VOYAGES ÏMAGINAIRES, ÏIOM AN ESQUES, MERVEILLEUX, ALLÉG ORIQUES , AMÜSANS , COMIQUES ET CRITIQUES. S U I V 1 S DES SONGES ET VISIONS, E T D E S ROMANS GABALISTIQUES,  CE VOLUME CO NT IE NT: Le Voyage interrompu, par i'Affichard. La Voiture Emeourbée, par Marivaux. Le Voyage de Paris a Saibt-Cloud , par mer ; SS le retour de Saint-Cloud a Paris, par terre; par Néei, Le Retour db Saikt-Cioud , par mer & par terre.  VOYAGES 1 M A G I NA I R ES , SONGES, VISIONS, E T ROMANS CABALÏSTIQUES. O/nés de Figures. TOME TRENTIÈME. Deuxième divifion de Ia première claffe, contenant les Voyages Imaginaires merveilleux. A AMSTERDAM, Etfe trouve d PARIS RUEET HÓTEL SERPENTR & DCC, IXXXVIU,  I DER *\ [ UNJVERSlTEfT ) V-r Van /  L E VOYAGE INTERROMPU.   V1J AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR DES VOYAGES IMAGINAIRES, &c. Une voiture qui fe brife , & force ïes voyageurs d'interrompre leur route, & de s'arrêter dans une ferme ifolée & voifine; tel eft le canevas du Voyage interrompu. Le ton de ce roman eft comique , & quelquefois bouffon; les portraits en font un peu chargés, mais le tout eft mélangé d'hiftoriettes agréables, & Hé par une intrigue affez bien conduite. L'amour de Climon pour Thérèfe , la fille du fermier , prend un accroiflement un peu prompt, mais iln'en eft pas moins intéreffant. Thomas l'Africhard , auteur du Voyage interrompu , eft né a Ponflon „ a iv  vlij AVERT1SSE MENT. dans le diocèfe de Saint-Paul de Léon , en i 6"j? 8 ; fa carrière littéraire, fans être briliante , n'a pas été dénuée de fuccès ; c'eft au théatre fur-tout qu'il s'eft: fait connoitre, & il y a obtenu 'des applaudiüemens paffagers. Peut-être cette médiocrité ne provient-elle que de ce qu'il a plus travaillé pour la fortune que pour la gloire , & de ce qu'il a porté indifféreniment fes talens fur trois théatres différens, fans fe bor-r ner a celui qui convenoit le mieux a fa mufe : il a travaillé pour le théatre francois ,pour le théatre italien, & pour 1'opéra comique ; il auroit dü fe tenir a ce dernier. L'Affichard eft mort a. Paris en aoüt i 7 y 3. Outre fes pieces de théatre , il a donné quelques romans , dont :lé plus agréable eft le voyage interrompu ; les autres , tels que les Amufemens des Fées, la Salamandre, Rofa*  AVER TISSEMENT. ix Vide., &c. font aujourd'hui tombés dans 1'oubli. Si Ton lit avec quelque plaifir le' Voyage interrompu, on en aura davantage a la ledure de la Voiture embour-bée, ouvrage fait a. peu prés fur le mêrnecadre, mais bien plus agréablement rempli. Une voiture publique s'embourbe au milieu d'un grand chemin , lefiieürompt; les voyageurs, obligés de s'ar-: rêter , defcendent chez un curé de mU lage ; & pour charmer leur ennui, ils racontentune hiftoire,, qu'ils compofent en im-promptu. La même hiftoire, com-? mencée, continuée , & linie par quatre perfonnes différente;?, prend dans la' bouche de chacune d elles uri cara&ère différent : c'eft d'abord.un roman hér.oï~ que, enfuite un conté de fée, & .enfin unefacétie. II n'eft rien de pïuspïaifane  x A VER TISSE MENT. que cette idéé; elle eft exécutée avec tout 1'efprit qui anime les compofitions de Marivaux. Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux eft né a Paris en i 68 8 ; fa familie étoit originaire d'Auvergne ; fon éducation fut très-cultivée, & les foins que 1'on en prit ne contribuèrent pas peu k lui acquérir la célébrité dont il a joui : car il faut convenir que s'il devoit beaucoup k la nature , il ne devoit pas moins a 1'art. Des romans & des comédies font les principales productions qui ont diftingué Marivaux. S'il a écrit quelques journaux , c'étoient des journaux d'un nouveau genre, & qui ne pouvoient lui attirer la haine des auteurs. Les mocurs doucesde notre auteur, fon amour extréme pourle repos, ne lui a pas permis de troubler celui des  AVE R TISSEM E NT. | autres. Ce n'eft pas qu'il ne ft propre * ce genre d'efcrime, & nous croyons que fon efprit étoit propre a bien aiguifer une épigramme j cependant il ne fe 1'eft jamais permis; & quoique fon humeur pacifique ne 1'aitpas mis k 1'abri des traits de la fatire, il a dédaigné d en tirer vengeance,.& il amieux aimé fupporterpatiemment desbleffures que fon extréme fenfibilité devoit lui rendre douloureufes, que de s'engager dans une guerre longue & fatigante. Sescomédies ne préfententa la vérité que des caractères foiblement tracés, mais elles font ingénieufement intriguées, & il y règne une chaleur de fentimens qui les rend très-intérelfantes; fon ftyle même, trop maniéré pour le diaiogue , féduit & mtache. II a foutenu long-temps le. théatre italien , pour leguel il a plus parti-  xij A VER TJSSEMENT. culièrement travaillé- On dit que forf amour, pour Sylvia 1'attachoit a ce théatre. Quoi quJil en fok, Marivaux a régné pour ainfi dire fur cette fcène. Ses romans lui donnent une place encore plus diftingue dans notre littérature. L'académie fran'coife sJeft empreifée de recevoir Marivaux dans fon fein, & il en a été un des principaux ornemens. II eft mort, regretté de fes amis , qui étoient en grand nombre, le 11 février, 1 763 > igé de 75- ans. A ces qualités littéraires , Marivaux joignoit celles- qui rendent un homme eftimable & cher a fes femblables r une humeur douce, & urie averfion extreme pour tout cë qui pouvoit troubler fa tranquillké , & , fi Ton peut s'exprimer ainfi , fon indolence philofophique , Vont éloigné des grands, & font empê~  VER TISSEMENT. *$f thé de folliciter des graces qui auroient pu accroitre fa fortune* Sa fenfibilité lui faifoit partager vivement les peines des malheureux. Oncitede eet académicien des traits de bienfaifance quï peignent la plus belle ame. On lui doit encore la juftice d'avoir aimé la religion & refpefté fes myftères. Enfin Marivaux , fous tous les points de vue, eft digne de nos éloges. Ses principaux ouvrages font, outre fes comédies, la Vie de Marianne, le Payfan parvenu. On a obfervé que ces deux romans font des chef-d'ceuvres. Les Effets de la Sympathie } le Spectateur Francois, le Philofophe indigent3 & Pharfamon ou les Folies Romanefques. Nous ne parions pas du Télémaque travefii, ni de ITlliade traveftie; cefont desproduólions 'Ae la jeuneffe de 1'auteur, peu dignes de fa réputation.  xïv A VER T1SSEMENT. II n'eft perfonne qui ne connoiffe le Voyage de Paris a Saint-Cloud>par mers & le Retour par terre. Cette ingénieüfe plaifanterie termine le recueil desVoyages imaginaires ; elle eut, dans fa nouveauté, un fuccès qui s'eft toujours foutenu depuis: il en a été fait des éditions multipliées, & le public ne fe laffe point de lire cet agréable badinage. On ne pouvoit mieux peindre 1'étonnement ridicule d'un jeune homme fans expérience, k fa première fortie de la maifon paternelle : c'eft le rat de La Fontaine. Si-töt qu'il fut hors de fa cafe : Que Ie monde , dit-il, eft grand & fpacieux ; Voila les Apennins , & voila le Caucafe , La moindre taupinée eft mont a fes yeux. L'auteur de cette charmante pro-  A VER TISSEMENT. xv duftion eft très-peu connu ; il fe nommoit Louis-Balthazar Néel; il étoit de Rouen , & eft mort en i 7; i. On ne peut nier que ce ne fut un homme de beaucoup d'efprit, & qui poffédoit le rare talent de plaifanter avec agrément. Cependant il s eft peu exercé dans ce genre, oü il pouvoit fe promettre du fuccès. II n'a donné que quelques pièces de vers médiocres , une Hiftoire du Maréchal de Saxe , & une Hiftoire de Louis, duc d'Orléans , mort en 17^2. Quelques-uns croyent que 1'auteur du Voyage de Saint-Cioud a laiffé fon ouvrage imparfait, & que la conclufion eft d'une autre main. C'eft ce que veut nous perfuader 1'auteur du Retour de Saint-Cloud; ouvrage fait pour fervir de fuite au voyage, & travaillé fur le  xvj A VER T1SSE MENT. même plan. Cette feconde continuation eft ingénieufe , & digne de figurer a la fuite du Voyage. Nous n'en connoiiTons pas 1'auteur 5 0111'a néanmoins attribué a M. Auguftin-Martin Lottin, libraire & imprimeur de Paris. (V. la France littéraire, 17 <^ , t. 2, p. 3 ii>"3 20.) LE  I E VOYAGE INTERROMPU. PREMIÈRE PARTIE. L'automne dernier, trois amis firent partie d aller palier qudques jours de vacances a une maifon de campagne éloigne'e de Paris de quinzelieues, & appartenanre a Bourville, le plus aimable des hommes. Ce fut lui qui propofa la partie aClimont & ;a Valfaint, fes intimes amis , qui 1'acceptèrent fans difficulté , fe flattant que les ris , les jeux, & les plaifirs voieroient fans ceffefurleurs traces. Ils nefetrompoient pas ,comme on le verra.par la fuite. Bourville n'a que trente ans, & il jouit de'ja de vingt-cinq mille livi de rente, quoiqu'il ne lui A  ±2 LeVoyagé foit encore mort qu'un oncle, de cïnqou fix qu'il a , dont il fera le feul héritier. II eft gargon,&nefe propofe pas de s'engager fi-tötj une inclination a Ia mode 1'empéche de fonger a un établiflement dans les formes : au refte, il eft fage, rangé, & d'unefociété charmante, & il fe fait diftinguer dans le monde autant pat fes facons nobles & généreufes, que par la délicateflè & la vivacité de fcn efprit. Climont peut avoir trente-cinq ans ; fa for* tune eft médiocre,mais il en répare les caprices par une certaine phüofophie douce, aimable, qui le fait eftimer & rechercher de tous leshonnêtes gens. Il n'eft point encore marié, paree qu'il voudroit trouver beaucoup plus de bien qu'il n'en a , afin de pouvoir fonder fi bien lacuifine, qu'il put n'y voir jamais tarir la fource de la joie. Valfaint, quoique moins agé, eft veuf depuis deux ans d'une femme qui a fait fa fortune; il eft vif, enjoué, mais grand ami de la table, & du plaifir qu'elle procure. Ces trois caraótères-ia, raftèmblés &unis par les Hens d'unelongue& tendre amitié,devoient produire 1'effet le plus agréable. On prit jour pour Ie départ , & ce jour étant arrivé , Bourville fit mettre trois chevaux a fa berline , & on partita cinq heures du  ï 'N T li E E OM P TJ. w matin, dans 1'efpérance d'arriver le foir. II avoit eu la précaution , follicité par Valfaint, d'envoyer fon cuifinier dès la veille leur pre'parer un bon fouper. Parbleu, s'écria Valfaint, voyant rouler Ia berline, pourquoi ne fommcs-nous que trois? Que ferons-nous de cette place vide l Elle nous ennuyera \ nos yeux vont continuellement être blelTés de cette place inoccupée , & Ie pau-vre Climont va fans cefle être ballotté • il fautl'accörer de quelqu'un. Qui, répondit Bourville, veux-tuque nous trouvions a 1'heure qu'il eft? tout Ie monde dort. Je gage , repartit Valfaint" que 1'abbé Damis eft levé; il a de 1'efprit, de' fenjouement, & ft ne recule a rien de ce 'qui peut lui procurer du plaifir: c'eft notre vrai balot; allons Ie prendre. Bourville y confentit avec joie, & Climont convint qu'on ne pouvoit mieux faire que de fuivre 1'avis de Valfaint. Tandis que Ie cocher touche chez 1'abbé Damis , difons un mot de fa fortune & de fon caraclère. ^ II n'a pas encore quarante ans. Son père avoit du bien; mais il en a joui de facon , & il a iaifle, après fa mort, tant de dettes, que le pauvre abbé a été obligé de renoncer a la fucceftion; de forte qu'il n'a pour tout bien que Aij  4 Ij e Voyage le revenu d'un petlt benefice ; mais il le menage avec tant de piudence, qu'il fijffit a fon néceffaire. II occupe fes loifirs a compofer des livres utiles au public; ce qui fournit a ce qu'il appelle fon fnperflu ,quiconfifte en un domeftique jjour le fervir, en oifeaux rares, qu'il foigne lui-même, en achats de livres de littérature amufante & de tableaux curieux , & en Ia dépenfe qu'il fait pour les fpeéracles , dont il eft grand amateur. Un homme fi bien rangé, & qui s'adonne aux aimables plaifirs de 1'efprit & du cceur, doit néceflairement être d'un commerce fort agréable. Nos trois amis entrèrent chez luï tous enfemble , & le furprirent beaucoup; il avoit déja la plume a la main. Que je fuis heureux! Meflieurs, s'écria t-il en les voyant. Quoi,les trois perfonnes que j'eftime le plus me font 1'honneur de me vifiter , lorfque je m'y attends le moins! Rien n'eft cornparable a mon bonheur. Ceftè tes exclamations, cher abbé, lui dit Valfaint, & t'habüle en diligence, pour venir avec nous a la maifon de campagne de Bourville ; nousvoulons y aller aujourd'hui mangcr un fouper des dieux. Je ferai prêt dans un    INTERROMPU. «noment, répondit 1'abbé; vous me faites trop dho„neUr&de pIaifirpourne P votre attente. Nous t'albns fervir de valets de chambre Pa/Ter ta chemife. Climont, pourfuivft i, va te Prefenter ton habit, ton manteau, ton ra* ' ta P^^tes gants&ton chapeau, pendant que Valfaint fera ton paquet Labbérioitde tout fon cceur de les voir Enfin, quand il fut prêt h fortir de fon aPpar. temenc, il fe tourna vers fes oifeaux & L adreua,edifcoursfuivant:^dieumJ^flevous JauTeen bonne fanté; mais peut-S qu a mon «tour vous trouverai-je morts voles: n tmporte , quoique je vous aime beauc°up, je ne puts vous préférer è des amis que li^T°T/qu'auboutdumonde"-°-itde ia failhe: ,1 donna fes ordres a fon fidéle domeftique , & partit fort joyeux. Bientöt ils furent fortis de Paris; Je foIei, tnlIo,t.&promettoit de fournir une carrière fans nuages. Que nous allons faire un charmant voyage ! dit Climont. Tout nous préfage qu'il fera heureux , ajouta Bourville. Nous en parle*ons plus favamment ce foir , reprit 1'abbé; Aiij  '6 Le Voyage car Parions de déjeuner, interrompitValfaint; j'ai déja 1'appétit ouvei't. Oh , parbleu , dit Bourville , nous ne boirons ni ne mangerons qu'a moitié chemin. Tu en auras menti , répondit Valfaint en tirant de fa poche une petite bouteille , accótons-nous le cceur d'un bon coup de vin d'Alicant; il eft délicieux. II a raifon, dit Climont ; rien n'eft meilleur le matin, fur-tout quand on voyage. La bouteille fut vide en un inftant. Roulons maintenant, dit Valfaint; je vais dormir en attendant le diner ; car je ne faurois parler en carrofte, cela me tue la poitrine ; & il s'endormit effeétivement. Peu a peu les autres fuivirent fon exemple ; caril n'eft rien de fi utile ou de fi pernicieux que 1'exemp'e -, il perfuade beaucoup davantage que les difcours les plus fleuris. Enfin nos quatre amis livrèrent leurs fens aux douceurs du repos , & ne le virent interrompu qu'aux approches de la dïnée. Valfaint, en s'éveiliant, fit un cri fi percant, que les autres fortirent en furfaut des bras du fommeil. II eft honteux , dit-il, Meffieurs , de dormir commenous faifons. Si quelqu'un s'avifoit d'écrire 1'hiftoire de notre voyage , on fe moqueroit de 1'auteur , & on 1'accuferoit de n'étre guère fécond. Jamais, diroit-on , quatre perfonnes n'ont  INTERROMPU. 7 fonfle dans une berüne qui fait prés de deux Heues par heure. J'ai cru, dit Bourville, que nous étions verfés i avec de la raifon , peux-tu oierde Ia forte ? Ma foi, répondit-il, quand je fuis éveillé, je ne faurois voir dormir les autres; d'ailleurs , pourfuivit-il , je ne vous ai pas' éveülés pour rien. Ecoutez un rêye que j'ai fait. II m'afemblé que j'étois affis au bord d'une petite rivière qui rouloit doucement fon onde tranfparente fur un fable doré , au milieu d'une agréable prairie; je tenois une ligne , & je tendois un hamecon perfide aux plus beaux poilfons du monde , que je voyois diftin-frement nager au fond de 1'eau; mais pas un ne mordoit a 1'appit trompeur , dont j'enrageois de mon mieux; car je pêchois pour le diner. A la fin un fort gros poiflbn s'efl: laiffé prendre; Ia joie,' dans mon cceur, a pris la place du chagrin ; j'ai fait un effort pour tirer ma proie de 1'onde; mais j'ai trouvé quelque réfiftance : furpris, j'ai rarnaffé mes forces , & j'ai fenti, j'ai même vu que le poiffon fuivoit 1'hamecon. Mais quelle 3 f te'.,ma furPrife ! Au !ieu d'une truite faumonee, j'ai tiré de 1'eau une jeune nymphe , briljante comme on nous peint Vénus fortant des flots; elle étoit vctue d'une efpèce de gazo dargent légere & flottante, qui ne dcroboita A iv  8 Lé Voyage mes yeux aucun de fes attraits. Cielime fuis-ja écrié, quel prodige ! Raffure-toi,m'a-t-elle dit d'une voix d'une douceur extréme; une femme peut-elle t'effrayer ? Confidère-moi bien ; me reconnolstu ? Non, charmante nymphe, lui ai-je répondu; jamais une beauté fi parfaite n'a frappé ma vue : vous êtes Vénus, ou du moins Galatée. Quoi, ma-t-elle reparti en me regardant amoureufement, tu méconnois Céphife, ta fidéle époufe , dont tu as tant pleuré la mort? A 1'inftant j'ai rappelé fes traits ; j'ai reconnu machère défunte, & plein d'amour & de joie, je 1'ai embrafiee avec tranfport. Loin d'éviter mes caretfes, elley prenoit autant de plaifir que moi. C'en eft fait, cher époux, m'a-t-elle dit en me rendant les embrafiemens que mon amour lui donnoit; c'en eft fait, les dieux me rendent pour jamais a 1'objet de ma tendreffe : cn difant cela , elle me preftbit dans fes bras. Mon ame s'eftlivrée a un raviffement fi flatteur, que je me fuis éveillé , & le fonge a difparu. Voila, dit Climont, un fonge aufli fingulier qu'agréable; fi j'étois sur d'en faire fouvent de pareils,je préférerois Ie fommeil a tous les plaifirs de la vie. Bourville prit la parole, & dit qu'il doutoit que 1'imagination d'un mari fut affez forte pour lui peindre fa femme affez belle»  INTER KOM? U. p affez gracleufe pour qu'il fe fente e'mu a fa vue. Je crois la chofe poffible après deux ans de veuvage, dit Climont; une femme, dans ce cas-la, fe préfente a fefprit d'un époux avec tous les charmes de la nouveauté ; elle perd Ie nom de femme, celui de maïtrelfe adorablc eft Ie feu! qu'elle mérite. On auroit poulfé plus loin la converfation fur ce fujet, fi 1'on ne fe fut trouvé, au moment que Climont finiffioit de parler, a la porte de fhótellerie oü 1'on devoit diner. On ordonna pour Ie repas ce qui pouvoit être Ie plutót prêt, paree que le temps étoit précieux. Après cela, on conduifit nos quatre amis dans la chambre la plus propre de la maifon. A peine y furent-ils entrés , que fhöte monta leur direqu'une dame demandoita avoir 1'honneur de diner avec eux. Bourville ne répondit qu'en partant pour lui donner la main; c'étoit agir fort galamment: mais la dame entra fur les pas de l'höte; elle pouvoit avoir envlron trente-cinq ans; fon vifage n'étoit point défagréable , & fa taille étoit affez mignonne. Excufez, Meffieurs, dit-elle en entrant, fi je prends Ia Iiberté de venir diner avec vous, fans avoir 1'honneur de vous connoïtre ; mais en voyage, on en agit fans facon : cependant, Meffieurs, je n'euffe point pris cette Iiberté,  io Le Voyage de crainte de vous être importune , s'il m'étoit poffible de mangerfeule. II me faut abfolument de la compagnie, je m'en fuis fait une habitude dès mon enfance; ma mère feroit morte de faim plutöt que de manger fans avoir avec qui parler: & vous favez, Meffieurs, qu'affez ordinairement telle mère telle fille. Tubleu, dit Valfaint bas a Climont & a 1'abbé, quelle jafeufe! Je vois qu'avec elle nous n'aurons befoin que de nos oreilles. Je viens de Paris, Meffieurs, continua t-elle, oü j'ai pafte deux mois a folliciter un petit procés , que j'ai gagné avec dépens. Quelle ville que Paris ! Je n'y avois jamais été. Je fuis native de * * "*, oü mon mari eft avocat... Nous fommes voilms, inter* rompit Bourville ; j'ai une maifon a *, quï n eft qu'a une demi-lieue de chez vous. Tant mieux, reprit-elle , je fuis enpays de connoiffance ; mais permettez-moi , Meffieurs , de vous achever ce que je voulois vous dire de Paris,; c'eft une ville charmante ; je veux engager mon époux a quitter la province ; il fera auffi bien avocat a Paris qu'ailleurs; 9'eft toujours des procés. La province va m'être infupportable ; je n'y pourrai vivre, après avoir goüté les délices d'un lieu auffi agréable que Paris; c'eft un vacarme, un tapage qui m'enchantent. J'étois ravie de me trouver a Phëur'e demidiau  INTERROMPU. iï palais, dans la grandïalle. Le gracieux bourdonnement! Quatre ou cinq mille perfonnes parlenr enfemble, & chacun s'entend; rien ne m'a paru fi flatteur. J'ai vu , pourfuivit-elle , i'opéra & les deux. eomédies; ce fmt encore des plaifirs dont la province eft privée. Qu'avez-vousvu al'opéra, Madame ? lui demanda 1'abbé. Une pièce divine , répondit-elle ; je crois que c'eft les Gémes; oui, c'eft cela même. Quel coup - d'ceil! la belle mufique ! Quelles danfes vives & légères ! Les brillantes décorations! Rien dans le monde n'eft au deflus de cet opéra. Cependant, Meffieurs, le croirez-vous ? Des gensa cöté de mois'avisèrentde dire que cela étoit miférable; peu s'en fallutque je ne leurchantafle pouille. A la comédie francoife , j'ai vu Childérk, & te mariage fait & rompu. Que cette dernière pièce m'a fait rire ! Je n'en doute pas , dit Climont; mais, en récompenfe , je gage que Ia première vous a bien fait répandre des larmes. Pas une feule, répondit-elle; je n'ai pu y rien comprendre. Clovis & Sigiben ont été changés tant de fois en nourrice, qu'on ne fait plus lequel eft le véritable fils de Childeric. Pour les Italiens , ils m'ont beaucoup divertie. Quelle pièce, Madame, avez-vous vue chez. eux ? demanda .Valfaint. L'embarras des  12 L E V O Y A G JE Richcfes , répondit-elle. Qu'Aricquin y eft plaifantiqueCbloéya I'ame bonne & tendre! Cette pièce inftruit & arnufe le plus agréablemenr du monde. Un autre jour, j'y vis la Sylphids. Ah! que le fergent qui va a tous les diables, & le procureur qui vole, m'ont réjouie ! On fervit le diner, ce qui n'interrompitpoint Ie babilJage de madame Braille f c'étoit fon nom). Rienn'étoit plus plaifant que de voir cette femme manger goulument, & néanmoins ne pas déparler une minute. Elle conta , pendant le diner, 1'hiftoire de fes amours avec fon mari, 1'hiftoire fcandaleufe des fervantes qu'elle avoit chaflées de chez elle pour leurs vicieufes habitudes. Elle fit le détail de fon procés , & dit de quelle fagon elle s'y prendroit pour déterminer M. Braille a s'établir a Paris. Quand Ie dïner fut achevé , Bourville, qui eft le plus poli des hommes, lui dit: Madame, vous prendrez une place dans notre voiture. Non, Monfieur, répondit-elle; je n'ai garde de vous incommoder; vous êtes quatre. Climont lui dit que cela ne dcvoit pas 1'inquiéter , qu'il lui céderoit fa place dans le carofle , & qu'elle lui prêteroit fa monture. Oh! Monfieur, repritelle, elle n'eft guère propre pour un homme comme vous. Vous vous moquez , Madame, dit Valfaint; elle ne pourra que faire honneur a  INTERROMPU. ij eelui qu! s'en fervira. Vous le voulez abfolument, Meffieurs ? repartit-elle ; j'aime mieux céder a vos politeffes que d'y être rebelle; j'accepte votre offre. La-deffus, on vint avertir que tout étoit pret pour Ie départ: on defcendit; Bourville donna Ja main k madame Braille , qui fut mife dans !a première place du fond; 1'abbé fut placé a fa gauche} Valfaint & Bourville fe mirent fur le devant. Pendant qu'on s'arrangeoit de la fortedans le carrofTe, Climont attendoit qu'on'lui pre'. fentSt le cheval de madame Braille ; mais il fut bien furpris, quand 1'hóte lui dit que madame Braille n'avoit point d'autre monture qu'un petit mulet avec un grand bat. L'abbé,Bourville & Valfaint, quivoyoient fon étonnement & fon embarras, éclatoient de rire. Eh bien , mon garcon , lui cria Bourville veux-tu quej'aille te tenir 1'étrier? Tu en as' befoin pour monter ce fier Bucéphale. Montez montez fans crainte, Monfieur , dit madame Braille; mon mulet eft doux comme un agneau & il va comme ie vent. Cette exhortation de confiance redoubla les ris ; de forte que Climont, qui favoit prendre fon parti, vit bien quil n'y avoit pas a s'en dédire. II s'éleva fur cefaipeuxbat, & auöi-töt frappant Ie mulet  J4 Le Voyage d'une houffine, il fuivit pompeufement Ie ca?-' roITe. Quand on fut forti du .village, il galoppa gravement a la portière, en facon d'écuyer, & chacun , le plus comiquement qu'il put, le complimenta fur le bon air qu'il avoit en cet équipage. Climont n'étoit pas petit, & le mulet étoit a peine de la taille d'un ane ordinaire; de forte que fes pieds touchoient prefque a terre. Que Monfieur eft charmant commecela ! s'avifa de dire madame Braille; il eft a peu pres de Ia-taille de mon mari 3 il me femble le voir en fa perfonne. Quoi , dit Valfaint, monfieur Braille', Madame , monte auffi votre mulet ? C'eft , répondit la babillarde, fa monture favorite; mais nous avöns deux muiets de la même taille , & c'eft un charme de nous voir tous deux aller au galop a notre maifon de campagne , fur chacun notre mulet. Elle eft fort jolie notre maifon , & n'eft qua une petite lieue de **; nous ne manquons jamais de nous y rendre tous les famedis , & la veille de toutes les fêtes de lannée. M. Braille eft fou du jardinage ; il sème, il piante, il greffe ; enfin il fait tout, & il dit que tant qu'il n'aura point d'enfans, il mettra fon plaifir dans le jardinage. Quoiqu'ordinairement les enfans donnent beaucoup de peines  'INTERROMPU. * d embarras a une mère, je ne cefTe de fouhaf erd en avoir j ,1 me femble que rien n'eft fi amrdant que de voir croïtre dans une maifon de petits marmots qui nous appellent papa, ma- flatte a avoir llgnée , ajouta-t elle ; & ce qui fondemonefpérance, c'eft que ma mère n'eut ion premrer enfant qu'a 1'age de quarante ans ^esvmgt ans de mariage. II y a , comme cela,' Metos, de* families oü Jes femmes fon tard,ves & d'autres oü elles font pre'coces. ! One^taderireècetendroit;maisunchoc epouvantab e qui fuivit la fatale rifée, rompi leffieu,&bnfaunedeS roues de derrière! carroffie:cefut juftement Ia roue du cöté dè madam, Braftie; de forte que i'abbé tomba ^e, Bourville & Valfaint tombèrentt Ubbe ce qul formokun entrelaffement de bias & de jambes qu'on ne pouvoit diftinguer. Les laquazs avoient été renverfés auffi, mais fans avou-été bleffés. Ils accoururent déméler leurs maitres: c'étoit un fpedacle affez extraordman-edevoir trois hommes qui ne pouvoient sempecherdétouffer une pauvre femme qui cno.t comme une poffédée. D'abord on tira Valiaint, qm étoit Ie plus chargé de cuifine; cela fodagea beaucoup Ia patiënte; Bourville fit un e*ort, & fortIt de Iui_m^e . 1>abbé ^ ft ■  ifj LeVoyage foit point: il eft vrai qu'il étoit le plus embarraffé. Madame Braille ne cefïbitde lui brailler: Ah ! monfieur 1'abbé vous me tuez, vous m'af(ommezjje vaisexpirer! Climont,qui étoit defcendu de mulet, aidé de Bourville , mit enfin 1'abbé & Ia pauvre madame Braille en Iiberté. Elle fe trouva mal, ce qui alarma fort tout le monde; mais 1'abbé lui ayant fait refpirer de 1'eau des Carmes, elle revintaufli-töt, & recommenca de jafer avec plus de volubilité que jamais. Bourville étoit comme tombé des nues; 1'accident qui venoit d'arriver a fa voiture auroit afiligé 1'homme Ie moins fenfible; il y avoit encore quatre grandes lieues de la a fa maifon. Valfaint étoit d'avis qu'on pourfuivit le chemin a pied, afin de ne pas manquer le fouper préparé. Climont & 1'abbé furent d'un avis contraire; ils dirent qu'il falloit promptement envoyer au village oü 1'on avoit dïné, comme le plus proche , & y faire porter 1'effieu & Ia roue, pour être réparés. Bourville approuva cet avis, cemme le plus fenfé. Un charretier qui paffa , & qui heureufement alloit au même village, mit 1'effieu & la roue fur fa charrette, un laquais monta fur un des chevaux du carroffe, & fut chargé de ne rien épargner,  ÏJfTEK ROMP iÜa grt #argner, p0Ur engager Jes ouvriërs a {Je diligence. ^f^^raille,parfaitementremire3Voyant e delabrement du carrofTe de' ces Meffieurs leur fit de longs complicen* fur leur extréme pchtefle, monta légèrement fur fon mulet & continua fa route au galop. J Valfaint, qui fongeoit toujoürs au folide ayant apercu une ferme a un quart de lieue de Ia, confeilla dy allerfe repofer,& de tacher dy iouper en attendaqt que la berline fut rac- commodée Son avis ayant p!ua tout Ie monde, BourviI e laiffia Ie cocher & un Iaquais «arderIecarroflè&le, chevaux, & on fe mk . ^ chemin pour gagner Ia ferme. L'abbé s'avifa J dire .-Meffieurs, je *a>te, que nousfaifons une folie d'aller a cette Jerme; peut-être n'y trouverons -nous rien a -anger,&finous voulons dormir, il faudra nous contenter d'une botte de paille. Francbé™ent dit Valfaint, un pareil ,iÉ ne fef0 t guere du goüt d'un abbé j ces Meffieurs-Iè ne Wient fommeiller que fur le duvet ; mais va,cher abbe, confole-toi, je te promets de -te pas laiffer clore lW de la L, ou H ny aura pas une goutte de vin dans Ia fome, Quand on n'a pas de bons Iita, il faut m nre, & bo,rejcela dédommage agréablement du B  i8 Le Voyage fommeil. Oui, paffons la nuit a nous divertlr , dit Climont; il n'en faut pas moins pour bannir 'de mon efprit 1'aventure du mulet. Parbleu, s'écria Bourville, ne me fais point fouvenirde madame Braille; cette femme a dans le corps un magafin de paroles fi confidcrable, que je m'imagine que c'eft le poids affommant de cette femme qui a brifé notre voiture. L'abbé alloit répondre a ce parodoxe ; mais un payfan qui defcendoit d'une vigne, l'en empêcha , paree que Bourville fe mit a queftionner ce payfan. Dites-nous a qui appartient la ferme que nous voyons? Pargué, Meflieurs , répondit le payfan , vousne pouvez mieux vous adreffer qu'a moi pour le favoir; alle eft a votre farviteur, & bian a votre farvice. J'en fuis charmé, dit Bourville : notre carroffe vient de fe rompre la-bas, & nous allions te demander gïte; pouvons-nous efpérer que tu nous 1'accorderas ? N'en doutez pas, Meffieurs , repartit le payfan; je vous ferons même fort bonne chère ; j'ons une ménagère & une fille qui entendont la cuifine a marveille ; alles n'avont pas befoin d'être montrées pour fricaffer des poulets & tötir des dindons. Avez-vous d'excellent vin, notre cher ami, demanda Valfaint, car c'eft la le principal ? Je ne favons pas s'il eft, excellent; mais quand  «otre curé viant nous vin ter, ce quI arriv* Went , >enretournejama ^ dans Ia bedaine une bonne provifion. Quand -onfieur ie chanoine que Vla, ajouta-t-il en montrantrabbc.y aura goüté, i, vous en di " desnouveI!es.Morgué5viventcesMe!fieurSpour fe conno re en bonnes cbofes!I,ssVconLf„ font , parfois, rmeux qu'a Jeu bréviaire. Ce L'abbé étoufFoit de rire des difcours du payfan & les autres étoient.chartnés du cadeau que ce bon homme leur donnoit, &fepromettoient de ne pass ennuyer chez lui. Ilsyarrivèrentbientöt.IIeftinutiledefair. adefcnption du logement du fermier ; on fe chez les autres fermiers, éclatoit d ^ partschezcelui-ci^esmeubles^uoiqueg f fierement abriqués,étoientnets&I.nifdnf & «nta s'en fervir;,-ufqu'auxdomefiiqu'es tout avoltair de propteté qui faifoit p aifir Ma?,0"' d^,epayfanèfafem-enarrivant Made a.ne, vla de braves gens a quipwmpt '_ "ent ,1 faut faire „„bon fouper; & L Tné la pate;pourm01, ajouta-t-il, jevaisaucelIier}&mettre en paree une pièce de vin vieux Bij  ao Le Voyage que je gardionspour queuque bonne occafion 3 la vla venue, il faut que le togniau parte. Ladeffus, il prit une cruche de dix pintes au moins, & courut au cellier. En entrant chez le fermier , nos quatre amis étoient demeurés comme pétrifiés de furprife & d'admiration; la beauté de Thérèfe avoit frappé chacun d'eux en particulier ; c'étoit une brune faite au tour, vêtue a la payfanne , mais avec des graces. Elle ne les falua point du tout en villageoife, ce qui redoubla leur étonnement. Ma bonne femme , dit Bourville a la mère , vous avez la une bienj aimable fille.Oh! point du tout, Monfieu , répondit-elle ; mais c'eft qu'alle a demeuré deux ans a Paris a tenir compagnie dans un couvent a la fille du feïgneur de notre village , qui en étoit aftblée, avant qu'alle fut morte , & 9a ly a baillé un air de ville, caly a déshalé Ie vifage, de magnière qu'alle eft plus blanche qu'alle ne le feroit, fi alle avoit toujours habité notre farme. Au refte, Meffieurs, reprit-elle en faifant une révérence a fa facon , Thérèfe & moi fommes bian vos, farvantes. Le bon homme revint du cellier, & tira d'un bahut des gobelets d'argent. Allons , morgué, Meffieurs, goutez a ce vin-la; dame il n'eft point farlaté , le vla tout comme il eft venu aa  I N T E R K O' M P tT, &jj toonde. Effeéïivement il fe trouva fort bon. Valfaint dit la-deffus qu'il n'étoit plus flché d «re demeuré en chemin, puifqu'il trouvoit a s en dédommager fi agre'ablement. • On s'apercut que Climont étoit fort attentif aregarder Thérèfe, & que depuis qu'il étoit entréchez Je fermier, il n'avoit pas ouvert la bouche. Sors de ta rêverie, Climont, lui dit 1 abbe : oü eft cette gaité charmante qui a coutume de t'accompagner par-tout ? Ne me grondez pas , Meffieurs , répondit-il ; je fuis fi charmé de Ia belle Thérèfe , elle a tant de graces , fes yeux font fi beaux, que je fuis bien excufable de ne m'appliquer qu,'è les admirer. rherefe, qui n'avoit point encore parlé, dit a Climont: Jeméritepeu,Monfieur,un compliment fi flatteur; néanmoins je vous remercie de votre pohteffe, Ia regardant comme un hommage que vous rendez plutót è mon fexe en général, qua moi-même en particulier. Que d'efprit ! s'écria Bourville; c'eft un meurtre, belle Thérèfe, que vous foyez enfevehe dans un hameau: il n'y a point de dame a Pans, même è la cour, qui ne fe fit bonneur de votre efprit & de vos charmes. Alle n'eft pas fotte , dit Ie fermier, & fi je trouvions queuque honnête Monfieu de Paris, qui voulüt en faire fa rmnagère, jene ferions point fichés de Ia voir B iij  52 LeVoYAGE devenïr groffe dame; mais morgué on eft S trompé en hommes comme en femmes a Paris, que c'eft une piquié. Si j'avois affez de bien pour faire la fortune -de la charmante Thérèfe, dit Climont, je ne balancerois point a afpirer au bonheur tde lui plaire ; mais quand un garcon a Paris n'a qu'une petite charge , qui ne lui fait qu'environ mille écus de rente , il doit, pour le moins, en trouver autant, ou ne fonger jamais au mariage; un galant homme ne rifque point a ne pas rendre une femme auffi heureufe qu'elle mérite de 1'être. Tatigué , interrompit le payfan en fe jetant au cou de Climont, vous êtes notre homme; vous parlez comme un livre , & je voyons bian que la fincérité eft dans votre bouche. Allons, continua-t-il, fi vous voulez de Thérèfe, & que Thérèfe en foit contente , car je ne voulons pas contraindre fon inclination, c'eft un mariage baclé. Thérèfe eft fille unique, ajouta-t-il en parlant bas, & je pouvons , tels que vous nous voyez, ly bailler en entrée de ménage , fans nous% incommoder , queuques deux ou trois douzaines de facs de mille francs en biaux écus , qui ne devont rian a parfonne. A la propofition du fermier, nos quatre.  t N T E R R O M P ul 23 Amis ne furent pas peu furpris: mais une joie briljante parut fur Ie vifage de Climont, & Ce pauvregar9on s'épuifa en fentimens de générofité , pour prouver a Thérèfe qu'il n'aimoit que fa perfonne , & que s'il avoit parlé de bien, c'eft qu'il favoit de quelle conféquence il eft d'en avoir pour vivre heureux fous les lois de 1'hymen. Thérèfe lui répondit qu'il avoit raifon; que 1'amour ne pouvoit être charmant lorfque 1'on manquoit du néceffaire, & que faifance de la vie étoit ce qui lui confervoit fa douceur & fes charmes. Elle lui dit cela d'un ton fï gracieux, que Climont fe regarda dèslors comme un amant aimé , qui pouvoit fe fiatter de devenir heureux époux. Valfaint & Bourville demandèrent des carte* pour s'amufer, en attendantque le fouper fut en état. Le fermier éclata de rire a leur propofition. Pargué , oui, des cartes, dit-il, on vous en baillera; je n'ons que des quilles, & encore n'y joutons-je que les dimanches & les fêtes; mais vla Ia nuit , & il faut qu'il faffe jour pour jouer a ce jeu-la; ainfi charchez du divartiftementa queuque autre chofe : mais, ajouta-t-il par réflexion, qui eft-ce qui garde' votre carroffe & vos chevaux la-bas ? C'eft le cocher & un laquais, répondit Bourville. Avontils, dit le payfan, de quoi mettre fous la dent, Biw  '24 If E V O Y A G B & de quoi hauffer le coude ? Je ne crois pas qu'ils aien't rien, repartit Bourville , & j'allois vous dire de leur envoyer de quoifouper, & Sé 1'avoine pour les chevaux. Allez , allez , Monfieu , reprit le fermier , j'avons eu foin de tout; il y a pus d'une heure que vos gens avont de quoi manger & boire, & vos bêtes ïtou. Oh dame , nous autres villagéois , pourfuivit il, je ne penfons pas comme ces Meflïeurs de Paris 5 pour être bian farvis, je fongeons d'abord a nos domeftiques.1 Notre höte penfejufte, dit 1'abbé; je ne fuis plus furpris qu'il ait amaffé du bien ; un maitre comme lui, qui fait acquérir 1'affedion de fes domeftiques, eft sur de voir tout profpéret dans fa maifon. Bourville remercia le fermier de fon attentïon pour fes gens, & propofa tout de fuite quelque amufement. Le payfan prit la parole, & dit: Meffieus , vous nous ferez un grand plaifir de nous raconter queuque hiftoire, la de celles qui, parfois.font pleurer, pis rire, pis fouvent pleurer & rire tout enfemble ; j'aimons beaucoup mieux ces fariboles-la, fur-tout Thérèfe en eft affolée. ' II n'en fallut pas davantage a Climont, que de favoir que Thérèfe aimoit aentendreréciter des aventures, pour propofer a la compagnie  INTERROMPU. 2$ decouterla le&ure d'une lettre qui en conté* noit une toute nouvelle j ce qui fut accepté. Chmont a Ie talent de lire au mieux; perfonne ne varie plus agre'ablement les inflexions de fa^ voix. On peut juger de la combien il plut a 1'affemblée, fur-tout a Thérèfe & a fon père. Voici en entier la lettre qu'il lut, dont il m'a lui-même donné copie. Lettre a Madame la comteffe de***. « Vous avez bien de la philofophie, madame, « pour ne pas vous ennuyer a Ia campagne dans » le mois de février , mois oü les champs n'ont »rien qui puiffe flatter une perfonne qui, » comme vous, femble née pour goüter les « plaifirs les plus déücats. » Vous me mandez , madame, que vous êtes » agre'ablement dédommagée de votre foli» tude, par Ie plaifir que vous y prenez a lire » nos pièces de théttre , & quelques-uns de nos » romans modemes: il eft vrai que c'eft un doux » amufement que la ledture , fur - tout pour » vous , madame , qui jugez fi fainement des ■ » ouvrages d'efprit. Mais ne fe laffe-t-on point « de juger ? » Je vais vous diftraire pour qnelques mo-  2.6 Le Voyage ji mens de vos paffe-temps ordinaires, en vous »> crayonnant une aventure qui eft arrivée iet » depuis peu. Si j'étois capable , Madame , de » joindre la beauté de la diétion a la vérité de » 1'hifto'ire , je fuis perfuadé que vous n\auriez 55 obligation de 1'entreprife; mais fi je ne réuflis »pas, j'aurai du moins au fond du cceur la fa55 tisfaéHon d'avoir tenté de le faire; & vous » favez, Madame,que,felonc2 vers de Childeric: Tenter eft des mortds , réuflir eft des dieux. LES ÉGAREMENS. Prenons les chofes d'un peu loin, c'eft la coutume des hiftoriens , & je crois qu'ils ne peuvent s'en difpenfer , pour jeter de la clarté dans leurs ouvrages. II y a deux ans que Dorante , jeune homme très-riche & maïtre de lui-même, époufa, par ineünation, Henriette, fille fans bien, mais dont les charmes du corps & de 1'efprit la dédomraageoient amplement du malheur d'être née fans fortune. Pendant trois mois qu'ils furent enfemble. après leur mariage , aucune affaire ne les obligea de s'éloigner 1'un de 1'autre; ils jouirent de  INTE&ROMPU. 27 tout leur bonheur- i! ne fe pouvoit rien voir de plus charmant & de plus fincère que leur tendreffe. Je ne vous ferai point, Madame , le détail de leur conduite; vous avez éprouvé les douceurs de 1'amour conjugal, & vous favez, n'en déplaifeauxefpritsfuperficiels, qu'il eft fufceptible de la focie'té la plus agréable ; mais les bons cceurs feuls peuvent en rendre témoignage ; & .comme ils font rares, c'eft ce qui fait penfer a beaucoup de monde que 1'hymen eft un efclavage, au lieu d'une félicité. Au bout de trois mois de manage , Dorante fut obligé d'aller en baffe Normandie , a caufe d'un procés qu'on venoit de lui intenter dans cette province , a 1'occafion d'une terre qu'il y avoit. Henriette, quoiqu'enceinte, vouloit fuivre fon époux; mais il ne voulut jamais y confentir; il craignoit qu'il ne lui acrivat quelque accident. Le jour marqué pour le départ de Dorante étant arrivé, ces deux époux fe firent les adieuxles plus tendres. Que de larmes Henriette répandit ! Andromaque en verfa peut* étre moins, quand elle vit partir fon cher Hector pour aller combattre les grecs.  28 LeVoyaoe Dorante, en quittant fa charmante époufe, Jui promit de prefTer les affaires de telle facon, qu'avant qu'il fut trois femaines il feroit de retour. JVlais quand on a des procés en Normandie, Ia diligence n'y fait rien • il faut paffer par tous les détours de Ia chicane , avant d'en venir a bout. Son voyage fut de fix grands mois • ils parurent autant d'anne'es au tendre Dorante, & autant de -fiècles a la belle Hen* riette ; car I'impatience d'une femme eft extreme comme fon amour. Je nevousdirai point, Madame, que rien n'étoitcomparable aux lettres de Dorante, & aux re'ponfes d'Henriette ; vous vous imaginez bien tout cela. C'étoit de ces épanchemens de cceur qui raviffènt ceux qui les lifent fans y étre intéreflës, de ces confidences aimables, de ces peintures vives du délïr & de I'impatience que 1'on a de revoir la perfonne aimée. Enfin, fi on avoit pu raflembier leurs lettres, on en eut fait plufieurs volumes , qui, pour la tendrefte conjugale ,euflent pafte pour des chefd'ceuvres. Mais paffons vite a 1'intéreffant. Henriette avoit recu la lettre d'avis du retour de fon cher époux, & fon cceur s'ouvroit a la joie la plus parfaite , lorfqu'efle vit arriver un foir chez elle  INTERROMPTJ. 29 un jeune cavalier de te phjS jolie figure du monde. Ce cavajier 1'embraffa fans facon, & s'affit auprès d'elle très-familièrement. _ Henriette étoit a table, & foupoit fcule, environnée de fes domeftiques, qui d'ordinaire s'efforcoient de la réjouir a 1'heure des repas. Elle fut très-furprife de la hardieffedu cavalier. Qui êtes-vous, Monfieur, lui dit-elle, pour en ufer fi Jibrement? Je vois bien , répondit-il, que vous ne me reconnoiffez pas ; & s'approchant de 1'oreille d'Henriette , il lui dit: Je fuis Mélite, votre amie du couvent; foye^ difcrheje vous en conjure; il y va du bonheur de ma vie. A ces mots, Henriette embraffa Mélite devant tout fon monde, & recommenca tout de nouveau a fouper , pour tenir compagnie a fon amie, qu'elle appeloit M. Ie chevajier. Les domeftiques d'Henriette tombèrent des nues , en voyant leur maïtreffe faire tant d'amitié a un homme qu'elle n'avoit pas reconnu d'abord. Henriette , pour avoir Ia Iiberté de fefiure inftruire par Mélite de fon déguifement, fit figne a fes gens de fe retirer. ils fortirent fort fcandalifés de ce qui fe paffoit. Dès qu'elle fe vit feule avec fon ancienne amie, elle la pria de lui apprendrs ce qui IV voit obligée a prendre un habit d'homme. Mélite la fatisfit a peu prés en ces termes.  B& L È V ó y a g Ë" Histoire de Mélite. Je vous ai conté dans Ie couvent, lui ditélle, qu'avantque ma mère, dont je ne fuis point aimée, m'eüt forcée d'y entrer pour êtrereligieufe, j'avois congu beaucoup d'eftime pour un jeune moufquetaire qui m'avoit témoigné la paffion Ia plus vive & Ia plus fincère. Un moufquetaire! s'écria Henriette. Oui, un moufquetaire, répondit Mélite; jepuisen parler avec éloge , malgré Ia réputation qu'ont ces Meffieurs de ne concevoir de 1'amour que pour s'amufer. Cléante, continua-t-elle, m'aimoit véritablement, & fa conduite avec moi jufqu'ici n'a ceffé de me prouver qu'il eft le plus honnête de tous les hommes. II étoit cadet de fa maifon quand je le connus , & par conféquent peu en état de déterminer ma familie de m'accorder a fes feux. Pour rompre toute intelligence entre nous, je fus mife au couvent, oü j'eus Ie bonheur de vous connonre, & oü, depuis votre fortie pour époufer Dorante , on m'a forcé de prononcér mes vceux. ; Cléante , quoiqu'a 1'armée, me donnoit toujóurs de fes nouvelles, & fes lettres me faifoient fupporter patiemment ma prifon & fon  interrompu, 3 ï abfence. Le furlendemain de ma profeffion, il mecrivit que fon frère aïnéétant mort en Italië, il devenoit un très-riche feigneur, & qu'il vouloit commencer a jouir de fon bonheur par m'affocier a fa fortune , en me do^pant la main. Cette nouvelle fut pour moi plus terrible que je ne puis vous 1'exprimer. Je voyois mon amant en état de m'obtenir , & j'étois dans 1'impoilïbiüté de fatisfaire mon penchant. Je fis réponfe a Cléante , en arrofant ma lettre de mes pleurs , que je le priois de m'oublier, paree que je venois d'être confacrée h Dieu. Je fus quelques femaines fansrecevoir de fes nouvelles, ce qui me fit croire que , voyant la barrière infurmontable qui nous féparoit, il avoit pris Ie parti de me bannir de fon cceur : je vous avoue que cette idéé étoit pour moi plus cruelle que la mort. Pour terminer mes peines, j'étois réfoluede me laiffermourir ,lorfque Cléante m'apprit, par fa réponfe , qu'il venoit me délivrer de 1'oppreffion oü j'étois, & que j'euffe aujourd'hui même, a la chüte du jour, a me troüver dans le jardin de mon couvent, & que je ne m'embarraiTe de nen. II m'a tenu parole , comme vous voyez. Auffi-töt que la nuit a été clofe, je me fuis dérobée de ma celluie , j'ai gagné le jardin  L e Voyage fans obftacle , & me fuis approchée dü muf j j'en ai vu defcendre un homme, c'étpit mon cher Cléante. Allons, m'a-t-il dit en m'embraffant, fuivez moi; reprenez Ia Iiberté qu'on Vous a-ravie. J'ai mis le pied a 1'échelle, & je fuis montée après lui. Quand nousavons été dans la rue, un carroffe s'eft préfenté, nous y fommes montés ; & pendant qu'il rouloit doucement, Cléante m'a fait mettre les habits que vous voyez. II m'a propofé de me mener chez une de fes parentes , en attendant qu'il foit parvenu a me faire relever de mes vceux. Je me fuis oppofée a fon deffein, & je lui ai dit que je ferois plus a mon gré chez vous. Vousconcevez,pourfuivit Mélite, dequeüs conféquence il eft que pas un de vos gens ne fache qui je fuis. Je le fens a merveille, répond;t Henriette, & je fens aufli que vous venez de faire une démarche bien hardie. J'en frémis , dit Mélite; je ne vois que précipices fous mes pas ; mais 1'amour les couvre de fleurs. Ainfi, ajouta-t-elle, ne me parlez point de ma faute, ne fongez qu'a empêcher que vos domeftiques en aient connoiffance. Henriette, voyant que les remontrances étoient vaines, dit a Mélite: Je vais appeler mts gens; & pour ne leur donneraucunfoupgon fur  INTERKOMPÜ. 3| fur votre compte , qui puifle tcurner i mon défavantage, je leur dirai naturellement que vous étes une fille, qui, pour des raifons dé famille,êtes obügée de demeurer quelque temps fous cet habit. Mélite confentit è cette confidence. Henriette fit remonterfes domeftiques, &Ieur dit ce dont elle étoit conventie "avec fon amie. Mais il y a apparenea qu'ils n'ajoutèrent pas foi a fes paroles, puifqu'ils agirent comme on verra dans la fuite. ; Le Iendemain , Henriette envoya fon valet de chamfere au devant de fon mari. Ce valet avoit été un des plus fcandalifés de la conduite de famaitreffearégard de Mélite, qu'ilcroyoit effecftivement un cavalier. La première chofe qu'il fit en rencontrant Dorante, fut de lui conterce qui fe paffoit. Cette nouvelle le fucprit étrangement. Quelque avantageufement qu'on penfe das pérfonnes, on fe laiffe fouvent prévenir en leur défaveur, quand on n'eft point engarde contre 1'ignorance ou Ia malignité. ^ Dorante, perfuadé par fon valet dcchambre, féfolut de s'introduire fecrètement ch'ez lui, & d'examiner, par fes yeux, queile conduite tenoit fon époufe avec ce jeune homme. S'ctant donc mis en lieu propre a voir, fans etre vu, ce qui fe paffoit dans 1'appartement d'Hen- C  54 Le Voyage riette, quel fut fon étonnement de Ia voir faire de grandes carefTes au cavalier, & le cavalier embraffer fa femme ! II ne douta plus de fon malheur. La jaloufie rend les hommes capables de toutes fortes d'extravagances. Dorante , pour éviter 1'outrage qu'il s'imaginoit avoir regu, fortit promptement de Ia maifon, mit ordre a fes affaires, prit la pofte pour aller fervir en Italië en qualité de volontaire. Avant de monter a cheval , il écrivit une lettre a fa femme, qui lui fut rendue par un ïnconnu. Quand on Ia lui remit, elle étoit dans une extreme impatience de ne point voir arriver fon cher époux; elle ne s'attendoifr pas au coup qui alloit la frapper. Lettre. a Vous eutes tout mon amour; je vous en » croyois digne ; mais ce que je viens de voir » me défabufe. Jouiffez tranquillement des ca3j refles du jeune homme que vous mepréférez. » Je m'éloigne de vous, pourn'être pointa por3o tée de vous punirde votre perfidie. J'ai chargé a> le chirurgien, que vous avez choifi pour être » votre accoucheur , d'avoir foin de 1'enfant >j que vous mettrez au monde; ce n'eft plus  INTERROMPU. 3j * qu a caufe de ce fruit de notre hymen que je *> m'intérefle a vous ». Henriette lifoit cette lettre tout bas en préfence de Mélite, qui, voyant 1'efFet qu'elle produifoit fur fon vifage, en fut troublée, & Uü demandace qu'elle contenoit. Mais Henriette, fans pouvoir lui répondre, laifla échapper h lettre de fes mains tremblantes, Mélite Ia ramaffa. Quelle fut fa furprife de voir que c'étoit elle-même quicaufoit Ie malheur de fon amie 1 Les larmes qu'elle verfa, juftifièrent fa douleur; & fa fenfibilité. Henriette, revenuede fon évanouiffement embralfa Mélite. Ah ! lui dit-elle, aurois-je dü penfer que je me perdrois en vous rendant fervice! J'en fuis inconfolable, répondit le faus chevaher; vos domeftiques vous ont trahie, Henriette fonna pour les interroger la-deftus • mais perfonne ne parut, excepté le portier, qui dit, d'un aircontrit, que tout le monde étoit décampé, & qu'il croyoit qu'elle devoit favoir que Monfieur les avoit tous renvoyés , & qu'i| s'en étoit allé en s'écriant: Ah , la perfide! A ces triftes nouvelles, Henriette ne do'u'a plus que Dorante neut été introduit dans fon appartement, & qu'il n'eutpris Mélite pour être «ffeftivement un homme. Elle rappela fa conduite avec fon amie , èc elle fe relfouvint qu'eifs Cij  $6 LeVoyasb en avoit été careffée au moment que Mélite?. lui racontoit avec vivacité la joie que Cléante avoit fait paroïtre en Ia trouvant au pied du mur dans le jardin des religieufes. Cette funeüe aventure, fi cruelle pourHenriette ,fut un coup de la grace pour Mélite; car elle fut fi vivement touchée, quelle concut pour Ie monde autant d'averfion qu'elle avoit eu d'amour pour lui. Elle ouvrit les yeux fur la témérité&Tégarement de fa conduite ,d'ou-» blier les vceux qu'elle avoit faits, pour fuivre un homme que Ie moindre foupcon, le moindre ombrage pourroit obliger a 1'abandonner , comme Dorante faifoit Henriette. Elle lui dit a réfolution ou elle étoit de rentrer dans fon couvent, & d'y pleurer fa faute le refte de fa vie, ce qu'elle exécutale lendemain. Henriette applaudit au deffein de fon amie, & ne fe crut pas tout-a-fait malheureufe, puifque fon infortune faifoit rentrer Mélite dans fon devoir. Cette fille toucha fi bien le cceur de fa fupérieure, par fes regrets & par fes larmes, qu'elle en fut regue a bras ouverts, & traitée fort doueement; & 1'on aflure qu'il n'y a point dereligieufe dans Ie couvent, qui ne foit édifiée de fon rep'e'ntir. • Lorfque Cléante apprit qu'il avoit perdufa chère Mélite fans efpérance , il fut fi pénétré  INTERROMPU. 37 de douleur, qu'il mourut de chagrin peu de temps après. Henriette, malgre' fes larmes continuelles, accoucha heureufement dun garcon, qui lui fut auffi-töt enleve', fuivant les ordres de Do. rante. Quand elle fut rétablie de fes couches * elle fit toutes les perquifitions poffibles pour découvrir oü étoit fon mari ; mais elle ne put jamais en apprendre aucune nouvelle. En proie aux chagrins les plus cuifans, 1'infortunée Hennette fe retira chez une de fes fceurs, qui venoit d'être mariée au fecrétaire du marquisde **, & de laquelle elle e'toittendrementaimée. Dorante cependant étoit en Italië, cherchant une mort glorieufe; mais il ne la trouva point: le ciel le confervoit pour faire triompher 1'innocence d'Henriette.Il fut pourtant bleffé dangereufement k la bataille de Guaftalla. Quand il fut guéri, par une efpèce d'infpiration , il quitta 1'armée, &revint a Paris. II allad'abord trouver le chirurgien qu'il avoit chargé d'accoucher fa femme ; il apprit de lui qu'elle avoit eu un fils qui vivoit, & qu'elle étoit Iogée chez le marquis de **, auprès de fa fceur, oü elle menoit une vie fort trifte & retirée. II fut ému a ce récit, & il fit connoitre au chirurgien qu'il avoit envie de la voir, mais qu'il fouhaitoitde n'en être pas reconnu, Le chirurgien lui apprit C iij-  38 Ee Voyage que 1'intendant ayant été marié ce jour-la, Henriette feroit indubitablement de la noce; qu'il n'avoit qu'a fe déguifer , & qu'il pourroit 1'entretenir a fon aife. Dorante fut charmé de cette occafion ; il pria le chirurgien de fe mafquer avec lui, & ils allèrent tous deux chez le marquis de **, qui avoit voulu que la noce fe fit dans fon hotel. La première perfonne qu'apercut Dorante dans l'atTemblée, qui étoit nombreufe , fut Hentiette , qui lui parut plus belle que jamais, mal* gré le chagrin qui Ia dévoroit, & qui couvroit de lys fon beau vifage, au lieu des rofes qui avoient coutume d'y briller. II s'approcha d'elle, & la pria de danfer un ménuet. Elle lui répondit gracieufement qu'elle étoit bien fachée de Ie refufer. Madame , reprit Dorante, jene me formaliferai point de votre refus, tout le bonheur oü j'afpire eft de jouir un moment de Ia converfatian d'une dame fi aimable, & qui me paroit de 1'humeur du monde la plus charmante. Vous me faites bien de 1'honneur, Monfieur, repartit Henriette; mais il y a longtemps que mon cceur n'eft plus fufceptible d'aucun plaifir. Pourquoi cela, Madame? dit Dorante d'un air furpris. Eft-il poffible qu'une perfonne fi belle puifle avoir des chagrins ? A moins , ajouta-t-il, que vous n'éprouviez 1'in-'  INTERROMPU. £delité d'un amant chéri g en ce cas, le chagrin feroit légitime. Henriette lailfa échapper un foupir, ce qui redoublalacuriofitéde Dorante. Quoi! continua-t-il,aurois-jedevinéf Je n'en doutepas, les dames ne font inconfolables que de ces fortes de pertes. Ah! dit Henriette, rendezmoi plus de juftice , & croyez que ma douleur n'eft pas fondée fur une chimère. Si je fuis a cette noce, pourfuivit-elle, c'eft par complaifance; fi je foupire, fi je fuis trifte, fi les plaffirs me font infipides, c'eft que j'ai toujours préfent k 1'efprit une perte que j'ai faite, que rien ne peut réparer. Dorante, s'approchant d'Henrietre, la pria de lui dire quelle perte pouvoit être capable de lui óterle goüt des plaifirs, la feule chofe qui puifle rendre la vie d'une femme agréable. Hélas! lui répondit-elle en pleurant, c'eft Ia perte de mon mari; ma douleur n'eft-elle pas jufte ?... Pardonnez, Monfieur , fi les larmes mterrompent mon difcours; mais je ne puis parler d'une perte fi douloureufe, fansrenouvelermes peines , & j'en parle a tout moment. Dorante , ému k fon tour, feignit de croire qu'il entendoit que fon mari étoit mort. Je conviens, dit-il, qUeIe trépas d'un époux aimé eft C iv  40 Le Voyage un mal confidérable pour une tendre époufe; mais il n'eft pas fans remède. Qui pourroit ne pas tacher a confoler une fi belle veuve ? Que je me trouverois heureux fi j'avois affez demente pourofery prétendre! fi L'époux que je pieure n'eft point mort, repartit Henriette , du moins je m'en flatte , & 1'efpe'rance de le revoir a pour mon cceur de fi dovx charmes, que c'eft elle feule qui me foutient, & retarde la fin de ma vie. Que votre aventure m'intéreffe ! reprit Dorante. J'entre dans votre affliclion; j'ai le cceur tendre, & vous m'obligerez beaucoup , madame, fi vous avez la bonté de me-faire un récit fuccinórdu fujet de vos chagrins. Henriette, fur qui la fympathie opéroit imperceptiblement, lui fit le détail de tout ce qui le concernoit; elle peignit très-vivement Ion amour pour Dorante, celui de Dorante pour elle, & lui apprit comment Mélite, déguifée en homme , avoit innocemment caufé toutes fes infortunes. Quelle fut la joie de Dorante de fe trouver coupable , en reconnoiffant l'innocence de fa femme ! II ne pouvoit arrêter les larmes qui couloient de fes yeux. Henriette s'en apergut. Qi o:, Monfieur , dit-efe 5 vous p'eurez ! HélasJ lui répondit Dorante en tombant a fes ge-»  INTEEKOMPü. 41 noux, puis-je ne pas être fenfible a vos malheurs , puifque c'eft mon e'garement qui les a eau fes ? Son mafque qu'il öta, convainquit Henriette que c'étoit fon chere'poux; un grand cri qu'elle pouüa d'étonnement & de joie, attira 1'attention de tout Ie monde. Le chirurgien , qui avoit tout écoute', en fe démafquant aufli, Iaiffa vo>r fur fon vifage des marqués de fon attendriffement. Jamais fpeókcle ne fut plus touchant. II ne fe trouva perfonne dans 1'affèmblée qui ne versSt des Iarmes de tendreffe a la vue d'une fi charmante & fincère réconciliation. Dorante ne pouvoit cefler d'embrafter fa femme & de lui demander pardon de fes in. juftices. Henriette ne lui répondoit qu'en le regardant tendrement & en Iui ferrant Ia main Ia,oie extreme qu'elle reffentoit ne lui permett3nt pas deparler. Le marquis de * * avant été inftruit de Ia fcene qui venoit de fe palfer, voulut en voir les aéteurs, & favoir de leur bouche ce qui les concernoit. Quand Dorante & Henriette eurent fatisfait Ie marquis , ce feigneur les obligea de prendre un appartement dans fon hotel, en attendant quilseuffentfaitaccommoder une maifon;car Henriette, pour fubfifter & payer quelques  42 LeVoyage dettes, s'étoit défaite de tous les meubleS qu'elle avoit quand Dorante 1'abandonna. Depuis cette re'union, qui s'eft faite d& bonne foi de part & d'autre, Dorante & la vertueufe Henriette vivent les plus contens & les plus amoureux époux du monde. Ils ont fait venir leur fils, qui, a deux ans, eft touta-fait aimable: c'eft une belle fleur, qui donnera de beaux fruits; car on a un foin extréme de la cultiver. « Je ne veux pas , madame, vous öter Ie » plaifir de faire fur cette hiftoire les réflexions » qu'elle peut offrir; je fuis perfuadé que vous « les ferez très-juftes, perfonne n'en étant plus " capable que vous». J'ai 1'honneur detre, &c. Eh bien, belle Thérèfe, dit Climont, après avoir cefie de lire, ai-je eu le bonheur de vous amufer? Vous avez fait davantage , réponditelle, vous m'avez touchée, & la compagnie n'a point été infenfible a votre lecture: en verfant des larmes , j'en ai vu couler, & cette vue è öté aux miennes leur timidité. Je confefie, dit Valfaint, que j'ai pleuré • outre la fituation oü fe trouvent Dorante & Henriette chez le marquis de * * , Climont a lu cet endroit avec un ton fi pathétique , qu'un cceur de roche en eut été pénétré.  interrompu. 43 J'ons Hou pleuré , dit Je fermier; mais trinquons préfentement; commengons par varfer rafade au Iifeux , il doit en avoir befoin, rian ne dpfsèche tant le gofier que de lire longtemps. Avalez-ca, &dansdemi-heure je nous boutrons a table : dame c'eft lè que je vidrons la cruche! Puifque nous avons encore une demi-heure, dit Bourville, que 1'abbé 1'emploie a nous racon ter quelque chofe de comique; cela fera 1'effet d'une petite pièce a la fuite d'une tragédie. Volontiers, répondit 1'abbé; 4 1'exemple de Climont, je vais vous lire un manufcrit qu'un jeune homme m'apporta hier , pour lui en dire mon fentiment. Je 1'ai déja parcouru , & je me flatte que vous ne regretterez pas les momens d'attention que vous allez meprêter. CONVERSATION VU SOLEIL ET DE LA LU NE. La L u n e. Eh! bonjour, mon frère, comment vous portez-vous? Le Soleil. AlTcz mal, ma chère fceur; je fuis brifé3moulu.  Le Voyage La L u n e. Je parie que vous avez fait quelque nouvelle maitrefte , & que , pour jouir plus long-temps de fa préfence, vous volez avec trop de rapidité. Le Soleil. Oui, parbleu , des maitreftes, j'en ai bien le loifir. Cela étoit bon du temps que les poëtes göuvernoient Punkers. Alors , altéré d'une courfe de douze heures , j'avois le refte de Ia journée peur me rafraichir dans lepalaisd'Amphitnte ; mais depuis que les philofophes ont envahi 1'empire du monde , c'eft tous les jours nouveau fupplice. Ils ont commencé par me faire tourner continuellement autour de la terre , & ne m'ont donné que vingt-quatre heures pour décrire un cercle de p'ufieurs miliions de lieues. Je 1'ai fait pendant un grand nombre d'années , juraftt & peftant contre mon emploi. Enfin je ne fais quel démon favorable fufcita un certain ailemand , nommé.... La L u n e. Copernic, n'eft-ce pas? I! a fondé une ville dans mon empire.  interrompu. 4f Le Soleil. C'eft !ui-même. Touché de compaffion pour moi: II eft temps, dit-ü , d'une voix qui fit trembler tout Ie monde philofophique ; il eft temps que Ie foleil fe repofe, & que la terre prennefa place. II eut beaucoup de peine afe faire obéir. Cependant il paria d'un ton fi imPér.eux, que Ptolomée & tous fis adhérens n'osèrent ouvrir la bouche. Mais admirez , ma chère fceur , Ia fatalité de mon étoüe ! Un compétiteur, danois de nation , prétend difputerè mon cher Copernic 1'empire furlunaire ; il entraïne dans fon parti les Ptolomaïftes jaloux , & je fuis la vidime de leur difpute. L'enragé qu'il eft, invente un mouvement particulier qu'il veut m'obligefde fuivre. L'univers philofophique en fufpens ne fait plus !eq uel croire ; je ne fais moi-même a quoime déterminer. II fallut chercher un accommodement. Un frangoisnommé Defcanes, fe chargea de le faire. Il ordonne a Ia terre de tourner autour de moi, & cependant m'oblige de tourner fur moi-même; c'eft fennuyeux métier que je fais aujourd'hui: en • core faut-il, pour lui plaire, que je traïne a ma fuite feize maffes énormes , qui font les fept planètes & les neuf fatellites , k qui je fuis obh^é deprêterma lumière.  $6 LeVoyagê La L u n e. Voila donc votre grief? J'aurois bien plus" fujet de me plaindre, moi que les lois de ces philofophes ont obligée de tourner fans celfe autour de la terre, & encore pourquoi f J'y parois li peu , que je ne puis lui être d'un grand ufage, fur-tout depuis que 1'on m'a inhumainement dépouillée de mes infiuences. La plus grande utilité que les hommes retirent de moi préfentement, c'eft la fotte comparaifoa du caractère des femmes avec le mien. Le Soleil. Les hommes vous font plus d'honneur •, ils ne dédaignent pas de porter vos armes fur le front. La L u n e. La plupart n'en font pas la dupe , fans cela , ils feroient beau tapage. Le Soleil. Je le crois; vous pourriez m'en faire de bons contes fi vous vouliez. Pour moi , je ne fuis plus admis aux myftères amoureux, depuis que je me fuis brouille avec Vénus, pour avoir dé-  INTERROMPrj. 47 couvert certain rendez-vous fufpeéï quelle avoit avec le dieu de la guerre. La L u n e. Je m'en fouviens- mals avouez5mon frère qu il y avoit plus de jaloufie- que de fcrupule' dans votre procédé. En vérité, vous vous vengeates la bien cruellement de la pauvre déeffe. Ne faviez-vous pas qu'une élégie, un madrigal, une chanfon ont toujours paffe' pour une monnoie très-fauffe dans lecommerce de 1'amour? Le S o l e i t. Autrefois que les mceurs étoient pures & 1 amour une vertu, une chanfon tendre eut fait plus de progrès dans lecceur d'une belle,que les plus nches tréfors. La L u n e, Cela fe peut: mais contez-moi 1'hiftoire du confeiller Licidas & de Céline; je n'ai jamais fr-en fu comme elle a fini. Le Soieii. II eft aifé de vous fatisfaire : écoutez.  48 L e Voyage LA FAUSSE VESTALE. Licidas avoit dans un des appartemens de fa maifon un commis & fa femme , femme jeune & aimable. II ne fut pas long-temps fans relfentir pour elle toutce que 1'amour ade plus vif.Une feule chofe lui rompoit en vifière , c'eft que Céline |s'érigeoit en veftale. Des yeux modeftes, un air prude & mefuré fermèrent long-temps la bouche au timide enfant de Thémis. Mais le moyen d'aimer & de fe taire? Le moyen de cacher long-temps fon amour a une perfonne charmante avec qui 1'on demeure, & que 1'on eft a portée de voir a tout moment 5 Enfin , un jour, Licidas trouval'occafion favorable; avec les termes les plus pathétiques,ilfait ala belle 1'aveu de 1'état oii elle avoit mis fon cceur. Dieux ! comme il fut regu! L'appartement lui fut interdit. H eut beau déployer toute fa réthorique, & étaler a fes yeux la droiture de fes intentions , Céline fut inexorable , & Licidas feretira , bien confus d'avoir fi malréufti. II ne pouvoit revenir de la furprife oü cette réfiftance 1'avoit jeté. La femme d'un commis cruelle 1 s'écrioit-il. C'étoit pour lui un phénomène moral , qui mettoit fa raifon en défaut. Puifque mon feul mérité ne peut me gagner le cceur de 1'inhumaine , dit - il d'un ton - pitoyable,  interkömpü. 4g pltoyable, jeveux la coir,battre avec les arroes VicWufes du fiècle. Une bourfe de louis fera peut-être un argument plus perfuafif que jes demonftrations les plus tendres. II entre donc chez Ia belle Céline fous les aufpices de Plutus, & Péclat de 1'or fit fon effet ordinaire. La L u n e. Letrait eft des plus finguliers; jene concois pas, mon frere, comment vous pouvez vous ennuyer , fi vous êtes fpeétateur de beaucoup de Icenes dans ce goüt Ia. Le SoLEit, C'eft auffi ma reflburce contre I'ennui: mais vous , ma fceur, qui voyez ce qui fe pafle pendantlanuit, je m'imagine que vous devez avoir bonne provifion d'hiftoriettesamufantes. La L u n e. Auffi en ai-je. Celle-ci n'eft pas indifférente, & un de vos enfans y joue un affez grand 4; c elt Valere. LE POETE FORTUNÉ. Un fok, comme y revenoit de yincennes £ ou d avoit paffé Ia journée è fe aiWrlir avec D  50 LeVoyasb trois de fes amis, après qu'il les eut quittés, il apergut, a la faveur de mes rayons, quelque chofe qui brilloit fur le pavé, mais d'une lumière affez fombre pour ne lui pas donner grande efpérance. II s'approche néanmoins , fe baifle, & ramaffe un louis. Un louis d'or , mon frère ! Notez,s'il vousplait, ce point-la. Jugezdela joie que cette rencontre imprévue put caufer a Valère. Pouvoivil arriver rien de plus agréable a un poëte ? Le Soleil. II en devoit mourir de plaifir. La L u n e. Peu s'en fallut, & ce fut 1'excès de fa joie qui l'empêcha d'en apercevoir un fecond qui étoit a deux pas de la. Le Soleil. Je vous dirai ce qu'il eft devenu. Achevez, ma fceur. La L u n e. Valère ferre ce métal précieux avec une tendreffe mêlee de refpeét; & , doublant le pas, il va cacher a un fixième étage & fon tréfor 8c fa joie. Laiffons-l'y pour un moment, & admi-  1'ntE EK d MPü. rönslabizarrerie dü deftin, qui fit Ie fujet du plaifir de Valère , de ce qui devoltTêtre de fa peine, II étoit un jour a Ia comédie francoife , dans le foyer, car i! eft auteur, lorfqu'un'jeune magIftrat qui étoit paflionnément amoureux d'une nouvelle acïrice, s'approcha du feu oü elle étoit. II Ia regarda long-temps avec un air tout enflammé, fans ofer lui parler. II alloit cependant prendre cette hardiefie , lorfque la piece commenca. Tout le monde fortit. Le timide confeiller fe crut obligé de fuivre la foulemais .1 fe pofta dans la coulifte par oü d-voi't pafler l'adrice. Elle parut, & les applaudiffemens du parterre honorèrent fon entree fur la fcène Le magiftrat, enchanté de fon jeu, 1'arrêta comme elle rentroifau foyer, & il eut la force en louant fes talens, de lui dire qu'il fadoroit! Valère ne le perdoit pas de vue. Voyez difoitil a un abbé a cöté de qui il étoit ,' voyez quelle vivacité mêlée de crainte dans les fa?ons de Ce jeune homme ; admirez avec quelle foumiftionil parlea Ia jeune Iphigénie, &Comme elle repond a fes douceurs. Elle jouoit tout k I heureJe róle le plus tendre , & eIle parle è Cleon ( c eft le nom du magiftrat) du tQn de capricieufe du PkUofophe mariè. Cela me furprend, ajoutoit Valère; car 1'aéirice eft naturellementdouce,&Ierobin riche,galant, & ^ Dij  S2- Le Voyage néreux jufqua la prodigalité ; c'eft dommage qu'il foit fi neuf. Malheureufement un des amis de Cléon entendit le difcours de Valère, & lui en fit un fidéle récit. Cléon, outré contre Valère, chargea un de fes laquais de fe déguifer, & de le gratifier de quelques coups de canne. Il lui donna deux louis pour 1'exécution , avec promeffe de doubler la dofe , s'il apprenoit qu'il eut fait les chofes en confcience. Le laquais, avec les meilleures intentions du monde , attendoit Valère au coin d'une rue déferte par oü il /avoit qu'il rentroit chez lui; & en 1'attendant , il s'amufoit a carefferfes deux louis qu'il tenoit a la main. Mais, a 1'improvifte & tout proche de lui, quelqu'un ayant criéau guet, Ie champion , homme intrépide , s'enfuit , & croyant remettre fon or dans fa poche, il le mit a cöté. L E S O L ï I I, L'aventure eft fingulière. La L u n e Je reviens a Valère. Ce fut un de ces deux löuis qu'il trouva ; & , rentré chez lui, il examina long-temps a ma foible Iumière (car, pour de bonnes raifons, il en avoit rarement  t N-T E r r o m V V. d'autre),il examina, dis-je, le louis en queftion ; ,1 le tourne & retourne cent fois; tout enfin lui paroït de bon alloi, tout 1'enchante. Le Soleil. Les chofes avec lefquelles les hommes ne font pas familiers, leur caufenc toujours de 1'admiration. La L u n e. II fe couche • mais Morphe'e lui refufe fes pavots. Dans fon infomnie, il ne peut oublier unfeul inftant fon cher louis. Tantöt il forme le plan d'une elégie fur fon bonheur, tantöt d'une ode pour remercier la fortune. Si fa p3Upière s'appefantit un peu, il fe réveille, par la cramte qu'on ne profite de fon fommeil pour lm enlever fon tréfor. Vous paroilfez fur 1'honzon , mon frère, & Valère fe léve. Le Soleil. # Je me fouviens de l'avoir vu ce jour-Ia fortir de grand matin, & beaucoup plus gai que de coutume; il fit même relever un baigneur pour réparer le défordre de fa perruque antique ■ il fit enfuitela revue de toutes fes connoiffances- & après avoir trouvé cinq ou fix déjeuners, & prefque autaot de diners de hafard, D iij  ƒ4 L e V o y a g e je le laiffai dans un hotel garnioü. 11 entra avant mon coucher. La L u n e. C'étoit pour y voir un de fes amis. Cet ami eft un petit homme d'environ trente ans, affez bon diable , & qui fe méle de poéfie & de mufique. Ils fortirent enfemble, & Valère lui oftrit a fouper chez la veuve Mongenot. L'amil'accepta pour la rareté du fait. A. table, il lui chanta un air de fa facon , dont il avoit aufti compofe les paroles: les voici: Roffignols amoureux , fous ces naiflans feuillages, Venez , volez, & par vos doux ramages , Del' aimable printemps célébrez le retour; Je voudrois , comrae vous , chanter Flore & Zéphire. $ Mais depuis que mon cosur foupire, Je ne puis chanter que 1'amour. Valère dita fon ami que la penfée de fa chanfon étoit jolie,mais qu'il 1'avoit pillée. Gratard, c'eft lenomde cet ami, foutint que non, & peutêtre avoit-il raifon. Valère luicita une chanfon de mademoifelle de Saintonge,quifinitde même. Je n'ai jamais lu fes ouvrages ,repartit Gratard , ainfi.... Confofez-vous, interrompit Valère, puifqu'un illuftre auteur de notre fiècle a bien fait ce vers: Fous parki en foldat, je dois agit  interrompu. en roi, quoique Corneille 1'eüt fait long-temps avant lui •, vous pouvez, fans être plagiaire, avoir employé une penfée dont on s'étoitfervi avant vous. Le Soleil. II auroit pu lui dire quelque chofe de plus fatisfaifant. Mademoifelle de Saintonge n'a pas été plus heureufe que Gratard; Anacréon avoit eu les gants de cette penfée. Voici comme il s'explique dans fa langue naturelle. |L a L u n e. Oh ! point de grec, je vous prie; il y a fi long-temps que je n'ai fait ufagede cet idiome, que je I'entends a peine. Depuis que les mufes ont quitté cette langue pour parler francois, j'ai fuivi le torrent. Le Soleil. Pourriez-vous nepas êWefdave de Ia mode? vousêtes femme. Mais, ma fceur, j'appréhende bien que les mufes ne falfent pas un long féjour en France; la poéfie fur-rout y eft extrêmement tombée. A 1'exception de deux ou trois poëtes que j'infpire, a peine y lit-on des vers paffables , encore a-t-on fait une forte Iigue pour les détruire entièrement. On nous a Div  S$ L E V O Y A G E, menacé d'une tragédie en profe, & je lifois ces jours paffes une ode dans ce goüt, dont je veuxréciter une ftrophe, une feule ftrophe ; fouvenez-vous-en bien, ma fceur: je commence. « Par quel écart pindarique me trouvé-je tout » a coup au milieu des campagnes. Je vois les » troupeaux paiffans dansles riantes prairies; » j'entends de toutes parts Ie fon des flütes & » des chalumeaux. Echo ne faita qui repondre; » elle époufe a Ia fois les paffions les plus con» trahes; ellefe plaint, elle rit, ellechante, & » femble faire de nouveaux airs du mélange des »fons qu'elle répète. Qu'apergois-je fous ce » tilleul ? Pourquoi cette bergère repouffe" t-elle fon chien qui la careffe ? Hélas ! elle fe » plaint d'un berger qui vient de Ia trahir, « après mille proteftations de 1'aimer tóujours. » Elle croit prefque, après ce changement, » que les careffes font un préfage certain d'in« fidélité : plus loin , a 1'entrée de ce bois, un ?> bergergrave fur le fable le chiffre de Philis & ■»,, Ie hen; Zéphire, d'un fouffle cruel, efface auffi*> tót tout 1'ouvrage.Lebergers'alarme de 1'au» gura; il fe léve , & de la pointe de fa houlette il veut graver les mêmes chiffres fur 1'écorce » d'un hêtre; le fer fe brife, & fe refufe a fon 93 deffein nouvelle erreur pour le berger, II s. apercoit dans le moment la brebis chérie de  INTERROMPU. rj » SUfi*, qui s'étoit égarée; il VoIe, & s'em» prefTe pour la prendre:mais ia brebis fuit de-vantlui, elle qui venoit d'ordinaireau devant » de fes caretes. Ah «c'en eft trop , s'écrie-fil; -tu me trahis,infidèle bergère; tous ces pro" dlgeS te co"damnent. Préfages menteurs< II -arnve , en fuivant la brebis , jufques fous Ie » tj ^uloufepIaintlabergèreX'eftcette même "Ph.hs dontil pleure Je changement , & qui " leCr0lt lu™einfidèIe.E;ieapris cesalar» mes pour avoir vu a Ia houlette du berger un »t,ftu galant qui ne vient pas d'èlle , & cue «pendant qu'il donnoit, une jeune folette y " avoit.afta^é pour le furprendre.. Amour, je » te vois préfider aux reproches & è f éclakclft ■ fement; je te vois fourire tendrement de leur •dehcatefliè , & tu lesrécompenTesde tes plus " dou^ranfPorts.Ainft,fan,autre art que la «nature meme , je peindraiïes peines & ]es » Pla.ftrs des amans; * mefurant feulement -avec grace les tendre. chanfons de mes ber• f% t0Ut refPirera d>ai»eurs dans mon ftvle ^ahberte&lanaïvetépaftorale». i A L V N E. Puifque vous vous taifez , mon frère, fans t -^eIa Opheeft finie, Comment c'eft une eglogue entière!  Le Voyage Le Soleil. Vous 1'avez dit; enfin tout déïormais fera profe, jufqu'aux chanfons. La L u n e. Gratard en a fait une dans ce genre, qu'il récita en foupant a fon ami Valère. Chanson en p r o s e. Venez , mes amis , venez tous chez moi, les plaifirs y Fout leur demeure ; je fuis fans femme & fans manreffe , venez partager ma félicité. Dès qu'un ami frappe a ma porte , un laquais alerte vole ouvrir, pendant qu'un autte defcend a la cave tirer un broc de vin. L e Soleil. On ne s'accoutumera jamais a cette poéfie-la. La L u n e. Pourquoi non, mon frère? Si vous abandonnez lespoëtes, fi vous ceflez de les infpirer, ne doutez pas qu'ils ne brifent vos autels , & qu'ils n'élèvent a la place quelque monftre, pour fervir de monument a la de'pravation du goüt. Mais il faut que je vous dife que Gratard a mis en vers la même chanfon en profe que je viens de vous réciter. La voici:  inter r 9 M p F, jp Amis, venez chez moi, vous y feiez heureux t Les plaifirs y règnentfans ceffe; Tout s'y fait au gié de mes vceux j Je n'ai ni femme ni maitrefTe. ' Dès que de mon logis on touche Ie marteau , Champagne court ouvrir Ia porte , Et Bourguignon , qu'un beau zèle tranfporte, Vole mettre en perce un tonneau. Le soeeil. Ah! je renais:quelle différence! Je pre'fume trop du bon goüt des francois, pour croireque la poéfie rimée puifle tomberchez eux entièment en difcrédit, fur-tout Iorfqu'il fera quef tion de la marier avec Ia mufiq.ue; 1'harmonie de Tune foutient trop bien celle de 1'autre. La L u n e. Auffi ne crois-je pas que ce projet ait lieu; il paroït même que 1'auteur de ce fyftême commence a fe battre en retraite, du moins c'eft cequedifoit Valère. Pour lui, il eftzélé partifan de la poéfie. Les pièces fuivantés , qui font de fa compofition, feront juger de fon génie. A tant d'attraits de la nature Pourquoi joignez-vous la parure,  6° le Voyage Que vous variez chaque jour ? Belle Iris, vous pouvez mieux faire; Pour être bien fure de plaire, Habillez-vous comme 1'Amour. B o 17 Q vet. Nos parterres n'ont rien qui.foit digne de vous ; Aimable Ij is, en vain je Jes ai courus tous ; Les fieurs a peine y commencent a naïtre: Ocn'y voit point encore paroïtre Flore ni fes vives couleurs; Sa parefTe medéfefpère. Jlecevez cependant le plus conftant des cceurs ; Uneamitié tendre & fincère Ett bien plus rare que des fleurs. Portrait d' 1 r i s. En vous peignant, Iris, je peins'une déeffe Qui fait, par fa délicateffe , Captiver les efprits & régner fur les cceurs. Vous fakes.aimer lafageife. En vous 1'amour fe cache quand il blefTe ; Majs il n'en eft pas moins le plus grand des vainqueurs. Il y a affez long-temps que je parle, mon frère ; il eft jufte que vous ayez votre tour. ■Apprenez-moi ce que devint le louis que Valère ne ramafla point. Le Soleil. Volontiers.  1 N T E R R o M P ü. 6ï ÏArEVGLE CLAZRrOYANT. Ufutapercu,dès la pointe dujour,par un aveugle clairvoyant, ou du moins a qui il re/bit aflez de vue pour fe conduire. La joie du _ ™gt, en ce moment, égala celle de Valère i>on premier foin , avant que de fe rendre a fon pofte, etoit d'aller dans certaine taverne fe mumr contre 1'altération inféparable de fon métier. En y entrant, il Vitunde fesconfrè &lui ofrnt a déjeuner. As-tu déja fait ta jour. nee ? lm d,t Lucas. ( Ceft le nom du confrère0 Ne fars-tu pas, pourfuivit-il, qu'il eft confre nos ulages , quand nous nous mettonsa table d en fortir avant le foir? Dien confole, reprij Galopm c'eft ainfi qu^appeloit Ie premier) ; dieuconfolele» ames &aritables. Admire le reftortsfecretsdelaprovidence,q„im^vouIu «compenfer de tant de dévotes oraifons que je recite depuis vingt ans; en mêrne temps il lui fit toucher fon louis. Ce raifonnement parut a I autre fans réplique. Ils montèrent dans une chambre, ie clairvoyant tenant fautre paria mam , & Ia fe mirent aux troufles d'un dindonneau. Uvh^qu'ilsviolent largement leur ayant echauffehmagmatmnrEh bien,mon ami"dit eatóp^-^ë dis-tude notre genre de vie>  62 LeVoyaqê II n'y a rien de fi gracieux, répondit Lucas j une chofe me fait néanmoins de la peine, c'eft la condition néceflaire pour entrer dans notre maifon. Néceflaire ! s'écria Galopin ; je n'y ferois certainement pas, s'il en étoit ainfi : mais foit, regardes-tu cela comme le plus grand des malheurs ? Va , va , il y a les trois quarts des hommes, ajouta-t-il, qui feroient trop heureux fi ce prétendu malheur leur arrivoit , & qui voudroient encore être privés de 1'ouïe. Quel paradoxe ! s'écria Lucas a foriotour. Eft-il rien de plus agréable que de jouir de 1'ufage de la vue, fur-tout dans Paris , que 1'on peut appeler un lieu enchanté , oü la galanterie & la magnificence s'étalent a 1'envi par 1'un & 1'autre sèxe; oü les fpeéiatles, les jardins, les palais, & les maifonsmêmes des particuliers femblent être 1'ouvrage des fées ? En un mot.. .. Cela eft le mieux du monde, interrompit brufquement Galopin; mais , tout bien compenfé, eftil un plus grand fupplice pour un honnête homme, que de voir fa femme fe parer, être cornplaifante , douce , affable pour tout autre que pour fon mari ? ne fe plaire qu'oü il n'eft pas? Peut-on, fans murmurer, voir trainer dans des carrofles~pompeux des gens fans naiffance & fans mérite. Que te dirai je de plus? Jepofeen fait que, pour un objet agréable,  interrompu. ^ féduifant,que tu me citerasje t'en fournirai dix qui te feront de la peine; d'oü je conclus que, loin d'avoir lieu de nous plaindre, ily a, Pour les hommes, un avantage confidérablei être privés de la vue. Peu s'en faut, dit Lucas , que tu ne me perfuades; mais les malheurs qui m'ont öté 1'ufage des yeux, m'en feront toujours regretter la perte. La L u n e. Je ne me fuffe jamais imaginée qu'on püt faire un problême de la queftion, s'il eft avantageuxd'être aveugle. Le Soleil. Oh! nous fommes dans un fiècle fécond en fyftêmes finguliers, témoin 1'ingénieufe inventiondu clavecin oculaire, par le moyen duquel on prétend réuffir k rendre la mufique vifible, & donnerun concert a des fourds. Mais reyenonsè 1'hiftoire de Lucas. Mon père, ditil è fon ami, étoit un des plusriches négocians de Rouen. Pour s'accréditer, ou peut-êtrepour iatisfaire fon inclination, tout d'un coup il fe jeta dans des dépenfes prodigieufes ; c'étoit tous les jours des repas fomptueux, tantöt a la ville, tantót k fa maifon de campagne; acqui-  '6*4 LeVoyagë fitions de meubles précieux, augmentatton dé domeftiques, gros jeu , enfin une dépenfe qu auroit fait honnèur a un intendant de province. Je vous laifte a penfer le bel ordre qu'il y avoiü dans fes affaires. Dans le pïus fort de ces bombances, on lui préfenta plufieurs groffes lettres de change ; la caiffe fe trouva épuifée, la plus grande partie de ces lettres fut proteflée. Cela fit du bruit dans la ville ; car jufques-la mon père avoit paffe pour avoir des richeffes immenfes; tous fes créanciers effraye's tombèrent fur lui; il fut ignominieufement trainé en prifon, oü il mourut de chagrin & de misère. Moi, je tombai malade, & a force de pleurer mes malheurs, j'acquis celui d'êtreprivé de la vue, tréfordont on ne connoit bien le prix que lorfqu'on 1'a perdu! La L u n e. Le père de Lucas ne favoit point fon métier ; les marchands d'aujourd'hui font bien plus entendus. Quand un commercant voitque fes affaires fe dérangent, il empruntea toutes mains, a tel intérét qu'on veut;il faitargent de tout ce qu'il a de meüleur, & fait paffer le tout en lieu de süreté; alors il s'efquive Iuiméme, & fouventje le favorile. Son magafin , ferme  interrompu. ferme' le lendemain, apprend a fes cre'anciers qu'ils n'ont qu'a lui donner une quittance pure & fimple, ou du moins lui faire femife des fept huitièmes. C'eft ainfi que fe font comportés plufieurs négocians qui vivent dans 1'opulence, fansrougirdedevoir leur fortune a leur mauvaife foi. L e Soleil. t Ce raifonnement, ma fceur, eft très-judicieux, & très-autorifé par 1'ufage. Galopin en donna un exemple a Lucas. Vois, lui dit-il, fi Moncade a fait une femblable faute. Je fuis sur qu'a 1'heure qu'il eft, il jouit plus que jamais des commodités de la vie , & peut-être aurat-il affez de bonheur pour fe trouver dans peu en état de recommencer fur nouveaux ftais. La L u n e. S'il parvient la, il n'aura plus qua ferepofer; deux bonnes banqueroutes fuffifent pour tirer un marchand du pair, & pour lui procurer toutes les aifances dont jouiffènt les feigneurs les mieux rente's. Le Soleil. Voila un genre de vie qui convient admira*  66 Le Voyage blement bien a Moncade; car il eft délicat dans fes plaifirs. La L u n e. Autrefois il ne 1'étoit pas tant , comme vous allez voir. Je fus témoin de fon premier engagement. L'hiftoire n'en eft pas indifférente, quoiqu'elle foit un peu dans le bas; mais nous autres divinités, les aótions d'un berger nous intéreifent autant que celles d'un empereur. Moncade a eu une éducation au-delfus de fa naiftance, dans une penfion fameufe par les jeunes gens de qualité qu'on y inftruit; de •forte qu'on auroit pu attendre de lui des fentimens & des manières dignes de la fource oü il les avoit puifés%mais il y a de certains génies que I'éducation ne fait qu'effleurer. Parions de fa perfonne. Sa taille, quoique médiocre, eft bien prife; il chante & danfe aflez proprement, ce qui le faifoit bien venir dans les compagnies. Quoiqu'i! y eüt parmi fes .co.nnoiflances des filles aimables & fpirituelles, Moncade avoit toujours gardé fa Iiberté. A dixhuit ans , nouvel Hippolyte , il faifoit encore profeftion d'indifférence , ou peut-être, petit maïtre ignorant & vain, il croyoit que les cceurs duflènt voler au devant de fes défirs , fans être tenu de rendre du retour.  1 " T H B ó M P U, gf MalsVénusirritéefepreparoituntaomphe d autant plus glorieux pour'elle, qu'il feroit humihant pour Moncade. Cétoit dans les cour. tes nuits du mois de juin qu'il devoit perdre le ure dmfenflble. Voici comment. Ayant pro Jonge trop long-temps un fouper avec deuxde lesintimes amis, a peu prés de fon W & de foncaraéière,il ne put rentrer chez fon oncle Cet incident lui fit propofer a fes camarades de prendre un divertifTement fort en vogue a Paris parmi les jeunes gens; c'étoit d'aller a Ia halleecoffer des poi, Ses amis y confentiren, Ils fe mettent en marche , ils arrivent, & font recus. Ils payent leur bien-venue, fuivant Ia coutumeetabbcqui confiftoit en que.que verres de , Cela fait, on leur pij, de mettrelamainal'ceuvre. Moncade fe trouva placé auprès d'une jeune fille grande & faite au tour; des yeux bi n fendus une bouche petite &vermei!le comme unerofe;un mouchoir négligemment ajufté lailToit entrevoir une gorge d'une blancheur ebIouiffante,&quifembIoitrerévol£e c lacondamnoita un obfcunte cruelle. Au refte, I'ajuftement ne ré! pondoit en aucune fa9on ,üx charmes de Ia Perfonne, qui étoient a elle en propre, parcc quede lestenoit desmains de Ia nature. ? E ij  6*8 LeVoyase A la vue de cet aimable objet, Moncade fentit qu'il avoit un cceur; il poufleun foupir, & bientöt enhardi par la fupériorité qu'il croit avoir fur la perfonne qui 1'enflamme, il s'imagine qu'il fuffira de parler pour fe faire aimer; il brufqua donc une déclaration. Nanette ( c'eft le nom de cette aimable fille) , Nanette, dis-je, ou diftraite ou fautede comprendre ce qu'on lui difoit, car Moncade avoit déployé toute fa réthorique bourgeoife, 1'écouta paifiblement, fans montrer ni trifteiïè ni joie. Moncade, inftruit par le proverbe, qui ne dit mot confent, crut fa vicloire affure'e. Déja fa main plus le'gère brüle de prendre 1'effor; il s'approche entremblant, & tente de baiferrefpe&ueufement ce que Nanette avoit de moins beau, je veux dire fa main ; mais la belle , un peu moins complaifante qu'il ne penfoit, la lui appliqua fur le vifage avec affez d'énergie, pour faire fortir du nez & de la bouche le fang en abondance. Ce traitement inefpéré letourdit d'abord; il ne favoit de quelle fagon s'y prendre pour le tourner a fon avarrtage. Enfin, dit-il en foi-même, les commencemens font toujours difticües ;c'eft lepeu deducation qui rend c ette fille fi fauvage. Ainfi, cette rude carefte ne le rebuta point.  interrompu. c9 ; Mais 1'aurore , mon cher frère, commengant a vous annoncer au monde , il fut obligé de qu.tter la belle Nanette, après avoir ofé lui demander la permiffion de Ia revoir la nuitfuivante. Elle y confentit auffi gracieufement qu elle lui avoit donné fa main è bailer; mais lefpérancedefadoucir par fon affiduité, coniola Moncade. Le Soleil. Cet adieu étoit fort attrayant. En vérité, ma fceur, ,lfalloit que Moncade fut terriblpment amoureux,pour ne pas apercevoirle défagre'. ment d'une femblable inclination : auffi 1'étoitJl, car je me fouviens que je le vis fortir du beu de Ia fcène avec un air inquiet & rêveur que je ne lui VOyois pas d'ordinaire. II courut aOez long-temps les rues, fans favoir oü il alJou: tantöt il poulfoit de Iongs foupirs , tantöt uni air plus ferein laiflbit apercevoir fur fou vifage une crainte mêlee d'efpérance ; tout cela, fi je m'y connois un peu, annoncoit une iortepaffion. La L u n e. Qui s'y connoitroit mieux que vous ? Vous avez eu tant de maitreifes. E iij  jo Le Voyage Le Soleil. Quelquefois Moncade s'amufoit a faire des vers; &, pour le diftraire de fon chagrin, je lui infpirai de faire cette chanfon a la louange du nom & de Ia beauté de Nanette. Vive le beau nom de Nanette ! Vive le beau nom de Nanon! Vous feriez beaucoup moinsparfaite, Si vous ne portiez pas ce nom. Qu'il eft joji! qu'il eft mignon! L'amour chante, & 1'écho répète: " Vive le beau nom de Nanette '. Vive Ié beau nom de Nanon ! N'êtes-vous pas bien fatisfaite? J'immortalife votre nom ; Qu'il eft joli! quil eft mignon! Qu'avec moi 1'univers répète: Vive le beau nom de Nanette! Vive le beau nom de Nanon! Cependant Ie hafard le fit palTer devant Ia maifon de fon oncle, chez qui il demenroit, comme on ouvroit la boutique. II ne 1'auroit pas reconnue, fi on ne 1'eüt appelé. II entra, & voulut (e ranger a fon devoir ; mais inutilement. Son efprit, occupé de fon amour , n'étoit préfent a rien de, ce qu'il faifoit. On neut garde de foupgonner Ia véritable caufe de 1'altération  ïnterro mpu. 71 qu'on remarquoit dans fa contenance & fes manières d'agïr. La L u n e, Comment avez-vous appris ces particula* rite's ? Le Soeeie. Outre ce que j'en ai vu , Ia mère de Nanette eÉoit fceur de Paveugle Lucas \ dont nous venons de parler, qui en fit Ie conté a Galopin. Cependant , ma fceur, pourfuivez , s'il vous plaït ; il échappe toujours quelque circonftance aux perfonnes qui ne font pas témoins oculaires. La L u n e. La nuit étant venue, Moncade fortit auiïf bien ajufté que s'il eut eu le cceur d'une princefTe a conquérir ; des boucles de diamans aux jarretières & aux fouliers, une mouche élégamment place'e, une legére teinture de carmin réparoient le défordre que 1'inquiétude & le défaut des faveurs deMorphée avoient répandu fur fon vifage. Le titre d'avocat au parlement, qu'il crut a propos de joindre a fes graces naturelles ,1e rehdit, a fon fens, un homme d'un rare mérite. ■ Ce fut donc fousle titre d'avocat qu'il voulut. E iv  72 Lï Voïash s'annoncer a 1'objet de fon amour. A ce nom refpeétable, on eut pour lui toutes les déférences qu'il pouvoit attendre de l'illultre compagnie oü il fe trouvoit; Nanette mêmedevint un peu plus traitable. Après une converfation tendre & enjouée , Moncade, plein d'ardeur, demanda poliment k Nanette , en lauTant échapper un foupir enflammé, Ia permiflion de Ia voir chez elle le lendemain. Cette grace lui fut accordée moins défagréablement qu'il ne 1'efpéroit; ce qui flatta beaucoup fa vanité, & Ie rendit encore plus amoureux. A l'inftant , 1'adreffe précife de Nanette fut écrite fur des tablettes très-mignones, & il quitta la place, oü des témoins incommodes f empêchoient de s'expliquer comme il le fouhaitoit. Sans doute, mon frère que vous vites ce qui fe palfa de particulier a ce charman t rendez-vous? Le Soleil. Je n'en perdis rien. Moncade s'expliqua mieux; mais il ne put aller plus loin , quoique 1'occafion fut favorable, car il trouva Nanette feule. II ne voulut pas perdre des momens qui lui femblèrent fi précieux. Après qu'il eut dit un mot de 1'ardeurde fon amour, un baifer qu'on lui laiffa prendre fans  INTERROMPU'. JJ obftacle, lui parut le fignal pour en obtenir d'autres; mais il futobligé de renoncer a cette efpérance,avecquelqueségratignures auvifage, les manchettes de belle mouffeline brode'e déchirées,& le refte de l'ajuftement en un tel défordre, qu'il n'ofa rentrer chez fon oncle que quand la nuit fut venue. Malgré ce'de'favorable accueil, ilfit apporter un repasfort propre, & goüta quelque plaifir a voir les charmes fe> duifans de fa belle maïtreffe. Avant de la quitter, il fit réflexion que peutétre quelques piftoles pourroient avancer fes affaires beaucoup plus vïte que les lieux communs ufités en amour. C'eft par des effets, ditil, adorable Nanette, que je veux vous prouver mon fincère attachement. Prenez cet argent , & vous faites habiller proprement; j'aurai foin de faire de'corer cette cbambre de fagon qu'elle ne déshonore point votre beauté & un homme de mon rang: vous avez pris un tel empire fur moi, qu'il ne m'eft pas poffible de vivre fans vous voir. La belle Nanette, éblouie par 1'éclat de 1'or, crut que Moncade fongeoit a elle pour 1'époufer : d'ailleurs ce métal précieux trouve rarement des cruelles; & je fuis sur , ma fceur, que lorfque je pourfuivois Daphné , au lieu de m'amufer a lui vanter mon mérite, mes talens  74 Le Voyage & ma divinité, fi j'avois fait briller de I'or a fes yeux, j*eulTe ralenti fa courfe le'gère. La L v n e. Apparemment, mon frère, que vous penfez que j'eus recours a ce fpe'cifique pour vaincre le bel Endymion , paree que je ne tardai pas longtemps a m'en faire aimer. L e Soleil. fuifque vous entamez cette matière, avant d'achever 1'hiftoire des amours de Moncade avec Nanette , je veux vous faire part d'un épitre dédicatoire qu'un auteur a deffein de mettre a Ia tête d'un ouvrage qu'il prépare ; vous êtes. 1'héroïne de 1'Epitre, écoutez. A LA LU N E. Madame, J'ai long-temps ruminé a qui dans Ie monde j« pourrois dédier mon ouvrage , & qui put m'en favoir gré. Après un mur examen de tout Ie genre humain,je n'ai trouvé perfonne qui füt plus propre a mon deffein , que vous , Madame; vous m'avez rendu de fi grands fervices en tant de rencontres, en éclairant mes pas, quand 1'amour m'infpiroit des projets hardis, &  interrompu. en vous cachant derrière des nuages fombres , quand il falloit me fouftraire aux regards des mans jaloux , que je ne vois rien de li jufte que J'hommage que je vous rends aujourd'hui. L ouvrage que je vous préfente, Madame , n'a rien .qui puifle vous blefler, quoiqu'il contienne une hiftoire galante, perfonne n'ignoranta pre'fent que, malgré votre prudence a cacher vos feux , vous avez foupiré pour le bel Endymion, & que ce berger n'a pas été infenfible a votre tendreflè. II y a même des gens, madame, qui prétendent qu'Aéréon a été votre époux , & que, vous ayant furprife avec Ie charmant berger que je viens de nommer , vous le changeates en cerf, de crainte qu'il n'aftat publier fa honte & votre déshonneur. Les femmes, Madame, ont en partie obfervé votre conduite a 1'égard de leurs époux; & lï elles avoient eu Ie pouvoir de rendre lamétamorphofe compléte, que de cerfs nous vers rions ! on ne rencontreroit autre chofe. La L u n e. Voila un auteur bien impertinent 1 Le Soleil. Atteadez a vous facher quej'ayefini 1'épitre.  7<5 Le Voyage La L u n e. Je n'écoute plus rien. Adieu, mon fr;re. Le Soleil. Je ne vous laiflerai point aller que je ne vous ave du moins achevé 1'hiftoire de Moncade. La L u n e. Dépe'chez donc, car il y a long-temps que nous fommes enfemble, & les affaires de la terre n'en vont pas mieux. Le Soleil. J'auraibientót fait. Nanette recut, fans beaucoup de facon, le préfent de Moncade; de forte qu'il fut regardé & écouté fi favorablement, qu'il en concut de grandes efpérances. 11 fortit enfin, preffe par 1'heure qui 1'appeloit afon devoir, après qu'un tendre baifer , que Nanette lui accorda moitié par force & moitié de bon gré, 1'eut un peu confolé de 1'abfence oü fa deftinée le contraignoit. La mère arriva, fort courroucée contre fa fille. Nanette lui rendit compte de la vifite & des promeffès du prétendu avocat; mais elle nel'appaifa qU'en lui faifant voir les louis qu'ellf  INTERROMPU. 77 avoit regus pour garans de fa conftance. Cela parut a la mère une marqué e'vidente del'eftime de Moncade pour fa fille; fur-tout le titre d'avocat fembloit lui annoncer un homme d'une probité non fufpeéte. Sur cette ide'e , elles batirent toutes deux mille chateaux en Efpagne, que je tais, pour finir plutöt. Elles fortirent le jour fuivant du matin, pour employer 1'argent de Moncade a 1'achat d'une robe de fatin. Elles montèrent dans un magafin fameux , oü e hafard les conduifit; elles y furent regues d'une fagon , très-embarraffée par Moncade. Je lahTe a penfer quelle fut la furprife des uns & des autres. Ils furent long-temps fans trouver 1'ufage de la parole. Enfin , Nanette rompant le filence: « Vous n'eAtes donc, lui dit-elle, Monfieur, qu'un avocat de magafin »? Elle jeta furie comptoir 1'argent qu'elle en avoit regu , & defcendit avec la mère , laiffant le pauvre Moncade dans une confufion plus aifée a concevoir qu'a exprimer. Ses camarades,te'moins de cette come'die , Ia finirent par des e'clats de rire , qui achevèrent de défefpérer Moncade. Le nom d'avocat de magafin lui demeura pendant long-temps, & ee ne fut qu'en prenant le parti de conter lui-même fon hiftoire, &d'en -nrelepremier, qu'il parvint a la faire oublier.  7& Le Voyage La L u n e. Ce fut agir en homme d'efprit. Séparonsnous donc a préfent. Le Soleil. Soit. Je vais éclairer les fertiles campagnes de la France , & me rendre témoin des brillantes vióïoires que les peuples de ce riche & vafte royaume vont remporter fur leurs ennemis. Adieu, ma chère fceur. ■La L u n e. Moi, je vais au Tunquin vous éclipfer. A vous revoir \ mon frère. Le foleil & la lune , s'écria Ie payfan , avont , morgué bian de 1'efprit; leux convarfation m'a fait biaucoup de plaifir; mais ils avont jaféun tantet trop long-temps : le fouper eft prêt , boutons-nous a table, & ne fongeons qua nous divartir. Allons, mon gendre, dit-il a Climont, affeyez-vous a cöté de Thérèfe, je vous en baillons la parmiflion. Vous autres, en s'adreftant a 1'abbé, Bourville & Valfaint, arrangez-vous a votre fantarfïe ; mais fur-tout mangez de bon appétit, & buvez de même, c'eft de tout *otre cceur que je vous en prions.  INTERROMPU. 79 A peine Valfaint & 1'abbé avoient mis le couteau dans chacun un dindon , que 1'on frappa rudement a la porte. On ouvrit précipitamment, &l'on vitentrerun eccléfiaftique gros & court, qui portoit un vifage rubicond au moins d'un pied de diamètre. II étoit fuivi d'un jeune payfan affez bien fait, mais qui, a fa contenance , annoncoit un fort grand nigaud ; il ne favoit que faire de tout fon corps ; il n'étoit occupé qu'a öter fon chapeau & a le remettre ; tk dès qu'on le regardoit, ilpouffoit de grands éclatsderire. Ventrebille ! s'écria le fermier, vla notre curé; dame il ne manque jamais les bonnes fêtes. Je gageons que de fon prefbytère il a fenti qu'on faifoit ici lafricaffe. Soyez le bian-venu, continua-t-il, & votre compagnie itou; quoique j'en dihons, votre parfonne nous fait toujours plaifir. J'ai 1'honneur de faluer tout le monde , dit Ie curé , & de vous embraffer , père Bourgeon , en fe jetant au cou du fermier ( c'étoit fon nom). Ce grand gaillard-la que je vous préfente, eft unde mes neveux■; après que j'aürai bu a Ia fanté de la charmante compagnie, je vous dirai pourquoi je vous 1'amène. En difant cela , il fe mettoit a table, & fon neveu auffi ; mais le neveu s'y mettoit trés - comiquement : fans Bourville qui retint Ia table , il 1'eüt renver-  8o Le Voyage fée , tant il gefticuloit joliment. Modérez vos tranfports , Monfieur mon neveu ^ lui dit le curé. Par ma foi,mon oncle , quand mon cceur eft bian aife , répondit-il, tout mon corps s'en reftènt, Le bon-homme Bourgeon cependant leur préfentoit a chacun un grand gobelet de vin , en leur difant, boutez 9a fur votre confcience, Meflieus , 9a vaut morgué mieux qu'une fraife. Bourville, pour s'empêcher d'éclater de rire de voir la figure que faifoit le neveu du curé , en cherchant a boire a la fanté de queiqu'un , s'avifa de vouloir moucher une des chandelles qui étoient fur la table, & 1'éteignit. A 1'inftant le neveu du curé , tenant fon grand chapeau d'une main, & fon gobeler de 1'autre, s'écria , monfieur mon oncle , j'ai 1'honneur de faluer votre fanté, & celle de toute 1'honorable compagnie. Après cette civilité, en remettant Ion chapeau, il fit tant de vent, qu'il éteignit 1'autre chandelle. Fin de la première partie. SECONDE PARTIE.  INTERROMPU. Si SECONDE PARTIE, int, qui avoït 1'art d'imiter toutes fortes de voix , voyant les Iumières éteintes, s'avifa malicieufementde contrefaire celle de Thérèfe. Cette fille étoit affife entre Climont & le neveu du curé : Valfaint donc s'avifa de faire croire a la compagnie que ce pauvre neveu faifoit a Thérèfe des carefles un peu trop vives.Finijei/ek Ifinipidonc, s'écriat'il d'un ton féminin, vous êtes bien hardi .- e/?-ce monfieur votre oncle qui vous a dit d'être impertinent A ce point -la? Fous mirite\ un foufflet ; le voila. Auffi - tot on crut que Thérèfe avoit rompu toutes les dents de fon fatigant voifin. Le curé s'imaginant effeéiivement que fon neveu perdoit le refpeét. a Thérèfe, le menaga d'une punition rigoureufe; le fermier éleva auffi la voix, &feplaignit, d'un tonirrité,de la prétendue infulte qu'on faifoit a fa fille, Madelaine , de fon cöté, eflayoit, en murmurant, de rallumer les chandelles j mais l'empreffement qu'elle avoit de mettre obftacle aux apparentes impertinences du neveu, 1'empêchoit d'en venic a bout: le neveu rioit a gorge déployée d'entendre contrefaire la voix de Thérèfe; Thé- F  Sz Le Voyage rèfe elle - même éclatoit: 1'Abbé, Bourville & Climont, qui favoient de quoi Valfaint étoit capable, rioient auffi fans ménagement. Enfin tout étoit a la fois en joie & en défordre, lorfque Madelaine, tremblante de colère, ralluma les chandelles. Lecuré tenoit une aflïe.tte, prêt a la faire voler au viftge de fon neveu ; le fermier quittoit fon fiége pour arracher fa fille d'un voifinage fi fufpeét; le neveu, qui continuoit dcrire, avoit les deux bras fort élevés , & fe mit a dire : Voila, Mefjïturs, l'attitude oü j'ai tou/ours été auprès de mademoifelle Thérèfe, quelle me demente ji je ne dis pas vrai. Valfaint Iejuftifia en ces termes, contrefaifant toujours la voix de Thérèfe : Monfieur, je vous demonie pardon ; cefl moi qui ai ton , & je fuis bien a'fe de faire voir que vous nêtes pas capable de perdre le titre de fage. que vous deve\ néceff'airement avoir a la fuite de monfieur votre oncle. Un éclat de rire de toute la compagnie calma les efprits irrirés. Affurément, dit le curé en riant, & adreffant.la parole a Valfaint, vous êtes un méchant Monfieur , & moi une grande dupe; "mais , ajouta-t-Ü, j'oubfie 1'un & 1'autre; que ce verre de vin que je bois a votre fanté, en foit garant. Tope , s'écria le bon-homme Bourgeon, j'én fuis itou,    INTERR0M P Vi 85 fiiorgué, vla la bonne magnière de tarminer. les différens. Si tous les procés , continua-t'il , fe jugiont en trinquant de bonne araiquié , que de gens de juftice n'euffent jamais ceffé d'être vignerons! Tout le monde but a la fanté de Charlot, c'étoit le nom du neveu. Au moment que Valfaint commenca le branie , Ge gargon tenoit un verre qu'il portoit a fa bouche ; foit hafard ou malice, on le tint pres d'un quart d'heure le verre en main, fans qu'il put parvenir a boire ; tous, jufqu'au curé, eurent la politelfe fatigante de le faluer. C'étoit un fpeclacle affez amufant que de voir ce nouveau Tantale. Ce qui rendoit fa fituation plus comique, c'étoit de Ie voit óter & remettre fon grand chapeau acha„ que fanté. Quand le fermier vit que la converfation commengoit a perdre de fa gaïté au fujet da Charlot, il s'adreffa au curé: Eh bien, dit-il, cher dirigeur de nos confciences, qu'allezvous nous dire de bon ? II n'y a pourfuivitil , parfonne ici de trop, dégoifez - nous , je vous prie, ce qui fait que j'ons 1'honneur da jouir de votre préfence & de celfe dte Monfieu votre neveu, que j'eftimons a caufe de vous. Le fujet qui nous amène, répondit le f ij  84 Le Voïage curé, vous regarde également comme moi, & Ie motif en eft fi honnêfe, que je confens que la compagnie en foit inftruite. Premièrement, continua-t-il, mon neveu eft lag», raifonnable, & il n'eft pas fans bien; en fecond lieu, quoique je ne fois pas riche , il fera mon unique héritier, ce qui fait en partie qu'il n'eft pas a rejeter. A ce difcours, toute la compagnie fentit que le curé avoit des vues fur Thérèfe pour Charlot. Bourville, 1'Abbé, Valfaint, le fermier & fa femme eurent auffi - tót les yeux fur Climont & Thérèfe: 1'un & 1'autre rougirent, & le filence eut regné par-tout, fi la joie indifcrète de Charlot n'eüt éclaté. Mademoifelle rougit, s'écria -1 - il, c'eft figne qu'elle fent quelque chofe pour moi qui 1'aime fans la connoitre, & qai voudrois déja être fon mari; car Monfieur mon oncle m'a dit qu'il la croyoit auffi fage qu'elle eft aimable. Oh! rien n'eft meilleur pour faire un bon ménage, qu'une femme ,qui a de la conduite. Un femme, ajouta-t-il, qui eft dérangée , dérange tout, & j'efpère que vous ferez bien rangée (il dit cela en fe tournant vers Thérèfe ), & que je n'aurai que faire de me plaindre de vous a monfieur mon oncle, pour 1'engager a vous xanger.Mais.... mais, interrompit le père de  ÏNTEEKOMPÜi gj Thérèfe, vous nous faites bian de 1'honneur, Monfieu Charlot, & Morifieu votre oncle, que je refpefte, nous en fait biaucoup auffi, & je regarderions votre alliance d'un bon ceil, fi notre fille n'étoit pas promife; mais c'eft une affaire toifée, alle époufe un honnête Monfieu de Paris, qui eft déja pour le moins conlèillec ou proculeux, & qui par Ia fuite pourra bian devenir préfident ouhuiffier a varge. Chacun fit de fon mieux pour ne pas éclater de rire. Valfaint, qui ne rioit que quand il vouloit, répondit au fermier que la perfonne fur qui il avoit jeté les yeux pour en faire fon gendre , étoit véritablement digne de cet honneur, plus par le titre. d'honnête homme que par toutautre endroit; il changea enfuite adroitement la converfation. Parbleu, dit- il, mes amis , fortons de notre léthargie, je vais vous donner 1'exemple :prêtez-moi, s'il vous plaït, I'oreille, je tacherai de la flatter par un petit air tendre. Vous demandez, belle Sylvie ^ Ce que Pamourenfe folie Peut faire goüter de plaifir, Tandis que la raifon regleia vos défiis ,, On ne pourra vous le faire comprendre. '11 faut s'oublier pour Tapprendre., Que chacun m'imite, ajouta Valfaint; les F iij  86 Le Voyage chanfons font les délices d'un repas; elles répandent la gaité fur les vifages; elles verfeilt dans les cceurs la joie déhcieufe que le vin feul n'y fauroit faire entrer. Sur le champ Climont chanta les paroles fuivantes , en fe tournant amoureufement du cóté de fon aimable Thérèfe. Dans ton inconftant badinage N'efpere point de douceur; Fixe- toi , papillon volage , Sur une charmante fleur: Plus inconftant que toi, mon cceur, de belle en belle, Voloit fans ardeur, fans défirs; i Je n'ai gouté de vrais plaifirs Que depuis que je fuis fidéle. Je devine 1'hiftoire, dit Charlot, remarquant les aegards tendres de Climont; c'eft Monfieur qui me dérobe le cceur de mademoifelle Thérèfe. Je n'oferois, lui répondit Climont, me flatter de ce bonheur; mais fi 1'amour que Mademoifelle m'infpire, pouvoit feulement me mériter fon eftime , je ne me eroirois pas a plaindre. Ah! repartit Thérèfe, pour 1'acquifition de mon eftime, vous datez du moment que vous êtes entré ici; & cela vous promettoit déja quelque avantage fur mon cceur, s'il m'étoit permis de croire que yous peofez férieufement a une perfonne li  INTERROMPU. 87 fort au deflbus de vous Vous vous abaiflez trop, interrompit le curé; ah ! belle Thérèfe, quand une fille polfède vos charmes, votre efprit, votre fagefte, &; votre bien, il n'y a guère d'honnête homme a l'aHiance de qui elle ne doive afpirer. J'eulTe été charmé que mon neveu eut joui du bonheur de vous avoir pour femme, mais je n'y fonge pMus; j'efpère vous voir madame Climont, & j'en aurai beaucoup de joie ; car je gagerois toute chofe que Monfieur vous rendra la plus heureufe des femmes. Climont répondit avec efprit au compliment du curé. Vla, morgué, de biaux difcours, dit le fermier; mais tout ga n'eft pas amufant. Jallons, avec la parmiffion de notre curé & de 1'honnête compagnie, entonner un petitair a boire , ga nous baillera envie de firoter. Depis un mois je nous fons appercu Que notre vin ne duroit guère, Stapcndant je n'en ons pas bu Un doigt de pus qu'a 1'ordinaire: Mais j'ons tant charché qu'a la fin J'avons decouvart 1'hiftoire; Nofc famme aime Grégoire, Er Grégoire aime le vin. La facon comique dont le fermier chanta , réjouit beaucoup 1'abbé & Bourville, qui F iv  88 Le Voyage chantèrent auffi. Le neveu du curé même vou-< lut faire parade de fa voix; & pour fe rendre plus ridicule, ilchoifit un grand air que peu deperfonnes ch.anr.ent parfaicement; en voici les paroles. Plaifir, quand ma Philis fait mon plus doux bonheur, Comme un éclair tu prens la fuite; En ces heureux inftans ,favórifê mon cceur, Modère- toi, plaifir, ne coule pas fi vite. La belle Thérèfe n'avoit point encore chanté, on la gardoit pour la bonne bouche. Ce fut fa mère qui lui ordonna de faire entendre fa voix. Je n'ons du plaifir:, dit - elle, k écouter chanter parfonne que notre fille; c'eft qu'alle a de la mufique, c'eft qu'alle fait bailler a ce qu'alle dit une tournure charmante. Allons, Thérèfe, ajouta- t'elle, chante - nous cepetit air ou il y a: Quand je fommes fur la verdure. Thérèfe obéit, & voici les paroles qu'elle chanta. Ma mufette, êlevez vos fons, Je veux célébrer ma Sylvie ; J*e veux 1'aimer toute ma vie, Je lui confacre mes chanfons: Ma mufette, élevez vos fons, Je veux célébrer ma Sylvie. On voit briller dans fes beaux yeux Sans ceffe les naïves graces; On voic voltiger fur fes traces  INTERROMPU. 8j> Les amours , les ris & les jeux : On voit briller dans fes beaux yeux Sans celle les naïves graces. Que nos difcours font amoureus , Quand nous fommes fur la verdure ! Nous ne devons qu'a Ia nature L'art charmant de peindre nos feux. Que nos difcours font amoureux Quand nous fommes fur la verdure! Nos foupirs font notre bonheur , Qu'ils expriment bien la tendreiïe! Du même trait 1'amour nous bleflè, Car nousn'avons qu'un même cceur; Nos foupirs font notre bonheur , Qu'ils expriment bien la tendreflë! II eft inutile de dire combien Thérèfe fut applaudie ; on fe 1'imagine de refte. Une belle actrice a des talens bien médiocres quand elle eft fifflée. Après le fouper, le fermier retint le curé qui vouloit s'en aller. Demeurez, dit — il; demain il fera jour: il ne feroit pas décent qu'un homme de votre robe fut trouvé dans les champs a 1'heure qu'il eft. J'allons pafler. le refte de la nuit a tenir compagnie a ces braves gentilshommes, dont le carrofie s'eft mis en canelle a une portée de fufil d'ici; ils allont, j'efpere, no.us divartir de queuques  $o Le Voyage contes a dormir debout, qui nous amuferont. Affurément, dit Valfaint, & c'eft moi qui veux mettre les autres en train. Le curé, qui étoit déja levé, fe- remit fur fon fiége, & fit figne a fon neveu de fe remettre fur le fien. Auffi - tót Valfaint commenca delaforte. L'AMOUR IMPROMPTU. Philandre, homme agé d'environ cinquante ans, plus fpirituel qu'aimable de figure, devint éperdument amoureux de Cléonice , jeune veuve capable d'infpirer de la tendreffe au mortel le plus indifferent. La maifon de Philandre étoit fort voifine de celle de Cléonice, ce qui ne fervoit qu'a accroitre les feux de notre foupirant, fins lui procurer plus de facilité pour les exprimer. II n'avoit point entrée chez elle; il en chercha long-temps les occafions, & toujours inutilement, paree qu'elle voyoit peu de monde, maxime rare aujourd'hui dans les jeunes veuves. Enfin cette occafion tant défirée s'offnt un jour d'elle-même; voici comment: Le feu prit a une maifon attenant celle de Cléonice, dans le temps qu'elle étoit fortie; &c il avoit défa mis tout le quartitr en alarme  INTERROMPU. pi quand elie revint. Elie étoit feule dans fon carrofïe, & voyant qu'il ne pouvoit entree dans fa rue, par 1'affluence du peuple qui en bouchoit le palfage, elle mit la tête a la portière & vit la flamme : elle crut que c'étoit fa maifon qui brüloit. Saifie de frayeur, elle mit, avec precipitation , pied a terre , en pouffant des cris pitoyables. Philandre fortit de chez lui en ce moment-la; il eut le bonheur de fe trouver a portée de donner la main a Cléonice, & de la raflurer. II lui dit que 1'incendie n'étoit point chez elle , & qu'il n'y avoit même rien a craindre pour fa maifon, & il 1'y accompagna. Le feu ceffa entièrement en moins de deux heures. Philandre , qui n'avoit point quitté Cléonice, eut le bonheur de la voir hors d'inquiétude, & de puifer dans fes beaux yeux encore plus d'amour qu'il n'en avoit auparavant. En la quittant, il lui demanda la permiflion de la voir de temps en temps comme voifin; ce qu'elle lui accorda avec politeffe , fans penfer que celatireroit a conféquence. Dès le lendemain matin il lui rendit vifite, fous prétexte de s'informer de fa fanté. II fut regu gracieufement. Comme 1'amour ne  fe peut cacher, Cléonice s'apercut, dans cette vmte.que Jesyeux de Philandre lui tenoient !Zn^Q V* & bouche ne tarderoit pas l !«" »terpréter,fi elle n'y mettoit ordre. En cette conjonérure, Ie parti auquel elle fe détermma,fut de lui faire une réception plus freule quand il reviendroit Ia voir, afin de I obhger de fe retirer en galant homme. ; Cléonice avoit été fi peu fatisfaite de fon epoux, parlesmauvaifes manières qu'il avoit eues pour elle, qu'elle étoit fort éioignée de Jonger aunfecond engagement. Les amans font importuns; ils ont raifon; fouventleur bonheur n'eft que 1'effet de leur importunité. ^ilandre, dès le foir même, revintchez Cléonice ; il lui dit pour excufe, qu il languiffoit loin de fes yeux , & que tous les momens qu'il paffoit fans Ia voir étoient pour lui des momens perdus, des momens fans Plaifir. II s'émancipa dans cette vifite jufqu'a prendre un baifer tout de flammefur la belle main de Cléonice. Elle lui témoigna fon reffentiment de cette Iiberté, & prit de Ik occafion de lui défendre poliment de ne plus revenir chez elle. Bien loin de fe fêcher de la défenf; de Ia veuve, bien loin de s'en alarmer, Phüandre  INTERROMPU. 9j en parut plus difpofé a lui rtmdre fes hommages. II connoiflbit Ie cceur des femmes , & favoit par expe'rience que fouvent elles ne font pas ficruelles qu'elles font femblant de le paroïtre. Cependant Philandre jugea qu'il devoit laiffer écouler quelques jours avant de retourner chez Cle'onice ; & quand il ne lui fut plus poiTible de fe difpenfer de la voir, afin de ne Ia point étonner, il fit précéder fa vifite de ce galant billet. «J'ai tout mis en ufage, Madame, pour «vousobéir; mais plus j'ai taché de ne point » fonger è vous, plus j'ai fenti de défirs pref» fans de vous rendre mes devoirs. Je vous »avertis donc, Madame, que je, vais fuivre » ce billet, & maller jeter a vos genoux, pour »> obtenir de votre bonté la grace de jouir » tous les jours du bonheur de vous admirer, » ou mourir de douleur a vos pieds. Effeftivement Cléonice eut a peine achevé de lire le billet de Philandre, qu'il entra. Elle eut fi peur qu'il n'exécutat ce qu'il lui marquoit par fon billet, qu'elle courut au devant de lui. Ah ! "Monfieur, lui dit - elle d'un ton effrayé, je vous permets de venir ici tant qu'il vous plaira; mais, ajouta - t - elle d'un air plus tranquille, fongez a ne me point  04 LeVoyagé facher. J'ai un deffein toutoppofé, répondit Philandre; ainfi , Madame, n'attendez de moi que politefles, foumiflïons > refpeéts ; enfin tout ce qui peut contribuer a me conduire a mon but. Votre but, Monfieur ! repartit Cléonice avec étonnement; Qu'entendez - vous par ce terme" Ia? Je crois le deviner, ajouta -1-elle; il m'épouvante, & je vous conjure de ne pas compter parvenir jamais a ce but dont vous vous flattez. En vérité , Madame , dit Philandre, croyezvous que j'aye pu vous voir fi parfaite fans faire vceu de vous aimer toute ma vie ? Vos beaux yeux , votre bouche adorable, votre taille majeftueufe, votre efprit délicat & orné J votre douceur , vos graces divines , tout en vous eft digne de 1'amour des dieux& vous voudriez, Madame, qu'un mortel qui a eu le bonheur de voir des charmes fi touchans, fi enchanteurs, puifle ne pascherchera les voir toujours, a les poffederï Eft-il en mon pouvoir de ne pas vous conlacrer mon cceur & ma Iiberté? Belle Cléonice, pourfuivit - il, vous ferez toujours ce que j'aimerai le plus tendrement. Elle fut au défefpoir de cette déclaration , «u elle feignit de 1'être ; mais elle crut n'avoir point a'autre parti a prendre que d'écouter  'INTERROMPU. pjles difcours de Philandre, comme elle eut pu faire ceux d'un extravagant, & de rire de tout ce qu'il lui diroit a 1'avenir de tendre & de galant. 11 !ui donna un beau champ pour cela; car il ne fe paffoit point de jour qu'il ne lui écrivit ou ne lui rendit vifite, & des vifites très-longues & trés-paffionne'es. Voici un billet qu'elle en recut un matin. «Je n'y puis plus tenir, Madame, mon » mal eft preftant, & il faut que je guérifte: >» le moyen Ie plus convenable pour y remé" dier , eft de m'accepter pour époux. Te »vous offre ma main. La propofition, Mada» me, nedoit pas vous aiarmer; j'ai du bien »& de Ia naiflance. Songez, Madame , que » mes déhrs font extrêmes, & que ma vie » dépend d'une réponfe favorable ». Cléonice ne put fe tenir de rire a la Ieéiure de ce billet, quoiqu'elle prévït qu'elle auroit beaucoup de peine a fe débarrafTer d'un amant fi tendrement importun. Elle fut tentée de lui faire refufer 1'entrée de fa maifon; mais elle rejeta au/Ti-tót fort loin cette idéé: eüe avoit Ie cceur trop bien placé pour traiter de Ia forte un homme qui, fon amour a part, étoit plein d'efprit & de mérite. Philandre cependant la prefloit tous les jours trés - vivement par fes lettres, &  t)6 Le Voyage même de bouche, de prendre une réfolution. Cléonice avoit une fceur mariée richement en province, qui arriva juftement a Paris dans le temps qu'elle étoit le plus perfécutée par Philandre. Cette fceur vint defcendre chez elle, & Cléonice 1'aimant beaucoup , elle la fit coucher auprès d'elle dans un lit jumeau. Dès la première nuit, elle fit confidence a Bélife (fa fceur fe nommoit ainfi) de 1'embarras oülajetoient les importunités de Philandre, ajoutant qu'elle étoit abfolument réfolue a fuir toute fa vie les lians du mariage. Bélife étoit une jeune femme plus enjouée que prudente , qui auroit facrifié fes meilleurs amis au plaifir de leur faire pièce, pour avoir occafion de rire a leurs dépens. Quoi, ma fceur, dit-elle a Cléonice, vous êtes fi bonne, fi neuve, que de ne favoir comment vous débarralfer d'un amant qui vous gêne , d'un homme qui vous perfécute ! Je fuis vraiment venue a propos pour vous rendre ce fervice. Voici, continua-t-elle, ce qu'il faut que vous faffiez. promettez lui au plutöt un tête-a-tête ..'.. Y, penfez - vous? s'écria Cléonice ; un tête-a tête ! j'aimerois mieux mourir. Ne vous fachez pas , repartit Bélife, je vous inftruirai de mon deffein ; cependant paroiffez ne pas vous éloigner de répondre a la flamme de Philandre, &  r N T E R R O M P Ü* & me laiffez le foin du refte, je vous réponds qu'il fortira de chez vous fi honteux, que de fes jours il ne lui prendra fantaifie d'y remettre lespieds. Le lendemam Bélife inftruifir fa fceur de la facon dont elle avoit deffein de s'y prendre pour éloigner fon amant; mais la rufe parut a Cléonice fi fort contre la prudence & Ia raifon, qu'elle s'y oppofa fortement. Bélife le moqua de fa refiftance, & elle fit fi bien, que fes fentimens prévalurent, & qU'e!le difpofa fa fceur a feconder Ia réuffite de fon projet» Philandre.nemanquapas^ la première vue, de preffer tout de nouveau la belle veuve & même avec plus d'ardeur que de coutume. Cléonice, pour accomplir ce qu'elle avoit pronus è Bélife, répondit i Philandre, mais d'un air embarrafle, qu'ayant formé Ie deftein de vivre toujours Iibre, elle Ie prioit de ne point fonger è elle, du moins fi-tot; mais que s'il avoit de Ia perféverance, peut - être il pourroit la détermineralui rendre du retour. CepointJa, étoit délicat; mais une femme qui a de 1 efprit, fe tire a merveille du pas Ie plus difficile, fur - tout quand il s'agit de trompen Philandre, au difcours énigmatique de Cléonice, fentit naïtre dans fon cceur Ia plus G  p8 Le Voyage douce efpêrance» II favoit mieux Interpre ter les aÖIons des femmes que leurs paroles. Flatté d'un bonheur prochain , il redoubla fes inflances jufqu'a verfer des larmes; il en avoit Ie don: heureux don , que 1'amcur ne fait qu'a fes favoris l Cléonice paroüTant fenfible a la fituation oü elle voyoit Philandre , après avoir tilt paroïtre une réfiftance quï ne demandoit qu'a être vairscue, lui dit en laiftant échapper un foupic plus naturel que feint: Js vous atiends ce foir a Jbuper. Philandre , a ces douces paroles , fit éclater les démonftrations de la joie la plus vive & de la reconnoilfrnce la plus fincère. Bélife, qui écoutoit cette converfation , entra dans le moment, & fit la guerre a fa fceur de la trouver tête a téte avec Philandre. Je me retire, leur dit-elle, peut-être que ma préfence eft ici de trop. E!le fit qüelques pas pour fortir ; mais Philandre 1'arrcta. Cléonice rougit de la faillie de Bélife, & fa rougeur la fit paroïtre plus belle; du moins Philandre la regarda avec une fatisfacfion qui nelaiftbit point ignorer qu'il en étoit enchanté plus que jamais. II prit congé de ces deux dames, & il dit k Cléonice, en lui ferrant tendrement les  ÏNTËËEOMfü. p nen épargné pour que vous futfiez ornée de tous les avantages extérieurs qui rendent votre fexe aimable; c'eft beaucoup pour vous rnaisce n'eft rien pour Merveilleux. Avec une haute naiftance & de grands biens, il pofsède tous les agrémens du corps & de 1'efprit. Il vous aime, a Ia vérité; vos graces naïves ont trouve' Ie chemin de fon cceur: mais croyez qüe Merveilleux ne vous regarde que comme un enfant fait une fleur qui brille dans un jardin j il marqué beaucoup d'empreffement pour Ia cueillir, & i-tot qu'il en eft poflefleur, il oublie qu'elle eit belle il ne s'en foucie plus ; il la jette même lom de lui avec mépris. H ij  ii6 Le Voyage Rofette ne répondit a fon père que par des foupirs. C'eft aflez le langage ordinaire des amans que 1'on contraint a renfermer leur tendre (fe. Heureux fiècle de 1'age d'or , oii 1'innocence étoit 1'unique fouveraine des cceurs , que je regrette que vous ne foyez plus! Aimoit-on? on étoit airné 51'amour & la nature étoient les feules lois des mortels. Les rangs, les richeffes , les honneurs n'étoient point connus 3 Pandore n'avoit point encore itife^é 1'univers des dangereuxpoifons de fa funefte boite; on ignoroit qu'il füttde la haine, de la jaloufie , de Ja vanité, de 1'ambition , de 1'avarice & de 1'amour propre; le fordide intérêt étoit encore au fond des abimes; les huiftiers, les procureurs , les greffiers, & mille autres loups raviffans qui mettent 1'univers a contribution , n'exiftoient alors que dans 1'idée vague du prince du ténébreux empire. Après que Merveilleux & Rofette eurent été fi bien repris d'avoir donné l'eflor a leur flamme naiffante , fans défefpérer de fe revoir, ils méditèrent dans leur cceur, que s'ils avoient Ie bonheur de fe rencontrer a 1'avenir, ils auroient plus de ménagement. Amour , tu es Ie père des rufes, tu fais penfer une Agnès, tu la rends capable de tromper Ie plus habile lurveiilant, Sc  INTERROMPU". u7 tu donnés de 1'efprit au mortel a qui Ion en croit le moins. Merveilleux e'toit continuellement obferve' avec foinj Rofette ne fortoit plus de I'appartement de Grillotin, méme il fongeoit, pour prévenir tout accident, è la faire rentrer dans le couvent d'oü il venoit de Ia retirer. Mais il nefaut qu'un moment a 1'amour pour rendre mutüe toute Ia prudence humaine. Un jour qu'Ephérate traitoit un grand prince a dïner , tout le monde étoit occupé ; c'étoit un bruit, un tintamarre, une confufion dans le chateau, qu'on ne s'entendoit pas. Unfeul homme cependant occafionnoit un fi grand mouvement. Merveilleux profita aifc'ment de ce tumulte pour fe dérober è fes Argus. Au fort du fervice , il fortit du falon, & paffa fur ja ter. raffe. De fon cöté, Rofette,fe voyantfeüle, defcendit dans le jardin. Merveilleux, en entrant fur la terraffe, 1'apercut dans un parterre qui cueilloit un bouquet: dans ce moment, on eut dit que 1'amour venoit de lui prêter fes aiIes; il ne fit qu'un faut de Ia terraffe pour joindre'fa chère Rofette. Tout nous favorife, dit-il, charmante perfonne , fuivez-moi; dérobons-nous H iij  ii8 Ee Voyage quelques inftansa Ia tyrannie, & jouifïbns dri plaifir de nous entretenir fans témoins. Rofette fut fi émue & fi agréablement furprife de voir fon cher Merveilleux, qu'elle laifla tomber fes fieurs de fes mains, & le fuivit dans une allee de charmille. En y entrant, ils aperc,urent deux oifeaux extraordinaires , & du plus beau plumage du monde , qui, par des roucoulemens pareils a ceux du pigeon, mais beaucoup plus agréables, fembloient les inviter a s'enfoncer dans répaiffeur du bois. Le premier deffein des deux amans fut de tacher de prendre ces charmans oifeaux;maisilsfuyoient a proportion que Merveilleux & Rofette montroient de 1'ardeura mettre la main deffus. Enfin, en faifant mille tours,ils conduifirent nos jeunes gens jufqu'a 1'entrée d'une grotte. obfcure oü ces oifeaux fe précipitèrent, en eontinuant cependant de les appeler par leurs doux roucoulemens; mais Merveilleux & Rofette n'ofoient les fuivre dans la grotte, quoique 1'entre'e en parut agréahle , par la mouffe & les fieurs qui la bordoient. Ils étoientincertains s'ilsentreroient ou non, lorfqu'üs entendirent un bruit confus de voix qui appdolent Merveilleux ! Rofetie ! La frayeur les obligea de vaincre la timidité qui les rete-  INTERROMPU. ïip tooit. Merveilleux prit la main de Rofette. Entrons, dit-il, échappons a la pourfuite de nos perfe'cuteurs qui viennent pour nous féparer. Dès qu'ils furent entre's dans ce lieu fombre , les oifeaux ne les évitèrent plus ; au contraire, ils vinrent d'eux-mêmes s'offrir a leurs careflesj & plus ils les careffoient, plus Ia clarté fe répandoit dans la grotte. Bientöt elle fut auffi e'clairée que Beft la falie que 1'art pre'pare tous les ans pour y donner Ie bal, en réjouiffance de la fêtedu plus aimable & du plus grand monarque de la terre (i). Tout acoup ces oifeaux cefsèrent de paroïtre, Merveilleux & Rofette ne virent plus que deux amours attelés a un char magnifique, fur lequel ils furent invite's de monter par ces mémes amours. Dès qu'ils eurent obéi, un nuage e'pais enveloppa le char ; i! fe fentirent enlever dans les airs ; & la crainte de tomber leur infpira de s'embraffer étroitement , & "dte fe dire , pour fe raflurer, les chofes du monde les plus tendres. Laiflbns-lesen cet état, oü le plaifir les accompagne, & voyons ce qui fe paffe au chateau d'Ephérate. Liüis Le kl ^ -C0Iö^ue' le i°™ de Saint- Hiv  123 Le Voyage On ne fut pas long - temps a s'apercevohr de 1'abfence de Merveilleux, & le premier endroit ou on le chercha fut chez Grillotin $ mais 1'on n'y tr^va ni Merveilleux ni Rofette , ce qui jeta le trouble & 1'alarme dans tous les ceeurs. Ephérate , Conftance, & le prince même que 1'on traitoit, couroiect d'appartement en appartement en appelant Merveilleux. Quand tout fut vifité, on defcendit au jardin , ou les cris redoublèrent. Les noms de Merveilleux 8c de Rofette étoient dans la bouche de tout Ie monde. Enfin Ie défordre n'étoit pas plus grand' a Troye quand la flamme & le fer dé* truifirentla ville & les habitans. Ceferoit perdre le temps, que de vouloir dépeindre icil'agitation ,l'inquiétude,& la défolation oü tout le chateau étoit plongé : cela s'imagine beaucoup mieux qu'on ne pourroit le décrire, & ce ne fut qu'après huit jours de recherches vaines que 1'on perdit toute efpérance de trouver Merveilleux & Rofette. Cependant Ephérate envoya des caurriers par-tout le royaume: on confulta des gens favans & renommés en 1'art de deviner, qui ne furent que répondre fur un événement fi fingulier, Ils dirent feülement que puifque 1'on ne trouvoit point ces enfans, il falloit que des génies aériens les eulfent enlevés dans leur em-  INTERROMPU. Ï2I pire. Ils furent écoute's comms des infenfés Nous ne crayons facilement que ce qui nous paroïtvraifemblable; c'eft Ie peu d'étendue de notre efprit qui nous privé du bonheur de pénétrer les chofes extraordinaires , de les croire poftïbles. Conftance attendriflbit tous les cceurs , fes larmes ne tarifloient point. Efpérez , belle Conftance; un jour, la joie la plus vive diflïpera vos chagrins > vous ne regretterez point d'avoir tant fouffert, puifque la confolation fera mille fois plus douce que 1'affliction n'aura été rude. Le bon-homme Grillotin ne favoit que penfer de 1'évafion de fa fille; il ne pouvoit s'imaginer que Merveilleux 1'eüt enlevée comme tout Ie monde Ie croyoit, & fans ceffe il cherchoit dans tous les coins du chlteau & aux environs. Nous avons laiffé nos amans dans un char tiré par deux amours', au moment qu'ils s'élevoient dans les airs, & que Merveilleux & Rofetta fe tenoient embraffés , de peur de tomber. Allons les rejoindre , & écoutons leurs difcours. Ah ! mon cher Merveilleux, difoit Rofette , nous allons périr; les fecouffes & les bonds du char me font trembler. Raffurez-vous , répon-  122 Le Voyage doit Merveilleux. Mais oii allons-nous? Comment , fi 1'on ne nous ramène au chateau , continuoit-elle , pourrons-nous en retrouver le chemin ? De grace, retenez-le bien ,cher Merveilleux; car pour moi j'ai les yeux fermés , afin d'avoir moins de peur. Hélas! repartoit Merveilleux, je n'ofe ouvrir les miens par la même raifon. En cet endroit, ik furent interrompus par une agréable fymphonie qui fe fit entendre fous leurs pieds ; ils ouvrirent les yeux , & ils fe virentfur leplusbeau jardin de 1'univers. Le char defcendit doucement , & fe pofa fur un tapisde gazons émaillés de fleurs qui répandoient les odeurs les plus délicieufes. Le char & les amours difparurent , ce qui furprit beaucoup Merveilleux & Rofette •, mais leur étonnement augmenta bien davantage, quand ils virent venir a eux une dame auffi belle que majeftueufe, fuivie d'un nombre prodigieux de jeunes filles qui danfoient autour d'elle aux mélodieux ramages des ferins & des rofïignols , dont plufieurs grenadiers fleuris étoient tout couverts. Nos jeunes gens, a 1'afpecf d'une dame fi brillante , fe profternèrent; elle leur tendit la main , 8c les releva. Je fuis, dit-elle, la fée Généreufe 5 je pofsède toutes les richefles da  interrompu. i2> niQnde entier, & tous les plaifirs ne reconnoiffent point d'autres lois que les miennes. Je vous apprendrai, ajouta-t-elle, pourquoi je vous ai fait tranfporter dans mon empire. Prenez des rafraichiflTemens, & dans un moment je me rendrai auprès de vous. A 1'inftant, ils fe trouvèrent dans un falon dont la grandeur & la beauté leur cauferent de 1'etonnement & de I'admiraticn. Son plafondrepréfentoitxrolympe, & tous les dieux de la tabIe Peints ^«ieux , c'eft-è-dire, tels qu'ils ctoient, & tels que les fées font capables de pemdre , elles qui, fans fe fervir de couleurs ni de pmceaux, ont toujours effacé les Zeuxis lesAppelle, les Mignard & les le Brun Le parquet étoit de bois de violette & d'olivier jomw enfembleavec tant d'art, que tout fembloit n'être que d'un morceau. Les murs du lalon étoient couverts de tapiiferies fi bien travaillées, qu'on doutoit fi elles étoient 1'ouvrage de 1'aiguilfe ou celui du pinceau. Quand ils eurentconfidéré ce fuperbe falon qu un clin d'ceil de la fée avoit conftruit, ik virent fortir de defTous le parquet une table auffi b.en garnie que fi c'eut été celle du plus puif fant monarque de Ia terre. Ils en approchèrent, & avant de toucher a rien , ik eurent a peu pres cette converfation.  Jtt Le Voyage Toutce que je vois, dit Rofette, me rend interdite; jene fais fi je dois m'afrliger ou me réjouir: j'ai de I'effroi, mais il eft calmé par le plaifir que je goüte a vous voir; votre préfence me fait oublier que Grillotin eft en peine de moi. Belle Rofette , répondit Merveilleux , je penfe comme vous ; les alarmes oü doit être ma familie ne me touchent que foiblemenr, vos regards me confolent de tout. Cependant, ajouta-t-il, quand Ia fée fe montrera ; prions-la de faire favoir a nos parens oü nous fommes. Oui, repartit Rofette prions-la bien fortd'envoyer leur apprendre de nos nouvelles , fans leur faire favoir en quels lieux nous habitons; car ils viendroient nous y chercher, & nous ferions fi bien féparés, que nous ne pourrions peut-être jamais nous réunir. Que deviendroisje, cher Merveilleux, s'il me falloit vivre fans vous? Lamort,toute barbare qu'elle eft, me paroitroit moins cruelle, que de refpirer lans jouir continuellement du bonheur de vous voir. A peine Rofette finifibit de parler, que Ia fée parut a table avec eux; ce qui empêcha Merveilleux de répondre k fa chère Rofette. Soyez tranquilles , mes beaux enfans , leur dit-elle avec un fouris gracieux ; je ferai tous mes efforts pour que vous ne foyezpoint fépa-  INTERROMPU. tês. Je viens d'envoyer la fe'e Obligeante vers Ephe'rate &. Conftance, pour adoucir les ennuis & les chagrins qu'ils ont de votre abfence, ou plutot de votre perte ; car ils commencent a défefpérer de vous revoir. \idj } Merveilleux & Rofette remercièrent la feVde fes attentions. Elle leur commanda de manger. Vous êtes furpris de tout ce que vous voyez , reprit-elle; mais ce n'eft encore la qu'un foible échantillon de mon vaftepouvoir: je fuis fille da deftin, qui règne fur tous les autres dieux ; il m'aformée parfaite, immortelle, & m'a donné la puiflance de faire des heureux. C'eft moi que 1'on connoit fur la terre fous les noms de The'mis,de Minerve, & de toutes les divinités qui protègent la vertu & puniffent Ie vice. Je voulus pre'fider a votre naiftance, jeune Merveilleux, & je vous donnai toutes les perfeéHons du corps & de 1'efprit. Quelque temps après, je fongeai a faire naïtre pour vous une compagne dont le cceur fut auffi pur que 1'air que nous refpirons ; ce fut Rofette. Je lui ai fait prendre naiftance dans une fource vüe & obfcure , afin que fon mérite put un jour échter davantage. Un lis qui croïtroit fur un rocher défert, feroit plus admirable que celui que Ion auroit cultivé avec foin. Rofette ne vous égale pas en nobleffe ni en biens, mais eÜe ns  ii6 Le Voyage vous cède point en fentimens & en Vertil, & c'eft la vertu qui fait la véritable noblefle; celle que 1'on ne tientque de fes ancêtres n'eft qu'une chimère , un fardeau inutile , qui rend méprifable celui qui le porte, quand, par fa valeur &.fotfjmérite perfonnel, il ne foutientpasl'éolat d'un nom glorieux. Après ce difcours , qu'elle prononca d'une manière infinuante, la fée quitta nos amans , en leur difant qu'ils n'avoient qu'a fouhaiter pour obtenir ; que les plaifirs fuivroient leurs pas pour obéir a leur commandement, & qu'elle fe faifoit une félicité de leur faire part de fa puiftance. Rofette dit a fon cher Merveilleux : Je fuis enchantée de mon bonheur; a ce que je vois, vous ferezmon époux ; mon fonge eft accompli. La-deftus elle lui conta , comme elle avoit fait a Grillotin, ce qu'elle avoit fongé. Merveilleux lui témoigna 1'extrême contentement qu'il reffentoit de 1'efpoir qu'elle lui donnoit. Quand la fée Généreufe , dit-il , ne m'eüt point prêté foü fecours, j'eufle tout mis en ufage pour devenir poflefleur de vos charmes. Rofette, ravie de fon tranfport, lui préfenta fa main , & Merveilleux la baifa délicieufement. Laiflbns-Ies charmés de 1'efpoir flatteur d'être unis a jamais ; voyons comment Ia fée Obli-  INTERROMPU, 12y geante exécutera les ordres de fa fouveraine. Ephérate & Conftance étoient feuls, & hvrïï tous deux aux foucis les pluscuifans, lorfque h fée entra invifiblement dans leur appartement. Leur contenance douloureufe fobligea degarder le filence, & d'attendre un moment tavorable pour s'expliquer. Ephérate étoit dans un fcuteuil , la tête appuyée fur une de fes jnains, &fembIoit avoir rendu le dernier foupir. Conftance, fur un canapé qu'elle arrofoit de fes pleurs, ne donnoit point de trève a fes regrets. Cependant Ephérate fortit tout è Coup comme d'un profond aftbupiflement, & touruantla tête du cöté de fon époufe: Ma chère Conftance , lui dit-il, nos Iarmes ne nous rendront point notre fils , c'eft aux dieux que nous devons avoir recours, c'eft eux feuls qui peu. ventconfolerles mortels dans leurs malheurs Courons au temple de Vénus, ajouta-t-il, & facnfions-ya cette déefte deux tourterelles & deux pIgeons. Les dieux afturément , cher Ephérate, répondit Conftance, vous ont inf. piré cette penfée mais quand ils viennent a s'imaginer qu'on abufe de leur générofité, ils retirent leurs faveurs, & 1'on devient plus malheureux qu'auparavant. . Cela eft vrai, repartit Merveilleux; les grands en ufent de Ia forte, paree qu'ils font des heureux par caprice , & des infortunés fans raifon.  INTER ROMPU. I37 Mais une fée, un être parfait n'eft point fufceptible des foibleftes des hommes ; elle nous tiendra tout ce qu'elle nous a promis; & pour vous Ie prouver , je fouhaite qu'il s'élève ici tout a 1'heure un chateau femblable a celui de rnon père. Ils fe trouvèrent, ou crurent fe trouver fur la terraffe du jardin d'Ephérate. Eh bien, dit Merveilleux, voyez , belle Rofette, fi la fée fe laffe de répondre a nos vceux. Elle étoit fi troublée, qu'elle ne put lui rien dire.D'oü naït, s'écria Merveilleux, d'ou naït Ie défordre que vous faites paroïtre ? Hélas ! répondit-elle en tremblant, voulez-vous me perdre , & vous perdre avec moi ? En nous ramenant au chateau de votre père, fongez-vous a quoi vous nous expofez? Raflurez-vous, divine Rofette, repartit Merveilleux ; ne craignez rien , nous fommes toujours fous la proteftion de la fée Généreufe; ce que vous voyez n'eft qu'un e image fantaftique & trompeufe du chateau de mon père. Entrons , pourfuivit-il, & vos propres yeux vous convaincront de la vérité. Elle eut beaucoup de peine a fe laiffer conduite dans le falon d'Ephérate; enfin, y étant entrée , elle trouva ce lieu tout autre que ce qu'il paroiffoit. La fée Généreufe étoit nonchalamment cou-  Le Voyage chée fur un lit de repos, environnée de fe'es qui jouoient de diverfes fortes d'inftrumens d'une harmonie douce & convenable a exciter Ie fommeil. Elle fe leva dès qu'elle apergut nos amans, & les recut très-gracieufement. Elle prit Rofette par la main , & Ia fit afTeoir a cöté d'elle. Pourquoi donc, belle enfant, lui demanda-t-elle en fouriant , pourquoi craignez-vous que je me la/Te de répandre fur vous toutes les faveurs dont je fuis capable ? Ce que j'ai fait pour vous jufqu'ici, n'eft rien , comparé a ce que je médite pour votre élévation. Rofette & Merveilleux voulurent fe jeter k genoux , pour marquer a la fée leur vive reconnoiffance ; mais elle les en empêcha, en leur difantque les fées laiftbient ces marqués vaines & extérieures aux foibles mortels , qui, ne pouvantlire dans les cceurs, fe contentent de ces foumiftions affeftées avec lefquelles ils font trompés tous les jours. Une table couverte de mets les plus délicats parut dans le falon. La fée fe mit a la place d'honneur, & fit afleoir Rofette & Merveilleux a.fes cötés. Partie des fées fuivantes ou fubalternes chantoient des airs badins & comiques; les autres verfoient a boire d'un vin auffi délicieux que brillant , & qui n'enivroit jamais.  INTERROMPU. Pourquoi ie vin que boivent les hommes nVt-il pas la même vertu ? Ils en boiroient fans crainte; leur bouche ne trahiroit point les fecrets de leur cceur; la pudeur & la bienféance ne feroient jamais blefiees publiquement. Mille accidens, mille défordres feroient arrête's, ft ]es cruelles fumées du vin ne provoquoient point les mortels a 1'ivreffe. En vain les plus raifonnables font vceu d'en ufer avec modération, cette liqueur traïtreiTe les natte, les anime de telle forte , qu'ils vont jufqu'a oublier que la raifon doit 'être leur partage. O déplorable fort! ce breuvage fatal va troubler le cerveau de 1'homme le plus prudent, va faire trébucherle he'ros le plus recommandable. Après le repas , le falon s'obfcurcit un moment, & il parut enfuite éclairé d'un nombre prodigieux de bougies dans desluftresde diamans & des girandoles de topazes. Sur une eftrade des muficiens firent retentir le falon d'une fymphonie noble & majeftueufe. Peu après ilsjouerentdes menuets, & la fée commanda i Merveilleux d'ouvrir le bal avec Rofette. C'étoit un charme de les voir danfer: Venus &le dieu Mars ne dansèrent par mieux aux nöces de Vulcain. Quand Merveilleux & Rofette eurent fint leur menuet, la fée danfa feule un tambourin:  140 Le Voyage que d'élégance! que de grace! que de légereté l On croyoit voir Terpfycore elle - même. Une troupe de génies bizarrement habillés exécutèrent une pantomime; voici de quelle facon. Un théatre s'éleVa dans le fond du falon. II repréfentoit un bocage agréable,oü paroiffoient des ftatues groftïèrement fculptées. Promethée defcendoit du Gel avec un flambeau allumé; c'étoit le feu célefte qu'il venoit de dérober par le fecours de la déeftè Pallas. II animoit toutes les ftatues par le moyen de fon flambeau, puis il fe cachoit derrière un arbre, pour voir 1'effet que cela alloit produire. C'étoit quelque chofe de fingulier de voir 3'étonnement que marquoient ces génies. Ils commencèrent par s'entreregarder avec admiration ; enfuite ils jetèrent les yeux fur euxmêmes: ils remuèrent les bras, les jambes, & tout cela étoit accompagné de geftes naturels qui raviftbient les fpeótateurs. Enfin ils fe rnirent tous a danfer cnfemble. Promethée, pendant ce temps- la, n'étoit pas demeuré oifif; il avoit formé autans de fommes qu'il y avoit d'hommes, Sc tout d'un coup elles parurent au milieu deux. Grand étonneraent de part & d'autre; mais peu a peu Ia joie fe peignit fur tous los vifages. On s'ap-  1 n t'e r r o m p u. 14.i proche, on fe donne la main, on s 'embraffe , on danfe enfemble; & la fëte finit par un ballet général. Tout difparut, & nos amans demeurèrent feuls dans le falon qui ne reffembloit plus qu'a celui d'Ephérate. Que fouhaiterons - nous ? dit Merveilleux? Voulez-vous, beüé Rofette, que j'aye le plaifir d'embraffer mon père & ma mère > & que je vous rende témoin de la joie que ma vue leur caufera? Gardez - vous en bien, cher Merveilleux, s'écria Rofette; je fouhaite au contraire que nous nous trouvions dans Ie falon de la fée; le fommeil m'accable. Ils fe trouvèrent effeóKvement oü Rofette avoit fouhaité d'être;une agréable fymphonie de flütes & de mufettes eut bientót aidé leurs paupières a fe fermer. Image de Ia mort, doux fommeil ,'pourquoi as tu tant de charmes pour la jeuneffe heureufe ? pourquoi les vieillards font-ils fi fouvent privés de tes douceurs ? Hélas ! je penfe que c'eft qu'ils craignent de trouver dans tes bras le tombeau qu'ils redoutent, & que la jeuneffe, ne commencant qu'a naitre , ne fait point encore s'affliger des maux a venir; elle ne connoit point les peines, & n'imagine que des plaifirs. Rofette s'éveilla la prsmière , & fon premier  142 Le Vöyage foin fut de jeter les yeux du cöte' de Merveilleux: il fe débattoit comme s'il eut été tourmerité par les furies. Qu'avez vous, cher amant l cria-t-elle. Il s'éveille tout troublé. Que je vous ai d'obligation ! répondit-t-il , j'allois mourir de douleur. II faut, ma chère Rofette, ajouta-t-il, que je vous raconte le fonge que je faifois. Vous favez que mon père eft un des plus riches feigneurs du royaume, & qu'il en poifède les plus beaux emplois i je rêvois que le roi , mécontent de fa conduite, le dépouilloit de tous les honneurs dont il eft revêtu, qu'il confifquoit tout fon bien au profit de fes délateurs, & que, trifte & défolé, mélantfes foupirs aux larmes de ma mère , fans autre fuite qu'un domeftique fidéle, ils alloient fe confiner dans le fond d'une province éloignée. Pardon , chère Rofette, ajouta-t-il , mais je ne puis retenir mes pleurs. Calmez-vous, lui dit-elle tendrement; pouvez-vous ainfi vous alarmer d'un fonge? Laiffezaux ames timides.. . La fée Généreufe parut. Ce n'eft point un fonge, interrompit-elle; Ephérate eft difgracie , & c'eft mon ouvrage; j'ai mes defteins. Rofette réparera fes malheurs , & remettra fa maifon dans un éclat fi brillant, que les rois mêmes lui porteront envie. Montez fur un char  INTERROMPU. 145 que je Vous ai fait préparer; il vous conduira dans le lieu qu'habitent Ephérate & Conftance ; vous paroitrez a leurs yeux fous des traits différens des vötres, & Rofette fera vêtue en cavalier : vous vous annoncerez a eux comme des envoyés de Merveilleux & de Rofette ; & lorlque vous les aurez difpofés a permettre votre union , vous reviendrez dans mon palais , & vous verrez 1 'effet de mes promeftes. Mais, charmante fée , dit Merveilleux, ce que vous m'apprenez a lieu de m'étonner; il n y a tout au plus que deux jours que nous fommes dans votre empire , & vous voulez que je crOye que mon pèrefoit difgracié, que fes bienslui font ötés, & qu'exilé loin de la cour, il regrette avec ma mère fa grandeur paffee. Quelle erreur eft la votre, cher Merveilleux, répondit la fée; il y a plus de trois ans que vous êtes dans ces Jieux ! Trois ans! s'écria-t-il. Rofette ne fut pas moins furprife que lui; mais ils ignoroient quele temps s'écoule avec bien de la rapidité quand on le paffe dans les plaifirs. ' * Le charfe préfenta;ils y monterent. Allez, dit ia fée. Le char vole; il eft déja rendu devant la porte d'Ephérate. ïl avoit été exilé dans un lieu défert, a trois  144 ^ E Voyage milles d'une petite ville maritime , oü le domeftique qui partageoit fes malheurs & ceux de Conftance, alloit toutes les femaines chercher une frugale provifion. La maifon d'Ephérate , ou plutöt fa cabane, étoit batie fur le bord d'un ruiflèau qui couloit avec un doux murmure devant la porte; une vafte prairie s'étendoit au dela de ce ruiffeau , oü partie de fes eaux ferpentoit agréablement parmi la verdure & les fleurs. Derrière la cabane , il y avoit un petit jardin qu'Ephérate Sc Conftance cultivoient eux-mêmes ; il leur produifoit des légumes pour leurs befoins: un verger étoit a cóté , dont les fruits étoient bons fans être déücieux. Que ce lieu champêtre auroit eu de charmes pour nos exilés, fi 1'ambition eut été bannie de leurs cceurs ! Mais quand une fois 1'homme a goüté les délices du grand monde, il nepeut les oublier; leur charme le fuit par-tout; il ne refpire que cette fociété brillante qui peut feule fatisfaire un cceur magnanime; & d'ailleurs les mortels, qui, par leur naiftance ,'approchentle plus des dieux, ne doivent pas être enfevelis dans une folitude. Semblables au foleil, il ne foat nés que pour briller. Quand le char oü étoit Merveilleux & Rofette s'arrêta devant la porte d'Ephérate, il étoit avec  INTERROMPU. 'j^ avec Conftance au bord du ruiffeau dont je viens de parler; ils y prenoient le frais, en déplorant leurs malheurs. Hélas.'ma chère Conftance , difoit Ephérate , quelle différence de notre fituation préfente a celle qui n'eft plus! ,Verrons-nou$ finir nos jours fans rentrer dans les honneurs dont nous avons été privés par la malice & la jaloufie ? Et la promeftè de Vénus que nous reverrions Merveilleux, & qu'il nous rétabliroit dans notre premier éclat, ne s'accomplira-t-elle jamais? Efpérez,cher Ephérate, répondoit Conftance : les dieux nous éprouvent; quand ils feront fatisfaits , ils nous dédommageront des maux que nous aurons foufferts. Je compte revoir mon fils , ajouta-t-elle , & c'eft cette douce efpérance qui me fait vivre... Mais que vois-je, s'écria-t-elle en appercevant le char? font-ce des divinités qui viennent nous vifiter? Merveilleux defcendit, & préfenta Ia main a Rofette , pour defcendre auffi, quoiqu'elle fut fous les habits d'un jeune cavalier. Ephérate & Conftance accoururenta eux, & les firent entrer dans leur cabane. Je fuis furpris , dit Ephérate , de voir chez moi deux perfonnages auffi brillans que vous 1 etes ; fans doute que c'eft le hafard qui vous a conduits ici, & que vous étes K  146 Le Voyage des dieux qui venez foulager Ia misère de deus ïlluftres maiheureux. Merveilleux en ce moment fentit toute la tendrefle d'un fils digne de 1'étre du plus grand roi du monde. Si les larmes n'inondèrent pas fon vifage, fon cceur n'en eut que davantage a fouffrir. Non , répondit-il , vous ne devez point notre venue au hafard, & nous fommes bien éloignésd'être des dieux :on nousa feulement choifis pour venir vous faluer de la part d'un jeune feigneur , nommé Merveilleux. A ce nom, Ephérate & Conftance pensèrent expirer de plaifir. Quoi, dit Conftance, vous venez de la part de mon fils ? Le reverrons-nous bientót ? Inceffamment, répondit Rofette •, car Merveilleux étoit fi fort attendri , qu'il ne pouvoit répondre. Montez , ajouta-t-elle , fur ce char avec nous ,&nous vous conduirons dans un fuperbe chateau appartenanta votre fils. lis ne fe firent pas beaucoup preffer ; leur fidéle doroeftique les fuivit; & quoiqu'en moins d'une minute ils fuflent rendus a ce chateau , la fée fafcina fi bien leurs yeux & leur imagination, qu'ils crurent avoir été plufieurs jours en marche. Rofette fouhaita tout bas, en remontant fur Ie char, que la caban e d'Ephérate fütchangée en un chateau magnihqne. La fée répondit aufli-töt a  INTERROMPU. Ï47 fon fouhait. Le char fembla arriver a Ia porte de ce chateau ; les portes s'entrouvrirent , un nombre infini de domeftiques fe trouva fur Ie paftage , & cenduifit Ephérate & Conftance dans un appartement auffi commode que fuperbe. Ils demandèrent avec empreftement a voir Merveilleux; mais Rofette leur dit qu'ils ne Ie verroient qu'après qu'ils feroient convenus qu'il épouferoit la fille de Grillotin. A cette propofition , Ephérate entra en fureur. Quoi, s ecria-t-il, on veut que mon fang s'allie a celui de mon conciërge ! Non, c'eft en vain qu'on me le propofe. Merveilleux, prenant une voix infinuante, lui dit: II eft vrai, feigneur, que Rofette n'a point de naiftance; mais elle pofsède des richeftès immenfes. Oü , demanda Ephérate, Rofette a-t-elle acquis des biens fi confidérables ? N'en foyez point en peine, lui dit Merveilleux, toutes les richeftès viennent de la même fource; maisne regardez que 1'or , laiflez a votre fils le foin de fa perfonne. Rofette fera pleuvoir les tréfors dans votre maifon. Ne balancez point a confentir a fon alüance , finon vous ferez fur I'heure renvoyés dans votre folitude ; je ne vous Iaifis que le temps de répondre, déterminez-vous. Conftance , qui avoit toujours écouté, prit Kij  148 L'e Voyage enfin la parole, & dit a Ephérate , avec une douceur charmante: Mon cher époux, par ce nom fi tendre, laiflèz-vous vaincre. Nous avons été élevés dans le fafte & 1'abondance, legrand monde eft notre élément, & nous ne pouvons nous flatter dy rentrer qu'a la faveur de ce mariage. Le remède eft violent;mais Ie mal eft: terrible. Quelque chofe qu'il en coute, il vaut mieux être riche que malheureux. Confentez que Merveilleux époufe Rofette; il ne fera pas Ie premier que la néceflité aura contraint a fe méfallier. Quoi ! répliqua Ephérate un peü adouci, vous-même, chère Conftance, vous vous armez contre ma gloire ! Pouvez-vous m'exciter a couvrir notre maifon d'une éternelie infamie? Banniflèz vos chimères, dit tendrement Conftance, cédez fans répugnance; ne différezpas de commettreune faute qui porte avec foi une fi belle excufè ; votre fituation fera votre apologie. Merveilleux & Rofette voyant Ephérate ébranlé, le prefsèrent avec tout 1'art dont ils étoient capables , & ce fut Rofette qui eut Ia gloire de le déterminer. Qu'une belle eft aimable ! Sous quelque habit qu'elle ibit cachée, fes yeux ont toujours Ie même pouvoir, fa bou che les mêmes graces, & fes paroles Ia même douceur; une belle enfin vienta bout de tout ce qu'elle entreprend.  ÏNTERROMPü. J49 Auffi-tót les articles &rent fignés , & nes amans , tranfportés de joie, fortirent du chateau, montèrent fur leur char, & volèrent au Fes de Ia fée Généreufe. A leur arrivée,Ies fées fubalternes , chantant & danfant, vinrent au devant d'eux jufques dans Ia première cour du palais , ou ils entrèrent comme en triomphe au bruit des fanfares. Généreufe étoit fur un tröne tout éclatant dor &.depierredes ; Rofette & Merveilleux ne purentfe défendre, excités par de vifs mouvemens de reconnoifTance & de refpeéï, de fe proflerner, pour rendre compte a Ieurbienfaitnce du fuccès de leurs affaires. Levez-vous, leur dit-el!e; je fais mieux que vous ce qui s'efï pafTé. Vous avez le confentement d'Ephérate mais quand vous ne 1'auriez pas, mon pouvoir Peut vous unir ; il fuffit que vous vous aimiez. Ees perfonn is ordinaires , pourfuivit-elle, ont befoin d'écrit, de témoins & de fermens ; mais aux ames bien nées la volonté feule eft néceffaire ; leurs adions valent mieux que les engagemens les plus authentiques : ainfi, mes enfans, donnez-vous Ia main, je vousmarie : pour un nceud fi folennel, c'eft affez de votre amour pour fermens, & de vos cceurs pour autel. Après cette courte cérémonie,un repasmagnifique parut. II eft inutile d'en faire la defcrip Riii  ïyo Le Voyage' tion ; qu'on s'imagineb feulenrent que les fées feules font en état de bien donnet a manger pour avoir ce qu'il y a dans 1'univers de plus délicat'& de plus rare, il neleur en coüte qu'un coup de baguette. Un bal fuperbe fuivit le feftin , oü toutes les fées du monde fe rendirent. Pour varier le coup-d'ceil, &le rendre fingulier & amufant, chaque fée avoit pris la figure d'un roi ou d'une impératrice; de forte que 1'on voyoit raffemblées dans le même lieu toutes les têtes couronnées de Ia terre; ce qui formoit un fpeótacle digne des regards de Jupiter méme. II n'y eut pas une fée qui ne fit un préfent a la mariée , ens lui fouhaitant une fortune égale a fa beauté, & chaque préfent étoit digne de geile quile faifoit. Quand la fête fut finie, Généreufe demeura feule avec nos jeunes époux. Vous voila mariés, dit-elle en les embraflant; vous voila au point oü je vous fouhaitois; les jeux, les plaifirs , les amours vont s'empreuer fans celfe a combler vos défirs ; vous vivrez long-temps au milieu de 1'abondance & des honneurs ; une nombreufe poftérité rendra votre maifon une des plus renommées de 1'univers. Un équipage pompeux, ajouta Généreufe, une livrée briljante, tout ce.qui rend les mortels recomman-  INTERROMPU. I$i dables, le fafte & la magnificence vont annoncer a Ia terre étonnéé votre puiflance & vos richeftès. Pour unique préfent, je vous laifTe a 1'un & a 1'autre Iepouvoir que vous avez dene manquer de rien. Un fouhait vous fuffira pour avoir les fommes dontvousaurez befoin. Allez, mes enfans ,rétabliffez Ephérate dans fes emplois, rendez a Conftance fa première fplendeur ; & , pour me récompenfer de mes bienfaits, n'oubliez jamais Ia fée Généreufe, c'eft, le prixqueje mets a votre reconnoiftance. Ils baisèrent refpeétueufement la main de la . fée, qu'ils arrosèrent de larmes de tendrefle. Ils avoient le cceur fi ferré , qu'ils ne purent prononcer une parole ; mais Ia fée leur fut bon gré d'un filence qui étoit caufé par 1'extrême douleur de la quitter. Ils arrivent au chateau oü ils avoient Iaifte Ephérate & Conftance ; ils font regus a bras ouvèrts; car ils étoiententrés dans la cour avec deux carrofles a fix chevaux, & une nombreufe fuite de cavaliers. Les hommes fe laiflent éblouir par 1'apparence faftueufe , Ie plus fage n'en eft pas exempt. Rofette, qui étoit brillantecomme Ie foleil* fut trouvée belle comme Vénus , & 'on lui fit 1'accueil le plus gracieux du monde ; on oublia. Kiv  ïya LeVoyagb qu'elle étoit fille de Grillotin ; elle-même bien* tót ne s'en fouvint plus. Ils contèrent a Ephérate & a Conftance tout ce qui leur étoit arrivé, cequi les furprir. beaucoup. Ils allèrent a la cour, oü chacun admira leur magnificence. Ils ne tardèrent pas a faire rappeler Ephérate & Conftance; ils demandèrent avec tant d'inftance cette grace au roi, qu'il ne put fe difpenfer de rétablir cet illuftre malheureux dans fes biens & dans les honneurs qu'il avoit perdus. Merveilleux & Rofette ne s'occupèrent qu'a batir des palais fomptueux , & a faire des heureux. Le pouvoir qu'ils avoient de trouver de 1'or a fouhait, les fit regarder comme des prodiges, & honorer comme des dieux. Thérèfe recut mille applaudiflemens ; on trouva qu'elle avoit lu avec tant de grace, qu'elle avoit fait valoir les moindres chofes. Une belle perfonne a un grand avantage ;.fes attraits font fouvent plus que fes talens. Climont étoit enchanté: vos premiers regards , dit-il a Thérèfe , ont porté une vive atteinte a mon cceur; mais vous venez de Ie captiver de fa fagon du monde Ia plus puiffante: je voudrois en vainfortirde vos chaïnes, jelesporterai toute ma viejfi je n'ai pas Ie bonbeur de devenir votre époux, je me fouvien-  INTERROMPU. iyj drai du moins, tant que je refpirerai, que vous feule m'avez infpiré une véritable paffion. Pargué , dit ie fermier, vous ferez fon mari, vous en avez notre parole , & quand je 1'avons donnée, c'eft tout comme fi tous les notaires y aviont pafTé; je ne favons ce que c'eft que de nous dédire. Je n'avons pas, ajouta-t-il, tant de pouvoir que la fée Généreufe; mais j'avons autant d'honneur: je ne pouvons pas vous marier nous-mêmes , comme alle a fait Marveilleux & Rofette ; mais vla notre curé qui entend cela auffi bien qu'un archevêque; il feroit votre mariage tout a 1'heure, s'il n'y fallok point d'autres carimonies. Bourville offrit de faire les noces chez lui, & promit de ne point quitter fa campagne que cette charmante affaire ne fut terminée au gré des parties. Climont, ajouta-t-il, partira au plus tarddans trois jours, pour aller prévenir fa familie , & faire publier les bans ; il reviendra enfuite nous rejoindre, & il ne rentreradans Paris que 1'heureux [époux de la belle Thé'èfe. On confentit unanimement a ce généreux jrojet. Le curé demanda qu'on voulüt bien lui jromettre qu'il marieroit les deux amans, ce |üi lui fut accordé avec plaifir. Pour moi , s'écria Valfaint , je promets de  15*4 Le Voyage boire largement a la fanté des mariés, c'eft tout ce que je fuis en état de faire pour leur fervice ; & moi, dit Charlot, je danferai a la noce comme un perdu , pour me confoler de n'avoir pas mademoifelle Thérèfe pour femme. A merveille , mon neveu , dit le curé , vous prenez votre parti en galant homme. Oh! répondit-il, j'ai toujours fu Ie prendre en tout de même. Du temps que j'étois a ï'ëcole, quand le magifter m'avoit promis le fouet, révérence parler, je m'y attendois, jufqu'a ce qu'il me 1'eüt donné; & quand il en venoit a 1'effet, je Ie recevois tranquillement. Comment donc, M. Charlot, s'écria Bourville , vous êtes philofophe I C'eft un mérite que je fuis charmé de vous favoir. En attendant ce jour , ajouta-t-il, ne fauriez-vous point quelque bon conté a nous débiter ; je fuis sur que Ia compagnie fe feroit un grand plaifir de vous entendre. Tout le monde fut del'avis de Bourville, & chacun prelfa Charlot d'entrer en matière. Après qu'il s'en fut long -temps défendu, il fit le récit fuivant, qui perdra beaueoup dans toute autre bouche que la fienne. II y a dans notre viüage une jeune veuve agée de vingt ans , & prefque tout du moins auffi jolie que mademoifelle Thérèfe; mais elle rie paffe pas pour être fcrupuleufe , atte,ndu  INTERROMPU. qu'on dit qu'elle aime un peu a fe réjouir; c'efta dire, que du temps de fon défunt mari, avant qu'il fut mort, elle ne s'en tenoit pas a lui tout a fait; elle écoutöit, fans fefacher, les douceurs des hommes & des garcons; elle folatroit avec eux, & cela faifoit jafer Ie village. Dès que fon mari l'eut fait veuve en trépaffant, elle en prit le deuil; mais fon cceur ne le porta pas; car elle n'en rioit pas moins avec Gautier & Garguille , quand 1'occafion s'en préfentoit; & quand elle ne s'en préfentoit pas affez fouvent a fon gré, elle favoit bien la faire venir , en agacant les hommes & les garcons. Un jeune homme de ma connoiffance, puifqu'il eft de mes amis , alloit parfois chez elle , mais fans fonger ni a bien, ni a mal 5 il alloit la voir feulement paree qu'il faut voir quelqu'un, car s'il n'avoit fallu voir perfonne , il ne I'auroit pas vue. Il alloit donc Ia voir quelquefois : elle le recevoit avec politefle, comme elle recevoit tout le monde; car, avec fa beauté, elle avoit cela,' qu'elle étoit courtoife & honnête on ne pouvoit pas davantage. On aime affez a voic ces gens-la. Un'jöur , mon ami la trouva toute fine feulea ce qui n'étoit pas ordinaire, attendu qu'elle avoit ordinairement du monde chez elle a re-  i;<5 Le Voyacse vendre. Ce jour-Ia, elle penfa manger mon ami de qareffes; on eut dit qu'elle lui prodiguoit les amitiés qu'elle avoit coutume de faire k cinq ou fix vivans alafois,qui touse'toientk toute heure toujours fourre's chez elle. Je fuis, charmé, dit-elle, que vous mefoyez venu voir aujourd'hui; il y a long-temps que je défirois le bonheur qui m'arrive. Vous êtes beau garcon,& votre efprit répond aux charmes de votre perfonne; tout cela m'a fait con cevcir pour vous route leftime que vous méritez. [ Vous vous moquez de moi, répondit Ie jeune homme qui étoit modefte; je nefuis point beau, & j'ai encore moins d'efpru; c'eft vous, Ifabeau , qui aver tout cela a foifon. Elle s'appeloit Ifabeau de fon nom de fille , & je Ie lui donne, n'étant pas néceflaire de dire te nom . de fon défunt mari, de peur que cela nelafaffe connoitre, & ne Ia déshonore. Vous mecharmez, mon neveu , dit le curé , continuez. II continua. C'eft vous, répondit donc mon ami modeftement, c'eft vous, madame Dubois , qui avez efprit & beauté. Vous etes un grand benêt, mon newu, inrerrompit Ie curé, qui voyoit rire ia compagnie de la méprife de Charlot; vous venez de dire qne vous ne vouliez point, par prudence,  interrompu. jjj nommer Ia veuve par le nom de fon mari & 1'inftant d'après vous le faites. Excufez, monfieur mon oncle, répondit Charlot, ce maudit nom m'eft échappé; & il pourfuiyit fon hiftoire. Enfin ils firent quantité de beaux complimens que j'ai oubliés; après quoi Ifabeau pria mon ami de vouloir bien 1'accompagner a un bourg qui eft éloigné de chez nous d'une petite Jieue, oü elle avoit, difoit-elle, affaire. Sans en *voir envie , mon ami y confentit. Les voila donc par voie & par chemin. Ifabeau , a Ia mode des dames , tenoit Ie garcon joliment par deffous le bras, & par-ci, par-Ia, fans faire femblant de rien , elle Ie pincoitdoucement; & voyant que !e garcon ne s'en plaignoit pas, elle Ie pinca plus fort. Alors mon ami, qui n'étoit pas de bois , fit un cri, & la gronda de fa méchanceté. Elle lui dit en nant, qu'il n'avoit qu'a Ia pincer a fon tour, & qu'elle ne s'en facheroit pas. Mais il n'en fit «en , ne voulant point pincer , de peur d'être pincé plus fort qu'il n'avoit déjè été pincé; car fi une fille vous pince, & que vous lapinciez, elle vous repincera, & ce feront des pincemens fans fin. II ne voulut donc pas Ia pincer. C'étoit  ijS Le Voyage peut-être faute d'ongles , dit Valfaint. Oh! point, répondit Charlot; je vous réponds que mon ami en a toujours eu de fort bons & de fort longs. Mais voici le bon de 1'aventure , continuat-il; pour aller au bourg oü ils alloient, quand on y va de notre village , il faut paffer a travers un petit bois; & comme c'étoit au commencement de 1'été , ce bois étoit tout-a-fait agréable. Que voila, dit madame Dubois a fon compagnon, un bois de bonne mine ! Je fuis laffe; entrons-y pour nous repofer un peu.Volontiers , répondit mon ami, pourvu que vous me promettiez de ne plus me pincer. Tu es fou , lui repartit-eüe en le tutoyant comme vous voyez; mais je t'affure que je ne te pincerai plus. En difant cela, elle s'enfoncoit avec lui dans le bois. Quand ils furent éloignés du chemin d'une portée de piftolet, ils s'allirent 1'un a cöté de 1'autre , a 1'ombre d'une tauffe de feuillage d'arbres. Approche - toi davantage de moi , mon ami , dit Ifabeau a mon ami , & me dis quelque chofe de joli qui me faffe rire. Parbleu , madame Dubois, répondit le garcon, choqué de fa propofition , fuis-je un bateleur pour vous faire rire comme cela a bouche que  INTERROMPU. I^p Veux-tu.? Non', repartit-elle d'une voix douce ; non, mon ami, je ne te prends pas pour un bateleur, mais bien pour un garcon très-aimable , & qui feroit charmant, s'il vouloit: & ladeflus, elle commenga bravement a lui demander s'il étoit chatouilleux ; &, fans attendre fa réponfe, elle le chatouilla , & lui dit de Ia chatouiller en revanche. Oh ! ma foi, s'écria Ie jeune homme, je ne veux chatouiller, ni être chatouillé; fi vous êtes chatouüleufe, & que vous ayez envie d'être chatouillée, allez chercher vos chatouilleurs. Le gargon, tout faché, avec raifon , fe leva pour s'en aller ; mais Ifabeau Ie retint par la bafquede fon jufte-au-corps , fi fort, qu'elle lui en arracha une partie. Plus grande facherie qu'auparavant de Ia part du gargon ; mais Ifabeau fit fi bien, qu'elle appaifa fa colère, & 1'obligea de fe rafleoir a cöté d'elle. Je ne te croyois pas fi méchant, lui dit-elle; tu as une phyfionomie fi douce, qui fait tant de plaifir a voir , que je ne puis me laffer de te regarder. Quoique mon ami fut jeune, & n'eüt guère que dix-huit ans, il eut affez de pénétration dans ce moment - Ia pour s'apercevoir qu'Ifabeau le regardoit d'un oeil amoureux. A 1'inftantqu'ilréfléchiffbit a cela, voila un petit oi-  ï6o Le Voyage feau quivient fe percher fur un arbre' vis a-vis deux, & voiia qu'il fe met a chanter très-méIodieufement, & aufli-töt voila un autre oifeau qui vient,& tout de fuite voila les deux oifeaux a fe carefier fort joliment. Vois , dit Ifabeau a mon ami, vois ces oifeaux; ils s'aiment, & s'en donnent des marqués innocentes. En difant cela, elle tenoit la main du gargon, & la ferroit bien fort fans 1'e'crafer. A cette lignifiance , Ie gargon fentit remuerfon cceur dans fapoitrine; il étoit tout ému. Mais il lui vint une infpiration de fuir le danger. Voila donc qu'il fe met acourirè toutes jambes; & en moins de rien je me rendis droit k notre village. Cette conclufionfut accompagnée d'un éclat de rire unanime, qui rendit le pauvre Charlot tout ftupéfait. Laiffez-vous railler de bonne grace , lui dit Valfaint; vous le méritez en confcience de plus d'une fagon. Je gage, ajoutat-il , que madameDubois ne vous a pas pincé ni chatouillé depuis 1'aventure du bois. Vous favez dit, Monfieur, répondit bonnement Charlot; quand elle me voit d'un cöté, elle tourne de 1'autre , & je n'en fuis pas faché; car monfieur mon oncle, qui la connoït bien , m'a dit en venant ici, que c'eft une... Paix, mon neveu, interrompit le curé ; quelle indifcrétion ! Je vous  f N T E E R Ö M P U. j6t Vous protefte que de long-temps je ne vous menerai en compagnie, ni ne chercherai avous établir: quartd même, ajouta-t-il, mademoifelle Thérèfe ne feroltpaspromifea Monfieur, en montrant Climont, je ferois bien fiche que vous Teuffiez. 4 11 eft jeune, dit le fermier, il fe corrigera ! j'étions dans notre jeuneffe prefque auffi fot que lui; je parlions a tort & è travars, fans rime ni raifon: dame a préfent ce n'eft pus ca , j'ons de la prudence, & je favons nous taire quand il ne faut pas parler.Mais, continua-t-il par réflexion il m'eft avis qu'il eft déjè grand jour: oui, mor' gue, &j'entends rouler queuque chofe : ne feroit-ce point le carroffe de ces Meffieurs > On ouvrit Ia porte; c'étoit effeftivement lui. Pardonnez , dit Bourville au fermier fi nous allons vous quitter: j'ai, fans favoir pourquoi, un empreffement fecret de me rendre chez moi; mais je compte que nous nous reverrons au plutöt, demain même, fi vous voulez, je vous enverrai mon carrofTe , & vous amenerez mademoifelle Thérèfe & fa mère, & nous conviendrons de toutes chofes pour le mariage projeté. Le fermier y confentit. Climont demanda la permiffion d'embraffer fa maïtrefle ce qui lui fut accordé par fon père & fa mère' & de très-bon cceur par elle-même. Le curé pro- L  i62 Le Voyage mit qu'il feroit de la partie du lendemain : on applaudit a fa propofition. On fe dit adieu 3.on monta en carolfe, & nos quatre amis continucrentleur voyage. Fin du voyage interrompu.  L A VOITURE EMBOURBÉE. Par Ma r t va v x>   i'6$ PRÉFACE DE L' A U T E U R% Ij e s premières lignes que j'adreffe a mon ami en commencant cette hiftoire, devroient m'épargner une préface; mais il en faut une. Un Üvre imprimé , relié, fans préface, eft-il un livre ? Non , fans doute, ilne mérite point encore ce nom; cJefi une manière de livre , livre fans brevet , ouvrage de 1'efpèce de ceux qui font livres, ouvrage candidat, afpirant .a le devenir , & qui n'eft digne de porter véritablement ce nom, que revêtu de cette dernière forma'lité ; alors le voila complet : qu'il fok plat, médiocre , bon ou mauvais ; il porte , avec fa préface, le nom de livre dans tous l üj  i€6 Préface les endroits oü il court; une feule épithète le différencie de fes pareils, bon ou mauvais. A 1'égard de 1'épitre dédicatoire , c'eft une formalité qu'il eft libre de retrancher ou d'ajouter. Or donc, lecleur, puifqu'il faut une préface, en voici une. Je ne fais fi ce roman plaira; la tournure m'en paroit plaifante , le comique divertiiTant , le merveilleux affez nouveau , les tranfitions affez naturelles , & le mélange bizarre de tous ces différens goüts lui donne totalement un air extraordinaire , qui doit faire efpérer qu'il divertira plus qu'il n'ennuiera, &.... Mais il me femble que je commence bien mal ma préface. II n'y a qua fuivre mes conclufions \ c'eft un livre dont le comique eft plaifant, les tranfitions naturelles , le merveilleux nouveau; fi cela  Be l'Auteür; rCj eft, 1'ouvrage eft beau : mais qui le dit? C'eft moi, c'eft 1'auteur. Ah! dira-t-on, que ces auteurs font comiques avec leurs préfaces, qu'ils rempliiTent de l'éloge de leurs livres! Mais vous-même , le&eur, que vous êtes bizarre! Vous voulez une pre'face abfolument, & vou? vous révoltez paree que 1'auteur dit de fon livre ce qu'il penfe. Vous devez concevoir que fi ce livre ne lui paroiffoit bonf il ne le produiroit pas. Je conviens, direzvous, qu'il ne le met au jour que paree qu'il 1'en croit digne; mais un fentiment de modeftie , d'humilité même, doit ? quand il annonce fon livre, jeter, pour ainfi dire, un rideau fur 1'opinion bien ou mal fondée quJil a que fon livre eft bon, QuJil foit vain, téméraire, je le veux; penfer mal de ce qu'on a fait, & le produire, font deux chofes impoffiL iv  'i 6*8 Préface bles, a moins que d'un dérangement de cerveau; mais penfer bien de fon ouvrage, lannoncer modeftement, voila la conduite d'un prudent auteur, qui, ne pouvant s'empêcher d'être vain fur fon livre , fe fauve , par un mafque adroit de modeftie, du ridicule de le paroïtre. Eh bien oui, je conviens que j'ai tort; jJai dit trop natüréllemens ce que 'jc'penfois ; je vais donc me mafquer, Or , le&eur, fachez doncqu'en vous donnant cette hiftóire, je n"ai point Ia vanité de penfer que je vous ofFre rien de beau ; quelques amis, fans doute flatteurs, mJont , par leurs importunités , pbligé de le produire : mais .... mais finilfez, s'dcriera peut-être un chagrin mifanthrope ; il vous favez qu'en offrant votre livre, vous n'offrez rien de beau, pourquoi le produire? Des amis flatteurs  de l'Auteur. i 69 vousy ont fórcé, ditcs-vous ? Eh bien, il'fallok rompre avec eux , ce font vos ënnemis ; ou bien, puifqu'ils vous preffoient tant, n'aviez-vous pas le fecours du feu , qui pouvoit faire évanouir le mauvais fujet de leurs importunite's ? Belle excufe que ces inftances ! Je ne puis fouffrir cette humilité fardée, ce mélange ridicule d'hypocrifie & d'orgueil de prefque tous' meffieurs les auteurs ; j'aimerois mieux un fentiment de préfomption déclaré, que les détours de mauvaife foï. Et moi, monfieur le mifanthrope, j'aime mieux faire un livre fans préface, que defuer pourne contenter perfonne. Sans rembarraffant deffein de faire cette préface , j'aurois parlé de mon livre en termes plus naturels, plus juftes, ni humbles , ni vains j j'aurois dit qu'il y  i7o Préface de i/Auteur. avoit de 1'imagination.; que je n'ofois déciderfielle étoit bonnequ'au refte, je metojs vérkablement diverti a le compofbr, & que je fouhaitois qu'il divertit auffi les autres; niaisle deffein de préface eft venu guinder mon efprit, de mamere que j'ai brifé, aux deux écueils ordinaires. ■ Dieu fok béni, me voila délivré d'un grand; %deau, & j'ayoue que je ris du perfonnage que j'allois faire, fi j'avois été obligé de foutenk ma préface. Adieu, j aime mieux mille fois couper court que d'ennuyer.par trop de longueur. Fafïons a 1'ouvrage.  LA VOITURE EMBOURBÉE. E nfin, mon cher, je vous tiens parole; voici le récit de Ia petite hiftoire que je vous avois promife. Ce récit fera fidéle , & je vous ledonnetelque je 1'ai entendu faire, & tel que je Pp,! fait moi-même ; car vous favez que j'étois du nombre de ceux qui font récité : mais pour vous mettre encore mieux au fait, & pour donner a ceux qui liront ceci, raifon des gotits diffé rens dont cette hiftoire fera éciite, ie vais commencerpar les chofes qui Pont occafionnée. Je partis de Paris , il y a quinza jours, par le carroftè de voiture , pour me rendre a Nemours, oü j'avoisaffaire. Comme je faifois ce petit voyage deux jours après la fin du carnaval , Ia fatigue des veilles & des plaifirs étoit encore fi récente, que je tn'endormis dans le  172 La Voiture carrofTe la première matinee, fans avoir eu Ia curiofité de regarder mes compagnons de voyage. Je meréveiliai une demi heure avant d'arriver a la dïnée', & après m'etre bien frotté les yeux, m'etre étendu entre cuir & chair, baillé fous ma main trois ou quatre fois, je tirai ma tabatière de ma poche , pour chafler» par un peu de tabac, les reftes importuns de mon afToupifrement, Je la refermois, quand une dame , paffablement belle, ni jeune, ni agee , mais affez raifonnablement 1'un & 1'autre ( pour juftifier Tamour ou 1'indifference qu'on auroit eu pour elle ); quand cette dame, dis-je, d'un air doux & d'un gefte de main aflörti, y puifa une prife de tabac; je lui deniandai affez inutilément excufe de ne lui en avoir point prefenté. A peine achevois-je mon compliment, qu'un cavalier de notre voiture me pria de lui en donner. Celui- ci donna aux autres Tenvied'en prendre aufli; chacun puifa. Notre cocher, qüï marchoit auprès de la poTtière , avanca fa main pour en recevoir, le po'fiillon le fuivit; de forte qu'a mon réveil je régalai tous les nez de la voiture. Le tabac, i;nmme onfait, met en train , dans i'occafïon, aufil bien que le vin; on fe paria , Ton s'envifagéa, c\' nous arrivames a la dïnée les  E M B O U R B É £■< 173 meilleurs amis du monde, au moyen d'une petite demi-heurede connoifiance. Nous étions au nombre de cinq; la dame dont j'ai parlé , un cavalier d'environ trentecinq ans , qui me parut bel-efprit; un veillard réjoui, de bonne complexion,&,autant qu'il m'a paru , encore affez vert d'efprit & de coeur; une jeune demoifelle de quinzeans, trés vive-, 8c moi, qui ne fuis point endormi. Je vous ferai bientöt le petit portrait de tous nos voyageurs; paffons au diner , que j'attendois avec impatience. On fervit; nous nous mimes a table, oü chacun mangea comme a 1'envi 1'un de 1'autre. En route , les repas que 1'on prend & la converfation ne femélent guère enfemble; Ie premier .foin eft de manger; on ne s'en diftrait que pour demander a boire, ce qui pour quelques -unseft uneoccupation pour le moins auffi férieufe. Après le diner , on s'approcha d'un grand feu: quand on n'a plusdefaim, qu'il fait froid , & qu'au fortir de table on trouve un bon feu , on aimea cauferjnous 1'aurionsbien fait auffi, mais un impitoyable fouet que le cocher fit entendre dans la cour , & qu'il accompagna d'un allons, Meffieurs, reflemblant a un mugiffement, nous obligea tous de nous arracher. d'un endroit oü nous commengions a goüter  174 A Vo I T Ü R E ia douce volupté de caufec & de nous chaufiet a notre aife : je dis volupté , car c'en eft une, ou du moins je le fentis de même. Notre hötefie , femme d'affez bonne mine, vintpour compter; nous lui demandames ce qu'il lui falloit: ce quil vous plaira , répondit elle: nous offrimes tant. ..Difpute alors de part & d'autre. Breflece quil vous plaira fe termina , pour nous, a vouloirce qu'il lui plut ; chacun après,chargé de fon petit paquet, monta dans la fatigante voiture. Je ne vous ferai point un détail exacl de la converfation de notre après-dinée; tout cela ne fait rien a notre hiftoire; qu'il vous fuffife de favoir que la tendreffe & 1'amour furent les fujets que nous traitames; que la dame en paria en héroïne de roman ; que le bel-efprit pointilla fucceffivement, & enjamba fon difcours de mille fins de vers ; qu'il prit fouvent 1'imagination pour le cceur; que le vieillard radotia, cependant avec un fcntiment que lui infpiroit levoifinage de la fille de quinze ans, auprès de laquelie il étoit affis ; & qu'enfin la jeune fille, par des faillies vives & naïves , fit de ces paffionsle portrait Ie plus jufte & le plus naturel: pour moi, je brochai fur le tout & fans contredire perfonne, je parus favorifer les fentimens de chacun en particulier, avec  E M B O U B B É E. 175 cette exception pour !es deux. dames, que je jetois de temps en temps des regards obligeans fur elles , d'une manière allez coquette pour qu'aucune des deux ne s'apergüt du, partage adroit que j'en faifois. Voila 1'homme; vous me reconnoilfez a ce trait fans doutc , & je fouhaite que vous m'y reconnoiiliez toujours. J'examinai dans cette converfation les differens caraótères de nos voyageurs; car il faut mettre tont a prpfit. II me parut que la dame étoit de ces femmes, qui, naturellemenc tendres jufqu'a 1'excès, je dis de cette belle tendreffe, le partage des héros & des héroïaes, avoit aidé fa difpofition naturelle de la leclure des romans les plus touchans; toutes fes expreflions fentoient 1'aventure, elle y mêloit, par-ci par-la, des exclamations foutenues de regards élevés; joignez a cela toute 1'attitude d'une amante de haut goüt, & digne, pour le moins, de tous les travaux de Coriolan ; fa bouche , fes yeux, fon geile de tête, enfin la moindre de fes aétions étoit une image vivante de la figure qu'amour prenoit autrefois dans ces fameules aventurières. A 1'égard de la jeune demoifelle qui étoit fa fille, fon cceur & fes fentimens avoient plus de proportion avec le goüt du fiècle; il  ïy6 La V o i r v k b me paroiflbit, a vue de pays , qu'elle n'eüt point été tendre fans être amoureufe, & voila juftement la véfitable tendrefTe ; &, n'en déplaife aux heritières du fentiment des antiques héroïnes, le refte eft fimple imagination. Pour le cavalier de trente-cinq ans, que j'ai déja appelé bel-efprit, ïl eft ïnutile de vous en faire le portrait; vous favez mieux que moi ce que font la plupart de ces originaux : c'étoit un homme qui parloit beaucoup , qui s'admiroit a chaque nn de phrafe, dont le gefte brilloit d'une vivacité plus préfomptueufe que raifonnable , qui pouffoit la délicatefte juf* qu'aux efpaces imaginaires, qui la perdoit de vue, & la faifoit perdre aux autres, & qui» malgré le néant fur lequel il parloit, trouvoit le fecret de ne point tarir fon difcours. Notre vieillard étoit un bon-homme, que la fuite de la converfation nous fit connoïtre pour financier; le grand commerce qu'il avoit avec 1'argent, lui donnoit des idéés communes , mais aifées &.familières ; il badinoit beaucoup avec la jeune fille , fon difcours étoit goguenard; un peu d'amour que lui infpiroit fa voifine, yrépandoit un air de tendrcfte furannée, mais rifible & divertiffante. A mon égard , j'étois tel que vous favez; je  Embourbée. ïjj je ne ferai point mon portrait, il feroit ou trop beau ou trop Iaid * car les hommes fur eux - mêmes , graces a 1'amour - propre, ne favent pasfaifir le point de jufteffe; Ton aime bien mieux en dire infiniment moins, que de n'en pas dire trop, ou bien en dire trop , que de n'en pas ^dire affez. Revenons a nos perfonnages. La converfation fur 1'amour étoit fort échauffée,quand,par 1'imprudence des cochers qui vuidoient derrière nous une bouteille de grès, noschevaux, fans guides, enfilèrent un chemin plein d'un limon gras, oü les malbeureux animaux s'enfoncèrent, auffi bien que les roues de Ia pefante voiture , qui refta comme immobile. Les cochers s'apergurent de 1'arrêt des chevaux; ils s'approchèrent avec des dia., hue, & maints claquemens de fouet; les chevauxavertis s'efforcent, fuent, & ferenfoncent davaritage - les cochers épuifent, enrouentleur altéré gofier, fouettent comme des charretiers. inutiles efforts; déja les chevaux foufflent, renijfHent •, nos phaétons jurent, & rien ne s'avance. Nous defcendons de carroffe; ils redoublent Sc les coups & les juremens, & la baflille n'eft pas plus ferme fur fes fondemens, que nos roues le font fur la funefte boue. Cependantlanuit chafte le jour; il nous refte M  178 La Voiture encore deux lieues a faire , bientót nous ne voyons plus goutte; les cochers n'ont plus de reflöuree que le cief, qu'ils implorent trop tard, & qui ne les écoute pas, acaufe du mélange . affreux qu'ils font de vceux & de juremens; enfin tout efpoir eft perdu de déraciner la machine immobile. Quel parti prendre?IIs'en préfente deux ; le premier eft de fe coucher fur 1'herbe fans fouper; le fecond, de gagner a travers champs .buiflbns, foftés ,marais & boues, un petit village ccmpofé de quatre ou cinq chaumières , dont on entend les cloches percer modeftement les airs: ce dernier parti femble le moins mauvais. Quelle chüte, grandsdieux, de la converfation la plus aimable a cette trifte ëxtrémité ! Amour, amour, voila ton portrait; tu nous féduis par de doux commencemens , mais toujours d'affreufes cataftrophes font le nceud des appas flatteurs dont tu nous a trompés. Pardon, mon cher, fi j'interromps ma narration par cette paren, thèfe'; mais notre fituation alors étoit fi trifte, que le fimple portrait que j'en fais rn'en infpire encore des réflexions mélancoliques. Nous nous déterminons donc a gagner Ie petit village ; le poftillon refte feul pour garder le carrofle, & le cocher nous fuit, pour amener  des chevaux qui devoient aider les nötres a fe débarraffer des boues. Cette aventure infpira a la dame, dont lehafard alors me donna Ia conduite, mille imprécations contre le fort ; mais il me fembloit qu'elle e'toit ra vie d'avoir occafion de placec •ces imprécations, Comme j'avois pénétré fon caracïère, vous pouvez vous imaginer que je my conformai , & que je lui répondis d'un langage affortuTant au fien. Nous marcfaions avec peine, les ronces & les épinesnous accrochoient de temps en temps; quelquefois 1'eau des foffe's nous furprenoit jufqu'aux jambes ; pourguide, nous avions le bel-efprit, qui, pat ïin entboufiafme d'imagination , né de la fatalité de notre fituation, tachoit de nous de'rober la fatigante attentiön que chacun de nous donnoita fes maux. A. mon égard, j'entreténois, comme je vous ai dit, la dame d'un %le tendre, merveilleux tout enfemble & grand, & cette conformité, dont j'ufois avec fes idéés, lui arrachoit, malgré elle, les réponfes les plus comiques, par le tour doux & fier qu'elle leur donnoit. C'étoit dommage que cette petite teinture romanefque fe répandït dans tóut ce qu'elle difoit j car je lui remarquai beaucoup d'efprit. Pour notre vieillard , il donnoit la main a la Mij  j.8o La Voituke jeune demoifelle , qui rioit de tout fon cceur de 1'embarras oü nous étions tous. Plus il s'offroit de difficultés pour parvenir jufqu'au village, plus la friponne avoit de joie, & fa malice s'accordoit fort bien avec celle du hafard; le vieux financier, par complaifance , tachoit de rire auffi; mais nous 1'entendions fouffler de vingt pas , & faire un hélas a chaque pied qu'il tiroit de la boue. A force de marcher, enfin nous arrivames au petit village ; un cabaret, dont Tenfeigne étoit un guenillon, nous fervit de retraite : notre hótefle, car il n'y avoit qu'une veuve, ne favoit que penfer en nous voyant £ jG elle avoit fulafable, peut-êtrenouseüt-elle pris pour des immortels qui voyageoient. No-tre cocher la mit au fait au moment que fon étonnement la rendoit comme immobile. Aurie^-vous ,par un bon foupir, de quoinous confoler de nos malheurs} lui dit le bel-efprit d'un ton bruyant. Hélas ! Meffieurs , répondit la bonne femme,j ai du lard , du lait caillé , & despommes cuites au four , avec une demi-dou\aine d'oeufs, Quoi, répliqua-tril , point de poulets? point de dindons ? Non, Monfieur ; il y a dans le pré voifin une demi-dou^aine depetits poufJins,qui font avec la poule & le coq: voila tout, dit-elle; mais fe vous donnerai de Vexcellent vin de Brie. II ne man" quoit plus que cette Uqueur, s'écria notre bel-  EMBOUR BÉ E. l8l efprit, pour achever le tableau de notre misère, Après ces mots, la bonne femme, affiftée de huit ou dix enfans & de fa vachère , nous conduifit dans une chambre a deux lits, tapiflee d'images rouffies, meublée de bancs & d'efcabeaux : on y voyoit une grande cheminée décarelée ; on fe hata de nous faire du feu , qui s'alluma au vent des enfans, de la mère & de Ia vachère , qui, tous les genoux a terre , tachoient, a force de s'enfler les joues,de fuppléer au défaut des foufflets. A vous dire ie vrai, mon cher, ils allumèrent le feu, & Ie vent fut fi prodigué, que toute Ia compagnie en eut une part dont nous nous ferions fort bien pafTés. Après quoi, tous huchés fur des bancs ou efcabeaux, nous commengames des plaintes contre Ie fort, qu'un fervice de lard jaune dans un plat de terre ébréché , interrompit; ce fervice étoit fuivi de cinq afliettes de bois, dont on nous diftribua a chacun une; deux enfans morveux _& échevelés nous apportoient ce mets, Mangei, mangel toujours, Meffieurs, nous direntils après; notre mère vous frit des ceufs avec de la ciboule; Jacob va vous apporter du caillé & det pommes cuites, avec un pot plein de vin. A peine avoient-ils promis ce fecond fervice, qu'effe&ivement Jacob 9rrivaa chargé de caillé» Miij  i^2 La Voïtukb des pommes, & du pot de vin; il fuccomboït prefque fous fa charge. II roula une pomme è terre du plat ou elles étoient; les enfans la ramafsèrent avec viteffe , & la remirent dans le plat avec les autres, barbouihee de cendre & de poufsière. La darne auprès de qui j etois mouroït de foif, & demanda un verre; auffi-töt un de nos ■valets partit, qui revint chargé de trois gobelets de terre , a qui le vin avoit fait une tartre au dedans. Ah. ! dit afors Ia darne , je ne hoirai jamais lè-dedans, le cxur me hondit. Mafoi, Madame , lui dis-je, je vous offre mon chapeau, Jt vous le trowe\ moins rebutam.Ah!répondit-elle, Monfieur , je vous avoue que je le préfere. Auffitót dit, auffi-tót fait. J'allai d'abord rincer more chapeau , & lui faifant prendre la figure qu'il faifoit pour Ie faire fervir de taffe, je le préfent tai plein d'eau a Ia dame. Cette manière originale de boire fit rire Ia compagnie: Ia dame 9 après avoir bu, en rit elle-même, & la bonne bumeur enfin fuccéda a la trifteffe oünous avoit mis Ia pauvreté du gïte. J'oublie de vous dire que fes ceufs frits avec de laciboule arrivèrent; mais ce mets fucculenfc fut réfervé pour, les dames; elles enfoupèrent. Notre repas ne fut pas long ; les enfans vinrent «lelfenrir , & mangèrent en cberofe le refie  Embourbée. 183 des mets que notre appétit avoït refpecté. Nous nous approchames auprès du feu 3, le cocher entra, qui nous apprit que deux de fes chevaux étoient malades, qu'une des roues du malheureux carrofTe étoit rompue, & que nous ne devions nous attendre a partir qu'a quatre heures du niatin, paree que Ie poflïllon qu'il avoit envoyé a la ville prochaine, pour remédier a tous ces accidens, ne deyoit arriver qu'è eette heure. II étoit alors approchant onze heures du foir : c'étoit encore cinq grandes heures qui nous reftoient a attendre. L'afpeót. des lits étoit un vrairemède contre le fommeil; il ne tenta pas un de nous. Notre aventure étoit fi plaifante,qu'elle nous avoit égayés; notre vieillard financier étoit auprès de la jeune demoifelle , qui n'avoit pu 1'éviter. J'étois entre elle & fa mère, & notre bel-efprit faifoit le coin. L'amoureux vieiüard fe tuoit d'inventer des coRiplimens glacés pour la jeune demoifelle. A Tentendre parler , eüt-il été dans le fumier jufqu'au cou, fon bonheur auroit encore été trop grand , s'il avoit eu cette jeune fille auprès de lui. Son amoureux & burlefque langage nous remit infenfiblement a la converfation que nous faifions dans le carrofTe; & Ie peu d'apparenee que nous puffions dormir , me fit imaginer une forte d'amufement qui pouvoit nous conduire M iv  i&4 La Voiture jufqu'au moment du départ. Je propofai a la compagnie, pour nous divertir , d'inventer un roman que chacun de nous continueroit a fon tour. Je le commencerai, dis-je , fi 1'on veut, madame continuera, mademoifelle fa fille après, & les deux autres cavaliers acheveront. Mon imagination révéilla celle du bel-efprit, qui, charmé d'avoir de quoi briller, applaudit a ma propofition; la dame yconfentit d'autant plus volontiers , qu'elle étoit affez conforme a fon goüt; Ia jeune demoifelle dit en riant , qu'elle tiendroit bien fa partie , & qu'elle s'attendoit a nous bien faire rire, & le vieillard amoureux, en fetournant de fon cóté, lui dit que 1'amour faifant le fujet d'un roman , il ne pouvoit manquerde réuffir, puifqu'on étoit auprès d'elle. Au refte, dis-je, comme il ne s'agit ici que de nous réjouir , rendons 1'hiftoire divertiflan te ; & pour cela , j'imagine un fujet qui pourra fournit destraits plaifans. Cependant il ne fautgêner perfonne , & chacun a fon tour pourra continuer le roman , fuivant fon goüt; il fera fufceptible de comique, de tendre , de merveilleux, & même , fi 1'on veut, de tragique. C'eft bien dit, répondit la dame ; car chacun a fon caraöère. Morbleu, répliqua le financier, il eft bien facheux que le plaifir de nous réjouir par une invention plaifante, ne foit point joint a celui  EmBOURBÉE. igj- d'avoir du moins de quoi nous rafraichir agréablement. Monfieur , me dit il en cominuaut, vous avez imaginé Ie roman pour vous amufer, & moi j'imagine quelque chofe pour boire & pour manger; car franchement il y a loin d'ici a quatre heures du matin : nous avons befoin d'efprit & d'attention , & 1'un & 1'autre nous manqueroient peut-être, faute d'avoir de quoi faire digeftion. Oh ! c'eft a quoi j'ai fongé. Ah ! monfieur Ie financier, dit alors le belefprit, vos pareüs ne connoiflent pas la diète. Ilsontraifon,répondis-je,& tous les hommes, gc'néralementparlant , ne fe remuent que pour ne la point connoitre. Je conviens , dit le financier, que nous ne 1'aimons guère ; & en revanche, nous connoiftbns bien fon contraire :mais ilnes'agitpasde cela; revenons a cequej'avois imaginé. Or, Meflieurs , je penfe, pour 1'honneur du village , que dans ces lieux il y a une églife, & par conféquent un curé; peut-étre cecuré at-il quelque chofe de bon , & que fon vin eft meilleur quele notre: mon fentiment eft donc que nous allions le trouver, un de ces meffieurs & moi, que nous lui expofions 1'extrémité facheufe dans laquelle nous fommes, & que... Ah ! c'eft bien dit, s'écria le bel-efprit en l'interrompant;nous irons quêter enfemble;  i85 La Voiture jelui parlerai de ces dames , des boues & des crottes qu'elles ont été obligées de traverfer , du pitoyable état de leurs bas & de leurs fouliers ; après quoi je citerai notre repas; je mettrai la nappe fur une table foutenue de quatre tréteaux;j'y expoferat les triftesmets dont notre mortelle fatigue a été aflégée , & je lui peindraï notre confternation d'une manière fi toucha-nte, que les larmes en viendront aux yeux du bon curé & de fa ménagère: & , fiez-vous a moi, je promets de mettre a profit la compafllon pour nous. La-defius Ie bel-efprit, fans attendre qu'on lui répondit, prit le financier par le bras,& ils defcendircmt enfemble , éclairés d'un peu de paiüe, qu'un fils de 1'höteffe ieur portoit devant eux. La failüe du be!-efprit nous parut inutite ; il étoit onze heures du foir, & il n'y avoit point üapparence que le curé d'un petit village ne fut pas a ces heures a ronfler dans fon lit, a moins que , contre 1'ordinaire , la leélure ou 1'étude ne fit veiller celui-ci : mais lehafard,. qui nous avoitmaltraités, en cette occafion nous fut favorable ; !e financier &C le bel efprit trouvèrent M.le curé encore a table, avec deux bourgeois de fon village. Le nombre des bouteilles qu'ils avoient déja vidées , les avoient mis dans une fituation d'efprit très-réjouie j ils  Embotj RBÊE. j$j fe divertiffoient en honnétes gens, éclairés d'un chandelier de deux pieds de haut, dont ils mouchoient de temps en temps la chandelle avec leurs doigts; ils étoient au deffert, compofé d'un gros morceau de fromage, dont 1'odeur un peu forte averthToit de loin de quelle forte de'mets on fe régaloit dans la chambre. Nos deux députés furprirent la gouvernante de M. le curé , qui, dans fa cuifine , frottoit fon pain d'une grande couéne de lard qu'elle tenoit entre fes mains. C'étoit une fille d'environ foixanteans, quis'étoitmife, depuis dixannées, chez M. le curé, pour trouver, dans la règle de fa maifon, un port affuré contre les tentations du mariage; a droite elle avoit un efcabeau qui lui fervoit de table, oü elle mettoit fon ïard & fon pain, quand elle avoit mordu une bouchée de 1'un & de 1'autre; a gauche étoit un banc d'environ trois pieds, chargé de 1'attirailde fon humble toilette , attirail compofé de deux gros peignes, dont 1'antiquité & lescheveux avoient entièrement changé la couleur jaune en noire. Ce fut la 1'état oü la furprirent nos députés; elle mangeoit fuccelfivement, & fe peignoit pour fe coiffer de nuit ; fes cheveux étoient alors épars. Au bruit qu'ils firent en frappant a la porte , elle les raflembla tous avec un lien  i88 L 4 Voiture moitié ruban, moitié corde; trois ou quatrë épingles de fer ou de laiton qu'elle tenoit entre fes dents , autant k fes doigts , furent perdues , par la frayeur que lui causèrent nos indifcrets frappards, quivenoient a heure indue effaroucher fa modeftie. Qui eft cel s'écria-t-elle d'une voix embarraffée. Ce font d'honnêtes gens, lui répondit le bel-efprit, qui voudroient Men parler ot M. lecuré. Si c'eft d. honnétes gens,rér3]iqua-t-e\\e, dieu le veuille ; eh ! que lui voule^-vous ? Nous k dirons mieux, dit-il, quand vous nous aure\ ouven. Ohl vraiment, repondit-elle, on rientre point ici comme dans une grange ; attende\ d la porte, je m'en vais faire dejcendre M. le curé. Elle partit après ces mots, pour monter ala falie des conviés; elle entre. Un des buveurs, fans attendre qu'elle parlat, en fe hatant de rincer fon verre avec un coin de fa ferviette, Ie lui préfenta plein de vin, & lui dit: Dame Nanon, tene\, morbleu, mette^-vous cela fur la confcience, cela vaut mieux qu'une médecirte. Dame Nanon ouvroit la bouche pour informer M. Ie curé de cequi fe paffoit, quand le verre de vin préfenté fi galamment la lui referma pour boire. Grand bien me faf e, &d vous aujji, ditelle en Ie rendanta M. Mathurin , qui étoit le nom de celui qui lui avoit donnéa boire. Quand le verre fut rendu, dame Nanon prononcoit les  Emboubbée. i8 répliqua le pafteur, toujours au travers de la ferrure. Nous lui voulons dire un mot, répondit le financier ; ouvre\. Parh% , parle^ toujours , dit le curé; pour un mot, ce n'eft pas la peine d'ouvrir la porte. Parbleu , s'écria le bel-efprit, voila mobftinéportier. Dis-nous oü eft le curé? Quen voule% vous faire? répliqua le pafteur. Qui êtesvous} êies-vous d'ici ? voyage\-vous\? demande%vous Vaumone? On va vousjeter du pain par lafenêtre. II n'y'apas moyen, dit le financier, de fatisfaire a tant de queftions a la fois. Mais, M. le portier, connoiffe\-vous tous les petits enfans devotre village ? Belle demande! Je lesconnois tous par leur nom de baptéme, dit le curé. M. le curé connoh tous les paroifjiens , s'écria la-deOus dame Nanon de loin , les grands-pères, les oncles , les couftns, les filks , les neveux, lesfemmes grojjés , voire même celles qui ne le font pas, les enfans, il n'y  EmBOURÊÉE. Joj tïy a que ceux qui nefont pas encore venus au monde, dont il ne fait pas le nom. Cela n'ejipas difficile d croire , répondit le financier qui avoit donné Occafion a des réponfes auffi originales■ vous allei bientót favoir qui nous fommes. Approchez , notre conducteur, dit-il au petit garcon de leur hótefle, qui les avoit éclairés; dites auffiau travers de la ferrure, qui nous fommes , vous aure^plus de crédit que nous pour faire ouvrir la porte. Le petit garcon s'approcha; il avoit fort bien reconnu la voix du curé. Okl ohl parlez donc, M. lecuré, dit-il. Quoi,c'eft toi, Jacob , lui répondit le pafteur. Eh \ oui , c'eft moi-même , M. le curé, dit Jacob. Ces Meffieurs font de br ave's gens au moins; dame, ilsf ont venusfouper chez n°"h c'eft que leur carrojfe eft tombé dans la boue, leurs chevaux font eftropiés hou ; il y a encore deux femmes de leur compagnie qui font reftées chez nous , & qui fe chaufent auprès du feu ; les dames font bien folies & bien habillées , & les meffieurs font dorés comme une chafuble; ils ont mangé une omelette ,du lard , des pommes cuites , & un pot de notre vin qu'ils ont bu ; & vous n'avez ?"'4 leur parler , ils vous diront bien eux-mêmesce quilsveulent, car ils ne verront bientkplus clair: je les conduis avec de la paille que j'ai pris fous klit de notre mère , & la voild quifnit ;je m'en vais la jeter par terre quand eik fommmcera d me kuier les doigts. Eh ! tenez > tout N  194 A Voiture en parlant, je nel'ai plus : ouvre\, M.le curé. Es~ tu bien sur de ce que tu dis, répondit le curé. Tene\, M. le curé, répliqua Jacob, j' en fuis aujfï sur que je fuis sur d'avoir vu ce matin le renard qui emportoit une de vos poules dans votre verger; je lui ai jetédes pierres, mais il étoit bien loin. Lapefte foit de la poule & du renatd; le hup nous croquera , nous , dit le bel-efprit ,ji M. le curé nous laiffe-ld. Jemen vais ouvrir, répondit le curé; &puis , s'adrelTant a dame Nanon : Voila ce que c'eft , lui dit-il, que de n avoir point defoin ; je vous rabattrai cette poule-la fur vos gages. Alle\, alle\ , M. le curé, dit Nanon , c'eft un petit menteur , le compte 'de vos poules y eft; s'il en manque une. je veux devenir coq : mais c'eft que 1'autre jour je donnai trois ou quatre talockes d ce petitfripon-ld, paree quil Jetoit des pierres fur les tuiles de notre maifon. Vous en avei menti, refpeÏÏ M. le curé, dit Jacob ; c'étoit votre petit neveu qui avoit caffé une de vos vitres, & vous me hannes d fa place. Par charité , dit alors le bel-efprit, M. le curé , veuillez nous ouvrir la porte ; & puis après , dame Nanon & Jacob auront tout Ie loifir de vider leur procés. Allons, allons, dépêchez-vous dedonner la clef ^dit alors lecuréd dame Kanon. La voilé , répondit-ellé; ótez - vous que j'ouvre, pour que je donne un (oufflet ou deux a ce petit batard-la. A ces mots, que le petit batard  EMB OURBÉ E. xgf entendit, elle ouvrit; mais il s'enfuit. Le belefprit & le financier embrafsèrent M. le curé qui leur tendoit les bras, pour leur demander' pardon du long temps qu'on avoit été è leur ouvrir. Nous lommes trop bien traités, dit le bel-efprit,pout des gens qui viennent demander des graces, 1'argent a la main. Cependant & delfus il fit le détail de notre aventure, expofa le maigre repas que nous avions fait, & sut fi bien perfuader M. le curé & fa gouvernante, que fon difcours, foutenu d'un écu qu'il tenoit en main,& dont on voyoit bien qu'il alloit payer ce qu'on lui donneroit, que fon difcours, dis-je , eut tout 1'effet qui fut poffible, ; M°nfeur le curé redoubla fes honnêtetés, & 1'on étoit encore dans la cuifine a fe gracieu'fer de part & d'autre, Iorfqu'un neveu du pafteur ( car ils ont tous ou neveu ou nièce ; arriva • ce neveu venoit de fouperde chez un des confrères de fon oncle, dont la paroifle étoit a un quart de lieue de la fienne j c'étoit un jeune homme d'environ vingt - deux ans; il avoit aftez bien fait fes études ; & malgré 1'éducation champetre qu'on lui avoit donnée, au travers de lagroffiereté qu'elle avoit pu lui infpirer on remarquoit briller en lui une difpofition defpnt excellente, qUe n'avoit pu étouffer Hiabitude de vivre avec des payGns: entre. Nij  jp<5 La Voitüke autres chofes , il avoit lu des romans & affez d'auttes livres. II fut furpris, a ces heures, de trouver des étrangers chez fon oncle. Ce bon curé le mit au fait, en bredouillant trois ou quatre mots ; Ie bel-efprit & Ie financier achevèrent le difcours que le curé n'avoit fait qu'ébaucher. Ce jeune homme, qui avoit bu fuffifamment pour être gaillard , anima davantage encore fon oncle a donner a ces Meffieurs ce qu'il avoit chez lui de meilleur • il accabla nos députés de complimens d'un tour original, & cependant fpirituel; il fe convia même de fon chef pour les aider a manger ce qu'ils alleient emporter. Déja lui-même il court remplir deux bouteilles de vin exquis ; je dis exquis, car c'eft la vérité; & fi les mets en bonté avoient égalé le vin, notre chère eut été excellente; mais un morceau de beurre très-frais, de la ftokfiche , auffi bonne que de Ia ftokfiche Ie peut être, & cinq harengs forets furent toute la reflburce que nous trouvames dans 1'inadion dont n'avoient pu nous tirer les mets de notre auberge. Cette petite provifion fut donc apportée dans Ja chaumière oü nous étions : le financier en rendit en argent la valeur a dame Nanon, malgré Ia noble défenfe de rien prendre que lui faifoit a grands cris M. Ie curé, & qui , dans les convulfions obligeantes qu'il fe donnoit pour  Emboürb É e. ipj empécher fa gouvernante de prend*e cet argent, eut le bonheur ou 1'adrefle de fe tourner fi fouvent, de manière que Ie financier donna ce qu'il voulut a dame Nanon , fans que Ie généreux curé put en être le témoin. L'argent donné , 1'obligeante conreftation fut pacifiée. Ne querellons plus, M. Ie. curé, lui dit le bel-efprit; allons, il ne s'agit plus de ce'la , faites-nous feulement 1'honneur de venir manger votre part de ce que nous emportonschez notre höteffe ; vous y trouverez deux très-aimables femmes , a quicertainement vous vous faurez bon gré d'avoir procuré de quoi fe dédommager du mauvais repas qu'elles ont fait. Venez. Non, Meffieurs, repartit le modefte pafuur; je fuis ravi d'avoir pu vous obliger en quelque chofe; vous ferez encore bien mauvaife chère, mais je vous donne ceque j'ai chez moi de meilleur; è mon égard, il eft trop tard;je dois un bon exemple a mes paroiffiens, & il ne feroit pas féant de fortir a 1'heure qu'il eft pour boire & aller voir de belles dames : nous devonsnous autres avoir l'hooneur& la religion en recommandation ; mais je vous laifle mon neveu , que je charge d'affiirer ces dames que c'eft bien malgré moi que je ne vais pas les faluer. Nous ne vous preflerons pas davantage , répliqua le bel-efprit, puifque M. votre neveu Niij  ip8 La Voiture vient avec nous , & nous vous quittons , pour vous donner la Iiberté de vous coucher. Adieu, Monfieur. Après ces mots, le financier & le belefprit prirent fort honnêtement congé de M. Ie curé (qui ferelFouvint, quand ils furent éloignés de quelques pas , qu'il avoit apercu le financier préfentant quelque chofe a dame Nanon ). Apparemment qu'ils vous ont donné de 1'argent, dit-il a la gouvernante, qui s'attendoitpeut-être a prendre ce que la générofité d'un denos députés leur avoit fait donner de trop deffus la marchandife acceptée. Donnez, donnez, ajouta-t il, puifque ie voila, le voila. Dame Nanon, que ce compliment précipité furprit, rendit en rechignant le prix de Ia marchandife. Tenez , vous êtes auffi preflé qu'une femme qui accouche , lui dit-elle;$i après ces mots, elle ferma Ia porte avec une rudeffè & une méchante humeur que lui infpiroitle petit gainmanqué. Cependant déja nos gens arriventa l'auberge, le neveu du curé leut accourcit le chemin par mille chanfons burlefques, dont il les amufa; fon chant, que nous entendimes d'en-haut, 8c la voix de nos meffieurs , qu'il avoit priés de faire chorus, nous annoncèrent de bonnes nouvelles. Alle'grejfe , Allégrejfe , dit le bel-efprit en entrant & en nous préfentant Je neveu du pafteur . Mefdames fje vous apporte du neSfar pour boire  EMB OÜK'B Ê E. I99 de la marée pour manger, Vite, vite, alerte, notre hótejje, une poële pour frire notre marée , un plat pour mettre les harengs forets & l'huile de Provencequejepofsède.Vleureufe idéé, faillie impayable, qui.a fait penfer au digne curé de ce village; c'eft un homme vraiment charmant; SI donne fon bien pour rien ; il faut que dame Nanon fa fervante en prenne 1'argent pour lui. Mefdames , a propos de monfieur le curé , je vous en amène le neveu ; nous devonstous le regardercomme del'or, fon oncle y lui, fes neveux a lui, fes fils, quand il en aura, les fils de fes fils, & route fa race; car c'eft a un perfonnage de cette race que nous devons ce foir Ia joie ou nous voila , le plaifir que nous aurons, & la fin de notre appétit , que je vous fouhaite, Mefdames, toutes les fois que vous aurez faim. La pefte, dis-je elors au bel-efprit , la faillie qui vous a conduit chez ce curé, n'eft pas un coup de hafard, vous y excellez. A peine achevois-je ces mots, que le neveu du curé s'approchant des dames avec une perruque de cöté & des révérences dont la longueur recula & fit tomber toutes les chaifes ou efcabeaux qui fe trouvèrent a fon chemin: C'eft une occafion bien fortunée pour moi, leur dit-il, que d'avoir le bonhaur, mes charmantes dames, de vousmarquer combien je me réjouis Niv  200 La Voiture de ce que mon oncle vous envoie a fouper. SI Ton pouvoit vous faire auffi bonne chère que le méritent votre beauté & vos charmes j"au Jieii de harengs & de Jiokjiches que j'ai 1'honneur. de vous prier de vouloir bien que je vous préfentef, vous verriez des lièvres, des perdrix, des canards fauvages, & des bécalfes, fi c'étoit lafaifdn ; mais au défaut-de tout ce gibier, dont la bonté neferoit pas encore auffi excellente que vos attraits font charmans au fuperlatif, veuillez, belles & agréables dames , accepter cequeje.voüs offre, non comme une chofe digne de vous, mais comme une chofe enfin... Si elle n'eft digne de nous, dit la jeune demoifelle- en l'interrompant, elle eft digne de notre appétit. Sans doute, continua la mère, nous.v & moi les miennes auffi, car j'aime Perrette, fa fille de chambre. La malieieufe le voitbien; mais elle a toujours été plus fiére avec moi qu'un coq, & j'attendols que nous allafïïons enfemble abattre des pommes,pour lui déclarer ma maladie. Cela vaut fait cependant; & puifqüe vous avez votre congé, je m'en vais chercher le mien: attendez moi la; jebrüle d'avoir le p'aifir de pouvoir pleurer auffi bien que vous. Ah ! Pierrot, Pierrot, qu'as-tu fait ? II faudra quitter nos dindons. Quand Pierrot eut prononcé ce difcours? Viens, fuis-moi, lui dit Amandor en fe relevant; ta réfolution m'en infpireune que rien n'eft capable d'arrêter • je m'en vais trouver Félicie y ïuijurer encore un amour éternel »& lui dire un dernier adieu. Oh! Monfieur, vous allez trop  ËMBOURBÉE. vite, repartit Pierrot; il faut lui Iaifler le temps d'oublier le mal que vous lui avez fait: vous gaterieztout fi vous la revoyiez pendant qu'elle eft toute fraiche fachée ; elle ne pourroit pas en confcience vous pardonner votre arrogance ; car vous favez que cela va comme cela , fi vous voulez vous en reffbuvenir. II y a amour & amour. Tu as raifon, mon cherBréfis , répondit Amandor; la vivacité de mon amour m'éloignoit du refpecT; que je dois au courroux de Félicie. Oh ! parguienne que vous me mettez de joie au cceur , répliqua Pierrot, quand vous me changez mon nom: mon eher Bréfis! Ahl Monfieur , que ne fommes - nous tous deux a courir lesforêts comme des fauvages ! Que j'aurois de plaifir a m'entendre dire : Viens ici, Bréfis! Mais a propos , puifque vous me débaptifez , il ne vous en coütera pas davantage de me donner un autre nom. Bréfis, ce nom-la ne me plait pas, cela eft trop fee; outre cela , Bréfis étoit indifférent, & je fuis amoureux; appelezmoi plutöt Timane; j'ai toujours eu de 1'inclination pour 1'honnête écuyer qui a porté ce nom. Eh bien , mon cher Timane , remettons donc a demain , dit Amandor , & laifle-moï maintenant m'abandonner a mes inquiétudes. C'eft bien dit, répliqua Timane, vous agiftèz en honncte chevalier; il femblie morbleu que vous Oiv  sjró La Voitueb ayez fucé ls lait de leur nourrice : mals vous n'êtes pas affis a 1'ombre au pied de eet arbre ; entrez dans la garenne, & allez vous affeoir auprès du grand hêtre, je vais vous y joindre en pofture décente; & quand j'aurai mangé mon e'cuelle'e de fqupe , j'irai vïtement fachec Perrette contre moj: mais parguenne je ia dé' baptiferai comme vous venez de me faire. Après ces mots, Pierrot, métamorphofé en Timane,s'en alla dans le chateau du gentilhomme;ii n'y avoit point chez Amandor afTez de domeftiques pour lui crier des qui va Ia , ni pour lui demander raifon de ce qu'il vouloit; outre cela, on étoit accoutumé a le voir avec le maitre. II entra dans 1'écurie , en détacha deux maigres chevaux, dontl'un étoit une ju-* mentqu'un petitpoulain fuivoiten cabriolant, & 1'autre un petit cheval étique , qui figuroit: fort bien celui de 1'apocalypfe. II monta fur Ie dernier, & mena la jument par la bride dans Ia garenne oü rêvoit Amandor. Le poulain qui (uivoit fa mère,lui parut cependant de trop;iln& fe fouvenoit pas d'avoirlu nulle part que jamais poulain eüt été de moitié dans les aventures des Chevaliers amoureux; mais il paiïa pardeflus cette réflexion, dans la penfée qu'apparemment 1'hiftorien n'avoit point étés'amufej a remarquer une fi petite bagatelle.  EmBOUREÉE. 2.1J Amandor étoit fi profondément enfoncé dans la rêverie , qu'il ne vit point fors écuyec monté furfon cheval; mais le petit poulain, qui ruoit & qui fautoit autour de fa mère , le tira de fa mélancolie, en venant le-flairer auprès de loreille. Amandor , penfif & diftrait, eut peur, & fit un cri en fe levant avec précipitation. Le prévoyant écuyer defcendit de cheval alors, & préfenta Ia jument a fon maïtre , qui ne pouvoit deviner oü tendoit cette faiüie. Voila votre jument que je vous amène , lui dit-il, fon petit poulain 1'a vouly fuivre ; mais n'importe, allez , allez, Ariobarfane, Coriolan, & tant d'autres avoient peut-être , auffi bien que vous , des poulains a leurs trouflês ; car oü. il y a des jumens il y a des poulains; oü il y a desmèresily a des enfans. Mais Timane, répondit Amandor , qui fe reffouvenoit avec chagrin du cri qu'il avoit fait, & qui étoit fiché detre forti, parune indigne frayeur, de fit*, trépidité de ceux qu'il jmitoit; mais que prétendez-vous faire de ces chevaux ? Seigneuc Amandor, lui répondit Timane, je les ai amenés ici, afin que vous rêviez comme il faut qu'un hommé comme vous rêve dans une forêt. S'ü paflbit ici quelque chevalier amoureux , il vous prendroit pour un vrai roturier d etre auprès d'un arbre i démonté; il croiroit peut-être qu©  siS La Voïturs vous allez a pied comme un chat maigre, &' cela feroit tort a votre maitrefle. Attachez donc bien proprement la bride de votre cheval a 1'arbre auprès duquel vous repofez,afin que vousgémiiïiez dans les formes. II fait beau voir un cordonnier fans cuir , un chevalier fans fa jument ou fon cheval; & moi, je m'en vais me mettre un peü loin de vous, par refpeft, comme je Ie dois da , & je vous regarderai faire. Cette imagination de Timane parut affez fage a Amandor; il s'étonna même de n'y avoir pas fongé comme lui; & prenant Ia bride de.Ia jument, il fe préparoit a 1'attacher a 1'arbre, quand Timane 1'arrêtant tout d'un coup par le bras : Attendez , attendez , feigneur, dit-il, il me vient un fcrupule pour vous, c'efl: que vous attachez votre cheval a 1'arbre , fans avoir. monté deiïiis: marguenne, s'il m'en fouvient, les autres defcendoient de cheval, & puis 1'attachoient après. Voyez-vous, unecharrette ne va pas fans roue ; quand on fait un ragout, il faut y mettre de tout. Qa montez , que je vous tienne 1'étrier ( car c'eft la ma charge); je ne la voudrois pas changer pour la charge de notre maltotier. O ciel! dit alors Amandor, fans répliquer a fon écuyer, charmante, mais cruelle FéJicie, que vous jetez mon efprit dans un grand défordre!Oh! dame, fï elle favoit que fos  EmBOUKBÉE. 2ïp amoureux attaché fa jument a un arbre , fans avoir monté deiïus, dit Timane, eüe ne !e regarderoit pas plus que fes vieux fouliers. Cela dit, Amandor monta a cheval; Timane, lechapeau a la main , tenoJt Temer. Dès qu'il fut fur la felle: Defcendez a cette heure , lui dit il; vous pouvez rêver dix mille ans, fans qu'on puifTe vous dire le moindre mot. Laiflemoi, Timane,dit Amandor, & éloigne-toi un peu. Après ces mots, Amandor enfonca f«n chapeau, & prit une route qui conduifoit dans leplusépaisde la garenne. Timane, voyant fon maïtre marcher , courut vitement déüer Ia bride de fon cheval pour le fuivre ; fon maïtre cependants'éloignoit toujours. Oh! morbleu le Toüaqui marche,dit il en grondant, & je ne fuis pas derrière lui. En prononcant ces mots , il tacjioit de monter a cheval ; mais le courfier quinteux, fecouant la tête de chagrin de ce qu'on 1'arrachoit a des feuilles qu'il mangeoit, fetournoit toujours de manière que remprefle Timane ne pouvoit parvenir a mettre le cul fur la felle. Pefte foit de la chienne de béte, difoit-il, cela n'a pas 1'efprit de favoir, comme moi, qu'il faut fuivre la jument de man maïtre. Pourquoi les e'cuyers nont-ils pas laifle le fecret d'apprendreaux chevaux tout le manége ne'ceflaire a Tamou-r. Morbleu, je ne vois plus Amandor.  220 La Voiture Ah ! m'y voila a moitié. En difantces mots, U étoit effedivement monté a moitié; mais il ne pouvoit entièrement pafler fa jambe par-deflus la felle; le cheval marchoit toujours d'un pas de trot , qui fecouoit fortement le malheureux écuyer, bien mal nommé dans cette occafion. Cependant il avoit peur de tomber. Ahi! ahi ! s ecria-t-il. Oh ! feigneur Amandor.! au fecours , attendez un moment: mais Amandor étoit bien occupé d'un autre aventure. Dans 1 epaifiTeur de la garenne oü fon chemin 1'avoit conduit, Félicie elle-même s'ofFrit a fes yeux, preventie de Pamour le plus tendre pour Amandor , qui venoit de lui déclarer le fien il n'y avoit que deux heures ; e!le avoit, en fe promenant, rencontré Perrette fa femme de chambre l a qui elle avoit raconté toute fon aventure avec Amandor, la fierte cruelle dont elle avoit mor-tifié 1'aveu de fa ;paffion , & la contrainte barbare qu'elle's'étoit toujours impofée a eüe-même, pourcacher a fon vainqueur Ia viftoire qu'il remportoit fur fon cceur. Cette confidente C je veux dire Perrette, a qui le commerce aftuel qu'elle avoit avec fa maitrefTe , & la le&ure fréquente des romans avoient inf. piré des impreffions a pen pres du genre de celles de Timane, mais un peu plus adoucies)»  EmBOURBÉE: 22i avoit calmé 1'agitation de Fe'ücie Ie mieux qu'elle avoit pu. Hélas! lui avoic-elle dit, notre demoifelle, c'eft un cruel mal que d'aimer; mais il ne falloit pas tant défefpérer votre chevalier : efpérez cependant; il ne fera pas affez benêt pour partir comme un muet, fans rien dire, & peut-être alors votre cccur fe laüTerat-il aller. De pareils difcours avoient été longtemps 1'ailégement que Perrette avoit apporté a la défolation de la trifle Félicie. Elles avoient toutes deux traverfé 1'endroit oü elles étoient, & leur chemin infenfiblement les avoit conduites dans le lieu le plus touffude Ia garenne d'Amandor. La douleurde Félicie, a la vue de ceslieux fombres , n'avoit fait que croïtre • la folitude réveille 1'amour & Taugmente. Cet endroit étoit trop convenable a Ia paflion d'une dame de I'efpèce de Félicie, pour en fortir fans 1'honorer de quelque marqué de la fituation de fon efprit. Perrette, fur qui ce lieu faifoit a peu prés Ie mêmeeffet, confeilla a Félicie'de s'yrepofer: on choifit un gros arbre, & épais, au pied duquel Félicie fe placa. Perrette, cette confidente digne de remplacer celle de Clélie même (s'ii eüt étépoflible) , s'aflit auprès de fa maitrefle, a qui les foupirs coupoient I'ufage de la voix; elle lui' fait repofer fa rite fur eüe , & d'un mouchoir , qui psut - être ne fe trouva  •222 La Voiture pas aftorn a la nobleüe de la fituation , efluya les larmes qui couloientdes beauxyeuxde Félicie ; beaux yeux dont quelques années de trop diminuoient a la vérité 1'éclat & la vivacïté, mais a qui 1'avantage de pleurer fi noblement remplacoit bien tous les appas qu'un age envieux& un peu trop avancé s'efforcoit d'effacer. La pofture de Félicie fut mife a profit, comme la moindre de fes démarches: il falloit que tout entrat dans le caraöère de fa paffion. 'Après avoir bien foupiré, & que la confidente eut fuffifamment eflüyé fes beaux yeux , elle crut qu'il étoit temps , pour confommer Ia fituation , de s'abandonner a un fommeil que fon abattement devoit exciter. Je ne vous dirai pas au jufte fi ce fommeil fut naturel; peut-être que les yeux d'une héroïne d'amour font ftylés a concourir a tout ce qui peut compofer un goüt complet de noble tendrefTe. C'étoit dans eet état que repofoit Félicie, qwand Amandor, que fon cheval & fon inquiétude , de concert, conduifoient a 1'aventure, rencontra cette aimable perfonne. Eft ce bien la fouveraine de mon ame qui m'apparoït ici ? s'écria t-ilalors. O ciel! que tu fais , dune manière toute extraordinaire, enchaïner lesplaifïrs  Emboukeée. 223 aux malheurs ! Après ce peu de mots dignes de 1'agréable furprife oü il fe trouvoit, il avanga, après avoir mis pied l terre. Perrette , fur les genoux de laquelle repofoit Félicie, fit un cri quiréveilla fa maitrefle aiïbupie. Amandor étoit déja aux genoux de cette cruelle dame, quand elle ouvrit les yeux. Grands dieux! je vous rencontre, adorable Félicie, quand mon défefpoir m'éloigne des lieux oü vous êtes , dit-il ( car le petit trajet qu'il avoit fait. a cheval fe préfenta dès-lors a fon efprit comme une fuite méditée). Hélas! que vous me puniiïèz bien févèrement de Pinnocent accident qui fait que je trouble votre repos! Ah ! feigneur, répondit Félicie ademi-pamée d'une émotion queluiinfpiroitunefituationfibien&finaturellementamenée, ne cherchez point a le troubler davantage ce repos que je ne dois peut-être qua mille inquiétudes. Que venez-vous chercher ici ? J'ai cru quun filence éternel & que votre éloignement m'épargneroient le trouble oü vous me jetez a préfent: laiffez-moi. Oui, ma princelTe, je vous fuirai, puifque vous me 1'ordonnez, répondit Amandor; mais avant cette funefte fuite, iaiiTez-moi la douceur de vous montrer encore une fois combien mon coeur vous adore, ou plutót, fans vous en fier a une fuite que mon coeur peut rétra&fr a tout moment, percez  524 La Voitüre vous-même de ce fer (car il avoit fon épee) £8 corur dont 1'amour vous déplaït & vous cutrage. Ah! feigneur, tant de tendrefie m'époüvante , repartit Félicie; je ne hais point afiez ce cceur pour Elle s'arréta après ces mots ; une rougeur qui fe répandit fur fon vifage » acheva lefensde ce qu'elle vouloit dire,mieux que fes paroles ne 1'auroient fait. Pendant cette converfation fi tendre, Timane , ce mal-adroit écuyer , galoppoit au travers de la garenne , fans avoir pu réuffir a pafler tout-a-fait fa jambe par-deiïus la croupe de fon cheval. Ce courfïer mal mené ( car Timane tenoit la bride) reniffloit, ruoit en fecouantla tête , & dans fon galop cahotant, offroit aux branches d'arbres les cheveux de 1'écuyer a démêler ; fon chapeau étoit tombé de deffus fa tête; fes cheveux hérhTés ajoutoient encoreune certainehorreur comique ata laideurde fon vifage, dont labouche ouver:e aux cris faifoit un portrait effrayant. Après avoir bien couru deca & dela, enfin le cheval conduifit le malheureux Timane dans 1'endroit oü fe paflbit la fcène amoureufe. Timane apercut fon maitre le premier, a qui il cria d'arrétef fon maudit cheval; inais a la vue de celui d'Amandor, il s'arréta de lui-même, & fit ccfler les hurlemens de 1'écuyer. iPdefcendit donc, & s'apercevant  ËMBOUKEÉEi 22 f s*apercevant que Fe'licie & Perrette étoient avec fon maïtre. Oh ! oh I leur dit - il d'un grand fang-froid : & vous voila toutes deux ; allezvous comme nous vous mettre ert route ? Mon cheval a bien fait des'arrêter ici, cela rri'épargnera la peine de vous aller trouver , demoifelle Perrette, qui maintenantaurez nom Dina* de même que j'ai changé le nom de Pierrot en celui de Timane , & le tout pour vous plaire» C'eft ce que je vous apprends , & ce que vous avez eu la malice de ne vouloir pas deviner ; car mes yeux, depuis trois mois, Vous ont dit de quoi remplir une main de papier. Je m'attendois bien que vous ne ferieZ femblant de rien; & c'eft fort bien a vous ; mais enfin Poccafion rend larron; me voila dans Vos mauvaifes graces: mais parguenne tout coup vaille, je m'en moque , puifque je vous aime, & que vous le favez tout comme moi. S'il ne faut que pleurer, courir la pretentaine avec Monfeïgneur Amandor, vous n'avez qu'a dire, nous partirons tous deux pour fe bout du monde ; & quand nous ne pourrons plus pafTer , nous reviendrons vous voir : dame,viendra Ia rofeaprès 1'épine/ Mademoifelle Perretta , furnomrrée Dina , alloit re'pondre au tendre aveu de Timane, quand Amandor regardant eet écuyer d'un air de mépris: Apprenez Timane,U!idit-il3- P  226 La Voituïs que vous choifififez mal votre terïips & le fie« pour déclarer votre paffion aDina, cette prudente confidente en conviendra; fongezavous corriger. Je vous demande excufe, repartit Timane : Venez'ea ,continua-t - i! en tirar>t affèz durement Dina par Ia manche; allons nous mettre auprès des chevaux , pour me prononcer ma fentence. Marguienne je trépigne de joie d'être banni de votre préfence , agréable Dina, tant je vous aime. O que je vais pouiler de foupirs en votre honneur & gloire ! que je vais faire trotter mon pefts de cheval! Allons vïte, répondez, pour me couper le chifHet. Dame, repartit Dina , je vous trouve bien effronté , Timane, puifqu'ainli eft, d'ofer , a ma barbe , a mon nez, me dire que vous m'aimez ? Bon, s'écria 1'écuyer, voila qui va bon train , je verrai le bout du monde. Sachez , Timane , continua Dina , que vous m'offenfez. Je le fais exprès , repartit 1'écuyer," dame je ferois faché de vous faire plaifir ; continuez. C'eft donc pour vous dire , répliqua Dina, que vous alliez ailleurs porter votre face, que je ne Ia veux plus voir. öh ! palfanguienne, répondit 1'écuyer, il faudra que vous ayezde bonnes lunettes d'approche , fi vous la voyez d'oü elle fera; mais quelque jour... . Sortez de ma préfence, & ne me répliquez pas , ajoutala confidente. Cela n'en eft  EiajsöüfiBÉÉ. £i4 'fa's , dit Timane', je dois toujours patlér, Sé vous vous taire, Sc vous en aller, & puis après fcela, je fuirai comme fi j'avois le feu, je ne veux pas dire oü. Puifque cela eftcomme cela, répondit Dina, je m'en vais donc rejoihdrè Félicie; j'ai cruquec'étoit atoi de te retirer: mais, Timane, écöute donc , ne va pas faire le fot, & t'en ailèè fans m'en avertir^ car je t'aimé dans le fond, & tout ce que nous faifons la, tu faïs bien que ee n'eft que pour la frime. Je te hais a préfent j & lorfqué tu viendras me dire adieu, tu verras; comme je pamerai d'amour. Adieu ; bori voyage. Quand Dina éut fini ce difcours , elle jféi tourna vers fa maïtrefle , dont le cceür fe diftilloiten tendrefle avec celui d'Amandor.Rieri eft-ilplus doux que des'entendre dire qu'on nous aime ^quand ce platfiï fuccède a la crainté d'étre haï ? Jamais amant ne le reflentit plus vivefnent qu'Amandor ; il étoit tranfporté d'une joiequü tout fon cceur è peine pouvoit contenir. Félicie y d'une langueur modefte , modéroit dé iemps en temps Ia vivacité de fes mouverriens. Cet amant quclquefois lui faifïfföit fes belles* mains j dont il ne détachoit fa bouche amou-reufe que quand une exaéte pudeur avertiflbif Félicie de la retirer. Ces teruires careffes;-éca#- Pij  228 La Voiture tèrent apparemment un peu le refpeét, & notre amant ofa porter la main au vénérable corfet de Félicie, & le baifer d'une ardeurin- difcrète. - Quel attentat! ö ciel! malheureux Amandor! Hélas! cette adtion doit êtrela fource d'une infinité de malheurs. A cette audace, Félicie rougit de honte & de courroux, fes yeux fe couvrirent d'un nuage qui préfage le tonnerre dont elle va accabler fon malheureux, mais coupable amant. Les rofes un peu fouettées de fon teint , 1'incarnat de fa bouche , dont la beauté n'eft altérée que par un peu de grandeur , fe fanent, & font place a 1'air pale qu'amène la colère, quand une extréme rougeur a eu Ion tour. Elle fe léve , & jetant fur fort Amandor des regards capables de portê* Ia terreur jufques dans le cceur de Mars méme: Impudent, lui dit-elle , éloignez-vous pour jamais de moi, puifque ma bonté a enhardi votre ame jufqu'a me faire une infulte Cette facile bonté fe change déformais en haine éternelle contre vous; & pour te prouver, téméraire, combien l'afiion que tu viens de faire irrite mon cceur , c'eft que , fans m'en fier , comme tu m'as dit, a un éloignement de ta part, que tonimpudence & ton peu de refpeftinterrom-  EmBOURBÉE. 22 (J prolent bientöt, je fuirai moi-même des Iieux oü tu feras. Adieu, tu n'as que faire de me répondre. Que devint 1'audacieux Amandor, après ces paroles ? Jamais Ia femme du pot au lalt ne fut plus e'tonne'e du maudit accident qui renverfoit les projets de fa fortune ; jamais plaideur ne fut plus furpris de trouver fa bourfe vide, après dix ans de procés, dont Ie dernier jour eft égal au premier; jamais enfin fondeurde cloches nerefta plus fot de voir couler & répandre fa fonte. II neut pas la force de répliquer d'abord , Félicie marchoit déja pour s'en aller ; mais quand il vit qu'il alloit Ia perdre, cette penfée lui rendit un peu fa préfence d'efprit; il courut, tremblant, arrêter la fuyarde par fa robe ; mais Félicie , fe retournant encore avec plus de courroux qu'elle n'en avoit jamais montré : N'augmente point ton crime, lui dit-elle, par une importunitéque j'abhorre; & fi ton cceur, apcès ce que tu viens de faire, eft capable de m'aimer encore, épargne-moi, par amour, la honte & lechagrin de te voir. Après ces mots, elle lui tourna rigoureufèment le dos. Amandor s'étoitjeté a genoux ; il y demeura comme immobile ; fes yeux feuls jouoient de la prunelle, mais d'une manière qui prouvoit qu'ils n'avoient de mouvement que P iij  230 t A VOITÖKB pour fe donner a 1'étonnement affreux de voï< Félicie fuyante, avec des réfolutions auffi fu-r neftes que celles qu'elle prenoit. Timane, quj efteótiveinent étoit refté auprès de? chevaux * pour obferver dès ce moment le congé que lui avoit donnéDina, entendit cependant toutle démêlé d'Amandor &c de Félicie; il avoit mêrne apercu 1'aótion de ce chevalier; & dès-lors il avoit candamné fon audace, fe reflouvenant fort bien que les livres ne marquoient pas que jamais amant eut ofé toucher au cprfet de fa maitreffe, La feconde reprife de courroux de Félicie 1'afRigea beaucoup; il eut de la compaffion pour fon malheureux maïtre , paree qu'a vue de pays, il voyoit naïtre de cela mille tourmens qui ne fmiroient peut-être pas fi-töt; mais qua*nd il s'apercut que Dina s'évadoit de fon cöté avec Félicie, & qu'il ne trouveroit fans doute plu? roccafion de revenïr lui parler , comme il étoit néceflaire » pour que leur tendrefle fut dan? 1'ordre, il courut k elle, & 1'arrêta, Eh! eh! Dina, parlez donc; avant que vous vous en alliez, dit-il, fachez donc, cruelle opiuiatre, que je me tuerai peut-être de chagrin de vous 9voir déplu par la fignification de mon amour, Ce n'eft pas le tout que de mourir ; apprenes ^ue je feraj aütant de bruit par monts & pa?-  E M B O V R B É E. 231 •vairx, qu'en feroit un millier dechats qui font a leur fabbat; je retrancherai la moitié de ma pitance a chaque repas, pour devenir maigre & pale comme un étique , tant qu'a la fin trépas s'en fuive , & vous ferez contente, & moi auftï. Ah! que me dites-vous , petit fripon d'écuyer, répondit Dina; vraiment vous mettez mon cceur dans un grand tracas; je ne fais que dire nique faire: mais ne voyez-vous pas bien que je rougis, & que ma chienne de langue va plus vïte que je ne voudrois. Vous pouvez vous en aller quand il vous plaira 5 mais fi vous m'en croyez, notre amant, rien ne vous prefle. Adieu , Timane; je ne puis plus foutenir le regard de vos amoureufesprunelles: j'en ai trop dit; mais on ne peut pas öter de cela comme d'un morceau de gateau. Ah! ma reine ,s'écria alors Timane , je ne me fens pas de plaifir : morbleu ! que cela eft bien ! quel charme d'être aimé d'une fille qui parle fans qu'elle fache ce qu'elle dit! Mais, Dina, voila mon maïtre, que votre maïtrefle ne veut plus voir. Félicie s'en va peutêtre fortirde ces lieux en charrette, ou fur une mule; Amandor, de fort cöté, va fe défefpérec parmi les loups dans les forêts, en attendant que le coup de couteau qu'il a baillé au cceur de Félicie foit refermé. Eh! dame, queferai-je avec lui, fi nous n'avions pas aulfi querelle en- Piv  232 La Voiturs femble. Approchez, Dina, que je vous tatö itou votre genti! corfet, & puis après cela, plus fiére qu'un capitaine aux gardes, vous vous carrerez , pour me regarder du haut en bas; vous me direz que je fuis un coquin, un infolen t, un dévargondé; après, vous me tournerez itou le dos , comme Félicie : je ferai étonné, les efprits me reviendront ; jecourrai après vous; je mejetteraia terre ; vous vous retourneren pour me traiter encore comme une voirie, & puisj'aurai ma part auffi bien qu'Amandor;& pendant qu'il gémira de fon cöté, je crierai comme un chat qu'on écorche , de l'autre;& voila le plaifir de 1'amour, quand on veut fe difiinguer. A peine Timane eut - il prononcé ce grotefque difcours, qu'il approcha de Dina, & fit ce qu'il venoit de projeter, fans qu'elle èüt Ie temps de s'en défendre ; Dina, en fe reculant lui donna un coup de poing dans 1'eftomac, qui fit reculer 1'audacieux de quatre pas. Ah! ah! notre écuyer de chat, comme vous y allez! marguenne, je ne fai a quoi y tient que je ne vous arrache les yeux ; en galères, malheureux, & retire - toi, car je t'e% tranglerai avec majarretière. Paria fanguienne quand tuje ferois, je ne ferois pas plus aife je le fuis, dit Tiraane. Dina, Ji-deüus,  Embourbée. 233 yen alla; Timane fe mit dans la pofture d'un homme étonné, & puis qnita fes fabots ( car c'étoit fa chaufiure) pour courir après elle; il 1'attrapapar fon cotillon, qu'il tira comme s'il avoit voulu le c^chirer, & puis fe jetant i genoux: Hélas ! Dina, ne foyez point tant furieufe , confiderez lamifère oü je fuis. Houfle, infolent, repartit Dina en fe rztournant, vous netes qu'un ane d'e'cuyer? & après ce peu de mots exprefiïfs, elle continua fon chemin. Mais je m'apercois, dis-je a Ia compagnie, qu'il y a bien aflez long - temps que je parlc; rinftoire eft maintenant affez en train; vous avez ri dans quelques endroits, peut-être vous a-t-elle fait un peu de plaifir: a vous le déz a préfent, Madame. Oh, mon Dieu!. re'pondit-elle; mais vraiment 1'entreprife me paroït plus fe'rieufe que je ne penfois, & je vous avoue qu'il faut que vous optiez , ou du comique, ou du grand; car franchement je n'ai point aflez de capacité pour foutenir la critique que vous venez de faire des amours apparemment romanefques. Cette critique eft mêlée fucceflivement de fe'rieux & de burlefque, n'efpe'rez point les deux avec moi. Nous prendrons ce que vous nous donnerez, lui ditlebel-efprit, & je fuis perfuade' que vous  234 La V o i t u 'b. » inventerez avec aflez de fentiment, pour nou* faire pleurer aufli agréablement que Monfieur. nous a fait rire. Allons, Madame, du beau, du merveilleux, & fur-tout de ces fituations tragiques, étonnantes & tendres. Vous ne dites point cela d'un air, dit- elle, a me faire efpérër que vous les fentirez; mais n'importe , puifque c'eft mon tour, commencons: votre hiftoire en eft a la fuite de Dina, qui rejoint apparemment fa maitreffe irritée; Amandor 8c Timane font reftés tous deux dans la garenne. Félicie, juftementirritée contre Amandor, éxecuta ce dont elle 1'avoit menacé; a peine eut-elle quitté ce téméraire amant, qu'elle fongea a s'éloigner d'un lieu oü, fans doute, elle feroit toujours expofée aux importuns empreflemens d'un homme qu'elle ne pouvoit abfolument haïr, mais que fa pudeur & les lois de refped qu'il avoit violées devoient lui rendre haïïfakle. Elle arriva chez elle i la, fes foupirs retardent d'abord les foins qu'elle va prendre pour s'éloigner. O Ciel ! s'écria-t-elle centfois,a quelle forte de chagrin fuis - je donc refervée ? j'aimois Paudacieux Amandor; Ie perfide, a force de refpeéts artificïeux, a fu toucher mon ame , & j'ai la honte d'avoir ."narqué que j'aime, a qui a bien pu s'en.  E M E O TT R B É R.' IJ 5 rencVe indigne. Quoi ! ma tendreflê & fon refp&cl: n'ont pu me garantir de l'infulte la plus grande que jamais malheureufe amante ait foufferte ? Ah Ciel! après cette a&ion , étouffe du moins dans mon cceur ce qui me refte encore de flamme. Ce font-la, pour quelques momens , les triftes re'flexions qui 1'occupent : en vain Dina s'efWe de calmer fa douleur; Amandor eft un criminel que rien ne peut juftifier; il faut Ie fuir: partons, dit-elle, éloigncns-npus; je le dois; ma colère 1'exige. allons 1'enrretenir par le fecours de 1'abfence: c'eft la haïne a préfent qui doit être a la place des tendres fentimens que j'eus pour 1'ingrat. Mais ce n'eft pas aflez que de m'éloigner; je renonce aux habits d'un fexe qui pourroit encore allumerde téméraires flammes ;je veux priver ma funefte beauté du droit de plaire aux hommes. Non , ne t'expofe plus, malheureufe Félicie, a donner des impreflions qui ne tournent qua ta confufion ; crains d'exc.iter un amour dont tes amans te puniflent fi cruellement, C'en eft fait,Dina, qu'on m'apporte des habits d'homme, il en eft ici plufieursj prends - en un pour toi; il me tarde de quitter les miens,dont lavue excite encore mes douJeurs.Or, Meflieurs , je fuppofe ici que Félicie m des hahits tout prêts. j & comme Monfieu?  236 La Voiture a dit qu'elle étoit veuve, on peut préfumef qu'elle avoit encore toute la défroque du défunt, fans compter des habits a 1'antique , dont, de père en fils, pouvoit avoir herité fon mari. Au refte , dans le goüt du roman que je traite, les aftions doivent fe faire avec cette commodité charmante qui fe préfentoit aux héros deroman, dans tout ce dont ils avoient befoin. Revenons. Dina obéit; elle apporta nombre d'habits , dont Félicie choifit celui qu'elle crut lui convenir le mieux. Dina s'habilla comme elle; deux chevaux après furent tirés des écuries : elles partirent toutes deux dans ce déguifement. Félicie, d'un air penfif, enfoncée dans la rêverie la plus mélancolique, fuivit le premier chemin qui s'offrit. Je laifle la fituation d'Amandor a traiter a un autre; ce que je puis dire , c'eft qu'il fe douta bien que Félicie fuiroit, & qu'il la perdoit pour jamais , ou du moins pour long-temps: J'ai dit qu'un autre après moi nous apprendra ce qu'il devint. Félicie traverfa d'abord, pendant trois ou quatre heures demarche,un pays"aflez défert; quelques bergers , jouant fur leurs chalumeaux des airs fauvages, furent lesfeuls qui interrompirent fes inquiétudes.  Emboukeée. 237 Félicie, dans les raifons de fon déguifement & dans ce déguifement même, reflembloit trop a nombre d'amantes dont elle avoit lu les hiftoires", pour ne pas reflentir tout le plaifir d'une fituation qui avoit 1'air d'une fi grande aventure : d'une feule vue, elle fe repréfenta tout ce qu'elle avoit lu dë pareil; la force & le courage paflerent dans fon cceur; & jaloufe d'ajouter un exemple de ce que peut quelquefois une femme , a tous ceux que "fes femblables nous ont laifles , elle attendit, pour ainlï dire, avec quefque forte d'impatience, I'occafion de fignaler un cceur que 'les hommes ordinairemént ne cróyent propré qu'a 1'amour. Ces penfées 1'occupoient aflez agréableftïent, pour balancer, par un motif degloire, le chagrin que la hardieffe de fón amant lui infpiroit, quand , fatiguée du voyage & d'inquiétude , il luiprend envie de defcendre de cheval, pour fe repofer un moment. Déja Ie foleil couché alloit faire place a 1'obfcurité de la nuit; elle fe trouvoit alors dans une efpèce de vallen bordé de deux rochers : en avancant au pied d'un de ces rochers, 1'entrée d'une caverne fe préfenta a fes yeux; cette entrée vafte faifoit préfumer que la caverne étoit fpacieufe : en examïnant de plus pres, elle  ^3 8 La Voiture apergut des pas d'homme, k la faveur d'uii refte de jour* Il eft-aifé des'imaginef que , dans fa fituatiori d'efprit, courageufe , affamée d'aventures , Félicie ne pouvoit rien rencontrer qui lui parut plus charmant ; auffi le hafard qui 1'avoit conduite k cette caverne, femblott - il préfager quelque chofe de rare & de fingulien Elle examina long - temps les avenues de cette caverne; la manière dcnt 1'entrée étoit formée ne lui parut point un fimple effet de la nature, & elle conclut qu'abfolumettt des bêtes féroces n'étpient point les hötes de ce fombre réduit. Ce jugement qu'elle porta ne fervit qu'a Pexciter davantage k fa voir par elle-même ce que ce pouvoit être; elle ordonna k Dina qui aVoit changé de nom, pour prendre celui de Mér'in elle ordonna , dis-je, a Mérin , d'attacher leurs chevaux a quelque arbre , & de fe tenir a. 1'entrée de la caverne, pendant qu'elle pénétreroit dedans. pour mettre a fin une aventure qui lui fembloit digne d'être le coup d'eflai de fon courage. Vous ne manquerez pas de penfer, continua la dame en fouriant, que cette intrépidité ne pouvoit étre que 1'effet èe fes folies impreffioris : je ne chercherai poin&  ÈMÈOURBÉB, 239 & juftifier fon aótion ; mais fouvenez - vous que des impreflions qui n'infpirent que des vertus., ne dcvroient paffer pour folies dans 1'opinion de perfonne , & que les fiècles paffes ne les eftimoient vertus , que paree que la noblelfe, la grandeur d'ame , & le courage étoient parmi les hommes aufll ordinaires que le font a préfent 1'intéret, i'avarice , & Ia volupté , qui ont infinué dans les fentimens des hommes un caractère petit & borné, qui ne ridiculife les antiques vertus, que paree qu'elles ne font pas ajuftées a leur petiteffe. Je fuis femme , & vous me pardonnerez d'avoir pris le parti de Félicie dans une action qui ne me paroït blamable, que paree qu'elle n'eiï plus d'ufage. Félicie fe détermine donc a pénétrer dans la caverne; Mérin en occupe 1'entrée le fabre a la main, & avec une fermeté digne du genre de vie qu'il embrafibit. Félicie marche, ayant auffi le fabre a Ia main; unearïreufe obfeurité 1'empêche affez long - temps d'examiner que! eft 1'endroit oü il avance; des cris pergans qu'il entend après ( car je le traite en homme dans 1'idée du nom Ariobarfanz, qu'il m'eft échappé de vous dire qu'il doit porter a prefent ) ; des crispercans, dis-je, qu'il entend , rallentifTent unpeu fon ardeur; il frémit, & fon intrépidité cède pour quelques momens a toute l'horreut  z^o La Vo i t u r è d'une parellle aventure ; il fent chanceler fort courage, & s'animant alors par la noble fatiffaétion de n'avoir rien a fereprocher, il marche en frappant de fon fabre a droite & a gauche. A mefure qu'il avance, les cris qu'il entend augmentent; mais ce font des cris affreux , a qui les voütes ou la profondeur de la caverne prêtent un fon qui les rend encore plus épouvantables & plus funeftes. Un bruit de chaïnes frappe auffi fes oreilles ; 1'obfcurité dans Iaquelle il marche dure toujours, &riennefe préfente a lui. Cependant, après avoir marché long-temps, une porte qu'il crut d'airain arrête fes pas & fon fabre; le bruit qu'il fait en le frappant, eft fuivi d'une voix horrible qui s'écrie: Malheureux , qui que tu fois, que viens-tu chercher dans ces lieux? j'y viens, répondit Ariobarfane, éprouver mon courage, & contre toi, fi tu mérites par tes forfaits ma noble fureur, & contre tous tes infames compagnons qui caufent apparemment les malheurs & tous les gémiffemens de ceux dont les cris pitoyables fe font entendre. A ces mots qu'Ariobarfane prononce, fon courage devient plus ferme que jamais ; 1'horreur de 1'aventure eft pour fon cceur une raifon de plus d'intrepidité; fa réponfe même a fin- connu  Emboi/r b é e, 24.1 connu qui lui parle , porte avec elleuncaractèi-e de merveilleux qui réfléchit fur fon ame: ouvre cette porte que Ja cruauté tientfermée, ajouta-t-il, ouvre , oucrains mes effbrts. Va , malheureux , re'pond 1'inconnu , tremble & prqfite de Ia terreur que celieu, cette mêmeporte, & les criy que tu as entendus , doivent t'iafpirer; recukt pourfuir adesmaux affreux qui t'attendent, fit tu fobfiïnes. a demeurer. Je crains peu les maux dont tu me menaces, repartit Ariobarfane; jen veux bien courir les rifques : mais que mon intre'pidité & le me'pris que je fais de ce que tu viens de dire, foient pour toi un fujet de crainte auflï grand que le doit être pour moi laventure que je vais tenter. Après ce peu de mots, Ariobarfane, fans attendre la réponfe du fier inconnu , donne a la porte un coup du pommeau de fon fabre avec une . force & une. vigueur qui montrent qu'il n'a plus rien de la foibleftè de fonfexe; Bradamante , dans fes plus terribles faits d'armes , ne fit peut-être aucune aclion qui put aller de pair avec ce coup d'efTai de notre nouvel Ariobarfane. Au coup furieux dont il frappe la porte, elle s'ouvre avec un bruit e'pouvanrable ; mille hurlemens affi-eux accompagnent.ee bruit, un cliquetis darmes eft mclé garmi eux. Ariobarfaoe s'anime-paf. q  242 La Voiture la nouveauté de 1'aventure: il entre ; mais 1'obfcurité trompe fa valeur, & lui dérobe un péril dans lequel il va fuccomber. A peine a-t-il avancé unpas, que fes pieds rencontrant des degrés a defcendre, il chancelle, il tombe » & après avoir roulé trés- long-temps fans quitter fon fabre, fa chüte le porte enfin dans un lieu fombre; unepetite lampe au haut du plancher eft 1'unique clarté que recoit ce lieu qui lui paroït comme une cave; il ne peut diftinguer les objets, une odeur krfectée, comme de cadavres, le faifit; il marche pour trouver une ilfue par oü il puifle fortir de ce funefte lieu. A peine a-t-il avancé deux pas, que deux cadavres 1'arrétent. Quelle horreur, grands dieux! & peut - on dire après que Pimpreffion des romans eft folie, puifqu'elle rend une femme capable de foutenir avec courage une aventure dont le fimple récit doit vous épouvanter ? Ariobarfane, avec une afturance intrépide, écarté de fes pieds les cadavres qui 1'êmpêchent de traverfer. II entrevoit une porte extrémement bafle; il n'héfite point a y pafter , rien ne 1'arrête : une galerie' aflez longue, plus éclairée que la cave , fe préfente a fes yeux; il n'y rencontre perfonne; de la, il paffe dans une autre galerie,  Emèqurbé Ei a^l d'une longueur h perte de vue, édairée d'une ïnfinité de luftres. Mais , ö ciel! quel nouveau fpectacle frappe alors fes yeux ! II voit un riombre prodigieux de femmes extrêmement belles: les unes fe promènent avec une lan* gueur & une paleur mortellefur le vifage; les autres, affifes dans des fauteuils, lèvent au ciel des yeux baignés de larmes, & femblent Timplcrer, pour les tirer de 1'état oit elles font, il en vöit qui, couchées fur des Hts, paroiflent aflbupies d'un fommeil que des ehagrifls mortels ont provoquéé Celles qui fe promènent, font un cri de' furprife en voyant entrer Ariobarfane, fon fabre hu. L'air martial & même affreux que fes actions ont imprimé fur fon vifage, épouvante d'abord cette trifte troupe. Ariobarfane femarque leur crainte ; il bahTe alors fon fabre, & s'avancant avec douceur, il leur témoigne qu'il n'eft point dans ces lieux pour leur huire. Ces femmes fe faffurent; un étonnement de joie méme fuccède k la craintive furprife que d'abord il leur avoit infpirée. Ne craignez riendemoi, leur dit-il, ces armes que je porte ne doivent fervir qu'a vous tirer des malheurs oü vous me paroiffez plongées. A ces Jnots, il ajoute tout gs qui peut éloigner laf  244 La Voituke crainte de leur cceur ; & joint a fon difcaürs Je récit de la manière dont il eft arrivé dans ces lieux. Ah! Seigneur, s'éerie une de ces femmes. a qui il parle , hélas ! vous êtes perdu , vous ne reverrez plus Ja lumière du foleil; Sc quelle que föit votre valeur , vous aurez ici le fort que nous avons toutes. Ne craignez rien -pour moi , répondit Ariobarfane, Ie ciel veut fans doute que je vous affranchifte de 1'état oü vous êtes , & que je juge malheureux par ce -quö :vqus;venez de me xiire: mais hatezvous de m'expliquer ce que fignifie tout ce que j.e vois; dites-moi dans quels lieux je fuis, Sc la raifon enfin de tout ce que j'ai rencontré. HlSTOIRE DU MAGICIEN. S a ch ez donc, feigneur, lui répondit cette dame , que c'eft ici la retraite d'un fameux magicien Sc de fa fceur; il y a prés de deux cents ans quils font tous deux retirés dans ces lieux affreux que leur art a rendus comme inaccefiibles : tous ceux qui font ici vivans, y font du même temps que lui; & malgré la jeuneftè que vous voyez pe.inte fur les vifages de cesdanje.s infortunées, qui languiffent dans  EmboTJRBÈE. jbg* cette falie, & fur Ie mien même, nous y fommes toutes entre'es au même moment que nos deux magiciens. Mais, pour apprendre 1'origine de nos malheurs , fachez qu'il y a prés de deux cents aris que re'gnoit un fophi de Perfe; il étoit dans Ie printemps de fon age; il avoit «ne extrémepaffion pour les femmes: mille émiffaires, difperfés en difFerens lieux, lui en envoyoient tous les jours j jamais férail ne fut plus rempli de beautés que 1'étoit Ie fien. Hélas ! ce malheureux prince avoit bien de quoi contenter fon humeur amoureufe, fi ce qui eft en notre pouvoir, quelque beau, quelque prccieux qu'il fok, ne perdoit de fon prix dès' que nous le poftédons. II chaftbit un jour, & s'étoit écarté tout feul de Ia bande des chaffeurs i en traverfant un petit chemin, il apercut une petite maifon, auprès de laquelle étoit une jeune fille d'environ quinze ans, dont Ia beauté frappa fes yeux (jamais objet auffi ne fut plus digne de fon admiration); elle avoit de ces charmes naïfs, & cependant majeftueux tout enfemble; la douceur & la fierté ajoutoient aux traits de fon vifage tout ce que ces deux difFérens airs peuvent avoir de plus noble & de plus enchanteur. A cette vue, le Prince furptis s'arréte ; il s'enflamme ; il fou- Q "i  34<5 La Voiturë pire ; la jeune fille, qui remarque fon éton* nement, rentre dans la maïfon, & fe dérobe promptement aux regards amoureux du prince, Ce jour - la , fon habit de chafle éto>t magnifique, & 1'aflurance qu'infpire ordinairement Je rang qu'il tenolt, lui fait prendre la réfolutioh, d'entrer dans cette maifon, pour favoir a qui elle appartient, & quels font les parens de la belle perfonne qui vient de frapper fes yeux. Son delTein n'étoit pas de le déclarer, il defcend de cheval, il entre; une vieille femme paroit, & lui demande ce qu'il défire. Je fuis, répondit-il, un chaflèur égaré de la troupe de mes camarades, 1'ugitation & la fatigue m'ont donné unefoif infupportable, & je viens vous prier de vouloir bien me faire donner de 1'eau pour me défaltèrer, Vous allez être fatisfait, repartit cette vieille femme, & je m'en .vais vous en apporter moi - même. Après ces mots, elle quitte le prince pour un moment, & revint avec un gobelet & une cruche pleine d'eau de fource. Quoique le, prince n'eüt aucune envie de boire, il ne laifTa pas de le faire avec autant d'avidité que s'il eut été trés - altéré. Pendant que la vieille femme lui verfoit a boire, la jeune fille? qui s'étoit retirée dans la chambre prochaine, sppmcha, par une curiofité naturelle a la jeu-  Emeourbée. 247 Heffe. Sa vue furprit. le prince prefque auffï agréablement que la première fois: il but cependant, & rendant le gobelet d'un air diftrait a la vieille : Vous avez la pour fille une bien aimable perfonne, lui dit-H. Je ne fuis poiut fa mère, lui repartit la vieille, mais feulement fa tante ; fon père & fa mère font morts ; elle n'a qu'un frère , qui depuis deux ans eft abfent. A peine la vieille tante achevoit - elle ce difcours, que les chaffeurs, qui s'étoient re;oints, & qui s'étoient apergus de Ia perte du prince, paffèrént auprès de la maifon dans laquelle il étoit entré: fon cheval, qu'ils apergurent a la porte, leur fit juger qu'il n'étoit pas loin de la. Ils s'arrêtent auprès de Ia maifon;un deux entra, & voyant le prince, il le falue avec un refpect qui fit juger a la vieille & a fa niece, que celui a qui ils venoient de donner a boire étoit le fophi lui - même. La tante alors fe jeta a fes genoux & lui demanda pardon des fautes que 1'ignorance oü elle étoit de fon rang lui avoit fans doutefait commettre. Vous n'en avez point commis,Iui repartitie prince en la relevant, & quand votre accueil auroit été cent fois moins honnête , il me fuffiroit, pour 1'oublier, d'avoir eu le plaifir de voir chez voiis votre aimable Qiv  .248 La Voitüré nièce. Ses charmes ont pénétré mon cceur; elle habite des lieux indignes d'elle, tant de beauté ne doit point. ét re enfeveiie dans une affreufe retraite; quittez. votre maifon, & laiflez - y tout ce que vous polfédez : les biens dont je vous comblerai toutes deux , vous dédommageront bien de ceux que vous quitterez: votre nièce déformais aura mon féra'd pour demeure: vous ne la perdrez cependant pas; je ne veux point vous arracher ni 1'une m 1'autre a votre mutuelle tendrefle; vous vivrez enfemble. Seigneur, répondit la tante., vos faveurs font extrêmes , & nous ne pouvons jamais les mériter, quelque fervice que nous vous rendions. Vous demandez ma nièce Sajlille ; je fuis perfuadée que fa propre inclination la détermineroit aifément a fuivre un prince de votre age, & qui veut lelever dans un 9l haut degré d'honneur; mais elle n'eft point 'a moi; fon frère Mefti doit revenir inceffamment, il me 1'a conflée; il reviendra même avec un de fes amis qu'il lui a deliiné pour époux; ayez la bonté, feigneur, de diffèrer de quelque temps le bonheur que vous lui réfervez ; il n'aura point fujet de fe plaindre de ma fldelité, & 1'honneur dont vous comblez notre familie 1'engagera lui - même a Ia jefufer a fon ami, & a vous Ia préfenter.  Embourbèe. 249 Les Amans font impatiens ; le prince ne goüta pointcesTaifons. Ge n'eft point manquec de fidelité,Bépondit- il a Ia tante, que d'obéir aux volonte's de votre fophi; mon amour ne peut fe contraindre jufques-la : fon frcre n'aura point lieu de fe plaindre, fuivez - moi. La tante voulut repartir; mais le prince lui marqua, par un gefte , qu'il falloit qu'ede obéit furlechampjenmême tempsil alla faluer la beile Baftille, qui Ie recut d'un air qui, quoique mêlé d'une modefte timidité, avoit je ne fais quelle allurance digne de la perfonne la plus accoutüimée a la grandeur. Le prince ordonna qu'on 1'aidat a monter a cheval,- on aida Ia tante a en monter un autre. Le prince ne quitta point les cöte's de Baflille ; il remarqua dans fes réponfes unefprit, finon cultivé, du moins difpofé a recevoir les impreffions les plus fines & les plus polies. Elle ne parut point de'concertée. La petite violence que je fais a votre tante , belle Baftille, vous eft-elle de'fagreable , lui dit le prince , & avez-vous autant de re'pugnance a me fuivre, qu'elle en a eu a vous laider emmener? L'honneur que vous me faites , & vos empreflèmens pour moi, repartit Baftille, font dignes d'un autre pr:x; les raifons de re'pugnance de ma tante Re me doivent point toucher jufqua partagesr  a^o L a Voiture fes fentimens; & eet époux que mon frèrö me deftine, n'a rien d'affez charmant pour effacer dans mon cceur la reconnohfance que je vous dois. Le prince & Baftille s'entretinrent de pareils difcours jufqu'au férail. Je ne vous ferai point un détail inutile de tout ce qui fe pafTa ; qu'il vous fuffife de favoir que Baftille occupa le prince uniquement, qu'elle répondit a fa tendreffe par les fentimens les plus vifs ; que fa fortune n'altéra point la modeftie de fes manières, & que ce degré d'honneur oü Tamour du prince 1'éleva, n'accoutuma fon cceur qu'a plus de nobleffe & de grandeur, fans lui infpirer aucune vanité. Les chofes en étoient a ce point, quand Ie frère de Baftille arriva , comme 1'avoit dit la tante: eet ami, qui devoit êtr-e 1'epoux de Baftille , le fuivoit avec l'emprefFement d'un homme qui croit devenir pofTefleur de la plus belle perfonne du monde. Mais quel fut leur étonnement a tous deux, quand quelques domeftiques qui étoient reftés a la maifon , leur apprirent 1'aventure de Baftille, & la manière dont le fophi 1'avoit fait conduire au férail avec fa tante! L'amant palit a ce difcours, le frère de Baftille partagea fa douJeur autant qu'il put; mais dans le fond de  Emboureée. 2p fon cceur, il fut charmé du haut rang que tenoit fa fceur , & de celui qu'il efperoit déformais tenir lui-même. Je fuis fiché, dit-il a fon ami, qu'une puiffance aufli fupérieure enlève ma fceur a votre amour; vous voyez j'étois dans la réfolution de vous tenir parole; mais que puis-je contre le fophi; que m'abaiffèr devant lui, & le remercier de la faveur qu'il a faite a Baftille ? Confolezvous , mon cher ami , felon toute apparence le fophi me combiera de biens; fi je n'ai pu vous donner ma fceur, je vous ferai part de ma fortune ; j'intéreffèrai ma fceur a demander au prince qu'il vous dédommage de la perte que vous faites, & vous ferez en état de contraöer une alliance infiniment au-deftiisde celle que vous auriez faite avec moi. Je vous fuis obügé de toutes vos offres, repartit eet amant; j'ai perdu Baftille; je 1'aimois , mon cceur impatient s'eft fait une néceffité de 1'aimer toujours; 1'efpérance de la poüeder m'en a Iaifle une impreftion que la mort feule peut détruire; jouiftez des honneurs que vous pouvez légitimement attendre, 8c laiffez - moi expirer de douleur. Le frère de Baftille voulut en vain modérer tant de défefpoir par les rajfons les plus confolantes; fes  2j2 La Voiturb difcours ne faifoient qu'aigrir Ia douleur de fon ami; il ne lui en paria plas. Cependant le prince, qui, de temps en temps, envoypit favoir fi Ie frère de Baftille étoit venu, apprit fon retour le lendemain. Mefti, qui eft le nom de ce frère , eut ordre d'aller avec fon ami parler au fophi. Cet ami défefpéré fit d'abord quelque difficulté de le fuivre. Non , non , difoit - il a Mefti, a!lez-y feul; tout prince qu'il eft , le refpeA & la vénération qu'impofe fon rang aux autres hommes , n'agiffent point fur moi; je le hais ; c'eft un rival que fa puiffance me peint encore plus épouvantable. Que veut-il me dire ce fophi fuperbe ? Je n'attends rien de lui; la mort eft le feu! bien que je puiffe a préfent goüter. Cependant, malgré cet emportement, Mefti lui paria avec tant de fageffe , qu'enfin il le détermina a paroïtre devantle Sophi. Ce prince regut le frère de Baftille avec les dernières marqués de bonté & de douceur; aJ egard de fon ami, il lui dit: Baftille vous étoit deftinée; je 1'ai trouvée digne de mes empreiïemens; fi vous Paimez véritablement, vous devez vous confoler de fa perte, par le haut rang auquel ma faveur 1'a élevée: mais je prétendsv yous faire oublier le chagrin que vous avez  E M B O U R B É E. xeflentifansdoute, en rendant votre fort heureux. Allez trouver Ie glrde demon tréforjil a ordre de vous déüvrer une fomme d'argent confidérable; & dansles fuites efpérez tout de mes bontés. Pour vous, Mefti, dont j'ai le bon, heur de pofteder la fceur , je vous donne, en revanche, une de mes fceurs en mariage. Après ces mots , Mefti fe pröfterna *x genoux du &ophi, pour le remercier de 1'honneur dont I Ie combloit; fon ami l'imita, mais de mauvaife grace & par grimace. Le fophi s'en apergut, mais comme ce prince avöit des fentimens fort humains, & qu'il comprenoit, par Je bonheur quil y avoit de pofleder Baftille , ce qu'un bomme qui venoit de la perdre devoit refTentir de défefpoir, il pardonna a 1'ami de Mefti le peu de reconnoiflance qu'il témoignoit pour le don qu'il lui faifoh. Mefti, avant de quitter 1 P™Ce' le Pria de vouloir bien qu'il embrafsat fa fceur; le fophi y confentit , & lui dit de revemr le Iendemain. II n'ymanqua pas; ilfembraffa;& comme il y avoit long-temps qu'ü ne I avoit vue , il fut furpris lui-même de 1'éclat & de la beauté qui brilloient fur fon vifage. Cependant, quelques jours après, il époufa Ia fceur du fophi, qui, après Baftille , étoit Ia plus belle perfonnede la Perfc, L'ami de Mefti  2j \. La v o i t ü r è' que j'appellerai Créor, alla trouver Ie garde da iréfor, qui lui délivra une fomme d'argent conJ fidérable, & capable de 1'enrichir pour le refté de fes jours. Dès qu'il fe vit eh pofleffion de cet argent, il réfolut de quifter la Perfe, & d'aller, par delongs voyages, effacer Ia funefte impreflion qui lui reftoit dans le cceur. II part , après avoir dit adieu a Mefti, aqui la qualité de beau-frere du fophi ne faifoit point méconnoitre ceux que la naiffance avoit faits fes égaux* Il ne fe fervit de la fortune qui 1'élevoit au-deffusd'eux, que pour s'en faire aimer davantage, en partageant avec eux les biens dont le fophi le combloit a tous momens. Je vous ai dit, feigneur, que Cféor étoit parii; le troifièroe jour de fon voyage , en marchant dans un chemin efcarpé, il apergut fur un roe un vieillard vénérable qui dormoit; a quelques pas du vieillard ,il vit une femme qui tenoit un poignard a la main , & qui s'appro* choit Ie plus doucement qu'elle pouvoit, de peur d'éveiller ce bon - homme qu'elle avoit deffeind'égorger.La réfolution de cette femme la rendoit fi attentive a 1'aciion qu'elle alloit faire & aux mefures qu'il failoit prendre pour J'achever avec fuccès , qu'elle n'apergut point Créor. Cependant elle étoit déjè proche du vieillard, déja même elle étoit prête a lui enfoneet  EmbourbÉE. 2j" ƒ Je poignard dans le cceur, quand Cre'or fit un cri qu'une compaffion naturelle lui arracha, & s'avanca très-vïtea cheval, pour empécher cette femme de commettre ce meurtre. Au cri qu'il fit, & au bruit de fon cheval, Ie bon-homme seveilla, & Ie premier objet qui frappa fes yeux mal éveillés, ce fut cette femme tenant le poignard a Ia main pour le tuer; elle vouluc alors fe percer elle-même, comme pour fe punir, de rage d'avoir manqué fon coup; mais fon défefpoir ne lui fervit de rien; &, malgre'tous fes efforts, elle ne put enfoncer le poignard dans fon fein. Tu veux te faire mourir en vain , lui dit alors le vieillard en fefrottant les yeux avec autant de tranquillité que sil eut été éveillé par l'aventure laplus agréablejton poignard te donneroitune mort trop douce, & qui puniroit mal ta perfidie; vis, malheureufe, mais pour expirer d'une langueur éternelle, & pour ne garder de la vie que ce qu'il en faut pour fentir 1'horreur d'une mort toujours prochaine. Après ces mots, il fe leva, en s'appuyant fur un petit béton; & feretournant ducöté d© Cre'or: Vous a qui je dois la vie, dit-il, approchez, e'tranger, & fachez que Ie plus grand bonheur qui put vous arriver, e'toit celui de me rendre ce fervice; fuivez-moi: vous me paroiffez fatigue'; venez vous repofer chez moi.  h^6 La VoiTütite Cela dlt,ilavanca le premier vers Créor, que 1'inutilité du défefpoir de la femme :& lés pafoles de vieillard avoient rendü comme immobile. ' Tout ce que vous voyez vous furprend fans cocte, continüa le veillard, ce que vous yremarquez de prodigieux vous infpire peut-être de la crainte : maïs raiïurez-vous , vous êtes en Sureté j &, quant a préfent, toute la terre s'armeroit contre vos jours , toute la terre ne pourroïtrien contre vous. Créor, entendant le vieillardparler de cette manière , fe hata de defcendre de cheval , & s'approchant de lui avec le refpeót dii a fon age , & peut-être au pouvoir qu'il foupgonnoit être en lui: Je fuis charmé, répondit-il, de vous avoir garanti de la mort; elle vous a refpefté trop' long^temps, pour qu'elle dut vous faire celFer de vivre par un accident aufli tragique : je vous fuivrai au refte par-tout oü vous voudrez;la vénération que vous m'imprimez neme permét aucune méfiance de vous, &je recevrai avec toute la fenfibilité dont mon cceur eft capable , les faveurs que vous voulez me faire , quoique je n'en exige point d'autre que 1'obligeante reconnoiflance que vous m'avez témoïgnée. Après ce difcours, le vieillard 1'embrafta , & le prenant par la main , il le conduifit auprès  ËMBÖURsii. gj^ auprès de la femme qui e'toit reftée immobilè dans la pofture d'une perfonne qui veut fe tuer; elle n'avoit que le mouvement des yeux libre, mals fes yeux feuls fuffifoient pour exprimer toute la rage qu'elle feflêntoit; fes regards étoient furieux , incertains , allume's ; elle ïg$ Jancoit tantot fur le vieillard, tantót fur Cre'or, d'un air terrible; de temps en temps , elle pouffoitdes foupirs, fon eftomac fe foulevoit; on jugeoit qu'elle fouffroit tout ce que ledéfefpoir^ la fureur, & la certitude d'uri fupplice épouvantable peüvént verfer de mouvemens convuliïfs & funeftes dans une ame. Créor frémit. en s'approchant d'ellé , ij crüt Voir un monfire. Ne craignez rien ,■ lui dit ld Vieillard ; toute terrible que vous la voyez * felle eft moins dangereufe que ce baton que je iiens. Après ces mots, il arracha a cette femme le poignard qu'elle tenoit en fa maini & dont Ia pointe étoit tournée contre fon eftomac. Marche, s'écria-t-il d'un ton plus puiffant qu'il ne deVoitnaturellementl'avoir; marche, obcis a mon commandement. La femme obéit effeftivemeut, après avoir Iancé fur lui uh regard affreux: ort eüt dit j a la voir marcher, que fes pas & fori mouvement fe faifoientpar des reffortsextraordinaires. Créor, quoique dans urie fituation! oii la mort ne pouvoit 1'effrayer, ne laifioJft, R  2 ƒ8 La Voiïure pas que de fentir un certain frémuTement I fs vuede pareilles chofes. Le vieillard continuoif a luifaire mille honnêtetés * & lui apprit quelle étoit cettefemme qui avoit voulu le tuer. Vous mevoyez dansun age très-avaneé, dit-ila Créor;. il y a deux cent foixante ans que je vis; je ne vous dirai point par quel hafard je me fuis appliqué aux fciences occultes , & même a la chi« mie; mais enfin, après plufieurs voyages, nombre d'expériences, d'aventures & de malheurs , je fuis parvenu a une connoiffance prefque parfaite de la plupart des fecrets de la nature. Je connois les fimples ; je rajeunis ceux qu'il me plait; je ferois cent montagnesd'oren auffi peu de temps qu'il en faut pour mefurer leur circonférence ; je rends la fanté a ceux a quil'age & le mauvais tempérament 1'ont abfolument ötée, & je fuis après a chercher Ie fecret de reflufciter. Je ne défefpère pas de pouffer mes connohfances & mon art même au dela du trépas; après cela, je commande aux enfers, toutes les intelligences me font foumifes; j'affervis les mauvaifes, & je les force, par mes invocations, a m'obéir; les bonnes s'empreflent a m'étre utiles; enfin , mon cher inconnu , il eft peu de chofes que je ne faehe, peu de plaifirs que je n'aye goütés , peu d'état que je n'aye éprouvé.J'ai vu prefque toute la terrehabitablej  è mboürbêe; 2.j'è j'ai voyagé toujours en süreté, tantöt fur terre, tantöt fur mer, tantöt en 1'air i tantöt vifible; tantöt invifible, de la fnanière enfin dónt i'e Tal voulu; j'ai le fecret de cbanger de corps, quand le mien eft trop üfé; & comme 1'amene vieilüt point j je mé trouve , quand je veux, tout auflï frais qu'un homme de vingt ans. A la vérité , Ü Faut pour eela que j'aye des corps , car je ne puis m'en forger moi-même ; mais la mort, qui moiflonne urie infinité de jeunes gens, princés, hobles, roturiers j officiers; magiftrats & autres, ne mefournit que trop de quoi, quand il me plaït loger mon ame dans un corps récent; & j'ai cela de bori , qu'en prenant pofleflion dë te corps , de quelque maladie j plaie ou autre incommodité qu'il ait éts attaqué oü ulcéré, fon premier embonpoint & fa fanté lui revienhent fur le moment. Au refte; voici comme je pratique la chofe. Quand je m'enhuie dans lë fcorps que j'ai^ mon art me pofte a la cour, a 1'armée , a la ville, oü je veux; dans ces lieux, je vois quels font les malades. Si je trouve, p>ar exemple , a la cour le fils d'un feigneur malade , mon aft m'appfend infailliblement s'il doit mourir ou non de fa maladie ; car j'ai la délicateftè de ne vouloif point ötet Ia vie a ceux qui la doivent encore garder, & qui peuvent 4 iéchapper. Si, par men art, je découvre que R i)  aób La Voiture ce jeune feigneur doive mourir, je me rends irfvifible, & lui foufflant, quand il ouvre la bouche, d'unepetitepouflière dans la gorge, une demi - heure après il meurt; aufli-töt qu'il a rendul'ame , je quitte mon corps , que la force de mon art fait difparostre , ou, pour mieux dire , anéantit, & j'entre dans le corps du jeune hom-me mort. Cependant on croit le jeune homme défunt quelques momens ; je donne après adroitement quelques fignes de vie par un peu de refpiration ( car je ne veux pas étonner par le prodige ) ; infenfiblement je reviens, je parle , je conferve la paleur d'un malade ; mais c'eft une paleur, pour ainfi dire , fantaftique :les parens fe réjouiflent, on me dit réchappé, je me ménage de manière que ma guérifon ne paroït point extraordinaire ; & qu'enfin, revenu fur mes jambes, je paffe pour le fïls du feigneur. Je vis quelque temps de cette manière, fi la fituation me plait; car j'ai oublié de vous dire qu'en prenantle corps du jeune homme, je fais tout d'un coup ce qu'il favoit; j'ai les mêmes connoiffances, les mêmes maitreiïès; & quand la fantaifie de vivre de cette manière m'eft paffee, je pars par la voie la plus courte, & je me dcrobe tout a coup a 1'amour d'un père & de parens «juela reffèmblance abufe pour jamais, je deviens femme fi je veux; en un mot, j'ai le choix  Embourbée. 261 libre fur les corps. Voicidonc apeu prés un détail raccourci de mes connoiffances & demésfecrets. Vous faurez a préfent qu'ily a vingt cinq ans que , traverfant une rue dans une ville , j'apercus une miférable fille quele bourreau conduifoit aufupplice, pour avoir, difoit-on, em*poifonné fon père & fa mère , qui 1'empéchoient d'époufer un jeune homme qu'elle aimoit. Cette fille me parut, de loin , belle a ravir: je rn'approchai, & je vis qu'elle n'avoit tout au plus que dix huit ans ; une tendre compaffion me faifit pour elle. J'avois dans ce temps la figure d'un riche marchand, que fa richelfe&fabonne mine avoient fait 1'amant d'une des plus aimables femmes de la ville. Cet homme étoit mort; j'aimois cette femme; j'avois inutilement tenté de m'en faire aimer fous la figure d'un jeune homme parfaitement bien fait. Quand ce marchand tomba malade, je pris fon corps , & je jouiffbis de fit bonne fortune. Je marchois dans cette fituation dans les rues, quand cette fille frappa mes yeux; fajeuneffe& fa beauté m'attendrirent, comme je vous 1'aï dit; je difparus aufli-töt, & m'élevant en l'air, je Parrachai d'entre les mains de 1'exécuteur, qui , fe la fentant arracher fans voir perfonne, e'enfuit de frayeur. Dès que je 1'eus en mon R iij  s,ê2 La Voiturs pouvoir, je la rendis invifible a fon tour, & fa,r% xivai en un inftant dans les lieux oü je fais ma retraite. Qr cette fille eft juftement celle qu\ m'a voulu poignarder, & de Ia perfidie de laquelle vous m'avez fauvé. Vous pouvez vous imaginer qu'elle fut extrêmement étonnée de fe voir feule avec moi dans Ie fond d'une caverne oü je fais ma demeure , & oü , par mon art, j'ai fu creufer des appartemens fouterreins, oü Ie jour n'entra jamais, & que des lampes ardentes éclairent perpétuellernent. Que vous dirai-je enfin? j'en devins éperdument amoureux: je la mis au fait en quatre mots de ce que j'étois, &c du pouvoir que j'avois; je lui marquai 1'empreffement le plus tendre, toujours, fous Ia figure du marchand mort; je PafTurai que je 1'aimerois toute ma vie , que fon bonheur avec moipafferoit celui des plus grandes princefTes , & que le moindre de fes fouhaits feroit toujours fatisfait. En lui dédarant tous mes fecrets, je lui cachai mon &ge, & le pouvoir que j'avois de changer de corps ; je craignis que cette idéé ne la rebutat. Elle s'accoutuma avec moi; nous jouimes, pendant quelques années, du plaifir de 1'union la plus douce ; jamais je n'avois été fi content: mais Qomme il eft un certain jour dans la femaine oü je fuiscotntraint ge. repreodre fur rflo» vifage toutes les rides &c  Embourbee. ió*j toutesla laideur de mon age, j'avois toujours exigé d'elle qu'elle me lailsat ces jours-la en liberté de devenir ce que je voulois. Cet article intérefla fa curiofité; elle feignit de m'accorder de bon cceur ce que je lui demandois; mais cn fecret elle réfolut de s'éclaircir du fujet que j'avois de m'abfenter ces certains jours. Un de ces certains jours marqués que je m'étois levé de bonne heure , elle feignit de dormir d'un profond fommeil: je la crus tres alToupie ; je me hatai de m'habiiler. Les momens preffoient, mes rides s'emparèrent de mon vifage, même en m'habillant; je devins courbéfous le faix des an>née?. Elle m'obfervoit, & s'apercevant de ma métamorphofe, elle fitun cri, en difant: Ah 1 dieux,que vois-je?que fignifiece changement? A ces mots, je palis, je me mis en colère; mes premiers mouvemens pensèrent lui être funeftes. Elies'étoit évanouie; 1'état oü je la vis, calma mon courroux; je Ia vis revenir, & medéterminant a faire de néceflité vertu, je lui déclarai mon fecret, & la fatalité de ces jours marqués oü j'étois obligé de devenir tel qu'elle me voyoit; je lui dis que je prendrois toujours foin de m'éloigner d'elle dans ces momens, & que cet état ne durant qu'un jour, ne devoit point larebuter fifort. Elle parut confolée; mais la perfide feignoit encore , & prenoiten fecret Riv  La Voiture Ja réfolution da fe défaire de moi, paree quejj dans le récit que je lui fis, je lui avouai impriH demment que , dans 1'ëtat ou elle me voyoit , nul charme ne pouvoit me garantir de la mort, fi je n'avois le foin d'avaler ces jours-la une petite bouteiüe du fuc d'une herba qui m'aidoit k paffer la journée jufqu'au lendemain. Ce futpac un mouvement de tendreffe ou de confiance indifcret, que je lui avouai ce fatal fecret; elle ne 1'oubüa pas , & réfolut d'en profiter, fachant bien qu'après ma mort elle feroit toujours en état de vivre heureufe , paree que je lui avois, appris prefque tous mes fecrets. Après lui avoir fait cet imprudent aveu , je la quittai, pou? ne revenir que le lendemain: je la retrouvai; elle parut fathfaite, & nous avons jufqu'ici vécu enfembfe , fans que je me foisapercu de fa funefte relolution: fans doute qu'elle n'a pu faifir que ce moment, oü, dans1'état oü vous me voyez , je me fuis endormi fur ceroc Quand le vieillard eut fait ce reeft étonnant, ils fe trouvèrent a 1'entrée de fa caverne; la femme, qui marchoit devant, y entra fo première, & le magicien fiteniuite pafferCréor. D'abord un peu d'obfcurité le fit chanceler en entrant; mais après quelques pas, une grande c'arté fuccédaaux ténèbres ; il trouva une falie ||iacieufej de lk?j\ traverfa plufieurs appart©-  Emboürbéb. 25^* jnens , tous plus magnifiques les. uns que les SUtres, & il'entra dans un petit cabinet, oü le magicien lui dit de s'arrêter; de ce cabinet, le vieillard entra dans un autre , oü il enferma Ia femme, après favoir chargée de chaïnes. II revint a. Créor. que faventure extraordinaire qui lui arrivoit rendoit muet & comme immobde, Heft temps, dit le magicien, que vous mangiez un morceau, vous allez être fervi. Après ces mots , frappant d'un pied en terre, Créor en vit fortir du fond du plancherune tabla magnifiquement fervie, & dont chaque mets pouvoit s'appeler exquis. Le magicien réitéra un fecond coup , aufli-töt paroït un buffetgarnide toutesfortes de vins & deüqueurs. Mangeons , dit il a Créor, & ne penfez pas que ces mets puiffent vous nuire , ou ne foient que des illufionsdont je veuille tromper & vos yeux & vos fens. Je vais en manger le premier, & c'eft la ordinairement la manière dont ma table eft fervie ; je n'ai point befoin de domeftiques, &, comme vous voyez , je n'en fuis pas plus mal. Cela dit, Ie magicien mangea le premier, & invita Créor a en faire autant. Créor , par complaifance , obéit; car ces fortes d'objets ne font pas propres a exciter 1'appétit; ajoutez a cela ^ue le malheur de fa paflion 1'occupoit toi^  2.66 La Voiture jours. II mangea donc, mais d'un air fi mélaocolique,que Ie magicien, après le repas, lui dit: Seigneur, vous m'avez paru réveur & trifte pendant le repas; une fombre inqaiétude étoit peinte fur votrevifage ; vous retiendrois-je dans ces lieux malgré vous? Parlez; fi vous avez des chagrins, racontez-les moi;je vous ai une obligation qui me rend capable de tout en votre faveur. Quand Ie magicien eut fini ce difcours , il attendit la réponfe de Créor, qui fut quelque temps fans parler, ayant les yeux baiffés a terre; & les relevant après : Hélas ! feigneur, vous devez Ie fervice que je vous ai rendu , bien plus au hafard qu'a moi-même; il n'eft au« cun homme vivant, qui, dans une occafion pareille , n'en eüt du moins fait autant que moi; mais quand vous en auriez encore mille fois plus de reconnoiflance, quand vous feriez encore plus emprefFé de me fecourir, mes maux font d'une efpèce a ne pouvoir recevoir de remède, j'avois une maitrelTe , feigneur; elle eft la fceur d'un de mes amis ; cet ami me la pro-« mit en mariage , dès que nous ferions revenus d'un voyage que nous avions fait enfemble, Avant de partir, il me fembloit qu'elle répondoit affez a ma flamme ; & quand nous avons été de retour , j'ai appris que Ie fophi me 1'avoit enlevée, en étant devenu amoureuxa h  EmB,ou r b é e> afsy chalfe : elle 1'aime, elle me méprife , & main-: tenant elle jouit dans le férail de toutes le? faveurs de la plus haute fortune , pendant qu'elle prodigue les fiennes a monpuifTantrival, Je fuis parti de défefpoir; j'ai tout ahandonné , réfolu de r^ourir , ou d'étouffer un amour qui me fait languit. Voila mes maux , feigneur; yayez fi vous pourriez y remédier. Je vous pardonne , repartit le magicien, d'avoir douté de mon pouvoir ; un amant au défefpoir ne voitrien, dans fa douleur, qui foit capable de le rendre heureux; mais je prétends vous rendre auffi content du cóté del'aniour, que vous en êtes a préfent mal fatisfait. Quand Ia dame en fut la de fon récit, elle s'arréta, & nous dit: L'aventure extraordinaire que j'ai commencée , m'emporte; j'ai parlé deux fois plus que je ne devois ; mais on ne peut pas avoir deux attentions è la fois , mon récit m'a fait oublier le temps; c'eft votre faute, Meffieurs , pourquoi ne m'avez-vous pas avertie de me taire? Je ne fais comment vous avez trouvé ce que j'ai dit : mais vous m'avez demandé du tragique , du merveilleux, de 1'étonnant, je vous ai fervi Ie mieux que j-ai pu; je ferai maintenant charmée de voir Comment 1'on continuera cette hiftoire. A peine Ia dam,eeut-elle ceffé de parler3 qu§  La Voiture nous entendïmes fonner trois heures. Oh ! oh ! Meffieurs , m'écriai-je, le temps preffe ;hatonsnous d'achever ; fi notre cocher a dit vrai, nous n'avons plus qu'une heure k demeurer ici. A vousledez, mademoifelle, ajoutai-je en parlant a la jeune demoifelie, Non , repartit-elle , ii Créor ne fort de la caverne du magicien que par moi, il a bien la mine d'y refter toujours; Ia femme perfide, garrottée dans Ie cabinet prochain; 1'hiftoire du fophi , fon férail, les fecrets du magicien , tout cela m'a paru fort jcü; mais franchement, avantque jecommence, que quelqu'un faffe le refte du chemin , pour arriver a la fin de 1'hiftoire, car j'avoue que je fuis embourbée. Ne tient-il qu'a cela pour entendreune fuite de votre facon ? reprit le bel-efprit; je m'en vais en quatre mots vous mettre 1'efpriten repos du cóté des enchantémens de Ia caverne & de toute 1'aventure. Le magicien donc aftura Créor qu'il le rendroitheureux ; c'eft le moins que vous méritiez, après m'avoir fauvé la vie, lui dit-il. Or, feigneur , demeurezici quelques iours avec moi, je vous apprendrai tout ce qui peut contribuer a vous faire un parfait bonheur. Le parti étoit trop favorable pour être refufé; Créor 1'accepta. Bref, pour abréger, vous faurez que le magicien inftruilït Créor , de manière qu'en moins  Embourbéë. s.6g de quinze jours de temps il fut prefque tout autant de feerets naturels & magiques que le bon vieillard même. A 1'égard de la femme qu'on a laifle'e garrotte'e, enchaine'e dans le cabinet voifin | après avoir, pendant quinze jours, pouffe' des hui-lemens affreux, mêlés d'imprécations contre le magicien; Créor, touché de compaffion pour elle, conjura le magicien de lui pardonner, ou du moins de diminuer fe* maux. Les magiciens ne font pas tendres. Non,, non, dit il, qu'elle gémiffe, qu'elle fouhaite la mort, fans pouvoir fobtenir; elle a bien d'autres tourmens k fouffrir, ne m'en parlez plus, Créor fe tut ; mais les hurlemens , les cris affreux, les imprécations recommencèrent; il «e put y réfifter davantage. Et un jour que Ie Vieillard étoit abfent, inftruit du fecret par lequel le magicien la rendoit malheureufe & captive, en lui confervant Ia vie, il fut défaire 1'enchantement, & la mettre en liberté ; mais cette infortunée devoit enfin périr. Au moment que Créor rompoit fes fers, Ie magicien entra, palit k Ia vuede 1'adtion de Créor. Ah ï feigneur* s ecria-t-il, que faites-vous ? Vous avez compaflion d'une malheureufe qui voulutfinir des jours que vous avez fauvés. Pardonnez-moi ce que je viens de faire, répondit Créor / mais fes gémifTemens m'ont touché; & une pitié a Ia-  ê^o La V o i ï ti H quelle je n'ai pu réfifter, eft le feul motif dë faction que vous voyez. Cette aétion ne m'eft point agréable, reprit le magicien en froncant Ie fourcil, & d'un air contrahit $ qui faifoit juger qu'il rie difoit pas tout ce qu'il penfoit ; mais puifque cette femme vous fait tant de pitié, qu'elle expire donc, j'y cönfens. A peine eut-il prononcé ce mot fatal, que cettë femme tomba morte, comme fi la foudre 1'avoit frappée^ Vous voila content, dit-il alors eri s'adreftanf a Créor, & j'oublie aifément que vous aveé Voulu lui rendre la liberté , puifqu'un fentiment généreux vous y portoiti II parut, après ces mots, riant & tranquille j mais Créor remarqua Ia contiainte qu'il fe faifoit pour lui faire bon vifage ; il jugea qu'il étoit perdu , s'il s'endormoit de bonne foi fur la feinte tranquillité du magicien. II réfolutj quelque chofe qui dut lui en arriver; il réfolut, dis je , de le prévenir , & de trancher des jours que la parque prölongeoit malgré elle.Lë corps de la femme morte difparut aucommandement du magicien , qui ce jour-la pofitivement avoit fes rides & fa figure de vieillard. En cet état , il étoit mortel, pourvu cependant qu'il fut endormi, ou qu'il fut couché a terre. Vous allez voir comme le hafard fervit Créos  I M B O U K I E É, 2%| dafis 1% réfolution qu'il avoit prife. Sortons de ce cabinet, dit le vieillard en prenant Créor pat la main , pour entrer dans une autre chambre (le palTage étoit étroit). En pronongant ces mots, une béquille dont il fe foutenoit , lui manqua , & il tomba a terre. Créor fe détermina tout d'un coup a profiter de I'occafion; il tira un poignard qu'il avoit a fa ceinture^ & fe jerant fur lui comme pour le relever, il lui enfonca deux ou trois fois dans le cceur. II fonit peu de fang de fes plaies, il mourut er* gnncant des dents, & jetant unregard effroyable fur Créor. Auffi-töt qu'il fut expiré, la caverne difparut, & Créor fe trouva fur un rochet avec Ie vieillard; il vit même encore le corps de Ia femme qui étoit auprès de lui, & après s'être bien affuré que le magicien étoit mort, il réfolut de retourner dans la capitale du fophi, & d'y mettre en exécution tous les fecrets qu'il avoit appris du magicien. II part; il retrouva fon ami Mefti, qui fut charmé de Ie revoir. Les premiers jours fe pafsèrent en plaifirs , & fe perfide Créor , accoutumé déformaisauxenchantemens, fut fi bien déguifer , fous une joie apparente, fes funeftes defTeins, que Mefti le crut entièrement guéri. Les premiers jours paffés, Créor réfolut de mettre en exécution tout ee qu'il avoit pro-  t A VOITÜRË jeté. Le hafard lui en fournit bientot l'occafiori» Le fophi , toujours charmé de Baftille , inventant toujours de nouveaux plaifirs pout la diVertir, convia tous fes favoris a un grand,repas qu'il donna a une petite maifon de plaifance. II faifoit ce repas en faveur de fa ehèfé Baftille, qui avoit témoigné au prince qu'elle auroit été bien aife de manger avec fon frère< Le repas fe fit la nuit, a la clarté de mille flambeaux qui éclairoient une belle & vafte grotte, oü cent canaux , lancant des eaux dé toutes parts , compofoient le plus agréable murmure. Créor apprit cfctte partie de fon ami, qui lui marqua que, malgré 1'honneur dont Ie combloit le fophi, il ne feroit point abfolument content, puifqu'il n'aiïifteroit point au repas. Quand Créor eut jugé que la partie étoit bien avancée , il fe tranfporta, par la force dé fon art, dans la grotte ou fe divertiffoient Ie fophi, Baftille j & les eonviés; il demeura la quelque temps invifible a regarder fa maïtreffe, que le dépit, la jalöufïe, & la magnificence qui 1'environnoient, lui peignirent mille fois plus belle & plus aimable. II fe livra a toute la fureur de fa paflion; il concut les défirs les plus vio,lens,-&,impatientde fe rendre le maïtre de ceHe' <|ui la caufoit, il avanga vers Ia table. Dans lel temp>  Ëmboüré i ê, 2^v* temps que Ie Sophi offfoit a boire a Baftille de la manière la plus galante , Créor fe fit voir. Jugez de 1'étonnement de ceux qui virent fubitement paroïtre un homme dans une place oü 1'on ne voyoit rien un moment avant. Baftille fit un cri épouvantable, & laiffa tomber fa tête entre les bras du Sophi. Créor frappa la table d'une petite baguette qu'il avoit en main. Tous les conviés reftèrent immobiles après ce coup; les efclaves mêmes qui les fervoient ne purent avancerjuné nuée épaifie efFaga la clarté des flambeaux , & enveloppa tous les conviés; Créor redoubla un autre coup, & la nuée les éleva tous en 1'air, & les porta dans 1'endroit oü nous fommes. Vous ferez fans doute étonné, feigneur , dit cette dame a Ariobarfane, de cc que Créor choifit fi loin fa retraite; mais, par la force de fon art, Ü favoit que cet endroit étoit fort folitaire , & que la nature y avoit ébauché une caverne qu'il a depuis achevée, & dans laquelle il a fait les plus magninques appartemens, a 1'imitation du magicien qu'il tua. Voici donc la conduite qu'il a tenue depuis cet enlevement; des efclaves qu'il avoit enlevés & des autres cavaliers, il en fit des gardes, qu'il contraignit, a force d'art, de garder des portes d'airain qui ferment les apparte- S  274 La Voitürh mens. A ces mots , Ariobarfane apprit a cette femme qui lui parloit, qu'effectivement il s'étoit apercu que la première porte qu'il avoit enfonce'e étoit d'airain aufli; mais, ajouta-t-il j puifque , malgré les enchantemens de Créor, mon bras a pu enfoncer cette porte, puifque j'ai fait fuir la garde, ces commencemens me préfagent que je mettrai a fin toute 1'aventure, & que les Dieux n'ont refervé qu a moi feul 1'honneur de terminer les malheurs de ceux que Créor retient ici captifs: mais achevez, Madame , de m'apprendre comment vit ici Crécr, ce que font devenus Baftille & le Sophi, & ceque vousfaites toutes dans cette falie. 1 Je vous ai déja dit, continua cette femme, qu'il eft a chaque porte ici des gardes qui font & les efclaves & les cavaliers que Créor enleva dans ce fameux repas; il prolonge leur vie , & il les conferve toujours dans la même vigueur: parmi ce nombre degens que Créor enleva, il y avoit beaucoup de femmes qu'il enchanta aufli. Mais avant de vous faire un détail de tout ce qui fe pafte dans ces lieux, fachez que quand Créor fe vit dans cette caverne en poffeflion de Baftille & du prince, il enchaina d'abord le prince, & le fufpendit au haut d'un plancher : ce malheureux Sophi,  Embourbée. depuis ce temps, eft toujours dans Ja même fituation ; nous entendons même d'ici les cris affreux qu'il pouffè dans de certains momens. Quand il eut fait cette aétion furieufe , il endormit Baftille, pendant le fommeil de laquelle il fit un charme, qui la rendit a fon réveil la plus favorable du monde & la plus difpofée a écouter fon abominable amour; elle oublia le prince pendant quelques jours, & ne s'en reffbuvenoit que pour prier Créor de la conduire dans 1'endroit oü il étoit; Ia plus furieufe qu'une bacchante, elle fe faifoit élever jufqu'au plancher oü il étoit fufpendu, & lui percant le corps de mille coups d'un poignard qu'elle tenoit en main , elle joignoit a ces coups affreux, mais qui ne finiffoient point fa vie, elle joignoit, dis-je, tout ce que le mépris, Ia rage, & Ia cruauté peuvent fournir d'expreflions les plus accablantes, pendant que le malheureux Prince, pour 1'attendrir, lui difoit tout ce que la douleur & une tendreffe au défefpoir peuvent exprimer de plus touchant. Créor pendant plufieurs jours fe joua de cette manière de 1'efprit & du cceur de 1'infortunée Baftille; fon amour enfin finit, & il Iacondamna au même fort dont il accabloit le Sophi: il la traïna lui - même danr 1'endroit Sij  276 La Voiture oü ce prince eft fulpendu; & après mille reproches rnéprifans, il 1'attacha au cötc du prince, & la fufpendit comme lui. jL,a , ces deux malheureux amans ne fe voyent & ne fe retrouvent, que pour fentir toute la douleur de voir fouffrir éternellement ce qu'ils aiment ; union vraiment barbare , & dont la cruauté pafte toute imagination: Baftille continuellement demande pardon au prince, des manières outragantes qu'elle a eues pour lui, & le prince ne ceffe d'invoquer la mort pour cette amante infortunée; a 1'égard da Mefti , comme il n'avoit point été coupable dans 1'enlevement que le Sophi fit de Baftille, Créor 1'a enchanté de manière , qu'il eft charmé des tourmens que fouffrent & Ie prince & fa fceur, Créor aimoit beaucoup cet ami, & il n'a pu fe réfoudre a Ie perdre ; il 1'arendu heureux, & lui fournit tout ce qui peut contribuer a fon bonheur : toutes ces femmes que vous voyez dans cette falie, font autant d'efclaves que 1'abominable Créor enlève chaque jour, & qu'il rend les viftimes de fes affreux plaifirs & de ceux de fon ami; vous voyez qu'elles font toutes belles; la trifteffe eft peinte fur leurs vifages, c'eft qu'elles favent a quoi les deftine le magicien; mais quand ii tire quelqu'une de nous d'ici, la trifteffe & le  Emboukbée. 277 chagrin difparoiflent; il a le fecret de répandre, dans le cceur de celles qu'il choifit; une joie infinie,'on 1'aime avec fureur, aufli bien que Mefti ; mais quand le dégout fuccede a la paflion de ces deux hommes, les femmes qu'ils avoient prifes ne reviennent plus dans ces lieux, il les enferme dans un cabinet dont l'infection les empoifonne. O dieux! qu'il en eft déja qui ont peri de cette manière ! Dans une autre falie qui joint celie - ci, font enfermés une infinité d'hommes deftinés pour ainfi dire, a rajeunir & Créor & Mefti; on y voit aufli beaucoup d'enfans de 1'age de neufldix ans» que le perfide magicien enlève a Ieurs parens, & qui, quand ils font arrivés a une verte jeunefle , expirent d'un poifon que Créor leur fouffle dans la bouche, après quoi ce magicien & fon ami animent les cadavres de ces victimes infortunées , pendant que leurs corps ufés difparoiflent par la force des enchantemens. Dans une autre joignant cette feconde falie, font plufieurs malheureux que le magicien, quand il vint dans cette caverne, enferma pour leur faire fouffrir tout ce que les affreux tourmens ont de plus épouvantable : ces gens du temps du Sophi étoient certains ennemis qu il avoit, ou qui pendant fon voyage avec Mefti avoient taché d'engager la tante de Siij  278 La Voitüh Baftille a la leur donner en mariage ; a 1'égard de cette tante, elle mourut quand Créor fut de retour avec fon ami. Ces triftes victimes de la vengeance du magicien font enchaïnées les unes avec les autres; il regne parmi eux une fureur terrible, qui leur infpire une barbarie dont ils font cruellement agités; ils fe déchirent , ils fe mordent fans repos: voila leur fupplice. Vous entendez d'ici le bruit de leurs chaïnes , & le cliquetis funefte que font leurs fers. A cöté de cet antre eft une petite chambre, dont les carreaux font de fer toujours ardent; la font enfermés ceux qu'une funefte curiofité , ou qu'une généreufeintrepidité, pareilie a la votre , a fait entrer dans cette horrible caverne. A peine font - ils arrivés a la première porte , qu'ils font faifis par des ennemis invifibles.qui les tranfportent dans cette chambre, ou ils fouffrent tout ce que le feu le plus vif a de plus douloureux ; ils courent dans ceite chambre comme des frénétiques , la plante de leurs pieds eft, brülée; ils cherchent, en courant, un foulagement a leur douleur, ils tombent enfin de laflitude, & finiffënt leurs jours dans un tourment infupportable , fans avoir la force de fe remuer davantage. Voila, Seigneur, la vengeance que le barbare Créor exerce fur ceux qui ofent le  Emboureèe. 279 troubïer dans fa retraite. Redoutez pour yous un femblable deftin, il eft vrai que cette porte d'airain enfonce'e, cette garde époüva'ntée, font pour vous d'un heureux préfage: faffé leciel que je ne me trompe point, & que, par une vidoire fur nos ennemis, vous foyez recompenfé d'une valeur qui n'a pour but que de finir les tourmens de mille infortune's. Mais, Seigneur, je ne puis m'empécher de vous dire une chofe qui va peut - être vous infpirer quelque crainte, c'eft que je fais que 1'empire de Cre'or fur nous & fes enchantemens ne doivent étre terminés que par une femme une femme feule peut mettre a fin cette perilleufe aven. ture. Ariobarfane, entendant ces mots, rougit par un fentiment de joie que lui infpiroit le choix que le ciel fembloit avoir fait de lui. Ceftez de trembler pour moi, répondit - il a cette Dame, vos malheurs vont finir ; tous les efclaves vont être mis en liberté; le perfide Créor recevra la peine due a tant de crimes; rien ne pourra le garantir de la fureur de mon bras. C eft le eiet qui me conduit ici, c'eft fe ciel que je fers. Mais vous qui m'apprenez une fi tragique hiftoire, depuis quand êtes-vous ici? & comment favez-vous toutes ces chofes ? Je fus une de celles qu'on enleva dans le repas, répondit S iv  z8o La Voitürb cette dame. Créor, quelques années avant cet accident, m'avoit vue quelquefois ; ma phylionomie lui avoit plu; & depuis qu'il eft ici, il s'eft contenté de m'y killer avec ces femmes,dont le nombre augmente & change chaque jour: mais , feigneur , continua-t-elle , je ne puis point fatisfaire tranquillement votre curiofité; je tremble pour vous. S'il étoit encore temps de vous en aller, feigneur, fuyez , n'expofez point une vie que jufqu'ici le ciel a femblé protéger; encore une fois, feigneur, fuyez. CeiTez de trembler , vous dis-je, repartit Ariobarfane , & apprenez-moi encore une feule chofe dont fans doute vous avez oublié de m'inftruire, c'eft qu'en pénétrant dans ces lieux, le pied m'a manqué, & j'ai roulé comme dans une efpèce de cave, qui ne recevoit de clarté que la Jueur d'une fimple lampe. Je marchois a tatons, & j'ai rencontré fous mes pieds deux cadavres. Heft vrai, feigneur, repartit la dame, 5'avois oublié de parler de cela; cet endroit oü, vous êtes tombé eft le plus affreux de tous ceux qui font ici, c'eft oü font portés tous les vieux corps de Créor & de Mefti, quand ils en ont animé d'autres (car Ie charme de Créor peut bien les faire difparoitre , mais non pas les anéantir); ils difparoiflent feulement, & fe trouvent au même moment dans cette affreufecave  E M B O U R B É E(, l8l oü vous étiez tombé; Ia , ils fe confument d'eux mêmes, & ceux que vous y avez rencontrés font apparemment les deux derniers corps que Créor & Mefti ont quittés depuis peu. Voila , feigneur, tout ce qui me reftoit a vous dire. Après ces mots, elle recommenca fes inftances pour obliger Ariobarfane a fuir •, mais il lui fit connoïtre , par faréponfe, qu'elle 1'en preftbit inutilement , & que quand même il croiroit périr, ce qu'elle venoit de lui direfuffifoit pour lui fermer les yeux fur le péril Ie plus évident; la-deffus Ariobarfane fe prépara a marcherdans 1'autre falie, & a pénétrer tous les appartemens de cet épouvantable endroit, jufqu'a ce qu'il eut trouvé le cruel & barbare Créor; mais des hurlemens & des cris lugubres 1'arrêtèrent tout court; ilécoutoit ce que ce pouvoit être, quand il vit ouvrir Ia porte qui féparoit 1'autre falie de celle oü. il étoit; c'étoit le magicien lui-même, qui, tremblant de ce que venoit de lui rapporter la garde de Ia porte d'airain, qu'Ariobarlane avoit enfoncée, venoit, accompagné de vingt fatellites armés, chercher le téméraire dont Ia valeur avoit eu un fuccès qui le furprenoit lui-même •, car il étoit vrai que fes enchantemens ne devoient être détruits que par une femme , & Ia garde de la  282 La Voiture porte d'airain lui avoit rappcrté que c'étoit urt cavalier qui 1'avoit enfoncée. II n'alloit pas s'imaginer que ce cavalier pouvoit être une femme de'guife'e -, de forte que , dans fa irayeur , il attribuoit Ie fuccès de 1'entrepnfe du cavalier , apparemment ou a des charmes plus puiffans que les fiens,ou au peu de foin qu'il avoit eujui-même de renouveller Ia force de ceux qu'il employoit pour fa süreté. Dans cette penfe'e, il couroit de tous cöte's chercher Ie te'méraire qui avoit ofé Ie faire trembler, quand il apercut Ariobarfane , qui, Ie fabre a la main, s'approchoit de lui d'un air aufli afluré que s'il n'avoit eu qu'un enfant a combattre. D'oü te vient ta te'mérité d'entrer ici, lui dit Cre'or? J'efpère, fi c'eft téHie'rité , repartit Ariobarfane, que Ie ciel daignera la favorifer. Après ces mots , fe couvrant de fon boucüer, il approcha du magicien, malgré la garde armee qui 1'environnoit, & Mais, dit alors Ie bel-efprit, en s'ar- rêtant, Mademoifelle, le chemin eft maintenant bien aife'; vous pouvez marcher a votre aife , quelques coups du tranchant de 1'e'pée d'Ariobarfane acheveront de 1'applapir., & tous nos efclaves, tous ces malheureux n'attendent, pour jouir de la liberté, que la chute de Ctéor , qui fe bat juftement «ontre la. femme  Embourbês. 283 fatale qui doit le faire périr ; je vous cède Thonneur de brifer les fers de tant d'illuftres malheureux, qui font captifs. Oui-da , dit la jeune demoifelle d'un air aifé , je n'attendrai pas pour cela le fuccès du combat d'Ariobarfane avec Créor. Je ne fuis pas magicienne, je ne laiiïb pas que d'avoir des fecrets , principalement pour finir un récit qui m'embarraffè. Or vous allez voir qu'il ne me faut qu'un mot pour détacher le Sophi & Baftille du plancher funefte auquel ils font fufpendus, pour finir le tourment de ceux qui fe grillent la plante des pieds, pour délivrer ceux qui fe déchirent a belles dents dans 1'antre , pour renvoyer toutes les femmes de la falie chacune chez elle, pour remettre tous les petits enfans chez leurs parens défolés, pour détruire la caverne en queftion , & la boucher pour jamais ; un mot feul va faire tous ces miracies , & voila comment. Créor alloit donc en venir aux mains avec le magicien, quand Ariobarfane s'éveilla, & vit difparoitre tous ces fantömes de magie , d'efclaves , de tourmens que lui avoit peints fon imagination; car dans le vallon oü il avoit mis pied a terre, il étöit tombé de laflitude fur un beau gazon , oü i! s'étoit endormi, Sc oü il avoitrêvé toutecette grande hiftoire. Quand la jeune demoifelle eut prononcé ces  284 La Voiture mots, nous nous mimes tous a rire, & nous convinmes que ce trait-la, après 1'hiftoire que 1'on venoit de rapporter, valoit tout ce qu'on avoit pu dire de meillenr. Je vous le difois bien , difoit-elle en riant a fon tour, qu'il ne me falloit qu'un mot pour détruire tous les enchantemens de Créor. Ariobarfane s'éveilla donc ; & comme il y avoit long-temps qu'il dormoit, qu'il s'étoit mis en aventure alfez tard , & que le jour commencoit a baifter quand le doux fommeil avoit fermé fes débües paupières, il faifoit alors entièrement nuit; il n'y avoit feulement qu'un beau clair de lune, qui rendoit la folitude encore plus convenableala fituation danslaquelle ce féminin cavalier fe trouvoit. Le fieur Merlin,fon apprenti écuyer, s'étoit a fon tour endormi le dos contre un arbre , & ronfloit la de toutes fes forces , quand la voix de fon maïtre vint indifcrètement frapper fes oreüles. Partons , Merlin; marchons, s'écria Ariobarfane. Qui eft la ? qui m'appelle ? répondit Merlin endormi. C'eft moi; Iève-toi, dit le Chevalier. A ces mots , Merlin s'éveilla ( fi c'eft être éveillé que d'ouvrir les yeux, & ne favoir pas encore oü 1'on eft ). Merlin s'éveilla donc , & fe trouvanf auprès d'un arbre, en bon francois , le cul contre terre, fe met a criér que 'e diable 1'avoit  Emboure é e, 28y emporté. Au nom du diable, Ariobarfane, qui avoit la tcte encore remplie de noirs enchantemens,fe leva pour fecourirfon écuyer, en cas qu'il en eut befoin. II approche donc le fabre k la main. Merlin , qui, au clair de la lune , vit reluire le fabre , s eveillant alors par un excès de frayeur, fans fe reftbuvenir de l'habiHement d'Ariobarfane , dont il étoit frappé, fait un cri qui fit retentir le creux vaüon , & s'enfuit comme fi effectivement quelque diable 1'avoit pourfuivi. A moi , je fuis morte , s'écrioit-il d'une voix qui démentoit fon attirail de garcon. II couroit avec tant de précipitation , qu'un petit arbre le fit tomber. Ariobarfane s'avanca. Quel eft donc 1'ennemi que tu fuis , Merlin ? Parle, lui dit-il; peux-tu trembler avec moi ? Merlin , alors reconnoiftant la voix de fa chère maitrefte: Ah ! madame, je vous ai prife pour le diable, acaufe de votre fabre , dn-il ; je vous demande pardon: je me meurs ; voyez fi vous n'avez pas fur vous votre flacon d'eau de Ia reine d'Hongrie. Ah! Ie vilain endroitpour Ia nuit! A ces mots, Ariobarfane tira de fa pocheceque Merlin lui demanda , & après lui en avoir donné , il tacha de raffurer fon écuyer craintif, quife releva pour aller détacher leurs chevaux. Ariobarfane & Merlin montèrent donc a che-  286 La Voiturë val, dansie deffein de pourfuivre leur chemirt. Lechevaliermarchoitdevant, pour s'entretenit dans fes amoureufes idéés: mais Merlin, de qui 1'eau de la reine d'Hongrie n'avoit pas entièrement rafluré le cceur, ne put garder le févère filence qu'Ariobarfane obfervoit: il fe mit a cöté de lui. Caufons donc un peu , lui dit-il * car, en vérité, il me femble, a nous voir fi muets, que nous fuivons un convoi; cela me fait peur. Laifle-moi, Merlin , répondit gravement Ariobarfane , lahTe-moi dans mon inquiétude •, le malheur de ma deftinée m'occupe , & le filence convient a ma dculeur. Par ma foi, madame , reprit Merlin, voila une douleur & une deftinée qui nous conduiront enfin a nous cafter le cou quelque part, ou a être dépouillés comme un ver. II ferabeau voir après des cavaliers comme nous , fans une pauvre chemife. Croyez-moi ,Madame , faifons vceu de ne jamais marcherla nuit, cela n'eft pas beau pour des femmes. Des femmes comme moi font toujours en süreté, dans quelque occafion qu'elles fetrouvent, repartit Ariobarfane. Mon dieu» reprit Merlin, jc fais bien que les femmes ne manquent pas de langue. Nous battrions bien une armee de chevaliers, s'il ne falloit s'aider que de la parole; chacune de nous, a 1'agonie, en vaudroit bien quatre en bonne fanté; mais  Emboürbêe. 287 fi quelques campagnards ou autres venoient a paffer a préfent , & qu'ils vinflent a flairer que nous ne fommes pas des hommes, adieu la bourfe , pourvu que nous en fuffions quittes pour cela; car, voyez-vous, un homme auprès d'une joiie femme prend feu comme une alumette. Rafture-toi, répondit Ariobarfane , la frayeur te trouble 1'efprit. Eft il poffible que tu fois avec moi, & que la crainte alarme ton cceur ? Marchons. A peine le fier Ariobarfane avoit-il prononcé ce hardi difcours , qu'un grand bruit de voix d'hommes vint frapper les oreilles de nos aventuricrs; il leur fembloit que ces hommes s'avangoienttrès vïte. Ace bruit, Merlin frémit. Ah ! Madame , nous voila volés , & peut-être pis, secria-t-il. C'eft bien autre chofe que Ie diable qui n étoit que dans ma tête : fuyons. Le croiroit-on ? a Ia honte de la valeur romanefque , la peur fe faifit du cceur du grand Ariobarfane; il palit. Ah ! mon dieu, dit-il, tu as raifon , Merlin; il ne fait pas bon ici pour nous; fuyons de ce cöté. Après ces mots, il preiïa fon cheval, & marcha dans un autrechemin. Cependant le bruit dè leurs chevaux fe fit entendre de ceux qui les faifoient fuir; c'étoien c des payfans qui revenoient de travailler dun chateau voifin, & qui s'en retournoient a leur  2%8 La Voitukë village, qui étoit prés de la. Quelques-uns deu* étoient partis devant,& les chevaux queceuxcientendirent, leur firent croire que c'étoient ceux de leurs camarades. Ils crièrent donc d'une voix de mugiffément, & telle que des payfans peuvent 1'avoir. Cette voix acheva la défaite du courage d'Ariobarfane. A f égard de Merlin , la frayeur lui avoit coupé Ia parole ; le chevalier fe trouble , s'égare , ne fait plus ou il va,& fe trouve enfin a la rencontre des payfans. Ces ruftres , qui, au clair de la lune , virent paroïtre un cavalier armé d'une manière extraordinaire, eurentpeura leur tour ; ils fe joignirent& feTapprochèrent ;un des plus hardis s'écria: Qui eft-ce, morguienne , qui va la ? C'eft un honnête chevalier, répondit Ariobarfane, qui s'eft égaré de fon chemin. Eh bien, parguienne qu'il le cherche, s'il 1'a perdu , répondit le ruftre. Ayez la bonté, Meflieurs les chevaliers, dit Ariobarfane, de me dire de que! cöté il faut pafter. A droite ou a gauche, reprit Ie ruftre en fe rafturant, & en difant aux autres, qu'aflurément ces deux hommes étoient fous* Parguienne je fommes douze contre deux ; approchons de ces gens-Ia , continua-t-il. A ces mots, fes camarades approchent, & entourent nos deux craintifs aventuriers. Quand les ruftres fe virent pres d'eux, ils remarquèrent qu'Ario- barfane  E M B O U R B È E. ■ 29p Wane avoit un grand fabre; un d'eux s'en faifit. Avec votre parmiflïon , lui dit - I, monfieurle fantaifin, baillez-moi votre fabre: je n'avons pas envie de vous le voler, mais c'eft que ca déchargera votre monture.O ciel, falloit-it que defi indignes mains défarmaffent un fi noble p.erfonnage! II eft a votre fervice, répondit le trifte & défarmé chevalier, d'un ton plus doux que Ie bêlement d'un mouton. Ör 5a, dit alors un des payfans , oü diantre allez-vous, fagotés comme vous vla ? Partez-vous pour 1'Allemagne ? Nous allions oü il vous plaira , répondit encorele timide chevalier. Palfanguienne vous êtes de bon accord , dit le payfan ; pargué, Ci vousvouleznous fuivre, je vous menerons dans notre village ; il y a Ie curé qui eft un bon vivant, & qui a plus de bouteüles de vin que de livres: venez , vous nous raconterez en chemin faifant vos dröles d'aventures. Pendant que ce ruftre s'ent-retenoit de cette manière avec Ariobarfane, un de fes camarades, un peu moins babillard, regardoit Merlin, & 1'examinoit. Merlin s'attendoit a chaque moment qu'il alloit Ie reconnöitre pour fille. Oü allez-vous comme cela l lui dit ce payfan; qui êtes-vous ? Hélas ! répondit Merlin d'une voix fémifiine , je n'ai que faire dé'vous dire qui nous T  spo La Voituee fommes ; vous Ie devinez bien. Parguienne vous me prenez donc pour un forcier ? dit le payfan. Non, non pas , reprit Merlin, j'ai trop de refpect pour vous, & je n'ai garde de vous dire des injures. L'écuyer d'un chevalier redoutable avoir du refpect pour un manant! quel trifle état ! Gardez le refpecT: pour notre curê, fon vicaire & le facriflain , répondit le ruftre., & dites moi qui vous êtes ? Ma foi, monfieur \e payfan } j'ai tant de peur, que je ne fais plus fi_je fuis fille ou garcon, repartit Merlin. Cependant ils s'approchent du village en s'entretenant ainfi: on eut dit a voir la figure de nos deux aventuriers, que c'étoient des voleurs qu'on menoit au cachot. Dieu bénit leur donleur; ils arrivèrent enfin au village avecles'payfans, fans qu'il leur fut fait aucun. mal. Le payfan qui s'étoit faifi du fabre d'Ariobarfane, demeuroit a 1'entrée du. village ; il avoit dit a fa femme qu'il palferoit la nuit dans la maifon du feigneur de chez qui il venoit; mais 1'ouvrage avoit été fait plutöt qu'il ne 1'avoit jugé. Dame Perrette (c'étoit Ie nom de fa ménagère) n'at'tendoit point fon mari cefoir-la. Or , mellieurs, 1'amoureft de toute condition & detous lieux. Dame Perrette étoit fort fage; mais cette. payfanne avoit [e^ cceur tehdre: uh jeune palto-  Embourb ê E. 2pT quet du village 1'avoit trouve'e a fon gré ; ce paltoquet lui avoit fait les yeux doux depuis •quelque temps; & malgré les bons prönes de monfieur le curé , qui prêchoit fouvent qu'il ne falloit aimer que fon mari, cette ïnfortune'e Perrette n'avoit pu défendre fon cceur d'un peu de fenfibilité è la vue du douloureux martyré de Pierrot, qui e'toit le nom de cet amant. Ce foir-Ia juftement, Pierrot, en ramenant fes vaches dans 1'étable , avoit paffe' devant la porte de Perrette; elle étoit fermée, & d'un gros baton qu'il tenoit en main comme un véritable vacher , il avoit frappé a la porte de cette payfanne, qui avoit crié: Qui eft-cé? Bon foir, Perrette , avoit répondu Pierrot. A ce compliment, dame Perrette avoit reparti: Ah ! c'eft vous , mon ami :.eft-ce que vous voulezentrer un tantfoitpeu, Pierrot? Notre homme n'y eft pas , & je laifTerons la porte ouverte, de peur de fcandale. A ces mots charmans , mais un peu trop naturels, fi la contrainte n'étoit bannie du cceur des francs villageois, Pierrot avoit fauté fur la main de dame Perrette , pour la prefTer entre les fiennes ; la payfanne 1 pour fe défendre, avoit porté un grand coup de poing dans feftomac de Pierrot. Ce jeune ruftre s'étoit alors faifi de fes deux mains, & lui aveit Tij  2pz La Voitü r e rendu le coup de poing avec la bouche fuj? un chignon de cou un peu halé par 1'ardeur du, foleil. Après ces petites carelTes : Je m'en vais enfermer mes vachcs , avóit dit Pierrot; attendez-moi, Perrette. Allez, allez, je rallumerai notre feu en attendant, répondit a cela Perrette; aufli bien mes choux ne font-ils pas encore bien cuits. Pierrot revint donc de 1'étable , & trouva Perrette qui 1'attendoit fur le pas de la porte. Ils firent tous deux une aflez longue converfation de coups de poing; en cette place , infenfïblement ils s'avancèrent auprès de la cheminée, & s'aflïrent enfin tous deux fur un efcabeau. Bien des maris feroieut comme ils devroient être, li leur femme & leur galant étoient toujours aflis fur leur fiége, comme Pierrot & Perrette fur leur efcabeau: quelques tiraillemens, par-ci par-la étoient mélés dans; leur difcours. Tenez, Pierrot, avoit dit Perrette, au jeune ruftre, vous voyez bienquevousm'étes agréable; mais parguienne voila tout; c'eft qu'ous êtes jeune & biau,. fans cela , voyez-, vouS,le diable.en feroit courir nos vacbes par leschamps, que je ne voudroispas feulement que vous eufliez levé les deux yeux fur moi | j'airhonneurenrecommandation. Jarniguienne,  Emboukbée. 293 dit Pierrot, je n'ai pas grand plaifir a vous fuivre comme un barbet, car vous m'êtes plus dure qu'un caillou \ cela m'ennuie bien affez: mais j'ai dans ma poitrine une chienne de foiblefie qui fait qu'il faut que je fois toujours après vos trouffes. Eh! la, Perrette, ne foyez point fi revêche. Après ce difcours, Pierrot fepenchoit fur Perrette, qui le repoulfoit fur fon efcabeau comme un fac de blé. Or , Meffieurs , vous allez voir comme le hafard fervit mal ces chaftes amans. Le mari de Perrette entra , avec toute fa bande , dans ce temps-la. La pofiure de ce jeune paytan fit d'abord rire les camarades du mari •, mais ce brutal, rougiifant de colère, avance en frémiflant, & renverfe Pierrot d'un grand coup de pied qu'il lui allongea de toute fa force. Voila, ajouta-t-il, qui vous apprendra a venir voir nos moitiés pendant que je n'y fommes pas. Pierrot, étourdi d'un coup fi fubit, crut être mort; mais deux ou trois coups redoublés de la part du mari le réveillèrent, & lui rendirent alfez de courage pour s'enfuir. Je fuis mort, s ecria-t-il enfe retirant; je m'en vais morgué faire fonner Ie tocfin fur ce cocu-Ia. Vois-tu bien, repartit le mari en s'adreffant a fa femme , vois-tu bien comme il m'appelle par mon nom ? II en a menti, Jac- Tiij  La V o i t V r e ques , répondit la ménagère ; c'eft qu'il eft dépité, paree que tul'asbattu; mais il fait bien. que cela n'eft pas vrai. Tais-toi, vilaine , repartitie mari, qui, après ces mots, voulut fe jeter fur fa femme pour la battre , quand il en fut empecüé par fes camarades , qui lui remontrèrent qu'il ne falloit pas, fi tard, faire un fi grand bruit. Vois-tu bien , lui dit un certain Gros-Jean fon ami, 1'autre jour je rencontris ma femme qui fe batailloit avec Blaife dans notre écurie ; le pied manquit a la ribaude,& adieu, la vla chute : dame, Frangois, mon fils, vint me dire que Blaife battoit ma femme. Va , va, lui dis-je, je les vois bien, il Ia battroit bien davantage, qu'elle ne m'appelleroit pas a fon fecours. Dame, en achevant de parler , Ia coquine m'apergut; alle baillit un grand coup de fon fabot a Blaife, & puis fe relevit droite comme un ciarge; Blaife fortit par une autre porte , tout honteux : j'avancis dans 1'écurie ; je prins une fourche, & j'en applique cinq ou fix bons coups fur les épaules de notre ménagère; mais ga fe paffit tout comme ga ; & fi, tu vois bien que j'avois bien plus de fuje.t de facherie que toi: c'eft pourquoi, laiftez-la dame Perrette ; alle 1'a fait innocemment; alle n'y retornera pu. Maitre Jacques voulut encore  E M B 0; ü. R. B È E. 295 s'e'Iancer fur elle : Allons, chut , reprit maïtre Jean. Non , non , il faut que je l'aflbmme , dit le mari. II voulut alors s'cfforcer d'échapper a ceux qui le retenoient; mais fa femme fortit, &s'enfuit. Cependant,,Meflïeurs ,,continua la jeune demoifelle , je m'apergois qu'il y a aflez long-temps que je parle, je n'ai dit que des folies; mais je ne fuis point fe'rieufe, & 1'hiftoire que je viens de vous rapporter eft un trait que j'ai coufu , Ie mieux que j'ai pu , a notre roman , & que j'ai vu arriver ces jours palTés a Ja campagne. Voila la femme de maïtre Jacques en fuite , que quelqu'un la ramène, de peur des loups ; il vaat mieux pour elle qu'elle regoive quelques coups de fourche, que fi elle étoit croquée par les loups. A vous le dez maintenant, M. le financier, ou bien a vous, M. Ie neveu du curé. La-deflus Ie financier & le neveu firent müle fagons a qui continueroic fhiftoire.IInereftoitencorequ'unepetite demiheure ; on ne vouloit point partir qu'on ne 1'eüt finie. Le bel-efprit, fécond en imagination , s'avifa de rompre une petite paille, & de leur faire tirer a Ia plus 'courte; le financier Feut, & ce fexagénaire, crachant, touflant cinq ou fix fo;s , commenga ainfi. 1 Jenedirai qu'un mot, afin que Monfieur, Tiv  La Voitüre (en parlant du neveu ) ait le plaifir de finir 1'hiftoire. La querelle en étoit au point oü Madémoifelle IV dit; c'eft a dire, que Perrette étoit fortiede la chambre, de crainte detre battue. Ariobarfane & Merlin étoient toujours au milieu de ces ruftres, a quiïe chevalier redemandoit fon fabre , pour remonter a cheval, & s'en aller; car il étoit revenu de fa frayeur; mais les payfans , ocèupés a confoler maïtre Jacques & a le rétenir, ne faifoient prefque point d'attention au difcours du chevalier. Cependant Dame Perrette s'étoit allee ranger derrière un buiffbn, en attendant ce qui arrive-roit de la colère de fon mari; elle pleuroit même amèrement, &poufibit quelques foupirs, quand un chevalier , fuivi de fon écuyer, & quimarchoit prés du buiffbn, entendit lesplaintes que pouffbit dame Perrette. Ce chevalier s'arrête tout court, malgré Ia trifteffe avec laquelle il fuivoit fon chemin. Mon dieu , que je fuis malheureufe! dit alors Perrette d'un ton pitoyable. A ces mots, ce chevalier ne douta point que celle qui fe plaignoit fi triftement, n'eüt befoind'un prompt fecours. Hélas! s'écriat-il, mes malheurs ne doivent point m'empêc'her de faire mon devoirj fecourops les infor-  Embourbée. 2p7 tunes, & méritons, a force de vertu, que le ciel termine 1'horreur de ma fituation. Après ce difcours , il avance vers le buiffbn duquel il entendoit fortir Ia voix. Dame Perrette, qui 1'avoit entendu parier, trembloit de peur, & ne favoit qui pouvoient être les deux cavaliers qui s'approchoient d'elle ; mais cette payfanne fut bien plus étonnée, quand Ie chevalier, 1'ayant apergue , defcendit de cheval, & vint refpectueufement lui dire ces mots: Puis-je efpérer, madame, que vous ne dédaignerez pas Ie fecours d'un chevalier que vos plaintes & vos foupirs ont intéreffé pour vous ? Parlez, madame , oü font vos ennemis ? quels font vos malheurs ? A ce compliment, la payfanne interdite fut quelque temps fans refpirer d etonnement, & fans répondre. Vous ne re'pondez rien , Madame , continua le chevalier empreffe; vous défiez-vous de ma valeur>.... He'las! Monfieur, repartit alors la payfanne , je ne vous connois pas, & je n'ai point d'ennemi; je demeure a ce village; mon mari m'a voulubattre, &jeme fuis retirée ici. Ah ! parbleu, dit alors 1'écuyer du chevalier, qui jufques-la n'avoit dit mot; tenez, feigneur chevalier, ïly a dame & dame; mais a voir fa coiffure & fon habit, je gage  &$)8 La Voitube quecelle-la eft une dame a dindons. Taifezvous,Timane, repartit Ie chevalier, dans 1'efprit duquel le village en queftion & la dame rencontrée a cette heure faifoient une impreffion confidérable, &, quile rendoit capabledu plus profond refpecT: pour Ia dindonnière ; ramenons Madame chez elle, & fachons pourquoi fon époux la maltraité. Ne craignez rien , Madame ; quel que foit fon courroux, je faurai bien vous en garantir. La-deftus, il préfenta la main a Perrette , qui ne voulut pas 1'accepter, & qui fe leva, en difant, qu'elle ne méritoit pas cet honneur. Cependant il fallut céder a 1'obligeante importunité du chevalier; il lui donna la main, Scramena, dans cette pofture, dame Perrette au milieu des payfans , qui avoient fait afleoir lemari, & qui le tranquillifoient, en mangeant d'un peu de fromage,& en buvant un pot de petit vin qu'il avoit ' été tirer, en reconnoiflance de la confolation qu'ils s'effbrcoient de lui donner. Ariobarfane & fon écuyer avoient été contraints de faire comme eux. Ce chevalier tenoit un morceau de fromage d'une main , & une écueüe de 1'autre, dans laquelle on lui avoit verfé a boire, & qu'il venoit dè vider. C'étoit en cet état qu'ils fe trouvèrent tous, quand Perrette entra,  Embourbée. ap^ conduite en époufée par ie chevalier, dont 1'écuyerfuivoit derrière, en tenant les deux chevaux paria bride. Oü diantre la mafquea-t-elle été dénicher ces hommes ? dit maïtre Jacques en la voyant entrer avec Ie chevalier, qui, jetant les yeux fur 1'aflTemblée , apergut Ariobarfane , la vifière levée , avec 1'écuelle & le fromage qu'il tenoit en fes mains. II fut frappé de la reffemblance que ce cavalier avoit avec fa maïtreHe. Mais Ia furprife d'Ariobarfane fut bien d'une autreefpèce ; car , reconnoilfant d'abord le chevalier pour fon amant Amandor, il fit un cri pergant, & fe laifTa tomber fur Ie bancoü juflement étoit la chandelle, le fromage , le pain & Ie vin. La pefte foit de la maladie , & des cavaliers, dit le payfan, plus fiché de Ia perte de fon petit vin, que d'avoir trouvé fa femme. Jarniguenne , ma maifon eftelle une garnifon de foudars ? Il fe hata, en difant ces mots, de rallumer fa chandelle; les autres payfans relevèrent Ariobarfane. Merlin pleuroit de 1'état oü il le voyoit. Ah ! M. Amandor , difoit-elle au chevalier, qui 1'avoit reconnue, & qui étoit a genoux, ma maïtreffe mourra de cela. Timane entendit ces mots,&reconnut la voix de Ia belle Dina• car jufques.-la il avoit été occupé aregarder les payfans, & Ia chüte  300 La Voitüre du banc qui fervoit de table. Je penfe, morbleu, que c'eft Dina qui parle, dit-il; c'eft moiméme , Timane, repartit Dina. Dieu foit !oué,' tu as fait pénitence , aufli bien que ton maïtre; & h ma maïtrefle en récliappe , nous ne courrons pius la pretentaine. * Le financier s'arréta la, & dit au campagnard , que c'étoit a lui a finir. Parbleu, ia fin n'eft pas difficile a trouver, repartitie campagnard; celle qui étoit Ariobarfane , revient quand on lui a verfé un pot d'eau fur le vifage ; on sèche fes habits, qui en font tout mouillés; fon amant Amandor lui baife les mains,lui demandepardon : elle qui 1'aime comme une folie , fe met a fourire, & voila la paix faite. Après cela, 1'écuyer & i'écuyère imitent leurs maïtres : Dina s'afleoit fur un banc, Timrme fe met a genoux , & les voila encore rapatriés. Quand il lui a baifé le bras, les pa) fans rendentle fabre. Timane , qui a de 1'argent fur lui , & qui a faim , leur donne de 1'argent, pour aller chercher du vin du cabaret ; maïtre Jacques tue deux dindons & quatre poulets: on met la nappe, le vin arrivé ; chaque payfan boit un coup ; la joie raccommode !e mari & la femme; Dina larde la volaille, & Timane tourne la broche. Pendant que les deux amans, afiis fur le  JLMEOüttEKE. 501 ht, fe difent mille 'douceurs , le foüpef eft enfin roti , on le fert fur la table. Amandor & fa martrefle s'y mettent, &y font mettre leurs domeftiques : on donne k manger au payfan & a fa femme fur une afliette a part. Amandor boit trop fouvent a la fanté de fa 'maïtreffè ; elle y re'pond plus qu'elle ne devroit • la 'tets commence a leur tourner ; ils ne favent plus ce qu'ils difent. Le payfan & fa femme , qui ne fe font jamais trouvés k telle fete, fe foulent entièrement, tombent de leurs efcabeaux, & ronflent dans les cendres ; les chats & les chiens attrapent le refte des viandes qui font fur Ia table, paree que les quatre amans fe font de leurcöté infenfiblement endormis; les chiens &les chats, après avoir bien'mangé., vont fe coucher fur les lits; lachandelle fe fouffle d'elleméme, & tout Ie' monde refte dans cette fituation jufqu'au jour , qui les e'veille: & vïte des ceufs frais , des bouillons; 011 baille, on fe Trotte les yeux, on n'en peut plus ; bref, on déjeüne, 1'amour reprend. Timane va chercher Ie tabellion ; un contrat eft dreflë: le violoneux arrivé, on danfe ; tout cela conduit au manage, qui arrivé quelques jours après , au grand contentement des parties. Le campagnard achevoit fon dénouement grotefque, quapd on nous  3o2 La Voiture vint dire que notre carrofle étoit pret. Nous primes congé du neveu de notre höte & de fes enfans , & nous montames en carrolfe. J'arrivai a Nemours; je quittai mes voyageurs , & je fis réfolution de vous faire le récit de nos plaifirs. Vous me le fïtes promettre; ma parole eft aqquittée, ferviteur. Fin de la Voiture embourbée.  V O Y A G E DE PARIS A SAINT-CLOÜD, PAR MER; ET RETOUR DE SA1NT-CLOUD A PARIS, PAR TERRE.   V O Y A G E DE PARIS ASAINT-CLOUD, ET RETOUR DE SAINT-CLOUD A PARIS, par terre. L a paffion de voyager eft, fans contredit Ia plus dignedel'homme; elle lui forme 1'efprit, en lui donnantla pratique de mille chofes que la théorie ne fauroit démontrer. Je puis en parler aujourd'hui avec connoiffance de caufe II n'y arien defi fot & de fi neuf qu'un parifien qui n'eft jamais forti des barrières: s'il voit des terres,des prés, des bois & des montagnes qui terminent fon horifon , il penfe que tou£ cela eft inhabitabie: il mange du pain & boit y  306 V o y a g e d e Pa eis du vin, fans favoir comment croïtl'un & 1'autre. J'étois dans Ce cas avant mon voyage ; je m'i* maginois que tout venoit aux arbres : j'avois vu ceux du Luxembourg rapporter des marrons d'Inde, & je croyois qu'il y en avoit d'aütres daas des jardins faits expres, qui rapportoient du blé, duraifin, des fruits & des légumes de toutes efpèces. Je penfois que les bouchers tenoient des manufactures de viande , & que celui qui faifoit la meilleure étoit Ie plus fameux; que les rötiffeurs fabriquoient Ia volaille & le gibier, comme les limonadiers fabriquent le chocolat-, que la Seine fournuToit Ia morue , Ie hareng-for, le maquereau , & tout ce bon poiffon qu'on vend a Paris ; que les teinturiers ordinaires faifoient le vin a huit & a dix fous pour les cabaretiers , mais que le bon fe faifoit aux Gobelins, comme y ayant la meilleure teinture; que la toile & les étoffes venoient dans certains endroits, comme les toiles d'araignées derrière ma porte; & enfin que les fermiers généraux faifoient 1'or & 1'argent, & le roi la monnoie , paree que j'ai toujours vu un yjilTe de fa livrée a la porte de l'hötel des monnoies a Paris. Mais puifque je parle du roi, je ne faurois me difpenfer de dire ce que j'en ai toujours penfé , fi jeune que1 j'ai été. Surle portraitque  A Saint-Cloud. 507 Ton m'en avoit fait, je mele figurois aufli puiffent fur fes fujets que I'eft fur fes écoüers un régent de fixième, qui peut leur donner Ie fouet ou des dragées, fuivant qu'ils font mérité. La première fois que je le vis , ce fut un jour de congé, au petit cours , oü il paflbit en allant a Compiègne. Jen'avois pas plus de dix-fept ans pour Iors; cependant, a fa vue, je me fentis intérieurement ému de certain fentiment de refpeci que lui feul peut infpirer, & que perfonne ne fauroit définir. Je trouvois tant de plaifir ale confidérer, qu'après l'avoir bien vu k mon aife dans un endroit , je courois vïte a un autre , pour le revoir enccre; deforte que j'eus Ia fatisfacHon de le voir fept fois ce jourla , & je crois que je Ie verrois toujours avec le même empreflèment. Je me föuviens bien que je fus moins ébloui de Ia magnificence de fa nombreufe fuite , que frappé des rayons majeftueux qui partoient de fon augufte front. Jufques-la je m'étois imaginé qu'il n'y avoit rien de fi beau danste monde qu'un rector de 1'univerfité , précédé procemonneüement des quatre facuités : enfuite, fur le bruit de fes exploits militaire* , ,e Ie comparöis *ux Céfar & aux Alexandré , dont parient nos ;,ureurS latins. Au récit de fon goüt& de faphnection pour les arts, je lui trouvois toutes les gualités Vij  308 Voyage de Parts d'Augufle; & enfin, j'ai toujours depuis confervé, pour fa majefté, une vénérarion fi parfaite j que jefens bien que rien ne pourra jamais 1'altérer. Mais je fuis bien revenu aujourd'hui de toutes mes erreurs , & de mon ignorance fur la nature; il ne me falloit rien moins pour cela que le voyage de long cours, d'oü, paria grace de dieu, je fuis de retour, &dontjedonne ici la relation au public. Rien de plus capable d'exciter les jeunes gens a voyager, que la ledure de différens voyageurs; c'eft aufli Ie feul que je me fuispropofé. II y avoit deux ans que 1'on me propofoit de fortir de Paris, lorfqu'enfin un de mes intimes amis du collége, dont le père a une fort jolie maifon de campagne a Saint-Cioud , me prefla fi vivement de 1'y aller voir, que je ne pus m'en défendre. La prière de la charmante Henriette fa fceur, que je commengois a aimer, que j'ai aimée depuis, que j'aime, & que j'aimerai toute ma vie, acheva de m'y déterminer. J'avois befoin d'un aufli puiffant motif pour vaincre ma répugnance a jamais m'expofer en route. Elle me dit qu'elle y devoil aller paffee les fêtes de ,1a Saint-Jean & de la Saint-Pierre„ & me fit promettre, par 1'amour que j'avois pour elle de venir 1'y joindre. Le ton gracieus  a Saint-Cloud. 309 Sc tendre avec lequel elle me dit cela , fut encore un véhicule qui me porta a lui jurer, par fes beaux yeux, que je ferois tout pour elle. Que pouvois-je jurer de plus facré pour moi 1 Je lui donnai cent baifers parlans, pour gage de mon ferment , Sc je lui en aurois donné mille-, s'il n'avoit pas fait fi chaud; mais je Ia quittai tout en fueur, tant je m'étois fait de violence en lui facrifiant mon dégout pour le voyage. Omnia v'mcit amor, & nos cedamus amori... Rien ne peut réfifter al'amour, & cédons-lui donc, difois-je en moi-même; c'eft Virgile qui" 1'a dit, mot pour mot, & Virgile n'étoit pas un fot: il fayt donc Ie croire. Apparemment qu'on aimoitdéja de fon temps, & pourquoi n'aimerois-je pas aufti aujourd'hui? Mais quand, au collége, on me donnoit fes églogues a expliquer, devois-je jamais prévoir que je me ferois fait unjour 1'application de ce beau paffageï Omnia vindt amor, & nos cedamus amori. II eft des deftinées auxquelles on ne peut fe fouftraire, quelque violence que 1'on falie pour s'en empêcher; mais enfin fi 1'amour eft un crime aufli grand que mon régent me 1'a toujours voulu perfuader, devroit-ilêtre accompagné de tant de plaifir, & peut-il jamais y avoir de mal a faire une chofe qui nous plait tant? Viij  3io Voyage de Pa ris Pourquoi aufli tout le monde y en prend-il? car tous nos livres , grecs & latins, font templis des noms d'illuftres coupables qui y ont fuccombé comme moi. Si c'eft véritablement un crime, il flatte plus que toutes les vertus de maconnoifllince. Mais aufli eft-ce bien la cequ'on appelle amour, que ce que je fensa&uellement ? Depuis que j'ai embraflë ma chère Henriette, je ne me pofsède plus, mon efprit femble être forti de fa fphère ordinaire, le cceur me batcontinuellement; je fouhaiterois 1'embrafler toujours ; elle ne me fort point de devant les yeux: tantót je lui parle , & elle me répond; tantöt je parle feul. Je ne fonge plus ni a monbattoir, ni a mon ballon ; je ne penfe uniquement qua elle. Eft ce rêver? Eft-ce aimer tout de bon ? Si c'eft un fonge, puifle-t-il durer toujours , tant il m'eft agréable! Si c'eft aimer, comment pouvoit-on avoir la cruauté de me faire un portrait fi hideux d'une chofe qui me paroit avoir tant de charmes ? Mais mon parti eft pris: oui, Virgile, vous avez raifon , & nos cedamus amoru C'eft bien dit: aimons donc , & eftayons fi, en perfeéïionnant un fi joli crime, je ne pourrois pas en faire une vertu: le poifon le plus fubtil, quand il eft bien préparé, devient la médecine la plus falutaire. Oui , chère Henriette, je vous aime, & je crois que je vous  aSaint-Cloud. 3 h aïmerai toujours. La preuve que j'y fuis bien déterminé , c'eft que vous m'avez fait promettre de quitter Paris pour aller a Saint - Goud par mer, moi qui hais tant cet élément. Non feulement je vous ai promis, mais je vous tiendrai parole : Aleajacla eft, Ia balie eft jetég. Je braverai les fatigues du voyage, j'affronterai les périls dfe la mer , je m'expoferai aux inconvéniens du changement d'air; il n'eft rien , en un mot que je ne vous facrifie.... Omnia vindt amor. Je m'embarquerai le jour que vous m'avez fïxé ; j'irai vous joindre Mais non, je n'irai pas ; j'y volerai fur les ailes des vents , l'amour m'y guidera. Je ne m'en tiendrai pas même la; car fi 1'on peut aller encore plus loin que Saint-Cloud, & que 1'envie de voyager vous continue, je vous fuivrai partout, fi vous voulez ; nous verrons enfemble Ie bout du monde. Pour vous, & avec vous , oü n'irois-je pas? que ne ferois-je pas ? Aétuellement que je me fuis fait émanciper , me voila mon maïtre ; ma mère & mon tuteur m'ont rendu leurs' comptes , & je n'en dois a perfonne Telles étoient mes réflexions , lorfque penfant très-férieufement que je n'avois plus que huit jours pour me difpofer a partir, je eommencai par faire blanchir tout mon linge, que j'étageai dans une malle, avec quatre paires- V iv  3*2 Voyage de Paris d'habits complets de différentes faifons, deux perruques neuves , un chapeau , des bas & des fouliers aufli tout neufsj & comme j'avois entendu dire qu'en voyage ii ne falloit s'embarraffer de bagage fur foi que le moins que 1'on pouvoit, je mis dans un grand fac de nuit tout mon néceflaire; favoir, ma robe de chambre decallemande raye'e, deux chemifes a languettes , deux bonnets d'été, un bonnet de velours aurore, brode en argent,des pantoufles, un fac a poudre, ma fiute a bec, ma carte géographique , mon compas, mon crayon, mon écritoire,un fixain de piquet, trois jeux de comète, un jeu d'oie , & mesheures. Jeneréfervai, pour porter fur moi , que ma montre a réveil, mon flacon a cuvette, plein d'eau fans pareille, mes gants, des bottes, un fouet, ma redingote, des piftolets depoche, mon manchon de renard, mon parapluie de taffetas vert, ma grande canne verniflée, & mon coüteau de chafle a manche d'agathe. Tout mon équipage fut pret en quatre jours; il ne s'agiflbit plus que de mettre ordre a mes petites affaires , tant fpirituelles que temporelles. Après avoir fait une bonne & ample confeflïon générale, je fis un teftament olographe, que j'écrivis moi-mème a tête repofée, en belle écriture , moitié ronde & moitié batarde : je  aSaint-Cloud: 313 fus faire mes adieux a tous mes voifins, mes parens & mes amis,&je payai tout ce que je devois dans le quartier, a ma blanchifleufe , a mon perruquier, a ms fruitière, & aux autres. J'avois toujours oui' dire que l'air de la mer étoit mal-faifant a ceux qui n'y étoient point habitués de jeuneffè; & pour m'y accoutumer petit-a-petit, j'allois tous les jours me promenerfur les bateaux des blanchilfeufes pendant une heure ou deux : je palfois 1'eau aufli de temps en temps du port Saint-Nicolas aux Quatre-Nations, & j'ai continué cette manoeuvre jufqu'a mon départ; de forte qu'infenfiblement je m'y fuis fait. Quand je fus a la veille de partir, quoique 1'on m'eüt afliiré que je trouverois des vivres dans le navire fur lequel je devois m'embarquerpour aller a Saint-Cloud, & qu'on m'eüt dit que le fieur Langevin , qui en eft le munitionnaire général, & entrepreneur des vivres en cette partie de la marine, ne manquoit de rien, & étoit pourvu de toutce qui pouvoit contribuer a ia commodité des voyageurs , je fis toujours, par précaution , acheter un grand panier d'ofier fermant a clef, dans lequel je fis mettre un bifcuit de trois fous, du palais-royal ( car j'ai retenu de quelqu'un qu'il ne falloit jamais s'embarquer fans bifcuit;, un petit pain  314 Voyage de Paris mollet du pont Saint-Michel, une demi-bouteille de bon vin a dix , deux groffes bouteilles d'eau d'Arcueil, a la glacé, une livre de cerifes, & un morceau de fromage de Brie. Bien m'en a pris en vérité de faire ces petites provifions; car ce même Langevin, que 1'on m'avoit plus vanté qu'Jubry, n'avoit rien de tout cela;il n'avoit que du brandevin, que je n'aime point, des petits pains a Ia Sigovie, qui font indigeftes, & de mauvais firop d'orgeat & delimon, qui n'e'toit point de chez Baudfon , qui eft le feul a Paris qui réufliffe dans ces fortes de firops. En recompenfe aufli, on vantoit beaucoup fon ratafia & fa bière; mais je n'aime ni l'un ni 1'autre. Enfin Ie grand jour de mon départ arrivé (c'étoit par un dimanche, veille de la SaintJean ; car je m'en fouviendrai tant que je vivrai), mon régent, de qui j'avois été prendre congé, voulut me venir conduire, avec ma mère & mes deux tantes, qui, pour être levéesplus matin , avoient paffe la nuit dans ma chambre. Nous primes deux carroffes , un pour nous, & 1'autre pour mon équipage; tous mes voifins étoient aux portes & aux fenêtres, pour me dire adieu, & me fouhaiter un bon voyage. Je laiflaia une de mes voifines mon beau chat chartreux , & a une autre mon petit ferin gris, & nous fümes  a Saint- Clou d. 315- au Saint - Efprit entendre la fainte meffè. Je m'en acquittai avec le plus de dévotion que le permettoit mon ctat. II y avoit tant de monde ce jour - la , qu'au fortir de 1 eghfe, j'eus toutes les peines imaginables a prendre autant d'eau bénite que j'aurois bien voulu , pour en faire la galanterie a ma compagnie : mais il me fut impoflïb'ede luidonner en cela des preuves de ma ge'nérofité; car, dans le moment que je faifois la petite cérémonie ufitée parmi les jeunes gens bien nés , & que j'allongeois Ie bras, je me trouvai féparé par la foule des entrans & des fortans ; de fagon que ceux qui entroient, me reportèrent, jufqua trois reprifes de fuite, au milieu de 1'églife, fans qu'il me fut poffible de m'en dépétrer , qu'après y avoir laiflé un morceau de ma perruque , deux agraffes de mon chapeau, trois boutons de mes bretelles, & mon beau mouchoir deslndes tout;.eatier. Heureufement que rnon couteau de chafTe étoit bien attaché , & ferré tout a neuf;carje 1'aurois perdu aufli; encore n'eus-je pas Ia confolation d'avoir fait ufage pour moi de 1'eau bénite que j'avois prife. Enfin je rejoignis ma mère , tout hors d'halcine, & boitant tout bas, paree qu'en me baliottant ainfi , on m'avoit marché fur dix-fept de mescors; earj'en ai, depuis fage de raifon.  3iö Voyage de Paris trois a chaque doigt du pied ,& cela, vraifembiablement, vient de familie; car tout Paris fait que feu mon pauvre père , dont 1'ame eft aujourd'hui devant dieu , en avoit une fi grande quantité, qu'a chaque variation des temps, il en étoit fi cruellement tourmenté, que jamais baromètre n'a été moins infaillible que lui a annoncer les changernens des temps. Je n'ofai cependant me plaindre de ma perte, danslacrainte d'être bien gronde; car je connoiflbis ma pauvre bonne femme de chère mère, pour ne pas aimer du toutaperdre, &pour être fort mauvaife joueufe a ce jeu-la. Nous remontames en carrofle, & traversames la grêve avec aflez de difficul té', a caufe de 1'embarras qu'y caufoient les préparatifs du feu d'artifice que 1'on devoit tirer le foir même. Ma mère étoit bien fachée que je partifle fansle voir; unedefescommères, bonne amie, & voifine , en 1'aflurant q^i'ily auroit de bien belles fufées volantes, toutes neuves,& dont elle connoiflbit 1'auteur, lui avoit en même temps propofé une place pour moi fur 1'amphitéatre des huifliers de la ville, paree que le maïtre clerc d'un de ces meflfeurs faifoit depuis peu 1'amour a fa fille Babkhon. Mais il étoit inutile d'y penfer: j'avois promis a ma chère Henriette, & tous les feux d'artifice du monde nem'auroient pas fait man-  aSaint-Cloud. 317 quer a la parole que je lui avois donnée de partir ce jour la. Je dis adieu a Ia grêve & au grand chatelet, par oü nous pafsames -3 a Ia vallée, au pont-neuf, a la famaritaine , au cheval de bronze, au gros Thomas , au quatre-nations , au vieux louvre , au port Saint-Nicolas; Sc enfin , a tous les endroits remarquables de ma route. Nous arrivames infenfiblement au pont royal, oü nous vimes beaucoup de monde aflemblé , ce qui nous fit penfer qu'on ne tarderoit point a partir. Le cceur me battoit extraordinairement a Ia vuedu navire; celui qui étoit en charge pour lorsfe nommoit le vieux Saint-Franpois, commandé par le capitaine Duval, homme fortexpérimenté dans la marine de terre & de mer, & qui, fuivant que lui-même m'en a afluré , n'a pas encore été noyé une feule fois , depuis vingt ans qu'il navigue. Je fis embarquer tout /non bagage fous la leve'e.-on n'attendoit plus que le vent de huit heures & demiepour tirer Ja planche, & poujjer hors. Déja Ie pilote avoit levé le drapeau avec lequel il donnoit le fignal du haut de la jetée, St les matelots, répandus dans les auberges voifines, y battoientle boute* felle, Sc y hatoient a grands cris les voyageurs. II eft vrai que leurs juremens déplurent beaucoup a ma mère Sc a mes deux tantes, qui firent  318 Voyage de- Paris un peu la grimace j & mói aufli , -mais mon réT gent', qui-avoit déja vogué deux fois de Paris aCharenton , nous rafliira beaucoup , en nous difant que c'étoit la la facon ordinaire dont les gens de mer s'expliquoïent, & qu'il nefalloit point s'en formalifer. !' • II eft bien vrai de dire que , dans les difïerens embarras d'un départ, on oublie toujours quelque chofe. Ma mère , qui avoit été autrefois dans le commerce, fereflbuvint que, pour rendre le capitaine refponfablé de fa cargaifon , on faifoit ordïnairement une lettre de voiture pour chaque ballot qui s'embarquoit dans fon bord ; elle en avoit fait une pour moi & ma pacotille : mes tantes, d'un autre cöté, vouloient me faire paflèr par la chambre des afiitrances; mais il étoit trop tard pour prendre toutes mes précautions; le pilote Montba^on juroitr-après ma lenteur ; on n'attendoit que moi pour lever la fermure, & démaner. II faüut nous féparer malgré nous. La mère du capitaine B'dva.1, quil'étoit venu conduire jufqu'au port, m'arracha des bras de mon régent, de ma mère , -& de mes deux'tantes, pour me pouffer dbvrd ; elles n'eurent que le temps de me couler dans mes poches chacune une pièce de lïx fous , & de me promcttre une mefle a SaintMandé & aux Vertus , fous Ia condition exprefle  A Saint-Cioud. o\f que je leur donnerois de mes nouvelles fi-tót que je ferois arrivé. Je leur prómis de le faire , & de leur rapporter a chacune un finge vert & un perroquet gros bleu , & je m'embarquai. Non , rien ne me dégoüteroit tant des voyages, que lesadieux qu'ils occafionnent, & furtout quand il les faut faire a des gens qui nous touchent defi prés, qu'un régent derhétörique, une mère, & deux tantes. Je tremble encore, quand je me repréfente que nous reftames muets tous les cinq pendant quelque temps ; que tous les quatre avoient leurs yeux humides fixés fur les miens, qui fondoient en eau; que je les regardois tous , les uns après les 'autres ; que le ceeur de ma pauvre bonne femme de chère mère creva le premier ; que celui des autres & le mien crevèrent auffi; que nous pleurions a chaudes larmes tous les cinq , fans avoir la force de nous rien dire; que nous en vinmes tous a la fois aux plus tendres embralfemens, ce qui faifoit Ie plus trifte groupe du monde; que nos larmes avoient de la peine a fe meier, tant elles étoient rapides; & qu enfin le fpeótacle étoic fitouchant, que les deux cochers qui nous avoit emmenés, & qui, pour 1'ordinaire , ne font pas trop tendres , ne purent s'empêcher de pleurer auffi. Je ne fais pas même files chevaux se fe mirent pas auffi de la partie ; car jem'étois  j^o Voyage de Paris apergu du bon cceur de ces animaux, en ce qu'ils fembloient ne me conduire la qu a regret, tant ils avoient été lentement fur toute la route. Tandis quej'étois occupé a reconnoitre mon équipage , le navire fut mis a fiot; je le fentis a merveille, par un ébranlement qui m'effraya, paree qu'il me furprit. Je montai fur le tillac, pour voir la manoeuvre : déja le pont royal fe retiroit, pour nous faire place, & tous les autres navires chargés de bois,qui fembloient n'être la que pour s'oppofer a notre paffage, fe rangeoient auffi a la voix du pilote , qui juroit , comme un diable , après eux. A peine étions-nous a la demi-rade, que plulieurs paffiagers ayant fait fignal du bord du rivage, qu'ils vouloients'embarquer avec nous, le capitaine a fait jeter la chaloupe en mer,pour les aller recueillir. Apparemment qu'ils avoient retenu leur place. Nous avons été tout bellement jufqu'a ce qu'ils nous aient joints, après quoi nous nous fommes trouvés en pleine mer , visk vis du nouveau carroufel, & nous avons été bon train enfuite. Un petit vent de fud nous poulfoit, & apparemment qu'il nous étoit contraire; car on ne hijja aucune voile, par même la misene ,*mais onfit feulement force de ramet, jufqu'a ce que, nous  aSaint-Cloud. 321 nous puiflions faifir les vents alifês. L'odeur du goudron commenga tout d'un coup a me portex a .la tête : je voulus me retirer plus loin, pour 1'éviter'; mais je fus bien étonne', quand/ voulant meiever, il me fut impoffiblè de le faire. Je m'e'tois malheureufemisnt aflis fur un tas de cordages , fans prendre garde qu'ils étoient nouvellement goudronne's; la chaleur que je leur avois communiquéé, les avoit incorporés fi intimément a ma culotte , qu'il fallut en couper des lambeaux pour me débarraffer. Cette aventure ne de'plutqu'a moifeul; car, de tous les fpeélateurs, il n'y avoitque moiqui' ne rioit point. Cependant nous rangions Ie nord, en dérivant jufqu'a la hauteur d'un port, qu'on 'me dit être celui de la Conférence. Il y avoit k 1'anere plufieurs navires qui y chargeoient différentes marchandifes de Paris , deftinées pour les. pays étrangers; de la j'eftimai què ce que je voyois a 1'oppofite étoit ce que nos géographes de Paris appellent la Grenouillère, paree que j'entendis effedivement le croaffement des grenouilles. . - Nous dépafsames'le pont-tOurnant & le petit cours d'un cöté de la terre;& de 1'autre, les invalides & le gros: caillou; nous fimes enl'uite la découverte d'une grande Ifle déferte, nar laquelle je ne remarquai que des cabanes de fau- X  322 Voyage de Paris vages j & quelques vaches marines, entremêlées de bceufs d'Irlande. Je demandai fi ce n'étoit point la ce qu'on appeloit, dans ma mappemonde, 1'ifle de ia Martinique, d'oü nous venoit le bon fucre & le mauvais café: on me dit que non, & que cette ifle, qui portoit autrefois un nom trés indécent (i), portoit aujourd'hui celui de 1'ijle des cygnes. Je parcourus ma carte; & comme je ne 1'y trouvai point, j'en ai fait la note fuivante. J'ai obfervé que les paturages en doivent être excellens, a caufe de la proximité de la mer, qui y fournit de 1'eau de Ia première [main, qu'on y pourroit recueillir de fort bon beurre de Bray ; que fi cette ifle étoit labourée,elle produiroit de fort joli gazon, & bien frais; que c'étoit de Ia fans doute que 1'on tiroit ces beaux manchons de cygnes qui étoient autrefois tant a la mode; & que , quoiqu'il n'y eüt pas un arbre, il y avoit cependant bien des falourdes & bien des planches entafiees les unes fur les autres a 1'air. J'ai tiré de la une conféquence, que.la récolte du bois & des planches étoit déja faite dansce pays-la, paree quele mois d'aouty eft plus hatifque le mois de feptembre a Paris; qu'il n'y a point aflez de (i) On l'appeloit autrefois V'iJZe Maquerell;.  ' A SaÏ NT-Cl0UD. J2'4 featimens ni de caves pourles ferrer; & qü enfin c'eft fans doute de la que 1'on tirece beau bois des ifles i que rtos ébénïftes emploïent, & dont nos tourneurs font defi belles quilles. A deux pas de la, fur un banc de fable vets le-midi, nous avions vu les débris d'un navire jnarchand, que 1'on nöus a dit avoir fait naufragel'hiver dérnier, chargé de chanvte. Un bon bourgeois de Bonfront CO n'autoit point ete touché, de cette aventure, paree que c'eft «ne herbe de malheür pour lui; mais je ne fau* tois diffimuler combien ce fpectacie m'a fait •peine : autant m'en pendoit devant le nez; je pouvois périr & échouer de même. A propos de chanvre & de Donfront, je me föuviens de lanaïveté d'un rharguillierdeDon^ front, qui, fe ptomenarit un jour avec un parifien dans urt cnampfemé de chanvre, celui-ei lui demanda fi c'étoit la de la falade, è quoi le marguillier répondit: Hó dame verre ! vos 'ave? tout drait boutê le net deffus : de la falade ! vos vos y connojfés ; qu'eu chienne de falade! morgué) elk a étrattglé dèfunt monpauvrè père, Nous faifions toujours route, & nous cinghons enlóuvoyant le long du rivage, qui étoit r--p- ■ , , • (<) Ville de ïa baffe Normapdie, Xij  3>4 Voyage de Paris couvert de pierres de Saint-Leu , que je prenois de loin pour du marbre d'Italie, lorfque, pour fuppléer au dcfaut de marée & au vent contraire, notre pilote , prudent & fage , paree qu'il étoit encore & jeun, a jeté un cable a terre, qui, fur le cliainp, m'a paru avoir été attaché a un charretier & a deux chevaux. J'ai remarqué que quoiqu'ils aient toujours été le grand trot, Sc quelquefois même Ie galop tous les trois, nous les avons cependant toujours fuivis, fans doublet notre pas. C'eft une belle chofe que 1'invention de la mer! J'étbis pourlors dans une afliette aflez tranquille , puifque je m'occupoisa confommerune partie de ma vituaille, lorfqu'apercevant une longue frégate, beaucoup plus forte que notre vaifleau,& qui Iancoit debout a nous, j'ai cru êtreperdu. La peur donne des aïles, dit-on, mais sürement elle ne donne point d'appétit, car il m'a manqué.tout-d'un coup. J'ai vu notre capitaine fortir brufquement de fa chambre , Sc quitter une partie de pied de loeuf ,a.!aquelleil jouoit avec des. dames, pour monter fur le pont Sc crier a plüfieurs reprifes : Colt ! coit! coit ! J'ai vu enfuite les matelots de la frégate lever le chapeau en fair, Sc crier a des hommes & ades chevaux qui étoit a terre."'Hó Iho Hió l J'aipris tout cela pour le fignal de Xahrda«e-3  ASaint-Clotjd. 32^ & attendu qu'il y a relache au théatre de Ia guerre entre nos voifins & nous, j'ai cru d'abord que c'étoit une galère d'Alger, qui nous alloit prendre & conduire a Marfeille avec ces pauvres captifs qu'on y conduit tous les ans de la Tourndh , & que les RR. PP. Mathurins vont ■racheter en Barbarie de temps en temps. J'e'tois dans un faififlement mortel; car j'ai Iu Ia lifte des tourmens que 1'on fait fouffrir aux pauvres chrétiens qui ne veulent pas fe faire recevoir dans ia religion de ces pays-Ia. Voila ce que c'eft que d'avoir un peu de Iecture. Mais j'avois déja pris mon parti en galant homme fur cela, quand j'ai vu la frégate fe rcmorquer , & pafier fon chemin; elle étoit même déja bien loin de nous, que jecraignois encore qu'il ne lui prït quelque répit, & qu'elle ne revirat de bord. Cette frégate fe nommoit, a ce qu'on m'a dit après, la Par* faite, de dix hommes & de huit chevaux d'équipage, du port de je ne me fouviens plus combien de tonneaux de cidre, chargée de marchandifesd'épiceries, & commandée parle capitaine Louis-George Freret, faifant route de Rouen d Paris. Cela me donna occafion de demander fi la compagnie des Indes paflbit auffi par-la quand elle alloit chercher de ces belles toiles d'Hollande au Japon} fi nous étions encore bien éloignés óiifap Breton} fi nous ne courions point rifque X iij  326 Voyage dé PakiS de rencontrer des écumeurs de mer, & fi cMtoit par ici que j'avois paffe en revenant de Pantin , oü j'ai été en nourrice ? Je m'apercus qu'a chaque queftion onmerioit aunez; mais je crus que c'étoit par reffouvenir de ma culotte goudronnée: cependant, fans me dire pourquoi on rioit tant, on me tourna le dos, & je reftai feul affis au pied du grand mdt, oü j'achevai de déjeuner. Sur la pente douce & agréable d'une colline qui borde le rivage du cöté du nord , s'élèvent des maifons fans nombre, plus jolies les unes que les autres , qui formentla perfpeótive d'une groffe ville, que nous longions de fort prés, lorfque j'apercus a 1'une de fes extrémités deux gros pavillons oétogones a Ia romaine , ornés de girouettes percées d'un écuffbn refpectable , & aboutiffant a une terraffe qui règne Ie long d'un parterre charmant- Je faifois obferver a un abbé qui étoit venu fe mettre a cóté de moi , qu'apparemment, dans le temps des croifades de la Terre-Sainte, cette ville avoit manqué d'être prife d'efcalade, du cöté de la mer, par les TVos, puifque les echelles y étoient encore reftées attachées au mur, ou que c'étoit peutêtre ee que nos plus grands voyageurs ont nommé'les Echelles du Levant: mais il me dit que ce village s'appeloit Ckaillot; que ces. pa-  a Saint-Cloud. 527 villons avoient été batis par S. A. R., & que ces échelles fervoient aux blanchifleufes du pays pour aller laver leur linge. Je vis efteftivementla preuve de ce que meditl'abbé; car, dans le moment même, des femmes defcendirent, & d'autres remontèrent par ces échelles avec du linge, tandis que celles qui étoient reftées fur la grêvea échanger, battre & laver leur leflïve , nous dirent, en palfant, mille fottifes , que Ia pudeur ne permet point de répéter ici. Celle qui me piqua Ie plus , quoique la moindre de toutes, ce fut de m'entendre défigner & montrer au doigt par une de ces harpies que je ne connoiffois point, qui ne m'avoit jamais Vu, & qui m'a cependant appelé fils de P.... Je rougis pour ma pauvre chère mère, qu'on mettoit ici en jeu mal a propos, & j'aurois été bien faché qu'elle eut entendu cela ; car je puis bien certifier que fi elle a eu Ia foibleffe de 1'être , au moins perfonne n'a jamais ofé le lui reprocher en public , feu mon père étant trop vif & trop fcrupuleux fur I'article du point d'honneur , pour I'avoir fouffert impunément; mais moi, qui ne voulois pas d'affaires en pays étranger, j'ai mieux aimé feindre de n'avoir point entendu, que de faire face a l'orage de fottifes qui m'auroit infailliblementac- X iv  328 Voyage de Paris cablé. II eft vrai que tous les autres paflagers ont bien pris mon parti, & qu'ils m'ont aflez vengé de cette impertinente , qui m'avoitainfi infolentié ; car ils ontrépondupar des répliques ficoflues, que la plus vieille de ces mégères , enragéedefe voir démontée, a trouflé fa cotte mouillée, & nous a fait voir le plus épouvannblèpofténear qu'on puifle jamais voir. Ah, ciel! difois je en moi-même, cette Agnès de Ckaillot, dont la douceur & 1'innocence m'ont tant édifiéa. Paris, feroit-elle de ce pays-ci? Tout ce qui m'étonnoit, c'eft que j'avois fait tant de chemin , & qu'on parloit encore francois : je compris de la-que la langue frangoife étoit une langue qui s'étendoit bien loin. Au bout des murs de Ckaillot, Sc furie même profil, en règne un autre fort long & fort haut, qui renferme un grand clos, de beaux jardins , & ungros corps de logis percé de mille croifées antiques,& adofléaune églife fort haute, dont Ja pointe du clocher femble fe perdre dansles.airs. J'ai d'abord imaginé que ce pouvoit être cette fuperbe chartreufe de Grenoble, dont j'ai tant entendu paiier a ma pauvre tante Thérèfe, qui a manqué d'y aller, en revènantun jour de Saint-Dems j mais une .dame a laquelle je me luis adrefie pour favoir ce que c'étoit, me dit  a Saint-Clou d. 325) que c'étoit Ie couvent des bons-hommes de PajJ'y ; que c'étoit Ie feul qu'il y eut au monde; que quoique la maifon me parut très-confidérable , elle étoit cependant très-mal peuplée , par la difficulté de la recruter & trouver des fujets qui conviennent a fon infHtution ; que 1'on n\i pu trouver de terrein affez étendu pour y établir un pareil couvent de bonnes femmes ; & enfin elle me dit la-deffus tout ce que 1'efprit de parti lui fuggéra. Nous nous trouvames infenfiblement vis-a-vis dedeux jardins charmans, fort voifins 1'un de 1'autre , & dont la propreté & Tornement attirèrent toute mon attemion. Je lui demandai fi tout cela dépendoit encore de la France ? Elle fe mit a rire de ma fimplicité; mais moi qui ne voyageois que pourapprendre, je n'avois point regret de faire les menus frais de fon divertiffement, pourvu qu'elle fit ceux de mon inftruétion. Elle me dit que ce,s deux jardins étoient deftinés a prendre les eaux minimies de Paffy 3 que bien des families étoient redevables a ces deux endroits de leur origine & de leur pcftérité; que 1'on y venoit de fort loin pour recouvrer la fanté; qu'il y avoit, pendant toute la faifon, une compagnie choifie; qu'il y avoit eu a la vérité autrefois quelques abus dans le grand nombre des perfonnes qui venoient prendre les eaux; mais que depuis que  33° Voyage db Paris les temps font devenus fi durs , <*n n'y voyolt plus guère que de véritables malades , qui ne penfoient point a Ia galanterie; qu'elle-même n'y étoit venue depuis plus de dix ans; que le Paffy d'aujourd'hui n'étoit plus le Paffy de fon temps, pour les plaifirs ; & qu'enfin fa fille y étoit depuis un mois , fans La nous fümes interrompus par un matelot qui nous vint deman der fi nous defcendions au port de Paffy. La dame fe prépara pour y defcendre; le pilote appela par trois fois , de toute fa force; Jacob, qui en eftle paffager ; & Jacob, Ie mauffade Jacob , aborda avec fa barque, dans laquelle entrèrent ceux qui voulurent defcendre. Inquiet de ce que j'allois devenir, j'allois de teproue, oü j'étois , a la poupe: je montai fur Ie tillac, pour voir fi je ne découvrirois point Paris avec ma lunette d'approche. Je m'orientai pour le trouver , & enfin jé le vis fans le reconnoïtre: «ft tas de pierres , de cheminées & de clochers ne me repréfentoit plus Paris tel que je 1'avois Iaiifé; je n'y diftinguois plus une rue, pas même celle de Geoffroy-Ï Afnier , oü je demeurois ; il me fembloit qu'il étoit abïmé depuis que j'en étois forti; je me figurois que cela ne feroit point arrivé , fi je fufle refté. J'avois beau regarder de tous cötés , je ne voyois autour du vaifieau qu'une mer orageufe qui cher-  a Saint C l o u n. 331 choit è nous engloutir 3 & dans le lointain, des' terres auftrales & inconnues , des pre's , des bois & des montagnes arides, fur lefquelles i! ne devoit croïtre que du vent , paree que j'y voyois beaucoup de moulins. II n'y avoit que la vue du foleil qui me raffuroit un peu; je le reconnoifiöis encore pour être le même que je voyois au Palais-royal, toutes les fois que j'y allois au méridien re'gler ma montre. O toi qui m'as toujours éclairé , lui dis-je, brillant foleil, plus beau mille fois que ne peuvent être tous les autres foleils du refte de Ja terre! foleil dont je chéris la préfence , ne m'abandonne point! je fuis fait & ta lumière bienfaifante; que fa's-je ficelled'un foleil étrangerne m'incommodera' point? Tiens , vois ma montre, accoutumée a être régle'e fur toifeul; elle fe de'rangera fans toi: puis me retournant du cöté de Paris, je lui difois : O toi de qui je tiens le jour! Paris, fuperbe Paris ! mon petit Paris ! pourquoi t'éloignes-tu ainfi de moi? Hélas ! quene viens-tu plutöt avec moi! que ne me fuis-tu! que ne t'es-tu embarqué avec moi! Je vois bien que tu es faché contre moi, paree que je tai quitté fi brufquement; mais ce n'eftque pour un temps; je reviendrai, s'il ,'plaït a dieu, bien tót; je finirai mes jours dans ton feih : je te laifle pour gage deraa promeffe ceux de ma tendrefie, m*  3?2 Voyage de Paris mère & mes deux tantes, mon petit ferin gris, & mon chat chartreux : tu fais combien tout cela m'eft précieux. Ce n'eft que pour les beaux yeux de Ia jeune & belle Henriette que j'entreprends aujourd'hui de voyager : un amour fi beau me'rite bien quelque indulgence de ta part. Encore une fois , Paris ! mon cher petit Paris ! pourquoi me fuis-tu? Mais non , ingrat& infidèle que je fuis, c'eft moi qui t'abandonne ! c'eft moi qui s eloigne de toi ! Patrie, ö ma chère patrie, je fuis le feul coupable ! Ah! fï jamais je reviens de ce voyage, que tu auras lieu d'être contente de moi par la fuite ! C'eft Ia première fois de ma vie que je te quitte, depuis dix-huit ans que je fuis au rhotade; mais ce fera la dernière. Je te demande mille fois pardon ; tu dois pafter quelque chofe a Ia jeuneffe.. .. Puis, trouffant mon habit; vois, Paris , vois ma pauvre culotte neuve de velours cramoifi toute perdue jl'accident qui lui eft arrivé, n'eft-il pas déja un commencement, de lexpiation de mon crime? Mes inquiétudes, mes regrets, mes foucis , mes remords, mes larmes enfin expieront affez Ie refte. Mais quoi i la terre marche, & femble'retourner d'oü je viens. II ne reftera donc plus oü je vais que des antipode* & de 1'eau! Encore fuitglie fous Ie navire: Quid eft tibi mare quod fit-  aSaint-Cloud, 333 gifti ? O mer I qu'as - tu donc a fuir ? Ah! chère Hènriette, que vous mecaufez de peines & d'inquiétudes ! Mais je vous les facrifie toutes d'aufli bon cceur que je vous aime.... A ce mot d'Henriette , j'ai repris tous mes fens , comme fï je füffè revenu d'un grand e'vanouifTement; j'aifongé que bientöt j'allois. avoir le bonheur d'être auprès d'elle; que je ia verrois face & face; que je lui parlerois; qu'elle me répondroit; que je 1'embrafferois; qu'après lui avoir de'montré, par ce trait de mon obéiflance, Ie quantümjè 1'aime, je.trouverois peut-être Ie moment favorable de lui en prouver le quompdo ; & qii'enfin fes beaux yeux me ferviroient de foleil, fi celui de Saint-Cloud ne me convenoit pas. Toutes ces réflexions me remirent le cceur au ventre. En tournant les yeux de cöté & d'autre fur tous les diffe'rens climats que je pouvois découvrir a perte de vue, j'apercus fur notre droite un palais enchanté, qui me parut bati par les maïas des fées : fon jardin vafte & fpacieux, dont les murs font baignés par Ia mer , eft d'un goüt charmant da diftribution des berceaux & la propreté des allées me le firent prendre pour Ie même qu'habitoit autrefois Vénus a Cythère ou a Paphos. Mais tandis aue je réflécbiffbis fur le goüt des étrangers pouc  334 Voyage de Paris J'archite&ure, j'apercus encore, non loiti dé celui-ci & fur le même point devue, Un autre palais beaucoup plus confidérable, tant pour letendue des .batimens, que pour 1'immenfité des jardins. Ce fut pour le coup que je crus être prés de Conftantinopk, & que c'étoit la le férail du Grand-Seigneur. Mais un de nos matelots, a qui je demandai a quel degré de longitude il eftimoit que nous pouvions être, & ce que c'é* .toit que ces deux palais, me répondit que, de ces deux maifons, Ia première appartenoit a madame de SelTac, & la feconde a M. Bemard; & qu'al'égard des degrés de longitude, il né connoiffoit point ces rubriques-Ia ; puis il me demanda fi je n'allois point a Auteuil, & il fit Ia même queftion a tous les palfagersles uns après les autres; ce qui me donna Ia curiofité de m'informer de ce que c'étoit qu'Juteuil. On me répondit qu'Auteuil étoit cette ville que jè •voyois devant moi; que MM. de Sainté-Genevièveen étoient feigneurs, & y avoient une fort jolie maifon.; que bien des bourgeois de Paris y en avoient aufii; qu'il y av«?.t un fameux oculifte, nommé Gendron, que 1'on y venoit confulter de bien loin.; que c'étoit Ia moitié du chemin de Paris a Saint-CIoud; & qu'enfincet endroit étoit bien fréquenté.ll fautavoueiv m'égriai-je alors, que fi le cceur de Ia France eft  'a Saint-Cloüd. 3^ bien badjes frontières font bien gaies & bien baties aufli! Non , la belle rue TrouJJe-Vache, oii demeure ma mère a Paris, n'a rien de comparable a tout cela. O ma mère , difois-je en moi-méme, que vous êtes a&uellement inquiète de moi, aufli bien que mes deux tantes ! & que je voudrois bien rencontrer ici quelque avifo qui fit voile pour les cótes de Paris , afin de vous donner de mes nouvellesIHe'las! peut- être mon chat&mon ferin feront-ils morts de de'plaifir dé ne me plus voir.. . Mais que le monde doit être long ! ajoutai-je. Quoi! depuis.'que je roule les mers, je ne fuis encore qu'è la moitié du chemin-que j'ai a faire ! O mer, que tu t'étends au loin .' Peux-tu être fi vafte , & la morue fi chère a Paris ? Cette réflexion me rappela un beau cantique nouveau de 1'opéra-comique , qui commence par ces mots: Füjles mers! Je 'le fredonnois entre les dents, lorfque je découvris a Youefi un navire a peu prés femblable au notre, mais plus fort, qui venoit a bride abattue fur nous. Oh l pour le coup, je comptai bien que nous allions en decoudre; car je voyois a merveille que ce n'étoit point un vahTeau marchand,en ce qu'il y avoit trop de monde a fond de cale, qui regardoit par les fenêtres: on eut dit de 1'arche de Noé. Je nepouvois pourtant point m'imaginer non  33<5 Voyage de Paris plus que ce fut un vaiffeau de guerre, paree que je n'y voyois ni canons, ni pierriers , ni affüts j mais j'appréhendois que ce fütun falun de Poijfy, qui eherchac a jeter les grapins, pourtenter Yabprdage a 1'arme blanche, que je crains naturellement très-fort. Je voyois un .nombreux équipage rangé en bonne contenance fur \tpont Sc fur le tillac. Mon premier mouvement fut de tirer mori couteau de chaffe; rnais je fis réflexion que peut-être l'air de la mer le rouilleroit, & je pris ma lunette d'approche, -pour en re-connoïtre le pavillon, afin de favoir au moins aqui nous allions avoir affaire, & pour prévoir de plus loin ce que tout cela pourroit devenir. Ce qui me tranquillifoit pourtant, c'eft qu'avec cette même longue.vue je voyois notre équipage ferein & les paffagers peu inquiets ; & effeclivement, nous pafsames rapi'dement a la portée du coup de poing 1'un de 1'autre , fans nous rien faire; jem'apercus mêmé qua notre vaifféau, qui fembloit avoir peur, doubla fon pas a 1'approcbe de 1'autre, qui n'ofa pourtant nous attaquer : nous, qui avións encore du chemin a faire, nous ne voulümes point non plus nous amufer, Nous primes Ie iord-dehors, Si lui Yavant-terre, & nous en fümes quittes pour quelques fignes de chapeau de la part des nautonniers, & pour des fottifes que fe  aSaint-Cloud. fe dirent réciproquement ies paffagers. Pour. moi, je les faliiai de bon cceur fort poliment, & je me congratulois d'en être échappé a fi bon ttïarché , après la peur que j'avois eue , lorfque je vis notre pilote revirer de bord, 8c , d'un coup de goüvernail, lancer debout d terre a une efpèce de tap en forme de promontoire, que je prenoispourle cap de Bonne-Efpérance, quand on me dit que c'étoit le havre de cette fameufe v.Ile XAuteuil, dont on m'avoit parlé tout k ï'heure. Nous ymouilldmes: on porta la planche a terre, &i!en fortït vingt a trente perfonnes, qui n'alloient pas plus ioin. Une petite aventure nous retarda k ce port ün peu plus que nous n'aurions du; c'eft que la jetée y étoit fi efcarpée, & la montée fi di& ene, qu'une jeune fille ayant roulé a la mer avec un abbé qui lui donnoit la main, & qu'elle entraina avec elle , deux de nos matelots piongerent pour les repêcher. J'ai obfervé pour lors qu il eft bien vrai.de d>re que quand on fe noye on s'accroche ou on Peut, fans jamais lacher fa pnfe; car la fille, qui , en tombant, s'étoit accrochée k Ia jambe droite de 1'abbé, s'y tenoit encore, quand on la repêcha; & 1'abbé qui s'étoit jeté a fon cou'quand elle 1'entraST la tenoit encore embraffée étrouement au for.t> de 1 eau. La fille perdit fa garniture & fon évep- Y  33§ Voyage de Paris tail, & 1'abbé fon chapëau & fon parafol violet clair. Quand le dangerfut difparu entièrement, nous rïmes un peu de Tétat oü fe trouvèrent nos baigneurs , & fur - tout de leur attitude. Je ne fais s'ils recouvrèrent leur perte , paree que nous reprimes le large; mais je me döute bien qu'ils ne fe feronf point quittés fans fe fécher. Peu de temps après , la femme de notre capitaine fut a tous les païfagers leur faire payer leur fret; elle vint a uh capuc'n qui étoit a cöté de moi, & qui tira de dëflbus fes aiflelles un chapelet a gros grains, dont il paya fon paffage ; elle s'adrefia énfuite a moi, & je payai : elle étoit fuivie par un pieux matelot s qui, fedifant chargé de la procuration de faintNicolas , le Neptune ordinaire des marins , excitoit la dévote généröfité des voyageurs. Je fus du nombre de ceux qui défirèrent avoir part aux prières "promifes, & je fis mon offrande. Sur la rive oppofée , én tirant au fud-oue/1, eft une petite mafure ifo!ée,dont 1'expofition 'heureufe, quoiq'ue très-retirée , femble annon"cer une de ces retraites que fe choififtoient autrefois ces faints anachófètès, lorfqüe, .dégoütés du monde , ils vou'oient renoncer entièrement a fon comme'rce, pour fe livrer a Ia contemplation des chofes céleftes. Au milieu de  ASaint-Cloüd. quelques arbres mal dreifés,& plante's au hafard , rampe humblement un petit corps de Iogis ; dont la fimplicité fait tout 1'ornement. L'art paroït avoir moins participé a la décoration de ce lieu, que la fimple & belle nature* cependant tout y rit; & je me trompe fort, fi ce n'eft point la qu'étoit, au temps jadis ,'ce fameux défert oü faint Antoine fut .tant tourmente' par le malin efprit , lors de ces belles tentations que Calot nous a fi bien gravées d'après nature; car on voit encore, a quelque diftance de lè , un moulin que ce faint hermite fit venir apparemmentdeitfo/z^m-e expres pour fon ufage & celui de fon manage > & fous lequel il y a encore un tok A.cóchon.'U tout compofe un enfemble qui m'a paru fi charmant, que je crois que fi. jamais il prenoit fan^taifie a la Magdeleine de revenir (ar terre, & qu'elje pafsat par cet endroit-Ja , elle n'héfiteroit point a Ie préfe'rer a la Sainte-Baume. ' q Quelqu'un, qui me vit attentif è examiner un lieu que je paroiftois avoir regret de perdre de vue, fatisfit ma curiofité, en me difanti « Eh bien, Monfieur, vous confidérez donc eette * fameufe guinguette , autrefois fi fréquentée, •woü l'amour étoit venu de Cythère exprès, » pour Ia commodité de Paris, établir une ma>>.nufa fatigué  P R É f a c ë. 3£p fatigué tous les bibliothécaires de Paris & desprovinces; j'avois ouvert unecofrefpondance avec un ingénieur de la marine j enfin j'avois écrit jufqu'eh Barbarie, en Chine& auMonomotapa, iorfqu'Henriette me voulut faire rendre' compte de mon ouvrage. Quand je lui eus dit que j'étois k apprêter mes matériaux , & que dans fix mois je pourrois commencer h coucher quelque chofe fur le papier, elle fe mit k échter, « Eh » quoi! me dit-elle, voulez-vous donc * faire une hiftoire générale des voya» ges ? Que vous connoiffez peu le goüt * de Paris ! Un ouvrage qui a même * rapparence de longueur , ennuie » avant qu'on y jette les yeux ; au lieu », qu'une petite brochure d'une ou » deux heures de lefture , p0Ur peu » qu'elle fe foutienne, plaxt a coup sur, Aa  3 70 P R É F A C E. » Mettez la plume ala main , c'eft une » affaire de huit jours »' Je me mis donc a écrire, & au bout de quatre jours, je me trouvai en état de remettre a Henriette la moitié de 1'ouvrage. Elle le lut, le crayon a la main , & me le renvoya un peu bigarré. Mais pendant que je travaillois a raccommoder cette première partie & k .débrouiller 1'autre .moitié, je rencontre en mon chemin un exemplaire imprimé de monouvrage, fousle titre de Voyagtz de. Saint-Cloud,par mer & parterre. Un anonyme (quelque fecrétaire de la cour de Cythère, 1'avoit terminé k fa facon, paree qu'effeclivement il n'étoit pas achevé. Ma furprife fut extreme; je ne pouvois imaginer le comment i mais enfin je 1'appris. C'étoit une femme de chambre, qui, pendant que mademoi-  PRÉFACE. 37 r. felle Henriette s'endormoit, avoit eu la curiofité de jeter les yeux fur mes cahiers. La letture lui plut; & 'conjéaurant que c'étoit une'occafion de s'affurer une acquifitioh de rubans, falbalas, & autres fanfreluches, elle le fit promptement copier, & alla le préfenter a un libraire avide ( mais honnête homme cependant) , qui, dèsqu'il fut que cela pouvoit faire une brochure, fe trouva trop heureuxde pouvoir 1'acheter,moitié enargent, moitié en promeffes. Telle eft 1'hiftoire de' cet ouvraao informe & incompiet, qui a cependant eu le bonheur d'etre goüté par ceux mêmes qui ont le privilege de cenfurer tout, J'ai confcience de voir le public trompé d'une facon inique, & je me fais un devoir de le dédommager aujourd'hui, en lui donnant de quoi parAa ij  372 P R É* F A C E faire i'Ouvrage, qui aflurément peut bien garder fon coin dans ia bibliothèque géographique. Je crois avoir tout dit: je commence, ou plutót je continue.  LE RETOUR D E S A I N T-C L O U D. Xv es neuf jours que je paffai a Saint-Cloud avec Henriette ne furent pour moi que des inftans; mais (telle eft la nature des plaifirs d'icibas) il fallutfonger a les quitter , prefque au moment oü je commencois a en jouir. Henriette avoit promis de fe rendre a Paris un jour fixé; ma mère & mes tantes m'attendoient comme le Mefïie; il fallut donc me réfoudre a abandonner ce pays charmant, que je puis appeler le berceau de mes connoiffances, Sans parler des charmes que répand dans tous ces environs la cour de la déeffe des amours, qui réfide en ces lieux fous le nom d'une augufte princefTe, Tendroit que nous habi tions étoit capable de fixer Ie philofophe Ie plus indifférent. A a iij  374 Le Reto.uk Lexpofition eft Ia plus heureufe que Ion puiffe imaginer. Une grande partie du royaume de France fe range , pour. ainfi dire , en ceintre , pour former l'horifon Ie plus inte'reffant que 1'on puiffe fouhaiter; Ia difpofitiön du jardin , oü 1'art & Ia nature femblent s'être divertis tour a tour, fe prêtent avec complaifance ace coup-d'ceil enchanteur; quatre terra fles, fupérieures les unes aux autres , forment différens théatres, d'oü 1'on promène fa vuejufqu'oü elle peut s'étendre; plufieurs baftins embelliffent les parterres, & des jets d'eau, qui s'élahcent nuit &jour, les rendent comme vivans & animés. Tout y eft diftribué avec une fage proportion. Ici le potager offre les légumesles mieux chóifts, les falades les plus rares; Ia c'eft le fruitier , qui, garni des plus beaux dons de Pomone , réjouit la vue, & excite 1'appétit le plus endormi; plus loin , un parterre émaillé de fleurs de mille couleürs , fatisfait 1'odorat, & fournit aux bergers d'innocens préfens pour leurs aimables bergères ; fur 1e cöté , un petit bois permet d'être folitaire au milieu de Ia plus belle vue du monde; plus bas , des marronniers rangés avec art , forment une "falie oü peut fe divertir la jeuneffe folatre, & oü la vieilleffe peut tenir fes férieux confeils. Bacchus voit de tous cötés fes defcendans crcitre avec  de Saint-Cloud. 37?' fuccès , étonné lui-même d'en apercevoir de Corinthe. Au milieu des terrafles s'élève un petit donjon , qui préfente aux hötes de ces lieux un agréable afile contre 1'ardeur du foleil, ou les fureurs de 1'orage; un fombre berceau conduit de la a la maifon qui eft placée au haut: c'eft de la que 1'on apercoit, avec autant de plaifir que de furprife ,. les différentes, ncheffes du jardin , & toute la magnificence de la vue. La maifon eft auffi commode en dedans qu'elle eft fimple en dehors. L'induftrie y a raffemblé mille agrémens ; une petite.galerie qui s'avance dans le. jardin , fert d'obfervatoire, oü une longue lunette & un v.afte porte - voix fourniffent aux oififs de quoi s'amufer. La lunette fert a diftinguer les pavillons des differens vaiffeaux qui paffent ou qui abordent (car la mer baigne les mursdu jardin)-, &ayec le portevq'ix , 1'on prend plaifir a jeter un moment dans 1'erreurou Pépouvante le pilote qui manoeuvre, L'aimable féjour ! Voila cependant tout ce qu'il fallut quitter. Le départ néanmoins ne me coüta point de larmes. Henriette devoit m'accornpagner; elle fe faifoit unefête de me faire voir 1'autre bout du monde : avec elle, oü n'aurois-je pas été? Comme je ne favois pas au jufte dans quel mois je pourrois arriver; j'écrivis a ma trés- Aa iv  376" L e Retour chère mère une lettre de huit pages , ou je faifois Jerecit de mes plaifirs, & la defcription des ietes qu'Henriette m avoit procurées; après quoi jelui difois : « Qu'ignorant la duréé de 1 mon voyage , & par conféquent le moment H de mon arrivée , j'avois 1'honneur de prendre - les devans pourla calmer furies inquiétudes »? qu'elle pourroit avoir a mon fujét; qu'elle de. » voit etre perfuadée que tant que je ferois en tre » les mains de mademoifelle Henriette, rien ne * m'arriveroit de fkheux ; que fi les baleines » & les crocodiles m'avoient épargné fur mer , » les taureaux & les loups me refpetferoient » fans doute fur terre: je finifiois par lui dire , » que fi 1'envie de voyager éloignoit de fa vue « (on cher fis, fes penfées voloient toujours » au devant de fa chère mère j qu'il fentoit même => fon cceur s'agrandir pour eile , a mefure que Mé monde s etendoit fous fes pas; & que,- de => loin comme de prés, il feroit toujours fon » très-humble ferviteur , & fils foumis ». Daté de Saint-Cloud. A cette lettre, j'en joignis deux autres pour mes deux tantes, oü la tendreiTe e'toit verfe'e a pleines mains. Après avoir bien cacheté ces dépêches, je les remis la veille de notre départ au commandant d'un vaifleau qui devoit partir ie lende-  de Saint-Cloud. 377 main pour Paris; je le priai, a main jointes, de prendre fous toute fa protedrion ce petit paquet, lui repréfentant que s'il falloit qu'il ne parvïnt pas a fon adreffe, il y alloit peut être de la vie d'une mère & de deux tantes. J'avois eu la précaution de faire un duplicata de ces mêmes lettres, que je remis entre les mains d'un riche négociant de Saint-Cloud , pour les mettre fur le premier vaiffeau qui feroit voile pour Paris; tout cela me tranquillifa. « Si le « premier vaiffeau, difois-je en moi-même , a 33 le malheur d'écfoouer , au moins le fecond » pourra-t-il porter a Paris quelques nouvelles 53 de nous». Après toutes ces précautions , je ne penfai plus qu'a notre voyage , qui m'avoit tout l'air d'être long. L'on fe coucha de fort bonne heure , pour partir de grand matin: je ne favois pas encore par quelle voie nous cheminerions; car Henriette m'en faifoit un myftère , pour me ménager fans doute 1'agrément de la furprife. Le lendemain , 1'aurore n'avoit pas encore avec fes doigts de rofes entr'ouvert les portes dorées du fuperbe oriënt, qu'Henriette étoit déja debout, qui preffoit la compagnie de partir. Plus belle que 1'aurore, elle guidoit nos pas, & nous fit defcendre au bord de la merj  278 L e Retour. fon étendue immenfe renouvella chez moi toutes les frayeurs que j'avois reffenties , lorfque je la vis, pour la première fois, avec mon régent. Henriette s'en apercut ,& me dit tout ce qu'elle put pour me raffurer , me proteftant que jamais vaiffeau n'étoit péri dans cette partie oii nous allions voguer, & mille autres chofes qu'elle-même m'a fait oublier depuis. Je conclus de Ia, que c'étoit apparemment la merpacifique, & c'étoit elle. Nous trouvames a bord une petite chaloupe deftinée pour notre feule compagnie. On y fit defcendre nos bagages avec des provifions de bouche; ce qui me confirma dansl'idéeoü j'étois que nous n'en fortirions pas fï-tot. Nous étions fept qui nous embarquames. Henriette, fon frère , un avocat, & un officier marin, tous les deux de fes amis, moi & deux matelots ; car on ne voulut pas charger davantage 1'équipage. Quoiqu'une afTemblée peu nombreufe ne guériffe guère de la peur , cependant je me trouvai plus a 1'aife avec ce petit nombre , qu'avec cette prodigieufe multitude de paffagers qui m'avoient accompagné a mon départ de Paris. Ainfi concentré dans cette compagnie choifie , je m'apprêtai a bien rire, Comme fur cette mer il ne règne point de  de, Sa int-C [*oüd: 379 vents, nous partïmes , quand nous voulümes , a Ia rame. Les charmes de 1'aurore commencoient peu a peu a difparoïtre ,.pour faire place au brillant éclat de Phébus, lorfqu'Henriette , qui avoit a Ia main fon colombat & fa montre d minutes, nous avertit de ï'inftant oü le foleil alloit paroïtre, Effeétivement, comme elle parloit encore , nous Ie vimes fortir du fein de 1'océan , & comme pour fecouer les gouttes d'eau qui s'étoient attachses a fa chevelure dorce , faire trois fecouffes , & comme tac, tac, tac. Cefpectacje , que je voyois pour la.première fois; me fit faire.trois hélas. « O heureux, m'écriai55 je alors, trois fois heureux, habitans des mers, » petitsSc g-rands poiflons; que! fort eft le votre.! » vous enfantez celui qui donne la vieal'uni» vers ! Et vous auffi , rivages heureux , qui *> voyez naïtre dans votre plage celui que d'au» tres. a peine apercoiverjt-.au milieu de fa = courfe ! que Paris acheteroit volontiers vo» tre privilege » ! Je me rappelai qu'au collége , j'avois entendu détailler a- peu prés ces effets qui fe paffoient fous mes yeux , & je fus furpris que 1'on y eut gojs des notions fi diftincl^s de ce qui fe paffe loin. Je n'aurois pas manqué de mefurer Ie degré delatitude du lever du foleil; mais j'avois perdu  3$° L e Retour mon pied dans undes baffins de Saint-Cloud, cn voulant mefurer fa longitude. Les rayons du foleil naiffant aidèrent a nous faire mieux apercevoir les pays qui nous environnoient; fur notre droite, une ville confidérable , qui avoit bien 1'air d'une capitale , fe pre'fenta a nos yeux : c'e'toit Boulogne ; ce qui nous fit voir que nous étions fur la Manche. L'officier marin , qui avoit fouvent doublé' ces cötes ( dans le temps qu'il faifoit la guerre en Catalogne) nous dit : « Que Ie mouillagede» vant cette ville étoit très-mauvais pourtoutes » fortes debatimens, a moins que les vents ne * vinffent depuis Ie nord jufquau fud-eft; que » de tous les autres vents, il étoit impoffible » d'y tenir, paree que la tenue y eft très-mau» vaife ; qu'il n'y a qu'un feul endroit a une » portee de canon de terre , oü les pêcheurs 6c »les batimens marchands mouillent de bafie» mer, en attendant le flot dont ils fe fervent » pour entrer dans le port >>, Tout cela, qui fe trouve conforme a ce qu'en ont écrit les hiftoriens , nous décida a n'y point pr&ndre terre. Puifque je fuis a Partiele de Boulogne, je dois avertir que tous les voyageurs qui ont parlé de cette ville, parient de tour neuve 8c  deSaint-Cloud. 3S1 de tour d'ordre. Je ne fais en vérité ou ils ont pris ces deux tours; pour moi, je n'y ai vu qu'un clocher qui eft fort élevé. Sur notre gauche , le rivage étoit bordé de fuperbeschateaux,un entre autres qui étoit an-^ noncé par une large allée d'arbres. C'étoit, a ce que nous apprirent les matelots, 1'endroit oü l'éledreur de Bavière (depuis Empereur) venoit goüter les douceurs de la campagne. Je fus charmé de me trouver en Allemagne ; je crayonnai auffi-tót fur mes tablettes ce que j'y, trouvaideremarquable. J'obfervai entre autres, « que la mer qui baigne fes bords, eft tout afait =» douce, que les rivages font bordes d'un ga* 3> zon aflez vert, qu'il pourroit aifémenty croi»tre des montagnes,fion lescultivoit, attendu » la grande quantité de petties collines qui » s'y trouvent. Le ciel y eft ferein; tout Ie 55 temps que j'y fus, je n'y vis ni pleuvoir, ni 33 tonner, ni neiger; & il croït même , ce que » j'ignorois, du vin fur échalas 33, Mais pendant que nous admirions toute Ia beauté dece climat nouveau, voila que dedeffous un autre, qui fembloit planté au milieu de la mer, fort (loquear an Jïkam ? ) trois monftres que 1'océan femble enfanter. Mais que dis-je des monftres ? C'étoient plutöt des déeffes que j'euffe prifes pour Vénus fo«-tantde 1'onde  3§2 Le Retour écuman te; leur teint vermeil étoit rehaufïe par Ia blancheur de mille petits flots argentés, qui venoient comme les careffèr; leurs beaux yeux ne fembloient que plus enflammés, quoique dans lefein. des eaux une chevelure blonde venoit tomber négligemment fous leur menton, & femblort vouloir, adeffein, cacher lescharmes que les flots pouvoient lailfer entrevoir ; mais Zéphyr quelquefois badinoit avec Ia chevelure , vrai filet pour prendre les cceurs ; leur parole n'étoitque miel, leur voix qu'enchantement: elles nous invitoient a venir prendre avec elles les plaifirs du bain; & avec quel ton féduifant ne nous appeloient-elles pas ! J'aVoue qu'il ne fallut pas moins qu'Henriette pour me contenir: aufli j'eftime lui devoir la vie; car ces déefTes prétendues n'étoient autres que ces monftres qu'Ulyffe rencontra dans fa rou te , & dont il eut été la malheureufe victime, s'il neut joué de ftratagême. Je me reflbuvins alors que notre régent , en nous expliquant 1'endroit d'Homère oü il en queftion , nous avoit bien dit qu'il y en avoit encore de ces fyrènes-, que nous en rencontrerions dans notre chemin, & que nous aurions bien de la peinea ' nous en tirer. Qu'il parloit bien ! Hélas! fans Henriette , que ferois-je a préfent! Cet événement troubla un peu mes fens; ce  de Saint-Cloud. 383 «pe j'ai admiré, c'eft 1'attention fcrupuleufe qu eut Henriette a m'avertir d'éloigner les yeux de ces objets qu'elle avouoit être féduifans; elle ne voulut pas que je les détournafie de deffuselle. II falloit qu'elle fut auffi fage & auffi vertueufe qu'elle 1'eft, pour me donner un tel avis , oü elle n'entroit pour rien afiurément. J'ai appris depuis, que 1'on baignoit dans Ia mer, pour guérir de la rage; Henriette peutêtre le favoit-elle: ainfi, fans elle, je rifquois de gagner ou la rage ou 1'amour. Encore une fois, que ne lui dois-je pas! Je repris a la fin mes efprits, & je rentrai dans notre compagnie, qui étoit plus quefuffifante pour nous amufer. Henriette favoit chanter; fon frère manioit la vielle fort joliment, 1'avocat jouoit du violon ; il poffédoit par cceur tous les opéra du pont-neuf, & les geftes dont il accompagnoit fa voix & fon jeu, étoient capables de fairerire les pierres. L'officier, quoique vieux, nous amufoit par le récit de fes expéditions maritimes. II avoit eu 1'honneur d'être blefle au fervice du roi, & le bonheur de ne conferver de fes bleflures qu'une certaine marqué de diftinction que 1'on donne a ceux qui ont été bleftés , ou qui ont dü 1'être ; il nous fit la lifte des combats qu'il avoit foutenus , des tempétes qu'il  384 ' L e R ï t o tr b ' avoit elfuyées, des dangers qu'il avoit courusj il nous calcula jufqu'aux coups de canon qui avoient été tirés par fes ordres; rien n'échappoit a fa mémoire. Neftor n'avoient point vu tant d'événement que lui.,' les Miltiade & les Xercès n'étoient que de petits capitaines: certainement fi cet homme eut vécu chez les romains, il n'eüt pas manqué d'être maréchal de France. Ainfi , la converfation & le concert ne laiflbient jamais nos momens vides. La douce vie! qu'elle fait aifément oublier a un écolier laSaint-Remy! Les plaifirs des yeux & des oreilles peuvent bien fufpendre pour un moment les befoins de 1'appétit, mais ils ne les rempliffent point: auffi dès que nous en fentïmes les moindres arteintes, nous courümes aux provifions, charmés d'ailleurs de dirhinuer la charge de 1'équipage ; nous le diminuames fi bien , que ce qui en refta, notre appétit fatisiait, ne nous parut digne que de faire la portion de nos deux matelots. Nous avions a peine achevé notre repas, qu'un danger plus terrible encore que tous ceux que j'avois entrevus, vint fe préfenter a nos yeux. C'étoit une énorme montagne , dont la cïme fe perdoit dans la nue ; le pied étoit couvert d'une épaiffe fumée qu'une flamme vive &  de Saint-Cloud. ^ & claire interrompoit un inftant, pour la laiffer après plus noire qu'auparavant. Pour cette fois, il n'y avoit plus a douter que ce ne fut le mom Véfuve. Un coup-dceil que je jetai en tremblant fur macarte, ne fit que confirmer cette horrible penfée. A la vue de ce terrible écueii , je n'y pus tenir; je me léve , je m 'écrie, je tombe aux pieds de mon adorable Henriette', la conjurant, avec larmes & prières, d'e'viter * autant pour elle que pour moi, cet inévitable ecueil; jelui réciteauffi-töt, avec toute la vivacitéd'un dangerqu'onveutéviterpeutinfpirer ' Pendroit de Virgile, oü ce poëte fait un tableau' i^effrayans de cet enfer terrcfïre-. Henriette en palit, Ia frayeur fe communiqué atoute la compagnie; & fur Ie champ on revire da bord. Cependant un des matelots , accoutumé fans doute a voir.tous les jours cet effrayant fpectacle , ou bien dans Ia vue de nous calmer nous afluroit froidement que ce n'étoit que Ia fumée d'un cochon que 1'on brüloit (fuivant Ia coutume des habitans de ce canton , fort gourmets de cette viande , de Ie faire mourir au milieu des Hammes, difoit - il ). Nous vïmes bien qu'il badinoit. Bref, nous débarquames. Mais dans quel pays nous abord&mes ! Une plaine fans fin, bornce a gauche par la mer, Bb  386 Le Retour a droite par une longue muraille qui ne montroit aucune entree. Nous n'avions point cependant d'autre route a tenir , a moins de retourner fur nos pas, & le jour étoit déja avancé t autre difficulté mille fois plus facheufe , nous roanquions abfolument de voitures. II falloit fe réfoudre a aller a pied, & Henriette ne pouvoit foutenir une pareille facon de voyager.'Un heureux incident vint- diiliper tous nos embarras. Pendant que, nous differtions fort chaudement, nousvoyions arriver un gros de petite cavalerie; c'étoient des anes chargés de tcileffansdoute deïlollande), quialloient apparemment a la Mecque (comme qui diroit chez nous a Paris a la foire S. Clair ). Henriette aborda-le commandant de lacaravane, & ola lui demandcr le fervice de fon equipage, Le commandant, qui avoit fucé la poütefTe de France fur les frontières de Paris , le lui accorda fur le champ; il fait décharger toutes fes b£tes, & faire mettre nos bagages a la place des fiens ; il cède fa propre monture a Henriette , & après avoir Ja'iffé fes gens pour garder les bagages .de.la caravane , il nous accompagne lui même, voulant nous fervir déguide; rious ne voulümes point nous fervir de montures , & nous fuivimes a pied Henriette; ainfi voulut faire auffi le commandant. L'aninwS qui portoit Henriette eft affez cu-  DE S A INT - C L O U D. jg^ rieux pour mériter ici une defcription. II n'eft pas de beaucoup fi gros que fe cheval ; mais il en a 1'encolure , a fair modefte prés • fes oreilles font longueS & drêffées; ij fért'dans te pays-ci beaucoup a fufagé de 1'homme; c'eft pourquoi on 1'appelle animal OomefiiqJ. II porte fort aiferhent; il fëmblé fait fur-tout pour le fervice du fexe; fon pas eft leht, fon marcher leger; rafement il branche : quand Ü fefent prés de faiüir, il plie les deux jambes dedevant,& tombe fous lui-même fans renvefer fon cavalier. Le feul défaut qu on peut lui reprocher , c'eft que lorfqu'il Voit un baffin d'eau, i! fe ploye voluptueufement dedans, foit pour fe rafraïchir les pieds, fok pour voir fon aimable portraiture; 1'ön nous dit qu'en France le* filfes dü roi s'en fer, voient quelquefois dans des parties de plaifir; voila comme oh apprend chez 1'étranger ce qui fe paffe dans fon propte pays. Ainfichemina Henriette fans grande fatigue ; 'nous fuivimes toujours cette longue muraille \ que je reconnus pour être cette fameufe qui a plus de cinq cents lieues de longeur ( auffi bien il n'étoit pas poffible d'en voir la fin \ & qui fépare la Chine de la Tartarie : éleve'e expres pour mettre ce puiffant état d'Afie a 1'abri des infultes des calmouks & des mono-* Bb ij  388 Le Retour1 tales. L'énorme montagne, objct de nos frayeurs, fe cachoit peu a peu derrière un royaume que j'ai jugé devoir être celui de Naples. Enfin , a force d'avancer, nous apercumes un amas confus de Maifons du centre du quel s'élevoit un clocher. Cette vue me raffura; je fus charmé de reconnoïire dans ün pays idolatre , des veftiges de notre religion'. car c'étoit le lendemain dimanche. Nous demandames a nos condu&eurs ce que pouvoit être cet endroit : ils nous dirent , « que c'étoit 33 Vabbaye royale de Long-Champ, fondée il y a 33 bien des années fous le regne de S. Louis; que w ce pieux roi en avoit pofé lui - même ia 33 première pierre, Sc qu'il y demeuroit des » perionnes du fexe qui n'y étoient entrees 33 qu'après avoir fait trois vceux ; de voir les » hommes fans les aimer; d'avoir des biens 33 fans s'y attacher, & des volontés fans les 33 fuivre 33. Je jugeai que ce fait étoit arrivé apparemment dans Ie temps des croifades ; que c'étoit quelque vceu que ce prince Chrétien avoit voulu acquitter, ou bien quelque noble deffein qui lui vint, de planter une branche du chriftianifme dans une région qui ne le connoiffoit qu'a la tête des armées. Le char éclatant du foleil étoit prés de finir fa pompeufe carrière, pour faire place  de Saint-Cloud: 389 aux foibles lueurs des étoiles ; nos provifions étoient confommées, lorfque nous arrivamesa cet heureux clocher, qui fembloit s'éloigner de nous a mefure que nous avancions. L'ignorance oü nous étions des chemins, 'le rifque que nous pouviöns courir de tomber entre les mains des antipodes, mille autres objets de crainte qui viennent frapper ordinairement les morte's a 1'arrivée des ténèbres, nous déterminèrent a pafler la nuit dans cet endroit : mais il n'y avoit d'autre refuge a efpérer que Vabbaye royale, d'oü 1'on dit que les hommes n'approchent pas. Cependant fur le bruit qui fe répandit qu'il venoit d'arriver des étrangers francois, on nous députa un ambaffadeur, pour nous offrir le couvert; nous fïmes un peu de facons pour être mieux recus ; ce qui réuffit a merveille : nous déguifames alors notre condition & notre naiffance. Henriette devint princefle, fon frère, duc ;Tavocat , préfident; 1'officier , üeutenant général; & moi, jeune feigneur étranger , & curieux par conféquent; on nous rendit toutes fortes d'honneurs , on nous fit voir même les dedans de la maifon. Les batimens font vaftes , fans être fuperbes; feglife eft fort belle & bien entretetiue ; je remarquai deux tombeaux de deux iHuftres Pr-incefles de Brabant , fans doute de la noble B b iij  39° L je Retour & ancienne familie de Childebrand. Pour celles qui habitent cette retraite, je trouve qu'elles reflernblent aflez ï nos frangoifes par les mains & par la tête. Le refte de leur figure eft en ferme? dans un fac qu'elles trainent toujours après elles; il s'en trouve de fort jolies , & qui m'ont Pair de n'étre pas tout a fait contentes de la folitude. Je voyois bien qu'Henriette, au lieu de nous approcher de Paris nous en éloignoit; ce que je craignois le plus étoit de romber a Conftantinople, oü le grand feigneur, a Ia vue d'Henriette , en feroit devenu amoureux a mes dépens. Le lendemain,quand nous eümes entendu Ia mefle, & fait nos adieux &remercimens , nous nous mimes en route, heureufement nous trouvames une breche a cette muraille fans fin : ravis & contens, nous entrames; nous nous crumes tranfportés dans un nouvel Univers, Ce n'étoit plus Ia ni plaines, ni montagnes , ni rivages , ni flots , ni ville , ni chateaux. Ce n'étoit qu'un aflèmblage confus d'arbres, dont 1'épajs feiiillage fembloit vouloir dérober la lumière du foleil. La route n'eft qu'un labirin^ the pour tout étranger, Tantöt un fentier feul eonduit nos pas chancelans , & nous laifie dans fincertitude du vrai chemin, Tantöt Ia rw„  be Saint-Cloud. 391 contre de vingt autres a la fois qui s'entrelaflent, nous défefpère par la difficulté du choix: terrible moment pour un voyageur ! Grace a ma bouilole ,nous ne nous égarames pas; fans elle, chère Henriette, que ferions-nous? Que ferois-tu toi même , bel objet de mon amour? Peut-être hélas ! renfermée dans le férail du. grand feigneur, tu ferois au nombre des viéiimes deftinées a fes brutales ardeurs , peut-être a cet inftant, dans les bras de ce fuperbe fultan, tu verrois, tous tes charmes enlevés par tout autre que par ton amant. Ah ! divine bouffole! fi jamais Apollon m'échnuffe de fes heureufes vapeurs, je chanterai ta naiflance & ta gloire. Nous marchames long - temps dans cevafte défert, qui n'ofFre a la vue que des arbres & quelques bêtes fauvages; les arbres y font très-grands ; c'eff de !a fans doute que 1'on tire les mats des grands vaiffeaux-, ce qui eft étonnant, c'eft que ces fi grands arbres ne produifent qu'un trés-petit fruit; il eft aflez fingulier; i! eft dur; ovale, & un peu vert. II fe trouve renfermé dans une efpece de petite coque ferme, unie en dedans &. fculptée en dehors, ce ^ui me les avoit fait prendre d'abord pour des cocotiers. Les animaux y font rares; U n'y en a guère Bbiv  39* L e R e t o rj i que deux que je puiffe citer avechonncur. Le coucou que ron voit rarement, & que Foit entend toujours. Il ne repète jamais autre chofe ^e fon non^encorelefait-ildun ton trifte & lugubrej ,e ne pus m'empécher dedirequ'if mefaffoupeine,&onlemitarire3ie ne fais pourquo, » Ah! ah! me dit-on , vous n'êtes -pas encore en 1'age : mais V0ÜS y yiendre2 L autre eft k faon ; ft eft m0nte' fur quatre P-dsaffezfluets.iU,,. taffie'legere la tete haute , a lWe très-fine, & le regard fo^Que la nature eft bizarre dans fes p^ «ionsfCe qu'il ya de plus beau dans cet ammaleft |e deffous de fa queue: c'eft une elpece de difque noir fort bien velouté. II eft 11 ,a7'XA de ces S™*s , quoique mal placées, que 1,-tot qu'il apercoit quelqu'un, il Jes M ™on tre : il eft très-lèger è la courfe ; on prend Plaifir a Ie chaflèr: quoique petit d'unCerf if ne porte point de bois. Apropos de bois, je placerai ici une anecdote ttree d'un manufcrit authentique qui m'a •ete communiqué. Je vais la rapporter motpour mot. « Cette vafte forét étoit autre fois peupléo - de cerfs ( dit 1'hiftorien). mais fur Ia requê.e » de tous les maris de la bonne ville capitale, » qui fe font mis en tête de ne pouvoir fup» porter la vue de cette coiffure, le roi les a  de Saint-Cloud. ^pj j> entièrement détruits, & fait mettre a la ;» place des faons; depuis ce temps , continue *» 1'hiftorien , les époux n'ont plus la douleur » d'entrevoir leur image; mais fionleuraóté >> le fupplice des yeux, on ne leur a pas öté" » celui de oreilles: car on n'a pas pu exilec 33 les coucous , qui ne cefTent de chanter cou- 33 cou cou - cou, cou - cou 33. Je ne fuis pas d'age a comprendere cela; fi je 1'ai rapporté, c'eft pour ceux qui font plusagés que moi. Cette forêt étoit fi immerife, que nous n'en trouvames ni les bouts ni le centre. Je ne doute pas que ce ne foit la que 1'Académie a envoyé des favans pour y mefurer la grandeur de la terre, fa longeur, fa largeur, & fa figure ; car, mon dieu, que c'eft grand ! Enfin, après avoir marché pendant un temps infini, nous apergümesun vaftebatiment, qui n'annoncoit rien moins que la puiftance d'une tête couronnée; nous ne nous trompions pas. C'e'toit Madrid, Madrid lui - même : jugez fi j'étois aife de voir de mes propres> yeux la capitale d'Efpagne. Si-tot que nous y fumes arrivés, nous primes une bonne réfedion , nous en avions bon befoin.La cour étoit abfente; ce qui nous donna plus de facilité pour tout voir. Le batiment eft carré, fortélevé,& trés - folide.  394 L e Retour II eft percé d'un nombre infini de fenêrres ; il me paroit que c'eft la facon de batir des efpagnols; les appartemens font vaftes, mais non , magnifiques. Une petite galerie fituée en dehors, communiqué a toutes les pieces. Les trumeaux des croife'es font ornés de compartimens colorés, qui font autant de brillans lorfque Ie foleil darde deflus ; ce qui me 1'avoit fait prendre d'abord pour la fameufe tour de porcelaine de Nankin. Il me tardoit de voir 1'endroit infortuné oü Charles-Quint retint prifonnier notrebon feu roi FrancoisI", de bienheureufe mémoire. La penfée d'un roi affligé m'affligea Ie cceur; & en ce moment,, comme fi c'eüt été celui de cette cruelle cataflrophe , je cherchai les moyens de lui facilker fa fortie; & je trouvai que la fen ure pouvoit aifément fe lever , abftraftion faite des quatre vis qui la retiennent; que de la on pouvoit, par un petit corridor ,percer dans un petit jardin qui donne dans la forêt. On admira mon heureufe facilité ï trouver des expédiens. « C'eft bien dommage, me difoit - on » d un air content, que vous n'ayez pas été » du temps du bon roi Francois ». Je fus, je vousl'avoue, enchanté de cette heureufe découverte , non pas tant pour faire preuve de mon efprit, que pour montrermon amour pour  be Saint-Cloud, 39^ mon roi & ma patrie. Quand nous eüfnes vu tout ce qu'il y avoit a voir, nous nous retirames. L'on nous avertit, que quoique la cour n'y fut pas, il alloit fe rendre aces environs un concours prodigieux de la plus belle noblefTe, qui s'y donnoit comme un rendezvous pour y prendre Pair, qui paffe pour être infiniment meilleur que celui des jardins publics. En attendant, nous nous repofames au pied d'un arbre , fur un gazon verdoyant, que nous foulames avec Henriette, qui fe mit a chanter. L'officier Paccompagnoit de fa flüteï ils formèrent un concert charmant que les zéphyrs ne ceffèrent de porter aux echos , & que les échosne ceflèrent de répéter. Nous ne fümes pas une heure a gouter Ia fraïcheur de nos fiéges , que nous vïmes arriver prefque a la fois un nombre infini de voitures qui amenoient le monde le plus brillant. Les uns fe promenoient dedans leurs équipages ; lesautres fe tenoitaffis; d'autres fepromenoient a pied, tous pour voir & pour être vus. II y en avoit plufieurs qui, nuilement atteints de cette petite vanité, s'enfoncoient dans le bois. Ceux-Ia étoient toujours deux de compagnie, & de fexe différent. J'eus lacuriofité de voir fi c'étoit humeur de myfanthropie qui les détachoit ainfi des autres; mais je vis qu'après  396 Le Retour Petit quart d'heure qu'üs avoient paffe a rire , a folatrer enfemble, ils revenoient au-centre commun. C'eft ici le lieu de dire un mot des habillemens efpognols. Les hommes font habillés abfolument comme nous autres Frangois , en noir, pour fervir d'ombre apparemment au beau fexe;ceux qui portent 1'epe'e portent la couleur : mais les femmes furpaffent nos francoifes dans leurs ajuftemens. II n'eft aucune partie de leurs corps qui ne foit diftinguée parqpelque ornement; leur tête, chef - lieu de leu magnificence , eft ornée par 1'ajuftement des cheveux: la mode prefcrit la fagon dont ils doivent être frifés; tantöt c'eft en marrons, tantót en boucles , tantót il faut qu'ils foient retrouffës , tantöt il faut les natter. Un petit morceau de dentelle, ajufte' avec art, fait cependant le centre de cette coiffure ; on y ajoute quelques rubans ou quelques fleurs, foit arti» ficielles , foit naturelles ; c'eft la couleur de la peau, ou Ie degré de 1'age qui de'cide de Ia couleur de cespetits ajuftemens furnume'raires. Leurs oreilles , qui fortent de leurs touffes de cheveux, font alongées par des diamans ou pierreries fines , a un, deux , & quelquefois même a trois e'tages: autour du cou elles portent un collier, oü eft, je crois, marqué  be Saïnt-Cloüd. 397 ïe nom de celui a qui elles appartiennent; leut phyfionomie eft plus compofée que celle de nos francoifes; a la voir, 1'cn juge que la peinture eft fort en goüt en Efpagne. Une énorme machine leur fert d'enceinte , & femble devoir les mettre a 1'aife au milieu de Ia plus grande affluence. Elle leur fert auffi d'accoudoir, & de montre pour étaler toute la magnificence de leurs robes; il faut convenlr cependant qu'elles font extrêmement modeftes; pour s'envelopper depuis le menton jufqu'aux coudes , elles ont un ornement exprès qu'elles portent dans le bras, lorfqu'elles font a Ia promenade. Cet ornement, qui a un nom , mais qui m'a échappé, fe peutporter de différentes couleu-rs; les blancs font pour le préfent les mieux recus fur ce théatre. Leur goüt pour la parure va jufqu'aux pieds; elles font extrêmement jaloufes d'être bien chauffées; elles préférent a tout le foulier b'lanc fur un bas de même couleur ; elles ont encore un goüt fingulier; c'eft pour les odeurs : on ne fait fi c'eft par fimple plaifir, ou par'néceffité pour leur propre odorat ou pour celui des autres. Pendant que je confidérois ce fpedale ambulant , il arrivoit fans ceflfe de nouvelles compagnies plus brillantes les unes que les autres  598 L E R E t O u b■ 1 parmi celles -ci j'en airemarqué uneclaffe qm 1'emporte a beaucoup d'égards fur toutes les autres. On les appelle, fï je ne me trompe, impératrices ou opératrices, ou apeu prés comme ca ; leur fuite eft toujours la mieux choifie ; ce ne font que des feigneurs , que Ton diftingue de la foule par des talons rouges ou bleus. Tous les yeux font attachés fur elles, & elles recoivent avec un certain plaifir ces efpèces d'hommages; elles ont le regard fier, mais tendre en même temps: tel eft 1'apanage de Ia grandeur! Tout ce bel affemblage de beautés & de magnificence ne me furprit pas tant que d'entendreparler francois; je m'imaginois qu'on ne parloit francois qu'a Paris , & que par-tout ailleurs on parloit latin,- & que c'étoit pour cela qu'on faifoit apprendre cette dernière langue a tous les jeunes gens avec tant d'opiniatreté ; mais 1'on me dit que 1'on parloit francois dans toutes les cours de 1'Europe; ce qui me donna une grande idéé de la France. Comme nous étions a nous prómener, Hen. riette rencontfaun jeune feigneur frangois qui me parut fort fupris de la voir en Efpagne* Ce jeune feigneur avoit fa compagnie, nous n'en fimes qu'une. Je remarquai que dès  de Saint-Cloud. 399 'qu'Henriette lui eut dit deux mots de ma perfonne, il prit pour moi une poignée d'affeclion ; il me fit faire aufli tót connoiflance avec toutes fes dames, qui m'accablèrent de politefles fi-töt qu'elles furent que j'étois francois, & né natif de Paris. Je me trouvai un peu erobarraflé. On nous avoit fait accroire au collége que les perfonnes du fexe étoient toujours a craindie; la vue d'une feule nous obligeoit de fuir bien loin. Jugez fi je ne devois pas être timide au milieu d'un cercle de dames qui me prévenoient par des complaifances. Elles me firent mille queftions fur Paris & fur fes environs ; je leur répondis aflez brièvement, paree que j'étois un peu ignorant fur Partiele : mais fur mes voyages , elles ne céflèrent de m'interroger; je leur répondois de fagon qu'elles rioient toujours : mon ingénuite leur plaifoit apparemment. Comme elles me dirent que pour elles, elles étoient Efpagnoles, je pris la liberé de leur faire a mon tour quelques demandes ; elles m'apprirent mille particularités plus intéreflantes les unes que les autres. « En Efpagne , ce n'eft «pas comme en France, me dit une de ces » dames; le commerce ne déshonore point : 33 allez demain dans la ville, & vous ne ver» rez dans tous les comptoirs que ces duchefles »que vous admirez tant ici; elles ne font pas  4oö L e Retour" 33 fières ; elles font fouvent plus richeS fur elles 33 que dans leur coffre. En voici une bande qui 33 paffe. i 33 Les jeunesgens de même, dit une autre,, 33 ne fe font point déshonneur d'être toute la » journée fur le pas d'une porte de boutique 33 a étaler leur vefie de foie en eté , & en hiver, » on les voit cacber leurs mains dans un manïochon, & taper du pied, en attendant mar» chand ; le croiriez - vous , a les voir ? Ah ! tenez voici deux peths - maitres ; je regardai fur Ie charnp , & je vis deux jeunes ^impans qui defcendoient d'une voiture toute dorée. L'un cachoit fous une épahTe broderie d'or un habit dont on n'apercevoit pas même la couleur 1'autre étoit réduit a 1'uniforme noir; de fon cou defcendoit modeftement le long de fon dos une efpèce-de voile de la même couleur ; que fon habit, & il portoit fous Ie menton un morceau de linge trés - fin & trèsbleu : on me dit que cela s'appeloit un abbé. Leur marche étoit fingulière; ils n'ofoient toucher la terre que du bout du pied, en forte qu'ils fembloient plütot fauter que marcher; leur tête n'étoit jamais en place; leurs.yeux s'arrétoient principalement fur les femmes, aucune ne pafibit qu'elle ne les occupat: a 1'une ils difoient unmot, a 1'autre ils faifoient une  de Saint-Cloud. 401 une profonde réve'rence , & celle qu'ils n'apoftrophoient pas, devenoient le fujet de leurs difcours railleurs : ce qui m'a le plus furpris en eux c'eft leur légereté ; il fembloit qu'ils fe multipliaffènt; on ne voyoit qu'eux par-tout. « Voyez-vous , me dit une troitïème dame , » ces déeffes qui viennent a nous, qu'une foule » d'adorateurs entoure ? Oui; nefont-cepas des » impératrices ?des impératrices ? non , non : des » opératrices ! Bon 1 vous favez déja leur nom ? » Mais favez vous ce qu'elles font ? Je vais » vous Ie dire. C'eft une claffe fmgulière de » noblefTe dont les titres ainfi que Ia naiffance »fe perdent dans 1'antiquité la plus reculée; » il y en a qui afturent qu'elles defcendent de » Pfyché & de 1'Amour ; au refte , leurs archi» ves doivent fe trouver dans 1'Ifle de Cythère. »Ce qui les rend fi aimables , c'eft qu'elles "commencent par oublier ce qu'elles font: => elles font, en erurant dans le monde , une » ceflion de tous leurs biens au premier enché^rifleurqui fe préfente. L'enchère mon te toujours , paree que les enchériffeurs font tou» jours recus; de facon que les biens paffent » entre les mains de plufieurs , fans refter a un »feui. Ce qu'il y a de plus illuftre dans 1'é»pée, dans Ia robe, & quelquefois dans les « tiers-e'tat, compofe leur cour. L'état les Cc  402 Le Retour 3. entretient en partie , & en partie Jes 53 différens particuliers. La feule charge que 35 1'état leur impole, c'eft de venir de temps » en temps réciter en public leurs langueurs , » en récitant celles des1'-'autres, & quelques33 unes pleines de vie fembler mourir en chan* tant. 33 Les autres qui les fuivent de prés & qui 33leur reffèmblent fi fort, defcendent la plu33 part de Ia même origine , fans avoir cepen» dantles mêmes titres. Aufli veulent-elles, par 53 une efpèce de rivalité, contrefaire la même 33 magnificence. Comme elles, elles ont une 53 cour choifie ; elles y vaquent plus librement, » paree qu'elles nont pas de charge d'état; 33 mais les unes & les autres jouiflènt a peu 33 prés des mêmes droits, qui lont de maïtri» fer ce qu'il y a de grands dans le royaume, sa d'enchaïnèr les plus importantes intrigues , as de difpofer des plus grands événemens. Ce 55 font elles qui inftuent fur-tout fur le com35 merce , principalement celui des modes. » Aufli le public reconnoiflant prend foin de 331'éducation de leur familie. 11 eft au centre » de Paris un palais rebati depuis peu, plus 3> fomptueux qu'il n'étoit, oü fe trouvent raf>> femblés les différens rejetons de leurs diver33 f«s amours; leur enfance y eft dorlotée foi-  deSaint-Cloud. 403 y> gneufement-, C'eft oans ce temps qu'on les 3» produit au dehors pour lervir de modè'e aux » futures mères ,arin de multiplier, s'ii Te peut, 33 la race des amours & des grac3 mence a s'éteindre. Pour eux , leurjeunefle » eft a pe'me éclofe, qu'animés du beau feu a 53 qui i!s doivent leur naiffance, ils brülent de 30 le communiquer. C'eft alors qu'ainfi que le » Nil, fe repandant de cöté & d'autre fans con3» noïtre leur fource, üs afturent a la républit> que una feconde génération de citoyens , »laquelle dans fon temps en produira une 33 troifième, & ainfi a perpétuité >>. Je fentois bien que cette dame les critiquoit en parlant ainfi; cependant je ne diflimulerai pas que je reflentois du plaifir a les voir: elles me rappeloient lespoupées avec lefquelles, dans mon enfance, je me confolois des chagrins que Pon me donnoit fi fouvent. Je les reconnoiffois au brillant de leurs habits, aux couleurs de leurs vifages , jufqu'aux petites taches noires qui fe trouvent parfemées fur leurs joues. Je ne finirois pas fi je rapportois toutes les belles chofes que j'ai apprifes de la bouche de ces belles dames. On fe laffa d'être aflis, on voulut fe promener. L'on me connoiflbit déja par-tout; il n'y avoit point d'allée oü je n'en- C ij  4°4 Le Retour tendifle dire a cöté de moi: Ah ! voila le francois: jen étois tout glorieux, d'autant qu'au college on ne me traitoit guère que de marmot. Oh! que j'aurois voulu que mes compagnons & mes regens m'euffent vu ainfi au milieu d'un cercle choifi de perfonnes du fexe , connu , accueilli de tout le monde, & ainfi qua Demofthène montré au doigt ! que je me ferois bien vengé des titres humilians dont fur-tout les derniers m'accabloient! Mais toutes ces faveurs extérieures n'approchoient point d'un plaifir que je reffentois au dedans de moi-même, & dont je vais faire faveu pour la première fois. Parmi les dames qui compofoient la compagnie du feigneur francois que nous rencontrames, il fe trouva une demoifelle ( car c'eft le nom de celles qui ne font point mariées ) qui fixa toute mon attention. Je ne fais encore fi elle eft efpagnole ou frangoife > car tout Ie temps que je Ia vis elle n'ouvrit point Ia bouche; chaque parole que je proférois m'attiroit de fa part un regard que je ne puis définir: je lui rendois fur le champ la pareille, elle baiffbit alors les yeux. J'ai cru démêler dans toute fa phyfionomie qu'elle ne me vouloit point de mal. Je ne puis exprimer tout ce qui fe paffa en moi-même a fon fujet: elle ne me venoit  de Saint-Cloud. 407 pöint cependant en efprit, qu'Henriette ne s'y préfentit auffi. Je faifois malgré moi le parallele de 1'une & de 1'autre, 8c il me femble que j'aurois été bien aife de trouver dans 1'une quelque défaut, pour me décider en faveur de 1'autre j mais je n'en trouvois point. Je fentois qu'Henriette ne fortoit point de mon cceur, mais je fentois auffi que celle - ci y entroit imperceptiblement. Cette fille adorable m'eft toujours préfente a 1'efptit; fans ceffe je crois la voir : je ne fais fi elle eft ce qu'on appelle jolie; mais voici fon portrait: elle eft grande & bien faite, fes yeux font bien fendus & noirs, fon regard eft tendre fans être languiffant, fes fourcils font bruns & bien plantés, font front eft large & ouvert, fa peau fine & blanche, fes joues ont une couleur que 1'art fembleroit avoir imité, mais qui eft un préfentde la nature, deux petits trous que le ris y fait éclore femble augmenter fes graces; fa jambe eft fine, fon pied petit, fa main mignonne, fa démarche noble, tout chez elle, jufqu'au moindre gefte, paroit intéreffant: voilé celle qui m'a appris ce que j'ignorois encore, que 1'on peut aimer deuxobjets a la fois, fans que 1'on puiffe déterminer laraifon & 1'étendue de cet amour. Henriette s'apergut du trouble qui régnolt C iij  406* Le Retóur dans mon ame: elle s'approchoit de mol, I'orfqu'un bruit fourd & confus fe fit auffi-töt enténdre de Ioin; bièntöt il approche. Tout le monde fe léve , fe range en haie. La frayeur me faifit, je 1'avoue , & j'allai me cacher derrière Ie Jarge contour de deux dames. On étoit a peine arrangé , qu'une béte femblable a celle qui avoit fervide monturea Henriette, traverfe avec une rapidité incroyable 1'efpace qu'on venoit de lui faire; une multitude de chiens fuivoient de pres la bete qui fuyoit devant eux. J'allois me rafieoir; mais une compagnie de cavaliers montés fur des chevaux (d'Efpagne fans doute) attira mes regards & ceux des autres. Ils étoient fuperbement habillés, & je fus fort furpris d'apercevoir dans ce nombre* des hommes a moitié habillés en femmes , qui avoient le vifage & prqfque tous les habits du fexe. Je fis alors réflexiön au fpeéhcle qui nous environnoit; je ne pus retenir mon admiration en voyant au milieu d'une forêt unaffemblage de perfonnes de différens fexes , de différentes conditions. La magnificence de leurs habits, la variété de leurs couleurs, faifoient au milieu de cette folitude un contrafte que fon nepeut peindreau parfait. J'ai bien entendu  de Saint-Cloud. 407 parler des charmes des folitudes de la Thébaïde; mais je doute fort qu'ils approchent de la beauté de celle-ci. Mais , hélas! il fallut encore faire le facrifice de ce coup d'ceil enchariteur. Henriette pref. foit notre départ pour arriver au jour fixé. Nous fitnes donc nos adieux a h belle compagnie, qui vouloit, difoit-elle, jouir encore du beau ciel d'Efpagne. Pendant que fe faifoient toutes les cérémonies du départ, l'officier nous amena un carrofle de voiture qui devoit nous conduire jufqu'a Paris. Nous montamés dedanS au milieu des vceuX les plus tendres de toutes les dames , qui me fouhaitèrent a moi particulièrementun bon voyage pour la Francé. L'officier ne voulut pas nous fuivre ; 1'Efpagne avoit des attraits particuliers pour lui.. Je ne fus pas plutöt enfoncé danscecarrolfe de voituré, que je me trouvaiaffailli des vapeurs du fommeil. J'y fuccombai malgré moi; je ne me réveillai que lorfque nous fortimes de cette vafte forêt. Je fus fort étonné d'apprendre que j'avois dormi vingt-quatre heures, fans cependant reffentir de befoins. L'on a bien raifon de dire que qui dort dim. L'endroit ou je me réveillai èfi une ville limitrophe , Sc comme neutre entre 1'Efpagne & la France.  408 Le Retour C'eft-la apparemment que fe font les remifes des princeffes d'Efpagne, lorfqu'elles viennent enFrance époufer quelques princes. Le grand commerce de cette ville, qui eft fort longue, eft en vins; mais il me paroit qu'ils ne fe gardent pas long-temps: dans toutes les maifons 1'on ne voit que gens qui le boivent. Nous ne fortïmes de cette ville que par une defcente qui effraye les plus courageux, tant par fa propre roideur, que par le rifque que 1'on court de fe précipiter dans la mer, qui fe trouve au bas précifément. Ici je vis que cette ville que nous venions de traverfer étoit Pafy • que 1'endroit oü nous nous trouvions étoit le couvent des Bons Hommes , & qu'enfin nous n'étions pas éloignés de Paris. Effèctivement Challiot parut bien-töt a nos yeux; les Petits Cours fe trouvèrent au bout , les Tuilleries après , & enfin Ie Pont Royal, Le carroffë de voiture nous ramena jufqu'a notre porte: la convention étoit ainfi faite. Henriette me remit entre les mains de ma très-chère mère, qui me regut en plèurant de joie: 1'on avertit fur le champ mes deux tantes, qui malheureufement avoient déja foupé; car ma vue leur procura une indigeftion dans les formes. Nous ne püraes nous entretenir que  de Saint-Cloud. 409 des yeux. La voix nous manquoit a tous quatre; je remis au lendemain a faire le récit de mes voyages. La première chofe qui me furprit le len« demain, c'étoit de trouver que c'étoit lundi a Paris ; étant parti de Madrid le dimanche, & ayant dormi vingt-quatre heures, ce devoit bien être Ie mardi: j'en demandai la raifon a mon régent, qui étoit kccouru me voir dès le grand matin; il m'expliqua cette enigme Ie mieux qu'il put. De tout ce qu'il m'a dit: j'ai concu qu'en Efpagne ils comptent les jours autrement qu'en France, comme ils le font encore en Angleterre. Je fus ce jour-la accablé de vifites. Amis, parens, voifins , inconnus même, chacun m'accabloit de queftions. Henriette me confeilla, pour les fatisfaire tous, de compofer 1'hiftoire de mes voyages ; je 1'ai faite , Ia voici, c'eft au public maintenant a juger fi j'ai réufli. Fin du voyage de S. Cloud.  4"o TABLE DES VOYAGES IMAGINAIRES CONTENUS DANS CE VOLUME, j^-VErtissement de VEditeur. Page 7 LE VOYAGE INTERROMPU. Première Partie. Les Egaremens. 26 Hiftoire de Mélite. 30 Converfation du Soleil & delaLune. 43 La fauffi Veftale. 48 Le Po'éte fortuné. 4p, UAveugle clairvoyant. 6~i Seconde Partie. L'Amour im-promptu. 90 Les Mariages fans amour. 104 Merveillenx & Rofette , conté. 109 LA VOITURE EMBOURBÉE. Préface de l'Auteur (Marivaux.) i6y La Voiture anbourbée. 171  TABLE. 411 Le Roman im-promptu , ou VAvtnture du fameuss Amandor ,