V O Y A G E S IMAGIN AIRES, SOMAN3ESQUES, MERVEILLEUX, ALLÉG ORIQUES, AMUSANS, COMIQUES ET CRITIQUES, S U I V I S DES SONGES ET VISIONS, £ T D E S EOMANS CABALISTIQUES,  CE VOLUME CO N T IE NT: Les Métamorphofes ou l'Ane d'Or d'Apulée, Philofophc Platonicien; Le DÉMON DE SOCRATE.  V O Y A G E S I MA G I NA I RE Ss SO N GES, VISION S, ET ROMANS CABALISTIQUES. Ornés de Figures. ■ —m TOME TRENTE-TROISIÈME. Troifième clafle , contenant les Romans Cabaliftiques. A AMSTERDAM, Et fe trouve a PA RIS 3 RÜE ET HÖTEL SERPENTE / M. DCC. LXXXVHL   LES MÉTAMORPHOSES o u i'ANE DOR D'APULÉE, PHIIOSOPHE PLATONICIEN; ET L E DÉMON DE SOCRATE, DU MEMï AUTEUR.   AVERTISSEMENT DE LÉ DIT EUR. Jvsqu'a préfent nous n'avons ceffé non-feulement de faire errer nos lecteurs dans des terres inconnues, mais nous leur avons encore fait franchir Tefpace immenfe qui les fépare des planètes, & nous les leur avons fait parcourir les unes après les autres. Nous les avons enfuite raménés fur notre globe pour les conduire jufques dans fes entrailles, & par-tout nous leur avons fait voir .des merveilles dignes de piquer leur curiofité. Les voyageurs dont nous avons fuivi les pas, ont été le jouet de la fortune, & expofés auxaventures les plus bizarres: géans chez les Lilliputiens, nains chez A  2 JFERTISSEMENT les peuples de Brobdingnag, bêtes de fomme dans le pays des Houynhmms, efprirs légers & fuperficiels auprès des Hommes-Plantes chez lefquels a vöyagé Klimius, efprits lourds & pareffeux dans la région des HommesVolans qu'a vifité Wilkins: il eftpeu de forraes (bus lefquelles ils ne fe foient montrés. cfü 31$:':c-' 29ï WQ "■■ rM ■ Après ces courfes étranges, nous leur avons procnré d'agréables promenades qui n'ont pas été néanmoins ftériles pour leur imagination; nous les avons entretenus, pendant leur féjour a la campagne, de contes, d'hiftorieTtes & de nouvelles qui ont dü les délalfer de leur fatigues; & fi en les bercant de ces charmantes bagatelles, ils fe font lailfé aller au fommeil, nous leur avons envoyé des fonges qui ne leur  DË VÊDITE UR. 3 ont pas permis de regretter le tems de leur réveil. Nous allons lestirerdecetétat,pour leur procurer un nouveau Ipe&acle & leur faire connoitre des peuples nouveaux; mais nous nousy prendrons d'une autre manière pour leur faire faire ce voyage.Ces découver tes n'exigent point que nos lecleurs quittent leurs foyers* il nous fuffira de défiller leurs yeux, & foudain ils feront entourés d'une multitude d'êtres dont ils ne foupconnoient pas Fexiftence. Leurs regards perceront les entrailles de la terre, & iront y découvrir les Gnomes; ils verront Pair rempli de Sylphes; du milieu des Hammes, ils apercevront s'élever les Salamandres, & le fein des eaux ne cachera plus pour eux les Ondins & les Nymphes. Ce n;eft pas toutFa vare,., Aij  4 AVE RT IS SE MENT Acheron lahTera échapper fa proie, les morts fortiront de leurs tombeaux, leurs ames viendrorit converfer avec nous, & nous dévoiler des myjftères qui femblent hors de la portee des foibles mortels. Tel eft le refte de la tache que nous avons a remplir. Les romans cabaliftiques &' de magie que nous allons donner, tiennent de trés-prés aux Voyages imaginaires, & fe trouvent naturellement a leur fuite. Ce ne font pas les traités que Pon a faits férieufement flir ces matieres que nous donnerons a nos lecleurs, rien ne feroit plus étranger a notre plan; nous leur préfenterons feulemént un choix de romans oü Ton fuppole Fexiftence des magiciens, des enchanteurs, des  DE L'ÉDITEUR. y Iutins, des revenans & du peuple élémentaire. L'Ane non d'A p u l é e par oü nous commencons, eft fans contredit le roman de magie le plus ancien que Pon connonTe; il prouve que dans tous les tems les hommes ont été avides du merveilleux, & que la meilleure maniere de leur préfenter des traités de morale & des lecons de vérité, a toujours été de les revêtir des ornemens de la ficlion. L a fable d'Apulée eft Pune des plus ingénieufes qui exiftent. Sous les dehors de rinvraifemblance & même de la folie; on y trouve une critique fine & les préceptes de la morale la plus faine. II paroit que du tems d'Apulée les vices les plus horribles & les plus Aiij  6 AFERTISSEMENT honteux, fe montrèrent avec effronterie, & nous devons admfrer la hardielfe avec laquelle 1'auteur les attaque & les livre au ridicule. I/auteur de la vie d'Apulée rapporte que, fes ennemis ne pouvant autrement lui nuire, s'avisèrent de Paceufer de magie, genre d'attaque qui, dans les fiècles de barbarie & d'ignorance , a communément fervi utilement la vengeance & la haine. Apulée a eu le bonheur de repouffer ces attaques; il a même ofé employer la plaifanterie contre fes ennemis; on cite avec éloge les fragmens d'un difcours qu'il fit pour fa juftification, mais qui maintenant nous paroïtroit du plus mauvais gout. Apulée plailante plus agréablement les magiciens dans fon livre de FAne d'Or, & fe venge  DE L'ÊDITE UR. 7 en dévoilant leurs fourberies & fe divertiffant de leurs extravagances, du mal que la magie avoit voulu lui faire. Nous donnons la tradu&ion de FAne d'Or faite par Compain de -SaintMartin, qui eft la meilleure que nous connoifiions; nous confervons la vie qu^il a donnée d'Apulée, mais nous fupprimons les remarques qu'il a mifes a la fuite de chaque livre; ces remarques contiennent des recherches qui font honneur a Férudition de Fauteur, mais elles feroient déplacées dans notre recueil oü il nous fufht d'inférer la fiction. Le charmant épifode des amours de Pfyché & de Cupidon, eft un des principaux ornemens de ce roman; on fait comment il a été étendu, développé, A iv  8 AFERTISSEMENT^c. embelli par 1'inimitable la Fontaine: 'Après lui plufieurs de nos conteurs ont puifé dans la même fource; eet épifode a donné a madame d'Aulnoy Fidée de fon conté du Serpentin-Vert, & a fourm a madame de Villeneuve celui de la Belle & la Béte, mis fur le théatr© de la comédie Italienne, fous le titre de Zémir & A{or. ( V. le SerpentinVert, conté de Mme d'Aulnoy, tome III du Cabinet des Fées; & la Belle & la Bete, ibid. tome XXVI).  P R É F A C E DU TRADUCTEUR. L'Jne d'Or d'Apulée eft un oxvrage ft célebre 3 que ceux qui ne peuvent le lire en lat in 3 ne laijfent pas de prendre plaifir a Ure une mauvaife traduclion qui cn fut fake 3 il y a environ cent ans 3 & qui par conféquent eft en vieux langage. Si elle navoit que ce feul défaut, je mt garderois bien de la méprifer; ce mêmt défaut, qui n'en étoit pas un alors , n'a point ejfacé dans la fuite le mérite & les vraies beautés de plufieurs autres ouvrages dufieclepajfé. Le Plutarque d'Amiot n'eft peut-être pas moins eftimé préfentement qu'il Vétoit du tems de Henri III Mais pour ïAne d'Or en vieux  I© Pui FACE francois 3 il n'y a perfonne qui ne convicnne3 qu'ileft d'ailleurs tres-mal écrit, & que Jouvent il eft impojjible d'y rien ccmprendre. Cependant ily a tant d'efprit répandu dans l'original3 & il eft plein de ck'ojès ft brillantes 3 qu'elles fe font entrevoirs & qu'elles percent quelquefois l'obfcurité qui les enveloppe dans cette ancienne traduclion. VOÏLA ce qui fait fans doute que bien des gens ne laijfent pas de la lire 3 faute d'une meilleure; & c'efl ce qui m'a perfuadi3 que ft on en faifoit une nouvelle 3 qui put donner l'idie qu'on doit avoir du mérite de eet auteur3 elle feroit bien recue du public. J'y ai donc travaillé avec beaucoup de fbin; mais quelque peine que j'y aie prife 3 je ne fuis pas ajfe\ vain pour me flatter d'y avoirparfaitement réujji. Je  du Trajductïur. ii fats qu'ileft très-difficile de confervet'dans une traduclion toute la force & les graces qui font dans l'original. Le génie des langues eft différent; Cf comme la beauté d'une penfée dépend fouvent de la force & de la propr'uété des mots 3 qui fervent a l'exprimef en lat in, il arrivé quelquefois que cette mème penféê mife en francois 3 paroü moins animèe 3 paree qu'elle a per du la vivacitédes ter mes qui en faifoit tout l'éclat. A la vérité3 il y a aufti bien des endroits oii un ancien Auteur ne doit rien perdre de fes avantages en parlant notre langue. Le jugement du public m'apprendra ft j'en ai donné quelques preuves dans cette traduclion. Apulée a affeclé dans eet ouvrage un certain ftyle pcétique & beaucoup d'expreffons extraordinaires qui le rendent un  11 PR-ipACI peu obfcur. Cefl ce qui a engagé plufieurs favans a faire de trh-amples commentaires pour l'éclaircir. J'ai confulté ceux de Beroald, de Priceus 3 de Colvius, & ce que plufieurs autres om écrit; mais aucun ne m'a tantfervi que celui qu'afait M. Fleuri a l'ufage de Monfeigneur le Dauphin. Ce 'favant homme a unefigrande connoiffance de l>antiquité3 & eft fi profond en tout genre d'érudition, que rienn'a échappéa fes lumièresfur les pajfages les plus obfi curs de eet auteur, & j'ayoue.que fon travatl m'a été d'unfort grand fecours. J'AI retranché quelques endroits qui font tropfales dans le texte 3 & j'aiadouci ceux qui font trop libres. Notre langue eft beaucoupplus chafte que la grecque ou la latine. Les beaux efprits de l'antiquité & même plufieurs grands philofopkes ont  »u Traducteur. 13- ■ecrit bien des chofes 3 dom la fimple. leclure offemferoit les oreilles des honnêtes gens de ce tems-ci, & même de ceux -qui font profeffion de galanterie. J'Aifuivimon auteur dans tout le rejle le plus fcrupuleufement que j'ai pu3fans pour tam m'attacher trop fen''dement a le rendre toujours mot a mot 3 mais auffi fans jamais perdre de vue fa penfée. J'ai omis quelques épithetes qui peuvent avoir leurs graces dans le lat in 3 & qui me fembloient enfrancois rendre le difcours languijfant 3 6 ne rien ajoutcr a l'expreffïon. Voila toutes les libertés que j'ai prifes. Ce T ouvrage eft unefatyre continuelle des défordres dom les magiciens 3 les prétres t les impudiques & les voleurs rempliffoient le monde du tems d'Apulée. Outre ces fujets3 qui font divertijfans 3 on y voit  14 Préface du Traducteür. avec plaifir les mxurs & les coutumes des anciens, & l'on trouvt dans l'omdeme livre quantué de chofes fort curieufes fur leur religion. Ceux qui cherchent lapierre philofophale , prétendent que ces métamorphofes contiennent les myftères du grand oeuvre ; c'ejl ce que j'ai bien de la peine a croire, & il n'y a gueres d'apparence qu'Apulée fut faire de l'or.  i5 LA V I £ D' A P U L É E. Lucius Apulée, philofophe Platonicien, vivoic fous les Antonins. II feroic difficile de marquer précifément le tems de fa nailfance. On conjecture affez vraifemblablement, qu'il vinc au monde fw; la fin de 1'empire d'Adrien, vers le milieu dudeuxièmefiècleJlétoicdeMadaure(i), ville d'Afrique Sc colonie romaine, fur, les confins de la Numidie & de la Getulie, Sa familie étoic confidérable, & il parok par plufieurs endroits de fes ouvrages, ^u'il ne fe fait pas beaücoup de violence pour parler de la grandeur de fa maifon. S o n père, nommé Théfé, avoic exercé a. Madaure la charge de Duumvir, qui étoit la première dignité d'une colonie, &Savia, famère, originairedeTheffalie, (O Aujourd'hui Madaro, p«tic bourg du royaume de Tunis,  16 LA V 1 E étoit de la familie du fameux Plutarque. II fut parfaitement bien élevé. On lui fit faire fes premières études a Carthage, enfuiteilallaaAthènes, oülesbeaux arts &; les fciences floriffbient encore. II s'y appliqua a la poéfie; a Ja mufique, a la diale&ique & a la géométrie. Comme il étoit né avec un génie merveilleux, il fit en peu de-tems de grands progrès dans toutes ces fciences; mais celle oü il s'attacha particulièrement, & oü il fe donna toutentier, ce fut la philofophie. II choifit celle de Platon, qui, dès fa première jeuneffe, lui avoit paru préférable a toutes les autres, & il devint un de fes^lus fameux fectateurs. I l quitta Athènes pour aller a Rome, oü il apprit la langue Iatine, par le feul ufage & fans le fecours d'aucun maitre. II y étudia la jurifprudence, 6c y plaida plufieurs caufes. avec un fort grand fuccès. Mais une infatiable curiofité de touc favoir 1'engagea a parcourir le monde, êc a fe faire ttiême initier dans plufieurs myftères  d' A p u l ê e. Ij Jiiyflères de religion pour les connoïtre a fond. Il retournaaRome, ayantprefqueconfumé tout fon bien dans fes études Sc dans fes voyages; en forte que fe voulanc faire recevoir prêtre d'Ofiris, il fe trouva fort embarraffé, & fut obligé de vendre, pour ainfi dire, jufqua fes habits', pour fournir aux frais de fon initiation. II s'attachaenfuite au barreau, oüfon éloquence lui acquit une fort grande réputation, Sc lui donna le moyen de vivre commodément. A u bout de quelque tems il retourna en Afrique, apparemment que 1'envie de revoir fa familie, Sc de ramafTer le peu qui lui reftoit de fon patrimoine, lui fit faire ce voyage. II y tomba malade dans Oëa (i), ville maritime. Un nommé Pontianus, qui 1'avoit connu a Athènes, 1'enr (O Aujourd'hui Tripoli, TÜle capitale du royaume d« je même nom. B  'l8. L A V I E gagea de venir loger aveclui ehez famère, oü il efpéroit qu'étant mieux foignë que par-rouc ailleurs, fa fanté fe rétabliroic plus aifément. Cette femme nommée Pudentilla, étoit une veuve fort riche, Sc n'avoit que deux enfans. Pontianus 1'aïné fachant bien qu'elle avoit envie de fe remarier, fpllicita Apulée de fonger a. 1'époufer. II aimoit mieux qu'il devïnt fon beau-pere9 que quelqu'autre qui n'auroit pas été fi honnête homme que lui. Quoi que dife fur cela notre philofophe dans fon apologie, il y a apparence que voyant le mau> vais état de fes affaires, il accorda affez volontier a lón ami cette marqued'amitié qu'il exigeöït de lui. Pudentilla , de fon coté, ne fut pas long-tems fans êfre touchée du mérite de fon hote..Elle trouvoit en lui un jeune homme parfaitement bien fait de fa perfianne, un philofophe dont les moeurs öc  D' A P U L Ê E. j 9 les manières n'avoient den de fauvage, 6c qui avoic touc I'agrément. & la policeffè des gens du monde. Elle fut bientöt déterminée en fa faveur, & elle réfolut de 1 epoufer, dès qu'elle aurpit marié fon fils, qui avoit jeté les yeux .fur la fille d'uu nommé RufEn. Le mariage de Pontianus ne fut pas pjutot achevé, que RufEn regardant pat avance la fucceffion de Pudentilla comme le bien de fon gendre Sc de fa fille, crut qu'il devoit mettre tout en ufage pour Ia leur conferver entière, en rompant Ie" mariage d'Apulée. II cha'ngea donc entièrement les difpofitions de 1'efprit de Pontianus, qui avoit lui-même engagé cette afTaire, & il le porta a faire tous fes efForts pour en empêcher la conclufion. Mais ce fut en vain qu'il s'y oppofa; fa mère n'écouta que fon inclination; elle époufa Apulée dans une maifon de campagne prés d'Oëa. Peu de tems après Pontianus mourut, Bij  io La r i è Son on'cle nommé Emilianus fe joignit a Ruffinpourconcerterlesmoyensdeperdre Apulée. Ils publièrént qu'il avoit empoifonné Pontianus, qu'il étoit magicien, 8c qu'il s'étoit' fervi de fortilèges pour c'aptiver le cüeüir de Pudentilla. Ils ne fe contentèrent pas de répandre ces calomnies dans le monde; Emilianus les fit plaider par fes avocats dans un ptocès, qu'il avoit contre Pudentilla. Apulée demanda qu'il eüt a fe déclarer fa partie dans les formes, 8c a figner ce qu'il avancoit. Emilianus prefï'é fur cela, n'ofa le faire fous fon nom, paree que les faux accufateurs étoient condamnés a. des peines proportionnées a 1'importance de leur accufation; mais il le fit fous le nom du fecond Als de Pudentilla, nommé SiciniusPudens, que fagrande jeuneffe mettoit a couvert de la rigueur des loix. Apulée fut donc déféré corarae un magicien , non pas devan t des j uges chrétiens,  I D* A P U l É E. 21 eomme I'a dit S. Auguftin {i), mais devant Claudius Maximus, proconful d'Afrique Sc payen de re!igion..Il fe défendit merveilleufement bien. Nous avons le difcours qu'il prononca pour fa juftification; c'efi: une très-belle pièced'éloquence, Sc toute pleine de traits admirables.. Ses ennemis n'osèrent dans leur accufation lecharger de la mort de Pontianus ; ils fe retranchèrent a. 1'accufer d'être magicien. Ils s'efïbrc.oient de le prouver par quantité de chofes, qu'ils rapportoient, mais principalement paree qu'il s'étoit eniparq de 1'efprit. Sc, du cceur de Pudentilla, & qu'il n'étoit pas natureL qu'une femme a fon age (2) fut fufceptible d'une paffion amoureufe, Sc fongeat a fe remarier, comme s'il y avoit un age ou,le cqeuc. des femmesfüt fi bien fermé a la tendreflTe, (1 ) De la Cité de Dieu, liv. 8, chap. 19. (1) L'accufateur foutenoit qu'elle avoit foixante ansj, Rais Apulée prouvaqw'ellc n'en avokguère plus de quarante..  12 La v i e qu'oti eüt befoin de recourir a la magie pour les rendre fenfibles. « Vous vous w éronnez,difoitApuléeafesaccufateurs, " qu'une femme fe foic remariée après '» treize ans de viduité; il eft bien plus » étonnant qu'elle ne fe foic pas remariée « plutot». Ils lui obje&oient qu'il cherchoit des poiffbns rares & extraordinaires pour les diffëquer; ils ignoroienc apparemment que cette curiofité fait partie de 1'emploi d'un phyficien. Us lui reprochoient encore qu'il étoit beau, qu'il avoit de beaux cheveux, de belles dents &c un miroir, chofes indignes d'un philofophe, difoientils, comme s'il étoit de 1'effence d'un philofophe d'être d'une ftgure difgraciée, & d'y joindre la malpropreté. Apulée répond a tous ces reproches avec tout 1'efprit & toute Péloquence pofiibles. Il nemanquepasmême, paruneinfinité de traits vifs 'Sz ingénieux, de faire  d' Apulée. 23 tomber le ridicule de ces accufations fur fes accufateurs. A 1'égard de fon miroir, il prouve par plufieurs raifons, qu'il pourroit s*en fervir fans crime. II n'ofe eependant avouer qu'il le faiïe; ce qui fait voir que la morale, par rapport a 1'extérieur, étoit beaucoup plus rigide en ce tems la qu'elle ne 1'efl: aujo.urd'hui. On 1'accufoit encore d'avoir dans fa maifon quelque chofe dans un linge, qu'il cachoit avec foin, &c qui fans doute lui fervoit a fes forjilèges; d'avoir faic des vers trop libres, & de plufieurs autres bagatelles qui ne valent pas Ia peine d'être rapportées. Apulée fe juftifia parfaitement bien fur tout ce qu'on lui reprochoit, peignit RufEn êc Emilianus, "fes aCcufateürs, avec les couleürs qu'ils méritoient 1'un & 1'autre, 6c fut renvoyé abfous. Il pafTa le refte de fa vie tranquilJement öc en philofophe; il compofa plufieurs livres, les uns en vers, les autres en Biv  ^4 Z A V l E profe, dont nous n'avons qu'une partle. II a traduit le Phedon de-Platon y & l'Arithmétique de Nicomachus. II a écrit de la Mépublique, des Nombres & de la Muf que. On cite auffi fes Queflions de tab le, fes Lettres a Cerellia,qui étoient un peulibres; fes Proverbes, fon Hermagoras & fes Ludtcra. Tous ces ouvrages ne font point venus jufqu anous; il ne nous refte de lui que fes Métamorphofes ou fon Ane d'Or, fon Apologie, fes Traités de laPhilofophie morale, du Syllogifme, du Démon de Socrateó du Monde, & fes Florides, qui fonc des fragmens de fes déclamations. Il eft aifé de juger par les différens fujets qu'Apulée a traités, qu'il avoit un grand génie, & propre a toutes fortes de fciences. Son éloquence, jointe a fa profonde érudition, le faifoit admirer de tous ceux qui 1'entendoient, & il fut en li grande eftime, mêroe de fon vivant* qu'on lui éleva des ftatues a Carthage % 6c 'dans plufieurs autres villes.  D' A PU L È E. ij A Pégard de fon Ane d'Or, il a pris le fujet de cette métamorphofe de Lucien ou de Lueius de Patras, qui étoit avant Lucien, 5c qui en eft l'original; mais il 1'a infiniment embelli par quantité d'épifodes charmans, furtout par la fable de Pfiché, qui a toujours paffe pour le plus beau morceau de Pantiquité en ce genrela; 6c tous ces incidens font fi ingénieufement enchaïnés les uns aux autres, 8c ü bien liés au fujet, qu'on peut regardec PAne d'Or comme le modèle de tous les romans. Il eft p.'ein de defcriptions 6c de por-traits admirables, 6c Pon ne peut nier qu'Apulée ne fut un fort grand peintre; fes expreffions font vives 6c énergiques; il hafarde a la vérité quelquefois certains termes qui n'auroient pas été approuvés du tems de Ciceron, mais qui ne laiffent pas d'avoir del'agrément, paree qu'ils expriment merveilleufement bien ce qu'il veut dire.  s6* La r i e Qu anti té de fa vans dans tous les fiècjes ont parlé d'Apulée avec beaucoup d'eltime, & Jui ont donné de grands éloges. Saint -Auguftin, entr'autres, en fait mention (i) comme d'un homme de naiflance, fort bien élevé & trèséloquenr. Mais une chofefurprenante, & qui fait bien voir 1'ignorance & la fuperftrtion des peuples de ces tems la, c'eft que bien desgens prirent 1'Ane d'Or pour une hiftoire véritable, & ne doutèrent point qu'Apulée ne fut très-favant dans la magie (x). Cette opinion ridicule fe fortifia en vieilliffant, 6c s'augmenta tellement dans la fuite, que les payens foutenoient qu'il avoit fait uii Ci grand nombre de miracles(3), qu'ils égaloient, ou même (i) Saint-Auguftin, épitre y. (i) Saint Jcróme fur le Pfeaume 81. Za3ant. Inftiu Dlvin. i. 3 j ckap. f , Marcellin a Saint Auguftin. (3) Saint Auguftin, épjtre j.  D' A P V L E E. 27 «ju'Ms furpaiïbient ceux de Jefus-Chrift, Ön aufoit de la peine a cröire qu'ime telle impertinence eüt été en vogue, li des perfonnages dignes de foi ne Tatteltoient, &C li nous ne voyions pas qu'on pria Saint Auguftin de la réfuter (1). C e grand faint fe contenta de répondre qu'Apulée (2 ), avec toute fa magie, n'avoit jamais pu parvenir a aucune charge de magiftrature, quoiqu'il fut de bonne maifon, &c que fon éloquence fut fort eftimée; 6c qu'on ne pouvoit pas dire que ce fut par un mépris philofophique qu'il vivoit hors des grands emplois, puifqu'il fe faifoit honneur d'avoir une charge de prêtre, qui lui donnoit 1'intendance des jeux publics, & qu'il difputa avec beaucoup de chaleur contre ceux qui s'oppofoient a 1'érection d'une ( 1 ) Marcellin a Saint Auguftin, épitre 4. Ci) Saint Auguftin, épitre 5.  '*? L'a riE d'Apulêe. ftatue, donc les habitans d'Oëa le vouïoient honorer; oucre qu'on voit par fon. apologle qu'il fe défendit d'être magicien , comme d'un grand crime. 1  LES MÉTAMORPHOSES o u I/A NE DOR D'APULÉE, PHILOSOPHE PLATONICIEN, LIVRE PREMIER. J"E vais tacher d'atcirer votre attention par le récit de plufieurs avenmres divertinantes, pourvu que vous ne dédaigniez pas de lire un ouvrage écrit dans le ftyle enjoué des auteurs Egypriens. Vous y verrez les métamorphofes furprenanres de plufieurs hommes changés en différentes formes,  & remis enfuite dans leur état naturel. Je vais ■commencer; mais auparavant apprenez en peu de mots qui jefuis. Ma familie tire fon ancienne origine d'Hxmène dans 1'Attique, de 1'Ifthme de Corinthe & de : Ténare, dans le territoire de Sparte, provinces iertiles & délicieufes que les plus fameux auteurs orit célébrées dans leurs ouvrages immortels. Ce fut en ce pays-la, dans la ville d'Athènes, oü je commencai d'étudier, la langue grecque; étant enfuite allé a Rome, j'y appris celle du pays avec une peine & un travail incroyables, n'étant guidé par aucun maïtre. Ainfi je vous prie de'm'excufer, s'il m'arrive de faire quelques fautes en parlant une langue qui m'eft étrangère, que je préfère cependant a Ia mienne, paree que ce changement de Iangage reïfent déja, en quelque facon, les divers changemens dont je vais vous parler. Ecoutez avec attention, voici 1'hiftoire de ce qui m'eft arrivé en Grèce, elle vous fera plaifir. Jallois pour quelqu'afraire en The/Talie, d'oü je tire auiïï mon origine, ayant 1'honneur de defcendre, du cöté de ma mère, du fameux Plutarque & du philofophe Sextus, fon petit-fils. Après avoir traverfé de hautes montagnes, de profondes vallées, des prés & des plaines, monté fur un cheval blanc de ce pays-la, qui étoit fort fatigué aulTi bien que moij.je mis pied a terre  d'A j> V 1 È e, L i t. I. 311 pour me délaffer un peu en marchant quelque tems. Je débridai mon chéval, qui étoit tont en fueurj je le frottai foigneufement, & le menai au pas. Pendant qu'en chemin faifant il arrachoit de cöté & d'autre quelques bouchés d'herbe le lon°des pres par ou nous paffions, je joignis deux hommes, qui, par hafard, marchoient un peu devant moi, Sc prêtant 1'oreille a leurs dif cours,j'entendis que Tim dit a 1'autre en éclatant de rire : de grace, cefle de me faire des contes auffi ridicules & auffi outrés, que ceux que tu me fais. Ces mots excitant ma curiofité, je vous prie, leur dis-je, de vouloir bien me faire part de votre entretien: ce n'eft point par aucune envie d'apprendre vos fecrets, que je vous le demande, mais par le defir que j'ai de m'inftruire; & même 1'agrément de la converfation aplanua, pour ainfi dire, ce cöteau, & diminuera la fatigue que nous avons a le moiater. Celui qui venoit de parler continuant fon difcours :' ce que tu me contes, dit-il, eft auffi vrai que fi 011 difoit que par des paroles magiques, on peut forcer les rivières a remonter vers leur fource, rendre la mer immobile, enchainer les yents , arrêter le foleil, forcer la lune a jeter de 1'écume, arracher les étoiles des cieux, faire ceffer le jour & fufpendre le cours de la nuit. Alors je ifipris la parole avec plus de hardielle: je vous prie,.  fs. L'Aké d ó a éis-je a I'tm, vous qui avez commencé ces pres miers difcoufs, ne vous reburez pas de les continuer, Enfuite m'adreflant k 1'autre : Sc vous, lui dis-je, qui vous opiniatrez a rejeter ce qui eft peutetre trés-véritable, vous ignorez apparemment que beaucoup de chofes pafTent pour faufles mali-propos, paree que 1'on n'a jamais entendu ni vu rien de pa'reil, ou paree qu'on ne peut les comprendre; & ü on les examine avec un peu de foin,' on les trouve non - feulement véritables, mais même fort aifées a faire. Car je vous dirai qu'un foir, foupant en compagnie, comme nous mangions, a 1'envie les uns des autres, d'un gateau fait avec du frorr.age, jen voulus avaler un morceau un peu trop gros qui sattacha a mon gofier, 8c m'ótantla refpiration, me mit a deux doigts dela mort 5 cependant j'ai vu depuis a Athènès, de mes propres yeux, Sc de fort prés, un charlatan devantleportique Pecile, qui avaloit une épée pat la pointe, Sc dans' le moment, pour trés-peu de chofe qu'on lui donnoit : il s'enfoncóit par la bouche un épieu jufqu'au fond des entrailles, en forre que le fer lui fortoit par les aines, Sc Ia hampe par la nuque du cou, au bout de laquelle paroiflbit un jeune enfant beau & gracieux, qui,comme s'il n'eut eu ni os, m nerfs, danfoit & fe phoitdemanière, que tous ceux qui éroientpré-fens,en étoient dans 1'admiration. Vous auriez cm voir    A p ü i é e, L i v. I. voir ce fameux ferpent qui sentortille & fe joue autoitr du baton d'Efcukpe. Mais vous, camarade, continuez, je vous prie, ce que vous aviez com-' mencé : fi celui-ci ne veut pas croire ce que vous direz, pour moi je vous prométs d'y ajouter foi& par reconnoifiance du plaifir que vous me ferezr je' payerai votre écot a la première hótellerie. Je vous remercie, dit-il, & vous fuis obligé de 1'orFre que vous me faites. Je. vais reprendre le commencement de ce que je raconrois; mais auparavant je jure, par ce Dieu de la lumière qui voit tour, que je ne vous dirai rien qui ne foit trésvrai & rrès-certain, & vous n'aurez pas lieü den douter un moment, li vous allez dans cette prochaine ville de TheOalie, oü cette hiftoire pafte pour conftante parmi tout ce qu'il y a d'habitans, la chofe étant arrivée au vu & fu de tout le monde. Mais afin que vcus fachiez auparavant qui je fuis, quel eft mon pays & mon trafic, je vous dirai que je fuis d'Egine, & qUe je parcours ordinairement la ïheffalie, 1'Etolie, & Ia Béotie, oü j'achete du miel de Sicile, du fromage , & d'autres denrées propres aux cabarets. Or ayant appris qua Hipate, ville la plus confidérablede Ia Theflalie, il y avoit des fromages nouveaux excellens, & i bon marché, j'y courus a delfein d'acheter tout ce que j'y en trouverois; mais étant parti fous de mauvais aufpices, je me trouvai c  34 L' A n e d' O r. fruftré, comme il arrivé afiez fouvent, du gain que j'efpérois faire, car un marchand en gros, nommé Lupus, avoit tout enlevé la veille que j'y arrivai. Me fentant donc fort fatigué du voyage précipité & inutile que je venois de faire, je m'en allai le foir même aux bains publics. La. j'apercois un de mes camarades, nommé Socrate, affis par terre, a moitié couvert d'un méchant manteau tout déchiré, pale, maigre & défait, comme font d'ordinaire ces pauvres malheureux rebuts de la fortune qui demandent 1'aumöne au coin des rues. Quoiqu'il fut mon ami, & que je le reconnuftè fort bien, cependant l-'état miférable oü je le voyois fit que je ne m'approchai de lui qu'avec quelqu'incertitude. Hé! lui dis-je, mon cher Socrate, qu'eft-ceci ? en quel état es-tu ? quelle honte! ta familie a déja pris le deuil de ta mort qu'on croit certaine, le juge de ta province a donné des tuteurs a tes enfans, & ta femme, après tes funérailles, fort changée par fon affliction, & ayant prefque perdu les yeux a force de pleurer, eft contrainte par fes parens a faire fuccéder a la triftefle de ta maifon, les réjouiffances d'une nouvelle noce; pendant qu'a notre grande confufion tu parois ici plutöt comme un fpeclxe, que comme un homme. Ariftomène, me dit-il, apparemment tu ne connois pas les détours trompeurs, 1'inconftance, & les étranges revers de la  »' A P ü L ê E, L I V. I. 3 J Fortune. Ap rès ces mots il cacha la rougeur de fon vifage avec fon méchant haillon rapetalfé , de manière que la moitié du corps lui demeurat découverte; Sc moi ne pouvant foutenir plus longtems la vue d'un fi trifte fpe&acle, je lui tendsda main, & tache de le faire lever. Mais ce pauvre homme ayant toujours le vifage couvert, laiffe, me dit-il, laifïè jouir la fbrtune tout a fon aife de fon triomphe fur un malheureux. Enfin je fais en forte qu'il fe léve, & dans le moment je dépouille un de mes vêtemens & je 1'en habille, ou pour mieux dire je 1'en couvre; enfuite je le fais mettre dans le bain, je prépare moi-même 1'huile & les autres chofes néceffaires pour le nettoyer. Je le frotte avec foin: lorfqu'il fut bien net & bien propre , tout las que j'étois, j'aide a marcher a ce miférable qui ne pouvoit fe foutenir, & je le mène a mon hótellerie avec bien de la peine. Jé le fais coucher, je le fais manger & boire, & je tache de le rejouir par d'agréables difcours. La converfation commencoit déja. a fe tourner du coté de la plaifanterie j nous étions en train de dire de bons mots, Sc de railier, lorfque tirant du fond de fa poitrine un foupir douloureux , Sc fe frappant le vifage, malheureux que je fuis, s'écria-t'il, pour avoir eu la curiofité d'aller a un fameux fpedacle de gladiateurs, je fuis tombé dans le déplorable état oü vous m'avez trouvé j Cij  j6 L'Aned'Or Car vous favez qu'étant allé en Macedoine pour y gagner quelque chofe, comme je m'en revenois avec une affez bonne fomme dargent, après dix mois de féjour que j'y avois fait, un peu avant que d'arriver a Larilfe pour voir le fpe&acle dont je viens de vous parler , je fus alfailli dans un certain chemin creux & écarté, par une troupe de voleurs, qui ne me laifsèrent aller qu'après m'avoir pris tout ce que j'avois. Ainfi réduit a la dernière néceffité , j'allai loger chez une cabaretière nommée Meroé, femme qui netoit plus jeune, mais qui étoit encore aflez agréable. Je lui contai le fujet de mon voyage, & la trifte aventure qui, venoit de m'arriver; elle me recut & me traita avec toute forte de bonté , me donna bien a fouper, & gratuitement j enfuite livrée aux tranfports d'une paffion déréglée, elle me fit part de fon lit, & depuis ce fatal moment je me fuis trouvé comme enforcelé par cette malheureufe, jufqua lui donner mes habits, que les honnêtes voleurs avoient bien voulu me lailfer, & tout ce que je gagnois en exercant le métier de frippier, pendant que je me portois bien. C'eft ainfi que ma mauvaife fortune, & cette bonne perfonne m'ont enfin réduit dans 1'état 011 vous me voyez. En vérité , lui dis-je, vous méritez ce qu'il y a de plus cruel au monde, fi toutefois quelque chofe  d'Apulée, Li v. I. 37 peut 1'être davantage que ce qui vous eft arrivé, d'avoir préféré un infame plaifir , une vieille débauchée, a votre femme & a vos enfans. Mais Socrate portant fon doigt fur fa bouche : Taifezvous , me dit-ii , d'un air furpris & effrayé , taifez-vous; & regardant de tous cótés, comme un homme qui craint que quelqu'un ne 1'écoute : gardez-vous bien, continua-t'il, de parler mal d'une femme qui a un pouvoir divin, de crainte que vous ne vous attiriez quelque chofe de funefte. Comment, lui dis-je, quelle forte de femme eft-ce donc que cette perfonne li puilfante, cette reine qui tient cabaret? C'eft, dit-il, une magicienne a. qui rien n'eft impoffible, qui peut abaiftèr les cieux, élever le globe de la terre, endurcir les eaux, rendre les montagnes fluides, arracher les ombres des enfers , & les Dieux même du plus haut de 1'Olympe, obfcurcir les aftres, éclairer le Ténare Je vous prie, lui dis-je-, quittez ce ftyle tragique, bailfez la toile, &Tparlez un langage ordinaire. Voulez-vous, me dit-il, entendre une ou deux des chofes qu'elle a faites, ou même un plus grand nombre ? car de vous dire que non-feulemeut les gens du pays 1'aiment éperdument, mais encore les Indiens, les yEthiopiens, en un mot les peuples de 1'un & 1'autre hémifphère, c'eft un des moindres effets de fon art , c'eft une bagatelle , au prix '. . Chj ' .  38 L' Aned' Or de ce qu'elle fait faire: écoutez ce qu'elle a exécuri aux yeux de plufieurs perfonnes. Elle avoit un amant, qui, pour avoir fait violence a une autre femme dont il étoit amoureux, fut d'un feul mot changé en caftor, afin qu'il lui arrivat la même chofe qua eet animal, qui, pour fe délivrer des cbafteurs, fe coupe lui-même ce qui fait qu'on le pourfuit. Elle a transformé en grenouille un cabaretier de fon voifinage, qui tachoit de lui'öter fes pratiques, & préfentement ce vieillard nage dans un de fes tonneaux, & s'enfoncant dans la lie., invite d'une voix rauque fes anciens chalans, le plus officieufement qu'il peut. Pour fe venger d'un avocat qui avoit plaidé contr'elle, elle 1'a changé en bélier, & toutbélier qu'il eft, il avocaffe encore. Et paree que la femme d'un de fes amans avoit tenu d'elle quelques difc ours pleins de raillerie & de mépris, lorfque cette femme fut prête d'accoucher, elle 1'empêcha de fe délivrer, 8c la condamna a une perpétuelle groifeffie. L'on dit que depuis huit ans que cette pauvre malheureufe eft en eet état, elle a le ventre auffi gros & auffi tendu, que fi elle devoit accoii" cher d'un éléphant. Enfin cette magicienne irrita 1'indignation 8c la haine du public au point qu'il fut réfolu qu'on la lapidexoit le lendemain 3 mais elle fut fort bien  d' A p u l É h, L i v. I, 39 s'en garantir par la force de fon art: & comme Médée, qui avoit obtenu de Créon la permiflion de différer fon départ d'un jour, le brula dans fon palais avec fa fille qu'il alloit marier a Jafon; de même cette magicienne ayant fait fes enchantemens autour d'une fofie, (ainfi qu'elle même étant ivre me 1'a conté depuis peu) elle enferma fi bien tous les habitans de la ville dans leurs maifons par la force de fes charmes, que pendant deux jours entiers il leur fut impolfible d'en enfoncer les portes, d'en rompre les murs, ni même de les percer, jufqu'a ce qu'enfin il s'écrièrent tous d'une voix trifte 8c fuppliante, lui proteftanc avec ferment qu'ils n'attenteroient rien contre fa perfonne, & même que fi quelqu'un avoit quelque mauvaife intention contr'elle , ils la protégeroient & la fecoureroient de tout leur pouvoir. Ainfi étant appaifée, elle remit route la ville en liberté; mais pour celui qui étoit le premier auteur de l'aflemblée qui s'étoit tenue contr'elle , elle le tranfporta pendant la nuit avec fa maifon entière, favoir, le terrein, les murailles, les fondemens, enfin telle qu'elle étoit, a cent milles de-la, en une ville fituée fur le haut d'une monragne fort élevée, 8c qui par conféquent, manquoit des commodités de 1'eau ; & comme les maifons des habitans étoient fi ferrées qu'il n'y avoit point de place pour Civ  4° L' A n e d' O K celle-la, elle la planta devantla porte de la ville; & fe retira chez elle. En vérité, lui dis-je, mon cher Socrate, vous me contez ü des chofes bien furprenantes & bien temblesj le fcrupule ou vous m'avez jeté , me donne de 1'inquiétude, ou plutót une grande cramte que cette vieilie, par le fecours de fon art & de fes efprits, ne fache ce que nous avons dit; c'eft pourquoi couchons-nous de bonne heure, & après avoir un peu repofé, fuyons de ces lieux avant le jout, & nous en éloignons autant qu'il nous fera poftible. Comme j'achevois de donner ce confeil, le bon Socrate,qui étoit fatigué, & qui avoit bu un peu plus qu'd 1'ordinaire, dormoit déja, & ronfloit de toute fa force. Pour moi, ayant fermé les verroux, 8c rangé mon lit contra la porte, je me jetai delfus; la peur m'empêcha quelque tems de dormir; enfin je m'alToupis environ fur Ie minuit. A peine étois-je endormi, qUe la porte s'ouvre avec plus de fracas, que fi des voleurs 1'avoient enfoncée; les gonds même fe brifent & s'arrachenü de manière qu'elle tombe par terre. Mon lit qui étoit fort petit, dont un des pieds étoit rompu 8c pourri, eft renverfé par la violence de eet effort, & ' je me trouve deüous, étendu fur le plancher. Alors je fentis qu'il y a de certaines pafiions qui pro-,  d' A V u t é e, L i v. I. 4? duifent des effets qui leur font contraires; & comme il arrivé fouvent qu'on pleure de joie, de même au milieu de 1'extréme frayeur dont j'étois faifi, je ne pus m'empêcher de rire, me voyant changé d'Ariftomène en tortue. Etant donc ainfi tout de mon long par terre, le lit renverfé fur mon dos, regardant de cöté la fuite de cette aventure, je vois entrer deux vieilles femmes : la première portoit un flambeau allumé, 8c 1'autre une éponge & un poignard. En eet état elles s'approchent de Socrate, qui dormoit profondément. Celle qui tenoit le poignard commenca a dire : « Voici mon cher Endimion, ma fceur Panthie; voici mon Ganimède, qui jour & nuk a abufé de ma jeunefTe; voici celui qui, méprifant mon amour, non-feulement me diffame par fes difcours, mais médite encore fa fuite; & moi, malheureufe, abandonnée comme Calipfo par la fourberie de eet UlifTe, je pafTerai le refte de ma ■ vie dans les regrets 8c dans les pleurs». Me montranr enfuite a fa fceur avec fa maih «Pour Ariftomène, dit-eJle, ce bon donneur de confeüs, qui le poufTe a cette fuite, que voila. préfentement a deux doigts de la mort, étendu par terre fous fon lit, d'oü il regarde tout ceci, croit-il qu'il m'aura ofrenfé impunément ? Je vais faire en force tantót, tjue dis-je, dans un moment, &  4* L'A n e d' O r. même tout a 1'heure, qu'il fe repentira de la manière dont il a parlé de moi, & de la curiofité avec laquelle il nous regarde ». Je ne 1'eus pas plutöt entendue patier ainfi, qu'il me prit une fueur froide, avec un tremblement fi violent, que le lit, qui étoit fur mon dos, en étoit tout agité. Que ne commencons-nous donc, ma fceur, dit la bonne Panthie, par mettte celui-ci en pièces a la manière des Bacchantes, ou après 1'avoir lié comme il faut, que ne lui faifons nous le même traitement que Cybèle fit a. Atis? Sur cela Meroé prit la parole, car je voyois bien par des effets que c'étoit celle-la même dont Socrate m'avoit tant parlé. Non, dit-elle, laiflbns au moins vivre celui-ci, afin qu'il couvre d'un peu de terre le corps de ce miférable; enfuite ayant penché Ia tête de Socrate, elle lui plonge fon coureau dans la gorge jufqu'au manche, & recueille Ie fang qui en fortoit, dans un petit vafe, avec tant de foin, qu'il n'en paroifloit pas une feule goutte. Voila ce que j'ai vu de mes propres yeux. La bonne Meroé ne voulant même, comme je crois, oublieraucune des cérémonies qui s'obfervent aux facrifices, met fa main droite dans la bleffure de mon pauvre camarade, & la plongeant jufqu'au fond de fes entrailles, elle lui arrache Ie cceur, pendant qu'il fortoit par cette plaie une  d'A p u i i i, L 1 v. I. 43 voix, ou plutot des fons mal articulés, 8c que ce malheureux rendoit 1'efprit avec les bouillons de fon fang. Panthie boucha cette ouverture, qui étoit fort grande, avec une éponge, en difant : « Et toi,' » éponge, née dans la mer, garde-toi de paffer j> par la rivière ». Cela fait, elles ötèrent le lit de delfus moi, 8c les jambes écartées fur mon vifage, elles m'inondèrent entièrement. A peine furent-elles forties, que la porte fe relève , & fe remet a. fa place , les gonds rentrent dans leurs trous ; les barres qui étoient derrière fe rapprochent; les verroux fe referment, & moi étendu comme j'étois par terre, foible, nu, froid, & tout mouillé , comme fi je n'euffe fait que de fortir du ventre de ma mère, demi-mort, ou plutót futvivant a. moimême , 8c comme un homme defliné au dernier fupplice, que fera-ce de moi, difois-je , quand on trouvera demain matin eet homme égorgé ? Qui penfera que ce que je dirai, quelque vrai qu'il puiffe être, foit feulement vraifemblable ? Ne devois-tu pas au moins appeler du fecours, me dira-t-on, fi tu n'étois pas capable , grand & fort comme tu ès, de réfifter a. une femme: on égorge un homme a tes yeux , & tu ne dis mot ! Mais pourquoi n'as-tu pas eu le même deftin que lui ? Pourquoi la cruauté  44 L'Ane b'Oh de cette femme a-t-elle ïaiffé la vie a un homme , qui étant témoin du crime, pouvoit en révéler 1'auteur ? Ainfi puifque tu as échappé la mort dans cette occafion, il faut que tu meures maintenant. Voila ce que je fongeois en moi même. Cependant la riuit fe pafioit} c'eft pourquoi je jugeai n'avoir rien de mieux a faire que de me dérober de ce lieu avant la pointe du jour, & de gagner pays du mieux que je pourrois. Je prends mon petit paquet, j'öte les verroux, 8c mets la clef dans la ferrure , je la tourne 8c retourne ,' 8c ne puis enfin qu'avec beaucoup de peine ouvrir cette bonne 8c fure porte qui s'étoit overte d'elle même a minuit. Hola ! dis-je, ou es-tu ? ouvre moi la porte de 1'hötel•lene , je veux partir avant le jour. Le portier qui étoit couché a. terre auprès de la porte, me répond a moitié endormi : Eh quoi ! ne fais-tu pas que les chemins font remplis de voleurs? toi qui veux partir pendant la nuit; ho , ho ! vraiment fi tu cherches la mort, paree que tu te fens coupable de quelque crime, nous n'avons pas des tetes de citrouilles a donner pour la tienne. II fera jour dans un moment, lui dis-je; as pjus, queit ce que les voleurs peuvent prendre d un pauvre paftant tel que moi ? ne fcaistu pas, maitre fou, que dix hommes, même  b'A r ü t é e, l i v. i. 45 des plus forts, ne fauroient venir a bout d'en dépouiller un qui eft tout nu. Ce valet accablé de fommeil , fe tournant de 1'autre cöté : Que fais-je , me dit-il a demi- endormi, li tu ne cherches point a te fauver, après avoir coupé la gorge a 1'homme avec qui tu vins hier au foir ! Je crus dans ce moment que la terre s'ouvroit; fous mes pieds jufqu'au fond des enfers, & que je voyois Cerbère prêt a me dévorer. Je connus bien alors que ce n'étoit pas par compaffion que la bonne Meroé ne m'avoit pas égorgé , mais plu. tót par cruauté , afin que je mouruffe par la main du bourreau. Etant donc retourné dans ma chambre, je délibérois tout troublé , de quelle manière je pourtois me donner la mort; mais comme la fortune ne me préfentoit d'autres armes pour eet effet que celles que mon lit pouvoit me fournir : Mon cher lit, lui dis-je, toi qui as tant fouffert avec moi, qui as vu tout ce qui s'eft paffé cette nuit, & qui dans mon malheur es le feul témoin de mon innocence, prête-moi quelque arme faVorable pour defcendre promtement aux enfers. Aufiïtót je détache une corde dont il étoit entrelacé, & i'ayant jetée par un bout fur un petit chevron qui avancoic au-deffus de la fenêtre, après 1'avoir bien attaché, je fais un nceud coulant a l'aLitre bout, & pour tomber de plus haut, je moute  4<» L'A K £ I>' O R fur le lit, & paffe ma tête dans la corde; mais comme d'un coup de pied que je donne fur ce qui me foutenoit, je m'élance en 1'air, afin d'être étranglé par mon propre poids, la corde qui étoit vieille 8c pourrie fe rompt; je tombe fur Socrate, ( car fon lit étoit proche du mien) & je roule a terre avec lui. Dans eet inftant le portier entre brufquement, criant de toute fa force: Oü es-tu , toi, qui avois fi gtahde hare de partir de nuit, & qui dors encore. Alors, foit par ma chüte, foit par le bruit qu'avoit fait ce valet en m'appelant, Socrate s eveille 8c fe léve le premier : En vérité, dit-il, ce n'eft pas fans raifon que ces valets d'hótellerie font haïs de tous ceux qui y logent; car eet importun en trant avec trop de curiofité dans notie chambre, pour dérober, je crois, quelque chofe, ma réveillé par fes cris, comme je dormois d'un profond fommeil. Ces paroles me refiufcitent, pour ainfi dire, & me remplüTent d'une joie inefpérée. Eh bien! dis-je, portier fi fidéle, voila mon camarade, mon père & mon frère tout enfemble, que dans ton ivrefie tu m'accufois cette nuit d'avoir aflaffiné: en même tems j'embrafiois Socrate, & le baifois de tout mon cceur; mais lui, frappé de la vilaine odeur dont ces forcieres m'avoient infedé, me repoufie rudement: Fi ditil , retire-toi plus loin, tu m'empoifonnes; 8c  r>' A p u l é e, L i v. I. 47 dans le moment il me demanda en riant, qui m'avoit ainfi parfumé; mais je tournai la converfation fur autre chofe, par quelques mauvaifes plaifanreries que je rrouvai fur le champ, & lui tendant la main : Que ne partons-nous, lui disje, & que ne profitons-nous de la fraicheur du matin ? Enfuite je prends mon paquet, je paye 1'höte, & nous nous mettons en chemin. Nous n'avions pas beaucoup marché, que Ie Soleil commenca a. paroitre & a. répandre fes premiers rayons. Je regardois avec foin la gorge de mon camarade, a 1'endroit oü je lui avois vu enfoncer le couteau, & je difois en moi-même: Extravagant que tu es, le vin dont tu avois trop bu ta fait rêver d'étranges chofes ! Voila Socrate entier, fain & fauf. Oü eft cette plaie ? oü eft cette éponge ? & enfin, oü eft cette cicatrice fi grande & fi récente? Et m'adreflant a lui : Ce n'eft pas fans raifon, lui dis-je, que les habiles medecins tiennent que 1'excès de boire & de manger caufe des fonges terribles ; car pour avoir un peu trop bu hier au foir, j'ai rêvé cette nuit des chofes >fi cruelles & fi effroyables, qu'il me femble encore, a 1'heure qu'il eft, être tout couvert & fouillé de fang humain. Sur quoi Socrate fouriant: On ne t'a pas , dit-il, arrofé de fang, mais bien d'urine: cependant je te dirai auffi que j'ai cru cette nuit qu'on m egorgeoit j car j'ai fenti de \  4^ • L' A N E ü' O R la douleur au gofier : il m'a femblé encore qu'on m'arrachoit le cceur, & même dans ce moment, je me trouve mal, les jambes me manquent, j>i peine a me foutenir, & je voudrois bien avoir quelque chofe a manger pour reprendre des forces. Voila , lui dis-je, ton déjeuner tout prêt; & tirant ma beface de delfus mes épaules , je lui' préfente du pain & du fromage. Affeyons-nous contre eet arbre , lui dis-je. Cela fait, je me mets auffi «i déjeuner; & comme je le regardois manger avec avidité , je le vois palir a vue d'ceil ; enfin fa couleur naturelle changea au point que mon imagination me repréfentant ces furies que j'avois vues la nuit, la peur fit que le premier morceau de pain , quoique petit, que j'avois mis dans ma bouche , s'arrêta dans mon gofier. Ce qui augumenroit encore ma frayeur, étoit. la quantité des gens qui paffoient par-la.: en efFet, qui pourroit croire que de deux hommes qui font chemin enfemble , 1'un foir tué fans qu'il y ait de la faute de 1'autre ? Enfin , après que Socrate eut beaucoup mangé, il commenca a avoir une foif.extraordinaire; car il avoit dévoré avec avidiré une bonne partie d'un excellent fromage. Affez prés de 1'arbre fous lequel nous étions, un agréable ruiffeau couloir lentement, & formoit une efpèce de marais tranquille, dont les eaux étoient brillantes comme de 1'argent ou du criftal. Tenez,  D A P U 1 É !, L I T. I. 4^ Tenez, lui dis-je, raffafiez vorre foif de cette eau claire & nette. II fe léve; & couvert de fon petit manteau, il fe met a genoux a 1'endroit le plus uni du bord du ruiffeau pour boire a fon aife. A peine avoit-il touché 1'eau du bout des lèvres, que la plaie de fa gorge s'ouvre profondément; 1 'éponge qui étoit dedans tombe avec un peu de fang, & fon corps privé de vie alloit tomber dans 1'eau , fi le retenant par un pied, je ne 1'euiTe retiré fur le bord avec affez de peine; oü ayant pleuré mon pauvre camarade, autant que le tems me le permettoit, je le couvris de fable, Sc le laiffai pour toujours dans le voifinage de cette rivière. Quant a moi, tout tremblant & faifi de frayeur,. j'allai chercher les endroits les plus folitaires pour me cacher; Sc comme fi j'eufTe été coupable d'un meurt're , je me fuis banni volontairement de ma maifon & de mon pays, & me fuis établi en Etolie, oü je me fuis remarié. Voila ce qu'Ariftomène nous raconta. En vérité, dit celui qui avoit paru fi incrédule dés le commencement, rien n'eft plus fableux que ce conté ; rien n'eft plus abfurde que ce menfonge. Et vous , continua-t--il, fe retournant de mon cöté, qui par, votre figure & vos manières me paroiftez un honnête homme, vous donnez dans une fable de cette nature ? Pour moi, dis-je ie crois, qu'il n'y a rien d'impoffible, Sc que toute* D  '5Ö L' A N E D 'O R chofes arrivent aux hommes de la manière que Iss deftins font ordonné. Car il nous arrivé quelquefois, a vous & a moi, & d tous les hommes, plufieurs chofes extraordinaires & inouies, qu'un ignorant d qui on les conteroit ne croiroit jamais : mais je ne doute nullement de tout ce qu'il vient de nous dire, & je le remercie de tout mon cceur du plaifir que fon agréable récit nous a fait. Enfin , ce rude & long chemin que nous venons de faire, ne m'a ni fatigué, ni ennuyé; il femble même que mon cheval ait eu part au plaifir que nous venons d'avoir, puifque fins le fatiguer je fuis arrivé d la porte de cette ville, moins porti fur fon dos , que fufpendu par 1'artention que mes oreilles prêtoient a fes difcours. Ainfi finit notre converfation & le chemin que nous faifions enfemblej car ces deux hommes prirent d gauche pour gagner quelques métairies qui n'étoient pas loin. Pour moi , fi-töt que je lus entré dans la ville, jé m'arrêtai au premier cabaret que je rencontrai, & je demandai i 1'hóteflè qui étoit une vieille femme : Eft-ce ici Hipate? Om' , me répondit-elle. ConnoiiTez-vous Milon, 1'un des premiers de la ville, lui dis-je ? Elle fe mird rire. II eft vrai, dit- elle, qu'on peut dire que Milon eft' le premier d'ici, puifqu'il demeure a 1'entrée de la ville, hors 1'enceinte des murailles. Ma bonne mère, lui dis-je, fansplaifanterie, je vous prie de me dire quel homme  ü' A P U L É E, L i V. I. jj; c'eft, & oü eft fa maifon. Voyez-vous, me direlle, ces dernièies fenêrres , qui d'un córé ont vue fur la campagne, & de 1'aurre fur cette prochaine petite rue; c'eft-la que demeure ce Milon, qui eft puiifamment riche, & qui a beaucoup d'argent comptant; mais qui eft d'une avarice extréme; qui prête beaucoup a ufure fur de bons gages d'or & d'argent, & qui, toujours veillant fur fon tréfor, fe tient renfermé dans fa petite maifon avec fa femme, qui pafte fa vie auffi fordidement que lui. Ils n'ont pour tout domeftique qu'une "jeune fervante; & pour lui, il paroït dans les rues toujours habillé comme un gueux. Sur cela je me mis a rire; en vérité, dis-je, mon ami Déméas a bien de la bonté & de la prévoyance, de m'avoir adrelfé a un homme chez qui je puis prendre le droit d'hofpitalité, fans craindre la fumée ni 1'odeur de la cuifine. Enfuite j'avan$ai quelques pas, & rnapprochai de fa porte, que je trouvai bien barricadée; j'y frappai de toute ma force, en appelant quelqu'un. Après un peu de tems parut une jeune fetvante. Hola! dit-elle, vous qui avez frappé fi rudement a notre porte, fur quoi voulez-vous emprunter. Seriez-vous bien le feul qui ne le fut pas, que nous ne ptêtons que fur des gages d'or & d'argent ? Ayez meilleure opinion de moi, lui dis-je; dites-moi plutöt fi votre maitre eft au logis. Oui, dit-elle; mais pourquoi me le de- Dij  '5 i L' A n e d' O n. mandez - vous ? J'ai, lui dis-je, des lettres a- lui rendre de la-part d'un ami qu'il a a Corinthe, nommé Déméas. Pendant que je vais 1'avernr, dit-elle, attendez-la : auffitöt elle rentra dans la maifon, & referma la porte aux verroux. Un moment après 1'ayaht rouverte, elle me dit que fon maitre me prioit de monter: j'entre & le trouve couché fur un petit grabat (i)., prêt a fouper. Sa femme étoit affife a fes pieds, & il n'y avoit encore rien fur la table. Si-tót qu'il me vit : Voici, ditil, ou vous logerez, s'il vous plait. Je vous fuis fort obligé, lui dis-je; en même-tems je lui préfentai la lettre de Déméas. Après qu'il 1'eut lue fort vïte : je fai le meilleur gré du monde, dit-il, a mon ami Déméas, de m'avoir adreffé un hóre de votre mérite. En même tems il fait retirer fa femme, & me prie de m'afleoir a fa place; & comme, par honnêteté, j'en faifois difHculté, me tirant par mon habit: affeyez-vous la, me dit-il; car la peur que nous caufent les voleurs, fait que nous n'avons pas ici de chaifes, ni même les meubles qui nous feT roient néceffaires. Je me mis donc auprès de lui. Je jugerois aifément, continua-r-il, a votre bonne mine & a cette honnète pudeur que je vois répandue fur votre vifage, que vous êtes de bonne maifon, quand même mon ami Déméas ne m'en affureroit pas dans fa lettre. Je vous demande donc en grace de ne point méprifer ce méchant petit (i) Coutume ancienne.    d'A p ü i é ï, L i v. i. SJ logis; vous coucherez dans cetce chambre prochaine, ou vous ne ferez pas mal. N'ayez point de répugnance de loger chez nous; car 1'honneur que vous ferez a ma maifon, la rendra plus confidérable, & ce ne fera pas une petite gloire pour vous, fi vous imitez les vertus du grand Théfée, dont votre père portoit le nom , qui ne dédaigna pomt de loger dans la petite maifon de la bonne femme Hecale. Enfuite ayant appelé fa fervante : Fons, dit-il, prends foin des hardes de notre höte; ferreles dans cette chambre; porte-lui ptomptement de 1'effence pour fe frotter, avec du linge pour s'effuyer, & tout ce qui lui fera néceffaire, & conduisle aux bains prochains; il doit être fatigué du long 8c facheux chemin qu'il a fait. Alors je fis réfiexion fur i'avarice de Milon; 8c voulant me concilier encore mieux fes bortnes graces: je n'ai pas befoin, lui dis-je, de toutes ces chofes que j'ai foin de portei toujours avec moi dans mes voyages, & 1'on m'enfeignera aifément les bains; le principal eft que mon cheval, qui m'a porré gaiement, ait ce qu'il lui faut : tenez, dis-je, a Fotis, voila de 1'argent; achetez lui du foin 8c de 1'orge. Cela fait, & mes hardes ferrées dans ma chambre , en allant aux bains , je jugeai a. propos de paffër au marché , 8c d'y acheter quelque chofe pour mon fouper. j'y trouvai quantité de beaux Diij  54 L' A n e d' O r poiiTons, & en ayant marchandé, on me fit cent deniers ce qu'on me donna enfuite pour vingt (i). Comme je fortois du marché , Pithias , mon ancien camarade du tems que nous faifions nos études 4 Athenes, ayant été quelque tems a me reconnoitre, vint m'embrafier avec toute la tendrefte «Sc la cordialité poffibles : Mon cher Lucius, me dit-il, il y a bien longtems que je ne vous ai vu, nous ne nous fommes point rencontrés depuis que nous avons quitté nos études , quel eft le fujet de votre voyage ? Je vous 1'apprendrai demain , lui dis-je ; mais qu'eft-ceci ? Je vous féhcitei car je vous vois vêtu en magiftrat, & des huiffiers avec des faifceaux marchent devant vous ? Je. fuis édile, me dit-il, öc j'ai cette anftée mfpeétion fur les vivres : fi vous avez quélque chofe a acheter, je peux vous y rendre ferviceJe le remerciai, ayant fuffifamment de poifions pour mon fouper. Mais Pithias apercevant mon panier, & 1'ayant fecoué pour mieux voir ce qui étoit dedans; combien, dit-il, avez-vous acheté ce fretin? A peine, lui dis je, ai-je pu 1'avoir pour vingt deniers. Alors me prenant par la main, & me ramenant au marché : Qui vous a vendu , „me dit-il, cette mauvaife drogue ? Je lui montrai un vieillard qui étoit afiis dans un coin. Auffitót il fe met a le reprimander avec beaucoup d'aigreur,fuivant fautorité que lui donnoit fa charge. 0). Vingt denkrs, environ huk livres de nocre monnoie.  d'Apulée, Li v. I. 5 ; 'Vraiement, dit - il , vous n'avez garde d'épargner les étrangers, puifque vous écorchez ainfi nos amis! Pourquoi vendez-vous fi cher de méchans petits poiflons ? Vous rendrez cette ville, qui eft la plus floriflanre de la TliefTalie, déferre & inhabitable par la chercé de vos denrées; mais vous en ferez puni: car tout préfentement je vais vous apprendre, comme pendant le tems de mon exercice, ceux qui font mal font chatiés. Et renverfanr au milieu de la place les poiflons qui étoient dans mon panier, il commanda a un de fes huiffiers de marcher deffus & de les écrafer. Mon brave Pithias content d'avoir ainfi montré fa févériré, me confeilla de me retirer : II me fuffit, mon cher Lucius, continua-t-il, d'avoir fait eet affront a ce petit vieillard. Tout furpris & confterné d'avoir perdu mon fóupé & mon argent, par le bel exploit de mon fage &. prudent -camarade, je m'en vais aux bains; enfuite je m'en retournai au logis de Milon , & me retirai dans ma chambre. Je n'y fus pas plutót que Fotis vint me dire que Milon me demandoit: mais ayant déja bien reconnu combien eet homme étoit avare , je lui répondis , que je le priois de mixcufer, ayant plus befoin de me repofer que de manger, fatigué comme j'étois du voyage que je venois de faire : ce qui lui ayant été rapporti, il vint ïui- Div • 1  5' A v v x 1 i, L i v'. I I. '57* LIVRE SE CO ND. Si-tot que la nuit fut paffee, & que le foleil parut, je m eveillai & fortis demon lit, 1'efprit fort occupé, & brülant d'envie de voir ce qu'il y avoit de rare & de mer^eilleux en cette ville, d'autant plus que j'étois dans le milieu de la Theffalie, d'oü 1'on croit par tout le monde que 1'art magique a tiré fon origine : & repaffanr en moi-même le conre que le bon Ariftomène m'avoit fait a 1'occafion de eette ville oü nous venions, j'y confidérois toutes chofes. avec une curiofité & une application extraordinaires. Je m'imaginois que ce qui s'offroit a mes regards étoit autre chofe qu'il ne me paroifloit, & que par la force des enchantemens, tout y étoit métamorphofé ; que les pierres que je rencontrois étoient des hommes pétrifiés; que les oifeaux que jé voyois avoienr été des hommes, auffi bien que les arbres qui étoient le long des murs de la ville ; & que les fontaines étoient des corps humains, que la magie avoit fondus en eau. Je croyois que je devois vair marcher les ftatues & les figures des tableaux , que les murailles devoient parler ; que les bceufs & autres bêtes alloient prédire 1'avenir, & même que du haut des cieux le corps radieux du foleil  5* L'Ane d'Or. pronoïiceroit tout d'un coup quelque oracle. Ainfi attentif, & 1'efprit tout occupé par le violent defir que j'avois de voir quelque chofe de furnaturel , & n'en voyant aucun indice, ni la moindre apparence j j'allois & venois de tous cótés , enfin , marchant de rue en me , comme auroit pu feite un homme ivre & égaré, je me trouvai fans y penfer dans Ia place du marché. J'y vis arriver une dame, fuivie d'un grand nombre de valets. Je m'approchai délle^vec empreffement. La magnificence de fes habits brodés d'or, & fes pierreries faifoient affez coiinoïtre que c'étoit une femme de qualité. Elle avoit a cöté d'elle un homme fort avancé en age. Dès qu'il m'eut apercu : vraiment, dit-il, c'eft Liicius lui-même; & dans le moment il vint m'embraffer. Ayant enfuite dit quelques mots a 1'oreille de cette dame : que n'approchez-vous, me dit-il, & que ne faluez-vous une perfonne que vous pouvez regarder cómme votre mère. Je n'ofe prendre cette liberté , lui dis-je , n'ayant ' pas 1'honneur de connoitre madame; & le rouge me montant au vifage, je reftai les yeux baiffés a la place oü j'étois. Mais elle , me regardant fixement : voila , dit-elle , le même air de bonté de Salvia, fa très-vertueufe mère, ourreque leurs figures font fi conformes , qu'ils femblent être faits tous deux fur le même modèle, fa taille eft  d' A V V l é e, L i v. I I. 5^ «d'une belle grandeur , & d'un embonpoint raifonnable ; fon teint eft vif, fans êtte rrop coloré ; fes cheveux font blonds il étoit orné de colonnes aux quatre coins , fur lefquelles on voyoit des ftatues de la déefle Victoire. Elles avoient les ailes déployées , un pied appuyé fur une boule , d'ou elles paroilToient vouloir s'élever ; Sc quoiqu'elles y fufTent attachées , il fembloit qu'elles ne tenoient a rien , & qu'elles alloient voler. Dans Ie milieu de la place étoit une ftatue d'une beauté parfaire, qui repré-' fentoit Diane. Ses habits paroilToient agités par le vent: il fembloit qu'elle coutüt avec vivacité , Sc qu'elle venoit a la rencontre de ceux qui entroient, avec un air cependant qui iniprimoit du refpeét. Elle avoit a fes cótés des chiens qui étoient auffi de marbre , ils avoient les yeux menagans, les oreilles droites, les nafeaux ouverts, la gueule béante & prête a dévorer ; & fi 1'on entendoit aboyer quelques chiens des lieux voifins, on croyoir que c'étoient ceux-ci. Mais une chofe en quoi 1'excellent fculpteur avoit donné une  d' A i u i é i, L i v. I I. £i grande marqué de fon habileté , c'eft que ces chiens n'étoient porrés que fur les pieds de derrière; que ceux de devant étoient en 1'air, ainfi que leurs corps qui fembloient s'élancer en avant. Derrière la ftatue de la déeffe , on voyoit un rocher qui formoit une grotte pleine de mouffè , d'herbes vertes & de feuillages, & de cöté &; d'autre il fortoit des pampres & des arbuftes fleuris. La ftatue étoit d'un marbre , li blanc & fi poli, que le fond de la grotte en étoit éclairé. Aux extrémités du rocher pendoient des grappes de raifin, 8c des fruits que 1'art qui imite la nature avoit copiés fi parfaitement, que vous auriez cru pouvoir les cueillir 8c les manger quand 1'auromne leur auroit donné la couleur 8c la maturité ; 8c fi 1'on fe baiffoit pour les voir dans 1'eau de la fontaine qui fort des pieds de la Déeffe, ils paroif, foient agités comme de vrais fruits & de vrais raifihs attachés a leurs branches. Entreles feuillages on découvroit la ftatue d'Acteon, qui, pour avoir eu la curiofité de voir Diane fe baigner dans la fontaine de cette grotte, commencoit a prendre la forme d'un cerf. Comme je regardois exa&ement & avec grand plaifir ces fingularités : tout ce que vous voyez ici, me dit Birrhène, eft a vous. Dans le même tems elle fit figne a fes gens de fe retirer. Si-tót qu'ils eureut difparu : je jure par cette déeffe , mon cher Lucius, dit-elle, que je crains tf rriblemenc  6x L' A N E d' o R pour vous, & que vous ne me caufez pas moins d'mquiétude que fi vous ériez mon propre fils. Gardez-vous, maisgardez-vous bien des maudirs artmces & des détefhbles attraics de Pamphile femme de Milon , chez qui vous dites que vous Iogez; elle paffe pour être la plus grande magicieime & la plus dangereufe qui foic dans k ThefTalie. Par le moyen de certaines herbes , de cerrainespetitespierres&de quelques autres bagatelles de cette nature, fur lefquelles elle fouffie , elle peut précipicer la lumière des aftres jufquau' fond des enfers, & remettre le monde dans fon premier chaos; & fi-tót qu'elle voit quelque jeune homme beau & bien fait, elle en eft éptife &y attaché fon cceur. Elle l'accable de careffes-, s'empare de fon efprit l'arrêre.& pour jamais dans fes hens amoureux. Mais indignée contre ceux qui lui réfiftent, d'un feul mot elle change les uns en pierres , ou, en différens animaux, & fait mourir les aurres, cela me fait tremblet pour vous. Je vous en donne avis, afin que vous foyez fur vos gardes ; car cette femme eft toujours amoureufe, & vous lui convenez fort, jeune & bien fait comme vous étes. Voili ce que me dit Birrhène, fort inquiète fur ce qui me regardoit. Mais fi-tötque j'eus entendu parler de eet art magique, pour lequel j'avois «une curiqfité excraordinaire, rant s'en faut que  A p v i i e, L i v. I I. tfj feuffe deffein de me garder des rufes de Pamphile , que je fus tranfporté de joie, voulant me livrer entièrement a la connoiffance de cette fcience , quoi qu'il m'en put coüter, & me jeter a corps perdu dans eet abïme. Ainfi, fans y faire davantage de réflexion , je me dégageai le plutöc que je pus des mains de Birrhène, comme d'une chaïne importune; & prenant congé d'elle brufquement, je gagnai au plus vïte le logis de Milon. Pendant que j'y courois comme un infenfé : courage , Lueius , difois-je en moi-même , fois vigilant & attentif. Voici 1'occafion que tu as tant fouhaitée; tu pourras déformais raffafier ta cunofité des chofes extraordinaires ; il n'appartient qu'aux enfans d'avoir peur: embarque-toi dans cette affaire le plutót que tu pourras, mais gardetoi détre amoureux de ton hóteffe, & fais-toi confcience de fouiller le lit conjugal du bon Milon. Recherche plutót avec empreffemeut les bonnes graces de Fotis: elle eft d'une jolie figure, d'une humeur enjouée, & a beaucoup de vivacité. Hier au foir, quand tu fus te coucher, elle te conduifit civilement dans ta chambre ; te mit au lit d'une manière gtacieufe , te couvrit avec affeélion ; & t'ayant donné un baifer , fit aflez voir dans fes yeux , & a fa contenance, qu'elle ne te quittoit qua regret; même en s'en sallant elle s'arrêta plufieuy fois, & fe retoura»  £4 L' A N E ö' O R pour te regarder. Veuillent les dieux que je réuffiffè ! mais il faut que je tente fortune auprès de cette Fotis , au hafard de tout ce qui m'en peut arriver. Raifonnant ainfi en moi-même, j'atrivai chez Milon enrièrement dérerminé. Je n'y trouvai ni le maitre ni la maïrreffe , mais feulement ma chère Fotis , qui faifoit un hachis de viande , qui me parut a 1'odeur devoir être excellent. Elle avoit une robe de lin fort propre, retrouffée audeffous du fein, avec une ceinture rouge. Elle remuoit la cafferolle ou éroit fon hachis avec fes belles mains , & fa robe ondoyoit autour d'elle , par le mouvement agréable que fe donnoit fon corps. Je demeurai furpris , & m'arrêtai quelque tems a la confidérer. Enfin cette vue m'ayant échaufFé 1'imagination : ma chère Fotis, lui disje, que tu reraues ce hachis de bonne grace, auffibien que ton corps! O le bon ragout que tu fais-la; heureux en effet celui a. qui tu permettras d'en goüter. Cette fille , qui étoit vive & plaifante , fe retourna de mon cóté , & me regardant en riant, retirez - vous , me dit - elle, pauvre miférable , retirez-vous loin de mon feu ; car s'il en voloit fur vous une feule étincelle, vous bruleriez jufqu'au fond du cceur , & perfonne ne pourroic éteindre votre ardeur que moi. Cependans  d' A i> u l è e , L i v. I I. é"5 Cependant fans quitter la place oü j'étois , f éxaminois toute fa figure avec artention. Mais pourquoi vous entretenir de toutes fes beautés, je ne dois vous parler d'abord que de celles que j'ai foin d'examiner les premières dans une belle perfonne , de la tête & des cheveux , qui en public attirenr monattention, & en particulier font naïtre mes plaifirs. La nature a élevé & découvert cette principale partie ; elle y a joint les graces naturelles des cheveux , qui parent autant une tête , que les plus beaux babits peuvent orner le refte du corps par leurs plus vives couleurs , pour nous apprendre a juger par ce qu'elle nousdévoile , de ce qu'elle ordoune a 1'art de dérober a nos yeux. Plufieurs femmes, même pour laiffer un champ plus libre au jugement que 1'on doit porter d'elles, écartent de leur fein leurs habits & leurs voiles. II ïemble qu'elles voudroient mettre a découvert tous leurs charmes, fachant bien que la blancheur & la vivacité d'une peau délicate, eft plus capable de plaire que le brillant éclat des plus riches vêtemens. Mais ce que je ne puis dire fans peine, 8c ce que je fouhaite qui n'arrive jamais , 'fi vous coupez les cheveux de quelque belle femme que ce puiftè être, & que vous dépouiiliez fon vifage de eet ornement naturel , füt-elle defcendue du ciel, engendrée de la mer t nourrie au milieu E  ta> L* A & e ï>' ö r. des ondes : en un mot, quand ce feroit VèhuS elle-même , accompagnée des graces & des amours, parée de fa ceinture, 8c parfumée des odeurs les plus exquifes ; fi elle paroït avec une tête chauve , elle ne vous plaira point; fonVulcain même la trouveta défagréable. Mais y a-t-il rien de plus charmant que des cheveux d'une belle couleur 8c tenus proprement, qui brillent au foleil, d'un luftre changeant, dont 1'ceil eft ébloui ? Les mis d'un blond plus éclatant que de 1'or, & bruniffant un peu vers la racine ; les autres noirs comme le plumage d'un corbeau, & un peu changeant , comme la gorge des pigeons, qui parfumés d'eflences précieufes , peignés avec foin , & treffés par derrière, font comme un miroir ou un amant fe retrouve avec plaifir. Quel charme encore de voir une grande quantité de cheveux relevés & ajuftés fur le haut de la tête , ou bien de les voir d'une grande longueur, épars & flottans fur les épaules ! Enfin la chevelure eft quelque chofe de fi beau , que quand une femme paroïttoit avec toutes fortes d'ajuftemens , & avec des habits chargés d or & de pierreries , s'il fe trouve quelque négligence dans fes cheveux, ou quelque irrégularité dans fa coiffure , toute fa parure lui devient inutile. Mais pour ma Fotis, fa coiffure négligée <5c  b'A P U t É E, L 1 Vi I ï; £7 ïans art la rendok encore plus agréable; car fes beaux cheveux qu'elle avoir fort longs & fort épais , étoient:en 'liberté fur fon Front & autour de fon, col ; enfuite cordonnés dans un ruban qui faifoit plufieurs tours ; ils étoient noués fur le haut de la tête. II me fut impoffible de foutenir plus long-tems le fupplice que me caufok 1'excès du plaifir que j'avois a la confidérer. Je m'approchai d'elle avec tranfport, & baifai amoureufement fur fa tête ces liens charmans qui m'attiroient a elle. Elle fe tourna; & mé regardant de cóté avec un air malin : hola ! dit-elle, jeune écolier , vous goütez-la un plaifir qui a fon amertume aufli-bien que fa douceur ; mais prenez garde que cette douceur ne foit que pafiagère, & que 1'amertume ne refte pour toujours. Que veut dire cela, lui dis-je , ma chère Fotis ? puifque fi tu veux me donner un baifer feulement, je fuis tout pret de me jeter dans ce feu/En difant cela, je 1'embraffe plus étroitement; & comme je vis par la manière dont elle recevoit mes carefies * qu'elle répondoit a mon amour: je mourrois , lui dis-je , ou plutót je fuis mort , fi tu n'as pitié de moi. Prénez bon courage , me dit elle, car je vousaime autant que vous m'aimez ; je fuis toute a vous , & nos plaifirs ne feront pas longtems difFérés; fi-tót qu'on allumera les flambeaux, j'kai vous tfouver dans votre chambre. Allez-^ Eij  715 V A N E D' O R grande hiftoire avec une fable incroyable, 8c qm je compoferois des livres. De quelle taille eft-Ce' Chaldéen , me dit Milon en riant , & comment fe nomme-t-il ? C'eft un grand homme noiraüd , lui dis-je , qu'on, nomirie Diophane. C'eft lui-même, me dit-il s & ce ne peut être un autre ; car il a pareillëment prédit m diverfes chofes a plufieurs perfonnes; mais après y avoir gagné de 1'argent conr fidérablemenr, il lui arriva un accident un pèu facheux. Un jour étant- au milieu d'une grande foule de peuple , oü il découvroit la deftinée a qui vouloit 1'apprendre, cerrain négociant, qüon nomme Cerdon, s'approcha de lui pour favoir quel jour il devoit commencer un voyage qu'il avoit a faire, Déja le devin lui avoit marqué ce jour , déja le marchand avoit mis bas fa bourfe, tiré de 1'argent, 8c compté cent (i) deniers pour le prix de fa prédi&ion, quand tout. d'un coup un jeune homme de qualité s'approche de Diophane par derrière, le tire pat fon habit, & f obKgeant de fe tourner de fon cöté, 1'embralTe avec beaucoup d'affe&ion. Notre devin I'ayant falué & fait aiTeoir auprès de lui, parut d'un étounement & d'une furprife extraordinaire de le voir; & ne fongeant plus a 1'arfaire dont il (i) Environ.cpatre vingt Hyres de notre monnoie.  d' A ? u l é e, L i r. I I. 7* s'agiflbit : depuis quand , lui dit-il, êtes-vous arrivé , vous que j'ai tant fouhaité ? Je ne fuis ici que d'hier au foir, lui répondit le jeune hommej rnais vous s mon cher ami, contez-moi , je vous prie, comment vous êtes venu en fi peu de tems, de llfle d'Eubée, & comment s'eft paffe votre voyage tant fur terre que fur mer ? Sur cela mon brave Chaldéen encore tour hors de lui-même, &fans avoir repris fes efprits : que tous nos ennemis , dit-il, puiffent faire un voyage auffi funefte que le notre , & qui reffemble autanta celui d'Uliffe ; car le vaiffeau , fur lequel nous étions, battu.des vents & de la tempête ,. ayant perdu. 1'un & 1'autre gouvernail ,., & ayant été jeté fur la cóte:, s'efl abïnié tout d'un coup au fond de. la iiier,& après avoir tout perdu , nous nous fommes fauvés a la nage avec beaucoup de peine; tout ce qu'enfuite nous avons pu ramaffer , foit pat la pi'tié de ceux que nous ne connoiffions point:, ou par la bonté de nos amis , nous a été pris par une troupe de voleurs. Pour comble de difgrace, mon frère unique, nommé Arifuat, s'étant mis en devoir de.fe défendre contr'euXj.a été égorgé a. mes. yeux. Pendant qu'il racontoit eek d'un air fort afFiigé,' Gerdon ayant repris 1'argent qu'il avoit comp'té pou,r payer fa prédiction , gagna au pied & difparut. Alors. Diophane. réveille, comme. d'un pro-; E iv  72 L' A N E D' O R fond fommeil, s'apercut du dommage. que lui caufoit fon imprudence d'autant plus qu'il nous vit nre i gorge déployée tous tantque nous étions autour de lui. Mais quoi qu'il en foit, Seigneur Lucms, je fouhaité que vous foyez le feul a qui ce Chaldéen ait préditla vériré ; que toutes fortes de bonnes fortunes vous arrivent, «Sc que vous faffiez un heureux voyage. Pendant ce long dlfcoürs de Milon , je fouffrois une peine extréme , «Sc jetois au défefpoir ddvmr donné lieu a ces contes ennuyeux, qui me faifoient perdre une bonne partie de la foiree & des plaifirs que je metois promis. Enfin, perdant toute retenue , je m'adreflè i Milon. Que ce Diophane, U dis-je, foit en proie a fa mauvaife fortune, «Sc que derechef il expofe aux dangers de la mer «Sc de la terre 1'argent qu il attrape aux peuples par fes prophéties. Pour moi qU1 fms encore fatigué du chemin que je fis hier-, permettez-moi, je vous prie de maller coucher de bonne heure. En même tems je me retire dans mon appartement, ou je trouve les apprêts d'un fort joh repas. Fotis avoit auffi eloigné le lit des valets , de la porte de ma chambre afin, je crois qu'ils ne puffient entendre les difcours que nous nous tiendrions pendant la nuit. Auprè^de mon lit étoit une petite table chargee de ce qui étoit refté de meHleuf du foupé,  bAi'ï 1 E E, l i v. i i. avec deux verres a. moitié pleins d'eau, qui n'attendoient plus que le vin qu'on y voudroic mêler , & une bouteille qui s'élargiflant par le cou , avoit une grande ouverture,, afin de verfer plus facilement le vin qui devoit aider a nos plaifirs. A peine étois-je dans le lit, que Fotis ayant déja couché fa maïtrefie entre dans ma chambre, en me jetant des rofes , & en ayant une bien épanouie dans fon fein ; enfuite elle m'enchaine en badinant avec des guirlandes de fleurs. Après qu'elle en eut répandu quantité fur mon lit, elle prend un verre de vin ; & ayant verfé deftus un peu d'eau tiéde, elle me le préfente a boire; mais avant que je 1'eufiê entièrement vidé, elle me 1'öte en riant, le porte a fa bouche , & les yeux attachés fur moi, but le refte a petits traits. Nous redoublames ainfi plufieurs fois tour a. tour. Etant donc animé par 1'amour & par le vin: ma chère Fotis , lui dis-je, aye pitié de moi, & hate-toi de me fecourir; mais pour me faire encore plus de plaifir, délie tes cheveux , je te prie , & laiiTe-les flotter en liberté fur tes épaules. Dans 1'inftant elle óta le refte des mets que nous avions , & rangea la bouteille & les verres. Elle fe déshabilla enfuite, dénoua fes cheveux, & parut comme Vénus fortant de la mer. Alors i'amour nous fit gouter ce qu'il y a de plus dé-  74 t'A h i D* O r licieux; ce que nous alTaifonnions de tems, ent tems de quelques verres dé vin, pour rammei mos efprits & renouveler nos plaifirs. Nous paf-, sames ainfi la nuit jufqu'au jour, & dans la fuite nous en pafsames plufieurs auttes comme nous avions fait celle-la., : II anava qu'un jour Birrhène ménvoya prier d'aller fouper chez elle, & quoique je pufte faire pour m'en excufer, je n'en pus venir a bour; elle voulut abfolument que j'y allalTe. 11 fallut donc en parler a Fotis, & lub en demander fon avis, comme on fait aux augures quand on veut entreprendre quelque chofe. Bien qu'elle neven* lit pas que je la quittafie d'un moment, elle m'accorda néanmoins graoieufement cette petite trève; mais au. moins , dit-elle , prenez garde a revenir de bonne heure de ce foupé, car ia maudite faction d'un nombre de jennes gens de qualité a troublé route la ville , 8c vous trouverez de cöté & d'autre des hommes égorgés dans les rues. Les. troupes du Gouverneur de la province font trop éloignées d'ici , pour empêcher ce défbrdre; 8c comme on fait que vous êtes homme de quahté, 8c que vous êtes étranger , on pourroit bien vous drelfer quelque embufcade. Ma chère Fotis, lui dis-je, calme ton inquiétude; ear, outre que je préférerois le plaifir d'être avec toi a tous les feftins. du. monde, c'eft que par  »' A p ü l é e, L i v. I I. 75 mon prompt retour, je te mettrai 1'efpriten repos., Cependant je n'irai pas feul, & mon épée que je porterai avec moi , fufHt pour me mettre en süreté. M'étant ainfi précautionné, je vais a ce foupé. J'y trouvai beaucoup de monde; Sc comme Birrhène étoit une dame de grande diftinclión, c'étoit tous gens choifis , & les plus confidérables de la ville. Le repas fut magnifique. On fe mit a table fur des lits d'ivoire, dont les couvertures éroient d 'étoffe brodée d'or. II y avoit une quantité de grands vafès pour boire , tous d'une beauté différente, Sc tous également précieux ; les uns de verre avec des figures de reliëf, d'un travail admirable ; les autres de criftal d'une beauté parfaite ; quelques-uns d'or , d'autres dar-, gent. II y- avoit même des mbrceaux d'ambre merveilleufement travaillés Sc creufés en forme de coupe ; enfin on voyoit la des ouvrages fi exquis , qu'ils fembloient furpaffer Fadreffe des hommes. II y avoit plufieurs écuyers tranchans richement vêtus, des mets en abondance , fervis par de jeunes filles; & de jeunes gargons, remarquables par la propreté de leurs habits ,. Sc par la beauté de leurs cheveux, préfentoient fouvent a. boire d'un excellent vin vieux dans des vafes faits de pierres précieufes. Si-tót qu'on eut allumé les flambeaux, k conr.  7^ L'A k s d' O r! yerfation commenca d s'animer, chacun fe mïr a badiner, a rire & d plaifanter. Alors Birrhène s'adreifant d moi: comment vous trouvez-vous en ce pays - ci , dit-elle? Je crois que notre ville eft fort au defius des autres, par la beauté de fes temples, de fes bains & de fes édifices. Toutes les commodités de la vieyfont en abondance. On y vit en paix , en liberté, & les marchands étrangers que le trafic y attire , la wouvent auffi peuplée que celle de Rome. Ceux qui veulent y vivre retirés , y jouiflent de la même tranquillité que s'ils étoient d la campagne ; en .un mot, c'eft la retraite la plus délicieufe de toute la province. Tout ce que vous dites eft vrai, madame, lui répondis-je, & je ne penfe pas avoir jamais ,vécu en aucun lieu du monde avec plus de liberté qu'en cette ville ; mais d vous dire vrai, je tremble quand je fonge qu'on y eft expofé aux funeftes effets de la magie, fans qu'il foit poffible de s'en garantir; car on dit même que les morts n'y font pas en sureté dans leurs tombeaux, & que de vieilles forcières , jufques fur les büchers , arrachent les ongles des corps qu'on y •brule, & en recherchent les reftes pour faire du mal aux vivans , & que pendant qu'on prépare les funérailles d'un mort, elles ont grand foin de fe rendre au bucher les premières.  d'Apulb e, L i v. I I. 77 Sur cela un de la compagnie ajouta : Je vous allure même qu'en ce pays-ci les vivans ny font * pas plus en süreté que les morts, 8c cerraine perfonne qui n'eft pas loin d'ici, a eu, il n'y a pas long-tems , le vifage abfolument défiguré par la malice de ces maudites enchantereffes. A ces mots la compagnie éclata de rire de toute fa force , & chacun jera les yeux fur un homme qui foupoit a part dans un coin de la falie. Cet homme,' tout honteux de fe voir fi obftinément envifagé voulut fe lever 8c fortir en murmurant entre fes dents. Mais Birrhène lui dit: mon ami Telephron, reftez, je vous prie, & fuivantvotre complaifance ordinaire , contez-nous encore une fois 1'hiftoire de votre aventure, afin que mon fils Lucius ait le plaifir de 1'entendre. Pour vous, dit-il, madame , vous êtes toujours la bonté & 1'honnêteté même j mais il y a de certaines gens dont 1'infolence n'eft pas fupportable. II dit cela avec beaucoup d'émotion : cependant Birrhène fit fi bien ,' 8c le conjura avec tant d'inftance de conter fon hiftoire, que quelque répugnance qu'il eüt a Ie faire , il ne put la refufer. Ainfi, ramaffant enfemble une partie de la couverrure du lit fur lequel il étoit, fe dreflant a moitié deiïus, appuyé fur le coude, il étendit la 'main droite a. la manièrë des orateurs , & commenca ainfi : Etant encore pupille, je partis de Milet pour  L' A n e d' O r aller aux jeux olympiques i dans Ie denein aüffi de voir exaótement route cette province li renommée. Ayant donc parcouru toute la Theflalie , j'arrivai pour mon malheur a LariiTe ; & comme jallois de cóté & d'autre dans la ville, fort court d'argent, & cherchaht quelque remède k mon indigence , j'apercois au milieu du marché un grand vieillard monté fur une pierre, qui crioit i haute voix : s'il y a quelqu'un qui veuille garder un mort, qu'il dife ce qu'il demande. Alors m'adreflant au premier que je rencontre; que veut dire ceci, lui dis-je , les mom de cepays-ci ontik accoutumé de s'enfuir ? Taifez-vous, me répondit-il, car vous êtes encore jeune & même érranger, & VOUs ne fongez pas que vous êtes au milieu de la The/Talie, oü les forcières ordinairement défigurent le vifage des morts, & en arra* chent des morceaux dont elles fe fervent pour leurs enchantemens. Mais dites-moi, de grace , lui dis-je, que faut-il faire pour garder ainfi les morts? Premièrement , me répondit-il, il faut veiller exadement toute la nuit, & avoir toujours les yeux attachés fur le corps mort, fans les en détourner d'un feul inftant; car pour peu que vous regardiez d'un autre cöté , ces rufées & maudites femmes ayant pris la forme de quelque ammal, fe gliffent avec tant d'adrefie, qu'elles tromperoient aifément les yeux du foleil même"  ie5 A p ü l i i, L i v. I 1. -f§ '<&e k juftice; elles fe changent en oifeaux >, eri chiens , en fouris & même en mouches; enfuite a force de charmes , elles accablent de fommeil ceux qui gardent le mort & les endorment profondément; enfin , il n'eft pas poftible d'exprimer tous les tours que ces déteftables femmes imaginent pour venir a bout de leurs .delfeins. Cependant , pour un aufti dangereux emploi qu'eft celui-k , on ne donne ordinairement que cinq ou fixpièces d'or; mais vraimen.r j'oubliois biena vous dire , que fi le lendemain matin le gardien ne rend pas le corps tout entier, ilfaut qu'il fe laifie couper autant de chair au vifage qu'on en a óté au corps mort. Etant informé de tout cela, je m'encoura^eai* Sc dans le moment m'approchant du vieillardj celTez de crier, lui dis-je, voici un gardien tout prêt; combien me donnera-t-on ? On vous don* nera, dit-il, fix pièces d'or; mais hola ! jeune homme , ayez au moins grand foin de oarder comme il faut le corps du fils d'un des premiers de la ville , &de le garantir des maudites harpies* Ce font , lui dis-je, des bagatelles que cela; vous voyez un homme infatigable, qui ne dors jamais , qui voit plus clan que Lincée ou Argus, Sc qui eft tout yeux. A peine avois-je achevé de pafier, qu'il me mène en une maifon dont k grande porte étoit  So L'Ane b'Os fermée. II me fit entrer par une petite porte cté derrière , & me fit monter dans une chambre claufe 8c fombre, oü il me montra une dame toute en pleurs , habillée de noir; & s'approchant d'elle : voici, dit-il, un homme qui eft venu s'engager hardiment a garder le corps de votre mari. Elle rangea de cóté 8c d'autre fes cheveux qui lui tomboientfur le vifage , que je ne trouvai point abattu , malgré fon affliclion ; Sc me regardant: je vous prie, dit-elle, de prendre garde a vous acquitter comme il faut de ce que vous entreprenez. Madame, lui dis-je , ne vous mettez point en peine , pourvu que vous me faiïiezquelque petite honnêteté au-dela de ce qu'on medoit donner. Elle me le promit; & fe levant dans le moment elle me mena dans une autre chambre oü étoit le corps de fon mari, enveloppé de linges blancs; & y ayant fait entrer fept perfonnes, ellemêmeleva le linge qui Ie couvroir ; Sc après avoir long-tems pleuré , elle les prit tous i témoins, que le corps avoit toutes fes parties : voila, ditelle , fon nez entier, fes yeux oü 1'on n'a pas touché , fes oreilles en leur place, fes lèvres oü il U'y a rien de gité, & fon menton tel qu'il a toujours été; ce qu'un d'eux écrivoitd mefure qu'elle le difoit. Ainfi , meffieurs , continua-t-elle, vous enrendrez tous témoignage; enfuite leur ayant fait figner l'ade qu'on venoit d'écrire , elle fe retira  ' t'A t ü t 'i E, l i v. i i, 81 rerira. Je lui dis: madame , ordonnez , s'il vous plaït, qu'on me donne les chofes qui me font néceffaires ? Et que vous faut-il, me dit-elle ? ii me faut, lui dis-je, une grande lampe & de 1'huile fuflSfamment pour 1'entretenir jufqu'au jour avec de 1'eau , quelques bouteilïes de vin , un verre & un plat de viande des reftes du fouper. Allez, impertinent que vous êtes, me dit elle/ enbranlanr la tête , vous demandez des reftes de foupé dans une maifon pleine d'affliction, oü depuis plufieurs jours on n'a feulemenr pas allumé de feu. Penfez-vous être venu ici pour faire bonne chère ? Ne devriez-vous pas plutöt faire voir fur votre vifage des larmes , & une trifteffe convenable a ce lieu-ci ? En difant cela , elle fe tourna vers fa femme de chambre. Mirrhine , dit-elle , qu'on lui apporre tout préfenrement une lampe & de 1'huile. Elle fortit en même-tems , ferma la porte fur moi, & me laifla dans la chambre. Me voyant donc feul a la garde du corps mort, je commence a frotter mes yeux , & me préparant a bien veiller, je me mets a chanter pour me défennuyer. Bientot le jour vint a baiffer , & la nuit commenca a paroïrre. Quand il fut nuit tout-a-fait, & qu'enfin le tems fut venu oü tout le monde eft enfeveli, dans un profond fommeil, la peur commenca a me faifir. Alors je vois entrer une bêce qui s'arrête vis-a-vis de moi, & qui f  8* L' A n e d' ö r avec fes yeux vifs & pergans, attaché fes regards fifixement fut moi, que la hardieffe d'un fi petit animal nelaifïa pas de me troubler un peu 1'efprit; enfin je lui dis : que ne t'en vas-tu , vilaïnebête; que ne vas-tu te cacher avec j^s rats tes femblables , avant que je te fiuTe fentir mes coups ? Que ne t'en vas-tu donc? Aufiitöt elle tourne le dos, 8c fort de la chambre fort vite. Peu de tems après, un fommeil profond s'empare fi abfolument de tous mes fens, que le Dieu de Delphes (i), lui-même, auroit eu peine a difcemer entre le cadavre 8c moi, lequel étoit le plus mort de nous deux; ainfi prefque fans vie, j'étois la comme n'y étant point, & javois befoin moimême d'un gardien. Déja de tous cótés les coqs annongoient par leur chant la venue du jour, quand je me réveillai en furfaut, tout faifi de frayeur. Je cours a mon corps mort avec de la lumière, & lui découvrant le ' vifage, je regarde foigneufement par tout, 8c n'y trouve rien de manque. Dans le moment fa pauvre veuve inquiète & défolée, enrra brufquement, fuivie des témoins du jour précédent, 8c fe jeta fur le corps du défuntv Après 1'avoir baifé plufieurs fois, elle 1'examine de tous cótés avec de la lumière; & fe töumant (i) ApoIIen.  s>' A p v t £ e, L i v. I I. %$ enfuite, elle appelle fon homme d'affaires, & lui ordonne de payer fur le champ ce que I'on avoic promis a un fi bon &: fi fidéle gardien. Ce qui ayant été fait: jeune homme, me dit-elle, je vous rends mille graces, & vous promets, en faveur du bon fervice que vous m'avez rendu, de vous compter déformais au nombre de mes amis. Et moi,' pénétré de joie d'avoir fait un gain auquel je ne m'attendois pas, Sc tout ravi de tenir ces belles piéces d'or, que je confidérois de tems en tems dans ma main, je luiréponds : madame, regardezmoi pluröt comme un de vos ferviteurs, Sc toutes les fois que vous aurez befoin que je vous rende un pareil fervice, vous n'avez qu'a me commander hardimenr. A peine avois-je achevé ce compliment ridicule, que tous les Domeftiques de la maifon déteftant le mauvais augure de mes paroles, courent après moi, armés de tout ce qu'ils avoient pu rencontrer : les uns me donnent des coups de poing dans le vifage j me meurttilTent le dos avec leurs coudes, Sc me brifent les cótes 5 les autres m'aflomment a coups de pied, m'arrachent les cheveux & déchirent mes habits: ainfi, prefqu'aufli maltraité que le fut Adonis par les dents du fanglier, ou Orphée par la fureur des Bacchantes, ils me jettent hors de la maifon en m'accablant d'injures. M'étant arrêté X la plus prochaine place pour  *4 L'A n i d'O r reprendre mes efprits, je me reffouvins, mais trop tard, des paroles finiftres que j'avois dites fort imprudemment a la maïtrelfe de la maifon, & je eonvins en moi-même que j'avois mérité un traitement encote plus rude. Toutes les cérémonies du deuil étant achevées , comme on portoit le corps du défunt au bucher, fuivant la coutume du pays, & que la pompe f unèbre, telle qu'il convenoit a un des plus confidérables de la ville, pafloit au travers de la grande place, on vit venir un vieillard fondant en larmes & s'arrachant les cheveux. ïl s'approche du cercueil & 1'embralTant, il s'écria d'une voix haute & entrecoupée de fanglots : « Je vous conjure, meffieurs, *> par les pieux devoirs que nous nous devons les » uns aux autres, regardez en pitié ce pauvre *> citoyen qu'on a malheureufement fait mourir, » & vengez févérement ce forfait fur cette mau» dite & méchante femme; car c'eft par elle feule » que ce jeune homme, qui eft le fils de ma fceur, » a été empoifonné pour avoir fon bien & en » favorifer fon adulrère». Les lamentations de ce vieillard rouchèrent tout le monde de compaffion; le peuple commenca a murmurer, & perfuadé de ce crime qui lui paroilfoit vraifemblable, les uns demandent du feu pourbrüler cette femme, les autres cherchent des pierres pour la lapider. On anime jufqu'aux enfans contrélle. Mais elle,  d' Apulée, Li v. II. 85 tépandant un torrent de 1'armes feintes, & prenant tous les dieux a témoin, nioit ce crime abominable avec les fermens les plus facrés. Eh bien! die le vieillard, remettons a la divine providence a faire connoïcre la vérité : voici 1'Egyprien Zachlas, prophéte de grande réputation, qui m'a promis, moyennant une fomme d'argent confidérable, de rappeler .cette ame des enfers, & de ranimer ce corps. Sur le champ ilfait avancerun jeune homme, couvert d'une robe de lin, chaulfé avec des bottines de feuilles de palmier, & ayant la tête rafe. Le vieillard embralfant fes genoux, & lui baifant plufieurs fois les mains: cc Sainr prêtre, lui dit-il, » lailfez-vous toucher de pitié; je vous en conjure n par les aftres des cieux, par les divinités infer35 nales, par les élémens qui compofent 1'univers, s» par le filence de la nuit, par le fanótuaire du 3> temple de Coptos, par les accroiffemens du » Nil, par les myftères de Memphis & par les 55 fiftres de Phatos : rendez 1'ufage du jour pour » quelques inftans a ce corps privé de vie, & » répandez un peu de lumière dans ces yeux fer3> més pour jamais. Ce n'eft point pour nous op33 pofer aux loix de la nature, ni pour refufer a, 33 la terre ce qui lui appartient, que nous deman33 dons qu'il puhTe vivre un peu de tems; mais 13 pour avoir la confolation de venger fa mort 33. Le prophéte rendu favorable par cette conjura- F üj  8£ L' A N E d' O R tion, appliqua par trois fois une certaine herbe fur la bouche du défunt, & en mie une autre fur fa poirrine : enfuite tourné vers Poriént & faifant tout bas une prière au foleil, tout le peuple refta dans une attention extraordinaire, a la vue d'un fpectadefidigne de refpeór, & dans 1'attente d'un fi grand miracle. Je me fourre dans la preffe Sc je monte fur une grande pierre qui fe rrouva derrière le cercueil, d'oü je regardois curieufement toutce qui fe paffoit. Déja la poirrine du mort commence a. s'enfler, le mouvement du pouls fe fait fentir, Sc tout le corps fe remplit d'efprits. Enfin il felève, Sc profère ces mots : « Pourquoi, je vous prie, me » rappeiez-vous aux devoirs d'une vie qui doit » fimr dans un moment, après que j'ai bu des » eaux du fleuve Lethé, Sc que je me fuis baigné » dans les marais de Stix? Ceffez, je vous en con« jure, ceffez, Sc laiffez-moi jouir de mon repos ». Après que cette voix fut fortie de ce corps, le prophéte paroiffant plus ému, « que ne révèles-tu, *» lm dit-il, devant tout le peuple, le fecret Sc les « particularités de ta morr? Crois-tu que je n'aie » pas le pouvoir, par mes enchantemens, d'appeler » a mon aide les furies, & de te faire fouffrir de » nouveaux tourmens». Alors le corps jette fes regards fur tout le peuple, Sc lui adreffe ces paroles en gémiffant: « J'ai regu la mort par les déteftables » artifïces de la femme que je venois d epoufer?  D5 A T> U L É E, L I V. I I. 87 » 8c périffant par le breuvage empoifonné qu'elle >5 m'a fait prendre, j'ai cédé la place de mon lit 3' a fon adultère '3. Auffitöt cette brave femme s'arme d'audace, & d'un efprit capable des crimes les plus noirs, réfifte en face a fon mari, & nie effrontément ce qu'il avancoit. Le peuple s'échauffe, les opinions font différenres; les uns difent qu'il faut dans le moment enterrer cette méchante femme toute vive avec fon mari; les autres, qu'il ne faut pas ajouter foi a ce que peut dire un mort. Mais le jeune liomme öta tout fujet de conteftation, par ce qu'il dit enfuite; car pouffant des foupirs encore plus profonds : « Je vous donnerai, dit-il, des moyens 33 clairs comme le jour, de connoïtre la pure vérité, 33 8c je vous apprendrai des chofes que perfonne 33 ne fait que moi. Car pendant que ce très-foigneux 33 gardien de mon corps, continua-t-il, en me 33 montrant du doigt, me veilloit avec toute l'exac33 titude poffible, de vieilles enchantereffes cher33 chant a. avoir quelques morceaux de mon vifage, 33 après avoir en vain plufieurs fois changé de forme, 33 & ne pouvant tromper fa vigilance, elles 1'en33 tourèrent d'un nuage affoupiffant, qui 1'enfevelit 33 dans un profond fommeil; enfuite elles ne cef33 sèrent point de m'appeler par mon nom , tant 33 qüenfin mon corps & mes membres froids com33 mengoient peu a peu d'obéir aux enchantemens Fiv  » de 1'art magique. Mais ceiui-ci, comme vivant » encore, & „'étant privé de la vie que par le - fommeil, fe iève croyant que c'étóit lui qu on » appelou, par ce qu'il porte le même nom que » ™; 8c comme le fantöme d'un homme mort, " :C "16^ malTher du cócé ^ la porte, quoi» quelle fut fermée bien exaétement. Ces for» cieres ne iaifsérent pas de lui couper le nez & les » oreilles par un trouj ainfi il m'a fauvé 1'un & " [aUtre * f6S déPensi & ^n que la tromperie » fut complette, elles lui appliquèrent fort pro» prement des oreilles de cire au lieu des fiennes » & un nez de même matière, tout femblable i " cdH1 ï°ient de lui couper; 8c certai" ne™ent Ce PaiIvre homme que vous voyez-ü " J bl6n ga§né fon arge^, "on pour m'avoir " ^«fcment gardé, mais pour avoir été mu» tile comme il eft». Tout épouvanté de ce drfcours, Jen voulus favou Ia vérité; & me touchant Ie nez, il tombe dans ma main; je tate mes oreilles, elles tombent pareillement. Alors voyant que tout le monde me mpntro't * me r^doit en fe moquant de moi, je me fauvai au travers de la foule, tour trempé d'une iueur froide. Je n ai pas voulu retourner amonpays ainfi défiguré, &n'étantplus qu'un fujet de raillerie; mais avec mes cheveux abattus de cote & d'autre, je couvre le défaut de mes  d' Apulée, Li v. II. 89 oreilles, & pour mon nez, j'en cache la'difformité avec ce linge que j'y ai collé le plus proprement que j'ai pu. Si-tót que Thelephron eut achevé fon hiftoire, tous les conviés qui étoient échauffés du vin, recommencèrent a éclater de rire, & comme ils demandoienr encore du vin, pour boire desfantés, Birrhène m'adrefTa la parole. C'eft demain, ditelle, le jour d'une fête folemnelle, qui eft auffi ancienne parmi nous, que la fondation de cette ville. Nous fommes les feuls d'entre tous les peuples du monde, qui par des cérémonies joyeufes & divertiflantes, nous rendons le dieu Ris propice & favorable. Votre préfence rendra la fête plus charmante , & je fouhaité de tout mon cceur que vous inventiez quelque galanterie plaifante pour 1'offrir a une fi grande divinité, Sc pour 1'honorer encore davanrage. Avec plaifir, madame, lui dis-je, & je voudrois bien trouver quelque fujet de diverriffement digne de la fête, Sc même de la préfence d'un fi grand dieu. Enfuite mon valet m'étant venu avertir qu'il étoit fort tard, comme j'avois un peu de vin dans la tête, auffi bien que les autres, je melève de table fans différer davanrage; & ayant pris congé de Birrhène, je m'en retoutne d'un pas chancelant chez Milon. Mais en traverfant la première place que nous rencontrames, le vent éteignit la lumière  9* L' A n e d' O r qm fervoit a nous conduire; de manière que non* trouvant tout d'un coup dans les ténèbres d'une nuit très-obfcure, nous eümes toutes les peines du monde a regagnet notre demeure, fort fatigués & les pieds tout meurtris par les pierres que nous avions rencontrées en chemin. En entrant dans notre rue, nous voyons trois grands coquins qui viennent frapper a notre porte de toute leur force, fans que notre préfence leur fït la moindre peur; il fembloit, au contraire, qu'ils redoublaffent leurs coups, dans le deffein de nous braver; de manière que nous ne doutames point, & moiparticulièrement, que cenefufTent des voleurs, & même des plus détetminés. Auffi tót je tire mon épée, que j'avois apportéefous mon manteau, pour me défendreen pareilles rencontres; & fans balanceren moment, je me jette au milieu de ces brigands, & 1'enfonce bien avant dans le corps de chacun d'eux, a. mefure qu'ils fe préfentoient devant mot, jufqu'a ce qu'enfin percés de plufieurs grands coups d'épée, ils tombent morts a mes pieds. Fotis que le bruit de ce combat avoit réveillée, s'en vint toute hors d'haleine ouvrir la porte. Je me jette dedans tout en fueur & vais me mettte au lit, auffi fatiguéj d'avoir combattu ces trois voleurs, que le fut Hercule après la défaite du triple Gerion. Fin du fecond Livre.  t'A p'ü l é i, L i v. II !• J$ LIVRE TROISIÈME. L'aurore a peine recommencoic fa courfe dans les cieux, que je fus privé du repos que j'avois pris pendant la nuit. Je m eveillai tout d'un coup avec un trouble & une agitation d'efprit extraordinaires, au fouvenir du meurtre que j'avois commis le foir précédent. Enfin, affis fur mon lit, les jambes croifées & les mains jointes fur mes genoux, je pleurois a chaudes larmes. Je m'imaginois déja me voir entre les mains de la juftice, que j'allois comparoïtre devant les juges, que j'entendois prononcer ma condamnation, & même que le bourreau étoit prêt a mettre la main fur moi. Hélas, difois-je, qui fera le juge affez indulgent & affez de mes amis pour me déclarer innocent, après avoir répandu le fang de trois des citoyens de cette ville. Eft-ce la ce voyage qui me devoit être avantageux, fuivant les affurances fi pofirives que m'en avoit donné leChaldéen Diophane PRepaffant ainfi toutes ces chofes dans mon efprit, je déplorois ma trifte deftinée. Cependant on entend tout d'un coup frapper rudement a la porte, avec de grands cris que faifoit le peuple qui s'y étoit amaffé. Un moment après la porte ayant été ouverte avec violencg, les magif-  L' A N E D* O R trats & leurs officiers entrèrent, fuivis d'un granc? nombre de toures fortes de gens. Auffirör deux atchers, par 1'ordre des juges, me faififfent, & me «rent hors de ia maifon, fa„s que je fifTe aucune refiftance. Dès la première me, par oü nous pafsames, tout le peuple de la ville qui accouroit de tous cótés, s'amaffa autour de nous & nous fuivit en foule, & quoique je marchafïe fort trifte, les yeux baiffiés jufqu'a terre, ou plutót jufqu'aux enters; cependant, détournant un peu la vue, j'apercus une chofe qui me jeta dans une extreme furpnfe. De cette mulritude de peuple qui nous entouron, il n'y en avoit pas un feul qui n'éclatat de nre. Après m'avoir fait traverfer toutes les places & les carrefours de Ia ville, & qu'on m'eut promené comme on fa,tles viftimes, quandonveutappaifer Ia colère des dieux & détourner les malheurs dont on eft menacé pat quelque funefte préfage; on me mene dans Ie lieu oü Ion rendoit la juftice, & l'on me met devant le tribunal. Les juges étoient déja placés, & 1'huiffier faifoit faire fdence, quand, dune commune voix, on demanda qu'un jugement de cette importance fut rendu dans la place ou 1 on repréfentoit les jeux, attendu la foule épouvantable qui mettoit tout le monde en danger dêtre étouffé. Auffitótle peuple coutut de ce cótéh, & rempht en moins de rien 1'amphicéatre,  d'A p u i e i, L i v. I I I. 95 toutes fes avenues 8c fon toït, les uns embraffoient des colonnes pour fe foutenit, d'autres fe tenoient fufpendus a des ftatues; quelques-uns avancoient la moitié du corps par des fenêtres & par des lucarnes, 8c 1'extrême defir que chacun avoit de voir ce fpe&acle, lui faifoit oublier qu'il expofoit fa vie. Les archers me conduifirenr par le milieu du théatre comme une victime, & me placèrenr dans 1'orcheftre. En même-tems le héraut appela a haute voix celui qui s'étoit rendu ma partie. Alors un vieillard fe leva, ayant auprès de lui un petit vafe plein d'eau en forme d'entonnoir, d'oü elle tomboit goutte a goutte, pout mefurer le tems que fon difcours devoit durer, & adreffa ainfi la parole au peuple : cc Meffieurs! il ne s'agit pas ici d'une affaire de » peu d'importance, puifqu'elle regarde le repos » & la tranquillité de toute la ville, 8c qu'elle » doit fervir d'un exemple mémorable pour 1'ave» nir; ainfi, pour 1'honneur 8c lasüreté du public, j' il eft d'une grande conféquence a chacun de » vous en particulier, 8c a tous en général, que » tant de meurtres que ce méchant homme a 33 commis fi cruellemenr, ne demeurent pas im33 punis. Et ne croyez pas, meffieurs, que je me »3 porte avec tant de chaleur dans cette affaire par jj quelqüanimofité perforuielle ou par aucun in-  y4 L' A n b b' O r » térêt particulier; car je fuis capitaine des archerï » qui font le guet pendant la nuit, & je ne crois n pas que perfonne puilfe m'accufer, jufqu'a préi> fent, d'avoir manqué aux devoirs de ma charge. » Mais je viens au fait, 8c vais vous rapporter les » chofes telles qu'elles fe font paffées la nuit derJ3 nière. Environ a 1'heure de minuit, comme je >3 parcourois la ville, regardant foigneufement de »3 tous cótés, je rencontre ce jeune furieux 1'épée 33 & la main, cherchant a maffacrer quelqu'un, »3 après avoir déja égorgé trois hommes, qui ache33 voient d'expirer a fes pieds, baignés dans leur 33 fang. Auffitót il ptend la fuite, troublé avec 33 raifon, par 1'énormité de fon crime; 8c a lafa33 veur des ténèbres, il fe fauve dans une maifon 33 ou il a demeuré caché toute la nuit. Mais par la 33 providence des dieux, qui ne permettent pas 33 que les crimes demeurent impunis, avant que 33 ce coupable put nous échapper par des chemins >3 détoumés, fi-tót que le jout a paru, j'ai pris 33 foin de le faire conduire a votre tribunal, pour 33 fubir votre très-augufte & très-équitable juge33 ment, 8c vous voyez devant vous, meffieurs, ua 33 criminel fouillé de trois meurtres, un criminel »3 pris fur le fait, 8c qui, de plus, eft étranger. 33 Prononcez donc fans différer fur des crimes >3 dont un de vos citoyens même feroit févèrement 33 puni, s'il en étoit coupabless.  ©'Apulée, Liv. III. $f Ainfi finit ce difcours, que d'une voix tonnante, eet ardent accufateur venoit de prononcer. Auffitót le héraut me commanda de parler, en cas que j'eulTe quelque chofe a. répondre : mais je ne me fentois capable que de verfer des larmes, non pas tant a caufe de la cruelle accufation dont on me chargeoit, que par le reproche que me faifoit ma confeience. Cependant, comme fi quelque divinité m'eüt dans le moment infpiré de la hardiefTe; voici comme je parlai: « Je n'ignore pas, meffieurs, combien il eft » difhcile qu'un homme accufé d'en avoir iué » trois, & qui avoue le fait, puiife perfuader a » une fi nombreufe affemblée qu'il eft innocent, m quelques vérités qu'il puiffe alléguer pour fa » juftification. Mais fi votre bonré m'accorde un » moment d'audience, je vous ferai connoïtre ai» fément que je cours rifque de perdre la vie, non !> pour 1'avoir mérité, mais pour avoir eu une » jufte indignation caufée par un accident imprévu. 35 Comme je revenois hier fort tard de fouper, 33 ayant a la vérité un peu de vin dans la tête, (je >3 vous avouerai franchement cette faute) je 33 trouvai devant la maifon du bon Milon, 1'un de 33 vos concitoyens chez qui je loge, une troupe de 33 fcélérats & de voleurs, qui cherchoient les 33 moyens d'entrer chez lui, 8c qui ayant forcé » les gonds de la porte 8c fait fauter les verroux  9<» L' A n e d' O r. » donc on Pavoit exaótement fermée, délibéroient » déja d'alTaffiner rous ceux de la maifon. Un » d'encr'eux, plus agiifaut & d'une taille au-delfus » des autres, les excitoit ainfi : courage, enfans , » attaquons avec vigueut ces gens qui dorment; » ne perdons pas un moment, & banniffons toute » crainte, le poignard a la main, portons la mort » dans toute cette maifon : que celui qui fera » trouvé endormi, foic cué; que celui qui fe vou» dra défendre, foic percé de coups. C'eft ainfi » que nous ferons en sürecé pour notre vie, fi nous m la faifons perdre a tous ceux qui font dans ce » logis. Je vous avoue, meffieurs , que pouffé du » zèle que doit avoir un bon citoyen, & craignant » pour mes hótes, auffi bien que pour moi-même, n avec 1'épée que je porte pour me garantir en de » pareilles occafions, je me fuis mis en devoir » d'épouvanter ces infignes voleurs, &: de leur » faire prendre la fuite; mais ces hommes féroces n 8c dérerminés, au lieu de fuir', me voyant 1'épée n a la main, fe mettent hardiment en défenfe, » 8c nous combattons forr & ferme. Enfin leur » chef m'arcaquanc de prés & vivemenc, fe jecte » fur moi, me prend a deux mains par les che« veux, & merenverfe en arrière. Mais pendant j» qu'il demandoit une pierre pour m'afTommer, je » lui porte un coup , & je le jette heureufement j> par terre. Dans 1'inftant j'enfonce mon épée » entre  ï> A p u l é e, L i v. I I I. 97 » entte les deux épaules du fecond, qui me tenoit » au pied avec les dents; & le troiheme venanc » fur moi fans précaution & comme un furieux, » d'un grand coup d'épée que je lui donne dans le » ventte, je le reuverfe mort fur la place. M'étant » ainfi mis hors de danger, & ayant pourvu a la » süreté de mon hóte, auffi bien qüa celle du » public, bien loin de me croire coupable, je » croyois avoir mérité des louanges de tout le » monde, moi qui n'ai jamais été accufé du » moindre crime, qui ai toujours pafie dans mon » pays pour un homme d'honneur, & qui ai roü» jours préféré I'innocence a tous les avantages de » la fortune-, & je ne puis comprendre par ouelle » raifon 1'on me pourfuit en juftice pour avoir » puni des fcélérats & des voleurs, d'autant plus » qu'il n'y a perfonne qui puilfe prouver qu'il y » ait jamais eu aucune inimicié patticulière entte » nous, ni même qu'aucun deux me füt connu; » outre qu'on ne peut pas dire que j'aie commis »> une telle adion dans la vue de prohrer de leurs a> dépouilles». Après que j'eus ainfi parlé, mes larmes recommencèrent a couler; & dans la douleur qui m'accabloit, tendant les mains tantöt aux uns, tantöt aux autres, je leur demandois grace , 8c les conjurois de me 1'accorder par tout ce qu'ils avoient de plus cher au monde, 8c par la pitié qu'on doit G  Jj8 L' A N E X>' O R avoir pour les malheureux. Comme je crus que mes larmes avoienr aflez excité la compaffion de tout le monde, atreftant 1'ceil du foleil & de la juftice , Sc recommandant 1'évènement de cette affaire a. la providence des dieux, je levai les yeux un peu plus haut, & j'apergus tout le peuple qui faifoit de grands éclats de rire, Sc mème le bon Milon , eer honnête homme qui m'avoit témoigné une amitié de pere, rioit a n'en pouvoir plus , aufïi bien que les autres. Je dis alors en moi- même : Voila donc la bonne foi, voila la reconnoiffance que 1'on doit attendre des fervices qüon a rendus. Pour fauver la vie a. mon hote , j'ai tué trois hommes, & je me trouve prêt d'être condamné a mort; cependant, non content de ne me donuer aucun fecours, ni même aucune confolation, il rit encore de mon malheur. Alors on vit venir au milieu du théatre une femme en habit de deuil , qui fondoit en larmes êc qui porroit un enfant dans fes bras; une autre vieille femme la fuivoit, pauvrement habillée, afüigée Sc pleurant comme elle. Elles avoient 1'une &: 1'autre des branches d'olivier dans les mains ; elles vinrent en eet état fe jeter auprès du lit oü , fous une converture étoient les corps de ces morts; Sc fe donnant dans le fein des coups que tous les fpeéfateurs pouvoient entendre, elles fe mirenr a gémiï avec d.es tous lugubres 8c douloureux, « Par  b'A p « t é z, L i r. I I I. 9-9 55 la compaffion que les hommes fe doivent les 35 uns aux autres, difoient-elles, par les fentij3 mens naturels d'humanité, ayez pitié de ces 33 jeunes hommes indignement maflacrés; & ne 3> refufez pas la confolatiou de la vengeance a de 33 pauvres veuves délaiffées. Secourez au moins 33 eet enfant malheureux, 'qui fe trouve fans au33 cune fubfiftance dès les premières années de 33 fa vie, & facrifiez le fang de ce fcélérat pour 33 maintenir vos loix 8c pour fervir d'exemple ». Enfuite le juge le plus ancien fe léve , & parle au peuple en ces termes: « A 1'égard du crime:, 33 que nous fommes obligés de punir févèreménc, 33 celui même qui fa commis ne Ie peut défa33 vouer. II ne nous refte plus qu a trouver les 33 moyens de décourrir les complices d'une aclion 33 li noire; puifqu'il n'eft pas vraifemblable qu'un 33 homme feul en air pu tuer trois, jeunes, forrs 30 & vigoureux. II eft donc a propos d-'employer 33 les tourmens pour en favoir la yérité ; car le 33 valet qui 1'accompagnoit s'eft fauvé fans qu'on 33 ait pu le découvrir, & cela réduit 1'affaire au 33 point qu'il faut donner la queftion au coupable, 33 pour lui faire déclarer fes con»plices, afin de 3> nous délivrer entièrement de la crainte d'une 33 fadtiori fi dangereufe >3. Sur le champ on me préfente le feu , la roue 3c des fouets de dirférentes fortes, a la manière de la Gij  IOO L' A N E I)' O R. Grèce. Ce fut alors que mon affliótion redoubla, de ce qu'il ne m'étoit pas au moins permis de mourir fans perdre quelque partie de mon corps.' Mais cette vieille femme qui, par fes larmes, avoit ému toute 1'aifemblée, s'écria : « Meflieurs, » avant que ce brigand, meurtrier de mes trois » pauvres enfans , foit appliqué a la queftion, » fouffrez que 1'on découvre leurs corps, afin que » remarquant comme ils étoient bien fairs & dans » la fleur de leur age, votre jufteindignation s'aug33 mente encore, & que vous punifliez le coupable 33 fuivant'la qualité de fon crime Tout le peuple applaudit a ce que cette femme venoit de dire, & le juge aufli-töt me commanda de découvrir moi-même les corps qui étoient fut ce lit. Comme j'en faifois difficulté, en me retirant en arrière, ne voulant point irriter de nouveau mes juges par la vue de ce fpeétacle, les huiffiers par leur ordre m'en prefsèrènt, ufant même de violence; & me faifant avancerla main, ils me la pqrtent jufques fur les cadavres. Enfin , cédant a. la force malgré moi, je pris le drap, & découvris les corps. Grands dieux ! quelle furprife ! quel prodige ! quel changement fubit a 1'état de ma fortunej Dans le moment que je me confidé.ois comme un homme qu'il ne falloit plus comj.ter au nombre des vivans , je vis que les chofes avoient entièremenc changé de face, 8c je n'ai point de  Ij'A P U L É E, L I V. I I I. IOI termes' pour vous exprimer ce qui caufoit ce changement. Car ces prétendus hommes morts étoient trois outres enflées & percées aux mêmes endroits oü je me fouvenois d'avoir bleue ces trois voleurs que j'avois combattus le foir précédent. Alors ce rire qui d'abord m'avoit furpris, & qui par 1'artifice de quelques-uns avoit été retenu pendant quelque tems, éclata en liberté. Les uns tranfportés de joie, me félicitoient, les autres fe tenoient les cótés de rire; ainfi tout le peuple joyeux& content fbrtit de 1'amphithéatre en me regardant. Pour moi, dés 1'inftant même que je touchai ledrap qui couvroir ces prétendus hommes morts» je demeurai froid 8c immobile comme une des colonnes , ou une des ftatües du théatre, & je ne repris point mes efprits,. julqu'au moment que mon hóte Milon s'approcha de moi, 8c me prenant par la main, m'emmena en me faifanr une douce violenee. Je le fuivois en fanglotant & ver-, fant des larmes. II me conduifit chez lui par de petites rues détournées, 8c par les endroirs oü il y" avoit le moins de monde, & tachoit de me tirer de 1'abattement oü la peur & la triftefle m'avoient mis, en me difant tout ce qu'il pouvoit pour me confoler; mais il ne lui fut pas poffible d'adoucir 1'indignation que je reffentois jufqüau fond du cceur, de 1'arFront qu'on venoitde me faire. Aufli-tót les magiftrats, avec les marqués de Güj  ,10Z L' A N E D O K leur dignicé, enrrent dans notre maifon, Sc taxhenr de m'appaifer en me parlant alinfi : « Nous n'igno» rons point, feigneur Lucius, votre illuftrenaif»> fance, ni la dignité de vos ancètres; car la gran3> deur de votre maifon eft en vénération dans » toute la province. Auffi n'eft-ce point pour voits » faire aucun outrage qu'on vous a fait ce qui 53 vous caufe tant de ehagrin. Banniffèz donc cette 3» trifteffe Sc eer accablement, dont votre cceur Sc 53 votre efprit font faifis. Car ces jeux, par lef33 quels nous célébrons tous' les ans la féte de 53 1'agréable dieu Ris, fonr toujours recomman35 dables par quelque nouvelleplaifanterie. Ce dieu 33 n'abandonne plus celui qui en a été le fujet, 35 ' Sc ne fouffrira jamais que la trifteffe s'empare 33 de vous y mais il répandra toujours un air dé 33 féréaêté & de joie fur votre 'vifage. Au refte, 33 toute la ville vous fera de grands honneurs pour 33 cette faveur qu'elle a recu'e de vous ; car elle 33 vous a' déja choifi pour fon proteéteur, & elle 33 voiis a déeerné une ftatue de-'bronze ». Je leur ftpondis en Ces térmes ■: 6 Je remercie 33 trts-humblement cette ïriagnifique & princi>3 pM'é Ville üe Theflalie, de :tous les honneurs 33 qu'elle 'm'offrej mais je lui eonfeille dë réferver '3 fes ftatues pour des fujets plus digiles & plus 33 coniidérables que moi ». Ayant ainfi parlé modéftemenr, Sc tachant de montrer un peu de gaieré  D' A P V L É E, L I V. I I I. IOJ fur mon vifage , je congédiai les magiftrats avec civilité. Un moment après, un des domeftiques de Birrhène vint m'avertir de fa part, que 1'heure approchoit d'aller fouper chez elle, fuivant la promelfe que je lui en avois faite le foir précédent; & comme je ne pouvois feulement penfer a cettè maifon fans frémir: Je voudrois de tout mon cceur,dis-je a fon homme , pouvoir obéir aux commandemens de Birrhène, s'il m'étoit permis de le faire honnêtement; mais mon höte Milon, m'ayant corfjuré par le dieu dont on fait la fête aujourd'hui, m'a fait promettre de fouper avec lui. II ne m'a point quitté , & ne fouffrira jamais que je fofte. Ainfi, je la prie de remettre la partie a une autre fois. Comme j'achevois de parler, Milon commanda ' qu'on apportat après nous les chofes néceflaires pour fe baigner , & me prenant par la main, il mè conduit aux bains les plus proches. J'évitois lés regards de tout le monde, & fnarchant a coté de lui 5 je me cachois , autant qu'il m'étoit poilible , de ceux que je rencontrois , pour ne leur pas donner encore fujer de rire par le fouvenir de ce qui s'éroit paffé. Quand nous fumes aux bains, j'eus 1'efprit & troublé, je fus fi confus de voir que tout le monde avoit les yeux attachés fur moi & me moiitroi't au doigt, que je ne me fouviens point, ni eommè je] G iv  104 L'Ani d'Or me baignai, ni comme je m'effuyai, ni de quelle fagon je retournai chez mon höte. Le mauvais petit foupé que je fis avec Milon ayant duré fort peu de tems, il ne fit aucune difficulté de me permettre de maller coucher, at~ tendu le violent mal de tcte que je lui dis que j'avois, & que m'avoit caufé 1'abondance des larmes que j'avois répandues. Ldrfque je fus dans mon ht, je repaffois rriftement dans mon efprit toutes les particularités de ce qui m'étoit arrivé , ,quand enfin ma chère Fotis, après avoir couché fa maïtreffe, vint me trouver fort changée : ce n'étois plus eet air rianr , ni eet enjouement qui accompagnoit d'ordinaire fes difcours ; au contraire-, elle avoit un air fombre & trifte. Je viens vous avouer franchement, me dit-elle, avec une parole lente & timide , que c'eft moi qui fuis b. caufe du chagrin que vous avez eu. En même-tems elle tire de fon fein une courroie, time la préfentant: Vengez-vous , dit-elle, je vous en conjure, vengez-vous d'une femme deloyale ; puniffez-la , méme encore par quelque plus grand fupplice, tel que vous voudrez 1'imaginer. Je vous prie cependant de ne pas croire que je vous aye caufé ce déplaiiïr volontairemenr, aux dieux ne plaife, qu'il me vint jamais dans la penfée de vous faire la moindre peine; & fi vous étiez menacé de quelque malheur, je voudrois le détoumer aux  d'Apulée, L rv. III. 105 dépens de tout mon fang; mais ma mauvaife fortune a voulu que ce qu'on m'envoyoit faire pour un autte, a mallieureufement retombé fur vous, Ce difcours renouvelant ma curiofité naturelle, 8c fouhaitant paffionnément d'apprendre la caufe de cette affaire oü je ne comprenois rien : Je couperai, lui dis-je, en mille morceaux certe infame 8c maudite courroie, que tu avois deftinée pour re maltraiter, plutot que d'en toucher ta peau blanche & délicate. Mais de grace, conté-moi. fidèlement par quel malheur ce que tu préparois pour un auttea retombé fur moi; car je jure par tes beaux yeux que j'adore, que je te crois incapable de penfer feulement la moindre chofe pour me faire de la peine, qui que ce put être qui m'affurat du conttaire, Sc quand ce feroir toi-même. Au refte , on ne doit pas imputer la faute du mauvais événement d'une affaire a ceux qui en font la catrfe, quand ils n'ont eu que de bonnes uiteg* tions. En achevant ces mots , j'embraffois tendrement Fotis , qui me faifoit voir dans fes yeux languiffans, 8c fermés a moirié , tout ce que i'amour a de plus tendre Sc de plus preffant. L'ayant ainfi raffutée: Souffrez, me dit-elle, avant toutes chofes, que je ferme foigneufement la porte de la chambre, de peur de me rendre coupable envers mamaïtreffe d'un grand crirne, fi par mon imprudence on venoit a entendre quelque chofe de ce que je vais  106 L' A N E I>' O R vous dire. En même-tems elle ferme la porte aux verroux & au crochet, revient a moi , fe jette a mon cou , & m'embraffant de tout fon cceur : Je tremble de peur, me dit-elle d'une voix baffèj de découvrir les myftères de cette maifon , & de révéler les fecrets de ma maïtreffe; mais je préfume mieux de vous & de votre prudence , vous qui, outre la grandeur de votre naiffance & 1'élévation de votre efprit , êtes initié dans plufieurs myftères de la religion, Sc connoilfez fans doute la foi que demande le fecret. Je vous conjure donc qu'il ne vous échappe jamais rien de ce que je vais vous confier, & de récompenfer, par un filence éternel, lalincériré avec laquelle je vais vous parler $ car 1'extrême tendrelfe que j'ai pour vous, m'oblige a vousapprendre des chofes queperfonne au monde ne fait que moi. Vous faurez donc tout ce qui fe paffe en cette maifon. Ma maitrefle a des fecrers merveilleux , auxquels les ombres des morts obéiffent , qui troublent les aftres, qui forcent les dieux & foumettent les élémens , Sc jamais elle n'employe , avec plus de paffion, la force de fon art', que quand elle eft töuchée de la vue de quelque jeune homme beau Sc bien fait, ce qui lui arrivé affez fouvent : même a 1'heure qu'il eft , elle aime éperdument un jeune Béotien qui eft parfaitement beau , & elle met en ceuvre tous les reiforts de la  J)' A P Ü 1 É E, L I v. I I I. IOJ magie pour s'en faire aimer. Je 1'entendis hier au foir, de mes propres oreilles, qui menacoit le foleil de 1'obfcurcir, & de le couvrir de ténèbres pour jamais , s'il ne fe couchoit plutot qu'a 1'ordinaire ; & s'il ne cédoit fa place a la nuit, afin de pouvoir rravailler a fes enchantemens. Dans le tems qu'elle revenoit hier des bains, elle vit par hafard ce jeune homme dans la boutique d'un barbier; aufli-tót elle me commanda de tacher d'avoir adroitement quelques-uns de fes cheveux qu'on avoit coupés, qui étoient a terre , & de les lui apporrer. Mais le barbier m'apercut comme j'en ramaflois a la dérobée, le plus adroitement que je pouvöis; & comme nous avons, ma maïtrelTe & moi, cette infame réputation d'être forcières, il me faifit en me querellant avec emportement. Ne celTeras-tu point, malheureufe , me dit-il, de dérober , comme tu fais de tems en tems , les cheveux que 1'on coupe aux jeunes gens les mieux faits ? Si tu ne t'arrêtes, je te vais mettre tout préfentement entre les mains de la juftice. En difant cela , il fourre fa main dans mon fein, & tout eh fureur, il y reprend les cheveux que j'y avois déja cachés. Fort fachée de ce qui venoit de m'amver , & faifant réflexion a. 1'humeur de ma maïtrelfe, qui fe met dans une colere épouvantable , quand je wunqiie a faire ce qu'elle m'ordonne, jufqüa me  Ip8/ L' A N E D5 O E. fcattre quelquefois a outrance, je fongeois a m'enfüir,; mais 1'amour que j'ai pour vous m'en öta auffitöt le deflein. Comme je m'en revenois donc fort trifte, j'apercois un homme qui tondoit avec des cifeaux des outres de chevre, après qu'il les eut liées comme il faut, & bien enflées, en forte qu'elles fe foutenoient debout. Pour ne m'en pas retourner les mains vides, je ramaffe a terre une bonne quantité de poil de ces outres qui étoit blond, & par conféquent femblable aux cheveux du jeune Béotien ; & je le donne a ma maitrelfe , en lui dégnifant la vérité , de manière que dès le commencement de la nuit, & avant que vous fulfiez de rerour du fouper de Birrhène, Pamphile, toute hors d'elle-même, monte dans une guérite couverte de bois, qui eft au haut de la maifon, & qui a des fenêtres ouvertes de toutes parts, pout recevoir tous les vents, & pour découvnr 1'orient & les autres cêtés du monde; lieu qu'elle a choili, comme 1'endroit le plus propre a travailler en fecret a fes enchantemens. Elle commence, fuivant fa contume, a étaler tout ce qui fervoit a fa magie , comme plufieurs fortes d'herbes aromatiques, des lames d'airain gravées de caradères inconnus , des morceaux de fer qui étoient reftés du débris des vailfeaux, ou des malheureux avoient fait naufrage, &des reftes de cadavres tirés des tombeaux. On voyoit, d'un  'D A r u i i e, L i v. I I I, 109 coté , des nez & des doigts; d'un autre cöcé, des clous oü il reftoir encore de la chair des crimiuels qu'on avoit attachés au gibet; en un autre -en* droit, des vafes pleins du fang de gens qui avoient été égorgés, & des cranes d'hommes a moitié dévorés par des bètes fauvages , Sc arrachés d'entre leurs dents. Puis ayant proféré des paroles magiques fur des entrailles d'animaux encore toutes palpitantes , elle fait un facrifice, répandant diverfes liqueurs, comme du lait de vache, de 1'eau de fontaine , du miel de montagne Sc de 1'hydromel; enfuite ayant noué Sc palfé ces prérendus cheveux enfemble, en différentes manières , elle les brüle avec plufieurs parfums fur des charbons ardens. Auifi-tót, par la force invincible de fon art, Sc par la puilfance des efprits qu'elle avoit conjurés, ces corps, dont le poil fumoit fur le feu, empruntent les fens & la refpiration humaine; ils ont du fentiment; ils marchent, & viennent oü les attiroit 1'odeur de leurs dépouilles qui brüloient , & tachant d'entrer chez nous , au lieu de ce jeune Béotien que Pamphile attendoit, ils donnent 1'afiaut a. notre porte. "Vous arrivares, dans ce tems-la, avec un peu rrop de vin dans la tête, & 1'obfcurité de la nuit aidant a vous tromper , vous mïtes bravement 1'épée a la main, comme fit jadis Ajax en fureur, npn pour vous acharner comme lui i tajller en pièces des rroupeaux eutiers de bêtes vi-  no L'Aned'Or vantes, mais avec un courage fort au-deftiis du iien , puifque vous otates la vie a trois outres de chevres enfiées de vent; afiu qu'après avoir terrafie vos ennemis, fans que leur fang eüt taché vos habits, je puffevoLis embralfer, non comme un homicide, mais comme un outticide. Fotis m'ayant ainfi plaifanté, je continuai fur Ie même ton : jepuis donc, avec raifon, lui dis-je , égaler ce premier exploit a un des douze travaux d'Hercule , & comparer les rrois outres que j'ai tuées, aux trois corps de Gerion, ou aux rrois têtes de Cerbère dont il eft venu a bout. Mais afin que je te pardonne de bon cceur la faute que tu as faite, qui m'a attiré de fi grands chagrins, accorde-moi une chofe que je re demande avec'la dernière inftance. Fais-moi voir ta maïtrefte quand elle travaille a quelqu'opération de cette fcience divine , quand elle fait fes invocations. Que je la voye au moins quand elle a pris une autre forme; car j'ai une curiofité extraordinaire de connoïtre par moimême quelque chofe de la magie, oü je crois auifi que tu n'es pas ignoranre. Je n'en dois pas douter, & je leprouve en effet, puifque tu m'as foumis a toi comme un efclave, moi qui n'ai jamais eu que de 1'indifférence pour les femmes, même de la première qualité; & puifque tes yeux brillans, ta bouche vermeille, tes beaux cheveux, ta belle gorge & tes careffes m'ont fi abfolument ataché  b'Ap « i é e, L i v. II I. ui a toi, que j'en fais mon unique plaifir. Enfin, je ne me fouviens plus de mon pays, ni de ma familie ; je ne fonge plus a retourner chez mpi, & il n'y a rien dans le monde que je voululfe préférer a cette nuit que je palfe avec toi. Que je voudrois bien , mon cher Lucius , me dit-elle, pouvoir faire ce que vous fouhaitez ; mais la crainte coutinuelle que caufe a Pamphile la malice des envieux , fait qu'elle fe retire en particulier, & qu'elle eft toujours feule quand elle travaille a fes enchantemens. Cependant, je tenterai de faire ce que vous me demandez au péril de ma vie , & je chercherai avec foin le tems & 1'occafion de vous contenter , pourvu , comme je vous 1'ai déja dit, que vous gardiez le fecrer que demande une affaire d'une auffi grande importance. En caufant ainfi 1'un & 1'autre, infenfiblemenr 1'amour nous anima tous deux , & nous fit oublier tout le refte des chofes du monde , jufqu'a la poinre du jour que nous nous féparames. Après avoir encore paffe quelques nuits, comme nous avions fait celle-la. Fotis toute émue & toute tremblante, vint me trouver a la hare, pour me dire, que fa maitreffe n'ayant pu j ufqu'alors rien avancer en fes amours , quoi qu'ellè eut pu faire , devoit fe changer en oifeau quand la nuit feroit venue , pour aller trouver celui qu'elle aimoit, & que je me tinffe ptêt pour voir une chofe fi extrasrdinaire.  iii L'Ane d'Or Si-tót qu'il fut nuit, Fotis me eonduifit tout doucement & fans faire de bruit a cette guérite qui étoit au haut de la maifon; elle me dit de regarder au travers de la porte par une fente, & voici ce que je vis. Pamphile commence par fe déshabiller toute ime , enfuite elle ouvre un petit coffre, & en tire plufieurs boites ; elle prend dans 1'une. une pommade , & 1'ayant long - tems délayée entre fes mains , elle s'en frotte tout le corps , depuis les pieds jufqu'a la tête; enfuite fe tournant vers une lampe allumée, elle prononce tout bas plufieurs paroles ; Sc donnant une petite fecoulfe a tous fes membres, fon corps fe couvre de duvet, & enfuite de plumes ; fon nez fe courbe & fe durcit, Sc fes ongles s'alongent en forme de griffes. Enfin Pamphile eft changée en hibou. En eet état, elle fait un cri plaintif, & pour s'eiïayer, elle vole a. fleur de terre ; puis s'élevant tout d'un coup , elle fort de la chambre a tire d'ailes. Cette femme par la vertu de fes charmes, change de forme quand elle veut; mais pour moi, quoique je ne fuffe poinr enchanté, j'étois dans un fi grand étonnement de ce que je venois de voir, que je doutois fi j'étois encore Lucius. Ainfi tout troublé, comme fi j'euffe perdu l'efprit, je croyois rêver , Sc je me frottois les yeux pour favoir fi je dorrnois > ou fi j'étois éveiüé. A la fin cependant ( ayant  d'A p ü t é e, L i v. II I, n5 ayant repris mes efprits, je prens la main de Fotis,1 &Ia preflant contre mes yeux: fouifre de grace, lui dis-je, pendant que 1'occafion le permet, que je profite d'une chofe que je dois a la-tendrefle que tu as pour moi. Ma chère enfant, je te conjute par ces yeux qui font plus a toi qua moimême, donne-moi de cette même pommade dont seft fervi Pamphile, & par cette nouvelle faveur au-deffus de route reconnoiffance, aflure-toi pour jamais un homme qui t'eft déja tout dévoué. Fais donc que je puiflè avoir des alles pour être auprès de toi comme Famour auprès de Vénus. Oh, oh! dit-elle, vous ne Fentendez pas mal vous êtes un bon fripon : vous voudriez donc que je fulfe moi-même la caufe de mon malheur. Effedivement c'eft pour les filles de Thelfalie que je garde mon amant; je voudrois bien favoir quand il fera changé en oifeau, oü j'irois le chercher, 8c quand je le reverrois. Aux dieux ne plaife, lui dis-je, qu'il me vint jamais dans la penfée de commettre une aótion li noire, que de manquer a revenir auprès de toi , après que j'aurai été changé en oifeau , quand même je pourrois comme Faigle élever mon vol jufqu'aux cieux, que Jupiter fe ferviroit de moi pour annoncer fes ordres, 8c me donneroit fon foudre a porter. Je jure par ces beaux cheveux qui ont enchaïné ma liberté , qu'il n'y a perfonne au H  114 L' A N H t>' O R monde que-j'aime tant que ma chère Fotis. D'ailleurs, je fonge qu'après m'être fervi de cerre pommade , & que j'aurai pris la forme d'un tel oifeau, il n'y a point de maifon que je ne doive éviter. En effe.t, les dames prendroient un grand plaifit-avec un amant beau & gracieux tel que 1'efl un hibou: outre que quand ces oifeaux noóturnes font entrés dans quelque maifon, & qu'on peut les y attraper, nous voyons qu'on les attaché a la porte, afin de leur faire expier par les tourmens qu'on leur fait fouffrir les malheurs dont par leur vol funefte ils ont menacé ceux de la maifon. Mais j'avois prefque oublié de te demander ce qu'il faudra dire ou faire pourquitter mes plumes étant oifeau, & reptendre ma forme d'homme. TSe vous en mettez pas en peine, dit-elle, car ma maitreffe m'a appris rout ce qu'il faut faire pour remettre toutes ces fortes de métamorphofes dans leur état naturel) & ne croyez pas qu'elle m'en ait inftruite dans la vue de me faire plaifir, mais afin que quand elle revient je puiffe lui donner les fecours néceffaires pour lui faire reprendre fa forme humaine. Au refte, voyez avec quelles fimples herbes, & avec quelles bagatelles on fait une chofe fi merveilleufe. Par, exemple, il ne lui faudra a fon retour qu'un bain & unbreuvage d'eau de fonraine, ou 1'on aura mêlé un peu d'anis, & quelques feuilles de laiuier.  d' A p ü l ï e, L i v. I I I. ' II S Enmedonnant plufieurs fois cette affurance, elle entre dans la chambre, toute troublée de peur, & tire une boïte d'un petit coffre. Je la pris & la baifai, faifant des veeux, & fouhaitant avec paffion qu'elle me fut favorable dans 1'envie que j'avois de voler dans les airs. M'étant promptement déshabillé, je prens avec empreffement plein mes mains de la pommade qui étoit dans la boïte, & je m'en frotte généralement par tout le corps; enfuke je fais des efforts, en m'élancant comme un oifeau, & remuant les bras pour tacher de voler. Mais au lieu de duvet & de plumes, toute ma peau devient comme du cuir, & fe couvre d'un poil long & rude. Les doigts de mes pieds & de mes mains fe joignent enfemble, & fe durciffent comme de la corne; du bout de mon échine fort une longue queue ; mon vifage devient énorme, mes narines s'ouvrent, ma bouche s'agrandit, mes lèvres deviennent pendantes, & mes oreilles s'alongent d'une grandeur extraordinaire & fe couvrent d'un pod hériffé. Dans certe extrémité, ne fachant que faire, je confidérois toutes les parties de mon corps, & je vis qu'au lieu d'êtrechangé en oifeau, j'étois changé en ane. Je voulus m'en plaihdre, & le reprocher a Fotis; mais n'ayant plus le gefte d'un homme, ni 1'ufage de Ia voix , tout ce que je pouvois faire étoit d'ouv*ir les lèvres, & de la regarder de cöté, avec des yeux mouillés de lar- Hij  ii6 L' Aned' Or mes, lui demandant ainfi du fecours tacitemenc. Pour elle, fi - rot qu'elle me vir en eet état.: malheureufe que je fuis, s'écria-r-elle en fe meurtriffant le vifage avec les mains, je fuis perdue ; la crainte , la précipitation 8c la reffemblance des 'boitei font caufe que je me fuis méprife : mais heureufement le remède a cette transformation eft encore plus-aifé a faire qua 1'autre; car en machant feulement des rofes, me dit-elle, vous quitterez cette figure d'ane, & vous redeviendrez daiis le moment, mon cher Lucius, tout comme vous étiez auparavant, 8c plüt aux dieux que j'euffe des couronnes de rofes ! comme j'ai foin d'en avoir d'ordinaire pour nous le foir , vous ne pafferiez pas même la nuit fous cette forme mais fi-tot qu'il fera jour, j'y mettrai ordre. Fotis fe lamentoit ainfi; 8c moi, quoique je fuffe un ane vérirable , je confervois cependant 1'efprit 8c le jugement d'un homme, & je délibérai quelque tems en moi-même fort férieufement, fi je ne devois point a coups de pieds 8c avec les dents , me venger de 1'imprudence , ou peut-être de la méchanceté de cette malheureufe femme. Mais une réflexion prudente m'öta entiérement cette envie inconfidérée, j'eus peur de me priver par la mort de Fotis des fecours néceffaires pour reprendre ma forme naturelle. Baiffanr. donc la tête, & fecouant les oreilles, diffimulant le  r>' A p u l é e, L r v. I I I. 117 reflentiment de l'outrage que j'étois forcé de fouffrir pour un tems, & cédant a la duie néceffité de 1'état ou j'étois, je m'en vais a 1'écurie auprès de mon cheval, & d'un ane qui appartenoit a Milon. Je m'imaginois que s'il y avoit un inftind fecret Sc naturel parmi les animaux, mon cheval me reconhoitroit, & qu'ayant compaflion de moi, il m'alloit bien recevoir, Sc me donner la meilleure place Sc la plus nette. Mais, ó Jupiter! dieu de 1'hofpitalité, & vous, dieux proteéleurs de la bonne foi! ce brave cheval qui étoit a moi, Sc eet ane , approchent leurs têtes 1'une de 1'autre, & fur Ie champ conviennent enfemble de ma perte; fi bien que craignant pour leur mangeaille, a peine virentils que je m'approchois du ratelier, que baiiïant les oreilles & tout furieux, ils me pourfuivent a grands coups de pieds, Sc me chalfent bien Io'in de 1'orge que j'avois mife moi-même ce foir-la devant eet animal fi reconnoiffant. Re5u de certe manière, & chafie lom deux, je m'étois retiré dans un coin de 1'écurie, rêvant a 1'infolence de mes eamarades, & méditant a me venger le lendemain de la perfidie de mon cheval, ü-tot que pat le fecours des rofes je ferois redevenu Lucius. Alors j'apercois a un pilier qui foutenoit la poutre de lecurie par le milieu , 1'image de la déefie Epone qui étoit dans une petite niche qu'on avoit ornée de bouquets Sc d'une couronne Hiij  i 18 L'A N i d' O r de rofes nouvellemenr cueillies. Voyant de remède falutaire , je m'en approche plein d'une douce efpérance; je me léve fur lés pieds de derrière j m'appuyanr avec ceux de devant contre le pilier, & alongeant la fête & les lèvres le plus qu'il m'étoit poffible , je tachois d'atteindre jufqu'aux rofes , quand malheureufement mon valet qui avoit le foin de mon cheval, m'apercut , $c fe levant de colère : jufqu'a quand, dit-il, fouffrirons-nous cette roffe, qui vouloit manger il n'y'a qu'un moment 1'orge 8c le foin de nes bêtes, 8c qui en veut prcfentement aux images desdieux? II faut .que j'eftropie & que j'affömme ce facrilège. Cherchant en même tems quelque inftrument pour eet effet, il trouve un fagot, 8c en ayant tiré le plus gros baton, il fe met a frapper fur moi de toute fa force & fans difcontinuer, jufqu'a ce qu'il entendit enfoncer la porte de la maifon a grand bruit, & la rumèur que faifoient les voifins qui crioient: aux voleurs; ce qui lui fit prendre la fuite tout épouvanté. Si-tót que la porre de notre maifon fut jetée par terre, une partie des voleurs entre pour la pilier , & ï autre 1'invefht 1'épée a la main. Les voifins accourent au fecours de tous cótés; mais les voleurs leur font tête. II y faifoit clair comme en plein jour, par la quantité de flambeaux & d'épées mes qui brilloient a la lumière. Pendant ce tems-  d'A p u i é e, L i v. I I I. ii9 la, quelques-uns de ces voleurs vont a un magafin qui "étoit au milieu du logis , oü Milon férroit toutes fes richeffes, & a grands coups de haches en enfoncent la porte , quoiqu'elle fut bien forte &^bien barricadée. Ils enlèvent tout ce qüils y trouvent, font leurs paquets a la hare, & en pren i nent chacun leur charge; mais ils n'étoient pas affez de monde pour pouvoir emporter la quantité de richeffes qu'ils avoienr. Cela les obligea, nè. fachant comment faire, a tirer mon cheval de 1'écurie, & deux anes que nous étions, & a nous charger tous trois le plus qu'il leur fut pofirble. Ayant tout pillé dans la maifon , ils en fortirent en nous faifant matcher devant eux a coups de baton. Et après avoir laiffé un de leur camarade dans la ville , pour voir quelle perquifition 1'on feroit de ce vol, & pour leur en rendre compte > ils nous firent aller le plus vïte qüils purënt dans des montagnes, & par des endroits écartés & déferts. J'étois prêt de fuccomber & de mourir accablé du p'oids de tant de chofes que je portois, joint a Ia longue traite qu'on nous faifoit faire, au travers d'une montagne forr rude , quand je m'avïfai de recourir rout de bon a. la juftice, & d'interpofer le facré nom de 1'Eriipereur, pour me délivrer de tant de misères. Comme nous paffions' donc au milieu, d'iui bourg, oü il y avoit beaucoup de monde» a Hiw  1 *0 L' A n e d' O r' caufe d'une foire qui s'y tenoit, le jour étant déjl fort grand, je youlus devant tous ces Grecs invoquer 1'augufte nom de Céfar en ma langue naturelle , «Sc je m'écriai: ö ! aiTez diftinótement; mais je ne pus jamais achever , ni prononcer, Céfar. Alors les voleurs fe moquant de ma voix rude «Sc difcordante, me déchirèrent fi bien la peau d coup de baton, qu'elle n'auroit pas été bonne d faire un crible. Enfin, Jupiter me préfenta un moyen definir mes malheurs , dans le tems que j'y penfois le moins. Car, après avoir traverfé plufieurs hameaux & plufieurs.villages, j'apereus un jardin aiTez agréable oü, enrrautres fleurs, il y avoit des rofes fraïches «Sc vermeilles, couvertes encore de la rofée du matin. N'aïpirant qu'après cela , j'y courus plein de joie «Sc d'efpérance : mais comme je remuois déja les lèvres pour en prendre quelquesunes, je changeai d'avis fort prudemment, faifant réflexion, quefidane que j'étois, je redevenois alors Lucms, je m'expofois évidemment d pétir par les mains des voleurs , paree qu'ils me croiroient.magicien, ou paree qu'ils auroient peur que je ne les découvriffe j fi bien que je m'abftins de manger des rofes, & avec raifon. Prenant donc mon mal erf patience, je rongeois mon foin fous ma figure d'ane. Fin du troifieme Livre.,  d' a p u l i ï, L i v, I V; itiij LIVRE QUATRIÈME. Vers l'heure de midi, que le foleil darde fes rayons avec le plus de force, nous arrivames a un village chez de vieilles gens , amis de nos voleurs. Je le connus bien , tout ane que j'étois , a la manière dont ils les abordèrent, a leurs embraffades , & a leurs longs entretiens ; outre qu'ils prirent plufieurs chofes de ce que je portois, dont ils leur firent préfent; & je jugeai aux difcours qu'ils tenoient tout bas entt'eux , que les voleurs leur contoient qu'ils venoient de voler ce que nous apportions; enfuite ils nous déchargèrent, & nous mirent en liberté dans un pté qui étoit tout proche. Je ne pus me réfoudre a paitre avec mon cheval 8c 1'ane de Milon, n'étant encore guère accoutumé a faire mon diné de foin. Preffé donc d'une faim extréme, je me jetai hardiment dans un petit jardin que j'avois découvert de loin , qui étoit derrière la maifon , oü je mangeai & me remplis tant que je pus de toutes fortes d'herbes potagères, bien qu'elles fuffènt crues; 8c priant tous les dieux , je regardois de cöté & d'autre , fi je ne verrois point par hafard quelque rofier fleuri dans les jardins d'alentour. Qr étant fey,!  IZ2.' L' A N E ü' Ö R & a Pécart, j'avois lieu d'efpérer de me tirer d affaire , fi par le moven des rofes , je pouvois de bêtè a quatre pieds que j'étois , reprendre ma forme d'homme fans être vu de perfonne. ' L'efprit occupé de cette idéé, je découvre un peu plus loin une vallée couverte d'un bocage épais ; entre plufieurs fortés d'arbres agréables , j'y voyois éclarer la vive couleur des rofes. II me vint une penfée qui n'étoit pas tout-a-fait d'une béte : je. crus que ce bois délicieux par la quantité de rofes qui brilloient fous ces ombrages , devoit êrre le féjour de Vénus & des Graces. Alors faifant des vceux au dieu qui préfide aux évènemens , pour me le. rendre favorable } je galopai vers eet endroit avec tant de légèreté, qu'il me fembloit que j'étois moins un ane, qu'un brave courfier digne de paroïtre aux jeux olympiques. Mais eet agile & vigoureux effort ne put devancer ma mauvaife fortune ; car étant prés de ce lieu-la, je n'y vis point ces charmanres & délicates rofes , pleines de gouttes de rofée , & de nectar que produifent ces buifföns heureux au milieu des épines. Je n'y trouvai même aucune vallée , mais feulement les bords d'un fieuve couvert d'arbres épais. Ces arbres ont de longues feuilles' comme les lauriers , & portent des fleurs rouges fans odeur, a qui le vulgaire ignorant a donné uri nom , qui n'eft cependant pas donné  d'A p u i é is, L i v. I v. 125 mal-a-propos, les npmmant i caüfe de leur Couleur , rofes de laurier; ce qui eft un poifon mortel pour toutes fortes d'animaux. Voyant que tout m etoit contraire , je ne fongeai plus qua mourir, 8c a manger de ces fleurs pour m'empoifonner; mais comme je m'approchois triftement pour en arracher quelquesunes , je vis un jeune homme qui accouroit a. moi tout furieux avec un grand baron a la main. Je ne doutai point que ce ne fut le jardinier, qui s etoit apercu du dégat que j'avois fait dans fon jardin. Dès qu'il m'eut joint , il me donna tant de coups de baton, qu'il m'alloit alfommer fi je ne me fuffe fecouru moi-même fort a propos; car hauffant la croupe , je lui langai plufieurs mades , 8c le jetai fort blefle, au pied de la montagne qui étoit proche, & je pris la fuite. Dans le moment une femme , qui, je crois , éroit la fienne, le voyant de loin, étendu par terre comme un homme mort, accourut a lui, faifant des cris lamentables pour exciter la pitié de fes voifins, & lesanimer contre moi. En effer, les payfans touchés de fes larmes, appelèrent tous leurs chiens, & les lachèrent après moi, pour me mertre en pièces. Je me voyois a deux doigrs d'une mort inévitable, par le grand nombre' de ces matins , qui venoient a moi de tous cótés. Hs étoient fi grands 8c li furieux , qu'ils' auroienü  kï'4 L'Ane d' O k pu combattre des ours & des lions. Je cras que le meilleur parti que j'euffe a prendre étoit dene plus fuir, & de revenir au plus vïte, comme je fis, a la maifon oü nous étions entrés d'abord. Maïs les payfans après avoir arrêté leurs chiens avec aflez de peine , me prirent & m'attachèrent avec une bonne courroie a un anneau qui étoit dans le mur; & me maltraitèrent pour la feconde fois fi cruellement, qu'ils auroient fans doute achevé de m oter la vie, fi la douleur des coups qu'on me donnoit, & des plaies dont j'étois tout couvert, jointe ak quantité d'herbes crües que j'avois mangées , n'avoient produit un efFet qui les écarta tous, par k mauvaife odeur dont jedes infeétai. Un moment après , le foleil commencant a baiffer, les voleurs nous rechargèrent tous trois , moi particulièrement plus que je ne 1'avois encore été , 8c nous firent partir. Après que nous eümes marché affez long-tems , fatigué de la longueur du chemin, accablé de la charge que j'avois fur le corps, affoibli par les coups que j'avois recus, ayant la corne des pieds toute ufée , boitant & ne pouvant me foutenir qua peine , je m'arrêtal proche d'un petit ruiffeau qui couloit lentement, dans le deffein de plier Jes genoux, & de me laiflèr romber dedans, avec une bonne & ferme réfolution de ne me point relever, & de n'en pofnt  d'Apulée, Li v. IV. 115 fortir quand on auroic du m'affommer a coups de baton, ou même a coups d'épée. Je croyois que je méritois bien mon congé , foible comme j'étois, Sc prêt de mourir, & que les voleurs impatiens de me voir marcher fi lentement, dans 1 envie qu'ils avoient de hater leur fuite , partageroient ma charge entre mon cheval & lane de Milon , Sc me laifferoient en proie aux loups & aux vautouts , comme une affez grande punition pour moi. Mais Ia fortune cruelle rendit un fi beau deffein inutile. Car comme fi 1'autre ane eüt deviné mon intention , il me prévint , & faifant femblant d'être accablé de laffitude , tout d'un coup il fe renverfe par terre avec tous les paquets qu'il avoit fur Ie dos, Sc couché comme s'il eüt été mort, il ne fait pas même le moindre effort pour fe relever, quelques coups de baton qu'on lui donnat, & quoiqu'on put faire en lui levant la queue , les oreilles Sc les jambes. Les voleurs las , n'en efpérant plus rien , Sc ayant pris confeil entr'eux , pour ne pas s'amirfer plus long-tems après une béte prefque morte, Sc qui ne remuoit pas plus qu'une pierre , lui coupèrent les jarrets a £oups d'épée , Sc partagèrent fa charge entre le cheval & moi. 11 n'éroit pas encore mort, qu'ils le trainèrent hors du chemin, & le précipitèrent du haut de la montagne. Alors faifantréfléxion a layenture de mon pauyre cama-  12.6 L' A N E D O R. rade , je pris la réfolution de n'ufer plus d'aucura artifice, & de fervir mes maitres fidèlement & en ane de bien, d'autanr plus que j'avois compris a leurs difcours que nous n'avions pas encore beaucoup de chemin a faire pour gagner le lieu de leur retraite, oü devoient finir notre voyage Sc nos fatigues. Enfin, après avoir encore monté une petite colline, nous arrivames a 1'habitation des voleurs;. ils commencèrent par nous décharger , Sc ferrêrent tout ce que nous apportions. Ainfi , délivré du fardeau que j'avois fur le corps, au lieu de bain pour me délalTer , je me roulois dans la pouffière. • II eft a propos préfentement que je vous faflè la defcription de eet endroit, & de la caverne oü fe retiroient nos voleurs ; car je prouverai par-la les forces de mon efprir, Sc vous ferai connoitre en même-tems fi j'étois ane par les fens & 1'entendement, comme je 1'étöis par lafigure. C etoit une montagne affreufe, Sc des plus hautes, toute couverte d'arbres épais , entourée de rochers efcarpés & inacceflibles, qui formoient des précipices eftroyables, garnis de ronces Sc d'épines , ce qui aidoir a en défendre les approches. Du haut de la montagne fortoit une grofte fontaine, qui précipitant fes eaux jufqu'en bas, fe féparoit en plufieurs ruifleaux , & formant enfuite un vafte étang, ou plutot une petite mer, entouroit  » A V U L É E, L I V. I V. lij cette retraite. Au deffus de la caverne , qui étoit fur le penchant de la montagne , on voyoit une manière de fort foutenu pat de groffes pièces debois, environné de claies bien joiutes enfemble dont les cótés plus étendus & s'élargiffant laiffoient un efpace propre a retirer du bétail. Des haies d'une grande étendue en forme de murailles, couvroient 1'entrée de la caverne. Vous ne douterez pas, je crois, qu'un lieu tel que je vous le dépems, ne fut une vraie retraite de voleurs. II n'y avoit aux environs aucune maifon , qu'une méchante petite cabane groflièrement couverte derofeaux, oü toutes les nuits, fuivant que je 1'ai appris depuis, celui des voleurs , fur qm Ie fort tomboit, alloit faite fentinelle. Dès qu'ils furent atrivés, ils nous attachèrent avec de bonnes courroies a 1'entrée de la caverne' oü ils feglifsèrent avec peine, & comme en rampant les uns après les autres. Aullitót ils appelèrent une femme toute cóurbée de vieilleffe, qui paroifToit être chargée elle feule du foin de leur ménage. C'eft donc ainfi , lui dirent-ils en fureur, vieille forcière , opprobre de la nature, rebut de 1'enfer; c'eft donc ainfi que, reftant les bras croifés ine rien faire, tu te donneras du bon tems, & qu'après tant de fatigues & de dangers que nous avons effuyé., nous n'aurons pas la fatisfaftion de trouver, auffi tard qu'il efl, quelque chofe de prêt  ï2& L' A n e d' O s. pour notre foupé ? toi qui, jour & nuit, ne faifl ici autre chofe que boire & t'enivrer. La pauvre vieille, route tremblanre, leur répondit d'une voix calfée : Mes braves maïtres , vous avez fuffifanvment de viande cuite & bièn apprêtée , du pain plus qu'il n'en faur, &du vin eri abondance , les verres même font rincés. De plus', j'ai fait chauffer de 1'eau pour vous fervir de bain a tous, comme vous avez de coutume. Auffi - tot ils fe déshabillèrent tout nus, Sc fe chauffèrent devant un trèsgrand feu pour fe délaffèr. S'étant enfuite lavés avec de 1'eau chaude , & frottés avec de 1'huile, ils fe mirent tous autour de plufieurs tables couvertes de quantité de viandes. A peine étoient-ils placés, qu'on vit arriver une autre troupe de jeunes hommes, encore plus nombreufe que ,celle-ci. II n'étoit pas difficile de juger que c'étoient auffi des voleurs, car ils apportoient un riche butin, tant en or Sc en argent moanoyé , qu'en vaiflelle de même matière, & en habits de foies brodés d'or. Après s'être lavés comme les premiers, ils fe mirent a table avec eux. Ceux a qui il étoit échu de fervir les autres , en faifoienc 1'office. Alors chacun fe met a boire & a manger fans ordre ni mefure; ils mêlent tous leurs plats 6c leurs viandes enfemble, mettent le pain, les pots & les verres fur la table, parient tous a la fois, chantent Sc rient confufément, difent toutes les  D A P U L É E, L I V. 1 V. 12$) fes groffièretés qni leur viennent a la bouche, 8c font un bruit & un vacarme auffi épouvantable que celui des Lapites & des Centaures. Un d'entr'eux, qui étoit d'une taille 8c d'une force au-deffus des autres , commenca a dire : Nous avons bravement pillé la maifon de Milon a. Hipate, outre qu'avec le butin confidérable que nous y avons fait a la pointe de 1'épée, nous fommes tous revenus ici fains 8c faufs; & fi cela fe peut encore compter pour quelque chofe, nous fommes de retout avec huk jambes de plus que quand nous fommes partis. Mais vous qui venez de parcourir les villes de Béotie, votre troupe eft revenue bien affoiblie par la perte que vous avez faite, entr'auttes, du brave Lamaque, votre chef, dont certainement j'aurois préféré le retour a routes ces richeffes que vous avez apportées. Mais quoi qu'il en foit, il n'a péri que pour avoir eu trop de valeur, & la mémoire d'un fi grand homme fera toujours recommandable parmi les plus grands capiraines & les fameux guerriers. Car pour vous autres , honnêtes voleurs, vous n'êres propres qua prendre en cachette & timidement quelques miférables. hardes dans .es bains publics, ou dans les maifons de quelques pauvres vieilles femmes. Un de ceux qui étoient venus les derniers, lui répondit: Es-tu le feul qui ne fache pas que les grandes maifons font les plus aifées a piller; car I  i 4 O . L' A N E d' O r quoiqu'elles foient pleines d'un grand norabre dó domeftiques \ chacun d'eux cependanr fonge plutót a conferver fa vie , que le bien de fon maitre. Mais les gens qui vivent feuls, & retirés chez eux, foit par la médiocrité de leur fortune, ou pour ne pas paroitre auffi a leur aife qu'ils le font, défendent ce qu'ils ont avec beaucoup plus d'ardeur, & le confervent au péril de leur vie. Le récit de ce qui nous eft arrivé, vous prouvera ce que je vous dis. A peine fümes-nous a Thèbes, que nous érant foigneufement informés des biens des uns & des autres (car c'eft le premier foin des gens de notre pofeffion) nous découvrimes un certain banquier nommé Chryferos , qui avoir beaucoup d'argent comptant, mais qui cachoit fon opulence avec tout le foin & 1'application poflibles, dans la crainte d'être nommé aux emplois , ou de contribuer aux charges publiques. Pour eet effét il ne voyoit perfonne, &vivoitfeul, dans une petite maifon affez bien meublée a la vérité ; mais d'ailleurs il étoit vêtu comme un miférable, au milieu de facs pleins d'or & d'argent qü'il ne perdoit pas de vue. Nous convinmes donc, entre nous, de commencer par lui , paree que n'ayant affaire qua un homme feul, nous croyions ne rencontrer aucun obftacle a nous rendre maitres de toutes fes richeffes. Nous ne perdïmes point de tems ; nous nous trouvames, a 1'entrée de la nuit, devant fa  t>' AfULÉ E, L I y, I V, porte j mais nous ne jugeames pas a propos de Ia foulever, ni de 1'ouvrir avec effort, encore rrioins de la rompre , de peur que le bruit que cela auroit fait, n'armat le voihïiage contre nous. Lamaque donc, notre illuftre chef, fe cónfiant en fon courage , paffe la main tout doucement p'aï rm trou qui fervoit a fourrer la clef en-dedans pour ouvrir la porte, Sc tachoi't d'arracher la ferrure. Mais ce Chryferos, le plus méchant Sc le pltis rufé de tous les hommes, nous épioit depuis ftfoSL terns, & remarquant ce qui fe paüoit, il defrend fans faire le moindre bruit, & avec un grand clou, pouffé violemmenr, il perce la mam dè hotre capitaine, & i'attache contre Ia porte. Lé laiffant ainfi cruellementcloué comme en un gibet, ü monte fur Ie töit de fa méchante petite maifon[ d'oü il fe met a crier de toute fa force, demandant du fecours aux voifins, les appelant tous pat leur nom, & les avertiffant de prendre garde a eux , que le feu venoit de fe mettre i fa maifon. Les voifins épouvantés par la crainte d'un danger qui les regardoit de fi prés, accourenr de tous cótés au fecours. Alors voyant que nous affiets être furpris, öu qu'il falloit abandonner notre carharade , nous trouvames un tempérament , dé concerr avec lm, qui fut de lui couper le bras par Ia joirimre du milieu, que nous laifsames attaché É la p9rté, lij  i 3* L' A n e d' O r. «3c après avoir enveloppé la plaie de Lamaque avec des linges, de peur qu'on ne nous fuivit a la tracé du fang qu'il perdoit, nous 1'emportames, Sc nous nous retirames fort vïre. Mais comme nous étions en inquiétude, voyant tout le quartier en alarmes, & qu'enfin le péril qui croiffoit, nouseut épouvantés au point que nous fumes obligés de précipiter notre fuite, eet homme le plus courageux , Sc le plus ferme qui fut jamais , n'ayant pas la force de nous fuivre aiTez vite , & ne pouvant refter fans danger, nous conjuroit par les prières les plus touchantes, par le bras droit du dieu Mars, par la foi que nous nous étions promife les uns aux autres , de mettre hors du danger d'être traïné en prifon, & livré au fupphee le fidele compagnon de nos exploits : car pourquoi , difoit-il, uirvoleur qui a du cceur voudroit-il vivre après avoir perdu la main qui lui fervoit a piller & a égorger, ajoutant qu'il fe trouvoit aftez heureux de pouvoir mourir par la main d'un de fes camarades ? Et comme pas un de nous, quelque ptière qu'il nous en fit, ne vouloit commettre ce parricide de fang fioid , il prend fon poignard avec la main qui lui reftoit, & 1'ayant baifé plufieurs fois, il fe le plonge de toute fa force dans la poirrine. Alors admirant la grandeur de courage det notre généreux chef, après avoir enveloppé fon corps dans un drap, nous 1'avons  d' A p u t é e, L i v. I V. i'jj donné en garde a la mer, 8c notre Lamaque a préfentement, pour tombeau, tout ce vafte élément. C'eft ainfi que ce grand homme a fini fa carrière, faifant une fin digne de fon illuftre vie. A 1 egard d'Alcime, quoiqu'il eüt beaucoup de prudence & d'adrelfe en tout ce qu'il entreprenoit, il n'a pu éviter fa mauvaife fortune. Car ayant percé la méchante petite maifon d'une vieille femme , pendant qu'elle dormoit, & étant monté dans fa chambre, au lieu de commencer par 1'étrangler , il voulut auparavant nous jerer fes meubles par la fenêtre.. Après qu'il eut déménagé tout ce qui étoit dans la chambre, ne voulant pas épargner le lit oü cette femme étoit couchée, il la jeta fur le plancher , prit fa couverture ; & comme il la portoit du cóté de la fenêtre , certe vieille fcélérate fe met a genoux devant lui, en lui difant: « Hélas ! mon enfant, pourquoi donnez-vous les miférables hardes d'une pauvre femme a de riches voifins chez qui vous le<; jetez par cette fenêrre qui regarde fur leur maifon » ? Alcime, rrompé par . eet artifice, craignantque ce qu'elle difoit ne fut vrai, 8c. que les meubles qu'il avoit jetés en bas, & ceux qu'il avoit encore a y jeter, au lieu de tomber entre les mains de fes camarades, ne tombaflènt dans quelque maifon voifine , fe met a la fenêtre pour en favoir Ia vérité, & fe penche en' dehors pour examiner s'ü n'y avoit point quelque Iiij  134 VL' A ne d' O r. bon coup a faire dans la maifon prechaine dont elle lm avoir parlé. Mais comme il portoit fes re-' gards aycc atcenrion de tous cótés , fans auccme precaution, cette maudite vieille, quoique foible, le pouffa d'un coup fubit 8c imprévu , & le précipita dans la rue ; ce qui lui §m d'aurant plus facile, que la grande application qu'il avoit a rcgarder de rous cótés , 1'avoit fait avancer fur la fenêrre , 8c fe mettre comme en équilibre. Outre qu'il fut jeté de fort haut , il tomba fur une groffe pierre qui étoit proche de la maifon, oü il fe rompit les cótes & fe brifa tout le corps; de manière que yomiffant des flots de fang, il a rendu 1'ame fans fouffrir un long tourment, n'ayant eu que le tems de nous raconter comme la chofe s'étoit palfée. Nous le mimes avec Lamaque, pour lui fervir de digne compagnon, leur donnant a tous deux une même fépulture. Notre troupe ainfi affoiblie par la perce de ces deux hommes, nous nous trouvames fort rebutés, 8c ne voulanc plus rien entreprendre dans Thèbes, nous avons été a Platée, qui en eft la ville plus proche. Nous y avons trouvéun homme fameux, nommé Democharés : il étoit prêt de donnet au peuple un fpedacle dejeux & de gladiateurs. C'eft une perfonne de grande qualité , puiiïamment nche, d'une magnificence 8c d'une libéralité extraordinaire, qui fe plaït a donner des fètes & des  d5 Apulée, Liv. IV. 155 fpedtacles dign.es de 1 'éclat de fa fortune. Mais qui pourroit avoir affez d'efpric & d'élóquenee pour bien décrire les différens prépararifs qu'il ordonnoit pour eet effet ? II avoit des troupes de gladiateurs fameux, des chafleurs d'une agilité éprouvée; des criminels condamnés a la mort, qu'il erigraiffoir pour fervir, dans les fpe&acles , de pature aux bêtes féroces. II avoit fait conftruire une grande machine de bois, avec des tours, comme une efpèce de maifon roulante , ornée de diverfes peintures, pour mettre tout ce qui devoit fervir aux chaffes d'animaux , quand on voudroir les faire repréfenter. Qui pourroit raconter le nombre & les différentes fottes de bêtes qui fe trouvoient chez lui ? car il avoit eu foin de faire venir de rous cótés ces tombeaux vivans de criminels condamnés. Mais de tout 1'appareil de cette fête magnifique , ce qui lui coütoit le plus, c'étoit une quantité d'ours d'une grandeur énorme, dont il avoit fait provifion ; car, fans compter ceux qüil avoit pu faire prendre par fes chaffeurs, & ceux qüil avoit achetés bien cher, fes amis lui en avoient encore donné un grand nombre, & il les faifoit tous garder & nourrir avec beaucoup de foin &c de dépenfe. Mais ces fuperbes prépararifs qu'il faifoit pour des jeux publics, ne furent point a couvert des difgraces de la fortune. Car ces ours, ennuyés. I iv  136 L'Ani d'Or den'ètrepoinren liberté, amaigrispar les grande* chaleurs de Vété j foMes & ^ dexerace, forent attaqués d'une maladie comagieule , & moururent prefque tous. On voyoit de cote & d'autre les corps mourans de ces animaux etendus dans les mes; & ceux d'entre le peuple qui font dans la dernière misère , accoutumés i manger tout ce qu'ils trouvent, qui ne leur coüte "en , quelque mauvais qu'il foit, venoient de toutes parts prendre de Ia chair de ces bêtes, pour alïouvir leur faim. Cela nous a donné occafion , a Babule, que vous voyez, & d moi, d'imaginer un tour fort iubtil. Nous avons pris le plus gras de ces ours, que nous avons emporté chez nous, comme pour le manger. Nous avons détaché de fa peau toutes les chairs, y confervant néanmoins fes griffes & fa tête jufqu'd la jointure du cou. Nous avons bien raclé cette peau, & après 1'avoirfaupoudrée de cendre, nous 1'avons expofée au foleil; pendant que la chaleur de fes rayons la defféchoit & la préparoit, nous mangions de grand appétit de tems en tems des meilleurs endroirs de la chair de eet animal, & nous convïnmes alors , rous enfemble , qu'il fulioit que celui d'entre nous qui auroit encore plus de courage que de force de corps, s'enveloppdt de cette peau , en cas cependant qu'il le voulüt bien; qu'il contrefït 1'ours,  d'Apulée, Liv. IV. 137 & fe laifsat mener chez Democharés , pour nous ouvrir la porte de fa maifon pendant le filence de la nuit. II y en eut beaucoup de notre vaillante troupe , qui, trouvant la chofe bien imaginée , s'ofFrirenc de 1'entreprendre. Thrafüéon, entr'autres , a qui chacun a donné fa voix, a bien voulu en courir le hafard. Avec un vifage ferein il s'enferme dans cette peau qui étoit bien préparée & douce a manier. Nous la lui coufons fort jufte furie corps, Sc quoique la coutute , que nous faifions aux endroits que nous joignions enfemble, parut fort peu, nous ne laiflions pas de rapprocher le poil qui étoit aux deux cótés, & de 1'abattre delfus pout la couvrir. Nous lui faifons paffer la tête dans le coude Tours jufqu ala rêre de la béte, & après avoir fait quelques petits trous vis-a-vis dé fes yeux Sc de fon nez, pour lui killer la vue Sc la refpiratioii libres, nous faifons entrer notre brave camarade ainfi travefti, dans une cage, que nous avions eue pour peu de chofe, oü de lui-même il fe jette gaiement. Ayant ainfi commencé notre foutberie, voici comme nous 1'achevons. Nous nous fervons du nom d'un certain Nicanor de Thrace, que nous avions appris être en grande liaifon d'amitié avec Democharés , & nous faifons une fauffe lettre, par kquelle il paroiffoit que eet ami lui envoyoit  I3§ L'A NE D'0 R les prémices de fa chaffe pour faire honneur aux jeux qu'il devok donner au public. La nuk vient, elle étoit favetable i notre deffein > nous allons' préfenter cette lettre a Democharés avec la cage oü étoit Thrafiléon. Surpris de la grandeur de cette béte, & ravi du préfent que ion ami lui faifoit ft a propos , il commande qu'on nous donne fur le ehamp dix pièces d'or pour notre peine de lui «voir apporté une chofe qui lui faifoit tant de plailïr. Comme les hommes courent naturellement après les nouveautés, beaucoup de gens s'amaffbient auprès de eet animal & le confidéroient avec étonnement. Notre Thrafiléon que rant de regards curieux inquiétoient, avoit 1'adreffè de les écarrer de tems en tems , faifant femblant de fe jerer fur eux en fureur. Ils difoient tous que Democharés étoit fort heureux, après la perte qu'il avoit faite de tant d'animaux , d'en avoir recouverr un qui pouvoit, en quelque facon , réparer le dommage que ia fortune lui avoit caufé. II commande qu'on porte , a 1'henre même, eet ours a fa maifon de campagne ■> mais prenant la parole : Monfeigneur, lui dis-je, gardez-vous bien de faire merrie cette béte harafTée par la'longeur du chemin , & par la chaleur du foleil avec les autres; qui, i ce que j'entends dire , ne fe portent pas trop bien : ii feroit plus a propos de ia mettre chez vo«s, en  I>'A P U L É E, L I V. I V. 139 quelque endroit fpacieux, pu elle eüt bien de 1'air , & même oü elle put trouver de 1'eau pour fe rafraïchir. \'ous n'ignorez pas que ces fortes d'anirwaux n'habitent que des cavernes humides, au fond des bois dans des pays froids fur des montagnes, oü ils fe plaifent a fe baigner dans 1'eau vive des fontaines. Democharés faifant réflexion a la quantité de bêtes qu'il avoit perdues, & craignant pour celle-ci fur ce que je lui difois, confent aifément que nous choifiiïions chez lui 1'endroit que nous jugenons le plus propre pour y placer la cage oü notre ours étoit enfermé. Nous nous oflrons de coucher auprès toutes les nuits, afin d'avoir foin, difionsnous, de donner aux heures néceflaires la nourriture qui convenoit a eet animal ratigué du voyage & de la chaleur. II n'eft pas befoin que vous en preniez la peine , nous dit Democharés, il y a peu de mes gens qui ne fachent la manière de nourrir des ours , par 1'habitude qu'ils en ont. Après cela nous prenons congé de lui, & nous nous rerirons. Etant fords hors des portes de la ville, nous apercevons des tombeaux, loin du grand chemin, dans un endroit folitaire & écarté , & dans le deffein d'y venir cacher le burin que nous efpérions faire, nous en ouvrons quelques-uns , que la longueur des tems avoit a moitiédétruits, oüil n'y  M® L'A N E D* O R. avoit que des corps réduits en cendre 8c. en pouf-. fiére. Enfuite, felon norre coutume ordinaire, en de pareilles occalïons, a 1'heure de la nuit la plus fombre, que tout le monde eft enfeveli dans le premier fommeil, nous nous trouvons tous, & nous nous poftons devant la porte de Democharés, bien armés, comme a un rendez-vous pour faire un pillage. De fon cöré Thrafiléon prend le moment favorable a notre deffein pour fortir de fa cage, poignarde fes gardes endormis, en fait autant au portfer de la maifon , lui prend fes clefs, & nous ouvre la porte. Y étant tous entrés avec précipitation, il nous montre un cabinet oü il avoit remarqué finemenr qüon avoit ferré beaucoup d'argent le foir même. La porre en eft bientót brifée par les efforts de tout ce que nous étions. J'ordonne a mes camarades de prendre chacun autanr d'or & d'argenr qu'ils en pourroient porrer , 8c de 1'aller promptement cacher dans les tombeaux de ces morts, fur la fidélité defquels nous pouvions compter, & je leur dis de revenir aufKtöt pout achever de piller tout ce que nous trouverions, 8c que pour la süreté commune j'allois refter fur la porte de la maifon, d'oü j'aurois 1'ceiï a ce qui fe pafieroit jufqu'a leur retour. Cependant, la figure de eet ours prétendu me fembloit fott propre a épouvanter les domeftiques, fi, par hafard , il y en avoit quelques-uns qui ne  d'Apulée, Liv. IV. 141 dormiflènt pas. En effet , qui feroit 1'homme , quelque brave & intrépide qu'il put être, qui, voyant venir a lui unegrande béte effroyable comme celle-la , particulièrement la nuit, ne fe fauvat bien vïte, & tout effrayé, ne courut fe renfermer dans fa chambre. Mais , après toutes les mefures que nous avions fi bien prifes , il n'a pas laiffé de nous arriver un cruel accident. Car pendant que j'attends, fort inquiet, le retour de mes camarades , un petit cóquin de valet, furpris du bruit que faifoit 1'ours, fe traine tout doucement pour voir ce que c'étoit, & ayant apercu cette béte qui alloit & venoit librement par toute la maifon , il retourne fur fes pas , fans faire le moindre bruit, & va avertir tout le monde de ce qu'il venoit de voir. Auffirót paroït un gtand nombre de domeftiques; la maifon eft éélairée dans un moment par quantité de lampes & de flambeaux qu'ils mettent de tous cotés; ils fe poftent les uns & les autres dans les paffages, tous atmés d'une épée, d'un baton ou d'un épieu , & lachent les chiens de chaffe après la béte pour 1'arrêter. Voyant que le bruit Sc le tumulte augmentoient, je fors vite, & vais me cacher derrière la porte de la.maifon , d'oü je voyois Thrafiléon qui fe défendoit merveilleufement bien contre les chiens, Sc quoiqüil touchat aux der-  I jf-i L' A N E d' O r niers momens de fa vie, cependant, Ie foin de fa gloire & de nos intéréts le faifoit encore réfifter a la mort qni 1'environnoit de toutes parts, & foutenant toujours le perfonnage dont il s'étoit volontairement chargé , tantöt fuyant , tantót tenant tête; enfin il fait tant par fes tours d'adrefie & par fes mouvemens différens , qüil s'échappe de la maifon. Mais, quoiqu'il fe füt mis en liberté, il ne put fe garantir de la mort pat la fuite; car un grand nombre de chiens du voifinage fe joignent a ceux qui le pourfuivoient, & tous s'acharnent conrre lui. Ce fut alors un fpeófacle bien funefte & bien pitoyable, de voir norre Thrafiléon enproie a cette quantité de chiens en fureur qui le dévoroient & le mettoient en pièces. A la fin n'étant plus le maïtre de ma douleur, je me fourre au milieu du peuple qui s'éroit amaffé , & pour donner a mon cher camarade le feul fecours qui pouvoit dépendre de móï, je m'adrelfe a ceux qui animoient encore les chiens: ó quel grand dómmage, leur difois-je , que nous perdons-la un précieux animal! mais mon artifice , & tout ce que je pus dire , ne fetvit de rien a ce pauvre malheureux ; car dans le moment un homme fort & vigoureux fort de la maifon de Democharés, & vient'enfoncer un épieu dans le Ventre de 1'ours : un autre en fiit amant, Sc plu-  d' Apulée, Li v. IV. 143 fieurs que cela avoit ratTurés , s'en approchent le plus prés, & le percent de coups d'épée. Enfin Thrafiléon, 1'honheur de notre troupe , avec un courage digne de 1'imrriortalité , ne laifTe point ébranler fa conftance , & ne fait pas le moindre cri, ni la moindre plainte qui puiffê le trahir, & découvrir notre delfein , mais tout déchiré, & percé de coups qüil étoit, imitant toujours le mugiflement d'un ours , &z bravant la mort avec une vertu héroïque, il confetve fa gloire en perdant la vie. Cependant la tetreur qu'il avoit répandue parmi tous ces gens-la , étoit telle , que jufqu'a ce qu'il fut grand jour, pas un feul n'a ofé toucher feulement du bout du doigt ce ptétendu animal étendu fur le carreau, hors un boucher un peu plus hardi que les auttes, qui s'en approchant doucement, & avec quelque crainte, lui fend le ventre, ' A P ü L S E, L I V. I V. 145 ils fortirenc tous a la hate. A mon égard, le fommeil qui me prefioit ne m'empêcha point de manger de la même force, & quoique je fuffè conrenr a chaque repas d'un pain , ou de deux rout au plus quand j'étois Lucius, alors contrairit de m'accommoder a la capacité de mon eftomac , j'achevois la troifième corbeille pleine de pain, Sc je fus bien étonné que le jour me furprit en cette occupation. Je m'en retitai enfin , avec peine a la vérité, cependant comme un ane qui a de la pudeur , & j'allai appaifer ma foif a un petit ruifleau qui n'étoit pas Ioin de la. Peu de tems aptès , les voleurs arrivèrent en grande hate, & fort émus , ne rapporrant a la vérité aucun paquet, pas même un miférable manteau -j mais 1'épée a la main , ils amenoient une jeune fille, belle Sc bien faite. II étoit aifé de juger que c'étoit quelque 'fille de la première qualité, & je vous jure qu'elle me plaifoit bien, tout ane que j'étois. Elle fe défefpéroir , elle déchiroic fes habits , & s'arrachoit les cheveux d'une manière digne de pitié. Quand ils furent tous entrés 1 dans la caverne, ils lui repréfentèrent qu'elle n'avoirpas raifon d'être affligée au point qu'elie 1'étoit. Ne craignez rien, lui difoienr:ils , votre vie & votre honneur font en süreté. Ayez patience pour un peu de tems, que votre enlèvement nous K  14^ L' A n e d' O r vailie quelque chofe. C'eft la néceffité qui nou* force a faire le métier que nous faifons. Votre père & votre mère qui ont des biens immenfes, tireronr bientót de leurs coffres, rnalgré leur avarice, ce qu'il faut pour racheter leur chère fille. Ces difcours, & quelques autres femblables qu'ils lui tenoient confufément les uns & les autres, ne diminuèrent point fa douleur; & tenant toujours fa. tête penchée fur fes genoux , elle continuoit a pl.eurer de route fa force. Les voleurs appelèrenr la vieille femme , lui ordonnèrent de s'alfeoir auprès d'elle, & de 1'entretenir de difcours les plus obligeans, & les plus gracieux qu'elle pourroit, pour tacher de calmer fon aftli&ion j enfuite ils s'en allèrent chercher, fuivant leur coutume, d exercer leur métier. Tout ce que la vieille put dire d certe jeune fille, n'arréta point le cours de fes larmes; au contraire , paroiffanr encore plus agitée qüelle n'avoir été , par les faagiots continuels qui fortoient du fond de fa poitrine ; elle redoiibla fes gémilfemens avec tant de force , & d'une manière fi touchante, qu'elle me fir pleurer auifi. Helas ! difoit-elle, malheuteufe que je fuis, puis-je ceffer'de répandre desopleurs , & comment pourrai-je vivre, arrachée d'une maifon comme la mienne, kèri de toute ma familie, d'un père & d'une mère fi  »' a p u ï. £ e, L ï y. I v, i47 xefpeéfcables, & de mes chers domeftiques! efclave. & devenue la proie d'un malheureux brigandage, e-nfermée dans une .caverne , priyée de toures les déüces qui conviennenc a une perfonne de ma naiffance, dans lefquelles j'ai été éleyée, & prêces a tout moment detre égorgée au milieu d'une troupe afFreufe de yoleurs, de fcélérats &c d'affaffins! Après avoir ainfi déploré fa trifte deftinég, Ja gorge enflée a force de fanglots,, le corps abattu de laffitude, & 1'efprit accablé de douleur, elle fe laifla aller au fommeil, & fes yeux. languiffans fe fermèrenr. Peu de tems après qu'elle fut en» dormïe , fe réveillant tout d'un coup comme une forcenée, elle recommenca a pleurer & a génfir, beaucoup plus violemment encore qu'elle n'avoit fait, fe donnant des coups dans la poitrine, Sc meutrrilfant fon beau vifage. Et comme la vieille la prioit avec inftance de lui dire qugl nouveau fujet elle pouvoit avoir pour s'affliger a un tel ex^ cès: ah J s'écria la jeune fille , en pouflant de rriftes foupirs ; ah ! je fuis perdue main tenant J je fuis perdue fans reflburce, il ne me refte plus au* cune efpérance ; je ne dois plu? fonger qu'a cher* cher une corde, un poignard, pu. quelque pré* eipicg pour finir tout d'un cpup mes malheurs, Alors Ja vieille fe mmmt en colère, lui djf Kij  8 L' A N E tl' O R d'un vifage plein d'aigreur & de diïreté , qu'elle vouloit abfolumenr favoir ce qu'elle avoit a pleurer de la forte, & pourquoi immédiatement après avoir pris un peu de repos, elle tecommencoit fes lamentations avec tant de violence. Quoi! lui difoit-elle , avez-vous envie de frauder mes jeunes maïtres du profit qu'ils efpèrent tirer de votre rancon ? Si vous prétendez palfer ourre, comptez que 'malgré vos larmes ( ce qui touche ordinairement fort peu les voleurs) je vous ferai brüler toute vive. La jeune fille épouvantée de cette menace, lui prir la main , & la lui baifant: pardonnezmoi, lui dit-elle, ma bonne mète , je vous en conjure , eonfervez quelques fentimens d'humanité , ayez un peu de pitié de 1'état déplorable oü je me trouve. Je ne puis croire qu'ayant atteint cette vénérable vieilleffe, vous vous foyez dépouillée de route compaffion; au refte, écoutez le récit de mes malheurs. Un jeune homme , beau, bien fair, & de Ia première qualité, fi aimable, qu'il n'y a perfonne dans la ville qui ne 1'aime comme fon propre fils, mon proche parenr, agé feulement de trois ans plus que moi, avec qui j'ai été élevée & nourrie en même maifon , dont la foi m'éroit e'ngagée depuis long-tems, fuivant 1'intention de fa familie & de la mienne, qui nous avoient deftinés 1'un  t>' A P U L É B, L I V". I V. I49 pour 1'autre, & qui venoient de paffer notie contrat de mariage: ce jeune homme, dis-je, accompagné d'un grand nombre de fes parens & des miens , qui -s'étoient raffemblés. pour nos noces, immoloit des viótimes dans les temples des dieux ; toute notte maifon ornée de branches de 1'aurier, éclairée par les torches nuptiales, retentilfoit des chants de notre hymenée; ma mère me tenant dans fes bras, me paroit de mes habits de noces, me donnant mille baifers, & faifant dés vceux , dans 1'efpérance de voir bientöt des fruits de mon mariage, quand tout, d'un coup paroit une troupe de brigands 1'épée a la main , prête a livrer combat. Ils ne fe mettent point en devoir de piller ni d'égorger \ mais rous enfemble ils fe jettent en foule dans la chambre ou j'érois, & m'arrachent plus morte que vive d'entre les bras tremblans de ma mère, fans qu'aucun de nos domeftïques faffè la moindre réliftance. Ainfi, nos noces font troublées , comme celles de Pirithoüs & d'Hyppodamie. Mais ce qu'il y a de plus cruel, ce qui augmente & met le comble a- mon infortune , c'eft le rêve que je viens de faire en dormant.. II m'a femblé qu'on me tiroit avec violence de ma chambre, &c même de mon lit nuptial; que 1'on m'emportoit par des lieux écartés & déferts, oü j'appelois con- Küj  ij'3' L' A n e d' O & tinuellement a mon fecours mon époux infortüné* qui fe voyant fi-tèt privé de mes embraftemens, couroit après ceux qui m'enlevoient, encore tout parfumé delTences & couronné de fleurs ; & comme il crioit au fecours, fe plaignant qu'on lui raviflbit fon aimable Sc chère époufe, un. des voleurs irrité de ce qu'il nous fuivoit avec tant do* piniatreté, a pris une grafie pierre dont il a frappé ce pauvre jeune homme, & l'a étendu mort fur la place. Une vifion fi affreufe ma róveillée en furfaut-toute épöuvantée. La vieille alors répondant par quelques foupirs aux larmes que la jeune fille verfoit en abondance , lui paria ainfi. Prenez bon courage, ma chère enfant, & que les vaines fiétions des fonges ne vous alarment point 5 car, outre qu'on tient qiië les images que le fommeil produit pendant le jour, font fauflès & trompeufes 5 on cfoxt de plus que celles, qu'il nous offre pendant^a nuit, fignifient fouvent le contraire dè ce qu'elles repréfencent. Rêver qu'on pleure, qu'on eft battu, Sc quelqüefóis même qu'on hous coupe la gorge, foric des préfages de gain Sc de profpérité f au contraire , quand ón fonge qu ori rit, qu'on manp-e quelques mers délicats Sc friands, ou qu'on goute les plaifirs de 1'amour, cela annonce de la trifrétWj de !a langueur, quelque perte ou quelque  D A P ü 1 É E, L I V. I V. I < X fujet d'afHi&ion. Mais je veux racher tout préfeiv tement de vous diftraite de votre douleur pat quelques jolis contes du tems paffe. II y avoit dans une certaine ville un roi & une reine, qui avoient trois filles , toutes ttois fort belles. Quelques charmes que puffent avoir les deux aïnées, il n'étoit pas impoffible de leur donner des louanges proportionnées a leur mérite. Mais pour la cadette , fa beauté étoit fi rare & fi merveilleufe , que route 1'éloquence humaine n'avoit point de tenues pour l'exprimer, & pour en parler affez dignement.Les peuples de ce pays-la, <5cr quantité d'étrangers, que kréputation d'une.fi grande merveille y attiroit, reftoient faifis d'étonnement & d'admiration , quand ils voyoient cette beauté , dont jamais aucune autre n'avoit approché , & 1'adoroient religieufement, comme -fi c'eüt été Vénus elle-même. Le bruir couroit déja par-rout chez les nadans _ voifines, que la déeffe , a qui 1'Océan a donné la nailfance , & qui a été élevée dans fes fiots , étoit defcendue des cieux , & fe faifoit voir fur la terre fous Ia figure d'une morrelle; ou du moins que li terre , après la mer, avoit produit par une nouvelle influence des aftres , une autre Vénus qui avoit l'avantage d'être fille. Cette opinion fe fortifioit chaque jour & fe répandoit dans les pre--  151 L'Anj d'Or vinces Sc dans les iles Volte, & de-ld preW parts des hommes qui avoient traverfé des pavs -menfes Sc d'aurres q„i s'étoient expofés aux ^ngers d une longue „avigation, pour voir ce qui faifoit Ia glo,re & lomement de leur flècle. Perfonne n'alloit plus a Cnide, ni d Paphos : per■ fonne même ne sembarquoit plus pour aller d Cithère rendre des honneurs d Vénus ; fes facrifices font négligés, fes temples dépériffent, on en profane les ornemens , on n'y fair plus les cérémonies accoutumées j les ftatues de la déefle ne lont plus couronnées de fleurs, & fes aurels coiiverrs de cendres froides reftenr abandonnés. L on * ^? PIlIS fes F&* qu'd la jeune princefle, Sc Ion nhonore plus Vénus que fous la forme de eet. jeune morrel!, Quand elle paroit le matin, on immole devant elle des vicWs, Sc on pré' pare des feftrns facrés} Pon croit fe rendre ainfil *eflè favorable : & lorfque la princeife paife dan ï-rues , les peuples courent en foule après elle Pour lui rendre leurs hommages, chacun lui préste des guirlandes Sc des couronnes de fleurs & 1 on en sème par-tout oü elle doit paffen Ce culte Sc ces honneurs divins, qu'on rendoir ; an?UVelle Yé™> Piq-rent fenfiblement Ia mère des amour, « Quoi , dit-elle, toute in-  d'A p u 1 É e, L i v. I V. 153 » digne & frémiflant de colère , Vénus a qui la» nature 8c les élemens doivent leur origine, qui » mainrient tout ce vafte univers, partageta les » honneurs, qui lui font dus , avec une fimple » mortelle , & mon nom, qui eft confacré dans » le ciel, fera profané fur la terre ? Une fille fü» jette a la morr, recevra les mêmes refpeóts que » moi, 8c les hommes feront incertains, fi c'eft » elle ou Vénus qu'ils doivent adorer. C'eft donc » en vain que ce fage berger, dont Jupiter même f a reconnu 1'équité, m'a préférée a deux déefles » qui me difputoient Ie prix de la beauré ? Mais « quelle que foir cette mortelle, elle n'aura pas 5> long-tems le plaifir de jouir des honneurs qui » me font dus. Je ferai bientöt en forte qu'elle » aura tout lieu de s'affliger d'avoir cette beauté » criminelle. Dans le moment Vénus appelle fon fils, eet enfanr ailé, plein d'audace 8c de mauvaifes iriclinations, qui fans aucun égard pour les loix, armé de flèches 8c de feux, court toutes les nuits de maifon en maifon pour féduire les femmes mariées , & mettre de la diyifion dans les ménages; en un mot, qui ne cherche qu'a mal faire, & qui commet impunément mille crimes tous les jours : 8c quoiqu'il foit porté aflèz naturellement a la méchanceté , Vénus n'oublia rien pour 1'aigrir encore d'avantage. Elle le mena dans la ville, ou  154 L'Ane d'Or demeuroir Pfiché j ( c'étpü le nom de cette belle' fille ) elle la lui fit voir, & après lui avoir conté tout le fujet de la jaloufie que lui caufoit cette pnncefTe par fa beauté : « Mon fils, continua» t-elle avec douleur & indignation, vengez » votre mère , je vous en prie , mais vengez-k » pleinement d'une mortelle , qu'on a lïnfo» lence de lui comparer. Je vous en conjure par » la tendrefie que j'ai pour vous, par les agréables. » bleftures que vos traits font dans les cceurs, & » par les plaifirs infinis que goütent ceux- que vous » enflammez. Surtout, & c'eft ce que je vous de« mande avec plus d'empreftWnt, faites enforte » que ma rivale devienne éperdument amoureufe » du plus miférable de tous les hommes , qui » fort fans naiffance , pauvre, & qui craigne a » tout moment pour fa propre vie; enfin, qui « foit fi méprifable 8c fi accabié de toutes fortes de » difgraces, qu'il n'y air perfonne dans Ie monde » fi malheureux que lui. » Vénus après avoir ainfi parlé, baifa tendrement fon fils , & s'en alla vers le rivage de la mer. Si-tót qu'elle eut porté fes pieds délicars fur les flots, & qu'elle s'y fut affife , elle ne fit que £>uhauer , & dans le moment parut un cortège avec le.'même appareil, que fi elle feut ordonné Wtemsauparavant. Les fijles deMerée, sapprochenrfaifant éclater leurs voix par des chancs d ale-  t' A p u i e ï, L i v. I V. 155 greffe. On y voit Portune avec fa grande barbe bleue, Salacia avec fa robe pleine de poilïöns, 6c le jeune Palémon monté fur un dauphin. Les tritons nagent en foule autour de la deelTe* L'un fonne de la trompette avec une conque, un autre lui préfente un parafol de foie pour la garantir de 1'ardeur du foleil. On. en voit üh qui tient un miroir devant elle, & quelques autres aident a faire avancer fon char. C'eft avec cette pompe que Vénus paroir quand elle va rendre vifite a 1'Océan. Cependant Pfiché avec une beauté fi renommée, ne retire aucun fruit de eet a^antage» Chacun s'emprelfe pour la voir , tout le monde la comble de louanges ; mais il ne fe trouve perfonne , foit roi, foir prinee , foit particulier, a qui il prenne envie de la demander en mariage^ On admire cette beauté divine, mais on ne fait que 1'admirer cbmme une4belle ftatue, fans en être touché. Ses deux fceurs , dont les appas n'avoient fait aucun bruit dans le monde , avoient été recherchées par deux rois, avec qui elles étoient av&ntageufement mariées. Pfiché reftoit feule dans la maifon de fon père , fans amant, pleurant fa folitude, malade & 1'efprit abattu, haïlfant fa beauté, quoiqu'elle fit 1'admiration de toute la terre. Le père de «cte infouunéeprincefle foupconnaut  H::f L' A n e d'O r que le malheur de fa fille pouvoit être un effet T k ^ne des die«x > & redoutant leur colère a 1 ancien remple de Miler, confulrer loracle dApollon. Après y avoir fair des facrifices, il iuppha cette divinité de donnet un époux a Pfiché qm „ etoit recherchée de perfonne. Voici ce que' 1 oracle répondit : Qu'avec les ornemcns d'un funefte hymenée Mché, fur un rocher, foic feule abandonnée'; Ne crcs pas, pour e'poux, qu'elle y trouve im mortel] Ma.s un monftre terrible, impérieux, cruel, Qu., volant dans les airs, livre a toute la terre Par la flame & le fër, une immortelle guerre, ' Et dont les coups pui/Tans craints du maitre dés Dieux Epouvante la mer, ks enfers & les cieux. s > Ce roi autrefois fiheureux, après cette re'ponfe sen retourne chez lui accablé de douleur & de tnftelfe j & ayant fait part a la reine fon époufe des ordres cruels du deftin, on n entend que des ens & desgéimifemensde rous cótés. Quelques jours fe paffent dans les larmes, mais le tems approchoit qu'il felloit obéir a loracle/ On fait deja les apprêts des noces funeftes de cette princefie ; on allume les flambeaux de 1'hymenée ' qui devoient éclairer fes funérailles. Les flütes deftinées pour des airs de réjouiflance, ne rendent que des fons ttiftes & lugubres; & celle qu on alloit marier, efiuie fes larmes a fon voile  ï>' A p u t é e, L i v'. I V. 157 même. Toute la ville en général , & tout le pays pleure les malheurs de la maifon royale , & on ordonne un deuil public. Cependant la néceflité d'obéir aux ordres des dieux , appeloit Pfiché au fupplice qu'ils lui avoient deftiné; 8c fi-töt que 1'appareil de ces noces funeftes fut achevé , on part. Toute la ville en pleurs accompagne la pompe funèbre d'une perfonne vivante , & Pfiché verfant des larmes, va a fes noces , ou plutöt a fes funétailles. Mais voyant que fon père & fa mère , faifis d'horreur de ce qu'on alloit faire, ne pouvoient fe réfoudre a confentir qu'on exécutat un ordre fi barbare, elle les y encourage elle-même. « Pourquoi, leur 35 dit-elle , confumez - vous votre vieilleffe en " regrets inutiles ? Pourquoi abréger par des fan» glots continuels , une vie qui m'eft mille fois 35 plus chère que la miemie ? Que vous fert de vous 3> arracher les cheveux, de vous déchirer le vifage 33 & la poitrine ? C'eft augmenrer ma douleur. VoilA ce que vous deviez attendte de ma 33 beauté. Accablés préfentement par ce coup is affreux, vous connoiffez, mais trop tatd, les 33 traits mortels de i'envie. Quand rout le peuple 33 & les narions étrangères me rendoient des hon33 neurs divins j quand on m'appeloit la nou33 veile "Vénus par toute la terre, c'étoit alors que 33 vóus deviez vous affliger , c'étoit alors que vous  158 L' A N E D' O R » me deviez pleurer comme une perfonne prête » a penr. Je le connois préfentement , & fe » 1 eprouve enfin , que ce feul nom de Vénus eft " Caf f ma ffiort- Mai* qu'on me conduife fur « cefatal rocher, Je fouhaité avec empreffement " f heUreuX maria§^ & que j ai d'impatience » de voir eet illuftre époux que leS dieux me » deftinent! A quoi bon héfiter ?Dois je différer » un moment de recevoir un mari né pour dé, » truire 1'univers » ? En aehevant ces mots > Pfiché fe mêla avec empreffement dans la foule du peuple qui accom, pagnou la pompe. On arrivé d la montagne def nnee; on y monte, & Ion y khTe feule cette malheureufe princefte. Ceux qui avoient porté les torches nuptiales , après les avoir éteintes avec leurs larmes , les y laifsèrent, & chacun revint chez foi tout confterné. Le roi & la reine senfermèrent dans leur palais , oü ils sabandonnerent d une douleur continuelle, Cepeudant Pfiché faihe d'effroi , pleuroit fur Ie haut du rocher, lorfqu'un zéphir agitant fes habjts & s mfinuant dans les plis de fa robe, Penlèvp léUrement la defcend au pied de la montagne 13 pofe doucemept fur un gazon plein de üm$, Fin du yuamème Livre,  d'A p ü t é e, L i ?, V. i LIVRE Cl NQ UIÈ ME. Psiché couchée fur un tendre gazon, étant un peu remife de fon trouble & de fa frayeur, fe kiffa aller infenfiblement a un doux fommeil. Aptès avoir repofé quelque tems, elle fe réveille, 1'efprit beaucoup plus tranquille. D'abord elle apercoit un bois planté de fort grands arbres ; elle voit au milieu une fonraine plus claire que du criftal. Sur les bords que fes eaux arrofent, elle voit un palais fuperbe, élevé plutot par k puiffance d'un dieu, que par Part & 1'adreffe des hommes. A n'en voir feulement que 1'enttée , il étoit aifé de juger que c'étoit le féjour de quelque divinité. Des colonnes d'or y foutienuent des lambris d'ivoire & de bois de cittonnier , d'un ouvrage admirable. Les murs qu'on voir d'abord en entrant, font couverts de bas-reliefs d'argent, qui repréfentent toutes fortes d'animaux j & ce fut. une induftrie merveilleufe a 1'homme , au demi-dieu, ou plutöt, au dieu qui travailla ce métal d'une fi gtande perfeétion. Les planchers font de pierres précieufes de différenres couleurs, taillées 8c joint es enfemble, de manière qu'il femble que ce font des ouvrages de peinture. O que ceux-k font heuteux , qui marchent fur lor  ¥° L' A N E D' O R & fur les pierreries ! Le refte de ce vafte palais étoit d'un prix ineftimable. Les murailles des appartemensrevêtusd'orpur, brillent de toutes parts ; & quand le foleil auroit refufé fa lumière i ce palais, fes portes , fon veftibule & fes chambresen donneroient affez pour 1'éclairer. Les meubles répondent fi bien a la magnificence de eet édifice, qu'il femble que Jupiter, dans le deffein d'habiter la terre, ait pris foin de le faire embellir. , Pfiché attirée par la vue de tant de merveilles, s'enapproche; devenue enfuite un peu plus hardie,' elle entte dans cette brillante demeute; elle admite 1'une après 1'autte tant de beautés différenres , qui de tous cotés s'offrent d fes regards; elle y voit des chambres d'une architeéture parfaite, pleines de tout ce qui fe pouvoit imaginer de plus précieux; ce qui ne s'y trouve pas, ne peut fe trouver dans le refte du monde. Mais ce qui la furprend encore plus que la vue du plus beau tréforde 1'univers , 1'accès n'en eft point interdit, 8c il n'y a perfonne qui le garde. Comme elle confidère routes ces richeffes avec grand plaifir, elle entend une voix qui lui dit: pourquoi vous étonnez-vous , Pfiché , de voir des chofes dont vous êtes la maïtreffe ? tout ce qui eft ici eft a vous. Entrez donc dans un de ces appartemens ; fur ces Hts qui s'offrent pour le repos, cherchez i vous délaffer. Ordgnnez quel bain  d'A p u l é e, L i v. v. 161 bain vous voulez qu'on vous prépare: celle dont vous entendez la voix, eft deftinée a vous fervir auffi bien que fes compagnes. Nous fommes prêtes a vous obéir; & après avoir fair ce qu'il faut auprès de votre perfonne , on vous fervira un repas digne d'une princeffe comme vous. Pfiché reconnut que les dieux prenoienr foin d'elle , & fuivant 1'avis de ces petfonnes inyifibles , elle fe cou'cha , Sc dormit quelque tems ; enfuite elle fe baigna. Au forrir du bain , elle vit un repas préparé ; elle jugea bien que c'éroit pour elle , Sc fe mit a table. On lui préfenta des vins délicieux, & quanriré de mets exquis furenr fervis devant elle par des mains invilibles; elle entendoit feulement les voix de ces perfonnes qu'elle ne voyoit point, qui étoient autour d'elle pour la fervir. Quand elle fut fortie de table, une belle voix chanta, accompagnée d'un luth : enfuite plufieurs voix fe joignirent enfemble ; Sc quoiqu'elle ne vït aucun des muficiens , elle jugea qu'ils étoient en grand nombre, par les chceurs de mufique qu'elle entendoit. Après avoir goüré tous ces plaifirs , Pfiché alla fur un lit chercher le fommeil oü le retour de la nuit 1'invitoit. Quand la nuit fut un peu plus avancée , le fon d'une douce voix vint frapper fes oreilles. Alors fe voyant feule , la peur la faifit; elle friflonne „ Sc craint plus que toutes chofes ce L  lSl L' A N E D* O K. qu'elle n'a point encore éprouvé; cependant cec époux inconnu s'approche du lit de Pfiché, fe couche auprès d'elle , en fait fa femme , & la quitte avant le jour. Peu de tems après, ces perfonnes invifibles qui la fervoienr, font entendre leurs voix dans fa chambre, 8c préparent tout ce qu'il faut pour le lever de la nouvelle mariée. Pfiché palfa quelque tems dans ce genre de vie s 8c s'y accoutumant, infenfiblement, elle y prenoit plaifir; ces voix qui lui obéilfoient & avec qui elle s'entretenoit, lui rendoient fa folitude agréable. Cependant fon père & fa mère confumoient le refte de leur vieillelfe dans les gémiftemens & dans une affliction continuelle. Le bruit du malheur de leur fille s'étoit répandu dans les pays éloignés. Ses deux fosurs en étant informées , quittèrent leurs maris, & vinrent au plus vïte méler leurs larmes a celles de leurs parens. Cette même nuit 1'époux de Pfiché lui paria ainfi ; car quoiqu'elle ne le vït point, elle ne laifloit pas de le toucher 8c de 1'entendre : ma chère époufe, je vous avertis que la fortune cruelle vousmenace d'un péril tertible ; il eft a propos que vous vous teniez bien fut vos gardes. Vos fceurs rroublées d"a bruit de votre mort, viendront bientöt fut ce rocher pour favöir ce que Vous êtes devenue. Si leurs plaintes 8c leurs cris font portés juf-  d' A p V l e e, L i v. V. l£$ qüa vous , gardez-vous bien de leur répondre , ni même de les regarder j vous me cauferiez ün grand fujet daffliétion, & vous vous attireriez le dernier des malheurs. Pfiché promir a fon mari de ne faire que ce qu'il lui prefcrivoit; mais elle s'abandonna aux larmes & aux plaintes, & paffa tour le jour en eet état. Ah! difoit-elle a. tout moment, je vois bien préfentement que je fuis perdue fans reflource, puifqu'étant enfermée dans une belle ptifon, feule & privée de tout commerce , il ne m'eft pas permis de donner aucune confolation a mes fceurs afïligées de ma perte, ni même de les voir. Elle ne voulut ni boire ni manger de tout le jour, ni fe mettre dans le bain. Quand le foir fut venu, elle s'alla mettre au lit, les larmes aux yeux. Dans le moment fon mari vint fe coucher auprès d'elle un peu plutot qu'a 1'ordinaire , & 1'embraffant ainfi baignée de larmes: eft-ce-la , lui dit-il, ce que vous m'aviez promis ma chère Pfiché ? Que puis-je déformais attendre de vous? Qu'en dois-je efpérer ? puifque jour & nuir vous ne ceffez point de vous affliger, même dans les bras de votre époux. Faites donc tout ce qu'il vous plaira, & fuivez un defir qui vous entraïne a votre perte, mais fouvenez-vous que je vous ai avertie très-férxeufemenï du malheur dont yous êtes me$ Pi  I' O r immenfes qu'il renfermoit; & après leur avoir fait entend» ce grand nombre de voix, qui avoient ordre de la fervir, elle les mène fe baigner dans des bains délicieux : enfuite elle leur donne un repas dont 1'appareil étoit fuperbe, & oü 1'abondance étoit jointe a la délicatelTe Sc d la propreté La vue de tant d'opulence & de tant de merveilles ne fervit qua faire naïtre dans le coeur de ces princelfes le norr poifon de 1'envie. L'une des deux ne ceffa point de lui demander qui éroit le maïtre de tant de chofes extraordinaires, Sc de 1'interroger du nom & de la qualité de fon man. Pfiché fe fouvint toujours des confeils quelle avoit reeus,& tint fon fecret renfermé dans fon cceur; mais imaginant une réponfe dans Ie moment, elle leur dit que fon mari étoit un homme dans la fleur de fon dge, parfaitement beau Sc bienfait, qui faifoit fa principale occupanon de la chafle dans les forêts Sc fur les montagne* voifines; Sc de peur qu'un plus long entretien ne leur fit découvrir quelque chofe de ce quelle vouloit cacher, elle leur fitpréfenr de quantite de bijoux dor Sc de pierreries : enfuite elle , appelle le zéphir, & lui ordonne de les repotter oü d les avoit prifes; ce qui fut auflitót exécuté. Pendant que ces deux princefles s'en retournoient chez elles, le cceur dévoré par 1'envie, elles faifoient éclater leur chagrin par leurs difcours.  d'Apulée, Li v. V. 16"/ « Fortune aveugle & cruelle, dit 1'une! pourquoi faut-il qu'étant nées d'un même père & d'une même mère, nous ayons une deftinée fi différente; que nous, qui fommes les aïnées, foyons livrées comme des efclaves a des maris étrangers, & que nous paffions notre vie exilées loin de notre patrie & de nos parens, pendant que Pfiché, qui n'eft que notre cadette, & qui a bien moins de mérite que nous, a le bonheur d'avoir un Dieu poui: époux, & jouit d'une fortune fi éclatante, qu'elle ne fait pas même en connoïtre le prix? Avez-vous bien remarqué, ma fceur, quelle profufion de chofes précieufes 1'onvoit dans fon palais? Quels meubles, quelle quantité d'habits magnifiques, quels prodigieux amas de pierreries, 8c combien d'or 1'on y foule aux pieds ? Si fon mari eft auffi beau qu'elle nous 1'affure, il n'y a perfonne dans tout le moiide fi heureufe qu'elle; peut-être même que 1'amour qu'il a pour elle venant a s'augmenter par 1'habitude, ce dieu en fera une déeffe, & je n'en doute point y n'en a-t-elle pas déja les airs & les manières \ elle n'afpire pas a une moindre gloire ; cV une femme qui a des voix a fon fervice, & qui commande aux vents, n'eft pas fort éloignée d'un rang fi glorieux. Et moi, malheureufe, j'ai un mari plus vieux que mon père, qui n'a pas un cheveu, plus foible qu un enfant, 8c fi défiant qu'il tiant tout enferrné fous la clef dans la maifon » l L iv  ^ L' Ane d' O r. ■ «Le mier,, reprit 1'autre, eft tout courbé 8c acde g°«re„ jugez quelle fatisfaction je puls avoir avec lui; il faut fouvent que j employé mes mams dehcates d panfer les fiennes , Sc d metrre des fomentations fur fes doigts endurcis comme des pjerres; je fais' plutót auprès de lui ]e perfonnage d'un médecin que d'une époufe. Enfin, ma iceur, a vous parler franchement, c'eft d vous de voir fi vous avez aïfez de patience Sc de foiblefie pour fupporter une telle différence de Pfiché i f^Jont moi, je vous avoue que je ne puis ioufh-ir, qu'indigne d'un fi grand bonheur, elle en jouilfe davanrage. Souvenez-vous avec quelle fierré Sc quelle arrogance elle en a ufé avec nous avec quelle oftentation infupporrable' elle nous a fait voir toutes fes richeffes , dont elle ne nous a donne qu'd regret une très-petite partie. Bientot laffe de nous voir, elle a commande aux vents de nous remporrer, & s'eft défaite de nous dw manière choquante : mais je veux n'être pas femme & ceifer de vivre, fi je ne la précipite de fa haute fortune; fi 1'affront qu'elle nous a fait, vous eft auffi fenfible qu'd moi, prenons enfemble des mefüfes juftes pour la perdre. Ne montrons d nos parens , ni d pe'fonne, les préfens qu'elle nous a fairs; faifons même comme fi nous n'avions pu appreudfë aucune de fes nouvelles; il fufïït de ce que nous avons vu qui nous caufe affez de cha-  d' A p u l é e, L i v. V. i6cj grin , fans aller apprendre a nos parens & a tous leurs' fujets , la félicité dont elle jouit; car les hommes ne font point véritablement heureux , quand leur bonheur n'eft connu de perfonne. It faut faire fenrir a Pfiché que nous fommes fes fceurs aïnées , & non pas fes efclaves. Retournons chez nos maris, dans des maifons bien modeftes , auprès de celle que nous venons de quitter, & quand nous aurons pris nos mefures fur ce que nous avons a faire , nous reviendrons a coup sur punir fon orgueil ». S'étant fortifiées 1'une & 1'autre dans cette pernicieufe réfolution , elles cachèrent les riches préfens que leur fceur leur avoir fairs, & arrivèrent dans la maifon paternelle, contrefaifant les affligées , s'arrachant les cheveux, & s'égratignant le vifage, qu'elles auroient bien mérité d'avoir déchiré tout-a-fair. Elles renouvelèrent, par ces larmes feintes la douleur, oü leur père & leur mère s'étoient abandonnés; enfuite elles s'en allèrent chez elles toujours occupées de leurs mauvais delfeins, & méditant les moyens d'exécuter leurs perfidies, ou plutót leur parricide contre une fceur innocente. Cependant eet époux , que Pfiché ne connoiffoit point, 1'avertiftbit toutes les nuits de prendre garde a elle. «Vous ne voyez pas, lui difoir-il, le péril dont la fortune vous menace, il eft encore  17® L' A n i d' O it éloigné; mais fi vous ne vous précautionnez de bonne heure, certainement vous fuccomberez. Vos perfides fceurs mettent tout en ufage pour vous perdre , 8c furtout elles veulent vous perfuader de chercher a me voir; mais comme je vousl'ai dir fouvent, fi vous me voyez une fois, vous ne me reverrez jamais. C eft pourquoi, fi ces abominables femmes reviennent ici avec leurs noires intentions, ( & je fai qu'elles y viendront) ne leur parlez point j & fi vous ne pouvez vous en em" pêcher par la foibleffe que vous avez pouu elles, & par la bonré de votre natutel, au moins n ecoutez rien fur ce qui regarde vorre mari, & ne répondez pas un mot. Vous portez dans votre jeune fein des fruits de notre hymenée : fi vous tenez nos fecrets cachés, je vous annonce que eet enfant fera au nombre des dieux, mais fi vous les révélez, ce ne fera qu'un fimple mortel ». Pfiché charmée de ce qu'elle venoit d'entendre, en devient plus belle; elle s'applaudit de fa fécondité , & feréjouit, dans 1'efpérance qu'elle a d'être mere d'un dieu : elle eompte avec foin les jours & les mois , dans 1'impatience qu'elle a de mettre au monde eer enfant divin. Mais fes fceurs , ces deux furies, qui ne refpirenr que le crime, s'étoient embarquées pour venir exécuter leur déteftable deffein. Cependant, le mari de Pfiché 1'avertit encore .  »' A p v t é e, L i v. V. 171 de ce qu'elle avoic a craindre : « Voici, lui dit-il, le dernier jour, le péril eft proche; vos fceurs ingrates Sc dénarurées ont pris les armes, onr fonné la charge, & vont fondre fur vous. Je les vois déja qui vous tiennent le couteau fur la gorge : Ah ! ma chère Pfiché, que de malheurs vous environnent; ayez pitié de moi, ayez pitié de vousmême; gardez un fecret inviolable, fauvez votre mari, votre maifon , fauvez - vous vous - même avec ce cher gage que vous portez dans votre fein; ne voyez point ces femmes déloyales que vous ne devez plus regarder comme vos fceurs, après la guerre mortelle qu'elles vous ont déclarée, malgré les Hens du fang} n'écoutez point ces perfides firènes, lorfqu'elles viendront fur ce rocher faire retentir les échos d'alentour de leurs funeftes cris». «Je ne crois pas, lui dit Pfiché, d'une voix entrecoupée de fanglots que, jufqu'ici, vous ayez eu lieu de vous plaindte de ma difcrétion, Sc d'avoir manqué a ce que je vous ai promis y vous connoitrez mieux dans la fuite fi je fuis capable de garder un fecret. Commandez donc encore au zéphir de m'obéir, Sc puifqu'il ne m'eft pas permis de jouir de la vue de votre divine perfonne, au moins que je puiffe voir mes fceurs. Je vous le demande par ces cheveux parfumés qui tombent fur vos épaules, par ce vifage qui ne peut être que parfaitement beau , qui me femble au toucher aufli déücat Sc  l7*- L' A n e r>' O r auffi „ni que le mien; je vous en conjure enfin, par vorre fein qui brul e de je ne fai quelle chaIeur extraordinaire ne me refufez pas le plaifir de voir mes fceurs; ainfi, puilTé-je vous voir un jour dans I'enfant qui nairra de vous !' Accordez certe farisfadtion d votre chère Pfiché , qui ne vit & ne refpire que pour vous. Je ne demande plus d vous voir, 1'obfcurité même de Ia nuit neme fait nulle peine, puifque je vous tiens dans mes bras vous qui êtes ma lumière». Cet époux attendri fe rendir aux pnères & aux carefles de Pfiché • il effiiya avec fes cheveux les larmes qu'elle verfo'it & lui ayant promis ce qu'elle fouhaitoit, il h quitta avant la pointe du jour. Les deux fceurs conjurées, ayant pris terre, defcendentpromptementde leurs vaiffeaux, & fans aller voir leurs parens, s'acheminent vers le rocher, y montent avec précipitarion. U, par une temeriré infolente, fans attendre le fecours dn vent qurles devoit potter , elles fe jettent dans iair;. le Zephit qui n'avoit pas oublié 1'ordre qui lui avoit été donné, les foutient & les porte quoiqu'd.regret, proche dupalais de Pfiché, Elles y entrent fans sarrêter un moment, & embraffant leur proie, d qui elles donnoient le nom de fceur, elles cachent, avec une joie & des care/fes feintes, la noirceur de leurs inrenrions.«Pfiché lui dnWeiles, vous n'êtes plus un enfant, vou.  b'A P ü i, É £, L i v. V. 173 ferez bientöt mère; que cette groffeffe nous promet de grands avantages; quelle joie pour toute notre familie, & que nous nous emmerons heureufes de donner nos foins a élever un enfant fi précieux. S'il tient de fon père & de fa mère pour la beauté, il fera beau comme 1'amour même». C'eft ainfi que par ces fauftès démonftrations d'amitié elles s'emparent de fon efprir. Après qu'elle les eut fait repofer; elle leur fait prendre le bain; enfuite elle les conduit dans un appartement fuperbe , ou elle leur fait trouver un repas magnifique. Elle ordonne qu'on joue du luth , elle eft obéie; elle demande un concert de flutes, leurs agréables fons fe font entendre; enfin elle veut que des voix fe joignent aux inftrumens, & Ion entend un chceur de mufique admirable , fans qu'on voye aucun de ceux qui le compofenr. Mais les chatmes de cette divine harmonie n'étoient pas capables de calmer la fureur dont ces perfides étoient poflédées, & comme elles fuivoient toujours leur projet, avec une douceur feinre , elles s'informent de leur fceur , qui étoit fon mati, Sc quelle étoit fa familie. Pfiché, trop fimple & trop peu défiante, ne fe fouvenant plus de ce qu'elle leur avoit répondu fur cela , inventa fut le champ un nouveau menfonge , Sc leur dit que fon mari étoit de la province voifine; que c'étoit un homme qui faifoit un grand commerce, Sc qui étoit puif-  174 L' A N e d' O r. famment richej qu'il étoit entre deux dges, & commencoir a avoir des cheveux blancs : & coupant court fur ce difcours, elle les comble de riches préfens comme la première fois, Sc les renvoya par le même vent qui les avoit apportées. A peine le Zéphir les eut-il rendu, oü il les avoit pnfes, que s'en allanr chez leur père, elles eurent cette converfation.«Que dites-vous ma fceur, difoit 1'une , du ridicule menfonge que cette innocente vient de nous faire ? Son mari, d ce qu'elle nous drfort, étoit un jeune homme qui n'avoit point encore de barbe; préfentement il eft entre deux %es, Sc fes cheveux commencent d blanchir. Quel eft donc eet homme qui vieillit de la forte en fi peu de tems ? Ma fceut, reprit 1'autre, de deux chofes 1'une, ou Pfiché ne nous a pas dit la vérité, ou jamais elle n'a vu fon mari. Que ce foit 1'un 011 1'autre, il faut faire en forte au plutöt de détruire le bonheur dont elle jouit. S'il eft vrai qu'elle ne fache point comme eft fait fon époux, fans doute elle eft mariée d un dieu, elle porte un enfant divm dans fon fein; & certainement fi elle vient d être mère de quelque demi-dieu, (le ciel nous en préferve) mais fi cela arrivoit, je m'étranglerois dans le moment. Cependant retournons chez norre père, & prenons des mefures juftes pour venir d bour de nos deffeins». Ainfi agitées par la violence de leur paffion  n'A p u i é e, L i v. V. 175 criminelle, après avoir, par manière d'acquir, vifité leiu- père & leur mère, elles fe levent avant la fin de la nuit, troublent toute la maifon, en fortent comme des furies, courent au rocher, & y arrivent avec le jour; & de-la , par le fecours ordinaire du zéphir, volent au palais de leur fceur. Après setre frotté les yeux pour en arracher quelques larmes, elles 1'abordent avec ce difcours plein d'artifice : «Vous vivez heureufe & tranquille dans 1'ignorance de votre malheur, & du péril oü vous êtes expofée; mais nous qui veillons pout vos intérêrs, nous fommes dans une peine effroyable de vous Yoir a deux doigrs de votre perte; Sc la part que nous prenons a ce qui vous regarde, fait que nous ne pouvons plus vous cachet ce que nous avons appris de votre forr. Nous favons trèscertainement quun ferpent d'une grandeur prodigreufe vient tous les foirs la gueule dégourante de fang & de venin, paffer la nuit fecrètement auprès de vous. Souvenez-vous de 1'oracle d'Apollon, qui répondit que vous étiez deftinée a époufer un monftre cruel. Plufieurs payfans, & quelques chaffeurs des environs, le virent hier au foir comme il venoit de fe repaitre, qui fe baignoit fur le bord de la rivière qui eft au pied de ce rocher; & tout le monde affute qne vous ne jouirez pas longtems des plaifirs que vous goütez ici, & que, lorfqu'étant prête d'accoucher, vous ferez encore  i?6 . L'A N E d' O K. plus grafie & plus pleine que vous n'êtes, ce dragon ne manquera pas de vous dévorer. C'eft donc a vous de voir fi vous voulez croire vos fceurs, i qui vorre vie eft infiniment chère, & Iequel vous aimez mieux , ou de vivre avec nous hors de danger , ou d'être enfevelie dans le ventre d'un monftre. Que fi, malgré ce que nous vous difons, cette folitude , oü vous n'entendez que des voix, a des charmes pour vous j fi vous êtes touchée des carefies infames & dangereufes de ce dragon, de manière que vous ne vouliez pas fuivre nos confeils, au moins n'aurons-nous rien a nous reprocher, nous aurons fait notre devoir a votre égard». La pauvre Pfiché , trop fimple & trop crédule, fut fi épouvantée de ce que fes fceurs lui difoient, & en eut 1'efprit fi rroublé, que, ne fe fouvenant plus des averriffèmens de fon mari, ni de la promeflè qu'elle lui avoit faite, elle courut elle-même au-devant de fa perte. « Mes chères fceurs, leur dit-elle, avec un vifage oü la frayeur étoit peinte, & d'une voix entrecoupée de fanglots, vous me donnez des marqués bien fenfibles de la tendrefie que vous avez pour moi; j'ai même lieu de croire que ceux qui vous ont fait ce rapport ne vous ont rien dit qui ne foit véritable. Je n'ai jamais vu mon mari, & j'ignore abfolument de quel pays il eft. Je pafte les nuits avec eet époux, dont j'en- tends  c' A f o i ! e, L i v. V. 177 tends feulement la voix que je ne connois point,. & qui fuit la lumière. Je ne puis m'empêcher deconvenir qu'il faut bien que ce foit quelque monftre comme vous me 1'avez dit.; car il m'a toujours défendu expreffement, & avec grand foin, de fouhaiter de le voir, m'aftiirant que cette curiofité m'attireroit le dernier des malheurs. Si vous favez donc quelques moyens de fecourir votre fceur dans cette extrémité, ne les lui refufez pas,. je vous en conjure. Quand on fe repofe trop fut Ia providence des dieux, on en devient indigne ». Ces méchantes femmes , voyant le cceur de Pfiché a découvert, crurent qu'il n'étoit plus befoin de prendre aucun détour, & que s'étant entièrement emparées de fon efprit, elles n'avoient qua agir ouvertement. Ainfi , f une d'elles prenant la parole : « Les liens du fang, lui dit-elle , qui nous uniflènt a. vous, nous engagent a ne confidérer aucun danger, quand il s'agir de votre confervation. Ainfi, nous vous dirons le feul moyen que nous avons ttouvé , qui peut empêcher votre perte, muniffèz-vous d'un bon rafoir bien repalfé & bien tranchant, & le ferrez dans vorre lit, du eöté oü vous avez accoutumé de coucher ; cachez aufli, fous quelque vafe, une petite lampe pleine d'huile & bien allumée , faites tout cela fecrètement; & lorfque le monftre fe fera trainé, en rampant a fon ordinaire, jufqu'a votre lit, qüil fe fera M  ift L'Anb d'Or couché auprès de vous, & que vous le verrez enfeveli dans un profond fommeil, Ievez-vous doucement & fans faire le moindre bruit, allez querir votre lampe, fervez-vous de fa lumière, & prenez bien votre tems pout exécuter une aéfcion courageufe. Coupez hardiment la tête de ce dragon avec te rafoir que vous aurez préparé ; nous ferons toutes prêtes a vous fecourir, Sc fi-tót que vous aurez mis votre vie en fureté par fa mort, nous reviendtons vous trouver, pour emporter avec vous tous les tréfors qui font dans ce palais , enfuite nous vous donnerons un époux qui vous convienne ». Après que ces perfides ei*ent ainfi enflamé Ie cceur de Pfiché, elles prirent congé d'elle, ctaignant d'être enveloppées dans le péril, oü elles 1'expofoient, Sc fe firent rapporter par le zéphir, fur le rocher oü il avoit accoutumé de les aller prendre. Si - tót qu'elles y furent, elles allèrent vïte regagner ieurs vaiffeaux pour retoutner chez elles. Pfiché abandonnée a elle-même , ou plutót aux furies qui la déchireht, n'eft pas moins agitée que la mer pendant 1'orage. Quelque ferme réfolution qu'elle eüt prife , le tems venu d'exécuter fon delfein, elle chancelle, Sc ne fait a quoi fe réfoudre. Dans le ttifte état oü elle eft réduite, fon cceur eft tourmenté de mille paffions différenres ; elle fe hate, elle diffère, elle ofe, elle craint, elle fe défie , elle eft tranfportée de colère -y Sc ce qui  d' A p V l É £, L i v. V. I75) eft de plus crael pour elle, dans le même objec, elle hait un monftre & aime un mari. Enfin, voyant le jour prêt a finir, elle fe détermine Sc prépare, avec précipitation, tout ce qu'il fauc pour exécutet fon projet criminel. Quand il fut nuit, fon mari vint fe coucher auprès d'elle. Après qu'il lui eüt fait de nouvelles proteftations de tendrefle, il s'endort profondément. Alots Pfiché, toute foible de corps & d'efprit qu'elle étoit, pouflee par fon mauvais deftin qui lui donnoir de nouvelles forces, fort du lit, prend la lampe & le rafoir, & fe fent animée d'une hardiefie au-deflus de fon fexe. Mais fi-tót qu'elle eut approché la lumière, elle apercoit le plus doux Sc le plus apprivoifé de tous les monftres j elle voit Cupidon, ce dieu charmant, qui repofoit d'une manière aimable. Ce rafoir odieux , qu'elle tient dans fa main, femble fe vouloir émouffèr, Sc la lumière de la lampe en devient plus vive. Pfiché furprife d'une vue a laquelle elle s'attendoit fi peu, toute hors d'elle - même, pale ,' tremblante, Sc n'ayant pas la force de fe foutenit, fé kifle aller fur fes genoux & veut cachet, mais dans fon ptopre fein, le fer qu'elle tenoit, ce qu'elle auroit fait fans doute, fi, pour fe dérober a. un fi grand crime, il ne lui fut tombé des mains. Toute foible Sc toute abattue qu'elle Üok, la vue de cette beauté diyine ranime fon Mij  i8o L' A n e d' O r corps & fon efprit. Elle voit une tête blonde toute parfumée, une peau blanche & délicate, des joues du plus bel incarnat du monde, de longs cheveux frifés, dont les boucles, qui fembloient briller plus que la lumière de la lampe , tomboient négligemment fur les épaules & fur le fein de ce charmant époux. II avoir des alles de couleur de rofe, dont les plumes les plus petites & les plus légères fembloient fe jouer au mouvement de l'air qui les agitoit; tout le refte de fon corps étoit d'un éclat & d'une beauté parfaite, Sc tel que Vénus pouvoit fe glorifier de 1'avoir mis au monde. Pfiché apercut aux pieds du lit, un are, un carquois , & des flèches, qui font les armes de ce dieu puiflant, qui font de fi douces bléflures : elle les examine avec une curiofité extraordinaire, & les admire. Elle prend une des flèches, Sc voulant eflayer, du bour du doigt, fi la pointe en étoit bien fine, elle fe fit une légère piqüre, dont il* fortit quelques gouttes de fang. C'eft ainfi que , fans y penfer, Pfiché devint amoureufe de 1 Amout même. Alors, fe fentant enflammer de plus en plus pour fon cher époux , elle le baife tendrement, redouble fes careflès avides & empreflees, Sc craint la fin de fon fommeil. Mais pendant qu'elle goute de fi doux plaifirs, cette perfide lampe, comme fi elle eüt été jaloufe, ou qu'elle eüt fouhaité de touchet & de baifer '  B-A P U t É E, L I V. V. l8l auffi eet aimable clieu, laiffe tomber une goutte d'huile enflammée fur fon épaule droite. Ah ! lampe audacieufe & téméraire, tu brüles 1'auteur de tous les feux du monde : eft-ce ainfi qüil faut fervir les amans , toi qui as été inventée par eux pour jouii' pendant la nuit de la vue de ce qu'ils aimeht ? 'L'Amout fe fèntant brüler, s'éveille tout d'un coup, & voyant qu'on lui avoit manqué de parole -y fe débarraffe d'entre les bras de 1'infortunée Pfiché , Sc s'ënvole fans lui parler. Mais elle le faifit avec fes deux mains par la jambe droire, de manière qu'elle eft enlevée en 1'air, jufqu'a ce qu'étant laffe & n'en pouvant plus , elle lache prife Sc tombe a" terre. Ce dieu amanr, ne voulant pas d'abord 1'abandonner dans eet état,. vole fur un ciprès qui étoit proche, d'oü il lui paria ainfi. « Trop" foible & trop fimple Pfiché f Ibin » d'obéir a Vénus ma mère, qui m'avoit ordonné » de vous rendre amoureufe du plus méprifable » de rous les hommes, & d'en faire votre époux, » moi-même j'ai voulu rendre hommage a vos » charmes. J'ai fait plus, & je vois bien que j'ai » eu tort 5 je me fuis bleffé pour vous d'un de » mes trans', & je vous aiépoufée , & tout cela, » Pfiché , afin que vous cruffiez que j'étois un » monftre, & que vous coupaffiez une tête, oü » font ces yeux qui vous trouvoient fi belle. Voila » 1& malheur que je vous prédifois toujours qui Miij  182 L' A n e d' O r » nous arriveroit, fi vous négligiez les avernffe. » mens que je vous donnois avec tant de ten» drefie. A 1 "égard de celles qui vous ont donné » des confeils fi pernicieux, avant qu'il foit peu, » je les en ferai repentir j pour vous je ne puis ft mieux vous punir qu'en vous abandonnant. » En achevant ces mots, Pamour s'envole. Pfiché couchée par terre , pénétrée de la douleur la plus vive & ia plus affreufe, le fint des yeux tant qu'elle peut. Si-tót qu'elle Pa perdu de vuea elle court fe preapiter dans un fleuve qui étoit prés de la; mais ce fleuve favorable, par refpeét pour le dieu qui porte fes feux jufqu'au fond des flots, & redoutanr fon pouvoir, conduit Pfiché fur le rivage fans lm faire aucun mal, & fc pofe fur un gazon couvert de fleurs. Par hafard le dieu Pan étoit affis fur une petite emmence au bord du fleuve, & toujours amoureux de la nymphe Sirinx transformée en rofeau : il lui apprenoit a rendre toutes fortes de fons agréables, pendant que fes chèvres bondifloient autour de lui, paiffant de cöté & d'autre fur le rivage. Ce dieu champêtre qui n'ignoroit pas 1'aventure de Pfiché, Ia voyant prête i mourir de douleur & de défefpoir, la prie de s'approcher de lui, & tache de modérer fon affliétion, en lui parlant ainfi: « mon aimable enfant, quoique vous me voyiez occupé d garder des chèvres , je ne laiffe pas  b'A ? u i i e, L i v. V. 183 d'avoir appris bien des chofes par une longue expérience; mais fi je conjeóbure bien , ce que des gens prudens appeüenr deviner, a voir votre démarche , l'abattement, ou vous êtes, vos pleurs & la manière dont vous foupirez , un violent amour vous tourmente; c'eft pourquoi, croyez mes confeils , ne cherchez plus la mort en aucune faepn, féchez vos larmes, Sc calmez votre douleur. Adreffez vos voeux Sc vos prières a Cupidon, le plus grand des dieux; Sc comme il eft jeune & fenfible , eomptez que vos foins vous le rendront favorable. »* Pfiché ne répondit rien a ce dieu des bergers j mais layant adoré comme une div.inité propice, elle continua fon chemin. Après avoir marché quelque rems comme une perfonne égarée , elle fuivit un chemin qu'elle ne connoifloit point, qui la conduifit a une ville, oü légnoif le mari d'une de fes fceurs. Pfiché en étant inforroée , fe fit annoncet a fa fceur, & demanda 3 la voir. Elle fijt auffitót conduite auprès d'elle. Après qu'elles fe furent embtafTées 1'une & 1'autre, Pfiché, a qui fa fceur demanda le fujet de fon voyage, lui paria ainfi : « vous vous fouvenez du confeil que vous me donnates de couper avec un rafoir la tête a ce monftre, qui, fous le nom d'époux venoit paffet les nuits avec moi, Sc de prévenir le deffein qu'il avoit de me dévorer. Mais comme j'allois 1'entre-' Miv  184 L'Aki d'0 r \ prendre, & qne j'eus approché la lumière pour eer erTet, je vis avec la dernière furprife le fils de Vénus, Cupidón- lui-même, qui repofoir rranquiliemenr. Tranfportée de plaifir & d'amour a certe vue, dans Ie moment que j'allois embrafier ce charmant époux, par le plus grand malheur du monde, je répandis une goutte d'huile enflammée ' fur fon épaule. La douleur 1'ayant éveillé, comme dme v„ armé de fer & de feu : pour punirion, <üt-il, d un fi „oir attentat, retirez^vous, je romps pour jamais les Hens qui vous unifioient 4 moi. Je ,vais tout préfentement époufer votre fceur, continua-t-il, en vous nommant par votre nom; en memetems il ordonna au zéphi^de memporter ioin de fon palais. » A peine avoit-elle achevé de parler, que fa faur, poufiee du defir déréglé de fatisfaire a un amour criminel , auffi-bien que de la jaloufie qu elle avoit eue du bonheur de Pfiché, prit pour pretexte auprès de fon mari la mort d'un de fes parens qu'elle fuppofa avoir apprife, & sW barqua fur le champ. Elle arrivé a ce rocher, elle ymonte, & fans examiner fi Ie vent, qui fouffloit alors, étoit Ie zéphir ou , ^ folk efperance: «amour, dit-elle, recois moipour ta femme; & toi, zéphir, pone celle qui te doit commander». En même tems elle fe jette en 1'air "* t0mbe dans' des P^cipiccs- elle ne put même  d' A V V l É e, L i v. V. i§5 arriver après fa mort oü elle fouhaitoit; car fes membres brifés & difperfés fur les rochers , ainfi qu'elle 1'avoit bien mérité, fervirent de pature aux oifeaux & aux bêtes fauvages. L'autre fceur ne fur pas long-tems fans être punie; car Pfiché qui erroit par le monde , érant arrivée a la ville, oü elle faifoit fon féjour , la trompa de la même manière. Celle-ci n'eut pas moins d'empreffement que l'autre de fupplanter fa fceur en époufant le dieu de 1'amour; elle courut fur le rocher, 8t tomba dans le même précipice. Pendant que Pfiché occupée a chercher Cupidon, parcouroit le monde, ce dieu étoit couché dans le lit de fa mère, malade de fa bleffure. Dans ce tems-la un de ces oifeaux blancs qu'on voit fouvent nager fur les flots, plongea dans la mer, 8c fut trouver Vénus qui fe baignoit au fond de 1'Océan. II lui apprit que fon fils étoit au lit, pour une brülure qu'il avoit a 1'épaule, dont il fouffroir beaucoup, qüil éroit même en gtand danger, & qu'il couroit d'étranges bruits par toute la terre, fur la familie de Vénus; que pendant que Cupidon s'étoit reriré fur le haut d'une montagne avec une maïtreffe, \énns fe divertiffoit dans les bains de Thétis, au fond de la mer. Ainfi, continuat-il, le monde eft ptivé de plaifirs , on n'y voit ■plus les graces ni les ris; les hommes font dtjvenus groffiers & fauvages; on n'y connoit plus la  i8 Je te prie , dit-elle a 1'oifeau, toi qui mes feul reftéfidéle, apprends-moi le nom de celle qui a féduit eet enfant : eft - ce une nymphe, une des heures , une des mufes, ou une desgraces qui font a ma fuite. Je ne fais, lui répondit 1'oifeau qui ne pouvoït fe taire , mais il me femble qu'on dit, que celle qu'il aime fi éperdument fe nomme Pfiché ? Quoi , s'écria Vénus avec tranfport, il aime Pfiché , qui a 1'infolence de me difputer 1'empire de la beauté, & d'ufurper mon nom; & pour comble d'indignité, U femble que j'aye été la médiatrice de eet amour ; car c'eft moi qui lui ai fait voir cette mortelle, il ne la connoit que par moi.» En achevant ces mots elle fottit de la mer, & s'en alla droit a fon palais. A peine fut-elle i la chambre , oü 1'amour étoit malade, qu'elle s'écria dès la potte: « ce que vous avez fait eft beau & bien digne de vous & de votre naiffance ! vous ne vous êtes pas contenté de méprifer 1'ordre que votre mère Sc votre fouveraine vous avoit donné, loin denflammer mon ennemie pour quelqu'homme indigne d'elle,  »' A r v ti é e, L r v. V. 187 vous 1'avez aimée vous - même, & a votre age vous avez la témérité de vous marler, & d'époufer une femme que je détefte. Sans doute, petit fédu&eur, petit brouillon que vous êtes, vous croyez être en droit de faite tout ce qu'il vous plaït, & que je ne fuis plus en age d'avoir un autre fils j mais je vous prie de croire que cela n'eft pas vrai, & que j'efpère avoir un fils qui vaudra beaucoup mieux que vous. Et quand cela ne feroit pas, afin que vous reflenriez mieux le peu de cas que je fais de vous ; j'adopterai quelqu'un des enfans de ma fuite, & je-lui donneraï les aïles, le flambeau, 1'arc Sc les flèches , en un mot tout ce que je vous avois donné, Sc dont vous avez fait un fi mauvais ufagë : tout cela vient de moi , & non pas de votre père. Mais vous n'avez jamais eu que de mauvaifes inclinations y vous étiez méchant dès votre enfance, vous n'avez aucun égard ni aucun refpect pour vos parens , que vous avez maltraités tant de fois, Sc moi-même qui fuis votre mère, combien de fois ne m'avez-vous pas bleflee ? Vous me traitez avec. mépris , comme une reuve abandonnée, fans craindre ce fameux guerrier qui eft votre beau-père. Que dis-je, malgré le chagrin que cela me caufe, ne le bleffez-vous pas a tout moment pour cent beautés différentes ; mais je vais faire en forte que vous aurez tout lieu de vous  188 L'Ani b'0 r ttpentir d'en ufer ainfi, & dn beail mafIa vous avez fair. «Mais que ferai-je préfentement, dit-elle ei, elle-meme, lorfque cefils ingrat me méprife > A qui m'adrefferai-je ? Comment pourrai-je pu„ir Ce pent fourbe ? Irai-je demander du fecours a Ia ^obnété qui eft ma mortelle ennemie, & qHe j'ai tant de fors offenfée pour complaire a mon fils, & faudra-t-il même que j'entre feulement en convetfation avec une femme fi défagréabie & fi groffiete ? EHemefait horreur ; mais il faut me venger a quelque pnx que ce puifte être. U n'y a que la Sobnété qui puifte me bien fervir en cette occafion; il faut quelle chatie rigoureufement eet woord,, quelle vide fon carquois , óte Ie fer de flèches, détende fon are, éreigne fon flambeau, & aftbiblifle fon corps par 1'abftinence. A ors je me croirai bien vengée, & je ferai touta-fart contente fi je puis couper ces beaux cheveux Wonds que j'ai fi fOUVent accommodés moinieme, & fi je pu;s arracher jes p]umes ^ ^ ailes que j'ai tant de fois parfumées.» Après que Vénus eut ainfi parlé, elle fortit de fon parats toute en fureur. Cérès & Junon la rencontrèrent, & la voyant en cet ^ eJ]es demandèrent, pourquoi par un air fi chagrin elle ternifloit 1 'éclatde fes beaux yeux? «Vous ve«ezici fort A propos, leur dit-elle, redoubler  1)' A f U L É E, L I v. V, 189 3'excès de mes peines par vos railleries: vous devriez .plutot ( & même je vous en prie) faire tout votre poflible pour me découvrir cerre Pfiché, qui eft errante & fugitive par le monde ; car je ne doute pas que vous ne fachiez une chofe auffi publique que celle qui m'eft arrivée, & a mon fils, que je ne dois plus regarder comme tel, après ce qu'il a fait.» Ces divinités, qui favoient tout ce qui s'étoit paffe, tachèrent de calmer fa colère en lui parlant ainfi : « quel mal vous a fait votre fils, déeffe, pour vous oppofer a fes plaifirs avec tant d'opiniatreré, Sc pour vouloir perdre celle qu'il aime ? A-t-il commis un crime en fe laiffant toucher aux charmes d'une belle perfonne ? Avez-vous oublié fon age , ou paree qu'il eft toujours beau & délicat, croyez-vous qu'il foit toujours un enfant ? Au refte , vous êtes mète, & vous êtes prudente, de quel ceil croyez-vous qu'on vous verra avec une attention continuelle fur les galanteries de vorre fils, condamner en lui des paffions dont vous faites gloire , & lui interdire des plaifirs que vous goütez tous les jours? Les hommes Sc les dieux pourront-ils fouffrir, que vous, qui ne ceffez point d'infpirer la tendrefle par rout 1'univers, vous la banniiïiez fi févèrement de votre familie ? Sc pourquoi voulez-vous empêcher les femmes de fe prévaloir de 1'avantage que leur beauté leur  *?° Va n e » o r. donne furies cceurs „? C'eft ainfi que ces dée/Tes redourant les traits de Cupidon, prenoient fon parti, quoiqu'il fut abfent; mais Vénus indrgnée de voir qu'elles regardoient comme une bagatelle une chofe qui lui tenoit fi fort au cceur, les quitc* & s'en alla fort vïte du cöté de Ia mer. Fin du cinquikmc Liyre.  t>' A p v i i e , L i v. V I. 191 LIVRE SIXIÈME. Cjependant Pfiché parcouroit cent contrées différentes, occupée nuit & jour du defirde retrouver fon époux. Elle fe promettoit que fi elle ne pouvoit appaifet fa colère par des carelïes, comme fa femme, elle pourioit du moins le fléchir par des foumiffions, comme fon efclave. Elle apercut un temple fur le haut d'une montagne : peut-être, dit-elle, que le dieu mon maïtre habite en ce lieu-la : auffitot elle y tourne fes pas & y monte fort vite j malgré fa laflitude, 1'efpérance Sc famour lui donnant de nouvelles forces. Elle n'eft pas plutot au haut de la montagne, qu'elle entre dans le temple j elle y trouve des épis de fromenten un monceau, d'antres dont on avoir fait des couronnes; elle voit aufli des épis d'orge, des faux & tous les inftrumens dont on fe fert pour faite la moifibn, épars de coté & d'autre confufément, comme les moiflonneurs les jettent ordinairement quant ils reviennent las & fatigués du travail. Pfiché fe met a rangec toutes ces chofes avec grand foin, croyant qu'elle ne devoit négliget le culte d'aucun dieu, & qu'il falloit qu'elle cherchat les moyens de fe les rendre tous favorables. Pendant qu'elle étoit dans cette occufation;  > 191 L A n e d' O r Cérès 1'apercut & lui cria de lom : «ah! malheureufe Pfiché, ne fais-tu pas que Vénus en fureur te cherche par tout le monde, & qu'elle a réfolu d'employer tout fon pouvoir pour te faire périr & fe vènger; cependant tu t'occupes ici du foin de mon temple, & tu fonges d toute autre chofe qu'd mettre ta vie enlureté». Alors Pfiché fe profterne par terre, baigne les pieds de la déeffe, de fes larmes, & les effuyant avec fes cheveux, implore fon affiftance par les prières les plus touchantes. « Ayez pitié d'une malheureufe, lui dit-elle, je » vous en conjure par cette main libérale, 'qui » répand 1'abondance des blés fur la terre, par » les fêtes & les réjouiffances que les moiffonneurs » font en votre honneur, par les facrifices myfté» neux qu'on célèbre pour vous, par la fertilité de » la Sicile, par votre char attelé de dragons ailés, » par celui qui fervir d 1'enlèvement de Proferpine » votte fille, par la terre qui s'ouvrir pour la » cacher, par les ténèbres oü fon mariage fut » célébré,par fa demeure dans les,enfers & fes » retours fur la terre. Je vous conjure enfin par » tout ce que le temple d'Eleulïs qui vous eft » confacré, dérobe aux yeux des profanes, laif» fez-vous toucher de compaifion pour la mal» heureufe Pfiché qui eft d vos pieds. Souffez que » je puiffe refter cachée pour quelques jours fous » ces épis de blé, jufqu'd ce que ia colère d'une » déeffe  d' A p Ü l '31 e , L i v. V I. X93 » déeffe auffi puilfante que Vénus, foit calmée; » ou du rnoins pendant ce tems-la je reprendrai » un peu de forces , après tant de peines & de » fatigues que j'ai effuyées »*. « Vos larmes Sc vos prières me touclient, lui » dit Cérès/je voudrois vous fecourir; mais il « il n'y a pas moyen que je me brouille avec \'é» nus, qui eft ma parenre, avec qui je fuis liée » d'amitié depuis long-tems, Sc qui d'ailleurs eft » une déeffe aimable & bienfaifante. Ainfi forrez » d'ici, & croyez que je vous fais grace de vous » lailfer aller & de ne vous pas faire arrêter ». Pfiché voyanr fes vceux rejetés contre fon efpérance, for'tit le cceur pénétré d'un furcroïr de douleur, 8c retournant fur fes pas, elle apercut au bas de la montagne, dans le milieu d'un bois épais, un temple d'une ftruclure merveilleufe. Comme elle ne vouloit négliger aucun moyen, quelqu'incertain qu'il put être, de fe tirer de 1'état malheureux oü elle étoit, & qu'elle avoit deffein d'implorer le fecours de toutes les divinités, elle s'approcha de ce temple, elle vit de tous cótés de riches préfens & des robes brodées d'or qui pendoient aux branches des arbres & a la porte du temple, oü le nom de la déeffe étoit écrit, & les bienfaits qüen avoienr recu ceux de qui venoient ces offrandes. Pfiché fe mir a genoux; & ayunt embrafte 1'autel, oü il paroiffoit qu'on avoit facrifié depuis N  I$>4 L' A n e d' O r peu, elle elTuya fes larmes, & fit cette prière :, « Sceur & femme du grand Jupiter, foit que »' vous vous teniez dans les anciens temples de j' Samos , qui fait gloire de vous avoir vu naitre n & de vous avoir élevée ; foit que vous habi» riez 1'heureux féjonr de Carthage, oü Ton vous 35 adore fous la figure d'une fille qui monte au 3> ciel fur un lion; foit enfin , que vous vous 33 trouviez dans la fameufe ville d'Argos, qu'at33 rofe le fleuve Inachus , oü 1'on vous appelle 33 la femme du dieu qui lance le tonnerre , & la 33 reine des déeflès, vous qu'on honore dans tout > 1'Orient, fous le nom deZygia,& fous celui 33 de Lucine dans 1'Occident, Junon fecourable, 33 ne m'abandonnez pas, je vous en conjure dans 33 letat déplorable oü je fuis réduitej délivrez33 moi du péril affreux dont je fuis menacée , 33 après avoir fouffert tant 4e peines ; je 1'efpère s» d'autant plus , que je fais que vous avez cou33 tume d'ètre favorable aux femmes encèintes 33 qui ont befoin de votre fecours 3>. A cette humbJe prière Junon parut avec tout 1'éclat & la majefté qui 1'environne. « Je fouhai.3» terois, dit-elle a Pfiché, pouvoir vous exaucer; 33 mais la bienféance ne me permet pas de vous 33 protéger contre Vénus , qui eft ma bru ( beller 33 fille ) & que j'ai toujours aimée comme ma » propre fille. D'ailleurs la loi qui défend de  ©' A 'P U L É E, L I v. V I. 195 ■» recevoir les efclaves fugitifs, malgré leurs mai» - tres , fuffit pour m'en empêcher ». Pfiché accablée de ce dernier coup , perd toure efpérance de pouvoïr merrre fes jours en süreré ; elle ne voit aucun moven de retroüver fon époux ; 6c réfléchiffant fur la cruauté de fa deftinée: cc quel remède, difoit-elle, puis-je trouver a mes malT heurs, puifque la bonne volonté que les déeffes" mêmes ont pour moi, m'eft abfolument inutile} Ou pourrai-je aller pour éviter les pièges qui me font tendus de tous les cótés ? Dans quelle maifon ferai-je en sureté ? Quelles ténèbres pourronr me dérober aux yeux d'une déeffe auffi puiffante que Vénus ? Infortunée Pfiché , que ne 't'armes-tu d'une bonne réfolution , que ne re'nonces-tu au frivole efpoir de pouvoir te cacher, & que ne vas-tu te remettre enrre les mains de ta maïtreffe, & tacher d'appaifer fa colère par ra foumiiïion & tes refpects ? Que fais-tu , fi celui que tu cherches depuis fi long-rems , n'eft pas chez fa mère» ? Ainfi Pfiché dérerminée a fe préfenter a Vénus , quoiqu'il put lui en arriver de funefte, commenga a fonger en elle-même de qu?!!e manière elle lui parleroit pour racherde la flécliir. Cependant Vénus laffe de la recherche inutile qu'elle faifoit de Pfiché fur la terre , réfolut de chercher du fecours dans le ciel: elle ordonne qu'on lui prépare un chariot d'or, dont Vulcain ■ Ni;  J9S V A n e d'0 k lui avoit fait préfent avant que d'êrre Ion eW Ce dieu 1'avoit travaillé avec tout 1'art dont il etoit capable , & la perte de I'or que la lime en avoit oré ne 1'avoit rendu que plus précieux parlexcelience.& la beauté de 1'ouvrage. Parmi ün graad nombre de colombes, qui étoient autour de 1 appartement de la déelTe , on en choifit quatrc Manches, dont le cou paroilfoit de différentes couleurs.&on les attele a ce char, en paflant leurs tetes dans un jong tout brillant de pierreries Vernis n'y fut pas plutót montée , que ces courfiers ailés partent & percent les airs. Quantité de moineaux & d'autres petits oifeaux volent autour du char, & annoncent par-tout 1'arrivée de ia déelTe par leurs ramages & leurs chants melodieux, fans rien craindre desaigles, ni des autres oifeaux de proie. Les nuages s'écartent , Je ciel s ouvre , & recoit fa fille avec joie Vénus va trouver Jupiter dans fon palais , Sc dim air impérieux lui demande Mercure , dont elle avoit befoin pout publier ce qu'elle vouloit faire favoir. Jupiter le lui accorde; Sc cette déefie fort contente , defcend du ciel avec lui, & lui parle ainfi. « Vous favez , mon frère , que je n ai » jamais rien fait fans vous le communiquet & » vous n'ignorez pas auffi 5 je crois , qu'il y a » fort long-tems que je cherche une de mes efcla» yes, fans la pouvoir trouver. Jen'ai point d'autre  r>' A p u l é e, L i y. v I. 197 »» reffource pour 'en venir a bout , que de faire » publier par-rout, que je donnerai une récomj> penfe a celui qui m'en apprendra des nou» velles. Je vous prie de vous charger de ce foin, » fans y perdre un moment, & de Ia défignet de 35 manière qu'elle foit aifée a reconnoitre, afin 33 que ceux qui fe trouveront coupables de 1'avoir 33 recelée , ne puifTent s'excufer fur leur igno» rance. 33 En difant cela elle donne a Mercure un écrit qui contenoit le nom de Pfiché & les fignes qui pouvoient Ja faire connoïrre , & s'en retourne dans fon palais. Mercure exécute auffitót fa cormnifïïon; il va chez toutes les nations de la terre, Sc publie eet avis en tous lieux: cc fi quelqu'un fait des nou33 velles de la fille d'ttn roi, nommée Pfiché, a 33 préfent efclave de Vénus & fugitive , qu'il' 33 puiffe Farrêter , ou découvrir le lieu ou elle eft 33 cachée, il n'a qua venir trouver Mercure j> chargé de la publication de eet avis , derrière 33 les pyramides murtiennes; & pour fes peines 33 il recevra fèpt baifets de Vénus , & un autte 33 affaifonné de tout ce qu'un baifer peut avoir 3J de plus douxss. Mercure n'eut pas pluröt fait cette proclamation, que tous les hommes, animés par 1'efpoir d'une récompenfe fi agréable , fe mirent a chercher les moyens' de la mériter , Sc c'eft ce qui acheva de déterminer Pfiché a ne pas Niij  L'A n e D>oR perdre un moment as aller livrer elle - méme. Comme die approchoit du palais de Venus ' une desWntes de cette déeiTe, nommée ^ Mmde , vint au-devant d elle , & U cria de ^ ^ force: «enfin, efclave perfide, vous commen» cez a, connoirre que vous avez une maitrefie " «-vous pas encore fimpudence de faire' "nctT aiSiT tOUCeS nous fommes données a vous chercher; „ais >> vous ne pouviez mieux tomber qu entre mes , s,&vou, necfiappereZpasau chatiment l qUeJOUS méLrkel »• E« -fievant ces mots elle M Prend aux cheveux $ ig, traïne crueliemenr quorque Pfiché ne fit aucuneréfiftance ^ Sr-tot que Vénus la vit, elle fecoua,latêtfe, « enfin, dtt-elle,, vous dargnez vcmr faluer, votre belle» «ere , ou peut-être ètes-vous venue rendre " ?//?lmad £ft ^eufement -salade de la bleffure que vous lui avez faire: : ™? ^ V0US emDarrafTez de rien , je vais vous -ter envraie helle-mère. Ou fout, con- ».nnua-t-elle, deux de mes fuivantes; 1I„. r qUietUde- % h Wrffo ? EHes parurem dan, ^ moment, & Vénus leur hvra Pfiché p u£ i avpir charges de mime « m avoir futJouliiir  d A p v t é e, L i v. V I. 199 tout ce qu'elles purent imaginer de plus cruel, elles la lui ramenèrent. Vénus fe mit a rite une feconde fois en la voyant: « elle penfe , dit-elle , » que fa gtofleffè excitera ma compaffion , & que m je 1'épargnerai en faveur du digne fruit dont » je dois être la grand'mère. Ne ferai-je pas fort » heureufe d'être aïeule , a la fleur de mon age, » & que 1'enfant d'une vile efclave foit appelé » le petit-fils de Vénus? Mais que dis-je , eet „ enfant ne me fera rien , les conditions font trop » inégales: de plus, un mariage fair dans une » maifon de campagne , fans témoins & fans le » confentement des parens , ne peut jamais rien » valoir; ainfi ce ne pourroit être qu'un enfant 3> illégitime , quand même jufqu'a fa naiffance j> je laifferois vivre la mère 33. En achevantces mots, elle fe jette fur elle, lui déchire fa robe, en plufieurs endroirs, lui arrache les cheveux , & lui meurtrir le vifage de plufieurs coups. Prenant enfuite du bied , de 1'orge , du millet, de la graine de pavot , des pois , des lentilles Sc des féves, Sc les ayant bien mêlés enfemble & mis en un monceau: » Tu me 33 parois fi déplaifante & fi laide, dit-elle a Pfiché, 3» que tu ne peux jamais te faire aimer que par 3» des fervices, & des foins empreffés. Je veux 33 donc éprouver ce que ru fais faire ; fépare-moi >3 tous ces grains qui font enfemble, Sc mets-en, Niv  200 L' A N E D' o ^ » chaque efpèce a part; mais que je voie cel. "fait avant la nuit Après avoir donné eet ordre , elle s'en alla i an feftin de noees, oü elle avoit été invitée La pauvre Pfiché toute confternée d'un commandement fi cruel, refte immobile devant eet affreux tas de grains .différens „ & croit qu'il eft inutile de mettre la main a un ouvrage q„i !ui paroit impoffible. Hepreufement une fourmi fe trouya Ia qui ayant pitié de 1'état oü étoit réduite la femme d un grand dieu , & déteftant Ia cruauté de \ enus, alla vite appeler toutes les fourmis des environs. c, Laborieufes filles de la rerre, leur ditelle ayez compafiion d'une belle perfonne qui eft iepoufe du dieu de 1'amour; hatez-vous & venez k fecourir, elle eft dans un prelfant dange >, Auffitot les fourmis accourent de toutes Pairs, & o„ en voit une quantité prodigieufe & apres avoir mis chaque efpèce en un monceau a part, elles fe retirent promptement. Au com-encement de la nuit, Vénus revient du feftin, abreuvee de neétar , parfumée'd'efiences précieuies, &paréede quantité de rofes. Ayant vu ^uel^ diligence on étoit venu d bout d'un navail auffi furprenant qu'étoit celui-li; « maüdfte nature, dit-eilea Pfiché, ce nM Fs-Ii 1W v-gede tes mains, mais bien plutót de cc!w i  d' A p, o i é e, L i v. V T. 201 qui, pour ton malheur & pour le fien, tu nas que trop fu plaire » ; & lui ayant fait jeter un morceau de gros pain, elle alla fe coucher. ■ ' Cependant Cupidon étoit étroitement gardé dans une chambre, au milieu du palais de fa mère , de peur que s'il venoit a fortir , il ne vint retrouver fa chère Pfiché, & n'aigrït fon mal par quelque excès. Ces deux amans ainfi féparés fous un même roit, pafsèrent une cruelle nuit; mais fi-töt que 1'aurore parut, Vénus fit appeler Pfiché, Sc lui donna eet ordre : « vois-tu , lui dit-elle, ce bois qui s'étend le long des bords de cette rivière, Sc cette fontaine qui fort du pied de ce rocher ; tu trouveras-la des moutons qui ne font gardés de perfonne , leur laine eft brillante Sc de couleur d'or, & je veux , a quelque prix que ce foit,que tu m'en apporres tout préfentement ». Pfiché s'y en alla fans répugnance, moins pour exécuter les- ordres de la déeffe, que dans le deffein de finir fes malheurs en fe précipirant dans le fleuve ; mais elle entendit un agréable murmure que formoit un rofeau du rivage, agité pat 1'haleine d'un doux zéphir, qui lui paria ainfi. « Quelques malheurs, dcnt vous foyez accablée, Pfiché , gardez-vous bien de fouiller la pureté de mes eaux par votre morr, & encore plus d'appiQcher de ces redoutables moutons pendant la grande ardeur du foleil, alors ils font furieux &  192 L'Akï d' O r ftès-daogereux par leurs cornes & leurs dents envénimées, dont les bleflures font mortelles, j mais vous pouvez vous cachet fous ce grand' arbre, que ce fleuve arrofe auffi bien que moi , Sc quand la grande chaleur du jour ferapaflee, & que ces bêtes moins irritées fe repoferont au frais Ie long de ces eaux , alors vous entrerez dans ce ptochain bocage , ou vous ttouverez beaucoup de cette laine précieufe que vous cherchez, que ces animaux y ont lahTée en patfant contre les buiflbns ,1. Pfiché profita de 1'avis du rofeau, qui s'intérefioit i fa confervarion, &s'en trouva fort bien • car ayant fait exadement ce qu il hu avoit prefcrit , elle prit facilement Sc lans danger beaucoup-de cette laine dorée , & Ia porta a Vénus. Quelque périlleufe qu'eüt été cette feconde commiffion , dont elle venoit de s'acquitter , Venus n'en fut pas plus appaifée quelle 1'avoit ere de la première , & froncant le fourcil avec un founs qui marquoit fon dépir': * je nJignörë pas , lui dit-elle , qui eft le perfide qui t'a donné les moyens de venir a bout de ce que je t'avois ordönnéj mais je veux encore éprouver ton courage 8c taprudence. Vois-tu bien , continua-t-elle, ce rocher efcarpé qui eft au haut de cette montagne , c'eft-H qu'eft Ia fource des fleuves infernaux; de-M fonent ces' eaux noiratres qui, fe  ï'A P T 1 B E, L I T. VI. 20J. précipitant avec un bruit terrible dans Ia vallée voifine , arrofënt les marais du Stix , & groffiffent le fleuve de Cocyte. Va tout préfentement puifer de ces eaux dans leur fource, 8c m'en rapporte dans ce vaiflèau». En méme-tems eller lui donna un vafe de criftal fort bien travaillé, 8& la menace des plus cruels füpplices , fi elle.ne s'acquitte bien de fa commiflïon. Pfiché y va avec empreffement, & monte fur le haut de la montagne, dans 1'efpérance d'y trouver au moins la fin de fa déplorable vie. Si-tot qu'elle y fin, elle vit 1'impoffibilité d'exécuter les ordres de la déeffe. Un rocher prodigieux par fa grandeur & inacceffible par fes précipices, vomit ces affreufes eaux , qui tombant dans un vafte gouffre, & fuivant enfuite le penchant dé la montagne , fe perdent' dans le fèntier profond d'un- canal reflèrré, & fans -être vues , font conduites dans la vallée prochaine. De deux cavernes qui-font a droire 8c a gauche de cette fource, deux effroyables dragons s'avancent Sc alongent la tête 'j le fommeil n'a jamais férmé leurs yeux , 8c ils font en ce lieu une garde perpétuelle; de plus , ces eaux femblent fe déféndre elles-mêmes, & par leur mouvement rapide articuler ces mots: « retire-toi , que fais-tu ? Prends garde a toi, fuis, tu va périr »'. Tant de difficultés iuftirmontabjes abattirent  2°4 L' A N E D' O R tellement 1'efprk de Pfiché, qu'elle refta immo* bik, comme fi elle eüt été changée en pierre, Elle etoit faifie djme fi grande douleur, qu'elle n avoit pas même la force de verfer des larmes pour fe foulager; mais la providence jeta les yeux lur cette inforrunée, qui fourfroit injuftement. Eaigle, eet oifeau du fouverain des dieux fe refiouvenant du fervice que 1'amour avoit rendu a Jupiter, dans 1'enlèvement de Ganimède, Sc refpeótant ce jeune dieu dans Pfiché fon époufe, defcendit du haut des cieux, Sc vint auprès d'elle. «Vous êtes , lui dit-il, bien crédule ,& vous avez bien peu d'expérience des chofes du monde, fi vous efpérez dérober une feule goutte de 1'eau de cette fontaine, non moins terrible que refpectable, Sc fi vous croyez même en approcher. Vavez-vous jamais ouï dire, combien ces eaux font redoutables, & que les dieux jurent pat le Srix, comme les mortels jurent par les dieux? Mais donnez-mpi ce vafe ». Et en même tems eet oifeau le prenant des mains de Pfiché, vole vers cette fontaine, Sc voltigeant, tantöt d'un cóté, tantot de l'autre, entte les têtes des dragons, il pmfe de ces eaux malgré la répugnance qu'elles temoignent, & les averrifiemens qu'elles lui donnent de fe retirer; mais 1'aigle fuppofa qu'il en venoir chercherpar 1'ordre exprès de Vénus, & que c'étoit pour elle ; ce qui lui en rendit 1'abord  d' A p u l é e, L i v. V I. 205 un peu plus aifé. II revint & rendit le vafe plein 1 Pfiché, qui s'en alla bien joyeufe le préfenter vïte a Vénus. Cela ne fut point capable de défarmer Ia colère de cette déeffe. Avec un fouris plein d'aigreur, elle menaca Pfiché de 1'expcfer a des peines nouvelles & plus oruelles. «II faur, lui dit-elle , que tufois quelqu'habile magicienne, pour avoir ainfi exécuté les ordres que je t'ai donnés. Mais ce n'eft pas tout; il faut, ma belle enfant, que vous me rendiez encore quelques petits fervices : prenez cette boïte, & vous en allez dans les enfers la préfenter a Proferpine. Dites - lui : Vénus vous prie de lui envoyer un peu de votre beauté , feulement autant qu'il lui en faut pour un jour, paree qu'elle a ufé toute la fienne pendant la maladie de fon fil s; mais furtout revenez vïte, ajouta-t-elle, j'en ai befoin pour me rrouver a une affemblée des dieux». ' Pfiché connur alors tout ce que fa deftinée avoit d'affreux. Elle vit bien qu'on en vouloit ouvertement a fa vie. Que pouvoit elle penfer autre chofe, puifqu'on 1'envoyoit dans le féjour des morts? Sans différer davanrage , elle s'achemine vers une rour fortélevée; elle y monte dans le deffein defeprécipiter du haut en bas. Elle croyoit que c'étoit la le moyen le plus sur & le plus aifé pour defcendre dans les enfers. Mais la tour commenca i parler;  -2-06 L' A n e d' ö s. « pourquoi, malheureufe Pfiché, lui dit-elle, voulez-yous finir vos jours de certe manière ? Pourquoi fuccombez-vous fi facilement fous le dernier péril, oü Vénus doir vous expofer? Si votre ame eft une fois féparée de votre corps , certairtement vous irez aux enfers , mais vous n'en reviendrez jamais ; ainfi écoutez mes avis. AiTez proche de la fameufe ville de Lacédémone, qui n'eft pas Join d'ici, cherchez dans des lieux détoutnés & i 1 ecart, vous y trouverez le Ténare ; c'eft un foupirail des enfers, 8c une de leurs portes, oü vous verrez un chemin impratiqué , qui vous conduira droit au palais de Pluton ; mais gardez-vous bien d'aller les mains vides dans ces lieux ténébreux, il faur que vous ayez dans chaque main un gateau de farine d'orge pétti avec du miel, & deux pièces de monnoie dans votre bouche. » Quand vous ferez environ a moitié chemin , vous trouverez un ane boiteux, chargé de bois' conduit par un anier qui fera boireux auffi; il vous priera de lui ramaffer quelques petits batons, qui feront tombés de la charge de fon ane, paffez fans lui répondre un feul mor. Vous arriverez enfuite au fleuve des morts , oü vous verrez Caron qui attend qu'on le paye, pour ernbarquer les paffagers dans fon méchant petit bateau, 8c les rendre a l'autre rive. Faut-il donc que 1'avarice xègne aufli parmi les morts ? Que Pluton lui-  ne fe féparera de vous, je 1'unis a vous pour 3> toujours par les liens du mariage ». Auflitöt on drefla le fomptueux appareil du feftin de la noce; 1'amour Sc fa Pfiché occupoient les premières places, Jupiter & Junon étoient enfuite, Sc après eux toutes les autres Divinités felon leur rang. Ganimède, ce jeune berger, 1'échanfon de Jupiter, lui fervoit a boire du neétar. Bacchus en fervoit aux auttes dieux, Vulcain faifoit la cuifine, les Heures femoient des fleurs de tous cótés, les Gtaces répandoient des parfums, Sc les Mufes chantoient. Apollon joua de la lyre, Vénus danfa de fort bonne grace; & pendant que les neuf Mufes formoient un chceur de mufique, un Satyre" jouoit de la fiüte, Sc Pan du flageolet. C'eft ainfi que Pfiché fut mariée en forme a Ion cher Cupidon. Au bout de quelque tems ils eurent une fille » que nous appelons la Volupté.  d' A p u t é e, L i y. V 1. 215 Voila le conté que cette vieille a moitié ivre , faifoit a la jeune fille que les voleurs tenoient 7 prifonnière, & moi qui 1'avois écouté d'un bout a l'autre, j'étois véritablement faché de n'avoit point de tablettes pour écrire une auffi jolie fable que celle-la. Dans le moment, nos voleurs arri-: vèrent tous chargés de butin; il falloit qu'ils euffent elfuyé quelque rude combat,car il y ejl avoit plufieurs de blefles qui reftèrent dans la cAverne pour panfer leurs plaies pendant que ceux qui étoient les plus alertes fe difpofoient a aller querir le refte de leur vol qu'ils avoient caché, a ce qu'ils difoient, dans une gtotte. Après qu'ils eurent mangé un morceau a la hate, ils nous emmt> nèrent, món cheval & moi , & nous firent marcher a coups de batons par des valons, & des lieux détournés ,.jufqu'au foir que nous.arrivames,' fort fatigués, proche d'une caverne d'oü ils tirèrent beaucoup de hardes, & nous en ayant chargés, fans nous laifler prendre haleine , ils nous firent repattir dans le moment. Ils nous faifoient marcher avec tant de précipiration , craignant qu'on ne courüt après eux, qua force de coups dont ils m'aflommoient, ils me fitent tornber fur une pierre qui étoit ptoche du chemin, d'oü,, tout blefie que j'étois au pied gauche & a la jambe droite, ils me firent relever^ en me maltraitant encore plus qu auparavant. <« Jufqu'a quand , die  2t4 L'Ane d' O r 1'nn d'eax i nourrirons-nous eet ane éreinté, dont "°US tU'0nS fi P6U de fervi<*> & que voila prélentement eneote boiteux. II nous a apporté le malheur avee lui, ditun autre ^depuis que nous Iavons, nbus n'avons pas fait une feule affaire un peu eonfidérable 5 nous n'avons prefque gagné que des eoups, & les plus braves de notre ttoupe ont ete més. Je vous jure, dit un troilième, que khk ne ferons pas plutót arrivés avee ees hardes femble hföehé de potter, que jeleietterai dans quelque précipice pour en régaler Ies vautours ». Pendant que ces honnêtes gens raifonnoient ainfi entr'eux fur la manière dont ils me feroient mounr, nous arrivdmes e„ peu de tems Z ]eiir habitation } car la peur m'avoit, pour ainfi dire donné des alles. Ils déchargèrent a la hare ce que nous appottions, & fans fonger d nous donner d manger, ni d me tuer, comme ils avoient dit ils fe remirent tous en chemin avec précipitation ' emmenèrent avec eux leurs camarades, qui étoient reftes d'abord d caufe de leurs bleffures. Ils alloienr difoient-ils, querir le refte dn butin qu'ils avoient fait, dont ils n'avoient pu nous charger. Je n'étois pas cependant dans une petite inquiétüde', fur la menace qu'on m'avoit faite de me faire mourir. « Q„efais.m ici) LudlJSj en moi-même?qu'atrends-w? une nwr crnelle  n' Apulée, Liv. VI. 215 que les voleurs te deftinent ? Ils n'auront pas grand peine a en venir a bout , tu vois bien ces pointes de rocher dans ces précipices; en quelque endroit que tu tombes, ton corps fera brifé & tes membres difperfés. Que ne t'armes-tu d'une bonne réfolution ? Que ne te fauves-tu pendant que tu le peux faire ? Tu as la plus belle occafion du monde de r'enfuir , préfentement que les voleurs font abfens. Crains-tu cette miférable vieille qui te garde , qui ne vit plus qu'a demi, que tu peux même achever de faire mourir rout-a-fait d'un feul coup de pied , quand ce ne feroit que de ton pied boiteux ? Mais oü iras-tu ? qui voudra te donner retraite ? Voila certainement, continuoisje en moi-même, une inquiétude bien ridicule & bien digne d'un ane; car peut-il y avoir quelqüun dans les chemins qui ne foir fort aife de trouver une monture, & qui ne 1'emmène avec lui ».. Dans le moment, faifant un vigoureux effort, je romps le licou qui me tenoit attaché , • & je m'enfuis a toutes jambes. Je ne pus cependant éviter que certe fine vieille ne m'apercut. Si-tót qu'elle me vit détaché , .elle accourut a moi avec une force & une hardieffe au-deffus de fon fexe «Sc de fon age, me prit par le bout de mon licou,. «Sc fit tous fes efforts pour me ramener > mais comme j'avois toujours dans 1'efprit la cruelle. réfolution que les voleurs avoient prife contre moi> O iv  terre. Quoiqu eIIe füt en eet érar .11 • ,P & ne ttrk-, • » eIle tlnc bon *^ ne lacha point mon licnn A r ncou, de manière mi'™ fc mit 1 ener de toute fa fe™ / - , fair r avoientptire» — ,,e,lle Dlra "™ée, „onoat un tauteau geule réfolution, s'enhardit d faire nn, ,fï fur moi ^ ' , 6 m°nte tout d'«n «>up iur moi, & m a cour.r ^ P eet* q*/*YOiS ^ mWuir ^délivre «tte jeune fille, ;ointe aux coups galoper comme auroit pu faire un bon cheval qi^::srtépondre aux par°ies ^ qu elle me difoit par mes hennhfemens , & quel quefois.détournant la tête pour faire ^ Cette fille alors poulfant un profond foui & levant fes trines yeux au ciel • j -' ^.elles nemabandonue2-pa5j dans ^  n5 Apulée, Liv. VI. 217 sa trême péril oü je me trouve; & toi, fortune trop » cruelle, celfe d'exercer tes rigueurs contre moij » tu dois être conrente de tous les maux que tu » m'as fait fouffrir. Mais toi, cher animal, qui » me procures la liberté , & me fauyes la vie, » fi tu me portes heureufement chez moi, Sc que » tume rendes a ma familie & a mon cher amanr,' » quelles obligations ne t'aurai-je point! quels » honneurs ne recevras - tu point de moi! Sc » comment ne feras-tu pas foigné Sc nourri ! » Premièrement, je peignerai bien le erin de ton v encollure , Sc je 1'ornerai de mes joyaux, je » féparerai le poil que ru as fur la rête & le fri» ferai; jè démêlerai auffi ta queue qui eft affreufe » a force d'être négligée; j'enrichirai tout ton » harnois de bijoux d'or, qui brilleront fur toi » comme des étoiles, Sc quand tu paroïrras ainfi » pompeux dans les rues, le peuple te fuivra avec » émprelfement Sc avec joie. Je te potterai tous » les jours a manger dans mon tablier de foie, » tout ce que je pourrai imaginer de plus délicat » & de plus friand pour toi, comme a 1'auteur » de ma liberté ; & même avec la bonne chère » que tu feras, avec le repos Sc la vie heureufe » dont tu jouiras, tu ne lailferas pas d'avoir beau» coup de gloire; car je laiffèrai un monument » éternel de eet évenemeht Sc de la bonté des j> dieux; je ferai faire un tableau qui repréfen-  *i8 L' A h e d'0 r w tera cette fuite, que j'attacherai dans Ia grande * falie de ma maifon. On le viendra voir, on en » contera 1'hiftoire en tous lieux, & la poftérité » la verra écrite par les fameux auteurs, fousce » tin*: 1'illuftre fille fe fauvant de captivité fur » un ane. Cette aventure fera au nombre des » merveilles de 1'antiquité ; Sc comme on fauta » qu'elle eft véritable, on ne doutera plus que » Phryxus n'ait traverfé Ia mer fur un bélier ,' « qu'Arion ne fe foit fauvé fur le dos d'un dau» phin, Sc qu'Europe n'ait été enievée par un » taureau , il n'eft pas impoffible que fous Ia » figure de eet ane quelqu'homme ou quelque >' dieu ne foit caché». Pendant que cette fille raifonnoit ainfi; & qu'elle faifoit des vceux au ciel , en foupirant conriniiellement, nous arrivames a un carrefour. Auffitót elle me tourna la rête avec mon licou , pour me faire aller a main droite , paree que c'étoit Ie chemin qui conduifoit chez fon père mais moi qui favois que les voleurs avoient pris* cette route pour aller chercher le refte du vol qu'ils avoient fait, j'y réfiftois de toute ma force, « A quoi penfes-tu? difois-je en moi-même, fille infortunée ? que fais-tu ? quel eft ton empreffement de chercher la mort? pourquoi me veux-tu faire aller par un chemin qui fera celui de notre perte a lun Sc a l'autre » ? Pendant que nous étions daas  d' A p u l é e, L i v. V I. tij cette conteftation, la fille me voulant faire aller i droite, & moi voulant aller a gauche, comme fi nous euffions difputé pour les limites d'un héritage, pour la propriété d'un terrein, ou pour la féparation d'un chemin; les voleurs, qui revenoient chargés du refte de leur butin, nous rencontrenr, & nous ayant reconnus de loin au clair de la lune, ils nous faluent avec un ris moqueur. « Pourquoi, nous dit 1'un de la troupe, courez-vous ainfi a 1'heure qu'il eft? N'avez-vous point de peur des efprits & des fantömes qui rodent pendant Ia nuit ? Etoit-ce pour aller voir vos parens en cachette, la bonne enfant, que vous faifiez tant de diligence ? Mais nous vous donnerons de la compagnie dans votre folirude, Sc nous vous montrerons un chemin plus courr que celui-ci, pour aller chez vous»; En achevant ces mots, il étend le bras, me prend par mon licou, & me fait retourner fur mes pas en me frappant rudement avec un baton plein de nceuds qu'il tenoit en fa main. Alors voyant qu'on me faifoit aller par force trouver la mort qui m'étoit deftinée, je me fou-, vins de la blelfure que j'avois au pied, & commencai a boirer tout bas, & a marcher la tête entre les jambes. Oh! oh! dit celui qui m'avoit détourné de notre chemin, tu chancelles & tu boites plus que jamais ; tes mauvais pieds font excellens pour fair, mais pour retourner ils n'eit  2io L' A N E D' O & ont pas la force : il n'y a qu'un moment qne tu furpaffois en vïtelfe Pégafe même avec fes alles. Pendant que ce bon compagnon plaifantoit ainfi agreablement avec moi, me donnant de-tems en tems quelques coups de baton, nous avancions toujours chemin; nous arrivames enfin d la première enceinte du lieu de leur retraite. Nous trouvames la vieille femme pendue a une branche d un grand Cyprès. Les voleurs commencèrent par la detacher Sc la jetèrent dans un précipice, avec Ia corde qui 1'avoit étranglée, qu'elle avoit encore au cou. Ayant enfuite lié Sc garotté la jeune fille, ils fe jettent comme des Ioups affamés fur des viandes qne la malheureufe vieille leur avoit apprêtées; & pendant qu'ils JeS mangent, ou plutöt qu'ils les devorent, ils commencent d délibérer entr'eux quelle vengeance ils prendroient de nous, Sc de quel fupplice ils nous feroient mourir. Les opinions furent différentes, comme il arrivé ordinairement dans une aflemblée tumultueufe: 1 un difant qu'il falloit brüler la fille toute vive • un autre étoit d'avis qu'elle fut expofée aux bêtes feroces; le troifième la condamnoit d être pendue; Ie quatnème vouloit qu'on la fit mourir au milieu des fupphces; enfin, foit d'une manière ou d'une autre, il n'y en avoit pas un feul qui ne lacondamnat dia mort. Un d'entr'eux ayant fait faire hlence, commenca a parler ainfi:  fi'A P ü t £ I, L 1 T. V I. 211 * II ne convient point aux regies de notre fociété, a la clémence de chacun de vous en particulier, ni a" ma modération, qu'on punifle cette fille avec tant de rigueur, & plus que fa faute ne le mérite. II n'eft pas jufte de 1'expofer aux bêtes, de Tattachet au gibet, de la brüler, de lui faire fouffrir des tourmens, ni même de hater fa mort. Suivez plutot mon confeil, accordez-lui la vie, mais telle qu'elle le mérite. Vous n'avez pas oublié, je crois, la réfolution que vous avez prife, il y a long-tems, touchant eet ane, qui travaille fort peu, & qui mange beaucoup; qui faifoit femblant d'être boiteux il n'y a qu'un moment, & qui fervoit a Ia fuite de cette fille. Je vous confeille donc d'égorger demain eet animal, de vider toutes fes entrailles, 6c que cette fille qu'il a ptéférée a nous, foit enfermée toute nue dans fon ventre; de manière qu'elle n'ait que la tête dehors, & que le refte de fon corps foit caché dans celui de 1'ane, qu'on auta recoufu; 8c de les expofer 1'un 8c l'autre, en eet état, fur un rocher a 1'ardeur du foleil. Ils feront ainfi punis tous deux de la manière que vous 1'avez réfolu, avec beaucoup de juftice. L'ane fouffrira la morr qu'il a méritée depuis long-tèms, 8c la fille fera la pature des bêtes, puifque les vers la mangeronr. Elle fouffrira le fupplice du feu, quand les rayons brülans du foleil auronr échauffé le corps de l'ane; elle éprouvera les rourmens de ceux  Ï22 L' A N E D' O R. qu'on laiflè mourir attachés augibet, quand les' chiens & les vautours viendront dévorer fes encrailles. Imaginez-vous encore tous les autres fupplices oü elle fera livrée; elle fera enfermée vivante dans le ventre d'une béte morre; elle fentira conrinuellement une puanteur infupportable; la faim 1'accablera d'une Iangueur mortelle, & n'ayant pas Ia liberté de fes mains, elle ne pourra feprocurer la mort». Après que ce voleur eut celTé de parler, tous les autres approuvèrent fon avis; ce qu'ayant entendu de mes longues oreilles, que pouvois-je faire autre chofe que de déplorer ma trifte deftinée, mon corps ne devant plus être le lendemain qu'un cadavre? Fin dujixième livre.  d'A p u t ï i, L i v. V I I. 123 LIVRE SEPTIÈME. § I-tot que le retour du foleil eut diflipé les ténèbres de la nuir, on vit atriver un homme qui étoit fans doute un des camarades de nos voleurs: a 1'accueil réciproque qu'ils fe firent, il étoit aifé de le connoïtre y s'étant afïis a. 1'entrée de la caverne , & après avoir un moment repris fon haleine , il leur paria ainfi: « A 1'égard de la maifon de Milon, que nous pillames dernièrement a. Hippate, nous n'avons rien a craindre, Sc nous fommes en toute sureté ; car, après que vous en fütes partis pour revenir ici, chargés de burin , je me fourrai parmi le peuple, & faifanr femblant d'être touché , & même indigné de ce qui venoit d'arriver, j'écoutois ce qui fe difoit, quelle réfolution fon prenoit pour découvrir les auteurs de ce vol , & quelle recherche on en feroir , pour venir vous en rendre compte, comme vous me 1'aviez ordonné. Tour le monde, d'une commune voix, en accufoit un certain Lucius, non fur de foibles conjeclures, mais fur des indices très-forts & trés-vraifemblables : on difoit qu'il étoit venu quelques jouts auparavant avec de fauffes lettres de recommandation pour Milon, Sc que contrefaifant 1'honnête homme, il avoit fi  .12.4 L' A n e d' O r. bien gagné fes bonnes graces, que ce vieillard 1'avoit logé chez lui; que ce Lucius étoit regardé comme un de fes meilleurs amis, & que pendant ce tems-la il avoit féduit la fervante de fon hóte, faifant femblant d'être amoureux d'elle, & avoit examiné avec beaucoup de foin , toutes les ferrures, & les verroux des portes de la maifon , & remarqué 1'endroit' oü Milon ferroit fon argent, & ce qu'il avoit de plus précieux. L'on alléguoit même une preuve bien forte de fon crime; on difoit qu'il s'étoit enfui la nuit , pendant qu'on pilloit la maifon, & qu'il n'avoit point paru depuis ce tems-la : on ajoutóit, que pour fe garantir de ceux qui le pourfuivoient, 8c aller plus vite fe mettre en süreté en quelqu'endroit fort éloigné, il s'étoit fauvé fur un cheval blanc qui étoit a lui. Qu'au refte, on avoit trouvé fon valet dans le logis ; que la juftice 1'avoit fait mettre en prifon, pour lui faire déclarer les crimes, öc les complices de fon maïtre; que dès le lendemain ce valet avoit été appliqué a la queftion , 8c qu'enfin on la lui avoit donnée de toutes les manières les plus rigoureufes 8c les plus cruelles , fans qu'il ait jamais rien voulu avouer fur toute cette affaire; qu'on avoit envoyé cependant plufieurs gens dans le pays de ce Lucius, pour tacher de le découvrir, afin de le faire punir comme fon crime le mérite ». Pendant que ce voleur faifoit un tel rapport, je  r>' A i? ü t é ê, L i v. v I I. 225 je gémiffois du fond de man cceur, en comparant ietat miférable oü je me voyois réduit fous la forme d'un ane, a la vie heureufe dont je jóuif. fois pendant que j'étois Lucius; & je penfois en moi-même que ce n'étoit pas fans raifon que nos fages anciens onr nommé la fortune aveugle , & 1'ont repréfentée même fans yeux, puifqu'elle ré^pand fes faveurs fur des fcélérats & des gens indignes, & ne choifit jamais perfonne avec di£» cernement. Que dis-je? Elle s'attaché a fuivreceux qu'elle fuiroit continuellement, fi elle voyoit clair 5 & ce qui eft plus cruel, elle nous donne ordinairemenr une réputation que rtous ne devons point avoir , & qui eft même toute contraire a celle que nous méritons : de manière qu'un méchant homme paffe fouvenr pour homme de bien, & que le plus jufte & le plus innocent eft quelquefois condamné & puni, comme s'il étoit coupable. Enfin , moi, qui pat une difgrace affreufe de cette même fortune , me voyois fous la forme du plus vil & du plus miférable de tous les animaüx; moi, dis-je, dont 1'état déplorable auroit exciré la pitié de 1'homme le plus dur, & le plus méchant, je me voyois encore accufé d'avoir volé mon héte, pour qui j'avois beaucoup d'amirié; ce qu'on devoit regarder, avec raifon, moins comme un vol, que comme un parricide; & il m'étoit impoffible de défendre mon innocence , ni même P  n.6 L' A n e r>' O r de proférer une feule parole, pour nier le fair. Cependdnt ma patience étant a bout, de peur .qu'il ne parut que le reproche de ma mauvaife confcience, me faifoit avouer racitement un crime fi odieux, je voulus m'écrier : non, je ne 1'ai pas fait; je • dis bien le premier mot, avec ma voix forte & rude , & je le dis plufieurs fois; mais je nspus jamaisprononcer le refte,de quelque manière que je tournaffe mes grandes lèvres. Ainfi, je m'en tins a cette parole : non , non ; & je la répétai plufieurs fois : mais qu'ai-je encore a me plaindre des cruautés de la forrune , après qu'elle n'a pas eu honte de me foumettre au même joug Sc au même efclavage que mon cheval. Pendant que je repafibis rout cela dans mon efprir, il me vint une inquiétude bien plus vive, & bien plus prelTante , par le fouvenir de la réfolution que les voleurs avoient prife de m'immoler aux manes de la jeune fille; & regardant fou,ventmon ventre, il me fembloit déja que j'étois prêt d'accoucher de cette pauvre malheureufe. Cependant celui qui venoit de rapporter cette fauffe accufiition qu'on faifoit' contre moi, tira ..mille écus d'or, qüil avoit cachés Sc coufus dans fon habit. II les avoit pris, a ce qu'il difoit, & plufieurs paffans , Sc les apportoit a la bourfe commune , comme un homme de probité qu'il étoit. .Enfuite il s'informa foigueufement de 1'état Sc de  »' A P U L É E, L I V. V I I. 22^ la fanté de tous fes camarades j «Sc quand ils lui eurent appris que plufieurs de ceux qui avoient le plus de mérite Sc de valeur, éroient morts en diverfes occafions , oü ils s'éroient fignalés , il leur confeilla de laiffer pour quelque rems les chemins libres , & de ne faire aucune enrreprife , mais de fonger plutót a remplacer ceux qui avoient péri, & a remettre leur vaillanre troupe au même nombre qu'elle étoit; qu'a 1'égard de ceux qui ne voudroient pas fe joindre a eux, ils pourroient les y forcer par des menaces, & y engager par des récompenfes ceux qui avoient bonne volonté; qu'il yen avoit beaucoup, qui, las d'une condition baffè & fervile , aimoient bien mieux embraffer un genre, de vie qui tenoit de la puiffance & de 1'indépendance des rois. Que pour lui, il avoit déja traité, il y avoit quelque tems, avec un jeune homme, grand, fort Sc vigoureux , qui lui avoit confeillé , Sc 1'avoir enfin perfuadé d'employer fes mains engourdies par une longue oifiveté , a de meilleurs ufages qu'il ne faifoit, de profiter de la fanré dont il jouilfoit, pendant .qu'il le pouvoit, Sc plutót que d'étendre le bras pour demander 1'aumóne , de s'en fervir pour avoir de 1'or. Ils approuvèrent tous ce confeil, Sc réfolurent de recevoir dans leur troupe 1'homme dont il venoit de leur parler , comme un digne fujet, Sc d'en chercher encore d'autres pour remplacer ceux  12§ L' A N E D O R qui rnanquoient. Ce voleur part auffitöt, & apr'Apulée, Li v. VII. 135 les maïtres de retourner a votre premier avis , fi le mien ne vous plait pas. Cependant, je fuis perfuadé qu'il n'y a point de voleurs de bon fens qui doivent rien préférer a leur profit, ni même la vengeance qui leur a fouvent attiré de grands malheurs, ainfi qüaux autres hommes qui 1'ont pratiquée. Si vous enfermez donc cette jeune fille dans le corps de 1'ane ,x il ne vous en reviendra rien autre chofe que d'avoir farisfait votre colère fans aucuiie utilité. Je vous confeille bien plutót de la mener a quelque ville pour la vendre. Une fille auffi jeune que celle-la fe vendra fort cher, Sc je connois depuis long-tems quelques hommes qui font ce trafic, dont il y en a un, entt'autres, qui pourra, je crois, 1'acherer beaucoup d'argent, pour la produire a tous venans; ce qui eft plus convenable a une fille de fa qualité, que de courir les champs, Sc de s'enfuir comme elle faifoir. Votre vengeance même fera fatisfaite en quelque facon, par 1'état infame oü elle fera réduite. Voila quel eft mon fentiment, que je vous ai déclaré avec franchife ; après cela , vous êtes les maïtres de fuivre le votre, Sc de difpofer comme il vous plaira de ce qui vous appartient». C'eft ainfi que eet excellent avocat plaida pour le profit de toute la troupe, en nous voulant faire conferver la vie a la fille & a moi. Cependant, j'avois une inquiétude mortelle,  234 L'A N I I>' O R voyant les longues confultations que faifoient fur cela les voleurs, & la peine qu'ils avoient a fe déterminer. A la fin ils reviennent tous a 1'avis de leur nouveau capitaine, & dans le même tems ils délient la jeune fille. J'avois remarqué que fi-töt quelle eut jeté les yeux fur ce jeune homme, Sc qu'elle 1'eut entendu parler d'un lieu de débauche, Sc de ces fortes de gens qui font un commerce honteux, elle s'étoit mife a rire de tout fon cceur; de manière qu'avec jufte raifon toutes les femmes me parurent dignes d'un grand mépris, voyant qu'une fille , après avoir feint d'aimer & de regretter un jeune amant qu'elle étoit prête d'époufer, fe réjouifibit tout d'un coup de la feule idéé d'une infame proftitution. Ainfi les mceurs Sc la conduire des femmes éroient foumifes en ce moment-la a Ia cenfure d'un ane. Ce nouveau chef de la troupe reprenant la parole : « pourquoi, leur dit-il , ne célébrons-nous pas une fête en 1'honneur du^dieu Mars, notre proteéteur, pour aller vendre enfuite cette fille, Sc chercher les hommes que nous devons affbcier avec nous ? Mais, a ce que je peux voir, nous n'avons pas une feule béte pour immoler, ni affez de vin pour boire. Envoyez donc dix de nos camarades avec moi, ce nombre me fuffit pour aller a un chateau qui n'eft pas loin d'ici, d'oü je vous rapporterai de quoi faire bonnechère».Si-töc  d'Apulée, Liv. VIL ±3$ qu'il fut parti avec ceux qui devoient 1'accompagner, les autres, qui reftoient, allumèrent un grand feu, & drefsèrent un autel au dieu Mars' avec du gazon. Peu de tems après, les autres reviennent, apportant trois outres pleines de vin, 8c conduifant devant eux un troupeau de bêtes, dont ils choififfent un vieux bouc fort grand, & bien chargé de poil, 8c qüils facrifient au dieu des combats. Auffitot ils travaillent aux apprêts d'un fort grand repas. Le nouveau venu prenant la parole : «il faut, leur dit-il, que vous connoiffiez que je ne fuis pas feulement digne d'être votre chef dans vos expéditions militaires , 8c dans vos brigandages, mais que je mérite encore de 1'être dans ce qui regarde vos plaifirs ». En même tems mettant la main a 1'ouvrage, il s'acquitte de tout ce qu'il entreprend avec une facilité metveilleufe ; il balaye la place, dreffe les lits pour fe mettre a table , fair cuire les viandes, apprête les fauces, 8c fert le repas fort proprement; mais furtout il prend foin d'excirer fes camarades a boire de grands coups 8c fouvenr, pour les enivrer. Cependant, faifant quelquefois femblant d'aller chercher des chofes dont il avoit befoin , il s'approchoit fouvent de la jeune fille, &d'un ait riant, il lui donnoit quelques morceaux de viande, qüil avoit pris en cachette, 8t lui préfentoit des verres de vin, dont il avoit goüté  25^ L'Ane d' O r auparavant. Elle prenoit avec plaifir tout ce qu'il lui apportoit, & de tems en tems il lui donnoit quelques baifers, auxquels elle répondoit de tout fon cceur, ce qui me déplaifoit extrêmement. «< Quoi! difois - je en moi - même, fille indigne, as-ui déja oublié ton amant, 8c les facrés liens qui devoient t'unir a lui, 8c préfères-tu eet inconnu, ce cruel meurtrier, d ce jeune amant, dont je t'ai entendu patier, que tes parens t'avoient deftiné pour époux ? Ta confeience ne te reproche-t-elle rien? Une vie infame & débordée, au milieu de ces coupe-jarrets, te peut-elle faire oublier un amour honnête & iégitime ? Mais fi les auttes voleurs viennent a s'apercevoir par hafard de ce que tu fais , ne crains-tu point qu'ils ne reviennent a leur premier deffein ? 8c ne feras-tu point caufe une feconde fois qu'on réfoudra ma mort ? En vérité le mal d'autrui ne te touche guère ». Pendant que je raifonnois ainfi en moi-même, plein d'indignarion contre cette fille , que j'accufois injuftement, je découvris par quelques-uns de leurs difcours, obfeurs a la vérité , mais qui cependant ne 1'étoient pas trop pour un ane d'efpnt, que ce n'étoit point Hemus , ce. fameux voleur, qui caufoit avec elle , mais Tlépolême fon époux; 8c même, comme il continuoit a lui parler, ne fe défiant pas de ma ptéfence, il lui dit  b'A p c i é i, L i v. V I I. 237 en rermes plus clairs : prenez bon courage, ma. chère Carite ; car, avant qu'il foit peu , je vous livrerai enchaïnés rous ces ennemis que vous avez ici. Comme il s'étoit ménagé fur le vin, & qu'il étoit de fang froid , il recommenca a ranimer la débauche des voleurs , qui étoient déja bien ivres, 8c ne cefTa point de les exciter encore plus, qu'il n'avoit fait, a. boire beaucoup de vin pur , qu'on avoit tant foit peu fait tiédir. A la vérité , je le foupconnai d'avoir mis quelque drogue aflbupiffante dans le vin ; car enfin , ils reftèrent töus tant qu'ils étoient fans connoilfance , & comme des gens morts, étendus de cóté & d'autre. Alors Tlépolême les lie rous avec de bonnes cordes comme il veut, & fans nul obftacle 3 met la fille fur mon dos, 8c s'achemine pour retourner chez lui. D'abord que nous entrames dans la ville, tout le peuple qui avoit tant fouhaité leur retour, accourt autour de nous, ravi de les revoir. Parens, amis, valfaux, domeftiques, efclaves, tous s'empreflent auffi de venir au-devant d'eux, la joie peinte fur le vifage. C'étoit un fpectacle bien nouveau & bien extraordinaire , de voir cette quantité de monde de tous ages & de tous fexes, qui accompagnoit une fille qu'on menoit en ttiomphe fur un ane. Moi - même enfin , qui avois lieu d'être plus content, pour marquer, aurant qu'il dépendoit de moi, la part que je prenois a  L' A N E D 'O R la joie publique , oüyrant les nazeaux , & drek fant les oreilles, je me mis a braire de toute ma force, & fis entendre une voix de tonnetre.. Carite étant remife entre les mains de fes parens, pendant qu'ils prenoient foin d'elle dans fa chambre, Tlépolême, fans rarder davanrage, me fit retourner d'oü nous venions , avec plufieurs chevaux, & grand nombre de gens de la ville. J'y allois de forr bon gré; car outre que j'étois cuneux naturellement, j'étois bien aife de voir prendre les voleurs, que nous trouvames encore plus enchaïnés par le vin, pour ainfi dire, que par les cordes dont ils avoient été Hés. On. tira hors de la caverne Por, 1'argent, & toutes les hardes qui y étoient, qu'on nous chargea fur Ie corps; enfuite on jeta une partie des voleurs, hés comme ils étoient, dans des précipices , & 1'on coupa la tête aux autres avec leurs propres épées. Après cette vengeance, nous revinmes ï Ia vdle , joyeux & contens. Toutes ces richeïïès que nous apporrions furent dépofées dans le tréfor public. La fille fut a bon oroir donnée en manage a Tlépolême , qui venoit de la retirer des mains des voleurs. Dès ce moment-la.elle eut toujours beaucoup de foin de moi, ne m'appelant jamais autrement que fon libérateur, & le jour de fes noces elle ordonna qu'on mït de 1'orge tout plein dans ma mangeoire, & qu'on me don-  r>'Apulée, Liv. VIL 135, «at tant de foin, qu'un chameau en auroit eu fuffifamment. Cependant quelles malédictions alfez grandes pouvois-je donner a Fotis de m'avoir changé en ane plutöt qu'en chien , voyant quantité de ces animaiix qui étoient bien fouls, & qui avoient fait bonne chère , tant des viandes qüils avoient dérobées, que des reftes d'un repas magnifique. Le lendemain de la noce, la nouvelle mariée ne ceffa point de parler a fon époux, & a fes parens des obligations qu'elle prétendoit m'avoir, tant qu'enfin ils lui promirent de me combler d'honneurs; 8c les amis particuliere de la familie affemblés, on délibéra de quelle manière 1'on pourroit me récompenfer dignemenr. II y en eut un qui éroit d'avis qu'on me gardat a la maifon fans me faire ttavailler , en m'engraiffant avec de 1'orge broyée, des féves & de la vefce; mais 1'avis d'un autre prévalut: il confeilla qu'on me mït plutöt en liberté a la campagne, avec des jumens, pour produire des mul ets. On fit donc venir celui qui avoit le foin des haras, a qui 1'on ordonna de m'emmener , après qu'on m'eut bien recommandé a lui. X'allois, a la vérité, avec une fort grande joie oü 1'on me menoit, fongeant que je ne ferois plus obligé de porter aucun fardeau, 8c qu'étant en liberté je pourrois trouver quelques rofes au retour du prin-  2-4° L' A K E D* O X tems , qnand i'herbe des .prés commence a pouffer. II me venoit même fouvent en penfée que, puifqu'on me trairok fi bien fous ma figure d ane, ce feroit encore route autre chofe quand j'aurois repris ma forme humaine. Mais d'abord que eet homme m'eut mené a Ia campagne, je n'y trouvai ni les plaifirs , ni la liberté que j'efpérois; car fa femme , qui étoit avare & méchante , me mit auffitót fous ie joug, pour me faire rourner la meule du mouhn, & me frappanr fouvent avec un baton, elle préparoit de quoi faire du pain pour fa familie, aux dépens de ma peau. Non contente de me faire rravailler pour elle, elle me faifoit moudre Ie bied de fes voifins, dont elle reciroit de 1'argent, & malgré toutes mes peines, infortuné qu'e j'étois, encore ne me donnoit-elle pas 1'orge qu'on avoit ordonné pour ma nourriture ; elle me le faifoit moudre, & le vendoit aux payfans des environs, & après que j'avois tourné rout le jour cerre pénible machine , elle ne me donnoit le foir que du fon malpropre, non criblé , & tout plein de gravier. Au milieu de tant de malheurs , dont j'étois accablé , la fortune cruelle m'en fufoita de nouveaux, afin que , felon le proverbe , je puffe me vanter de mes hauts faits, tant en paix qu'en guerre ; car ce brave intendant des haras , exécutant 1'ordre de fon maitre, un peu tard a Ia vérité,  t> A t> u t i e, L rv. V I I. 241 vérité , me mit enfin avec les jumens. Etant donc en liberté, plein de joie, fautant & gambadant, je choififiois déja les cavalles qui me paroifioienr être les plus propres a mes plaifirs \ mais dans cette occafion, comme dans plufieurs autres, 1'efpérance agréable dont je m'étois flatté , fe vit bientöt détruite; car les chevaiix qüon engraiflbit depuis long-tems pour fervir d'étalons , qui d'ailleurs étoient fiers, vigoureux, & beaucoup plus forts que quelque ane que ce put être, fe défiant de moi, & craignant de voir dégénérer leur race, fi j'approchois des jumens, me pourfuivirenr en fureur comme leur rival, fans aucun égard pour les droits facrés de 1'hofpiralité. L'un fe cabrant me préfente fon large poitrail, & m'aflbmme avec fes pieds de devant, l'autre me toutnant la croupe, me lance des ruades \ un troifième me mena^ant avec un henniflement qui marquoit fa colère, accourt a moi 1'oreille balie , en me montrant fes dents aiguës , dont il me mord de tous cótés. C'étoit a peu prés la même chofe que ce que j'avois lu dans 1'hiftoire d'un roi de Thrace, qui faifoit dévorer fes hótes infortunés par des chevaux fauvages qu'il avoit,' ce redoutable tyran aimant mieux les nourrir de corps humains, que d'orge, tant il étoit avare! Ainfi me voyant tout meurrri, & la peau toute déchirée, par le mauvais traite- Q  i4J ■ L' A n e d' O r ment que je venois delTnyer, je regrettois encore le tems que je tournois la meule du moulin. Mais la fortune qui ne fe lalToit point de me perfécuter, me prépara de nouveaux tourmens. On me deffina a aller querir du bois a la montagne, fous la conduire d'un jeune garcon , le plus rnéchant qu'il y eüt au monde. Je ne fouffrois pas feulement beaucoup de la farigue de grimper au haut de cette montagne , qui étoit fort élevée, & de m'ufer la corne des pieds fur des pierres aigiiës, mais encore de la quantité de coups de baton que je recevois continuellement, qui me caufoient une ii grande douleur, que je la relfentois jufques dans la moëlle des os , & ce maudit valet, a force de donnet fur ma cuiflè droite, Sc a la même place, m'emporta la peau, & me fit une trés-grande plaie, fur laquelle cependant il ne laifia pas toujours de frappen Outre cela, il me donnoit une fi grandè charge de bois, qu a la voir, vous 1'auriez crue plutöt deftinée pour un éléphant que pour un ane. Quand il arrivoit que mon fardeau penchoir, au lieu de me foulager tant foit peu en me dé:chargeant de quelques morceaux de bois du coté qui pefoit trop, ou du moins en les rranfportant de Fautre cöté pour rendre le pcids égal, il y. ajoutóit au contraire des pierres, & remédioit  ï'A p « i é £, L i t. VIL 14.3 .ainfi a 1'inégalité du fardeau ; cependanr, malgré 'toutes les peines que j'endurois , il n'étoit pas content de 1 enorme charge que je portois, 8c li nous tröuvions pat hafard quelque ruiffeau a traverfer, pour ne le pas mouiller les pieds , il fe jeroit fur moi, 8c s'affeyoit fur men dos y comme une légere augmei:ration au poids qu'il m'avoit mis fur le corps. S'il arrivoir quelquefois que le bord du chemin füt ghlfant, de manière que chargé comme j'étois, je ne pulfe me foutenjr, 8c que je tombaflè par terre , mon brave conducleur, au lieu de m'aider a me relever en me foulevant avec mon licou , Ou par la queue, ou d'öter une partie de mon fardeau , jufqu'a ce que je fufle au moins debout, ne ceiloit point de me flapper depuis la tête jufqu'aux pieds , avec un grand baton, & c'étoit tout le fecours qu'il me donnoit, jufqu'a ce que je fuffe relevé. II s'avifa d'une nouvelle méchanceté : il fit un petit paquet d'épines , dont la piqüre étoit vé~ nimeufe ; il me 1'attacha a. Ia queue afin que par le mouvement que je leur donnerois en marchanr, leurs pointes dangereufes m'entrafTènt dans la peau. Je fouffrois donc une doublé peine, fi j'allois bon rrain, pour évitet d'être battu , les épines me piquoient cruellement, & fi je m'aLv rêtois un moment pour faire cefler la douleur A  M4 L'Ane d' O r qu'elles me caufoienr, on me donnoit des coups is baton pour me faire marcher. Enfin, il fembloit que ce maudit valet h"eüt autre chofe en tête que de me faire périr de quelque manière que ce put être j il m'en menacoit même quelquefois, en jurant qu'il en paffèroir fon envie y 8c il arriva ' une chofe qui anima encore fa déteftable malice contre moL Un jour ma patience étant abfolument a bout, pat fes mauvais traitemens, je lui laneai une ruade de toute ma force, & voici ce qu'il imagina pour s'en venger- II me chargea d'étoupes, qu'il attacha comme il faut avec des cordes; enfuire il me met en chemin , & prenant un charbon ardent au premier hameau par oü nous pafsames; il le fourre au milien de ma charge. Le feu s'étant confervé 8c nourri quelque tems dans ces étoupes, la flamme commenga a patoïtre, 8c bientöt je fus tout en feu , fans que je pulfe imaginer aucun moyen de m'en garantir , ni d'éviter la mort, un embrafement de certe nature ayant plutót fait fon effet qu'on n'a feulemenr eu le tems de fonger a y remédier. Mais dans cetre cruelle extrémité, la fottune vint a mon fecours , & me garantit du ttépas qui m'avoit été préparé , pour me réferver peut-être a de nouvelles peines. Ayant apercu proche de moi une mare Isour-  tfA T 5 I I 1, L I V. V. I I. 145 benfe, que la pluie du jour précédent avoit remplie , je me jetai dedans tout d'un coup, & la flamme qui m'alloit bruler étant éteinte, j'ea fortis foulagé de mon fardeau, & délivré de la mort; mais ce méchant petit coquin avec une efftonrerie fans pareille , rejetta fur moi la faute de 1'infigne méchanceré qüil venoit de me faire, & alliira a tous les patres de la maifon, que paffant proche d'un feu que faifoient les voifins, je m'étois laiffe tomber dedans, expres pour bruler ce que je portois, & me regardant avec un ris moqueur : «jufqu'a quand, continua-t-il, nourrifons-nous ce boute-feu, qui ne nous rend aucun fervice ». Au bout de quelques jours, il imagina de plus grandes cruautés pour me tourmenrer. Après avoir vendu le bois que j'apportois, a la première cabane que nous reconttames, il me ramena a. vide , criant de toute fa force qu'il lui étoit impoffible de s'aider de moi, rant j'étois méchant; qüil renoncoit au pénible emploi de me conduire. « Voyez-vous , difoit-il, eet animal tardif & pefant, plus ane encore par fon incontinence que par fa pareffe, outre toutes les peines qu'il me donne ordiuairement, il m'en caufe encore de nouvelles, par le danger oü il m'expofe a tout moment. D'abord qu'il voit quelques perfonnes Qiij  L'Ane b'Or dans les chemins , foit un jeune garcon, föie une femme, jeune ou vieille, il n'importe, il jette fa charge d terre , & quelquefois même fon, bat, & court d elles, comme un fiirieux , avec des intentions abominables , & les ayant renverfées par terre , avec fa grande vilaine bouche il leur mord le vifage , ce qui eft capable de nous attirer des querelles & des procés , & peutêue mêm'e quelque affaire criminelle. La dernière fcis, ce dépravé voyanr une honnêre jeune femme, jeta de cóté 8c d autre le bois dont il étoit chargé, fut a elle avec impétuofttê , & la renveifa dans la boue. Heureufement quelques paffans accoururenr aux cris qu'elle faifoit, & la retirèrent toute tremblante du danger ou elle étoit expofée ; cependant, fans leur fecours, nous aurions eu une affaire terrible fur les bras, & qui nous auroit perdus», Ce malheureux ajoutant plufieurs autres menfonges d ceux-ld, me caufoit d'autant plus de peine que je ne pouvois le démentir. Enfin, par fes fërres de difcours, il anima fi cruellement tous les patres contre moi, que 1'un deux prenant ia parole s «pourquoi donc fouffrons-nous , dit-il, ce mari bannaj, eet adukère public ? Que ne Vimmolons-nous comme il le mérite, pour éxpier fes crimes ? Coupons lui la tête tout a l'heüre, confe naa-r-if, donnons fes e'ntrailles d manger i nos;  b'A p u i é e, L i v. V I I. 247 ehiens, & gardons le refte de fa chair pour le fouper de nos ouvriers, nous rapporterons a notre maïtre fa peau faupoudrée de cendre & féchée, & nous lui ferons croire facilement que les loups 1'ont étranglé». ' Aufïitot ce fcélérat qui m'avoit accufé fauftemenr, &qui mêmefechargeoit avec joie d'exécurer la fentence que les bergers avoient prononcée contre moi, fe met a repaffer fon coüteau fur une pierre a aiguifer, infultant a mon malheur, & fe fouvenant des coups de pieds que je lui avois lachés, & qui n'avoient point eu leur effet, dont j'étois certainement bien faché. Mais un de ces payfans prenant la parole : « c'eft grand dommage, dit-il, de tuer une li belle béte , & de fe priver du fervice fi utile qu'on en peut tirer , paree qu'il eft accufé d'être vicieux, puifque d'ailleurs, en le charrant, nous pouvons le rendre fage , & nous mertre a couvert par-la des dangers, ou il nous expofe , outre qu'il en deviendra plus gras, &c prendra plus de corps. J'ai vu plufieurs chevfiux très-fougueux, que leur ardeur pour les jumens rendoit furieux & indomptables, & que cette opérarion a rendu doux , traitables , propres a porter des fardeaux , & a faire tout ce qu'on vouloit. Enfin , a moins que vous ne foyez d'un autre fentiment que le mien, pendant le peu de tems que Qiv  *48 L' A N E D' O R. je mettraid aller au marché , qui n'eft pas lom dia ou j'ai réfolu de faire un tour, je puis prend» chez moi les inftrumens néceffaires pour t faire ce que je viens de vous dire, & revenir auffitot couper ce vilain animal qui eft fi furieux, & le rendre plus doux qu'un mouton ». Me voyant délivré de la mort , par I'avis de ce berger, pour me réferver d un fupplice très-cruei j etois bien affligé, Sc je pleurois «mme fi j'eufle du périr entièrement, en perdant une parrie de mon corps. Enfin, il me vint en penfée de me faire mourir moi-même, en m'abftenant de manger , ou en me jetant dans quelque précipice ; c'éroit mourir, d la vérité, mais au moins c'étoit mourir entier. Pendant que je rêvois quel genre de mort je choifirois, 1'heure du matin venue, ce jeune garcon qui étoit mon boutreau , me ramène d la montagne comme d 1'ordinaire. Après qu'il m'eut attaché d la branche d'un grand chênè vert, d s'écarte un peu du chemin , & fe met d abattre du bois avec fa coignée, pour me charger. Alors un ours terrible fort tout d'un coup de fa caverne, qui étoit prés deld ; dans le moment que je 1'apercus , tout tremblant & tout effrayé, je me laiffe aller fur mes jarrets, & hauffdnt la tête, je romps le licou qui me tenoit attaché, & je prends k fuite. Je defcends la montagne bien vïte, nor*.  d' A p ü l é e, L i v. V I I. 249 feulement avec les pieds , mais même avec tout le corps en roulant; je me jette a travers champs, Sc me mets a courir de toute ma fotce, pour me huiverde eet ours effroyabie, Sc de ce valet encore plus méchant que Tours même. Un homme qui pafloit, me voyant feul errer a Paventure, me prend, faute fur moi , Sc me frappant d'un baton qu'il tenoic, me fait marcher par des endroits détournés Sc folitaires. C'étoit de bon cceur que je courois , évirant ainfi la cruelle opération qu'on avoit réfolu de me faire. Au refte, je me mettois fort peu en peine des coups de baton qu'on me donnoit, paree que j'étois accoutumé a en recevoir ; mais la forrune, toujours attachée a me perfécuter, s'oppofa bientöt a 1'euvie que j'avois, avec tant de raifon, defuir & de me cacher , pour me livrer a de nouvelles peines. Car les patres, dont j'ai parlé , ayant parcouru différens endroits, pour retrouver une genifle qüils avoient perdue, nous renconrrèrent par hafard, & me prenant auffitöt par mon licou , qui avoit fervi a me faire reconnoïtre , ils fe mirenr en devoir de m'emmener ; mais 1'homme , qui étoit fur moi, leur réfiftant avec beaucoup de hardieftè, arteftoit les hommes & les dieux. «Pourquoi , leur difoir-il , ufez-vous de violence avec, moi ? Pourquoi m'ariêcez-vous ? « Te traitons-  *5° L' A N E O R. nons injuftement, lui ' répondirent les patres? Toi, qui emmène notre ane , dis-'nous plutöt oü tu as caché le jeune homme qui le conduifoit, que tu as tué fans doute », En difant cela, ils le jettent a terre, & le maltraitent a coups de poing & de pied. Pendant qu'il leur juroit qu'il n'avoit vu perfonne avecl'ane; qu'il 1'avoit trouvé feul qui s'enfuyoït, & qu'il 1'avoit pris, dans le deffein de le rendre a fon niaitre, pour avoir quelque chofe pour fa peine : « & pluc au ciel, continua-t-il, que eet animal ^ que je voudrois n'avoir jamais vu , put parler, & rendre témoignage de mon innocence ! cerrainement vous feriez fichés de la manière indigne dont vous me traitez ». Tout ce que eet homme put dire fut inutile; car ces maudits payfans l'attachèrent avec une corde par le •cou, & le menèrent dans la forêt fur la montagne , vers 1'endroit, oü le jeune homme avoit coutume de prendre du bois; ils le cherchèrent en vain pendant quelque tems; enfin, ils trouvèrent fou corps déchiré en phifieurs morceaux, & fes membres difperfés de cöté & d'autre. Je connus bien que c'étoit 1'ours qui 1'avoit ainfi mis en pièces, & j'aurols affurément dir ce que j'en favois , fi j'avois eu 1'ufage de la parole ; tout ce que je pouvois faire étoit de me  p' A p ü t é e5 L i v. V I I. 25« réjouir en moi-même, de voir que j'étois vengé, quoique ce ne fut pas fi-tot que je 1'avois fouhaité. Quand ils eurent trouvé toutes les parties de ce cadavre , & qüils les eurent alTemblées avec affez de peines, ils i'enterrèrent fur le lieu même, & menèrent chez eux 1'homme qu'ils avoient trouvé qui m'emmenoit, après 1'avoir bien lié & garotté comme un voleur pris fur le fait, & comme un homicide, pour le mettre le lendemain, a ce qüils difoient, entre les mains de la juftice, & lm faire faire fon procés. Cependant dansle tems que les pareus du jeune homme déploroient fa mort par leurs cris & leurs larmes, arriva ce payfan,, qui s'offht de me faire l'opération, qui avoit été réfoiue. «Ce n'eft pas la, lui dir un de ceux qui étoient préfens, ce qui caüfe notre peine a 1'heure qüil eft:j mais demain vous pourrez toupet & cette mechante béte tout ce que vous voudrez, même la tête, fi vous le voulez , & tous mes camarades yotTS-cuderont », C'eft ainfi que mon malheur fut remis au lendemain , & je rendois grace en moi-même a ce bon garcon , qui, du moins par fa mort, retardoit ma perte d'un jour; mais je ne pus, même pendant ce peu de tems, lui avoir 1'obligation de jouir de quelque repos) car fa mète de ce jeune  iS1 L'A n e b'0 r. homme, pleurant fa mort prématurée, accourt vetue d une robe noire, faifant des cris lamentables, & s'arrachant fes cheveux blancs , tous couverts-de cendre. Elle fe jette dans mon étable, en fe donnant plufieurs grands coups fur la poitnne, & criant dès la porte : c' O k fanceilluftre; il cenoit rang entre les chevaliers» & d'ailleurs étoit extiêmement riche, mais d'une débauche outrée, paffant fa vie dans les cabarets &dans les mauvais lieux, ce qui Pavoit mis en commetceavec des fcélérats & des voleürs; même le bruit couroit qüil avoit commis plufieurs meurtres, & cela étoit vrai. Si-tót que Carite fut en age d'être mariée, entre les principaux qui la recherchèrent, il fut un des plus empreffés, & il avoit fait tous fes efforts pour 1'obtenir. Mais quoiqu'il fut d'une naiiïmce au-deffus de fesrivaux, & qu'il eüt taché de gagner les parens de la fille par de grands préfens, fes mauvaifes mceurs lui firent donner 1'exclufion, & il eut la bonte d'en voir un autre préféré. Cependant quand Carite fut unie au vertueux Tlépolême, Thrafile nourriffant toujours fon amour, a qui 1'on avoit óté toute efpérance, & joignant a fa paffion la rage qu'il avoit concue du refus qu'on avoit fait de lui, chercha les moyens d'exécuter un crime affreux. Enfin trouvant 1'occafion favorable, il commence a prendre des mefures pour venir a bout du deffein qu'il méditoit depuis long-tems, 8c le jour que Carire fur délivrée des cruelles mains des voleurs, par l'adreffe 8c la valeur de fon époux, il fe mêle parmi ceux qui les venoienr féliciter, marquant une joie extraordinaire de ce qu'ils étoient hors de danger, & de 1'efpérance qu'on avoit de , voir  »' A ï u l É e , L i y. V I I I. 157 Vöir dans la fuite des fruits de eet heureux mariage. II eut entrée dans la maifon & y fut recu entre les plus confïdérables qui la fréquentoient, a caufe de fa naiffance, & diiïïmulant fes pernicieux deffeins, il y jouoit le perfonnage d'un ami trésfidele. Se rendant agréable, & fe faifant aimer de plus en plus chez nous par 1'alïïduité qu'il avoit a y venir converfer tous les jours, y mangeant même quelquefois, 1'amour, fans qu'il s'enapercüt, le précipita peu-a-peu dans un abïme de malheurs * Sc cela n'eft pas furprenant, car les feux de ce dieu cruel étant peü de chofe dans les commencemens, échauffent agréablement, mais fe nourriffant dans la fuire par 1'habitude de voir 1'objet qui les a fait naitre, ils deviennent violens & terribles, & confument ceux qui les reffentent. Thrafde cependant rêvoit depuis long-tems en lui-même comment il pourroit trouver quelqu'occafion favorable pour parler du moins a Carite en particulier. II voyoit pat la quantité de monde qui étoit toujours aurour d'elle, que les moyens de conduire fa paffion criminelle lui devenoient difficiles de plus en plus. II confidéroit encore qu'il n'étoit pas polïible de rompre les liens d'un amour naiffant, & qui fe fqrtifioit tous les jours dans le cceur de ces deux époux, Sc que quand' bien même Carite répondroir a fes R  i58 L' A n fi d' O r defns, ce qu'elle étoit bien éloignée de fake, fon manque d'expérience a tromper fon mari, l'empêcheroit d'en trouver 1'occafion. Cependant, malgré tous ces obftacles, fa malheureufe opiniatreté le poulfoit a vouloir venir i bout d'une chofe abfolument impoffible, comme fi elle ne 1'eüt pas été. Les chofes qui paroiffent difficiles d faire , quand 1'amour commence a naïtre , femblent aifées, lorfque le tems lui a donné de' nouvelles forees. Mais voyez, je vous ptie, & confidérez avec artention jufqu'oü la violence d'un amout infenfé 1'a conduit. Un jour Tlépolême, accompagné de Thrafile, ailoit I la quête de quelquelque béte fauvage, fi wutefois le chevreuil fe peut nommer ainfi, Carite ne voulant point que fon mati s'exposat a la chafte des animaux dangereux par leurs dents ou par leurs cornes. Les redes étoient déja tendues autour d'une colline couverre d'un bois très-épais, & les véneurs avoient laché les chiens defrinés a aller d la quête & d relancer les bêtes jufques dans leur fort. Ces chiens, fuivant qu'ils étoient dreffés, fe féparént Sz fuivent des routes différentes. D'abotd tout étoit dans le filence; raais fi-tót qu'on eut donné le fignal, 1'air eft rempli de cris différens & rcdoublés de toute la meute. Cependant aucun chevreuil, aucun daim, ni aucune biche ne fort du bois, nuf de ces animaux doux & timides ne  d'A p ü i é e, L i y. V I I I, paroit, mais on voit un fanglier terrible 8c d'une grandeur exttaordinaire, gros, charnu, couvert de longues foies affreufes & toutes hériifées. De fa gueule écumante, il faifoit entendre le bruit de fes dents qu'il frappoit les unes contre les autres. Le feu femble fortir de fes yeux menacans, & de même que la foudre, il renverfe tout ce qu'il rencontte. Avec fes défenfes qu'il préfentoit de tous cótés, il met d'abord en pièces les chiens les plus ardens a 1'attaquer; enfuite au ptemier effort qu'il fait pour forcer les toiles, il les renverfe & gagne la plaine : & nous, faifis de frayeur, n'étant accoutumés qu'aux chaffes ou 1'on ne court aucun dangers, d'ailleurs fans armes & fans défenfe, nous nous cachons Ie mieux que nous pouvons fous d'épais feuillages ou derrière des arbres. • Thrafile voyant 1'occafion favorable pour exécuter la perfidie qu'il méditoit, dit artificieufement a Tlépolême: « pourquoi donc laiffons-nous échapper une fi bonne proie d'entre nos mains, troublés 8c furpris, ou plutot efFrayés comme ces miférables valets, & tremblans de peur comme de fimples femmes ? Que ne montons-nous a cheval, & que ne pourfuivons-nous vivement cette béte? Prenez eet épieu, continua-t-il, pout moi jé prends cette lance ». Dans le moment ils montent tous deux a cheval, 8c vont après le fanglier avec beaucoup d'ardeur; mais eet anirnaf fe confiant a fa Rij  iSo L' A K E ö' O R force naturelle, fe retourne, leur fait tête, & map* quant fa férocité par le bruit qu'il faifoit avec £q$ dents, il les regatde tous deux, incertain fur lèquel il fe jertera le premier. Tlépolême lui lance Ie jave* lot qu'il tenoit en fa main, & lui perce le dos. Cependant Thrafile épargnant la béte, frappe avec fa lance le cheval de Tlépolême, & 4ui coupe les jarrets. Ce cheval perdant fon fang, & ne pouvant plus fe foutenir, tombe & jette, malgrélui, fon maitre par terre. En même-tems le fanglier en fureur vient a la charge fur lui; & dans eet état, lui ayant déchiré fes" habits, il le déchite lui-même en plufieurs endroits avec fes défenfes, pendant qu'il faifoit fes efforts pour fe relever. Thrafile, eet ami généreux, neut aucun remords de l'adion défeftable qu'il avoir commencée , Sc quoique fa cruauté dut être raffafiée , il ne fut point encore fatisfait; car dans le rems que Tlépolême , tout troublé ,' tachoit de couvrir fes bleffures , & qu'il imploroit tendremenr fon fecours , il lui perce la cuiffe droite avec fa lance; ce qu'il fit avec d'autant plus de hardieffe, qu'il jugea que cette plaie reffembleroit a un coup de défenfes de la bêre ; il ne laiffa pas enfuire de percer d'outre en outre le fanglier avec affez de facilité. Après que ce jeune homme eut ainfi été tué, tous tant que nous étions de fes domeftiques s  d'Apulée, Li v. VIII. z6i nous fortïmes des lieux öü nous étions cachés, & nous accourümes a lui fort affligés. Quoique Thrafile fut venu a bout de fon deffein , & qu'il füt fort aife de s'ètre défait de celui qu'il regardoir comme fon ennemi, il cachoit néanmoins fa joie fous un vifage trifte; il ride fon front, contrefait 1'affligé , & embraffant avec tranfport ce corps qu'il avoit lui-même privé de la vie , il fait toutes lesdémonftrations d'une violente douleur, a fes larmes prés , qu'il ne put jamais faire couler. Se conformaht ainfi a l'affliétion véritable que nous reffentions, il rejetoit fauffement fur le fanglier le crime qüil avoir commis lui-méme. A peine cette aófcion venoit-elle d'être exécutée , que le bruit d'un fi grand malheur fe répand de tous cötés , & parvient auflï-tot dans la maifon de Tlépolême, & jufqu'aux oreilles de fa malheureufe époufe. Elle ne fait pas plutót cette nouvelle , qui étoit la plus cruelle qu'elle püt jamais apprendre , que 1'efprit tout égaré , & comme une bacchante en fureur, elle fe met a courir par la ville au milieu du peuple , & dela dans les champs , faifant des cris rerribles Sc pïtoyables fur la malheureufe deftinée de fon mari. Les bourgeois affligés accourent par troupes , & tous ceux qui la rencontrent Ia fuivent , mêlant leur douleur a la fienne ; enfin , tout le peuple fort de la ville pour voir ce funeffe Riij  L' A N E D O R fpectacle. Carite arrivé au lieu, oü étoit le corps de fon époux ; le cceur & les forces lui manquent, elle fe laiffe tomber fur lui, & il ne s'en fallut guères qu'elle n'expirat en eet état, & qu'elle ne lui facrifidt une vie qu'elle lui avoit confacrée ; mais fes parens, quoiqu'avec beaucoup de peine , 1'arrachèrent de deifus ce corps privé de vie , & 1'empêchèrent, malgré elle , de mourir. Cependant on porte le corps de Thlépolême au tombeau , tour le peuple accompagnant cette pompe funèbre. Alors Thrafile commenca d faire des cris extraordinaires , d fe battre la poitrine, & fa joie s'augmentant dans Ie fond de fon cceur, il répandit des larmes, qu'il n'avoit pu verferau commencement de fa feinte douleur, & cachoic la vérité de fes fentimens par plufieurs noms de tendrelfe qu'il donnoit d Thlépolême; il 1'appeioit d'une voix trifte & lugubre , fon ami, fon camarade &c fon frère. Pendant ce tems-ld, il ne laiffoit pas d'avoir foin de retenir les mains de Carite, quand elle vouloit fe donner des coups fur la poitrine, & de faire fes efforts pour arrêter les tranfports de fa douleur, & pour modérer fes cris & fes fanglors , il tachoit même d'adoucir J'excès de fon amiótibn par des difcours afteaueux, qu'il entremêloit de plufieurs exemples des revers de Ia fortune inconftante. Au milieu de toutes ces faulfes démonftrations d'une amitié généreufe, il  D' A P V L E E, L I V. V I I I. 2. elle fe renferme dans un lieu ténébreu*, avec une forte réfolution de fe laiffe mourir , en fe négligeant abfolument, & s'abftenant de toute nourriture. Mais Thrafile fait tant d'inftances auprès d'elle, & lui en fait faire de fi preffantes , tant par tous les amis qu'elle avoit , & par fes domeftiques, que par toute fa familie, qu'il obtient enfin qu'elle prenne quelque foin de fa perfonne négligée, pstle, & défigurée , en fe mettant dans le bain , & en prenant un peu de nourriture. Catite , qui d'ailleurs avoit une grande vénération pour fes parens , faifoit malgré elle, avec un vifage un peu plus ferein, ce qui étoit néceffaire pour conferver fa-vie , vaincue par le tefcr peétueux devoir qui la foixoir de leur obéir. Cependant langui ffante & pénétrée jufqu'au fond Au cceur, d'une affliótiou Sc d'une rrifteffe pro- RiT  2d4 L' A N E t>' O R fondes, ellepaffoit les jours & les n„its dar* les regrers & dans les pleurs , & renda„t 'des honneurs divi„s i i>image de fon époux, quelle avoir fan faire fous Ia figure du dieu Bacchus , elle nourriffoit encore fa douleur, par ce£te eipece de confolation. Cependant Thrafile voulant aller trop vite comme un hommeinconfidéré qu'il étoit, fans attendre que les larmes qu'elle répandoit eufTent fatisfaitafonaffliclion,!.] que le trouble de fon ame fat un peu calmé, & qu'un tems confidérable en eut diminué ia violence, n'hénta point a lui pari* de manage, pendant qu'elle pfeuroit encore ion epoux, qu'elle déchiroir fes habits )&qu'elle sarrachoit les cheveux; & i Ui lailfer entrevok par ion imprudente poutfuite le fecret de fon cceur & fes nous artifices. A ce difcours Carite inclignée & faifie d'horreur, tombe fans connoiffance , comme ii elle eut eté frappée de 1'impreflion mortelle de quelque funeileconitellation, ou d'un coup de foudre lancé par Jupiter même. Au boüt de quelque tems elle reprend peu i peu fes efprits, & recommence fes cns affreux & fes regrers • & démêlant la condmte cnminelle de eet homme abominable, elle temet laréporife qu'elle a d lui faire, jufqu'a ce qu elie en ait mürement délibéré. Pendant ce délai , 1'ombre de Tlépolême qui  »'Apulée, Li v. VIII. z£j avoit été fi cruellement maffacré, intetrompt fon fommeil, & lui apparoit avec un vifage pale , fanglant & défiguré « Machète époufe, lui dit-il, » fi mon fouvenir vous eft chet encote, ne fouf« frez jamais que perfonne foit en droit de vous » nommer ainfi. Mais fi le funefte accident qui >■> m'a öté la vie , rompt les liens de notte amour, » contractez un hymen plus heureux avec qui j5 vous voudrez , pourvu que ce ne foit point x avec le facrilège Thrafile, Rompez tout com»>. merce avec lui ; ne fouffrez plus qu'il mange 55 avec vous , & gardez-vous bien' de le recevoir )5 dans votre lit. Fuyez la main de mon meur55,rrier , encore teinte de mon fang , & ne com55 mencez poinr vos noces par un parricide. Ces 55 plaies que vous voyez, que vous avez lavées de 55 vos larmes, n'ont pas toutes été faites par les 55 dents du fanglier; c'eft la lapce du perfide Thra55 file qui m'a féparé de vous 55. Enfuite il lui révéla toutes les circonftances & la manière dont cé crime avoit été exécuté. Carire avoit Fefprit fi accablé de ttiftefte, lorf— qu'elle s'éroit mife au lit & qu'elle s'étoit endormie, que fes larmes ne laiftbient pas de couler & de mouiller fes belles joues pendant fon fommeih Cette vifion 1'ayant éveillée comme un coup de foudre, elle s'abandonne a la violence de fon affüftion, pouffè des cris douloureux, dóchire fes  X66 L'A N ! D' O ft vêtemens, & avec fes cruelles mains, fe meurtrit entièrement les bras , qu'elle avoit fi beaux. Néanmoms, fans communiquer a, perfonne rapparition de fon époux, fans faire femblant d'avoir aucune connoiffance des circonftances de fa mort; elle prend la réfolution de punir fon cruel meurtrier, & de fe délivrer enfuite d'une vie qui lui étoit infupportable. Cependant eet odieux & téméraire amant vient derechef la fatiguer par les propofitions d'un mariage dont elle étoit bien éloiguée; mais Carite le refufant avec honnêteté, & diffimulant fon deffein avec une adreffe merveilleufe , répond ainfi a fes prières & a fes empreffemens : cc L'agréable » image de mon cher époux, que vous regardiez » comme vorre frère, eft encore préfente a mes » yeux; 1'aimable Tlépolême vit encore dans mon » cceur. Ne refufez donc pas d'accorder a fa veuve » infortunée, le rems qu'il faut pour porter le *> deuil de fa mort, & fouffrez que le refte de » 1'année deftinée a ce devoir légitime, foit » écoulé; ce que je vous demande ne regarde pas » feulement la bienféance par rapport a moi, cela » regarde auffi votre süreté, par la crainte que j'ai » qu'en précipitant trop notre hymenée, nous » n'irritions', avec raifon, 1'ombre terrible de mon s> époux, & qu'elle n'attente fur vos jours». L'empreffèment de Thrafile ne put être modéré  d' A p u l i e, L i v. V I I I. 167 par cette conftdération, ni même par la joie qu'il devoit avoir de la promeftè qu'elle lui faifoit de lepoufer au bout de quelque tems. Au contraire, il ne ceffa point de la perfécuter très-fouvent par une infinité de difcours prelfans, tant qu'enfin Carite feignant de fe rendre : «il faut dumoins, lui dit-elle, Thrafile, que vous m'accordiez une prière que je vous fais avec la dernière inftance, qui eft que nous vivions fecrètement enfemble, comme fi nous étions mariés, & fans qu'aucun de •nos domeftiques s'en apercoive, jufqu'a. ce que Ie tems qui refte pour finir 1'année de mon deuil foit expiré ». Thrafile vaincu par cette trompeufe promeffe , fe rendit & confentit avec joie au commerce fecret qu'elle lui propofoit. II fouhaitoit avec paffion que la nuit fut bientöt de retour, préférant la poffeffion de Carire a routes les chofes du monde. « Mais au moins, lui dit-elle, venez bien enveloppé d'un manteau, fans aucunefuite, & dans le commencement de la nuit, approchez-votts de ma maifon fans faire le moindre bruit. Donnez feulement un coup de fifflet, & attendez ma nourrice, qui fera au guet derrière la porre, elle vous ouvriia & vous conduira, fans lumière, dans ma chambre ». Thrafile ne fe défiant de rien, approuva 1'appareii de ces funeftes noces; il étoit feulement faché d cue obligé d'attendre le retour de la nuit, 8c f©  ■**8 L'A K E D'0 R plaignoit mie le jour duroit trop long-term. Enfin fi-tot que la lumière eur fait place aux téuèbres eet homme féduir par une douce efpérance, s'enveloppa dans unmanteau, comme 1'avoit exigé Canre, & fut conduit dans la chambre ou elle couchoit, par 1'attificieufe nourrice qui 1'avoit attendu a la porte de la rue. Alors cette vieille lui iailant beaucoup d'amitiés, fuivant I'ordre qu'elle en avoit recu de fa maitreffe, apporta, fans faire de bruit, des verres, avec un grand vafe plein de : mn ou 1'on avoit mêlé une drogue aflbupiflante, & lm faifant croire que Carite étoit auprès de fon pere qui étoit malade, & que c'étoit ce qui 1'empêchoit de le venir trouver fi-töt, d force de verres de vin qu'elle lui préfenta, qu'il buvoit avec plaifir & fans aucune défiance, elle 1'enfevelit dans un profond fommeil. Si-tót que Thrafile fbt en cetétat, étendu de fon long & expofé i tOÜS ,es outrages qu>on voul droit lui faire, Carite, que la nourrice avoit été avemr, entre dans la chambre, animée d'un courage au-deffus de fon fexe, & s'approche avec empreffement du meurtrierdefonmari, enfrémiffant de fureur..« VoiU, dit-elle, ce fidéle compagnon » de mon époux; voila eet illuftre chafleur; voila » ce cher mari: c'eft cette main qui a vetfé mon » fang; c'eft dans ce cceur que fe font formé tant » de pernicieus deneins: ce font-la les yeux d qui  s' A P B 1 B E , L I v. V I I I. 263 » j'ai plu pour mon malheur, qui font obfcurcis » de ténèbres par avance, comme s'ils avoient » prévu qu'ils vont être pour jamais privés de la n lumière, & qüils eulfent prévenu leur fupplice. » Dors tranquillement, perfide, & jouis des réves » agréables dont tu es flatté préfentement : je ne » te frapperai point avec une épée, ni avec aucune » autre arme; aux dieux ne plaife que je veuille j» t'égaler a mon mari par un genre de mort pareil » au.fien. Tes yeux mourront pendant tavie, & » tu ne verras plus jamais rien qu'en fonge. Je » vais faire en forte que la mort de ton ennemi te » femblera préférable a ta vie; tu ne vetras plus » la lumière; il te faudra un guide pour te con» duire; tu ne pofféderas point Carite; tu n'auras n pcint le plaifir d'être fon époux; tu ne jouiras >5 point du repos que la mort procure, & tu fetas » privé des plaifirs qu'on goüre pendant la vie. » Mais comme un fantöme, qui n'eft ni mort ni » vivant, tu feras errant fur la rerre entre les té-, » nèbtes de 1'enfer & la lumière du foleil; tu s> chercheras long-tems la main qui t'aura plongé 5> dans les ténèbres, & ce qüil y aura de plus » cruel pour toi dans ton malheur, tu ne fauras » de qui tu auras le plus a te plaindre de toi ou de » moi. J'arroferai le tombeau de mon cher Tlét> polême du fang qui fortira de tes yeux, que je  47» L'A K j b' O R » facrifierai a fes manes facrés. Mais pourquoi » faut-il que ton jufte fupplice foit différé de » quelques momens par mon retardement ? Peut« être même que tu rêves préfentement que tu » me tiens dans tes bras, lorfque les miens te » vont être fi funeftes. Quirre des ténèbres que » caufe le fommeil, éveille-toi pour entrer dans » une autre nuit affreufe & cruelle, élève ton » vifage privé de la lumière, reconnois ma ven» geance, concois ton infortune, & repafle dans *> ton efprir tous les malheurs oü tu es livré. C'eft » en eet état feul que tes yeux ont pu plaire * une » femme vertueufe; c'eft ainfi que les torches nup» tiales éclaireront ton hymenée; les Furies ven» gereiTesenconduirontl'appareil, 1'aveuglement » t'accompagnera, & les remords de ta confeience » ne te laifieront jamais en repos ». Après que Carire lui eut ainfi prédit ce qui lui alloit arriver, elle prend fon aiguille de tête, qu'elle lui enfonce plufieurs fois dans les yeux ; êc le laifTant ainfi aveuglé , pendant que la douleur qüil refient, & dont il ignore la caufe, diffipe fon fommeil, & les vapeurs du vin qu'il avoit. bu , elle fe faifit de 1'épée que Tlépolême avoit coutume de potter, quelle tire du fourreau, pafteau travers de la ville , & va droit au tombeau de ion époux, comme une perfonne en fureur , qui  d' A p v x é s, L i v. V I I I. 271 médite quelque chofe de terrible. Tous, tant que nous étions de fes domeftiques, nous courons après elite , ainfi que tout le peuple de la ville, nous exhortons les uns & les autres a lui arracher ce fer d'entre les mains; mais fi^tot quelle fut proche du cercueil de Tlépolême , elle écarté tout le monde avec la pointe de fon épée ; 8c voyant que chacun verfoit des larmes & faifoit des cris douloureux : « Ceffez , dit-elle, ces pleurs qui » redoublent ma peine ; banniffez cette dou» leur , qui ne con vient point a mon courage. Je » fuis vengée du cruel meurtrier de mon époux, » j'ai puni le fcélérat qui a rompu les liens de » mon mariage : il eft tems que ce fer m'ouvre le » chemin des enfers pour aller rejoindre mon » cher Tlépolême ». Enfuite ayant conté par ordre tout ce que fon mari lui avoit révélé en fonge , & 1'artifice dont elle s'étoit fervie pour venir a bout de Thrafile , elle fe pionge fon épée dans le fein, 8c tombe baignée dans fon fang , 8c après s'être agitée quelques inftans , en proférant des mors interrompus, & qu'on ne pouvoit entendre, elle rend fon ame généreufe. Auffitot les amis de 1'infortunée Carite ont pris fon corps, 8c après 1'avoir lavé avec beaucoup de foin , ils l'ont enfermé dans le même tombeau avec Tlépolême , & l'ont ré unie pour jamais a fon cher époux.  *7? L' A n e d' O r Thrafile ayant appris tout ce qui venoit de fe pafier, n'a pas cru qu'il fe put donner une mort digne des malheurs qu'il avoit caufés, & fachant qu'une épée ne fuffifoit pas pour expier des crimes auffi grands que les fiens, il s'eft fait conduite au tombeau des deux époux, ou après avoir répété plul.eurs fois : « Ombres que j'ai perfécutées, voici » votre viótime qui vient d'elle-même s'offrir k » vous J » il a fermé foigneufement la porte du fepulcre fur lui, réfolu de fe laifler mourir de faim fuivant 1'arrêt qüil en avoit déja prononcé contre* lni-mêrae. Voila ce que ce domeftique de Carite racontoit avec beaucoup'de larmes & de foupirs a ces patres qui en étoient extrêmement touchés. Alors' ces valets craignant la domination d'un nouveau maitre , & déplorant les malheurs de celui qu'ils venoient de perdre , Sc de toute fa maifon', réfolurent de s'enfuir. Le maïtre des haras, ce même homme qu'on avoit chargé d'avoir foin de moi , & d qui 1'on m'avoit tant recommandé, pilla ce qu'd y avoit de plus précieux dans cette petite maifon, qu'il gardoit dans un lieu bien fermé dont il me chargea, ainfi que les autres bêtes de voiture ; & nous faifant partir , il quitta fon anaenne habitation. Nous portions des enfans, des femmes, des poulets, des oies, des chevreaux Sc des  b' A f ï i i ïj L i v. VIII. öes pedis chiens ; enfin , tout ce qui, ne pouvant nous fuivre affez vïte, atrroit pu retarder notre fuite ; <5cr quoique mon fardeau fur extrêmement 'pefant', je n'avóis aucune peine a le porter, par Ia joie que je reffentois de fuir 1'abominable payfan, qui vouloit me faire cette facheufe opération. Après que nous fumes montés au haut d'une montagne fort élevée, cóuverte-d'une forêt, Sc que nous fumes defcendus de l'autre cöté dans la plaine , le jour commenCant extrêmement a baiffer , nous arrivames a un bourg fort riche & bien peuplé, dont les habitans nous avertirent de ne point marcher pendant la nuit, ni même le matin, a caufe, diföient-ils , d'une quantité de loups furieux, & d'une grandeur extraordinaire, qui défoloient tout le pays , qui affiégeoient même les chemins, Sc qui attaquoient les paffans, comme auroient pu faire des voleurs. Bien plus, que pouffés quelquefois par une faim enragée i ils fe .jetoient jufques dans les métairies duvoifinage, Sc que les hommes même n'étoient plus en süreté contre la fureur de ces bêtes , qui n'attaquoient auparavant que les animaux les plus timides. Ils ajoutoient encore que nous rrouverions dans le chemin, par ou nous étions obligés de pafler, des cadavres d'hommes a moitié dévorés, & quantité s  2.74 L' A N E d' O r. d'oflemens dépouillés de leur chair ; qu'ainfi nous ne devions nous mettre en chemin qu'avec beaucoup de précaurion , & que pour nous garantir des périls qui nous menacoient de tous cbtés , il ne falloit pas marcher dans ces lieux dangereux , écartés les uns des autres , mais tous raffemblés en un peloton , & feulement quand il fait grand jour , & que le foleil brille beaucoup , paree que la lumière ralentit la fureur de ces cruels animaux. Mais ces maudits fugitifs qui nous emmenoient méprifant eet averthTement falutaire, & fans attendre même qüil fut jour, nous firent partir, chargés comme nous étions, environ a minuit, par un emprelfement téméraire, 8c par 1'inquiétude qu'ils avoient qu'on ne les pourfuivit. Comme j'étois bien informé du danger auqueï nous étions expofés, pour me mettre en süreté contre les attaques de ces loups, je me fourrai le mieux que je pu au milieu des autres bêres de charge qu'on faifoit marcher ferrées , & nos conducteurs étoient fort furpris de me voir aller plus vhe que les chevaux. Mais la diligence que je faifois , étoit moins un effet de ma vigueur, que de la peur dont j'étois iaifi , 8c je penfois en moi-même que ce n'étoit autre chofe que la peur qui avoit donné tant de vitefTe au fameux cheval Pégafe, 8c que  r>' Apulée, Li y. VIII. 275 ce qui avoit fait dire qu'il avoit des alles, ce fut le faut que la crainte d'être mordu par la Chimère qui vomiffoit du feu, lui fit faire jufqüau ciel. Cependant ces patres qui nous emmenoient, s'étoient préparés comme pour un combat. Ils étoient armés de lances , d'épieux , de javelots, ou de batons. II y én avoit même quelques-uns, qui avoient fait provifion de pierres qu'ils trouvoient abondamment dans le chemin , & d'autres qui tenoient des perches pointues par le bout. Avec cela, ils portoient la plupart des torches allumées, pour épouvanter les bêtes féroces, & rien ne manquoit a cette troupe qu'une trompette, pour reffembler a un petit corps d'armée prêt a donner combat. Mais après avoir eu une terreur inutile, nous tombames dans un péril beaucoup plus grand que celui que nous avions craint; car aucun loup ne vint nous attaquer, foit qu'ils eulTent été épouvantés par le bruit que faifoit ce grand nombre de jeunes gens qui marchoient enfemble , ou par les flambeaux allumés qu'ils portoient , foit qu'ils fuffent allés d'un autre coté chercher leur proie , enfin 1'on n'en vit pas un feul. Mais les payfans d'un village , par oü nous vïnmes a paffer, prenant notre troupe pour des voleurs, furent faifis d'une grande frayeur , & Sij  a.7<» L'Ani t>' Ö r fongeant a leur propre süreté, ils excitèrent contfd nous par toures fortes de cris, des chiens d'une grandeur rerrible, qu'ils nourrifioient exprès pout leur défenfe , & qui étoient plus furieux <£ plus Cruels que quelques loups, & quelques ours que ce put être. Ces dogues, outte leur férocité naturelle , étant animés par la voix & les clameurs de leurs maïtres , accourent fur nous de tous cótés, fe jettent fur les hommes & fur les chevaux indifféremment; 8c après s'être achamés long-rems fur les uns & fur les autres , ils en renversèreht plufieurs par terre. Certainement c'étoit un fpectacle bien futprenanr, mais encore plus pitoyable de voir ce grand nombre de chiens en fureur, les uns fe jeter fur ceux qui s'enfuyoient, les autres s'acharner contte ceux qui tenoient pied ferme, d'autres palfer par-delfus le corps de ceux qui étoient par terre, 8c courir a travers norre troupe, mordant tout ce qulls rencontroienr. A ce grand péril qui nous prehoir, il s'en joignoit un autre encore plus terrible ; car ces payfans, du haut des toits de leurs maifons, & d'une perite colline qui étoit proche du village, firent voler fur nous une grêle de pierres, de manière que nous ne favions duquel des deux nous devions plutót fonger a nous garantir , ou des chiens qui nous attaquoient de prés, ou des pierres dont  b'A pu t e e, Li t. VIII. 277 uous étions affaillis de loin. II y en ent une qua bleffa a la tête une femme que je porrois. La douleur de ce coup lui fit faire aufïkotdes cris& des lamentations pitoyables, appelant a fon fecours fon mari, qui étoit le chef de notre- troupe. Cec homme. effuyant le fang qui fortoit de la bleffure», que fa femme venoit de recevoir, crioit de toute fa force aux payfans, en atteftanrfes dieux: «.Pour» quoi, leur difoir-il, attaquez-vous. avec tant » de futeur de pauvres paffans farigués du voyage, » & pourquoi nous accablez -vous ainfi ? Avezs» vous peur que nous ne vous volions ? Quel eft le » rort que nous.vous avons fait, dont vous vous )j vengez fi cruellemeiu ? Encore n'habitez-vous » pas dans des cavernes comme des bêtes féroces^ *> ou dans des rochers comme des fauvages, pour 33 vous faire, un plaifir de. répandre ainfi le fang 33 humain. 3» A peine eut-il' achevé^ de parler , que cetcegrêle de cailloux ceffa , & que les chiens-rappelés par leurs. maïtres. s'appaisèrenr. Enfin., un des, payfans qui étoit monté fur le haut d'un cipres;, prit la parole: «Pour nous', dit-il, ce.que nous, 33 en faifons n'eft point dans 1'envie de vous. 33 voler , ni de profiter de vos dépouilles j. mais, »» nous nous fommes mis en devoir de. nous. ga—3) randt d'un. pareiiaccident.que nous craignicas». s Süj  L' A N E D' O fc » de votre part. Au refte , vous pouvez préfenre-~ » ment paffer votre chemin en paix & en toute » süreté.» A ces mots , nous continuames notre route, fort maltraités & bleffés en différens endroits , les uns par les coups de pierre , les autres par les chiens , fans qüaucun en eüt été exempt. Après avoir marché quelque tems, nous arrivames dans un bois agréable , couvert d'arbres fort élevés. Nos conducteurs Jugèrent X propos de »> arrêter pour manger & pour panfer, le mieux qu/ds pourroient, les plaies qu'ils avoient en plufieurs endroits de leur corps. S'étant donc tous mis par terre de cóté & d'autre, ils travaillèrent d'abord X reprendre des forces par la nourriture j enfuite ils fe hatèrent de faire quelques remèdes X leurs blelfures; les uns les lavoient au bord d'un ruiffeau qui couloir prés de IX; les autres apphquoient des éponges mouillées fur leurs contuhons , & d'autres bandoient leurs plaies avec du hnge^ Ainfi, chacun faifoit de fon mieux pour fe raccommoder. Pendant ce tems-la, un vieillard les regardoit faire du haut d'une colline qui étoit proche ; des chèvres qui paiffoient autour de lui, faifoient affez connoïtre que c'étoit un berger. Un des notres lui demanda s'il n'avoit point de lait X vendre, ou /  d' A V V l i e, L i v. V I I I. 17? du fromage moü ; mais ce vieillard branlant plufieurs fois la tête : « Eh quoi, lui réporidit - il, „ vous fongezi boire & amanger! ignorez-vodsen quel lieu vous êtes». Après ces mots, il fit marcher fon troupeau , & fe retira fort lob. Le difcours de ce berger & fa fuite alarmèrent extrêmement nos gens , Sc pendant que tous effrayés ils cherchoient a apprendre en quel endroit ils étoient, fans trouver perfonne qui put les en ïnftruire, ils apercurent du cóté du chemin un autre grand vieillard , accablé fous le poids des années,& ne marchant qu'avec peine, tout courbé fur un baton. II s'approcha deux en pleurant a chaiides larmes. Après qu'il les eut regardés, il fe jeta a leurs pieds j & leur embralfant les genot» aux uns & aux autres: «Puiffiez-vous, leur dit-il, » toujours en joie & en fanté , parvenir a un age » auffi avancé que le mien ; mais je vous conjure » par ce que vous avez de plus cher au monde, 55 & par vous-même de fecourir un vieillard qui » perd 1'efpoir de fa familie : retirez des bras de » la mort un jeune enfant qui m'appartient, Sc >, le rendez a ma vieilleffe ; c'eft mon petit-fils, » Sc le cher compagnon de mon voyage. 11 s'eft » par hafard détourné pour tacher de prendre un » moineau qui chantoit dans cebuiffon, & il eft » tombé dans une foffe ici prés, qui étoit cachée S iv .  ^ L'A N E D' O R, » p*r des feuillages & de petits arbres. II eft pref " de mourir ,j'entens bien, aux cris,&auxplainte? » qu'il fait, en m'appelanr a fon fecours, qu'il » eft encore en vie mais n.'ayan.t plus aucune » force, comme vous levoyez, il m'eft impof* fible de le fecourjr, & il VOus, fera fa,cile, i vous » qui êres jeunes & vigoureux, daffifterun vieilV lard malheureux, & de lui conferver eet enr » fant qui eft fon unique fucceffeur Sc le feul » de fa familie ».. Les prières & les larmes de ce vieillard qui sarrachoit fes cheveux blancs , noUs touchèrent tous de compaffion. Un de nos bergers plus hardi, plus jeune & plus fort que les autres, & le feul' qui n avoit; point été bleflTé dans la malheureufe aventure qui, venoit de leur arriver, fe léve déhbérément, Sc s'étant informé du lieu ou Penfant etoit tombé, il accompagua gaiemenr le vieillard qui lui montroit du doigt, d'horribles buiffons depjnes qui n'étoient pas fort loin. Cependant après qüon nous eut fait repaitre, & que nos bergers^eurent achevé de manger, & de panfer leurs bleffures , chacun d'e/ux plia bagage , & Pon fe' remit en chemin, après avoir appelé plufieurs foispar fon nom celui, qui étoit allé avec ce vieil-' lard. Enfin, inquiets de ce qu'il tardoit fi Iönatems, ds fenvoyèrent chercher par un autre, pour.  b'A ï v i i E, L. l v. V I II. 281; J'avertir qu'il étoit tems de partir, & le ramener avec lui. Ce dernier revint au bout de fort peu de tems , & tout tremblant 8c pal» comme la mort , il leur conta des chofes étonnantes touchant leur camarade. II leur dit, qu'il 1'avoit vu renverfe fur le dos, a moitié mangé, proche d'un dragon d'une grandeur prodigieufe , qui a.chevoit de le dévorer-, 8c que pour le malheureux vieillard, Ü ne paroilfoit en aucun endroir. Nos gens fe hatèrent de quitter ces lieux dangeteux , cette nouvelle ayant du rapport avec le. difcours que leur ayoit ten.u le berger qu'ils avoient vu fur •le haut de la colline, qui, fans, doute, leur avoit voulu faire entendre , qu'il n'y avoit que ce dragon qui habitat le canton ou ils étoient. Ils s'en éloignèrent donc fort vïte , en nous faifant doubler le pas a coups de baton. Après avoir marché long-tems, 8c d'une grande.diligence, nous arrivames dans un bourg , ou nous.pafsames la nuir a nous repofer, 8c oü j'appris une ayenture bien extraordinaire, qu'il faut que je vous conté ?- II y avoit un efclave, a qui fon majtre avojt donné la. conduite de toutes fes affaires , 8c qui faifoit valoir une grande métauie, oü nous étions logés. II avoit époufé une des efclaves qui fer\oienc avec lui j cepeiidant il étoit devenu paf-  L' A n e d' O r fionnément amoureux d'une femme de condïtiofj libre, qui n 'étoit pas de la-maifon. Sa femme au défefpoir de ce commerce , brula tous les papiers & les regiftres de fon mari, & même tout ce qui étoit ferré dans fon rnagafm. Non contente de s'être ainfi vengée du mépris qu'il avoit fait d'elle, s'armant contie elle-même & contre fon propre fang , elle attaché une cotde autour d'elle, a laquelle elle lie un enfant qu'elle avoit eu de fon mariage, & fe précipite avec lui dans un puits très-profond. Le maïtre extrêmement faché de leur mort, prit 1'efclave qui par fes débauches avoit été la caufe d'une aótion fi terrible , & 1'ayant fait dépouiller tout nu, & frotter avec du miel, depuis les pieds jufqu'a la tête, il Pattacha avec de bonnes cordes a un hguier, dont fe ttonc pourri étoit plein d'une quantité prodigieufe de fourmis qu'on voyoit aller & venir continuellement. Si-tót qu'elles eurent fenti 1'odeur du miel donr le corps de ce malheureux étoit frotté, elles s'attachèrent contre fa peau, & par un nombre ïnfim de petites morfures, mais fréquentes & continuelles, elles lui rongèrent peu a peu la chair & les entradles, & après qu'il eut long-tems fouffert un fupplice fi cruel, fes os furent enfin dépouillés entièrement, de manière qu'on les voyoit encore fort fecs & fort blancs, artachés i eet arbre funefte.  r>' A v v i i e, L i v. V I I I. 185 Nous quittames cette maudite maifon, & nous nous remïmes en chemin , laiffant les habitans de ce bourg encore trés-affligés de ces malheurs. Après que nous eumes marché tout le jour dans un pays plat, nous arrivames bien fatigués dans une ville fort belle & fort peuplée. Nos betgers réfolurent de s'y arrêter, & de s'y établir pour toujours, rant a caufe que ce lieu paroiflbit fort propre pour fe cachér de ceux qui viendroienr de loin, exprès pour les rechercher, que paree que les vivres y étoient en abondance. On nous mena au marché tout ce que nous étions de chevaux & d'anes , après nous avoir laiffes trois jours a 1'écurie pour nous refaire, & pour être mieux vendus. Quand le crieur public eut déclaré a haute voix le ptix de chacun de nous, tout fut acheté par de riches marchands, hors moi qui reftai, la plupart de ceux qui venoient me regarder, ne s'y arrêrant point, & me laiffant la avec mépris. Ennuyé de toutes les perquifitions qu'on faifoit de mon age, en me touchant les dents, je pris la main fale & mal propre d'un homme qui venoir fouvent la fourrer dans ma bouche, & me gratter les gencives avec fes vilains doigts, & je la lui écrafai entre mes dents, ce qui fit que perfonne n'eut plus enviede m'acheter, comme étant un animal trop farouche.  '**4 L'Anj d' O * Alors le crieur public fe romgant la tête i forcè f dabfuder' ^ «ntmauvaifesplaifanteties iur moi avec fa voix enrouée. « JufQu^ quand , » nifolt-il, expofetons nous inutilementen «en» f. cette vieille Sc miférable rofle dont les jambe, » fout ruinées ,-qui eft d'un vilain poil, outrecela. » qm eft furieus au milieu de fa parede Sc de fa " & donrlape.au n'eft plus bonne qu'd » We un ctible ? Que n'en faifons-nous un pré» leuts'il fe ttouve quelqu'un qui en veuille, & * qmnefe foucie pas deperdrefon foin ,,. Par ces iones de difcours, ce crieur faifoit rire Ie peuple qui étoit autour de lui, ' Ma nWuva,fe fortune, qu'il m'avoit été-impoffihk dotter, en quelqu'e.ndroit que j'eufle été, W de fiechir par tout ce que j'avois foufferr, vint encore m.e regarder de travers, en me trouvant, par un hafard extraordinaire , un acheteur tel qu'il le falloit pour faire durer mes malheurs C etoit un. vieux Eunuque chauve, d qui il p.enT doit encore quelques. cheveux gris & crépus, 1W de ces miférables qui fout demander 1'aumóne d la déelfe de Syrië,, la portant par les chemins & dans les villes, au fon. de. quelques. i.nftrumens. Cet homme ayant fort grande envie de m'acherer smforme. au crieur de quel pays j'étois. Celui-ci hu repond, « que j'étois de Cappadoce, & d'une  fe* A r d ï É e, L i t ? I I I. 4$ » aiTez bonne force ». L'autre lui demanda enfuite quel age j'avois : « cerrain aftrologue qui a fair fon »> horofcope, répond le crieur en raillanr, nous a » affurés qu'il avoit cinq ans; mais cet animal le s» peut favoir lui-même mieux que perfonne, par 5j la déclararion de fa naiffance, que fes parens ont faite au greffe public. Et quoique je me ,> rende coupable des peines portées par la loi ,5 Cornélia, fi de deffein prémédiré je vous vends *> un citoyen Romain pour un efclave, ne laiffez •> pas d'acheter fur ma parole ce bon fervireur , il « vous rendra beaucoup de fervices utiles, tant •» aux champs qua la maifon». Ce vilain homme qui me marchandoit, continua de lui faite un grand nombre de queftions tout de fuite, & lui demanda pour conclufion fi j'étois bien doux : « ce n'eft pas un ane que vous « voyezda , lui répond le crieur, c'eft un mouton » prêt a faire tout ce qu'on veut, qui jamais ne » mord, ni ne me, & tel enfin qu'il femble qu'un homme modefte & paifible foit cachè fous fa » peau; ce qui n'eft pas difficile a connoïtre , & « vous en ferez 1'expérience aifément: vous n'avez » qua mettte votre tête entre fes cuiffes, & vous « verrez quelle grande patience il vous montrera ». Ainfi le crieur fe moquoit de ce vieux débau' A V V L É E, L I v. V I I I. 289 eftotnac, il vouloit perfuader qu'il étoit plein de quelque diviniré; comme fi la préfence des dieux n'étoit pas ordinairement avantageufe aux hommes, 8c qu'elle leur fut funefle, en les rendant plus foibles ou malades. Mais vous allez voir de quelle manière la providence les récompenfa. II commenca par déclarer fauffement qu'il étoit coupable, & a s'accufer d haure voix d'un ton de prophéte , qu'il avoit commis quelque faute contre les loix de la fainte religion. Enfuite il demanda a fes mains, qu'elles euflèntalepunir, & a lui faire fouffrir le 'fupplice que fon crime méritoit. Én même tems il prit un de ces fouets que ces hommes efféminés porrent ordinairement, qui eft compofé de plufieurs longues cordes de laine, ou font enfilés quantité de petits os de mouton de figure carrée, dont il fe donna mille coups, & fe déchira toute la peau, fupportant fa douleur avec une fermeté admirable. Vous auriez vu la rerre route teinte du fang que ces infames s'éroient tiré en fe tailladant avec leurs couteaux , & fe frappant avec leurs fouets, ce qui me caufoit une inquiétude qui n'étoit pas. médiocre. Voyant ce fang qui fortoit de tant de plaies & en fi grande abondance, je craignois que i'eftomac de cette déeffe étrangère n'eüt envie du fang d'un ane, comme 1'eftomac de certains hommes demande du lait danelfe. T  ipo L'A m r> O r Quand ils fin-ent las, ou du moins qu'ils crurent s'être afFez déchiquetés les membres, ils mirent fin a cette boucherie. Alors quantité de gens, L 1'envi les uns des autres, leur offfant des pièces de monnoie de cuivre & même d'argenr, ils tendirent leurs robes pour les recevoir. On leur donna, outre cela, un baril de vin, du lair, des fromages Sc quelque farine d'orge Sc de fromenr; quelquesuns donnèrent auffi de 1'orge pour fane qui portoitla déefTe. Ils ramafsèrent toutes ces chofes dans des facs faits exprès pour ces fortes de quêtes, & me les chargèrenr fur le corps; de manière que portant tout-a-Ia-fois leurs provifions Sc 1'image de la déeffe, je leur fervois en même-rems de remple Sc de magafin. C'eft ainfi qu'allant de cóté & d'autre ils faifoient contribuer tout le pays. Un jour qu'ils éroient de bonne humeur, paree qu'ils avoienr fait une quête plus abondante qu a 1'ordinaire, ils fe difposèrent a fe bien régaler Sc a fe réjouir dans un certain chateau. Ils demandent d'abord un mouton gtas au fermier d'une métairie, après lui avoir dit fa bonne aventure, pour immoler, difoient-ils, a la déefie Syrienne, qui avoit une fort grande faim, & ayant fait tous les apprêts du repas, ils vont aux bains. Au retour ils amènent fouper avec eux un payfan d'une taille & d'une force extraordinaires. A peine eurent-ils mangé de quelques légumes,qu'ils commencent a exercerleurs abominatipns.  d'A ï u i i e, L i v. V I I I. Je ne pus fupporter la vue de ces crimes affreux j' 8c je voulus m'écrier : O citöyensl mais il me fut impoffible de proiioncer autre chofe qne la première fyllabe O, d'une voix, a la vérité, claire, forte 8c convenable a un ane, mais fort mal-a-propos dans ce moment-la; car plufieurs jeunes gens du bourg prochain, qui cherchoienr un ane qu'on leur avoir volé la nuir, & qui alloient avec foin dans toutes les hótelleries, voir s'ils ne le trouveroient point, m'ayant entendu braire dans cette maifon, & ctoyant que ce fut leut ane qu'on y avoit caché, y entrèrerit avec précipirarion, a 1'heure qu'on y penfoit le moins, dans le deffein de reprendre leur bien , & furpnrent ces infames au milieu de leurs débordemens. Ces jeunes gens appellerit auffitöt tous les voifins, & leür font part de cet horrible fpeétacle, donnant des louanges, én raillant, a la fairite chafteté de ces prêtres-, Eux, corifternés & fort affligés d'une fi cruelle aventure, dortt le bruit fe répandoit déja parmi le peuple, & qui les rendoit odieux & exécrables a tout le monde, ramaffènt tout ce qu'ils avoient, & fortent fecrétement dü ehateau, envirori a rhinuit. Après avoir fair uh chemin aflez corifidérable, avant le lever du foleil, & s'étant tröuvés au grand jour en des lieux écartés 8c déferts, ils raifonnent beaucoup entr'eux, & fe difpofent a me faire mourir. Ils otent la déeffe de deffus mon dos, 8c 1'ayans Tij  Z9% L' A N E ü' O R poféea terre, ils me dépouillent de mon harnois; m'atrachent a un chêne, & me donnent tant de coups de cefouet armé dos demouton, qu'ils me mettent a deux doigts de la mort. II y en avoit un qui vouloit a toute force me couper les jarrets avec fa hache, paree que j'avois fcandalifé fi honteufement une chafteté auffi pure que la fienne. Mais les autres furenr d'avis qu'on me Jaiffat la vie, non par aucune confidération pour moi, mais a caufe de la déeiiè qui éroir par rerre. Ils me remettent donc ma charge fur le corps, & me faifant marcher a coups de plat d'épée, ils arrivent dans une grande ville. Un de fes plus confidérables habitans, qui entendit le fon des cymbales, le bruit des tambours, & les douxaccens de de la mufique phrygienne, vint auffitot au-devant de nous. C'étoit un homme fort religieux, & qui révéroit extrêmement les dieux. II reent la deefle dans fa maifon, & nous logea tous dans des appartemens fort grands & fort fpacieux. II faifoit tous fes efforts pour fe rendre cette divimté favorable par fes profonds refpeds & par des facnfices. II me fouvient que je. fus en ce lieu-la dans mi grand danger de perdre la vie. Certain homme de la campagne avoit fait ptéfent a notre hóte, qui étoit fon feigneur, de la cuifTè d'un cerf fort gras & fort grand qu'il avoit tué a la chafie : on 1'avoit pendue négligemment alfez bas derrière hrporte de  d' a p u l é e, l i v. v i i i. 295 Ia ctufine-; un chien de chafle s etoit jeté defFus, & s'étoit fauvé avec fa proie. Quand le cuifmier fe fut apercu du malheur qui venoit de lui arriver, après s'êtte blamé lui-même de fa négligence, setre fort affligé, & avoir longtems verfé des larmes inutiles par la crainre que fon maitre, qui devoir bientot demander a fouper, ne le chariat rigoureufemenr, il prend une corde pour s'étrangler, ayant auparavant tendtement embrafFé un petit enfant qu'il avoit, pour lui dire adieu. Mais fa femme qui 1'aimoit beaucoup , apprit bientót 1'accident qui venöit de lui arriver. Elle accourut a lui, & faififFant de toute fa force avec fes deux mains la funefte corde qu'il tenoit: «Quoi, » lui dit-elle , faut-il que la frayeur que ce mal53 heur vous caufe, vous faffe perdre 1'efprit, & 33 que vous n'y voyez pas un remède que vous offre 33 heureufement la providence des dieux 33 ! 33 S'il vous refte donc encore quelque raifon dans 33 cette extrémité , écoutez - moi avec attention. 33 Conduifez 1'ane qu'on a amené ici, dans quel33 qu'endroit éloigné , & 1'égorgez ; enfuite cou33 pez-lui une cuiffe qui reffemblera afFez a celle 33 du cerf que vous avez perdue ; mettez-la en ha33 chis avec une bonne fauffe , & fervez-la a norre 33 maitre a la place de l'autre >s. Ce maraut jugea a propos de conferver fa vie aux dépens de la  '*94 L' A n i d' O r mienne; & après avoir extrêmement loué 1'efpriê de fa femme, il fe mit a aiguifer fes couteaux pour, exécuter le confeil qu'elle venoit de lui donner. Fin du huitième Livre,  ©' A p ü l é e, L i v. I X. 29s LIVRE N E U FIÈ ME. C'est ainfi que ce déteftable bourreauarmoit fes mains fcélérares contre ma vie. II n'y avoit pas. de tems a perdre dans un danger fi preffant; il fa'lloit prendre fon parti fur le champ. Je réfolus de me garantirpar la fuite, de ia mort qu'on me préparoit; & dans le moment, rompant le licou qui me renoit artaché , je m'enfuis de toute ma force x en ruant fouvent, de peur qu'on ne m'arrétat. Ayant bientót traverfé le premier porrique, je me jette fans baiancer dans la falie. a manger oü le maitre de la maifon régaloit les prêttes de la déeffe, avec la viande des viftimes qu'il avoit immolées. Je brife & renverfe une bonne parue des viandes qui étoient apprêtées, les tables même & d'autres meubles. Le^maïrre du logisfort faché, a un fi grand défotdre , me fit mettre entre les mains d'un de fes gens, & lui ordonna de m'enfèrmer avec grand fom, en quelqu'endroit bien für, comme un animal fougueux & emporté, afin. que je ne revinffe pas une autre fois avec une pareille infolence, renverfer 1011 feftimM'érant donc. fauvé par certe adreffe, des mains de ce maudm cuifinier, j'étois fort aife de me voir dans une. raifon qui me fecvoit d'afyie^ ' ï 'm  XS>6 L' A N £ D' O R : M^S ce«ai™it les hommes ont beau faira, pour etre heureux; quand il „e plaït pas a la fortune, ris nefauroientle devenir, & toute 1'adrefle & laprudencehumainene peuvent s'oppoferal'ordre ' de Ia providence, ni même y rien changer. Ce que je venois d'imaginer pour me mettre en fureté, du mouw pendant quelque tems , fut ce qui me jeta dans un autre péril terrible, qui penfa me coüter la vie dans le moment; car un des valets, comme je 1 appns depuis, è. quelques difcours que les domeftiques tenoient entreux, accourt tout.troublé dans la falie du banquet; &avec un vifageeffrayé il rapporteafonmaitre qu'unchienenragééroit entré tout d un coup dans Ia maifon par une porte de derncre,quirépondoit dans unepetiterue; qu'il s'étoit d abordjeté en fureur furies chiens de chafiej qu'enfmteilavoitpalfé dans les écuriesoüil avoit faitle meme ravage fur les chevaux ,&qu'enfin il n'avoit pas meme épargné les hommes; qu'il avoit mordu en plufieurs endroits le muletier Mirtil, Hephefnonle cuifinier, Hypathius le valet de chambre, Apollomus le médecin, & pfufieurs autres domeftiques, comme ils vouloient le chafler; il ajoutoit que quelques-uns des chevaux qui avoient été mordus, relfentoient déja les efFets de la rage ^ Cette nouvelle donna falarme l tous ceux qui etoientdans la falie, qui, s'imaginant par ce qu'on * avoit vu faire, que j'étois attaqué du même mal,  D' A P D L É E, L I V. I X. 2c>7 s'armèrentdetout ce qu'ils purent rencontrer, s'exhortant les uns & les autres a fe gatantir du péril qui les menacoit, & fe mirent après moi comme des enragés qu'ils éroienr bien plutót que moi. Ils m'alloient mettre en pièces avec les lances, les épieux & les haches que les valets leur fourmffoienr, fi pour me mettre a couvert de cet orage, je ne me falie fauvé dans une des chambres oü 1'on avoit logé mes maïtres. Alors, ceux qui me pourfuivoient ayant fermé la porte fur moi, me tinrent affiégé ladedans, en atfendant que le poifon de cette rage prétendue m'eüt fait "mourir, fans qüils s'expofaffent au danger de m'attaquer. Me trouvant donc feul en liberté, je profitai de 1'occafion que la fortune m'offroit; je me couchai fur un lit comme un homme, & j e m'endormis; cette manière de repofer m'ayant été interdire depuis longtems. M'étant bien remis de ma laffirude fur ce bon lit, je me levai gai 8c difpos. II étoit dtja grand jour, & j'entendois ceux qui avoient paffe la nuit a me garder, qui difoient entr'eux : « Mais pouvons-nous croire q,ue ce malheureux ane foir continuellement dans les tranfporrs de la rage ? II eft plurót a préfumer que fa fureur eft calmée, & que fon accès eft paffe ». Comme chacun difoit fur cela fon avis, .ils convinrent tous, qu'il falloit éprouver ce qui en étoit, 8c regardant par une fente au travers de la porte, ils me voient fur mes jambes,  1-9% L' A n e d'O r tranquiile comme un animal qui fe porte bien U qui eftdoux & paiüble; ils ouvrent la porte Sc examinent avec plus d'attention fi j'étois appaifé, Un d'entr'eux , comme s'il eiu été envoyé du crel pour me fauver la vie , apprit aux aurres un moven pour connoitfe fi j'étois malade, qui étoit de mettre un vaiffeau plein d'eau fraïche devant moi, difant que fi j'en approchois fang ripugnance , & comme j'avois accoutumé de faire c'etort une marqué que je n'avois aucun mal, Sc que je me portois fort bien; au contraire , que fi je la fuyois, & que j'euffe de 1'horreur de la voir & d'y toucher , c'étoit une preuve certaine que la rage continuoit de m'agiter, ajoutant que; c'étoit 1'expérience qu'on avoit coutume de faire en ces fortes d'occafions, Sc qu'on la trouvoit, écrire même dans les anciens livres. Ils approuvèrent tous ce coufeïl, & dans le moment ils apportent ui; grand vaifTeau plein, d'une eau très-ciaire , prifé d'une fontaine qui étoit prés de la maifon , & me. le préfenteut, en fe tenant encore fur leurs gardes. Je vais d'abord au-devant d'eux , d'autant plus que j'avois une: fort grande foif; & bailfant la tête, je la pion-, geai jufquau fond du vanfea.u , &; me'mis a. boire de cette eau, qui m'étoit certainemcnt bienfaluraire. Alors je fouffris avec tranquillité qu'ils, me flattalfent en me palfant la main fur ie corps  d' A V u 1 É e, L i v. I X. 2.99 '$c fur les oreilles , & qüils me ramenaffent par mon licou; enfin , je leur laiffai faire tout cq qüils voulurent pour m'éprouver , jufqu'a ce, qu'ils fuffent entièrement raffurés par ma dou^ ceur, fur la mauvaife opinion qüils avoient concue de moi. M'étant ainfi fauvé de deu2 grands dangers, le lendemain on me remir fur le corps 1'image de la déeffe, avec les chofes qui fervoient a fon cuite , & nous pattïmes au fon des caftagnettes, des cymbales & des tambours , pour aller demander 1'aumone dans les villages. Après que nous eümes parcouru un affez grand nombre de maifons de payfans , & quelques chateaux , nous. arrivames dans un b.aurg bati fur les ruines, d'une ville qui avoit été fort opulente autrefois a ce que difoient les hibitans. Nous entrames dans. la première hótelletie qui fe rencontra , oü 1'on. nous coma une hifloire affez plaifante , de 1a maniète dont la femme d'un pauvre homme. lui avoit fait une infidéliré ; je fuis bien aife que. vous la fachiez auffi. Cet homme réduit dans une grande néceffité, 11'ayoit autre chofe pour vivre que le peu qüil pouvoit^ gagner par fon travail journalier. 11 avoit une femme qui étoit auffi fort pauvre, mais trésfameufe par rexceffive débauche oü elle s'aban-  L' A N E D' O R donnoit. Un jour fon mari étant forti de chez lui dès le matin , pour aller travailler, un homme hardi & effronté y entra fecrétement 1'inftanf d'après. Pendant que la femme & lui étoient enfemble , comme des gens qui fe croient en süreté, le mari qui ne favoit rien de ce qui fe palfoit, & qui n'en avoit même aucun foupeon, revint chez lui, bien plutöt qu'on ne 1'atrendóir, & louant en hu-même la bonne conduite de fa femme, paree qu'il trouvoit Ia porte de fa maifon déjd fermée aux verroux, il frappe 8c fiffle , pour marquer que c'éroitlui qui vouloir entrer. Sa femme, qui étoit adroite, 8c fort ftilée en ces fortes d'occafions , fait retirer 1'homme d'auprès d'elle, & le cache prómptement dans un vieux tonneau . vide qui étoit-au cóin de la chambre, i moitié enfoncé dans la terre j enfuite ayant ouvert la porte a fon mari, elle le recoit en le querellant: « c'eft donc ainfi, lui dit-elle , que tu reviens les mains vides , pour demeurer les bras croifés a ne rien faire, & que tu ne continueras pas ton travail ordinaire, pour gagner de quoi avoir quelque chofe a manger? Et moi, malheureufe que je fuis , je me romps les doigts jour & nuit, a fotce de filer de Ia laine , afin d'avoir au moins de quoi entretenir une lampe pour nous éclairer le foir dans notre pauvre maifon. Hélas! que Daphné,  fc" Apulée, Li v. IX. 301 notre voifine, eft bien plus heureufe que moi! elle qui, dès le matin , fe met a table , & boit tout le jour avec fes amans ». Le mari fe voyanr fi mal recu, « que veux-tu , lui dit-il, quoique le maitre de notre attelier, occupé a la fuite d'un procés qui le regarde , ait fait cefler le rravail, cela n'a pas empêché que je n'aie trouvé le moyen d'avoir de quoi manger aujourd'hui. Vois-tu , continua-t-il, ce tonneau inutile , qui occupe tant de place, & qui ne fert a autre chofe qu'a nous embarraffer dans notre chambre, je 1'ai veadu cinq deniers (i) a un homme, qui va venir dans le moment le payer & 1'emporter : prépare-toi donc a m'aider un peu a le tirer de la , pour le livrer tout préfentement. « En vérité, dit aulfitöt cette artificieufe femme, en faifant un gtand éclat de rire, mon mari eft un brave homme, &c un marchand fort habile, d'avoir laiflepour ce prix-la une chofe que j'ai vendue il y a longrems fept deniers , moi qui ne fuis qu'une femme toujours renfermée dans la maifon». Le mari bien-aife de ce qu'il entendoit ; «qui eft donc celui qui 1'a acheté fi cher, lui dit-il. «t Pauvre innocent que tu ès , lui répondit-elle, il y a déja je ne fai combien de tems qu'il eft (1) Environ quarante fois de notre monnoie.  L'A N e b'0 R dans le tonneau, i 1'exaininer de tous cótés». Lè galantentra i merveille dans la fourberie , 8c fortant tout d'un coup de fa niche : «ma bonnd femme, dit-il, voulez-vous que je vous dife la vente, votre tonneau eft trop vieux, & fendu en ,e ne fai combien d'endroits,. Se tournant enfuite du coté du mari f «,& toi, bon-homme continua-t-il, fans faire femblant de le connoïtre' que ne mapportes-tu tout préfentement de la umière , afin que je puüTe être sur , en grattant les ordures qui font dedans, s'il pourra me fervircar tu t'imagines bien que je ne me foucie point de perdre mon argent, comme fi je 1'avoisgagné par de mauvaifes voies ». Ce brave & fubril mari, lans tarder & fans avoir le moindre foupcon allume la lampe, & hu dit: «rangez-vous de-ld &me laufez faire, jufqu'd ce que je vous 1'aie rendu bien net». En même-tems il óte fon habit prend la lumière , fe fourre dans le tonneau, &' commence d racler toute la vieille lie qui y étoit attachée. Le galant mit 1'occafion d profir & pendant ce tems, la femme qui fe faifoit' un plaifir de jouer fon mari, baiffantla tête dans le tonneau , lui montroit avec le doigt, tantót un endroit a nettoyer, tantót un autre, &puis encore «n autre, & puis encore un autre, jufqu'd ce qu enfin tout fut achevé j & ce miférable manceu-  u' A p .e l é i, L i v. I X, 3^5 Tte fut encore obligé, après avoir recufept deniers, de porter le tonneau jufques dans la maifon du galant de fa femme Après que les fainrs prêtres de la déeffe eurent demeüré quelques jours dans ce bourg, oü ils faifoient'bonne chère, aux dépens du public , & qu'ils eurent amaffé quantité de toutes fortes de chofes, qüds gagnoient a dire la bonne aventure, iis inventèrent une nouvelle manière de faire venir de 1'argent. Par une feule réponfe qu'ils imaginèrent, qiu pouvoit fe rapporter a des évènemens différens, ils rrompoient ceux qui venoient les confulter fur roures fortes de fujets. Voici ce que contenoit 1'oracle: Les boeufs, qu'au mêftie joug on lie, De la terre entr'ouv'tent le fein, Afin qu'avec ufure elle rende le grain, Que le laboureur lui confie. Ainfi, fi quelques-uns venoient les confulter pour favoir les ordres du deftin fur un mariage qu'ils vouloient faire, ils leur difoient que 1'oracle répondoit jufle a leur demande; qu'il falloit qu'ils fe miffent fous le joug de 1'hymenée,' & qu'ils produiroient bientót de beaux enfans. Si un autre venoir les interroger fur 1'envie qu'il avoit d'acheter des terres, ils lui faifoient voir que c'étoit avec raifon que 1'oracle parloit de bceufs, de labourage .( i ) Cet épifode a fourni le fujet dü Cuvier> conté de la ïontaine Sc du Tonndier, opéra comicjue.  JÖ4 L'A N I I>' O R & de riches moiflbns. Si quelqu'autre venoit confulter le fort fur un voyage qu'il devoit entre-! prendre, ils lui expliquoient que les plus doux de tous les animaux étoient déja attelés enfemble, & prêrs a partir, & que la fécondité de la terre fignifioit que Ion voyage lui rapporteroit un gain confidérable. Si quelqu'un avoit 'un combat a donnet ou a pourfuivre une troupe de voleurs, & qu'il voulüt favoir fi 1'évènement en feroir heureux ou malheureux, ils foutenoient que 1'oracle, par fa réponfe, lui promettoit Ia victoire, que fes ennemis feroient fubjugués, & qu'il profiteroir d'un grand butin. Ces prêtres ne gagnèrent pas peu d'argent a cette manière captieufe de prédire 1'avenir j mais fatigués des queftions continuelles qu'on venoit faire, auxquelles leur oracle ne donnoit jamais que la même réponfe, ils continüèrent leur route par un chemin bien plus mauvais que celui que nous avions fait la nuit précédente; il étoit plein de grands trous & rompu en plufieurs endroits par des rigoles qu'on y avoit faites pour donner de 1'écoulement aux eaux, dont elles étoient encore a. moitié pleines, & le refte étoit couvert de boue & fort gliftant. Après que je me fus bien fatigué & meurtri les jambes par plufieurs gliflades & plufieurs chütes que je faifois a tout moment dans ce naaudit chemin, je gagnai enfin, avec beaucoup de  V A v v\ ê\> L ï Vs I X. 505' S& peines, un fentier utti qui étoit dans la campagne, quand töut d'un cöup une troupe de cavaliers armés vient fondre fur nous} & après avoir eu alfez de peine a retenir leurs chevaux, ils fe jettent brufquement 'fur Philèbe Sc fur fes caniarades, Sc les faifilfant au colet, ils les frappent a\ coups de poing, les appelaiit facrilèges & impudiques; enfuite ils les attachent avec des menottes, en leur répétant fans ceffe « qu'ils euffent k 'tirer » de leurs facs la coupe d'or; qu'ils miflent au »> jóur ce vafe dont la valeut les avoit ébleuis juf,i qua leur faire commettre un facrüège> cette » coupe qu'ils venoient de déróber jufques fur .■o les aurels de la mère des dieux, lorfqu'enfermés A dans fon temple, ils faifoient femblant de célé» brer fes fecrets myftères; ajoutant qu'ils étoient » enfuite fortis de la ville dès la pointe du jour » fans parler a perfonne, comme s'ils euffent •> pu fuir le chatiment que nléritoit uil fi gtand » crime ». En même-tems un de ces gens-la fourrant fa main dans le fein de la déefle que je portois , trouva la cöupe d'or & la fit voir a tout le monde. Ces infames hommes ne parurent ni cönfter^ nés, ni même efFrayés de fe voir convaincus d'un tel facrilège , Sc röurnanr la chofe en raillerie i tt Voila , difoiertt-ils, un grand malheur, Sc une >5 chofe bien épouyantable? Oh combier» d'in-, y, ■  $o<» L' A n ê s'Or » nocens, continuoient-ils , courent rifque fou* » vent d'étre punis , comme s'Us étoient cou» pables , puifque des prêtres qui n'ont commis » aucune faute, fe trouvent en danger de perdre « la vie pour un petit gobelet dont la mère des » dieux a fait préfent a la déeffe de Syrië fa fceur, » qui étoit venue lui tendre yifite ". Malgré ces mauvais difcours & plufieurs autres femblablcs, ces hommes les ramènent & les jettent en prifon. L'on remit la coupe dans le temple , avec 1'image de la déeffe que je portois , pour y refter toujours. Le lendemain on me conduifir au marché , oü l'on me fit mettre en vente pour la feconde fois par le crieur public. Un meünier d'un chateau des environs m'achera fept deniers plus cher que n'avoit fait Philébe; & m'ayant aulfitöt mis fur le corps une bonne charge de bied qüil venoit d'acheter auffi , il me mena a fon moulin , par un chemin fort rude , plein de pierres & de racines d'arbres. J'y trouvai quantité dé chevaux ou muiets qui faifoient aller plufieurs meules différentes. Ce n'étoit pas feulement le long du jour qu'on faifoit de la farine , ces fortes de machines rournoient mème pendant toute la nuit, a la lumière de la lampe. De peur que rapprentiffage d'un tel exercice ne me rebutat d'abord, mon nouveau mahrs ms reau fort honuêtement chez lui s & me traita  ©' A P U L É E, L ï v. I X. $©7 parfaitement bien j car il me laiffa tout ce jour-la dans 1'écurie, & me donna abondamment dequoi manger : mais cette félicité de ne riet! faire & d'être bien nourri, n'alla pas plus loin. Dès le lendemain on m'artacha pour faire aller une meule» qui me paröiffoit la plus grande de routes, & après qu'on m'eut couvert la tête , on me mit dans un petit fentiet creux qui formoit un cercle, pour y marcher , Sc en faire continue llement le tour. N'ayant pas oublié mes rufes ordinaires > je me montrai fort novice en cet exercice ; &: quoique j'euffe vu fouvent , pendant que j etors honlme , la manière dont on faifoit agir ces fortes de machines , cependant je reftois la fans branler, avec une feinte ftupidité , comme fi ce travail m'eüt été abfolument inconnu , & que je h'euffe fu comment m'y prendre. Je penfois que lorfqu'on verrolt que je n'y érois point propre, on me feroit faire quelqüautre chofe qui me fatigue* roit moins , ou qu'on me nourriroit peut - être fans me faire travail Ier ; mais ma fineffe ne me fervit de rien, & me couta bien cher; car plufieurs hommes armés de batons m'entourèrenr, Sc comme je ne me défiois de rien, ayant la tête couverte, & ne voyant goutte, ils fe donnèrent le fignal, par un cii qu'ils firent tous a la fois, & me déchargèrent en même tems un grand nombre Yij  L' A n £ d' O r. de coups. Ils m epouvantèrent tellement par leut bruit, que mettant bas tout artifice , & m'abandonnant fur les longes qui me tenoient attaché d la meule, je me mis a courir de route ma force, Parun changement de conduite fi fubite, j'excitai une grande rifée dans toute la troupe. Quand le jour fut prés de finir, outre que j'étois fort fatigué, on m'öta les cordes de jonc qui me tenoient attaché d la machine , & l'on me mit d 1'écurie. Quoique je fuffe accablé de faim & de lafïitude, & que j'euffe un gtand befoin de réparer 'mes forces , cependant excité pat nia curiofité ordinaire, négligeant la mangeaille qui étoit devant moi en abondance , j'examinois foigneufement, avec une efpèce de plaifir, la manière dont on gouvemoit cet affreux moulin, O Dieu! quelle efpèce d'hommes travailloient la-dedans, leur peau étoit toute meurtrie de coups de fouet; ils avoient fur leur dos plein de cicatrices quelques méchans haillons déchirés, qui les couvroienr un peu fans les habiller j quelques-uns n'avoient qu'un petit tablier devant eux , enfin les mieux vêtus 1 étoient de manière, qu'on leur voyoit la chair de tous cótés • ils avoient des marqués imprimées fur le front, les cheveux d moitié rafés, & les fers aux pieds ; outre cela ils étoient affreux par la paleur de leur vifage, & la vapeur du feu, jointe i 1'épaiffe fumée des fqurs oü l'on cuifoit  D* A V V t É B, L I V. I X. 505* Ie pain , leur avoit mangé les paupières, & gaté entièrement la vue ; ils. étoient avec cela, tout couverts & tout blancs de farine , comme les athlètes le font de pouflière, lorfqüfls combartent. Mais que vous dirai-je de mes camarades , les animaux qu'on faifoit. travailler dans ce moulin, & comment pourai-je vous les bien dépeindre ? Quels vieux- muiets, & quels chérifs & miférables chevaux hongres! Ils éroienr LI aurour de la- manr geoire, la tête balfe, qui dévoroient des bottes- de paille. Ils avoient le cou tout couvert de plaies ; une toux contiauelle leur faifoit ouvrir les nar zeaux -y les. cordes dé jone, avec lefquelles cn les attachoit pour tournet la raeule, Leur avoient enr tièrement écorché. le poitrail j leurs cötes étoient tellement dépouillées par la quantité de coups de baton qu'on leur donnoit continuellement, que 1'os en étoit découvett ; la corne de leurs pieds étoit devenue d'une largeur extraordinaire, a force de marcher, & pr-deffus tout cela ils avoient la. peau toute couve.tte d'une gale invétérée.. La peur que j'eus de tombe.r dans 1'état miférable oü. j.e voyois. ces pauvres bêtes, jointe. au fouvenir du bonheur dont je jouilfois pendant que j'étois Lucius ,.que je comparois a 1'extréraité: oü j'étois, réduit, m'accabloit de trifteffe , &: la feule chofe. qui pouyoit m'être de quelque con-fciation. dans la vie. malheureufe. que . je menois.» ¥ iij,  ?Ï9 L* A N E D* O R. étoit le plaifir que j'avois de contenter ma curiofité naturelle, par tout ce que j'entendois dire, & tout ce que je voyois faire, perfonne ne fe contraignant devant moi. Certainement c'étoit avec beaucoup de raifon que le divin auteur de 1'ancienne poéfie grecque , voulant dépeindre un homme d une fagelfe & d'une prudence confommóes , a dit: que ce même homme s'étoit acquis les plus grandes vertus , pat fes voyages dans plufieurs villes , & par le commerce qu'il avoit eu avec quantité de nations dirférenres; car j'avoue que je ne laiffe pas detre redevable a ma %ure d'ane, de ce quetant caché fous cette forme , j'ai éprouvé un grand nombre d'aventures qui mbnt inffruit de bien des chofes, fi du moins elles ne m'ont pas rendu plus fage , & je vais vous conter une hiftoire qui m'a paru des plus plaifantes; la voici; Ce meunier qui m'avoit acheté, bon homme d'ailleurs , & fort doux , étoit marié a la plus méchanre, & la plus fcélérare de toutes les femmes, qui le rendoit fi malheureux de toutes facons, qu'en vérité j'étois fouvent touché moi-même de. fon état; car il ne manquoit aucun vice a cette maudite femme. Elle les poffódoit tous généralement , fans en excepter aucun ; elle étoit pleine de malignité, cruelle, impudique , adonnée au vin , obftinée , acariatre , d'une avance fordide % & d'une ayidité terrible a preudre le bien d'au-  D' A v v l é e, L i v. I X. 51 r trui; prodigue pour ce qui regardoit fes infames débauches,& L'ennemic d&ktée de la bonne foi & de la pudeur : a tout cela , elle joignoit 1'impiété, elle méprifoit les dieux immortels, & la vraie religion , & d'un efprit facrilége , feignant de révérer par de vaines. cérémonies,, un dieu qu'elle difoit être feul & unique , elle. trompoic tout le monde & fon mari auffi , & dés le mari» elle s'enivi-oit, & le refte du jour elL fe proftituoit. Cette abominable femme avoit concu une averfiön terrible contre. moi ; car avant qu'il fut jour, elle ordonnok „ étant encore dans fon lit , qu'on fit travaiUer au moulin lane qu'on avoit acheté depuis peu, & fi-tot qu'elle étoit levée, elle me faifoit donnet cent coups de baton en fa préfence. Lorfqüon faifoit ceffer Ie travail aux chevaux & aux nmlets, pour les faire diner veile taf faifoit encore refter long-tems après eux. Ces cruaurés qu'elle. exercoit contre moi, avoient extrêmement augmenté ma curiofité fur ce qui regarctó fes mceurs & fa conduite.. Je ni'apercevois qu'un certain jeune homme venoit tous les jours la trouver jufques dans fa chambre, & j'aurois. bien voulu le voir au vifage , fi ce qu'on me mettoit fur la tête pour me couvrir les yeux ne m'ert eür empêché \ car je. n'euffe pas manqué d'mduftrie pour découvrir , de manière ou d'autre , les débauches de. cette, méchante créature. V iv N  'Jlï l/ A N E D\Q, K Cerraine vieille femme, q„i étoit fa conff^ «enre, öc qui conduifoit toutes. fes intrieues. étoïr continuellement. avec elle , du matin jufqu'a* "•■J*-,1CS tommencoient par.. déjeuner enfemble &en buvant 1'une & lautre, d qui mieux mieux' quantité de vin pair, Ia vieijle ünaginoit des fout-' benespqur trornper fe malheureux meünier. Alors quoique je fuffe fort faché de la méprife de Fotis.' qui, penfant me dranger ea oifeau, m'avoit changé en ane , j'avois du moins la confplation, dans ma mfte difformité , de ce qu'avec mes grandes oreilles, j'entendois facilemenr ce qui fe difoit' affez lom de moi, & voici le difcours. qu'un jour cette vieille tenoit d la meünière : « Ma maitrelfe, voyez.donc.ee que vous voulez faire de eer ami indolent,* timide, que vous avez pns fans mon confeil , qui tremble d n'en pouvoir' plus, quand- il voit feulement froncer le fourcii d votre défagréable & odieux mari , «Sc qui par' conféquent vous caufe tant. de chagrin , par Ia Jangueur & ia foibleife de fon amour , qui répond fi mal d Ia paffion. que vous avez pour lui. Oh * que Philéfirère eft bien un autre homme, contiima-t-elle i il-eft jeune, beau , hbéraf, vaillant, & tel-que la vigilance inutile des. maris ne fan que Tammer, encore davanrage. C'eft, je vous jure, Ie feul-homme qui.mérite d'avoir les bon. nes. graces de toutes les femmes , & fe fe„I qUi  r>' A V- V L É I, L I \'. I X. J-l^' Xok digne de porter une couronne d'or fur fa, tête, quand ce ne ferok que pour ce qu'il imagina dernièrement, avec tant d'efprit, contre un mari jaloux. Au. refte, écoutez-moi, & remarquez la différence qu'il y a d'un tel homme a votre amant,, Vous connoiffez un nommé Barbarus, 1'un des fénateurs de notre ville, que le peuple nomme communément le Scorpion, a caufe de fon humeur aigre enfuite a fc fe^. e • «nheu de, tourmens, flaneur, homme la touchok feulement du bout du doigt, même en paffant dans l?rue- ce qu'd fui protefta avec les fermens les pIusfaaes.AyantdonclaiffëMin^xfortelE-ayé & charge daccompagner continuellement fa femme, n parc fans aucune inquiétude. Le valec éint bien réfolu a fe dormer tous les W que demandck fa commiffion, ne vouloit jamais permettre a famaitrefie de fortir. Ellepaflbit • tout le jour renfermée chez elle d filer de la laine , lans qu d la perdit de vue un. feul moment, &- ne. Pouvant fe difpenfer de la lakfer aller quelquefois Je fon aux bains pubfks il la fuivoit pas d pas commeiombre fait le corps, & renoit même toujours d'une main le bord de fa robe. Voild de quelle manière cet infatigable Willam s'acquirroit de fon emplou Mais Philéfirère éroit trop alerte fur fes aven«nes de galanterie, pour nette pas infhuit de tous les charmes que cette femme poffédoit. Cere W réputation de vertu qu'elle avoit, & rous iesfoins qu'on prenoit pour la garder ,ne fervirent qua lammer davanrage. II fe mit en rête de ne nen neghger, & de s'expofer d tour pour en venir * bout; & connoiffant bien la fragifité humaine, & que lor avoit la vertu d'abattre les portes les Plus fortes, Sc d'applanir toutes les difficultés, il  D A f V 1 É E, L I Y. I X. 315 s'adreffe a Myrmex qu'il renconrra feul heureufementj il lui dëckre la paffion qu'il a pour fa maitreiTe, Sc le conjure d'apporter quelque reinède a fon tourment, 1'affüranr qüil étoit abffolamenÊ réfolu de mourir, fi fan amout n'étoit bienröt henreux. « Au refte, lui difoit-il, dans une chofe auffi; facile que celle que je vous demande, vous n'avez rien a craindre, puifqu'il ne ss'agit que de me faire entrer, a la faveur de la nuit, dans votre maifon, oü je ne refterai qu'un moment». Outre tout ce que Philéfirère put lui dire pour le perfuader, il fe fervit d'une puiffanre machine pour ébranler fa fidélité [ il lui fit briller aux yeux fa main pleine de pièces d'or nouvellement fabriquées , lui dlfant qu'il lui en donneroit dix de tout fon cceur, & qu'il en deftinoit vingt pour fa maitrefie. Myrmex fut épouvantq de la propofitïon d'mi crime, qui lui paroiffök fi affreux , &senfuiï fans vouloir rien entendre davantage. Cependant leekt brillant de ces pièces d'or étoit toujours piefènt a fes yeux •, quoiqüil en fur fort éloigné, Sc qr. il eüt regagné fa maifon au plus vïte , il croyok toujours les voir, & il jouilloir en idéé du gaan confidérable qu'on lui offroit. Ce malheureux étoit en proie a des fentimens oppofés qui le. rourmentoient cruellement : d'un cóté il confidéröit k fidélité qu'il devoit a fon maitre, d'un autre coié le profit qu'il pouvoit faite : les fupplices oü il  «'expofoit, lui revenoïent dans iefprit; mais atiflj quel plaifir aurQit-ce été pour lui. de pofieder cet atgent, A la fin lor 1'emporta fur la crainre de k mort, & le rems. ne diminuoit en. rien 1'extrênie paflion. qu'ilavoit de poftëder cet.re belle monnoie Samaudite avance ne lui donnoit pas. même un moment de repos pendant la nuit, & malgré les Wees de fon maïrre, elle lui fit. oublier fon devoir. Ayant donc mis bas toute home , il va ttouver famaitrefie, fans. différer pli;s long-tems, & lui conté ce que Philéfirère lui avoit dit. Elle ne démentit point k légéreté qui eft fi naturelle i fon fexe, & dans le moment elle engage fon honneur pour ce métal abominabk Ainfi Myrmex tranfporté de joie, & fouhaitant, aux dépens de fa fidélité ' £ecevoir& tenir en fes mains lor qu'il avoir vu pour, fon. malheur, va trouver Philéfirère, & lui conté qu enfin, après bien des peines, il étoit venu i bout de ce qu'il foufiaitoit. II lui demandg en même tems la récompenfe. qu'il lui avoit pro. *nfe & ft fe yoir tout d'un coup des pièces d'cjtdans Ia mainlui qui n.'en avoit jamais feulement touché de cuivre. Quand la nuit fut. venue, il conduifit ce brave champion feul, & bien enveloppé d'un manteau ■ jufques dans la chambre de fa mairrefte. A peine «s deux nouveau* a.man.s ayoient-ils facniié £  d A p ü i é e, L i v. I x, 317 1'amour, que le mari ayant choifi le tems de la huit, atrive rour d'un coup, dans le moment que perfonne ne 1'attendoit. II frappe, il aDpelle, il touche contre la porte avec une pierree & leretardement qüon met a lui ouvrir, augmentant fes foupcons de plus en plus, il menace Myrmex de le chatier d'une cruelle manière. Tout ce que put faire ce valet, qu'un malheur fi imprévu avoit tellement épouvanté, qu'il ne favoit quel parti prendre, fut de s'excufer fur 1'obfcuriré de la nuit, qui 1'empêchoit de trouver la clé de Ia porte * qu'il avoit cachée avec beaucoup de foim Pendant ce tems-la Philéfitère qui avoit entendu tout ce bruit, fe r'habille promptement & forr de ia chambre d'Arète, mais avec tant de trouble & de précipitation, qu'il oublia de mettre fes fouliers. Alors Myrmex met la clé dans la ferrure, Sc ouvre la porte a fon maitre , qui juroir & tempêtoir de toute fa force. Pendant qu'il monte avee précipitation a la chambre de fa femme , ce valet fait fecrètement évadet Philéfitère. L'ayant mis en liberté hors de la maifon , & ne craignant plus rien, il ferme la porte, Sc retourne fe cöuchén Mais fi-tót qu'il fut jour, Barbarus fe levant d'au-^ prés de fa femme, apercut fous le lit des fouliets qu'il ne connoiffoit point, qui étoient ceux de Philéfitère. Cela lui fit d'abord foupconner ce qui étoit arrivé, Sc fans rien témoigner de fa douleur  3i8 L'Ane p'Oii a perfonne, il les prend fecrttement & les met fous fon manteau, fait lier & garotter Myrmex par fes autres valets, & Jeur ordonne de le trainer après lm vers Ia place du marché, dont en gémiffanr il prend le chemin i grands pas, perfuadé que ces fouliers lui ferviröient d découvrirl'auteur de fa dilgrace. Dans le tems qu'il paiïbit ainfi dans Ia rüe, Ia douleur & k rage peinres fur le vifage, fuivi de Myrmex chargé de chaïnes, qui n'avoit pas été pns furie fait d Ia vériré, mais qui fe fentant coupable, pïeuroit & fe lamentoit, de manière qu'il excitoit, mais inutilement, la compaffion de tour Ie monde; Philéfitère le rencontre fort d propos, & qnoiqtre ce jeune homme eut une affaire qui' rappeloitailleurs, cependant touché d'un tel fpe'ctacle, fans en être troublé,il fait réflexion d Ia fante que fa précipitation lui avoit fait faire en fonant de Ia chambre d'Arère, & jugeant bien que ce qu'd voyoit en étoit une fuite, auffitót ufant d'adrefTe, & s'armant de réfolution, il écarté de cöté & d'autre les valets qui conduifoient Myrmex, fe jette fur lui, en criant de toute fa force & lm donnanr quelques coups dans le vifage, fans lm faire beaucoup de mal : « qHe ton maitre, lui difoir-il, & mus les dieux que tu prends fauffement d temom de ton innocence, te puiffent punir comme tu le mérites, fcélérat Sc parjure que tu  D A P 'U 1 E E, L 1 V. I X. JI5, èsl qui volas hiet mes fouliers aux bains pubjics; cercainemenc tu mérites d'ufer rous ces liens, & d'êtremis dans un cachot ». Barbarus fut la dupe de 1'arrifice de ce hardi jeune homme, & ne doutant point de la vérité de ce qu'il difoit, retourne a fa maifon, fait venir Mirmex, lui pardon ne, & lui remettant les fouliers entre les mains, il lui ordonne de les rendre a celui a. qui il les avoir dérobés, A peine la vieille avoit-elle achevé fon hiftoire, que la meünière s'écria : « ó que la femme, qui pofsède un tel ami, eft heureufe! & moi, infortunée que je fuis, j'ai un amant qui tremble au feul bruit que font cesmeules, & qui crainr jufqu'a ce miférable ane qui a la tête couverte. « Je fetai en .forte, lui dir la vieille, de déteiminer ce brave gargon a s'attacher a vous, & de vous 1'amener». Enfuite elle la quitta, lui ptomettant qu'elle re* viendroit le foir. Auffi tot cette honnête femme ordonne, que pour faire bonne chère, on apprête d'excellens ragoürs; elle-même prépare du vin délicieux, Sc difpofe un fort grand repas : en un mor, elle attend cet amant comme fi c'eüt été un dieu. Heuteufement pout elle, fon mari étoit forti & devoit foupet chez un foulon de fes voifins. L'lieure de midi approchant, l'on me détacha du moulin pour me faire diner 5 mais ce qui me faifoit le plus de plai-  V10 L' A n e b' O r SSr, ce n'étoit pas de ne point travailler, c'étoit dé ce qu'ayant Ia tête découverte, & les yeux libresj je pouvois voit tout Ie manége de cette méchante femme. Enfin quand la nuit fut vennep la vieille arriva, ayant i cóté d'elle cet amant tant vanté. II étoit extrêmement jeune 8c fort beau garcon. La meünière le recut avec toutes les careües' iniaginables, & le fouper étant prêt, elle le fit mettre a table. Mais a peine eut-il touché du bout des lèvres Ia hqueur dont on boit avant le repas, qu'ils entendenr le mari qui arrivoir bien plutót qu'on ne 1'attendoif. Cette brave femme lui donnant toutes fortes de malédiétions, 8c fouhairant qüil fe fut rompu les jambes, cache le jeune homme, pale & tremblantj fous un van dont on fe fervoit a féparer les autres grains d'avec le froment, qui fe trouva Ia par hafard, 8c diffimulant fon crime avec fon artifice ordinaire, elle demande a fon mari, d'un air trariquille 8c comnie une perfonne qui ne craint rien, pourquoi il étoit revenu fi-tót de chez fori ami avec qui il devoit fouper. Lemeünier qui paroiifoit fort afflïgé, lui répond en poulfant de triftes foupirs : c* ne pouvant, ditil, fupporter le crime & 1'infamie de fa malheureufe femme, je m'en fuis revenu au plus vïte; O dieux! continua-t-il, de quelle fageife & de quelle retentie nous avons vu cette femme, qui vient  d1 A f u'l i e, L i v. I X. 3 ar vient cependant de fe perdre d'honneur & de réputation. Je jure par Cérès que j'ai encore peine a. croire ce que je viens de voir de mes propres yeux. «L'efFrontée meünière, fur ce qu'elle entendoit dire a fon mari, curieufe d'en favoir route 1'hiftoire, le conjure de lui raconter tout ce qui s'étoit paiTé, 8c ne cefta point de 1'en prier jufqu'a ce qüil eüt pris la parole, pour lui faire part des malheurs de fon voilin, pendant qüil ignoroit ceux de fa propre maifon. La femme du foulon, mon ancien ami, dit-il, 8c mon camarade, qui avoit toujours paru honnêre femme, qui pouvoit fe glorifier d'avoir une rrès-bonne réputation 8c qui gouvernoit fagement la maifon de fon,mari, eft devenue amoureufe d'un certain homme, 8c comme ils fe voyoient fort fouvent en cachette, il eft arrivé que dans le tems jufte que nous venions des bains, le foulon & moi, pour fouper, il étoit avec elle. Notte arrivée 1'ayant exttêmement furprife 8c troublée, elle a pris le parti fur le champ de faire mettre cet homme fous une grande cage d'ofiet fort élevée, entourée de draps qu'on blanchiftbit i la vapeut du foüfre qu'on faifoit bruler par deffbus. L'ayant ainfi bien caché, a ce qu'elle penfoit, elle eft venue fe mettre a table avec nous fans marquer aucune inquiérude. Pendant ce tems-la le jeune homme qui refpiroit 1'odeur acre & défa-5  3i2 L' A N E D' O R gréable du foufre, donc la fumée 1'enveloppoir comme un nuage & le fuffoquoit, étoit pirêt derendre 1'ame, & ce pénétrant minéral, fuivant fa verru ordinaire, le faifoit éternuer de tems en tems. Le mari qui étoit & table vis-a-vis de fa femme, entendant le bruit qui partoit de deffous Ia cage qui étoit derrière elle, & penfant que ce füt elle qui éternuoit, la fake la première fois en difant ce qui fe dit ordinairement en pareille occafion, ainfi que la feconde, la troifième fois Sc plufieurs autres de fuite, jufqu'd ce quenfin, furpris de voir que ces éternumens ne finifioient point, il entre en foupconde la vériré du fait, & pouffant ■ btufquement la table, il va lever'la cage & découvre cet homme qui avoit prefque perdu la refpiration. Tranfporté de colère d'un tel outragè^il demandoitfon épée avec empreflement, & vouloit égorger ce malheureux qui étoit mourant, fi je net'en eulfe empêché, quoiqu'avec beaucoup de peine, dans la crainte que j'avois que cela ne nous fit une' affaire facheufe, & I'alïurant que fon ennemi alïoit expirerdansun moment, par laviolence du foufre qui 1'avoir fuffoqué, fans qu'il fut befoin de nous rendre coupables de fa mort. L'état oü il le voyoit effecfivement, plutót que tout ce que je lui pcuvois dire, a fufpendufafureur; en forte qu'il apris « jeune homme, qui étoit prefque fans vie, Sc,  e>' Apulée, Lr v. IX, 313 1'a porré dans une petite rue proche de chez lun Pendant ce moment-la, j'ai confeillé a fa femme, & même je lui ai perfuadé de fortir de la maifon , & de fe retiter chez quelqu'une de fes amies, jufqu'a ce que le tems eüt un peu calmé la colere de fon mari; paree' que je ne dourois point, que dans 1'emportemenr & Ia rage oü il étoit, il ne fe portat a. quelqu'extrémité qui' leur feroit funefte a 1'un & a 1'autte; & cet accident m'ayant óté 1'envie de manger chez lui, je m'en fuis revenu chez moi. Pendant le difcours du meünier, fa femme, avec une hardieffe & une impudence fans pareilles, chargeoit de tems en tems la femme du foulon de malédicHons: O la perfide ! difoit-elle, ö 1'impudique ! ajoutant a la fin, qu'une telle créature étoit 1'opprobre & la honte de tout le fexe, de s'être ainfi abandonnée, & d'avoir fouillé la maifon de fon mari par une infame profUtution, fans aucun égard pour les facrés liens du mariage; que s'étant ainfi déshonorée, on ne pouvoit plus Ia regarder que comme une malheureufe; elle alloit même j ufqu'a dire, qu'il faudroit bruler vives toutes ces femmes-la. Cependant, comme elle fe fentoit coupable ellernême, elle exhortoit fon mati a s'aller coucher, afin de titer plutöt fon amant de la pofture contramte oü il étoit fous ce van; mais le meünier dont le repas avoit été inrerrompu chez le foulon , & Xij  '3A4 L' Ane i>' O r qui s'en étoit revenu fans manger, Ia prioit de lui donnet a fouper. Auffitöt elle lui fervit, bien d contre-cceur, ce qu'elle avoit deftinépour unautre. Je fouffrois alors une peine effroyable, en faifant reflexion d ce que cette méchante femme venoit de faire, qUand elle avoit entendu le retour de fon man, 8c d 1'effronterie quelle montroit maW cela; 8c je confultois férieufemenr en moi-même fi je ne trouverois point quelque moyen de rendre' fervice au meünier, en lui découvrant les fourbenes de fa femme, & fi je „e pouvois point maniiefter le jeune homme aux yeux de tous les gens de la maifon, en jetant le van qui le couvroit 8c fous lequel il étoit couché comme une tortue. Pendant que j'étois ainfi affligé de 1'outrage quon faifoit d mon maïtre, la providence des dieux vint d mon fecours; car un vieillard boiteux qui etoit chargé du foin des chevaux, voyant qu'il etoit 1dieure de les abreuver, nous conduifit tous enfemble a un étang qui étoit prés de-li: ce qui mefournit une occafion favorable pour me veneer Japercus, en palfant, le bout des doigts du jeune' homme, qui débordoient de delfous le van & palfant la pointe du pied deifus, j'appuyai de manière que je les lui écrafai tout-d-fait. La douleur mfupportable qu'il relfentit, lui fit faire un grand cri, & jetant en même tems le van qui étoit fur ju, d parut aux yeux de t.o.ut lè monde, 8c I'in-  b'Apulée, Li v. IX. jif Famie de cette impudente femme fut découverre. Le meünier ne parut pas fort troublé de voir la débauche de fa femme, & prenant un vifage ra^douci, il commence a raffurer le jeune homme qui étoit tout tremblanr, & pale comme la morr. « Ne craignezrien, mon enfanr, lui dir-il, je ne füis point un barbare, mon humeur n'a rien de fauvage, je n'imiterai point Ia cruauté du foulon mon voifin, en vous faifant mourir par la fumée dü foufre, Sc je ne mettrai point ün fi aimable & fi beau garcon que vous entre les mains de la juftice ; pour le faire punir fuivant la rigueur de la loi qui eft contre les adultères. Comme nous avons toujours vécu ma femme Sc moi dans une fort grande union, il eft jufte, fuivant la doctrine des philofophes, que ce qui lui plait me plaife auffi; mais i*l n'eft pas jufte que la femme ait plus d'autorité que le mari, ainfi vous pafferez ici la nuit, fi vous, le trouvez bon». Le meünier, en plaifantant ainfi, emmene lé jeune homme dans fa chambre, qui n'y alloit que malgré lui, & après avoir enfermé fa femme dans un autre endroit, il tira une donce vengeance de 1'affront qu'il venoit derecevoir. Mais le lendemain fi-töt que le foleil parur, il fit venir deux de fes valets les plus robuftes, qui prirentle jeune garcon 5 & le tenoient en fair, pendant qu'il le fouettoitde toute fa force : cc Quoi donc, lui difoit-ii alors s x«i  '? 2.6" L' A N e d' O r vous qui êtes fi jeune, fi délicat, & qui n'êtes encore qu'un enfant, vous convoitez, & vous débauchez déja les femmes mariées 8c de condition libre, 8c vous voulez de fi bonne heure acquérir le nom d'adultère». Après qu'il l eut reprimandé par ces fortes de difcours, & quelques autres femblables, & qu'il leut bien fouetté, il le mit dehors. C'eft ainfi que ce jeune homme, le plus hardi de tqus ceux qui cherchent des aventures amoureufes, fortit de ce mauvais pas, contre fon efpérance , fort trifte cependanr de ce qui lui venoit d'arriver. Le meunier ne laiffa pas de répudier fa femme, 8c de la chaffer de fa maifon. Cette femme, avec fa méchanceté naturelle, étant encore outrée de cetaffronr, quoiqu'elle 1'eüt bien mérité, eut recours a fon éfprit fourbe 8c déloyal, 8c ne fongea plus qua mettre en ceuvre tous les artifices dont fón fexe eft capable. Elle chercha avec foin une certame femme, qui étoit une fcélérate, & "qui avoit la réputation de faire tout ce qu'elle vouloit par fes enchantemens & fes poifons. Elle lui fit quantité de préfens , & la conjura avec la dernière inftance de faire pour elle, de deux chofes 1'une, ou d'appaila colère de fon mari, de manière qu'elle pür fe raccommoder avec lui, ou, fi cela étoit impoffible, de lui envoyer quelque fpeétre ou quelque furie qui le tourmentat & lui ötat la vie. Cette magicienne dont le pouvoit s'étendoit  B' A P V E É E, L I V. I X. 3^7 Jufques fur les Dieux même, n'employa d'abord que les moindres efForts de fon art déteftable, pour calmer la fureur du mari, & rappeler fa tendreffe pour fa femme. Mais voyant qu'elle n'en pouvoit venir a bout, indignée de ce que fes enchantemens n'avoient rien produit, & ne voulant pas perdre la récompenfe qui lui éroit promife, elle commenca d attaquerjles jours du malheureux meinier, & a fufciter contre luil'ombre d'une certaine femme qui avoit péri de mort violente. Mais peut-être, ledeur fcrupuleux, contrólant ce que je viens de dire, me ferez-vous certe objection. Comment fe peut-il faire, ane extravagant, qüétant continuellement dans ton moulin, tu aies pu favoir des chofes que tu nous dis toi-même que ces deux femmes firent fecrérement? Apprenezdonc comment, curieux comme je fuis , & caché fous la forme d'un ane , j'ai pu être inftruit de tout ce qui fe fit pour faire pé'rir le meünier mon maitre. Environ a 1'heure de midi, parut tout d'un coup dans le moulin une femme affreufe, trifte & abattue, comme une perfonne coupable de quelque crime, a moitié vêtue de vieux haillons, les pieds nus, pale, maigre & défigurée , ayant fes vilains cheveux gns épars , couverts de cendre, & qui lui cachoienr prefque tout le vifage. . Cette femme ainfi batie prit le meünier par la main, avec un air honnête, & le mena dans la Xi>  328 L'Ane d'O r chambre oü il couchoir, en marquant qu'elle avoir quelque chofe a lui dire en particulier, & après en avoir fermé la porte, ils y reftèrent longtems. Mais comme les ouvriers avoient moulu tout Ie blé qu'ils avoient, & qu'il falloit nécelfairement en avoir d'autre, pour continuer le travail, ils furent proche la chambre de leur maitre, 8c lui demandèrent de quoi moudre. Après qu'ils 1'eurent appelé plufieurs fois, & de toute leur force, voyant qu'il ne réporidonpoint, ils frappèrent a la potte encore plus fort qu'ils n'avoient fait, & foupconnant quelque chofe defunefie, d'autant plus qu'elle étoit bien ban*, cadée en dedans, ils joignent leuts efforts pour en arracher les gonds, ou les brifer, 8c enfin ils ouvrent Ia chambre. Ils n'y trouvent la femme en aucun endroit, mais ils voyentleur maïtrependu 3 une pièce de bois, &déja fans vie. Ils le détachent en gémilfant 8c faifant des cris pitoyables, 8c ótent la corde qu'il avoit autouf du cou; enfuite, après avoir lavé fon corps, & fait fes funérailles, ils le porrèrent en terre, accompagnés d'un grand nombre de perfonnes. Le lendemain, la fille du meünier qu'il avoit eue d'un premier lit, arrivé d'un cMteau du voiünage oü elle étoit mariée depuis longtems, & parut dans une affliétion terrible, s'arrachant les cheveux, & fe frappant continuellement Ia poittine avec fes deux mains. Elle faVoit tous les malheurs '  D A f 1» L É E, L I v. I X, 329 de fa familie, quoique perfonne n'eüt été 1'en inftruire. Car 1'ombre de fon père trifte & défigurée , ayant encore la corde au cou, lui étoit apparue la nuit en fonge, & lui avoit révélé le crime de fa belle-mère , fes débauches, les enchantemens dont elle s'étoit fervie , & la manière dont il étoit defcendu aux enfers, éttanglé par un fpeétre. Après qu'elle eut bien verfé des pleurs , 8c pouffé des gémiflemens, fes amis qui venoient de tous cótés pour la voir, firent tant auprès d'elle, qu'enfin elle modéra les rranfports de fa douleur. Le neuvième jour de la mort de fon pète, elle fit, fuivant la coutume, les dernières cérémonies de fes funérailles fur fon tombeau. Enfuite elle mit en venre les efclaves, les meubles, 8c les bêtes de travail dont elle héritoit; & tout le bien d'une feule maifon fut difperfé de cóté & d'autre au hafard. Pour moi je fus vendu a un pauvre Jardinier, qui m'acheta cinquante deniers (1); il difoit que c'étoit bien cher, mais qu'il le faifoit pour tacher de gagner fa vie par mon travail & par le fien. II me femble qüil eft a propos que je vous rende compte de la manière dont je vivois fous ce nouveau maitre. II avoit tous les matins coutume de me mener, chargé d'herbes potagères, dans une ( 1) EüYU-on vingt livres autres, qui nous nourris depuis fi longtems des ceufs que tu produis chaque jour, Sc qui même, d ce que je vois, fonges encore d nous donner dequoi déjeuner; hola! garcon, continua-t-il, en ( 1) Soixante ftades font prés de quatre lieues de France,  ÏS£ L'Ane d' O r s'adreffant * „„ de fes gens, mettez dans ce cdin Ie' panier oules poules ont accoutumé depondre». Pendant que le valet faifoit ce que fo„ maïtre lé avon commandé, la poule au lieu dallet i ce nid ordinaire, vint pondre aux pieds du bon homme Ion frun prématuré, ce qui devoit lui donnet bien «fe 1 inquietude; cat ce n'étoit point un ceuf, mais nn poulet forme avec fes plumes, fes ergots, fes yeux Sc fo„ criordinaite, qui fe mit auffitöt d imvre fa mère. On vit un anrre prodige beaucoup plus grand ^bren plus terrible; car la terre s'ouvrit fous fa table ou ds mangeoient, & il fortit une fontaine de lang, dont une partie réjailliflöit jufques les plats; Sc pendant que ceux qui y étoient prefens demeuroient faifis d'étonnement & de frayeur, arrivé i grand hate un valet qui venoit dela cave , qm annonce que tout le vin qu'on 7 avort ferré depuis longtems , bouilloit dans les tonneaux comme s'il y avoit un fort grand feu deifous. Dans le même tems on vit pluLrs belette* qui trainoient un ferpent mort; & de Ia gueule du chien du berger fortit une petite creBomUe verre ; enfuite un mouton qui étoit pmche de ce chien, fauta fur lui Sc Pétrangla tour d'un coup. ' ° Des prodiges fi affieux, Sc en fi grand nom-  »'A p O l s e, L i V, IX. 33J We , mirent le maïtre , & tous les domeftiques dans un tel étonnement, qu'ils ne favoient par oü commencer , ni ce qu'il éroit plus a propos de faire pour appaifer la colère des dieux , & quelles fortes de viófcimes & en quelle quanrité on devoit leur immoler. Pendanr qu'ils étoient ainfi tous faifis d'une frayeur mortelle, on vit arriver un valet, qui vint apprendre a fon maïtre la perte & la défolation de toute fa familie. Ce bon homme avoit le plaifir de fe voir trois fils déja grands , qu'il avoit pris foin de faire bien inflruire , & qui avoient une foit bonne éducation. Ces jeunes gens étoient en liaifon d'amitié de tout tems avec un homme qui vivoit doucement dans un fort petit héritage qu'il poffédoit. Cet homme avoit un voifin, jeune , riche , puiflant , & qui abufoit de la grandeur de fa naiffance , dont les terres fertiles & de grande étendue étoient contigues a fon petit domaine. Ce feigneut ayant quantité de gens attachés a lui , & étant le maïtre de faire tout ce qüil vouloit dans la ville , perfécutoit fon pauvre voifin en ennemi déclaré , lui faifant tuer fes beftiaux , emmener fes bceufs , & gater tous fes bleds avant qu'ils fuffent en maturité. Après qu'il leut ainfi privé de toute efpérance de  J 334 L'Ane d'Or récolte, il eut encore envie de le metrre hors de fa terre, & ld ayant faic un procès ^ fondement, pour les limites de fon petit héritage , tl s'en empara comme d'un bien qui lui appartenoit. Ce pauvre malheureux, qui daillenrs étoit un bon & honnête homme, fe voyant dépouillé de fon bien , par 1'avidité de fonpuhfant voifin afiembla , en tremblant de peur, plufieurs de fes amis , afin qu'ils rendiflent témoignaae des hmttes de fon champ , & qu'il püc au moins ^ lui refter de quoi fe faire enterrer dans I'heritage de fes pères. Les trois frères dont nous avons patlé, s'y trouvèrent, entt'autres, pour fecounr leur ami dans fon infortune, en ce qui pouvoitdépendre d'eux j mais ce jeune furieux fans être étonné ni confus de la préfence de tant dhonnêtesgens, ne voulut rien rabattre de fon mjuftice, ni même de fes infolens difcours; car pendant qu'ils fe plaignoient avec douceur de fon procédé, & qu'ils rachoient d'adoucir fon eraportement, i force d'honnêtetés & de foumiffion, il fe mit tout d'un coup a jurer par luimême, Sc par ce qu'il avoit de plus cher, qu'il ne fe mettoit, nullemenr en peine de la préfence de tant de médiateurs, & qu'il feroit prendre par les oreilles 1'homme pour qui ils s'intérefioienr, &  »' A r u t é e, L i v. IX. 33$ le feroit jerer fur 1'heure même par fes valets, bien loin hors de fa petite maifon. Ce, difconrs offenfa extrêmement toute la compagnie , & 1'un des ttois frères lui répondit avec alfez de liberré. « Que c'étoit en vain que fe conj> fiant en fes richeffes, il faifoit de pareilles me» naces, avec un orgueil de tyran , puifqu'il y » avoit des loix qui mettoient les pauvres a cou» vert de 1'infolence des riches ». Ainfi, que 1'huile nourrit la flamme , que le foufre allume le feu, & qu'un fouet entre les mains d'une furie ne fair qu'irriter fa rage, de même ces paroles ne fervirent qu'a enflammer davanrage la férocité de cet homme : <= Allez tous vous faire pendre, leur » dit-il en fureur , vous & vos loix ». En même tems il commanda qu'on détachat, & qu'on lachat fur eux fes chiens de cour, & ceux de fes bergers, qui étoient de grands animaux cruels, accoutumés a manger les bêtes mortes qu'on jette dans les champs, & qu'on avoit inftruits a courir après les paffans, & a les mordre. Auflitör ces chiens animés & furieux, aupremier fignai de leurmaitre, fe jettent fur ces hommes, en aboyant confufément, & d'une manière affreufe, les mordent, & les déchirent de tous cótés; ils n'épargnent pas ceux qui s'enfuyent plus que les autres; au contraire, il les pourfuivent, & s'acharnent fur eux avec encore plus de rage.  3 3^ L' A N E D' O R Au milieu de ce carnage, ou chacun , tout effrayé, tachoit de fe fauver de cóté & d'autre, le plus jeune des trois frères ayant rencontré une pierre en fon chemin, & s'étant bleifé au pied, tomba par terre, & fervit de proie a la cruauté de' ces anlmaux qui fe jetèrent fur lui, Sc le mirent en pièces. D'sbord que fes deux frères entendirentles cris, qu'd faifon en mourant, ils accoururent a fon fecours , Sc s'enveloppant Ia main gauche de leurs manteaux, ils firent tous leurs efforts pour écarter les chiens , Sc pour les chafler a coups de pierre; mais ils ne purent jamais les épouvanter, ni vaincre leur acharnement fur leur malheureux frère, qui expira a leurs yeux, déchiré en morceaux , en leur difant pour dernières paroles, qu'ils euiTent d venger fa mort, fur ce riche couvert de crimes. . AIors ces deux fiéres ne fe fouciant plus de leur vie, s'en vont droit a lui, Sc tranfportés de colère , 1'attaquent a coups de pierres. Mais cet impitoyable meurtrier, accoutumé a de femblables crimes, petce la poirrine de 1'un d'un javelot qu'il hu lance, & quoique ce coup lui eüt óté la vie. d n'en fut point renverfe; car le javelot fut poufle avec tant de violence, que 1'ayant traverfé de part. en part, il étoit entté dans Ia tetre, Sc foutenoit le corps de ce jeune homme en fair. En même tems un  d'A f u t I e, L i v. I X. 3371 tui des valets de cet affaffin , d'une taille & d'une force exttaordinaires, voulanr feconder fon maitre, avoit jeté une pierre au trpilième de fes frères, pour lui caffer le bras droit; mais la pierre ne faifant que lui effleurer le bour des doigts , étoit tombée fans lui faire de mal , contre la penfée de tous ceux qui étoient la. Ce coup favorable ne laiiïa pas de donner a ce jeune homme, qui avoit de 1'efprit , quelque petite efpérance de trouver moyen de fe venger. Feignant donc adroitement qu'il avoit la main eftropiée de ce coup, il adrelfe la parole a cet homme riche, que la fureur tranfportoit: « Jouis du plaifir, lui dit-il, d'avoir » fait périr notre familie entière, repais ton infa» tiable cruauré du fang de trois frères , 8c 55 triomphe fièrement du meurtre de tes voifins. 55 Sache cependant que tu auras beau étendre les 35 limites de tes terres, en dépouillant le pauvre 35 de fon héritage, il faudra toujours que tu aies 3s quelques voifins. Tout mon regret eft d'être 33 eftropié malheureufement de certe main ; car, 33 certainement je t'en aurois coupé la tête 33. Ce difcours ayant mis le comble a la fureur de ce fcélérat, il tire fon épée , & fe jette fur le jeune homme pour le tuer de fa propre main j mais celui-ci n'éta.nt pas moins vigoureux que lui, lui réfifte, ce que l'autre ne croyoit pas qu'il X  L'Ake d' O r put faire, & 1'ayant forrément faifi m corps a lui arrache fon épée, le perce de plufieurs coup, &Ie me. En même tem,, pour ne pas romber entre les mains des valets qui accoutoient au fecours de leuf maïtre , il fe coupe la gorge avec la meme épée , teinte encore du fang de fon ennemi. Voild ce qu avoient annoncé ces proces qui venoient d'arriver, & ce qu'on étoit venu apprendre d ce père infortuné. Ce bon vieillard accablé du récit de tant de malheurs, ne put proférer une feule parole ni verter une feule larme 5 mais prenant un coute'au, dont il venoit de couper du fromage, & quelques autres mets d ceux qui mangeoient avec lui, il s'en donna plufieurs coups dans la gorge, d 1'exemple de fon malheureux fils , & tomba 'fur la rable, lavant avec les flots de fon fang , les taches de cet autre fang qui y avoit jaifii par un prodige. Mon jardinier déplorant la malheureufe deftinée de cette maifon , qui étoit détruite en fi peu de tems, & très-afiligé de la perte d'un homme qui voulojt hu faire du bien , après avoir payé par quantité de larmes le diner qu'd venoit de faire, & frappé bien des fois fes deux mains 1'une contre 1'aurre, qu'il remportoit vides, monra fur mon dos & reprit le chemin par ou nous étions venus.  ï)- A p u l é t, L i v. I X. 339' Mais il ne put regagner fon jardin fans accident, car un grand homme que nous rencontrames, qui par fa mine & fon habit paroiftoit être un foldat d'une légion romaine, vint lui demander arrogant ment oü il menoit cet ane a vide. Mon maitre qui étoit accablé de trifteflè, & qui d'ailleurs n'entendoit point la langue latine, continuoit toujours fon chemin fans rien répondre. Le foldar offenfé de fon filence comme d'un mépris, & fuivant les mouvemens de fon infolence ordinaire, le jette par tetr& en lui donnant plufieurs coups d'un farment qu'il tenoit en fa main. Le jardinier lui difoit humblemenr qüil ne pouvoit favoir ce qu'il vouloit dite, paree qu'il n'entendoit pas fa langue. Alors le foldat lui parlant grec : Oü mènes-tu cet ane, lui dit-il? Je vais, lui répondit mon maïtre, a la ville qni eft ici proche. J'en ai befoin, lui dit le foMat, pour lui faire apporter, avec d'autres bêres de charge, Ie bagage de notre capitaine, qui eft dans un chateau du voifinage. II me prit en mêmetems pour m'emmener. Le jardinier effuyanr le fang qui couloit de la plaie que le foldat lui avoit faite a la tête, lui dit, en le conjurant par tout ce qüil pouvoit efpéret de plus heureux: « Camarade, » ufez-en avec plus d'humanité & de douceur » avec moi. De plus, cet ane pareffeux & qui, » outrè cela, tombe du haut-mal, a bien de la - Yij.  54° L'A m j d' O r « peine l pórter de mon jardin, qui eft iel prés; » quelques bottes d'herbes au marché j après quoi » il eft ii las & fi efioufflé qu'il „'en peut plus : » ainfi il s'en faut bien qu'il foit capable de porter » des fardeaux un peu péfans». Enfin, voyanr qu'il ne pouvoit fléchir le foldat par fes prières; qu'au contraire il ne faifoit que 1'irritet encore davantage, & qu'il fe mettoit en devoir de lui calfer la tête avec le gros bout du farment qu'il tenoit en fa main, il eut recours d un dernier expédient. II fe jeta 4 fes pieds, fei. gnant de vouloit embralfer fes genoux pour exciter fa compaffion, & le prenant par les deux jambes , il fait un effort Sc le renverfe rudement par tetrej en même-tems il faute fur lui & fe met a \l mordre Sc a lui frapper le vifage, les mains & le corps a coups de poing Sc de coudes, & même avec une pierre qu'il prit dans le chemin. Du moment que le foldat fut étendu par terre, il lui fuc impoffible de fe défendre ni de parer les coups j mais il menacoit continuellement le jardinier que s'il fe pouvoit relever, il le hacheroit en morceaux avec fon épée. Mon maïtte, crairtte d'accident, la lui prir & la jera le plus loin qu'il put, & continua a le frapper encore plus violemment qu'il n'avoit fait. Ee foldat étendu de fon long, tout couvert de  d' A p b i é i, L i v. I x. 34* plaies & de contufïons, ne vit d'autre moyen, potte fauver fa vie, que de conttefaire Ie mort. Le jardi* nier fe faifit de fon épée, monte fur mon dos, & fans fonger a voir au moins fon petit jardin, il s'en va fort vïte droit a la ville, & fe retite chez un de fes amis a qui il conté tout ce qui venoit d'arriver, le priant en même-tems de le fecourir dans le péril ou il étoit & de le cachet, lui & fon ane, 'pendant deux ou trois jours, jufqu'a ce qüil füt hors de danger d'être recherché criminellemenr. Cet homme n'ayant pas oublié leur ancienne amitié, le recut parfaitement bien. On me plia les jambes, & l'on me traïna le long du degré dans nne chambre au haut de la maifon; le jardinier fe mit en bas dans un coffre, dont il bailfa la couverture fur lui. Cependant le foldat, a. ce que j'ai appris depuis, érant revenu a lui comme un homme ivre qui fe réveille, fe léve tout chancelant & tout brifé des coups qu'il avoit recus, & s'en revient a la ville fe foutenant fur un baron avec beaucoup de peine. II n'ofa parler a aucun bourgeois, de la violence qu'il avoit exercée, & de fa foiblefïë en même-tems. II tint 1'injure qu'il avoit recue fecrète; mais ayant rencontré quelques-uns de fes camarades, il leur con'ta fa difgrace. Ils jugèrent a. propos qu'il fe tint caché pendant qtielque-tems dans 1'endroit oü ils Yiij  '542 L'A n s d' O u étoient logés; car, outre la honte d'avoir effuyé liftte! affront, il craignoit encore d'être chdtié pour avoir perdu fon épée, Ils lui dirent cependant qu'ils sinformeroient foigneufement de ce que nous étions devenus, & que fuivant les enfeignes qu'il leut avoit donnés de nous, ils feroient leur poffible pour nous découvrir & le venger. Un perfide voifin de la maifon ou nous étions reurés, ne manqua pas de houTdécélet. Auffitót les foldats ayant appelé la jultice, dirent qu'ils avoient perdu en chemin un vafe d'argent d'un grand pnx, qui étoit d leur commandant; qu'un certain jardinier 1'avoit trouvé & ne vouloit pas le lendre, & qu'il s'étoit caché chez un de fes amis. Les magiftrats wftruirs de ce crime prétendu & du nom de 1'officier, viennent d la porte de la maifon ou nous étions, & declarent d haute voix d notre hote qu'il eüt d nous livrer, plutöt que defe mettre en danger de perdre la vie, & qu'on favoit certamement que nous étions chez lui. Notre höte fans setonner en aucune manière, & voulant fauver cet homme d qui il avoit d(ilmé un ^ répond: qu'il ne fait ce qu'on lui demande, & aflure qu'd y a déjd quelque tems qu'il n'a vu ce jardinier. Les foldats affuroient au contraire, en /mant par le génie de 1'empereur, qu'il étoit chea lui & qn ü n'étoit point ailleurs.  d' A v u l É E, L i V. I X. 343 A la fin les magiftrats voulurent qüon fït une perquifition dans la maifon, pourdécouvrir la vérité du fait. Ils y font donc entrer leurs licteurs & leurs huifliers, Sc leur ordonnent de faire une recherche exaóte dans tous les coins de la maifon. Leur rapport fut qu'ils n'avoient trouvé perfonne , pas même 1'ane du jardinier. La difputerecommenca avec plus de violence de part & d'autre; les foldats affuroient toujours, en implorant fouvent le fecours de Céfar, quê très-certainement nous y étions; notre hote alfuroit le contraire, en atteftant continuellement les dieux; & moi, fous ma figure d'ane, inquiet& curieux a monordinaite, ayant entendu ce grand bruit, je paftai ma tête par une petite fenêtre pour regarder ce que c'étoit. Mais un des foldats ayant pat hafard apercu mon ombre, léve les yeux en haut, & me fait remarquer a tout le monde. Ils s'élève auffitöt un grand cri, & dans le moment quelques-uns montent 1'efcahet fort vïte, me prennent & m'entraïnent comme un prifonnier; Sc ne doutant plus de la vérité, ils fouillent par toute la maifon avec beaucoup plus de foin qu'aupatavant, Sc ayant ouvert le coffre, ils y trouvent le malheureux jardinier. Ils le tïrent de la, le préfentent aux magiftrats & le mènent dans la prifon publique, avec bon deffein de lui faire expier fon Yiv  344 L' A N E E O R adion par la perre de fa vie, riant de tout leuf cceur» & goguenardant de la fotte curiofité qui m'avoit fait mettre la tére a la fenêtre; & c'eft de la qu'eft venu ce proverbe fi commun: «C'eft le ■»» regard & 1'ombre de Iane», en parlant d'une affaire qui a été découverre par quelqu'indice groffier & ridicule a quoi on ne s'attendoit poinr. Fin du neuyièmc LivreJ,  d A r u i é e, L i v. X. 345 LIVRE DIXIÈME. XjE lendemain je ne fai ce qui arriva du jardinier mon maitre; mais ce foldat qui, par fon injufte violence, s'étoit attiré un fi mauvais traitement, me détacha & m'emmena de 1'écurie oü l'on m'avoit mis, fans que perfonne s'y opposat, Sc ayant ptis, de 1'endroit oü il logeoit, des hardes qui me paroilToient être les hennes, il me les chargea fur le corps, & m'ajufta dans un équipage de guerre; car il me mit par deffus cela un cafque fort brillant, un bouclier qui 1'étoit encore davanrage , avec une lance extrêmement longue, le tout en manière de rrophée, comme on a coutume de faire a 1'armée; ce qu'il avoit accommodé ainfi, non pour obferver la difcipline militaire, mais pour épouvanter les pauvres pafians. Après que nous eümes marché quelque tems dans une plaine par un chemin aifé, nous arrivames dans une petite ville; nous ne fümes point loger a 1'hötellerie, nous allames a la maifon d'un certain décurion. Après que le foldat m'eut donné en garde a un valet, il s'en alla dans le moment trouver fon colonel qui avoit mille hommes fous fon commandenient. Je me fouviens qüau bout de quelques jours il fe commit en ce lieu-la un crime, bien  'H6* L' A n e d' O r jhorrible & bien extraordinaire. Jen vais mettre 1'huy toiredans mon livre, afin que vous la fachiez auflï. Le maitre de la maifon oü nous étions avoit un fils fort bien inftruit dans les belles-lettres & qui, par une fuite affez naturelle étoit très-vertueux, très-modefte, & tel enfin qu'il n'y a perfonne qui ne fouhaitat d'avoir un fils auffi bien né qu'étoit ceiüi-la. Sa mère étoit morte il y avoit long-tems; fon père s'étoit remarié & avoit eu de ce fecond lit un autre fils qui n'avoit guères plus de douze ans. La mère de ce dernier, qui s'étoit acquis une grande autorité dans la maifon de fon mari, pluföt pat fa beauté que par fes mceurs, jeta les yeux fur fon beau-fils, foir qu'elle füt d'un tempérament amoureux, foit que fon mauvais deftin la portar a commettre un fi grand crime. Sachez donc, mon cher lecteur, que ce n'eft point ici un conté, mais une hiftoire tragique, & que du brodequin je monte au cothurne. Dans le tems que 1'amour ne faifoit que de naitre dans le cceur de cette femme & qüil étoit encore foible, elle lui réfiftoiten fe contraignant au filence, Sc en cachant aux yeux de ce jeune homme une petite rougeur que fa vue lui "faifoit naïtre; mais dans la fuite quand cet amour déréglé fe fut abfolument rendu maïtre de fon ame, elle fut forcée de fuccomber fous fa violence, & pour mieux diffimuler ks peines qu'elle fouffroit, elle  d' A v u l i i, L i v. X. f4| cachoit la bleffure de fon cceur fous une feinre maladie. Perfonne n'ignore que 1'abattemenr du corps & du vifage, ne convient pas moins a ceux que 1'amour tourmente, qüa ceux qui font malades. Elie avoit le teint pale, les yeux mourans, a peine pouvoit-elle fe foutenir; fon fommeil étoit inquiet & troublé, & fes fréquens foupirs exprimoient fa langueur. Si vous n'eufliez vu que les larmes qu'elle répandoit a tous momens, vous auriez cru qu'elle étoit tourmentée d'une fièvre très-ardente. O médecins ignorans! que fignifioit ce poux élevé, cette ardeur immodérée , cette difficulté de refpirer & ces fréquentes palpitations de cceur? Grands dieux! fans être medecin, quand on voit une perfonne qu'un feu interne confume, fans qu'il paroilfe violemment au-dehors, qüil eft aifé de connoitre, pour peu qu'on ait d'expérience fur cette matière, que c'eft un effet de 1'amour. Cette femme tourmentée de plus en plus par la violence de fa paflion, fe réfout enfin a rompre le filence. Elle ordonne qu'on lui falTe venir fon beaufils, nom qu'elle auroit bien voulu qu'il n'eüt jamais eu, pour ne pas rougir en le prononcant. Ee jeune homme fe rend auflitót aux Qrdres de fa belle-mère qui étoit malade., & regardanr fon obéiffance comme un devoir, va la trouver dans fa chambre avec un air fort affligé de 1'état ou il U  L' A n h n' O r voyoit. Elle, qu'un pénible filence avoit tant fait fouffnr, fe trouve intetdite i fa vue : elle eft dans une agitat.on tettible, & fa pudeur combattant encore un peu, elle rejette tout ce qu'elle avoit «foin de lui dire, Sc cherche par on elle commen, cera Ia converfation. Le jeune homme, qui ne foupconnoit rien, lui demande d'une manière honnête, quelle eft la caufe de fa maladie. Cette femme, le voyant feul avec die, pronte de cette malheureufe occafion: elle senhardit, Sc lui parle ainfi en peu de mots, dune voix tremblante, verfant un torrent de larmes & fe cachant le vifage avec le bord de fa robe : « C'eft vous, dit-elle, qui êtes la caufe de » mon mal; c'eft vous qui en êtes le remède, & " feuI Pouvez ™ fauver la vie, car vos yeux " °m Pénétré' Par Ies miens, jufqu'an fond de » mon cceur, Sc y ont allumé un feu qui le dévore » Ayez donc pitié de moi, puifque c'eft a caufe * d£ VOUS W l"e meurs 5 que le refpeót que vous » avez pour votre père ne vous retienne point, » vous lui confetverez une époufe qu'il eft fur Ie " P°lnt de P«**i c'eft la parfaite refiemblance » que vous avez avec lui, qui me force a vous » aimer, Sc qui fervira d'excufe a ma paffion. Au » refte nous fommes feuls, vous n'avez rien i » craindre, il dépend de vous de me conferver Ia » vie, le tems & 1'occafion font favorables, Sc ce  d' A p u i é e, L i v. x. 34;) s5 qui n'eft fu de perfonne, eft comme s'il n'étoic >■> pas arrivé». Le jeune homme tout troublé d'une déclaration fi peu attendue, quoiqu'il fut faifi d'horreur a la feule penfée d'un tel crime, crut néanmoins qu'il ne devoit pas irriter fa belle-mère par un refus trop précipitéj mais qu'il devoit plutót 1'adoucir par la promeffe trompeufe de répondre une autre fois a fes defirs. II lui promet donc tout ce qu'elle lui demande, Sc 1'exhorte en même-rems de prendre courage, de fe bien nourrir & d'avoir foin de fa yie jufqu'a ce que fon père falfe quelque voyage, Sc qu'il leur donne occafion, par fon abfence, d'êtreheureux 1'un Sc l'autre. Enfuire il fe rerire de la préfence de cette pernicieufe femme, Sc jugeant que dans le malheur affreux qui menacoit fa familie, il avoit befoin d'un bon confeil, il va dans le moment trouver un vieillard d'une fageffè Sc d'une prudence reconnues, qui avoit eu foin de fon éducation, a qui il fait confidence de ce qui venoit d'arriver. Après une longue délibération, ils jugèrent qu'il n'avoit rien de mieux a faire que de fe dérober, par une prompte fuite, a 1'orage que la fortune cruelle lui préparoit. Cependant fa belle-mère impatiente & ne pouvant fouffrir le moindre retardement a fes defirs, imagina quelques raifons, & perfuada adroitement a fon mari d'aller au plutöt a une de fes terres qui  '559 L'Ake d'Oï étoit fort éloignée. D'abord qu'd fat parti, eértS femme impatiente de remplir fon efpérance, tóffi-i ene fon beau-fils de tenir k prome/re ^ ^ avoir faxt, Mais ce jeune homme alléguant tantot une excufe tantöt une autre, fait fi bien qu'il evire de la voir, tant qu'enfin elle connut, d n'en pouvou douter par la contrariété des réponfes qu on lui/aifoit de fa part, qu'elle ne devoit plus compter fur la parole qu'il luiavoit donnée; ce qui changea tout d'un coup 1'amour inceftueux ou'elle avoit pour hu, en une haine encore plus détekle, & ayant appelé un ancien valet qu'elle avoit, homme capable de toutes fortes de crimes, elle lui communiqua fes pernicieux delfeins, & ils conclurent enfemble que Ie meilleur parti qu'ils eulfent a prendre, étoit de faire mourir ce malheureux jeune homme. Ce fcélérat va donc auflïröt, par 1'ordre de fa maitreife,acheterdupoifond'uneffettrès-prompt, & le P^P-e pour la mort du fils aïné de la Lifon en le de ayant avec foin dans du vin. Mais pendant qu ils déhbèrent entr'eux du tems qu'il, prendront pour lui donner certe boilTon, le plus jeune des aeux freres, le propre fils de certe abominable femme, etaut de retour de fes études du matin, * ayantfoif après avoir mangé fon déjeüné, trouve Par hafard le vafe plein de ce vin empoifonné, & h vide d'un feul trait. A peine eut-il bu cette  b' A p u i é h, L i y. X. 351 ïiqueur mortelle, qu'on avoit deftinée pour fon frère, qu'il expire fur le champ. Son précepteur épouvanté d'une mort fi fubite, donne 1'alarme a la mère de 1'enfant & a toute la maifon, pat fes cris douloureux;& chacun jugeant que ce malheur étoit 1'effet du poifon, les uns & les autres accufent diverfes perfonnes d'un crime fi noir. Mais cette maudite femme, 1'exemple le plus grand de la méchanceté des maratres, fans être touchée de la mort prématurée de fon enfant, ni des reproches que fa confcience devoit lui faire, ni de la deftruction de fa familie, ni de1'afflicYion que cauferoit a fon mari la perte de fon fils, fe fervit de ce funefte accident pour hater fa vengeance; & dans le moment elle envoya un courrier après fon mari, pour lui apprendre la défolarion de fa maifon. Le bon homme revint fur fes pas en diligence. Si-tót qu'il fut atrivé, fa femme s armant ü'une effronterie fans pareille, lui affure que fon enfant a été empoifonné par fon beau-fils. II eft vrai qu'elle ne mentoit pas tout-a-fait, puifque ce jeune enfant avoit prévenu par fa morr, celle qui étoit préparé pour fon frère, qui par conféquent en étoit la caufe innocente. Elle dit encore a fon mari, que 1'aïné s'étoit porté a commettre ce crime, paree qa'elle avoit réfifté 4 rous les efforts qüil avoit faits pour la féduire 8è la corrompre. Non contente de ces horribles menfonges^ elle ajoute  , 55* L' A n e d' o R qu'il 1'avoit menacée de la tuer avec fon épée; pree qu'elle n'avoit pas gardé le fdenee fur fes infames pourfuites. Ce père malheureux fe trouve pénétré d'une vivo douleur de la perte de fes deux enfans. On enfevehficit le plus jeune d fes yeux, & il favoit cercai_ nement que 1'incefte Sc le particide de 1'ainé le feroient condamner d la mort; outre que les feinres Wntatrons de fa femme, pout qui il avoit trop defoiblefle, 1'engagoient d une haine implacable contre ce fils malheureux. A peine avoit-on achevé la cérémonie des funérailles du jeune enfant, que fon père, cet infortuné vieillard, part ldu bucher qui étoit préparé, & va a grands pas au fénat, les yeux baignés ds nouvelles larmes, & s'arrachant fes cheveux blancs tout couverts de cendres. II fe préfente devant les juges, Sc par fes pleurs Sc par fes prières, f,mbraffant même les genoux des fénateurs, il leur del mande avec inftance la mort du fils qui lui reftoit, trompé par les artifices de fa dér.eftable femme Ceft un inceftueux, leur difoi;-il, qui a voulu fouiller le lit de fon père, c'efr Un parricide qui a empoifonné fon frère Sc un tournier qui a menacé ia belle-mère de Ia tuer. Enfin ce bon homm.e, par fes cris & fe kmentanons, fit tant de pi„é5 & excita une teIJe in_ dignanon dans 1'efprit des juges «Sc même de tout Je  d A 'p ij i I e, L i V. X, 355 Xc peuple, que fans égard aux délais qui étoient nételTaires pour rendre un jugement dans les formes, «5c fans attendre qu'une telle accufation fut bien grouvée, «Sc que 1'accufé eüt donné fes défenfes, tout le monde s'écria qu'il falloit venger le mal public, en lapidant publiquement le criminel. Mais les magiftrars par la crainre de leur propre danger, «Sc de peur que de ce commencement d'émotion qu'on voyoit parmi le peuple, il n'en arrivar quelque défordre, au préjudice des loix cSc de la tranquillité publique, fe mirent a réprimer ie peuple «Sc a fupplier les fénareurs que la fentence füt prononcée dans toutes les regies fuivant la coutume de leurs ancêtres, & après 1'examen des raifons alléguées de part «Sc d'aurre; leur remontranr qu'on ne devoir point condamner un homme fans 1'entendre, comme feroient des peuples barbares ou des tyrans, «Sc qüau milieu de la paix dont on jouiffoit, il ne falloit pas laiffèr un exemple fi affreux a la poflérité. Ce confeil falutaire fut univetfelïement approuvé. Auffirot le crieur public eut ordre de déclarer a haute voix que tous les fénareurs euffent a fe raflêinbler au fénat. Lorfqu'ils y furenr tous affis, fuivant le rang de leurs dignités, 1'huifjïer appela d'abord 1'accufateur qui s'avanca, puis il cita le criminel qu'on préfenta devant les Juges; enfuite il déclara aux avocats des patties, fuivant  3 54 L' A k e d' O r i • qu'il fe pratjque dans l'Aréopage a Athènes, qu'ils euiïent a ne point faire d'exorde a leurs difcours, & qüils expliquaffent le fait fimplement, fans chercher a exciter la compaffion. Voila de quelle manière j'ai appris que tout cela fe paffa, pat ce que j'en ai entendu dire aux uns & aux autres, mais pour le plaidoyer de 1'avocat de ■Taccufateur, & les raifon? dont 1'accufé fe fervit pour fe défendre auffi bien que leurs interrogatoires & leurs réponfes, comme je n'y étois pas & que je ne fortis point de mon écurie, je n'en ai pu rien favoir & ne puis vous raconter des chofes que j'rgnore; mais je vais écrire ce que je fai. D'abord que les avocats eurent fini leurs conteftations, 1'avis des fénateurs fut que les crimes, dont on chargeoit le jeune homme, devoient être prouvés plus clairement,'& qu'on ne devoit pas prononcer dans une affaire de fi grande importance lurdefimplesfoupcons, & furtoutils ordonnèrenc que f efclave qui favoit (a ce qu'on difoit) comme la chofe s etoit paliee, fut amené devant eux pour être entendu. Ce fcélérat, fans être rroublé en aucunefacon, ni par 1'incertitude de 1'évènement d'un jugement de cette importance, ni par la vue de tant de fénateurs affemblés, ni même par les reproches de fa mauvaife confcience, commenga a dire &c a affirmer comme des vérités une fuite .de menfonges qu'il avoit inventés. II alfuroir que  i>' A p v i i è, L ï v. X. 35 y le jeune homme indigné de voir que fes infames pourfuices auprès de fa belle-mère étoient inutiles, 1'avoit appelé, & que, pour fe venger d'elle , il lui ayoit donné la commiffion de faire mourir fon hls, qu'il lui avoir promis une grande récompenfe pour 1'obliger au fecret : que lui ayant refufé de commettre un tel crime, l'autre 1'avoit menacé de le tuer, & lui avoit donné du poifon délayé de fa propre main dans du vin, afin qu'il le fït prendre a fon frère, & que ce méchant hortime ayant foupconné qüil négligeoit de le donner 8c qu'il le vouloit garder pour fervir de preuve contre lui, 1'avoit préfenté lui-même a ce jeune enfant. Après que ce malheureux, digne des plus grands . chatimens, eut, avec une frayeur affeófcée, achevé fa dépofition qui paroifibit vraifemblable, 1'afFaire ne fouffrit plus aucune difficulré, & il n'y eut pas un des fénateurs aiTez favorable au jeune homme, pour ne le pas condamner a êtte coufu dans un fac & jeté dans 1'eau, comme convaincu des crimes .dont on 1'accufoit. Tous les juges étant de même avis, ils étoient ptêts de mettre chacun leur billet de condamnation dans 1'urne d'airain, fuivant la coutume qu'on tfbfetve de tous tems; ces billets y étant mis une fois, décidoient du fort du. criminel, fans qu'il fut permis, après cela, d'y rien changer, 8c dans le moment on le livroit au fupplice. Alots un vénérable vieillard, médecin de profelfion, Zij  . L'A si d' O r qui étoit u„ des juges & i ^ * grandeaut0„tédanslefénatpai-faprudJe&;onne -tegnté couvrit 1 urne avec fa main, de peur q- quelquunnyjedt fon billet avec trop de précipitation, & paria au fénat en cette forte « fe me réjouis, meffieurs, dWoir vécu fi - longtems, puifque dans tout Ie cours de ma «:«e)ai été affez heureux pour mériter votre '7probanon,&je - «rirai point quo, «commette un homicide manifefte, en faifant » mourir ce jeune homme fur de fauffes accufaI "0"S; DI fff* & P-les menfon- gesdunvil efclave, vous rompiez Ie ferment » que vous avez fait de rendre la juftic, Je n« » Puis , au mépris des dieux & contre ma propre C°nfClenCe; f0ufoi- * -te injufte fentence " ^e^«esprêtsdeprononcer.Jevaisdonc ?' !°"S aPPfendre' -effiéurs, comme la chofe » s eft paffee. II v a dé;-i ^„ . f y a atja du tems que ce fcélé- ■ * rat que vous voyez, me vint trouver & m'of. »fnt cent ecus dor pour avoir demoiun poifon - f-t prompt dont un homme, difoit-il ƒ acca. ' bled"»em^die de langueur, & qui étoit ?' mCUrabIe' avoit befoinpot#fe déhvrer de f tourmens & des misères de cette vie "Voyant bien par les menfonges& lesmap " v^™^quecemarautmedo„„oir,qu"l *meditoitquelquecrime,jeluidonnaiun L  s'A p» t h, L i v. X. Hf * gue; mais voulant prendre mes précautions en » cas qu'on fit quelques recherches fur cette » affaire, je ne voulus pas d'abord prendre I'ar» gent qüil moffroit, & je lui dis : Mon ami, » de peur que parmi ces pièces d'or que tu me » préfentes , il n'y en ait quelqu'une de faulfe » ou d'altérée, temets-les dans ce même fac & » les cachettes avec ton anneau jufqu'a demain »» que nous les ferons examiner par un changeur. » II me crut, il cacheta 1'argent, 8c fi-tót que j'ai » vu ce malheureux paroitre devanr vous, j'ai » donné ordre a un de mes gens d'aller au plus » vïte prendre cet argent chez moi 8c de me. » 1'apporter. Le voici que je vous ptéfente, qu'il » le regarde & qu'il reconnoiffe fon cachet. Or » comment peut-on accufet ce jeune homme-ci » d'avoir donné a. fon frère un poifon que cet » efclave a acheté lui-même ». Dans le moment ce fcélétat fut atteint d'une frayeur terrible: un friffon le faifit & il devint pale comme la mort. II commenca a remuer tantöt un pied, tantöt l'autre, 8c a fe gratter la tête, proférant entre fes dents quelques mauvais difcours, de manière qüil n'y avoit perfonne, a le voir ainfi, qui ne jugeat bien qu'il n'étoit pas tout-a-fait innocent. Mais aptès qu'il fe fut un peu remis, il ne celfa point de nier avec opiniatreté tout ce que le mér, decin avoit dit, & de 1'accufer de menfonge. Züj  ?5* L' A N E D'0 R Le vieillard voyant fa probité attaquée devané tout le monde, outre qu'il étoit engagé par ferment a rendre la juftice, redouble fes effens pour convaincre ce méchant homme, jufqu'a ce que les ateliers ayant pris les mains de ce malheureux par l'ordre des magiftrats, y trouvèrent 1'anneau de fer, dont il s'étoit fervi , qu'ils confrontèrent avec Ie cachet qui étoit fur le fac. La conformité de 1'un & de l'autre acheva de confirmer les premiers foupcons qu'on avoit déja cencus contre lui. On lui préfenta dans le moment Ia ' roue & le chevalet, a la manière des Grecs, pour lui donnet la queftion j mais ce fcélérat, avec une . fermeré étonnante, s'opiniatrant a ne rien avouer, ne put être ébranlé par aucun fupplice, ni même par le feu. « Je ne fouffrirai point , dit alors le médecin ; » non certainement je ne fouffrirai point que P vous condamniez au fupplice ce jeune homme » qm eft innocent, ni que cet efclave évite la » punirion que fon crime mérite & fe moque de .» notre jugement, & je vais vous donnet une » preuve évidenre du fait dont il s'aglt. Lorfque » ce méchant homme vint me trouver, dans Ie * deffein d'acheter du poifon , comme je ne * croyois pas qu'il convïnt a une perfonne de ma » profeffion de rien donnet qui put caufer la » mort, & que je favois qu'on avoit appris &  d' Apulée, Li v. X. 359 SS cukivé 1'art de la médecine pour conferver la » vie aux hommes & non pour la détruire, j'eus » peur, fi je le refufois inconfidérément, d'être » caufe qu'il n'exécutat le crime qu'il avoit méj> diré en achetant du poifon d'une autre per»> fonne, ou enfin eh fe fervant d'une épée ou de » quelqu'autre arme; ainfi je lui donnai non du » poifon, mais du fuc de mandragore, qui eft, » comme tout le monde fait une dtogue alTou5» pilTante, & qui caufe un fommeil fi profond » a ceux qui eii prennent, qu'il femble qüils » foient morts. Vous ne devez pas être furpris fi » ce défefpéré, fachant bien qüil mérite le der » nier fupplice fuivant nos loix, fupporte ces » tourmens comme de légères peines. Cependant 35 s'il eft vrai que le jeune enfant ait pris la potion 33 que j'ai préparée moi-même, il vit, il repofe-, 33 il dort, & fi-tot que ce grand aftbupiiTement v fera diffipé, il reverra la lumière ; mais s'il a 33 perdu la vie effeófcivement, vous pouvez rej3 chercher d'autres caufes de fa mort qui me font 33 inconnues33. Chacun approuva ce que ce vieillard venoit de dire, & dans le moment on court au fépulcre oü l'on avoit dépofé le corps de 1'enfant. II n'y eut pas un de tout le fénat, ni des principaux de la ville, ni même du peuple qui n'y courüt par curiofité. Alors le père de 1'eufant levant lui-même Ziv  '36° L' A N E T> O K la couverture du cercueil, trouve fon fils, qu'il avo.t cru mort, reffufcité , fon fommeil venant de fe diffiper j & 1'embraiTanr tendrement, fans pouvoir trouver de termes pour exprimer fa joie , il le tire du fépulcre, le montre au peuple & le fait porter au fénat, encore lié & enveloppé comme il étoit des linceuls de fes funérailles. Ainfi les crimes de ce méchant efclave Sc de cette femme, encore plus méchante que lui, étant entièrement découverts, la vérité parut dans toute fa force aux yeux du public. La mardtre fut condamnée d un ' exil perpétuel; 1'efclave fut pendu, & les écus d'or furent lailfés, du confentement de tout le monde, d ce bon médecin, pour Ie prix du fommfère qu'd avoit donné fi d propos. C'eft ainfi que d'une manière digne de la providence des dieux, fe termina la fameufe Sc tragique aventure de ce bon^père de familie, qui, en peu de tems, ou plutöt dans un feul inftant, retrouva fes deux fils, après avoir été fur le point de les perdre 1'un & l'autre. Pour ce qui eft de moi, vous allez voir de quelle manière la fortune me ballottoit dans ce rems-Id. Ce foldat qui m'avoit acheté, fans que petfonne m'eut vendu d lui, & qUi m'avoit acquis fans bourfe délier, étant obligé d'obéir d fon colonel qui 1'envoyoit d Rome porter des lettres d 1'empereur, me vendit onze deniers a deux frères qui  »' A P D L É E, L I Y. X, 3* A p v t i e , L i v. X. 2 mais fa magnificence ii'en demeura pas la; 8C comme il aimoit la gloire & la réputation , il étoit. venu exprès en Thelfalie, pour y acheter les bêtes féroces les plus rates, & les gladiateurs les plus fameux. Quand il eut trouvé ce qui lui convenoit, & qu'il eut donné fes otdres fur toutes chofes, il fe difpofa a retourner chez lui a Corinthe. II ne voulut point fe fervir dans fon voyage de fes chars magnifiques , ni de fes chaifes roulantes fufpendues, dont les unes étoient fermées , & les autres découvertes. Tout ce brillant équipage le fuivoit a vide J il ne monta point aucurt de fes beaux chevaux de Theffalie ou des Gaules , qui font fi eftimés , il fe fervit de moi pour le porter, m'ayant fait orner d'un harnois couvèrt d'or, & plein de fonnettes qui rendoient un fou fort agréable, d'une bride d'argent, d'une felle fuperbe, dont les fangles étoient de diverfes couleurs, avec une houfle de pourpre , & pendant le chemin il me parloit de tems en tems avec amitié; 'il difoit, entr'autres chofes, qu'il étoit ravi d'avoir en moi un couvive 8c un porteur tout a la fois. Ayant  D A P n L £ E, L I V, X. 369 Ayant achevé notre voyage , une partie par mer, & l'autre par terre , nous arrivames a Corinthe. D'abord tour le peuple accourut autour de nous, moins pour honorer Thyafus , d ce qui me iembloit, que par la curiofité qu'ils avoient de me voir; & ma répurarion étoit fi grande en ce pays-la, que je ne vaius pas une médiocre fomme a 1'affranchi qui étoit chargé d'avoir foin de moi. Lorfqu'il voyoit. plufieurs perfonnes qui fouhaitoient pafllonnément voir tous les tours que je favois faire, il tenoit la porte du lieu , oü j'étois enfetmé, & les faifoit entrer 1'une après l'autre pour de 1'argent, ce qui lui valoit beaucoup chaque jour. Entre tous ceux que la curiofité y attiroit, il y eut une femme de qualité, de grande confidération , 8c fort riche, qui vit avec tant de plaifir & d'admiratiou, routes les galanteries que je faifois, qu'elle fut-tbuchée de mon mérire , d 1'exemple de Pafiphaé , qui avoit bien aimé un taureau j de manière qu'elle acheta de 1'affranchi une de mes nuits pour une fomme confidérable; & ce méchant homme ne fongeant qu'd fon intérêt, me livra , fans fe mettre en peine de ce qui en pourroit arriver. Au retour du foupé, nous trouvdmes cette dame qui m'attendoit dans le lieu oü j'avois accoutumé de coucher. Grands dieux! quel Aa  37° 1'Ane d' O té appareil magnifique ! Quatre eunuques dreflbienü un lit par terre, avec des couvertures de pourpre brodées d'or, Sc quantité de ces carreaux dont les femmes fe fervenr pour être plus mollement Sc plus délicieufement; enfuite ils fe retirèrent, Sc fermèrent la porte fur nous. Au milieu de ia chambre étoit une lampe fort brillante. Cette femme, après serre déshabillée, s'en approcha pour fe frotter, Sc moi auffi , d'une huile trèsprécieufe j enfuife elle me fit des careffes, & me tint des difcours paffionnés , comme fi j'eufle été fon amant. Cependant j'avois une peur extraordinaire de la tuer, & qu'on ne me punït enfuite comme un homicide; mais je vis que c'étoit a tott que j'avois eu cette frayeur. Après avoir ainfi paffe la nuit fans dormir, cette femme, pour évirer qu'on ne la vit, fe rerira avant la pointe du jour, ayant fait le mém© marché pout la nuit fuivante avec 1'affranchi, qui'ne demandoit pas mieux , tant a caufe du grand profit qui lui en revenoit, que par 1'envie qüil avoit de faire voir une chofe fi exttaordinaire a fon maïtre, aqui il fut auffitöt en faire le conté. Thyafus lui fit un préfent confidérable, & réfolut de donnet ce fpectacle au public. Mais comme on ne pouvoit pas avoir cette brave perfonne, qui avoit tant de bonté pour moi, paree que c'étoit une femme de qua-  b' A p ü 'l e i, L i V. Xi jji' ïïté, & qu'on n'en trouvoit point d'autre, il falluc a force d'argent obtenir une malheureufe qui avoit été condamnée par le gouverneur de la province a être expofée aux bêtes. Voici fon hiftoire a peu prés telle que je 1'entendis conter dans ce tems-la : Le père d'un jeune hornme qu'elle avoit époufé, étant prêt de partir pour un grand voyage, ordonna a fa femme qui étoit gtolfe, de faire périr fon enfant fi-rot qu'il feroir né, en cas que ce ne fut pas un garcon» Cette femme, pendant 1'abfence de Ion mari , mit une fille au monde. La tendreffè naturelle de la mère s'oppofant a 1'exécution de 1'ordre qu'elle avoit recu, elle la filélever dans fon voifinage. Quand fon époux fut de retour, elle lui dit qu'elle étoit accouchéè d'une fille, & qu'elle 1'avoit fait moiïrm CoDendant au bout de quelques années que cette fille fut venue en age d'ètre mariée •, fa mère voyant bien qu'elle ne póuvöit pas lui donner un établiffement convenable a fa condition , fans que fon inari le fut, tout ce qu'elle put faire , fut de découvrir fon fecret a fon fils d'autant plus qu'elle craignoir extrêmement, qüemporté par le feu de fa jeuneffe, il ne féduisït cette jeune fille, ne hVchant point qu'elle fut fa fceur, comme elle igno* roit auffi qu'il fut fon frère. Aaij  572 L! A n ï d' O K. Ce jeune homme qui étoit fort bien né, s'acquitta religieufement de fon devoir envers fa mère, en lui gardant un fecret inviolable, Sc envers fa fceur, en prenant d'elle tous les foins iniaginables, quoiqüil ne lui fit voir en public qüune amitié ordinaire. II commenca par lui faire un bien qui lui étoit néceflaire. 11 la retira chez lui, comme une fille de fon voifinage, qui étoit dans le befoin , & qui ne recevoit aucun fecours de fes parens ; ayant en même tems formé le deffein de la marier dans peu avec un de fes intimes amis, Sc de lui donner une dot confidérable. Mais ce deffein, qui étoit foit bon & fort innocent, neput éviter les traits de la fortune ennemie. Elle fit naitre une cruelle jaloufie jdans la maifon de ce jeune homme, Sc fa femme fe porta a commettre les crimes, pour lefquels elle venoit d'être condamnée a être livrée aux bêtes féroces, comme je 1'ai dit d'abotd. Elle commenca par avoir de grands foupcons fur la conduite de cette jeune fille , qu'elle regardoit comme fa rivale, Sc la maïtreffe de fon mari; enfuite elle concut une haine effroyable contt'elle, & enfin elle fe réfolut a la faire mourir cruellem :nt. Voici de quelle manière elle s'y prit. Elle dé oba 1'anneau de fon mari, s'en alla a la campag ie, Sc de-la elle envoya un valet, en qui elle  n'A f u l i i, L i t. X. 373 fe confioit, qui étoit un fcélérat, dire a la fille, que le jeune homme étoit a fa terre, cV qu'elle ne tardat pas a venir 1'y trouver feule, & fans aucune fuite ; & de peur qu'elle n'en fit quelque difhculté, cette méchante femme donna a ce valet 1'anneau qu'elle avoit pris a fon mari, afin qüen le montrant a la jeune fille , elle ajoutat foi a ce qu'il lui diroit. En effet, elle obéit auffitót aux. ordres de fon frère, d'autant plus qu'on lui faifoit voir fon cachet, 8c fuivant ce qu'il lui mandoit, elle fe mit en chemin toute feule pour 1'aller trouver. D'abord qu'elle fur arrivée & que, féduite par ces maudits artifices, elle fe fut livrée eilc-même dans le piége qu'on lui tendoit, cettè déteftable femme, tranfportée d'une jaloufie effroyable, la fir dépouiller toute nue, & la fit fouetter jufqu'a ce qu'elle fut prête d'expirer. Cette pauvre malheureufe avoit beau crier qu'elle ne mériroit point un traitement fi barbare, que fa conduire avoit toujours éré irréprochable (comme c'étoit la vérité) : c'étoit en vain, pour prouverfon innocence, qu'elle déclaroit & qu'elle répétoit que le jeune homme étoit fon frère. Sa belle-fceur eut 1'inhumanité de lui mettte un tifon ardent entre les cuhTes, & la fit ainfi mourir cruellement, comme fi tout ce qu'elle lui entendoit dire pour fa juflification, eik Aa iij  ?74 L" A N E D' O R. été faux & imaginé fur le dump. Le frère de cette fille & celui qui devoit 1'époufer, ayant appris h mort, vinrent fur le lieu en diligence, & lui ren, dirent les derniers devoirs de la fépulture, fondant en larmes Sc touchés d'une affliftion extraordinaire, Mais le jeune homme ne put fupporter le déplaifir que lui caufoit la mort de fa fceur, qui avoit perdu Ja vie d'une fi cruelle manière, par la médunceté de la perfonne de qui elle devoit le moms attendre un pareil traitement; & plein de douleur, de rage & de défefpoir, il tomba malade d'une hèvre trés - violente, de manière qu'il fe trouva lui-même en fort grand danger. Sa femme -qui, depuis tong-tem», n'avoit plus pour lui les fèntimens d une époufe & qui n'en méritoit plus Ie nom, fut trouver un médecin qui avoit- la répu-tation d'être un grand fcélérat & trés-fameux paria quanrité de perfonnes qu'il avoit expédiées de fa propre main. Elle lui offrit cirtquante mille feiterces (i), s'il lui vouloit vendre un poifon fort fiibtil pour faire mourir fon mari. Après qu'ils eurent fait leur couvention enfemble, ils dirent que Ie malade avoit befoin de prendre cette mervedleufe médecine que les favans nomment par ( i ) Environ cinq mille Iivrcs de notre rnonnpie.,  o A p u i i x, L i v. X. 575 excellence la potion fiurce, pour lm adoucir les entrailles & en ohaflèt lts- IHAttVaifès huméa» ; mais au lieu de cette potion falucaire, ils lui crt préparèrent une pour lui óter la vie. Le médecin étant donc venu apporter ce breit* vage bien préparé, & voulant le faire prendre lui— méme au malade, en préfence de fes domeffiques & de quelques-uns de fes parens & de fes amisx cette femme, avec une effrontene fans pareille, dans le deffein de profirer de 1'argent qu'elle avoir promis a ce fcélérat & pour fe défaire du complice de fon crime, porte la main fur le vafe dans Ie tems qu'il le ptéfentoit a fon mari : e< non, non, dit-elle, monfieur le médecin, vous ne donnerez point cette potion a mon trés-cher époux, que vous n'en ayez bu une bonne partie auparavant. Que fai-je, s'il n'y a point quelque poifon caché dedans; 8c vous ne devez pas trouver étrange, vous qui êtes un homme fi fage 8c fi favant, que j'aie du fcrupule & de 1'inquiétude fur ce qui regarde la fanré de mon mari, & que j'apporre fur cela toutes les précautions que demande ia tendreffe que j'ai pour lui». Le médecin frappé comme d'un coup de foudre par i'etrange hardiefle de cette* abominable femme, fe trouble entiérement, ÖS n'ayant pas le tams de délibérer fur le parti qifdavoic a prend;e, il boir ui.e bo ine partie de. la Aa 'vt  L'A NE D* O R. potion, crainte de donner lieu de foupconner fcn & fon embarras. Le jeune homme, i L èsemple, Fend le vale,quxl luipréfente enfuite, cVboLe D'abord^ sen retourner promprement chez lui, afin de fe ES^dtffetm°rtdduP^-nprenand ^ote.Ma.cettecruellefenunecominuantla rnechancete qu'elle avoit commencée,ne vouluc rTleai^W:"Je"ev-Perclraipoi„tZ vue, lui dit-elle, jufqu'a ce qu'on air vu l'fiet de iamedeaneque vous venez de donner,, Cependant ^qu'iU'eutlong-temsrmportunéeparfe^ & ffs mdancesredoublées, elle coufentit enfin quoxquavecbeaucoupdepeinequ'ds'enalkt.Mai; ie breuvage qy'ü avoir p„s, avoir porté fa mali gmtedufouddefesentraillesdanstoutesfesveinesen forte qu'il n'arriva chez lui qu'avec bien de la Afficulte fort malade, & avec un ^ ^ un mal de tete effroyables : & après avoir conté 4 fa femme avec afiez de peine cequi s'étoitpafié, ^huavoxr donné ordred'allerdemanderaumoms lepnxdelamortqu'ilavoitprocurée&delafienne ce brave médecin reudit fame. Lejeunehommen'avoitpasvécupluslong-rems quelai.ilavonpéridumêmegeldemo^au  r>' A p u l é e, L i v. X. 377 milieu des fauffes larmes de fa femme. Après qu'il eut été mis dans ie rombeau, au bout de quelques jours, qui avoient été employés a faire les cérémonies de fes funérailles, la femme du médecin vint demander le prix de fa mort, & de celle de fon mari. Mais la veuve du malheureux jeune homme, confervant toujours fon caraclère de mé • chanceté, affeóba de lui monrrer une bonne foi, dont elle étoit bien éloignée, & lui répondant honnêtement, elle lui promitd'en ufer parfaitement bien, & de lui payer fans retardemenr ce qu'elle lui devoit, pourvu qu'elle voulüt bien lui donner encore un peu de poifon, dont elle avoit bcfoin , dit-elle, pour achever ce qu'elle avoit commencé; ce que la veuve du médecin lui promit, féduite par fes difcours artificieux, & pour fe faire encore un plus grand mérire auprès de cette femme, qui étoir fort riche, elle part dans le moment, & va chez elle en diligence, querir la boïte oü étoit le poifon, qu'elle lui donne route entière. Cette icélérare ayanr entre fes mains des armes pour faire bien des maux, ne fongea plus qua multiplier fes crimes; elle avoit une petite fille du mari qu'elle venoit de faire mourir; elle ne put fupporter de la voir héritière, fuivant les loix, du bien qu'avoit fon père, & voulant s'emparer de tout fon pattimoine, elle réfolut de s'en défaire.  578 L' A n £ d' O r Sachant donc bien que les mères hérirent de leurs enfans par leur mort, elle ie montra auffi indigne 'mère qu'elle avoit été indigne époufe, & prenant 1'occafion d'un diné oü elle invita fur le champ la femme du médecin, elle 1'empoifonna & fa fille en même rems. Le poifon eut bientöt dévoré les entrailles délicares de la jeune enfanr 5 elle mourut peu de tems après. A 1'égard de la femme du médecin, quand elle fentit le ravage que certe déteftable drogue faifoit dans fon corps, elle foupconna d'abord ce que c'étoit y voyant enfuite la peine qu'elle avoit a refpirer, qui s'augmenroir de plus en plus, elle ne fut que trop certaine qu'elle étoit empoifonnée. Aulfitót elle va chez le gouverneur de laprovince , criant de rourefa force, qu'elle venoit lui demander juftice, & qu'elle avoit des crimes affreux a lui révéler. Quantité de peuple s'amaffe autour d'elle, Sc bientót elle eft admife a 1'audience du gouverneur. Après qu'elle lui eut bien expliqué toute 1'hiftoire des méchancetés abominables de cette cruelle femme qu'elle venoit de quitter, il lui prend tout d'un coup un étourdiffement, fa bouche qui étoit encore a moitié ouverte , pour continuet de patler, fe ferme, & après; avoir fait entendre quelque tems le bruit de fes dents qu'elle frottoit avéc violence les uues contre les autres, elle tombe morte.  d' A p v■ t i e, L i v. X. 5.79 Le gouverneur , homme fort fenfé & de grande expérience, ne voulut pas différer la puaition que. méritoit une li grande empoifonneufe. Dans le moment , il ordonna qu'on lui amenat les femmes de chambre de cette déteftabie créature , dont il arracha- la vérité a force de tourmens. Sur leur dépofition, il condamna leur maitrelTe i être livrée aux bêtes féroces. Supplice, a lavériré, moindre encore qu'elle ne méritoit, mais on n'avoit pu en irnaginer un plus terrible & plus digne d'une fi méchante femme. _ Cependant j'étois accablé d'une grande triftelTe, de me voir deftiné aparoïtre devant tout le peuple,. avec une femme comme celle-U, 8c j'avois. Convent envie de me tuer, plutót que d'approcher d'une créature fi odieufe, & de me déshonorer par une telle infamifi dans un fpeftacle public; mais n'ayant point de mains , il m'étoit impolhble avec mes mauvais pieds, dont la corne étoit ronde , de tirer une épée de fon fourreau pour me la palier au travers du corps. La feule chofe qui me confoloit un peu dans mes malheurs, c'étoit de voir que le printems coromencoit a ramener les fleurs & k verdure., que les prés s'émaiUoient déja. de diverfes. codeurs, & que les rofes alloient bientót parftimer 1'air en s'épanouiifant, 8c me rendroient ma première form.e de Lucius».  38° L'Ahe d' O r Enfin Ie jour deftiné a la fête publique étant arrivé , l'on me conduifit dans 1'arène, le peuple me fuivant avecdegraudes démonftrations de joie. Les jeux commencèrent par d'agréables danfes. Pendant ce tems-la, j'étois devant la porte de 1'amphithéarre, qui étoit ouverte, ou jepailfois de fort belle herbe, & de rems en tems je jetois la vue fur le fpecfacle qui me faifoit fort grand plaifir. II étoit compofé d'une troupe charmante de jeunes gareqns & de jeunes filles, habillés magnifiquement, qui par leurs geftes, & les figures Hitférentes de leurs pas concertés, exécuroienr parfaitenient bien la danfe pyrrique. Tantót ils formoient un cetcle tous enfemble, tantót ils alloient obliquement d'un coin du théatre a l'autre, fe tenant tous par Ia main • quelquefois ils formoient un bataillon carré, enfuire ils fe féparoient en deux rroupes. Après qu'ils eurent fait une infinité de figures différenres, la trompette donna le fignal pour faire finir ce divertiffement. En même rems on leva une toile, & il parut une décoration ptopre a ia repréfentation du jugement de Paris. On voyoit une montagne faite de charpenre fortélevée, tellequ'Homère dans fes vers dépeint le rriont Ida 5 elle étoit couverte d'arbres verts Sc de quantité d'aibufles. Le machinifte avoit èü 1'adrcfle de faire fortir de fon fommet une fontaine qui formoit un  d' A p u l É e , L i v. X. 3S.1 ruiffeau j quelques chèvres paiffoient fur fes berds. Le berger de ce troupeau étoit un jeune homme, vêtu magnifiquement a la phrygienne , telle qu 011 repréfente Paris, avec une grande mante, brodée de couleurs différentes, & fur fa tête un bonnet d'étoffe d'or. Enfuite parut un jeune garcon fort gracieux, qui n'avoit pour tout habillement qu'un petit manteau fut lepaulegauche. De fes cheveux blonds, qui étoient parfaitement beaux, fortoient deux perites aïles dorées, & femblables 1'une 1 l'autre. Le caducée qu'il tenoit en main faifoit connoïtte que c'éroit Mercure. II s'avanca en danfant & préfenta a celui qui faifoit le perfonnage de Paris une pomme d'or, en lui faifant entendre par fignes 1'ordre de Jupiter; enfuite il fe retira de fort bonne grace & difparut. Alors on vit paroïtre une fille d'un air majeftueux qui repréfentoit Junon y car fa tête étoit ceinte d'un diadême blanc, outre qu'elle tenoit 1111 fceptte' en fa main. Une autre qu'on reconnoiffoit aifément pour la déeffe Pallas, entra fiéremenr, ayant fur fa tête un cafque brillant , couronné d'une branche d'olivier , portant un bouclier, tenant une piqué, & dans le même état enfin qu'elle fe fait voir dans les combats. Enfuite une troifième s'avanca, d'une beauté furprenanre & fort fupérieure a celle des deux autres. Elle re-  5&> L'A N E ö' O R préfentoit Vénus par 1 'éclat de fes divines cöii* ■leurs, & Vénus teile qu'elle étoit lorfqüelle éroit fille. Toutes les beautés de fon corps fe faifoierit Voir a découvert, a quelques-unes ptès qui étoient cachées par une étoffe de foie légère & tranfparente que le vent agitoit. Cette déeffe paroiffoit avec deux couleurs différentes; toute fa petfonne étoit d'une blancheur a éblouir, paree qu'elle tire fon origine du ciel, & fa draperie étdSt azutée , paree qu'elle fort de la mer oü elle a pris naififance. Ces trois déefles avoient chacune leur fuite. Junon étoit accompagnée de Caftor & de Pollux, repré^fentés par deux jeunes comédiens qui avoient l'un 8c l'autre un cafque rond fur la tête, dont le fom> met étoit orné de deux étoiles fort brillantes. La déeffe, d'un air fimple 8c modefte , s'avance vers le berger au fon charmant des flüres , & lui fait entendte par fes geiles qu'elle lui donnera 1'env pire de toute 1'Afie, s'il lui adjuge le prix de labeauté. Enfuite celle que fes armes faifoient con«* noïtre pour Pallas , étoit fuivie de deux jeunes hommes armés, 8c tenans leur épée nue a la main4 ils repréfentoient la terreur & la crainte qui ac-* compagnent par-tout la déeffe des combats. Derrière elle un joueur de hautbois faifoit entendrs  t> A r u l i é , L i v. x. des airs de guërre, & mêlarit des fons aigüS parmï des rons graves , il excitoit a danfer gaiement, comme on fait au fon d'une trompette. Pallas remuantlatête, & marquant dansles yeux une noble fierté, s'avance en danfant avec beaucoup d'action, & fait entendre i Paris par des geftes pleinsde vivacité, que s'il lui accorde la vidoire fur fes rivales, elle le rendra fameux par fa valeur & fes grands exploits. Après elle Vénus parut d'un air riant & charma tous les fpedat^urs. Elle étoit entourée de plufieurs jeunes enfans , fi beaux & fi bien faits, qu'il fembloit que ce fut la vétitable troupe des amours qui venoit d'arriver de ia mer ou des deux, outre qu'ils avoient de petites alles, des flèches & tout le refte de 1'ornement qui leur conyient. Quelques-uns portoient des flambeaux allumés devant leur maïtreffe, comme fi elle eüt été a quelque noce. Elle avoit encore a fa fuite une aimable troupe de jeunes filles, fans compter les Graces & les Heines, qui, pour fe rendre leur déeffe favorable, femoient des fleurs devant fes pas. C'eft ainfi que ce galant corrège faifoit fa cour i la mère des Plaifirs, en lui prodiguanr les tréfors du printems. Auflitbtlesflütescommencèrent a jouer rendre■ment des airs Lydiens qui firent un fort grand plai-  ?s4 L' A N e D' O n fir a tout le monde j mais Vénus en fit bien davanrage, lorfqu'on la vit danfer avec des attitudes charmantes de la tête & du corps, conformant avec jufteffe fes mouvemens gracieux aux doux fons de la mufique ; faifant voir dans fes yeux tantót une langueur pleine de paffion, tantót de k fierté, & quelquefois même ne danfant, pour ainfi dire, que des yeux. Si-tót quelle fut proche de Paris, elle lui fit entendre, par le mouvement de fes bras, que s'il Ia préféroit aux deux autres déefies, elle lui feroir époufer une femme dune excellente beauté, en un mot auffi belle quelle. Alors le jeune berger Phrygien lui préfenra fans héüter la pomme d'or qu'il tenoit en fa mam, pour marquer qu'il lui adjugeoit la victoire. Vous étonnez-vous donc, hommes indices du plutót bêtes qui fuivez Je barreau, vautours a robe longue, fi tous les juges préfentement vendeur la julhce pour de 1'argent, puifque dans les premiers tems la faveur a corrompu Ie jugement quun homme devoir rendre enne trois déeffes, & qu'un berger nommé juge de leur différent par Jupiter même, a vendu, pour le prix de fes plamrs , la première fentence qu'on ait jamais rendue, qui a caufé la perte de toute fa maifon? JN avons-nous pas auffi dans la fuite un autre ju- gement  d' A p u l é i, L i v. X. 385 gernent fort célèbre rendu par tous les chefs de la Grèce, quand Palamède, un des plus favans & des plus habiles hommes de fon tems, fut condamné comme un traïtre fur de fauffes accufations ? Uliffe encore, dont le mérire éroit fort médiocre pour la guerre , n'obtint-il pas les armes dAchille par préférence au grand Ajax, li fameux par fes exploits ? Mais que dirons-nous de ce iugement qui fut rendu par les Athéniens, ces grands légiflateurs, ces hommes fi fages & fi éclairés dans toutes les fciences ? Ce vénérable vieillard (1), doué d'une prudence divine, qu'Apollon avoit déclaré le plus fage des mortels, ne fut-U pas opprimé par 1'envie & les artifices d'une déteftable confpiration , comme s'il avoit été un cottupteur de la jeuneffe a qui il n'enfeignoit que laverru, & ne périt-il pas par un poifon de cigüe, laiffant a. fa pattie une tache éternelle d'ignominie par fa condamnation, puifque même encore aujourd'hui les plus grands philofophes fuivent fa ttès-fainte fecte ptéférablement a toutes les autres, & ne jurent que par fon nom, dans le defir qu'ils ont d'acquérir le vrai bonheur? Mais de peur que quelqu'un ne blame la vivacité de mon indignation, & ne dife enlui-même, « fouffrirons-nous (1) Socrate. Bb  "ilS 1'A N I D' O R qu'un ane vienne ainfi nous moralifer »; je reprend* le fil de mon difcours dont je m'étois écarté. Lorfque Paris eut rendu fon jugement, Junon' & Pallas fortirent du rhéatre fort trines & fort fachées, & marquanrpar leurs geltes leur colèré & leur refientiment de finjure qu'on venoit de leur faire. Mais Vénus contente & de bonne humeur, marqua fa joie en danfant avec toute fa fuite. Alors on vit jaillir du haut de la montagne une fontaine de vin, oü l'on avoir délayé du fafrau. Elle retomboit en forme de pluie odoriférante füï les chèvres qui paifioient - la autour} en forte que de blanches qu'elles étoient, elles devinrent jaunes. Après que 1'odeur délicieufe de cette pluie fe fut répandue parmi tous les fpeótateurs, la rerre s'ouvrit & la montagne difparut. En même-tems un huiffier s'avaisce au milieu de la place, & demande, de la part du peuple, qu'on tire des prifons cette femme dont j'ai parlé, qui avoit été condamnée pour fes crimes a être* expofée aux bêtes. On dtefioit déja le lit fur lequel nous devions paroitre l'un & l'autre, qui étoit fort enflé par la quantité de duvet dont il étoit garnij les couvertures de foie en étoient magnifiques, & le bois du lit brilloit par les ouvrages d'écaille de tottue qui étoient delfus. Cependant, outre la honte d'être ainfi expofé au^  D A V V L É E, L ï V. X. 387» ifeux du public avec une auffi méchante femme & auffi criminelle que celle qu'on y avoit deftinée, je craignois encore pour ma propre vie j car je penfois en moi-même que pendant que je ferois avec elle, quelque béte que ce put être qu'on lachat fut felle, cet animal he feroit pas aiTez fage, affez bien inftruit ou aiTez fobre, pour dévorer une femme a mes cbtés fans me toucher, paree que je n'étois pas condamné. Etant donc alors plus en peine encore pour la confervation de ma vie que pour celle de ma pudeur ; pendant que mon maitre prenoit le foin de hure drelfer le lit, que fes valets étoient occupés les Xins aux ptéparatifs d'une chaffe qüort devoit repréfenrer, les autres a regarder le fpeótacle, Sc que perfonne ne fe mettoit en peine de garder un ane auffi doux que je le paroifTois, je me vis en liberté d'exécuter ce que j'avois imaginé, Sc je me retitai peu-a-peü, fans faire femblanr de riem Etant arrivé a. la porre de la ville, je me mis a courir de toure ma force. Après avoir fait trois lieues entièreS au galop, j'arrival a la ville de Cenchrée s quê l'on dir êtte une belle colonie des Corinthiens; elle eft fituée fur le golfé d'Egine, qui fait parriö de la mer Egée; elle a un trés bon port, Sc eft extrêmement peuplée. Comme jefuyois le monde, je fus chercher un endroit écarté fur le bord d^ - Bbij  '3*88 L'Anï d O s. k mer, & je me couchai fur le fable pour me délaffer ; car le foleil étoit prêr de finir fa courfe, m'abandonnant ainfi au repos, un doux fommeil s'empara de tous mes fens. Fin du dixième Livre.  n'Apulée, Liv. XL 3,89 LIVRE ONZIÈME. X_Tn mouvement de frayeur m'ayant réveille tout d'un coup a 1'entrée de la nuit, j'apet$us la lune fort brillante dans fon plein, qui fortoit des flots de la mer. Comme je n'ignorois pas que la piulfance de certe grande déelfe eft fort étendue, que toutes les chofes d'ici bas fe gouvernent par fa providence, que non-feulement les animaux, mais même les êtres inanimés relfentent les impreflions de fa lumière & de fa divinité, & que tous les corps qui font dans les cieux, fur la terre & dans la mer, s'augmentent ou diminuent fuivant qu'on la voit croïtre ou décroïtre; je pris 1'occalion de la folitude & du filence de la nuit, pour adrelfer une prière a cette augufte déeffe que je voyois briller dans les cieux, puifque la fortune laffe de me perfécuter, m'offroit enfin cette occafion , qui me donnoit quelque efpérance de voir finir ma misère.. M'étant donc bien réveillé, je me Iève promprement & vais me laver dans la mer pour me purifier.. Je plonge ma tête fept fois dans 1'eau, fuivant la doctrine du-divin Pythagore, qui nous apprend que ce nombre eft le plus convenable aux chofes qui regardent la religion; enfuite plein de. joie & d'efpérance, je fis cette prière a la déeffe. avec tant B b iij  |9<5 L' A ït B E>' O ï% d'affection, que j'avois les yeux tout baïgnës de larmes. « Reine du ciel, foit que vous foyez la bienfai-» sj fante Cerès, mère des blés, qui dans la joie ï5 que vous reffentïtes d'avoir retrouvé vorre fille , sj btates aux hemmes 1'ancien ufage du gland , 'i> dontüls vivoient a la manière des bêtes, en leur « enfeignant une nourrirure plus douce; vous qui v avez choifi votre féjour dans les campagnes 55 d'Eleufis ; foit que vous foyez la célefte Vénus, V qui dans le commencement du monde, ayant a' produit 1'amour, avez uni les deux fexes, & *> éteinifé le genre humain,&: qui êres préfentes» ment adorée dans le temple de Paphos, que la « mer environne; foit que vous foyez la fceur i\ d'Apollon, qui par les fecours favorables que %* vous donnez aux femmes enceinres, avez mis 5' au monde tant de peuples, & qui êtes révérée » dans le magnifique temple d'Ephèfe; foit enfin '33 que vous foyez Proferpine, dont le nom for33 midable fe célèbre la nuit par des cris & des. s'3 hurlemens affreux , qui par votre triple forme 33 arrêrez l'impémofité des fpectres & des fantömes as en les rerenant dans les prifons de la terre , qui » parcourant diverfes forêts, êtes adorée fous des »3 cultes différens; vous, qui êtes le fecond (km33 beau de 1'univers, & qui par vos humides rayons fi noturiflcz les plantos, öc répandez différemmenq  #A rfith, Lf t x" ï. jV> -fe votre lumière, a proportion que, vous vous appro-' v chez ou reculez du ioieii; grande déeffe! fous *> quelque nom, fous quelque forme, & quel*j ques cérémonies qüon vous révère, fecaurez-moï »> dans mes extrèmes dif --races; rele/ez-rao**Jv '•> chüte nialhturei:6:,.& feite', cpeye prë& ehfta a> jouir d'un doux-réfus > ap"ès ajs les rrtaüx que j'ai fouffetts j qüil fuffife des travaux & des » périls oü j'ai été expofé. Ütez-moi cette indigne » figure de béte, dont je fuis revêtu,&me rena> dez a mes parens & a mes arois, en me faifant « redevenir Lucius y que fi je fuisT'objet de li n haine"implacable de quelque dieu qui me per.»> fécute fi ctuellement pour 1'avoir offenfé, qu'il s> me foit au toeans permis de mourir, s'il ne m'effc kw pas permis de vivre dans un autre état Après cette ptière , qui fut encore fuivie de iquelques lamentations triftes & touchantes j mes .'fens accablés de langueurs, fe laifsèrent une feconde ibis aller au fommeil, au même endroit oü je ■jn'étois déja endormi. A peine avois-je fermé les yeux, qu'il me fembla que du milieu Me la mer fortoit une divinité. qui éleva d'abord iine tête xefpectable aux dieux mêmes, & qui enfuite faifant fortir des flots peu a peu tout fon corps, fe préfenta devant moi. Je tacherai de. vous la dépeindre telle que je la vis, fi cependant la foibleffe des exprefüqbï humaines peut me le permettre, ou fi cetc$  L'A h ï d'Ö r. même divinité m'infpire toute 1 eloquence qui ci nécelTaire pour un fi gtand fujet. Ses cheveux épais, longs & bouclés, ornoienc fans art fa tête divine, & tomboient négligem-tnent fur fes épaules. Elle étoit couronnée de divetfes-flenrs, qui par leur arrangement formoient plufieurs figures différente^ elle avoit au-deffus du front un cercle lumineux en forme de miroir, ou plutot une lumière blanche, qui me faifoit connoïtre que cjétoit la lune. Elle avoit k droite & a gauche deux ferpens, dont la figure repréfentoit affez bien des fillons fur lefquels s'étendoient quelques épis de blé. Son habillement étoit une robe de lin fort déliée , de couleur changeanre, qui paroiffoit tantöt d'un blanc clair & luifant, tantöt d'un jaune de fafran, & tantöt d'un rouge couleur de rofe avec une mante d'un noir fi luifant, que mes yeux en étoient éblouis. Cette mante qui la couvroit de part & d'autre, & qui lui paffant fous le bras droit, étoit rattachée en écharpe, fur lepaule gauche, defcendoit en phüieuts plis, & éroit bordée d'une frange, que Ie moindre mouvement faifoit agréablement dotter. Le bord de Ia mante, auffi bien que le refte de fon étendue, étoit femé d'étoiles, elles environnoienr une lune dans fon plein, qui jetoit une lumière très-vive; autour de cette belle mante étoit encore attachée «ne chaine de toutes fortes de fruits & de fleurs.  b'A f b l é Ij L i V. X I. La déeffe avoit dans fes mains des chofes fort différentes; elle portoit en fa droite un fiftre d'airain, dont la lame étroite & courbée en forme de baudrier, étoit traverfée par trois verges de fer, qui, au mouvement du bras de la déelfe, rendoient tin fon fort clair. Elle tenoit en fa main gauche un vafe d'or , en fonne de gondole, qui avoit fut le haut de fon anfe un afpic, dont le cou étoit enflé & la tête fort élevée; elle avoit a fes pieds des fouliers tilfus de feuilles de palmier. C'eft en cet état que cette grande déelfe, parfumée des odeurs les plus exquifes de 1'Arabie heureufe, daigna me parler ainfi : « Je viens a toi, Lucius, tes prières m'ont 3' touchée, je fuis la nature, mère de toutes chofes, » la maïtreftè des élémens, la fource & 1'origine 33 des liècles, la fouveraine des divinités, la reine 33 des manes , & la première des habirans des 33 cieux. Je repréfente en moi feule tous les dieux 33 & toutes les déeffes; je gouverne a mon gré les 3> brillantes voütes céleftes, les vents falutaires de » la mer, & le trifte filence des enfers. Je fuis la 3> feule divinité qui foit dans 1'univers, que toute 33 la terre révère fous plufieurs formes, avec des 33 cérémonies diverfes & fous des noms dirférens. j3 L;s Phr/giens , qui font les plus anciens & les 3' premiers hommes , m'appellent la mère des j3 dieux, déelfe de Peffinunce. Les Athéaieas,  ^94 L'Am d' O r » onginaires de leur propre pays, me nommemr » Minerve Cécropienne. Chez les habitans de 1'ile » de Chypte, mon nom eft Vénus de Paphos.. Chez » les. Candiots, adroits a tirer de 1'arc, Dkne » Dictinne. Chez les Siciliens, qui partenk crois j> langues, Proferpine Srygienne. Dans la ville » d'Eleufis on m'appelle 1'ancienne déeftè Cérès, » d'autres me nomment Junon, d'autres Bellone, 3> d'autres Hécate, d'autres Néméfis Rhamn.us> fienne; Sc les Ethiopiens, que le foleil a, fon v> lever éclaire de fes premiers rayons, les peuples » de 1'Ariane, aufli bien que les Egyptiens, qui » font les premiers favans du monde, m'appellent j' par mon véritable nom, la reine Ifis, & m'ho33 norent avec les cérémonies qui me font le plus 33 convenables. Tu me vois ici touchée de. 1'excès 3> de tes misètes, continue la déeffe, tu me vois *3 propice Sc favorable , arrête le_ cours de tes, 3' larmes, finis tes plaintes Sc chaffe la trifteffe 3t qui t'accable : voici bien-töt le tems que ma » divine providence a marqué pour ton falut ; 33 écoutes donc avec attention les ordres que je 3> vais re donner. Le jour qui vafuivre cette nuit, 3» m'eft confacré de tout tems; demain mes prêtres 33 doivent m'offrir les prémices de la navigation, as en me dédiant un navire tout neuf Sc qui n'a -33 point encore fervi; préfentement que les tem» pêtes qui regnent pendant 1'hiver, ne font phi^  d' A f v i t t, L i v, X ï. J> a eraindre, Sc que les flots , devenus plus pai» fibles, permertent qu'on puifle fe mettre en ■» mer, Attends cette fête avec dévotion, Sc d'un » efprit tranquille; car le grand prêtre, fuivant 9) mon avërtiffement, portera pendant la cérémonie » une couronne de rofes attachée a fon fiftre qu'il » riendra de la main droite. Suis donc la pompe » avec empreffement, Sc avec confiance en ma « bonté, perce la foule du peuple, & lorfque tu m feras proche du prêtre, fais comme fi tu voulois » lui baifer la main, & mange des rofes, auffitoc 95 tu te dépouilleras de la forme de cet indigne 53 animal, qui m'eft odieux depuis long-tems. 55 Ne crains point de trouver aucune difficulté a ?3 ce que je t'ordonne; car dans ce moment que ,3 je fuis prés de toi, je fuis auffi proche de mor* >3 prêtre, & je i'averfis en fonge de tout ce que je 3, veux qu'il faffe. Je ferai en forte que ?e peuple,' malgré la foule, te laiffera le paffage libre, Sc 33 qu'au milieu de la joie Sc des agréables fpec33 tacles de cette fête, nul n'aura d'averfion poue 33 cette figure abjecte Sc méprjfable, fous laquelle 35 tu parois, Sc que perfonne n'aura. la malignite ,5 de t'imputer rien de facheux, en expliquant en » mauvaife part le changement fubit de ta figure. 35 Souviens-toi feulement, Sc n'en perds jamais Ia w mémoire, que tout le refte de ta yie dok m'être » dévoué jufqu'a ton dender foupir, II eft bie*  >96 L'Anï d'0 r » jufle que tu te reconnoilfes entièrement rede* » vable de la vie d une déefie, qui, par fon fe- * C°"rS ta remis au no^bre des hommes. Au » refte, tu vivras heureux & plein de gloire fous » ma protedHon, & lorfqu'aptès avoir accompli * ];;ems dois être fur la terre, tu feras » defcendu aux enfers dans cet hémifphère fouter" SS,' °Ü tUauras l'™™g* d'habiterles champs » Ehfees, tune manqueras pas d'être régulier i » madorer, moi qui brille dans les ténèbres de » I Acheron, & qlu règne dans Ie ^ . ^ » &j y recevrai tes hommages avec bonté. Si avant » ce tems-la, par tes refpeéts, ft par un ferme at» tachement au culte qui m'eft dü, & par une " Chafteté inviolable tu te rends digne de mes » graces, tu connoïtras que je puis feule proWer », Ie terme de ta vie au-deld des bornes que'le *> deftin y a prefcrites ». Après que cette puiflante déelfe m'eut ainfi dd«lare fes volonrés, elle difparut; & dans le moment m etant réveillé, je me levai tout en fueur plein de frayeur, de joie & d'admiration dela préfence fi manifefte de cette grande diviniré. Je fus me laver dans la mer, Pefprit fort occupé des ordresfouverains qu'elle m'avoit donnés ,& repaffant en moi-même tout ce qu'elle m'avoit dit. Peu de tems après, le foleil ayant chaffé les ténèbres de la nuit, commenca a montrer fes preo,ie*s  d A ? u i b i; L i v. X I. 3 97 rayons. Auffi-tot tous les chemins furent remplis d'une infinité de peuples qui venoient avec alégreffe pour ie rendre a la fête. La joie étoit fi grande de tous cotés, outre celle que je relfentois, qu'il me fembloit qu'elle s'étendoit jufques fur les animaux, & que le jour, & même les êtres inanimés, avoient une face plus riante; car après la gelée blanche de la nuit précédente, le foleil ramenoit le plus beau jour de la nature, en forte que les oifeaux réjouis du retour du printems, remplilfoient 1'air de leurs chants mélodieux, & par de doux concerts, rendoient hommage a la fouveraine mère des tems, des aftres & de tout 1'univers. Les arbres même, tant ceux qui rapportent des fruits, que ceux qui ne fervent qu'a donner de 1'ombrage, ranimés par la chaleur des vents du midi, &r'embellis par leur verdure renaiffanre, faifoient entendre un agréable murmure qu'exciroit le doux mouvement de leurs branches. La mer ne faifoir plus gronder fes tempêtes & fes orages; fes flots tranquilles mouilloient doucement le rivage, & la brillante yoüte des cieux n'étoit obfcurcie par aucun nuage. Cependant Ie pompeux appareifde cette fête commence a fe mettre en marche. Tous ceux qui le compofoient s'étoient ajuftés de différentes manières, cliacun fuivant fon gout & fon ipclination. L'un avec un baudrier fur le corps, repréfentoit ua  IL' A n B d' ö r foldat; un autre étoit en chaffeur, avec une cafaqué; tin petit fabre au coté, Sc ün épieü dans fa niain; -celui-ci chaulfé avec des fouliets dorés, vêtu d'une robe de foie , & paré magnifiquertient dé tous les ©rnemens qui convienrtent au beau fexe, ayant fes cheveux accortimodés fur le haur de fa tête , repréfentoir une femme par fon ajuftement & par fa démarche; celui-la, avec fes bortines, fon bouclier, fa lance Sc fort épée, fembloit fortir d'urt combat de gladiateurs; cet autre étoit en rnagiftrat, avec luie robe de pourpre, & des faifceaux, qu'ort portoit devant lui; tel aulïi s'étoit mis en philofophe par fon manteaü, fon baton, fes fahdales & fa barbe de bouc, II y ert aVoif encore qui étoient en ©ifeleurs& en pêcheurs; les urts portant des hame$ons & les autres des rofeaux pleins de glu. J'y vis aulfi un ours apprivoifé, qu'on portoit dans une chaife , habillé en femme de qualité , & uil finge coiffé d'un bonnet brodé, & habillé d'une robe a la phrygienne, couleur de fafran, tenant une coupe d'or en fa main , & repréfentant Ganiméde. On y voyoit encore un ane a qui on avoit attaché des ailes, qui fuivoit un vieillard fortcalfé, vous euffiez dit que c'étoit Pégafe Sc Bellerophon , &n'auriez pu vous empécher de rire, en les voyant l'un Sc l'autre. Au milieu de tout ce peuple joyeux Sc plaifamKient déguifé, la pompe particuliere de la déeflig  b' Apulée, Liy. XL 39$ prote&rice s'avancoit. Elle étoir précédée de plufieurs femmes habillées de blanc, qui, avec un air fort gai, portoienr diverfes chofes dans leurs mains. Elles avoient des couronnes de fleurs printanières fur la rête; elles en avoient d'autres , qu'elles femoient fur le chemin par ou la troupe facrée devoit palfer. On en voyoit d'autres avec des miroirs attachés fut les épaules, qui repréfentoier.c a la déelfe tous ceux qui la fuivoient, comme s'ils fulfent venus au-devant d'elle. Quelques-unes tenoient des peignes d'ivoire, Sc par les geftes de leurs bras, & les mouvemens de leurs doigrs, faifoienr femblant de peigner & d'ajufter les cheveux de la reine des dieux, & d'aurres verfoient goutte a goutte devant fes pas, du baume Sc des huiles précieufes. Outre tout cet appareil, une infinité d'hommes & de femmes tachoienr de fe rendre favorable la déelfe des aftres, en portant des torches, des flambeaux de cire, des lampes, & toutes fortes de lumières arrificielles. Enfuite une troupe de muficiens faifoir rerentir l'air par des concerts mélodieux de voix Sc de flütes. Ils étoient fuivis par un chceur de jeunes garcons parfaitement beaux, vêtus de robes blanches deftinées pour les cérémonies, qui chantoient par reprifes un poëme ingénieux, £Üun excellent poëte, infpiré par les mufes, ayoit  400 L' A N E D' O R compofé, pour expliquer le fujet de cette grande fête. Parmi eux marchoient des joueurs de flüte, confacrés au grand Sérapis, qui faifoient entendre fur leurs flütes traverfières les airs deftinés au culre de ce dieu dans fon temple. Plufieurs huiffiers marchoient enfuite qui avertilfoient le peuple de fe ranger, & de lailfer ie chemin libre aux fimulacres des dieux; après euxfuivoient enfoule des troupes de gens initiés dans les facrés myftères, hommes & femmes de toutes fortes d'ages & de conditions, vêtus de robes de lin d'une blancheur éclatante. Les femmes avoient leurs cheveux parfumés d'effence, & pliés dans un bonnet de gafe tranfparente, & les hommes avoient la tête rafe & luifante. Ces aftres rerreftres, ces vénérables miniftres de la vraie religion, faifoient un fort grand bruit avec des fifties d'airain, d'argent & même d'or; enfuite les principaux d'entre les prêtres, revêtus d'aubes de lin fort blanches , qui leur defcendoient jufqu'aux pieds, portoient les fymboles des dieux. Le premier tenoit une lampe très-brillanre; elle n'étoit pas faire comme celles dont nous nous fervons pour nous éclairer le foir pendant nos repas, c'étoit un vafe d'or, en forme de gondole, qui, de 1'endroit le plus large, jetoit une fort grande flamme. Le fecond foutenoit avec fes deux mains de  D A V V L É E, L I v. X I. 401 de petits autels qu'on appelle les fecours,nom que la providencefecourablede ld grande déelfe leur a donné. Le troifième portoit le caducée de Mercure, avec une palme dontJes feuilles éroient d'or. Le quatrième tenoit enl'airle fymbole delajuftice; c'étoit une main gauche dont les doigts étoient étendus , & qui, par fa parede natutelle & fon manque d'adrelfe, femble mieux convenir a la juftke qu'une main droite. Ce même prêtre tenoit un vafe d'or , en forme de mamelle, dont il verfoit du lait. Le cinquième portoit un van d'or plein de perites branches de même métal, & un autre une bouteille. Les dieux fuivoient immédiatement, qui ne dédaignoient point d'être portés par des hommes. L'un avoit une tête de chien (1) \ l'autre qui eft le meflager des cieux & des enfers, tenoit fa tête droite, & avoit le vifage a moitié noir & a moirié doré; il avoit un caducée dans fa main gauche, & dans fa droite une palme verte. Aptès lui paroifloit unevache (2) élevéefur fes pieds de derrière, figure de la déelfe, mère féconde de toutes les chofes; un des prêttes la portoit fur fes épaules, avec une démarche pompeufe; un autre tenoit une corbeille oü étoient renfermés les fecrets & les myftères de (1) Anubis. (1) Figure d'Ifis, Cc  40^ L' A N E d' O It la religion: celui qui le fuivoit, portoit dails foö bienheureux fein 1'adorable image de la fouveraine divinité qufn'avoit rien de la forme dun oifeau j ou d'une béte , foit domefdque ou fauva^e ni même de 1'homme, mais qui, vénérable par fa fingularité Sc par 1'artifice de fa conftruction, marquoit la fublimité de la religion, mieux qu'aucun difcours ne 1'auroit pu faire , Sc faifoit voir qu'on doit cacher fes myftères fous un profond filence, C'étoit une petite urne d'or, parfaitement bien travaillée , ronde par le fond; on y voyoit gravés les merveilleux hiéroglyphes des Egyptiens; fon orifice qui n'étoit pas fort élevé, s'étendoit d'un cóté, Sc formoit un long tuyau; de l'autre elle avoit une anfe fort grande, qu'entorrilloit jufquau bout un afpic dont le cou plein d'écailles s'élevoit en fe courbant. Enfin le moment favorable que la puiftante déeife m'avoit promis, approchoir, & le prêtre; rel qu'elle me 1'avoit dépeint, s'avancoit, portant ce qui devoit finirmes malheurs. 11 tenoit en fa main droite le liftte de la déefie Sc une couronne de rofes , qui étoit véritablement une couronne pour moi, puifque, par la divine providence, après avoir furmonté tant de travaux, & évité tant de périls , je remportois la viéfoire fur la fortune ennemie quimepetfécutoit depuis fi longtems. Quoique je me fentilfe pénétrë tout d'un coup d'une  V A p v z i e, L i v. X I. 405. joie extraordinaire, je ne m'avancai point avec trop d'empreffement, dans la crainre que j'eus que ia courfe précipitée d'un aninial tel que moi ne troublat 1'ordre & la cérémonie de la fêre ; mais; d'une démarche pofée, telle qüauroit pu 1'avoir un hömme, je m'avancai refpe&ueufement au travers 'de la foule du peuple qui fe rangeoit comme par une infpiration de la déelfe, & me laifïoit le paffage libre. Je m'approchai du prêtre infeiifiblement. Si-tot qu'il m'apercut, il fe fouvint de 1'avertiifeinent qu'il avoit eu la nuit en fonge; ce que je connus bien, car il s'arrêta d'abord faili d'admiration de voit que les chofes fe rapportoient aux ordres qu'il avoit recus, & de lui-même écendant la main , il approcha de ma bouche la couronne qu'il tenoit. Je pris en tremblant, & avec une palpitation de cceur extraordinaire, cette couronne com'pofée de rofes fraiches & vermeilles, & je la dévcrai avec avidité; Je vois auffitöt 1'effet de la promeffe des dieux. D'abord je perds cette indigne forme d'animal dont j'étois revêru; tout ce poil affreux que j'avois fur le corps tombe Sc ne paroit plus 5 ma peau qui 'étoit épaiffe & dure, devient rendre & délicare „ imón grand véntte fe rapetiffe; la córne de mes pieds s'éteud & forme des "doigts; mes mains cedent d'être des pieds, & redeviennent propres a leurs fondtions; mon cou s'accourcit; mon vifage Cc ij  4 ° 4 L' A n e r>' O r & ma tête prennent une figure ronde; mes longues* oreilles diminuent & reviennent dans leur premier état; mes dents énormes deviennent femblables a celles des hommes; & cette grande queueque j etois fi faché d'avoir, difparoït entièrement. Tout le peuple refte dans 1'admiration. Lesperfonnes pieufes adqrent le pouvoir li manifefie de la grande déeffe, dans la faciüté d'une celle métamorphofe, & d'un miracle femblable aceux que les fonges produifent pendant le fommeil, & avec une voix haute & unanime , tendant les mains au ciel, ils publient tous cet éclatant bienfait de la déeffe. Pour moi , faifi d'étonnement, & pénétté, ou plutöt accablé pour ainfi dire, de 1'excès de ma joie, je reftois dans le filence, n'ayant pas la force d'ouvrir la bouche, quoique 1'ufage de la parole me fur rendu, & je ne favois par ou commencer, ni par quelles expreffions affez dignes je pourrois marquer ma reconnodlance a la puiffante divinité qui m'avoit été fi favorable. Cependanr le prêtre qui avoir été inftruit par la déeffe, de rous les maux que j'avois foufferts depuis ma difgrace, demeura auili fort futpris lui-même d'une fi grande merveille. II ne laiffa pas néanmoins de faire figne qu'on me donnatune robe de lin pour me couvrir; car d'abord que j'eus quitté cette honteufe forme dane , je me rrouvai tout nu, & je n'avo.is que mes mains pour me cacher. Auffi-  d'Apu l é e, Li v. XI. 405 tót un des miniftres de la religion öta fa première robe de deffus lui, & me la mir prompcement fur le corps. Quand cela fut fait, le prêtre me regardant avec un vifage oü la joie étoit peirite, me patla ainfi: » Lucius, après tous les maux que vous avez » foufferts, après tant de rudes affaurs que la for» rune vous a livrés, & routes les tempêtes que » vous avez effuyées, vous êtes enfin arrivé au » port du repos, & vous avez trouvé grace de» vant les Dieux; ni votre illuftre naiffance, m » votre propre mérite, ni même toutes les fciences » que vous polfédez, ne vous ont fervi de rien, » & vous étant laiffe aller au penchanr d'une ar» dente jeuneffe, vous vous êtes livré aux indignes » voluptés de 1'amour, & votte malheureufe cu» riofité vous a coüté bien cher. Cependant après » tant d'affreufes difgraces oü 1'aveugle fortune » vous a plongé, elle vous a conduit, contre fon " intenrion, & par fa perfécution même, a cet heti» reux état dont on jouit lorfqu'on s'eft confacré » au culte de la religion; qu'elle fe retiredonc, » & qu'elle cherche un autre objet pour exercer » fes fureurs; car fa rage ne peut rien contre ceux » que norre grande déeffe prend a fon fervice & » en fa défenfe. Quel avantage cette aveugle for» tune a-t-elle retiré de vous avoir fait tomber » entre les mains des voleurs, de vous avoir fait: C c ii|  '40Ö1 L. Ane d' O & »3 effuyer de fi grandes fatigues, par tant ds 3» voyages, dans des chemins difficiies; de vous; »3 avoir livré aux dangers d'être dévoré par Les 33 bêtes fauvages, & de vous avoir expofé chaque. 33 jour aux horreurs de la mort? Vous voila pré33 fentement fous la proteétion d'une autre forss tune, qui voit ciair & illumine tous les autres 33 dieux par 1'éclat de fa lumière. Prenezdonc» 33 Lucius, un vifage plus gai & plus convenabla 3? a certe robe blanche dont vous êres revêtu; ac33 compagnez avec joie la pompe de la déeffe qui 33 a daigné prendre foin de vous. Que les impies 33 voyent le miracle qu'elle a fait en votre per33 fonne; qüils le voyent &f qu'ils reconnpiflent 9 leur erreur ; Lucius eft roaintenant délivré de 3' tous fes malheurs; le voila qui jouit des faveurs. » de la grande déeffe Ifis, & qui triomphe de la 33 mauvaife fortune. Cependant, afin que vous 33 foyez plus en füreté & mieux protégé, engagez*? vous dans cette fainte milice, c'eft un parti que » vous ferez bien aife un jour d'avoir embraffé, 33 & dès ce moment confacrez-vous, de votre bon '> gré, au culte & au miniftère de notre religion; v car iï- töt que vous aurez commencé a fervir la 33 déeffe, vous jouirez avec encore plus de plaifir '3 des avantages de votre liberté ". Ainfi paria, cet iliuftre prêtre , en pouftant de ^rofonds foupirs ; enfuite la pompe facrée ccn-.  d' A p u t é e, L i v. X I, 407 tinua fa marche. Je la fuivis au milieu des miniftres de la déeffe. Je fus bientöt connu & remarqué de tout le peuple , les uns me délïgnant aux autres par un mouvement de tête,. Sc me montrant avec la main , chacun parloit de mon aventure : voila, difoit on , celui a'qui la toute puiffante déeffe a rendu la forme humaine; il eft certainement très-heureux d'avoir mériré par l'uv nocence& laprobiréde fes mceurs , cette infigne faveur des cieux, de renaitre , pour ainfi dire, & d'ètre recu dans le miniftère des. chofes facrées. Après qu'on eut marché quelque tems ait milieu des acclamarious & des vopsüx de tout le peuple, nous arrivame.s au bord de la nier, Sc au même endroit ou , fous ma f gure d ane , j'avois paffe la nuit. On y rangea par terre les. images des dieux ,. fuivant 1'orcke accoutumé y enfuite le grand prêtre , par d'auguftes prières que fa fainte bouche prononcoit, confacra a la déeffe un navire artiftement couftruit , ou l'on. voyoit les merveilleux caractères des Egyptiens. peints de tous cótés , & qu'on avoit panné avec une torche ardente , un ccuf & du foufre. Sur la voile blanche de cet heure.ux vaiffeau étoient. écrits en gros cara&ères les vceux qu'on renou\eloit pour r'eêöitiïïtóii&èr d'heurer.fes naviga-*foas. Ou dreffe. Ie mat 5 c étoit un pin raad;,, Gciv,  4oS L' A n e d' O r fort grand Sc fort beau, dont la hune étoit extrêmement ornée. On voyoit fur la poupe une oie en fculpture, avec fon long cou recourbé , toute dorée, & fort briljante, & le vaiffeau tout entier étoit fait de bois de cittonnier , parfaitement bien travaillé. Le peuple auffi-bien que les prêtres commencèrent k porter, k 1'envi les uns des autres, des corbeilles pleines d'aromates Sc de plufieurs chofes propres aux facrifices , qu'ils jetoient dans le vaiffeau. Ils versèrent auffi dans la merunecompofitión faite avec du lait & d'autres matières. Quand le navire fut chargé de toutes cespieufes offrandes, on détacha 1'ancre qui le tenoit arrêté, & dans le moment un vent doux Sc propice ,' 1'éloigna du rivage , & le pouffa en pleine mer! Lorfqu'on 1'eut perdu de vue, les prêtres reprirent toutes les chofes facrées qu'ils avoient mifes a terre , & retournèrent au temple avec alégreffe Sc dans le même ordre qu'ils étoient venus.0 D'abord que nous y fümes arrivés, le grand prêtre, ceux qui pörroient les images des dieux, Sc ceux qui étoient initiés depuis long-tems.dans les facrés myftères, enrrèrent dans le fanétuaire de la déeffe, oü l'on remit par ordre tous ces dieux , qui étoient fi bien travaillés qu'ils paroiffoient vivans. Alors celui d'entre les prêtres, qui éa>K le fecrétaire, fe tenant debout d la porte ,  ■B' A P U 1 É E, L I v. X I. appela tous les paftophores a 1'aflemblée ; ( c'eft: ainfi qu'on nomme ceux qui compofent cette trèsfainte fociété) enfuite étant monté dans une chaire fort élevée , avec un livre a la main , il lut tout haut des prières pour la profpérité de 1'empereur, du fénat, des chevaliers , & de rout le peuple Romain ; pour le bonheur de la navigation, & pour la profpérité de tous ceux qui compofent notre empire ; il finit en prononcant en grec , fuivant la coutume , que la cérémonie éroit achevée, & qu'on pouvoit fe retirer. Le peuple répondit en fouhairant que tout ce qu'on avoit fait, put être pour le bien & 1'utilité de tout le monde ,& chacun s'en retourna chez foi, la joie peinre fur le vifage, après avoir jeté des rameaux d'olivier , de la verveme, & des couronnes defleurs devant la ffatue d'r.rgent de la déeffe , qu'on avoit pofée fur un autel, & lui avoir baifé les pieds. A mon égard , je ne pouvois me réfoudre a m'en éloigner pour un feul inftant, & les yeux toujours attachés fur cette fainte image, je rappelois dans mon efprit tous mes malheurs palfés. Cependant la renommee avoit déja déployé fes alles pour aller publier par-tout dans mon pays 1'aventure furprenanre qui m'éroit aïrivée , & le bienfait que j'avois recu de la déeffe. Auilitöt' mes parens, mes domeftiques & mes efclaves, mettant bas la trifteffe, que le faux bruit de ma  4lf L'A N E D 'O ut, mort leur avoit caufée, accourent tranfportés de.' Joie & avec des préfens , pour voir un homme que les dieux avoient confervé & retiré • pour ainh dire , des enfers. Leur vue, d Iaquelle je ne m'artendois pas fï-töt, me fu un fort grand plaifir. Je les rcmqrciai de leurs ofFres honnétes , mes gens avoient en feih de m apportcr fuffifamment ce qui m etoit; néceflaire, Après que je les eus falués l'un après 1 autre , epmwe. je le devois , & que je leur eus eouté mes rravaux paffes & ma joie préfence . je P^urnai devant 3'image de la déeffe que je ne me Mois Ppint dc cwofiiiéccr , & je fis marché pour ïc Iouags d'une maifon dans 1'enceinte du temple, ou j étahlis ma demeure pour un tems. Je me tronvois continuelfement dans la fociété des prév f;es , & j'étois aifidument attaché au fervice de la déeffe, dont je ne me feparois,point. Je ne paffai pas une feule nuit , & le fommeil ne ferma pas mes yeux un moment, qu'elle ne m'apparüt en fonge, & nC me donnar des aver-. tiffemens. £lle m ordonna plufieurs fois de. me faire- ïnitier dans fa religion., Quoique j'y fuffe deftiné depuis longtems, & que je le fouhaitaffeavec beaucoup de paffion, une pieufe crainte me retenoit, paree qu'examinant avec foin les devoiris, öti miniftère de la religion, je conuoiffois qu'il. U etoit pas aifé de s'en bien acquitter j, que Ia  b' A v v w i e, L i v. X I. 41 ï phafteté, qu'on étoit obligé de garder , étoit un© chofe forr difhcile , & qu'il falloit bien de la prudence Sc de la circonfpeftion pour fe mamtenir dans 1'innocence , au milieu de tant de dangers oir l'on eft expofé dans la vie. Ainfi 1'efprit toujours occupé de ces penfées , malgré toure mon envie, je diffétois infenfiblement de jour en jour a me faire recevoir. 11 arriva qu'une nuit pendant mon fommeil % je crus voir le grand prêrre; il me fembla qu'il m'offroit plufieurs chofes qüil portoit dans fon fein ; que je lui en demandois la raifon, & qüil, me répondoit: que tout cela m'étoiü envoyé de Theffalie , Sc même que mon valet, nommé Candidus , venoit d'en arriver. Lorfque je fus éveillé , je cherchai longtems dans mon efprit ce qu'une telle vifion pouvoit me préfager , d'autant plus que je favois bien certainement n'avoir jamais eu de va'.et qui s'appellat Candidus : cependant de quelque manière que j'interprétaffe ce, fonge , je trouvois que ces chofes qu'on m'offroit ne potryoient m'annoncer que du profit. Etant ainfi occupé de 1'efpérance de quelqüévènement avautageux , j'attendois qu'on ouvrit les portes du temple , a 1'heure qu'on a coutume de le faire tous les matins. Quand nous y fumes entrés , & qu'on eut tiré ls rideau qui cou' yroit l'adorable image de. la déeffe, nous nous,  41* L' A n e d'O e profterndmes tous devant elle. Pendant ce tems; le prêtre alla & tous les autels l'un après l'autre \ & mit tout en ordre pour le fervice divin ; enfuite' avec les oraifons accoutumées, il répandir un vafe plein d'eau d'une fontaine qui étoit dans le lieu le plus fecret du temple , & auffitót tous les pré* tresanhoncèrent la première heure du jour, & firent les prières du matin. Dans ce moment arrivèrént de mon pays les valets que j'y avois lailfés dans ie tems que Fotis par fa malheureufe méprife .me changea en ane. Mes parens avoient eu foin de me les renvoyer, & mon cheval auffi qui avoit été a plufieurs' maïtres, & qu'ils avoient recouvré, I'ayant reConnu a une marqué qu'il avoit fur le dos. J'admirai ia jufteffe de mon fonge , en ce qu'avec le gain qu'il m'avoitpromis,il m'avoit annoncé la reftirution de mon cheval, en.me Ie défignant fous le nom dun valet nommé Candidus, d caufe de la couleur du pod de cet anima!. Je continuai d faire route mon occupation du fervice de ia déelTe, flatté de 1'efpérance des biens qu'elle me promettoit d 1'avenir, confirmé par des blenfaitspréfens; & dès ce moment le defir que f avois d'ëtre recu dans ia religion, s'augmentoit tous les jours de plus en plus. J'allai trouver plufieurs fois le grand prêtre, pour le conjurer, avec toutes les inftances poffibles, de m'initier enfin  n' A p u t i e, L i v. X I. 413 dans les myftères de la nuit coriïacrée. Mais lui qui éroit un homme gtave & grand obfervateur des loix de cette chafte religion, différoir ma réception en me parlant avec la même douceur & la même bonré que les pères ont accoutumé de faire a leurs enfans, pour modérer leurs defirs prématurés; & me donnanr de bonnes efpérances, il tachoit d'adoucir & de calmer 1'inquiétude de mon efprit. II me difoit que lorfque quelqüun devoit être initié, la déelfe faifoit connoïtre fa volonté fur le jour qu'on devoit prendre pour eer effet, fur le prêtre qu'elle choifilfoit pour en faire la cérémonie, & fur la dépenfe qu'il y falloit faire; qu ainfi nous devions attendre avec une parience pleine de foumifiion, & que je priffe garde d'éviter les deux extrémités ; d'avoir trop d'empreflement avant le commandement de la déelfe, ou trop de négligence après avoir été appelé j qu'il n y avoit pas un de fes prêtres, qui eut affez perdu 1'efprit, ou plutöt qui fe fouciat fi peu de perdre la vie, pour ofer commetrre le crime & 1'impiété de me recevoir, s'il n'en avoit eu 1'ordre exprès de la déeffe, puifque notre vie & notre mort font dans fes mains, & que 1'initiation dans les myftères fe faifoit en forme d'une mort volontaire, & d'une vie que l'on ne tenoit plus que de la bonté de la déelfe; qu'elle avoit même coutume de choifir pour fon fervice des hommes d'un age fort avancé, capables  L'A k e d'O r. cependant de garder fous le filence fes myftères fecrets, & que par fa providence elle les faifoit, pour ainfi dire, renaitre & entrer dans la carrière d'une nouvelle vie; qu'il falloit donc que j'attendilfe 1'ordre des cieux , quoique par la bonté de la déelfe, qui s'étoit manifeftée d'une manière fi éclatante a mon égard, je fuffe deftiné a ce bienheureux miniftère j que je devois dès ce jour m'abftenirdes viandes profanes & défendues, comme les autres religieux , afin que mon efprit pütmiéux atteindre aux fecrets les plus cachés de cette fainte religion; C'eft ainfi que le prêtre me paria : je lui obéis en modérant mon impatience, & j'affiftois tous les jours très-affidument au fervice divin, 1'efprit tranquille, & gardant un filence refpedueux. Enfin la bonté de la puiffante déeffe ne trompa point mon efpérance, elle ne voulut pas me faire languit davanrage par un plus long délai, & dans une nuit obfcure elle m'avertit fort clairement, pendantmon fommeil, que le jour que j'avois tant fouhaité étoit arrivé 5 elle m'inftruifit aufll de la dépenfe qu'elle, vouloit que je fiffe pour ma réception , & me •défigna en même tems fon grand prêtre lui-mêmé pour en faire la cérémonie, en me difant qu'il j avoit une union entre lui & moi, caufée par Pin* fluence des aftres. Après que cette grande divinité m'eut ainfi annoncé fes ordres, je m'éveillai un peu avant le  »' Apulée, Liv. XI. 415 föur:, 1'efptit fort content, & dans l'iriftant j'allai chercher le grand prêtre a fon appartement. Je Ie trouvai qui fortoit de fa chambre, je le faluai Sc Ie fuivis , dans la réfolution de lui demander encore plus iuftamment que je 11'avois fait, d'être admis dans Ie facré miniftère, comme une chofe qui m'étoit due. Mais fi-tot qu'il m'eut apercu, il me paria le premier : «Omon chèr Lucius, me dit-il, que vous êtes heureux de ceque 1'adorable déeffe vous honore ainfi de fes faveurs; qu attendezvous? Pourquoi n'êtes-vous pas plus empreffe? voici le jour que vous avez fouhaité fi conftamment & avec tant de paiïion : c'eft en ce jour que, fuivant Ie commandement de cette divinité, vous allez lui être dévoué par mon miniftère. En même tems ce bon vieillard m'ayant pris par la main, me mena a la porte du temple. Après quelle fut ouverte avec les cérémonies accourumées, & que le facrince du matin fut achevé, il tira dn fond du fanótuaire cerrains livres pleins de priéres, écrires avec des caractères inconnus (1), qui cöntenoienr lestermes des formules facrées en abrégé, fous des figures de routes fortes d'animaux , &z d'une grande quantité de dirïérens acceus; les uns formés comme des nceuds, les autres ronds, en facon de roues, & les autres tortueux, comme les (1) C'étoient d^s figures liicroglj-phiqucs.  41 ralement vos bienfaits fur les hommes, faites 3) voir une rendreffè de mère a ceux qui font tom33 bés dans quelque malheur; il ne fe pafle pas un 33 feul jour, ni même un feul inftant que vous j> n'exerciez vos bontés, que vous ne faffiez voir 33 aux morrels des effers de vorre proteélion, tant >3 fur la mer que fur la terre, & qu'après avoir 33 écarté les orages dont cette vie eft agitée, vous » ne leut tendiez une main fecoutable qui a le 33 pouvoit de retarder les arrêts des Parques, de »3 calmer les bourafques de la fortune, & de dé3> tourner les malignes influences des aftres. Les # dieux du ciel & des enfers vous révèrent, vous Ddij  4iö L' A n e r>' O vi » reglez le mouvement des cieux, vous illumineS n le foleil, vous gouvernez tout 1'univers , les 35 enfers vous font foumis,-les étoiles fuiventvos 33 volontés, vous faites la joie de toutes les divi33 nités, vous réglez 1'ordre des faifons, les élémens 33 vous obéiffent, c'eft par votre ordre que les vents 33 agitent les aits, que les nuages s'épaiffiffènt, 33 que les femences produifenr leur germe, & 33 que ce même germe vient en maturité. Les oi33 feaux de 1'air, les bêtes fauvages des montagnes, 33 les ferpens cachés dans la terre, & les monftres 33- qui nagentdans la mer, vous adorent en trem33 blant; mais je n'ai point affez de capacité pour » publier vos louanges, ni affez de bien pour vous 33 offrir de dignes facrifices. Je ne puis rrouver de >s termes pour exprimer tout ce que je penfe de 35 votre divine majefté; mille bouches, ni une j3 fuite éternelle de difcours ne pourroient jamais 33 y fuffire. Je ferai donc tout ce que peut faite un 33 homme qui n'eft pas riche, mais qui eft pénétré »3 des plus vifs fentimens de religion : je corrfer33 verai toute ma vie, dans le fond de mon cceur, 33 votre divine image & votre très-fainte majefté .33 & jel'aurai toujours préfente a mon efprit 33. Après que j'eus fair cette prière, j'allai prendre congé du grand prêtre, que je regardois comme mon père, &c 1'embraffant avec affeótion, je lui deraandai pardon de ce que je n'étois pas en étau  B'A l> ü I É £, L I v. X I. de lui marquer ma reconnoiffance par des préfens dignes des bienfaits que j'avois recus de lui. Enfin * après lui avoir fait de longs remercimens} je le quittai, dans le deffein de reprendre le chemin de ma maifon paternelle, après en avoir été abfent fi longtems. Au bout de peu de jours, infpiré par la déelfe, je me difpofe a parrir, & je m'embarquefur un vaiffeau qui alloir a Rome. Les vents favorables me conduifirent fans accident & en forr peu, de tems au pott d'Oftie. De-la je pris une chaife roulante, qui me porta en diligence dans cette fainte ville, oü j'arrivai la veille des ides de Dé-; cembre (1), au commencemenr de la nuit.. Le plus grand de mes foins fut enfuite d'aller tous les jours me profterner devant la faprême divinité de la reine Ifis,, qu'on y révère avec de profonds refpeéts, fous le nom d'Ifis du champ de Mars, a caufe que fon temple y eft ft cué* J'étois ttès-affidu a adorer la déelfe, étranger a la vérité dans ce temple, mais naturalifé dans fa religion*, Cependant au bout de 1'année de ma réception dans fes myftères, elle eut la bonté de m'apparoïtre. encore en fongs, & de m'ayerrir de me faire ini-^ tier pour la feconde fois. J'étois fort en peine de ce que cela vouloit dite, & quelle en feroit 1'iffue 5. carii me fembloit que j'avois été fuffifammentimtié*. (1) Lc 11 Décembre, © i 1}  4iz L'Anb d' O H Pendant que j'examinois, tant par mes propres lumières que par les avis des prêrres le pieux fcrupule qui m'agitoit, je découvris une chole bien nouvelle & bien furprenante. J'érois a la vérité initié dans les facrés myftères de la déelTe , mais je ne 1'érois pas dans ceux du grand dieu, le fouverain père de rous les dieux , 1 'invincible Ofirisj car bien que ces divinirés foient unies enfemble, ou plutot ne faffent qu'une même chofe , il y a cependant une fort grande différence enrre les cérémonies qui fe pratiquent pour fe confacrer au fervice de 1'une ou de l'autre , ik je devois connoïtre que j'étois auffi appelé au miniftère de la religion du grand dieu Oliris. Je n'eus pas lorig-tems lieu d'en douter. La nuit fuivante un de fes prêtres m'apparut en fonge, vêtu d'une robe de lin , portant des thyrfes, des branches de lierre & plufieurs autres chofes qu'il ne m'eft pas permis de dire. II pofa tout cela dans ma chambre; enfuite s'étant affis fur une chaife, il m'avertit du feftin que je devois faire pour entrer dans cette grande religion ; & afin que je pufte le reconnoïtre par quelqu'endroit , il me fit remarquer qüil étoit boiteux du pied gauche. Les dieux m'ayant ainfi fait connoitte leur volonté, i! ne me refta plus aucune incertitude dans 1'cfprir, ik le lendemain matin, après que j'eus  d' A v u i é e, L i v. x I. 42.5 rendu mes hommages a la déelTe, je m'informai foigneufement aux uns & aux autres s'il n'y avoit point quelqu'un des minifkes du temple qui eut une démarche pareille a celle du prêtre qui m'avoit apparu en fonge. II fe trouva en eifer, & j'apercus dans le moment un des paftophores tout femblable a celui que j'avois vu la nuit , nonfeulement par fa manière de marcher, mais auffi par le refte de fa perfonne & par fon habillement. J'ai fu depuis qu'il s'appeloit Afinius Marcellus, nom qui avoit quelque rapport a 1'état ou je m'étois vu. Je m'approchai de lui avec empreffement , il n'ignoroit pas ce que j'avois a lui dire, ayant été averti de la même manière que je 1'avois été, qu'il devoit m'initier dans les facrés myftères; & la nuit précédente, au milieu de fon fommeil, il lui avoit femblé que pendant qu'il faifoit des couronnes pour le grand dieu Ofiris, il lui avoit entendu dire, de cette même bouche dont il prononce- les deftins de tous les mortels, qüil lui envoyoit un citoyen de. Madame, fort pauvre a la vérité, qu'il falloit cependant qu'il lerecüt, fans différer, au nombre de ceux qui font confacrés au fervice de fa religion ; que par fa providence il feroit acquérir a cet homme une grande répuration du cóté des fciences , & que pour lui qui le devoit initier, il lui procureroit un gain conlidérable. Ddiv  '4^4 L'A N 5 V O R Etant ainfi défigné pour être regu dans les fa-, crés myftères d'Ofiris, jen différois malgré moi la cérémonie, n'étant pas en état d'en faire lejsy frais; car mes voyages avoient confommé le peu de bien que j'avois, & les frais que j'écois obligé de faire a Rome pour enrrer dans cette religion,, étoient bien plus confidérables que ceux que j'avois faits dans la province pour être recu prêrre d'Ifis. Ma pauvreté mettant donc un obftacle a mes defirs, je fouffrois une peine incroyable dans cette cruelle fituation. Cependant le dieu me preffok fouvent d'ac-*. complir ma vocation, ce qui me mettoit un trou-ble extraordinaire dans 1 efprir.. Enfin, par fon ordre exprès, je vendis mes hardes , & quoi-. qu'elles füiféiit peu confidérables , je ne lailfai point d'en faire la fomme qui m'érok néceflaire. S'il étoit queftion.de te procurer quelque plaifir, me. difoit cette divinité , tu nxépargnerois pas ton manteau , & lorfqu'il s'agit de te faire, initier dans mes myftères , tu, hélites & tu crains de te. réduire dans une pauvreté dont tu uauras jamais lieu de te repentir».. Après que j'eus donc préparé tout ce qui étok néceflaire, je paftai, pour la feconde fois, dix jours entiers fans manger de rien qui eüt eu vie, & je fus initïé dans les fecrets myftères du grand di.eu Serapis, Je m'acquittai enfuite des fonétions.  e' A r t i é e, L i v. X I. 4*$ divines avec une parfaite confiance, ce qui me pfocuroit un grand foulagemenr, & me donnoit moyen de vivre avec plus de commodité, pareeque la divine providence me favorifoit & me faifoit gagner de 1'argent a plaider des caufes en. latin. Au bout de quelque tems je fus bien ferprrs: du commandement que je recus des dieux, de me faire confacrer pour la troilième fois. Alors, avec une inquiétude & une peine d'efprit exrraordinaires, je cherchois continuellement en moi-même ée que pouvoit fignifier cet ordre furprenant, je. ne comprenois point ce qui pouvoir manquer a. la cérémonie de ma réceoüon qui avoit même été réirérée. II faut,, difois-jé, que ces deux prêtres ne m'aient pas bien confeillé, ou du moins qu'ils aient omis quelque chofe *, Sc a dire la vérité, je eommencois a avoir mauvaife opinion de leur bonne foi. Pendant que j'étois livré a. ces inquiétudes auffi ttoublé que fi j'èuife perdu fefprit, le dien favorable m'apparut la nuit en fortge 8c me tirade peine. cc Une faut point, me dir-il, que ra foi? effrayé du long enchainement des cérémonies dela religion, comme fi jufqu'ici on avoit manqué' a quelque chofe dans celles de ta réception; au conttaire tu dois avoit un grand contentemenu. d.e ce que les dieux te combi ;nt de tant. de. fa*  42.6 L' A n e d' O r veurs, & te réjouir de recevoir trois fois un honneur que les autres ont bien de la peine a obtenir une fois; & tu peux t'affurer que par lavertu de ce nombre de trois, tu feras heureux a jamais. Au refte tu verras que cette troifième confécrarion t'eft extrêmement néceftaire , fi tu fais réflexion que la robe de la déeffe, avec laquelle tu as été initié en Grèce, eft reftée dans fon temple, & qu'ainfi tu ne faurois t'en fervir a Rome dans les fêtes folemnelles , ni lorfqüan te 1'ordonnera. Obéis donc aux dieux avec joie, & fais-toi mitier encore une fois dans les facrés myftères de religion, ce qui re puiffe êtte heureux, propice & falutaire ». Enfuite cette divine majefté m'inftruifit de tout ce que je devois faire. Je n'y perdis pas un feul moment, & ayant été auflitöt informer mon prêrre de ce que j'avois vu , je mé réfolus de palfer encore dix jours dans une grande chafteté, & fans manger de rien qui eüt eu vie, fuivant la loi indifpenfable qui le prefcrivoir. Après cela j'achetai les chofes qui étoient néceffaires pour la Cérémonie, & fuivant les mouvemens de ma piété, j'achetai de tout abondamment. A la vérité je n'eus pas lieu de me repentir de mes peines, ni des dépenfes que j'avois faites ; car, par la divine providence, le gain que j e faifo is dans le barreau, m'avoit déja, mis affez a mon aife.  d A p u t é e, L i v. X I. 417 Enfin au bout de quelques jours, Ofiris, le plus puiffant & le premier d'entre les plus grands dieux , m'apparut en fonge, fans être caché fous aucune forme étrangère, & daignant me parler clairement, il m'ordonna de m'attacher férieufement a acquérir de la réputation en exercant la profeffion d'avocat, fans m'embarralfer des mauvais difcours de ceux qui feroient jaloux de la fcience que mes travaux & mes études m'avoient acquife; & afin que je ne fuffe pas confondu dans la troupe des autres prêrres, ce dieu m'éleva au rang de fes paftophores, & m'honora même d'une digniré .de décurion qui duroit cinq ans. Depuis ce moment-la. , avec ma rêre rafe que je ne prenois aucun foin de cacher, je m'acquittai toujouts avec plaifir des devoirs de certe fainte & ancienne foeiété, dont 1'établiffement étoit environ du 'tems de Sylla. Fin du on\ième & dernier Liyre.   DU DÉMON, OU ESPRIT F AMI LI ER DE SOCRATE, PAR APULÉE, PHÏLOSOPHE PLAT0NICIE3ST.   AV ERTISSEMENT. Ce petit traité dans lequel Apulée prétend donner une jufte idéé du Démon ou Efprit familier de Socrate, n'eft pas le moins curieux de fes- ouvrages. II a paru affez important a Saint Auguftin, pour mériter qu'il le réfutat fort férieufement, comme il a fait dans le huitième livre de la Cité de Dieu, dont il occupe huit chapitres entiers (i). Notre auteur, a 1'occafion de ce Démon de Socrate, a fait entrer dans ce livre toute la dodrine des pythagóriciens & des platoniciens puifée (i) Chap. 14-2z.  4^2 A V E R T I S S E M E W 1\1 chez les Chaldéens touchant les dieux, les demons, les génies, les manes, & généralement tout ce qu'on appelle eiprits. 11 contient, en abrégé, tout ce que Platon en dit dans fix (i) de fes dia-» logues, & dans 1'apologie de Socrate. Plutarque a traité le même fujet dans un longdialogue qui en porte le nom, bien qu'il n'en £iffe que la moindre partie;. ce qu'il en dit n'approche pas du détail ni de la netteté de notre auteur. II n'eft pas difficile de voir que c'eft dans ces iources que le comte de Gabalis, & tous les autres qui ont écric (t) Le Thrage, le Banquet, le Phèdre, ld Phédön, le Timée & 1'Epinomis. avant  AvËRTtSSEAlEtf T. 43 3 avant lui de cette matière, ont puifé leurs rêveries. Ce livre, au jugementdeWowerius, contient la métaphyfique de Platon; c'eft pour cela, dit-il, qu'il eft placé dans les ouvrages d'Apulée immédiatement après les trois livres qui contiennent la phyfique, la morale & la dialeórique de ce philofophe. Comme il y eft traité de la nature des génies & des démons, par le miniftère defquels Apulée prétend que fe produifent les miracles magiques, les prédi&ions des devins, & tous les autres effets qui paroilTent furpafter les forces ordinaires des caufesnaturelles, j'ai cru qu'après la leéiure des livres $e 1'Ane d'Or, remplis des prodiges JE e  434 A V E R T I S S E M È N Tv de la magie & des merveilles ope'rées par la force des enchantemens, le lecteur ne feroit pas faché de trouver ici la traduéHon d'un livre oü le§ caufes en font marquées.  DU DÉMON, Oü ESPRIT FAMILIER ■DE SOCRATE. Pt a t o n a divifé en trois. tout ce qui eft dans ïa nature, & particulièrement les êtres animésj % ii a cru qu'il y avoit des dieux fupérieurs; 'd'autres inférieurs, & d'autres qui tiennent le milieu ; & l'on doit concevoir qu'ils différent entt'eux, non-feulement par la diftance des lieux 'qüils habitenr, mais auffi par fexcellence de leur nature; ce qui ne fe connoït pas par iine feule, ou par deux raifons, mais par un fort grand nombre. Pour plus de netteté , Platon commence par leur différente fituation: II a affigné le ciel aux dieux immorrels , comme il convient a la dignitè de leur effence, & ces dieux céleftes nous font 'connus , les uns feulement par les yeux de 1'en- Eeij  f436 D U D É M O K rendement, & les auttes par les yeux corporels. Flafn'beaux de 1'univers, toujours vifs & brillans, Vous qui réglez le cours des faifons & des ans (i). Nous voyons non - feulement ces dieux fuprêmes ; le foleil, père du jour , & la lune rivale du foleil & fhonneur de la nuit. Soit qu'elle répande une lumière différente , fuivant qu'elle paroit, en croiffant, a moitié, aüx trois quarts, ou dans fon plein, plus lumineufe a mefure qu'elle s'éloigne du foleil, Sc marquant les mois de 1'année par fon croiffant Sc fon décours toujours égaux, foit que fa blancheut lui foit propre, ainfi que le croyent les Chaldéens, Sc qu'ayant une moitié lumineufe & l'autre quLne 1'eft pas, elle nous paroilfe ainfi changeante, a caufe de la circonvolurion de fon difque mi-partie - foit que n'ayant aucune blancheur d'elle-même, elle ait befoin d'une lumière étrangère , Sc qu'étant un corps opaque & poli comme une efpèce de miroir, elle recoive les rayons du foleil, tantöt obliquement, & tantöt diteótement, Sc que pour me fervir de 1'exprelïïon de Lucrèce, San corps répande une fauüe lumière; fans m'arrêter a examiner ici , laquelle de ces ( i) Yirg. au premier liv. des Géorgitjuts.  de Socrate. 437 deux opinions eft la véritable, il eft certain qu'il n'y a point de Grec ni de Barbare qui ne conjeclure facilement que la lune & le foleil font des dieux ; & non - feulement ces deux aftres , mais auffi ces cinq étoiles que le vulgaire appelle etrantes , qui néanmoinSpar des mouvemens certains &c. invariables font éternellemeut leur cours divin avec un ordre merveilleux. Elles ne fuivent pas a la vériré la même. route les unes & les autres ; mais toutes, avec une égale rapidité, font voir, par leurs admirables changemens, tantót leurs progreffions , & tantöt leurs réttogradations ,. felon la fituation , la courbure Sö 1'obliquité des cercles qu'elles décrivent, qui font patfaitement connus par ceux qui font verfés dans la connoiftance. du lever & du coucher des. fignes du zodiaque. Vous qui fuivez les fentimens de Platon; mettez au nombre de ces dieux vifibles, les Hyades (1), 1'Ardture avec Tune & lautre Ourfe (z). auflirbien que ces autres dieux brillans, qui dans. un tems fetein embelliftènt la célefte cour, lorfque la nuit étale les ttiftes & majeftueufes beautés dont elle a coutume de fe parer, & que-. (1) Ce font feft étpiles qui font a la tête du Taureati» (x) L ecoile qui eft a la queue de la grande Ourfe.. Eeüj  4>S Du Démon nous voyons , ( comme dit Ennius ) « les gravures éclatantes & diverfifiées de ce parfait bon'clier du monde »„ II y a une autre efpèce de dieux que Ia nature a refufés i nos regards , & que cependant notre imagmation nous repréfente avec admiration, lorfqu'avec attention nous les confidérons des yeux de 1'efprir. En voici douze qu'Ennius a expnmés en deux vers latins, Jamo, Veira, Minerva, Cerès, Diana, Vernis., Mars., Mcicurius, Jovi-, Neptiwus, Vulcanus, Apoilo. fans les autres de même nature , dont les noms. fent depuis longtems affez familiers i nos oreilles,' 8c dont notire efprit concolt les diiférens pouvoirs' par les divers bienfaits- qu'on en recoit ici-bas dans les chofes. que chaque divinité gouveme. Au refte, ce grand nombre de profanes que k, philofophierejerte, qui n'ont mille connoiffance des chofes faintes, que la raifon neclaire point; ces hommes , dis-je, fans religion , & incapables; de parvenir a la conrioiffance de la vérité, désho.norent les dieux par un culte fcrupuleux , ou par un mépris infolent, Ia fuperftiriön caufant la timidité des uns, & 1'impiété', 1'arrogance & Ia fierté des autres. II y en a beaucoup qui révcrent tous ces dieux qui font dans le ciel, loin du commerce des hommes, mais ils les honorent par un  de Socrate. 459 cütte illégitime; tous les craignent, mais d'une: crainte groffière & ignorante ; quelques-uns , en petit nombre , ment, leur exiftence , mais avec 1%. dernière impiété.. Platon croit que ces dieux font- des fubftances, immatérieltes , animées , fans commencement ni fin, qui ont exifté de toute éternité , Sc qui exifteront-éternellement, diftinguées de la matière par leur propre effénce , jouilfantes de la fuprêmer félicité due a leur nature intelligente , bonnes fins Ia communication d'aucun bien. externe, mais. par elles-mêmes , Sc qui ont facilement, fimpleinent,librement, & parfaitement tout ce qui leut convient. Le père de ces dieux, eft le fouvérain feigneur Sc créatcur de rous les êttes; il eft dégagé de la néceffité d'agir ou de rien fouffrir, & n'eft foumis a aucun foin. Mais pourquoi voudrois-je en parler préfentement , puifque Platon, qui étoit doué. d'une éloquence divine , Sc dont les raifonnemens. étoient digues des dieux immottels , affure très-fouvent que l'immenfe Sc ineffable grandeur de* cette divinité eft tellement au-deftus de nos con-ceptions, que tous les difcours. humains n'ont point d'expteffions qui puiflènt même en donner U moindre idéé j qu'a peine les fages peuvent parvenir a la connoiffance de ce dieu, lors.nième que-. leur ame détachée pour ainfi. dire de leur corps E e iv  *i° D v D £ m 0 N s elève a Ia plas haute contemplation , & qu'enfia * n aperco^enr quelquefots qiielques s d Bnlle un mftant au milieu d une épaiffe obfcu- Je pafTerai donc fous filence cet endroit, oü «on feulement je manque de termes pour expri"jerdignementun fi grand fujet, mais même oü Platon mon maitre en a manqué, & je n'en dirai pas davanrage fur une matière qui eft mfiniment au-deftus de mes forces. Je defcendrai du ciel fut a terre, ou f homme tient le premier rang entre Iesammaux, quoique la plupart des hommes corrompus, faute dune bonne éducation, imbus de nuUe erreurs, & „oircis de crimes affreux, aient prefqu entièrement étouffé Ia douceur de leur na, turel, * {wat devenus fi féroces, qu'on peut d« que 1 homme s'eft rendu le plus méprifable «e tous Jes aüimaux: mais il n'eft pas queftion prefentement de difcourir des erreurs, il s>agit de' ia divifiou de la nature. Les hommes font fur la terre doués de raifon & delufagede Ia parole; ils ont une ame immortelle, enveloppée d'une matière périffable: leur efpnt eft mquiet & léger, leut corps eft rerreftre & inhrme, leurs mceurs fontdifférentes, leuts erreurs font femblables, toujours entreprenans, efpérant plqu au dernier foupir, travaülaut vamement, f«.  de Socrate." jets aux caprices de la fortune, & enfin tous fooinis a la mort. Eternels cependant dans leur efpèce, ils changent feulement en ce qu'ils fe fuc-cèdent les uns aux autres en forr peu de tems. Ils n'acquièrent la prudence que bien tard, & trouvent bientöt la fin d'une vie qu'ils palfent dans des misères continuelles, Vous avez donc deux efpèces dëtres animés, les dieux qui different infinimënt des hommes'par 1'élévation de leurs demeures céleftes, par 1'éternité de leur vie & la perfection de leur nature , n'ayant nulle communication prochaine avec les hommes, puifquils en font féparés par un fi grand efpace; outre que la vie dont ils jouifient , ne fouffre jamais la moindre altération 8c eft éternelle, qu'ici-bas celle des hommes sëcoule & trouve fa fin, & que les efprits des dieux font élevés a la féhcité , & ceux des hommes abattus dans les calamités. Mais quoi! Eft-ce que Ia nature ne s'eft point unie elle-même par quelqu'enchaïnement ? A-telle voulu fe divifer entre les dieux 8c les hommes , & demeurer, pour ainfi dire , intetrompue & imparfaite ? car, comme dit Ie même Platon, aucun dieu ne converfe avec les hommes, & c'eft une des plus grandes preuves de leur dignité, de ce qu'ils ne fe fouillent point par aucun commerce avec nous. On en voit quelquesrWns foiblement, j'en-  44* Du Démon Knds les atóes,; & les hommes font encore inceïP sains de leur grandeur & de leur couleur. Les autres ne fe connoiffent que par lëntendement & même: avec beaucoup de peine ; ce qui, fans doure , n'eft pas furprenant dans les dieux immortels, puifque. jnême parmi les hommes , celui qui, par les faveurs de la forrune, fe trouve élevé fur le trone. ehancelant dun empire, fe laiffe difficilemem abor-, der , & paffe fa vie fans témoins., & caché dans; ie fanétuaire de fa grandeur ; car la familiariré; fait nairre le mépris', & la. rareté excite 1'admira-. tion. Que faut-il donc faire ,.me diraquelqu orareur a fuivant votre opinion, qui a quelque chofe de divin a k vérité, mais en même tems de fort cruel, s'il eft vrai que les hommes foient abfolument bannis du commerce des dieux immortels -y fi, relégués ici bas fur la terre, toute communication leur eftinterdite avec les habitans des cieux, & s'il eft vrai qu'au lieu que le' berger vifite fes troupeaux & 1'éaiyer fes haras, nul d'entre les dieux ne vient vifiter les hommes pour réprimer laférocitédesmé-. chans , rendre la fanté aux malades, & fecoutir ceux quifonr dans lanéceftité? Aucun dieu, ditesv:ous, ne fe mêle des chofes humaines. A qui donc adreflerai-je mes prières? a qui ferai-je des veeux ? a- qui immolerai-je des viclimes? qui invoquerai-j> dans tout le cours de ma vie, comme le confpk-.  de Socrate: teur des malheureux, 1'amides bons, lëmiemi des méchans ? enfin qui prendrai-je a témoin de mes fermens? duai-je comme Iülus dans Virgile (1): «< Je jure par cette tête, par laquelle mon père fai» foit ordinairement fon ferment »! Mais Iühis , Enée, votre père, pouvoit bien jurer ainfi parmi les Troyens fes compatriotes , & peut-être mém© parmi les Grecs qu'il connoiffoit par les bataillesoii il s'étoit trouve contr'eux : cependant, fi, enrre les Piutulois qu'il n'y a pas longtems que vous connoilfez , il ne s'en trouve aucun qui ajoute foi au ferment que vous frites fur cette tête , quel dieu répondra pour vous? Sera-cevorre bras & votre javelot, comme au féroce Mezence, qui ne juroit jamais que par ceq.ui lui fervoit a combattre. Cc dard & cette main font mes uniques dieux (1). Loin ces dieux fi cruels! une main laffe de meurtres, & un javelot rouillé par le fang, ni l'un ni l'autre 11e font pas dignes que vous les invoquiez , & que vousjüriezpar eux, puifque cet honneur nëffdu qüau plus grand des dieux, & même, comme dit Ennhis, le jurement s'appellc le ferment dei Jupiter (3). (1) Liy. 9 de 1'Enéii.-. (1) Liv, 10 de 1'Enéide. (?) Jusjurandum quaiï Jovis jurandüm.  444 D v D é N o M Que me confeillez-vous donc? Jurerai-je tenant un caiHou d la main, qui repréfenre Jupiter fuivant Tancienne coutume desRomains ? Certainement fi I'opinion de Platon eft vétitable, que les dieux n ont aucun commerce avec les hommes cette pierre mënrendra plus facilement que Jupiter : ma.s cela n'eft pas vrai, car Platon vous répondra fur fon opinion par ma bouche. Je ne prétends pas, dit-il, que les dieux foient fi éloignés. & fi d!fferens de nous, que nos prières ne puhTerit parvemr Jufqu'a eux; car ]e ne leur ore pas Ie foin, mais feulement I'adminiftration des affaires d'ici- bas Au refte il y a de certames puiffances moyennes qmnabuenr cet intervalle aérien qui eft entre Ie ciel & Ia terre, par le moyen defquelles nos vceux & nos bonnes actions paffent jufques aux dieux. Ces pmlTances que les Grecs nomment démons, out lont entre les habitans de Ia terre & des cieux ' ponent les prières & les fupplicarions, & rapportent les fecours «Sc les bienfaits, comme des efpèces d'interprètes & d'ambaffadeurs entre les hommes" & les dieux ; c'eft par leur miniftère ( comme dit Platon dans fon banquet) qu'arrivenr toutes les révélattons & les prefages, de quelque nature qu ds puiffent être, auffi bien que les divers miracles que font les magiciens; car chacun de ces démons ou efprits, prend foin des chofes qui regardent lëmploTqui lui eft affigné, foit en faifajic  DE SoCRATÏ. 44$ öaïtte des fonges, en difpofanc les entrailles des vidtimes, en gouvernant le vol ou Ie chant des oifeaux, en infpirant lesprophètes, en faifant brik Ier les éclairs dans les nues, ou en lancant la foudre ; en un mot, en dirigeant tout ce qui fert a connoitre 1'avenir. Et l'on doit être perfuadé que toutes ces chofes s'exécutent par la puiffance, la volonté & le commandement des dieux, mais par la médiation & le miniftère des démons; car c'eft par leur entremife & leur foin qu'Annibal eft menacé en fonge de perdre la vue, que les entrailles des vidtimes annoncent a Flaminius la défiite de fon armée, que les auguresfont connoïtre a Attius Navius qüil peut faire le miracle de couper avec un rafoir une pierre a aiguifer. C'eft par eux que certains fignes prédifent a quelques-uns leur avènement a 1'empire, qu'un aigle vient couvrir la tête du vieux Tarquin, que celle de Servius ïullius paroit tout en feu : enfin toutes les prédictions des devins , les expiarions des Erruriens, les lieux frappés de la foudre, les vers des Sybilles, & généralement toutes les chofes de cette nature, font, comme je 1'ai dit, les ouvrages de certaines puiffances qui tiennent le milieu entre les hommes & les dieux. Car il ne convient point a la dignité des dieux du ciel, qu'aucun d'entr'eux repréfenre des fonges a Ann'ibal, ote des mains des prêtres la viétime qu'immoloit Flaminius, condiüfe le vol des oi-  '44 ' D U D É M O N oifeaux que confultoit Attius Navius, niette en vérs les oracles des Sybilles, déeouvre la tête de Tarquin, & la recouvre aufli-tót, ou environne de Hammes celle de Setvius, fans la bruler; les dieux fuprêmes ne daignent pas s'abailfer a ces occupations, cëft-la lëmploi de ces dieux mhoyens qui habitent tout cet efpace aérien, qui eft entre le ciel & la terre, de la même manière que les animaux qui font ici-bas, habitent les lieux différens, fuivant la différence de leur nature, qui deftine les uns a marcher fur la terre, & les autres a voler dans fair. Car, puifqüil y a quatre él'émens que tout le monde connoït, qui divifent la nature, pour ainli dire, en quatre grandes pardes, & qu'il y a des animaux particuliers a la terre j & d'auttes au • feu , fuivant Ariftote qui alfure que certains animaux ailés volent dans les fournaifes ardentes , & paffent toute leut vie dans le feu , nailfent avec lui \k meurenr lorfqu'il s'éteint; puifque d'ailleurs y ainli que je 1'ai dit ci-devant, nous voyons tant d'aftres différens au-deffus des airs, cëft-a-dire, dans le feu élémentaite 5 pourquoi la nature laifferoitelle ce quatrième élémenr de 1'air qui eft fi vafte , vide de roures chofes & fans habitans? Pourquoi ne sëngendreroit-il pas auffi bien des êtres animés dans l'air que dans le feu-_, dans 1'eau & dans la terre ? car vous pouvez affurer que ceux qui croient que les oifeaux font les habitans de l'air, fe trom-  b e Socrate.' 44^ |sent extrêmement, puifqu'aucun oifeau ne s'éleve plus haut que 1'Olympe, qui eft de toutes les mon■tagnes la plus élevée, & qui cependant, felon les géomètres, n'a pas dix ftades de hauteur perpendiculaire , & qüil y a un fi prodigieux efpace d'air, jjufqu'au ciel de la lune oü commence le feu élémentaire. Quoi donc ! cette grande quantité d'air qui "«'étend depuis la lune , jufqu'au fommet du mont Olympe, n'auta-t-il point fes êtres parriculiers ? & certe partie de 1'univers fera-t-elle impuilfanté Sc inanimée ? Car, ft vous y prenez garde , les oifeaux font plutót des animaux terreftres qu'aé-. riens, puifqu'ils palfent leur vie fut la terre qu'ils y prennent leur nourriture , qu'ils y repofenc Sc qu'ils ne font aériens que paree qu'en volanr ils traverfent l'air qui eft voifin de la terre : au refte , lorfque leurs aïles qui leur fervenr de rames font fariguées, la terre eft pour eux comme un port, oü ils prennent du repos. Si la raifon demande donc évidemment qu'on •toncoive qüil doit y avoit dans l'air des êtres animés , qui lui foient particuliers , il ne nous refte plus qu'a examiner, de quelle efpèce &c de quelle nature ils font. Ils ne font point terreftres en aucune manière, paree que leur propre poids les feroit 'defcendre en bas; auffi ne font-ils point ignées, crainte que par leur chaleut  448 Du D é u o n ils ne s'-élevaffent jufqu'a la fphère du feu élémentaire. Formons doncdes êtres d'une nature mitoyenne & conforme a la nature du lieu qu'ils habitent: il faut pour cela nous imaginer Sc repréfenter i notre efprit des corps conftitués, de manière qu'ils ne foient pas fi pefans que ceux qui font terreftres , ni fi légers que les céleftes, mais qui foient en quelque facon différens des uns & des autres, ou bien qui tiennent de tous les deux , foit qu'ils n'aient rien de commun avec eux, foit qüils participent de la nature des uns & des autres; ce qui eft a la vérité plus facile a concevoir, ainli que de 1'autte manière. II faut donc que les corps de ces démons aient en même-tems quelque pefanteur , qui les rerienne , pour ne pas êrre élevés en haut, Sc quelque légéreté qui les foutienne pour ne pas tomber en bas. Mais afin que vous ne penfiez pas que j'imagine des chofes incroyables, a la manière des poëtes , je commencerai par vous donner un exemple de cet équilibre ; car les nuées font a peu prés femblables a la légéreté des cotps de ces démons, fi elles n'avoient abfolument aucune pefanteur , on ne les verroit jamais comme nous les voyons fort fouvent abailfées au-deflbus du fommet d'une haute montagne, 1'entourer comme une efpèce de collier. Au refte, fi leur denfité & leur pefanteur étoit telle qu'elle ne  de Socrate. 449 ue fut rempérée-par aucune légéreté qui les foutinr , il eft cerrain que dëlles-mêmes elles romberoienr violemment contre terre , ainli que pourroir faire une pierre ou une mafte de plomb. Mais on les voit fufpendues 8c mobiles dans cette mer aérienne , aller de coté 8c d'autre , fuivant qu'elles font pouffées par les vents, changeant peu a peu de figure , a mefure qu'elles s'approchent ou qu'elles s'éloignent; cat li elles font ttop pleines d'eau, elles s'abaiftènt pour produire de la pluie. Ainfi plus les nuages font chargés d'humidité, plus on les voit noirs & épais, s'approcher doucement de la terre; & moins ils en font chargés , plus on les voit brillans 8c femblables a des pelorons de laine, s'élever rapidement en haut. N'entendez-vous point ce que Lucrèce dit fi élégamment fur le ronnerre : Cet effroyable bruit qu'exite Ie tonnerre, N'eft que 1'effen commun des vapeurs de la terre ; Et qu'un amas confus de nuages ardens, Qui fe heurtent & s'échauffent, agités par les vents (1) ? Si les nuées qui proviennent de la terre 8c qui y retombent, volent dans les airs, que penfez-vous enfin des corps des démons , qui font (1) Lucrèce, liv.. 6, Ff  450 Du Démon d'une matière infiniment plus fubtile & moins condenfée ? car ils ne font point compofés de la matière noire & impure dont les nuages font formés , mais du plus clair , du plus fluïde & du plus pur de Pélément de l'air; ce qui fait qu'il n'eft pas aifé a. aucun homme de les voir, a moins qüils ne fe rendent viflbles par 1'ordre des dieux, paree que leurs corps n'ont aucune folidité tetreftre , qui occupe la place de la lumière , qui puilfe s'oppofer a nos yeux , & oü les rayons de notre vue venant a heutter s'arrêtent néceffairement. Mais ils font d'une matière rare, brillanre & fubtile , de manière que ces mêmes rayons les pénétrent a caufe de leur peu de denfiré , que leur éclat nous éblouit , & que nos regards ne peuvent avoir de prife fur eux, a caufe de la fubtilité de la matière dont ils font fotmés. C'eft ainfi que la Minerve d'Homère defcend , par 1'ordre de Junon au milieu desGrecs, pour modérer le courroux d'Achille. Préfente a fes regards, pour tout autre invifible. C'eft ainfi que dans Virgile Juturne fe trouve au milieu d'une nombreufe armée pour fecourir fon frère: Au milieu,des foldats, nul ne la fauroit voir.  DE S O C R A T Ê. 451 Pat une raifon différente de celle du foldat fanfaron de Plaute, qui fe vante qu'avec fon bouclier il éblouiffoit les yeux de fes ennemis. Mais pour ne pas m'étendre davanrage fur de pareils exemples, les Poètes (en quoi ils ne sëloignent pas de lavériré) feignent qu'il y a des Dieux, du nombre de ces Démons, qui ont de la haine pour de certains hommes & de 1'amitié pout d'autres. Ils prétendent qu'ils donnent aux uns de l'élévation dans le monde Sc les rendent heureux, qu'ils abailfent les autres & les accablenr de difgraces. II s'enfuit de-la que ces dieux font fufceptibles de pitié, de colère, de trifteffe & de joie, qüils éprouvent les divers changemens de 1'efprit humain, & qu'ils font expofés a tous les orages de cette mer tumultueufe de penfées, oü flottent notre cceur & notre efprir. Ces troubles Sc ces tempêtes font bien oppofés a la tranquillité des dieux céleftes; car tous ces habitans des cieux ont toujours 1'efprit dans le même état & dans une perpétuelle égaliré : il n'eft jamais ébranlé de fa fituation ordinaire, ni par la douleur, ni par le plaifir, & jamais fon érernelle Sc permanente difpofition n'eft fujette a aucun changement fubit, foit pat rimpreffion de quelque puilfance étrangère , paree que rien n'eft plus _puiffant que Dieu} foit par fon propre mouvement, paree que Ff ij  4$ i Du Démon rien n'eft plus parfait que Dieu. En effet, comment celui qui change d'un premier état a un autre meillear, peut-il être eftimé parfait, d'autant plus principalement qüil n'y a perfonne qui, par fon propre choix, prenne une nouvelle fituation, a moins qu'il ne foit las Sc ennuyé de celle oü il étoit auparavaritj car ce changement d'aótion ne peut point avoir fon effet fans la déftruction de ce qui le précédoit? C'eft pourquoi Dieu ne dort faire aucune fondlion remporelle , foit en donnant du fecours, ou en marquant de 1'affection: ainfi il ne doit reflentir ni la colère, ni la pitié; il ne peut être agité ni par la trifteffe , ni par la joie mais libre & dégagé de toutes les paffions de 1'efprit, rien ne peut jamais FafÏÏiger ni le réjouir, & il n'eft point fujet a avoir aucun delir, ou aucune averfion fubite pour quoi que ce puiffe être. Mais toutes ces chofes, & les autres femblables , conviennent a 1'état mitoyen des démons; car ils tiennent le milieu entre les dieux Sc nous, auftibien par la nature de leurfubftance, que par lëfpace qüils habitent, étant immortels comme eux, Sc fujets aux paftions comme nous. Ainfi toutes les affecftions qui ébranlent 1'ame, ou qui 1'appaifent, leur font communes avec les hommes. La colère les irrite; la pitié les fléchit: on les gagne par des offrandes; on les adoucit par les prières; le mépris les  D F. S O C R A T ï. 45J révolte; le refped les reconcilie, & les mêmes mouvemens quicaufenr nos altérations, produifent leurs inégalités. Enfin pour les définir exaéfcement, on peut dire que les démons font des êtres animés, dont lëiprit eftraifonnable, j'ame palfive, le corps aérien , & la durée éternette, De ces cinq attributs, les trois premiers font les mêmes que les nótres; le q uatrième leur eft propre, & le dernier leur eft commun avec les dieux, mais ils différent dëux par les palfions. C'eft pourquoi je crois avoir eu raifon de dire que leur ame eft palfive , puifquën effet elle louffre les mêmes agitations que la notre; ce qui. prouve combien les différens culres & les diverfes expiations qui fe pratiquent dans la religion, font raifonnables; car dans le nombre de cette efpèce de divinités différenres , a qui nous adreftbns nos vceux, nos viétimes, nos offrandes, les uns feplai-, fenr aux cérémonies nocturnes, les autres a celles qui fe pratiquent le jour; ceux-ü veulent un culte caché, ceux-ci. un culte public; la joie convient aux uns, Ia trifteffe aux autres. Ainfi les Egyptiens honorent les leurs par des, gémiftemens, les Grecs pat des danfes, & les Barbares par le.fon des inftrumens. De même yoyons-nous que toutes les autres chofes qui ont rapport aux cérémonies religieufes, les süTemblées, les myftères, les emplois des prêtres, Ffüj  454 Du Démon les devoirs des facrifkateurs, même les images des dieux, les ornemens, le culte de leurs temples, le choix & la couleur des vidtimes: toutes ces chofes , dis-je, ont leurs différences fuivant la diverfité des pays, & tirent leur folemnité de 1'ufage des lieux ou elles fonr pratiquées, comme on le peut voir a la colère que ces dieux font éclater dans les fonges, dans les prédidtions, ou dans les oracles/ lorfque par mépris ou par négligence nous avons omis quelque circonltance dans leurs cérémonies. Jënpourrois cirer une infinité d'exemples, mais ils font fi connus & en fi grand nombre, que rous ceux qui ontvoulu les recueillir jufqu'a préfent, en ont beaucoup plus omis qu'ils n'en ont dit. C'eft pourquoi je ne m'amuferai point a rapporter ces fortes de chofes, que perfonne n'ignore, quoique tout le monde n'y ajoute pas foi: j'aime mieux difcourir des différentes efpèces de démons dont les philofophes font mention, paree que cette énumération nous conduira a urie connoilfance plus diftindte du preffentiment de Socrate Sc de fon génie ou démon familier; car 1'ame de 1'homme, dans le tems même qu'elle eft dans fon corps, peut en un fens êtte appelée un démon ou un Dieu. Cette ardeur , ces tranfports nous viennent-i!s des cieux : Ou de nos paffions nous faifons-nous des dieux (i) ? (i) Nilus a Eurialus, !iv. de 1'Enéide.  de Socrate. 45$. Ainfi donc une bonne infpiration eft un bon démon, & comme nous 1'avons dit, les bienheureux font appelés gens dont le démon eft bon, pour figmfier que leur ame eft douée de toutes fortes de vertus. C'eft ce quej'appelleen notre langue génie, fans pouvoir répondre pourrant que ce terme réuffiffe : je 1'appelle ainli, paree que ce génie, qui n'eft aurre chofe que notre ame, quoiqu'il foit immortel, eft en quelque facon (1) engendré avec nous; de forte que cette expreffion, dont nous nous fervons communément, «je vous conjure par votre génie & par vos genoux que jëmbralfe » , me paroit exprimer parfaitement le fentiment que nous avons du rapport & de 1'union étroite de notre ame avec notre corps , dont l'affèmblage nous fait ce quenous fommes. Nous appelons encore démon , dans une autre fio-nificarion, cette même ame affranchie & délivrée des liens du corps, quand le cours de notre vie eft achevé; c'eft ce que les anciens larins ont appelé Lémures* Or entre ces derniers, ceux qui prenant foin de leur poftérité, s'attachent au gouvernement de nos families, & y entretiennent la paix & la tranquillité, s'appellent Lares ou dieux familiers. Ceux qui, au contraire, pour avoir mal vécu fur (x) Genius a genendc F iv  45ê Du Démon Ja terre, n'ont aucune demeure certaine, & font condamnés a une vie errante Sc vagabonde, n'ont d autre emploi que d'erfrayer les bons, & de tourmeiitér les méchans: ceux-U, dis-je, font appelés Larves, ou fantömes. Mais comme il eft impoffible de deviner la deftinée de chacun dëux en particulier, & de difcerner les Lares d'avec les Larves, on les honore les uns Sc les aurres, fous le nom général de dieux manes, ce titre de dieux 'étant ajouté par refpeét \ car, a proprement parler, 'nous ne devons reconnoïtre pour dieux que ceux, qui, s'étant gouvernés pendant leur vie felon la prudence&l'équiré, fonrrévérés comme tels parmi les hommes, & célébrés par des temples & par des fêtes, comme Amphiaraiis dans la Béotie, Mopfus en Afrique, Ofiris en Egypte, celui-ci chez-un peuple, celui-la chez un autre, & Efculape chez toutes les Nations. ■ Mais cette divifion regarde les ames qui ont autrefois habité des cotps humains; car ii y a des dieux d'une autre efpèce, &pour le moins en aufti grand nombre, qui les furpalfent de beaucoup en dignité, & qui ayant toujours été affranchis des entraves Sc des liens du corps mortel, ont une puifïance plus étendue, entre lefquels le fommeil éc 1'amour ont deux facultés oppofées, 1'amour celle de ré veiller, Sc le fommeil celle d'alfoupir.  de Socrate. 457 Dans cette nombreufe troupe de génies fublimes, Platon prétend que chaque homme a le fien, arbirre fouvetain de fa conduite, toujours invifïble Sc affidu, témoin non-feulement de fes actions, mais de fes plus fecrères penfées. Et quand, après la mort, nous paroilfons en jugement devant les dieux, cëft ce même génie , a Ia garde duquel 1'homme fut conftitué, qui s'en faifit pout le conduite devant fon Juge, Sc la préfent aux difcours que nous faifons pour notre défenfe, il nous reprend, lorfque nous avancons quelque menfonge, il jure pour nous, quand nous difons la vérité, & cëft fur" fon témoignage que notre fenrence nous eft prononcée. Cëft pourquoi, vous, a qui jëxpofe ces divins myftères de Platon , réglez fur ce principe toutes vos actions & toutes vos penfées, & fongez qu'il ne fe paffe rien ni au-dedans hl au-dehors de votre ame, dont ce génie tutélaire ne foit le témoin; qu'il examine tout, qu'il voit tout, qu'il entend tout, & qüil pénètre jufques dans les replis les plus cachés de votre cceur, comme votre confcience même. Ce génie, dis-je, nous rient en fa garde ; ce gouverneur propre & particulier a chacun de nous, infpecleur domeftique, öbfervateur affidu & inféparable de toutes nos actions, ne fait nulle gtace aux mauvaifes, comme il ne fait  45 8 Du Démon point d'injuftice aux bonnes. Appliquez-vous a Ie connoïtre, a le culciver, & a le rendre propice, comme Socrate, par la juftice & par 1'innocence de vos mceurs, & alors il vous aidera de fa prévoyance dans les chofes que vous ignorez, de fes confeils dans vos irréfolutions, de fes fecours dans vos périls, & de fon affiftance dans vos adverfirés j tantót dans vos fonges , tantöt par des fïgnes vifibles, quelquefois même en fe manifeftant a vous, quand il fera néceffaire, il vous donnera les moyens de pré venir les maux, d'attirer les biens , de vous relever dans 1'abaifTement, de vous foutenir dans les occafions chancelantes, de voir clair dans les affaires obfcures, de vous conduire dans Ia bonne fortune , & de vous rétablir dans la mauvaife. II ne faut donc pas s'éronner que Socrare, cet homme admirable, a qui Apollon même donna le nom de fage, ait connu fon génie , & qu a force de le cultiver il s'en foit fait non-feulement un gardien fidelle, mais pour ainfi dire un compagnon & un ami familier, qui a détourné de lui tout ce qüil en falloit éloigner, lui a fait deviner tout ce qu'il devoit prévoir, & 1'a averri de tout ce qu'il devoit connoitre; en telle forte que dans les chofes oü la fagefle humaine eft en défaut, 1'infpiration lui tenoit lieu de prudence, & décidoit en un moment ce que les plus mures délibérations n'au-  de Socrate. 455, roient pu décider. Car il y a bien des occafions ou les plus fages font fouvent obligés d'avoir recours aux devins & aux oracles. Homère ne nous a-t-il pas fait voir comme dans un grand miroir les fonclions de la prudence 8c de la divinarion, diftinctement féparées ? Quand la divifion s'eft mife entre Agamemnon & Achille, rous deux les premiers des Grecs, l'un par fa puiffance & l'autre par fa valeur, & qüil eft queftion de trouver un homme recommandable par fon expérience & par la force de fes difcours, qui puilfe fléchir 1'orgueil du fils d'Atrée, appaifer la férocirédu fils de Pélée, & les retenirl'un & l'autre par fon autorité, par fon exemple & par fon éloquence, quel eft celui fur qui on jette les yeux? On choiiit le fage Neftor, vieillard vénérable qui par un long ufage des chofes de la vie, a acquis le talent de petfuader, & qui dans un corps affoibli par les années, renfermoit une prudence male &vigoureufe, foutenue de tous les charmes & de rous les avantages de la parole. De même lorfque les affaires du parti deviennent douteufes & chancelantes, & qüil s'agit dënvoyer, a la faveur de la nuit, deux hommes capables de pénétrer dans le camp des ennemis, & d'en examiner le fort ou le foible, ne choifit-on pas Ulyffe & Diomède, afin d'appuyer la force par le confeil, le bras par 1'induftrie , la  4^0 Du Démon valeur par la bonne conduite? Mais d'un autre cóté i quand les Grecs, découragés par les vents contraires qui affiègent leur flote dans le port d'Aulide, font fur le point de fe féparer, & qu'ils fe trouvent réduits a chercher dans les entrailles des animaux la caufe de toutes les difficultés qui s'oppofent a leur navigation, & d'expliquer le figne redoutable de ces oifeaux dévorés par un dragon avec leur mère, alors ces deux grandes lumières de la Grèce, Neftor & Ulylïe, fe taifentj & le divin Calchas, interprète des dieux,examinantles vidimes, 1'autel & le nid de ces oifeaux dévorés, donne aux Grecs le moyen de pourfuivre leur route , & leur prédit que la guerre doit durer dix ans. . La même chofe fe pratique chez les Troyens» Quand ils font obligés d'avoir recours a la divination, ce fénat fi fage dans fes délibérations, garde le lil ence, Hicétaon , Lampus, Clitius fe taifent, & attendent comme tous les autres les augures odieux d'Hélenus, ou les prédidionsde Calfandre qui avoient le malheur de n'être jamais cmes. De la même manière Socrate, quand le fecours de la prudence ordinaire lui manquoit, fe laiffoit conduire a la vertu divinatrice de fon génie, lui obéilfoit promptement & avec exaditude; ce qui lui attiroit d'autant plus la bienveillan.ee de ce  de Socrate.' 461 démon favorable. Et de ce que ce démon ou génie arrêtoit ordinairement Socrate dans quelquesunes de fes entreprifes, & ne le poulfoit jamais a aucune, il eft fort facile d'en rendre la raifon : cëft que Socrate, le plus parfait des hommes, & le plus attentif a tous fes devoirs, n'avoit jamais befoin detre excité, mais fouvent dëtte dérourné de fes enrreprifes, lorfquëlles lëxpofoient a quelque péril imprévu, afin qu'il fe tint fur fes gardes, & qu'il les abandonnat pour les reprendre une autre fois plus fürement, ou pour les conduire d'une autte manière. Dans ces rencontres il difoit, qu'une certaine voix divine fe faifoit entendre a lui; ce que Platon rapporte exprelfémenr, afin qu'on ne s'imagine pas que fa prévoyance ne fut que lëffet de 1'obfetvation qu'il auroit faire des paroles des hommes , qui auroient frappé par hafard fes oreilles; car s'éranr un jour trouvé avec Phèdre dans un lieu hors de la ville, & fans témoins, dans le tems qu'il étoit a 1'ombre fous un arbre épais, il enrendit une voix qui 1'avertit de ne point traverfer les eaux- du fleuve Iliffus, avant qu'il eüt appaifé la colère de 1'amour, en fe rétraótant de ce qüil avoir avancé contre lui. Et d'ailleurs s'il eüt écouté les confeils des hommes & les préfages ordinaires, il auroit été fouvent déterminé  462. Du D É M O _N a agir comme ii arrivé X ceux qui par exces de timidité, confultant moins leur propre penfée. que les confeils des devins , vont de rue en rue , écoutant les uns & les aurres, & penfent, pour ainfi dire, plutöt des oreilles que de lëfprir. Mais de quelque fa$on qu'on 1'entende, il eft cerrain que ceux qui eonfultent ces devins, quelque conftance qu'ils aient en ce qu'ils écoutent , nëntendent pourtant que la voix d'un homme , au lieu que Socrare ne dit pas fimplement qu'il entendoit une voix, mais que c'étoit une cerraine voix divine ; ce qui dénote qu'il ne s'agifloit point d'une voix ordinaire, puifque, ft cela étoit, il ne diroit pas une cettaine voix, mais feulement une voix, ou la voix de quelqu'un en particulier; comme quand la courtifane de Térence , dir(i) : J'ai cru enrendre préfentement la voix de ce capitaine. Car celui qui dit, j'ai oui une certaine voix , marqué , ou qu'il ne fait d'ou cette voix eft partie , ou qu'il doute en quelque forte de ce qu'il a oui, ou qu'enfin il y a eu en cela quelque chofe de myftérieux & dëxtraordinaire , comme dans celle qui fe faifoit entendre a Socrate , & qui parvenoit a lui , difoit-il, d'une manière divine dans la néceflité de fes affaires. Et certainement (i) Dans 1'Eunucjue,  de Socrate. 46 $ Je croirois que ce n'étoit pas fimplement par la voix, mais encore par des fignes vifibles que fon génie fe manifeftoit a lui; car fouvent ce n'eft pas une voix qu'il dit avoir ouie , cëft un figne divin qui sëft offert a. lui. Or ce figne peut n'être autre chofe que 1'image même du génie, qui n'étoit vifible que pour Socrate, comme la Minerve d'Homère pour Achille. Je ne doute point que plufieurs de ceux qui m'écourent n'aient quelque peine a me croire fur ma parole, & que la figure de ce démon qui fe faifoit fouvent voir a Socrare , ne leur paroifle quelque chofe de trop merveilleux. Mais Ariftote qui, ce me femble, eft d'une autorité fufhfante, leur répondra pour moi, que les Pirhagoriciens étoipnt étonnés toutes les fois qu'ils enrendoient quelqu'un afturer, qu'il n'avoit jamais vu de génie. Or fi cette faculté peut êtte accotdée a quelquesuns, pourquoi Socrare ne 1'auroit-il pas eue pluröt qu'un aurre, lui, qui par la grandeur de fa fagefle, égaloit en quelque forte les dieux ? Car rien n'approche rant de la divinité qu'un morrel parfaitement bon , parfaitement fage, & qui par fa vertu , furpaffe autant les autres hommes, qu'd eft lui-même furpaflë par les dieux immortels. Pourquoi donc lëxemple & le fouvenir de So-  4^4 Du Démon crate ne nous encourage-t-il pas a étudier une femblable philofophie , & a chercher la connoiffance de femblables dieux ? Je ne vois pas ce qui pourroit nous en détourner, & je fuis étonné que tour le monde fouhaitant de vivre heureux , & fachant que ce n'eft qu'en cultivant fon efprit qu'on peut par venir a la félicité, il fe trouve néanmoins fi peu de perfonnes qui s'attachent a le cultiver. Celui qui veut voir plus clair qu'un autre , a foin de fes yeux, qui font 1'organe de fa vue ; pour fe rendre léger a la courfe, il fxut habituer fes pieds a courir^ pour devenir bon lutteur, il faut fortifier fes bras par 1'ufage de la lutte , & ainfi des auttes parties du corps, felon le genre d'exercice auquel on veut s'adonner. Ces principes étant plus clairs que le jour, je ne faurois affez admirer le peu de foin qu'on prend de nourrir fon ame par la raifon; car enfin Part de bien vivre eft également néceffaire a tous, a la différence des autres arts, comme vous diriez la peinture ou la mufique, qu'un honnête homme peut négliger fans honte & fans déshonneur. Je ne joue pas fi bien de la flüte qu'Ifménias, mais ce n'eft pas une honte pour moi de n'êrre pas Auteur; je ne fuis pas peintre comme Appel lés, ni fculpreur comme Lyfippe; a la bonne heure, je ne fuis pas obligé de faire des ftatues ni des rabl eaux. Vous pourrez fans rougir dire Ia même  DE S O C R A T Ëi 465 même chofe de tous les arts du monde. Mais voyons, diriez-vous de même? Moi! je ne fais pas vivre en homme de bien comme Socrate, comme Platon , comme Pithagore ; mais je ne fuis pas obligé de bien vivre. Je fuis sur que vous n'oferiez faire un aveu de cette nature. Mais il y a une chofe plus admirable encore, cëft quën négligeant la philofophie, on ne veut pourtant point paftèr pour groftier, & que la plupart des hommes fe montrent auffi fenlibles a la honte d'ignorer, qua Ia peine d'apprendre ; & pour preuve de cela , examinez les regiftres de leurs frais journaliers, vous y trouverez des dépenfes outrées en fuperfluités, aucune dépenfe appliquée a eux direétement, cëft-a-dire, a cultiver leur efprit, leur génie, leur ame, qui eft proprement le fanótuaire de la philofophie. lis font batir des maifons de campagne magnifiques , meubles fuperbes, grand nombre de domeftiques ; mais parmi toutes ces gtandeuts, au milieu de cetts opulence, vous ne trouvez de miférable que le maitre qui s'y mire, qui s'y promène, & qui les cultive avec tant de foin, tandis qu'il eft luimême inculte, fot & ignorant. Ainfi vous trouverez ces édifices qui ont confumé le patrimoine de la plupart des hommes brillans, nobles, richement ornés, des chateaux Gg  ^66 Du Démon qui le difputeroient a des villes, des maifons parées comme des cemples, nombre dëfclaves vêtus comme des maïtres ,' meubles précieux , toutes chofes dans 1'abondance \ excepté celui qui les polfede, qui comme Tantale au milieu de fes lichelfes, pauvre, miférable & indigent, court après une eau trompeufe 8c fugirive, toujours affamé de la fagefie & de la félicité, fans laquelle il n'y a point de véritable vie : & il ne voit pas qu'on regarde un homme comme un cheval qu on' marchande. Quand nous voulons acherer un cheval, nous ne regardons pas a fon harnois, ni a fon poitrail, ni aux ornemens dont fa têtière eft embellie, on ne va pas examiner, fi fes boffettes font relevées d'or, d'argent, & depierreries , fi fa tête 8c fort encolure font enrichies d'ouvrages bien travaillés, fi fa felle eft d'une étóffe teinte en pourpre, fes fangles dorées & fon mors bien cifelé. On met a part toutes ces dépouilles étrangères , on 1'examine tout nu, fon corps, fa vivacité, on veut que fa taille foit noble, qu'il ait de la vigueur pour courir, de la force pour porter fon homme, 8c comme dit Virgile : (i) « la tête fine , le ventre étroit, Ia croupe large , & le poitrail traverfé de mufcles , qui rendent témoi- (0 Liv. 3 des Gcorgiqties.  de Socrate. 4^7 gnage de fa force ». On veut, outre cela, que les reins & 1'épine du dos foient doublés; car d ne fuffir pas que le cheval foit léger , il faut que le cavalier foit a fon aife. Ainfi, quand vous examinez un homme, ce ne font point les chofes étrangères qu'il faut confidérer;cëft 1'homme même dénué de tout, comme notre Socrate; car j'appelle étranger ce que nous tenons de nos pères ou de la fortune, & nulle de ces chofes n'entte dans les louanges que je donne a Socrate. II n'y enrre ni rang ni noblelïè , ni fuite d'ayeuxilluftres,niamas dericheffes que 1'onpuhTe envierj car tout cela, comme j'ai déja dit, lui eft étranger. Lorfque vous dites, fils de Prothanius, cëft Prothanius que vous louez, en faifant voir que fon nom ne fait point de déshonneur a fes defcendans. Vous pourrez de même parcourir tous les autres avantages. Cet homme eft d'un fang illuftre, direz-vous; vous faites 1'éloge de fes aïeux. Il eft puiftamment riche, ne vous fiez pas a la fortune -y il eft fort & vigoureux, une maladie peut 1'affoiblir; il eft léger a la courfe, la vieilleffe 1'appéfintira; il eft tout-a-fait bel homme, donnez-vous patience , il celfeta de 1'être. Mais, dites-vous, il eft parfaitement inftruit dans toutes fortes de difciplines, & il a toute la fageife & toute.la conduite q.u'un homme peut avoir. Ho, voila qui eft bien,  48 Du Demon vous faites fon élogepréfentementjcar ces qualités ne lui viennent point par voie de fucceffion, elles ne dépendent point du hafard, elles ne lui font pomt données a terme, elles ne périront point avec fa fanté & ne changeront point avec lage. Ce font la les dons que Socrate a poffédés, & qui lui ont fait méprifer les autres. Que ne vous donnez-vous donc tout entiet & fans différer a 1'étude de la fagelfe, fi vous voulez que vos louanges vous foient ptopres, & que celui quivoudra les célébrer, puilfe vous louer de la meme manière qu'Accius loue Ulyffeau commen