VOYAGES IMAGItfAlRESj ÏIOMANESQUES, M ERV EIL L E UX , ALLÉGORIQUES , AMUSANS, COMIQUES ET CRITIQUES. S U l V I S DES SONGES ET VISIONS> E T D E S ROMANS CABALISTIQUES.  CE VOLUME CONTIE NT: L'EbchanteurFaustus , conté, par Hamiiton. Le Diaeie amoureux, nouvelle efpagnole, par M. Cazotte. Les Lutins du Chateaude Kerhosy , nouvelle tiftorique par madame la comtefie deMürat.  VOYAGES 1 M AGINJ IRES, SONGES, VISIONS, E T ROMANS CABALISTIQUES. Ornés de Figures* TOME TRENTE-CINQUIÈME. Troifième clafle , contenant les Romans cabaliftiques» A AMSTERDAM, Etfetrouvea PARIS, RUE ET HOTEL SERPENTE- M. DCC. LXXXIX.   L'EN CHANTEUR FAUSTUS, CONTÉ, Par Ha m i l t o Na   AVERTISSEMENT DE L'ÉDITEUR DES VOYAGES IMAGINAIRES, &c. Ij'enchanteur Faustus , fi célèbre chez nos pères , e§ maintenant abfolument ignoré; a peine la tradition at-elle tranfmis a quelques perfonnes le nom de ce fameux magicien , & fa fin déplorable ; il en eft très-peu qui aient lu 1'hiftoire de fa vie. Nous rappelons la mémoire de ce roman fingulier , monument rare & curieux de Fignorance & de la crédulité du feizième fiècle. La vie du do&eur Faufte ouFauftus a été originairement écrite en allemand ; on croyoit alorsauxforciers, & 1'auteur s'eft plu a accumuler dans fon ouvrage tout ce qui peut frapper le plus*vivement les imagination avides des merveilles de ce genre, & ce qui eft capable d'inf-  Vlij AvERT ISSEMENT pirer de l'effroi aux efprits crédules. Ge roman a eu un fuccès prodigieux , non feulement en Allemagne, mais dans toute 1'Europe , oü les tradu&ions lont fait connoitre. La traduction francoife eft intitulée : Hïftoire prodigieufe &. lamentable du docteur Jean Faufte , grand & horrible ehchanteur, avec fa mort épouvantable; oh eft niontré combien eft miférable la curiofité des illufions & impoftures de ï'efprit malin3 enfemble la corruption de fatan par lui-même , étant contraint de dire la vérité. Le fuccès de eet ouvrage étoit dü , comme nous 1'avons obfervé, au crédit qü'avoit alors la magie; nous croyons même que., parune pieufe fupërcherie '\ Tauteur a donné fon roman comme une hiftoire véritable. Le but nioral quJil femble s'être propofé, eft de nous mettre en garde corttre les rufes du diable, qui ne nous procurent de légers avantages que pour nous eonduire a une fin dé-  DEl'Éditeur. ix plorable. Depuis que les forciers & les magiciens ont ceffé de nous faire illufion, 1'hiftoire de Jean Faufte na plus paru qu'un conté ridicule, qui eft in» fenfiblement tombé dans 1'oubli. Nous n'en faifons mention que comme d'une produéüon fingulière , & qui a donné au comte Hamilton 1'idée du conté que nous imprimons, dans lequel 1'enchanteur Jean Faufte jouele principal róle. Entre autres dons que le magicien avoit recus du démon , celui d'évoquer les ombres eft le principal; il en fait ufage devant la reine d'Angleterre Elifabeth, & fait paiTer en revue en fa préfence tous les héros avec qui cette princeffe veut faire connoiiTance. Ce cadre fournitune galerie de portraits deflinés avec tout Tart & 1'efprit que Ton connok au comte Hamilton : on y retrouve 1'auteur ingénieux de Fleur d'Epine & des quatre Facardins. On a cru que la vie de renchanteur Fauftus étoit une fatire contre le fa-  x Avertijtsement meux Jean Fuft ou Fauft de Mayence , 1 un des inventeurs de rimpriniene, ou 1'effetduzèle outré d'un catholique., qui, fous le nom de ce magicien, a voulu défigner Luther j mais aucune de ces traditions ne nous paroit vraifemblable nifondée. Nous faifons fuivre ce conté dun petit roman trés - agréable , intitulé, le Diable amoureux ; e eft un charmant badinage dont M. Cazotte eft 1 auteur; on y trouvera du merveilleux , de 1'efprit, & defintérêt. M. Cazotte eft encore auteur de deux ouvrages agréablement écrits, le Lord in-promptu , & Ollivier, poëme, Nous terminons ce volume par les Lutins da chdteau de Kernofy, par madame de Murat, augmentés de deux contes de fées, Peau d'Ours & Etoilêm, attribue's a mademoifelle de Lubert. Ici ce n'eft qu'en apparence que les événemens font furnaturels; ce n'eft plus que de la fauffe magie ; ou , pofjr nous  del'Éditeur, xj expliquer mieux, on ne trouve dans les Lutins du chateau de Kernofy que des enchantemens fa£tices , des forciers & des magiciens fuppofés , dont 1'art la'eft qu'une adroite fupercherie pour parvenir a. leurs fins. Les Lutins du chateau de Kernofy ont été donnés d'abord fous le titre des Sylphes amoureux. Ce font deux amans, qui , pour pénétrer dans un vieux chateau qui renfermoit leurs makreffes, fe font palier pour des efprits élémentaires, trompent la vigilance d'unevieille tante mauffade & févère, & fe débarralTent de leurs rivaux, qui font deux provinciaux fots & ridicules. Ce petit roman eft très-agréable & bien écrit; les fcènes qu'il préfente font amufantes, gaies , variées, & ornées d'épifodes charmans , dont leplus intéreflant eft Thiftoire touchante de madame de Briance. Les deux contes de fées qu'y a ajoutésmademoifelle de Lubert , font auffi épifodiques.  -Xij AVERTISSEMENT DE l'ÉbiTEUR. Nous ne dirons rien de ces deux dames , connues par des contes de fées, que ron trouve dans le cabinet desfées; favoir, ceux de madame de Murat,tom* ier, & ceux de mademoifelle de Lubert, tome 3 3 de la colledion: nous y renvoyons nos lecleurs, l'Enghanteur  L'EN CHANTEUR FA U S T V S, C O N T E. Belle Daphné , je me repens De Ia pêche confidence Que je vous fis vers fe printemps, En parlant des amufemens Que Ie loifir & 1'indolence, Ou piatoc que votre préfence, M'infpiroieiu dans ces iieux chairaar.s, Ou les Giaces &- les Sorans Out étabü leur réfidence. Je fais de que!Ie indirrérence Le ciei vousfit pour tour eiscens , S'il s'adrefle a vos agrémens; Car j'en ai quelque expérience. I! eft raême cenains raomens Ou malheur a qui vous encenfe, Ec dans fes difcours ou fes cha'nts, Vous va donnant Ia prëFéreoce .Sur les beautés de notre teraps. * A  2 i'Ehchanthr Pourquoi donc, avec ce mérite, Si rare chez d'autres beautés Vookz-vous tant que je m'acquitte > Pourquoi faüt-il qu'on vous krite, En vous difant vos vérités ? Cela veut dire en peu demots, mademoifelle, qu'il y a je ne fais combien que vous me perfécutez pour un miférable écrit, indigne de vous & de moi. Vous le voulez voir , quoique je vous aye dit que j'ai taché d'y mettre quelque chofe qui vous reflemble; & cependant vous ne voulez pas que ce qu'on fait pour vous ait de votre air, tant vous ayez peur que ce ne foit vous flatter, que d'attraper votre reffemblance ! II n'y a pas de peintre que cela n'embarraüe ; mais pour de'payfer votre délicatefle fur les louanges, il faut vous conter une hiftoriette oü vous ferezmife tout au long, fans pouvoir y trouver a redire. La reine Elifabeth (dont futautrefois grand amiral en Irlande un grand grand père, ou trifaïeul dq madame votre mère ) étoit une merveilleufe princefTe pour la fagefle, le favoirs Ia magnificence & la grandeur d'ame; tout cela étoit beau : mais elle e'toit envieufe comme un chien , jaloufe & cruelle, & cela gatoit louu  Faustüs» ■Je n'entends pas, en parlam d'elle , Parier de cetce cruauté , Dont une farouche beauté Manyrife uu amaut fidéle; Car, enfre nous , de ce cóté , La reine n'étoit point cruelle ; Et dans l'hiftoke on a douté Si fa pudique raajefté , "Qui fut au dieu d'hymen rebelle, L'avoic éte par chafteté, ■Ou par une incommodité D'efd èce bizarre & nouvelle : Mais en fait de virginité, Ce fut une étrange pucelle. Quoi qu'il en (oh, la renommee, qui dit Ie bien &. le mal, avoir porté fon caraftère jufqu'au fond des Allemagnes, d'oü certain perfonnage partit en pofte pour fe rendre a fa .cour. II s'appelloit Faufte; peut-être le nommerons-nous quelquefois fauftus , pourlacommoditédela rime, en cas que la fantaifie nous prenne de le mettre en vers. Ce Faufte donc, grand magicien de profeffion, eut envie de s'informer par lui~méme fi cette Elifabeth, dont on parloit tant, étoit auffi merveilleufe en belles quaütés , qu'eüe étoit endiable'e fur les autres. II en pouvoit être juge cpmpétent: tout ce quife paffoit la-haut au pays des étoiles Aij  4 lEnchanteuk & des planètes, lui étoit connu, & Satan lui obéiflbit comme fon chien. 11 favoit tout plein de petits fecrets pour rire, & un million de tours de paffe-pafle, qui ne faifoient ni bien ni mal .-comme, par exemple, quand il vouloit, une duchefle couroit les champs après fon cocher, & un archevêque pafloit les jours a faire des vers pour fa fervante de cuifine, & les nuits è lui donner des férénades. C'étoit lui qui le premier en Angleterre avoit enfeigné a mettre, dans certains jours de 1'année, du romarin, du pifienlit, des os de bécaffe, & autrescuriofités decette nature fous les chevets des jeunes pucelles , pour leur faire voir , Ia nuiten fonge , celui par qui ellës ne le feroient plus. La reine, charmée des gentilleffes qu'on en difoit, voulut Ie voir, & ces qu'elle Ie connut, elle devint prefque folie de fon favoir & de fes manières. Elle croyoit bien avoic elle-même tout 1'efprit du monde, & n'avoit pas tort j elle fe flattoit auffi d'être la plus belle perfonne de fon royaume; mais il n en étoit riert. Un jour qu'elle s'étoit extraordiiiairement paree pour une audience d'ambaiTadeurs , elle fe retira dans fon cabinet après Ia cérémonie, & elle y fit venir notre dofteur. Après s*être  F A V S T V S, £ admirée quelque temps dans deux ou trois grands miroirs , elle parut fort contente d'elleméme: Elle avoit eet air qu'au matin, Du foleil a 1'avant-courrière; Rien n'étoit plus frais que fon tein; Cétoit tous lys, & toutjafmin, Mélés de rofe printanière : Gar dès qu'on a force or en main , Les plus beaux teints ne manquent guère. Court étoit fon vertugadin , Et morttroit , depuis 1'efcarpin , Sa jambe prefque tout entière ; Et s'étant affife a la fin , Le dos penché contre fa chaife , ; Comme qui diroit fans deffein , Ce ptncliement montroit fon fein , Ayant fait regrimper fa fraife ; Tandis que fur fa blanche main Rubis & diamans fans fin Alloient brillant tout a leur aife. Ce fut dans eet étatquel'enchanteurFauÏTus Ia trouva: c'étoit bien Ie courtifan Ie plus adroit pour un forcier , qu'on put voir au monde; & connoiflant Ie foible de la reine fur fa beauté imaginaire, iïn'eut garde de manquer une fi belle occafion de lui faire fa cour. Ainfi, choififfant le röle d'Efther interdite, ilfit trois pasen arrière , comme pour tomberenfoibleflè A iij  Ö t 'E N C H A" N T E U R La reine lui ayant demandé s'il fe trouvoiï mal, il dit que non , Dieu merci ! mais que la gloire d'Affuerus 1'avoit ébloui. EHe qu-i favoit 1'ancien & le nouveau teftament par cceur, trouva 1'application jufte & ingénieufe: mais n'ayant pas alors fon fceptre fur 'elle, pour lui en faire baifer le bout en figne de grace, elle fe contenta de tirer un rubis de fes doigts d'ivoire, dont il fe contenta auffi. Vous nous trouvez donc aiïèz paflable pour une reine ? lui dit-elle en repaffant fes levres. du bout de la langue, comme fansy fonger.. 'A cela, il fe donna au diable ( lé préfent n'étoit pas nouveau) ; il fe donna donc au diable que non feulement il n'y avoit ni fouveraine ni particuliere qui 1'égalat, mais même qu'il n'y en avoit jamais eu. O Faufte, mort ami,lui dit-elle,fi ces fameufes beautés des. fiècles paffes pouvoient revenir , il feroit aifé de voir que vous nous flattez, Votre. majeftéles veut-elle voir? dit-il; elle n'a qu'adire, elle en aura bientöt le cceur net. Notre homme ne manqua pas d'être pris au mot, foit qu'elle eut envie del'éprouver dans un effet fi merveilleux de fcience magique, ou qu'elle voulut fatisfaire une curiofïté qu'elle avoit eue depuis alfez long-temps. Au reftes mademoifeUe, n'allez pas- vousi  F A V S T U S. 7 imaglner que ce que je vais dire fok une fable de ma facon. I/événement eft tiré des mémoires dun des beaux efprits de ce temps-lè ; c'étoit le chevalier Sydney , efpèce de favori de Ia reine, qui, parmi quelques faits particuliers de fa vie, a miscette aventure tout au long; & c'eft du feu duc d'Ormond, votre grand oncle, qui m'en a fouvent fait le récit, que je tiens ce paffage d'hiftoire. Elle dit donc que notre magicien pria la reine de vouloir bien paffer dans une petite galerie qui étoit prés de fon appartement , tandis qu'i! iroit chercher fon livre , fa baguette , & fa grande robe noire. Ii ne fut pas long-temps a revenir avec fon équipage & fes talifmans. ïl y avoit une porte a chaque bout de la galerie, par une defqueHes les perfonnages que fa majefté fouhaiteroit, entreroient & fortiroient par 1'autre. II n'y eut que deux perfonnes, fans plus, d'admifes avec la reine aufpedade, 1'un defquels fut Ie comte d'Effex, & 1'autre le Sidney , auteur de nos mémoires. La reine était placée devers Ie milieu de la galerie , fes deux favoris a droite & a gauche auprès de fon fauteuil, autour defquels, auffi bien que de Ieurmaïtrefle,renchanteur ne mangua pas de tracer des cercles myftérieux, avec A iv  8 l'ENCH ANTEUS toutes !es facons & cérémonies en pareil cas uiitées ; il en tra9a un autre vis-a-vis , oü il fe mit lui-même , Iailfant un efpace au milieu pourle paffage des aöeurs. Cela fait, il fupplia la reine de ne pas dire un mot tant qu'ib feroient fur la fcène , & fur-toutde ne fepoint effrayer , quelque chofe qu'elle put voir. Cette dernière préeaution étoit affez inutile a fon égard ; car la bonne dame ne craignoit ni dieu ni diable. Après ce mot d'avis, tl lui demanda laquelle des beautés trépaffées elle fouhaitoit de voir Ia première ? Elle lui dit que, pour fuivre 1'ordre des temps, il falloit commencer par la belle Hélène. Sur quoi le négromancien , dont le vifage parut un peu changé,leur dit : Tenez-vous bien. Le chevalier Sidney , dans fon récit, avoue que, fur le point de cette opération magique , Ie cceur lui battit un peu; que lebrave Comte d'Eflex en devint pale comme un mort, mais qu'il ne parut pas la moindre petite émotion a la reine* Ce fut alors Qu'enfuite de quelques oremus, Et de quèlque autre momerie Que font gens de la confrérie, Dans les vieux contes tebattus D'efprits & de forcelleiïe, Le révérend dodteur Fauftus  Faustus. p Voyant trembler la galerie, Etnosdeux héros éperdus , Dit, criant comme une furie : Paroiflez, fille de Léda ! Et d'une prompte obéifiance, Offrez-vous a notre préfence Telle que vous étiez , quand fur le mont Ida Vénus au beau Paris j'adis vous accorda, En faveur de la préférence Dont vous fiites la récompenfe Dans le procés qu'il décida. . Après cette invocation , la belle Hélène n'eut garde de fe faire attendre ; elle parut aa bout de la galerie, fans qu'on fe fut apercu comme elle y e'toit entree. Elle étoit habillée a Ia grecque, & , fuivant les mémoires de notre auteur, fonhabitlement nedifféroitenrien de celui de nos déeffes d'opéra. Sa coiffure étoit compofée de quantité de plumesflottantesfurfa tête, & furrnontées d'une belle aigrette; des boucles de cheveux noirs lui defcendoient jufqu'a Ia ceinture par-devant, & jufques au croupion par - derrière ; fes engageantes lui battoient agréablement les genoux en marchant, & la queue, qu'elle traïnoit a Ia Iacédémoniene, avoit pour le moins quatre aunes d'un riche brocard de Corinthe. Cette figure s'arrêta quelque temps devant Ia compagnie ; & s'étant tournee face a face devers la reine, pour ea  lO L'E NCHANTEüf étre mieux obfervée, elle en prit congé aveCrun certain fourire entre-doux & hagard, & fortit par 1'autre porte. ^ Dès qu'elle difparut : Quoi ! dit Ia reine , c'eft la cette belle Hélène ? Je ne me piqué pas de beauté, pourfuivit-elfe ; mais je veux bien mourir , fi je cBangeois de figure avec elle; quand méme cela fe pourroit. Je le difois bien a votre majefté, répondit 1'enclianteur, & cependant voila juftement comme elle étoit dans fa plus grande beauté. Je trouvepourtant, dit le comte d'EfTex , qu'elle ne laiffe pas d'ayoir les yeux afTez beaux. Oui, dit le Sidney , ils font grands, noblement fendus , noirs & bnllans ; mais , après tout , fes regards difentïls quelque chofe ? Pas un mot, répondit le favori. La reine qui, ce jour-la , s'étoit fait le vifage rouge comme un coq , demanda, en parlant^ du vifage d'Hélène , comment on trouvoit fon teint de porcelaine ? De poreelaine! secria le comte; c'eft tout au plus de la faïence. Peut-être , pourfuivit elle , qu'ik etoient a Ia mode de fon temps; mais vous m'avouerez que , dans aucun fiecle , il n'a éte permis d'avoir les pieds tournés comme elle. Je ne hais pas fon habit, pourfuivit la reine, & je ne fais fi je ne le mettrai point a la mode, au lieu de ces impertinens vertugadins dont  F a u s t u s. ir les femmes ne favent que faire dans quelques occafions, & oü 1'on ne fait que faire des femmes en quelques autres. Pour Fliabit, paffe , dit le comte d'Effex : mais, ma foi, ce n'eft pas grand'chofe que la figure que nous venons de voir. Le chevalier Sidney , topant a la remarque, s'écria : O Paris! quel amour fatal Te fit dans Ilion renfermer une proie Dont nous venons de voir le piètre original? Si eet exploit d'abord te donna quelque joie , Sa préfence y fit plus de mal , Que ce grand diable de cheval Qui fit périr Fantique Troie. Cette bénigne critique fur la figure & les prétendus défauts d'Helène , étant finie, Ia reine eut envie de voir cette belle & infortunée Mariamne, dont 1'hiftoire fait une fi belle mention. L'enchanteur ne fe le fit pas dire deux fois ; mais il ne jugea pas a propos d'évoquer une princeffe qui avoit connu le vrai dieu , de la même manière qu'il avoit appelé la beauté payenne. C'eft pourquoi, s'étant tourné quatre fois vers 1'orient, trois vers le midi, deux au couchant, & une feule du cóte du feptentrion, il dit en hebreu mais d'une manière honnête : Mariamne, fille  m r'EïJ CHA NTE V b d Hyrcan, montrez-vous, & Vous pfafr, ^ •comme vous aviez coutume de I'être pendant 13 fe f des T^ernacles. A peine eut il fini qUe 1 CP°ufe «««rode parut, & sWa J£ vement jufqu'au milieu de Ia galerie, oü elle «arrcta comme avoit fait Ia première s quant a ftshabit, & fon ajuftement, ils fembloient réFndre lur toute fe perfonne u» air de no! & de dl'Snite' la rendoit refpeétable; e"eeto,tmifeèpeu prés comme on repréierneie grand facrificateur des Juifs, excepté , , f6 ,U1 ParoiflbIt Point de barbe, & qu au eu de cette tiare en croiffant que portoient i«grandsprêtre,,un voile de gaze,quipre«oitdepuis Ia tête>& qui étoit attaché vers l Cme ' train™ bien loin derrière elle. Apres s etre affez Iong-temps arrêtée devant la compagnie, elle pourfuivit fon chemin, mais fans faire la moindre honnêteté a la fiére Eli febeth. Eft.il poffib!e f dït cette re.ne - quon nelavit plus, que cette célèbre Mananne föt faite comme cela? Quoi j c'était une grande tdole pale , maigre, & férieufe? & deputs tant defiecles , elle a pafTé pour une merveille? Ma foi, dit le comte dWex.fi vois été k Ia place dHérode, je ne me ferois jama1S brouille' avec un chat fauvage comme cela, fur le refus de fes carelTes. Je lui ai  Faustus. 13 pourtant trouvé , dit Sidney , une ceftsine ■ langueur touchante dans les regards , un grand air, & quelque chofe de noble & de naturel dans toute 1'aöion. Fi ! répondit 1'autre, la grandeur de fon air eft impertinente; la grace qu'elle a dans fes manières aifées que voüS admirez , eft pleine de préfomption , & je lui trouve de 1'infolence jufques dans la taille. La reine ayantapprouvé tout cela, condamna principalement la pau vre princefïe, fur Ie mépris* & faverfion qu'elle avoit eue pour Ia perfonne de fon mari , & fur la réfiftance continueüe qu'elle avoit faite a fes plus tendres empreflemens; qu'elle avoit eu beau dire que c'étoit paree qu'il avoit égorgé toute fa familie, ce n'étoit pas une raifon pour lui refufer les droits de 1'hymen , quand il les auroit exigés vingt fois par jour, &conc!utque, pour cette feule rebellion , Hérode avoit bien fait de lui couper Ia tête. Le do&eur Faufte , pour paroïtre plus favant en tout , alïura que ce n'étoit point pour cette raifon qu'Hérode s'étoit défaitdela chafte Mariamne-, que tous les hiftoriens s'y étoient mépris; mais' qu'une certaine Salomé , fceur du roi, & maudite de dieu , avoit rapporté afon frère, qu'étant a un facrifice auprès de  »4 l'Enchanteur reine, elle 1'avoit entendue de fes propres oreilles , qui prioit bien dévotement le dieu d'Abrahem, d'Ifaac,& de Jacob, de la délivrer de fon vieux cocu de mari. Si ce traitanecdote ne fut pas cru , au moins parut-il nouveau. Un moment après , la reine ordonna qu'on fit venir Cléopltre , du même air qu'elle auroit pu demander une de fes femmes de chambre. Pas n'y manqua le favant Faufte , Et pour n'être point ennuyeux , II fit partir devant fes yeux, Un petit diablotin en pofte , Pour Ia tranfporter dans ces lieux. Peut-être ferez-vous bien aife d'apprendre la manière dont ce courrier fut dépêché > La voiei. II ne fit que prendre un grand bonnet fourré qu'il portoit; & en trois coups de baguette , l'ayant me'tamorphofé en haquene'e blanche, la plus joiie du monde , il lui rmt un bout de fa baguette dans le derrière , & après avoir foufflé dans 1'autre, Ia haquene'e partit comme un éclair, & en fept minutes, revint avec 1'illuftre Cléopatre , qui mit pied a terre au bout de la galerie. La reine comptoit bien que cette apparition dédommageroitfa curiofité du  F A U S T Ü S. jf peu de fatisfaction que les charmes tant vantésdes autreslui avoient donné. Nous allons voir ce qui enarriva. La reine d'Egypte avoit fait de grands apprêts, ayant appris, par fa monture,le fujet de fon voyage, & le peu de cas qu on avoit fait de la belle Hélène & de 1'infortunée Mariamne. Dès qu'elle parut, la galerie fut embaumée des parfums les plus précieux del'Arabie heureufe; car elle s'en étoit mis par-tout, tant a caufe qui! y avoit du 'temps qu'elle étoit morte, que pour laiflèr au moins fa mémoire en bonne odeur, en cas qu'on ne fut pas content de fa figure, après fon départ. Elle avoit Ia go.rge fort découverte; une^, attaché de rubis & de gros diamans retroufloit fes jupes beaueoup au defTus du genou gauche: ce qui n'étoit pas découvert de fa perfonne paroifToit très-diftinéiement au travers d'une gaze tranfparente , qui compofoit fon habillement. Dans eet équipage galant & léger, eüe fit, au milieu de Ia galerie, le même manége qu'avait fait avant elle les deux autres. Dès qu'elle eut le dostourné, on nemanqua pas de tomberfur fa perfonne & fur fa friperie. La reine crioit comme une poflédée , qu'on lui brülat du papier fous Ie nez , a caufe des vapeurs que 1'onguent dont cette momie s'é-  ï6" l'Ë nchanteur toitfrottéejui avoit caufées. Elie la trouva moins fupportable que Ia femme d'Hérode & h fille de Léda; ellefe moquafort de ce qu'eile «'étoit trouflée en Diane, pour montrer la plus vilame jambe du monde , & dit qu'elle auroit mieux fait de paroïtre en robe fourrée, que dansce petk habillement d'été, qui expofoit a Ia vue des tréfors qui rt'étoient faits que pout étre éternellement cachés. En effet, dit Ie Comte d'EfTex, voilé un corps plaifamment bati pour aller auflï débraillé qu'elle fait. Heft vrai qu'elle a quelque éclat, & que fa peau eft afTezblanche pour une Egyptienne; mais c'eft lapanage de toutes les rouiTes, dont elle a fans doute été l'archi-doyenne en fon temps. Le ChevaIierSidney,qui, outre'ces défauts, trouvoit qu'elleavoit trop de ventre & trop peu de derrière , s'écria: Faufte , par cette vifïon , Combien de chofes a rabattr« Dans la i j ante fiétion QueFhiftoire nous fait, a fa confufion , De lafameufe Cle'opltre! Ah i dans le combat d'Aftium , Antoine , pour elle poltron, . Devoit cent fois plutöt fe battre , Ou fê faire tenir aquatre , Que de fuivre cette guenon. Guenon  F A tT S T V S. ij , Guenon tant qu'il vous plaira, dit le doeteur; voila pourtant celle qui mit dans fes fers le héros qui s'étoit rendu makredu monde, & c'eft cette méme guenon qui tourna la téte a eet autre héros que vous venez de dire. Mais-, madame, dk-il a ia reine , puifque ces fameufes étrangeres ne font pas de votre goüt, n'en cherclions plus hors de vos états. L'Angleterre, qui a toujours été en pofïeffion de produire des beautés parfaites, comme nous le vo.yons par votre majefté, nous fournira peut-être un öbjet plus digne de votre attention , dans lapparition de Ia belle & maiheureufe Rofemonde. Votre grandeur, qui fait tout, n'en ignore apparemment pas 1'hifioire. J'en ai quelque idee, dit-elle; mais comme mes grandes occupations 1'ont prefque effacée de ma mémoire, je ne ferai pas fachée qu'on 1'y ratrace par une petite répétition de fes aventures. _ I'1 n7 a pas encore trois jours , dit Ie chevalier Sidney , que je lifois eet endrok de la vie d'Henri fecond, un de vos plus illuftres prédéceffeurs. Ce grand roi avoit ie cceur du monde Ie plus tendre, mais rien moins que fcrupuleux fur 1'inconftance. Cependant il y avoit quelques années qu'une certaine Jeanne Shoaren e'toit enpaifible poffeflion : elle avoit E  18 l'E nchanteür de Ia beauté; mais il s'en falloit bien qu'elle en eüt aflez pour fixer une légereté comme Iafienne, fi le diable ne s'en étoit mêléj car, en ces temps-la , tout le monde tenoit pouc conftant que c'étoit par fortilège & pure magie qu'elle s'étoit fait aimer, & qu'elle confervoit fa conquête. C'eft a Fauftus a nous dire ce qu'il en penfe, lui qui eft verfé dans ces innocentes petites rubriques. Quoi qu'il en foit , voici comme 1'enchantement de dame Jeanne fe rompit, fi tant eft qu'il y en ait eu a fon fair. Le roi s'étant un jour égaré a la chalïe dans une vafte forêc, fit tant, en tournoyant & retournoyant' de cöté & d'autre , qu'il fe trouva au bout d'un ruiffeau dont 1'eau étoit belle & claire ; il en fuivit quelque temps le cours , & ctla le mena dans un endroit oü Ie ruiffeau, s'élargiiïant, faifoit une efpèce de baffin, bordé d'un gazon vert & frais , ombragé de grands arbres extrérnement touffus. Or comme ces fortes d'endroits font d'ordinaire les fcènes degpuelque aventure, celle qui lui arriva fut de trouver d'abord des habits de femme au pied d'un de ces arbres, ce qui 1'obligea de mettre pied a terre , avec quelque émotion '3 & s'étant avancé trois ou quatre pas, il  F A Ü S T V S. lp Vu les perfonnes a qui ces habits appartenoient; c'étoient deux rtymphes qui étoient jufqu'au cou dans cette fontaine, & qui pouflè•rent en mêrne temps deux cris des plus aigus » voyant un homme de cette apparence qui venoit droit h elles* Le vifage de Ia plus jeune ie frappa d'un fi grand éton.nemertt , qu'il en demèura quelque temps immobile , & parut tout e'perdu : il ne prit pas garde a 1'autre , quoiqu'ellefutfortie de I'eau comme uneétour* die, pour courir a fes habits. Sa compagne, qui avoit bien autant de peur, & qui n'avoit pas été moin's furprife qu'elle, ne jugea pas a. propos de 1'imiter.ElIe étoit fort embarraQe'e: mais voyant qüe Ie Roi ne 1'étoit pas moins, elle fe raflura un peu , & lui dit que comme tout ce qui paroiffoit en fa perfonne lui faifoit Juger qu'il avoit été armé chevalier elle le fupplioit de lui accorder un don 5 c'étoit Ia grande manière en ces temps-la. Ainfi , Je rot qui lui avoit déja donné fa perfonne, fa Iiberté, fon cceur & fon ame, jura qu'il ne lui refufetoit rien de ce qu'elle lui feroitl'honneqrde lui demander, quand ce feröit la moitié de fon royaume. Ace mot, la belle treflaillit, & penfa fe lever pourlui faire la révérence; mais fuppriïïiant ce premier mouvement que le refpeét & Bii  so ï-'Enchanteur le de voir, lui avoient infpiré, la grace qu'elW lui demanda, fut d'avoir la bonté de fe retirer, jufqu'a ce qu'elle fut fortie de l'eau,& qu'elle eüt repris fes habits. II obéit comme un enfant, quoique dans ces fort es d'occafions, ilfüt d'ordinaire aventureux; mais le pauvre prlnce l'aimoit déjè a la fureur. II n'en faut pas davantage pour que 1'homme du monde le plus délibéré devienne plus foumis & plus timide qu'une pucélle auprès de 1'objet aimé. 11 fe retira donc ; mais ce ne fut pas avec intention de tenir tout a fait fa parole. Dès qu'il fe vit couvert de quelques buiffons, il donna un coup de fouet a fon cheval, qui fe mit a galoper par le bois, & fa majefté fe mit a quatre pattes, & s'étant traïnée vers 1'endroit d'oii il venoit , il écartcit doucement les branches qui lui fermoient la vue de la fontaine, juftement comme la belle inconnue en fortoit, fans aucune précaution, & fans fe douter de cette fupercherie de Ia part d'un chevalier errant, qui de plus étoit roi. Dieu fait fi Ie prince, qui étoit devenu éperdument amoureux, a ne lui voir, pour ainfi dire, que le bout du nez, trouva de quoi achever de s'enflammer dans la contemplation de tout le refte. L'hiftoire dit, que quoiqu'il fut a quatre pattes, il yauroit bien  F A ü S T U 3. SI fefté trois jours fans boire ni manger ,tantles objets lui plaifoient; mais on ne lui en donna pas le temps. La nymphe fut s'habiller, & fon nouvel adorateur, après un petit détour, fe préfenta devant elle. La première chofe qu'il fit, ce fut de fe jeter a fes pieds, pour lui jurer .qu'il 1'adoroit, fans s'informer qui elle étoit» La furprife, le refpeét, Pémotion & la rougeur, qui s'étoient emparés tout a la fois de la charmante étrangère, auroient fans doute déforienté les appas de toute autre; mais les fiens n'en firent que croïtre & embellir: fi bien que le pauvre roi... Chevalier, dit la reine, abrégeons , s'il vous plaït. Tant qu'il vous plaira , madame, reprit-il. On entendit un grand bruit de chevaux ; c etoient les gens de Ia fuite du roi, qui, 1'ayantcherché pendant une grofle demi-heure, lui ramenoient fon cheval par Ia bride. II remonta deflus, après avoir appris que fa nouvelle divinité s'appeloit Rofemonde, fille d'un baron dont Ie chateau n'étoit qua cinquante pas de cette forêt. II revint tout rêveur& tout refroidipourfa maïtrefTe Jeanne. Elle s'en apergut bientót; il ne s'en mit guère en peine: il alloit plus fouvent a la chaife,& en revenoit toujours plus refroidi pour elle. Gela fit naïtre les foupcons, & les foupcons 3iij  r' E n c h a n t e u r mirent force efpions en campagne, un defquels 1'informa qu'on avoit trouvé le roi a deux genoux devant une jeune perfonne belle comme un ange , le jour qu'il s'étoit égaré; & que toutes les chafles qu'il avoit faites depuis , n'avoient été qu a fon intention. A cette découyerte , la dame Jeanne , qui, fauf le refpeét de votre majefté, étoit la plus méchante carogne de 1'univers, jeta feu & flammes, gourmands le ro.i, comme elle auroit fait fon laquais; & comme elïe avoit un afcendant diabolique fur fon efprit, elle 1'obligea, par fes menaces & fes vacarmes , de confentir , comme un grand benêt qu'il étoit, qu'on enlevat la pauvre Rofemonde , & qu'on 1'enfermat dans un vieux chateau , au milieu d'un défert, qui s'appelle encore de nos jours la prifon de Rofemonde. Ce fut dans cette prifon , qu'au bout de quelques années la déteftable Shoar fit étrangler fa rivale, pendant un voyage que le roi fui obligé de fairé en France. Voila , dit la reine, une fin bien déplorable ! Ce qu'il y.eut de plus trifte , dit 1'enchanteur, c'eft qu'elle fut enlevée , & qu'elle mourut, fans que ce roi fi paflionné eüt jamais mis d'autre fin a une aventure qui avoit eu de fi ten*' dres commencemens. La bonne Elifabetb, après.  F A U S T V S. 23 un certain branlement de tête & un petit fourire d'incrédulité, témoigna beaucoup d'impatience de voir celle dont on venoit d'abréger rhiftoire.il y a, dit Fauftus, un inftinct fe> cret dans eet empreffement, puifque , fuivant Ia tradition & quelques mémoires de ces vieux temps, Ia belle Rofemonde avoit beaucoup de .votre air , & refTembloit paffablement a votre majeflé, quoique ce fut en laid, comme on peut croire. Voyons-la , dit Ia Reine. Mais dès qu'elle paroitra , chevalier Sidney, je vous ordonne de 1'obferver avec la dernière .exactitude, afin que fi nous trouvons qu'elle .en vaille la peine, vous en puiffie'. faire une defcription reflemblante. Cet ordre donné, & quelques petites conjurations finies, comme 1'endroit oü la belle étoit enterrée n'étoit qua trente lieues de Londres , elle parut au bout .d'un moment. Dès la porte de Ia galerie , fon air & fa figure plurent extrêmement. A mefure qu'elle avangoit , fes attraits fembloient briller d'une nouvelle lumière; & fi-töt qu'elle fut a portee detre mieux examinée, 1'approbation de la compagnie parut a certains airs de plaifir & d'admiration que chacun témoignoit en Ia regardant, & chacun fembloit approuver en foi-même Ie goüt .d'Henri.fecond pour elle, en B iv  M l'Enchantetxrdéteftant la foiblefle dont il 1'avoit ïmmóUéè Le doéteur ne lui avoit point donné d'autre habit que celui qu'elle avoit repris en fortarrt du bain: ce n'étoit que des comettes unies , rattachées au haut de fa tête , une robe de chambre de taffetas, un jupon de toile jaune aiïez court, & légèrement brodé de foie. C'étoit pourtant dans eet extreme négligé qu'elle effacoit 1'éclat du jour au gré des fpe&ateurs. Elle s'arrèta beaucoup plus long temps devant euxque n'avoient fait les autres;& comme li elle avoit fu les ordres qu'on avoit donnés au Chevalier, elle fe tourna deux ou trois fois vers lui, en le regardant affez agréablementOn eut dit qu'a chacun de ces regards ,!e cceur lui fondoit dans 1'eftomac, tant iï en avoit fa mine niaife & déconfite. II fallut enfin qu'elfë prït congé de la compagnie ; & dès qu'elle fut fortie: Mon dieu, s'écria la reine, la joliecréature ! Non, je n'ai rien vu de ma vie qui plaife tant. Quefte taille ! quelle nobleffe d'air fans affotration! & quel éclat fans artifice ! Et Fon me viendra dire que je lui relTemble.! Qu'en dates-voüs , comte ? pourfuivit-elle. I! étoit alors fi penfif, qu'il ne lui répondit rien tout haut; mais ii difoit a part foi : Plüt a dieu,Eabet, ma reine & ma mattreue; jen  F A V S T ü S; 2f donneroïs le meüleur cheval de mon écurie, quand ce ne feroit qu'en laid que tu lui reflemblerois! & puis il lui dit tout haut : Si,vous lui relfemblez ! Votre majefté n'auroit qu'a faire un tour de galerie en robe de chambre flottante & en jupon brode de foie; & li notre forcier lui-même ne s'y méprenoit, tenez-moi pour un faquin. Pendant toutes ces fadeurs, & quantité de misères de cette nature, dont le favori flattoit la vanité de la bonne dame, le poëte Sidney, un crayon a la main, achevoit de mettre au net le portrait de la belle Rofemonde. Dès qu'il y eut mis la dernière main, ïl eüt ordre d'en faire la lecïure, & voici par oü il commenga: Allons, mes vers, obéilTons, Puifque ma reine me 1'ordonne ; Et du plus beau de nos crayons, tracons & 1'air & la perfonne D'un objet dont 1'éclat de mille feux rayonne. Et qui du dien des vers mérite les chanfons. Loin d'ici, flatteufé impofture, De fiftions , de faux brillans, Dont on embellit la peinture , Quand les objets font indigens! Pour mettre a fin mon aventure , D'une main & fidelle & sïire , Peignons l'original fans fard & fans. encens i  26 i'Ekchantiur II fuffira des ornemens Que fournit 1'aimable nature. II faut, en tracant la beauté Delaclivine Rofemonde, Dans le plus beau portrait du monde , N'employer que lavérité. Voila parler en honnête homme,&qui, pour un faifeur de vers & de romans , femble avoir quelque confcience. Voici comme il pourfuit dans le de'tail des charmes qu'il décrit. De graces & d'attraitsun brillant alTembla?e Accompagnoif mille agrémens Inféparables des beaux ans , De la jeunefle heureux partage E Tout plaifoit dans fon beau vifage j De Flore les tréfors naiflans Y paroiffoient en étalage , Mais purs , naturels , innocens, Et tels qu'on les voit au printemps, Quand zéphyre les secae , après un prorrpt orage* Sa bouche couronnoit 1'ouvrao-e; Elle étoit faite pour fes dents. Heureux, parmi tous les vivans , Qui j'ouiroit de 1'afrantage, Après mille & mille tourmens, D'y pouvoir offrir fon hommage ! Ses yeux n'étoient pas des plus grands j Mais ,.ciel, quel étoit le langage  F A' U S T U 'S. 27 De leurs traits vifs & féduifans! ruifque par leurs tegards les plus indifferens , Jufques au fond du cceur ils s'ouvroient un paSage 1 Rien n'étoit li beau que fon nez : D'Hébé c'étoit le nezcélefte, Et; fes deux pieds étoient tournes , De manière que pour le refte De ces attraits toujours moins nus que devinés , On n'avoit pas befoin d'un autre manifefte. Sa taille avoit de-ces appas Qu'on fent, mais qu'on n'exprime pas. La noblelle en étoit fuprême. Dans toute fa figure, & jufques dans fes pas, C'étoit un certain air digne du diadême ; Mais c'étoit de ces airs qu'on aime, Et qu'on aime jufqu'au trépas; Bref , a 1'examiner du haut jufques au bas , Belle Daphné, c'étoit vous-même Qu'on peignoit fur ce canevas, Du moins en aurois-je juré, tant la defcripi> tion vous convient , excepté pourtant la gorge , qu'on a oubliée & certainement, fi fon prenoit la liberté de vous copier , ce ne feroit pas un article a fupprimer. Cercaine forme , certain éclat , & certaine fituation dont la-nature a douéle peu que vous en laifr fez voir , offriroient d'aflez agréables idéés, k mettre en profe ou en vers, fans la moindre exagération, pour rendre la chofe plus tou-  L'E N C H A N T E tf g chante. Je ne fuis guère plus content de c<* qu'il dit de la bouche de fon original. On dirouque c'eft celle de quelque fibylle , tant il cra,nt d'y toucher! I\ eft bien vra; que dire quelle eft faite pour aüortir les plus belles dentsdu monde, c'eft quelque chofe; mais ce netoit pas afrez;-& s'il avoit eu connoüTance de Ia vötre, il auroit dépeint en vers auffi gracieux vos levres fraïches & vermeilles; il auroit ditqu'autour de ces levres, quand il vous plaït de fourire , le ciel a placé certains agrémens qu'il oublie, ou qu'il nefe donne pas la peine de placer autour des autres. ""Revenons a nefae galerie. On y délibéroit fur Ie choix de 1'apparition qui devoit fuccéder a ceile de Rofemonde. L'enchanteur fut d'avis de ne plus fortir d'Angleterre, pour chercher des beautés de réputatior*, & propofa cette célèbre comtefïe de Saüfbury, qui avoit donnélieu a 1'inftitution de 1'ordre de la jarretière , comme une certaine beauté flarnande avoit été caufe de celui de la toifon d'or. On trouva Ia propofition bien imaginée; mais la reine dit, qu'avant toutes chofes eHe vouloit voir encore une fois fa chère Rofemonde. Le doéteur s'en défendit fort & ferme . en difarrt flue la chofe n'étoit guère praticable dans 1'or-  F A ü S T U S. 2j> dredes conjurations, outre que Ia rétrogradation des fantömes irritoit les puiflances foumifes a fes premiers enchantemens. Mais il euc beau dire , on crut qu'il ne faifoit ces facons que pour fe faire valoir , & la reine lui paria d'un ton fi férieux , qu'il fut obligé de s'y rendre. II aflura pourtant que fi Rofemonde faifoit tant que de revenir, ce ne feroit ni pac oü elle étoit entree , ni par oü elle étoit fortie la première fois, & que chacun prit garde a foi, car il ne répondroit plus de rien. La reine, comme on a dit, ne favoit ce que c'étoit que la peur, & nos deux meffieurs étoient un peu aguerris fur les apparitions. Ainfi, les paroles du docleur ne leur causèrent pas grande émotion; cependant il avoit commencé. Jamais conjuration ne lui avoit donné tant de peine,- car, après avoir marmoté quelque temps, en faifant desgrimaces & des contorfions qui n'étoientni belles, nihonnêtes, il mit fon livre a terre au milieu de la galerie, en fit trois fois le tour a cloche-pied ; enfuite de quoi il fit 1'arbre fourchu contre la muraille , la tête en bas & les jambes en haut: mais voyant que rien ne paroiffoit, il eut recours au dernier & au plus puiffcnt de fes preftiges , ce fut de faire trois fauts en arrière, le petit doigt de la main droite  $ö l'Enchanteur dans 1'oreille gauche , & de fe donncr trois cla* ques fur les feffes , en criant trois fois , Rofemonde, a pleine téte. A la dernière de ces claques magiques, un vent foudain ouvrit avec impétuofité la fenêtre d'une grande croifée par oü Ia charmante Rofemonde mit pied a terre au milieu de la galerie, comme fi elle ne fut defcendue que d'une berline. Le docteur étoit tout en eau ; & pendant qu'il s'elTuyoit, Ia reine qui Ia trouva incomparablement plus aimable qu'a fon premier voyage, laifTa, pour le coup , endormir fa prudence ordinaire par un tranfport d'empreifement , & fortït de fon cercle , les bras ouverts , auffi étourdiment qu'auroit pu faire la dame a la piece jaune, en s'écriant: ah, ma chère Rofemonde ! Dès qu'elle eut laché la p3ro!e, un violent éclat de tonnerre ébranla tout !e palais , une vapeur épaiffe Sc noireemplit la galerie , 8< plufieurs petits éclairs nouveaux-nés ferpentoient a droite & a gauche au tour de leurs oreilles , & faifoient tranfir les fpeftateur's. L'obfcurité s'étant enfin diffipée petit i petit, on vit le magicien Fauftus , les quatre fers en Fair, écumant comme un fangüer , fon bonnet d'un cöté, fa baguette de 1'autre , & fon alcoran *magique entre les jambes. Perfonne , dans cette aventure, n'en fut quitte pour la peur.  F A U S T TJ S. ü, Les éclairs redoubloient avec vivacité ; le comte d'EITex en avoit perdu le fourcil droit, Sidney Ia mouftache gauche. On ne fait s'il en coüta quelque chofe a la reine; mais notre auteur dit, dans fes mémoires , que la fraife de fa majefté fentoit le foufre, & le bas de fon vertugadin Ie rhTolé, que c'étoit une pitié d'en approcher. Vous jugez bien, charmante Daphné , qu'après une telle déroute parmi nos curieux, le défir de voir la comteffe de Salifbury futremisa un autre jour; je ne trouve pas même , dans les mémoires du chevalier Sidney , qu'il en ait jamais été queftion depuis. Jemefktte, demon cöté, que cetre longue rapfodie vous aura tellement excédée, que vous ne vous aviferez plus de me prier de mon déshonneur , en m'obligeant a retomber dans ces fortes derécits. Ainfi chantoit par nos vallons, Par nos bois, & par nos prairies, Ou bien fur les nves fleuries De quelque onde des environs, Un certain berger fans moutons, S'oc'cupant de fes rêveries , Ou décrivantdans feschanfons, Sans y mêler de flatteries , De vrais appas fous de faux noms. Mais c'en eft fait; & ce langage, Dont il fut parfois enchanter  .32 l'Enchanteur, &C Quelques bergères du village, Du temps qu'il aimoit a chanter , Ne lui paroit qu'un fot ramage , Qui n'a plus de quoi le tenter. Adieu , dit—il, célèbre rive, Od tant de fois mes chalumeaux Accompagnoient ma voix plaintive, Lorfque je racontois mes maux Au cours de votre eau fugitive. Adieu vous dis, célèbre rive; Je vous confacre mes pipeaux. LE DIABLE  LE DIABLE AMOUREUX, NOUVELLE E SP AG NOL E; Par M. Cazott e. C   LE DIABLE A M O U R E U X, NOUVELLE ESPAGNOLE. J'étois a vingt-cinq ans capitaine aux gardes du roi de Naples : nous vivions beaucoup entre camarades, & comme de jeunes gens, c'eli-a-dire, des femmes, du jeu, tant que Ia bourfe pouvoit y fuffire, & nous philofophions dans nos quartiers, quand nous n'avions plus d'autfe refTource. Un.foir, après nous être épuife's en raifonnemens de toute efpèceautour d'un très-petit flacon de vin de Chypre& de quelques marrons fecs, le difcours tomba fur la cabale & les cabaliftes. Un d'entre nous prétendoit que c'étoit une fcience réelle , & dont les opérations étoient süres ; quatre des plus jeunes lui foutenoient que c'étoit un amas d'abfurdités , une fource Cij  36* LeDiabee de friponneries , propre a tromper les gens erédules & amufer les enfans. Le plus agé d'entre nous, flamand d'originej' fumoit fa pipe d'un air diftrait, & ne difoit mot. Son air froid & fa diftraftion me faifoient fpectacle a travers ce charivari difcordant qui nous étourdiflbit, & m'empêchoit de prendre part a une converfation trop peu réglée pour qu'elle eüt de 1'intéret pouc möi. Nous étions dans la chambre du fumeur; la nuit s'avancoit : on fe fépara , & nous 'demeurames feuls, notre ancien & moi. ii continua de fumer flegmatiquement; ja demeurai les coudes appuyés fur la table, fans rien dire. Enfin mon homme rompit 1q filence. Jeune homme , me dit-il 3 vous venez d'entendre beaucoup debruit; pourquoi vousêtesvous tiré de la mêlee? C'eft, lui répondis-je, que j'aime mieuxme taire , que d'approuver ou blamerce que je ne connois pas : je ne fais pas mêmece que veut dire Ie mot de cabale. II a plulieurs fignifications , me dit-il: mais ce n'eft point d'elles dont il s'agit, c'eft de la chofe. Croyez-vous qu'il puiffe exifter une fcience qui enfeigne a transformer les    'A M Ö U S E ü t 37 metaux, & a réduire les efprits fous notrs. obéiflance ?... Je neconnois rien des efprits, a commencer par le mien , finon que je fuis sur de fon exiftence. Quant aux métaux, je fais la valeur d'un carlin au jeu, a 1'auberge & aiileurs, & ne peux rien alfurer ni nier fur 1'eflence des uns & des autres, fur les modifications & impreflions dont ils font fufceptibles. Mon jeune camarade, j'aime beaucoup votre' ignorance , elle vaut bien Ia doéirine des autres: au moins vous n'êtes pas dans 1'erreur , & fi vous n'êtes pas inftruit, vous êtes fufceptible del'être. Votre naturel, la frauchife de votre caraótère , Ia droiture de votre efprit me plaifent: je fais quelque chofe de plus que Ie commun des hommes; jurez-moi ie plus grand fecret fur votre parole d'honneur, promettez de vousconduire avec prudence , & vous ferez mon écolier. L'ouverture que vous me faites, mon cher Soberano, m'eft très-agréable. Lacuriofite'eft ma plus forte pafficn. Je vous avouerai que naturellement j'ai peu d'empreffement pour nos connoiflances ordinaires ; elles m'ont tou^ jours femble' trop bornées , & j'ai devine' cette fphère éleve'edans Iaquelle vous voulez m'aider $ m elancer : mais quelle eft la première clef Gin  38 Le Diable de la fcience dont vous parlez f Selon ce que difoient nos camarades en difputant, ce font les efprits eux-mèmes qui nous inftruifent; peut-on fe lier avec eux ? Vous ave2 dit lemot, Alvare; on n'apprendroit rien de foi-même; quant a la poffibilité de nos liaifons, je vais vous en donner une preuve fans réplique. Comme il finiffok ce mot, il achevoit fa. pipe.il frappe trois coups pour faire fortirle peu de cendres qui reftoit au fond , les pofe fur la table affez prés de moi. II élève la voix: Calderon , dit-il, venez chercfier ma pipe j allumez-la, & rapportez-la moi. II finiflbit a peine le commandement, je vois difparoitre la pipe, & avant que j'euffe pu raifonner fur les moyens , ni demander quel étoit ce Calderon chargé de fes ordres, la pipe allu mee etoitde retour; & mon interlocuteuc avoit repris fon occupation. II la continua quelque temps , moins pour favourer le tabac, que pour jouir de la furprife qu'il m'occafionnok ; puis fe levant, il dit i Je prends la garde au jour, il faut que je repofe. AUez vous coucher; foyez fage, & nous nous reverrons. Je me retirai plein de curiofité & affamé d'idées nouvelles dont je me promettois de  'A M O ü R E ü X. 59 4toe remplir bientöt par le fecours de Soberano. Je le vis le lendemain , les jours fuivans; je n'eus plus d*autre paflion , je devins fon ombre. Je lui faifois mille queftions; il éludoit les «nes, & répondoit aux autres d'un ton d'oracle. Enfin je le preflai fur'Partiele de la religion de fes pareils. C'eft, me répondit il, la religion naturelle. Nous entrames dans quelques détails; fes décifions cadroient plus avec mes penchans qu'avec mes principes ; mais je voulois venir a mon but» & ne devois pas le contrarier. Vous commandez aux efprits, lui difois-je ; je veux, comme vous, être en commerce avec «ux: je le veux, je le veux. Vous êtes vif, camarade, vous n'avezpas fubi votre temps d'épreuve; vous n'avez rempli aucune des conditions fous lefquelles on peut aborder fans crainte a.cette fublime tathégorie.... Eh ! me faut-il bien du temps f .. Peut-être deux ans.... J'abandonne ce projet, m'écriaije; je mourrois d'impatience dans 1'intervalle. [Vous êtes cruel, Soberano ; vous ne pouvez toncevoir la vivacité du défir que vous avez fait naitre en moi; il me brüle.... Jeune homme, je vous croyois plus de piv  %0 L e Diable prudence, vous me faites trembler pour vous & pour moi. Quoi ! vous vous expoferiez a évoquer des efprits fans aucune des préparations...? : Eh ! que pourroit-il men arrïver) ... Je ne dis pas qu'il dik abfolument.vous en arriver du mal; s'ils ont du pouvoir fur nous, c'eft notre foiblefte, notre pufillanimité qui teleur donne : dans Ie fond , nous fommes nés pour les commander Ah ! je les comman- derai.... Oui, vous avez le cceur chaud , mais fi vous perdez la tête , s'ils vous effrayent a certain point ?.. .. S'il ne tient qu'a ne les pas craindre , je les mets au pis pour m'effrayer .... Quoi! quand vous verriez le diable?.... Je tirerois les oreilles au grand diable d'enfer , Bravo ! Si vous êtes fi sur de vous, vous pouvez vous rifquer, & je vous promets mon affiftance. Vendredi prochain je vous donne a diner avec deux des nötres , & nous mettrons 1'aventure a fin. Nous n etions qu'a mardi: jamais rendezvöus galant ne fut attendu avec tant d'impatience. Le terme arrivé enfin ; je trouve chez mon camarade deux hommes d'une phyfiono, mie peu prévenante : nous dïnons. La conver-. fation roule. fur des chofes indiiférentes,. ,  'A M O U R E U T. 41 Après diner, on propofe une promenade a pied vers les ruines de Portici. Nous fommes en route , nous arrivons. Ces reftes des monumens les plus auguftes, écroulés , brifés, épars, couverts de ronces , portent a mon imagination des idees qui ne m'étoient pas ordinaires. Yoila , difois-je, Ie pouvoir du temps fur les ouvrages de Forgueil & de I'induftrie des hommes. Nous avancons dans les ruines, & enfin nous fommes parvenus , prefque a tatons, a travers ces débris, dans un lieu fi obfcur, qu'aucune lumière extérieure n'y pouvoit pénétrer. Mon camarade me conduifoit par le bras; il celfe de marcher & je m'arrête. Alors un de la compagnie bat le fulil & allume une bougie. Le féjour oü nous étions s'éclaire, quoique foiblement, & je découvre que nous fommes {bus une voute alfez bien confervée , de vingtcinq pieds en carré a peu prés, & ayant quatre iffues. Nous obfervions le plus parfait filence.' Mon camarade , a J'aide d'un rofeau qui lui fervoit d'appui dans fa marche, tracé un cercle autour de lui fur le fable léger dont le terrein étoit couvert, & en fort après y avoir defiiné quelques caractères. Entrez dans ce penthacle, mon brave, me dit-il, & n'en fortez au'i bonnes enfeignes... c  *2 £e Diable Expliquez-vous mieux, a quelles enfeignes en dois-je fortir ?.... Quand tout vous fera foumis; mais avant ce temps , fi Ja frayeur vous faifoit faire une faufïe démarche, vous pournez courirles rifques les plus grands. AJors il me donne'une formule d'évocation courte, preflante, mêlee de quelques mots que je n'oublierai jamais. Récitez , me dit-il ft cette conjuration avec fermeté, & appelez enfiute a trois fois claireraept Bédtfbut, & fur-toutn'oubliez pas ce que vous avez promis ce faire. ■ Je me rappelai que je m'étois vanté de lui tirer les oreilles. Je tiendrai parole , lui dis-je, ne voulant pas en avoir le démenti. Nous vous fouhaitons bien du fuccès, me dit-il j quand yous aurez fini, vous nous avertirez. Vous etes diredement vis-a-vis de la porte par laquellevous devez fortir pour nous rejoindre. Ils fe retirent. Jamais fanfaron ne fe trouva dans une crife plus délicate: je fus au moment de les rappeler j maïs ,J y avoi£ trop a rougir pour moi; c'étoit «tailleurs renoncer a toutes mes efpérances. Je me raffermis fur la place oü j'étois, & tins un moment confeil. On a voulu m'effrayer, dis-je; on veut voir fi je fuis pufillanime. Lel gens qui m'éprouvent, font a deux pas d'ici, Sc  A M O U E E ü X. 4J ala fuite de mon évocation, je dois m'atiendre a quelque tentative de leur part pour m'épouvanter. Tenons bon; tournonsla raillerie contre les mauvais plaifans. Cette délibération fut afTez courte , quoiqu'un" peu troublée par le ramage des' hiboux & des chats-huants qui habitoient les environs & même l'intérieur de ma caverne. Un peu raöuré par mes réflexions, je me rafleois fur mes reins, je me picte; je prononce 1'évocation d'une voixclaire & foutenue , Sc en groffilTant Ie fon, j'appelle a trois reprifes & a très-courts in tervalles, Béd^êbut. Un friflon couroit dans toutes mes veines , & mes cheveux fe hérifloient fur ma tête. A peine avois-je fini, une fenêtre s'ouvre h deux battans,, vis-a vis de moi, au haut de la voute: un torrent de lumière plus éblouiffante que celle du jour fond par cette ouverture j une tête de chameau horrible, autant par fa groffeur que par fa forme , fe préfente a la fenêtre, fur-tout elle avoit des oreilles démefurées. L'odieux fantöme ouvre la gueule , & d'un ton aflbrti au refte de 1'appaïition, me répond: Che vuoi ? Xoutes les voütes, tous les caveaux des  44 IeDiabeë environs retentiflènt a 1'envi du terrible Che vuoi ? Je ne faurois peindre ma fituation ; je ne faurois dire quifoutint mon courage & m'empêcha de tomber en de'faillance , a 1'afpeér de ce tableau, au bruit plus effrayant encore qui retentifibit a mes oreilles. Jefentis la ne'ceffité de rappeler mes forces: une fueur froide alloit les diffiper: je fis un effort fur moi. II faut que notre ame foit bien vafte, & ait un prodigieux reffort; une multitude de fentimens, d'ide'es, de re'flexions touchent mon cceur, pafTent dans mon efprit» & font leur impreflion toutes a la fois. La révolution s'opère, je me rends maïtre de ma terreur. Je fixe hardiment le fpeéère. Que prétends-tu toi-même, téméraire , en te montrant fous cette forme hideufe 1 Le fantöme balance un moment: Tu m'as demandé, dit-il d'un ton de voix plus bas.... L'efclave, lui dis-je , cherche-t-il l elfrayer fon maitre? Si tu viens recevoir mes ordres, prends une forme eonvenable & un ton föumis. Maitre, me dit le fantóme , fous quelle forme me préfenterai - je pour vous étre agréable ? La première ide'e qui me vint a la tête étant  A • M O U R E ü X. 4J: celle d'un chien; viens, lui dis-je, fous h figure dün épagneuj. A peine avois-je donné Fordre, Pépouvantable chameau allonge Ie cou de feize pieds de longeur, baiffe la tête jufqu'au milieu du falon, & vomit un épagneul blanc, a foies fines- & brillantes, les oreilles trainantes jufqu'a terre. La fenêtre s'eft refermée, toute autre vifion a difparu , & il ne refte fous la voute, fuflSfamment éclairée, que le chien & moi. II tournöit tout au tour du cercle en remuant la queue, & faifant des courbettes. Maitre, me dit-il, je voudrois bien vous lécher 1'extrémité des pieds; mais le cercle redoutable qui vous environne, merepouffe. Ma confiance étoit montée jufqu'a Paudace : je fors du cercle ; je tends Ie pied , Ie chien le lèche ; je fais un mouvement pour lui tirer les oreilles, il fe couche fur le dos , comme pour me demander grace ; je vis que c'étoit une petite femelle. Leve-toi, lui dis-je , je te pardonne: tu vois que j'ai compagnie; ces Meffieurs attendent a quelque diftance d'ici; la promenade a dü les' alïèrer, je veux leur donner une col'ation ; il faut des fruits , des conferves, des glacés, des vins de Grèce ; que cela foit bien entendu; éclaire & décore la falie fans fafte, mais proprement. Vers la  46 Le Diable fin de Ia collation, tu viendras en virtuofe du premier talent, & tu porteras une harpe: je t'avertirai quand tu devras paroitre. Prends garde a bien jouer ton röle; mets de I'expreffion dans ton chant, de la décence, de la retenuedans ton maintien.. .. J'obéirai, maïtre, mais fous quelle condition ?.,. Sous celle d'obéir, efclave. Obéis fans réplique, ou.... Vous ne me connoiffez pas, maitre, vous me traiteriez avec moins de rigueur; j'y mettrois peut-être 1'unique condition de vous défarmer & de vous plaire. Le chien avoit a peine fini, qu'en tournant furie talon ,je vois mes ordres s'exécuter plus promptement qu'une décoration ne s'élève k 1'opéra. Les niurs de la voute, ci-devant noirs^ humides, couverts de. moufle , prenoient une teinte douce, des formes agréables ; c'étoit un falon de marbre jafpé.. L'architefture préfentoit un cintre fbutenu par des colonnes; huit girandoles de criftaux, contenant chacune'trois bougies, y répandoient une Iumière vive, egalement diftribuée. Un moment après , la table & Ie buffet s'arrangent, fe chargent de tous les apprêts de notre régal; les fruits & les confitures étoient  AMOTJREUX; 47 de 1'efpèce la plus rare, la plus favoureufe , Sc de la plus belle apparence. La porcelaine employee au fervice & fur le buffet, étoit du Japon. La petite chienne faifoit mille tours dans la falie , mille courbettes autour de moi, comme pour hater le travail, Sc me demandec fij'étois fatisfait. Fort bien , Biondetta , lui dis-je; prenez un habit de livrée, & allez dire a ces mefTieurs, qui font prés d'ici, que je lesattends, Sc quils font fervis. A peine avois-je détourué un inftant les regards, que je vois fortir un page a ma livrée, Ieftement vêtu, tenant un fiambeau allumé; peu après il revint , conduifant fur fes pas mon camarade le flamand & fes deux amis. Préparés a quelque chofe d'extraordinaire par 1'arrivée & le compliment du page , ils ne 1'étoient pas au changement qui s'étoit fait dans I'endroit oü ils m'avoient laiffé. Si je n'euffe pas eu la tête occupée, je me ferois plus amufé de leur furprife ; elle éclata par leurs cris, femanifefta par 1'altération de leurs traits & par leurs attitudes. Meflieurs , leur dis-je, vous avez fait beaucoup de chemin pour 1'amour de moi; il nous en refte a faire pour regagner Naples. J'ai penfé que ce petit régal ne vous défobli-  48 Le Diable geroit pas, & que vous voudriez bien excufer le peu de choix & le défaut d'abondance en faveur de 1'im-promptu. Mon aifance les déconcerta plus encore que le changement de la fcène & la vue de Péfêgante collationa laquelle ils fe voyoient invités. Je m'en apercus; &, réfolu de terminer. bientótune aventure /dont intérieurement je me défiois , je voulus en tirer tout le parti poflible , en forcant même la gaité , qui fait le fond de mon caradère. Je les preflai de fe mettre a tabl'e ; le page avancoit les fièges avec une promptitude merveilleufe. Nous étions affis ; j'avois rempli les verres, diftribué des fruits; ma bouche feule s'ouvroit pour parier & manger , les autres reftoient béantes. Cependant je les engageai a entamer les fruits , ma confiance les détermina : je porte Ia fanté de la plus jolie courtifane de Naples ; nous la buvons. Je patle d'un opéra nouveau , d'une improvifatrice romaine , arrivée depuis peu , & dont les talens font du bruit a la cour; je reviens fur les talens agréables, la mufique, la fculpture ; & , par occafion , je les fais convenir de la beauté de quelques marbres qui font 1'ornement du falon. Une bouteille fe vide, & eft remplacée par une meilleute. Le page fe multiplie, &  A M O U R E u XV 49 & le fervice ne languit pas un inltant. Je.jeUe 1'ceil fur lui è la dérobée , figurez-vous l'arnour en trouïïe de page : mes compagnons daventure le lorgnoient ;de leur cóté d'un & oü fe peignoir la furprife, le plaifïr, & i>i„qil;é. tude. La monotonie de cette fituatioo tne déP'ut ; je vis qu'il étoit temps de Ia rompre Biondetto , dis-je au page , la fignora Fio' rentina m'a promis de me donner un inftant • voyez fi elle neferoit point arrivée. Biondetto fort de 1'appartement» Mes hótes n'avoient point encore eu le temps de s'étonner de la bizarrerie du meffage, qu'une porte.dl, faIo„ souvre, & Fiorentina entre tenant fa harpe ; elle étoit dans un déshabillé etoié & modefte; un chapeau de voyage & un crêpe très-clair fur les yeux • elle pofe fa barpe ï cöté d'elle, fake avec aifance, avec grace. Seigneur dom Alvare, dit-elle, je n'étois pas prévenue que vous euffiez compaanie • je ne me ferois point préfentée vêtue comme je fuis; ces meffieurs voudront bien excufer une voyageufe. Elle s'affied, & nous lui offrons a 1'envi les rchefs de notre petit. feftin , auxqueJs e],e touche parcomplaiftnce. Quoi,Madame, Iyi dis-je vous ne faites que paffer par Naples? ©n ne fauroit vous y retenir ? D  y<5 Le Diable Un engagement, déja ancien, m'y forcè } feigneur: on a eu des bontés pour moi a Venife au carnaval dernier; on m'a fait promettre de revenir, & j'ai touché des arrhes; fans cela, je n'aurois pu me refuferaux avantages que m'offroit ici la cour, & a 1'efpoir de mériter les fuffrages de la noblelfe napolitaine , diftinguée par fon goüt au deffus de toute celle d'Italie. Les deux napolitains fe courbent, pour répondre a 1'éloge , faifis par la vérité de la fcène, au point de fe frotter les yeux. Je preffai la virtuofe de nous faire entendre un échantillon de fon talent. Elle étoit enrhumée, fatiguée ; elle craignoit avec juftice de décheoir dans notre opinion. Enfin elle fe détermina a exécuter un récitatif obligé, & une ariette pathétique , quiterminoientle troifième acte de 1'opéra dans Iequel elle devoit dé« buter. Elle prend fa harpe, prélude avec une petite main longuette, potelée, tout a la fois blanche & purpurine, dont les doigtsinfenfiblement arrondis par le bout, étoient terminés parun ongle dont la forme & Ia grace étoient ificoncevables; nous étions tous furpris , nous croyions étre au plus délicieux concert. La dame chante. On n'a pas, avec plus de  A M O Ü R Ë U X. ^r gofier , plus d'ame, plus d'expreffion: on na fauroit rendre plus , en chargeant moins. J'étois ému jufqu'au fond du cceur, & j'oubiioi$ prefque que j'étois Ie créateur du charme qui me raviffoit. La eantatrke rn'adreiïbit ies expreffions tendres de fon «feit & de fon chant. Le feu de les regard^percoita travers ie voile • il étoit d un pénétrant, d'une douceur inconcevable: toyeux ne m'étoient pas inconnus. Enfin, en aflemblant les traits tels que le voile me les aiflQit apescevoir, je reconnus dans Fiorentina lefnpon de Biondetto; mais 1'élégance , l'avantage de fa taille fe faifoient beaucoup plus remarquer fous 1'ajufiement de femme que ious Ihabit de page. Quand la cantatrice eut fini de chanter «ous lui donn^mes de juftes éloges. Je vouius lengagera nous exécuter une ariette vive pour nous donner lieu d'admirer la diverfité de festaIens Non3répondit-ellejjem'en acquitterms mal dans la difpofition d'ame oü je Ls • dadleurs, vous aveZ dü vous apercevoir de' 1 effort que , at fait pour vous obéir. Ma voix fe refient du voyage , elle eft voüée; vous êtes prévenu qUe je pars cette nui, C'eft un cocher d louage quI m>a conduife *7- 3 fGS °rdreS' Je vous demande en grace Dij  $2 L E D I A B r E d'agréer mes excufes , & de me permettre de me retirer. En difant cela , elle fe léve, veut emporter fa harpe. Je la lui prends des mains; & après 1'avoir reconduite jufqu'a Ia porte par. laquelle elle s'étoit introduite, je rejoins la compagnie. Jedevois avoir infpiré de la gaïté, & je voyois de la contrainte dans les regards : j'eus recours au vin de Chypre. Je 1'avois trouvé délicieux ; il m'avoit rendu mes forces, ma préfence d'efprit; je doublaila dofe; & comme 1'heure s'avangoit, je dis a mon page, qui s'étoit remis a fon pofte derrière mon fiége, d'aller faire avancer ma yoiture. Biondetto fort fur le champ, va remplir mes ordres. Vous avefcici un équipage? me dit Soberano. Oui, répliquai-je, je me fuis fait fuivre, & j'ai imaginé que fi notre partie fe prolongeoit, vous ne feriez pas fachés d'en revenir commodément. Büvons encore un coup; nous ne courrons pas les ^rifques de faire de faux pas en chemin. Ma phrafe n'étoit pas achevée, que le page rentre , fuivi de deux grands eRafiers bien tournés , fuperbement vêtus a ma livrée. Seigneur dom Alvare, me dit Biondetto, je n'ai pu faire approcher votre voiture ; elle eft au dela, mais tout auprès des débris dont ces  a m o ü a e v rf. Heux-ci font entourés. Nous nous levons, Biondetto & les eftafiers nous précédent; on marche. Comme nous ne pouvions pas aller quatre de front entre des bafes & des colonnes brifées, Soberano, qui fe trouvoit feul a cöté de moi, me ferra la main. Vous nous donnez un beau régal, ami, il vous coütera cher. Agii, répliquai-je, je fuis trés-heureux s'il vous a fait plaifir ; je vous le donne pour ce qu'il me coüte. Nous arrivons a Ia voiture; nous trouvons deux autres eftafiers , un cocher, un poftillon , une voiture de campagne a mes ordres, auffi commode qu'on eüt pu la défirer. J'en fais les honneurs, & nous prenons Iégèrement le chemin de Naples. Nous gardames quelque temps le filence ; enfin un des amis de Soberano Ie rompt. Je nevous demande point votre fecret, Alvare; mais il faut que vous ayez fait des conventions fingulières. Jamais perfonne ne fut fervi eomme vous 1'êtes ; & depuis quarante ans que je travaille, je n'ai pas obtenu Ie quart des complaifances que 1'on vient d'avoir pour vous dans une foirée. Je ne parle pas de la plus célefte vifion qu'il foit poflible d'avoir Diij  ƒ4 Le Diable tandis que 1'on afflige nos yeux, ptus fouvent que 1'on ne fonge a les réjouir. Enfin vous lavez vos affaires; vous êtes jeune ; a votre age on délire trop pour fe Iaiffer le temps de réfléchir , & on précipite fes jouiffances, Bernadillo, c'étoit le nom de eet homme, sécoutoiten parlant, & me donnóitle temps de penfer a ma réporafe. J'ignore, lui répliquai-je , par oü j'ai pu . m attirer des faveurs diftinguées •, j^augure quelles feront très-courtes , & ma confolation fera de les avoir tcutes partagées avec de bons amis. On vit que je me tenois fur laréferve , & la converfation tomba. Cependant le fitence amena la réflexion; je merappelai ce que j'avois fait & vu; je comparai les difcours de Soberano & de Bernadillo , &jeconclus que je venois de fortir du plus mauvais pas dans Iequel une curiofité vaine , & la témérité eufiént jamais engagé un homme de ma forte. Je ne manquois pas d'inftruction; j'avois été élevé jufqu'è treize ans fous les yeux de dom Bernardo Maravillas mon père, gentühomme fans reproche, &par dona Mencia mamère, la femme la plus. religieufe, laplus refpeéiable qui fut dans TEftramadure. O raa m«re ! difois je, que penferiez-vous de  A M O U R E V X. ff Votre fils, fi vous 1'aviez vu, fi vous le voyiez encore ? Maisceci ne durera pas, je m'en donne parole. Cependant la voiture arrivoit a Naples. Je reconduifis chez eux les amisde Soberano; lui & moi revïnmes a notre quartier. Le brillant de mon équipage éblouit un peu Ia garde devant laquelle nous pafsames en revue ; mais les graces de Biondetto , qui étoit fur le devant du carrofle, frappèrent encore davantage les fpectateurs. Le page congédie la voiture & la livrée, prend un flambeau de Ia main des eftafiers, & traverfe les cafernes pour me conduire a mon appartement: mon valet de ehambre , encore plus étonné que les autres, vouloit parler, pour me demander des nouvelles du nouveau train dont je venois de faire la montre. Ccn eftaffez, Carle, lui dis-je en entrant dans mon apartement; je n'ai pas befoin de vous: allez-vous repofer , je vous parlerai demain. Nous fommes feuls dans ma chambre, & Biondetto a ferme la porte fur nous; ma fituation étoit moins embarraffante au milieu de la compagnie dont je venois de me fe'parer, & de 1'endroit tumultueux que je venois de traverfer. Div  "5$ Le Diable • Voufant terminer 1'aventure , je me'recueil Jis un inftant- Je'jette les yeux f$ Ie pageles fiens font fixés vers Ia terre ; une rou-' geur lui monte fenfiblement au vifage ; fa contenance décèle de 1'embarras & beaucoup d'émotion j enfin je prends fur moi de lui parler. . Biondetto , vous m'avez bien fervi, vous avez même mis des graces a ce que vous avez fait pour moi • mais comme vous vous étiez paye' d'avance , je penfe que nous fommes tqüittes.. Dom Alvare eft trop nobfe, pour croire qu'il ait pu s'acquitter a ce prix. .. Si vous avez fait plus que vous ne me devez; fi je vous dois de refte, donnez votre ■compte; mais je ne vous re'ponds pas que vous foyez payé promptement. Le quartier courant eft mangé; je dois au jeu , & 1'auberge, au • tailleur. . . Vous pla.ifantez'hors de propós. Si je quitte le ton de plaifanterie , ce fera. pour vous prier de vous retirer; car il eft tard, & il faut que je me couche.. . Et vous me renverriez incivilement a i'heure quil.eft? Jen'aipas du m'attendre a ce traitement de la part d'un cavalier efpagnol. Vos arms fayent que jefuis venueici; vos fofdat*s  Amoureux. •vos gens m'ont vue, & ont deviné mon fexe. Si j'étois une vile courtifane, vous auriez quelque égard pour les bienféances de mon état; mais votre procédé pour moi eft flétriffant , ignominieux : il n'eft pas de femme qui n'en fut humiliée.. . Ilvousplaït donc a préfent d'être femme, pour vous concilier des égards ? Eh bien, pour vous fauverle fcandale de votre retraite , ayez pour vous le ménagement de la faire pac le trou de la ferrure. .. Quoi! férieufement, fans favoir qui je fuis... Puis-je 1'ignorer?... Vous fignorez , vous dis-je ; vous n'écoutez que vos préventions-i mais qui que je fois, je fuis a vos pieds , les larmes aux yeux ; c'eft a titre de cliënt que je vous implore. Une imprudence plus grande que Ia vötre, excufable peut - être, puifque vous en êtes 1'objet, m'a fait aujourd'hui tout braver, tout facrifier pour vous obéir , me donner a vous , & vous fuivre. J'ai révolté contre moi les paflions les plus cruelles , les plus implacables; il ne me refte de protedtion que la vötre, d'afïle que votre chambre : me la fermerez-vous, Alvare? Sera t il dit qu'un cavalier efpagnol aura traité ayec cette rigueur, cette indignité, quelqu'un qui a tout  58 Le Diable facrifiépour lui , une ame fenfible, un être foible , dénué de tout autre fecours que le fien ; en un mot , une perfonne de mon fexe ? Je reculois autant qu'il m'étoit poffibfe , pour me tirer d'embarras ; mais elle embraf foit mes genoux, & me fuivoit fur les fiens: enfin je fuis rangé contre le mur. Relevezvous, lui dis-je; vous venez, fans y penfer, de me prendre par mon ferment. Quand ma mère me donna ma première épée, elle me fit jurer fur la garde, de fervir toute ma vie les femmes , & de n'en pas défobliger une feule. Quand ce feroit ce que je penfe, que c'eft aujourd'hui... Eh bien , cruel, a quelque titre que ce foit, permetter-moi de coucher dans votre chambre. .. Jele veux, pour la rareté du fait, &mettre le comble a la bizarrerie de mon aventure. Cherchez a vous arranger de manière que je ne vous voye, ni ne vous entende: au premier mot, au premier mouvement, capables de me donner de 1'inquiétude, je groffis le fon de ma voix , pour vous demander a mon tour: thtvuoi ? Je lui tourne le dos, &m'approche demon  'AMOUREUS". yp Mi, pour me déshabiller. Vous aiderai-je? me dit-on.. . Non , je fuis militaire , & me fers moi-même. Je me couche. A travers la gaze de mon rideau , je vois le prétendu page arranger dans le coin de ma chambre une natte ufée qu'il a trouvée dans une garde-robe. II s'affied defliis , fe déshabille entièrement, s'enveloppe d'un de mes manteaux qui étoient fur un fiége, éteint fa lumière, & la fcène finit Ia pour le moment; mais elle recommenca bientöt dans mon lit, oü je ne pouvois trouver le fommeil. II fembloit que Ie portrait du page fut attaché au ciel du lit & aux quatre colonnes ; je ne voyois que lui. Je m'efforcois en vain de lier aVec eet objet raviffant 1'idée du fantöme épouvantable que j'avois vu; la première apparition fervoit a relever le charme de la dernière, Ce ehant mélodieux, que j'avois entendu fous la voüfe, ce fon de voix raviffant, ce parler qui fembloit vénir du cceur9 retentiffoient encore dans le mien , & y excitoient un frémiffement fingulier. Ah! Biondetta, difois-je, fi vous n'étieï pas un être fantaftique ! fi vous n'étiez pas ce yilain dromadaire! Mais a quel mouvement me lailfé-je empoc-  £o L eDiable ter S J'ai triomphé de la frayeur; déracinofï?! un fentiment plus dangereux. Quelle douceur puis-je enattendre? Ne tiendroit-il pas toujburs de fon origine ? Le feu de fes regards fi touchans , fi doux, eft un cruel poifon. Cette bouche fi bien formée , fi coloriée, fi fraïche, & en apparence fi naïve, ne s'ouvre que pour des impoftures. Ce cceur, fi c'en étoit un, ne s'échaufferok que pour une trahifon. Pendant que je m'abandonnois aux réflexions occafionnées par les mouvemens divers dont j'étois agité , la lune, parvenue au haut de fhémifphère & dans un ciel fans nuages, dardoit tous fes rayons dans ma chambre a travers trois grandes croifées. Je faifois des mouvemens prodigieux dans mon Ik, il n'étoit pas neuf; le bois s'écarte, & les trois planches qui foutenoient mon fommier, tombent avec fracas. Biondetta fe léve , accourtamoi avec le ton de la frayeur. Dom Alvare, quel malheur vient de vous arriver? Comme je ne la perdois pas de vue , malgré mon accident, je la vis fe lever, accourir;fa chemife étoit une chemife de page; & au pa£fage, Ia lumière de la lune ayant frappé fur fa euiffe, avoit parugagner au reflet.  A M O U R B U X. Cl Fort peu ému du mauvais état de mon lit, «jui ne m'expofoit qu'a être un peu plus mal couché , je Ie fus bien davantage de me trouver ferré dans les bras de Biondetta. II ne m'eft rien arrivé, lui dis-je ; retirezvous. Vous courez fur le carreau fans pantoufles ; vous allez vous enrhumer, retirezvous.. . Mais vous êtes mal a votre aife.... Oui,' vous m'y. mettez aöuellement; retirezvous, ou, puifque vous voulez être cachéa chez moi & prés de moi, je vous ordonnerai d'aller dormir dans cette itoile d'araignée qui eft a 1'encoignure de ma chambre. Elle nattendit pas la fin delamenace, & alla fe. coucher fur fa natte , en fanglottant tout bas. La nuit s'achève, & la fatigue prenant le deftus, me procure quelques momens defommeil. Je ne m'éveillai qu'au jour: on devine la route que prirent mes premiers regards. Je cherchai des yeux mon page» II étoit alfis, tout vêtu , a la réferve de fon pourpoint, furun petit tabouret;il avoit étalé fes cheveux , qui tomboient jufqu'a terre, en couvrant, a boucles flottantes & naturelles, fort dos & fes épaules, & même entièrement fon vifage. Nepouvant faire mieux , il démêloitfa cheyelure avec fes doigrs. Jamais peigne d'un plus  '6n Le Diable bel ivoire ne fe promena dans une plus épaïffè forêt de cheveux blonds-cendrés, leur finelfe étoit égale a toutes leurs autres perfeótionsj un petit mouvement que favois fait , ayant annoncé mon réveil, elle écarté avec fes doigts les boucles qui lui ombrageoient le vifage. Figurez-vous Paurore au printemps, fortant d'entre les vapeurs du matin avec fa rofée , fes fraïcheurs, Sc tous fes parfums. Biondetta, lui dis-je, prenez un peigne; il y en a dans le tiroir de ce bureau. Elle obéit» Bientöt, a 1'aide d'un ruban , fes cheveux font rattachés fur fa tête avec autant d'adrelfe que d'élégance. Elle prend fon pourpoint, met le comble a fon ajuftement, & s'alfied fur fon liége d'un air timide, embarraffé , inquiet, qui follicitoit vivement la compallion. S'il faut, me difois-je , que je voye dans la journée mille tableaux plus piquans les uns que les autres^ aflurément je n'y tiendraipasj amenonsle dénouement, s'il eft poffible. Je lui adrefle la parole. Le jour eft venu , Biondetta, les bienféances font remplies; vous pouyez fortir de ma chambre , fans craindre le ridicule... . Je fuis , me répond-elle , maintenant audeflus de cette frayeur; mais vos intéréts Sc les miens m'en infpirent une beaucoup plus  AMOUBEüï. 6£ fondée; ils ne permettent pas que nous nous féparions. Vous vous expliquerez; lui dis-je Jevais le faire , Alvare. Votre jeuneflè , votre imprudence vous ferment les yeux fur les pe'rils que nous avons raflèmblés autour de nous. A peine vous vis-je fous la voute , cette contenance héroïque,a 1'afped de la plus hideufe apparition s décida mon penchant. Si, me dis-je a moi-même, pour parvenir au bonheur , je dois m'unir a un mortel, prenons un corps ; il en eft temps ; voila le he'ros digne de rnoi. DuQent s'en indigner les me'prifables rivaux dont je lui fais le facrifice ; duffé-je me voir expofe'e a leur reftentiment, a leur vengeance ; que m'importe ? Aiméé d'Alvare, unie avec Alvare, eux & la nature nous feront foumis. Vous avez vu la fuite; voici les conféquences. L'envie, Ia jaloufie , Je de'pit, Ia rage me pre'parent les chatimens les plus cruels auxquels puiffe être foumis un être de mon efpece, de'gradé par fon choix ; & vous feul pouvez m'en garantir. A peine eft-il jour, & déja les délateurs font en chemin, pour vous défe'rer , comme ne'cromancien, a ce tribunal que vo.us connoiftez. Dans une heure. . . Arrêtez , m'ëcriai - je en me mettant les poings ferme's fur les yeux, vous êtes le plus  o*7 Ma tentative ne fut pas vaine, le fommeil s'emparade mes fens, & m'offrit les rêves les plus agre'ables, les plus propres a délafler mon ame des idees effrayantes & bizarres dont ellê avoit été fatigue'e. II fut d'ailleurs treslong , & ma mère, par la fuite , réfie'chilTant un jour fur mes aventures , prétendit que ret . alfoupifTement n'avoit pas été naturek Er:fins quand je m'éveiüai, j'étois fur les bords du canal fur lequel on s'tmbarque pour aller a Venife. La nuit étoit avancée ; je mé fens tirer par. la manche: c'étoit un porte-faix; il vouloit fe -charger de mes ballots. Je n'avois pas même un bonnet de nuit» Biondetta fe préfenta a une autre portière, .pour me dire que le batiment qui devoit me conduire, étoit pret. Je defcends machinalement, j'entre dans la felóuque, & retombe dans ma léthargie. Que diraije? Le lendemain matin, je me trouvai logé fur la place Saint-Marc, dans le plus bel appartement de la meilleure auberge de Venife. Je le connoiïTois.; je Ie reconnusfur Ie champ. Je vois du linge, une robede chambre aflez riche auprès de mon !it. Je foupgonnai que ce pouvoit être une atteatian Eij  ©"8 L e Diable de 1'höte chez qui j'étois arrivé dénué dd tout. Je me léve , & regarde fi je fuis Ie feul ob-t jet vivantqui foit dans la chambre;je cherchois Biondetta. Honteux de ce premier mouvement, je rendis grace a ma bonne fortune. Cet efprit & moi ne fommes donc pas inféparables ; j'en fuis délivréj & après mon imprudence , fijeneperds que ma compagnie aux gardes, je dois m'eftimer très-heureux. Courage , Alvare , continuai-je; il y a d'autres cours , d'autres fouverains que celui de Naples; ceci doit te corriger, fi tu n'es pas incorrigible , & tu te conduiras mieux. Si on refufe tes fervices, une mère tendre , 1'Eftramadure, & un patrimoine honnête te tendent les bras. Mais que te vouloit ce Iutin qui ne t'a pas quitté depuis vingt-quatre heures ? II avoit pris une figure bien féduifante. II m'a donné de 1'argent; je veux le lui rendre. Comme je parlois encore , je vois arriver mon créancier; ilm'amenoit deux domeftiques & deux gondoliers. II faut, dit-il, que voüs foyezfervi, en attendant Parrivée de Carle. Oa m'a répondu dans 1'auberge de 1'intelli-  A M O U B. E U X. 6p ■^ence & de la fidélitéde ces gens-ci, & voici les plus hardis patrons de la république. , Je fuis content de votre choix, Biondetto , •lui dis-je ; vous êtes-vous logé ici ? J'aipris, me répond le page les yeux baif•fés, dans 1'appartement même de votre excellence, la pièce la plus éloignée de celle que vous occupez , pour vous caufer le moins dembarras qu'il fera poffible. Je trouvai du ménagement, de la délicateffe dans cette attention a mettre de 1'efpacè entre elle & moi; je lui en fus gré. Au pis aller, difois-je, je ne faurois Iachaffer du vague de l'air, s'il lui plait de s'y tenir invifible pour m'obféder. Quand elle fera dans une chambre connue, je pourrai calculer ma diftance. Content de mes raifons , je donnai légèrement mon approbation a tout. Je voulois fortir pour aller chezle correfpondant de ma mère. Biondetta donna fes ordres pour ma toilette; & quand elle fut achevée , je me rendis oü j'avois deffein d'aller. Le négociant me fit un accueil dont j'eus lieu d'être furpris. II étoit a fa banque; de loia aime careffede 1'oeil, vient a moi: dom Alvare , me dit-i! , je ne vous croyois pas ici. iVous arrivez trés a propos pour m'empêcher de faire une bévue; j'allois vous envoyer deux E iij  7*5 Le Diable Jetttres & de 1'argent. Celui de mon quartier? répondis-je. Out, répliqua-t-il, & quelque chofe de plus. Voila deux cents fequins enfus s qui font arrivés ce matin. Un vieux gentiühomme , a qui jen ai donné le recu , me les a remis de la part de dona Mencia. Ne recevant pas de vos nouvelles, elle vous a cru malade , & a chargé un Efpagnol de votre connoiffance de me les remettre pour vous les faire pafier. . . Vous a-t-il dit fon nom > , , . Je 1'ai écrit dans le recu; c'eft Dom Miguel Pimientos , qui dit avoir été écuyer dans votrs maifon. Ignorant votre arrivéeici, je ne lui ai pas demandé fon adrefte. Je pris 1'argent; j'ouvrisles lettres; ma mère fe plaignoit de fa fanté, de ma négligence , &C pe parloit pas des fequins qu'elle envoyoit. Je n'en fus que plus fenfible a fes bontés. Me voyant la bourfe aufti a propos & auflï bien garnie , je revins gaiment a 1'auberge. J'eus de !a peine a trouver Biondetta dansl'efpècede logement oü elle s'étoit réfugiée; elle y entroit par un dégagement diftant de ma porte- Je m'y aventurai par hafard s & la vis courbée prés d'une fenêtre, fort occupée a yauembler & recoller les débris d'un clavecin. J-ai de 1'argent} lui dis-je, &»vausrapporfe  A M O V R E ü X. "ft Celui que vour m'avez prêté. Elle rougit, ce qui lui arrivoit toujours avant deparler: elle chercha mon obligation, me la remit, prit la fomme, & fe contenta de me dire que j'étois trop exact, & qu'elle eüt défiré jouir plus long-temps du plaifir de m'avoir obligé. Mais je vous dois encore, lui dis-je; cae vous avez payé les poftes. Elle en avoit 1'état fur la table , je 1'acquittai. Je fortois avec un fang froid apparent; elle me demanda mes ordres, je n'en eus pas a luidonner, & elle fe remit tranquillement a fon ouvrage ; elle me tournoit le dos. Je 1'obfervai quelque temps j elle fembloit très-occupée , & apportoit a fon travail autant d'adrefle que d'aótivité. Je revins rêver dans ma chambre. Voila, difois-je, le pair de ce Calderon qui allumoit la pipe a Soberano; & quoiqu'il ait fair. trèsdiftingué, il n'eft pas de meilleure maifon. S'il ne fe rend ni exigeant, ni incommode, s'il n'a pas de prétentions , pourquoi ne Ie garderois je pas; II m'aflure d'ailleurs que , pour le renvoyer , il ne faut qu'un ade de ma volonté. Pourquoi me preffer de vouloir tout a 1'heure ce que je puis vouloir a tous les inftans du jour ? On interrompit mes réflexions, en m'annongant que j'étois fervi. Eiv  7* L' e Diable Je me mis a table. Biondetta, en gi«andé livrée , étoit derrière mon fiége , attentive a prévenir mes befoins. Je n'avois pas befoinde meretourner pour Ia voir; trois glacés difpofées dans le falon répétoient tous fes mouvemens. Le diné finit, on deffert; elle fe retire; L'aubergifte monte ; la connoiOance n'étoit pas nouvelle. On étoit en carnaval; mon arrivée n'avoit rien qui dut le furprendre. II me félicita fur Paugmentation demon train, qui fuppofoitun meilieur état dans: ma fortune, & fe rabattit fur les louanges de mon page, Ie jeune homme Ie plus beau, Ie plus afFedionné s le plus doux qu'il eüt encore vu. II me de-manda fi je comptois prendre part aux plaifirs du carnaval: c'étoit mon intention. Je pris un déguifement, & montaf dans ma gondole. Je courus la place; j'allai au fpedacle, au mdotto. Je jouai; je gagnai quarante fequins, & rentrai a/fez tard , ayant cherché de la diflipation par-tout oü j'avois éru pouvoir en trouver. Mon page , un flambeau k Ia main , me recoit au bas de t'efcalier , me livre aux foins d'un valet de chambre , & fe retire , après m'avoir demandé a quelle heure j'ordonnois que 1'on entrat chez moi, A Pheure ordinaire, ré-  X M O U R E U X. 73 pondis-je, fansfavoir cequeje difois, fans penfer que perfonne n'étoit au fait de ma manière de vivre. Je me réveillai tard le lendemain , & me levai promptement; je jetai par hafard les yeux fur les lettres de ma mère , demeurées fur la lable. Digne femme ! m'écriai je , que fais-je ici? que nevais-je me mettre a 1'abri de vos fages confeils ? J'irai , ah ! j'irai $ c'eft le feu! parti qui me refte. Comme-je parlois haut , on s'apereut que j'étois éveillé: on entra chez moi, & je 'revis 1'écueil de ma raifon ; il avoit fair défintéreflé, modefte, foumis, & ne m'en parut que plus dangereux. II ni'annongoit un tailleur & des étoffes ; le marché fait, il difparut avec lui jufqu'a 1'heure du repas. Je mangeai peu, & courus me précipiter a travers le tourbillon des amufemens de la ville. Je cherchai les mafques; j'écoutai, je fis de froides plaifanteries , & terminai la fcène par I'opéra , fur-tout le jeu, jufqu'alors ma paffion favorite. Je gagnai beaucoup plus a cette feconde féance qu'a la première. Dix jours fe pafsèrent dans la même fituation de cceur & d'efprit, & a peu prés dans des diflipations femblables : je trouvai d'anciennes connoiflances, j'en fis de oouvelles. On  74 Le Diable me préfenta aux affemblées les plus diftinguéesi je fus admis aux parties des nobles dans leurs cafins. Tout alloit bien , fi ma fortune au jeu ne s'étoit pas démentie ; mais je perdis au ridotto, en une foirée, treize cents fequins que j'avois amaffés. On n'a jamais joué d'un plus grand malheur, A trois heures du matin je me retirai, mis a fee, devant cent fequins a mes connoif> fances. Mon chagrin étoit écrit dans mes regards & fur tout mon extérieur. Biondetta me parut affectie ; mais elle n'ouvrit pas la bouche. Le lendemain , je me levai tard. Je me promenois a grands pas dans' ma chambre, en frappant des pieds. On me fert, je ne mange point. Le fervice enlevé , Biondetta refte , contre fon ordinaire; elle me fixe un inftant, laiffe échapper quelques larmes. Vous avez perdu de 1'argent, dom Alvare, peut être plus que vous n'en pouvez payer..., Et quand cela feroit, oü trouverois-je le remède ?.. . Vous m'offenfez ; mes fervices font toujours a vous au même prix; mais i!s ne s'étendroient pas loin , s'ils n'alloient qu'a vous faire contraéter avec moi de ces obligations que vous vous croiriez dans la néceflité de remplir fur le champ. Trouvez bon que je prenne un fiège i  AMOUREUX. 7jje fens une émotion qui ne me permettroit pas de me foutenir debout; j'ai d'ailleurs des ehofes importantes a vous dire. Voulezvous vous ruiner ? ... Pourquoi jouez-vous avec cette fureur, puifque vous ne favez pas jou«s? .. , Tout Ie monde nefait-ilpas Iesjeux dehafard ? Quelqu'un pourroit-il me les apprendre ?. ., Oui,prudence apart, on apprend les jeux de chance , que vous appelez, mal a propos, jeux de hafard. II n'y a point de hafard dans le monde -,tout y a été & fera toujours une fuite de combinaifons néceffaires , que 1'on ne peut entendre que par Ja fcience des nombres, dont les principes font en même temps &fi abftraits & fi profonds, qu'on ne peut les faifir, fi 1'on n'eft conduit par un maïtre; mais il faut avoir fu fe le donner & fe 1'attacher. Je ne puis vous peindre cette connoilfance fublime que par une image, L'enchainement des nombres fait la cadence de 1'univers, régie ce qu'on appelle les. événemens fortuits & prétendus déterminés , les forcant, par des balanciers invifibles , atomber, chacuna leur tour, depuis ce qui fè paffe d'important dans les fphères éloignées, jufqu'aux miférables petites chances  y6 Le Diable qui vous ont aujourd'hui dépouiilé de votre argent. Cette tirade fcientifique dans une bouche enfantine , cette propolition un peu brufque de me donner un maitre, m'occafionnèrent un le'ger friffon , un peu de cette fueur froide qui m'avoit faifi fous la voute de Portici. Je fixe Biondetta qui bailfoit la vue. Je ne veux pas demaïtre, lui dis-je; jecraindrois den trop apprendre; mais efïayez de me prou-. ver qu'un gentilhommepeut favoirun peu plus que le jeu, & s'en fervir fans compromettre fon caraétère. Elle prit la thèfe, & voiei en fubftance 1'abre'gé de fa démonftration. La banque eft combinée fur Ie pied d'un profit exorbitant, qui fe renouvelle achaque taille. Si elle ne couroit pas de rifques , Ia république feroit a coup sur un vol manifefte aux particuliers. Mais les calculs que nous pouvons faire font fuppofés , & la banque a toujours beau jeu, en tenant contre une perfonne inftruite fur dix milles dupes. La conviétion fut pouiTée plus loin: on m'en- v feigna une feule combinaifon , très-fimpte en apparence. Je n'en devinai pas les principes; mais dès le foir même j'en connus 1'infaillibilitê par le fuccès»  A M O ü K È ü X. jj En öfi mot, je regagnai , en ia fuivant» tout eeque j'avois perdu, payai mes dettes deq'eu,& rendis en rentrant , a Biondetta, 1'argent qu'elle m'avoit prêté pour tenter Taven ture. J'étois en fonds, mais plus embarrafie que jamais. Mes défiances s'étoient renouvelées furies deffeinsde 1'être dangereux dont j'avois agréé les fervices. Je ne favois pas décidément Ij je pourrois leloigner de moi; en tout cas, je n'avois pas la force de le vouloir. Je détour' nois les yeux.pour ne pas Ie voir oü il étoit, & le voyois par-tout oü il n'étoit pas. Le jeu celfoit de m'ofFrir une diflipation attachante. Le pharaon, que j'aimois paffionnément.n'étant plus affaifonné par le rifque , avoit perdu tout ce qu'il avoit de piquant pour moi. Les lingeries du carnaval m'ennuyoient; les fpe&acles m'étoient infipides. Quand j'aurois eu le cceur aflèz libre pourdéfirer de former une liaifon parmi les femmes dé haut parage, j'étois rebuté d'avance par Ia langueur, le cérémonial , & lacontrainte de la Cicifbeature. Il me reftoit la refTource des cai fins des nobles, oü je ne voulois plus jouer, & Ia fociété des courtifanes. Parmi les - femmes de cette dernière efpèce-, ü y en avoit quelques-unes plus diftinguées '  7^ Le Diable par 1 elégance de leur fafte & renjouement de leur fociété que par leurs agrémens perfonnels. Je trouvois dans leuis maifons une liberté réelle dont j'aimóis a jouir » une galté bruyante , qui pouvoit m'étourdir, fi elle ne pouvoit me plaire; enfin un abus continuel de la raifon, qui me tiroit, pour quelques momens, des entraves de la mienne. Je fai-=> fois des galanteries a toutes les femmes de cette efpèce chez lefquelles j'e'tois admis , fans avoirde projet fur aucune; mais la plus célèbre d'entre elles avoit des delfeins fur moi , qu'elle fit bientöt éclater. On la nommoit Olympia ; elle avoit vingtfix ans , beaucoup de beauté , de talens & d'efprit ; elle me laiffa bientöt m'apercevoir du goüt qu'elle avoit pour moi; & fans en avoir pour elle , je me jetai a fa tête, pour me débarralfer en quelque forte de moi même. Notre liaifon commenca brufquement; & comme j'y trouvois peu de charmes , je jugeai qu'elle finiroit de même, & qu'Olympia, ennuyée de mes diftraétions auprès d'elle , chercheroit bientöt un amant qui lui rendit plus de juftice , d'autantplus que nous nous étions pris fur le pied de la palfion la plus défintérelTée: mais notre planète en décidoit autrement. II falloit fans doute,pourle chatiment decetta  AMOÜREUX. Femme fuperbe & emportée, & pour me jeter dans des embarras d'une autre efpèce, qu'elle concut un amour effréné pour moi. Deja je n'étois plus le maitre de revenir !« foir a mon auberge, & j'e'tois accablé pendant la journée,de billets, de menages, & de furveillans. On fe plaignoit de mes froideurs ; une jaloufie qui n'avoit pas encore trouvé d'objet , s én prenoit a toutes les femmns qui pouvoient attirer mes regards, & auroit exigé de moi jufqua des incivilités pour elles, fi 1'on eüt pü entamer mon caradère. Je me déplaifois dans ce tourment prefque perpétuel; mais il falloit bien y vivre. Je cherchois de bonne foi a aimerOIympia, pour aimer quelque chofe, & a me diftraire du goüt dangereux que je me connohTois. Cependant une fcène plus vive fe préparoit. J'étois fourdement obfervé dans mon auberge par les ordres de la courtifane. Depuis quand, me dit-elle un jour, avez-vous ce beau page qui vous intéreffe tant , k qui vous témoignez tant d'égards , & qiie vous ne ceflez de fuivre des yeux, quand fon fervice I'appelle dans votre appartement? Pourquoi lui faites - vous obferver cette retraite auftère ? car on ne le voit jamais dans Venife. Mon page, répondis~je, eft un jeune homme  8ö L ë Diable bien né, de 1'éducation duquel je fuis chargé par de voir, C'eft... C'eft, reprit-elle les yeux ënfla'mmés de courroux, traïtre ; c'eft uwe femme. Un de mes affidés luia vu faire fa toilette par le trou de la ferrure.. . Je vous donne ma parole d'honneür que ce n'eft pas une femme». 3 N'ajoutepasle menfongé a la frahifon. Cette femme pleuroit, on 1'a vu ; elle n'eft pas heureufe. Tu ne fais que faire le tourment des cceurs qui fe donnent a toi ; tu 1'as abufée comme tu m'abufes , & tu 1'abandonnes. Renvoie a fes parens cette jeune perfonne ;& fi tes prodigalités t'ont mis hors d'état de lui faire juftice, qu'elle la tienne de moi. Tu lui dois un fort, je le lui ferai; mais je veux qu'elle difparoifTe demain. Olympia , repris-je le plus froidement qu'il me fut poflible , je vous ai juré , je vous Ie répète, & je vous jure encore que ce n'eft pas une femme ; & plüt au ciel! . .. Que veulent dire ces menfonges , & ce plüt au ciel, monftre ? Renvoie-la , te dis-je , ou... Mais j'ai d'autre reftources > je te démafquerai , & elle entendra raifon, fi tu n'es pas fufceptible de 1'entendre. Excédé par fce torrentd'injures & de menaces, mais  AMOüRE'UX. 8l ïnals affeöant de n'être point e'mu, je me retirai chez moi, quoiqu'il fut tard. Mon arrivée parut fmprendre mes domeffiques& fur-tout Biondetta; elle te'moigna quelque inquiétude fur ma fante': je re'pondis qu'elle n'étoit point altére'e. Je ne lui parlois prefque jamais depuis ma fiaifon avec Olympia, & il n'y avoit eu aucun changement dans fa conduite è mon égard; mais on en remarquoit dans fes traits; ily avoit fur Ie ton gcnéral de fa phyfionomie une teinte d'abattement & de naélancolie. Le lendemain , a peine étois-je éveillé que Biondetta entre dans ma chambre , uhe Iettre ouverte a Ia main. Elle me la remet, & je lis : AU PRÉTENDU BIÖNDÊT TO* «Je ne fais qui vous êtes, madame, ni ce » que vous pouvez faire chez Dom Alvare ; » mais vous êtes trop jeune pour n'être pas » excufabie, & en de trop mauvaifes mains pour » nepasexciterlacompaffion. Ce cavaliervous » aura promisce qu'il promet a tout !e monde , » ce qu'il me jure encore tous les jours, quoi* que déterrniné a nous trahir. On dit que » vous êtes fage autant que belle ; vous ferez »>fufceptible d'un bon confeil. Vous êtes en F  %2 L E- D I A B E' I ' » age , madame , de réparer Ie tort que vous » pouvez vous être fait ; une ame fenfible .5» vous en offre les moyens. On ne marchan- dera point fur la force du facrifice que 1'on » doit faire pour afliirer votre repos. II faut » qu'il foit proportionné a votre état, aux vues » que 1'on vous a fait abandonner, a celles * que vous pouvez avoir pour 1'avenir , & pat » conféquent vous réglerez tout vous-même« Si vous perfiftez a vouloir être trompée & »maiheureufe, & a en faire d'autres, attendez» vous a tout ce que le défefpoir peut fuggèrer » de plus violent a une rivale. J'attends votre » réponfe ». Après avoir lu cette lettre, je Ia remis a Biondetta. Répondez , lui dis-je, a cette femme qu'elle eft folie ; & vous favez mieux que moi combien elle 1'eft..... Vous la connoiflez, Dom Alvare, n'appréhendez-vous rien d'elle ?... J'appréhende qu'elle ne m'ennuiepluslong-temps; ainfi jelaquitte; & pour m'en délivrer plus sürement, je vais louer ce matin une jolie maifon que 1'on m'a propofée fur Ia Brenta. Je m'habiHai fur Ie champ , & allai conclure mon marché. Chemin faifaht, je réfléchiiTois auxmenaces d'OIympia. Pauvre folie! difois-je, elleveut tuer.... Je ne pus jamais, & fans favoir pourquoi, prononeer lemot.  AMOUR^UX. Dès que jeusterminé mon affaire, jerevins •chez moi, je dïnai; & craignant que Ia force de 1'habitude ne m'entrainat chez la courtifane , je me déterminai a ne pas fortir de ia jóurnée. Je prends un livre. Incapable de m'appliquer a Ia leclure , je Ie quitte; je vais a la fenêtre, & la foule, la variété des objets me choquent, au lieu de me diftraire. Je me promène a grands pas dans tour mon appartement, cherchant Ia tranquÜIité de 1'efprit dans 1'agita' tion continuelle du corps. Dans cette courfe indéterminée, mes pas s'adreffent vers une garderobe fombre , oü mes gens renfermoient les rhofes néceffaires k mon iervice, & qui ne devoient pas fe trcuver fous Ia main. Je n'y étois jamais entré: i'obfcurité du lieu me plaït; je m'affieds furun coffre, & y paffe quelques minutes. Au bout de ce courtefpace de temps,j'entends du bruit dans une piece voilïne : un petit jour qui me donne dans les yeuxr m'attire vers une porte condamnée; il s'échappoit par letróu de la ferrure ; j'y applique 1'ceil. , Je vois Biondetta affife vis-a vis de fon clavecin, les bras croifés, dans 1'attitude d'une perfonne qui rive profondément. Ellerompit le filence, F ij  84 L fi Diable Biondetta! Biondetta ! dit elle. II m'appelfe Biondetta ; c'eft le premier, c'eft le feul mot careflant qui foit forti de' fa bouche. 1 Elle fe tait, & paroit retomber dans fa rêverie. Elle pofe enfin les mains furie claveciri que je lui avois vu raccommoder. Elle avoit devant elle un livre fermé fur Ie pupïtre. Elle prélude & chante a demi-voix en s'accompagnant. Je démêlai fur le champ que ce qu'elle chantoit n'étoit pas une compofition arrêtée. En prêtant mieux 1'oreille, j'entendis mon nom, celui d'Olympia ; elle improvifoit en profe fur fa prétendue fituation ,fur celle de fa rivale, qu'elle trouvoit bien plus heureufe que la fienne, enfin fur les rigueurs que j'avois pour elle & les foupcons qui occafionnoient une défiance qui m'éloignoit de mon bonheur. Elle m'auroit conduit dans la route des grandeurs, de la fortune,& des fciencces, & j'atirois fait fa félicité. Hélas! difoit-elle , cela devient impoflible. Quand il me connoïtroit pour ce que je fuis, mes foibles charmes ne pourroient 1'arrêter; un autre Lapafïïonl'emportoit&les Iarmesfembloient Ia fuffoquer. Elle fe léve , va prendre un mouchoir, s'effuie & fe rapproche de i'inftrunent;  AMOUREUX". gf eneveutfera(Teoir;& comme file peu ds hauteur du fiège I'eüt tenue ci-devant dans une attitude trop génée, elle prend le livrequi etoitfurfon pupïtre , Ie met fur le tabouret, saffied& prélude de nouveau. Je compris bieatót que Ia fecondefcène de mufique ne feroit pas de 1'efpèce de Ia première. Je reconnus fair d'un barcarole fort en vogue alors a Venife. Elle le répéta deux fois; pms d une voix plus diftinöe & plus affurée, elle chanta les paroles fuivantes: Hélas quelle eft ma chimère ! Fiüe du ciel Sc des a:rs , Pour Alvare & pour la terre, J'abandonne TUnivers; Sans éclat & fanS puiffance, Je m'abaifle j'ufqu'aux fers; Et quelle eft ma rccompenfe > Onme dédaigne,& je fers. t Courfier, la main qui vous méae S'emprefle a vous carefler : On vous captive , on vous gêne, Mais on craint de vous bleffer. Des efforts qu'on vous fait faire , Sur vous 1'honneur fejaiïlit, Et le frein qui vous modère, Jamais nevous avilit. Alvare, unaufret'engage, Fiij  86* Le D i aïij Et m'éloigne de ton cceur : Dis-moi par quel avantage Elle a vaincu ta froideur ? On penfe qu'elle eft fi.acère ,. On s'en rapporte a fa foi; Elle plaït, je ne puis plaire j Le loupcon eft fait pour moi, La cruelle défiance Empoifonne le bienfait. O n me craint en ma préfence ; En mon abfence on me hait. Mes tourmens, je les fuppofe^ Je gemis, mais fans raifonj Si je parle , j*en impofe ; Je me tais, c'eft trahifon. Amour, tu. fis 1'i.mpofture, Je paffe pour 1'impofteur ; Ali ! pour venger notre' injure , Diffipe enfin fon erreur. Fais que 1'ingrat me connoiffe ,. Et quel qu'en foit le fujet, Qu'il détefte une foibleffe Dont je ne fuis pas 1'objet. Ma rivale eft triomphante Elle ordonne de mon fort , Et je me vois dans l.'attent^ De 1'exil ou de la mort : Ne brifez pas votre chaineMouvemens d'un cceur jaloux;  A 1 M O TJ R E U X. 87 Vous éVeilleriez la haine : Je me contrains > taifez-vous. Le fon de la voix, le chant, Ie fens des Vers, leur tournure, me jettent dans un défordre. que je ne puis exprimer. Etre fantaftique, dangereufe impofture ! m'écriai-je en fortant avec rapidite' du pofte oü j'avois demeuré trop long temps, peut-on mieux emprunter les traits de la vérité & de la nature ? Que je fuis heureux de n'avoir connu que d'aujourd'huile trou de cette ferrure , comme je ferois venu m'enivrer, combien j'aurois aidé a me tromper moi-méme! Sortons d'ici. Allons fur la Brenta dès demain ; allons - y ce foir. J'appelle fur le champ un domeftique, & fais dépêcher, dans unegondole, ce qui m'étoit néceflaire pour aller paffer la nuit dans ma nouvelle maifon. II m'eüt e'té trop difficile d'attendre Ia nuit dans mon auberge. Je fortis. Je marchois au hafard. Au détour d'une rue , je crus voir entrer dans un café ce Bernadillo qui accompagnoit Soberano dans notre promenade a Portici.' Autre fantöme ! dis-je : ils me pourfuivent. J'entrai dans ma gondole , & courus tout Venife de canal en canal; il étoit onze heures Eiv.  ?8 L e Diable quand je rentrai. Je voulus partir pour fa Brenta , &■ mes gondoüers fatigués refufant lefervice, je fus obligé d'en faire appeler d'autres: ils arrivent; & mes gens, prévenus de mes mtentions, me précédent dans la gondole , chargés de leurs propres effets. Biondetta me fuivoit. , A peine ai-je les deux pieds dans Ie batiïtient, que des erts me forcent a me retourner. Un mafque poignardoit Biondetta. Tu lempprtes fur moi.' meurs,, meurs, odieufe rivale ! L'exécution fut fi prompte, qu\in des gondoüers refta fur Ie rivage ne put 1'empécher. II voulut attaquer falTaflin^n lui portant Ie fiambeau dans les yeux- un autre mafque accourt , & le repouffe avec uneadion mena. cante, une voix tonnante,que je crus reconnoitre pour celle de Bernadillo. Hors de moi, je m'élance de Ia gondole. Les meurtriers ont difparu. A 1'aide du flambeau, je vois Biondetta pale, baignée dans fon fang, expirante. Mon étatnefauroit fe peindre. Toute autre idéé s'efface. Ie ne vois plus qu'une femme adorée , vidime d'uneprévention ridicule, facrifiée k ma vaine & extravagante confiance, & accabiée par moi jufques-la des plus cruels outrages.  AMOUREUX. [8$ Je me précipite , j'appelle en même temps le fecours & la vengeance. Un chirurgien, attiré par 1'éclat de cette aventure , fe préfente. Je fais tranfporter la blefiee dans mon appar. temen f, & crainte qu'on ne la ménage pomt affez , je me charge mai-même de la moitié du fardeau. Quand on leut deshabillée, quand je vis ce beau corps fanglant, atteint de deux énormes bleiTures,qui fembloientdevoir attaquer toutes deux les fources de la vie, je disa je fis mille extravagances. Biondetta préfumée fans connohTance ne devoit pas les entendre; mais 1'aubergifte & fes gens , un chirurgien, deux médecins appelés jugèrent qu'il étoit dangereux pour la bleflee qu'cn melaiffatauprèsdelle. Onm'entrama hors de la chambre. On lailfa mes gens pres de moi; mais un deux ayant eu la maladrefle de me dire que la faculté avoit jugé les bleOures mortelles, je poulfai des cris aigus. Fatigué enfin par mes emportemens, je tombai dans un abattement qui fut fuivi du fommeil. Je crus voir ma mère en rêve ; je lui racontois mon aventure, & pour la lui rendre  9° ti Diable plus fenfible, je la conduifois vers les ruines' de Portici. N'allons pas la, mon fils, me difoit-elle, vous êtes dans un danger évident. Comme nous paffions dans un défilé étroit oü je m'enga" geois avec fécurité, une main tout k coup me poufie dans un précipice; je la reconnois , c'eft celle dë Biondetta. Je tombois, une autre main me retire, & je me trouve entre les bras de ma mère. Je me réveille, encore haletant de frayeur. Tendre mère ! m'éeriai-je, vous ne m'abandonnez pas, même en rêve. Biondetta ! vous voulez me perdre ? Mais ce fonge eft 1'effet du trouble de mon imagination. Ah! chafTons des idéés qui me feroient manquer a la reconnoiflance , a. 1'humanité. J'appelle un domeftique, & fais demander des nouvelles. Deux chirurgiens veillent : on a beaucoup tiré de fang , on craint b fievre. Le lendemain , après 1'appareil levé, on décida que les bleftures n'étoient dangereufes que par Ia profondeur; mais la fievre furvient, redouble, & il faut épuifer le fujet par de nouvelles faignées. Je fis tant d'inftances pour entren dans 1'appartement, qu'il ne fut pas poflible de s'y refufer.  A M O U R E V X. Ot Biondetta avoit Ie tranfport, & répétoie fans cefle mon nom. Je Ia regardai; elle ne m'avoit jamais paru fi belle. Eft-ce la, me difois-je, ce que je prenois pour un fantöme colorié , un amas de vapeurs brilJantes,uniquementra£femblées pourenimpofera mes fens ? Elle avoit la vie comme je Pal, & Ia perd , paree que je n'ai jamais voulu 1'entendre , paree que je 1'ai volontairement expofée. Je fuis un tigre, un monftre. Si tu meurs , objet le plus digne d'être cbéri, & dont j'aifi indignement reconnu lesbontés., je ne veux pas te furvivre. Je mourrai, après avoir facrifié fur ta tombe la barbare Qlympia. Si tu m'es rendue , je ferai a toi; je reconnoïtrai tes bienfaits , jecouronneraites vertus, ta patience; jemeliepardesliensindilfolubles, & ferai mon devoir de te rendre heureufe par Ie facrifice aveugle de mes fentimensèv de mes volontés. Je ne peindrai point les efforts penibles de 1'Art & de la Nature pour rappeler a la vie un corps qui fembloit devoir fuccomber fous Jes reffources mifes en oeuvre pour le foulager. Vingt & un jours fe paffèrent fans qu'on fut fe décider entre la crainte & l'efpéranco:  *2 Le Diable Enfin h fievre fe diffipa, & » pamf que & maiade reprenoit connoiffance. Je 1'appelois ma chère Biondetta; elle me lerra la main. Depuis eet inftant, elle reconnut tout ce qui étoit autour d'elle. J'étois k on chevet: fes yeux fe tournèrent fur moi ; les miens étoient baignés de larmes. Je ne faurois peindre, quand elle me regarda, les graces, l expreflion de fon fourire. Je fuis la chere Biondetta d'AlvarelElle vouloitm'en dire ' d*™tag«. on me forca encore un fois de m elojgner. Je pris Ie parti de refter dans fa chambre, dans un endroit oü elle ne put pas me voir. Enfin ,eus la permiflion d'en approcher. Biondetta , lui dis-je, je fais pourfuivre vos alïaffins. Ah ! ménagez-Ies, dit-elle : ils ont fait mon bonheur. Si je meurs, ce fera pour vous; fi je vis, ce fera pour vous aimer. J'ai des raifons pour abréger ces fcènes de tendrefle qui fe pafïèrent entre nous jufqu'au temps oüles médecins m'affurèrent que je pouvois faire tranfporter Biondetta fur les bords de Ia Brenta, oü 1'air feroit plus propre a Iw rendre fes forces. Nous nous y établtmes. Je lui avois donnédeux femmes pour la fervir, ««Ie premier inftant oü fon fexe fut avéré par  A M O O R S ö ï, £j Ia néceflitéde panferfes bleffures. Ie raflemblai autour d'elle tout ce qui pouvoit contribuer a fa commodité, & ne m'occupaiqu a la foulager, 1'amufer, & lui plaire. Ses forces fe rétabliflbient a vue d'ceil, & fa beauté fembloit prendre chaque jour un nouvel éclat. Enfin, croyant pouvoir 1'engager dans une converfation alfezlongue, fans intéreffer fa fanté : O Biondetta ! lui dis-je , je fuis comblé d'amour, perfuadé que vous n'êtes point un être fantaftique, convaincu que vous m'aimez, malgré les procéde's révoltans que j'ai eus pour vous jufqu'ici. Mais vous favez fi mes inquie'tudcs furent fondées. Développez-moile myftère del'étrangeapparition qui afHigea mes regards dans la voute de Portici. D'oü venoient, que devinrent ce monftre affreux, cette petitè chienne qui préce'dèrent votre arrivée ? Comment , pourquoi les avez-vous remplacés pourvous attacher a moi ? Qui étoient ils ? qui êtes-vous ? Achevez de raflurer un cceur tout k vous, & qui veut fe de'vouer pour la vie. Alvare, re'pondit Biondetta, les nécromanciens, étonnés de votre audace , voulurent fe faire un jeu de votrebumiüation , & parvenir, par la voie de la terreur, k vous re'duire k fe'tat de vil efclave de leurs volontés. Ils vous  94 Le Diable préparoient d'avance a la frayeur, en vous pro-1 voquant a levocation du plus puiflant & du plus redoutable de tous les efprits; & par le fecours de ceux dont la cathégorie leur eft foumife , ils vous pre'fenterent un fpectacle qui vous eütfait mourir d'effroi, fi la vigueur de votre ame n'eüt fait tourner Gontre eux leur propre ftratagême. A votre contenance he'roïque } les fylphes, les falamandres , les gnomes , les ondins , enchantés-de votre courage , réfolurent de vous donnertout 1'avantage fur vos ennemis. Je fuis fylphide d'origine, & une des plu? confide'rables d'entre elles. Je parus fous Ta forme de la petite chienne : je recus vos ordres, & nous nous emprefsames tous a 1'envi de les accomplir. Plus vous mettiez de hauteur, de re'folution , d'aifance, d'intelligence a régler nos mouvemens, plus nous redoublions d'admiration & de zèle pour vous. /Vous m'ordonnates de vous fervir en page , de vous amufer en cantatrice. Je me foumis avecjoie, & goütai de tels charmes dans mon obéiffance, que je réfolusde vous la vouer pour toujours. De'cidons, me difois-je , mon e'tat & mon bonheur. Abandonnée dans le vague de 1'air a "une incertitude néceffaire, fans fenfations, fans  A M O U REUT. 55 ïouifiance , efcïave des évocations des caba'iftes, jouetde leurs fantaifies , néceflairement borne'e dans mes prérogatives comme dans mes connoiflances , balancerois-je davantage fur Ie choix des moyens par lefquels je puis ennoblir mon eflence? II m'eft permis de prendre un corps pour m'aflocier aun fage: le voila. Si je me réduis au fimple état de femme , fi je perds, par ce changement volontaire, le droit naturel des fylplrides & ralfiftance de mes compagnes, je jouirai du bonheur d'aimer & d'être aimée ; jefervirai mon vainqueur; je 1'inftruirai de Ia fublimité de fon être, dont il ignore les prérogatives ; il nous foumettra, avec les élémens dont j'aurai abandonné 1'empire, les efprits de toutes les fphères. II eft fait pour être le roi du monde , & j'en ferai Ia reine, & la reine adorée de lui. Ces réflexions, plus fubites que vous ne pouvez Ie croire dans une fubftance de'barrafiee dorganes , me de'cidèrent fur le champ. En confervant ma figure , je prends un corps de femme , pour ne Ie quitter qu'avec la vie. Quand j'eus pris un corps, Alvare, je m'apercus que j'avois un cceur. Je vous admirois, je vous aimai; mais que devins-je, lort  $6 LeDiable que je ne vis en vous que de la re'pugnance ± de la haine ! Je ne pouvois ni changer, ni même merepentir; foumife a tous les revers4 auxquels font fujettes les créatures de votre efpèce, m etant attiré le courroux des efprits , la haine implacable des ne'cromanciens , je devenois , fans votre proteftion , 1 'être le plus malheureux qui fut fous le ciel. Que dis je ? je le ferois encore fans votre amour. Mille gracesre'pandues dans la figure, I'ac•tion,lefon de la voix ajoutoient au preftige de ce récit intérelfant. Je ne concevois rien de ce que j'entendois. Mais qu'y avoit-il de coacèvable dans mon aventure? Toutcecime paroit un fonge, medifois-je; mais la vie humaine eft-elle autre chofe ? Je rêve plus extraordinairement qu'un autre, & voila tout. Je Paivue de mes yeux, attendant tout fecours de Paft, arriver prefqüe jufqu'aux portesde ia mort, en paffant par tous les termes de 1'épuifement & de la douleur. L'homme fut un affemblage d'un peu de boue & d'eau , pourquoi une femme ne feroitelle pas faite de rofée , de vapeurs tfcrreftres, & de rayons de lumière, des débris d'un arcen-ciel condenfés ? Oü eft le poflible ?... oü eft I'impolïïble ï Le  A M O U R E U X. Le réfultat de mes réflexions fut de me livrer. encore plus a mon penchant, en croyant confulter ma raifon. Je comblóis Biondetta de pre'venances, de carefles innocentes. Elle s'y prêtoit avec une franchife qui m'enchantoit, avec cette pudeur naturelle qui agit fans être 1'e-ffet des réflexions ou de la crainte. Un mois s'étoit paffé dans des douceurs qui m'avoient enivré. Biondetta , êntièrement rétabüe, pouvoit me fuivre par-tout a la promenade. Je lui avois fait faire un déshabillé d'amazone : fous ce vêtement, fous un grand chapeau ombragé de plumes , elle attiroit tous les regards , & nous ne paroiffions jamais que mon bonheur ne fit 1'objet de 1'envie de tous ces heureux citadins qui peuplent , pendant les beaux jours, les rivages enchantés de la Brenta; les femmes mêmes fembloient avoir renoncé a cette jaloufie dont on lesaccufe, ou fubjuguées par une fupériorité dont elles ne pouvoient difconvenir, ou défarmées par un maintien qui annoncoit 1'oubli de tous fes avantages. ^ Connu de tout le monde pour 1'amant aimé d'un objet auffi raviffant, mon orgueil égaloit mon amour, & je m'élevois encore davantage, quand je venois è me flatter fur le briljant dé fon origine, G  S>8 LeDiable Je ne pouvois douter qu'elle ne pofsédSt les Connoiffances les plus rares, & je fuppofois, avec raifon, que fon but étoit de m'en orner; mais elle ne m'entretenoit que de chofes ordinaires, & fembloit avoir perdu 1'autre objet de vue. Biondetta, lui dis-je un foir que nous nous promenions fur la terrafTe de monjardin, lorfqu'un penchant, trop flatteur pour moi, vous décida a lier votre fort au mien , vous vous promettiez de m'en rendre digne, en me donnant des connoilfances qui ne font point re'ferve'es au commun des hommes. Vous parois-je maintenant indigne de vos foins?Un amour auffi tendre , auffi délicat que le vötre, peut-il ne point de'firer d'ennoblir fon objet ? O Alvare! me re'pondit-elle, je fuis femme depuis fix mois, & ma paffion, il me le femble, n'a pas duré un jour. Pardonnez fila plusdouce des fenfations enivre un cceur qui n'a jamais nen éprouvé. Je voudrois vous montrer a aimer comme moi; & vous feriez , par ce fentiment feul, au-deiïus de tous vos femblables; mais 1'orgueil humain afpire a d'autres jouilTances. L'inquie'tude naturelle ne lui permet pas de faifir un bonheur, s'i! n'en peut envifager un plus grand dans la perfpective. Oui, je vous inftruirai, Alvare. J'oubliois avec plaifir mon  AMOÜREUX. pp Uiêtèli'A leveut, puifque je dois retrouver ima grandeur dans la vötre: mais il ne fuffit pas de me promettre d'étre a moi, i! faut que vous vous donnieï, & lans réferve, & pour toujöurs. Nous e'tións affis fur un banc de gazon, fous un abri de chevrefeuille, au fond du jardin ; Se me jetai a fes genoux. Chère Biondetta , lui dis-je , je vous jure une fidélité a toute épreuve. Non, difoit-elle, vous ne me connoiffez pas, vous ne vous connoiffez pas ; il me faut un abandon abfohi; il peut feul me raffurer & tne fuffire. Je lui baifols la main avec tranfport, & redoublois mes fermens • elle m'oppofoit fes crainles. Dans le feu de Ia converfation , nos «têtes fe penchent, nos lèvres fe rencontrent Dans le moment, je me fens faifir paria baf" que de mon habit, & fecouer d'une étrange force C'étoit mon chien, un jeune danois dont on m'avoit fait préfent. Tous les jours je Je fauo. ront au tombeau , que ce froid fimulacre em,-  AMOUREUX 105* prunte Ici votre reffemblance chérie ? O, Ia plus digne des femmes , tout égaré qu'il eft , votre Alvare vous'a confervé tous vos droits fur fon cceur! Avant de s'écarter de 1'obéiffance qu'il vous doit, il mourroit plutöt mille fois ; il en attefte ce marbre infenfible. Hélas! je fuis dévoré de la paftion la plus tyrannique; il m'eft impoffible de m'en rendre maitre déformais. Vous venez de parler a mes yeux; parlez, ah ! parlez a mon cceur; & fi je dois la bannir , enfeignez-moi comment je pourrai faire , fans qu'il m'en coüte la vie. En prononcant avec force cette prelTante invocation, je m'étois profterné lafacecontre terre, & j'attendois, dans cette attitude, la réponfe que j'étois prefque sur de recevoir, tant j'étois enrhoufiafmé. Je réfléchis mamtenant, ce que je n'étois pas en état de faire alors , que dans toutes les occafions ou nous avons befoin de fecours extraordinaires pour régler notre conduite , G nous les demandons avec force , duffions-nous n'être pas exaucés; au moins, en nous recueillant pour les recevoir , nous nous mettons dans Ie cas d'ufer de toutes les reflburces de notre propre prudence. Je méritois d'être abandonné a la mienne, & voici ce qu'elle me fuggéra: « Tu mettras un devoir a rempür,  io5 L e D i a b l n » & un efpace confide'rable entre ta paffion 8i » toi; les éve'nemens t eclaireront ». Allons, dis-je en me relevant avec précipitation , allons ouvrir mon cceur a ma mère , & remettons-nous encore une fois fous ce chef abri. Je retourne a mon auberge ordinaire; je cherche une voiture, & fans m'embarrafTer d'équipages, je prends la route de Turin, pour merendre en Efpagne par Ia France; mais avant, je mets dans un paquet une note de trois cents fequins fur la banque, & la lettre qui fuit: A MA CHERE BIONDETTJ. » Je m'arrache d'auprès de vous, ma chère » Biondetta,& ce feroit m'arracher a la vie, fi y 1'efpoir du plus prompt retour ne confofoit » mon cceur. Je vais voir ma mère; animé par *> votre charmante ide'e , je triompherai d elle, « & viendrai former, avec fon aveu, uneunion » qui doit faire mon bonheur. Heureux d'a* voir rempli mes devoirs, avant de me don» ner tout entier a 1'amour, je facrifierai a vos » pieds le refte de ma vie. Vous connoïtrez *> un Efpagnol, ma Biondetta; vous jugerez , » d'après fa conduite, que s'il obéit aux de-  'AMOUREUS. 107 » voirs de 1'honneur & du fang , il fait égale» ment fatisfaire aux autres. En voyant 1'heu»> reux efFet de fes préjugés, vous ne taxerez »> pas d'orgueil le fentiment qui 1'y attaché. Je >> ne puis douter de votre amour ; il m'avoit » voué une entière obéiffance; je le reconnot» trai encore mieux par cette foible condef" cendance a des vues qui n'ont pour objet que » notre commune félicité. Je vous envoie ce »> qui peut être nécelfaire pour 1'entretien de » notre maifon. Je vous enverrai d'Efpagne ce *> que je croirai ie moins indigne de vous t en » attendant que la plus vive tendreffe qui fut « jamais , vous ramène pour toujours votre »> efclave J3. Je fuis fur la route de '.'Eüramadure. Nous étions dans Ia plus belle faifon, & tout fembloit fe ptêter a 1'impatience que j'avois d'arriver dans ma patrie. Je découvrois déja les clochers de Turin, lorfqu'une chaife de pofte, affez mal en ordre , - ayant dépaffé ma voiture , s'asrête,& me laifle voir, a. travers une portière , une femme qui fait des fignes , & s'éknce pour en fortir. Mon poftillon s'arrête de lui-même; je defcends , & recois Biondetta dans mes bras; elle y refte pamée , fans connoiffance. Elle  IoS ti e Diable «avoit pu dire que ce peu de mots: Alvare, vous m ave', abandonne'e ! _ Jelaporte dans ma chaife, feul endroit oü je puifTe laffeoir commodément; elle étoit heu- reufernent a deux places. Je fai, mon poffible pour Ju, donner plus d'aifance a refpirer, en fa «egageant de ceux de fes vêtemens qui Ia genent; & Ja foutenant entre mes bras je continue ma route dans la fituation que 1'on peut imaginer. Nous anêtons a Ia première auberge de quelque apparence : Je fais porter Biondetta dans la chambre la plus commode; je Ia fais mettre fur unlit, & m'affieds ècöté d'elle. Je m'étois fait apporter des eaux fpiritueufes, des, elixirs propres a diffiper un évanouiffément, A Ja fin, elle ouvre les yeux. On a voulu ma mort encore une fois , ditelle; on fera fatisfait. Quelle injuftice ! lui disje; un caprice vous fait vous refufer a des démarches fenties Sc néceffaires de ma part. Je nfque de manquer a mon devoir, fi je ne fais pas vous réfifter, & je m'expofe è des défagrémens , a des remords qui troubleroient la tranquillité de notre union. Je prends Ie parti de m'échapper, pour aller chercher 1'aveudema mère. . , .  AMO UREUX. lO^ Et que ne me faites-vous connoïtre votre Volonté, cruel? Ne fuis-je pas faite pour vous obéir? Je vous aurois fuivi: mais m'abandonner feule , fans protection , a ia vengeance des ennemis que je me fuis faits pour vous, me voir expofée , par votre faute , aux affronts les plus humilians ! . .. Expliquez-vous , Biondetta; quelqu'un auroit-il ofé >.. . Et qu'avoit-on a rifquer contre un être de mon fexe , dépourvu d'aveu comme de toute afliftance ? L'indigne Bernadillo nous avoit fuivis a Venife. A peine avezvous difparu, qu'alors ceffant de vous craindre, impuiffant contre moi depuis que je fuis a vous, mais pouvant troubler 1'imagination des gens attachés a mon fervice, il a fait affiéger, par des fantömes de fa création, votre maifon de la Brenta. Mes femmes , effrayées, m'abandonnent. Selon' un bruit général, autorifé par beaucoup de lettres, un lutin a enlevé un capitaine aux gardes du roi de Naples, & Ta conduit a Venife. On affure que je fuis ce lutin, & cela fe trouve prefque avéré par les indices. Chacun s'écarte de moi avec frayeur. J'implore de 1'afliftance, de la compaflion ; je n'en trouve pas. Enfin 1'or obtient ce que 1'on refufe a 1'humanité. On me vend  >IÖ L E D I A B L Ê fort cher une mauvaife chaife: je trouve des guides , des poftillons ; je vous fuis... » Ma fermeté penfa s'ébranler au rédt des difgrates de Biondetta. Je ne pouvois, lui dis-je , prévoir des événemens de cette nature» Je vous avois vue 1'objet des égards, des refp.eéts de tous les habitans des bords de la Brenta. Ce tribut vous fembloit fi bien acquis! Pouvois-je imaginer qu'on vous le difputeroit dans mon abfence? O Biondetta ! vous êtes ëclarrée ; ne deviez -vous pas pre'voir qu'en contrariant des vues auffi raifonnables que les miennes, vous roe porteriez a des réfolutions défefpérées ? Pourquoi.... Eft-on toujours maitreffe de ne'pas contraner? Je fuis femme par mon choix, Alvare; mais je fuis femme enfin , expofée a reffentir toutes les impreffions; je ne fuis pas de marbre. J'ai choifi entre les zones la matière élémentaire dont mon corps eft compofé; elle eft três-fufceptible; fi elle ne 1'étoit pas, je manquerois de fenfibiüté ; vous ne me feriez rien éprouver, & je vous deviendrois infipide. Pardonnez-moi d'avoir couru le rifque de prendre toutes les imperfeftions de mon fèxe , pour en réunir , fi je pouvois, toutes les graces: mais la folie eft faite, & ,conftituée comme fe  AMOUREÜX. m le fuis a préfent , mes fenfations font d'une vivacité dont rien n'approche; mon imagination eft un volcan; j'ai, en un mor, des paftions d'une violence qui devroit vous effrayer, ft vous n'étiez pas 1'objet de la plus emporte'e de toutes, & fi nous ne connoiffions pas mieux les principes & les effets de ces élans naturels , qu'on ne les connoït a Salamanque : on leur y donne des noms odieux; on parle au moins de les étouffer. Etouffer une flamme célefte, le feul reffort au moyen duquel 1'ame & le corps peuvent agir réciproquement 1'un fur 1'autre , & fe forcer de concourir au maintien néceffaire de leur union ! Cela eft bien imbécille , mon cher Alvare ! II faut régler ces mouvemens, mais quelquefois il faut leur céder ; fi on les contrarie , fi on les foulève , ils e'chappent tous a la fois , & la raifon ne fait plus oü s'affeoir pour gouverner. Ménagezmoi dans ces momens-ci, Alvare ; je n'ai que fix mois , je fuis dans 1'enthouiiafme de tout ce que j'éprouve; fongez qu'un de vos refus, un mot que vous me dites inconfidérément, indignent 1'amour, révoltent 1'orgueil, éveillent le dépit, la défiance, la crainte : que dis-je? Je vois d'ici ma pauvre tête perdue, & mon Alvare auffi malheureux que moi ! Q, Biondetta, repanis-je, on ne ceffe pas  112 tl DiAUE de s'e'tonner auprès de vous ; mals je crois voir Ia nature même dansTaveu que vous faites de vos penchans. Nous trouverons des reflburces contre eux dans notre tendrefTe rhütuelle. Que ne devons nous pas efpe'rer d'ailleurs des confeils de Ia digne mère qui va nous recevoir dans fes bras ?JElIê vous che'rira, tout m'en affure, & nous aidera a couler des jours heureux.... II faut vouloir ce que vous voulez , Alvare. Je connois mieux mon fexe, & n'efpère pas autant que vous; mais je veux vous obe'ir pour vous plaire , & je me livre. Satisfait de me trouver fur la route de 1'Efpagne , de 1'aveu & en compagnie de 1'objet qui avoit captivé ma raifon & mes fens, je m'empreffai de chercher le paffage des Alpes , pour arriver en France : mais il fembloit que le ciel me devenoit contraire , depuis que je n'e'tois pas feul; des oragcs affreux fufpendent ma courfe , & rendent les chemins mauvais & les paffages impraticables. Les chevaux s'abattent; ma voiture , qui fembloit neuve & bien affemblée, fe dement a chaque pofte , & manque , ou par 1'eflieu, ou par Ie train , ou par les roues. Enfin, après des traverfes infinies , je parviens au col de •Tende. Parmi  ï » O O K E ü JE.' Il£ Parmi les fujets d'inquiétude , les embarras que me donnóit un voyage auffi contrarie , j'admirois le perfonnage de Biondetta. Ce n'étoit plus cette femme tendre , trifte ou emportée que j'avois vue ; il fembloit qu'elle voulüt foulager mon ennui, en fe livrant aux faillies de la gaïté la plus vive, Sc me perfuader que les fatigues n'avoient rien de rebutant pour elle. Tout ce badinage agréable étoit mêlé de careffes trop (eduifantes pour que je puffe m'y refufer: je m'y livrois., mais avec réferve; mon orgueil compromis fervoit de frein a la violence de mes défirs ; elle lifoit trop bien dans mes yeux pour ne pas juger de mon défordre & chercher a I'augmenter. Je fus en péril, je dois en convenir.Une fois, entre autres, fi une roue ne fe fut brifée, je ne fais ce que le point d'honneur fut devenu. Cela me mit un peu plus fur mes gardes pour 1'avenir. Après des fatigues incroyables, nous arrivames a Lyon. Je conlèntis , par attention. pour elle, a m'y repofer quelques jours. Elle arrêtoit mes regards fur 1'aifance, la facilité des mceurs de la nation francoife. C'eft a Paris , c'eft a la cour que je voudrois vous voir établi. Les relfources d'aucune efpèce ne vous y tianqueront; vous ferez la figure qu'il vous H  ïr4 Le DiisiE plaira d'y faire, & j'ai des moyens surs de vquê y faire jouer le plus grand röle. Les francois font galans j fi je ne préfume point trop de ma figure , ce qu'il y auroit de plus diftingué parmi eux viendroit me rendre hommage , & je les facrifierois tous l mon Alvare. Le beau fujet de triomphe pour une vanité efpagnole ! ^ Je regardai cette propofition comme un ba ■ dinage. Non, dit-elle, j'ai férieufement cette fantaifie Partons donc bien vïtepour 1'Eftra- madure, répliquai-je, & nous reviendrons faire préfenter a la cour de France 1'époufe de dom Alvare Maravillas; car il ne conviendroit pas de ne vous y montrer qu'en aventurière.... Je fuis fur le chemin de fEftramadure, ditelle; il s'en faut bien que je Ia regarde comme le terme oii je dois trouver mon bonheur; comment ferois-je pour ne jamais la rencontrer? J'entendois , je voyois Ia répugnance; mais j'alloisa mon but, & je me trouvai bientöt fur le territoire efpagnol. Les obftacles imprévus, les fondrières, les ornières impraticables , les muletiers ivres , les muiets rétifs me donnoient encore moins de relache que dans le Piémont & la Savoie. On dit beaucoup de mal des auberges d'Ef-  A M O ü E E u x» irf pagne, & c'eft avec raifon : cependant je m'eftimois heureux , quand les contrariétés éprouvées pendant le jour ne me forcoient pas de paffer une partie de la nuit au milieu de la campagne, ou dans une grange écartée. Quel pays allons-nous chercher, difoit-elle , a en jugef par ce que nous éprouvons 1 En fommes-nous encore beaucoup éioignés ? Vous êtes, repris-je, en Eftramadure , & a dix lieues tout au plus du chateau de Maravillas..., Nous n'y arriverons certainement pas; le ciel nous en défend les approches. Voyez les vapeurs dont il fe charge. Je regardai le ciel, & jamais il ne m'avoit paru plus menacant. Je fis apercevoir a Biondetta que Ia grange oü nous étions pouvoit nousgarantir de 1'orage. Nous garantita-t-e!Ie auffi du tonnerre ? me dit-elle .... Et que vous fait le tonnerre , a vous, habituée a vivre dans les airs, qui 1'avez vu tant de fois fe former, & devez fi bien connoitre fon origine phyfique ?. . . Je ne le craindrois pas fi je la connoiffois moins; je me fuis foumife , pour 1'amourde vous, aux caufes phyfiques, & je les appréhende , paree qu'elles tuent, & qu'elles font phyfiques. Nous étions fur deux tas de paille, aux deux ixtréraités de la grange. Cependant 1'orage, Hij  ïJ<5 Le Diaxu après sëtre annoncé de loin, approche, & mugit d'une manière épouvantable. Le ciel paroiflbit un brafier agité par les vents en mille fens contraire*.; les coups de tonnerre re'péte's par les antres des montagnes voifines, retentiffoient horriblement autour de nous. Ils ne fe fuccédcient pas , ils fembloient s'entreheurter. Le vent , la grêle, la pluie fe difputoient entre eux a qui ajouteroit le plus a 1'horreur de 1'effrayant tableau dont nos fens étoient affligés. II part un éclair qui femble embrafer notre afile. Un coup effroyable fuit. Biondetta , les yeux fermés, les doigts dans les oreilles , vient fe précipiter dans mes bras. Ah! Alvare ! je fuis perdue.... Je veux la raffurer. Mettez Ja main fur mon cceur, difoit-elle. Elle me la place fur fa gorge; & quoiqu'ellefe trompÉt en me faifant appuyer fur un endroit oü le battement ne devoit pas être le plus fenfible, je démêlai que Ie mouvement étoit extraordinaire. Elle m'embrafToit de toutes fes forces, & redoubloit k chaque éclair. Enfin un coup plus effrayant que tous ceux qui s'étoient fait entendre, part; Biondetta s'y dérobe de manière, qu'en cas d'accident, il ne put la frapper avant de m'avoit atteint moi-même Ie premier. Cet effet de Ia peur me parut fïngulier, & je  'A M O TJ R E V X. JIJ eommencai a appréhender pour moi, non les fuites de 1'orage, mais celles d'un complot forrrvé" 'dans fa tête de vaincre ma réfiftance a fes vues. Quoique plus tranfporté que je ne puis le dire, je me léve. Biondetta, lui dis-je , vous re favez ce que vous faites. Calmez cette frayeur; ce tintamarre ne menace ni vous, ni moi. Mon fiegme dut fa furprendre ; maïs elle pouvoit me derober fes penfées, en continuant d'afFefter du trouble. Heureufemertt Ia tempête avoit fait fon dernier effort, le ciel fe nettoyoit, & bientöt la clarté de la lune nous annonca que nous n'avions plus rien a redouter du défordre des élémens. Biondetta demeuroit a la place ou elle s'étoit mife. Je m'affis auprès d'elle , fans proférer uneparole; elle fit femblant de dormir , & je me mis a rêver plus triftement que je n'euffe encore fait depuis le commencement de mon aventure, fur les fuites néceffairement facheufes de ma paffion. Je ne donnerai que Ie canevas de mes réflexions. Ma maitrefle étoit charmante, mais je voulois en faire ma femme. Le jour m'ayant furpris dans ces penfées, je me levai pour aller voir fi je pourrois pourfuivre ma route. Cela me devenoit impoffible pour le moment. Le muletier qui conduifoit ma ca-. H iij  'Ilg L e Diable lèche, me dit que fes muiets étoient hors de We. Comme j'étois dans eet embarras, fciondetta vint me joindre. Je commengois è perdre patience, quand un homme d'une phyfionomie finiftre , mais vigoureufement taillé, parut devant la porte de k ferme, chalTant devant lui deux muiets qui avoient de 1'apparence. Je lui propofai de me conduite chez moi; il favoit le chemin, nous convinmes de prix. Jailois remonter dans ma voiture, Iorfque ie erusreeonnoitre une femme de campagne qui traverfo.t Je chemin,, fuivie d'un valet ■ je f apPr0che ï ïe la C'eft Berthe , honnëte fermiere de mon village, & feur de ma nournee. Je 1'appelle; elle s'arrête, me «garde a ion tour, mais d'un air confterné. Quoi' c'eft vous me dit-elle, fergneur dom Alvare? Que *enez vous chercher dans un endroit oü votre perte eft jurée, oü vous avez mis Ia défola- Jon?...Moi! ma chère Berthe, * qu'ai-.V fait?... ^ ' Ah ! feigneur Alvare, Ja confeience ne vous Teproche~t-e!Je pas Ja trifte fituation è Iaquelle votre digne mère, notre bonne maitrelTe, fe trouve réduite. Elle fe meurt.... Elle fe meurt' mecnai-je. . .. Qui, pourfuivit-elle , & c'eft ia fuite du chagrin que vous lui avez cauféj a»  A M O U R E U X. 1 inoment ou. je vous parle, elle ne doit pas être. en vie. II lui eft venu des lettres de Naples,' de Venife ; on lui a écrit des chofes qui font trembler. Notre bon feigrieur , votre frère , eft furieux; il dit qu'il follicitera par-tout des ordres contre vous, qu'il vous dénoncera , vous livrera lui-même. . . Allez, madame Bertbe , fi vous retournez a M ara villas, & y arrivez avant moi, annonces amon frère qu'il me verra bientöt. Sur le champ , la calèche étant attelée, je préfente la main a Biondetta , cachant le défor-. dre de mon ame fous I'apparence de la fermeté. Elle, fe montrant effrayée : Quoi, dit - elle , nous allons nous livrer a votre frère ? nous allons aigrir, par notre préfence, une familie irritée, des valTaux défolés Je ne faurois craindre mon frère, madame; s'il m'impute des torts que. je n'ai pas, il eft important que je le défabufe. Si j'en ai, il faut que je m'excufe ; & comme ils ne viennent pas de mon cceur, j'ai droit a fa compaffion & a fon indulgence. Si j'ai conduit ma mère au tombeau par le déreglement de'ma conduite, j'en dois réparer le fcandale, & pleurer fi hautement cette perte,-que lavérité, la publicité de mes regrets effacent aux yeux de toute 1'Ef» Hiy  *»° L e Du!u pagne h tache que Ie défaut de naturel imprl- meroit a mon fang... . Ah i dom Alvare, vous courez a votre perte & a Ia rmenne. Ces Iettres écrites de touscötés ces préjugés répandus avec tant de prompti' aude &c d'affedtation, font la fuite de nos aventures & des perfécutions que j'ai effuyées a (Venife. Le traïtre Bernadillo, que vous ne .•connoiflez pas aflez, obsède votre frere; il ls portera. ... Eh! qu'ai-je a redouter de Bernadillo & de ^tous les Ikkes de la terre ? Je fuis , madame , le ieul ennemi redoutable pour moi. On ne portera jamais mon frère a la vengeance aveugle , a •S'injuftice, a des aótions indignes d'un homme «3e tête & de courage , d'un gentilhomme enfin. Le filence fuccède a cette converfation a/Tez ■vivej ü eüt pu devenir embarraffant pour 1'un '& 1'autre : mais après quelques inftans, Biondetta s'affoupit peu apeu, & s'endort. Pouvois-je ne pas laïegarder ? pouVois-je Iaconfidérer fans e'motion f Surce vifage briilant de tous les tréfors., de la pompe, enfin de Ia jeuaieffe, le fommeil ajoutoit aux graces naturelles du repos cette fraïcheur délicieufe , animée, q.uirend tous les mits harmonieux; un nouvel enchantement s'empare de moi; il  'A M O U K E tf f. Tst ecarté mes défiances; mesinquiétudes font fu{pendues, ou s'il m'en refte une affez vive, c'eft que la rête de 1'objet dont je fuis épris, ballottéeparles cahots de la voiture, n'e'prouve quelque incommodité paria brufquerie ou Ia rudeffe des frottemens. Je ne fuis plus occupé qu'a la foutenir, a Ia garantir: mais nous en éprouvons un fi vif, qu'il me'devient impoffible de le parer; Biondetta jette un cri, & nous fommes renverfés. L'effieu étoit rompu ; les muiets beureufement s'étoient arrêtés. Je .me dégage, je me pre'cipite vers Biondetta, rempli des, plus vives alarmes. Elle n'avoit qu'une le'gère contufion au coude , &. bientöt nous fommes debouten pleine campagne, mak expofés ü 1'ardeur du foleil, en plein midi, a cinq lieues du chateau de ma mère, fans moyens apparens de pouvoir nous y rendre; car il ne s'offroit a nos regards aucun endroit qui parut être habité. Cependant, a force de regarder avec attention, je crois diftinguer, a Ia diftance d'une < li.eue, une fumée qui selève derrière un taillis, mêlé de quelques arbres affez élevés : alors confiant ma voiture a la garde du 'muletier-, j'engage Biondetta a marcher avec moi du cöté qui m'offre 1'apparence de quelques fecours.  122 Le Diable Plus nous avangons , plus notre efpoir Ce fortifie : déja la petite forêt femble fe partager en deux; bientöt elle forme une avenue , au fond de laquelle on apercoit des batimens d'une ftrudure modefte; enfin une ferme confidérable termine notre perfpeétive. Tout femble être en mouvement dans cette habitation, d'ailleurs ifolée. Dès qu'on nous apergoit , un homme fe détache, & vient au devant de nous, II nous aborde avec civilité; Ion extérieur eft honnête ; il eft vétu d'un pourpoint de fatin noir, tailladé en couleur de feu, orné de quelques paflemens en argent. Son age parok être de vingt-cinq a trente ans. II a le teint d'un campagnard ; la fraïcheur perce fous le Mie , & décèle la vigueur & la fanté. Je le mets au fait de 1'accident qui m'attire chez lui. Seigneur cavalier, me répond-il, vous êtes toujours le bien arrivé , & chez des gens remplis de bonne volonté. J'ai ici une forge, & votre effieu fera rétabli; mais vous me donneriez aujourd'hui toutl'or de monfeigneur le duc de Medina-Sidonia mon maitre , que ni moi, ni perfonne des miens ne pourroient fe mettre a 1'ouvrage. Nous arrivons de 1'églife , mon époufe & moi; c'eft le plus beau de nos jours; entrez. En voyant la mariée , mes pa-  A M O U R E U X. I25 rens , mes amis, mes voifins qu'11 me faüt fêter, vous jugerez s'il m'eft poflïble de faire travailler maintenant: d'ailleurs, fi madame & vous ne dédaignez pas une compagnie compofe'e de gens qui fubCftent de leur travail depuis le commencement de la monarchie , nous allons nous mettre a table, nous fommes tous heureux aujourd'hui; il ne tiendra qu'a vous de partager notre fatisfadion. Demain nous penferons aux affaires. En même temps il donne ordre qu'on aille chercher ma voiture. Me voila höte de Marcos , le fermier de monfeigneur le duc » & nous entrons dans- le falon préparé pour le repas de noce, adoffé au manoir principal; il occupe tout le fond de la cour; c'eft une feuillée en arcades , ornée de feftons defleurs , d'oü la vue, d'abord arrêtée par les deux petits bofquets, fe perd agréablement dans la campagne, a travers 1'intervalle qui forme 1'avenue. La table étoit fervie. Luifia , la nouvelle mariée, eft entre Marcos & moi; Biondetta eft a cöté de Marcos ; les pères & les mères, les autres parens font vis-a-vis; la jeuneffe occupe les deux bouts. La mariée baiffoit deux grands yeux noirs, qui n'étoient pas faits pour regarder endeflbus  fï24 L E D I A 5£ ï tout ce qu'on lui difoit, & même les chofes ïndifférentes la faifoient fourire & rougir. La gravité préfide au commencement du repas; c'eft le caraftère de la nation : mais è mefure que les outres difpofées autour de la table fe de'fenflent, les phyfionomies deviennent moins férieufes. On commencoit a s'animer, quand tout a coup les poëtes improvifateurs de la contrée paroiflent autour de la table. Ce font des aveugles qui chantent les couplets fuivans, en s'accompagnant de leurs gui Ah I vous m'allez excufer, Biondetta. Si vous faviez combien les avis qu'elles m'ont donne's lont d'accord avec les vötres, & qu'elles m'ont enfin décide' l ne point retourner au chateau de Maraviilas. Oui , c'en eft fait, demain nous partons pour Rome , pour Venife , pour Paris, pour tous les lieux que vous voudrez que j'aille habiter avec vous ; nous y attendrons 1'avcu de ma familie. .. A ce difcours , Biondetta fe retourne ; fon I iij  J34 Le Diable vifage étoit fërieüx & même févère. Vou* rappelez-vous , Alvare , ce que je fuis, ce que j'attendois de vous , ce que je vous confeillois de faire ? Quoi ! lorfqu'en me fervantavec d'if~ crétion des lumières dont je fuis douée,je n'ai pu vous amener a rien de raifonnable, Ia règle de ma conduite & de la vötre fera fondée fur Jes propos de deux êtres, les plus dangereux pour vous & pour moi, s'ils ne font pas les plus méprifables ? Certes, s'écria-t-elle dans un tranfport dedouleur, j'ai toujours craint les hommes •, j'ai balancé , pendant des fiècles, a faire un choix ; il eft fait, il eft fans retour. Je fuis bien malheureufe ! Alors elle fond en larmes , dont elle cherche a me dérober Ia vue. Combattu par les pafflons les plus violentes ; je tombe a fes genoux. O Biondetta ! m'écriai-je, vous ne voyez pas mon cceur! vous celferiez de le déchirer. Vous ne meconnoilfez pas, Alvare , & me ferez cruellement foulfrir avant de me connoitre. II faut qu'un dernier effort vous dévoile mes reffources, & raviffe fi bien & votre eftime êc votre confiance, que je ne fois pius expofée a des partages humilians ou dangereux-, vos pythoniffes font trop d'accord avec moi, pour ne pas m'infpirer de juftes terreurs, Qui  'A M O U R E U X, 135- m'affure que Soberano , Bernadillo, vos ennemis & les miens , ne foient pas cachés fous ces mafques' Souvenez-vous de Venife. Oppofons a leurs rufes un genre de merveilles quMs n'attendent fans doute pas de moi. Demain, j'arrive a Maravillas , dont leur politique cherche a m'éloigner; les plus aviliUans, les plus accabi ans de tous les foupcons vont m'y accueillir; mais dona Mencia eft une femme jufte, eftimable; votre frère a 1'ame noble, je m'abandonnerai a eux. Je ferai un prodige de douceur, de complaifance, d'obéilfance, de patience ; j'irai au devant des épreuves. Elle s'arré'te un moment, Sera-ce affez t'abaiffer , malheureufe fylphide ? s'e'crie-t-elle d'un ton douloureux: elle veut pourfuivre; mais 1'abondance des larmes lui öte i'ufage de la parole. Que deviens-je a ces témoignages de paffion, ces marqués de douleur, ces réfolutions dictees par Ia prudence, ces mouvemens d'un courage que je regardois comme héroïque ! Je m'aiüeds auprès d'elle; j'eflaye de la calmer par mes carefles; mais d'abord on me repouffe; bientöt après je n'éprouve plus de réfiflance, fans avoir fujet de m'en applaudir; Ia refpirations s'embarraffe, les yeux fonta demi-fermés, le corps n'obéit qu'a des mouvemens convul- Iiv  136 Le Diable fi'fs, une froideur fufpeöe s'eft répandue foe toute la peau , le pouls n'a plus de mouvement fenfible, & le corps paroïtroit entièrement inanimé, fi les pleurs ne couloient pas avec la méme abondance. O pouvoir des larmes ! c'eft fans doute le plus puiffant de tous les traits de 1'amour! Mes défiances, mes réfolutions , mes fermens, tout eft oublie'. En voulant tarir la fource de cette rofe'e précieufe, je me fuis trop approcbé de cette bouche oü la fraïcheur fe réunit au doux parfum de la rofe ; & fi je voulois m'en éfoigner , deux bras dont je ne faurois peindre la biancheur, la douceur, & Ia forme, font des liens dont il me devient impoffible de me dé&aSer. O mon Alvare ! s'écrie Biondetta , j'ai triomphé: je fuis le plus heureux de tous les êtres. Je n'avois pas la force de parler; j'e'prouvois. un troubie extraordinaire : je dirai plus, j'étois honteux, immobüe. Elle fe précipite a bas du lit, elle eft a mes genoux , elle medéchaufte. Quoi, chère Biondetta ! m'écriai-je , quoi vous vous abaiffez ? Ah! répond-el!e , ' ingrat , je te fervois lorfque tu n etois que mon delpote; laifle-moi fervir mon amant.  A M O TJ R E V X. 137 Je fuïs, dans un moment, débarrafle de mes hard es : mes cheveux, ramafles avec ordre , font arrangés dans un filet qu'elle a trouvé dans fa poche. Sa force, fon activité, fon adreffe ont triomphé de tous les obftacles que je voulois oppbfer. Elle fait avec la même promptitude fa petite toiiette de nuit, éteint le flambeau qui nous éclairoit, & voila les rideaux tirés. Alors avec une voix a Ia douceur de laquelle la plus délicieufe mufique ne fauroit fe coraparer : Ai-je fait, dit-elle , lebonheur de mon Alvare, comme il a fait le mien ? Mais non: je fuis encore la feule heureufe ; il le fera , je le veux: je 1'enivrerai de délices , je Ie remplirai de feience , jel'éiéverai aufaitedes gran* deurs. Youdras-tu, mon cceur, voudras-tu être la créature Ia plus privile'giée , te foumettre, avec moi, les hommes, les ele'mens , Ia nature entière ? O rria chère Biondetta ! lui dis-je , quoiqu'en faifant un peu d'effort fur moi-même , tu me fuffis, tu remplis tous les vceux de mon cceur Non, non, répliqua-t-elle vivement> Biondetta ne doit pas te fuffire : ce n'eft pas la mon nom : tu me 1'avois donné, il me flattoit je le portois avec plaifir •, mais il faut bien que tu faches qui je fub.Je fuis le Diable9  'x3® t e Diable mon cher Alvare , Je fuis Ie Diable ; En prononcantcemot avec un accent d'une ■douceur enchantereffe , elle fermoit, plus quexaétement, ie palTage aux réponfes que jauroisvoulu lui faire. Dès que je puis rompre Ie filence.-Cefié, dis-je, ma chère Biondetta ou qui que tufois, deprononcercenomfatal & de me rappeler une erreur abjurée depuis iong-temps. Non, mon cher Alvare, non ce n'étoit point «ne erreur ; j'ai dü te Ie faire croire, cher petit homme. Il Falloïc bien te tromper pour te rendre enfin raifonnable. Votreefpèceéchappe «Ia vénté; ce n'eft qu'en vousaveuglant qu'on peut vous rendre heureux. Ah ! tu Ie feras beaucoup fi tu veux 1'êtrej je prétends te combler. Tu conviens déjaque je ne fuis pas auffi dégoutant que 1'on me fait noir. Ce badinage achevoit de me déconcerter. Je m y refufois, & 1'ivreffe de mes fens aidoit è ma diftradtion volontaire. Mais réponds-moi donc, me difoit- elle : Eh! que voulez-vous que je réponde ? lnp.mt' Place la main fur ce cceur qui t'adore ,°quj . le tien s'anime , s'il eft poffible, de Ia plus legére des émotions qui font fi fenfibles dans le mien. LaifTe couler dans tes veines un peu de cette flamme déücieufe par qui les miennes  'A M O U K E U X. font embrafées; adoucis, fi tu le peux 5 le fon de cette voix fi propre k infpirer 1'amour, & dont tu ne te fers que trop pour effrayer mon ame timide : dis - moi enfin , s'il t'eft poffible, mais auffi tendrement que je 1'éprouve pour toi, mon cher Béelzébut, je t'adore A ce nom fatal, quoique fi tendrement prononcé, une frayeur morjelle me faifit; fétonnement, la ftupeur , accablent mon ame: je la croirois anéantie , fi la Voix fourde du remords ne crioit pas 2u fond de mon cceur. Cependant, la révolte de mes fens fubfifte d'autantplus impérieufement, qu'elle ne peutétre réprimée par la raifon. Elle me ïivre fans defenfe a mon ennemi: il en abufe, & me rend aifément fa conqucte. II ne me donne pas le temps de revenir k moi, de réfléchir fur la faute dont il eft beaucoup plus 1'auteurque le complice. Nos affaires font arrangées , me dit-il fans altérer fenfiblement cetonde voix auquel il m'avoit habitué. Tu es venu me chercher : je t'ai fuivi, fervi , favorifé, enfin j'ai fait ce que tu as voulu. Je défirois ta poffeffion , & il faüoit, pour que j'y parvinffe , que tu me fiffes un libre abandon de toi-même. Sans doute je dois k quelques artifices la première complaifance ; quant a la feconde, je m'étois nommé : tu favois a qui tu  H° L E D I A B 1 E tefivrois, & „e faurois te prévaloir de tori ignorance. Déformais notre lien , Alvare , eft mdiffolublej mais pour cimenter notre fociété, eft important de nous mieux connoïtre. Cornme ,e te fais déji prefque par cceur , pour rendre nos avantages réciproques, je dois me montrera toi tel que je fuis. On ne me donne pas Ie temps de réfléchir tur cette harangue fingulière; un coup de fifflet tres-a.gu part k cóté de moi. A I'inftant i'obfeurité qui m'environne fe diffipe ; Ia cörniche qtufurmonte le, Iambris de Ia chambre s'eft toute cfiargée de gros limacons : leurs cornes , qu'ils font mouvoir vivement & en manière de baf, «Ie, font devenues des jets de lumière phof. Jhonque, dont 1 eclat & 1'effet redoublent par fagitatiori & I'allongement. Prefque ébloui par cette illumination fubite je jette les yeux a cóté de moi; au lieu d'une %«re raviffante , que vois-je ? O ciel ! c'eft Ieffroyable tête de chameau. Ellearticuie d'une, voix de tonnerre ce ténébreux Che Fuoi, qui m'avoit tant épouvanté dans Ia grotte, part d'un éclatde rirehumain plus effrayant encore, & tire une languedéméfurée Je me précipite: je me cache fous Ie lit-, les yeux fermés, Ja face contre terre. Je fentois battre mon cceur avec une force terrible; je-  A M O Ü R Ê U X. Ï4t' prouvois un fuffoquement comme fi j'aliois perdre la refpiration. Je ne puis évaluer Ie temps que je comptois avoir-paffe dans cette inexprimable fituation , quand je me fens tirec par le bras; mon épouvante s'accroit: forcé néanmoins d'ouvrir les yeux , une lumière frappante les aveugle. Ce n'étoit point cciie des efcargots, il n'y en avoit plus fur les corniches ; mais le foleiï tne donnoit-a-p!omb fur le vifage. On me tire encore par le bras , on redouble: je reconnois Marcos. Eh ! feigneur cavalier, me dit-il, a quelle heure comptez-vousdonc partir? Si vous voulez arriver k Maravillas aujourd'hui, vous n'avez pas de temps k perdre , il eft prés de midi. Je ne répondois pas : il m'examine. Comment? vous êtes refté tout habillé fur votre lit? vous y avez donc paffe quatorze heureS fans vous éveüler? II falloit que vous euffiez un grand befoin de repos, Madame votre époufe s'en eft doutée ; c'eft, fans doute, dans Ia crainte de vous gêner , qu'elle a été paffer la nuit avec une de mes tantes ; mais elle a été plus diligente que nous ; par fes ordfes , dès le matin tout a été mis en état dans votre voiture, & vous pouvez y monter. Quant k Madame , vous ne la trouverez pas ici. Nous lui avons  142 L e Diable donné une bonne mule; elleavoulu profiter dë Ia ffaïcheurdu matin; elle vous pre'cède, & doit vous attendre dans le premier viiiage que vous rencontrerez fur votre route. Marcos fort. Machinaiement je me frotte les yeux, & paffe les mains fur ma tête poury trouver ce filet dont mes cheveux devoient être enveloppés.. Elle eft nue, en déforclre, ma cadenette eft comme elle étoit la veille: la rofette y tient. Dormirois-je ? me dis-je alors. *Ai-je dormi? ferois-je aOez heureux pour que tout n'eütétéqu'unfonge? Je lui ai vuéteindre la Jun?ière Elle 1'a éteinte La voila....... Marcos rentre. Si vous voulez prendre un repas, Seigneur cavalier, il eft préparé. Votre voiture eft attelée. Je defcends du lit; a peine puis-je me foutenir , mes jarrets plient fous moi. Je confensa prendre quelque nourriture; mais cela me devient impoflible. Alors voulant remercier le fermiec & 1'indemnifer de la dépenfe que je lui ai occafionnée, il refufe. Madame , me répond-il, nous a fatisfaits & plus que noblement; vous & moi, feigneur cavalier, avons deux braves femmes. A ce propos, fansrién répondre , je monte dans ma chaife: elle chemine. Je ne peindrai point la confufion de mes  'A M O U R E TJ x. 143' penfées; elle étoit jtelle, que 1'idée du. dangec dans lequel je devois trouver ma mère ne s'y retracoit que foiblement. Les yeux hébêtés , la bouche béante , j'étois moins un homme qu un automate. Mon conducteur me réveille. Seigneur cavalier , nous devons trouver madame dans ce viilage-ci. Jene lui réponds rien. Nous traverfionsuneefpècedebourgade; a chaque maifon il s'informe fi 1'on n'a pas vu pafier une jeune dame en tel & tel équipage. On lui repond qu'elle ne s'eft point arrêtée. II fe retourne, comme voulant lire fur mon vifage mon inquiétude a ce fujet , & s'il n'en favoit pas plus que moi, je devois lui paroïtre bien troublé. Nous fommes hors du village , & je commence a me flatter que 1'objet actuel de mes frayeurs s'eft éloigné , au moins pour quelque temps. Ah ! li je puis arriver, tomber aux genoux de Dona Mencia , me dis-je a moi-même , fi je puis me mettre fous la fauve - garde de ma refpeétable mère, fantömes , monftres qui vous êtes acharnés fur moi , oferez-vous violer eet afile ? J'y retrouverai, avec les fentimens de la nature, les principes falutaires dont je m'étois écarté , je m'en ferai un rempart contre vous. Mais fi les chagrins occafionnés par mes  *44 Le.Diable défordres m'ont privéAcet ange tutéiaifëiu ah! je ne veux vivre que pour Ia venger fur moi-méme. Je m'enfevelirai dans un cloïtre... * Eh ! qui m'y délivrera des chimères engendrées dans mon cerveau ? Prenons f état eccieliaftique. Sexe charmant, il faut que je renonce h vous, une larve infernale s'eft revêtue de toutes Jes graces dont j'étois idolatre; ce que je Verwis en vous de plus touchant me rapelleroit. .. . Au milieu de ces réflexions dans !efquel!es mon attention eft concentrée, la voiture eft entrée dans Ia grande cour du chateau. J'en-. tends une voix i C'eft Alvare ! c'eft mon fils! Jélève Ia Vue & reconnois ma mère fur le balcon de fon appartement. Rien n'égale alors la douceur , la vivacité du fentiment que j'éprouve» Mon ame femble renaïtre: mes forces fe raniment toutes a la fois. Je me précipite , je vole dans les bras qui m'attendent. Je me profterne. Ah ! mécriaije, les yeux baignés depleurs, lavoixentrecoupée de fanglots , ma mère! ma mère ! je ne fuis donc pas votre aflaffinrMe reconnoitrezvous pour votre fils ? Ah! ma mère, vous m'embraffez La paffion qui me tranfporte , la véhemence de mon adion ont tellement altéré mes traits &  AMOUREÜX. Sc Ié fon de ma voix, qüeDöna Mencla en contoit de 1'inquiétude. Elle me relève avec bonté , m'embraffe de nouveau, me force a m'aflèoir» Je voulois parler, cela m'étoit impoflibfe; je me jetois fur fes mains en les baignant de larmes, en les couVrantdes carefles les plus emportées. Dona Mencia me cónfidère d'un aird'étonbement: elle fuppofe qu'il doit m'être arrivé quelque chofe d'extraordinaife ; elle appréhende même quelque dérangemënt dans ma raifon. Tandis que fon inquiétude 3 fa curiofité, fa bonté , fa tendrefle fe peignent dans fes compkifances & dans fes fegards , prévoyance a fait raffembler fous ma main ce qui peut fuulager les befoins ü'un voyageur fatigué par une route longue &pénible. Les domeftiques sempreffent a me fervir. Je mouille mes levres par compla^fance. Mes regards diftraits cherchent mon frère; alanné de nelepas voir: Madame, dis-je ,oü eft 1'eftimable Dom Juan ? , Il fera bien aife de favoirque vous êtes ici, püifqu'il vous avoit écrit de vous y rendre* mais comme fes lettres, datées de Madrid J ne peuvent être partieS qüe depuis quelque* jours, nous ne vous attendions pas fi tót. Vous ites colonel du régiment qu'il avoit, &leroi K  f 4<5 L e Diable vient de le nommeraune vice-royau-té dans les In des. Ciel! m'écriai-je , tout feroit-il faux dans Ie fonge affreux que je viens de faire ? Mais il eft impofllble De quel fonge parlez-vous, Alvare?...... Du plus long, du p!us étonnant, du plus effrayant que 1'on puiffe faire. Alors, furmontant 1'orgueil & la honte, je lui fais ié détail de ce qui m'étoii arrivé depuis mon entree dans la grotte de Portici jufqu'au moment heureux oü j'avois pu embraffer fes genoux. Cette femme refpectable m'écoute avec une attention. une patience, une bonté extraordinaires. Comme je connoiffois 1'étendue de ma faute, elle^vit qu'il étoit inutile de me 1'exagérer. Mon cher fils, vous avez couru après les menfonges ,& , dès le moment même, vous en avez été environné. Jugez-en par la nouvelle de mon indifpofition & du courroux de votre frère airte. Berthe, a qui vous avez cru parler , eft, depuis quelque temps, détenue au lit par une infirmité. Je ne fongeai jamais a vous envoyer deux cents fequins au dela de votre penfion. J'aurois craint, ou d'entretenir vos défordres, ou de vous y plonger par une libé* ïalitémalentendue. L'honnêteécuyerPimientos  AMOUREUX. I |7 eft mort depuis huit mois. Et fur dix-huit cents clochers que pofsède peut-être M. le Duc de Mediha-Sidonia dans toutes les Efpagnes, il n'a pas un pouce de terre a 1'endroit que vous délignez : je le connois parfaitement, & vous aurezrêvé cetteferme & tous fes habitans. Ah! Madame, repris-je, le muletier qui ro'amène a vu cela comme moi •, il a danfé a Ia noce. .Mamèreordonnequ'on faffe venirïemuletier; mais il avoit de'telé en arrivant, fans demandec fon falalrë. Cette fuite précipitée qui ne Iaiffoit point de traces, jeta ma mère en quelques foupcons; Nugne's, dit-elle a un page qui traverfoit 1'appartement, allez dire au vénéïable Dom Quebracuernos que mon fils Alvare & moi 1'attendons ici. C'eft, pourfuivit-elle, un doéteur de Saiamanque; il a ma confiarrce , & la mérite ; vous pouvez lui donnei- la vötre. I! ya dans Ia fin de votre rêve une particularité qui m'embarraffe; dom Quebracuernos corfnoit les termes, &: définira ces chofes beaucoup mieux que moi. Le vénérable ne fe fit pas attendre; il en impofoit même avant de parler, par Ia gravité de fon main tien. Ma^mère me fit recommencer. Kij  i'48 Le Diable devant lui 1'aveu fincère de mon e'tourderie , & des fuites qu'elle avoit cues, 11 m'écoutoit avec une attention mêlee detonnement, & fans m'interrompre. Lorfque j'eus actieve',après setre un peu recueilli, il prit ia parole en ces termes: Certainement, feigneur Alvare, vous venez dechapper au plus grand périi auquel un homme puiffe être expofé par fa faute. Vous avez provoqué 1'efprit malin , & lui avez fourni,par une fuite d'imprudences, tous les déguifemens dont il avoit befoin pour parvenir a vous tromper & a vous perdre. Votre aventure eft bien extraordinaire, je n'ai rien lu de femblable dans la démonomanie de Bodin , .ni dans le monde enchanté de Bekker. Et il faut convenir que depuis que ces grands hommes ont écrit , notre ennemi s'eft prodigieufement raffiné fur la manière de fornier fes attaques, en profitant des rufes que les hommes du fiècle empioyent re'ciproquement pour fe corrompre. Il copie la nature fidèlement & avec' choix , il emploie Ia refiburce des talens aimables , donne des fêtes bien entendues , fait parler aux paffions leur plus féduifant langage; il imite même , jufqu'a un certain. point, la vertu. Cela m'ouvre les yeux fur beaucoup de chofes qui fe pafTent; je vois d'ici bien des  'A M- O U RE TJ X. I49 grottes, plus dangereufes que celles de Portie! , & une multitude d'obfédés , qui malheureufement ne fe doutent pas de 1'être. A votre égard , en prenant des précautions fages pour le préfent & pour 1'avenir , je vous crois entièrement délivré. Votre eanemi s'eft retiré , eek n'eft pas équivoque. I'I vous a féduit, il-eft vrai; mais il n'a pu parvenir a vous corrompre; vos intentions , vos remords vous ont préfervé , a 1'aide des fecours extraordinaires que vous avez recus : ainfi fon prétendu triomphe & votre défaite n'ont été, pour vous & pour lui, qu'une illufion ,dont le repentir achevera de vous laver. Quant a lui, une retraite forcée a été fon partage : mais admirez comme ü a fu la couvrir, & laiffer en partantle trouble dans votre efprit, & des intelligences dans votre cceur, pour pouvoir renouvelier 1'attaque , fi vous lui en fourniffez 1'occafion. Après vous avoir ébloui , autant que vous avez voulu 1'etre, contraint a fe montrer k vous dans toute fa difFormité, il obéit en efclave quiprémédite la révolte; il ne veut vous, laiffer aucune idéé raifonnable & diftinfte, mêiant Ie grotefque au terrible ; le puéril de fes efcargots lumineux k Ia découverte effrayante de fon horrible tête; enfin Ie menfonge a la vérité , la repos k la veillej de manière que votre efprit.  J?o L e Diable confus ne diftingue rien, & que vous puiflïer croire que la vifion qui vous a frappé étoit moins 1'efFet de fa rnaiice , qu'un réve occafionné par les vapeurs d* votre cerveaü ; mais il a foigneufement Üolé 1'idée de ce fantöme agréable dont il s'eft lóng-temps'fervi pour vous égarer; il Ia rapprochera, fi vous le lui rendez poffible. Je ne crois pas cependant que la barrière du cloitre óu de notre état fok celle que vous deviez lui oppofer. Votre vocation n'eft point affez décidée;. les gens inftruits par leur expérience font hécéffaires dans lê monde. Croyez moi, formez des liens légitimes avec une perfonne du fexe; que votre refpeéiable mère préfïde a votre choix; & dut celle que vous tiendrez de fa main avoir des graces & des taiens célefies, vous ne ferez jamais tenté de la prendre pour le diable* tin du diable amoureux.  LES L U T I N S DU C HA T E A V DE K E- R N O S Y, NOUVELLE HISTORIQUE De Madame la ComteJJe de Mu rats K iv   LES L U T I N S PU C HA T E A U DE KERNOSY,- NOUVELLE H1STORIQUE. PREMJERE PARTIE. X> A vieömtefla de Kernofy pafToit prefque toute 1'année dans fon chateau , qu'elle eftimoit comme le plus charmant féjour de toute la Bretagne C'eft un fief noble , dont fes ancêtres ont fucoeflivement porté le nom, ou elfe-rnêrne a été élevée dès fa plus tendre jeuneffe , & dont la fituation avantageufe offre de tous cötés quelque chofe de fingulier, fort agréable a la vue. Ses deux nièces, toutes deux très-aijnables & jeunes, demeuroient dans ce lieu  Ies LuTrifï avec el!es & trouvoient bien trifte de pafTef leurs beaux jours dans une demeure fi folitaire» li éloignée du commerce du monde, diftante de.dixlieuesde la ville la plus prochaine, & d*un quart de Iieue du vülage. Ce chateau eft un batiment a I'antique , qui conferve pourtant un air de grandeur: d'abord on y voit des portes de fer, de groffes tours, des folies, profonds , des ponts-levis a demi-rompus ; enfuite de grandes galeries fans aucun ornement, des falies & des chambres'fpacieufes, dont les fenetres font fi étroites , que Ie jour n'y peut entrer qu'imparfaitement; 1'herbey croït en été auffi haute qu*en pleine campagne ; enfin ce chateau eft précifément fur le modèle de ceux oü fon dit qu'il revientdes efprits. C'étoit auffi I'opinion commune de ce pays-la: on en comptoit depuis plus de cent ans des chofes merveilleufes. Mefdemoifelles de Kernofy favoient, dès leur enfance , toutes les hiftoires des lutins de ce chateau , leurs gouvernantes leur en avoient fait mille fois le récit; mais quoiqu'elles ealfent prefque toujours demeuré dans ce lieu, elles ft avoient jamais rien vu nientendu quipüt leur perfuader qu'il y eüt quelque vérité a cette croyance vulgaire. Un foir que la vieille vicomteffe s'étoit  tf E K E K N O S ?. cóueaée de fort bonne heure, mefdemoifelles de Kernofy fe retirèrent dans leur chambre , & s'affirent auprès du feu , ne voulant pas fe vmcttrc fi-tót au lit. Voila un temps bien agréable pour être a la campagne , dit mademoifelle de Kernofy, en entendant Ie,vent qui hffloit dans les fenêtres; en vérité je ne puis réfilter a 1'ennui mortel que ma tante nous donne. Vous avez raifon, ma fceur , dit mademoifelle de Saint-Urbain (c'étoit lenomde la cadette), je fuisaudéfefpoir detre ici, Sc mon défefpoir augmente, ajouta t-el!e en fouriant, quand je fonge qu'a Paris on court le bal a 1'heure qu'il efl; , pendant que nous fommes dans ce maudit chateau: aiiiégé par la neige, & fans aucuns plaifirs. Cette charmante hile alloit faire un détail de tous les agrémens de Paris pendant le carnaval; mais mademoifelle de Kernofy fe !eva tout a coup de deffus fon fauteuil, en faifant un grand cri. Qu'avez-vous , ma fceur ? lui dit-elle, tout étonnée de fon acYiöh. Voyez, voyez , reprit Kernofy tout effrayée. Saint-Urbain regarda, & vit une lettre attachée a une petits chaine d'argent, qui defcendoit par la cheminée, & on la tenoit a une diftance affe^ élevée pour empêcher que le feu ne prït au papier. Quoi, dit Saint• Urbain , c'eft un billet qui vous  r L E 5 1 U T 1 N S vffionSepouvantab!e,VoyonSjcontinua-t-elIe «i' prenam les pincettes , pour attraper Ie billet, Web rulerjvoyonspromptementcequecel. Zf C°mment' d« Kernofy, vous alieZ Prendre ce papier? Vous n'y penfeZ pas. LaifZ C6la' mf feur> 1'e vous en prie, & appelons quelq:n Appelen, donc ma tante" reP'"WUrba,n; elle fera peur èl'efprit. Ne «« p0Int dit Kernofy , j'ai une frayeur épouvantabIe.Mais de quoi Reprit Saint-Urbain vous voyez bien que fefprit n'eft pas céans i Puifqu.1 prendla peine de nous écrire. En achevantces paroles, elle prit Je papier avec des pmcettes , & ,W dans fe »<°>e , malgrf Kernofy, qui mouroit de ^re defefprit eft fort Hfible, dit sLtUrbain en regardantce billet. Voyons un peu ce qud veut nous dire; elle le li,/ *, ces paroles: e'elle !^ut, & y trouva B 1 L £ E T. ^ te* Wltfw A«* '™P aimablespour meurer toujoursfiuks dans un lieu aufi filuaire que celu,a , on nepeut vous avoir vues, & n'avoir pas le cvurfenféle a vos beautés & a vos ennuis ^rgeï.nous du f0.m d£ & ^  de K.ernosy. 157 de fon mieux pour vous réjouir. On y parviendroit fans doute ,Jl des cozurs tendres & fidtles vous paroiJJ'oient dignes de votre attention. Les Lutins du chateau. Cju'efb-ce que tout ceci ? dit mademoifelle de Kernofy , qui avoit eu le temps de fe raffurer un peu. Je ne fais, répondit Saint-Urbain , mais on nous promet des plaifirs & des amans fidèles; je fuis d'avis que nous acceptions le marché. Kernofy n'ofoit faire un pas dans fa chambre , & Saint-Urbain ayant regardé dans la cheminée, ne vit plus la petite chaïne; elle le dit a fa fceur. Elle a difparu ! s'écria Kernofy; appelons du monde. Dans ce moment, un Iumignon de la bougie auprès de laquelle étoit le billet, tomba fur ce papier, déja fort fee d'avoir été fufpendu quelque temps dans la cheminée; le feu y'prit facilement, & le confuma avec affez de promptitude. Cet accident, très-naturel, fit prefque évanouir Kernofy, & Saint-Urbain même perdit toute affurance; elle appela leurs femmes de chambre, qui couchoient dans une tour fort proche , & qui accoururent. Saint-Uibain lewc dit tout effrayée , que fa fceur venoit de fe  r*j8 Les Lutijts trouver mal; elles attribuèrent fa frayeur 5 c*t. évanouifTement : auffi-tót pp jeta de I'cau fur' Ie vHage de mademoifeije de Kernofy, on la 'm,t ** *'> & Pe-Ude temps après elle fe trouva beaucoup mieux; mais elle ordonna k ies femmes de demeurer dans fa chambre ■ Saint-Urbain fe coucha auprès d'elle , pour «re plus affuré fi elles entendoient encore queb que chofe. Vous avez bien fait, dit Kernofy tout bas k Ia fceur, de ne rien dire k nos fenlmesde Ja peur que nous avons eue, cela fe feroit répandu temain ; & comme nous n'avions plus ce billet, on nous auroit prifes pour des vifionnaires. Öamt-Urbainconvinrqu'ilnefalloit point parler de leur aventure; enfin Je jour les ayant raffurées, elles s'endormirent. Lune & 1'autre ne furent éveiüe'es qu'a midi par le bruitd'un carroffe & des chevaux que' ' Ion entendoit dans Ja cour du chateau: Qu'eft-ce que ce bruit ? demanda Kernofy • ceftpeut-étre des pla[firs que je Jl!tin nous envoie, répondit Saint-Urbain. Oh ! ma fceur, reprit Kernofy , je ne fuis pas encore bien remifede ma frayeur; oublions, s'il fe peut', Ie lutin. Dans ce moment, une des femmes de' Ia jnconiteflè en tra-, & ieUr apprit qu'une troupede comédiens venoit d'arriver; qu'ils  DE KERNOSY. ly£ avoient apporté une lettre a madame la vicomtefte, quelle 1'avoit lue , & qu'enfuite elle; avoit dit a ces comédieus de refter au cha-, teau. Comment, dirent-elles en fe levant, notre tante veut bien qu'ils demeurent; il faut que quelque puiffanee fupérieure s'en méle. A peine avoit-elle achevé ces mots, qu'on entendit en^ core du bruit dans la cour; elles enVoyèrene demander ce que c'étoit, & on leur vint dire que c'étoit une troupe de violons & de muficiens qui venoient d'arriver. Alors Saint-Urbain dit a fa fceur , en la prenant fous le bras ; allons voir la phyfionomie de ces gens-la. Elles allèrent k la chambre de la vicomteffe , quileuE dit, dès qu'elles furent entrees, avec un ait riant qu'elles ne lui avoient jamais vu: eh bien , mefdemoifelles, vous plaindrez-vous encore de 1'ennuique vous avez dans ce pays-ci? Voila, ce me femble , afiez de divertiflemens qui vous viennent. Qu'avez-vous donc , dit-elle en regardant 1'efFrayée Kernofy ? vous voila de mauvaife humeur a contre-temps. Je me fuis trouvée mal cette nuit, dit Kernofy , mais je crois que ce ne fera rien. Eh ! de quel pays, ma tante, dit Saint-Urbain, nous arrivent tant de plaifirs3 Vous êtes trop curieufe, répondit la vicomtefle avec un air froid ■> laiiïez-moi feule, j'ai  t.6o L e s L tj t r n s affaire: allez voir les préparatifs que Ion kit pource foir. Ma tante eft afiurément Iaconfldente des lütins , dit Saint-Urbain tout bas a ia foeur ; vous voyez qu'elle leur garde le fé' cret. Elles pafsèrent dans une grande falie , ou elles trouvèrent des ouvriers occupés a drefler «n thiatre & a rajufter des décorations qui leur parurent affez belles & affez bien entendues; de-la elles allèrent a Ia chapelle du cha^ teau faire leur prière; & quelque temps après , on les vint querir pour diner. Dès qu'elles furent forties de table, elles retournèrent dans leur chambre quitter leur négligé, & s'habilier pour faire honneur è Ia compagnie. Saint> Urbain trouva dans fa poche un billet; elle le Iuta Kernofy. Voici ce qu'il contenoit; B i L t. ET. Vous voye\ que nous vous tenons parole; nous cherchonsd vous divertir, & n0Us avons trouvéli fecret d'adoucir Vhumeur infupponable de votré tante. Vèvanouiffement de mademoijelle de Kernofy nous adonné beaucoup d'inquiétude .- naye^ point de peur, Camour m doit jamais effrayer, quand on eft jeune & belle. les Iutins font bien galans, dit-elle en achevant  ©E K E R N O S Y. if5f achevant la leóture de ce billet; mais celui-ci ne m'épouvante point ; il n'eft pas venu feul comme 1'autre, & on peut 1'avoir mis dans ma poche pendant que je regardois travailler ce peintre qui raccommodoit une décoration. Voyons ce que tout ceci deviendra ; mais prenons garde que le feu ne fe mette a ce billet comme au premier, qui nous a tant effrayées ; il faut le ferrer fous la clef, peut-être quelque jour en reconnoitrons-nous 1'écriture. Les deux fceurs employèrent le refte de la journée a leur ajuftemement; & leur beauté, avec ce petit fecours , étoit fi furprenante, qu'on les trouva dignes d'aller briller dans les plus fuperbes fêtes du monde. Mademoifelle de Kernofy étoit blonde; elle avoit le teint d'une blancheur éclatante, le tour du vifage agréable, & de grands yeux bleus percans jufqu'au fond de 1'ame ; un fourire gracieux découvroit de belles dents, Sc même augmentoit 1'éclat de fa bouche, dont les lèvres étoient d'une couleur auffi vive que lecorail; fa gorge & fes mains relevoient encore tous ces avantages de la nature, & tant de beautés fans doute pouvoient caufer de 1'amour ; mais fa taille avantageufe , accompagnée d'un air noble , impofoit de telle forte, qu'on ne pouvoit la regarder qu'avec des fen- L  162 Les Ltjtins timens de refpecï; & 1'e'gaüté de fon efprit faifoit qu'on remarquoit dans toutes fes paroles une jufteflé qu'on ne fauroit acqucrir que par la pratique du monde & une parfaite connoiflance des belles-lettres. La jeune Saint-Urbain avoit le vifage rond, le teint fin, mais un peu plus brun que celui de fa fceur; fes cheveux étoient noirs, & fes yeux de la même couleur, bien fendus & d'une vivacité furprenante ; fa bouche, petite & gracieufe , renfermoit de belles dents, blanches comme 1'ivoire, & parfaitement bien rangées; un air aifé ,, répandu fur toute fa perfonne, rvempêchoit pas qu'on ne remarquat en elle un port majeftueux a la danfe comme a la promenade ; & quoiqu'elle ne fut pas fi grande que Kernofy, fa taille étoit d'une proportion fi admirable , qu'on auroit cu de la peine a fe déterminer pour le choix entre 1'une & 1'autre des deux fceurs. Ses manières, engageantes naturellement, & enjouées, infpiroient la.joie dans les cceurs, dès qu'elle paroiffoit. Elle avoit la répartie prompte & pleine d'efprit; bien fouvent même elle 'favoit animer une converfation languiffante par quelque chofe de hardi qu'ellt; avangoit brufquement. D'abord on eüt dit qu'elle le faifoit fans réflexion ; mais elle foutenoit fon difcours par des raifons li folides.  DE K E R N Ö S Y. qu'il ne lui eft jamais rien échappé qui ne fut de bon fens, qui ne fit plaifi'r, & qui ne fut digne de fa naiflance. Ces deux charmantes fcéurs n'étoient pas' encore forties^de leur chambre , lorfqu'on leur Tint dire qu'un homme a cheval venóit d'annoncer a madame la vicomteffe i que ce jout même trois dames du voifinage devoient arri^ ver a foh chateau. Tant mieux , dit SaintUrbain j'en trouverai la comédie plus agréable , s'il y a beaucoup de fpeftateurs ;fachons donc le nom de ces dames. C'eft, répondit une de leurs femmes] la marquife de Briancê' la comteffe de Salgue, & Ia baronne de Sugarde. Voila très-bonnë compagnie, dit ma* demoifellede Kernofy; mais il me femble que cela feroit encore mieux , fi les frères de la marquife de Briance étoient en ce pays-ci. Ils n'y reviendront pas fi-töt \ quand on eft a Paris , environné de plaifirs , on fe fouviönt rarement des dames qu'on a Iaiffées en province. C'eft felon , dit Saint-Urbain en riant; croyez-vous que le comte & le chevalier de livry trouvent dans cette ville beaucoup de dames plus aimables que nous ? Jé mefouviehè bien que nous n'y en trouvames pas un grand nombre; il y a fix mois. u ■ L'équipage de la marquife entrant alors L ij  16*4. Les Lutins dans Ia cour , obligea les deux fceurs de defcendre pour aller au devant d'elle. Madame la vicomtefle étoit accourue la première, paree comme une jeune perfonne; fon habit, qu'elle afluroit être amaranthe brun , étpit de velours couleur de feu très-vif. Les dames montèrent a fon appartement, & parurent étonnées de yoir un théatre qu'on achevoit d'élever dans la grande falie. Une troupe de comédiens eft arrivée icicematin, dit la vicomtefle, & je les ai retenus pour divertir mes nièces pendant ce carnaval. On louafa complaifance, & toute Ia compagnie entra dans fa chambre. La vicomtefle avoit prés de foixante ans; elle vouloit être belle , quoiqu'elle ne 1'eut pas même été pendant fa première jeuneffe. Jamais femme n'a été d'une humeur fi difficile; elle étoit fort riche, veuve depuis cinq ans, $c Ie deffein qu'elle avoit de fe remarier ne s'étant pas encore exécuté, paree qu'elle n'avoit trouve perfonne , difoit-elle, qui süt affez bien aimer; elle auroit voulu un héros comme Amadis; Galaor lui paroiflbit trop volage ; Alexandre n'aimoit pas aflez tendrement , 8c Céfaravoitun trop grand nombre de maïtreffes. Enfin elle cherchoit un Amadis, & n'en ayant point trouve enBretagne, elle avoit fait ua voyage a Paris, oü n'en trou van t pas da van-  DE KeENOSY. iffj lage, elle retourna a fon chateau, attendant que la fortune lui envoyat un chevalier digne detre fon amant. Comme elle étoit riche, de grande qualité, & qu'elle poffédoit les plus belles terres de la province, quantité de grands feigneurs de ce pays s'emprefsèrent auprès d'elle; mais il eft aifé de juger comment une perfonne , qui vouloit abfolument un héros , trouvoit peu galans, les provinciaux qui parloient d'abord de mariage. Mefdemoifelles de Kernofy étoient foumïfes a cette capricieufe perfonne; elles avoient perdu leur mère dès leur enfance ; leur père , en mourant, les avoit obligées, par fon teftament, a demeurer fous la tutelle de Ia vicomteffe fa belle fceur , & ces aimables filles , depuis quatre ans, étoient auprès d'elle. La vicomtelfe ne fe prelfoit point de les marier; elle avoit refufé tous les partis qui s'étoient' préfentés, quoiqu'il y en eüt de fort avantageux,* 1'un n'avoit pas affez de valeur, 1'autre étoit mal fait, 1'autre n'étoit pas dun age fortable ; enfin il ne s'en trouvoit point a fon gré. Cependant elle jouiffoit paifiblement du bien confidérable des deux nièces. Cette capricieufe aimoit a faire Ia grande dame fur fon palier; la manière dont elle rer^üt la compagnie marquoit affez que la dépenfe L iij  Les L u t i n s^ '6 llét°nnoit Pas' ordonna, pendant^ converfation, qu'on préparat une collation , ■ou tout ce qu'il y avoit de plus exquis pourk iaifon dans le chateau, fut fervi. Ses ordres furem fi ponétueüement 'exécutés , que tout fe trouva pret pour la comédie dans le moment que chacun fe levoit de table. Toutes les dames pafsèrent dans la falie / elles y trouvèrent un petit théatre bien éclairé: la decoration repréfemoit une chambre magnifique; enfin toutes les perfonnes de difiinction & de même fexe prirent leurs places. Les domefhques de k vicomtefle, & tous les habitans des environs qui étoient accourus au brutt dek fête,composèrent un parterre fort aife a contenter. Huit violons & quatre hautbois jouèrent 1'ouverture, & }es comédiens commencèrent la pièce qu'on nomme Yefprit folkt. 'r : Elle fut affez bien jouée; & comme elle avoit beaucoup de rapport è 1'aventure de la nuit ' les deux foeurs fe regardèrent plufieurs fois ' mais elles ne fe purent rien dire; la marquife de Bnance & la-comteflTe de Salgue étoient placées entre elles. A la fin de la comédie, 1'orcheftre joua des morceaux exeellens du triomphe de 1'amour. On paffa dans une falie proehaine, oh fon  de Ke'rNOSY. 167 ïérvltun magnifique fouper; la vicomtelTe Ta* voit ordonné, & c'étoit la feule chofe qu'elle entendoit bien. La converfation fut vive; la baronne & Saint-Urbain difoient qu'il manquoit un bal aux plaifirs de cette journée, elles foutenoient encore leur thèfe avec chaleur, quand on apercut un valet de chambre qui vint parler a madame la vicomtelTe. Allons, raefdames , leur dit-elle, un moment après que Ie repas fut fini, paiïbns , s'il vous plait, dans Ia petite galerie : la compagnie fut égatement furprife d'y trouver des lufires allumés, des violons, des hautbois , &c plufieurs troupes de mafques. II y en avoit de fort bonne mine, que ces dames crurent n'avoir pDint vus parmi les a'dleurs qui avoient repréfenté 1'efprit foliet. Un d'eux, vêtu a la grecque, vint prendre la vicomtelTe, qui commenca le bal par une couranüe,' elle 1'acheva, en difant qu'elle réuffiroit beaucoup mieux au menuet & autres dan fes moins férieufes. Kernofy & Saint - Urbain firent des merveilles ; on n'a jamais vu plus de légereté & de jufteffe. Leurs danfes furent accompagnées de toutes les graces que les Bretonnes y favent donner. Le mafque vêtu a la grecque ne quitJoit prefque point la vicomtefle , au grand L iv  i68 Les Lutins étonoement de fes nièces. Cependant un joli mafque s'approcha de mademoifelle de Kernofy ; fon habit e'toit de velours noir , fait a 1'efpagnole; il avoit des plumes couleur de feu a fon chapeau ; fa taille e'toit belle ; il venoit de danfer , & la délicateffe de fes pas, accompagnée d'une le'gereté furprenante , .avoit charmé tout Ie monde. Les lutins du chateau font bien malheureux, diMl a Kernofy, de vous avoir épouvantée ; mais vous êtes fi belle ce foir, qu'ils peuvent fe flatter que votre fanté eft parfaite. Kernofy voulut fortir de fa place , entendant encore parler des lutins. L'efpagnol , en 1'arretant, lui dit: Demeurez un moment, je vous prie; je vous expliquerai 1'aventure de la nuit paffee. II leva fon mafque, & Kernofy le reconnoiffant pour le comte de Livry, frère de la marquife de Briance , fut a peu prés auffi furprife que fi elle eüt vu le lutin dont 1'événeraent lui avoit fait perdre la connoiffance. Ce mouvement précipité fut pourtant bien 'différent de celui de la peur; elle ne fongea plus a s'en aller. Quoi ! c'eft vous, comte? lui dit-elle. Eh ! quelle raifon vous fait paroïtre fous ce déguifement , dans un lieu oü vous pouvez être comme madame votre fceur ? J'ai  deKernosy. 169 trop de chofes & répondre aux queftions que vous me faites , répondit Ie comte , pour ofer le faire ici, & cependant je meurs d'impatience de vous éclaircir; faites-moi !a grace d'entrer, en fortant d'ici, dans la chambre de ma fceur. Irez-vous, mademoifelle ? continua-t-il, voyant que Kernofy rêvoit profondément; puis-je me flatter de vous voir un quart-d'heure fans témoins fufpects ? Que j'ai de chofes a vous dire ! La marquife eft trop de mes amies , répondit Kernofy en rougiflant, pour que je refufe d'aller m'éclaircir avec elle de tout ce qui fe pafle ici. La vicomtefle vint alors prendre 1'efpagnol pour danfer , & interrompit cette converfation. Kernofy avoit bien envie de faire part a Saint-Urbain de fon aventure; mais elle ne douta pas qu'elle n'en fut inftruite , quand el!e vit a genoux auprès d'elle un petit mafque vêtu en Scaramouche, qui jouoit a merveille de la guitare; fa taille elfbit fine & parfaitement belle; une grande quantité de cheveux noirs, naturellement frifés , !e fit aifément reconnoitre par Kernofy pour le chevalier de Livry : elle lui laifla le foin d'apprendre a Saint-Urbain qui étoient les lutins du chateau. Le bal ne finit qu'après minuit: aufli-töt  V7? E 'e s Eutïss madame de Kernofy conduifit la comteflè a font appartement. Saint-Urbain mena la baronne dans Je fien, & Kernofy, qui étoit depuis long-temps amie de Ja marquife , 1'accompagna jufques dans fa chambre. Saint-Urbain avoit trop dlimpatience de retrouver la compagnie , qu'elle favoit être dans la chambre de Ia marquife, pour sramufer avec Ia baronne ; elle fit peu de complimens, & vint du même pas les joindre. A peine étoit-elle entre'e, que Ie comte & le chevalier de Livry, qui avoient promptement changé d'habits, arrivèrent. La converfation fut d'abord tumultueufé; onfe fit mille queftions, fans fe donner Ie temps d'y répondre ; mais enfin Kernofy ayant prië le comte de leclaircir parfaitement du deffein qui les faifoit venir incognito dans un lieu ' oü tout Ie monde e'toit de leurs amis ; comme il n'y avoit perfonne de futpee! dans la chambre, chacun ayant pris fa place auprès du feu , fe eomte commenga ainfi fon récit: II y a un an que nous eumes 1'honneur de vous voir, pour Ia première fois, dit-il en s'adreifant a mademoifelle de Kernofy ; ori fe fouvient long-temps d'une vue fi charmante : vous vïntes chez ma fceur avec madame yotpe Jante 3 nous arrivions de 1'armée 3 mon frère  t)E K E R N O S Y. rIJÏ &moi, & nous n'avions alors de paffion que celle d'aller a Paris palier le temps que nous pouvions être éloignés de nos régimens. Le plaifir de vous voir nous fit changer de deffein; nous ne pensames plus qu'a demeurer dans un pays oü nous ne croyions pas, en arrivant,paffer huit jours fans mourir d'ennui. Je pris la liberté de déclarer ce que je penfois a mademoifelle de Kernofy, & je ne doutai pas que le chevalier ne s'expliquat auffi a mademoifelle de Saint-Urbain, Cela n'eft pas de votre narration , M. le comte, interrompit SaintUrbain enfouriant; il faut bien que vous laiffiez quelque chofe a dire au chevalier, s'il lui prend en fantaifie de conter auffi fes aventures. La marquife rit de 1'imagination de Saint-Urbain ; & Kernofy ayant prié le comte de continuer, il reprit ain fi: Je neparlerai donc plus de mademoifelle de Saint Urbain, puifqu'elle me le défend. Mademoifelle de Kernofy recut les marqués de mon refpe&ueux attachement avec une froideur capable de glacer tout autre cceur que. le mien; je continuai de lui marquer mon refpect Sc ma. tendreffe; mais elle n'en fut que foiblemen? touchée. Si mademoifelle de Saint-Urbain me le per*  I?2 IfS tUTl»| mettoit, continua t il en riant, je dirois que Ié chevalier e'toit ou plus heureux ou plus amoureux que moi; car il eft certain qu'il paroiflbit plus content. Vous jugez fur de foibles apparences, interrompit Saint-Ürbain ; vous êtes bien heureux que j'eritende raillerie. Je prétends conter auffi , reprit le chevalier, & 1'on verra fi je ne faurai pas faire des réflexions a mon tour. Taifez vous, chevalier, dit Ia marquife, je veux apprendre dans ce récit mille chofes que je ne fais pas encore. Des affaires indifpenfables, continua le comte, nous rappelant a Ia cour , nous fümes obligés de partir , & jamais je n'ai fenti une pareille triftefTe. Mefdemoifellesde Kernofy étoient retournéeschez elles, madame leur tante les avoit emmenées le jour" que je recus Ia cruelle lettre qui me forgoit a quitter ce pays-ci. Je me flattai que j'aurois du moins ia fatisfa&ion de dire adieu a mademoifelle de Kernofy ; mais ma fceur m'apprit que madame la vicomtefle ne fouffriroit pas que des gens de notre age allaflent rendre des vifites a fes aimables nièces. Madame la marquife fe fouvient bien de fempreffement avec lequel je la prial de me mener chez madame de Kernofy; mais elle avoit un peu de fièvre , & elle fut inflexible  DE K E R N O S Y. Ijj z mes prières. J'étois malade , dit la marquife , & , je veux bien vous 1'avouer, je craignis que fi vous revoyiez de fi aimables perfonnes, votre devoir ne fut ralenti par votre amour. Nous partïmes donc, le chevalier & moi, reprit le comte, & nous ne nous dimes pas quatre mots pendant le chemin. J'écrivis a mademoifelle de Kernofy en partant, & je laiffai un valet de chambre pour lui faire tenir sürement ma lettre. Le chevalier le chargea d'une de fa part pour mademoifelle de Saint-Urbain; nous attendïmes fon retour a Paris avec impatience. Enfin il arriva,& nous alfura qu'il avoit donné nos lettres , & que mefdemoifeües de Kernofy n'avoient pas voulu y faire de réponfes. Peu de jours après, ce valet de chambre difparut, & emmena un de nos chevaux. Cette action nous fit douter qu'il eüt rendu fidélement nos lettres > nous fongions a nous en éclaircir nous-mêmes , quand tous les colonels recurent ordre de fe rendre a leurs régimens; il fallut obéir , cette province étoit trop éloignée pour pouvoir y paflèr chemin faifant, & nous n'avions point de temps è nous. Nous partïmes, accablés de chagrin , & j'emportai dans mon cceur la belle idéé que mademoifelle de Kernofy y avoit lailfée.  $74 tES LrjTiifS .J^crivis a ma fceur, pour la prier de favöïr, sil fe pouvoit, ce qu'étoient devenues nos lettres; elle me marida qu'elle ne pouvoit nous en informer, paree que madame de Kernofy étoit allée a Paris, & y avoit mené fes deuxaimables nièces. Ce contrë-temps de partir de Paris, précifément quand ces charmantes perfonnes y arrivoient, augmenta ma douleur. Enarrivanta farrnée, nous trouvames Taödlac, qui eft mon parent très-proche, galant homme , d'une figure très-aimable, &' d'une humeur fort réjoüiffante; nous nous voyions .jouvent, nous lui contames nos chagrins , eri lui faifant connoïtre Ie caraétère de madame -la vicomteffé ; il ;chercha les moyens pour aborder ce chateau, fans 1'effrayer ; Sc après avoir bien imaginé, il s'arréta au deffein de s'en faire aimer. II n'eft pas riche, 1'efpérance du bien de inadame de Kernofy lui pIut . <ü me pHa férieu. fement de 1'aider dans cette affaire, qu'en reconnoiffance il faciliteroit mon bonheur. Je luiappris que ia vicomtelTe n'avoit pu fe réfoudre k fe remarler, paree qu'elle n'avoit point trouvé de héros ni de cceurs qui fuflènt aimer avec délicateffe. LahTez moi faire , reprit le baron de Tadü-  » E K E R N O S f. tjfi hc, je paroitrai devant elle en héros de roman , & j'aurai encore plus de délicatefTe qu'elle n'en imagine. II n'y aura pas grand mal, ajoutat'il, de pouffer la chofe dans le ridicule , cela n'en fera que plus conforme a nos amours. • Ce projet nous amufa"toute la campagne; le baron s'en réjouiffoit, & moi j'étois véritablement inquiet, paree que j'étois véritablement amoureux. On mit les troupes en quar'tier d'hiver , & nous partïmes enfin pour revenu: en ce pays-ci, avec une joie incroyable. Nous arrivames, il y a dix jours, chez ma fceur ; il étoit minuit: nous défendïmes a nos gens de parler de notre arrivée ; je demandai a madame la marquife de vos nouvelles avec un empreffement qui lui fit juger que mon amour ne s'étoit pas affoibli par 1'abfence. Nous concertames avec le baron, pour voir comment nous pourrions avoir acces dans ce chateau ; il alla chercher des comédiens a Rennes, & des muficiens; il les amena en diligence chez ma fceur; & pendant ce temps-la , ayant gagné un de vos domeftiques, il me fut facile, au retour du baron , de faire cette folie , qui effraya tant mademoifelle de Kernofy. On fit un petit trou au plancher d'en haut, pour palfer le billet & la petite chatne. Le ba-  fjG Hes Lutins ton écrivit ce billet, paree qu'on ne connoiffoit pas fon écrituré 5 il exécuta fort bien l'en'-v treprife, & je fus au défefpoir, quand je compris, par le bruit que nous entendimes, que mademoifelle de Kernofy s'étoit trouvée mal. J'aurois été fur le champ lui demander pardon de notre folie, (i je n'avois craint de me découvrir a fes femmes que nous entendimes dans fa chambre , & qui n'en fo'rtirent plus. Nous allames rejoindre nos gens a un vilïage qui eft a deux lieues d'ici; nous en avons fait partir ce matin les comédiens ; un d'entre eux a préfenté une lettre du baron a madame de Kernofy. Voici ce qu'elle contenoit: L'Amant inconnu a la belle Vicomtesse de KerNOSY. Je vous vis a Paris il y ajix mois , madame : quelle vue ! mon cceur ne la peut oublier ; je vous fuivis d tous les fpe&acles; mais auffi refpeciueux amant que je fuis tendre & fidéle, je riofai vous déclarer mon amour. Mon devoir me rappela dl'armee;, je fuivis la gloire avec plaifïr , paree que je fais que vous l'aimep L'amour me rappelle auprès de vous. Je viens donc, madame , pour tdcher de me rendre digne de vousplaire, par mes foins & par mon attachement; Vamour vent être environnê de. jeux  de KernoSY. 177 jeux & de plaifirs ; trouve^ bon que cette troupe de comêditns vous d'tvertijj'e; je me rendrai ce foir auprès de vous. % Madame de Kernofy, continua le comte, a été charmée de cette lettre; elle a fait demeurer la troupe de corriL'diens dans le chateau; nousy fommes arrivés déguifes avec les muliciens ; une heure après , le baron a mis adroitement une lettre dans la poche de mademoifelle de Saint-Urbain, pendant qu'elle regardoit achever le théatre. Voila queüe a été 1'aventure qui vous a donné quelque inquiétude ; ma fceur a bien voulu nous favörifer de fa préfence & de celle des deux dames qu'elle a amenées avec elle, qui pourtant ne favent pas nos defleins. Le baron , vêtu a la grecque, a fait ce foir exa&ement fa cour a madame la vicomtelTe; il m'a dit en fortant, avec fa gravité ordinaire , je vois bien qu'en Bretagne je pourrois paffer pour un héros. I! n'a pas voulu s'expliquer davantage ; mais il doit fe rendre ici, pour nous apprendre le fuccès de fon amour. II me femble que tout favoriferoit nos vqpux, fi mademoifelle de Kernofy & fon aimable fceur nous permettoient d'efpérer qu'elles ne nous feront point eontraires, fi 1'on peut ■ 1 M  *7S Les Lutins porter madame la vicomtefle de Kernofy i nous accorderl'honneur de fon alliance. Mademoifelle de Kernofy , qui avoit toujours confervé un tendre fónvenir pour ie comte , lui répondit fort obligeamment; Saint-Urbain fit faréponfe avec Ia même honnêteté au chevalier, qui lui parloit tout bas, & a qui elle apprit qu elle ni fa fceur n'avoient pas recu leurs k-ttres. On commencoit a s'e'claircir la-deflüs, lorfque le baron entra dans Ia chambre, encore vêtu a la grecque : il étoit bien fait; il n'avoit que dix-neuf ans; fon vifage étoit très-agréable, & il avoit une belle tête blonde. Comment, lui dit le comte en lui voyant encore fon habit de mafque , courez-vous le bal ? Non , dit le baron, mais je courrai bientöt les champs; encore deux converfations comme celle queje viens d'avoir, & c'eft une affaire faite: mais, en récompenfe, fi je perds 1'efprit, le cceur y gagne beaucoup ; car j'ai les plus beaux fentimens du monde. Madame de Kernofy m'a afluré qu'el:e n'en a jamais lu de fi délicats & de fi tendres. Mais pourquoi, dit le chevalier, être encore vêt < comme un fou ? Un bon furtout, par le temps qu'il fait , feroit bien mieux que cette vieille broderie. Non pas a s'il v§us plait, dit  öe 'Kern ó s 't-. ijy ie baron ; un amant vêtu a la grecque a d'autres charmes aux yeux de Ia vicomtefle, qu'un amant, fimpiemenihabüle' a Ia francoife ; elle m'a même compafl d'abord a Alcibiade. Vous êtes trop fou de la moitié , baron, dit la marquife; mais allons au fait. A quoi en êtesVous ? J'en fuis a 1'eipérance , reprit Ie baron 5 on me permet den prendre beaucoup , & je refterai ici pour me rendre digne de cethon-tieur. II faudra que ces meffieurs , continua Ie baron en regardant Ie comte & le chevalier, arriventici comme s'ils venoient de chez madame la marquife de Briance ; & ne 1'ayant pas trouvée chez elle, il fera fort vraifemblable qu'ils viennent ia chercher dans un liet» oü Ia compagnie eft fi bonne. On approuva 1'avis du baron , & Ia nuit étant dé ja fort avance'e , le comte & le chevalier jugèrent a propos de partir pour aller paffér quelques heures au village Ieplus proche, & pouvoir revenir au chateau avant dïne'. Les deux aimables fceurs , après avoir donne' le bon foir a la marquife, fe retirèrént dans leur appartement. Elles ne s'endormirent de long-temps; lajoiede retrouver fidèies deux hommes trèsaimables, leur fourniffoit afléz de fujet pour «entretenir : enfin Ie fommeil rogna paifible- Mij  iSo Les Lutins ment dans tout le chateau, .excepté dans Ia chambre de madame de Kernofy ; elle eüt trouvé contre les régies de^dormIr, quand même elle en aurolt eu enviP| après une converfation comme celle qu'elle venoit d'avoir avec fon héros. Les dames ne fe levèrent qu'a midi. Pour la vicomtelTe, elle étoit levée d'alfezbonneheure, & elle avoit fait deux ou trois projets de lettres tendres, avant de s'appliquer au foin de fon ajuftement. Ses deux aimables nièces s'éveillèrent avec cette joie qui fe fait fi bien fentir, quand on efpère de pafler le jour avec ce qu'on aime. Chacun étoit occupé d'un foin différent. La comteffè de Salgue n'avoit pu réfifter aux charmes du jeune baron deTadillac, & la marquife de Briance foupiroit en fecret pour un jeune amant abfent. Enfin 1'amour avoit réfolu de triompher dans ce vieux chateau , & de n'y pas laiffer de cceurs tranquilles. A 1'heure de midi ou environ, Ie comte & le chevalier arrivèrent en chaife de pofte. Ils demandèrent d'abord la marquife de Briance-, elle les préfenta a la vicomtefle , & !ui dit tout ce qui avoit été concerté entre eux. La tante , fuivie des deux nièces, les re$ut avec joie, &  DE K E E N O S Y. l8l les pria de demeurer, pour prendre part aux plaifirs que le hafard nous aenvoyés, dit-elle en fouriant difgr^cieufernent. Le baron , qui avoit aufli eu ordre de la vicomtefie de faire comme s'il venoit d'arriver , arriva prelque en même temps , vêtu d'ün gros habit dé campagne , & monté fur un cheval qu'il avoit a deux pas du chateau. II fe fit annoncer. La- vicomtefle affura la compagnie qu'il étoit depuis long-temps de fes amis. Kernofy & Saint-Urbain eurent bien de la peine a s'empêcher derire. II étoit déja tard, les complimens avoient fort alongé la converfation; Saint-Urbain 1'interrompit, pourfaire fouvenir qu'il falloit diner. La vue dü baron avoit fait tout oublier. On fe mit a table , on y fut long-temps; la converfation fut fort vive, tout le monde fongepit a plaire ; 1'amour y brilloit fous plufieurs formes difFérentes. La vieille vicomteffe étoit charmée du jeune barorr, il lui difoit férieufe* ment des chofes capables de réjouir les gens du monde les plus mélancoliques , & elle ne fortoit point d'admiration. La comtefTe de Salgue regardoit tendrement Tadillac ; 1'empreffement qu'il témoignoit pour la vieille vicomtefle lüjf dbnnoit mille inquiétudes. Comme elle ignoroi't fon deflein , elle craignoit qu'il n'eüt de M iij  181 Les Lutins 1'amour pour Kernofy ,ou pour Saint-Urbain J & qu'il ne fongeat a éblouir la vicomteffe, pour mieux cacher fa paflion. Madame deSalgue étoit }éW& belle, fon efprit étoit agréable; elle avoit époufé un vieux feigneur de Ia province , que fes affaires: retenoient prefque toute 1'année a. Paris, fans qu'elle eut pu jamais obtenir Ia permiffion de 1'accompagner pendant ee voyage. II étoit perfuadé que , dans la province, il n'y avoit point fde gentilhomme qui osat lui manquer affez de relpeéè pour parler d'amoura fafemmeï on avoit pourtant déja pris cette libvrté ; mais. le cceur de Ia comteffe, infenfible jufqu'alors r avoit enfin atteint I'heure fatale. Le baron s'apercut qu'il ne lui déplaifoit pas ; il n'ofa lui parler devant la vieille vicomtelTe, mais fes regards lui firent entendre ce qu'elle commeneoit a lui infpirer. Le comte étoit plus touché qu'il ne I'avoit encore été pour la belle Kernofy, & elle paroiffoit fatisfaite dele voir dans ces fentimens i Saint-Urbain & le chevalier étoient charmés 1'un de 1'autre. La baronne de Sugarde , a qui le chevalier plaifoit fort, s'apercut de leur intclligeum, ; tudis elle avoit alfez bonne opinion d'elle même, pour fe flatter de ie rendre infidèle ; elle étoit un peu coquette i & Ie cher  be KkeNOST. 185 Valier auroit fans doute répondu a tout ce que fes yeux lui difoient de tendre, fi une paffion bien férieufe n'avoit occupé alors tout fon cceur. Pour la marquife de Briance , elle n'étoit retenue dans ce lieu que par I'intérêt de fes frères; quelquefois un tendre fouvenir Ia jetoit dans une profonde rêverie; mais fon humeur douce & la vivacité de fon efprit empèchoient qu'on ne s'apercut de ce qui lui faifoit de Ia peine. Son entretien étoit fi agréable , qu'on recherchoit avec empreffement fa compagnie , & qu'on ne s'ennuyoit jamais, quelque temps qu'on fut avec elle. Les traits de fon vifage étoient très-réguliers , fon front, fes yeux » fa bouche, fes dents étoient admirables, &toutce compofé formoit une beauté parfaitc Elle étoit fort riche, veuve depuis rrois ans , & tout ce qu'il y avoit de feigneurs eonfidérables dans la province avoit cherché a. lui plaire, fans avoir pu y réuffir. Telle étoit 1'aimable compagnie que 1'amour avoit pris foin de raOembler au chateau de Kernofy. On achevoit de diner, lorfqu'on entendit arriver un équipage. Tout le monde en fut faché, car on ne fouhaitoit plus perfonne : on vint annoncer M. de Fatvüle, confeiller au parlement de Rennes. Quel homme ! dit mademoifelle de Kernofy, qu'il va bien M Iv  i&4 Les Lutins nous faire fentir Ie malheur de n'ofer a Ia campagne faire dire qu'on n'eft pas chez foi. Bon ! dit Saint-Urbain , il ne nous ennuiera pas tant': a Ia véritej c'eft un fat; i! en faut au mams un pour fervir de rife'e a la compagnie. Madame la vicomteffe, qui vouloit étaler fa prudence aux yeux du baron , fit une grande réprimande a Saint-Urbain de cette plaifanterie ; elle auroit dure' long-temps , fi le confeiller ne fut entré. II avoit un habit rouge galonné dargent, une grande épée pendue a un Iarge ceinturon mis pardeffus le jufte-au-corps, un chapeau bordé dor avec une vieille plume jaune, une perruque blonde fort longue & fort poudrée , fi bien qu'il la femcit fur fon habit & aux environs. II fit en en trant dix ou douze révérences, fans fe repofer , toutes auffi profondes les unes que les autres; puis s'aprocbant de la vicomteffe: II y a trop bonne compagnie cheï vous , madame , lui dit-il avec un air décon'tenancé , pour n'avoir pas envie de 1'augmenter. La vicomteffe lui répondit le compliment ordinaire, qu'il lui faifoit bien' de 1'honneur. J'ai bien fait courir ma chaife de pofte oü il y a de bons refforts, dit M. de Fatville, pour aniver plutöt ici; car j'étois dans une impatience extréme de voir 1'incomparabie made-  e Kebnosy. i8y "rnolfelle de Saint-Urbain : il s'approcha d'elle, & fe mit en devoir de lui baifer la main. Je vous fuis très-obligée, dit Saint-Urbain en la retirant promptement , de m'avoir facrifié les refforts de votre chaife de pofte. Oh ! ils ne font pas gatés , reprit Fatville, mesjaquais m'en ont alfuré. Je ne faurois m'empêcher, continua-t-il , en fe regardant dans un grand - miroir, de vous exprimer la joie que j'ai d'être vêtu cavalièrement; auffi je ne porte mon habit noir que les matins. Ma. foi ce!a eft fort prudent a. vous , dit le baron; car celui-la vous fied a merveille. Fatville remercia le baron par de grandes révérences; & heureufement pour la compagnie , on vint avertir que la comédie commen'ceroit dès qu'il plairoit aux dames de 1'ordonner. Vous avez donc ici la comédie ? dit Fatville : pour moi je 1'ai vue quatre fois a Paris; mais je ne 1'aime point, fi je ne fuis fur le théatre. Vive les gens de bon goüt ! reprit SaintUrbain, vous ferez affurément fur le théatre, M. de Fatville , vous ne fauriez être mieux placé pour vous & pour nous. On paiïa dans la falie , on trouva les luftres allu mes , & les violons jouorent 1'ouverture. Le baron & le chevalier campèrent Fatville1 fur le théatre ; ils eurent même la malice de ne  186 Lis Eutins lui point faire donner de chaife, & il eut fafottifede n'en pasdemander, paree qu'on lui avoit dit que les gens du bel air ne s'affeoient jamais aux fpecbicles. On joua Andromaque & M. de Pourceaugnac. La repréfentation de ces deux pièces , & la contenance de M. de Fatville divertirent égalementla compagnie. On le voyoitdéja, laffe' de fon voyage , fe tenir debout avec peine. La vicomteffe entra même a fon fujetdans la plaifanterie , paree qu'elle s'apercut que le baron y prenoit goüt. Fatville regarda prefjue toujours mademoifelle de Saint-Urbain avec des geftes auffi infupportables qu'ils étoient ridicules, Un grand fouper fuccéda a la comédie ; on fut long-temps a table ; & après avoir bu toutes les fantés , coutume qu'on ne manque guères k Ia campagne, on but auffi les inclinations., Mademoifelle de Saint-Urbain commenca, en prenant un verre de très-bonne grace ; elle averut tous les meffieurs qu'il leur feroit permis de boire aux leurs, après qu'ils auroient fait un couplet de chanfon pour eélébrer des fantés fi intéreffantes. Volontiers , dit le chevalier , je vais donner 1'exemple: il demanda a boire, & chanta un impromptu fur un air connu de tout Ie monde.  t)e Kernos'y. 187 Ce couplet fat trouvé trés joli, & la vieille vicomteffe , feretournant vers le baron avec un air qu'elle crut fort tendre, lui demanda s'il n'avoit point d'inclination digne detre chantée en lï bonne compagnie. Le chevalier de Livry , répondit le baron, fait fi facilement des vers, qu'il ne faut pas s'étonner s'il m'a prévenu; je vais réparer ma faute. La vicomteffe lui verfa elle-même du vin de liqueur. Un moment après, il chanta en fe tournant de fon cóté, & elle fut charmée de pouvoir fe flatter que ces vers étoient pour elle ; mais en achevant le couplet, il regarda tendrement la comteffe de Salgue , qui comprit aifément fa penfée. C'eft donc a mon tour, dit le comte en riant, a faire auflï des vers comme je fuis le dernier , j'ai eu plus de temps que les autres, j'ai fait deux couplets; tant mieux, dit mademoifelle de Kernofy , on aura plus de plaifir a vous entendre. Le comte, qui a la voix belle, chanta ces deux couplets: l'amour qui brille dans vos yeux , Force tout a fe rendre; 11 eft trop doux, trop dangereux, Pour ofer s'en défendre. Bruler pour vos divins appas , N'eft pas une foibleffej  i88 Les Lutins '! La raifon même n'ofe pas Condamner ma tendreffe. Saint-Urbain & le chevalier foutinrent que les paroles étoient trop fe'rieufes pour être chantées a table. Le comte leur re'pondit que fon cceur les lui avoit diclées , & qu'il ne pouvoit badiner fur une chofe auffi férieufe que fa tendreffe. La vicomteffe approuva ce fentiment. Mais, dit Saint-Urbain , qui appréhendoit que fa tante ne fe jetat dans une converfation fur les fentimens, M. de Fatville m'aime, &il ne fait pas feulement un vers pour moi. On ne m'a appris qu'a en faire de latins, reprit Fatville; j'en ai remporté deux fois Ie prix au collége. Eh bien , faites en latin une chanfon a boire, dit Saint-Urbain , & vous me 1'expliquerez en francois. Fatville oppofa qu'il ne favoit pas fair qu'on venoit de chanter. Faites donc un madrigal , répliqua-t elle en lui préfentant des tablettes. Fatville fe crüt dèshonoré, s'il ne faifoit des vers; il n'efTaya pas d en faire de latins, car il ne favoit que quelques mots de cette Iangue, prit les tablettes, & alia s'en fermer dans un cabinet, pour n'être pas interrompu. Cependant toute fa compagnie paffa dans une autre chambre, oü 1'on fit venir les haut-  DE K E R N O S Y. lSg bols; on les écouta quelque temps, puis on danfa toutes les petites danfes ; au bout de deux heures, Fatville parut , les tablettes a Ia main. On avoit cru qu'il s'étoit allé coucher, mais il aflura qu'il avoit employé tout ce temps-la a faire des vers. Ce fera fans doute une elégie, dit Saint-Urbain; voyons de quoi il eft queftion: elle prit les tablettes, qui fe trouvèrent toutes griffonnées d'un bout a 1'autre , & fi rayées , qu'elle n'en put déchiffrer un feul mot. Lifez vous-même , dit-elle a Fatville en lui rendant les tablettes , on n'y comprend rien. C'eft le brouillon , répondit le confeiller , & fi j'avois eu de la place pour écrire , faurois fait des merveilles , car je commencois d'être en train ; mais j'acheverai demain. Lifez-nous Ie commencement, dit la vicomteffe; j'aime les vers tendres a la folie/ Fatville obéit auffi-tót, & lut, en s'affeyant prés d'un guéridon oü étoit une bougie allumée, deux vers qu'il venoit de faire. Iris , plus belle que le jour, Pourra-t-elle aimer a fon tour; II recommenca quatre ou cinq fois. ces deux vers. Comment, dit le comte, n'y a-t-il que cela de fait? Non , dit le confeiller, n'eft - ce pas affez pour le temps que j'y ai mis ? Et puis  i£ö Les L u t : n s j'ai fait le projet de la fuite de ce madrigal Vraiment , dit Saint - Urbain , ces deux vers valent mieux qu'un madrigal tout entier. Mademoifelle de Saint-Urbain fe connoit a tout^ répondit Fatville en riant avec un air fatisfait de lui-même ; & M. le chevalier, qui eft auffi poëte, qu'en dit-il? Je trouve ce commencement fi beau, répondit le chevalier, que j'ai envie de 1'achever: prêtez-moi un peu les tablettes. Vous y verrez le refte du projet > reprit fièrement Fatville ,fervez-vous-en fi vous voulez. Le chevalier s'éloigna de la compagnie , qui fe divertit a voir danfer le confeiller tout auffi mal qu'il verfifioit ; queique temps après, le chevalier fe rapprocha. Voyons, M. de Fatville, fi j'ai bien fuivi votre deffein , voici le madrigal achevé. Chacun fe rangea autour de lui, & il lut les vers fuivans : Iris , plus belle que Ie jour , Pourra-t-elle aimer a fon tour > Les feux les plus ardens , les foupirs les plus tendres Toucheront-ils fon cceur en fe faifant entendre ? C'eft une queftion que j'e fis a 1'amour. Ce dieu me répondit: je 1'ai faite pour plaire ; Pour aimer, c'eft une autre affaire ; Ge que j'ai de brillant, degracieux, dedoux, Sans celle j'e veux bien le prodiguer pour elle, Rien ne fauroit réfifter i fes coups,  de KerNÖSY. ïjjï! A ces mots , il me quitte , Sc £uü a iire d'aile. Eft cels, petit dieu, me dire un^ nouvelle? JVl'écriai-je ; je fais tout cela mieux que vous. Ce madrigal eut beaucoup d'appIaudifTemens,' & Saint-Urbain fut- bon gré au chevalier de setre fervi de la fottife de Fatville, pour lui faire cette galanterie, que la vicomteffe ne trouva pas mal, paree qu'elle la prit feulement pour une marqué d'efprit du chevalier. Vous voyez, dit Fatville qui entendoit donner des louanges a ce madrigal; je favois bien que la fin du projet étoit dróle: on rit de 1'impertinence du confeiller; & comme il étoit tard, chacun fe retira. L'appartement que 1'on donna a Fatville étoit proche de celui du baron. Ce voifinage lui fournit 1'occafion de faire encore le perfönnage de lutin , afin que Fatville n'osat fortir de fa chambre, & qu'il ne s'apercut pas que toutes les nuits on s'affembloit chez la marquife après que la vicomteffe étoit couchée. Le lendemain, le baron alla faire fa cour a la vicomteffe avant que les dames fuflent forties de leur appartement; il lui paria de fon amour, cn fe promenant a grands pas, fans prefque Ia regarder. La bonne dame étoit charmée' de tout ce qu'il faifoit ; eile 1'affura même qu'il marchoit de la meilieure grace du monde. Dès  ip* Les Lutins qu'il fe fut retiré, toutes les dames vim-ent dans la chambre de la vicomteffe lui rendre vifite, & 1'on n'en fortit qua deux heures pour diner, enfuite on joua , les uns aux échecs , les autres al'ombre, les autres au triétrac. Fatville perdit foixante louis, & quoiqu'il en parut faché, Ie baron, qui gagnoit, dit alfez plaifamment, que li cela duroit, il pourroit enfin le prendre en amitié. A fix heures on paffa dans la falie de la comédie ; les Horaces & le Médecin malgré lui futent affez bien repréfentés. Fatville , occupé de faperte, négligea de fe mettre fur le théatre. Après le fouper, on fit venir un acteur &une actrice qui avoient la voix charmante, & des muficiens qui jouoient bien de la bafïe de viole. Mademoifelle de Kernofy fit apporter tous les opéra de Lully qu'elle avoit dans fa chambre: on chanta les plus beaux morceaux de Proferpine ; elle accompagna du clavecin: Saint-Urbain chantoit avec le comte , qui avoit un ton de voix fort fonore, & ces deux aimables perfonnes s'accordoient parfaitement. On commenca par les champs élyfées; le baron chanta dans les chceurs , pour ne pas paroïtre a la vicomteffe un acteur inutile. A une heure après minuit, chacun fe retira dans fon apparrement, Sc les deux aimables fceurs fe rendirent dans  DE K. E 'ii.N.' p SYï IC^ «?ans la chambre de la marquife ,,oü elles trouvèrènt le comte & Ie chevalier qui fes attendoient. On paria de la paffion de Ia vicomteffe pour le baron de Tadi'lac; Kernofy doutois qu'elle produisït les efrets qu'on en avoit efpérés; Saint-Urbain , plus portée a croire ce qui pouvoit lui faire plaifir, étoit perfüadée que leurs defleins auroient un heureux fuccès. Le comte & le chevalier de Livry efpéroient, & Ia marquife de Briance continuoit a leur donner des confeils. Ils parloient tous avec beaucoup d'application, quand Tadillac entra, vétu d'un habit bizarre^rouge & noir, tels que font ceux' dont on 'fe fert pour repréfenter des diables a 1'opéra. li avoit un bonnet épouvantable j, d'oü pendoient des efp'èces de ferpens ; & s'il eüt mis fon mafque , il au roi t fans doute effrayé la compagnie , qui ne s'attendoit point a cela : cependant on favoit le delfein qu'il avoit d'épouvanter Fatville. Vous voila aufiï peu fage qu'a votre ordinaire } lui dit Ie comte; fachons doncce que vous voulez faire. II f;ut, dit le baron, que mademoifelle de Saint-Urbain metteun habit qu'on va lui apporter, & puis vous n'avez qu'a me fuivre. J'ai quau peur de ces habits-la, dit Saint-Urbain; ce- N  ï£>4 Les Lutins pendant, pour faire déferter Fatville, il n'eft rien que je ne puiiTe entreprendre. Le valet de chambre du baron parut dans le moment, vétu d'un habit plus e'pouvantable. encore que celui de fon maïtre; il en apportoitun autre fait k peu pres comme Ie fien, car les come'diens en avoient grand nombre de toutes facons; Saint-Urbain le mit pardeffus le fien, & prit un mafque rouge extrérnement laid. Lambert, ce valet de chambre, eonduifit Ia compagnie dans Ia chambre de fon maïtre, fans qu'on rencontrat aucun domeftb que; tout e'toit couché depuis deux heures dans le chateau. Tadillac avoit découvert une porte de communication qui donnoit dans Ia chambre de Fatville. Il la regarda d'abord comme une occafion favorable pour exécuter le deffein qu'il avoit projeté ; cette porte e'tant condamnée depuis long-temps, 1'on entrok par un autre endroit dans 1'appartement du confeiller , contigu k celui du baron de Tadillac. L'appartemen t de MM. de Livry & celui de Ia marquife e'toient voifins ; tout cela compofoit un pavillon oü l'on pouvoit faire beaucoup de bruit, fans être entendu du refte du chateau, paree qu'il falloit paffer une terraffe alTez longue pour rentrer dans 1'autre  DE K E R N O S Y. _ Jgf pavillon qui faifoit avec celui-la une efpèce de fymétrie. Quand on fut arrivé a 1'appartement du baron, on entra fort doucement ; & Lambert, qui vouloit prouvef qu'il étoit digne de la confiance dont fon maitre l'avoit honoré , pria la compagnie d'attendre un moment. II rnonta feul dans de grandes chambres inhabitées,au deffus des appartemens du pavillon ,& avec une machine qu'il avoit inventée, il fit un grand bruit, qui n'imitoit pas mal celui du tonnerre. Fatville s'éveilla, & alla ouvrir fa fenêtre. Lambert, qui 1'entendit, mit a différentes reprifes le feu a de la poudre qu'il tenöit prête. La nuit étoit fort obfcure, & la lueur de ce feuXurprit beaucoup Fatville; il ferma fa fenêtre plus promptement qu'il ne l'avoit ouverte, fort étonné de voir des éclairs, & d'en tendre le tonnerre en plein hiver. II alloit chercherfon lit, & étoit encore dans cette recherche, quand Lambert vint ouvrir Ia porte de communication qu'il avoit pris foin de condamner; il entra dans Ia chambre du confeiller , tenant un flambeau de poix allumé ; cette lumière fuccédant tout a coup a 1'obfcurité, éblouit fi bien Fatville , qu'il ne diftingua pas d'abord la figure de celui qui la portoit; ii apercut fon lit, fe jeta dedans, 8c fe cacha Nij  *96 Les Lutins dans fes couvertures. Lambert ne Ie laiffa pas long-temps dans cette fituation ; il allé lui tirerfes couvertures, & lui fit trois grandes révérences , puis-alluma quatre flambeaux qu'i! avoit apportés, & les plafa en divers endroits de la chambre. | Fatville , rappelant tout fon courage , cria d'un ton de voix que la peur rendoit affez foible : Baron , a mon fecours ! Hélas ! répondit Ie baron , qui regardoit avec les dames au travers de la cloifon , il m'eft impoffible de fortir , les lutins viennent d'entrer ici. Cependant Lambert, après avoir allumé les flambeaux, s'approcha du lit, & Fatville fe cacha plus que' jamais la tête fous fon chevet. Lambert profita de ce moment pour introduire le baron & Saint-Urbain. Dès que la porte fut refermée, ijs s'approchèrent tous trois du lit , empêchèrcnt Fatville de fe cacher Ia tête , 8c lui firent de profondes révérences. Lambert tira un petit violonde fa poche , joua un menuet, que les gais lutins dansèrent fort légèrement, & la peur perfuada è Fatville qu'ils s'élevoient jufqu'auplancher. Quand ce ba! nocturne futfini, les lutins éteignirent les flambeaux, & fortirent fans qu'il put favoir par quel endroit; auffi crut-il' que c'étoient des efprits qui avoient difparu. On fe garda bien de faire du bruit  VE K E R N O S Y. T97 clans Ia chambre voifine, Lambert jouadu violon , & le baron s'écria : M. de Fatville , je fuis mort! Les lutins danfent ici comme des perdus. Fatville n'ofa répondre ; mais. chacun 1'ayant entendu remuer, ils jugèrent qu'il n'étoit pas évanoui. Cependant il ne s'en fallut guère. Les lutins reprirent le chemin de leur ch: i bre , pour n'être pas furpris. dans leurs fonctions d'efprits. Le baron appela du monde dès qu'il fut déshabillé, & conta l'hiftoire des lutins , comme il vouloit qu'on le crüt. Fatviile , qui n'avoit pas eu 1'aüurance de fe lever , prit enfin la réfolution d'aller ouvrir fa porte, quand il entendit parler bien des gens prés de lui. La paleur de fon vifage, & fa frayeur fi na'ivement repréfentée , perfuadèrent encore mieux l'apparition des efprits aux domeftiques de la vicomtefTe ; il n'y en eut pas un qui ne crüt avoir entendu du bruit. D'autres alfurèrent qu'ils avoient vu quelque chofe de noir qui fe promënoit fur la terraffe ; enfin la peur fit tout 1'effet qu'elle a coütume de produjre fur 1'efprit du peuple & des valets. La vicomteffe, qui étoit peureufe, ne douta pas qu'un chat qu'on avoit énfermé par hafard ce foir-la dans fa chambre, & qui avoit, e:i fautant, caffé une porcelaine , ne fut un lutia qui avoit paru fous cette figure- Fouv confic- N iij  1^8 Les Lutins mer cette penfée, Ia marquife conta qu'elle avoit ouï marcher toute Ja nuit un grand chien. Le comte affura qu'il avoit entendu comme un cheval qui galopoit , & Ie chevalier jura qu'il avoit vu trois gros poulets d'inde ; mefdemoifelles de Kernofy dirent fimplement qu'elles avoient entendu un brult effroyable. La comtefie de Salgues & la baronne de Sugarde, qui n'avoientrien vu ni entendu, n'en furent pas moins effrayées. Quand il fut grand jour , on alla fe remettre au lit; perfonne n'ofa demeurer feul dans fa chambre. Les lutins , fatigues de leurs fonctions noóturnes, fe levèrent fort tard, & pendant toute la journée, on ne paria que des efprits. Les domeftiques en firent Ie récit aux comédiens, qui fe doutèrent a peu prés de ce que ce pouvoit être , par 1'emprunt de leurs habits; mais ils étoient payés par Ie baron & par MM. de Livri pour ne rien dire ; ils n'étoient pas même obligés d'avoir entendu les lutins du chateau, paree qu'on les avoit logés dans la baffe-cour, oü étoit un petit corps de logis affez commode. Fatville ne mangea prefque pas a diner; il ne pouvoit fè remettre de fa peur ; il parloit de la légereté des efprits qui avoient danfé, d'une manière a faire rire les plus effrayés.  DE K E R N O S V. r99 II n'y a point de tours de foupleffe qu'il ne crüt leur avoir vu faire, tant la peur fafcine les yeux. Mais, lui dit la vicomteffe , comment avez-vous pu voir tout cela , puifque vous étiez fans lumière ? Ah ! madame, reprit Fatville, ils ont allumé de grands feux autour de ma chambre, & puis tout a difparu dans un inftant. Ont-ils danfé aux chanfons? dit Ie baron d'un air férieux. Oh ! nenni, répondit Fatville; ils avoient des inftrumens, & je ne fais fi ce n'étoit pas des trompettes; je n'en fais rien non plus, répliqua le baron , & fi je les ai vu danfer comme vous. En vérité, dit Ja comteffe de Salgue , je vous crois tous deux un peu fous. Ce dialogue n'empêcha pas que tout le monde ne crüt 1'apparition des efprits; quelques-uns même afluroient qu'il y avoit dans les livres mille exemples de chofes femblables. On conta a ce propos diverfes hiftoires, qui redoublèrent la peur de la vicomtelTe cV de fes domefHques. Enfin on fortitde table; & pour diffiper le trouble que les lutins avoient caufé, la marquife de Briance demanda fi 1'on n'auroit point la comédie. On doit 1'avoir tous les jours, dit le baron, qui comrnencoit a prendre 1'aird'un homme établi dans la maifon • je vais en favoir des nouvelles. II revint un tno- N iv  2oo Les Lutins ment après dire aux dames que les comédie».? étoient prêts a commencer. On paffa dans la 'falie , oü fori vit repréfenter Mitridate & & Coupe enchantée. Fatville s'endormit, fatigué de la mauvaüe nuit qu'il avoir paffee. On fe mit au jeu en fortant de la comédie, & 1'on ne tarda guère, après le fouper, a fe retirer chacun dans fon appartement; mais on n'alloit plus feul dans la maifon , le moindre vent donnoit de terribles alarmes, Fatville ne put fe réfoudre a retourner dans cette chambre oü il avoit tant fouffert : on lui en donna une autre, oü il fit coucher fes deux laquais auprès de luLLa comteffe & la baronne couchèrcnt enfemble , & le baron de Tadillac ordonna a Lambert , devant tout le monde, de venir coucher dans fa chambre. La vicomtelTe fit coucher deux de fes femmes aux deux cötés de fon lit, fit mettre un valet de chambre &deux laquais un peu plus loin, & fon cocher prés de la portej M. Pierre, fon aumónier, . eut ordre de faire placet fon lit vers la cheminée ; car la bonne dame craignoit que 1'efprit ne fit fon entrée par eet endroit. L'aumónier, qui étoit extrêmement vieux & fort incommodé , eut beau repréfenter a madame Ia vicomteffe que le grand vent qui .s'engouifroit dans cette yafte cheminée, alloit  »e Kernosy. zot Schever de rendre incurable un rhumatifme qu'il avoit depuis dix ans, rien ne put la fléchir, Vraiirtent, dit-il en regardant fon lit, j'ai toujours bien reconnu que madame n'a guère de confidération pour fon frère de lair. Quelles paroles ! La vicomtefle les avoit entendues , quoique M. Pierre les eut prononcées affez bas. Elle ne voulut point dans ce moment relever la fottife; mais dès que la compagnie fe fut retirée , M. Pierre eut une terrible remontrance, &c la colère occupa fi bien 1'efprit de la vicomtefle , que la peur n'y trouva prefque plus de place. Le baron dé Tadillac attendit que tout le monde fut couché, & fans perdre de temps, il alla , accompagné du fidéle Lambert , faire beaucoup de bruit dans de. grands greniers inutiles , qui régnoient fur tous les appartamens du chateau ; cela confirma la créance des efprits , & le lendemain , chacun fit le récit de ce qu'il avoit entendu , de tant de manières différentes , que le baron comprit qu'il fuffifoit d'intimider par du bruit, & de laiffer a la peur le foin de diverfifier les apparitions. ^ II avoit bien d'autres exercices que celui de faire le lutin; il falloit qu'ilperfuadatla vicomtefle qu'il 1'aimoit, & fon cceur le portoit a  2°* Les L ut r Plaire a madame de Salgue. Depuis quelques jours , fes regards expIiquoient affez ïa paffion qu ü avoit pour elle ; enfin , laffe' de ce Iangage ret'11 écrivit u" billet, & s'étant rendu dan. 1 appartement de la vicomteffe, il ia trouva encore a fa toilette, & lui fit compliment fur la beauté. Comme il commencoit a.la preffer de fe déterminer en fa faveur, la marquife de ^«ance , Ia comteffie de Salgue , la baronne de ^ugarde avec mefdemoifelles de Kernofy & de Livry entrèrent. Fatville arriva un «oment après, & on fe mit a table. La frayeur du confeiller , & le bruit des lutins furent le lujet: de Ia converfation pendant prefque tout e oine ; on joua encore quelques reprifes d ombre, & a fix heures on eut Iedivertiffement ordinaire: Cinna & le Grondeur furent trésoien repréfentés. Le comte de Livri donna Ia main a la vicomtefle , pour pafferdansla falie ,1e baron Pén ayant prié. Cette occafion favorable fut caufe qud s'approcha de madame de Salgue, & lui ayant préfenté la main : Apprenez, madame, lui d»t-il tout bas , apprenez la chofe Ia plus importante a ma fortune; ce billet vous inftruira. 'e lm donna fubitement, & la quitta dès quon fat entré. La vicomteffe regardoit déia « quil faifoit, éloigné d'elle.  j) 'e K e r n o s y. 103 La comteffe de Salgue mit le billet dans fa poche, & Tadillac eut le plaiflr de voir que rempielfement de le lire ne lui permettoit pas d'attendre que 1'on fut forti de la comédieS'étant levée dans un entr'a&e , pour aller dire un mot a Saint-Urbain 5 au lieu de fe remettre a fa place, elle s'approcha d'un guéridon qui foutenoit une girandole; elle ouvrit le billet du baron , & le lut avec une attention dont il fut très-content. Comment, madame , dit mademoifelle de Saint-Urbain , v*ous prenez le temps de la comédie pour lire vos lettres? C'en eft une que j'ai recue ce matin de chez moi, dit la comteffe, & j'avois oublié de 1'ouvrir. Les acteurs interrompirént cette converfation , & le baron, profitant d'un petit fommell qui prit heureufement a la vicomteffe, ne ceffa point de regarder madame de Salgue; elle s'en apercut, 8c 1'embarras qu'il remarqua fur fon vifage , fit qu'il ne défefpéra pas de fon bonheur. On ne joua pas long-temps après le fouper; tout le monde fe retira d'affez bonne heure: chacun avoit befoin de repos , 8c vouloit réparer les mauvailes nuits que les lutins avoient caufées. Le baron ne roanqua pas de faire du bruit, pour empêcher qu'on ne fut fi tót remis  '204 LesLuttns* fe,,a Peur-Le """marre fut court, paree que Ie lutin étoit auffi las que les autres. ie lendemain, il rit très-beau, Ie foleil parut avec éclat, ia vicomtefle alla fe divertir dans Ie jardtn; & Ja compagnie ayant des lettres.de confequence è écrire, pafla IVprès-dïnée dans fon cabinet. Tadillac Frofita de ce temps-la pour entretenir madame de Salgue. Avez-vous Penféambi, Iul dit-il tout bas, depuis que jai ofe vous écrire les fentimens que vous roinfp,reZ? Q^prétendez-vous que je'penfe en votre faveur? lui repartitmadame de Salgue en Ie regardant tendrement; vous êtes venu ici avec un deffein dont je ne fuis pas encore éclair«e; je fais feufement que je n'y avois point depart.-l'amour peut vous avoir amené dans ce chateau j mefdemoifelles de Kernofy fent aimables & belles , il femble même que c'eft mademoifelle de Saint-Urbain que vous préférez. Quelle erreur f dit Ie baron; madame, croyezen un cceur qui n'a jamais brülé que pour vous. L'amour n'a eu de part a mes affaires que dePuis que j'ai eu 1'honneur de vous voir : je vous apprendrai, quand il vous plaira H alloitcontinuer, lorfque Ia vicomteffe, ouvrant Ia porte de fon cabitet, les obligea de fe fépa-  DE KERNOSY. 20£ rer, & de s'approcher du reite de Ia compagnie, qui fe faifoit un plaifit de voir la marquife, Kernofy , & la baronne jouer k 1'ombre avec toute la prudence poffible. La vicomteffe nefut qu'un moment dans la chambre ; elle demanda de la bougie, 8c retöurna cacheter fes Iettres. Le baron fe rapprocha de madame de Salgue; elle avoit remarqué avec quelle promptitude il venoit de Ia quitter. Comment, lui dit-elle en s'éloignant un peu de la compagnie, c'eft donc de la vicomtefle que vous êtes amoureux ? Je ne m'en ferois pas doutée. Vous voyez bien , madame, reprit le baron , qu'il ne faut pas juger fur les apparences ; vous avez trop de part a ma deftinée pour que je tarde plus long-temps k vous en éclaircir. Il lui apprit fon projet pour un établiflement folide , & 1'engagement oü il étoit avec Ia vicomteffe. Madame de Salgue trouva que fon amant avoit raifon ; elle défira prefque autantque lui un événement qui I'arrêteroit dans une province oü elle étoit obligée de demeurer. On vint avertir les dames que les comédiens 'étoient prêts. Allez, baron, lui dit madame de Salgue en fouriant, allez vous-même avertir la vicomtefle-, je prétends qu'elle m'ait l'obligation de vous apprendre votre devoir.  ao6 Les Lutins Comme elle achevoit ces mots, la Vicornteffe fortit de fon cabinet; le baron lui donna la main jufques dans la falie de la comédie, oü Fatville s'étoit déja placé. Toute la compagnie avoit remarqué que , crnignant de refter feut dans la chambre de la vicomteffe , il étoit forti avant toutes les dames , fans penfer même a leur offrir la main. OnrepréfentaBérénice &ia Foire de Bezon?. Après la comédie , on joua a de petits jeux oü 1'efprit ne laiffe pas de briller; on conta plufieurshiftoires , que 1'on fit furie champ.SaintUrbain , qui commencoit a s'ennuyer, s'avifa , en finiffant fon récit, de laiffer Fatville actiever le roman oü elle s'étoit embarquée. Cela fit renaïtre Ia joie; jamais homme n'a dit tant de pauvretés pour le défendre de parler. Enfin Ie foupertira Fatville d affaire , & la vicomteffe pouvoit pardonner a Saint-Urbain de n'avoir pas continué fon roman , paree qu'elle avoit réfolu, en continuant a fon tour, d'étaler devant Ie baron les plus beaux fentimens du monde. On fe retira encore de bonne-heure; les lutins laifsèrent en repos tous les habitans du« chateau. Fatville étoit en converfation avec la comteffe de Salgue, qui avoit paffé dans fa chambre , n'étant plus effrayée, depuis qu'elle  de K e r n o s y. 207 eut appris par Tadillac le manége des Iqtins. Le comte & Ie chevalier furent peu de temps avec Kernofy & Saint-Urbain dans la chambre de la marquife. Dès qu'ils furent fortis, ces deux aimables fceurs prièrent madame de Briance de s'acquitter de la promeffe qu'elle leur avoit faite de leur apprendre avec ©rdre fes aventures ,dont on ne s'étoit entretenu que confufément, lui repréfentant qu'aucune de fes amies ne pouvoit prendre plus de part a tout ce qui Iaregardoit. La marquife, en foupirSnt, fit connoïtre que ce récit alloit renouveler fes douleurs : elle nelaiffa pas de contenter leur curiofité, & commenca ainfi. HISTOIRE de Madame de Briance. ous favez , mefdemoifelles, que je fuis fille du feu marquis de Livry, dont la maifon eft une des plus anciennes & des plus confidérables de cette province. J'ai perdu ma mère peu de mois après ma naiffance; mon père fut vivement touché de cette perte, il favoit toujours aimée tendrement. Elle n'avoit alors que  £ö8 Les Lutins vingt-quarre ans; elle étoit belle, & ceux qui m'ont voulu flatter, ont dit que je lui refiemblois. Vous en dïtes autant lorfque vous mé fit.es J'honneur de venir chez moi 1'année pafleej oü vous vites fon portrait. Mon père , qui n'avoitquevingt-neufans, touché d'une véritable afffictioji, refufa conftamment toutes les propofitjons qui lui furent faites de fe remaiïer : il nous aimoit, mes frères & moi, avec une tendrefle qui ne fe peut exprimer. Nous n'étions que trois en fans, le comte , le chevaliet &moi; 1'ainé n'avoit que quatre ans, le cadet trois, & je n'avois que fix mois. Nous fümes tous trois élevés avec des foins infinis. Dès que nous eümes atteint lage d'apprertdre quelque chofe, mon père quitta le chateau Ou il faifoit fa demeure ordinaire depuis fa 'mort de ma mère ; il nous mena a Rennes , oii il avoit une belle maifon j il fit venir de Paris un précepteur habile pour infrruire mes frères ," & je puis dire que ce fut aufli pour moi; car mon père voulut que j'apprifle le latin , la géographie, Ia fable , & 1'hiftoirë en même temps que mes frères; il ne croyoit pas que 1'ignorance dut être le partage des femmes; il avoit trouvé , par 1'exemple 'de ma mère , qu'un efprit cultivé, & oü la fciencp eft placée fans aiFeóïation & fans bannirlesagrémens naturels , '4  BE KERNÖSY. 200 s des graces töujours nouvelles , plus durables que la beauté , & même plus aimables dans le commerce de la vie. Mes frères réuflirent parfaitement dans leurs études, & j'avois un goüt pour apprendre, quï me donnoit beaucoup de facilité. On ne parloit que de nous dans toute la ville ; on nous menoit dans les plus célèbres compagnies , Sc 1'on avoit pour nous une admiratioh qui .auroit dü contribuer beaucoup a nous gater. Mon père faifoit une grande dépenfe ; il étoit riche, & ma mère avoit hérité d'une opulenté rnaifon , diftinguée par la nobleffe de fa familie ; enfin nous avions fujët d'être cöntens de notre fortune. J'avois quatorze ans 4 quand M. le marquis de Briance arriva a Rennes 3 c'étoit un feigneur, qui , fatigué des foins de la guerre 8t de la cour, venoit chercher du repos dans notre province, oü il avoit des terres d'un gros revenu & d'une vafte étendue. II s'arrêta a Rennes , rendit des vifites aux principaux de la ville, & vi:it chez mon père, oü il trouva les prépamifs d'une affemblée qu'il devoit y avoir le foir. M. de B riance nous dit des chofes fort gracieufes, avec la politefle qu'on acquiert a ia O  2lo Les Lutins cour. Mon père Je pria de refter, & Paflur* que la compagnie fe feroit honneur de fa préfence ; il accepta la propofition avec joie. La converfation fut vive ; il arrivoit de moment a autre de jeunes perfonnes pare'es peur le bal. Le marquis de Briance les regardoit. toutes, & trouvoit toujourt en moi quelques fingularités remarquables dont il faifoit 1'éloge. Mon père , qui m'aimoit paffionne'ment , étoit ravi d'entendre les louanges qu'il me donnoit fans ceffe. Quoique M. de Briance ne fut pas d'un ige a pouvoir être défiré pour amant, Ia plupart des beautés de 1'afTemblée m'envièrent fa conquete ; 1'approbation d'un homme qui avoit pafféfa vie a la cour, leur paroiffoit d'un autre poids que celle des gens de province. M. de Briance étoit encore d'affez bonne mine, quoiqu'il eut prés de foixante ans il étoit bien fait, extrêmement riche , & d'un rangdiftingué: comme il n'étoit point marié , i! n'y avoit point de jeune demoifelle quine fouhaitSt de Ie voir attachéa elle. Pour moi, jenefis pas un moment d'attention aux louanges flatteufes qu'il me donna ; je ne les regardai que comme un effet de fa politeffe. ' Une heure avant le fouper, 1'écuyer de M. de Briance vint Ie demander; il rentra , après lui avoir parlé dans leantichambre. Je vais, dit-il,  b e KerNösy. 2 n rnademoifélle, en s'adreflaot a moi , vous préfenter dans un moment un des plus beaux gentilshómmes de France, pourvu que M. le marquis deLivry m'en donne la permiffiom Ces permiftions , répondit mon père en fouriant, font quelquefois dangereufes a accorder; vous êtes le maitre , & vous pouvez, monfieur, amener ici qui il vous plaira. Celui dont j'aiparlé a mademoifelle de Livry, dit M. de Briance , eft le comte de Tourmeil; il h'a que dix-fept ans j jamais on n'a vu de plus belles efpérances.'Je ne vous dirai rien de fa perfonne , vous en jugerez vous même; pour Ia valeur , qui eft toujours la première qualitéa défirer dans un homme de condition, je puis vous affurer que j'ai été furpris des marqués de courage , & même de conduite qu'il a données dans trois campagnes qu'il a faites ; il voulut abfolument me fuivre a 1'armée, qu'il n'avoït encore que quatorze ans; j'y confentis, & j'eus lieu d'en être fatisfait. Je 1'aime comme s'il étoit mon hls. A-t-il 1'honneur d'être devos parens , monfieur ? lui dis-je avec un mouvement de curiofité que m'inlpiroit le portrait qu'il venoit de faire du comte de Tourmeil. Non , mademoifelle , me répondit M. de Briance , fon O ij  Les Lutins père e'toit mon ami; il fut bleiTé dans une occa* fion oü je commandois > & peu de jours après il mourut de fa bleffure. Jamais on n'a été fi touché que je le fus de la perte d'un ami; il me recommanda,en mourant, fon fils qu'il almoit tendrement ; je promis de lui donner tous mes foins & toute mon amitiéj & je lui ai tenu exacïement ma parole. On vint dire alors que le fouper étoit fervi. Tout le monde paffa dans une grande falie , & fe mit a table. Je vous avouerai que je n'entendois point ouvrir la porte pendant tout le repas, fans une émotion dont je n'avois jamais été atteinte; je croyois toujours que c'étoit !e comte de Tourmeil, & je fentois un fond de trifteffe, malgré les apprêts du bal que j'aimois fort, quand j'apercus qu'on fortoit de table, fans que j'eulfe vu arriver celui qui commencoit a me caufer tant d'inquiétude. Lelieu deftiné pour le bal, étoit un grand falon; il y avoit un grand nombre de luftres & de girandoles , dont ha lumière réfléchifibït fur de grandes glacés enchaffées dans Ie lambris, rendoit 1'illumination plus brillante , & Ia faifoit paroïtre plus grande. Ce falon étoit peint en blanc, avec des chiffres & d'autres orneanens en orj le meuble étoit couleur de feu ga-  ï> e Kernosy. 215 ïönné d'or. Plufïeurs perfonnes de bon goüc firent compliment a mon père fur h magnificence de eet appartement. Nous étions douze jeunes demoifelles■, & autantde jeunes gens, des premiers de Ia ville, qui devoient danfer ; le refte fe pla9a fur des ftèges au fecond rang. M. de Briance, accout-umé de fe trouver aux affemblées les plus célèbres, ne laiffa pas de nous affurer qu'il n'en avoit point vu de plus agréable. Mon frère Ie comte de Livry commenca le bal avec une jeune perfonne extrêmement belle, fille du premier préfident de Rennes; f*un & 1'autre furent admirés de toute la compagnie; elle alfa prendre le chevalier, qui, affez étourdi, comme vous leconnoiffez , fans fonger a faire les honneurs du bal, vint me prendre dès qu'il eut fini fa courante. Je danfai avec lui, & nous recümes mille applaudiftemens , que mon père étoit charmé d'entendre. C'étoit a moi a prendre quelqu'un; je craignois de ne pas bien choifir. Je m'approchai de mon père; il- me nomina M. de Briance: j'allai lui faire Ia révérence , il me pria de Ie difpenfer en faveur de fon Srge, & dit, en me préfentant le comte de Tourmeil qui venoit d'entrer : Voici un jeune homme qui s'acquittera mieux que moi de 1'honneur que vous voulie* Oiij  214 Les Lütins me faire. Mon pere «ï'ordonna de Ie prendre* il danfa avec une grace qui lui eft particuliere * & je crois que je danfai moins bien que la première fois , car je ne fus occupée qu'a le regardar. Sa taille étoit fine , & mieux formée qu'on ne la d'ordinaire a dix-fept ans, fon air noble> & fa beauté au dela de toute expreflion : on lui . voyoit une grande quantité de cheveux noirs , naturellement frifés, qui defcendoient jufques fur une écharpe magnifique, qu'il portoit fur un habit de velours bleu , doublé de brocard d'or. M. de Briance lui avoit mandé de venir chez mon père, qu'il y auroit bal , que l'alfemblée étoit célèbre , & qu'il ne manquat pas de fe parer. Tourmeil parut fi différent de tous nos jeunes gens , quoiqu'il y en eut entre eux de trèsbien faits , que tout le monde s'empreifoit a le voir. M, de Briance étoit ravi des applaudiffemens qu'on lui donnoit. Que mon cceur y trouvoit de juftice ! Le trouble que j'avois fenti en Ie voyant danfer, augmenta beaucoup, quand je vis que tout Ie monde 1'admiroit: quelque peine que ce trouble me causat, il m'étoit agréable , tV je ne connoiffois pas encore d'ou cela venoit. Au ■ commencement du bal , nous éttonst  de Kernos y. 215» ïangés toutes les dames d'un cöté, & les hommes de 1'autre, Tourmeil , par une impatience dont je lui fus bon gré , troubla le premier cetordre ; il traverfa 1'affemblée avec une grace charmante, & vint fe mettre a genoux devant moi. M. de Briance fut bien. aife qu'il eut fait cette galanterie, & la fit remarquer a mon père, qui étoit auprès de lui. Cette aéfion de Tourmeil donna de 1'émulation k toute notre jeuneffe , chacun fuivit fon inclination. Mon, frère le comte fe crut obligé de ne quitter pas fa perfonne avec qui il avoit commencé le bal, Sc le chevalier fe mit en converfation avec une affez jolie fille qui étoit a cöté de moi.. Tourmeil , content de ce qu'il venoit de faire, me regardoit tendrement, & fes paroles étoient auffi touchantes que pleines d'efprit. Nous dansames toujours enfemble; il afFefta de ne prendre que moi. M. de Briance lui ayant dit une fois de prendre la demoifelle a qui mon frère donnoit le bal: Je ne puis vous obéir , monfieur,lui répondit Tourmeil avec un fouris gracieux, paree, que mon cceur m'orr donne le contraire. Après ces mots , il vint me faire la révérence. Cette réponfe plut infiniment a M. de Briance, mais mon père la • trouva forte pour un homme de fon age. Le bal finit affez tard;, je trouvai pourtant Oiv  3i 6* Les Lutins qu^I finiffoit trop tot. Tourmeil me témolgna le chagrin qu'il avoit de me quitter, mais avec une expreffion fi naturelie,que mon cceur en fut vivement touché. II me demanda la permiffion de me venir voir le léndemain; j'étois dans un embarras qui ne me permit pas de lui répondre bien précifément. Enfin on fe fépara : mes frères , qui étoient charmés de Tourmeil , le prièrenr, en le quittant , qu'ils euffent l'hohneur dëtre de fes amis. II leur ïépondit en homme qui favoit le monde. Je me couchai, & la tranquillité du fommeil, qui, jufqu'a cejour, ne m'avoit point quittée , fut tout a coup interrompue. L'ideë de Tourmeil me revenoit fans ceffe ; quelquefois j'admirois fa perfonne, peu après j'étois inquiète d'avoir montré peu d'efprit dans la converfation que nous avions eue enfemble; plufieurs penfées fe préfentoient en foule a mon imagination , & redoubloient mon inquiétude : enfin je m'endormis ; mais Pamour étoit, je crois , d'intelligence avec mes fonges ; ils ne me repréfentoientqueles qualités avantageufes _de Tourmeil. Je me levai tard $ mon frère le chevalier m'apprit qu'il devoit 1'après-dinée mener le comte de Tourmeil chez les plus belles dames de la ville 3 & qu'il Vameneroit enfuite au fogis»  ï> s Kern o s "ft L'amour avoit réfolu de mëngager li fortement, qu'il me fut impoffible de rompre jamais fes chaines. Je rencontrai Tourmeil & mes frères chez une dame amie de ma tante, ou nous étions allées en vifite. Ils fe difpofoient a fortir; mais dès que je fus entrée, Tourmeil fe tourna vers le chevalier : Enfin vous ne me reprocherez plus, dit-il, 1'inquiétude que j'ai eue dans tous les lieux oii j'ai été: trouvez, je vous prie, un prétexte pour demeurer ici. Le chevalier me fit entendre ledefTein de Tourmeil, & dit qu'il ne s'en iroit pas , paree qu'il efpéroit que mademoifelle de..., , £51 Ie de la dame chez qui nous étions, joueroit du clavecin a ma prière, & qu'il n'avoit ofé demander cette grace. Madame fa mère lui ordonna de jouer du elavecin i nous 1'écoutames avec plaifir : quand elle en eutjoué quelque temps, je lui demandai une pièce que j'aimois fort; cëft une farabande , a qui 1'ancienneté n'a rien fait perdre de fes beautés. Je voudrois bien qu'il y eut de nouvelles paroles fur cette farabande, dis-je a mademoifelle de...., car cëft l'air du monde que je trouve le plus aimable. Le comte de Tourmeil pourroit vous fatisfaire Ia-deffus , me dit mon frère; M. de Briance nous en a montré  de ,U1 Cette aP'-ès -dïnée, qui font cfia* mantes. On preffa Tourmeil de faire des vers fur cette farabande; il s'en défendit honnêtement, "?»«finp«nan,laparofe:EtnioifmonGeür> iuidis-je, ferai-je auffi refufée? Non , mademoifelle, me répondit-il- je vais même vous obeir avant que vous Je commandiez. II prit des tablettes que jelui offris, s'éloigna un peu, & quelque temps après il me les rendit. Nous y trouvames ces paroles: Entre Apollon & le dieu qui m'infpire , Diwne Iris, ne tous méprenez pas; Quand je vous dis que j'aime vos appas, ■Le dien charmant qui me prêtefa lyre, N'eft pas celui qui me fait Vous le dire'. Tourmeil chanta Iui-même ce couplet, & mademoifelle de. . 1'accompagna du davecm. Toute la compagnie avoua fincèrement qu on ne pouvoit mieux jouer du clavecin , ni chanter avec plus de jufteffe. Je retournai chez mon père avec ma tante ; Tourmeil pria mes frères de ne p!us faire de vifites. II arriva auffi-töt que moi, & me donna la main endefcendant de carrolfe. Nous trouvimes M. de ■Briance qui jouoit aux échecs avec mon père:  DE K E R N Ö S Y. 2ï<3» II dit a Tourmeil qu'il étoit ravi de le voir en ll bonne compagnie. La maifon de mon père étoit toujours remplie de toutce qu'il y avoit de gens de diftinction dans la ville : on y foupoit affez fouvent, & avant & après fouper on jouoit ou 1'on caufoit; chacun fuivoit en celace qui lui faifoit le plus de plaifir. 11 y avoit beaucoup de monde Ce foir-la ; je regardai quelque temps jouer, & Tourmeil n'eut d'attention que pour moi; il me parloit quelquefois, mais avec un refpeól: qui me plaifoit fort. M. de Briance nous regarda , paria tous bas a mon père , puis appelant Tourmeil : M- le comte, lui dit-il, je fouperai ici •, mais ce feroit abufer desbontés de M. deLivry, que de demeurer tous les deux a la fois. Mon père pria Tourmeil de refter; mais M. de Briance lui fit figne du contraire. Jamais on n'a été frappé fi vivement des paroles les plus terribles , que Tourmeil le parut de eet ordre; & en s'approchant de moi avec un air auffi touché que s'il m'eüt dit adieu pour long temps : On m'ordonne dem'éloigner de vous, Mademoifelle, me dit-il; ce malheur m'eft trop fenlible pour obéir une feconde fois aux ordres de M. de Briance. II fortit en achevant ces mots , & je me trouvai extrê;>|uerner.t touchée de fon départ, En fortant de  Les Lutins table, jé vis mon frère Ie chevalier qui Iifoit une lettre que 1'on venoit de lui donner : il Iailfa rentrer mon père dans Ie cabinet, & me fit figne de demeurer. Voila , me dit-il, un billet que je vous prie de lire : je le décachetai, & j'y trouvai ces paroles : Qu''ai-je fait pour m'attirer mon malheur} De ce grand nombre de gens qui étoient ce foir ch'ei vous, je fuis lefeuld qui Ton n'a'pas permis de demeurer : rien n'égale mon dêfefpoir ; il faut avoir lesfmtimens que vous minfpire% , pour connokre parfahement quel tourment votre abfenc$ fait fouffrir. Ce billet netoit point figné ; mais je vis bien qu'il e'toit de Tourmeil : je rougis en Ie Iifant;& Ie rendant a mon frère: D'oü vient, lui dis je, que vous vous êtes chargé de cette commiflïon ? Une raifon. encore plus forte que celle de mon amitié , me répondit Ie chevalier, m'obligea vous faire voir fon billet, & Ia lettre qu'il m'écrit. Tourmeil le prioit de ne point interprêter a défaut de courage I'obéiffance qu'il avoit rendue k M. de Briance ; il proteftoit qu'après ce dernier refpeét, il ne lui obéiroit de fa vie, & il marquoit précifément qu'il 1'attendoit dans fa chambre pour lui faire f .connoïtrele chagrin qu'il lui avoit donné.Moa\  T> Ë K E E N Ó S f', Sïf frère remarquoit bien quel étoit mon étonne* ment a la lefture de cette lettre. Tourmeil, me dit-il, va faire une folie qui perdra fa fat* tune. M. de Briance 1'aime comme s'il étoit fon fils; i! nous dit même qu'il lui a fait une donation confidérable. II fefoit bien cruel qu'une chofe de fi peu de conféquence lui causat un véritable malheur. J'en ferois au défefpoir „ lui répondis-je tout attendrie du malheur de Tourmeil. Mon frère le comte vint voir ce que nous faifions; nous lui contames ce qui nous inquiétoit. II 'n'y a pas a balancer un moment: allez, mon frère, dit-il au chevalier , .ernpêcheE que Tourmeil ne fe brouille avec M. de Briance. Afin qu'il vous foit plus facile de ie • foire, il faut que ma fceur lui écrive un mot. J'en fis quelque difliculté, mais nous n'avions pas le temps de délibérer, & un confeil de gens de quinze a feize ans ne pouvoit pas finir par une aftion bien prudente. Le chevalier me donna fes tablettes, dit qu'il les rapporteroit, & qu'ainfi ma lettre ne refleroit pas entre les mains de Tourmeil; j'y écrivis a peu prés ces paroles : Pouve{-vous fonger d vous brouiller avec M, de Briance ? J'ofe vous prier de continuer a lui rendre ce que vous devt\ a l'amhié qu'il a pour vous:  222! Les Lutins fiiepoint voir une foirée , efice uk fi grand malheur? Et fi vous trouvez que een eft un , après me Vavoir dit,pourquoi sen plaindre? Le chevalier prit les tablettes, &courut chez Tourmeil. Je rentraidans la chambre de mon père; il achevoitune partie d'échecsavec M. de Briance. Je rêvai cependant a Tourmei!; ilme paroiflbit qu'un homme qui vouloit renoncer a fa foftüne , pour me voir quelques heures de plus , devoit fentir une paffion bien véritablei Que ces réflexions furent dangereufes ! Je favois bienqu'il falloit défendre mon cceurcontre Tamour; maisje cruspouvoir le livrer a Ia reconnoiffance. On quitta le jeu t & M. de Briance s'appro-* chant de moi, continua a me donner des louanges , comme le jour d'auparavant : j'y répondis ü mal, que je ne doute pas qu'il n'eüt mauvaife opinion de mon efprit; je le laiffai partir du logis, fans me mettre en peine de ce qu'il en pouvoit penter. J'attendis avec impatience le retour du chevalier; il ne ren tra point dans la chambre de mon père, je le trouvai qui m'artendoit dans la mienne. Eh bien, lui dis-je avec une émotion que je nepus cacher, Tourmeil fera-t-il fage ? 1'avezvous perfuadé ? Non,me dit le chevalier ,tous nes efforts ont été inutiles; mais dès qu'il a vu  t>E E R N O S t. 225 ce que Vous aviez écrit dans mes tablettes , il aparu auffi foumis a vos ordres, qu'il étoit peu touché de mes confeüs; i! a baifé cent fois votre écriture , & jamais on n'a vu un homme fi amoureux. Cetrop fidéle re'cit me toucha vivement, j'en fus occupée le refte de la nuit. Tourmeil étoit aimable, & d'une naifTance egale a la mienne. Qui me défend d'efpe'rer, difois-je en moi-même, d'être un jour très-heureufe par lepenchant que j'ai pour Tourmeil? Mon père cherche pour moi un parti plus avantageux queceux qui fe font préfentés; il remarquera fans doute fon mérite. Ces réflexions m'occupèrent pendant route la nuit; & mon cceur , en fe flattant, felivroit a tous les dangers d'une paffion naiflante : je ne m'endormis qu'au point du jour. La première idee qui me frappa a mon réveil, fut celle de Tourmeil. Je me levai, & me parai avec plus de foin que je n'avois jamais fait; ce defleiti de lui plaire me fit mieux connoïtre que tout le refte a quel point il occupoit mon efprit. II vint de bonne heure chez mon père , y rencontra beaucoup de dames , n'eut pour elles que des honnêtetés , & je m'applaudis mille fois de 1'avoir feule rendu fenfible. On propofa d'aller voir des comédiens que  M$ Les Lutin4 le carnaval avoit attirés a Rennes: mon père confentit a m'y laifler aller avec ces dames; Mes frères furent de la partie , & Tourmeil 4 qui ne cherehoit que des pre'textes pour ne me point quitter , en fut auffi. Nous trouvames les plus mauvais acteurs qui eufTent jamais paru en province : la pièee , quoique mal repréfentée , ne me parut pas avoir duré longtemps. Tourmeil étoit affis auprès dé moi, je ne pouvöis pas m'ennuyer; Quelque mauvais que fut le fpedtacle, il ne laifla pas d'y avoir beaucoup de monde. Tou£ étant fini, chacun s'emprefToit de fortir; mon frère le chevalier donnoit Ia main a une dame de notre compagnie, & voulantpafler la porte, un provincial qui avoit le même deffein , le poufla brufquement ; mon frère étendit Ie bras, de peur que la dame qu'il conduifoit ne fut prefTée. Cette aótion empêchoit le provincial de fortir; il s'en mit en colère, & dit quelque chofe de brutal a mon frère, qui, pour toute réponfe , lui donna un foufflet. Nous étions prés de lui , nous vïmes cette a&ion; Tourmeil & le comte s'approchèrent promptement , ne doutant pas que le chevalier & fon homme n'allaffent fe battre. Mon frère avoit tiré fon épée 3 mais nous fümes bien e'tonnés de voir Ie provincial, fans autre fuite  ï> E K. JE R N O S & 2-2 j fuitede quere[!e,\fe déméler de Ia preiïe , & s'en aller froidement, comme s'il ne lui e'toit ï!en arrivé. Nous retoumarnes au logis ; on y refta: |V1. de Briancey vrnt, qui nous dit que I'aflFaire de Ia -comédie fe contoit déja dans toute Ia viIIe;nous en avions prévenu mon père^afia qu'il ne 1'apprït pas d'ailleurs. II fit une févère 'réprimande a mon frère fur fa promptitude; ïriais ce fut en galant homme, car il traitoit plutöt mes frères comme fes amis que comme fes enfans.U n'étoit pas fi indulgent pour moi, quoiqu'il m'airrit beaucoup : il difoit que les filj.es étoient obligées d'obéir plus exaéiement que les hommes, Un peu après Ie fouper, mon frère le chevalier , qui vouloit aller chez une perfonne dont il étoit amoureux, fortit de fa chambre > je men apercus. La querelle qu'il avoit eue 1'après dinée m'inquiétoit; je trouyois imprudent qu'il s'en aïïat feul dans les rues s'expofer. au reflentiment du provincial offenfé , que nous avions' appris étré un hommé de qualité du pays , depuis peu de jours arrivé a Ren nes.. Je fuivis le chevalier, & lui dis que j'avertirois mon père qu'il vouloit fortir, h moins • qu'il oe cotifentk a fe faire ^cornpagner pac P  225 Les Lutins cinq ou fix de nos gens. Ce feroit la un fort bel équipage , me dit-il en riant , pour aller en bonne fortune. II voulut m 'échapper ; mais enfin, voyant que j'étois réfolue a avertir mon père : Eh bien, me dit-il, puifque vous ne vouIez pas que je forte abfolument feul, dites a Tourmeil qu'il vienne avec moi, & nous prendrons une efcorte. Je rentrai dans Ia chambre , & prki Tourmeil d'aller avec le chevalier ; il s'y offrit avec générofité. J'eus bien envie de redoubler 1'efcorte que javois propofée a mon frère, quand je vis Tourmeil de Ia partie. Le comte étoit engagé au jeu avec mon père & M. de Briance, ainfi je n'ofai lui parler. Mon frère & Tourmeil fortirent feuls, & ne furent pas a cent pas de la porte , qu'ils fe trouvèrent attaqués par fix hommes bien armés. On tira fur eux , & 1'obfcurité de la nuit les fauva; un feul coup porta fur Tourmeil, & per5a la manche de fon habit. Mon frère & lui mirent 1'épée a Ia main, & fe défendirent fans voir ce qu'ils faifoient.La Iune feleva, & a cette foible clarté, Ie chevalier reconnut ^provincial, qui, fe tenant un peu loin , encourageoit fes gens a cette belle aöion. Mon frère vouloit aller a lui , mais il étoit eontre la muraille , & avoit trois hommes en  13E K E R N O s t. ö2j face. Tourmeil en avoit deux, i! en m[t un hors decombat; le co,up intimida Je Ucond & Ie ht reculer fort Ioin. Tourmeü , prenant ce moment, courut comme un lion fur le provincial , qui, après sëtre défendu quelque temps recutun coup au travers du corps, & tomba* lar Ie pavé. Tourmei! alla de fuite promp^enjent fecourir mon frere , qui n'avoit quune legere blefsure au bras ; mais fon épée veneit de fe cafTer ; il lui fauva 2a vie en écartant fes trois ennemis. - m demeura fur ia place , dangereufement Wefle , Jes deux autres ne firent pas de réiïftance voyant leur maïtre évanoui & baigné dans fon fang. I, eft mort, dit Tun des aL hns ; fauvons nous : mais avant de fuir il porta par derrière un coup è Tourmeil. Deux arms du chevalier, qui revenoient de fouper lereconnurentenp.fTant^üsdirent au lalis qui portoit un flambeau , de'tourner du cöté du log,, de mon père, oü ïïs ramenèrent nos deuxblefles. Ony jouoit encore; j'étois fi! qu,«e , & j'avois un fecret preiTentiment de quelque malheur. Je courus dès que jentendis du brutt dans Ia cour; mon frère & Tourmol, tout couverts y? fa„g, y étoient d A cette vue, je fis uncriefFroyable: mon père Iwtendu.accounitila compagnie Ie fgjgjj Pij  £2& Les Lutins Le chevalier, s'apercevant de 1 emotion oü il étoit, lui dit: Ce n'eft rien, mon père; je ne fuis pas blelTé dangereufement; mais foRgez, je vous prie , a faire fecourir Tourmeil; il vient de me fauver la vie. Tourmeil perdoit beaucoup de fang; on le coucha fur un lit de repos qui étoit dans 1'anti-chambre; M. de Briance & mon père étoient également touche's de eet horrible fpeöacle: jen étois inconfolable; je pleurois avec toute ladouleur que peuventinfpirer 1'amitié & 1'amour. Qu'on feroit heureux , me dit alors Tourmeil d'une voix languifTante, de donnet tout fon fang pour avoir quelque part a ces précieufes larmes ! Je nerépondisqu'en redoublant mespleurs: mon père & M. de Briance n'entendirent point ce qu'il me difoit; i!s parloient au chirurgien qui venoit d'arriver: i! trouva la bleiTure de mon frère légere; mais il parut incertain fur celle de Tourmeil, & affura même que fi on 3e tranfportoit, on augmenteroit fon mal confidérablement. Mon père, touché du mérite & de la générofité de Tourmeil , pria M. de Briance de permettre qu'il demeurat chez lui jufqua fa guérifon. Les gens qu'il avoit envoyés fur le lieu du combat, vinrent lui dire qu'on avoit enlevé le previngial, qu'ils avoient fait apporter  » e KeknOSY. 22 E S L U T I N g P-fquepas,e,it3& en fut q„ittë pourg dl terqudque temp, fc, bras en écharpe. envoya^avo.r des nou velles de Tourmeil & j'ap pr» qu'il avoit un peu de fièvre. Je'n'ofois P-efquem lRformer d, . pre e„d01stoujours qu'on ne m'e„ dit quelqu'e chofe de fune[le,&cette appréhenfion „e ccfla quehu.t ,oursaprès fablelTure: la/ièvre le quuta les chirurgiens afturèrent qu'il étoi tranqmlhte a mon efprit. Quoique mon père donnat inceiïamment desfoms alaguérifon de Tourmeil & du chevalier, il ne manqua pas de faire informer On neut que trop de preuves p0ur convaincre Je provincialen Ie pourfuivit crimindlement; «I nofa^plu, refter dans Ia vüle: un de fes parans le fit porter.toutbleffé qu'il étoit Jfa ™.fon de campagne, oü il demeura cachë pendant quoninfiruifoit Ie procés Jetois dans une fituation afiez douce ; Tourmed fe portoit mieux , je !e voyois pref. que tous les jours, mes frèr^m» • , » wes fer^s me menoient dan. fa chamore, & m'obligeoient quelquefois dy refter. L'un & Tautre étoient fenfible-ent ^touchés du fervice qu'ilnous avoit rendn & nepargnóient rien pour lui en térr.oigner"  deKeknosy. 231 une reconnoilTance parfaite. lis me difoient que mon père ne me pouvoit choifir un époux plus aimable & de meilleure maifon que Tourmeil: ils lui promirent même 'qu'ils en parleroient enfemble a mon père dès que fa fanté feroit rétablie.C'étoitce qu'ilfouhaitoitle plus arderament, & 1'éfpérance qu'il avoit de m epoufer ne contribua pas peu a fa gue'rifon. II me femble , mefdemoifelles, dit madame de Briance en s'interrompant d'elle-même , qu'il eft trop tard pour con tinuer a vous apprendre mes aventures , je vous promets d'en achever demain le récit, fi ce que je viens de vous conter vous donne de tacuriofité de favoir le refte. Kernofy & Saint-Urbain témoignèrent a la Marquifecombienelles s'intéreffoient atoutce qu'ellevenoit de leurdire , & qu'elles auroient beaucoup de joie d'en apprendre la fuite. Après s'être entretenues quelque temps fur ce qu'elles venoient d'entendre, elles prirent congé de la marquife, & fe retirèrent dans leur apartement. L'hiftoire que la marquife venoit de conter, renouvela le fouvenir d'une paffion qui avoit pris de profondes racines dans fon cceur; Ie temps n'avoit point éffacé 1'image de Tourmeil que 1'amour y avoit fortement imprimée; P iv  eiforts qu'elle fit pendant une partie de Ia mh poardifliper ce trifte fouvenir, furent imuife^ enfin lefommeil fufpendit fes peines. Le lendemain il fit un a u (Ti beau temps qu'il en peut faire enhiver; Ie foleil, depaisquelques jours, diffipoit une partie du froid de cette rude faifon.MM.deLivry&le baron de Tadillacallèrent chafTer Ie matiri, & fe rendirent au etöteau al'heure de djner, avec quantité de gibier. La beauté du jour fit naitre aux dames 1'envie d'aller fe promenr dans un bois qui environnoit lejardin.Le baron deTadillac voulut leur donnar Je divertitTementde Iaehafie, MM. deLivry earent la méme complaifance,& ils paièrentmadame Ia vicomteffe d'envoyer querir au cb&teau deux chiennes courantes qui leur avoient fervi Ie matin. Ce futun pfaifïr fïngulier pour les. dames, de voir ces meffieurs , qui tiroient tous trois a rnerveille , ne manquer pas un coup. La vicorcitefle admiroit 1'adrefle du baron , & lui donnoit fans cefle deslouanges. Saint-Urbain, toujours attentive k perfécuter Fatville , lui demanda pourquoiil netiroitpas ; elk lui perfuada qu'il avoit I'airadroit k eet exercice. Le confeiüer, enorgueilii de eet étoge, prit le fufrl d'tm garde - chaffe , & fe mit en devoir de tirer» mais il s'y prit fi mal, que fon coup , pafiantf  BE K E R N O S Y. 23 J lom du gibiera qui il en vouloit, allableflèr une belle vache noire qui fe promenoit tranquillementa quelques pas de Ia. La Vicomteffeentra dans une furieufe colère contre Fatville;!a vache noireéto't fafavorite, elleprenoit.de fon lait, & 1'avoit nommée Ifis,.. pour mieux marquer fon mérite. Cet accident le déconcerta; & fiché a fon. tour de quelques paroles piquantesqu'elle lui avoit dites, il commenr^a a fedégouter du commerce dé Ia noblefiè pour lequel il avoit eu jufques alors beaucoup d'inclinatipn , & s'en alla de colère au chateau. La compagnie lefuivit, & Pon y trouva, en rentrant, tout pret pour Ia repréfentation de Penelope & du Florentin. Cette petite pièce répandit tant de joie dans les cceurs, que perfonne ne .voulut fe remettre au jeu après fóupé , fuivant la coutume des jours précédens.' On chercha quelque amufement qui demandat moins d'application , & Ton ne fut pas Iong-temps a le trouver. Le baron propofa de faire une efpèce de Ioterie , avec promeOe que chacun exécuteroitce qui feroit porté au billet qui lui feroit e'chu ; il en fit fept, les plia, & la marquife de Briance les tira. Le premier fut pour la vicorateiTe , i! portoit t Fousdirei unfecret a quelqifun de la compagnie. Mon fecret eft tout pret, ditelle en regardantle baron avec un air de finefie  f5é. LesLutins Le fetond billet fut pour rhademoifelle da Kernofy ; elley trouva : Vous un madrigal. J'en ferai quitte k bon marché, dit-elle; il ne s'agira que d'avoir un peu demémoire. La marquife donna le troiflème k Saint-Urbain \ il y avoit: Vous contere^ une hiftoire. Quel billet! dit Saint-Urbain; en vérité, madame , vous vous feriez bien paffee de me le donner ; j'aurois mieux aime' tout autre que celui-la. Nous ne fommes jamais contens de ce qui nous arnve , répondit la marquife ; mais voyons Ie b'llet du baron: Vous donnerej unefke auxdames dans trois jours. Après 1'avoir lu , il s'écria, comme un homme effiayéiOh! que j'ai peur de mal obcir.'La marquife donna enfuite un billet au comte de Livri; il y trouva : Vous critiquere? ïhïftoinquonva conter. Me voilainfpecteurde mademoifelle de Saint-Urbain, dit le comte; je 1'avertis quej'en uferai très-riSoureufemcnt avec e!le. Le chevalier ouvrkfon billet, c'étcit : Vous remplire? des boms-rimés. La comteffe de Salgue trouva dans le fien: Vous écouttrez les autres. Tant mieux, dit-elle , me voila bien contente d'être 1'affemblée. La baronne de Sugarde lut enfuite ce qui lui e'toite'chu; il y avoit: Vous donnere? des bouts rimés. Voyons, dit ia marquife , ce que Ia fortuné me garde; eile ouvrit fon billet, & lut:  be Kernosy. z3S Vous dire^une chanfon. Cela ne fera pasdifficile, dit-elle ; mais voici encore le billet de Fatviiie; tenez, monfieur, lui dit-elle en le lui préfentant , tirez quel fera votie fort. 1! y trouva : Vnis ire^favoir des nouveües d'IJis. On rit de cette folie , qui renouveloit le fouvenir de foa adreffe a la chafle ; il fe douta bien que ce billet avoit été fait expres. En effet , la marquife 1'avoit mis apart, de concert avec le baron , & avoit tiré les autresau hafard.' Allons, dit le baron en s'afTeyant , qu'on exe'cute tout ce que les billets portent ■, c'eft a moi d'ordonner , paree que je conduis le jeü. Madame Ia vicomteue aura la bonté de commeneer: elle fe leva gravement, & lui dit en fecret avec un air myftérieux , qu'elle le trouvoit digne de fon eftirne. Le baron luirépondit peu de chofe , afin de paroïtre un fidéle dépofitaire du fecret qu'on venoit de lui confier. Mademoifelle de Kernofy eut 1'applaudifTement de toute la compagnie fur fon madrigal, qu'elle récita de rnémoire, & mademoifelle de Saint-Urbain remit a conter fon hiftoire après Ie fouper, fuivant 1'ordre que Ié baron lui prefcrivitdans le moment qu'elle alloit en commencer Ie récit, afin , lui dit-il ,.que la compagnie zit un aaiufement agréable toute Ia  h% .Ces Iütis i foirée, & que M. le comte ait plus de fciSr pour la critiquer. C'étoit enfuite le rang du baron pour s'acquiter de ce que £bn billet ordonnoit. II fixa le jour de la fête qu'il devoit donner , prenant un temps raifonnable, afin d'y mieux réuflir , & continua a donner fes ordres. Allons , M. le chevalier; il eft préfentement queftion de vos bouts-rimés. Je ne puis les remplir, dit le chevalier, madame la baronne ne me les a pas donnés; vous. favez que fon billet Ie comjnande. Elle pria qu'on l'aidat a les faire. Le chevalier prit la plume., chacun y mit fon mot, & voici les bouts-rimés tels qu'on les lui donna. amhroifie^ tourbillon carillon, fantaijie^ frénéfie. vermillon. papillon. Afie. cordon. abandon. lumière. dejlln. première, i lutin.  be Keenosy. %yj Cela n'eft pas trop facile a remplir , dit le tiievalier en les relifant. Mademoifelle de Saint-Urbain fe feroit bien paffee d'y placer le lutin; je vois bien qu'il eft deftiné a tourmenfer même les poëtès de ce chateau. On badina fur cette penfe'e. Madame de Salgue ne la releva point, mais elle dit a la compagnie : Pour moi, je remplis mon devoir en écoutant les autres. Madame de Briance ne laifTa pas tomber la penfée du lutin; elle s'étendit fur la malignité de eet efprit, & fur Ia fermeté de M. de Fatvilie , qui en avoit brave plufieurs avec une intrépidité incroyable , fans qu'il lui en fut arrivé aucun accident: elle chanta un moment après ces paroles fur un air nouveau , pouc s'acquitter du devoir qui lui étoit prefcrit. Importune raifon , n'agite-^ plus mon cecur, Des craintes, des foupcons dont vous etes fuivie, Mon berger me promet une e'tcrnelle ardeur; i Laijfercmoi me livrer dcet efpoir fiatteur , II fait le bonheur de ma viê. Cette chanfon plut infiniment: on la répéta tant de fois, que toute la compagnie en favoit ; 1'aïr auffi bien que les paroles. M. de Fatville feul ne chantoit point; i! ne favoit pas la mufique. Le baron lui demanda des nouvelles d'Ifis. Si nous étions a Rennes, répondit-il,  23% L £ s L u t i n s je n'en aurois que de bonnes a vous appféfV dre je 1'aurois fait panfer par Ie meiüeur chirurgien , & madame Ia vicomtelTe ne feroit pJus fachée. Tout le monde lui fut bon gré de cette plaifanterie. Le chevalier de Livry dit qu'il avoit templi les bouts-rime's; ia curiofité atnra auffi-tót la compagnie pour les entendre, & il lut ce qui fuit: S O N N °E T. Le plus charmant de ceux qui vivpit d' ambroif., Survous porte d mon cceur defeux un tourbillon De rivaux , dejaloux, l'imponun carillon, Sans cefe, en vous aimant, troublent ma famaific. Jefens quauprès de vous, ma douce frenéfie Me fait craindre , pdlir , me met du vermillon ; Tcprouve par vos yeux le jon du papillon, ■ lis auroientpu dompter le vainqueur de l'AJie. Laparque, de mes jours va couper le cordon , Ten laiffe avec plaifir la trame a V abandon,': Sans vous , l'amour me fait meprifer la lumiére. Ce dieu vous attendoit pourfixer mon deftin; Je badinois ailleurs ,■ vous etes la première Quim'ayei fa¥ fentir ce que peut ce ham. Ce fonnet ne laifTa pas d'être bien recu,quoiqu'il fut venu im-promptu, & qu'il eüt étê eompofé de même. A Ia campagne , on ne fe  DE KeKNOSY. 239 mêle que de critiquer 1'hiftoire de mademoffcüe de Saint-Urbain , dit Ie comte , encore faut-il que 1'ordonnance d'un billet dé loterie y foit formelle. Le rang de Saint-Urbain étanc venu pour conter, elle dit, que n'ayantvoulu furprendre perfonne par des aventures fabuleufes, on feroit plus content d'entendre une hiftoire tirée d'Athénée,-auteur grec, dont il y a une traduciion francoife. Incontinent après cette efpèce dé prologue, elle commenca fon récit. HISTOIRE DE Z A R I A D È, , qui commandoit dans Ia Médie , eut deux fils, que les peuples appelèrent les enfans de Vénus & d'Adonis, paree qu'ils avoient 1'air divin, qu'ils étoientparfaitement bien faits, & que leur beauté attiroit les yeux de tout le monde. L'ainé, qu'on nommoit Zariadé, alla donner des lois , dans fa première jeuneffe, a tout le pays qui s'étend depuis la mer cafpienne jnfqu'aux bords du Tanaïs. Ce prince s'étant «n jour fatigué a la chaffe , fe coucha fous uns  Les LuxtNs touffe d'arbres, prés d'une fontaine , dont Ie murmure agréable le jeta dans un profond fommeil, &4ui procura un repos tranquille en apparence, mais qui porta bien des troubles dans fon cceur. Il vit en fonge une jeune perfonne magnifiquement vêtue, couche'e fur un lit de gazon au milieu d*un jardin délicieux; elletenoit dans fes mains un petit portrair , que le dieu couronné de pavots venoit de lui préfenter. Qu'il eft beau ! s'écria-t-el!e en regardant ce portraitavec attention (c'étoit celui de Zariade); il crut 1'entendre parler, & le fon de voix de cette jeune perfonne , qui charmoit par féclat de fa beauté, fit une telle impreflion fur fon efprit, que rien ne put jamais eftacerl'idée qu'il en avoit concue. Que.IIe divinité , dit-il en s'éveillant, 1'amour vient-il de me faire voir ! Seroit-il poffible que ce ne fut qu'une vaine idéé ? Non , fans doute, ce dieu 1'a formée pour triompher de tous les cceurs. Zariade n'étoit plus occupé que de ce fonge , fon cceur en étoit pénétré , & il fe défefpéroit de nc pouvoir apprendre fi cette merveilleufe beauté n'étoit qu'une bejle idéé, dont I'univers n'avoit point d'original. II favoit peindre mieux qu'homme de fon temps , Sc ne pouvant plus vivre éloigné de eet cbjet divin, il fit leportrait de cette aimable perfonne, dont  BE KlRNOsT. 24T ■Aont 1'amour avoit fi fortement gravé les traits dans fa mémoire; il le mit dans fon cabinet, & ceux qu'il y introduifoit 1'admiroient comme un chef*d'ceuvre de la nature & de Tart. Ce prince, croyant diminuer fes inquiétudes, apprit fon aventure a fes confidens , & aux grands de fa cour qu'il chénflbit le plus; ils plaignirent fon amour , mais c'étoit un foible remède. Un prince étranger e'tant arrivé a Ia cour, demanda la permiffion de lui faire la révérence. Zariade Ie recut dans fon cabinet: après les complimens ordinaires en pareille rencontre , !e grand nombre de curiolités ineftimables quife trouvoient raffemblées dans ce beau lieu , fut le fujet de la converfation. Le prince étranger , furpris de vcir le portrait que Zariade avoit mis au milieu de plufieurs tableaux des plus fameux peimres de 1'antiquité, s'anêta long-temps a Ie confidérer; & dans 1'étonnement oü cette excellente pièce 1'avoit mis, il lui échappa de dire: on n'u jamais vu une relTemblance fi parfaite. Ces paroles fixèrent d'abord 1'attention de Zariade; l'amour, la joie, & la curiolïté 1'agitèrent a. Ia fois; mais s'étantun peu remis de ce premier tranfport, qui lui caufoit un plaifir fi peu efpéré, il demanda quel climat fortunc avoit vu naitr* cette divine perfonne. Q  242 Les Lütiss Elle fe nomme Otadis j répondit le Print» étranger ; je 1'ai vue mille fois a la cour de fon père Omarte; il règne fur les provinces qui font au dela du Tanaïs. Quoi! s'écria Zariade, c'eft la princeffe Otadis dont j'ai ouï parler comme de la plus belle perfonne de 1'Afie ! mon deftin eft trop heureux. L'étranger qui annoricoit une fi agréable nouvelle, fut comblé d'honneurs & de préfens. On lui fit confidence du fonge, & de Ia paffion qu'il avoit fait naitre pour la belle Otadis. Cet étranger accepta Ia .propofition qu'on lui fit d'accompagner les ambafladeurs que Zariade vouloit envoyer a la cour d'Omarte , & partit en diligence avec eux, afin de fe rendre au plutöt a cette cour, oü étant arrivés ils demandèrent la belle Otadis en mar.iage pour leur prince. Omarte favoit quelle étoit la puilTance de Zariade, il avoit entendu parler de fes vertus & de fes graces; mais il ne vouloit pas éloigner de lui la princeffe.fa fille : elle étoit héritière de fesétats, & n'ayant point d'enfant male, fon intention étoit qu'elle prït pour époux un prince de fon fang. Otadis n'avoit pu feréfoudre a faire un choix fi contraire au fentiment qu'elle renfermoit dans fon cceur; 1'amour l'avoit bleiTée du même trait ifjpnt il avoit enflammé le beau Zariade: le dieu  DE K E R N Ö S Y. 245 <3es fonges lui avoit repréfenté le jeune prince avec des charmes qui féduifoient les cceurs; & Ia princeue, fidele a cette belle idee, méprifoit tous ceux qui fe prefentoient pour époux.Rien n'étoit comparable a eet objet dont fon imagination. étoitremp!ie,elIe nepouvoit en aimer d'autres: cenetoit point un ouvrage de la nature , les dieux 1'avoient formé. Cependant Ie prince étranger que Zariade avoit chargé de voir Otadis de fa part , fit demander une audience qu'on lui accorda. En fe profternant devant cette princeffe, il dix que Zariade, hls d'Hiftafpe, fouverain de la Médie , & le plus beau de tous les hommes, l'affuroit de fes profonds refpects ; qu'il 1'envoyoit pour lui apprendre le défir ardent qu'il avoit de Ia polTéder, depuis que les dieux Iuï avoient fait voir en fonge fa beauté furnaturelle, feule capable de Ie rendre heureux. La conformité de leur deftinée commenca d'intéreflen Otadis pour Zariade : mais quel fut fonétonnement, quand letranger,luipréfentant Ie portrait du prince , lui fit connoïtre quecetoit le même que 1'amour & Ie fommeil lui avoit préfenté, & dont ils lui repréfentoient 1'idée continuellement. Quelle futalorsfadouleur, de ce que fon père vouloit renvoyer les ambaffadeurs fans leuc  244 Les Lvtims accorder Ia demande qu'ils avoient faite. Sa paflion 1'obligea a en faire confidence a ce géne'reux étranger, qui lui parut fi zélé pour Zariade. Peu de temps après, les ambalfadeurs eurentleur audience de congé; il retourna avec eux, portant a leur maïtre la trifte nouvelle du refus d'Omarte; mais il calma la colère oü le prince alloit s'emporter , parle récit fidéle qu'il lui fit en particulier de tout ce que la belle Otadis avoir dit en fa faveur, & des véritables fentimens de fon cceur, dont elle lui avoit révélé lé fecret. Zariade, tranfporté'd'amour, leva des troupes, & les conduifit en diligence fur les bords du Tanaïs, dans 1'efpérance de forcer Omarte, par fa valeur, a lui accorder la princeffe fa fille, ou de s'en rendre le maïtre a quelque prix que ce fut. II fit conftruire plufieurs ponts de bateaux furie fleuve, afin que fon armee pafsat plus facilement, & renvoya cependant 1'étranger a Ia cour d'Omarte, oü il devoit voir fecrètement Otadis, &l'infi:ruire de tout ce qui fe préparoit pour le fuccès de cette entreprife. Ce prirce infatigable alloit fans celfe fur les b<^rds du Tanaïs encourager les travaüleurs. Etartun jour app'iqué ^maintenir lebon ordre parmi e' x , afin de, prévenir I'embarras 'qui auroit puunpecher que leurs ouvrages ne ftuTent  t> b K e r n o s y. 24J promptement achevés * il vit arriver dans un petit bateau un homme de bonne mine; c'étoit le prince étranger fon favori: Hé bien, lui dit-il enTembraffantjladivine Otadis a-t-elleaprouvé le delfein que mon amour a formé pour elle? Oui, feigneur, répondit Pétranger , 1'adorable Otadis feroit a vous fi fon cceur régloit fa deftinée ; mais il n'eft plus temps de vous cacher que Pon doit célébrer fon hymenée dans trois jours , & vous feriez inutilement après la conquête de toute PAfie. Omarte eft abfolu, Otadis n'ofera refifter a fes ordres: après un fuperbe feftin , elle recevra une coupe d'or de ia main de fon père , c'eft la coutume en ce pays, & elle la préfentera a 1'heureux mortel dont on aura fait choix pour être fon époux. Allons donclarecevoir tout k 1'heure cette coupe précieufe, s'écria le beau Zariade tout tranfporté d'amour & de colère : allons troubler ce cruel hyménée, ou mourir auxpieds d'Otadis. Dès lors, neconfultant plus que fon défefpoir, abandonnant tout k coup fon armée, il partit fecrètement, fuivi feulement du prince étranger & d'un petit nombre des fiens: après avoir traverfé Ie Tanaïs furun des ponts quivenoit d'être achevé, il fe jeta dans un petit char attelé de huit chevaux d'une vitefl'efi prodigieufe , qu'en trois jours il arriva a la cour d'Omarte; oü il prit un habit femblable q n  a ceux que Pon porte dans ce pays, crainre quon ne le remarquat. Etant entré'dans Je palais , il pénétra dans la falie du feftin , oü il vit Otadis qui tenoit déja la coupe d'or qu'Qmarte venoit de lui donner. Le chagrin d'être fi prés du moment qui alloit décider de fa deftinée, lui fit répandre quelques larmes qui augmentèrent encore fa beauté; elle fortitde la falie du feftin J accompagnée feulement de fesfemmes, pour aller, felon fa coutume , faire fa prière dans la chambre prochaine. Zariade la fuivit, entra adroitement dans cette chambre, & s'approchant de Ia princeiTe: Me voici, dit-il, pret a vous délivïer de la tyrannie. Otadis Pauroit pris pour un dieu accouru a fon fecours, fi elle eüt pu le méconnoitre; mais fes traits étoient trop bien gravés dans fon cceur ; elle lui préfenta Ia coupe d'or qui décidoit le choix de fon époux, & confentant qu'il Penlevat, ils fe fauvèrent tous deux par un degré oü peu de perfonnes les pouvoient rencontrer, & de la, traverfant les jardins du palais, ils gagnèrent Ia porte oü le char du fortuné Zariade les attendoit avec Pefcorte & 1'étranger fon favori. Dès qu'ils y furent montés, ils firent une diligence fi prodigieufe, qu'ils étoient fur les bords du Tanaïs avant qu'Omarte, affligé de Penlèyement de  b e Kernosy. 247! Ia princeffe fa fille , eüt pu apprendre quel étoit celui qui avoit entrepris une action fi téméraire. On paffa ce fleuve fur Ie pont de bateaux dont nous avons parlé. Zariade , fans perdre de temps , mena Ia princeffe dans fon camp, oü eur hyménée fut célébré avec toute la magnificence imaginable. Cette union remplit de joie toute I'armée. Otadis fit de grandes largeffes; Zariade fe trouva au comble du bonheur , par. la pofleffion d'une princeffe auffi vertueufe qu'elle étoit belle. Les deux époux envoyèrent des ambaffadeurs vers Omarte , pour lui demander pardon, & pour le prier de donnar fon confenternent a cette union. II favoit combien Zariade étoit digne de la princefTe , ainfi il figna la paix , ce qui mit le comble a la félicité des deux jeunes époux. Ce fut ainfi que mademoifelle de Saint-Urbain finit fon hiftoire. Le comte de Livry , loin de la critiquer , comme fon billet 1'ordonnoit, en fit 1'éloge. La marquife de Briance & Ie chevalier de Livry dirent que cette hiftoire étoit extrêmement embellie par les ornemens qu'on y y avoit ajoutés tres a propos ; qu'un ancien auteur qu'ils avoient lu } la rapportoit trop Q iv  M L s s L v t r n s fuccinftement; qu'il étoit plus agréable d'anime* le récit d'une hiftoire peu vraifembïable par quelques embelliffemens , que de la rapporter fi nple-nent avec exatfitude , & Ia rendre languidante par trop de fidélité. Madame Ia vicomtefle raS a felon fa coutume, en hitmant Otadis de ce qu'elle s'étoit laiffée enlever par fon amant, & 1'avoit époufé fans le confentementde fon père. Saint-Urbain répondït qu'il n'étoit pas permis de changer les faits , & que dans ce temps-la on pardonnoit tout a 1'amour; mais qu'a préfent on étoit plus fage. Vous en ferez ce que vous voudrez , dit Ia vi^ comteffe , fi vous y aviez mélé de la féerie vous m'auriez amufé davantage; car je vous avoue que ces fortes de fictions me plaifent beaucoup. Si j'avois fu votregout, madame, reprit Saint-Urbain , je vous aurois fervie a votre gré. II n'eft pas affez tard , dit le comte de Livry, pour ne pas donner cette fatisfaction a madame la vicomteife; öc fi eIle me Ie permet, je vais tout a 1'heure lui dire un conté de fee. La vicomteffe parut ravie; toutes les dames marquèrent le même emprefTement, & Fatville demanda fi c'étoit une hiftoire vraie, fïnon qu'il s'iroit coucher : on TalTura qu'il pouvoit en toute sureté saller mettre au lit.  »i KernösY. Dès qu'il fut partij madame la vicomtefle fit faire filence, & le comte de Livry commenca ainfi. PEAU D'OURS, C o n t e. Il y avoitunefois un roi & une reine qui n'aYoient qu'une rille, la feule qu'ils euffent pu conferver de plufieurs enfans qu'ils avoient eus. La princeffe les dédommageoit, par fa beauté & p.ir les charmes de fa perfonne, de la perte douloureufe de tant de jeunes princes. On 1'appeloit Noble-Epine. Les foins infinis qu'on prit de fon éducation réuffirent a mervcille , &c elle étoit a douze ans auifi favante que fes maïtres. Son efprit & fa rare beauté la firent recherdier par tout ce qu'il y avoit alors de tois ou de princes a marier. Le roi & la reine, qui 1'adoroient , craignoient de la perdre, & ne fe preffoient pas de l'accorder aux voeux empreflés des princes fes amans. Noble -Epine, contente de fon fort, redoutoit el!e-même un mariage qui l'éloigneroit du roi Sc de Ia reine , qu'elle aimoit ten-, drement.  Sfd Les L v t t k é Le bruit de la beauté de Noble-Epine fut porté jufqu'a la cour d'un roi des Ogres, qui fe nommoit Rhinocéros. Ce prince , puiffant ea terres & en richeffes, ne douta pas qu'on ne lui donnat la princeffe, dès qu'il 1'auroit demandée , & dépêcha des ambaffadeurs vers le roi, père de Noble-Epine. Ils arrivèrent a cette cour,& demandèrent audience, fous prétexte de renouveler un ancien traité d'alliance qui avoit été autrefois entre les^ deux couronnes. On fe divertit d'abord de voir des gens fi extraordinaires; la jeune princeffe en rioit ellemême a gorge déployée. Le roi ordonna cependant qu'on les regüt avec beaucoup de magnificence. Le jour de 1'audience, toute Ia cour s'efforca de paroïtre fuperbe ; mais la joie fe changea bientöt en triftefle , quand on fut que le roi Rhinocéros demandoit la princeffe NoblsEpine. Le roi , qui écoutoit attentivement 1'ambaffadeur , refta fi furpris 'a la propofition , qu'il demeura muet. L'ambaffadeur, craignant un refus, fe hata de reprendre la parole , en affurant le roi que s'il n'accordoit pas fa fille a Rhinocéros, il viendroit lui-même a la tête de cent millions d'ogres ravager le royaume , & manger toute la familie royale?  de Kn'Sosft '271 Ie roi , qui connoiffbit la facon d'agir des ögres, ne doutant pas que 1'effet ne fuivït bientöt la menace de 1'ambafladeur, demanda quelques jours pour préparer fa fille a recevoir 1'honneur que lui faifoitRhinocéros, & rompit brufquement 1'audience. Ce bon père , mortellement affligé de n ofer refufer fa fille, fe retira dans fon cabinet, & la fit appeler. La princeffe y vola, & quand elle eutapprisle trifte fort auquel elle étoit deftinée, elle pouffa des cris douloureux , & fe jetan£ aux pieds du roi fon père , elle le conjura d'ordonner fa mort, plutöt qu'un pareil hyménée. Le roi la prit dans fes bras, pleura avec elle, & lui dit la menace qu'avoit faite 1'ambaffadeur. Vpus mourrez , ma fille, ajouta- til, nous mourrons tous, & vous aurez 1'horreur de nous voirdévorer par le cruel Rhinocéros. La princeffe , aufïi effrayée de cette image que de fon affreux mariage , confentit a donner fa main, & voulut bien fefacrifier pourfauver le roi, la reine , & tout le royaume; elle alla même en affurer la reine fa mère, qui étoit dans un état déplorable. Noble-Epine réfolue a tout pour des perfonnes fi chères , confola fa mère par tout ce qu'elle put imaginer de plus vraifemblable; & avec une conftance qui la rendoit encore plus admirable, elle vit les  £S2 Les LfÏikj apprêts de fon mariage, & marcha a 1'autel, ou 1'ambaffadeur 1'attendoit, avec une modeftte qui arracha des cris & des fanglots de tout le monde. Elle partit avec la même fermeté, & ne mena avec elle qu'une jeune perfonne qu'elle aimoit fort, & qui lui étoit trés attachée ; elle fe nommoit Coriande. Comme il y avoit bien des lieues de ce royaume a celui des ogres,la princeffe eut le temps d'ouvrir fon cceur a Coriande , & de lui laiffer voir 1'excès de fa douleur. Coriande, attendrie par les malheurs de la princeffe, partageoit fespeines, ne pouvant lui donner d'autre conlolation, & lui juroit qu'elle ne 1'abandonneroit jamais. Noble-Epine , fenfible a la tendre & rare amitié que cette fille lui marquoit, fentoit moins fa peine depuis qu'elle étoit comme partagée. ^ Coriande n'avoit ofédirea la princeffe qu'elle étoit allée trouvef la fee Azerole, marraine de la princeffe Noble-Epine, pour lui conter faffreufe deftine'e qui 1'attendoit, & qu'elle avoit trouvé la fée fort en colère de ce qu'on ne 1'avoit point confultée fur cette affaire ; que même elle avoit dit a Coriande qu'elle ne fe mêleroit jamais de celles de Noble-Epine. Coriande ne trouva pas apropos d'augmen-  DE R E R N ö S Y. &jf ier le chagrin de fa maïtreffe par ce récit •, mais elle en étoit occupée, & déploroit en fecret le fort de Ia princeffe , ainfi abandonnée de fa marraine. La Iongueur & la fatigue du chemin ne diminuèrent rien de la beauté de NobleEpine : 1'ogre, en la voyant, en fut fi furpris, qu'il poufTa un cri qui fit trembler Fifle oü il avoit établi fon féjour. La princeflè s'évanouit de frayeur dans les bras de Coriande, & Rhinocéros, qui étoit ce jour-la fous la forme de 1'animal dont il portoit le nom, la mit fur fon dos avec Coriande, & courut dans fon palais, oü il les enferma toutes deux. Alors il reprit fa figure naturelle, qui n'étoit guère moins affreufe , & fecourut NobleEpine avec empreffement. Quand Ia princeffe ouvrit les yeux , & qu'elle fe vit entre les bras velus de ce monftre, elle ne put être maitreffè de retenir fes cris & fes larmes. L'ogre, qui ne penfoit pas qu'on put le trouver défagréable, demanda a Coriande ce qu'elle avoit, & fi on penfoit qu'une pareille criarde lui fit plaifir. Coriande, effrayée de la colère de l'ogre, répondit que ce n'étoit rien , & que la princeffe étoit fujette aux vapeurs. Noble-Epine avoit fermé les yeux, pour s'épargner 1'horreur de voir fon hideuxépoux;  Les Lutins & l'ogre, qui la crut encore évanouie, fentit quelque mouvement d'humanité ; il fortit, & ordonna a Coriande de la fecourir : Coriande Faflura qu'il ne lui falloit que du repos. L'ogre laifTa la princeffe , & alla a la chaffe aux ours (c'étoit fon divertiffement favori;; il comptoit en prendre deux ou trois pour le fouper de Noble-Epine. Dès qu'il fut parti , la princeffe fe jeta en pleurant au cou de Coriande, en lui demandant fecours. Cette pauvre fille, attendrie par ïa douleur de fa maïtreffe , chercha dans fa rite, & voyant plufieurs peaux d'ours que l'ogre amaffoit pour s'habiller 1'hiver , car il étoit fort avare, elleconfeillaa la princefTe de fe cacher dans une de celles -Ia. Noble-Epine y confentit, après que Coriande Peut raffurée fur Ia peine qu'elle fe faifoit de ia laiffer feule expofée a la fureur de l'ogre. Coriande choifit donc la plus belle de ces peaux, &femit en devoir de coudre Ia prinr ceffe dedans ; mais, ö merveiUe! a peine cette peau eut-eile touché Noble-Epine , qu'elle s'appliqua d'elle-même fur Ia princeffe , & qu'elle parut la plus belle ourfe du monde. Coriande attribua ce fecours inefpéré a la fee Azerole; elle ledit a la princeffe, qui en cpnvint elle même, car elle avoit, dans fa  DE K E R N O S Y. métamorphofe, confervé 1'ufage de Ia parole, & tout fon efprit. Coriande ouvrit les portes, & laifTa fortir la belle ourfe, qui en avoit impatience, & Coriande ne douta pas que la fée ne Ia güidat, comme elle avoit conduit Ia métamor-' phofe. Si-tot qu'elle ne vit plus fa chère maitreflè, elle s'abandonna aux regrets; mais au bout d'une heure, elle entendit l'ogre revenir, & feignit de dormir proföndément. Oü eft cette Noble-Epine ? cria Rhinocéros d'une voix de tohnerre. Coriande fit comme fi elle s'éveilloit, & fe frottant les yeux, fit comme fi elle ne favoit oü étoit allée la princeffe* Comment , dit l'ogre , elle feroit fortie ? cela eft impoflïble , car j'ai Ja clef de ma porte. Oui.,oui,dit Coriande, feignant de croire que l'ogre s'en étoit défait, c'eft vous qui 1'avez mangée , & vous en ferez bien puni; c'eft la fille d'un grand roi ; c'étoit la plus belle perfonne du monde ; elle n'étoit pas faite pour époufer un ogre : vous verrez ce qui vous en arrivera. L'ogre, fort étourdi de cette accufation, & des cris dont Coriande accompagnoit fes reproches , jura qu'il n'avoit point mangé la princeffe, & fe mit dans une  Les Lutin-s telle colère , que la feinte douleur de Coriande fe changea en une peur trés re'el'e,• c3r l'ogreia menaca de la manger elle-même , fi elle ne fe taifoit. Elle fe tut efleöivemeut, & fcignit de cherchtr la princeffe, ce qui appaifa un peu la fureur de Rhinocéros. II chercha même avecelle pendant huit jours ; mais Azerole y avoit mis bon ordre. Elie avoit guidé invifiblement la belle ourfe , & cette malheureufe princefle trouva fur le rivage une barque abandonnée, dans laquelle elle entra. Mais on juge bien. que, fans le fecours de !a fée , elle auroit péri mille fois; car la princefle étant montée dans la barque, elle la (entit s'éloigner du rivage. EfFrayée, malgré fes ma'heurs, du dangec préfent, & n'y voyant point de remède , elle fe coucha, & s'endormit. A fon réveil, elle fè trouva au bord d'une prairie fi douce & fi bien émaillée de fleurs, que la vue en étoit, réjouie. L'ourfe, qui fentit Ia barque s'arréter, fauta dans la prairie , remercia les dieux & les fées de 1'avoir amenée dans un fi beau pays fans aucun accident. Son premier foin, après ce devoir rempli, fut de chcrcher de quoi vivre, car elle avoit grand appétit. Elle s'avanca dans la prairie, Sc «ntra dans une belle forêt, dans laquelle étoit un  de Keknosy. 2 ƒ7 ■un rocher creux taillé en forme de caverne, & tout auprès une jobe fontaine qui couloit jufques dans la pr .irie , & de grands chênes chargés de glands. L'ourfe , qui n'étoit pas encore accoutumée a cette nourri<-ure, Ia méprifa u'abord ; mais la Faim devenant plusprefc fante, elle effaya d'en manger, eüe les trouva fort bons; puis s'étantdéfaltérée a la fontaine, elle réfolut de fe rerirer le jour dans 'a caverne , pour éviter les mauvaifes rencontres, & de ne fortir que la nuit. Une autre raifon encore 1'y détermina : en buvant a Ia fontaine, elle s'és toit mirée dans fon criltal. oon h rrible figirè d'ourfe 1'avoit effrayée , peu s'en falloit qu'ellé fieregr. ttatlafienne, quo:qu'e'Ie 1'eütobligée a devenir compagne de Rhinocór >s. Cette réfLxion la confola cependant, & lui fit enviiager fa fituation & fa Iaideur avec plus de tranquillité. Comme elle avoit besucoup d'e.'prit & de raifon, elle comprit que la Iaideur n'uft pas un malheur fi grand, quand Ia beauté ne peut caufer que des peines. L'ourfe moralifoit ainfi dans fa caverne; elle y puifoit la véritable fageffe , & commencoit a être contente de fon fort. Ce pays étoit gouverné par un jeune roi qui avoit encore fa mère; rien n'étoit fi beau, fi charmant, & fi. rempli de belles qualités que R  £$8 Les Lutins ce prince. II étoit adoré de fes fujets, refpedé de fes voifins, & fort craint de fes ennemis: jufte,clément, magnanime , modéré dans fes victoires, grand dans 1'adverfité , il avoit tontes les vernis, on fe plaignoit feulement qu'il étoit indifférent pour les belles; mais il fe craignoit lui-même, paree qu'il fe connoifToit une ame fort fenfible , & il avoit retenu de la reine fa mère qu'un roi doit favoir régner fur lui-même avant de régner fur les autres. Sa figure étoit auffi parfaite que fon ame , aufiï toutes les femmes de fa cour brüloient du défir de 1'enflammer: il fe nommoit Zélindor, & fon pays le royaume de la Féli'cité. Si la belle ourfe avoit fu le nom de ce royaume , elle n'auroit pas été étonnée de s'y trouvec fi contente dans fon état; carc'étoit un des privilèges de cette terre chérie que d'y être heureux. Zélindor, jeune & galant, donnoit ou recevoit des fêtes tous les jours; il alloit fouvent a la chafTe , paree que cette image de la guerre plaifoit a fon ame magnanime. II y avoit déja trois mois que I'ourfe habitoit ce pays , lorfque Zélindor vint chaffer dans fa forêt. L'ourfe , contre fa coutume , étoit fortie de fa caverne pendant le jour, pour fe promener  CE KERNOSY. 2^ au bord de Ia mer; e!Ie revenoit lenrement chez elle, en re'pirant l'air parfumé des fleurs dont ia prairie étoit émaillée, lorfqulelle apercurdevant elle toute h chafTe: elle oublia le danger qu'une ourfe court enpareille öCcafiorr, & Te rangea pour la voir pafler. Tout ce qui accumpagnoit le roi recula d'effroi a PafpeCÏ de cette terrible béte. Le brave & jeune roi fut le feul qui s'avanca 1'épée a la main pour Ia perter. L'ourfe, le voyant s'approcher, s'humilia a fes pieds , & bailla Ia téte pour attendre le coup. Zélindor, touché de cette a&ion , frappa légèrement l'ourfe du fer de fon épée, fans lui faire de mal ; alors elle fe Ieva ,& vint en le flattant, par les mines ' qu'elle crut les plus agréables , baifer la main du roi & la lécher. Le roi, plus furpris encore des careües de cette bete , défendit a ceux qui s'étoient rapprochés de tirer fur elle , & luimême détacha une belle écharpe qu'il avoic paffee fur 1'épaule , & qui ceignoit fa canture , ic en entoura Iecou de l'ourfe qui le laifTa faire. II la conduifit ainli lui-même jufques dans fon palais, & ordonna qu'on la mït dans un ' petit jardin a fleurs qui étoit au bout de fon cabinet. La belle ourfe entendoit fort bien tout ce qu'on diloit, mais elle ne pouvoit plus prononccr un mot, & cette découverte luicouta Rij  260 Les Lutins des larmes. Dès qu'elle fut dans ce jardin , Ie jeune roi la vint voir, & lui donna a manger de fa main. Son cceur, qui n'avoit point changé comme fa figure , fut ému quand elle confidéra la beauté du jeune roi. Quelle différence dit-elleen elle-même, de 1'affreux Rhinocéros' a ce beau prince ! Mais , par un retour de cette meme réflexion fur elle-même , quelle horreur que ma figure! ajoutoit-elle tout de fuite ; que mefert-il de le trouver fi beau? L'ourfe défefpérée verfoit encore plus de larmes dans Ce moment , qu'elle n'en avoit répandu en s'apercevant quelle étoit muette. Elle quitta ce que Ie roi lui avoit apporté, & fut fe coucher fur un beau gazon qui bordoit une magnifique pièce d'eau de ce jardin Zélindor, qui Ia vit trifte, vint auprès d'ellej & lui dit des chofes fort touchantes. La pauvre' ourfe en fentitredoublerfon défefpoir, & tomba a la renverfe prefque morte. Le roi, touché de fon état , prit de 1'eau dans fa main, en arrofa ie mufeau de fon ourfe, & la fecourut de fon mieux. L'ourfe ouvrit les yeux , qu'elle avoit barnes de larmes, & de fes deux patres dedevant prenant les mains du roi, elle les ferra refpeclueufement, & fembloit Ie remercier. Mais vous ctes charmante , dit le jeune Zé-  de Kern o sy. 26r lindor : comment, ma bonne ourfine , vous femblez m'entendre? L'ourfe fifun petit figne de tête qu'oui. Le roi, tranfporté de joie de lui trouver de Ia raifon , I'embraffa ; l'ourfe s'en défendit modeftement , & recula. Quoi! dit Ie prince , tu fuis mes careffès, mon ourfine! Ah ! celaeft plaifant: ehlque veuxtii donc ? Eft-ce que tu ne m'aimes pas ? L'ourfe, k ces paroles, pour cacher fon trouble , fe profterna fur le gazon aux pieds de Zélindor, & fe relevant tout de fuite , elle cueillit une branche d'un des orangers qui ornoient Ie tour de Ia pièce d'eau, & la préfenta au roi. Ce prince , plus charmé que jamais de fon ourfe, ordonna qu'on en eüt grand foin, lui donna une belle grotte de rocailles , entourée de ftatues, & ou il y avoit un lit de gazon pour s'yretirer Ia nuit. II la venoit voir a tout moment; il en parloit a tout le monde; il en étoit fou. L'ourfe faifoit de triftes réflexions' quand elle étoit feule : le beau Zélindor 1'avoit rendue fenfible; mais quel moyen de lui plaire fous cette affreufe figure 1 Elle ne dornioit ni ne mangeoit; elle pafloit les jours a griffonner fur les arbres du jardin les plus jolis vers du monde: la jaloufie s'étoit jointe a 1'amour ; elle étoit d'une mélancolie mortelie, excepté lorfquele R iij  Lts LüTlNS V VT0k.,a V0lr' U^ aucre inquiétude lui vint; Ie roi peut-être étoit marié ; elle fétoit quafi a Rhmocéros , quMle trouvoit encore plus homble depuis qu'elle avoit vu teek* mant Zélindor. ünfoir^clairdelalunejferetracanttous fes malheurs au bord de la pièce d'eau oü eHe venolt fouvent, paree que Ie jeune roi s> promenon toujours , elle veria tant de larmes qt.el'eauen fut troublée; une grofTe carpe ' .qui ne dormoit pas, parut fur I. furface: Belle ourfine, dit elle è Ia princeffe ,ne vous afflig« pas tant, Ia fée A?ero!e vous protégé & vous rendra auffi heureufe que vous êtes belleputs fautant légèrement fur Ie gazon , la carpê parut une belle dame, grande & majeftueufc, habillee magnifiquement. L'ourfe fe jeta k fes pieds. Prends courage, ma fille, dit la fée Azerole ; j'ai éprouvé ta patience affez longlong- temps , Ia récêmpenfe viendra. Tu n'es point mariée è l'ogre Rhinocéros, & ,u e'p0uferas le beau Zélindor. Garde encore quelque temps Ie fecret, routes les nuits tu quitteras ta peau douraimaia il faut que tu la reprennes des ie matin.Alors Ia fée difparut, 8c minuit etant fonné , Ia peau d'ours quirta la princefT*. Que de graces elle rendit dans fon cceur è fa bonne marraine! que de plaifirs, que de joie    de Keen os y. 26*3 elle fentit ! Elle paffa Ia nuit a cueillir des fleursj- elle en fit des guirlandes & des couronnes qu'elle attacha ala porte du cabinet de fon amant. Le temps qu'on lui avoit prefcrit fans le limiter, lui donnoit de 1'impatience ; mais pour ne pas le prolonger encore par fa faute, quoiqu'il lui en coutat, elle reprenoit a la pointe du jour fa peau d'ours. Elle écrivoit des chofes charmantes, tantöt fur fa jaloufie, tantöt fur fa tendreflè; fon cceur lui fourniïïbit des penfées toutes neuves, & des exprcffions qui raviffoient le roi; car il les iifoit. II avoit permis qu'on vint voir l'ourfe, ce grand monde lui déplaifoit. Quand on a une" grande paflion , Ia folitude eft feule agréable. Elle I'écrivit au jeune roi; les vers qui exprimoient ce fentiment étoient fi tendres & li délicats, qu'il en fut charmé, & fit fermer fon jardin ; perfonne n'y entroit que lui feul. De foncöté,!e jeune prince , réfléchiffant fur 1'efprit qu'il .trouvoit a l'ourfe , n'ofoit s'avouer a lui-même qu'un penchant invincible Fattiroit vers elle; ilrejetoit cette penfée, 8C vouloit ne fe trouver capable que d'humanité & de compaflion. Cependant il n'aimoit plus lachaffe; il ne s'amufoit nulle part, & n'avoit de plaifir qua voir fon ourfe.II Fentre- Riv  L E S l V T t N S tenoitdeceotchof*; eüe griflbnrroit for Ie faLI, ou (urdes tablettes qu'il lui donnoit , des > ÜtS eo^ils, des maximesremplis de fe. gefie. Mais vous n'étes point un ourfe j lui difoit-il un jour;au nom des dieux, dites-moi qui vous «es: m'e , refuferez-vous l'aveu encore Jongtemps? Vous m'amiez, je n'en puis douter, m n bonh.eur même dépend de Ie croire; mais fauvez ma gloire , en m'ernpêchant de répon dre a lamour d'une ourfe. Avouez-moi qui vous etes , je vous en conjure , par eet amour ir.eme que vous connoilTez fi bien. Ce moment éton preflant, l'ourfe eut bien de Ja peine è refifter; mais Ia erainte de perdre fon amant Ju. fit choifïr plutöt de le facher ; eilene répond.t que p,r des fauts & des gambades, qui firent foupirer amèrement Zélindor. II fc retira le cceur révolté eontre lui même defetrouver capable d'une pafiion fi ridicule. Zcfind:>r,au défefpoir d'avoir pu imaginer que l'ourfe étoit peut-être une perfonne raifonnable, réfolut des'arracher a cette monftrueufe paffion ; & recommandant qu'on eüt grai d foin de l'ourfe , il réfolut de voya^er • il voulut partir fans la voir, & prenant feulem,mt avec lui deux de fes favoris, monta a dtfNfett s'éloigna de fon palais. II étoit a  de K e r s o s y, 25y peine dans la forêt oü il avoit rencontré l'ourfe que, fe retracant cette aventure , il ordonna 1 fes favoris de s'éloigner , & de ie laifïer fiut. Cesjeunes courtifans lui étoient extrémement attachés , & s'affligeoient de voir, depuis quelque temps, fon humeur fi changée ; i!sluiobéirent,&s'écartèrentun peu. Le jeune roi defcendit de cheval,& fecouchant au pied d un arbre , il déplora fa finguüère deftinée, & tomba dans une profonde rêverie , dont il fut retiré par 1'arbre même contre lequel il étoit appuyé,qui trembla vio!emment,& s'ouvrit pour en laiffer fortir une dame d'une rare beauté , & fi brillante de pierreries, que Ie roi en fut ébloui. Le prince fe leva précipitamment, & fit une révérence profonde a la fée (car il ne douta pas que ce n'en fut une). LaifTe agir le temps, Zélindor , lui dit-elle; crois-tu qu'unroi que nous protégeons puifle jamais être malheureux ? Retourne dans ton palais , cours fauver de fon défefpoir celle que trop de délicateffe te fait abandonner. La fée difparut après ces paroles: le roi, fortifié par un oracle dont fon cceur ne voulut pasdouter, remonta précipitamment a cheval, & rentra dans fon appartement au plus vïte. II en tra auffi-tot dans le jardin, & n'y voyant  2(5ö L E S L f) T I N s Point la belle ourfe, il courut la chercher dans 'a grotte. La malheureufe princéfTe avoit appris le départ du roi par ceux qui avoient foin d'elle , qui s-'en entretenoient entre eux. Elle ne 1'avoit point vu depuis trois jours ; cette fu«efte nouvelle 1'accabla, elle tomba évanouie iurfon Jit de gazon, & ce fut dans eet état Funefte qUe ]e roi ]a trouva. Avec quel empreiTement ne s'approcha-t-il pas ! Quelle douIeurde la voir prefque morte ! Elle étoit froide comme de la glacé, fon cceur n'avoit prefque plus de mouvement. Le roi fit des cris percans, & 1'arrofa de fes larmes, en lui donnant les noms les plus tendres. Le fon de fa voix pénétra jufqu'a fon ame, & Ia retint comme elle alloit s'envoler ; elle ouvrit les yeux, & étendit les pattes pour embraflêr fon amant, croyant qu'eUe alloit mou™; mais Ia tendrefTe du roi & les pardons qu'il lui demanda , la rappelèrent a Ia vie; il la conjura d'oublier fa curiofité, & lui jura qu'il 1'adoroit. Cet aveu combla de joie la pauvreourfe; ilspafsèrent une journée délicieufe; & quoique Ie roi parlat feul, l'ourfe ne fe lalfoit point de l'entendre,& d'y répondre è fa manière. Elle montra au jeune roi ce qu'elle avoit  DE K E II N O S Y. 267 écrit fur fon abfence ; il en étoit enchanté. En effet, on ne vit jamais un méiange fi heureux d'efprit & de naturel, de raifon & depaffions, enfin cela reffembloit aux fameufes Lettres d'un Péruvienne , chef-d'ceuvre de fentiment, que le public admirera toujours. Zélindor ne eeflbit de lire que pour fe jeter aux pieds de fa tendre maitreiTe, & pour lui baifer les pattes. Infenfiblement 1'heure s'écouloit , les amans ne les ont jamais bien mefurées , fans fin dans 1'abfence, & trop rapides dans le plaifir. Micuit fonna , la peau d'ourfe tomba , & laiiTa a découvert la divine Noble-Epine. Elle avoit une robe magnifiqne , & pour coiffure fes beaux cheveux. Quel prodige! s'écr ia le roi: quoi! c'eft vous que je fuyois , & que je craignois d'aimer! La princeffe honteufe ne répondoit rien, fa modeftie 1'embelliffoit encore; elle craignoit aufli que la fée Azerole ne lui reprochat de s'être oubliée affez pour laiffec pénétrer fon fecret a fon amant. Elle étoit encore dans ce trouble , Iorfqae la fée parut. Heureux amans , s'écria-t-elle , jouifJez dès demain du fruit de vos peines; c'eft avoir affez éprouvé de tourmens : vous . ma fille., ditelle a Ia princeffe, donnez votre main a votre amant, pour récompeafc de fa tendreffè;&  2"8 Les Lutins vous , beau Zélindor, allez tout préparer dans votre cour pour époufer cette princefle; ne craignez plus , après votre union , de métamorphofe; mais il faut que Noble-Epine fubi/Te cette loi encore vingt-quatre heures ; allez, & lanTez-la dormir; elle a befoin de repos; j'aurai foin de larendre digne de vous. Le jeune roi fortit, laiflk enfemble la fée & Ia princefle. II étoit tranfporté d'une joie fi vive, qu'aulieu de fe coucher, il fit éveiller tout Ie palais , affembla Ie confeil, & dit, qu'il vouloit fe marier le Iendemain , qu'il falloit préparer fon tröne & illuminer tout -le chateau , fur-tout Ia galerie. II ordonna auffi a toutes les dames de s'habiller magnifiquement; de Ia il paffa chez la reine fa mère , pour la convier a fes noces. La reine , qui venoit d'apprendre que fon fils avoit,fait réveiller tout Ie monde , Ie voyant animé exceflivement, & parlant avec une gaité qu'il avoit perdue depuis long-temps, craignit qu'il ne lui fut arrivéquelque accident. Ce qu'il difoit cependant étoit fi jufle, fi fuivi, St de fi bon fens , qu'hors ce mariage fi précipué.ellele trouvoit comme elle Pavoit toujours vu: elle lui demanda feulernent quelle étoit la perfonne qu'il choififlbit. Vous en ferez cliarmée, madame, lui répondit le jeune  de KeRNOSY. 269 roi; je ne puis vous en dire d'avantage. Zélindor s'occupa jufqu'au jour a faire meubler un appartement pour fa divine princefle. Ce foin , qui le rempliflbit de fon idéé, lui parut le plus agréable; aufli rien n'étoit fi galant & fi bien entendu. Les dames du palais, éveillées par cette nouvelle, & n'entendant point nommer la perfonne que le roi époufoit, fe flattèrent toutes en particulier d'être 1'objet de fon choix; aufli ne négügèrent-elles rien pour leur parure. Elles croyoient n'y pouvoir employer aflez de temps, quoique ce ne fut qu'au foir de ce jour qu'il falloit fe trouver dans la galerie: plus d'une avoit le cceur touché pour le jeune roi. L'heure arrivée, le palais illuminé fuperbement, la reine & les dames fe rendirent dans la galerie ,qui brilloit de tant de lumières, qu'elles auroient fait honte au plus beau jour. Le jeune Zélindor , plus charmant encore, & paré avec tout ce que 1'art pouvoit ajouter a fa figure noble , parut enfin ; & promenant fes regards fur cette foule de beautés : En vérité, mefdames , leur dit il , j'aurois un fenfible regret de n'avoir pas fait choix entre vous d'une beauté digne du tröne , fi celle qui va paroïtre ne me juftifioit. A ces mots, s'étant aflis fur fon  270 Les Lutins trêne, il ordonna qu'on allat chercher fon ourfe. Tout le monde fe regarda, ne concevant pas ce que Ie roi en pouvoit faire. On fe difoit tout bas : le roiva-t-il 1'époufer? L'ourfe parut; elle étoit conduite par deux princes du fang, qui tenoient chacun un bout de 1'écharpe du roi , qu'elle avoit au cou. A fon approche , le jeune roi defcendit de fon tröne , & touchant doucement du bout de fon fceptre la tête de l'ourfe : Paroiffez, belle princeffe, lui dit-il , & venez eifacer, par vos charmes , 1'injure que - je fais a tant de beautés. Ces mots étoient a peine prononcés , que la peau d'ours tomba , & que 1'admirable Noble-Epine, paroifTant dans tout fon éclat , éclipfa toutes celles qui avoient prétendu jufqu'alors a la beauté. La fée Azerole fe fit voir dans ce moment; elle avoit elle-même paré la princeffe; ainfi 1'on peut juger que rien ne manquoit a fon ajuftement. Zélindor fe jeta aux pieds de Noble-Epine, qui le releva tendrement, & lui donna fa belle main. Les noces fe célébrèrent avec une magnificence royale; & les deux époux, charmés 1'un  be KernOSY. 2^1 de I'autre, vécurent dans une union & une tendrefle qui devroient faire mourir dehontele vulgaire groffier, qui croit que 1'hymen eft le tombeau de 1'amour. Zélindor eut de la reine Noble-Epine, en moins de deux années, deux fils aufli charmans qu'eux-mémes.' Depuis ce qui étoit arrivé, a Noble-Epine, Rhinocéros n'avoit ceffé de la chercher, & de tourmenter Ia pauvre Coriande, qu'il. aceufoit d'avoir favorifé i'évafion de Ia princefle. Quand ii revenoit bien las de fes courfes, il labattoit a la laifler pour morte; mais Coriande étoit fi attachée a fa maïtrefle, qu'elle aimoit encore mieux foufFrir routes les fureurs de l'ogre, qu'apprendre que ce monftre 1'eüt trouvée. II fit tant de recherches cependant, qu'enfin. il découvrit que Ia princefle étöit dans 'e royaume de la Félicité, & qu'elle en avoit époufé Ie fouverain. Cette nouvelle lui caufa une rage fi grande , qu'il auroit dévoré Co¬ riande , s'il n'eütpenfé que c'étoit lui faire trop de plaifir que de la faire mourir fi vïte. II lui ap prit qu'il favoit oü étoit Noble-Epine, & jura, par les plus affreux blafphêmes, qu'il alloit s'en venger ; il prit Coriande , & 1'attachant aux aïles d'un moulin a vent, il lui dit qu'elle  a7* Les L ü t r n s tourneroit ainfi jufqu'a fon retour, qu'il Ia mangeroit avec fa maïtrefle ■ après les avoir fait rötir a pfetit feu. U ne favoit pas que !a bonne Azerole protégeoit auffi Coriande: connoiflant fon attachementpour Noble-Epine, elle fjfcina les yeiix de l'ogre, qui,croyant battre Coriande, ne battoit cependant qu'un fac d'avoine , le même qu'il attachaau moulin. II partit enfin avec des bottes de fept Heues, & arriva bientöt au royaume de Ia Félicité. On lui apprit Ie bonheur dont jouiflbit Ia reine # il en penfa enrager de fureur. II fe contint cependant, &s'e'tant logé dans un des faubourgs de Ia capitale, il fe déguifa en marchand de quenouiHes , n'ayant que ce moyen d'entret dansle palais, oü la reine auroit pu le recounoitre; il s'avifa donc de courir les rues d'autour,& de crier a tue-téte: QuenouiHes dor & fufeaux d'argem è vendre. Les nourrices& les gouvernantes des petits princes étoient aux fenêtres , & cette marchandife leur plaifant fort, elles firent monter Ie marchand dans leur chambre. Si elles ffurent furprifes de fon effroyable figure,elles avoient encore plus d'envie des quenouiHes, & les marchandèrent. Je fuis , leur dit-il, plus curjeux qu'empreffé d'avoir de 1'argent. Je fais cependant  fi e Kernosy. 273 cependant que mes quenouiHes & mes fufeaux Valent des royaumes ; mais je vous les donnel-ai toutes fix, fi vous voulez me laifler palier une feule nuit dans la chambre des petits princes : j'ai de 1'ambition , & je feraifortconfidéré dans mon pays , fi je puis me vanter d'avoir eu eet honneur. Voyez fi vous le voulez; a ce prix, mes quenbuilles & mes fufeaux feront a vous. Les nourrices & les gouvernantes , étonnées de Ia bêtife du marchand , pouffées du défif d'avoir des tréfors a fi bon marché, & n'y voyant d'ailleurs nul inconvénient, accordèrent fa demande , & lui -dirent de revenir Ie foir, qu'il auroit un bon lit dans ia chambre des petits princes. II parutcharmé , laifïa fes quenouiHes, revint le foir , & fe couchacomme il l'avoit demandé. Dès qu'il fut affuré que les nourrices dormoient profondément, il fe leva doucement, entra dans Ia.chamb.re de la reine, qu'il favoit étre proche de celle de fes enfans , prit dans la g.iïne qui étoit attachée au chevet du lit de cette princeffe, un co-iteau qu'elle portoit .toujours a fa ceinture, en égorgea impitoyablement les deux jeunes princes, puis vint doucement remettre le couteau'dans Ia gaine, & fe fauva au plus vïte. • Dès que hs nourrices & les .gouvernantes S  274 Les Lutins furent éveillées, elles s'e'tonnèrent de ne plus trouverle marchand de quenouiHes, imaginèrent qu'il leur avoit dit qu'il étoit preflé de retourner dans fon pays, & que fans doute il étoit parti dès le matin : mais quelle fut leur douleur & leur étonnement, lorfqu'approchant des berceaux des jeunes princes, elles virent ces beaux enfans égorgés & noyés dans leur lang. Elles jetèrent des cris affreux; tout le palais accourut, Ie roi & la reine y furent euxmêmes. Quel fpeétacle pour eux ! Le défefpoir du roi, la douleur mortelie de la reine , les cris douloureux de toute la cour rendoient encore plus horrible ce funefte moment. On ne favoit qui accufer d'un fi énorme crime; les gouvernantes & les nourrices fe gardèrent bien de révéler leur fa tal fecret, & il fallut emporter la reine, qui s'étoit évanouie dans les bras de fon époux. Vainement on chercha 1'auteur de cette tragiqueaventure; tout ce que le roi fit publier fut inutile, les récompenfes les plus exceffives firent aufii peu d'effet. Rhinocéros favoit feul fon fecret, & étoit bien sur qu'il ne feroit pas tévélé. L'ogre s'étoit caché dans un autre quartier de 'a ville , & ayant dépouillé 1'habit de marchand, il avoit pris celui d'afirologue. II attendoitpai-  de Kernosy* fiblement que la euriofité & Ia douleur du roi i'amenaffent chez lui jee quiarrivaen effet. On dit tant & tant devant le prince qu'il y avoit un homme merveilieux qui dévoiloit Ie paffe & 1'avenir fi clairement, on en cita tant d'exemples, que Zélindor voulut effayer de ce fameux devin: il y alla en perfonne , & 1'intee* rogea fur 1'affreux maffacre de fes enfans. L'affrologue , ravi en lui-même de pouvoir faire une horrible méchanceté, dit gravement au jeune roi, que la coupable étoit dans fon palais: il frémit a ces paroles. Le prétenda afirologue pourfuivit, & 1'affura que s'il faifoit appeler toures les femmes qui y étoient enfermées , & qu'il vifitat lui même les couteaux qu'il trouveroit pendus a leurs ceintures dans une gaine , il découvriroit infailliblement la meurtrière, dont le couteau feroit encore fanglant. Le roi étonné fuivit les confeils de ce mOnftre dès qu'il fut rentré dans fon palais , & ne trouva nulle marqué de ce qu'il cherchoit. II retourna donc le Iendemain chez 1'aflrologue , & lui dit que fes perquifitions avoient été vaines. Vous n'avez pas bien cherché , reprit eet infame .en feignant une grande colère de ce qu'on fembloit dquter de fa fcience. Com- S ij  %-]6 Les Lutins ment, répondit le roi, vous vouliez que je fouillafiè la reine ma mère & la reine ma femme? Sans doute, reprit 1'affreux Rhinocéros , & je vous confeille de n'y pas manquer. Zélindor n'ajouta nulle foi aux paroles de 1'aftrologue, & revint fort trifte. La reine fa femme vint a. lui les bras ouverts; i! puiten approchant de cette princeffe , dès qu'il apper. cut une gaine a fon cóté : il la prit, 1'ouvrit, & en tira Ie couteau encore teint de fang. Ah ! perfide, s'écria-t-il. Aces mots , il tomba évanoui dans les bras de ceux qui 1'avoient fuivi. La reine, tout effrayée, demanda ce que c'étoit, & ce qu'avoit le roi fon mari t on le lui apprit. Quelle hprreur ! quel menfonge ! s'écria 1'innócente Noble-Epine. Moi , j'aurois égorgé mes chers enfans! Elle n'en put dire davantage , & fe laiffa tomber comme morte fur un canapé. Le roi, qui la vit dans ce trifte état en ouvrant les yeux, les détourna auffi-tót, & ordonna qu'on la conduifit ala tour, ce qui fut exécutétoutdefuite, & on ne lui laiffa que deux femmes pour ia fervir. On inftruifit fon procés fur des apparences trompeufes, & elle fut condamnée a être brülée toute vive. Cette pauvre princefle , a peine revenue de  de Kern os y. 277 fon évanouifTement , fe voyant dans un lieu affreux, & fes deux femmes fondant en larmes, leur demanda s'il étoit poflible que le roi foa époux la foupconnat feulement d'avoir maffacré fes fils. On lui dit qu'oui, & de plus , que fa condamnation étoit déja prononcée. O ciel! s'écria cette reine malheureufe, de quoi fuis-je coupable , pour mériter un pareil fupplice? Quoi! Zélindor m'accufe & me condamne fans m'entendre ? J'ai perdu fa tendreffe , je n'ai plus qu'a mourir. Le roi, de fon cöté,percé d'un coup mortel, ne put fe réfoudre a voir mourir NobleEpine , quelque coupable qu'il la crüt ; & voyant qu'on" avoit dreffé le bücher, & qu'on alloit déja y attacherla reine , il fit ouvrir les portes du palais, &defcendit dans la place publique , dans Pinftant que 1'innocente reine fortoit de fa tour avec une confta^ice aufii alfurée que modefte. Arrêtez , s'écria-t-il. Sa voix étoit fi foible & fi tremblante , qu'a peine on Pentendoit, & la reine montoit furie bücher. Le barbare Rhinocéros , traveiti pour Ia troilième fois , étoit dans ia place parmi \s peuple , pourrepaïtre fes yeux cruels du fupplice de Pinfortunée Noble-Epine. Ji anirno.it' le peuple par fes difcours , & racontoit , avec  *7& Les Lutins des circonftances horribles , comment la reine avoit égorgé fes enfans. Tout a coup , ó prodige ! un nuage épais partic de 1'orient, & vintfondre fur Ie bücher, qu'il inonda d'une pluie d'eau de fleurs d'orange. Alors il s'ouvrit, & laiffa voir fur un char de rubis la belle fée Azerole, avec le père & la mère de la jeune reine, les deux petits princes aflis a leurs pieds fur descarreaux magnifiques, & la fidéle Coriande tenant leurs lifières. Roi crédule,& pourtant excufable, dit la fée, voila a quoi une tendreffe exceflive pour tes enfans t'alloit expofer. Noble-Epine alloit périr, & te rendre a jamais inconfolable. C'eft celui-ei qu'il faut punir, ajouta-t-elle en toucbant de fa baguette d'or l'affreux Rhinocéros. C'efl: lui qui a cru confommer fe crime , & qui en a méchamment accufé la reine. L'ogre refta immobile, par le pouvoir fubtil de la baguette. La fée mit fur fon char la belle Noble-Epine, & conta toute fon hiftoire. Le peuple charmé, & qui chasge toujours fuivant les impreffions différentes dont on 1'affecte, n'attendit pas que la fée eut achevé de parler i il faifit Rhinocéros, & le jeta dans le bücher, qui, étant déja allumé , confuma en un moment le méchant ogre. Zélindor tout en lar-  de RïKNosy. 270 mes conjura ia fée d'obtenir fon pardon de Ja belle reine. Noble- Epine fe jeta dans les bras de fon époux , & lembraffa tendrement. Une fcène fi touchante fit crier a tout le monde.:. Vive Ie roi Zélindor & la reine NobleEpine ! Les deux. époux conjurèrent la fée d'entrer dans.leur palais avec le roi & la reine qu'elle amenoit. Cette illuflre compagnie y fut recue avec des acclamations fans pareilles; les. trompettes & les tambours necefsèrent defonner & de battre pendant huit jours. La jeune NobleEpine préfenta fon époux au roi & a h reine fes père & mère , qui le remercièrent bien d'aimec tant leur fille. La fée les doua de toutes fortes de bonheur, & ils véc.urent heureux.une.multitude d'années. Le comte de Livry ayant eeffé de parler, tout le monde loua fa mémoire ; madame. Ia vicomteffe enchérit encore fur les au tres, & loua fa complaifance. Ie vous affure ,madame, lui dit-il, que je me reproche fort la longueur de ce conté; mais a peine m'en fouvenois-je, & je crois y avoir ajouté des chofes qui ne font pas dans, 1'original. La vicomteffe répondii qu'apparemment cetoriginal n'étoit pasfi bien, S iv  2§o Les Lutins & qu'elle s'en tenoita fa manière de raconter. On paria encore quelque temps des perfonnages de ce conté ; & comme il e'toit heure de laiffer retirer madame la vicomteffe , on lui fouhaita le bon foir , & chacun fe retira , fort content de ce qu'il venoit d'enïendre. Les deux charmantes fceurs conduifirent madame de Briance dans fon appartement, & y reftèrent a leur ordinaire; Ie comte & Ie chevalier de Livry s'y rendirent; Ie baron de Tadillac y vint aufli-töf. Saint-Urbain lui demanda s'i! avoit vu madame de Salgue ; il joua f amant difcret, & affura qu'il ne lui parloit quen public ; que fa plus grande paffion e'toit celle de voirbientöt madame la vicomteffe abfolument déclarée en fa faveur; qu'elle lui juroit une éternelle tendreffe ; mais qu'il n'étoit pas d'humeur a demeurer des années entières a foupirer& afe plaindre. Madame de Briance dit que Ia vicomteffe vouloit filer Ie parfait amour, & s'en tenir Ik ; qu'il falloit que chacun fongeata fes affaires;; & qu'on s'affemblat Ie Iendemain au foir pour dire fon avis , & trouverun expédient qui put les affurer dun heureux füccès. MM. de Livry n'avoient point d'autre intérêt; le baron ne'tendoit aufli qu'a wne heureufe fin: ils approuvèrent tous trois i&  deKernösy. 281 fentiment, & madame de Briance les congédia. Kernofy & Saint-Urbain étant reftées feules , la prièrent avec inftance de leur apprendre la fuite de fes aventures. La marquife, qui s'y étoit engagée, & ne pouvoit s'en difpenfer honnêtement, eut ia complaifance de continuer ainlt fon hiftoire. Fin de la première partie»  282 Lhs LüIISS SECONDE PARTIE. Suite de Vhijioire de madame de Briance. Vous vous fouvenez fans doute, mefdemortelles, que mon frère étoit guéri de fa bleffure, & que Tourmeil commencoit a fe mieux porter; fa plus grande peine étoit alorsJappréhenfion que le retour de fa fanté ne le mït bientöt en état de quitter la maifon de mon père, & ne le privat du bonheur de me voir tous les jours; car c'eft ainfi qu'il en parloit. II ne fortoit pas encore du lit quand M. deBriance recut des lettres qui 1'avertiflbient que fa préfence étoit néceffaire a Paris, pour Ie jugement dun procés fort important, que fes parties preffoient avec chaleur pendant fon abfence, dans le deffein de s'en prévaloir. M. de Briance connut quelle étoit leurintention , prépara tout pour fon départ, & vint en apprendre Ia nouvelle a Tourmeil. De Ia ayant paffe dans 1'appartement de mon père, ils y demeurèrent long- temps enfermés enfemble, & nen fortirent qu'a I'occafion de mes frères qui parurent: il les aborda en prenant congé deux, & il les pria de continuer leurs foins pour Ie malade qu'il laiffoitchez-eux, dont la bleffure , qu?  de Kern os y. "S? alloit tous les jours de mieux en mieux , faifoit efpérer une prompte guérifon. Le lendemain, mon père étant avec mon frère le chevalier dans fon cabinet, recut une lettre de M. de Briance: on le vint demander, il fortitbrufquement après avoir mis cette lettre dans un bureau qui n'e'toit point ferme : mon frère me 1'ayant aulft-töt apportés , nouscourümes enfemble dans la ch: mbre de Tourmeil» ne doutant point qu'elle ne nous découvrit le fujet de leur conférence que nous avions tous grande envie de fa voir. Voici ce qu'elle contenoit. Je pars avec unvèritable chagrin de vous quitter, Mon/ïeur; mais fefpére vous réjoindre dans un mois ou deux : fattendrai le temps avec impatience, puifque , fuivant la parole que vous mavei fait Vhonnneur de me donner, je puis compter de terminer Vaffaire que vous ave\ conclue, ce que je fouhaite extrêmement. Vous en parlere% a Mademoifelle de Livry quand vous le jugere^ d propos, je crois quelle m la trouvera pas défavantageufe. Continue^ Jevousprie,MonJïeur, toutesvosbontéspoiir Tourmeil Le Marqüis de Briance. Quelle fut notre joie a la ledure de cette lettre ! Mon père& M. de Briance nous paroif-  *H L E s L U T I N $ foient d'accord pour faire nortre bonheur • fe Ixvrai mon cceur a tout le penchant que j'avois pour Tourmeil, qui de fon cöté étoit dans des traniports de joie qu'on ne fauroit exprimer: ie Ie regardois comme un époux choifi parmon Pere & par mon inclination. Mes frères étoient charmés de cette alliance qu'ils avoient tant ouhaitée; & & furent illcontinent remettre ,a lettre dans Ie bureau de mon père, afin qu'ij nesaper9ütpas de ce petit vol. Tourmeil étant enfin rétabli en parfaite fanté, alla remerc.er mon père, & fe retira enfuite dans lamaifon deM.de Briance. Nous fümes trèslurpns de voir une féparation fi funefte; car •nous ne nous attendions pas è ce coup; au contraire, nous efpérions que cette oceanen Porteroit mon père a fe declareren notre faveur; & cequi confirma le foupcon oü nous étions qudn'eutchangéderéfolution, futune lettre oe M.deBriance que Tourmeil venoit de recevoir, par laquelle il lui marquoit defe rendre «iceflammenr auprès de lui è Paris , paree que les affaires I'obligeoient d'y pafier 1'hiver. Tourmeil, éloignéd'obéir, pafia fort agreV b/ement Ie carnaval dans la ville de Rennes , ou Ion mérite lui avoit attiré 1'affeöion des , Ctfts gens' O" n*y faifoit point de fêteoü on«e Ie mandtt, & on 1'y recevoit d'une manière i  DE K E R N O S Y. 285 lui faire entendre que s'il offroit fes vceux quelque part, ils feroient favorablement regus: mais ne le trouvant que dans lesaflemblées oü j'étois, il me fut toujours fidéle, &plusdifpofé k perdre fa fortune qu'a renoncer k notre amour. II feignit de n'avoir pas regula lettre de M. de Briance , afin de n'être pas obligé d'y répondre: enfin ne pouvant différer plus long-temps a lui écrire, il luimanda, pour avoir un prétextededemeurerauprès de moi, que fableffure n'étoit pas encore parfaitement guérie. Quand fes affaires 1'obligeoient d'être un jour fans me voir, il m'écrivoit des lettres, ou il m'envoyoit des vers de fa facon, pleins d'efprit & de feu : cela ne me paroiffoit pas furprenant, car je fentois bien que 1'amour les lui diöoit. Mon père fe trouva obligé par honnêteté de permettre que j'allaffe paffer deux jours chez une dame de fesamies , qui avoit une belle maifon prés de Kénnes. De quelque peu de durée que fut cette abfence, je la fentis vivement, & Tourmeil en étoit inconfolable. Je lui avois expreffément défendu d'y venir , je craignois mon père qui auroit pu fe facher de le voir s'introduire dans une compagnie oü on nel'avoit pas appelé. Le lendemain de notre arrivée, en traverfant Ia falie,■ jerencontraiun jeune payfa»  2So" Les L u t i N s qui me préfetua une corbeilie remplie de trèsbclles fleurs pour la faifon ; c étoit le valet de chambre de Tourmeil. Je n'euspas le temps de lui faire connoïtre la joie que 1'attention continuelle de fon maïtr» me caufoit. La dame chez qui nous étions, furvint; il 1'apergut & fe retira promptement; car il avoit ordre de ne fe pas faire connoïtre. Je pris mon parti, ne doutant pas qu'on ne leut vu entrer. Je crois, madame, lui dis-je, que je dois vous remercier des galanteries que je re9ois chezvous ; voila ce qu'un de vos gens vient de me donner. Je n'en ai aucun , me répondit-elle, qui foit capable de faire une fi jolie chofe; mais je voudrois avoir eu 1'efprit de 1'ordonner.' Elle regarda la corbeilie avec attention , & en levant un bouquer qui étoit au milieu , elley trouva un billet: je demeurai un peu interdite , mais n'y voyant que de vers qui n'étoient pas' mème écrits de la main de Tourmeil, je rae raffurai. Les voici. Des fauvages climats, les plus trijles retraites Perdrotent en vous voyant ce qu'elles ont d'odieux. Rendre charmans tous les lieux oü vous etes , Sont les moindres effets du pouyoir de vos yeux. Les champs , en vous voyant paroüre, Semblent avoir repris de nouvelles couleurs ; La brillante Reine des fleurs  DE K.ERNOSY. 287 A moins que vous, ledroitd'en faire naïtre. Les Dieux de ce féjour champétre, Au fond des bois contens de leur félicité D'une e'ternelle liberté, Cetitre le Dieu, qui des Dieux ejl le maïtre, Ne ferontplus en Jüretè, Ils vous rencontreront peut-etre. La Dame de la maifon conta cette hiftoire a toute Ia compagnie; je feignis toujours de croire que c'étoit d'elle que me venoient les vers & les. fleurs quej'avoit regus: mon père le crut aufli, paree que je n'en avois fait nul myftère. Le lendemain, comme nous étions a table, nous entendïmes jouer les meilleurs hautbois qu'il y eütaRennes. On leur demanda qui les avoit envoyés; ils répondirent qu'un homme étoit venu les chercher de Ia part de la dame chez qui nous étions, & qu'il les avoit payés fort honnêtement, afin de les faire partir avec plus de diligence. Je reconnus Tourmeil a cette nouvelle galanterie, qui fut encore mife fur le compte de 1'amie de mon père; car les hautbois foutinrent toujours que c'étoit de fa part qu'on les étoit allé chercher. En eflèt, on les avoit trompés eux-mémes. Jamais, dit-elle en riant, il ne m'en a fi peu coüté pour faire les honneurs de chez-moi.  288 Les L u t i n s Enfin nous retournames è Hennes, nous y amvames tard; & j'allois me mettre au lit , lorfque ,'enrendis des violons & des hautbois fous mes fenêtres. Le concert e'toit compofé de'ce qud y avoit de meiileurs muficiens dans Ja ville ; ris ]0uoient divers morceaux d'opéra , &les folies d'Efpagne que j'aime extrêmement. Feu après, une fort belle voix chanta plufieurs couplets furceméme air, avecun accompagnement de théorbe. Voici les deux premiers , dont je me fouviens encore: -.' Je vals revolr VadoraUe Silvie , Ses doux appas embelliront ce) lieux • Seule , elle fait le bonheur de ma vie ' Pourrai-je encore le trouver dans fes yeux ? Dejfus fan teint la brillante jeunejfe Fait flater fes dangereux auraits ; Le Duu puijfant qui nous charme & nous Heffe, Liu donneencorfonpouvoir& Jes t,raits. LafimPhorde reprenoit a chaque couplet, & jen a, jamais rien entendu de fi aimable : quels charmes pouvoient mieuxenchantermon cceur! Mes frères comprirent bien qui étoit 1'auteur de cette galanterie. Mon père réfolut dès ce moment de m'apprendre fes deffeins, & de les décla?eï a tout le monde , afin d ecaner ceux qui pouvoient  DE K E R N O S Y. 289 Voient avoir quelque penchant pour moi. Le lendemain de notre retour a Hennes. Tourmeil vint au logis d'aufli bonne heure que la bienféance Ie lui permit. II me revit avec une fatisfa£tion que Pon ne connoït que quand on aime. Jelui demandai a quoi il s'e'toit occupé les deux jours qu'il avoit paffes loin de moi: fa réponfe fut, qu'il n'étoit forti qu'une fois de. fa chambre, n'ayant pu fe difpenfer d'aller le foir dans une maifon oü je ne devois pas foup$onner qu'il eüt deffein de fe divertir, puifqu'il ne s'y rencontroit ordinairement que des officiers fubalternes , qui, malgré leurs difcours plats & hors de propos , étoient écoutés préférablement aux gens d'efprit qui auroient eu de bonnes chofes k dire, & que ce goüt dépravé Pavoit excité k faire des vers, fur des rimes devenues fameufes par Phonneur qu'elles ont eu de fervir pour la plus charmante princeffè du monde. Je pris le papier oü il les avoit écrit, il contenoit ce qui fuit: BOUTS RIMÊS. On ne trouve d'efprit iel dans aucun Bufie, Les difcours les molns froidr font remplisde glacons , Et Vony fait d'ennui de fi rudes moijfons , Qu'ils pourroient en un jour tuer les plus robujles. Vainement la raifon, parfapréfencè augujle , T  L E S l V T I n s . jw*« j« /e;2? commtt72 y tracer des Tout ce qu'elle diroitpaferoitpour Jr" J e^ «;2< /o< * »>./>«»« parler juJle. On y volt des Iris , ivres dunfol u Faire a de. bas Soudarts unfavorable ac%& ' Et comre leurs douceurs n'apporter nulle diguè. Ld des cteurs le plumet tmeut tous les reforts ■ Enfin , j'y vo.s qu'amour , de fes biens fi prodlgue \ Aufot tout comme d nous inftire des tranfports , Iel tous les ennuls paroifent tour d tour, Tout m'y c'aufeun c'agrin , une langueur 'extreme ; Mats quand je verrai ce que j'aime, . 3'en prêférerai le féjour , Au fe'jour des Dieux même. Mes frères & moi nous y reconnÜmes Ie caraclère de tous ceux pour oui les vers wnl™. été fairs. Tourmeil s'en divertiffoit avec nous, & notre joie étoit trop grande pour durer longtemps. Un homme de notre province, confidérable par fa nobleffe & par fes grands biens, medemanda pour fon fik aïné. C'étoit un grand garconde dix-neufans,nibienni rrraf-fiit, & qui n'ayant jamais rien vu, tomboit datis des pucrilités inconcevabfes. Ce nouvel amant donna de l'in.-juictude a Tourmeil; il étoit fur de mon cceur, mats je ne difpofois pas de moi; il fe détermina enfin a faire expliquer mon père. Mes frères étoient  r> e K e. r n o s y. 291 tous a lui, &|défapprouvoient ouvertement le mariage que Ion propofoit avec le provincial. Ils le traitoient avec une froideur extréme , & je lui difois des chofes défagréables; mais ce jeune homme fans éducation ne les fentoit pas. il ne fe fachoit de rien. Un foir que mon père ne foupoit point au logis , mes frères retinrent Tourmeil : notre provincial , qu'on n'enprioit pas, ne laifla pas de demeurer. Après en avoir été quelque temps en colère , nous primes le parti de nous moquer de lui. Tourmeil Penivra de louanges pendant tout le repas. Enfin on nous averut que mon père reviendroit bientöt; nous ne voulions pas qu'il trouvat Tourmeil au logis , je le priai de s'en aller, & monnouvelamant dit en Ie voyant partir : Je fuis faché que M. de Tourmeil s'en aille, ce garcon-la me réjouit beaucoup; s'ii veut venir chez-moi paffer quatre ou cinq mois, nous nous divertirons agréablement. Cela étant, dit Ie chevalier en me parlant tout bas, je ne vous confeille pas de vous oppofer h ce mariage. Je ne pus re'pondrea cette folie, car mon père entra, & nous 1'obfedames de telle forte , qu'il fut impflïoble au provincial de parler que pour prendre congé de la compagnie. Les fréquentes inftances qu'on faifoit auprès «Ie mon père pour Ia conclufion de mon msriage Tij  2P2 Les Lutins avec ce jeune homme , furent caufe que m«s frères & moi nous primes enfin la réfolution de lui parler du deOein oü Tourmeil étoit d'entrer dans notre alliance. Le comte de Livry , mon frère ainé, fe chargea de i'affaire. II prit fi bien fon temps, qu'il eut le loifir d'entretenir mon père en particulier , & de lui répréfenter fiu'outre tous les avantages qu'on trouvoit dans cette alliance , i! croyoit qu'on étoit dans une obligation indifpenfable de faire quelque thofe en faveur de Tourmei!, & qu'un tel confentement ne feroit qu'une foible reconnoiffance du grand fervice qu'il avoit rendu a notre familie. II y a déja quelque temps , répondit mon père que je m'apercois du defTein de Tourmeil, que vous me déclarez de fa part; je I'eftime inrini, ment, mais il n'eff pas aflèzriche , i! faut qu'il relève fa maifon. M. de Briance veut lui faire fc'poufer une fille dont Ie bien efi fi confidérable, qu'il rétablira fes affaires; je crois inutile 'de vous dire que c'eft fon avantage, vous Ie voyez aufli bien que moi, & qu'il n'efl pas moins avantageux a votre fceur dcpoufer M. de Briance, qui revient inceflamment pour terminer cette affaire. Elle auroit de la peine a trouver un meilleur parti • j'efpère qu'elle obéira de bonnegrace, car maparole eft donnée, & je vous avertis que je la tiendrai.  BE K E R N O S Y. 203 Ce petit difcours, prononcé avec un ton de fermeté paternelle, déconcerta mon frère, & le jeta dans une fi grande confternation, qu'il neputm'en apprendre la trifte nouvelle, fans que je m'aperguffe de la douleur dont il étoit pénétré. Tourmeil fe défefpéroit, &jem,afHigeois immodérément: notre pafiion redoubla pareet obftacle a notre bonheur. II falloitcependant cacher mes larmes; mesfrèresprirent mes intéréts jufques a s'attirer la colère de mon père. Tourmeil n'ofoit plus paroitre, je le voyois feulement quelquefois; mes frères 1'introduifoienteux-mêmes en fecret ; mais toutle temps de notre entrevue fe pafloit a répandre des larmes. Enfin mon père m'apprit quelle étoit fa réfolution a ce fujet. Je n'oubliai rien pour le fléchir, ce fut inutilement; & je tombai dans un tel accablement, que la fièvre m'ayant pris je fus huit jours a 1'extrémité. Quelque temps après, mes frères trouvant un peu d'amendement, s'avisèrent , dans le defTein d'apportet quelque foulagement a ma maladie , d'introduire un foir Tourmeil dans macbambre: en effetje plaifirque j'eus de Ie voir ne contribua pas peu au rétabliiTement de ma fanté, & Taccueil que je lui fis, aleconfoler de fon malheur. T -iij  'a94 L e s L v t r n s 11 me paroiffoit furprenant q„e mon père qui aimoit fi tendrement fes enfans, put fe refoudre è me rendre ma'lheureüfe; mais je dois cette,ufl,ceè famémoire, itcrut quej'oublierois fac.lement Tourmeil quand je ne le verrois Plus^dvouloitme donner un rang au defTus des autres dames province , en me faifant epoufer M. de Briance. C'étoit une affaire arretée entre eux; & Ia 'Jettre que nous avions interprêtée fui vant notre mcïmation, n'avoit point d'autre but que ce manage: mon père le déclara dès que le contrat fut f.gné; il en reeut les complimens de tout Je monde. Chacun me trouvoit très-heureufe paree que Ie public n'étoit point informé du trouble de notre familie , qui f3ns doute auroit Fait connoïtre Ia douleur que je reflentois: & J on peut bien dire a la louange de Tourmeil, que malgré fon défefpoir il ne lui échappa jamais un feul mot quipütmarquerfapaffion. Le profond refpeór qu'il avoit toujours eu pour moi, lui fermalabouchejfatisfaitdematendreffe il n'accufoitdenos malheurs que fa mauvaife fortune. Enfin M. de Briance vint me voir. Je me fouviendrai toute ma vie de ce jour fi crue! pour mon repos; javois rapele'mon courage , afin d'obéir de bonne grace; mais I'amour ne Ie vouloit pas. Jerépondis peu de chofes a tout  BE KEENOSY. \ 293* ceque M. de Briance me dit en galant-homme, j'étois abattue de ma maladie , & encore plus de ma douleur; & malheureufement je lui parus fi belle dans eet état languiffant, qu'il ne me quittoit prefque plus: je fondois en larmes dès qu'il étoit retiré. Tourmeil, qui ne pouvoit plus être ie maïtre de lui-même , ne regardant M. de Briance que comme un rival odieux, vouloit abfolument fe .batfre contrelui. Mes frères , voyant que leurs efforts pour 1'en empêcher étoient inutiles, fe ehargèrent d'une. lettre qu'il m'écrivit, par laquelle il me demandoit de me voir encore une fois : j'y confentis. Ils furent tellement attendrit de notre converfation , & fi touchés de notre douleur, qu'ils jugèrent a propos de nous féparer 1'un & 1'autre. Ils fe prepacoient pour emmener Tourmeil, lorfque 1'apprèhenfion oü j'étois qu'il n'allat fe perdre, fit que ,1'arrêtant -par le bras, je lui repréfentai que fon defTein ■ de fe battre contreM. deBriance nemeferoit pas moins fata! qu'alui-même, puifque ce combat feroit un éclat capable de donner atteinte a - ma réputation, & qu'il ne pourroit plus demeurer tranquillement avec nous-, ni fonger a me revoir de fa vie , quelque avantage qu'il put remporter lur fon ennemi. Ces piroles calmcxentfafureuc & firent une imprefïion fi forte Tiv  spcT Les Lutin s fur fon efprit, qu'il protefta en me quittanf, que fon obéiifance & fa foumiflion a mes ordres meconvaincroient plus que jamais delafi n cérité de fa paffion. Après bien des larmes répandues , mes frères 1'cmmenèrent, & jedemeuraidans une' afflictionquinefepeutexprimer. Tourmeil étant forti d'auprès de moi, manda par une lettre h M. de Briance , que cette riche he'ritière dont il lui avoit parlé ne lui convenoit pas, & qu'il vouloit voyager quelques années, avant de fonger a fon établiffement. D'abordM. de Briance fut touché du départ de Tourmeil; mais quelquesfoins qu'il lui avoit remarqués pour moi, le confolèrent bientöt de fon abfence ; & dans 1'impatience oü il étoit de m'époufer, il ne fe donna point de repos juf qu'au jour de notre mariage. On me para , je me lailfai habiller comme on voulut, je fus conduite è 1'églife avec la même docilité, & ramene'e chez mon père , oü je paffai lajournée a recevoir les complimens de toutes'Ies perfonnes de diftinfiion qui étoient alors dans la ville. Le lendemain M.de Briance me mena chezlui; on ne pouvoit riep aioüter a la magnificence de fa maifon & è celle de fon équipage. II me donna des pierreries d'un prix confidérable, & m'accabla de tous les préfens qui font plaifir a  de-Kebnosv. 297 une jeune perfonne. Mais cela n'étoit pas capable de toucher mon cceur, j'avois perdu le feul bien qui le rendoit fenfible. Cependant je vécus avec tant de complaifance pour M. de Briance, qu'il étoit trés- content de fa deftinée, & que fon arnour pour moi fembloit augmentet tous les jours, Tourmeil ayant bien fenti qu'il lui feroit impoffiblede fupporterun coup fi funefte, s'étoit rendu a Paris chez un de fes oncles qui étoit fon tuteur, & qui 1'aimoit tendrement : il lui avoit fait entendre que s'étant battu fur une querelle affez legére , il étoit néceffaire qu'il fortït de France, jufqua ce que cette affaire fut accommodée. L'oncle , qui avoit fu par M. de Briance le combat de fon neveu & de mon frère crut facile ment cette feconde aventure, & lui donna promptement de 1'argent: dès que Tourmeil feut touché, il prit le chemin de Lyon, pour fe rendrea Venife. Ce ne fut pourtant qu'aprcs avoir écrit a mes frères & m'avoir dit adieu, en mafiurant de fa pafiion immortelle , & me fouhaitant un repos dont je n'ai jamais joui depuis fon^départ. Mes frères balancèrent long - temps s'ils me feroient voir cette dernière marqué de famouï de Tourmeil; mais enfin le chevalier m'apporta  2P? Les L ut ikj cette funefte lettre;je Ia lus mille fois, die renou- vela toures mes douleur,; & je m>affligeai fi crueI. •lement,quele chevalierferepentit de me 1'avoir donnée. J'y trouvai que TWmelI mandoit 3U Che;a'ier de ne ^ Point fairede réponfe par. 5e qu .1 changeroit de riom ens'embarquantavec es troupés que les Vénitiens envoyoient dan. h Morée , oüil alloit chercher Ia fin d'une vie que fon amour infortuné rendoit fi maJheureufe & qu'il me facrifioit fans regret. Jecachai ma douleur avec beaucoup de fokt. La langueur oü j'étois augmenta pada violence quejeme faïfois fans celle: les médecins m'ayant ordonné de prendre 1'air de la campagne , M de Bnance me mena dans une de fes terres, dont Ja fohtude me parut plus convenable a ma triflefTe, que les fréquente* vifites du grand monde. Content de notre mariage, il y paffoit prefque tous les jours a chaüer,& è me procurer , par des foins empreflés, les plaifirs qu il croyoit me pouvoir être agréables. Mesfrèresétantfurlepointd'alleraParispour commencer d'entrer dans le ferviee , vinrent me voir au commencement du printemps. Uy avoit environ fix mois qu'il étoient dans cette grande & fameufe ville, quand mon père' setant trop échaufré a courre uncerf, prit une' pleuréfie qui en fept jours nous enleva un cceur  D E K E R N O S Y. 2£9 très-zélé pour fes enfans, & le meilleur père qui fut jamais. M. de Briance fentit cette perte aulïi vivement que moi: ce malheur nous fit revenir a Rennes; mes frères s'y rendirent aufli: & ayant partagé la plus belle fucceffion de la province , avec M. de Briance qui leur donna 'des marqués de fon amitié par un défintéreffement fans exemple, ils retournèrent a Paris, dont les plaifirs leur avoient óté le goüt de ceux des autres villes; enfuite ayant obtenu 1'agrément pour deux régimens qu'ils achetèrent, ilsont toujours refté dansle fervice, &ne font venus quei'année dernière dansce pays-ci, oü. 1'honneur qu'ils eurent de vous voir leur a donné tant d'impatience de venir. li y avoit prés de deux ans que j'avois époufé M. de, Briance, quandil fut attaqué d'une fièvre violente qui Ie mit en danger dès le troifïème jour. Je me trouvaifincèrement affligée , il s'en apercut; & le dernier jourdefamaladie, m'ayanti prié de faire fortir tout le moade , il me dit , en me tendant la main: Madame, je mourrois avec le regret d'avoir caufé vos malheurs, fi je n'avois toujours eu lieu de croire que votre vertu vous avoit fait furmonter le pencbant que vous avièz pour Tourmeil; fon départ , qui préceda de quelques jours mon mariage , me ■fit connoïtre Ia douleur qu'i! en reflèntoit; mais  3°o Les Lutins je crus que ce n'étoit qu'un tranfport de jeune homme, que le temps appaiferoit. II eft jufie que je répare ce mal: je l'inftitue mon héritier; & s'il revient , comme je 1'efpère, je vous fupplie, madame, de le recevoif comme un époux digne de vous; je fouhaite de tout mon coeur qu'ilrempliüe ma place. Je reftai fi interdite & fi touchée de ce difcours , que je n'eus pas laforce d'y répondre. Mes larmes redoublèrent;' il furvint une foiblefle a M. de Briance; j'apellai du monde, & quelques heures après il mourut, en témoignant jufques au dernier moment une' parfaiteconnohTance& un courage béroïque. Sa mort me déconcerta ; je renoncai au commerce du monde , & je partis de Rennes ,oü nous étions alors, pour aller vivre en réclufe a la campagne, oü j'ai toujours demeuré depuis ce temps-la ; & fans les prières de mes frères, & leurs intéréts qui me font très-chers , je n'aurois point abandonné la folitude oü j'ai toujours vécu depuis la mort de M. de Briance & oü me retiennent les cruelles inquiétudes que je fens de 1'abfence de Tourmeil. Je vpus avöuerai que je m'en fuis informée avec beaucoup de foin ; mais comme il a quitté fon nom en s'embarquant parmi les troupes vénitiennes^l m'a été impoffible de favoir ce qu'il eft devenu. KernofySc Saint-Urhain dirent a madame de  D E K E R N" O S Y. 50I Briance qu'elle ne devoit pas perdre toute efpérance, qu'elle étoit trop ingénieufe a le faire de la peine, & que Tourmeil, parfa prudence, pouvoit être échappé des dangers que fon défefpoir lui avoit fait chercher fi loin, Ces deux aimables fceurs, après avoir fait leur poflible pour la maintenir dans cette penfée , finirent leur converfation par un remerciement du récitque la marquife avoit eu la bonté de leur faire , & fe retirèrent. Le lendemainlescoroédiens ayant pris congé de la compagnie, partirent fort regrettés, pour fe rendre inceflamment a Rennes, fuivant 1'ordre , difoient-ils, qu'ils en avoient regu de gens a qui ilsne pouvoient fe difpenfer d'obéir. Quelques heures après leur départ, onvit entrer a cheval dans la cour du chateau un homme d'aOez bonne mine, fuivi de deux valets: madame la vicomteffe étantavertie de fon arrivée, alla le recevoir très-obligeamment. Elle le conduifit dans Ion cabinet, oü ils refièrent pn conférence pendant plus de deux heures. Le baron de Tadillac , étonné de cette longue audience, dit en badinant, au fujet de eet inconnu, qu'il 1'auroit cru fon rivat, s'il n'avoit remarqué, en le voyant paffer, qu'il n'étoit pas du goüt de madame Ia vicomteffe, qui ne vouloit point d'amant luranné.  302 L E S L U T ï N s Enfin la vicomteffe vint retrouver la compagnie , * Fatville , en entrant dans la falie pour dmer, courut embralTer I'inconnu, qui on°d rV^VPlUS'ParCe^'jI oncle-ElleduKesniècesdenefepointengager auieuquandonferoitfortidetable5quelleav0it f ,eurParIer en particulier. Cette bonne tante lesayantfaittoutesdeuxpaflerdansfoncabinet, apres une longue & ennuyeufe harangue, pour ^P^verqoerone&rautreluiavoientde. obl.gattonsinfinies, apprit a mademoifelle de o.-Urbam, comme une ftfite de ces prétendues obhganon,, qu'elle venoit de figner les articles d m manage très-avantageux pour elle, avec Je fiere de Fatviile, qui étoit fort riche,un peu momS1mpo!ique lui, & devenu d'une humeur plus fociable,parla pratiquedes honnêtes gens qud avoit vusa larmée pendant quelques annees de fervice. Un coup de foudre n'auroit pas tant étonné mademoifelledeS. - Urbain, que cettenouvelle fc peu attendue &fioppoféea foninclination: e Ienecacha pointla douleur qu'elle en reflentit. Mademoifelle de Kernofy parut aufli afffigée que fa fceur; tout cela ne fervit qu'a leur attlrer un long difcours de la vicomteffe fur 1'obéiflance aveugle que des filles bien élevées doivent  BE K E R N O S Y. 303 a leurs parens, dont Saint-Urbain n'eut pas envie de profiter. Enfin Ia tante , croyant qu'il falloit faire diverfion aux larmes, laiffa fes nièces dans le cabinet, & vint apprendre a la compagnie Ia nouvelle du mariage de Saint-Urbain. Heureufement Ie chevalier de Livry n'étoit pas préfent, fon trouble auroit découvert 1'intérêt qu'il y prenoit. Le comte de Livry fortit promptement de lacliambre pourprévenir fon frère fur cette nouvelle, & prendre des mefures avec lui, capables de détourner le malheur dont il étoit menace. D'autre cöté, madame la marquife de Briance ayant les intéréts de fon frère a ménager, Sc connoiffant par expérience quelle pouvoit être la défolation d'une perfonne préte a perdre ce qu'elle aime, alla trouver Saint-Urbain qui fondoit en larmes ; elle lui repréfenta que Ie mariage qui, venoit de fe propofer étoit bien loin de fe conclure, qu'il fe trouveroit mille prétextes pour le differer, & même pour le rompre; & qu'après tout la vicomtefTe n'étant point fa mère, elle pouvoit, a 1'extrémité,refufer d'obéir, & ne pas fe facrifierafes caprices. Kernofy anprouva eet avis; Saint-Urbain, toujours difpofée a prendre une efbérance agréable, crutentrevoir qu'elle n'étoit pas tout a fait  Les Lu Ti ns J malheureufe, & trouva fortapropos de gagner adrqitement du temps. Elle efluya fes larmes, fe determinant, fuivant Ie fentiment de fafceur, appuy é par madame de Briance, a recevoir 1'oncle de Fatville avec une civilité aparente , afin de ne pas effaroucher la vicomtefle, qui,Ia voyant rentrer avec une humeur tranquille, ne douta pas un moment que ce ne fut un effet de famora!e,& s'applaudit plus d'une fois d'avoir eu 1'efprit de perfuader fa nièce. L'oncle de Fatville parut en ce moment, & fit fon compliment k Saint-Urbain, qui lui répondit peu de chofes, & Fatville ajouta au fujet préfent tout ce qu'il avoit entendu dire de mauvais en de femblables occafions. Madame de Sa!»ue s etant aper9ue que ce mariage n'étoit pas~du gout de Saint-Urbain , ne lui en paria que pour lapIaindre. Labaronnede Sugarde, perfuadce que le chevalier n'avoit plus d'efpérance de lepoufer, & qu'aprcs t.n tel événement elle pouvoit plus facilement s'approprier eet amant par fes charmes , diffimula finement Ia joie qu'elle en relfentit au fond du cceur, & fe garda bien de témoigner k Saint-Urbain d'autres fentimens que ceux que fes amies faifoient paroitre. Le chevalier, qui venoit de rentrer avec fon frère, eutbien de ia peine a fe contraindre, pour  DE K E R N O S Y. 505* pour cacher le chagrin qu'il avoit de voir SaintUrbain dans une efpèce d'indifférence furie lujet de cette fatale nouvelle , & d'en apprendre la confirmatioo par la bouche même de la vicomtelTe, qui prévint Ia compagnie dans ce moment , que le frère de Fatville devoit arriver fur le foir. Alors tranfporté d'amour& de défefpcir, fans fe donner le temps derienexaminer, ilcourut a 1'écurie prendre un cheval; & pour s'éloigner du chateau avec plus de diligence, il le poulfa a toutes jambes furie chemin de Rennes, paroü devoit arriver fon odieuxrival. Le jour commengoit k baiiïèr , quand Ie bruit de quelques chevaux tirèrent ie chevalier de fa rêverie. Il apergut de loin un hommé k cheval enveloppé dans un gros manteau rouge, fuivi de trois perfonnes auffi k cheval; & 'ne doutant plus que cene fut fon rival, il courut 1'épéea la main attaquer celui qui paroiffoit le maïtre. Voyons, dit-ilen 1'abordant, d'un ton de voix que la colère rendoit méconnoifiable , ÏI tu Cs plus digne que moi du bien que tu cherches a m'enlever. Cet homme, qui étoit prévenu d'un chagrin auffi prelfant que celui du chevalier, jeta promtement fon manteau, & mit 1'épée a la main. Ils fe battoient avec un égal avantage , quand V  306* Les Lutins les gens de la fuite de 1'incönnu fe mirent en devoir de les féparer ; mais il leur ord9nna de fe retirer. Le fon de cette voix fufpendit Ia colère dont le chevalier e'toit anime'. D'abord il fit reculerde quelque pas fon cheval, & bahTant Ia pointe de fon épe'e, ils'écria: Quoi! je viens d'attaquerune vie que je défendrois mille fois au prix de la mienne ! L'inconnu , cetoit Tourmeil, furpris d'entendre la voix du chevalier de Livry qu'il diftinguoit fort bien, demeuratout immobi!e,&ne favoit que penfer d'une telle aventure. Enfin ces deux amis , revenus de leur étonnement, &fefentant l'un&l'autrele cceur attendri,s'approchèrent, & s'embraffèrentavec toute la joie qu'une veritable amitié peut caufer. Le chevalier vouloit apprendre en peu de mots a fon ami le delfein qui l'avoit conduit dans eet endroit.Tourmeil 1'interrompoit a tout propos, pour lui parler de madame de Briance. Dans ce moment, la curiofité les pouflbit tous deux a fe faire plufieurs queftions a Ia fois; & jamais converfation ne futni moinsfuivie, ni plus intéreffante; ils en oublièrent leur chemin. Un homme a cheval qui venoit le grand galop, s'arrêta pour leur demander s'il y avoit encore bien loin du lieu oü ils étoient, au chateau de Kernofy, & leur témoigna qu'il étoit fort prelfé de s'y rendre. Le chevalier, curieux de favoir  DE K E R NOS T. que' étoit le motif de eet empreffement, lui répondit qu'ils y alloienr , & qu'il pouvoit les fuivre. Cet homme étoit le valet de chambre du frère aïné de Fatville , & très-grand caufeur. Il fut ravi de trouver matière de parler; ce plaifir, ralentiflant Ie défir de continuer fon voyage.Iuint faire tout au long le récit d'un accident qui avoit contrahit fon rnaitre de s'arrêter dans un village a deux lieues de Rennes, oü on Ie panfoit d'une bleffure qu'il s'étoit faitea la jambe en tombant de cheval; il avoit fait partir ce valet , pour en porter Ia nouvelle ï fon frère , a fon oncle, & a madame la vicomtefTe, Tourmeil, entendant tout cela, dit en particulier au chevalier de Livry , que I'amour n» favorifoit pas les intentioas de fon rival, & que ce retardement leur donneroit le temps de rompre un mariage dont on ne voyoit nulle apparence d'h=ureux fuccès. Enfuite ils continueren! leur chemin fans fe parler. Le chevalier étoit occupé de rétat prefent de fadeffinée,& Tourmeil fentolt des tranfports de joie qui augmentoient a mefure qu'il aprochoit du Iieu oü étoit madame de Briance. Cen'eft pas que fappréhenfion de ne Ia pas trouver dansles mêmes fentimens oü il l'avoit laiffée , ne lui caufat bien del'inquiétude; mais rien ne peut balancer Vij  308 Les Lutin-» dans un cceur amoureux le plaifir de voir ce qu'il aime. Tourmeil, en arrivant au chateau, pria Ie chevalier de ne le pas faire connoïtre a la compagnie, avant qu'il eüt apris de que le manière madame de Briance vouloit qu'il en ufat avec madame ia vicomteffe. On n'y parioit alorsque du chevalier de Livry, tout le monde étoit en peine de fon abfence. Kernofy, SaintUrbain, & madame de Briance, craignant qu'il ne lui arrivat quelque malheur, prièrent le comte de Livry & le baron de Tadillac de 1'aller chercher fur le chemin de Rennes ; mais lanuit déja un peu avancée quand ils montèrent a cheval, fut caufe qu'ils s'égafrèrent, & qu'après bien des détours inutiles , ils ne revinrent au chateau que dans le moment de 1'arrïvée du chevalier , qui entroit dans fa chambre avec Tourmeil. II auroit bien voulu le faire monter fecrètement, mais cela n'étoit pas poflible. Il dönna ordre qu'on allumat promptement du feu; qu'on fournit a fon'ami töus les rafraïchiffemens nécefTaifes,^ qu'on lelaifsat repofer, en atte;ndant qu'il put lui faire compagnie ; enfuite i! vint'introduire le valet (!e chambre du frère de Fatville, qui fit fon compliment a madame la vicomteffe de la part de fon maïtre , ik lui apprit la nouvelle de fa bleffure. La pré-  deKérnosy. 309 fence du chevalier raflura toutes les belles perfonnes qui s'intéreffoient a lui; les Fatville feuls & madame la vicomteffe paroiffbient n'ètre attentifs qu'au difcours du valet de chambre. Après plufieurs queftions qu'ils lui firent en particulier touchant la chute de fon maïtre, ils réfolurent de partir tous deux le lendemain, pour le faire tranfporter a Rennes. Cependant Saint-Urbain & la Marquife querelloient le chevalier de fon départ précipité ; la honte d'avoir fait cette courle inutile, 1'empêcha de leur en découvrir le ve'ritable motif; il leur dit leulement tout bas : je vous apprendrai ce foir la raifon qui m'a fait monter a cheval avec tant de diligence, & je fuis sur que madame de Briance m'en faura bon gré- La vicomtelTe ayant rejoïnt la compagnie , demanda au chevalier d'ou il venoit. Le baron , qui voyoit que cette queftion embarraffbit le chevalier, & le comte de Livry qui venoit d'arriver auffi, lui répondit: c'eft un petit fecret quimeregarde, Madame, dont j'aurai Phonneur de vous rendre compte ces jours-ci. Far-la il les tira d'affaire. Ce même foir, Fatville Sc fon oncle,avant de pafier dans leur appartement, prirent congé de la compagnie pour quelques jours. Chacun  3io Les Lut.-ns. s'-étant retiré, Kcrnofy & Saint-Urbain fe rendirent dans la chambre de la marquife, ou 1'on devoir tenir confeil fur les moyens de rompre fe mariage que 1'accident arrivé au frère de Fatville avoit retardé. Sa prudence leur faifoit efpérer que le réfultat de 1'affemblée ne feroit pas infrudueux; & Pafcendant que le,baron avoit fur lyfprit de la vicomteffe fembloit les aüurer que tout réuffiroit comme elles le fouhaitoient. Le comte 8c le chevalier de Livry y étoient déja, dans une joie que ces deux aimables fceurs ne trouvèrent point convenable a 1'état préfent des affaires dont il étoit queftion. Quel efpoir favorable, dit Saint-Urbain en entrant, vous infpire Ia joie que je vois répandue fur vos vifages ? nous fera-t'il permis d'y prendre part ? Madame de Briance prit la parole, & ■ répondit: Après le bonheur inefpéré queleciel m'envoye aujourd'hui, on peut tout attendre de la fortune. Tourmeil revient, & il revient avec les mêmes fentimens qu'il avoit a fon départ. Le chevalier a été ce foir fur le chemin de Rennes; il a trouvé un homme qu'il lui a envové pour favoir fi fa préfence me feroit agréable. Kernofy & Saint-Urbain prenoient tant de part k tout ce qui regardoit madame de Briance^ qu'elles oubüèrenten ce moment leurs intéréts  DE K E K N O S Yr 3H propres, & ne parlèrent plus que de Tourmeil. Leflbr qu'elles donnnèrent a la joie qui les pénétra, & leur manière de féliciter la marquife, réprefentoientparfaitement leplailirque cette agréable nouvelle leur faifoit fentir au fond de fame. Ators le chevalier voyant tout le monde animé du même efprit, dit: Je vois bien qu'on ne fera pas fiché que j'amène ici celui que Tourmeil m'a envoyé. II fortit, après avoir apris en peu de mots a Saint - Urbain que le prejet de Ia vicomteffe l'avoit mis au défefpoir, & revint aufïi-töt dans Ia chambre avec Tourmeil, dont 1'air négligé &c femblable a celui d'unhomrne qui arrivé d'un grand voyage, ne laiffa pas de charmer , par fa bonne mine, tous ceux qui ne le connoiffoient pas encore. Madame de Briance , frappée d'une vue fi chere & fi peu attendue, fit un grand cri, & demeura immobile fur fa chaife. Tourmeil, furpris de la' voir dans eet état, fe jeta a genouxa fes pieds, & lui baifa les mains , fans avoir la force de prononcer uneparo-le.II n'y avoit alors perfonne de 1'affemblée qui ne fut inftruit de fa pafïion , le chevaher 1'en avoit averti avant que cPentrer. Kernofy & Saint-Urbain ne le crurent point une perfonne envoyéedela part de Tourmeil; elles reconnurent d'abord a fon port majeftueux que c'étoit lui-même» Viv  311 in LutinS Le comte de Livry, tout joyeux de"recouvrer Ie meilleurde fes amis, courut 1'embraffer; & jugeant bien que madame de Briance & fon amant e'toient encore trop occupés de leur bpnheur pour pouvoir parler d'autre chofe , propofaaux deuxalmables fceurs & au chevalier de palier dans un cabinet prochain, oü ils prirent enfemble, avec le baron de Tadillac qui venoit d'arriver, des mefures certaines pour déterminerlavicomtelTeal'époufer. Le chevalier donna tranquillement fon avis ace fujet, ayant 1'efprit en repos du cóte' de Saint-Urbain , qui lui avoit promis de ne jamais obéira fa tante, quand elle lui propoferoit un mariage contraire au choix de fon cceur. Le comte ne fut pas moins fatisfait de Ia converfation qu'il eut avec mademoifelle de Kernofy: & Je Baron s'engagea de faire tous fes efForts auprès de la vicomteffe, afin de rompre le mariage qu'elle avoit propofé* du frère de Fatville , & leur procurer a tous l'accomplifiement de leurs fouhaits. Pourre'compenfe defabonne volonte', les deux aimables fceurs, le voyant dans 1'impatience de favoir oii étoit Tourmeil, lui dirent qu'il le trouveroit chez madame de Briance : aufli-tót il y a!)a lui rendre vifite. Son compliment ne fut pas de longue durée; mais fon cceur étoit fur fes lévres: enfuite il vint avee eux rejoindre Ia  DE K.ERNOSY. 313 compagnie, qui donna de nouvelïes marqués de la joie que chacun reflentoit en foi-même. On leur fit part du réfultat de 1'affemblée, & de 1'embarras ou 1'on étoit pour trouver un homme affidé qui eüt 1'efprit de feindre qu'il étoit un courrier, & de dire au baron , en lui rendant une lettre de la part de fon tuteur, de faire réponfe le même jour, paree qu'il étoit obligéde retourner en diligence. Tourmeil leur offrit un gentilhommequi étoit a lui, capablc de réuflïr dans quelque entreprife que ce fut ; & leur ayant appris 1'endroit oü il 1'avoit laifle avec fes autres domeftiques, le baron y alla le lerdemain dès le matin , afin de 1'inftruire fur tout ce qu'il auroit a faire. Cependant la marquife; qui ne vouloit pas encore faire connoïtre Tourmeil a lavicomteile, ni divulguer fon retour fans avoir levé tous les obftacles qui auroient pu fufpendre 1'éxécution du teftament de feu M. de Briance , par lequel Tourmeil étoit inftitué fon néntier univerfel, pria Ie baron, dont le génie le mettoit au deflus de toutes les difficultés, d'imaginer un moyen pour le faire demeurer inconnu pendant quelques jours dans le chateau. C'eft une affaire faite, lui dit- il, fi vous trouvez bon que M. de Tourmeil repréfente Ie maïtre dans la troupe de nos comédiens de campagne. Quelle  3'4 Les Lutinj apparence que cela fe puiffe éxécuter? répondit S.-Urbain; il faudroit donc que nous les euffions 'ci. Le baron ayant répondu qu'ils ren étoient paséIoignés,remitaulendemainaleurapprendre fon defTein, & Tourmeil promit qu'il joueroit un röle affez mal, afin de mieux tromper madame la vicomteffe, & de la perfuader que ce feroit véritablement uncomédiende campagne. Leur converfation finit la ; & la nuit étant déja bien avancée, chacun fe retira. Le chevalier de Livry emmena dans fa chambre Ie comte de Tourmeil, qui étoit trop préoccupépour fe livrer entierement au fommeil; Ie plaifir d'être prés de madame de Briance & de la retrouver fidéle, rempliffbit fon efprit de telle forte , qu'il en perdit le repos de la nuit; & la marquife, agitée de ce trouble charmant qu'infpire la douceur de revoir ce que Ton aime , ne la paffa pas avec plus de tranquillité. Le baron alla du matin avertir Tourmeil & Je chevalier, que, pour fatisfaire au billet de Joterie , qui lui ordonnoitde régaler toutes les dames par une fête, il avoit retenu les comédiens & les muficiens, qui atcendoient fes ordres dans un village a trois lieues du chateau; qu'il n'avoit feint leur départ, que pour furprendre Ja vicomteffe par leur retour, paree quelle ne  DE K E R N O S Y. 315" trouvoit a fon gré que les cbofes extraordinaires. Et afin que Tourmeil fut difpenféde jouer aucun role, il le pria de prendre la qualité de maïtre de la troupe. Ce n'eft pas tout continua-t-il en regardant le chevalier de Livry, fongeons au dénouement de nos aventures. Aidez-moi, s'il vous plait, tous deux a faire arriver ici notre prétendu courrierquim'apportera une lettre de la part de mon tuteur, dont je vou6 ai parlé : je vais en faire le modèle; il m'y propofera un mariage avantageux, & me donnera un ordre pofitif de partiren diligence. Je me plaindrai des rigueurs de la fortune , je communiquerai ma lettre a madame la vicomteffe; & voila précifément ce qui la déterminera. Mais fi elle alloit confentir a votre départ, reprit le chevalier, que ferionsnous? II faudroits'éloigner,fansdoute, répondit le baron. Je vois bien que vous n'avez pas beaucoup de foi a mes charmes; je trouverai denouveauxexpédiens, s'il en eft befoin :hafardons toujours ce que j'ai réfolu. J'efpère que M. le comte de Tourmeil aura la bonté de faire une copie bien lifible du modèle que je lui donnerai tout a 1'heure; madame la vicomteffe ne connoït point fon écriture; étant ici comme prifonnier, il aurale temps dercullïr, & même d'ajouter a cette lettre, dont vous  3iö Les Lutins craignez tant 1'événement , tout ce qu'il jugera le plus a propos pour Ia rendre trèsprelfante. Ce fut a cette occafion que Ie chevalier inftruifit Tourmeil des difFérens intéréts qui les raffembloient tous dans le chateau, & qu'il lui -fit comprendre que la jaloufie qu'il avoit 'concue contre le baron , n'étoit fondée que fur des rapports peu vraifemblables qu'on lui avoit faits a Rennes de la paflion de fon prétendu rival pour madame de Briance. Tourmeil, touché de ce difcours plein d'amitié du chevalier, lui avoua qu'il avoit eu trop de facilité a fe laifler furprendre ; qu'il avoit cru fe battre contre le baron , quand il fe vit attaqué dans un bois fur la route de Rennes ; mais que 1'accueil favorablede madame de Briance l'avoit entièrement défabufé de fa crédulité; & il Ie pria de ne parler a qui que ce foit de eet aveu. Le baron vintfurcesentrefaiteslesretrouver, & lut la lettre, dont 1'invention fabuleufe leur fit beaucoup de plaifir. II la mit enfuite entre les mains de Tourmeil, afin que , i'ayant tranfcrite , on put en charger ce gentilhomme quf devoit paffer pour un courrier : enfin, ne voulant pas lahfer écouler inutilement le temps qu'il avoit fixé pour donner une fête aux dames, ü dit au chevalier, qu'ayant concu Ie delfein  DE K.ERNOSY. 317 de joindre au divertiffement de=la comédie une efpèeed'opéra, il ne pouvoit s'adreffer qu'a lui, qui avoit une grande facilité k faire des vers, pour avoir quelques dialogues d'une fcène ou deux feulement ;. qu'il attendoit inceÉfamment cette pièce , afin de !a faire mettre en mufique par le plus habile des muficiens qui étoient k fafuite. Le chevalier répondit, que les inquiétudes dont fon efprit étoit agité 1'empêchoient d'entreprendre cetouvrage; mais que Tourmeil y réufliroit mieux que tout autre. Si c'eft au plus content, reprit Tourmeil, k faire les vers - dont il s'agit, je pourrois affez juftement être • préféré ; mais par toute autre raifon le choix • doit tomber fur vous. Le baron, iropatient d'entendre ces complimens: je vois bien, leur dit-il, <-que ceci va fe paffer en politeffes ; jeprétends avoir un divertiffement pour raccompliffement de la fête que jé dois donner; & fi vous me fach-ezv je vous propoferai d'en faire la mufique. Enfin Ie chevalier & Tourmeil étant convenus de donner au baron les vers qu'il défiroit, il s'enalla,l'efprit content, faire fa cour k\a vicomteffe qui venoit de fe lever. Madame de Briance vint dans la chambre de fon frère, oü elle eut le plaifir de voir Tourmeil; & ne pouvant fe difpenfer de rendre vifite k madame la vicomeffte, ellepaffa dans fon appartement un peu  3 38 Les Lutins avant !e dïné, accoinpagnée du chevalier, qui s ofFric de lui donner la main, après s'être informé par fon valet Ti Ton avoit foin d'éxécuter les orcres qu'il avoit donnés dès le matin, afin que rien ne manquat de tout ce qui feroit néceffaire a Tourmeil pendant la journée , & qu'il fut ponctueüement fervi a 1'heure du diné. Comme Tourmeil avoit promis de travailler aux vers que lui avoit derrtandés le baron , on refta plus longtemps avec madame la vicomteffe. Madame de Briance, pour épargner les frais de la converfation , dit qu'elle avoit un conté de fée a dire. La vicomteffe , qui avoit marqué fon gout pour cette forte d'ouvrages,fut ravie qne madame de Briance voulut bien fe prêter k eet amufement: elle la preffa même de ne pas différer ce plaifir. Madame de Briance, inftruite par le chevalier de Livry que Tourmeil en avoit un qu'il avoir fait, & qui étoit dans fa caffette, lui dit de 1'aller chercher. Le chevalier, Uappqrta toutauffi-töt • & voyant que tout le monde fe difpofoit a écouter madame de Briance , il fortit pout aller tenir compagnie k Tourmeil. L^ marquife, obligée defe priver du plaifir de voir fon amant, s'en fit un de s'en occuperen lifant du moins fon ouvrage. Ellecom' menga ainfi:  deKernosv. 310 ÉTOILETTE, C o n t e. XJn roi & une reine , maïtres d'un fort beau royaume, régnoient fur des fujets vertueuxSc très-vail!ans. C'e'toit un grand bonheur pour eux que cette dernière qualité fe trouvat dans leurs peuples , car ils, étoient obligés de foutenir une guerre continuelle contre un roi, qui, fur des raifons aflez plaufibles , pretendoit un tribut fur fon voifin. Ce roi s'appeloit Ie roi Guerrier, nomqui luiconvenoit a merveille. II venoit tous les ans a main arméë demander au roi Pacifique 1'éxécution de certains traités fort anciens, faits par la néceflité, Pacifique refufoit toujours de s'y foumettre , tant paree qu'ils étoient onéreux, que paree qu'il ne s'y étoit jamais engagé. Pacifique avoit un fils très-bien fait, jeune j plein d'efprit & de valeur, charmant, parfait enfin, s'il n'eiit point connu 1'amour. Mais prefque au fortir del'enfance cette fatale paffion s'empara fi bien de fon cceur, & s'en rendit tellement maitrefie, que fa gloire en étoit ©bfcurcie. Uniquement rempli de 1'objet de  310 Les Lutins fon amour, il laiffoit ravager impunément Ie royaume de fon père; infenfible a Ia défolation de fon pays 8c aux murmures des peuples, il n'étoit occupé que de fa maïtrefle. Pacifique, juftement irrité de cette conduite du prince, menacé de fe voir forcé dans fa capitale, & abandonné de fes propres fujets, qui dans leur défefpoir pouvoient reconnoitre Ie roi Guerrier, pour conferver leurs vies Sc leurs biens fi mal defendus par leur fouverain légitime, réfolut d'en parler férieufemcnt a fon fils. Ifmir (c'étoit le nom du jeune prince) étant venu au lever du roi: Mon cher fils , lui dit ce bon vieillard, vous avez vu avec combien devaleur mes peuples ont défendu votre héritage, tant que vous n'étiez pas en age de partager leurspérils dans lescombats. Ils efpéroient que vous ne démentiriez point Ie fang dont vous fortez, & qu'un jour peut être vous furpafferiez Ia gloire de vos ancêtres; cependant depuis que vous êtes en état de fecnn- der leurs efforts & de venger nos injures , d'oüvient, mon fils , dédnignez-vous de prendre la conduite de mes armées ? Ignorez-vous qu'un prince doit donner Texemple ? Tout I'univers a les yeux fur vous ; vous devez compte de vos acfions a la pofiérité: quelle opinion voulez-vous  de KeRNQSY. 321. voulez-vous qu'elle ait de vos vertus ? J'ai vïeilli dans les travaux, j'ai fouteriu la gloire de eet empire; maintenant affoibli par les ans, prefque privé de la vue , je ne puis aider mes peuples malheureux a repoufTer la violenced'un agreffeur qui nous fait injufternent la guerre : le confeil & 1'expérience font les feules reffources qu'ils peuvent encore trouver en moi. J'avois comptéfur ton bras ; tromperois-tu mon efpérance , mon cher fils ? Me laifl~erois-tu defcendre au tombeau avec la douleur de te voir ravir la couronne qui t'attend ? Non , tu ne meferas point rougir; fois digne de moi, du fang illuftre qui coule dans tes veines : cours a la défenfe de fujets fidèles qui bientót doivent recevoir tes Iois. Mon père, répondit le prince avec un ait tranquille, ce n'eft point le manque de courage qui me fait regarder avec indifférence Ie péril dont votre royaume eft menacé. Ce ne feroit pas non plus l'efpoir de régner qui m'en feroit prendre ladefenfe; 8c je ne verrois qu'avec une douleur violente , ce moment qui me couronneroit par une fucceffion légitime. Aucuü de ces motifs ne peut toucher mon cceur. Mais vous me rendez malheureux en me refufant lapermiffion d'époufer la belle Etoilette, c'eft le feul bien oü j'afpirois ; ma mère la traite X  3*2 L E S L U T I N S comme une vileefdave, paree quelefecret de fa tiaiffance ne vous eft point révéjé: mes prières n'ont pu la fléchir, ni effacer ce titre odieux, dont je vous fuppliois de ne point la flétrir • accordez-la a mes vceux, & je deviens un héros. Quoi ! reprit le vieux roi avec émotion, une efciave te paroiira préférable au falut de 1'état, au refpedt que tu dois a ton père ! Que dis-je ? a celui que tu te dois a toi-méme ? Tu déshonorerois ta vie par une alliance fi honteufe ? Et quand les filles des plus grands rois défirent ardemment de te voir choifirentre elles; une efciave , une fille fans nom, fans parens , prife dans une ville abandonnée par Ia terre'ur de nos armes , confervée par la feule compaffion de mon général, & que la reine ta mère prit par pitié, tu veux, fils indigne, que je te donne a cette malheureufe ? quelle devienne ma fille, & que, pour fatisfaire tes défïrs extravagans , je me couvre d'ignominie, que je falfé afieoir une efciave fur mon tróne ? Ne le préfume pas, & s'il te refte encore quelques fcntimens, rougis de la foibleïTe d'une pareille propofition. Cette efciave que vous méprifez tant, mon père, reprit Ifmir un peu agité, eft plus grande dans fesfers que les princeftes les plus élevces:  be Kernosy. fa vertu , fon courage, fes fentimens la rendent dignedu tróneleplus augufte.Pourquoideviendrois-je 1'époux d'une princeffe enivrée de fon rang, capricieufe & fans attachement pour moi? Etoiiette, il eft vrai, n'a de connus ni parens , ni haute alliance : mais n'êtes-vous pas affez grand roi pour lui tenir lieu de tout? Je n'ai pas befoin de vains titres ; 1'amour feul peut me rendre heureux. La fageffe Sc la beauté ont formé mes Hens ; la vertu d'Etoilette les a rendus immortels , & j'abandonnerois plutöt Ia couronne que de renoncer a..-. C'eft alfez, mon fils, interrompit Ie roi Pacifique; vous faurez demain mes volontés. Le prince falua refpectueufement le roi fon père, &feretira , fort inquiet des fuites de cette converfation. Le roi alla de ce pas chez la reine, & lui raconta , dans 1'amertume de fon cceur, cequi venoit de fe paffer entre fon fils & lui. Cette princeffe, naturellement fiére & emportée,obtint aifément du roi fon époux qu'il la laifsat faire, & 1'affura qu'il feroit bientöt vengé. Ce prince étoit fi outré contre fon fils, qu'il donna a la reine un pouvoir fansbornes de réduire le prince a 1'obéiffance, fans même s'informer des moyens qu'elle y emploieroit. Etoiiette fe refientit la première des fureurs X ij  324 Les Lutins de la reine; elle fut arrêtée, & des foldats cruelslamirentaux fers.Pourquoi m'enchainezvous ? leur difoit-elle avec cette douceur aimable & ce fon de voix capable d'attendrir les rochers. Si c'eft par 1'ordre du roi ou de la reine , dites-lemoi feulement, j'obe'irai; mais on s'abufe, fi, paruniraitementfirigoureuxjon croit, me contraindre a renoncer au charmant Ifmir : je puis ne jamais 1'époufer, mais je 1'aimerai toujours. Ces barbares/ans daignerlui répondre, 1'enlevèrent avec violence , & la portèrent au donjon d'une vieille tour , oü 1'on n'enfermoit d'ordinaireque les gens accufés des plus grands crimes; 1'ayant jetée dans cette affreufe prifon, ils en fermèrent les portes avec foin, & fe retireren t fecrètement. La belle & malheureufe Etoiiette reconnut la reine k ces traits de fa vengeance. Son ame ne fut point émue de ces cruautés ; mais ce lui fut un grand chagrin de ne plus voir celui a qui elle auroitfacrifié fa vie; s'en occuper étoit pour elle une efpèce de foulagement, & il ne lui échappaaucun mouvement de colère contre fes periécuteurs. Liée étroitement, & couchée fur la terre nue , elle demeura ainfi jufqu'au foir. Alors une vieille efciave lui apporta k manger , & la délia fans ouvrir la bouche. Etoiiette la remercia affeétueufement, fans fe plaindre de  BE K E R N O S V. 325- perfonne, &l'efclaveferetira. Un dur & petit grabat étoit le feul meuble qui s'offrit a Etoiiette , pour repofer ce corps fi délicat > & tout meurtri des fers dont on favoit enchainé. Elle s'y jeta,en verfant des larmes que le fouvenirde fon tendre amant lui arrachoit , & paiïa la plus cruelle des nuits; mais elle fouffroit pour fon amant, & cette penfée feule Tanimoit encore a fouffrir. On luiapportoit a manger aux heures ordinaires; elle n'y touchoit point. Une belle chatte blanche comme la neige, fautant des toits tous les foirs , entroit par la fenêtre de ce malheureux donjon , &mangeoit le fouper d'Etoilette. Elle fe couchoit Ia nuit, s'alongeant prés de la belle efciave , & la réchauffoit: ce n'étoit pas un fervice médiocre , car il faifoit alors un froid épouvantable. Les heures, qui fembloient des inftans auprès d'Ifmir, étoient alors devenues de longues années. Cependant le bruit fe répandit que la belle Etoiiette étoit perdue. Perfonne n'ignoroit, ni 1'amour du prince pour cette charman te efciave fii Ia répugnance qu'y avoient Ie roi& la reine. Ainfi on fe perfuada aifément, ou qu'Etoilette avoit pris la fuite, ou que la reine l'avoit fait mourir. On n'ofoit en parler au prince; il ne loupgonnoit même pas ce qui étoit arrivé, X ijj  32(5 Les Lotin s paree que depuis fa converfation avec Ie roi, i] n'avoit ofé fe prefenter a la reine fa mère , dont il connohToit Ie caraftère violent. Ce n'étoit cependant que chez la reine qu'il voyoit Etoiiette; elle étoitfifage, qu'elle ne 1'eüt pas recu ailleurs, & ilaimoit mieux fe priver pour quelques jours du plaifir de la voir , que d'expofer cette charmante fille a fe reffentir de Ia colère oü Ia reine devoit etre contre lui. II craignoit auffi qu'Etoilette, ufant de 1'empire qu'elle avoit fur fon cceur, ne le forcat elle-même a fe prêter aux defirs du roi fon père, & il auroit fouffert Ja mort plutot que de renoncer a elle, & de Ia lailfer fous Ia puiffance tyranniquede la reine. Comme il n'étoit pas poffible qu'il ignorat Iongtemps la difparition de fa chère Etoiiette, Ie confident intimedu prince hafarda enfin de lui annoncer cette facheufe nouvelle. Qui pourroit exprimer Ia douleur & le défefpoir d'Ifmir ? II prit cent réfolutions, & ne s'arrêta qu'a celle de fe tuer : fon confident ne put 1'en détourner qu'en lui répréfentant que fi Etoiiette vivoit encore , comme il y avoit lieu de le croire, Ie roi & Ia reine dévoueroient a la mort cette innocente beauté, qu'ils regar deroient comme 1'unique caufe de celle^hi prince : qu'il falloit donc fe conferver pour elle, & attendre tout du temps. Le malheu-  DE K E R N O S Y. 3 27 reux Ifmir fe rendit a ces fages confeüs ; mais; ■il réfolut de s'enfermer dans fon cabinet, &: de n'en fortir qu'après qu'on lui auroit rendu la belle Etoiiette. Le roi Pacifique ayant appris 1'excefiive douleur de fon fils & fa funefte réfolution r eut avis en même temps que le roi Guerrier , ayant remporté divers avantages & forcé tous les palfages, alloit paroitre aux portes delacapitale. Ilcourut a 1'appart'ement d'Ifmir: a quelle honte, mon fils, un fol amour va-t'il te livrer? lui dit ce père affligé. Tu abandonnes lachement ta patrie, ton père, ta couronne. Vois, Ifmir, vois 1'extrémité oü je fuis réduit: repaistoidema douleur cruelle & de mon défefpoir ; jouis du plaifir de voir flétrir ma vieillefle & le fang illuftre de tesancêtres. Le roi Guerrier, a la tête d'une armée formidable , eft déja fous nos murs, & menace de les efcalader. Mes troupes fans chef, prêtes a nous abandonner ,, vont te donner 1'affreux fpeclacle de me voir en proie livré a Ia fureur d'un ennemi irrité. Si 1'intérêt & la confervation de ton pèrene peuvent te toucher, fi tu as réfolu de me laiffer périr, laiflTe - moi expirer, j'y confens mais, au nom des dieux, fauve un peuple malheureux & fidéle, & toi-raême, mon chèr fils! X iv  32$ Les Lutins II s'arrêta a ces mots; Ia douleur étoüffoit fa voix, & il tomba fur un fiége en arrachant fes cheveux blanes. Ifmir, ému jufques au fond de 1'ame par ce difcours, & par Ia cruelle fituation oü il voyoit fon père, prit les mains de ce trifte vieillard, les ferra tendrement dans les Hennes , & tombant a fes genoux: Mon père! s'e'cria-t il, daïgnez me pardonner; vivez fi vous voulez que je vive; ajoutez-y, pour comble de faveur, qu'Etoilette me foit rendue après que j'aurai vaincu vos ennemis; je vais les combattre : confervez votre couronne , Etoiiette feule fera mafélicité:aprenez-moi quelle vit encore. Le vieux roi, ravi de retrouver fon fils digne 'de lui, 1'embraffa en verfant des larmes de joie; il 1'affura par les fermens les plus facrés, qu'on n'avoit point attente a Ia vie d'Etoilette> & qu'il la verroit a fon retour. Perfuadé par ces fermens, jouiffant de'ja en efpe'rance dubonheurde voir fa chère Etoiiette , Ie tendre Ifmir baifales mains du roi, qu'il arrofoit de fes larmes. On lui fitapporterunemagnifiquearmure toute briljante d'or, derubis, & de diamans; fon père lui-même voulut farmer , & lui donna un fuperbe courfier. Ifmir, plus beau que le .jour, impatient de combattre, embrafTa encore "«ae fois les genoux du roi fon père; rempli  be'Kebnosy. 329 de joie & d'ardenr, il monta fièremènt a cheval, alla droit aux portes de la ville, qu'il fe fit ouvrir auffi-töt, & courut a 1'ennemi, La joie de revoir bientót Etoiiette, le jeta dans une douce rêverie qui penfa lui être fatale ; il oublia tout a coup qu'il étoit en préfence de,s ennemis, & ne revint alui-même que quand il en fut entièrement entouré , & dans le plus grand danger de perdre la vie ou la liberté. La garde avancée, qui avoit vu un cavalier de fi bonne mine s'avancer , Ie prit d'abord pour un des principaux officiers du roi Pacifique, que ce prince envoyoit peyrt-être faire quelques propofitions ; mais ayant remarqué qu'il avancoit toujours , fans daigner répondre aux queftionsqu'on lui faifoit, elle 1'entoura.Ifmir fortit alors defa profonde rêverie, & connut le péril oü il s'étoit expofé fi imprudemment. Mais loin d'en être effrayé, mettant promptement 1'épée a la main , il fondit comme un aigle fur ceux qui fetrouvèi ent plus prés de lui :il en abaitit douze en un inftant, & fe fit faire place. Les autres, irrités & ardens a venger leurs compagnons, 1'attaquèrent alors de toutes parts : mais le terrible Ifmir les fit bientót repentir de leur témérité, & coupant les bras aux uns , pour.. fendant les autres , & faifant voler les têtes , il renverfa, tua, ou mit tout en fuite. Cepen-  33$ Les Lutins dantfes troupes , que la prodigieufe vitefTe de fon courfier avoit empêchées de Ie joindre , arrivèrent enfin , & profitèrent fi bien de la terreur que 1'incomparable Ifmir avoit répandue dans 1'armée ennemie, & du défordre qui s'y étoit mis,que, donnant courageufement fur des troupes étonnées d'une attaque fi brufque & fi inoPinée, elles firent tout plier. En vain le roi Guerrier fit les plus grands efforts pour rallier fes troupes fugitives ; Ifmir le remarqua , & il y eut entre eux un terrible combat, oüchacun fit éclaterfa valeur & faforce;le roi Guerrier,vaincu enfin , fe vit au pouvoir de fon ennemi, & fon armeé acbeva de fe difliper. Ainfi finit cette glorieufe journée. Ifmirr-entra dans fon camp, oü Ia joie régna ioute Ia nuit, & envoya porter au roi Pacifique Ia nouvelle defavicroire. Il traitagénéreufement fon illufire prifonnier , Ie fi: fervir comme lui-même, & I'ayant, au point du jour , fait monter fur un cheval richement harnaché, ii 1'amena au roi fon père. Pacifique le regut avecdes tranfports de joie inconcevables , & ordonna des fêtesqui devoient durer plufieurs jours - Ifmir, toujours occupé de fon amour, atrendoit la récompenfe qui lui avoit été promife; fon père ne lui en parloit point, & il n'ofa Ten faire  DE K E R jST O S Y. 53I fouvenir ce jour-la: mais ilalladès le lendemain rustin lui demander Etoiiette. Qu'ofez-vous dire , Ifmir ? répondit ie roi d'un ton ferme & abfolu; n'efpérez pas qu'une indigne complaifance me faffe jamais confentir a une chofe qui terniroit la gloire dont vous venez de vous couvrir. Choiliffez une princeffe digne devous; ne me parlez pas davantagedece qui m'a déja irrité tant de fois; vous me forceriez a prendre un parti violent. Ainfi s'éxécutent les promefies quand la crainte du péril elt diflipée. Tout déterminé qu'étoit naturellemeiat Ifmir, il trembla a ces foudroyantes paroles , non pour lui, mais pour la vie d'Etoilette. II ne répliqua pas un mot , & diffimulant fa colère , il fortit, alla trouver le roiprifonnier ; & 1'abordantavec une grande émotion , il Ie fit trembler d'effroi: Ne craignez rien, feigneur, lui dit-il avec une voix tremblante 8c altérée; jeviens vous rendrela libertë; je lepuis, je fuis votre vainqueur , recevez-ia donc de ma main ; mais a une condition , c'eft qu'auffi-töt que vous ferez arrivé dans votre pays , vous raffemblerez pr">mptement votre armée, 8i viendrez vous emparer de ce royaume, dont Ia candeur & Ia bonne foi font bannies : je vous aiderai moi - même a en faire la conquête.  3S2 Les Lutin? ^ Le roi Guerrier, e'tonné d'une propofition fi étrange, regarda fixement Ifmir, dont la phyfionomieétoit toute changée; & après avoir rêvé un moment: Prince , répondit-il, Ia liberté eft d'un fi grand prix , que je 1'accepterois avec une vive reconnoiffance , quand vous n'y ajouteriez pas unpréfent auffi confide'rable que celui que vous voudriez me faire : mais toute pre'cieufe qu'elle eft, je ne 1'accepterai jamais, s'il faut trahir ma vertu, & de'pouiller mon libérateur, d'un bien que je lui conferverois aux de'pens de ma vie: non, je ne ternirai pas ainfi ma gloire. O vertu, que ton exemple eft puiffant! Ifmir, rappelant toute la fienne v& touché d'un refus fi généreux, fondit en larmes; puis il raconta fes douleurs au roi, & les raifons qui 1'autorifoient a fe plaindre de fon père. Le roi Guerrier lecouta attentivement, le plaignit, le confola, & lui promit un afile dans fes états, s'il en avoit befoin. Ifmir , toujours' réfolu de rendre la liberté a fon prifonnier, vint au commenccment de Ja nuitouvrir lui-même les portes de fa prifon, 1'accompagna a cheval jufqua la fortte de la ville, & rentra fecrètement au palais. , Le roi Pacifique avant fu dès le fendemain févafion de fon ennemi , ne douta pis quefoa  de Kernosy. 333 fils n'en füt 1'auteur. La reine, encore plus en colère , forca fon mari a faire aufll-töt arrêtec Ifmir , & il fut enfermé dans le bas d'une tour a 1'éxtrémité desjardins; oü on pofa une garde nombreufe. II ne s'en émut point, & fe trouvoit trop heureux d'être feul , & de pouvoir penfer continuellement a fon amour. Cependant la jeune Etoiiette, toujours prifonnière , ne fentoit la privation de fa liberté que paree qu'elle ne pouvoitplus voir fon amant. Les réjouifiances publiques, dont lebruit alloit jüfqu'a elle, lui avoient fait foupeonner qu'il avoit remporté la vicloire, & fa vieille géolière le lui avoitconfirmé, ce qui la confola un peu de ce qu'elle fouffroit éloignée d'Ifmir. Une nuit qu'elle étoit a la fenêtre du donjon, par un beau clair de lune , dans un de ces momens oü le filence de toute la nature fesr ble donnet plus de force aux idéés , 1'imagination échauffëe d'Etoilette lui retraca tous fes malheurs avec des couleurs fi vives, que fes yeux, accoutumés aux larmes, en répandirent avec encore plus d'abondance , & fes joues& fon fein en étoient tout couverts: fa chatte, fon unique & fidéle compagnie , s'étoit afïïfe fur la fenêtre auprès d'elle, & regardoit attentivement la malheureufeEtoilette, quine s'enapercevoit pas; cette charmante chatte fe mit a foupirer a fon tour,  3'A Les Lutins & de fa patte efluyoit doucemenr les larmes de fa maitreffe. Etoiiette ne put s'empêcher de la carefTer. Hélas ! ma chère Blancliette, lui difökelle, toi feule dans 1'univers compatis a mes maux; Ifmir lui-même, occupe' de fa gloire, ne penfe peut-être plus a moi. Je cherche a les foulager, belle Etoiiette, répondit la chatte; & pour commencer, je vous avertis que votre amant n eft point ingrat, & qu'il fouffre autant que vous dans la tour oü fon père 1'a fait en fermer. Bien des gens, fans doute, feront furpris de ce qu'Etoilettenes'évanouit pas d'entendre parler une chatte; mais outre qu'elle difoit des chofes fort intéreiïantes , puifqu'elle lui parloit de fon amant, c'eft qu'Etoilette s'étoit fort orné 1'efprit par la leóhire des contes de fées , dont les beaux efprits de ce pays-la faifoient leur unique étude. Cependant elle fut un peu furprife, il ne faut pas diflimuler Ie vrai; mais bin d'être eftrayée, elle prit la chatte entre fes bras, & vints'affeoir fur fon petit grabat pour entendre plus a fon aife ce qu'elle auroit encore a lui dire. Quoi ! ma petice Blancliette , vous vous intéreflerez a mes peines ? difoit Etoiiette en do/mant mille baifers a ce joli animal. Oui, charmante Etoiiette , reprit la chatte , & vous allez Ie voir. Alors fautanta terre , elledevint tout a coup une grande & belle Dame , habil-  DE KERNOSY. 335- Iée d'hermine, avec des cordons de diamans en feitons fur fa jupe, & coiffée en cheveux a ravir. Dès qu'Etoilette vit cette métamorphofe fubite , elle fe jeta auxpieds de Ia fée. Levezvous, belle Etoiiette , lui dit la fée en 1'embraffantJefuisHerminette, &j'habite ordinairement cette tour , pour fecourir les malheureux qu'on y enferme quelquefois auffi injuftement que vous. Mais comme j'ai préfidé a votre r.aiffance, & que vous êtes fille du puiflant roi de I'Arabie heureufe, j'ai eu encore un foin plus particulier de vous: ne pouvant forcerla deftinée qui vous pourfuit, au moins ai- je voulu vous confoler , a caufe de Ia bonté de votre cceur, quejaireconnueaufoin que vous avez eude moi, fous la figure que j'avois empruntée. Je vous ai jugée digne de mon fecours & de mes faveurs , dont vous allez-voir des effets. Etoiiette étoit fi tranfportée de ce qu'elle entendoit , & fi ravie d'apprendre que fa naif^ fance 1'égaloita fon amant, qu'elle ne fongeoit point a interrompre la fée Herminette. Mais comme elle lui avoit appris qu'Ifmir étoit en prifon, elle ofa lui en demander le fujet, & fi elle ne daigneroit pas auffi Ie protéger. La fée fatisfit fa curiofité fur- la détention du prince, & ajouta qu'elle ne pouvoit encore rien pour lui. Mais, machère enfant, ajouta-t elle, jevais  33$ Les Lutin s dans l'inftant même vous donner les moyens de le voir & de le confoler. Prenez en attendant cette petite boïte que je vous donne , & fou- * venez - vous de ne Touvrir que dans votre plus grand péril. Je vous protégerai toujours , fi vous ne révélez point ce fecret a votre amant. Je vais vous faire fortir de la tour; c'eft tout ce que je puis pour vous en ce moment. A ces mots Ja fée frappa de fa baguette les murs du donjon ; les pierres tombèrent doucement, & s'arrangeant avec un art admirable, formèrentaufli-tót un efcalierlarge&commode, par lequel Etoiiette defcendit, après que la fée feut embraffée encore , & lui eut fait promettre qu'elle ne diroit point a fon amant par qui elle avoit été délivrée. Etoiiette ravie defcendit légèrement ce merveiüeux efcalier, & fe trouva dans une plaine immenfe que regardoit un cöté de fa tour ; puis fe tournant, elle vit avec étonnement que les pierres qui avcient formé 1'efcalier, remontant d'ellesmêmes, reprenoientleur première place, comme fi d'habiles ouvriers euffènt cocduit 1'ouvrage. Elle s'éloigna, & vint droit a la tour oü le. prince étoit enfermé. Cette tour, placée dans un coin du pare, étoit entourée de gardes, excepté du cöté de la plaine , paree qu'il n'y avoit qu'une feule fenêtre 3 très-étroite & bien grillée3  de K e r n o s v. 337 grillée : une fentinelle veilloit jour & nuh fur la plate-forme de la tour. Etoiiette trelTaillit en s'approchant de la prifon d'Ifmir, & favorifée des nuages, elle approcha de la petite fenêtre , fans être apercue. La lune fe dégageant, lui prêta alors affez de lumière pour apercevoir fon cher Ifmir j il étoit couché fur une natte de joncs , pale, défiguré, prefque immobile.v Mais on ne peut tromper les yeux d'une amante. Ifmir! mon cher Ifmir! lui cria-t-elle doucement , voici votre Etoiiette que famour: vous ramène. Approchez , cher prince , venez 1'affurer que vous 1'aimez encore : que ne m'efli! pollible d'aller jufqu'a vous ! Cette voix chérie , qui paiTa jufqu'au cceur d'Ifmir, emut tout fes fens ; il fe leva en chancelant, & retrouva affez de forces pour s'approcher de la fenêtre, ou la charmante Etoiiette lui tendoit les bras. Souveraine de mes jours , délices de jiion ame ! s'écria 1'amoureux prince en baifant mille fois les mains d'Etoilette , eft-ce vous que je vois ? II n'eut pas la force d'en dire davantage ; Ia joie Sc la douleur le ferraient tellement, qu'il penfa s'évanouir ; & li" la belle princeffe ne 1'etit retenu , il feroit tombé. Les pleurs qu'il verfa en abondance, Sc Y  338 Les Lutins dont il arrofoit les mains d'Etoilette, Ie foula- gèrent un peu. Son amante n'e'toit guère en meilleur e'tat; enfin, après un affez long filence, &plus éloquent que les difcours les mieux arrangés, ils cornmencèrent a s'entretenir de leur commun malheur, fe firent cent queftions, répétè'rent mille fois les mêmes chofes , & fe jurèrent mutuellement une ardeuféternelle. Etoiiette ne dit point alors a fon amant comment elle s'étoit échappée de la tour oü la reine l'avoit fait enfermer; mais elleeut le p'aifir de lui apprendre qu'eMe étoit née princeffe. Ifmir fentoit fi peu que ce titre manquoit a Etoiiette, il en fut fi peu furpris , qu'il ne s'informa feulement pas comment elle l'avoit appris. 11 ne paria que des moyens de Ia rejoindre bientót; & ne doutant pas que le roi ne le remït en liberté dès qu'il fauroit 1'évafion d'Etoilette, il lui confeilla de seloigner promptementdecés lieux funeftes, Ia conjurant de cacherfa beauté autant qu'il feroit poffible , jurant que fa mort feroit inévitable, s'il venoit a apprendre qu'un autre I'aimat,& fut affez heureux pour lui plaire. Mon cceur eft a vous pour jamais , cher prince , répondit tendre-  re Kernösy, 539 ment Etoiiette; foyez perfuadé de ma conftance : je choifirois la mort, plutöt que de vous être infidèle. Le prince rafiuré fupplia Etoiiette de lui faire prornptement favoit 1'afile qu'elle auroit choifi, en adreffant la lettre a Mirtis, fon confident, jeune feigneur qui lui étoit entièrement dévoué: il lui marquoit le hameau qui étoit au bout de la plaine , comme un lieu oü elle pourroit 1'attendre pendant quelques jours. Ils prenoient ainfi leurs mefures , lorfqu'un gros chat blanc pafTant prés d'Etoilette, lui cria en courant: Sauve-toi, ma fille ; voici les gendarmes du roi qui te cherchent pour te tuer. L'effroi faifit ces deux amans. Etoiiette furprife ne vit de moyen d'éviter la troupe, que celui de s'envelopper dans fa mante, & de fe cacher dans un builfon fort épais , qui avoit 'cru au pied de la tour. II étoit temps, car Pacifique, averti effecfivement qu'Etoilette n'étoit plus dans le donjon, avoit auiïï-töt fait monter a cheval gendarmes & moufquetaires, pour aller afa pourfuite: fon defTein étoit de la faire brülervive; mais ces troupes , qui pafsèrent fi prés d'Etoilette, ne 1'apercurent point, & coururent au loin de tous cötés. Dès qu'ils furent éloignés, la pauvre princeffe , tremblante de peur , fe ïij  340 Les Lutins rapprocha de la fenêtre oü Ifmir étoit prefque mort, tant il craignoit pour elle. Etoiiette coupa une treffe de fes beaux cheVeux blonds, & la donna au prince , comme un gage de fon amour: la frayeur lui donnant des ailes, elle courut vers le hameau avec tant de légereté , qua peine 1'herbe ployoit fous fes pieds'; ils e'toient nus , & fes jambes , femblables a des colonnes d'ivoire , efFacoient Ia blancheur des lys & des marguerites. Cependant la princefle étoit fi troublée, qu'elle s'égara; & au lever de I'aurore, fe trouvant a 1'entrée d'une vafte forêt, elle s'y enfonga. Après uneheure de marche, elle arriva fur une belle pelouze arrofée d'une fontaine ruflique , ombragée de chênes auffi anciens que le temps , & d'une haüteur prodigieufe: accabléede laffitude , Etoiiette s'affit en eet endroit. La, rappelant tous fes malheurs, comparant le temps fi court oü elle avoit joui du bonheur derevoirfon amant, avec 1'immenfité de celui qu'elle feroit peut-être fans Ie rejoindre, elle répandit tant de larmes, que Ia terre en'étoit trempée. Le fommeil, dont ellene connoiüoit plus les douceurs , vint lui fermer les yeux, & elle s'endormit profondément. Or cette forêt étoit celle qu'habitoient ie-  de Kernosy. 341 puis plufieurs fïècles les centaures jaunes; c'étoit 1'afile qu'ils avoient choifi après la malheureufe affaire qu'ils eurent contre les Lapithes, aux noces de Pirithoüs. Quelques - uns , qui étoient a la chaffe , pafsèrentpar hafard auprès d'Etoilete. La nouveauté d'un tel objet, fabeauté raviffante les firent s'arrêter, & beaucoup d'autres s'y joignirent bientót. La princeffe , en ouvrant les yeux , fut faifie d'une extreme frayeur de fe trouver feule dans un bois au milieu d'une pareille troupe ; mais quand elle vit les centaurës 1'admirer, & fe dire entre eux que c'étoit fans doute une féeou quelque divinité,fa crainte fut bientót dillipée. Puifque les hommes confpirent ma perte , fa difoit-elle en elle-même , & que le feul auquel je puiffe demander du fecours eft hors d'état de m'en donner, effayons , cette efpece de créature eft peut-étre moins barbare; d'ailleurs je ferois de vains effbrts pour me fauver, & je fuis dans la néceffité de demander fa protection. Après ces courtes réflexions,la princeffe levant modeftement les yeux fur les centaures : Mesamis, leur dit-elle, vous voyez une fille malheureufe, qui fuit Ia fureür d'un roi puiffant; accordez-moi un afile parmi vous. Je ! Y tij  342 Les Lutins n'aiquedela reconnoiffancea vous offrir, & mon amitié , fi vous voulez la recevoir. Les centaures , qui n'étoient pas grands complimenteurs, mais francs & fincères, lui répondirent qu'ils feroient ravis qu'elle vouMt bien refter avec eux, & qu'ils la protégeroient avec plaifir. Alors un d'eux lui dit de monter fur fa croupe, les autres 1'y aidèrent;"& cette troupe s eloignant, conduifit Etoiiette dans une vafte caverne, oü Iogeoient plufieurs centaureffes, auxquelles on la remit pour en avoir foin. Les centaureiTes regurent Etoiiette avec beaucoup de joie , & s'emprefsèrent k la fervir. Tous les jours on lui procuroit de nouveaux divertilfemens,tels que la chaflè , la pêche, & les joütes que faifoient entre eux les forts centaures. Etoiiette décernoit les prix; c'étoit ou une fleur, ou une couronne de feuilles de chêne ;ils les recevoient de fa main avec plus defatisfaclion que ne leur auroit caufé ün empire. Ils 1'aimoient, ils la refpecioient, & s'affligeoient fincèrement decequ'elle étoittoujours trifte & folitaire : ils lui demandèrent un jour la raifon de cette triftefle profonde. Etoiiette avoit trcp de confiance en eux pour leur re-  BE K.ERNOSY. 343 fufer le récit de fes malheurs; ils en furent touche's , & la princefle profitant de cette heureufe difpofition : Puifque vous aveztant de bonne volonté pour moi, leur ajouta-t-elle » il faudroit que 1'un de vous allat a la cour , & invitat Ifmir a venir chajjer une biche Manche aux pieds d'argent, qui s'elt réfugiée dans cette forêt •, il entendra auffi-töt ce que cela fignifie. Elle ne put continuer , 8c verfa un torrent de larmes. Les centaures , grofliers, mais bons 8c fenfibles , jurèrent non feulement de faire fa commiffion, mais encore de ravager le royaume de fon perfécuteur , & même de le mettre a mort, fi elle le vouloit. A dieu ne plaife 1 s'écria la princeife , que j'exige de votre amitié une pareille vengeance ; le père d'Ifmir fera toujours refpeöé d'Etoilette , & je défendrois fa vie aux dépensde la mienne. Les centaures, qui avoient le cceur naturellement fimple & jufte , trouvèrent dans un fentiment fi généreux de nouveaux rootifs d« refpefter Etoiiette. Un d'eux fut choifi pour aller a la cour du roi Pacifique; fon efprit 8c fon bon fens firent efpérer a Etoiiette qu'il réuffiroit dans fa négociation.. Cependant, aidée des centaures, elle fe fit une petite habitation , oü elle fe retiroit fouvent pour verfer des larmes quelle donnoit Y iv  344 Les Lutins au fouvenir de fon amant. La forêt étoit fi touffue & firemplie de Centaures, que perfonne n'ofoit en approcher. Suivant une vieille ■tradition répandue dans tout le pays, ils dévoroient les hommes : ainfi la terreur ge'nérale faifoit la sureté particulière de la princefle; elle y vivoit dans une paix profonde, que troubloit feulement 1'inquie'tude de fon amour. Le centaure de'puté arriva bientót dans Ia capitale; il apprit quTfinir , forti de Ia tour, étoit tombe' dans une mélancolie fi fombre » que les médecins défefpe'roient" de Ie guérir; que le roi, très-affligé de fon état, inventoit chaque jour de nouveaux divertiflemens , pour diffiper la trifteffe de fon fils; mais que Ie ' prince n'y prenoit aucune part, qu'il ne vou^ loit voir perfonne, & fe tenoit prefque toujours en ferme, Le centaure devina aifément la caufe de la maladie d'Ifmir; & comme il ne vouloit pas 'hafarder-fon fecret, il prit le parti d'aüer har- . dimeht dans les jardins du roi, efpe'rant d'y attirer Ifmir. La vue d'une crc'ature fi extraordinaire ne manqua pas de faire une grande nouvelle a Ia cour, & d'y jeter 1'effroi, Le centaure fe promenoit gravement, & faluoit les perfonnes qui paroiflbient aux fenctres. On  D É K E R N O S Y. 24J avoit parlé d'abord de le tuer; mais outre que eela n'étoit pas aifé , on craignoit que les autres centaures ne vinffent le venger; ainfi on abandonna ce projet. II paroiffoit tous les jours aux mêmès heures, fe nourriffoit de fruits, & couchoit fur un tapis de gazon au fond du pare. Quelques perfonnes de la cour , plus courageufes que les autres , hafardèrent de 1'approcher, & fe promenèrent même avec lui , & cette hardieffe fut prife pour un effort trèsfublime d'intrépidité; car depuis que le centaure s'étoit emparé du jardin , perfonne n'y paroiffoit. On 1'approcha donc encore de plus prés; on ofalui offrir du lait & des fruits ; il but & mangea, remerciant de bonne grace ceux qui lui préfentoient ces chofes. Cette familiarité parut charmante ; on accouroit en foule, & la compagnie devint fi nombreufe, que le centaure en étoit quelquefois excédé. On lui parloit» , on lui faifoit beaucoup de queftions; & comme fes réponfes étoient affez ambigucs, on ne manqua pas de dire qu'il avoit de 1'efprit prodigieufement ; ceux qui 1'entendoient moins le louoient davantage • des fots retinrent de fes phrafes, de plus fots encore les écrivirent: de la font venus tant de Uvres qu'on fait femblant d'entendre, & cette  34^ Les Lutins fagon de s'exprimer qu'on appela depuis perfifflage , mot qu'aucune académie n'a puencore définir. Ces fqttifes divertifioient le bon centaure il s'ennuya a la fin d'être devenu fi a la mode , & de ne point voir Ifmir. Sa réputation s'établit, ainfi qu'il eft arrivé a bien des gens, juftement paree qui auroit du la lui faire perdre ; lui feul s'en étonnoit, il ne favoit pas encore qu'il eft des fiècles de démence oü les fots donnent le ton, comme il y en a oü la raifon &Ie bon fens préfide.nt, quand ils fe repofent ou tombent dans 1'enfantülage. On paria tant du merveilleux centaure, on redit tant ce qu'il avoit dit, que tout cela vint aux oreilies dufolitaire Ifmir. II n'y fit.pas grande attention d'abord; mais tourmenté par Ie peu de gens a qui il permettoit de le voir , il defcendit un matin dans les jardins. La foule qui entouroit le cenfaure , s'en éloigna un peu par refpecè, & on cria: Place , place au prince. Le centaure, fans tous ces cris ^ auroit reconnu Ifmir, tant étoit vive Ia peinture qu'en faifoit Etoiiette. Si Ie prince trouva le centaure jaune admirable dans fon efpèce , Ie centaure n'étoit pas moins émerveillé des graces & de l'air majeftueux d'Ifmir. Seigneur, lui dit il en s'inelinant, je défire depuis long-temps d'être de vos amis, & je  de Kernosy. 347 viens vous prier de m'accorder une grace. Le prince fit figne qu'on s'éloignat encore, & répondit avec bonté au centaure, qui, pour ne pas trop expofer le fecret d'Etoilette , propofa a Ifmir de venir dans leur forêt duffer ia biche' aux pieds d'argent. Le prince, par la puiffance de cette paffion qui éclaire fi bien 1'efprit , dévoila d'abord 1'emblême, & s'étonna que fa charmante Etoiiette n'eüt point été dévorée par les centaures , chez lefquels il comprit qu'elle s'étoit retirée. II regardoit fixement le beau centaure , pout le pénétrer jufqu'a 1'ame ; & le voyant tranquille Sc affuré , il promit d'aller dès le lendeimfin, a la pointe du jour, chafler dans la forêt jaune, s'il vouloit 1'y conduire. C'efl: mon projet, feigneur, répondit le centaure ; mais venez feul, & laiffez a nos habitans le foin de vous garder; vous éprouverez que vous n'avez pas de meilleurs amis. Ifmir fit mille amitiés au centaure, paffa le refte de la journée avec lui a s'inftruire des mceurs, des lois Sc des coutumes de la gent centaure. Ifmir, charmé de 1'envoyé, ne voulut point le quitter , foupa Sc coucha avec lui dans le boulingrin. Le centaure, ravi de ces marqués de comfiance , & fe voyant feul avec Ifmir, lui découvrit enfin tout le fecret  ?48 Les L u t i n j de fon ambaffade, & M parla beaucoup d'EtoL lette. Ifmir penfa mourir de joie , & ^ comment exprimer fa reconnoiffance au centaure. II ne dormit point cette nuit, I'aurore etou trop lente afon gre';& dès quelle parut, d evedla le bon centaure, qui dormoit encore profondément, car il n'étoit pas amoureux. Le prince fe fit apporter des armes maenifiquespour lui & le centaure ,& fe mettant tor facroupe, ils s'éloignèrent auffi-tót. Chemm faifant, Ifmir promitque dès que fon père u. auroit pardonné fon mariage avec Etoiiette , .1 enverroit une ambaffade pour cimenter une pa,x durable avec Ia république des centaur & £n avo;r ^ ^ ft ^ ^ Ie difcours retomboit fouvent fur la princeffe & ds arrivèrent a la vue de Ia forêt jaune , dont J approche caufa une violente émotion k Ifmir ■ ds pénétrèrent avec des peines incroyables Qans cette épaiffe forêt, fans que Ie prince voulut fe repofer , & arrivèrent enfin a Ja petite habitation dEtoiiette. Elle y étoit, & dès que ces tendres amans s'apergurent, ils coururen t furi k 1'autre , s'embrafsèrent étroite«ent, & fe Iivrèrent a tout le plaifir de fe voir reunis. Leur tendreffe intérefTa & centaures & centaureffes, au point que les larmes leur  DE K.ERNOSY. 349 venoient aux yeux. Etoiiette s'apercevantqu'Ifmir s'étoit bleffé dans les fortes épines qui hériffoient 1'entrée de la forêt , 1'obligea de fe coucher fur un lit de gazon dans fon petit réduit, lui donna a manger , & de fes mains blanches & déiicates , appliqua fur fes bleffures des herbes dont les centaureffes lui avoientenfeigné la vertu. Elle ne voulut jamais fouffrir que perfonne partageat ces tendres foins avec elle. Bientót Ifmir futguéri; 1'amour en guérit fouvent de plus malades. Le prince fe trouvoit heureux avec fa maï'trelTe chez les bons centaures : Etoiiette cependant ne vouloit recevoir fa foi, & lui donner la fienne, que du confentement de ceux a qui elle devoitle jour ; a cela prés, leur félicité étoit parfaite. Ifmir, voyant la princeffe déterminée a ce projet,lui propofa de s'embarquer; Etoiiette y confentit, perfuadée que la fée dirigeroit leur courfe. Ils annoncèrent leur depart aux centaures , qui en furent vraiment afHigés , Sc conduifirent jufqu'a la mer Ifmir & Etoiiette. Enpartant, ils laifsèrent dans ces lieux fauvages un fouvenir de leurs charmes & de leurs vertus , que la tradition y garde encore. Ils ne furent pas long-temps arrêtés fur le bord, & apercurent bientót a 1'ancre le plusjoü navire du monde 3 ils s'approchèrent, & virent avec  3ïo ï-Les Lütins une extréme furprife qu'il étoit de bois decèdre & de rofier; les cordages étoient de guirlandes de fleurs , & les voiles de gaze dor , fur lefquelles étoient brodées des figures de gros chats; cent chats blancs angola fervoient de matelots. Etoiiette comprit aifément que Ce merveilleux navire étoit un nouveau bienfait de la fée Herminette; elle invita le jeune prince a y entrer , & ils s'embarquèrent au miaulis des chats, qui firent un bruit défefpéré en figne de réjouiffance. Les deqx jeunes amans n'eurent pas fujet de ferepentir de leur confiance; le vaifTeau étoit rempli, non feulement de tout ce qui étoit néceflaire a la vie , mais encore d'habits magnifiques & galans, de toutes les couleurs, & pour toutes les faifons. Le navire ayant pris ie large, vogua parun vent très-favorable, & les chats blancs manceuvroient a merveille. Dans les temps calmes, ils faifoient des concerts admirables fur d'excellens inftrumens, & la princefTe, pour s'amufer, apprit d'eux a jouer de la guitare. Ifmir, enchanté de voir la princeffe fans témoins & a toutes les heures , ne ceffoit de 1'entretenir de fon amour ; elle croyoit toujours 1'entendre pour Ia premièee fois, & lui juroit a fon tour une tendreffe éternelle: Ia  DE K.ERNOSY/. 351 nuit feulement les féparoit, & ils avoient autant d'impatience de fe revoir le lendemain, que s'ïls avoient éprouvé les rigueurs d'une longue abfence. Il étoit bien difficile de garder un fecret avec tant d'amour, Ifmir trouvoit toujours qu'Etoilette fupprimoit des circonftances dans le récit de fa prifon. II s'en plaignoit fi tehdrement, & la prefik fi fort, qu'Etoilette na put fe défendre d'avouer qu'Herminette lui avoit révélé Ie fecret de fa naiffance , & lui découvrit enfin ce que la fée lui avoit tant recommandé de tenir caché. Elle s'applaudiffoit d'avoir fait cette confidence a fon amant; mais elle en porta bientót la peine : la mers'émut, le ciel ie couvrit d'épais nuages , d'oü partoient d'horribles éclairs , & un tonnerre afFreux. Etoiiette s'apercut bien que c'étoit une vengeance de Ia fée; elle s'effor$oit de la fléchir , & la conjuroit de ne frapper qu'elle, puifqu'elle étoit feule coupable; & dédaignant de fe fervir de la boïte qu'Herminette lui avoit donnée, quil'auroit fauvée d'un fi grand péril, mais qui n'auroit peut-être pas préfervé fon amant, elle courut fe jeter dans fes bras, pour avoir du moins le plaifir d'expirer avec lui. En vain Ifmir la prefla d'ouvrir la boïte; dès  3J2 Les Lutins qu'elle ne peut fauver que moi, répondit-elle, je la trouve inutile. A peine elle achevoit ces mots, que le tonnerre^tomba fur le navire avec un horrible fracas, & le précipita dans les abïmes de la mer. Les^deux amans , fe tenant étroitement embraiïés, & reparoiffant fur les eaux, alloient au gré des ondes. Une vague les fépara ; 1'obfcurité de Ia nuit- & 1'agitation des flots les empêchèrent de fe rejoindre , & ils furent jetés léparément dans des contrées différentes. Ifmir s'étoit évanoui de douleur, il flottoit fur la mer; des pêcheurs 1'apercurent, fe jetèrent a 1'eau, & 1'amenèrent a leur habitation. Le pays oü ce prince fut jeté s'appeloit 1'ifle du Repos; on n'y entendoit pas le moindre bruit, on y parloit toujours bas, & 1'on n'y marchoit que fur la pointe du pied. Jamais dequerelles, rarement des guerres; & quand il falloit abfolument en foutenir une , les dames feulement combattoient de loin a coups de pommes d'api. Les hommes ne s'en mêloient point; ils dormoient jufqu'a midi, filoient, faifoient des nceuds, promenoient les enfans, mettoient du rouge & des mouches. Ces hommes fecoururent fi délicatement Ifmir, qu'il ouvrit bientót les yeux. Quand il s'en vit  DE KEENOSY. 35-5 vïtentouré, & n'apercevant point Etoiiette, il fit des cris qui effrayèrent les pccheurs ; ils fe bouchèrent les oreilles, & lui firent figne de parler bas. II commenca donc a leur conter a demi-voix le fujet de fon défefpoir, & ces bonnes gens pleuroient a chaudes larmes; mais leurs femmes, qui rentrèrent venant de la chaffe, & qui virent leurs maris en pleurs , leur ordonnèrent de fortir. Ifmir leur apprit la caufe de eet attendriffement, & elles Ie confolèrent avec un courage qui tenoit un peu de la dureté. Ifmir paffa Ia nuit dans la cahute , & donna Ie Iendemain beaucoup de pierreries a ces maïtrefles femmes, en reconnoilfance du foin qu'on avoit pris de lui; elles n'en firent point de cas, & les donnèrent a leurs maris. Le prince fortit , & après avoir traverfé une vafte plaine, arriva a une ville toute de criftal de roche, & brillante comme le foleil: il y entra, dans 1'efperance d'y trouver fa chère Etoiiette, & paffa dans plufieurs quartiers fans prefque rencontrer perfonne. II parvint a un fuperbe palais du plus beau criftal du monde, & entra dans la cour pour s'y repofer. La , aflis fur un banc , il parcouroit des yeux ce fuperbe édifice ; il en fit le tour plufieurs fois,bien étonné de n'y voir aucune porte. Les gens du pays ne s'en foucioient point , Z  3Sé Les Lutins elles faifoient trop de bruit; 8c quand on venoit chez eux, ils jetoient des echelles de foie, au moyen defquelles on entroit par les fenêtres; on fortoit de même. Ils n'avoient point d'efcaliers non plus , on feroit venu trop facilement les voir, & ils n'aimoient pas les vifites gênantes, ennuyeufes, & toujours inutiles. Ce palais e'toit la demeure du roi de Ia contre'e; fes miniftres, occupe's du foin important d'apprendre a marcher aux jeunesprinceffes, ayant apergu Ifmir , jugèrent, a fon habillement magnifique , que c'étoit quelque ambaffadeur étranger.'remirent promptement lesprincefTes au berceau, defcendirent un grand fac de velours bleu , fufpendu par des cordons de foie, & firent figne au prince de s'y mettre. Ifmir comprit leur figne, 8c fe vit guindé tout d'un coup dans unriche appartement. •. II s'avanca vers un lit a baldaquin , dont les rideaux étoient fort riches , & relevés par des cordons pourpre & or ; vingt caflblettes de parfums les plus exquis bruloient autour du lit, oüle monarque, couché de fon long, écoutoit attentivement fon chancelier qui lui lifoit Ia barbe bleue. Ifmir, étonné de voir un homme d'un embonpoint admirable , foutenu des couleurs les  peKf, rnosy. plus vives & les plus vermeilles, avec la couronne fur la tête, ne put douter que ce ne fut le roi. Sire , lui dit-il après 1'avoir lalué affez cavalièrement, ne feriez-vous point maladeJ Non, mon enfant, répondit-il affez bas , je me porte fort bien; mais je me repofe un peu pendant que la reine eft a la guerre. Eh ! fi donc, reprit vivement Ifmir; n'avez-vous point de bonte d'en ufer ainfi? Vous laiffez aller votre femme a la guerre, & vous vousrepofez? En ve'rité,cela eft impardonnable. Mon fils, répliqua Ie roi, ce font nos lois & nos coutumes; immémoriales ; fi vous voulez , mon chancelier vous les lira ; car pour moi je rt'ai pas voulu me fatiguer a les apprendre. Ifmir , tranfporté d'une noble colère a la vue de tant de lacheté , prit une forte lance , la feule qui fut dans tout f empire, & qui encore ne Tervoit jamais , en donna cent coups a ce roi effe'miné , fecoua rudement fes couvertures , & les jeta par la fenêtre. II alloit traiter de même Ie chancelier & les miniftres ; mais ils fe mirent a pléurer de com' pagnie avec leur cher maïtre, & fupplièrent Ifmir de calmer fa colère. Comme il étoit naturellement bon , il revint aife'ment a la pitié , & dit cependant au roi: Sire, fi vous ne me pro•mettez d'abolir vos ridicules ufages , & d'allér Zij  356 Les Ltjtins vous-méme ala guerre comme les autres rois, je renverferai votre beau palais de criftal. Au refte, je veux vous accompagner, mais que ee foit tout a 1'heure , finonje vais rouer de coups vous, votre chancelier, & tous vos animaux de miniftres. On laifle a penfer la belle peur. Le pauvre roi jura, en fanglotant, de faire tout ce qu'Ifmir voudroit; car il craignoit un redoublement de la terrible lance, que le prince branloit d'une fagon tout-a-fait martiale. Le roi fe fit apporter des armes de Ia reine, fe mit dans le fac avec Ifmir, a qui on donna le plus beau cheval des écuries; Ie roi en mon ta un autre, & ils partirent au plus vite pour l'armée. La reine, a Ja tête d'un gros efcadron de dames, difputoit vaillamment le paflage d'une petite rivière, de 1'autre cöté de laquelle les ennemis étoient en bataille. Les pommes d'api voloient des deux parts , & ceux qui avoient Ia moindre contufion , fe retiroient du combat. . Ifmirregarda un inftant ce beau combat, en éclatant de rire.Sire, dit-il au roi de I'ifle du Repos, voulez-vous que je vous débarrafte de tous ces gens-la? Très-volontiers, mon cher ami, répondit-il. Auffi-töt Ifmir Iache la bride a fon cheval, traverfe 1'efcadron de la reine ,  de Kernosy. 35*7 & comme un torrent qui defcend d'une montagne , paffe la rivière, & arrivé a 1'autre bord. Les ennemis, qui nes'attendoient pas a une fi grande témérité, & qui avoient cru d'abord qu'Ifmir étoit une jeune dame, tant il étoit beau, furent bien détrompés, quand ils le virentlalance au point, frapper, tuer, abattre, & tout renverfer. La reine eut grand'peur ; car Ie cheval d'Ifmir avoit fi bien animé tous les autres, qu'ils traversèrent aufli Ia rivière, malgré les efforts des cavaliers. Leroi,s'apercevant qu'Ifmir y alloit tout de bon , & tuoit fans quartier, courut a lui; & prenant la bride de fon cheval : Mais de bonne foi vous n'y penfez pas, lui dit-il ; arrêtez-vous done : eft-ce qu'on tue ainfi les gens fans miféricorde? II feroit beau que vous leur apprifliez a tuer auffi, & qu'ils vinflent nous rendre la pareille l Nous ne voulions que les faire fuir; & voyez , il n'y a plus perfonne que ceux que vous avez tués ou bleffés. Ifmir haufla les épaules, & s'arrêta cependant, voyant que tout avoit fui; & tout en caufant , ramena le roi , la reine & 1'armée jufqu'au palais de criftal. Ce prince , qui venoit d'acquérir tant de gloire , n'en étoit pas plus vain: en paffant les Ziij  3S$ Les Lütins troupes en revue, il examinoit curieufement toutes les dames de 1'armée, efpérant qu'Etoilette feroit parmi elles. Le chagrin d'avoir fait fi inutilement cette recherche le fit foupirer amèrement, & il devint trifte, malgré tous les propos du roi , qui étoit le plus dérnéfuré bavard de tout fon royaume , avec fa voix baffe. . Au lieu de rentrer dans Ie palais, Ifmir réfolut de chercher Etoiiette dans tous les pays, & fur toutes les mers , & vouloit prendre congé du roi & de la reine : le roi protefta qu'il ne fouffriroit point qu'il fe féparat fi-töt d'eux, & lui fit tant d'inftances, qu'il fe remit dans le ridicule fac , & fut reguindé dansles appartemens. Le prince Ifmir, qui ne cédoit a ces importunités quavec répugnance, fe mit de mauvaife humeur , & demanda au roi de quoi il s'avifoit de n'avoir point d'efcalier a fa maifon. Mes prédéceffèurs n'en ont jamais eu , répondit-il. La belle raifon ! reprit brufquement Ifmir, pour garder un ufage fi fot & fi incommode. Le roi, fur qui le prince avoit pris beaucoup d'afcendant , promit d'en faire conftruire un , s'il vouloit lui en tracer le deffin. Ifmir , touché de tant de déférence , crut ne devoir pas laiffèr dans 1'ignorance des gens fi  be Keknosy. 3;*£ dociles,&: confentit d'autant plus volontiers ■de refter une année avec eux, qu'il efpéroit y apprendre plutöt qu'ailleurs des nouvelles de fa chère Etoiiette. II trouvoit quelque douceur a n'être point dans les lieux oü étoit né fon amour, & oü il avoit fait de fi grands progrès. Pendant fon féjour dans Pifle du Repos, il fe fit un changement prodigieux dans les mceurs de ces habitans efféminés; il accoutuma leurs oreilles au bruit, leur donna quelque connoilfance de l'architeóhire, de lafculpture, & des arts utiles; il entreprit même de les formér a la guerre, Sc vint a bout de les difcipliner, & de faire aJTez bien les exercices & les évolutions militaires. Mais il ne put leur dottner. lafermeté d'ame, la valeur,& Paudace. Trois armées différentes ayant fait tout a coup une defcente fur les cötes, Ifmir,ravi derencontrer une fi belle occafion de réduire fes lecons en pratique , raffembla les différens corps de troupes , & voulut les mener a 1'ennemi; mais ces ombres de fofdats ne purent en foutenir Ia vue, & leur terreur fut telle , qu'Ifmir s'en vit abandonné auffi-tót. II fit des prodiges de valeur pourfauver au moins le roi. Ce prince malheureux & Ifmir furent pris , & la vüle faccagée. Pendant que les ennemis achevoient de la rui- Z iv  3 e K e r n o s y. 373 Etant arrivé a Paris, j'allai defcendre chez un de mes oncles, & je lui fis, en peu de mots, 1'hiftoire que vous avez fue. Je ne fais comment il fe laiffa perfuader; j'avois 1'efprit fi embarraffé , que je ne lui dis prefque rien de vraifemblable ; fon amitié pour mol fut, je crois, ce qui le fit ajouter foi a mes paroles; il me donna de 1'argent, & me promit dem'en faire encore toucher a Venife. Enfin, après vous avoir écrit, & a madame de Briance, je partis de Paris, guidé par mes inquiétudes feules, qui ne me permettoient pas de m'arrêter ea aucun. endroit du monde: je fis, fans étre preffé , une diligence extraordinaire. Mon oncle avoit écrit a Venife, afin qu'on me donnat de 1'argent qu'il m'avoit promis •, c'étoit une fomme confidérable •„ & croyant me mander une nouvelle agréable, il m'apprenoit le manage de M. de Briance avec mademoifelle de Livry. La certitude du bonheuE de mon rival me. jete dans une langueur mortelle; je fus malade prés d'un mois , & je commengois a me lever, quand j'appris que les troupes de la république alloient bientót s'embarquer. Un gentilhomme qui avoit, été a mon père, & qui s'étoit attaché a moi dès ma plus tendre jeunefie , voyant que . je nétoispas en état de prendre foin de moa A a iij  374 Les L u t ; n s équipage, s'offrit pour me tirer de 1'inquiétude que j'avois de n'être pas affez tot pret de me rendre ce fervice ; il m'en fit faire un magniflque. Dès qu'il fut achevé, fans attendre que mes forces fuitent entièrement rétablies , j'allai me préfenter au général, dans le moment qu'il donnoit fes ordres pour I'embarquement des troupes. Je lui dis que j'étois Efpagnol, que je m'appelois D. Fernand, qu'ayant eu un démêlé fuivi d'un combat, je m'étois abfenté, pour donner le temps de terminer mon affaire: La facilité avec laquelle je parlois la langue efpagnole, aidaa le tromper.il me regut avec une bonté qui me toucha; il m'offrit méme de 1'emploi, dont je le remerciai, & je fervis en qualité de volontaire. L'armée entra en aétion prefque aufli-töt que nous fümes defcendus a terre; il y eut quelques occafions oü je donnai des marqués du peu d'attachement que j'avois alors pour la vie. Mon défefpoir fut nommé valeur, & m'attïra l'eftime & I'amitié de nos généraux. La fortune, qui meréfervoit le prix des tourmens qu'elle me faifoit fouffrir, me conferva la vie, dont je regardois Ia fin eomme le feul bien auquel je pouvois prétendre. Un jour que j'étois allé me promener aux environs du camp , fuivi feulement du gentil-  DE K E I S 6 S ï, 37J* homrne dont je vous ai parié, qui étoit alors mon é'cuyer, & a qui j'avois appris mes malheurs; je m'en plaignois en marchantdans une belle plaiae, quand nous entendïmes un bruit tumultueux , mêlé de quelques cris de femmes : nous vimes paroïtre peu de temps après des loldats qui amenoient deux prifonnières ; nous courümes k eux pour fauver ces deux infortunées d'un dertin plus cruel que leur captivité. Ces foldats, dont heureufement j'étois connU , fe retirèrent k mon abord avee affez de refpecl; & quelque argent que je leurdonnai, acheva de les réfoudre a me céder leurs efclaves , tout émues du trouble oü leur difgrace les avoient jetées. La magnificence de leurs habits mé fit juger qu'elles étoient des perfonnes auxquelles on devoit du refpeéf , & quelques paroles ita~ -iiennes qu'elles dirent affez confufément, en tournant la vue du cêté d'oü on les avoit amenées , me firent connoïtre qu'elles ne fe croyoient pas encore en süreté. Je tachai de les ralfurer; je leur offris tout ce qui dépendoit de moi, & je leur demandai oü elles vonloientêtre conduites. Après quelques remerciemens qu'elles me firent alahate :Sauvez nous, me dit celle qui avoit parié Ia première, fauvez-nous d'un cruel qui croit que 1'efclavage oü il nous retient doit s'étendre jufques fur A a iv  37^ Les Lutins les cceurs. Je vous avoue que fi j'avois été en état de devenlr amoureux , je 1'aurois fans doute e'te' d'une de ces belles efclaves , dont la beauté , la jeuneiïè,& Ia douleur étoient fi touchantes, que mon infenfibilité dans cette occafion eft fans doute la preuve de ma paffion, la plus forte que j'aye jamais donnée a madame de Briance. Et c'eft pourtant Ia , dit le chevalier en founant, une de ces particularités dont vous ne lui avez pas fait confidence. II eft vrai , reprit Tourmeil; mais ne me fuffit-il pas'd'avoir refté fidéle ; pourquoi chercher a me faire un mérite d'avoir fait mon devoir ? Je cohduifis mes belles efclaves daDs notre camp , dont nous étions peu éloignés , continua Tourmeil; leur ayant cédé ma rente, & chargé mon écuyer de les faire fervir auffi bien que Ie lieu oü nous étions pouvoit Ie permettre, je fus chez le général ■, étant revenu dans une de mes tentes , je me mis a écrire. Comment, me dit alors mon écuyer , qui cberchoit toujours a me tirer du chagrin oü j'étois , eft-il poffible que vous ne me demandiez pas des nouvelles de vos belles efclaves, ne voulez-vous pas les aller voir ? Je les verrai demain, lui répondis-je; mes propres malheurs m'oecupent tellement , qu'il ne fout pas se-  BE K E R N O •> Y. 377 tonner fi je fuis moins feufible a ceux des autres. Etes-vóus pour ces belles petfonnes, merépliqua-t-il, dans les mêmes fentimens qu'Alexandre pour fes prifonnières ? Tu veux me flatter par les grandes comparaifons , lui ré' pondis-je , mais je t'affure que je ne crains point, comme Alexandre, de devenir amoureux de mes prifonnières ; je vais m'expoferau pouvoir de leurs charmes: allons les voir. II me fuivit, & je trouvai ces deux belles efclaves négligemment couchées fur un lit dans leur tente. Celle dont la beauté étoit Ia plus parfaite paroiflbit la plus affligée; j'effayai de les confoler par 1'aflurance de leur liberté, & celle de faciliter leur retour au lieu oü elles voudroient être conduites. Vous êtes trop généreux,D. Fernand, me dit celle qui paroiflbit avoir quelques années de plus, elles s'étoient informées dè mon nomj vous êtes trop généreux de rendre la liberté a vos efclaves : fi quelque prix plus digne que notre parfaite reconnoiffance étoit capable de flatter un homme te! que vous paroiffez, nous vous offririons une rancon qui fans doute pourroit toucher une ame moins noble que Ia votre. Nous fommes grecques, nées dans Argof-  378 Les L u t i if s toly, capita! e de Céphalonie; nous avons été élevées dans cette ifle ; nos parens y tien» nent un rang confidérable, par leurs biens & par leur naiiïance; ma fceur fe nomme Fatime , Sc mon nom eft Praxile. Nous perdimes ma mère que nous étions encore dans 1'enfance, Sc nous fümes deftinées par mon père a époufer deux de nos proches parens. Les fêtes qui précédèrent ces malheureufes noces , nous coüterent notre précieufe liberté; quelques jours avant celui qui avoit été choifi pour notre hyménée, nous fümes nous promener fur la mer dans une petite chaloupe alfez ornée, mais de nulle défenfe. Soliman , vieux corfaire , qui eouroit cette mer, fe déroba de notre vue, a la faveur d'un rocber, dans le defTein de nous furprendre plus facilement; & dès qu'elle eut pns Ielarge ; nous ayant enlevées, fans trouver .prefque de réfiftance., il fit voile en diligence, laiffant dans notre chaloupe le petit nombre de ceux qui nous avoient accompagnées. Jene vous entretiendrai poirit de notre douleur, généreux D. Fernand ; il eft aifé de fe 1'imaginer, fi toutefois 1'imagination peut aller auffi loin, quand on n'a pas éprouvé ce malheur. Nous fümes fervies avec beaucoup de foin, Sc avec plus de refpeft que nous n'en avions attendu de ce barbare. Soliman nous  B E K E R N O s v. 379 amena dans ce pays, & ce ne fut qu'après notra arrivée qu'il parut amoureux de Fatime ; cette paflion redoubla nos douleurs. Enfin, après trois mois d'efclavage , toujours agitées par nos malheurs, & par la funefte crainte que Soliman , laffé des rigueurs de Fatime, ne fe portat a quelque aclion violente , comme il 1'en menacoit affez fouvent ; ayant gagné avec des pierredes qui nous étoient reftées, un denos gardes , ilfacilita nctre retraite la nuit paffee, nous donna des chevaux, & fe fauva lui-même de la fureur de Soliman : quand nous avons rencontré vos foldats qui nous ont fakes prifonnières , nous alüons dans la ville la plus prochaine demander un afile contre la cruauté de Soliman; mais le ciel, a foree de malheurs, femble fe laffer de nous être contraire, puifque, par la rencontre de D. Fernand, nous avons trouvé un protetfeur affez généreuxpour efpérer de revoir notre patrie. Oui, madame, lui répondis-je, touché du récit qu'elle venoit de faire, vous reverrez votre patrie , je vous le promets , & je tiendrai maparole : elle m'en fitdesremerciemens fincères,& me comblad'honnêtetés. Cependantia belle Fatime n'avoit ceffé de répandre dei larmes ; fes beaux yeux languiffans , qui fe tournoient quelquefois vers moi , auroient  38° Les Lutin s fans doute embrafé tout autre .cceur que le inien. Ces beaux yeux, dit le chevalier de Livry , ont été retranchés du récit que vous avez fait a ma fceur. Plus Fatime eft belle, reprit Tourmei!, plus le facrifice eft digne de madame de Briance. Praxile étonnée , eontinua Tourmeil, de voir Fatime témoigner une douleur fi vive, dans un temps ou 1'efpérance de la liberté devoit la confoler, lui dit: Eh quoi! ma fceur, vous vous affligez plus vivement, quand le ciel nous eft favorable , que Iorfqu'il paroiffoit nous abandonner. Ce n'eft pas fans fujet, repris-je; la belle Fatime regrette 1'abfence de eet heureux amant qui doit être fon époux. Ah ! D. Fernand, me dit elle en levaht les yeux, n'ajoutez pas a mes malheurs l'injuftice que vous me faites; elle rougit après avoir prononcé ce peu de paroles, & Praxile me dit quel'indifférence qui avoit toujours régné dans le cceur de Fatime, lui faifoit prendre pour une offenfe le foupgon même d'une paffion. Je les quittai, en leur réitérant toutes les offres de fervice que je leur avois faites. Les jours fuivans , le bruit de mon aventure, & celui de leur beauté , s'étant répandus dans le camp, les plus confidérables de notre armée me de-  db KerHOSÏ.. mandèrent a les voir. La première fois que je les y conduifïs , un de nos officiers généraux, qui étoit de mes amis intimes , fut épris d'une violentepaffion pour la belle grecque; mais s'en étant apergue > elle me pria très-inftamment de de ne le plus amener dans leur tente. Cette prière m'embarraffa ; je voulus me fervir de quelque prétexte pour conduire encore mon ami aux pieds de la belle Fatime, tous mes artifices furent inutiles. Les belles grecques feignirent d'être malades, & refusèrent conftamment l'entrée de leur tente a tous ceux qui fe préfentèrent; j'avois feul le privilege de les voir lorfque je les faifois demander. Fatime paroiffoit plongée dans une profonde trifteffe; elle foupiroit, &, fi j'ofe le dire, elle me regardoit quelquefois tendrement. Mon écuyer, qui cherchoit toujours a me faire oublier la paffion que j'avois pour madame de Briance, me faifoit remarquer toutes les aclions de cette belle perfonne. Les deux fceurs étant un jour entrées dans ma tente pendant que je n'y étois pas , trouvèrent des tablettes que j'y avois laiffées. Fatime les ouvrit dans un endroit qui étoit rempli de vers francois, écrits de ma main, & ne pouvant pas les entendre, elle en demanda 1'explication a mon écuyer, qui, n'en  \ 382 Les Lutin s prévoyant par les conféquences, les expliqua en italien, II eft nécelfaire , pour la fuite de mon hiftoire, que je vous les récite: Céde\,foible raifon , céde\ d ma trijlejfe ; 'Jdalgrévos vains confeils, j'y veuxpenferfans cejfe ; 'jQuel bien peut adoucir Vexces de mon malheur i J'ai perdu l'objet que f'adore , \Trop charmant fouvenir de ma fidelle ardeur, Hélas ! vous me plaife\ encore , Même en irritant ma douleur. Uon , je neprétends pas vous bannir de mon ame ; JtedouMei mon amour, augmente^ ma langueur, Plutót qu'a la raifon je vous livre mon cceur, Vous le dèfendre\ mieux d'une nouvelle ftamme. Ces vers me paroiftent bons, dit le chevalier; ona raifon decroire que la douleur infpire de plus belles chofes que la joie. A cela prés , reprit Tourmeil , j'aime mieux être toute ma vie le plus déteftable poëte du monde , que de penfer déformais ame plaindre de mes malheurs : mais revenons a mon hifteire. Mon écuyer avoit remarqué que Fatime avoit rougi pendant 1'explication de ces vers ; & le foir même , en pafïant proche de leur tente, il entendit les deux belles grecques qui s'entretenoient de moi: il accourut promptement me dire que je vinfle apprendre un fecret dont  DE K IE NOS y. 383 le repos de mon cceur pouvoit dépendre. Je crus que j'allois favoir quelque chofe qui regardoit madame de Briance; cette penfe'e me fit fortir avec lui; il me conduifit avec précipitation au même endroit d'oü il les avoit entendu parler enfemble, & ayant prêté l'oreille,il me fit approcher , en me difanttout bas , écoutez. C'étoit Fatime qui parloit; elle difoit alors a fa fceur: Oui , Praxile , je me trouvols moins a plaindre quand j'étois au pouvoir de Soliman ; la mort me pouvoit délivrerde fes injuftices; j'aurois au moins eu la douceur de mourir tranquillement, & la vue de D. Fernand m'a pour jamais öté cette tranquillité dont j'ai toujours fait mon bonheur & ma gloire. Je ne fais que vous dire , reprit Praxile, pour vous confoler d'un malheur que Ie ciel irrité ajoute a nos infortunes: vous avez réfifté de toute votre force k ce penchant invo-, lontaire que vous fentez pour D. Fernand; il ignore vos fentimens; vous avez fait votre devoir , il ne refte plus que de fuir en diligence d'un lieu oü votre gloire ne me paroit point en süreté. Ma gloire ! reprit fièrement Fatime , eft en sürete quelque part oü je me puifle trouver; mais ici mon cceur ne fauroitréfifter, & c'eft Ia vue du redoutable D. Fernand que je veux fuir. Les vers que fon écuyer nous a  384 Les Lutins lus, achèvent de m'apprendre ce que fa trifteflè m'avoit déja fait foupconner: il aime , & fon amour, tout malheUreux qu'il me paroit, ne 1'occupe pas moins qu'une paffion qui feroit le bonheur de fa vie. Malheureufe Fatime! s'écria-t-elle en foupirant , quel dieu t'a fait fentir fon courroux, en t'infpirant des fentimens fi tendres , & que tu doiscacher? Après avoir entendu ces dernières paroles, je m'éloignai, & je dis a mon écuyer : Qae\ rapport cette converfation a-t-elle avec le repos dont vous me flattiez tout a 1'heure ? Quoi! me répondit-il tout étonné, la paffion que la charmante Fatime a pour vous ne peut-elle vous faire oublier... . Non , lui répliauai-je en 1'interrompant; non, jamais rien n'eïfacera de mon cceur le tendre & malheureux amour que j'ai pour madame de Briance ; ce que j'apprends ajoute feulement a mes malheurs, celui de favoir que je fuis un ingrat. Je pourfuivis alors mon chemin vers ma tente, & toutes les fois que j'eus oecafion depuis de voir ces deux belles grecques, je ne dis jamais rien a Fatime qui put lui faire comprendre que j'avois entendu ce qu'elle avoit dit a fa fceur. Je voulus même un jour lui parler du mérite de mon ami, qui brüloit pour elle d'une paffion auffi tendre qu'infortunée ; mais Fatime, me regar- dant  BE K E R N O S Y. 38^ dant avec un air qui imprimoit le refpeét: D. Fernand , me dit-elle, puifque vous m'avez rendu la liberté , ceflez de roe traiter en efciave. Enfin, après un mois de féjour dans notre camp , les belles grecques me prièrent de leur tenir Ia parole que je leur avois donnée , & de les faire conduire au port de Zante, d'oü elles avoient appris, qu'a peu prés dans ce temps la il partoit tous les ans quelques vaiffeaux marchands, qui faifoient voile'pour la Grèce. Jufqu'a ce jour, dit Praxile, oü nous avons cru devoir partir pour revoirnotre patrie,nous avons mieux aimé, généreux D. Fernand , être auprès de vous qu'en nul autre lieu du monde, & rien ne doit nous caufer un chagrin plus fenlible, que déne pouvoirvous marquer, comme nous y fommes obligées, notre vive reconnoiffance. La belle Fatime ajoutapeu de mots a ce remerciement de fa fceur , s'occupant avec empreffement a tout préparer pour leur départ. L'une paroilfoit défolée, 1'autre ne pouvoit s'smpêcher de faire éclater la joie qu'elle reffentoit au fond du cceur. Je vous avoue que , dans un état plus heureux , j'aurois peut-être été moins fidéle; mais accoutumé a ne penfer qu'a mes malheurs, mon cceur ne plaignoit point ceux de Fatime. .Bb  j85 Les Lutins Je fis donc préparer un chariot pour les belles grecques ; deux filles efclaves que je leur avois données pour les fervir, furent deftinées a les fuivre dans leur voyage , & je leur laiifai un homme a moi, notnmé Desrontaines „ dont la fidélité m'eft connue, pour les accompagner jufqu'i leur débarquement. Cependant mon ami fe défoloit, & me prioit inflamment de les retenir encore quelque temps, dans 1'efpérance qu'ii pourroit toucher le cceur de Fatime ; mais je réfifta; a toutes.fe.s prières. Enfin le jour deftiné pour le départ des deux belles grecques étant arrivé, je me rendis dès le matin dans leur tente. Je les trouvai qui alloient monter dans leur chariot ; mon écuyer donnoit la main a Praxile, je préfentaila, mienne a Fatime , que je conduifis a fa voiture , fans lui dire un feul mot: elle s'y mit auprès de fa fceur, &.je montai a cheval pour les efcorter moi-même jufqu'a quelques lieues du camp. Quand nous fümes arrivés au Ueu oüjede-vois les quitter, ayant fait arrêter le chariot pour leur dire adieu, elles defcendirent fous une touffe d'arbres peu éloignés du chemin. Ce futlaoü laconftance de Fatime 1'abandonna» A ce moment fatal, quelques larmes qu'elle ne put retenir, coulèrent de fes beaux yeux ; je fus véritablement touché , je m'approchai  BE KERNOSY. 387 d'elle , & rne voyant tout intsrdit: Quoi 1 D. Fernand, me dit-elle en me regardant tendrement, vous vous intérefTez donc a notre départ ? On ne peut quitter la belle Fatime , lu^ dis-je, fans reifentir une vive douleur ; & plüt au ciel, ajoutai-je en foupirant, que mon cceur eüt été en liberté de former des vceux dignes d'elle. Ah 1 D. Fernand, reprit-elle en fe retirant brufquement , jjaiifez-moi partir ; quelle idéé venez-vous d'ajouter a tous les malheurs de ma vie ! Elle reprit au plus vite le chemici de fon chariot; Praxile , qui s'étoit amufé a parler a mon écuyer, la fuivit auffi-tót. Leur ayant dit encore quelques paroles, je les laiffai partir, & je repris le chemin de notre camp. Ge fut a ce coup que je fentis mon cceur abattu par les plus vives fecouffes de la foiblefle humaine ; je ne faurois vous diffimuler, chevalierj que les larmes , la beauté, & latendrefTe de Fatime firent que je fouhaitai de pouvoir me guérir d'une paffion dont les fréquentes idees me caufoient des tranfports infupportables dans le particulier. Je njenois la vie du monde la plus trifte & la plus languiflante § je paroiflbis tout autre aux yeux de ceux que j'a k vois 1'honneur de fréquenter , & toutefois je ne lahTois échappsr aucune occafion , quelque pé- Bb ij  388 Les Lutins rilleufe qu'elle fut, fans m'expofer au danger évident de la perdre. . Quelques femaines s'ccoulèrent fans que j'euffe apprisaucun?nouvelle deDesfontaines, a qui j'avois confié la conduite des belles grecques. Mon ordre avoit été de ne les efcorter que jufqu'au lieu de leur «mbarquement ; mais ledéfir de voyager que eet hon-.n;* avoit toujours' eu t le fit partir avec elles fans mon confentement. Enfin je regus une lettre qu'il m'écrivit auparavant de fe mettre en mer ; il m'en dernandoit pardon, & me mandoit que Praxile paroiffoit parfaitement contente de retourner dans fon pays; mais que Fatime étoit dans une langueur qui faifoit craindre que les fatigues de la mer ne 1'expofaffent au danger de perdre la vie, quoique le trajet fut court. - Desfontaines vint, deux mois après fon départ, me joindre a 1'armée. Eh bien, lui dis-je, nos belles grecques font-elles arrivées heureufement dans leur patrie ? Elles y font arrivées heureufement , me répondit-il ; mais la belle Fatime n'a pas joui loug-temps de ce plaifir; elle: eft morte quelques jours après avoir vu fa familie. Quelle fut mon éraotion a cette nouvelle ! Vous ne fauriez le concevoir, chevalier i je ne le congois pas moi-même. Mon homme s'en étant apergu , demeura court, &  be Kern os yv 38$ je lui dis , outré de douleur: Apprends • moi dorre , s'il te plait, quel accident a terminé la vie de la malheureufe Fatime? Notre voyage avoit été heureux , reprit-il ; on s'embarqua avec une joie qui n'étoit troublée que par la mauvaife fanté de Fatime. Le père de ces belles perfannes étant averti de leurarrivée ,vint les recevoir fur le port, accompagnéde deux jeuneshommes, magnifiquement vêtus & de fort bonne mine qui témoignoient une joie aufli parfaite que la fiennePraxile embraffa fon père avec une fatisfaétion qui ne fe peut exprimer, & Fatime , a fa vue, parut oublierfa langueur: elles me préfentèrent a leur père; je fus comblé depréfens , & traité comme D. Fernand auroit pu 1'être luimême. Peu de jours-après notre arrivée , on prépara tout pour les noces de ces deux grecques , quï devoient époufer les deux jeunes hommes que j'avois vus les venir recevoir en fortant du vaifleau;mais cette fête fut troublée par une fièvre violente qui prit a la belle Fatime; elle languit quelques. jours; enfin elle expira , en tcmoignant un courage infini, & nul regret a la vie. Jamais la douleur n'a paru fous tant de formes différentes qu'elle le'fit . alors. Le père de B b iij  39° Les Lütins cette belle fille, la fceur, 1'amant qui lui étoit deftinépour époux, tous fe défefpéroient, & j'étois aufli affligé qu'eux. Après avoir fatisfait al'envie que j'avois de voir ce beau pays, je témoignai a Praxile le deflein oü j'e'tois de vous rejoindre ; elle me chargea de cette boïte , & m'ordonna de vous la préfenter de fa part. Desfontaines me donna la boïte; j'y trouvai deux lettres, 1'une de Praxile, & 1'autre du père de ces belles grecques; elles étoientremplies des marqués de leur reconnoiflance pour moi, & de leur douleur pour la perte de Fatime. J'ouvris enfuite un autre petit paquet qui étoit dans la même boïte ;i! renfermoitles portraits de ces belles grecques , enrichis de diamans d'un prix confïdérable; je foupirai a Ia vue du portrait de la malheureufe Fatime, & je chargeai le capitaine d'un vaifleau qui devoit partir pour Argoftoly, de tout ce que je pus trouver de plus curieux, pour envoyer a Praxile & a fon père, avec une lettre pour leur marquer combien je partageois leur jufte douleur. J'appris , par le retour de ce capitaine , qui m'apporta une lettre de Praxile, qu'elle avoit époufé ce paren t qu'on lui avoit deftiné, & qu'elle eüt été fort heureufe, fi la perte de Ia belle Fatime n'avoit pas troublé fa félicité. Cette facheufe perte redoubla mes chagrins;  Tr ie Kernost. 391 je me reprochai d'avoir contribué , par ma féroeité, au malheur de Fatime; & iorfque les occafïons de fe fignaler devenoient moins fréquentes a 1'armée, ou qu'on y avoit quelque efpèce de relache , mes inquiétudes revenoient en foule accabler mon efprit ; tantöt c'étoit madamede Briance qui 1'occupoit, tantöt c'étoit la mort de Fatime. Enfin , ne pouvant plusvivre en repos dans fa Morée , je retournai a Venife au commencement de 1'hiver , avec plufieurs volontaires de mes amis , qui alloient y paffer le carnaval. Auffi-tót que je fus arrivé dans cette ville , mon écuyer alla chez cebanquierde qui j'avois autrefois touché de fargent; il y trouva plufieurs lettres pour moi , que eet homme avoiü gardées, ne fachant pr,r quelle voie me lesfaire teni'r; car je ne 1'avois pas averti que je m'emb-arquerois avec les troupes de Ia république.J'ouvris mesiettres, & Ia première étant par hafard celle qui étoit arrivée la dernière, j'y trouvai la feule nouvelle qui pouvoit me réfoudre a revenir dans mon p.iys; c'étoit Ia mort de M. de Briance. Mon oncle me la mandoit, & même les circonftances de fon teftament , qui étoient en ma faveur. Je le reg?ettai comme le meilleur de mes amis ; fa- Bbiv  35* Les L u t i n s" mort effacoit de mon fouvenir tous les malheurs qu'il m'avoit caufe's. Le défir ardent que j'avois de revoir madame de Briance, me fit partir promptement; j'écnvis a mon oncle.que dans peu de temps je 1'irois trouver a Paris; mais je ne voulois alors m'arrêter en aucun endroit. J'arrivai enfin a Rennes, & c'eft oü j'appris que vous & M. Ie comte de Livry étiez chez madame de. Briance. Cette nouvelle m'eüt donné une extréme joie , fi je n'avois fu prefque en même temps que Ie baron de Tadillac y étoit avec vous , qu'il y avoit de'meuré quelques jours inconnu^ qu'enfuite il étoit venu a Rennes chercher une trqupe de come'diens, & qu'enfin vous étiez tous au chateau de Ker~ nofy. Je ne doutai pas»alors que Tadillac ne fut amoureux de madame de Briance: je 1'accufai d'une infidélité que j'avois fi peu méritée; je me plaignois auffi de votre oublijmais, difois~je, après y avoir fait réflexion, ils ne favent ce que je fuis devenu: madame de Briance croit peut-étre que je ne fuis plus au monde: allons, reprenois-je un moment après, allons 1'accabler de reproches , & voir fi 1'inconnu rival eft plus digne que moi d'un bien qui m'a tant coüté.  de K e r u o s y. 393 Je partis de Rennes ; je laiffai prefque tous mes gens dans un bourg qui eft è quelques lieues d'ici. J'avois 1'efprit & le cceur fi rempJis de mes chagrins & de ma jaloufie, que je méconnus d'abord votre voix, & que je vous pris pourle rival que je venois chercher ; quelques paroles que vous me dites en m'abordant, aidèrent a me tromper. Je louai la fortune de 1'occafion qu'elle me préfentoit de combattre mon rival; il nefallut pas moins que la joie de retrouver un ami tel que vous, pour fufpendre ma colère. Je vous fuis obligé, dit alors le chevalier, de la complaifance que vous avez euepour moi, en m'apprenant ce que j'avois tant d'envie de favoir. Je fuis convaincu de votre fageftè, par le récit que vous venez de faire de vos aventures; mais je regrette la belle Fatime. C'eft un effet de votre prudence de n'en avoir pas parié a ma fceur; en fa place, j'aurois eu de furieux foupcons de votre fidélité. Je lui en donnai hier le portrait , reprit Tourmeil, fans lui parler de la paffion de cette belle grecque; j'ai dit feulement que je 1'avois eu d'un marchand de Céphalonie : je me fuis fait un plaifir de facrifierce portrait a madame de Briance, fans bleiïer la msmoire de Fatime. Le cheva^ lier trouva cette conduite de Tourmeil trés-  3*94 Les Luttns judicieufe; nelc voulant pas laiffer feul,ildemeura le rede de la journée avec lui en converfation , puis il retourna auprès de ces dames, qui étoient ravies de Ce que Fatville & fon oncle les avoient délivrees , en partant dès le matin , de deux provinciaux bien fatigans. Madame de Briance, apercevant fon frère, fe douta bien que fon amant étoit reflé feul; elle fit naitre un prétexte, qui donna occafion a. toute Ia compagnie de fe retirer plutöt qu'a 1'ordinaire. Les perfonnes choifies pafsèrent , fuivant la coutume , dans fon appartement; Tourmeil s'y étant auffi rendu, eut le plaifir d'apprendre de la bouche de fa maïtrefle, qu'elle étoit dans les mêmes fentimens qu'il lui avoit laiffés, quand il la quitta. Le lendemain, Ie jour étant beau , M. de Livry & Ie baron , en fortant de table, proposèrent de s'aller promener. La vicomteffe, toujours complaifante pour les divertiffemens oü Tadillac avoit quelque part , defcendit , fans perdre de temps, dans le jardin, & fit monter les dames dans fon carroffe, afin qu'elles euffent Ie plailir d'aller, fans être fatiguées , dans le bois, dont les routes étoisnt fort fpacieufes; & le baron raonta fur le fiége du cocher, aimant mieux cette occupation que celle de 1'entretenir. Cependant madame la vicomteffe lui  de Kernosy. 395 tint compte de cette galanterie, & admira longtemps la bonne grace de ce nouveau Phaéton , qui n'eut pas un fort fi cruel que le premier ; car ü conduifit heureufement les cbevaux & le char jufqu'a 1'endroit qu'il avoit prémédité. D'abord il s'éloigna du chateau , puis il s'engagea tellement dans plufieurs allées de traverfe, qu'il auroit eu bien de la peine a s'en retourner, s'il en avoit eu le defTein. Le fecond carroffe, qui étoit mené par le chevalier de Livry, fuivoit les traces du premier qui étoit devanr, & la nuit vint, que le baron, feignantde chercher le chemin , s'en éloignoit encore ; les valets de la vicomteffe étoient payés pour ne pas enfeigner la véritable. Madame la vicomtefTe commencoit a s'effrayer ; les autres dames, fe voyant bien accompagnées , & dans un pays de connoiffance , ne s'inquiétèrent point.: le baron & Ie chevalier avancoient toujours ; enfin on apercut beaucoup de lumière. D'abord tout Ie monde fut d'avis qu'on allat dans eet endroit chercher un guide qui put, avec le fecours de quelques flambeaux, conduire les carroffes, fans s'égarer, jufqu'aü chateau de Kernofy. Le baron s'étoit arrêté en attendant la décifion de eet avis; Ie bruit confus des paroles que les uns & les autres proféroient dans un même moment,fem>  36 Lis Lutins péchoit , difoit - il, d'entendre 1'avis de madame Ia vicomteffe. Elle impofa filence , pour lui dire qu'il falloit marcher inccfTamment vers cette lumière qui paroiffoit de Ioin : il obéit auffi-töt, & continua Ton chemin jufqu'a ce qu'il fut forti d'une fort belle avenue, d'oü 1'on découvrit k plein un pavillon carré, dont les fenêtres , qui étoient toutes illuminées , compofoient , par leur fymétrie, un afpeér. auffi agréable que furprenant. Quand on fut a portee de ce pavillon , 1'on entendit le fon de quelques inftrumens qu'on mettoit d'accord, & la voix de plufieurs perfonnes qui fembloient n'être occupées que de la foncfion dont chacun étoit chargé. Madame la vicomteffe délibe'ra, pendant un affez long temps, fi elle fe feroit connoïtre.; & mademoifelle de Saint-Urbain, voyant qu'elle avoit peine k fe déterminer, lui dit : Pourquoi non ? Cette aventure n'a pas Pair périlleufe ; j'efpère que nous en fortirons fans malencontre. Je vais 1'éprouver, dit Ie baron en defcendant du fiége ou il étoit. Les deux carroffes étant arrétés , on ouvrit, fans attendre qu'il eüt frappé k la porte; lorfqu'ils furent dans la cour, quatre hommes vctus en fauvages vinrent avec des flambeaux a la main recevoir madame la vicomteffe , & 1'ayaat apercue a la tête de plufieurs dames  BE K ER NO S Y. 397 qui avoient déja mis pied a terre , deux marchèrent les premiers devant elle , les deux autres fe mirent fur les cótés de la troupe qui fuivoit , & tous quatre ils conduiGrent la compagnie jufqu'a 1'entrée d'un grand falon orné de quantité de luftres , dont la lumière faifoit fuceéder un nouveau, jour a celui qui venoit de finir. Deux fauvages qui attendoient dans cette. falie , ayant approché des fauteuils prés d'un grand feu , fe retirèrent, après avoir fait de profondes révérences. : U y avoit environ un quart-d'heure que 1'on étoit entré , quand il parut un jeune, enfant vêtu a la romaine, qui falua madame la.vicomteffe , & lui demanda fi elle auroit agréable que le feigneur de la Maifon,-brillante vïnt lui faire offre de fon fervice. La vicomteffe ,'.charmée de cette propöfition , pria le prétendu nain d'afTurer le maïtre de cette Biaifomqiu'ellei auroit un extreme plaifir a le voir; 1'enfaiit étant forti, le baron dit qu'il étoit jaloux de ce prince inconnu, quifembloit lui difputerfhonneur d'être bien auprès de madame la vicomteffe. Alors le feigneur de la Maifon brillante parut, précédé de quatre hommes vêtus a la romaine , qui portoient des flambeaux devant lui; il avoit une robe de velours couleur de feu, ii 1'arménicnne, doublce demar!re;,uneécrurpe  39$ Les Lutins magnifique fur une longue vefte d'étoffe d'or , & fur la tête une efpèce de petit cafque couvert de plumes blanches & couleur de feu, tenant de'bonne grace dans la main une baguette dorée : c'étoit Tourmeil, qui, pour faire plaifir au baron, repréfentoit un perfonnage dans cette petite fête , & qui, étant obligé deparoitre dans un habit bizarre devant madame de Briance , n'avoit pas voulu être trop négligé. II n'y avoit que la baronne de Sugarde a qui on laiffa ignorer la vérité de cette aventure, pour avoir le plaifir de fon étonnement: elle füt charmée du feigneur de la Maifon-brillante, & en oublia pendant quelque temps le goüt qu'on lui avoit toujours remarqué pour Ie chevalier de Livry. La fortunevous aconduit dans mon empire, madame, dit le feigneur de la Maifon-brillante a la vicomteffe ; je lui en ai déja rendu graces, & je me ferois flattc que ce grand jour devoit être celui ou un enchanteur m'aprédit un bonheur fuprême, par 1'arrivée d'une dame que fes grandes qualités rendent aimable , & dont 1'humeur charmante fait qu'on préfère fa perfonne aux grands biens qu'elle pofsède. Je n'ai garde d'élever mes penfées jufqu'a vous, madame; je fais, continua-t-il en montrant le baron, que les deftins vous ont réfervée pour ce fidéle  be Kernosy. 3po Les Lutins tion de quelque reconnoiffance envers le chevalier , qui venoit d'accorder de fi bonne grace a fa prière le pardon de Fatville; & comme elle n'admettoit pas a fon roman Ie peu de foin que les héroïnes ont de leurs intéréts, faréfolution fut , fuivant 1'avisde Tadillac, de profiter en cette occafion de vingt mille liv. qu'elle devoit a M. de Fatville. Après tout, Fatville étoit encore trop heureux de fortir d'affaire a fi boo marché; il avoit donné fa parole a madame la vicomteiTe qu'il lui remettroit cette dette avant d'époufer mademoifelle fa nièce, & fon oncle avoit même offert une fomme aufli confidérable , en propofant l'accommodemeat avec MM. de Tourmeil & le chevalier de Livry. La réfolution prife, le chevalier fortit, & le baron refra feul avec la vicomteffe ; ne voulant pas laiffer refroidir la bonne volonté oü il la voyoit, il luipropofa , fans autre cérémonie, de donner mademoifelle de Saint-Urbain au chevalier de Livry , qui avoit beaucoup de. bien, de mérite & de naiflance, & qui lui appartenoit déja , ayant accordé mademoifelle de Kernofy a fon frère. J'ouvre enfin les yeux, dit alors la vicomteffe, vos deux coufins font amoureux ici ; mais puifque, par leur moyen, je trouve le même avantage que je trouvois  de Kernosy. 42ï en donnant ma nièce a M. de Fatville, & de plus que je juge facilement que vous défirez cette alliance, je Taccepte avec plaifir. Le confentement de la vicomteiTe charma le baron; il la pria d'aflurer, dès ce foir, le bonheur de tant d'airoables perfonnes , & le fien, en lui permettant de déclarer la fortune qu'elle lui réfervoit. La vicomteiTe , que le difcours du baron attendrit, fit appeler madame de Briance & MM. de Livry , pour leur apprendre qu'elle avoit accepté la propofition que Ie baron lui avoit faite pour eux. Jamais joie plus parfaits ne fuccéda a une plus affreufe trifteffe. Les amans heureux accoururent annoncer leur bonheur a mefdemoifelles de Kernofy. Madame de Briance étoit ravie devoir fes frères, par cette alliance, encore plus parfaitement unis avec elle , & les Fatville étoient fatisfaits de la générofité de leurs ennemis. Madame deSalgue, exempte de jaloufie, & touchée de 1'amour & des charmes du baron, fut la première a témoigner a la vicomteffe la joie qu'elle avoit de fon mariage. La baronne de » Sugarde étoit feule mécontente ; plus d'efpérance au chevalier de Livry. Cette réflexion ne pouvoit que lui caufer du chagrin ; mais le temps n'étoit pas propre a faire paroitre fes fentimens.  r#xz Les LutinS La nuit fe paiTa fans qu'il fut polTible au dieu du fommeil de régner un moment fur un peuple aufli dévoué a la joie; le troubl'e agréable que 1'amour heureux porte dans les cceurs , les agite autant que la plus cruelle triftefle. Tout Ie monde, au lieu de fe coucher, s'èmploya vigoureufement a terminer 1'affaire de Fatville, avant que la nuit fe pafsat. Tourmeil lui pardonna a des conditions avantageufes pour la vicomteffe; mais,a fon égard, il ne connutque Ie plaifir d'accorder un généreux pardon a fon ennemi, comme Ie chevalier de Livry avoit fait. Dès qu'il fut jour, les Fatville parcirent du chateau, & les amans, fatisfaits de leur deftinée, ne fongèrent qu'a choifir le jour de leur hymen; il ne fut reculé que de trois jours , encore trouvèrent-ils le temps trop long, au gré de leur impatience. La magnificcnce y régna moins que la joie & farnour. Le comte de Livry époufa mademoifelle de Kernofy; le chevalier, mademoifelle de Saint-Urbain ; le baron de Tadill ac , madame la vicomteflè. Tourmeil ne fut heureux, en époufant madame de Briance, que quelques mois après fes amis , des raifons de familie retardant leur mariage. • II foupira, & fe plaignit douloureufement d'être feul dans un jour deftïné ala félicité. iVous avez une fortune a laquelle vous ne faites  DE KERNOSY. £23 pas réflexion, lui difoit Ie baron le jour de leurs noces: vous êtes , ditesvous , Ie plus infortunc des amans ? Je fuis sur que vous êtes aujourd'hui le plus amoureux. Tourmeil goütoit fort peu cette efpèce de confolation ; mais 1'amour ne retarda fon bonbeur que pour le rendre encore plus parfait; il époufa madame de Briance , & fut véritablement heureux avec elle. II femble même que leur hymen rendit leur amour plus ardent Sc plus tendre. Ils pafscrent encore quelques mois enfemble au chateau de Kernofy ; après ce temps-la, Tourmeil & MM. de Livry emmenèrent leurs belles époufes; & le baron fe feroit peut-être ennuyé de refter feul avec la fienne, fi le voifinage de la charmante madame de Salgue ne I'en eut dédommagé. Fin de la ficonde & demihre partie.  £24 T A B L E DES ROMANS CABALISTIQUES CONTENUS DANS CE VOLUME. j^vERTlssEMENT de Véditcur. Page vij L'Enchanteur Fauftas, conté. i Le Diable amoureux , nouvelle efpagnote. 3 5 Les Lutins du chdteau de Kernofy, nouvelle hiftori- qut. IJI Première Partie. Hiftoire de madame de Briance. 107 Hiftoire de Zariade. 2.^9 Peau d'Ours, conté. 249 Seconde Partie. Suite de Vhiftoire de madame de Briance. 282 Etoiiette, conté. 319, Hiftoire du comte de Tourmeil. 372