V O Y AG ES IMAGINAIRES, ROMANESQUES, MERVEILLEUX, ALLÉGORIQUES, AM USA NS, COMIQUES ET CRITIQUES, S U I V I S DES SONGES ET VISIONS, ET DES. ROMANS CABAIJSTIQUES.  CE VOLUME CO NT IE NT: Us s0n6es & Visions Philofophiques par M. Merciir,  V O Y A G E S 1'M A G I NA I RE S3 SONG ES, VIS ION 5, E T ROMANS .CABAL1STIQUES. Omés de Figures. TOME TRENTE-DEUXIÈME. Seconde claiïe, contenant les Songes & Vifions, A AMSTERDAM, Et fe trouve a PARlSy ^E21 HÓT£L HERPENTE. M. DCC. LXXXVIIL   SONGES ET VISIONS PHILOSOPHIQUES, PAR M. MER C IER.   DE L'AMOUR, S O N G E PREMIER. Xj E tnfte mois du Sagittaire annoncoit déja 1'hiver aux éheveux blancs; le flambeau des cieux ne jetoit plus qu'uu éclat pale, & la nuic plus longue fuccédoit i-apidehient au jour. Adieu les plaines riantes, les bois ombragés , les ruifleaux tranquilles. Le froid vieillard qui s'affied fur les orages, tout hérifTé de glacés & de frimats, chaflöit l'automne expirante. II falloit retourner a la ville, a cette ville tumultueufe , oü toutes les paffions fermentent, & femblent de leur fouffle impur corromprel'air qu 'on y refpire; J abandomiois a regr.t ces belles campagnes, oufixmois s etoientécoulés comme un feul beau jour. Au milieu de ma route je m'arrêtai fur le foir dans une hötellerie pour y pafler la nuit. Affis auprès d'un large foyer, d'oü jaillifloit un feu brillant, je réchauffois mes mains A  i De l' A m o d ü) engonrdies , lorfque je vis entrerune jeune femriiê dune figure intéreflante ^ fon gefte& fa démarche ennoblilïbient la fimplicité de fes habits jelle renóit dans fes bras un paquet mollement preüe conrre fon fein. A peine fur-elle a mes cotés, qu'elle 1'ouvrit & développa d'entre plufieurs langes le plus bel enfant qui ait jamais frappé mes regards. Cette fcène, quoique naturelle & commune, metoucha vivement par les graces , la noblefie , la dignité de celle qui la repréfentoit. Refpeftueux admirateur de la tendreffe maternelle , je la confidérai néanmoins avec beaucoup d'attention. Les traits les plus fins fe deffinoient avec fierté dans les contours d'une phyiionomie douce & touchante 5 fes yeux étoient pleins de feu , mais la modeftie en ternpéroit la vivacité ; fa parole étoit ferme , quoiqu'un peu agitée}& eet enfemble formoit un tableau qui m'attachoit tout entier. Encore plus excité par un intérêt tendre que par un penchant curieux , je me hafardai a. lui demander d'ou elle venoit, & fi elle avoit encore loin a marcher, chargée d'un tel fardeau. Ce n'eft point un fardeau , me répondit-elle d'une voix douce; mon enfant m'eft trop cher pour pefer dans mes bras j ils ne fe repoferont de Favoir porté, que lorfqu ils 1'auront remis dans les bras d'un père tendrement aimé. PuifTé-je toucher a eet inftant heureux! Mais fi le fort leloigne, lefpérance    S O N G E L | courageufe faura me donnër Ia fermeté de ï'attendre. Ces mors prononcés avec quelque véhémence , m'infpirèrent le defir den appre„dre dafantagé. Jelaqueftionnai avec ce ménagemenr ce refpecl, qui invitem 1'ame par 1'accent de la droiture, fans aucunè aucre efpèce de violence ion cceur naif fe trouvant d'abord un peu embartalTe dans le chenfin de la fincérité , héfiroit é chaque réponfe ; mais enfin, foit que ma ficcn de parler lui mfpirat quelque confiance, foit qu elle trouvat' tm foulagement fecret d me faire ün aveu que je paroiifois defirer, elle me paria ainfï • Vous reconnou-rez aifément/d mon accent que je iieftus pas de cette province; je füis néed* * *. Je perdis ma mère de trop bonne-heure ■ bientój je me trouvai a eet %e oü tóut paroit féduifant & ou on le devient fói~même. Parmi tant dW quicbercboientdfixerlesmiens, iï s'en trouva deux auxquels il fallut répondre. Je ne pus m'en defendrej car , en les regardant, je crus voir le bonheur qui y brilloit d'une (lamme pure • elle adieva d'embrafer mon cceur. Nous fümes bientöt daccord ; nous nous entendimes • nos cceurs n'en formèrentplus qu'un ; & forcés de cacher notte amour, il n'en devint que plus violent. J'appar. tenois a des parens aifés, mais d'un caradère tv . rarinique. Mon amant étoit jeune, bien fait.fpintuel, vertueux j mais fa fortune étöit de beao- Aij  4 De l' A m o u r , coup inférieure a la mienne. On refufa de me le donner pour époux j un homme riche , fans graces & fans mérite , vient , me demande en mariage , comme on demanderoit un bijou pour lequel on auroit quelque fantaifie j 1'occafion parut fi avantageufe , qu'on n'accorda a mes larmes que deux jours pour me décider. On abeau dire, une fille jeune & timide , accoutumée a la foumiffion , ne peut fe refufer a la main d'un père qui, d'un air impérieux, la traïne a. 1'autel. Jene me fentois point cette force j je confultai mon amant, comme ce que j'avois deplus cher dans le monde , & je lui dis: Je ne vois que la mort qui puiïTe me fouftraire aux ordres d'un père qui femble plutót tonner que commander. Que faire ? Fuyons, me dit-il, fi vous m'aimez; la fuite eft néceflaire. II me ferra dans fes bras fans parler. D'autres pays , pourfuivit-il, nous offrent des afyles contre la tyrannie j partons j la terre nourric dans fa vafte étendue tous fes enfans laborieux. Dieu nous a donné des cceurs qu'il a faits Pup pour 1'autre j c'efl: a fa providence qu'il faut nous confier. Venez j c'eft déformais a. mon bras a guider vos pas. Sa voix douée d'un charme irréfiftible m'entraïne : 1'amour nous prête fes ailes, mais aulïi fon imprudence j dans notre ivrefTe , nous aurions été, je crois, jufqu'au bout du monde, & le manque d'argent ne nous eüt tout-a-coup  S O N G E I. J arrêtés. Surpris , nons nous regardames , & déja endettés dans ce même endroit oü vous me voyez, il ne nous étoit plus permis den fottir. Je portois dans mon fein cec enfant qui cha^ne vos yeux & les miens. Quelle fimation pour une mère, pour un époux ! Je 1'appelle mon époux, & ill'eft en effet; nos fermens mutuels font montés au tribunal aiigufte de la divi-nké: ris n'avoient quelle pour témoin- mais aucun de nous n'eft aftez vil pour les rompre. Mon époux , dans fa misère, fe fouvint d'un oncie dont il avoit toujours entendu vanter 1'humanké bienfaifante. II occupoit un pofte lucratif, non loinde cette contrée. Te réfou;tu,me dn-il, ame lainerpartir feul, pour toucher un parenr qui peut nous fecourir ? car je meurs de honte & de douleur de voir 1'état oü je t'ai rediute. Les travaux demesmains feroient aujourd'hui mfumïans.. Refte ici en otage, & ne crains nen.... Va, lui répondis-je, en le.baignant de mes. larmes; moi douter de ton cceur? Jamais ; ce ne fera pouu ta mam qui me portera le coup de la mort > non II part. Depuis trois mois je n'ai eu aucune nouvelle de lui. D'autres- foupcsnneroxent fa fidélité.,. mais je fuis loin de cette horrible penfée j mon époux n'eft point mort, car le ciei eft jufte; je nefais oü il eft, mais jei'atrendsdiaque jour. Cepeud.uit j'ai été Hvrée aux. douleuxa. deL'eufantement bin d'une vue fi chère, & quiauroic Aiij  6 Del'Amour, pu les diminuer ; il n'a poinr recu fon nis dans fes bras , il ne la point embrafie. O ciel! dans quelle, inquiétude doir-il être plongé > En quelqtietat^ qu'il fok, il foufFre , & 1'image de fes maux aggrave les miens. Rien ne me manque encore ici, il eft vrai; les gens de cette maifon fe font intérefies a mon fort; ils n'ont point fufPec"té mon honneur , ma probité , mais la naiffance de eet enfant accumule mes dettes. Qu'il eft dur de devoir de pareils fervices a la pitié d'autrui.'. Quel feroit mon défefpoir , fi la religipn ne fouteno.it mon courage ! Je pleure en baifant mon enfant, lorfque je fonge que le premier aliment qu'il recoit eft a titre de grace s je tremble que 1'infGrtune qui s elève a fa première aurore ne 1'accompagne le refte de fes jours. Dieu , prorecteur. de 1'innocence , aie pitié de lui! Mon époux, ffl partant, m'a conjuré de 1'attendre ici, de n'en pokit fortk , furtout de ne point m'inquiéter , quelque retard qu'il puiflè arriver• jen crois fa parple, comme fi cetoit la voix du ciel même. j ai p.orté long-tems ce fecret douloureux fur mon cceur 5 vous étes le premier a qui je me fok hafardée de ie découvrir. On détourne fi prumptement les yeux: de defTus une infortunée , on eft fi cruellement ingénieux a lui foppofer des fautes ; la pitié de certains hommes eft fi outrageanre, fi barbare., .. Je remarque qu'on commence a fe.  S O N G K I. 7 laffer des fecours que Fon m'accorde j on me demande pourquoi je ne recois aucune nouvelle de mon époux, s'il reviendra bientót. Je ne fais que répondre. Chacun s'éronne de mon courage, mais perfonne n'a mon cccur.. Je gardois le filence , effüyant une larme qui naifloit dans mes yeux. Elle pourfuivit d'un ton plus animé.. Ah ! s'il vivoit il feroit a. mes cötés; mais eet enfant , dans qui je Fembraffe & crois le voir , voila le lien qui ni*attaché a. 1'èfpérance & a. la vie. En achevant ces. mots , elle Je baifa tendrement, en lui jetant ces inexprimables regards oü fe peint 1 energie de la nature* Elle palfa modeftement la tête de eet enfant fous fon mouchoir, pour laiiTer librement fa, petite bouche fucer le lait délicieux de fon beau fein. II étoit d'une blancheur éclatante. J'é.tois un peu troublé. Qu'elle étoit belle alors ! Ah! j'ai vu la majefté des rois affis fur leur trone ; celle d'une mère en cette fonclion augufte eft. bien plus digne. de nos refoeébs. Mais tout- a-coup- entre' avec précipitation un jeune homme un peu en défordre ; il vole dans les bras. de cette tendre mère qui jette. un cri; il la tient long-tems prelfée contre fon cceur. II ne faut point demander qui c'étoit. Muette de tendrefte , d etonnement, ell.e lui préfente fon fils, ce fils. qu'il n'avoit point encore vu. En le pre - A iv.  $ D E L' A M O U R, nant dans fes bras , il ne fut plus maitre do lui-: même ; il levoit les yeux vers le ciel , & des pleurs ruiffeloient le long de fes ioues; il fiana-, ... ° > > 'O loit les fentimens dont fon cceur étoit plein, par des exclamacions mêlées de cris de joie akms, ïnarMcuiés , & qui reflembloient prefqu a ceux de la douleur. Emporté par des mouvemens rapides & qui fe confondoiem , il fèrroit tour-a-tour la mère & i'enfant contre fon fein ; les larmes de cette innocente créature ébranlèrent fon ame entière • il y répondit par fes baifers. II ne pouvoit fe détacher de cette prtie de lui-même , qui lui étoit plus chère que fa vie; & tous les térnoins fe fentirent agités, a ce fpeótacle touchant , de i emotiön la plus vive. Je partageois la volupté dont ils s'enivroient: 1'envie de fe pariet plus libreroene, les entraina vers leur chambre. Le jeune homme foutenoit les pas de fon époufe, dont les forces fembloienr épuifées par 1'excès de la joie,. Son ceil vigUaiit n'abandonnoii; pas un infant fon fils , &c d'un bras proteóteur il écartoit 1'ombre du danger de cette tête innocente. Je les vis s elcigner a regret ■ i!s emportoient le plaifir délicieux que je goütois a contempler leur tendrtfie rnutuell.e. On. me conduifit dans une chambre ; japercup qu.'elle étoit voifine de k leur. Une porte mal' condamnée, fimplemeut recouverte d'une tapi^fe#4 m« kiffbit diftincternent entendre leur^  S O N G E I, 9. voix. Un fentiment involontaire me maïtrife, & me porte a prêter une oreille atrentive 3 le jeune homme avoit un ton de voix fi animé , que je ne perclis pas un feul mot. Tendre amie, difoit-il, livrons-nous au plaifir de nous aimtr j puifque c eft le feul qui nous refte , puifque c'eft lui qui nous ravit tous les autres biens. Soutiendras - tu avec courage le fort qui nous eft réfervé ? Te fens-tu la force de ni'entendre ? — Parle fans crainte , répondit-elle ; il y a deux heiires que j'étois la plus infortunée des femm.es , je-me fens la plus heureufe : tu, vis , tu m'aimes; mon fils dort entte nous deux, nos regards fe croifent fur fon berceau; c'eft une exiftence nouvelle qui anime mon cceurj- qu'ai-je encore a defirer? Si des parens cruels nous refufent la vie,.n.ous la demanderons a toute la terre; nous louerons nos bras a des maitres dont la tyrannie fe bornera du moins a jouir du fruit de nos trayaux, Nous pourrons nous aimer en liberté, vivre, trayailler & mourir en~ femble. O Dieul reprit le jeune homme, n'eft-on riche que pour être injufte? J'ai volé chèz eet oncle, en qui j'efpérois trouvér un père; il étoit déjaprévenu par le tien. Dès le premier abord, il m'a reproché. u'ayoir violé les lois les plus facrées,. d'avoir defhonoié fon nom, cle m'ê.tre rendu digne da dernier fupplice, Je ne revenois pas de'mon é.onae-  i o De t A M O U R, ment; je crus qu'il avoit perdu le fens. II ajouea que celle que j'avois eu 1'audace deirlever ne feroit. Jamais mon époufe; que ton père en avoit fait Ie ferment, & que lui-même avoit promis dmterpofer fon autorité pour te remettre entrefes mains. II accompagnoit ce difcours du gefte de Findignajion & du mépris, Quoique fenfiblement blefie, je déguifai 1'état violent de mon cceur; je lui peignis notre amour tel qu'il avoit été, pur, innocent, imprudent peut-être, mais vertueux. II mimpofa filence d'un ton menacanr; il me dit que je n'ayois point d'autre parti a prendre que de te livrer entte fes mains fans aucun délai, & de mefouftraire moi-mêrne par une abfence éternelle anx juftes vengeances d'un. père irrité. Je lui répondis que la colère égaroit fa taifon & déplacoit a fon ceil les limites du pöuvoir pacernef; que tont pouvoit aifément fe réparer fans bruit & fans violencej que fi j'avois com.mis une faute , cette faute étoit excufable y que c'étoit celle de lamoor; qn'elle obnendroit gra.ce aux yeux de tour homme fenfible, n'ayanr été ni ravifTeur, ni traïtre, ni. féducieur. Comme il ne m'écoutoit point, je voulus abandpnner ce parent crue!. Quelle perfidie!. On fe jerte fur moi, on m'arrête, on me. conduit dans les prifons, oü je fuis étroitement reflerré; «n ne met d'autre prix a ma Iiberté que de déclarer le Keu de ta retraite. Je garde un généreux filence,,  S O N G E I. lx malgré toutes les perfécutions & les inftances les plus artificieufes. Ma fermeté s'accroït par tout ce que je ibuffre : mais je fouffrois pour toi; & k cette feule idéé, ma captivité cefioit d'étre horrible. Ma perfévérance change en fureur la colère de ron père : il arrivé, il paroït devant moi, ij fein: de modérer fes rranfports, il ofe me promertre ma grace & la tienne, fi je te remets k lui. C'étoit m'avertir quAine clóture éternelle t'attendoit; mais un amant qui craint pour ce qu'il aime, a des yeux trop percans pour ne pas pénétrer un tel piège. Je lui répondis avec fierté : votre fille n'eft plus k vons, monfieur 5 vous 1'avez tyrannifée { vous méditez en ce moment la perte de fa Irberté; vous drefTez le plan, de fon malheur. Elle m'a choifi pour époux; je défendrai fon choix jufqu'a la mort; c'eft moi qui dois répondre de fa liberté, de fes jours & de fa félicité : les droits d'un père qui ne refpire que la vengeance cèdent aux miens.. Etcomment ofez - vous conrredire un choix qui allure fon b.onheur? Comment ofez-vous préteudre un empire fur des inclinations auxquelles le cceur niême oü elles font nées np peut commander ? Je recevrai la rnoxt, avant de livrer a votre aveugle cour roux une tete fi chère ; oui, je mourrai avanfr de manquer au fecret que je lui dois, On me laiffa quelque tems tranquille. L'homme chargé de m'apporter quelque nourriture, parut  ïz Del'Amoür, smtéreiTer i mon état : il m'ofTrit fes fervices, Sc voulut m'engager a" lui confier une lettre que j'avois écritej mais je ne pus jamais me réfoudre a y mettre une adreiïe. Pour vous prouver la fincérité je mon attachement, me dit-il, fi V0Us voulez, dès ce foir je vous procurerai les moyens de vous ediapper, pourvu que vous en profitiez avec précaution. Je le ferrai entre mes bras comme un Iibérateur, II me pint parole, & la nuit fuivante Vit précipiter mes pas vers toi. J'ai marché trok jours de ftute fans prendre aucun repos; & fi k fangue m'aecabioit, 1'amour me pretest fes forces. J'ai tour oublié, tendre amie, mainrenant que je repofe auprès de toi, que tes bras font enkcés autour des miens, & que ta douce haleine eft fur mon vifage, Cependant, faut-il te le dire? mon amour n'eft point fans inquiétude. Jeu crois. ttop peut-étre un prenentiment fatal; mais je crains qu'on ne m'ajt kille fuir que pour mieux fóyre ia fface de mes pas, & pour mieux s'afTurer de 1'aiyle qui te recèie. Si cetoitun ftratagême! Dieu!.;. J'ai vu, non lom d'ici, une chaife de pofte fermée; je 1'ai remarquée dès le premier jour de mon départ, qui fuivoit la même. route que moi, Fuyons, ïendre amie, fuyons de ces lieux dès la pointe du jour, & cbuififTons un afyie oü k providence daigne nous protéger contre nos perfécateurs. _ Mais comment partir, répondit la jeune époufe ilórfqui  S O N Ö È L j;j nous fommes engagés par une dette que nous ne pouvons acquktet? L'honneur, la probké nous retiennent ici en efclavage. Dis-moi, cher ami, trouves-tu quelque möyen de les accorder avec la néceffiré oü nous fommes réduits? — üui, fans doute; niaistun'y voudras jamais confentir Parle. — Je ne crains que pour toi. Si 1'on venok t'enlever de ces lieux, nous ferions a jamais perdus l'un pour 1'autre, & mon défefpoir feroit fans bornes. Fuis avec mon fils, cache-toi dans quelquendroit oü tu puifies demeurer inconnue; je refterai ici pour répondre de la fomme; je vendrai, s'il le faut, mes habits & les derniers efFets qui me teftent. Peut-être deviendrai-je 1'ami d'un cceur compatifiant & généreux, que nos malheurs toucheront; alors je revolerai vers roi, & nous ne nous féparerons plus. Mais le premier de nos foins eft de te fouftraire a la pourfuke d'un père; il t'enfevelkoit pour la vie dans une maifon de douleurs & de défefpoir. Mon fang fe rrouble a cette feule penfée Cependant, fi ton cceur ne peur fe réfoudre a me quitter , demeure; nous mourrons enfemble. — Non, dit-elle; je cauferois ta perre, il fuffk de la miemie. Je ne me flatte point de fléchk un pète irrké; il m'arracheroit de tes bras. Je fuirai pour mieux aflurer notre liberté & notre bonheur A ces mots, le jeune homme Fembrafia; ils ne fe répondkent plus que  *4 D i L' a m ó ü r, par des foupirs; & mie douleur voluptueufe, qui avoit fon prix, abartit fur eux le doux fommeiï qm les furpnt infenfiblément. Mori cceur ému palpitoit avec violence, je donnois des larmes d'atrendriiTement a leur fort. L'ame plongée dans une douce mélancolie j je me difois a moi-même : Quel eft ce mouvement fympathique, dont 1'impulfion, auffi rapide que VicWufe, réunit fi étroitement deux êtres, rend • courageux le fexe le plus timide, & fair foupirer le cceur le plus féroce ? O charme invincible de la beauté, ton empire eft certain, tu ne trouves point de cceur rébelle! Ne nous Ie déguifohs pas, cette même femme en cheveux blancs, courbée fous lê fardeau des années, plus a plaindre encore, plus prefiee des befoins de la vie, n'auroit point excité dans mon ame une fenfibilité aufli vive. Je cherchois a définir cette paifion aélive dont je me rappelois par-tout les étonnans efFets. Eft-elle donnée a 1'homme pour fa félicité, ou pour fon malheur ? Je comparois les exemples de crime & de vertu qu elle a donnés au monde ■ je m'endormis peua-peu dans un torrent de réflexions : bientöt, égaré dans les illufions d'un fonge, mes pieds ne touchent plus la terre; je me fens tranfporté dans les nues, au milieu d'un char attelé de cölombes qui fe becquetoient dans le vague des airs , & un öbjet, auffi ra villam qu'admirable, s'offrit tout-  SongéI. i| .1 coup a mes regards. Une femme d'une taille haute & d'une beauté indéfiniflabïe , couronnée d'étoiles, plailoit au milieu d'un air pur, au-deffus de la terre, qui fembloit s'embellir fous fes regards, & s'abreuver délicieufement d'un lait éblouiflant que fon fein répandoic avec abon-^ dance. Son fein écoir enrichi de plufieurs mamelles fécondes, rangées dans un ordre parfait; d'une main elle tenoit un flambeau dont les Hammes êtoient extraires des premiers rayons du foleih Elle 1'agitoit avec une grace majeftueufe , Sc des millions de petites étincelles brillantes, en forme de dards, fe précipitoient avec aótivité dans toutes les parties du monde. De 1'autre main, elle tenoic un fil invilible aux mortels; ce 61, que rien ne pouvoit ronipre, paffoit dans tous les cceurs , & tenoit tous les objers de la tetre enchaïnés avec des noeuds plus forts que le diamant. Le plus léger mouvement partoit de ce grand principe, Sc les révolutions les plus prodigieufes étoient Feffet de ce fimple relfort; c'eft par lui quelle développoit le cours des chofes avec une harmonie régulière & conftante, qu'elle conduifoit tout avec une magnifique aifauce; fa robe tachetée embraffoit le globe de 1'univers, Sc préfenroit une admirable variété de couleurs nuancées a 1'infini. Elle fe fuffifoit a elle-même, & jouifloit de fes propres charmes. Daüs fes regards fe peignoient la  I 'S ï) E L A M Ö Ü Rj' tëndrefle & la follicitude maternelles ; je neus pas de peine a la reconnoïrre. O Nature, lui disje, efi>ce toi que j'ai tant cherchée? eft-ce toi que les morrels veulent méconnoïtre? eft-ce toi, beauté pure, qu'ils outragent a chaque inftant ? Elle me jeta un fourire plein de bonté, & dit: Tous les hommes font mes enfans, mais ces enfans font volages & rebelles. Ils oublienr leur mère; & plus ils s'éloignenr de moi, plus leurs yeux deviennent foibles pour m'apercevoir. Je les conduis Joucement par ce fil, en leur cachant la main qui les foutient; car leur orgueil en feroit blefte. Je leur préfente de flatteufes amorces pöur qu'ils m'obéiffent, & je ne les chatie que pour leur bien, lorfqu'ils s'écartent ttöp de mes aimables loix : ils murmurent fans celfe contte leur mère; elle ne les en chérit pas moiiis. Je veille fur tous leuts befoins védtables; mais je he me prête point a leurs befoins faótices, qui enflamment & dérèglent leur imagination. Ces feux, que tu vois paftir du flambeau de la vie, vont la porter dans les entrailles cachées de la terre; je tends fans cefle au mouvement, a 1'exiftence, au développement de tous les êtres; ces feux brillans font autant de germes reproduétifs, fource intatiflable de joie, de plaifir, de bonheur & d'immortalité. Si je ne fais pas mieux, mon fils, crois qu'il ne m'eft pas donné de faire davantage. Elle  S O N G E I. Elle me fit figne, cV je jecai les yeux fur un verre concave, d'unelarge circonférence, étendu i fes pieds. Quel fut mon ravifWnt! Je pouvois apercevoir , a travers ce célefte microfcope, toute la terre fous un feul point de vue; je pouvois en diftinguer chaque partie jufques dans les détails les moins perceptibles. Le genre humain m'ofFroit ce qu'il eft en efTet, une feule & même familie; tous ces petits dards enflammés , qui jaJliflbienr du flambeau créateur, avoient une activité féconde. Le plaifir animoit la matière, Sc elle croilToit a vue d'ceil fous cette main fortunée. Lesplantes, lesfleurs, les arbres penchoient 1'un vers 1'autre leurs tiges amoureufes & vivantes; les grands corps femés dans 1'efpace, obéiffoient a ce mouvement univerfel; les atomes fe pouifuivoient; chaque defit voloit vers fon aliment; chaque étincelle enflammoit un objet & le dévofoit comme fa proie. Le métal vivifié dans la mine étendoit fes branches Sc les unilfoit en filence; le caillou le plus dur s'incorporoit a la pierre qu'il faifoit groffir; les oifeaux, aux aïles étendues, cherchoient la volupté dans 1'azur des cieux ; les habitans des eaux reflentoient ce feu fubtü dans leur humide demeure; & parmi les fables brülans, le fier lion, les crins hérifles, 1'ceil étincelant, fuivoit fa compagne en rugiffant de plaifir, tandis que dans le creux des ahtres fourds, B  18 D f. l' A m o u r , la tigrefle, allaitanc fes petits , ne repréfentoir qu'une mère foigneufe & tendre. Cetre flamme inépuifable, toujours une & toujoius divifée, multiplioic a 1'infini 1'amas prodigieux des êtres \ mais 1'excès de cette population feroit devenu efTrayant, fi la main de la deftruction n'eüt arrêté une partie de ce cours intarifTable. La Nature gémifloit en voyant la moitié de fes enfans inceflamment facrifiée a Pautre \ elle détournoit les yeux de cette main dévorante qui les précipitoit dans la mort lorfqu'a peine ils étoient nés : mais, fille foumife du Dieu qui 1'a créée, elle adoroit fa volonté fans chercher a la comprendre. Les individus fe détruifoient, mais 1'efpèce furvivoit & fembloït immortelle. Profite, me dit-elle, des inftans précieux qui te font accordés; n'égare point ta vue fans fruit fur cette multitude d'objets dont aucun ceil humain ne peut embrafler les rapports : arrête-toi fur 1'homme, comme fur le plus parfait, mais auffi comme furie plus fingulier de mes enfans; c'eft lui qui doit préférablement t'intérefler. Ne d'iroit-on pas qu'il eft le terme & le centre de ce monde, tant il a fu tout aflujettir a fes befoins ou a. fes plaifirs? Saifis quelques exemples , car il ne t'eft donné que le coup-d'ceil. Je portai mes regards avec rapidité , & je découvris, dans de vaftes contrées qui nous ont été  S O N G E I. 0g jufqu'ici inconnues , un fauvage nu, mais Iibre, fe promenant fur la terre & n'y étant point enchamé, n'ayant que Dieu & la Nature au-defTus de fa tête, jouifTant des biens qui s'ofFroient d lui *ans les analyfer, content du préfent, & ne fe forgeant point dans 1'avenir des fanrömes imaginaires. Son corps étoit fouple & robufts , fon ceil Vif & percant, fon oreille prompte & süre, 8c fa démaiche avoit une fierté dont rien ne nou's préfente 1'image dans nos climats dégénérés \ une étincelle du flambeau créateur avoit volé dans fon fein. Embrafé de ce feu, il erre fur le fommet d'une montagne; c'eft ld qu'il a prévenu 1'aurore: il regarde le ciel, contemple la Natute , & demande d chacun d'eux cette volupté dont ils ont mis le principe brulant dans fon cceur. En promenant fa vue avide, impatiente , il découvre dans le fond d'un vallon 1'objet qui lui étoit deftiné 1'éclan eft moins prompt; il vole, s'élance en trois bonds, pourfuit d la courfe cette beauté fugmvej il la fatigue bientót. Laffe, abattue, elle tombe fur un lit de vetdure : il fe précipite dans fes bras, & leur foible réliftance annonce les 0 crets defirs dont elle-même eft confumée. Cë n'eft point le délite dè 1'imagination qui les unit & les enflamme, ce n'eft point une paffion terrible qu'on reconnoit d fes égatemens ou d fes excès: ê eftpluEot 1'énergique &- ehafté irripulfion de h Bi)  io Del'Amoür, Nature, qui confomme avec fagefle le miracle d« la reproduction des êtres. Jamais la volupté ne fut plus vive & plus pure; il a dépofé les feux bienfaifans de 1'amour dans un cceur reconnoilfant & fenfible. La pudeur de cette beauté mourante ne confifte point dans les grimaces d'une réfiftance auffi ridicule qu'involontaire, mais dans cette modération qu'avoue le bonheur. Elle jouit fans crainte comme fans remords : on la verra déformkis attachée au pas de celui qu'elle reconnoït pour fon vainqueur & fon makte. Ce n'eft point le lien de 1'efclavage qui la captive, c'eft le nceud de 1'amour & celui du plaifir : ils errent librement fur une terre féconde , qui n'eft point vendue au démon de la propriété. Le jeune fauvage a plus de grace & de majefté auprès de fa compagne; fon ceil eft plus doux , fon front plus ferein. Le moment arrivé, ou il faut rendre avec douleur le fruit d'une union voluptueufe : c'eft aux bords d'une fontaine que fe pafte cette fcène attendriffante; elle furmonte toutes les peines d'une mère pour n'en goüter que les plaifirs. Le cceur du fauvage eft ému d'un fentiment nouveau & fupérieur a toüt ce qu'il a encore reflenti; il recok dans fes bras vigoureux fon enfant qui annonce déja la force & la fanté de fon père ; il reconnoït fon fang, & il ne Lui fera pas plus poffible de s'en décacher, que de renonce: au fentiment intime  SoNGlI. 4i de cette liberté qu'il idolatre, fans favoir qu'il peut la perdre. Tu vois, me dit la Nature, les enfans qui font demeurés les plus fidèles a mes loix; d'autres , bien moins fenfés ont voulu réalifer les rêves de leur efprit. Ils ont rougi de leur nudité & de leur bonheur; ils ont rejeté mes bienfaits , ils ont fait un code bifarre Si je les abandonnois a leurs propres loix Mais, non, linftinót, leur premier guide, eet inftindfc qui, malgré eux, les porte au bien, veille, en dépit de leur orgueilleufe folie , a la confervation de 1'efpèce. Je reportai la vue dans le verre myftérieux, & j'appercus des hommes policés. Ils fe relfembloient prefque tous; on ne diftinguoit plus leut taille, & rous leurs mouvemensfembloient gênés. La même main qui batiffoit leur coiffure formoit 1'intétieur de leur tête, & la penfée étoit devenue moins libre que la mode. Ils fe croyoient fages, & n'étoient que malheureux. Les deux fexes, diverfement habillés, marchoient 1'un vers 1'autre avec une gravité fingulière, fe cachoient d'abord avec grand foin 1'effet des petites étincelles, fe parloient pendant long-tems de toute autre chofe que de ce qu'ils vouloient fe dire, & après s'être rrompés réciproquement, la vanité achevoit 1'ouvrage du menfonge. Chacun intéreffoit de fon cöté d'autres gens pour qu'ils confentiuent a 1'union qu'il ayoit B iij  *i De l' A m q u. r , deiTein' 4e. former. On s'aflemblok , on confultoit, on pefoit fcrupuleufement la fottune; 8c pour peu quelle fut inégale, tour éroit rompu. C etoienc des cérémonies fans fin , on chantoit le matki, on danfoit le fok, & on laifloit les époux feuls, lorfque fouvent le. defir étoit pafle. Vois, me dit la Nature : au bout de toutes leurs extravagances, les voila qui reviennent a moi, comme ils y reviendront tous; ils mettent bas les habillemens dont ils font embarrafies. Mais cette flamme aétive que je leur euvoyai pour leur bonheur, brifée dans fa direétion , n'a plus la même force; elle s'eft éteinte parmi ces longs déhats. J'y perds un enfant fort & vigoureux; je n'ai plus que. celui de la gêne & de ia contrainte; leur race dépént, décline en beauté, envigueur; les ames font atufli' foibles 'que les corps. A peine font-ils nés, qu'on leur imprime 1'empreinte de 1'efclavage. Les bandes, les entraves font toutes prêtes, & on les y foumet avec une joie triomphante, a peu prés comme dans les prifons on fête le nouveau venu qui vient partager la difgrace commune. Que d'idées chimériques ils fe font forgées.! Que leur génie a été fimefte! Que la raifon leur a fait facrifier de gouts innocens & délicieux ! Le& remords importuns , les fombres réflexions, les agkations perpétuelles, voila 1'ouvtage de ces hommes fupeibes. II n'y a pas long-tems qu'ils  Songs I. i} avoient la folie barbare d'écrafer a coups de pierres ceux qui, cédant aux traits que je leur infpirois , s'unilfoient de concert fans 1'avis ni la permiilion de perfonne. Aujourd'hui ils fe contentent de les railler ou de les méprifer , en les enviant fecrèrement. Ils fe plaifent a exercer les uns fur les autres une tyrannie profonde & cruelle. Ils ont tellement étendu le fil de leurs loix fur toutes les parties de la terre , qu'on rencontre ce fil a chaque pas, & qu'il faut être bien adroit ou bien heureux pour ne le point rompre. C'étoit la. le fecret de faire beaucoup de malhonnêtes gens; & ils 1'ont patfaitement petfe&ionné, en interdifant mille chofes légitimes & innocentes. Puis-je regarder fans frémir ces ferrails nombreux, peuplés d'eunuques, fombres perféeuteuts des plus parfaites beautés qui languilfent dans les hotreurs d'un défefpoir qui ne finira qu'avec leur vie! Elles attendent d'un defpote pale , énervé , un foible foulagement qui ne fait que les irriter , tandis qü'un ferrail d'hommes conviendroit bien mieux a chacune d'elles. Dans d'auttes climats, il eft d'autres ferrails, ou elles femblent adorer leur joug, ou un foupir vers moi eft une impiété, oü dans de longs cantiques elles vantent au créateur le refus qu'elles font de perpétuer la race des hommes. II faut qu'elles la jugent bien méchante, pour ofer parler ainfi. J'ai mon tour; je les chatie cruelle- Biv  24 De i' A m o u r , ment • elles ont beau criet dans leurs couches folitaires , arrofées de larmes : O Nature! Nature! Je pourfuis mon cours, & leur repenrir me venge du mépris qu elles onr fait de mon pouvoir. Je n'étends pas moins mon indignation fur ces débauchés qui ne font foumis qu'i leürs fens, qui brulent leut imagination dans une poéfie lafcive. Malheureux! ils ignorent que le plaifir, pour être goüté, doit être fimple, naturel, facile; ils ne connoitront que le tourment de 1'impuiftance; la coupe de la volupté n'eft point faire pour leurs lèvres enflammées d'un poifon mortel. Je profcris encore ceux qui fe font un jeu de déehirer un cceur crédule, & ces corrupreurs infames de l'innocence, & ceux qui font un abus détefté de mes bienfaits, & ces monftres qui outragent mes loix. Je rejette tous ces enfans pervers; je les accuferai un jour aux yeux du créateur, & ils feront punis; car tout ce qui eft excès ne vient pas de moi. II en eft d'autres qui voudroient borner ma fécondké. Faux calculateurs des biens de la providence dont ils fe méfienr, ils ofent craindre de mettre au monde un être qui, felon eux, ne rrouveroit ni aftez de place fur la terre, ni cette terre afTez abondante pour les nourrir. O que les loix qu'ils ont fakes font mauvaifes , puifqu'il eft fi difficile de vivre chez ces hommes réunis en fociété! Mais, quoiqu'ils aient tont gaté, que ne  SongeI. 25 coimoiuent-ils combien cette fpéculation intéreffée eft outrageante envets moi, & ctiminelle aux yeux du créateur ! Tout leur crie : Qui es-tu ? Comment exiftes-tu ? Eft-ce toi qui fait mürir les préfens de la terre ? Ce pepiu que tu enfevelis dans fon fein, fais-tu par quelle magie il va croitre, s'élever a quatte fois ta hauteur, te couvrir de fon ombrage, te noutrir de fes fruits ? Eft-ce toi qui 1'as couronné de feuilles ? Eft-ce toi qui donnés la vie ? Qu'as-tu donc a. tant fpéculer? Va, marche 011 Ia Natute te conduit; c'eft elle qui répond du refte. Si tu t'étonnes encore de voir régner un ordre aufli admirable parmi ce chaos de fauffès opinions & de rriftes extravagances, fonges que c'eft a ma bonté vigilante que eet ordre eft dü. Je n'abandonne point mes enfans, quoiqu'ils drefTent des autels a la Folie; ma tendtefle ingémeufe redouble de foins. Je me déguife lous le mafque qui les féduit, j'amufe leut foiblefle, j'emprunte leur langage , je me prête a leurs caprices pour mieux les conduire au but oü je veux les mener. Je leur cache jufqu'a mon pouvoir; je tiens toujours leur cceur entre mes mains par ce fil indhfoluble, mais j'agis fans violence. J'ai vu qu'ils aimoient les illufions, les ornemens de 1'imagination; je les ai employés pour reüerrer leurs cliaiues heureufes; j'ai fondu tous les fenumens dn  D e t' A m o u r; cceur humain dans ce penchant ptimitif, puifqu'ils ne veulent point que leurs plaifirs foient exempts d'alliage. L'eftime, 1'amitié, l'amourpropte, la vanité, & jufqu'a la fortune, font vernis augmenter le domaine de cerre pallion. De libre .& de folatre qu'elle étoit, elle eft devenue, il eft vrai, férieufe & tetrible: 1'art n'a fait qu'augmenter fon afcendant; elle a produit alots des incendies : mais j'ai préféré quelques défaftres a. 1'anéantiffement de 1'efpèce. II s'agiffoit de la conferver , doublement opprimée fous les fers de la fuperftition & de la tyrannie. Par mon adrelfe, fon effet invifible a fu braver les regards du plus fier defpote; & cette jeune fille , timide & modefte, fous le joug de la contrainte, en dit plus a ce jeune homme d'un coup-d'ceil, que li, dans une entiète liberté, elle fautoit a fon col, & s'abandonnoit a tous les tranfports de fon amour. A préfent, qu'ils gtavent des loix bizarres fur 1'airain & la pierre; que dans leur enthoufiafme pompeux ils croient me fubjuguer; qu'ils entaflent préjugés fur préjugés : je me rirai d'eux, je me glifterai toujours parmi leurs jeux , leurs badinages , leurs cérémonies. Ils auront beau m'habiller de vingt couleurs difterentes, je tirerai Ie fil fecret de leurs cceurs. Cet endroit eft mon fanctuaire, j'y régnerai quoi qu'ils faffent; ils nepourront m'en chafler fans s'anéantir eux-mêmes.  S O N G E I. I7 Et crois-tu, fans moi, que cette chaine folemnelle que viennent de fe donner ces deux amans, dans un appareil impofant, ne feroit pas rompue auflïtöt que formée, fi le plaifir que leur préparent mes mains, n'ourdifloit la trame fecrète de leur union ? Ceft la chaine de la Volupté, & non celle des loix, qui maintient leur intelligence, tandis que cette dernière, dans fon oftentation, s'en attribue toute la gloire. Pendant que la Nature me parloit, mon ceil appliqué fur le verre, voloit d'objets en objets; je contemplois, avec une émotion inexprirnable, les efFets étonnans de ce fkmbeau qui vivifioit 1'univers. Ces hommes qui ont fait trembler la terre fous le déluge de leurs armes, qui paroifioient des dieux a 1'univers épouvanté, les bras rougisde carnage, la foudre dans les mains, tomboient aux genoux d'une beauté timide, abailfoient la hauteur infultante de leurs regards, pour mendier un coupd ceil. Tous ces cceurs endurcis aux meuttres foupiroient; mais quelquefoislesvceux des maitres du monde étoient dédaignés. Un berger 1'emportoit fur un monarque : la beauté vertueufe ptéféroit fon amant a tous les tréfors; & la tyrannie des de£potes confus reculoit a Fafpeél: de la barrière invincible ou expiroit leur vafte puiffance. Mais hélas! lorfque ce feu tomboit fur des ames perfides, accoutumées au crime, alors la rage évo-  Dei' Amour; quoit les furies de 1 'enfer; on méditoit les noirs complots; on aiguifoit le fer; on préparoit les poiforis; on portoit 1'embrafement de la haine & de la vengeance parmi les ténèbres paifibles de la nuit; le chaume étoit dévoré, les palais réduits en cendres, & les monumens affreux de la jaloufie épouvantoient ceux même qui les avoient dtelfés. O Nature! pourquoi fecoues-tu ce flambeau facré fur ces ames féroces & viles ? Elle me fit figne , & je vis dans le verre concave les ferpens, les tigres, les panthères , les infedes gonflés de venin , les animaux lés plus affreux , reproduire leurs femblables dans leurs horribles embrafiemens. La Nature détournoit fon augufte vifage , & gardoit un profond filence. Et cependant toutes les adions courageufes , toutes les 'produdions du génie, avoient pour principe ce feu vivifiant; il accéléroit les progrès de 1'ame, il agrandifloit le cercle des idéés , il faifoit parcourir avec une rapidité furprenante une carrière ou 1'on n'autoit fait que ramper pefamment fans ce noble aiguillon. Tous les facrifices qui tiennent a 1'héroïfme lui étoient familiers; toutes les entreprifes élevées lui étoient naturelles, & dans 1'univers il n'étoit point de plus beau fpedacle qu'un cceur vertueux, échauffé de cette flamme divine. Toutes les vertus de la fociété naifloient de ce fantiment précieux , comme d'une fource  S O N G E I. 2^ épurée. Alors elle n'avoit plus cette aótivité turbulente qui la rend funefte; elle étoit douce, modétée, & elle anéantifioitles peines de la vie, pour lailTer régner i leur place cette fatisfaction'intérieure, le plus sur gage du bonheur. Mais ce qui me plaifoit futtout, c'étoit de voir cette égalité primitive des hommes, reprendre dans les pays les plus civilifés fes droits antiques y les rois defcendoient du tröne, & mettoient bas le fceptre, la couronne & le manteau royal. Les dignités de toute efpèce n'étoient plus regardées que comme un fardeau gênant, qui nuifoit aux embraflemens de la volupté. Les tiares, les diadêmes , les mitres, les fimarres, les cafques , les mortiers gilToient épars, & étoient Went foulés aux pieds dans une impatience amouieufe 5 & je me difois: ils viennent tous nus au monde, ils rentreront tous nus dans la terre; ils quittent tout ornement étranger, pour fe livrer aux infpirations fecrètes de la Nature : & vous ne feriez pas. tous égaux., ó mortels ! Ah ! eet appareil momentané, dont quelques-uns d'entre vous fe décorent, n'eft que les livrées de la folie, qu'ils dépofent fagement lorfqu'ils veulent être heureux. Je ne concevois pas comment ils pouvoient reprendre ce mafque incommode, importun, qu'ils venoient d'óter avec tant de délices ; mais 1'habitude leur rendoit ce devoir indifpenfable , & ils  Del'Amour, étoient contrains de conferver par orgueil ce qu'ils avoient adopré dans leur premier délire. Leur injufticealloit jufqu'a accufer la Nature des entraves qu'ils s'étoient donnés eux-mêmes, tandis qu'ellè ne tendoit qu'a fupprimer les obftacles qui nuifoient a leur félicité. Alors la Volupté au vifage riant, a la démarche aifée, s'avanca vers la Nature, qui étoit fa mère. Elle reconnut fa fille a fon ceil chafte, a fon front coloré d'une vive pudeur; elle lui donna en ma préfence une coupe d'or, & lui dit: allez parmi les hommes, qu'ils puifent le plaifir dans votre coupe enchanterclfe, qu'ils fe défaltèrent, mais qu'ils ne s'enivrent pas. L'orgueilleufe Ambition fera ellemême votre efclave, & plüt au ciel qu'elle demeurat toujours enchainée a votte char! la Volupté defcendit fur la terre, & 1'homme brava tous les maux pour fe repofer un inftant dans fes bras. Ge fut pour elle qu'il apprit a combattre, a triompher ou a mourir. II cueillit des lautiers épineux pour obtenir un fourire de fes lèvres. Eh! qui pouvoit réfifter aux attraits de cette aimable fouveraine ? Mais pourquoi vouloir y réfifter ? Tout étoit engourdi dans le monde, li par un rayon du plaifir elle n'y portoit le mouvement & la vie. Ame des êttes animés} elle repoüfloitinceflammentla main abforbante de la mort; c'eft elle qui entretenoit l'immenfe création. Le farouche mifanthrope pour-  S O N G E I. ?I fuivoit fon image dans les rêveries de fa noire méhncolie. II veifoit des larmes, Sc blafphémoit en 1'adorant, cette reine de 1'univers. Une voix douce fit entendte ces mots dans les aits i mortels, ne combattez point fes douces amorces; elles tiennent aux fens de 1'homme, & fon intime Sc profonde exiftence. Avouez, fages arrabilaires, avouez que fon miel eft doux. Ce que la Natute aime eft néceflauement bon : le plaifir eft le baume de la vie le plaifir élève dans le cceur un fentiment de reconnoifiance pour 1'aureur de 1'univers. Les cannques de la raifon font froids; mais lorfque Ie cceur les féconde & les colore, alors ils font brüLns, ils percent la voute des cieux, ils portenc 1'encens d'un digne hommage auxpieds majeftueux de léternel. Aimable &fublime légifiatrice, douce Volupté! commande, mais ne fois pas tyrannique. que tes loixgracieufes n'enfantent point l'ivrefle , mais un fentiment réfléchi. Tu n'es pas defcendue des cieux fut la terre pour abrutir 1'homme, mais pourl'ennoblirjneviolepointtafinglorieufe; tu te détruirois de tes mains, & tu deviendrois ton propre bourreau. Cette voix étoit celle de la Modération; elle embrafia la Volupté , Sc la Volupté me parut plus radieufe. Je la vis dans cette paifible & parfaite }ouifiance qui eft fans trouble, fans inquiétude, fans empottement ; le pkifir fl'étoit plus mouvement machinal qui fatig^e les fens plus  $i De l'Amoür," qu'il ne les fatisfait; il étoit auffi durable que repdéré; fon ivrefle trariquille ne tranfportant point 1'ame, n'empêchoit pas fes fublimes fonótions, &c aucune loi n'étant violée , la Nature répandoit fes largefles dans 1'ame heureufe qui 1'avoit refpeclée. ü tendre ! 6 foigneufe mère ! m'écriai-je tout-acoup en reculant d'horreur; quel horrible revers ! que vois-je? quelles font ces dammes livides qui tombent de ton flambeau ? Comment ofent-elles fe mêler & temir i'éclat des flammes brillantes de la Volupté? Nature, que ta beauté eft fléttie! ciel! que de malheureux périlfent en fe livrant a leur ardeur! cette (lamme impure fort-elle des gouftres infernaux? Elle en potte avec elle tous les toutmens. L'homme atteint de cette vapeut empoifonnée, abhorre fon exiftence , la perpétue avec horreur, & tranfmet fon défefpoir dans toute fa race infortunée. II frilTonne en embraflant le plaifir, & il y cède pour fon malheur. Comment ofes-tu couronner fon ouvrage , & donner la vie a. des innocens qui, un jour maudiront juftement & leur père Sc toi? Je vois 1'adolefcent dans 1'age de 1'imprudence , de la fougue & du plaifir, receler a fon infeu ce poifon dans fes veines , il le communiqué innocemment a fa tendre amante; ils périflent dans la fleur de leurs beaux jours; ils meurent dans des fupplices folitaires, Sc le poids de Ia . honte vient aggraver celui de la douleur. II eft d'autres  SongbI. d'autres fléaux; mais du moins Ia pefte s annonces' & n'a quun cours paiTager; Ia famine préfente quelques refiources , & n'anéantit pas 1'efpoir; 1'incendie de la guerre s'arrête ; les volcans tonnenï avant de vomir leurs feux : celui-ci, plus épouvantable, femble immortel ; il s'eft répandu fur toute la terre, fous 1'appdt perfide de la Volupté. Feu dévorant & caché, il mine Ia race entiere des hommes ; il finfede en filence d'un venin horrible; il détruit le plaifir qui eft plus que la vie; il corrompt le feul bien confolateur mêlé d la foule de nos maux; il frappe 1'innocencej & dans elle les générations futures. Nous ferions tröp heureux, s'il ouvroit tout-d-coup les abymes de Ia mort. Mais non; le lait pur que tu diftilles fe tourne dans ton propre fein en un poifon lent, & tes mamelies ne ceftent d'abreuver tes enfans'de ce breuvage homicide & douloureux. Mon fils, me répondit la Nature, n'infulte pas aux plaies dont je fuis couverte, & dont je gémis la première. Dieu a permis au mal d'épancher fon amertume dans mon fein, & je le fentis en même tems déchiré en plufieurs endroirs par les dents aigues de ce bourreau renaiffant. J'avois caché cette pefte dans des fles prefqu'inacceffibles ; 1'imprudente audace des hommes a tout franchi. Que je fus confternée , lorfque je vis 1'avide Europeen porter la défolation au fein de 1'Amérique, «Sc dans c  54 D e lA m o v r, ce même fang innocent qu'il avoit verfé par torrens, vouloir tranfmettre fon fang barbare lil en fut puni, & 1'Amérique eft vengée. Les progrès cle la contagion furent auffi rapides qu'afFreux. Je me crus perdue, Sc j'élevai mes regards vers ce féjour, oü la Juftice févère & la miféricorde fouriante, les bras enrrelacés, foutiennent enfemble le trbne de 1'éternel dans tout 1'éclat de fa majefté. II daigna faire figne a 1'efpérance, Sc cette avantcourière du bonheur vint, me foutint dans fes bras; le baume de fes paroles enrra dans mes bleffures. Fille fenfible de 1'éternel, me dit-elle, cor.fie-toi entièrement en fa clémence; le plan du créateur eft vafte, & il ne t'eft pas permis de tout connoïtre; la foumiffion & le courage, voila. tes devoirs & tes vertus. Si le fer brülant de Ia douleur purifie ta chair, c'eft 1'opération d'un inftant; elle fe réduit a une minute imperceptible, en comparaifon des fiècles qui doivent s'écouler. Tu es devant Dieu, ó Nature ! comme un enfant eft dcvant fa mère; elle femble quelquefois 1'abandonner un moment, pour voir de quel cöté il tournera la tête : mais s'il fourit, s'il étend vers elle fes foibles bras, comme vers fon unique afyle, alors elle court le reprendre dans fes bras matetnels; elle le preflè avec plus d'amour contre fon fein; elle 1'appelle a jamais fon cher fils, fon fils bien aimé, qui 1'a reconnue 3 qui lui a fouri tendrement &  S O N C £ I. 4j avec cbttfiance, Encore un infant, te dis-je, & tu fera initiee dans tous les fecrets de ï'Étr'e fuprême , & tu liras le plan de la créarion dans fon fein lummeux, & tti ne trouveras plus d'ombres ni de nuages, & tu faifiras Dieu luknéme. Un bruit difcórdari & plaintif fe fit entendre & me rëveilfa tout-a-coup; il partoit de la chambre voifine, oü j'avois laiffe ces amans malheureux , dont 1'aventure m'avoit fi vivement intérene la vèille. J'accours. Quelle fcène terrible & rouchanre ! un homme enflammé de fureur, que je reconnus pour le père de cette jeune femme, vouloit 1'étrangler de fes mains; fon amant le retenoit d'un bras vigoureux, & fembïoir, en le ménageanr, le contenir de toute fa force. Tour-a-tour il prioit & combattoit; il paroifToit a la fois, & le dieu protefteur de cette femme éplorée, & un fils fuppliant & foumis. Toute la maifon étoit accourue au bruit, plufieurs gens, qu'échaufFoit la voix de ce père furieux, s'efForcoient de fe rendre maitres du jeune homme, tandis que les autres fpeéhteurs, émus, attendris, prenoient fa défenfe. Cependant aux ordres d'un exempt, muni d'uii pouvoir redoutable & qu'il fit connoïtre, au front courroucé d'un père qui réclamoit les droits qu'il avoit fur fa fille, tout céda ; Ia force eur fon eftet. Onféparales deux amans qui fe tenoient étfot- Cij  £è De l! A m o u r , tement embrafies. Je les vis tomber du comble du défefpoir dans Ie filence morne de la douleur; ils paroifioieut anéantis, 8c comme deux victimes qu'on va trainer au fupplice. J'appercus 1'enfant nouveau né a demi-éveillé par ce tumulte, & qui fe débatroit dans fon berceau. Encore agité de mon fongé, & plein de 1'image de la Nature, un mouvement extraordinaire m'infpire. Tout-a-coup je prends eet enfant dans mes bras, & le préfentant a ce père inflexible: monfieur, lui dis-je d'une voix ferme, voici un enfant qui a befoin d'un père; c'eft votre fang qui fait palpiter fon jeune cceur, 8c ce cceur doic un jour bénir celui qui aura pris foin de fa foiblefle , ou détefter celui qui 1'aura abandonné. Voila celui dans qui vous devez revivre, 8c dont la voix fera un jour ou votre gloire ou votte opprobre. Voyez eet innocent que votre barbatie veutpriver de tout; voulez-vous qu'il vous maudifie? Le crime de votre rille eft d'avoir cédé a un mouvement qui vous a maitrifé vous-même plus d'une fois, 8c que vous n'avez pu domter. Elle a mis au monde, fans votre aveu, peut-être fans ie fien, un fils qui ne doit point être coupable a vos yeux. II ne tient qua vous de réparer cette faute, 8c de légitimer ce fils qui doit vous chérir & vous refpeéter. Des préjugés cruels vous feront-ils facrifier ce que vous avez de plus cher au monde ?  SongeI. 27 Quant a ce feu^e homme, il aime, il eft aimé ;■ il vous ofte une main veftüeüfe; quelles richefles demandez-vous donc? Ah! le fourire de eet enfant, avouez-le, a plus de charme & dë vafeur qu'un trifte monceau dor. Sa mère eft votrefille; c eft un cceur nouveau que vous acquérez. Queï autre titre doit porter ie père de eet enfant que celui de fon époux? II Ie mérite, puifquïl en a fempliles devoirs; eftimez fon courage & cette arrie fenfible & fiére, qui vous. aime malgré vos rigueurs. Ce père, encore plus frappé de I'afpecT: de eet enfant que de mon difcours, reftoit immobile en le contemplanr. II s'étoit débarralfé d'une partie da fes langes; & feit 1'efFet du moment ou d'un heureux hafard, il fixoir fon aïeul avec la même douceur qu'il fixoit fa mère. ïl lui rendoir même en fouriant, deux petites mains innocentes. Je me hafardai a le remettre dans fes bras. Voila fon afyle, mecriawe; il eft dans le fein de la Nature, il n'en fortira pas; ce fein ne fe fermera point a fes pfeurs. Pourroit-il le rebuter ?... Son vifage commencoit déja i trahk 1'émotion de fon cceur; il s'efforcoic vainement de la déguifer. Dans ce premier trouble, 'ê ne put s'empêcher d'approcher cei enfant de fa feouche, öz de Ie baifer. La mère défoiee,, attentive.i tous fo mouvemens , faint eet inftant; elle fe C ii|;  i 8 Del'Amour, jeta a fes pieds; & d'une main fouteuant fon en-» fant, le preffanr contre le vifage d'un père, elle prit fa main de 1'autre, & 1'arrofa d'un torrenr de larmes. Le jeune homme ? quoiqu'un peu éloigné, mit lui-même un genou en terre; & moi de bou:, les yeux humides, les bras étendus, j'excitois ce père déja ébranlé, a la pitié,a la commifération. II ne tarda pas a porter une main a fes yeux pour en eifuyer une larme ; & gardant un filence qui préfageoit quelque grand événement ; tu m'as vamcu , dit-il tout-a-coup a fa fille; je ne m'attendois pas a ce coup de tonnerre. II vient du ciel; c'eft lui qui conduit tout. Qu'il foit béni a jamais! léve-, toi! je n'ai plus de courroux, je te pardonne, & je fens que mes larmes fë mêlent aux tiennes Cet enfant Ah !...., laifle-moi, tu m'atten- dns trop..... Prends ron fils, il devient le mien.., Aimez-moi tous les deux. II dit; 8c baifant cet enfant avec un nouveau tranfport, il le remit d;ms les bras de fa mère. Alors le jeune homme ofa s'avancer, prendre fa main 8c la baifer d'un air refpedueux; 8c moi, cédant a la force du moment, je tombai a fes genoux, comme fi j'eulfc été fon propre fils, comme s'il m'eüt accordé ma grace. II. ne nous releva poinr; il pleura long-tems, il pleura abondamment, fe cachant le vifage, retour-, nant par intervalles a.u berceau de 1'enfant, cu'ii  SokgeI. 59 eonfidéroit avec des yeux attendris. Tous les témoins de cette fcène, interdits Sc touchés, étoient livtés aux divers mouvemens de la furprife, de la tendrelTe & de la joie. L'amour & la reconnoiflance ne fe manifeftèrent jamais par des expreffions plus vives Sc plus touchantes; autant la fureur éclatoit une heure auparavant, autant le triomphe de la INiature viótoneufe étoit paifible Sc attendriifanr. Ce père fi dur, il inflexible, paroiffoit honteux des excès oü il s'étoit livré; £i confufion enrre un fils, une fille & un petit-fiis, formoit un tableau qui demanderoit'un autre pinceau que le miem Ce fut ainfi que le gefte innocent d'un enfant défatma la colère d'un homme irrité, que rout autre auroit renté vainement de fléchir. O Nature ! Nature ! difois-je tout bas, voila de tes coups; tu as tiré le fil fecret qui uuir le cceur de tous tes enfans, & tes enfans t'ont obéi! II faut revenir a toi pour être fenfible, pour être humain, pour être heureux.. Le père ne. pouvoit raifafier fa vue de cet enfant chéri, qui avoit. fait tomber toute fa fureur; il revenoit vingt fois. le carefler; le cceur d'une mère jouiffoit de ce fpeccacle,, & n'en perdoit. pas une circonftance. II fe promettoit déja le plaifir de. le préfenter a toute fa familie. La mère effuyoit fes larmes, mais. celles-ci étoient d'alégrefle. Le jeune homme vint m'embrafier en filence; & moi fatisfait de la vic- C 1y-  4° De i'Amodr, Songe I. toire de Ia Nature, je partis, emportant le plaifir délicieux d'avoir vu tout changer au gré de leurs vceux & des miens (i), (i) Un comédien nommé Armand, dans une pièce ihtitülée, le Cri de la Nature,, s'eft approprié le plan, les. caractères Sc les expreflïons de 1'auteur.  4r DE LA GUERRE. S O N G E II. X'étois fur les frontières d'une province inondée du paflage de cent mille hommes : 1'ordre qui les ralTembloit, leur marche impérieufe réglée au fon éclatant de plufieurs inftrumens guerriers, leur farouche obéilfance, tout m'offroit un fpectacle impofant. Je réfléchilfois fur le motif qui pouvoit raflembler tant d'hommes fous les mêmes étendards. Ah ! difois-je en moi-même, fi c'eft la vertu qui les conduit, s'ils vont frapper quelque ryran & en délivrer la terre , s'ils marchent pour affurer la liberté des mortels qu'on opprime, ils méritenr nos refpe&s & notre amour: ce font les défenfeurs facrés des droits de 1'humauité. Tout-a-coup cette multitude de foldats fit halte & fe difperfa de cóté & d'autre. La tête échauffee des penfées qu'avoit fait nakre cet amas prodigieux de combattans, je fuivois leurs pas & tachois de démêler dans leurs geftes les fentimens qui les animoient. Quelle fut ma furprifè de voir ces hommes, enfans de la même patrie 5 revêtus de la même livrée, tirer 1'épée 1'un contre 1'autte avec une opiniatreté furieufe ! Je. courus a  De la Guerre, 1'un d'eux ; mais il étoit déja ttop tard : il retiroit fon épée fumante du cceur palpitant de fon camarade. O malheuteux! m'écriai-je ; quoi, ton compagnon, ton fiére ! II eft bien digne de 1'être , me répondit-il d une voix alfurée; il eft mort en brave homme. Mais que peut-il t'avoir fait, pour le traiter auffi cruellement ? — Rien. C'eft un nouvel entólé : nous avons eu querelle; & ceft 1'ufage de payer fon enttée par quelque preuve de bravoure non équivoque ; il a fait les chofes comme il faut 5 cette affaire lui fera honneur, & nous regreterons qu'il fe foit laiffé tuer. S'il eut forcé un peu plus la parade , il auroit. evité Ie coup , & sütement nous aurions vécu très-bons amis. — Eft-il poffible ? répondis-je ému,. étonné. Quelle étrange barbarie! Mais vous êtes un homme perdu ; fauvez-vous : fes camarades » fes fupérieurs feront forcés de venger fon fang. — Bon \ j'ai fuivi leur exemple, & celui qui s'y refuferoit feroit regardé comme un Uche. Notre gloire eft de braver en tout tems la mort; & vous. penfez bien que quiconque n'a point craint un adveifaire en tête, ne redoutera point la préfence de 1'ennemi: ce font-la des échantillons de courage. — Voila un courage fort utile a la patrie l — Oh ! cette mort n'eft rien, Voyez la-bas ces deux compagnies qui fe battent; les beaux coups qu'ils fe portent! — Pourquoi donc cette féroctté  SongeII. 43 frenétique ? N'ont-ils pris le même uniforme que pour ségorger ? — Point du tout, C'eft la couleur des paremens & la difterence des boutons qui caufent leur inimitié. — Mais ils marchent enfemble fous les mêmes drapeaux ; ils vengent la même querelle, — Oui; mais en attendant, ils vident leurs débats particuliers. Ils fe haïfient entr'eux certainement plus qu'ils ne déteftent Tem nemi qu'ils vonr combattre; & chaque officier fe trouve rival & jaloux de 1'officier qui occupe un grade au-deflus du fien. Bientot nous toutnerons nos forces conrre ***, 8c alors nous verrons beau jeu. — Quoi! vous allez encore chercher dans un autre monde des hommes a tuer ? Mais, fi vous continuez, vous vous dérruirez vous-mêmes avant d'etre en préfence de 1'ennemi, — Que nous importe ? Nous ne vivons que pat la morr; 8: pour que 1'un s'avance, il faut que lautre foit tué, Voila tout ce que je fais. — Quel horrible métier vous faites, mon ami! Pourquoi vous entr'égor-. ger ? Pourquoi verfer le fang d un camarade ? Pourquoi endurcir votre ame gratuitement ? N'a-* vez-vous jamais éprouvé la pitié, la commiféra-. tion ? Vous allez de fang-froid faire des orphelinsi, des mères gémilfantes. Ah ! fi vous écoutiez votre cosur, sürement il vous condamneroit, — Je n'entends den a tous ces beaux mots-la; voici le vrai.. Pai mené une yie afTez incertaine jufqua fage oü  '44 De la G u e r r e, je me fuis trouvé haut de cinq pieds fix pouces. Jéiois doué d'un eftomac d'autruche, & j'avois beaucoup de peine a lui fournir de 'quoi digéret. Un homme tout galonné, cocarde en tête, canne en main, vint me toifer; & me montrant au bout d'une longue perche une ample provifion de gibier , fit réfonner a mes oreilles une trentaine décus renfermés dans. un fac. Qui pourroit échapper a de pareilles amorces ? Votre prétendue figure de la patrie feroit venue toute en pleurs fe jeter a mes genoux en me priant de la fecourir, quelle n'auroit pas fait fur mon ame une auffi touchante impreffion. Le jour de mon engagement fut le plus beau de ma vie. Je navois jamais abfolument contenté mon appétit : j'eus du vin , des filles ; je fis grand'chère & du tapage impunément. Les jours fuivans ne répondirent pas a ce jour fortuné. Je fentis le poids de 1'efclavage; j'ai déferté fept fois en quatre ans, ne tenant a rien , voyant d'un ceil égal la viótoire ou la défaite , auffi peu attaché a un gouvernement qu a un autre, & ne perdant rien en perdant tout. Notre fort^ vous le favez, ne change point après vingt victoires : le fcldat cbtient rarement les diftindionsmditaires; des officiers fupérieurs s'attribaenttoute la gloire des armes & s'en réfervent tout lepnx. J'entendois la voix de chaque potentat qui me cnoit: Je t'accorde dn pain, mais a conditiën-  S O N 6 E I I. 4j que ton fang m'appartiendra tout entier, & coulera au moindre fignal de ma volonté. J'ai donc vendu mon fang le plus cher qu'il m'a été poffible. Je ne vous parle point des rudes travaux que j'ai elfuyés, des marches longues & penibles que j'ai faites au milieu de 1'hiVer, combien de fois le froid & la faim fe font unis pour m'accabler, combien de fois je fus réduit a coucher fur la terre, morfondu par une bife piquante. J'ai en quelques bons momens; j'ai favouré plus d'une fois le plaifir délicieux de la vengeance. Un jour, après deuxmois de fatigues, entrant dans une ville pnfëd'aifaut, forcant les portesde vingt maifons, enlevant tout ce que je trouvois, j'apercus une jeune femme, les cheveux épars , fortjolie, qui fe cachoit, tenant un enfant dans fes btas. L'ardeur du pillage cède en ce moment a un appétit luxurieux. Tout eft permis dans une ville prife d'aftaut. Je perce deux de mes camarades qui vouloientme laravir; j'égorge 1'enfant, dont les cris nfimportunoient; je viole la mère, & je mets le feu aux quatre coins de la maifon. — Vous me faites frémir. —Bon! Lefpèce humaineeft comme 1'herbe des champs ; on la fauche , elle renait: il ne faut qu'une nuit pourréparer le fac d'une ville. Oh ! nous ne laifsames pas fubfifter deux pierres 1'une fur 1'autre : les ordres étoient ainii donnés.  4^ De la GuERREj Je pafTe fous filence d'autres faits héroïques fantin liers a nous au tres braves gens. Je ne vous dirai point que j'ai paifé deux fois intrépidement par les baguettes ; que mes propres camarades, rransformés en bourreaux > ont fait ruilfeler le fang de mes larges épaules. J'ai eu ma revanche; 8c mes officiers , tranquilles fpectateurs, ont loué plus d'une fois la vigueur de mon bras. Enfin je fuis revenu fous mon premier drapeau, a la faveur de l'amniftie; 8c quoique je n'y fois pas mieux qu'ailleurs , j'efpère faire plutot ici mon chemin. —■ Quel chemin, s'il vous plait ? — Parbleu ! voila la première étincelle de la guerre : nous allons foigneufement 1'entretenir. Vous voyez ce régiment habillé a neuf, avec ces enfeignes flottantes ? Dans un mois peut-êtte , il n'en reftera qu'un fur cent: vous fentez bien qu'alors j'entrerai dans ce beau régiment, 8c que ma paie fera hauffée de trois fois par jour. — Quoi! feroit-il poffible que vous penfaffiez ainfi ? __ Non pas feulement moi, mais encore mes camarades , tous nos officiers qui ne demandent qua. hériterj & vous favez qu'on n'hérite que des défunts.... Je regardai cet homme avec effroi; je lui fis un petit préfent, en lui recommandant beaucoup d'être humain. II fourit a ce mot, & je m'éloignai. Je rencontrai, chemin faifant, une compagnie qui s'en alloit tambour battant, 8c quimurmmoit.  S o n g n I I. 4-r hautement. Toujours rrompé par les infpirations de mon cceur, je crus quelle maudiflbit la guerre. Sans doute , lui dis-je , que 1'humanité plaide dans vorre ame la caufe des malheureux que vous allez maffacrer? — Point du tout, me dit 1'un deux. On nous envoie dans un miférable pays, nu, ftérile, oü il n'y aura rien a piller que la foupe du payfan; tandis que nous fortons d'un pays gras, oü nous avions de quoi ra vager a notre aife. Mais notie chef a déplu au miniftre, & nous en poitons tous la peine. Je me tetiiai, bien réfolu de ne plus faire de queftion. De retour chez moi, je voulus me confoler avec des livres : je cherchois un remède a\ ce fléau antique qui embrafe la terre. J'ouvris le fameux traité de Gtotius : je lus ce grand ouvrage; & a la froideur révoltante qui y règne, aux exemples de barbarie accumulés avec une patience incroyable , a fes triftes , inutiles & longues définitions, le dégout me furprit; je 1'elfuyai d'un bout du livre a 1'autre. Jamais plus beau fujet ne fut plus mal trairé. Quoi, le globe de la terre couvert de fang ! Quoi , ce métier d'égorger regardé comme le comble de la magnanimité, puni dans le fcélérat obfcur qui vous attend au coin d'un bois, honoré dans celui qui le commet au bruit des trompertes & des fanfares! Quoi, cette folie injufte & abominable, qui n'eft le plus  48 De la Guerre; fouvent funeftequa 1'innocence, aulieu d'allumer enrre les mains de ce philofophe le flambeau de la yérité redoutable, au lieu de pénétrer fon ame d'une indignation forre & rapide, ne lui infpire que les moyens de légitimer ce qu'il y a de plus liorrible , de commettre le crime avec ordre, & de s'appuyer encore de pafTages auffi dégoutans que pédanrefques! Ce font bien des autorités qu'il faut! II faut caflér toutes les autotités humaines» pour ne faire valoir que celles de la raifon & de 1'humanité. Loin de remonter aux principes, loin de porter le fer & la flamme dans une plaie gangrenée, il ufe de remèdes palliarifs ; il couvre d'un manteau de pourpre ce monftre de la guerre j il met un mafq'ue fur fon front, un diadême fur fa tête; & lorfqu'il dégoutte de fang humain, il fe profterne & n'apercoit que la pourpre royale, (i) Ah! difois-je en moi-même, quel fera 1'homme qui dépouillera ce géant de 1'appareil qui femble 1'eniaoblir, pour ne laiffer voir que 1'ogre hïdeux affamé da la chair des enfans , des foibles , des innocens , &, refpirant avidement 1'odeur du carnage & de la mort, a travers I'efpace des empires & la vafte érendue du monde? Je btülai le livre de Grotius, faifant des vceuxpour ( i ) II eft une guerre légitime, une guerre de défcnfe, qui rentre dans !e droit naturel. que  SONGI II, 4? que ce fiècle ne fe pafsat point fans avoir pro duit un ouvrage approfondi fur cette importante matière. Rempli d'une mélancolie profonde, je me jetaï fur mon lit, comme pout oublier ce que j'avois vu, & encore plus ce que j'avois lu. A peine Ie fommeil fe fut-il emparé de mes fens, que je me trouvai en pleine campagne , & fous un ciel étranger. La, plus de quatre-vingt mille hommes sétoient formé des lits de paille fous le couvert d'une toile légere & portative. Jamais coup-d'ceil plus étonnant , plus fuperbe, n'avoit frappé mes regards. Voila , dis-je, les hommes dans leur premier état & dans leur première liberté ; les remparts menacans des villes ne les tiennent point captifs. Mais en examinant de plus prés ces hommes,' je vis qu'ils portoient des armes meurtrières; j'apercus une file de trente canons géométtiquement pointés : mo'i-même, ó furprife! vêtu d'un jufte-au-corps rouge, un havrefac fur le dos, je me trouvois foldar; un long tube de fer qui vomifioit la mort étoit entre mes mains pacifiques, & 1'infernale baïonnette pendoit a mon cöté. Le tambour fe fit entendte : je jetai bas les armes en philofophe , comme firent jadis Horace & Démofthène. Tout-a-coup on m'arrête; on me donne les noms de parjure , de lache j on me rappelle les fermens que j'avois faits la veille, D  50 De la Guerre, Hier, me dit-on, lorfque vous étiez ivre, vous avez promis... — J'ai promis, moi? Ah! sürement, meiïieurs , j'étois bien ivre lorfque j'ai promis de tuer mes femblables. J'allois faire un beau difcours pour leur prouver que je ne devois point me battre, lorfqu'il fallut marcher, entrainé par 1'exemple & par la foule obéiffante. En cela je reffemblois a bien d'autres , qui faifoient cependant parade de valeur. Le tonnerre des moreels, qui détruit plus d'hommes en un jour que le tonnerre du ciel n'en dérruit pendant des fiècles , donna le fignal de la bataille. Je vis le firmament tour-a-tour enflammé & obfcurci par des volcans de flamme & des torrens de fumée. Le plomb fatal fifïloit & voloit de toutes parts; les chefs a grands cris pouffoient, précipitoient la file pretTée des foldats : tous , dans une obéiffance aveugle , couroient arrofer de leur fang des monceaux de cadavres. Obligé de faire feu, je dirigeois le bout de mon fufil dans le vague cles airs , aimant mieux mourir que de frapper un étre fenfible. L'horreur palilfoit mon front : ceux qui me reprochoient ma peur s'efforcoient de noyer la leur dans une boilfon forte qui leur égaroit 1'efprit. Quel fpeótacle! Je doute que 1'enfer puiffe jamais en préfenter un auffi odieux. Des cris lamentables, le fracas du canon, le roulement de cet épouvantable tonnerre  S O N G E II. jt aiTourdifiant les oreilbs & endurciflant les cceurs; des hommes étendus & mourans, mêlés avec des chevaux y d'autres fe traïnant a demi-écrafés, & pouflant des hurlemens effroyables qui ne touchoient perfonne ; des yeux éteints, immobiles ; des vifages pales & fanglans, que couvrent des cheveux hérifles; des voix fuppliantes invoquanc le trépas; toutes les fcènes de douleur, de fouffrances , de cruautés; rous les tableaux de la rage, de la fureur, du défefpoir, toutes les fortes de blelfures, tous les genres de mort, tous les tourmens ralfemblés; Ia nature 8c 1'humanité mille fois outragées fans remords; les oifeaux du ciel fuyant épouvantés; les feuls corbeaux marquant leur joie par des croalfemens, fuivant les guerriers a la tracé & attendant leur proie. Ciel! quels objets de démence & de terreur! J'avancois fur des corps entalfés, 8c les dents d'un moribond expirartt dans la rage me déchiroient la jambe, lorfqu'un homme armé de fer, plus fougeux que Ié courfier qui 1'emporte, m'enlève par les cheveux & dreffe fon cimeterre pour m'abattie la tête; mais un boulet enflammé vint, & me coupant en deux, difperfa loin de lui mes membres mutilés. On ne fut jamais fi content d'être mort. Bientöt je perdis de vue & le champ de carnage & ces hommes infenfés qui, dans leur folie hé- 'V  52. De la Guerre," roïque, égorgeoient pour être enfuite égorgés. Je ne diftinguois plus cette terre déplorable que comme un point foiblement éclairé. Je rraverfois rapidement d'humides ténèbres. Au fortir du bruit aftreux & difcordant des combats, je me trouvois dans un filence & dans un calme univerfel. Fragile jouet des airs, je commencois a devenir inquiet fur mon fort, lorfque je fentis mes pas s'affermir fur une bafe plus folide. Je m'apercus que j'avois pris la forme d'un fquelere d'une blancheur extréme ; mais je ne concus aucune horreur de ma nouvelle méramorphofe. En effet, je ne fais pourquoi Pon a tant de frayeur de fes propres os: la charpente d'une belle maifon eft peut-être auffi admirable que la décoration extérieure qui lui fert d'ornement. Mon fquelette blanc fe trouva donc parmi une multitude d'autres fquelettes auffi nus que moi. Nos oflemens, en fe choquant dans la prefTè, formoient un cliquetis fingulier qui refonnoit au loin. Je ne pouvois maïtf ïfer un faifiifement fecret a la vue de ce ttifte féjour. Je ne confidérois pas de bon ceil mes compagnons de misère. Tous leurs mouvemens étoient brufques ; & quoique réduits au plus miférable état , ils marchoient encore la tête levée & d'un air orgueilleux. Cependant des nuages étincelans rouloient au-deffiis de nous; ils vomiffoient les flèches tortueufes,  SongeII. 55 de la foudre: les éclairs qui partoient de ce ciel menacant , répandoient une lueur fombre Sc effrayante. Une voix auffi douce que célefte retentit a mon oreille, & me dit: Te voila dans un des vallons oü la Juftice defcend pour juger les morts coupables; celui-ci s'appelle la vallée des homicides. O Dieu! m'écriai-je, feroir-il poiüble? Mon cceur eft pur, mes mains font innocentes. J'ai été furpris, entrainé dans la foule des aflaffins; mais je n'ai été 1'inftrument d'aucun meurtre. RafTuretoi, reprit la voix; il en eft d'innocens qui fe trouvent mêlés, ainli que toi, avec ces barbares : mais je fuis ici pour les confoler en attendant le grand jour, & tu n'es dans ce vallon que pour faire rougir ceux qui ont voulu te forcer au crime. La Juftice, fille ainée de 1'Ëtre fuprême, vient éclairer ce lieu tous les fix mille ans: tu n'as plus que cinq cents années a attendte. Je marquois vivement & mon impatience & ma douleur. La voix reprit: Tu t'imagines peut-être que tu te traineras encore d'années en années, de jours en jours d'heures en heures, comme fur ce globe que tu as habité. Défabufe-toi; car depuis que je te parle , cinquante années déja font écoulées. A ces paroles, 1'efpérance vint ranimer mon cceur: je me mis a obfetver ces fquelettes ambulans; la dureté de leurs cosurs fembloit s'être commu- Diij  54 De la Guerre. niquée a leurs offemens; ils fe heurtoient rudement entr'eux. Je prêtai 1'oreille a certain murmure confus, & je diftinguai le bruit effrayant & fourd du torrent rapide des fiècles , que la main du Tems précipitoit dans le lac immobile de 1'éternité. Tout-a-coup ce torrent impétueux celfa de couler. La Nature fit comme une paufe; cent tonnerres furieux crevèrent le flanc des nuages, & voici qu'une pluie abondante de fang tombe aufïïtot fur les coupables; cétoit tout le fang verfé depuis 1'origine du monde qui retomboit fur chaque meurtrier. Je vis en un moment tous ces fquelettes couverts de gouttes enfangantées , qu'ils tachoient vainement d'effacer. N'appréhende aucune de ces taches, me dit la voix de la Confolation: elles ne tombent que fut les homicides. Chaque goutte repréfente un affalfinat. Ce fang fait leur honte & leur fupplice; il leur imprime le remords, la douleur & le défefpoir. Frémis pour eux! l'inftant terrible eft arrivé. Auffitót les nuées s'écartèrent au loin; un jour lumineux defcendit de la voute célefte, & devint peu a peu il refplendiffant, que toute cette rhultitude teinte des matques criminelles qu'elle portoit, fe couchoit fur la terre & fembloit vouloir fe cacher dans fes abymes. Moi-même, quoiqu'ayant confervé la blancheur, emblême de mon innocence, je ne pus réfifter a une frayeur refpectueufe:  SongeII. 55 je tombai profterné. La Juftice éclatante parut au milieu des airs, non avec ce front courroucé , ce glaive, ces balances que nous lui donnons icibas, revêtue d'un manteau bleu parfemé d'étoiles d'or, elle tenoit d'une main un fceptre d'un feu blanc, tandis que 1'autre fe portoit avec triftefle fur fon front, a la penfée des crimes qu'elle étoit obligée de punir. Sur ce front touchant, Dieu même avoit imprimé toute fa majefté : les nobles traits de fon vifage, quoiqu'un peufévères, infpiroient la conliance & fembloient plaindre les malheureux coupables en les condamnant. Quelle beauté ineftable! Que fon afped faifoit naïtre de regrets & d'amour! Quels remords affreux dans la race des homicides, d'avoir outragé cette majeftueufe déefle ! Environnée de toute fa gloire, aflife fur fon tróne augufte , des gémiflemens s'élevoient au fouvenir de fes faintes loix méconnues ou violées. Le foleil de la vérité lui fervoit de couronne , & toute cette vafte fcène étoit éclairée par la fplendeur de fes rayons. Le Tems vint dépofer fon horloge aux pieds de la Juftice; & repaffant le fable des années, elles s'écoulèrent une feconde fois avec une rapidité inconcevable. Chaque mort y revit avec effroi les inftans d'une vie dont il devoit rendre compte. A la gauche de la Juftice, une voix tremblante fervoit d'interpréte aux coupables , & faifoit tous fes efforts pour les Div é  5<* D i t A G u e r r e; juftifier. Cette foible voix fe nommoit Politique ,! Raifon détat: tout ce quelle difoit tenoit du déiire, de 1'inhumanité , de 1'extravagance. Une autre voix plus forte & plus éloquente , qui étoit a droite, foudroyoit fes vains difcours ; cétoit 1'Humanité. Au fon de cette voix vidtorieufe, les meurtriers étoient faifïs de terreur: ils avouoient leurs crimes, & lapleine connoilfance de la vérité faifoit leur fupplice. Cette multitude, tremblante devant les regards de la Juftice, cherchoit en vain quelqu'afyle. Tous ces potentats fi fameux étoient nus , tremblans comme les autres; plufieurs milliers d'hommes en accufoient un feul, & le rendoient refponfable de tous les meurtres qu'ils avoient cominis. Ta voix du cóté gauche prononca fi fréquemment le nom d'Alexandre pour excufe, que la Juftice ordonna qu'il comparüt feul. Je vis alors un fquelette de taille médiocre, les verrèbres du col penchées, & tout rouge de fang, fortir en tremblant de Ia foule oü il fe tenoit caché. Le murmure qui fe fit entendre fur fon paffage augmenta fa confufion. Nu, petit, dépouillé, il faifoit pitié. Quoi! dit la Juftice, voila donc celui qui vous a ordonné Ie crime, & auquel vous avez obéi préférablement a 1'équité , a 1'humanité , a votre propre confcience? Contemplez la baffeflé de votre idole; elle-même reconnoït fon néant. Par quel enchan'  Song e II. 57 cement êtes-vous devenus des efclaves fanguinaires, tandis que tout vous crioit que la Nature ne vous avoit pas faits pour fervir les fureurs orgueilleufes de ce defpote ? Pour toi, qui as facrifié mes loix au penchant d'une ambition forcenée, tu te vois aujoutd'hui 1'horreur des complices même de tes forfaits; mais ce n'eft point aflez , je vais te faite voit a qui tu peux être comparé. Au même inftant elle fit figne de fon fceptre, & un autre fquelette, a peu prés de même taille qu'Alexandre, prit place a cóté de lui. II n'étoit pas tout-a-fait fi rouge de fang; mais fes os étoient fracrurés en divers endroits. Je remarquai que les coups du fer , inftrument de fon fupplice, avoient même enlevé les taches principales. Regarde, Alexandre, dit la Juftice, regarde ton émule; il ne manquoit a ce brigand que la force & la puiffance pour t'égaler, & il fe feroit fervi des mêmes moyens que toi pour ravager le monde. Son courage fut auffi grand que le tien; mais gêné par les obftacles, il fut réduit i égorger dans 1'ombre fes concitoyens. Certx qui veillent a 1'obfervance de mes loix furent heureufement affez forts pout conduire 1'homicide fur léchafaud ; il y avoua fes crimes, & fe jugea digne du fupplice le plus honteux. Malheureux! tu ne diffères point de ce brigand; &, plus a plaindre, le chatiment n'eft  5 8 De ia Guerre, point tombé fur ta tête. La force a foutenu ton bras de fer qui écrafoit les humains; tu brülas mes loix dans 1'inceridie des villes; tu forcas les mortels erfrayés a te drelfer des autels; tu pergas le fein de 1'amitié; le fcandale de tes viótoites a égaré des rois qui, a ton exemple, font devenus injuft.es. Approche, cruel Céfar, toi qui pleuras devant la ftatue de ce meurtrier, dévoré de 1'ambition d'en mériter une femblable. Tu ne fus arrêté, ni par le génie de Rome, ni par les pleurs de ta patrie. Armé d'un poignard, tu déchiras fon fein lorfqu'elle te tendoit les bras. Tu détruifis la fagelfe de fix fiecles de gloire, pour établir fur leurs ruines les regnes afïreux du defpotifme.. Va, ton nom commence a devenir en horreur, ainfi que ceux des Tamerlan, des Attila, des Charles XII, des Gengiskan. Les fages profcrivent leur génie odieux & funefte; il n'eft que la foule aveugle qui foit encore féduite, & qui, dans fes idéés baffes, ne puifle confondre le criminel puiftant qui échappe au fupplice, & le coupable obfcur qui le fubit juftement. Princes , conquérans , généraux , guerriers, quelques noms fuperbes que vous portiez , vils ambitieux, hommes de fang, frémilfez ! Vous avez accoutumé les hommes a s'entre-détruire j vous avez fait de la guerre un fléau habituel 8c renaiflant; vous avez ofé attacher une gloire au  SongeIL 59 meurtre; c'eft vous, fans doure, qui répondrez des crimes que vous leur avez fait commettre : mais celui qui eft venu vous offrir une main fanguinaire, celui qui, pouvant arrêtet la cruauté, ou fe difpenfer d'en être le complice , a fervi vos fureurs pour un coupable intérêt, celui-la, dis-je, s'eft rendu auffi puniffable que vous. Eh! de quel droit un mortel ofe-t-il donner la mort ? Son exiftence n'appartient-elle pas au Dieu qui 1'a créé ? La deftruótion eft un attentat envers l'Ëtre fuprême : frémilfez, homicides, en ma préfence ! rien ne peut vous excufer; le fang de vos frères . crie vengeance. Celui-la même qui n'eft couvert que d'une goutte fanglante, fera toutmenté plufieurs fiècles par le feu dévorant du repentir. Vous foupirerez encore de regrets, lorfque la clémence du Dieu de miféricorde voudra bien vous abfoudre ; car, faut il vous le dire ? cette tache eft ineffacable. Vous n'avez agi que pour mériter 1'admiration des races futures. Eh bien ! vous êtes condamnés a fouffrir jufqu'au moment heureux oü les peuples éclairés maudiront la guerre & ceux qui en ont allumé 1'hcrrible flambeau. Alexandre! il faut qde ton nom foit en horreur "fur toute cette terre oü tu voulois êrre déifié; il faut que tous ceux qui ont fuivi ton exemple, foient mis au rang des fcélérats, avant que tu puiftes efpérer quelque par-  So De ia Guerre, don. PuifTe ce tems n'être pas auffi éloigné que Ie demanderoit la répararion de tes forfaits ! Souffre avec patience : on commence déja a te détefter; on attaché a tes exploits 1'idée d'injuftice & de barbarie; des fages ont frappé d'opprobre tes fougueux imitateurs. Un autre fquelette fortit de la foule , comme pour fe préfenter aux pieds de la Juftice, & la voix du cöté gauche devint fon interprète. O fuprême Juftice ! dit-il, je fuis tout couvert d'un fang qui me tourmenre , &, tu le fais, je n'ai jamais tué perfonne. La voix qui étoit a droire répondit: Tu n'as jamais tué; mais, malheureux, tu as chanté les héros meurtriers , tu les a excités au carnage : en immortalifant leur nom , tu as immortalifé le crime des conquêtes; tu les nommois des triomphes légitimes ; & pofant hardiment les lauriers fur une tête barbare, tu n'as pas rougi de montrer la gloire au milieu des villes détruires, des temples & des palais embrafés. Le maffacre des hommes devoit-il être 1'objet du langage des dieux ? Les chants du génie devoientils fervir les attentats de 1'ambition ? La colère des rois mérite-t-elle d'être ennoblie ? Ah ! c'étoient des larmes que tu devois verfer fur le fort de 1'humanité fouffrante, ou plutót tu devois employer le génie dont la Nature t'avoit doué, a faire valoir fes droits éternels & facrés: alors  S O N G E I I. Cl tes vers auroient été plus fublimes & plus refpectés. En avililTant les cornbats, en les rendant odieux a toute la terre, en les livrant d'avance a 1'horreur de la poftérité , 1'on eüt vu la gloire fanglante renvetfée de fon char, dépouillée de fes rayons menfongers; l'Humanité t'eüt fetré dans fes bras en pleurant de joie; 1'hommage des mortels fenfibles & le regard approbateur du ciel auroient été ta récompenfe. Que ra poéfie foit lue, admirée, a caufe de fon harmonie , tandis que tu expieras ici 1'abus que tu as fait des plus précieux talens! Je favouerai en gémiftant, je vis Virgile, Horace, Ovide, ces rares & beaux génies', mais indignes adulateurs du pouvoir arbitraire , fuivre les pas de cette ombre défolée. Ils furent punis , comme le chantre d'Achille, pour avoir careffé le monftre qui figna les profcriptions, pour avoir abufé le monde par des vers auffi méprifables qu'ils font coulans, pour avoir les premiers donné 1'exemple honteux de divinifer le diadême fur quelque front qu'il repofe. Tous ces laches hiftoriens qui ont déguifé la vérité, cette foule de flatteurs qui confeillèrent le crime qu'ils n'osèrent, coramettte , ceux qui ont formé le cceur des tyrans, ou qui, plus criminels encore, ont corrompu 1'art de parler au genre humain , tous ces pervers, dis-je, étoient traités comme s'ils euflènt  6'i De la Guerrh," verfé le fang hurnain : car ils peuvent être rangés dans la clalfe des plus cruels ennemis de 1'homme: 8c Machiavel n'étoit, la plume en main, que ce que Néron étoit fur le tróne. La Juftice fit entend re fa voix majeftueufe, 8c dit : Paroiffez a votre tour, héros chéris , qui n'avez combattu que pour affurer le repos du monde! vous dont la valeur utile a été la protecnïce des foibles & 1'afyle de 1'innocence, vous qui avez été auffi fupérieurs a vos paffions par votre fagefïè, qua vos ennemis par votre courage. Approchez, guerriers humains, auffi braves que fenfibles, refpeófables foutiens des peuples, qui n'avez tiré 1'épée que pour arrêrer 1'homme fanguinaire qui venoit les égorger! Vous gémiffez vous-mêmes fur ce fang impur que vous avez été forcés de répandre; mais vos regrets ne doivent durer qu'un inftant: c'eft un rribut que vous payez a la Nature; elle vous tient quittes dès que je vous juftifie. Alors on vit parcïtre les Séfoftris, les Epaminondas , les Scipion , les Mare - Aurèle, Charlemagne & Henri IV. Ils étoient fans tache; les rayons lumineux du foleil de la vérité refplendiffoientautourd'eux, & rendoient plus effrayantes les gouttes enfanglantées qui couvroient les coupables. La Juftice ht un figne & ces derniers furent piongés dans des abymes profonds, pour f être purifiés par les remords. Je me vis parmi  S O N G E I I. 6"3 le petit nornbre qui pouvoit lever vers les cieux des mains pures. Ma joie fut grande; car je fouffrois autant d'être auptès de ces homicides, que li j'euiTe été moi-même couvert de fang. .. Parmi ces héros , j'apercus cet homme vertueux qui, embrafTant la caufe du genre hurnain dans une afFeclion tendre «Sc fublime , forma ce beau projet de paix perpétuelle qui fera toujours la chimère des belles ames. II ctcit confidéré comme lécrivain le plus honorable de tous les fiecies. Un fentiment profond de bienveillance enflamma fon ame grande «Sc fenfible. Les peines de 1'homme tourmentèrent fon cceur généreux : il auroit vöulu abolir dans 1'univers 1'efclavage, le defporifme , le vice «5c le malheur , «Sc furtout arracher des mains des rois ce glaive tetrible qui fert leur ambition effrénée. Ses ouvrages avoient paru des rêves pendant le fommeil de la vie; mais ici ils portoient une empreinte lumineufe qui leur méritoit les regards de la Juftice. Ce philofophe, ailis entre Henri IV voix majeftueufe & non moins artendriifante , fe faifoit entendre a mon oreille charmée, Je reconnus bientót qu'une tel Ie demeure ne refTèmbloit pas a celle que je quittois. Une force divine me fit voler dans leurs bras: je voulus fiechir le genou devant eux; mais relevé d'une main carefiante, & preifié fur le fein qui renfermoit des cceurs aulfi nobles, je connus un avanr-goüt de 1'amitié célefte, dè cette amitié qui unifioit leurs, ames & qui compofoit la plus belle portion de leur félicité. Jamais 1'ange des ténèbres, avec route fes rufes, n'a découvert Pentrée de ce monde : malgré fa malice vigilante & profonde, il n'a point fu verfer fes poifons fur ce globe fortuné; la colère, 1'envie & Porgueil y font inconnus; ie bonheur de 1'un fait le bonheur de tous; un tranfport extatique élève fans ceffe leurs ames a la me de cette main prodigue & magnifiqus qui rafièmblafur leur tête les plus merveilleux prodiges de la création. L'aimable matinée, de fes aïles humides & dorées, diftilloit les perles. de la rofée de deflus les arbuftes & les. fleurs, & les rayons d'un foleil  S>X D'ün Monde heureux, naiiïant multiplioient les coulears les plus vives, lorfque je découvris un bois que remplilfoit une douce clarré. La, des jeunes gens de 1'un & de 1'autre fexs envoyoient au ciel des cantiques d'adoration; ils fe remplüToient en même-tems de la grandeur & de fa majefté du Dieu qui rouloit prefque vifiblement fur leur tête; car dans ce monde innocent, il daignoit fe manifefter par des traits inconnus a. nos foibïes yeux. Tour annoncoit fon augufte préfence : Ia férénité de l'air, le eoloris des fleurs, 1'infecïe brillant, fe ne Lis quelle fenfibilité uhiverfelle, répandue dans tous les êtres, & qtii vivifioient les corps qui en paroifloient le moins fufceptibles,, tout donnoit des marqués de fentiment; & 1'oifeau arrêtant fon vol au-deiTiis de leur tête, fembloit devenir attentif aux modulations touchantes de leur voix. Maïs que!' pinceau exprirnera Ie front raviflant des jeunes beautés dontle fein refpiroit 1'amour? Qui peindra eer amour dont nous n'avons point Tidée, cet amour qui n'a point de nom ici-bas, cet amour, partage des pures intelligences, amour divin, qu'elles feules peuvent concevoir & fentir? La langue de 1'homme fe trouve impuiifanre & muetre, & Ie feul fouvenÏÈ Se ces beaux lieux fufg-end en ce moment toutes les facukés de mon ame»  S O N G 8 IV. «3 Le foleil fe levoit; le pinceau me tombe des mains. O Thomfon, tu n'as point vu ce foleil! Quel monde Sc quelle magnifique ordonnance! Je foulois, comme a regret, les plantes fleuries, douées, comme notre fenfitive, d'un fentimenc vif & prompt: elles s'affailToient fous mes pas pour fe relever plus brillantes, le fruir fe détachoit moïlement de la branche complaifante; a peine il humectoit le palais, qu'on en fentoit le fuc délicieux couler dans fes veines : alors 1'ceil plus percant étinceloit d'un feu plus vif, 1'oreille étoir plus gaie; le cceur qui s'épanouiffoit fur toute la nature, fembloit pofféder & jouir de fa féconde étendue j le plaifir univerfel ne caufoit le tourment de perfonne; 1'union multiplioit les délices, Sc 1'on s'eftimoit moins heureux par fon propre bonheur que par celui des auttes. Ce foleil ne relfembloit point a la Iueur pale Sc foible qui éclaire notte prifon ténébreufe; on pouvoir le fixer fans baiffer la paupière; 1'ceil fe plongeoit avec une forte de volupté dans fa lumière douce Sc pure; elle récréoit a la fois la vue Sc Fentendement; elle paffoit jufqu'a Fame. Les corps de ces hommes fortunés en devenoient comme tranfparens: chacun lifoit alors dans le coeur de fon frère les fentimens de douceur & de tendreöe dont lui-même étoit affeóté.  24 D'ü n Monde heureux; De toutes les feuilles des arbriffeaux que eet aftre éclairoit, sélangoient au loin des germes de matière lumineufe, oü fe peignoient toutes les couleurs de 1'iris: fon front qui ne s'éclipfoit jamais étoit couronné de rayons étincelans que le prifme audacieux de notre Newton n'auroit point fu décompofer. Lorfque cet aftre fe couchöitj fix lunes brillantes flottoient dans l'atmofphère: leur marche, diverfement combinée, formoit chaque nuit un fpeótacle nouveau.Cette multitude d etoiles qui nous paroiflent jetées au hafard, fe découvroient la fous leur vrai point de vue, & fordre éclatant de 1'univers apparoilfoit dans toute fa pompe. Quand fur cette terre heureufe fhomme s'abandonnoir au fommeil, fon corps qui ne participoit en rien aux élémens terreftres, n'oppofoit aucune barrière a lam*; elle contemploit, dans un fonge qui tenoit de la vérité, la région lumineufe, trone de 1'Eternel, oü elle devoit bientót s'élever. L'homme fortoit d'un fommeil léger, fans trouble & fans inquiétude; jouiftant de 1'avenir par le fentiment mtime de 1'immortalité, il s'enivroit de 1'image d'une félicité prochaine,plusgrande encore , La douleur, ce réfultat funefte de la fenfibilité imparfaite de nos corps groffiers, ne fe faifoit point connoitre a ces hommes innocens : avertis  S O H 6 £ IV. 2£ D'u n Monde heureux, d'unpole a. 1'autre; un monftre, prenant le mafque de la gloire, a légitimé ce qu'il y a de plus effróyable, la violence & le meurtre; depuis la fatale invention d'une poudre enflammée, aucun mortel n'y peut dire : demain je repoferai en paix, demain le bras du defpotifme n'écrafera pas ma tête, demain l'aftreufe douleur ne broyera pas mes os, demain les cris d'un défefpoir inutile ne fortiront point de mon cceur opprelfé, lorfque la tyrannie rn aura plongé vivant dans un cercueil de pierrë. O mes frères, pleurez, pleurez fur rtous'. Noiv* feulement les chaïnes & les bourreaux nous environnent; mais nous dépendons encore des faifons, des élémens, des plus vils infeóles : la nature entière nous eft rébelle; & fi nous la domptons, elle nous fait payer cher les biens que le travail lui arrache. Le pain que nous mangeons eft arrofé de notre füeur & de nos larmes; des hommes avides viennent enfuite, & nous en raviflènt une partie pour le prodiguer a leurs cömplaifans oififs. Pleurez, pleurez avec moi, mes frères! La haine nous pourfuit, la vengeance aiguife dans 1'ombre fon poignard; la calomnie nous flétrit & nous bte jufqu'au pouvoir de nous défendre; 1'ami trahit notre confiance & nous fait maudir ce fentiment confolateur, & il faut vivre au milieu de tous  S O N G E I V. tous les coups de la méchanceté, de Terreur, de 1'orgueil & de la folie. Dans le tems cpie mon cceur donnoit un libre cours a fes plaintes, je vis defcendre du ciel des féraphins refplendilfans, & des cris d'alégreflè, s'èlevèrent dans toute la race de ces hommes fortunés. Comme je reftois dans létonnement, un vieillard me dit : adieu, mon ami; 1'inftant de notre mort approche, ou plutöt 1'inftant d'une nouvelle vie. Ces miniftres du Dieu clément viennent pour nous enlever de deflus cette terre; nous allons habiter un monde plus parfait encore... Quoi, mon frère, lui répondis-je, vous neconnoilfez point les agonies du trépas, cette angoiüe, ce trouble, cette inquiétude qui accompagnent nos derniers momens? Non, mon fils, reprit-il; ces anges du feigneur, a une époque marquée, viennent nous enlever tous 8c nous ouvrir le chemin d'un monde inconnu, mais que nous apercevons par la conviction intime de la bonté 8c de la magnificence du Créateur, qui n'ont point de bornes. Tout-a-coup un fourire lumineux brilla fur leurs lèvres; leur tête fembloit déji couronnée d'une fplendeur immortelle; ils s'élevèrent légèrement de terre l mes regards; je preffois pour la dernière fois leur main facrée, tandis qu'en fou- G  98 D'un Monde heureux, Songe IV. riant ils abandonnoient 1'autre au féraphin, qua étendok déja fes ailes pour les porter au ciel. Ils s'envolèrent tous a-la-fois, comme une troupe de cygnes éclatans qui prennent leur eflor 6c sélèvent d'un vol majeftueux & rapide audefTus du fake de nos palais. Mes regards triftement prolongés les fuivirent dans les airs; leurs têtes vénérables fe perdirent bientót dans les nuages argentés; & moi, je reftai feul fur cette terre magnifique & déferte. Je fenris que je n'érois pas encore fait pour 1'habiter; je fouhaitai de revenir fur cette terre infortunée & expiatoire; & c'eft ainfi que 1'animal, échappé a fon conducteur & forti de fa loge, revient fur fes pas, fuit les traces de fa chaine, baifle un front docile & rentre dans fa prifon. Le réveil diffipa une illufion qu'il n'eft pas permis a la foiblefle d'une langue indigente de peindre dans tout fon éclat : mais cette illufion me fera toujours chère; & appuyé fur la bafe de 1'efpérance, je Ia conferverai jufqu'a la mort dans le fond de mon cceun  99 L'ÉGOÏSME, S O N G E V. Je crus, en dormant, qu'un fpeótre vêtu de blanc me prenoit par la main. Sa main étoit froide, fi froide, que je fis des efforts pour me dégager; mais le fpeótre plus fort m entraïna, me fit pafTer fous une voute fouterreine, longue, trèslongue, au bout de laquelle fe trouvoit une entrée étroite & fort baffe : il me fallut baifier la tête fous cette porte; après avoir rampé fur les mains, j'entrai dans un endroit très-vafte, mais ténébreux & lugubre. Cet immenfe & trifte édifice n'avoit pour toute lumière que trois lampes fufpendues fort haut, & qui brüloient dans les voütes. Aufii les ténèbres 1'emporroient fur la clarté. En baiflant les yeux, je vis des fépulcres, des urnes cinéraires, des cercueils, des maufolées rangés contre les murailles, & qui en ceignoient le vafte contour. Tout4-coup une efpèce de fiège s'éleva au milieu de cette falie vide & fpacieufe : je vis un fantome habillé de drap vert, & j'entendis une foule de peuple qui s'attroupoit vers une porte entr'ouverte. Gij  ISO L'Ê G O ï S M E, Elle étoit gardée par une figure dont la taille étoit courte, la tête grorTe & pefante, 1'air ignoble, les ongles crochus & pleins d'encre; elle parloit en ronflanr; un hoquet continuel marquoit que fa digeftion étoit laborieufe : fur fon fronr étoit écrit, Finance. De 1'autre cóté, une figure timide , sèche Sc louche, au regard afluré, malgré fa misère & fa maigreur, tenoit le fecond battant. On lifoit fur fa joue droite qu'elle cachoit, Relfource. Toutes deux ouvrirent la porte a la multitude qui fe prefloit & fe coudoyoit: les uns avoient une face enluminée, un ventre prodigieux , des jambes goutteufes, le cou apople&ique. Les autres étoient maigres, efflanqués, portoient des mines blêmes avec des perruques plates Sc des manchons pelés. Aufiitót chacun de ces individus fortit un fac dargent plus ou moins gros, & 1'offrit prefqu'a mains jointes au fantöme, en lui demandant un parchemin paraphé» Chacun crioit: « Après moi » le déluge; je doublé mon revenu; je vivrai » fans travailler; je deshérite tout ce qui m'ap» partient; j'augmenterai ma table; je nourrirai j» des chevaux, & je ne me marierai point». Un cri univerfel, qui avoit quelque chofe de lugubre Sc d'attriftant, fit entendre de toutes parts :» Moi, « moi, moi, Sc encore moi, jamais autre que » moi»1 Ce moi terrible déchiroit 1'oreille Sc  S O N G E V. IOI 1'ame de tout le monde, & chacun le répécoit avec un tranfport effréné. Les plus honteux ne crioient point, mais ils difoient tout bas : » Que m'importe autrui? il » faut vivre pour foi: je vis pour moi, pour moi ». Et leurs lèvres , interprètes fidèles de leur cceur, répétoient incelTamment ce monofyllabe. Le fantöme vert fit un figne, & ce fut a qui fe précipiteroit vers lui. On verfa 1'or & 1'argent amour de fon fiège; bientót il en fut environné jufqu'aux épaules , quoiqu'il eüt huit coudées de haut. Alors il fe leva, prit une dixième partie de cet argent , & le rejeta a ceux qui le lui avoient apporté; mais a mefure qu'il difperfoit ce métal, plufieurs individus tomboient & mouroient: auffitöt les voifins les rangeoient froidement & 1'ceil fee dans les fépulcres qui environnoient ia falie. Les furvivans ramaffoient 1'argent du décédé, & le rejetoient au tas en criant : « Moi , moi, » moi, rien après moi, ainfi que 1'a dit & prati» qué mon prédéceffeur ; fuivons fon exemple! » Ils tiroient en même tems une petite fiole oü étoit un élixir, & ils difoient en buvant : » C'eft >» pour me faire vivre cent années , & pour bien » attraper le fantóme vert». Ce qui m'étonnoit, c'eft quétant fi avides de recevoir, ils 1'étoient encore plus de remettre au tas qui s'accroiffoit fans ceffe. G iij  IOi L' E G Q ï s M E, Le fantome tournant fur lui-même &c en douze tems égaux , arrofoit circulairement la. multitude d'une pluie d'efpèces monnoyées; il s'arrêtoit pendant cette foncfion , & rachoit de gagner le plus petit efpace de tems, cat il favoit calculer la valeur du retard; mais la foule impatiente crioit: » Ah, que le tour eft long & mefuré! Malheu» reux que je fuis d'avoir été baptifé Zacharie au » lieu d'Abraham! Tournez donc plus vite » Le fantome, immobile a ces clameurs, lifoit fans s'émouvoir un petit livre intitulé : Probabilités de la vie humaine, avec fon commentaite particulier; livre que la multitude ne lifoit pas, & qu'elle ft'auroit pas fu lire. Les efpèces enlevées du tas énorme defcendoient fur la foule expectante qui s'éclaircifloit a. mefure qu'elles tomboient; 1'un expiroit tandis que 1'écu étoit en 1'air; & fon voifin, le trainant charitablement au cerceuil , trébuchoit fur fon camarade en murmuranr : J'ai figné ma quittance. Ils s'enterrèrent ainfi réciproquement, fans qu'il y eüt une larme fincère de répandue. On fouilloit les poches des mores; elles étoient vides, & on les maudiffoit. L'écu tombé a leurs pieds, ramafle par celui qui étoit le plus proche, par une tendance magique, revoloit toujours au fantome; de forte qu'il fe trouva enfin feul au milieu d'un tas dor & dargent d'une groffear prodigienfe.  «S O N G Z V. 10 J ïl ny avoit plus que moi de vivant dans la falie j & le fantome me lancant un r'egard effroyable, me dit: « Qui es-tu? que fais-tu? qui t'a » conduit ici? que veux-tu? — Eh, jouir, fans » parchemin, des rayons du foleil, des pommes » de terre, & de celles que portent les arbres ». II fe tut, voyant qu'il n'avoit rien a me compter; mais il fembloit me reprocher d'être encore debout parmi ces corps gilfans par terre. Je conremplois avec terreur ce fantóme, lorfque la robe verte qui le couvroit, tomba a fes talons. Je vis un fquelette noir qui monta foudain un cheval qui n'étoit lui-même qu'un fquelette. Je crus relire un verfet myflérieux de 1'Apocalypfe: j'entendis le eraquement effroyable de leurs os; le cavalier & le courlier n'avoient pas acquis de 1'embonpoint au milieu de cettë maffe dargent: elle s'envola, elle fe changea même en ces vapeurs fluides qui montent au plancher; elles percèrent le toit de pierre fans 1'ouvrir : rien ne refta qu'un tas de perits carrés chargés de parafes. Tout-a-coup un bourdönnement confus fe fit entendre : tous les décédés, qui avoient crié pendant leur vie, moi, moi, moi, fe levèrent; le coude appuyé fur leur tombe ; leurs figures pales & repentantes fe regardoient 1'une 1'autre, en difant: Mes enfans, mes neveux, mes amis oubliés.' Elles firent quelques efforts pour élever la voix, G hi  104 L'É G 0/ï S M E, S O N GI V. elles ne purent que murmurer ces mots d'une manière foible & lamentable: « Nous avons joué » contre la mort, ce fquelette aride & dévorant! « Nous avons joué contre la mort! La mort! elle » a gagné la partie, elle a gagné la partie, la » mort! elle a eu tout notre argent. La mort! ." moi, moi, moi La mort »! Et a ces mots, ils retombèrent en filence dans leurs cercueils. Me voyant feul au milieu de ces ombres plaintives, de ce murmure & de ce filence plus effrayant, l'épouvante s'empara de mon ame ; une fueur froide coula fur tous mes membres; je poiüTai un cri pergant, & je me réveillai.  ïo5 L'O PTIMISME, S O N G E VI. T, J A v o i s réfléchi un jour entier fur le bonheur qui eft le partage du méchant, & fur 1'infortune qui pourfuit rhomme vertueux: la nuit déployoit fes voiles ; mais qui peut dormir fur le duvet, tandis que le malheureux fouffre , & que fes gémilfemens plaintifs accufent notre repos & réveillent dans nos cceurs 1'invincible fentiment de la pitié ? Ce n'eft point le philofophe, ou pour mieux le qualifier, ce n'eft point 1'ami des hommes : fon ame fenfible eft trop bien liée au fort de fes femblables , pour qu'elle s'ifole comme celle du méchant. L'ame de 1'homme vertueux ne veut point être heureufe , ou veut 1'être avec 1'univers. Mes fens affoiblis avoient cédé aux pavots du fommeil; mais ma penfée libre & puilïante n'en fuivit pas moins le cours de fes méditations. Je ne perdis point de vue les deftins de 1'infortuné; mon cceur veilloit & s'intéreflbit pour lui. J'étois encore irrité, quoiqu'en fonge , du fpe&acle que m'offroit cette miférable terre, oü le vice infolent triomphe, oü la vertu timide eft fiétrie , perfécutée. J'éprouvois ces tourmens dont ne  log L'Optimisme, peut fe défendre rhomme qui ne reiferre point fon être dans le point de fon exiftence. Atttifté , je traverfois d'un pas lent les belles campagnes d'Azora ; mais la ttanquillité qui régnoit fur la face riante de la Nature , ne pénétroit point jufqu a mon cceur. Toutes les fcenes d'injuftice , de forfaits, de tytannie , s'offrirent vivement a ma penfée. D'un cóté, j'entendois les cris de 1'indigence aftamée , qui fe perdoient dans les airs; de 1'autre, la joie folie & bruyante d'hómmes infenfibles & barbares , regorgeant de fuperfluités. Tous les malheurs qui accablent la race humaine, tous les chagrins qui la ruinent & la dévorent, fe retracèrent en foule a ma mémoire ; je foupirai, & Ia pointe douce & amère de la pitié bleffa délicieufement mon cceur. Des larmes brülantes ruilTeloient fur mes joues : j'exhalai mes plaintes, & j'oubliai la fageffe, jufqu'a murmurer contre la main puiifante qui arrangea les évènemens du monde. Dieu ! m'écriai-je, que mon oreille n'em tende plus-les foupirs de la misère & les gémiffemens du défefpoir -y que mes yeux ne tombent plus fur 1'homme égorgeant fon femblable ; que je ne fois plus témoin du glaive étincelant du defpotifme & des chaïnes honteufes de 1'efclavage; ou donne-moi un autre cceur , afin que je ne fouffre plus avec un monde de malheureux. Hélas, tu as donné la vie a tant d'innocentes créatures qui ne te  S O N 6 E V I. 107 la demandoien: pas ! Etoit-ce feulement pour les voir naitre , fouffrir & mourir ? La douleur parcourt ce trifte univers comme un ouragant fougueux , tandis que le plaifir eft auffi rare & auffi léger que 1'aile inconftante du zéphyr. J'allois continuer mes plainres , lorfque je me fentis enlevé dans les airs par une force inconnue , la terre trembloit, le ciel s'allumoit d'éclairs , Sc mon ceil mefuroit avec effroi 1'efpace immenfe qui fe découvroit fous mes pieds. Je reconnus que j'avois pêché; je criai: cc grace, ó mon Dieu ! » grace a une foible créature qui t'adore , mais » dont le cceur a été trop fenfible aux maux de » 1'humanité! cc Touti. coup je fentis mes pieds affermis fur unfol inconnu; je me trouvai dans une obfcurité profonde, j'y reftai plongé quelque tems , Sc voici qu'un rayon plus rapide Sc plus percant que 1'éclair, vint diffiper les ténèbres qui m'enveloppoient. Un génie revêtu de fix aïles brillantes fe préfenta devant moi: a la flamme célefte qui luifoit fur fa tête, aux caractères de la divinité empreints fur fon vifage lumineux, je le reconnus pour un des anges de 1'Eternel. Ecoute, me dit-il, d'un ton qui me rendit le courage , cc écoute , & n ne cenfure pas plus long-tems la providence, » faute de la mieux connoitre : fuis moi ». Je le fuivis au pied d'une montagne dont le fommet fendoit les cieux. Je monte, ou plutót je gtavis.  ioS L' Optimisme, Figurez-vous des rochers énormes, fufpendus le? uns fur les autres , qui a chaque inftant menacent de tomber & décrafer les plaines. Au milieu de ces points de vue effrayans, 1'ceil cherchoit en vain un arbre ou une plante qui lui rappelat la nature animée ; il ne découvroit qu'une chaine de roes a moitié calcinés par les éclats de la foudre. Je fuivois en tremblant mon conducf eur; & les hurlemens des tigres & des lions , rendus plus affreux par 1'écho, épouvantoient mon oreille : a chaque pas j'avois befoin du bras de cet ange fecourable pour me foutenir , & je voyois a mes cótés, ó fpeótacle terrible! des compagnons malheureux, qui, voulant efcalader ces rochers élevés , fe tenoient fufpendus a leurs pointes , mais qui bientót laffés de 1'effott, chanceloient, appeloient en vain a leur fecours, rouloient, tomboient écrafés, & devenoient la proie des tigres qui fe difputoient dans les vallons leurs membres palpitans. Je crus qu'un pareil fort m'attendoit, lorfque 1'ange me dit: « Aiufi la providence punit 1'au» dace téméraire des mortels. Pourquoi 1'homme » veut-il pénétrer ce qui eft impénétrable ? Son » premier devoir eft de reconnoïtte fa foibleffe. » Tout roule invifiblement fous la main d'un » Dieu; ce Dieu veut te pardonner; il veut plus, » il veut t'éclairer ». A ces mots, ilme toucha la  S O N G E V I. 109 main , & je me .crouvai au fommet de la montagne. Quelle douce furptife ! Le penchant oppofé oü nous defcendimes, étoit un jardin tout-a-la-fois agréable & magnifique, oü la verdure, le chant des oifeaux, le parfum des fleurs enchantoient tous les fens ; un charme fupérieur y paffionnoit 1'être le plus indifférent. Mon divin condutfteur me montra dans 1'éloignement un temple d'étonnante ftruéture; la route qui y conduifoit étoit fi myftétieufe , que fans guide il étoit impoffible d'y parvenir. A notre approche , les portes du temple s'ouvrirent; nous entrames , & foudain elles fe refermèrent avec un bruit de tonnerre fous une main invifible. « Perfonne ne peut les ouvrir, perfonne » ne peut les fermer , fi ce n'eft la voix puilTante » de Dieu , me dit mon protecteur augufte. Saifi » de refped , je lus ces mots écrits en lettres » d'or : Dieu eft jufte , fa voix eft cachée ; qui » ofera vouloir approfondir fes décrets » ? Je jetai un coup-d'ceil fur la hauteur magnifique de ce temple : tout cet édifice majeftueux repofoit fur trois colonnes de marbre blanc • au milieu s'élevoit un autel; a la place de 1'image de la divinité, menton une fumée odoriférante , dont la douce vapeur rempliflbit le temple. A droitede 1'autel étoit fufpendu un tableau de marbre noir, & vis-a-vis étoit un miroir compofé du plus pux  iio L' Optimisme; criftal. L'ange me dit: « C'eft ici que tu vas ap»> prendre que fi Ia providence rend quelquefois » un homme de bien malheureux , c'eft pour le » conduite plus sürement au bonheur. » II dit, 8c difparut. Ce n'eft plus la froide terreur qui glacé mes fens ; c'eft une joie pure, douce , ineffable , qui remplit mon ame. Je verfai des pleurs d'attendriffement; mes genoux fléchirent, mes bras fe levèrent vers le ciel, & je ne pus qu'adorer en filence la bonté fuprême. Un^ voix majeftueufe, qui n'avoit rien de terrible, me dit: « Leve-toi, » regarde & lis ». Je portai les yeux fur le miroir . 8c j'y vis mon ami Sadak; Sadak , dont la vertu conftante & courageufe m'avoir fouvent étonné, qui favoit braver 1'indigence & même la faire refpecfer. Je le vis affis dans une chambre dont les murs étoient dépouillés -3 il appuyoit fa tête languifTante fur le dernier meuble qui lui reftoit , le cceur confumé par la faim , 8c par le défefpoir plus cruel encore. Une feule larme s'échappoit de fa paupière , larme de fang! Malheureux , il n'ofoit pleurer. Quatre enfans crioient a leur père & lui demadoient du pain; le plus jeune , foible 8c languilfant, couché fur un refte de paille, n'avoit plus la force de gémir; il exhaloit les derniers foupirs d'une vie innocente. La femme de cet infortuné , aigrie par le malheur, oublioit fa ten-  SongeVI. ijï dreffe & fa douceur naturelles, pour lui reprocher 1'excès de leur misère. Ces plaintes cruelles déchiroient fon cceur , & ajoutoient a fon fupplice. Sadak fe leve, détourne la vue de fes enfans, Sc , tout malade qu'il eft , fe traïne pour leur chercher quelque fecours. II rencontre un homme auquel il avoit ci-devant rendu les plus grands fervices ; cet homme lui devoit 1'emploi honnête dont il jouilfoit. Sadak lui expofe létat déplorable oü il fe trouve; il lui peint fes enfans prêts a expirer dans fes bras faute d'un peu d'alimens Celui-ci rougit d'être forcé de le reconnoïrre, regarde d'un ceil inquiet fi on ne 1'obferve point parlant a un homme qui porte la livrée de 1'indigence ; il fe débarralfe du pauvre fuppliant par de vagues promefles, des politeffes froides , & töut-a-coup s'écarte a grands pas. C'étoit au moins pourladixième fois qu'il traitoit avec inhumanité celui de qui il tenoit tout. Sadak, défefpéré, porte fes pas au hafard, lorfqu'un de fes créanciers 1'arrête, le charge d'injures, ralfemble le peuple autour du malheureux , le menace publiquement, Sc eft prêt a le frapper , plus par mépris que par courroux. Enfin, je le vis, errant de porte en porte , tendre une main fuppliante , tantót rebuté, tantót recevant 1'aumóne qu'on donne a 1'imporcunité. II achete un pain, le porte, le partage a fes enfans, pleure de joie en appai-  nz L' Optimisme, fant leur faim, & remercie a genoux la providence des richeS bénédicHons qu'elle vient de répandre fur lui. Je jetai un cri de douleur, d'étonnement & d'effroi. Mes yeux , chargés de pleurs, fe tournèrent furie tableau de marbre noir, 8c une main invifible y traca ces mots : « achève de contempler » Sadak, & condamne, fi tu 1'ofes, la providence » qui règle tout». Je reportai la vue dans le miroir, 8c j'y revis mon ami Sadak. Mais qu'il étoit changé! que lafcène étoit différente! Ce n'eft plus 1'indigent Sadak, pauvre, il eft vrai, mais tendre, vertueux, compatiffant, plein d'honneur & d'humanité; c'eft Sadak dans 1'abondance, devenu opulent par un héritage inattendu; c'eft Sadak qui, dans le fein corrupteut des richeffes, a mis en oubli les vertus qui lui étoient chères. Affoupi dans le luxe, il eft dur, il commande avec aigreur, 8c ne fouffrant plus, il ne fe fouvient point qu'il eft des malheureux, & que lui-même 1'a été. Je lus auffitöt avec une admiration refpectueufe ce que le tableau myftérieux m'enfeignoit. «Souvent la vertu » fouffre,, paree qu'elle cefferoit d'être vertu, fi » elle ne combattoit pas. Lorfque 1'augufte Provi» dence fait defcendre la misère fur la tête d'un » mortel, la patience fa fceur 1'accompagne, le » courage la foutient, & c'eft par ce don que la » vertu fefuffita elle-même, & qu'elle devient » heureufe  SöNGü VI, fctS « heureufe lors même que 1'infbrtune femble 1'ac» cabler». Mon ceil avide ne tarda point a fe reporter fur le miroir. Quel objet plus intéretfant pour mon cceur! C'eft ma patrie que j'apercois, ma chère pattie s la ville heureufe oü j'ai pris naiflance! Mais ciel, que vois-je! Tout-a-coup une armée formidable a inondé fes campagnes, a environné fes fortes murailles, a préparé pour fa ruine les machines infernales de la deftruction. Le fer eft prêt, la vengeance 8c la tage allument leurs flambeaux. O fuperbe ville! tu trembles, malgré tes fiers défenfeurs. Tes ttéfors enflamment d°ans le cceur de 1'ennemi la foif du pillage. Tu veux lui oppofer une courageufe réfiftance. Vains efforts! il monte, il efcalade tes orgueilleufes tours; lefang coule, la mort vole, la flanfme ravage; tu n'es plus qu'un trifte monceau de pierres que couvre une épaiffe fumée. Mes malheureux concitoyens, échappés a 1'embrafement, errent dans les bois, mais 1'horrible famine lesattend dans ces défetts; elle les dévore ientement, & prolonge leur fupplice 8c leur mort. Dieu jufte! m'écriai-je, un milhon d'hómmes tomberont les viélimes d'un feul ambitieux, les enfans feront égorgés fur le fein de leurs mères, les cheveux blanchis des vieillards feront traïnés dans le fang & la poufïière, 1'innccente beauté deviendra la proie d'une foule meur- H  114 L'O P T I M I S M ï, trière, une ville entière difparoïtra, paree que la cupidité d'un monftre aura convoité fes richefTes! « Un pays rempli de prévaricateurs, répondit le » tableau, mérite le chatiment d'une divinité trop 3> long - tems méprifée. Ceux qui n'éroient point s> coupables font arrachés au danger de le devenir; 33 & fi la main de la providence les a frappés , » c'étoit pour les préferver d'un naufrage bien 33 plus horrible que ne 1'eft le tourment d'une 33 mort paflagère : leur refuge eft dans le fein de 33 la clémence d'un Dieu érernel». Le palais du miniftre Aliacin, dont les pyramides dorées percent la nue, s'élevoit avec trop de magnificence, pour qu'il ne vïnt point frapper mes regards. Que de fois 1'indignation avoit faifi mon cceur a 1'afped de ce monftte heureux qui, avec une ame vénale, un cceur barbare, des mceurs dépravées & un génie defpotique, avoit comme enchaïné la forrune a fon char! Son élévation étoit le fruit de fes baflefTes, fes tréfors le prix de fa trahifon. II avoit vendu fa patrie pour de 1'or. Une province entière gémifloit fous fon oppreflion. Tantöt il rioit du foible murmure d'un peuple ployé a 1'efclavage; tantbt il traitoit de cris de révolte fes gémhTemens étouffés. Chaque jour il commettoit un nouvel attentat, & chaque jour le fuccès couronnoit fon audace. Cependanc 1'intérieur de fon palais n'offroit,  S O N G E V I. IIJ tant fur la foie que fur la toile, que des traits de générofité Sc des exemples de vertus. Les bufles des grands hommes de l'antiquité ornoient la maifon du plus lache fcélérat; Sc ces marbres muets, loin de parler d fon cceur, ne le faifoient pas même frémir lorfqu'il les regardoit. Je confidérai ce méchant, revêtu de puilfance, entouré deflatteurs, redouté de fes ennemis, encenfé publiquement, & maudit, mais feulement tout bas. Mille raretés précieufes décoroient fon cabinet, Sc chacune d'elles ne lui avoit coüté qu'une injuftice. La pourpre Ie couvroir aux dépens de ceux qui alloient nus, & le vin qu'on lui verfoit dans une coupe ornée de pierreries, pouvoit être confidéré comme un extrait des pleurs qu'il faifoit répandre. II fort d'une table faftueufe, Sc va mettre aux pieds d'une concubine le patrimoine d'un orphelin. II fe tient avec elle a la fenêtre, & de la il voit tranquillement mettre a mort un citoyen fenfible & courageux, qui a ofé lui repréfenter 1'abus de fon pouvoir. On étrangle 1'homme de bien, & un courrier vient, une heure après, annoncer au miniftre que le fultan, pour reconnoirre fes fervices fignalés, lui fait préfent d'une terre confidérable. Le monftre fourit, & devenu plus puilfant, il fonge a fe rendre plus terrible. Ma haine , contre cet odieux tyran, devint fiforte, qu'impatient je tournai a plufieurs reprifes Hij  L'Optimisme, mes regards fur le tableau, comme pour hater 1'arrêt qu'il devoit prononcer; mais rien n'y paroilfoit encore tracé. Ma vue retombe triftement fur le criftal merveilleux. J'apergois Aliacin entrant dans un cabinec fecret. Quelle fatisfa&ion pour mon cceur! La nature, les malheureux & la terre font vengés. Cet homme puiffant, qui fembloit le plus heureux des mortels , lit une lettre, palit, tremlUe, frappe fon front de cette même main dont il égorgeoit 1'innocent. Agité d'un défefpoir qu'il ne peut vaincre, il va, vient, erre en furieux, déchiré par la crainte plus que par les remords. II arrache toutes les marqués de fa dignité, les foule aux pieds , & dans fa rage il pleure comme un enfant. Je cherchois a deviner le fujet de fa fureur, lorfqu'un de fes favoris, plus vil que fon maitre, perce jufqu'a fon cabinet; & j'apprends la caufe de fon défefpoir. Un de fes confidens, efpion a la cour, venoit de lui écrire qu'un orage nouveau s'étoit formé ; qu'il alloit perdre fon rang & fon crédit, s'il ne polfédoit pas affez d'adreffe pour détourner le coup. Auffitöt cet honteux favori confeilla d'une voix ferme a. fon maitre ce que tout autre n'auroit pu lui dire impunément. Ce confeil affreux plut au barbare. II ordonna qu'on amenat fa fille en fa préfence. Nourémi parut y elle étoit belle, & elle avoit des vettus. Dieu! avec quelle horreur elle entendit que  Songs VI. 117 fon père vouloit la livrer aux defirs du Sultan , comme une victime immolée a fon infatiable ambition! Elle tombe prefque fans fentiment aux genoux de fon père ; elle fait parler les pleurs de la beauté , de la nature, de 1'innocence Un regard févère lui commande d'obéir ; elle obéit Sc meurt. Aliacin en devint-il plus heuteux? Je le vis, dans 1'afyle du repos, étendu fur le duvet, ou plcngé dans un bain délicieux. On le croiroit couché fur des épines. II crainr pour fa vie, il fe léve, il parcourt a pas tremblans fon palais; il trouve fes efclaves endormis, & envie leur paifible fommeil. Le jour luit: toujours inquiet, roujours foupconneux, il frémit quand il mange , il palit lorfqu'il boit, incerrain s'il fait couler la nourriture ou la mort dans fon fein. II redoute jufqu'aux carelfes des femmes qu'il tyrannife, Sc dont il eft 1'efclave. Si quelqu'un s'élève , mille ferpens rongent fon fein; c'eft 1'adverfaire qui doit un jour le renverfer; c'eft 1'homme redoutar ble qui doit s'afleoir a fa place. Plein d'une attente refpectueufe, je confultai la table des auguftes jugemens de 1'Eternel, Sc je lus : «la vérité eft terrible au méchant; elle eft » fans ceffe préfente a fes yeux; c'eft elle qui fait » fon fupplice; il ne voit que ce miroir redoutable, » oü il lit fon injuftice & ladiftormité de fon ame ». Hiij  I l8 L' O P T I M I S M E, Tout-a-coup un bruit fourd comme celui d'un tonnerre lointain fe fait entendre; je tourne la vue fur le palais d'Aliacin. Ses jardins, fes pyramides, fes ftatues, lui-même, tout étoit difparu. A la place de ce féjour, oü toutes les voluptés étoient ralfemblées, on ne voyoit plus qu'un repaire de couleuvres impures, rampant dans des marais fangeux. Tel eft le fondement des palais que le crime a batis. Les mots fuivans, gravés fur le marbre rioir, me découvrirent ce qu'Aliacin étoit devenu. « II a été balayé de defliis la terre comme la vile » pouflière, & les races fututes douteront s'il a » exifté ». Cet effrayant tableau ne fortira jamais de ma mémoire, & depuis ce tems je gémis en voyant un homme puiffant. On contemple fes richelTes, moi je le vois expofé au bras de la juftice divine. Mon ceil plus attentif revola fur le miroir, & j'apercus Mirza & Fatmé, amans tendres, généreux, êc dans cet age oü 1'on connoit 1'enthoufiafme de la vertu. Ce même jour venoit de les unir, & leur tendrefle muruelle leur promettoit une longue fuite de jours auffi fortunés. La douce ivrelfe du bonheur brilloit dans leurs regards, leurs mains étoient •entrelacées, & leurs foupirs fe confondoient avec une douceur touchante. Fatmé avoit la beauté d'une vierge, fa pudeur, fes graces, & ce doux incarnat dont i'éclat eft fi fugitif. Le plus beau fein renfcr-  SongeVL 119 mok le cceur le plus noble. Muet d'amour, 1'ame plongée dans un ravilfement inexprimable, Mirza embraffok Fatmé, & des mots interrompus étoient les feuls & foibles interprètes des mouvemens de ion cceur. Fatmé récompenfoit la tendtelfe de fon amant d'un aimable fourire; fon front rouguTok, & ce rouge adorable étoit Peffet de 1'amour le plus pur. Comme leur filence exprimok ce que leur langue ne pouvoit rendre! Mon cceur trelfaillit de joie au féduifant tableau de la vertu couronnée des mains de 1'amour. Comment 1'ami de 1'hqmme pourroir-il voir deux cceurs heureux, fans être ému de plaifir & fans applaudir a leur bonheur! Ces deux amans fe félicitoient d'être unis, paree qu'ils pouvoient faite le bien enfémble. Ils étoient riches & fatisfaits de 1'être, paree qu'ils pouvoient foulager la foule des malheureux. Le jour de leur hymen, ils voulurenr que des cceurs auffi fenlïbles que les leurs goutaffent la même félicité : ils marièrenr de jeunes filles i leurs jeunes amans, lorfque 1'infortune étoit le feul obftacle qui s'oppofoit a leur union. Mirza veut que tous les cceurs foient a 1'uniifon du fien; fon ame fublime voudroit fouffler fur la nature entière une volupté univerfelle & inaltérable. « Chère Fatmé, difoit-il, dans le » fein du bonheur, nous pourrons dire : nous ne »> fommes pas les feuls heureux; nous jouiffons, »> 6c dans ce moment quelqu'im nous bénit; nous Hiv  iio L'Optimisme, » avons fait defcendre I'hymeft dans de triftes » chaumières; des cceurs innocens fe font ouverrs » a la joie; 1'amour confolateur a effacé 1'imaae » de leur misère; & nous, nous verrons leurs » enfans fourire a notfe approche. Fatmé, leurs » carelfes feront notre plus douce récompenfe » I Ces ames rendres & vertueufes formoient le plan d'une vie utile & bienfaifante : leurs enfans devoient être élevés dans les faintes maximes de Ia fageife; on devoit leur enfeigner, avant tout, a etre fimples & bons, paree que la fimplicité & Ia bonté, font le principe de toutes les vertus; on devoit nourar dans leurs ames flexibles & tendres les impreflions d'humanité 8c de commifération, paree qu'il faut être fenuble, afin d'être homme. Ce couple charmant & refpectable s'enflammant aux tranfports de leurs cceurs, voyoit déja leur pofténte hénter du fang généreux qui couloit dans leurs veines. Dans ce ravilfement qü'infpirent 1'amour laveren, le bonheur, ils tombent a genoux devant iEtrë fuprême. «Grand Dieu! s ecrioient-ils, » donne-nous des enfans dignes de toi! Qu'ils " foIent h«m^ns; qu'ils marchent dans les voies - de ta juftice : ou s'ils doivent s'écarter des loix » faintes que nous chériffons, frappe-nous plutót » de ftérilité, & qu'ils ne recoivent pas une exif» tence qu'ils aviliroient A nos yeux comme aux » uens »! Leurs bras fupplians étoient entrelacés,  SongeVI. in lorfque le plafond de la chambre crie, sébranle. Farmé s'évanouitde frayeur. Mirza pouvoir encore fe fauver; mais comment abandonnér fa chère Fatmé ? II veut 1'enlever dans fes bras; le mur chancèle, tombe, écrafe & enfevelit ces deux amans. Le monde perd fon plus digne ornement, & le genre humain, 1'exemple des plus rares vertus. Je cachai mon vifage pour pleurer libremenr. Je fouhaitai d'être acéablé fous ces triftes ruines avec Mirza & Fatmé. Long-tems immobile , je n'ofai hafarder mes regards fur le rableau; je levai enfin un ceil tremblant, & je lus: « L'aveugle » efprit de 1'homme ne voit rien que dans le pré» fent; la providence feule connoit 1'avenir: la » mort la plus foudaine a été la récompenfe des » vertus de Mirza & de Fatmé; elle les a fait » paffer a un état de délices dont ce monde n'offre » point d'idée, en même tems qu'elle les a fauvés » de 1'horreur de mettre au jour des defcendans » indignes d'eux ». Je conclus que je ne devois rien décider déformais, moi, foible atome , dont la vue bornée ne pouvoit embraffer ma propre exiftence. En regardant encore 1'incompréhennble miroir, j'eus un nouveau fujet d'éïonnement: j'apercus Agenor, malheureux jeune homme adonné a toutes fortes d'excès , &: le libertia le plus décidé d'une ville diflblue. II étoit pale, défait, violemment agité;  lil L' O P T I M I S M E, il fe promenoit a grands pas dans fa chambre, portant en fureur la main a fon fronr, 8c prononcant a voix baffe quelques imprécations. II refte un moment comme irréfolu. Bientót toute fa rage éclate , il court a une armoire fecrete, en tire un papier, verfe dans une taffè d'une certaine pou- °-re Oui, dit-il les yeux enflammés, ce poi- fon fera 1'unique relfource que j'embralferai: il me fauvera de Fopprobre qui m'attend. L'infidelle Roxane me facrifie a Findigne Dabour; mon père ne veut plus payer mes plaifirs; mes créanciers me menacent chaque jour de la prifon: vengeons nous a la fois de Roxane , de mon père & de mes créanciers. II portoir la taife a fa bouche, & j'étois peu affligé de voir le monde perdre un débauché furieux , lorfque tout-a-coup il s'arrête. Quoi! s'écrie-t-il d'un ton fourd & étouffé , je mourrois , 8c fans être vengé! Perfide rival! ah! je veux rougir la terre de ton fang : tu tomberas fous ma main, & ta mort doit fatisfaire ma fureur ! II dit, pofe la taife, prend fon cimeterre & fort. Apeine eft-il dans larue, que fon père, vénérable vieillard , monte a la chambre de fon fils. Hélas ! il eüt été heureux fans ce fils. On lifoit fur fon front cette douleur vive qui abat une ame paternelle. II venoit repréfenrer a ce fils ingrat les loix de Fhonneur, celles de la probité & du devoir. II fe flattoit de toucher fon cceur, de le rame-  SongeVI. 113 ner a la vertu. Ses rides, fes nobles rides & fes cheveux blancs, les larmes qui baignoient fon vifage , tout infpiroit le refpeófc & la pitié. En le voyant, 1'ame la plus dure fe feroit émue. Ce vieillard infortuné, fatigué des mouvemens qu'il s'étpit donnés, étoit altéré. II apercoit la taflè fatale : il boit, tombe a tene , & rend 1'ame dans les plus horribles convulfions. J'ofai confier ma furprife a la juftice fupprême , & elle traca de fon doigt invifible les mots fuivans fur le tableau redoutable: « Le père d'Agenor s'étoit » rendu, par fa coupable négligence , la caufe » de la perte de fon fils: il étoit jufte qu'Agenor 5> devint a fon tour 1'inftrument de fon fupplice. » O pères! connoiflez toute 1'étendue de vos » devoirs, & frémifTez. Tolérer le vice , c'eft le » commettre». A peine ces mots furent-ils tracés , qu'ils difparurent, & ceux-ci prirent leur place: « confidère » le tout, afin de ne point errer ». Aufiitót j'apergus dans le miroir une grande ïle, coupée en deux par un fleuve. La partie droite fotmoit une plaine floriftante, couverre de palais fomptueux, de jardins magnifiques : elle étoit peuplée d'hómmes richement vêtus. La gauche, au contraire , préfentoit un déferr aride , ou quelques miférables cabanes entr'ouvertes laifioient voir les indigens qui y menoient une vie obfcute & pénible.  i*4 L' Optimisme," Cette ile pouvoit être confidérée comme une image du globe de la terre. On appeloit le pays a droite, Ie pays des heureux. Des chants , des danfes^ dès feftiris:, des fpeótacles fembloient leur unique occuparion : la volupté foutioit dans les yeux des beautés tendres qui les accompagnoient; elles fe lailfoient mollement entrainer vers des ombrages foliraires. Cependant je remarquai que la plupart d'entr'eux ne s'eftimoient heureux qu'autant qu'ils étoient apercus des gens qui habitoient Ia rive oppofée. Dans les repas les plus fplendides , ils paroilfoient d'une joie extréme ; mais moi, qui découvrois leurs cceurs a nu, je les voyois dévorés de vers rongeurs. Ils fembloient a la table des dieux boire le nectar , & 1'enfer étoit dans leurs fems. Quoique dans 1'abondance, leurs defirs étoient loin d'ètre fatisfaits : ils n'avoient qu'une bouche pour favourer les alimens , 8c leur imagination active & infenfée dépeuploit la terre & les mers pour fournir de nouveaux mets a un palais ufé par des fenfations ttop-fréquemmeut répétées. Parmi ces prétendus heureux, il en étoit qui quittoient tout-a-coup les plaifits pour courir après un certain feu follet, au bruit des tambouts 8c du canon. Ils revenoient tout fanglans , quelquefois mutilés, & alors ils fe faifoient appeler héros. D'autres faifoient les plus grands efrorts pour monter au fommet d'un gradin qui étoit occupé ,  SongeVI. 125 tandis qu'un peu plus bas ils auroient pu ttouver une place fort commode. Ils fe tourmentoient d'une manière étrange. Quelquefois on fe moquoit d'eux , & le plus fouvent on les jetoit au dernier rang. Rien ne les rebutoit: ils remontoient; & s'ils réuffiffoient, foit par adrelïè, foit par importunité , alors ils n'avoient pas feulement le tems de s'affeoir, affez embarralfés, affez occupés a repouffer 1'ambitieux qui a fon tour vouloit ufutper leur place. Plus loin , j'apercevois des têtes légères qui couroient ca & la, fans occupation comme fans affaires, femant des pièces d'or fans plaifir , & finiffant par mettre le feu a leurs palais pour réjouir un inftant les yeux d'une concubine capricieufe. Enfuite ils regagnoient a force de bras le pays défert, dit le pays des malheureux. Dans ce miférable féjour , on n'entendoit que des plaintes & des ctis ; tous les habitans matchoient courbés fous le fardeau d'une loupe de chair qui opprimoit le derrière de leur cou. C'étoit d'un regard trifte & envieux qu'ils contemploient le pays de la félicité. Qu'obtenoient-ils par ces vains defirs ? La boffe qu'ils portoient devenoit beaucoup plus pefante. S'ils s'approchoient de ces hommes fortunés, ils entendoient les railleries piquantes , lancées a. 1'envi 1'un de 1'autre contre les miférables porteurs d'une loupe de chair. II n'étoit pas facile , mais il  12.6 L'Optimisme, n'étoit pas abfolument défendu aux habitans du pays malheureux de traverfer le fleuve a la nage, & de s'établir dans le pays des riches; mais après avoir effayé quelque tems de 1'air du canton, ils revenoient prefque tous volontairement, aimant mieux encore porter une boflè pefante , que d'être toujours en guerre avec leur propre confcience. Si quelqu'un fe plaignoit de ce que fa loupe étoit beaucoup plus lourde que celle de fon confrère , il avoir le pouvoir de 1'échanger ; mais il fe repentoit ordinairement du troc , & reprenoit fon premier fardeau. Ces mafTes de chair ne me parurent point auffi infupportables que le porteur rafTuroit. En général il me fembla que, fi dans le pays de félicité 1'on exagéroit par air le fentiment du plaifir, dans le pays de misère on exagéroit par foiblefle le fentiment de la douleur: car c'eft une ancienne manie, & toujours fubfiftanre , que celle de vouloir être plaint. Je remarquai que la mal-adrefle de ces derniers rendoit le fardeau beaucoup plus difficile qu'il n'étoit. Ceux qui favoient le porter agréablement , paroifloient contens & difpos : 1'habitude leur rendoit a peine le poids fenfible; au lieu que ceux qui ne s'étudioient pas a favoir maintenir un jufte équilibre , chanceloient a chaque pas, Sc rendoient leur marche très-pénible. Un autre avantage du pays de misère, c'eft que les habitans fe confioient en aflurance aux vagues  SongeVI. 127 irritées. Leur bofle les foutenoit toujours fur la furface des flots : ils avoient beau être ballottés; les plus rudes fecoulfes de la tempête n'apportoient aucunvdommage a leur fituation : au contraire, les citadins du pays de félicité voyoient fouvent les plaines unies de leurs belles campagnes tout-a-coup boulevetfées au moindre mouvement de 1'empire liquide; eux-mêmes emportés par les courans, ne pouvoient furnager, & lor qui couvroit leurs habirs ne conttibuoit pas peu a les engloutir. J'obfervai auffi que dans le pays fortuné, on étoit bien moins habile, bien moins induftrieux , bien moins hurnain , bien moins charirable , que dans le pays des malheureux. Mon ceil avide cherchoit quelqu'autre objet de compataifon, lorfque le ciel de 1'ifle fe couvrit de fombres nuages : le tonnerre fe fit entendre; des éclairs furieux déchirèrent la nue ; une grêle effroyable fondit fur la terre. Tous les cceurs furent confternés : mais foudain la mer fouleva fes abymes; fes vagues impétueufes s'élevèrent jufqu'au ciel, affiégèrent la doublé ifle, & bientbt 1'engloutirent avec tous les habitans. Je ne vis plus dans le miroir qu'une lugubre & pale obfcurité, qui couvroit un amas immenfe d'eaux, d'oü percoienr quelques gémiffemens confus. A 1'inftant même , une lumière furnaturelle remplit le temple: le nuage odori-  118 L' Optimisme, férant qui fumoir fur 1'autel fe transforma en une colonne de flamme; & la voüte de lédifice fubitement enlevée, m'offrit le fpectacle d'un tróne kimineux qui defcendoit lentemetft au bruit majeftueux du tonnerre. Je tombai de ftayeur devant la divinité de ce lieu redoutable : un bras divin daigna me rel ever, & je revis auprès de moi 1'ange qui m'avoit fervi de guide. Sa voix me rendit le courage; je lus ces mots écrirs en traits de flamme fur le marbre myftérieux: » La mort rend les » hommes égaux. C'eft 1'éternité qui afligne a. » 1'homme fon véritable partage. La juftice eft » tardive ; mais elle eft immuable : 1'homme » jufte , 1'homme bon fe trouve a fa place, & le 33 méchant a la fienne. Morrels! la balance d'un 33 Dieu éternel penche dans les abymes de 1'éter33 nité 33. Alors le miroir redevint parfaitement clair, & je vis une grande & belle femme, revêtue d'une majefté célefte, aflife fur une demi-colonne: elle tenoit d'une main une balance , & de 1'autre une épée flamboyante. Des millions d'hómmes de toute nation & de'tout age étoient raflemblés aurour d'elle. Elle pefoit les vertus & les vices, pardonnoit aux défauts, enfans de Ia fo:bleflej la parience & la réfignarion étoient récompenfées , 8c les murmures indifcrets étoient punis. Je vis avec une joie inexprimable que les pleurs des malheureux fe féchoient fous fa main bienfai- fante.  S O N G E V li i l è knte. Ces infortunés béniftbient leurs maux paffes, fource de leur bonheur préfent. Plus ils. avoient fouffert, plus grande étoit leur récompenfe. Ils entroient dans les demeures éternelles , oü le Dieu de bonté fe plait a exercer fa clémence, le premier, le plus grand, le plus beau , le plus adorable de tous fes attriburs. Tous ceux que 1'Eternel avoit daigné animer de fon fouffle divin 4 étoient nés pour être heureux. Les taches qu'imprime a 1'ame le vil limon du corps, difparoilfoient devant 1'éclat du vrai foleil: fa fplendeur abforboit ces ombres palfagères. Le Créateur de ce vafte univers étoit un père tendre qui recueille fes enfans après un long & trifte pélerinage, & qui n'arme point fa main contte leurs fautes paffées. Ceux qui avoient ouvert leurs cceurs a la juftice,, a la douce pitié, qui avoient fecoutu Pinnocent, foulagé le pauvre, recevoient un doublé degré de gloire. Un cantique immortel de louanges, répété par la race entière des hommes, annoncoit la réparation des chofes. Les tems de la douleur, de la crainte, du défefpoir, étoient a jamais écoulés; les beauxjouis de 1'éternité s ouvroient; la figure de cë monde étoit évanouie ; ducun géiniifement ne devoit troubler la célefte harmonie de la félicité univerfelle. Ce Dieu bon, dont la main magnifique eft empreinte fur toute la nature, qui a embelli I  ÏJÖ L'O PTIMIS ME, SoNGE V L jufqu'au lieu de notre exil, embrafloit dans fort fein toutes fes créarures : le père & les enfans ne faifoient plus qu'une même familie. Alors une voix tonnante fe fit entendre. » Va , foible mor-^ n tel, efprit audacieux & borné , va, apprends a »* adorer la providence , lors même qu'elle te pa» roittoit injufte. Dieu a prononcé un feul & »j même décret: il eft éternel, il eft irrévocable ; n il a tout vu avant de le porter. Etres flnis \ vos » fyftêmes, vos vceux, vos penfées entroient dans » fon plan : foumertez-vous , efpérez , & n'ac33 cufez point fon ouvrage>3. Le temple parut alors s'écrouler fur ma tête. Je m'éveillai, incertain fi ce que j'avois vu étoit une apparitiön ou mie réaliïé. Dois-je encore m'indigner de la profpérité du méchant ? Dois-je murmurer du malheur de Fhomme jufte ? Ou plutót, ne dois-je pas attendre que le grand rideau étendu fur 1'univers foit tiré a nos yeux par la main de Ia mort? C'eft elle qui doit nous faire vivre, en découvrant la vérité immuable, éternelle, qui ordonna le cours des évènemens pour fa plus grande gloire, & pour la plus grande félicité de 1'homme.  LE BLASON, S O N G E FIL 3 E rêvols que j'étois exceiTivement riche , & que, la tête m'ayant tourné., j'avois acheté la nobleffe j que j'y avois joint une belle terre qui me donnoit le titre de baron. Auffirót je fis peindre mes armoiries fur les portes i les fenêtres , les cheminées de mon chateau : je les fis gravér fur les chapeaux dë mes domeftiques, fur leurs bas , fur les fers de mes chevaux; la garde-robe n en fut pas même exempte, & je voulois que par-tout on reconnüt les armoiries de M. le baron. J'achétai tout exprès une bibliothèque, afin de faire mettre mes armes fur le dos de chaque volume ; & je les prêtois a tout venant, me difpenfant de les lire -, vu mon opulence. J'envoyai cinquante mille écus a un généalogifte qui me faifoit defcendre de Louis le Gros par les femmes; & le tableau de cette généalogie fut appendü dansje lieu le plus apparent de mon falon. Quelqu'un s'érant avifé de dire a ma table que les hommes n'ont qu'une feule & même tige, lij  13* L ï B l a s .o M, que la noblefle devroit être fondée fur des vertus perfonnelles , je lui foutins qu'il falloit êtrë ne gentilhomme pour être quelque chofe dans ce monde; & quoiqu'il fe tut après cette convaincante réponfe, paree qu'il mangeoit beaucoup, je le fis remarquer a mon portier, afin qu'il fut éconduit chaque fois qu'il fe préfenteroit. Un autre convive ayant foutenu que, s'il prenoit fantaifie au grand-feigneur de fe faire baptifer, il ne feroit pas recu chanoine dans un chapitre d'Allemagne, attendu qu'il ne pouvoit faire aucune preuve du coté de fa mère, je le pris en fingulière aftecfion; car il me répétoit fouvent que je prouvois huit quartiers, d'après le tableau de mon falon. A force de 1'entendre dire, je me le perfuadai a moi-même, & je refpedtois un grand vaurien de fils, paree qu'il avoit un degré de noblefle plus que moi. Madame la baronne tomboit en fyncope dès qu'on annongoit un roturier. Elle me fit acheter le Nobiliaire, 1'Art héraldique, qu'elle confultoit foir & matin ; & , d'après fon récit, je voyois clairement que la familie étoit noble de toute éternité. Le fujet de la converfation journalière étoit d'examiner quel étoit le prince de 1'Europe le plus diftingué par la noblefle. Quelques têtes couron-  S O N G E V I ï, 133 hées perdirent a cet examen, & leur diadême palu fous 1'ceil fcrupuleux de madame la baronne; mais elle avoit concu en revanche une vénération rehgieufe pour un petit prince qui venoit de naitre, paree qu'elle prétendoit que , réuniflanr Ie fang de deux maifons illuftres , il étoit plus noble que ehacune d'elles en particulier. Je répétois fes paroles par-tout oü je me trouvois: alors elle me gracieufoit d'un doux fourire, ce qui me raviSbit ; car depuis longtems elle m'avoit convaincu que 1'amour Ie plus extréme lavoi't feul fairdéroger , en venant partager macouclie. Je chaffois totts les jours ; & , dès qu un malheureux payfan avoit tué un lièvre , je le faifois trainer dans.une cave humide, que j'appelois une prifon „ & oü les rats venoient lui manger les pieds. Je n'en affiftois pas moins a la mede folemnelle, puis j'invitois a diner le curé, qui avoit fait un fermon fit la charité: je louois a haute voix, pendant le rapas, fa touchante éloquence. Madame la baronne m'avoit mis en tête de batonner de tems en.tems quelques payfans, pour leur intimer la fubordination ; ce que je faifois , pour bien conferver mon rang. Mais un de ces payfans m'ayant-rencontré a fix lieues de mon chateau „, dans un éndroit oü il riy avoit pas de témoins, me fit pefamment feutir que 1'inegalité des condiÜom n'eli qu'une chimère s argument décifif que 1 n  IJ4 L ï B l a s o n, je ne communiquai point a madame la baronne; car elle n'auroit jamais youlu avouer fa poflibilité. Je crus moi-même, quinze jours ap.rès, que c'étoit un rêve, un délire de mon imarrination , Sc je continuai a méprifer fa robe, a mal pariet de la cour, a décider que je refterois oifif, & que je ne fervirois qu'au préalable on ne me donnar un régiment. J'avois une grande fille, bien dignement élevée par fa mère. A fix ans elle donna un fouftlet art fils d'un préfident qui avoit ofé 1'embrafler a la, fin d'un menuet; après quoi elle lui préfenta noblement fa. main a baifer : ce qui fit préfager a madame h baronne 1'alliance la plus folemnelle , vu la force du fang qui avoit parlé en elle de fi bonne heure. Madame la baronne me regardoit comme un monarque fourvoyé qui, au jeu obfcur de la naiffance , • avoit manqué une couronne; fa tendrelfe m'en cqnfoloit quelquefois, en me repréfentant; les foucis, les travaux Sc les inquiétudes attachés a la royauté; elle me faifoit apercevoir un de mes petits-fils fuccédant a quelque branche éteinte; mon arbre généalogique ne devoit pas fiinr fans pouffer quelques fieurons. Dans 1'exrafe de ces belles idéés, nous nous ferrions rendremenc la main , iurtQut en coji-:  SongeVIL ï 3 J templant la dignité future de notre poftérité : auffi en fortant de ces converfations, madame la baronne »toute entière a la première vertu des prmees, a la clé.mence , daignoit généreufement traiter un payfan corame un homme '7 car elle n étoit pas. vraiment née avec une. ame ryrannique.. Ma fille grandiffioit : elle auroit pu nommer toutes les pièces honorables dans leur pofition refpective & fans les confondre, le blafon lui étoit familiet}. madame la baronne regardant tous les rotiuiers" comme les animaux de la bafle-cour, ne craignoit pas pour fa fille la moinclre. féduóhon t tous les roturiers > affimüés aux coqs-d'Inde, pouvoient lui parl.er & 1'acconvpagner ;■ mais un noblé n'entrereaoit jamais m.a fille. que fous les yeux defa mère & a une diftaiice convenab'e. Qui 1'eüt prévu.1. le fils du bailli du village fit un enfant a ma fille., Madame la baronne, les che-veux épars , vint me l'apprendre -% St moi, voyant mon arbre généalogique coupé de cette maniè.re ,. j'enrraidans une fi furieufe furprife, qué je crus, mourird'indignat.ionjmais je ne fis que m'éyedler». ] w  DE LA FORTUNE £ T p E LA GLOIRE, s o n g e r 11 i IjE fceptre de Morphée avoit touché mes pau-, pières : les noirs foucis , les inquiétudes volti-, geoient loin de moi. Tout , jufqua mon amour, goütoit avec mon cceur les charmes du repos. Tour-a-coup un peuple de fantómes vient frapper mon imagination ; mais bientat elle démêle un fyftême régulier dans cette fcène tumultueufe , §t tel eft le tableau fidéle que ma mémoire en a confervé Je me trouvois dans un temple rem- ph d'un peuple immenfe; j'entendois de tous cbtés ces mots : Elle va parokre..,,, la voila....x non..,., oui...., c'eft elle...... non. On alloit,, on venoit, on fe coudoyok. Hommes. & femmes, jeunes & vieux, magiftrats & gens de guerre, artifans , citoyens, étrangers, tout étoit en mon-, vemeut comme en confufion. Tout-a-coup ce ne fut qu'un cri. Je tournai ia tête, & je vis une femme nue, unbandeaa fur les yeux; elle avoit un pied fur une roue qui tournok avec une rapidiré inconcevable; deuous on lifoit cette inferip-  De la Fortuns, &c, Songe "VUL 137 tion : A la fouveraine de 1'univers. Auflitbt toutes les bienféances futent anéanties •, on fe heurtoit fans ménagement, &c moi-même, entrainé dans la foule, j'étois forcé d'obéir a fon énorme impulfion. On crioit a mes oreilles ; A moi, a moi, a votre plus fidéle ferviteur, a votre efclave. O déefle, regardez-moi! )erampe,je flatte, je fers depuis dix ans, Et tous les vifages. m'orfroien.t alors quelque chofe d'avide, de dur, de rebutanr. On fouloit aux pieds fans miféricorde ceux qui étoient tombés. Cependant des pièces d'or pleuvoient de toutes parts \ il fuflifoit d'en ramafler une pour être riche; elle fe multiplioit dans la main de celui qui la pofiedoit; mais perfonne ne fe contentoit d'une feule. Les, uns fe plaignoienc des rigueurs de la déefle, les autres fembloient puifer une nouvelle fureur , dès qu'ils avoient obtenu quelque bienfait; mais elle, fans s'embarrafler ni de leurs éloges , ni de leurs reproches, pi de leurs clameurs, diftribuoit toujours en tournant, les dons divers qu'elle avoit a faire a cette foule empreflee. La plupart étoient trompeurs. Ce!ui-ci croit ramafler un tréfor, il ne ramafle que le goüt des chimères & de la prodigalité \ celui-la, en fe batiflant un palais , fe prépare le poifon que lui deftine fon ayide héritier. Dans le flux cV, reflux continuel qui me prefloit, je n'avois tien de plus précieux a defirer que de fauver ma  ïj8 D e la Fortune, Sec. fragile exiftence. Tandis qu'une joie folie éclatoit a ma droite, des larmes de rage couloient a ma. gauche, Ni la beauté, ni les mceurs, ni lefbar n'attkoient 1'attention de 1'aveugle déeffe. Le plus fort, Ie plus adroit, ou, pour mieux dire, le plus fourbe, ravifloit fes préfens. Chacun élevoit en fair un morceau de papier qui contenoit fes demandes; c'étoient autant de placets. J'en lus plufieurs ; le premier portoit: O déeffe 1 je n'ai que cent mille livres de rente, comment voulez-vous que je vive ? Je dépenfe cela en porcelaines & en, magots; b vous, qui faites les heureux du fiècle » permettez feulement que j'affame une nrovince, Sc mes affaires iront bien! Un autre difoit : O. déeffe l un homme de ma naiffance &c de mon rang devroit-il fe trouver dans cette bagarre ? Ne feroit-ce point a. vous a venir au-devanr de moi1 Et a quoi fervent les loix, fi ce n'eft a m'affurer en paix 1'oifive opulence qu'il eft de ma grandeur de prodiguer a ceux qui fauront flatter mes ca-, prices? Celui, d'une jeune fille s'énoncoit ainfi ; O déeffe, un amant, quand même il ne devroit pas être mon mari; ou un mari, quand même ik ne devroit pas être mon amant! Celuid'uu poëte Vous qui tenez le dieu Plutus affis fur vos genoux, & qui le otrefïèz famibèrement, j^ ne demande point que vous lui difiez quelque cbofe en- ma faveur; faites feulement roarcher la Perfuaüon  SONGE VIII. IJ91 yotre compagne fidéle, & ce petit amour allé qui ne vous abandonne point : que je trouve grace devant les hiftrions & les laïs, dont 1'infolente jgnorance n'a plus de bornes j que ma pièce fait jouée & applaudie, afin que feulement deux ou trois de mes confrères en crevent de dépit. O For-, tune! vous préfidez plus que toute autre déeffe aux repréfentations nouvelles; faites luire fur ma tête, dans ce jo.ur terrible, la bénigne influence de votre étoile. Un autre : je fuis arrivé, b déeffe! des rives de la Garonne, dans la ville du monde la plus floriffante, celle ou Ion s'intrigue le plus, oü 1'on s'agke davantage, oü 1'on emploie toutes förtes de moyens pour s'avancer Sc s'enrichir, oü regnent les vices les plus éclatans, &, ce qui eft plus ai? mable encore, 1'art de les faire chérir ou eftimer. J'aieu toute 1'effionterie poffible; j'ai menti comme. on ne ment pas; j'ai inceftamment parlé de moi, j'ai relevé mon frêle mérite avec toute 1'adrefie imaginable; hélas! je n'ai point réuffi. Q déeffe! n'eft-il plus de fots, n'eft-il plus de dupes dans cette ville immenfe? Sc s'il y a quelques gens feufés qui devinent les fripons au premier cotip-d'ceil, par quelle fatalité les ai-je rencontrés ? Je ferai donc le premier de ma race Sc de mon pays, a. qui 1'impudence n'aura fervi de rien? Un autre encore : mon protecleur me promène  *4° De l a Fortune, Sec: & me joue depuis quinze ans, ó fourde déefle! Je le méprife : mais je ne manque pas une feule audience oü je le loue en face; je me charge des commiflions les plus affligeanres & les plus onéreufes; je lui dédie mes livres; je mange a fa tabla tent qu'il y a un couvert de refte; je me fais aulli pent qu'il s'imagine être grand : que faire donc? Je n'ai ni femme, ni fille, ni fceur, ni nièce, ni coufine : 6 déefle! tire une parente de ma cóte, & que le barbare s'arrendriife. Le dernier difoit : je voudrois échanger mon honneur, mon nom & ma probité, contre un peu dargent; & je ne trouve perfonne pour m'en débarraffer. Ma foi, fi cela continue, je fetai obligé de garder mon nom, mon honneur & ma probité, Tous ces placets, que foulevoient nat de mains fupphantes, étoient tousaufli fous, auffi bas, auffi extravagans; ils contenoient des plaintes outrées, des vceuxchimériques, des projets bifarres. Touta-coup un homme, furchargé de dorure, dit en fe retirant de la foule : meffieurs les mal-adroits, écoutez; j'ai fait mes affaires, fuivez-moi; fbye* mes humbles complaifans. Je tiens table ouverte, paree que cela m'amufe; quiconque voudra venir mangerfera bien venu, foit qu'il m'amufe, fok même qu'il ne m'amufe pas; enrendez-vous ? AufhV tót le perfonnage fut entouré; curieux,, je fuivw.  S O N G E VIII. i +ï la foule, & nous entrames chez Mirmon. Cétoic un palais oü Ie goür le difputoit a la magnificence; le travail des ameublemens étoit exquis, & le luxe y étoit recherché. D'un cóté, le génie déployoit fur la roile ce qu'il y a de plus majeftueux & de plus tendre; de 1'autre, le grotefque étaloit fes bambochades & fes autres inventions modernes. Le nombre des efclaves égaloit les caprices du maitre : pour lui, enivré de fon opulence, il fe regardoit comme un des premiers citoyens; il rappeloit fouvent 1'obfcurité de fon origine; mais, qui le croiroit! par un fentiment d'orgueiL Quel chemin j'ai fait! difoit-il; cela n'arrive qua ceux qui, comme moi, ont le talent de s'élever. Les fors demeurent 1'ceil étonné, la bouche beantej 1'homme qui connoit le local, perce & rompt -toutes les digues. On 1'envie, 8c c'eft un dommage qu'on rend a fon adrefle. Un flatteur pararite lui répondoit : dans tous les lieux on ne vante que votre bon goüt, l'arrangement de votre maifon, la délicatelfe de votre table; tout le monde applaudit aux talens fupérieurs qui vous diftinguent du refte des mortels; & c'eft a vous de jouir de cette fortune qui, en foulevant le coin de fon bandeau, vous a apercu dans la foule, & a récompenfe votre prodigieux mérite. A table, enflé des louanges qu'il recevoit, il parloit de tout, & fe piquoit, non-feulement d'ab  ï4i De la Fortune, &c. mer paffionnément les beaux arts, mais encore dé s'y connoïtre. J'y aurois infailliblement excellé, li je m'y étóis appliqué, difoit-il d'un tón ptefque convaincant ; mais j'ai choifi le parti fdlide; &c je n'ai point lieu de nfen rëpentir. Aótuellement je puis m'ouvrir une autre carrière; quand ört a fu prendre les voies les plus fines, les plus ingénieufes pour s'enrichir, on n'eft pas, je crois, mal-habiie a trouver les routes du Parnaffe; D'une voix unanimej chacun lui proteftoit qu'il ne tenoit qu'a lui d'être poéte, mulicien, peintrej graveuri arerarede* tradudeur, comédien, enfin toutce qu'il voudroit être, aufïi parfaitement qu'il avoit été excellent monopoleur. Je fortis, & guidé une fecortde Fois par unè mvincible curiofité , je rentrai dans ie temple ; mais je m'arrêtai fous le portique, ne vou'lant obferver que de loin le tumulte ëffroyable que faifoient les intéreffés. J'apërcus un homme d'un extérieur fimple , d'un port noble & .öuvert; il ne fongeoit pas a fe mêler parmi la foule: au contraire, appuyé fur une colonne, il regardoit d'un ceil trifte ces combats odieux; il difoit en foupirant, & par intervalles: Quelle race méprifable! quelle multitude dévouée au plus vil efciavage! Ces malheureux ne connoiffent d'autre divinité que la Fortune. Voyez tót empreffement, ces paffions furieiües j elles n'ont jamais été fi  S o n c r. VIII. i4~ vives pour la gloire ou pour la vertu. On voit jufqu'aux miniftres des autels abandonner leurs demeures tranquilles$ & les philofophes les hautes fpéculations de leur cabinet; on n'a quë du mépris pour la fagefle ; on préfère les richeffes au mérite & aux talens. Tout décroit, tout s'efface, tout annonce une miné prochaine. Les ames n'ont ni force , ni alfiette , ni vigueur j la vie morale des états dépétit &c s'éteint. Le pontife du temple de la Fortune, le front orné de fa tiare, qui fe promenoit alors, eiltendit ces mots. II étoit fuperbement vêtu, fes doigts étoient chargés de bagues, fes habits étoient couverts de diamans. 11 répondit a 1'inconnu avec ce ton léger qui convenoit a fon extérieur : C'eft bien dommage , monfieur le frondeur, mais cela eft ainfi; les hommes font ridicules , extravagans , foibles , malheureux; ils font nés tels. Confidérez 1'homme en détail j fon entendement eft obfcurci par mille erreurs; il commence a. fe tromper dès qu'il commence a. penfer ; pourquoi ? Paree qu'il a trouvé 1'ordre naturel des chofes renverfé. Le gage de rous les biens s'eft trouvé fixé dans un métal jaunej il le pourfuivit avidement comme 1'échange de tous les plaifirs; 1'homme veut être abfolument heureux; il ne fait point, felon vous, en quoi confifte le bonheur : d'accord, il 1'a bonnement placé a embellir fa retraite ,ay répandre  144 De h a Fortune, &ó fabondance & toutes les commodités de la vie, a jeuir de toutes les fenfations que lui appotte en foule la nature obéilfante au pouvoir de 1'or. II eft déraifonnable de penfer ainfi, je 1'avoue; il a tort d'être fenlible & d'aimer la volupté : plaignons-le de ce goüt infortuné. —Quoi! reprit 1'autre, peu de cliofe lui fuffira; fes befoins feront bornés; il n'aura qu'un eftomac & qu'un inftarit a vivre, & il ne pourra connoitre la modérationj la tempérance, 1'équitéj il obéira a toutes les ferifations capricieufes que lui dicferont les faillies d'une imagination enflammée; il facrifiera, s'il le faut, 1'univers entier pour le chatouillement agréable d'une fibre? Non, une injuftice li criante & fi cruelle ne peut être autorifée que par ceux qui en font les complices. Si mon bras ne peut abattre ces coloffes d'orgueil & d'inhumanité, ma voix les maudira. Miférable Fortune, foit maudite a jamais! — Elle eft au - deffus du murmure des hommes, répondit paifiblement le pontife •, il faut que le reflbrt qui fait mouvoir le monde moral f ait tout le jeu d'ou dépendent fa force» fa durée & fon éclar. II faut que la fociété, qui n'eft qu'une fermentation perpétuelle, pour ne pas rsmber dans un état d'inertie , éprouvé cette fecouffe vive qui fe communiqué a fes membres & leur procure la chaleur & la vie. Cette inégalité, qui vous femble monftrueufe, eft le principe aótif des êtres; ce font. ■les  S O N G E VIII. 14^ les plus viles paffions qui fécondent le riche tableau deF univers. Partniles combinaifons infinies d'êtres qui exiftent, il en doit exifter de toutes les fortes. L'animal hideuX, boutfoufflé d'un venin livide, occupe fa place, & dans la fange ne fauroit être 1'aigle fier qui s'élève dans la pure région des airs. — Vous ne me prouverez jamais qu'il faille que des millions d'hómmes rampent dans 1'obfcure misère, pour nourrir le luxe fcandaleux des favoris de votreindigne déeffe. Cceurs barbares & avëuglés, qui ne jouiffent pas même de ce qu'ils raviffent a i'indigence, ces hommes cruels ne fe réconcilieront jaitiais avec 1'augufte morale, avec cette morale touchante, éternelle, qui dans tous les tems les condamnera & vengera les torts faits a la foiblefle par ces tyrans qui demain vont rentrer dans la poudre & dans 1'ignominie. Mais, fi 1'or & 1'argent font en effet la.fource du bonheur, pourquoi ne font-ils pas la récompenfe du bon efprit, de la vertu, de 1'honneur, de la probité? Pourquoi la pauvreté & 1'obfcurité font-elles le partage des gens de bien Sc de mérite ? — Eh! d'après votre aveu, n'ont-ils pas reeu des dons plus précieux ? Peuventils, doiventils tout avoir? Er dans I'état actuel des chofes, n'êtes-vous pas heureux que des hommes avides courent les mers & s'expofent a des périls fans nombre., pour enrichir la patrie des tréfors d'un nouveau monde? Ne jouiffez-vous pas vous- K  14 des pierres bigarrées, des rubans de diverfes couleurs; il faut les diftrairepour les empêcher de jeterun ceil férieux fur cette yaleur imaginaire qui les éblouit & les trompe. C'eft bien de 1'or & de 1'argent dont j'ai befoin! Vertus fières! courage d'efprit inébranlable! étude profonde qui rranfportez la vie de 1'homme dans la penfée! venez a. moi, remplilfez mon ame; que je mette a profit cet inftant qui m'eft donné, & qui s'écoule dans la profondeur de létemité ! qu'il ne foit pas perdu pour moi! que je vive tout entier!  SONGE VIII. IJl que je me plonge dans ces idéés juftes, élevées, propres a fortifier 1'ame contre les malheurs inévitables de la vie! Tels font les ttéfors qui feuls ont quelque prix, & que je brüle d'acquérir. Cependanr, pour reconnoirre le bien que vous me vouliez, marchez fur mes pas, & que je vous montre a mon tour le féjour oü je préfide. Je les fuivis tout ému. Le ton , la démarche , le courroux noble de ce fage m'avoient frappé ; il nous introduifit dans un temple majeftueux 'j tout éclatant de lumière. On n'y voyoit point de foule; le marbre vivifié préfentoit de toutes parrs lesftatues de plufieurs grands hommes; elles portoient le cara&ère 8c le feu de leurs ames. L'expreffion étoit inimitable ; le cifeau avoit donné le mouvement; ils avoient été peu connus pendant leur vie , a leur mort le cri de 1'admirarion avoit faitvoler leur nom fous ces voütes auguftes; une multitude de lampes defcendoit de ce nouvel empyrée , & la clarté qu'elles répandent ne doit jamaisfinir. Au milieu, je vis un corps immenfe, formé d'une fubftance purement aérienne; c'étoit 1'image de la poflérité reconnoiffanre. Elle étoit a genoux devant un diadême , un baton de" commandant & un livre. C'étoit la couronne de Henri, le fceptre de Turenne , & 1'efprit des loix. A fa droite étoit le bufte de Socrate , en face celui de Richardfon. La, fe promenoient K iv  1 De la Fortune, Sec. les Solon, les Epaminondas , les deux Brutus, avec les Fabius , les Scipion , les Caton , les Antonin. La, font les héros qui ont eu la véritable grandeur d'ame, les écrivains illuftres , les fages de tous les tems ; leur extérieur fimple Sc leur air modefte annoncoient la fimplicité & la candeur de leurs ames; ils difoient a la Poftérité: DéefTe, nous n'avons jamais cherché vos louanges, nous n'avons jamais defiré vos préfens. La plus pure récompenfe de nos aófcions a été dans le plaifir que nous avons goüté a les faire. Pour fuivre la vertu, 1'on n'a befoin que de 1'amour de la vertu même. La Poftérité répondoit: vous vivrez éternellement, vous , mes vrais amis ; je veux que tous les humains vous connoiffent Sc vous refpe&ent. Mon plus grand plaifir fera de divulguer vos vertus : arrachéspour toujours au fommeil léthargique de la mort, les filles de mémoire célébreront vos grandes actions, Auflitót une célefte harmonie fe fit entendre; elle s'éleva lentement dans les airs, Sc par une gradation bien ménagée, elle frappa la voute fonore du temple , & de-la fe répandit dans 1'univers. II n'eft point d'oreille qui ne foit enchantée d'un fi beau concert. Je fentis Fivrefle délicieufe qije les mufes font couler dans ks cceurs fenfibles. Ah! je fuis dans Ie temple de ia gloire, m'écriai-je; je ne vois ici ni conqué-  SONGÏ VIII. 15$ rans ni ambitieux, ni tous les fleaux de Ia guerre, que la crainte a déifiés; je vois les vertus éminentes , les talens exttaordinaires , qui font le charme & la confolarion du genre hurnain. Qelles font viles les inclinations de ceux qui méprifent la gloire! Plus ces grands hommes avoient été maltraités de la Fortune , plus ils répandoient d'éclat. Le Tafle & Milton , couronnés des mêmes lauriers, noient des coups impuilfans que leur avoit porté le fort y ils fouloient aux pieds la face ignoble de leurs Zoïles. Le pontife du temple de la Fortune bailfoit un ceil confus. Ces fronts rayonnans avoient fur les cceurs une autorité fi douce , 11 naturelle &ïï puiflante , ils attiroient tellement le refpect 8c 1'amour , que les cceurs les plus vicieux redoutoient leur mépris. Le fage éleva fa voix qui retentilfoit avec majefté fous ces voütes élevées, 8c dit: La gloire ne nait point de 1'orgueil, de 1'ambition , du falie , de la puilfance ou de 1'intrigue; 11 1'on fe profterne devant 1'idole du pouvoir , les démonftrations de ce refpect font paflagères & forcées ; il faut des vertus diftinguées, il faut des talens reconnus , pour obtenir ce fuffrage public , qui récompenfe dignement ; c'eft lui qui acquitte la dette que 1'homme ne peut plus payer. La gloire ne confifte point a éternifer des fyllabes, mais a laiflér un grand exemple. Elle  154 De la Fortune, &c. fe dérobe aux pourfuites empreffées, & elle fe plaït a couronner 1'homme fimple & modefte, qui chaque jour a développé fes vertus avec la chaine defesdevoirs.Vousrerrouvez ici ce brave & généreux Phocion qui , après avoir commandé des armées nombreufes , vit la vieilleffe & 1'indigence le faifir fous fes lauriers. II mourut pauvre, ilmourut abandonné : quelle fin plus glorieufe ! Vous voyez encore cet Ariftide, cet homme jufte par excellerice:il fuivit conftamment fes devoirs, il fut banni; il ne fe prêta point aux caprices du peuple aux féducHons des magiftrats. Le fort réfervé a la vertu 1'attendoit. Conremplez Catinat, fon héro'ifme guerrier , fa philofophie tranquille ; il difoit dans fa retraite: j'ai fervi ma patrie avec zèle & courage ; dès qu'elle a jugé que mes fervices lui éroient inutiles , j'ai commencé a vivre pour moi-même; les vceux les plus ardens de mon cceur feront toujours pour elle. Ce grand homme, dans fa difgrace inefpérée, n'avoit rien a fe réprocher. Ses ennemis, qui ne favoient agir que par des voies détournées , triomphoient de fon obfcuriré il leur oppofoit fa vertu, & cette égalité d'ame, que la vertu feule peutinfpirer. Plus bas, vous voyez ce Fénelon, qui dans lefejour de la haïne , dans le tourbillon des pafiions fougueufes, regagna par la modération cette paix que la fureur jaloufe voulut lui faire perdre. Tels font les  SoNGE VIII. I5S hommes qui méritent 1'admiration desfiecles. Ou voudra leur reflembler : ils ferviront de modèle, ils formeront de grandes ames qui ne font pas encore nées. Maintenant, que les Lucullus, que les Craffus, que les monopoleurs jouilfent de leur fortune; qu'ils ralfemblent autour d'eux toutes les voluptés fenfuelles que ptocurent les richelfes; que la foule des plaifirs ne les abandonné jamais ; qu'ils aient 1'aifance, 1'agréable , & même le fuperflu: j'y confens ; tel eft leur lot. Perfonne de bien né n'envira, je crois, leur coupable opulence. Mais aufli qu'une barrière éternelle les. fépare de ceux qui ont eu Thonnéur pour perfpective , pour aliment & pour but de leurs travaux; qu'ils ne fe trouvent jamais fur la même ligne avec le magiftrat qui veille a. la confervation des loix, avec le guerrier dont le moindre effort eft de braver la. mort, avec 1'écrivain illuftre qui ajoute aux penfées de fon fiecie & a celles du genre hurnain. Eh! quelle feroit la récompenfe des verrus défintéreffées, patriotiques , li la même monnoie payoit 1'homme vénal & le héros ? Que la tache imprimée fur les mains qui lèvent les impots publics ne puifle être effaeée par des fleuves d'or; que les diftinclions honorables ne leur appartiennent jamais ; qu'elles jouiffent de tout , excepté de 1'apanage des grands hommes.  *$6 De la Fortune, &c. Sonöe VIII. Le pontife de la Fortune, humilié, vaincu , fentoit dans ces paroles une force a laquelle il ne pouvoir répondre— Quels font donc les plaifirs attachés a cette gloire que vous vantez tant ? — C'eft le fecret des grandes ames, répondit le pontife du temple de la Gloite; ceux qui 1'adorent font heureux par elle :1a Fortune s'épuife & s'affoiblit en fe partageant; la Gloire eft un patrimoine aufli étendu qu'il eftinépuifable ; la couronne d'un vainqueur ne fait aucun tort aux palmes que moiflonne un autre vainqueur. II eft fur la terre des hommes dont le nom natte mon oreille ; je les attends ici, pour les recevoir, les embrafler s & étendre avec eux 1'empire de la penfée, de la raifon, de la vertu. A ces mots , un feu divin s'alluma dans fes yeux : je Ie fixai plus attentivement ; quel étrange contrafte m'offrirent ces deux perfonnages li oppofés! Le pontife du temple de la Fortune étoit Bourvalais; celui du temple de la Gloire étoit Corneille.  *57 M A H O M E T, S O N C E XIX. J' É x o i s au bord de la mer, & je me plaifois a confidérer ces montagnes écumeufes & mugiffantes qui viennent fe brifer fur ungrain de fable; elles accourent avec impétuofité comme pour dévorer la terre \ elles reculent devant le doigt qui femble avoir écrit fur la limire inapereue: » Tu » n'iras pas plus loin ». Une huitre étoit reftée a fee a demi-pied de 1'eau : la vague blanchilfante & courroucée ne pouvoit la recouvrir. Elle s'entr'ouvroit tranquillement au foleil, comme pour s'abreuver de fes rayons. J'apercus dedans quelque chofe qui brilloit \ j'achevai de 1'ouvrir, & je vis que ce qui avoit frappé-Tna vue de fon éclat étoit une petite fonnette d'or; le battant étoit une perle , & Ia perle étoit couverte de caraétères extrêmement fins. Je pris une forte loupe pour les déchiffrer, & je lus avec étonnement ces mots : » Tu pourras » évoquer de la région des morts 1'ombre que »> tu voudras ». Je m'écriai: Graces foient rendues a 1'aureur de ce don! & j'agitai la fonnette. Tout-a-coup le fpeftacle le plus éblouiflant  I58 M A H O M E T, frappa mes yeux : un rayon immenfe du foleil defcendoit en droite ligne depnis 1'orbe de cet aftre jufqu'a mes pieds ; & un ange gliflant avec rapidité fur cette échelle radieufe, & effacant fes plus vives couleurs , fe préfeöta* devant moi. Je me profternai, me cachant le vifage avec les mains; mais une voix douce & majeftueufe m'appela, je levai la tête, & je ne vis plus qu'un beau jeune homme. Ses cheveux blonds étoient noués avec grace; un bandeau couleur d'azur lui ceignoit le front; fa robe, d'une blansheur éblouiffante, fe retroufloit avec une céinture d'or. L'Ancien des tems, me dit-il, celui qui a péfé 1'Océan dans le creux de fa main, daigne m'envoyer vers toi, & il fatisfera a tes demandes. Auflitot un temple en rotonde & tout d'albatre fut édifié en un clin-d'oeil autour de moi; j'entendis une voix qui me cria : cc nomme donc parmi les » enfans des hommes, 8c qui attendent la fplen33 deur du jour étemel, nomme celui que tu veux 33 voir >3. Plufieurs noms fe prefsèrenr en foule dans ma mémoire: Séfoftris, Abraham, Alexandre, Céfar, Charlemagne,Cromwell, &c, lorque dans le rrouble oü j'érois, je nommai tout haut Mahomet! Je voulois dire Son ombre fortit du pavé du temple, 8c je contemplai a loifir le fondateur de la religion & de la puiflance mufulmane, le vainqueur de laMecque  SONGE IX. Ij9 Sc de 1'Arabie, 1'époux fortuné de tant de belles femmes. II avoit un air d'autorité, une phylionomie augufte, des yeux pergans. «Pourquoi, lui » dis-je, tes -tu érigé en prophéte? Pourquoi » as-tu trompé les hommes » ? Mahomet me jeta un regard, & je fus atterré de fa grandeur. II garda le filence; mais fon filence éroit celui de la majefté Sc du mépris. II portoit fous fon bras un livre, Sc fous fon pied fouloit un glaive, comme s'il eüt rougi de 1'avoir employé. Mais fon livre lui éroit cher: il s'en échappoit un rayon lumineux, & je fentis que ce livre étoit plein du Dieu dont il annoncoit li dignement la puiffance & la gloire. Je repris : « pourquoi as-tu abufé de la crédulité » de tes concitoyens? Pourquoi as-tu feint des » révélations » ? En parlant ainfi, j'étois prés d'une haute colonne de marbre jafpé, & de cette colonne fortit une voix invilible qui proféra ces mots : N'accufe point un grand homme révéré d'une partie du monde, Sc qui a détruit 1'idoiattie. Saistu lire ce qu'il a écrit? La calomnie poétique eft montée fur le théatre d'une nation, elle a chargé fon perfonnage de crimes imaginaires; mais peutelle combattre le refpeót univerfel des peuples, Sc leur antique reconnoiflance ? Ces préceptes encore vivans & répandus fur une vafte furface du globe, étoient fondés fur de grandes lumières. Oui, rel légiflateur fentant bien que 1'homme rejereroit  \60 M A H O M E T, toujours 1'autorité de 1'homme, fon femblable & fon égal, a fait defcendre du ciel les ordres qu'il vouloit intimer a la terre. Garde-toi de 1'en blamer; garde-toi de 1'appelér fourbe, impofteur, paree qu'il y a des loix fages & utiles qui font 1'expreffion de la volonté divine, paree qu'on ne porte aucun préjudice d 1'homme quand on lui perfuade fes véritables devoirs, paree que le monde entier, offrant la convicHon d'un pouvoir qui a établi les loix morales ainfi que les loix phyliques, le grand homme fe rend le héraut, 1'interprète éclairé de ces loix divines; il les révèle d'un ton relatif a leur majefté; il donne une bafe religieufe a la police civüe, bafe facrée & nécelfaire; fon droit eft dans la noblefle &c dans la pureté de fa caufe. Si les anciens légiflateurs ont mêlé des fables &c des rêveries a. des vérités importantes & fublimes, c'étoit peut-être le feul moyen de faire paffer cellesci. Les tems, les circonftances, 1'efprit humain, toujours amoureux du merveilleux, tout a pu forcer le légiflareur a amalgamer le culte & la morale : 1'un étoit le corps, &c fufceptible d'être modifié fans danger; 1'autre étoit 1'ame de fa police. Rangerez-vous donc, petits obfervareurs a vue myope, rangerez-vous ingratement parmi les impofteurs plufieurs bienfaiteurs éclairés du genre humain, paree qu'ils ont compati a fes foiblefles, & qu'ils lui ont laiflë quelques erreurs inévitables, pour  S ö N G E I X, ÜX 'pour mieux leur faire adopter de nouvelles lumières 8c de nouvelles vertus ? Ces erreurs nétoierit pas leur pröpre ouvrage, mais bien avant eux 1'ceuvrè confufe d'une multitude aveugle : une religion puremenr métaphyfique n'auroit pas été entendue alors, & ne le feroit pas davantage aujourd'huh Sbyez plus juftes, foiblès humains; 'rehdez graces a ceux qui les premiers ont enfeigné 1'idée de la Divinité, laquelie obferve toutes nos aétidns^ & qui doit les punir ou les récomperifeq qui ont inftitué les fêtes, lefqüelles réuniirent les hommes; qui leur ont défendu le meurtre, le vol & 1'injufticej qui ont enfeigné rimmdrtalieé de 1'amej dogme fublime 8c confolateur; qui ont établi la fépulture des morts; qui ont reeomma;idé laeha*' rité, le refpect pour les parens, la foi des fermer^ & une fubordination légitime; qui ont fait chénr ces préceptes 5 qui ont tracé enfin le code moral, auquel de nos jours nous ne pouvöns rien ajouter, 8c qui plus que les autres fciehces porte 1'empreinte de 1'unité; image de ia volonté éternelle. II feroit diflicile, même de rios jours, de décidef jufqu'a quel point Un homme qui voudroit faire) palier fes opinions dans 1'efprit d'un peuple neuf, pourroit fe fervir du reflbrt de 1'enthoufiafme & du merveilleux. Le chemin feroit long & incertain, s'il vouloit procéder par les moyens de conviétionj  Itfl M AHOMÉT, SoNGE I X. mais s'il frappoit fortement 1'imagination, il cauferoit tout-a-coup une révolution utiles Et, dis-moi, qui ne pardonneroit aujourd'hui quelque fupercherie innocente au légiflateur moderne qui auroit réuffi a faire adopter a un peuple. ignorant, fuperftitieux & barbare, des loix fages, raifonnables & bienfaifantes? Lac,yoix fe tut. Mahomet toujours muet, immobile, le dédain gravé fur le front, me fit un figne de fupériorité & reutra en terre avec une majefté tranquille. Auffitót. le temple avec fon dóme s'écroula fur ma tête. Je m'éveillai, me propofant d'envoyer au docteur Lavater, mon voifin & grand phyfionomifte, la filhbuette du prophéte armé , de 1'auteur du Coran. Les grands hommes anciennement étoient auteurs & par fois fouverains. O mes confrères, le bon tems! j.Ifiïcwi«beo sl o u iïutïj istb p ; ?3jqaaè'/5i?93 .i"i!ic.iü ji ■'■ iooranrstiorr.: ■ : &b iswa  16} SÉMIRAMIS, S O N G E X. J["e rêvois que j'étois devenu antiquaire, & que j'avois formé 1'un des plus beaux cabinets de 1'Europe. J'avois donné furtout dans les momies, Sc je les achetois de tous cótés, J'avois appris a diftinguer les vraies momies d'Egypte des contrefacons que les juifs font de ces fquelettes pour attraper les Européens : en machant un petit morceau de la momie, j'étois parvenu a diftinguer le fquelette Egyptien du fquelette d'un pendu mis au fout par ces contrefacteurs, puis embaumé, puis couvert de bandelettes & d'hiéroglyphes, puis vendu par ces adroits fripons qui fe moquent des profonds favans. Je n'étois pas dupe de ces importeurs; je reconnoiffois prefque, a la forme de la tête, ces anciens Egyptiens aromatifés par un fecret particulier, & qui ont été jaloux de nous tranfmettre leurs figures defféchées. Ils étoient rangés dans mon cabinet, & je me réjouiffois en difant: Tout cela parloit il y a trois mille ans; ils ne fe doutoient guere qu'ils fbrtiroient des catacombes qui fe trouvent prés du Lij  Ii?4 SÉMIRAMIS, Grand-Caire, pour voyager en Europe, 8c venir a Paris fatisfaire ma curiofité. Me voila environné de gens morts & non enterrés , qui ne foupconrioient pas que leurs «orps m'appartiendroienc un jour en toute propriété. Cette idéé me plaifoit, & je me promenois au milieu de ces corps embaumés qui n'avoient plus de noras , & auxquels je , prêrois ceux qui plaifoienr a mon imagination. Faifanr la revue un jour de mes richelTes anriques & noires, je pris la tête d'une momie &c la confidérai artentivement. Qui es-tu, lui difois-je tout bas , qui es-tu ? Tout-a-coup la tête fit un N mouvement entre mes mains & dit: Je fins Sémiramis. — Toi? As-tu été belle? ■= Oui, j'appaifai une fédition en me montrant le fein nu & les cheveux épars. = As-tu bati ces fuperbes jardins fi vantés ? — J'ai fait conftruire Babylone; j'ai bati avec magnificence fur le Tigre & fur 1'Euphrate. — Tu as fait des chofes vraiment extraordinaires! J'ai régné comme un grand homme; j'en ai réuni les talens 8c le courage. — Et vos expéditions militaires ? — J'ai fait plufïeurs conquêtes dans 1'Ethiopie; j'ai pénétré dans les Indes. — Vous aimiez la gloire, madame, avec paflion ? — J'étois née pout elle. — Et ces foibleffes dont parle 1'hiftoire ? — Q u importe ? Les devoirs de l empire n'en ont pas fouffert; j'ai rendu 1'Affyrie heureufe; j'ai mérité les honnsurs de 1'Apothéofê.    S O N G E X. I65 — Toutes vos idéés étoient élevées , madame; je vous refpecle beaucoup: mais quelque chofe me chagrine , vous étiez defpote. — Ene femme eft très-bien affife fur yn tróne defpotique.— Pourquoi, madame? — Paree que la dureté de ce gouvernement eft toujours adoueie par la pirié naturelle a mon fexe, & par 1'afcendant que le ciel a voulu donnet aux jfemm.es. L'orgueil rougir moins de s'humilier devant elles y puis j'aimois les arts & ceux qui les cultivoient ; ils n'étoient point affimilés au refte de mes fujets. — Mais, madame, avez-vous refufé de remettre a votre fils Ninias le fceptre dont vous n'étiez que dépofitaire ? — Le fceptre que je portois n'étoit point un dépot. — Mais encore, oferai-je vous le demandèr ? avez-vous en effet mis a mort votre époux Ninus ? — Non. — L'hiftoire fe dit. — L'hiftoire ment. — Mais M. de Voiraire a fait une tragédie Iddeffus, & vous donne des remords. — Les tragédies font des romans. — Et la voix de 1'univers qui vous accufe? — L'univers fera défabufe. —Et quand ? — Quand le jour néceflaire pour la vérité fera vertu. A ces mots, la tête devint plus pefante; elle s'échappa de mes mains, & retomba dans. fon coffre. L uj  ï6& LH O MME DE FER, S O N G E XL. Rendormons-nous. I. X E rêvois que, parcourant a pied les montagnea de la Sulfle , je découvris au milieu d'une chaine de rochers fort élevés, & bordés de précipices, un antte tapiffé d'une verdure noiratre. Je ne fais quelle curiofité, qui me toutmente la nuit comme le jour, me dit d'y entrer. Je grimpai avec effort vers un endroit roide 8c efcarpé , en m'aidant des pieds 8c des mains, & je vis que quelqu'un avoit été auffi curieux & auffi hardi que moi; car on avoit attaché un. crampon de fer& une grofTe pouhe au rocher, qui fervoit de dome au pafTage de 1'antre. L'entrée en étoit difficile ) je m'élevai pourtant a 1'aide de la poulie & du crampon , 8c je me vis auffitot fous une voute bafTe 8c pierreufe qui. formoit une longue enfilade. Le fuc qui diftilloit du rocher fe pétrifioir en tombant , & figuroit des colonnes, des fièges 5 des tables. Je m'avancai , & j'entendis dans le  L'HoMME de FeR, SoNGE XI. 1(5*7 lointain un bruit fourd, comme celui d'un torrent qui fe précipite du naut d'une colline. Je ne me trompois point, car m'étant avancé , je vis la fource d'un grand fleuve qui couloit avec impétuofité dans un efpace reflerré. Aufficót une voix formidable me cria: « témé3' raire-, qui t'a donné 1'audace de venir dans ce 33 lieu tedoutable ? Si tu veux éviter la mort, 33 plonge-toi dans le torrent écumeux >3. Et tout-a-coup j'apercus un géant armé d'une lourde maflue, qu'il levoit fur moi, & la voix répétoit: « plonge-toi dans le torrent écumeux 33. A peine y fus-je plongé , que je fentis que tout mon corps fe durciflöit par degré , & que j'étois devenu de fer des pieds a la tête. Un être dont la grandeur & la majefté étoient au-deffus de 1'humain, vêtu d'une robe d'azur y couronné d'amaranthes, me dit: «tu es la force , » cours le monde ; tu es la juftice perfonnifiée, 33 agis; je t'ai doué de ce qu'il te falloitpour en 3> exercer les fonólions auguftes». Mes mufcles d'acier avoient confervé leur fouplefle \ mon bras d'airain étoit doué d'une force extraordinaire. D'un coup je renverfois une muraille; ma main étoit une catapulte qui lancoit au loin des traits énormes; j'ébranlois des mafles prodigieufes, & rien ne réiiftoit a mon impullion,. qui s'accroiflbit par tout effort contraire. L iv  16$ L'H o m M e de F e r'' Qvoique de fer , je fentis battre plus vive~_ ment dans ma poitrine les mouvemens de la pitié & de la commifération. Mon cceur étoit encore plus échauffé d'amour pour mes femblables ; le fentiment de Véqmlê y devint plus vif, & ma tête me parut illuminée dun nouvel entendement, Je marchois dans les nies, & voyant un homme qui en frappoit un autre, je le frappai i mon tour, Tel quine relevoit pas fon camarade , tombé pat accident, je le couchois par terre avec inftante Derf elftion y je punilfois 1'injure & la violence, & l'allois de tous cótés redreifant 1'ordre par-tout oè Ü étoit blelfé. I I I. Tous les ufages abfurdes , abufifs ou cruels ■ je les attaquois fans miféricorde , & mon bras ] quoique de fer, étoit las le foit de redrefier cette' foule d'abus antiques. Le prélat , 1'homme de cour, le valet du prince , n'obtenoient aucune faveur de ma rigide équité, Depuis le conrtifan qui efcamote les charges & les poftes lucratifs, jufqu'a 1'efcroc qui vole les mouchoirs , tous recevoienr en, face une femonce falutaire , & quelqu^. fois un gefte expreffif, fi le cas l'exigeoit.  S o n g e XI. 1 v, Le fripon, le fourbe & le méchant fe détournoient de mon paffage ; mais j'avois leut figna-. lement,& dans, mon heureufe vélocité, je les faifilïois pour les punir. Je rencontrai un procureur au ventre hydro-. piqué , chargé d'un fac de papier , dont il demandoir mille louis ; jen p:is un d'un volume égal, & je le fis payer a Finfatiable fangfue qui ofa murrnurer , & que je livrai jufqu'au folde entier a la difcrétion de fès cletcs affamés. L'ufürier eut auffi fa part de ma juftice diftrïbutive. Du bout du doigt j'effacai ie billet du jeune diflipateur, qui avoit promis de payer ie doublé de ce qu'il avoit recu; & quand je rencontrois dans les rues un de ces fucculens diners que le libertinage , la prodigalité & 1'hypocrifie apprêtent, je me plaifois a le faire porter dans des greniers , ou des indigens fans pain , atten-doient pour manger, les fiicours de la charité. v. Je vis un homme qui avoit trahi la patrle; je, le fis defcendre de fon équipage devant fon nom-, breux domeftique , & je ie mafquai au front; un, autre qui avoit reculé une époque heureufe paf  170 L'H o m m e n e Fer, une infouciance criminelle , je lui gravai trois lettres fur la joue gauche. Le poltron recevoit un coup de pied au derrière , & le lache , qui avoit confeillé des infamies lucratives, voyoit pendre fes deux oreilles fur fes larges épaules. J'ouvris fubitement les prifons ; tout alfaffin étoit mis a. mort dans un inftant indivifible ; je fuftigeois rudement le voleur, &jerenvoyois aux travaux publics y le calomniateur étoit puni de même. V I. M a métamorphofe m'avoit donné de la juftefle dans 1'efprit, de la dtoiture dans le cce-ur , & de la fermeté dans 1'ame. J'étois le prompt redrefleur des abus les plus invétérés, & j'avois. conféquemment beaucoup a faire ; car ma juftice étoit tout-a-la-fois rémunérative , punitive Sc civile. Mais comme c'étoit fouvent la loi qui faifoit le pêché, j'efTacai tous ces vieux édits déja frappés du mépris public , & que les tribunaux euxmêmes n'ofoient réveiller , de peur d'attirer fur eux le blame univerfel. V I L Jamais lieutenant de police , je FalTure , ne fit mieux fon devoir; mon bras élafiique me.  songéxi. I7I tenoit beu de foixante commis : je voyois touc par moi-même ; car mes jambes étoient aufli infatigables que mes deux bras , & je courois depuis le falon doré jufqu'a la taverne obfcure, Ici, j'arrachois les cartes de la main forcenée du joueur; la, labouteillede labouche de 1'ivrogne; point de fentence rardive , le chatiment fuivoit de prés le délit; une de mes chiquenaudes valoit les cent coups de batons qu'on applique a la Chine par le commandement d'un mandarin. Mon oreille étoit douée d'une exquife fenfibilité. J'entendois de trois lieues de diftance quand on m'appeloit , & j'atrivois plus vite que la maréchauflee courant au galop. Mon ceil j qui langoit 1'éclair , faifoit palir le coupable. II étoit a, moitié piini par ce regard atterrant. Quand je traverfois les nies , je diftinguois 1'homme oifif qui marchoit pour confumer le tems , & je lui impofois une tache. Quiconque paflbit étoit obligé de me regarder 1 en face , & de me dire quel étoit fon emploi. N'en avoit-il point, il étoit fuftigé d'importance* VIII. J' a p i' r o c h a 1 d'une forrerefle renfermant des prifonniers qui n'étoient ni alfaffins , ni voleurs, ni féditieux. Je vis un homme de qnarante ans,  i-jt L'H o m m i de "Fer, qui, livré a fes réflexions, éroit détenu dans une oifiveté profonde , & plus infupportable que. tout le refte. Je lui demandai quelle en étoit la raifon; « c'eft pour avoir remué le bout de la langue, rne » dit-il; ce qui n'a pas fait tomber un cheveu de « toutes les amples petruques qui ont décidé ma 3> captivité 33. Un autre avoir remué trois doigts de Ia main , dont un étoit un pen noirci d'encre, ce qui n'avoir pas occalionné dans tout le toyaume la chüte d'une tuile , & il étoit gardé fous trente verrouils. Je les fis fbrtir tous deux de leur cachot, levanj les épaules de pitié de ce que 1'orgueil des homnies en place , ofoit attenter a la liberté de* citoyens fur des prétextes aufli frivoles. I X. J'apercus le palais de la Juftice, j'y attachai ces vers: La juftice eft des rois le plus noble partage; Elle eft de leur grandeur le plus ferme foutien : Par elle ils font de Dieu la véritable image, Et leurs autres vertus fans elle ne font rien» X. Etant entré dans une maifon a colonnes > je vis de perites roues & des hommes en robe & in rabats qui les environnoient. Je clenundsi ce  SongeXI. 17$ que c'étoit: c'eft un jeu , me dit-on, qui s'exécute devant ce qu'il y a de plus grave. Auilitöt parurent des enfans, aux joues arrondies , qui avoient des gateaux 8c grand appétit. Ils alloient les manger , lorfqu'une voix s'écria : « ne mangez point vos gateaux , mes amis; » donnez-les moi: car pour un gareau je vous en » rendrai quinze; pour deux, deux cent foixante» dix ; pour trois, cinq mille cinq cents; pour » quatre, fbixante-quinze mille; 8c pour cinq, » un million de gateaux ». Les enfans ouvrirent de grands yeux, 8c répétant, un million de gateaux! combattirent & dompterent leur appétit. Cette magnifique promefTe étoit fi flatteufe, qu'ils entrevirent dans ce jeu la perfpective d'un goüter fplendide pour le jour même, pour le lendemain 8c pour tous les jours de leur vie. Ils facririèrent donc la jouiflance du moment, &s'étant cotifés, ils donnèrent cent gateaux. Leur regard étoit attentif au mouvement des roues, & brilloit de la plus vive efpérance. Les roues tournèrent fous 1'ceil réftéchi & compofé des graves magiftrats; 8c il ne revint aux pauvres enfans, dreffés fur la pointe de leurs pieds pour mieux voir, que quatre gateaux; de forte que 1'impitoyable égoïfme, moteur de ces perfides roues, en avoit dévoré arithinétiquement quatre-vingt-feize.  174 L' H o m m e r> e Fer, Comme les enfans pleuraient, la voix magiftrale, pour les confoler, difoir : « jouez conftam» ment cinq ou fix cent mille fois de fuite, Sc » vous aurez a coup sur des chances heureufes i 5' jouez encore, mes petitsamis, pour ce jeu-la » on vous le permet». Effrayé de 1'inégalité de ce jeu barbare & dangereux, je brifai toutes les roues, afin qu'il ne fut plus queftion de cette méchante coutume, qui enlevoit aux pauvres enfans décus par 1'efpérance, les gateaux qu'ils auroient mangés avec un fenfitii appétit; ce qui les auroit fait grandir pour le fervicede lapatrie. Ils reftèrenr rabougris, les jambes grèlés; & les quatre-vingt-feize gateaux pafsèrent fur des tables, oü étoient affis des gens qui touchoientles mets d'une dent fuperbe Sc dédaigneufe, qui ne fentoient pas le befoin de la faim, Sc qui donnèrent les gateaux volés a leurs valers & a leurs chiens. X I. J'aliai a une fameufe fépulture oü giuoient des cadavres royaux; je dis comme 1'Egyptien, « fors, cadavre impie , que tu fois jugé » : il fe leva tremblant. Les peuples, les afiiftans qui le reconnurent, crurent qu'il étoit reffufcité, &poufsèrent un long cri de douleur. Je dis a ce cadavre; « debour, entends-tu les malédictions que tu as  SongeXI. 175 » méritées ? Tu ferois enfermé dans les fuperbes » pyramydes que les Egyptiens ont baries; tu » ferois environné d'obélifques & de monumens » chargés de trophées , que ta mémoire feroit » la même. Retombe dans la mort avec 1'op» probre qui doit accompagner ton nom. Ne don» nerois-tu pas préfentement toute ta grandeur » palTée , pour une feule vertu»? Le cadavre poufla un long gémiffement, & retomba dans Ia mort & 1'opprobre éternel. X I L J e devins furtdut 1'ennemi de ces bureaux multipliés qui gênent & vexent le commerce, fatiguent le voyageur & lui font maudire les belles routes du royaume. Je chaflai, avec une volupté rare, avec un contentement moqueur, avec une fatisfaótion inexprimable, ces commis griffonnant un papier ruineux. Je brifai leur canif plus malfaifant que le poignatd; je deftéchai leur déteftable encrier, & il ne fut plus queftion de ces fcribes défceuvrés & vofaces , omnes fedentes in telonio. Pour figne de triomphe, je donnai a manger & qiurante payfans , fur le même tapis vert ou 1'on avoit médité ces fyftèmes infidieux, fi féconds en rapines.  176" L'H o m m e de Fe r, Tel malheureux qui, pour une poignée de iel, ou pour une livre de tabac, avoit été traité comme un des plus grands ennemis de la fociété, eut du fel & du tabac, & le monarque en fur plus riche. Les ttibunaux qui avoient rendu ces étranges fentences n'exiftèrent plus. Je fis fi bien, qu'il y eut plus d'argent dans le coffre royal , & que perfonne n'alla aux galères pour avoir éternué, oy pour avoir falé fon pot. XIII. J'èn voulois a d'autres commis qui font les importans, & dont le mince favoir fe pavane dans üne foule d'opérations équivoqués. . Ils avoient tous le defpotifme dans la tête & dans le cceur. Abfolus dans leurs futiles idéés, ils fe faifoient un plaifir malin d'appefantir fur tout mérite la maffue du pouvoir dont ils difpofoient quelquefois pendant quelques inftans. Ils auroient voulu qu'on les crut dépolitaires de toutes les. lumières politiques ; & ils s'énorgueillifloient puérilement , lorfqu'avec des moyens éiiormes ils avoient opéré de très-perites chofes. Jaloux de tout ce qui n'émanoit pas de leur Minerve, il ne tenoit pas a eux qu'on ne crut leurs ttavaux le dernier effort d'une fcience proton de  S o n g e X L 177 fonde & myftérieufe; & leur ignorance des vrais. principes étoit voilée fous un amas de mots dont ils fe payoient eux-mêmes pour comble de ridicule & d'ineptie. X I V. Comme je déteftois ces frivolités, ce luxe infolent de quelques particuliers, dont le fuperflu foudoyoit, du néceifaire de tant d'infortunés, cette troupe d'artiftes inutiles a toute la terre; je mis en fuite ces petits architeéfces, ces peintres, ces décorateurs, &c. qui avoient mis a Ia mode ces cages verniifées, ces boudoirs orduriers, ces rotondes , tous ces colifichets enfin, d'un agrément futile 8c véritablement faits pour fcandalifer les regards de tout homme fenfé. X V. A la vue de ces fondemens jetés de toutes parts & en tous genres, qui attendent & attendront longtems la dernière main de 1'architecte, je vis que la patience étoit la vertu la plus rare 8c furtout chez les Francois. La fcience des grands hommes a toujours été d'eftimer 1'exécution des deffins d'après leur grandeur 5 8c leur grandeur, d'après le tems. Je rappelai les hommes en place a ces principes j car les projets n'ont plus ni profondeur, ni M.  178 L' H o m m e de Fer, maturité, quand. on veut tout précipiter , & qu'on ne fait rien donner au tems. Et je gravai fur un marbre ; « Qui que tu fois, ï> ne commences rien qu'avec la certirude de pou» voir le finir; fois jaloux de finir plutbt que » d'entreprendre ». XVI. La moindre réforme occafionnoit de Ia part des intéreffés les clameurs les plus fortes : 1'un , fubjugué par fa pareffe, ne vouloit pas examiner la queftion. II auroit fallu fe mettre au fait, c'eft ce qu'il ne vouloit point : 1'autre avoit entendu dire a fon aïeul que toutes les nouveautés étoient dangereufes : celui-ci examinoit tout avec le télefcope de 1'intérêt perfonnel (1). Alors 1'ignorance, la méchanceté , 1'envie , 1'avarice prodiguoient a. tout propos les titres de projets idéals , chimériques, &c les termes de novateurs , de vilïonnaires n'étoient pas épargnés. Mais mon bras d'airain remédioit a tout. Je chaflois de fa place 1'homme apathique, indolent, qui ne voyoit que les revenus de fon pofte, qui (1) Celui-la fait une ac"tion vertueufe qui fait un effort fur foi-même pour combattre une aftion qui feroit funefte a autrui, & qui renonce' a'un intérêt perfonnel, pour 1'intcrêc dt; fon voifin.  Songs XL iy^ ne trembloit que de les perdre ; fon inaction plus longtems prolongée auröit augmenté le fermenc corrupteur , & tout fe feroit trouvé vicié, quand fa retraite tardive auroit découvert les plaies in~ troduites par fa négligente timidité, XVII. Un homme ayant dit que les créanciers de I'état n'avoient point d'autre débiteur que le Roi, 8c d'autre garant que fa volonté , je lui donnai un foufflet, & je m ecriai : un contrat, fair au profit de i'état & fondé fur la foi publique, doit être national 8c tenir a létat qu'il a alimenté, comme les entraüles tiennent au corps humain. Qui me contredira la-deuus, fentira la force de mon bras- XVIII. J e diftribuai en très^grand nombre les quatrains fuivans ; je les mis entre les mains de tout le monde j je les donnai aux paffans avec la même profufion que certains charlatans prodiguent leurs annonces menfongères 8c intéreffëes. L*homme a, de s'entr'aider, recu la loi fuprême. Qui veut vivre pour foi, doit vivre pour autrui. L'ingrat peut oublier ce qu'on a fait pour lui; Mais le prijc du bienfait, eft dans le bienfait même. Mij  18 o L'Homme de Fer, Contre la confcience ii n'eft point de refuge : Elie parle en nos cceurs, rien n'étoufte fa vois, Et de nos aétions elle eft, tout-a-la-fois, La loi, 1'accufateur, le témpfn & Ie juge. Nous tcnons tout de Dieu, jufqu'a la vertu même. Que ne devons-nous pas a cet Être fuprême (i ), Qui, par 1'amour du bien & de la vérité, Daigne aifocier 1'homme a fa divinité J ( i) Je fens qu'il y a un Dieu, & je ne fens pas qu'il n'y en ait point. Je concius que Dieu exifte, paree que cette conclulïon eft dans ma nature. Je m'en tiens de cceur & d'efprit a la dodtrine de Socrate qui a dit : •« que Dieu eft « unique & fimple de fa nature, né de foi-même, feul *> véritablement bon & non mêlé avec aucune matière, ni *> conjoint a rien de paflible». L'Être infini qui a précédé les tems, qui exifte par luimême, ne peut fortir de fa fublime grandeur pour fe laifTer embrafler par notre penfée. Notre penfée ne peut connoitre ce qui eft au-deüfus d'elle; & nous ne pouvons entrevoir Dieu que fous les traits de 1'intelligence & de la fagefle, empreints fur les globes & fur 1'atóme. Froid matérialifte, qui calomnies 1'homme, Ie vois-tu fe complaire dans fon état d'abjeéxion & de misère, embrafler «ne volontaire ignorance? Vois, au contraire, cette immenfité de defirs qui fermentent dans fon fein; vois les traits de grandeur fur ce front qu'environne 1'infortune; vois 1'élévation de fa penfée a cóié de la foibleiTe de fon bras. Et ce qui attefte fa fublime origine, c'eft qu'il adore, c'eft qu'il fe profterne devant la vertu, tandis que fa volonté pour le bien fe déprave a Tappas d'une foible fenfation.  SongeXI. i 8 i Non, 1'homme ne meurt point; c'eft une erreur grcmère, C'eft un blafphême affreux de le croire mortel; Puifqtflin jour, affranchi de fa vile poüffièrë, Cet hóte inattendu doit po/leder Ie ciel. Te crois-tu feul, pour être folitaire ? Non. Dieu te fiut, t'entend, te regarde en tous Iieux. Crains qu'en ton coeur quelque honteux mvftère N'infiilte a fa préfence, & ne blefTe fe« yeux. Ce n'eft pas i nous feuls qu'appartient notre vic; De ces momens fi courts que le ciel nous de-part, A la fainte amitié nous devons une part, Et le refte eft a la patrie. L'homme qui dans Ie filence des nuits contemple tous ces mondes roulaus, la foule de ces aftres fcmés dans 1'étendue, la bafe, la grandeur, 1'immenfité de ce merveilleux édifice, toutes ces étoiles brillantes, liées a fon humble rétine; peut-il s'empêcher de remonter jufqu'a la main qui a fabriqué & qui foutient ce dóme magnifique? L'ame ne fent-elle pas Ie fourfle de Ia divinité rc!pandu dans le monde animé? Une fcuille d'arbre eft le féjour d'une république de petits êtres qui goütent les plaifirs de Ia vie & de la reproduction. Et cette profufion d'exiftence accordée a cette multitude infinie d'infeéles, n'eft qu'une efFufion de cette bonté inaltérable, qui forme le plaifir, & qui le verfe dans le cceur du ver de terre, comme dans le cceur de rhoiïime. Voyei Partiele de Dieu dans mon ouvrage intitulé ; mon Bonnet de duit, tome 4, édition de Laufanne. M lij  j§i L' H o m m e at Fes., De nos biens, de nos mans, 1'incertaine mefure Eft dans 1'opinion plus que dans la nature. Quel eft Ie plus beau teint? Celui de la pudeur, Qui grave fur le front I'innocence du cceur. Franc d'ambition & d'envie, Pauvre mortel 1 paffe une vie Que la mort talonne de prés. Peu de chofe fuffit au fagê; Et pour faire un petit voyage, 11 ne faut pas de grands appréts. On eft roi quand on fe maitrife, Quand on fe foumet fes paffions, Quand des folies ambitions On ne fe fent point 1'ame éprife, Et quand d'un vain peuple on méprife Les vaines acclamations. X I X. Plus les fens regoivent dedélices, moins 1'amê a d'idées. Ces plaifirs vifs & fréquens enlèvent a. Ia raifon les perceptions fines & profondes ; il faut a 1'homme une vie frugale, pour que fon entendement demeure fain. Celui qui mange trop délicatement ne peut plus manger au bout de quelques années. Si la volupté vous domine, bientót vous ferez fon efclave, & vous ne ferez plus qtie vous ennuyer Voila ce que je dis a un pnncè qui ne me comptit point; j'en fus faché, car il étoit aimable.  S o n g e XI. ll3 X X. Un autre prince m'avoua qu'au milieu des. délices des fens il avoit renconrré des vides affreux. Je lui confeillai de fe mettre a faire du bien tout a 1'entour de fes domaines. 11 y étoit difpofé, mais hélas! il n'y avoit plus affez d'étoffe pour qu'il fut véritablement fenfible, pour qu'il put pleurer, pour qu'il goütat cette joie vive & douce qui fuit & récompenfe une belle ad ion, pour qu'il fentit enfin cette ivreffe qui accompagne I'état d'un fentiment fublime. Quand c'eft la réflexion, & non le fentiment, qui dit a certains princes qu'il y a des malheureux , alors leurs vertus font en pure perte, & ils n'éprouvent pas que le plaifir de la générofité & de la bienfaifance a quelque chofe de divin ; ce qui ne peut être bien fenti que par des ames exercées a la bienfaifance , & pour qui la bonté de 1'ame n'eft pas un mot vide de fens. Un poëte fait dite a un prince ces deux beaux vers : Les plaifirs, les grandeurs n'ont pu remplir mes vceux; Un inftant de vertu vient de me rendre heureux. XXI. Je vis un phénomène bien étonnant, e'étoit un. Miv  ii"4 L' H o m m e de Fer, miniftre de la guerre tout occupé de faire la paix. II ne manquoit plus que de voir un controleur des finances renoncer enfin aux emprunts, qui ruinent nièces & neveux. Mon pouvoir ne sétendoit pas jufques-la ; les hommes abufent tant qu'ils ont de la marge XXII. Toutes les loixfurent énoncées en termes clairs 8c précis. « II faut que la loi foit courte , dit » Séneque, afin que les ignorans en faififfent plus » facilement l'efprit ». XXIII. En voyant cette foule de demoifelles nubiles qui peuplent les fociétés, qu'on rencontre par-tout filencieufes & froides en préfence de leur mère; ce régiment oifif me déplut, 8c la gêne & la contrainte qu'il éprouvoit pafsèrent dans mon ame. Rien neme parut plus ridicule que ces grandes demoifelles attachées aux japons de leur mère, 8c qui vont tournant avec elle. Ces momies Manches portoient fur leur vifage 1'empreinte de la diffimulation. Cet efclavage fans fin , impofé k des filles nubiles, fi fréquemment viclimes de leur complexion , me parut injufte 8i contraire aux lorx 8c aux' avantages de la fociété. Quiconque  S O N G E X I. 18 5 croic pouvoir étudier le caraóbère de fa maitrefïê fous les yeux d'une mère, fe trompe abfolument. Les demoifelles n'ofent rien , tandis que leurs mères fe permertent tout- Quoi de plus propre a faire naitre la fauffeté & la très-dangereufe idee de ne regarder le mariage que comme une porte ouverre a la liberté licencieufe! Je pris fous ma protection ces aimables créatures , a qui on refufoit 1'ufage du fentiment dans 1'age oü le fentiment fe développe, oü il eft le plus actif Sc le plus fécond en vertus. J'enlevai a ces mères jaloufes & altières , ces efclaves fenfibles dont elles fe pavanoient, & fur lefquelles elles exercoient leurs innombrables caprices. Je voulus que ces inréreffantes créatures celfaflent d'être inutiles a elles-mêmes & aux au tres. Je portai une loi qui licencia toutes les filles a lage de vingt-un ans, Sc qui, a. cette époque ( oü il n'y a plus d'enfance), les rendit indépendantes & abfolument maïtreffes de leur perfonne ; car la nature a donné aux femmes , dans un court efpace, tant de fouffrances, que le plaifir leur apparrient dans leur jeune age , qui s'écoule , hélas ! fi rapidement pour elles , & comme 1'a dit un philofophe, « elles font en quelque » forte forcées a fe preffer de vivre » ; paree que bientbt la douleur, la perte de leurs charmes , la folitude qui en eft une fuite , vont confumer une  iSó" L'Homme de Fes., vie qu'il a plu a la nature d'abréger. Cette rigueur du fort ne fauroit être corrigée, qu'en leur laiffant du moins les beaux jours marqués pour leurs jouilïances , jours palfagers, & qu'il feroit inhumain d'immoler a. des conventions arbitraires, lorfque leur fenfibilité eft dans toute fa fleur, & répand fes parfums autour d'elles (i). (i ) Le róle de fille, au milieu des mceurs & des inftitutions modernes, eft le plus cruel róle du monde. Qu'unc jeune perfonne foit mélancolique, elle eft tourmentée, diton, du defir& du befoin d'avoir un amant. Eft-elle gaie, folatre, cet enjouement touche a peu de réferve; elle ne peut ni rire, ni foupirer. On veut qu'elle foit fille & qu'elle ne le foit pas. Le fentiment qui part d'un cceur neuf, vaut mieux que le fentiment qui dLTimule; & ces jeunes filles, quine peuvent jamais dire un mot de ce qu'elles fentent fi bien, font plus prés de leur chüte, que celles qui font les aveux naï'fs du plaifir qu'elles ónt a voir leur amant. Ces innombrables demoifelles qui couvrent la France entière, & qui ne peuvent fe marier ni vivre dans le célibat, qui, a vingt-cinq ans, habitent & furchargent encore la maifon paternelle, comme fi elles n'avoient que dix ans> forment un fpeélacle tout-a-la-fois attriftant & rifible. Que font ces grandes filles auprès de leur mère, lorfqu'elles pourroient elles-mêmes être mères de familie? Quelle figure font-elles devant leur père ? II lent tout auffi bien qu'elles , combien elles font déplacées. Tout moralifte fent la néceffité d'une loi ou d'une coutume propre a réformer nos inf-  SongeXI. 187 Les filles de vingt ans n'ont point notre ambition, nos affaires, nos fpéculations, nos voyageS & nos fatigues. II faut donc les laiffer libres dans Ie fentiment qui les occupe. Leur imagination eft plus vive & moins diftraite que la notre ; elle fè concentre par conféquent fur un feul & unique objet. Le lit conjugal eft prefque le feul endroit oü 1'honnête femme jouiffe fans dangers & fans remords; c'eft-la fon empire & fon tróne, d'oü elle ne defcend qu'avec regret. Ne 1'en blamons point; elle achète affez cher le plaifir , quand elle remplit fes devoirs. Toutes les grandes demoifelles , auxquelles on avoit enlevé impitoyablement leur jeuneffe, c'eft-a-dire , leur vie, qui fe defféchoient lentement, 8c mouroient de chagrin & d'ennui , graces a moi, eurent la liberté d'aimer a leur gré, & de transformer, d'après leur choix, un amant en époux. Le bonheur fut a leur portee, tandis que 1'infouciance de la jeuneffe le leur permettoit. L'on ne vit plus ces intéreffantes créatures perdre leurs plus beaux jours , en éta- titutions civiles, qui, follement amalgamées avec des idees réligieufes 8c retrécies, rendent la moitié des femmes invinciblement malheureufes. II y auroit donc un livre neuf, piquant, curieux & philofophique a faire, intitulé : des Demoifelles. Je le ferai peut-être un jour : en attcndant, qu'on ne me vole point mon titre.  l88 L' H o m me de Fe k, hnt dans la fociété les petites & puériles idees qui nament d'un efclavage abfolu ; car il détruit a. la longue le fentiment & même les vertus. XXIV. Le plaifir entre dans 1'elfence de 1'homme & dans 1'ordre de 1'univers. Le plaifir eft 1'aimant de notre nature, 1'ame de nos acfions. Tous les animaux le cherchent & s'y livrent. Le goüt du plaifir réglé fert 1'intétêt de la fociété, au lieu d'y nuire. Je voulus que le peuple eüt des fêtes, des jeux. Défenfe de troubler fes récréarions , & j'aimai mieux alors le voir un peu turbulent, que dans Ia morofité de Ia contrainre. Je fis fervir la mufique a. fes divertiffemens. La mufique eft un cinquième élément pour plufieurs ames fenfibles; elle donne des fenfations a ceux qui n'en ont point. La danfe ne fut pas oubliée. L'indolence d'un mufcle 1'oblitère, & il eft punt de fon inadion en perdant la folidité & le jeu dont 1'avoit doué la nature. Tous les mufcles du peuple allèrent bien, trés-bien; & ce tableau animé formoit, fous mes regards, le plus intéreffant de tous les ■ fpeétacles.  SOÜGI XI. l8e) XXV. Beaucoup de chofes relatives au bien public font ordinairement négligées , paree qu'on les pofsède en commun. Communiter negligitur quod commuriucr pojjidetur : & le proverbe dit: L'ane de la communauté, Eft toujours le plus mal baté. Je nommai un infpecteur qui me donnoit avis de toutes les dégradations qui pouvoient occalionner une incommodité publique; car la police n'eft faite que pour aller au-devant de tous les dangers. XXVI. Persuadé que Ia Nature a dans fes magalins des tréfors d'un très-grand prix , qu'elle nous réferve au moment que nous y penferons le moins , que plufieurs font fous nos yeux, & que nous ne les voyons pas, que les importantes découvertes ont été le fruit du hafard, plutót que de 1'expérience; je récompenfai tous ceux qui interrogeoient la Nature, & la moindre expérience bien faite ou bien fuivie, 1'emporta fur des volumes fyftématiques.  icjo L' H o m m e de Fer, XXVII. Qui pourra expliquer la formation de la fubtance du cerveau qui, molle &duólile, conferve dans fes plis, & avec le plus grand ordré, les images de tout ce que nous avons vu, entendu, appris dès notre plus tendre enfance ? Idéés, réflexions, fentimens, tout eft net & diftinób. La repréfentation d'un objet vient après foixante années, nous frapper auffi vivement que s'il étoit encore préfent. Les idéés que nous voulons chafler font celles qui reviennent avec des couleurs plus vives; qu'y a-t-il de plus étonnant que la ftructure de cet organe, lïège de la penfée ? Je fis ces réflexions en voyant un anatomifte difféquer un cerveau; je les fis pour lui, car il cherchoit une fibrille, & il s'impatientoit de ne la pas trouver. Chaque fens de 1'homme offre un tiffu de miracles , & quand on fonge a 1'enchainement incompréhenfible qui les lie, il n'y a plus de langue pour célébrer. x x v 11 r. Qu'un prince doit faire picié lorfqu'il fe regarde férieufement comme pétri d'un autre limon que le refte des hommes! Un orgueilleux de cette  S o n g e XI. Ifji efpèce, eft un ignorant qui ne peut jamais être vraiment bon. II n'eft guere d'ames généreufes que celles qui font fenfibles, c'eft-a-dire, qui ont médité fur le néant des grandeurs & fur la réalité des vettus ; c'eft la pratique des aétions nobles qui nous apprend a fentir & a penfer. L'intelligence épure le cceur, le forme, raffiijettit a. la vérité, & 1'enlève a 1'arrogance , qui n'eft qu'une ufurpation faite par une imagination dépravée fur le bon fens naturel. Héraclite 1'a fi bien dit: L'eftime de foi-même eft une épilepfïe. Je coulai ce petit chapitre dans une certaine poche, fouhaitant fort qu'il fit fon effet. XXIX. Plus on batit de temples dans une religion ; plus elle eft prés de fa chüte. II ne faut qu'un temple dans une ville, afin qu'il conferve cette pompe myftérieufe qui en impofe a. 1'imagination. Ces dépenfes énormes pour des édifices facrés me parurent faftueufes 8c onéreufes au peuple, qui ordinaitement en faifoit les frais; auffi les temples, au bout d'un demi-fiècle, n'étoient pas encore achevés. II y eut moins de temples, ils furent plus fimples, 8c la ferveur religieufe s'en augmenta.  ïjj. Ls H o m m e de Fer; Donner aux hommes le frein de la religion; c'eft déja une admirable inftitution. Mais approprier le dogme 8c le culte a la réforme des vices parriculiers d'une narion , ce feroit la. le chefd'ceuvre du légiflateur religieux; Le culte inrérieur eft 1'hommage que toute créature doit rendre a 1'Etre fuprême. C'eft le culte par excellence, & digne d'être offert a celui qui eft efprit & vétité ; mais, comme 1'homme n'eft pas ifolé , il doit publier fa reconnoiffance publiquement. L'intérêt du genre humain exige qu'un Dieu foit reconnu & adoré. XXX. Un plaifant difoit devant moi qu'il fouhaitoit fort que les controle urs-généraux des finances reffemblaffent aux bibliothécaires du Roi , paree que ceux-ci , gardiens d'un grand tréfbr , prenoient bien garde de ne point en faire leur profit parriculièr 5 ce qui n'arrivoit pas a ceux qui manioient les finances de fa majefté. Je ne pus m'empêcher de rire, & je fis un don léger a. ce plaifant j car les bons mots ont leur prix. XXXI. Je fis rétablir dans une place publique la ftatue que  S Ö N G E X L ïoj f|üê Lycurgue avoit dreffée au Rire. Quoi dë plus innocent que Ie rire ingénu de 1'homme dö bien? La foncHon de Momus étoit d'épier les aótions des dieux, & d'en bldmer les abfurdes. Comment ne pas fe divertir de ce que 1'on voit ? Le dieu Porte-Marotte faifoit fonner tous fes grelots, & il fut licite a chacun de rire tout a fon aife. Oui , l'ort dit plus de chofes excellentes & rares fur une affaire, politique qui eft cachée, que n'en imaginent ceux qui en favent le fecret. Pour 1'honneur des acfions les plus conlidérables ( dir quel qu'un), il eft important que les caufes en demeurent fbigneufement cachées-. X X X I L C'est au moyen de 1'imprimerie que le génie pariera a la poftérité jufqu'a la fin du monde. Qui ètes-vous donc , ennemis de 1'imprimerie ? Vous Ia craignez ! vous ferez mis a jour par elle ; elle ira fouiller la vérité jufqu'au fond de vos entrailles. Liguez-vous , méchans & impofteurs } liguez-vous des quatre coins de 1'univers; l'im-> primerie vous brave; fon anéantiifement eft hots de votte pouvoir. "Vous ne voyez pas le relfort prodigieux de 1'efprit humain, fa puiffance füre, quoique lente, N  1^4 L'Homme de Fer, fa tendance perpécuelle a ramafler de toutes parts les matériaux phofphoriques de la vérité; il fart» dra peut-être encore épuifer quelques liècles, mais enfin la maturiré des idéés vous détruira, vous, miférables adverfaires de la raifon humaine, & 1'édifice de la philofophie repofera fur une bafe inébranlable, tandis que vos noms feront livrés a 1'opprobre. Voila ce que je me permis de dire a des hommes qui , pour un méprifable calcul d'intérêr perfonnel , retardoient tous les gtands coups de pinceau & empêchoient 1'obfervareür philofophe de s'élever a la fublime fonction d'homme d'état & de légiflateur, comme fi , en 1'oppofant fans celfe a. 1'aótivité falutaire de la philofophie , on n'otoit pas au fiècle fon énergie, a 1'entendement humain fes tréfors, a 1'homme de bien fes jouiffances intimes; car tout eft grand dans un fiècle & chez une nation philofophe , & 1'on ne faura point agir avec grandeur & dignité, fi 1'on n'a point appris préalablement a penfer 8c a. parler avec dignité. Vils ennemis des penfées imprimées, c'eft vous qui anéantiffez la grandeur nationale; vous voulez que tout foit mefquin, petit, dur 8c perfonnel comme vous; mais vous n'échapperez pas a la plume qui burinera votre ineptie. Vous palilfez déja., vous devinez votre hiftoire— Les gens de bien feront vengés.  SongèXL ipj XX X I tb Il fut un tems, (& ces préjugés de Vifigots n'étoient pas entièrement détruits ) il fut un tems, dis-je, oü la profeflion des armes étoit la feule diftinguée, ou les arts qui font'l'aifance, le repos, les commódités, la gloire , les plaifirs, la nourrirure de 1'homme, étoient regardés avec mépris. Je vis qu'un refte d'imbécillité barbare} fubfiftant encore dans quelques efprits, refufoit de mettte le magiftrat (i), le négociartt, 1'artifte renommé, fur la même ligne que le miliraire. Je les en dédommageai, & je fis en forte que les idéés faines & utiles a la politique> ne rencontraflent plus des yeux fermés ou fafcinés (i). ( i ) Le militaire rifque fa vie, mais ce n'eft que 1'affaire d'un moment. L'homme de loi, en fe privant dc tous les plaifirs, en fe dévouant a 1'étude la plus féche, facrifie la fienne a chaque minute (i) Que d'idées ridicules en fait de noblefTe dominent encore! Un gentillatre vous pariera avec un ton très-férieux de fes huit quartiers; il vous dira que 1'empereut des Turcs n'eft pas gentilhomme du cóte de fa mère, & que s'il lui prenoit fantaifie de fe faire baptifer& de fe faire chanoine, il ne feroit pas recu dans un chapitre d'Allemaghe. Il faut quelquefois ehtendre de pareils raifonnemens. Qu'importe dans quel fang on ait puifé la vie; Le plus noble eft celui qui fert mieux la patrie. Nij  t}6 L'Homme de Fer; XXXIV. Je fabriqua-i une pipe d'une ftru&ure rare & nouvelle, & je la mis dans la main de ceux que travailloit un principe intérieur de vanité ; or, de toutes les prétentions orgueilleufes accumulées dans le foyer, il n'en fortoit, comme d'une coupelle, que des crêtes & des plumes de paon. L'homme voyoit tous fes projets ridicules ou infenfés, s'enfuir & s'évanouir dans le petit nuage de fumée. XXXV. Comme il y a des reffemblances dans les families , il y en a dans la même nation. Un ufage ne peut donc paffer d'un pays dans un autre, fans modincation. La remperature, qui influe fur les traits du vifage, peut influer fur les organes délicats & fectets qui enveloppent la fubftance penfanre; de-la, le caraétère diftin&if de tout ce qui vit 8c refpire y les races tiennent au climat; leur empreinte eft vifible, & quelquefois infurmontable. Je voulus que le fentiment de l'fionneur fut toujouts 1'ame des Francois, qu'aucun foldat ne fut frappé, qu'aucun ciroyen ne fut avili, que 1'on refpectat en eux cette précieufe fenfibilité qui les mène a toute efpèce de gloire. Je voulus  SongeXI. 197 que Ia nation fut toujours conduite par fon propre génie , & non par ces idéés érrangères, qui ment a la fois le courage & Ie génie. Je lailfai aux Francois le vaudeville, la chanfon & même la petite brochure ] paree qu'ils n'avoient plus de fiel dès qu'ils avoient ri; & que rien n'appaifoir mieux . une affaire quelconque , que de lailfer les bons & les mauvais plaifans s'exercer & s'épuifer fur elle. XXXVI. Un degré dlnduftrie équivaut a foixante degrés de travail, L'induftrie n'eft autte chofe que le fecret d'amaffer Ie plus d'unités phyfiques , avec le moins de bras qu'il eft poffible. II faut donc encourager les mécaniciens qui rendent a la culture des terres , cette foule de bras employés aux arts du luxe. Et c'eft ce que je fis. XXXVII., Des fentences rimées naifïoient toutes formées dans ma tête , & je verfifiois ces maximes tout comme Pibrac, paree que les penfées fe retiennent plus aifément , quand elles ont une. tournure mefurée. Ces quatrains étoient pour le peuple , voulant tnfpirer de bonne heure a la jemieffe la haine du Niij  Ï98 L'Homms de Fer, vice , & 1'amour de la verm 5 car , quoique ce foit - la une phrafe vulgaire, tout fe réduic la. Je vis un jeune homme inexpérimenté qui fe ghlfoit chez une femme , qui ne portoit pas le nom de courtifanne , mais qui étoit cent fois plus dangereufe. Je remis au jeune homme ce quatrain; Plus Ie vice eft pxofond, & plus il a d'appasj II va toujours en mafque, & n'eft rien que fentifc C'eft aux écueils, qui ne paroiflent pas, Que le navire neuf fe Drjfe ( t ^ Une ftatue qui repréfentoit le Tems , fortoït de larteiier du fculpteur , il y manquoit une devife , j'y attachai celle-ci: Tems! fous qui les plus forts font enfin abattus-, Que tes rigueurs nous font propices! Quand tu nous ötes les déiices, Tu nous fais aimer les vertus. ^ Un jeune peintre venoit d'achever un. tableau oü fe trouyoit la figure héroïque & fainte de Ia ( 1 ) Si les courtifannes ne faifoient que ruiner. un jeune, homme, ce ne feroit rien5 mais elles 1'accoutument a parler & a penfer comme elles.  S o n g e XI. I99 Tempérance, je lui donnai ces vers pour mettre au bas : Les loix qui règlent nos plaifirs, Ne font pas des loix inhumaines. La nature & le ciel ne bornent nos defirs, Que de peur d'accroitre nos peines. XXXVIII. Je vis une ftatue environnée d'infcriptions menfongères, & qui infultoient a la crédulité ou a. la foibleffie du peuple, je les effacai; & comme celui a qui 1'adulation avoit érigé cette ftatue n'avoit point mérité de la patrie, je tournai fa tête du cóté du dos, je repliai les jambes & rendis la figure hideufe; elle relfembloir alors a fa mémoire. XXXIX. J'appesantis mon bras fur les ïnfidèles dépofitaires des fonds publics. II y avoit un grand nombre de gens puiflans qui étoient fort intérelfés a ce que 1'ordre de comptabilité du royaume fut enveloppé de ténèbres. Des gens en place diftribuoient 1'argent avec profufion, fous le nora de dépenfes fecretes, dont ils ne rendoient point de compte a leur département , foit afin d'en augmenter leur fortune particulière , foit afin d'acheter des créatures. J'éxaminai rigoureufe- Niv  XO.O V H O M M E DE F E R, ' ment 1'emploi des fonds que chaque homme en place devoit fournir a, chacun des départemens. Je défendis 1'atgent du roi, comme une lionne défend fes petits; j'empêchai le défordre , les gaf, pillages, les dépenfes inutiles, les friponneries , les doublés emplois , & ma tête eut befoin de toute fa force , pour s'enfoncer dans cette épou-r vantable arithmétique. Cette partie mécanique de l'adminiftration des finances, fut ce qui me coüta le plus. U fallut me hvrer a un travaü opimatre , mais je dévorai ce ttavail pénible & dégoutant par amour pour les intéréts du prince & de Ia patrie, & au bout de cette tache importante , je donnai des chiquenaudes incifives au nez de tous les fripons ; ce qui annon^oit a, toute la terre qu'ils avoienr volé le roi & I'état.. Oh ! que de nez camus,! X L, Un homme qui demande I'aumone a un autre homme, & dont la fubfiftance par conféquent eft fondée fur ce qu'on tui accorde , ou ce qu'on lui refufe , mérite 1'attention du gouvernement. Je n'eus pas la cruauté de rendre les mendians, beaucoup plus a plaindre qu'ils ne 1'étoient; carÜ faut les chatier , & non les faire périr dans des, dépots. Je les renyoyai chacun dans leur paroilfe ^ au lieu de leur naiflance, & la, comme on qon.  S o n g e XI. lO-I noifloit, plus qu'ailleurs , leurs revers oü leurs vices, des prépofés leur impofoient la tache a laquelle ils étoient propres. Une correétion févère les obligeoit au travail, & quiconque d'entr'eux fortoit du diftriót de fa paroifle , y étoit ramené forcémenr pour fubir la peine due z ft défobéififance. Par ce moyen il n'y eut plus de vagabonds, X L I. J e fis obfervet les loix qui attribuent au chef de la maifon, 1'empire fur rous les individus qui la compofent; car partager la puilfance me parut la plus grande des erreurs , la plus propre a fomenter les difcordes. La puilfance phyfique des femmes eft déja très-grancle ; fi la loi leur don-, noit autant d'autorité qu'aux hommes , ceux-ci ne feroient-ils pas bientót dans la dépendance la plus abjecle ? Tout mari devint maitre abfolu dans fa maifon. X L I I. Comme mon haleine devenoit dévorante lorL que je vouiois la faire fervir au bien de 1'huma-» pité , d'un fouftle je volatilifai ( & plas promptemenr que le creufet du chyrnjfte ) tous ces diamans qui hjfeftent la France , & qui font payer tous les maux qu'ils ont occafionnés , pour les extLaire des mines Sc les apporter en Europe. Ce.  3-02. L'Homme de Fer, luxe puéril & ruineux excita puiffamment ma vigilance & mon indignation , & je crus rendre un fervice effen riel a la patrie , en ne lailfant aucune tracé de ces brillans perfides , aclierés du fang des hommes , & qui ne fervoient qu a alimenter de toutes les vanités connues, la plas 1 creufe & la plus mifétable. Funeftes diamans ! criai-je tout haut, vous deviez faire aux hommes" tout le mal poffible ; paree que vous avez caufé dans 1'origine tous les maux poffibles al'humaniré. Hélas! au Btéfd, pour conferver aux rois le monopole des diamaus , cinquante lieues carrées autour des mines font defertes , & fon pend au premier arbre quiconque eft trouvé dans les environs, s'il ne prouve qu'il y avoit affaire. Lapidaires ! diamanraires ! je vous dévoue a 1'anathème. Que vous & vos marchandifes difparoiffent de deffus la terre. X L I I L J e défendis la chaffe a ces gentillatres , qui s'en faifoient un droit pour porrer préjudice aux gens de la campagne ; n'étant pas jufte , que pour le plaifir d'un chaffeur , des laboureurs ou vignerens , fouffriffent quelque dommage , & je déchirai (avec une forre de fureurje 1'avoue) le code abfurde & féroce de ces loixpénales, qui  S O N G E XI. 10J régloient la chaffe pour le plus fort du canron , Sc qui avoient ofé égaler la vie des bêtes a celle des hommes. La chaffe punir, il eft vrai, celui qui s'en fait une occuparion , au lieu d'un fimple délaffemenr* II devient fauvage & farouche; il perd les idéés morales ; il ne connoït plus d'autre plaifir que d'errer dans les bois Sc dans les campagnes; il ne fait plus parler que des événemens de la chaffe y Sc ilperd les jours les plus précieux dans ce violent exercice , qui rend robufte fon eftomac, mais pour affoiblir d'autant plus fa tête, & la rendre peu penfante : il finit, ce déterminé chalfeur, par vivre avec des chiens & des piqueurs , & par mettre au rang des proueffes, un fanglier blefïe i Sc au rang des accidens notables , un gibier qu'il a manqué. Les entreprifes du lendemain , font d'abartre des perdrix & de maflacrer des liévres. Eh! qu'a-t-on befoin , dites-moi , d'une ame raifbnnable pour franchir des foffés, pour grimper des collines, pour braver le froid & le chaud , pour poufler des clameurs &c des huées extravagantes alapifte des animaux , pour fe tranfporter de joie fi 1'on a fait quelque capture , ou pourfe frapper le front de rage & de colère fi le gibiera échappé. Déchirer parpaffe-tems d'innocentes créatures; fe faire un jeu de leurs fouffrances , Sc cela. póur  204 L'Hom me de Fer," hater une digeftion un peu laborieufe; trouver une volupté dans les terreurs & les angoiffes des pauvres animaux fugitifs , fans que le befoin ou la faim vous preffe; font-ce la. des jeux dignes de 1'homme qui devroit refpecfer le créateut des êtres fenfibles jufques dans les animaux qu'il a foumis a la douleur. Optez, cruels chaffeurs, ( m'écriaj-je ) embraffez le fyftême de Defcartes , lequel contredit ouvertement la raifon, ou jugez-vous friands d'un plaifir féroce. Vivez dans les bois, irnpitoyables & durs chafTeurs; chériflez de préférence la compagnie des cbiens & des liévres; oubliez toute autre affaire „ & quand vous aurez perdu a courir les bois & les brouflailles, les heures les plus intérefTanres de Ia vie, faites encore le foir l'hiftoire d'un jour que vous aurez h dignement employé pour la patrie & pour vousmêmes. Challéurs ! fi , femblables a Nembrod, a Hercule , vous dirigiez vos attaques contre les bêtes féroces qui dévaftent les ttoupeaux,, &dévorent quelquefois les bergers , vous feriez une noble guerre aux monftres que la crainte & la. foiblefte font forcées a refpecter y mais vous ne tuez pas ces animaux , vous pourfuivez les plus craintifs , lorfqu'ils fe font gorgés des choux , de la falade & des graines des malheureux payfans *  S O N G E XI. 205 obligés de fupporter encore cet impot, plus fünefte que 1'intempétie des faifons , & ces dévorés ont fouventa défendre leur vie contre la voracité d'un garde-chaLTe alTaffin , & qui 1'eft, ( ó honte ! ó douleur !) qui 1'eft impunémenr. Maudite chaffe ! Les barbares qui inondèrent 1'empire vers le commencement du cinquième fiècle , ont ennobli cet exercice , paree qu'il étoit de leur goüt; & il faut que nos terres fertiles foient ravagées pour 1'amufement privilégié de quelques êtres oififs, incapables d'apprécier le prix du tems & les devoirs de 1'humanité. X L I V. Un homme difoit a un autre : « vous êres un for, avec tout votre efprit, vous ne réufliflez point. Depuis que je vous connois , je ne vous ai point entendu une feule fois patier de vos talens. On ceffera bientót d'y croire. Voyez un tel, il fe loue intrépidement lui-même dans les feuilles périodiques. Mais , répondit 1'homme modefte, c'eft une vanité méprifable que de parler de foi; & je penfe qu'on n'en impofe a perfonne Vous vous trompez, répartit 1'autre, on commence par fe moquer de celui qui préconife fon mérite; on finit par oublier que les louanges que 1'on a entendues font forties de fa propre bouche;  kó$ L' Homme de Fer, on les artribue a un aurre, & on loue enfin * avec la multitude, celui que 1'on tournoit hier en ridicule; un éloge répété, eft 1'eau qui tombe goutte a goutte, & qui perce (comme le dit Quinault) le plus dur rochel4». J'écoutois ce dialogue. Cétoient deux auteurs qui converfoient enfemble , & qui portoient, comme on le voir, un cara&ère bien différent. J'arrêtai 1'auteur orgueilleux, & je lui dis devant tout le public : « Tu reffembles parfaitement au » coq-d'Inde : quand on s'arrêre pour regarder cet » animal, il fegonfle , fait la roue & rougit fa » crête jufqu'a être prêt a me crever ». X L V. Je ne fuis jamais gai quand j'entends de Ia mufique tendre , dit Shakespear : on fait mieux alors que d'être gai, on eft emu, touché, attendri. On en peut dire autant d'une compofition théatrale qui remue 1'amei Qui craint de s'attendrir , a dir quelqu'un, craint d'être bon. Je fus de 1'avis de Shakefpear; je donnai le prix a la mufique fenrimentale & aux drames, dont on pouvoir dire ; peclora mollefcunt. X L V I. La tragédie francoife me fit beaucoup rire*  S O N G E XI. 407 furtöut de la manière dont elle étoit jouée. J'af-» fiftai a la Mort de Céfar , par Voltaire. Quelle oeuvre niince ! Quel cadre étroir! Quel miférable enfantillage, fubftitué a la majefté de l'hiftoire ! On ne pouvoit pas défigurer plus complettement le chef-d'ceuvre de Shakefpear; Voltaire n'avoit pas fu lire fon fupêrbe, fon admirable original. Des acteurs encore plus ridicules que la pièce , mirent en jeu une bonne humeur, qui fe termina par une fmcère pitié fur la pauvreté réelle du théatre fran^ois. Le poè'te tragique , livré a la froide fymétrie , s'étoit prefque toujours écarté du tableau hiftorique qui , dans fon enfemble, avoit fa vérité. II 1'avoit coupé mal-adroitement, pour 'le faire enrrer forcément dans le cadre des régies. Ainfi il s'étoit privé des fcènes les plus neuves & les plus mtéreffantes; car c'eft le fujet qui doit modifier l'adion théatrale. La refferrer lorfqu'elle doit être étendue , lorfqu'elle doir expofer de grands mouvemens, c'eft manquer a 1'art, a 1'intérêt, a la vérité ; c'eft facrifier les plus grandes beautés a des régies defféchantes qui ne font que détruire rillulion , en otant un libre effor aux mceurs & au caraébère de chaque perfonnage. La tragédie francoife enfuite étoit, pour la multitude un eftet fans caufe, & qu'eft-ce qu'un ouvrage moral dont le but ne fauroit être faiü, &  2ö8' L' H o m m e de Fer, qui ne peur rien dire a la multitude ? Eh! parlezlui de fes mceurs , de fa femme , de fa pofuion acluelle , elle vous entendra. Quelle étude plus digne du poëte que de bien connoïtre ce qu'il doit enfeigner a fon fiècle , & d'approprier fon drame aux circonftances! Mais, au lieu d'un tableau vivant & animé , le poëte tragique avoit métamorphofé Melpomène en un mannequin, dont 1'attitude étoit perpétuellement bizarre & ridicule. Cette caricature étrange offroit d'ailleurs le même moule dramatique pour tous les peuples , pour tous les gouvernemens , pour rous les évènemens rerribles ou touchans. Serviles adorateurs de ce qui s'éroit fait & abfolument dépourvus d'invention, les poëtes oubliant la grande deftinarion de 1'art, avoient fait des pièces faófices, en voulant les ajufter a celles des anciens. Toujours le même protocole , toujours des tableaux de pure fantaiiie , & le goüt le plus faux qui ait jamais exifté chez un peuple, détruifoit incefïammenr la vériré hiftorique, & comptoit la remplacer par une vaine élégance. Je chaflai les pitoyables acteurs tragiques, avec 1'éternelle familie cl'Atrée & d'Agamemnon; je fis la guerre a. ce mauvais goüt, a cette déclamation amphatique, froide & forcenée, le fon le plus défagréable qui puiffe frapper une oreille fenfible. Je mis en fuite, du même bond, ces: auteurs,  S o n g e X I. ZOp auteurs > qui vont pillant des pièces de théatre dans de vieux recueÜs , pour les offrir enfuite gonflées de rimes nouvelles .& fonores; & puifqu'ils étoient inipuiffans a nous donner le tableau fidéle des mceurs Sc des gouvernemens anciens Sc modernes (i), je leur défendis de toucher aux fujets nobles & graves , émanés de l'hiftoire. Le peuple, qui s'ennuyoit étrangement de tout ce fatras, me remercia d'avoir fait difparoirre cette charge grotefque, que des journaliftes Sc des académiciens lui avoient dit d'admirer. Tragédie fran$oife & farce devinrent fynonymes ; le fpe&acle national, entièrement changé & refondu, offrit de 1'intérêt, de la gaieté, de 1'inftruótion; & Temploi d'écrivain dramatique , pour la première fois, fut connu & chéri de la nation entière. X L V I I. Un homme en place crioit tout auffi douloureufement que mon jeune auteur : je veux anéantir tous les livres; oui tous, paree qu'on a fait un pamphlet contre moi, &: qu'on en médite un autre. Pourquoi des livres, puifque je ne lis pas ? ( i ) Ctomwcl & Guife ont une toute autre phyfionomie que Xipharès 5c qu'Hypolite, & je penfe que ces nouveaux perfonnages exigeroient une autre forme dramatique que celle du divin Racine. Note de 1'auteur. O  n o L'Homme de Fer, A quoi fervent les livres ? a faire raifonner le peuple , & je ne veux pas, moi, qu'il raifonne : c'eft a- kii de fuivre le mouvement qu'on lui imprime. Deftrucfion des livres! Guerre aux livres! Une armée d'efpion, de commis & d'exempts pour empêcher 1'approche d'un livre, car ces maudits livres font le tourment de ma vie & m'obligent de mefurer mes aótions; puis ces livres difent tout, & révèlent les aótions les plus fecrètes. On n'eft jamais tranquille avec ces livres babillards. Au feu, au pilon, au cachot tous les livres , li 1'on ne peut y mettre tous les auteurs. C'eft un crime que d'écrire. — C'eft un droit inhérent a a 1'homme, repris-je, puifqu'il a celui de penfer. Or, penfer , parler, écrire font fynonymes; car cette opération intelleótuelle eft la même. L'imprimerie eft un don vilible de la divinité, par lequel elle a voulu conrfe - balancer les maux que les tyrans pourroient faire a 1'efpèce humaine. L'imprimerie eft une défenfe augufte & légitime, qui n'a ni violence ni cruaüté. — Mais je crains la fatyre. — Je le crois.—Mais je fuis fort. — Frappez donc; mais apprenez qu'il n'y a poinr d'aótion fans réaction. X L V I I I. Je fus 1'exécuteur d'une loi qui me plut beaueoup. Elle convenoit a un fiècle ou 1'on dévore  Song e XI. 2ii fes capitaux, oü un Jeune prodigue eft a peine en polfellion de fon bien , qu'il difllpe en deux ou trois années la fortune de fes ancêtres. Cette loi portoit inrerdidion de vendre fon héritage. On 1'a recu de fes aïeux; on le doit ï fes defcendans. Mais fi Ie gouvernement lui-même eft prodigue , s'il veut toujours jouir fans mefure, s'il mange 1'avenir, détruit le pafte, defsèche le pré^ fent; s'il a donné aux particuliers 1'exemple fatal d'anticiper fur fes revenus, & de dévorer le fond de fes richelfes..., que deviendra la loi, 1'excellente loi ? Je fis mon devoir, je la publiai, paree que je plaignois la génération future ; elle fera plus pauvre que jamais, fi 1'argent va toujours fe réunir a la maffe fatale de ceux qui en pofsèdent déja beaucoup. X L I X. Tout cs qui concerne les travaux de Ia campagne & la reprodudion des végétaux fut fi bien protégé , honoré, encouragé, que le fiècle s'appela le fiècle agriculteur. Ce titre en valoit bien un autte. Les agriculteurs diftingués, portèrent trois,épis entrelaffés a la boutonnière de leurs habits. Le payfan, vu comme agriculteur, pafteur, pêcheur & chaffeur, doit être confidéré comme le véritable Atlas , portant le globe de la terre fur O ij  212 L'Homme de Fer, fes robuftes épaules; car c'eft par lui que le genre humain fubfifte. L. J'é tablis uu tribunal ou des juges du point d'honneur prirenr connoiffance de ces injures perfonnelles qui mettent un citoyen dans le cas de défobéir aux loix, ou de porter la confcience d'un affront non effacé. J'étendis cette jurifdiftion fur tous les ordres de citoyens, paree que je voulus que 1'honneur fut le premier des tréfors , & qu'il fut en süreté contre cette multitude de délits qui bleffent & qui oftenfent fi vivement les ames délicates & fenfibles. L I. U n homme avoit fait une mauvaife aftion, il fe difpofoit a parler; je lui dis ; « tu vas faire » mille mauvais raifonnemens pour pallier ta » faute; refte avec la première ». L I I. J e condamnai un athée a vivre feul. Qu'eft-ce qu'un athée ? C'eft un homme qui s'eft ifolé, qui seft fait le centre de 1'univers, qui ne peut plus avoir ni defirs élevés, ni efpérances confolantes: c'eft un égoïfte qui n'a déttuit un être fuprême que pour fe faire lette par excellence. II faut  SongeXI. 2.13 qu'il vive feul, ainfi qu'il fera un jour; car 1'enfer ferad'êcre feul, feul Cette idéé fait frémir. L 1 I I. Je vis que les efprits commencoient as'échauffer fur les intéréts publics, & que la nation portoit fon acuivité fur des objets enfin dignes d'elle. Tant mieux, m'écriai-je; car 1'oubli des principes de la morale & de la politique, conduit néceifiairement un empire a fa ruine. Qu'on fe rapproche le plus que 1'on pourra de la nature; elle fait toujours des loix plus heureufes que celles que nous nous donnons. . L I V. Il ya, ditMontaigne, des condamnations plus • crimineufes que le crime. Je fus de fon avis, & je fis bruler des procedures honteufes , paree qu'il n'étoit pas bon qu'on gardat la mémoire de certaines iniquités. L V. Les crimes commis par les fanatiques, ne leur infpirent poinr de remords. Ils dorment tranquillement fur leurs forfaits; leur confcience ne leur dit rien; c'eft en vain qu'ils ont outragé la nature. La religion qu'ils croyent avoir vengée, leur allure une paix affreufe, mais réelle pour leur Oiij  *i4 L'Hommi de Fin., cceur. Ne voila-t-il pas le fentiment le plus hor- ribl& qui puilfe dénaturer le cceur de 1'homme? Toutes les idéés morales vont s'éteindre dans une frénéfie religieufe. Alors le fanatique frappe aveuglément; il devient le plus monftrueux des êtres. On m'avoit dit qu'il n'y avoit plus de fanatiques, j'en déterrai quelques-uns a qui il ne' manquoit que les circonftances pour époiivanter de nouveau la tetre. Je les chatiai li rudement, que tout en s'appelant martyrs , ils furent obligés d'appeler a leur fecours quelqu'un qui fermat leurs cicatrices, & ce foin dérangea pour quelque tems leurs idéés atrabilaires & cruelles. L V I. Les charges de judicature ne furent plus mifes a, 1'encan, ce qui faifoit dire a Seneque que les magiftrats, après avoir acheté la juftice en gros, trouvoient du profit a la revendre en détail. L V I I. Je dis a un homme qui venoit de faite une dédicace : pauvre fot, qui t'attaches a louer les grands, tu ne fais pas que leur amour-propre eft blafé comme leur palais; ils ne fentiront pas plus la louange la plus fine & la plus délicate, que la  SoNGïXI. lij fauce exquife que doit leur fervir ce foir leur maitre-d'hotel; tu perds ton tems & tes paroles. L V I I I. J'apercus un chateau fameux , il manquoit une infcfiption au frontifpice \ j'y mis ces vers : Mange deflous un dais, dors dedans un balufirej Sois petit-fils de mille roisj Si de 1'humanité tu méconnois les loix, Tu ne leras qu'un criminel illuftre. L I X. 'Quel vafte champ de vérités il refte a découvrir dans la morale, la phylique , la géométrie ! Nons fommes encore fur le bord d'une immenfe carrière, & vous vous donnez le nom de favans, meftieurs de 1'académie. Sa vans! Oh! renoncez a ce titre. L X. J'entrai furtivement dans la chambre d'un poëte, difciple de Voltaire ; il compofoit une tragédie , & lifoit attentivement tous les.poët^ tragiques; il en enlevoit des hémiftiches qu'il écrivoit a part fur un cahier qu'il enfoncoit dans un tiroir reculé de fon bureau. Je lui criai aux oréilles : tu pilles! Puis je difparus. Oiv  216 L'H o mme de Feu, Je rencontrai un autre poëte qui fur douze tragédies n'en avoit qu'une qui n'avoit pas été fifïïée. C'étoit par-la. qu'il fe pavanoit & qu'il s'eftimoit un grand homme,' & qu'il fe mêloit d'apprécier les défauts de tous les ouvrages imprimés, a 1'exception des fiens. Je le condamnai a parler dans une chaire, fur le génie, fur 1'éloquence, fur la grace & la vie du ftyle; c'eft-a-dire fur tout ce qui lui étoit étranger; ce qui amufa le public & fit rire quelque tems. L X I. J e trouvai que les places des fpe&acles décens, étoient a un prix trop' haut. Quand on a accoutumé un peuple a. de certaines jouiffances, c'eft un crime d'abufer de fon goüt en les lui faifant payer cher. II y a des habitudes que Ton doit refipecTrer. Et j'embraffai, fous le nom de jouiifances, tabac, fucre, aromates, parfums, &c. L X I I. Les corvées alloient mal; je les fis bien aller; je payai les travailleurs qui ci-devant travailloient mal, & faifoient de mauvaife befogne, paree qu'ils travailloient malgré eux & fans profit. II n'en fut pas de même lorfque je portai un fac dargent fous  SongeXI. hj mon bras j je n'eus befoin alors que de la moitié des travailleurs. Libres & payés, ils abrégèrenr le rems, & les chemins furent bien conftruits. II falloit auparavant recommencer les chemins avec de nouvelles dépenfes; il ne fur plus queftion de cela. C'eft qu'il n'y a que la bonne volonté qui fafle bien aller les bras; & tant que vous contraindrez, vous n'aurez pas feulement de bons piocheurs. L X I I I. J'apercus une vilaine muraille, empreinte humiliante de fervitude, qui coupoit défagréablement & gatoit de belles promenades, qui interceptoit 1'ait & la vue, & parquoit des citoyens comme on fait des moutons. Jadis la Chine éleva une muraille contre 1'invalion des Tartares. Ici c'éroient les Tarrares qui avoienr bati la muraille odieufe. Or, comme un fyftême financier eft toujours petit, puéril, miférable; quil n'y a rien de fi bas, de fi cruel que cette efpèce d'hómmes, qui apportent les plus grands obftacles a la rranquillité & a la profpérité nationale, je condamnai tous les gens de finance a. démolir certe muraille, qui chagrinoit un bon peuple, lequel étoit aflez fbumis, &c donnoit affez d'argcnt pour qu'on lui épargnat cette douloureufe humiliation; car il la rerardoit comme un malheur & comme un ourape.  ai 8 L' H o u m. h de Fer, Or, pourquoi faire de la peine a un peuple qui ne demande qua aimer, & qui paye avec gaieté, pour peu qu'on lui dérobe la vue des chaines qu'il porte, ou qu'on les lui décore de quelques fleurs ? Cloitrer une ville immenfe & extrêmemenr peuplée, le centre & 1'appui de toute la puilfance royale & de toute fa grandeur , c'étoit déshonorer une capitale antique, flétrir les monumens qu'elle renferme dans fon fein , diminuer 1'admiration des étrangers , qui foupiroient comme les nationaux, en rencontrant fur une ligne circulaire les éternelles traces de Timpen accablant. S'il faut qu'il exifte , pourquoi du moins ne pas cacher aux yeux ce qu'il y a de uïfte ? pourquoi lui donner une furface auffi effrayante ? Si le citadin fortoit pour aller refpirer 1'air pur de la campagne , il rencontroit une clóture immenfe qui ne lui permettoit d'entter dans les champs qu'après avoir trouvé difficilement 1'iffue rare ou érroite d'ou 1'impót rigoureux fembloit lui crier encore par la bouche des commis; cc ru fors , en renttant tu » feras fouillé ». Je partageai 1'affliction du peuple , & ce ne fut pas infrucfueufement, graces a mon bras. Celui qui avoit donné le plan & le projet de cette muraille, ayant dégradé le titre d'académicien, fon nom n'en devint pas inoins une injure,  SongeXI. t.19 Sc fignifia dans la langue publique, « 1'ennemi » du bon peuple ». L X 1 V. Un boucher alloit tuer un veau, & fon garcpn levoit un coutelas pour éventrer un agneau. J'arrêrai leurs bras, Sc leur dis : qui vous a permis de tuer 1'efpèce-enfant ? Si on vous 1'apermis, moi je vous le défends; aucun de vous ne tuera ni veau, ni agneau ; perfonne donc ne lit dans 1'avenir ; on ne donne pas le tems a la nature de réparer fes pertes. O prévoyance ! prévoyance! que ru es rare parmi les hommes! Ils ne fongent point a la propagation de 1'efpèce, comme fi la nature pouvoit fuffire a leur avidité. Le Caraïbe vend fon lit le matin , ne prévoyant pas qu'il en aura befoin le foir) Sc 1'homme en fociété, étourdi & fans prudence, ne prendra pas la moindre precaution pour conferver 1'efpèce. II mangera les veaux , les agneaux , les poulets , Sc puis il s'étonnnera de n'avoir ni bceufs, ni moutons, ni poules. Ne reffemble-t-il pas alors au Caraïbe qui pleure le foir , paree qu'il n'a pas fu prévoir le matin qu'il devoit fe coucher a la fin du jour ? L X V. On confond quelquefois le de voir avec la vertu;  no L' H o mme de Fer; paree que cela fe reffemble. On couronnoit en ma préfence une fille fage qui avoir fui les garcons ; une autre qui avoit foulagé fon père , on la donnoit en fpedacle. Rien ne prouvoit mieux la morale du fiècle. Un prédicateur célébroit encore en chaire ces vertus, ignorées de celles qui les poffédoient j la vertu devenoit une repréfentation théatrale. C'étoit bien , fi l'on veut , mais cela ne me fatisfit pas. Je refpecfai le feigneur , la rofière , le peuple qui 1'environnoit. Cette fête pouvoit ramener au devoir , & cela fuffifoit pour qu'elle ne fut point interrompue; mais la vertu eft au-dela du devoir. Je ne dis mot, car j'avoue que je n'avois pas affez de connoilfances morales pour pefer dans ie dix-huitième fiècle le devoir de la vertu. Tout ce que je fais, c'eft que la vertu eft au-dela du devoir, & qu'une rofiere n'eütelle fait dans toute fa vie qu'une bonne acfion morale , eft bien au - deffus d'un gagne - prix d'académie. LX V I. Je vis un adolefcent d'une phyfionomie intéreifante, & je lui demandai : qu'apprenez-vous dans cette grande maifon ou je vois des grilles , des portiers , de longues robes noires ? — J'apprends du latin, me dit-il. — Enfuite? —Dulatin encore— Quoi! pas autre chofe ? - Quelquefois  SongeXI. ixi quelques mors grecs— Et c'eft pour cela , mon petit ami , que vous avez quitté la maifon paternelle, & les falutaites exercices de la campagne ? Je m'adreffai aux robes noires & je leur dis: qu'enfeignez-vous a ces enfans qui font dans 1'age decroitre&d'apprendre ?Du latin,me dirent-ils, & un peu de grec, quand ils ont de la mémoire. Mes yeux étinceloient de colère : pédanr! m'écriai-je— On ne nous paye que pour cela , me répondirent-ils en tremblant. Hé quoi ! dis-je, dulatin? N'y a-t-il plus ni art, ni métier, ni fcience exacte , ni membres a développer parmi cette jeuneffe ? Que feront tous ces enfans de cette langue a-peu-près inurile ? Et les exercices du corps , & 1'équitation , & Pact de nager, & les langues vivantes , & la connoiffance des plantes ufuelles , oü tout cela s'apprend-il ? Les pédans reftèrent muets. Quoi! voila donc 1'inftruction publique ? Du latin! L'inftruction publique eft reftée au même poinr depuis nombre de fiècles, 8c 1'on penfionne des régens qui font leurs clafles comme les chanoines difent leur office, & qui bornent a des phrafes latines & infigmfiantes tout ce qu'on peut enfeigner dans le dix-huitième fiècle. Quoi! un établiflement nationale s'eft borné a ces perires idéés pédantefques, & Pon parie de Rome a des  222 L' H_0 M'M E DE F E R enfans nés a Paris! Que leur fait Rome ? Qu'y a-t-il de commun entte les devoirs de la vie civde & cette ancienne cité ? Que peut deviner le fils d'un bourgeois fur cette ancienne maitrefie du monde, & que rapportera-t-il pour fon bienêtre, de la fréquentation de ces auteurs latins ? II perdra fa fanté dans ces études fté'riles, & il fortira du collége avec cette fottife préfomptueufe qu'd aura reeue de fes maitres. Soudain je fis un gefte & je fis venir des écuyers avec des chevaux, des menuifiers, des charpentiers, des ferruriers Sc quelques delfinateurs. Les enfans bonditent de joie en quittant la plume pour lé nurteau & le compas. Ils s'élancèrent fur les chevaux & leur vifage rrifte s'anima des plus vives COüleurs. L'efcrime, le pugilat ne furent pas oublié* (i). Je donnai un métier a chacun de ces (i) Le mot virtus, Ie mot vir ddrive de vis, force, courage; c'eft 1'apanage du fexe viril, pour braver les i - - , pour vaincre tout obftacle. Dans les ouvrages les plus erdinaires, il faut joindre Ia force a la dextéritc1; par exemplc, pour graver en tailledouce.pour broder des habits a I'aiguille, les maitres & marchands brodeurs que j'ai vus a Lyon, emploient plus yolontiers des garcons que des Slles, quoique celies-ci leur coütent un grand tiers de moins'. Vir iHagis patlens lahoris quam. femina. Nulle vertu fans la force du sorps & celle de 1'ame. Les  SongeXI. 223 pauvres enfans, & ils n'entendirent plus parler de ce bas flatteur, de ce biberon nommé Horace, que les régens n'entendent pas eux-mêmes & qu'ils expliquent toujours, dans 1'intervalle de leurs exercices. Un peu d'hiftoire naturelle amufoit ces jeunes gens 8c difpofoit leur efprit a voir les merveilles de la création. On étudioit leur goüt, & dès qu'ils monttoient un penchant décidé pour une fcience ou pour un art, on les livroit a des maïttes particuliers; ils étoient obligés, a vingt-deux ans, de voyager jufqu'a vingt-fix, de s'éloigner de la capitale, 8c tous les huit jours ils devoientécrire ce qu'ils avoient vu, 8c c'étoit fur ces rapports qu'ils étoient jugés pour obtenir les places de la vie civile. Les régens demeuroient ftupéfaits autour de moi, 8c comme j'avois abattu leuts chaires, ils attendoient de moi un dédommagement. Peu leur importoit l'inftrudion, mais bien le revenu d'icelle. fémi-talens ne font tels que faute de courage & de force. Un Charles XII étoit tout nerf. Un Pierre-le-Crand avoit un corps robufte, un efprit plus inflexible que tout autré , un cceur plus ferme, plus conftant, unie volonté plus forte, une inteüigence plus aétive que tous les RufTes enfemble. Comme on n'obéit qu'a la force, donnons-la dcjnc au corps & a 1'ame. Le courag» fe peut enfeigner, je crois, comme l'équitation.  L' H o m m e de Fer, .Et quelle hiftoire enfeigniez-vous a ces pauvrest enfans ? — Les hiftoires grecques & romaines, oü il eft dit a chaque page qu'il faut détefter tous les rois, comme autant de tyrans; qu'on a bien fait de chafler Tarquin, de tuer Céfar; que tous les confpirareurs furent de grands hommes; que Caton, Brutus, qui fe tuèrent, firenr en cela de trés-belles aótions. — Er c'étoit le roi de France qui vous payoit pour enfeigner a tous ces enfans le fanatifme d'une liberté imaginaire? pour préconifer deux fois par jour les anciennes républiques ? pour tendre aux jeunes habitans de la bonne ville de Paris la royauté odieufe? pour imprimer dans leur cerveau des idéés abfolument contraires au gouvernement fous lequel ils doivent vivre ? Ah! fi vous n'aviez pas éré des maitres ennuyeux & plats, que feroient devenus vos difciples avec des principes fi oppofés a la monarchie? Mais heureufement ils n'ont pas entendu les auteurs que vous traduifiez (i). (i) On lit dans 1'iïiftoire de Florence un fait qui mérite d'être connu. Un régent de collége en 1476, ayant pour fouverain Galeas, duc de Milan, s'étoit prévenu jufqu'au fanatifme en faveur du gouvernement républicain. Sa tête exaltée par la leéture des auteurs grecs & latins, vantoit a fes écoliers 1'avantage d'être né dans une république , Sc déploroit le malheut d'un. fujet toumis a un fouverain. II J'armai  S o K G E X I. ilj J'armai mon bras, & tous les colléges furent détruits pour faire place a des gymnafes oü riert ne conrrarioit la liberté de 1'enfance, le développement de fes forces phyfiques & encore moins de fa jeune raifon avide & curieufe. L X V I Is Troi s armées dans une vafte plaine alloiens combattre & s'égorger. Comme de toutes les ex'travagaUces humairïes, celle-ci me paroit la plus forte, & que j'appelle démence & frénélie ce prétendue courage; comme 1'efprir niiliraire me paroïc être le fóuffle infemal forti de 1'abyme du pêché & des crimes, pour fouiller & flérrir les habitans dé la terre; cörflrne j'execre cettë abominable fureur, je foufflai vïte fut les enfeignes & fur les drapeaux 3 & tous devinrent d'une couleur uniforme. Alors, ces infenfés voulant fe battte, rte le purent plus; car c'étoit la couleur des drapeaux 8c échauffa tellement de fes idéés tirois de fes difciples, qu'ils furent ferment entre fes mains, de délivrer Ia patrie du duc leur fouverain, dès qu'ils feroient plus avancés en age : ce qu'ils exécutèrent dans une églife. Deux périrent fur le champ, le troifième qui n'avoit pas plus de vingt-deux ans, fut condamnè a mort, & il répétoit pendant fon fupplice, qui fut long, les vers 5c les pafTages latins que fon régent lui avoit enfeignés. P  1x6 L' H o m m e de Fer, des enfeignes qui les portoit aux maffacres 8c au carnage; & c'étoit pour cette couleur qu'ils alloient offrir leurs poitrines nues a des canons chargés a mitrailles. Quoi! voir des meurtres 8c des aflaflinats dans un climat cloux, au coin des bois revêrus d'une verdure érernelle, a cbté des fleurs qui naiflent au milieu d'un air parfumé? Quand tout refpire la vie 8c la volupté, voir des hommes qui fe cherchent pour fe donner la mort, s'égorger fur les fleurs du prinrems? Quel contraire! Et comment 1'homme repoufle-t-il a la fois les bienfaits de la terre 8c ceux du ciel pour s'abandonner a la cruelle vengeance? t Mes bras d'airain h'étoient pas alfez forts pour étouffer le monftre de la guerre; & fa force eft tellement oppofée a celle qui édifie les loix 8c les fait refpecter, que je ne pus que la maudire & Ia dévouer a 1'exécration des fages & a la juftice célefte (i). (i) Je voudrois du moins pouvoir rappeler ces combacs, fréquens en Iralie, ou il n'y avoit qu'un feul homme de tué, quoiqu'on fe fut battu pendant fept a huit heures : ainfi 1'dn faifoit encore la guerre en 1460. De bonnes armes défenfrves couvroient les foldats; un homme n'étoit pas tué aifément, Sc le fuprême danger étoit de tomber de chëval. Ces batailles non fanglantes, n'en étoient pas moii%$ dé-  S é H G ï XI. 127 L X V I I I. Une foule de danfeurs, de bateleurs, de muficiens fubalternes peuploient les petites villes de province; une foule d'ouvners inutiles , de coiffeurs , de perruquiers , Sec. pulluloienr jufque dans les bourgs; & voici que les campagnes n'avoient poinr de chirurgiens, ou, ce qui eft pis encore, en avoient de mauvais. Quoi! tous les fecours pour la capitale ? Les gens de 1'art réunis , preffés fur un feul point , il n'y eut plus de fecours pour 1'infortuné payfan, & 1'art de guérir n'exiftoir pas pour lui. Les chirurgiens de campagne faifoient tout a leur aife des veuves Sc des orphelins; les accoucheufes eftropioient les mères; il falloit dans certains cantons faire huit lieues pour aller trouver un Efculape barbare, qui, avec fix volumes poudreux, quatre bouteille's de poifon, une fcie , une lancette Sc des grains d'émétique, faifoit marcher de front cifives. Elles duroient un demi-jour : 011 fe ehaffoit réciprocjuement du champ de bataille a coups de lances. Force contufions, peu ou point de fang répandu. Eh bien! cos batailles philofophiques que 1'on doit regretter, que ,je regrette, opéroient en politique tout ce que font aujourd'hui canons, bombes, fufils & le maffacre de vingt a trente mille hommes couchés dans une boue fanglante. Pij  ii8 L' H o m m e de Fer,' ïa médecine & la chirurgie. La moindre épidémie devenoit défaftreufe ; la gangrene accompagnoit les moindres accidens; & 1'humanité fiiccomboit tantót fous le fcalpel, remis entre les mains de 1'ignorance , tantót fous la lancette infatigable , tantót fous un purgatif banal 8c violent. C'étoit vérirablement une défolation dans les Campagnes que cette difette des gens de 1'art; il n'y avoit de guérifon que pour les. villes opulentes. Un oifif des cafés, poids inutile de la terre, échappoir, dans une grande ville, a une maladie, qui, en le mant , n'autoit caufé aucun vide dans I'état; il étoit fauvé, paree qu'il avoit pour voilin un homme de 1'art ; & le robufte culrivateur étoit enlevé a 1'agriculture, a fa familie, faute des fecours les plus néceffaires. Les m'aladies des. gens de la campagne étoient livrées au hafard, ou a. des chirurgiens fans livres & fans médicarnens. La mendicité honteufe devenoit la reffource de plufieurs orphelins, qui bienrót dans 1'age des paifions, fe faifoient brigands. Les bourgs étoient dévaftés. Point de médecins que dans la capitale, ou dans quelques villes peuplées. Quand ils arrivoient a la fuite du fléau qu'avoit annoncé la renommée, la morralité avoit confoïnmé fes ravages. Cet inconcevable oubli me frappa d'indignation,  S O N G E XI. & fit monter a. mes yeux les larmes de la douleur. Quoi , des académies & point d'élèves ! Quoi, tant de médecins , Sc point de fauveurs pour les campagnes! J'appelai a moi tous ceux que ces abus devoienc frapper, Je leur criai : les hommes, les hommes utiles font dans les campagnes , ils meurent! Courez a eux , les lumières bienfaifantes repofent dans les villes, les ténèbres homicides enveloppent les bourgs & les villages; répandez-vous hommes inftruirs. L'art qui guérit n'eft - il donc fait que pour les riches ? On accourut a ma voix ; ma douleur étoit fi profonde qu'elle paffa dans toutes les ames» On placa un chirurgien d'une capacité reconnue,. de quatre Heues en quatre lieues; on lui aiïignacent écus , qui furent pris fur les caifies des comédiens, baladins , hiftrions, faureurs , voltigeurs Sc montreurs de marionnettes, par-tour le royaume; & quand on vouloit ouvrir un bat dans une ville, on commencoit par mettre dans la bourfe des chirurgiens Sc médecins des campagnes. Ce titre fut mis en honneur. Les méde-cins Sc* les chirurgiens des. campagnes , portèrentmême.un habit particulier, afin qu'on les reconnüt & qu'on put. réclamer leurs fecours: les médecins de la capitale faifoient enfuite chaque année une petite. tournée dans différens cantons, pon ' Pnj  i}o L' H o. m m e de Fer, furveiller les opérarions les plus importantes a rhumanité & les plus inféparables du fakir, de iérat. L X I X. •Te renconrrai le frère d'un homme qüi la veille avoit mónté fur 1'échafaud : ce frèrè éroir un homme de bien. Accablé de ce coup., II marchoit tête baiffée & n'ofoit lever les yeux. Je fuis avili, difoit-il. — Qu'eft-ce que l'aviliifément pour une faute qui n'ell pas la. tienne, lui criaije ? Quoi! quand 1'opinion aura étendu fon bias fur les malheureux humains, ceux - ci plieront le cou fervilement, & fe croiront dégradés? Ils méeonnoitront leur dignité , leur liberré, leur indépendance ; ils fe croiront vils , paree que 1'mjufte opinion d'aurrui les aura fouillés?. Ame humaine,,, image de .ton Dieu! les fautes. font. perfonuelles; ne dis pas ,. je fuis vile.; car ru n'eft pas vile pour le crime d'autrui. — Les hom-.mes mont fiérri. —.Les hommes! Relève-toi, reiève-toi:;l.s.s.;liCïïiLmes n'auront plus aucun pouvoir fur toi, Brave 1'opinion qui cho.que Ia juftice éter-nelle, & la raifon. On ne partage pas plus la honte de fon frère, qu'on ue partage fes. vertus. C'eft une fervilité que d'.obéir a un tel préjugé; il.eft aveugle, il eft miiüble ; qui .vo.udra I'anéantir, ranéantira; ne dis pas je fuis avdi, Qfe tu ne feras. point avili.  S O N G E XL L X X. Si tu avois pu t'approprier tout l'air falubre qui Batte les délicieux coteaux de la Seme & de la Loire , toi tu l'eulTes fait. Et toi, fi tu avois pu renfermer le beau & vivifiant foleil d'aa| ton pare & dans ton palais pour ton feul ufage, tu l'eulTes renfermé, & tu n'aurois laiffé a ce peuple, dont le fang (a ce que tu crois) eft différent du tien, que la lueur du crépufcule, ru aurois voulu enfuite qu'on vantat ta noble clenience. Et beureufement que toi, tu n'as pu dérober ni l'air, ni la lumière , ni les rayons argentés de la lune, ni les brillantes étoiles du firmar ment; & toi heureufement encore que tes longues & avides mains ont été trop courtes pour embrafler le globe de la terre; car il auroir fallu que la terre clans fon enfemble fur pour les defirs impérieux d'un feul homme fou 8c fuperbe Mais qu'importe, la terre eft envahie; tout: eft pris. Grands! vous la poftédez & la partagez exclufivement. H n'en refte que des lambeaux pour préferver de la difetre, L plus grandeportion du genre humain (i).. {i) I! ya ^elon mo* contradiétion entre naiifance Sz P iv  $}* V h o m m e de Fer, Hauts Sc puiltans larrons, fangfues opiniatres ^ propriétaires durs, inexorables! par quelle fatalité faut-41 que vous ayez tout , & que les aucres hommes n'aient rien ? Vous êtes maintenant applaudis, vouspoffédez 1'abondance fans remords , en voyant la misère & 1'indigence ï travers les glacés tranfparentes de vos voluptueufes demeuresj vous faites ouvrir fous le pas de vos rapides courfiers qui jettent lecume, la foule have Sc maigre qu on, voit foir de peur d'être écrafée ; vous mejiacez a chaque minute les jours de vos concitoyens pour maner plus promptement les heures de vos délicieufes jouiffances : mais ce tems, fera de courte diirée; la mort venge le genre humain; bientót vos indignes ames s'envoleront nues , & toutes hideufes des crimes de vorre in- non-prcpriété. Celui qui en naiflant fur terre n'a pas un endroit pour repofcr fa tête, eft nécefl'airemem 1'ennemi de, ceux qui pofsèdent. Un Lapon en naiflant a du moins pour apanage un renncj. on lui affigne un fecond renne quand les dents lui percent; mais il y a en Eur.ope.dcs millions d'hómmes qui viennent au monde fans pouvoir dire avoir un arbre en partage. II y auroit un terrible livre a faire Cuf le mot propriété. Les hommes les plus pauvres, font encore charges de noBrrir & d'élever les hommes, qui, ponr un modiqute ftlaire, ferviront un jour la partie opulente. La fociété eft un prodige.  SongeXI. 23$ fenfibilité; elles s'envóleront pour répondre de routes ces tyrannies publiques & partictüières , infame tiffu d'une vie petfonnelle; vos ames dures & froides rétrograderont loin du regard de la haute & adorable puilfance qui compre les actions de chaque créature humaine , & qui retire fon fouffle divin aux méchans qui ont méprifé ou opprimé leurs femblables. Le maitre , feul grand, fëul adorable, vous précipitera dans le cercle de 1'ahïmalité; paree que vous aurez oublié la deftination de 1'homme & que fa vie doit être amour , tendrelTe, charité. J'adreffai ces paroles aux égoïftes du fiècle % & je leur dis encore, vous n'avez pas voulu que tout le monde vive, 8c que chacun vive heu-. reux; eh bien, vos ames feront lïérties pat la langueur & par fennui dans le fein même de 1'opulence; puis elles frémiront un jour des baffês. actions ou elles fe feront plongées. Le tems foit j demain votre orgueil fera confondu ; demain vous ne ferez plus hommes; jetés parmi les derniers êtres de la création. . .. J'ai hi votre arrêt dans le livre de la juftice éternelie, dont je ne fuis que 1'ombre ici-bas Frémiifez de la fenrence qui vous rejettera de la vie fentimentale. .. „_ LXXL C'étoit a qui viendroit autour de moi f«  a 3 4 L'Ho mme de Fer, plaindre de quelque impofture, ou de quelque vexation. L elafticité de mes mufcles d'airain, étoit dans une action perpétuelle, foit pour protéger les foibles, foit pour arrêter ou pour punir les prévaricareurs , lorfque la foule des coupables augmentant, ils firent un complot contte mon individu jufticier. II étoit invulnérable ; rien n'affoiblilfoit fon reffort 8c ne retardoir fa marche. Mais que fit la multitude des méchans? elle s'ameuta, s'attroupa, fe concerta; elle mventa enfin une manivelle ingénieufe & perfide qu'elle me jeta de concert aux bras, aux cuiffes, aux jambes. Mes bras éroient vuTés, ils les dévifsèrent; puis avec une lime fourde ils me fcièrent les jambes, & une fois ren^ verfé, je me trouvai bientót fans main 8c fans bras , car c'étoit-la ce qu'ils redoutoient le plus. en moi. Couché par terre je n'eus plus la force de punir le méchant. II paffoit a ma porrée , & je n'avois plus que le mouvement de la langue & de la tête, je n'étois plus enfin qu'un fimulacrece qui réduifit ma puiffance a peu de chofes. Quand les hommes me virent en cet état, ils me bafouèrent; alors je fus réduit a proférer quelques vaines lentences qu'il n'écoutèrent pas, ou qu'ils firent femblant d'admirer pour mieux les, eufreindre.. J'avois auparayant une force coë.rciriye.  SongeXL 23 $ qui maintenoit ou rétabuffoit 1'ordre-; cette rorce s'étoit évanouie. Condamné a. jeter dans les airs quelques paroles perducs, le chagrin que j'eus de voir le mal triomphant & de ne pouvoir le répri^ mer; 1'infolence des méchans qui, en paflant auprès de moi, rioient de mon courroux impuiifant, irrira tellement les fibres g.énéreufes de mon cerveau , que rilluiion fe diHipa; je me réveillai & je me dis alors a moi-même, en pouflant un long foupir:. hélas! a quoi fért-il d'êtte un homme de fer invulnérable & de s'appeler Juftice ? Les méchans,. toujours plus adroits que les bons, font habiles a fe fbuftraire a la puilfance des loix & ne manquent rière d'en venir a bout. Ils auroienr fans doute o - beaucoup moins de peine a. redevenir gens de bien qu'a travailler jour & nuit a ces machines odieufes,compliquées,qui ocent bras & jambes a. la Jultice; mais relle eft la profonde malice du cceur de 1'hcmme, qu'il craint plus de s'améliorer cjue de faire la guerre a. ce qu'il y a de plus faint fur la terre. Pauvre Juftice! les complots infidieux, les rufes, abominables des fourbes ont fait de toi un corps mutilé, un tronc femblable a ceux qu'on voitdans. 1'attelier des fculpteurs. On apercoit bien encore les mufcles qui enfermoient ton cceur généreux & quels furent jadis ta fbupleife & ta force; mais il faut que fe coupable foit bien prés de toi pour que  X)6 L'Homme de Fer, Songe XI. ta voix terrible 1'effraye , ou que tu puitfes Ie punir par un mouvement énergique & prompt de tes membres a demi-mutilés. Le torfe que MichelAnge touchoit encore avec refped des fes mains défaillantes , eft devenu, hélas ! ton emblême. Tu allois autrefois au-devant du coupable , il faut aujourd'hui qu'on 1'amène Sc qu'on le traïne devant tes débris. Qui te rendra tes membres, ta force agilfante, ta marcbe fiére & rapide, telle qu'elle fut dans tes beaux jours?.... Le fbu-. verain qui te connoïtra, Sc qui fera affez vertueux pour derenir ton premier fujeu  ij? LE MÉCHANT SÈRA SEUL, S O N G E XII. »F E rêvois que j'étois emporté par ün pouvoir fecret & irréliftible, a travers tout le brillant fyftême de la création , & que je parcourois une infinité de mondes dans un clin-d'ceil : en approchantdes bords de la nature, je découvris 1'abyme ténébreux d'un vide fans fin , la redoutable région du filence ! folitude ! obfcurité ! une horreur inexprimable me failit a cet afpect. La finiffoit le féjour de la lumière & de la vie; la expiroit le dernier rayon des foleils , & commencoit la nuit éternelle ; je reculai, j'étendis les mains vers les régions de 1'exiftence avec une émotion profonde : mais tour-a-coup un ange noir me dit: Ce que 1'on nomme enfer eft la. : ce n'eft pas fans raifon que tout ton êtrefefoulève. La le méchant eft feul; il eft feul, & voila. fon fupplice: il n'a point vu fon femblable, fon femblable ne le voit plus : il n'a eu que des idéés perfonnelles, il vit avec fes idéés étroites; il eft fon propre bourreau; il n'a point connu la compailion douce & attendriffante , fon cceur eft demeuré de pierre; jamais renthouliafme généreux ne lui a repréfenté tous  2}8 Le Méchant sera seul, Songe XII. les hommes comme un peuple de frères, il eft féparé d'eux; loin de la joie aimable, il n'a point été bon , il eft oublié de 1'univers, il eft feul, il n'apercoit plus les mondes & les foleils créés par 1'Ëtre tout puiflant : il fent encore la création, mais il n'exifte plus pour elle; il eft loin d'elle, il eft hors d'elle, il vir avec fon ame perverfe & dure ; il ne fauroit la contempler , il la détefte; il voudroit 1'anéantir , il ne le peut pas; voila. 1'enfer. Le frifTon que me causèrent les difcours de 1'ange me fit une impreffion fi rerrible , qu'en m'ëveillant je n'eus point de repos, que je n'allafTè embrafTer un ami, & lire dans fes yeux 1'expreffion du fentiment.  i39 DE LA CUPID1TÉ, S O N G Ê XIII. J E me trouvois dans un bois obfcur , ne fachant de quel cbté je devois tourner mes pas. Les rayons de la lune , rompus par la voüre d'un épais féuillage , jeroient une pale clarté qui rendoit les ténèbres de la nuit encore plus effrayanter. J'avois la foiblefle d'un enfant qu'on a abandonné dans un déferr. Tout me faifoit peur; chaque ombre me paroiuoit un fantome : le moindre bruit me faifoit dreffer les cheveux , & je trébuchois a chaque racine d'arbre. Des êtres aériens , que je ne pouvois ni voir nï palper, fe rendoient mes guides fans mon confentement. Ils me faifbienr mille conres ridicules, auxquels ils voiiloient que j'ajoutaffe foi; ils m'engageoient parmi des ronces & des épines ; puis infultant a mon ignorance , ils rioient de leur malice & de ma crédulité. Non contens, ils mê faifoient paffer devant les yeux des bluettes perfides , pour m'étourdir ou pour me défefpérer. Je voulois toujours avancer vers une lumière foible, mais pure, que je diftinguois au bout  240 De la Cupidite, d*une immenfe allee. Je hatois mes pas; mais aü bout de cette longue avenue, ou je croyois tenir la fortie du bois, je ne trouvois qu'un petit efpace vide, qui m'orTroit une barrière impénétrable de bois encore plus ténébreux. Que de pleurs je verfai dans certe nuit longue! L'efpérance & le courage ranimèrent cependant mon cceur, & la patience & le rems firent luire enfin fur ma tête 1'aurore du jour de ma délivrance. Je fortis de cette forêt fombre, oü tout m'avoit effrayé , mais pour renner dans un autre féjour ou tout m'étonna. J'apercus de valles plaines enrichies des dons de la féconde nature; jamais un afpeót auffi raviffant n'avoit frappé mes regards. J'érois las, j'avois faim; ies arbrès étoient chargés des plus beaux fruits, & la vigne s'élevant a la faveur de leurs branches, y artachoit fes grappes dorées, qui pendoient en feitons. Je courus, rranfporté de joie, pour étancher mafoif, en remerciant dans le fond de mon cceur le Dieu créateur de tous ces biens, lorfqu'un homme fingulièrement vêtu oppofa un bras de fer a mon palTage. Innocent, me dit-il, je vois bien que tu fors de 1'enfance, &c que tu ignores les ufages de ce monde; lis fur ce portique de pierre, fes loix y font gtavées; il faut t'y fournettre ou mourir* Je  SONGE XIII. 24I Je lus avec un étonnement inexprimable que tout ce vafte &: beau pays étoit ou loué ou vendu; qu'il ne m'étoit pas petmis d'y boire , d'y manger , d'y marcher, même d'y repofer ma tête, fans la permiffion exprelfe du maitre. II étoit poffelfeur exclulif de tous ces fruits que mon eftomac a jeun convoitoit vainenient; & clans toute 1'étendue de ce globe, je n'avois pas un point pour afyle, pas une pomme en propriété; tout étoit envahi avant mon arrivée. J'allois mourir de faim, faute de certaines petites boules de vif-argent, fort fubtiles a fe perdre, que me demandoit cet homme dur pour troquer contre les fruits nourriciers que produifoit la terre. Je difois en moi-même : Cet homme n'a pas plus de droits que moi fur ce terrein; voila un tyran alfurément; mais je fuis le plus foible, il faut fe foumettre. J'appris que, pour avoir quelques-unes de ces petites boules fi fugitives , il falloit fe mettre une groffe chaine de fer autour du corps , au bout de laquelle pendoit encore un boulet de plomb, plus pefant au centuple que toutes les petites boules qu'on pouvoit jamais recevoir. En effet, je remarquai que 1'homme qui m'avoit arrêré étoit fuivant 1'ordre. II vit 1'embarras ou j'étois, & me dit d'un ton charitablement impérieux: Si ru veux Q  Z4Z De la Cupidité, manger, tiens, moi je fuis bon, approche, metstoi au cou un anneau de cette groffe chaine, en attendant que tu y prennes goüt. Je mourois de faim; je ne balancai point. En me préfentant de quoi manger, il accompagna ce don d'une rude chiquenaude fur le bout du nez. Je murmurai beaucoup, & je mangeai de même. Je grondois encore entre mes dents, lorfque je fus fort furpris de voir un autre homme , encore plus chargé de chaïnes que le premier , appliquer a celui-ci un large foufflet qu'il recut humblement en baifant la main qui 1'avbit frappé. II eft vrai qu'en même tems il recevoit beaucoup de ces petites boules de vif-argent, qu'il fembloit idolatrer. Oubliant alots mon reflentiment, je ne pus m'empêcher de dire a celui auquel j'étois attaché : Comment, vous fouffrez un pareil affront ? Pourquoi cet homme a-t-il 1'infolence de vous outrager ? II me regarda en ricanant, & me dit: Tu as i'atr bien neuf, mon ami; apprends que relle eft la mode du pays : rout homme en place quidonne, fatisfait toujours, & au même inftant, fon orgueil ou fa dureté aux dépens de celui qui recoit; mais c'eft, comme on dit, un prêté rendu. Quoique j'enrage du foufflet que je viens de recevoir, je ne fais femblant de rien, pat la taifon que  3 Ö N G E XIII. ceiui qui me 1'a donné en a recu bien d'autres, & que j'efpère moi-même en diftribuer un jour tout a mon loifir. Mais, malheureux que je fuis ! a peine ai-je pu jufqu'ici donner par-ci-par la quelques miférables chiquenaudes. Quoi! ce langage te rend ftupéfait ? Pauvte jeune homme! il n'eft pas tems encore de t'étonner : oh ! tu en verras bien d'autres. Allons, fuis-moi. Jelefuivis. Vois-tu, medit-il, dans le lointain ces montagnes efcatpées. L'un de leurs fbmmets eft élevé prefque dans la nue; eh bien! la réfide 1'objet étetnel des defirs de tous les hommes: li jaillit d'entre les rochers une fontaine abondante de cet argent fubtil, dont je n'ai, hélas! que quelques gouttes. Viens avec moi; franchifions les obftacles, combattons; fupporre la moitié des ehaines dont je vais me charger ; plus elles feront pefantes, Sc plutót nous parviendrons. Oh! fi je peux jamais puifer a fbuhait a cette heureufe fontaine, je te jure que je t'en ferai part. La curiofité, encore plus que la néceffité fatale oü j'étois, m'entraina fur fes pas. Dieu quel chemin de fer! quelle cohue! que d'affronts & de peines! Je cachois la rougeur de mon vifage fous le poids de mes ehaines. Mon conducteur aftëctoit une mine riante; mais je le futprenois quelquefois fe mordant les lèvres jufqu'au fW, Sc  244 E LA CüPIDITf, fe défefpérant a voix balTe, tandis qu'il me crioit tout haut, courage, ami, cela va bien. L'avidité lui donnoit des forces furnaturelles j & comme ma chaine étoit liée a la fienne, il me trainoir après lui. Nous arrivames au pied de la montagne j c'étoit bien un autre tumulte. Les vallons étoient couverts d'une multitude d'hómmes qui s'agitoient avec leurs fers, & qui s'arrachoient, avec toute la civilité poflible, quelques gouttes de ce vif-argent qui s'écouloit de la fontaine. II ne me paroilfoit guère poffible de traverfer cette foule impénétrable, lorfque mon conducteur, avec une audace téméraire, fe mit a violer le droit des gens. II frappa a droite & a gauche avec toute la violence de la cupiditéj il foula inhumainement aux pieds ceux qu'il avoit renverfés. Je fentis, en frémiffant, que je marchois fur les entrailles palpitantes de ces malheureux. Je voulois reculer, mais il n'étoit plus tems, j'étois enttaïné malgré moi. Nous étions couverts de fano-; 1'horreur de leurs cris plaintifs & de leurs malédiótlons me glacoit d'effroi. Nous parvinmes de cette horrible manière fur une petite collinej il me regarda d'un ceil de complaifance. Nous profpérons, me dit-il; le premier pas eft fait, le refte ne doit pas nous effrayer.Vois-tu comme nous les avons fait rouler les uns fur les autres ? Ici, c'eft autre chofe j  SONGE XIII. M5 nous fommes prés de la fontaine : il ne faut plus aller fi fort; il faut, avec une finelfeadroite, étudiée, favoir donner le coup de coude a propos; toujours fans quartier; on n'en abime pas moins fon homme: mais ce qu'il faut éviter avec le plus de foin, c'eft le fcandale. Tel eft 1'art du courtifan. J'avois le cceur trop ferré pour lui répondre un feul mot. J'étois ftupéfait de me voir attaché a tul: je redoutois a chaque moment qu'il ne voulüt me ptouver qu'il avoit raifon d'en agir ainfi; car il avoit beaucoup d'exemples qui lui fembloient favotables. Quel fpedacle! quel tumulte! que de fcènes diverfement affreufes! Toutes les pafiions venoient marchander tous les crimes. On n'avoit des vertus que pour les vendre, & fans ce trafic elles pafloient pour ridicules. Un fantome noir avoit pris le mafque. de la Juftice, & rempliffoit fa balance facré de poids mercenaires. Des hommes encore couverts de la boue d'oü ils fbrtoient,;étoient honorés, & infultoient a la misère publique. D'autres fe frortoient le corps avec ces boules de vif argent, & marchoient la tête levée, 1'orgueil dans les yeux, la débauche dans le cceur. Ils s'eftimoienr fupérieurs aux autres hommes, & méprifoient quiconque n'étoit pas blanchi comme eux. S'ils ne donnoient pas toujours des foufflers a ceux qu'ils rencontroient, leur gefte étoit une oftenfe, Qiij  2.46' D E l A C U P I D 1 'T É, leur fourire un outrage : mais fouvent ce vif-argent s'ufbit; & ces mêmes hommes iï fiers, fi durs, redevenoientbas, foumis, rampans. On leur rendoit alors avec ufure le dédain dont ils avoient fait parade; la rage les tranfportoit fecrètement, & les iniquités ne leur coutoieiit rien pour remonter a leur premier érat. II fautavouer auffi que ee vif-argent fi funefte leur avoit monté a la tête, de forte qu'ils en avoient perdu la raifon. J'en vis un qui étoit defcendu du fommet. Opprimé fous le poids qui 1'écouffoit, immobile & comme en extafe, il contemploit fon corps argenté, & ne vouloit ni boire, ni manger. Je voulus 1'aider a fe relever; il crut que je venois pour le voler, il m'oppofa un poing fermé pour défendre fon vifargent, & en même-tems il me tendit une main fuppliante d'un air piteux, me ptiant de 1'affifter d'une petite boule, & qu'il mourroit content. Un peu plus haut, quarante hommes infatiables, a. 1'ceil avide, emportoient dans des tonneaux une quantité prodigieufe de ce métal. II n'avoit pas été puifé a la fource; il avoit été arraché des mains foibles des femmes, des enfans , des vieillards , des cultivateurs, des pauvres; il étoit teint de leur fang, 8c arrofé de leurs larmes. Ces exacleurs avoient a leur folde une armée qui exercoit le brigandage en détail, & pilloit les  Song* XIII. 247 foyers de 1'indigence. Je remarquai que ceux qui pcflTédoient abondamment de cette matière n'en étoient jamais ralfafiés; plus ils en avoient, plus ils étoient durs & intraitables. Cependant mon condu&eur ne voyoit, dans ces objets, que des motifs d'émulation. AUons, allons , me dit-il, tu rêves, je crois, avec ton ceil fixe éV obfervateur ; avancons. Vois - tu a travers ces rochers quel objet ravilfant? Vois-tu couler a grands flots cette fource éblouitfante ? Elle fe précipite en cafcades. Ah ! courons ; je crains qu'on ne la tarilfe. Que de monde fe la difpute! Mais en même-tems prenons garde » nous, nous n'y fommes pas encore; les derniers pas font les plus dangereux. Combien, ^faute de prudence, font tombés du faïte dans 1'abïme ! En y renverfant les autres, garantiffons-nous d'une chüte horrible; il faut profiter habilement des malheurs d'autrui. Viens , j'ai découvert un chemin qui nous conduira plus sürement au terme defiré. ■ En me parlant aiiifi, il me conduifit. par un petit fentier que peu de perfonnes ofoient fuivre; c'étoit une efpèce d'efcalier tortueux, étroit,. percé dans le roe, & couvert en voute. Nous avancames quelque tems; mais bientbt le chemin fe trouva barré par trois figures du plus beau marbre blanc  M8 De la Cupidité, II n'y avoit que leur blancheur éclatante qui put détournerTefprit de 1'idée de chair, tant elle étoit exprimée avec vérité & avec grace. Ces trois figures fe renoient les. bras entrelacés, & unies entr'elles commepour fermer le palfage aux moreels imprudens. Elles repréfentoient la Religion, 1'Humamté, la Probité. Au bas étoit éctit: cc Ces figures » font le chef-d'ceuvre de l'efprit humain; les » originaux en font dans les cieux. O morrels! » refpeótez ces images; qu'elles fbient facrées pour » vous, puifqu'elles font faites pour vous arrêter » dans le chemin perfide qui conduit aux abimes. * Malheur a qui ne fera touché, & maudit foit W jamais le factilège qui ofera les endom» -mager » ! Je fentis a cette vue une émotion refpeómeufe , mêlée d'amour. Je regardai mon condudeur, il me parut un inftant auffi troublé qu'indécis ; mais ayant entendu des cris fur une nouvelle éruption de la fontaine , fon vifage fe color/d'un rouge noir; il faifit une pierre qu'il détacha du roe. En vain je cherchois a 1'arrêter; il brifa ce monument facré avec une fureur impie, & palfa outre fur fes débris. Mes efforts. redoublés 8c contraires aux fiens, brisèrent enfin la chaine odieufe qui m'attachoit a ce monftre. Va, lui dis-je dans mon indignation, homme effréné, va, cours fatisfaire ta.  SONGE XIII. 249 cupidité; la foudre de la juftice divine eft prête..... II ne m'enrendoic déja plus; je le fuivis des yeux : le malheureux, égaré par fon forfait, en voulant puifer trop avidement dans cette foutaine funefte, s'y précipita en aveugle. Emporté par le torrent dont il avoit fait fon dieu, il fut brifé fur les pointes des rochers, & fon fang en rougit pour cjuelques momens 1'éclatante blancheur. Et moi, faifi, tremblanr, je conremplois ces débris adorables, épars fur la terre, craignant de les fouler, n'ofant faire un pas. Des larmes d'affliótion ruilfeloient de mes yeux; je regardois le ciel, les mains jointes, le cceur navré de douleur, lorfqu'un pouvoir divin les raffembla touta-coup , auffi belles, aufli majeftueufes, auffi touchanres qu'auparavant. Je me profternai devant ces effigies facrées. Pompeufes, inébranlables, elles ne feront jamais détruites par la main du facrilège & de 1'impie.  150 LE DERNIER JOUR, S 0 N G E XIV. jFE rêvois que j'étois enchainé dans une ftupeur immobile, qu'un filence éternel & profond m'environnoit \ Sc je commencois a, m'alarmer de cet état, lorfque j'entendis le fon foible d'une trompette qui fembloit retentir dans 1'éloignement ; ce fon augmenta par degrés , devint formidable , & tout-a-coup je reconnus, avec effroi, le fon de la trompette univerfelle! Ce fon terrible brifbit la pierre des tombeaux, Sc réveilloir la race humaine enfevelie depuis 1'origine du monde : je me levai du fond de mon fépulcre, Sc j'entendis une voix qui crioir, cc hu» mains, vous -pouvez choifir, de retomber dans le néant, ou de vous élever avec confiance vers » le Dieu qui vous jugera ». Auffitót je vis de grandes figures qui s'élevoient avant les autres, & qui fe couvrant le vifage de leurs mains noires & defleehées , s'efForcoient de crier, le néant, le néant. C'étoient Néron, Caligula, Domitien, Tibere , Philippe II , tous les méchans rois , & leurs miniftres plus coupables  La dernier Jour, Songe XIV. 251 encore , tous les vexateurs des peuples, tous les monftres enivrés de lang, tous ceux enfin qui avoient tramé des confpirations contre la liberté, contre le bonheur de 1'homme : ils avoient erfroi de leur propre exiftence, ils imploroient la nuit du néant, comme devant les dérober a eux-mêmes. Les bons Sc les juftes s'écrioienr , « nous crai» gnons Dieu, mais nous nous confions en fa » clémence : qu'il nous chatie , mais qu'il ne » nous anéantifle pas ». Un ange, aux ailes étendues, dont 1'envergure embraifoit la voute du firmament, répétoit pour la feconde fois ces paroles; Sc la foule des alfafifins, des calomniateurs, des ingrats, des égoïftes,, des parens dénaturés, des amis perfides, crioit de fon cötc , lef néant , k néant, Sc avoit peur de n'être pas exajutée : ks juftes, . levant leurs timides regards vers la fplendeur éternelle, difoient, « la vie, la""v*re a venir ». La différence de ces'acclamations fervit a féparer le troupeau des humains : je vis d'un córé les empoifonneurs, les parricides, les fourbes, les importeurs, ceux qui avoient recu de 1'or pour leurs fentences iniques; je vis de 1'autre les philofophes, les miniftres équitables, les écrivains généreux, tous ceux que la charité avoit animés : cette fépatation étoit un jugement irrévocable,  *51 Le dernier. Jour, Songe XIV. que chaque homme avoit pour ainfi dire dicté; le cri de la confcience avoit formé 1'arrêt éternel : je vis une balance qui touchoit a. la voute des cieux, & qui penchoit dans les abimes de 1'efpace. Ceux qui avoient demandé la vie, montè-rent vers les voütes radieufes, oü je les perdis de vue; les autres s'enfoncèrent dans des gouffres ténébreux, d'oü j'entendis fortir des gémiffemens qui relfembloient aux accens prolongés du défefpoir.  L'OPULEMCE, S O N G E XV Je me trouvois dans un laboratoire de chimie. Un petit homme pale rêvoit attentivement prés d'un fourneau fur lequel étoit une veffie de cuivre rouge. La réverbération du feu illuminoit fa faceblême; il avoit les cheveux hériffes, la barbe longue 8c négligée \ un mafque de verre lui couvroit le vifage, 8c il étoit ceint d'un linge fale. Dès qu'il m'apercut, il porta le doigt fur fa bou"che. Je me tus. II fouffla pendant quelques minutes, 8c tout-a-coup regardant au ciel, il me montra un nuage noir ck: orageux: il prêta 1'oreille, en difant: II tonne ; bon ! La joie btilla fur fon vifage tetne. Voici unorage, ajouta-t-il, fortons. Un éclair vint a luire; il me prit par la main : » Ah , que cela eft heureux ! Le tonnerre va 3» gronder dans les airs, & peur-être Soyons 53 en plein air ». II fembloit vouloit aller au-devant de 1'orage : il monta fut une colline \ il tendit les bras a un homme qui venoit de loin. L'homme qui 1'apercut lui fit figne > 8c courut a  *54 ' L'Opulence, nous. Tout-a-coup un iïllon de feu séchappa de la nue embrafée, tomba fur 1'homme qui couroit & le confuma comme un phofphore. Le chimifte jeta un long cri de joie, accourut fur la place oü le feu du ciel avoit décompofé ce corps humain; il fe baiffa, ramaffa une petue'pierre triangulaire, & fe relevant, sécria : cc Nous n'avons plus befoin » de rien, voici la pierre philofophale » Et comment eft-elle la plutót qu'ailleurs ? Oh! repnt-il, depuis quarante ans je guette la foudre Sc le tonnerre; ce grand cxuvre, qu'on cherche depuis fi long-tems, ne peut s'opérer que par la décompofirion fubite Sc inftantanée d'un homme : c'eft la foudre qui feule eft capable de fondre cette matière précieufe. II me mit en main cette pierre philofophale; Sc tandis qu'il faifoit des geftes qui exprimoientles divers mouvemens qui naiffoient dans fon ame, un fecond coup de foudre, plus terrible que le premier, le décompofa a fon tour. Je ne fus pas tenté de regarder fur la place pour voir fi j'y trouverois une feconde pierre, fans doute plus parfaite, puifque 1'homme, qui en auroit fourni la matière, étoit un philofophe. Je me fauvai précipitamment, ayant en main la pierre dont j'avois hérité par un coup aufïi extraordinaire. J'allai m'établir dans une grande ville, oü je  SongeXV. 255. louai un galetas fpacieux : j'achetai toute la boutique d'un chauderonnier; & le foir même, la porte bien clofe , je métamorphofai toutes les marmires en or pur; je les brifai, ou pluröt je les fciai, & avec ces fragmens précieux, j'eus en peu de tems des fommes prodigieufes. Alors tout le monde me fit la cour : j'eus un hotel, un cuifinier, des voitures diftinguées par la fouplefiè des relforts. Les femmes me trouvèrent unique, & le peu d'efprit que j'avois devint du génie. J'étois garcon, & c'étoit a qui m'épouferoit. On employa toutes les minauderies pour parvenu a. ce but; les éloges pleuvoient, les attentions n'avoient point de fin. Au milieu de toutes ces demoifelles coquettes, ambirieufes, qui recherchoient ma main & qui déployoient une artillerie de foupirs Sc de graces artialifées , je pris une petite perfonne a 1'air ingénu , qui ne m'avoit adreffé ni paroles ni regards. Mes nóces furent pompeufes, éblouilfantes, Sc je me félicitois d'avoir choifi, parmi ce nombre prodigieux de filles, celle qui paroifloit la plus modefte & la plus timide. Un généalogifte me découvrit un ancêtre tué a Cerifoles, Sc me gratifia d'un écu a trois pais flamboyans de fable fur un champ d'or. Pour mon  2.^6 L'Opulence, époufe, on la fit defcendre de Froïla Ier, qua- trième roi des Afturies. J'étois couché auprès d'elle dans un lit magnifique , & je contemplois la fomptuofité de mes meubles, lorfque je vis entrer une foule de vampires qui fe mirent a démeubler mon appartement. J'avois beau leur faire figne de difcontinuer; ils enlevoient tout, en me faifant de profondes révérences. Tous les gens de ma maifon, en m'appelant monfeigneur, chargeoient leurs mains de quelques-uns de mes effets. Des robes noires , des robes rouges, mille gens que je ne connoiflois pas, venoient réclamer leur part, & chacun s'emparoir de ce qui m'appartenoit : on me montroit des papiers qui avoient la vertu d'enlever a mes yeux tous mes meubles. Je vis emporter jufqu'au coffret oü étoit ma pierre précieufe; il fut faifi par une figure d'homme qui tenoit en main une verge, & qui crioit juftice! Alors je me retournai vers ma bien-aimée , & lui dis dans 1'efrufïon de mon ame : Les vampires m'ont tout emporté, mais tu me reftes. Je la vis pleurer. Je crus que c'étoit d'attendriffement; mais ma moirié, fi douce, fi ingénue, s'arracha de mes bras, parcourut 1'appattement avec le gefte & 1'ceil d'une mégère, & voyant qu'il étoit dégarni, fauta fur une bourfe que les vampires avoient  SöHGI XV. '157' avoient oubliée dans une des poches de ma veile, vint a moi, m'appliqua un vigoureux fofflet, Sc difparut. Encore tout étourdi de cette fcène, je me levai fur mon féant pour courir après ma femme car je 1'aimois. J'étois devenu un peu gros par Ia bonne chère, lorfqu'un petit vampire, plus maigre encore que les autres, s'élanca fur moi, Sc me fuga tout vivant. II fe gonfloit fur mon corps a mefure que je maigriflbis; il me delfecha des pieds a la rête en fe remplilfknt de mon fang, Sc je devins ii léger que le vent m'emporta de delfus mon lit magnifique aux riches courtines , «Sc que je fortis par la fenêtre. Je voltigeai quelque tems dans l'air, & je tombai fur un rocher nu, qui, par bonheur, feryit a m'éveiller. R  L' E N V I E, S O N G E XVI. s que 1'Envie ne peut fe fatisfaire, elle répand la bile fur la fuperficie du corps ; mais principalement fur le vifage: ainfi un auteur jaloux a un teint de fafran , & il faudroir comparer le vifage de plufieurs poëtes , au fouci & a la jonquille, ainfi que 1'on compare le teint d'une belle, a la rofe & au lys. L'auteur jaloux fe foulage par des cririques amères: il exhale le dépit qui le ronge, & la médifance devient pour lui un trifte befoin. Je reconnois dans la fociété un homme qui a des prétentions a 1'art d'écrire, & qui s'en efcrime fans ofer encore 1'avouer ; je reconnois , dis-je , cet auteur honteux, a la manière dont il parle de ceux qui marchent dans la carrière a front découvert. Si 1'épigramme rranchante perce dans fes difcours , il ne tardera pas a produire aufli un ouvrage. Les véritables gens de lettres font modeftes & prononcent avec modération; ceux qui en ufurpent le titre , font travaillés de je ne fais quelle jaloufie, qui rend leurs jugemens durs & infupportables.  L*ËNViS> SóNGE XVt. i5g Je rh endormis hier eri tracant ces mots , lorfiqu'un fonge me tranfporta dans un défert effroya* ble : je vis tout d'un coup s'avancer vers moi uné des plus arfreufes figures que 1'iinagination puiffe fe repréfenrer : elle étoit liyide du pied a la tête j la peau de fon vifage étoit couverre de mille rides} fes yeux étoient enfoncés dans leur orbite & lancoient un feu pale : elle me dit: « j'ai a te mon» trer un objet encore plus hideux que moi». Grand-merci! lui criai-je ! mais elle m'ouvrit un« caverne & je vis dans le fond, un montere fémini'n qui vomiffoit fans ceffe de petits monftres qui grandilfoient: ces monftres naiifans avoient un« gueule ferrée qui mordoit tout ce qu'ils rencontroient; mais leurs dènts quoiqu'incifives , s'émouffoient & tomboient : le monftre femell© étoit environné d'une multitude de dents rompues* Tu vois 1'Envie, me dit la figure conductrice: fes yeux tantót fixes , tantót détoutnés, étoient pleins de fureur Sc de malignité : le monftre appliquoit a fa ptunelle, qui avoit un mouvement convulfif, une efpèce de microfcope qui grofliffoit les défauts Sc atténuoit les bonnes qualités< L'Envie devint un prothée ; mais une voix terrible qui partoit de la voute du ciel , lui cria a plufieurs reprifes, « prends un état fur la terre, Rij  X6o L' E N V I E, S O N G E X V L » ou tu vas rentrer pout jamais au fond du » Tartare ». Je crus que le monftre dans une nouvelle métamorphofe , alloit fe faire peintre, poëte, ou académicien; il héfita a ptendre le mafque de comédien , puis il balanca pour s'emparer du baton de général d'armée, mais a ma très-grande furprife , il endofla tout-a-coup la robe d'un médecim  2 faifi d'un mortel effroi: le delfein de Xuixoto n'étoit pas d'exterminer la race des hommes , mais de leur montrer feulement ce qu'il étoit lorfqu'il s'armoit dans fa colère ; il fourit, & le tonnerre enchainé par ce figne , ne frappa plus les montagnes que d'un bruit expirant. Zélon reprit courage , il avoit vu Xuixoto fourire, & une lumière célefte avoir banni la crainte qui s'étoit emparée de tous les cceuts : un cri confus s'éleva & dit: que nos deftinées futures nous foient révélées! que nous fachions tous ce qui nous doit arriver. Xuixoto répondit avec le fourire tendre & fier de la compaffion : foibles mortels , vous le voulez, je remplirez votre demande, vous connoïtrez 1'avenir; mais fi dans les regrets qui troubleront le moment de votre félicité préfente, vous gémilfez; gémiffez alors fur vous-mêmes , 8c fouvenez-vous que ce ne fut pas Xuixoto, mais votte cutiofité imprudente3 qui prépara votte infortune. Alors il donna fes ordres a Oradou fon miniftre, qui fe mit a diftribuer des lunettes a deux verres, lefquelles avoient une doublé vertu ; elles montroient d'un cóté la fomme du bonheur dont on pouvoit jouir, & de 1'autre on apercevoit toute 1'étendue du malheur qu'on avoit a craindre.  %66 Les Lunettes, Après avoir fait ces dons aux mortels, dons qui lui furent arrachés par d'importunes clameurs, le Dieu remonta lentement dans les cieux au milieu des éclairs , & dans le même appareil qu'il éroit venu ; mille cris de joie & d'aétions de grace 1'accompagnèrent jufques fous les arcs lumineux de fon palais. Les hommes firent éclater ces tranfports d'alégrefTe , paree qu'il avoit exaucé leur folie: fi Xuixoto eut fait defcendre fur eux un bienfait téel, mais caché, tout le peuple auroit murmuré ; tant notre ignoranee s'étend jufques fur la connoiffance de nos vrais intéréts ! S'il faut en croire l'hiftoire, bien en prit i Orad ou d'être de fubftance célefte : car la foule qui le preffoit pour avoir de fes lunettes , étoit fi grande, qu'infailliblement un corps mortel y auroit fuccombé, Quand j'aurois cent langues , il me feroit impoftible de raconter les effets divers que produifirent ces merveilleufes lunettes. Je ne puis que me borner a quelques traits finguliers. Aline, jeune beauté de feize ans, fut la première qui fatisfit fon defir curieux : elle s'étoit collée aux vêtemens du miniftre, & avoit arrachc les lunettes de fa main avec une cfpèce de yiolence: vive, foiatre , éblouilfanri.-, enn.eiuie  SONGE XVII. %6j de tout ce qu'on nomme chagrin , réflexions % cnnuis , elle évitoit jufqu'a 1'ombre du férieux; elle n'appllqua point a fon bon ceil le verre qui ptophétifoit les fortunes , mais plutbt le verre; fortuné qui préfentoit le bonheur; comme fon cceur palpita de joie, lorfqu'il apercut une féli-. cité telle qu'elle la delifoit! elle fe vit belle , mais belle jufqu'a exciter la jaloufie de 1'amitié , les yeux de fes rivales s'enflamment de courroux a 1'afpect de fes charmes; les princes de la terre , les héros du fiècle tombent a fes genoux : Aline triomphanre, dans 1'iyrelfe de 1'orgueil & de la gloire , fe crut 1'ame affez forte pour foutenir le verre oppofé ; elle n'y jeta qu'un coup-d'ceii, & pouffa un cri percant: hélas! ce règne fi flatteur ne devoit durer que dix-buit mois! cette maladie terrible qui détruit la beauté, devoit un jour creufer fes joues polies , groflir ce nez fin & mi-, nutieux y & fillonner ce fronr fi plein de graces. Aline a mille adorateurs, mais elle eft dévorée d'un chagrin fecret; elle foupire a chaque hommage , lorfqu'elle fe repréfente que bientot il lui faudra paffer fa vie dans une trifte folitude : fi elle confulte fon miroir , ce n'eft plus cet ceil brillant, ce teint fleuri, cette bouche enchaute-?.. reffe qu'elle apergoit, elle ne voit que les fillons 4 jamais grayés par une main défolante.: ah! li  •168 Les Lunettes; elle étoit demeurée dans fon heureufe ignorance; elle auroit eu du moins dix-huit mols filés par la main des plaifits , par cette main dc/uce & trompeufe ; combien elle fut malheureufe par fa curiofité! On honoroit Mifnar corrrme Je plus vaillant capitaine de 1'Inde: au milieu de la foule emprelfée , 1'admiration, le refpect que fon nom mfpiroit , lui permirent un libre approche; il fut undes premiers qui obtint ce dangereux préfent; il le recut avec un fourire ironique , comme indifférent ou fupérieur a fa propre deftinée. Mifnar attacha fes regards du cóté du bonheur; il vit la vicfoire enchaïnée a fon char , des villes foutnifes, des peuples vaincus, des poëtes empreffés a recueillir ces hauts-faits , pour les tranfmettre a la poftérité : Mifnar auroit vécu longtems heureux & fatisfait ; mais il voulut connoitre la fuite de fes triomphantes deftinées : quel changement! un roi jaloux le dépoflede & 1'exile , Sc ceux qu'il a comblés de faveurs, le déchirent a 1'envi; les ftatues qui lui furent érigées', font abattues , les infcriptions déchirées : Mifnar demeure immobile d'étonnement; on le vit pendant des années entières infenfible aux palmes qui ombrageoient fon front: parmi les fêtes brillantes inftituées a fon honneut, il entendoit  SONGE XVII. 269 une voix qui murmuroit a fon oreille , « ru » mourras dans 1'exil & dans 1'oubli» : combien de fois il maudit 1'inftant oü il avoit deliré de voir un tel avenir ! Parut enfuite la jeune Elmire; fur fon front fe peignoit la plus vive douleur 5 toute la ville s'intérelfoit a fon forr: gémilfante fous la tyrannie d'un vieil époux, avare & jaloux,' fon père avoit ferré de force les nceuds cruels : elle aimoit en fecret le jeune Damon : elle en étoit aimée : fon fein qu'animoit la jeuneffe , palpitoit de crainte devant la lunette prophérique , elle la faifit d'une main tremblante : elle craignoit d'y lire un malheur éternel: 1'amour & 1'efpoir 1'encouragèrent au premier coup-d'ceil : elle s'écria: ó grand Xuixoto, que vous êtes bon! & d'oüvenoit ce cri de joie ? de ce qu'elle apercevoit le convoi funèbre de fon mari qui s'acheminoit lentement vers le temple ; fon cercueil étoit couvert d'un drap mortuaire richement décoré : quatre mois après, non loin de cette même tombe , oü fon tyran étoit fcellé d'un marbre que rien ne pouvoit rompre, elle recevoit la main de fon amant a un autel oü, maitrefle d'elle-même, elle couronnoit fes vceux & fa conftance : cette image qu'elle feule apercevoit , la charma au point qu'elle embralfa le {eptuagénaire qui étoit a fes cbtés,  |$| LiS LüNETTES, iavec le même tranfport qu'elle eut embrafle le |eune Damon, le podagre s'étonna de fes vives carelfes : Elmire eut la cutiofité indifcrette de confulter le verre oppofé , & elle vit ce Damon qu'elle croyoit fi tendre , devenir un tyran plus dur & plus inflexible que le premier ; fa jaloufie étoit au comble , & elle fuyoit vers un couvenc pour fe dérober a fes fureurs. Elle palit, la lunette lui échappa des mains > Adiram la recur; il étoit préfent & ne put réfifter a 1'exemple général, il ne favoit pas qu'un regard, qu'un feul regard lui coüteroit toute fi félicité j il apprit d'abord qu'il feroit grand , qu'il obtiendroit des titres, qu'il feroit conficiéré dans fa patrie. Quel cceur doué de quelques paffions fortes, n'eft point ambitieux ? & que pouvoit-il fouhaiter de plus ? le deftin lui promettoit enfuite des tréfors immenfes &c la belle Cléone pour époufe. Surpris lui-même de tes belles deftinées, il voulut favoir comment le refte de fa vie fe concilieroit avec les faveurs de la furrune , rant dans fa préfomption il les jugeoit immuables y mais que vit^il en appliquant 1'autre verre a fon ceil ? autant d'ennemis qu'il avoit de rivaux j il recueille la haine, paree qu'il a trop fair fentir la fupériorité de fes talens ; il eft abattu , paree que fa conduite fut hautaine , infolente j fon  S Ö N G E XVI L iyt orgueil rencontre un orgueil plus terrible qui 1'humilie & le réduit au filence; on le méprife autant qu'il a méprifé les autres. Semblable au voyageur , parvenu avec peine au fommet d'une montagne efcarpée , qui ttouve un fenrier glilfant, tombe & roule dans les précipices j cet ambitieux éprouve un chute horrible, chacun y applaudir & fe venge des dédains qu'il a prodigués j c'eft a qui ajoutera a la dérifion publique, & fa femme elle-même ne gémit point du revers qui terraffe fon époux. Sa fierté lui avoit fait autant d'ennemis qu'il y avoit de gens fenfés j il ne fut plaint de perfonne •, délaifle du genre humain a raifon de fon infupportable orgued, on grava fur fon tombeau une épitaphe qui atteftoit la joie qu'on avoit reffentie de fon abaiffement. Quelle fut la caufe des malheurs d'Adiram ? d'avoir iu qu'il deviendroit grand avant cette époque : il fe fervoit de fon efprit, de fa raifon j il avoit des vertus lorfque fa fortune étoit encore douteufe , mais la fatale connoiifance du fort brillant qui 1'attendoit, accrut fon audace. II fe rendit odieux, & malheur a quiconque, même fans confulter aucune lunette , connoïtra trop tot fes hautes deftinées. ün vit arriver fur fes pas deux perfonnages  272 Les Lunettes,' remplis 1'un pour 1'autre d'un mépris profond : 1'un étoit un poëte , 8c 1'autre un philofophe : le poëte prit le premier la lunette, & le philofophe fe mit al'obferver, car il n'y avoit pas de fpec-tacle plus rifible a fes yeux, que la vanité d'un verfificateur, foit-difant poëte 5 celui-ci paffoit fa vie a polir du cuivre avec tout le foin imaginable; il faifoit une dépenfeptodigieufed'efptit, pour orner toutes les idéés frivoles du fiècle j il ne les vouloit que petites, brillanres manièrées, par fois libertines : quel fpeótacle au premier coup-d'ceil! Ses brochures repofent fur les toilettes, les femmes s'écrient, c'eft un auteur charmant, délicieux, il nous interdit la fatigue de penfer , il faut qu'il foit de nos foupers; le poëte tourne la lunette pour confulter un peu 1'image de la poftérité j il apercoit une renommée légère d'environ quinze années , qui fe diilipoit fans qu'on s'en apercüt: il fe voyoit bientbt defcendre tout vivant dans le fleuve d'oubli, fait pour enfevelir tout le bel efprit du monde, & les almanachs fameux qui en font les annales dépofitaites. Le philofophe vit avec plaifir le nuage fombre qui venoit de fe répandre fur le fronr de fon camarade ; & il s'amufa beaucoup de fon étonnement, il prit a fon tour la lunette & vit du cóté favorable le génie en perfonne , c'étoit un bel ange  S O N G E X V I L 2.73 aage rayonnant de gloire; une flamme pure & facrée brilloit fur fa rête immortelle j notre philofophe rie manqua pas de croire que c'étoit fon propte génie qui s'offroit a fi vue , il confultapar air le criftal oppofé j quel changemenr! Ce n'eft plus cet être brillant & lumineux, c'eft une furie qui s'élance par bonds inégaux, qui attaque les dogmes de 1'univers , renverfe ces appuis facrés du genre humain , ébranle 1'elpoir & la confolation des infortunés, plonge 1'efprit dans un doute affreux ou dans un égarement ftupide, brife 1'efrigie de la morale tduchante , & ne fouffle que les feux impurs de la débauche ou le poifon contagieux del'athéifme: tel parut aux yeux de notre philofophe ce génie fi différent de lui-même, lorfqu'il abufe de fon autorité puiflautei Je ne fais fi le philofophe, ou plutót celui qui en ufurpoit le nom, s'y reconnut, mais il tenta de btifer la Lunette véridique en fe vantant néanmoins de chercher par-tout la vérité. L'aveugle Myope , malgré le petit partage d'eutendement que lui avoit prêté la nature , poffédoit affez de folie pour vouloir s'inftrüire de ce qu'elle avoit a craindre ou a efpérer de 1'avenir 1 elle prit la Lunette avec la plus grande vivacité, & ne vit rien. Toute en colère, elle la retourna & n'en vit pas davantage : furieufe elle combla S  274 Les Lunettes, Oraclou de reproches & d'injures, prétendant qu'on Ia trompoit j que les dons de Xuixoto étoient auffi bien faits pour elle que pour un autre, Sc qu'elle devoit avoir, elle, une deftinée marquée dans les décrets du ciel, une deftinée enfin toute particulière. La pauvre femme ne comprenoir pas que la faute n'étoit que dans fon ceil ; hola, folie ï s,'écrioient ceux qui Pentouroient, & ils oublièrent qu'ils n'avoient guère de meilleurs yeux. Myope continua de végéter avec fa vue courte; & tout en vécétant, de fe plaindre de Xuixoto Sc d'Oradou: elle garda toujours au fond du cceur une profonde eftime pout elle-même, Sc préféra, comme de raifon, fon ceil qu'elle croyoit excellent, a 1'ceil percant des aigles. Un jeune homme vertueux, plein de fenfibilité, encore entte les mains de la nature, voulut auffi connoïtre 1'avenir. Son ame pure s'élancoit vets tous les objets pour faifir la vérité, la confiance, le bonheur j il ne voyoit dans 1'univers que des cceurs généreux, il le peuploit d'amis fincères, d'hómmes compatiffans, il ne connoiffoit que de nom la calomnie, la diffimulation , le menfonge; il prodiguoit fa tendreffe auffi aifément que fon or, épanchant fon ame ingénue dans les intimes confidences de 1'amitié la plus abandonnée. Oradou touché de fes vertus, lui dit, lojfqu'il éten-  SoNGE XVII, 1?$ doit la main pour prendre le don fatal: bon jeune homme refte, refte paifible dans 1'obfcurité qui t'environne, tuperdrois trop £ être détrompé. Crois que Xuixoto a faitfagement, lorfqu'il vous a condamnés a ne point voir le fombre labyrindie des cceurs, cette ignorance heureufe & réciproque, ferta vous cacher dans 1'ombre, desperfidies qui vous défefpéreroient, fi elles étoient expofées au grand jour. Ce difcours révolra le jeune homme j donne, dit-il, donne, deftruóteur atrabilaire de la nature humaine, tu ne cormois pas les liens les plus doux & les plus forts du cceur de 1'homme, 1'amitié, 1'eftime, je les fens avec tranfport: mon cceur né pour la vertu, la reconnoït dans mes femblables : donne, que je contemple cet ami qUe j'eftime, cette beauté que j'aime, cette file de jours heureux, qui tour a tout doit fe couler dans leur douce fociété. Des fentimens auffi yrais, auffi tendres, font a jamais inaltérables. Oradou lui remit la doublé lunette en foupirantj le jeune homme vit d'abord fon ami attaché a tous fes pas, partageant fes plaifirs 8c fes peines, adoptant toutes fes opinions 8c prêt a vetfet fon fang pour fa moindre querelle. II vit fa maitreffe exaler dans chaque mot Tamouf le plus affectueux, palir, trembler, frémir dès qu'un regard Si;  x-jé Les Lunettes, fe détournoit , s'abandonner aux plus vives alarmes, dès qu'un fourire égal n'étoir plus fur fes lèvres : fa 'mam ne pouvoir fe détacher de la fienne, & le beau jour du printems étoir un jour ténébreux & mélancolique, dès qu'il étoit éloigné d'elle. Ah! dit-il, jefavois bien que 1'humanité étoit ainfi faite j les méchans l'ont calomniée; le bonheur tient au befoin d'aimer nos femblables; il faut étendre la fphère de 1'amitié pour étendte celle du plaifir ; il ne 'faut qu'aimer dans ce monde, pour être aimé de même. II dit ik retourne le criftal. Hélas! que ce cceur a découvert va recevoir de traits! de quelles fièches imprévues ne fera-t-il pas bleffé! il voit un petit monftte noir j toujours implacable , toujours féditieux , percer d'un -dard envenimé le cceur de fon ami: ce petit monftre étoit 1'amour propre, d'une maigre ftature, mais yiolent; il précipiroit par-tout fes pas, il ne favoit facrifier aucun defir, ni fouffrir aucune concurrencej il vouloit précéder tout ce qui 1'environnoit. Cet ami fi fidéle, & qui naguères parloit de facrifier fa vie, fe trouve empoifonné de la vapeur infernale qu'exhaloit le petit démon ; une inimitié fecrète fe fak jour dans fon cceur : la contrainte rend le poifbn plus acfif; il fermente, il fe manifefte pat des fignes d'abord  S O N G 1 X V I I. 277 équivoques; le fourire devient ferré, le mouvement de Ia main convulfif, 1'ceil qui voudroit carefler febailfe, la fureur interne fe trahit, & comme honteufe de fes excès, fe compofe & fe renferme j enfin , comme un fleuve qui fe déborde, éclate tout-a-coup, fon bras léve le fer fur le même fein qu'il a tant de fois preffé contre fon cceur; &, pour comble d'étonnement & d'infortunes, il voit celle qu'il adoroit uniquement, confommer 1'adultère avec ce'même ami, confident de fes penfées, & rougir, non d'être découvette, majs de n'avoir pas fu 1'abufer plus longtems. La lunette tomba des mains de ce malheureux jeune homme, ce fut alors qu'il vit le bonheur précipité de fon tröne & dépouillé des rayons céleftes dont fa crédulité 1'avoit embelli. Cette amitié, dont il fe formoit une image vivante , animée, pleine de dignité & de force , n'eft plus qu'une ftatue froide , honteufe & dégoutante, ou plutbt c'eft une furie armée de fes propres bienfaits; cet amour divin eft tombé dans la fange de la trahifon j il fuit, il va enfevelir dans les déferts le regret d'avoir placé fon cceur dans un être abjecf, ces larmes de rendreffe auxquelles il ajoutoit foi, font un bitume dévorant qui tourmente fa penfée j il tombe dans une fombre mifantropie, S iij  ijS Lis Lunettes; & Ie refte de fa vie, il paya de pleurs douloureux, mais impuiffans , fon imprudente curiofiré. Lepauvrelrus, a 1'air abattu, aux vêtemens déehirés, appuyant fur une canne fon corps maigre 8c décharné, attendoit que la foule fut diflipée, car chacun le repoufloit. Sa pofture humiliée annoncoit 1'indigence : fes jours n'avoient été qu'une longue chaine de calamités j & rien ne pouvoir lui faite fupporter le fardeau de 1'exiftence, li non 1'efpoir d'un meilleur fort ? II avoit ' quitté fon grabat, oü il rêvoit quelquefois que la fortune lui devenoit moins cruelle : il s'approcha d'Oradou en foupirant, il leva les mains au ciel & lui dit: permets que je fache jufqu'a quand je ferai malheureux; 1'incertitude de 1'avenir m'eft cent fois plus cruelle que le préfent. Oradou n'oublia rien pour lui faire perdre cette fantaifie. Irus pouffa un cri lamentable, 8c le forca , par fes ardentes prières, a lui donner la lunette fatale; il' la faifir d'une main delféchée , & tour-a-tour appliqua chaque verre fur 1'ceil qui lui reftoit : Ia paleur vint blanchir un vifage déji exténué; hélas! que vois-je , s'écria-t-il douloureufement, point d'adouciifemens a mes manx, tous mes jours s'écouleront dans la misère, pas un inftant de félicité. Irus étoit deftiné a être toujouts miférable, il ne voit pour confolateur que le fpeclre du tré-  SONG! XVII. 279 pas; mais il recule a 1'afpedde ce confolateur horrible. ' L'hiftoire rapporte qu'un monarque s'étant déguifé, fe jera dans la foule, & voulut aufli confulrer les arrêts du deftin: il fe vit enrourer d'hommages, de refpecfs; on lui obéifloit; fes fantaifies étoient des ordres, point de fédition, point de foulèvement; le murmure fe cachoit, & la révolre, quoiqu'il fit, ne devoit point lever fa tête dans aucun point de fes vaftes états; mais a fa mort, pas une larme fur fa rombe, pas un regret dans le cceur d'un feul citoyen : fon peuple voyoit pafler fon convoi avec indirférence, pour ne pas dire avec joie ; & fes obsèques n'étoient qu'une cérémonie religieufe. Le monarque ayant apercu de quelle manière fon peuple honoreroit fa cendre & traiteroir fa mémoire , ne 1'aima plus & celfa d'en êrre aimé. D'autres exemples feroiens fuperflus ; la curiofité des cceurs infenfés eut par-tout des fuites auffi funeftes, & les hommes furent affez injuftes pour imputer a Xuixoto la découverte de leurs inforrunes : falloit-il encote nous tourmenter par cette funefte fcience , s'écrièrent-ils de concert! fans elle nous aurions joui du préfent, nous n'aurions connu que des heures agréables. Xuixoto entendit ces nouveaux reproches : les S iv  280 Les Lusiettes, So'-ngs XVIL murmures du genre humain ne le touchèrent pas,, mais il écouta fa clémence ; il rappela Oradou & reprit aux hommes le don fatal de pouvoir lire dans ces malheureufes 'lunettes, leurs fucures de£= rinées.  z8i L'AUGUSTE ASSEMBLÉE, S O N G E XVIII, J'étois enfeveli dans un profond fommeil, lorfque je crus entendre une voix prés de mon oreille; cette voix foible qui reflembloit au murmure du vent, me caufa plus de furprife que n'auroit fait une voix forte Sc terrible: que veux.-tu ? lui dis-je \ tais toi, me répondit la voix, tais toi, Sc je me fentis entrainé bien loin dans un falon oü étoient vingt perfonnages, la tête ornée de diadêmes qui n'avoient entr'eux aucune reffemblance: des couronnes rondes , pointues , pyramidales, cinttées, fetmées, fleuronnées, perlées, radiales, rayonnées, tourrelées, me montroient rous les fouverains de 1'Europe, & quelques-uns des autres parties du globe. Tu vois, me dit 1'efp'rit qui m'avoit parlé, ceux qui gouvernent les humains. Par une étrange combinaifon des chofes d'ici-bas, vingt hommes commandent a cent quaranre millions de leurs femblables, les voila, ces. mortels doués de cette inconcevabie puiflance, dépofitaires d'une force terrible quoique palTagère, & qui agit a. une fi gtande diftance : tes vok»utés individuele  a8z L'auguste Assemblee, femblent être concentrées dans leur main, car au moindre mouvement, atmées, bandes, troupes, foldats, milices, flottes & matelots, -fe répandent pour tout ravager; faut-il sétonner fi la plupart, rèvent gloire, conquêtes, triomphes? contemple leur phyfionomie. Je contemplai avec curiofiré ces hommes qui n étoient prefque plus mes femblables, tant ils étoient élevés au-delfus de moi en puilfance & en grandeur : heureufement qu'ils ne faifoient pas plus d'attention a moi qu'a la mouche qui vole; 1'un tenoit un livre dont il arrachoit des phrafes qui devoient fe changer en loix, 1'autre fourioit au portrait d'une jeune beauté; celui-ci compofoit un dit, celui-Ia dormoit: un des plus anciens faifoit figne a un tambour, 8c foixante mille hommes devoient tourner a ce figne; un autre rêvoit profondément a ce qu'il auroit dü faite; un autre avoit l'air, de ne penfer a rien. On en pefbit un en cérémonie; il avoit pefé deux cent cinquante livres 1'année précédente, il en pefbit aujourd'hui deux cent foixante. Grande joie pour fes fujets, grande fête par-tout 1'Empire ! J'en vis un au teint noiratre, qui regardoit fierement fon voilin; & un autre richement vêtu qui jetoit fur tous un ceil inquiet; tel la main fur fon épée reftoit dans cette attitude menacante, 8c la confervoit par choix ou par politique..  SoNGE XVIII. ZS} Erranten liber-té parmi ces colofles de grandeur, je confïdérois tout i mon aife leur figure; rien de plus curkux que cette noble aififettiMée : tous avoient leur habit national, j'en vis d'antiques, -d'armoiriés, de grotefques, de majelïueux, & je m'imaginois être au foyer d'un théatre oü 1'on alloit repréfenter une tragédie univerfelle, prés de laquelle celles de Shakefpear feroient devenues des moclèles d'unité. Ces robes magnifiques, ces manteaux précieux, ces broderies, ces turbans, ces écharpes éclatantes quifoutenoientdespoignards enrichis depierreries, ces cimeterres m'éblouiffoient; 1'un d'eux, affis fur un fauteuil, avoit un triple diadême; mais il étoit vieux, podagre, & fans armes : on le faluoit en paffant devant lui, mais on ne faifoit pas attention a ce qu'il difoit, quoiqu'il femblat montrer p ar fes geftes qu'il étoit le diftributeur des empires; on le laiffoit marquer du doigt de vieilles cartes géographiques qu'il regardoit en fbupirant. Trois de ces individus royaux prirent fur fes genoux une de ces cartes, & la déchirèrent en trois morceaux; les autres les regardèrent faire dans une furprife immobile. Ils vouloient parler entr'eux des affaires de ce monde; mais leur langage différoit encore plus que leurs habits, & ils ne purent s'entendre; on fut obligé de faire entrer vingt interprètes qui  234 L'auguste Assemblee," écoutoient d'une oreille, & rendoient a 1'oreilïe voifine le difcours tranllaté : au milieu de ce manége, 1'un portoit la main fur fon glaive, & le tiroit a moitié du fourreau, 1'autre montroit un canon, celui-ci développoit un parchemin ou je hfois diftinétement au ham : « au nom de la très» fainte Trinité, Sec. Toutes ces figures royales prenoient tour a tour un air complaifant, ou farouche; les traits de leur vifage changeoient avec une mobilité furprenante : au fourire le plus doux fuccédoit une contenance hautaine, Sc les interprètes étoient effrayés les premiers de ces geiles rapides Sc teiribles. Alors entrèrent des hommes qui pottoient fur leurs épaules des ballots de marchandifes ; ils en préfentoient des échantillons a tous ces fouverains; les échantillons paffoient de main en main, & parurent les calmer : 1'un après 1'autre, ils s'offroient du coton, de la foie, du cüivre, du fer, ou une poignée de fel, Sec. Un de ces monarques arracha de la terre un petit lingot d'or & le donna a fon voifin. Ce lingot paffa fucceffivement de main en main; chacun le péttiffoit a fa manière, Sc le dernier qui le recut, le remit en terre; ce que je ne vis pas fans un grand étonnement. Ils parokToient tous- d'accord, Sc prêts a s'embraffer, malgré quelques ceillades fières & im-  SoNGE XVIII. igj périeufes qu'ils fe lancoient au fujet du plus ou moins de révérences, lorfque tout-a-coup furvint une querelle : il s'agilfoit d'une morue que deux des plus forts vouloient avoir excluhvement. En vain un interprète faifoit figne de la couper en deux, ils s'armèrent tous 1'un contre 1'autre, & j'entendois ces mots, fucre, café, poivre, morue, rhé, mouffeline, indigo. Le mot thé rétentilfoit comme un écho lointain, & je 1'entendois encore une demi-heure après qu'il avoit frappé mon oreille. D'abord cinq fe rangèrent contre un, enfuite quatre contre deux, puis en parties a-peu-près égales, ils fembloient jouer aux barres, tant le peloton changeoit de formejune multitude de feuilles volantes tomboient du plancher, & a force de les lire on n'y comprenoit plus rien; les faits démentoient les raifonnemens', & les raifonnemens démentoient les faits; les interprètes allant, venant en bottes fortes, étoient tout en eau; car ils ne faifoient que c'ourir de 1'un a 1'autre, & leur verfion abondoit fans doute en contre-fens; car elle n'aboutiffoit qu'a aigrir les fuperbes conteftans : bientót les interprètes effrayés fe fauvèrent leur plume a la main, & moi, curieux de voir ce qui en réfulteroir, je grimpai adroitement fur le chapiteau d'une colonne. Auffitót la fale devint d'une étendue immenfe;  ïl6 L'auguste Assemblee, tous ces perfonnages me parürent hauts de rreiife coudées, il titèrent 1'épée, niais ces épées flamboyantes étoient fi longues qu'il n'y avoit que la pointe qui touchit la pointe, aucun d'eux ne fut blelfé perfonnellement, la longueur des lames ne le permettoit pas : il étoit feulement tombé de leurs robes, de leurs couronnes, de leurs vêtemens^ quelques diamans, quelques perles, quelques émeraudes. Quand la pointe de leurs épées fut émouifée, ils les remirent tranquillement dans le fourreau; les interprètes renttèrenr, taillèrent de nouveau leurs plumes, & pafsèrent de main en main quelques nouveaux échantillons de marchandifes. Alors je vis un vifage bafané, 8c un vifage blanc qui fe carelfoient de 1'ceil : tous prenoient avec joie, 1'un du girofle, 1'autre du bois de teinture, 1'autre de la poudïe d'or : après plufieurs geftes de fatisfaófion, il entra des muficiens, 8c le vieillard a la triple couronne fe leva de fon coin, 8c entonna un cantique qui fut fuivi d'une fymphonie propre a 1'ouverture d'un bal, un artificier prit un refte de poudre a canon, & en forma des fufées volantes. Les grandes figures ne dansèrent point, leur gravité s'y oppofoit: les interprètes dansèrent pour eux, 8c s'ils n'avoient pas des graces dans leurs mouvemens, au moins üiivoient-ils régulièrement  SON.GE XVIII. 287 la metare : qu'y a-t-il de plus compaffé qu'un ballet diplomatique ? Le bal fini, une grande table magnifiquement fervie fe trouva au milieu de la falie : les interprètes n'écoient pas dignes de s'y affeoir, & ils s'enfuirent avec les muficiens qui fe voilèrent refpectueufement d'un rideau pour jouer des férénades. J'avois déja dit en moi-même: oü font les au*guftes époufes de fes férénifiimes majeftés ? n'autai-je point le plaifir de les admirer? car uneprincefle n'eft jamais laide. Dans ce moment la vifière d'un cafque s'abaiffa, & le perfonnage que j'avois pris pour un homme, montra un vifage de femme : fon ceil étoit fier Sc gracieux rour-a-la-fois; elle étoit obéie, ceux a qui elle commandoit, adoroient fes ordres Sc fa perfonne; fon fceptre étoit d'une grandeur démefurée, il éroit même mal proportionné: cependant elle le portoit fans peine; & même a table, elle fembloit le porter encore. Quand elle prit place a cette table oü tous les fouverains s'alfeyoient, les reines Sc les princefies en firent autant, & ce n'étoit pas pour moi une mince fatisfadtion, de voir les époufes d'empereurs, de fultans, de rois, de princes; enfin de tout ce qui avoit 1'honneur de commander a 1'efpèce humaine : i! me fembloit même que la plu-  i.88 L'augüsti Assemblee. part de ces princeffes, jouiffoient encore mieux qué les monarques, des plaifirs attachés a la royautéj car elles n'avoient rien a faire qu'a choifir, chaque jour, entre des voluptés nouvelles. Chaque monarque avoit apporté des produdtions de fon pays, quel feftin! tel ne figuroit que par les épiceries; tel au lieu dè vin donnoit de la bierre en paroiffant s'excufer; tel autre ne devoit briller qu'au deflerr, mais le plus heureux de tous par la pofition de fon royaume, dédommagea 1'alTemblée. Rien ne rapproche les hommes comme de manger enfemble; bientbt la bonne chère portée aufli loin qu'on puiflë rimaginer, & les bons vins de France, chafsèrent la morgue ainfi que 1'idióme politique, déridèrent les fronts, & égayèrent les propos: les princeiles, je ne puis trop deviner pour quelle raifon, ne felafsèrenr pas de regarder 1'autocratrice, & leurs réflexions fe lifoient pour ainfi dire, dans leurs regards attentifs & curieux. Les échanfons & les valets, témoins importuns, s'éloignèrent; toutes ces figures fe mirent a con-i verfer libremertt en francois, en confervant néanmoins 1'accent de leur pays. C'étoit nos heureux vignobles qui avoienr opéré ce prodige; le vin ouvroit les fecrets replis de leurs cceurs: ils paroiffoient tous aimer le plaifir & la joie; car a quoi fert d'être puiflant, fi 1'on ne fait pas fe réjouir. Sans favoir comment cela s'étoit fait, je me trouvois  Song r XVIII. 2S9 trouvois enfermé dans un vafte paté qui fut placé au centre du fervice parun des grands officiers des couronnes. Jécoutois tout, tap is fous la croüte, qui, comme un dóme me couvroit en entier, je repofois mollement fur des couches de lard Sc de morilles, fucant mon matelas, Sc je riois tout bas de 1'entretien de ces potentats illuftres, qui mangeoient Sc parloient comme des auteurs, Sc qui comme eux goütoient le plaifir de la table dans toute fon étendue. C'eft bien ainfi que mes confrères & moi avons maintes fois diné, donnant carrière a notre facétieufe imagination: la chère étoit délicate, mais la liberté joyeufe Sc vive étoit meilleure encore, les auteurs font des êtres indépendans, des efpèces de rois dans leur invifible domaine; ils ne facrifient aucune idéé en face de leurs amis; leurs livres ne contiennent jamais que la moitié d'eux-mêmes; & pourquoi les rois, un jour dans leur vie, ne converferoient-ils pas comme des auteurs? De tous les plaifirs de la fociété, c'eft alfurément le plus agréable. Que de bons mots échappèrent a ces têtes couronnées! le doyen d'entr'eux avoit a tout propos des reparties pleines de fel: celui qui étoit en face de lui, étoit vraimentlittérateur, auffi avoit-ilpris fon parti en philofophe : j'écoutois attentivement, jorfqu'un des plus jeunes qui mangeoit beaucoup T  ZfJO L'AUÜUSTE AsSEMBtEE, SONSE XVIfL & parloit peu, prit fon couteau, en ouvrit le paté, Sc ne me toucha heureufement du fer que vers le haut de la cuilfe ; je ne dirai point qu'une blelfure d'une main royale ne fait point de mal; fauf 1'honneur, ladquleur m'éveilla: les yeux ouverts je ctus entendre la voix grêle & foible qui m'avoit déja parlé, Sc qui me difoit encore, tais toi, tais toi.  Z9I VISION PREMIÈRE. C^üe t eft ce colofie qui fe balance a travers les étoiles ? quel eft ce géant formidable qui alfervit 1'univers, & qui tient tous les êtres fous fon empire? II a des mains de bronze, dans lefquelles il tient des chevilles Sc des coins : fes bras font des colonnes de feu, fes pieds font la bafe des volcans; fon cceur eft d'acier, fes yeux de plomb : il jette un cri, & ce cri menace le monde d'une prochaine deftruótion. Au fignal de cette voix, Ie volume des cieux fe replie, les tombeaux s'ouvrent, non pour vomir des morts , mais pour engloutir les vivans. La comère déploie fa chevelure flamboyante, Sc verfe fur la terre un déluge de feu : tout-a-coup les chênes fourcilleux, & les fapins énormes , n'offrent que des branches noircies Sc des feuillages delféchés : le foleil, arraché de fa fphère, eft , éteint, les étoiles tombent, les globes du firmament n'ont plus qu'une courfe errante & vagabonde; le bouleverfement s'étend jufqu'aux confinsde 1'univers; la mort, aux ailes ténébreufes,' plane dans 1'immenfité des airs; les oflemens de la race humaine font blanchis , & les corps céleftes percés a jour , n'offrent plus qu'une pierre Tij  ijl Vision première.' dure & calcinée : le fantöme defpotique , tenant le fceptre de la violence, élève fa tête par-delfus les nuages : que je life le nom de eer être redoutable , il eft gtavé fur fon' front, & les caraótères en font ineffagables; je m'approche en tremblant, - je baiflê la tête & je lis: La Néceftité!  LES TOURS, VISION II. JLiorsque le monde , encore trempé des eaux du déluge , fortit de fes ruines, les nouveaux habitans de cette terre défblée , fe virent nus fur une plage ftérile, mais lorfqu'a leur détrefle fe joignit la frayeur, qu'ils entendirent un tonnerre loinrain qui menacoit de les frapper une feconde fois, alors raflemblés par 1'erfroi, ils levèrent les mains au ciel, 8c fë dirent 1'un a 1'autre, qu'il étoit au-deffus d'eux un pouvoir terrible & caché, un maitre abfolu de leur chétive exiftence. Je m'endormis fur ces idéés , & je ne vis que des hommes épars 8c confternés qui fuyoient les vaguesmugilfanteSj&quiefcaladoient les fommités oü les ondes furieufes les pourfuivoient encore Ces malheureux étoient nus , ils mefuroient 1'abïme des eaux avec le regard du défefpoir \ le moindre coup de tonnerre, quoiqu'il füt expirant, fembloit revenir fur leur tête pour foudroyer ceux que les eaux avoient épargnés : elles fe retiroient lentement, cette vafte & lugubre inondation avoit quelque chofe de plus effrayant que fi des vagues de feu eulfent roulé fur la terre : cet abime liquide T iij  if)4 Les Tours, oü tout dormoit immobile, ces eaux ftagnantes Sc noiratres qui déracinoient les derniers végétaux, ornemens de la terre, qui engloutiffoient leurs branchages & leurs fruits, offroient un fpectacle de défblation, & ce grand débordement frappoit 1'ceil d'épouvante. C'étoit une comète qui avoit fubitement verfé fes eaux avec un fracas épouvantable, les oifeaux du ciel ne trouvoient plus oü fe repofer; la terre végétale, triftement délayée, rouloit une grande quantité de limon; je revis la tour que les hommes effrayés avoient batie pour fe garantir d'un pareil défaftre; ce monument de leur foiblelfe & de leur extravagance étoit demeuré imparfait: cette tour coloffale n'annoncoit que de vains projets & une futile entreprife : ces travailleurs emprelfés furent interrompus au milieu de leur audacieufe efpérance, lorfque Dieu mélangea, par des nuances fi fines & fi différentes, les organes de la parole, qu'il leur fut impolfible de faire déformais quelque chofe d'un parfait accord. La voix de Dieu leur avoit dit d'une manière affez éclatante : allez, vivez en paix chacun de votre coté, fans vous fatiguer par d'aufli vains travaux. Les mortels ne comprirent pas la fageffe divine : alors on vir le fpecfacle le plus ridicule ; chacun voulut batir une tour de fon coté & voulut la batir jufqu'aux cieux : a peine plufieurs  Vision II. i9j eurent-ils conftruit quelques coudées, qu'ils s'ima* ginèrent être bien haut, paree que les montagnes, dans 1 eloignement , paroiffoient être au-deffous de leurs regards. Tous ces batiifeurs qui crioient en difcordant qu'ils élevoient 1'efcalier le plus sur pour monter au ciel, a 1'abri de tous les dangers , fe donnoient un démenti réciproque ; chacun, perché au fommet de fa roar, crioit, venez a moi, c'eft moi qui fuis le plus prés du ciel : 1'un fbutenoit que le Dieu qu'on cherchoit étoit sürement le foleil, que la lune étoit fa femme & les étoiles fes enfans : d'autres plus matériels encore fe profternoient devant un veau, un mouton,une colombe, enfin tous fe firent des dieux grotefques; mais ce qui devint le plus funefte, c'eft que chaque pontife fe fubftituant a 1'idole hiffée au fommet de fa tour, voulut fe faire adorer avec elle, & qu'il crioit « frappez, égorgezles réfraótaires, ce font autant j> d'impies»\ a la voix de ces pontifes, on trainoit les vicfimes qui demandoient vainement qu'on leur laifsat barir une tout d'aptès leur propre architectute. Toutes les folies qu'ils faifoient pour honorer leurs idoles, font innombrables : la hauteur de la tout avoit tourné leurs foibles têtes : il n'eft point de figute bifarre qui ne parut en pompe comme un objet d'adoration : le pontife de 1'idole avoit un Tiv  xc)6 Les Tours, langage particulier & un maintien tout-a-fait dififemblable de fon voifin : 1'un danfbit, 1'autre tenoit les bras en croix : celui-ci étoit immobile, 1'autre s'abftenoit de boire 8c de manger, trouvant une vettu fingulière a n'avoir que la peau collée fur les os: il y en avoit qui fe coupoient plufieurs parties du corps, & ces enthoufiaftes vouloient encore forcer les autres a fuivre leur exemple. Enfin, je vis les folies des nations depuis les magiciens de Pharaon jufqu'au faint du cimetière Saint-Médard; ainfi les jongleurs, les trembleurs , les thaumaturges, les exorciftes, les forciers, les chiromanciens crioient du haut de leur tour particulière : quelle confufion! quelle difcordance! Plus loin, je vis un fage qui difoir tranquillement a ceux qui 1'environnoient, 1'univers eft Ie temple de la Diviiiké ; la férénité du ciel fe communiquoit a fon ame, 8c en comparant toutes ces tours avec 1'immenfe enceinre du firmament, elle fe conver'rit bientbt dans mon efprit en un vrai temple oü la Divinité fe préfentoit a nous de Ia manière la ölus fenfible; les cieux fonr la limite de ce religieux édifice, & cette grandeur impofante n'eft pas trop vafte poür la nature 8c pour la préfence du Dieu qui la contient. Elevez encore les voütes & les dómes de SaintPaul de Londtes, de Saint-Pierre de Rome, ajoutez par la penfée a la hardiefle de la conftruétion,  Vision II. 197 que tout cela devient petit devant la voute du temple qui fe trouve par-tout ouvert a toutes les heitres & oü tout homme peut, en élevant fa vue, adorer 8c fe profterner. Quelquefois un temple eft éclairé de flambeaux: mais ils paliflent & fe confument; mais ils ont befoin d'être renouvelés : ici eft un flambeau, abime de lumière intatilfable; quand il vifite un autre hémifphère, il eft foudain remplacé par un nombre innombrable d'autres flambeaux qui ouvrent, a notre ceil, Ie champ illimité d'une magnificence radieufe; 1'ame eft faifie d'admiration; elle tombe dans le filence ou dans la prière. Ces nuages de diverfes couleurs qui bordent 1'horizon, 8c dont le pinceau n'imitera jamais qu'imparfaitement la tranfpatence & 1'éclat, ne valent-ils pas ces tentures que 1'art s'emprefle a déployer ? Dans ce temple cintré fi haut, oü eft 1'autel? oü eft le facrificateur? Ils font réunis dans le cceur de 1'homme quand fa confcience eft pure, fimple & innocente : de cet autel, 1'homme peut faire monter jufqu'a Dieu le parfum & 1'encens de fes adorations 8c de fes louanges; il peut préfenter a. fon bienfaifant Créareur le facrifice de fes aótions de grace, pour les facultés dont fon ame eft entichie, pour cette flamme divine qui 1'éclaire, pour 1'ineftimable privilege de connoïtre, d'aimer la fouree  198 Les Tours, Vision II. de ces graces: 1'homme facrificareur lui dévoue fon exiftence, & la confacre a louer & a adorer : il eft ancien le poëte qui nous enfeigné a louer les grandeurs de Dieu; il ne faut que le répéter: cc Eternel! mon Dieu! tu es merveilleufement » grand! tu es revêtu de majefté & de magnifi» cence! toutes tes ceuvres font faites avec fagelfe! » tu as mis ta majefté par-delfus tous les cieux» ! A ces paroles, je vis toutes les tours fe métamorphofer en colonnes, en pavés, en voütes, en appuis, en ornemens; les Alpes étoient enfermées fous cette voute magnifique; un foleil brillant ■éclairoit cette enceinte immenfe; 1'ceil s'y perdoit; mais c'étoit toujours un temple, & ces belles paroles de Salomon retentirent a mon oreille : cc voici » les cieux; mais les cieux des cieux ne peuvent » te contenir, combien moins cette maifon que » je t'ai batie »! La voix qui parloit devint fi forre, li grande, fi majeftueufe, que mes organes ne pouvoient fuffire, & je m'éveillai.  *99 NOUVELLES DE LA LUNE, r i s i o n iii. X'écris ilne relation très-fidèle, cependant je compte peu fur la foi du lecfeur. Me croira qui voudra, je n'établirai point d'inquilition contre les incrédules : commencons. J'avois un ami; c'eft un bien que tout le monde appelle ineftimable; mais que très-peu de perfonnes favent acquérir. L'amitié eft un arbre qui ne prend point racine en mauvaife terre ; il faur des vertus journalières pour qu'il rapporte de bons fruits. Le vice ordinairement le deileche; deux hommes qui ne s'eftiment pas , parviennent rarement a s'aimer: pour être ami il faut pouvoir fe confier 1'un a, 1'autre; il faut avoir acheté réciproquement par des épreuves multipliées le droit de fe dire tout 1'un a 1'autre ; revenons a. mon ami: Nous nous étions rencontrés au milieu de la vie, plus d'une fois , nous nous étions fecourus dans des crifes difficiles: nos caractères ne s'accordoient pas toujours parfaitement, mais 1'indulgence de l'amitié y fupplée. Réfolus de couler enfemble le refte de nos jours: nous habitions uae même maifon , j'ai  300 Nouvelles de la Lune, pafte avec lui dans ce paiiible féjour mes plus heureufes années. Sa mort me laifla feul en proie a des regrets qui durent encore ; mais j'ai continué de vivre fous le même toit. On craint ordinairement d'arrèter fa penfée fur les o'ojets dont la perte nous afflige , pour moi c'étoit-la mon unique confolation : toujours folitaire & promenant mes penfées dans les lieux oü je m'étois trouvé avec mon ami , je me rappelois fans ceife nos intéreffantes converfations: ce fouvenir le retracoit fi vivement a. mon efprit que jejouiifois dans certain moment, d'une fociété imaginaire. Tous ceux qui ont 1'habitude de réfléchir , favent par expérience combien le clair de lune invite a la méditation quand la foirée eft: belle. Une nuit, 1'aftre étoit dans fon plein , & j'étois refté aflez tard dans mon ja'rdin , toujours fongeant a celui que j'avois perdu , qu'aiillitót un point vif & lumineux frappa ma vue, il fembloit me devancer de quelque cóté que je tournafle mes pas. Je m'arrête enfin , je regarde , j'éxamine , j'apercois que ce point brillant étoit une flèche lumineufe dont la pointe écrivoir fur la terre , & cette flèche étoit un rayon immenfe qui partoit direcfement de la lune. Etonné d'un tel phénomène , je redouble d'attention , je m'approche , le point fe retire , mais  Vision III. 301 comme pour me guider : je le fuis, il s'arrête fur une muraille nouvellement blanchie , oü je le vois tracer des lettres vifibles & je lis : C'eft moi! ne t'effrayes point! c'eft ton ami. J'habite cet aftre qui t'éclaire, je te vois, j'ai cherché long-tems le moyen de t'écrire & je 1'ai trouvé. Fais préparer des planches unies , afin que je puilfe y tracer plus facilement tout ce que j'ai a t'apprendre : retrouve roi demain au même lieu, a préfent il eft trop tard , 1'aftre tourne , ma ligne neft plus directe , & c'eft... La pointe enflammée difparoit auffitót. Cette apparition merveilleufe bouleverfa tous mes fens; je reftai long-tems immobile les yeux fixés tantot vers la lune , & tantót fur le mur; Fefprit frappé je paffaile refte de la nuitfans pouvoir fermer 1'ceil, & dès la pointe du jour je fis préparer un grand nombre de planches , que j'arrangai moi-même au lieu oü j'attendis impatiemment le retour de la nuit. Jamais le foleil ne me parut fe coucher avec plus de lenteur; la lune enfin, fit luire fon difque argenté , mais entre des nuages qui s'amoncelerent, au point qu'elle fe trouva mafquée par un voile impénétrable. Fatigué d'une vaine attente & n'ayant point dormi la nuit précédente , je tombai accablé par un fommeil irréfiftible : quel fut mon regret  }oi Nouvelles de la Lune, lorfqu'en me réveillant je vis le ciel clair & ferein & que la lune n'étoit déja plus fur 1'horizon ; je jetai les yeux fur mes planches & je trouvai écrit delfus ce qui fuit: Ami, tu dors, c'eft une fujétion impofée aux êtres de votre globe ; a ton réveil tu verras des preuves que je fonge a toi. Je vais te révéler des fecrets que jamais aucun homme vivant ne feut pénétrer , te fbuviens - tu du moment oü j'ai expiré dans tes bras : eh ! bien il ne m'a pas été, a beaucoup prés, auffi pénible que tu pourrois le croire. Non, la mort n'eft pas ce que 1'on s'imagine, les vivans fe font d'elle une image épouvantable 6c fauffe. Ses couvulfions fi effrayantes font pour le fpectateur , pour le malade, c'eft un alfoupiffement; les cérémonies ténébreufes dont on environne un corps qui s'eft dilfous perpétuent la crainte & la terreur , mais la mort n'eft pas ce que 1'imagination effrayée fe repréfente. Lorfque je fentis le mouvement de mon cceur fe brifer , je me trouvai doué de la faculté de pénétrer les corps les plus durs, aucune épaifleur ne pouvoit arrêter mon élévation , toute la matière me parut criblée & poreufe & ma volonté éroit le guide de mon afcenfion ; je me tranfportois aux lieux oü je voulois, traverfant fans peine & faiis crainte un efpace immenfe, plus je m'élancois  Vision III. 303 plus je fentois la flamme de la vie augmenter en moi de force & d'activiré ; mon entendement, ma mémoire , mon imagination brilloient d'un nouvel éclat; lorfque je m'étois élevé je defcendois rapidement vers 1'objet que je voulois confidérer, & les ailes d'un oifeau font une imparfaite image du libre mouvement dont toutes les parties de mon être étoient éminemment douées. Mais ce qui me déleóta plus que tout le refte,' c'eft qu'une foule d'idées que je n'avois pas encore eues me devinrent familières 1 une intelligence prompte me fit d'abord concevt>ir toutes les merveilles de la création , mais ce qui acheva d'apporrer dans mon être le plus doux raviffement, ce fut de retrouver tous ceux que j'avois aimés : nos ames s'attirèrent a 1'inftant, Sc un fentiment délicieux nous difoit 1'un a 1'autre , nous ne nous quitterons plus. Une curiofué inépuifable Sc fans ceffe fatiffaite fait notre félicité ; tous les jouts nous apprenons Sc nous ne nous laffons pas d'apprendre, la fcience toujours incertaine fur la rerre regoit ici une évidente clarté : il n'eft point d'objets que notre ceil ne pénétre facilement, nous voyons a une diftance fi profonde, que je puis lirea préfent même les mots que je tracé. Je dirige a volonté les traits de la lumière, j'en fais autant de crayons que je taille i mon gré, Sc  304 Nouvelles de la Lune, de cette manière je puis graver ma penfée jufqu'aa globe le plus enfoncé dans les cieux & qui touche aux confins de 1'univers. Ainfi le Créateur qui a donné a 1'ceil le privilege d'atteindre le globe le plus éloigné, a daigné accorder a la penféè le pouvoir de fe manifefter dans tout le fyftême peuplé d'êtres raifonnables & fenfibles,' je converfe avec ceux dont j'ai admiré les écrits; aucune diftance ne fait oblïacle au vol rapide des idéés, & 1'imprimerie n'eft que le fimulacre groftier de cet art privilégié, par lequel tous les habitans des g$)bes céleftes fe communiquent leurs penfées. Je fuis defcendu dans la lune pour y choifir un rayon plus doux, plus analogue a. ta foible paupière, ton ceil auroit été ébloui & blefte par un autre rayon; a demain fi aucun nuage ne nous gêne, ou plutbt s'il m'eft encore permis de te révêler des vérités étrangères au monde fublunaire. En voyant ces derniers mots, je pris un morceau de craie d'une main tremblante, & j'écrivis fur la planche: Ami, eft-il poflible que tu fois dans cette lune, & que ta vue pénètre jufqu'ici? Lis-ru ces mots ? Oui, patfaitement; ne te gêne point'a tracer d'auffi gros caraclères, écris vite couremment & felon ta main. — O combien j'ai de queftions a te faire! Quoi, c'eft vraiment dans ces globes radieux que j'apercois que vont fe rejoindre toutes les races humaines  Vision III. 305 humaines qui ont féjourné fur la terre, & dis-moi, les méchans comme les bons y feroient-ils confondus fans aucune diftinótion? Voila d'abord ce que je fuis le plus empreffé d'apprendre. — Les plus fecrères aótions d'une vie palfée font dévoilées d tous les 1 egards : l'hiftoire entière de notre vie eft peinte fur notre front d'une manière univerfellement intelligible; les méchans font obligés d'aller trouver les méchans comme eux; c'eft en fe voyant les uns les autres 8c tels qu'ils font, qu'ils ont horreur d'eux-mêmes; cette vue perpétuelle leur infpire un repentir profond qui fait leur fupplice, 8c ils tachent d'effacer ces caraótères d'iniquiré qui les tourmentent, c'eft en faifant une bonne action qu'ils ehlèvent cette empreinte noire qui les défigure, il faut qu'ils foient fans tache deshonorante, pour communiquer avec les êtres qui font étrangers d toute difformité; ceux qui font noircis par quelques vices, ont beau interroger les êtres refplendilfans de lumière, ils n'en obtiennent aucune réponfej ce mépris les punit, 8c ils fentent toute la diftance qui les fépare des enfans de la divinité, confternés de leur avililfement, ils cherchent a en fortir, car le récit de leurs forfaits pafte de bouche en bouche, 8c ils entendent encore toutes les malédiófcions qui leur font données fut la terre oü leur mémoire eft en horreur. Quand ils croyentgoüter quelques momens de tranquillité, V  J0(5 N O U V ELLES DE LA LuNE, la voix foible qui les accufe, prend 1'accent du tonnerre, rerentit a leur oreille, & cette accufation devient générale dans- tous les globes de 1'univers; écrafés fous le poids de la honte, leur confcience devient un poignard qui les perce inceflamment; ils fuient; ils fe dérobent a tous les regards ; ils fe cachent derrière des globes dépeuplés; ils font feuls , 8c les anges de lumière en paflant, leur crient: cc je vous vois avectóutes vos iniquités ». Comme le fentiment de la juftice règne fur nous par-deflus toutes chofes , notre pitié feroit déplacée. Nous fentons en nous-mêmes la néceffité de 1'ordre qui gouverne ; chacun expie fes fautes par une honte proportionnée, nul ne fe plaint paree qu'il fait combien il eft équitable de fupporter un jufte chatiment A la manière dont tu parles & felon ce que mes connoilfances m'indiquent relativement a toi, il me paroir que tu ne dois pas être trop mécontent de ton fort. — II eft vrai, j'ai le bonheur de n'être pas dans cette claffe qui fouffre le plus, cependant je ne fuis pas encore au rang des plus heureux. — En quoi confiftent donc les plaifirs & les peines. — II ne m'eft guère poffible de te faire comprendre tout cela. Vos mouvemens de joie font fi foibles & de fi courte durée, qu'ils ne peuvent être comparés aux tranfports qu excite ici le fouvenir du bien qu'on a fait; nous iouilfons aufli de 1'amitié 8c de 1'amour a un degré  Vision III. 307 qui ne fait que s'accroïtre, de plus en plus; les êtres d'un mérite a-peu-piés égale fe ralfemblent, 8c forment entr'eux une délicieufe fociété. .On en exclut ceux qui ne font pas fairs pour y figurer. — Doivent-ils refter toujours dans cet état miférable fans efpoir d'eu fortir? _ Kien dans ce fecond monde n'eft éternel, tout eft palfager comme dans le votre, ceux qui parviennent a un age avancé, fentenr un' defir violent de s'élever vers une autre fphère;' c'eft une grande-joie que de nourrir de telles idéés; les amis 8c les parens s'entretiennent de la volupté qu'il y aura. a avancer dans 1'étude de ia création, a remonter jufqu'a fon auteur. La mort chez vous eft effrayantè; ici on lattend 8c on la célèbre avec des cris d'alégrefle; nous avons la confcience de la deftination glorieufe 8c future de 1'homme, la contemplation de tous les êtres qui paffent 8c des évènemens qui arrivent, eft pour nous un fpeótecle qui augmente la fomme de nos connoiffances, enfin mieux 1'on a vécu fur la terre, moins 1'on foufrre ici, & plus 1'on a de plaifir a pafier plus avant. Ceux qui gardent fur les ailes certaines taches hideufes, nous paroiffent fe perdre dans des routes différentes, 8c difparoiffent ainfi i notre vue. Dire oü les uns 8c les autres vont, c'eft ce que je ne fais pas encore. _ Mais tu me donnés envie de mourir, je voudrois mourir fur 1'heure, pour avoir uniquement le plaifir d'être Vij  JC-S NOUVEIXES DE LA LuNE, VlSION III. avëc toi: feroit-il permis d'abréger ce tems d'exil ? — Non, garde-toi du fuicide, il eft taché d'une infamie que tu ne pourrois effacer de long-tems; qui n'a vécu que peu, ne compte pas comme celui qui fupporta long-rems le fardeau de la vie; ceuxla qui 1'ont facrifiée pour une caufe vraiment utile, font les feuls difpenfés du nombre des années. — Que deviennent donc les enfans dont la moit fbuvent fuit de prés la nailïance, qui ne font que pafler fans avoir connu ni le bien ni le mal ? —. Ils achèvent ici de déployer leur intelligence; ils s'attachent a leurs parens, & la mère retrouve fon fils qu'elle croyoit perdu pour jamais; les liens du fang & de la tendrefle ne font pas tompus; les ames faites pour vivre enfemble fe rapprochent; enfin 1'amour règne ici & règne fans jaloufie: — de forte que nous n'avons ici bas qu'un inftinót, & que 1'amour chez vous eft fentiment ? — Je t'ai tout,dit en te révélant que 1'amour dominoit ici dans toute fa force & dans toute fa pureté; il n'eft pas befoin que j'ajoute a ces paroles : tout ce qui eft amour appartient aux vettus.  JE SUIS MORT, VISION IV. J"E rêvois que j'étois mort, & je confidérols le corps d'oü mon ame venoit de fortir, étendu fi . mon lit: qu'il me fit pitié! & j'étois bien i de n'être plus lié a ce vêtement charnel qu; clouoit a. la terre, & de voltiget dans les ar la rapidité de la penfée. Jamais tragédiën échauffé, «Sc las de fon róle, n'a jeté fon habillement dramatique avec le même plaifir que j'avois reffenti en fecouant mon enveloppe terreftre. Je fis foudain deux ou trois yoyages a travers les planètes pour prendre le premier coup d'oeil, ainfi que je me jette dans une ville nouvelle la première fois que j'y entre, m'égarant ca & la. a. delfein, & prenant plaifir a redemander mon auberge, lorfque bien fatigué je me trouve perdu. Après cette petite promenade je revins a mon corps défunt , qu'on empaquetoit dans Ie plus mauvais de mes draps; c'étoit la fervante la plus hideufe du quartier qui me rendoit ce fervice; puis il entra une efpèce de menuifier, qui, en chantant un pont-neuf me cloua entre quatre Yiif 3°9  fto Je suis mort; planches mal raborées, 8£ je ne fais quélle voix difoit dans un coin, il n'y aura point de cierges ni de fonnerie, & pour ce que vous donnez-la, il fera mis dans la grande folfe du cimetière. Un prêtre vint, but fa bouteilie tout auprès de moi, & s'endotmit; il ne fe réveilla que pour faifir vingt écus que coütoit mon ehterrèment; car, dans tous les pays du monde, les champs de la mort ont été les férmes des prêtres. Tandis que quelques vifages indifférens enttoient dans la chambre, & que les ups difoient il eft mort, Sc les autres, oü font fes amis; que 1'un, plaifantant fur ma défunte profeflion, difoit « un imprimeur devroit bien lui faire un billet » d'enterremenr», je mapprochai de mon fecrétaire, & obéilfant a la force de 1'habitude, je voulus prendre ma plume pour écrire; mais hélas mon ame, a. titre d'efprit, n'étoit pas capable de lever une plume; c'étoit bien dommage, car je me'fentois une foule d'idées qui auroient bien étonné les vivans. Je parcourus des yeux ma bibliothèque, Sc je vis que j'en avois appris plus en un inftartt que tous ces livres ne pouvoient m'en enfeigner. Je reconnus le néant des fciences humaines, Sc 1'umvers me parut avoir une toute autre perfpecnve que celle qu'elles avoient imaginée. Je lifois dans le grand livre, dont les planètes & Ie foleil étoient des lettres ou des virgules; mon ravilfe-  Vision IV. 311 ment n'avoit point de metare, & je me moquois complettement de mes écrits, oü j'avois cépendant deviné une petite portion des merveilles qui m'environnoient. Mes héritiers entrèrent, mais ils n'étoient pas joyeux, car je ne laiflois rien que des papiers; on parloit cépendant de mettre le fcellé, mais comme on fit réflexion que cela coüteroir de 1'argent, Sc que je n'en avois probablement pas, on fe difpenfa d'appeler le commiflaire. On eut bientöt fait 1'inventaire de mes habits, car je n'ai jamais brillé par-la.; mon amour propre me défend de répéter ce qui fut dit fur ma cendre; mais du moins, je n'avais pas impofé aux vifages un m'enfonge de parenté; ils alloient m'enterrer avec toute la tranquillité poflible. Je croyois fortir de la maifon au bout de quel• ques heures pour arriver a mon dernier gite, un. tailleur de pierre «Sc un regratier m'attendoient pour être leur voifm, Sc cela me paroifloit parfaitement égal, car le voifinage de Turenne «Sc de Louis XIV, ne m'auroit pas plus flatté dans ce moment oü tout redevient de niveau; mais je reftai encore dans ma bierre, & je vis que ce rerard venoit de ce qu'un de mes héritiers avoit voulu faire imprimer toutes mes qualités fur le billet d'enterrement; il le lut a. haute voix en ma préfence, & les voifins Sc les voifines étant accourus, Yiv  iit Je suis mort, ils furent comme faiiis de refpect pendant 1'énumération, mais réfléchiffant enfuite que cela ne m'avoit pas trop enrichi, ils reprirent leur ancienne familiarité, J'entendis du bruit au-dela du feuil, & je me dis, voila les officiers de la paroiiTe qui vont m'eniporter, lorfque tout-a-coup un homme noir entra ëc dit, je viens viliter les papiers. Le rremblement me prit comme fi j'étois encore un vil mortel. Mais bientót je vis que j'étois une ame, 8c je me placai au fommet de la tête de 1'examinateur, il parcourut de 1'ceil une multitude de feuilles volantes, oü il ne put rien déchiffrer, tout étoit grec, hebreu ou latin pour lui. Les papiers couverts de ratures, furent pour lui des hiéroglyphes. Tout fut foigneufement fouillé, point de billets de la cailfe-d'efcompte, point de billets au porteur: on découvrit néanmoins dans tous ce fatras, une petite liaffë de billets oblongs; voila des lettres-dechange, s'écria 1'un des témoins : on fe précipita pour en faire 1'ouverture; c'étoit, il eft vrai, des billets, mais des billets de libraires tous proteftés, & qui datoient de vingt années; alors 1'un ému de compaffion, dit a voix badè, ne lui envions pas fon repos. Les journaliftes ne 1'attaqueront plus, & il n aura plus a payer des fentences contre des typographes.  Vision IV. 31$ On mit tous mes papiers dans une boïte, en difant qu'on les feroit voir a un académicien 8c puis a un épicier, 8c mon efprit fbrtit de la maifon avant que mon cotps en fut dehors. Je fuivis un peu de tems la route de mes papiers, 8c je vis 1'académicien haulfant les épaules d'un air dédaigneux : hélas, il me ttaitoit bien févèrement! Je fortis enfin porté pat quatre hommes, dont deux étoient boiteux & les deux autres aufli maigres que mon fquelète; j'allois alfez leftement, lorfque je fus arrêté dans ma courfe par tin illuftre 8c riche t.épafle, dont le convoi fuperbe, les flambeaux & 1'étole brodée en argent du curé, contraftoient fi fortement avec mon pauvre linceul noir & gaté, que la canaille, qui admiroit le bel enterrement, ne voulut pas s'ouvrir pour faire place au mien; le riche a travers le fon des cloches, 1'illumination des cierges & le chant funèbre de cent prêtres en élégans fuiplis, s'enfonca dans une églife royale, ou une folfie particulière 1'attendoit a quelques toifes du maïtre-autel, 8c moi j'allai me voir précipiter, a 1'aide d'une corde, dans mon cimetière, le cercueil man qua fon coup, & je rombai fur celui d'une ravaudeufe qui, deux jours auparavant, étoit morre en couche. Je trouvois que j'étois aufli bien la qu'ailleurs, mais ce qui me réjouit, c'eft que je vis qua deux heures du matin on exhumoit mon illuftre mort  314 J B SUIS MORT,' enterré avec tant do pompe , & qu'on vint le dépofer juftement a coté de moi; je ne pus m'empêcher de fourire , en reconnoilTant que tout pendant la vie n'eft que fimulacre. Abfolument rrépafTé, Sc ayant lu le court éloge des journaliftes, j'abandonnai ce globe & tout ce qu'ilportoit &je m'élancai vers la région éthérée; la jecherchai d'abord Socrate, Séneque&Fénelon, enfin, tous les adorateurs de la divinité; je les priai de m'ihMér dans la langue adoratrice ; la mufique eft la langue dans laquelle les intelligences parient a Dieu ; c'eft la langue du fentiment , ce fut celle que nous employames dans une profternation profonde , religieufe Sc filiale. Je renouai connoiflance avec tous les grands perfonnages de 1'antiquité , Sc ce fut alors que je fusplongé dans la fcience,dans ce rayon ineffable d'une vive lumière : elle éclairoit, elle embrafoit mon ame , les vains fantómes de Terreur ne m'environnoienr plus , je découvrois dans toute leur abfurdité les thèfes du fcolaftique obfcur, du fophifte arrogant, & les chimères dont le bigot nourrit fon zèle extravagant; mon ceil découvroit 1'origine de ces penfées qui s'élancent dans 1'efpace Sc qui cherchent fans cefle la mefure de 1'érernité, je voyois 1'échelle myftique qui par la gradation des êtres, élève la raifon vers le Dieu créateur ; mais un profond refpecl: m'arrêta , Sc quoique  Vision IV. 315 j'eulTe d'autres yeux , & une autre intelligence , je craignis d'avancer & je ne fondois pas cet abhne fans fond , de gloire & de lumière. Mais il n'éroir pas de bonheur fans la contemplation de 1'Ëtre fuprême. Mon ame ne pouvoit exifter fans Tinfluence de ce divin foleil; point de félicité loin de fes rayons , j'oubliai tellement la terre & les fiècles précédens, mes fenfations étoient fi vives 8c fi profondes que je m'imaginois avoir toujours vécu dans cet état d'harmonie, de fentiment & de liberté ; je nageois dans cette délicieufe ivrefTe , lorfque mon miférable corps que je croyois enterré (je ne fai pas quel fil imperceptible) tira •mon ame de cette fainte alegrefie , 8c je vis avec douleur que je n'étois pas mort. Me voila donc encore foumis aux opérations matérielles : ou eft le f jnge ou fans pieds je marchois , ou fins mains je | donnois la forme a plufieurs objets, ou fans yeux je voyois , oü ma tête commandoit , 8c oü tout le refte de la nature obéifToit?  3i(f ADMINISTRATEUR D'HOPITAL, VISION v. J" E méditois fur les importantes fon&ions d'adminiftrateur d'hópital, fur le bien facré des pauvres , fur 1'intégrité févère de la conduite d'un tel dépofitaire, Sc fur cette fenfibilité renailfante qui doit caracférifer encore toutes fes aótions ; lorfque je tombai dans un état , qui approchoit beaucoup du fommeil, «Sc j'eus le fonge ou plurbt la vifion fuivante. II me femble que je me promenois au coin d'un bois fbmbre Sc folitaire , la lune éroit voilée par des montagnes, 1'aftre noóturne monta dans ^les airs , & j'enrendis fous mes pieds comme-un bruit fburd qui me pénétra de terreur ; les arbres de la forêr rremblèrent fans qu'il y eut de vent; je regardai la lune qui fe fendoit lentement en deux , & chaque partie féparée tomba tout-a-coup dans 1'immenfiré au milieu des étoiles quifuyoient & palilfoient , & voici que toutes les cloches de la ville voifine fonnèrent d'elle-même Sc firent retentir ce fon lugubre Sc prolongé , « la fin du » monde , la fin du monde». Chacun portoit fes pas égarés $a Sc la, & la  Administrateur d'Hopital, Vision V. 317 .parole des humains n'étoit plus que des lamentations confufes; les uns levoient les bras, les autres fe cachoient le vifage; bientót la terre comme emportée fous les pas de 1'homme, fe déroboit rapidement fous fes pieds, & il fentoit dans 1'effroi qu'il tomboit avec le globe dans un efpace obfcur Sc incommenfurable. Les villes fondirent , comme la cire fe fond devand un brafier ardent; les bois, les forêts , Sc tous les végétaux qui parent la nature s'écroulèrent aufli ; de forte que le genre humain fe trouva pauvre, trifte Sc nu fur le noyau inculte de la terre, noyau plus dur que le fer, & dont la vue affiigeante faifoit regretter la douce verdure d'un buiflpn , & la végétation d'un arbrifleau. Tous les hommes comme emportés vers un même lieu, fe trouvoient raflemblés dans une plaine qu'environnoient trente volcans , a cette lueur affreufe, chacun fe trouvoit dépouillé de fes vêtemens, de fes titres & de fa gloire palfée, les enfans des hommes étoient égaux dans leur trifte nudité, & voici qu'une voix tonnante fit retentir ces mots : « le grand jugement de 1'univers » : cha.cun recut fon arrêt en filence. Les uns profternés , les autres prefqu'anéantis a la lueur terrible Sc au feu rougeatre des éclairs; car la voix redoutable avoit parlé a tous dans un feul & même inftant. La race humaine étoit immpbile Sc n'exiftoit que  318 Administrateur t/Hopitai, Vision V. par Tc-ine, lorfqu'une feconde voix, non moins majeftueufe, mais plus douce , cria : « 1'EterneI » eft miféricordieux, il veut abfoudre les enfans 55 des hommes, & les rappeler a lui; grace a tous 35 les pécheurs, un feul eft excepré»! Toute la race humaine tremblante répéta, en frémilfiant, un feul eft excepté! qui? qui? Les parricides, les empoifonneurs, les homicides, les calomniateurs fe frappoient la poittine. II fe fit un filence de confternation. La même voix répéta," avec un cri qui fit trelfaillir 1'univers : « un feul eft » excepté! & c'eft , un adminifttateur 33 d'höpital 33. Alors les portes de 1'éternité s'ouvrirent 8c fe fermèrent fur le coupable.  DE L' A M E, VISION VI. J E me trouvois au lever du foleil fur une haute montagne : mes regards, tournés vers 1'orient, fe promenoient fur la magnificence de la nature variée & renailfante. Après avoir embraffé cet horizon immenfe , revenant fur ce qui m'environnoit, j'apercus fous un jeune cèdre le même génie que j'avois vu la nuit précédente. Pénétré de refpeél & de reconnoiifance, je m'inciinai pour embralfer fes genoux. II me releva avec une bonté majeftueufe, & me dit d'une voix, dont la douceur infpiroit la confiance & la joie. Ami, je veux encore t'éclairer, puifque tu as un délir fi vif de 1'êrre. Je vais te dévoiler ce qu'il t'eft permis de comprendre fur cet efprit caché qui vit en toi, qui t'anime , qui ordonne a la fois ta penfée & ton action. Avant que ce corps, que tu traines fous la volonté d'un Dieu, foit renrré dans la pouilière , dont il eft formé, je tacherai de faire defcendre les chofes céleftes a ta portée. Je voulus une feconde fois embralfer fes genoux; laifle, me dit-il, ces génuflexions pour les enfans groiliers des hommes : mon ceü lit dans ton 3r9  JIO D ü I.' A M E, cceur : regardes du coté du couchant. J'obéis , 8c je vis une plaine agréable, furmontée d'une colline que couronnoient des citronniers, qu'embaumoient des.grouppes de rofes. Je la crus d'abord inhabitée, mais bientbt j'apercus une belle perfonne, au corps lumineux, ala taille majeftueufe êc plus qu'humaine, qui defcendoit de la colline j elle étoit environnée de jeunes enfans, i la démarche légère, au fourire gracieux. Ils annoncoient la joie 8c la gaieté : tels la fable nous peint les amours, les ris 8c les jeux accompagnant la déefle de la beauté. Cette nymphe majeftueufe (me dit mon conducteur ) fe nomme Ame; elle rire fon origine des cieux , elle en fut exilée ; mais la caufe de cet exil eft au rang des chofes qui font cachées. Les uns difent que c'eft paree qu'elle avoit trop bu de nectar dans 1'Olympe, 8c les autres, paree qu'elle avoit concu d'elle-même un fentiment d'orgueil trop déraifonnable. Quoi qu'il en foit, jetée fur ce malheureux globe, elle eft devenue a moité terreftre. Tandis que le génie parloit, 1'ame s'approchoit de plus prés , & je pouvois la mieux confidérer , elle 8c fa fuite. Son vifage fembloit encore étonné de fon nouvel état , fa phyfionomie incertaine étoit mélangée de deux nuances prefque oppofées : elle paroiflbit confulrer en elle-même, fi elle devoit fe riet aux objets qui  Vision VI, 321 qui 1'environnoienr, & furtout a ces enfans qui 1'accompagnoieat. Ils s'appeloient les Defirs. Leur phyfionomie etoic fimple & crédule; elle annoncoit plutot 1'inexpérience que la dépravation , ils étoient tous d'une forme agréable & fort féduifante. Cépendant je crus apercevoir quelque chofe de volage dans leur vivacité brillante. L'Ame tournoit fouvent fes regards vers le ciel, & a fon fourire contemplateur, aux foupirs quiluiéchappoient, on pouvoit aifément interprécer qu'elle n'avoit pas perdu la mémoire du féjour divin qu'elle avoit habité. Non loin de cet endroit étoit une éminence couverte de fleurs qui formoient un lit erabaumé. Deflus repofoit une femme, dont tous les traits du vifage étoient fins & délicats: cépendant fon front efféminé portoit une certaine empreinte de hardiefle. Ici bas on la nomme Félicité terreftre , mais les habitans de 1'Olympe ne balancent point a 1'appeler Folie. Elle étoit environnée d'une multitude innombrable de Sylphes & Sylphides de toutes fottes de formes & de couleurs , & tous legers comme l'air. Tels on voit des papillons différemment bigarrés , errer au milieu des patterres odoriférans , & d'une aïle inconftante fe repofer tantbt fur les tiges touffues des fleurs, tantót dans leurs calices entr'ouverts. Ils porrenc jour nom, les volages Plai/ïrs: ils font enfans X  312 De i.' A m e , de la Folie; elle les a élevés & nourris dans de fecrets embraflemens. Cet eflain de plaifirs reffembloit a ces mouches colorées , qui, fur le foir d'un beau jour , volent & bourdonnent dans les derniers rayons du foleil. Ils forrnoient un certain bruit flatteur, qui révéilla 1'Arne de fa demi-léthargie. Les Defirs coururent aux plaifirs, dès qu'ils les apercurent, c'étoit une fynipathie fecrète & forte qui les attiroit 1'un vers 1'autre. Ils s'embrafsèrent avec la plus vive ardeur, & chaque couple paroiifoit comme un jeune berger qui s'unit a fa nymphe. L'Ame indécife de fa nature ne favoit de quel coté elle tourneroit fes pas. Elle écoutoit avec une complaifance fecrète les foins attirans de la Félicité : elle vouloit s'avancer vers elle, mais je ne fais quoi 1'éloignoit de la route , &, lorfque je cherchois a comprendre ce myftère, j'apercus un petit ange aux aües d'or , qui planoit fur fa tete. 11 battoit des alles de joie, lorfqu'il la voyoit s'écarter du chemin trompeur des plaiiirs; au contraire il trembloit de frayeur, lorfqu'd la voyoit y remettte le pied, & fa douleur alloit jufqu'a verfer des larmes. Je priai mon divin condu&eur de m'expliquer ce qu'il vouloit bien me dévoiler , d me dit: aufli fouvent que tu vois 1'Ame s'approcher avec impatience du coté oü la Félicité 1'invite par fa voix de fyrène , aufli fouvent un fombre fenament.  Vision VI. 32J s'empare d'elle : tu la vois qui s'éloigne triftement malgré les vifs Defirs. Tel eft 1'effet du fouvenir de fon état précédent, que lui-renouvelle avec fa tendrelfe toujours vigilante, cet ange charitable. Aurrefois elle vivoit fous les céleftes lambris, comme fceur & compagne des pures intelligences ; elle étoit accoutumée a un jour, prés duquel celui-ci n'eft que ténèbres. Son oreille entendoit une harmonie dont on n'a point ici la moindre idée. Au jour de fon bannilfement, elle fut forcée de boire dans le fleuve d'oubli; mais 1'imprefïïon de fon bonheur pafte étoit fi profonde , qu'il lui en eft refté une mémoire confufe. Dès qu'elle fixe le ciel, fon ordre fublime 1'émeur, elle reconnoït fon ancien domicile, & cette majefté imprimée fur le front des aftres, 1'élève, la tranfporte &c la fait foupirer. Mais, lorfque les attraits de cette trompeufe déeffe, que les mortels nomment Félicité, da maïtrifenr, au point qu'elle eft prête a fuccomber, alors cet ange du ciel, qui 1'a toujours aimée, proteóteur compatiffant, lui infinue de fes aïles divines une force furnaturelle; elle abandonné les routes dangereufes , & ce bel ange, que le ciel a chargé du foin de la conduire, la remet avec des tranfports de joie dans ie fentier étroir, qui peut feul la rendre a fa grandeur paffée- mais tu vois qu'il eft fouvent trop foible pour 1'écirter des 'm& fantes amorces d'une volupté préfente; ru vois Xij  324 De l' A m e , comme elle s'approche de plus en plus de la colline dangereufe : tu vois comme la main des Deins 1'emmène mollement. Hélas! elle eft en péril, elle va céder a leur pouvoir. L'ange bat en vain des alles ; fes foupirs, fes pleurs, fes efforrs font impuilfans. Les Plaifirs lui bandent les yeux de guirlandes de fleurs; ces guirlandes font enchantées, tous 1'entourent, tous lui font une douce violence, fourient d'une réliftance inutile, 8c 1'entrainent dans les bras de la Folie. Tandis que je confidérois cette fcène, un grand changement furvint tout-a-coup entre la troupe des Defirs & celle des Plaifirs. Ces enfans, naguère fi attrayans, fi doux , qui s'embralfoient avec les plus vifs tranfports, fe transformèrenr foudain en ferpens, en couleuvres, en fpectres horribles. Les plus jolis devinrent les plus hideux. Les Defirs fe féparèrent, en frémiffant, des Amours. Je vis 1'Ame elle-même s'arracher avec dégout de ces embraflemens qui lui devenoient odieux; mais a peine eut-elle fait un pas en arrière, que tous ces petits enchanteurs reprirent a fes yeux leur forme première , 8c féduifante. Foible , elle fe lailfa entrainer de nouveau, abufée qu'elle étoit par leurs graces nouvelles & décevantes. En même tems la Félicité menfongère faifoit la prude; elle fembloit vouloir fuir les Defirs, pour en êtrepourfuivie ayec plus d'ardeiu. Lorfque les Defirs,  Vision VI. 325 quelquefois rebutés, retournoient en grondanr fur leurs pas, alors cette magicienne ingénieufe couroit après eux. Hélas ! dans leur naïve crédulité, ils revenoient toujours pour rejoindre 1'indéfiniffable déefle: elle fuyoir de nouveau, pour les mieux attirerdans fes pièges. ünne voyoit qu'un tourbillon diverfement bigarré, qui, dans un mouvement continuel Scrapide, formoitunbruitconfus.Lesplaintes des Defirs trompés, 1'impatience fougueufe des Plaifirs; leurs regrets, leurs reproches, les cris de la Jaloufie furieufe, rantót plaintive, tantót éclatante, enfantoient un murmure perpétuel. Et que faifoit 1'Ame? L'Ame fommeilloit a coté de la Folie, fur un lit de rofes; fa main nonchalante laifloit échapper les rênes des Defirs : elle fe réveilla au bruit tumultueux de tant de voix difcordanres, & fe voyant enchaïnée, elle voulut rappeler tous les Defirs vagabons, pour leur donner des fers & les emprifonner dans fon fein. "V aines rentatives! La Folie plus forte captivoit fa volonté foible, foumife a un inftinct impérieux; elle ne pouvoit fe faire obéir. Alors, une femme pefante, d'une lourde figure, nommée 1'Habirude, vint, & d'un bras invincible, la lia de nouveaux nccuds fur le lit de la fauiTe Félicité; & les Defirs en rournant autour d'elle avec une rapidité continuelle, la lafsèrent tellement, qu'elle tomba dans Faflbupifle- Xiij  5^ D e l' A m e; ment, ou plutot comme engourdie dans une lethargie profonde. Au milieu de ce calme funefte & du fein de ce fommeil de mort, TAme entendit quelques fons lointains, mais doux Sc percans, qui par degtés la réveillèrent, & la maitrisèrent d'une manière fi puiffante, qu'elle fit les plus grands efforts pour fe relever, Sc déchirer les guirlandes qui la retenoient. J'apercus alors lange aux alles d'or, que je n'avois point vu depuis long-tems, errer a Ten tour d'elle avec empreffement, 1'exciter du gefte & de la voix, pleurant de joie, lorfqu'elle redoubloit de force Sc de courage. Elle lutta lon°-tems avant de fe débarraffer de fes Hens. Elle alla réveilier la foule des Defirs endormis, qui étoient touchés ca Sc Li; fa voix les engagea a diriger leurs pas vers la fymphonie héroïque & fublime qui fembloit s'éloigner, Sc dont les derniers fons, encore raviffans, venoient expirer dans fon oreille; mais je crois qu'elle n'auroit jamais pu s'arracher de Pantel de la Folie, malgré cette mufique célefte, & malgré ce bel ange aux alles d'or, fi elle n'eüt trouvé a propos une belle femme, d'une figure noble, qui paroiffoit d'abord férieufe, Sc même unpeu auftère, mais dont on découvroit les charmes en la confidérant de plus prés. Mon conducteur me dit qu'elle s'appeloit la Réflexion. /  Vision VI. j*7 Elle tenoit en main un verre myftérieux; elle le donna a PAme, en lui ordonnant de contempler la Folie & fes filles. LAme regarde. Quelle futprife! Ces nymphes, qui lui avoient femblé fi charmantes, laifsèrent tombei le mafque qui couvroit leur difformité. Quel contraire! c'eft la laideur hideufe du crime & du remords. L'Ame examina a travers le même criftal, la Félicité terreftre : fon fourire étoit faux 8c cruel; fes yeux qui fembloient fi doux, étinceloient des feux de la haine 8c de la vengeance; des ferpens entrelacés avec art formoient fa chevelure; on lifoit dans fon regard qu'elle ne fongeoit qua. tromper les humains, qua creufer fous leurs pas les abymes du malheur & de la honte. L'Ame étoit obligée de clignoter des yeux pour fourenir fon afbeet. La fage Réflexion lui ordonna une feconde fois de regarder a coté d'elle dans le lointain, 8c elle découvrit, fur un mont efcarpé, un beau Génie, dont 1'éclat furpalfoir tout ce que peut créer 1'imagination. L'Ame, aprèsl'avoirconfidérélong-tems, crut fe reffouvenir d'avoir vu quelque chofe de femblable dans ce féjour oü elle étoit heureufe; elle vola comme fi elle eut eu des aiies aux pieds, a 1'endroit d'oü partoit cette divine mélodie, qui remplilfoit les airs.L'Ame marchoit,accompagnée du bel ange aux aïlefi d'or, qui précédoit fa marche, & fourioit d'alégrelfe, en lui indiquant la route. Xiv  3iS De L' A m e, Les Defirs voloient fur fes traces; ils voloienr pleins d'impatience, & paroiffoient deviner, par un fecret preffenriment, que le vide qu'ils éprouVoient dans le cceur feroit bientót rempli. Ils arrivèrent au pied de la montagne 8c s'y arrêtèrent; elle leur parut d'un abord difficile; mais voici qne trois femmes, femblables a des déeffes, non par la richeffe de leurs atouts, mais par la limplicité majeftueufe de leut démarche, & par la nobleffe & la douceut de leurs traits, defcendirent vers eux. C'étoit la Tempérance, la Modération 8c la Patience. Elles offrirent a 1'Ame de la tranfporter entre leurs bras au fommet de la montagne. Quant aux Defirs, irrités par 1'obftacle, ils étoient trop a&ifs 8c trop empreffés pour ne pas atteindte leur but fans fecours & fans guide. Alors il me fembla, par un mouvement aufli plompt qu'imperceptible, être porté moi-même fur le front de cette montagne, & je confiderai de prés la fcène augufte & brillante qui s'offrit a mes regards. Je vis une efplanade entourée d'un cóté de hauts cèdres, 8c de 1'autre d'arbuftes odoriférans. Le penchant étoir femé de plantes falutaires; on refpiroit en ces lieux Pair pur de la vie 8c de 1'immortalité; on s'y trouvoit plus de férénité dans lefprit, & quelque chofe de célefte dans le cceur; mais la divinité de ce féjour frappa ma vue fouslè  Vision VI. 329 'Corps qu'elle avoit bien voulu revêtir. Elle s'évanouit de delTous les cèdres; fon vifage étoit briljant comme le foleil , orné de tous fes rayons; c'étoit même cette dïvinité que 1'Ame avoit apercue de loin par le verre admirable de la réflexion. Lorfqu'on a été allez heureux pour 1'envifager , on ne peur rien defirer de plus beau; mais il eft impoffible d'en tracer un portrait a 1'ceil qui ne 1'a point vue. Elle porte une bande d'or fur fon front; deifius eft écrit fon nom en caraótères facrés; il n'appartient qu'aux intelligences céleftes de pouvoh- le lire; les profan es mortels doivent baifl'er en fa préfence un ceil refpeétueux. Ici bas nous 1'appelons Vertu. A fa gauche étoit une déefle femblable a une fille raviflante, mais d'une beauté fi noble, fi touchante, qu'en la voyant on fefentoit ému d'un plaifir inaltérable. Mon divin conducteur me dit que c'étoit 1'Harmonie, que la lyre d'or qu'elle portoit fur fes épaules d'albatre, étoit celle qui régloit le mouvement des mondes & des foleils, en même tems qu'elle marquoit parmi les anges les hymnes éternels confacrés aux louan^es du creareur. Quoiqu'elle ne touchat point alors fa lyre, il s'en écouloit un frémilTement harmonieux qui me ravifibit en extafe ; ainfi lorfque Ie foleil fe couche derrière les montagnes, il répand encore dans lesplaines des airs, des lances dorées qui annoncent de quelle magnificence il couron-  '5 3 o De l' A m e i nok fa tête lorfqu'il pourfuivok fa courfe au fommet brülant des cieux. Dès que lAme apercut la Vertu qui venoit au-devant d'elle avec un air de tendrelfe Sc de bonté, elle s'emprelfa de fe jeter a fes pieds, & d'embralfer fes genoux : c'eft alors qu'elle relfentit, pour la première fois, depuis qu'elle avoit abandonné les céleftes lambris, quelqUe chofe de femblable a la félicité divine dont elle jouilfok dans 1'alfemblée des anges. Elle crut même découvrir fur le vifage de la Vertu, & jufques dans les draperies dont elle étoit revêtue, quelques traits de 1'éternelle beauté, qu'elle avoi't ci-devant adorée fans voiles. La Vertu, en la relevant, 1'embralfa tendrement, & la conduifit a cbté de fa fceur 1'Harmonie, fur un gazon uni oü elles s'aflirent. Je découvris fur le vifage de 1'Ame un contentement radieux; il fembloit convenable a 1'ordre de fon excellente nature. Elle me parut dans fon véritable état auprès de ces auguftes déelfes. Je les jugeois faites & créées pour vivre enfemble, & ne devoir jamais fe féparer. O que 1'Ame étoit belle alors 1 tout ce qu'elle difoit me caufbk une fatisfaétion intime, je ne doutois plus de fon origine célefte; je ne fais quoi de divin me frappoit. Pendant ce tems, les Defirs en foule, languiflans, étonnés > étendus par terre, étoient comme des enfans fans force Sc fans lumièrej leurs yeux ne pouvoient  V i s ï b n V I. 33 r fupporter la majefté rayonnante de la Vertu; leurs oreilles ne pouvoient entendre fon langage male 8c fublime; mais dès que 1'Harmonie eut pris en main cette lyre qui commandoit a 1'univers, 8c qu ils virent route la nature obéir k cette mufique douce & puilfante, tout-a-coup métamorphofés, ils fortirent de cet état de foiblefle & d'indolence; ils élevèrent les mains au ciel, les battirent en cadenfe, fe joignirent enfemble öc formèrent une danfe majeftueufe en environnant l'augufte Vertu. Leur danfe imitoit le cours de ces aftres, de cés foleils, de cesplanètes, qui, dans diverfes orbites, tournent au gré des loix d'une conftanté harmonie; car- le bel ordre du fyftême phyfique n'eft, fans doute, que la foible image de cet ordre moral qui regnera dans le monde éternel. Jamais les Defirs ne s'étoient trouvés fi heureux, fi fatisfaits. Ils n'étoient plus légers, folatres, inconftans, capricieux; ils relfentoient cet équilibre paifible, fruit du vrai contentement; leur cceur étoit rempli, & dans cette agitation modérée, douce jouiflance qui ne produit ni la lafiitude ni le dégout. Mais ce qu'il y avoit de plus admirable pour mon ceil enchanté, c'eft que chaque Defir qui obéifioit a 1'Harmonie, en figurant autour de la Vertu, en recevoit auffitót 1'aimable Sc vive empreinte; vous eufiiez vu comme autant de miroirs, qui tous réfléchifioient fidellement un feul & même objet.  33* De i' A m ï j. On 1'auróit prife pour une mère environnée de Ia riante de fes enfans , qui portent chacun deux quelques traits de leur mère, quoique la reifemblance né foit pas entièrement parfaite. Une voix ravilfante frappa mon oreille : c'étoit celle de 1'Harmonie : cette voix donnoit un nouvel éclat aux cieux & a la tetre. Le breuvage des immortels n'eft pas plus doux que fes paroles. Enfans du Créateur, voyez 1'ordre qui règne audeflus de vos têtes; fixez votre ceil fur ce point de vue élevé; qu'il foit votre lumière; ni les richefles, ni la gloire, ni la volupté, ne pourront contenter vos defirs, vous feriez tourmentés & miférables •dans les bras de ces fantómes trompeurs; il refteroit toujours dans vos cceurs un vide affreux. Et par qui ce vide peut-il être rempli, ó mortels? Ce m'eft que par la vertu. Eh! dans toute 1'étendue de la création, eft-il rien d'auifi beau, eft-il rien de plus parfait? Qu'il eft doux de la pofleder! Heureux , qui fe dit: je n'ai qu'un inftant a vivre dans cette prifon mortelle, mais je perfe&ionnerai mon ame; j'ennoblirai les facultés dont elle eft ornée autant qu'il fera en moi; je la rendrai digne des regards du Dieu qui Pa créée! Toi, qui vivras fous fon aimable empire, mortel l tes heures feront douces, paifibles; la Modération, la Simplicité préfideront aux vceux de ton cceur. C'eft la Modération qui crée le Sentiment; le Sentiment qui fourit  Vision VI. au Sage. Alors fi tu traverfes les plaines émaillées, ou les gras paturages, le Plaifir parfumera pour toi les airs, c'eft toi dont f efprit embralfera dans fes méditations, 8c les globes de feu que je fais rouler, & le ver que je loge & que je nourris dans un grain de pouffière. Songe, fonge, furtout, que ce Dieu, dont je fuis la fille, eft le plus aimable de tous les êtres. O! que ne m'eft-il donné de le pouvoir peindre! Mais nous marchons a lui. Tout paffe, toutes ces fcènes changeantes tombe ront dans le gouffre du néant, plane d'avance dans les régions, ou je tiens mon tróne prés du fien, vois tout fuir, & la Vertu feule qui furvivra, pompeufe, inébranlable, amie immortelle de 1'homme, guide fidéle du bonheur, tréfor & récompenfe des cceurs qui larévèrent&quil'adorent. Fin des Songes & Vifions.  334 TABLE DES SONG ES ET FIS 10 NS contenus dans ce volume. SONGES ET VISIONS PHILOSOPHIQUES DE M. MERCIER, Songe premier. De l'Amour , pages i Songe II. De la Guerre, ^ Songe III. De la Royauté'& de la Tyrannie, 6< Songe IV. D'un Monde heureux, Songe V. L'Egoïfme, ^c? Songe VI. L''Optimifme, I0^ Songe VII. Le Blafon, j^j Songe VIII. De la Fortune & de la Gloire, i $6 'Songe IX. Mahomet, Songe X. Sémiramis, Songe XI. L'Homme de Fer, 1(j