Luxembourg, tout ce qui 1'approchoit, ferablöit concourir k me nuire dans fon efprit. Cepindant, outre 1' Emile dont elle avoit voulu fe charger, elle me donna dans le même temps une autre marqué d'intérêt & de bienveillance, qui me fit croire que, même en s'ennuyant de moi , elle me confetveroit toujours 1'amitié qu'elle m'avoit tant de fois promife pour toute la vie. Sitót que j'avois cru pouvoir compter fur ce fentiment de fa part, j'avois commencé par fou» Suppl. Tom. VII. V  45? Les C o n f ï s s i o n s. lager mon cceur, auprès d'elle, de 1'aveu de toutes mes fautes, ayant pour maxime inviolable avec mes amis, de me montrer a leurs yeux exactement tel que je fuis, ni meilleur, ni pire. Je lui avois déclaré mes Iiaifons avec Thérèfe, & tout ce qui en avoit réfulté, fans omettre de quelle facon j'avois difpofé de mes enfans. Elle avoit recu mes confeflions très-bien, trop bien même, en m'épargnant les cenfures que je méritois, & ce qui m'émut furtout vivement, fut de voir les bontés qu'elle prodiguoit a Thérèfe, lui faifant de petits cadeaux, 1'envoyant chercher, 1'exhortant a 1'aller voir, la recevant avec cent careifes & 1'embraiTant trés fouvent devant tout le monde. Cette pauvre fille étoit dans des tranfports de joie & de reconnoiffance qu'affurément je partageois bien, les amitiés dont M. & Madame de Luxembourg me combloient en elle, me touchant bien plus vivement encore que celles qu'ils me faifoient direétement. Pendant affez long-temps les chofes en reftè•rent-!a: mais enfin, Mde. la Maréchale pouffa la bonté jufqu'a vouloir retirer un de mes enfans. Elle favoit que j'avois fait mettre un chiffre dans les langes de l'ainé; elle me demanda le doublé de ce chiffre; je le lui donnai. Elle employa , pour cette recherche, la Roche, fon valet-dechambre & fon homme de confiance, qui fit de vaines perquifnions & ne trouva rien, quo'qu'au bout de douze ou quatorze ans feuleraent, fi le3  Livre XI. 459 regiftres des Enfans - trouvés étoient bien en ordre, ou que la recherche eüt été bien faite, ce chiffre n'eut pas dü être introuvable. Quoi qu'il en foit, je fus moins fiché de ce mauvais fuccès, que je ne 1'aurois été, fi j'Jvois fuivi cet enfant dès fa naifftnce. Si è 1'aide du renfeignement on m'eüt préfenté quelqu'enfant pour le mien, le doute, fi ce 1'étoit bien en effet, fi on ne lui en fubftituoit point un autre, m'eüt refferré le cceur par 1'incertitude & je n'aurois point goüté, dans tout fon charme, le vrai fentiment de la nature : il a befoin, pour fe foutenir, au moins durant 1'enfance, d'être appuyé fur 1'habitude. Le long éloignement d'un enfant qu'on ne connoit pas encore, affjiblit, anéantit enfin les fent'mens paternels & maternels , & jamais on n'aimera celui qu'on a mis en nourrice, comme celui qu'on a nourri fous fes yeux. La réflexion que je fais ici peut exténuer mes torts dans leurs effets, mais c'eft en les aggravant dans leur fource. II n'eit peut-être pas inutile de remarquer que, par 1'entremife de Thérèfe, ce même la Roche fit connoifTance avec Mde. le Vaffeur, que G.... continuoit de tenir i Deuil a la porte de la C e, & tout prés de Montmorenci. Quand je fus parti, ce fut par M. la Roche que je continuai de faire remettre a cette femme, l'argent que je n'ai point ceffé de lui envoyer, & je crois qu'il lui portoit auffi fouvent des préfens de la part de Mde. la Maréchale ; ainfi ells V *  •3j.6o Les Comfessions.' n'étoit fórement pas a plaindre , quoiqu'elle fe plaignit toujours. A 1'égard de C...., comme ja ii'aime point k parler des gens que je dois haïr, je n'en parlois jamais a Mde. de Luxembourg que malgré moi; mais elle me mit plufieurs fois fur fon chapitre, fans me dire ce qu'elle en penfoit, & fans me laiffer pénétrer fi cet homme étoit de fa connoiflance ou non. Comme Ia réferve avec les gens qu'on aime, & qui n'en ont point avec nous, n'eft pas de mon goüt, fur - tout en ce qui les regarde, j'ai depuis lors penfé quelquefois a celle-la; mais feulement quand d'autres évènemens ont rendu cette réflexion naturelle. Après avoir demeuré long.temps fans entendre parler de YEmile, depuis que je 1'avois remis i Mde. de Luxembourg, j'appris enfin que le m2rché en étoit conclu a Paris avec le libraire Duchefne, & par celui-ci avec Ie libraire Néaulme d'Amfterdam. Mde. de Luxembourg m'envoya les deux doublés de mon traité avec Duchefne, pour les figner. Je reconnus 1'écriture pour être de la même main dont étoient celles des lettres de M. de M s qu'il ne m'écrivoit pas de fa propre main. Cette certitude que mon traité fe faifoit de 1'aveu & fous les yeux du magiftrat, me Ie fit figner avec confiance. Duchefne me donj.oit de ce manufcrit fix mille francs, la moitié comptant, & je crois cent ou deux cents exemplaires. Après avoir figné les deux doub'es, je \ps renvoyai tous deux k Madaare de Luxern-  L i v * ï XI. +rjr fcönrg , qui 1'avoit ainfi defiré: elle en donna un a Duchefne, elle garda l'autre, au lieu de me Ié renvoyer, & je ne 1'ai jamais revu. La connoifTance de M. & Madame de Luxern-Bourg, en faifant quelque diverfion a mon projet deretraite, nem'y avoit pas fait renoncer. Même au temps de ma plus grande faveur auprès de Madame la Maréchale, j'avois toujours fenti qu'il n'y avoit que mon fincère attachement pour M. Ie Maréchal & pour elle, qui püt me rendre leurs entours fupportables & tout mon embarras étoit de concilier ce même attachement avec un genre de vie plus conforme a mon goüt, & moins Contraire a ma fanté, que cette gêne & ces foupers tenoient dans une altératicn continuelle, malgré tous les foins qu'on apportoit a ne pas m'expofer a la déranger; car fur ce point, comme fur tout autre, les attentions furent pouifées auffi loin qu'il étoit pofiible, & par exemple, tous les foirs après foupé, M. le.Maréchal qui s'alloit coucher de bonne heure, ne manquoit pas de m'emmener bon gré malgré, pour m'al'Ier coucher auffi. Ce ne fut que quelque temps avant ma cataflropbe, qu'il ccffa, je ne fais pourquoi,d'avoir cette attention. Avant même d'appercevoir le refroidiffemenC" de Malame Ia Maréchale, je defirois, pour'ne m'y pas exporer, d'exécuter mon ancien projet;: Biïis les mo;tens me manquant pour cela, je fus •bi%é- d'at-tenJre la- conclufion du traité de 1 £V *  4Ö2 Les Cosjessions. mile, & en attendant je mis Ia dernière main au' Cantrot Sodol , & 1'envoyai a Rey , fixant le prix de ce manufcrit a mille francs , qu'il me donna. Je ne dois peut-être pas omettre un petit fait qui regarde ledit manufcrit. Je Ie remis bien cacheté a Du Voifin, miniftre du pays de Vaud, & chapelain de 1'hótel de Hollande, qui me ve. noit voir quelquefois, & qui fe chargea de 1'ea» voyer a Rey , avec lequel il étoit en iiaifon» Ce manufcrit, écrit en menu caraftére , étoit fort petit, & ne rempliiToit pas fa poche. Cependant, en paffant Ia barrière, fon paquet tomba, je ne fais comment, entre les mains descornmis qui 1'ouvrirent, 1'examinè ent & Ie lui rendirent enfuite, quand i! 1'eut réclamé au nomde 1'ambaffideur; ce qui le mit rr portée de ielire lui-même, comme il me marqua naïvement avoir fait, avec force éloges de 1'ouvrage, & pas un mot de critique ni de cenfure, fe réfervant fans doute d'être le vengeur duchaftianifme, lorfque 1'ouvrage auroit paru. II recacheta le ma» nufcrit & 1'envoya a Rey. Tel fut en fubftancele narré qu'il me fit dans la lettre oü il me rendit compte de cette affaire, & c'eft tout ce que j'en ai fu. Outre ces deux livres & mon DiBmmire di mufique, auquel je travaillois toujours de temps en temps, j'avois quelques autres écrits de mciidre importance tous en état de paroitre, & que  Livre XI. 463 fe trie propofois de donner encore, foit féparément, foit avec mon recueil général, fi je Tenfreprenois jamais. Le principal de ces écrits, dont la plupart font encore en manufcrit dans les mains de Du P...... étoit un EiTai fur 1'origine des lan- gues, que je fis lire a M. de M s, & au Chevalier de L...y, qui m'en dit du bien. Je corriptois que toutes ces productions raiïemblées, me vaudroient au moins, tous frais faits, un capital de huit a dix mille francs, que je voulois placer en ren'e viagère, tant fur ma tête que fur celle de Thérèfe; après quoi nous irions, comme je 1'ai dit, vivre enfemble au fond de quelque Province, fans plus m'occuper moi-même d'autre chofe que d'achever paifiblement ma carrière, en continuant de faire autour de moi tout Ie bien qu'il m'étoit poffible, & d'écrire a loifir les mémoires que je méditois. Tel étoit mon projet, dont une générofné de Rey, que je ne dois pas taire, vint faciliter encore 1'exécution. Ce Libraire dont on me di. foit tant de mal a Paris, eft cependant de tous ceux avec qui j'ai eu a fa're, le feuï dont j'aie eu toujours a me Iouer.. Nous étions,a la vérité', fouvent en querelle fur 1'exécution de mes ouvrages; il étoit étourdi, j'étois emporté. Mais en matière d'intérêt & de procédés qui s'y rapportent, quoique je n'aie jamais fait avec lui de traité en furrre, je 1'ai toujours trouvé plein •'exACtitude & de probité- II eft même auffi ia V 4  464 Les Confessïons. feul qui m'ait avoué franchement qu'il faifo't b'en fes affaires avec moi, & fouvent il m'a dit qu'ii me devoit fa fortune, en offrant de m'en faire part. Ne pouvant exercer di eétement avec moi fa gratitude, il voulut me la témoigner au moins dans ma gouvernante , a laquelle il fit une penfion viagère de trois cent francs, exprimant dans Pafte, que c'étoit en reconnoiffance des avantages qué je lui avois procurés. Il fit cela de lui a moi, fans oflentation, fans prétention, fans bruit,- ëc fi je m'en avois parlé le premier a tout le monJe, perfonne n'en auroit rien fu. Je fus fi touché de ca procédé, que depuis lors je me fuis attaché 4 Iley d'une amitié véritable. Quelque temps après, il me défira pour pirrain d'un de fes enfans ; j'y eonfentis, & 1'un de mes regrets dans Ia fituation oü 1'on m'a réduit, eft qu'on m'ait óté tout moyen de rendre déformais mon attachement utile a ma filleule & a fes parens. Poarquoi, fi fenfible a la modefte générofité de ce libraire, le fuis-je S. peu aux bruyans empreffemens de tant de gens haut huppés, qui rerapüfient porrpeufcment 1'univers du bien qu'ils difent m'avoir voulu faire, & dont je n'ai jamais rien fenti ? Eft-ce leur faute, eft ce la mienne? Ne font-üs que \ains; ne fuis-je qu'ingrat?' Lefteur fenfé, pefez, décidez; pour moi, je me tiis. Cette penfion fut une g'ande reffource pour Pentretien de Thérèfe, & un grand fuulagement pour moi. Mais, au refte, j'étois bien éloigné d'en.  11 v k ê x ï. 4f5r sf'en tifer uri profit direct pour moi-même, non plus que de toüS les cadeaux qu'on lui faifoit. Elle a toujours difpofé de tout elle-même. Quand je gardois fon argent, je lui en tenois un fidelle cömpte, farrs jamais en mettre un Hard' i notre commune dépenfe, même quand elle étoit plus riche qOe moi: C< qui eft a mn eft a nous, fui diföis-je; & ce qui eft a toi eft a tol Je n'ai jamais ceffé de rfie conduire avec elle felon cette maxime que je lui ai fouvent répétée. Ceux qui ónt eu la baffffe de m'accufer de recevoir par ies mains ce que je refufois dans les miennes, jtfgeoient fans doute de mon cceur par les leurs, * me co-.noiffoient bien' mal. Je mangerois volontiers aveC elle Ie pain qu'elfe auroit gagné, ja1mais celui qu'elle auroit recu. J'en appelle fut ce point a fon' témoignage , & dès è préfent ,• & lorfque , felon le cours de la nature , elle fri'iura fur v écu. Malheureufement elle eft peu entendire en économie a tous égards, peu foigueufe & fort dépenfière, non par vanité , ni pat gourmandife, mais par négligence uniquemenf. Nul n'eft parfait ici bas, & puifqu'il faut que fes exceilentes qualités foient rachetées, j'aime mieux qu'elle ait des défauts que des vices; quoique ces défauts nous faffent encore plus de mal è tous deux. Les foins que j'ai pour elle, comme ja dis pöur maman, de lui accumuler quelqu'avance qui püt un jour lui fervir de reffource, font inimagiJiables! mais ce furent toujours des foins perdöf.v 5  4Ö6 Les CosisssioHii Jamais elles n'ont compté ni l'une ni l'autre avec elles-mêmes , & malgré tous mes efforts, tout eft toujours parti a mefure qu'il eft venu. Quelque fimplement que Thérèfe fe mette, jamais la penfion de Rey ne lui a fuffi pour fe niper,, que je n'y aie encore fuppléé du mien, chaque année. Nous ne fommes pas faits elle ni moi , pour être jamais riches, & je ne compte affurément pas cela parmi nos malheurs. Le Contrat Social s'imprimoit affez rapidement. II n'en étoit pas de même de l'Emile, dont j'attendois Ia publication pour exécuter la retraite que je méditois. Duchesne m'envoyoit de temps a autre des mc'è'es d'impreffion pour choi.fir; quand j'avois choifi, au lieu de commencer, il m'en envoyoit encore d'autres. Quand enfin nous f&mes bien déterminés fur le caraftère, &. qu'il y avoit déja plufieurs feuilles d'imprimées ; fur quelque léger changement que je fis fur une épreuve, il recommenqa toui, & au bout de fix mois nous nous trouvames moins avancés que le premier jour. Durant tous ces effais, je vis bien que 1'ouvrage s'imprimoit en France ainfi qu'en Hollande, & qu'il s'en faifoit a la fois deux édiV tions. Que pouvois-je faire? je n'étoisplus maitre de men manufcrit. Loin d'avoir trempé dans 1'édition de France, je m'y étois toujours oppofé; maïs enfin, puifque cette édition fe faifoit bongré malgré moi, & puifqu'elle fervoit de modèle a l'autre, il falloit bien y jeter les yeux & voir  Livre XL 457 lts épreuves, pour ne pas laiffer eftropier & dé. figurer mon livre. D'ailleurs 1'ouvrage s'imprimoit tellement de 1'aveu du magiftrat, qua c'étoit lui qui dirigeoit en quelque forte 1'entreprife, qu'il m'écrivoit très-fouvent, & qu'il vint me voir même a ce fujet, dans une occafion dont je vais parler è 1'inftant. Tandis que Duchefne avangoit a pas de tortue, Néaulme , qu'il retenoit , avancoit encore plus kniement. On ne lui envoyoit pas fidellement les feuilles a mefure qu'elles s'imprimoient. II crut appercevoir de la rufe dans la manoeuvre de Duchefne, c'efl-a dire, de Guy , qui faifoit pour lui & voyant qu'on n'exécutoit pas le traité, il m'écrivit lettres fur lettres pleines de doléances ft de giiefs, auxquels je pouvois encore moins iémédier qu'a ctux que j'avois pour mon compte. Son ami Guérin, qui me voyoit alors fort fou. vent, me parloit inceffamment de ce. livre, mais toujours avec la plus grande réferve. II favoit & ne favoit pas qu'on 1'imprimoit en France, U favoit & ne favoit pas que le magiftrat s'en mêlat.: en me plaignant des embarras qu'alloit me donr.er ee livre , il fembloit m'accufer d'imprudence , fans vouloir jamais dire en quoi elle confiftoit; il biaifoit & tergiverfoit fans ceffe: il fembloit ue parler que pour me faire parler. Ma fécurité, pour-lors, étoit fi compléte que je riois du ton circonfpeic & myitérieux qu'il mettoit a cette affaire, comme d'un tic contracté chez les minifj; V ö  468 Lu C o s r ! s s r o s s. tres & les magiflrrats, dont il fréquentoit afle» les bureaux. Sür d'être en rè?Je a tous égards fur cet ouvrage, fortement perfuadé qu'il avoit ron-feulement 1'agrément & la prottftion dü magiftrat, mais même qu'il méritoit & qu'il avoit de même la faveur dü miniftère, je me félicitois de mon courage a bien faire, & je riois demes puffllanimes amis, qui paroiffoient s'inquiéter pour moi. Duclos fut de ce nombre, & j'a» voue que ma confiance en fa droiture & en fes lumières eüt pu m'allarmer a fon exemple, fi j'en avois eu moins dans Pütilité de 1'öuvrage & dans la probité de fes patrons. 11 me vint voir de chez M, Baille, tandis que 1'Emile étoit fous preffe; il' m'en paria: je lui lus la profeffion de foi dü vicaire Savoyard'. 11 1'écouta irès- paiffblement, &, cemefemble, avec grand plaifir. II me dit, quand j'eus fihi: Quoi! citoyen! cela.' fait partie d'un livre qu'on imprime a Paris ? Oui, dis-je, & 1'on devroit 1'imprimer au Louvre par ordre dü roi. J'en convi'ens, me dit-il, mansfaites-moi le plaifir de ne dire a perfonne que vous m'ayez lü ce morceau. Cette frappante manière de s'exprimer me furprit fans m'effrayer. Je favois que Duclos vojoit beaucoup M. de M. .«. J'eus peine è conce- voir comment il penfoit fi différemment que lui fut le même objet; Je vivois a Montmorenci depuis plus de quatre ans:, öns y avoir eu un feul jour de bonne fanté.  L i v x e XX, ^ffo- Quoique Pair y foit excellent, les eaux y fonï mauvaifes, & cela peut très-bien être une des caufes qui contribuoient a empirer mes maux babi» tuels. Sur Ia fin de 1'automne 1701, je tombaï tout-a-fait malade, & je pafTai 1'hiver entieï' dans des foufFrances prefque fans relache. Le mal phjftque, augmenté par mille inquiétudes , me les rendit auffi plus fenfibles. Depuis quelque temps de fourds & trifles preiïentimens- me trou« bioient, fans que je fuffe a propos de quoi. Je recevois des lettres anom mes affez fingulières, & même des lettres fignées qui ne 1'étoient guères moins. J'en recus ure d'un eonfeiiler au parlement de Paris , qui, mécontent de la prefe&te eonftitution des chofes , & n'augurant pas bien des fuites, me confu'toit fur Ie choix d'un afyley a Genève eu en Suiffe, pour s'y retirer avec fa familie. J'en recus une de M. de , préii- dent a mortier au parlement de , lequel me propofoit: de rédiger pour ce parlement qui, pour-lors, étoit mal avec Ia cour, des mémoires & remontrances, offrant de me fournir tous lea documens & matéiiaux dort j'aurois befoin pour cela: Quand' je fouitre , je fuis fujet a 1'humeur. J'en avois en recevant ces ieitres, j'en mts dans les réponfes que j'y fis, refufant tout è plat ce qu'on me demandoit: ce refus n'eft affurément pas ce que je me reproche, puifque ces lettres  470 Les Coir^Essr'oHSi pouvoient être des piéges de mes ennemis (*), & ce qu'on me demandoit étoit contraire a des priacipes dont je voulois moins me départir que jamais.Mais pouvant refuier avec aménité , je refufai avec dureté , & voila en quoi j'eus tort. Oh trouvera parmi mes papiers les deux lettres dont je viuns de parler. Celle du confeiller ne me furprit pas abfolument, paree que je penfois comme lui- & comme beaucoup d'autres, que la eonftitution déclinante menacGit la France d'un prochain délabrement. Les défaftres d'une guerre malheureufe qui, tous,- venoient de la faute du: gouvernement; 1'incroyable défordre des finances, les* tiraillemerts continuels de 1'admlniftration , partagée jufqu'alors entre deux ou trois miniftres, en guerre ouverte 1'un avec l'autre, & qui, pour fe nuire mutuellement, abimoient le royaume; le mécontentement général du peuple Sc de tous les ordres de 1'état: 1'entêtement d'uue femme obftinée, qui, facrifiant toujours a fes goüts fes lumières, il tant eft qu'elle en eüt, écartoit prefque toujours des emplois les plus capables, pour placer ceux qui lui plaifoient le plus; tout concouroit a juftifier la prévoyance du confeiller & celle du public St la mienne. Cette prévoyance me mit même plufieurs fois en balancs, fi je ne c.iercbero^s pas (*) fe favois , par exempl«, que le prcfi !cnt il'....„. étoit fort lié avec les £ncyclopiuiftes cc les il ..s.  I- i v e E XI. 471 moi - même un afyle hors du royaume avant les troubles qni fembloient le menacer; mais raffuré par ma petiteffe & par mon humeur paifible, je; crus que dans la folitude- oii je voulois vivre, nul orage ne pouvoit pénéter- jufqu'a moi: faché feu. lementque dans cet état de chofes, M. de Luxembourg fe prêtat a des commiffions qui devoient lefaire moins b en voulcir dans fon gouvernement,j'aurois voulu qu'il s'y ménageat a töut événement une retraite , s'il arrivoit que la grande machine vint a crouler, comme cela paroilToit a! craindre dans 1'état actuel des chofes, & il me pan.it encore a préfent indubitable que ii toutes les rênes du gouvernement ne fuffènt enfin tornbées dans une feule main, la monarchie francoife-" feroit mait tenant aux abois. Tandis que mon état empiroit, rimprefllon dè* 1'Emile fe ralentiffoit-, & fut enfin tout-a-fait fuf. pendue, fans que je puffe en apprendre la raifon, fans que Guy daignat plus m'écrire ni' me répondre , fans que je puffe avoir des nouvelles de perfonne, ni rien favoir de ce qui fe paffoit, M. de M s étant pour - lors a la campagne. Jama's un malheur, quel qu'il foit, ne me trouble & ne m'abat, pourvu que je fache' en quoi il confifte; mais mon penchant naturel eft d'avoir peur des ténèbres: je redoute & je hais leur air noir, le myflère m'inquiète toujours,. il eft par trop antipathique avec mon naturel ouvert jufqu'a 1'imprudence. L'afpeci: du morftre le flus hideux  47* Les C o n i e s S i' o fi' s- . fii'efTrayeroit peu, ce tóe ferhble', rnais fi j'etë* CrevoiS de nuk une figürö fous un dfap blanc^ faurai peur. Voila donc mon imagination qu'aU lumoit Ce long fiience, occupé & me tracer des fantóme's. Flus j'avois a cceur la publication de mon dernier & mtilleur ouv>age, plas je mc> fourmentois a chercher ce qui pouvoit 1'accocher, & töujoufs portant tout' a Pextrême, dans Ia fufpenfion de t'impreifion du livre', j'en cro ois voir la füpptefiion. Cependant, n'en pouvant ima-f giner ni la caufe , ni la manière, je reftois dans i'incertitud'e du monde la pius ctueile. J'écrivoiS Jett-es fur lettres 2 Gay, a M. de M .... ..s, è 3Mde. de Luxembourg, & les réponfe? ne veBant point, ou ne venartt pas quand ie lés attendois, je me troublois entiéremenf, je délirois'. Malheureufèment j"appris dans le même' temps que' Ie P. Griffet , Jefuife, avoit parlé de 1'Emüe eten avoit rapporté des paffage-. A l'inflant mori imagination part comme Ufo éclair, & me dévoile fout le ïïiyflère d'iniqUité: j'en Vis la marche auffi clairement, auffi sürement que fi elle m'tüt été révélée. Je me figurai que les Jéfuites furieux du ton méprifant avec lequel j'avois parlé des colleges, s'étoient eitfpai'é de mon olrvrage', que c'étoient eux qui en accrochoient 1'édition ,• qü'inftruits par Guérin, leur ami, de mon état préfent , & prévoyant ma mort ptochaine , dont je ne douïois pas,ils vouloient retarder l'itnpreffion jufqu'alors , darts le deffsin de tronquer'.  L i v r e XI. 475 d'altérer mon ouvrage, & de me prêter, pour' remplir leurs vues, des fentimens différens des miens. Il eft éconnant quelle foule de faits & de circonftances vint dans mon efprit fe calquer fut cette folie, & lui donner un air de vraifemblance, que dis-je, m'y montrer 1'évidence 6: la démons ftration. Guérin étoit totalement livré aux Jéfuites , je le favois. Je leurattr.buai toutes les avan» ees d'amitié qu'il m'avoit faites; je me perfuadai que c'étoit par leur impulfion , qu'il m'avoit preifé de traiter avec Néaulme , que par ledit Néaulme ils avoient eu les premières feuilles de' mon ouvrage , qu'ils avoient enfuite trouvé le' moyen d'en arrêter 1'impreffion chez Duchefne, & peut-être de s'emparer de mon manufcr't pour y travailler a leur aife, jufqu'a ce que ma mort ies laifiat libres de !e publier t ra v e ft i a leur mode. J'avois toujoa's fenti , malgré Ie patelinage du? P. B....T, que les Jéfuites ne m'aimoicr.t pas, non feulement comme e-jCycl-opédifle, mais paree que tous mes principes étoient encore plus oppofés a leurs maximes & a ieur crédit que 1'incré'dulité de mes confrères , puifque Ie fanarfme athée & 'e fanaufoe dévot, fe touchant par leur' commune into'érance peuvent même fé réunir, comme ils ont fait a la Chine, & comme Hs font contre moi, au lieu que la religion raifonnatrfé & morale, otar.t tout pouvoir humath fur les eöu& ciences, ne laiffe plus de reffources aux arbitres de ee pouvoir. Je favois que Mgr. le C...-....5  47'4 Las Gffsfïüiosj; étoit auffi fort ami des Jéfuites: je craignois qué' Ie fils, intimidé par le pere, ne fe vit forcé de leur abandonner 1'ouvrage qu'il avoit protégé. Je croyois même voir 1'effet de cet abandon dans les chicanes que 1'on commengoit' a me fufciter fur' lés deux premiers volumes, oü 1'on exigeoit des cartons pour des riens; tdndis que les deux au. fjres volumes étoient, comme on ne' l'ignoroit pas, remplis de chofes fi fortos, qu'il eüt fallu les refondre en entïer, m- les cenfurant comme les deux premiers. Je favois de plus, & M. de M......».s me le dit lui-même , que l'abbé de' Grave, qu'il avoit chargé de 1'infpection de cette édition , étoit encore un autre partifan des Jéfuites. Je ne voyois par tout que Jéfuites, fans fonger qu'a. la veille d'être anéamis, & tout occu» pés de leur propre défenfe , iis avoient autre chofe a faire que d'aller tracaffer fur l'impreffion d'un livre oü il ne s'agiffoit pas d'eux. J'ai tort de dire fa-is/wg"; car j'y fongeois très-bien, & c'eft même une obieétion que M. de M s eut foin de me faire fïtót qu'il fut inltruit de ma vifion; mais par un autre de ces travers d'un homme, qui, du fond de fa retraite, veut juger duiecret des grandes affaires, dont il ne fait rien', je ne voulus jamais croire que les Jéfuites Ment en danger, & je regardois le bruit qui s'en répandoit- comme un leurre de leur part pour endorm'r leurs a'vt.'j fïires. Leurs fuccès pafTés, qui as; s'étoient jamais démenti*, me dannoient une  Livre XI. 475 fi terrible idéé de leur puiffance, que Je déplorois déjè 1'aviliffement du parlement. Je favois que M. de Choifeul avoit étudié chez° les Jéfuites, que' Mde. de Pompadour n'étoit point mal avec eux, & que leur ligue avec les miniftres avoit toujours paru avantageufe aux uns & aux autres contre' leurs ennemis communs. La cour paroiffoit ne fe mêler de rien, & perfuadé que fi la foeiété reeëvoit un jour quelque rude échec, ce ne feroit jamais le parlement qui feroit affez fort pour le lui porter; je tirois de cette inaftion de la cour le fondement de leur confiance & 1'augure de leur triomphe. Enfin, ne voyant dans tous les brtiits du jour qu'une feinte & des piéges de leur part, & leur croïant dans leur fécurité du temps pour vaquer a tout, j.s ne doutois pas qu'ils n'écrataffent dans peu le janfénifme & le parlement & les encyclopédiftes, & tout ce qui n'auroit pas porté leur joug; qu'enfin s'ils laifföient paroltru mon livre:, ce ne füt qu'après 1'avoir transformé, au point de s'en faire une arme, en fe prévalant de mon. nom pour furprendre mes le&eur-s. Je me fentois mourant; j'ai peine a comprendre comment cette extravagance ne m'acheva pas:? tant 1'idée de ma mémoire déshoncrée, après moi, dans mon plus digne & meilleur livre, m'étoit effroyable. Jamais je n'ai ta-1 crsint de mourir, &jecrois, fi j'étois mort dans ces cir> conllances , que je firois mort défefpéré. Ait•3*  476t Les Coïïfessïons'. jourd'hui même que fe vois marcher fans obfhcle a fon exécution le plus nolr, le plu's affreux com* plot qui jamais ait été tramé contre la mémoire d'un bornmé, je mouïrai beaucoup' plus tranquilie, certain de 'aiiler dans mes écrits un témoignage' de moi , qui friomphera tót ou tard des comploti des hommes. M. de M s , témoin & confident de' nies agitations , fe donna, pour les calmer , des foins qüi prouvent fon inépuifable bonté' de cceur. Mde. de Luxembourg concoufut ü' Cette bonne' oeuvre , & fut plufieurs fois chez Duchefne, pour favoir a quoi en étoit cette édi-* tion. Enfin , 1'impreflion fut reprife & marcha plus rendement , fans que jamais j'aie pu favoir pourquoi elle avoit été fufpendue. M. de M ..s" prit Ta peine de venir i Montmorenci pour ma franquillifér i il en vint a bout, & rnai parfaite confiance en fa droiture 1'ayant emporté fur l'é;arement de ma pauvre tête, rendit rfikacetout ce qu'il fit pour m'en ramener. A'près ce' qu'il avoit vu c'e' mes angoiffes & de raoi) dé'ire', il étoit naturel qu'il me tron S' trés a pïain'drev Auffi fit il. Les p opos inceffammt^t i'e'uttus de Ia cabale philofophique qui 1'ento'.roit, lui revinrent è 1'cfprft. Quand j'allois vivr j a I Hermitage ils pübliérent, comme je 1'ai déia dir., qaè je n'y trsmlroi pas 1'ong-tïmps. Quand'ils virent que je perfévérois, ils dirent que c'étoit par obftination, par orgueil, par bonte de uijen didi»  Livre XI. 477 te, mais que je m'y ennuyois a périr, que j'y vivois trés ■ malheureux. M. de M ..s le crut me 1'écrivit; fenfible a cette erreur, dans un homme pour qui j'avois tant d'eftime , je lui écri»' vis quatre lettres conféeutives, oü lui expofant les vrais motifs de ma conduite, je lui décrivis fidellement mes goüts, mes per.chans, mon caractère, & tout ce qui fe paffoit dans mon cceur. Ces quatre lettres faites fans brouillon, rapidement, a trait de plume, & fans même avoir été relues, font peut-être la feule chofe que j'aie Merite avec facilité dans toute ma vie ; ce qui eft bien étonoant au milieu de mes fouffrances & de 1'extrême abattement oü j'étois. Je gémifïbis en me fentant défaillir, de penfer que je laiffois dans 1'efprit des honnetes gens, une opinion de moi fi peu jufte, & par 1'efquiffe tracée a Ia hate dans ces quatre lettres, je tachois de fuppléer en quelque forte aux mémoires que j'avois projettés. Ces lettres qui plurent a M. de M s, & qu'il mantra dans Paris, font en quelque facon le fommaire de ce que j'expofe ici plus en détail, & mén'tent è ce titre d'être confervées. On (trouvena parmi mes papiers Ia copie qu'il en fit faire a ma prière, & qu'il m'envoya quelques années ;iprès. La feule chofe qui m'aflligeoit déformais, dans Popinion de ma mort prochaine, étoit de n'avoir aucun homme lettré dq confiance, entre les  478 Lis Confessions. ■mains duquel je puffe dépofer mes papiers, post en faire après moi le triage. Depuis mon voyage de Genève, je m'étois lié d'amitié avec M u; j'avois de 1'inclination pour ce jeune homme, & j'aurois défiré qu'il virrt me fermer les yeux.; je lui marquai ce défir, & je erois qu'il auroit fait avec plaifir cet a&e d'humanité , ff les affaires & fa familie le lui euffent permis. Privé de cette confolation, je voulus du moins lui marquer ma confiance en lui envoyar.t la profeffion de foi du Vicaire avant la publication. H en fut content, mais il ne me parut pas dans fa réponfe partager la fécurité avec laquelle j'en attendois pour-lors 1'effet. II défira d'avoir de moi quelque morceau que n'eut perfonne autre. Je lui envoyai une Oraifon funèbre du feu duc d'Orléans, que j'avois faite pour l'abbé Darty, & qui ne fut pas prononcée, paree que, contre fon agente, ce ne fut pas lui qui en fut chargé. L'impreSion , après avoir été reprife, fe continua, s'acheva même affei tranquillement, & j'y remarquai ceci de fingulier, qu'après les cartons qu'on avoit févèrement exigés peur les deux premiers volumes, on paffa les deux derniers fans rien dire, & fans que leur contenu fit aucun obflacle a fa publication. J'eus pourtant encore quelque inquiétti le que je ne dois pas paffer fous filence. Après avoir eu peur des Jéfuites, j'eus peur des janféniftes & des philofophes. Ennemi de tout ce qui s'appelle parti, faction, cabale, je  Livre XI. 47? n'ai jamais rien attendu de bon des gens qui en font. Les commères avoient depuis un temps quitté leur ancienne demeure, & s'étoient établis tout a cóté de moi, en forte que de leur chambre on entendoit tout ce qui fe difoit dans la mienne & fur ma terraffe, & que de leur jardin on pouvoit trés aifément efeaiader le petit mur qui Ie féparoit de mon donjon. J'avois fait de ce donjon mon cabinet de travail, en forte que j'y avois «ne table couverte d'épreuves & de feuilles de PEmile & du Contrat Social, & brochant ces feuilles a mefure qu'on me les envoyoit, j'avois Ia tous mes volumes longtemps avant qu'on les publiat. Mon étourderie, ma négligence, ma confiance en M. Mathas, dans le jardin duquel j'étois dos, faifoient que fouvent, oubliant de fermer le foir mon donjon, je le trouvois le matin tout ouvert; ce qui ne m'eut guères inquiété ii je n'avois cru remarquer du dérangement dans mes papiers. Après avoir fait plufieurs fois cette retnarque, je devins plus foigneux de fermer le donjon. La ferrure étoit mauvaife, Ia clef ne fermoit qu'a demi tour. Devenu plus attentif, je trouvai un plus grand dérangement encore que quand je laiflbis tout ouvert. Enfin, un de mes volumes fe trouva éclipfé pendant un jour & deux nuits, fans qu'il me fut poffible de favoir ce qu'il étoit devenu jufqu'au matin du troifième jour, que je le retrouva'i fur ma table. Je n'eus, ni n'ai jamais eu de foupcon fur M. Mathas, ni fur  +3o Les Cosiessiosj.' fon neveu, M. Du Moulin, fachant qu'ils m'aimoient 1'un & l'autre, & prenant en eux toute confiance. Je commencois d'en avoir moins dans les Commères. Je favois que, quoique janféniftes, ils avoient quelque liaifon avec d'Alembert & logement dans la même maifon. Cela me donna quelque itquié'ude & me rendit plus attentif. Je retirai mes papiers dans ma chambre, & je ceiTai tout- a -fait de voir ces gens-Ia, ayant fu d'ailleurs qu'ils avoient fait parade , dans plufieurs maifons, du premier volume de l'Emile que j'avois eu l'imprudence de leur prêter. Quoiqu'ils continuaiTint d'être mes voifins jufqu'a mon départ, je n'ai plus eu de communication avec eux depuis krs. Le Contrat Sacial parut un mois ou deux avant l'Emile. Rey, dont j'avois toujours exigé qu'il n'inlroduiroit jamais furti cement en Trance aucun de mes livres, s'adreffa au roagi. ftrat pour ohtenir Ia permiffion de faire entrer celui-ci par Rouen, oü il fit par mer fon envoi. Rey n'eut sucane réponfe: fes ballots reftèrent h Rouen plufieurs mois , au bout defquels on les lui renvoya après avoir tenté de les confifquer: mais il fit tant de bruit qu'on les lui rendit. Des curieux en tirèrent d'Amfterdam quelquës exemplaires, qui cuculèrent avec peu de bruit. Mauléon qui en avoit ouï parler, & qui même en avoit vu quelque chofe, m'en paria d'un ton myftérieux qui me furprit, & qui m'eut in«uiété même fi, certain d'être en règle a tous égards,  Livre XI. 481 égards , & de n'avoir nul reproche a me faire, je ne m'étois tranquillifé par ma grande maxime. Je ne doutois pas même que M. de Choifeul, déja bien difpofé pour moi, & fenfible a 1'éloge que mon eftime pour lui m'en avoit fait faire dans cet ouvrage, ne me foutint en cette occafion contre la malveillance de Mde. de P r. J'avois affurément lieu de compter alors, autant que jamais, fur les bontés de M. de Luxembourg & fur fon appui dans le befoin: car ja. mais il ne me donna de marqués d'amitié, ni plus fréqueutes, ni plus touchantes. Au voyage de Paques mon trifte état ne mg p;rmettant pas d'aller au chateau, il ne manqua pas un feul jour de me venir voir & enfin me voyant fouffrir fans relache , il fit tant qu'il me détermina i voir le frère Cóme, 1'envoya chercher me l'a> • mena lui-même, & eut le courage, rare certes, & méritoire dans un grand feigneur, de refter chez moi durant 1'opération qui fut cruelle & longue. Au premier examen, le frère Cöme crut trouver une grofïe pierre, & me le dit; au fecond, il ne la trouva plus. Après avoir recommencé une feconde & troifième fois avec un foin & une exafhtude qui me firent trouver le temps fort long, il déclara qu'il n'y avoit point de pierre, mais que la proftate ét-üt fquirreufe & d'une groffeur furnaturelle; & finit par me déclarer que je fouffrirois beaucoup & que je vivrois longtemps. Si la feconde prédiction s'accomplit auffi Sutpl. Tom. VIL X  482 Les Co ir fession s. bien que la première , mes maux ne font pas piêts a fink. C'eft ainfi qu'après avoir été traité fucceffivement pendant tant d'années de vingt maux que je n'avois pas, je finis par favoir que ma maladie incurable fans être mortelle, dureroit autant que moi. Mon imagination, réprimée par cette connoifTance , ne me fit plus voir en perfpeetive une mort cruelle dans les douleurs du calcul. Délivré des maux imaginaires , plus cruels pour moi que les maux réels, j'endurai plus paifibleinent ces derniers. II eft conftant que depuis ce temps, j'ai beaucoup moins fouffërt de ma maladie que je n'avois fait jufqu'alors, & je ne me rappele jamais que je dois ce foulagement a M. de Luxembourg, fans m'attendrir de nouveau fui fa mémoire. Revenu, pour ainfi dire, a la vie, & plus occupé que jamais du plan fur lequel j'en voulois paffer le refte, je n'attendois, pour 1'exécuter, que la publication de l'Emile. Je fongeois a la Touraine oü j'avois déja été, & qui me plaifoit beaucoup, tant pour la douceur du climat que pour celle des habitans. La terra molle lieta e dilettofa Simile a fe Vhabitator produce. J'avois déja parlé de mon projet a M. da Luxembourg , qui m'en avoit voulu détourner; je lui en reparlai derechef comme d'une chofe  L I V £ E XI. 4$3. Téiblue. Alors il me propofa le chateau de Merlou , a quinze lieues de Paris, comme un afyle qui pouvoit me convenir, & dans lequel ils fe feroient 1'un & l'autre un plaifir de m'établir. Cette propofition me toucha & ne me déplut pas. Avant toute chofe, il falloit voir le lieu; nous convinmes du jour oii M. le Maréchal enverroit fon valet-de-chambre avec une voiture pour m'y conduire. Je me trouvai ce jour-la fort incommodé; il fallut remettre la partie, & les contretemps qui furvinrent m'empéchèrent de 1'exécuter. Ayant appris depuis que la terre de Merlou n'étoit pas k M. le Maréchal, mais a Madame, je m'en confolai plus aifément de n'y étre pas allé. L'Emile parut enfin fans que j'entendifTe plus parler de cartons ni d'aucune difficulté. Avant fa publication, M. le Maréchal me redeman da tou. tes les lettres de M. de M..,......s qui fe rap- portoient a cet ouvrage. Ma grande confiance ea tous les deux, ma profonde fécurité m'empêcherent de réfléchir a ce qu'il y avoit d'extraordinaire & même d'inquiétant dans cette demande. Je rendis les lettres, hors une ou deux qui, par mégarde , étoient reflées dans des livres. Quelque temps auparavant, M. de M „.s m'avoit marqué qu'il retireroit les lettres que j'avois écrites a Duchefne durant mes allarmes au fujet des Jéfuites, & il faut avouer que ces Iettres ne fatfoient pas grand honneur a ma raifon. Mais je lui marquai qu'en nu'Ie chofe , je ne youlois pafX s  484 Les Confessioks. fer pour meilleur que je n'éiois , & qu'il pou voit lui laiffer les iettres. J'ignore ce qu'il a fait. La publication de ce livre ne fe fit point avec eet éclat d'applaudiflemens qui fuivoit celle de tous mes écrits. Jamais ouvrage n'eut de fi grands éloges particuliers, ni fi peu d'approbation publique. Ce que m'en dirent, ce que m'en écrivirent les gens les plus capables d'en juger, me confirma que c'étoit-la le meilleur de mes écrits airfi que le plus important. Mais tout cela fut dit avec les précautions les plus bifarres, comme s'il eut importé de garder le fecret du bien que 1'on en pen- foit. Mde. de B s, qui me marqua que 1'au. teur de ce livre méritoit des ftatues & les hommages de tous les humains, me pria fans facon a la fin de fon billet de le lui renvoyer. D'Alembert, qui m'écrivit que cet ouvrage décidoit de ma fupériorité, & devoit me mettre a la tête de tous les gens de lettres, ne figna point fa lettre, quoiqu'il eut figné toutes celles qu'il m'avoit écrites jufqu'alors. Duclos, ami für, homme vrai, mais circonfpect, & qui faifoit cas de ce livre, évita de m'en parler par écrit. La Condamine fe jetta fur la profeflion de foi, & battit la campagne. Clairaut fe borna, dans fa lettre, au même morceau-, mais il ne craignit pas d'exprimer 1'émotion que fa ledure lui avoit donnée, & il me marqua en propres termes que cette leclure avoit réchauffé fa vieille ame: de tous ceux a qui j'avois envoyé mon livre, il fut le feul qui dit  Livre XI, 485 nau'ement & librement a tout le monde tout Ie bien qu'il en penfo't. Mathas, a qui j'en avois aufE donné un exemplaire avant qu'il füt en vente, Ie prêta a M. de Blaire, Confeiller au parlement, père de Tintendant de Strafbourg. M. de Blaire avoit une maifon de campagne a St. Gratiën, & Mathas, fon ancienne connoifTance, 1'y alloit voir quelquefois quand ii pouvoit aller. II lui fit lire l'Emile avant qu'il fut public. En Ie lui rendant, M. de Blalre lui dit ces propres mots, qui me furent rendus le même jour: „ M. Mathas, voila un fort beau „ livre, mais dont il fera parlé dans peu plus ,, qu'il ne feroit è défirer pour 1'auteur.". Quand il me rapporta ce propos, je ne fis qu'en rire, & je n'y vis que 1'importance d'un homme de robe qui met du myftère a tout. Tous les propos inquiétans qui me revinrent ne me firent pas plus d'impreiTion, & loin de pré voir en aucune forte la cataftrophe a laquelle je touchois, certain de 1'utiiité, de la beauté de mon ouvrage, certain d'être en règle a tous égards; certain, comme je croyois 1'être de tout le crédit de Mde. de Luxembourg & de Ia faveur du Minifière, je m'applaudiffois du parti que j'avois pris, de me retirer au milieu de mes triomphes, & lorfque je venois d'écrafer tous mes envieux. Une feule chofe m'allarmoit dans la publicstion de ce livre, & cela, moins pour ma füreté que pour 1'acquit de mon cceur. A 1'Hermitage X 3  'jf.16 Les Connsions. a Montmorenci, j'avois vu de prés & avec indignation les vexations qu'un foin jaloux des p'aifirs des princes fait exercer fur les malheureux pay. fans, forcés de fouffrir le dégat que le gibier fait dans leurs champs, fans ofer fe défendre qu'a force de bruit, & forcés de paifer les nuits dans leurs fêves & leurs pois avec des chaudrons, des lambours , des fonnettes pour écarter les fangliers. Témoin de Ia dureté barbare avec laquelle M. le comte de C s faifoit traiter ces pauvres gens, j'avois fait, vers la fin de l'Emile, une fortie iur cette cruauté. Autre infraftion a mes maximes qui n'eft pas reftée impunie. J'appris que les officiers de M. le prince de Conti n'en ufoient guères moins durement fur fes terres; je tremblois que ce prince, pour lequel j'étois pénétré de refpect & de reconnoifrance , ne prit pour lui ce que 1'humanité révoltée m'avoit fait dire pour d'autres, & ne s'en tint offenfé. Cependant, comme ma confcience me raffuroit p'einement fur cet article, je me tranquilifai fur fon témoignage, & je fis bien. Du moins, je n'ai jamais appris que ce grand prince ait fait Ia moindre attention a ce paflage, écrit long-temps avant que j'eufie l'honneur d'être connu de lui. Peu de jours avant ou après Ia publication de mon livre, car je ne me rappelle pas bien exactement le temps, parut un autre ouvrage fur Ie même fujet, tiré mot a mot de mon premier volume , hors quelques platifes dont on avoit entre-  Livre XI. 487 mêlé cet extraif. Ce livre portoit Ie nom d'un Genevois, appellé Balexfert, & il étoit dit dans le titre qu'il avoit remporté Ie prix a 1'académie de Harlem. Je compris aifément que cette académie & ce prix étoient d'une création toute nouvelle pour déguifer Ie plagiat aux yeux du public; mais je vis auffi qu'il y avoit è cela quelque intrigue antérieure , a laquelle je ne comprenois rien; foit par Ia communication de mon manufcrit , fans quoi ce vol n'auroit pu fe faire; foit pour batir 1'hiftoire de ce prétendu prix, a laquelle il avoit bien fallu donner quelque fondement. Ce n'eft que bien des années après, que fur un mot échappé a d'Ivernois, j'ai pénétré Ie myfcère & entrevu ceux qui avoient mis en jeu Ie fieur Balexfert. Lss fourds mugiffemens qui précédent Torage commencoient a fe faire entendre , & tous les gens un p:u pénétrans virent bien qu'il fe couvoit au fujet de mon livre & de moi, quelque complot qui ne tarderoit pas d'éclater. Pour moi, ma fécurité, ma ftupidité fut telle que, loin de prévoir mon malheur , je n'en foupconnai pas même la caufe , après en avoir reiTenti 1'effet. On commenci par répandre avec affez d'adrefie, qu'en féviffart contre les Jéfuites, on ne pouvoit marquer une indulgence partiale pour les livres & les auteurs qui attaquoient la religion. On me reprochoit d'avoir mis mon nom a l'Emile, coame fi je ne 1'avois pas mis a tous mes autres écrits, auxquéls on n'avoit rien dit. II fembloit X 4.  488 Les Con fession s. qu'on craigrit de fe voir forcé a quelques démar ches qu'on feroit a regret, mais que les circonftances rendotent néctffaires, & auxquelles mon imprudence avoit donné lieu. Ces bruits me parvinrent & ne m'inquié'èrent guères : il ne me vint pas même a 1'efprit qu'il püt y avoir dans ioute cette affaire la moindre chofe qui me regardat perfonnellexent, moi qui me fentois fi jarfaittment irréprochable , fi bien appuyé , fi bien en règle è tous égards, & qui ne craignois pas que Mde. de Luxembourg me laiffat dans J'embarras pour un tort qui , s'il exifloit, étoit tout entier a elle feule.' Mais fachant en pareil cas comme les chofes fe paflent, & que 1'ufage eft de févir contre les Libraires en ménageant les Auteurs, je n'étois pas fans inquiétude pour le pauvre Duchefne, fi M. de M s venoit a l'abandonner. Je rtftai tranquille. Les bruits augmentèrent & changèrent bientót de ton. Le public, & furtout le Parlement, fembloit s'irriter par ma tranquillité. Au bout de quelques jours la fermentation devint terrible , & les menaces changeant d'objet, s'adreffèrent directement i moi. On entendoit dire tout ouvertement aux Parlementaires, qu'on n'avangoit rien a brüler les livres, & qu'il falloit brüler les Auteurs: pour les Libraires, on n'en parloit point. La première fois que ces propos, plus dignes d'un inquifiteur de Goa que d'un fénateur, me revinrent, je ne doutai point que  Livre XI. 489 qua ce ne füt une invention des H s pour tacher de m'effrayer & de m'exciter a fuir. Je ris de cette puérile rufe, & je me difois, en me moquant d'eux, que s'ils avoient fu la vérité des chofes, ils auroient cherché quelqu'autre moyert de me faire peur ; mais la rumeur enfin devint telle qu'il fut clair que c'étoit tout ds bon que M. & Mde. de Luxembourg avoient cette année avancé leur fecond voyage de Montmorenci, de forte qu'ils y étoient au commencement de Juin. J'y entendis trè:-peu parler de mes nouveaux livres, malgré le bruit qu'ils faifoient a Paris, & les maitres de la maifon ne m'en parloient point du tout. Un matin cependant, que j'étois feul avec M. de Luxembourg, il me dit : avezvous parlé mal de M. de Choifeul dans le Con. trat Social ? Moi 1 lui dis-je en reculant de furprife, non je vous jure; mais j'en ai fait en revanche , & d'une plume qui n'eft pas Iouangeufe, le plus bel éloge que jamais miniftre ait regu; & tout de fuite je lui rapportai le paiTage. Et dans l'Emile? reprit-il. Pas un mot, répondis-je; il n'y a pas un feul mot qui Ie regarde. Ah! dit-i!, avec plus de vivacité qu'il n'en avoit d'ordinaire, il falloit faire la même chofe dans l'autre livre, ou être plus clair! J'ai cru l'être, ajoutai-je, je 1'eftimois affez pour cela. II alloit reprendre la parole; je le vis prêt & s'ouvrir 5 il fe retint & fe tut. Malheureufe poliX 5  4$o Les C o k f e s s i o n s. tique de courti fan , qui dans les meilleurs cjguw donrne 1'amitié même! Cette converfation, quoique courte, m'éclaira fur ma fituation, du moins a certain égard, & me fit comprendre que c'étoit bien a moi qu'on en vouloit. Je déplorai cette inouïe fatalité qui tour» ijoit a mon préjudice tout ce que je difois & faifois de bien. Cependant, me fentant pour plafiron dans cette affaire Mde. de Luxembourg & de M s, je ne voyois pas comment on pouvoit s'y prendre pour les écarter & venir jufqu'a moi: car d'aillcurs, je fentis bien dès-lors qu'il ne feroit plus queftion d'équ'té ni de juftice, & qu'on ne s'embarrafieroit pas d'examiner fi j'avois réeliement tort ou non. L'orage, cependant, grondoit de p'us en plus. II n'y avoir pas jufqu'a Néaulme, qui, dans la diffufion de fon bavardage,. ne me montrat du regret de s'être mêlé de eet ouvrage, & la certitude oü il paroiflbit être du fort qui menagoit le livre & 1'auteur. Une chofe gourtant me raffuroit toujours: je voyois Mde. de J-uxerabourg fi tranquille, fi contente, fi riante même, qu'il falloit bien qu'elle füt füre de fon feit, pour n'avoir pas la moindre inquiétude a mon flljët, pour ne pas me dire un feul mot de comsnifération ni d'excufe, pour voir le tour que grendroit cette affaire ^ avec autant de fang-froid que fi: ellfe. ne s'en, fut point mêlée, & qu'elle ab'eiït: paa pria a moi le moindre intsrêt. Ce qui  Liïki XL 4se me furprenoit, étoit qu'elle ne me difoit tien dis tout. II me fembloit qu'elle auroit dü me dire quelque chofe. Mde. de B s paroiffoit moins tranquille. Elle alloit & venoit avec un air d'agitation, fe donnant beaucoup de mouvement, & m'afiurant que M. Ie prince de Conti s'en donnoie beaucoup auffi, pour parer le coup qui m'étoit préparé, & qu'elle attribuoit toujours aux circohftances préfentes, dans lefquelles il importoit au> parlement de ne pas fe laiffer accufer par les Jéfuites , d'indifférence fur la religion. Elle paroiffoit, cependant, peu compter fur Ie fuccès des démarches du prince & des fiennes. Ses eonverfations, plus allarmantes que raffurantes, tendoient toutes a m'engager a la retraite, & elle me confeilloit toujours 1'Angleterre , oü elle m'offroitr beaucoup d'amis , entr'autres le célèbre Hume, qui étoit le fien depuis longtemps. Voyant que je perfiftois a refter tranquille, elle prit un tour plu» eapable de m'ébranler. Elle me fit entendre que fi j'étois arrêté & interrogé, je me mettois dam, la néceffité de nommer Mde, de Luxembourg, & que fon amitié pour moi méritoit bien que je ne m'expofaffe pas a la compromettre. Je répondis qu'en pareil cas, elle pouvoit refter tranquille, & que je ne la compromettrois point. Elle répliqua1 que cette réfolution étoit plus factie. & prendre qu'a exécuter; & en cela elle avoit raifon, furtout pour moi, bien déterminé a ne janaaia tgff X 6  -492 Les Co h fession s. parjurer ni mentir devant les Juges , que'que rifque qu'il püt y avoir a dire la vérité. Voyant que cette réflexion m'avoit fait quel-» que impreffion , fans cependant que je puffe me réfoudre a fuir, elle me paria de la Baftille pour quelques femaines, comme dün moyen de me fouftraire a la jurifiiétion du Parlement, qui ne fe mêle pas des prifonniers d'Etat. Je n'objectai rien contre cette fingulière grace, pourvu qu'elle ne fut pas follicitée en mon nom. Comme elle ne m'en paria plus, j'ai jugé dans la fuite qu'elle n'avoit propofé cette idéé que pour me fonder, & qu'on n'avoit p3s voulu d'un expédient qui finiffoit tout. Peu de jours après M. le Maréchal recut du Curé de Deuil, ami de G.... & de Mde. D' y, une lettre portant 1'avis, qu'il difoit avoir eu de bonne part, que le Parlement devoit procéder contre moi, avec la dernière févérité, & que tel jour, qu'il marqua, je ferois décrété de prife de corps. Je jugeai cet avis de fabrique H e; je favois que le Parlement étoit très-attentif aux formes, & que c'étoit toutes les enfreindre que de commencer en cette occafion par un décret de .yrife de corps, avant de favoir juridiquement li j'avouois le livre & fi réellement j'en étois 1'au. teur. II n'y a, difois-je a Mde. de B. s, que les crimes qui portent atteinte a la füreté publique, dont fur le fimple indice on décrète lss ac  Livre XL 493 cufós de prife de corps, de peur qu'ils n'échappert au chatiment. Mais quand on veut punir un délit tel que le mien, qui mérite des honneurs & des récompenfes, on procédé contre le livre & on évite autant qu'on peut de s'en prendre a {'Auteur. Elle me fit a cela une diftinétion fubtile que j'ai oubliée, pour me prouver que c'étoit par faveur qu'on me décrétoit de prife de corps, au lieu de m'afiïgner pour être ouï. Le Iendemain je recus une lettre de Guy, qui me marquoit que s'étant trouvé le même jour chez M. Ie procureur général, il avoit vu fur fon bureau Ie brouillon d'un réquifitoire contre l'Emile & fon auteur. Notez que ledit Guy étoit 1'afTocié de Duchefne qui avoit imprimé 1'ouvrage ; lequel, fort tranquille pour fon propre compte, donnoit par charité cet avis a 1'auteur. On peut juger combien tout ceh me parut croyable! II étoit fi fimple, fi naturel, qu'un libraire admis a 1'audience du procureur-général, lut tranquillement les manufcrits & brouillons épars fur le bureau de ce magiftrat! Mde. de B s & d'autres me confirmèrent la même chofe. Sur les abfurdités dont on me rebattoit inceffamment les oreilles, j'étois tenté de croire que tout Ie monde étoit devenu fou. Sentant bien qu'il y avoit fous tout cela quelque myflère qu'on ne vouloit pas me dire, j'attendois tranquidement 1'événemect, me repofant X 7  494. Les Conf essiohs. fur ma droiture & mon innocence en ioute cette affaire, & trop heureux, quelque perfécution qui dat nVaitendre, d'être appellé a l'honneur de fouffrir pour la vérité. Loin de craindre & de me tenir caché, j'allai tous les jours au chateau, & je faifois les après-midi ma promenade ordinaire. Le huit Juin, veille du décret, je la fis avec deux profeffeurs Oratoriens, le P. Alamanni & le P. Mandard. Nous portames aux Champeaux un pstit goüté, que nous mangeames de grand appétit. Nous avions oublié des verres; nous y fuppléames par des chalumeaux de feigle , avec lefquels nous afpirions le vin dans la bouteille, nous piquant de choifir des tuyaux bien larges pour pomper a qui mieux mieux. Je n'ai de ma vie été fi gai. J'ai conté comment je perdis Ie fommeil dans ma jeuneiïe. Depuis lors j'avois pris Phabüude de lire tous les foirs dans mon lit jufqu'a ce que je fentiiTe mes yeux s'appefantir. A'ors j'éteignois ma bougie, & je taehois de m'afiöupir quelques inftans qui ne duroient guères. Ma lefture ordinaire du foir étoit la Bible, & je 1'ai lue entiere au moins cinq ou fix fois de fuite de cette facon. Ce foir-la, me trouvant plus éveillé qu'a 1'ordtnaire, je prolongeai plus longtemps ma lefture, & ie lus tout entier le livre qui finit par le Lévite d'Ephraïm, & qui, fi je ne me trompe, eft le livre des Juges, car je ne 1'ai pas revu depuis -ee temps-la. Cette hiftoire m'affeaa beaucoup, &  L i v e i XI. 49,5 j'en étois occupé dans une efpèce de rêve, quand tout a coup j'en fus tiré par du bruit & de la Iumièïe. Thérèfe , qui la portoit, éclairoit M. la Roche qui, me voyant lever brufquement fur mon féant, me dit: Ne vous allarmez pas; c'eft de la part de Mde. la Maréchale, qui vous écrit ce vous envoie une lettre de M. le prince de Conti.. En effet, dans la lettre de Mde. de Luxembourg je trouvai celle qu'un exprès de ce prince venoit de lui apporter, portant avis que, malgré tous fes efforts, on étoit déterminé a procéder contre moi a toute rigueur. La fermentation, lui marquoit-il, tft extreme; rien ne peut parer le coup; la cour 1'exige, le parlement Ie veut; a fept heures du matin il fera décrété de prife de corps, & 1'on en verra fur Ie champ le faifir: j'ai obtenu qu'on ne le pourfuivra pas s'il s'éloigne; ma;s s'il perfifte a vouloir fe laiffer prendre, il ferr* pris. La Roche me conjura, de la part de Mde. la Maréchale , de me lever & d'aller conférer avec elle. II étoit deux heures ; elle venoit de fe coucher. Elle vous attend, ajouta-t-il, & ne veut pas s'endormir fans vous avoir vu. Je m'habillai a la hlte, & j'y courus. Elle me parut agitée. C'étoit Ia première fois. Son trouble me toucha. Dans ce moment de furprife, au milieu de la nuit, je £'étois pas moimême exempt d'émotion: mais en la voyant, je in'oubliai moi-même pour ne penfer qu'a elle & a&trifte röle qu'elle allo.it jpuer, fi je me laif.  496 Les Cosrtsnous. fois prendre: car, me fentant affez de courage pour ne dire jamais que Ia vérité, dut elle me nuire & me perdre, je ne me fentois ni affez de préfence d'efprit, ni affez d'adreiD, ni peutêtre affez de fermeté pour éviter de la compromettre fi j'étois vivement preffé. Cela me dé. cida a facrifier ma gloire a fa tranquilité , a faire pour elle, en cette occafion, ce que rien ne m'eut fait faire pour moi.. Dans 1'inftant que ma réfolution fut prife, je la lui dédarai , ne voulant point gater le prix de mon facri. fice en le lui faifant acheter : je fuis certain qu'elle ne put fe tromper fur mon motif, cepen. dant elle ne me dit pas un mot qui marquat qu'elle y füt fenfible. Je fus choqué de cette indifférence, au point de balancer a me rétraóter: mais M. le Maréchal furvint, Mde. de B s arriva de Paris quelques momens après. Ils firent ce qu'auroit dü faire Mde. de Luxembourg. Je me laiffai flatter; j'eus honte de me dédire, & il ne fut plus queftion que du lieu de ma retraite, & du temps de mon départ. M. de Luxembourg me propofa de refter chez lui quelques jours incognito pour déübérer & prendre mes mefures plus a loifir; je n'y confentis point, non plus qu'a la propofition d'aller fecrètement au Temple. Je m'obftinai a vouloir partir dès le même jour, plutót que de refter caché oü que ce put être. Sentant que j'avois des ennemis fecrets & puiffans dans le royaume, je jugeai que, malgré mon  L i v » e XI. 497 attachement pour la France , j'en devois fortir pour alfurer ma tranquilité. Mon premier mouvement fut de me retirer è Genève; mais un inftant de réflexion fuffit pour me difluader de faire cette fottife. Je favois que Ie miniftère de France, encore plus puiffant a Genève qu'a Paris, ne me laifferoit pas plus en paix dans une de ces villes que dans l'autre, s'il avoit réfolu de me tourmenter. Je favois que le difcou^s fur 1'inégalité avoit excité contre moi, dans le Confeil, une haine d'autant plus dangereufe qu'il n'ofoit la manifester. Je favois qu'en dernier lieu, quand la nouvelle Héloïfe parut, il s'étoit preffé de la dé- fendre a la follicitation du D r T n, mais voyant que perfonne ne 1'imitoit, pas même a Paris, il eut honte de c^tte étourderie & retira la défenfe. Je ne doutois pas que, trou^ant ici 1'occafion plus favorable, il n'eüt grand foin d'en profiter. Je favois que, malgré tous les beaux femblans, il régnoit contre moi dans tous les cceurs Genevois une fecrète jaloufie, qui n'attendoit que 1'occafion de s'affouvir. Néanmoins, 1'amour de la patrie me rappelloit dans la mienne. & fi j'avois pu me flatter d'y vivre en paix, je n'aurois pas balancé; mais l'honneur ni la raifon ne me permettant pas de m'y réfugier comme un fugitif, je pris le parti de m'en rapprocher feulement, & d'aller attendre en SuitTe celui qu'on prendroit a  408 Les C o n r ï s s i o » s, Genève a mon égard. On verra bientót que cette. incertitude ne dura pas long-temps. Mde. de li ......s. défapprouva beaucoup cette réfolution. & fit de nouveaux efforts pour m'engager a paffer en Angleterre: elle ne m'ébranla pas; je n'ai jamais aimé 1'Angleterre ni les Anglois, & toute 1'éloquence de Mie. de B s, loin de vaincre ma répugnance, fembloit 1'augmenter, fans que je fuffe pourquoi. Décidé a partir le même jour, je fus dès le matin patti pour tout le monde, & la Itoche, par qui j'envoyai chercher mes papiers, ne voulut pas dire a Thérèfe elle-même, fi je 1'étois ou ne 1'étois pas. Depuis que j'avois réfolu d'écrire un jour mes mémoires, j'avois accumulé beaucoup de lettres & autres papiers, de forte qu'il fallut plufieurs voyages. Une partie de ces papiers déja triés, furent misa part, & je m'occupai le refte de la matinée a trier les autres , afin de n'emporter que ce qui pouvoit m'êire utile, & brüler le refte. M. de Luxembourg voulut bien m'aider k ce travail , qui fe trouva fi long que nous ne pümes achever dans lamatinée, & je n'eus le temps de rien brüler. M. le Maréchal m'offrit de fe charger du refte de ce triage, de brüler le rebut lui-même, fans s'en rapporter a qui que ce füt, & de m'envoyer tout ce qui auroit été mis a part. J'acceptai 1'offre, fort aife d'être délivré de ce foin, pour pouvoir paffer le peu d'heures qui me reftoient avec  Livre XI. 499' «les perfonnes fi chères, que j'allois quitter pour jamais, il prit la clef de la chambre oü je laif. fois ces papiers, & a mon inilante prière, il envoya chercher ma pauvre tante qui fe confumoit dans la perplexhé mortelle de ce que j'éto s devenu , & de ce qu'elle alloit devenir, & attendant a chaque inftant les huiffiers, fans favoir con ment fe conduire & que leur répondre. La Roche 1'amena au chateau, fans lui rien dire;. elle me croyoit déja bien loin : en m'appercevant, elle perga 1'air de fes cris, & fe précipita dans mes bras. O amitié» rapport des cceurs» habitude, intimité! Dans ce doux & cruel moment fe raffemblerent tant de jours de bonheur, de tendreffe & de paix paffes enfemble, pour me faire mieux fentir le déchirement d'une première féparation, après nous être a peine perdus de vue un feul jour, pendant prés de dix-fept ans. Le Maréchal, témoin de cet embraffement, ne put retenir fes larmes. II nous laiffa. Thérèfe ne vouloit plus me quitter. Je lui fis fentir 1'inconvénient qu'elle me fuivit en ce moment, & la néceffité qu'elle reftat pour liquider mes effets & recueillir mon argent. Quand on décrète un homme de prife-de-corps, 1'ufage eft de faifir fes papiers, de metrre le fcellé fur fes effets, ou & M.' de ~' * • & d'Alembert, & Jeurs comI plots, & leurs complices, qne je n'y aurois pas 1 meme rePenfé de tout mon voyage, fans les pré■ cautions dont j'étois obligé d'ufer. Un fouvenir jour me vint au lieu de tout cela, fut celui de ma i dernière lefture, la veille de mon départ. Te me fe: «t,es IdyIles de Geffner< «»£ jdufteur Huber m'avoit envoyées il y aroit qusI. *ue temps. Ces deux idéés me revinrent fi biea T fC ™éla°Dt de te,Je fcrte dans mon efprit, que |e voulus elfayer de les réunir en traitant k Ia L lel,? IefuietduLé ited'Ephraïm. |e %Ie champetre & naïf ne paroilfoit gueres «pre a un fujet fi atroce, & il „'étoit guères i ;étrqUemafi£UationP^ertemefouLtde * bie";'a"^Pouri'égayer. Je tentai toute- aife & tn' Un'qUement P°Ur m'amurer dans «" aife & fa„s aucun efpoir de ndre r/Jl e que 1 éPIomois k les niittr 'SJ0UrS 'eS Ml^dmtbmm o er&P eT-'^ej''3CheVai d3ns,a r<*e*  so6 Les CoNfessions. M „V rèsne une douceur de mceurs plus atten? ff n un «tal. Plus frais, des peintures plus dnlTante, un co.ui ? antique naïves, uncoftunrepus Jg{é fimplicité en toute chofe & o _ | rh0neur du fujet, qui dans le fond ble, de forte qu'outre tout le refte , j l* mérite de la difficnlté vaincue. Le Lévite ü j* fe: merite et ^ de ffies ouvra. phraim, ailnelt Pas jamais je ne "° o'»4 *mbl8 .o»« ces 6«»d» PMI*; meP° Tndim on de l'honneur ou.ragé, o» E P tV.Jfo'ntion d'.lto m'a.rêter a YMt-l s-y etoit retire u p ^r- en< m,avoit r^L^.i m'évitai route que Lyon faifo,t un r d'y paffe, Mais en revanche rUal^ Befancon, place de 6 , m'avifai de gau4>, fdjette au même mconvem^ Ghir & de paffer par Salins, »u« p  Livre XI. 507 voir M. de M...n, neveu de M. D...n, qui avoit un emploi a la faline, & qui m'avoit fait jadis force invitations de 1'y aller voir. L'expédient me réuffit; je ne trouvai point M. de M...n: fort aife d'être difpenfé de m'arrêter, je continuai ma route fans que perfonne me dit un mot. En entrant fur le territoire de Berne je fis arrêter; je defcendis, je me proflernai, j'embraffai; je baifai la terre, & m'écriai dans mon tranfport: Ciel, protefteur de la vertu , je te loue, je touche une terre de liberté! C'eft ainfi, qu'a'. veugle & confiant dans mes efpérances, je me fuis toujours paifionné pour ce qui devoit faire mon malheur. Mon poftillon furpris me crut fou; je remontai dans ma chaife, & peu d'heures après, j'eus la joie auffi pure .que vive, de me fentir preiTé dans les bras du refpeftable Roguin. Ah, refpirons quelques inftans.chez ce digne hóte! j'ai befoin d'y reprendre du courage & des forces; je trouverai bientót a les employer. Ce n'eft pas fans raifon que je me fuis étendu dans Je récit que je viens de faire fur toutes les circonftances que j'ai pu me rappeler. Quoiqu'elles ne paroiflent pas fort lumineufes, quand on tient une fois Ie fil de la trème, elles peuvent jeter du jour fur fa marche, & par exemple, fans donner Ia première idéé du problême que je vais pro: pofer, elles aident beaucoup a le réfoudre. Suppofons que pour 1'exécutión du complot dont j'étois 1'objet, mon éloignement fut abfoY 2  508 Les C o * * e s s i a rr s. lumentnéceffairè, tout devoit, pour laffer a-peu-près comme il fe paffa; mais fi, fans ïTwiBr épouvanter par 1'ambaffade nofturne de Mde. de Luxembourg & troubler par fes all rme favois continué de tenir ferme, comme , avois commencé, & qu'au lieu de refter au chateau ie m'en fuffe retourné dans mon lit , ■ dortnir mnquillement la fraiche matinée, aurois-je également été décrété? Grande queftion d'ou dépend "lotion de beaucoup d'autres, & P°^™" de laquelle 1'h.ure du décret comminatoire & celle du décret réel ne font pas inutües è remarquer. Exemplegroffier, mais fenfible, de 1'importance fes moinlres détails, dans Texpofé des faits dont cn cherche les caufes fecrètes, pour les découvrir par induftion. Fin du Onzièm Livre, ff du Septieme Volum du Supplément'