E 4 1068   MÉMOIRES SUR LES MAISOIS DE FORCE DU R O YA V M E DE FIANCE. Par M. Ie Vicomte de * * ** A AMSTERDAM, Chex les Libraires des Nouveautés.1 ,,.ii„ " M. DCC. L X X X I V-   ÏNTm-OBüCTIOW» Plusieurs perfonnes ont écrits dés Mémoires fur les Lettres-de-cachet & fur la Bafille : le public les avoit accueillis avec emprejfement, paree qu'il s'étoit jlatté qu'ils contenoient des vérités enfevelies dans le tombèau du filence & des découvertes intérejfantes pour Vhumanité; mats lorfqu'il s'eft appercu que fon attente n'étoit point remplie , & que la plupart des Auteurs des dits Mémoires n'avoient eu en vue que d'éternifer leur nom & d'intérejfer les Lecteurs fur leur fort particulier, au lieu de chercher a les attendrir fur celui de toutes les malhevreufes viclimes qui font renfermées dans les Maifons de force, il a ralenti fon %ele pour la leclure des dits Mémoires. Comme je defire, autant qu'il eft poffible , éviter eet inconvénient, & que eet Öuvrage fok utile & ïntéreffant pour le Gouvernement & pour toutes les families, fêcarterai avec foin toutes les phrafes qui ne tendroient qii'a faire mon apologie & a exciter la fenfibilité des lecleurs en ma faveur. Je ne citerai les faits qui me font perfonnels, que pour parvenir a Venchainement A ij  4 ÏNTRODUCTION. des vexatïons dont je ras rendre compte. J\dais pour en concevoir une idee jujle & les graver dans le caur d'une maniere a y excicer une noble & ge'néreufe compajjion & une pieufe indionation, il faut d'abordje perfuader que tout ce que Von a écrit fur la BafRlle nyoffre pas en proportion légale la moitié des horreurs & des cruautés qui s'exercent dans les différentes Maifons de force, comme Saint-Thion, Saint-Lazare , Bicêtre, Charenton, &c. Je m'attacherai particuliérement a celle-ci, dont j'ai eu Vhonneur d'étre penfwnnaïre , & par conféquent été a portée d'en connoltre V'mtérieur. Je commencerai par fon régime inflkutij'(*) , enfuitepar les infracHons qui y font fakes, la dureté des Supérieurs & la barbarie des portes-clefs ; rnais je préviens mes Lecleurs que je ne parlerai, a 1'égard des faits effentiels, d'aprês qui que ce fok ; que je ne ckerai que les acHons qui fe font pajjées fous mes yeux : le fouvenir en ejl encore gr avé dans mon coeur } je fens méme que c'efl agrandir fa plaie que de retracer des aclions qui n'ont point d'exemple. Cependant en les (*) Celui des aucies Mafons de force eit le même.  INTRODUCTION. 5 rendant publiques, je ne précends pas condamner, comrre bien des Ecrivains ont fait, Vétabïiffement des Maifons de force; les hommes qui connoiffent un peu le cozur humain & les maux qui affligent Vhumamtê entiere favent qu'elles font nécejfaires a la confervation du repos public & h Vhonneur des families. i°. Elles font deflinées pour receler des libertins, des vagabonds qui déshonorent leurs families par une conduite dérégUe, fok en faifant des dettes au-deffus °de leur faculté, foit en s 'appropriant le bien des autres d'une, maniere illegale & défendue. ïK Elles fervent d'afyle a ces hommes infonunés the\ lefquels la nature a fait des changemens & des révolutions , & la vérité bien affligeantes, qui les rendent infenjés ou furieüx. Ces deux clajfcs d'hommes ne peuvent plus refter dans la fociété générale ; ce feroit expofer cette derniere a des inconvéniens auffi fréquens que dangereux : les loix ne veulent pas que Von punife de mort un infenfé qui commet un meurtre, il a donc fallu néceffairement prendre des précautions pour prévenir eet accident : ces précautions intéreffent non-feule-  6 INTRODUCTÏON. ment les families de ces infonunés , 'mak encore tout Vordre focïal: maïs fi d'un cóte Fe"tablijfcment des Maijbns de correclios ejl uüle & légitime , de Vautre cóté Vappïïcatïon & Vüfage que Von en fait font aajji darrgereux que barbares. Les abus qui en réfuhent font cruels & fréquens, Je fens que pour les développer d'une maniere fatkfaifante, il faudroit des lamières fupétïeures aux mïennes ; il ne fuffit pas, je le fais , de coucher fur le papier des vérités arïdes, il faut les tracer avec ordre, methode & goüt, y meier le brillant des fleurs de la Rhétorique ? le fublime de la Phyfique , le pathédque & le touchant de la Lcgijue, & enfin affembler toutes ces chojes de maniere a former un tout qui prépare le Lecleur par gradation au degré de fenfwilité oü il efl néleffaire de l''amener , & lui faffe éprouver tour-a-tour des fentimens de pitié, d'horreur & d'indignation 3 fuïvant que les cïrconjlances Vexigent: cette tdche ejl au-dejfus de mes forces ^ & malgré ma bonne volonté, je ne puis efpérer de la remplir qu'en en appellant a Vhumanxtê des ames vertueufes & fen/ibles.  MÉMOIRES SUR LES MAISONS DE FORCE J)ü I.OYAÜME DE FR.ABCE. Régime ïnflitutif de Charenton & autres Maifons de Force. Gétte Maifon avoit d'abord été formée peur recevoir de pauvres malades, enfuite des furieux & des infenfés; niais la cvpidke\ la hairie & la prévéntion en formerent infenfiblement une république öotöpofée d'indivkfcis de töus les ordres & de tous les états ; les uns coupables7 les autres innocens t d'autres fous &d'autres fages. Ellë eft goüvernée par des  8 Mémoires efpeces de Moines , appel lés vulgairement Freres de la Charité (i); il ne faut point être dans les ordres facrés pour embraffer eet état, c'eft au contraire un motif d'exclufion. Le Prieur, le Soüs-prieur, le Procureur , le Directeur & Sous - directeurs font chargés de l'infpection des prifonniers & de Texécution des ordres du miniftere de la police & des families; un ou plufieurs de ces officiers recoit les prifonriiers ou penfionnaires deftinés pour cett'e maifon; il infcrit leurs nóms & qualités fur un livre qui ne fert qu'a eet ufage ; enfuite on donne, un nom de guerre au nouveau venu. On diftingue les prifonniers par penfionnaire du Roi, de families & de la police; cette derniere en a de deux facons , favoir, ceux que le Lieutenant-général fait enfermer de fon autorité privée & ceux qu'il fait entrer dans 1'intérieur de cette maifon (i) II feroit plus jufte de les appelier Freres de la cruauté.  fur les Maifons de Force. 9 maifon pour un certain temps, afin de communiquer avec des penfionnaires dont il eft important de découvrir les fecrets. Les penfionnaires de families ont communément des chambres a feu & font nourris fuivant les penfions & 1'accord fait par leürs pareus. Ceux du Roi ont des cellules fans cheminée, ainfi que ceux de la police ; ils fe chauffent 1'hiver dans une chambre que 1'on qualifie de chauffoir : ils ont tous les matins une demiroquille de vin avec un morceau de pain; a midi une roquille de vin, la foupe, le bouilli & une entrée ; le foir une roquille de vin, du roti ou du ragoüt; ils n'ont de la falade & du défertque le Dimanche : mais le tout eft fouvent fi mal accommodé , qu'il n'eft pas poffible d'en manger. Si on fe plaint a quelques-uns des Supérieurs, ils vous répondent par un fourire moqueur, & les porte-clêfs difent qu'il ne faut pas écouter le plaignant, que c'eft un fou, &c, &c. (1) (1) Dans 1'hiver on fert le foupé a cinq heures, B  I ° Mémoires Ils ont tous les ans une paire de pantoufle, une paire de bas drapés, & tous les deux ans une robe de chambre de callemandre. Mais les Moines n'en donnent exaaement qu'a ceux qui ont leur bon fens : on donne les vieilles robes de chambres de ces derniers a ceux qui font fous. Chaque penfionnaire doit avoir tous les mois une livre de tabac en poudre ou a fumer a fon option. Les portes-clefs, qui font des vrais écorcheurs, leur font la barbe tous les huit jours. On dit la Mefle tous les jours; les penfionnaires qui ne font point ce que Ton appelle au fecret tant fous que fages , peuvent y affifter; mais il n'eft pas poffible d'y prier, les fous entrent & fortent a chaque inftant, de maniere que 1'on diroit que la Chapelle eft un mar.ché &-dans 1'été a fept, il n'eit plus poflible après cela de fortir de fa chambre; j'en avois cependant la liberté , graca a_ M. Louis d'or : il eft aflez mal nommé, car loin d'endormir, il réveille. Les ledeur* fe rappelleront facilement que j'avois donné 24 lïvt. au porte-clef:  fur les Mdifons de Force. 11 public, & non pas un lieu confacré au cuke de la Dïvimté. Ceux qui veulent fe confeffer en font les maitres; néanmoins il faut avoir la prudence de ne pas par Ier contre le Gouvernement , la Police & les Moines ; autrement votre fecret pourroit bien être révélé. Depuis la Touffaint jufqu'a Paque, on donne deux morceaux de bois par jour a ceux qui ont droit d'en avoir : il auroit beau gêler a pierre fendre après & avant ces époques, on ne leur donneroit pas une buche de bois ; au contraire, on 1'enleve a ceux qui ont eu la précaution d'en amalfer en économifant fur leur portion ordinaire : on donne depuis les mêmes époques trois chandelles de douze a la livre par femaine. Les logemens font de petites cellules en long , meublées d'une chaife de bois , d'une tafie, d'nn pot a 1'eau d'étain , d'un bois de lit, garni d'une paillafle, d'un matelas, d'un traverfin, de deux gros draps & d'une couverte de lai.üe. II y a B ij  12» Mémoires quelques penfionnaires cie families qui ont des rideaux a leurs lits & leurs chambres taphTées : le tout aux dépens de leurs pareus. Chaque chambre eft en outre meublée d'une efpece de chaife percée, ou pour mieux d'une caiffe de bois attachée a la muraille , & a laquelle caiffe il y a une lunette comme aux latrines ordinaires; il y a un pot dans la dite caiife pour recevoir les matieres fécales & les urines; les portes-clefs les vuident tous les Samedis : ils n'ont pas befoin d'entrer dans les chambres des prifonniers pour cette befogne, paree qu'il y a vis-a-vis de chaque latrine une fenêtre pratiquée au bas du mur du corridor; néanmoins comme les infenfés & les fages occupent indifférem-' ment un même corridor , & que ces premiers ne favent pas pour 1'ordinaire ce qu'ils font, ou aghTent par malice , ils lachent très-communéinent leurs urines a cöté du pot, de maniere que cela forme un dégorgement & un écoulement dans les corridors ; écoulement qui eft aufli défagréable a la vue qu'a 1'odorat, & con-  fur les Mafons de Force. 1% traire a la fanté. II en réfulte, jur - tout dans les grandes chaleurs, des exhalaifons empeftiférées qui fe communiquent a toutes les chambres; il n'eft même pas poffible de palfer en été dans les corridors fans être muni d'eau odoriférante & fans fe boucher la bouche & les naiïnes avec un mouchoir. Les corridors & les chambres font parfumées tous les Dimanches avec de la graine de genie v re , non pas a caufe des prifonniers , mais des fupérieurs qui font leur vifite ce jour-la imraédiatement après la Meife , afin d'examiner fi les chambres font bien tenues, fi les prifonniers n'ont point fait quelques fractions, & s'ils n'ont pas quelques plaintes a faire contre les portes-clefs, &c. On a vu, par ce que j'ai dit plus haut, qu'il eft inutile de porter des plaintes, que les fupérieurs en rient, que cela ne feit ordinairement qu'a aigrir les garcons contre vous, & a vous expofer a être ehcore plus maltraité. Chaque celluie eft fermée d'une groife  i4 Memoires por te épaifiê d'un pied, garnie de barres de fer & de deux gros verroux qui ferment a clefs. II y a a chaque porte un guicbet qui ouvre en dehors & en dedans, &c. Je ne me fuis difpenfé de faire des obfervations aux articles qui en font fufceptibles, que pour ne pas fatiguer mes Lecteurs par des répétitions inutiles; j'ai penië qu'elles feroient plus intéreflantes en les placant au récit des infraftions du régime de cette maifon & de la barbarie des porte-clefs. Mais je crois devoir, avant de détailier ces faits, donner connoiffance des motifs qui ont occafionné ma détention. Agé de xx ans, j'avois fait choix d'une Demoifelle de i 8 ans ; je la deftinois pour être un moi-même , c'eft-adire, mon époufe, mon amante, mon amie, & ma conHdente (1). Sa naüTance, fes vertus, fes moeurs & fa beauté la (O C'eft le feul moyen d'être heureux, de mériter i'amitié, & la confiance de fon époufe.  fur les Marfons de Force. 1$ röndoiénr. digne du refpeéfc & de 1'admiration de tous ceux qui la connohToient. Ma mere feule fut infenfible aux tréfors précieux de la vertu & du mérite. Son pere , riche Financier, & qui avoit tous les vices honteux de eet état, 1'avoit accoutumée k ne chérir que céux de Plutus ; la Demoifelle que j'aimois n'en étoit malheureufement pas pourvue; en conféquence mon choix fut rejetté avec hauteur. On me deftina au contraire pour Mademoifelle de... riche héritiere de M. de ... Fermier - général; fes parens & les miens étoient d'accord, les articles du contrat drelfés a mon infu; on me lui fit faire d'abord en qualité de voifm une vifite de bienféance; trois jours après cette première vifite, je fus deltiné a tenir fur les fonts baptiftnaux un enfant avec elle; tous les préparatifs étoient faits , ils étoient dignes de la fête; c'étoit le foir de cette cérémonie que les articles devoient être fignés. La femme de chambre de ma mere étoit dans la confidence, elle m'aimoit, elle favoit mon  ï 6 Mémoires attaché ment pour Mademoifelle Ia.Marquife de..., elle m'informa en pleurant de tout ce qui avoit été concerté au préjudice de mon inclination; je la remerciai avec toutes les marqués de reconnoiffance que méritoit un fervice aulïi important; néanmoins cette découverte m'alarma, Ie temps preffoit, j'aimois & je refpectois ma mere. Cette alternative de confufion & d'oppofition d'idées me plongea dans des réflexions accablantes; d'un cöté j'aurois voulu lui obéir , & de fautre je ne voulois point renoncer a la Marquife : cette derniere 1'emporta. Je fis attention que le facrifice que ma mere exigeoit de moi étoit tout-a-la-fois ïijujle y cruel , barbare & dénaturé ; je me difois intérieurement : comment ? je croyois que les peres & meres ne profitoient de Tautorité qu'ils ont fur leurs enfans, que pour rendre ces derniers heureux & faire leur bonheur. Ma mere veut cependant profiter de celle qu'elle a fur moi pour faire mon malheur; elle fait néanmoins que le mariage eft un acte  fur les Maifons de Force. 17 aóte indiflbluble , qui, en unijfant les conjoints, fait leur félicité, ou occafionne des regrets, des peines & des chagrins qui ne peuvent finir que par la mort des époux. Les parens devroient donc, avant de former de pareils engagemens, confulter les goüts & les inclinations de leurs enfans , &' dans toutes les circonftances préférer la vertu au bien. Je fus interrompu dans mes rêveries, un domeftique vint me dire que ma mere m'attendoit, qu'elle étoit dans fa voiture. Je lui dis de faire réponfe que j'allois me rendre a fes ordres: j'étois bien êloigné de le faire : je profïtai au contraire d'une porte de derrière pour m'évader. Je me rendis dans une Eglife , oü j'invoquai Ie Seigneur & tous les Saints; je les priai de toucher le cceur de ma mere & de changer fes fentimens; mais malgré la ferveur de mes prieres , elles ne furent pas exaucées. Mon laquais vint m'informer que 1'enfant avoit été baptifé fous mon nom par Procureur, & que ma mere étoit furieufe, ainfi que la familie de la üemoifelle qui C  i8 Mémoires avoit été mareine : je le ren'voyai avec ordre de me rendre compte de toutes les démarches de ma mere ; je me retirai auprès de ma tendre & infortunée amie ; je lui fis part de tout ce qui s'étoit pafie. II eft inutile de retracer ce que nous nous dimes réciproquement d'obligeant & de tendre : les perfonnes qui ont aimé & qui ont 1'ame fenfible, honnête & délicate , pourront mieux le fentir, qu'il ne me feroit poffible de 1 ecrire. Nous en rendimes compte a fon pere & a fa mere; ils ne purent s'empêcher de rire de mon ftratagême & de ma piété marine , qui n'ejï fervente que lors du danger. Ils me promirent la continuation de leur amitié & parurent fenfibles k mon attachement fincere pour leur fille; mais comme ils étoient très-prudens, ils me confeillerent de me rendre a la campagne chezunami commun, oü nouspourrions nous voir fréquemment fans fufpit cion légitime & recevoir de nos nouvelles avec füreté. Je cédai a leur avis, non fans regret, ni fans verfer des larmes ; je  fur les Mdifons de Force. 19 les quittai un inftant pour mettre ordre a mes affaires & pour profiter d'un petit tête-a-tête avec mon adorable Marquife: nous nous fimes des adieux auiïï tendres & auffi tóuehans que 1'étoient ceux d'Héc-' tor & d'Andromaque, & dont les fuites furent aufji funejles. Lorfque je fus arrivé au chateau de... j'en informai mon adorable maitreffe, en lui faifant les proteftations d'ufage en pareilles eirconftances, & auxquelles elle répondit d'une maniere aufli obligeante que tendre. Nous goütames pendant huit jours le plaifir de nous voir fans obftacle , & de recevoir les miffives que nous nous adreflions réciproquement tous les jours. | Le neuvieme jour je ne recus ni vifite ni nouvelle. J'avois fait la veiile un rêve affreux, il fut le préfage des maux qui vont nfaccabler. Mon valet de chambre me remit, deux jours après ce rêve, la lettre fuivante : » Mon cher ami, vous avez fans doute été furpris de ne pas me voir hier, ni de ne C ij  ZCr Mémoires pas recevoir de mes nouvelles. Un événement que je ne pouvois prévoir, & qui me coütera la Vie, en eft le motif. Mon infortune eft a fon comble : nous avions cru que ma familie fe prêteroit a nos vues, elle nous Pavoit promis , mais je ne fais par quelle fataiité elle a changé tout-a-coup d'idée. Mon pere vient de me notifier, d'un ton aujjï barbare que cruel, qu'jl ne vouloit point fe brouiller avec ta familie; qu'il renoncoit a ton alliance , & m'ordonnoit d'en faire autant; qu'il alloit me mettre dans un Convent jufqu'a 1'arrivée de M. le Chevalier de ...; qu'il falloit que je me difpofaffe a lui donner la main. A ces mots, je fuis tombée aux genoux de mon pere; je les ai embraffés & arrofés de mes larmes; je lui ai dit : ah, mon cher papa! vous m'avez donné la vie, feriez-vous afiez inhumain pour me Poter ? C'eft vous qui m'avez permis d'aimer le Vicomte de..., vous voulez aujourd'hui me forcer a Poublier ? Non, mon cher papa, il n'eft plus poifible, &je ne vous crois  fur les Maifons de Force. il pas aflez.... je penfe que vous voulez m'éprouver. Vous devez votre naiffanee a des ancêtres généreux, valeureux & vertueux , vous avez toujours marché fur leurs traces, vous ne celferez pas de le faire dans un temps oü vous devez prouver que la première & la vraie nobleffe eft fans éclat lorfqu'elle n'eft pas foutenue de cette grandeur d'ame & de ces fentimens qui doivent diftinguer l'homme«noble d'avec le roturier : je fuis votre fille, je vous obéirai dans toutes les circonftances qui ne feront point oppofées a votre gloire & a mon honneur. L'une & 1'autre feroient flétris fi je fuivois vos ordres; paree que vous avez donné votre parole au Vïcomte de ...; fouvenez-vous , mon cher papa , qu'un Geniilhomme doit la tenir, düt-il lui en coüter la vie... Mon pere ayant détourné la tête fans me faire la moindre réponfe, je fuis reftée fans connoiflance.... Mon pere a profitë de ce moment pour fe retirer. J'ai été tranfportée dans mon appartement, oü, revenue de ma foiblejfe \  2. % Mémoires j'ai été trés - furprife de ne pas le voir. Julie, la fidelle Julie , m'a dit qu'il étoit forti, & qu'il avoit donné les ordres de ne me laiffer parler a qui que ce foit, & de tenir tout prêt pour me conduire a 1'Abbaye de Je me fuis de nouveau évanouie. Julie m'ayant, par des foins incroyables , rappellée a moi-même , je profite de 1'abfence de mon pere pour t'écrire la préfente, elle fe relfent du trouble de mon a-me... Je te ferai fidelle jufqu'ala mort.... Je defire que cetaveu, que la circonjlance arrache de mon cceur oü il étoit gravé, puiffe t'engager a fuivre mon exemple & te confoler. Songe que mon bonheur dépend de la conduite que tu tiendras. Je ne puis t'en dire davantage , paree que je crains d'être furprife ; mais St. Louis te dira de vive voix tout ce que je ne puis confier au papier. Adieu, porte-toi bien , & n'oublie pas celle qui eft pour la vie ta fincere amie , La Marquife de ... P. S. Je ;m'appercois , en lifant ma lettre3que je vous ai tutoyé; quoique ce  fur les Maifons de Force. langage ibic celui de ia vraie amitié, je fens que la bienféance ne permet pas & une Demoifelle bien née d'en faire ufage vis-ii-vis d'un horame, avant d'être unie avec lui par les liens du mariage. Si-tót que je ferai a 1'Abbaye de , je vous le ferai favoir par mon coufin le Moufquetaire : il eft arrivé hier fort a propos; je lui ai fait part de mon infortune & de mes defleins; il vous connoit de réputation, il a approuvé mon choix, il s'eft chargé d'être notre meflager & de faire tout ce qui dépendra de lui pour nous être utile & pour accélérer riotre union. II eft naturellement brave, il a du bon fens & de 1'honneur, & je crois que vous en ferez content." Ce 15 Février. Cette lettre me fut remife au moment oü on alloit fe mettre a table. Je feignis d'être incommodé, afin de refter dans ma chambre pour y faire réponfe. „ Ma chere, tendre & refpectable amie, votre lilence avoit déja navré mon coeur de la plus vive douleur; il fembloit m'an-  a4 Mémoires noncer quelques événemens finiftres. Votre derniere lettre que St. Louis vient de me remettre, confirme que le preffentiment que j'avois, n'étoit que trop légitime. Je fens tout le poids des maux qui vous accablent. Je ne puis vous exprimer combien mon ame en eft affligée : il eft plus facile de fentir dans de pareilles circonftances, que de s'exprimer. C'eft par mes actions & par ma conduite que je ferai en forte de vous prouver que ie fais apprécier le facrifïce que vous faites en ma faveur. Je ne m'amuferai point a vous faire de grandes proteftations d'amitié, de reconnoiflance & d'attachement , ce langage eft devenu trop commun ; il eft dans la bouche de 1'amant parjure comme dans celle de 1'amant infidele : ce n'eft que par les faits que Fon mérite cette derniere qualité, & je ne pourrai mieux vous prouver que j'en fuis digne, qu'en fuivant de point en point tout ce que St. Louis m'a dit de votre part. Je fuis avec refpecl celui qui met tout fon bonheur & fa gloire a 1'honneur de  fur les Maifons de Force. z$ de devenir votre époux, & a être pour toute la vie votre fidele ami, Le Vicomte de ... P. S. Je ferai enchanté de faire connoiffance avec votre coufinjil pourra, ainfi que vous 1'avez *prévu, nous être d'un tres-grand fecours : je ne négligerai aucun des moyens qui pourront me faire mériter fon amitié , & furtout hater le moment fortuné de notre union, le feul oü je pourrai jouir d'une félicité pure & vous donner des preuves de toute ma tendrefle, & que 1'amour & le refpeft ne font point incompatibles. Ménagez votre fanté, & fongez que ma vie dépend de la votre. Ce 15 Février. « Le 16 a dix heures du matin, on vint m'avertir qu'un Monfieur, que 1'on ne connoifloit pas, defiroit de me parler; qu'il étoit décoré de 'la Croix de Saint Louis. Je crus que c'étoit le coufin de Mademoifelle la Marquife, ma chere amie; je volai au - devant de lui , & , en le voyant, fon air de candeur me D  i6 Jllémoires fit croire que je ne m'étois pas trompé. II m'aborda très-civilement, & fans me donner le cemps de Fiaiferroger, il débuta par me dire : Monfieur le Vicomte, je n'ai pas 1'honneur d'être connu de vous, néanmoins je fuis inftruit de votre pofition, elle me touche d'autant plus vivement que j'ai aimé , & que j'ai 1'ame fenfible. La démarche que je fais doic vous prouver I'intérêt que j'y prends ; je ne puis m'étendre fur eet article, m'ajoutaï-ü, paree que le cemps preffe, il n'y a pas un inftant a perdre ; Mademoifelle Ia Marquife vous attend dans une voiture derrière ie pare , elle veut conférer avec vous fur des objets d'importance; notre conduite eft un peu téméraire, 1'amitié fait faire bien des choles; néanmoins j'ai cru qu'il étoit de la prudenee de nous faire efcorter par quatre de mes amis; ils Cont bien montés & bien arraés, nous ferions en état de nous défendre dans le cas de furprife. Tous ces difcours furent prononcés avec. tant de chaleur & de fimplicité, qu.'üs m'infpirerent Ia plus  fur les Maïfons de Force, 27 grande confiance, & que je lus fortement perfuadé que eet inconnu étoit le coufin de ma bonne amie ; je 1'embraffai, je lui témoignai toute ma reconnohTance, & volai avec lui au rendez-vous indiqué. Après avoir marché neuf a dix minutes, j'appercus une voiture efcortée de quatre cavaliers, & une femme la tête enveloppée d'une calèche qui me faifoit figne avec la main d'avancer prompt emeiit. Nous redoublames le pas; mais * malgré que j'étois dans la perfualion la plus crédule que c'étoit la Marquife , mon cceur étoit agité d'un trouble lecret & femblabie a ces inquiétudes fubites qui s'emparent de i'ame aux approches de quelques événemens facheux. Arrivé & la voiture, j'en trouvai la portiere ouverte; deux des cavaliers avoient mis pied a terre, celui qui nvaccompagnoit me précipita vivement dans la voiture, oü il monta avec moi; les autres fermerent la portiere, & le poftillon fut au grand galop. Cette violence ne me furprit pas beiucoup, je m'imaginai quïls D ij  2.8 - Mémoires avoient appercu du monde dont ils vouloient éviter. d'être vus. Mais lorfque j'eus envifagé Ia Demoifelle qui étoit dans la voiture & que je vis que ce n'étoit pas la Marquife, je devins furieux. J'étois naturellement vif, quant a ma bravoure, quoique jen aie donné des preuves dans plus d'une occafwn, il ne me convient pas d'en parler; d'ailleurs j'étois fans armes, & contre la force il n'y a pas de réfiftance, je me livrai aux reproches, aux injures & aux menaces. Alors 1'Infpecleur de Police , qui avoit la Croix de Saint Louis (i), me dit : Je fens, M. le Vicomte, que c'eft a jufte titre que vous êtes fiché , mais toutes vos imprécations ne peuvent vous être d'aucune utilité. Je fuis muni d'une Lettre-de-ca- (i) C'eft 1'avilir que de la donner a des hommes qui n'ont d'autre mérite & d'autre utilité, finon de faire beaucoup de malheureux & de menre, al'inftar des poufle-culs, des citoyens dans les fers. II paroit étrange que la Nobleflè & les Princes ne repréfentent pas au Roi que c'eft dégrader 1'état militaire que de donner la Croix de S. Louis a des Infpecteurs de Police,  fur les Maifons de Force. 29 chet pour vous conduire a Charentou; je ne m'en fuis chargé que paree que 1'on m'a affuré qu'il ne tiendroit qu'a vous de ne pas refter dans cette maifon, c'efta-dire , fi vous voulez obéir a Madame votre mere, elle eft a Paris, je vous conduirai a fon hótel... Je lui fis réponfe que j'aimerois mieux mourir... II fitencore des tentatives pour me faire accepter ce parti. Voyant qu'il ne pouvoit rien ga-, gner fur mon efprit, il me fit le tableau de Charenton; il m'avoua que c'étoit Madame Sabattin qui avoit vendu la Lettre-de-cachet pour dix Louis d'or, & que lui avoit recu douze cents livr. pour me capturer. Enfin , ajouta-t-il, puifque vous préférez la captivité a la liberté, je crois devoir vous prévenir qu'elle pourra être longue, & que fi vous-avez quelque argent fur vous, il faut avoir foin de le cacher dans la ceinture de votre culotte , vous en aurez befoin pour vous procurer des douceurs : nous diroris en arrivant que - vous , ayant capturé par furprife, n'avez pas un fol fur vous. Je  3^ Mémoires Me leur fis aucune réponfe, mais je profitai de leur avis. Nous arrivames a une beure du matin & la porte de Charenton. II fejfbjt clair de ïune. Je mis pied a terre & je m'appercus quelafacade de cette maifon annoncoit plutót un Palais fait pour loger des Rois, qu'un Keu de force pour fervir d'afyle a des libertins. L'Infpecteur me dit que le batiment fuperbe que jevoyois, fervoitde logement aux Moines, & que celui des penfionnaires étoit fur ïe derrière. Un SuiiTe, portam la lïvrée du Roï, vint nous ouviir la porte de Ia grille * Ie Prieur vint au-devant de moi , il me* conduifit dans un appartement alTez brilIsnt , oir je trouvai d'autres Moines qui merecurent avec un fourire moqueur. Le Procureur écrivit fur un regïjlre mes noms & mes qualités, & on me donna ün nom de guerre fuivant 1'ufage de cette maifon. Cette petite cérémonie, qui n'ejlpas trop agréable, remplie, te Prieur me préfentades rafraichilfemens que je refufai;  fur les Maifons de Force. 31 il me fit enfuite piufieurs queftions toujours accompagnées d'un rire malin. Je lui fis réponfe que je n'étois pas difpofé pour me confeffer; que , lorfque je ferois préparé, je le ferois avertir ; que je le priois en attendanc de me faire conduire dans le lieu qui m'étoit deftiné, paree que javois befoin de repos. II regarda fes coliegues, & leur dit : Je ne crois pas qu'il fok fou. J'entendis ce joli compliment, malgréma vivacké naturelle^ de fang-froid, ou pour mieux dire, je fis comme li je n'avois pas cru qu'il s'adreflat k moi. Le Directeur, accompagne' de deux garcons, me conduifit dans ma chambre avec la mufique du cliquetis des clefs. Je palfai dans un corridor aifez grand, oü. j 'appercus a droke & -a gauche des porces qui avoient plus d'un pied d'épaiffeur, étoient garnies de fearres de fer & de deux gros verroux fermant k clefs ; j appercus auffi k chaque celluie une petite fenêtre pratiquée au bas du mur, d'oit Cortoit des matieres putréfales, qui ié-  32, Mémoires pandoient une odeur empeftiférée : c'eft les latrines dont j'ai parlé au commencement de eet ouvrage. Je me trouvai mal & fus faifi d'horreur a la vue de toutes ces chofes. Je paflai dans un fecond corridor oü j'éprouvai le même défagrément. Enfin j'arrivai a la chambre qui m'étoit deftinée, comme j'en ai fait la defcriptioh ci-defius. II feroit fuperflu de la retracer. II eft inutile de dire a mes leóleurs que je palfai une nuk des plus cruelles, ni de les fatiguer par le récit de mille réflexions plus affligeantes les unes que les-autres. ' Ceux qui ont 1'ame fenfible & qui ont aimé , apprécieront beaucoup mieux ma fituation que je ne pourrois la peindre. Autre que tout ce que je. pourrois dire , feroit abfolument étranger aux objets que je me propofe de traiter. Je n'ai même rendu compte du commencement de mes aventures avec Mademoifelle la Marquife de ..,, que pour faire connoitre les motifs de ma détention : il ne fera plus .queftion de cette Demoifelle dans eet ouvrage.  fur les Maïfons de Force. 3 3 Je ne ferraai pas les yeux le refte de la nuit, tant paree que j'étois accablé par lennui qui dévoroit mon ame, que paree que j'étois a chaque inftant réveillé par des cris effroyables & lugubres; tantöt ils étoient femblables a ceux des animaux féroces, d'autrefois ils reffembloient a ceux des bêtes fauves, & enfin j'entendois des voix entrecoupées, foibles & débiles , gémir, fe plaindre, & dire : on me tue 7 on m'affafline , &c. Je me promenai, j'écoutai attentivement cette trifte mélodie, & j'entendis un nouveau bruit de chaines qui fe heurtoient les unes contre les autres. Je crus que c'étoit un ftratagême que ma familie faifoit jouer pour m'effrayer & me porter a condefcendre a fes volontés. Je croyois alternativement que j'étois dans des cachots avec de vils fcélérats, dans des forêts au milieu d'une bande d'alfalTms, ou dans des antres fouterrains avec des animaux féroces & voraces : telles étoient les conjectures que je pouvois tirer de ma retraite obfeure. Er  34 Mémoires Lorfque le jour parut, je regardai par la croifée de ma chambre; elle donnoit fur une cour oü j'appercus des hommes les uns nuds, les au tres a moitié habiilés, & qui tous n'avoient aucune apparence de figure humaine, tant ils étoient débiles , couverts de fange ou de matiere fécale. Cette facheufe découverte me coüta bien des larmes; elle me porta k faire des réflexions fur les révolutions de la nature & fur tous les maux qui affligent 1'humanité. Je n'en fus diftrait que par 1'entrée d'uii porte-clef qui vint m'annoncer affez brufquement que le Prieur devoit venïr me voir a dix heures, & qu'il falloit qu'il parfume ma chambre. Je lui demandai ce que fignifioit le bruit que j'avois entendu toute la nuit. II me répondit gracieufement que c'étoit des fous comme moi; qu'ils alloient en baigner une demi-douzaine pour leur apprendre a faire ainfi du vacarme; je rends littéralement les exprejjions. Je fis femblant de ne pas entendre fon joli compliment, autrement je me ferois trouvé dans la néceffité de  fur les Maifons de Force. 35 le roffer, & enfuite d'être baigné a 1'eau froide. Je lui répliquai: Je vois bien que tu ne me connois pas, & aufli-töt, avant de lui donner le temps de parler, je lui donnai un Louis 3 fi tu es honnête, lui ajoutai-je , que tu me ferves avec difcrétion & fidélité, je te récompenferai généreufement. II refta ftupéfait, il accepta mon don, & me promit que je ferois content de lui. II m'apporta du papier, de 1'encre & des plumes, que je lui avois demandé , en me prévenant qu'il falloit les cacher a caufe des fupérieurs. A peine mon geolier, ou mon gardedu corps , comme on voudra, fut forti, que j'enteiidis marcher avec confufion & ouvrir le guichet de ma por te; je portai mes regards de ce cöté, c'étoient Jes penfionnaires tant fous que fages, qui, ayant appris que j'étois arrivé pendant la nuit, venoient me faire leurs complimens, les uns crachoient dans ma chaimbre par le guichet, d'autres frappoient a grands coups a ma porte , & d'autres me fgifoient 1'honneur de m'appeller leur ca^ E ij  Mémoires marade, & de me pner de leur donner la main. Je fupportai ce petit cérémonial fans répondre un feul mot : il falloit m'y accoutumer de toute néceffité, puifqu'il avoit lieu tous les jour.s. Une minute après, j'appercus un penfionnaire de la taille de cinq pieds & neuf pouces ; il paroifioit être agé d'environ trente-fix ans; il avoit la figure noble & intérefiante; il m'adreffa les paroles fuivantes : Monfieur, vous venez d'efluyer un défagrément bien dur & bien fenfible a quiconque ne le connoit pas. Voila douze ans que je fuis dans cette maifon, je n'y fuis pas encore accoutumé. Je vous plains de tout mon cceur, vous ne paroilTez pas mériter un afyle de la forte; vous aurez de la peine a vous faire au régime que Ton y exerce; vous ferez d'abord quelques jours fans communiquer avec aucun penfionnaire; a la vérité, vous n'y perdrez pas grand'chofe ; je penfe au contraire que lorfque vous les connoïtrez, vous préférerez la folitude a leur compagnie, a moiris que vous ne  fur les Maifons de Force. 37 fachiez faire comme le vrai Philofophe, qui fe prête aux circonftances fans s'étonner de rien. "II feroit cependant, pour ainfi dire , impoffible de conferver un pareil fang-froid dans cette retraite, oü vous aurez occafioii de voir des chofes, dont le Philofophe Panglo^e ne pourroit luimême s'empêcher d'être furpris & affligé... II faut prendre du courage, fi-töt que vous aurez la liberté de recevoir & de communiquer, je vous inftruirai de la conduite que vous devez tenir. Je me trouverai très-heureux fi je peux vous être utile & fi ma compagnie peut vous être agréable... Je le remerciai de fon attention & de fon honnêteté ; je 1'affurai que je profiterois avec bien du plaifir de fes offres obligeantes. Mon geolier étant entré , je lui demandai s'il connoiflbit ce penfionnaire. II me répondit que c'étoit un Garde-ducorps ; qu'il y avoit douze ans qu'il étoit captif; que fon nom de guerre étoit M. St. Luc; qu'il ignoroit fon nom de familie & les motifs de fa détention; qu'il  3 8 Mémoires favoit feulement qu'il étoit de Nancy, &: enfermé pour viiigt ans. Le Prieur me fk une longue vifite; il me traita un peu plus gracieufement que la veille, & donna des ordres aux portes-clefs, non-feulement de ne plus fermer ma porte , mais encore de me Mffer promener dans les autres corridors. Je le remerciai de cette faveur : elle étoit drautant plus grande qu'on ne 1'ac-. cordoit a perfonne : auffi ce n'étoit qu'un piege que I'on m'avoit tendu pour découvrir plus facilement mes intentions, & m'infpirer une confiance fans réferve; mais il fut la dupe de fon ftratagêmeje gardai mon fecret. Je le priai de me procurer des livres. On m'en apporta fur le champ. II fit enfuite rouler la converfation fur Madame la Vicomteffe de ... ma mere. II me dit qu'elle étoit trés en colere contre moi; qu'elle avoit beaucoup de crédit auprès des Miniftres & des amis nombreux; que je ne devois pas perdre un inftant pour faire agir les miens; qu'il fe chargeoit yolontiers de les faire  fur les Maifons de Force. 39 avertir, &c. &c. Je le remerciai de nouveau , & lui promis de profiter de fa bonne volonté lorfque 1'occafion s'en préfenteroit; mais j'étois bien décidé & ne pas lui tenir parole. Je lui fis part des réflexions fuivantes : M. le Prieur, je fuis furpris comment vous avez pu accepter un pofte femblable a celui que vous occupez : vous paroiffez avoir de 1'efprit, de Péducation & de Phumanké, votre cceur doit être a chaque inftant pénétré de la plus vive affliction. II me fit réponfe: Monfieur, j'ai Pame fenlible & vous me rendez juftice ; mais les hommes ne font pas faits pour décider de leur fort. C'eft a eux a fe foumettre k celui que le Ciel leur a deftiné, & a en remplir les obligations fans chercher k en pénétrer les caufes. Cette réponfe étoit aflez fage & pour ainii dire fans réplique, fur-tout dans un lieu oü 1'on »e connoit que la loi du plus fort.  4° Mémoires Dureté des Supérieurs & barbarie des Portes-clefs. J e paflai quelques jours fans vouloir parler a qui que ce fok. Ce ne fut que le fixieme jour de mon entrée dans cette maifon que je profitai de la permiffion que les Supérieurs m'avoient accordée; elle me mit a. même de découvrir & de voir des horreurs dont on peut h peine fe former une jufte idéé : elles m'arracherent fouvent des larmes & me firent jetter les yeux fur 1'efpace immenfe des maux qui affligent les hommes.. Mon point de vue fe fixa avec indignation fur la légéreté avec laquelle le Gouvernement accorde des Lettres-de-cachet, & fur la barbarie des families qui les obtiennent avec autant de facilité qu'un billet de comédie. Pour fe pénétrer de toutes ces chofes, il eft néceflaire que le leéïeur commence par fe graver dans le cceur le logement des maifons de force, & qu'enfuite ils jettent les yeux fur les mal-  fur les Maïfons de Force. 41 malheureufes victimes que ges„repaires affreux renferment. Alors je leur demanderai quel eft celui d'entre eux qui ne préféreroit pas la mort a être continuellement dans la compagnie des fous & de fcélérats ? II u'y a point de diftinction dans les Maifons de force , le roturier, le Gentilhomme, le fcélérat, 1'innocent, le fou & le fage occupent le même corridor; quel eft 1'homme, un peu fenfible, qui ne foit pas, en fe trouvant dans cette pofition, martélé par des réflexions plus accablantes les unes que les autres ? On voit des individus qui ont joué de très-grands röles fur la fcene générale , confondus avec les criminels & les fous. On voit qu'ils ont eux mêmes 1'efprit aliéné , & que ce n'eft que la fuite des mauvais ti-aitemens qu'ils ont éprouvés. C'eft ici, Lecteurs ,[qu'il faut déployer le tableau & tirer le voile qui le couvre. Je ne réclame point votre fenfibilité, elle doit être naturelle , puifque les hommes, en faveur defquels je vais vous parler , font vos parens ou vos F  41 Mémoires arais, & enfin toujours vos femblables. Le fils de M. de la M...., ancien Prévót de Paris, avoit époufé une Demoifelle de Chateau - Thierry. On dit qu'elle n'aimoit point fon mari; de concert avec la familie de eet infortuné, il fut arrêté qu'il falloit 1'enfermer k Charenton, comme fimple d'efprit. Ön paya 3000 livr. pour fa penfion. Lorfqu'il fut fous les verroux, fon. premier foin futde fe plaindre avec jvfike de fon époufe & de fa familie. Le défaut de récréation , les exemples finiftr es & affligeans qu'il voyoit fans ceffe fous ces yeux, le porterent naturellement a faire des réflexions triftes & accablantes. Tout cela réuni aux plaifanteries dérifoires des Moines & des portes-clefs , & k quelques bains froids que 1'on eut foin de lui donner dans la rigueur de 1'hiver , pour avoir manqué de refped a fes geoliers , contribua a lui aliéner 1'efprit. Voici quel étoit fon genre de folie : il alloit voir les autres penfionnaires fans diftinétion d'état, ü leur parloit avec cette honnêteté, qui  fur les Mdifons de Force. 43 ejl toujours ïnféparable de la bonue éducation, il fe mettoit a genoux devant eux & leur demandoit une prife de tabac. Tout cela pouvoit-il mériter des bains froids & d'être mis au rang des furieux & des infenfés > Mais en fuppofant pour un inftant qu'il eüt eu 1'efprit attaqué de la maladie dont je viens de rendre compte, fi fon pere & fon époufe eufient connu les droits de la nature & de l'humanité, n'euiïent-ils pas préféré de le faire voyager avec un homme prudent? 11 feroit infailliblement parvenu a le ramener au fentier de la raifon, au lieu qu'en le faifant enfermer, ils Font précipité dans le gouffre des maux & dans le grand chemin de la folie. J'ai commencé par ce fait, comme étant le moins atroce, afin de ne pas efttayer de plano mes lecteurs & de les préparer par degré a recevoir les alimens de la fenfibilité & de 1'horreur que doivent naturellement infpirer la cruauté & Finjuftice. Un penfionnaire , agé de 5 5 ans, appellé M. de St. Florentïn , nom du proteéteur F v  44 * Mémoires qui 1'avoitfak enfermer, homrae érudit, de probité & de mérite, fut recelé a Charenton ■ pour les caufes fuivantes : Cet homme étoit infecté de la Philofophie moderne, il croyoit & attribuoit tout au hafard ; cependant il n'affectoit pas 1'incrédulité ; il affiftok par politïque au Service divin; il préféroit la Religion Catholique a toutes les autres, paree qu'il difoit que c'étoit eëHe qui lui paroiffoit la plus fage. Son époufe étoit au contraire une zélée partifane de Saint Médard & de la doctrine de Janfénius. Elle fut trés - fcandalifée des opinions de fon mari. Elle en paria a 1'Evêque de SoiiTons, bon Janfénifte, avec lequel elle étoit étroitement liée : ce bon prélat fit des tentatives inutiles pour ramener cet homme a la connoifiance & a la croyance d'un Dieu Créateur de toutes ehofes. Voyant qu'il n'avoit pas réuffi , il fut très-piqué contre 1'incréduïe. On fait que les Janféniftes ne connoiffent pas la tolérance : il fut en conféquence décidé , du confentement de 1'époufe,  fur les Mdifons de Force. 45 qu'il falloit obtenir une Lettre-de-cachet pour metcre le difciple de Voltaire a Charenton. Ce deffein fut auffi-töt exécuté que concu par le canal de Madame Sabattin. Dès que cet infortuné , qui avoit e'té Moufquetaire gris, fut arrivé a Charenton , on le régala pendant buit jours de bains froids, d'injures & de mauvais traitemens. II m'a avoué que rien ne lui avoit fait autant de peine que de fevoir frappé & traité de fou a chaque inftant par les portes-clefs. On fent combien il eft mortifiant pour tout homme d'être frappé par de la canaille , fans pouvoir fe venger ni fe défendre, & fur-tout pour un militaire ; il fallut cependant fouffrir toutes ces atrocités fans fe plaindre , mais encore faire politefle a des individus aufli méprifables par leur naifiance que par leurs mo3urs, leur conduite & leur état; autrement, s'il fe fut vengé , comme beaucoup de penfionnaires le font, les coups & les bains auroient été redoublés. Dans cette circonftance, aidé du confeïl de la fageffe, il céda a la force, & il fe con-  4^ Mémoires cilia 1'amitié des portes-clefs par des préfens fréquens, il parvint par ce moyen & adoucir fon fort. Les Moines ayant aufiï appris que c'étoit un pigeon qui étoit confiné dans leur colombier pour toujours, eurent pour lui par la fuite des égards. J'ai vu peu de perfonnes raifonner avec autant de fageffe & de bon fens, a cela prés de la Religion , que le faifoit ce penfionnaire. II a confervé jufqu'a la mort, malgré les objets hideux & les exemples facheux qu'il avoit fans ceffe fous les yeux,une préfence d'efprit,un courage une fermeté digne du vrai Sage. Je n'ai jamais pu favoir fon nom de familie; aucun penfionnaire ne Ie porte dans ces maifons d'horreurs; tous recoivent en y entrant un nom de guerre. Le Baron de , taille de cinq pieds & dix pouces , agé de trente-fix ans, décoré des Ordres de deux Empires, oü il avoit fervi en qualjté de Colonel, ayant éprouvé des défagrémens ou des jnjuftices, quitta le Service de l'Empire,il fe  fur les Maifons de Force. 47 rendit a Conftantinople, oü M. de étoit alors Ambafladeur de France. Ce Baron étoit d'une des meilleures families d'Allemagne , & même allié de très-proche au Prince de Wir..., Cette familie ayant appris que leur parent s'étoit refugié a 1'ancienne bizance, s'adreffa au Miniftre de France. Ce dernier fit beaucoup de politeife & d'accueil au Baron de....; il lui repréfenta que le ferviCe de la Cour Ottomane étoit dur & défagréablé; que pour le moindre foupcon d'infidélité, oh étoit étranglé, &c. que s'il vouloit palfer en France, il fe faifoit fort de lui faire obtenir un régiment; que s'il avoit befoin d'argent, qu'il lui en prêteroit pour faire fon voyage, &c. Toutes ces avances & promeffes furent accompagnées de ce ton fimple & pathétique qui infpire la confiance & la reconnoiffance. Ce pauvre Baron donna dans le piege, ün autre en auroit fait autant que lui, il fe mit en route pour fe rendre a Paris; mais, par une trabifon fans exemple , il fut arrêté én arrivant aux barrières, & conduit a  48 Mémoires Charentonoü il étoit attendu,& un logement ordinaire préparé. Ses premiers mouvemens le porterent a fe plaindre amérement de 1'Ambafladeur de France, qui 1'avoit fi Cruellement trompé; il fut. également faifi d'horreur & d'indignation a la vue du logement qu'on lui donna. De tous ces fentimens, qui étoient naturels & fa pofition, il eut bientöt occafion de pafler a ceux de la colere & de la fureur : des hommes vils, les portes-clefs 3 le prirent au colet pour le déshabiller, lui öter les Croix & les Cordons dont .il étoit décoré; il n'étoit point accoutumé a fe fervir de pareils valets de chambre ;, dans fon premier tranfport,, il frappa & fut frappé , ce qui ne fit que le rendre plus furieux. Les portes-clefs s'étant réunis,le dépouillerent par force & lui donnerent enfuite , quoique ce fut dans la rigueur de 1'hiver, plufieurs bains froids; après quoi il fut recpnduit pieds & mains liés dans fon réduit. -Qn continua cette petite cérémonie pendant huit jours , & plus il fe plaignoit  fur les Maifons de Force. 49 plaignoit du Gouvernement Francois & de la barbarie des Moines, & plus il étoit maltraité; alors il fut obligé de faire comme les autres , c'eft-a-dire de careffer fes bourreaux; cependant la patience lui échappoit quelquefois ; il ne pouvoit s'empêcher de fe plaindre, de la uourriture, de 1'avarice des Moines, de leur dureté & de celle des garcons; il leur difoit fouvent en face des vérités ameres. II fit plufieurs tentatives pour faire parvenir des lettres a fes amis , mais elles furent toutes remifes auxMiniftres(i) avec d'autant plus d'exaclitude, qu'il annoncoit le defir le plus violent de fe venger de rAmbaffadeur qui 1'avoit joué. II y avoit plufieurs années que ce malheureux Baron étoit a Charenton lorfque j'ai obtenu ma liberté; j'ignore ce_ qu'il efl devenu : il y a lieu de croire qu'il (1) Toutes les lettres que les penfionnaires écrivent a leurs parens ou a leurs amis, font remifes par les Moines au Lieutenant-général de Police, & toutes celles qu'ils regoivent font décachetées. G  50 Mémoires finira fes jours dans cette infernale deffieure* Üfi Sr. Danger , de fon nom de guerre , Ingénieur, avoit d'abord été mis a la Baftille, d'oü il trouva Ie fecret de s'évader & de paffer en Hollaiide, oü on le fit capturer a grands Mis. II fut mis a V ineen-, nes dans un cachot fouterrain, & attaché au mur avec une chaine par Ie milieu du corps , on lui mit en outre des fers aux pieds & aux mainsjil refta dix-huit mois dans ce cachot, d'oü on ne le fit fortir que paree que fes jambes étoient entiéremeiit pounïes. . M. de Malesherbes, dont le nóm fera a jamais immortel, ayant été nommé Minifc tre de la Maifon du Roi, porta fes premiers tegards fur les malheureux qui étoient enfermés dans les Maifons de force ; il fit, autant par humanité qüe par économie, transférer plufieurs prifonniers de Vincennes k Gharenton (i). LeSr. Danger fut du nom- (O M. de Malesherbes ne fe borna pas a cette fimple tranfiation, Con humanité, fon amour pour ^  fur les Malfons de Force. f i bre. Ce prifonnier avoit été traité, comme. on a eu occafion de le voir, plus mal que 1'on ne fait les plus vils alfaffins. II en avoit coüté au Gouvernement pour perfécuter cet infortuné plus de 100,000 livr. On ne fera peut-être pas faché de favoir la raifon de fa détention; la piece gloire du Roi & pour la juftica, lui fuggérerent les moyens de parer les abus qui avoient eu lieu fous le précédent miniftere , relativement aux Lettres-decachet; il nomma en conféquence quatre Confeillers de la Cour des Aides, tant pour examiner les caufes de la détention de plufieurs prifönniers, que pour vérifier a 1'avenir les demandes des Lettres-de-cachet. Cette précaution étoit très-fage, & digne du Miniftre qui 1'avoit inftituée; il favoit qu'un feul homme, quelque éclairé & quelqu'équitable qu'il fok, peut être trompé. Pour prévenir cet inconvénient, il avoit fait choix de quatre Magiftrats integres, mais malheureufement pour les citoyens , ce Miniftre a quitté les renes de 1'état, & elles ont été confiées a M. Amelot, qui a pour homme de confiance le Sr. Robinet, digne'fuccefleur de Madame Sabattin. Cet homrrie, d'une clafie vile, avoit 1'impudence de dire , qu'il ne favoit pas comme un honnête homme pquvoit vivre avec 15,000 livres. G ij  $ i Mémoires fuivante que j'ai copiée littéralement lmdiquera : Tant que la belle Marquife Mettra fur la Banque de Venife Et Louis fur la Marquife, La France au diable s'en ira, Le pauvre Peuple gémira , Et au diable la Marquife donnera. Tel étoit Ie crime du Sr. Danger. II obtint en i 778 , après 22 ans de captivité , fa liberté. Ceux qui s'étoient emparés de fes biens étoient puiffans & peu difpofés a les reftituer. Ses premières démarches furent de chercher & faire connoïtre au Roi 1'injaftice qu'on lui avoit faite, & de tacher d'en obtenir une penfion : il préfentapour cet effet un mémoire a M. le Prince de Beauveau , Capitaine des Gardes-du-corps. Ce Prince vertueux & généreux fut touché des malheurs du Sr. Danger; mais comme plufieurs Miniftres étoient accufés d'iujuftice & de cruauté , il leur communiqua le dit mémoire avant d'en parler au Roi. Ils ne manquerent pas de le remercier & de lui dire que  fur les Maifons de Force. 5 3 le dit Danger étoit un malheureux, un impofteur & un fcélérat qui ne méritoit pas fon attention. Le Prince crut les Miniftres & ne voulut point s'intéreffer pour le Sr. Danger , qui fut de nouveau capturé & conduit a Bicêtre ; de maniere qu'il a éprouvé fuccelfivement les horreurs & les cruautés du régime de la Baftille, de Vincennes, de Charenton & de Bicêtre, oü. vraifemblablement il finira fa carrière. Un particulier, parent du Suiffe du Comte de Tilliere , fut mis a Charenton en 1 7 76 comme fou, paree que cet imbécille avoit voulu jouer le röle d'un homme infpiré de Dieu; il avoit eu la bêtife ou 1'artifice d'avancer en public que Louis XVI & la Reine n'auroient point d'enfant qu'ils n'euffent fait un voyage aSte. Genevieve, mais qu'il falloit qu'ils aillent pieds nuds en fe p jufqu'a 1'églife. Une pa- reille fottife, qui ne méritoit que le mépris , inquiéta; on fit capturer cet homme; il fut conduit a Charenton & régalé de quelques demi-douzaines de bains froids*  54 Mémoires C'eft ainfi que dans un Royaume, qui paffe pour un des plus civilifés, on trouve toujours de 1'argent pour faire dq mal & rarement pour faire du bien : il auroit été plus prudent de laiffer cet infenfé jouir de fa liberté & d'employer 1'argent qu'il en coutoit pour lui, a faire une penfion a un malheureux militaire. Ce prifonnier s'appelloit, de fon nom de guerre, Niore. Dans la même aimée, il arriva un jeune homme qui fut baptifé Lisbonne. II fut mis dans cette maifon par ordre des Miniftres qui le firent paffer pour fom Je demandai quel étoit fon genre de folie; comme il n'en avoit aucun, on ne put me le dire. Mais j'eus bientöt occafion de eonnoitre que c'étoit une impofture. Cet homme étoit agé d'environ quarante ans; il avoit beaucoup voyagé; il avoit fait toutes les campagnes d'Hannovre & occupé différentes places avec honneur. Son amour pour la vérité & la juftice lui avoit attiré beaucoup d'ennemis ; il avoit eu en outre des malheurs partieulisrs, tels que pertes de biens,  fur les Maifons de Force. $ 5 d'emplois, &c. L'expérience lui avoit fait connoitre biens des abus & lui avoit appris a connoitre les hommes , & cependant il les aimoit. II avoit remis k M. Turgot un mémoire dans lequel il avöit développé les abus de la régie des fermes, indiqué les moyens de les réprimer, de ne plus impofer a 1'avenir les citoyens qu'a un feul & liniqüe droit(i), de les affranchir de toutes les formalités tyranniques, d'aügmenter les revenus du Roi de 572,000,000 livres par an & de ne point faire de malheureux. M. Turgot avoit fort approüvé Ce fyftême ; mais M. le Garde-des-SceauX, gagné par les Fermiers - généraux, en avoit empêché 1'impreffion. Cê même particulier avoit remis a M. le Comte de Saint-Germain, fous les ordres duquel il avoit fervi, ün autre mémoire , par lequel il própofóit de donner une nouvelle forme aux troupes, moins (1) Toüt-au-pïus le tiers de ce que ehaque particulier p&te actuellement  Mérrfoires difpendieufe pour 1'Etat, plus lucrative pour les Officiers & les Soldats , & moins meurtriere dans une action. II avoit indiqué les moyens de récompenfer les Officiers fans charger 1'Etat, d'occuper les Soldats en temps de paix d'une maniere utile, & d'occuper autant de terrain avec 40,000 hommes, qu'on le fait actuellement avec 60,000. II avoit remis un autre mémoire a M. de Maurepas, oü il faifoit 1. connoitre, d'une maniere bien claire, les inconvéniens des Loteries , lefquelles provoquent & accélerent la ruine de la majeure partie des citoyens , invitent les domeftiques & les ouvriers a voler leurs maitres , &c. 2. L'inutilité des Procureurs, que c'étoit ces Officiers qui entretenoient la haine & la difcorde parmi les families, & les réduifoient trés - fouvent a la mendicité , &c. 3. Que c'étoit un abus de vendre les charges de judicature , qu'il feroit bien plus digne du Roi de ne les conférer qu'a des Avocats anciens qui auroient prouvé par leurs moeurs & leur conduite qu'ils  fur les Maifons de Force. $j qu'ils ont affez de lumiere & de vértu pour juger les citoyens, &c. 4. II aVoit indiqué les moyens pour que les veuves t les orphelins & généralement tous les pauvres defquels on fe feroit emparé des biens, ou que 1'on auroit injuftement attaqué, fulfent défendus fans frais & promp* tement. 5 . II avoit propofé de réduire le nombre des Archevêques & des Evêques a quatre-vingt, de donner 50,000 livr. k tous les Archevêques & 2 5,000 a tous les Evêques , & d'augmenter les penfions des Curés & des Vicaires qui en avoient de trop modiques pour foutenir la dignité de leur état, & en remplir toutes les obligations, &c. D'après tous ces travaux, qui étoient fagement combinés, il avoit prié lesMiniftres, attendu qu'il avoit eu plufieurs places de fupprimées & perdu toute fa fortune, de lui donner un emploi quelconqueou une penfion de 400 liv. Toutes fes démarches furent inutiles, il n'obtint rien; on auroit voulu au contraire trouver des prétextes pour le perdre; il n'é- H  5 8 . . Mémoires toit pas facile. L'indigence , qui fait écarter bien des hommes du fentier de la probité , ne lui avoit point fait oublier les feminiens d'honneur , il préféroit Ia mort a la baffeiTe & a 1'opprobre , il avoit vendu tous fes efFets, il ne lui reftoit plus qu'une feule chemife & 1'habit qu'il avoit fur Ie corps. Aiors il fe détermina a écrire la lettre fuivante a tous les Minifrres, comme les ayant .tous follicités. "Paris, le ii Septembre 1776. Monfeigneur, j'ai rempli mon devoir de citoyen en faifant connoitre a votre Grandeur , par mes différentes fuppliques, ma fituation & les dangers oü elle m'expofoit;il étoit du fien den informer le Roi, ou de me procurer des fecours : votre Grandeur n'a fait ni lun ni 1'autre. Je me fuis préfenté a un Officier, il a refufé de m'engager. Je fuis en conféquenceforcé de nfóter la vie afin de me fouftraire aux horreurs de 1 mdigence & de conferver 1'honneur de ma réputation qui m'eft plus chere que toutes les richef-  fur les Maifons de Force. 5 9 fes. Cependant fi Tact-ie-ti que je commets fur moi eft un crime aux yeux de Dieu & de la Nation, votre Grandeur doit en répóndre, attendu qu'elle doit -faire attention aux placets qui lui font adreffés \ &> ne pas laiffer ce foin a des gommis ou a des fecrétaires qui rejettent les fuppliques des malheureux qui follicitent les bontés du Roi, paree qu'ils he font pas en état,de leur faire des préfens & qu'ils n'ont-point de protecteurs pour appuyer leurs denmndes. C'eft ce qui nVeft arrivé &;ce qui; arrivé a plufieurs autres infortunés qui gémiffént fous le poids de Ia mifere , & pourroient par la fuite' faire une fin auffi trifte qüe moi, ce qui ne pourroit que donner 'Une idéé défavantageufe du Gouvernement Francois , & déplaire au Roi, qui eft le pere de tous fes fujets* & veut qü'bn leur procure des fecours, fuivant que leurs malheurs , leur conduite &: leuïs- fërvices' le^'métfP tent. Ce langage eft dur & n'eft point fait pour un Miniftre, je 1'avoue-.; mais je le dois a la juftice-, &, ia vérité> & -k- H ij  ©° Alémpires mes compatriotes , afin d'empêcher qu'ils foient réduits a ma pofition. Ces mêmes fentimens m'engagent a rendre la préfente publique, comme mutant adreffé k tous les Miniftres & les ayant inutilement folIicités, fans que cela ait nen changé de larégularité de ma conduite, ni diminué 1'étendue des vceux que je fais pour la félicité de votre Grandeur j ni du refpeft avec lequel je vais cefier d'être , &c. Signé D ....." Les Miniftres furent trés- piqués de cette lettre ; ils firent en conféquence mettre le Sr. D. >... k Charenton comme fou. Lorfqu'il fut dans cette maifon, il eu fupporta toutes les horreurs avecun courage peu commun j il ne lui échappa aucunes plaintes ni gémifTemens, quoique les Moines euffent eu 1'inbumanité de le laifter fans bas, fans fouliers,nipantoufles, fans mouchoir de poche, enfin prefqüe nud dans la rigueur de 1'hiver, a 1'exception des bains dont il ne föï point fégalé, paree qu'il ent la patience de tout fouffrir fans murmurer, fl éra-oava eous  fur les Maifons de Force. 61 les outrages que Pon peut imaginer. Cé traitement doit paroitre bien cruel a Pégard d'un homme qui avoit toujours eu une conduite réguliere & ne s'étoit ocpupé qu'a être utile a fon Prince & a fa Patrie; ce traitement, dis-je , étoit d'autant plus infame qu'il n'avoit follicité qu'une penfion de 400 livres & qu'il en coütoit plus de 800 pour le tenir fous les verroux, & que dans ce même temps on avoit accordé a deux chefs des efpions de Paris, fa voir a 1'un 8 0,0 oö 1. argent comptant & 8000 1. de penfion, & a 1'autre 16,000 de penfion pour avoir été chaffés , tkc. Ce penfionnaire refta huit mois a Charenton ; il n'en eft forti qu'a- la follicitation d'un ami qui s'étoit offert de lui fournir toutes les chofes néceffaires a la vie & a Pentretien. Les Miniftres ne firent rien pour lui, au contraire, on le fit fecrétement perfécuter pour ticheide lui faire perdre la tête, & afin de prouver qu'ils n'avoient pès eu tort de le faire paffer pour fi>u f tous les pieges  6* Mémoires qu'on lui tendit furent inutiles. II ne commit aucune baffefïe , il fupporca fa mifere & les perfécutions fans exemples dont il fut accablé avec fermeté; & lorfqu'if a vu qu'il ne pouvoit obtenir ni juftice , ni emplois, ni fecours, il a épuifé toutes les reffources légitimes qui lui reftoient, il a fait toutes les démarches & les tentatives que 1'honneur & les fentimens permettoient pour fe tirer d'affaire ; il a même paffé en pays étranger, oü il s'eft conduit avec la même délicateiTe que dans fa patrie, & dès 1'inftant qu'il a vu que le fort continuoit de lui être contraire , il a mis tous fes papiers en ordre & s'eft noyé. Beaucoup de perfonnes prétendent que c'eft une lacheté , mais jene fuis pas de leur avis, je foutiens que c'eft un courage digne d'exemple. Cet illuftre infortuné aimoit la juftice, la vérité, le travail, il avoit de 1'humanité & 1'ame fenCble, il avoit follicité des places & des fecours, le tout lui a été refufé; que pouvoit-il faire, finon de fe fouftraire par la mort aux dangers oü expofe a 1'indi-i  fur les Maifons de Force. 6$ gence ? Telle a été la fin d'un citoyen auquel les Grecs & les Romains auröient élevé des monumens de gloire. Comme je me fuis propofé de ne faire qu'une brochure in-8vo. d'environ 80 pages, je vais terminer ce Mémoire par un dernier fait qui m'a frappé & doit furprendre tous mes Lecteurs. Je trouvai dans cette maifon (Charenton) ün penfionnaire que Fon appelloit Louis XVI; ce particulier avoit recu une éducation très-diftinguée , il avoit de Pefprït, du bon fens & beaucoup d'humanité ; il n'étoit point habillé felon Fufage de la maifon , il portoit en hiver un habit de velour noir , vefte brodée en or, manchette de point, bas de foie blancs & un chapeau a plumet. En été il avoit des habits conformes a la faifon. Je m'informai des motifs de fa détention. Voici ce que j'en appris : qu'il avoit fait plufieurs campagnes fur mer, qu'enfuite il avoit été Ma« jor de Place a Rochefort, que fon efprit s'étant aliéné , 011 ne favoit pourquoi il avoit foutenu qu'il étoit fils légitime  *4 Mémoires du feu Roi & frere du feu Dauphin, & par conféquent le vrai Louis-XVI; que le Roi aétuel étoit fon neveu, &c. Ce penfionnaire appuyoit fon raifonnement de laforte : il difoit qu'on favoit envoyé dans les pays étrangers pour le fruftrer de la Couronne de France, mais qu'il avoit trouvé le moyen de revenir dans fes Etats, &c. On m'a affuré que ce particulier , ayant été arrêté , fut conduit d'abord a Verfailles; que le Roi & toute fa Cour s'en étoient amufés pendant un certain temps, jufqu'au point qu'on 1'appelloit Sire & que les Gardes-du-Corps fe mettoient fous les armes lorfqu'il paffoit; que ce badinage ayant ennuyé le Roi & la Cour, cet homme avoit été mis au Chatelet & conduit enfuite a Charenton comme fou. J'eus occafion de lui parler & de reconnoitre que tous fes difcours étoient marqués au coin de la fageffe, du bon fens & de Thumanité (i). 11 (O II feroit très-poffible que depuis cette époque, les plaifanteries & les mauvais traitemens des Moines & des portes-clefs Teufient rendu fou.  fur les Maïfons de Force. 6$ II me dit avec beaucoup de jugement que les Grands du Royaume 1'avoient trahi pour mettre fon neveu fur le Tröne; que néanmoins il ne leur feroit pas de peine lorfqu'ü feroit forti, attendu , difoit-il, qu'il eft plus glorieux pour un Roi d'être clément que fanguinaire; qu'un Souverain ne doit pas profiter de fon autorité & de la force pour faire des malheureux, mais au contraire pour faire des heureux, &c. II fe plaignoit hautement delafripponnerie des Freres de Charenton i il leur difoit k eux-mêmes, que le faifant généreufement payer pour tous les penfionnaires , fon intentiou étoit qu'ils fuffent bien nourris, qu'il vouloit également qu'on les traitat avec douceur & honnêteté ; ajoutant que les hommes qui avoient eu le malheur de s'égarer du dismin de la probité,, ou d'avoir 1'efprit égaré, étoient aflez a plaindre d'être privés de leur liberté; qu'il étoit de la derniere barbarie d'augmenter leurs maux par le défaut d'aliment & par les mauvais traitemens ; que deux raifons 1'avoient engagé  66 Mémoires de laiifer fubfifter les maifons de force : i. Pour fervir d'afyle aux furieux & aux perfonnes dont 1'efprit commence a fe déranger , afin d'affurer le" repos public & de leur faire adminiftrer les remëdes & les fecours capables de les ramener a la raifon. x. Pour fervir de corrèétion aux libertins & prévenir autant qu'il eft poffible par une légere punition les accidens qui déshonoreroient des families entieres; mais que pour ramener lés libertins dans le chemin de la raifon, il ne falloit pas les traiter avec dureté , férocité & cruauté; qu'il falloit au contraire commencer par leur donner toutes les chofes nécefTaires a la vie animale, enfuite leur faire connoitre avec douceur leurs torts paffés, leur en démontrer 1'infamie avec modeftie & fimplicité, & les conduite par gradation a 1'apologie des fentimens d'honneur qui doivent faire la bafe de la conduite de tout homme fenfé, honnête & fur-tout bien né; que la vertu fait diftinguer 1'homme de fon vivant & honorer après fa mort, &c.  fur les Maifons de Force. 6j Tel étoit le langage que tenoit ce penfionnaire; je ne 1'ai jamais entendu parler autrement, ni tenir le moindre difcours infenfé, II a feulement 1'imagi* nation frappée de vouloir être le frere du feu Dauphin , & par conféquent 1'héritier préfomptif de la Couronne. Je ne me charge point d'approfondir ce fait. Je dirai feulement que ce penfionnaire eft traité avec beaucoup d'égard & d'honnêteté , & qu'il dit ouvertement qu'il n'a pas envie de monter fur le Tröne par orgueil, mais pour rendre le peuple heureux , &c. Je ne rapporterai pas davantage d'exemples , paree que s'il falloit faire l'hiftorique de chaque penfionnaire , au nombre de plus de cent, il faudroic faire plufieurs volumes & me livrei' a des répétitions fatigantes , arides & rebutantes. Je penfe que j'en ai affez dit pour mettre le Gouvernement en état de faire veiller fur la conduite des fupérieurs des maifons de force, les Miniftres d'être en garde contre la furprife de leurs Secrétaires ,, des families , de leur prévention naturelle, & I ij  68 Mémoires pour les engager a ne pas confondre a 1'avenir 1'innocent avec le coupable, le fage avec le fou, & pour rappeller aux pareus les fentimens de la nature, écarter ceux de la haine, de la prévention & de la cupidité; néanmoins je vais encore entrer dans quelques détails généraux qui acheveront de convaincre mes le&eurs de la tyrannie des maifons de force. Tous les ans a 1'epoque des vacances, une députation du Parlement de Paris, compofée d'un Préfident-a-Mortier, de quatre Confeillers , d'un Subftitut du Procureur-général , d'un Commis-Greffier, d'Huiffiers , &c. eft chargée de faire la vifite des maifons de force de la Capitale & des environs , afin de recevoir les plaintes des prifonniers, tant fur les motifs de leur détention que fur les traitemens des Supérieurs & des portes-clefs, &c. Ces Magiftrats font en robe, leur préfence infpire la confiance & le refpect dü a la dignité de leurs fonctions & a 1'autorité qu'ils repréféntent; mais malheureufement ils font plutöt ces fortes de vifite pour  fur les Maifons Je Force. 6$ maintenir leurs privileges que pour rendre juftice aux malheureux : ils n'ofent jetter des regards d'humanité fur aucün des prifonniers d'Etat, cette faculté leur eft interdite, ils le peuvent tout-au-plus fur des prifonniers détenus par 1'ordre des families ; mais les Moines & les fupérieurs des dites maifons ont l'adreffe d'écarter tous fentimens de compaflion que pourroient avor les Magiftrats. Quinze jours ou trois femaines avatit que cette députation fe rende aux dites maifons , les fupérieurs d'icelle ont foin de la faire annoncer aux prifonniers par les portes-clefs. On careffe les penfionnaires & on les engage , ceux qui prétendent avoir a fe plaindre, foit de leurs families óu du Gouvernement, de tenir leurs placets tout prêts, les aflurant que le Parlement leur fera rendre juftice. Les fupérieurs promettent même d'appuyer auprès des Magiftrats les dits placets (i). (i) On ne tient cette conduite que vis a-vis des penfionnaires qui ont leur bon fens : elle devient inutiïe auprès des fous.  7° Mémoires Les prifonniers qui n'ont point encore été trompés donnent tête baiffée dans le piege ; il y en a même i & pour ainfi dire tous, qui prient les fupérieurs de les aider de leurs confeils & qui leur remettent les projets de leurs requêtes: ce qui ne fert qu'a faire prendre des mefures fecrétes & contraires a la liberté de ceux qui la réclament. Quant aux penfionnaires qui ont été joués les années précédentes , ils n'ont plus de eonfiance dans les Moines, au contraire , ils ontmalheureufement 1'indifcrétion de les menacer des Députés du Parlement. Alors les fupérieurs prennent de nouvelles mefures pour faire échouer les entreprifes des mécontens. On leur fait donner des bains froids & maltraiter par les portes-clefs , de maniere qu'ils deviennent furieux & qu'ils ont des plaintes de tant de nature a porter , qirils mettent du défordre & de la confufion dans leurs difcours, au point que tout ce qu'ils difent paroit invraifemblable ou infenfé. On prévient même les Magiftrats qu'il ne faut pas qu'ils approchent du  fur les Maifons de Force. jl guichet de ces malheureux, attendu qu'ils font fous, & pourroient bien , fous prétexte de vouloir leur parler, les frapper ou leur jetter des ordures au vifage ; & pour les confirmer dans cette opinion > plufieurs portes-clefs marchent devant les Magiftrats & ouvrent les guichets des penfionnaires qui font vraiment furieux lefquels voyant les portes-clefs fe mettent en colere & leur jettent tout ce qu'ils rencontrent fous leurs mains; on ferme auffi-töt les guichets , les Magiftrats rient, palfent promptement & croient que les prifonniers des cellules dont on n'ouvre pas les guichets font aufli des fous furieux. Les Magiftrats font d'autant plus frappés de Cette idee , que les infortunés defquels on a pas ouvert les guichets , ayant entendu pafler la députation du Parlement, 1'appellent, crient, fe défefperent ; & voyant qu'on ne les écoutent pas, ils paffent des prieres aux injures, &c. de maniere qu'il arrivé très-fouvent, qu'après cette cérémonie fagement inftituée, qui devroit opérer un graud bien ,' plufieurs  7 2 Mémoires prifonniers s'abandonnent au défefpoir le plus' cruel. On en a vu trois dans deux ans qui fe font étranglés. Ces malheurs très-fréquens ne font jamais rendus publiés, ou fi on le fait, on les attribue a une toute autre caufe, &c. . Actuellement que j'ai donné tous les détails- du régime barbare & cruel de cette maifon, je vais jetter un coup d'ceil rapide fur 1'enfemble de cette république infenfée, j'avouerai même que fij'avois eu un cceur moins fenfible & moins compatiffanc, j'aurois fouvent eu des occafjons de rire ; mais ce qui auroit pu amufer de certains individus , ne fervoitqu'a m'affliger & a me faire répandre des larmes, fur-tout lorfque je me repréfentois que depuis le fceptre jufqu'a la houlette , qui que ce foit ne pouvoit fe flatter de pouvoir écarter les maux phyliques & moraux qui afiligent & accablent 1'humanité , ni affez puütant pour conferver fou efprit dans les juftes bornes de la raifon & de la fageffe , tout fembloit au contraire concourir a me faire connoitre que les hommes de génie étoient  fur les Maifons de Force. 73 étoient ceux que le fort maltraité le plus .& qui faifoient plus communément divorce avec la raifon pour fubir le 'joug de la folie & de tous fes acceffoires. Cette idéé fe grava fortement dans mon cceur, & redoubla a la vue des individus qui font enfermés a Charenton & autres maifons de force. Je fis des réflexions bien triftes pour la nature, je voyois des hommes dans des catacombes attachés a des murs avec des chaïnes de fer, d'autres étoient nuds, d'autres dans la fange , dans les matieres fécales, couverts de 'haillons & 11'ayant aucune apparence de figure humaine. Les uns crient, les autres hurlent, mugiffent, &c. Ils ont tous les attribups des animaux immondes & féroces fans en avoir les qualités; plufieurs font réduits a cet état facheux par des événemens que nul homme ne peut parer, d'autres par la cruauté du Gouvernement, des Moines , des portes-clefs & de leurs families ; néanmoins je médifois intérieurement fi tous les hommes vouloient faire attention qu'ils font freres & que le même malheur peut K  74 Mémoires leur arriver , ils feroient plus juftes , plus humains & ces accidens moins fréquens. II y a quelquefois jufqu'a no prifonniers a Charenton; dans ce nombre, il y a des innocens, des coupables, des fages & des fous; ils font logés indiftinctement dans le même corridor & quelquefois dans la même celluie. Du temps que j 'y étois, un vouloit être le Pere Eternel, 1'autre difoit qu'il étoit le SaintEfprit, un troifieme Général des Capucins, un quatrieme Roi de la Chine , un cinquieme qu'il y avoit cinq mille ans qu'il étoit né, un fixieme qu'il étoit déja mort deux fois, qu'il avoit été chien, cheval, & qu'il étoit aétuellement Roi, &c Telle eft la bigarure révoltante qu'il faut avoir fans ceffe fous les yeux : il faut fe prêter a la plaifanterie de 1'un, a Tinfolence de 1'autre , a 1'extravagance de plufieurs, a leurs injures & mauvais traitemens , &c. Or je crois que, pour un un homme fenfé, la mort eft a préférer, paree que , comme 1'a fort bien dit Ciceron , la prifon perpétuelle ou  fur les Maifons de Force. 75 de longue durée ne fut fans doute inventée que pour les crimes que la mort ne pouvoit affez puirir; a quoi il faut ajouter que d'enfermer un innocent avec un coupable, un fage avec un fou, c'eft de tous les fupplices le plus cruel & celui que les barbares les plus féroces n'ont pas encore imaginé, même pour les efclaves qu'ils déteftent le plus. Cependant ce malheur exifte dans le fein de laNationqui veut paffer vis-a-vis des autres INations pour la plus civilifée , la plas honnête & la plus humaine. II faut croire que les chefs de cette Nation ignorent ce malheur , & qu'ils y remédieront fi-töt qu'ils en feront informés. Tel eft le defir le plus ardent de mes voeux & celui qui m'a déterminé a écrire ce Mémoire. FIN.