^ Ml ^  VOYAGÊS I MAGI NA I RE S, ROMANESQUÈS, MERVÊltLEüJT, ALLÉGORIQUES, AMUSANS, COMIQUES ET CRITIQUES. S U 1 VI S DES SONGES ET VISIONS, E T D E S ROMANS CABALISTïQUES*  CE VOLUME CONTIENT Le Songe de Bqcace , ou le, Labvrinthe d'Amoiir, traduit de TItalien , par M. de Prémont. Les ElvES d'Aristorule , Philofophe Grec, Les Songes d'un Hirmite.  V O Y A G E S / MA G I NA I R E S, SONGES, VISIONS, E T ROMANS CABALISTIQUES, Ornés de Figures. TOME TRENTE-UNIÈME. Seconde claffe, contenantles Songes & Vifions. k AMSTERDAM, Etfe trouve a Paris, RUE ET HOTEL SERPEN Dccaxxxv7i7   L E S O N G E D B BOCACE 0 u LE LABYRINT HE D'AMOÜR, Traduit de l'Italien 3 ?ar. M. DE HÊMQN %   SONGES ET VISIONS. AVERTÏSSEMENT DE L' É D I T E U R. L es fonges & les vifions ont un rapport fenfible avec les voyages imaginairês ; la feule chofe qui y mette de la difFé— rence, c'eft que dans le^ fonges, le corps eft fuppofé dans un plein repos i goüter même les douceurs du fommeil, tandis que 1'efprit fe promène & /parcourt feul des rnondes nouveaux, inconnus & cliimériques. Les fonges font auffi plus voifïns du mer-veilleux que les voyages fl&ifs, & tiennent ainfi de plus prés a la feconde divifion que nous ayons indiquée des voyages imaginairês merveilleux. Comme ils font une imitation des fonges réels, & que ceux-ci ne connoiffent point les  VÜ) AVERT-ISSEMENT loix de la vraifembiance, Le fonge fift-if doit repréfenter des chofes extraordinaires. Enfin les fonges font cii~. confcrits dans un efpace de tems plus court, & la fi6tion imite eneore ici la réalité. Les fonges réels font des enfans da fommeil , qui difparaiflent avec .celui qui leur a donné naiffance.: ils ne peuvent donc durer que quelques heures j les fonges fiftifs font donc des fortes de pièces fiigitives , qui ne doivent décrire que ce qui a pu fe paffer dans 1'efpaqe d'ui*e nuk. Nous ne diftinguons pas les réves des fonges 5 ces deux dénominations nous ont paru fynon'ymes & données indifféremment par les auteurs; cependant nous croyons avoir obfervé que 1'on attribue plus particulièrement le nom de réves è. ceux qui rafTemblent le plus d'idées. difparates extravagantes & fingulières que 1'on conferve le nom de fonges a ceux qui ont un ton plus férieux , moins déraifonnable, & qui contiennent le plus de critique , de morale & de philofóphie. Les yifions difèrent- eilèntieliement d$*  DE L!ÉDITEUR. IX fonges. Elles font ënfantées par une imagination exaltée ou Heffee , & ap~ prochent du délire ; mais les vifions fic-r tives ont le même but & le même ca-? raftère que les fonges, & Ü nous a paru inutile de les diftinguer. Cette claffe fera ,1a moins étendue du recueüj les ouvrages qu'elle renferme font courts, le cadre en eft uniforme; il ne fe trouve de la variété que dans les dé-* tails. Nous avons cru devoir la refferrer encore plus que les autres. Le choix que nous y avons mis nous afïure que nos leéteurs n'y trouveront pas moins d'agré-* ment que dans ce qui a précédé, Nous eommencons par le Songe deBocace , ou Le Lahyrinthe d'amour. ■ Le beau-fexe nous pardonnera demployer un ouvrage oü il eft un peu maltraité % il fait que des inve&ives de cette nature produites par le dépit ou la jaloufie ] ne lui ont jamais fait perdre un feui de fes adorateurs. On y reconnoit d'ailleurs la manière légere & badine de 1'auteup du Décameron; c'eft de eet ouvrage que Lafontaine a tiré le charmant cont$ de gelphégor.,  x A.VÉRTISSEMENT Jean Bocace eft né a Certaldo eri Tofcane , fan 13 13, d'une familie obfcure. Son père qui étoit un payfan un peu aifé , le deirina d'abord au com— merce , & le plaga chez un marchand de Florence j mais le jeune horame ayant paru peu propre a ce ge nre de travail, ü lui fit faire fon droit: ce fut alors èjue Bocace fe livra tout entier k fon goüt pour la littérature & la poéfïe. Abandonné de fes pareus qui.voyoient avec regret que le jeune Bocace ne fecondoit point leurs vues, il fit la connohTance de Pétraque , dont il devint le difciple & 1'ami. Pétraque regut le jeune littérateur dans fa maifon, 1'aggrégea pour ainfi dire a fa familie, & 1'aida de fes confeils & de fa bourfe. Peu après Bocace parcourut fItalië j ilpafla a Naples oü il fut bien accueilli du roi Robert; il alla enfuite en Sicile oü la reine Jeanne qui règnoit alors, lui témoitma le cas qu'elle faifoit de fes talens. Enfin Bocace , las de tant de courfes, dégouté du monde , a^ fini par fe retirer a Certaldo fa patrie, oü il eft mort en 1375 , agé de 6z ans. On a de eet auteur plufieurs ouvrages de poéfie; mais on fait plus de cas de fa profe ; c'eft lui qui a fu donner a  DE L' Ê D I T E U R. X/ la langue italienne les graces, la douceur & 1 elégance qui Ia diftinguent. De tous les ouvrages de Bocace , nous ne citerons que les plus connus: le Philocope , la Fiamelte , la Théféïde , le Labyrinthe d'amour, que nous imprimons , & le Décameron. C'eft ce dernier ouvrage qui a donné le plus de réputation a Bocace. De cent contes & nouvelles dont eft compofé le Décameron, il en eft plufieurs don't les peintures font un peu trop libres; mais toutes font écrites avec un charme inexprimable. On trouvera a la fuite les Réves d'Ariftobule , ouvrage critique & moral, fagement écrit, & oü 1'on a heureufement imité le ton & le ftyle des anciens. Nous n'en connoilTons pas 1'auteur. Les Songes d'un Hermite, qui fuivent, méritent d etre diftingués. Sans fortir de fon défert, couché mr fa natte , le bon hermite eft favorifé de fonges très-agréables & très-variés, qui font palfer devant lui en revue les différens états de la fociété. Rien de ce qui soffreèifes yeux ne doit le porter & regretter le calme de fa folitude. On cong oit qu'un  *ij AVERTISSEMENTDE fÉöITEUR.: pareil ouvrage offre une ahondante moif4 ion de cnnquei on peut ajouter que cette cntique eft embeliie de tous les charmes qu a pu lui prêter rimaginatiom Le volume fuivant, &par lequel nous terminons cette claffe, contient les Songes # Kifions philofophiques de M. Moreler. Vn connoit la manière de ce cenfeur fevere des mceurs, On trouvera ici toute ion auftérité & toute la vigueur de fa cntique. On fera auiïï fatisfait de la variété qu'il a fu mettre dans fes fujets. Ce volume contient plufieurs fonges qui n'ont pomt encore été imprimés, & dont lau-, teur a bien voulu orner notre recueil.  Xllj PRÉFACE DU TRADUCTEUR. Je ne doutê point que beaucoup de temmes ne me fachent mauvais gre d'ayoir traduit unlivre, dans lequel elles le reconnoïtront; cependant n'ayant aucun deffein de les offenfer, & n'étant point en colère contre leur fexe , comme Bocace létoit quand il compofa fon Labennto d'Amore, je ne puis refufer k la lmcenté de mes fentimens , d'avouer que toutes les foiblelfes qu'on leur attnbue font celles de la nature humaine. Notre fiècle . comme tous les autrés a produit des femmes dont on ne fau? roit tróp admirer les vertus , 1'efprit & le jugement & l'on ne voit que trop fouyent les hommes auffi corrompus & auffi foibles que la veuve qui mérita 1 indignation de mon Auteur. Je juge de fon mtention paria miemie. Je fuis periuade quil na fait le portrait d'une perlonne pleme de vices que pour „ous  XÏV P R É F A C E. corriger des nótres ; & nous garantir de la contagion de ceux d'autrui. Les Grecs montroienr a leurs enfans leurs efclaves ivres, pour leur faire horreur de 1'ivrognerie , & non pas pour leur faire horreur des efclaves. De même, ce livre ne tend qua dégoüter des belles dont la conduite elt mauvaife, & le commerce dangereiix. II peut fervir auffi a' réveiller notre prudence, lorfqu'il s'agit de faire choix d'une compagne de qui dépend bien fouvent le bonheur ou le malheur de notre vie : enfin , la connoiflance des défauts effentiels de la plupart des femmes, nous engage néceffairement a eftimer beaucoup celles qui ne les ont point. Je crois devoir dire 1 ceux qui feront furpris de trouver de la morale & des fentimens pieux parmi des bagatelles , que la plupart des auteurs Italiens & même des^ Efpagnols , ne font aucun fcrupule d'écnre de cette manière. Elle eft ordinaire a Bocace. J'ai retranché de fon ouvrage bieri des chofes que la pudeur ne fouffre pomt; je 1'aurois trop défiguré fi je lm avois encore óté fa  P R Ê F A C E. déyotion. JPai cru que ce mélange de facré & de profane , qui par-tout aillems leroït fort mauvais, devoit être ici pleinement juftifié par le titre du livre. Les ionges font des images confufes de tont ce qui peut tornber fous les fens : la droite mfm n'a point de jurifdi&ion fur le fommeil i & ce qu'on s'imagme en dprmant etant fuppofé involontaire , ne dolt iJOmt etre impardonnable. J'ai remplacé ce que j'ai retranché da texte Italien, de contes , de fragmens & ée vers. La plupart de ceux qui les ont compofés étant 'de mes amis, ont bien Vüülti me permettre d'en groffir mon volume , j efpère que les autres me pardonneront la libèrte que j'ai prue de iavoir ennchi a leurs dépens. Une plume plus délicate & phis favante que la mienne , auroit rendu fans doute cette traduétion plus agréablej cependant quelque refpect que j'ai pour Ie public a qui j'ai Pour la première fois la hardieffe de me livrer , je n'éten drai point ma préface pour implorer Ia clemence de mes lecteurs. Je n'ai point la demangeanon de paffer pour bel ef  3tVJ P R F. F A C E. prit. Je ne crains pas moirts la peine cjüe je ferois obligé de prendre pour mériter cette gloire , què la confufion que j'aurois de ne pouvoit la mériter , & je fais de eet ouvrage ce qüe font Certains peupies de leurs enfans ï a peine ont-ils la forcê de courir, qu'ils les abandonnent a leur deftinée , & ne • les reconnonTent plus. LE  LE S O NGE DE BOCACE. Reflexions fur l'amöur & fur Us malheurs quil trahie a fa fuite. EtAnt feul un jour dans ma chambre fort affligé de ne pouvoir haïr une femme qui né méritoit pas ma tendreffe, & que je ne pouvois m'empêcher d'aimer , je fis de férieufes réflexions fur les folies que 1'amour nous fait faire , & fur les malheurs qufü attire ordinaifement fur Les hommes. Après avoir fappellé dans mon efprittout cé que 1'hiftoire de mon tems , & celle des (ie* cles pafTés m'en avoient appris, je ne trouvai point d'amant malheureux qui méritat moins fes difgraces, nj. qui fut plus a plaindre que imoi. Je ne pus réMer au chagrin que cette A  'z LeSonge réflexion me caufa ; je m'abandonnai fi vivement a ma douleur, que la honte de ma foibleffe, & 1'indigne mépris dont on m'accabloit, me parurent plus iniupportabies que la mort. Je la iouhaitai & 1'appellai mille fois ; mais ce fut inutilement. Cette impitoyable ennemie des hommes les enlève toujours malgré eux, & les fuit quand ils la défirenf. Cependant je me préparois a la forcer de venir k mon fecours , & j'en avois déja réfolu la manière, lorfqu'un frémiffement fubit & une certaine compaffion pour moi-même, caufée par 1'appréhenfion de paffer d'une vie malheureufe a une pire y défarmèrent une réfolution qui peu auparavant me paroifloit invincible. Un moment après je retombai dans 1'abattement ; mes yeux recommencèrent & verfer des larmes; je rentrai dans le défefpoir , & pris une nouvelle réfolution de mourir. Les mêmes raifons qui m'en avoient empêché m'en empêchèrent encore. Je pleurai fur nouveaux frais , & ne fachant a quoi me réfoudre , flotant, pour ainfi dire, entre la vie & la mort, il me vint enfin dans 1'efprit, comme par miracle , un retour de raifon qui acheva de me déterminer a vivre. Infenfé ! ( dis-je a moi-même ) quel ufage fais-tu de ta phiiofophie ? Quel changement  bï Bocace, j ians ta conduite & dans tes fentimens ? quelle Fatale caufe a produit cette étrange fureur ? N'en accufe point ta maïtreffe ; elle n'a aucun droit de te rendre malheureux, & rien ne peut t'obüger h 1'aimer, puifqu'elle n'a pour toi que du mépris. Tu aïïegueras pour ta jultification, que tu la trouves belle; que connoiiïant 1'excès de ton amour, el!e en devroit être touchée ; que Fingratitude & 1'infenfibilitê d'un objet qu'on adore, font les chofes du monde les plus capables de mettre un amant au défefpoir. Tout cela ne t'excufe point. Ne fe peut-il pas qu'une invincible antipathie détruife dans fon coeur tout le mérite de ta paffion,&que tu ne lui plaife pas ? En ce cas-la, comment veuxtu qu'elle t'aime? Si tu es malheureux , ce n'eft pas fa faute , c'ett la tienne. Tu as tort d'avoir mal choifi , tu es l'unique auteur de tes difgraces; & fi 1'on traïne fur la claieceux qui ont attente fur leur vie , tu mérites au moins les Petites-Maifons pour y avoir penfé. Ex^minons de plus prés ce que tu voulois faire." Toutes lesaflions des hommes fe rapportent a leur amour- propre ou a leur complaifance pour quelqu'un. Ta folie te procure-t-elle du plaifir? II n'y a pas d'apparence. Si cela étoit , tu ne te plaindrois pas tant que le jour & la nuit durent. Voyons enfuire fi ta douleur peut A ij  4 LeSonge être agréable k quelqu'un. Ce quelqu'un nê fauroit être une autre perfonne que celle dont tu es amoureux. Eile t'aime, ou elle te hait t ou tu lui es indifferent. Si elle t'aime , il eft facile k comprendre que ta défolation ne peut lui p'aire ; au contraire elle doit la chagriner, ck tu fais mal ta cour, lorfque t'abandonnant a des extravagances continuelles, tu te difpofes a les pouffer jufqu'a poignarder un cceur qui lui eft précieux. Si elle te hait, tu dois être peduadé , pour peu de raifon qu'il te refte,que tu ne fauroisl'obügerdavantage, que de t'aller pendre. On fouhaite quelquefois tant de mal aux gens pour qui 1'on a de 1'averfion , qu'on expofe fon honneur,fa fortune,fa vie, qu'on viole les loix divines & humaines pour fatiffaire fon animofité ; & plus on procure de trifteffe & de misère a ceux qu'on n'aime pas, plus on eft fenfible au plaifir d'avoir caufé leurs difgraces. C'eft juftement ce même plaifir que tu donnés a ton ennemie. Plus tu te chagrines de fes rigueurs , plus tu lui infpires de joie ; tu fembles agir de concert avec fon averfion , & deviens fottement contre toi même le miniftre de fa mauvaife volonté. Avoue qu'il faut être bien dupe pour pouffer la complaifance jufques-la. Si tu lui es indifférent, k quoi bon ces foupirs , ces tranfports & ces  de Bocace. ^ inquiétudes continuel'es; cela ne te fert pas plus que fi tu en faifois la dépenfe pour une ftatue. Pourquoi donc t'dffliger ? pourquoi défirerla mort que ta cruelle,. toute cruelle qu'elle eft, ne te fouhaite peut-être pas, II faut croire que tu n'as pas encore éprouvé combien il eft doux de vivre, ni fait aflez de réflcxion qu'il eft un autre monde, , ou les folies qu'on fait en celui ci font févérement punies, Eft-il pof. fible que voulant paffer pour un homme fage » tu prennes fi fort a coeur une bagatelle, qu'elle foit capable de te faire oublier ce q ie tu dois è Dien , & ce que tu te dois a toi-mêm? ? EfLrce-toi de vaincre cette folie paffion ; cefie de lui facrifier la bonne opinion qu'on a de toi dans le monde ; ne t'obftines plus a vouloir du bien a qui ne te fait que du ma! ; le Ciel te réferve des jours plus heureux ; con-. ferve les mauvais en faveur des bons ; fi tu ne peux te pafier d'aimer, on trouve tant de belles qui ne font mourir perfonne; le monde en eft plein , change la tienne contre une de celles-la. Enfin , fi cette ingrate , qui , felotl toutes les apparences , triomphe & s'applaudit; de ton martyre, conti ue d'employer fes charmes pour troubler le repos de ta vie , rendsles inutiles, &; t'en, ve.r-ges envivant heureux. malgré elle». A üj  <5 L e Songs Les confolations que le ciel nous envoie agiffent toujours efficacement. Ces réflexions, dont la meilleure partie me fut fans doute infpirée par mon bon ange , diffipèrent en un inflanl les ténèbres de ma raifon; elles me firent voir clairement mon erreur ; j'en eus de la confufion. Pénétré d'un violent repentir , je me condamnai févérement moi-même , & m'efïimai beaucoup moins que je ne faifois auparavant. Enfin , après avoir pris un peu de courage , fachant que la folitude eflpernicieufe aux efprits malades, je réfolus de ne plus demeurer feul dans ma chambre , & j'en fortis le vifage auffi tranquille que 1'état de mon amé le pouvoit permettre. Je fus a la promenade. J'y trouvai quelques gens d'efprit de ma connobTance que j'abordai. Notre converfation commen^a fur 1'inftabilité de la fortune, & fur la folie de ceux qui courant après fes chimères , fondent leur efpérance fur elle ., comme fur quelque chofe de fort folide. Enfuite nous pariames de 1'ordre merveilleux de la nature dans 1'économie de 1'univers : ordre que nous n'admirons pas affez par le trop grand ufage que nous avons de fes opérations; enfin , nous voulant élever jufqu'au premier mobile, nous nous perdïmes dans  de Bocace: 7 les nues, & la nuk furvint qui nous obligea de nous féparer. Je me trouvai 1'efprit aflez tranquille en me retirant chez moi; j'avois prefque oublié toutes mes peines. Je foupai fobrement, &£ peu de tems après m'étant mis au lit, je crus être guéri parfaitement de 1'inquiétude. qui m'avoit fi fort agité pendant toute la journée. J'employai une partie de la nuita repaflerles idéés de la converfation que j'avois eue a la promenade; après quoi le fommeil me ferma doucement les yeux. Mais comme s'il n'eüt pas iuffi k mon imagination de m'avoir cruellement travaillé pendant le jour , elle me tourmenta encore par un fonge qui fit faire k mon efprit un pénible voyage, pendant que le fommeil qui n'a de pouvoir que fur nos corps, tenoit le mien dans un profond repos. COMMENCEMENT DU SONGE DE BOCACE. Defcription du labyrinthe d?amour. J e rêvai que j'entrois dans un chemin qui me parut d'abord fi charmant , que tous mes fens en furent enchantés ; jamais chofe du A iv  # L E S O .N G E monde ne m'avoit tant caufé d'admïration ; | ignprpisoti j etois, mais je m'y {rpuvois bien , & ne m'embarrafiois pas d'en favoir la carte. Plus j'avaneois, plus ce fontier me parpiflbit délicieux , enforte que je me flattois d'un honheur infini, fi j'en pouvois trouyer le bout-, L'efpérance que j'en avois augmentoir. fi fort mou impatience , que je m'imaginois plutö.t voler que marcher ; mais en courant de toutes mes forces, il me parut que cette route devenoit infenfiblement fauvage, & peu-a-peu ïout-a-fait affreufe. Au lieu de gazons & de fieurs, je ne vis plus que des pierres , des «hardons & des épines. Je voulus tourner la tête, j'appercus derrière moi une nuée épaiffe fombre , qui m'environnant, arrêta ma jfourfe. & m'öta tout 1'efpoir de la félicité que \e m etois promife. Je demeurai un Ion* ef- pacede tems comme immobile. Enfin, le nyage ^ «.vuvuu^uu setanr un peu dimpé , ie reconnus è la foible clarté d'un jour prêt a |air, que j'étois dans un défert affreux & fte'rile, entouré de montagnes fi hautes, que je m pouvois comprendre commert j'y étois fntré. Mon étonnernent redouhia , lorfque gue jettant !eS. yeux de toutes pa.rts, je n'appermis aucune iilue po :r en fortir. Pour £urcrost de chagrin i'entendois autour de moj,  ©EB O C ACE 9 U affez proche, des hurlemens de bêtes farouches, dont un femblable féjour ne pouvoit manquer d'être nombreufement habité. Je mourois de peur , & me trouvois dans la plus trifte fituation oii un homme puiffe être, La crainte d'être déyoré m'empêchoit d'eflayer a fortir du vallon pour chercher une route dans 1* montagne. Je ne favois a quel faint me vouer, ni quel paai prendre. J etois fans confeil & fans fecours , abandonné de toutes les créatures, menacé de la cruauté des lions & des tigres , & a la veille de leur fervir de nourfiture, ou de mourir faute d'en avoir. Tantöt je me reprochois de m'être engagé fi imprudemmentdans cette effroyable folitude; tantöt je levois les mains au ciel , & lui adreffois de ferventes prières. Enfin, lorfque je me Croyois perdu fans reflburce , je vis de lok' venir vers moi, du cóté de 1'orient, un homme feul, qui, autant que j'en pus juger , étoit de belle taille. Ses cheveux blancs comme neige le faifoient paroïtre fort agé ; il marchoit% pas lents avec une gravité qui m'imprima du refpeö, & je remarquai qu'il étoit enveloppé d'une draperie d'ecarlatte plus vive que nosr plus belles étoffes de cette couleur n'ont co.utiimé d'être. % vénérable vieillarU me fit peur •& plaifir  *° L e i S 0\N.;g e tout enfemble. Je craignois" d'un cöté qu'il në fut le maitre de cette fauvage habitation, Sc qu'indigné de m'y vair fans fa permiflion,il ne lui prït envie de me faire dévorer par ces bêtes féroces dont le voifinage ro'inquiétoif. D'ail leurs ja vois quelque efpérance qu'il auroit pitié de moi & me rendroit fervice ; car plus il s'avancoit, plus fon air me paroiflbit afFablej & plus je le confidérois, plus il me fembloit qu'il ne m'étoit pas inconnu. Cependant il s'etoit fi fort approché , que non-feulement je reconnus fon vifage , je me fouvins encore de fa profefiion, & de plufieurs endroits oü je 1'avois vu ; mais je ne pus jamais me fouyenir de fon nom , quoique je 1'eufle bien voulu favoir, paree que je me figurois qu'il auroit plus d'égards pour un homme qui le connoiffoit, & ieroit plus porté d'inclination a me rendre les devoirs de 1'hofpitalité dont j'avois grand befoin dans un fi étrange pays. Pendant que je rappellois inutilement ma mémoire , il m'appelia lui-même par mon nom , & me dit d'un ton de voix charitable: Paur vre Bocace, quelle fatalité vous a conduit dans cct affreux féjour ? Qu'eil clevenue votre raifon ? ne connoifTez-vous pas que vous êtes dans un lieu de réprobation & de mort ? quel démon vous y retient ? Entendant parler ainfi  de Bocace.' it ce bon vieillard qui me paroiffoit touché de mon infortune , je m'attendris, & mille fanglots coupèrent ma voix. Enfin, mon coeur étant un peu dégagé du faiMement ou il étoit, je ralüai toutes les forces de mon ame , & répondis avec une émotion & une honte inexprimables : ce n'eft pas d'aujourd'hui que la volupté fait faire d'étranges fottifes óiux hommes; les plus fins tombent quelquefois dans fes piègcs , & vous voyant ici, je crois pouvoir dire, fans vous déplaire, que de plus fages que moi y font vernis. Cependant quelque confolation que m'apporte votre préfence,je ne Iaiffe pas d'être fort embarrafTé. Je me raflure un peu, dans 1'efpérance que vous n'avez pas deffein de me nuire, fi je ne me trompe , en me flattant de votre proteflion. Je vous conjure, au nom de Dieu , & de notre chère patrie , oii je crois vous avoir vu , de m'apprendre ce que je dois faire pour fortir d'un Jieu fi terrible ; difïipezen Thorreur , s'il fe peut , & faites cefler la crainte dont je fuis faifi. A ces mots, il me fembla que le vieillard fourit, & qu'il me répondit : II eft aifé de connoïtre par votre difcours , quand je ne le faurois pas d'ailleurs, que vous êtes hors de vousmême, & tout-a-fait troublé. S'il vous étoit  11 L E S O id G E refïé afiez de fang-froid pour vous fouvenir de votre belle , & de 1'intérêt que je dois prendre a ce qui la regarde , vous n'auriez pas eu la fermeté de m'attendre , ni la hardieffe d'implorer mon fecours. Je vous avoue que fi j'étois encore ce que j'étois autrefois , je ne ferois pas d'humeur a vous faire p aifir , je vous traiterois au contraire comme vous le m;:ritez; mais je ne fuis plus fujet aux foibleffcs mortelies; je fuis forti de la vie, la charité prei d la p'ace de la colère , &je ne vou'- reiuferai point mon affiftance. J'écoutai Ie commencement de fon difcours avec afle? de tranquillité , jufqu'a ce que j'entendis : je fuis forti de la vie Mais loriqut je compvis quec'étoit 1'ombre de celui que j a vols vu autrefois, un fnflon me faifit jufques dans la moëlle des os, les cheveux me dn lsèrent è la tête , je perdis la parole, & s'il mVüt été poffible, je n'aurois pas eu long-tems 1'honneur de fa compagnie. II arrivé fouvent a ceux qui récent, de fe trouver perclus , lorfqu'ils ont le plus de befoin de leur agilité;il m'aniva la même chofe, jen'eus plus de jambes pour fuir ; elle me trtmbloient fi fort que je ne fais pas comment j'en eus feulement pour me porter. Enfin , ii cette "nouvelle frayeur ne m'éveilla pas, elle me fi.ê  DEBoCACE. jj aflluément palir , & me rendit muet & immobile comme une fouche. L'efprit ne put s'empêcher d'en rire, & pour^ fui vit ainfi !a converfation. RafTurez-vous , ( dit il ) parlez hardiment, ne vous defiez point de moi; je ne fuis point ici pour augrnen* ter votre inquiétude , vous m'y voy z uniquement pour vous tirer de 1'abïme oü vous êtes, fi vous vouUz profi:er de mes confeds. Cela me remit & me confola; je regardai cette apparition comme un miracle que le ciel faifoit en ma faveur, & faifant une profonde révérence a l'efprit , je le priai trèi-humblement de commencer par me mettre en lieu de füreté, de peur qu'il ne m'arrivat quelque nouveau fujet d'appréhenfion. Le fpedtre me répondit, qu'il ne pouvoit anticiper le tems de ma liberté ; que 1'entrée du lieu oü j'étois , étoit ouverte a tout le monde, qu'il étoit aifé de s'y introduire avec la volupté & la folie ; mais qu'on n'en fortoit pas quand on vouloit; qu'il falloit pour cela une lumière & une force qui viennent immédiatement de Ia puifTance de celui par la permiffion duquel il me parloit. Je crus lui dire alors : puifque je dois refter ici quelque tems, apprenez-moi, s'il vous plaït , en quel lieu je fuis; fi vous 1'habitez ordinai*  14 L E S O N G E rp~!°rit, s'il s'y trouve des gens qui n'en fortent jamais; enfin, qui eft celui qui vous enVöye pour m'en tirer. Il me répondit : ce lieu eft nommé diverfement, le labyrinthe de 1'amour, le vallon enchanté , le bourbier de Vernis , la valiée de misère ; enfin , chacun l'appélle comme il lui plaït. La mort m'a retjfë pour toujours de cette malheureufe habitation ; mais celle oü je fuis a préfent eft encore plus trifle , quoique moins dangereufe. Au nom de Dieu , ( lui dis-je ) avant que de paffer outre, apprenez-moi une chofe. Je comprens que vous êtes trépafTé ; feriez-vous en enfer ou en purgatoire ? Si vous êtes en enfer, il eft fans doute que votre pofte eft plus mauvais que celui ci; mais comment y courez-vous moins de rifque ? & fi vous êtes en purgatoire, y pouvez-vous plus fouffrir que dans eet effroyable féjour. Je fuis ( dit l'efprit ) dans un lieu oü je n'ai plus rien a craindre pour mon falut-, c'eft un sur afyle contre le pêché , 1'on n'y fauroit offenfer Dieu, & par conféquent on y court moins de dangers que dans ce labyrinthe , oü les mortels , indignes de grace & de miféricorde, ne doivent s'attendre qu'aux févères chatimens de la juftice divine; mais il eft certain que notre fituation eft mille foisplus cruelle  d e B o e a c e; r j que celle oü vous êtes. Nos peines feroient égales a celles des damnés,"fi 1'efpéraace d'en fortir ne nous aidoit a les fupporter. Afrn que vous en compreniez quelque chofe; apprenez que 1'habit que je porte, dont vous avez été furpris, paree qu'il vous a paru magnifique , & qUe vous ne m'en avez jamais vu de fi brillant, n'eft pas un ouvrage de la main des hommes; c'eft un feu aliumé par la colère de Dieu : il eft fi vif que celui que vous connoiffez n'eft que de la glacé , en comparaifon ; il nous pénétre comme la chaux dans la tournaife ; nous avalerions 1'eau de tous les fleuves du monde, fans pouvoir modérer 1'ardeur qui nous dévore. Deux chofes m'ont fait mériter cette pénitence ; 1'une, un peu trop d'attachement au bien ; 1'autre , la fotte complaifance avec laquelle j'ai toléré les vices de la perfonne dont vous fouhaitez fi fort les bonnes graces. Mais c'eft affez pafier de mon état, qui feroit fans doute plus malheureux que le votre , fi celui oii vous êtes ne conduifoit a la damnation , & celui oü je fuis , a 1'éternelle félicité. 11 eft temps derépondre a votre dernière queftion , en vous apprenant que celui, par la permiffion duquel je fuis ici, eft ie Souverain bien, le grand-architedte de 1'univers , par le concours duquel tous les êtres fublif-  l6 L E S O N G E tent, qui fouhaite plus que vous-même votre bonheur , votre repos & votre falut. Ces paröles'me jettèrent dans une humilité profonde, Sc me firent réfléchir fur la puif. fance & fur la bonté de Dieu. Je compris avec admiration, que malgré le grand nombre de nos crimes & de nos rechütes, il ne cefTe point de nous tendre les bras; puis confidérant ma ffagilité , ma bafleffe & mon ingratitude, je me fentis fi vivement touché du re° gret de mes péchés , que non-feulement il me fembla que mes yeux étoient baignés de larmes , mais encore que mon coeur fe fondoit comme la neige aux rayons du foleil. Je gardai quelque tems le filence , aprés quoije dis avec un grand foupir: Ame bienheureufe! je fens toute mon indignité , j'en fuis confus, & connois parfaitement que le Seigneur fouhaite plus notre falut que nous-mêmes, puifqu'il ne ceffe point de nous aider de fes graces, quoique nous en abufions continuellement par notre malice ; mais je m'étonne cornment fa miféricorde ne fe rebute pas , &£ peut fufpendre fi long tems les foudres de fa juuice. Vous meparlez,réponditlefantöme, commé quelqu'un qui ne connoit pas encore bien Dieu. Vous ignorez que fa bonté eft infinie comme fes autres  6k Bocace; 17 Sutres attributs ; vous penfez qu'il agit par paffion comme la plupart des hommes qui ne peuvent fe réïoudre a pardonner la plus Iégère offenfe. La fource de fes graces eft inépuifable, fa miféricorde ne tarit point, il ne peut fe fouvenir qu'il eft Dieu, fans fe reffouvenir qu'il eft père. I! recherche Je pécheur mtérieurement, il le follicite par fes infpirations , il 1'avertit par de petits chatimens , & permet que les bienheureux intercedent pour lui. Cela eft fi vrai, qu'un ange m'a commandé de vemr è votre fecours, en confidération de ce que dans tous les défordres de votre vie vous n avez pas laiffé de conferver toujours du refpeft & de la dévotion pour celle qui a porté le falut du monde dans fon fein Elle vous a vu avec des yeux de pitié , égaré dans cette tnfte vallée ; & comme elle affifte f0uvent fes ferviteurs fans attendre qu'ils i'implorent, elle a prié fon fils de m'envoyer ici pour vous remettre dans le bon chemin Helas! ( lui dis-je ) ce n'eft pas Ia première fois que la fainte-Vierge m'a donné des marqués de fa proteöion; elle m'a tiré d'une infin.té de dangers, tout indigne qUe j'en étois & ma fa,t autant de graces que fi j'en avois beaucoup mérité. Je vousaffure que celle que B  iS LeSonge je recois aujourd'hui donnera de nouvelles forces a ma reconnoiffance , 8c redoubiera ma dévotion. Au refte , fi j'ai beaucoup de joie de vous favoir hors d'état de craindre 1'enfer , les maux que vous foufFrez ne laiflent pas de me toucher fennblement. Je fouhaite que mes prières puiffent les foulager; mais en attendant que je fois en état d'en faire de méritoires, apprenez-moi, je vous conjure , fi cette vallée, dont vous ne me dites pas précifément le nom , n'eft pas un lieu d'exil, oü 1'amour envoie ceux qu'il bannit de fa cour, & qui en font difgraciés comme je le fuis,; ou li elle n'eft habitée que par ces vilains animaux dont j'entends fans cefTe les hurlemens. Vous faites confifter comme beaucoup d'autres , ( me dit-il, ) le fuprême bonheur dans la volupté, quoique ce ne fok au fond que corruption & misère. Cette trifte vallée eft ce que vous appellez la cour de Cupidon , &c les bêtes que vous entendez hurler font les voluptueus comme vous , qui expriment leurs paflions brutales. C'eft ainfi que le fon de leurs voix paroit aux oreilles des fages. N'aije pas eu raifon de nommer ce lieu un labyrinthe , puifque la plupart des gens fenuiels qui s'y engagent, n'en peuvent que très-difficüement fortir ? Je m'étonne que vous ayez été  de Bocace, m ft furpris de vous y voir; car ce n'eft pas d'aujourd'huique vous y êtes, Sc quoique avec moins d'mquiétudes, ce n'a jamais été dans un moindre danger. ; 11 efl vrai > Iui répliquai-je , tout contra , 1'on xi£y a vu quelquefois, & je commence a m'en reflbuvenir. II faut avouer que les fens lont de grands trompeurs : ce lieu m'avoit toujours paru fort agréable; j'y goütois une infinité de plaiürs; je ne me ferois jamais déRé qn'une telie horreur püt fuccéder a eet enchantement. Je vous avoue qu'aujourd'hui la frayeur m'a ü fort troublé, que je ne me fuis pas plus reconnu ici que fi je n'y étois jamais venu : cependant je commence a m'appercevoir que 1'air qu'on y refpire , empoifonne l'efprit & le coeur, & je comprens a préfent ce que fignifient 1'obfcurité, la ftérilité, 1'ho.rreur de ce trifte féjour , tous les noms que vous lui donnez, & la difficulté qu'il y a d'en fortir. Puifque vouscommencez a entendre raifon , & k vous raffurer , me dit l'efprit; en attendant que le foleil paroifTe, & que je puifte vous conduire hors d'ici, répondez a mes queftions, & contentez ma curiofité. Si ce lieu étoit plus propre , je vous dirois de vous afTeoir; mais" puifque cela nfi fe peut, nous nous entretiendrons debout. Bij  2o L e Songs Je fais, depuis long-tems, & je connoïs par vos paro'es & paria fituationoa je vous trouve, que vous êtes terriblement empétré dans les lacets de Vénus. Avouez-le de bonne foi, & ne faites point difRcuké de m'apprendre les anecdotes de vos amours. Vous pouvez juger par ce que je vous ai dit au commencement de notre converfation, que je connois la perfonne dont vous êtes entêté : cela n'eft pas difticüe a croire , puifqu'eüe a été ma femme; cependant n'ayez point de répugnance è me conter toutes les particularités de votre aventure. Je prétends que vous me parliez a coeur ouvert & fans déguifement, & qu'en reconnoifTance des fervices que je veux vous rendre > vous m'appreniez tout ce qui concerne la naiffance , le progrès & la décadence de votre paflion. HISTOIRE Des Amours de Bocace. j'avois trop d'intérêt de ne me pas brouiller avec 1'ombre, pour lui refufer ce qu'elle jne demandoit; je commencai donc a lui obéir, en lui difant: la prière que vous me faites, 6i  DE BOC A C E.' ijf' les obligations que je vous ai , ne fne per~ mettent pas de vous cacher ce que je n'ai confié a aucun de mes amis , Sc ce que je n'ai déclaré a mon indigne maitreffe que par deux lettres. Cependant, fans être ingrat de la générofité avec laquelle vous me pardonnez , je puis , ce me femble, vousdire en paflant, que n'ayant connu votre époufe qu'après vatre décès, vous n'aviez plus aucun droit fur elle , que cette galanterie n'eft point de votre bai!, & qu'ainfi je n'ai rien fait. dont vous deviez me favoir mauvais gré_ Je me trouvai il y a quelque tems avec ua homme que vous avez connu : notre converfation tourna fur les femmes qui fe font diftü> guées par un mérite extraordinaire par des vertus iupérieures a celles des autres. Nous fouiüames dans 1'antiquité, nous y trouvames en faveur du beau fexe quelques exemples de fagefle„de doctrine , de fidélité & de valeur égale a celle des plus grands hommes. Enfuite nous pafsames en revue lesilluftres modernes.: le nombre k la vérité s'en trouva très-petis. La perfonne avec qui je m'entretenois m'en cita quelques-unes de notre vi!ie,.& entfi'au,tres celle qui fut a vous. Je ne la connoiffok point encore, Sc plüt k Dieu que je ne 1'eufle jamais connue. II m'exagera fon mérite, m& Biij  L K S O N G E jura qu'elle n'avoit pas fa pareille en générofité, & me raconta quelques hiftoires qui me prouvèrent fon bon coeur. II me dit que les graces du corps & celles de 1'ame ne fe devoient rien chez elle 1'une Sc 1'autre. II me la dépeignit douéed'un bon-fens naturel, d'une vivacité d'efprit furprenante, d'un bon goüt pour toutes chofes , Sc d'une facilité a s'exprimer égale a celle d'un orateur, Sc ce qui m'en plut davantage, complaifante , difcrète, honnête, de ces humeurs égales , que 1'on >rouve fi rarement ; enfin , raffemblant en fa perfonne toutes les vertus, & toutes les plus jolies manières des plus aimables femmes de notre fiècle. J'écoutois cela avec admiration, & difois en moi-même rheureux, qui pofiederoit le coeur d'une fi charmante perfonne l Prefque réfolu de mettre tout en ufage pour mériter ce bonheur, je m'informHÏ de fon nom, de fon rang, & du lieu ou elle demeuroit, qui n'eft pas celui oii vous 1'avez laifiee. J'appris tout cela de celui qui fe donnoit tant de peine a me faire fon éloge. Nous étantféparés, je me déterminai d'en devenir amoureux ; Sc 1 e crois que je fus affez fou pour 1'stre avant que de Pavoir vue : je couras par-tout oü je pouvois la trouver. La fortune qui ne m'a jamais flatté que pour me trahir, me fut ce  de Bocace. 23 jour-la favorable ; je renconrrai cette belle dans une églife & quoique je n'eufle point d'autres marqués pour la reconnöïtre que le deuil que vous lui faifiez porter , 1'ayant trouvée parmi plufieurs dames , dont la plupart étoient auffi habillées de noir , je ne laiffai pas de la démêier , & ne jettai pas plutöt les yeux fur elle, que je ne doutai point qu'elle ne fut celle que je chcrchois. A pcine commencoisje a le croire, que j'entendis prés de moi quelqu'un qui s'entretenoit d'elle. Un jeune cavalier dit en la nommant j que fhabit lugubre qu'elle portoit, n'ótoit rien a fes charmes , & que ce feroit dommage qu'une fi jolie veuve pafsat le refte de fes jours dans le célibat. Un autre qui heureufement ne la connoiffoit pas, demanda oü elle étoit : on la fit remarquer par la place qu'elle occupoit, & cela me confirma que je ne me trompois pas. A la vérité , dès que je vis fa taille & fon grand air , je concus pour elle une förte eftime, je lui trouvai encore plus de mérite extérieur que je m'en etois figuré. Plein de cette idéé que 1'on concoit k fa première' vue d'un objet en faveur de qui 1'on eft fortement prévenu, mon coeur fe rendit fans faire: la moindre réfiftance ; & quoique charmé d? ma défaite, j'eus honte d'y trouver tant de plaifir. Enfin , le rouge me B iv  14 L E S O N G E monta plus d'une fojs au vifage: & comme lé feu qui s'ctend fur la fuperficie de la matière augmerrte fon ardeur a mefure qu'il la pénétre , ainfi celui qui commencoit d'agir fur mon coeur , n'a fait depuis ce tems-la que croïtre maSgré moi. Voilé comme je devins paflionnément amoureux de votre femme. ' L'efprit m'interrcmpit, en me difant. : Vous m'avez affe.z expliqué de quelle mamere vous etes tombé dans le piege , apprenez-moi cqmmeht vousdécouvrites votre paffion,& fi votre efpérance augmenta comme votre feu. Quand je voudrois , lui répondis-je, vous déguifer mon a venture , je fuis fi perfuadé que vous ne 1'ignorez pas , qu'il me feroit inutile de vous en cacher la moindre circonflance. Ayant ajouté trop de foi au portrait qu'on m'avoit fait de votre veuve, & me trouvant pour elle auffi prévenu d'eftime que s'il n'avoit pas été flatté, je pris la liberté de lui écrire. Je crus que lui déclarant mes fentimens dans une lettre tendre & refpectueufe , elle répondroit peut-être a mon amour & a mon compliment , ou que ne répondant ni a 1'un ni a 1'atitre, il ne me feroit pas diffidle d'étouffer une pafii m qui ne faifoit que de naitre. F atté de ces etpérances , je lui appris ce que je reffeniois pour eile, Öi me fervis des exprefiions  de Bocace. iy les plus honnêtes & les plus affeöionnées qu'on piüfle employer en pareil cas. Elle me fit réponfe- par un billet qui n'étoit ni vers ni profe, quoiqu'il me femblat que fon dtffein étoit de s'expliquer en vers. Elle ne meparloit'en aucune manière de la paffion qu'elle m'avoit infpirée. Tout ne rouloit que fur la curiofité qu'elle avoit de me connoïtre, & fur le p'aifir qu'elle auroit toujours de recevoir de fries lettres. II me parut auffi que voulant faire le bel-efprit, elle affe&oit de fuivre la ridicule opinion de Pytagore, que 1'ame d'un homme , après fa mort paffe dans un autre corps ; car elle me comparoit, avec une fade adulation , ou par ironie , a un des plus grands hommes des fiècles paffés , m'attribuoit en mauvais termes toutes les qualités héroïques qui 1'ont rendu fameux, & me foutenoit quun autre que moi ne pouvoit fi bien lui reflVmbler. Je compris par fon flyle , que celui qui m'avoit parlé d'elle fi avantageufement, m'avoit voulu tromper, ou étoit bign troropé lui-même ; mais malgré cette pen.fée , ma flamme ne put ni diminuer ni s eteindre. J'étois .trop prévenu en faveur du corps pour ne pas tout pardonner a ,l'efprit. Je me flattai que fon deffein étoit de m'engager par un commerce de lettres dans un commerce de coeur , & que m'cnfeignant un moye.nde  *6 L É S O N G E lui plaire , elle ri'étoit pas fachée que j'entrepriffe d'y réuffir. Cela m'anima : je lui écrivis une feconde lettre auffi paffionnée que la première ; je fuis certain qu'elle lui fut rendue ; mais depuis ce jour je n'ai vu ni des fiennes , mperfonne deïa part, & j'ai remarqué qu'elle m'évitoit avec un foin fort étudié &c 'des airs qui marquoient autant de mépris pour moi, que j'avois de refpeft pour elle. L'efprit me dit alors , que fi mon défefpoir n'avoit point d'autre fondement, j'avois vóulu mourir pour bien peu de chofe. Je l,ui répondis que j'en convenois; mais que puifqu'il vouloit tout favoir, je devois lui faire part de deuxréflexions qui avoient contribué particuüèrement a m'infpirer ce funefte deflein. La première, ( lui dis-je , ) c'eft que m'étant flatté jufqu'ici d'avoir un peu de jügement , j'ai connu que je n'en avois point du tout. Cette connoiffance eft bien trifte , quand je confidère que j'ai travaillé prefque toute ma viea m'acquerir de la fageffe, & que je ne m'en fuis point trouvé lorfque j'enavois-le plus de befoin. La feconde eft le facrifice qu'on a fait de mes lettres a un rival heureux. Ce mépris me met dans une ft grande colère , que j'en fuis outré. J'ai agi comme un étourdi; j'ai cru trop légèfement qu'une femme put ayoir tant de -bonnes qua-  3 E Bocace: 2,7 lités, je devois la connoïtre avant que de 1'eftimer. Cependant, fans favoir quafi ni pourquoi ni comment , je donne tête baiflee dans les panneaux de 1'amour, & en dépit du bon-fens, j'abaiffe mon ame, qui doit être foüveraine, jufqu'a la fervitude d'une honteufe paffion. Celle qui la caufe en eft bien indigne , & celui qui m'a fi fort vanté fa vertu auroit bien de la peine a en donner d'autres preuves que fa prévention; car je fuis Sur qu'un des voifins de cette coquette, nommé Abfalon , occupe tout fon cceur & la moitié de fon lit. Elle lui a fait voir mes lettres; ils m'ont tourné en ridicule ; eet infolent m'a berné dans les compagnies qu'il fréquente : jurerois que c'eft lui qui pour fe moquer de mbi , a fait une impertinente réponfe a ma première lettre, & m'a donné matière k la feconde. J'ai vu plus d'une fois fon effrontée me montrer au doigt, en difant a fes compagnes: voyez-vous ce grand fat! c'eft un dc mes foupirans ; n'ai-je pas fait-la une belle conquête ? Plufieurs oens' digne^ de foi m'ont rapporti qu'elle & fon galant ont fait mille mauvais contes, & ont ïnventé des fables pour fe divertir a mes dépens. Ah ! qu'il eft facheüx k un honnête-homme qui s'eft acquis quelque répütation dans le monde , d'être la dupe d'une femme de ce 'ca-rso  a8 Le.Sojc e tére ! Je 1'avouerai franchement, j'ai été-fi fen? fible a fon mauvais procédé , qi e j'ai failli plufieurs fois k lui dire des injures en pleine rue. Je nem'enferois jamais retenu, fi quelques étincelles de raifon qui me reftoient encore ne m'avoient infpiré que je me ferois plus de tort qu'a elle , & que c'eft une extreme imprudence de fe venger , lorfqu'on fait que le mal qu'on veut procurer k quelqu'un nous en peut attirer un plus grand ; mais la violence qu'il a fallu me faire pour diffimuler mon chagrin, n'en a pas diminué le reflentiment: elle n'a fervi qu'a 1'augmenter, Sc k me jetter quafi dans le défefpoir. L'efprit ayant été fort attentif a ce que je lui difois , prit la parole dés que j'eus ceffé de parler. J'ai compris (me dit-il) que votre orgueil humiüé n'a pas moins de part al'origine de votre défefpoir, que votre amour malheureux ; mais comme cette paftion trouve fon compteavec prefque toutes les autres , qu'elle eft 1'écueil des plus fages & des plus honnêtes gens ; qu'enfin vous lui devez 1'état funefte oü je vous trouve ; je veux pour votre utilité particulière, & peut-être pour celle de quelque autre, vous dire naturellement ce que je penfe. Je vous parlerai en premier lieu de vos foibleffes , enfuite je vous ferai le portrait de  DE BOCX'CE 25 celle dont vous ne feriez pas devenu amoureux fi vous 1'aviez bien connue; &c puis fi nous avons du tems, nous nous entretiendrons de ce qui a caufé Terreur qui a penfé vous faire perdre l'efprit. Je vous dirïi d'abord que vous êtes blamable par mille raifons. Je me réduis a deux principales; la première c'eft votre age , & la feconde vos études qui devroient vous avoir rendu plus fage, & plus jaloux de votre réputation. Si votre vifage ne me trompe, vous avez plus de quarante ans. II y en a quiaze au moins que vous devez avoir de la raifon^ & fi Pexpérience des peines de Pamour ne vous en a pas rebuté dans votre jeunefie, le nombre des années devoit au moins vous ouvrir les yeux fur cette malheureufe paffion, vous faire connoïtre les abïmes oh elle nous plonge, & les refiources que vous aviez pour vous en tirer. Vous auriez compris avec un peu de réflexion , que les femmes n'aiment que les jeunes gens ; que ceux qui commeneent k s'élo igner de la jeuneffe ne leur conviennent plus; qu'il ne leur faut que du badinage, desfaillies, de Pemportement & de Ia bagatelle, que 1'on ne trouve pas ordinairement dans un homme que Page dok avoir müri. Auriez-vous bonne grace a donner des férénades, a courir le bal,,1  513 LeSonge a vous mafquer,a danfer des pantalonades} Cependant tout cela tient lieu de mérite auprès des femmes. Voudriez-vous leur plaire a ce prix-la ? & vous le pardonneroit-on, fi 1'on a peine k le pardonner aux jeunes gens ? II feroit beau voir un damoifeau furanné comme vous, roder toutes les nuits le nez dans fon manteau pour épier 1'occafion d'entrer dans la maifcn d'un jaloux! Pourriez-vous bien efcalader une muraille & grimper fur une échelle de corde ? Voudriez-vous être expofé a vous cacher quelquefois par une terreur bien fondée, ou pour donner a votre maïtreffe le plaifir de vous faire peur & d'en rire avec un rival dont vous êtes la dupe ? Trouveriez-vous joli de mettre 1'épée k la main pour vous garantir du jufle reffentiment d'un époux trahi, ou pour fatisfaire la jaloufie de quelque jeune emporté, qui vous croyant plus heurejix que lui, vous rompra en vifière, & vous cherchera querelle a tous momens ? Vöus avouerez que tout cela ne vous convient point, & fi vous ne 1'avouez pas, tout homsne plus fage que vous ne laiffera pas d'être de mon fentiment. II eft donc mal féant &c ridicule a un homme de votre age d'être amoureux. Vous devez combattre cette foibleffe , vous devez foutenir votre réputation, & feryir de modele aux jeunes gens qui  de Bocace. ji s'excufent de leurs égaremens & de leurs folies fur le mauvais exemple que vous leur donnez: mais paffons a 1'autre confidération qui doit reudre l'amour également méprifable aux jeunes & aux vieux. C'eft votre applicationa 1'étude des belleslettres. Je fais que vous ne vous êtes jamais fenti d'inclination pour les emplois de vös ancêtres. Un génie plus élevé vous a confeillé des occupations plus nobtes. L'efprit de finance eft trop efclave de Pintérêt, toute fa fcience eftbornée a quelques régies d'arithmétique, & a faire profiter de 1'argent bien ou mal. L'efprit de chicane eft odieux, & celui de judicature fort lujet a corruption ; celui de la guerre eft beau, mais il eft dangereux: 1'on y confume fouvent fon bien & fa fanté, fans en remporter autre cbofe qu'un peu de gloire & beaucoup d'infcrtune. La philofophie, a laquelle vous vous êtes dévoué dès votre \plus tendre jeunefle , méritoit la préférence que vous lui avez donnée. Vous ne fauriez être blamé d'avoir renonce aux champs de Mars , aux finances, au bareau, pour occuper une place fur le Parnaffe; mais les philofophes, les hiftoriens & les poëtes ont dü vous apprendre ce que c'eft que l'amour, ce que font les femmes, ce que vous êtes, & ce que ia  LeSongê raifon exige de vous. Vous devez favoir qufi l'amour fenfue! eft une paffion qui abrutit 1'ame, affoiblit l'efprit, altère la mémoire , épuife nos forces- & diffipe nos biens; qu'il eft 1'ennemi des jeunes gens & le tombeau des vieillards; qu'il engendre les mauvaifes habitudes , pervertit la raifon , ne confeilie que 1'injuftice, n'occupe que les fous , & attire tót ou tard la malécfiction de Dieu. Combien d'exemples avons-nous des défordres que cette fatale paffion a caufés ? combien d'incendies , de meurtres , d'affdflinats , de ruines de maifons 1'ont dccriée dans le monde ? Cependant la plupart des hommes regardent Pamour comme une divinité, lui facrifient quelquefois honneur , fortune, repos , & font gloire de lui rendre conftamment un culte facrilège. Si jamais cela vous- arrivé , fouvenez-vous que vous faites grande injure k votre Dieu & k votre philoiophie. Si votre mémoire & votre expérience ne fuffifent pas pour vous convaincre de ces vérités, confiderez les tableaux qui nous repréfentent l'amour. Vous le verrez tout jeune , tout nud, avec des ailes , les yeux bandés , & les armes a la main ; tout cela nous exprime allégoriquement les pernicieux eflets des fentimens qu'il nous infpire. Cependant il n'a de pouvcir  de Bocace y pbuvoir ftife les hommes que paree qu*il$ font Foibles ; fes charmes ne font que de vaines ïllufions , quand on les examine de prés : dé beaux yeux , une belle bouche \ üh beau teint nous éblouiffent, Sc nous empêchent de remar» quer une infinité de défauts que la poffeffiori nous décöuvre. Ce qu'on appelle en amour devenir heureux, eft proprement devenir miférab'.e. II fuffit ordinairement de bien connoi-* tre les femmes pour fe repentir de les avoir aimées. Si ce n'eft pas dans 1'age oü les paffions règnertt avec le plus d'empire,~au moins efts ce daris celui oü une vieilleffe encore efelave de fes mauvaifes habitudes ne laiffe pas de nous permettre une infinité de triftes réflexions. Que de remords de confeience ! que de tems perdu 1 que de bien confumé ! que d'infirmités & dé peines pour fi peu de plaifirs. Notre fiècle ne manquepas deténioins, qua le caradère de toutes les femmes eft uniforme pour exercer la patience des hommes : elles fe reflemblent prefque toutes par~la. « II en eft peu d'affez parfaites pour ne pas faire des in■Conftans, Sc pour empêcher un mari de fe repentir, du moins unefois le jour^ d'avoir une femme , & de trouver heureux celui qui n'en a point. » Je me fouviens a ce propos d'un. conté ufé & rebattu , qui convient trop è G  34 LeSonge mon fujet pour ne vous en pas raffraichir la mémoire. BELPHEGOR, C O N T E. L e prince des enfers réfolut un jour de rappeller une partie des émiffaires qu'il entretient dans tous les états du monde. Quelqu'un lui avoit remontré que ceux qu'il emploie a tenter les gens mariés lui caufoient une dépenfe qu'il pouvoit épargner fans fe faire aucun préjudice, étant certain qu'il ne falloit point d'autres diables que les femmes pour damner les hommes; que peu faifoient leur falut, paree qu'il falloit une patience furnaturelle pour fupporter les caprices de ces démons domeftiques, & que prefque tous les maris nouveaux débarqués, n'accufoient point de leur malheur d'autres mauvais anges que ceux qu'ils avoient époufés. Le donneur d'avisfut écouté favorablement; mais avant que de révoquer les commifïions d'inlpefteurs du mariage, le fage prince députa des commiffaires dans tous les royaumes de Punivers , pour être informé plus amplement, fur leur rappoit, du véritajie fctat de  b E Bocace. ^ l'hymenée. Le département d'ItaHé échut k Belphégor. C'étoit un maün diable fort pro* pre a fairè un bori intendant. Les intéréts de 1'état & du public lui étant moins chers que les fiens piropres , il s'entendit avec les gens d'affaires , & de gueux qu'il étoit j devint eil peu de tems d'une opulence extreme. Enfuite, pour s'inftruire & fond du détail du manage t il prit une figure humaine des plus a vantageufes j & parut a Florence comme un étranger fëri fiche, qui vouloit s'y établir. II fit d'abord grand fracas ; habits magriifiques, belle maifon , beaux meubles, caroffe doté, gros équipage , enfin grande chère Sf bon feu , diftinguèrent tellement le feigneut Belphégor, qu'il s'acquit en peu de tems un nombre confidérable de flatteufs & de parafites, & fut fouhaite pour gendre par tous les pères qui avoientdes filles a marier. II en choifit une de bonne maifon, paffdblement belle, & des plus vertueufos de Ia ville. S'il n'enprit point une coquette, ce n'eflpas que les cornes hu fiflent peur , il étoir accoutumé d'en porter • mais il vouloit éprouver s'il n'étoit point dc femme au monde avec qui 1'on put aller en paradis, fans paffer par le martyre. Ces beaux jours du manage, qui durent peu & ne reviennent jamais, étoient'a peine écou- C ij  3'5 'L fe S O N G Ê lés, quê la bslle fe montra teil e qu'elle étoit. Elle ne trahit point la fïdélité conjugale; mais le conjoint n'en fut pas plus heureux. Rien n'eft plus infupportabie qu'uné femme qui fe piqué d'être chafte. Ce qui Péioïgne de la galanterie 1'approchj de 1'örgueil; fon cceur ne peut contenir tout au plus qn'une vertu , & loge a la fois quant té de vices. Quand 1'impudicité ne s'y rencontre pas , la fuperbe , la médifance , 1'avarice & une infinité d'autres défauts y trouver.t place. Penfant toujours bien d'elle-même, elle penfe toujoürs mal des autres : mais fi les coquettes fe perdent gaiement par la galanterie, par la bonne chère & par 1'öifiveté", les prudes fe perdent triftement par la préfomption & par 1'envie. Fières du nom de fages qu'elles croient mériter , elles deviennent infolentes , & ne permettent pas de douter qu'un vice qui nous laiffe en repos eft préférable a une vertu qui nous affomme. Le nouveau marié qui , tout diable qu'il étoit , vouloit paffer pour honnête-homme, n'employa d'abord que douceur & raifon, quoiqu'il eüt bec & ongles pour établir &maintenir fon autorité; mais après quelques mois de condefcendance , il ne fut plus tems d'y revenir. Madame étoit en pofTefïion de faire enrager monfieur , 6c n'en démordit jamais.  de Bocace. 37 Elle contröloit prefque toutes fes aftions, &j n'en approuvoit pas une. S'il exercoit fa libé-» ralité , c'étoit un prodigue, s'il fe mêioit du ménage , c'étoit un avare ; s'il vifitoit fes amis, c'étoit un libertin; s'il reftoit au logis, c'étoit un mifantrope. Elle ne lui diftribuoit fes far veurs que par poids & par mefure ; & jaloufe fans être tendre , elle reffembloit au chien dij jardinier. Elle crioit après fes domeftiques de & Belphégor s'acquitta pleinement de ce qu'il: avoit pro mis. Quelque tems après il prit gke dans le corps; de la nlle d'un rol. On a recours au fameux conjurateur ; mais 'A n avoit plus, de puiflance le nombre des cures qu'il devoit faire étoit rempli. II fe défendit long-tems de conjurer,, & pour excufe il ailégua 1'impofTibilité d'utes: le diable de la tête d'une perfonne du fexe,, jtarant qu'il n'avoit pu en venir a- bout pour fa propre femme. L'on ne fe paya point de ces raiibns , il fallöt obéir ,. ou être attaché è. tme potence drefTóe tout exprès dans la place-  40 L E S O N G £ publique , oü la cour & le peuple étoient affembiés pour voir. 1'opération. Cependant le diablw faifok toujours la fourde-oreille aux conjurations du payfan. On étoit prévenu qu';l ne dépehdok que de lui dg guérir la princene , & qu'il y avoit ne la raalice & de i'opiniatreté a ne le pas faire , enfone qu'on étoit fur le point de Fexécuter, lorfqu'il s'aviia de prier le roi de faire battre tous les tainbours &f fonner toutes les trompettes de fa garde. Belphégor entendant ce tintaniarre, en dem,anda la caufe. C'eft madame Honefta qui arrivé ( lui répondit le manant ). Elle a fu que vous étiez ici, elle vient vous y chercher, & les fanfares que vous enttndez , rerentiffent pour lui faire honneur. Belphégor neut pa? phitot ou'i cette nouvelle , que non-(èukment 11 quitta la pojïédée , mais eacore Florence & 1'Italie , s'abima dansles entrailles de ia terre,, préférant Penter & toutes fes horreurs a la co.mpagnie d'une fort honnête-femme. On peut puifer le fens moral de cette fable; dans laïource des vérités chré.tiennes; on y ï^rquve que la compagnie d'un dragon eft préïérak'e, a celle d'une femme de mauvaife hu» & "ona vu dans les archives du fénat Y;o^ain un arrék con.trq un banni, qui fe fai-    beBogace. 41 fant avec la philofophie , un adouciiTement aux peines de 1'exil, fut condamné, comme a un fupplice inévitablement rigoureux, de revenir 3 Rome, & d'y demeurer avec fa femme. Mals c'eft aflez parler des prudes,& de celles qui par leurs airs impérieux & par leur orgueil putré , fe font haïr de tous ceux qui les connoüTent. Parlpns de prefque toutes les autres. Leur plijs grand fob eft de tendre des lacs a nos libertés. Pour eet effet elles ne fe contentent pas d'employer ce que la nature leur a donné de beauté , elles y ajoutent le fard, les eaux , les patés , & quelquefois les philtre^. Leur principale occupation eft de fe parer : elles confultent incefTamment leurs miroirs; elles s'ido'.atrent a leurs toilettes , & paffent le quart de leur vie devant ces petits autels, que 1'amour-propre drelTe a la vanité. II eft Certam qu'elles ne connoiflent point de plus grande gïoire , que de plaire & de paroïtre belles. Si elles favent danfer ou chanter, elles fe fervent admirablement de leurs avantages; elles aiTeflent de montrer leur gorge, quand elles ont la peau blanche • elles ont des talons d'un demi-pied de hauteur , pour fuppléer a la petiteflé de leur taille: enfin , elles ne négfij. gent nen pour dpnner dans la yue de tous  4£ LeSonge ceux qu'elles trouvent en leur chemin; & voila comment elles attrapent chacune un époux & quantité d'amans. Sont-elles mariées, elles oublient qu'elles font nées pour obéir, ou fi elles s'en fouviennent, elles prennent la réfolution de fecouer bientöt le joug. Les careffes & les complaifances font les avanr-coureurs de leur tyrannie : infenfiblement elles fe rendent maitrefles par-la de l'efprit de leurs époux,qui charmés de leurs manières , ou n'ayant pas la force dans ces commencemens de les contrarier , les gatent, & leur fourniffent de Porgueil pour toute leur vie ; car dès qu'elles ont pris un certain train, qu'elles fe voient un équipage , de beaux meubles, un rang , des amis qualifiés, au lieu de fe tenir dans la foumiffion qu'elles doivent a leurs maris , elles croient leur faire trop d'honneur d'en être les compagnes, elles prétendent les gouverner & les maïtrifer abfolument. II faut, quoi qu'il en coüte, qu'elles aient tous les ornemens les plus nouveaux. Les plus déterminées coquettes n'ont point d'ajuftemens, ni de modes que la plupart des autres ne veuil}ent imiter. J'avoue que la propreté eft bienféante , & même néceftaire aux deux fexes; que 1'homme eft une efpèce d'arbre dont le  de Bocace. 4$ monde ne juge que par 1'écorce; que le mérite en négligé n'a point le même éclat que fous un habit magnifique ; mais les femmes ne laifTent pas d'être blamables de ee 'que les hommes ne fauroient leur plaire, fans porter comme elles le luxe jufqu'a Pexcès. Le mari qui a payé Pemplette de leurs parures, la dépenfe enétantfaite, confent bonnementqu'on les ufe , fans prévoir la conféquence de l'nfage qu'elles en veulent faire; & loin d'être reconnoiffantes des complaifances qu'on a pour elles, elles en deviennent plus fïères & plus fcttes que jamais. Leur avidité pour le bien eft ineoncevab'e, Feignant de conferver celui de leurs maris, & d'être comme elles doivent dans leurs intéréts , elles fe mêlent de toutes leurs affaires; rien n'échappe a leur curiofité : fous prétexte d'économie & de foin , elles ont inceffamment des démêlés avec les fernaiers , les domeftiques , les aflbciés , les parens même de leurs époux, & ne paroiffent bonnes ménagères en public, que pour être diflipatrices en particulier. Elles ne fpnt libérales qu'envers ceux qui fervent leurs paffions. Dès qu'on eft utile k leur beauté, k leurs plaifirs, a leur curiofité, a leurs ver.geances, elles ne marchandent point le prix de ces feryices , rien ne leur coüte;  44 LeSonge non-feulement elles dépenfent debonnegrace, mais encore elles prodiguent leur bien. Lorfque ces raifons ne fubfiftent plus, Pintérêt leur fait faire cent baffeffes : elles fe font rendre compte d'un bout de chandelle; elles paient mal leurs domeftiques; elles pillent leurs maris, elles ruinent leurs amans. Telle qui tient bon contre la tendrefTe d'un homme qui ne lui plait pas , échoue contre fon or: elles idola-? trent ce métal, & n'ont rien a lui refufer. II n'eft point de vieillard fi décrépit &C fi chaffieux qu'elles n'époufent volontiers , s'il eft beaucoup plus riche qu'elles. Leur délicateffe fe confole dans Pefpérance d'être bientöt délivrées des dégpüts qu'un tel hymen leur prépare. Eiles emploient toute leur induftrie pour. donner dans la vue de 1'opulent grifon , &; dès qu'elles font mariées, elles n'épargent ni careffes , ni complaifances pour mériter un article avantageux dans le te nament du bonhomme. S'il eft. trop vieux pour avoir des enfans , il arrivé fouvent qu'il ne manque pas pour cela d'héritier qui porte fon nom; car fi la darne , avec le fecours qu'eile emprunte , na Lui en peut donner , elle a quelquefois afiés d'habileté po.ur feindre une groiTeiTe , & fa faire honneur du travail d'un autre ; &c tout cela, afin que veuye & tutri.ee , slis puiffg  dèBocacé. 4| pafTer plus agréablement le tems de fa vi~ duité. Le lit n'eft point un afyle contre leur mativaife humeur. C'eft ordinairement le tribunal Oii elles condamnent la cohduite de leurs mans , oü elles font leurs mercuriales , oü 1'on connoit enfin que 1'hymen & le repos font incompatibles. La plupart n'y font pas plutöt, qu'elles difentau pauvre homme qui voudroit dormir ou parler d'autre chofe : vraiment je vois bien comme vous m'aimez ? II faudroit etre bien aveugle pour ne pas voir qu'une autre vous plaït davantage que moi. Croyezvousque je ne fache pas vos intrigues ? AUez porter vos careiTes k madame une telle ! Je trouverai qui fera plus de cas des miennes : vous m'eftimez aufïi peu que ft vous m'aviez prife k 1'höpital; cependant Dieu fait combien de jolis hommes m'ont recherchée en mariage, & fe feroient trouvés heureux de m'époufer fans dot; ils m'auroient rendue maïtreffe de leur cceur & de leurs richefTes; & vous a qui j'ai apporté un bien confidérable , ne me laiffeï; pas feulement la difpofition d'un verre d'eau. Vos frères, vos neveux, vos domeftiques, ont chez vous plus de crédit que je n'en ai : ils n'en uferoient pas plus mal , quand je ferois votre fervante. Je fuis bien malheureufe de  4$ L E S O N G E Vous avoir connu. Je voudrois que ceux qui fe font mêlés de notre mariage futTent dans Ia rivière. Voila cornrne elles apoftrophent ordinairement leurs maris , qui font quelquefois contraints , a force de perfécution , d'éloigner Ue chez eux père, mère , frères & fceurs, & d'abandonner le champ de bataille pour avoir la paix. Dès qu'elles fe voient maitreiTes de la maifon , & qu'elles font délivrées de la préfence de ces facheux, qu'elles regardoient comme autant d'efpions de leur conduite , elles ne fongent plus qu'a fe bien divertir, & a contenter toutes leurs convoitifes. Si les maris , rebutés de leurs bizarreries &C de leurs injuftices, ehangent de fentiment a leur égard , & fe trouvent dans 1'impoffibilité de leur témoigner de 1'emprefTement; elles ne concoivent point qu'elles méritent leur froideur , & qu'on ne peut aimer fon bourreau : elles s'en plaignent a tout le monde, &£ font des éclats ridicules. J'en ai eonnu une qui fit un procés k fon époux pour un femb able fujet. On en a fait un conté en vers, qui ne prouve pas m >ins 1'injuftice des femmes , que 1'abus d'une ancienne jurifprudence k préfent abolie. Le voiei<  be Bocace. 47 LES DEUX PROCÉS, C O N T E. L E marquis de Vercourt, brave homme , bon foldr.r, Entendoit bien la chaffe, & fort peu les affaires; Aimoit joie & feftin , vivoit avec éclat: Bien connu de tous les notaires; Car il paffoit fouvent contrat : Non pas pour placer quelque fomme , ( Cas indigne d'un gentilhornme; ) C'étoit fur 1'intérèt un prince affurément: Si jamais il connut 1'ufure , Ce fut toujours paffivement: Empruntoit volontiers, payoit bien rarement: Souffroit des créanciers i'ordinaire murmure , Et les traitoit civilement, Chez lui faifir des biens n'étoit pas une injure : Enfin il vivoit noblement. Ce brave homme avoit une époufe D'humeur querelleufe & jaloufe. Sa dot avoit rempli les coffres de 1'époux; Mais a tel dépenfier 1'argent ne dure guères : Tant qu'il duia , 1'hymen fut doux : Grand feu , grand bruit & grande chère. Quand 1'argent fut fini, commenca le chagrin : A la maifon fréquente noife. Moniïei. aimoit une bourgeoife. Madame, par vengeance , aimoit certain blondin , Et le blondin, par fa foibleffe, Ne la vengeant qu'avec tiédeur, Elle eut recours a la tendreffe D'un brun plus habile vengeur.  4§ L E S O N G E Le niarquis étoit débonnaire : Etre jaloux n'étoit pas Ton défaut ; Pourvu qu'il fut chez fa Cataut, C'e qu'on faifoit chez lui ne le tourmentoit guèrés^ A telle femme, un tel mati Si favorable au tavori, Devoit ètre un homme adorable ; Cependant fa mauvaife humeur N'en devint pas plus fociable ; Élle quitte le bon feigneur. Elle fe pourvoit en jüfticé , Demande féparation , Et fonde fa prétention , Devinez un peu, fur quel vice É Elle prétend que fon époux , Par une bonté néceffaire , Des deux amans n'eft point jaloux , Paree qu'ils font chez lui ce qu'il n'y fauroit faire« Pofe en fait que le faerement Entr'eux n'a point fait d'alliance, Et pour le dire néttement, Elle 1'accufe d'impuiffance. Le mari fouffre, & ne dit mot, Fort chagrin pourtant en fon ame 1 S'il avoit pu garder ia dot, II auroit bien rendu la femme ; Mais le doux billet du fergent Demandoit la ferame 8c 1'argent; Tandis  » É B O C A c È. 42 I Tandis que fa pauvre eer veile Se donne mille foubrefauts , Voici la pucelle Cataut > Qui lui fait affaire nouvelle. Elle avoit naturellement Taille menue & dégagée ; Elle accufe fon cher amant De Pavoir tout-a-fait changée. Bref elle foutient que fon flane Korte un fruit natif de fon fang. Elle étoit de bonne familie, De deux gros confeillers parente d'affez prés: Bons dommages, bons intéréts, Seront affurément adjugés a la fille. Vous croyez qu'un pareil malheur Doit de notre marquis redoubler la trifteffe \ Au contraire , il en rit fans ceffe : I! croit être für du fuccès , Ne penfez pas qu'il follicite ; 11 boit , il mange, il chante üe bon cceur. Et 1'on ne voit point a fa fuite D'avocat , ni de procureur. Mais quelle conduite eft te vötre, lui remontre un ami , devenez plus foignêux ; Songez a vos procés ? Non , non je fuis heureux > Je n'e„faurois( di ;l) perdfe u„ ^ ^ n taut convemr de ce point : Si Cataut a raifon, ma femme ne Pa poi„t. Cataut apparemment gagnera fon affaire • Les voifins font témoins, la preuye eft affez claire j D  5o LeSonge Je la voyois fouvent, & je la payois bien; Elle devoit pourtant fe taire Pour fon honneur ; mais pour le mien Elle ne pouvoit pas mieux faire. Ma femme perdra donc, 6c pour le moins fa dot Me demeurera pour mon lot. Si pourtant fa haute impudence Me faiioit condamner fur le fait d'impuiffanee ; Serviteur a Cataut: des quinze mille francs „ Que cette gueufe me demande , Je ne donnerois pas fix blancs , Et même il lui faudra me payer quelque amende. Fondé fur ce raifonnement, Qu'il foutient par-tout immanquable , Sans vouloir fe défendre il attend doucement Au moins fur 1'un des chefs juftice favorable : Mais le raifonneur malheureux Railla des deux procés, 6c les perdit tous deux. Cataut le fait déclarer père De ce qu'elle appelle fon fruit, Et dès-la contre 1'adultère Arrèt 8c tout ce qui s'enfuit. D'autre part, par défaut, convaincu d'impuiffanee , Sêparé de fa femme, il faut rendre fon bien : Tout cela choque 1'apparence ; Peut- être vous n'en croyez rien. On m'a pourtant montré 1'une 6c 1'auire fentence.  D E B O c A € E.' je^j Mais fans difputer fur des faits, Une époufe ficheufe a-t-elle des attraits > Faiioit-il du marquis condamner la foibleffe ? Et ne peut-on fans perdre fon pocès I 3 Prés de fa femme être L. .. . Et S P^ès de fa maitreffe. La plüpart des femmes qui paroiffent le plus chaftes , feroient au défefpoir de ne poffeder qu un feul homme. Je leur pardonnerois plus aifement fi deux ou trois leur fuffifoient & que leurs galans fuffent toujours d'un mérite iupéneur, ou du moins égal k celui de leurs epoux ■ mais fi leur tempérament eft info tiable , leur caprice eftfurprenant; il „e leur larffe point la liberté du nombre ni du choix Un laquais, un payfan, un muletier, un chaudronmer, tout leur eft bon. Nul n'eft exempt de leurs injuftices; les plus beaux font trahis comme les plus laids. L'hiftcure d'Aftolphe & de Joconde n'eft ignorée de perfonne. Ils diffimulèrent fagement un mal qui perd beaucoup de fa force dans lefecret mais leur expérience, comme celle de la plu! part des hommes , nous apprend que le feul moyen de s'empêcher d'être trompé par les femmes , c'eft de s'attendre k 1'être. Ariofte nous depemt encore leurgoüt hypocondriaque, Dij  5^ LeSongë & leur mauvaife-foi, dans une autre hiftoire que je veux dire ; car j'aime k conter. HISTOIRE De Griffon & de la perfide Origile. Grif fon , 1'un des plus vaillans chevaliers du fiècle de Charlemagne , aimoit une belle fille nommée Origile. S'il n'avoit rien épargné pour lui prouver fa tendreffe, il n'avoit pas lieu de fe plaindre de fa reconnoiffance. II lui furvint des affaires fi preffantes , qu'il fut obligé de laifler fa maitrefle malade k Conftantinople. II ne fautpas demander s'il fut affligé en la quittant, & s'il fut inquiet éloigné d'elle. Pour fe 1'imaginer, il fuffit de favoir que c'étoit un bon coeur d'homme, & qu'il étoit amoureux. Peu après fon départ fa belle fe porta de mieux en mieux , & ne fut pas plutöt guérie qu'elle fit banqueroute a la conftance. L'abfence forcée ou volontaire eft un crime que les femmes galantes ne pardonnent point: celleci oublia bien-töt fon amant, & fe coëffa du premier venu: ce fut un nommé Martan , 1'homme du mdhde le plus indigne d'une bonne  DEBOCACE 53 forfune. Ils partirent enfemble, & tirèrent du cöté de Damas. GrifFon ne fut pas long-tems fans revenlr è C,onflantinople. N'y trouvant plus fa maitrelTe, il s'informade ce qu'elle étoit devenue; on lui apprit qu'elle étoit partie depuis quelques jours avec un cavalier. Ilréfolut de latirer des mains de fon rival,& de le punir de 1'avoir débauchée. II les joignit en peu de jours, & cette ingrate qui devoit plus de juflice au mérite & a l'amour de GrifFon , eut un fenfible chagrin de le revoir , & trembla pour fon nouvel amant. Cependant, de concert avec celui-ci, elle dii'fimula fon inquietude, & s'excufa de fon départ précipité , fur la rencontre qu'elie avoit faite (difoit-elle ) da fon frère , qu'elle n'avoit pu fe difpenfer de fuivre. GrifFon fort fatisfait que fon rival & fa maïtteffe fufTent fi proches parens, fit en confidération de la fceur, toutes les honnêtetés poffibles au frère prétendu , & les pria de trouver bon qu'il leur fervït d'efcorte jufqu'au lieu oii ils alloient. Le parti fut accepté de bonne grace,&tous les trois arrivèrent joyeufement h Damas. Ils trouvèrent toute la ville en mouvement : ort y préparoit un carroufel pour le lendemain. Grand nombre d'étrangers , conduits par la |loire ou par la curiofité, s'y étoient rendus  14 L E S O N G E des quatre coins du monde; en forte que toutes les hötelleries étant pleines , ils furent obligés d'accepter 1'ofFre qu'un honnête chevalier leur fit de prendre fa maifon. S'étaat mis a table avec leurhöte , qui les régala fplendidement, GrifFon , entre Ia poire & le fromage , demanda le fujet des préparatifs qu'on faifoit. Le Damafquin étoit trop courtois pour lui refufer cette fatisfadion, & prit ainfi la parole. Notre bon roi Noradin, après avoir aimé long-tems Lucine, fille du roi de Chypre , 1'obtint enfin en mariage, & fut 1'époufer en fonpays, oü j'eus 1'honneurde 1'accompagner. Peu de jours après leurs nöces, ils s'embarquèrent pour revenira Damas. A peinefumesnous en pleine mer , qu'un e furieufe tempête s'éleva. Elle dura trois jours & trois nuits, au bout defquels notre pilote nous fit aborder oh il put. Nous mïmes pied-a-terre dans un pays inconnu , & tendïmes nos pavillons fur le rivage , dans le deflein d'y camper jufqu'a ce qu'on eüt radoubé notre vaiffeau. Le roi n'en fut pas plutöt defcendu, qu'il prit fon are & fes flèches, & fut chaffer dans une forêt voifine. Apeine 1'avions-nous perdu de vue, que nous vïmes venir vers nos tentes un monflre hornble, gros comme une maifon. II avoit une tête & des défenfes faites comme celles d'un  deBocace. 55 fanglier. II étoit aveugle , & deux gros os noirs & luifans luitenoient lieu de prunelle ; mais de peu nous fervit qu'il fut fans yeux , ilne laiffa pas de nous joindre d'une viteffe difficile k comprendre , & fleurant le nez en terre comme un chien qui quête, nous eümes beau fuir, il nous lanca, pour ainfi dire , & nous forca fi vigoureufement, que de quarante que nous étions , a peine y en eut-il dix qui purentgagner a la nage notre vaiffeau. Je fus du nombre des malheureux. II jetta négligemment les uns fur fon dos ; il mit les autres fous fou bras , &c dans fa cheinife; d'autres dans un fac qu'il portoit a fon cöté en guife de pannetière. Enfin il nous porta tous dans fa caverne , & nous y mit pêle-mêle avec quantité de femmes , de filles, de chêvres, de boucs & de moutons. Nous y trouvames aufii une vieille matrone qui nous parut être fa femme, & qui nous fit comprendre par fon air refrogné qu'ils ne faifoient pas bon ménage. Nous comprimés auffi que le patron aimoit mieux la chair humaine que celle des bêtes ; car dés que nous fümes arrivés , il débuta par croquer trois de nos camarades. Peu de tems après il ouvrit fa porte, qu'il avoit grand foin de tenir ferdée , & conduifit aux champs fon troupeau , en jouant de la cornemufe. Div  LeSonge Noradin, revenu de la chaffe, fut bien fytf pris de trouver fon camp défert. II s'approcha du nyage. Nos matelots qui étoient en rade le reconnurent, lui amenèrent promptement un efquif, & lui apprirent notre difgrace. II y fut d'autant plus fenfible, que Lucine y étoit enveloppée. II jura , il pefta, il battit des pieds, |J s'arracha les cheveux, & réfolut de la délivrer , ou de mourir a la peine. Pour eet effet il fe mit a la pitte du monftre le long de la mer, fans être accompagné; car perfonne n'eut affez d'intrépidité pour le fuivre. Lorfqu'il fut proche de 1'antre, la matrone 1'appercut par une lucarne, & lui cria charitablement de s'éloigner, C'eft ic; ( lui dk-elle ) la tqaifcn de I'ogre : vous êtes hienheureux^de fe qtfil at 3>;x champs; profitez de fon abfence & fuyez prqü ptetneat; car s'il vous tenrontrolt , c'eft un m.. g le chrédens .r, vous mettroit en capilotade. Quand ce ieroit le diable , lui dit Noradin s il a enlevc ma femme ,'" je prétends qu'il me Ia rende, & ne fortirai point d'ici fans 1'avoir , ou mourir. Elle fe potte bien ( répondir-elle, ) vous ne devez rien appréhender pour fa vie ; mais vous avez tout | craindre pour la vötre. Nous avons ici beaucoup de femmes; I'ogre a du refpeéi pour files, il n'en tSte jamais, & ne maltraité que -  be Bocace. felles qui n'ayant pas la complaifance de lui tenir compagnie , elTayent de fe fan ver. En ce cas-Ia il les enterre toutes vives, ou les expofe toutes nues, liées& garottées, jufqu'a ce que la fami & 1'ardeur du foleil les faffe expirer; mais des hommes, il en fait fes choux gras : tout aveugle qu'il eft, fon nez eft fi fin, qu'il fait faire la diffcrence des lexes. II a de quoi fe régaler pendant cinq ou fix jours des corps de vos camarades, & peut-être du vötrë, fi vous ne prenez leparti de vous retirer prompte,ment. Noradin fe moqua de tout ce cu'eile lui put dire. II aima mieux voir Lucine un moment & périr, que de vivre fans elle. L'ogreffe qui avoit 1'ame plus tendre que-fon awri,fut touchée de Ia conllance du pr:-.Ce ; & comme les femmes ne manquent point d'habiieto pour tromper, celle-ci lui dit , que puifnuil étoit fi opiniatre, il falloit qu'il fe trouat de la graiffe d'un grand bouc nouvellement écorché , dont elle lui jetta un lopin ; qu'il fe eouvrit enfuite de la peau .de-eet ammal qu'elfe. lui donna, & qu'il fe mèlkt parmi le troupeaii, lorfqu'il reviendroit du paturage. Noradin fuivit ce confeil , il fe frotta de graiffe depuis les pieds jufqu'a la tête ;il prit teut 1'extérïeur du bouc jufqu'a i s comes , & entra a quaye pattes ? fans que I'ogre s'en. appercut. Nous  58 t E S O N G E tremblions tous alors d'une jufte crainte; car 1'antroppphage qui avoit pris de Pappefit a la promenade , nous fleura tous les uns'après les autres dès qu'il fut entré, & fit fon foupé de deux jeunes garcons de notre équipage. II ne fe donna pas la peine de les faire cuire , il les mangea tout crus : fon grouin baveux de fang, & fes ongles qui déchirèrent en un inftant ces malheureux , me font encore frémir quand j'y penfe. Enfin il fortit un moment pour prendre Pair, & Noradin prit ce tems-la pour fe découvrir a nous. Lucine & lui fe donnèrent mille marqués de tendreffe, & réfolurent que nous effayerions tous de fortir le lendemain , comme il étoit entré. Nous en fïmes confidence a la matrone , qui nous promit le fecret , fans ofer faire comme nous. Elle fit boire fon petit mari plus que de coutume , & le fit coucher de bonne heure. Cela ne doit pas furprendre, ce n'eft pas la première femme qui endort fon mari pendant qu'on le vole. Nous pafTames toute la nuit a étrangler des boucs & des chévres autant qu'il nous en falloit pour nous oindre & nous habiller , & fortïmes le lendemain , quand I'ogre ouvrit fa porte pour mener paitre fon troupeau. Ne voyant goutte il fe défioit de la défertion : il tatoit & fentoit pièce a piècetout ce qui fortoit; mais malgré  ï> e Bocace. 59 toutes fes précautions, notre puanteur & nos peaux le trompèrent fi bien , que nous paflames tous heureufement , a 1'exception de Lucine, qui par une délicatefie hors de faifon, ne pouvant fouffrir 1'odeur de la graiffe, ne s'en étoit pas affez frottée. Le monftre la repoufla rudement dans la caverne , & nous fimes notre chemin fans nous en appercevoir que dans la prairie. Nous eümes beaucoup de peine a empêcher Noradin de retourner fur fes pas : enfin , 1'efpérance de trouver quelque autre moyen de fauver Lucine, le détermina de s'éloigner avec nous, lorfque notre berger, ou plutöt notre loup , fe fut endormi fous un arbre, il ne faut pas demander fi la pauvre Lucine efluya fa mauvaife humeur, lorfqu'afon retour, il ne trouva qu'elle & fa femme au logis. Elle fut attachée toute nue k un rocher au bord de la mer; mais elle fut affez heureufe pour être bientöt délivrée de ce fupplice ; car Noradin , au défefpoir, étant retourné deux jours après pour fe faire engloutir, apprit de Ia vieille qu'il trouva feule , que deux chevaliers de 1'armée d'Agramant avoient délivré la belle Lucine : nous n'avons pu favoir encore comment ils s'y font pris. Noradin a couru le monde quatre mois entiers , pour s'informer oü ils avoient mené fon époufe ;  &> L E S O N G E enfin il a fu ces jours paffes , qu'elle étoit en bonne fanté chez fon père a Nigotie, & qu'elle devoit fe rendre bientöt ici. La joie qu'il a de cette bonne nouvelle lui a infpiré le deffein d'en faire part k fes peuples par une fête qui fe renouveüera tous les ans k pareil jour que demain. Je fuis perfuadé que vous ne manquerez pas de vous y fignaler. Le roi deftine un prix confidérable k celui qui donnera de plus grandes preuves de valeur. II veut que 1'on combatte auffi férieufement que fi c'étoit tout de bon , fe réfervant pourtant la liberté de féparer les combattans quand il le jugera a propos. Griffon, toujours affamé de gloire, fut ravi d'avoir une occafion nouvelle d'en acquérir, Sc Martan témoigna la même chofe, quoique naturellement il n'aimat pas les jeux de main. Le jour fuivant, les trompettes ayant annoncé le retour de i'aurore , tout ce qu'il y avoit de chevaliers endoffa le harnois; & parut dans Ia lice. II y avoit déja des parties liées, & des coups donnés , lorfque Martan, qui n'avojt pas dormi tranquillement, Sc qui avoit été tout le matin fort trifte, parut encore plus interdit. Griffon lui remit le coeur au ventre le mieux qu'il put, Sc 1'obligea de marcher contre un chevalier. qui 1'appeliojt au.  de Bocace. Ct combat. Martan fit quelques pas en a-vant, & beaucoup davantage en arrière : il n'eiït pas la fermeté d'aborder fon ennemi; il fit 13chement volte-face, & le preux auquel ü avoit affaire , le reconduifit jufqu'au bout de la carrière a grands coups de fabre fur les oreiiles. Le peuple fit une huée qui rendit Griffon confus, & le mit dans une telle rage, qu'il fe furpaffa ce jour-la. II eut pour adverfaires les fept plus braves champions du carroufel , il les auroit tous affommés, fi Noradin n'avoit interpofé 1'autorité royale pour fufpendre fa valeur. On fut contraint de faire ceffer les joütes, & tous les fpeftateurs furent auffi charmés de GrifFon que mal édifiés de fon camarade. GrifFon , fans attendre davantage, ni fe faire connoitre , fut rejoindre Origille , qui n'ignoroit pas 1'aventure de Martan , & ne lui en faifoit pas plus mauvaife mine ; il leur confeilla de fortir promptement enfemble de la ville, de crainte que la populace ne fit quelque affront au frère de fa maitreffe , dans lequel il crut devoir refpefter cette qualité, jufqu'a lui épargner de la confufion par des reproches qu'il méritoit. Ils délogèrent fans trompette , & s'arrêtèrent au premier village, ou GrifFon,  ft* L E S O N G Ë chagrin & fatigné, ne fut pas plutót ; qu'il fe mit entre deux draps & s'endormit. Pendant ce tems-la Origile & Martan réfolurent de s'en défaire ', &c de lui enlever le fruit glorieux de fes travaux. Martan prit les armes & le cheval de ce brave malheureux, & s'en revint avec fa prétendue fceur a Damas , cii Noradin faifoit chercher par-tout le chevalier aux plumes blanches , pour lui donner le prix dü a fa bravoure. GrifFon n'avoit paru en public que Ia vifière baiffée, en forte que Martan étant a-peu-près de même taille, fut aifément pris pour lui. Noradin le recut honorablement avec Origile dans fon palais, lui fit toutes les carefFes qu'un roi peut faire fans faire tort a fa dignité; & après lui avoir mis en main le prix dont on le jugeoit digne , lui demanda des nouvelles de fon lache com' pagnon. Je vous affure , ( lui dit le roi, ) que fi vos actions ne m'avoient infpiré une extréme confidération pour vous, votre camarade ne feroit pas forti de Damas, fans porter les peines de fon infamie. Martan aflura le roi qu'il ne prenoit aucun intérêt a eet étranger; qu'il ne le connoifloit que pour Pavoir trouvé en chemin a une journée de la ville, & la fcélerate coqnette appuya cette lache déclarationt  de Bocace; 6j GrifFon, a fon réveil, croyoit encore rêver, ïorfqu'il apprit qu'elle étoit partie avec Martan. Son étonnement redoubla quand il s'appercut du troc qn'il avoit fait avec lui. II reconnut pour lors la faufTeté de Palliance de ces deux perfonnes, & leur caradtère naturel. II ne pouvoit fe réfoudre d'endoffer la cuirafFe d'un poltron, quoique fouvent meilleure qu'une autre; cependant il fallut s'en fervir: il fut obligé de prendre tout 1'équipage de 1'indigne chevalier, tk fe rendit le plus promptement qu'il put a Damas, oü il efpéroit d'en favoir des nouvelles. Noradin qui fe promenoit fur le rempart avec fa cour, fut le premier qui 1'ap-, per9iit: il le fit remarquer k chacun, & entr'autres au traïtre Martan &c k la perfide Origile , qui lui confeillèrent de le faire pendre en arrivant. Le roi ne trouvant pas le cas pendable, ordonna feulement k un de fes officiers de 1'arrêter , & de le mettre dans un cachot, pour donner le jour fuivant un nouveau fpectacle au peuple. GrifFon fut dépouillé , garotté & promené par toutes les rues dans un char attelé de deux vieilles vaches maigres; fes armes furent attachées derrière, & trainées dans la boue : toute la canaille lui en jetta ; & Ie fuivit avec des injures & des railleries cruelles: enfin il fut impitoyablement conduit  64 LeSongé de cette manière jufques hors des portes,oü on lui prononca un arrêt de bannifiement. II n'eut pas plutöt les maius libres , qu'il détacha fon épée , tk fe rua fur ces gens-la avec tant de furie , quül en étendit par terre > en un moment, plus d'une trentaine. Non content de cette expédition, il les reconduifit brutalement jufqu'a la porte de la ville , oü il caufa une telle épouvante , que Noradin fut obligé de foriir avec ce qu'il put raffembler de foldats. GrifFon tint ferme dans un défilé, & fit des a&ions fi extraorclinaires & fi belles, que le roi qui aimoit les braves gens, lui demanda fon amitié, & s'étant éclairci de la trahifon de Martan & d'Origile, répara , par la punition des traïtres, & par tous les bons traitemens qu'il put imaginer , les outrages qui avoient été faits a. GrifFon* Les fables fans allégories font infipides. L'on n'en trouve point dans PAriofte qui n'en renferme quelqu'une. Ces deux-ci font une oppofition du caraclère des deux fexes, en nous montrant dans Noradin la conflance & la générofité des hommes , & dans Origile la perfidie & la légéreté des femmes. Ce fexe efl naturellement foible & timide; le moindre péril le fait trembler , il tremble quelquefois  de Bocace.' ^ quelquefois oü il „y en a point : beaucoup de femmes n'ofent aller la nuk en aucun lieu fans être accompagnées, de crainte des vo. leurs ou des éfpji*. Si elles enrendent une founs ronger , fi le vent fait mouvoir une fenêtre , fi une perite pierre tombe du planchet, sil tonne , fi 1'on manie une arme-a-feu, elles om une frayeur inconcevable ; mais quand » s'agit d'une expédition amoureufe , rien ne leur tait peur, 1'on ne trouve alors que des femmes fortes. Combien avons-nous d'exemples du mépris qu'elles font des dangers pour pofféder leurs amans; elles ne craignent ni pour leur honneur, ni pour leur vie ; elles paffent les mers elles courent les champs , elies fe trouvent' la nuit dans des lieux écartés, jufques fur des cimet.ères , dans des bois & dans des caver^ nes : les délices de l'amour effacent de leur efprit 1'horreur des chofes les plus affreufes • elles ont la hardiefie de cacher leurs galans dans leurs maifons , & de les introduire même dans le lit nuptial, fans que la préfence d'un époux qui peut s'éveiller , kur imprime la moindre appréhenfion de fa jufte vengeance. Enfin, combien en eft- il qüi s'expofent k être' diffamées par des groffeffes illégitimes, ou è perdre la vie, en 1'ötant è leur fruit è demi- E  66 LeSonge formé. La réflexion de ces fuites malheureufes J qu'elles prévoyent quelquefois, ne les effraye point. Combien d'enfans qui voyent le jour malgré celles qui le leur ont donné, font expof& dans les rues , & nourris dans les höpitaux ; ce ne font pas les plus malheureux, non plus que ceux qui partagent avec des frères uterins un bien paternel qui ne leur appartient pas. Mais ce qui fait horreur a la nature , c'eft d'en voir étouffés dans le berceau , ou fervir de pature dans les bois aux bêtes fauvages & aux oifeaux. Qui confidérera" bien toutes ces chofes, dont plufieurs femmes ont été capables, conviendra que 1'impudicité n'eft pas leur plus grand vice. Si la grande jeuneffe ou le tempérament en rend quelqu'une moins fenlible , cela ne dure qu'un tems, & feulement jufqu'a ce qu'elle rencontre la perfonne qu'elle doit aimer. II eft une faifon dans 1'année que les animaux femblent trouver plus propre a l'amour que les autres : les femmes en ont une femblable en leur vie, qui vient plutöt ou plutard , & qui dure ordinairement toujours dès qu'elle a commence. Jufques-la elles ne veulentque paroitre belles ; mais enfuite leur amour-propre vife a quelque chofe de plus folide. On a raifon de dire que l'amour a fon heure comme la  de Bocace. 67 mort; car il en vient une oü la plus honnête femme ceffe de letre d'effet ou de volonté, & perdre la chafteté de manière ou d'autre, n'eft pas moins infaillible au fexe , que de perdre la vie. Je me fouviens d'avoir autrefois fait mettre en air, par un habile muficien , ces paroles que j'envoyai notées a une belle qui fe piquoit d'indifférence pour toute autre. chofe que pour la mufique. On ne peut réfifter toujours Aux charmes des amours; I! vient un jour qu'il faut fe rendre; Vous aimeriez dès aujourd'hui, Si vous aviez trouvé celui Qui vous doit rendre tendre. Je ne fuis pas étonné qu'un honnête-homme ne puifte fouffrir que fa femme air une intrigue: s'il en eft amoureus, il ne fauroit être a 1'épreuve de 1'injufte prétérence dont fon rival eft favonfé; & s'il n'a pas beaucoup d'emprefiement pour elle , il ne laiffe pas de faire unfotperfonnage: il eft Ia dupe de ces amans , qui; malgré tous fes foins , rendent toujours fes précautions inutiles ; il en défraye les plailirs: celui de le tromper les indemnife des peines qu'ils font obligés de prendre pour cacher leur jeu. La femme rend compte au favori de tout EiJ  6S L e Song e' ce que dit, de tout ce que fait 1'époux, jufqu'aux chofes les plus fecrètes; il efi raillé &C maltraité dans toutes leurs converfations. Sa tendreffe paternelle eft fouvent ridicule a leurs yeux & h ceux de quelques perfonnes qui voient clair, & qui admirent fa bonne-foi. Enfin les coquettes font les plus mauvaifes compagnes qu'on puiffe avoir , fi on excepte les prudes, dont la mauvaife humeur eft encore plus infupportable; & il eft prefqu'impoftible qu'une femme ne foit 1'une ou 1'autre. El'es font fi bifarres, qu'il eft quelquefois néceffaire, pour en être aimé , de leur cacher la pafïion qu'on a pour elles. Ce n'eft pas un bon fecret de paroitre trop amoureux pour en venir a bout.Quand elles font füres d'un coeur, elles le négligent. L'indifférence au contraire , en irritant leur vanité, irrite leurs defirs ; elles craignent de perdre leurs conquêtes, & j'en ai connu qui fe font fortement attachées a des gens qu'elles n'auroient jamais favorifé, fi ces heureux amans n'avoient eu 1'adrefle de cacher leur véritable ardeur fous une feinte indifférence : mais de quelque manière qu'on s'y prenne , on feroit beaucoup mieux d'employer fon habileté a de meilleures chofes, Ceux qui ont ie moins de fujet de fe plaindre de l'amour avoueront (s'ils veulentdire fincére»  de Bocace; 4$ ment ce qu'ils en penfent) qu'il fait payer fes plaifirs beaucoup plus qu'ils ne valent. Eft-il rien de plus incommode & de plus fatiguant qu'une femme amoureufe ? II faut lui] rendre compte de toutes fes aétions; ne Ia pas quitte.r un moment; s'épuifer pour elle de toutes manières; facrifier fa fortune, & tout entreprendre pour la contenter. Elle exige une complaifance aveugle & déraifonnable, qui rebute les plus conftans. Sa paflion efl-elle ufée, fon commerce a-t-il tari votre bourfe, & épuifé votre fanté, il eft sur qu'elle vous méprife & vous abandonne lachement. L'union conjugale la mieux érablie, n'eft pas exempte de ces retours; les plus belles années du mariage ne répondent pas toujours de celles qui les fuivent; & les cataftrophes des unes & des autres doivent faire trembler ceux qui s'engagent dans un lien que la mort feule peut délier. Un homme qui étudie affez Ie caractère des femmes pour les connoïtre, ne comptera jamais fur leur perfévérance. Elles n ont rien de folide ; elles ne voudront plus demain ce qu'elles veulent aujourd'hui. II en eft ainfi de toutes les chofes qu'elles défirent, fi 1'on en excepte une feule qu'elles veulent toujours. Le plus grand crime d'un amant qui déplait, E iij  70 Le Songs eft fon amour; plus il eft fenftble, pttis il eft coitpable. Les marqués d'afFedtion les plus touchantes font infupportables a celles qui n'en ont point pour nous, Si produifent plus d'averfion dans leur coeur, que ne feroient la haine & le mépris dont on devroit payer leur ingratitude. Je crois qu'on ne s'en empêcheroit pas, fi on la connoiffoit telle qu'elle eft ; mais on fe flatte toujours qu'elle n'eft point ou qu'elle doit bientöt finir, & 1'efpérance des amans eft la fource de fous leurs mavix. L'age ne corrige point leur tempérament; «ne femme de foixante ans eft auffi amoureufe qu'unéde vingt, & quelquefois davantage. C'eft «n bonheur .pour beaucoup de cavaliers mal rentés, qui fe trouvent de tournure k mettre en geut ces vieilles folies; mais cette extravagince leur tft ordinaire ment funefte. Elle achetent pref jiie toujóurs des hommes qui n'en ufent pas bien avec elles , & perfonne ne les plaint. On fe contente de penfer, qu'il eft plus naturel de les voir méprifées, que de les voir mariées k de jet nes-gens , dont elles pourroient être les grand mères. Elks ont une préfomption inconceyable. Ede'fe flattent qae les hommes ne peuvent fe paffer d'eiles, ni les voir ( fuffent-elles laides a faire peur) fans les trouver charmantes. Les  15 e Bocace. 71 plus hideufes fe plaignent qu'on ne leur rend pas juftlce, quand on ne les trouve pas belles. Celles qui le font un peu, croyent effacer 1'éclat des aftres. Celles qui le font véritablement, en ont une vaoité qui paffe l'imagtnation. II y a des femmes fans mérite; mais il n'y en a point qui ne préfument d'en avoir; & celles qui ont le plus de vertu & de beauté, en ónt toujours moins qu'elles ne penfent. Elles fe mettent en tête que mille chofes qui font au-deffus de leur rang & de leur portée , leur conviennent parfaitement. Elles croyent toutes mériter les mêmes honneurs qu'on rend aux perfonnes d'un étage plus élevé. Si la ducheffe porte une étoffe nouvelle, la bourgeoife eft dès le lendemain ehez le marchand qui la débite. On ne fauroit concevoir jufqu'oii va leur défiance. Si 1'on traite quelque affaire avec un voifin, avec un parent, avec un étranger, & qu'elles ne foient pas du fecret, elles s'imaginent toujours qu'on tram e quelque chofe contre leurs intéréts ; rien ne peut leur öter ce snauvais foupcon. Les larrons craignent ordinairement d'être volés; toutes les penfées des femmes , & toute leur application ne vifant qu'a tromper les hommes, 1'on ne doit pas être fur- Eiv  7* LeSonge pris qu'elles craignent qu'on leur en faffe autanr. Cet efprit défiant eft accompagné d'une curiofité violente, qui les jette dans la fuperftition; elles confultent les devins, font tirer leur horofcope, ajoutent foi aux prédiöions & aux fonges; elles connoiffent les aftrologues & les difeurs de bonne fortune; elles n'épargnent rien pour cultiver 1'amitié de ces fortes de gens, & payent toujours graflement les fottifes qu'ils font profefïion de débiter. Quand elles ne peuvent venir a bout de ce qu'elles fouhaitent, elles reffemblent a des furies déchainées. Les tygres & les ferpens ont une colère moins dangereufe; elles mettent en oeuvre le fer, le feu>, le poifon"; il faut que leur fureur ait fon cours; elles n'écoutent pendant qu'elle règne, ni raifon, ni religion. Leurs amis, leurs pères, leurs frères , leurs maris, leurs amans même n'ont aucun pouvoir fur elles en ce tems-la. Elles facrifieroient volontiers tout ce qu'elles ont de plus cher au monde pour avoir un moyen de fe venger. Mondaines ou dévotes, elles éternifent le reffentiment, & ne pardonnent jamais, nonfeulement les injures grandes ou petites, mais encore tout ce qu'on fait innocemment, qui peut mortifier leur vanité. On blame un vice  ï> e Bocace. 73 auquöl on ne fait point qu'elles font fujettes; on leur dit charitablement ce que 1'on penfe de leur mauvaife conduite , afin qu'elles s'en corrigent. Un mari de qui elles n'ont jamais eu lieu de fe plaindre, fait mal fes affaires, peut-être pour avoir eu trop de complaifance pour elles, oupar quelqu'autre principe purement malheureux ; elles n'entrent point en raifon; elles allument dès ce moment, & nourriffent dans leurs entrailles une haine qui dure toujours. Cela me fait fouvenir des reproches que Ia femme de Job lui faifoit fur fon fumier, & d'un fonnet compofé fur fon tableau. Cet ïlluftre fouffrant que donne 1'écriture Pour exemple a tous ceux qui fouffrent aujourd'hui j Après avoir d'un grand fait la noble figure , Se voit fur un fumier, fans fecoars, fans appui. Dès qu'il eft malheureux, de chacun il eft fui; Ses amis, fes parens , par un lache murmure, Ajoutent le mépris aux peines qu'il endure; Sa vertu conftamment refte feule avec lui. Le démon contre Job arme toute fa rage : Ses maifons, fes troupeaux font tous mis au'piLWDans fes biens, dans fon fang, il fc voit outragéf " Des caprices du fort on 1'accufe, on le blame • Maïs le plus grand des maux dont il fut affligé , ' Fut celui d'être époux d'une mauvaife femme.  74 - Le Songé Elles n'ont point de défauts qui n'aillent jufqu'a Texcès. Le frein de la railon n'eft pour elles qu'un fimple filet, qui ne peut arrêter 1'impétuofité de leurs paffions. Si 1'abfence ou 1'infirmité d'un mari oblige a certains ménagemens un amant qui s'intéreffe a leur gloire, fes remontrances font inutiles, & fes préeautions eondamnées. Elles n'ont point de force a 1'épreuve de 1'occafian; quoiqu'il arrivé, il faut fe fatisfaire. J'en connois une qui dit un jour a un homme qui vouloit la ménagcr, qu'elle ne confentiroit point a fon départ, quand ils devroient faire enfemble une république. L'humeur bourue eft une infirmité a laquelle toutes les femmes font fujettes, & 1'égalité d'efprit eft un don qu'elles recoivent trés rare> ment. II eft inutile de leur parler raifonnablement,ni de leur témoigner qu'on leur fait manvais gré, lorfqu'elles font dans les violens accès de leur mauvaife humeur. II faut que les femmes grondent, qu'elles crient, qu'elles tempêtent; ce font des remèdes fpécifiques pour leurs vapeurs; il y auroit de la cruauté a les priver de ce fecours, fuppofé que cela fut pofïible; & 1'on doit avoir pitié d'elles. II eft vrai qu'il faut avoir un grand fond de patience , lorfqu'elles fe purgent de cette manière vingt-  de Bocace; 75 quatre heures de fuite , & que la maladie revient fouvent. Rien n'eft plus difficüe h fupporter que 1'orgued d'une femme plus riche que vous: elle fe croit difpenfée d'avoir du refpectpour un mari, qu'elle met bien dans fes affaires. Elle lui reproche continuellement les avantages que fon aiüance lui procure; elle croit 1'avoir acheté comme un efclave. C'eft une néceflité de 1'être toute fa vie , fi 1'on ne devient brutal; & Martial a eu raifon de dire : Femme riche n'eft pas ma femme. Voulez-vous favoir pourquoi ? C'eft qu'au lieu d'être madame , Elle feroit monfieur pour m^i. E?is. 11, l. }. II y en a qu'on époufe par amourette, c'efta-d;re, dont le bien & la qualité font fort audeffous de ce que 1'on pouvoit prétendre. Cellesla n'ofent pas être fi impérieufes; mais comme ce fexe eft naturellement ingrat & volage, il eft dangereux d'être la dupe des foumiffions & des complaifances qui s'adreffent plus fouvent a la fortune, qu'a la perfonne du mari. Quand elles craignent d'être blamées, elles ont foin de féduire le jugement de tout le monde. Elles furprennent la reiigion des plus honnêtes  76 L E S O N G E gens, & leur fafcinent les yeux d'une manière qui fait paffer leur procédé pour tout autre qu'il n'eft; elles n'épargnent pour cela ni les fermens, ni les foupirs, ni les larmes; quelques coupables qu'elles foient, elles ont toujours Fadreffe de paroitre innocentes. Elles fe tirent bien d'un mauvais pas; elles ont une préfence d'efprit merveilleufe pour le menfonge , & tout autant d'effronterie qu'il en faut pour le foutenir. Si on leur reproche quelque chofe qu'on aura vu de fes propres yeux, ellos répondront hardiment: fuis je capable de ce'a? rêvez-vous ? êtes-vous ivre? II faut a la fin fe perfuader qu'on a tort, & qu'elles ont raifon; car fi 1'on s'opiniatre avec eljes, c'eft inutilement; il n'eft point de preuves affez convaincantes pour les faire convenir d'un fait qu'elles ne veulent pas avouer. Les précieufes ignorent leurs devoirs & ce qui fe paffent dans leurs ménages, & veulent favoir les noms des planètes & des étoiles fixes; fi le foleil tourne autour de nous, ou fi la terre tourne autour du foleil; commènt fe forment les vents & les orages; cherchent les caufes du flux ck du reflux de la mer ; s'informent de ce qui fe paffe au Japon, & par-tout 1'univers; décident fur les affaires d'état comme fi elles en connoiffoient les refforts, & font ordinaire-  be Bocace 7^ ment auffi peu habiles en politique, qu'ignorantes en philofophie. Celles dont l'efprit eft plus bofné, font des babillardes, qui s'entretiendront plutöt avec une fervante ou avec une blanchiffeufe, que de fe paffer de jafer. Elles-veulent favoir toutes les intrigues de la ville. Comment vit celle-ci avec fon mari; qui eft le galant de celle-lè; de combien de mois une autre eft groffe; combien d'oeufs fait par an la poule de leur voifine. Enfin elles s'informent de tout pour avoir le plaifir de le redire, & ne redifent jamais rien fans y donner de nouvelles couleurs, conformes a leur malice ou k leurs intéréts. Ceux qui difent que les femmes ne font fecrettes qu'en une feule chofe, font trop d'honneur k leur difcrétion. Elles ne font fecretes en rien. Si elles n'avouent pas qu'elles ont des privautés galantes avec un homme, leurs aflions en parient; elles fe trahiffent elles-mêmes, leurs paffions découvrent malgré elles ce qu'elles ont intérêt de cacher a tout le monde. Au furplus, il n'eft point de myftère qui ne perde fon nom dès qu'elles y ont part. L'abondance des bagatelles dont elles rempliffent leur tête , fe jette fur leur poitrine comme une fluxion; elles étoufferoient fi elles ne parloient; & quand elles font en train, elles difent tout ce qu'elles  7$ LeSonge favent. Elles s'entretiennent de leurs parens & de leurs amis avec indifcrétion, & parient avec maligniré des perfonnes indifférentes, & de celles qu'elles haïflent. Cependant, fi trahir la fidélité que nous devons avoir pour tout ce qu'on nous confïe, eft Ie caractère d'une ame baffe , &c perd un homme de réputation , cela ne doit pas tirer a fi grande conféquence pour les femmes; leur foiblefle les excufe lorfqu'elles découvrent les fecrets de leurs amis; elles ne les divulgueni pas toujours pour leur nuire; c'eft fouvent pour fe foulager, ou peut-être pour leur rendre imprudence pour imprudence; car lorfqu'on les charge d'un tel fardeau , Ton ne doit pas s'attendre qu'elles le portent loin , &l 1'on mérite le peu de foin qu'elles en prennent. Un Italien qui les connoiffoit, en a fait une jufte définition lorfqu'il a dit: Femina è una cofa garrula, e loquale. La femme eft une chofe eaufeufe & babillarde. Tant qu'elle croit mériter des fleurettes, Ia préfence d'une grande fille lui déplait fi fort, qu'elle la tient autant qu'elle peut éloignée d'elle. Cette raifon fait fouvent des religieufes fans vocation, ou des filles dont toute la vie fe reflent d'une éducation négligée. Lorfque le grand age a rendu une femme incapable de galanterie , elle en abandonne la pratique k re-  de Bocace; 7f gret, & en conferve la théorie pour les néceffités du prochain. Elle drefie ordinairement fa fille au grand art de plaire; elle lui enfeigne comment on peut recevoir, 6c faire tenir adroitement des Iettres d'amour; commenton y doit répondre pour engager un amant; ce qu'on doit faire quand on eft mariée pour dérober, &C tromper un époux; comment il faut feindre une maladie pour 1'obliger k faire lit k part; de quelle manière on peut introduire un galant pendant ce tems-la; enfin mille autres tours d'adreffe; & bien fol qui croit qu'une mère coquette fouhaite de voir fa fille meilleure, & plus chafte qu'ells. Les femmes vont k 1'églife par habitude, ou pour fe faire voir, ou pour parler. La vraie piété ne les y conduit guères. Quelques-unes de celles qui prennent un reliëf de dévotion , en abufent, & le font fervir de voile k leurs déréglemens ; quelque extérieur de fagefie qu'elles affedent, c'eft toujours la même perfonne. Une femme que 1'on dirige, n'eft point différente des autres: c'eft feulement une femme qui a un directeur. II en eft qui prétendent accörder Dieu & Ie monde; elles donnent aux couvens (i ) & a (i) Cara&. de Tfj,  8d 1 E S O N G E leurs arr.ans; 1'enceinte des autels, des tribunaux, des oratoires, la préfence même du Sauveur n'empêchent pas qu'elles ne foient diffipées par de vaines penfées de la terre, qui font plus d'imprefiion fur leur efprit, que la piété des fidèles qu'elles voyent affemblés en fon nom, pour fléchir le père des miféricordes. Elles fe croyent a couvert des jugemens éternels dans ces lieux fair.ts, oii elles ne font aucunement attentives aux prières de Péglife , & ou perfonne ne voit qu'elles ne prient point Dieu. Cet air prude qu'elles veulent foutenir contre leur naturel, les gêne, & les rend fi facheufes dans leur domeftique , qu'on ne peut durer avec elles; & 1'on a raifon de dire , que c'eft trop contre un mari d'être coquette èc devote; qu'une femme devroit opter. Parmi celles que des vceux & une grille féparent du fiècle , il s'en trouve qui rempliffent leurs devoirs , & font contentes de leur état; mais c'eft toujours l'ouvrage de la grace, &c rarement celui de la raifon. On en vost qui font fcrupuleufes , jufqu'a croire qu'on ne peut fe remuer fans faire un pêché; d'autres ne le font pas affez; d'autres ne le font point du tout; d'autres enfin fe repentent de 1'engagement qu'elles ont pris, ou qu'on les a forcées de prendre. Je n'en dirai pas davantage; la fain- teté  beBöcace Si i-eté de leur état m'impofe le filence au fujet de leurs foibleffes, & m'oblige de les honorer toutes comrhe des ames choifies de Dieu pour; ehanter fes louangesj & lui demander grace par 1'interceflion de fon Fils i, en faveur des pé* cheurs. Les femmes qui n'ajoutent a Ia poffeflion d'un mari que celle d'un galant, font les plus fages , & ces hómmes-la les plus heureux; mais telle qui évite d'être eoquette par un ferme attaché* ment è un feul, paffe pour folie par fon mauVais choix. Qui peut mettre leur caprice de ion cöté, efl sur de téüffin Toüt le mérite qu'un homme puiffe avoir eft inutile fans cela. L'on dit auffi que le caprice eft dans les femmes tout proche de Ia beauté pour être fon contre-poifon, & afin qu'elles nuifent moins aux hommes j qui n'en guériroient pas fans ee remède. En efFet, peut-on faire de vains effbrrspouf fe dégager, quand on fait réflexion qu'on n'a obligation de leurs faveurs qu'au hafard; que la qualité que nous eftimons le moins en nous, eft fouvent celles qu'elles pftiment le plus; que ce goüt hétéroclite, qui nous les rend favorables, cédera bien-töt a un autre qui fera peut* être encore plus bizarre; qu'exigeant de nous mille chofes qui font contre nos intéréts, & F  £U LeSonge ne faifant rien que par rapport a elle-mêmes , elles s'aiment & ne nous aiment point. Que notre tendreffe , qui flatte léur amour propre en certain tems, n'eft bonne en d'autres quk leur avarice, ou a leur ambition ; & que les promeffes & les fermens de nous aimer toute leur vie ne leur coütent pas plus a faire qu'a vio'er. C'eft une chofe étrange que leur inconftance. II ne manque fouvent a un ancien galant auprès d'une femme, qui 1'attache, que le nom d'époux; c'eft beaucoup , il feroit mille fois perdu fans cette circonftance. Mais le mieux ancré cède a un nouveau mari, & ceiui-ci dure fi peu, qu'un nouveau galant qui furvient lui rend le change; enfin elle oublie de celui qu'elle n'aime plus jufqu'aux faveurs qu'elle lui a faites. Quantité de maris prennent fur leur raifon ce qui manque k celle de leurs femmes. Compatiffant a leurs foiblefles, ils ont affez de force fur eux-mêmes pour n'en pas concevoirle dernier mépris i mais il n'eft point de femme qui pardonne une injure k ion époux ; elle s'en venge tót cu tard en champ-clos, ou a gaerie ouverte. La plupart de celles qui ent paffé leurs beaux jours fans fcrupule, affectent d'en avoir fur les moindres chofes, lorfque la caducité de leurs  B E B O C A C E. 8^ attraits éloigne les amans. A peine pardonnentelles les atïions les plus innocentes qui tiennent un peu de la galanterie; elles impofent k ceux qui ne les connoiffent pas de longue main les autres s'en moquenr. ' Après avoir employé tout ce que 1'artifice a de plus utile pour engager un homme a les époufer clandeftinement, ou è cohfentir qu'elles pafTent pour leurs époufes, elles font auffi fières de leur yertu, que fi leur conduite avoit toujours eie fans reproche. Eïlés oublient le pafte ^;efonthonneürdupréfent,nerenoncentpasa, l avend & veulent qu'on les croye les plus out qu on donne aux aurres; elles fe dérobent leurs amans;ilyat0lljoursunma.s - * d-e de leurs annes; elles rompent dL qu'elle <3« elles, &neleurpardonnent jamais]eiirn?é. F ij  &4 L E S OtN G E rite ; enfin , les hommes font caufe que leS femmes ne s'aiment point. Quoiqu'elles ne manquent ni de mémoire ; tfi de vivacité d'efprit, on ne s'eft jamais avifé d'établir des colléges pour elles. La délicateffe de leur complexion, leur parefTe, ou leur légèreté font caufe qu'elles n'étudient point; mais a quelque chofe que les hommes puiffent devoir cette ignorance des femmes, leur police & leurreligiony gagnentbeaucoup.Si le monde étoit plus fourni de femmes favantes , il feroit encore plus rempli qu'il n'eft de révolutions &C d'héréfies. Quand nous refufons de faire comparaifon de la force de notre efprit avec la foibleffe du leur, elles nous allèguent les Sybilles; & ce qu'il y a de plaifant, c'eft que chacune fe croit la onzième. C'eft une chofe furprenante que , parmi le grand nombre de femmes qui ont vu le jour depuis fa création , il ne s'en eft trouvé que dix d'une réputation auffi étendue que celle de ces fameufes prophétefles, & que toutes croyent mériter qu'on les eftime autant. II eft certain qu'elles doivent en partie k notre adulation 1'orgueil &c la vanité dont elles font remplies, & qu'elles n'ont de gloire bien acquife que celle d'être les canaux par lefquels entrent au monde les hommes qui en font le principal  de Bocace. 8| ornement; mais la plupart envifagent cela comme une malheureufe nécefïité attachée k leur fëxe; c'eft un fervice qu'elles nous rendent ordinairement malgré elles, & qu'elles nous font bien payer. Les femmes ont raifon de fe glorifier que Ia Sainte-Vierge fut vine créature de leur fexe , ainfi qu'un grand nombre de faintes dont 1'églife célèbre la mémoire. Cela fans doute leur fait beaucoup d'honneur; mais elles fe trompent, quand elles croyent que la vénération. qu'on a pour ces vafes d'éleótion döive s'étendre jufqu'a elles, & qu'on ne puifte leur reprocher leurs défauts fans perdre le refpect qu'orj doit k ces époufes du Saint-Efprit. La Mère du Fils de Dieu fut fi fage, fi pure, fi vertueufe , fi rempüe de graces , fi parfaite s qu'en comparaifon des autres femmes, dont les corps font d'une compofition matérielle, on peut croire qu'elle fut formée de ce que ia maïière a de plus fubtit & de plus épuré. II eft. certain qu'un Dieu voulant s'incarner fe pré-, para une demeure digne de lui. La beauté de Marie fans fard & fans artifice fait 1'admiration des anges, &, fi cela fe peut dire , augmente la groire & la félicité des bien^ heureux. Elle ne fut jamais regardée des hommes* fans produi.re im effet contraire aux beautés düj  §6 LeSongé fiècle , 'que le pinceau & la petite boite font paroïtre plus éclatantes qu'elles ne le font; celles-ci ne donnent que de mauvais défirs; celle de la Sainte-Vierge infpiroit du refpeö, de la fageffe, de la dévotion ; & chaffant toutes les idees criminêlles , que la corruption de la nature imprime dans Pimagination, elle remplilToit les cceurs d'un zèle fi vif & fi faint, que tous ceux qui étoient affez heureux pour la voir, louoient Dieu de 1'avoir créée, admiroient fa puiffance dans la perfeftion de fon ouvrage, & s'efforcoient d'imiter les exemples de Marie. Cette admiration univerfelle ne lui caufoit point d'orgueil : elle n'en tiroit point de vanité; elle s'en humilioit davantage, & fes vertus furent peut-être caufe que le Seigneur avanca le tems de 1'incarnation de fon^Fils, dont la naiffance étoit fi néceffaire au monde. Toutes celles qui ont voulu lui reffembler n'ont point fuivi les fauffes maximes de leur fiècle: au contraire, elles les ont combattues & méprifées toute leur vie. Elles ne fe fardoient point pour fe faire admirer; elles ne faifoient aucune eftime des beautés dont elles avoient obligation a la nature ; elles ne faifoient cas que de celle de 1'ame, dont elles étoient redevables a la grace. Elles n'étoient ni fuperhes, ni folies, ni emportées. On ne voyoit en  de Bocace. S7 elles quef;!gefre,chanté,hnmilité, douceur. Leur patience étoit admirable dansles adverfités& dans les fouffrances, elles furmontoient toutes les répugnances de h nature , fe foumettoient fans peine aux ordres de la providence, ne vouloientplaire qua Dieu, & c'eft ainfi qu'elles ont mérité d'être éternellement compagnes de la Sainte - Vierge, & d'être tirées du grand nombre de femmes dont la dépravation & le luxe ont fait dire : Quelle vïrtu che gia furono nelle pafface, hanno le moderne rivolte in ornamenti del corpo. Les femmes du tems pafte paroient leurs ames de vertus, ce n'eft plus la mode ; celles de notre fiècle négligent ces ornemens, & n'ont foinque de parer leurs corps. J'en excepte pourtant quelques-unes dont le caraétère digne de vénération mérite des couronnes dés ce monde. II en eft qui joignant une vertu confommée a un génie infiniment élevé, font encore au-deffus des éloges, des applaudiffemens & de 1'admiration qu'on a pour elles. Si je pouvois honnêtement faire un procés h la nature, je lui reprocherois de s'être trompée , quand elle a formé ces perfonnes extraordinaires , & 1'acciiferois d'avoir caché malicieufement des ames fi nobles, fi fortes, fi élevées, fous des membres fi délicats, & dans un fexe fi foible que celui-la. Rien ne 1'excufe mieux que F iv  L E S O N G E Japetite quantité qu'elle a produite de cette ef' pèce. Celles qui en font doivent être plus admirées que les plus grands hommes , paree que c'eft quelque chofe de plus rare, & par conféquent de plus étonnant. Rendons juftice a tout ïe monde; avouons qu'on trouve dans le fexe des ames héroiques, des efprits excellens, des cceurs d'un prix ineftimable; mais convenons auffi qu'il s'en faut peu qu'une femme parfaite ne foit 1'idée d'une chofe qui ne fe trouve point j que celles qui paroiffent Je plus accomplies font celles qui cachent mieux leurs défauts; que prefque toutes font orgueilleqfes, jaloufes, ambitieufes, bifarres, emportées, folies, opiniatres, & qu'elles ont tant d'autres foibleffess qu'un volume entier d'épithètes femblables ne fuffiroit pas pour faire leur portrait en détail. Je vous en ai dit affez pour vous convaincre que quelque précaution qu'on prenne pour faire un bon choix , op rifque toujours beaucoup quand s'attache aux femines. Si cette peinture que je fais a leur gloire s'offre jamais aux yeux de quelques-unes d'elles, je fuis certain qu'elles pe s'y reconnoitront pas : elles n'ont point de miroirs poiir lejs défauts du cceur. Quand on gourmande les yice toi kal fous lés cieux Mais non , je m'en dédis , je dors aimer qui m'aime« Üt puifque tu me hais , va , je te hais de même. H eft vrai , ton efprit avoit charmé mon cceur • Mais ce charme eft rompu, ton efprit eft trompéur•bes agrémens font vain* des qu'il n'eft pas fincère • Tu „e fais point m'aimer, en vai„ tu fais fa' . Va,porte donc ailleursces tran/ports, ces fermens Ces louanges , enfin tous ces déguifemens. Leur poifon ne 1'eft plus pour qu, fait Con„oitre Et lart connu pour „t n'a p!us ^ diJparoitre. * G  9$ LeSonge Mais fi tu ne peux vivre , ingrat, fans m'abufer l EfForce-toi du moins pour te mieux déguifer. Ne me laiffe plus voir qu'au mépris de ma flamme ; C'eft une autre que moi qui règne dans ton ame ; Cache-moi, fi tu peux, qu'aux yeux de 1'univers Tu viens de te charger des plus indignes fers, Que des feux criminels , qu'une ardeur infenfée , A d'innocens defirs dérobent ta penfée , Changent tes fentimens , & corrompent tes vceux ; Par le poifon fatal d'un objet dangereux : Enfin , pour me tromper au récit de ta peine , Ne fais plus fuccéder des marqués de ta haine : Oui,tu me hais, barbare, au lieu de te haïr. C'eft moi que tu punis , au lieu de te punir. De tes cruels mépris 1'injuftice eft étrange, Ton cosur eft le coupable, & c'eft lui qui fe venge, C'eft moi que tu uahis; cependant contre moi, Tu prends toute 1'horraur, ingrat, que je te dois. Tu conviens quelquefois que tu m'as outragée ; Mais par un tel aveu me croyant trop vengée, A m'outrager encor , ton cosur peut confentir, Et fe repent bien-töt d'un jufte repentir. Lache & perfide amant , lorfque tu m'as trahie; Lorfque ton changement m'a prefque oté Ia vie, Lorfque tu m'as conduite aux portes de la mort Et triftement livrée aux rigueurs de mon fort; Sans pitié, fans regret, fans chagrin, fans allarme, Sans pouffer un foupir, fans répandre une larme, Crois-tu que déformais je vive encor pour toi ? Que j'employe a t'aimer le jour que je revoi,' Et qu'au moindre péril dont Clotho te menace, Mon fang comme autrefois dans mes veines fe glacé i  de Bocace; 99 Que tremblante & plaintive aux pieds des immortels, j'inonde de mes pleurs tous leurs facrés autels. Non , ne i'efpère plus , mon cceur , au tien femblable , De tendres fentimens pour toi n'eft plus capable. II fuivra la raifon : il va chercher la paix ; II dit a notre amour un adieu pour jamais. Elle lui tint parole. Le dépit étouffa l'amour: elle rompit tout commerce avec ce volage; mais elle ne put aimer le rival dont elle le menacoit, qui fut affez fou pour en mourir de chagrin. Quel trophée pour une femme ! c'efl encore un de leurs ragouts. Si cela n'anivepas fouvent, c'efique leur tempérament s'oppofe k leur gloire; mais rien ne leur fait plus de plaifir que lorfque deux hommes s'égorgent pour elles, & la plupart font ce qu'elles peiïvent pour cela. Pour revenir a notre illuftre , elle fut punie de fa dureté, & fentit pour le défunt une tendreffe dès qu'il fut au tombeau , qu'elle n'avoit point eue pendant fa vie. Un tel caprice n'empêcha pas un troifième amant de fe mettre fur les rangs. Peu de tems après le décès de fon prédéceffeur, il lui fit un préfent d'une boite a mouche de vermeil doré, faite en forme de coeur, fur laquelle étoit gravé un Cupidon. Elle trouva dedans les vers qui fuivent. Gij  ÏOO L E S O N G E C'eft avec un plaifir exrrême Que je vous fais préfent de ce coaur qui vous aime £t qui peut réparer par un zèle afiidu , Le cosur que vous avez perdu; Mais je vous donne un avis d'imporrance Je vous foumets des creurs pour la dernlère fois Si vous n'avez pour moi plus de reconnoilfance Et fi le votre enfin foumis a ma puiffance, Tout de bon ne recoit mes loix. Non, n'efperez jamais d'avoir d'amant fidelle , Si vous êtes toujours cruelle. C'eft erreur de le préfumer ; "Voulez-vous être aimée , Iris , il faut aimer. Du feu matériel on connoit la nature. II en eft de même du roien. Si 1'on veut qu'il vive , & qu'il dure ^ 11 lui faut de la nourriture , ïl ne peut fubfifter de rien. Voïci la réponfe qu'elle fit a cette déclaration. Amour iie trouble plus le repos de mon cceur: Laiffe-moi nourrir ma langueur. Je languis , tu le fais, fous ton fatal empire, Depuis qu'un fort trop rigcureux i"nat les jours & le martyre De mon amant fidelle & malheureux. Pendant ces triftes jours mon coeur fut inflexible ; Mais hélas ! s'il m'aima fans efpoir de retour, Je lui rends le change a mon tour. Au récit de fa mort ce coeur deyint fenfible  de Bocace. ioi Se confume en regrets, & brüle enfin d'amour. Et toi, fils de Cypris, qui pour une ombre vaine Me fais pouiïer d'inutües foupirs , Ne m'offre point de foulager rr.a peine En me changeant 1'objet de mes tendres defirs. Quoi ! mon coeur porteroit une nouvelle chaine , II brüleroit pour un notivel amant. Non, puifqu'il faut aimer, j'aimerai conftammerït.. Ne fnffit-il pas po;ir ta gloire D'avoir été mon vaincueur ? Ne cherche point ici de nouvelle vifloire Amour ne trouble plus le repos de mon cceur„'. Sans goüter tes plaifirs j eprouve ta rigueur ; Mais fi je fouf&e , hélas ! c'eft fans inqnierude ; Et j'aime mieux mes paifibles dou'etirs Que le trouble cruel de tes fauffes douceurs. Les jaloufes fureurs , les- foins ,. 1'incertitude , Empoifonnent toujours tes plus tendres faveurs,'. Et tes plaifirs fnivis de chagrins & de pleurs , Font fcuvent de nos coeurs le tourment le plus rude. Laiffe-moi donc nourrir ma première langueur : Amour , ne trouble plus le repos de mon cceur. Sur-tout , cruel amour, garde-toi de me dire, Que Tu-cis prés de moi foupire , Qu'il a l'efprit charmant', & 1'air plein de douceur En fa faveur ton foin eft inutile. Déja celui de ton aimable fccur y Cette divinité fi douce , fi tranquille, Amitié dont je fuis la Ioi M'a dit ce que tu veux m'apprendre» Je connois Tircis mieux que toi, Va , dangereux amour, je ne veux point t'entendre t G iij  ÏOi L E S O N G E Laifle-moi nourrir ma langueur Et ne viens plus troubler le repos de mon cceur; Ce même amant lui envoya un jour un panier de fruits, avec ce madrigal. Vous , êtes jeune Iris , au plus beau de vos ans : On vous donne des fleurs : on vous dit des fleurettes; Enfin, vous jouiflez d'un aimable printems : Mais foyez pour moi feul moins fiére que vous n'êtes : L'amour n'a point de fruits fi doux, Qui ne foient réfervés pour vous. Elle prenoit en ce tems - la du lait d'aneffe. Ce préfent lui étant inutile, elle le renvoya par le même porteur, avec ces vers qu'elle fit fur le champ. En vain , par le vouloir des dieux Vertumne s'unit a Pomone : En vain , de eet hymen heureux Les enfans chez Tircis abondent cette antomne; Je ne puis les gouter ces fruits déiicieux : Efculape en courroux m'en interdit 1'ufage: Ainfi l'amour en vain a mes jeunes defirs Offre de cent bergers les voeux & les foupirs.' Hélas ! par malheur je fuis fage , Je n'ofe de l'amour gouter les doux plaifirs. Languiffante a demi , ni prude ni coquette, .Ne mangeant point de fruits, je me pare de fleurs , Et des fruits de l'amour refufant les douceurs, Je me permets au moins d ecouter la fleurette.  ©e Bocace. ioj Acante étoit un galant homme , dont le mérite &c l'efprit ont fort brille dans le monde. Dieu lui fit la grace de lui ouvrir les yeux fur les erreurs d'une fefte dans laquelle il avoit été nourri. Sa; converfion fut fmcère : il quitta la bagatelle , & n'employa plus fes talens qu'a la gloire de Dieu, & a celle de fon Roi. II conferva jufqu'au dernier foupir Pattachement qu'il avoit eu toute fa vie pour Sapho, dont la vertu a toujours été li généralement connue, que 1'on n'a jamais douté de 1'innocence de leur commerce. Acante fut furpris par la mort; il avoit fait fes dévotions la veille qu'il décéda ; & ne croyant pas êtrefi proche de fa derniereheure, il expira fans avoir pu recevoir le viatique. L'envie qui fait fouvent paffer pour des crimes les malheurs qui arrivent aux plus honnêtes gens , publia qu'Acante avoit fini fes jours comme un réprouvé. La généreufe Sapho ne manqua pas de donner en cette occafion des marqués de fon bon cceur, &c recut dans ce tems - la de ma belle un vafe fort propre, dans lequel étoit un oranger fleuri , accompagné d'un paquet oii 1'on trouva : MÉTAMO RPHO S E D'ACANTE EN ORANGER. Ces aimables contrées que baigne le Rhöne G iv  I04 L E S O N G E lorfqu'il v3 mêler fes ondes avec les flots de Ia nier , virent aujrefbis naitre un berger , qui fut 1 honneur de ion pnys, & 1'amour des nymphes de fon tems. Eiies étoient charmées de fon efpnt.Sc de fon chant, & briguoient avec foin 1'honneur d'avoir part a fes chanfons. Mais comme ie difcernement d'Acante n'avoit pas moins de juuefTe que fe valx , dés qu'il connut la nymphe Sapho , il méprifa toutes les autres. Si mufette fut uniquement employee, a célcbrer les louanges de cette merveille de fon fiècle, & k chanter les douceurs d'une amitié la plus pure , la plus folide & la plus fidelle qui fut jamais. Jupiter jaloux de voir d'autres autels que lesfiens , parfumés d'un encens fi délicat & fi exquis , entreprit d'aftirer a lui feul 1'hommage d'un fi agréable culte. II alluma dans Ie co?ur d'Acante un ardent amour pour fa clivinité fuprême ; & le berger auffi - tot confacra fes veilles Sc fa mufe a la gloire de ce maitre de 1'univers , Sca celle d'un prince qui en eii la plus parfaite image. Enfin , après avoir compöfé des cantiques inimitables : après avoir vaincu par fon éloqnence des-fnonftres plus dangereux que 1'hidre d'Hcrcule, & mérité'fon apothéofe par mille faitsédatans, ce .graai homme fut ap-  be Bocace: tof pellé fur rOlimpe ; fon efprit s'envola dans Je fein de Jupiter , & fon corps fut métamorphofé en oranger , afin que des reftes fi précieux fuffent honorés fous la figure du plus précieux de tous les arbres , & d'un arbre qui reflemble fi parfaitement au berger que nous regrettons. En efFet, il eft comme étoit Acante , agréable & utile. Son odeur Pemporte fur 1'odeur des autres fleurs. II eft propré a cent ufages différens. II a des vertus fecretes , ou plu tót une vertu univerfelle. Auffi le deftin , pour conferver cette plante heureufe , ordonna qu'elle feroit confiée a Sapho, qui la défendra de la fureur des vents & de la malignité des infeétes. Sapho, a qui les bons impromptu ne coütcnt rien, fit celui-ci. La métamorphofé galante Qui change en oranger Acante , Au Parnafl'e va tout changer. Et ceux qui par leurs vers fauront charmer & plaire ; Au lieu du laurier ordinaire , Seront couronnés d'oranger. Cette liaifon qu'elle fe vantoit fauffement d'avoiravec Sapho, me faifoit faire desjugemens d'elle fort avantageux ; car je favois qu'il étoit impoffible d'avoir 1'eftime d'une perfonne  'J°5 L E S O N G E fi fage & fi éclairée, qu'on ne la méritat par de bons endroits. Elle lui envoya, dit-elle, encore un bouquet de fleurs contrefaites &c brodées fort prcprement de fa main, le jour de fa fête, avec ces vers : Sapho, vous le favez, les fleurs de nos jardins Ne durent tout au plus que deux ou trois laatins ; Trop fideles portraits des creurs de nos bergères, Inccnftantes , Iégères; Mais j'ofe vous cffrir des fleurs moins paffagères, Ouvrages de mes mains. Et comme 1'ouvrier s'exprime en fon ouvrage, Ces immortelles fleurs Qui bravent d'Aquilon les plus apres rigueurs, Seront de ma conftance Sc la preuve & le gage. Sapho renvoya ce même bouquet, avec les vers fuivans , a un abbé de fes amis, dont la fête arriva quelque tems après. Souffrez qu'er» ce célèbre jour Ou vos amis vous font la cour, Jc vous donneun bouquet qui ne vient point de Flore„ Qui ne doit rien non plus aux larmes de 1'aurore ; Mais celle qui 1'a fait caufe autant de foupirs Que le printems a de zéphirs. i On connoit fon mérite aux rives du Perme^Te,, Et foit pour fes appas , ou foit pour fon adrefle i Elle vaut bien une dseffe,  de Bocace. 10^ Confeivez donc foigneufement Son charmant & parfait ouvrage; Car ce bouquet affurément Eft de mon amitié le plus précieux g.«ge. Voici les remercïmens de 1'abbé k Sapho» Lorfque Ia froidure Ote a la nature Tous fes agrémens, I Au mois de décembre, Qui peut dans ma chambre Cacher le printems i Qui peut faire naitre Ces brillantes fleurs Que je vois paroitre ? Les doit-on aux pleurs De la tendre aurore ? Ou bien aux ardeurs De 1'amant de Flore ? Celle qui les dore De tant de couleurs Fait plus naitre encore D'amours que de fleurs. Vantons Amarante Dont la mufe enchante. Vantons fes beautés , Louons fon adreffe : De Sapho fans cefle , Chantons les bontés , Que chacun eftime Son cceur magnanirne \ Son efptit fublime,  *0S i. E S O N G ï Ses rares talens, Que malgré Fenvie La parque ennemie Ne touche a fa vie De plus de cent ans. Elle ie vantoit encore d'avoir recu quelques pièces a fa louange, que je veux vous dire : après quoi nous reviendrons a nos moutons. De la pan d'une de fes amïes , en lui envoyant un pot de tubcriufes le jour de fa fête. Qjoique nous foyons condamnées 'A paffer promptement de la vie a la mort, Nous ne nous plaignons point de la rigueur du fort, Puifqu'a mourir chez-vous'nous fommes daftinées. Dans peu de jours, Cloris , vous nous verrezflétrir : Mais avant notre mort nous venons vous offrir ■£i Le plus doux plaifir de la vie. Nos parfums délicats .... Pourquoi donc riez-vous ? Connoiffez-vous quelque plaifir plus doux , Et qui vous faffe plus d'envie ? De la part d'une perfonne qui lui envoya une corbeille de fleurs , Joits lejquelles étoit caché un pe'.it amour d'émail. Ne puniras-tu point, petit dieu que j'implore , L'ingrate qui m'oblige a de fi Iongs regrets». Tu vois que j'ai pillé les richeffes deFlore,  de Bocace. to? Pour en faire un hommage a fes cruels attraits. A mon fecours, amour : viens efiayer encore De lui faire fentir la pointe de tes traits: Mais, helas ! elle rit de ta force immortelle. En te cachant, 11 faut t'approcher d'elle ; Et venger fans éclat ta honte & mes douleurs. Ce jour peut nous aider: 1'occafion eft belle , Sers-toi de ce préfent tirrofé de mes pleurs : Et pour bleffer enfin le coeur de la cruelle , Comme un petit ferpent cache-toi fous ces fleurs. De la part a"un autre , en lui envoyant auffi des. fleurs le même jour. A vos yeux, belle Iris, nous venons nous offrir, Non pour briller le jour de votre fête , Pour orner ce beau fein, ou cette belle tête : Nous vcnons feulement vous parler & mourir. Vous & nous, nous avons les mêmes deftinées : Nos attraits délicats ne durent pas toujours. Pour nous peu de momens, & pour vous peu d'années; D'un état florilTant vont terminer le cours. Toutes ces graces fi touchantes, Ces appas engageans & ces beautés charmantes, Comme nous, orgueilieufe Iris, Perdront bientöt leur éclat & leur prix.. Cependant infenfible aux vceux d'un cceur fidelle ; Vous perdez des momens qui paffent fans retour. Employez mieux cette failon fi belle, Qu'un tardif repentir trop vainement rappelle. Aimez , Tircis, ceflez d'être cruelle, Et confacrez vos beaux jours a l'amour.  iio LeSonge De la part d'un autre, en lui envoyant un miroin Un de vos amans tout nouveau LVous envoye un portrait. Qu'eft-ce qu'il vous en femble ? On ne fauroit vous donner rien de beau, Califte , s'il ne vous reffemble. Voila donc mon préfent; vous n'aurez rien de plus. Ne le trouvez pas laid, au moins je vous en prie. Mais qu'ai-je a redouter ? ah ! je vous en défie , Quand vous aurez les yeux deflus. A un bel efprit de fa connoifance , qui avoit perdu contre elle une gageure, dont les conditions étoient : que , qui perdroit devineroit ce que le gagneur fouhaiteroit en payement. <; ous le difciple d'Apollon , 2?; ourri dans le facrévallon, >; ontant fouvent fur le Parnaiïe ; js, breuvé tant de fois dans ces divines eaux, rj ont boivent a longs traits Segrais & Defpreaux : ;a empli de leur génie , occupant même place , i—i nftruit enfin par tous nos demi-dieux, Qi ageur avec'cela, trouvez ce que je veux. > deviner encor Phoebus doit vous inftruire , t-i es chemins font frayés , il n'a qu'a vous conduire. II paya l'acroftiche & ia gageure par un madrigal , au bas d'une devife, qui repréïentoit un croiffant dans le ciel avec ces mots : Non fi vede tutta.  de Bocace. m On ne me voit pas toute entière , Et de quelque fplendeur que je brille en ces lieux, Je cache encore plus de lumière Que je n'en fais voir a vos yeux. Suite de ïhlfioire de £'Efprit & de fa veuve. Cette devife pouvoit convenir a l'efprit fourbe & diffimülë de ma maïtrefTe ; mais elle dépeignoit encore mieux la modeftie d'une charmante perfonne, a qui cela étoit véritablement adreffé. Je n'ai fu que long-tems après mon mariage que c'étoit d'elle de qui ma faufle mufe empruntoit toutes les jolies chofes que je viens de vous dire. C'eft une de ces filles extraordinaires, que je regarde comme des prodiges. Elle eft belle ; elle eft fage : fa conduite eft admirable ; elle a de l'efprit infiniment, & ft peu d'oftentation , qu'elle cache, autant qu'elle peut, les talens qu'elle a pour la poéfie. Ma maitrefle qui cachoit avec le même foin fes mauvaifesinclinations, étoit devenue fon amie par le hafard, qui affemble fouvent des gens d'un caraftere fort oppofé. Elle s'attribuoit fes ouvrages, ne doutant point que la perfonne dont ils venoient, n'aimat mieux lui en céder l'honneur que d'avouer qu'ils partoient d'elle.  *<* Le S o n g e D'ailleurs, elle favoitque je ne la connoifïbis pas: elle jouoit a jeu sur avec moi, & c'eft par-la qu'elle commenca de me tromner. Favori, fon petit chien de Boulogne, mourut dans le tems que je lui faifois l'amour. Cette perïe lui fut plus douloureufe que n'eüt été celle d'un de fes enfans. Un honnêfé homme'efl fouvent moins regretté par fa femme , qu'elle ne regretta fon chien. Elle pleura , le baifa rn^rt, le fit enfevelir dans du taffetas blanc, & enfin le fit enterrer dans fon jardin avec tant de cérémonies, qu'il ne manquoit a cette pompe qu'une oraifon funèbre. Vousfavez, ou.peutêtre vous ne favez pas, que je me fuis mélé autrefois de faire des vers ; je crus être engagé d'hormeur a faire ma cour par une épitaphe , que je préfentai le jour de 1'entcrrement. La voici : Ci git le- plus beau des toutous , Dont le deftin nous fait envie, 11 fut careffé de Sylvie, Et de tous fes amans fit autant de jaloux. II paffoit les nuits auprès d'elle : II eft expiié dans fes bras , Elle pleure encor fon trépas , Et n en feroit pas tant pour un amant fidelle.' Cher  de Bocace. u| Cher paflant qui lifez ces quatrains affligeans, Nous ferons tous ainfi du trépas les conquêtes , Mais convenez qu'on voit des bêtes Plus heureufes que bien des gens. J'en achetai un autre deux jours après d'une beauté du moins égale a celle du mort. Je le parai de rubans , & d'un riche collier , & le fis porter dans la cour de la maifon oii logeoit ma maitreffe , par une perfonne adroite qui en fortit fans être appercaie. Le petit chien entra feul dans une falie baffe , oü ma beile travailloit k quelques ouvrages , avec quatre ou cinq femmes de fes amies. II fembla que ce petit animal avoit le difcernement de connoïtre pour qui 1'on le deflinoit; car il fut directement faire fête a celle k qui je 1'envoyois, & ne fit pas compte des autres. On fut charmé de fa gentilleffe , ók de trouver un billet k fon cou, qui contenoit ce compliment : Je viens de la part d'unbarbon, Qui comme un jouvenceau va femant des fleurettes , Vous affurer qu'il rit avec mille coquettes, Et n'aime que vous tout de bon. Le ciel 1'a fait d'humeur badine: II court la brune & la blondine, A to ites il fait les yeux doux , Et fon coeur cependant ne brüle que pour vous." Auprès de vous ma réftdence Vous garantira fa conftance. H  ji4 LeSonge Si quelque bichon éventé Vient me faire la caracole., Avec même légéreté , Je faute Sc fais la capriole « Et je fuis pourtant le fymbole De la pure fidélité. On devina facilement de cruelle part venoït le petit Bolonois. Quoiqu'il fut le bien - venu, & qu'on eüt deffein de le garder, on me le renvoya le lendemain, avec une remontrance qu'il me faifoit fur les mêmes rimes. Vous penfez , tnonfieur le barhon M'envoyer débiter vos trompeufes Fieurettes Chez Philis feulement ; tandis qu'a cent coquettes Vous faites l'amour tout de bon. Mais comme vous d'humeur badine, Ja voudrois courre aufli la brune & la blondine. Penfez-  de Bocace. 123 De s'engager ne feit ja grande envie. Soi martyrer , fouffrir gregnieur tourmenr , Ainfi qu'a vous , a moi (emble folie. Mais a Tendfoit de la belle Clelie Bien n'e.n jugez : point n'entroit en furie Quand lui faifoit Aronce tendrement. L'Asnour Or , quant a moi pour héros de roman Point n'ai de goüt : fi voudrois feulement Que loin d'amour vertu ne fut bannie : Et fi n'aimoit preux & gentil amant , Trop bien pourrois fuivre toute ma vie. , L'Amour, Les plaifirs innocens ne font pas toujours défendus dans la pénitence. On y en goüte quelquefois de plus doux que dans la crapule des voluptés; & je vous donne de tems en tems des vers comme des confolations fpirituelles, & des adoucifTemens k la peine que vous avez d'être ici : mais pour fuivre le fil de mon hiftoire, il faut pour un peu de tems laifler repofer nos mufes. Je ne fais fi mes balades furent caufe de Ia conclufion de notre hymenée ; mais il eft certain que peu après les avoir faites, je trouvai' ma veuve plus traitable , & plus difpofée k figner un contrat. Cette affaire fut conclue avec un défintéreffement, de ma part, qui auroit fait de l'impreflion fur une ame I  Le S o n g e, plus reconnoiffante. Les premiers jours ie notre urtiou fe pafsèrent agréablement: nous fümes affez cdntens 1'un de 1'autre; mais cela ne dura pas. Les manières honnêies de la maïtreffe ne furent plus celles de la femme. Je vis bien-töt la métamorphofé d'une coIombe en ferpent, & connus a regret que mes premières complaifances, ou piutöt mes premières foibleffes , avoient contribué a ce changement. J'efTayai en vain de diffiper ces vapeurs, qui menacoient mon repos de fréquens orages. Je m'en étois appercu trop tard ; le mal étoit incurable : il n'y avoit plus de parti a prendre que celui de le fouffrir , & les remèdes avec lefquels j'efpérois de 1'adoucir ne fervant qu'a Punter, je fus contraint de ployer les épaules, & de céder k ma deftinée. Ma nouvelle époufe n'étant pas contente de partager avec moi 1'autorité , 1'ufurpa toute entière : je n'eus plus que le nom de maïtre. Elle difpofoit de tout ce qui m'appartenoit, comme fi je n'y avois eu aucune part. Elle faifoit dans mon domeftique des changemens continuels , & un vacarme perpétuel. Enfin elle fe donnoit des airs de fupériorité, qui n'auroient pas été fupportables, quand elle  de Bocace. izj feroit fortie de la tige des Ce/ars, Sc moi de ia iie du peuple. Vaine Sc fuperbe au dernier point, elle me parloif continuellement de fa qualité, comme fi je n'avois pas connu fa maifon , Sc que la mienne lui eüt été fort inférieure. Eile era étoit fi entêtée, que je crois qu'elle alloit moins a Féglife pour prier Dieu, que pour y voir dans la chapelle de fes ancêtres quelques vieux écuffons de leurs armes. Cependant, en dépit d'elle, fon orgueil n'avoit rien de noble : tous fes fentimens Sc toutes fes manières étoient baffes : elle ne connolffoit pas même ce qui a du rapport a la véritable nobleffe ; & quoiqu'elle méprifat fort la moderne, elle entroit fouvent dans fon caraélère , en affeöant de fe diftinguer par une fierté ridicule , Sc par un falie outré. Elle s'appliquoit inceflamment h cenfurer tout le monde. Je n'ai jamais pu lui faire comprendre le droit naturel que chacun a dé vivre a fa manière : elle contröloit les équipages , les ajuftemens, les armoiries , les démarches : rien ne paffoit devant fes yeux fans être défapprouvé ; elletrouvoit h toutes chofes du trop, ou du trop peu, Sc paroiffoit avoir une autorité fouveraine pour condamner toutes les aöions d'autrui.  12& LeSonge Le mérite fans parchemin étoit a bas prix chez elle. Le pks grand nigaud de 1'arrièreban y étoit plus honoré qu'un homme de guerre, dont la fageffe & la valeur ne font connoitre le nom que depuis trente ans. Elle prenoit avec chaleur le parti de la plus fotte gloire , jufqu'a défendre le terme impertinent dont un prédicateur de bonne maifon fe fervit un jour en prêchant dans un village d'Italie. La crainte qu'il avoit de déroger, en appellant des payfans, meftieurs , mes frères,mes chers auditeurs, 1'obligea de ne point appeller autrement ces gens-la, que canaille chrétienne. Quand je b.lamois cette ridicule expreffion, elle fautoit aux nues , & me menacoit des foudres du ciel, comme un impie. Je perdois mon tems , quand je lui remontrois que le fang de tous les hommes eft de même couleur : que nous n'avons tous qu'une même origine : que celle des titres ne vient que des belles adions & des bonnes mceurs de nos ancêtres : qu'il fe trouve des gens de peu de naiffance, dont les ames ont plus d'élévation que n'en ont celles de certains tyrans de village , dont elle faifoit cas. Que *% charge ou 1'emploi font la qualité , fur laquelje nous devons régler nos refpefts; mais que la vertu feule faifoit la noblefie, & que  DE BOGACE. ïlj i'on devoit plutot accorder fon eftime a ua bonnête homme roturier, qu'a un baron de la plus vieille roche, dont les laquais même difent entr'eux avec mépris : c'eft un yvrognei c'eft un avare: c'eft un brutal: c'eft un fat. Ses hauteurs & fon arrogance m'ayant fait connoïtre qu'au lieu de paix & douceur , je n'avois introduit chez moi que trouble .& chagrin ; je commenc;ai a m'y ennuyer fi fort, que je ne pouvois plus y refter. Je ne trouvois point de maifon, telle qu'elle fut, pire que la mienne. Quand la nuit m'y rappelloit, j'y retournois aufli trifte qu'un prifonnier , «pi après avoir rompu fes fers eft repris, & reconduit dans fon cachot. J'y voyois une femme qui ne confultant jamais mon inclination, ne fuivoit que la fienne, foit dans fa manière de vivre avec tout le monde , foit a ce que 1'on me fervoit a table, foit aux dêpenfes exceflives qu'elle faifoit. Elle croyoit être en droit de difpofer de mon bien a fa fantaifie. N'ayant pas jugé k propos un jour de la faire tréforière d'une fomme confidérable, que je recevois : elle me fitautantde reproches, que fi je lui en avois fait un vol. J'avois beau lui repréfenter amiablement 1'injuftice de fes fentimefis : elle recevoit mes remonrrances comme des injures. S'il m'en  12.8 L E S O N G E • échappoft quelquefois malgré moi, les vapeurS Ia fuffoquoient, la gorge lui enfloit. Quoique je ne fuffe que trop bon, elle me faifoit paffer pour le plus brutal de tous les maris, & avoit la malice de citer ces états oü fa foibleffe & fon orgueil 1'avoient mife , comme des témoins irrécufables des mauvais traitemens qu'elle fuppofoit que je lui faifois. Enfin la connoiffant incapable de prendre de la raifon, & craignant qu'il ne lui en coütat la vie ; après avoir beaucoup fouffert de fes caprices , je tombai dans une trifte indifférence pour toutes chofes : je laiffai couler 1'eau ; je ne m'embarraflai plus de ce qu'elle faifoit, & ce que je foufFre encore a préfent, eft en partie un jufte chatiment de ma tiédeur k réprimer fes outrages & fes injuftices. Cette indulgence acheva de la gater. Ofant tout impunément, elle continua de mettre en pratique'ces vertus dont votre ami vous a fait de fi pompeux éloges. J'y veux ajouter des circonftances qu'il a fans doute fupprimées pour épargner fa modeftie , en cas que le rapport avantageux qu'il vous faifoit d'elle, vint un jour k fa connoiftance. N'sgnorant pas que Pembonpoint & 1'éclat du teint font deux grairis de beauté qui eraportent quafi tous les autres, elle travailloit aftidument  d e B o c a e i; 119 kfïidument a les acquérir. S'il y avoit au jnarché une bonne pièce de gibier, c'étoit a quelque prix que ce fut pour la bouche de madame. Les ortolans, les faifans , les petits pieds étoient fes mets ordinaires. Elle n'épargnoit non plus ces chofes dans leur rareté , qu'on fait aux champs les fruits les plus communs dans leur faifon. II n'y avoit pour elle ni carême, ni vigile, ni quatre-tems. Si elle mangeoit bien, elle ne buvoit pas mal. Les vins & les liqueurs paroiffoient chez moi fous tant de noms différens, que je n'ai pas eu affez: de mémoire pour en retenir la dixième partie. II lui falloit a chaque repas trois fois plus de vin qu'un honnête homme n'en boit a fon ordinaire : elle s'eny vroit affez fouvent avec des femmes de fon humeur. Elles pouffoient quelquefois la débauche jufqu'a 1'excès : les plus fameux libertins ne 1'outrent pas davantage ; & dans le tems qu'alle chantoit des chanfons diffolues, & qu'elle jettoit fes coëffures dans le feu, elle s'applaudiffoit de fes emportemens & de fes faillies de bacchante, en difant que la vigne avoit été plantée pour elles comme pour nous : qu'elle ne vouloit pas fe fingularifer'en ne buvantque de 'eau, ni fe priver d'un plaifir que notre fiècle, plus heureux que les autres, commencoit a mettre I  £ E S O N G É en ufage parmi les dames. Si vous aviez vil fa trogne vermeille & entendu fon caquet, vous l'auriez prife en ce tems - la pour une folie ou pour une furie. Vous avez beaucoup perdu de n'avoir pu faire connoiffance avec elle. Vous auriez eu, fouvent ce régal, Sc l'auriez trouvée telle que je vous la depeins. Car je ne penfe pas que les jeunes qu'elle a faits pour le repos de mon ame, aient été capables de 1'amaigrir, ni mon abfence trifte pour elle au point de lui faire perdre la parole &Z ïegoütdes plaifirs. Elle avoit autant de complaifance pour fa beauté , qu'une jeune fille qui en a befoin pour fuppléer au peu de bien qu'elle doit avoir en mariage. Elle s'occupoit fouvent a diftiller , & a faire des patés. On ne voyoit dans fon cabinet qu'herbes , racines , feuilles , alamï>ics, matras, cornues, fourneaux, & tout 1'attirail des chymiftes. Elle avoit plus de fioles Sc de boïtes qu'un apothicaire. Elle ne manquoit point foir & matin de fe faire rafraïchir les entrailles avec de 1'eau de rivière ou de Poxicrat. Quand elle alloit aux étuves, dont je croyois qu'elle devoit revenir bien nette, je la trouvois a fon retour aufïï fardée qu'auparavant. Elle fe platroit fi copieufement Ie vifage, qu'un jour m'étant approché d'elle  de Bocace. ijr plus prés que de coutume , mon nez s'appercut plutöt que mes yeux , des couches qu'elle s'étoit donnée : je me barbouillai les lèvres, &c failiis k vomir. Elle étoit ravie quand elle pouvoit afïémbler un confeil de deux ou trois de ces créatures favantes en 1'art de rendre belles, qai nettoient les dents, & rafent avec un filet de foie ce coton prefque imperceptible qui ombrage toujours un peu le teint. Ces fortes d'ouvrières , comme vous favez, font affez communes chez nous ; mais leurs vifites, non plus que celles de certaines marchandes qui vendent aux toilettes des dames, n'apportent ordinairement rien de bon aux maris. - Je ne viendrois pas k bout en quinze jours de vous dire ce qu'elle faifoit pour plaire k tout autre qu'a moi. Cependant elle avoit beau faire : non fiu cbji bdla fcarpa, che non diventafie brutta ciwatta. Elle n'étoit plus jeune, & prenoit fouvent des peines inutiles; le plus riche foulier devient a la fin fiavatte. Elle maudiffoit le foleil, le grand air, le clair de lune, le ferein & les brouillards, s'ils ne prenoient fon tems pour régner dans la nature. La pluie , le vent, la pouflière & la fumée , étoient fes ennemis irréconcili :bles ; §c fi par malheur une mouche fe poloit fur  'i3* LeSonge fon vifage lorfqu'il étoit fraïcherr.ent verniffé, elle en étoit auffi fcandalifée & aufli émue, que fi elle avoit rec;u un foufflet. Un jour que fon teint étoit fait tout de neuf, un de ces petits infeftes volans s'étant arrêté fur un carreau de vitre, elle 1'appercut, & fit fon pofïïble pour 1'attrapper avec la main. N'en pouvant venir a bout, elle fe mutina fi fort contre cette pauvre beffiole , qu'elle la pourfuivit pendant deux heures dans fa chambre, tantöt avec un balai de jonc, tantöt en lui jettant une orange : elle fe décoëfFa pour lui jetter toutes les pièces de fa ccëfFure les unes après les autres. Ce plaifant manége vous auroit diverti, fi vous 1'aviez vu. Enfin elle courut tant après fon ennemie qu'elle la laffa , & 1'écrafa avec une rage qui 1'auroit fait crêver elle-même, fi elle ne fe fut contentée. Que n'avoit-elle pour lors la lance & 1'épée de fon trifaieul ? Ce fameux duel auroit illuflré fes preuves de chevalerie, & lui auroit fait plus d'honneur que 1'accolade qu'elle recevoit fouvent. C'étoit bien pis quand elle entendoit la nuit le bourdonnement d'un coufin. A quelque heure que ce fut elle faifoit lever valets & fervantes ; elle vouloit que chacun entrat dans fon reflentiment ; toute la maifon étoit en  de Bocace. 135 rumeur : elle ne fe rendormoït point qu'on ne lui eüt apporté mort on vif le petit impertinent qui avoit eu 1'audace de troubler fon repos. Quand je Fépoufai , elle avoit prés de quarante ans, Sc ne s'en donnoit que vingthuit. Elle avoit beaucoup de cheveux blancs, qu'on appelle ironiquement des quittances d'amour. Cela ne plait point aux femmes : on a beau dire que tête de folie ne blanchit jamais, elles ne veulent point pafier pour fages par cette obfervation. Dieu fait avec quel foin la mienne fe les faifoit arracher. Une fille y employoit tous les jours des heitres entières« & répandoit fur fa tête plus de poudre Sc d'effence , qu'il n'en faut pour la perruque d'un petit maitre. Craignant enfin de devenir chauve, il fallut renoncer a eet inutile foin, & fe parer de cheveux pofticb.es, pour ne pas convaincre le public de la fauffeté du. proverbe. Lorfqu'elle s'habilloit elle avoit befoin de trois ou quatre miroirs ; elle fe tournoit comme un godenot : un pli, un rien 1'occupoit la moitié de la matinee; ce n'étoit jamais faif. Si fa femme - de - chambre n'exécutoit pas k point nommé ce qu'elle lui commandoit, elle lui difoit des duretés qui me faifoient confi» I iij  tj4 L è s o tt ó ë dérer la fervitude comme la eonditlön la plus malheureufe de la vie» Lorfqu'on la venoit voir, elle confultoif fes amies fur fon ajuftement: on opinoit, &c 1'on déiibéroit avec aurant d'application que s'il fe fut agi d'une affaire d'importance. Elle fe promenoit gravement dans fa chambre, pour faire voir fi tout alloit bien; & quand je lui demandois pourquoi elle fe donnoit tant de peines , elie me répondoit effrontément que c'étoit pour me plaire , mais qu'elle avoit le malheur de ne pouvoir y réuffir; que je la laiflois fouvent pour courir après des grifettes. Elle en avoit bien menti : elle m'avoit tellement rebuté des femmes, que je les fuyois toutes, &z m'appercevois au contraire que les blondins lui tenoient fort au cceur ; car s'il paiïoit devant elle quelque joli homme, elle fe rengorgeoit comme un coq d'inde. Si 1'on fle jettoit pas les yeux de fon cöté, c'étoit une injure. Si on la voyoit fans louer fes appas , c'en étoit une plus grande. Si on la cajoloit , ou qu'en palfant on dit quelque chofe a fon avantage, elle étoit tranfportée de joie tout le refte du jour; & fi elle reniarquok qu*on prit plus de plaifir è confidérer quelqu'autre objet \ elle étoit hors d'elle j & s'en prenoit a tout le monde,  bé Bocace. ij^ Ëlle aimoit les lerénad'es, le bal, les cadeaux, les fpettacles; cependant elle ne s'y divertiffoit point quand elle devoit ces plaifirs a d'autres femmes. Elle croyoit qu'aucune ne méritoit mieux qu'elle d'en faire les honneurs. Le dépit qu'elle en avoit paroiffoit dans fa contenance embarraffée , &C fouvent éclatoit par des traits de mauvaife humeur qui troubloiént quelquefois la fête. Sont - ce la les geiles glorieux, les traits d'efprit, 6c les mei-veilles que votre ami vous racontoit de mon illuftre moitié ? Aucune femme afturément ne la furpaffoit en gentilleiïe , fi 1'on peut appelier gentilleffe , s'habiller 'comme une comédienne , 6c profeflér toutes les'maximes des plus effrontées coquettes. Vous pouvez juger fur cela combien mon front eut d'afïauts a foutenir. Je pris vainemenf toutes les précautions que la prudence humaine infpire pour s'en garantir, elles furent inutiles , & je ne dois m'en prendre qu'a. moi. J'avois appris a mes dépens k quoi Ton s'expofe quand on fe marie. J'étois devenu libre; je devois me tenir comme j'étois; mais on ne peut éviter fa deftinée : les mariages fe font au ciel, & les cocus en terre. Demander dé la conftance a une femme;; c'eft demander une' chofe contre nature ; 6c I iv (  Ie Son g e je trouve qu'une des plus grandes foibleffeg du cceur humain, c'eft d'être lenfible è leurs infïdélités. On s'y doit attendre , & n'en être pas plus furpris que de voir au nord une girouette qui deux momens auparavant étoit tournée du cöté du midi. Qu'une femme brife des nceuds qu'elle avoit formés pour toute fa vie ; qu'elle fuccombe aux charmes d'un nouveau venu, j'ai pitié de fa foibleffe. Qu'elle prenne foin de la cacher, &c qu'elle choififle un galant affez fage & affez amoureux pour fauver fa gloire du naufrage; qu'enfin elle foit affez maïtreffe de fa paffion pour ne point donner de fcène au public, je loue fa difcrétion, & ne défefpère pas de fon falut; mais je ne lui pardonne point quand elle joint 1'effronterie a la lubricité, & qu'elle eft infatiable , comme celle dont nous parions; car fon feu ne s'éteignoit non plus que celui des veftales, quoique bien différent. Tout ce que pouvoient faire dix ou douze de fes amis n'en diminuoit point Fardeur. Mais je ne dois pas toucher davantage cette corde. Je fuis ici pour vous guérir: plus je vous repréfenterois votre maitrefle de complexion amoureufe, plus votre cfpérance fe nourriroit, & mon remède vous feroit plus de mal que de bien. Je vous conteraifeulement une aventure qui  de Bocace. 137 m'apprit ce que je ne voulois pas favoir. Je fortois un jour de chez moi: je rencontrai au bas d'un efcalier, qui conduifoit a Fappartement de ma femme , un laquais, qui tenoit un paquet a la main. Je m'informai de lui ce que c'étoit; le myftère qu'il m'en fit augmenta ma curiofité. Je lui pris ce paquet & 1'ouvris. J'y trouvai deux portraits en mignature, qui avoient tous les traits & la reflemblance de mon époufe. Celui fur lequel je jettai d'abord les yeux, faifoit voir fon bufte dans une balance , qui étoit élevée comme la plus légere, quoique 1'autre qui 1'emportoit fut vuide. Ces deux mots étoient écrits au-deffus : levior aura , qui Faccufoient d'être plus légère que le vent. L'autre repréfentoit dans le ciel une pleine lune, avec ces mots : hac ut illa, pour montrer qu'elles étoient changeantes Fune comme l'autre. Une troifième pièce accompagnoit ces deux - la. C'étoit une lettre écrite par un homme que j'avois cru jufqu'alors un de mes meilleurs amis, mais qui 1'avoit été feulement de ma femme, & ne Fétoit plus. Je lui portai moi-même ce beau préfent, fans lui expliquer les emblêmes de ces repréfentations malignes de fon vifage & de fon coeur. Ne fachant pas le latin , elle ne comprit pas d'abord la force de ces peintures. Elle crut qu'elles venoient de  138' Le S ö n g e inoi; elle èn parut charmée, & fon errëuf.aHa' jufqu'a s'imaginer que je reprenois pour elle mes anciens erremens r de galanterie. Quand elle ëut bien confidéré & bien admiré"ces petits tableaux , je lus tout fiaut la lettre qui les accoinpagnoit. Voici ce que j'y trouvai : ■ « Je fuis affez heureux pour n'être point afiligé de votre inconihmce. Damon, Lifandre, Oetave, & cinq ou fix autres compagnons de ma bonne fórtune ne la partageront plus avec moi; je leur en abandonne volontièrsmapart. Vous me démandates ces jouYs paffes fi j'avois encore le portrait dont vous m'avez fait préfent. Je vous en envoie deux copies , qui vous refiémblent mieux que eet original, que j'ai jetté dans la boue. Je me fuis avifé de le mnltiplièr, &i de vous 1'envóyer doublé, afin que vous eüffiez moins de peine a-vous reconrioïtre, & que vous ne penfiez pas que la vateur-de votre tableau m'oblige de le gardêr.' Vous trouverez votre compte a cela, paree que vous avez pour maxime , que deux valent mié'ux qu'un. Adieu, madame, j'ai trop d'indifférence pour vous faire des reprochés, & trop de fincérité pour vous dire que je fuis votre ferviteur , Ergaste. » Je n'ai jamais fu d'autres nouvelles des affaires d'Ergafte avec ma femme. Vous pouvez  © e Bocace; 139 Cröire que je lui dis mon fentiment. Elle me foutint, malgré tout ce que je voyois , que cela ne s'adreflbit point a elle, paree qu'il n'y avoit point d'adreffe fur le paquet. II étoit ( difoit-elle) , pour une de nos voifines, qui avoit un peu de fon air: !e laquais avoit pris une porte pour 1'autre , ou avoit confondu 1'ordre qu'on lui avoit donné. Je la devois connoïtre incapable de donner la moindre entorfe k la fidélité conjugale; enfin, elle me dit des injures , &l je fortis plus honteux qu'elle en faifant réflexion a deux chofes fort vraiês: c'eft qu'un mari eft toujours le dernier informé des intrigues de fa femme, & que nos meilleurs amis font ordinairement ceux qui nous trompen t. Etant forti , je fus me promener tout rêveur dans un jardin ; je m'affts fous un berceau, & tirai de ma poche un livre que je n'avois point encore lu. II s'intituloit , Nouveaux Conus en vers. Je 1'ouvris , & tombai juftement fur un fait propre k me donner de la confolation. II y fervit efrëctivement , & par reconnoiflance je i'ai confervé tout entier dans ma mémoire. Je vous en ferai part en réveillant votre attention au nom des mufes,  Ï40 L E S O N G É L' ESPRIT FORT, C O N TE. Il eft des cceurs bien faits que rien ne dêcourage: Qui choififfant toujours le parti le plus fage , Défarment la rigueur des deftins ennemis , Et par des fentimens qu'un fort efprit fuggère , S'élèvent noblement au-deffus de la fphère Oü leur planette les a mis. Life étoit jeune & belle, & fon époux Damis Cachoit fous fa perruque un crane a cheveux gris, Life avoit cent vertus , Damis étoit bon prince. Leur parfaite union paffoit dans la province Pour un tniracle de nos jours. Jamais tant d'agrémens, jamais tant de fageffe Ne firent honneur a Lucrèce , Et jamais tant de foins & de tendres amours N'accompagnèrent la vieilleffe. Rien ne manquoit enfin a leur félicité. Barbe grife & jeune beauté Font ordinairement un mauvais attelage : Cependant tout rouloit fi bien dans ce ménage Qu'au bout de 1'an le bon feigneur Vit arriver un fucceffeur. Tandis qu'avec plaifir il élève 1'enfance De eet aimable rejetton, Un jubilé furvint en France. On fait qu'en ce tems d'indulgence Chacun demande a Dieu pardon.  de Bocace; 141 Le pécheur prend la difcipline. D'un zèle tout dévot les chrétiens font touchés. On reffaffe les vieux péchés, Les gros & les petits, tout paffe a 1'étamine. Aux pieds d'un direéïeur , la dame un beau matia, Avec un repentir fincère, Déclara nettement que Ie petit Colin N'étoit pas le fils de fon père. Alte-la 1 dit le confeffeur , Pour un confiteor vous n'en ferez pas quitte ; II en faut deux au moins ; ce crime fait horreur : Faüt-il qu'injuftement votre enfant deshérite Un légitime fucceffeur i 11 faut , madame, vous réfcudre A confeffer ie fait a votre époux , Sans quoi je ne puis vous abfoudre. C'eft m'expofer ( dit-elle ) a fon jufte courroux. Le beau compliment a lui faire ! Je m'en fuis accufée a bien d'autres qu'a vous, Qui n'ont jamais trouvé eet aveu néceffaire. Telle condefcendance a damné bien des gens , ( Répliqua le Pater ) : Confeffeurs obligeans Paffent légérement aux ames criminelies Des péchés dont ils font auffi coupables qu'elles , Quant a les pardonner ils font trop indulgens ; Pour moi je ne fais point flatter les infidHes. Elle fe leve , part , & fut dès ce moment De home & de douleur faifie. La pauvrette n'avoit qu'une fois feulemenr Ce£Té d'aimer fidellement, Et s'en étoit ( dit-on ) mille fois repentie. La voila dans un embarras  14* Le S o n g e Qu'on ne peut exprimer. D'un cöté 1'aventuré E:oit a dig rer trop dure Pour le feigneur Damis. On craignoit fes éclats ; D'autre part, le falut, 1'enfer & le trépas , Et du confeffeur 1'ordonnance , Requeroient telle pénitence. ii fallut fuccorr.ber , & d'un mortel chagrin Tomber dans une maladie Qui lui penfa coüter la vie. Sur le rapport du tnédecin. Son époux connoiflant que la mélancolie Alloit couper la trame de fes jours, La pria d'en dire la caufe. Elle veut Pen inftruire , & jamais elle n'ofe. Ofe tout ( dit-il ) mes amours , Rien ne me déplaira, pourvu que tu guériffe. Quoi ! faut-il qu'un fecret te donne la jauniffe ? Et qu'une femme meure a faute de parler; Cela feroit nouveau. Je vais tout révéler , Puifqu'auffi bien ( dit-elle ) un irépas favorable Dcit bientót terminer mon defiin déplorable. J'étois a la maifon des champs Oü je faifois la rnénagère , Quand la voifine Alix, par des difcours touchans, Auxquels on ne réfifte guères, Me prouva qu'avoir des enfans Etoit a vous chofe impoffible ; Me prona les malheurs de la ftérilité, Qui chez les Juifs paffoit pour un défaut terrible; Puis dans un jour charmant me fit voir la beauté D'une heureufe fécondité.  BI B Ö C A C tii Je me rendis , 'hélas ! a cette douce amorce ; Et Lucas , Ie valet de notre métaïer, Avec moi fe trouvant un jour dans le grenier ; Je me fouvins d'Alix, & je manquai de force, Je lui parlai ; d'abord il comprit mon langage , Et fur un fac de bied : fac funefte & m'audit...; Faut-il en dire davantage ? De ce malheureux fac notre Colin fortit. A Lucas je donnai je penfe, Quelques boiffeaux de bied pour toute récompenfe. Si je vous ai trahi , je meurs , pardonnez-moi : A cela prés , toujours je vous gardai ma foi. N'eft-ce pas de mon bied que tu payas 1'ouvrage ? ( Lui répondit Damis nullement effrayé. ) Cet enfant eft a moi , puifque je 1'ai payé, Ne m'en parle pas davantage. La belle en peu de tems reprit fes lys, fes rofes, Son embonpoint, fa belle humeur, Colin fut élevé comme un petit feigneur. A la maifon des champs on paria d'autres chofes. Enfin, pour s'épargner d'inutiles ennuis, Ces époux ont vécu depuis , Comme fi du fac 1'aventure , Etoit chimère toute pure. Bel exemple pour les maris, Dont le chagrin jaloux mérite une apoftrophe.: Damis prit en tel cas le meilleur des partis, Et foutint cet affaut en brave philofophe. Des fentimens communs fa raifon triompha. Ce trait fait plus d'honneur a 1'humaine fageffe, Que tout ce qu'on nous dit des fept fages de Grèce.  *44 L E S O N G É L'antiquité a donné le nom de fages aux philofophes. Le chriftianifme 1'accorde feulement a ceux qui craignent Dieu, & perfonne ne doit le refufer a ceux qui ne faifant tort ni au prochain, ni a eux - mêmes, font admirer en toutes chofes leur modération, leur prudence & leur habileté. Notre fiècle plus libéral en gratifie encore d'autres gens, comme les capitaines qui tiennent plus du renard que du lion, les politiques qui vont a leurs fins par toutes fortes de voies, les orateurs qui prennent avec fuccès la défenfe de 1'injuftice, & même ceux qui n'ayant pas cinq fois de patrimoine, font rouler de fuperbes caroffes, & peuvent enrichir vingt héritiers de leurs dépouilles. Mais ce n'eft point par tous ces endroits que ma femme a paffe pour fage dans l'efprit de votre ami : ce ne peut être que par le grand art de la coquetterie , qui doublé a préfent fon revenu , & dans lequel elle eft affez favante pour donner des lecons de rafinement aux plus habiles du métier. Si je lui ai fu bon gré de quelque chofe, c'eft qu'elle n'étoit point encore hypocrite de mon tems. On dit de certaines femmes, que ce font des anges a 1'églife , des diables è la maifon , & des finges dans le lit. Je la trouvois plus uniforme; c'étoit pour moi un diable partout. Je  D Ë -B O c A G E. Je ne 1'aurois jamais foupoonnée d'une manoeuvre dont je luis è préfent convaincu. ÉlW entretenoit un homme qu'elle aimoit, & répandoit lur lui fes bienfaits avec cett'e générofité que votre ami lui attribue; mais& élle étoit généreufe k mes dépens. Elle eu naturellement avare de Ion bien , & prodigue de celui des autres» Sa magnifkence cdnfiftoit dans les habits qu'elle portoit, dans 1'argent qu'elle répandoit a fes intnguantes , & dans les repas qu'elle donnoit fréquemmeht. Mais ce n'étoit jamais k elle que le marchand & le traiteur portoient leurs parties , quarid elles étoient confidérables ; elle fe contentoit de les arrêter, & me laiffoit le foin de les payer. Son induftrie, & ce qu'elle m'attrapoit avec une fauffe clef de ma caffette j fuffifoit non-feulement a fes menus plaifirs, mais encofe è prêter charitablement fur gages , quand un courtier lui offroit un écu a gagner par mois fur chaque piflole. A 1'égard de fes manieres douces & civiles ; on les trouvoit, comme je crois qu'on les trouve encore , dans une grande facilité k faire connoiffance avec tout le monde , & dans une courtoifie univerfelle pour tous ceux qui lui en demandoient. Je m'étonne qu'elle en ait man- K  Ï4Ö L E S O N G E qué pour' vous. Vous êtes peut - être le feul au monde qui s'en plaigne; mais je vous trouve plus heureux que fage , de n'avoir pu obtenir des faveurs que vous auriez dü refufer , quand on vous les auroit offertes. Quoiqu'elle fe piqué de fe connoitre en mérite , elle n'y entend rien. Elle n'a du difcernementque fur les qualités qui rendentun homme propre a la débauche. Si dans fa lettre elle donna des louanges au flyle de la votre , ce ne fut pas un effet de fon bon goüt; ce fut pour vous faire croire qu'elle en avoit. Dans la converfation il faut fe retenir k parler avec elle ; fa langue fe remue dans fon palais comme le poiffon dans 1'eau. Ce feroit un morceau bien délicat pour un antropophage, fi ce que les naturaliftes difent eft vrai, que le membre des animaux qui fe remue le plus fouvent eft le plus favoureux, & le plus facile k digérer. Je ne crois pas que cette maudite langue difcontinue un moment du jour de frétiller; le fommeil 1'arrête a peine ; car elle parle quelquefois en dormant, & ment prefque toujours en parlant. Si je ne craignois de vous fcandalifer, je vous ferois un détail de toutes les imperfeclions que fes habits cachent. Je vous dirai feulement que fon teint qui paroït de lis & de rofes, eft en fortant du lit groffier, livide &z plombé. Si vous  öfc .Bocace. . 147 lavoyiez en ce tems - la, les yeux battus, pa* roiffant plus vieille de vingt ans j avec des cornettes fales , un mouchoir de col auffi maU propte, un manteau fourré & une méchanté jupe; vous en auriezpeur, & le dégout vous preridroit ; fur - tout quand elle eft fur lui chauffe - pied , & qu'elle touffe & crache comme ft elle étoit pourrie. Sa gorge qui paroït affez élevée , ne 1'eft que par le moyen de deux bouchons de laine ; fes mamelies font comme des veffies vuides; elle pourroit ert un; befoin les jetter fur fes épaules , en guife.debefaces. Enfin fon corps exhale des Vapeitfs fi mauvaifes , que fans les fachets de'fenteur, ön ne peut durer auprès d'elle , & dans le lit elle m'empoifonnoit. • Vous êtes peut-être furpris de mWëridre' dire de femblables chofes» J'avoue qu'elles ne feroient point décentes dans la bouche.d'un prédicateur; mais fi la pudeur m'empêche de dire tout ; je ne puis auffi tout fupprimer* j'ai befoin d'un peu de coloquinte pour vous dégouter d'un poifun que vous trouvez agréablë; & je fais ici le devoir d'un bon médecin, qui ne s'attachant pas augoüt des remèdes, n'emploie que les plus propres a la guérilon de fon malade» Votre mal n'eft pasaux oreiiles; Ü eft' Kij  Ï4& L E S O N G E au cceur : je ne puis me fervir de termes affez forts pour pénétrer jufques -la» 11 n'eft pas fufprenant qu'on foit trompé J quand on acbete chat en poche. La plupart des hommes ne favent ce qu'ils marchandent dans le commencement d'un commerce amoureux. On ne s'attache qu'aux dehors : quand après s'y être bien attaché, 1'on examinede plus prés fon emplette , &c qu'on fe trouve abufé par fa prévention , 1'eftime ceffe, on fe dégoute , l'amour finit, & 1'on eft contraint de fauffer des promefles de fidélité qu'on avoit faites trop légè ement. En vérité , fi 1'on examinoit bien toutes les femmes, il s'en trouveroit peu qui fuffent dignes de femblables fermens, Elles ont beau dire, pour fe venger de noti e fagefle quand nous les quittons, qu'il n'y a point d'honnête homme en amour. Leur inconfiance eft moins excufable que la notre ? Car la raifon de leurs défauts nous juftifie, & leur légèreté naturelle les condamne. Ulifle qui pour fa fagefle ■, Fut fi célèbre dans la Grèce Quoiqu'amoureux & bien traité , ! Refufa , malgré fa tendreffe , D'accepter 1'immortalité , A la charge d'aimer toujours une deefle. M, F.  d e Bocace. 149 II eft aifé de comprendre que la vie, en 1'étafr ou je me voyois, avoit peu d'agrémens pourmoi: elle m'étoit a charge; j'avois un preffentiment qu'elle finiroit bientót. Gette efpérance me confoloit-, & je difois fouvent en fortant de mes profondes rëvenes , ces beaux vers qu'une favante fille , prefque toujours infirme^ êt peu de jours avant fa mort., M&d. Bientót la lumière des cieux ;. Aura ceffé de parohre a mes yeux i Bientot quitte envers la nature, Je vais dans une nuit obfcure , Me livrer pour jamais aux douceurs du fommeih. On ne me verra plus par un trifte réveil , Expofée a fouffrir les troubles de la vie» Mortels qui commencez ici-bas votre cour-s,^ Je ne vous portq point envie.: Votre fort ne vaut pas le dernier de mes jours. Viens favorable mort , viens brifer Les liens, Qui malgré moi m'attachent a la vie Frappe , feconde mon, envie.. Ne point fouffrir eft le plus grand des bieas» Dans un long avenir j'entre l'efprit tranquilie» Pourquoi ce dernier pas eft-il fi redoute ? De 1'auteur des hurrtains la fuprême bonté Des malheureux roortels eft la plus sfct afyle. Je tomhai dans une mélancolie qui augmeaé*  M© L E S O N G fi toit par le foin que je prenois de la cacher. Un fond de triftefle paroilfoit malgré moi fur mon vifage, On en devinoit aifément la caufe , & 1'on me plaignoit fans me le dire. Enfin le chagrin fixa infenfiblement les efprits , qui fuffoquèrent le coeur , & je mourus prefque fubitement. Dès que j'eus rendu 1'ame , je eönnus mieux que jamais la noirceur de celle de ma veuve. Elle n'avoit jamais eu une plus grande joie que celle qu'elle refTentit en ce tems- la. Elle n'attendit pas que je fufle expiré pour s'approprier une partie de mes effets. On voit peu de veuves qui ne foient habiles a fuccéder. Celle - ci, pendant qu'on étoit occupé k me donner du fecours, ouvroit mes coffres , & voloit tout ce qu'elle pouvoit a mes enfans. Qn trouve aiiément des receleurs & des receleufes en ces tems-la : il femble qu'il y ait de la charité d'aider une pauvre veuve affligée a piller les héritiers de fon mari. La mienne ne manqua pas de ces ofHcieufes perfonnes pour mettre fes larcins en süreté. Cela fait , elle pcufTa les hauts cris : elle feignit d'être évanoaie ; elle déplora fa deiïinée , & donna des Jgrnies de bienféance a ma mort, tandis qu'au fond du coeur elle maudiffoit la vie dont j'avois joui trop long - tems a fon gré. Eüe porta fi loin U diffimulation, & contrefit fi bien 1'affigée ,  de Bocace 155 que tout le monde y fut trompc. Cependant elle ordonna que mes funérailles fuflent pohïpeufes , pour contenter fon orgueil, & non pas pour honorer ma mémoire. Enfuite, pour fatisfaire plus facilement fon inclination libertine , elle dit qu'ayant defTein de pafier le refte de fes jours dans la retraite, 6c ne pouvant plus habiter une maifon qui lui repréfentoit trop fenfiblement la perte qu'elle venoit de faire > elle vouloit s'éloigner du grand monde, 6c demeurer dans un lieu écarté. Ainfi elle ne voulut point refter chez moi, ni chez perfonne de fa familie : elle choifit dans une rue détournée un petit logis commode, a 1'ufage fecret des plus honteux plaifirs. Mille gens furent édifiés de cette retraite. Ils auroient juré qu'elle n'avoit point d'autre motif qu'une fincère converfion ; 6c 1'on difoit ce proverbe en parlant d'elle : Quand li dïabli fut vieux , le diabli fut hermite. Elle fe logea prés d'une églife conventuelle, oii vous la vites la première fois, Sc dont elle fit un femblable trébuchet aux eunes gens aui s'y trouvent en foule k la dernière mefTe. Elle ne fe contentoit pas d'y faire une capture tous les jours, elle y revenoit trois ou quatre fois avec fa chanterelle 6c fa glu , 6c ne ceflbit point d'y Kiv  L £ S O N G E tendre fes filets. Elle levoit de tems en tems fon voile, tiroit en bas fon coilet, & fe dégantoit pour faire admirer la hlancheur de fa peau, dont l'eclat paroiffoit davantage fur le noir que fur toute autre couk-ur. Vous favez comment cela lui réuffiffoir, puifque vous avez donné dans ces rnêmes piéges. Si - tot qu'elle. étoit dans 1'égüfe , elle envoyoit fes yeux a la petite gue'rre , & les baiffoit modeflement lorfqu'on Ia regardoit. Elle avoit toujours un chapelet \ la main , faifant femblant de dire fes pateaötres. Après i'office, elle s'arrêtoit au bas de la nef fous prétexte de' parler a un religieux, ou è quelques femmes qu'elle connoific-it, On trouvoit- la facüement 1'occafion de 1'aborder: on lui donnet la main ; on la reconduifoit chez elle , & c'étoit une connoiffance faite. Chacun de fes nouveaux amis penfoit avoir trouvé «ne bonne fouu..,: , ne facbant pas qu'un mauvais tempérament & i'interêt la rendoiènt affamée de dupes , & que c'étoit uniquement pour en faire qu'on la. voyoit réguliérernent au fermon , a vepr.es, a comphes,, au falut, quand elle étoit fans compagnie ; car chez .elle, comme chez bien d'autres, la dévotion n'a que les. re-fles du p'aif,r. Hélas 1 fi elle avoit fait pour moi quelques aumónes , ou récité quelques prièrese|e* auroit pirioulager  ÖEÏ30CACE. ijj fardeur du feu qui me dévore. Je lui aurois; pbligation, & ne ferois pas affez ingrat pour m'en faire. Peut - être en faifoit - elle pour quelqu'autre ; car 1'ame d'un homme dont elle a fort regretté la pene , eft depuis peu délivrée.de notre purgatoire. Cependant je fuis perfuadé que le fecours eft venu d'ailleurs , & que fes prieres ( fi elle en fait) ne font que de la fauffe monnoie devant Dieu , dont fa juf? tice ne fe paie point. Ses plus ordinaires méditations font fur les Amadis, fur 1'Ariofte, fur votre Décameron. Quand elle y trouve quelque tour adroit pour parvenir aux larcins amoureux, elle retourne le fablier, & relit deux feis de fuite le même chapitre. Parmi la foule d'amans qui partagent fon ïoifir fuivant 1'ordre du tableau, ellé a un tenant depuis quelques années qui eft payé pour lui fervir de pis - aller. C'eft cet Abfalon que vous avez juftement foupconné d'être bien avec elle. C'eft aufti le même dont je vous ai déja dit quelque chofe. L'outrage qu'il m'a fait autrefois, $c qu'il continue de me faire, n'eft pas tout - a - fait impuni. Dieu permet fouvent que les pécheurs foient chatiés par les mêmes péchés qu'ils commettent; fa femme lui a donné depuis peu \m enfant, dont il n'eft que père  If4 L E S O N G E putatif, &c je lui vois fouffrir fans pitié Ia peine du taüon. Voila la bonne vie que mène celle qui étoit mon époufe , ou plutöt mon fléau. Voila cette honnête perfonne pour qui vous avez fait des folies, que je ne puis ceffer de vous reprocher. Mais il eft tems en parlant d'elle, que je vous mette fur hs rangs pour augmenter vos remords, & vous faire plus promptement mériter le pardon & le falut. Je ne difconvièndrai pas que vous n'ayez été cruellement maltraité ; mais vous m'avouerez que cette perfonne , telle que je vous 1'ai dépeinte , & telle qu'elle eft, r,e méritoit pas que vous fuffiez fi fenfible a 1'affront qu'elle vous a fait de refufer vos fervices. II faut vous parler de vos lettres, & vous apprendre quel en fut le fort, afin que vous acheviez de méprifer & de chaffer de votre coeur celle k qui vous les adrefïiez. S'il vient fouvent dans le lieu oii je fuis des gens du monde qui nous apprennent ce qui s'y paffe, il n'en revient guère du purgatoire fur la terre. Dieu n'accorde que rarement ces fortes de graces ; & quand on les obtient, c'eft pöur faire fouvenir de nóus ceux qui font obligés d'avoir pitié de nos peines, ou pour la converfion de quelque vieux pécheur comme vous.  d ê Bocace. i ^ Mon bon ange m'ayant apporté du ciel une obédience pour aller voir ma femme, j'attendis qu'il fut nuit ; car ce n'eft pas notre coutume de faire nos vifites en plein jour. Elle avoit recu votre première lettre le matin de cette même journée. J'eus la curiofité d'entrer dans tous 'les appartemens du nouveau logis qu'elle occupe, & m'arrêtai quelque tems dans fon cabinet. J'y trouvai quantité de billets doux„ de vers paflionnés , & de pièces nouvelles, dont je crois vous avoir dit qu'elle eft fort curieufe , foit pour fe les approprier, foit pour en favoir le titre , les citer, & pafler pour belefprit chez les gens qu'elle fréquente. Je lus d'abord a la meur du feu que je porte toujours avec moi,.ce quatrain, qui ne me parut pas mauvais. Le foleil ici-bas ne voit que van-ité, DVjnorance & d'erreur toute la terre abonde ; Maïs aimer tendrement une jeune beauté , Eft la plus douce erreur des vanités du monde. Enfuite je jettai les yeux fur des vers Italiens , au bas defquels je trouvai 1'explication en profe Francoife. Paft. Fld. Non far iiolo un volto , ed ante credi. Ponna adorata un nume è del inferno.  'i5 Et leur flamme n'eft plus qüe charbon & que cendre Le mepns qui fuccède a lmjufte froideur Caufe une averfion qui ns fort p]us ^ CJ  i6o L E S O ÜJ G E' Ce qu'on aimoit jadis eft ce que 1'on abhorre; Chacun de fon cóté fon trifte fort déplore : On accufe en fecret les auteurs de fes noeuds f Et le toit domeftique eft un féjour affreux. De-la naiffent par-tout libertins & coquettes , Poifons , affaffinats , éclats, divorces , dettes , Les regrets éternels , & les haines fans fin , Et tout ce que 1'enfer a produit de venin. Enfin, 1'on peut trouver dans le fiècle oü nous fomme$i Prefque autant de témoins que de femmes & d'hommes, Qu'a 1'éiément du froid 1'hymen a du rapport: Que fes peines fouvent durent jufqu'a la mort : Qu'il eft très-peu d'époux contens dans leurs ménages .Que les meilleurs maris, les femmes les plus fages , Amans avant 1'hymen paffent de ttiftes jours, Et qu'on ne s'aime plus dès qu'on fe voit toujours. Gonvenons cependant qu'aux premiers jours du monde i Oü 1'aniour feul règnoit dans une paix profonde } Ce dieu , par 1'intérêt n'étant point combattu , II fuffifoit pour dot d'avoir de la vertu. L'hymen ne batiffant que fur la fyinpatie , L'ardeur de deux époux duroit toute leur vie. Son joug ne leur faifoit qu'un deftin plein d'appas; On ne s'époufoit point quand on ne s'aimoit pas. On fe paffoit alors de témoins , de notaire, La bonne-foi parloit & foutenoit i'affaire ; Le jour d'hymen étoit un favorable jour , La couronne & le prix du véritable amour. L'amour n'eft point fenfible a 1'éclat des richeffes j II fait pour des bergers foupirer des princeffes. Un mélange inconnu d'efprits fympatifans : Forme infenfiblement fes nosuds les plus charmans; Enj  de Bocace. t6% En rotte que deux cceurs dont l'amour fe rendmaitre, Se cheichent quelquefois avant de fe connoitre. Se font-ils rencontrés ; ont-ils fixé leur choix ? ïls font égaux en tout, fuivent les mêmes loix , Forment femblables voeux , portent les mêmes chaines, Goytent mêmes. plaifirs, & fouffrent mêmes peines; Enfin , tant que l'amour occupe deux amans , Ils ont mêmes defirs & mêmes feminiens. L'heure du rendez-vous a tous d ux paroit lente. L'horloge tête-a-tête eft toujours diligente. Jamais, en fe quittant, ils ne fe font tout dit: Leur flamme par le tems jamais ne s'amortit. Ils trouvent des douceurs jufques dans leur foufTrance 3 Le plaifir du retour fait fupporter l'abfence. Ils s'aiment loin & prés, & ce qu'amour a joint, Malgré 1'éloignement, ne fe fépare point. D'un objet qu'on chérit on garde les idéés : On fe parle en efprit , on commerce en penfées , Et 1'amant de retour pouvant s'expliquer mieux , De la félicité difpute avec les dieux. Comme le feu, l'amour unit tous les femblables: Sans un parfait rapport fes nceuds font peu durables, Le taureau ne fuit point la biclie dans les bois. Une belle Francoife a peur d'un Siamois. Une jeune Cloris fuit 1'amant a lunette , Et 1'homme bien fenfé, la folie & Ia coquette ; Si 1'on voit quelquefois pareils affortimens , L'amour n'a point de part a ces égaremens. C'eft la brutalité, 1'intérêt, l'avarice, Qui fous le nom d'hymen donne carrière au vice, Le bon cceur, la vertu , la douceur, la beauté, Font des engagemens 1'exquife voiupté. £  ï6i Le S o n g e Telle étoit amretbis celle de 1'hymenée; Sa chaine étoit pour lors brillanre & fornnée : Rien de mieux afforti que ces couples heureux ; Mais i'intérêt depuis gata de fi beaux nceuds. Le cceur humain devint arobitieux , avare, D'un nom jadis fi doux il en fit un barbare. II connoit le malheur de ia condition, Et ne peut fe guérir de fa corruption. Oui, dans fes paffions , aveugle , volontaire , Il court après un bien toujours imaginaiie, Et ne peut employer fa raifon & fes foins A jouir d'un bonheur qui lui coüteroit moins. Sapho, 'qui de 1'hymen avez fui 1'efclavage, Que vous avez d'efprit, & que vous êtes fage 1 Vous pouviez aifément choifir un digne époux Parmi tant d'afpirans a 1'honneur d'être a vous , Et malgré les beaux feux que fouvent a fait naitre Le mérite éclatant que vous laiffiez paroitre, Malgré la mode enfin. vous avez évité L'appas que tend 1'hymen a notre liberté. La fortune , le rang, la beauté du géniet, Ne font pas a coup-sur le bonheur de la vie. Défions-nous toujours des dangereux attraits Dont 1'hymen embeilit fes funeftes apprêts. Que la vicfime foit de feftons couronnée , Elle n'en eft pas moins a 1'autel condamnée. Craignons un repentir en donnant notre rr.a?n : Affez de gens fans nous ont foin du genre hum?in. Je pris enfuite mon chemin vers la chambrc ae ia aarae; je ia ujuvji qui uuniiun n»« quiiLment avec le feigneur Abfalon. Je re  O E B O C A C E» «nuaiun fauteuil pour les éveiller. Ce bruit fit Ieffet que j'en attendois : ma femme en eut une te e frayeur, qu'elle fit lever fon amant pourallumerun flambeau , qui brüla le refïe ae la muf. S'etantremisaulit&raffurésl'un&l'autre par fa We, ils commencerent a parler du pauvre Bocace, & 4 ,e tourner Jmk^ lena.jam^sétéfifurprife^itfadame^ue de recevoir un pareil compliment dun tel homme. Je ve«x vous en donner le régal, afin de vous convaincre que mes charmes font affez puiffans pour démonter fa gravité d'un phuofophe. Endifantcela, elle fouilla dans -ne jupe &tira votre lettre amoureufe. Abfalonla lut tout haut, & | chaqup période iIs talent des eclats de rire , qui marquoient la P«,teffe & la fférilité de leur génie. Vous aviez b.en profane les reliques du parnaffe : ce qu'if J avoit de plus délicat dans votre iïyle fur. traite par leur ignorante critique, d'imoerrinent&de grofiier. Voyez , difoit-elle , ce tartuffe qui fe mêle d'en coater : vraimeet, dffonl autre, il faut lui donner de joües femmeS' Diro.t-oa a fa mine qu'il feroit fi extravagant ? II mériteroit les étrivieres, de tromper amfi le pubbc. Voifa comme on parloit de vous. Votre favoir fut traité de pédantefque ■ Li>  164 L E S O N G E rien n'a du rapport a votre familie , k votre corps , a votre efprit, qui ne fut méprifé. Ils n'épagnèrent pas même la philofophie d'Arif-» tote, ni les beaux vers d'Homère & de Virgile, paree que vous faites profeffion d'eftimer ces auteurs. Enfuite avec des termes bas & ridicules, ils fe dirent 1'un a 1'autre mille chofes k leur avantage , qui me firent connoitre qu'ils n'étoient pas moins ivres de vin que de préfomption. Enfin ils vous déchirèrent; & pour avoir un nouveau fujet de fe moquer de vous,. ils méditèrent la réponfe qui donna matière a votre feconde lettre , dont le fort (a ce que je crois ) ne fut pas plus heureux que 1'avoit été celui de la première. Je fuis perfuadé que fi le galant ne fe fut pas défié que votre rhétorique lui eüt été fatale tot ou tard , il fe feroit donné plus long - tems le plaifir de voir des lettres de votre facon, & de prêter fa main pour y faire des réponfes concertées, pour vous berner; mais il aima mieux renoncer aux douceurs du facrifice , que de s'expofer lui - même a être facrifié. Sa maïtreffe n'avoit pas accoutumé de lui faire de femblables confidences : rien ne 1'y engagea que la penfée , qu'il étoit impoffible qu'un homme aufïi délicat & auffi éclairé que vous ne pénétrat bientot dans le fecret de fa con-  be Bocace. 165 üuite , ne prit c!u dégout pour la décadence de fa beauté, & ne revïnt plus chez el!e après la première vifite. Elle favoit que vous faites des vers en galant homme; c'eft - a - dire , fans affecter d'être poëte en fatiguant tous les gens de votre connoiftance du récit de vos ouvrages. Elle n'ignoroit pas non plus que votre inclination è la fatyre , vous rend plus habile & moins charitable qu'un autre fur les défauts d autrui, & elle vous hailToit, a caufe d'une chanfon que vous fites il y a quelques années fur une ouverture d'opéra. Elle croyoit avoir raifon de vous en favoir mauvais gré : ce couplet fembloit avoir été fait pour elle, & tous les traits fatyriques qu'on adreflê aux perfonnes auxquelles nous reflèmblons, nous bleflant par réfkxion, révoltent ordinairement notre vanité, & nous animent contre des gens qui n'ont jamais eu deffein de nous offenfer. II n'y a que les bons efprits qui rendent juftice h 1'intention, & ne prennent jamais pour eux ce qui ne fauroit leur faire honneur. Voici ce couplet que vous avez peut-être oublié, & qu'elle n'oubliera jamais. Quoi! malgré nos dégoüts , Votrs croirez-vous Toujours aimable ? Votre fort eft déplorabje : L iij  L E S O N G E Vous fouffrez mille tourmens , Et malgré vos préfens Les jeunes gens Ont du mépris pour vos ans. N'aimez plus, Vos foins font fuperflus : Venus, l'amour, les jeux , les ris, Ont peur des cheveux gris : Et fi vous croyez plaire Et faire Comme en votre printems, Vous perdez votre tems. Vos foupirs, Vos defirs , Vos langueurs, Ne donnent a nes cceurs , Au lieu d'ardeurs, Qu'efFroyables horreurs. Hélas ! comment Se peut-il autrement ? Vous n'avez plus ces traits Si parfaits, Le tems les a défaits : Vos dammes n'ont rien qui nous fiatte , Vous êtes maigre & plate , Votre beauté ne reviendra jamais. Deflus 1'Acheron Déja pour vous le vieux Caron Prend un aviron : Renoncez donc a nos plaifirs : Ne poufiez plus de vains foupirs: Vos appas impuiflans , Vfés , languiffans ,  de Bocace. 167 N'ont plus de pouvoir fur nos fens. Allez voir aux enfers Proferpine , Et fuyez ces lieux charmans , Ou l'amour fait cent jeux aux jeunes amans. Rien n'eft fi laid qu'une vieille badine. Les trois derniers vers de votre chanfon renferment les deux plus mielies injures qu'on puiffe dire a une femme. La vouioir faire fervir de commode , quand elle croit encore être bonne a autre chofe , ('eft nis que de lui arracher le pain de la main ; & le mot de vieille eft la plus outrageante épithère qu'on puifté lui donner, quand elle n'eft pas au-deffus de la médifance par fes vertus & par fa conduite. Mais pour vous achever la relation de mon voyage : las d'un très-mauvais dialogue ; plein d'un charitable dépit, de voir berner un honnête homme : enfin , craignant d'être témoin de quelque chofe d'infame , je quittai triftcment la terre fans donner d'autres fignes du féjour que j'y avois fait. Jufqu'ici vous n'ave.'. pu iaveir que par conjeclure la manière dons on a recu vos lettres. Tous les rapports qu'oii vous a faits ne viennent peut - être pas de gens trop dignes de foi. Ainfi vous avez eu grand tort de vouioir vous poignarder, non-feulement fans raifon , car il n'y en a jamais eupowr une femblable exfraya- L iv  L E S O N G E gance , mais encore pour un mépris dont vous n'aviez pas une entière certitude. Qu'auriezvous fait dans le tems que votre efprit étoit pms foible qu'il n'eft , fi vous en aviez été auffi bien inftruit que vous 1'êtes a préfent ? Je ne doute pas que vous ne vous fuftlez pendu a la porte de votre maïtreffe , comme fit 1'amant d'Anaxarette ; mais fi vous aviez eu le jugement fain , vous auriez eu plutöt envie de rire que de vous défefpérer, en confidérant que cette femme , de la probité de laquelle vous. étiez fi prévenu , n'en avoit pas davantage que Ja plupart des autres. Vous de iez faire réfüexion qu'elles ont toutes la vanité de vouioir paffer pour belles ; qu'elles fe regardent dans les yeux de leurs amans avec plus d'amourpropre que dans leurs miroirs, & qu'elles fe font plus d'honneur du nombre que du mérite de ceyx qui les aiment. Comment celle - la vous eüt-elle pu refufer fon eftime, fi.elle avoit eu la moindre elpérance de conferver la votre ? La plupart ne fonhakent de faire des conquétes que pour la gloire du triomphe ; il leur faut plus d'amans pour la vanité du cceur que pour les befoins du tempérament. II n'y a nulle apparence que votre nymphe, infailliblement charmée d'être encore trouvée jolie, &C ü'avoir engagé un homme qui paffe pour avoir  de Bocace y&j du difcernement, vous eüt montré a fes compagnes par un véritable mépris : il eft plus vraifemblable que pour contrefaire en même - tems la belle & la dévote , & donner une grande idéé de fon prétendu changement de v> al elle vous a fait remarquer, en difant: « Voyez ce » fédu&eur qui a eiii'effronterie de me faire » unedéclarationcrim'nelle; voyez ce démon » qui.confpire contre mon falut, & fait fes » efforts pour corrompre mon innocence ». Peut - être alors s'eft-elle fer«ie de termes plus injurieux; peut-être auffi n'a-t-clle pariéde vous que pour parler ; car il arrivé fouvent que les femmes hachent fur le prochain par cet iinique motif. Quoi qu'il en foit, vous devez ou revenir a cette inconteftable vérité, que les femmes raifonnables font ft rares , que c'eut été la chofe du monde la plus extraordinaire , li celle-la eüt agi raifonnablement; & fi vous avez cru lui infpirer dans 1'automne de fa vie, ce que la nature & 1 'éducation n?ont pu lui donner dans fon printems , votre préfomption vous rend plus coupable qu'elle des maux que vous avez foufferts. Suppofons que le portrait flatteur qu'on vous fit lui reflémblat, peut-on s'imaginer que 1'honnêteté que vous croyiez dans 1'original, allu-  170 L E S O N G E mat dans votre cceur des flammes impudiques ? La vertu n'infpire point le vice , mais 1'air enjoué de cette coquelte , & quelque chofe que aviez ouï dire de fa conduite , vous donnèrent fans^-oute 1'efpérance d'un embarquement heureux. ■ Comment vous êtes vous laifTé prévenir fi fort, que vous n'ayez pas remarqué qu'elle eft fur le retour , & par conféquent peu digne de vos foins & de votre tendreffe ?. Ou fi telle qu'elle eft, vous ne pouviez vous empêcher d'en être épris, comment n'avez-vous pas prévu que le fuccès étant incertain en amour comme a la guerre , vous feriez outré de douleur, fi vous ne r#ufïïffiez pas a vous en faire aimer ? Que n'appelliez - vous de bonne heure votre raifon au fecours de votre coeur ? Elle préferve des coups du fort les plus facheux , quand la paifion n'eft pas encore affez forre pour aveugler tout - a - fait. C'eft une mauvaife excufe que d'attribuer les difgraces a des fatalités auxquelles on ne peut s'oppoier : le monde eft un jeu d'échecs , oii 1'on ne perd que faute de jugement. Quelle folie ! quelle vapeur avoit fi pitoyablement brouille votre cerveau , qüe vous ayez eu tant de fenfibilité pour une fi p etite perte , & que vous ayez moins eftimé votre falut que la poffelfion de  de Bocace. \jf cette malheureufe ! Croyez*vous être fi peu de chofe Sc fi infortuné, qu'il ne foit au monde d'autre bonheur pour vous que la bienveillance de cette perfonne ? Quel plaifir, quelle urilité, quel honneur en pouviez-vous attendre ? Rien autre chofe qu'un éternei repentir d'avoir tenu entre vos bras une louve digne du mépris de tous les hommes. Je ne penfe pas qu'il vous foit tombé dans l'efprit d'être fon penfionnaire , comme 1'aventurier dont je vous ai parlé. Vous avez 1'ame trop belle pour vouioir être un ferviteur k gages , en exigeant un falaire de femblables travaux ; mais fi vous aviez été capable d'une pareille baflefle , vous auriez été bien trompé. Abfalon a dix ans moins que vous , & depuis ma mort elle a retranché par avarice les trois quarts des dons qu'elle lui faifoit. Cela étant, encore un coup, qu'en pouviez-vous efpérer? Qu'elle diminuat le nombre de vos années ? Cela fe pouvoit de celles que vous devez encore paffer dans la vie; mais pour celles qui font confommées, vous n'ignorez pas que la fouftraction en eft impoffible, & que la multiplication des autres ne dépend que de Dieu. Pouvoit - elle vous reudre plus favant ? Oui, fi c'eft en malice: elle n'eft habile qu'en cette fcience ; mais vous  iyi Le S o n g e n'êtes pas curieux des découvertes qui s'y font tous les jours. Efpériez-vous qu'elle vous rnït en paradis par anticipation ? Cela pouvoit arriver, fi c'eft une béatitude temporelle d'être / aimé d'une perfide , qui a donné en fa vie mille preuves de fon mauvais coeur, & qui s'eft condamnée elle - même , par fon liberti-i nage, a une éternité malheureufe. Comptiezvous fur fa protettion auprès des Sénateurs , pour obtenir par le pouvoir de fes charmes quelqu'emploi confidérable dans la république ? Hélas! elle a moins de crédit que vous en ce pays - la. Le fénat n'eft compofé que de perfonnes fages, & 1'on ne voit guère d'homme, jaloux de fa réputation , qui ne méprife ce qui vient de la part d'une femme qui n'en a point. Combien y a-t-il de grands feigneurs qui feroient ravis d'avoir auprès d'eux un homme tel que vous ? Quoiqu'ondife que la fortune ne fuit que fon caprice, lorfqu'elle diftribue fes bienfaits, apprenez que le mérite perd quelquefois beaucoup a n'être pas connu. On lui rend plus de juftice a la cour des princes qu'ailleurs : il y trouve des juges éclairés qui le protégent & le rendent heureux , tandis que dans le refte du monde on fe contente de lui donner feulement les louanges que 1'on ne peut lui refufer. Mais  de Bocace. vous ne pouvez vous jetter è la tête : foit timidité, foit orgueil, vous ne fauriez vous réfoudre a faire des démarches qui vous paroiffent baffes, & qui fouvent font néceflairespour trouver de 1'accès, & s'introduire auprès des grands. Sont - elles plus honteufes, dites - moi, que le joug fous lequel vous vouliez vous foumettre ? Ne parions point des lumières que Dieu a répandues dans votre efprit ; parions feulement des dons que vous a fait la nature. En les conlidérant, vous ne devez pas être affligé d'avoir été méprifé par une femme, mais feulement d'avoir donné dans fes panneaux comme une béte. Sans vous flatter, vous valez mieux qu'elle i malgré fa pommade & fon fard, vous êtes plus bel homme qu'elle n'eft belle femme. Vous êtes mieux fait & plus jeune. Son fexe eft moins noble que le votre. Enfin , a pefer tout dans une jufte balance , elle perd par fon infenfibilité beaucoup plus que vous ne pouviez gagner par fa tendrefle. Non sb a ch'effato L'huom fi metta a periglio , e fi tonnend, Per riportarne una vïuoria poi Che giovi al vinto , e'l vlnchor annoi. Arioft. cant. 20 ,f. 12^,  174 Le Songe Comment 1'homme peui-il s'expofer aux tourmens Que 1'on voit fouffrir aux amans , Et mettre fottement fa gloire A remponer une vifloire Qui couvre le vaincu d'honneur , Et devient a charge au vainqueur ? N'êtes-vous point de 1'humeur de ceux que 1'éclat du rang éblouit de telle manière qu'ils preferent les faveurs d'une comteffe ridicule, k celle d'une bourgeoife accomplie ? On peut dire que ces gens-la n'ont ni le goüt bon, nü'ame belle. Ilentre danscette préférence unintérêt de vanité & de fortune qui ne fait guere d'honneur a la maïtreffe & a 1'amant; au lieu que le généreux délintérefTement avec lequel on s'attache au mérite , en quelque place qu'on le trouve , en fait beaucoup plus a l'un& a 1'autre. La qualité de cette femme n'eft point affez relevée pour faire la féüclté d'un coeur ambitieus. II eft vrai qu'elle eft demoifelle , mais fa nobleffe eft moderne, & fon crédit fort petit. Ses ancêtres fe font faits riches aux dépens de la veuve &: de 1'orphelin. L'avarice, la violence & Porgueil font les principales racines de fon arbre généalogique ; mais quand fes aieux auroient été k bons titres de grands feigneurs , les vices de leur defcendante aviliroient leur fang, puifqu'iis feroient capables par leur noir-  DE JB O C A C E. 17^ ceur de ternir 1'éclat de la plus brillante couronne de la terre. Je pourrois par un plus long difcours vous repréfenter encore mieux que je n'ai fait lesimperleöions de cette perfonne , la folie de votre prévention & 1'horreur du crime que vous méditiez, quand vous vouliez mourir pour elle ; mais je crois vous en avoir affez dit : c'eft a votre tour a parler. Je baiffois la vue tout honteux , & ne favois que répondre. Enfin , pénétré jufqu'au cceur de ce que je venois d'entendre > je dis a l'efprit : Vous m'avez inftruit & corrigé en termes plus doux que mon pêché ne méritoit. Lesvéntés qui viennent de fortir de votre bouche ont produit tout 1'effet que vous en pouviez efpérer. Je reconnois mon illufion : je méprife ce que j'aimois ; je me trouve tout changé. Le crime que je méditois me paroit fi horrible, que fans la confiance que j'ai en la protection de la reine du ciel, dont votre préfence me répond , je défefpérerois de mon falut, 6c me regarderois déjk comme un tifon d'enfer. L'efprit d'un air compatiffant m'interrompk, cn me difant: raffurez-vous contre ces frayeurs' & perfévérez dans le deffein de vous amander ] il n'eft point d'aft ons fi criminelles, que les" larmes du pécheur n'effacent& que la bo.ué  I76 L È S O N G E divine ne pardonne , quand on en fait péni-» tence. Vous avez pêché par ignorance ck par fragilité : vous n'êtes point fi coupable devant Dieu que ceux qui 1'offenfent malicieufement; mais les uns Sc les autres défarment également fa colere par une fincère converfion. L'enfer n'eft fait que pour les cceurs endurcis; & vous me paroifiez fi repentant , que je crois déja votre pêché a demi pardonné. Je vous exhorte a mettre la main a 1'oeuvre pour en arracher toutes les racines. Travaillez-y pour l'amour de vous-même. Songez qu'il s'agit d'un bonheur ou d'un malheur éternel, & que malgré les fauffes maxime^ du monde, 1'honnête homme & la vertu font inféparables. Prenant Dieu a témoin , lui dis - je , des promeffes que je vous fais de réformer ma vie , je vous fupplie de m'aider encore de vos bons confeils , pour 1'exécution de mon defiein» Vous n'avez , me répondit - il, qu'a faire le contraire de tout ce que vous avez fait; c'efta-dire haïr Poccafion du pêché dans ce que vous aimiez. Vous avez été pafiionné d'une femme , paree qu'elle vous paro.ffoit charmante , & que vous vous figuriez de grandes délices dans fa poffeflion. Songez que fa beauté eft un obftacle k votre falut. Fuyez les appas qui vous ont tenté. Défiez-vous de tout ce qui  DE BöCACEi ïyf qui peut exciter votre convoitife; Èvitez foi« gneufemerit de vous trouver dans les lieux oïi vous aviez accoutumé de Voir cette firène , 8s tirez de 1'outrage qu'elle vous a fait une vengeance utile a votre falut & au fien. Les poëtés élèvent jufqu'aux nues les perfonnes qu'iis efiiment j & font des fatyf es contre celles qu'ils h'aiment pas. Vous vous acquittez également bien de 1'un & de 1'autre. Occupez votre piumé a publier les défauts d'un objet qui ne méritoit pas vos louanges* Peignez-la telle qu'elle eft* pour réparer la fauffeté des éloges que votré mufe lui a prodigués; pour détruire 1'idée avan' tageufe que des perfonnes auffi crédulesquë Vous peüvent avoir concue de fon faux mérite ; enfin pour humilier 1'orgueil que votré adulatiön lui a donné. Je lui promis que fi le bon Dieu me faifoit Ia grace de fortir du labyrinthe , j'exécuterois dé point en point ce qu'il m'ordonnoit; que je ne me Vengerois que par la plume, & ne publierois que des vérités; mais que j'efpérois de les potter fi loin, qu'elles feroient fuffifantes pour humilier eette orgueilleufe ^ & la faire' peut-être fentrer en elle-même. Etant reftés quelque tems 1'un & 1'autre fans fSarler, je repris la paróle , & lui dis : Je ne me fouviens point de vous avoir affez fréquenté' M  178 Le S o n g e dans le monde , ni de vous y avoir rendu de fervices affez impcrtans pour mériter que vcus ayez pris la peine de venir plutöt qu'un autre me tirer d'ici. II me répondit: Dans le lieu ou. je fuis , 1'on ne fait acception de perfonne ; on a de la charité généralement pour tous les hu-, mains, & nous fommes tous également propres a leur être utiles , quand Dieu nous le permet. Cependant il fembloit que je devois préférablement a tout autre être employé a rompre le funefte enchantement, dans lequelje vous ai trouvé. La fatisfaétion eft néceffaire a la pénitence. II eft croyable que vous deviez. avoir plus de confufion de me confeffer votre pêché qu'a un autre, qui peut-être auroit eu plus de peine que moi a vous le faire déciarer.. D'aillèurs connoiffant mieux que perfonne la caufe de votre défefpoir, j'étois plus en état d'y apporter du remède. Voila je crois les raifons de mamiffion, que je trouve fort heureufe, ft elle vous guérit parfaitement d'un mal dont la cure eft toujours très-difficile. De quelque manière, lui dis - je, que la guérifon vous en ait été commife , je vous remercie de vous en être chargé : je vous en aurai éternellement obligation; & pour vous témoigner ma jufte rsconnoiffance , apprenez-moi ce que je puis  d e. Bocace; ijef faire de plus utile pour vous ? Je vous jure que je n'y épargnerai rien. L'efprit me répondit que fa femme étoit d'un fi mauvais naturel, que non - feulement elle ne faifoit rien pour le foulagemcnt de fes peines ; mais négligeoit auffi d'apprendre a fes enfans encore jeunes, les devoirs de piété qu'on a coutume de rendre aux défunts. Que pour de vrais amis , on n'en avoit guère dans le monde, & pas un lorfqu'cn étoit dans le tombeau. J'ai rendu fervice a mille gens, dit-il, qui ne fe fouviennent plus de moi. Je ferai encore longtems dans les fouffrances, fi vous ne me rendez charité pour charité, & fecours pour fecours. Faites donc dire quelques nulles, & donnez quelque chofe aux pauvres a mon intention: cela me fuffira. Mais li je ne me trompe, 1'heure devotredélivranceapproche, je crois voir une lumière nouvelle, qui vous mettra bientot dans\ un état plus heureux. . Je regardai, & vis effeaivement fur rhorifon une clarté femblable a celle de 1'aurore, quand elle commence a difiiper les ténèbres de la nuit. Elle s'augmentoit infenfiblement, & devint grande; mais d'une manière différente de celle du jour, qui fe répand par-tout. Celle-r ci paroiffoit comme un rayon entre deux nuées fon cpaiffes 6c fort fombres, & marquoit «n M ij  ito Ie Sossé un chemïn qui aboutiflbit oü nous étioiis J U ne paffoit pas plus loin. Sitöt que cette lumière tomba fur moi , je me fentis une amertume de coeur fur 1'énormité de mon pêché , qui me faifit & rnWgea plus que jamais. Jè connus encore mieux mon errenr ; èt quand avec un redoublement de fyndereze j'y eus rcfléchi, je me fentis foulagé d'un pefant fardeau , qui m'avoit rendu jufqu'alors immobile. Metrouvant donc plus léger, & plus en état de m'éloigner du lieu oh j'étois , j'appris k l'efprit ma bonne difpofition , & le priai de trouver bon que je priffe congé de lui. L'efprit me paroiffant fort joyeux me répondit qu'il y confentoit. Sortons d'ici, me dit - il, mon cher ami t je vais marcher devant vous; ne me quittez pas de vue, & prenez bien garde au fentier lumineux qui nous guide. II y a des abimes affreux k droite & k gauche. Si vous tombiez dedans, il faudroit de nouvellespeines pour vous en tirer , & le ciel ne vous accorderoit peut-être pas les fecours que vous venez de recevoir. Au nom de Dieu, marchons, lui dis-je, je m'obferverai fi bien que je ne me trouverai plus dans un pareil inconvénierrt. Mon conduöeur commenca d'aller du cöté d'une montagne , dont le fommet fembloit toucher aux nues. II me dit, en chemin fai-  3> e Bocace. iSi iant, mille bonnes chofes ; entr'autres, il me récita des vers qu'il m'èxhorta de retenir, j'avois envie de me marier. Les voici: Pour vous dire- mon fentimem Sur le fujet du mariage , C'eft un etat doux & charmant , Quand: 1'époux & 1'éporffe , a la fleur de leur age ,, Apportent tous deux en ménage , Avec un bien commode & de facile ufuge , Un corps propre, bien fait , un bon tempérament^ Un coeur de part & d'autre exempt d'engagernent ; Une humeur douce , aifée ; un efprit droit & fage > Qui fache au férieux joindre le badinage , Et fans aimer le monde avec attachement , Le connoiffe , le goüte, & s'en paffe aifément. Dans une> liaifon telle que je 1'ai dite , Tous les jours font heureux : les nuits ont leur mérite jj Et lorfque le foleil reparoit dans les cjeux , C'eft avec un plaifir fenfible Que 1'époux & Pépoufe, après le tems, paifible- D'un fommeil doux & gracieux , Tournenta leur réveil 1'un fur 1'autre les yéux* Dès qu'il s'agit de quelque affaire, En fecret tout fe déiibère : Et s'ils ont quelquefois des avis différens , L'autorité , l'hurneur, n'eft point ce qui deerde. Qn s'éclaire 1'un 1'autre, on s'inftruit , on fe jniidje Sans trop abonder en fon fens ; Et comme ils ont tous deux l'efpri: jufte &. fs>!ide % lis difcutent fi bien leurs différens ay.is , Que la dioite raifon prcfide , Et voit toujours, les fens fuivis*.. M ii|  vl8i L E S O N G Ë En cet état dig^e d'envie, 11> partagent toujours entr'eux Ees biens & les maux de la vie: Ils Ce re ident ainfi tous deux , Et les- biens plus piquans, & les maux moins fachcux. Que fi de leur hymen il leur vient quelque gage , Ils fentent redoublsr leur amour conjugal : lis fe plaifent a leur ouvrage , Qu'ils élèvent enfemble avec un foin égal : lis font charmés d'y voir leur portrak, leur vifage 3 Et déja par avance en ofent efpérer Tout ce qu'un tendre amour les porte a defirer. Tel eft ou tel doit être un heureux manage. Pour n'en pas dire davantage , Je paffe a ceux dont le nombre eft plus grand : Mais ce qu'ici je me propofe , Ce n'eft nullement de parler D'un hymen ou le crime eft venu fe mêler. Je parie feulement de ceux oü je fuppofe Que 1'époux & l'époufe attachés a leurs nceuds i Ne fe permettent autre chofe Que de fe rendre malheureux, Sans nul fujet, fans nul caufe , Que le peu de raifon des deux. Je paile feulement de ceux Oii les humeurs mal afforties, Font que toutes les deux parties , En attendant qu'un jour vienne a leurs vceux s'ofFrïr ; Paflent toute leur vie a fe faire fouffrir. Quelle union , grands dieux !-qu'une nnion femblable» Qu'une union qui n'aboutit  de Bocace. 183 Qu'a fe gronder toujours, mangeant k même table l Qu'a fe tourner le d,os, couchant au même lit! lis fe cherchent fans ceffe , & fans ceffe ils le fuyent. Et tous deux tour-a-tour 1'un de 1'autre ils efluyent Le jour leurs mauvahes humeurs , La nuit leurs mauvaifes odeurs. Survient-il des enfans , ( car enfin la rature Se mêle quelquefois de les raccommoder , Autre matière de gronder. ) L'époufe incomniodee , a teute heure murmure^ Et s'en prend toute a. fon époux , Qui fans amitié , fans tendreffe , La plaint peu de fentir les maux d'une groffeffe Dont il faut jour & nuit qu'il iente les dégouts : Mais lorfque 1'un ou 1'autre , ou tous les deux jaloux D'amertume & de fiel fe nourrifient lans ceffe , Quel fupplice , quel enfer eft. ca? L'hyroen a ce prix-'.a. mériie-t'il la preffe ? C'eft ainfi cependant qu'ils font faics prefque tous. Enfuite il me paria de la briéveté de la vie, & de 1'incertitude du tems qu'elle doit durer.. II me fit comprendre que toutes les grandeurs du monde ne font qu'iltufton ; que fes plus doux plaifirs font mêlés d'amertume ; que la mort nous fait raifon de toutes nos vanités. Enfin , fur le peu d'atrachement que 1'on, dok 'avoir pour la vie temporelle , il me dit encore Ie fonnet qui fuit: Comme des pélerins- nous fo-mmes ici-bas. Le monde n'eft qu'un gite en un lieu de paffagei M iv  ï§4 LeSongb Quelque bien qu'on y foit, on n'y demeure pas: Pes meubles qu'on y trouve a peine a-t'on 1'ufage.; Ceux qui viennent après faifant même voyage , Les laifferont a ceux qui matchent fur leurs pas. On n'a , quand on n'en fort, que le feul équipage Qu'on avoit en entrant dans ce lieu plein d'appas. Chacun pour votre argent vous y fait bonne mine : On y mange , on y boit , fouvent on y badine . On y dort en repos , attendant le matin : Enfin , il faut quitter la ville , ou le village : II faut pïier bagage , Et payer chèrement le Kt & le bon vin. L'efprit, fans doute auffi las de pat Ier que je le fuis d'écrire, me préfenta une feuille de papier, remplie de quelques maximes morales, que je me reflbuvins d'avoir lues autrefois , S< qu'il m'obligea de lire encore comme une récapitulatioh des principales chofes qu'il m'avoit dites. Les voici : L'amour donne dc l'efprit h ceux qui ri'en om point , & l'óte a. ceux qui en ont. II y a de bons mariages , mais il ny en & point de déücieux. Un mari aime-t-il fa femme., elk 'en abufe; la nég'ige-t-il pour en aimer une autre , il éprouve quiine femme jaloufe ejï infupporiable a un man galant.  de Bocace, 185 il y a des maris qui haiftent leurs femmes , quoique fon aimables : quelle infuftice ! II y en a qui les aiment, quoique rimpties d'imperfections : quelle folie 1 Toutes les pafpons nous font faire des fautes; niais l'amour nous en fait faire de plus ridicules. II feut demeurer efaecord en l'honneur de la vertu , que les plus grands malheurs des hommes font ceux ou. ils tombent par les crimes. Quelque heureux que foit un amant, il trouve plus d'épincs que de rofes ; il a pluS de jours fombres que de fer eins. S'il eft brutal, fes pl.nfits< Jont imparfiits. S'il eft délicat, fon cceur eft le premier & lc plus grand de fes enne/nis. C'eft inutilement qu'on cherche du folide en amour ; tout y eft faux , tout y eft vain , excepte les peines. La jaloufte eft le plus grand de tous les maux „ & celui qui fait le moins de pitié a ceux qui le caufent. II y a peu de femmes dont le mérite duze plus que la beauté. 11 n'y a gxthes de gens qui ne föhnt hotiteux de s être cv.més , quand ils ne s'aiment plus. La prudence & l'amour ne font pas faits 1'un pour 1'autre; a mefure que l'amour crou , la pru~ 4%jice dim\nues  IlSfj L E S O N G É Z7/;i? femme eft a plaindre , quand elle a tout enfemble de l'amour & de la vertu. II y a peu d'honnêtes femmes qui ne foienl lajfes de leur métier. La nature & tamour ont rendu beau le dehors des femmes, & ont négligé le iedans. 11 n'y a que les perfonnes qui évitent de donner de la jaloufie , qui méritent qu'on en aie pour elles. 11 n'ejl 'rtiri de plus naturel, ni de plus trom* peur, que de croire qu'on efï aime. On peut trouver des femmes qui n'ont jamais eu de galanterie ; mais il eft rare d'en trouver qui. n'en aient jamais eu qu une. II eft du véritable amour comme de tapparition. des efprits ; tout le monde en parle, mais peu de gens en ont va. Le moindre défaut des femmes qui fe font abandonnées afiire l''amour, c'eft de faire l amour. La var.ité, tahonti, & fur-tout le tempérament , font fouvent la bravoure des hommes, mets. w A ces mots , je vis un monceau d'or devant moi : je le ramaffai avidemenf, & je gagnai ma maifon , fans même me reffouvenir de rendre grace a Plutus. Rentré chez moi, je me dis k moi:même : Ariftobule, que tu vas faire d'heureux! Tout en parlant, je tournai les yeux de cöté &C d'autre dans ma chambre étroite , digne de ma philofophie & de mon ancienne pauvreté. Mais, dis-je, quel tort ferai-je aux hommes que je veux fervir, quand j'employerai une petite portion des richeffes que je leur deftine , a me loger, a me meubler décemmen't ? Pourrois-je même dans la retraite refferrée , qui m'a fuffj jufqu'a préfent , recevoir avec N  194 Les Rêvés commodité les malheureux qui viendrönt implorer mon fecours ? Aufli-töt je fors, en fermant ma porte avec foin. Je vois une maifon a vendre; elle étoit vafte, fuperbement décorée 6c remplie de toutes les commodités imaginables. Je fus ébloui, j'oubliai que ce falie convenoit peu è ma philofophie Sc au plan que je m'étois fait. J'en fis 1'acquifition. De-la j'allai acheter les meubles qui m'étoient néceffaires : je les pris d'une magnificence qui répondoit k celle de la maifon oü ils devoient être placés : c'eft dans cette.maifon, difois-je, que je vais donner 1'hofpitalité; le voyageur, accablé de fatigues, qui trouvera chez moi toutes les aifes de la vie, bénira long-tems le ciel de lui avoir fait rencontrer pour héte Ariftobule , &' Jupiter me combiera de fes bienfaits. Sans penfer jamais a moi-même, Sc toujours ïempli de 1'idée de procurer aux heureux que j'aliois faire, toutes les douceurs defirables? j'achetai une grande quantité d'efclaves. En mon chemin je trouvai un nombre innombrabie de malheureux qui imploroient avec darmes ma pitié : les uns étoient jeunes ; ils peuvent travailler, difois-je, ce font des fair péans a charge k 1'état, par mauvaife volonté, & que la république oevroit punir. D'autres  d' A r i s T o b u l £, r|j eftropiés , couverts de plaies & d'ulcères * fembloient he rraïner que des reftes informes de l'humanité : ah ! difois-je tout-bas , leurs maux ne font que faftices ; ce font des rufes inventées par ces rniférables pour toucher le Cceur du public. Les autres étoient accablés par Page : ce ne font point la , continuois-je, les malheureux que je dois fecöurir. Ils fubfiftent , paree qu'ils ne rougiffent pas dé demander leur fubfiftance'; leurs befoins font foulagés, paree qu'ils ne cachent point qu'ils ont des befoins : prêtons une main fecou-able è ces införtunés , qui gémiffant fous le poids "du malheur , n'ofent pas même avouer qu'ils font malheureux , qui confervent cette fierté que la misère augmente encore dans les ames élevées, & qui trouvent leur mort dans ee fentiment fi louable. En retournant k mon nouveau palais , jé rencontrai nombre d'amis dont les traits même ne m'étoient pas connus; Pun m'avoit vu au Portique , 1'autre fur le Pyrée : un autre dans le temple ; tous avoient pour moi Ia plus haute eftime, 1'amitié la plus tendre. Je les conduifis chez moi. La plupart fembloient peu opulens : leur donner un repas frugal, c'étoit remplir la prömeffe que j'avois feite au dieu Plutus. Le repas Fut fplendide, & rieri hy fut ft li  *ttf> Les Rêves épargné. Lorfqu'il fut fini, j'eus le malheur de bailler; tous les convives me proposèrent de faire ma partie pour me récréer. Je penfaï que l'amour des malheureux ne devoit pas me priver de toute forte de plaifir. On apporta des dez; je jouai d'abord petit jeu & je perdis. L'intérêt, 1'opiniatreté', la fureur qui animent tous les joueurs s'emparérent bientot de moi; le jeu nu doublé , triplé , quadruplé, je pariois a chaque coup , & a chaque coup je perdois. On ne quitta pas le jeu que je n'euffe perdu le quart de mes richeffes. J'avois trouvé les convives très-aimables,: ïls m'avoient témoigné mille égards , leur imagination s'étoit épuifée a inventer des foins pour moi. Ils m'offrirent de renouveller leurs •vifites;je l'acceptai, mais je .me promis bien de ne plus jouer. Je fuis encore riche aflèz , difois-je , pour fecourir les malheureux, & pour gouter la douceur de la fociété. Le dieu Plutus ne fauroit trouver mauvais que je ne vive point en hibou , & que je re^ive des amis. L'un d'eux m'offrit de m'amener fa foeur. Voir la fceur d'un ami n'eft point une acfion blamablé, & je lui témoignai tout le plaifir que j'aurois a la connoitre. Dès le lendema'n matin il me 1'amena. Une affaire preffante le Jorjoit de me quitter un inftant, il me laiffa  D' A R I S T O B V L E; T97 feul avec fa fceur. Elle étoit belle & touchante : je lui parlai avec indifférence ; mais quelle indifférencepeut fenir contre la beauté? Ma voix s'attendrit; bientót elle devint foible & tremblante. Dans une diftradion ma main prit la fienne; dans une autre diftraÖion ma bouche fe colla fur fes Ièvres; dans une autre diftraÖion j'imprimai un baifer fur fon fein; dans une autre diftradion Que Ia philofophie eft foible , quand Ia paftion fe fait fentir f Je ceffai d'être philofophe avant d'avoir feulement imaginé que je pouvois cetTer de Têtre. Ma nouvelle maitreffe m'avoit rendu heureux affez gaiment ; mais après I'inftant du plaifir elle verfa un torrent de larmes. Que je fuis malheureufe , s'écria-t-elle ! O fatale foibleffe! Ah cruel! vous avez abufé d'un inftant oü je ne me connoifiois plus : quelle viöoire avez-vous remporté f Je n'étois plus k moi ; pouvoïs-je me défendre ? Que deviendrai-je ? Deshonorée dans tout Athènes, vil mépris de ma nation entière 'Jf fansR fortune , objet dit mépris des hommes mêfrie les plus méprifables , que dis-je , objet dé mapropre haine, oü fuir loin d'es mortels & de moi-même ? Je lui donnai une fomme confidérable. Le remède opéra , fa gaieté lui revint, & ja- Nb/  Ï9§ Les Rêves mais amante ne fut plUs tendre. Elle me propofa de prendre 1'air. Nous avions a peine fait quelque pas dans les rues d'Athènes, qu'elle parut admirer les riches étoffes étalées fur la boutique d'un marchand ; je les lui achetai. 'Une femme des plus riches de la république paffa couverte de tous fes diamans, ils attirèrent 1'attention de ma maitreffe, je lui en donnai de femblables. Une jolie maifon fixa fes regards , j'en fis 1'acquitition pour elle. EHeloua lesplaifirs champêtres: je m'informai s'il n'y avoit pas de maifon de campagne k vendre : on m'en indjqua une , npus y allames , & je m'en accommodai avec le propriétaire. Je prévins tous fes defirs, j'eus foin qu'elle eüt la compagnie la plus agréable. Elle nvapprit que fon frère étoit pauvre , je Tenrichis; elle me dit qu'elle avoit un oncle malheureux? je lui fis du bien : elle me paria d'un coufin peu aifé , je rétablis fa fortune. Elle aimoit le jeu, j'avois juré de ne jouer jamajs,^ cependant je manquai a mes fermens poiu^Éambur d'elle, & nous jouames auffi malheureufement 1'pn que 1'autre. Tous les jours je formpis pour elle de nouvelles parties, je trgvaillois a inventer pour elle de nouveaux plaifirs. Les dépenfes les plus fortes ne me pütoient rien „ & j'avois oublié la promeffe  d'Aristobule. 199 que j'avois feite au dieu Plutus , & fufage que je devois faire de fes faveurs. Je m'en fouvins un jour, & je voulus compter avec 1'efclave que j'avois fait mon intendant , je trouvai qu'il ne me reftoit plus rien , & que j'étois confidérablement endetté. Je vendis ma maifon, mes effets, mes efclaves, & ce que j'en tirai ne put fuffire a paver mes dettes. Je cevins pauvre, ma maitreffe qui refta dans 1'opulence , ne me regarda plus , &c je me réveillai fatisfeit de n'avoir été riche qu'en fonge. <~~~~~~~-~---~~------«»w-aiu»^--------i 1 - n SECOND RÊVE. Vhomrne. Je crus une nuit que Jupiter formoit le monde , & que j'étois k fes cötés. II prit un peu de terre, & dit: Je veux que tu fois un Kon, & auffi-tót je vis un lion paroitre au lieu du morceau de terre. 11 créa ainfi fucceffivement tous les animaux , ck il voulut enfin que Ie dernier morceau de terre qu'il tenoit fut un homme. A cet ordre du fouverain des dieux, j.e vis fur la terre fe remuer quelque chofe de fobie &c d'aHez informe. Ce quelque chofe ne put qu'au N iy  aoo Les Rêves bout d'un tres long tems s'élever fur fes piëds^ & dé'ja les autres animaux avoient acquis toute leur force. Je m'approchai de ce quelque chofe que Jupiter avoit nommé un homme, mais je Pabandonnai bientót, paree que la plupart des autres animaux me parurertt avoir beauCoupplus d'inftintt, & être bien plus amufans. Enfin Phomme grandit peu-a-peu. Sa bouche formoit des fons articulés, par lefquels il exprimoit fes penfées , & je les comprenois; ce qui me donna encore plus d'éloignement pour lui, ' A R I S T O B V t É. 207 TROISIÈME RÊVE. Le philofophe. Je fongeai une nuit que j'errois dans une forêt épaifle, fans favoir oü j'étois. Tous les pas que je fis pour retrouver mon chemin ne firent que m'égarer davantage. Enfin , je me trouvai auprès d'une grotte que la nature s'étoit plue k embellir. Une douce horreurrégnoit a 1'entour; des arbres hauts & touffus 1'environnöient & y formoient le plus épais ombrage: des rocailles variées a 1'infini faifoient 1'ornement de 1'entrée de la caverne; auprès étoient des fièges de gazon &de mouffe; je m'y repofai, & déja je 'tombois dans les plus profondes réflexions, lorfqu'elles furent tout-a-coup interrcmpues pat 1'arrivée d'un vénérabïe vieillard. Jamais je n'ai été frappé de tant de refpect: fa taille étoit noble , fon port majéfhieux , fon regard mêlé de douceur & de fierté , une longue barbe lui tomboit fur la poitrine. Ce n'étoitqu'a la blancheur de fes chevdlix, k des traits plus grands & plus marqués qu'on reconnoiffoit qu'il avoit atteint a la vieilieffe, car il avoit coniervé toute la vigueur du jeune age, A peine  ao§ Les Rêves ofai-je lever les yeux fur lui: je le pris pour Saturne, le père du maitre des dieux; je tombai a fes genoux; il me releva en fouriant. C'eft aux dieux feuls , dit-il, en me ferrant la main , que doit être réfervée cette marqué de refpecf. Eh quoi! m'écriaï-je, feriez-vous un mortel? Oui, mon fils , je le fuis, répondit-il , & les ans qui s'accumulent fur ma tête, m'avertiffent que la mort n'eft pas loin de moi. O mon père , comment accorder avec cette bonté tendre que vous me témoignez, la haine que vous avez fans doute pour les hommes , puifque vous les fuyez ? Je ne hais pas les hommes, répartit le vieillard; mais je ne pms rien faire pour leur bonheur, & j'ai cru qu'il m'étoit permis de chercher Ie mien dans la folitude. Ils Pont donc traverlé votre bonheur% lui dis-je ? Vous les avez donc trouvés méchans ? J'ai cru du moins qu'ils l'étoient, répondit-il; •mais depuis que je fuis éloigné d'eux, depuis que j'ai fait des réflexions fur leur cceur, & que j'ai cherché a les excufer, je crois qu'en général il eft peu d'hommes méchans, mais qu'il n'en eft point qui ne iaffe de mal, ce qui revient au même pour ceux qui vivent avec ÊU3f> Eh!  b'Aristobulë. 2.09 Eh! mon père, comment fans méchanceté peuvent-ils tous faire du mal ? C'eft, mon Hls, qu'ils n'ont qu'une très-foible lueur de raifon. Oui, leurs crimes n'ont d'autres caufes que leurs erreurs; ce défaut de rai fon les empêche de voir que tout dans le monde n'eft que bagatelle & misère; iis fe fentent malheureux , & fe croyent capables de paivenir au bonheur , comme s'il n'étoit point réfervé aux dieux feuls. Le pauvre croit qu'il ne fautqu'être riche pour le goüter; il s'enrichit & n'en eft que plus infortuné. Une maifon confidérablé k foutenir lui donne mille foins; des débiteurs , par leurs faillites, le font trembler pour fa fortune; fa femme ne s'occupe qu a la diftiper; fes enfans le déshonorent, paree qu'ils favent que leur père peut acheter leur impunité. Que le riche feroit heureux s'il en étoit quitte k ce prix ! L'ambition vient encore le dévorer» Uparvient aoccuperlesprincipalesplaces del'é» tat, il fait de grandes chofes, & mille envieux jurent fa perte ; il fait des fautes , paree qu'il eft homme , & tout un peuple 1'accufe ; on lui reproche jufqu'a fes bonnes aélions; il ne connoit plus de repos; nuit & jour il faut que par vanité il travaille pour le bien du peuple qu'il n'aime point & qui le hait. La crainte de la dif- O  21 o Les Rêves grace eft un ver rongeur qui le tourmente fans ceffe; fon ambition, qui avoit paru fatisfaite, renaït avec encore plus de force. La feconde place avoit fait tous fes vceux: la première feule peut a préfent le tenter. II fe fait un parti; le crime ne 1 epouvante plus: heureux, s'il périt! Mais s'il parvient a ce qu'il défire, ce n'eft qu'un nouvel inftrument qu'il ajoute a fon fupplice. Les mêmes röles fe jouent dans toutes les claffes des hommes; fans ceffe on change d'état, de lieu , de fociétés, êc 1'on ne fe trouve pas plus heureux dans un tems que dans un autre : on efpère tout de Pavenir ; il ne peut rien faire pour neus, fi ce n'eft de nous amener la mort; c'eft dans nos cceurs qu'eft la fource de notre Oiisère. Voila oh conduit la fauffe idee du bonheur. De-la les csbales, les trahifons, 1'envie , les forfaits. On n'aime point a faire du mal, mais on fe détermine a en faire pour devenir plus heureux , c'eft-a-dire, plus riche ou plus grand. Que les hommes feroient bien différens, fi la faine raifon parloit a leur efprit! Ils reconnoïtroient alors quel eft leur véritable intérêt, & que cet intérêt eft inféparable de la vertu: peutêtre dans 1'état de nature les hommes n'avoientils, ne pouvoient-ils aveir d'autre loi que le befoin phyfique qui leur crioit de le fatisfaire.  ö'Aristobüle. au Mais il n'en eft pas de même dans la fociété; il y a tels préjugés qui peuvent y devenir des vertus indifpenfables, paree que tous les membres s'y loumettant, celui qui s'élève contre > détruit 1'harmonie. Souvent telle aclion coadamnable qu'on traite légèrement, eft un crime contre la fociété, & qui tend k fa deftrucÜon , ou du moins k en troubler la paix. Fuyez, mortels coupables, qui ne regardez que vous, comme fi vous exiftiez feuls, fuyez loin de 1'affemblée des hommes, fi vous ne pouvez que leur arracher leur repos. O le plus fage de tous les humains, m'écriaije ! Vous n'avez jamais connu les foibleffes & les vices de l'humanité, & en fuyant les hommes, vous vous êtes élevé au deflus d'eux. Je n'ai pas toujours vêcu dans la .folitude^ interrompit Ie vieillard, j'ai été, comme un autre, enveloppé dans le tourbillondu monde; j'ai aimé des femmes qui me jouoient, des amis qui ne m'aimoient point; j'ai rampé fous mille proteöeurs qui m'ont fait mille promeffes , & qui m'ont toujours trompé. Dégoüté des défagrémens que j 'avois effuyés, j'ai fui les hommes, 1'aigreur de mon efprit s'eft adoucie par 1'éloignement; je ne dirai pas que je les aime , mais je ne les méprife ni ne les eftime. Mais, lui dis-je, fi les hommes ne font pas O ij  iU Les Rêves foncièrement méchans, ils peuvent n'être pas incorrigibles. Je me fais un plaifir d'efpérer qu'un fage quelque jour leur prouvera que c'eft en eux-mêmes qu'ils dcivent chercher leur bonheur, que ce n'eft qu'en eux-mêmes qu'ils peuvent le trouver , que ce n'eft point un état plus ou moins haut qui rend plus ou moins fortuné; que le laboureur peut être auffi heureux que le monarque , s'il eft perfuadé que le monarque peut être auffi malheureux que lui. ^ ' Votre fage n'opéreroit rien, me répondit le folitaire : on 1'écouteroit jf on 1'applaudiroit, mais on ne fe corrigeroit point, paree que les hommes ne fuivent que le confeil de leurs cceurs. Je lui repréfentai qu'il y avoit, fans doute, des hommes qui, par la force de la raifon, fe trouvoient exempts des vices de l'humanité, pour qui 1'ambition n'avoit point de charmes, en qui l'amour n'éfoit point fureur, qui étoient conlens du peu que le ciel leur avoit accordé & qui le béniffoient de ne leur en avoir pas encore accordé moins. Cesmortels, ajoutai-je, font ils d'une nature privilégiée, ou plutöttous ne leur reffembleront-ils point quand on leur aura fait connoïtre la véritable & faine raifon ? Les hommes dont vous parlez, répondit froidement le vieillard, ont peu de vices, paree  d'Aristobulï. 213 qu'ils ont peu de paftions; ils ne font point d'efforts pour être vertueux. Je vous 1'ai dit: ils fuivent 1'impreflion de leur coeur. Direzvous qu'un eunuque foit tempérant, paree qu'il n'attente point k la vertu de votre fille? Mais n'eft-il point, répondis- je avec feu, des hommes bienfaifa'ns qui fe plaifent k fecourir l'humanité? Direz-vous que ce foit par défaut de pafiipn, ou plutöt n'eft-ce point par la noble paiiion de faire des heureux? On a des vertus par orgueil & par foibleffe, interrompit le vieillard. Un grand accordé des graces, paree qu'il n'a point la force de réfifter aux importunités; un riche répand fes tréfors, paree qu'il veut pafier pour généreux. Heureux du moins les vices qui reffembient ala vertu? Mais vous, lui dis-je, vous êtes un véritable fage ; pourquoi voulez-vous être le feul? Je fuis un fage, paree que je fuis dans un défert. Si je retournois parmi les hommes , je redeviendrois, fans doute, bientot femblabie k eux. Le feu des paffions efi couvert, mais il n'eft point éteint; on le verroit reparoitre dès qu'il trouveroit des alimens. Mais comment donc corrigera - t-on les hommes? On ne les corrigera point, paree que Jupiter feul peut changer la nature des êtres, II eft O iij  ai4 Les Rêves vrai qu'il y a des hommes que leurs palïions portent au crime & a la noirceur ; mais ainfi 1'a voulu Jupiter & nous devons le bénir. S'il n'a pas tout fait pour le mieux, il a tout fait fuivant fa volonté. Eft-ce a nous de nous plaindre , & nous a-t-il créés pour lui prefcrire des loix ? Je priai mon folitaire de fouffrir que je reftaffe auprès de lui; mais il le refufa : il craignoit que la compagnie même d'un feul homme ne le rendit moins vertueux. lU-j-uijjBM^wwtM-' «■«.■■«■ -....mw-wj ■u.-ajp.-'j-i —-w QUATRIÈME RÊVE. L'amour. Je rêvois une nuit que je me promenois dans le lieu le plus agréable du monde. Des arbres plantés dans 1'ordre leplus recherché, & taillés avec art formoient des allées oh régnoit une douce obfcurité. J'y errois avec plaifir, & mon efprit éprouvoit la gaieté que la beauté de ces lieux infpiroit. Au bout des allées, je vis des parterres jonchés des plus belles fleurs: les jetsd'eau qui s'élancoient avec impétuofité dansles airs, répandoient a 1'tntour une fraïcheur délicieufe. Je ne pouvois me laffer d'admirer.  d'Aristobule. 215 Enfin je vis un berceau, j'y entrai pour gouter uninftant de repos; j'appercus un lit de rofes, & deffus un enfant qui dormoit. Que de graces, que de charmes avoit cet enfant! J'avouai dans ce moment qu'avant de Pavoir vu , j'avois toujours ignoré ce que c'eft que la beauté Il étoit profondément endormi, & cependant on remarquoit fur fon vifage une vivacité inexprimable. II y avoit dans fon air quelque chofe de malin, & même, ft 1'on veut, de perfide; mais, je ne fai comment , cet air lui feioit. Quoique fes yeux fuffent fermés, il fembloit qu'on en démêlat les attraits. Je ne pouvois le quitter, je m'afïis a cöté de lui, je 1'éveillai , malgré moi, par un foupir qui m'échappa. II foupira lui-même en ouvrant les yeux, & les tournant de mon cöté: ah ! c'eft toi, dit-il, qui viens interrompre mon fommeil; il faut bien que je me venge. A ces mots, il me perca d'un trait qu'il tenoit caché. Mon premier mouvement fut de pouffer un cri , je me croyois frappé d'un coup mortel. Ahl traitre enfant, m'écriai-je, qui pourroit, d'un age fi tendre , craindre une telle perfidie ? Cependant un charme inconnu. fe glifioit dans mon ame; j'éprouvois, au lieu de douleur, un fentiment délicieux. Je ne me trouvois plus le même» Mon coeur s'attendrit, despleurs coulèrent de mes yeux; mais que ces O iv  n6 Les Rêves larmes étoient dotices a verfer! Enchanté , ravi, ne me connoiffant plus, j'embraffai cet enfant qui vérioit de me flapper, li fourit : eh bien , dit-il, les bleffures de.l'amour font-elles bien douloureufes? Pour toute réponfe, je vou- lus 1'embrafler encore Ce n'eft pas moi qu'il faut embraffer : c'eft en rendant hommage a la beauté que Fon doit ré vérer l'amour. Tourne les yeux J'obéis, je vis une nymphe Qu'elle étoit belle ! Après l'amour, je n'avois rien vu de fi charmant Amour, lance encore un de tes traits dans mon cceur, je ne faurois affez 1'aimer. Je dis, je vole a elle, j'allois me jetter a fes genoux ; je n'ofe. Mon coeur le veut, la crainte m'arrête. Je la regarde, elle baiffe les yeux, je les baiffe moi-même; je veux parler, je garde le filence; je brüle & je forme le deffein de lui cacher mes feux Ah! que je pnifTe feulement obtenir d'être fouvent auprès d'elle ! Je la verrai, je lui parlerai, je ferai trop heureux! Cette permiffion que je défirois, je 1'obtins. J'avois cru qu'elle fuffifoit a mon bonheur; mais qu'il eft cruel de voir fans ceffe ce qu'on aime 8c de n'ofer le lui dire!... Quelquefois elle jettoitfur moi les yeux avec douceur; quelquefois elle me parloit avec bonté & même prefqu'avec tendreffe; quelquefois elle foupiroit....  s'Aristobule. 217 Quelle joie je reffentois alors! Une douceur inexprimable me couloit de veine en veine Elle m'aime , difois-je: peut-être auroit-elle autant de plaifir a m'apprendre fcn amour que j'en aurois a lui déclarer le mien. La pudeurde fon fexe eft tout ce qui Parrête. Ah! parions..,.. Mais fi je me trompois Si je lui étois indifférent Si ce n'ctoit que de Pamitié qu'elle eüt pour moi Ah! gardons le filence. Si j'allois 1'irriter!.... D'autres fois elle étoit plus férieufe, plus réfervée. C'en étoit affez pour inquietter un amant. Quel tourment mon coeur éprouvoit alors! Je me fuis toujours trompé. Non, elle ne m'aime point. Eh! comment ai-je cru qu'elle m'aimat? Pourquoi lui aurois-je plu? Quel titre avois-je pour la charmer? .... O! la plus adorable des nymphes , ai-je pu me croire digne de toi ? C'étoit trop t'offenfer.... Tu ne m'as jamais aimé, tu ne m'aimeras jamais : 1'inégalité eft trop grande entre nous... Fuyons loin d'elle; cherchons loin de fes yeux un repos qu'ils ne me rendroient jamais La fuir ! Ah! fi je dois mourir de douleur, mourons du moins auprès d'elle. Tels étoient les mouvemens qui fe paflbient dans mon cosur. ïls 1'agitoient quelquefois enfemble, quelquefois tour-a-tour. Que l'amour,  3i8 Les Rêves quand il eft fincère, donne de plaifir & caufe de douleur! Enfin Poccafion de me déclarer fut arnenée par ma nymphe elle-même. J'étois aftis avec elle fur le bord d'une fontaine. Elle prononca le nom de l'amour. Ah! lui dis-je, que quelquefois il eft cruel d'aimer! Figurez-vous quel doit être 1'état d'un amant qui craint fans ceffe d'offenfer ceUe qu'il aime , qui 1'adore & n'ofe le lui dire. Tel eft tout amant véritable. L'amour fincère eft toujours craintif. Je finis en poufiant un foupir qui s'exhaloit du fond de mon cceur. A ce foupir, me dit-elle, a la chaleur avec laquelle vous parlez, on croiroit que vous êtes 1'amant que vous peignez. Ahlfans doute, j'aiine..... Dois - je rendre grace a l'amour, ou dois-je 1'accufer? J'aime la plus aimable des nymphes, & mon malheur r.'en eft que plus grand, fi elle ne m'aime point... Que devroit cependant m'importer fon amour, puifque, fans doute , elle ignorera toujours le mien ? Cette obftination a garder le filence, interrompit-elle, me paroït affez mal fondée. Un amour fincère mérite du retour & vous en êtes* digne a d'autres titres. Ce mot me donna quelqu'affurance. Je lui  b' A R I ST O B U IE.' '219 parlaï encore quelque tems de Pobjet de mes feux; je 1'obfervois : elle me parut inquiette. II me fembloit qu'elle craignit que ce ne fut une autre qu'elle. Elle m'ordonna d'un ton abfolu de lui nommer celle qui avoit triomphé de mon cceur. Je tenois toujours les yeux fixés fur elle. Je crus appercevoir qu'elle fe repentit aufli-töt de 1'ordre qu'elle m'avoit donné. Elle ne favoit ou porter fa vue; un léger tremblement la faifit; la rougeur fe répandit fur fon front Si c'étoit elle que j'aimois , le moment d'une déclaration eft embarraffant, eft difKciie a foutenir. Mais fi ce n'étoit pas elle!... Je craignois de mon cöté, paree qu'un amant craint toujours; mais l'inftant étoit trop favorable : il falloit en profiter. Regardez, lui disje, d'une voix foible & obfeure : voila celle que j'aime. En parlant, je lui montrois l'eau de la fontaine , que même le zéphir n'ofoit agiter. Son fort étoit décidé : elle étoit süre que je 1 aimois. Son embarras augmenta de même que fa rougeur; elle détourna les yeux; qu'alloit- elle me répondre ? Son fdence étoit aifé a interprêter; je m'enhardis, je ne ceffai point de la preffer que je n'euffe obtenu 1'aveu qui fit mon bonheur. Je palfai quelque tems plongé dans les délices. Le foleil en fe levant, le foleil k fon cou'  120 L e s .* R ê v % 's: ché, nous voyoit enivrés d'amour : la nuit qui chaffoit la clarté ne pouvoit interrompre nos plaifirs. Mais peut-on aimer & ne fe point tourmenter ? 3e crus que ma chère nymphe ne m'aimoit point autant que je 1'aimois: quel fupphce! M'aimes-tu '? lui difois-je fouvent.... Peux-tu ie demander? répondoit-elle. Ne te 1'ai-je pas affez prouvé ? ne te 1'ai-je pas affez dit ? Ah! m'écriois-je, repète-le fans ceffe , je ne l'aurai jamais affez entendu. C'eft par trop d'amour que je crains que tu ne m'aimes moins'. Je t'aime, je t'aimerai toujours!.... Ah! qu'il m'eft doux de te dief er ainfi ce que je veux que tu me difes !.. .Viens dans mes bras, nymphe adorée, appuie-toi fur mon fein , prouve-moi que tu m'aimes , en me faifant mourir de plaifir. Un tourment bien plus cruel m'étoit réfervé, & bientot j'en éprouvai toute 1'horreur. Dans le lieu charmant que nous habitions étoient de jeunes bergers, qui tous inutilement fe difputoient 1'honneur de plaire a ma chère nymphe. Tous i'adoroient & j'étois feul aimé d'elle; mais j'euffe été trop heureux fi j'avois pu le croire. Je n'aurois point voulu qu'elle les regardat, qu'elle leur parlat. Si elle jettoit les yeux fur 1'un d'eux, je le regardois a 1'inftant comme un rival; mais les yeux de ma nymphe retomboient fur moi, & j'étois appaife.  d'Aristobule: in Etoit-elle long tems abfente ? Ah! m'écriois-je,, c'eft avec un berger qu'elle s'arrête : il lui déclare fon amour, & peut- être elle lui avoue le fien. Perfide, tu m'as toujours trompé. Pourquoi m'abufois-tu? Pourquoi ne m'a voir pas dit que tu ne pouvois m'aimer? Je ferois mort fans doute; mais du moins je ne fouffrirois plus..... Tandis que je parlois encore, ma belle nymphe paroiflbit & je n'avois plus de colère. Quelquefois j'ofois lui faire de tendres reproches; mais aufli-töt après j'en étoishonteux. Elle yrépondoit avec douceur, &ma confulïon augmentoit. Un jour les bergers donnoient une fête; ma nymphe y fut invitée : ah! lui dis-je, tu vas donc t'éloigner de moi ? Veux-tu que je puifie être tranquille ? Tu vas te trouver au milieu de tant de bergers aimables, ils te parleront de leur amour avec tant de chaleur, tant de vivacité ! .... Pourras-tu y être infenfible ? N'y en aura-t-il pas un dans le nombre que tu croiras fincère ? Croire un amant fincère , c'eft être prête a 1'aimer Dans les danfes que tu vas exécuter, tu feras obligée de caraöérifer l'amour : ö douleur! tu vas feindre de l'amour pour un autre que pour moi! Un autre verra tes yeux fe porter fur lui avec tendrefie; il te verra par tes geftes, par des pas enfeignés par  ii2 Les Rêves Vénus, 1'inviter alavolupté! L'art feul, que tu pofsèdes fi bien, aura part a tes mouvemens ; mais peut-être fe croira-t il adoré; peut-êfre ofera t-il.... dieux! je ne puis y penfer! Ehbien , viens avec moi, me dit-elle; tuferas plus tranquille : tes yeux feront toujours fur moi, tu éclaireras jufqu'au moindre de mes regards. Que j'aille avec toi! que je me montre a cette fête! que j'écoute les tendres propos que le» bergers te vont tenir! que je les voie s'empreffer autour de toi, fe difputer ta conquête ; 1'un prendre ta main, 1'autre peut-être ofer porter fur ta bouche.. .. j'aimerois mieux tomber dans les enfers! Si tu ne veux point m'accompagner, je n'irai point , je refte auprès de toi. Que je ferai bien dédommagée des plaifirs de la fête! Crois-tu que j'en puiffegoüter d'autres que ceux que j'éprouve avec toi? Eh ne vois-tu pas que je fuis un infenfé ? Mes folies craintes t'arrêtent! Va , goüte les plaifirs, ils font tcus faits pour toi: n'en privé point les habitans de ces lieux. Va pars; ils font déja tous raflemblés , ils t'attendent, & ton retardement porte la trifteffe dans tous les cceurs. Pars, je fens a préfent que je fuis tranquille. Quelle tranquillité! elle partit, ou plutot  D'ARISTOB ULE. ïij elle m'arracha le coeur. La jaloufie m'ofFroit comme préfentes mille images cruefles : tous les tableaux afFreux qui fe peignoient dans mon imagination agitée me faifoient voir ma maïrreffe infidelle. Elle eft, fans doute, difois-je, arrivée aux lieux oii fe donne la fête : oui, elle 1'eft , & déja tous les bergers Pentourent, ils lui parient tous enfemble , ils fe pre/Tent les uns les autres pour venir 1'embraffer, & la cruelle le foinffé ! N'en entends-je pas un qui déclare fa paftion ?... Elle 1'écoute ! elle lui répond! Que lui dit-elle?.... Elle lui dit qu'elle 1'aime! Le rouge de la volupté fe répand réciproquement fur leurs vifages La perfide fouffre qu'il la couvre de baifers l que dis-je ? elle les lui rend avec fureur!..: Ils s'éloignent des autres bergers, ils gagnent des bofquets écartés; ils vont s'entretenir de leurs feux , fe jurer un amour éternel, fe prodiguer mille careffes Ah! mon malheur eft décidé ! Voila quelle fut mon état afFreux jufqu'a,u moment oii je la revis. Je paffai encore long-tems dans les tourmens & dans les plaifirs. Enfin je fentis que peu-a-peu mon ardeur s'afFoibliffoit. J'aimois toujours ma nymphe , mais je n etois pas infenfible a tout autre plaifir qu'a celui de 1'adorer. Elle s'éloignoit de moi pour quelques inftans & je n'é-  Ü4 Les Rêves tois pas au défefpoir : les bergers approcboient d'elle , & je n'en étois pas jaloux. J'aimois encore k lui prodiguer des careffes, mais j'aurois trouvé ennuyeux de lui en prodiguer toujours: elle me reprocha ma froideur & me parut injuiïe; mais bientot cette froideur augmenta tellement, que je vis bien que je n'aimois plus. Je fortis des lieux confacrés k 1'Amour. A mon réveil je rendis grace aux dieux de m'avoir fait connoitre toute la cruauté de cette paffion funefte. CINQUIÈME R ê V E. L'ile de la Poéfie. Je lifois un jour un poeme nouveau : le fommeil s'empara de mes fens au milieu d'une tirade que le póëte avoit cru fort intéreffante. A peine mes yeux ceffoient-ils de voir la lumière , que ■je crus être en voyage, & qu'une troupe de génies m'arrêtoient. Suivez nous, me direntils, & fans attendre ma réponfe, ils me tranfportèrent dans File de la Poéfie. Je regardai auffi-tot d'un air inquiet autour de moi & k perte de vue. Que cherchez-vous? me dirent les génies. Mais, répondis-je, ma recherche  b'A ris tob ü l e. airecherche ne doit pas vous fembler extraordinaire. Je fuis, dites vous, dans 1'ïle delaPoëfie? Ou donc eft ce mont ambitieux qui menace le cel de fon doublé fommet ? ce cheval fi connu que doivent monter les poëtes ? cette fontainé dont les caux fi vantées animent leurs èfprits * ce D.eu puiftant qui lesinfpire? Oh font enfia ces doöes vierges qui préfident fous lui ? Je né vei, rien dc- tout Cela ; mais je vois bien autre Chofe1 Ciel! 1'ïle eft dans un fond? Ou m'avez; vous conduit? Chaque flot menace de la fub^ «erger. Que vöis-je? je Ms perdu! dans uil mftant elle va être engloutie I , Ne CraiSnez rien, me direht les génies en eclatant derire. Ule ne vous paroü point süre: h elle étoit plus folide, elle ne fubfifteroit pas long-tems. ün détruit a préfent töut ce qui pburrcit être ftable, un rien fe conferve par les foins qu'on y donne. Mais ne perdons pas plus de tem, en difcours inutiies : voicile tem* ple, ëntrons. De vieilles & refpeöables ruines avoient fervi a le conftruire , elles avoient été raffemhlées au hafard ■ auffi le gout en étoit-il bizarre. Des 1'entrée, j'appereus un nombre innombrabled'hommes différemment occupés. Quelle eft cette foule ? demandai-je. Ce font les poëtes, me répondit-om Cette déeffe qui fe promèné P  -•-S Les Rêves au milieu d'eux, eft la Folie, le Caprice la fuit, plufieurs génies difperfés mettent la main k 1'ceuvre & aident chacun leurs favoris. Allez plus avant, examinez. Le premier bureau étoit entièrement couvert d'ouvrages des meilleurs auteurs & entouré d'hommes au teint pale, aux yeux creux , au viiage allongé. La Misère , génie féminin, étoit au milieu d'eux. Eiie prenoit un livre fur le bureau , en coupoit une page qu'elle diftribuoit a chacun , & rejettoit le livre pour en prendre un autre, dont elle faifoit le même ufage. Les poetes enfiloient ces morceaux rapportés, & lorfque la liaffe étoit devenue un peu confidérable, onen faifoit une copie qu'on expofoit, comme un ouvrage nouveau, aux yeux du public. Plus loin étoient des hommes que l'amour de médire avoit conduits dans le tcmple. Leurs yeux égarés & pleins de peifidie peigHoieni leur caractère. Une furie étoit fans ceffe avec eux. Elle diftilloit dans leurs vcines un poifcn infernal. Un grand nombretravailloient pour lethéatre. Les uns fe croyoicmt fairs pour chaufier le cothurne , les autres fe contentoient du brodequin. Des génies gais, triftes, férieux, én'fantins, fublimes & boufrbns, infpiroieat indif-  b'Aristo-bule. 217 féremment, & en même-tems, lés uns & les -autres. ■ ' orf - . « nirrfi . •' > L'Epopée avoit quelques feÖateurs, Ils invoquoient 1'Imagination, & le Délire venoit a leur ■iecours. .11 tenoit fous- leurs yeux un rniroir magique \ oü ils voyoient mille objets extraordmaires,. infenfés. Ils en étoient frappés; les imitoient dans leurs ouvrages & s'admiroient fans. ceife. • • . j.i» La même divinité infpiroit les lyriques &c les faifoit voler d'objets en objets. Plusr ils fuivoient des impreffions vagabondes , plus ils s'éloignoient de la raifon & plus ils s'efiimoient poëtes. L'élégie avoit quelques jeunes partifans. La langueur les infpiroit , 1'ennui les fuivoit de prés. Un génie verfoit négligemment de la glacé fur chaque vers qu'ils tracoient. Je n'eus pas le tems d'en voir davantage. Tous les poëtes fe levèrent en tumulte & entrèrent en foule dans une falie fpacieufe. On alloit leur donner un mooarque & des grands. L'efprit du jour étoit 1'élcöeur. L'élefiion finie, ce peuplë fingulier tra ma une confpiration contre les grands & le roi, & jura la perte de 1'un & des autres. Mais le fpeöacle changea bientot de face. Chacun des conjurés croyoit avoir le plus de Pij  ü8 Les Rêves talent , dela nait une guerre civüe entr'eux* L'envie les anime , ils fe déchirent mutuellement , & des chardons viennent fe placer d'eux-mêrnes fur la tête des vainqueurs. Mais qui croarok jufqu'ou va la folie de ce peuple ? Ces vainqueurs ainfi couronnés en concoivent de 1'orgueil. Leurs yeux font fafcinés, ils prennent pour des lauriers ces vils chardons, & veulent que tout le monde penfe de même. Le public eft convoqué pour juger la querelle. Les poëtes récitent leurs ouvrages avec enthoufiafme : ils ne peuvent lire un vers fans s'admirer. Le public n'eft pas d'avis qu'ils foient admirables, &£, pour mettre cette fociété d'accord > il la fiftle indiftinctement. Alors Apollon parut au haut des cieux, porté fur un nuage argentin: il foufUa trois fois fur 1'ïie ; aufh-tot & 1'ile & les poëtes furent perdus au fonds des ondes. Je me réveillai, ik je fouris de mon rêve.  :. SIXIÈM E K K V E. Bagatellopoiïs. En me promsnant vers le Pyrée, je m'entretms un jour avec des 'commercans qui avoient parcouru toutes les mers. lis me parlèrent de cent peuples différens; mais la converfation roula principalement fur une nation fingulière , qui eft peu connue des Atliéniens. Ce c u ils m'en racontèrent, m'infpira , la nuit fuivcn'e , Ie fonge dont je vais voks faire le fécit. II me fembloit que j'étois dans une viller fpacieufe, dont ie nom, que 1'on m'aoprit, «oit Bagatellopolis, capitale du vafte royaume de Frivolarque. Chaque pas qu'on M dans cette ville, dotme de nouveaux fujets d'étonnement. Le bon-goüt & 1'ignorance y règnent tantót enfemble Sc tantót tour-è tour. Une fa?ade fuperbe fe trouve oü il n'y a point de palais : le portaii d'un temple attire les regards, on veu£ entrer & Fon ne trouve pas de temple. Un mm préfente d'un cóté la plus belle archi-. «eöure \ 6V de 1'autre c'eft le triomphe du Pil}  iyo Les Rêves mauvais goiit: a chaque inftant on adra^re , a chaque inftant on fe rétraöe. Les habitans au lieu de marcher font des pirouettes. Ils ont des idees de la philofophie, ils 1'eftiment fans être philofophes , ils tournent en ridicule ceux qui le font , &il y a de leurs membres qui les perfécutent. Ils admirent les plus grandes vérités & les traitent de chimères, de paradoxes. Etrange aveuglement de ne pas reconnoitre la véritc dès qu'elle.fe préfente, 8C d'admirer ce qu'on croit n'être pas elle ! lis ont tous fur le vifage un mafque fait avec tant d'art, qu'on le prendroit pour la nature. Un homme eft né fourbe & porte le mafque de la candeur : il veut tromper un autre homme qui eft couvert du mafque de la fottife, & reconnoit a fes dépens que ce prétendu fot eft plus rufé que lui. Un Seigneur eft dur & inflexible : mais il ne lui coüte rien de prendre le mafque de la bienveillance & de la proteöion. Un flatteur , qui a befoin de lui, fe revêt du mafque de la vérité , & le feigneur eft pris pour dupe. Une femme aime extrêmement les plaifirs: elle fe déguife avec le mafque de la pudeur. Un étourdi fe couvre du mafque de la difcrétion , obtient fes dernières faveurs & les pröne partout. La réputation de la dame eft perduej  d'Asistobule. i\i mais elle prend le mafque de la dévotion , 6c fa réputation eft rétablie. Les Bagarellopolitains ont un grand nombre d'auteurs. La plupart, entrainés par leur légèreté naturelle 6c par le goüt de ce peuple , ne donnent que dans les bagatelles : mais ils favent les affaifonner de tant de vivacité , de tant d'efprit , que quelquefois les ennemis même de la frivolité daignent jetter fur eux un regard. Ils ont des poëtes qui font des impromptus dans leurs cabinets , des tragédies k une toilette , des poëmes épiques dans un café. De jeunes prêtres de Jupiter gagnent fouvent dans les ruelles les emplois de la lacrificature, & , comme 1'ingratitude eft défendue , ils exercent leurs fonöions fur 1'autel de Vénus. Le peuple eft extrêmement vif; auffi pourroit-il être remuant 6c féditieux : mais il eft aifé de le rendre tranquille. On invente des orquefies : le magiftrat oublie fes cliens , le marchand fon commerce ; Partifan la faim qui le preffe: tous les citoyens, d'un accord unanime , s'occupent k faira danfer des orqueftes (i). ( i ) Voici la phrafe grecque : Tous orchejtas tarat* t> IV  Les Rêves Un particulier eft pauvre; mais il foutient qu'il fera riche bientót, & ces paredes feules le font vivre. ïl y a des nies remplies d'une efpèce bien particuliere de marchands : ils vendent a-peuprès au même prix & avec un débit a-peuprès égal, de 1'ennui , de l'inftru&on & du plaifir. Les militaires prïent des femmes de les avancer, & leur font afliduement la cour pour pbtenir un pofte avanfagéux : ils 1'obtiennent & courent chez leurs maitreffesppur apprendre è s'y diftinguer. Des particuliers perfeftionnent la chymie , & des médecins invenfent des modes. Des femmes interrogent la nature & apprennent fes fecrets. Les hommes trop fupérieurs k elles pour leur difputer de fcience , fredonnent légèrement des ariettes nouvelles a Wfm , faltatores tgïtant. J'ai francifé Ie mot , fans fanSer* & M J'endu tout fimpletnesu par orqueftes lauro.s ?u traduirc qu'ils faifoient danfer, qu'ils agi„ toient des fauteurs ou pantin* , ce qui eft !s fens Am, qnelque favant pourra faire une differtation intereffante , teruW k prouver ou* Ja fWr que «pus avons eue pour fes. p^j», eft une mode ^ «ouyelléa des Grecs.  d'Aristobule. " 233 & s'efforcent d'imiter les tons d'une aarice minaudière. Deux hommes demandent le même emploi, L'un d'eux eft refufé & fe contente de murmurer: mals quelque tems après ces deux hommes fe battent pour une méprifable favorite. Quelqu'un plein de vertus & de rares qua, lités, veut s'introduire dans le monde : on le méprife. II court chez fon tailleur. Donnezmoi, lui dit-il, en lui préfentant de 1'argent, donnez-moi un mérite plus éminent que celui que je puis avoir i il eft obéi, retourne daas les mêmes cercles, & 1'on a d'yeux que pour lui. Une aftrice qui a eu toute la ville , veut encore faire tourner la tête k toute la viile , &, poi-ir y parvenir, elle forme le deffein d'être fage. Auffi-töt tout le monde la fuit, elle fait naitre des deftrs dans töus les cceurs! Un feul homme eft affez téméraire pour fe déclarer , & elle refufe fes hommages • il tombe malade , il va mourir : qu'il meure , tant mieux ; la réputation de Tadrice fera au comble. Tel étoit le tableau que me préfentoit un vam délire. II n'eft pas pofïible qu'i! éxrrte ü| fc! peuple. Si cependant il y avoit uné na;ion  '234 L-es-Rêves femblable, ie crois qu'elle feroit malfieureüfe, & que cependant elle ne feroit pas a plaindre. SEPTIÈME RÊVE. Monde nouveau. Je crus une nuit être tranfporté dans un monde inconnu. Je rencontraij des hommes d'une figure affez fingulière : je les pris pour des bourgeois d'une ville ypifine , & je leur de, mandai le chemin de la ville. Ils me regardèrent avec de grands yeux , ne pouvant corriprendre ce dernier mot. Enfin je leur expliquai par un grand nombre de périphrafes ce que c'eft qu'une ville. Ils me répondirent qu'ils n'en avoient pas. . . . . Eh ! oü donc logez- vous ? Oii voulez - vous que nous logions fi ce n'eft dans cette campagne ?.. .. Mais comment éyitez-vous le froid.rigoureux de 1'hiver , la chaleur brfilante de i'été , la fraïc beur & 1'humidité des foirées ? Je com pris a leur air étonné qu'aucun dè ces mots ne leur étoit connu , & j'appris, qu'ils jouiffoient d'un air toujours également doux & pur, qui ne les obligeoit par aucune variation a quitter la pleine campagne. En me  ö* A RISTOBütE. 237 promenarft avec eux, je leur témoSgnai ma furprife de voir par-tout du gazon pour fe repofer & de n'appercevoir nulle part ni arbres, ni vignes, ni champs femés de bleds, ni rivières , ni ruiffeaux ;'j'eus encore la peine de leur exphquer ce que c'étoit que toutes ces chofes, & 1'étonnement d'apprendre qu'elles leur étoient inconnues , paree qu'ils ne buvoient ni ne mangeoient. Comme je trouvois ces hommes affez ftupides , ne pourrois je pas , leur dis - je , entretenir quelques - uns de vos favans ? Nouveau terme ignoré , nouvelle explication , après laquelle je connus qu'ils rïë favoient ee que c'eft que les arts ni que les fciences. Avez-vous un roi ? Non , répondirent-ils , hoss n'avons rien qui s'appellé comme cela. . . . .- Ah ! vous êtes donc républicains , & vous vous gouvernez par des magiftrats?.... Pas davantage. Nous ne favons Ce que vous entendez par des magiftrats & par gouvernêr. Enfin , je leur fis comprendre en gros , avec un travail étonnant , comment nos états fe gouvernent & ce que nous appellons fciences, arts; ce que c'eft que les paflions , les vices, les vertus. Toutes ces idéés étoient neuves pour eux. Ils n'avoient point de paflions, point de defirs; ils ne favoient ce que c'eft que vertus ni que vices. Qui connoiffolt un citoyen de  *3-S Les Rêves ce monde , les connoiffoit tous. Leur état étoit un repos, une apathie, une indolence continueile. , . . . Ah ! leur dis-je , que vous êtes heureux, vous ne connoiffez aucun de nos maux !...., Ah ! s'écrièrent-ils , que nous; fommes malheureux ! Nous ne connoiffons aucun de vos plaifirs ! HU1TIÈME R Ê V E. 60N u : ;o; p iioami: 9 ,■•}{ Jti J> nr*! - - Le bonheut. 15 én is foient a jamais les dieux qui ont voulu m'inftruire par des fonges remplis de falutaires vérités : qü m'ont appris pendant mon fommeil ce que je devois éviter, & ce que je devois fuivre ! .. Depuis quelque tems j'avois fans ceffe l'efprit agité de penfées vaines. J etois degoüié de ÏÊW de Pai!°6>phe qui me paroiflbit troa peu refpeclé dans Athènes. Autrefois nous ésions un objet ..de vén draden , & fouvent nous ne fommes plus qu'un cbjet de ridicule,, II fut un tems ou les plus grands. rois s'emprefibient a nous appelfer/dans leurs cours: quelquefois. ils efTuyoient nos refus , & ces refu&.augmentoient 1'eftime qu'ils avoient pour: nous^  D' A R I S t Ö B U I É. 237 & leur envie de nous poffëder. Ce tems n'eft plus : ils ne tirent aujourd'hui d'Athcnes que des mimes, des joueurs de flute & des laltimbanques. Tantöt la fortune me tentoit, & d'autres tbis c'étoient les honneurs. Jupiter toujours attentif a m'ëclairer , m'envoya le fonge fuivant. Je crus que Mereure venoit me trouver & me parloit en ce's termes : tu es mécontent' de ton fort, Ariftobule, & tu crois qu'il en eft de plus dignes d'envie que le tien. Jupiter m'envoie te tirer d'erreur ; tu verras des hommes de toutes les conditions, & tu ies verras tous malheureux. Suis-moi. Je le fuivis dans une vafte plaine W je vis une foule innombrable. Confulte tous ces hommes divers, me dit Mercure, s'il en eft un dont tu defires la deftinée, tu n'as qu'a la demander a Jupiter, il a promis de tel'accorder. Je me mêlai dans la preffe; je vis un homme vetu d'une longue robe oh M & l'areent bnlioient a 1'envi , & étoient effacés par Ja beauté du travail Oh l m'écriai-je, Mercure dira tout ce qu'ü voudra ; mais affurément voük un homme dont je vais demander a Ju piter de partager le fort. Je m'avancai vers lux. Olerois-je vous demander, lui dis-je,  2.38 Les Rêves quel eft votre état? Jejuge,è vous voir, qué vous êtes bienheureux. Ah! s'écria-t-il, en levant au ciel des yeux mouillés de larmes, il n'eft pas fur la terre d'homme fi malheureux; je fuis un des plus riches marchands de Tyr , & j'étends mon commerce dans toutes les parties du monde. Jamais miniftre n'a tant appauvri fa nation que j'ai enrichi la mienne. Mon cceur feul avoit encore des befoins, & demandoit a être rempli. Je connus une jeune fille des plus aimables & des moins riches de Tyr, je 1'adorai, ellé m'aima, je Pépoufai : je fis fa fortune ck elle fit mon bonheur. Qu'elle étoit bien digne dé mon amour ! Douce , prévenante , toujours égale , elle fupportoitavec patience toutes mes inégalités. Avois-je quelque chagrin, elle le partageoit dans le fond de fon cceur ; mais elle avoit l'art de cacher fa trifteffe pour diffiper la mienne. Si j'avois quelque fujet de joie , cette joie redoubloit par celle que je lui voyois éprouver. Elle me donna trois fois des fruits de notre union : une fille , deux fils , douce confolation que je me promettois pour ma vieilleffe. Leur efprit, leur caractère, leurs graces, leur nobleife, les faifoient diftinguer parmi toute la jeunefle de Tyr. Que j'étois heureux alors ! Les dieux même pouyoient me  D' A R I S T O S Ü L E. 239 porter envie ; mais qu'Üs accordèrent è mon bonheur peu de durée ! Je commencai par perdre mon époufe ; j etois auprès de fon lit; les yeux. inondés de larmes , elle me prit la main , elle la Terra d'une main foible : confolestoi, cher époux , tu ne me perds pas toute entière ; je te laifTe des enfans qui te rappelleront fans ceffe cette époufe que tu aimois.' Rdpands fur eux toute la tendreffe que j'avois méntée de toi : embratTes - moi, cher époux , embraffes - moi pour la dernière fois , & que j'expire dans cet embraffement. Adieu , je vois que tu m'aimes toujours , je meurs contente. A ces mots elle expira. Le Tyrien interrompit fouvent fon récit, que fes ianglots 1'empêchoient de pourfuivre. Enfin il reprit ainfi fon difeours. M'appellerez - vous encore heureux ? Mais vous ne favez pas toutes mes infortunes; 3a mort avoit étendu fa faux fur ma familie entière : le coup qui me ravit mon époufe n'étoit que le premier de fes coups; je perdis bientot après 1'ainé de mes fils qui venoit de fimr avec fuccès les premiers exercices de la jeuneffe. Son frère me confola de fa perte , autant que je pouvois être confolé. II s'embarqua pour tranfporter les marchandifes du midi dans les climats glacés du feptentrion. Je le vis partir en tremhiant; mon co?!!-- f«  14° Ln Rêves ferra, je 1'embraiTai mille fois, je lé baignai de mes larmes. Vingt fois je lui dis que les Vents étoientfavorables, qu'il falloit nous féparer. Vingt fois je le retins encore. II partit enfin & je perdis bientot de vue fon vaiifeau qui voloit fur les ondes. Je ne fus pas longtems a apprendre que le vaiffeau avoit péri avec tous ceux qu'il portoit. II ne me reftoit plus que ma fille ; je la mariai au fils d'un négociant de mes amis, jeune homme riche , aimable & plein de mérite. Le jour des noces, elle mangea d'un fruit qu'avoit touché , far.s doute , un animal vénéneux , elle expira dar.s mes bras & dans ceux de mongendre. Quel fort que le mien ! II faut être époux & père pourfentir toute 1'amertume de mon coeur. L'infortuné Tyrien fe retira a 1'écart pour fe livrer tout entier a fa douleur. Je rencontrai enfuite un homme couvert d'un manteau de pourpre. Je lui demandai avec modeftie qui il étoit : je fuis roi , me répondit-il avec fierté. Vous êtes donc bien content de votre fort, lui dis-je , car je crois qu'on doit être bienheureux , quand on eft roi: je changerois mon érat, reprit - il, contre celui du dernier de mes fujets; je fuis un des plus puiflans fouverains du monde , car je règne  d'Aristobulê. ±a{ règne fur les Perfes ; mais vous ne favez pas ce que c'eft que de régner. Ou Pon eft incligne d'être aflis fur Ie trone , ou 1'on pörte réunis dans fon cceur les malheurs de tous fes fnjets; on voudroit avoir la paix, & il faut faire la guerre : on voudroit voir fes peuples fortunés , & 1'on eft obligé fouvent de contnbuer a leur infortune. La néceflité cruelle nous enlève quelquefois leur amour; &, après avoir patTé nos jours dans les travaux, nous mouronsfans leur laifler de regrets. Hommes pnvés, que votre obfcurité eft digne d'envie! Après ce roi, marchoit un grand homme pale & defféché par un travail opiniatre; il me prévint: je vois, dit-il , que votre manie eft d'arrêter & d'interroger tout le monde. Je fms Ie premier miniflre du roi que vous venez de quitter, c'eft-a-dire qu'après lui je fuis le plus malheureux de tous les hommes; je fais ce que je peux, mais combien d'inconvéniens font attachés aux projets les plus utiles.'on croit les avoir confidérésfous toutes leurs fa ces: une feule eft échappée , & c'eft une fource de malheurs. On fait le mal en voulant faire le bien , & quelquefois ce bien même ne peut être produit que par un mal nécelfaire. Je travaille le jour & la nuit, je me tue; maispuisje faire ce qui n'eft poflible qu'aux immorte!ss Q  Les Rêves rendre un état parfaitement heureux ? Le peuple qui m'accufe de tout, me détefte , &mon prince ne m'aime guères. D'un cöté, je crains la difgrace ; de 1'autre, le poifon , 1'aiTaffinat. Ma fanté fe perd, je maudis le métier cent fois par jour T & cependant je mourois de douleur, fi mon prince m'obligeoit a le quitter. Je vis un général d'armée , couvert de bleffures , blanchi fóus les armes, Sc décoré de toutes les marqués que fon roi avoit accordées a Ion courage. Je lefélicitois fur fon bonheur; il jouiffoit , lui difois - je , d'une réputation éclatante Sc de la reconnoilTance de fes concitoyens , qu'il a défendus contre les ennemis.... Ecoutez-moi, interrompit-il, Sc ne précipitez pas votre jugement : j'ai embraffé dès ma jeuneffe le parti des armes, 8c dès ma jeuneffe je m'y fuis difiingué. Je fuis parvenu de bonne heure aux premiers emplois; toujours plein de zèle pour mon prince, & toujours perfécuté par mes envieux, je fervois mon roi,Sc tandis que je prodiguois mon fang, les oififs de la cour cherchoient a me perdre. Le peuple tranquille dans les villes, veut être mon juge. Si j'amufois 1'ennemi pour le détruire en détail, on m'accufoit de foibleffe & d'irréfolution : fi je le battois , on difoit que j'avois négligé mes avantages, & que j'aurois pu le détruire. Que  d'Aristobule. 2.4 j je revmffe a la cour, j'y étois recu avec froi« deur; les princes ne favent des fervices de leurs généraux, que ce qu'il eft impoffible de leur cacher. Un lache qui les flatte eft mieux accueilli qu'un brave homme qui les fert. Enfin , j'ai eu a combattre dernièrement un général qui a les 'mêmes lumières , le même courage que moi : nos troupes étoient égales par le nombrë Sc par la valeur : il falloit bien qu'un des deux partis fut vaincu , la fortune pöuvoit feule décider : elie fe déclara contre moi , & après une vigoureufe réfiftance, je fus défait. Je paffe a préfent dans ma patrie pour le dernier des généraux, je fuis déshonoré , 6c je n'attends qu'une bataille oii je puiffe me faire tuer. Après ce capitaine vint un voluptueux fybarite. La moleffe étoit peinte fur fon vifage : je crus quele bonheur accompagnoit un homme qui comptoit fes inftans par des plaifirs, il me détrompa en ces termes. Vous voulez juger de ce que vous ne connoiffez pas; non, je ne fuis point heureux ; tantot je veux quitter une maïtreffe le foir , elle me caufe rhumiliation' de me devancer , 6c me quitte le matin ; tantöt je lie une partie de plaifir oii je dois m'amufer infinime«t j'invite les convives les plus agréables, & pré- Q ij  244 Les Rêves cifément ce jour-la ils font mauffades oü mauvais plaifans: toute la reffource qui refte, c'eft de cacher fon ennui. Je vetixbriller par un habit d'un goüt unique, & perfonne ne paroit me remarquer; il me prend envie de donner un concert, j'ordonne qu'on me faffe de la mulique nouvelle ; elle eft infipide , & tout le monde s'endort. Je commande une fête , je fuis forcé par complaifance d'avoir de la cohue: tout manque par la négligence des intendans. Je veux un meuble d'un goüt exquis, je donne mes ordres avec foin , & les ouvriers imbécilles ratent mon idée. Toutes ces chofes vous paroiffent indifférentes, & la moindre de ces chofes eft défefpérante pour moi. On croit que je m'amufe fans ceffe, & je ne connois que 1'ennui. Mais il faut que je vous laifle,&que j'aille monter un char; on n'en a jamais vu de femblable. A ces mots, mon fybarite me quitta en baillant. Un bourgeois de Crète parut, Envain il avoit des richeffes ; envain il étoit chéri & refpedté de fes concitoyens; il n'étoit pas plus heureux que les autres. Mari d'une femme du caractère le plus bilarre & le plus acariatre, il avoit des enfans laches, bas, fans efprit, fans talens, fans mceurs, fans probité, qui , pour fatisfaire a leurs honteufes paflions, fouhaitoient la mort du plus vertueux des pères.  d'Aristobule, 245 Malgré leurs vices, il ne pouvoit s'empêcher de les aimer. L'amertume empoifonnoit fes jours. II fuyoit fa maifon comme un lieu de fupplice, & quand il falloit y rentrer, il croyoit defcendre dans les enfers. • Je crus alors que le bonheur réfidoit dans les conditions que le préjugé regarde comme viles. Je vis un laboureur qui me parut affez opulent : j'allai Pinterroger. Rien n'égale, ditil, la calamité des habitans de la campagne. Le travail le plus dur ne nous épouvante pas; nous faifons vivre les autres , & nous pouvons a peine nous foutenir. J'ai affez grand nombre d'arpens d'une terre fertile que je cultive avec foin; mais quand j'ai payé les impöts dont elle eft chargée, a peine ce qui refte fuffit-il a me faire vivre. J'avois quatre fi!s, ils m'ont été enlevés pour fervir dans les armées du prince; tous y font morts; ils «ie foulageoient dans mes travaux , je fuis forcé maintenant d'employer des domeftiques, & tout va fort mal. Je fuis riche en fonds de terre , Sc cependant je gémis dans la misère & dans le ciéfeipoir d'avoir perdu mes fils. Je ne pus converfer davantage avec perfonne. Un nouveau fpectacle s'offrit a ma vue ; de tous ces hommes répandus dans cette vafte plaine, je vis une partie fe ranger en corps Qhj  246 Les Rêves d'A&istobule.' darmee, fe lancer de loin la mort, s'appfo? cher , fe mêler, fondre les uns fur les autres comme des lions furieux , répanclre je fang avec plaifir & s'y baigner avec vqlupté. D'un autre cöté , je vis des hommes qui calomnioient , trahiiioient, empoifonnoient ,-.poignardoient leurs ennemis, & quelquefois ceux dont ils paroiffoient les meilleurs amis , leurs parens même. L'envie , la fureur, la perfidie, la mort enfin , voltigeoient dans cette plaine immenfe, la mort, le feul bien que les mortels puiffent efpérer en arrivant a la vie. Epouventé de ce fpeétacle afFreux, je m'éveillai en frémillant. InfiVuit du malheur de tous les hommes , je n'enviai la fituation d'aucun d'eux. C'étoit ainfi que Ie fage Ariftobule inftruifoit fes difciples pour faire recevoir la vérité; il inventoit, comme Efope , des menfonges fécondsen «jpnféquences utiles. Ceux qui 1'écoutoient, iaftruits du néant des chofes humaines , laiffbient dans leurs coaurs peu d'entrée aux paftions. Perfuadés que le malheur accompagne toujours les hommes , ils favoient compatirè: leur fort, & ne favoient pas fe plainde ; & connoiffant notre foiblefte, ils gémiffoient fur nos erreurs & fur nos fautes, & ne favoient ni condamner ni' haïr. Fin des Réves d'Ariftobule,  SONGES D'UN H E R M I T E. Qiv   SONGES D' U N HER M I T E. PREMIER.SONG E. Li Talifman, Un hermite ne goüte pas toujours les charmes de fa folitude; il a fouvent a eiTuyer des momens de triftefie & d'ennui qui lui font regretter la fociété de fes femblables. Un jour que j'étois dans ce cas, & que je repafTois en mon imagination les objets agréables que j'avois vus dans le monde, je me fentis vivement prelTé d'abandonner mon défert: cependant comme j'y étois accoutumé & que je 1'aimoisjdans le fond du cceur, je prévoyois que eette démarche feroit pour moi une fource de remords qui empoifonneroient les plaifirs que  2|o Songez je voulois aller chercher dans les villes. En cet état, j'éprouvois au-dedans de moi-même un combat violent , qui fe termina par un profond accablement dans lequel je m'en- dormis. Je crus en fonge, avoir trouvé un talifman qui avoit la vertu de m'attirer 1'amitié de tous ceux que je voulois. Je crus ma fortune faite: il ne s'agifToit que de délibérer quelle amitié me feroit plus avantageufe. Je donnai la préférence a celle d'un roi. Aufïitöt, tranfporté a la cour, je me vis dans la plus grande faveur auprès du prince. Mon talifman étoit une émeraude fur laquelle étoit gravée 1'image de la fortune : je la portois fufpendue a des cordons immédiatement fur la peau de 1'eftomac , de peur de la perdre ; mais tous les foins que je prenois pour conferver ce talifman, ne purent rendre mon bonheur durable. En vain on le cherche dans les cours. La faveur oü j'étois me fit des envieux. Les courtifans jettoient .fur toutes mes aftions un vernis de noirceur & de méchanceté. Quoique la protection du prince fut pour moi un rempart contre leurs impoftures, je ne pouvois m'empêcher de les craindre. Le fracas des affaires, les cérémonies , le fafte & le bruit „  d'un Hermite. 251 m'étoient a charge. Je me reprochois les grandes dépenfes que ma place exigeoit ; il me le.-nbloit que je les arrachois aux befoins des peuples , & que je faifois couler les iarmes des pauvres. Cette idéeportoit dans moname ledégout,1'amertume & les remords. Mes fens agités ne connouToient plus le repos. Je regrettois le calme & la paix que j'avois goütés dans mon hermitage. Enfin les cabales de mes ennemis éclatèrent. Le roi prit des ombrages fur ma fidéhté ; je fus difgracié. Je me félicitai de ma chüte ; je me trouvois heureux de ne plus languir, au milieu des terreurs & des ennuis: mais par une inconféquence impardonnablé, dont cependant j'ai ouï-dire qu'il y avoit des exemples dans le monde , je fis de nouveau fervir mon talifman a Pambition. Je defirai & j'obtins promptement 1'amitié d'un diftributeur de bénéfices , & ce ne fut pas une amitié oifive. Elle me procura des biens immenfes. Je fus nommé a plufieurs groffes abbayes, & alors j'eus une maifon montée fur le plus grand ton, une multitude de valets , une table fomptueufe , des parfums , de la mufique , de brillans équipages, &c. Je nageois dans les richeffes ; mais bientot mes plaifirs furent troublés de nouveau par les re-  M2 S O N G E S mords, Quand j'étois feul, &C que j'examinois mon cceur , je me fentois couvert de confulion; je ne pouvois penfer, fans rougir, que je poffédois tant de biens eccléfiaftiques, fans être d'aucune utilité a 1'églife, ni au public. Les chagrins & les foucis fe joignirent aux remords. J'étois accablé fous le poids de la triftelTe. En vain j'aurois voulu y réfifter; je ne pus recouvrer la paix qu'en quittant tous mes bénéfices. Devenu libre , je ne fus pas plus fage. Je cherchai d'autres amis par un motif d'intérêt; & la vertu de mon talifman fut encore très-efficace: j'en eus de .toute forte d'age & d'état; mais je n'avois pas le pouvoir de rendre 1'amitié durable , paree que mon talifman ne changeoit pas le caraófère de ceux que je choififfois pour amis. Je fus donc encore malheureux cette fois. Au bout de huit jours, un jeune homme qui m'aimoit tendrement, me chercha mal-a-propos une querelle , & m'étendit fur le car-, reau d'un coup d'épée dans le ventre. D'autres amis me portèrent dans une maifon , & raffemblèrent autour de moi une troupe de chirurgiens & de médecins. L'argent que j'avois fut bientot dépenfé en remèdes. II fallut recourir a la bourfe de mes amis; mais au premier mot que je dis pour les intcretTer  D'üN HERMIïE. 2JJ en ma faveur , je les vis tous fuir. Je reftai abandonné , & les médecins me voyant hors d'état de lespayer , me donnèrent un remède qui me mit aux portes de Ia mort. Je fus porté dans un höpital , oii je guéris enfin quoiqu'avec peine. J'avois eu le tems de réfléchir fur Pinfidélité Sc la folie de la plupart des hommes, je crus qu'il n'étoit plus de vrais amis dans le monde ; Sc lorfque je pus marcher , j'allai jetter mon talifman dans la rivière, bien réfolu de ne plus fortir de mon hermitage. SECOND SONGE. L'orage. JE fongeois qu'un órage affreux avoit prefque renverfé ma celluie, pendant une nuit ou toute la nature fembloit bouleverfée. L'aurore écarta ce trifte cahos, Sc le foleil, plus brillant que jamais , diflipa les nuages qui renfermoient la foudre. Un air frais & tranquille fnccéda aux vents déchaïnés; Sc les oifeaux, reprenant de toutes parts leur gafouillement, annoncxfient le plus beau jour. Je me Ievai, le cceur plein de joie, en voyant le calme Sc la férénité rendus  l?4 S O N G E S a !a nature , mais inquiet cependant du ravage que la tempête auroit fait dans mon jardin. Ma crainte n'étoit que trop bien fondée; je fortis , 8c je vis avec douleur que des ceillets que'je chérifTois particulièrement avoient été trèsmaltraités. Les uns penchoient trifiement leur tête, d'autres 1'avoient eu totalement coupée. Je m'afrligeois, lorfque portant mes yeux plus bas, je vis que la tempête avoit épargné des narcilTes & des violettes qui s'élevoient peu au-dtffus de terre : elles avoient même un nouvel agrément, car les gouttes d*eau s'arróndiffant fur leurs feuilles , 8c colorées par un foleil vif 8c brillant, reiTembloient a de belles perles: deforte que ces petites plan tes s'étoient embellies par la même caufe qui avoit brS'fê mes ceillets. Je voyois de même que les plus humbles légumes de mon jardin étoient reftés entiers 8c fans aucun mal. Je compris pat-la que la tige élevée de mes ceillets les avoient expofés a la fureur de 1'orage, 8c avoit caufé leur ruine. Alors je me fouvins de ma philofophie, 8c je dis en moi-mên;e : c'eft ainfi que le cj.fl fe plaït a frapper les têtes élevées 8c fuperbes; c'eft ainfi que la fortune fe fait un jeu de renverfer les fiers coloffes qu'elle a le plus comblés de faveurs , tandis que les hommes modeftes, comme ces violettes 8c ces légumes, font a 1'abri des  d' ü n Hermite. 25 j grands revers. Je fuis dans mon hermitage comme 1'herbe qui eft épargnée. Les orages <ïe Ia fortune grondent fur ma tête fans defcendre jufqu'a moi. Ils renverfent les miniftres & lesfavoris, & ne font que donner un nouveau prix è ma folitude. Cette penföe me remplit d'une joie réelle qui ne s'évanouit point avec lefo mmeil. TROISIÈME SONGE. Le ciel de Mercure. M'étant aftis I'après-midi a 1'ombre d'un arbre de mon jardin , je m'amufois a relire un vieux .livre de fyftêmes fur la ftrudure du monde. En réfléchiflant fur les étonnantes découvertes de l'efprit humain, je m'endormjs, &mon imagination frappée de ce que j'avois lu,1 me fit voyager parmi les aftres. Je croyois qu'un poids naturel m'entraïnoit. Je me fentois tomber vers cette planète dont on dit que I'orbe eft le plus voifin du foleil, & qu'on nomme mercure, k ce que je crois. Je fentois en m'en approchant une chaleur exceflive; mon fang devenoit bouillant, & je me trouvois une vivacité, une pétulance qui m'étonnoient.  256 S O N G fe S Un peuple nombreux s'étoit raffemblé pour më voir précipiter du haut des airs , apparemment que leurs aftronömes avoient. prédit ma chüte. Les habitans de cette planète avoient une figure approchante de celle des finges. Leurs yeux étoient vifs & pleins de feu. Leurs membres étoient continuellement agités. Ils étoient légers 8c étourdis, ce que j'attribuois a 1'air enflammé qu'ils refpiroient, car je me fentois moi-même dans une grande agitation. D'ailleurs ils étoient doux, compatiffans 8c affables, 8c parloient tous francois , a mon grand étonnement. A peine eus-je mis le pied dans ce nouveau monde qu'on me porta en triomphe au palais ou habitoit le chef de Ia nation. II étoit de belle taille, d'une figure entièrement humaine, & paroiffoit grave & férieux. II étoit fur une eftrade élevée, afïis fur un tabouret garni de drap d'or. Plus bas étoient d'autres créatures, moitié hommes, moitié finges. C'étoient tous des perfonnages confidérables, comme il me fut facile d'en juger a des étoiles de papier doré qu'ils portoient collées dans le ereux de 1'eftomac. L'un des plus apparens tenoit a la main une canne d'ivoire, un autre des balances, 8c tous différentes marqués de dignité. Le refte des courtifans 5c la foule qui rempliffoit le palais, étoient entièrement finges. Des  d'un Hermite. ijf Dès que le prince faifoit un mouvement, i! étoit k 1'inftant imité par toute 1'afTemblée, Hs quittoient tous en fa préfence leur air étourdi, & prenoient la gravité de leur maitre. Je vis auffi qu'ils étoient empreffés de nouvelles modes ; car en moins d'une heure toute la cour fut remplie de holtes, moitié noires , moitié blancnes, qu'on nommcit : A l'homme tombé de la /une, Óc dont je fus 1'occafion. Cependant le prince m'ayant confidéré avec un air froid , tous ies iinges , qui julques-la nVavoient fait beaucoup de careffes , ne me regarderent plus qu'avec indifférence; ce qui ma détermina k fortir de ia cour, pour aller obferver les moeurs de ce peuple. Je fus traité partout avec humanité. Je voulus être iémoin d'un manage , & on me le permit. Je n'y trouvai point la gaieté a laquelle je m etois attendu. Ün vieux finge, qui avoit 1'air d'un homme d'importance , marioit fon fris k la fille d'un autre finge dont la mine étoit tout-a-fait ignoble , mais qui poffédoit de grandes richeffes. Elles confifloient en d'immenfes facs de marrons d'inde , qui font eflimés dans cette planette comme Por dans la notre. Les deux jeunes finges ne paroiffoient aucunement occupés 1'un de s'autre. Dès que la cérémonie fut achevée, le mari, fans penfer qu'il eüt une femme, i ' ' " R  15^ S O N G E S emporta en gambadant les marrons, Sc la guenon, de fon cöté, s'étant formé une cour dé jeunes finges, tous emprelTés a lui plaire , ne parut point inquiette de 1'abfence de fon nou vel époux. Un bruit fe répandit que le roi étoit devenu dévot, Sc auffi - tot je vis les principaux habitans marcher le dos courbé Sc d'un air de grande componcfion. Tous portoient a la ceinture de longs chapelets qui leur defcendoient fur les pieds. Mais le lendemain une autre nouvelle ayant détruit cel!e-la , les finges reprirent leur étourderie Sc jettèrent leurs chapelets. Tandis que j'admirois les mceurs de cette planète , Sc que je penfois k faire d'autres obfervations , une poire trop müre fe détacha de 1'arbre fous lequel j'étois endormi; Sc m'étant tombée fur le nez, m'éveilla en furfaut.  Z>' U N H E R M I T E. 259 QUATRIÈME SONGE. Les moules intérieurs. JE fongeois qu'après avoir béché quelque tems mon jardin , j'appuyois les deux mains fur le manche de mon hoyau , 8c le menton fur mes mains. En cette pofture, je me repofois Sc je méditois, lorfque tout-a-coup je vis fortir a mes pieds des pointes d'afperges qui grandiffoient a mefure que je les regardois. Cet événement me caufa une grande joie , paree que je n'enavois pas vu depuis long-tems: je voulus en cueillir une , Sc je m'appercus que j'avois coupé un doigt. Dans ma furprife; je palpai les miens, je les comptai, Sc voyant qu'il ne m'en manquoit point , je ne favois que penfer. Je me penchai pour regarder plus attentivement; mais je fus repoulfé de frayeur a la vue d'une main entière qui fortoit de terre. Cependant m'étant ralTuré, Sc vöulant favoir fi mes yeux ne me trompoient point, je portai en hélitant 1'index de la main droite contre cette plante fi-nguliète, qui aufïïtöt ferra fortement mon doigt; je tombai a la renverfe, en pouffant un cri d'effroi, Sc de- Rij  3$0 S O N G É S meurai long tems dans une cruelle perplexité^ fans ofer faire le moindre mouvement. Je me relevai peu-a-peu, n'ouvrant les yeux qu'a demi, & penfant a prendre la fuite. Mais lorfque je fus debout, je me vis environné de membres de corps hu mains & de corps entiers. Ici, je voycis des pieds, la des mains , ailieurs des tëtes , dans un autre endroit des nez , des oreilles; plus loin des troncs fans bras ni jambes. Le milieu de mon jardin étoit couvert de flgures entièt es extrêmement petites. Ce fpe.ct-icle m'anéantiffoit. Que vais-je devenir? me difois-je; ou prendrai-je de la nourriture pour tant de monde ? Que ferai-je de ces membres féparés? Si les gens de juilice viennent dans ma folitude, ne diront-ils pas que je fuis un meurtrier ? Dans cette extrêmité, je me fouvins d'un habile phyficien que je croyois avoir vu k Amtlerdam , lorfqu'il commeneoit un grand ouvrage fur Thiiloire naturelle. J'allai le confulter fur les phénomènes de mon jardin. Mais en homme prudent, il ne voulut rien décider fans avoir examiné la chofe par lui-même. II vint donc dans ma folitude; & a la vue de ces nouve'iles produöions qui m'avoient tant erfrayé, il ne rémoigna pas la moindre furprife; ce qui n71 fit juger qu'il étoit accoutumé  n5 u n Her m i t e. icvx' de voir des merveiiles. II avoit apportc plufieurs inftrumens pour faire fes obfervations , entre autres un microfcope, par le moven duquel je vis le doigt que j'avois coupé gros c.orrïmfe mon corps ; il le diftéqua , & rouva' dans 1'intérieur de 1'os une petite molecule qu'il nomma un moule. 11 examina enfuite tous les membres, tous les corps, & la qualité dé terrein qui les avoit produits; & après qu'il eut fait fes obfervations , il fe tourna vers moi, & me dit qu'il n'y avoit rien de furprenant dans le fpeöacle qui m'étonnoif; qife tout y étoit fimplc & naturel, & ne pouvoit être autrement. Cependant comme je n'en coirrprenois pas les caufes , paree que j'avois pea étudié la nouvelle philofophie, je le priai de m'expliquer comment des corps humains avoient pu croitre en eet endroit, & il com•tinna ainfi : » Les végétaux & les animaux » font compofés d'une infinité de parties or» ganioues qui leur font femb'abl'es ; ainfi' en » ötant a un oignon plufieuis enveloppes, on » retrouve toujours un oignon, jufqu'a ce » qu'enfifi on parvienne a fon germe ,. qui V doit s'appeller, moule intérieur : car la na» ture eft remplie de molécules organiques » vivantes, analogxies èi tous les corps exif» tans, ou qui peuvent exifter, & ces molê- R iij  a6i S o n g e s » cules ont la propriété de s'aflïmiler avec » 1'animal oule végétal qu'elles peuvent former, » pourvu qu'elles trouvent un moule intérieur » auquel elles puiflent s'attacher & le pénétrer » par une puiffance admirable dont elles font »> douées. De-la on doit confidérer toutes les » parties d'un animal ou d'un végétal, comme » autant de moules intérieurs auxquels s'afli» milent les petits corps organifés qui leur »> font analogues; & de cette manière on con* » coit claiiement que la nature, fans qu'il lui » en coüte rien, pent produire en peu de » tems une infinité d'êtres vivans qui exif» toient déja, mais qui n'étoient pas vifibles. » Le moule intérieur fe nourrit par les parties » des alimens qui lui font analogues; il fe dé» veloppe par 1'intus - fufception des parties » organiques qui lui conviennent, & il fe re» produit paree qu'il contient des parties or» ganiques qui lui reffemblent & qui lui font » venues par la nourriture. Voila pourquoi » votre jardin prodnit des corps humains. Tout » le merveilleux difparoit, dès qu'on fuppofe » q je cet efpace de terre fut autrefois un ci» metière ; & c'eft ce que j'ai fait d'abord , » paree que la chofe parle d'elle-même ». Je reftai quelque tems dans Padmiration de ce profond raifonnement. Je voulus lui deman-  d'un H e r m i t e. 2.63 der enfuite , fi , par le moyen des moules intérieurs , il n'étoit pas poflible qu'un homme eüt vingt bras & autant de jambes , ou même fi la nature , pour s'amufer , ne pourroit pas un jour faire un feul être vivant de tous les hommes Sf de tous les animaux qui font & qui ont été? Mais a mon grand étonnement, il n'éroit plus en état de répondre a mes queftions. Toutes fes parties organiques fe décompofoient; & formant un rayon de pouffière , alloient fe raffembler dans un coin de mon jardin. Je fuivis leur direction , & je vis qu'elles formoient un roflignol qui m'amufa par fon chant ; ce qui me fit comprendre qu'il y avoit dans cet endroit un moule intérieur de roflignol, propre è s'aflimiler les molécules vir vantes du favant naturalifte. CINQUIÈME SONGE. Mon hermitage. Croira-t-on qu'un pauvre hermitage ait pu devenir 1'objet de Pambition d'un homme riche &c puiffant ? II n'eft cependant que trop yrai qu'en un fonge je me fiiis vu chafie de R iv  '474 S O N G E s HUITIÈME SONGE. Les lunettes. Les plus minces objets font cl'un grand prix, quand ils font néceffaires, Sc on ne s'en fépare pas fans douleur. Telles font des lunettes pour un vieillard. Ainfi j'efpere qu'on ne trouverapas ridicule qu'ayant un jour perdu les miennes, je m'en fois amèrement afïligé. Hélas ! que feroisje devenu, fi le ciel ne m'eüt rendu mes chères lunettes ? Mais je les ai, & je ne dois pas répéter ici les trines plaintes dont je fis retentir mon défert, lorfque je vis qu'elles me manquoient. Je dirai feulement que dans le doux fommeil que me procura la joie de les revoir, j'en trouvai d'autres bien merveilleufes ; car par leur moyen je pouvois , fans être appercu , voir a découvert les penfées des hommes: elles fe préfentoient a moi a travers ces lunettes, a - peu - prés comme on voit les objets dans la chambre obfcure. Je ne faurois exprimer quel plaifir me fit cette découverte. Je m'empreflai de la mettre en oeuvre, fans en faire part a perfonne. Lorfque je délibérois f)»r qui je devois commencer mes obfervations,  d'un H e r m i t e. ijS je m'apper9us que j'étois dans un boudoir trèsgalamment meublé. j'y vis une petite-maitreffe, qui, le coude appnyé fur un fecrétaire , paroifToit rêver. Je mis mes lunettes, 8c je vis fon imagbation remplie d'un pièce de rubans. Un épagneul vint enfuite, 8c fut remplacé par un nègre ; celui - ci par de petits fouliers , & les fouliers par des pompons de toute forte. A tout cela fuccédèrent rapidement une falie d'opéra, une voiture d'un vernis lilas & argent, deux chevaux tigrés , un cours rempli de monde, une petite perruche, une églife, un bréloquier. Je vis enfuite paroïtre une petite figure humaine , qui, par fon air foumis Sc refpecïueux, & de fréquens foupirs, me fit juger que c'étoit un amant maltraité. La belle fe mit a rire toute feule en penfant a cet homme, qui fut bientot chaffé par une autre petite figure qui parut beaucoup plus k fon aife. II avoit 1'air d'un de ces jolis hommes qui pofsèdent Falft de conter des fleurettes & de fe moquer de toutes les ferri. mes. Après .qu'il eut fifïlé & pirouetfé, il difparut, & laifTa la place a un petit homme fort laid, qui portoit dans fes mains deux facs pleins d'argent. Celui-ci paroifToit aflez bien venu; mais le fecond s'empara de nouveau de Ia fcene, 8c y demeura prés de fix minutes. Le Sij  S O » ft K $ petit cpagneul & le bréloquier 1'en cnafsèrent & revinrent pour un moment. Puis je vis un petit fapajou & des braffelets garnis de briilans; Sc peu après, une jeune femme trés - agréable. A 1'arrivée de celle-ci, la rêveufe prit un air incmiet & jaloux, fe mordant le bout du doigt. Elle fe leva, & fit deux ou trois fois le tour du boudoir, puis s'afiit devant une toilette & fe mit k chercher des attitudes de vifage dans fon miroir. Je la voyois tantöt fourire avec langueur , tantöt ouvrir les yeux de toutes fes forces pour trouver des airs de vivacité. Un autre moment elle prenoit une mine froide &c dédaigneufe. Enfin elle fe mit elle - même dans fon imaginarion a cöté de la jeune femme ; & moi, croyant nfennuyer de les voir trop longtems enfemble, j'allai faire mes obfervations ailleurs. J'entrai dans une belle maifon, mais bifarrement décorée ; j'y vis un homme vêtu d'une manière extraordinaire , qui étoit aflis auprès de fon feu, les pieds fur les chenets, II veüloit attentivement fur des röties qui cuifoient. Je regardai dans fon imagination avec mes lunettes, & le premier objet qui me frappa fut une tourte de franchipane, que je vis affez long-tems ; puis j'appercusun agneau farcide truffes, une mappemonde, des privés a 1'angloife, un corobat naval, un paté, le portrait  d'un H e r mi t e; ijy de Sully, des langues falées , une brochée d'éperlans, un jetd'eau, une bibliothèque , les cataractes du Nil; & après tout cela, les róties é'tant cuites, il n'y eut plus qu'elles dans le cerveau. Je les lui laiffaï manger, pour courir k de nouvelles découvertes. Je m'introduifis dans un appartement riche & commode , orné de porcelaines, de tableaus & de vieux la«ques. J'y contemplai un gros abbé, vêttt d'ua velours lilas , avec des olives en or & des, dentelles. La bonne chere & la fanté brilloienfc fur fon vifage. li étoit feul devant un grand feu, auprès d'une petite table, fur laquelle étoit du thé.. Je demeurai fort long - tems fans, rien découvrir dans fon imagination : je croyoil que la pouffière avoit terni mes lunettes; je le& netto yois , & n'appercevois toujours qu'un efpace fans objet; mais, comme j'allois fortirpour chercher quelque tête plus occupée, je vis paroitre un ehapeau rouge, une crofTe, une eavalcade du pape, &• un grand eflurgeon. A. cefpe&acle, mes lunettes tombèrent ; & les, ayant remifes , je., me vis dans la chambre d'urj, petit - maitre. Tont y étoit bouleverfé. fappereus fur tmetable un éventail cafie , une boite de pülules % quelques livres dont le tiire me fcahdahfa, me (ouyenant que j'étois hermite ; des iifles de.  *73 5 O N G E s . marchands, un portrait de femme , une .épée rompue, plufieurs jeux de cartes déchirés , des pots d'onguent, Sc autres objets femblables. Lui-même étoit étendu, d'un air harrafie, fur une chaife longue; il avoit le vifage pale & abattu, Sc tiroit un de fes bas , en regardant fa jambe avéc complaifance. J'eus beau fixer le fiége de les idéés, tourner Sc retourner ma lunette, je n'y vis que lui-même en miniature, Sc j'aiiai chez un jurifconfulte ; mais je crois que je me trompai; car je ne vis dans la tête de cet homme en fimarre, qu'une falie de comédie, une loge de francs -macons, Sc quelques brochures. Je me tranfportai de - la chez un théfaurifeur. II étoit nuit, & je le vis a Ia lueur d'une petite lampe , dans un cabinet dont les murailles étoient tapifiees de toiles d'araignées. La porte étoit fermée a plufieurs verroux. II paroifioit fort attentif a un calcul; mais le moindre bruit lui faifoit tourner la tête, avec une inquiétude qui fe peignoit fur fon vifage. Je ne vis dans fon ame qu'un coffrefort Sc quelques feuilles de papier remplies de chiffres. Je fis un léger bruit, & aufii-tót je vis entrer précipitamment dans fon imagination cinq ou fix hommes le piftolet a la main. L'avare palit; mais après avoir écouté longtems, Sc n'enjendant plus rien, il fe remit a    D'UN H E R M I T E. IJf fupputer, & je vis fortir les voleurs : mais ayant de nouveau fait un mouvement, ils rentrerent plus précipitamment encore que la première fois, y demeurèrent fort long-tems, & je les laiffai. Je voulus voir 1'ame d'un courtifan. J'allai chez lui, je le trouvai avec un de fes amis. Ils le donnoient mutuellement des marqués touchantes d'eftime & de la plus tendre afFeótion : mais ayant regardé leurs cceurs, je vis dans celui du premier, fon tendre ami pendu; & dans le cceur de 1'ami, le courtifan roué. Après s'être embraffés, ils fe féparèrent, &l'imagination du courtifan fe remplit fucceffivement d'une chafTe de S. Hubert, d'un cordon rouge, d'une cour nombreufe , oh il paroifToit luimême bas & rampant. Je vis enfuite la maifon d'un miniftre, & le courtifan fe promenant devant la porte d'un des fecrétaires, qui le recut long-tems après d'un air dédaigneux , & le congédia promptement. Ces objets firent place k un baton de maréchal, une meute , des cheveaux anglois, &c une petite maifon de cam-» pagne. »$* S iy  |8q S o n g £ Sf NEUVIÈME S O N G E, Le chateaup Je crus me trouver dans ce ionge a la port© d'un chateau magnifique. Sur le point d'y ertr trer, deux Suiffes en bandoulières & en grandes perruques m'arrêtèrent, tandis qu'un troifièm» domeftique al!a donner avis de mon arriyée k fon maitre. Un moment après, je vis venir k moi un homme magnifiquement vêtu, & tout bouffi d.'orgueil: je jugeaique c'étoit le maitre; mais on me dit que ce n'étoit qu'un de fes offi» ciers du troiflème rang : en m'abordant, il me demanda ou j'avois laiffé mon caroffe & mes gens. Je lui répondls que j'étois un pauvre hermite, & que je n'avoisjrien de femblable : il ne me laifïa pas achever, & fe retira avec mépris» Auffi- lót j'en vis fortir un autre tout couvert d'armoiries, qui m'ordonna de le fuivre. H me fit entrer par une porte de derrière , dans une 'falie affez mal meublée , maïs qui étoit cependant décorée de tous cötés d'armoiries en reliëf& en peinture. II me fit apporfer des olrves,» du pain & du cidre. Après ce léger tepas, je le priai de me préfenter au feigneur du fieit»  d'un Hermïte. i8ï Cette propofition le ehoqua ; il me répondit» pn me regardant de travers, qu'on ne préfentoit pas des gens faits comme moi. Je m'en allois triftement , loriqu'il ferma la porte, Sc me dit en jurant, qu'on ne fortoit pas de cette maifon fans donner Pétrenne aux gens. J'avois de bonnes raifons pour n'en rien faire : je voulus puvrir la porte pour fuir ; mais tout-a-coup je fus invefti par quinze ou vingt laquais qui me tinrentle mêma-Iangage. Quoique je n'euffe rien è leur donner, je mis cependant les mains dans mes poches : mais comme ils virent que rien n'en fortoit pour eux , ils voulureqt fe payer fur ma perfonne par quelque mauvais traitement. Ils prirent une grande couverture 9 me mirent deffiis, & commencèrent a me berner. A chaque coup, ils me jettoient au plafond, ou je me meurtriflbis cruellement. Enfin il me fembla que je palfois au travers, & que je me trouvois dans tm faüpn magnifique oh le feigneur du chateau recevoit fon monde. IJ, étoit enfpncé dans un immenfe fauteuil de maroquin, ayant fur le nez des lunettes garnies de pierreries , Sc fur fa tête une ample perru-; que : fa robe étoit d'écarlate; il avoit une jambe appuyée fur un tabuuret de velours cramoifi ; ce qui me fit comprendre qu'il étoit malade de la.gout>e. Ses armokies étoient fur ce tabpuxe.t  i?i S O N G E S & fur deux croffes , dont il fe fervoit pour fe foutenir, quand il vouloit fe lever- II examinoit attentivement, 1'un après 1'autre , de longs rouleaux de parchemin, que lui préfentoient avec refpecT tous ceux qui entroient; Sc il leur affignoit autour de lui des places felon le rang de nobleffe Sc de richefie qu'indiquoit le parchemin. Je fortis fans qu'il m'eüt appercu ; & m'étant introduit dans une autre chambre , j'y vis une nombreufe compagnie , toute occupée a plaifanter fur le maitre de la maifon, Sc a tourner en ridicule fes airs de fatuité Sc 1'étiquette qu'il faifoit obferver chez lui. Je ren» contrai dans une grande falie un intime ami que j'avois laiflé dans le monde, Sc que je n'avois pas vu depuis vingt-huit ans. Je n'avois ceffé de penfer a lui depuis que je fuis dans ma folitude; car les devoirs de 1'amitié ont toujours été facrés pour moi : quelquefois je croyois le voir Sc lui parler ; il me répondoit, il me donnoit divers témoignages d'attachement fincère Sc tendre ; Sc ce commerce, tout imaginaire qu'il étoit, avoit pour moi beaucoup de charmes. Dès que je 1'appercus, je m'arrêtai de furprife ; il s'arrêta auffi; Sc nous étant fixés mutuellement pour nous reconnoïtre, nous nous élancames au col 1'un de 1'autre, & nous embrafsames tendrement. Que je fuis  d'un Hermite. i§3 tranfporté ! me dit - il; quel bonheur ! quel raviflement pour moi de vous revoir après tant d'années d'abfence ! Je ne fentois pas moins de joie que lui; j'allois aufïï lui faire part de mes tranfports, lorfqu'im jeune homme pafTant auprès de nous, lui demanda s'il ne venoit pas diner avec lui ? Oui fans doute, répondit-il, j'y cours : il partit, & je ne le re vis plus. DIXIÈME SONGE (i). La fonnette. J'Étois en fonge a les rendoit prefque toutes femblables ; leurs propos étoient fpirituels , mais libertins ; elles infpiroient la joie & les plaifirs, mais non pas la vertui Je vis enfuite paffer une partle de la cour d'Henri IV, fuivie immédiatement d'une cour moderne, qui étoit compofée d'une multitude de jeunes gens décrépits t de vifages pales &C de petits hommes tout contrefaits ; mais les parures, la richeffe des habits, effacoient la cour antique ; car celle - ci n'étoit compotée que de guerriers nerveux & robuftes , couverts de fer, &£ qui ne paroiffoient point occupés de leur perfonne. A cet endroit de mon fonge , le foleil , qui étoit déja affez haut, me donnoit fi vivement dans les yeux, qu'il m'éveilla, & je vis difparoitre a regret tout le fpeclaele. ÖNZ1EME  d'un H e r m i t e. 289 ONZIÈME SONGE. "LJn de mes amis, qui vient me voir de tems en tems, m'avoit apporté des ouvrages nouveaux, pour me faire voir comment les connoiiTances des gens de lettres s'étoient perfectionnées depuis que j'avois quitté le monde. Parmi ces livres , il y en avoit d'hiffoire naturelle fort eftimés. Je me mis a les lire avec avidité, paree que j'ai toujours aimé ce genre de fcience. Je fus d'abord frappé de la différence de la nouvelle philofophie avec celle de mon tems. II me fembloit que la moderne valoit mieux ; cependant j'y trouvois des chofes qui me choquoient. J'étois révolté de voir que tous les raifonnemens des nouveaux philofophes ne tendoient qu'a chercher des caufes phyfiques a tout, &c a difputer au Créateur, pouce k pouce pour ainfi dire, la production de fes ouvrages ; mais je croyois voir la vérité dans la manière dont les fentimens étoient expofés: je me laiffois entrainer & convairxre; je ne pouvois quitter la leöure. Quand la nuit fut venue , j'allumai promptement ma lampe; & m'étant afïïs fur mon lit, je continuai a lire. Comme je n'étois pas accoutumé a veiller, le T  *9Ö S O N G E § fommeil appefantit mes yeux, je tombai, &t m'endormis. Alors je crus être affis dans un bois touffu, mon livre a la main, réfléchiffant fur les fyftêmes de la philofophie nouvelle. Je vis fortir d'entre les arbres un vénérable vieillard. Son age n'étoif marqué que par des cheveux blancs & une barbe longue & touffue, qui lui tomboit fur 1'eftomac. II n'avoit d'ailleurs aucune marqué de caducité. Son front, grand & majeftueux, imprimoitle refpett; fon regard étoit doux , Sc fon vifage plein de grace. II avoit la tête ceinte d'une couronne d'ormeau , Sc s'appuyoit fur une canne d'ivoire. Je fus frappé de fon afpecf. noble Sc fimple. Je me levai, &C le faluai. A quoi rêvez-vous, mon fils , me dit-il ? Je lui répondis qu'un livre que je venois de lire m'avoit fait naitre des doutes affligeans. II s'affit fur Pherbe , & me-fit affeoir a cöté de lui. II y a cinquante ans , me ■dit-il, que j'ai quitté la cour , les charges &C les honneurs, pour venir dans ces bois jouir de mon exiftence Sc étudier la nature : cette étude eft la plus belle Sc la plus intéreffante que Fhomme puifle faire ; mais de profonds Sc continuels hommages rendus au Créateur , doivent être lefruit de nos connoiffances en ce genre. Je sn'anéantis devant 1'Etre-Suprème , lorfque je confidèrê la magnificence de 1'univers. Je me  B'UN H E R M I T E.' 19t perds d'un cöté dans 1'immenfe étendue de ces iourbillons qui ertrainenfmille mondes ; & de 1'autre, dans i'infinie petitefte de ces anin aux pour qui une goutfe d'eau eft un monde. La moindre produöion eft pour moi Ie fujet d'une admiration profonde. O mon fils i' quel eft legarement de l'efprit humain, d'avoir ofé attribuer les merveilles de la création a un effet du hafard J Teut ce que nous voyons dans 1'univers ne s'élève-t-il pas contre une pa* reiüe abfurditc ? Notre raifon même n'en eftelle pas révcltée ? Ce brin d'herbe , ce gland^ ne fuffifcnt-ils pas pour faire femir qu'un être punTant a préfidé a la formation du monde &t aux plus petits objets ? Confidérez - vous vousmême un moment, & voyez , mon fils, fi vous pouvez méconnoitre en vous la main d'un Dieu ? Depuis que des milliers d'hommes fenf des découvertes dans la nature & fur eux* mêmes, fayent-ïls encore comment ils réfpirent, comment ils vivent, comment ils parient, comment. ils penfent ? Et cependant iis prétendent tout expliqner, & difputent au Tout - Puiffant la gloire d'avoir tout fait. Si au moins ils étoient de bonne foi, on les plaindroit de leur aveuglement; mais , a la honte de la raifon, ils décident mal.'gnement contre la raifon même. Si la reprodueïion d'un infeöe Tij  lyz Son ges échappe a leurs foibles yeux, ils en concluent que le hafard eft fon créateur; tous les autres êtres vivans élèvent en vain leur voix : nous ne voyons pas , difent les philofophes , comment celui-ci prend naiflance ; c'eft donc la corruption, lapouflière, un accident, qui ie produifent. Pour nous , mon fils, adorons la main qui nous a faits & qui nous foutient; nous n'avons befoin que de nous-mêmes pour reconnoitre fa puiffance. Quand je conlidère feulement qu'au premier ordre de ma volonté, de cette puiffance inexplicable aux philofophes, je mets en mouvement mon corps, qui eft une machine li belle, jem'écrie, plein de gloire & de joie , que je fuis 1'ouvrage d'un JDieu. J'écoutois avec refpecT 6i intérêt le difcours de ce fage vieillard, lorfque la lumière que j'avois laifté éclairée, ayant mis le feu a la paille de de mon lit, m'éveilla en furfaut, & penfa incendier ma celluie. Je ne parvins qu'avec peine a. 1'éteindre ; & après avoir chargé de malédicTions la philofophie moderne, qui avoit failli a me faire brüler vif, je me couchai tranquillement, 6c je goütai un fommeil paifible le refte de la nuit.  d'un H e r m i t e. 2.95 na——liimi ,,, ■ , »m«»i mi ■ ,,. .-„. -^^ DOUZIÈME SONGE. Le gênéral darmee. Rien n'eft plus bifarre que les changemens qui arrivent dans le fommeil. Confiné depuis vingt-huit ans dans un défert oii le calme Sc la paix font les feules chofes qui me touchent, ou rien ne peut irriter mes défirs ou m'infpirer lavengeance, je fuisdevenuen fonge général d'armée, & j'ai cru que 1'état fe repofoit fur moi du foin de vaincre fes ennemis. J'avois peine cependant a me charger d'un emploi fi honorable, & je me fentois un grand fond de timidité, en penfant aux dangers de la guerre. Mais un homme, qui avoit eu comme moi le commandement des armées, m'aflura que ma vie ne couroit aucun rifque; qu'a préfent les officiers généraux avoient le droit de prendre fi bien leurs mefures contre les périls, qu'on n'entendoit plus dire que rarement qu'une balie leur eüt fait la moindre égratignure. Je fus fort encouragé par cet avis , & je me chargeai volontiers du commandement. Le prince que je fervois aimoit les conquêtes. II fut décidé dans fon confeil que j'irois fou- Tiij  *94 S O N G E S mettre quoique nation éloignée du cöté du nord : mais conwie on avo:t Fait autreföis' un traité de paix a vec ce peuple , ii falloit trouver quelque prétexte plaufible pour le romprc, & ©n vouloit pouvoir en imputer 1'infraöion k 1'ennemi même qu'on attaquoit, paree qu'autrement la bonne caufe n'auroit pas été de notre cöté , &C la guerre auroit paru ïnjufte» On délibéra long-tems, on tint plufieurs confeils k la cour. Je profitai de ces momens pour lever des troüpes ; car en me faifant général, on r,e m'avoit point donné de foldats ; fans doute paree qu'on vouloit me laifier la hberté de les cboifir a mon gré. J'avois beaucoup lu dans ma jeuneffe , & j'avois remarqué que les hifioriens , les poëtes, les orateurs , 5c qudques claffes même de philofophes , 5L prefque tous les gens de lettres , raifonnoient k merveille fur 1'art militaire. LeS uns démontroient clairement que le gain d'une bataille avoit dépendu de telle ou telle caufe ; que telle manoeuvre , par exemple, auroit fauvé 1'armée impériale a la bataille de Bouvines ; que fi Philjppe' de Valois fe fut emparé des poftes élevés a Créci, & s'il avoit fu fe fervir a propös de Partillerie , les Anglois auroient été battus. D'autres lettrés donnoient des régies de iaclique convenables aux différens  d'un H e r m i t e. 195* peuples de 1'Europe. Les géomètres donnoient lesmoyens de battre a coup sur une fortereffe, & de faire éclater la bombe préèifément dans 1'endroit & fur le point qu'on défiroit. Enfin, me fouvenant que les poëtes chantoient-avec enthoufiafme le courage , t'iritrépidité , la prudence de leur héros, je jugcai qu'ils devoient néceflairement avoir des vertus & des fentimens qu'ils cclébroient fi bien. Dans ces penfées , je réfolus de former une armée de tous ces favans , fi fort infiruits du métier de la guerre. Lorfque je les eus enrölés, je difiribuai' a chacun-1'emploi auquel je le crus le plus propre. Je pris pour mon gênéral un favant profond,! qui venoit de traduire du Grec Part militaire-' de Xénophon , & qui connoifïoit parfaitemcnf la fa9on de faire la guerre aux Perfes. Je donnai 1'emploi de maréchal-de-camp a un poëte illuffre, qui , pour s-'attirer mon efiime , avoit prompternent commencé un poëme-épiqae fur ma future conquête. Du fiyle le plus pompeus „ il partageoit l'olimpe entre moi & mes ennemisj,, quoique j'ignoraffe encore qui ils étoient. Je créai un géographe maréchal-des-logis ^ paree qu'on m'avoit averti que cette charge' exigeoit une connoiffgnce exafte du pays-. Enfin , je nornmai aux grades les plus difiin* T iv  296 S O N G E S gués les favans dont les noms étoient les plus connus; 6c de la foule des auteurs médiocres 6c mauvais, dont le nombre étoit prodigieux, j'en fis des foldats 6c des officiers fubalternes. Après que j'eus ainfi réglé toutes chofes , j'appris que la guerre étoit déclarée contre la Norvége; Sc voici quelle en fut l'occaiion. Mon prince avoit fait demander par fon ambaiTadeur a cette cour, qu'on lui envoyat des perroquets du pays : on lui répondit qu'on ne trouvoit ces oifeaux que dans 1'Amérique 6c les pays méridionaux, Sc que la Norvége n'en fournifToit aucun. La-deffus la guerre fut déclarée. On répahdit un manifefte , dans lequel mon prince expofoit les raifons indifpenfables qui 1'obligeoient malgré lui a troubler la paix de fes états, 6c a répandre le fang de fon cher peuple. Ayant recu ordre de partir, je fis la revue de mes troupes, quoique je fuffe peu connoiffeur en difcipline militaire. La plupart de mes cavaliers ne favoient pas de quel cóté 1'on montoit a cheval. Quelques - uns s'embarraifoient dans des manteaux noirs qui leur fervoient d'uniforme ; prefque tous avoient des lorgnettes Sc des perruques qui s'entr'accrochoient avec leurs armes. Ils paroiffoient dans 1'embarras le plus ridicule.  "d'un H e r m i t e. 297 Je partis a Ia tête de cette favante armee. Mais dès le fecond jour de marche le capitaine des guides nous égara. C'étoit un profefleur d'Hébreu que j'avois nommé a cet emploi, k caufe de fa profonde connoifTance des langues. II avoit beau parler Hébreu, Grec ou Syriaque, aux peuples qui fe trouvoient fur notre route, il ne pouvoit ni entendre les guides, ni apprendre les chemins. Nous nous trouvames engagés dans un marais ; & , pour comble de malheur, le commiffaire des vivres s'étant appliqué k faire une ode a mon honneur , au lieu de pourvoir aux provifions néceffaires , 1'armée fe trouva affamée. Les foldats , plats auteurs accoutumés a mourir de faim , ne furent pas fort affligés; mais les officiers murmuroient tout ha ut. Cependant, comme les fonges font inconféquens, je me trouvai un inftant après a une journée de 1'ennemi. Ces peuples , qui avoient des efpions fur pied , avoient fu la marche de mon armée & le peu d'ordre qui y régnoit; de forte qu'ils marchoient en hate pour nous furprendre. J'en recus la nouvelle par une douzaine de grands hommes fecs & eftlanqués, auteurs faméliques , qui me fervoient de coureurs. Je mandai promptement les géomètres, pour leur ordonner un camp forj tihe dans les régies , & qui put réfifter aux  iqS S O N G E S efforts des ennemis. Ils m'apportèrent biëfltöt après un plan levé fur du papier. C'étoit le plart d'un camp ïmprenable ; mais ils m'avouèrent tous qu'ils ne pouvoient 1'exécuter fur le ter■ rein. Alors j'órdonnai aux foldats de fe forti.fier" comme ils pourroienf avec des paUffades. Cës pauvres gens a'vöiént graide é.nvi? de •mettre leur vie en süreté; mais ne pouvont fe défaire de leur pareffe ordinaire , Fouvrage alloit lentement. ■ -Cependant j je vis arriver une députation ■des' principaux officiers d'un corps de phyficiens. fis veroient- me propofer un moyen qu'ils avoient découvert pour donner une violente commoticn électrique atoute 1'armée en■nemiê a la fois. lis m'affuroient qu'en 1'attaquant avec vigueur au moment de la fecoufle, j'étois affuré d'avoir la viöoire. Je 'goutai cette idéé ; mais il falloit condülre une chairie d'acier jufqu'au- dela des re'tranchemsns ennemis, &C aucun de mes foldats n'en eut le courage. Je fus obligé d'abandonner 1'entFeprife , &- je commen^ai a craindre 'une déroute. Mon lieute-nant -géncral avoit encore moins d'efpérance 'que moi.: 11 regrettoit les chars armés de faulx & la cavalerie de Cyrus-le - Jeune , & ne croyoit pas qu'on put vaincre fans de pareils •fecours. Le tems preffoit, je me mis en devoir  d' u n h e r m ï t e.' 2.99 de ranger mon armee en bataille. Alors cbacuft me fit favoir qu'il feroit bien aife d'être a 1'arrière-garde. Les philofophes fur - tout montroient une grande envie d'être placés en lieu sur. Ils étaloient de beaux principes d'humanifé, faifoient de fages réflexions fur le peu de durée de la vie des hommes , & fur 1'aveuglement qui les poufioit k fe faire la guerre. Tous les autres favans goütoient ces raifons. La poltronerie fe répandit de rang en rang avec rapidité. Pour en prévenir les'fuites ^ je fis promptement drefier un échafaut" au milieu du camp ; j'y fis monter un orateur 'éloquent, qui; par une harargue pleine d'énergie, d'érudition & defolidité, dcnna une efpèce de valeur k niestroupes. II parföit pcmpeufement de 1 'honneur, de l'amour de la patrie. I! faifoit fou-' venir fes auditeurs de 1'intrépidité de leurs ancêires , de ces peuples Gaulois & Germains qui avoient mis'Rome k deux doigfs de fa perte. A l'endroit le plus animé de fon dif«ours, on vint dire que 1'ennemi étoit bientot k la portée du canon. A cette nouvelle , 1'órateur fauta légérement de 1'é-chafaut, ■& prit Ia fuite. Les philofophes Favoient prëcédé'. Mon lieutenanf-généraï crioit k pleine tête qu'une retrahe comme celle des dix mille f?roit bien plus glorieufe qu'un combat; en corféquence  300 S o n g e s il prit les devants. Tout le refte des troupes fe débanda; & me fouvenant moi- même qu'un général doit ménager fa vie, je me mis a fuir de mon mieux. TREIZIÈME SONGE. Les vampires. Ma mère & de vieilles parentes m'avoient dans mon enfance rempli 1'imagination de contes de follets, de morts reffufcités, & d'autres abfurdités femblables. Ces traces, gravées profondément dans un cerveau tendre , fe cicatrifent pour ainfi dire avec 1'age, & par le raifonnement, mais ne s'effacent jamais touta-fait : on ne fauroit trop s'élever contre ceux qui donnent oujaiflent prendre aux enfans ces facheufes impreflions, qui influent fur toute la vie, fur la fanté &C la fa5on de penfer. Pour en venir a mon fujet, 1'un de ces contes qui m'avoit le plus frappé , étoit celui de certains morts qui venoient pendant la nuit fucer les vivans, & les defféchoient en fe rempliffant de leur fang; & je me fouviens que dans mon enfance, ils m'ont fait pafler de méchantes Huits. Je croyois me fentir fucer par ces cada-  d'un Heumite. 30» vres mal-faifans; & dans le vrai, je maigriffois a vue d'ceil; mals c'étoit un effet de la frayeur. Je ne- fais comment cette nuit mon imagination m'a repréfenté en fonge ces objets, qui depuis fi long-tems étoient fortis de ma mémoire. Je croyois être parmi des fépulcres, dans un bois de cyprès. La , je voyois fortir de leurs tombeaux des cadavres defféchés, qui fe tenant debout paroiflbient dans 1'attitude de quelqu'un qui hume la moufle d'un vin ou de telle autre liqueur. Je ne fus pas long - tems a deviner ce qu'ils faifoient. Je vis une vafte plaine, oü grand nombre d'hommes étoient occupés aux différens travaux ruftiques. Les uns moiflbnnoient, d'autres plantoient, cultivoient la vigne & des arbres a fruits ; quelques-uns enfemenc/fient Ia terre pour 1'année fuivante ; tous étoient couverts de fueur Sc de pouflière. De ces hommes Sc des fruits qu'ils cueilloient ou plantoient, je voyois partir des rayons compofés de petites parties de leur fubftance , qui alloient fe rendre dans la bouche des vampires. A mefure que ces fpecïres paroiffoient fucer, je voyois les malheureux cultivateurs dépérir , perdre leurs forces , devenir fecs & malades, Sc enfin tomber en foibleffe. Les fruits de leurs peines, les récoltes, les troupeaux, tout venoit fe rendre dans le gofier  302 S O N G E s altéré des fantömes , qui cependant prenoient un vifage plein, des joues fraiches & vivement colorées, une taille courte Sc *eplette ; & tandis que je les confidérois, leur embonpoint devenoit a chaque inftant plus exceffif : enfin, ils parurent tous a mes yeux avec d'amples perruques , des béquilles d'or , des habits fourrés Sc brodés, Sc couverts de bijoux. La plupart étoient dans de grands fauteuils , Sc fembloient avoir la goi tte. Je demar.dai a quelqu'un ce que c'étoit que ces hommes, Sc fi ce n'étoit pas les mêmes que j'avois vu fortir de terre un moment auparavant : on me répondit qu'ils fe nommoient furintendans, controleurs, receveurs desfinances, intendans de provinces. Je confidérois avec furprife le changement que je venois de voir arriver dans leur figure ; cependant ils fi^oient toujours d'un air auffi afTamé qu'au commencement : leur embonpoint étoit prodigieux. Enfin , ils prirent prefque tous indigeftion afFreufe , Sc je les vis avec horreur vomir les alimens dont ils s'étoient remplis.  b' U N H E R M I T E.' 303' QUATORZIÈME S O N G E. Souvent dans le monde , j'ai plainr ces femmes livrées k la molleiTe, qui font dépendre leur bonheur d'une infinité d'objets minutieux , & qui s'affligent amèrement de leur perte. Je jugeois qu'elles ne pouvoient jamais être contentes, ou que leur contentement étoit auffi rapide que 1'éclair. Ces idéés , quoique fort anciennes , me font revenues dans un fonge , & ont été caufe d'un autre affez fingulier. J'ai vu k découvert le coeur de 1'iine de ces femmes : il étoit lié k différens endroits par une multitudeinnombrable de filets, qui par 1'autre bout tenoient a tout ce qu'elle aimoit. L'objet dont le fil étoit le plus tendu, étoit un petit perroquet de la plus rare efpèce. Toutes les fois qu'il paroifibit un peu trifle , le cceur de cette femme étoit ébranlé. D'autres chaïnes fort tendues, & qui lioient des parties du cceur trés - fenfibles , étoient celles d'une garniture de cheminée en porcelaine, d'un lufire de la même matière, d'un fecrétaire, d'une voiture élégante, d'un petit fapajou jonquille, d'une aigrette de pierreries. Des parures, des bijoux , des mules qui faifoient fentir 1'élégance  304 S O N G E s & la petiteffe du pied, tenoknt auffi très-fortement au cceur par des fils, dont le moindre ébranlement étoit douloureux. Des filets plus minces que les autres , & fort laches, aboutiffoient a fon mari & a fes enfans; & par une fin> gularité inconcevable, plus le mari s'éloignoit, plus le fil fe détendoit, & ne devenoit gênant pour le cceur que quand Pobjet fe rapprochoit. Cependant le fapajou perdit un ceil en fe battant contre un chat. Cet accident ébranla rudement la chaïne. Le cceur de la dame faigna, & fes yeux répandirent des larmes. Bientot après, cette affliction fut fuivie d'une autre non moins amère : un grouppe de la garniture de la cheminée tomba , & fut cruellement mutilé par cette chüte. Le cceur alors refpiroit k peine; mais le perroquet ayant malheureufement avalé une perfide dragée , fa chaïne eraporta une partie du cceur en s'en féparant, & la dame s'évanouit tout - a - fait : revenue k elle-même , elle continua de recevoir d'autres bleffures. Toujours quelques filets tiroient fortement fon cceur; plufieurs s'en détachoient en le déchirant. Je la plaignois de s'être rendue victime de tant de befoins; je commencois k faire des réflexions philofophiques fur le malheur qu'on a de fe trop attacher aux vains objets  O'üN H E R M I T t: 30} jets qu'on pofsède, lorfque j'appercus k cóté d'elle une jeune villageoiïe. Elle avoit 1'air vif & gai: je ne voyois point fur fon vifage 1'inquiétude & le regret qui défiguroient celui de la dame. Son cceur n'avoit que cinq cordons, & je remarquai avec fatisfaction que le principal enchainoit le cceur de fon mari. C'étoit un jeune payfan vigoureux ik de bonne mine, qui paroifToit fort content de fa femme. Un fecond cordon ferroit étroitement un joli petit enfant; un troifième aboutiTToït a un volailler bien garni de poules. Les autres moins gros, s'attachoient 1'un k deux bceufs, & le dernier k un troupeau de chèvres ; je ne les vis point ébranlés pendant tout le tems que je les regardois. Je jugeai que la payfanne étoit plus heureufe que la dame. Son cceur étoit en paix, les objets de fon affect ion étoient légitimes, le cie veilloit a leur confervation.  S o n g e s QUINZIÈME SONGE. Tableau de la vie humaine. J'a i ouï dire cent fois que les fonges n'étoient que des jeux bifarres de Pimagination , & un extravagant amas de penfées & cPobjets fans liaifon. Je Pai moi ■ même en effet éprouvé bien fouvent depuis que je fuis devenu rêveur par état, & mon leef eur n'aura pas manque de s'en appercevoir. Cependant il y a des exceptions a la règle : en voici un, par exemple, qui porte un caracfère de vérité fi frappant, qü'il m'a furpris , quand j'ai voulu me le rappeller pour Pécrire ; & lorfque je Pai relu , j'avois peine a croire que je 1'eus fait en dormant. En voici naïvement le récit. De la fenêtre de ma celluie oü j'étois appuyé, je croyois voir le plus beau payfage du monde; c'étoit au foleil levant; Pair étoit calme & ferein. Le principaal objet qui frappoit ma vue étoit une montagne , au fommet de laquelle étoit un temple en-rotonde, tout d'albatre', de la plus grande blancheur. Le comble étoit couvert de lames d'or, & ce métal brilloit fur les corniches, les frifes, ck fur tous les ornemens.  ©'ün Hermite. 337 Ce bel édifice étoit environné d'une lumièr* éblouiiTante: au pied de la montagne, je voyoi une vafte plaine , qu'il falloit traverfer poui arriver au temple. La partie de cette plaine qui étoit a ma gauche me paroifToit un lieu de délices. Des prés émaillés de fleurs étoient coupés par des lignes de peupliers Sc de faules. Des ruiffeaux y promenoient lentement une onde argentine, qui fe changeant tantöt en nappes d'eau bordées de moufre & de violettes, préfentoient des bains tièdes & parfumés; tantöt tombant avec bruit du haut des élévations, formoient des cafcades Sc mille effets charmans • le gafouillement des oifeaux , un air frais & embaumé, tout attiroit dans ce vallon , tout y refpiroit le plaifir. Mais en le parcourant, on s'éloignoit beaucoup du temple , Sc on aboutiffoit enfin a un marais afFreux , dont Peau noire & croupiffante exhaloit une odeur in fecte. Au lieu de rofeaux, il étoit couvert de feuilles mortes que les vents y apportoient : des herbes empoifonnées crohToient fur fes bords , & une vapeur noire & épaiffe s'élevoit continuellement fur fa furface. Je détournai les yeux d'un objet fi trifie, pour examiner le refte de la plaine qui étoit a ma droite. H étoit coupé en quatre parties par des lignes parallèles au plan de la montagne. De ces quatre Vij  3©§ S O N G E S parties , la plus proche de moi étoit la plus" agréable. C'étoit une prairie couverte d'herbe ïiaiffante ck d'arbres fleuris : la feconde zone étoit un fleuve rapide, qui alloit fe jetter avec fracas dans le marais. 11 avoit plufieurs iles délicieufes du cöté de fon embouchure, ck ces iles cachoient le danger de s'abandonner au courant. Au-dela du fleuve , ck a la troifième divifion étoit un beau pays femblable a un verger. II étoit planté d'arbres chargés de fruits, & de grands chênes qui portoient leurs lêtes aux nues. Enfin un quatrième canton tout différent faifoit partie de 'la montagne. Une atitomne continuelle y régnoit, & les arbres Jettoient des feuilles en partie ; j'y voyois même de la neige ck des glacons. Pour arriver au temple, il falloit traverfer chaque zone. Le chemin de la première la plus éloignée du temple étoit large ck beau, mais il aboutiffoit au fleuve , dont le paffage étoit extrêmement dangereux. IIy avoit, k la vérité , des canots 8c des rames fur les bords pour aider les voya* geurs; mais le courant étoit fi rapide, qu'on avoit peine a le traverfer en droite ligne. Le chemin depuis 1'autre bord du fleuve par la troilième divifion étoit moins difficile ; mais aride 6k raboteux. Enfin le chemin frayé k travers la quatrième zone étoit le plus aifé,  d'un Hermite. 309 & arrivoit au fommet de la montagne par une pente douce. Tout ce pays étoit peuple d'une multitude innombrable de perfonnes de tout age , de tout fexe &c de tout état. Je les vis tous partir de la première ligne &'diriger leur marche du cöté de Ia montagne. lis fuivirent d'abord le chemin qui y conduifoit direöement; mais a peine étoient-ils arrivés au fleuve, qu'enchantés par la beauté trompeufe du vaüon qui fe préfentoit a gauche , ils oubüoient le but 011 ils tendoienf. La plupart, fans daigner même s'embarquer fur les canots qui bordoient le rivage, fe jettoient k la nage dans le fleuve, & étoient emportés par fa rapidité dans le gouffre oü il déchargeoit fes eaux. Grand nombre de ceux qui abordoient fur la cöte enchantée , fe laiffoient aller k un penchant naturel qui les conduifoit fur les bords du marais. Quelquesuns cependant,. effrayés du péril oü ils s'étoient mis , venoient rejoindre le chemin de la montagne. Mais les f entiers qu'ikétoient obügés de prendre, étoient très-difficiles & remplis d'obftacles. Ceux qui traverfoient le fleuve dans les canots étoient les plus fages^ cependant je remarquai que très-peu traverfoient en ligne droite. Prefque taus cédoient peu 011 beaucoup au courant» Ainfi je voyois qu'une grande partie de la mulViij . ' ■ '  310 < S O N G E S titude périflbit dans cedangereux paflage. Dans la troifième zone la perte étoit moindre. Néanmoins plufieurs de ceux qui avoient traverfé courageufement le fleuve , fe laiffoient féduire par le brillant fpecfacle de la vallée ; quelquesunsrevenoient, mais un grand nombre perdoit courage par la difficulté des chemins. Enfin, dans la dernière divifion même, quelques-uns dégoütés de la longueur du voyage fe jettoient fur la gauche, mais ils étoient en petit nombre; & en général tous ceux qui avoient traverfé le fleuve & la troifième zone, arrivoient au temple. Tout-a-coup jem'expliquai a moi-même cette allégorie : j'y vis une peinture fidelle de la vie humaine; mais confidérant combien étoit grand le nombre de ceux qui périffoient, & combien peu échappoient aux périls du voyage , je m'affligeois amèrement, & m'abandonnant a un excès de trifteffe & a mon jugement aveugle: tant d'hommes ont-ils donc été faitspour périr, me difois-je a moi-même ? Le père de la nature ne leur donna-t-il 1'exiftence que pour les rendre malheureux ? Pour un qui parvient au but, combien y en a-t-il qui fe perdent? Combien qui cedent aux obftacles qui s'oppofent k leur bonheur , & vónt fe précipiter dans le gouffre > Tandis que j'étois abimé dans ces noires pea-  d'un Hermite. 311 fées, le fpectacle le plus éblouiffant frappa tout-a-coup mes yeux. Un rayon du foleil defeendoit depuis l'orbe de cet aftre jufques a mes pieds. II étoit accompagné de chaque cöté de nuages oü fe peignoient les plus vives couleurs de 1'iris. Un ange gliffant avec rapidité fur la lurface platte que préfentoit !e rayon, venoit vers moi. Je me profternai, me cachant le vifage avec les mains. A peine eus-je été un moment dans cette pofture , qu'une voix douce & majeftueufe m'appella. Je levai la tête , & je ne vis plus qu'un beau jeune homme. Ses cheveux blonds étoient noués avec grace fur fa tête; un bandeau couleur d'azur lui ceignoit le front; fa robe d'une blancheur éblouiffante fe retrouffoit avec une ceintured'or. II me paria d'un ton grave & impofant, mais plein de douceur ; Tanden des tems, me dit-il, celui qui mefura Tocéan dans Ie creux de fa main , daigne m'envoyer vers toi pour difliper les doutes ou t'entraïne ton aveugle imagination. Admire fa bonté. II créa 1'homme pour être heureux, mais il veut qu'il tende au bonheur librement, & par 1'ufage de fa volonté. C'eft la prérogative qui le diftingue de la brute. Chaque homme fent en lui-même qu'il eft libre, & c'eft de ce fentiment intime que nait en lui ce doux ccntentement qu'il goüte en faifant le bien, ou ce Yiv  JIï S O N G E S cri percant qui 1'effraie Sc le déchire quand il viole les loix de la nature Sc du créateur. Si Phomme n'étoit pas libre, fon cceur n'é=> prouveroit ni plaifir ni remords ; il feroit maitrifé par un inftinct aveugle, Sc perdroit les reftes de cette reffemblance augnfte qu'il a avec la Divinité, Sc qui fait fa gloire, C'eft fur la liberté de 1'homme que font fondées toutes les loix divines Sc humaines. Le Très-Haut auroit-il ordonné la vertu a fa créature ? Les hommes imitant 1'Être fuprême, auroient-ils établi des régies pour le bon ordre , fi la vertu eüt été impraticable, Sc les paflions jnvincibles ? Apprends que 1'Eternel couvre de fon aile quiconque a recours è lui. Son bras écarté le vice Sc mène a la vertu. Ceux que tu voyois périr étoient des orgueilleux qui le méprifoient Sc rejettoient fon fecours. Sa bonté ferviroit d'appui a la témérité, fi elle n'abandonnoit les préfomptueux. Ceffe donc de murmurer, foible mortel, Sc adore la juftice aufli-bien que la tonté du Tout-Puiffant. 11 permet que le vice ait des attraits pour faire briller la vertu; mais i\ donne h ceux qui les lui demandent avec fin» cérité les armes pour les vaincre. A peine 1'envoyé célefte eut-il fini ces mots, que fa taille devintplus qu'humaine : fa robe  d'un H e r m i t e. 315, tomba majeflueufement fur fes pieds ; fix ailes plus Manches que la neige, & dont les extrêmités étoient dorés , couvrircnt une partie de fon corps. Alors je le vis quïtter fa fubftance matérielle qu'il avoit prife pour ne pas m'effrayer; fon corps fe colora comme larc-enciel, des plus vives couleurs, & s'élevant perpendiculairement dans les airs, il difparut a mes yeux. SEIZIÈME SONG E. Li urck & la toilet te. Je crus, en rêvant, me trouver dans une affemblée du beau monde. Comme j'étois timide, je me placai dans un coin oü , fans être a charge a perfonne, je pouvois obferver ce qui fe paffoit & faire des réflexions. Outre plufieurs tables oü 1'on jouoit, il y avoit un cercle de femmes, & de deux ou trois hommes qui écoutoient avec intérêt & gaieté un abbé qui faifoit le plaifant, & qui débitoit avec fatisfaöion beaucoup de platitudes, au moins c'eft ainfi que j'en jugeai. Mais tout-a-coup je vis tomber fon caquet a 1'arrivée d'un jeune magiftrat qui s'empara de 1'auditoire, ck fe mit k parler plus  $14 S O N G I s haut, & d'un ton plus fuffifaTit que 1'abbé; celui-ci, placé derrière les dames, lé rongeoit les ongles, pendant que fon compétiteurtriomphant prévenoit par des é-clats de rire 1'applaudiffement du cercle. Mais a fon tour il fut bientot fupplanté par un troifième plaifant qui parut. Le préfident alla tenir compagnie a 1'abbé, ck ils ne dirent plus mot ni 1'un ni 1'autre. Une des chofes qui m'avoit le plus frappé dans le général de Paffemblée, étoit le teint extraordinairement animé des dames. J'en demandai la caufe a quelqu'un que je crus con-1 ncitre : il me tira un peu a 1'écart, ck me dit que ce teint étoit faétice ck que e'étoit une parure néceffaire aux dames, pour les diftinguer des demoifelle^, qui ne s'en fervoientpas pendant qu'elles efpéroient de fe marier. II ajouta qu'a un certain age, les femmes ceffoient de fe parer de la forte, paree qu'alors elles devenoient dévotes; mais que cet age n'étoit pas fixé , ck qu'il en connoiffoit de foixante ans qui femoient encore du rouge dans leurs rides. II me dit auffi que les dames a rouge étoient divifées en deux craffes : les malades 6k les mécontentes. Après cette inftruclion, je crus voir difpa» paroïtre toute 1'afTemblée, & m'étant retiré comme les autres, je me trouvai a la toilctte  d'un H e r m ï t e. '315 du foir de 1'une de ces dames. Je lui vis d'abord cracher fur une table deux boules d'ivoire affez groffes; ce qui fut caufe que fes joues devinrent prodigieufement creufes. Ce beau rouge qui m'avoit tant furpris, reffa fur deux flocons de coton dont elle frotta fon vifage maigre. Un moment après, je vis tomber deux petites bandes de peau de taupes qui lui fervoient de fourcils; fon teint paroifToit encore affez blanc; mais cette beauté ne tarda pas a difparoitre, paree que la dame fe ratiffa le vifage avec un petit couteau d'ivoire, qui fit tomber par écailles une efpèce de replatriffage qui couvroit fa peau ridée. J'avoue qu'elle commencoit a me faire peur. Mais la deftrudtion n'étoit pas encore finie. Elle tira d'un coin de fa bouche un nl d'archal, &c a Tinftant je vis pleuvoir toutes fes dents fur la table. Ses cheveux étoient auffi poftiches; une femme-de-chambre les prenant par le haut avec la coëffure, porta le tout fur une tête de bois. Je ne pus me défendre alors d'être un peu effrayé; un teint jaune, une peau flétrie ck defféchée , une bouche édentée, des lèvres bleues ck livides, une tête chauve femée feulement de quelques poils gris; il n'en falloit pas tant pour déconcerter un homme qui n'a jamais rien vu. Je voulois fuir ck je ne le pouvois; il fellut refter pour voir changef une troifième  3 lö S O N G e s \ fois de figure k ce fantöme. On apporta un vafe plein de graiffe , & après y avoir trempé des bandelettes, on Pempaquetta comme une momie ; elle difparut, & je ne vis plus qu'un fquelette hideux. Sa table & fa toilette me parurent un fépulcre plein d'offemens; fon cabinet, un fouterrein d'oii fortoient des voix gémilfantes. Je pouf&i un cri d'effroi, ckm'éveillai couvert d'une fueur froide. DIX-SEPTIÈME SONGE. Je m'amufai pendant le jour a me rappeller le fonge précédent, ce qui fut caufe que j'en eus un autre du même genre la nuit fuivante. Je n'étois plus timide , je me fentois libre &C gai; il me fembla que dans un bel appartement j'avancois un fauteuil k une femme qui étoit debout , 6c qui me paroiffoit fort incommodée ou fort mal contente, a en juger par fon rouge; car je fongeois que le rouge étoit un remède , & non pas une parure; Sc que plus les femmes étoient malades, plus elles en mettoient fur leurs joues. Je dis donc a celle-ci que je prenois beaucoup de part a fes maux; que j'avois, éprouvé moi-même un état femblahle, 6c que* t  d'un H e r m i t e. 3*7 Je favoïs bien ce que 1'on foufFroit. Elle m'interrompit par un éclat de rire qui me déconcerta; je voulus lui parler fur un autre ton; mais, tout«a-coup, je fus tranfporté dans une autre maifon dont la maïtreiTe n'avoit que des couleurs naturelles; je connus par-tè qu'elle étoit dans Page de dévotion, ce fut, fans doute, en conféquence de ce qu'on m'avoit dit dans 1'autre fonge, car cela n'eft pas impoflible. Je ne dis rien a cela ; mais une autre femme encore jeune me parut mériter un compliment de condoléance, paree que le rouge étoit un remède dans mon imagination. Je commencois a ouvrir la bouche lorfqu'un petit enfant qu'elle tenoit lur fes genoux me tendit les bras pour me careffer; j'ai toujours aimé les enfans; je le pris J>ar la main que je baifai; je I'amufai par de petits contes, & enfuite je le rendis a la dame en lui difant: on voit bien, madame, que vous en êtes la mère, il vous reffemble parfaitemenf, une autre que vous ne 1'auroit pas fait fi aimable: a ces mots toute la compagnie rougit & baiffa les yeux. Je me hatai de fortir, & comme j'étois déja dans Pantichambre, quelqu'un m'appella & me dit que j'avois fait un affront a cette dame; qu'elle n'étoit pas mariéé & que c'étoit une chanoineffe. Ce difcours me troubla & m'éveilla.  ijlt S O N G E S DIX-HUITIÈME SONGE. Le ƒ...• J'ÉTOIS devenuJ****, & d'abord pour faire valoir cette favante qualité, je commensai a dire du mal du pape , des cardinaux, des évêques, bic. je trouvois ce changement bien fingulier, paree que j'a'ftoujours eu horreur de la médifance ; mais je ne fais quoi, me difoit au fond du cceur, que je ne faifois point de mal, & qu'au contraire j'avois la grace efficace pour fuivre ma vocation. Je penfois auffi qu'un jeune homme, quelque doux qu'il foit, apprendtoutè-coup k jurer avec énergie, s'il devient foldat, voiturier ou homme de rivière; ainfi je me raffurai. Ma charité & mon zèle ardent ne tardèrent pas a me donner la réputation de cafuilTe éclairs. Mes décifions étoient des oracles; j'étois confulté nuit Sc jour. Une dame entr'autres vint pour m'ouvrir fa confeience , non pas en confeffion, je ne m'en fuis jamais mêlé dans mes fonges; mais en converfation comme cela fe pratique , quand on veut avoir 1'avisd'un docteur pour contre-balancer celui du confeffeur. Elle avoit beaucoup de peine a s'expliquer ;  d'unHermtte. 3j9 «maïs comme \es J* * * * ont une grande pénétration & connoiffent bien le cceur humain, je vis clairement qu'il s'agiffoit d'un pêché de la langue, & je lui dis que, fans doute, elle avoit parlé mal de quelqu'un. Oui, monfieur, me dit-elle en foupirant, & ce qui me fache, c'eft que mon confeffeur prétend que je fuis obligée a de grandes réparations. Je lui demaftdai, de quelles perfonnes elle avoit médit ? Hélas! me répondit-elle, c'eft d'abord de mon mari, enfuite de quelques prêtres, des évêques , de N. S. P. le pape. En attendant cette déciaration, j'oubliai que j'étois J***; je lui dis que fon confeffeur avóit raifon; que rien ne pouvoit la difpenfer des réparations qu'il exigeoit, que les médifans étoient de véritables voleurs du bien d'autrui, & du bien le plus précieux, que par conféquent ils étoient obligés, auffi rigoureufement au moins que les autres voleurs, a réparer le tort qu'ils avoient fait au prochain; qu'outre cela, ily avoit dans fon crime des circonftances aggravantes; que la qualité des perfonnes dont elle avoit mal parlé augmentoit beaucoup la malice de la médifance. El'e fondoit en larmes pendant que je lui parlois de la forte ; je ne favois que lukdire pour la confo^Ler. J'avois en vie de pleurer auffi, car 'f ai -lè ccedr tendre ; elle fortit de mon cabinet en murmurant le mot  310 5 Ó N G E S de J** *; ce mot me remit dans le chemin; Ahï madame, m'écriai-je, je vous demande mille pardons, j'étois diftrait quand j'ai décidé votre cas. J'ai oublié de vous demander li votre mari, les prêtres & les évêques dont il s'agit font J***? Non, me dit-elle, ils font tous conftitutionnaires. Si cela eft, madame, lui dis- je, il faut vous confoler , le cas eft différent. Caf non-feulement vous n'avez point fait de mal, mais vous avez pratiqué une oeuvre de juftiee. En effet, c'eft un principe recu, que tous les conftitutionnaires font de petites cervelles, des gens qui n'ont pas le bon fens, de véritables imbécilïes; par conféquent vous fentez bien qu'on peut dire de ces gens-la tout ce qu'on veut en süreté de confcience. D'ailleurs tous lés appellans, jufques aux femmes, font de grands hommes; & je vous demande ft les grands hommes peuvent pécher en difant du mal dés imbécilïes & des faux dévots ? J'allois lui donner encore d'autres preuves pour appuyéf ma décifion, lorfqu'on m'apporta une lettre que j'ouvris promptement. Une religieufe malade me confultoit pour favoir fi elle feroit bien d'obtenir la permiffion de fe faire porter fur le tombeau de S. P * *. La queftion m'embarraffa; je rêvai long-tems, & enfin il me femble que je ré^ondisa-peu-près ainfi:  d'un Hermite. 321' ainfi: ce g* ü N H Ë R M I T E.' 339 foient mine de vouioir fe couper la gorge ; & après s'être dit mutuellement plufieurs fo'rtes d'injures , reprenoient leur jeu avec un fang froid admirable. Leur table étoit enyïrpnnée de gens qui prenoient parti pour l'un ou l'autre des joueurs. Prés de-la, je remarquai un homme renvedé dans un fauteuil, qui ne fixoit aucun ob;et, 6V qai exprimoit fon ennui par de fiéquens baülemens; je jugeai que c'étoit un de ces hommes qu'on voit quelquefois dans le monde, qui, étant a charge aux autres autant qu'a emvmêmes, vont errant d'une promenade pubüque a un café, & d'un café è un autre fans autre but que d'arrivër k la fin de la journée. D'un autre cöté, un homme en habit noir lifoit la gazette d'un air appiiqué & froncant le fourcil. Un jeune militaire, tenant un avocat aubouton,lui démontroit avec chaleur qu'i.1 lui feroit facile, avec fix eens hommes, de battre & mettre en déroute 1'armée enncmie, & de furprendre une telle place. Plufieurs'autres, par des raifonnemens politiques , brouilloient & raccommodoient k leur gré les cours de 1'Europe en criant k pleine tête. Mais ce qui fixa le plus mon attentie:,, ,ce fut une foule de petits maüres qui , par leurs extravagances s'attiroient 1'admiration. de tout le café Ils' entroient en fifflant, fautant, pirouettant, s'em- Y  '338 S b n G e i brafloient les uns les autres, fe donnoient des coups de canne, des coups de poings, chantoient, faifoient ün entre-chat, difoient toutes les fottifes que la langue a,pu fourrtir jufqu'a préfent, fe montroient des billets de bonne fortune, les ïifoient tout haut, puis s'alloient battre après avoir payé quelqu'un pour les venir féparer. Sur ceux-la fe mouloient fort maiadroitement plufieurs jeunes genS a peine fortis du collége , qui par-la fe cóuvróient d'un ridicule inconcevable. Un des principaux acteurs de ce café étoit un groffier plaifant qui tiroit .de fon auditoire de grands éclats de rire par des öbfcénités affaifonnées, de pointes fades, 8c des ifnpiétés révoltantës. Mais lórfque j'étois le plusoccupé de ces Obfervations , je vis tous ces défceuvrés métamörphöfés en hannetons, qui, fortant par les pórtes, les fenêtres & les cheminées, s'alloient fendre en bourdonnatit fur un marronnier.  D° U N H E R k I T E. 3|g VINGT-CINQUIÈME SONGE, Je me crus* dans ce fonge, exceffivemeiit riche j & pour faire tin honorabl'e emploi d» mes rieheffes, j'achetai la nobleffe avec une belle terre qui me donnoit le ritre de baron. Je fis peindre des armoiries trés - illuftres fur les portes j les fenêtres , les chemiriées de mon chateau. Je les fis mettre fur les chapeaux de mes domeftiques , fur leurs bas, fur les fers de meschevaux, & fur bien d'autres endroiti; mais je les fis graver particulièrement fur les livres d'une bibliothèque fort vbluiriineüfe que j'achetai tout expres. Quand j'eus un train de maifon affez pafiable , je m'empreffai d'aller par-töut porter des billets de vifite fignés du nom de ma baronnie. J'en fis faire de plus beaux pour madame la baronne men épöufe , qui étoit très-bien élevée, & qui m'appelloit toujours monfieur le baron i nous étions bien rechts par-tout, fans qu'ön nous difputat notre nobleffe , paree qu'on favoit qu'elle m'avoit coüté fort cher; Je donnai de grands repas cjui déi-angèrent un peu mes affaires; ce qui me fit prendre la réfolution d'aller paffer quelqué tems dans ma feigneurie. j'écrivis a mon chi» lij  34o S o n d e s telain de faire mettre tous mes fujets fous les armes quand j'arriverois , pour faire honneur a madame la baronne : mais je n'avois pas pris la précaution de la confulter fur mon projet; je ne le lui communiquai que la veille du jour fixé pour le départ. Elle fe mit dans une violente colère , me demandant fi je 1'avuis époufée pour la trainer a la campagne au milieu des payfans. Elle me difoit qu'elle n'étoit pas faite pour cela ; qu'une femme de fon rang ne devoit pas aller vivre en efclavage au milieu des champs. Ce difcours me furprit fi fort, que je tombai a la renverfe. Je m'éveillai, & je vis que réellement j'étois tombé de monlit. Je m'y remis, me fentant tout meurtrï; & m'étant rendormi, je fongeai que j'étois devenu chirurgien dans un pays étranger. Je fus appellé pour traiter une petite fille qui avoitle nez fort court & le menton trop pointu. Je promis de la guérir. Je la fis paffer dans un cabinet oii j'étalai des outüs magnifiques. Je pris des cifeaux de forme circulaire ; & du même coup, fans le vouioir, je lui coupai le menton & le nez. Elle me fit appercevoir de la méprife ; & , fans me déconcerter , je lui dis qu'il avoit fallu couper le nez ; afin d'avoir une place affez grande pour y adapter le bout du menton: elle gouta cetie raifon ; je collai  d'un H e r m i t e. 341 la pièce de mon mieux ; & croyant m'en aller , je me remis a fonger que j'étois un grand feigneur,mais fans que ma femme revint en ma penfée. Mes terres, quoique fort étendues, n'étoient pas proportionnées a mes dcfirs ; ce qui m'a paru bien étrange k mon réveil, car je n'ai jamnis eu d'ambition. Je réfolus donc d'augmenter mes poffeflior.s; & pour cela, je crus qu'il falloit devenir commercant. Mais un de mes amis m'ayant fait obferver que le trafic ne convenoit pas a mon rang , me dit qu'il me procureroif un homme de confiance fort habile, qui en peu d'années viendroit k bout de me rendre maitre de tous les fonds de mes feigneuries. II m'envoya en effet cet homme, k qui je demandai comment je devois m'y prendre pour devenir plus riche poffefTeur. Rien de fi fimple , me dit-il, laifTez, pendant quelques années , arrérager les rentes que vous doivent vos ferfs ; pi êtez-leur k intéréts dans leur befoin ; & quand les rentes, les arrérages, les fommes prêtées & les intéréts vaudront la moitié du bien de chaque debiteur, vous les citerez en juüice. Les frais qui retomberont fur eux augmenteront leurs dettes , ils vous abandonneront leurs fonds , & il arrivera même que plufieurs feront encore vos débi- Y iij  J^a S O SJ G E 5 ieuts après que vous aurez acquis tout ce qu'ils' poffédoient. S'U s'en trouve d'affez aifés pour. Yo.us payer. régulièrement, ck que leur bien vous faffe envie , vous pourrez leur faire des. procés , foit. paree qu'ils vous auront apporté cjes oe.ufstrop petks, foit paree qu'ils n'auvont pas parié de yous avec affez de. refpect, ou qu'ils n'auront pas bien regalé vos gens, ck taille autres chofes pareilles qui fe préfèntent è tout propos. En nniffant fon. difco.urs , cet homme fe mit a bailler, ck tout a coup fa bouche devenue d'une. grandeur pro.digie.ufe, me parut être le yepaire des plus fales animaux. II bibüa une feconde fois, ck 1'ouverture de fa bouche s'augmentant , fa tête difpajut par ce vuide ik tout le reSe de fon corps fe fon dit ainfi a in.es yeux-  B'VN H ï ? M I T E, 14? 9W. yiNGX-SJXIÊME SON.QE, Le MedecirtK QuOTQU'üNE, vie fobre , telle que celie d"u^ hermite , foit un moyen efficace pour. con-. ièrver la fariié', il ne m'a pas été poffible cependant d'éviter eqtièremgnt les.maladies dans, ma folityde : j'en ai föuvent éprouvc de légères , & je les ai prefque toujours gucries avec u.ne décoélion desfeuilles d'un arbufte que j'ai trouvé tout auprès de ma celluie. Le jour que j'en fis la découverte , je me laifTai aller a des, profondes réflexions fur Tart de la-, médecine.. Je jugeai qu'il étoit i'mppffible que les pre-, miers médecïns n'euffen.t employé une infinité de remèdes nuifïbles , av-anfr que cPen trouverqui ne le fuffent pasje m'amufat k faire un?„ calcul avec, un poincon fur une écorce d%K_ bre. Je mis en proportion le nóm'Mé de- ma-lades & Ie nombre de roé&ecins, qui fe trqu~. venten un fiècle fur une certaine étendue-'de* pays& je découyris par cette opératiöa^ que cliaque médeciu , vivant foixante. ans.^ avoit tué fis. cent trente-fix hommes. Je m'ers.?.. dormis.,, en. renaerciant Dieu de n'a voir ps^ ¥ iv:-  344 S O N G E s vécu dans ces premiers tems, & je devins mé- decin moi-même dans un fonge. Je compofai beaucoup de remèdes adoucifTans, paree que j'avois pour principe que toutes les maladies venoient d'échauffement Sc d'efFervefcence du fang. Je voulois particulièrement guérir 1'inégalité d'humeur qui eft dans les hommes. Je fis mes premiers eftais en Hollande fur plufieurs femmes qui devinrent folies; ce qui me furprit étrangement; car les plantes dont je me fervois , contenoient beaucoup de fels fédatifs & anodins. Je ne me décourageois pas cependant, paree que je fus faire entendre aux maris des malades , que leurs femmes avoient depuis long-tems une difpofition prochaine a la rage , qui, par le fecours de mes remèdes, s'étoit changéen fimple folie. Quelques-uns même appuyèrent mon fentiment de très-bonnes raifons , & tous me payèrent très-bien. Mais comme je n'étois encore qu'un médecin de deux jours, je reflentois quelques remords qui me donnoient de 1'inquictude & me rendoient rêveur. J'allois fouvent rendre vifite a mes folies, autant pour faire le devoir de ma charge, que pour examiner ce qu'elles difoient ; car il ne faut quelquefois qu'un mot pour faire ehanger de fyftême aux bons obfervateurs. Une  d'un H e r m i t e. 345 d'elles parut particulièrement mériter mon attention. Sa folie étoit la propreté, dont elle ne ceftbit de parler.'.EUe avoit toujours k la main une loupe qui lui faifoit paroïtre un grain de pouffière comme une énorme faleté. II falloit continuellement épouffeter fes meubles. Elle changeoit d'habits k tout inftant. Son parquet, oii je me voyois comme dans une glacé, Un fembloit un grenier k foin. Je la plaignois , & je tachois de la faire changer de manierede penfer. Mais j'étois encore plus attentif a tirer de fa folie quelque conféquence utile k la médecine. Je confidérai donc que , puifque la pouffière paroifToit un corps fi confidérable k cette femme, ce corps devoit avoir des parties fufceptibles d'être groffies ; que ces parties en renfermoient d'autres qui avoient néceffairement quelque vertu. Et confidérant d'un autre cóté qu'une trés legére dofe de certain poifon faifoit un grand ravage dans 1'eftomac & dans toute la machine d'un homme , qui eft un corps très-grand , je conclus que'1'eftomac groffiflbit les objets, & que par conféquent la pouffière pourroit bien être un fpécifique contre toutes les maladies. C'eft un grand avantage pour la fociété, quand il fe trouvé des hommes cöurageux qui mettent en pratique les vérités fpéculatives  34Ó S O N G E s qu'ils ont découvertes par leurs méditations., C'eft ce que fentrepris. Je fis un grand amas de póiifnexé que je ramaffai moi-même dans plufieurs maifons pour n'être pas trompé. Je préférai celle qu'on faifoit fortir des meubles de foie , paree que le ver qui donne cette matière rerifermant beaucoup. de fel volatil, de, phlègme & d'huile qu'il communiqué k fon Ouvrage, la pouffière, qui a longtems féjourné fur la foie, doit s'être impreignée des mêmes fubftances & des qualités bienfaifantes qu'elles contiennent. Je fis changer de couleur k la pouffière & en formai des dragees, non pour lui donner plus. d'efficacité ; mais par condefcendance pour les malades, qui n'auroient pas voulu s'en fervir dans fon état naturel, & j'y. mêlai une préparation d'arstimoine , pour la rendre dra'phorétique. J'en fis le premier effai fur la dame folie dont, j'ai parlé , & le fuccès paffa mes efpérancfis. Quelques envieux. cèpèhdant publiöient que malgré mon remède,el!e étoit toujours folie ; mais les gens raifonnablès me rehdeuent juftice. En effet-, èlle ne donnoit plus de marqué de fa pre? nïière folie; ck celle dont on continuoit k 1'accufer, cbnfiftóit en ce qu'elle er ,yrit avoit.les pieds fi petits , q ion ne pouvoit lui d££% fuader de fe tenir deffus.  d'vn He r ' Mi i x f. 34^ Cependant je ne fais comment il arriva que dans ce moment je fongeai que les dragees étoient devenues un poifon qui faifoit beaucoup de ravage ; ók par une contradiflion dont on ne voit des exemples que dans les fonges, il me fembloit que j'avois aigri contre moi les autres médecins , qui auroient dü chauter mes louanges , puifque je leur procurois de 1'ouvrage ck du gairi. Dans cette extrêmité, je compofai un livre de lettres que jefuppofai m'avoir été écrites par. les malades que mes dragées avoient guéris. Ce livre fit .taire les médecins, ou au moins empêcha qu'on ne les crüt. J'eus auffi la précaution de faire préfent de plufieurs dragées k des' communautés d,e moines , de religieufes ck a' des curés de campagne. Ma libéralité ck mon livre paidèrent hautement en ma faveur ; ck dans peu de tems je recus autant de lettres véritables,, qjt* j'en avois fait de fauflès: auparovarït. On m'écrivoit de toute part pour m'apprendre les miracles opérés par mes dragées,; & je' dois avo.uer que j'y voyois .quelque, chofe de tunnaturel. Un bourgeois de campagne me difoit, daas fa lettre , que fa femme ayant refté doiue jours fans aller du ventre , ck ayant fait ufage de mon remède , 1'effet avoit été fi fubit §c  34^ Son'gïs fi fort, que le même jour elle étoit rriorte d'iine évacuation extraordinaire. II ajoutoit que la mort ne venoit point des dragées , mais d'une trop grande abondance de matière ; ce qui eft très-probable , puifque la malade fe feroit très>bien portee, fi ellë ne fe fut dóchargée que par mefure ; mais la précipitaition' gate bien des chofes.; & comme 1'obferve Hypocrate , pour vouioir guérir en un jour, on eft fouvent malade un mois. Un religieux qui ne pouvoit s'appliquer a Fétude , fans fe fentir accablé de fommeil , fbt fi parfaitement guéri par Pufage des dragées , que dans fa léttre il m'affuroit qu'il ne dormoit plus ni jour hi nuit ; ce qui eft un avantage ineftimable pour moi , ajoutoit-il , paree que je pourrai maintenant faire autant d'ouvrage que deux de nos religieux enfemble, & réparer ainfi le tems perdu. II me confultoit enfuite fur un déchirement d'entrailles qu'il éprouvoit depuis fa guérifön. Je lui répondis qu'il avoit le remède ehtre les mains , qu'il falloit en continuer Tufage; & que fi par hafard il augmentoit le mal, il devoit redoubler les dofes. Je fus appellé auprès d'une femme de qualité qui fe mouroit , & j'y trouvai fix médecins qui délibéroient fur la manière de la faire  »' U N H E R M I T E. 349 vivre encore un jour , & qui ne pouvoient s'accorder. Ils me recurent froidement d'aboj d, & ne parurent pas faire grand cas de mon favoir, paree que fans doute ma figure ne les prévint pas en ma faveur. L'un d'eux me harangua en me fixant & faifant des geftes analogues a fes périodes. Quand il eut fïni , je lui fis mes excufes de ne favoir pasentendu, & le priai de répéter ce qu'il avoit dit. II recommenca d'un ton plus haut; & ayant moimême écouté plus attentivement, je compris qu'il parloit latin. J'étois fort embarraffé , car j'avois oublié cette langue. Je lui rêpondis par quelques phrafes d'un patois des Alpes , qu'il prit pour une langue oriëntale , & me jugea fur cela fort favant. II me demanda enfuite mon avis fur la maladie de la dame, & comme je ne voulois pas décider a la légère , je m'approchai d'elle pour lui tater le pouls ; & ayant trouvé qu'elle étoit morte, je dis qu'on m'avoit appellé trop tard, & qu'il étoit impoflible de la faire vivre feulement dix minutes. Les médecins difcutèrent ma réponfe pendant un quart-d'heure , au bout duquel ils virent que la malade n'étoit plus ; ce qui leur donna une grande idéé de mon habileté; mais je ne la pouffai pas plus loin.  31° S O N G k s VINGT-SEPTIÈME SÖNGÈ. Le Uollandois. Tout le monde fait que les hermites doivent mener une vie pénitente , & endurer 'quelquefois les douleurs de la faim. j'ai fuivi cette règle depuis que je luis dans ma folitude; mais ce n'eft pas toujours le devoir qui eft ie motif de ma pénitence; Je jeune quelquefois par force , ck fouvent par pareffe , aimant mieux fommeiller ck rêver fur 1'herbe , que d'aller chercher de la nourriture. Auffi je fonge fouvent a des repas qui ne me laifient amon réveil qu'un plus grand appétit. Voici un fonge de ce genre. Je crus que j'étois chez un riche commercant Hollandois, que je me figurai avoir connu autrefois, & qui fe piquoitde faire bonne chère; Ma furprife fut extreme , quand a 1'heure du repas , étant entré dans la falie a manger, je n'appercus qu'un poële très-bien chauffé. J'allai k la cuifine, ck n'y trouvai perfonne. Je revins auprès du maitre de la maifon , ck lui demandai fi 1'on ne dineroit pas bientot? On ne mange plus chez moi, me dit-il ; on s'y  a' ü N H E R M I T E. 3 5 E chaufFe. Je crus qu'il plaifantoit ; mais me Faifant aflêoir a fes cötés : je vous parle férieufement, ajouta-t-il, j'ai renvoyé mon cuifiriier &z mon maïtre-d'hötel , paree que j'ai confïdéré que tout ce que Pon mange eft 3 pure perte , & que bien fouvent même on en eft incommodé. J'ai vu clairement qu'il "vaioit mieux employer mon argent a ma cheminée qu'a ma table. Un bon feu vaut mieuk qu'un grand repas. D'ailleurs >, en fe chauffant on peut travailler, on peut jóuer & faire mille chofes qui font impoflibles quand on mange. Je ne pouvois gouter fes raifons, paree que j'avois faim: je vous prie , tui dis-je, de me faire apportcr quelque chofe , car je fuis prêt è tomber en défaillance. Non , me réponditil , cela ne fe peut ; perfonne ici n'oferoit manger depuis que j'ai fait ma réforme. PeutÖn mieux fe régaler que d*être auprès d'un bon feu ? Je ne fais quel changement arrivé dans mon eftomac fit changer d'objet a ma rêverie. Je ceflai fans doute de fentir la faim, car je n'y fongeai plus. Mais je crois que j'éprouvai une vive fenlation de froid. Je lui demandai urie place prés de fon feu ; & croyaut m'en ap* procher, je me fentis pincé par un air extrêmement acre , qui me donnoit dans le vifage»  S O N G E s , & me fembloit venir par le canal d'une cheminéë fans feu. Je ne m'arrêterai pas a combattre ici ceux qui ne voudront pas croire ces contradicTions. Je dirai feulement que pendant que je dormois, & dans le moment fans doute que le Hollandois vouloit me faire chaufFer, la fenêtre de ma celluie fut ouverte par un vent du nord des plus violens, qui couvroit tout mon grabat de neige. En continuant mon fonge , je difois a mon höte que j'avois grand froid ; ck par un bizarre effet de mon imagination , c'étoit a table que je lui parlois. II me fervoit en abondance des meilleurs mets du repas; mais je ne pouvois manger; je grelotois, je foüfHois mes doigtf. Le maitre ne paroifToit faire aucune attention a mon véritable befoin; & comme je voyois d'autres convives qui foupiroient après Ie feu auffi-bien que moi , je n'ofois me plaindre. Enfin le repas finit a ma grande fatisfacTion. Je courus pour être le premier devant la cheminée , le befoin me faifant oubüer la politeffe. Mais je ne fus pas plus heureux que ceux qui vinrent après moi. Au lieu d'un bon ft u que j'efpérois, je ne trouvai qu'une lampe füfpendue a la cheminée par une chaine d'argcr.t. Je crus que je m'étois trompé ; & j'allois fortir pour chercher une autre chambre , quand je vis entrer  d'un H e r m r t e, £5f entrer tout le monde dans celle-la. Je ne favois que devenir ; je me frottois les mains , je battois des pieds. On apporta du café ; je pris promptement une taffe, que j'empoignai des deux mains pour les réchauffer un peu. Mais je les avóis fi engourdies, que je ne pus la tenir ; jc la laiffai tomber fur un parquet magnifique. A cet accident, la maitrefTe de la maifon fe mit contre moi dans une colère dont je n'avois jamais vu d'exemple, & me dit toutes les injures qui peuvent fortir de la bouche d'une femme en fureur. Elle appella je ne fais combien de domeftiques pour efïïryer le parquet. Les uns apportoient des éponges, les autres des linges & des drogues que je ne connoiflbis pas. Je remarquai qu'ils avoient tous les mains enflées & le bout du nez rouge, car je penfois toujours au froid que je reflentois; ce qui me rendit affez infenfible aux injures. Je fortis de cette chambre , je ne fais comment ; j'allai a la cuifine , & n'y trouvai de même qu'une lampe fur un potager. Je demandai au chef fi le feu étoit déja éteint. II me répondit qu'il étoit fur le potager; & comme il me voyoit un air d'étonnement, il me dit que pour travailler a cette cuifine, on ne fe fervoit que de la lampe que je voyois ; qu'il ayoit un fecret pour en rendre la cha- L  354 Son g e s leur exceffive: il me 1'expliqua ; mais ne eomprenant rien a cette explication, ck m'imaginant que le maitre de la maifon avoit fans doute le même fecret pour augmenter la chaieur de fa lampe , je revins promptement dans fa chambre. D'oii venez-vous donc , me dit-il ? nous avons fait un feu d'enfer, je vous ai fait chercher pour vous en faire profiter ; on ne vous a pas trouvé , ck vous arrivez précifément au moment ou il finit. J'avois plus en* vie de pleurer que de lui répondre ; cependant je lui dis que je n'étois pas allé loin, ck que ion bois brüloit étrangement vite. II ne brüle que trop vite , me dit-il, je me ruine en bois. Mes domeftiques m'en font une confommation horrible. J'ai beau crier , leur donner des coups de baton, rien n'y fait. Je n'ofai plus rien dire. Je voyois fi peu de bois , que je ne comprenois pas oh il pouvoit prendre des batons pour frapper fes domeftiques. Une foule d'objetsconfus & vagues remplirent mon imagination jufqu'a mon réveil.  d'un Hermite. VINGT-HUITIÈME S O N G E. Le fdgneur bienfaipnt. beau jour cl 'été fur le foir , m'é'ant affis fous un chêne, je contemplai les beautés que 1'Auteur de la nature prodigue a fes ouvrages. Cette confidération me raviffoit Sc faifoit couler dans mon ame une douceur Sc une abondance de joie paifible, au-deffus de tout ce qu'on peut concevoir de plus délicieux. Je m'endormis en cet état, & je fus tranfporté par un fonge au fommet d'une montagne, que je crus être tout auprès de ma celluie. Je trouvai fur ce fommet une plaine fort étendue , plantée de toutes fortes d'arbres, Sc arrofée par différens canaux. Au milieu de la plaine se'e voit un chateau bien bati ; mais d'une architecture fimple Sc fans ornemens fuperflus. J'y entrai avec confiance , quoique j'ignoraffe le caradère de ceux qui y habitoient. A peine avois-je fait le premier pas, que je vis venir a moi un jeune homme qui m'embrafTa d'un air doux Sc riant, Sc m'introduifit dans un bel appartement. II étoit grand Sc bien fait, un air de candeur Sc d'innocence relevoit la beauté de Zij  kf'l S O N G E S fon vifage. On lifoit dans fes yeux qu'il étoit bienfaifant : il avoit une longue robe d'une étoife unie , légere & propre, qu'il ceignoit d'un rüban bleu. Je 1'admirois, & ne pouvois comprendre qu'un mortel put me caufer toute la fatisfaclion que je goütois en le regardant. Mais bientot fon époufe ayant paru, mon admiration redoubla. Dès que je 1'appercus, un mouvement involontaire me fit proiterner k fes pieds. Elle me fit relever avec bonté, me difant qu'il ne falloit pas tant de cérémonies pour une femme qui vivoit dans la médiocrité. 3e ne favois oh j'étois. Je n'ofois la fixer, par la crainte de diminuer la vénération que fa première vue m'avoit infpirée. Elle étoit de même age que fon mari, & comme lui vêtue trèsfimplement : elle travailloit k un ouvrage de Jaine. Le mari s'occupoit fur 1'ivoire , dont il faifoit les plus belles chofes du monde. II me fit afleoir, & me dit que chez lui on vivoit en grande liberté; qu'il difpenfolt tous ceux qui venoient le voir des bienféances gênantes du grand monde, k condition qu'on le difpensat lui - même de 1'oifiveté. Son adrefie m'occupoit trés-agréablement , auffi-bien que fa converfation. Sa langue ne diftilloit point la médifance. II parloit de fes femblables avec i'intérêt d'un frère pour fes frères. II plaignoit  b'u n h e r m ï t e; 35j les grands qui s'enfeveliffbient dans 1'oifiveté & fe privoient du délicieux plaifir de la bienfaifance. On fe fert des richeffes, difoit - il, pour acheter la bonne chère , de beaux meubles , de beaux équipages , & quelquefois des délices brutales , qui s'évanouiffent lorfqu'apeine on les goüte , & font place a des remords conftans. Pourquoi ne pas chercher le bonheur ou la nature 1'a mis ? On n'eft heureux que quand on eft content; c'eft le cceur qui décide en ce point : il eft, pour ainfi dire , 1'organe du bonheur. Or, rien ne plaït- tant au eeeur que la bienfaifance ; c'eft la qualité qui lui eft la plus analogue &c Ia plus naturelle. Les biens1 extérieurs qui paroiffent le contenter, ne font qu'un voile qui cache fon indigence; en Jesaccumulant, le voile s'épaiffit, & devient unefurcharge qui le fatigue & 1'èmpêche de faireentendre fes plaintes. Ah ! s'écrioit - il , ft lesriches favoient combien on eft heureux quand on eft bienfaifant , il n'en eft aucun qui nel voulüt répandre fès richeftes dans le fein de Iamisère. Pour moi, je bénis Ie ciel-de m'avoirfixé dans un beu ou chaque jour je puis jouir d'une félicité pure & folide, en faifant der heureux., Lorfqu'avec une petite fómme je vais tarir les larmes d'une familie défolée; quand je map-. Z iij  3-8 Sosgis pergois que ma préfence difïipe la trïftefïe ik répand la férénité fur le vifage d'un malheureux , & qu'un léger b:.enfait change les crls de fa douleur en cris de joie , de reconnoiffance & de bénédiction ; quand un tendre enfant , arraché des bras de la mort, Sc rendu par mes foins a fes parens, vient conduit par fa mère embraffer mes genoux , & me dire que je fuis fon père , de pareils fpeöacles pourroient-ils ne pas tavir mon cceur ? Puisje alors arrêter ces larmes délicieufes ou 1'ame bien née trouve fon bonheur ? Je ferois moins heureux , difoit - il encore , fi je Tétpis feul; mais une femme vertueufe redouble mes plaifirs , en les partageant avec liiói, & me faifant partager lesfiens. Je cours avec elle auprès des malades qui 1'appellent a leur fecours. Nous pénétrons enfemble dans de fombres 6c dégoütantes cabanes que nous arendons le féjour de la paix. Je la vois s'ernpreffer autour d'un rhoribond qui lui recomttiande fesenfans, & qui la bénit, en pouffant fön dernier foupir. Et quand je recois les effufiónS de fon ame bienfaifante, quand elle me ïaconte les charmes qu'elle a goütés en foulageant la misère , mon Cceur ému göüte alörs ia joie la plus pure , lé contentement le plus parfait qu'on puiffe concevoif ici - bas,  d'un Hermite. Telle étoit la converfation de cet homme divin ; tels étoient les fenfimens de deux époux pour les pauvres habitans de leurs terres. Ils voulurent m'affbcier è leur promenade , qu'ils dirigèrent vers un hameau , ou ils me dirent qu'il y avoit des malades. Dès qu'ils approchèrent, tous les petits enfans poufsèrent des cris de jubilation qui m'attendrirent. II s'empreffoient autour d'eux comme on voit des agneaux courir & entourer la bergère qui leur préfente du fel. Le mari entra dans une cnaumière pour y panfer les plaies d'un jeune homme qui étoit tombé d'un arbre & s'étoit fracaffé 'lk jambe. La dame demeura au milieu des enfans & les inftruifoit : elle fe faifoit rendre compte de leur conduite, leur recommandoit ia fincérité } 1'obéiffance, Ia fuite de 1'oifiveté , & les careffoit tous pour les animer a la pratique des avis qu'elle leur donnoit. Pendant qu'elle s'occupoit ainfi en attendant fon époux, une jeune fille vint les yeux baiflés & baignés de larmes la prier de vouioir bien venir un moment auprès de fa mère, qui avoit une grace a lui . demander Cette femme touchoit a fon dernier moment; fon mari & toute fa familie pleuroient autour de fon lit. Quand elle appercut fa bien» faitrice , la joie ranima fon vifage , &c lui redonna affez de force pour pouvoir joindre les Z iy  "$66 SONGES mains en figne de reconnoiffance. Ma chèré amie, lui dit la dame , avez-vous quelque fujet d'inquiétude que je puifle vous öter ? Ne? vous repofez ■ vous pas fur moi du foin de vos petits enfans r N'êtes-vous pas afTurée que que je leur fervirai de mère ? Ah ! madame, lui répondit la malade , je connois trop votre bon cceur pour être inquiète fur le fort de mes enfans : je les quitte fans regret, paree que je fais que vous leur ferez plus utile que moi : vous leur avez déja rendu des fervices que je n'aurois jamais été capable de leur rendre : vous les avez faits inftruire de leur devoir ; c'eft a vous que je dois le plaifir qu'ils m'ont 'donné par leur douceur, leur obéiffance & 1'attachement qu'ils ont eu pour moi: je meurs en paix , en penfant que vous acheverez 1'ouvrage, 8c qu'ils vous feront encore plus chers quand ils n'auront plus de mère. Rien ne m'attachoit k la vie que le plaifir de vous voir 8c de vous aimer ; mais , puifqu'il. le faut, je fais ce dernier facrifice; je me fépare de vous fans me plaindre; je voudrois feulement en expirant vous baifer la main. La dame fe jetta k fon cou , 8c je la perdis de vue. Je me trouvai au milieu d'un grand nombre de moiflbnneurs qui chantoient les plaifirs de la campagne. Ils mêloient dans leurs chanfons  d'un H'e r m r t eï $6é< ïe nom de leurs maïtres , que je venois de quitter , & célébroient leur bienfaifance. J'écoutois leurs airs champêtres avec une fatiffadtion inexprimable. L'heure du repas vint; ils s'affirent tous fur 1'herbe ; & pour commencer, chacun but la fanté de leurs feigneurs, leur fouhaitant mille bénédicfions. Je demandai au plus agé ce qu'il en penfoit : Dieu les conferve autant que Mathufalem , me dit - il: il n'y a que peu d'années qu'ils habitent dans terre , & ils nous ont déja. tous tirés de la.misère : en même - tems il me préfenta fa bouteille pour boire auffi a la fanté de ce brave feigneur, & tous les moiffonneurs fe mirent a me conter différens traits de fa génércxfité mais je m'éveillai, regrettant amèrement que mon fonge n'eüt pas continué , & que ce ne fut qu'un fonge.  3<3i S O N G E S VIN GT-NEU V IÈME SONGE. L'ile du fung. \Jn de mes anciens amis ayant appris le lieu de ma demeure , m'avoit apporté des boudins; j'en mangeai trop , & c'eft la feule faute contre la tempérance que j'aie commife dans ma retraite. Je ni'endormis avec une indigeftion qui m'occafionna des rêves analogues a la pefante nourriture qui m'incommodoit. Je prie les Phyficiens de ne pas révoquer en doute cette analogie. Je fus tranfporté, je ne fais comment, dans une ile affreufe , appellée YJJle du Sang. Aueiine expreffion ne peut rendre 1'horreur que ce pays m'infpira. II étoit gouverné par un chef qu'on nommoit Sanfudourph , qui en étoit fcuverain abfolu : il avoit fous lui d'autres chefs , répandus de villages en villages ; & ces chefs, appelles 'Sanfuminadourphs, avoient une grande autorité,-chacun dans leur canton. Tous ces grands perfonnages fe nourriffoient . de fang humain ; mais il n'y avoit que le San. \fudourph qui eüt le droit de le boire pur ;  d'un H e r m i t e. 36? les Sanfuminadourphs y mêloient du fang de bouc. Tous les habitans, hommes , femmes & enfans , étoient obligés, a chaque pleine lune, de tirer de leurs veines le fang néceffaire a la nourriture des chefs de la nation : la taxe étoit en proportion de 1'age; & depuis quarante ans jufqu'a la mort, elle diminuoit. Outre ce tribut, il en étoit un autre. Le Sanfudourph &les autres chefs raffernbloient leurs fujets pour les occuper a différens travaux : on les animoit a coups de verge de fer, jufqu'a ce qu'ils tombaffent baignés de fueur : cette fueur appartenoit aux maïtres , qui nommoient des officiers pour la ramaffer avec des éponges; & ces officiers avoient drolt fur les trois quarts. Cette liqueur étoit particuliérement a 1'ufage des femmes de ce pays : elles la faifoient diftiller, & s'en fervoient dans la compofition d'une efpèce de pommade propre a.rougir le coude & le talon. Elles en faifoient auffi une boiffon pour animer la couleur de leur chair. . Les femmes du premier chef portoient aux oreilles deux cceurs de petits enfans garnis de pierreries; & c'étoit un troifième tribut que les habitans devoient a leur maitre , au bout d'un certain nombre de lunes. Par malheur pour moi ce fut le jour même  (30*4 Songë^ que mon ïmagïnation dérangée me porta dans cette ïle exécrable , que Sanfudourph exigea la rente du cceur. Je le vis fbrtir de fon palais, fe léchant les ïèvres dégoutantes de fang , dont il venoit d'avaler un grand vafe. Ses officiers en étoient ivres. II s'affit, & on lui amena fur 1'heure 1'enfant dont on devoit lui donner le cceur. C'étoit une petite fille de fix ans. Jamais je n'ai rien vu de fi beau : fes cheveux me raviffoient; la peau de fon vifage reffembloit a un fatin blanc peint en couleur de rofe : elle fourioit en regardant fa mère qui la tenoit par la main , & ce fourire me fit verfer un torrent de larmes, On demanda au Sanfudourph s'il vouloit en mêmetems exiger le tribut du fang & le tribut du cceur : il répondit qu'oui; mais que, par un effet de fa bienveillance ordinaire, il ne vouloit que la moitié de la taxe du fang. Alors' on ouvrit la veine du bras droit de 1'enfant, öt le Sarïfudourph , jettant le vafe dans lequel il recoit ordinairement le fang , prit une efpèce de fyphon , 1'inféra dans la veine ouverte, & but ainfi; de forte que 1'on ne put favoir au. jufte ce qu'il en avoit tiré. Je ne cefTois de pleurer, & cependant je ne pouvois détourner mes yeux de ce fpeüacie. L'enfant s'évanouit: on la frotta de'fon prapre fang. pour la fair^j  d'un H e r m i t e, 365; ifevenïr; &z fon beau vifage devint horrible ^ comme fi 1'on trempoit un bouton de rofe dans la boue. Quand elle eut repris connoiffance , & qu'on eut mis 1'appareil fur la plaie de la faignée, le bourreau s'approcha : c'eft ainfi que j'appelle celui qui étoit chargé d'arracher le cceur. Lorfque je vis qu'il fortoit fes outils, je m'arrachai les cheveux ; j'aurois voulu lui arracher les bras. Malheureux boudins ! quelle cruelle nuit vous m'avez fait paffer ! La petite fille étoit entre les bras de fa mère, qui 1'arrofoit de larmes, & fon père lui tenoit la tête. Tout cela faifoit partie de la redevance. Le premier coup qu'on lui donna lui fit jetter un de ces cris qui font tant d'effet fur les mères. J'eus le bonheur dans ce moment de perdre la vue & 1'ouie; c'eft pourquoi je ne fais pas comment finit 1'opération. Je repris mes fens quand tout fut fait, Sc je vis les malheureux parens qui remportoient en chancelant leur fille, morte fans doute ; mais qui devoit revivre, paree que le bourreau, fous peine de perdre fa charg-e, étoit obÜgé de conferver ou de rendre la vie aux enfans qui paflbient par fes mains. Les noires idéés que les vapeurs du boudin faifoient naitre dans mon cerveau , ne finirent  $66 S O N G E S pas k ce fpeclacle. J'entrai dans une cabane habitée par une familie nombreufe. La mauvaife odeur qu'elle exhaloit me fit foulever le cceur; je comptai vingt perfonnes, hommes, femmes ou enfans : ils reffembloient tous è des cadavres , ils ne marchoient qu'en chjncelant, & n'avoient prefque plus de voix. Un vieillard étoit couché fur la terre , prêt a rendre le dernier foupir. C'étoit le père de la familie. II voyoit autour de lui fes petits enfans de la quatrième génération ; il vouloit les embraffer avant que de mourir ; mais il manquoit de force : il prioit fon hls ainé de lui foulever les bras, & de les porter au cou des enfans. Dans le moment qu'il en. tenoit deux collés fur fa poitrine gonflée, je vis entrer trois officiers d'un Sanfuminadourph. Ils avoient un front d'airain , 1'air farouche & barbare. Ils annoncèrent au malheureux vieillard qu'ils venoient retirer les arrérages qu'il devoit a leur maitre. La fomme en étoit exorbitante , paree que cet homme n'avoit rien payé depuis dix ans , ni pour lui ni pour fa familie, a caufe de plufieurs fnaladiès qui les avoient tous ^puifés , & le Sanfuminadourph lui avoit fait crédit. Le moribond ne pouvoit répondre. II fit figne qu'on lui découvrit les bras pour les montrer aux officiers. Alors toute fa familie fe jetta a leurs  d'un H e r m i t e. 367 pïeds : une fille cadette prit la parole , les conjurant d'épargner une vie qui ne devoit plus durer que quelques heures. Le fang que vous tirerez de mon père, leur difoit-elle , ne vaudra pas la peine que vous prendrez pour lui ouvrir les veines ; il n'en fortira que quelques gouttes, & encore elles feront fans goüt. Laiffez - nous la confolation de le voir expirer fans violence. Sr vous 1'égorgez, plufieurs d'entre nous, déja defiechés par la trifteffe, mourront de douleur , & ceux qui furvivront feront hors d'état de vous rien donner de long - tems. Mais les officiers impatiens lui imposèrent filence. Donnez-nous vos enfans, lui dirent-ils, nous commencerons par eux ; il eft tems que notre maitre foit payé; il ne vous a que trop attendu. Auffi-tot ils ouvrirent les veines des enfans & de la mère , & les Jaifsèrent fans mouvement. Ils s'approchèrent du vieillard; mais il avoit rendu l'efprit au moment qu'il avoit vu couler le fang de fa familie. Ils continuèrent leur exécution fur tous les autres , & ne laifsèrent qu'un jeune homme de dix-huit ans. Jereftai feul avec lui ; je le confolai de mon mieux; & j'ofai, malgré fa douleur, lui demander des éclairciffemens fur le crédit ou le pret du fang, & il eut le courage de me fatisfaire. Notre Sanfuminadourph, me dit - il , eft un  368 S O N G E S homme délicat ; il ne veut que du bon fang i quand il fe trouve dans fon canton quelques families affoiblies par les maladies ou la misère , il demeure plufieurs années fans exiger d'elles aucun tribut. Mais il a des efclaves qu'il entretient exprès, & dont il tire le fang que les families épuifées n'ont pu lui payer. C'eft ce fang qu'on appelle le fang prêté. II faut le rendre quand on eft en état , & la taxe doublé autantde fois qu'en eft refté de lunes fans payer. Quand un chef de familie eft fur le point de mourir fans avoir fatisfait aux arrérages, on accourt pour lui tirer tout le fang qu'il peut avoir, & celui de fes enfans; mais on laifle dans chaque cabane une perfonne ou deux , pour perpétuer Ia race & la rente du fang. Quelle horreur ! m'écriai-je , quelle injuftice ! Non, me répondit-il, cela n'eft injufte que dans certains cantons de l'ile , & non pas dans celuici. Nos prêtres ont fait des loix pour que 1'intérêt du fang prêté fut légitime , fens quoi notre Sanfuminadourph ne 1'accepteroit pas , paree qu'il eft religieux & qu'il a la confeience délicate. Nous nous trouvons même heureux qu'il veuille nous laifTer plufieurs années fans nous rien demander. La mefure du fang que nous lui devons a chaque pleine lune lui appartient; c'èft fon bien : quand il ne l'exige pas , ce  d'un Hermite. 369 ce fang tourne a notre pront 'dans nos veines; ainfi, il eft jufte de lui rendre ce qu'il nous a prêté, & 1'avantage que nous en avons tiré. Plus on eft -foible, plus cet avantage eft confidérable, paree qu'en laiffant a un moribond les feules göuttes de fang qui le tiennent encore en vie, c'eft lui laiffer la vie toute entière : c'eft pourquoi il doit au Sanfuminadourph fa vie, & quelque chofe de plus. Et voila auffi, lui dis-je, pourquoi vous venez de voir expirer toute votre familie. 'TRENTIÈME SONGE. Le cafu'/Jle. Dans ce fonge j'étois devenu cafuifte relaché, & je n'ai pu comprendre a mon réveil quelle en avoit été la caufe. Je mettois k la tête de toutes mes décifions ces mots de 1 evangile : Mon jong eft doux & mon fardeau léger. De ce principe je tirois les conféquences les plus confolantes. Je difpenfois tous les hommes de ce qu'ils trouvoient de trop gênant dans la loi de- Dieu ; & pour aller audevant de leurs fcrupules , je prêchois partout qu'il ne falloit pas lire l'éyangile \ qUe cs? A a  370 SONGES livre étoit capable-d'inquiéter tout le monde; que la morale qu'il ccmenoit étoit vieille , 6C re pouvoit s'accorder avec les ufages préfens. J'étois univerfeilement appiaudi. Je ne trou■po'ts que quelques femmes dévotes qui paro^ffoient un peu furprifes de ma morale, je les excufois en eonfidérant qu'elles n'avoient pas étudié en philofophie. Mais ce qui mit le comble a ma réputation , fut un ouvrage que je fis fur le prê.t & la matière de 1'ufure. Pendant que j'y travailiois , je recus une lettre d'un prince fort éloigné du pays que j'habitois , par laquelle il me confultoit fur cette matière. Comme j'étois dans la chaleur de la compofition, je penfe que je laiflai gliffer bien des incorrections dans la réponfe que je lui fis : en voici a- peu -prés !e fens. « Pour répondre cathégoriquement, monfeigneur, a la lettre dont vous m'avez honoré, & pour décider la queftion d'une manière précife , il eft néceffaire que je remette fous vos yeux un abrégé de 1'expofé que vous me faites. Le pars dont vous êtes le maitre eft peuplé de fujets fort pauvres qui vous doivent de groffes rentes ; ces rentes font une partie confidérable de votre bien. Votre charité vous cngage a ne pas les exiger , lorfque la misère  d'un H e r m i t e; 3-/r met vos débiteurs hors d'état de vous payer, & alors vous leur faites crédit. II y en a même a qui vous prêtez des fommes confidérables pour leur aider a foutenir une familie nombreufe, qui, fans ce fecours fuccomberoient k 1'indigence. Lorfque vos fujets deviennent moins miférables par la profpérité de la récolte , vous exigez les rentes courantes, les arrérages des autres, & quelque chofe de plus , pour avoir partagé avec eux le malheur des tems. Vous ajoutez que cependant la difette ne vous a jamais fait avoir faim , & vous a feulement privé de certains plaifirs. La-deflus vous faites une réflexion fort jufte , en difant que votre bien-être eft un grand avantage pour les pauvres , paree qu'il vous met en état de les confoler dans leurs maux ; ce que vous ne pourriez faire, fi vous êtiez incommodé de la misère générale. Enfin vous ajoutez qu'après plufieurs années de ftérilité , vos débiteurs ayant perdu toute efpérance de pouvoir jamais vous rembourfer en entier, viennent vous prier d'accepter leur bien , & de donner k leurs enfans des paffe-pons pour aller mendier fans rifque hors de vos terres. D'après cette confultation , lue trés - attentivement, le confeil foufligné eft d'avis : que la charité de la perfonne qui confulte, eft une Aa ij  57* S O N G È s charité héroïque, puifqu'il paroit par le 'narr® ci - deffus qu'elle conferve la vie a grand nombre de paitvres prefqu'écrafés par les dettes & ia misère des tems. 'On ne comprend pas comment une pareille conduite pourroit donner du fcfupule , a moins qu'on ne craignit d'en tirer vanité ; ce qu'il faut éviter avec foin. Quant a ce qu'on exige de plus que les femmes dues , il paroit qu'on favorife un peu trop les débiteurs ; ce qui eft une petite injuftice : car on voit par la corifultation que ces débiteurs tirent un pront ineftimable des arrérages & des intéréts, qu'ils ■ne peuvent payer ; puifque c'eft cela qui les empêche de mourir de faim. A 1'cgard des fonds , maifons & autres, que les infolvables abandonnent a leur créancier , ou que celui-cileur enlève , quoiqu'onnele dife pas dans la lettre, il n'y a rien en cela que de jufte &C de raifonnable, feulement il faut obferver que fi les biens abandonnés ou pris n'ont pas autant de valeur que la dette , le paffe-port qufou donne aux enfans des obérés doit faire mention -de cet inconvénient, & porter injondion aux mendians d'épargner fur les aumónes qu'ils recevrent la plus-value de la dette *>. Telle fut a-peu - prés ma réponfe, & j'achetai mon livre fur 1'ufure; mais lorfque je commencois a gouter le plaifir des applaudiffemens  DrU N H E R M 1 T E. %J.$ 'qu'il m'attiroit, je fus réveille par le cauchemar. Peut-être ne m'éveillai- je pas entièrement, car ce qui m'arriva me paroit un autra fonge.. Voici comment la chofe fe paffa. J'étois couché fur le dos. Je me fentoisfef» tomac preffé & prefqu'écrafé d'un poids énorme, Je ne pouvois ni parlerni infpirer, ni faire le moindre mouvement. Je ne doutai point que ce cefüt une vieille^forcière dont j'avois ouï parler. a ma nourrice dans mon enfance. Elle m'avoit afïïiré qu'elle 1'avoit fentie mille fois, qu'elle 1'avoit vue monter fur fon litqu'elle lui avoit» parlé , & 1'avoit conjurée fouvent par la vertu d'une certaine racine. IL eft des impreflions que Ja raifon n'efface pas. Je crus donc que la forcière m'avoit chargé d'une montagne. Dans ma frayeur , je levai les yeux au ciel. Alors je vis, ma celluie éclatante de lumière , & tout de fuite une voix forte me cria : malheureux ! pourquoi vouioir auffi nous faire égorger? Je viens exigeK de toi que tu rétractes ta décifion ou t'étoufferdans mes bras. Je ne fentois plus de poids fur1'eftomac ; c'eft pourquoi pouvant répondre , je dis en tremblant : qui êtes-vous ? & quelle décifion faut - il rétracter ?- Je fuis,. dit la voix de ce vieillard , celui que tu as vu mourir dans 1'ile du fang. J'expirai en te béniffant, voyant ïintérêl que tu prenois k nos malheurs; je n*alk A a iij  374' Songes ceflë, depuis ma mort, de te recommander aw fouverain de l'autre monde, qui t'aime, & qui me permet de venir te menacer & te punir de fa part. II m'a montré une réponfe barbare que tu as faite a notre Sanfuminadourph, qui avoit commence a fentir quelques remords de fa tyrannie. Ta décifion 1'a confirmé dans fa cruauté : les habitans de 1'ile du fang vont être p'us malheureux que jamais , ck t'accabler de malédiétion. Quoi ! m'écriai-je en pleurant, j'aurois été capable d'autorifer la barbarie d'un Sanfuminadourph ! j'aurois pu contribuer au malheur de ces pauvrès habitans que je portois dans mon cceur ! Non , ce n'eft pas moi. C'ejl toi, reprit la voix ; & a 1'inf-' tant, je vis comme un doigt de lumière, qui parcourant des lignes que je reconnus être de mon écriture , m'obügea a contefier ma faute. Je me retournai contre la mnraille ; j'en arrachai un clou , avec lequel je me fis plufieurs incifions , ck j'écrivis dé mon fang au bas de la réponfe ces mots : Je rétrafte , j'abjure, je détefte, j'abhorre Ia prélente décifion ; je 1'ai portee fans le vouioir , & dans un moment de démence. Je déclare barbare quiconque 1'approuvera ék la fuivra. A peine eus-je fini le dernier mot, que la lumière difparut.  b' U N H E R M I T E.' 375 TRENTE-U NIÈME SONGE. D ANS une maladie que je crus avoir en dormant, j'allai confulter un médecin qui, par une bifarrerie étrange, fe trouva être Pinventeurdes incomparables dragées que j'avois moi-même inventées dans un autre fonge , comme on Pa vu. II m'en paria d'abord comme du remède le plus puhTant qu'on eüt encore imaginé depuis 1'origine de la midecine. Mais toutes fes paroles étoient coupées par des foupirs profonds , qui me percoient Ie cceur. Je lui demandai la caufe de ce ton de douleur ou'il prenoit en parlant d'une découverte fi flalteufe pour lui. II demeura quelque tems fans me répondre; enfuite pouffant un cri : oui, me ditil, 1'invention des dragees divines auroit dü me faire élever des ftatues dans tout 1'univers: cependant, le croirez-vous ? Je viens d'être pendu publiquement a caufe d'elles. Je le priaï de m'expliquer ce my fiére, & il continua ainfi r Les premiers fuccès de mon remède furentdes plus flatteurs ; fur mille perfonnes qui s'en fervirent, il n'en mourut pas huit eens : encore ayant ouvert plufieurs cadavres, je vis A a i v  '37^ SonSEÏ. évidemment qu'ils étoient morts de poifon. Ma réputation s'étendit par toute la France , oü j'étois regardé comme le reflaurateur de l'humanité. Je recevois des lettres de Jouanges de toute part, & fouvent des billets de change trés - confidérables; en peu de tems, je devins exceffivement riche, & vous favez que rien n'excite tant la jaloufie que les richeffes. Je ne tardai pas d'en faire 1'épreuve. Certains charlatans , dont mes dragées avoient fait tomber le crédit, inondèrent le public des libelles diffamatoires contre moi & contre mon remède. Le vulgaire , toujours inconféquent dans fes démarches, prêta 1'oreille a la calomnie , & oubliant qu'il me devoit la fanté , fe déchaina contre moi. Tout m'abandonna : la formentation des efprits avoit commencée ve cipes fur les fruits des paffions , & fur ceux » de la raifon ». Dès que j'eus un peu réfléchi fur ce que je venois d'entendre , je cherchai le corps de 1'homme célébre qui m'avoit occupé, je ne pus le reconnoïtre ; je ne vis a fa place qu'un magnifique phofphore , qui, en fe confumant lui-même, ne me laiffa qu'une pierre d'un gris foncé, & de forme triangulaire ; dès qu'elle fut un peu froide , je la pliai dans mon froc pour la garantir des imprefTions de Fair; & m'étant mis a réfléchir fur 1'ufage que j'en  4©Ó > S O N G E § pourrois faire , je me trouvai tout-a-coup dans mon laboratoire de chymie. J'y vis ua homme noir ck fuant, qui paroifToit rêver attentivement prés d'un fourneau fur lequel étoit une vefTie de cuivre rouge. II avoit les cheveux hérhfés, la barbe longue ck négiigée ; un mafque de verre lui couvroit le vifage , ck i! étoit ceint d'un linge fale, Dès qu'il m'arjpercut, il quitta fon mafque , ck courut a moi tout tranfporté de joie. II m'embraffa , en s'écriant : je fuis le plus heureux des hommes ! Je viens du trouver le régime du fuprême degré de feu chymique pour la diiiilla'tion de 1'huile noire de Colcotar. Je Ten félicitai, ck le priai de m'expliquer Tufage de tous les utfenfiles que je voyois. II le fit avec un empreffement qui me ravit; mais je crois devoir épargner au lecteur la defcription du laboratoire. Après qu'il m'eut tout montré ck tout expliqué , je lui dis que j'avois ramafTc une pierre dans l'endioit oü j'avois vu cbfparoitre un homme confumé comme un phofpbore; que s'il croyoit qu'elle put fervir a fon art, je la lui offrirois de bon cceur. II demanda a la voir. Je la lui montrai : il la placa fur une pierre de porphyre ; & ayant pris des lunettes, il 1'examina long-tems avec une pierre de touche, changeant fouvent de vifage , ck faifant des gefte»  d'un Hermite; 40l' geftes qui exprimoient les divers mouvemens qui naiffoient dans fon cceur. Enfin, me regar'dant fixement, il me dit avec un air de furprife mêlé de joie & d'admiration : efl-il bien vrai que c'eft vous-même qui avez trouvé cette fublime pierre ? bui, lui dis-je, c'eft moi-même ; & de plus, je 1'ai vu faire par Ie feu qui a décompofé un corps humain. Oh» mon ami, s'écria-t-il, Béniflöhs le ciel; nous n'avons plus befoin de rien : c'eft la pierre philofophale. Je ne ferois pas éloigné de le croire, lui répondis-je, paree que 1'homme qui en a fourni ia matière étoit un philofophe. Oui, mon ami, ajouta-t-il, je vous le jure, c'eft ce grand oeuvre qu'on a cherché fi longtems , & qui ne peut fe trouver que par Ia décompofition fubite & inftantanée d'un homme. Les chymiftes n'ont encore pu 1'attraper ; mais nousl'avons, il faut en jouir. Auffi'-tót ill'approcha de la croix demon chapelet, qui étoit de cui vre, & qui fut tout - a - coup changée en or. Une expérience fi heureufe acheva de tranfporter le chymifte : dans fon enthoufiafme , il mit le feu a fon laboratoire ; & je me fauvai, ayant en main la pierre philofophale. J'allai m'établir dans une grande ville, oti je me mis a faire de I'or. Je changeai en ce pré- C c  ^OÏ S O N G E S cieux mètal toute la boutique d'un chaudronnier; & en peu de tems j'eus des fommes prodigieufes. Je vis alors tout le monde me faire la cour ; & quoique je n'eus ni talens ni agrémens, on me trouvoit de l'efprit, du goüt, des charmes , & toutes les qualités imaginables. J'avois une belle maifon, un équipage fuperbe, des bijoux, Sc une infinité d'autres objets de luxe : tout cela me tenoit lieu de mérite. Je m'attirois encore rèflime du public par les hvrées de mes domeftiques , par la foupleffe des refforts & des foupentes de mes voitures, par mes chevaux qui me trainoient avec rapidité, par de riches boites qui rempliffoient mes poches, St dont je changeois k tout moment. Les femmes fur • tout étoient touchées de mes rares qualités. Je les voyois s'empreffer autour de moh Les mères faifoient épuifer a leurs filles toutes les reffources de la toilette pour me plaire. Un nombre prodigieux de ces filles vouloient m'époufer. Les unes employoientles minauderies ou la coquetterie pour parvenir k ce but; d'autres affeaoient un air ingénu. Dès que je paroilibis dans une afiemblée , tous les autres hommes n'avoient plus k prétendre ni parole ni regard. Tous les yeux étoient pour moi. Je me laiffai éblouir par ce prétendu bonheur que me donnoient mes richefles. Je fon-  d'un H e r m i t e: 405 geal malheureufement a prendre une femme. Cependant comme 1'or ne m'avoit pas encore tout-a-fait troublé la raifon, entre tant de jeunes perfonnes qui recherchoient ma main, je voulus choifir celle qui paroifToit la plus modefte Sc la moins déleurée. Mais bientot je vis que c'eft en vain qu'on met en oeuvre fes yeux Sc fon jugement pour découvrir le naturel des femmes du grand monde. Dès le lendemain de mes nöces, je vis combien je m'étois trompé. Ma femme étoit querelleufe, jaloufe, coquette, joueufe. Dès qu'elle fe vit parvenue a fon but, elle quitta le mafque trompeur , cet air doux Sc naturel qui m'en avoit impofé. Dès-la elle fembla prendre a tache de me défoler. Elle ne cherchoit qu'a me donner de 1'inquiétude. Je ne pouvois rentrer chez moi fans être querellé : elle n'avoit que dédain a mon égard , tandis qu'elle faifoit a tous les autres un accueil trés - honnête. Enfin fa dépenfe étoit énorme, Sc j'étois continuellement obligé a faire de 1'or pour payer fes dettes. Mais quelle fut ma furprife , lorfqu'un jour , qu'elle avoit perdu au jeu des fommes immenfes, je reconnus que ma pierre philofophale n'avoit plus de vertu. Cet événement , les affronts que je recus , Sc les mauvaifes manières de ma femme, mefirent devenir fou. A.peine en eus-je donné C c ij  %04 Sónges d'un HermitÉ; k première marqué, qu'elle me fit mettre au* petites maifons» Je croyois dans ma folie 1'avoir toujours fur mes épaules, me querellant a 1'ordinaire. Je faifois , pour m'en débarraffer , de continuels efforts; enfin le réveil vint heureufement me faire voir que je n'étois pas fou, puifque je n'avois point de femme. , Fin des Songes d'un Hemitsl  TABLE DES SONG ES ET VISIONS CONTENUS DANS CE VOLUME. des Voyages imaginairês, pagevïj 'AVERTISSEMENT DE i'ÈDlTEUR LE SONGE DE BOCACE. 'Préface du Traducteur , xiïj Réfiexions fur l'amour, & fur les malheurs qu'il traine d fa fuite , j Conimencement du fonge de Bocace, Defcription du labyrinthe d'amour, j Hijloire des amours de Bocace ? 20 Belphégor, conté, 34 Les deux procis , conté , 47 H'iftoire de Griffon & de la perfide Orgile , 51 Hijloire de l'Efprit & de fa Veuve , 94 'Métamorphofé d'Acante en oranger , 103 ;Suite de f hijloire-de l'Efprit &defa Veuve, 111 L'Efprit fort , conté , 140 Ephre a Sapho > j^y  4o6 TABLE. LES RÊVES D'ARISTOBULE. Premier RivE. Les richeffes, page iQX JIe. RÊVE. L'homme , 199 IIIe. RÊVE. Le Philofophe, ioj IVe. RivE. L'amour, 214 Ve. RivE. L'Ue de la Poéfie i 224 VIe. RivE. Bagatellopolis , 229 VIIe. RÊVE. Monde nouveau , 234 VHF. RivE. Le Bonheur, ■ 236 SON GES D'UN'HERMITE. Premier Songe. Le talifman, 249 Ile. Songe. L'orage, 253 IIIe. Songe. Le ciel de Mercure, 255 IVe. songe. Les moules intérieurs , 259 Ve songe. Mon hermitage , 263 VIe. songe. L'Antiquaire , 267 VIP. Songe , •269 VIII8. Songe. Les lunettes , 274 IXe. songe. Le chateau , 28-0 ,Xe. Songe." La fonette , 283 XIe. Songe , 280 Xlle. Songe. Le Général <£armee ,;. . , 293 XIII8. Songe. Les- Vampires , 3©p XIVe. Songe , 305 XVe. SONGE, Tableau de la vie humain-e, 305  table: 407 XVIe. SONGE. Le cercle & la toilette ,pnge 313 XVIIe. Songe, 316 XVIIIe. Songe, 3,3 XIXe. Songe. Le tréfor , 3x* XXe. SoNGE. La médifance. 32J XXIe. songe. L'amateur , 3!8 XXIIe. songe. Le véritable ami , 331 XXIIIe. Songe. La difpute , 334 XXIVe. Songe. Lecafé, 336 XXVe. Songe, 34, XVF. Songe. Le Médecin , 343 XXVIP. Songe. Le Hollandois, 350 XXVIIF. Songe. Lt feigntur bienfaifant, 353 XXIXe. Songe. Vilt du f ar, 362 XXXe. Songe. Le CafuijL, 350 XXXF. Son«e, 37? XXXIF. Songe, 379 XXXIIF. Songe , 58t XXXIVe. Songe. Les mins , 3^5 XXXVe. Songe , 39l XXXVF. Songe , 396 i-ï/z de la Table.